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Full text of "L'Espagne et Napoléon"

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University  of  Ottawa 


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L'ESPAGNE  ET  NAPOLEON 

1804-1809 


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DU   MEME   AUTEUR   : 

ÉTUDES    SUR   L'ESPAGNE 
L'Expédition  française  d'Espagne  en  1823.  (Librairie  Plon.) 

L'Ambassade  française  en  Espagne  pendant  la  Révolution 

(1789-1804.)  (Librairie  Plon.J 

L'Espagne  et  Napoléon.  Tome  I  (1804-1809).  Tome  II  (1809-1811). 
Tome  III  (1812-1814).  (Librairie  Plon.) 

(Couronné  par  l'Académie  française,  prix   Thiers.J 

Correspondance  du  comte  de  la  Forest,   ambassadeur  de  France 
en  Espagne  (1808-1814),  publiée  par  la  Société  d'histoire  contemporaine. 
Sept  volumes.  (Picard,  éditeur.) 
(Couronné  par  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques ,  prix  Drouyn  de  Lhuys.J 

La  Congrégation   (1801-1830),   avec  une  préface  de  M.  le  comte  Albert 
de  Mun.  (Librairie  Plon.) 

Un  Caractère  de  soldat.  Le  Capitaine    Pierre    de    Saint-Jouan 
(1888-1915),  avec  une  préface  du  général  de  Castelnau.  (Librairie  Plon.) 
(Couronné  par  l'Académie  française,  prix  Montyon.) 

Napoléon  et  les  cardinaux  noirs  (1810-1814)  (Perrin  et  C'Séditeurs.) 
Napoléon  et  les  récents  historiens,  (Perris  et  C",  éditeurs.) 

(Couronné  par  l'Académie  française,  prix  Marcelin  Guérin.J 

Madame  Louise  de  France  (1737-1787).  (Gabalda,  éditeur.) 

(Couronné  par   l'Académie  française,  prix  Jitteau-Duvigneaux.J 

L'Aumônerie  militaire  pendant  la  guerre  (1914-1918).  (Bloud  et  i 

Gay,  éditeurs.) 

(Couronné  par  l'Académie  française,  prix  Montyon) 


Ce  volume  a  été  déposé  à  la  Bibliothèque  Nationale  en  1908. 


GEOFFROY  DE   GRANDMAISON 


L'ESPAGNE  ET  NAPOLÉON 


1804-1809 


4^" 


PARIS 

LIBRAIRIE       PLON 
LES    PETITS-FILS    DE    PLON    ET    NOURRIT 

IMPRIMEUR» -ÉDITEURS    —    8,    RUE    GARANCIÈRE,    6' 
Tous  droits    réservés 


Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  payj;. 

Published  11  March  1908. 

Privilège  of  copyright  in  the  United  States 
reserved  under  the  Act  approved  March  3'  1905 
by  Plon-Nourrit  et  C'». 


PRÉFACE 


Il  y  a  exactement  cent  ans,  commença  le  drame  de 
la  péninsule  où  le  génie  de  Napoléon  fut  vaincu  par  la 
ténacité  d'un  peuple.  Les  Espagnols  vont  célébrer  l'an- 
n'versaire  séculaire  de  cette  «  guerre  de  l'Indépendance  » 
qui,  à  l'époque  moderne,  fournit  la  meilleure  preuve  de 
leur  énergie  nationale.  L'actualité  est  dans  toute  sa  force, 
mais  le  temps  a  marché  :  des  deux  côtés  des  Pyrénées 
les  passions  ont  perdu  leur  acuité,  leur  aigreur,  leur 
intransigeance,  il  ne  demeure  plus  qu'un  grand  exemple 
de  patriotisme  dont  chacun  peut  méditer  la  leçon. 

C'est  l'heure  de  l'histoire,  elle  a  besoin  de  paix  et 
exige  le  recul  des  années  écoulées. 

Les  documents  abondent  :  témoignages,  lettres,  mé- 
moires, rapports  militaires,  dépêches  diplomatiques. 
Leur  classement  est  long  mais  point  impossible,  la  pa- 
tience y  suffirait.  —  La  difficulté  de  raconter  les  événe- 
ments réside  dans  la  diversité,  le  heurt,  la  contradiction 
des  principes  en  cause,  à  une  époque  d'extrême  boule- 
versement. Si  les  hommes,  dans  leur  action,  paraissent 


Il  L'ESPAGNE    l,T    NAPOLÉON 

sincères,  bientôt  les  mobiles  de  Jems  projets,  la  résultante 
de  leurs  efforts  demeurent  incertains  et  mystérieux.  Un 
esprit  simpliste  ne  saurait  donner  raison,  de  façon  ab- 
solue, à  aucun  des  trois  cbampions  en  présence  :  France, 
Espagne,  Angleterre.  La  valeur  militaire  de  1  une,  le 
courage  féroce  de  l'autre,  l'adresse  persévérante  de  la 
dernière,  impressionnent  tour  à  tour.  Il  faudrait  n'ap- 
partenir à  aucune  des  trois  races  pour  conserver  l'impar- 
tialité de  son  jugement. 

L'examen  des  faits  est  assez  intéressant  par  lui-même, 
j'ai  souhaité  de  m'y  borner.  Sur  ce  terrain  précis,  j'ap- 
pelle l'attention  du  lecteur  en  lui  fournissant  l'explication 
de  mon  récit. 

J'avais  écrit  l'histoire  de  Y  Ambassade  française  à 
Madrid  de  1789  à  1804.  L'accueil  du  public,  l'indulgence 
des  historiens,  les  encouragements  de  l'Académie,  et 
aussi  la  logique  du  sujet,  m'ont  engagé  à  poursuivre 
cette  étude  des  rapports  de  la  France  et  de  l'Espagne  au 
temps  de  Napoléon.  —  Après  la  mort  de  Louis  XVI,  le 
«  Roi  catholique  »  a  combattu  les  jacobins  régicides;  en 
1796  il  a  conclu  la  paix  avec  la  France  républicaine  ;  de 
la  France  consulaire  il  s'est  fait  l'allié  :  il  va  peu  à  peu 
devenir  la  proie  de  la  France  impériale.  A  Bayonne,  en 
1808,  l'ambition  de  Napoléon  croit  avoir  partie  gagnée  : 
les  Bourbons  sont  prisonniers,  Joseph  Bonaparte  leur 
succède.  Mais  l'Espagne  se  soulève,  lutte  pendant  six 
années  et,  tantôt  vaincue,  tantôt  victorieuse,  demeure 
triomphante.  —  La  première  journée  de  cette  trilogie 
dramatique  se  terminait  en  1804  à  la  proclamation  de 


PRÉFACE  ni 

l'Empire  ;  la  seconde  prend  fin  en  1808  avec  l'abdication 
de  Charles  IV  ;  la  troisième  en  1814  lors  de  la  déchéance 
de  Napoléon. 

Dans  ce  présent  volume,  le  rideau  se  lève  sur  le  second 
acte,  pour  laisser  voir  des  personnages  déjà  connus,  qui 
vont  pousser  jusqu'au  bout  les  conséquences  ébauchées 
de  leurs  caractères  et  se  mouvoir  dans  un  décor  nou- 
veau. L'action  s'affirme,  grandit,  se  précipite. 

Comment  reproduire  les  péripéties  mouvantes  de  la 
scène?  J'ai  cherché  à  le  faire  en  suivant  l'exemple  et 
le  conseil  de  Jansen  qui  écrivait  au  début  de  son 
étude  sur  le  premier  partage  de  la  Pologne  :  «  Sans 
m'occuper  des  problèmes  politiques  contemporains,  je 
me  suis  seulement  proposé  de  raconter  les  faits  tels- 
que,  selon  ma  conviction,  ils  se  sont  réellement  passés 
J'ai  voulu  nommer  les  choses  par  leur  nom,  me  gardant 
de  moraliser  stérilement  sur  mon  sujet,  et  de  prononcer 
à  tout  instant  sur  les  événements  et  les  personnes  une 
sorte  de  jugement  des  morts,  à  l'égyptienne.  Je  n'ai 
voulu  qu'aider  le  lecteur  sagace,  à  juger  la  question  par 
lui-même  et,  en  toute  connaissance  de  cause,  apprécier 
une  catastrophe  qui  a  joué  un  rôle  si  important  dans  les 
destinées  de  l'Europe.  » 

Oui,  en  vérité,  l'écueil  du  premier  Empire  est  caché 
là.  Après  Tilsitt,  Napoléon,  arrivé  au  sommet,  descend 
la  colline  des  prospérités;  tôt  ou  tard  sa  pohtique  exté- 
rieure, condamnée  à  une  surenchère  incessante,  devait 
aboutir  à  une  catastrophe    :   l'aventure  espagnole   fut 


!▼  L'ESPAGNE  ET    NAPOLEON 

le  caillou  contre  lequel  il  vint  trébucher;  il  a  été 
vaincu  à  Madrid  bien  plus  qu'à  Moscou.  Son  bon  sens,  à 
Sainte-Hélène,  eut  le  courage  d'en  convenir  :  «  Cette 
malheureuse  guerre  m'a  perdu  ;  toutes  les  circonstances 
de  mes  désastres  viennent  se  rattacher  à  ce  nœud  fatal. 
Elle  a  compliqué  mes  embarras,  di^dsé  mes  forces, 
détruit  ma  moralité  en  Europe...  Les  événements  ont 
prouvé  que  j'avais  commis  une  grande  faute  dans  le 
choix  de  mes  moyens...  Je  crus  nécessaire,  trop  légère- 
nient,  de  changer  de  dynastie...  Les  Espagnols,  en 
masse,  se  conduisirent  comme  des  gens  d'honneur.  »  — 
Nous  n'aurons  pas  sur  les  affaires  d'Espagne  d'autres 
conclusions  que  les  siennes. 

On  est  surpris  de  la  quantité  de  conséquences  fatales, 
en  germe  dans  cette  erreur  :  la  puissance  militaire  de 
l'empire  compromise,  sa  situation  européenne  diminuée, 
atteinte  sa  situation  intérieure.  —  En  1808,  l'Empereur, 
ne  voulant  pas  affaiblir  sa  grande  armée  d'Allemagne, 
envoya  des  conscrits  en  Espagne;  et  ce  fut  en  partie  la 
cause  de  Baylen.  —  Éclairé  sur  les  difficultés,  il  se 
réserve  d'entraîner  lui-même  cette  grande  armée  aux 
extrémités  de  la  péninsule,  puis,  contraint  de  la  quitter, 
il  la  confie  à  Soult,  à  Masséna,  à  Suchet  pour  l'emmener 
jusqu'au  fond  du  Portugal  et  de  l'Andalousie.  Dès  lors 
dispersées,  scindées,  épuisées  par  la  lutte,  mal  renou- 
velées de  jeunes  recrues,  ces  vieilles  troupes  ne  retrou- 
veront plus  les  triomphes  d'Austerhtz,  léna,  Friedland; 
elles  auront  besoin  de  contingents  étrangers  qui  les 
abandonneront  à  l'heure  décisive;  et  apparaîtra  la  cause 


PRÉFACE  ▼ 

initiale   de  la   diminution   de  valeur   des    armées    fran- 
çaises. 

Il  semble  que  Napoléon  se  soit  planté  un  poignard 
dans  le  dos.  Ce  péril  constant,  créé  à  plaisir,  de  ses  pro- 
pres mains,  sur  notre  frontière  arrête  ses  projets  en 
Orient,  l'oblige  à  laisser  la  Russie  y  déployer  ses  pré- 
tentions, le  paralyse  aux  bords  du  Danube,  le  dégarnit 
aux  bords  du  Rhin.  —  Il  a  donné  aux  Anglais,  maîtres 
des  mers  depuis  Trafalgar,  le  foyer  de  résistance  qui  leur 
manquait  sur  la  terre  ferme,  dans  cette  même  péninsule 
d'où  les  maisons  d'Autriche  et  de  Bourbon  avaient  écarté 
leur  influence  et  leurs  vaisseaux. 

Enfin  cette  défense  inlassable  des  autels  et  des  foyers 
ranime  en  France  des  souvenirs  éteints,  excite  la  pitié 
des  gens  de  cœur  pour  les  causes  malheureuses,  réveille 
le  sentiment  de  la  justice  contre  les  iniquités  politiques; 
elle  fomente  la  coalition  tacite  de  tous  les  mécontents,  et 
apprend  aux  Français  à  se  désaffectionner  d'un  régime 
qui,  infidèle  à  ses  brillants  débuts,  atteint  à  la  fois  l'es- 
prit religieux,  le  respect  monarchique,  la  sécurité  sociale 
et  la  hberté  populaire. 

Du  moins,  et  cette  consolation  nous  est  chère,  dans 
cette  folie  entreprise,  la  gloire  du  drapeau  demeure 
intangible;  le  courage,  l'endurance,  l'héroïsme,  la  belle 
ardeur  guerrière  de  nos  soldats  ont  conquis  pendant 
sept  longues  années  des  lauriers  immortels,  et  à  la  fin  de 
ces  campagnes  pénibles  et  meurtrières,  on  peut  s'en 
tenir    au   jugement  impartial  que    portait    un   général 


▼I  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

belge,  écrivant  l'éloge  d'un  maréchal  anglais  (1)  :  «  En 
moins  de  trois  mois  les  Français  avaient  détruit  trois 
armées  castillanes,  occupé  Madrid,  chassé  les  Anglais, 
pris  Saragosse,  battu  les  Espagnols  en  Catalogne,  occupé 
ia  Gahce  et  frappé  d'épouvante  toute  la  péninsule.  » 

A  ce  prix,  quelle  que  soit  l'issue  de  l'entreprise,  non 
seulement  l'honneur  militaire  est  sauf,  mais  la  gloire  est 
assurée. 

Les  Espagnols  au  contraire  ont  brillé  par  la  grandeur 
de  leur  cause  plus  que  par  les  moyens  de  leur  patrio- 
tisme. Au  milieu  des  discussions  intestines,  en  dépit  de 
cette  jac  ta  ne  ia  «  inséparable  de  nuestra  raza  »,  dit  le 
général  de  Arteclie,  leur  persévérance  farouche  a  obtenu 
le  dernier  mot.  Dans  une  résistance  nationale,  religieuse 
et  sociale  ils  repoussaient  l'étranger  pour  demeurer 
fidèles  à  leurs  princes  et  défendre  leurs  coutumes  ;  —  ils 
s'indignaient  de  la  destruction  des  monastères,  du 
dépouillement  de  leur  clergé,  de  «  l'impiété  »  présumée 
des  conquérants;  —  ils  souffraient  de  la  dévastation  de 
leurs  champs  ou  du  blocus  maritime  qui  paralysait  le 
commerce  colonial  et  tarissait  la  source  des  revenus 
d'outre-mer.  La  guerre  était  pour  eux  une  question  de 
vie  ou  de  mort;  elle  ne  leur  permettait  de  poser  les  armes 
qu'anéantis  ou  délivrés. 

Napoléon  ne  voulait  pas  croire  à  cette  force  secrète. 
Il  se  laissait  tromper  par  les  précédents  de  sa  propre  his- 
toire;  il  avait  suffi  que  ce  soldat  couronné  frappât  du 

(1)  Bbulmoint,  Histoire  du  duc  de  Welliiirjton. 


PREFACE 


pied  les  façades  vermoulues  de  l'Europe  monarchique 
du  dix-huitième  siècle,  pour  les  voir  toutes  s'écrouler 
dans  la  poussière.  La  cour  de  Charles  IV  à  bon  droit  lui 
paraissait  la  plus  décrépite  parmi  tant  de  médiocrités, 
et  les  Bourbons  de  Madrid,  les  plus  dégénérés  de  cette 
race  détrônée  déjà  à  Paris,  à  Parme  et  à  Naples.  Mais 
l'Espagne  chrétienne  se  trouvait  derrière  eux,  il  ne  le 
soupçonnait  pas;  ses  agents  diplomatiques  et  les  nom- 
breux messagers  envoyés  aux  nouvelles  lui  taisaient  des 
vérités  que  leurs  propres  yeux  distinguaient  mal;  ils  en 
étaient  restés  aux  bons  mots  de  Gil  Blas  ou  de  Figaro. 

Eût-il  été  averti  à  temps,  l'Empereur  n'aurait  admis 
ni  compris  l'obstacle. 

Sa  science  poUtique  s'appuyait  sur  les  errements  de  la 
France  contemporaine,  élevée  à  l'école  de  Rousseau  et 
prête,  pourvu  qu'elle  se  crût  en  possession  de  toutes  les 
licences,  à  se  plier  à  tous  les  despotismes.  Il  pouvait 
pétrir  à  son  gré  cette  génération  déracinée,  émiettée 
sur  la  table  rase  de  la  Piévolution.  —  De  l'autre  côté  des 
Pyrénées  il  trouvait  un  peuple  vieux  de  croyances,  jeune 
d'enthousiasme,  demeuré  à  l'abri  de  ce  scepticisme 
intellectuel  qui  se  haussa  des  sarcasmes  de  l'Encyclopédie 
aux  déclamations  de  la  tribune,  pour  finir  sous  le  cou- 
peret de  la  guillotine  ou  dans  les  antichambres  des  Tui- 
leries. 

C'est  ce  peuple  des  villes,  ce  sont  ces  laboureurs  qui 
se  levèrent  tout  d'une  pièce  contre  l'envahisseur.  Ils 
croyaient  marcher  à  la  croisade.  Ils  firent  la  guerre  au 
couteau.  On  ne  peut  se  tromper  sur  le  caractère  démo- 


L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 


cratique  de  ce  mouvement,  mené  par  l'élément  «  peuple  » 
du  clergé,  par  le  moine,  le  Fraile^  vivant  de  l'existence 
commune  des  petites  gens,  leur  appartenant  par  son  ori- 
gine, ses  habitudes,  son  apostolat  et  sa  charité.  L'épis- 
copat,  en  apportant  les  largesses  de  ses  gros  revenus; 
l'aristocratie,  sans  passion  comme  sans  influence  poli- 
tiques; les  officiers,  dans  leur  habitude  de  la  disciphne  et 
leur  respect  du  point  d'honneur,  soutinrent  loyalement 
le  drapeau  des  Espagnes.  Mais  le  grand  effort  appartient 
à  cette  «  multitude  "  qui  défendait  les  traditions,  sans 
souci  du  lendemain,  dédaigneuse  des  besoins  matériels, 
sincère  jusqu'au  sncrifice,  croyante  jusqu'au  fanatisme, 
patriote  jusqu'à  la  mort. 

Napoléon  Bonaparte  aurait  pu  deviner  cette  puissance 
indomptable  dans  le  souvenir  des  dures  années  de  sa 
jeunesse,  des  vertus  familiales  de  sa  race,  des  énergies 
du  peuple  corse.  —  L'ambition  lui  tourna  la  tète;  l'in- 
justice de  son  dessein  obscurcit  son  esprit  :  il  s'égara. 

IjC  plan  général  de  cette  él  ude  peut  donc  se  ramener  à 
ces  divisions  :  la  chute  des  Bourbons,  l'avènement  des 
Bonapartes.  Ce  double  épisode  forme  mes  deux  parties. 

Dans  la  première,  les  titres  seuls  des  chapitres  : 

PTrafalgar; 

2"  Le  prince  de  la  Paix  ; 

3"  Le  traité  de  Fontainebleau; 

4°  Le  procès  de  l'Escurial; 

5°  Murât  Lieutenant  de  l'Empereur: 

6°  Les  prir.ces  à  Bayonne, 


PRÉFACE  IX 

exposent  comment  le  roi  d'Espagne  va  perdre  par  degrés  : 
sa  marine,  son  armée,  son  influence,  l'honneur,  la  cou- 
ronne et  la  liberté. 

La  seconde  partie,  en  six  autres  chapitres,    suit  la 
marche  des  événements  qui  se  succèdent  : 

1°  Le  deux  mai; 

2°  La  junte  de  Bayonne  ; 

3°  Le  réveil  d'un  peuple  ; 

4°  Le  roi  «  Intrus  »  . 
Elle  dit  enfin  comment  Napoléon,  venu  en  Espagne,  ren- 
contre successivement  un  triple  obstacle  :  La  résistance 
espagnole;  le  secours  anglais;  la  diversion  autrichienne. 

Ce  canevas  exprime  toute  ma  pensée  et  donne  le  résumé 
de  mon  récit. 


Les  sources  manuscrites  sont  multiples,  .l'indiquerai 
les  principales  : 

L  Archives  des  affaires  étrangères.  —  Au  Fonds 
M  Espagne  » ,  volumes  6QQ  à  678;  la  correspondance  de 
nos  ambassadeurs  :  le  général  Beurnonville  (  J  804  à  1806), 
le  marquis  de  Beauharnais  (1806  à  1808),  le  comte  de 
la  Forest  (1808-1813).  .l'ai  publié  de  ce  dernier  diplo- 
mate les  dépêches  qui  se  réfèrent  à  ce  présent  volume  (  1) . 
Ce  sont  par  avance  les  pièces  justificatives  de  ce  tra- 
vail. 

(1)  Correspondance  du  comte  de  La  Forest,  amliassndcur  de  France  en 
Espar/ne  publiée  pour  la  Socie'té  (l'Histoire  contemporaine,  t.  1"  (avril  1800- 
janvier  180Î)).  —  Taris,  1905. 


L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 


II.  Archives  nationales.  —  Dans  la  série  AF,  IV, 
les  cartons  1605  à  1608  :  «  Le  commandement  de  Murât  » 
et  ses  lettres  à  l'Empereur  (1).  —  Les  cartons  1609, 1610: 
«  Changement  de  dynastie  "  ;  —  1611,  1612  :  «  Lettres  du 
roi  Joseph  à  Napoléon  »;  —  1613  à  1617  :  «  Commande- 
ment de  l'Empereur  »  (novembre  1808-janvier  1809). 

AF,  IV.  1615.  Lettres  de  Savary  (2). 

AF,  IV.  1680.  Douze  lettres  de  Talleyrand  à  Napo- 
léon (3). 

lïl.  Les  sources  espagnoles  coulent  abondamment  des 
archives  d'ALCALA  DE  Hénarès  (transportées  en  partie  à 
Madrid),  où  se  trouvent  la  correspondance  du  prince  de 
la  Paix  :  Estado,  dossiers  5216  et  5218;  et  la  correspon- 
dance de  l'ambassade  d'Espagne  en  France,  5210  à 
5218. 

A  SiMANGAS,  les  dépêches  envoyées  à  la  Junte  suprême 
par  les  ambassadeurs  espagnols  en  Angleterre  :  Estado, 
dossiers  8171-8172  (4). 

L'indication  des  Imprimés  nécessitera  une  bibliogra- 
phie particulière  et  nombreuse.  Bornons-nous  ici  à  de 
sommaires  renseignements  : 


(1)  Elles  ont  été  imprimées  par  le  baron  Lumhroso  en  1899. 

(2)  Je  lésai  ptibliées  dans  la  Revue  des  Questions  historifjuès,  janvier  1000. 

(3)  J'en  ai  fait  la  publication  clans  la  Revue  des  Questions  histoiic/ues, 
octobre  1900. 

(4)  Je  renvoie  à  mon  Rapport  de  ]\Iission  en  Espagne,  1896,  inséré  dan» 
le  Bulletin  Historique  de  1897  (Imprimerie  nationale)  et  à  mon  article  :  la 
France  et  l'Espagne  pendant  le  premier  Empire,  d'après  les  Archives  espa- 
gnoles (Riblioqraphc  moderne,  1899),  pour  les  détails  sur  les  Dépôts  de  Pam- 
pelune,  Burfjos,  Saragosse,  Alcala,  Siiuancas,  Madrid,  Cordoue,  Grenade, 
Séville  et  Cadix. 


PRÉFACE 


Avant  tout  la  Correspondance  de  l'Empereur  :  1°  la 
publication  officielle,  tomes  IX  à  XVII  ;  2"  le  recueil  des 
Lettres  inédites  de  M.  Léon  Lecestre.  Il  n'y  a  pas  de 
documents  plus  impressionnants;  on  croit  entendre  la 
voix  du  maître,  car  ces  épîtres  sont  des  dictées,  qui  ont 
conservé  ainsi  la  spontanéité  vivante  de  la  parole. 

Les  Mémoires  du  roi  Joseph,  corroborés  par  ceux  du 
maréchal  Jourdan.  La  collection  des  «  Mémoires  »  de 
Pasquier,  Barante,  Miot,  Savary,  Talleyrand,  Metter- 
nich,  Marbot,  Castellane,  Thiébault,  Lejeune,  Bausset, 
Saint-Chamans,  Mme  de  Rémusat  et  la  duchesse  d' Abran- 
tès,  Suchet,  Foy,  Boulard,  Dellard,  Gonneville,  et 
vingt  autres. 

Pour  la  partie  militaire,  spécialement  :  le  général 
Gomez  de  Arteche,  ses  quinze  volumes  de  la  Guerra 
de  la  Independencia  contiennent  de  nombreuses  pièces 
du  ministère  de  la  guerre  à  Madrid;  et  le  commandant 
Balagny  qui  a  donné  sur  la  Campayne  de  Napoléon  une 
publication  du  premier  mérite  par  le  parallèle  des  docu- 
ments relatifs  aux  trois  armées  française,  espagnole  et 
anglaise. 

Pour  la  partie  diplomatique,  les  tomes  VI  et  VII  du 
grand  travail  d'Albert  Sorel  sur  l'Europe  et  la  Révolu- 
tion, et  X Histoire  des  Cabinets  de  l'Europe  d'Armand 
Lefebvre  qui  savait  beaucoup  de  choses  et  dont  les  ren- 
seignements n'ont  pas  vieilli.  J'ai  naturellement  fait  état 
le  plus  souvent  des  historiens  qui  m'ont  honoré  de  leurs 
conseils  :  en  suivant  le  chemin  magistralement  tracé  par 
les  savantes  synthèses  de  M.  Sorel,  l'impartiaUté  sereine 


XII  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

du  comte  Vandal  et  les  passionnantes  études  de  M.  Fré- 
déric Masson  sur  la  famille  impériale. 

Les  travaux  anciens  du  baron  de  Bourgoin^j,  Tableau 
de  l'Espagne;  du  comte  de  Laborde,  Itinéraire  descrip- 
tif; de  Fischer,  Foyage  en  Espagne;  de  Rehfues,  i Es- 
pagne en  1808;  de  Townsend,  Voyage  en  Espagne,  son 
toujours  des  témoignages  de  premier  ordre  pour  la  phy- 
sionomie et  les  mœurs  de  la  péninsule  au  début  du  dix- 
neuvième  siècle. 

Chez  les  Espagnols  il  convient  de  consulter  la  multi 
tude  quasi  innombrable  des  brochures  et  des  journaux 
de  l'époque,  les  traditions  d'histoire  locale  et  les  travaux 
d'ensemble  de  Toreno,  de  Munoz  Maldonado,  de  Prin- 
cipe. On  retrouve  enfin  des  détails  bien  caractéristiques 
des  hommes,  des  choses  et  du  temps  en  lisant  les  nom- 
breux petits  volumes  des  Episodios  nacionales  de  Ferez 
Galdos. 

Les  péripéties  de  cette  histoire  s'appuient  constam- 
ment sur  le  résultat  des  opérations  militaires  et  exigent 
le  récit  des  combats;  rapports,  états  de  situation,  sou- 
venirs des  acteurs  permettent  cette  reconstitution;  mais, 
on  le  peut  croire,  je  me  suis  épargné  le  ridicule  de  dis- 
cuter les  plans  de  campagne  de  l'Empereur  et  de  donner 
des  conseils  de  tactique  à  ses  généraux. 

J'ai  souhaité  aussi  d'ajouter  à  la  sincérité  du  contrôle 
et  à  la  patience  des  recherches,  le  scrupule  dans  les  des- 
criptions, au  retour  des  pays  parcourus  et  des  lieux 
visités.  Peut-on  reconstituer  les  événements  autrement 
que  dans  leur  cadre? 


PKEFACE  xnt 

Études  et  voyages  me  furent  facilités  en  France  par  les 
ërudits  du  Ministère  des  Affaires  Étrangères,  de  la  Biblio- 
thèque Nationale  et  des  Archives;  en  Espagne  par  mes 
confrères  de  l'Académie  d'histoire  de  Madrid,  et  nos 
agents  diplomatiques  ou  consulaires.  Grâce  à  ces  col- 
laborations discrètes  mais  précieuses,  le  chercheur,  mis 
sur  les  pistes  heureuses,  est  payé  à  l'avance  de  ses  peines, 
il  n'a  plus  qu'à  acquitter  la  dette  de  sa  gratitude  et  à 
enregistrer  les  souvenirs  ciiarmants  des  heures  lécondes. 


1"  ui:;r8  1908. 


L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 


PREMIERE  PARTIE 
LA   CHUTE  DES   BOURBONS 


CHAPITRE   PREMIER 

TRAFALGAR 
(1805) 

Charles  IV  reconnaît  avec  joie  l'avènement  de  Napoléon.  —  Alliance  franco- 
espagnole.  —  Subsides  de  l'Espagne  pour  payer  sa  neutralité.  —  William  Pilt 
rompt  la  paix  par  un  guet-apens  (octobre  1804).  —  Déclaration  de  guerre 
(décembre).  —  Armement  des  vaisseaux  espagnols.  —  Junot  passe  à  Madrid. 

Croisières  des  flottes  françaises.  —  Combat  du  cap  Finistère  (2'2  juillet  1805K 

—  L'amiral  Villeneuve  b'oqué  à  Cadix.  —  Les  amiraux  espagnols.  —  Les 
amiraux  français.  —  Effort  maritime  de  l'Empereur. 

Nelson  augmente  ses  moyens  et  reprend  la  mer  (septembre).  —  Conseil  de 
guerre  des  amiraux  des  flottes  alliées  (8  octobre).  —  Rosilly  nommé 
commandant  en  chef.  —  Villeneuve  ordonne  la  sortie.  —  Manœuvres  et 
branle-bas.  —  L'attaque  de  Nelson  (21  octobre).  —  Il  est  tué  à  son  bord. 

—  Combats,  abordages  et  incendies.  —  Villeneuve  prisonnier.  —  L'amiral 
Gravina  rallie  les  débris  des  flottes. 

Tempête  de  la  nuit.  —  Désastres  et  naufrages.  —  Le  Redoutable.  —  Douleur 
de  Charles  IV;  fureur  de  Napoléon.  —  Mort  de  Villeneuve.  —  Raisons 
et  conséquences  de  la  défaite.  —  L'Angleterre  maîtresse  des  mers. 


I 

Aucun  prince  en  Europe  ne  reçut  avec  une  satisfaction 
plus  sincère  que  le  roi  d'Espagne  la  nouvelle  officielle  de 
l'avènement  du  Premier  Consul  à  l'empire.  L'esprit  métho- 

1 


s  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

dique  de  Charles  IV  était  en  repos  à  considérer  dans  le  géné- 
ral Bonaparte,  —  pour  qui  il  professait  une  admiration  très 
réelle,  —  non  plus  un  chef  élu  de  république,  mais  un  sou- 
verain héréditaire.  Il  se  sentait  plus  à  Taise  à  lire  les  termes  s  *" 
du  message  l'informant  qu'il  «  avait  plu  à  la  Providence  » 
d'appeler  au  gouvernement  de  Tempire  voisin  «  très  haut, 
très  puissant  prince,  son  très  cher  et  très  amé  bon  frère, 
allié  et  confédéré  ». 

La  quote-part  à  payer  par  l'Espagne  pour  cette  amitié  pré- 
cieuse était  fixée  :  un  subside  mensuel  de  six  millions  jusqu'à 
la  fin  de  nos  hostilités  avec  l'Angleterre  (1). 

A  ce  prix,  elle  demeurait  neutre,  selon  son  désir;  mais  les 
deux  rivaux  avaient  trop  envie  de  la  compromettre,  à  leur 
profit  particulier,  pour  la  laisser  longtemps  dans  ce  rêve 
d'expectative.  L'Auglerre  brutalement  la  força  à  parler.  Le 
12  mai  1804,  William  Pitt  avait  remplacé  au  ministère 
Henry  Addington.  Le  plus  redoutable  jouteur  contre  Napo- 
léon prenait  les  affaires  en  main.  Pitt  voulut  brusquer  les 
choses,  savoir  sur  qui  compter;  et  comme  la  valeur  morale 
des  moyens  ne  l'inquiétait  guère,  il  choisit  le  moins  avouable, 
mais  le  plus  sûr  :  le  guet-apens. 

Le  5  octobre,  quatre  galions  chargés  de  douze  millions  de 
piastres,  convoyés  par  quatre  frégates  espagnoles,  arrivaient 
sous  toutes  voiles,  venant  de  la  Plata.  A  la  hauteur  du  cap 
Sainte-Marie,  quatre  frégates  anglaises,  commandées  par  sir 
Graham  Moor,  les  attendaient;  elles  fermaient  la  route  de 
Cadix,  s'approchèrent,  et  sans  dire  mot,  appuyaient  le  dra- 
peau de  Sa  Majesté  britannique  du  feu  de  leurs  canons.  A 
attaque  imprévue,  résistance  nulle  :  un  galion  saute,  les  autres 
sont  entourés  et  conduits  à  Portsmouth,  non  comme  prises, 
certes,    mais  comme  otages!  Devant  Barcelone,  Nelson,  qui 

(1)  La  convention  avait  été  signée  à  Paris  entre  d'Azara  et  Talleyrand  le 
19  octobre  1803. 


TRAFALGAR  3 

a  des  ordres,  attaque  trois  vaisseaux  de  commerce  espagnols, 
sans  autre  forme  de  procès.  Dans  les  eaux  des  Baléares,  une 
croisière  anglaise  enlève  le  régiment  de  Castille,  que  des 
bateaux  de  transport  menaient  tenir  garnison  à  Port-lMahon. 
Sur  tout  l'océan,  c'est  une  course. 

Quelques  orateurs  anglais  protestèrent  contre  l'iniquité  du 
procédé.  Lord  Grenville  s'honora  dans  ce  rôle  :  «  Trois  cents 
victimes  assassinées  en  pleine  paix!...  Les  Français  nous 
appellent  une  nation  mercantile;  ils  prétendent  que  la  soif 
de  l'or  est  notre  unique  passion;  n'ont-ils  pas  le  droit  d'attri- 
buer cette  violence  à  notre  avidité  pour  les  piastres  espa- 
gnoles? Il 

Napoléon  s'empressa  d'exciter  l'Espagne  à  la  guerre  ouverte  : 
par  son  ordre,  le  général  Beurnonville  (1),  notre  ambassadeur 
on  vacances,  reprend  sur  l'heure  le  chemin  de  Madrid,  et, 
sans  attendre  son  arrivée,  notre  agent  intérimaire,  M.  de 
Vandeul,  doit  faire  considérer  au  cabinet  espagnol  qu'une 
riposte  belliqueuse  devient  forcée.  Le  gouvernement  de 
Charles  IV  hésitait  encore  à  demander  une  réparation  qui 
allait  entraîner  une  lutte  pour  laquelle  il  ne  se  sentait  pas 
prêt.  M.  de  Cevallos  (2),  ministre  appliqué  mais  timide,  et  très 
propre  aux  alliances  successives,  rêvait  de  maintenir  encore 

(i)  Pierre  Hiel  rie  Beurnonville  (1752-1821),  soldat  à  quinze  ans  dans  le 
régiment  colonial  de  l'Ile-de-France.  En  la  seule  année  1792,  colonel, 
général,  et  ministre  de  la  guerre.  Prisonnier  des  Autricliiens  à  Olmutz 
(1793-1795).  Commandant  l'armée  de  Sambre-et-Meuse  (IV'Jôi.  Ambassadeur 
à  Berlin  (1800),  à  Madrid  (1802-1804).  Sénateur  (1805).  Comte  de  l'Empire 
(1808).  Membre  du  Gouvernement  provisoire  (1814).  Pair  de  France  (1814). 
Maréchal  (1816).  Créé  marquis  par  Louis  XVIII.  11  fut  longtemps  Grand 
maître  de  la  Franc-Maçonnerie. 

(2)  Don  Pedro  de  Cevallos  (1764-1840),  secrétaire  d'ambassade  (1784). 
Epouse  une  cousine  de  Godoy.  Ministre  secrétaire  d'État  (1800).  Rallié  à 
Ferdinand  (avril  1808),  l'accompagne  à  Kayonne.  Rallié  à  Joseph  et  rentre 
avec  lui  en  Espagne;  le  quille.  Publie  une  brocluire  retentissante  :  Exposé 
dix  moyens  employés  par  JSapoléon  pour  usurper  la  couronne  d'Espac/ne 
(1U08).  Envoyé  des  Juntes  à  Londres.  Premier  ministre  de  Ferdinand  (1814), 
Ambassadeur  à  Naples  et  à  Vienne.  Disgracié  (1820). 


4  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

la  neutralité,  tout  au  moins  de  ne  pas  brusquer  le  dénoue- 
ment. Ses  raisons  n'étaient  que  trop  sérieuses  :  le  trésor  se 
trouvait  presque  vide,  avec  500  millions  de  dettes  (1);  la 
peste  ravageait  le  sud  de  la  péninsule,  de  Barcelone  à  Cadix, 
et  un  tremblement  de  terre  ruinait  la  province  de  Malaga;  au 
nord,  la  Biscaye  fomentait  un  soulèvement  contre  des  charges 
militaires  qui  compromettaient  ses  fueros. 

Beurnonville,  arrivé  à  Madrid  le  19  novembre  1804,  avait 
meilleure  satisfaction  avec  le  prince  de  la  Paix,  à  qui  son 
irresponsabilité  donnait  plus  d'aplomb  et  d'audace.  L'ami 
du  Boi,  l'amant  de  la  Reine  demeurait  le  personnage  déco- 
ratif, haï,  redouté,  omnipotent.  A  irente-huit  ans,  c'était  tou- 
jours le  parleur  agréable,  l'homme  de  plaisir,  sans  idée  forte, 
nonchalant,  avide  et  vain,  plus  dissimulé  que  faux,  plus  pares- 
seux que  dissimulé.  De  suite,  il  avait  éprouvé  ou  affecté 
une  bruyante  colère  :  «  Je  suis  prêt  à  monter  à  cheval  pour 
me  rendre  au  camp  de  Boulogne  ou  partout  où  le  service  des 
Espagnols  pourra  seconder  le  plan  de  l'Empereur,  n  11  parlait 
ainsi  à  Vandeul,  le  7  novembre,  et  le  répétait  avec  la  même 
énergie,  dès  son  premier  entretien,  à  Beurnonville  :  l'Espagne 
fait  ses  préparatifs,  les  approvisionnements  sont  commandés» 
les  mouvements  de  troupes  commencés,  l'artillerie  s'orga- 
nise dans  les  ports;  des  avisos  partent  dans  les  colonies 
prendre  des  dispositions  de  défense;  sur  toutes  les  embar- 
cations anglaises  on  met  l'embargo  et  le  séquestre  sur  les 
propriétés  des  Anglais,  qui  resteront  détenus  dans  les  États 
de  Sa  Majesté  Catholique. 

Beurnonville  transmettait  ces  promesses.  La  réponse  de 
Talleyrand  est  nette,  cassante,  piquant  droit  au  but  : 

...  Vous  ne  m'informez  pas  que  S,  M.  C.  ait  proclamé  la  guerre  : 
il  n'y  a  ni   manifeste,  ni  ordres  donnés   publiquement  pour  la 

(1)  Le  déHcit  de  la  seule  année  1804  atteignait  1,180  millions  de  réaux. 
Archives  de»  affaires  éti^'.njôres.  Espayne,  vol.  666,  fol.  2S0. 


TRAFALGAR  5 

marche  des  troupes.  Les  stations  anglaises  sont-elles  tenues  à  dis- 
tance des  forts?  Le  Ferrol  est-il  à  l'abri?  Les  ports,  les  chantiers 
donnent-ils  le  spectacle  utile  d'une  nouvelle  activité?...  Vos  der- 
nières dépêches  annoncent  des  résolutions,  S.  M.  désire  voir  des 
mesures  exécutées  (1). 

Enfin,  le  14  décembre,  cette  guerre  torcée,  l'Espagne  la 
déclarait  à  l'Angleterre.  Le  manifeste  était  facile  à  rédiger, 
il  y  avait  plus  de  motifs  qu'il  n'en  fallait  pour  rompre  les 
relations.  Les  termes  restaient  mesurés,  et  peu  dissimulés 
les  regrets  de  prendre  les  armes;  l'Espagne  avouait  son 
u  ingénue  sécurité  » ,  dénonçait  les  «  voies  occultes  et  per- 
verses »  du  ministère  anglais,  et  annonçait  l'intention  de  ven- 
ger son  injure  «  avec  énergie  et  dignité  »  .  L'inévitable  prince 
de  la  Paix,  en  qualité  de  généralissime,  se  trouvait  chargé  de 
la  direction  de  la  campagne,  il  dicta  aussitôt  une  procla- 
mation aux  Espagnols,  et  parut  mettre  tant  d'énergie  dans 
ses  paroles  que  les  actes  lui  semblèrent  moins  urgents. 

Chacun  gardait  son  rôle  :  Charles  IV,  un  peu  troublé  mais 
satisfait;  la  cour  fort  alarmée,  la  bourgeoisie  mécontente,  le 
peuple  inquiet,  l'armée  volontiers  rebelle  à  l'alliance  qui 
l'effrayait.  —  Cevallos,  irriJé  d'événements  qui  l'obligeaient 
à  prendre  parti  contre  ses  propres  sympathies  acquises  à 
l'Angleterre.  —  Godoy,  résolu  à  une  guerre  qu'il  voyait  iné- 
vitable, sortant  de  l'indolence  qui  lui  plaisait  dans  la  propor- 
tion où  il  ne  se  compromettait  pas  vis-à-vis  du  tout-puissant 
Napoléon,  abondant  en  promesses,  stérile  en  actions.  — 
Beurnonville,  soldat  hâbleur,  qui  se  contentait  lui-même  de 
phrases  sonores.  —  Napoléon  et  Talleyrand  (le  second  sui- 
vant pas  à  pas  les  ordres  du  premier),  poussant  à  l'activité, 
ne  faisant  aucun  fond  sur  Godoy,  exigeant  de  l'argent,  l'ar- 
iuement  des  ports  et  trouvant  Beurnonville  insuffisant. 

Dans  un  coin  de  la  scène,  mais  avec  un  regard  qui  embras- 

(1)  18  fiiinairc  an  XIII.  Espagne,  vol.  667,  fol.  254. 


6  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

sait  tout  le  théâtre,  l'habile  machiniste  de  la  pièce  s'applau- 
dissait déjà  du  succès.  Pilt  avait  contraint  l'Espagne  à  prendre 
parti  en  des  conditions  telles  que  la  métropole  demeurait 
coupée  de  ses  provisions  de  piastres,  et  que  les  colonies  se 
trouvaient  sous  l'embargo  des  vaisseaux  anglais.  La  Suède, 
malcocontreusemenl  offensée  par  Napoléon,  demeurait  l'alliée 
sincère  de  l'Angleterre.  La  Russie  avait  rompu  avec  la  France 
en  rappelant  à  l'Empereur,  au  sujet  des  Bourbons  de  Naples, 
les  promesses  du  Premier  Consul,  que  Napoléon  voulait 
oublier;  la  question,  insidieusement  soulevée  parle  cabinet 
de  Saint-James,  était  admirablement  posée  au  gré  de  ses 
vues,  car  en  devenant  «  italienne»  elle  intéressait  au  premier 
chef  l'Autriche,  la  poussant  moralement  à  entrer  dans  la 
prochaine  coalition  projetée.  Cette  cour  des  Deux-Siciles, 
Talleyrand  voulait  la  contraindre  à  rompre  avec  l'Angleterre; 
mais  il  pressait  en  vain  le  marquis  de  Gallo,  ambassadeur  à 
Paris;  plus  inutilement  encore,  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères, le  prince  de  Luzzi,  par  notre  représentant  Alquier, 
lui-même  en  mauvais  termes  avec  la  reine  Carcihiic.  Après 
une  année  de  pourparlers,  s'il  obtenait  entre  Kaplcs  et  la 
France  un  traité  de  neutralité,  le  22  septembre  1805,  c'était 
douze  jours  après  que  la  Reine  avait  pris  des  précautioiis 
adverses  par  un  traité  d'alliance  avec  la  Russie. 

Cette  dernière  mettait  dans  son  zèle  à  nous  envelo[)per 
d'ennemis  une  activité  prévoyante;  elle  eût  voulu  attirer 
l'Espagne  dans  son  camp  :  à  Saint-Pétersbourg,  l'ambassadeur 
Norohna  était  l'objet  des  avances  réitérées  du  prince  Adam 
Czartoryski,  soulignant  les  liens  d'amilié  des  couronnes  entre 
le  Tsar  et  Charles  IV,  montrant  combien  il  serait  désira1)le 
que  le  cabinet  de  filadrid  entrât  dans  la  coalition  qui  allait 
contribuer  à  rétablir  l'équilibre  européen.  Craignait-11,  en 
jni.jint  le  jeu  dangereux  de  quitter  notre  alliance,  de  perdre 
S»  s  vaiKseaux  unis  aux  cocadres  françaises?  Qu'il  se  rassure  : 


TRAFALGAR  7 

l'Angleterre  possédait  les  moyens  de  lui  fournir  sur  ce  point 
dédommagement  et  compensation  (1). 

L'Empereur  sentait  tout  cela;  il  connaissait,  par  le  cabinet 
noir,  ces  intrigues  (2),  et,  ne  voulant  perdre  aucune  de  ses 
ressources,  il  entendait  épuiser  celles  de  son  allié  espagnol. 
Il  envoya  à  Beurnonville,  pour  être  remise  sans  appareil,  à 
l'insu  du  corps  diplomatique,  en  mains  propres  de  Charles  IV, 
une  lettre  d'une  rare  arrogance  : 

Paris,  12  nivôse  an  XIII.  [2  janvier  1805.] 

J'ai  reçu  la  lettre  de  V.  M.  J'attendais,  pour  y  répondre,  que 
je  connusse  le  parti  définitif  qu'elle  avait  pris.  J'eusse  conçu  un 
souverain  mépris  pour  le  cabinet  espagnol,  s'il  se  fût  prêté  à  vn 
accommodement  ignominieux  après  Coittrage  que  l'Esj)agiie  a  reçu 
de  l'Angleterre,  et  je  n'aurais  pu  que  déplorer  la  bassesse  de  ceux 
qui  le  lui  auraient  conseillé. . .  Ce  n'est  que  par  les  armes  que  1  on 
repousse  des  affronts  aussi  sanglants;  mais  aussi  c'est  ici  que  com- 
mence le  devoir  de  V.  M.  Qu'elle  manifeste  la  volonté  de  défendre 
son  trône;  qu'elle  fasse  armer  ses  vaisseaux;  qu'elle  exi^je  de  ses 
ministres  cette  activité  qui,  seule,  peut  sauver  votre  empire  et  le 
montrer  avec  gloire  aux  yeux  de  la  postérité.  Il  ne  manque  à 
V.  M.  que  de  l'argent;  elle  peut  facilement  en  trouver,  puisqu'elle 
a  réuni  à  sa  couronne  les  biens  de  l'ordre  de  Malte,  qu'elle  les 
fasse  vendre,  qu'elle  exige  du  clergé  et  des  ordres  de  l'Elut  des 
contributions  et  des  dons  patriotiques. 

L'Espagne  a  essuyé  de  grands  maux  ;  le  ciel  a  voulu  éprouver 
V.  M.  Que  V.  M.,  que  la  Reine,  que  les  princes,  les  princesses 
soient  les  premiers  à  faire  des  sacrifices;  le  peuple  espagnol  est 
fier,  généreux  et  brave.  Il  répondra  à  la  voix  de  son  souverain. 
Quant  aux  opérations  de  la  guerre,  je  verrais  avec  plaisir  que 
V.  M.  charge  le  Prince  de  la  Paix  de  s'entendre  directement  avec 
la  France,  sans  le  concours  des  ministres,  afin  que  le  secret  soit 
mieux  gardé  et  l'exécution  plus  rapide.  L'Europe  regarde  V.  M. 

(1)  Dépi'che  chiffrée  de  Norohna  à  Cevallos,  Saint-Pétersbourg,  23  août  1805. 

(2)  I,e  cahinet  noir  saisissait  régulièrement  les  courriers  diplomatiques;  la 
copie  de  ces  corr.  si  ondnnces  interceptées  est  entre  les  mains  de  M.  Frédéric 
Masson,  à  qui  j'en  dois  l'obligeante  communication. 


«  I/ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

Si  elle  laisse  manquer  ses  ports  (Varyeut,  si  les  forces  de  C Espagne 
ne  sont  pour  rien  dans  la  balance  de  la  guerre,  si  de  petites 
îtîtrigiies  ou  des  ministres  ineptes  paralysent  ses  opérations  ou 
trompent  V.  M.,  elle  peut  s'attendre  à  perdre  les  Amériques... 
Que  V.  M.  chasse  tous  les  ministres  qui  ne  font  que  se  plaindre,  ce 
sont  des  remèdes  qu^il  faut  apporter,  des  ressources  qu'il  faut 
réunir  et  le  courage  de  ses  peuples  qu'il  faut  ranimer  (1). 

A  Paris,  entre  notre  ministre  de  la  marine  Decrès  et 
l'ambassadeur  de  S.  M.  G.  l'amiral  duc  de  Gravina,  une 
convention  signée  le  -4  janvier  1805  arrêtait  les  opérations 
navales  des  deux  pavs.  Gravina  avait  vu  de  près  1  impérieuse 
impatience  de  Napoléon,  il  était  incité  plus  encore  par  son 
patriotisme  :  il  se  rendait  pleinement  compte  des  efforts  que 
son  pays  devait  faire  pour  être  prêt  à  une  guerre  maritime. 
Revenu  à  Madrid  le  31  janvier  1805,  il  prenait  le  2  février 
à  Aranjuez  les  ordres  du  Roi,  le  3  il  conférait  avec  Beurnon- 
ville  chez  le  prince  de  la  Paix,  et  le  4  il  partait  pour  Cadix, 
où  le  zèle  de  don  Ignacio  de  Alava  mettait  la  place  en  état 
de  défense.  Donnant  son  portefeuille  au  lieutenant  général 
Gil  de  Lemos,  le  ministre  de  la  marine  Domingo  de  Gran- 
dellana  allait  prendre  en  personne  le  commandement  de  la 
division  du  Ferrol.  Gomme  par  un  prodige,  les  arsenaux,  les 
ports,  les  chantiers  se  réveillaient  d'une  antique  torpeur. 

Malgré  les  loisirs  de  la  paix,  les  officiers  des  flottes  espa- 
gnoles présentaient  un  corps  d'élite  :  habitués  à  l'eiidurance, 
ils  auraient  été  au-dessus  de  toutes  les  tâches,  si  leurs  mate- 
lol.s  ne  s'étaient  pas  trouvés  novices  et  leurs  bateaux  mal  armés. 

L'inscription  maritime  existait  sans  doute  en  Espagne, 
depuis  1747,  sous  le  nom  de  Matricule  de  mer,  elle  [louvait 
prendre  les  hommes  de  quinze  à  soixante  ans  et  leur  de- 
mander cinq  années  de  service,  mais  eUe  demeurait  inef- 
ficace, comme  ce  qui  est  impopulaire.  Sans  uniforme,  pai 

(i)  Coriesponclanae,  t.  X,  pièce  Siâii, 


TRAFAT.GAR  9 

suite  sans  prestige  ni  discipline,  îe  matelot  usait  à  bord  ses 
vieilles  bardes;  il  se  plaignait,  avec  un  accent  d'hidalgo, 
d'être  traité  «  non  avec  le  décorum  dû  à  des  pères  de  famille, 
habitués  à  commander  dans  leur  maison,  mais  avec  la  même 
rigueur  que  des  gars  condamnés  au  service  de  mer  en  puni- 
tion de  leurs  méfaits  »  (1).  Et,  en  vérité,  dans  cette  catégorie 
se  recrutait  la  marine  :  on  avait  recours  au  déplorable  mode 
de  la  «  presse  »  qui  raflait  les  vagabonds;  selon  le  mot 
pittoresque  de  l'amiral  Ghurruca  :  le  trop-plein  des  bagnes 
se  vidait  par  les  écoutilles  des  vaisseaux.  » 

Quant  aux  bâtiments  eux-mêmes,  il  y  avait  aussi  fort  à 
dire  :  sans  doute  on  en  pouvait  citer  une  demi-douzaine 
d'excellents  comme  le  Santissima  Tinnidad,  le  plus  fort  bâti- 
ment de  toutes  les  marines  européennes,  que  Ferez  Galdos 
appelle  un  «  château  fantastique  »,  construit  en  1769  à  la 
Havane  avec  les  plus  beaux  bois  de  Cuba,  et  qui  portait 
140  bouches  à  feu;  le  Principe  de  Asturias  et  le  Santa  Ana, 
presque  neufs  et  d'égale  force;  YAi^gonauta,  bon  voilier  qui 
allait  servir  de  vaisseau  amiral  à  Gravina  pendant  la  cam- 
pagne des  Antilles.  îiïais  après,  une  foule  de  mauvais  mar- 
cheurs, les  uns  vieux,  les  autres  mal  gréés.  Pour  donner 
plus  de  vitesse  on  avait  exagéré  la  surface  de  voilure  et  la 
hauteur  des  mâts,  ce  qui  alourdissait  le  poids  et  rendait  les 
manœuvres  plus  difficiles.  On  avait  cru  aussi  augmenter  la 
force  des  navires  en  les  surchargeant  d'artillerie.  Cette  artil- 
lerie, fournie  par  la  fonderie  royale  de  la  Cavada,  était  bonne, 
et  de  grosses  pièces  de  fer  forgé  annonçaient  nos  modernes 
canons  en  acier;  mais  le  tir  en  était  fort  lent,  et  les  matelots 
espagnols  servaient  un  coup  pendant  que  les  caronades 
anglaises,  légères  et  mobiles,  en  envoyaient  trois. 

Beurnonville,  qui  se  vantait  de  faire  marcher  Godoy  «  la 

(1)  Ferret,  Exposicion  fiistorica  de  las  causas  que  mas  haii  iujiuido  en  la 
dccaduacia  de  la  marina  espiinola.  (1819.) 


10  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

gaule  à  la  main  »  ,  signalait  à  Paris,  comme  un  triomphe  qui 
lui  aurait  été  personnel,  les  moindres  nouvelles  d'armement, 
et  Dieu  sait  si  autour  de  lui  la  jactance  castillane  se  faisait 
faute  de  grossir  en  câble  le  moindre  agrès  et  de  changer  les 
canots  en  vaisseaux  de  ligne.  Harcelé  par  les  injonctions 
venues  de  France,  il  attendait  autant  de  compliments  qu'il 
en  recevait  peu;  à  l'annonce  de  ses  efforts,  sans  faire  allu- 
sion à  ce  qui  venait  d'être  obtenu,  on  lui  parlait  immédiate- 
ment de  ce  qui  restait  à  obtenir. 

Le  général  Junot,  il  allait  prendre  en  Portugal  le  com- 
mandement des  forces  françaises,  devait  traverser  Madrid 
(mars  1805).  On  le  chargea  de  donner  un  nouvel  élan.  Ses 
instructions  sont  fort  nettes  :  voir  le  Roi,  la  Reine,  leur  rap- 
peler qu'ils  doivent  l'exemple;  voir  le  juince  de  la  Paix. 
«  Quand  vous  commencerez  à  être  intimes,  dans  la  quatrième 
ou  cinquième  conférence,  vous  glisserez  quelque  chose  sur 
le  sort  futur  de  l'Espagne,  et  laisserez  entrevoir  combien 
l'influence  de  la  fille  de  l'Autrichienne  de  Naples  (c'est  la 
princesse  des  Asturies)  serait  contraire  à  l'Espagne  si  le  roi 
Charles  IV  mourait  (1).  »  — Visites,  entreliens,  démarches, 
faire  tout  cela  avec  discrétion,  presque  à  l'insu  de  l'ambas- 
sadeur; «  Beurnonville,  qui  jouit  de  ma  confiance  pour  les 
affaires  fjénérales,  ne  l'a  pas  pour  les  affaires  plus  intimes.  » 
Du  reste,  avec  lui,  être  poli  et  bon  camarade  «  sans  cepen- 
dant lui  laisser  prendre  aucune  espèce  de  ton  »  . 

La  duchesse  d'Abrantès  nous  a  donné  ses  impressions  sur 
cette  rapide  visite  à  Madrid  :  tout  le  pays  tranquille,  la 
société  accueillante,  le  Sitio  d'Aranjuez  admirable,  avec  ses 
eaux  jaillissantes,  ses  frais  ombrages,  ses  fleurs  vives,  ses 
fruits  rares  :  un  lieu  de  délices,  un  paradis  enchanté.  — 
Charles  IV  (frac  de  chasse,  culotte  de  daim  et  bas  bleus)  est 

(1)   Instructions  à  Junot,  23  férrier  1805,   Correspondance  de  Napoléon. 


TRAFALGAR  11 


bienveillant;  Marie-Louise,  couverte  de  diamants,  est  fanée 
dans  ses  dentelles;  la  princesse  des  Asturies  éblouissante  de 
fraîcheur  sous  ses  mousselines  blanches.  Et  il  n'est  pas 
jusqu'au  prince  de  la  Paix  à  qui  Mme  Junot  n'accorde  une 
conception  prompte,  de  la  facilité  pour  le  travail,  un  juge- 
ment droit  (1).  C'est  une  optimiste,  comme  l'on  voit. 

Le  général  Beurnonville  se  trouvait  alors  assez  disposé  à 
laisser  d'autres  mains  que  les  siennes  pousser  le  char  de 
l  Etat  :  il  était  dans  le  premier  quartier  de  sa  lune  de  miel, 
et  tout  entier  au  bonheur  conjugal  qu'il  se  plaisait  à  décrire 
dans  chacune  de  ses  drpéches.  Il  venait  d'épouser  Mlle  Cons- 
tance de  Durfort  (20  février  1802);  cette  alliance  le  comblait 
d'honneur  et  de  joie,  il  ne  pouvait  s'en  taire  à  Talleyrand  (2). 
Les  armements  militaires  le  captivaient  moins  que  les  récep- 
tions mondaines,  les  questions  d'étiquette  plus  que  le  mou- 
vement des  arsenaux.  Sa  grosse  préoccupation  du  moment, 
c'était  un  échange  de  cordons  :  des  aigles  de  la  Légion 
d'honneur  contre  des  colliers  de  la  Toison  d'or,  des  plaques 
du  Christ  et  de  Charles  lU.  Sans  se  lier  les  mains  par  tous  ces 
rubans,  l'Kmpereur  attendait  anxieusement  les  premiers  actes 
de  la  marine  espagnole,  à  qui  il  avait  assigné  une  place  dans 
les  pièces  de  son  damier. 


II 


Son  plan  contre  lesÂnj^lais,  si  simpliste  dans  sa  conception 
pour  l'armée  de  terre  :  envahir  leur  île  et  luarclier  sur  Londres 

(1)  Mémoires,  t.  V,  chap.  xv  à  xvm. 

(2)  "  Je  m'empresse  de  vous  confier  que  je  suis  le  plus  heureux  îles  hommes  : 
Mlle  de  Durfort  unit  l'extrême  douceur  à  l'extrême  bonté  ;  elle  est  douée  du 
meilleur  caractère,  du  sens  le  plus  exquis;  les  malheurs  en  ont  fait  une 
femme  mûre  de  bonne  heure,  et  sa  politesse  naturelle  lui  a  valu  l'accueil  le 
plus  distingué  de  la  part  de  LL.  MM.  CC.  auxquelles  elle  a  été  présentée 
la  semaine  dernière;  elle  a  parfaitement  réussi  également  dans  cette  capi- 
tale, »  Espagne,  vol.  668,  fol.  58. 


12  l'espagxe  kt  napoléon 

avec  100,000  hommes  en  gros  bataillons,  —  présentait,  pour 
l'emploi  des  forces  navales,  des  complications  presque  naïves. 

Il  faisait  sortir  de  nos  ports  de  Toulon,  de  Rochefort  et  de 
Brest,  nos  escadres  dispersées  :  Villeneuve,  Missiessy,  Gan- 
leaume;  elles  devaient  attirer  dans  la  haute  mer  les  croi- 
sières anglaises,  les  semer  à  leur  poursuite  en  des  directions 
différentes,  se  rallier  secrètement  aux  Antilles  pour  revenir  à 
toutes  voiles,  dans  la  Manche,  faciliter  le  passage  de  nos 
troupes  du  camp  de  Boulogne  que  ne  troubleraient  plus  alors 
les  vaisseaux  anglais  égarés  sur  les  flots. 

Cette  combinaison,  qu'un  bon  juge,  l'amiral  Jurien  de  la 
Gravière,  appelle,  je  le  sais,  «  un  trait  de  génie  »  (Gravina 
disait  :  «  un  plan  divin  »),  l'agression  imprévue  de  l'Angle- 
terre contre  TEspaj^ne  l'avait  troublée  dans  son  principe.  Trop 
d'autres  éléments  étaient  indispensables  au  succès  pour  ne 
pas  faire  défaut  à  l'heure  opportune.  Le  superflu,  dit-on, 
chose  si  nécessaire!  On  pouvait  ajouter  :  l'imprévu,  chose  très 
certaine.  Commander  à  distance  sans  tenir  compte  des  cir- 
constances qui,  fatalement,  échappent  de  si  loin,  c'est  courir 
l'invraiseniljlable,  sinon  l'impossible;  ce  fut  là  l'éternelle  faute 
de  l'orgueil  impérieux  de  Napoléon,  en  engageant  ses  par- 
ties. Nelson  le  devinait  bien  et  disait  juste  quand  il  parlait 
avec  dédain,  au  mois  de  janvier  1805,  de  «  ces  ordres  donnés 
sur  les  bords  de  la  Seine,  qui  ne  prennent  en  considération 
ni  le  temps  ni  la  brise  »  . 

En  effet,  si  Missiessy  eut  la  fortune  de  «  s'évader  n  de 
Rochefort  (11  janvier  1805)  et  d'atteindre  les  Antilles,  Gaa- 
teaume,  à  qui  on  avait  interdit  «  tout  combat  »,  ne  put  s'éloi- 
gner de  Brest.  Une  tempête  contraignit  Villeneuve,  sorti  le 
18  janvier,  à  rentrer  le  24  à  Toulon;  ce  fut  tardivement  qu'un 
second  effort  (30  mars)  le  Ht  passer  en  hâte  devant  Cartha- 
gène,  sans  vouloir  atlcndre  d'éli-c  rallié  par  l'amiral  Salcedo 
(lequel  demeura  bloqué  avec  ses  dix  navires   pendant  trois 


TKAFALCAR  IJ 

ans!),  sans  accorder  devant  Cadix  (10  avrill,,  à  l'amiral  (îraviiui, 
le  délai  de  quelques  heures  pour  faire  route  ensemble  vers  la 
Martinique.  Tous  ces  jours  perdus  avaient  donné  l'éveil  à 
l'amirauté  anglaise,  d'abort  fort  incertaine.  Napoléon  multi- 
pliait des  ordres  successifs  et  contradictoires  (1);  il  changeait 
ses  "  agents  »  avec  une  fébrilité  malheureuse  :  le  capitaine 
Allemand  remplaçait  Missiessy;  le  commandement  en  chef 
passait  de  Ganteaume  à  Villeneuve,  que  des  instructions 
secrètes  atteignaient  à  Fort-de-France  et  rappelaient  en  hâte 
vers  l'Europe. 

Nelson  (depuis  seize  mois  il  croisait  entre  les  côtes  de  Pro- 
vence et  de  Sardaigne,  d'Afrique  et  d'Espagne)  intrigué,  sur 
de  fausses  pistes  (2),  savait  enfin  où  était  allée,  en  lui  échap- 
pant, l'escadre  de  Toulon;  pour  la  rejoindre,  il  sillonnait 
l'océan  en  tous  sens,  traversant  l'Atlantique  deux  fois  en 
soixante-dix  jours  (juin-août  1805);  et  son  plus  fin  voilier, 
le  brick  le  Curions,  abordait  en  éclaireur  les  quais  de  Piy- 
mouth  pour  annoncer  le  retour  de  la  flotte  franco-espagnole 
avant  que  celle-ci  eût  pu  atteindre  les  eaux  du  golfe  de 
Biscaye  J^escadre  de  Calder  (dix  vaisseaux),  grossie  à  propos 
des  cinq  navires  du  contre-amiral  Stirling,  eut  l'ordre  d'aller, 
sans  la  laisser  rejioser  de  sa  traversée,  lui  proposer  le  combat. 

Le  22  juillet,  à  la  hauteur  du  cap  Finistère,  l'action  dura 
quatre  heures  et  fut  peu  sanglante  (3).  Gosmao  et  son  état- 
major,  Gravina  et  ses  officiers  montrèrent  leur  vaillance. 
Une  brume  épaisse  troubla  les  manœuvres.  Elle  permit  aux 
Anglais  de  se  retirer  sans  grosses  avaries,  en  même  temps 

(1)  Il  y  a  un  plan  du  2  mars;  an  plan  du  14  avril.  —  Commandant  Des- 
BBIÈre.  Projets  et  tentatives  de  débarquement  aux  Iles  Br-itanniques,  t.  IV,  et 
Trafalgar,  p.  31-33. 

(2)  Il  croyait  à  une  nouvelle  expédition  d'Egypte.  »  Pas  de  renseignements. 
Où  peuvent  être  les  flottes  combinées?  Je  suis  peu  à  mon  aise.  »  —  Journal 
particulier  de  Nelson,  13  août  1805.  British  Muséum,  34968. 

(3)  L'amiral  Jurien  de  la  Gravière  (Guerres  maritimes  sous  la  République 
et  l'Empire,  t.  II,  p.  126)  n'y  voit  qu'une  «  véritable  échauffourée  ». 


U  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

qu'elle  laissait  sans  secours  deux  mauvais  voiliers  espagnols, 
le  Firme  et  le  San  Raphaël^  quij  après  s'être  battus  toute 
la  nuit,  se  trouvant  abandonnés,  amenèrent  leur  pavillon. 
La  perte  de  ces  bateaux  et  le  départ  facile  de  Galder  changea 
l'effet  moral  de  la  rencontre  :  les  Anglais  n'avaient  pu  nous 
empêcher  d'atteindre  le  continent,  mais  ils  emmenaient  pri- 
sonniers deux  navires;  les  Espagnols  s'étaient  montrés  cou- 
rageux, mais  ils  gardaient  la  rancune  que  nous  n'eussions 
rien  tenté  sérieusement  pour  reprendre  ces  deux  vaisseaux; 
les  Français  restaient  maîtres  d'un  champ  de  bataille  dont 
leur  chef  ne  profitait  pas.  A  force  de  parler  du  brouillard  et 
de  rendre  l'atmosjjhère  responsable  de  son  action,  Ville- 
neuve exaspéra  Napoléon.  Le  maître,  alors,  ne  dédaignait 
pas  de  se  faire  journaliste  :  au  Moniteur  du  13  fructidor,  on 
lisait  les  épigrammes  et  les  sarcasmes  qui  ne  pouvaient  être 
imprimés  que  par  ordre  ou  permission.  Le  public  fit  à  son 
tour  le  jeu  de  mots  d'appeler  «  combat  des  quinze-vingts  )> 
la  rencontre  du  22  juillet,  à  cause  du  nombre  des  vaisseaux 
qui  se  heurtèrent  dans  l'oliscurité  comme  des  aveugles. 

C'était  à  Brest  que  l'Empereur  voulait  voir  se  grouper  sa 
flotte,  et  sa  dépêche  ardente  du  22  août,  partie  du  camp  de 
Boulogne,  pressait  Villeneuve  :  "  Ne  perdez  pas  un  moment; 
entrez  dans  la  Manche;  l'Angleterre  est  à  nous;  paraissez 
vingt-quatre  heures  et  tout  est  terminé.  »  Un  adnjirable  rêve! 
Au  lieu  de  cela,  l'amiral  cinglait  vers  Cadix.  L'Empereur  en 
devint  furieux:  «  Il  n'a  pas  le  caractère  nécessaire  pour  com- 
mander une  frégate;  c'est  un  homme  sans  résolution  et  sans 
courage  moral.  »  Il  parlait  ainsi  à  son  ministre  de  la  marine, 
Decrès,  qui  le  suppliait  "  dans  l'amertume  de  son  âme  " ,  — 
car  «  S.  M.  comptait  pour  rien  ses  raisonnements  et  son 
expérience  > ,  — de  ne  pas  mêler  les  vaisseaux  espagnols  aux 
opérations  des  escadres  françaises,  et  d'arrêter  «  l'émission 
d'ordres  funestes  » . 


TRAFALGAR  15 

Funestes  ou  non,  ces  ordres,  Villeneuve  ne  se  trouvait 
plus  à  même  de  les  recevoir  à  temps  :  entré  dans  la  baie  de 
Vif^o  (28  juillet),  il  débarquait  ses  malades,  faisait  ses  appro- 
visionnements et  réparait  ses  avaries  (1).  Le  vent  sud-ouest 
le  conduisait  au  mouillage  de  la  Corogne;  une  brise  d'est  le 
portait  au  large  (!3  août).  Des  renseignements  pessimistes 
mal  vérifies  lui  signalcreiU  une  Hotte  anglaise  importante;  il 
mit  alors  le  cap  au  sud  et,  poussant  devant  lui  les  quatre 
navires  de  Collingwood  qui  tentaient  le  blocus,  entra  à  Cadix 
le  20  août. 

Il  devait,  avec  la  flotte  alliée,  y  demeurer  deux  longs  mois. 

Ces  marins  de  l'Espagne  n'étaient  pas  les  premiers  venus  : 
le  duc  de  Gravina,  instruit,  énergique,  chevaleresque,  alliait 
la  dignité  du  caractère  à  une  extrême  courtoisie;  Napoléon 
le  tenait  en  estime  et  avait  voulu,  lors  de  son  séjour  à  Paris, 
l'initier  au  plan  de  campagne  (2).  —  Don  Ignacio  de  xVlava 
avait,  au  commandement  maritime  de  Cadix,  déployé  une 
activité  précieuse;  c'était  un  homme  dur  à  lui-même  et  doux 
aux  autres.  —  Le  chef  d'escadre  Cisneros  venait,  malgré  le 
manque  de  ressources,  de  mettre  sur  un  bon  pied  les  arse- 
naux de  Carthagène.  —  Galiano  était  brave  et  savant.  — 
Gayetano  Valdès,  en  maintes  rencontres  avec  les  Anglais, 
avait  toujours  soutenu  l'honneur  de  sa  patrie.  —  Le  pins 
populaire  des  officiers,  don  Cosme  de  Churruca,  homme  de 
mer  éprouvé,  de  manières  graves,  portait  une  âme  de  fer 
dans  un  corps  délicat.  —  Tous  ces  gens  de  cœur  étaient  [)réts 
à  faire  leur  devoir;  mais  la  résignation  caractérisait  leur 
obéissance;  ils  se  savaient  entre  les  mains  des  moyens  d'ac- 

(1)  Avec  les  plus  grandes  difiicultés,  car  les  caisses  espagnoles  étaient  entiè- 
rement vides,  les  arsenaux  démunis,  épuisé  le  crédit  du  Consulat  français, 
et  le  ministre  Decrès  ne  pouvait  offrir  que  des  traites.  Ce  fut  le  munitionnaire 
Ouvrard,  alors  à  Madrid,  qui  av.nnea  en  nuinéiairc  50,000  piastres. 

(2)  Archives  de  la  Marine,  BB  IV,  t.  230,  fol.  49. 


16  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

tion  insuffisants,  incomplets;  on  a  pu  dire  d'eux  qu'ils  mar- 
chèrent au  combat  «  avec  la  certitude  scientifique  de  la 
défaite  (1)  »  . 

Nos  marins  nourrissaient  d'autres  pensées.  Pour  beaucoup 
l'abordage  avait  remplacé  la  formation  de  l'école  (2);  mate- 
lots de  fortune,  depuis  douze  ans  ils  guerroyaient  en  cor- 
saires contre  l'Anglais  et  leur  méthode  simpliste  était  de  ne 
pas  reculer.  Nos  bâtiments  assez  solides  avaient  des  officiers 
d'éducation  médiocre  et  des  amiraux  qui  n'avaient  point 
oublié  les  dernières  et  glorieuses  traditions  de  la  marine 
royale.  Villeneuve  gâtait  son  mérite  par  une  nervosité  que 
surexcitait  le  sentiment  secret  de  la  malcbance  ;  cette  impres- 
sion lui  enlevait  de  la  promptitude  d'esprit  et  toute  audace 
militaire  ;  «  il  pesait  le  pour  et  le  contre  comme  s'il  pesait  de 
l'or  »  ,  disait  de  lui  son  ami  Gravina  (3)  ;  sa  timidité  lui  ôtait 
du  crédit  auprès  de  ses  subordonnés. 

Au  contraire,  plein  d'audace,  de  valeur,  d'entrain,  pas- 
sionné aux  ivresses  des  combats  comme  aux  jouissances  de 
la  vie,  le  contre-amiral  Magon  rajeunissait  les  traditions 
brillantes  de  l'ancien  corps.  Le  contre-amiral  Dumanoir  pos- 


(1)  C'était  par  pure  forfanterie  que  Godoy  écrivait  à  Decrès  :  «  Au  général 
Salccdo  rien  ne  manque  et  il  n'attend  que  les  derniers  ordres  pour  mettre  à 
la  voile.  "  Saint-IIdephonse,  26  septembre  1805.  —  Archives  de  la  Marine, 
BB  IV,  t.  233,  fol.  52  (original).  Et  par  un  zèle  complaisant  que  Gravina 
ajoutait  :  «  Quatorze  vaisseaux  espagnols  sous  mes  ordres  sont  entièrement 
prêts.  »  Cadix,  28  septembre.  —  Ibid.,  fol.  37. 

Ces  renseignements  optimistes  pouvaient  induire  en  erreur  et  en  tentation 
l'Empereur  à  qui  ses  agents  toutefois  ne  cachaient  pas  la  vérité  :  «  Des  vais- 
seaux restés  des  années  en  rade  avec  les  mêmes  arrimages,  leurs  gréements, 
leurs  voiles  exposés  aux  injures  de  l'air  pendant  si  longtemps,  ne  peuvent, 
s'ils  vont  à  la  mer  en  cet  état,  éprouver  que  malheur  et  désastre.  »  —  Ville- 
neuve à  Decrès,  22  août  1805.  —  Les  amiraux  espagnols  multipliaient  l'aveu 
alarmé  de  l'infériorité  de  leurs  bateaux  et  de  leurs  recrues. 

(2)  Richelieu  créa  les  premières  Écoles  de  navigation;  une  ordonnance 
de  1786  établit  à  Vannes  et  à  Alais  deux  Collèges  de  mâtine  qui  subsistèrent 


jusq 


u'en  1791. 


(3)  Mémoires  du  prince  de  la  Paix,  t.  IV,  p.  105. 


TRAFALGAR  17 

sédait  du  courage  personnel  et  de  la  science  théorique; 
poussé  très  vite  par  les  circonslances  aux  premiers  grades, 
son  ambition  allumée  ne  le  portait  pas  à  facilement  obéir; 
jaloux  et  défiant  de  ses  collègues,  comme  tous  les  arrivistes, 
il  se  réservait.  Gosmao,  marin  solide,  soldat  éprouvé,  venait 
de  s'illustrer  à  la  Martinique  par  une  audace  qui  le  suivrait 
jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière.  Le  capitaine  Baudoin  était  un 
intrépide;  Camas,  un  brave  parmi  les  braves;  Lucas,  un 
chef  expérimenté. 

Nos  équipages  n'avaient  pas  toutes  les  connaissances 
nécessaires  :  empruntés  en  partie  à  la  marine  marchande,  il 
leur  manquait  la  pratique  d'une  vieille  discipline;  la  querelle 
présente  parlait  peu  à  l'âme  de  ces  auxiliaires  de  rencontre; 
un  intérêt  personnel  eût  peut-être  animé  davantage  leur 
audace,  ils  eussent  mieux  fait  sur  les  corsaires  de  Dutertre  et 
de  Surcouf. 

L'effort  «  maritime  »  de  Napoléon  voulait  être  considé- 
rable :  depuis  le  mois  de  mars  1803,  il  avait  mis  en  chantier 
dix  vaisseaux  à  Flessingue,  Nantes,  Bordeaux,  Marseille,  trois 
à  Brest,  quatre  à  Toulon,  cinq  à  Lorient,  six  à  Rochefort, 
un  à  Saint-Malo,  un  à  Gènes.  C'est  que  notre  décadence, 
depuis  la  Révolution,  était  lamentable  :  à  la  paix  d'Amiens, 
la  France  se  trouvait  descendue  à  47  vaisseaux  de  ligne,  dont 
36  seulement  à  flot,  tandis  que  l'Angleterre  était  montée  à 
189  vaisseaux  de  ligne,  dont  126  couvraient  la  mer. 


III 


A  la  fin  de  l'été  1805,  il  ne  s'agissait  plus  pour  personne 
de  l'invasion  des  Iles-Britanniques  :  déjà  l'Empereur,  par  la 
plus  brillante  des  volte-faces,  avait  tourné  le  dos  à  la  Manche 

2 


Î8  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

et  rentrait  à  Paris  le  2  septembre  pour  marcher  vers  le  Rhin 
le  '23,  ïl  exigeait  de  ses  flottes  une  activité  pareille  :  pres- 
crivant de  sortir,  coûte  que  coûte,  de  cette  défensive  qui 
nous  bloquait  dans  les  ports,  il  attendait  des  rencontres 
nombreuses,  des  traits  d'audace,  des  actions  d'éclat.  Le  mi- 
nistre Decrès  l'écrivait  à  Villeneuve  et  lui  donnait  la  Médi- 
terranée comme  champ  d'évolution.  Nelson,  de  son  côté, 
l>rû]ait  de  se  mesurer  avec  l'ennemi;  mais  il  voulait  s'assurer 
les  meilleures  chances  par  la  plus  excellente  préparation  : 
arrivé  à  Londres  le  28  août,  il  y  recevait  des  pouvoirs  illi- 
mités, quittait,  le  15  septembre,  Porstmouth,  et  partait,  sur 
le  Victory,  dans  une  direction  d'abord  inconnue. 

Cette  dépêche  inédite  de  Talleyrand,  que  je  copie  sur  l'ori- 
ginal, montre,  sous  une  indifférence  affectée,  combien  les 
yeux  de  nos  ministres  se  fixaient  sur  ce  bâtiment  ballotté  par 
l'océan  : 

Strasbourg,  14  vendémiaire  an  XÏV  (6  octobre  1805). 

Quoique  ce  ne  puisse  pas  être  dans  les  bruits  répandus  en 
Angleterre  qu'il  faille  chercher  le  secret  des  opérations  du  gou- 
vernement britannique,  j'ai  dû  cependant,  mon  cher  Decrès, 
remarquer,  d  après  toutes  les  nouvelles  de  Londres,  l'opinion  où 
l'on  est  que  l'expédition  secrète  qui  se  prépare  en  Angleterre  est 
destinée  pour  Cadix.  Ce  n'est  là  qu'un  bruit,  mais  il  est  général  : 
appréciez-en  la  valeur;  vous  la  jugerez  beaucoup  mieux  que  moi. 
Si  ma  nouvelle  est  absurde,  vous  y  aurez  toujours  gagné  d'ap- 
prendre que  l'Empereur  est  à  Nordlingen,  qu'il  se  porte  à  mer- 
veille, que  toute  son  armée  est  réunie  et  que  la  disposition  des 
troupes  est  excellente;  et  moi  j'aurai  eu  une  occasion  de  vous 
renouveler  l'assui-ance  de  mon  sincère  attachement. 

C.  M.  Talleyrand  (1). 
L'indication  était  exacte  :  le  12  octobre,  Nelson  apercevait 

(i)  Archives  de  la  Marine,  BB  IV,  vol.  249,  fol.  203.  —  En  marge, 
Decrès  a  noté  :  «  Ecrit  le  17  au  prince  de  la  Paix  et  à  l'amiral  commandant 
l'armée  navale  à  Cadix.  » 


IRAFALGAR  i ';? 

les  murs  ]>lancs  de  Cadix  émergeant  de  leur  ceinture  vcrle 
de  feuillage  et  d'écume,  comme  un  vase  d'argent  sur  un 
tertre  de  gazon  fleuri.  Il  groupait  sous  son  commande- 
ment la  petite  escadre  de  Collingwood  successivement 
accrue,  le  22  août,  de  l'amiral  Bickerton,  le  30  août,  de  la 
flotte  entière  de  Calder.  A  la  guerre  surtout,  l'union  fait  la 
force  :  î^elson  donnait  le  bel  exemple  et  y  puisait,  en  re- 
vanche, un  secours  moral  nouveau  :  «  Tous  les  deux,  nous  ne 
faisons  qu'un,  écrivait-il  à  Collingwood  (son  subordonné  et 
son  aîné  en  même  temps)  ;  il  ne  peut  se  glisser  entre  nous  de 
rivalités  mesquines.  »  Il  chargeait  son  ami  de  la  défensive, 
se  réservant  pour  lui-même  le  combat  offensif.  Il  laissait 
percer,  dans  ses  ordres,  un  ton  de  hautaine  confiance  et 
d'arrogance  patriotique.  La  supériorité  des  Anglais  venait 
de  leur  instruction  et  de  leur  artillerie,  non  de  leur  nombre, 
[./'escadre  alliée  opposait  33  vaisseaux  à  leurs  27  navires; 
mais  ces  27  équipages,  rompus  par  des  croisières  nom- 
breuses, ravitaillées  fraîchement  en  Angleterre,  présentaient 
le  choix  des  arsenaux  britanniques  et  la  fleur  de  l'amirauté. 
Nelson  augmentait  son  flegme  national  de  cette  impression 
si  naturelle  de  supériorité  qu'éprouve  toujours  l'assiégeant 
sur  l'assiégé;  il  attendait,  à  seize  ou  dix-huit  lieues  do  la  côte, 
la  voile  tendue  à  la  brise  de  l'Océan;  et  celui  qu'il  guettait, 
sans  gagner  de  forces  à  gagner  des  heures,  perdait  par  impa- 
tience le  sens  de  l'opportunité  et  du  sang-froid. 

Villeneuve  voulait  une  rencontre.  Joueur  jusqu'ici  mal- 
heureux, il  espérait  fixer  enfin  la  fortune,  et  c'était  assez 
d'en  pouvoir  courir  la  chance  pour  qu'il  engageât  à  fond  la 
partie.  Il  estimait  d'ailleurs  tenir  en  main  quelques  belles 
cartes,  et,  comme  il  sentait  venir  le  moment  de  quitter  le 
tapis  vert,  il  ne  se  trouvait  pas  si  téméraire  de  risquer  pour 
la  dernière  fois  son  va-tout. 

Une  lettre  de  l'Empereur  le  poussa  en  avant.  On  Tonga- 


20  L'ESPAGNE  ET    NAPOLEON 

geait  à  avoir  avec  l'ennemi  »  une  affaire  décisive  »  .  Comaie 
il  était  de  ces  hommes  «  qui  ont  plus  besoin  d'éperon  que  de 
bride  »,  Napoléon  avait  forcé  la  note,  dans  la  pensée  que 
«  son  excessive  pusillanimité  l'empêcherait  d'entreprendre 
la  manœuvre  »  .  Le  raisonnement  était  })Our  le  moins  impru- 
dent, le  risque  chanceux;  le  calcul  se  trouva  faux. 

Villeneuve  fit  aussitôt  convoquer  un  conseil  de  guerre;  et 
le  8  octobre  il  réunissait  à  bord  du  Bucentaure  les  contre-ami- 
raux Magon  et  Dumanoir;  les  capitaines  de  vaisseau  Gos- 
mao,  Maistral,  Lavillegris  ;  le  capitaine  de  frégate  Prj(' ny 
pour  la  France;  pour  l'Espagne,  les  lieutenants  généraux  Gra- 
vina  et  Alava  ;  les  chefs  d'escadre  Cisneros  etEscano;les  bri- 
gadiers Galiano,  Rafaël  de  Mac  Donnell  (1). 

L'amiral  en  chef  fit  donc  savoir,  sous  le  sceau  du  secret, 
aux  officiers  alliés,  les  intentions  de  l'Empereur  de  voir  apjia- 
reiller  l'armée  à  la  première  occasion  où  l'on   rencontrerait 

(1)  «  On  ne  saura  peut-être  janaais  l'histoire  exacte  du  conseil  de  guerre  du 
8  octobre  »,  dit  M.  Desdevises  du  Dézert  qui  a  discuté  avec  beaucoup  de 
sagacité  le  problème  dans  son  étude  très  complète  sur  le  Bàle  de  la  marine 
espagnole  pendant  la  campagne  de  Trafalgar.  Mais  puisque  le  rapport  ori- 
ginal de  Gravina  au  Prince  de  la  Paix  ne  se  retrouve  plus  dans  les  Archives 
de  Madrid  depuis  1847  (la  copie  également  enlevée  aux  Archives  de  Cadix 
prouverait  que  cette  disparition  n'est  pas  l'effet  du  seul  hasard),  pourquoi  ne 
pas  s'en  référer  au  rapport  de  Villeneuve  à  Decrès?  (16  vendémiaire  an  XIV. 
Archives  de  la  Marine,  BB  IV,  vol.  230,  fol.  309-310.)  Il  paraît  d'autant 
plus  sincère  qu'il  condamne  à  l'avance  la  conduite  tenue  treize  jours  ,ipr''s, 
en  mentionnant  l'unanimité  d'un  avis  qu'en  tin  de  compte  l'amiral  ne  devait 
pas  suivre. 

Map.luki  [El  combate  de  Trafalgar,  p.  185);  Ferrer  de  Cocto  [Hisloria 
del  combate  naval  de  Trafalqar,  p.  122);  Fernandez  Ddro  {Armada  Espa- 
nola,  t.  VIII);  les  Mémoires  de  don  Antonio  Alcana  Galiano  (p.  95) 
affirment  tous  la  sagace  opposition  des  Espagnols  contre  une  sortie  pour 
laquelle  ils  ne  se  sentent  pas  prêts;  ils  vont  même  jusqu'à  citer  des  paroles 
véhémentes  prononcées  par  Churruca;  mais  ceci  est  trop,  car  ce  dernier 
n'assistait  pas  au  conseil. 

Ce  blâme  d'une  sortie  intempestive  se  retrouve  après  coup  dans  deux  lettres 
in-dites  de  D.  Juan  de  Lacy  envoyées  de  Puerto  Santa  >faiia,  les  25  et 
29  octobre  au  duc  de  l'infantado;  elles  sont  aux  Archives  de  Madrid.  KK 
93,  V*,  supplément. 


TRAFALGAR  21 

rennemi  en  forces  inférieures.  Tous  les  membres  de  la  con- 
férence avouèrent  la  faiblesse  de  leurs  équipages,  le  mauvais 
état  de  leurs  \aJsseaux;  déclarèrent  que,  devant  la  puissance 
-supérieure  de  la  flotte  de  Nelson,  il  convenait  d'attendre 
«  une  occasion  favorable  »  ;  cependant,  —  par  déférence  sans 
doute  pour  l'intention  non  dissimulée  de  l'Empereur,  —  ils 
ne  se  séparèrent  pas  sans  «  témoigner  le  désir  qu'ils  auront 
toujours  d'aller  combattre  l'ennemi,  quelle  que  soit  sa  force, 
dès  que  S.  M.  le  désirera»  .  Sans  beaucoup  se  compromettre, 
ils  alliaient  ainsi  le  respect  de  la  discipline,  le  courage  mili- 
taire et  la  prudence  commandée  par  leur  responsabilité. 
Villeneuve  ne  parut  point  très  satisfait,  mais  il  s'inclina. 
L'occasion  lui  vint  trop  vite  de  sortir  de  cette  réserve  ;  ses 
dépêches  nous  font  suivre  les  phases  successives  par  où  pas- 
sait son  esprit  surexcité. 

Des  lettres  particulières  de  Bayonne  lui  ayant  fait  con- 
naître le  passage  dans  cette  ville  de  l'amiral  Rosilly  se  ren- 
dant à  Cadix,  il  crut  d'abord  à  une  simple  mission  de  son  col- 
lègue auprès  de  lui.  Puis  des  soupçons  lui  vinrent  et,  le 
18  octobre,  il  écrivit  au  ministre  de  la  marine  : 

Je  .suis  informé  que  le  vice-amiral  de  Rosilly  est  arrivé  à  Madrid; 
le  bruit  public  est  qu'il  vient  prendre  le  commandement  de 
l'armée;...  ce  serait  trop  affreux  pour  moi  de  perdre  toute  espé- 
rance d'avoir  une  occasion  de  montrer  que  j'étais  digne  d'une 
meilleure  fortune.  Quoi  qu'il  en  soit,  Monseigneur,  je  ne  puis 
expliquer  le  silence  que  vous  avez  observé  sur  la  mission  de  l'ami- 
ral Rosilly  que  par  l'espérance  que  j'aurais  pu  remplir  celle  qui 
m'est  confiée  en  ce  moment;  et  quelles  qu'en  soit  (sic)  les  diffi- 
cultés, si  le  vent  me  permet  de  sortir,  je  sortirai  dès  demain  (1). 

La  malchance  voulut  que  Rosilly  (en  effet  expressément 
envoyé  de   Paris  pour   remplacer  Villeneuve)  éprouvât  des 

(1)  26  vendf^miaire  an  IV.  A  bord  du  Buoetitavre.  Aich.  Mar.,  BB  IV,  vol. 
230,  fol.  311  (original). 


2Î  L'ESPAGNE   ET    NAPOTÉON 

retards  dans  son  voyage  :  sa  voilure  cassa  en  route,  il  fallut  la 
faire  réparer;  Beurnonville  leretintà  Madrid  pour  lui  donner 
une  escorte  contre  les  voleurs  des  défilés  de  la  Sierra  Morena. 
Villeneuve  put,  de  la  sorte,  hâter  ses  préparatifs;  et  quand 
les  vigies  de  la  tour  de  Tavira  ne  lui  signalèrent  plus  (elles  se 
trompaient!)  que  18  voiles  anglaises  sur  l'horizon,  parce  que 
6  vaisseaux  s'étaient  détachés  de  la  ligne  du  hlocus  dans  la 
direction  de  l'Afrique,  il  vit  là  l'occasion  inespérée  de  l'avan- 
tage du  nombre  recommandée  par  l'Empereur  à  son  «audace» . 
Frémissant,  il  envoya  cette  dépêche  à  Decrès,  à  trois  heures 
du  matin  : 

«Toute  Fescadre  est  sous  voile,  à  trois  vaisseaux  près.  Ainsi 
il  est  probable  que  dans  la  journée  les  habitants  de  Cadix 
auront  à  vous  donner  de  mes  iiouvelles.  Je  n'ai  consulté  dans 
ce  départ  que  le  désir  ardent  de  me  conformer  aux  intentions 
de  S.  M.  et  faire  tous  mes  efjcrts  pour  détruire  le  rnécontenie- 
ment  dont  elle  à  été  pénétrée  des  événements  de  la  dernière  cam- 
pagne (1) .  )' 

On  ne  saurait  être  plus  clair. 

Gravina  n'avait  risqué  ni  observation  ni  commentaire. 
«  Conformément  à  ses  instructions,  son  escadre  se  tenait 
prête  à  suivre  les  mouvements  de  l'escadre  impériale  »  ;  et  il 
répéta  immédiatement,  pour  désaffourcher,  les  signaux  du  vais- 
seau amiral  français.  «  Une  armée  navale  n'appareille  pas  faci- 
lement du  port  de  Cadix;  six  ans  avant,  Bruix  avait  mis  trois 
jours  pour  en  sortir  (2).»  Peu  à  peu,  cependant,  chaque  bâti- 
ment, s'arrachant  de  son  quai,  franchit  les  passes,  tourna  au 
sud,  un  par  un,  comme  une  longue  procession  de  funérailles. 
Villeneuve  songeait  peut-être  aux  mots  durement  injustes  de 
Napoléon  :  «  Les  Anglais  deviendront  bien  petits,  quand  la 
Fx'ance  aura  deux  ou  trois  amiraux  qui  veuillent  mourir,  u 

(1)  28  vendémiaire  an  IV  (original).  Vol.  S30,  fol.  313-314. 

(2)  Jur.iEN  DE  LA  Gr.wiÈre,  Gueiics  marillincs,  t.  II,  p.  177. 


TRAFALGAR  23 

Nelson,  qui  avait  couru  barrer  le  détroit,  tenait  la  mer  du 
côté  du  cap  Spartel,  avec  toutes  ses  forces  :  27  vaisseaux, 
,  4  fréf^ates,  2  cotres,  2,158  canons. 

Le  19  octobre  au  matin,  quand  la  flotte  alliée  sortit  de 
Cadix,  le  ciel  était  calme  et  il  ventait  joli  frais;  mais  la  brise 
eu  sud  passa  à  l'ouest;  il  fallut  éviter  de  revenir  à  la  côte; 
les  Espagnols,  intercalés  au  milieu  de  nous,  furent  assez  longs 
à  diminuer  leurs  voiles  et  il  s'ensuivit  une  première  confu- 
sion. Villeneuve  voulait  se  former  en  quatre  corps  :  lui-même 
au  centre,  Alava  à  l'avant-garde,  à  l'arrière-garde  Dumanoir; 
une  division  d'observation,  prête  à  venir  au  point  décisif, 
aux  ordres  de  Gravina.  L'après-midi  se  passa  à  prendre  cette 
disposition  sans  y  pleinement  parvenir.  Au  soir,  le  chef  de  la 
première  file,  le  capitaine  Lucas,  du  Redoutable,  averti L 
l'amiral  qu'il  découvrait  la  flotte  ennemie  au  vent  et  peu 
éloignée.  Nelson  se  rapprochait,  en  effet,  multipliait  se.s 
signaux,  tirait  des  coups  de  canon  de  proche  en  proche  (1), 
tâchait  de  percer  l'obscurité  dé  «  quantité  de  feux  colores 
remarquables  par  leur  éclat  (2j  »  .  Toute  la  nuit,  Villeneuve 
courut,  fidèle  à  sa  direction,  et,  bien  qu'à  l'aube  les  escadres 
eussent  paru  s'être  confondues,  il  choisit  sans  retard  sa  posi- 
tion de  combat,  mettant  sa  prudence  à  s'assurer  la  rentrée 
possible  à  Cadix.  On  se  trouvait  à  quatre  lieues  du  cap  Tra- 
falgar.  La  mer  était  très  houleuse.  De  leur  côté,  les  Anglais 
se  couvraient  de  toiles  et  laissaient  arriver  sur  nous.  Ville- 
neuve, jugeant  qu'ils  cherchaient  à  porter  en  masse  leur 
effort  sur  notre  arrière-garde,  un  peu  séparée  et  mal  ordonnée, 
fit  virer  l'armée  de  bord,  lof  pour   lof,  tous   à  la   fois.  La 


(1)  Rapport  d'Escano   au   prince   de  la   Paix  (Gazeta  de  Madrid,   5  no- 
fembre  1805.) 

(2)  Rapport  du  commandant  Lucas  à  l'amiral  Decrès.  Arch.  Mar.,  BB  IV, 
vol.  232,  fol.  163  à  173. 


24  L'ESPAGNE    ET    NAPOLFON 

manœuvre  produisit  un  nouveau  flottement.  Le  branle-bas 
fut  commandé  partout. 

Churruca  appelait  auprès  de  lui,  sur  la  dunette,  l'aumônier 
du  Sa7i  Juan  pour  bénir  l'équipajje,  et  d'une  voix  forte  : 
«  Mes  enfants,  au  nom  du  Dieu  des  armées,  je  promets  le 
bonheur  éternel  à  qui  mourra  en  faisant  son  devoir!»  A 
cette  heure  de  recueillement  suprême,  Neîson  prononçai^ 
une  parole  identique,  que  la  renommée,  douce  aux  vain- 
queurs, a  portée  jusqu'à  nous  :  «  L'Angleterre  compte  que 
chacun  fera  son  devoir  (1).  n 

Dieu,  c'est-à-dire  le  ciel,  pour  les  Espagnols;  la  patrie, 
c'est-à-dire  la  terre,  pour  les  Anglais  :  tout  l'esprit  des  deux 
races  n'esl-il  pas  là?  Quant  à  nous,  déshabitués,  hélas!  depuis 
quinze  ans,  à  lever  les  yeux  en  haut,  mais  toujours  passionnés 
de  gloire,  nous  demandions  au  "  deslin  des  combats  » 

Ce  qu'aux  Français  naguère  il  ne  refusait  pas  : 
Le  bonheur  de  mourir  en  un  jour  de  victoire. 

Les  gens  du  métier  —  et  voici  cent  ans  qu'ils  discutent,  — 
oxoliqueront  ces  dispositions  des  adversaires;  les  profanes 
comprendront  moins  que  les  rôies  ne  se  soient  pas  trouvés 
intervertis  :  les  assiégeants  fermant  les  issues  par  un  cercle 
sans  intervalle;  les  assiégés  se  préparant  à  crever  la  barrière 
qui  les  comprimait.  Le  contraire  advint.  Villeneuve  rangea 
ses  vaisseaux  côte  à  côte  sur  une  longue  ligne  de  plus  d'une 
lieue.  Nelson  lança  ses  escadres  ramassées  pour  briser  d'un 
double  choc  le  frêle  obstacle  dont  la  profondeur,  forcément 
très  mince,   ne  pourrait  résister  à   leur  élan.    On  a  raconté 

(1)  «  England  expects  that  every  man  will  do  his  duty.  »  —  «  On  dit  que 
îe  texte  du  fameux  ordre  du  jour  de  Nelson  avant  la  bataille  de  Trafalgar 
avait  d'abord  été  rédigé  ainsi:  «INelson  compte  que  chacun  fera  son  devoir.» 
(Loid  Uo.sEBERY,  Napoléon.  La  dernière  phase,  p.  122.)  Ce  détail  rendrait 
plus  compréhensible  l'agacement  matiifesté  tout  haut  par  Collingwood  :  t  Je 
voudrais  bien  que  INelson  s'arrêtât  défaire  des  signaux.  Nous  savons  tous  ce 
que  nous  avons  à  faire.  > 


TRAFALGAR  25 

Cfu'avant  de  quitter  l'Angleterre,  Jinant  avec  lord  Sidmouth, 
il  aurait  dit  :  «  J'attaquerai  les  Français  en  deux  lignes,  et  je 
suis  sûr  de  capturer  ou  leur  avant-garde  et  leur  centre,  ou 
bien  leur  centre  et  leur  arrière-garde.  »  Lui-même  condui- 
sait 12  voiles,  Collingwood  menant  les  15  autres.  Les  deux 
pelotons  approchaient  :  l'un  dirigé  par  le  Victory  et  le  Teme- 
rartow;,  manœuvrant  sur  notre  centre;  le  second  précédé  du 
trois-ponts  le  Royal  Sovereign,  visant  notre  nouvelle  arrière- 
garde  et  courant  au  bateau  de  tète  le  Santa  Ana.  Notre  bâti- 
ment le  plus  voisin  de  l'espagnol  menacé,  le  Fougueux,  capi- 
taine Baudoin,  força  l'allure  pour  arrêter  la  marciie  de 
l'audacieux  Collingwood,  et  tira  son  premier  boulet.  Il  était 
midi. 

Quand  l'écho  leur  renvoya  ce  roulement  qui  déchirait  le 
silence,  les  officiers  du  Principe  de  Asturias  levèrent  la  tête 
vers  Gravina.  L'amiral  était  debout  à  son  banc;  sans  un 
tressaillement  de  visage,  il  ramena  d'un  geste  ample  et  Isrge 
le  pan  de  son  manteau  sur  son  épaule  gauche,  et,  tournant 
les  yeux  vers  la  terre  natale  apparaissant  an  loin  dans  la  pous- 
sière dorée  du  soleil  :  Viva  Espahal  —  La  flamme  tricolore 
monta  aux  grands  mâts  :  les  tambours  battaient  au  drapeau, 
les  mousquetaires  présentaient  les  armes;  les  états-majors  et 
les  équipages  saluaient  le  pavillon  de  sept  cris  de  :  «  Vive 
l'Empereur!  » 

On  ne  pouvait  s'y  méprendre  :  les  masses  anglaises  atia- 
quaient  notre  ligne  debout  au  corps.  Leur  allure  avait  tout 
d'abord  porté  très  en  avant  de  tous  le  Victory  et  le  Royal 
Sovereign.  Un  moment,  ces  deux  magnifiques  trois-ponts 
reçurent,  seuls  et  intrépides,  les  décharges  de  la  flotte  alliée  : 
le  Bucentaure,  la  Trinidad  et  le  Neptune  contre  le  premier; 
le  San  Leandro,  le  San  Juste,  V Indomptable  contre  le  second. 
Le  peloton  de  Nelson  avait  manœuvré  ostensiblement  pour 
envelopper  le  bâtiment  de  Villeneuve.  Aussitôt  qu'il  recon- 


26  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

nul  cette  intention,  le  capitaine  Lucas  accourut,  fit  incliner 
le  beaupré  de  son  Redoutable  sur  la  poupe  du  Bucentaure, 
bien  décidé  à  sacrifier  son  vaisseau  pour  la  défense  du  pa- 
villon amiral.  11  parcourt  les  batteries,  précédé  des  tambours 
et  des  fifres;  les  matelots  tout  joyeux  familièrement  lui  crient  : 
«  Commandant,  n'oubliez  pas  l'abordage!»  Le  Redoutable 
rectifie  son  tir  et  vise  à  démâter  le  Victory  :  il  y  parvient  en 
partie  et  ses  boulets  mettent  la  roue  du  gouvernail  en  pièces. 
Les  deux  vaisseaux  s'abordent  alors  par  une  décharge  à  bout 
portant;  c'est  un  carnage  horrible.  Lucas  fait  appeler  par 
ses  clairons  les  divisions  d'abordage  qui  montent,  officiers  en 
tête,  avec  le  même  ordre  qu'à  la  parade;  gaillards,  bastin- 
gages, haubans  sont  couverts  de  monde,  la  mousqueterie 
siffle.  Nelson  se  place  au  premier  rang  de  son  équipage  sans 
vouloir  couvrir  d'un  manteau  les  rubans  et  les  plaques  qui 
scintillent  sur  sa  poitrine;  une  balle  l'atteint  d'en  haut  à 
l'épaule  et  pénètre  jusqu'à  l'épine  dorsale;  on  le  porte,  la 
figure  voilée,  dans  l'entrepont  des  chirurgiens  rempli  de 
tant  de  blessés  qu'un  témoin  le  comparait  à  un  «  étal  de 
boucher  ». 

Dans  la  confusion  qui  suit,  le  Victory  cesse  de  combattre; 
pour  sauter  à  son  bord,  Lucas  fait  couper  les  vergues  qui 
serviront  de  pont;  l'aspirant  Yon  et  quatre  matelots  fran- 
chissent déjà  le  passage.  Mais  le  Temerarious  est  accouru  à 
toutes  voiles;  il  accoste  le  Redoutable  de  l'autre  côté  pour 
l'écraser  dans  une  double  étreinte  et,  à  son  tour,  le  crible  de 
son  artillerie.  Blessé,  Lucas  demeure  à  son  banc,  sur  un 
bateau  qui,  entouré  d'un  troisième  adversaire,  le  Mercury, 
ne  présente  plus  qu'un  amas  de  dél)ris.  A  la  sommation  de 
se  rendre  :  «  Il  n'en  est  pas  temps  encore,  »  crie  un  officier. 
Mais  le  feu  prend  sous  le  gouvernail,  une  voie  d'eau  se 
déclare.  L'incendie  atteint  le  Temerarious .  «  Toujours  forte- 
ment liés  par  les  matures  tombées  réciproquement  d'un  vais- 


TRAFALGAR 


seau  sur  l'autre,  le  Victorj,  le  Redoutable,  le  Mercury,  d'ail- 
leurs privés  tous  trois  de  l'usage  de  leurs  gouvernails,  for- 
maient un  groupe  qui  dérivait  au  gré  du  vent  et  qui  fut 
involontairement  jeté  sur  le  vaisseau  le  Fougueux,  démâté  et 
ne  gouvernant  plus  (1).  » 

Dans  un  étang,  laucez  une  poignée  d'appâts  :  les  bandes  de 
poissons  montent  à  la  surface,  se  précipitent,  s'amoncellent 
autour  de  la  proie,  la  déchiquetant,  s'accrochent  aux  débris, 
les  poussent,  les  repoussent,  et  forment  autant  de  groupe? 
avides,  tumultueux,  tournoyants,  agités.  C'est  l'image  de  la 
bataille  de  Trafalgar. 

A  bord  du  Berivick,  notre  brave  CaiDr;?  est  tué,  combat- 
tant le  Defence  et  VAchilles  qui  le  capturent.  Le  Bahama,  où 
Galiano  a  la  tête  emportée  par  un  boulet,  est  attaqué  par  le 
Colossus,  aidé  de  deux  autres  anglais.  Pareja  est  blessé  sur 
YArgonauîa,  entouré  de  trois  navires,  et  ne  se  rend  qu'après 
de  telles  avaries  que  les  Anglais  coulent  eux-mêmes  leur 
prise.  Sur  le  San  Juan,  Churruca  a  la  jambe  brisée;  il  se 
relève  pour  crier  :  «  Continuez  le  feu  !  »  et  meurt  après  des 
efforts  héroïques  contre  six  vaisseaux.  Le  Spartan  et  le  Mino- 
taur  écrasent  de  projectiles  le  Neptuno  où  l'amiral  Valdès  est 
frappé.  En  secourant  la  Trinidad,  le  San  Augustin  est  lui- 
même  abordé  par  le  Leviathan  et  quatre  autres  bâtiments 
légers  qui  l'enveloppent  comme  un  essaim  d'abeilles  dont  les 
dards  piquent  sans  relâche;  il  repousse  l'abordage,  mais 
demeure  impuissant  contre  l'incendie  et  l'inondation.  Lorsque 
le  Bucentaiire,  la  poupe  démontée,  déjà  rasé  comme  un  pon- 
ton, ne  posséda  même  plus  un  canot  pour  conduire  sur  un 
autre  navire  le  malheureux  Villeneuve,  l'amiral  amena  son 
pavillon. 

La  lutte  fractionnée    en  autant  de    combats  individuels, 

(1)  Rapport  du  capitaine  Lucas. 


58  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

continue  de  bateau  à  bateau,  flancs  à  flancs,  cordages  enche- 
vêtrés, la  mitraille  et  les  grenades  lancées  des  hunes  quand, 
dans  les  entreponts,  les  canons,  touchant  presque  la  coque  de 
l'adversaire,  ne  peuvent  plus  tirer  par  les  sabords. 

La  Trinidad.,  qui  a  combattu  le  Victory,  voit  se  masser 
autour  d'elle  tous  les  vainqueurs  du  Bucentaure  :  Coiigueror, 
Leviathan,  Neptiinus ;  ses  bastingages  sont  écrasés;  il  y  a 
quinze  pieds  d'eau  dans  sa  cale;  il  faut  se  rendre.  Quoique 
mauvais  voilier,  le  San  Justo  se  porte  partout  où  il  peut, 
partout  où  l'on  se  bat.  Gardoqui,  sur  le  Santa  Anna,  à  peine 
remis  de  son  choc  avec  Gollingwood,  soutient  quatre  heures 
durant  le  canon  ennemi.  Don  Theodoro  de  Argumosa,  sur  le 
Monarca,  a  suivi  le  Fougueux  pour  marcher  à  ces  «  chiens 
d'Anglais  «  ,  comme  lui  criait  de  son  porte-voix  l'ardent  Bau- 
doin; ses  mâts  brisés,  l'incendie  à  son  gaillard  d'avant,  l'eau 
dans  ses  soupentes,  en  font  la  proie  du  Bellerophon  et  du 
Thundering.  Ce  dernier  attaque  lui-même  VAlgésiras,  où 
i'amiral  Magon,  frappé  à  trois  reprises  à  la  jambe,  au  bras 
et  à  la  poitrine,  commande  encore  à  l'instant  où  il  expire  au 
milieu  des  blessés.  L'héroïque  bateau  coniinuait  la  lutte 
quand  le  feu  se  déclara  dans  la  fosse  aux  lions. 

La  fumée  ne  permettait  plus  de  distinguer  les  signaux  et 
le  grondement  des  caronades  couvrait  les  commandements; 
vers  cinq  heures,  une  explosion  éteignait  tout  autre  bruit  : 
ÏAchille  sautait.  Il  avait  assailli  le  Belle-Isle  quand  celui-ci 
repoussait  le  Fougueux  \  à  son  tour  enveloppé  par  le  Poly- 
phemuSy  le  Swiftsure  et  le  Prince,  il  se  trouvait  miné  par  les 
flammes;  Denieport,  son  capitaine,  est  tué;  tué  son  lieutenant 
Montalembert,  tué  son  premier  enseigne  Arslet;  il  n'a  plus 
d'officiers  valides,  et  ses  matelots,  dans  leur  acharnement, 
préfèrent  servir  leurs  canons  que  courir  aux  pompes;  ses 
adversaires  s'éloignent  pour  éviter  la  contagion  des  flammes 
et  V Achille,  après  un  dernier  plongeon  qui  creuse  les  vagues, 


TRAFALGAR  25 

se  soulève,  puis  avec  les  débris  de  son  équipage  se  fracasse 
dans  les  airs. 

Les    entreponts    anglais   sont   lamentables    :    au     Victory, 

159  hommes  gisent  dans  le  sang;  141  sur  le  Royal  Sovereign; 
123  sur  le  Temerarious ;  98  sur  le  Mars;  72  sur  VAchilles; 
70  sur  le  Revenge;  sur  le  Colossus  plus  de  200.  Pour  prendre 
VAlgesiras,  le  Thundering  a  perdu  76  hommes,  et  l'abordage 
de  V Aigle  a  coûté  150  matelots  au  Rellerophon.  Le  Relle-Isle 
est  complètement  démâté.  Tous  ces  vaisseaux  tournent 
comme  des  masses,  affûts  brisés,  sabords  écrasés,  vergues 
pendantes. 

Le  capitaine  Infernet  sur  V Intrépide  repousse  le  Leviathan 
et  VA/rica,  reçoit  le  feu  de  VAgamemnon  et  de  VAjax\  heurte 
VOrion  et,  à  bout  de  forces,  avec  300  hommes  hors  de  com- 
bat, se  rend  à  celui  qui  déjà  vient  de  recevoir  prisonnier 
l'amiral  Villeneuve  :  le  Conqueror^  le  bien  nommé.  Ce  fut 
l'effort  suprême. 

Notre  aile  droite,  en  avant-garde,  très  loin,  vers  le  nord, 
en  arrivant  sur  le  lieu  du  combat,  aurait-elle  pu,  avec  sept 
vaisseaux  et  une  frégate,  avoir  raison  de  ces  nombreux 
navires  à  moitié  épuisés?  Problème  difficile.  Elle  ne  parti- 
cipa point  à  la  grande  bataille,  elle  ne  se  retira  pas  non  plus 
sans  faire  parler  d'elle.  Son  chef,  l'amiral  Dumanoir,  vit 
bien  le  signal  de  ralliement  désespéré  de  Villeneuve,  puis- 
qu'il le  répéta  et  commença  à  s'y  conformer.  Il  s'approcha 
même  d'assez  près  pour  avoir,  à  son  propre  bord  sur  le  For- 
midable^ sur  le  Montblanc^  le   Duguay-Trouin  et  le  Scipion 

160  hommes  tués  ou  blessés.  Avec  Valdès,  accouru  au  pre- 
mier avertissement,  le  NepLuno  prit  une  part  courageuse  à  la 
lutte  :  sous  le  feu  de  quatre  adversaires,  quand  son  chef  eut 
perdu  la  vie,  il  fut  obligé  de  se  rendre.  Le  Rayo,  en  dépit 
d'un  très  mauvais  outillage,  comballit  de  son  mieux.  Le  San 


30  LESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Francisco  rentra  au  port  sans  avoir  pu  faire  grand'chose.  Les 
Espagnols,  dans  leur  intrépidité  méritoire,  comptaient  là 
279  hommes  atteints. 

Dumanoir  ne  profita  pas  de  ces  bonnes  volontés  pour  con- 
tinuer son  mouvement  de  secours.  Plus  tard,  devant  le  con- 
seil d'enquête  (1),  il  devait  longuement  insister  sur  des  niàts 
brisés,  des  voies  d'eau,  discuter  surtout  l'impossibilité  où  il 
fut  de  manoeuvrer  à  temps.  Arriver  en  retard  sur  l'ennemi 
lui  parut  u  un  coup  de  désespoir  qui  n'eût  abouti  qu'à  aug- 
menter le  nombre  de  nos  pertes  »  .  Dans  ces  beaux  désespoirs, 
le  vieil  Horace  voyait  un  moyen  de  retarder  le  triomphe 
d'Albe  ou  même  de  ramener  la  victoire  sous  les  aigles  de 
Rome.  Mais  tout  le  monde  n'est  pas  un  Romain.  Sans 
pousser  la  note  jusqu'à  l'héroïsme  cornélien,  la  sagesse 
attristée  de  l'amiral  Jurien  de  la  Gravière  estime  que  cette 
intervention,  même  inefficace,  même  tardive,  aurait  eu  du 
moins  le  mérite  de  «  sauver  la  mémoire  du  commandant  de 
l'avant-garde  » .  En  effet,  si  Dumanoir  ne  possédait,  comme 
il  l'a  prétendu,  que  des  navires  en  fâcheux  état,  pourquoi 
n'a-t-il  pas  rallié  le  soir  la  terre  d'Espagne,  pourquoi  s'est-il 
exposé  à  une  croisière  particulièrement  périlleuse,  en  pleine 
mer,  avec  des  avaries  et  proche  des  flottes  britanniques? 
Même  son  courage  personnel,  le  4  novembre  suivant,  au 
combat  du  cap  Orlegal,  où  il  sera  également  malheureux 
contre  sir  Richard  Strachan,  ne  permet  pas  de  répondre  à 
cette  question  aussi  avantageusement  pouf  lui  qu'on  le 
souhaiterait. 

De  son  lit  de  douleur,  Nelson  demande  fiévreusement  des 
nouvelles  :  son  œil  brille  au  milieu  d'un  visage  décomposé 
quand  il  reçoit  cette  assurance  :  «  La  journée  est  à  nous!  " 
Le  fier  soldat,  sans  pouvoir,  de  ses   mains  victoiûeuses,  se 

(1)  Conseil  d'enquête  (septembre,  octobre,  décembre  1809);  conseil  de 
guerre   inaritime  de  Toulon  (mars  1810).  —  DesbriÈre,  Trafalgar,  291-301. 


TRAFAI.GAR  31 

raccrocher  à  la  vie,  retombe  enseveli  du  moins  dans  ;^oa 
triomphe. 

A  la  fin  de  Taprès-midi,  le  canon  cessa  peu  à  peu,  les 
forces  humaines  se  trouvaient  lassées.  A  cinq  heures,  l'amiral 
Gravina,  devenu  commandant  en  chef  des  débris  des  deux 
Hottes,  profita  d'un  coup  de  mer  qui  le  sépara  des  Anglais 
pour  donner  le  signal  du  ralliement  général  11  cingla  lente- 
ment vers  Cadix  avec  ce  qui  pouvait  marcher  encore.  Dix- 
huit  vaisseaux  manquaient  à  l'appel. 

La  nuit  tombait,  une  lourde  buée  planait  sur  la  vague, 
dans  l'ombre  du  crépuscule  les  fanaux  jetaient  des  lueurs 
sinistres  sur  des  cadavres  et  des  épaves,  et  couronnés  de  leur 
fumée  de  goudron  et  de  poudre,  les  vaisseaux  mutilés, 
balancés  par  la  houle,  semblaient  les  cassolettes  d'où  s'échap- 
pait l'horrible  encens  du  dieu  de  la  guerre. 


IV 


La  nature  voulut  mêler  ses  fureurs  à  celles  des  hommes  : 
le  vent  avait  souffle'  en  tempête,  il  se  déchaîna  pendant  îa 
nuit.  Les  Anglais  tentaient  d'essuyer  au  mouillage  la  bour- 
rasque. Mais,  pour  la  plupart,  les  toiles  déchirées,  les  câbles 
coupés,  des  mâts  sans  agrès,  des  ancres  sans  cordage,  ren- 
daient impossible  toute  manœuvre  protectrice  à  des  équi- 
pages épuisés.  Les  prises  qu'ils  traînaient  péniblement  der- 
rière eux  devenaient  un  embarras,  augmentant  le  péril.  Sous 
la  rafale,  les  vaisseaux  des  deux  partis  confondus,  entre- 
choqués, se  brisèrent;  dans  l'épouvante,  des  Français  prison- 
niers se  ruèrent,  sans  armes,  sur  des  Anglais  vainqueurs,  et 
reprirent,  dans  l'obscurité,  leur  navire  captif  :  tel  VAlgésiras, 


32  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEOÎS 

OÙ  le  brave  La  Brelhonnière,  avec  quelques  mâts  de  fortune 
et  des  lambeaux  de  voiles,  se  tourna  vers  Cadix,  poussé  par 
l'ouragan.  Moins  heureux,  Y  Indomptable  n'arracha  ses  ancres 
que  pour  s'écraser  sur  les  récifs  de  la  pointe  du  Diamant.  Au 
I  etit  jour,  le  Fom^mcux  disparaissait  dans  les  brisants  de  Santi 
Pétri. 

Le  Redoutable  avait  traversé  des  phases  tragiques  :  l'eau 
l'envahissait;  le  capitaine  Lucas,  amarré  au  Victory,  avait 
demandé  aux  Anglais  de  venir  sauver  ses  blessés;  comme 
ceux-ci  d'abord  s'inquiétaient  peu  de  le  secourir,  il  les  menaça 
de  se  faire  sauter.  Au  danger  qu'ils  vont  courir  eux-mêmes, 
les  Anglais  s'émeuvent  et  envoient  quelques  soldats  pour 
pomper;  à  leur  vue,  un  Français  blessé  se  relève,  ramasse 
une  baïonnette  et  pousse  à  la  mer  le  premier  arrivant  en 
criant  :  «  Il  faut  que  j'en  tue  encore  un  !  "  Les  officiers  anglais 
s'iadlgnent;  Lucas  les  apaise;  le  péril  commun  calme  les 
fureurs;  le  Swiftsure  prend  le  Redotitable  à  la  remorque. 
Toute  la  nuit  on  est  aux  pompes,  mais  l'eau  gagne.  Le  capi- 
taine de  prise  demande  du  secours;  les  chaloupes  du  Swift- 
sure  approchent.  La  mer  est  si  grosse  que  l'embarquement 
des  blessés  devient  impossible,  et  ces  malheureux  qui  se  sont 
traînés  sur  le  gaillard  d'arrière  voient  avec  effroi  que  le  vais- 
seau s'engloutit.  Enfin,  la  poupe  s'écroule  et  le  Redoutable 
coule  à  pic. 

Si  le  vent  d'ouest  avait  continué,  toute  la  flotte  britannique 
devait  s'écraser  à  la  côte.  Par  une  chance  inouïe,  il  passa  nu 
sud-ouest,  et,  loin  des  bas-fonds  où  ils  allaient  se  déchirer, 
ramena  en  mer,  les  entourant  comme  d'un  coussin  d'écume, 
les  vaisseaux  en  ruine  de  Gollingwood.  A  côté  du  lit  de  mort 
de  Nelson,  l'amiral  victorieux  voyait  un  à  un  disparaître  ses 
trophées  :  le  Monarcà,  le  Rerwich,  arrachés  des  griffes  du 
vainqueur,  disparaissaient  à  ses  yeux,  pour  s'aller  perdre  à 
San  Lucar. 


TRAFALGAR  33 

Enfin,  nous  lui  reprenions  de  vive  force  le  Nepiuno  et  le 
Santa  Ana,  qu'il  devenaitimpuissant  à  traîner  à  la  remorque. 
De  ce  suprême  exploit,  l'honneur  revenait  à  Cosmao,  qui, 
profitant  de  l'orage,  osait  reprendre  la  mer  et  braver  encore 
une  fois  l'escadre  anglaise  :  sorti  de  Cadix,  malgré  ses  voies 
d'eau,  ses  équipages  réduits,  ses  canons  démontés,  le  Pluion, 
suivi  de  quelques  frégates  et  de  deux  bricks,  ramenait  au  port 
les  deux  bâtiments  amis  et  forçait  Gollingwood,  dans  la  crainte 
de  ne  pouvoir  garder  ses  dernières  prises,  à  brûler  de  sa  main 
\ Intrépide  et  le  San  Augustin,  à  couler  lui-même  la  Trinidad 
et  Y Argonauta. 

Peu  d'entreprises  de  mer  ont  vu  des  efforts  plus  héroïques, 
de  plus  tragiques  prouesses,  de  plus  sinistres  épopées. 

Les  Anglais  se  réfugiaient  à  Gibraltar  avec  trois  bateaux 
des  dix-sept  qu'ils  avaient  d'abord  capturés.  Ils  déploraient 
412  blessés  et  1214  morts  avec  les  proportions  significatives  de 
149  officiers  atteints  dont  112  tués  (1) .  La  flotte  combinée  per- 
dait vingt-trois  navires  et  près  de  6,000  hommes  (2,366  Espa- 
gnols,—  3,494  Français).  Nos  alliés,  en  suivant  notre  fortune, 
avaient  bravement  payé  de  leur  personne  :  sur  le  Bahama, 
Galiano  tué,  son  second  blessé;  sur  le  Montanes,  Alcedo  et 
son  second  tués.  Et  la  liste  continuait  :  à  VArgonouta,  Pareja 
blessé;  au  San  Ildefonso^  Vargas;  au  San  Juan  Neponuiceno, 
Ghurruca  et  son  second  tués;  au  Neptuno,  Valdès  et  son 
second  tués;  au  Monarca,  Argumosa  et  son  second  blessés; 
et  aussi  les  commandants  du  Santa  Ana,  du  San  Augustin, 
du  Santisima  Trinidad,  le  plus  beau  vaisseau  de  la  marine 
espagnole,  que  les  Anglais  avaient  eu  la  joie  de  brûler. 

Le  désastre  fut  vivement  ressenti  sur  la  côte  andalouse  où 
les  épaves  flottèrent  jusqu'à  l'embouchure  du  Guadalquivir. 
Gomme  le  deuil,  le  secours  fut  général;  un  exemple  suffira 

(1)  Lonclon  GazeUe;  27  novembre,  '6  décembre  1805. 


34  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

en  citant  le  nom  de  Felice  Odevo,  marin  de  San  Lucar  de 
Baïameda  :  avec  son  canot  de  pêche,  il  retira  4  Anglais 
tombés  à  l'eau,  aida  au  sauvetage  de  ses  compatriotes  du 
Rayo^  le  lendemain  courut  au  Berwick,  qui  avait  touché,  et 
passa  50  hommes  à  terre;  quelques  jours  après,  le  Monarca 
flottant  à  la  dérive,  Odevo  l'aborde,  trouve  25  blessés  mou- 
rant de  faim  et  en  ramène  22  au  port  de  Huelva  (1). 

A  Madrid,  averti  par  Godoy,  Beurnonville  éprouva  une  sur- 
prise d'autant  plus  amère  qu'il  avait  escompté  la  victoire  : 
«  Ma  foi,  mon  cher  ministre,  avait-il  écrit  à  Decrès,  M.  le 
vice-amiral  Villeneuve  a  pris  les  devants,  et  M.  le  vice-amiral 
Rosilly  trouvera  aujourd'hui,  en  arrivant  à  Cadix,  les  oiseaux 
dénichés  (2).  »  Quand  il  envoyait  cette  dépêche  badine,  le 
23  octobre,  déjà  la  catastrophe  était  vieille  de  deux  jours; 
après,  il  s'avisa  de  songer  à  la  prudence  : 

Si  M.  le  vice-amiral  de  Villeneuve  (sic)  eût  pu  différer  de  trente- 
six  heures  cette  bataille  ;  s'il  eût  simulé  quelque  sortie,  il  auiait 
attiré  Nelson,  qui  eût  été  la  seule  victime  de  la  tempête  qui  nous 
a  fait  plus  de  mal  que  la  bataille.  Nelson  se  serait  affalé  sur  la 
côte  ou  aurait  pris  le  large,  et  M.  de  Villeneuve,  tranquille  dans 
la  rade  de  Cadix,  ne  l'aurait  quittée  que  pour  ramasser  ses  débris 
ou  filer  dans  le  détroit  et  dominer  dans  la  Méditerranée  (3). 

Charles  IV  montra  une  énergie  dont  on  ne  l'aurait  certes 
pas  cru  capable.  A  la  nouvelle  du  désastre,  il  considéra  surtout 
la  gloire  intacte  du  pavillon;  il  voulut  en  remercier  les  héros 
échappés  à  la  catastrophe.  A  Gravlna,  sur  son  lit  de  mort,  il 
fit  porter  le  brevet  de  capitaine  général,  et  la  grand'croix  de 
Charles  III  à  l'amiral  Alava.  A  tous  les  officiers  ayant  pris 
part  au  combat,  depuis  le  plus  ancien  chef  d'escadre  jusqu'au 
plus  jeune  aspirant,  il  accorda  de  l'avancement;  les  veuves 

(1)  Journal  de  Paris,  5  juillet  i806. 

(2)  1"  brumaire  an  XIV.  Arcli.  Mar.,  BB  IV,  vol.   2:î4,  foi.  144. 
(3)21  brumaire  an  XIV,  ib'ul.,  fol.  157. 


TUAFALGAR  35 

jouirent  de  la  pension  du  grade  immédiatement  supérieur  à 
celui  qu'occupaient  leurs  maris;  sous-officiers  et  matelots 
d'élite  reçurent  des  distinctions  militaires.  Cette  conduite 
était  digne,  sans  forfanterie,  sans  bassesse.  La  capitulation 
d'Ulm  (20  octobre)  fut  connue  presque  à  la  même  heure  : 
Charles  IV  en  profita,  dans  la  première  soirée  de  gala,  pour 
dire  tout  haut  à  Beurnonville,  en  présence  des  ministres  et 
des  diplomates,  parmi  lesquels  les  représentants  de  l'Autriche, 
de  la  Suède  et  de  la  Russie  :  «  Eh  bien!  monsieur  l'ambas- 
sadeur, nous  avons  de  bonnes,  d'excellentes  nouvelles;  cela 
accélérera  la  paix.  Nos  escadres  ont  été  malheureuses,  mais, 
du  moins,  on  s'est  bien  battu.  Je  regrette  fort  les  capitaines 
et  les  généraux  que  nous  avons  perdus;  mais,  avec  le  temps, 
nous  ferons  refaire  d'autres  vaisseaux  (1).  » 

C'est  en  quoi  le  pauvre  roi  s'illusionnait.  Son  trésor  était  vide 
elles  événements  lui  réservaient  bientôt  d'autres  soucis.  Mais 
il  avait  galamment  fait  bon  visage  à  la  mauvaise  fortune  et 
gardé  la  dignité  bourbonienne  dont  son  aïeul  donnait  l'exemple 
en  recevant  Villeroy  après  Ramillies  :  «  On  n'est  pas  heureux 
à  notre  âge,  monsieur  le  maréchal!  >• 

Cette  gravité  royale,  le  génie  impressionnable  de  Napoléon 
ne  la  possédait  pas  :  il  éclata  en  paroles  violentes,  en  fureurs 
amères  :  «  Villeneuve,  rends-moi  mes  légions!  »  Puis  son  or- 
gueil blessé  prétendit  faire  le  silence.  Il  affecta  de  ne  plus  se 
souvenir  de  ses  flottes;  peut-être  même  son  ardente  pensée  par- 
vint-elle à  s'abstraire  d'un  passé  importun  pour  se  fixer  plus 
étroitement  sur  l'avenirqu'illuminait,  il  est  vrai,  le  soleil  d'Aus- 
terlitz.  Ces  revers  imprévus  fatiguèrent  son  esprit  et  lassèrent 
sa  constance;  il  détourna  les  yeux  du  champ  de  bataille  où  la 
fortune  lui  était  infidèle.  Il  tint  Trafalgar  pour  non  avenu  (2), 

(1)  Beurnonville  à  Talleyrand;   16  brumaire  an  XIV  (7  novembre  1805), 
Espacjiie,  vol.  679,  fol.  96. 

(2)  «  Les    tempêtes  nous   ont  fait  perdre   quelques   vaisseaux,   après  un 


36  L ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Que  le  désastre  ait  modifié  ses  plans  où  la  marine  faisait 
subitement  défaut,  rien  de  plus  juste;  mais  rien  de  plus 
injuste  que  l'oubli  volontaire  des  héros  qui  avaient  péri,  des 
braves  qui  survivaient  encore.  Pour  une  nation,  une  bataille 
comme  Trafalgar  est  tout  ensemble  un  malheur  et  un  hon- 
neur. Un  souverain  qui  ne  sait  pas  reconnaître  de  pareils 
services  est  moins  digne  de  si  bons  serviteurs. 

L'événement  produisit  à  Paris  un  mauvais  effet  et  frappa  l'Em- 
pereur d'une  fâcheuse  prévention  contre  la  marine  française.  En 
vain,  les  marins  et  les  militaires  qui  s'étaient  distingués  dans  cette 
cruelle  journée  tentèrent  d'obtenir  quelque  dédommagement  ou 
quelque  consolation  aux  dangers  qu'ils  avaient  courus;  il  leur  fut 
à  peu  près  défendu  de  rappeler  jamais  ce  funeste  événement;  et 
quand  ils  voulurent,  dans  la  suite,  solliciter  quelque  grâce,  ils 
eurent  soin  de  ne  point  mettre,  en  ligne  de  compte  de  leurs  ser- 
vices, l'adiLiirable  bravoure  à  laquelle  les  rapports  anf;lais  seuls 
rendirent  justice  (1). 

Même  mieux  informé,  après  l'impression  de  la  première 
heure,  pour  ne  pas  se  déjuger  il  piut  à  1  Empereur  de  faire 
des  catégories  et  de  changer  en  lâcheté  l'imprudence  excitée 
de  l'amiral  :  lorsque  les  capitaines  Magendie  et  Villemadrin, 
revenant  d'Angleterre,  lui  furent  présentés  à  l'audience  des 
Tuileries,  le  18  avril  1806  (c'étaient  les  premiers  officiers  de 
marine  qu'il  revoyait  depuis  Trafalgar)  :  «  Vous  êtes,  leur 
dit-il,  du  nombre  de  ceux  qui  se  sont  bien  battus;  vous 
prendrez  votre  revanche.  »  Et  quelques  jours  plus  tard  il 
donnait  la  croix  de  commandeur  de  la  Légion  aux  capitaines 
Lucas  et  Infernet.  11  garda  ses  rancunes  officielles  pour  les 
grands  chefs  :   «  J'aurais   dû  faire  couper   le  cou   à   Duma- 

combat  iinprudcmmeat  engagé.   «    Discours  de  l'Empereur  à  l'ouverture  de 
\s^  session.   Monit'iur  du  3  mars    1806.  —  Cette   phrase,   vraiment   discrète, 
prononcée  au  bout  de  cinq  mois,  est  la  seule   mention  qui  soit  faite  de  Tra- 
falgar dans  toute  la  Conespondance  de  Nnpoleoii. 
(i)  Mad  iiae  de  Rkmusaï,  Mciuoircs  t.  II,  p.  214, 


TRAFALGAR  37 

noir  (1)!  «  II  fut  inflexible  pour  Villeneuve  que  le  sort  pour- 
suivait jusqu'au  bout. 

Rendu  à  la  liberté  après  un  échange  avec  quelques  lords 
anglais  (2),  le  vaincu  de  Trafalgar,  transporté  sur  un  bateau 
parlementaire,  débarquait  à  Morlaix  le  13  avril  1806;  il  prit 
aussitôt  la  route  de  Paris.  A  Rennes,  il  prévint  Decrès  de  son 
arrivée  et  demanda  des  instructions.  La  réponse  fut  dure 
sans  doute  :  le  malheureux  Villeneuve,  «  frappé  d'anathème 
par  l'Empereur,  repoussé  par  le  ministre  qui  fut  son  ami,  » 
seul  dans  une  chambre  d'auberge,  traça  un  mot  d'adieu 
désespéré  à  sa  femme  et  se  perça  le  cœur  d'un  couteau.  Sa 
famille,  ses  amis,  la  police,  la  marine  se  rencontrèrent  pour 
faire  le  silence  sur  cette  fin  lamentable.  Deux  ans  après, 
Decrès  proposait,  pour  sa  veuve,  une  pension  égale  à  celle 
de  Mme  Bruix.  L'idée  était  bonne,  mais  le  rapprochement 
maladroit.  Le  tact  de  l'Empereur  sentit  Tinjustice,  et,  refu- 
sant de  reconnaître  cette  parité  entre  les  deux  amiraux, 
accorda  4,000  francs  seulement  à  Mme  Villeneuve,  «  en  con- 
sidération des  services  de  son  mari  (3)  »  . 

Oui,  nous  avions  eu  tout  contre  nous  à  Trafalgar  :  le  vent 
et  la  tempête,  notre  chef,  nos  ennemis  et  nos  alliés,  les  cir- 
constances extérieures  et  surtout  les  causes  profondes. 

Notre  tactique  d'artillerie  se  trouvait  mauvaise  :  l'habitude 
était  de  viser  à  démâter  l'ennemi,  et  le  rapport  du  comman- 
dant Lucas,  sur  la  bataille,  mentionne  encore,  avec  une 
satisfaction  non  équivoque,  comment  il  répéta  cet  ordre 
fâcheux  à  ses  pointeurs. 

Au  lieu  de  gaspiller  la  force  dans  l'espoir  de  couper  quelques 
fils  déliés  dans  le  vide,  d'atteindre  à  grand  hasard  quelque  impor- 

(1)  Général  Gourgadd,  Journal  de  Sainte-Hélène,  t.  II,  p.  430. 

(2)  Fox  à  Talleyrand,  2i  avril  1806.  —  Archives  des  affaires  étrangères, 
AuçjlHerre,  vol.  603,  fol    62. 

(3)  Les  libéralités  du  Parlement  anglais  envers  la  famille  de  Nelson  dépas- 
ȏrent  six  millions  de  francs. 


38  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

tant  cordage,  d'écorcher  quelque  mât,  les  Anylais,  mieux  inspires, 
la  concentraient  tout  entière  sur  un  but  plus  certain  :  la  ligne  de 
batterie  de  l'ennemi  ;  ils  jonchaient  nos  ponts  de  cadavres  pendant 
que  nos  boulets  passaient  au-dessus  de  leurs  vaisseaux  (1). 

Nous  aurions  dû  tirer  en  plein  bois,  selon  le  mot  pitto- 
resque d'un  officier  de  marine  :  "  Mes  amis,  visez  bas  :  les 
Anglais  n'aiment  pas  qu'on  les  tue.  » 

Mais,  plus  que  notre  méthode  de  pointage,  notre  infériorité 
venait  du  relâchement  de  la  discipline.  Louis  XVI  avait 
réuni  des  forces  navales  admirables,  formé  des  cadres  par- 
faits. Ce  legs  de  la  monarchie,  la  Révolution  l'avait  gaspillé 
par  l'incohérence  de  ses  actes  et  la  logique  de  ses  principes. 
Le  jacobinisme  égalitaire  étouffe  promptement  le  sentiment 
de  l'honneur  en  tuant  l'émulation  qui  l'alimente;  il  paralyse 
le  zèle,  il  déchaîne  la  méfiance,  il  inspire  la  délation  :  les 
matelots  se  pervertirent,  les  officiers  s'éloignèrent.  Ce  n'est 
point  par  une  formule  vide  que  les  règlements  militaires 
proclament  à  la  première  ligne  de  leur  première  page  :  «  La 
discipline  est  la  force  principale  des  armées.  »  Gela  est  vrai 
surtout  dans  la  carrière  de  mer,  service  spécial,  demandant 
des  aptitudes  particulières,  un  respect  absolu  pour  le  com- 
mandement et  une  connaissance  approfondie  des  règles 
que  les  ennemis  de  l'expérience  traditionnelle  ignorent  et 
nient.  Jean  Bon  Saint- André,  commissaire  révolution- 
naire (2),  dont  les  fantaisies  sur  la  marine  furent  sans  con- 
trôle, dédaignait  toute  organisation;  et,  comme  d'autres  sur 
terre  préconisent  la  levée  en  masse,  —  qui,  d'un  coup  de 
pied,  fait  surgir  du   sol    «  les  volontaires  tout  armés  »,  — 

(1)  JuBiE.N  DE   LA  Gravière,  Gueries  maritimes,  t.  II. 

(2)  Du  temps  qu'il  était  marchand,  avant  de  devenir  pasteur  protestant,  il 
avait  fait  trois  fois  naufrage;  c'étaient  là  ses  seules  connaissances  nautiques  ; 
on  se  demande  si  elles  le  désignaient  beaucoup  pour  diriger  l'administration 
de  la  marine,  où  son  premier  soin  fut,  à  Toulon,  de  faire  mettre  iiors  la  loi 
l'amiral  de  Trogoff  et  en  liberté  les  galériens. 


TRAFALGAR  3.T 

il  voulait  remplacer  les  manœuvies  par  des  aijordages. 
Napoléon  lui-même  n'avait  pas  d'autre  conception,  car  il 
écrivait  à  Decrès  (29  août  1805)  :  «  Ces  Anglais,  dont  on 
vante  tant  les  manœuvres  et  les  combinaisons,  quand  la 
France  aura  deux  ou  trois  amiraux  qui  veuillent  mourir, 
seront  bien  petits!  »  Les  résultats  furent  pitoyables  :  la  hié- 
rarchie demeura  méconnue,  inefficace,  inerte;  la  camara- 
derie disparut  après  dix  ans  de  cette  anarchie  : 

Nos  officiers  s'aimaient  peu.  Il  n'y  avait  pas  entre  eux  d'esprit 
de  corps.  A  compter  des  plus  ignorants  jusqu'aux  plus  instruits, 
il  régnait  une  sorte  de  fatuité,  de  présomption  et  d'orgueil  qui 
était  plus  que  ridicule...  Chacun  se  croyait  plus  habile,  non 
seulement  que  son  chef  immédiat,  mais  que  l'ofFicier  le  plus  élevé 
en  grade.  Il  n'y  avait  pas  un  aspirant  qui  ne  critiquât  avec  assu- 
rance la  conduite  de  son  amiral  (I). 

Nelson  connaissait  bien  le  défaut  de  notre  cuirasse;  cette 
conviction  de  notre  infériorité  morale  alluma  son  ardeur  et 
doubla  son  audace;  la  campagne  de  1805  fut  pour  lui  la 
résultante  de  la  persévérance  méthodique  dans  ses  longues 
croisières  de  formation.  Sa  haine  contre  la  France  s'augmen- 
tait du  mépris  pour  les  Français  ;  ce  sentiment  paraît  avoir 
animé  toute  la  marine  britannique  en  ce  temps-là  :  les  lettres 
des  officiers  anglais  sont  pleines  d'allusions  dédaigneuses  à  la 
grossièreté  d'allures,  la  jactance  démocratique,  le  manque 
de  «  respectability  "  des  marins  de  la  République  ;  tout  comme, 
après  1830,  on  remarquait  le  défaut  d'éducation,  de  tenue  et 
de  sens  militaire  chez  les  officiers  imposés  à  l'armée  et  pris 
parmi  les  vainqueurs  des  trois  glorieuses.  Il  serait  injuste  et 
puéril  de  généraliser;  les  héros  de  Trafalgar  ont  montré  un 
courage  personnel  qui  rachète  leurs  défauts;  la  responsabi- 
lité du  désastre  remonte  non  aux  hommes  de  bonne  volonté 

(1)  Mémoires  du  capitaine  Leconte.  —  Voir  LoiR,  la  Marine  française , 
p.  160. 


-40  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

qui   donnèrent   leur   vie,   mais    aux   politiciens   qui   ne    les 
avaient  pas  préparés  à  ce  sacrifice. 

Nelson  aurait-il  tenté  ce  coup  hasardeux  de  bloquer  avec 
vingt-sept  navires  des  flottes  plus  nombreuses,  s'il  n'avait  eu 
pleine  confiance  en  son  personnel  et  le  sentiment  de  sa  supé- 
riorité technique?  Certainement  non.  Rien  n'est  plus  admi- 
rable que  la  lucidité  de  ses  instructions,  la  précision  de  ses 
manœuvres,  la  netteté  de  son  but.  Il  enleva  nos  escadres 
comme  à  la  baïonnette  ;  il  savait  que  ses  vaisseaux,  mieux 
exercés,  ne  pouvaient  que  gagner  à  une  mêlée  (1).  La  défaite 
qu'il  nous  infligea  venait  de  l'infériorité  temporaire  où  nous 
avaient  jetés  de  fatales  circonstances.  Dieu  permet  toujours 
—  nation  ou  individu  —  que  l'on  soit  puni  par  où  l'on  a 
péché,  et  ici  quelles  conséquences  profondes  des  fautes  accu- 
mulées en  si  peu  d'années! 

Napoléon  n'avait  pas  seulement  perdu  une  bataille.  «  La 
destinée  de  tout  le  continent  était  profondément  modifiée  par 
ce  fait;  à  partir  de  ce  moment  les  Anglais  furent  les  maîtres 
incontestés  de  la  mer;  il  ne  pouvait  plus  être  question  de  les 
attaquer  dans  leur  île  (2).  » 

Tout  l'effort  du  Blocus  continental  tentera  de  remplacer,  à 
sa  façon,  l'arme  qui  a  été  brisée  dans  nos  mains  le  21  octobre 
1805.  Nelson  avait  conquis  la  clef,  et,  dix  ans  plus  tard,  Wel- 
lington, en  la  tournant  dans  la  serrure,  ouvrit  la  porte.  «  La 
ruine  de  la  puissance  maritime  de  la  France  à  Trafalgar  fut 
le  principal  facteur  du  résultat  final  consacré  à  Waterloo  (3) .  » 
Et  ainsi  se  vérifia,  douloureusement  pour  nous,  le  mot  si 
juste  deLalande  dans  son  Traité  de  lanavigation  :  «La  marine 
a  toujours  décidé  du  sort  des  empires.  » 


(1)  James,  Naval  llixtory. 

(2)  Docteur  Fouhmkr,  Napoléon  J",  t.  II,  p.  80. 

(.3)  Capitaine  Mahak,  hifluence  of  sea  powci-  on  Révolution  and  on  Empire, 
t.  I,  p.  36, 


CHAPITRE    II 

LE    PRINCE     DE     LA     PAIX 
(1805-1806) 


La  famille  royale  d'Fsnagne.  —  Futilité  de  la  Cour.  —  Hésitations  du  prince 
de  la  Paix.  —  Son  agent  secret  à  Paris  :  Isquierdo.  —  Projet  d'une  des- 
cente espagnole  en  Irlande.  — -  Diflicullés  au  sujet  du  suljside  mensuel  de 
l'Espagne  au  trésor  impérial.  —  Le  généra!  O'Farrill  avec  un  corps  espa- 
gnol envoyé  par  ordre  en  Toscane.  —  Avances  au  prince  de  la  Paix  pour 
obtenir  de  Charles  IV  de  reconnaitre  Joseph  Bonaparte  comme  roi  de 
Naples.  —  L'Espagne  souscrit  à  cette  nécessité. 

Beurnonville  est  satisfait  de  lui-même,  mais  l'Empereur  en  est  mécontent 
et  rappelle  son  ambassadeur.  —  Intérim  fait  par  M.  de  Vandeul.  —  Pre- 
mieis  projets  de  Godoy  sur  une  souveraineté  indépendante.  —  Règlement 
financier  du  subside.  —  Mission  de  Prosper  de  Barante  à  Madrid.  — 
A  Paris  pourparlers  secrets  pour  la  paix.  —  Influence  de  Strogonoff, 
ambassadeur  de  Paissie  en  Espagne,  sur  Godoy.  —  Levée  des  milices  espa- 
gnoles; préparatifs  cl.nndestins:  agitation  à  Madrid.  — Proclamation  bel- 
liqueuse du  prince  de  la  Paix  (15  octobre).  —  Effroi  et  rétractation  à  la 
nouvelle  de  la  victoire  d'Iéna.  —  Insuffisance  diplomatique  de  Vandeul. 
—  Godoy  est  perdu  dans  l'esprit  de  l'Empereur. 


La  toile  où  François  Goya  représente  la  n  famille  de 
Charles  IV»  est  un  large  morceau  de  peinture,  c'est  aussi  une 
forte  page  d'histoire. 

Le  front  fuyant,  dans  des  yeux  ronds  un  regard  étonné,  le 
nez  long,  gros,  penché  sur  une  bouche  étroite,  le  menton 
ramassé,  le  teint  coloré  sous  la  perruque  blanche  de  poudre. 


-42  L'ESPAGNE   ET    NAPOI,EON 

un  buste  pesant  que  soutiennent  des  jambes  solides,  un  sou- 
rire de  bonhomie,  une  tournure  essentiellement  pacifique 
malgré  la  tension  cavalière  du  pied  gauche  et  la  main  sur  la 
garde  de  l'épée;  l'apparence  d'un  gentleman  bon  vivant  plus 
que  d'un  fier  hidalgo,  —  tel  se  montre  Charles  IV  (1). 

La  Reine,  centre  de  la  composition  tout  entière,  a  son  his- 
toire «  peinte  sur  la  figure  «  :  traits  couperosés,  bouche  sen- 
suelle, œil  provocant,  le  menton  en  galoche,  les  cheveux 
ramenés  en  boucles  et  collés  sur  les  tempes,  la  gorge  décou- 
verte, la  taille  massive;  à  profusion  diamants,  colliers  et 
perles  semés  sur  une  peau  llétrie  et  le  corsage  d'une  robe 
pailletée  d'or  de  couleur  trop  claire.  En  une  pose  théâtrale, 
comme  le  ferait  la  mère  la  plus  attentive,  elle  tient  par  la 
main  une  jeune  princesse  à  la  physionomie  banale  et  le  petit 
Francisco  de  Paula  qui  regarde  avec  une  surprise  inquiète. 
—  Derrière  le  prince  des  Asturies,  si  placide  et  correct  qu'on 
ne  le  remarque  pas  du  premier  coup  bien  qu'il  soit  au  pre- 
mier plan,  —  la  tête  éveillée  de  son  frère,  don  Carlos,  pétil- 
lante de  gentillesse. 

La  reine  d'Élrurie,  dans  un  mouvement  qui  marque  la 
lassitude  et  cache  peut-être  aussi  son  épaule  trop  haute  et  sa 
taille  déviée,  porte  avec  effort  son  fils,  un  baby  de  quelques 
mois.  A  côté  de  son  époux  don  Louis  fortement  charpenté, 
les  cheveux  épais  et  roux,  les  paupières  relevées,  le  teint 
fade,  dans  sa  petitesse  elle  fait  contraste  avec  ses   mèches 

(1)  Charles  IV,  né  à  Naples  le  12  novembre  i748,  roi  d'Espagne  le  14  dé- 
cembre 1788,  marié  à  Marie-Louise  de  Parme  née  le  9  décembre  1751.  Ils 
ont  six  enfants  :  1°  Fernand,  prince  des  Asturies,  né  le  14  octobre  1784; 
2"  Carlos,  né  le  29  mars  1788;  3"  François  de  Paule,  né  le  10  mars  1794; 
4°  Charlotte,  née  le  25  avril  1775,  mariée  à  Jean  de  Bragance,  régent  puis  roi 
de  Portugal  ;  5"  Marie-Louise,  née  le  6  juillet  1782,  mariée  à  son  cousin  Louis 
de  Parme,  roi  d'iilrurie,  dont  elle  a  dcu.x  enfants  :  Charles-Louis  (1799), 
Louise-Charlotte  (1802);  6°  Marie-Isabelle,  née  le  6  juillet  1789.  —  Le  Koi  a 
un  neveu  Pedro,  né  le  18  juin  1786  et  deux  frères  :  Ferdinand  IV,  roi  de 
Waples,  né  le  12  janvier  1751,  et  Antonio  Pascual,  né  le  31  décembre  1755. 


LE    PRINCE    DE    LA    PAIX  43 

noires  et  crépues,  ses  sourcils  arqués,  son  regard  en  vrille, 
ses  pommettes  rouges.  —  Dans  la  pénombre  (comparses  gri- 
sâtres de  l'assemblage  de  la  toile,  comme  ils  le  furent  en 
réalité  du  trône  et  de  la  vie)  figurent  quelques  parents 
obscurs,  guindés,  chamarrés,  rassemblés  là  par  surprise  : 
don  Antonio,  reflet  éteint  de  son  incolore  et  royal  frère,  et 
une  vieille  fille  fardée,  fagottée  de  soie  et  de  brocart,  placée 
comme  la  caricature  trop  ressemblante  de  tous  ces  person- 
nages en  falbalas,  rigides  d'inertie,  d'insouciance  et  d'éti- 
quette, à  qui  l'on  souhaiterait,  en  des  temps  calmes,  des 
devoirs  moins  lourds  ou  des  épaules  plus  fortes.  —  Égarés, 
au  tournant  de  deux  siècles,  saisis  par  la  rafale  à  l'angle  du 
chemin,  le  tourbillon  les  emporte  avant  que  leurs  yeux  aient 
aperçu  le  nuage,  avant  que  leur  esprit  ait  deviné  la  tempête. 
Toute  cette  famille  royale  vivait  non  pas  dans  une  grande 
intimité,  mais  dans  une  étroite  dépendance.  La  futilité  des 
occupations  entretenait  l'insignifiance  des  pensées.  En  vain, 
la  Cour  changeait  périodiquement  ses  résidences,  avec  une 
monotonie  régulière  :  Madrid,  Aranjuez,  la  Grandja,  l'Es- 
curial,  pour  revenir  à  Madrid;  cœlum  non  animam  mutant, 
partout  elle  portait  avec  elle  son  désœuvrement,  ses  plaisirs 
lourds,  son  incurable  ennui.  Les  mœurs  de  la  Reine  et  son 
obligation  constante  de  les  cacher  au  Roi  entretenaient  tout 
autour  d'elle  une  atmosphère  de  mensonges  et  de  ruses  (1)." 
Dans  la  religion,  c'étaient  des  habitudes,  des  superstitions, 
des  impostures;  dans  la  politique  des  bagatelles,  des  plati- 
tudes et  des  terreurs.  L'élément  jeune  de  la  Cour  pouvait 
rêver  autre  chose  et  le  sentiment  de  l'honneur  éclatait  dans 
plus  d'un  cœur,  mais  il  fallait  refouler  des  espérances  qui 
faisaient  trop  la  critique  du  présent;  l'énervement  de  l'oisi- 
veté abattait  ces  âmes  lasses  avant  d'avoir  agi.  En  sorte  que 

(1)  Voir  dans  V Ambassade  française  en  Espagne  pendant  la  Révolution,  au 
chap.  VI,  les  rapports  d'Alquicr. 


44  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

le  souci  du  royaume,  le  sentiment  d'une  crise,  l'impression 
d'un  malaise,  le  désir  du  changement,  la  fierté  du  passé,  le 
patriotisme  en  un  mot,  vague  chez  les  Princes,  effrayé 
chez  les  Grands,  engourdi  chez  les  Ministres,  s'accentuait  à 
mesure  qu'on  s'éloignait  de  la  Cour  :  il  se  montrait  cavalier 
dans  la  noblesse  de  province,  pointilleux  chez  les  gens  de 
robe,  inquiet  et  plus  ardent  chez  les  gens  d'église,  plus 
vibrant  dans  le  menu  peuple,  plus  farouche  au  fond  des  cam- 
pagnes. Mais  qui  se  souciait  de  l'opinion  des  petites  villes, 
qui  demandait  aux  bourgeois  d'Andalousie  et  aux  marchands 
de  la  Catalogne  autre  chose  que  la  régularité  de  leurs  impôts 
et  le  calme  de  leurs  habitudes,  qui  pensait  que  les  labou- 
reurs de  la  Castille  ou  les  pâtres  de  la  Sierra  pussent  remuer 
des  sentiments?  L'homme  d'Espagne  qui  régentait  le  royaume 
n'avait  pas  l'âme  assez  haute  pour  songer  à  «  l'esprit  public  »  ; 
habitué  d'ailleurs  à  l'adulation  de  son  entourage,  à  l'apathie 
des  fonctionnaires,  aux  sourires  des  quémandeurs,  il  vivait  en 
repos.  Sa  seule  préoccupation  lui  venait  de  France  :  que 
penserait  l'Empereur?  Que  pouvait-il  vouloir  et  par  suite 
autoriser? 

Depuis  longtemps  le  prince  de  la  Paix  entretenait  avec  lui 
des  rapports  qu'il  s'efforçait  en  vain  de  rendre  intimes.  Aux 
esprits  médiocres  les  petits  moyens  conviennent,  les  entre- 
prises mystérieuses  offrent  de  l'attrait.  Une  correspondance 
par  les  mains  d'agents  secrets,  en  passant  à  côté  des  ambassa- 
deurs et  de  leurs  messagers  officiels,  charmait  Godoy.  Il  avait 
envoyé  à  Paris  un  homme  instruit  et  souple,  adroit,  remuant 
dans  la  coulisse  et  de  petite  conscience  :  don  Eugénie 
Isquierdo,  à  qui  la  duchesse  d'Abrantès  trouvait.de  l'esprit 
et  une  «  figure  atroce».  Il  était  alors  directeur  du  «  Cabinet 
d'histoire  naturelle  »  de  Madrid,  reconstitué  par  Godoy  qui 
jouait  au  Mécène.  Autrefois,  avant  1789,  voyageant  en 
France,   il  fréquentait  chez    Buffon,    chez  M.    de    Bretcuil, 


LE    PRINCE   DE    LA    PAIX  45 

chez  Lavoisier;  il  y  rencontra  Lacépède  et  leurs  relations 
avaient  continué.  Avec  ce  dernier,  qui,  tout  mérite  scienti- 
fique à  part,  était  devenu  un  personnage:  Président  du  Sénat, 
Grand  Chancelier  de  la  Légion  d'honneur,  —  Isquierdo  vint 
s'aboucher  à  Paris  (novembre  1804)  et  lui  parla  d'autres 
choses  encore  que  des  mœurs  des  «  Cétacés  ».  Lacépède 
demanda  en  haut  lieu  s'il  devait  s'entretenir  sur  le  ton  de  la 
politique  avec  ce  naturaliste  ami  du  prince  de  la  Paix.  L'Em- 
pereur sembla  l'autoriser;  et  peu  à  peu  il  s'établit  une  cor- 
respondance indirecte  qui,  remise  par  Isquierdo  à  Lacépède, 
arrivait  jusqu'à  Napoléon  (1). 

Celui-ci,  sans  répugner  à  ces  plates  intrigues,  ne  s'y  con- 
fiait guère;  il  y  voulait  en  tout  cas  une  prudence  raffinée  : 
«  N'écrivez  ni  ne  signez  rien,  recommandait-il  à  Lacé- 
pède (2),  mais  dictez.  »  Le  subside  mensuel  d'un  million  et 
demi  avait  d'abord  fourni  matière  aux  entretiens,  puis  ce  fut 
le  tour  des  armements  militaires,  quand  la  guerre  fut  dé- 
clarée à  l'Angleterre.  Enfin  des  questions  plus  délicates  s'al- 
laient poser.  Le  chevalier  de  Santivanès,  chargé  d'affaires, 
le  prince  du  Masserano,  récemment  nommé  ambassadeur  de 
Charles  IV  à  Paris  (3) ,  connaissaient  mal  et  s'inquiétaient  peu 
de  cet  agent  spécial  de  Godoy.  A  Madrid,  Beurnonville  avait 
fini  par  découvrir  ce  commerce  occulte;  il  s'en  plaignait  à 
Talleyrand  dans  un  style  qui    peint  parfaitement  son  carac- 


(1)  On  trouve  vingt-deux  lettres  à  l'Empereur  aux  Archives  nationales 
(AF  IV,  1679).  Le  Grand  Chancelier  se  borne  généralement  à  des  billets 
de  transmission. 

(2)  20  janvier  1805,  Correspondance,  t.  X. 

(3)  Charles,  Fieschi  prince  de  Masserano,  d'une  famille  piémontaise  établie 
en  Espagne.  Lieutenant  général  (1791).  Major  des  gardes  du  corps.  Capitaine 
de  la  compagnie  flamande,  grand  d'Espagne  de  première  classe.  Chevalier  de 
la  Toison  d'or.  «  Ayant  de  la  partialité  pour  la  France  h  où  il  s'était  marié 
et  où  résidaient  ses  deux  iilles.  Ambassadeur  de  Charles  IV  à  Paris  (mars  1805- 
avril  180!)).  Grand  maître  des  cérétiioaies  du  roi  Joseph  (ISODj.  Fixé  eu 
1814  à  Paris,  où  il  xnourut  en  1837. 


46  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

tère,  son  rôle  en  Espagne,  le  but  elles  moyens  de  sa  politique  : 

Madrid,  6  thermidor  an  XII  (5  août  1805). 
Confidentielte. 

Mon  cher  et  aimable  ministre, 

Je  me  trouve  depuis  quelque  temps  dans  un  vrai  mar^jouillis  si 
dégoûtant,  que  cette  situation,  n'est  véritablement  plus  tenable; 
peut-être  qu'en  soumettant  les  observations  suivantes  à  votre 
sagesse,  il  vous  sera  plus  facile  qu'à  moi  de  démêler  les  plates 
intrigues  qui  ne  tendent  pas  moins  qu  à  assurer  l'indépendance 
de  M.  le  prince  de  la  Paix  à  l'égard  de  votre  département  et  de 
mon  ambassade,  et  ce  sera  encore  à  vous  à  peser  jusqu'à  quel 
point  cette  indépendance  peut  être  utile  aux  affaires  de  l'alliance. 

Je  n'imagine  pas  que  S.  M.  l'Empereur  et  Roi  ait  jamais  pu 
penser  que  M.  le  prince  de  la  Paix  soit  l'auteur  des  miracles 
maritimes  que  j'ai  réellement  préparés  dans  les  trois  ports  mili- 
taires de  l'Espagne  ;  Elle  sait  trop  combien  ce  prince  a  travaillé  à 
organiser  une  grande  armée  aux  dépens  de  la  marine,  dans  quel 
délabrement  j'ai  trouvé  les  trois  départements  à  mon  retourà  Madrid 
et  lorsque  l'Angleterre  a  déclaré  la  guerre  à  l'Espagne;  et  s'il  y  a 
eu  des  miracles  opérés,  ils  tiennent  essentiellement  à  la  volonté 
suprême  de  S.  M.  Impériale  qui  m'a  cliargé  d'annoncer  le  prochain 
détrônement  du  prince  et  de  la  maison  des  Bourbons  si  toute  la 
marine  espagnole  ne  recevait  pas  dans  le  plus  bref  délai  toutes 
les  réparations  dont  elle  était  encore  susceptible.  —  Il  vous  sera 
facile  d'après  ce  petit  cxorde  que  j'ai  fait  assez  militairement  à 
M.  le  Généralissine,  de  voir  que  depuis  cette  époque  je  ne  l'ai  fait 
marcher  qu'à  coup  de  peur  et  de  crainte  et  S.  M.  I.  ne  peut  en 
avoir  d'autre  opinion  d'après  celle  qu'Elle  doit  avoir  du  person- 
nage qui  est  rien  moins  que  français,  mais  qui  sait  cependant  que 
son  existence  dépend  tout  entière  d'un  souffle  de  l'Empereur. 

...  Je  ne  sais  pas  trop  où  cet  homme  qui  n'a  de  capacité  que 
parce  qu'il  a  détruit  toutes  les  bonnes  réputations,  veut  aller;  plus 
je  le  suis,  plus  je  suis  disposé  à  penser  qu'il  travaille  à  la  ruine 
totale  de  son  pays,  qu'il  se  fera  un  mérite  de  déplorer  le  sort  de 
ses  maîtres  et  qu'il  ne  serait  pas  fâché  de  les  remplacer  à  l'aide 
des  crises  qu'il  prépare.  Longtemps  j'ai  balancé  à  lui  faire  l'hon- 
neur de  ces  dispositions,  mais  tout  ce  qui  se  passe  sur  la  décadence 


LE    PRINCE    DE   LA    PAIX  il 

de  cette  monarchie,  qui,  dans  quelques  mois,  ne  pourra  plus 
marcher,  m'a  mis  dans  le  cas  de  tàter  cet  intrigant  sans  moyens  et 
je  ne  l'ai  pas  trouvé  inaccessible  à  ces  mesures  que  je  lui  ai  laissé 
voir  dans  un  lointain  possible.  Toutes  les  fois  que  le  Roi  est 
malade,  je  suis  son  intime  ami,  parce  qu'il  craint  que  le  successeur 
ne  s'empare  de  ses  trésors  et  ne  l'envoie  aux  présides  d'Afrique... 

Je  reviens,  mon  cher  ministre,  au  plan  que  ce  prince  s'est  fait 
à  Paris.  Vous  vous  rappelez  qu'il  y  a  quinze  à  dix-huit  mois,  lors- 
qu'Hervas  était  encore  chargé  d'affaires,  qu'un  certain  personnage 
voulut  par  l'intermédiaire  de  M.  de  Lacépède  obtenir  une  audience 
du  Premier  Consul,  que  vous  trouvâtes  le  moyen  d'écarter  cette 
audience  et  que  vous  engageâtes  M.  Hervas  à  écrire  au  Prince  que 
tous  ses  mandataires  seraient  toujours  bien  reçus,  toutes  les  fois 
qu'ils  vous  seraient  présentés  par  l'ambassadeur  ou  le  chargé  d'af- 
faires d'Espagne. 

(Le  nouvel  agent  se  nomme  Bonnald  —  il  a  été  commandant  de 
place  aux  Sables-d'Olonne  et  à  Saint-Jean  Pied-de-Port  —  a  été 
employé  par  le  gouvernement  portugais  à  Lisbonne,  pour  sur- 
veiller le  général  Lannes.) 

Isquierdo,  Bonnald  sont  à  Paris  les  deux  espions  du  prince  et  se 
vantent  auprès  de  leur  protecteur  d'avoir  M.  Lacépède  à  leur  dis- 
crétion. Le  premier  est  le  plus  immoral  et  le  plus  méchant  des 
hommes;  il  est  la  terreur  d^^'s  Espagnols  à  Paris,  il  l'est  du  prince 
Masserano  et  Hervas  m'a  dit  lui-même  qu'il  en  avait  peur  et  que 
c'était  pourquoi  il  vous  l'avait  présenté  et  au  maréchal  Duroc.  Je 
me  plais  à  penser  qu'après  avoir  fait  purger  Paris  de  ces  deux 
espèces,  vous  serez  assez  ciiaritable  pour  prévenir  le  bon  chancelier 
Lacépède  qu'il  ne  peut  être  en  rapport  avec  de  pareils  hommes; 
toutefois  après  que  vous  vous  serez  assuré  des  faits,  car  je  n'ai  que 
des  calculs  de  probabilités  ;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le 
prince  vient  de  faire  colonel  d'artillerie  légère  le  neveu  de  M.  de 
Lacépède  qui  était  inconnu  en  Espagne 

M.  Isquierdo  envoie  des  couriûers  toutes  les  semaines  et  ses  rap- 
ports consistent  la  plupart  du  temps  dans  des  rapsodies  de  nou- 
velles si  ridicules  que  l'Empereur  le  ferait  jeter  dans  la  Seine,  s'il 
en  avait  connaissance.  Cependant  ces  rapsodies  font  souvent  l'opi- 
nion du  Prince  et  je  suis  obligé  de  le  rappeler  avec  la  cham])rière. 

Depuis  quelques  mois,  cet  homme  me  fait  tant  de  mensonges, 
que  je  suis  souvent  embarrassé  pour  mes  rapports,  et  la  plupart 


48  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

du  temps  je  suis  obligé  de  le  faire  répéter  trois  fois  et  de  lui  de- 
mander en  sus  sa  parole  d'honneur. 

Ce  qui  constate  encore  qu'il  veut  être  indépendant  de  votre 
département,  c'est  qu'Hervas  voulut  lui  donner  lecture  d'une  lettre 
charmante  que  vous  lui  avez  écrite  dans  les  meilleures  intentions 
possibles,  et  qu'il  n'a  répondu  à  l'article  le  plus  intéressant  que 
par  ces  mots  :  «  L'Empereur  n'entretient  jamais  de  moi  ni  de  nos 
affaires  M.  de  Talleyrand,  qui  n'en  a  aucune  connaissance.  »  — 
Je  laisse  à  Hervas  le  soin  de  vous  rendre  cette  conversation  ridi- 
cule. Il  me  reste  démontré  que  vous  devez  faire  renvoyer 
M.  Isquierdo  à  sa  fabrique  de  cuivre  du  Ferrol,  le  sieur  Bonnald 
à  Bicètre  ou  dans  son  village  età  faire  engager  l'excellent  M.  Lacé- 
pède  à  ne  se  mêler  que  de  sa  chancellerie,  du  Sénat  et  de  ses 
poissons... 

...  J'ai  tracé  très  à  la  hâte  ces  observations  que  vous  lirez  dans 
votre  bain  à  Bourbon-l'Archambaut.  Vous  connaissez  mon  zèle, 
mon  dévouement,  mon  attachement  pour  les  intérêts  de  S.  M. 
l'Empereur  et  Roi...  (1). 

Godoy  aimait  ce  qu'il  appelait  «la grande  politique  »,  celle 
qui  permet  les  rêveries  et  dispense  du  travail  ;  il  poursuivait 
des  chimères  et  s'inquiétait  peu  longtemps  de  leur  mise  en 
pratique.  Quand  la  guerre  avec  l'Angleterre  avait  été  chose 
décidée,  il  imagina  de  prendre  le  royaume  britannique  «  à 
revers  »  ,  par  un  débarquement  en  Irlande,  sans  songer  que, 
même  résolu  de  la  Corogne  à  Dublin,  le  problème  restait 
entier  pour  passer  de  Dublin  à  Liverpool.  Il  arrêta  son  esprit  à 
cette  naïveté  qui  jadis  avait  charmé  les  utopistes  de  la  Con- 
vention et  un  jour  séduit  Hoche.  Peut-être  le  souvenir  d'une 
revanche  de  l'invincible  Armada  lui  vint-elle  en  tête.  Peut-être 
se  complaisait-il  à  rivaliser  avec  Napoléon  lui-même  et  à  faire 
concurrence  au  camp  de  Boulogne?  —  Un  mois  avant  Tra- 
falgar  il  écrivait  à  l'Empereur  par  l'intermédiaire  de  l'amiral 
Decrès  : 

...  Moi,  de  mon  côté,  désirant  coopérer  à  la  ruine  de  l'ennemi 

(1)  Beurnonville  à  Talleyrand.  Espagne;  vol.  668,  fol.  2,~'i-'À79. 


LE   PRINCE    DE   LA    PAIX  49 

commun,  je  signais  un  traité  d'alliance  avec  le  Conseil  de  l'Irlande, 
ayant  considéré  que  c'était  un  des  moyens  les  plus  sûrs  pour 
déconcerter  tous  les  projets  de  l'Angleterre,  donner  un  coup  mor- 
tel à  sa  puissance  déjà  chancelante  et  la  réduire  aux  abois...  Cette 
île  s'engage  à  fournir,  en  temps  de  guerre,  40,000  matelots, 
30,000  hommes  d'infanterie,  et  10,000  de  chevalerie  (sic).  Cette 
alliance  devra  être  perpétuelle  avec  l'Espagne  et  ses  alliés. 
L'Espagne  ne  pourra  former  aucun  traité  sans  que  l'Irlande  y  soit 
comprise...  —  Le  point  le  plus  essentiel  de  ce  traité,  c'est  la  mé- 
diation de  S.  M.  C.  afin  que  S.  M.  I.  et  R.  daigne  accepter  et  pro- 
téger ce  qui  a  été  convenu  de  part  et  d'autre...  Le  négociateur  est 
parti  pour  Londres...  Les  Irlandais  demandent  10,000  hommes  de 
troupes,  60,000  fusils,  autant  d'épées...  Le  lieu  pour  le  débar- 
quement :  la  baie  de  Tralee  ou  le  fleuve  Shannon.  Tous  les  habi- 
tants sont  catholiques  et  se  trouvent  dans  l'oppression  la  plus  dure. 
Les  Anglais  n'ont  de  vaisseaux  de  guêtre  que  dans  la  baie  de 
Bantry...  (1). 

Même  après  le  désastre  des  flottes  alliées,  Godoy  poursui- 
vait son  espérance  quond  les  délégués  d'un  comité  d'Irlandais, 
où  siégeaient  des  évêques  catholiques,  vinrent  lui  offrir  des 
volontaires,  des  matelots  et  des  vivres  (2).  Napoléon  était 
trop  payé  pour  croire  à  la  facilité  de  semblable  aventure; 
tout  son  esprit  se  concentrait  sur  ses  armées  de  terre  et  ce 
qu'il  exigeait  de  l'Espagne  c'était  un  secours  pratique  :  de 
l'argent  et  des  soldats;  de  l'argent  surtout. 

Ce  subside  mensuel  fit  couler  des  flots  d'encre.  Retards, 
atermoiements,  discussion,  controverse,  la  malheureuse 
Espagne,  fort  mal  en  fonds,  usa  de  tous  les  moyens  dilatoires. 
On  ergotait  sur  l'échéance  même  de  la  promesse  :  la  préten- 
tion de  l'Empereur  était  de  faire  acquitter  le  versement  jus- 
qu'au 14  décembre  1804  (époque  à  laquelle  Madrid  avait 
déclaré  la  guerre  à  Londres);  Cevallos  voulait  le  faire  cesser 
au  jour  où  l'Angleterre  avait  commencé   les  hostilités  avec 

(1)  26  septembre  1905.  AF  IV,  1679. 

(2)  Janvier  1806.  AF  IV,  1680. 


SO  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

la  France  (au  mois  de  mars  précédent)  (1).  L'affaire  traî- 
nait avec  Beurnonville  ;  l'inévitable  ïsquierdo  s'en  mêla 
auprès  de  Barbé-Marbois  et  on  aboutit. 

Dans  une  lettre  au  ministre  des  Relations  extérieures  qui 
débute  par  «  Mon  cher  Talleyrand  »  et  finit  par  «  Je  vous 
embrasse»  (2),  Barbé-Marbois  constate  cet  heureux  résultat 
et  ajoute  :  «  L'Espagne  va  vendre  pour  400  millions  de  biens 
ecclésiastiques.  La  mesure  est  bonne  et  les  circonstances  la 
rendent  nécessaire.  »  L'opération  fut  mauvaise,  comme  la 
mesure.  Ces  biens  d'Église  se  vendent  mal  et  profitent  peu 
aux  acquéreurs;  ils  fondent  dans  les  mains  de  ceux  qui  s'en 
emparent;  en  Espagne  même  on  aurait  dû  en  avoir  l'expé- 
rience après  la  grande  confiscation  par  Charles  III  des  mai- 
sons des  jésuites  :  l'argent  fut  perdu  pour  tout  le  monde  : 
annihilé,  gaspillé  ou  volé  (3).  Quarante  ans  plus  tard,  Beur- 
nonville constatait  piteusement  le  même  échec  «dans  un  pays 
oîi  dominent  les  préjugés,  où  les  cultivateurs  sont  pauvres  et 
où  la  législation  sur  les  héritages  s'oppose  à  la  subdivision 
des  fortunes  et  met  obstacle  à  ce  qu'il  y  ait  concurrence  dans 
les  achats  (4)  »  . 

Toute  la  gloire  d'Austerlitz  n'augmentait  pas  d'un  mara- 
védis  le  crédit  de  l'Espagne  et  Beurnonville  devait  encore  ici 
avouer  une  déception  ■:  «  la  nouvelle  de  la  paix  n'ayant  pas 
eu  pour  effet  d'agir  directement  sur  la  valeur  du  signe  repré- 

(1)  Mai  1805.  Espagne,  vol.  668,  fol.  178  et  290. 

(2)  28  octobre  1805.  Vol.  668,  fol.  63. 

(3)  Desdevises  du  Dézebt,  l'Espagne  de  l'ancien  régime,  t.  I,  p.  118. 

(4)  Lettre  à  Talleyrand,  2  nîvôse  an  XIII,  vol.  667,  fol.  307,  308. 

Il  est  piquant  de  remarquer  que  Napoléon,  qui  avait  en  1805  et  1806  fort 
approuvé  ces  ventes,  en  fit,  en  1808,  dans  le  grand  rapport  envoyé  par  son 
ordre  à  toutes  les  chancelleries  européennes,  l'un  de  ses  reproches  au  gou- 
verntement  de  Charles  IV  et  l'une  des  raisons  de  la  détresse  financière  du 
royaume  : 

«  Les  biens  des  hôpitaux  et  des  fondations  pieuses,  dont  l'État  s'était 
emparé  en  les  destinant  à  l'extinction  des  billets  royaux,  avaient  été  détournés 
de  leur  destination.  »  (Vol.  675,  fol.  134.) 


LE   PRINCE   DE    LA    PAIX  51 

sentatif  (1)  ».  Il  se  raréfiait  ce  «  signe  représentatif  » ,  si  bien 
qu'en  1806,  l'Empereur  témoigna  son  désir  de  voir  terminer 
coûte  que  coûte  ces  réclamations  entre  les  deux  nations. 
Isquierdo  porta  Vultimatum  à  Madrid,  Godoy  fit  taire  les 
dernières  chicanes  de  ses  compatriotes  et  autorisa  son  agent, 
décoré  pour  la  circonstance  du  titre  de  «  ministre  du  Conseil 
suprême  de  la  guerre  v  ,  à  payer,  par  l'entremise  du  banquier 
Ouvrard,  entre  les  mains  du  ministre  du  Trésor  Mollien,  les 
millions  impérieusement  réclamés  (2). 

La  question  financière  touchait  fort  Napoléon,  mais  la 
question  militaire  plus  encore  :  la  marine  lui  avait  paru  la 
meilleure  carte  des  forces  de  l'Espagne.  A  Trafalgar  il  l'avait 
jouée  et  perdue.  Quelque  médiocre  que  lui  semblât  l'armée  de 
terre,  toujours  à  court  d'hommes,  il  l'estimait  utilisable 
pour  tenir  garnison,  à  la  place  de  ses  vétérans,  dans  les  pays 
conquis.  C'est  ainsi  que  dès  le  17  septembre  1805  ayant  retiré 
les  troupes  françaises  stationnées  en  Toscane,  il  jugea  bon  de 
demander  à  Madrid  d'y  envoyer  6,000  Espagnols  (3).  La  dési- 
gnation était  habile,  car  en  Toscane,  devenue  royaume  d'Étru- 
rie,  régnait  la  propre  fille  de  Charles  IV.  Mais  la  réponse 
était  trop  facile  à  prévoir  :  comment,  disait  Godoy,  dégarnir 
la  péninsule  au  moment  où  la  guerre  que  vous  nous  imposez 
avec  l'Angleterre  nous  met  en  passe  d'être  attaqués?  L'Empe- 
reur renouvela  ses  instances  d'un  ton  plus  comminatoire  :  il 
fallut  promettre  le  départ  pourLivourne  du  général  O'Farrill 
et  d'un  corps  expéditionnaire  :  trois  régiments  d'infanterie, 
quelques  escadrons  et  un  détachement  d'artillerie  sans  canon, 
(3,600  fantassins,  1,000  cavaliers,  100  artilleurs.)  Habile  en 
petites  ruses,  le  prince  de  la  Paix  annonça  qu'ils  iraient  par 

(1)  Dépêche  du  27  janvier  1806,  vol.  669,  fol.  234. 

(2)  AF  IV,  1680  et  Espagne,  vol.  669,  fol.  459.  Le  chiffre  total  atteignait 
87  millions;  on  transigea  à  24  :  3  millions  par  mois  versés  par  Madrid,  et 
une  soTiime  de  9,82]  ,000  francs  payables  dans  les  colonies  espagnoles. 

(3)  Vol.  668,  fol.  389. 


52  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

voie  de  mer,  sur  la  Hotte  de  Carthagène;  or,  comme  la  Médi- 
terranée était  bloquée  par  les  escadres  anglaises,  il  gagnait 
la  seule  chose  qu'il  sut  économiser  :  du  temps.  Celte  ressource 
vint  aussi  à  lui  manquer,  la  division  espagnole  parvint  en  Tos- 
cane où  elle  sembla  un  otage  plus  qu'un  allié,  elle  était  passée 
sous  la  verge  d'un  maître  irritable  :  une  rixe  banale  ayant 
éclaté  aux  portes  de  Florence  entre  des  soldats  du  régiment 
de  Zamoraetdeux  gendarmes  français  y  ayant  été  tués,  l'Em- 
pereur voulut  faire  fusiller  trois  hommes  pour  un  et  écrivit 
dans  une  sorte  de  frénésie  :  «  Si  l'on  ne  me  donne  pas  répa- 
ration, je  ferai  entrer  deux  régiments  en  Toscane  et  je  ferai 
massacrer  tous  ceux  de  Zamora  que  je  rencontrerai  (1).  « 

Et  cependant,  sa  politique  le  contraignait  à  l'apparence 
de  la  douceur;  lui,  qui  par  la  suite  devait  traiter  le  favori  avec 
un  si  hautain  mépris,  croyait  alors  devoir  lui  témoigner  une 
certaine  estime,  comme  à  l'homme  influent  de  qui  on  attendait 
la  bonne  volonté;  aux  jours  de  ces  rapports  qu'il  autorisait 
avec  Lacépède,  il  dictait  des  notes  flatteuses,  il  allait  au- 
devant  des  désirs;  on  ne  trouvera  pas  dans  le  billet  suivant  le 
ton  sabreur,  l'allure  cassante  d'habitude  : 

L'Empereur  appuiera  de  toute  son  influence,  et  s'il  le  faut  de 
ses  armes,  tout  ce  que  le  prince  de  la  Paix  voudra  faire  relative- 
ment au  Portugal.  Il  est  prêt  à  signer  et  à  prendre  tous  les  enga- 
gements que  le  prince  de  la  Paix  jugera  nécessaire  pour  cet  objet  (2). 

Il  remaniait,  en  cet  hiver  de  1806,  toute  la  carte  d'Europe, 
et  fort  indifférent  à  ce  que  l'Espagne  pouvait  penser  de  ses 
bouleversements  en  Allemagne,  il  avait  le  désir  de  ne  pas 
l'irriter  outre  mesure  par  ses  agrandissements  en  Italie.  Or, 
sur  le  trône  de  Nuples,  où  régnait  Ferdinand  de  Bourbon 
frère  de  Charles  IV,  venait  de  s'asseoir  Joseph  Bonaparte, 

(1)  Février  1806,  Correspondance,  t.  XII. 

(2)  6  février  180G,  id.,  t.  XII. 


LE    PRINCE    DE   LA    PAIX  55 

frère  de  Napoléon.  La  question  ne  pouvait  être  en  soi  plus 
aiguë. 

Il  y  avait  sans  doute  d'anciennes  froideurs  entre  les  deux 
couronnes,  le  sentiment  de  famille  était  lui-même  fort  relâché, 
mais  enfin  la  princesse  des  Asturies,  la  future  reine  d'Espagne, 
était  fille  de  Ferdinand  IV.  C'est  ici  que  le  prince  de  la  Paix 
fut  de  nouveau  utile  et  joua  auprès  de  l'Empereur  l'homme 
nécessaire  et  empressé.  Ennemi  du  prince  des  Asturies,  il 
l'était  de  la  princesse  et  entretenait  Talleyrand  dans  la  pensée 
que  cette  Maria  Antonia  (I),  sur  les  conseils  de  sa  mère  la 
reine  Caroline,  favorisait  à  Madrid  le  parti  anglais.  Suspicion 
peut-être  gratuite,  car  l'influence  de  la  jeune  princesse  était 
nulle,  son  autorité  plus  qu'insignifiante  et  sa  liberté  étroite- 
ment restreinte.  Mais  ces  confidences  flattaient  la  manie  de 
Napoléon  acharné  contre  Caroline  et  il  remerciait  Godoy  de 
«  révélations  »  que  le  favori  rendait  effrayantes  avec  un  malin 
plaisir  (2).  Il  allait  jusqu'à  accuser  la  princesse  d'un  complot 
de  lèse-majesté,  d'une  tentative  d'assassinat. 

Suivant  une  politique  assez  mal  estimable  que  Beurnonville 
qualifiait  par  euphémisme  «saine  mais  inflexible  »,  GhailesIV 
rompait  tout  à  coup  avec  son  frère.  Le  chargé  d'affaires  de 
Sa  Majesté  Sicilienne,  M.  de  Robertone,  reçut  dans  la 
nuit  du  9  novembre  1805  l'ordre  de  quitter  l'Escurial 
sous  le  délai  d'une  heure,  Madrid  sous  celui  d'un  jour, 
d'aller  attendre  à  Barcelone  les  instructions  de  sa  Cour.  Il 
était  «  convaincu  »  de  faire  tenir  une  correspondance  secrète 

(1)  Marie-Anloinelte  de  Bourbon  (1783-21  mai  1806),  Hlle  de  Ferdinand  IV 
et  de  Caroline  archiduchesse  d'Autriche,  avait  e'pousé  Ferdinand  prince  des 
Asturies  le  6  juillet  1802. 

(2)  «  Rien  ne  m'étonne  de  la  part  de  la  Reine  de  Naples;  j'ai  cependant 
frémi  à  la  seule  lecture  de  votre  lettre.  J'éprouve  une  véritable  consolation 
d'apprendre  que  L.  M.  sont  en  bonne  santé.  Ne  doutez  jamais  de  l'intérêt 
que  je  vous  porte  et  du  désir  que  j'ai  de  vous  donner  des  preuves  de  ma  pro- 
tection, non  plus  que  de  l'estime  et  de  l'amitié  que  j'ai  pour  le  Roi.  »  —  L'Em- 
pereur au  prince  de  la  Paix,  2  février  1806,  Correspondance,  t.  XII. 


54  L'ESPAGNE   ET   NAPOLÉON 

de  la  princesse  des  Asiuries  à  sa  mère,  et  Godoy  envoyait 
un  courrier  de  cabinet  porter  à  l'Empereur  les  lettres  sur- 
prises (1).  Ainsi  pouvait-on  espérer  à  Paris  que  Tavène- 
ment  de  Joseph  au  trône  de  Naples  serait  accepté  à  Madrid. 
Talleyrand  laissait  Beurnonville  juge  des  convenances  à 
observer  pour  en  faire  l'annonce.  Une  conversation  préa- 
lable avec  Godoy  promettait  qu'aucune  objection  sérieuse  ne 
serait  soulevée  sur  le  changement  de  dynastie  (2).  Le  Roi  en 
prit  moins  gaiement  son  parti  et  notre  ambassadeur,  assez 
embarrassé  d'une  commission  délicate,  tomba  pour  l'exécuter 
dans  le  plus  affreu.v  amphigouri  : 

Les  sentiments  élevés  qui  distinguent  S.  M.  C.  parmi  les  souve- 
rains, les  vues  de  sa  politique  grande  et  libérale,  surtout  l'esprit 
de  bienfaisance  dont  Elle  est  animée  pour  les  peuples,  sont  les 
puissants  motifs  par  lesquels  S.  M.  L  et  R.  est  assurée  que  son 
magnanime  allié  envisagera  sous  son  véritable  jour  une  disposi- 
tion indispensable  au  repos  de  l'Espagne  et  à  la  prospérité  de 
l'Italie  (3). 

Le  «magnanime  allié  1»  répondit  en  des  termes  réservés  jus- 
qu'à l'insigniliance  par  la  plume  de  Cevallos  : 

J'ai  reçu  et  mis  sous  les  yeux  du  Roi  mon  maître  la  note  par 
laquelle  V.  Exe.  a  bien  voulu  me  faire  part  que  S.  M.  l'Empereur 
des  Français,  guidéepar  les  motifs  dont  m'informe  V.  E.  a  jugé  con- 
venable de  conférer  la  couronne  de  IVaples  à  son  auguste  frère  le 
prince  Napoléon-Joseph  de  France.  —  S.  M.  est  informée  de  cette 
communication  ainsi  que  du  nouveau  titre  dont  Son  Altesse  Impé- 
riale demeure  revêtue  (4). 


(1)  Vol.  669,  fol.  166  et  182. 

(2)  28  avril  1806,  Chiffrer,  %ol.  659,  fol.  423. 

(3)  -29  avril  1806,  vol."  669,  fol.  /»28. 

(4)  i"  mai  1805,  vol.  669,  fol.  440. 


LE   PRINCE   OE    LA    PAIX  5» 


II 


Beurnonville,  réduit  à  un  rôle  de  porteur  de  dépêches, 
paraissait  à  l'Empereur  un  agent  médiocre,  «  une  trompette 
qui  ne  peut  rien  garder  ».  —  «  Dites-lui  le  moins  de  choses 
possible.  Ses  lettres  sont  faites  par  l'entremise  de  deux  ou 
trois  secrétaires  qu'il  a,  qui  les  corrigent  et  les  commentent. 
Vous  savez  ce  que  c'est  qu'un  secret  qui  est  entre  cinq  ou 
six  mains.  Ce  sont  d'ailleurs  des  jeunes  gens  très  présomp- 
tueux et  bavards  (1).  »  —  Loin  de  laisser  soupçonner  avant 
l'heure  ce  mécontentement  du  maître,  Talleyrand  accablait 
l'ambassadeur  d'amabilités  : 

Je  suis  occupé,  mon  cher  général,  des  préparatifs  de  mon  départ 
d'Italie  et  comme  c'est,  dans  tous  les  temps,  une  de  mes  premières 
affaires  que  de  m'intéresser  aux  vôtres,  je  m'empresse  de  vous 
annoncer  qu'elles  me  paraissent  aller  fort  bien.  Vous  connaissez 
la  bienveillance  de  l'Empereur  envers  vous;  personne  n'apprécie 
mieux  que  lui  vos  services  et  je  le  vois  tout  à  fait  disposé  à  vous 
accorder  de  nouvelles  grâces  :  laissez  à  l'Empereur  le  soin  d'en 
faire  naître  l'occasion,  elle  ne  peut  être  éloignée  lorsqu'il  s'agit 
de  vous.  Je  mets  habituellement  vos  lettres  sous  les  yeux  de 
S.  M.,  c'est  vous  dire  que  je  m'attache  constamment  à  lui  faire 
votre  cour,  de  la  manière  la  plus  propre  à  l'intéresser  à  votre 
position  et  à  lui  faire  valoir  vos  services.  Je  ne  sais  pas  mieux 
faire  que  de  vous  montrer  et  je  vous  obligerais  beaucoup  moins 
en  me  bornant  à  parler  de  vous. 

Je  vais  me  mettre  en  route  pour  Bourbon-l'Archambault  et 
dans  peu  de  temps  je  sei'ai  de  retour  à  Paris  où  vous  pourrez 
dorénavant  m'adresser  toutes  vos  lettres.  Je  m'empresse,  mon  cher 
général,  de  vous  renouveler  l'assurance  de  mon  sincère  attache- 
ment (2). 

(1)  L'Empereur  à  l'amiral  Decrès,  26  mai  1805,  Con-csponclance,  t.  X. 

(2)  Gênes,  13  messidor  an  XIII  (2  juillet  1805),  vol.  6G8,  fol.  227. 


56  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

Et  ainsi  mis  en  goût  de  satisfaction  vis-à-vis  de  lui-même, 
sentiment  qui  lui  était  familier,  Bcurnonville  demandait 
récompense  sur  récompense  :  sénateur  du  1"  février  1805,  il 
sollicitait  le  brevet  de  maréchal,  le  grand  cordon  de  la  Légion 
d'honneur  et  enfin  le  collier  de  la  Toison  d'or.  Tant  de  titres 
étaient  sans  doute  pour  paraître  plus  digne  de  l'alliance  qu'il 
contractait  en  ce  moment  (20  février  1805)  avec  Félicité 
Louise  Julie  Constance  de  Durfort  (1),  malgré  une  diffé- 
rence de  trente  ans  d'âge,  malgré  «  les  cheveux  grisonnants 
et  le  teint  basané  »  que  lui  accorde  le  signalement  de  ses 
passeports.  11  était  tout  à  la  joie,  et  songeait  à  acheter  une 
grande  terre  en  France  «  parce  qu'il  est  temps  de  se  préparer 
une  retraite  solide,  agréable  et  utile  » ,  désireux  de  venir 
promptement  à  Paris  prêter  son  serment  de  sénateur  afin 
d'en  cumuler  le  traitement  avec  les  appointements  d'ambas- 
sadeur et  sa  solde  de  général  (2).  —  Cependant  il  s'installait 
dans  le  plus  bel  hôtel  de  Madrid,  le  mieux  situé  (3),  recevait 
du  roi  d'Espagne  une  boîte  enrichie  de  diamants  d'une  valeur 
de  onze  à  douze  mille  francs  (4),  et  rédigeait  eu  toute  tran- 
quillité d'âme  des  notes  élogieuses  sur  ses  propres  mérites  (5). 


(1)  Née  en  1782,  Mlle  de  Durfort  se  remaria  en  1825  au  baron  Frémiot; 
elle  mourut  en  1870. 

(2)  Dépêche  à  Talleyrand,  vol.  669,  fol.  282. 

(3)  LL,  vol.  669,  fol.  377. 

(4)  Id.,  vol.  668,  fol.  349. 

(5)  Il  Le  général  Heumonville  est  entré  au  service  en  qualité  de  sous-litute- 
lerie  le  1 1  ^nars  1766  et  depuis  cette  époque  ses  services  n'offrent  pas  une 
seconde  d'interruption.  Il  a  fait  toute  l'avant-dernière  guerre  aux  Indes  orien- 
tales d'une  manière  honorable.  Il  était  maréchal  de  camp  au  commencement 
(le  la  dernière  et  il  a  sauvé  toute  la  frontière  du  nord  lorsqu'au  mois  de  juillet 
1792,  il  commandait  le  camp  de  Maulde,  après  la  retraite  de  M.  le  maré- 
chal de  Luckner.  Il  a  pris  la  plus  grande  part  à  la  retraite  de  l'armée  prus- 
sienne de  la  Champagne.  Il  est  le  vrai  propriétaire  (sic)  de  la  bataille  de 
Jemmapes  qui  a,  la  première,  honoré  les  armées  françaises.  Il  a  rétabli  au 
commencement  de  1793  le  ministère  de  la  guerre  sous  les  couteaux  (sic).  Il 
a  été  victime  de  la  Uévolution  pendant  trente-trois  mois  dans  les  cachots  enne- 
mis. Il  a  refait,  sous  le  canon  ennemi,  la  brave  armée  de  Sambre-et-Meuse  lors 


LE    PRINCE    DE   LA    PAJX  51 

Aussi  son  rappel,  daté  du  21  avril  1806,  tomba-t-il  sur  sa 
tête  le  l"  mai  comme  un  coup  de  foudre.  Il  avait  commis 
l'imprudence  de  solliciter  un  congé  pour  soij^ner  sa  santé 
altérée,  régler  des  affaires  domestiques  «  négligées  depuis 
1791  »,  faire  enregistrer  son  acte  de  mariage.  La  réponse 
trop  satisfaisante  fut  que  «S.  M.  jugeait  utile  au  bien  de  l'État 
qu'il  vînt  remplir  ses  fonctions  de  sénateur  » .  Alors  l'ambas- 
sadeur évincé  envoya  à  Talleyrand  et  à  d'Hauterive  des 
réponses  fort  sèches  (1),  s'en  fut  à  Aranjuez  présenter  ses 
lettres  de  rappel  et  quitta  Madrid  le  27  mai. 

Avant  l'arrivée  du  successeur,  François  de  Beauharnais, 
—  le  premier  secrétaire  M.  de  Vandeul  demeura  chargé 
de  l'intérim.  C'était  un  galant  homme,  agréable  dans  le 
monde,  sans  qualités  diplomatiques,  assez  brouillon,  bavard 
au  delà  du  nécessaire,  confiant  au  delà  du  permis.  Dix  dé- 
pêches de  Beurnonville,  à  qui  il  rendait  service,  répètent  son 
éloge  en  demandant  son  avancement;  une  facilité  de  plume 
faisait  tout  son  mérite  et  les  commérages  du  palais  tout  son 
esprit  (2).  —  Mêlé  à  la  vie  légère  de  Madrid,  il  y  pouvait  ren- 
de la  malheureuse  retraite  sous  les  ordres  du  général  Jourdan.  Il  a  négocié  la 
dernière  paix  avec  la  Russie.  Il  a  négocié  et  conclu  le  traité  du  23  mai  avec 
la  cour  de  Prusse  et  a  posé  les  bases  des  sécularisations  de  l'Empire  germanique. 

»  Il  a  négocié  et  obtenu  72  millions  de  subsides  de  l'Espagne  pour  sa  neu- 
tralité. —  C'est  par  son  organe  que  S.  M.  C.  a  été  invitée  à  faire  passer  des 
nouvelles  lettres  de  créance  à  M.  l'amiral  Gravina,  ambassadeur  près  S.  M.  I. 

«   Le  général  Beurnonville  était  aux  côtés  de  S.  M.  I.  les  18  et  19  brumaire. 
I!  a  déployé  dans  tous  les  temps  un  caractère  de  loyauté  et  de  probité  qui  a 
dû  lui  mériter  rostime  et  la  bienveillance  de  S.  M.  I.  qui  connaît  son  zèle 
illimité  pour  sa  gloire  et  la  prospérité  de  son  règne, 
c  Madrid,  le  5  frimaire  au  XIIL 

«  Le  général  Bkurnonville.  »  (Vol.  667,,  fol.  191.) 

(1)  Vol.  669,  fol.  432  et  437. 

(2)  Denis  Simon  Curoillon  de  Fanc/eit/ (27  juin  1775-5  avril  1850)  était  le 
pelit-fiis  de  Diderot.  Auditeur  au  Conseil  d'État  (1806).  Député  de  Langres 
en  1827,  démissionnaire  et  renommé  en  1830.  Pair  de  France  le  7  no- 
vembre 1839. 

Prosper  de  Baranle  qui  le  rencontra  à  Madrid  a  donné  de  lui  un  joli  portrait. 
Souvenirs,  t.  I,  p.  168. 


53  L'ESPAGMi;    KT    NAPOLEON 

contrer  Godoy;  mais  son  rôle  n'offrait  pas   assez  d'autorité 
pour  le  faire  participer  aux  secrets  d'importance. 

Par  l'intermédiaire  d'Isquierdo,  les  confidences  du  prince 
de  la  Paix  à  l'Empereur  avaient  pris  en  cet  hiver  de  1806 
un  caractère  à  la  fois  mystérieux  et  grave.  Toujours  vain  de 
son  pouvoir,  le  prince  commençait  à  en  être  inquiet.  La 
santé  de  Charles  IV  avait  subi  des  atteintes,  il  pouvait  dis- 
paraître tout  d'un  coup  et  avec  lui  l'influence  de  la  Reine; 
son  successeur  était  l'ennemi  déclaré  du  favori.  Godoy  devait 
assurer  l'avenir.  On  saura  toujours  mal  les  projets  que  pour- 
suivit successivement  cette  tête  légère;  la  nature  de  ses 
calculs  voulait  le  secret  et  c'est  à  voix  basse  qu'on  se  fait  à 
soi-même  de  semblables  aveux.  Gâté  par  la  fortune,  sa  con- 
fiance en  lui-même  dépassait  seule  son  ambition;  et  il  est 
possible  que  parmi  les  intentions  contradictoires  qu'on  lui  a 
prêtées,  il  ait  caressé  le  rêve  ridicule  du  trône  d'Espagne. 
En  fait,  n'était-il  pas  depuis  longtemps  le  souverain  maître 
du  royaume?  Nous  pouvons  nous  demander  qui,  Napoléon 
ou  Godoy,  a  posé  la  question  de  la  succession  de  Charles  IV 
dès  l'été  de  1805,  mais  elle  est  certainement  abordée;  parmi 
les  dépêches  reçues  par  Isquierdo,  alors  à  Paris,  et  dont  il 
fait  passer  la  copie  à  l'Empereur,  on  trouve  celle-ci  envoyée 
par  le  favori  et  confiée  à  un  courrier  parti  de  Madrid  le 
dimanche  14  juillet  1805  : 

La  note  de  Plaisance  du  9  messidor  (1)  touche  le  point  le 
plus  délicat,  la  succession  au  trône  d'Espagne,  affaire  qui  doit  être 
décidée  par  les  circonstances  et  qu'il  est  difficile  de  soumettre  à  votre 
calcul  et  au  mien;  mais  il  faut  ne  jamais  perdre  de  vue  l'ennemi, 
et  il  est  éfjalement  nécessaire  de  contenir  l'action  de  sa  férocité. 
Pour  les  combinaisons  que  cette  affaire  exige,  des  lettres  ne  suffi- 

(1)  A  cette  date,  en  effet,  l'Empereur  avant  de  se  rendre  au  camp  de  Bou- 
logne est  encore  en  Italie;  mais  sa  correspondance  officielle  non  plus  que  les 
Letti-es  inédites  publiées  par  M.  Lecestre  ne  contiennent  aucune  «  Note  » 
relative  à  l'Espagne, 


LE    PRINCE    DE    LA    PAIX  59 

sent  pas;  un  entretien  est  nécessaire  ;  deux  heures  de  conversation 
vaudront  la  correspondance  de  six  mois;  calculez  si  vous  pouvez 
vous  absenter  de  Paris  un  mois;  faites  sentir  la  nécessité  de  cette 
absence  et  si  elle  est  agréée,  tâchez  d'obtenir  des  lumières  sur  tous 
les  points  ;  ces  lumières  m'éclaireront,  et  votre  bouche  me  dira  ce 
que  la  plume  n'exprimera  jamais.  La  décision  sur  ce  point  est  de 
la  plus  haute  importance  (1). 

Et  Isquierdo  se  met  aussitôt  en  route,  après  avoir  pris 
l'assentiment  de  qui  de  droit  : 

...  Ma  présence  auprès  du  prince  de  la  Paix  est  nécessaire  et 
particulièrement  pour  l'exécution  la  plus  convenable  des  mesures 
énoncées  dans  la  note  de  S.  M.  I.  et  R.  Le  prince  de  la  Paix  me 
dit  aussi  qu'il  a  des  instructions  et  des  idées  à  me  communiquer  de 
vive  voix  y  qu'il  est  impossible  de  transmettre  d'une  autre  manière; 
son  désir  est  qu'à  mon  retour,  je  puisse  faire  connaître  plus  pré- 
cisément et  plus  complètement  sa  pensée  et  surtout  son  dévoue- 
ment à  la  personne  de  l'Empereur  et  son  adhésion  à  toutes  les  dis- 
positions de  S.  M.  l.  et  R.  tant  connues  qu'à  connaître.  Mon 
voyage,  si  S.  M.  continue  de  l'agréer,  durera  probablement 
cinquante  jours  (2). 

Le  prince  de  la  Paix,  envisageant  d'un  cœur  léger  la  fin  des 
Bourbons  d'Espagne,  n'a  peut-être  pas  osé  énoncer  jusqu'au 
bout  ses  prétentions  à  leur  couronne.  Trafalgar  d'une  part, 
Austerlitz  de  l'autre  ont  sans  doute  modifié  le  ton  des  con- 
versations de  Napoléon  et  donné  un  autre  tour  à  ses  desseins. 
Godoy  continue  ses  insinuations,  mais  avec  ambiguïté,  et 
l'esprit  si  net  de  l'Empereur  s'impatiente  de  ces  biais;  le 
13  mars  1806  il  lui  fait  écrire  :  «  Il  faut  que  le  prince  de  la 
Paix  dise  ce  qu'il  désire.  »  —  Isquierdo  transmet  cette 
réponse  :  a  Ce  prince,  glorieux  d'avoir  occupé  quelques  mo- 
ments la   pensée   de  S.  M.,  —  dans  la   confiance  que  des 

(1)  AF  IV,  1679,  2*  dosîîer,  n"  71. 

(2)  Paris,  l"  jour  complémentaire  an  XIII  (18  septembre  1805).  —  AF 
IV,  16T9,  2»  dossier,  n"  80, 


€0  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

paroles  si  précises  et  si  sacrées  inspirent,  soumet  sa  destinée 
aux  vues  de  S.  M.  (1).  »  Et  après  ces  platitudes  amphibolo- 
giques, il  conclut  très  clairement  :  il  demande,  pour  en  être 
le  souverain,  n  un  séjour  indépendant  entre  l'Espagne  et 
le  Portugal  »  . 

Ayant  amené  l'interlocuteur  à  dire  sa  pensée,  Napoléon 
tait  la  sienne  et  laisse  désormais  un  espoir  flotter  vague- 
ment devant  les  yeux;  il  profite  de  la  confidence  pour  pré- 
ciser seulement  ses  propres  exigences;  elles  sont  très  lourdes 
mais  très  simples  :  de  l'argent,  des  hommes  et  le  blocus 
contre  les  Anglais.  —  Un  Espagnol  a  nettement  accusé  son 
compatriote  Isquierdo  d'avoir  livré  à  Napoléon,  en  retour 
des  sourires  quémandés  par  Godoy,  24  millions  de  francs 
appartenant  à  la  Caisse  de  consolidation  de  Madrid  (2).  Il 
cite  même  la  date  :  10  mai  1806.  Il  fait  sans  doute  une  allu- 
sion aux  combinaisons  financières  réglées,  ce  jour-là  en  effet, 
à  Paris,  par  Talleyrand,  Mollien  et  Isquierdo  à  propos  du 
subside  mensuel,  et  que  le  cabinet  espagnol  ratifia  pure- 
ment et  simplement  à  Aranjuez  la  semaine  suivante  (3).  — 
Pour  le  blocus,  condescendances  identiques  à  des  prétentions 
qu'on  ne  pouvait  davantage  repousser  :  une  note  officielle  de 
Paris  réclamera  l'interdiction  des  ports  espagnols,  même  aux 
navires  suédois  (4)  M.  de  Gevallos  s'inclina  sous  la  seule 
réserve  de  prévenir  la  légation  de  Suède  que  cette  mesure 
lui  était  inspirée  par  le  cabinet  des  Tuileries  (5). 

La  France  impériale  se  maintenait  donc  dans  les  meilleurs 


(1)  4  avril  1806.  —  A.  F.  IV,  1680. 

(■2)  Comte  de  Toreko,  Histoire  du  soulèvement  et  de  la  guerre  d'Espagne, 
t.  1,  Hv.  I",  p.  8. 

(3)  Vol.  669,  fol,  454,  455. 

(4)  Vol.  609,  fol.  497. 

(5)  Le  roi  de  Suède  rappela  «on  ministre  à  Madrid;  M.  d'Adlerberg 
demanda  ses  passeports  et  alla  attendre  les  événements  à  Lisbonne  (scp- 
t.in!)re  1806). 


LE   PRINCE   DE    LA   PAIX  61 

termes  avec  la  cour  d'Espagne  qui  ne  lui  refusait  rien,  eL  pour 
cause.  Le  ton  de  la  correspondance  de  Napoléon  est  toujours 
un  excellent  baromètre  du  degré  de  ses  exigences  envers  ses 
alliés.  En  ce  moment,  plus  de  phrases  hautaines,  d'arrogance 
ou  de  menaces  :  des  lettres  polies  et  quand  la  jeune  princesse 
des  Asturies  meurt  tout  à  coup,  avec  un  à-propos  qui  fit  mur- 
murer tout  bas  le  mot  d'empoisonnement,  il  fait  partir  avec 
des  condoléances  autographes  un  courrier  extraordinaire 
auprès  du  Roi  et  de  la  Reine.  Bien  plus,  il  veut  que  l'Es- 
pagne soit  de  moitié  dans  les  pourparlers  de  paix  réputés 
possibles  avec  l'Angleterre;  il  en  prévient  obligeamment 
Charles  IV  en  même  temps  qu'il  échange  avec  Marie-Louise 
de  gracieuses  politesses  sur  le  succès  des  armées  : 

Je  ne  saurais  assez  remercier  V.  M.  des  choses  aimables  qu'elle 
veut  bien  me  dire  sur  les  événements  delà  dernière  campagne.  Je 
la  prie  d'être  convaincue  de  l'intérêt  que  je  porterai  constamment 
à  sa  fille  la  reine  d'Etrurie  qui  se  distingue  par  tant  de  belles 
qualités  (1). 

Le  messager  de  ces  courtoisies  était  un  homme  d'esprit 
débutant  dans  la  carrière  politique,  Prosper  de  Barante,  et  il 
nous  a  laissé  un  charmant  croquis  de  son  voyage.  Il  se  croyait 
porteur  des  plus  grands  secrets  d'État  et,  dans  sa  célérité 
novice,  brisa  une  voiture  pour  arriver  à  Madrid  en  soixante 
heures  (2).  Conduit  le  jour  même  à  Saint-Ildephonse  pour 
être  présenté  à  Leurs  Majestés,  il  vit  le  Roi,  au  retour  de  la 
chasse,  offrir  son  gibier  à  la  Reine,  le  prince  de  la  Paix  ne 
pas  craindre  de  parler  haut  devant  ses  maîtres,  le  prince  des 
Asturies  affecter  de  se  parer  des  insignes  de  la  Légion  d'hon- 
neur; et  il  ne  quitta  l'Espagne  qu'après  avoir  assisté  à  ce  que 

(1)  5  août  1806,  Correspondance,  t.  XIII. 

(2)  Par  une  erreur  de  mémoire,  dans  ses  Souvenirs  (t.  I",  chap.  iv),  M.  de 
Barante  indique  le  27  août,  c'est  en  réalité  le  17  qu'il  arriva.  Il  retourna  à 
Paris  le  9  septembre. 


«2  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

le  bon  roi  Charles  IV  estimait  la  plus  grande  réjouissance 
qu'il  pût  offrir  à  un  étranger  de  distinction  :  le  «  baise-main  « 
ie  la  Saint-Louis  et  les  grandes  eaux  de  Saint-Ildephonse  (1). 

Ces  enfantillages  souverains  caractérisent  la  bonhomie  du 
Roi  et  la  familiarité  de  ses  sujets  sur  cette  terre  d'Espagne, 
pauvre  mais  paisible  et  sans  doute  heureuse  dans  cette  tran- 
quillité de  vie. 

Des  préoccupations  d'un  autre  ordre  agitaient  Napoléon; 
ce  n'était  point  avec  des  jets  d'eau  qu'il  divertissait  les  peu- 
ples d'Allemagne  ou  d'Italie.  Donner  Naples  et  la  Hollande 
à  ses  frères,  Lucques  et  Parme  à  ses  sœurs,  faire  des  princes 
souverains  de  ses  généraux  et  de  ses  ministres,  leur  partager 
vingt  duchés  en  Italie,  renverser  le  Saint-Empire,  élever  la 
Confédération  du  Rhin,  c'étaient  là  «ses  espiègleries»  de  1806. 
Cn  vent  nouveau  soufflait  et  la  terre  paraissait  lasse  de  la 
guerre.  «  Napoléon  se  rendait  compte  que  le  vœu  général  pour 
la  paix  formait  le  fond  des  acclamations  du  peuple  sur  son 
passage  »  (2).  Pitt  était  mort  d'amertumes  et  de  déceptions; 
son  successeur  Fox  faisait  des  ouvertures  d'accommodement 
et  l'Empereur  semblait  souscrire  à  des  transactions  loyales, 


(1)  «  Il  montrait  lui-même  les  grandes  eaux  à  la  populace  accourue  pour 
la  fête  et  qui  se  pressait  dans  le  jardin.  Il  aimait  à  être  témoin  de  cette  curio- 
sité des  paysans  et  des  muletiers  parmi  lesquels  il  était  bousculé.  Il  faisait 
ouvrir  les  robinets  et  quelquefois  y  mettait  la  main.  Il  y  avait  une  certaine 
fontaine  qui  aspergeait  les  spectateurs  au  moment  où  ils  s'y  attendaient  le 
moins.  Depuis  vingt  ans,  le  Roi  ne  se  blasait  pas  de  cette  espièglerie.  Ne  pas 
l'accompagner  à  cette  partie  de  plaisir,  ne  pas  être  à  côté  de  lui  dans  cette 
cohue,  c'était  mal  faire  sa  cour,  et  les  officiers  du  palais  n'y  manquaient 
pas.  Le  corps  diplomatique  le  considérait  comme  un  devoir...  Lorsque  je  me 
présentai  à  Saint-Cioud,  l'Empereur  me  dit  : 

—  Eh,  bien,  comment  vous  a-t-on  reçu? 

Je  répandis  par  une  phrase  assez  sotte  :  —  Envoyé  par  le  vainqueur 
d'Austerlitz,  je  ne  pouvais  être  que  bien  reçu. 

L'Empereur,  sans  me  faire  sentir  le  mauvais  goût  de  ma  réponse,  me 
répliqua  tout  simplement  :  —  Ils  ont  toujours  été  fort  bien  pour  nous.  »  Baron 
DE  Baraste,  Souvenirs,  t.  I,  p.  173. 

(2)  A.  SOKEL,  ['Europe  et  la  Révolution  française,  t.  VII,  p.  28. 


LE  PRINCE   DE   LA    PAIX  »53 

quoique  le  15  février  il  ait  garanti  l'intégrité  de  son  terri- 
toire à  la  Prusse  qui  «possédera  en  toute  souveraineté  les 
États  du  roi  d'Angleterre  en  Allemagne  »  .  En  secret,  lord 
Yarmouth  entamait  à  Paris  des  négociations  pour  le  ca- 
binet de  Londres  (1)  ;  pour  celui  de  Saint-Pétersbourg 
M.  d'Oubril  venait  traiter  avec  la  même  discrétion  (2).  Un 
moment  tout  parut  s'accommoder  au  gré  de  ces  ambitions 
ou  de  ces  lassitudes.  La  dernière  difficulté  demeurait  le 
sort  de  la  Sicile  :  la  laisser  aux  Bourbons,  Napoléon  ne 
le  voulait  absolument  point;  il  imagina  un  instant,  pour 
la  mieux  prendre  et  la  plus  sûrement  garder,  une  de  ces 
compensations  qui  lui  coûtaient  peu  :  offrir  à  Ferdinand  IV 
les  îles  Baléares.  L'Espagne,  sans  le  prévoir  ni  s'en  douter, 
eût  paru  au  contrat,  en  payant  les  frais  de  l'acte.  C'est  ainsi 
que  Napoléon  n'oubliait  jamais  l'existence  de  ses  «  alliés  ». 

Les  choses  furent  poussées  jusqu'au  bout,  puisque  le 
20  juillet  d'Oubril  signait  à  Paris  le  traité  et  partait  en 
Russie,  pour  obtenir  sa  ratification.  L'empereur  Alexandre 
la  refusa.  Une  promesse  d'honneur  le  liait  aux  intérêts  de 
Caroline  de  Naples.  Les  Anglais  ne  prétendaient  pas  non 
plus  renoncer  à  leur  influence  sur  la  Sicile.  Puis  Fox  mourait 
subitement  (13  septembre  1806),  sorte  de  victime  de  l'idée 
de  la  paix  comme  Pitt  l'avait  été  du  principe  de  la  guerre.  Les 
déceptions  suivaient  les  espérances  et  l'irritation  réciproque 
d'avoir  perdu  du  temps  en  pourparlers  stériles  rendait 
chacun  désireux  de  recommencer  sans  retard  la  lutte. 

A  voir  remuer  tant  d'ambitions,  Godoy  ne  calmait  pas 
les  siennes,  il  était  seulement  hésitant  à  choisir,  pour  les 
satisfaire,  le  camp  où  il  devait  se  ranger.  Napoléon  mettait 
une  réserve  marquée  à  encourager  ses  goûts  de  principauté 
souveraine;  mais  Napoléon   s'éloignait   :   il  se  trouvait   en 

(1)  GoQDELLE,  Napoléon  et  l'Angleterre  :  Les  Négociations  de  1806. 

(2)  Armand  Lefebvre,  Histoire  des  cabinets  de  l'Europe,  t.  II,  chap.  xix. 


64  L'ESPAGNE    ET    NAPO|.ÉON 

Allemagne  aux  prises  avec  des  difficultés  obscures  qui  le 
retiendraient  longtemps  et  desquelles  peut-être  il  ne  saurait 
se  retirer.  Tout  près,  le  ministre  de  Russie  parlait  d'une 
coalition  nouvelle  et  ce  n'étaient  point  des  rêves  creux  : 
voici  la  Prusse,  surexcitée  par  une  folie  guerrière,  qui  va 
donner  le  signal;  l'Autriche  attend  sans  doute,  mais  elle 
n'oublie  pas  qu'elle  a  à  venger  le  passé;  la  Russie  entretient 
avec  Berlin  des  relations  qui  vont  se  changer  en  alliance;  la 
Suède  est  intimement  liée  à  l'Angleterre  ;  et  l'Angleterre  doit 
retrouver  avec  un  ministère  moins  pacifique  toute  la  force 
de  son  implacable  ténacité.  L'heure  sonnait  donc  d'entrer 
dans  la  coalition  européenne  ;  une  armée  espagnole  prenant 
à  revers  les  Pyrénées  dégarnies  courait  les  chances  d'un 
succès  et  après  c'était  pour  son  chef  une  position  inébran- 
lable :  prince  de  la  Paix  aujourd'hui,  demain  prince  de  la 
Victoire,  sans  doute,  peut-être  mieux  encore;  et  à  ne  pas  oser 
rêver  le  trône  de  Charles-Quint,  du  moins  un  royaume  taillé 
dans  quelques  belles  provinces  n'était  plus  à  refuser  au 
a  vainqueur  »  de  Napoléon  vaincu.  M.  de  StrogonoFf  (i) 
pouvait  d'autant  mieux  soutenir  ces  pensées  qu'il  était  plei- 
nement sincère  :  il  se  trouvait  en  parfait  accord  avec  sa  Cour  et 
avait  ignoré  les  pourparlers  de  son  compatriote  d'Oubril  à 
Paris;  tout  le  faisait  «anglais"  :  ses  instructions  de  Saint- 
Pétersbourg,  ses  relations  diplomatiques  avec  Londres  où  il 
avait  vécu,  son  inclination  pour  la  jeune  et  jolie  ambassa- 
drice de  Portugal  la  comtesse  d'Ega.  Dans  son  salon  on 
parlait  avec  une  sympathie  ardente  des  nations  victimes  de 
l'ambition  de  Bonaparte,  et  les  malheurs  des  cours  de  Lis- 
bonne, de  Berlin,   de  Palerme  et  de  Vienne  entretenaient 


(1)  Grégoire  Alexandrovich,  baron,  puis  comte  (1826)  Stiogonoff  (1770- 
1857);  diplomate  russe.  Ambassadeur  à  Madrid  (1805-1808);  à  Stockolm. 
Envoyé  à  Gonstantinople  (1821).  Membre  du  conseil  de  l'Empire  (1827). 
Ambassadeur  extraordinaire  ea  Angleterre  (1838).  Grand  chambellan  (1846), 


LE    PRINCE   DE   LA   PAIX  65 

un  sentiment  de  résistance  chevaleresque  dont  M.  Strogonoff 
avait  des  raisons  tout  intimes  de  se  faire  le  serviteur  pas- 
sionné. 

Godoy  voulait  jouer  sa  partie  dans  ce  concert  belliqueux  : 
les  colonels  des  régiments  de  milice  reçurent  l'ordre  d'être 
rendus  dans  leur  arrondissement  le  20  octobre;  pour  porter 
les  bataillons  sur  le  pied  de  guerre  on  prépara  les  quintas^ 
levées  par  le  tirage  au  sort;  les  recruteurs  cherchèrent  des 
volontaires  et  les  remontes  se  pourvurent  de  chevaux  ;  des  dons 
patriotiques  furent  sollicités  et  des  contributions  particulières 
demandées  aux  caisses  de  chaque  province.  Mais  tout  cela 
sans  décision  royale,  sans  ordre  officiel,  dans  l'incertitude  du 
commandement,  l'ignorance  du  but,  l'imprévu  de  la  mesure; 
l'étonnement  et  l'incohérence  augmentèrent  la  confusion.  — 
Impuissant  à  reconstituer  des  régiments  anémiés,  incapable 
de  présider  un  aussi  grand  mouvement,  dont  les  Espagnols 
étaient  déshabitués  depuis  douze  ans,  croyant  avoir  tout  fuit 
pour  avoir  prononcé  à  voix  basse  quelques  paroles  et  envoyé 
sous  le  manteau  quelques  ordres,  le  «généralissime  i  ne  songea 
plus  qu'à  masquer  sa  conduite  au  représentant  de  la  France. 
Dissimuler  sa  pensée  lui  était  un  rôle  familier  et  la  puérilité 
de  cette  tromperie  constante  avec  un  homme  qu'il  rencon- 
trait sans  cesse  lui  parut  le  dernier  mot  de  la  finesse  poli- 
tique. A  être  dupe,  Vandeul  mettait  du  moins  la  meilleure 
grâce  du  monde.  Toute  l'agitation  brouillonne  dont  le  bruit 
parvenait  jusqu'à  lui  ne  l'inquiétait  pas.  Le  prince  de  la 
Paix  affecta  en  sa  faveur  les  confidences,  mais  si  maladroites 
et  si  contradictoires,  qu'un  esprit  plus  avisé  n'y  eût  pas  été 
pris  longtemps.  Le  3  juillet  il  lui  annonce  tout  bas  que 
l'armée  était  portée  à  60,000  hommes...  pour  marcher 
contre  le  Portugal;  le  14  juillet  c'est  pour  prendre  Gibraltar; 
le  23  septembre  afin  d'entrer  efficacement  dans  l'alliance 
française  contre  la  coalition  anglo  et  prusso-russe;  le  2  oc- 


66  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

tobre,  décidément  les  troupes  vont  se  porter  sur  Lisbonne  (l). 
Et,  dans  une  de  ses  petites  ruses  qu'il  affectionne,  comme 
s'il  ne  faisait  que  développer  un  plan  dès  longtemps  concerté 
entre  eux,  Godoy  manifeste  sa  surprise  de  n'avoir  pas  encore 
reçu  de  l'Empereur  des  encouragements  et  des  conseils. 

A  distance  Godoy  se  montre  courageux,  le  silence  de  la 
France  l'excite  ;  sa  jactance  se  donne  carrière  et  la  m  iladresse 
de  ses  indiscrétions  grandit  avec  l'affectation  de  ses  propos. 
Dans  ses  appartements,  qu'une  foule  agitée  encombre,  il  lui 
échappe,  devant  les  généraux,  des  traits  de  forfanterie  ridi- 
cules. On  parle  de  mobiliser  une  armée  et  l'on  n'a  rien  de 
prêt,  de  conquérir  sans  un  plan  de  défense  raisonnable; 
on  éprouve  d'insurmontables  embarras  lorsqu'il  faut  pourvoir 
aux  moindres  dépenses,  et  sans  savoir  exactement  ce  que 
l'on  peut,  ce  que  l'on  veut,  on  bourdonne  autour  de  la  ruche. 
—  Un  certain  sentiment  de  mystère  et  de  chevalerie  devient 
à  la  mode  :  dans  les  tertullias  de  Madrid  les  jeunes  gens  pa- 
raissent en  uniforme,  reçoivent  des  adieux,  échangent  des 
serments,  à  la  Puerta  les  guitares  accompagnent  les  refrains 
militaires,  les  naranjeras  parent  leurs  oranges  de  rubans 
aux  couleurs  nationales,  sous  les  arcades  de  la  Plaza  Major 
les  bourgeois  devisent  gravement  de  stratégie  et  de  tac- 
tique, au  Prado  l'éventail  des  belles  promeneuses  salue  les 
officiers  qui  les  croisent,  avec  une  sympathie  éloquente  et 
le  soir,  au  Retiro,  sous  les  étoiles,  la  fierté  castillane  rêve 
tout  haut  d'une  patrie  triomphante  et  d'une  gloire  retrouvée. 
Celui  qui  a  mis  la  cloche  en  branle  si  à  l'étourdie  ne  peut 
plus  couvrir  sa  voix,  mais  elle  tinte  faux  et  rend  un  son 
grêle.  Le  15  octobre  on  apporte  de  l'Escurial  une  proclama- 

(1)  Vol.  670.  «  Vandeul,  fort  jeune  alors,  était  seul  dans  l'ignorance  de 
ce  qui  se  passait.  Il  s'était  laissé  abuser  par  le  langage  artificieux  du  prince 
de  la  Paix  et,  dans  l'innocence  de  ses  pensées,  il  croyait  très  sincèrement 
à  un  projet  de  guerre  contre  le  Portugal.  »  Lefebvrb,  Histoire  de»  cabinets 
de  l'Europe,  t.  IIÏ,  p.  295. 


LE   PRINCE    DE    LA    PAIX  67 

tion  pompeuse  qui  demande  des  soldats,  enrjage  l'Andalousie 
et  l'Estramadure  à  fournir  des  chevaux.  Sur  les  places  la 
foule  s'amasse  et  lit  cette  phraséologie  apocalyptique  : 

Venez,  mes  chers  compagnons,  je  vous  accueillerai  avec  recon- 
naissance; je  vous  en  offre  dès  aujourd'hui  l'hommage...  Si  nous 
ne  sommes  pas  forcés  de  croiser  nos  armes  avec  celles  de  nos 
ennemis,  vous  n'encourrez  pas  le  danger  d'être  notés  comme  sus- 
pects et  d'avoir  donné  une  fausse  idée  de  votre  loyauté...  Mais  si 
ma  voix  ne  peut  réveiller  en  vous  les  sentiments  de  votre  gloire, 
soyez  vos  propres  instigateurs;  devenez  les  pères  du  peuple  au 
nom  duquel  je  parle,  que  ce  que  vous  lui  devez  vous  fasse  sou- 
venir de  ce  que  vous  vous  devez  à  vous-mêmes,  à  votre  honneur 
et  à  la  religion  sainte  que  vous  professez  ! 

Vandeul  enfin  comprend  qu'il  assiste  à  un  spectacle  inso- 
lite :  ses  dépêches  sonnent  l'alarme  si  ses  yeux  ne  s'ouvrent 
pas  entièrement;  cette  proclamation  stupéfiante,  loin  de 
l'éclairer,  l'aveugle  ;  il  remarque  que  l'opinion  est  persuadée 
que  contre  la  France  retentit  cet  appel  aux  armes,  mais  il 
ajoute  bonnement  —  il  a  tort  de  mettre  ces  naïvetés  en  lan- 
gage chiffré  : 

Bien  des  personnes  supposent  que  le  prince  de  la  Paix  est  de 
mauvaise  foi  en  ce  moment.  Je  suis  de  l'avis  tout  contraire...  La 
proclamation  est  l'objet  du  regret  général,  moins  parce  qu'on 
trouve  que  c'est  le  Roi  qui  aurait  dû  parler  à  ses  peuples,  que 
parce  qu'il  était  impossible  de  leur  parler  plus  mal  (1). 

Pendant  deux  semaines  Godoy  avait  attendu  l'heure  pro- 
pice de  publier  son  manifeste,  et  la  malchance  d'une  fortune 
traîtresse  lui  faisait  choisir  pour  tirer  l'épée  contre  nous  le 
jour  précis  de  la  bataille  d'Iéna!  On  comprend  avec  quel 
effroi  il  reçut  la  nouvelle  de  cette  victoire.  Il  estima  que 
l'audace  d'un  mensonge  couvrirait  la  forfanterie  de  l'attaque. 
Il  courut  chez  M.  de  Vandeul,  paya  de  mine  et  inventa  tout 

(1)  Dépêche  du  16  octobre  1806,  vol.  670,  fol.  372. 


68  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

un  roman  :  «  Avant  de  partir  pour  l'Allemagne  S.  M.  l'Em- 
pereur m'a  fait  part  de  ses  projets;  les  forces  que  sa  fidèle 
alliée  l'Espagne,  préparait  pour  lui  sont  toujours  à  sa  dispo- 
sition. Où  Sa  Majesté  désire-t-elle  qu'elles  soient  portées?  » 
—  Vandeul  saisissait  sa  plume  et  écrivait  sur-le-champ  à 
Tallcyrand  : 

En  me  faisant  une  pareille  communication,  le  Prince  a  eu  sans 
doute  en  vue  qu'on  en  rendisse  compte  à  V.  Exe.  et  il  ne  peut 
qu'être  agréable  pour  moi  de  vous  transmettre,  Monseigneur,  les 
assurances  d'un  dévouement  aussi  lovai  (1). 

Si  Napoléon  se  trouvait  mal  renseigné  par  un  agent  cré- 
dule (et  plus  tard  il  ne  manqua  pas  de  fulminer  contre  lui), 
la  faute  première  ne  lui  incombait-elle  pas?  Au  moment  de 
marcher  contre  la  coalition  européenne  il  était  bien  impru- 
dent de  laisser  derrière  soi  sans  ambassadeur,  sans  un  mi- 
nistre rompu  au  métier,  le  poste  de  Madrid  et  d'abandonner 
les  affaires  de  la  péninsule  à  un  novice.  La  diplomatie, 
comme  les  armées,  pour  réussir  a  besoin  d'audace  et  de 
force  ;  sans  lui,  les  généraux  de  Napoléon  n'osaient  pas  gagner 
la  bataille;  loin  de  sa  main,  les  diplomates  s'endormaient. 

Charles  IV  avait  autant  de  franchise  que  de  naïveté,  il 
savait  mal  feindre.  A  la  première  réception  de  la  Cour,  taci- 
turne et  embarrassé,  il  se  tira  d'affaire  en  n'adressant  la  parole 
à  aucun  membre  du  corps  diplomatique  sur  la  victoire  de 
son  auguste  allié. 

J'ai  attribué  cette  réserve,  dit  l'excellent  Vandeul,  au  désir  de 
ne  pas  affliger  le  ministre  de  Russie  et  le  chargé  d'affaires  de 
Prusse  et  de  Saxe,  par  des  félicitations  manifestement  pénibles 
pour  eux;  j'ai  tâché  aussi  d'expliquer  cela  par  l'impression  de 
tristesse  que  le  moral  du  Roi  paraît  avoir  reçu  de  sa  dernière 
indisposition,  et  tout  franchement  il  est  encore  fort  possible  que 

<1)  27  octobre  1806,  vol.  670,  fol.  393. 


LE   PRINCE    DE   LA   PAIX  6» 

S.  M.  n'ait  pas  jugfé  à  propos  de  témoigner,  à  un  simple  chargé 
d'affaires,  des  sentiments  de  satisfaction  fâcheux  pour  un  audi- 
toire où  se  trouvaient  des  ministres. 

D'ailleurs,  le  prince  de  la  Paix  a  un  langage  qui  supplée  en 
toute  occasion  à  celui  de  la  Cour  et  dans  celle-ci  j'ai  eu  gfrande- 
ment  à  me  louer  de  ses  démonstrations  de  contentement  et  de 
l'obligeance  qu'il  a  bien  voulu  mettre  à  me  fournir  les  moyens 
de  propager  l'heureuse  nouvelle...  Il  m'a  témoigné  des  regrets 
sur  la  mauvaise  inclination  des  esprits  pour  la  cause  de  l'Angle- 
terre et  m'a  renouvelé  ce  qu'il  m'avait  précédemment  dit  du 
besoin  continuel  qu'il  avait  à  Madrid  même  de  la  protection  et 
de  l'appui  de  l'Empereur.  Cette  explication  a  été  assez  amicale 
pour  que  le  prince  ait  pensé  qu'il  pouvait,  sans  inconvénient,  me 
parler  des  difficultés  que  l'âge  et  certains  préjugés  du  Roi  lui  sus- 
citent chaque  jour  dans  l'accomplissement  des  promesses  faites  à 
S.  M.  I.,  et  spécialement  dans  l'exécution  des  mesures  entreprises 
pour  la  régénération  de  l'armée. 

...  Je  ne  lui  ai  pas  caché  que  mon  premier  devoir  était  d'infor- 
mer V.  Exe.  des  manières  particulières  qui  ont  caractérisé  depuis 
quelque  temps  nos  entretiens,  et  il  m'a  sembré  qu'en  cela  môme, 
je  saisissais  la  véritable  intention  de  ce  prince  dont  toutes  les 
assurances  tendent  à  donner  l'opinion  qu'il  n'est  guidé  dans  son 
système  actuel  que  par  un  dévouement  sans  réserve  aux  vues  de 
S.  M.  Impériale  (I). 

Godoy,  qui  multipliait  les  visites  à  l'ambassade  de  France 
pour  étaler  ses  bonnes  intentions,  avait  arrêté  tout  préparatif 
d'armement  et  il  couronnait  ses  platitudes  matoises  par  une 
lettre  à  l'Empereur.  Nous  avons  l'original  aux  archives  de  la 
secrélairerie  d'État  : 

Les  innouïs  exploits  de  V.  IM.  I.  et  R.  me  font  un  devoir  de  lui 
féliciter  de  ses  triomphes  sans  exemple  et  du  bonheur  de  conserver 
une  santé  si  précieuse  au  milieu  de  tant  de  fatigues  et  de  travaux 
si  rudes.  Ma  sincérité,  qui  jamais  ne  s'est  démentie,  m'autorise 
pour  réclamer  de  V.  M.  I.  et  R.  l'estime  dont  elle  m'a  toujours 
honnoré.  Les  injustes  soupçons  ne  peuvent  trouver  jamais  lieu 

(1)  6  novembre  1806,  vol.  670,  fol.  408. 


10  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

dans  les  cœurs  magnanimes  et  généreux,  mais  la  malignité  des 
courtisans  m'est  si  bien  connue  que  je  ne  serois  pas  étonné  que 
mes  efforts  pour  compléter  une  petite  armée  de  80.000  hommes 
et  dont  l'objet  n'est  pas  ignoré  par  V.  M.  I.  et  R.  eussent  été  pré- 
sentés sur  le  jour  le  plus  odieux,  en  me  prêtant  les  vues  les  plus 
absurdes  et  en  supposant  que  la  sort  de  l'Espagne  pourroit  être 
regardé  comme  séparable  de  celle  de  la  France,  surtout  par  moi 
qui  ai  mis  toujours  toute  ma  gloire  dans  les  liens  formés  et  sou- 
tenus par  mes  efforts  entre  nos  deux  nations. 

Le  décret  de  V.  M.  I.  et  R.  par  lequel  on  déclare  en  état  de 
blocus  les  iles  britanniques  regarde  particulièrement  l'Espagne 
puisque  nulle  autre  puissance  possède  une  si  grand'  extension 
de  pays  dans  l'Amérique.  Cette  sage  mesure  étoit  de  la  plus  haute 
importance  et  elle  est  marquée  au  coin  du  sublime  génie  de  V.  M. 
I.  et  R.  Je  m'attendois  à  un  coup  politique  de  cette  espèce,  et  en 
conséquence  il  y  a  tems  que  je  négociois  après  le  S'-Père  pour 
obtenir  la  sécularisation  des  biens  éclesiastiques,  afin  de  pouvoir 
faire  face  en  partie  à  tant  de  dépenses  si  urgentes  dans  cette 
époque  où  toutes  les  ressources  de  nos  colonies  nous  sont  absolu- 
ment obstruées... 

J'espère  que  V.  M.  I.  et  R.  aura  la  bonté  de  regarder  ces  consi- 
dérations comm'un  effet  de  mon  absolu  dévouement  à  son  auguste 
personne  et  comm'  un  sincère  témoignage  de  ma  plus  haute 
considération  aux  talents  si  sublimes  en  tout  genre  avec  lesquels 
la  nature  a  formé  de  V.  M.  î.  et  R.  le  modèle  le  plus  parfait 
d'un  héros  dont  il  n'y  a  d'exemple  dans  l'histoire  :  et  si  elle  a 
la  bonté  de  me  continuer  sa  bienveillance,  j'aurai  l'honneur  d'user 
de  ce  même  moyen  lorsque  les  relations  ministérielles  me  parois- 
sent  s'écarter  du  bout  précis  de  la  vérité  (1)... 

Méprisant  l'homme,  dédaignant  le  ministre,  fort  de  sa 
faiblesse,  Napoléon  parut  croire  à  ces  démonstrations  cor- 
diales; à  Gambacérès,  qui  avait  manifesté  un  certain  émoi  de 
l'attitude  de  Godoy,  il  répond  : 

Où  avez-vous  été  chercher  que  l'Espagne  était  entrée  dans  la 

(1)  A  Madrid  ce  21  décembre  1806.  —  AF  IV,  1680,  7«  dossier,  n»  23. 
Original. 


LE    PRINCE    DE    LA    1>A1X  "'I 

coalition?  Nous  sommes  au  mieux  avcr  l'Espagne,  el  cela  prouve» 
bien  le  danger  des  fausses  nouvelles  (1). 

Et  à  Fouché  : 

Je  ne  sais  où  vous  avez  été  déchiffrer  à  Paris,  que  l'Espagric^ 
était  contre  la  France.  C'est  une  imagination  des  Anglai»^  pouv 
vous  inquiéter  (2). 

Fit-il  pas  mieux  que  de  se  plaindre?  Toutefois,  rien  de  tout 
cela  ne  se  perdit  dans  son  esprit  ;  ses  sentiments  s'accen- 
tuaient :  du  dédain,  puis  de  la  colère,  le  désir  enfin  d'empê- 
cher le  retour  d'un  péril  analogue,  de  devenir  le  maître  de 
cet  allié  si  peu  fort  et  si  peu  sûr.  Pour  aujourd'hui  :  face  au 
nord,  il  faut  arrêter  les  Russes  qui  avancent;  mais  au  pre- 
mier loisir,  tournant  la  tête  vers  le  midi,  TFaipereur  songera 
à  cet  Espagnol  qui  s'est  trop  avancé  aussi. 

(1)  Berlin,  16  nONembrc  18()G,  Coi rcspondaitce,  t.  XIII. 
(2j  Berlin,  24-  novembre  1806,  id. 


CHAPITRE    III 

LE     TRAITÉ    DE    FONTAINEBLEAU 
(1807) 


Le  marquis  François  de  Beauharnais.  —  L'Espagne  at^hère  au  Blocus  conti- 
nental. —  L'Empereur  lui  demande  de  fournir  un  contingent  militaire.  — 
Corps  expéditionnaire  pris  en  Toscane  et  envoyé  en  Hanovre.  —  Godoy 
nommé  Grand  Amiral  et  Altesse.  —  Querelle  d'étiquette  entre  lui  et  ^î.  de 
Beauharnais.  —  Le  mécontentement  des  Espagnols  s'accentue.  —  Mesures 
du  prince  de  la  Paix  contre  le  prince  des  Asturies  et  ses  amis.  —  Intrigues 
du  favori  pour  assurer  son  influence  à  la  mort  prévue  de  Charles  IV.  — 
Charges  et  faveurs  nouvelles  qu'il  se  fait  octroyer.  —  Deux  partis  rivaux  se 
forment. 

Intrigues  de  Ferdinand  et  de  M.  de  Beauharnais.  —  Entrevues  secrètes 
avec  le  chanoine  Escoïquitz.  —  Projet  d'un  mariage  «  français  «  .  — 
Beauharnais  blâmé  par  l'Empereur.  —  Silhouettes  du  prince  de  la  Paix 
et  de  la  famille  rovale.  —  Tilsitt.  —  Le  Blocus  continental.  —  Menaces 
foroées  de  l'Espafyne  contre  le  Portugal.  — Défenses  dilatoires  de  la  cour 
de  Lisbonne.  —  Politesses  entre  M.  de  Beauharnais  et  M.  de   Strogonoff. 

—  Procédés  violents  de  l'Empereur.  —  Rupture  avec  le  Portugal. 

La  cour  à  Fontainebleau.  —  Conférences    secrètes  de   Duroc  et  d'Isquierdo. 

—  Premier  projet  de  l'Empereur.  —  Conseils  de  Talleyrand.  —  Traité  du 
27  octobre  1807.  —  La  convention  secrète.  —  Remerciements  empha- 
tiques de  Godoy. 


En  des  affaires  si  graves,  à  lui  supposer  les  moyens  qui  lui 
faisaient  défaut,  M,  de  Vandeul  se  sentait  écrasé  par  les 
événements.  Sa  nomination  d'auditeur  au  Conseil  d'Etat  le 
rappela  opportunément  à  Paris.  Le  nouvel  ambassadeur  se 


LE   TRAITÉ    DE    FONTAINEBLEAU  73 

trouvait  tout  au   contraire  une  manière  de  personnage,  un 
homme  de  qualité,  un  important. 

François  de  Beauharnais,  fils  du  marquis  de  la  Ferté 
Beauharnais,  chef  d'escadre  et  gouverneur  de  la  Guadeloupe, 
n'était  rien  moins  que  le  propre  beau-frère  de  l'impératrice 
Joséphine.  Remarié  à  la  baronne  de  Cohausen,il  possédait  de 
sa  première  union  avec  sa  cousine  Marie  de  Beauharnais 
une  fille  que  son  dévouement  conjugal  devait  rendre  célèbre  : 
la  comtesse  de  Lavalelte.  Peut-être  avait-il  quelque  peu 
délaissé  sa  belle-sœur  aux  jours  sombres  de  la  Révolution  et 
aux  jours  trop  gais  du  Directoire,  mais,  dès  les  splendeurs 
du  Consulat,  il  s'était  retrouvé  excellent  parent  et  Joséphine 
ne  lui  montra  pas  un  visage  moins  accueillant  qu'aux  autres 
membres  de  la  famille.  Il  fallut  bien  faire  quelque  chose  et 
quelque  chose  de  distingué  pour  ce  quasi  beau-frère  de 
l'Empereur.  Une  ambassade  était  un  poste  représentatif  tout 
indiqué  :  il  fut  nommé  ministre  plénipotentiaire  auprès  de 
la  reine  d'Etrurie  (1).  C'est  de  cette  petite  cour  florentine  de 
la  fille  du  roi  d'Espagne  qu'il  était  appelé  à  devenir  ambassa- 
deur chez  le  roi  d'Espagne  lui-même  (2).  Un  rapide  séjour  à 
Paris  :  le  temps  de  recevoir  la  Légion  d'honneur  et  le  grand 
cordon  de  la  Couronne  de  fer,  —  et  il  passa,  fort  enchanté  de 
cette  fortune,  des  rives  de  l'Arno  au  bord  du  Manzanarès.  Il 
débarqua  à  Madrid  le  23  décembre  1806. 

M.  de  Talleyrarid  avait  eu  soin  de  le  munir  d'instructions 
précises  sur  les  points  importants  de  l'alliance  :  nécessité  de 
restaurer  la  marine  espagnole,  dégager  la  cour  de  Madrid  de 
ses  derniers  liens  avec  celle  de  Palerme,  entretenir  des  rap- 
ports parfaits  avec  le  prince  de  la  Paix  (3).  Un  dernier  billet, 
daté  de    Berlin,  lui    rappelait   que    «  dans  les  circonstances 

(1)  Mars  1805. 

(2)  i6  mai  1806. 

(3)  Appendices,  I. 


74  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

acluelles,  Madrid    était  devenu   un    point  d'observation  des 
plus  importants  »   (1). 

Dès  son  arrivée,  celui  qu'il  venait  surveiller,  le  prince  de 
la  Paix  l'accabla  de  politesses  affectées  et  lui  remit  une  note 
officielle  écrite  en  français  sur  le  machiavélisme  de  la  per- 
fide Albion  et  les  ruses  du  gouvernement  britannique  «  qui 
semblait  avoir  renoncé  à  tous  les  principes  de  l'ordre  so- 
cial 1» .  Godoy  avait  dépassé  la  mesure  et  du  premier  coup 
éveillait  les  soupçons  de  Beauharnais  : 

Soit  défaut  d'usage,  soit  défaut  d'élévation,  l'urbanité  de  ce 
Prince  m'a  paru  outrée.  J'espérais  le  trouver  naturel  et  grand 
dans  ses  prévenances,  je  l'ai  plutôt  vu  embarrassé,  timide  et  même 
craintif;...  j'aurais  désiré  moins  de  mots  et  plus  de  preuves...  Ou 
je  me  trompe  ou  l'homme  doit  être  dans  l'habitude  de  promettre 
facilement  et  de  se  rétracter  de  même...  Je  doute  s'il  est  suscep- 
tible d'être  constamment  électrisé  par  l'idée  de  la  gloire.  Je  crois 
plutôt,  qu'habitué  à  la  mollesse,  il  voudrait  se  dissimuler  à  lui- 
même  le  secret  des  moyens  dont  il  peut  disposer,  ou  du  moins  le 
dissimuler  aux  autres...  Je  l'ai  trouvé  au-dessous  de  l'idée  que  je 
m'en  étais  formé;  ce  doit  être  un  homme  dont  on  obtient  davan- 
tage par  la  fermeté  que  par  le  raisonnement  ou  la  persuasion.  Je 
lui  crois  peu  de  courage  moi'al;  son  talent  est  très  ordinaire  et  sa 
franchise  peut  paraître  suspecte  (2). 

Charles  IV  se  montra  tout  à  fait  lui-même  dès  l'audience 
de  réception  : 

J'ai  été  frappé  de  la  contenance  difficile  de  ce  monarque,  ce 
que  j'ai  attribué  à  l'embarras  du  cérémonial;  je  n'ai  pas  moins 
été  surpris  de  la  faiblesse  de  sa  conversation...  Sa  M.  ma  paru 
d'une  santé  infiniment  altérée;  ni  le  moral,  ni  le  physique  n'ont 
de  vigueur...  (3). 

En  sorte  qu'avec  des  interlocuteurs  d'apparence  si  médio- 

(1)  Talleyrand  à  Beauharnais,  9  novembre  1806,  vol.  670,  fol.  4t3. 

(2)  Beauharnais  à  Talleyrand,  1"  janvier  1807,  vol.  671,  fol.  4  à  7. 

(3)  Ibid.,  fol.  8. 


LE  TRAITE   DE   FONTAINEBLEAU  75 

cre,  la  conversation  ne  devait  être  qu'une  série  de  de- 
mandes, souvent  impérieuses.  Encore  plus  annihilé  qu'à 
la  coutume  par  un  accès  de  rhumatisme,  Charles  IV  accep- 
tait tout  et  se  réjouissait  des  triomphes  des  armées  fran- 
çaises dans  son  espérance  de  leur  voir  enfin  conquérir  le 
repos  de  l'Europe.  Il  parlait  «  paix  " ,  Napoléon  répondait  : 
para  hélium  et  accentuait  ses  exigences  sur  le  Blocus  conti- 
nental (1). 

Avec  des  moyens  à  leur  portée,  Charles  IV  et  le  prince  de 
la  Paix  croyaient  faire  merveille  en  offrant  à  l'Empereur, 
pour  remplacer  le  cheval  de  bataille  qu'il  venait  de  perdre, 
quatre  coursiers  magnifiques,  delà  plus  belle  robe  isabelle; 
mais  S.  M.  I.  et  R.  avait,  en  fait  de  cadeaux,  des  prétentions 
plus  sérieuses  :  Elle  demandait  un  concours  militaire  de 
4,000  chevaux  et  de  10,000  fantassins,  de  25  canons  attelés 
pour  les  envoyer,  soldés  par  leur  pays,  mais  entretenus  par  la 
France,  dans  le  Hanovre  contre  les  Anglais.  «Ma  lettre  vous  est 
portée  par  un  courrier  extraordinaire,  écrivait  Talleyrand  (2), 
c'est  vous  dire  combien  l'Empereur  s'attache  à  voir  adopter 
promptement  la  mesure  qu'il  propose.  »  Par  une  compensa- 
tion tellement  ironique  qu'elle  paraissait  insolente,  il  en- 
voyait, pour  être  incorporés  à  l'armée  espagnole,  10,000  pri- 
sonniers prussiens  dont  il  ne  savait  que  faire.  Et  dans  sa 
satisfaction  de  s'être  si  fort  à  propos  débarrassé  de  ce  glorieux 
fardeau,  il  parlait  d'en  envoyer  15,000  autres.  «  On  les 
placera,  disait-il,  dans  les  garnisons  de  l'intérieur.  »  Le 
débonnaire  Charles  IV  trt  jva  pourtant  la  coupe  pleine,  il 
refusa  avec  une  certaine  ténacité  d'entretenir  tout  ce  monde 
en  sus  de  sa  propre  armée. 

Le  corps  expéditionnaire  de  Hanovre,  sélection  des  régi- 
ments de  la  péninsule,  se  mettait  en  marche  sous  les  ordres 

(1)  L'Espagne  y  adhéra  officiellement  le  19  février  1S07. 

(2)  15  décembre  1806,  vol.  670,  fol.  477. 


16  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

du  général  marquis  de  la  Romana  (1).  Au  mois  de  juillet  il 
arriva  en  Allemagne.  Il  y  était  rejoint  par  le  général  O'Far- 
rill,  Napoléon  ayant  consenti  à  ce  que  le  contingent  cantonné 
en  Toscane  fût  compris  dans  le  chiffre  total  de  l'effectif  qu'il 
réclamait.  Il  attachait  de  l'importance  à  bien  traiter  et  équiper 
convenablement  ces  auxiliaires,  il  recommanda  de  les  faire 
voyager  en  poste  de  Bayonne  à  Mayence,  témoignait  sa  satis- 
faction aux  préfets  qui  les  recevaient  à  leur  passage,  et  tenait 
surtout  à  faire  croire  à  une  alliance  étroite,  doublant  volon- 
tiers, aux  yeux  de  l'Europe,  le  nombre  de  ces  auxiliaires 
forcés  (2).  Certes  tout  danger  d'une  attaque  par  les  Pyrénées 
était  loin  de  son  esprit  à  cette  heure;  on  eût  pu  raser  les 
défenses  de  Saint-Jean-Pied-de-Port  et  de  Bellegarde;  contre 
quels  Espagnols  auraient-elles  pointé  leurs  canons?  Pour 
Godoy,  dans  la  peur  immédiate  d'un  conflit,  dans  l'espoir 
lointain  d'une  récompense,  il  prêtait  les  mains  à  tout,  per- 
suadant presque  aussi  facilement  le  Roi  que  la  Reine  des 
services  qu'il  rendait  à  la  monarchie.  Généralissime  d'une 
armée  qui  s'émiettait  loin  du  royaume,  il  lui  sembla  qu'une 
situation  nouvelle  lui  était  nécessaire  au  moment  où  la  force 
militaire  de  la  péninsule  devait  se  concentrer  dans  les  débris 
de  sa  marine  :  il  voulut  devenir  grand  amiral;  et  ce  titre,  qui 
depuis  don  Juan  d'Autriche  n'avait  été  porté  que  par  l'infant 
don  Philippe,  Charles  IV  le  conféra   solennellement  à  un 


(1)  Le  commandant  Boppe  ^Les  Espagnols  à  la  Grande  armée)  dit 
14,809  soldats,  d'après  des  renseignements  qui  lui  sont  venus  du  ministère 
de  la  guerre  de  Madrid.  —  J'adopte  plus  volontiers  les  chilfres  du  général 
de  Kindelan,  commandant  en  second  les  troupes  :  16,810  hommes,  oflieiera 
compris  (556),  et  3,240  chevaux.  Note  originale,  Espagne,  vol.  671, 
fol.  217. 

(2)  «  II  est  très  convenable  que  vous  disiez  à  M.  de  Vincent,  en  forme  de 
conversation,  et  que  vous  écriviez  à  M.  Andréossy  que  30,000  Espagnols  sont 
déjà  entrés  sur  mon  territoire  et  sont  en  marche  pour  se  rendre  en  Hanovre. 
Il  n'y  aurait  pas  de  mal  d'en  faire  mettre  un  article  dans  les  journaux,  sous 
la  rubrique  de  Madrid...  »  L'Empereur  à  Talleyrand,  7  avril  1807. 


LE   TRAITÉ    DE   FONTAINEBLEAU  77 

homme  qui  n'avait  jamais  commandé  un  canot  (1).  —  On  y 
ajouta  le  titre  «  d'Altesse  Sérénissime  » ,  puis  la  présidence 
du  Conseil  d'Etat.  —  Et  pour  répondre  dignement  à  l'abdi- 
cation morale  du  monarque,  la  platitude  des  sujets  se  donna 
carrière  :  les  tribunaux,  les  corporations  mirent  pompeuse- 
ment en  marche  leurs  délégués,  les  régiments  envoyèrent  des 
détachements  à  Aranjuez,  les  musiques  militaires  offrirent 
un  concert,  les  édifices  publics  et  même  beaucoup  de  mai- 
sons particulières  se  parèrent  d'illuminations,  des  représen- 
tations gratuites  ouvrirent  les  théâtres  à  la  populace  et  le 
corps  diplomatique  se  rendit  chez  le  prince  pour  lui  adresser 
son  compliment. 

Froissée,  tout  à  la  fois  inquiète  et  jalouse,  la  Grandesse  seule 
parut,  en  majorité  du  moins,  refuser  ses  applaudissements  à 
cet  éclat  inconvenant.  Godoy  répondait  dédaigneusement  à 
sa  hauteur  par  l'insolence  de  faveurs  nouvelles  et  l'étalage 
de  la  toute-puissance  de  son  immoralité.  La  maîtresse  que 
Madrid  se  montrait  du  doigt  et  que  la  Reine  n'osait  briser 
dans  sa  fureur  rivale  :  Joséphine  Tudo,  devenait  comtesse 
de  Gastelfiel  et  vicomtesse  de  Rocafuerte;  ces  titres,  appuyés 
d'une  «  Grandesse  »,  étaient  réservés  aux  bâtards  qu'elle 
avait  donnés  à  Godoy. 

Ce  parvenu  débauché  qui  se  jouait  sans  vergogne  de  son 
pays  et  de  son  roi,  de  la  famille  et  de  Dieu,  s'agenouillait 
devant  une  autre  puissance  :  non  pas  seulement  Napoléon 
vainqueur  de  l'Europe,  mais  tout  simplement  son  ministre 
Talleyrand,  lui  aussi  doté  d'une  principauté  et  décoré  de 
r  «Altesse  sérénissime»  :  «  Je  profite  de  l'occasion  pour  mettre 
à  vos  pieds  cette  charge  dont  le  Roi  mon  maître  vient  de 
m'honorer.  » 

Titres,  honneurs,  fonctions  courbaient  définitivement  l'Es- 

(1)  13  janvier  1807.  Voir  aux  Appendices,  II. 


18  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

pagne  sous  le  talon  du  favori.  Les  hommes  placent  toutes 
choses  au  niveau  de  leur  pensée;  M.  de  Beauharnais  ne  vit 
dans  cette  mainmise  qu'une  question  d'étiquette;  inconscient 
des  réalités,  il  se  cabra  devant  la  forme;  l'idée  de  donner 
de  r  «  Altesse  »  à  ce  petit  cadet  d'Estramadure  le  jeta 
hors  de  lui  et  il  continua  à  se  borner  au  mot  tout  sec  de 
«  Prince  "  .  —  Le  «  Prince  »  voulut  mieux  et  ce  fut  une  véri- 
table affaire  : 

Monsieur  l'ambassadeur, 

Personne  ne  se  trouve  plus  exempt  des  préjugés  vulgaires  que 
moi,  personne  n'est  plus  amant  de  la  franchise,  de  cette  vertu 
que  tout  le  monde  se  fait  un  devoir  d'avouer.  Cependant  je  ne 
puis  moins  de  faire  à  V.  E.  une  observation.  —  L'honneur  de  la 
correspondance  officielle  que  j'entretiens  avec  V.  E.  en  vertu  du 
poste  que  j'occupe,  m'a  fait  remarquer  qu'elle  méprise  les  forma- 
lités et  qu'elle  ne  se  soucie  point  de  me  donner  le  traitement  que 
mon  souverain  a  daigné  m'accorder  et  que  S.  M,  I.  et  R.  elle- 
même  me  dispense.  —  Si  cette  correspondance  était  d'amitié,  je 
serais  vraiment  charmé  de  l'honneur  que  V.  E.  me  fait  en  me 
traitant  confidentiellement,  mais  étant  ministérielle  et  devant  être 
soumise  souvent  aux  souverains,  c'est  selon  mon  sentiment,  qu'on 
devrait  y  adopter  les  formalités  de  style.  Il  s'en  faut  de  beaucoup 
que  je  soupçonne  votre  honnêteté  et  c'est  en  conséquence  que  je 
vous  prie  de  me  donner  une  petite  explication  si  c'est  par  ordre 
de  votre  Cour  ou  bien  par  un  défaut  d'oubli  de  la  mienne  à 
faire  part  à  V.  E.  de  la  résolution  et  décret  de  S.  M.  au  sujet  de 
ma  décoration...  (1). 

Beauharnais  s'entêta;  Godoy  se  vengeait  en  écrivant  sur  un 
ton  cavalier  :  «  Mon  cher  ambassadeur  »  ,  lequel  cessa  la 
correspondance.  Et  il  fallut  que  Gevallos  prit  officiellement 
la  plume  pour  que,  grâce  à  l'esprit  de  ces  deux  grands 
hommes  d'État,  les  rapports  entre  leurs  deux  pays  ne  fussent 

(i)  Le  prince  de  la  Paix  à  M.  de  Beauharnais,  29  mai  1807,  vol.  671, 
fol.  ;^.09. 


LE    TRAITÉ    DE    FONTAINEBLEAU  19 

pas  arrêtés.  —  Consulté  sur  ce  cas  de  chancellerie,  Tal- 
leyrand  répondit  (sa  réponse  est  datée  de  Tilsitt  et  l'on 
peut  croire  qu'il  avait  là  d'autres  préoccupations  en  tète) 
que  c'était  une  affaire  de  cérémonial  intérieur,  que  Charles  IV 
avait  bien  le  droit  de  conférer  un  titre  au  prince  de  la  Paix, 
qu'il  était  donc  poli  de  le  lui  accorder  dans  les  relations 
sociales.  —  M.  de  Beauharnais  demeura  ulcéré,  et  d'ailleurs 
à  ce  moment  il  était  fort  étrangement  engagé  à  pleines  voiles 
dans  les  intrigues  de  la  Cour  et,  contre  Godoy,  avec  une 
âpreté  qui  devenait  personnelle,  sous  main,  il  avait  lié  partie 
avec  le  prince  des  Asturies. 

On  commençait  à  fixer  les  yeux,  à  la  dérobée,  sur  cet 
héritier  du  trône.  La  santé  de  Charles  IV  déclinait,  à  plu- 
sieurs reprises  des  rumeurs  alarmantes  avaient  circulé,  le 
mépris  qu'insj)irait  la  Reine  s'étalait  avec  moins  de  contrainte, 
la  puissance  du  favori  donnait  plus  d'ombrage  ;  le  patrio- 
tisme était  fort  ému  des  éventualités  prochaines  et  il  se  pré- 
parait, inconsciemment,  à  secouer  le  joug  qu'il  portait  avec 
résignation.  A  travers  la  puissance  royale  on  avait  respecté 
les  ordres  de  son  ministre,  S.  M.  CathoHque  venant  à  dispa- 
raître, le  prestige  d'une  fiction  encore  inviolée  allait  s'éva- 
nouir. C'est  une  force,  peut-être  la  meilleure  du  principe 
monarchique,  que  cette  soumission  respectueuse  à  la  voix 
de  l'autorité  même  quand  elle  passe  par  une  bouche  indigne; 
les  peuples  ne  s'abaissent  pas  dans  cette  déférence,  et  rien 
n'est  plus  glorieux  pour  le  trône  que  l'idéal  de  droit  et  de 
justice  où  le  placent  des  sujets  aux  heures  de  défaillance 
du  souverain.  Obéir  à  Henri  IV,  à  Louis  XIV  chose 
facile,  à  un  Richelieu,  à  un  Mazarin  chose  naturelle;  croire 
à  la  majesté  royale  quand  elle  se  voile,  à  la  fonction  sacrée 
quand  elle  s'abaisse,  voir  la  personnification  sublime  de 
la  patrie  dans  un  homme  rempli  de  faiblesses,  parfois  de 
vices,  c'est  un  acte  de  foi  nationale  que  les  peuples  forte- 


8a  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

tement  trempés  peuvent  seuls  se  permettre.  Un  mauvais  roi 
fait  sonfjer  au  mauvais  prêtre;  il  soulève  l'indignation,  et  en 
même  temps  il  donne  à  comprendre  la  j^randeurdu  rôle  qu'il 
trahit.  Mais,  malheur  le  jour  où  le  voile  du  temple  se  dé- 
chire! —  L'Espagne  offrait  ce  spectacle,  misérable  par 
certains  côtés,  respectable  et  presque  touchant  par  tant 
d'autres.  De  Charles  IV  on  savait  le  caractère  droit,  les 
mœurs  débonnaires,  l'esprit  simple.  Éternel  plastron  de  la 
comédie,  ce  personnage  de  mari  trompé  qu'il  remplissait 
avec  une  si  amère  sottise,  ici  ne  faisait  plus  sourire,  on  le  plai- 
gnait plutôt,  on  l'innocentait  presque  trop,  car  enfin  s'il  ne 
voyait  rien,  c'est  que  son  indifférence  ne  savait  pas  regarder. 

Les  nuages  se  formaient  autour  de  la  tête  du  prince  de  la 
Paix  :  il  avait  trompé  le  Roi,  avili  la  Reine,  abâtardi  leur 
fils  ;  —  sa  légèreté  n'ayant  pu  éviter  la  guerre,  devant  le  pays  il 
portait  la  responsabilité  de  ses  conséquences  lamentables  : 
ruine  de  la  flotte,  blocus  des  colonies,  arrêt  du  commerce. 
Cette  alliance  française  n'était-elle  pas  une  honte?  Une  duperie 
certainement.  C'était  le  propos  des  salons  et  de  la  rue.  Les 
impôts  s'alourdissaient;  si  le  trésor  était  pauvre,  le  favori 
devenait  riche.  L'animosité  des  gens  sans  place  le  déchirait 
à  belles  dents  ;  sa  clientèle  n'osait  plus  le  défendre  que  par 
le  silence. 

Pour  la  seconde  fois,  l'orage  montait.  Il  y  avait  deux  ans, 
un  éclair  avait  déchiré  la  nue,  la  foudre  n'était  pas  tombée, 
mais  dans  le  ciel,  aujourd'hui,  soufflait  un  vent  de  tempête. 
On  se  rappelait  cet  été  de  1805  où  des  vexations  officielles, 
des  disgrâces  avaient  atteint  des  hommes  considérables 
comme   l'amiral  Mazarredo   et  le   chevalier  d'Urquijo   (I). 


(l)Don  José  de  Mazarredo  j  Safazar  {I7k'(-I8i^.  Lieutenant  général  (1789). 
Amiral  et  capitaine  général  à  Cadix;  plus  tard  ministre  de  la  marine  du  roi 
Joseph. 

Don    Mariano    Luis    à' Uraïu'jo,    ambassadeur    auprès    de    la    République 


LE   TRAITE   DE    FONTAINEBLEAU  81 

Quand  des  mesures  de  rigueur  avaient  frappé  le  duc  de  l'In- 
fantado  et  exilé  des  personnes  populaires  à  des  litres  divers  : 
le  duc  de  Villafranca,  le  comte  de  Miranda,  le  duc  de  Mon- 
temar,  la  comtesse  de  Montijo,  on  avait  cherché  les  prétextes 
De  vagues  raisons  de  complaisance  ou  d'attachement  envers 
la  princesse  des  Asturies  (1).  Aujourd'hui  que  la  princesse  est 
morte,  le  prince  Ferdinand  reste  l'objet  de  semblables,  de  plus 
fortes  animosités  ;  ses  amis  sont  en  butte  aux  persécutions  : 
le  prieur  de  Saint-Pascual  vient  d'être  arrêté,  ses  papiers  sont 
saisis,  un  sermon  irrévérentieux  est  le  motif  allégué,  mais 
tout  bas  on  murmure  qu'il  a  voulu  ouvrir  les  yeux  du  Roi  sur 
le  généralissime  (2),  lequel  poursuit,  dit-on,  un  double  plan 
pour  capter  coûte  que  coûte  la  succession  royale.  Aux  deux 
reprises  où  la  santé  de  Charles  IV  a  paru  en  péril,  le  prince  de 
la  Paix,  avec  l'appui  de  la  Reine,  a  proposé  de  créer  une 
Régence  provisoire  pour  suppléer  le  prince  des  Asturies  inac- 
coutumé aux  affaires;  deux  fois  le  Conseil  de  Castille,  secrè- 
tement consulté,  a  refusé  l'examen  d'un  projet  insolite  (3). 
Alors  le  favori  s'avise  de  lier  à  sa  fortune,  d'une  manière 
plus  captieuse,  l'héritier  du  trône.  Amant  de  la  Reine,  marié 
secrètement  à  Joséphine  Tudo,  il  est  encore  en  face  de  toute 
l'Espagne  l'époux  (bigame)  de  Marie-Thérèse  de  Vallabriga, 
fille  légitime  de  don  Luis  de  Bourbon,  l'oncle  propre  de 
Charles  IV.  Cette  princesse  de  la  Paix  très  authentique  a  une 
sœur  cadette  :  en  la  faisant  épouser  à  Ferdinand,  Godoy 
deviendrait  le  beau-frère  du  futur  roi,  et  cette  introduction 
intime  dans  la  famille  royale  lui  semble  la  meilleure  protec- 

batave.    Ministre    des    affaires   étrangères    (1799).    Secrétaire   d'État   du    roî 
Joseph  (1808).  Réfugié  en  France  (1814);  mort  en  1817. 

(1)  Beurnonville  à  Talleyrand,  vol.  668,  fol.  400  à  409. 

(2)  Juin  1807,    vol.   671,   fol.   361.    Note    confidentielle   de    Beauharnais 
envoyée  par  courrier  spécial  à  Talteyrand. 

(3)  Un    long     mémoire  manuscrit    (vol.     673,   fol.  177    à    192)    rapporte 
toutes  ce»  intiigues. 

6 


82  L'ESPAGNE  ET    NAPOLÉON 

lion  contre  les  vicissitudes  prochaines  d'un  changement  de 
règne.  Mais  ici  Ferdinand  se  révolte,  et  un  matin  que  le 
favori  le  harcèle  d'insinuations  comminatoires,  le  prince  taci- 
turne, ne  se  contenant  plus,  avec  un  éclat  de  voix  qu'on 
entend  de  la  chambre  où  repose  Charles  IV,  jette  au  visage 
de  son  ennemi  l'insulte  suprême  :  «  Je  préférerais  rester 
veuf  toute  ma  vie  ou  me  faire  moine,  plutôt  que  d'être  le  beau- 
frère  de  Manuel  Godoy  (1)  !  » 

Eh  bien,  cette  sécurité  d'avenir  qu'il  ne  peut  se  garantir 
d'un  seul  coup,  le  prince  de  la  Paix  l'assurera  en  se  mettant 
matériellement  en  main  les  moyens  partiels  de  l'obtenir.  Il 
prend  la  présidence  du  Conseil  d'Etat,  se  fait  nommer  com- 
mandant et  inspecteur  de  la  maison  militaire  du  Roi.  Cette 
charge  nouvelle  devient  la  plus  importante  de  toutes  celles 
qu'il  cumule;  et  quoique  en  apparence  elle  n'ait  pas  autant 
d'éclat  que  celle  de  général-amiral,  elle  comporte,  par  le  fait, 
un  genre  de  puissance  plus  absolu  et  plus  direct  en  ce  qu'elle 
rend,  en  quelque  sorte,  maître  du  Palais  et  qu'elle  en  subor- 
donne la  police  intérieure  à  son  commandement  (2).  II  tient 
à  sa  discrétion  la  compagnie  des  Hallebardiers.  Son  frère, 
don  Diego,  est  fait  grand  d'Espagne  et  mis  à  la  tête  du  régi- 
ment de  la  garde  wallonne.  Son  ami  le  duc  del  Parque 
est  nommé  capitaine  des  Gardes  du  corps,  à  la  place  du 
marquis  d'Albadld  renvoyé  dans  ses  terres;  la  maison  du 
Roi  est  réformée,  les  quatre  compagnies  (Espagnole,  Fla- 
mande, Italienne,  Américaine)  réduites  d'un  tiers.  Toute 
la  Cour  est  dans  l'agitation;  toucher  à  cette  vieille  organi- 
sation semble  un  sacrilège  :  en  fait  Godoy  a  peur  des  Gardes 
du  corps,  et,  voulant  oublier  qu'il  sort  de  leurs  rangs, 
il  les  décime.  Il  éloigne  brusquement  ceux  qui  lui  portent 

(1)  Bulletin  de  Beauharnais  à  d'Hauterive,  avec  la  mention  •<  pour  lui 
seul  ».  —  19  février  1807,  vol.  671,  fol.  121. 

(2)  Beauharnais  à  Talleyrand,  20  juin  1807,  vol.  671,  fol.  349. 


LE   TRAITE    DE    FONTAINEBLEAU  8S 

ombrage  (1);  il  entoure  ses  maîtres  de  ses  créatures  (2). 
Les  amis  du  prince  des  Asturies  s'alarment,  mais  surtout 
se  préparent;  les  voici  très  éveillés;  le  danger  les  touche  de 
près.  Disposés  à  faire  cause  commune,  des  gentilshommes 
fort  évaporés  et  des  gens  graves,  respectueux  des  droits  de 
a  couronne  qu'ils  sentent  vaguement  menacée,  se  concertent. 
Une  crise  est  imminente.  De  plus  en  plus,  deux  partis  se 
forment  et  chacun  va  travailler  à  mettre  dans  son  jeu  un 
atouL  qu'il  estime  précieux  :  l'ambassadeur  de  France. 


Il 


M.  de  Beauharnais  se  trouve  flatté  d'un  rôle  qu'on  lui 
présente  comme  prépondérant,  et  il  voit  dans  toutes  ces 
intrigues  le  moyen  fort  inattendu  d'en  sortir  cousin  du  roi 
d'Espagne.  Car  le  prince  des  Asturies,  également  soucieux 
d'écarter  les  menées  matrimoniales  de  Godoy  et  de  conquérir 
les  bonnes  grâces  de  l'Empereur,  s'avise  de  prendre  femme 
en  France.  Il  fait  pressentir  timidement  M.  de  Beauharnais 
qui,  dans  un  aplomb  superbe,  nomme  aussitôt  sa  parente 
Mlle  Tascher  de  la  Pagerie,  cousine  de  l'Impératrice  (3). 

(1)  Beauharnaîs  à  Talleyrand,  20  juillet  1807,  vol.  671,  fol.  383.  — 
Le  comte  de  Bornes,  gentilhomme  de  la  chambre  du  prince  des  Asturies,  est 
exilé;  son  ancien  gouverneur,  le  duc  de  San  Carlos,  grand  chambellan,  est 
confiné  à  Pampelune. 

(2)  Le  marquis  de  Moos,  ancien  ambassadeur  à  Naples,  est  fait  grand 
maître  de  la  maison  du  Roi;  le  duc  de  Sedavi,  de  la  maison  de  la  Reine. 

(3)  Les  pourparlers  ne  furent  pas  directs;  Escoïquitz  en  demeura  l'ins- 
tigateur et  l'interlocuteur  attitré  ;  dans  une  dépêche  du  5  novembre  1807 
(vol.  672,  fol.  255),  M.  de  Beauharnais  semble  dire  vrai  :  «  Je  n'ai  vu  Son 
Altessse  Royale  qu'aux  jours  de  gala.  »  Mais  il  correspondait  avec  lui,  cela 
résulte  d'une  lettre  très  postérieure  de  Beauharnais  à  Ferdinand  VII  écrito 
de  Paris  le  26  septembre  1817.  —  Archives  de  Alcala  de  tienarès,  Estaclo,oi02. 


84  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

Son  importance  se  gonfle  de  confidences  secrètes,  son  carac- 
tère se  plaît  aux  détails  mystérieux.  Le  soir,  il  se  glisse  au 
Retira  pour  aller  trouver  dans  l'ombre  l'homme  influent  du 
groupe  des  mécontents,  un  chanoine  de  Tolède,  don  Juan 
Escoïquitz  (1).  Cet  ancien  précepteur  de  Ferdinand  a  gardé 
toute  la  confiance  de  son  élève  à  qui  il  donne  des  conseils 
énergiques,  pour  qui  il  prépare  et  corrige,  comme  des 
devoirs  d'écolier,  le  brouillon  des  «  actes  »  de  sa  prochaine 
puissance.  Il  entend  se  venger  de  Godoy  qui  l'a  congédié. 
Pour  Napoléon,  son  admiration  est  d'autant  plus  grande 
qu'il  considère  sa  toute-puissance  ;  à  cette  fortune  inouïe 
il  voudrait  attacher  celle  du  prince  des  Asturies  et  le 
meilleur  moyen  lui  paraît  une  alliance  de  son  maître  avec 
une  «  princesse  »  de  la  maison  impériale.  Est-il  très  bien 
éclairé  sur  les  généalogies  de  Napoléon  et  de  Joséphine? 
Les  Bonapartes  et  les  Beauharnais,  et  par  les  Beauharnais 
les  Taschers,  jusqu'à  quel  point  ne  confond-il  pas  ces 
alliances  et  ces  parentés?  Il  est  malaisé  de  le  deviner  au 
juste.  L'ambassadeur  lui  cite  une  jeune  fille  parente  de  l'Im- 
pératrice, il  en  peut  conclure  qu'elle  est  parente  aussi  de 
l'Empereur;  cela  suffit  à  son  raisonnement  et  lui  fait  croire 
toucher  le  but.  Quelles  paroles  exactes  s'échangent  dans 
leurs  entretiens  nocturnes?  On  ne  saura  jamais  qui  le  pre- 
mier a  fait  l'ouverture  et  par  quels  préliminaires  on  est  arrivé 


(1)  Don  Juan  de  Escoïquitz  (1762-1820),  fils  d'un  général,  fut  élevé  dan«  la 
maison  des  pages  du  Roi.  Chanoine  de  la  cathédrale  de  Saragosse.  Précepteur 
du  prince  des  Asturies;  renvoyé  en  disgrâce.  Archidiacre  de  Tolède.  Prend, 
en  1807,  une  part  considérable  aux  affaires  de  son  ancien  élève  qui  lui 
témoijjne  une  contiance  absolue.  Conseiller  d'Etat  pendant  son  règne  nominal 
(mars  1808),  il  l'accompagne  à  Bayonne,  à  Valençay;  est  interné  à  Bourges. 
Rentré  en  Espagne  (1814)  est  nommé  ministre  d'Etat,  mais  n'a  plus  d'in- 
fluence; il  est  même  exilé  en  Andalousie.  —  Il  a  publié  (1816)  un  Exposé 
des  motifs  qui  ont  engagé  Ferdinand  VII  à  se  rendre  à  Bayonne  en  1808; 
ce  témoignage  est  capital.  —  Il  s'occupait  aussi  de  littérature  et  a  traduit  let 
Nuits  d'Young,  le  Paradis  Perdu  de  Milton  et  un  roman  de  Pigauit-Lcbiun! 


LE   TRAITE    DE    FONTAINEBLEAU  85 

à  la  conclusion.  Le  30  août  un  courrier  emporte  une  lettre 
chiffrée  de  Beauharnais  : 

La  conduite  du  prince  de  la  Paix  est  criminelle  vis-à-vis  de 
son  maître  et  de  son  bienfaiteur,  elle  est  cruelle  vis-à-vis  de 
l'héritier  présomptif.  On  veut  faire  passer  le  jeune  prince  tantôt 
pour  impuissant  et  tantôt  pour  libertin.  On  fait  courir  le  bruit 
qu'il  est  bête,  faible,  inhabile.  Le  peuple  l'aime  uniquement, 
voilà  son  tort  vis-à-vis  de  la  Reine  et  du  généralissime. 

J'ai  des  raisons  positives  pour  assurer  qu'il  est  droit,  franc, 
religieux  ;  il  aurait  même  quelque  caractère,  s'il  n'était  pas  affaibli 
par  sa  position.  Il  sollicite  à  genoux  la  protection  de  S.  M.  l'Em- 
pereur et  Roi  et  ne  veut  accepter  une  épouse  que  de  sa  main. 

Le  jeune  prince  a  toute  confiance  dans  la  générosité  du  héros 
qui  nous  gouverne  :  il  fera  absolument  tout  ce  que  voudra 
S.  M.  Voilà  ce  que  je  puis  assurer  positivement. 

V.  Exe.  voudra  bien  garder  cette  lettre  pour  elle  seule,  c'est-à-dire 
sans  être  relatée  dans  les  cartons  des  bureaux.  Elle  compromet- 
trait le  secret  d'un  jeune  prince  vertueux  opprimé,  qui  a  osé  se 
confier  à  ses  risques  et  périls...  (1). 

En  ouvrant  cette  missive,  M.  de  Ghampagny,  prudent 
comme  un  homme  qui  vient  d'arriver  aux  affaires,  —  il  rem- 
place Talleyrand  aux  Relations  extérieures  depuis  le  12  août, 
—  est  d'abord  demeuré  fort  intrigué;  son  embarras  s'aug- 
mente des  questions  de  l'Empereur  auxquelles  il  ne  peut 
faire  de  réponses  précises;  il  veut  y  voir  clair  : 

Votre  lettre  confidentielle  renferme  des  choses  très  importantes, 
et  tellement  importantes  qu'on  peut  regretter  que  vous  ne  les 
ayez  pas  présentées  avec  plus  de  détails  et  surtout  que  vous  n'ayez 
pas  fait  connaître  comment  elles  vous  sont  parvenues.  Telle  a  été 
la  réflexion  de  l'Empereur,  lorsque  j'ai  eu  l'honneur  de  l'en 
entretenir.  Quels  ont  été  vos  rapports  avec  le  jeune  prince  dont 
vous  parlez?  Quels  sont  les  raisons  positives  que  vous  avez  de  le 
juger  d'une  certaine  manière?  Il  sollicite  à  genoux,  dites-vous,  la 
protection  de  l'Empereur.  Comment  le  savez-vous?  Est-ce  lui  qui 

(1)  Beauharnais  à  Chauipagny,  vol.  671,  fol.  488. 


86  L'ESPAGNE    ET   NAPOLEON 

VOUS  l'a  dit  ou  par  qui  vous  l'a-t-il  fait  dire?  Ces  questions  vous 
sont  faites  par  l'Empereur  et  c'est  lui  qui  a  fait  la  réflexion  que 
j'ai  énoncée  plus  haut  :  qu'un  ministre  ne  peut  avoir  de  secrets 
pour  son  gouvernement.  Je  vous  invite  donc,  d'une  manière 
pressante,  à  entrer  dans  de  grands  détails  sur  cette  importante 
communication...  (1). 

Le  papier  sur  lequel  furent  tracés  ces  «  grands  détails  » 
n'est  plus,  si  jamais  il  y  est  entré,  dans  les  cartons  des  ar- 
chives (2);  mais  nous  savons  queM.de  Beauharnais  prononça 
alors  tout  bas,  peut-être  un  peu  embarrassé  de  son  audace, 
le  nom  qu'il  avait  mis  en  avant  :  Mlle  de  la  Pagerie.  Il  avait 
poussé  cette  idylle  par  procuration  aussi  loin  qu'il  lui  était 
possible,  offrant  au  prince  un  portrait  de  cette  jeune 
«  fiancée  »  et  lui  fournissant  mille  particularités  sur  ses 
mérites  et  ses  charmes  (3). 

On  a  dit  que  l'Impératrice  encourageait  cette  campagne 
matrimoniale  en  faveur  de  sa  cousine  germaine;  le  fait  peut 
paraître  vraisemblable,  mais  M.  de  Beauharnais  était  suffi- 
samment fat  pour  avoir  inventé  ce  beau  projet  à  lui  seul. 
Le  bon  sens  de  Napoléon  ne  prétendit  pas  couvrir  ces  jeux 
romanesques;  acceptant  l'idée  d'une  union  qui  eût  donné  à 

(1)  9  septembre  1807,  vol.  672,  fol.  23. 

(îj  Beauharnais  annonce  à  maintes  reprises  qu'il  va  répondre  longuement 
avec  «  pièces  à  l'appui  "  .  Mais  les  Archives  des  Affaires  étrangères  ne  con- 
tiennent pas  celle  lettre  qui  serait  si  intéressante,  bien  qu'on  ne  constate  pas 
de  lacunes  essentielles  dans  la  série  des  dépêches  politiques  de  raud)assade 
de  Madrid.  —  Au  contraire  les  insiructions  ministérielles  de  Paris  sont  fort 
inconiplèies. 

(3)  L'héioine  très  innocente  de  ce  roman  :  Marie-Rose-Françoise-Stéphanie 
Tascltei-  de  la  Paqerie  (lillc  de  Robert  Tascher  de  la  Pagerie  (1748-1806), 
lieutenant  de  vaisseau,  et  de  Jeanne  Leroux  de  la  Chapelle),  naquit  à  Fort- 
Royal  en  1788,  mourut  à  Paris  le  26  octobre  1832.  On  lui  fit  épouser,  très 
peu  de  teiiqis  après  l'intrigue  de  Madrid,  le  1"  février  1808,  le  prince  l/ouis 
d'Arenberg;  le  mariage  ayant  été  déclaré  nul  par  des  actes  de  1816,  1817  et 
1818,  elle  se  remaria  le  8  novembre  1819,  avec  Eugène,  marquis  de  Chau- 
niont  Quitry.  —  Son  frère,  le  colonel  comte  Tascher  (1785-1816),  devint  le 
neveu  du  roi  Joseph,  en  épousant  Marie-Adèle  Marseille  ClarY. 


LE   TRAITÉ    DE   FON  TAIIS  KBLE  AU  87 

la  France  une  influence  particulière  de  l'autre  côté  des 
Pyrénées,  il  n'avait  délégué  personne  pour  choisir  à  sa  place. 
Dans  son  esprit,  il  pensait  de  loin  à  la  fille  de  Lucien  : 
cette  nièce  Charlotte  qui  joua  un  rôle  dans  ses  projets  dynas- 
tiques à  la  fin  de  1807.  Il  hésita  à  la  marier  au  prince  des 
Asturies,  et  même  à  épouser  lui-même  cette  enfant  de  douze 
ans,  du  sang  des  Bonapartes  (1).  Ces  combinaisons  étranges 
furent  conçues  à  Milan,  où  il  reçut  la  demande  matrimoniale 
de  Ferdinand,  et  à  Mantoue  où  il  eut  cette  entrevue  nocturne 
du  12  décembre  dont  Lucien  sortit,  après  un  entretien  de 
six  heures,  refusant  un  trône  pour  ne  pas  divorcer  avec 
Mme  Jouborlhou.  Il  consentit  seulement  à  diriger  sur  Paris 
auprès  de  «  iMadame  mère" ,  pour  être  façonnée  aux  manières 
impériales,  «  Lolotte  »  que  ses  espiègleries  irrespectueuses 
firent  assez  promptement  renvoyer  en  Italie  au  domicile 
paternel  de  Canino. 

Peu  soucieux  d'une  alliance  avec  les  Bourbons,  mais 
satisfait  au  fond  d'une  aventure  dont  l'ennui  des  avances  lui 
était  épargné,  dont  il  se  réservait  à  son  gré  la  conclusion, 
l'Empereur  affecta  le  silence  et  blâma  sans  autre  explication 
son  ambassadeur  : 

Faites  connaître  à  M.  de  Beauharnais  que  je  vois  avec  peine  sa 
dépêche  relative  à  ses  correspondances  avec  les  agents  du  prince 
royal;  que  cela  m'a  paru  misérable;  que  ces  intrigues  sont 
indignes  d'un  ambassadeur;  que  cela  n'est  propre  qu'à  le  jeter 
dans  un  ordre  d'affaires  qui  le  compromettra,  et  qu'il  doit  se 
garder  de  tous  les  pièges  qui  lui  seront  tendus,  et  où  il  tombera 
infailliblement  (2). 

M.  de   Beauharnais  ne  croyait  certainement  pas   à    sem- 

(1)  Frédéric  Masson,  Napoléon  et  sa  famille,  t.  IV,  p.  52.  —  Biographie 
des  contemporains,  t.  II,  article  «  Lucien  Bonaparte  »  .  —  Charlotte  Bona- 
parte (1795-1865)  était  fille  de  Lucien  et  de  Catherine  Boyer.  Elle  épousa  le 
prince  romain  Gabrielli. 

(2)  Fontainebleau,  7  octobre  1807.  A  Chanipagny.  Correspondance,  t.  XVI. 


88  L'ESPAGNE   ET   NAPOLÉON 

blable  catastrophe;  quand  il  reçut  cette  missive  de  répri- 
mande il  possédait  déjà  la  contre-partie,  la  lettre  du  prince 
des  Asturies  «  écrite  et  signée  de  sa  propre  main  et  scellée 
de  son  sceau  »  qui,  datée  du  11  octobre,  s'adressait  directe- 
ment à  l'Empereur  «  héros  envoyé  de  la  Providezice  pour 
affermir  les  trônes  ébranlés  et  rendre  aux  nations  la  paix  et 
le  bonheur  »  .  S'épanchant  dans  son  sein  comme  dans  celui 
«  du  père  le  plus  tendre  " ,  l'Infant  disait  neltenient  à 
S.  M.  Impériale  «  qu'il  souhaitait  l'honneur  de  s'allier  à  une 
princesse  de  son  auguste  famille  »  ;  il  «  implorait  avec  la  plus 
grande  confiance  sa  protection  paternelle  »  et  protestait  ne 
vouloir  épouser  «  quelque  personne  que  ce  soit  »  sans  son 
consentement  et  approbation  positive  (1). 

Ainsi  armé,  se  préparant  à  recevoir  bientôt  mille  félicila- 
tion  dès  qu'il  aurait  transmis  à  Fontainebleau  une  lettre  si 
capitale  et  si  décisive,  jouissant  à  l'avance  du  succès  de  la 
campagne  secrète  qu'il  menait  depuis  plusieurs  mois,  du 
crédit  que  lui  vaudrait  auprès  de  la  cour  d'Espagne  cette 
alliance  qui  serait  son  ouvrage,  un  peu  ému  néanmoins  de  la 
façon  dont  l'Empereur  apprécierait  sa  responsabilité,  M.  de 
Beauharnais  continuait  à  se  donner  beaucoup  de  mouvement, 
multipliant  les  dépêches  officielles,  les  missives  particulières, 
les  notes  secrètes,  affublant  sa  correspondance  de  noms  de 
guerre,  dans  le  choix  desquels  il  croit  se  montrer  prudent  et 
habile,  désignant,  par  exemple,  le  prince  de  la  Paix  par  le 
sobriquet  de  «  général  Dujardin  >  (?)  Il  prenait  décidément 
parti  contre  ce  personnage  «  le  plus  inconséquent  de  toute 
ribérie  »  et  le  dépeignait,  sans  mansuétude  : 

Craintif,  timide,  ignorant  à  l'excès,  cupide  au  suprême  degré, 
insatiable,  possédant  seul  presque  tout  l'or  des  deux  Espafjnes. 
Il  reçoit  de  toute  main,  vend  toutes  les  charges,  et  son  seul  talent 
en  administration  est  d'être  profondément  faux;  incapable  d'avoir 

(i)  Appendices^  III. 


LE   TRAITÉ    DE    FONTAINEBLEAU  89 

un  plan,  il  commence  tout  avec  ardeur;  mais  une  affaire  qui 
survient  lui  fait  oublier  la  première.  —  Souple,  adroit,  patelin, 
il  ne  peut  être  mené  que  par  la  crainte.  Léger,  indiscret,  volup- 
tueux, paresseux,  ses  principes  sont  de  n'en  pas  avoir,  son  mobile 
est  l'or  et  la  fausseté  sa  politique. 

Entraînée  par  son  zèle,  la  plume  de  M.  de  Beauharnais 
trace  de  l'état  des  esprits  et  de  la  famille  royale  un  tableau 
véhément  : 

Toute  l'Espagne  désire  un  autre  ordre  de  choses  ;  tout  le  monde 
souffre,  patiente,  espère  que  l'Empereur  daignera  s'occuper  un 
jour  de  ce  pays,  pour  remettre  chaque  chose  à  sa  place.  C'est  une 
énigme  pour  chacun  de  comprendre  comment  un  gouvernement 
sans  gouvernant  peut  subsister  et  marcher,  comment  il  peut  se 
soutenir  sans  argent  dans  le  trésor,  sans  crédit  au  dehors. 

La  partie  saine  de  la  nation  espagnole  lit  avec  plaisir  le  récit 
des  nouvelles  victoires  de  l'Empereur,  parce  qu'elle  espère  que  sa 
position  changera;  mais  ce  n'est  pas  le  sentiment  du  grand,  ni 
l'attachement  à  la  France  qui  sont  les  motifs  de  son  sentiment. 
Le  roi  d'Espagne  et  le  prince  des  Asturies  seuls  ont  été  charmés 
de  la  victoire  de  Friedland;  leur  joie  était  sincère.  L'esprit  de  la 
reine  et  l'astuce  du  généralissime  ont  dirigé  les  sentiments 
d'exaltation  dans  le  compliment  adressé  à  l'ambassadeur  de 
France. 

Le  roi  d'Espagne  est  d'une  vivacité  qui  va  quelquefois  jusqu'à 
la  violence,  mais  il  est  bon,  droit,  franc,  et  n'imagine  pas  tout  ce 
qui  se  passe  autour  de  lui  ;  il  voit  dans  la  reine  une  épouse  chaste, 
une  mère  quelquefois  sévère,  mais  toujours  juste;  dans  les  Infants 
des  princes  qui  détestent  un  serviteur  aussi  fidèle  que  le  prince  de 
la  Paix  ;  dans  le  généralissime  un  administrateur  étonnant. 

La  Reine  a  autant  d'intrigue  que  d'esprit;  subjuguée  par  ses 
faiblesses,  elle  dirige  et  se  laisse  diriger  tour  à  tour;  quand  elle  a 
besoin  d'argent  pour  ses  plaisirs  secrets,  le  prince  obtient  les 
signatures  dont  il  a  besoin  pour  sa  propre  sûreté. 

Le  prince  de  la  Paix  prend  ou  achète  son  avis,  quand  il  a  fait 
des  bévues,  ce  qui  rend  très  réciproque  et  très  égal  le  marché.  — 
Le  respect  que  l'Espagnol  porte  à  ses  souverains,  mêlé  à  ses  prin- 
cipes de  religion,  fait  qu'il  attend  en  silence. 


flO  LESPAGNK    KT    N  A  P(  ).!•;()  N 

Le  prince  des  Asturies  est  {«énéraleuient  aimé;  il  mérite  d'être 
mieux  connu.  Il  affecte  de  l'indifférence  et  une  sorte  de  simpli- 
cité, mais  il  aurait  du  caractère,  au  besoin.  Il  a  de  la  prudence, 
de  l'honneur,  et  la  franchise  du  roi  son  père.  Il  est  forcé  de  dis- 
simuler pour  éviter  les  persécutions.  Il  demande,  il  sollicite  un 
appui  ;  une  femme  qui  lui  serait  donnée  par  l'Empereur  le  com- 
blerait de  bonheur;  il  a  refusé  avec  courage  la  sœur  de  la  princesse 
de  la  Paix;  il  désirait  que  S.  M.  I.  pût  connaître  son  vœu  très 
positivement  prononcé.  [On  a  déjà  demandé  une  direction  à  ce 
sujet  (1).] 

Napoléon  enregistre  ces  rensei^^nemcnls  de  pfJiùf|i]e 
intime,  mais  il  songe  à  utiliser  l'Espagne  dans  un  rôle  exté- 
rieur, contre  Lisbonne,  c'est-à-dire  contre  les  Anglais.  Tout 
aussitôt  après  Tilsitt  il  a  prescrite  Beauharnais  de  proposer 
au  cabinet  de  Madrid  une  convention  secrète  dans  le  cas  où 
le  régent  de  Portugal  (2)  refuserait  d  adhérer  au  blocus  con- 
tinental :  Charles  IV,  son  beau-père,  l'y  contraindra  et 
20,000  Français,  traversant  la  péninsule,  viendront  appuyer 
l'intervention  armée  des  Espagnols  (3). 

Godoy,  «  sans  même  consulter  le  Roi  »,  donne  l'ordre  à 
M.  de  Gampo  Alange,  ambassadeur  d  Espagne  à  Lisbonne,  de 
conformer  exactement  sa  conduite  à  celle  de  M.  de  Rayneval, 
ministre  de  France  (4).  Pour  lui-même,  il  se  répand  en  ces 
fanfaronnades  dont  il  est  coutumier  :  «  Je  marcherai  à  la  tête 
de  mes  hussards  et  cela  suffira  »  ;  mais  il  ne  bouge  et  s'il 
dirige  quelques  bataillons  vers  la  frontière  c'est  avec  des 
instructions   incertaines   sur   ce    qu'ils   ont   à   exécuter    (5). 


(1)  Note  confidentielle  à  Tal'.eyrand,  12  juillet  iS07,  vol.  671,  fol.  376. 

(2)  Jean  de  Bragance  (1767-iS28)  exerça  la  ngence  de  1792  à  1816  pen- 
dant la  démence  de  sa  mère  la  reine  Marie.  Il  fut  proclamé  roi  (Jean  VI) 
en  1816;  mais  il  revint  seulement  en  1821  en  Europe  (il  s'était  réfugié  au 
Brésil  en  1807).  Il  avait  épousé  (1790)  Garlota  Joaquina,  infante  d  Espagne. 

(3)  Vol.  671,  foi.  384. 

(•t)  9  août  1807,  vol.  671,  fol.  421. 

(5)  20  septembre  1807,  vol.  672,  fol.  63. 


LE   TRAITÉ   DE   FONTAINEBLEAU  91 

Sous  l'étreinte,  le  Portugal  ne  peut  que  plier;  à  Madrid,  s^n 
représentant  le  comte  d'Ega  endort  Beauharnais  par  des 
assurances  amicales;  dans  une  maison  tierce  ils  ont  des 
entretiens  particuliers  :  que  la  France  se  rassure  :  les 
ports  vont  être  fermés  à  la  flotte  et  aux  marchandises 
britanniques,  déjà  des  batteries  sont  élevées  pour  défendre 
l'entrée  du  Ttige;  et  le  prince  Régent  n'a  jamais  songé  à  se 
réfugier  au  Brésil  (1).  Strogonoff,  le  ministre  de  la  Russie 
mais  surtout  l'ami  de  Mme  d'Ega,  venait  à  la  rescousse  :  se 
maintenant  en  excellents  termes  avec  notre  ambassadeur,  il 
avait,  même  avant  Friedland,  «  toujours  conservé  les  formes 
les  plus  décentes  »  ;  —  après  Tilsitt  il  était  empressé,  accom- 
pagné du  ministre  prussien,  de  féliciter  M.  de  Beauharnais 
et  à  la  fête  du  15  août,  dans  un  repas  de  gala  «  d'où  le  res- 
pect, la  décence  et  l'aisance  n'avaient  point  été  un  moment 
absents  »,  il  levait  chaleureusement  son  verre  en  l'hon- 
neur de  l'empereur  Napoléon  après  un  toast  porté  à  l'empe- 
reur Alexandre  par  M.  de  Beauharnais.  —  Napoléon  qui 
n'aimait  pas  les  démonstrations  intempestives,  loin  de  coniph- 
menter  son  ambassadeur  d'un  zèle  qui  choquait  les  règles 
du  protocole,  l'avait  blâmé  d'oublier  «  par  une  conduite 
pleine  de  jeunesse  et  d'enivrement  »  la  «santé»  du  monarque 
auprès  de  qui  il  était  accrédité.  Beauharnais  se  disculpait, 
expliquant  qu'il  avait  voulu  compromettre  M  de  Sirogoiioff 
vis-à-vis  des  «  anglomanes  "  ;  mais  la  faiblesse  de  l'argnnient 
soulignait  la  maladresse;  il  demeurait  —  et  l'Empcienr  en 
avait  le  soupçon  —  que  le  ministre  de  Russie,  eu  correspon- 
dance quotidienne  avec  Lisbonne,  jouait  doiiblt'  jeu  et  ber- 
nait la  crédulité  vaniteuse  du  représentant  de  la  France 
Mécontent  de  cette  fausse  activité,  de  ces  demi-mesures, 

(1)  Conversation  du  13  octobre  à  minuit,  vol.  672,  fol.  153.  —  Le 
29  novembre,  le  rëgent  et  toute  la  famille  royale  de  Poi  tugal  faisaient  voile 
pour  leurs  colonies  d'Amérique. 


92  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Napoléon  rappelait  brusquement  son  agent  de  Lisbonne, 
animait  son  agent  de  Madrid;  il  affectait  d'étaler  une  volonté 
qui  pour  être  brutale  lui  paraissait  plus  forte;  jusque  dans 
les  détails  il  voulait  paraître  cassant.  Au  prince  de  Masserano 
qui  lui  annonçait  la  maladie  de  son  maître,  il  jetait  au  visage 
en  plein  cercle  des  Tuileries  celte  boutade  :  «  Cela  ne  l'aura 
pas  empêché  de  chasser  à  son  ordinaire  deux  fois  par 
jour  (1)  !  »  —  Au  duc  de  Frias,  envoyé  en  grande  pompe 
pour  le  féliciter  du  traité  de  Tilsitt,  il  répliquait  «  qu'il  ne 
s'agissait  pas  de  paix  maritime  » ,  comme  l'insinuait  discrète- 
ment Charles  IV,  mais  de  guerre  territoriale  en  Portugal. 
Telle  était  la  forme;  pour  le  fond  :  il  exigeait  le  remplace- 
ment des  ambassadeurs  espagnols  à  Saint-Pétersbourg  et  à 
Vienne  par  des  agents  «  plus  français  »  (2)  ;  il  faisait  occuper 
les  Etals  de  la  reine  d'Elrurie  sans  autre  précaution  que  de 
maintenir  très  secrète  l'invasion  de  son  territoire  et  d'aviser 
la  cour  d'Espagne  que  les  régiments  français  «protégeaient» 
la  fille  de  Charles  IV  contre  l'agression  des  Anglais.  Il  décla- 
rait la  guerre  au  Portugal  parce  que  le  Portugal  ne  la  décla- 
rait pas  franchement  à  l'Angleterre.  Il  poussait  sur  la  Gironde 
son  ultima  ratio^  une  armée  de  30,000  hommes,  commandée 
par  Junot.  Enfin,  par  l'agent  secret  du  prince  de  la  Paix,  cet 
Isquierdo  que  l'on  rencontre  à  chaque  pas  depuis  1805,  il 
nouait  les  fils  de  l'alliance  plus  étroite  où  il  allait  enserrer 
l'Espagne  au  point  de  la  garotter. 

La  scène  de  la  tragi-comédie  est  dressée  à  Fontainebleau. 

(1)  Metterisich,  Mémoires,  t.  I,  p.  295. 

(2)  M.  de  ÎNoronha  fut   remplacé  par  le  général  Pardo,  ministre  à  Berlin, 
et  M,  de  Castelfranco  quitta  Vienne. 


LE    TRAITE    DE   FONTA!  N  EB  LE  AU  93 


III 


Le  temps  agit  sur  la  pensée  :  le  clair  soleil  échauffe  l'âme 
comme  l'esprit  se  resserre  dans  le  brouillard  et  s'assombrit 
sous  la  pluie.  Le  cadre  n'est  pas  indifférent  non  plus  aux 
visées  des  hommes  d'État  et  aux  préoccupations  des  poli- 
tiques :  il  peut  faire  valoir  leurs  projets,  il  accompagne  à 
merveille  leurs  desseins.  Or,  pour  Napoléon,  le  décor  était 
splendide  en  cet  automne  de  1807.  Inassouvi  de  gloire,  mais 
en  ayant  rassasié  tout  son  empire,  l'Empereur  venait  d'ar- 
rêter un  moment  sa  course  triomphale.  Pour  lui-même,  le 
prestige  du  génie,  l'auréole  de  la  victoire,  les  faveurs  de  la 
fortune.  Titres,  honneurs,  dotations  à  ses  généraux;  à  ses  sol- 
dats dix-huit  millions  de  gratifications,  triple  part  aux  blessés  ; 
dans  les  caisses  publiques  l'abondance,  chez  les  fiiïanciers  le 
crédit,  à  l'industrie  des  canaux  et  des  routes,  au  commerce 
les  marchés  de  l'Europe,  au  peuple  la  paix.  Le  bonheur 
suprême  ce  sont  les  fautes  de  notre  ennemi  :  or,  l'incendie  de 
Copenhague,  brûlée  au  mépris  du  droit  des  gens  par  la  flotte 
anglaise,  allume  ce  dernier  rayon  à  la  couronne  flamboyante 
de  César  :  le  grand  conquérant  paraît  aussi  le  grand  justicier. 

Dans  le  palais  de  Fontainebleau  moins  pour  y  évoquer 
que  pour  y  dominer  le  souvenir  des  Valois  et  des  Bourbons, 
Napoléon  avait  conduit  courtisans,  fonctionnaires  et  soldats. 
La  fête,  commencée  le  21  septembre,  dura  jusqu'au  milieu  du 
mois  de  novembre,  et  qui  aurait  pu  croire  alors  que  cette  cour 
du  Cheval  Blanc  remplie  de  tant  de  panaches  et  de  fanfares 
deviendrait,  six  ans  après,  la  cour  des  adieux!  Depuis  que 
François  I"  avait  festoyé  là  Charles-Quint,  les  arbres  de  la 
forêt  n'avaient  vu  défiler  semblables  cortèges;  la  salle  du 


94  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

Primatice,  la  galerie  de  Diane,  la  porte  Dauphine  retrou- 
vaient les  magnificences  du  mariage  de  Philippe  II,  des 
joutes  de  Charles  IX,  du  baptême  de  Louis  XIII.  Les 
femmes  n'y  déployaient  plus  les  grâces  de  Mme  d'Étampes, 
de  Gabrielle  d'Estrées  ou  de  la  marquise  de  Pompadour. 
Mais  les  princes  étrangers  y  accouraient  en  solliciteurs  et  les 
officiers  français  passaient  en  héros  de  roman.  Bals,  concerts, 
soupers,  illuminations,  spectacles,  faisaient  des  soirées  et  des 
nuits  une  féerie  magique;  et  le  jour,  la  chasse,  avec  ses 
déploiements  d'équipages,  les  piqueurs,  les  meutes  de  relais, 
donnait  à  cette  réunion  bigarrée  l'apparence  seigneuriale  des 
manoirs  féodaux.  Les  livrées  de  vénerie  avaient  semblé  au 
vainqueur  d'Iéna  chose  si  grave  qu'il  s'en  était  réservé  le  choix 
des  couleurs  :  pour  Joséphine  velours  amaranthe,  Horlense 
bleu  et  argent,  Mme  Murât  argent  et  rose,  Pauline  Borghèse 
lilas  ;  et  les  heureux  titulaires  du  «  bouton  »  confondaient, 
dans  les  gorges  de  Franchard,  leurs  fracs  verts,  à  retroussis 
jaunes,  à  parements  rouges,  avec  les  magnificences  d'automne 
des  futaies  aux  teintes  de  pourpre  et  d'or. 

Parmi  la  foule  des  visiteurs  éblouis,  perdu  au  milieu  des 
courtisans,  noyé  dans  cet  océan  de  grandeurs  militaires  et  de 
faste  souverain,  nul  ne  remarquait  un  étranger  obscur,  sans 
uniforme  et  sans  fonction,  parlant  mal  le  français,  laid  de 
visage  ;  c'était  le  très  petit  agent  du  prince  de  la  Paix, 
Eugène  Isquierdo,  qui  venait  traiter  les  affaires  de  son  pays. 
Le  sort  de  l'Espagne  se  débattait  entre  le  directeur  du  Jardin 
botanique  de  Madrid  et  le  maître  du  monde.  La  liberté  des 
contractants  et  l'égalité  de  leurs  positions  établissent  la 
valeur  du  contrat.  Des  conversations  secrètes  s'échangeaient 
depuis  un  mois;  le  grand  maréchal  du  Palais  :  Duroc  qui, 
par  son  beau-père  d'Hervas  (I),  ancien  banquier  et  consul 

(1)  José  Martinez  Hervas  (1760-1830)  avait  gagné  et  plus  tard  perdit  une 


LE   TRAITE   DE    FONTAINEBLEAU  95 

à  Paris,  tenait  au  monde  espagnol,  Duroc  recevait  régulière- 
ment Isquierdo.  Quand  le  terrain  se  trouva  aplani  —  Tal- 
leyrand  prétend  que  ce  fut  à  l'insu  du  ministre  des  Relations 
extérieures,  mais  c'est  bien  peu  vraisemblable,  —  l'Empe- 
reur dicta  à  M.  de  Champagny,  dans  la  matinée  du  23  octobre, 
un  premier  projet.  Ce  brouillon  est  intéressant  à  connaître 
puisqu'il  indique  le  fond  de  la  pensée  impériale  :  sans 
ambages,  il  prend  la  Toscane,  partage  les  colonies  d'Amé- 
rique et  remanie  la  frontière  pyrénéenne,  donnante  la  France 
Passage,  Fontarabie  avec  le  rivage  de  la  mer  jusqu'à  Saint- 
Sébastien  (1). 

Un  rapprochement  s'impose.  On  ne  saurait  oublier  que 
précisément  le  conseil  de  Talleyrand  sur  l'Espagne  était 
d'occuper  tout  le  pays  du  Nord  jusqu'à  l'Ebre  et  de  s'assurer 
le  revers  des  Pyrénées  comme  nous  avions,  du  côté  du  Pié- 
mont, le  revers  des  Alpes.  Tous  les  contemporains  sont  una- 
nimes à  avoir  remarqué  les  assiduités  du  prince  de  Bénévent 
à  Fontainebleau  en  ce  mois  d'octobre,  ses  entretiens  avec 
l'Empereur,  ses  apartés,  ses  confidences  pleines  de  sourires. 
Oh!  que  cela  sent  peu  la  disgrâce,  la  méfiance  du  maître 
envers  un  serviteur  «  combattant  l'immoralité  et  les  dangers 
d'une  entreprise  »  (2).  Pour  dégager  sa  responsabilité  de 
l'aventure  il  a  depuis  présenté  deux  remarques  :  il  n'était  pas 
titulaire  du  portefeuille  le  27  octobre  et  sa  signature,  que 
ses  fonctions  d'archichancelier  par  intérim  semblaient  rendre 
nécessaire,  n'apparaît  pas  au  bas  de  la  convention.  Bagatelles 
de  protocole! 

Sa  réticence  habituelle  confesse   sa   participation.   Ayant 

fortune  immense.  Charles  IV  le  créa  marquis  d'Almenara,  ambassadeur  à 
Constantinople,- conseiller  d'Etat.  Ministre  sous  le  roi  Joseph;  banni  sou» 
Ferdinand  VII.  Son  fils  joua  un  rôle  politique;  sa  fille  devint  duchesse  de 
Frioul  en  épousant  le  général  Duroc. 

(1)  Coiresponflance,  t.  XVI,  p.   131. 

(2j  Tali.lyraind,  Mémoiies,  t.  I,  p.   329-330. 


96  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

trouvé  l'Empereur  opiniâtre  dans  l'idée  de  prendre  des 
défenses  (?)  contre  l'Espagne,  il  l'aurait  incité  à  mettre  gar- 
nison en  Catalogne  «jusqu'à  la  paix  maritime  »  ,  mais  Napo- 
léon n'adhéra  pas  au  projet  qui  paraissait  offrir  les  mêmes 
inconvénients  qu'une  occupation  totale  sans  présenter  des 
compensations  aussi  fructueuses.  C'était  nous  créer  sur  la 
frontière  un  nid  à  chicanes,  à  rancunes,  à  procès.  Fallait-il 
du  premier  coup  effaroucher,  couper  les  ponts  et  trancher 
dans  le  vif? 

Pressé  davantage.  Isquierdo  eût  probablement  donné  ce 
lambeau  de  sa  patrie,  ses  instructions  portaient  de  ne  rien 
refuser;  il  avait  reçu  de  la  main  du  prince  de  la  Paix  l'ordre 
positif  de  signer,  sans  aucun  délai,  relativement  à  l'Etrurie  et 
au  Portugal  «  tel  traité  que  S.  M.  I.  et  R.  jugera  convenable 
de  dicter»  (1).  Pendant  quatre  jours,  ses  pourparlers  de- 
vinrent quotidiens  avec  Champagny,  Maret  et  Duroc.  Le 
27  octobre  les  signatures  étaient  échangées;  en  quatorze 
articles  toute  la  péninsule  se  trouvait  bouleversée  et  d'un 
coup  transformé  le  sort  de  la  monarchie  espagnole  (2). 

Le  petit  roi  et  la  reine  douairière  d'Étrurie  remettraient  aux 
mains  de  l'Empereur  leur  royaume.  —  Ils  recevaient,  en 
échange,  la  partie  septentrionale  du  Portugal  coupé  en  trois 
tronçons.  —  La  partie  méridionale  (province  d'Alentejo  et 
pays  des  Algarves)  formait  une  souveraineté  héréditaire  pour 
le  prince  de  la  Paix.  —  Ce  «  royaume  de  Lusitanie  »  et  cette 
principauté  des  Algarves  étaient  placés  sous  la  suzeraineté  du 
roi  d'Espagne.  —  La  souveraineté  de  la  partie  centrale  du 


(1)  Note  manu.scrite  d'Isquioido,  16  octobre  1807,  AF  IV,  1680. 

(2)  Ce  même  jour  où  il  réglait  la  destinée  du  Portugal  et  la  situation  de 
l'Espagne,  Napoléon  montrait  qu'il  avait  l'esprit  assez  libre  pour  s  occuper 
de  la  Prusse;  (lettre  à  Daru),  de  la  Pologne  et  de  la  Saxe  (lettre  à  Cham- 
pagny),  de  Corfou  (lettre  à  Joseph)  et...  des  billets  de  faveur  dans  le» 
théâtres  parisiens  (lettre  à  Fouché).  — II  affectait  cette  désinvolture  et  aimait 
ces  contraste». 


LE   TRAITE   DE   FONTAINEBLEAU  97 

Portugal,  entre  le  Tage  et  le  Douro,  demeurait  réservée 
jusqu'à  la  paix  générale.  —  Les  colonies  portugaises  étaient 
partagées  entre  la  France  et  l'Espagne.  —  Charles  IV,  à  qui 
l'Empereur  «  garantissait  la  possession  de  ses  États  sur  le 
continent  d'Europe  »  ,  prendrait  le  titre  d'Empereur  des  deux 
Amériques  (1). 

In  cauda  venenum  :  suivait  une  convention  secrète  : 
28,000  hommes  de  troupes  françaises  entreraient  en  Espagne 
pour  se  rendre  à  Lisbonne  où  les  suivrait  un  corps  d'Espa- 
gnols, en  nombre  égal;  —  le  général  en  chef  français  gouver- 
nerait le  Portugal  central  mis  en  séquestre  et  commanderait 
aux  troupes  espagnoles  elles-mêmes;  —  une  seconde  armée 
française  de  40,000  hommes  se  réunirait  à  Bayonne. 

Lorsque  le  prince  de  la  Paix  connut  les  termes  exprès  de 
cette  convention  qui  le  faisait  souverain,  il  exprima  ses  remer- 
ciements en  termes  hyperboliques;  ce  petit  billet  dont  nous 
possédons  l'original  donne  bien  le  ton  banal,  emphatique  et 
niais  du  personnage;  c'est  le  style  d'un  ambitieux,  d'un  fourbe 
et  d'un  sot  : 

Sire, 
Les  expressions  de  reconnaissance  flattent,  mais  elles  ne 
démontrent  toujours  la  force  des  sentiments  de  celui  qui  les  a  dic- 
tées.—  Une  épée  et  une  âme  forte  qui  la  dirige, seront  deV.  M.  l. 
et  R.  le  plus  digne  tribut  de  reconnaissance  aux  honneurs  dont 
V.  M.  L  daigne  distinguer  le  plus  sincère,  ainsi  que  le  plus  res- 
pectueux de  ses  admirateurs. 

Sire,  de  V.  M.  I.  et  R. 

Manuel. 

San  Lorenzo,  24  décembre  1807  (2). 

(1)  Par  une  réminiscence,  qui  lui  était  agréable,  du  vieux  droit  public  euro- 
péen, c'était  la  pensée  de  Napoléon  de  placer  ce  titre  d'Empereur  au-dessus 
de  celui  de  Roi  ;  il  l'offrait  comme  une  dignité  supérieure  aux  vieilles  monar- 
chies :  en  juillet  1806,  pour  acheter  l'alliance  du  roi  de  Prusse,  il  lui  propo- 
sait de  «  faire  entrer  la  couronne  impériale  dans  la  maison  de  Brandebourg.  > 

(2)  AF  IV,  1680. 


t)8  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

L'Empereur  prétendait  effrayer  d'un  côté  les  résistances, 
de  l'autre  endormir  les  soupçons.  Il  voulait  que  son  ambas- 
sadeur entretînt  «  l'heureuse  illusion  de  la  paix  »  pour  faci- 
liter le  passage  et  l'arrivée  en  Portugal  de  notre  première 
armée,  prodiguer  à  Madrid  les  banalités  complimenteuses,  ne 
prendre  sur  aucun  point  aucun  engagement  précis  (1). 

Au  tome  premier  de  ses  Mémoires  le  chancelier  Pasquier  a 
noté,  à  cette  date  du  27  octobre  :  «  Dans  ce  traité,  le  plus 
extraordinaire  peut-être  qui  ait  jamais  été  libellé,  se  trouve 
écrite  d'avance  l'histoire  des  malheurs  de  l'Espagne,  de  la 
funeste  guerre  dont  elle  a  été  le  théâtre  et  des  événements 
qui  ont  commencé  la  ruine  de  Napoléon.  « 

Qui  s'inscrira  en  faux  contre  cette  remarque  mélancolique? 

(1)  Appendices^  IV, 


CHAPITRE  IV 

LE    PROCÈS    DE    l'eSCURIAL 
(1807) 


Le  palais  de  l'Escurial.  —  Menées  du  prince  de  la  Paix.  —  Agitation  autour 
du  prince  des  Asturies;  sa  lettre  à  l'Empereur  (11  octobre).  —  Arrestation 
de  Ferdinand  (27  octobre).  —  Interrogatoire  du  prince;  ses  aveux  et  sa 
faiblesse.  —  Emprisonnement  de  ses  amis.  —  Agitation  à  Madrid.  ^ 
Charles  IV  inquiet  écrit  à  l'Empereur.  —  Embarras  de  M.  de  Beau- 
harnais.  —  Traité  de  Fontainebleau  ratifié  à  l'Escurial.  —  Mesures  de 
précaution  du  prince  de  la  Paix.  —  Réponse  altière  de  Napoléon.  — • 
Seconde  mission  de  M.  de  Tournon.  —  Son  rapport;  portraits  et  conclu- 
sions politiques. 

Le  procès  de  l'Escurial.  —  Embarras  des  juges.  —  Inquiétudes  de  Godoy. 
—  Napoléon  donne  ses  ordres.  — La  junte  criminelle;  réquisitoire,  défense; 
l'acquittement.  —  Don  Eugenio  Caballero.  —  Mesures  rigoureuses  contre 
les  amis  de  Ferdinand.  —  Anxiété  de  l'opinion  publique.  —  Dépêches  opti- 
mistes de  Beauharnais.  —  Perplexités  à  Paris  et  à  Madrid. 


La  coutume  avait  ramené  à  l'Escurial  Charles  IV  et  la 
Cour  en  la  première  semaine  du  mois  d'octobre. 

Il  était  formidable,  ce  palais  du  roi  d'Espagne,  quand  les 
affaires  d'Europe  et  d'Amérique  y  venaient  aboutir.  Dans 
l'étroite  salle  où  Philippe  II  recevait  les  ambassadeurs  se 
débattait  vraiment  il  giuoco  del  mondo,  comme  disait  un 
Vénitien  du  seizième  siècle.  Les  hautes  murailles,  les  blocs  de 
granit,  les  larges  escaliers,  les  corridors  sans  fin,  les  cloîtres, 

99 


100  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

les  vestibules  et  les  chapelles,  tout  avait  une  signification  et 
un  langage;  et  par  un  contraste  plus  éloquent  que  tout  le 
reste  la  petite  cellule  royale,  humblement  appuyée  dans  un 
angle  de  l'immense  église  aux  doubles  nefs,  proclamait,  avec 
la  modestie  du  serviteur,  le  nom  du  vrai  maître  de  la  maison. 
Tout  en  commandant  ses  armées  et  ses  flottes,  tout  en  diri- 
geant ses  États,  et  parfois  ceux  des  autres,  le  fils  de  Charles 
Quint  vivait  comme  un  moine  entre  le  ciel  et  la  terre.  La 
fenêtre  de  sa  chambre  ouvrait  sur  le  sanctuaire;  le  volet  de 
bois  de  son  petit  réduit  le  séparait  seul  du  chœur  de  marbre 
et  d'or  où  la  liturgie  déroulait  pompeusement  ses  offices. 
Si  proche  du  tabernacle,  le  monarque  austère  demeurait 
encore  plus  près  de  son  tombeau,  qu'il  avait  fait  préparer  sous 
les  solives  de  sa  chambre.  Quand  viendra  la  mort,  prêt  à 
l'accueillir,  il  n'aura  qu'à  pousser  du  pied  la  porte  de  bronze 
et  descendre  trois  marches  pour  se  coucher  dans  le  lit  de 
porphyre  où  il  retournera  en  poussière.  —  Cellule,  église, 
sépulcre,  tout  chante  la  majesté  de  Dieu  et  le  néant  des  Rois; 
tout  ramène  aux  proportions  exactes  les  splendeurs  d'ici-bas. 
Mais  les  Panthéons  ne  conviennent  qu'aux  grands  hommes. 
Gomme  un  avorton  chargé  de  l'armure  d'un  ancêtre,  ce  faible 
Charles  IV  se  trouvait  perdu,  presque  ridicule,  dans  le 
gigantesque  palais.  Il  faisait  triste  dans  ces  vastes  salles  où 
l'écho  de  l'Europe  ne  résonnait  plus;  et  la  bise  d'hiver  qui 
glissait  sur  les  dalles  glaçait  les  hallebardiers  groupés  dans 
les  antichambres  autour  des  braseros.  La  pensée  des  habi- 
tants se  figeait  à  l'unisson  et  au  contact  de  ces  froidures.  Les 
tons  vifs  des  tapisseries  de  Goya  égayaient  les  murailles  mais 
point  les  coeurs.  Charles  IV  revenait  le  soir,  fatigué  de  ses 
courses  dans  les  halliers  de  la  sierra  et  s'endormait  aux 
ritournelles  des  violons  ou  à  la  monotonie  d'une  table  de  jeu. 
Marie-Louise,  énervée  de  vieillir,  périssait  d'ennui  au  milieu 
des  boudoirs  de  soie  bleu  ciel  et  de  brocard  rose  de  la  Casa 


LE   PROCÈS    DE   L'ESCURIAL  101 

del  Principe.  Ferdinand  songeur,  accoudé  aux  fenêtres,  regar- 
dait avec  mélancolie  la  plaine  poudreuse  de  la  Castille,  plate 
comme  sa  vie,  banale  comme  elle. 

D'autres  s'agitaient  pour  eux  :  soucieux  delà  succession  du 
vieux  Roi,  Godoy  continuait  ses  préparatifs  de  précautions 
futures.  Don  Diego,  son  frère,  recrutait  sous  main  des  par^ 
tisans;  un  soir,  chez  la  duchesse  d'Aliaga  il  s'ouvrit  assez 
légèrement  de  l'avenir  au  colonel  Thomas  de  Jauregul,  com- 
mandant le  régiment  de  Pavie,  et  à  un  ancien  intendant  de 
la  Havane,  Louis  de  Viguri,  qui,  émus  des  services  qu'on 
leur  demandait  en  cas  de  mort  du  souverain,  prévinrent  le 
duc  de  l'Infantado  (I).  Celui-ci  et  ses  amis  n'étaient  pas 
moins  anxieux  de  la  santé  précaire  de  Charles  IV.  Guidés 
par  Escoïquitz,  l'âme  de  leur  réunion,  ils  se  partagèrent  éven- 
tuellement les  rôles  :  autour  du  prince  des  Asturies,  et  avec 
son  assentiment,  l'Infantado  prenait  le  gouvernement  de 
Madrid,  le  comte  de  Montarco  la  présidence  du  Conseil  de 
Castille,  le  duc  de  San  Carlos  devenait  grand  maître  du 
Palais;  et  parce  qu'il  fallait  un  pavillon  à  ce  navire  assez 
mal  équipé,  on  appelait,  comme  premier  ministre,  le  vieux 


(1)  AF  IV,  1609.  —  Don  Pedro  de  Toledo  (1771-1841),  treizième  duc  de 
l'Infantado  (1791)  par  sa  grand'mère  de  la  maison  de  Silva,  était  fils  de  la 
princesse  Marie  de  Salm-Salm.  Son  enfance  se  passa  à  Paris  dans  l'hôtel 
de  famille  de  la  rue  d'Enfer  et  dans  celui  de  la  rue  Saint-Florentin,  qui  porta 
longtemps  son  nom.  La  Révolution  chassa  sa  famille.  En  1793,  il  levait  à  ses 
frais  un  régiment  qui  fit  dans  l'armée  espagnole  la  campagne  de  Catalogne. 
De  l'intimité  du  prince  des  Asturies,  fut  nommé  par  Ferdinand  VII  colonel 
des  gardes  en  1808.  A  l'assemblée  de  Bayoone,  rallié  à  Joseph;  s'étant 
déclaré  son  adversaire  à  son  retour  à  Madrid,  ses  biens  furent  séquestrés  par 
Napoléon.  Vaincu  à  la  bataille  d'Uclès  (1809).  Ambassadeur  de  la  Junte  à 
Londres  (1811).  Membre  de  la  troisième  Régence  de  Cadix  (1812).  Président 
du  conseil  de  Castille  (1814).  Disgracié  à  la  révolution  de  1820.  Président  de 
la  Régence  instituée  par  le  duc  d'Angoulème  (1823).  Rentra  dans  la  retraite 
(1826).  Son  immense  fortune  et  son  titre  de  l'Infantado  passèrent  à  son 
arrière-neveu  don  Pedro  Teliez  Giron,  onzième  duc  d'Osuna.  Esprit  chimé- 
rique et  caractère  sans  énergie,  ce  fut  cependant  un  «  personnage  »  en  son 
temps.  —  Voir  :  Morel-Fatio,  Études  sur  l'Espagne,  II'  série. 


102  L'ESPAGNE   ET   NAPOLÉON 

Florida  Blanca.  Tous  reçurent,  en  cas  d'événement,  la  date 
étant  laissée  en  blanc,  leur  commission  officielle.  Avec  le 
bon  droit,  ils  s'appuyaient,  pleins  de  confiance,  sur  l'opinion; 
il  ne  fallait  que  déjouer  au  premier  moment  la  défiance 
inquiète  de  la  Reine  et  du  favori.  L'Infantado  voulut  hâter 
la  solution  dans  la  crainte  de  la  voir  devancée  par  les  ma- 
nœuvres du  prince  de  la  Paix;  il  sonna  l'alarme  aux  oreilles 
d'Escoïquitz  qui,  depuis  plusieurs  mois,  prenait  sur  Ferdinand 
un  ascendant  prononcé;  une  correspondance  chiffrée  les 
tenait  tous  deux  en  relations  (1).  Pendant  que  les  gentils- 
hommes espagnols  se  réclamaient  surtout  de  leur  épée,  le 
chanoine  mettait  son  espoir  dans  l'appui  de  Napoléon,  et 
pratiquement  dans  cette  chimérique  alliance  avec  l'une  de 
ses  parentes.  Une  lettre  à  l'Empereur  lui  parut  urgente;  il 
en  persuada  son  élève.  Les  tristes  loisirs  de  la  solitude  de 
l'Escurial  furent  mis  à  profit  et  l'Infant  copia  la  belle  épître 
matrimoniale  que  nous  connaissons. 

Chose  plus  malaisée,  il  convenait  d'ouvrir  les  yeux  de 
l'aveugle  Charles  IV.  Tâche  difficile,  délicate,  odieuse  puisque 
c'était  pour  le  fils  dévoiler  à  son  père  les  faiblesses  de  sa 
mère.  Ferdinand  se  remit  à  ses  ouvrages  d'écriture,  et  dans 
un  long  mémoire  trop  explicatif,  où  l'exemple  biblique 
d'Assueruset  d'Aman  ne  manquait  pas  d'être  évoqué,  comme 
il  convenait  à  la  bouche  sacerdotale  qui  dictait,  il  étalait  tous 
les  griefs  amassés  dans  son  cœur  contre  «  l'homme  d'ambition, 
de  ruse  et  de  nullité  »  (2) .  Avant  même  d'obtenir  la  confiance 
du  Roi,  comment  maintenir  son  attention,  comment,  sans 
être  remarqué,  lui  remettre  le  papier  révélateur?  On  pro- 
jeta que  dans  une  battue  au  Pardo  ou  à  la  Casa  del  Campo 

(i)  Elle  s'échangeait  par  les  soins  du  marquis  d'Ayerbe  et  d'un  commer- 
çant nommé  Josef  Manrique;  ce  dernier,  sous  prétexte  de  vendre  des  toiles, 
suivait  de  sitio  en  sitio  le  duc  de  l'Infantado,  avec  lequel  il  se  trouvait  de 
oorinivence. 

(2)  Le  texte  de  ce  mémoire  fui  publié  à  Cadix,  en  1809,  in-S»  de  43  pages. 


LE    PROCÈS    DE   L'ESCIJKIAL  103 

le  prince  des  Asturies  profiterait  de  l'agitation  de  la  chasse 
pour  se  ménager  un  aparté  avec  son  père  et  le  prier  d'inter- 
roger lui-même  des  personnes  dignes  de  créance,  à  Tinsu 
de  la  Reine  et  de  Godoy  (1). 

Mais  ce  dernier  veillait  :  ses  espions  découvrirent  des 
allées  et  venues  insolites  dans  l'entourage  restreint  de  l'In- 
fant; la  surveillance,  d'ailleurs  aisée  entre  gens  vivant  sous 
le  même  toit,  se  fit  plus  étroite.  Les  nouvelles  secrètes  de 
Fontainebleau  pouvaient  persuader  Godoy  de  la  faveur, 
de  l'appui  moral,  de  la  connivence  tacite  de  l'Empereur, 
Comme  pour  se  créer  un  alibi  il  parut  peu  à  la  Cour  et 
s'enferma  chez  lui  sous  le  prétexte  enfantin  "  d'un  rhume 
assez  opiniâtre  »  qui  consigna  à  sa  porte  Beauharnais  venu 
en  quête  de  nouvelles.  Quand  il  sentit  l'orage  monter,  en  se 
se  retirant  à  Madrid,  il  affecta  d'être  absent  du  château  où  la 
Reine  aurait  le  soin  de  mener  à  bien  la  campagne.  Elle  n'y 
faillit  pas  :  le  27  octobre  Ferdinand  était  mandé  chez  son 
père  et  retenu  par  une  scène  de  vagues  reproches  pendant 
qu'on  ouvrait  dans  son  appartement  les  tiroirs  de  ses  secré- 
taires. Ses  papiers  furent  aussitôt  remis  à  Maine-Louise; 
enfermée  avec  son  valet  de  chambre  Ballesteros,  le  favori 
du  moment,  elle  les  parcourut  avec  passion,  anxieuse  des 
révélations  de  son  fils,  irritée  du  concours  de  sympathies 
qu'il  avait  pu  réunir,  avide  de  trouver  des  preuves  et  des 
motifs  d'accusation.  Il  lui  fut  aisé  de  troubler  l'esprit  Ju 
Roi,  d'alarmer  sa  quiétude,  de  surexciter  sa  tendresse.  Dans 
la  nuit,  courrier  sur  courrier  partirent  de  l'Escurial  pour 
Madrid,  afin  de  tenir  Godoy  au  courant  des  détails  et  d'appeler 
le  président  du  Conseil  de  Castille,  le  marquis  de  Caballero. 
Celui-ci  reçut  de  Charles  IV  tout  le  dossier  saisi  chez  l'Infant  : 

1"  Son  mémoire  contre  le  prince  de  la  Paix. 

(i)  ToRENO,  Histoire  du  soulèvement  d'Espagne,  t.  I,  liv.  I",  p.  22, 


104  L'ESPAGNE    ET    NAPOI.F.ON 

2*  Une  note  où  il  exposait  ses  raisons  de  refuser  une  union 
avec  la  belle-sœur  du  favori. 

3»  Une  lettre  d'Escoïquitz  en  date  du  28  mai. 

4°  Un  «  chiffre  »  de  correspondance  secrète. 

En  même  temps  tout  l'entourage  du  prince  des  Asturies 
est  écarté  ;  dix  gardes  du  corps  de  sa  confiance  sont  mis  au 
cachot;  lui-même  est  tenu  au  secret  dans  son  appartement. 
Inquiet  de  la  tournure  brusque  des  événements,  il  est  assez 
satisfait  de  croire  entre  les  mains  du  Roi  cette  dénonciation 
qu'il  ne  savait  par  quel  moyen  lui  remettre;  il  se  renferme 
dans  un  silence  absolu,  qu'il  estime  prudent,  tant  que  ne  lui 
sont  pas  parvenus  les  conseils  d'Escoïquitz  qu'il  a  eu  le  temps 
et  la  présence  d'esprit  de  faire  prévenir  de  la  fâcheuse  occur- 
rence. Aussi  demeure-t-il  muet  aux  questions  du  marquis  de 
Caballero  qui  vient  le  visiter,  et  s'il  n'ose  refuser  de  se  rendre 
chez  son  père,  c'est  pour  y  protester,  sans  ajouter  rien  autre, 
de  la  droiture  de  ses  intentions  et  actions.  Le  vieux  Roi  est  mal 
armé  pour  mener  à  bien  un  interrogatoire  ;  dans  l'émoi  des 
circonstances,  troublé,  encore  plus  incertain,  il  prescrit  au 
président  de  commencer  une  «  instruction  »  de  lèse-majesté 
que  la  Reine  et  Godoy  désirent  et  obtiennent  «  publique  « , 
car  ils  espèrent  de  la  sorte  conduire  l'héritier  à  la  dé- 
chéance. 

Armé  d'une  lettre  larmoyante  du  vieux  monarque  qui 
a  vivait  tranquille  au  sein  de  sa  famille  dans  la  confiance  de 
son  bonheur  »,  quand  une  main  inconnue  était  venue  lui 
dévoiler  les  projets  «parricides»  de  son  fils,  —  M.  de  Cabal- 
lero retourne  chez  Ferdinand.  Voici  trois  jours  que  celui-ci 
reste  isolé;  c'est  beaucoup  pour  sa  fermeté,  trop  pour  sa 
constance;  ses  lèvres  se  desserrent  et  pensant  en  imposer, 
peut-être  tout  aplanir  par  un  coup  d'éclat,  il  parle,  non  sans 
hauteur,  de  son  projet  d'alliance  avec  une  parente  du  grand 
Napoléon;  il  n'a  d'ailleurs  rien  à  se  reprocher  et  il  s'est  tenu 


LE    PROCÈS    DE   L'ESCURIAL  105 

dans  les  justes  limites  des  précautions  qu'exigent  ses  droits 
et  son  rôle  de  successeur  de  Charles  IV;  son  précepteur 
Escoïquitz,  son  ami  l'Infantado  —  les  noms  lui  échappent  — 
sont  tous  deux  bons  Espagnols  et  fidèles  sujets. 

Comme  Caballero,  ainsi  renseigné,  sortait  des  apparte- 
ments du  Prince,  arrivait  à  l'Escurial  Godoy  en  personne  : 
ayant  continué  à  faire  le  mort  au  fond  de  son  palais  (insou- 
ciant d'ailleurs  au  point  de  passer  en  débauches  ces  heures 
si  graves  pour  son  propre  avenir),  il  venait  de  s'échapper 
à  la  dérobée  pour  courir  sur  la  route  de  San  Lorenzo,  pen- 
dant que  ses  domestiques  jouaient  au  seuil  de  sa  chambre 
la  comédie  facile  de  veiller  un  malade. 

L'affaire  d'ailleurs  est  ébruitée  bien  par-dessus  les  mu- 
railles de  l'Escurial.  L'agitation  a  gagné  Madrid  où  les  pré- 
sidents des  diverses  chambres  des  Conseils,  d'ordre  du  Roi, 
ont  convoqué  chacun  leur  compagnie.  Le  prince  des  Astu- 
ries  a  eu  l'esprit  trop  court  et  la  langue  trop  longue,  on  a 
dépêché  à  Tolède  se  saisir  d'Escoïquitz,  à  Madrid  perquisi- 
tionner chez  l'Infantado.  Celui-ci  est  absent,  car  il  se  trouve 
avec  un  congé  régulier  en  route  pour  Bordeaux,  allant  voir 
son  frère  malade,  ce  qui  n'indique  pas  chez  un  «  conspira- 
teur »  le  dessein  d'un  complot  bien  immédiat.  Déjà  il  attei- 
gnait Vittoria;  la  nouvelle  le  rejoint  de  l'arrestation  de  Fer- 
dinand; il  rebrousse  chemin  sur  Madrid;  il  y  apprend  que 
pendant  la  nuit  du  1"  novembre,  sur  l'ordre  du  comte 
de  Negrette,  capitaine  général  de  la  Castille,  des  sbires  ont 
forcé  la  porte  de  son  hôtel,  ouvert  ses  armoires,  enlevé  ses 
papiers,  arrêté  ses  domestiques;  lui-même  est  appréhendé 
et  conduit  à  l'Escurial.  Il  y  pourrait  retrouver  Escoïquitz  et 
le  comte  d'Orjas,  dans  des  cellules  voisines  de  la  sienne, 
sous  les  toits.  —  Le  duc  de  San  Carlos  est  incarcéré  dans  la 
forteresse  de  Pampelune,  avec  sa  femme  malade  et  tous  ses 
gens. 


106  L'ESP.'.GNE   ET    NAPOLÉON 

Godoy  triomphe  ou  du  moins  est  vainqueur.  Il  veut  sans 
intermédiaire  faire  parler  le  prince;  il  se  heurte  à  son  refus; 
mais  il  arrache  l'aveu  souhaité,  en  promettant  l'indulgence 
du  Roi;  et  le  5  novembre,  voilà  neuf  jours  entiers  qu'il  est 
solitaire,  Ferdinand  est  conduit  auprès  de  Charles  IV  qui 
l'attend.  Il  reconnaît  l'intrigue,  explique  la  trame,  exprime 
des  regrets,  donne  les  noms  de  ses  amis  sous  l'assurance  assez 
vague  de  leur  liberté,  sous  la  promesse  très  précise  de  la 
sienne  (I).  Il  signa  tout  ce  que  ron  voulut,  dans  les  termes 
d'une  platitude  infinie  : 

J'ai  manqué  à  mon  père  et  à  mon  roi,  mais  je  m'en  repends... 
J'ai  été  surpris...  J'ai  dénoncé  les  coupables...  Madame  et  mère, 
je  me  repens  bien  de  la  grande  faute  que  j'ai  commise;  aussi  avec 
la  plus  grande  soumission,  je  vous  en  demande  pardon,  ainsi  que 
de  mon  opiniâtreté  à  vous  celer  la  vérité  l'autre  soir.  C'est  pour- 
quoi je  supplie  Votre  Majesté  du  plus  profond  de  mon  cœur,  de 
daigner  intéresser  sa  médiation  envers  mon  père,  afin  qu'il  veuille 
bien  permettre  d'aller  baiser  les  pieds  de  Sa  Majesté  à  son  fils 
reconnaissant. 

Un  décret  royal  de  style  extraordinaire  (2)  met  aussitôt 
le  prince  hors  de  cause  et  nomme  une  Junte  criminelle  pour 
instruire  le  procès  des  complices  dans  une  affaire  qui  n'avait 
plus  d'auteur  principal. 

Les  confidences  de  Ferdinand  avaient  sur  un  point  jeté 
l'alarme  dans  tous  les  cœurs  :  à  cette  lettre  où  il  demandait 
la  main  d'une  princesse  française,  quel  accueil  réservait 
l'Empereur?  A  quel  degré  leur  intimité  existait-elle?  Jusqu'où 
l'intrigue  avait-elle  été  conduite?  Charles  IV  s'en  inquiétait 
beaucoup.  Dès  la  première  heure  de  cette  troublante  aven- 

(1)  «  Drame  où  le  personnage  principal  rappelle  par  sa  tenue,  ses  actes  et 
même  ses  paroles,  les  façons  dont  conspirait  et  dont  se  tirait  d'affaire  Gaston 
d'Orléans.  «   —  Frédéric  Masso,  Napoléon  et  sa  famille,  t.  IV,  p.  206. 

(2)  «  La  voix  de  la  nature  désarme  le  bras  de  la  vengeance  et  lorsque 
l'inadvertance  réclame  la  pitié  un  père  tendre  ne  peut  s'y  refuser...  » 


LE    PUOCES    DE   L'ESGURIAL  107 

ture  il  tournait  les  yeux  du  côté  de  Paris,  écrivait  ses  alarmes 
en  demandant  des  conseils,  adroit  à  rattacher  fort  gratuite- 
ment les  projets  de  son  fils  aux  «  complots  de  la  ci-devant 
reine  de  Naples  »  sa  belle-sœur,  qu'il  savait  en  horreur  à 
Napoléon.  —  Marie-Louise  et  Godoy  demeuraient  plus 
anxieux  encore  de  ces  relations  françaises  de  l'Infant.  Ils  ne 
s'étaient  pas  attendus  à  le  trouver  là.  Sur  leurs  instances  et 
devant  ses  propres  perplexités,  Charles  IV  se  décide  à 
reprendre  la  plume  :  il  supplie  l'Empereur  de  lui  dire  si  le 
prince  des  Asturies  lui  a  réellement  écrit  et  à  quel  sujet  (1). 
Un  personnage  non  moins  embarrassé,  c'était  M.  de  Beau- 
harnais,  le  metteur  en  scène  du  projet  d'alliance,  l'intermé- 
diaire du  prince,  le  confident  de  ses  amis.  Les  paroles  de 
Ferdinand  le  compromettaient  vis-à-vis  de  la  Cour,  rendaient 
sa  position  diplomatique  équivoque  et  l'Empereur  le  faisait 
trembler!  Dès  le  lendemain  de  l'arrestation  il  avait  été  au 
courant  des  détails  par  quelques  «  Grands  »  qui  le  soir,  au 
risque  de  se  compromettre,  s'étaient  glissés  à  l'ambassade 
pour  s'éclairer  de  l'événement;  des  subalternes  du  palais  l'aver- 
tissaient des  incidents;  nous  avons  encore  les  billets  de  ces 
affidés  où  la  signature,  par  précaution,  a  été  coupée  avec  des 
ciseaux  (2).  Lui-même  avait  été  faire  sa  cour  à  San  Lorenzo, 
le  2  novembre,  pour  voir  et  être  vu;  tout  s'était  borné  à  des 
banalités  guindées.  Très  perplexe,  condamné  à  un  silence 
officiel,  il  retrouvait  la  loquacité  de  sa  parole  dans  sa  corres- 
pondance; de  tout  temps  il  avait  été  un  grand  épistolier, 
aujourd'hui  il  multiplie  vraiment  sans  discrétion  les  dépêches  : 
ses  courriers  partent  deux,  trois  fois  par  jour  et  emportent 
des  lettres  successivement  datées  de  «  minuit,  —  une  heure 


(1)  Cette  lettre  du  3  novembre  1807,  apportée  par  courrier  spécial  au  prince 
de  Masserano  (vol.  672,  fol.  356),  arriva  le  26  novembre  à  Paris  quand 
Napoléon  était  déjà  parti  pour  Milan, 

(2)  Vol.  672,  fol.  240. 


108  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

—  trois  heures  du  matin  »  !  Zèle  ou  apparence  de  zèle?  Cet 
ambassadeur  fébrile  ne  semble  plus  prendre  de  repos. 

Si  vis-à-vis  de  lui  Godoy  affectait  le  mutisme  au  sujet  d'un 
événement  qui  déliait  toutes  les  lèvres,  il  voulait  anxieuse- 
ment découvrir  (1)  en  quels  termes  exacts  le  représentant  de 
l'Empereur  se  pouvait  bien  trouver  avec  Ferdinand.  Beau- 
harnais  a  conté  à  Ghampagny  le  piège  dans  lequel  il  sut  ne 
pas  tomber  : 

En  pleine  nuit,  une  voiture  venant  de  l'Escurial  déposait  à 
la  porte  de  l'ambassade  un  «  particulier  »  mystérieux  pressé 
de  remettre  une  lettre  secrète  du  prince  des  Asturies  à  l'am- 
bassadeur en  personne.  Celui-ci  envoya  son  secrétaire,  M.  de 
Missiessy,  répondre  que  n'ayant  pas  «  l'honneur  d'être  en 
rapport  de  correspondance  »  avec  le  prince,  il  ne  pouvait 
accepter  sans  autorisation  ses  lettres.  Instances,  pourparlers, 
refus  réitérés.  Le  soi-disant  messager  dut  se  retirer,  laissant 
du  moins  le  billet  supposé  de  Ferdinand;  le  voici  ; 

Monsieur, 

Avec  toute  la  confiance  que  j'ai  en  vous,  je  vous  prie  de  me  faire 
îe  plaisir  de  me  renvoyer  les  deux  lettres  que  je  vous  ai  écrites  le 
12  ou  le  13  du  mois  passé,  l'une  pour  vous,  et  l'autre  pour  que 
vous  l'adressiez  à  S.  M.  l  etR.;  et  si  vous  avez  déjà  envoyé  la 
lettre  à  l'Empereur,  faites-moi  aussi  le  plaisir  de  me  remettre  les 
brouillons  des  deux  dites  lettres,  ou  quelque  copie  si  vous  l'avez, 
parce  qu'il  convient  pour  ma  défense. 

Je  vous  souhaite  la  plus  parfaite  santé  et  je  suis  de  tout  mon 
cœur.  Votre  très  affectionné 

Ferdinand. 

San  Lorenzo,  le  18  novembre  1807  (2). 


(1)  Par  le  procédé  sommaire  du  cabinet  noir  :  «  Mes  lettres  sont  ouvertes 
à  Madrid  et  à  Vitioria  d'une  manière  scandaleuse,  j'en  ai  fait  voir  plusieurs 
à  M.  de  Turcnn.    ..  »  Buauharnais  à  Ghampagny,  27  octobre  1807. 

(2)  Vol.  672,  fol.  314.  j 


LE   PROCÈS    DE   L'ESCURIAL  lOD 

La  manœuvre  de  plaider  le  faux  pour  savoir  le  vrai  était 
grossière  et,  comme  disait  Beauharnais,  «  coïncidait  d'une 
manière  assezoriginale  avec  le  plan  pittoresque  du  procès  (1)» 

L'agitation  des  esprits  se  traduisait,  comme  les  foules  savent 
le  faire,  par  des  manifestations  extérieures  :  le  carrosse  du 
Roi  ou  de  la  Reine  venalt-ll  à  sortir?  On  restait  muet  ou  l'on 
sifflait;  si  la  voiture  du  prince  des  Asturies  paraissait,  des 
vivats  saluaient  son  passage.  Un  détail  montra  le  progrès  du 
mécontentement  :  afin  que  la  comédie  de  la  (  haute  trahison  » 
fût  complète,  on  prescrivit  un  Te  Deum  pour  remercier  le 
Ciel  d'avoir  protégé  le  Roi;  la  Grandesse  et  les  chevaliers 
de  Charles  III  reçurent  l'invitation  d'y  assister,  en  apparat: 
long  manteau  bleu  et  collier  de  l'ordre.  Sur  l'estrade  immense 
quatre  seulement  de  tous  ces  personnages  parurent  :  deux 
Espagnols,  les  ducs  de  Médina  Cœli  et  de  Grenade  ;  deux  Fran- 
çais émigrés,  le  duc  de  Saint-Simon  et  le  vicomte  de  Gand. 

Les  craintes  de  Godoy  s'accentuaient  :  4,000  hommes  de 
troupes  dans  les  casernes  le  rassuraient  un  peu,  mais  il  ne 
retrouva  sa  sérénité  qu'en  recevant  les  courriers  d'Isquierdo 
(partis  les  4  et  7  novembre)  et  lui  donnant  d'excellentes  nou- 
velles de  Paris.  Discrètement,  cependant  d'une  façon  toute 
officielle,  le  traité  de  Fontainebleau  était  ratifié  entre  Beau- 
harnais  et  Cevallos  le  8  novembre  dans  un  salon  de  l'Escu- 
rial  (2)  Le  nouveau  souverain  in  petto  savourait  sa  prochaine 
destinée;  comme  le  poltron  qui  sort  brusquement  de  ses 
alarmes,  il  reprit  tout  à  fait  courage  et  pensa  affermir  sa  posi- 
tion par  un  coup  d'audace,  changeant  au  gré  de  ses  intérêts, 
pour  y  substituer  ses  créatures,  le  ministre  de  la  guerre,  les 
membres   du  Conseil  de   l'armée  et,  sur  les  frontières  de 


(1)  Dépêche  «   réservée  »  à  Champagny,  19    novembre    1907,  vol.    672, 
fol.  312.  Voir  aux  AppendiceSy  VI. 

(2)  Pièces  originales  scellées  des  cachets  des  plénipotentiaires,  vol.  672, 
fol.  270. 


110  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉOÎf 

France,  le  vice-roi  de  Navarre  et  le  capitaine  général  de  Cata- 
logne (1). 

Beauharnais,  lui  aussi  remis  en  selle,  ne  se  contentait  plus 
des  dépêches  officielles  et  sur  un  ton  de  plaisante  amitié 
envoyait  à  son  ministre  des  lettres  particulières.  En  voici 
une  qui  apporte  le  tableau  de  Madrid  et  précise  les  nouvelles  : 

Je  profite,  mon  cher  ministre,  du  départ  d'un  courrier  de  M.  le 
général  Junot,  pour  me  rappeler  à  votre  souvenir  et  pour  vous 
parler  confidentiellement  sur  tout  ce  qui  se  passe  en  Espagne.  Le 
prince  de  la  Paix  est  aussi  inconséquent  qu'il  est  indiscret.  On  se 
réjouit  d'avance  dans  la  maison  de  Mlle  Tudo,  chez  laquelle 
S.  A.  passe  toutes  les  soirées.  Ses  amis  disent  que  S.  A.  sera 
récompensée  des  services  importants  qu'elle  a  rendus.  Les  pre- 
miers jours  du  mois,  tous  les  affidés  étaient  dans  la  tristesse,  les 
amis  dans  la  désolation;  depuis  l'arrivée  des  courriers  expédiés 
par  M.  Isquierdo  le  4  et  le  7  ou  8  de  ce  mois,  l'espoir  et  le  bon- 
heur renaissent  dans  la  société  du  prince  de  la  Paix. 

La  conduite  que  l'on  a  exercée  vis-à-vis  des  détenus  a  été  aussi 
illégale  qu'inconvenante.  Leurs  papiers  ont  été  saisis,  les 
armoires  enfoncées,  sans  autre  témoin,  pendant  la  nuit,  que  le 
capteur;  on  n'a  rien  trouvé  que  ce  qu'une  main  inconnue  a  bien 
voulu  y  faire  placer.  M.  le  duc  d'Infantado  (Vhonneur  de  toute 
l'Espagne)  a  été  enfermé  les  premiers  jours  dans  un  galetas  sans 
portes  ni  fenêtres.  Des  plaintes,  des  murmures  ont  donné  de 
l'inquiétude  et  de  la  peur  à  S.  A.,  —  le  duc  de  l'Infantado  est 
descendu  du  grenier  du  monastère  de  l'Escurial  dans  une  cellule 


(1)  A  la  date  du  26  novembre,  le  maréchal  du  camp  Olaguer  Félin,  inspec- 
teur d'infanterie  et  capitaine  général  du  Guipuzcoa,  devenait  ministre  de 
la  guerre.  Le  marquis  de  las  Amarillas  devenait  doyen  du  Conseil  de  guerre, 
quittant  la  vice-royauté  de  Navarre  oii  le  remplaçait  le  gouverneur  de  Barce- 
lone, le  marquis  de  Vallesantoro.  Les  nouveaux  membres  du  Conseil  étaient 
les  lieutenants  généraux  comte  de  Santa  Clara,  capitaine  général  de  Cata- 
logne; Domingo  Izquierdo,  capitaine  général  de  Valence;  Pedro  de  Mendi- 
nueta,  inspecteur  des  milices.  Les  deux  capitaines  généraux  pour  Valence  et 
la  Catalogne  étaient  le  général  Vasco  et  le  comte  d'Espeleta,  ancien  président 
du  conseil  de  Castille;  vol.  672,  fol.  354. 

Il  est  permis  de  remarquer  ce  chassé-croisé  de  gouverneurs  qui  fut  peut- 
être  une  des  causes  de  la  faiblesse  de  la  résistance  militaire  en  février  1808. 


LE   PROCÈS    DE    L'ESCURIAL  111 

d'un  des  moînes.  Le  gouverneur  du  Prince  montre  la  plus  grande 
fermeté  et  le  plus  grand  talent;  il  étonne  les  juges,  fait  pâlir  ceux 
qui  l'interrogent;  à  la  fin  de  chaque  séance,  il  dit  :  «  Messieurs, 
écrivez  tout  ce  que  j'annonce,  tout  ce  que  je  prouverai,  ou  je  ne 
signe  rien.  » 

La  Reine  est  informée  par  les  rapports  secrets  de  la  police  du 
respect  qu'on  porte  à  l'Empereur,  du  mépris  absolu  qu'on  lui 
témoigne  toutes  les  fois  qu'elle  sort  du  palais ,  elle  est  dans  une 
fureur  qu'on  ne  conçoit  pas;  elle  ne  parle  à  son  affidé  que  de  sang 
et  de  bourreaux;  elle  vomit  des  injures  contre  la  France,  contre 
le  génie  qui  nous  gouverne;  elle  ne  sait  à  qui  s'en  prendre;  elle 
disait  il  y  a  trois  jours  :  «  Qu'on  arrête  tous  ceux  qui  ne  sont  pas 
pour  moi  »  ;  —  on  assure  qu'un  magistrat  eut  le  courage  de  lui 
répondre  :  «  Il  faudra  donc,  Madame,  arrêter  tout  le  monde.  » 

...  La  haine  contre  le  prince  de  la  Paix,  le  mépris  pour  la  Reine 
sont  aussi  fortement  exprimés  que  l'admiration  pour  l'Empereur 
duquel  l'Espagne  attend  son  salut... 

Vale  operum  nostrorum  candide  judex. 

Beauharnais  (1). 

Cependant  l'Empereur  avait  appris  les  événements;  les 
deux  lettres  de  Charles  IV  lui  étaient  parvenues.  Il  y  répon- 
dit le  13  novembre  1807  à  sa  mode,  d'un  ton  plein  d'arro- 
gance :  «  Je  n'ai  jamais  reçu  aucune  lettre  du  prince  des 
Asturies;  directement  ni  indirectement  je  n'ai  jamais  entendu 
parler  de  lui,  de  sorte' qu'il  est  vrai  de  dire  que  j'ignore  s'il 
existe...  » 

Boutade  assez  ridicule,  insolence  gratuite  et  mensonge 
trop  lourd  pour  produire  son  effet.  Mais  dans  cette  réponse 
cavalière  l'intéressant  n'était  pas  le  message,  c'était  le  mes- 

(1)  22  novembre  1807,  vol.  672,  fol.  335.  —  A  ces  correspondances 
enjouées  l'ambassadeur  joignait  des  «  notes  »  qu'il  croyait  plus  sérieuses  sur 
l'état  du  royaume  sans  oser  garantir  absolument  tous  les  chiffres  de  ses  rap- 
poits,  car  il  les  prenait,  disait-il,  dans  un  pays  oii  «  la  statisquique  (sic)  est 
encore  un  mot  vide  de  sens  » .  (Fol.  149.) 


112  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

sager  :  M.  de  Tournon,  chambellan  de  S.  M.   I.  et  R.   (1) 
avait  reçu  Tordre  de  partir  en  poste  dans  les  termes  suivants  : 

Vous  remettrez  la  lettre  ci-jointe  au  roi  d'Espagne.  Vous  aurez 
soin  d'observer  en  route,  des  Pyrénées  à  Madrid,  l'opinion  du 
pays  sur  ce  qui  vient  de  se  passer  en  Espagne  ;  si  l'opinion  est  en 
faveur  du  prince  des  Asturies  ou  du  prince  de  la  Paix.  —  Vous 
vous  informerez  aussi,  sans  faire  semblant  de  rien,  de  la  situation 
de  Pampelune  et  de  Fontarabie;  si  vous  aperceviez  qu'on  armât 
quelques  places,  vous  m'en  feriez  part  par  un  courrier.  Vous 
observerez  à  Madrid  pour  bien  voir  l'esprit  qui  anime  cette  ville. 
—  Vous  me  rapporterez  la  réponse  du  Roi  (2). 

Tout  était  là;  et  nous  avons,  exprimée  par  lui-même,  la 
pensée  de  derrière  la  tète  du  conquérant.  Son  agent  d'infor- 
mation allait  regarder  et  observer;  il  ne  parait  pas  douteux 
que  son  impression  sur  l'Espagne  ait  été  d'un  poids  très 
lourd  dans  la  décision  de  son  maître.  M.  de  Tournon,  en  un 
poste  subalterne,  a  joué  un  rôle  très  grave  dans  les  affaires 
espagnoles;  trois  voyages  l'ont  mêlé  plus  que  personne  à  ce 
drame  de  la  péninsule,  et  bien  après  sa  mort,  par  une  lettre 
sut  l'authenticité  de  laquelle  les  historiens  s'accordent  mal, 
son  nom,  dans  une  renommée  posthume,  a  été  prononcé  une 
fois  encore,  comme  nous  le  verrons  en  son  temps.  Aujour- 
d'hui il  nous  faut  le  suivre  dans  sa  marche  assez  lente  —  à 
dessein  pour  mieux  voir,  —  et  constater  son  arrivée  à 
Madrid,  le  27  novembre  vers  neuf  heures  du  matin.  Beauhar- 
nais  accueillait  toujours  à  merveille  les  mortels  fortunés  qui 
venaient  de  s'approcher  du  soleil  :  il  parut  charmé  de  retrouver 
M.  de  Tournon  et  le  soir  même  il  le  conduisait  à  l'Escurial, 

(1)  Claude  Philippe,  comte  de  Tournon- Simîane  (1175-1809),  sou«-lieute- 
nant  au  régiment  de  Condé;  chambellan  (1805);  officier  d'ordonnance  de 
l'Empereur  (1807).  Chef  d'escadron  (1808).  Il  mourut  subitement  a  Bayonne, 
au  cours  d'une  do  ses  missions.  —  Frère  de  Camille  de  Tournon,  préfet  de 
Rome,  de  Bordeaux  et  de  Lyon,  pair  de  France. 

(2)  13  novembre  1807,  Correspondance,  t.  XVI. 


LE    PROCÈS    DE    L'ESCURIAL  113 

à  l'audience  du  Roi,  pour  remettre  la  lettre  de  l'Empereur 
avec  les  formes  habituelles.  Comme  ils  en  sortaient,  dans  la 
bibliothèque  du  Palais  ils  croisèrent  le  prince  des  Asturies 
entouré  d'officiers  et  de  moines,  ils  s'inclinèrent  très  bas  et 
reçurent  un  salut  assez  embarrassé. 

Tournon  avait  dit  qu'il  attendrait  la  réponse;  il  en  profita 
pour  visiter  Godoy  et  parcourir  Madrid.  Le  29  novembre, 
un  pli  cacheté  lui  parvenait  de  l'Escurial,  et  il  repartait  le 
1"  décembre  au  soir  retrouver,  par  delà  les  Pyrénées  et  les 
Alpes,  Napoléon  qui  venait  d'arriver  en  Italie.  Sa  véritable 
mission  était  remplie;  il  avait  regardé  le  plus  de  choses  pos- 
sible, il  disait  ce  qu'il  avait  vu.  Lui  aussi  traçait  des  portraits  : 

Le  Roi,  honnête  homme  très  borné,  incaj)able  de  prendre 
un  parti,  ne  s'occupant  d'aucune  affaire,  ayant  toute  con- 
fiance en  la  Reine  qui  lui  a  persuadé  pour  sa  santé  la  néces- 
sité de  la  chasse,  à  laquelle  il  se  livre,  quelque  temps  qu'il 
fasse,  deux  fois  par  jour.  — La  Reine,  femme  d'esprit  d'in- 
trigue, servant  près  de  Charles  IV  Godoy  parce  qu'elle  a 
besoin  de  lui  pour  subvenir  à  ses  dépenses;  malgré  son  âge 
«  la  Messaline  de  son  siècle  » .  —  Le  prince  des  Asturies, 
d'un  caractère  faible,  avec  une  assez  bonne  éducation  diri- 
gée par  un  ecclésiastique  d'origine  française  (1),  «  on  lui 
accorde  de  l'âme  et  de  l'élévation  dans  les  sentiments.  "  — 
Le  prince  de  la  Paix,  dont  l'astuce  et  la  souplesse  composent 
tout  le  mérite,  sans  connaissances,  sans  tenue,  embarrassé, 
médiocre.  Il  dispose  de  tout  et  aussi  des  finances,  où  il  puise 
pour  satisfaire  son  avarice.  Il  n'a  aucun  partisan.  L'affaire 
de  l'Escurial  vient  de  le  perdre  dans  l'opinion.  Au  contraire 
elle  attire  les  sympathies  sur  le  prince  des  Asturies  et  son 
jeune  frère  don  Carlos  de  qui  on  cite  des  traits  de  fermeté. 
—  L'armée  n'a  pas  plus  de  30,000  hommes  disponibles  (cxac- 

(1)  Ainsi  parle   M.   de   Tournon;   il  veul  peut-être    dire    qu'Escoïquitz     a 
des  sentiments  «  français  »,  le  goût  d'une  alliance  avec  la  France. 


lU  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

tement  30,920)  et  il  faudrait  trois  mois  aux  milices  pour  se 
réunir;  les  places  fortes  du  nord  tombent  en  ruines  ou  restent 
désarmées;  leurs  gouverneurs  sont  vieux  de  grade  ou  nou- 
veaux d'emploi. 

L'Espag;ne  est  dans  un  moment  de  crise,  elle  attend  son  sort  de 
l'Empereur.  Elle  le  regarde  comme  son  seul  appui,  et  le  protecteur 
du  prince  des  Asturies  est  tout  son  espoir...  Il  n'y  aurait  aucun 
avantage  à  soutenir  le  prince  de  la  Paix,  suppôt  des  Anglais...  Il 
faudrait  envoyer  une  armée  forte  de  30,000  hommes  qui  seraient 
plus  que  suffisants  pour  donner  des  lois  à  l'Espagne. 

Et  M.  de  Tournon  ne  craint  pas  de  proposer  des  coiiclu- 
sions  de  haute  politique  :  composer  un  ministère  avec  l'In- 
fantado,  San  Carlos,  Florida  Blanca;  —  priver  Godoy  de 
tout  emploi,  de  toute  charge;  faire  abdiquer  Charles  IV,  et 
le  remplacer  par  Ferdinand  fl). 

M.  de  Tournon  se  faisait-il  simplement  l'écho  des  combi- 
naisons de  M.  de  Beauharnais;  ses  remarques  personnelles 
pendant  un  rapide  séjour  lui  inspiraient-elles  des  opinions 
aussi  nettes?  Telle  était  du  moins  au  retour  (et  il  pensait  bien 
ne  pas  aller  à  l'encontre  des  pensées  de  son  maître)  la  men- 
talité de  l'envoyé  du  monarque  qui,  dans  un  traité  solennel, 
venait  de  «  garantir  à  S.  M.  Catholique  la  possession  de  ses 
États  d'Europe  situés  au  midi  des  Pyrénées  » , 


II 


Le  procès  de  lèse-majesté  était  commencé.  Mais  il  ne 
laissait  pas  que  d'embarrasser  les  juges,  plus  encore  les 
accusateurs,  car  la  personne  inquiétante  de  l'Empereur  se 

(1)  AF  IV,  1680.  Dossier  1807,  n»  16.  Appendices,  V. 


LE    PROCES    DE   L'ESCURIAL  115 

mêlait  à  l'affaire  :  le  prince  des  Asturies  en  avait  trop  dit,  on 
en  avait  peut-être  trop  découvert,  le  public  certainement 
avait  assez  parlé  pour  que  ce  projet  d'une  alliance  entre 
l'héritier  du  trône  et  une  princesse  de  la  famille  impériale 
pût  désormais  être  passé  sous  silence.  Les  Espagnols,  en 
ce  temps-là,  avaient  confiance  en  la  sincérité  du  très  puis- 
sant Napoléon;  ils  aimaient  imaginer  que  le  jeune  prince, 
objet  de  leurs  espérances,  fortifiait  ces  espérances  mêmes 
d'une  entente  parfaite  avec  l'Empereur.  Depuis  la  proclama- 
tion d'octobre  1806,  les  gens  sensés  ne  pouvaient  véritable- 
ment croire  aux  sympathies  françaises  de  Godoy;  le  patrio- 
tisme castillan  s'accommodait  fort  bien  d'un  mariage  qui 
ruinait  toute  la  diplomatie  du  favori.  Et  de  son  côté,  con- 
naissant les  avantages  personnels  réservés  pour  lui  au  traité 
de  Fontainebleau,  le  prince  de  la  Paix  estimait  pouvoir 
s'appuyer  avec  toute  sécurité  sur  Napoléon  (1).  Afin  d'entrer 
dans  ces  vues,  il  prétendit  ramasser  l'arme  tombée  à  terre 
des  mains  de  Ferdinand  et  mettre  une  surenchère,  pour  son 
propre  compte,  à  ces  fiançailles  politiques.  —  A  son  instiga- 
tion Charles  IV  reprenait  officiellement  le  projet  secret,  et  le 
18  novembre,  toujours  dans  l'incohérence  et  sous  l'émotion 
d'événements  dont  la  rapidité  et  l'imprévu  bouleversaient  cet 
esprit  placide,  il  demandait  à  l'Empereur  d'accorder  à  son 
fils  la  main  d'une  personne  du  sang  des  Bonapartes.  Mais, 
plus  ce  dessein  pouvait  être  «  déclaré  "  entre  les  deux  sou- 
verains, moins  il  convenait  que  l'idée  parût  avoir  existé 
déjà  dans  les  intrigues  des  amis  de  Ferdinand.  Escoïquitz, 
d'ailleurs  en  prison,  aurait  pu,  à  sa  décharge  et  par  un  heu- 
reux procédé  d'audience,  revendiquer  le  mérite  de  l'inven- 
tion. Il  eût  été  seul  de  cet  avis,  car  tout  le  monde  prudemnicnt 

(1)  «  C'est  à  présent  que  je  commence  à  jouir  de  la  tranquillité  que  me 
présente  un  traité  qui  me  met  sous  la  protection  de  l'Empereur...  »  Godoy 
à  Murai,  24  décembre  1807,  AF  IV,  1680,  pi.ice  15. 


116  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

tomba  d'accord  pour  que  le  nom  magique  de  Napoléon  ne 
fût  pas  prononcé  dans  le  procès  qui  s'instruisait.  M.  de 
Beauharnais,  qu'on  voulait  mettre  hors  de  cause,  se  multi- 
plia dans  ces  démarches  instantes,  et  Charles  IV  prescrivit 
aux  jugées  de  ne  pas  retenir,  même  indirectement,  ce  qui 
pouvait  concerner  le  mariage  de  l'Infant.  «  On  a  eu  soin  de 
ne  faire  la  moindre  mention  d'aucun  des  sujets  de  S.  M.  I. 
et  R.  par  égard  à  ce  quElle  a  fait  signifier  «  ,  écrivait  Godoy 
à  Murât,  en  une  confidence  de  complices  (I). 

Cette  «  Junte  »  criminelle  avait  été  constituée  le  6  novem- 
bre. Sous  la  présidence  de  don  Arias  Mon,  dix  conseillers  de 
Castille  la  composaient.  On  avait  choisi  les  membres  les 
i/ioins  riches  dans  le  but  d'entraîner  leur  vote  par  faveurs  ou 
présents.  L'accusateur  devait  être  Simon  de  Viegas,  magis- 
trat à  la  dévotion  du  prince  de  la  Paix.  Gagner  les  accusés 
eux-mêmes  fut  le  premier  moyen  :  à  Escoïquitz  on  fit  entendre 
qu'un  évéché  serait  la  récompense  de  ses  révélations  et  de 
l'abandon  de  ses  «  complices  n .  L'archidiacre  de  Tolède 
riposta  avec  fierté  qu'il  prétendait  être  jugé,  puni  si  reconnu 
coupable,  innocenté  publiquement  s'il  était  déclaré  la  vic- 
time d'une  erreur.  Il  fallut  se  résoudre  à  un  réquisitoire  en 
forme.  Viegas  le  prononça  le  28  décembre,  en  des  termes 
embarrassés  et  creux;  n'allait-il  point  parler  des  vertus  de 
Maiie-Louise  «  qui  nuit  et  jour  se  dévoue  au  bien  de  ses 
enfants  et  de  ses  vassaux  »  .  On  eût  pu  croire  à  une  ironie 
outrageante  si  le  fiscal  n'avait  très  gravement  montré  qu'il 
s'agissait  de  choses  sérieuses  en  requérant  la  peine  de  mort 
contre  Escoiquitz,  l'Infantado  et  Ayerbe.  La  défense  eut  trois 
jours  pour  étudier  les  pièces  et  deux  semaines  pour  préparer 
ses  répliques  ;  des  avocats  de  talent  acceptaient  cette  mission  : 
Davilapour  Escoiquitz,  Joven  de  Salas  pour  l'Infantado,  don 

(1)  24  ddceiiibre  i807,  AF  IV,  1680,  pièce  15. 


LE    PROCÈS    DE   L'ESCURIAL  lU 

José  Asnarès  pour  Ayerbe,  pour  le  comte  de  Bornos,  Her- 
nandez  Martinez.  Le  comte  d'Orjas  avait  refusé  de  désigner  un 
défenseur  «  parce  qu'il  ne  se  sentait  pas  coupable  » .  Le  cha- 
noine avait  résumé  son  rôle  et  celui  de  ses  amis  en  deux 
mots  :  «  J'ai  été  le  conseiller,  non  le  séducteur  de  mon 
élève.  » 

Bien  que  maintenue  secrète,  l'affaire  passionnait  l'opinion; 
la  haine  du  favori  ne  laissait  à  personne  la  possibilité  de  ne 
pas  souhaiter  l'acquittement;  le  patriotisme  augmentait  ce 
sentiment  d'espérance  et  il  semblait  que  la  «  cause  de  l'Es- 
curial  » ,  comme  on  rap[  elait,  dût  décider  de  l'honneur  de  la 
nation.  Les  juges  ne  laissèrent  pas  amoindrir  ce  patrimoine 
déposé  entre  leurs  mains. 

Le  25  janvier  de  grand  matin  ils  s'assemblèrent  à  l'Escu- 
rial.  Un  seul  manquait  :  don  Eugenio  Manuel  Alvarez 
Caballero.  Une  lettre  de  lui  demandait  à  ses  collègues  le 
droit  de  se  faire  transporter  au  lieu  de  leurs  séances,  tout 
mourant  qu'il  était,  pour,  avant  son  heure  dernière,  émettre 
son  vote  dans  une  affaire  si  importante  au  repos  de  sa  cons- 
cience et  au  salut  de  sa  patrie.  Tout  d'une  voix  les  conseillers 
décidèrent  de  se  rendre  chez  le  malade  pour  continuer  la 
procédure.  Ils  trouvèrent  Caballero  assis  sur  son  lit,  mais 
revêtu  de  sa  toge  et  de  ses  insignes;  sa  figure  décharnée  par  la 
souffrance  s'illumina  et,  retrouvant  un  reste  de  force,  il  leva 
la  main  à  son  front  pour  saluer  la  Junte,  image  vivante  de  la 
justice  qui  venait  à  lui.  Il  demanda  à  opiner  le  premier; 
mais  remarquant  la  présence  de  Simon  de  Viegas  qui  avait 
suivi  d'un  pas  anxieux  le  tribunal,  il  déclara  qu'en  ayant 
donné  ses  conclusions  le  fiscal  avait  perdu  le  droit  d'assister 
aux  séances  du  Conseil.  André  Lasauca  appuya  cette  parole, 
ajoutant  qu'à  défaut  du  fiscal,  lui  se  retirerait.  Simon  de 
Viegas  fit  à  l'assemblée  une  révérence  très  courte,  et,  pâle 
de  colore,  franchit  la  porte.  —  Caballero  parla  encore:  son 


118  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

état,  la  cause,  les  circonstances,  tout  donnait  à  son  accent 
une  émotion  poifjnante,  partagée  par  ses  collègues  :  il  félicita 
les  défenseurs  de  leur  fermeté  dans  une  rencontre  aussi 
périlleuse,  et  manifesta  l'espoir  de  voir  le  tribunal  recon- 
naître l'innocence  des  accusés.  Sa  voix  s'éteignit,  et  les  con- 
seillers, sans  vouloir  poursuivre  une  discussion  superflue, 
rédigèrent  leurs  conclusions  : 

1°  Les  pièces  originales  nécessaires  à  un  procès  criminel 
manquaient;  2"  des  copies  informes  ne  sauraient  donner  un 
sérieux  indice  de  la  culpabilité  réelle  des  accusés;  3°  le 
prince  des  Asturies  devait  être  entendu,  et  il  ne  pouvait  Têtr* 
que  par  devant  les  Gortès  du  royaume,  en  séance  publique; 
ht"  les  membres  de  la  Junte,  fussent-ils  les  juges  naturels 
des  accusés  (et  ils  ne  l'étaient  pas),  il  leur  fallait  tout  d'abord 
savoir  du  Conseil  de  Castille  quel  était  le  dénonciateur. 

Ils  ne  trouvaient  donc  pas  matière  à  rendre  une  sentence, 
mais  Sa  Majesté  Catholique  voulant  connaître  l'opinion  des 
conseillers  assemblés,  ils  pensaient  que  dans  l'état  actuel  de 
la  procédure,  les  prévenus  devaient  être  aussitôt  remis  en 
liberté  (l).  Sur  le  grand  crucifix  d'ivoire  suspendu  au  chevet 
du  lit  ayant  considéré  celui  qui  juge  les  jugements  des 
hommes,  tous  signèrent  (2).  Par  un  mouvement  spontané  ils 
s'embrassèrent  avec  attendrissement,  jurant  qu'ils  agissaient 
pour  l'acquit  de  leur  conscience  et  le  bien  du  royaume, 
dussent-ils  porter  leur  tête  sur  un  échafaud.  après  avoir  rendu 
hommage  à  la  vérité  et  sauvé  l'honneur  castillan.  La  nuit 
était  venue,  quelques  flambeaux  de  cire  éclairaient  celle 
chambre  de  moribond  transformé  en  prétoire;  autour  de  la 

(1)  Beauharnais  à  Cliampagny,  10  février  1808.  Appendices,  VIII. 

(2)  Don  Arias  Mon.  Don  Gonzalo  Josef  de  Vilches.  Don  Antonio  Villa- 
nncva.  Don  Antonio  Gonzalez  Yebra.  Le  marquis  de  Casa  Garcia.  Don  Eujcnio 
Manuel  Avarez  Caballero.  Don  Sébastian  de  ïorrès.  Don  Dominr[0  Fernandez 
d  Campouiani's.  Don  Andres  Lasauta.  Don  Antonio  Alvarez  de  Contreras. 
Doû  Miguel  Alphonse  Viïlagoniez. 


LE    PROCES    DE    L'ESCURIAL  Î19 

couche  de  Caballero,  défaillant  de  corps  mais  l'âme  sereine, 
les  longues  robes  agitaient  leurs  reflets  rouges,  et  ces  mu- 
railles nues,  ces  escabeaux  de  bois,  proclamaient,  sans  l'ap- 
pareil de  la  justice,  la  majesté  du  devoir  accompli  et  la  gran- 
deur d'âme  d'un  loyal  magistrat. 

Le  lendemain,  l'arrêt  fut  porté  à  Charles  IV.  Ce  prince 
débonnaire  comprit  mal  tout  d'abord,  et  ne  vit  dans  ce 
dénouement  que  la  fin  d'un  imbroglio  qui  troublait  sa  vie. 
Il  en  témoigna  sa  satisfaction.  Marie-Louise  n'avait  pas  cette 
naïveté  :  elle  manifesta  aigrement  sa  colère  en  des  paroles 
acerbes,  auxquelles  les  conseillers  répondirent  par  une 
muette  salutation.  Avec  le  témoignage  de  leur  conscience, 
l'admiration  publique  les  dédommageait.  Deux  jours  après 
son  éloquent  plaidoyer,  don  Eugenio  Caballero  mourait, 
brisé  par  la  maladie  et  l'angoisse.  Les  communautés  de 
son  quartier  se  disputèrent  le  droit  de  rendre  les  derniers 
devoirs  au  juge  intègre;  devant  la  magnificence  des  prépa- 
ratifs funèbres,  la  famille  de  Caballero  s'inquiéta  de  la 
dépense;  les  moines  répondirent  que  pour  le  grand  conseiller 
de  Castille  «  mort  pauvre  « ,  ils  réclamaient  l'honneur  de 
déployer,  aux  frais  du  couvent,  les  pompes  de  l'Église.  Et  la 
foule  de  toutes  classes  se  porta  aux  funérailles,  manifestant 
par  sa  présence  sa  gratitude,  par  son  émotion  ses  regrets. 

Le  même  sentiment  unissait  les  cœurs  contre  la  Cour 
devenue  persécutrice,  maladroite,  exaspérée  et  exécrée. 
Chaque  circonstance  paraissait  bonne  pour  le  dire  bien  haut  : 
quoique  beau-ftere  du  prince  de  la  Paix,  le  cardinal  de  Bourbon 
de  qui  dépendait,  comme  archevêque  de  Tolède,  le  chanoine 
Escoïquitz,  offrit  au  Roi  sa  démission,  afin  de  protester  contrô- 
la prison  imposée  à  son  archidiacre;  et  le  chapitre  retira  son 
titre  et  son  traitement  «  d'avocat  pensionné  »  à  M.  d'Ar- 
gumosa  qui  avait  craint  et  refusé  de  défendre  Escoïquitz. 
—  Joven    de   Salas,  l'avocat  du  duc  de  l'Infantado,   refusa 


120  L'KS  PAGNE    ET    NAPOLEON 

les  honoraires  que  lui  présenta  la  duchesse  :  il  avait  rendu 
justice  à  l'innocence,  et  se  trouvait  récompensé  par  l'estime 
de  ses  concitoyens. 

Au  lieu  de  comprendre  la  force  de  cette  réprobation  una- 
nime, Godoy  s'entêta  dans  sa  résistance  solitaire.  Sa  dernière 
manœuvre  fut,  la  veille  de  la  sentence,  de  promettre  la 
clémence  royale  pour  les  accusés,  s'ils  étaient  condamnés  à 
la  peine  capitale.  Le  lendemain  on  apprit  avec  stupeur  que 
le  Roi  passait  outre  à  l'absence  de  jugement  et  portait  de 
lui-même  une  condamnation  :  privés  de  tous  leurs  grades, 
emplois  et  ordres,  l'Infantado  était  exilé  à  Ecija,  d'Orjas  à 
Valence,  Ayerbe  dans  l'Aragon,  San  Carlos  à  soixante  lieues 
de  la  résidence  royale,  tous  les  domestiques  du  prince  des 
Asturies  à  quarante  lieues  de  Madrid. 

Le  chanoine  Escoïquitz  se  trouvait  relégué  près  de  Cor- 
doue,  au  couvent  d'El-Pardon,  avec  l'obligation  d'assister  à 
tous  les  offices  religieux  de  la  communauté;  le  ministre  de 
grâce  et  justice  avait  mission  de  le  lui  annoncer  en  termes 
particulièrement  vifs  (1).  —  Ces  mesures  de  rigueur  si  con- 
traires aux  vœux  des  juges  échauffèrent  extraordinairement 
les  esprits,  et  causèrent  une  douleur  profonde  aux  vrais 
Espagnols.  Les  paroles  les  plus  acerbes  atteignaient  le  géné- 
ralissime prudemment  cantonné  dans  son  palais  de  Buena 
Vista,  et  aussi  la  Reine,  dont  les  colères,  les  évanouissements, 
les  accès  furieux  effrayaient  la  Cour  en  épouvantant  le  Roi. 
Chacun  vivait  dans  une  atmosphère  d'énervement,  de  trouble 


(1)  «  S.  M.  a  vu  avec  la  plus  grande  indignation  combien  V.  S.  a 
travaillé  pour  corrompre  et  se'duire  le  cœur  de  son  tils,  en  l'éloignant  des 
idées  de  la  bonne  morale  et  de  l'Evangile.  Ayant  plus  d'égard  pour  l'état  de 
V.  S.  que  pour  sa  personne,  S.  M.  a  résolu  de  vous  envoyer  au  monastère 
de  Pardon,  avec  défense  d'entrer  à  Madrid  ni  autres  lieux  de  séjour  de  la 
Cour,  pour  y  apprendre  à  bien  vivre  et  à  mourir  en  bon  chrétien  et  ecclé- 
siastique... Ce  que  je  communique  à  V.  S.  pour  son  accomplissement.  » 
Marquis  Caballero,  27  janvier  1808,  vol.  673,  fol.  87, 


LE    PROCES    DE    L'ESCURIAL  121 

et  de  crainte,  rejetant  la  responsabilité  de  jour  en  jour  plus 
lourde,  sur  les  épaules  du  favori;  et  il  fallait  tout  l'optimisme 
d'un  agent  décidé  à  accepter  sans  conteste  les  versions 
officielles  pour  permettre  au  chargé  d'affaires  de  Prusse, 
M.  Henry,  d'écrire  à  son  maître  : 

Son  Altesse  Sérénissime  le  prince  de  la  Paz  manifeste  un  grand 
contentement  d'avoir  réussi  à  déterminer  S.  M.  G.  à  user  de 
clémence  envers  les  coupables  (1). 

M.  de  Beauharnais,  placé  pour  mieux  voir,  voyait  mieux 
aussi  :  il  écrivait  sans  cesse  l'impopularité  de  Godoy,  char- 
geant plutôt  sa  palette  de  noires  couleurs,  afin  de  présenter, 
en  contraste,  le  riant  tableau  d'une  régénération  de  l'Es- 
pagne par  la  main  du  tout-puissant  Napoléon  «  béni,  attendu 
comme  un  libérateur  » .  Il  aimait  à  propager  cette  créance  et 
croyait  satisfaire  à  ses  devoirs  «  en  faisant  connaître  le  héros 
qui  nous  gouverne,  comme  un  Dieu  tutélaire  et  protec- 
teur » . 

De  Paris  on  envoyait  les  meilleurs  agents,  les  plus  fines 
mouches  de  la  diplomatie  secrète  pour  vérifier  ces  assurances, 
observer  avec  exactitude,  noter  l'état  des  esprits,  connaître  les 
forces  du  royaume,  afin  de  préciser  le  moment  opportun  (2). 

En  vérité  chacun  était  mal  à  l'aise  :  Napoléon  demeurait 
perplexe  et  variait  ses  desseins  avec  la  mobilité  d'une  volonté 
qui  nie  l'obstacle.  —  Beauharnais  désorienté  se  perdait  en 
conjectures  pour  deviner,  afin  de  la  suivre,  la  pensée  de 
l'Empereur.  —  Sortant  d'une  grande  peur,  Ferdinand  restait 
mal  rassuré.  Ses  amis  exilés  attendaient  anxieusement  un 
nouveau  tour  de  roue  de  la  Fortune.  —  Les  Espagnols  sen- 
taient un  danger  planer  sur  la  patrie,  qu'il  vint  de  la  faiblesse 
du  monarque  ou   de  l'audace  de  l'étranger.  —  Contre  son 

(1)  1"  février  1808,  vol.  673,  fol.  3. 

(2)  Insliuclions  à  l'agent  secret  Rlondel,  6  février  1808.  Appendices,  VIII. 


1-22  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

ennemi,  Godoy  perdait  une  partie  où  il  avait  joué  gros  jeu.  — 
Marie-Louise  partageait  son  ressentiment  et  portait  tout  le 
poids  d'un  cœur  ulcéré,  peut-être  par  le  remords,  certaine- 
ment par  l'insuccès.  —  Charles  IV  lui-même  était  privé  de 
sa  quiétude  habituelle  :  sur  les  grands  talents  du  généralis- 
sime de  légers  doutes  naissaient  dans  son  esprit;  à  peine  se 
remettait-il  d'avoir  cru  son  propre  fils  coupable;  sa  consola- 
tion était  de  donner  l'exemple  du  sacrifice  :  par  une 
infraction  pénible  à  l'ordonnance  des  déplacements  royaux, 
la  Cour  n'avait  point  paru  à  Madrid  pendant  le  mois  de  jan- 
vier, alors  qu'elle  en  gardait  la  coutume  depuis  trente  ans  et 
plus  :  de  l'Escurial  elle  était  allée  s'installer  tout  droit  à 
Aranjuez.  Dans  sa  sagesse  Charles  IV  l'avait  ainsi  décidé. 
L'Espagne  était-elle  en  droit  de  lui  demander  davantage? 


CHAPITRE  V 

MURAT  LIEUTENANT  DE  l'EMPEREDR 
(1808) 


Partage  futur  fie  l'Europe  entre  l'Empereur  et  le  Tsar.  —  Date  des  premiera 
projets  de  ÏNapoléon  sur  l'Espagne.  —  Il  exige  d'elle  un  «  secours  »  mili- 
taire et  veut,  en  l'intimidant,  se  dégager  de  ses  propres  promesses.  —  Pour 
en  faire  une  compensation  éventuelle  il  enlève  à  la  reine  Marie-Louise  le 
royaume  d'Etrurie.  —  Il  repousse  lalliance  matrimoniale  du  prince  des 
Asturies  et  recule  l'exécution  du  traité  de  Fontainebleau.  —  Mission  de 
Vandeul  à  Madrid  pour  porter  ces  injonctions.  —  Le  grand  duc  de  Berg 
est  nommé  «  Lieutenant  de  l'Empereur  »  . 

]Murat  entre  en  Espagne  avec  une  armée.  —  Occupation  par  surprise  de 
Pampeiune,  Barcelone,  Saint-Sébastien.  —  Voyage  d'Isquierdo  à  Madrid 
et  à  Paris.  —  Murât  arrive  dans  la  Caslille. 

Projets  de  fuite  de  la  famille  royale.  —  Effervescence  populaire  pour  empê- 
cher le  départ.  —  Émeute  d'Aranjuez  (17  mars).  —  Godoy  est  saisi,  blessé, 
emprisonné.  —  Terreur  et  abdication  de  Charles  IV.  —  Conciliabules  de 
Murât  avec  la  famille  royale.  —  ^Mission  du  général  Monthyon.  - —  Bril- 
lante entrée  de  Murât  à  Madrid  (23  mars).  —  Entrée  triomphale  de  Fer- 
dinand '24-  mars).  —  Napoléon  attend  les  événements  pour  se  prononcer. 
—  La  lettre  apocryphe  du  29  mars.  —  L'Empereur  offre  la  couronne 
d'Espagne  à  son  frère  Louis,  dès  le  27. 

Le  «  règne  n  de  Ferdinand  VII.  —  Maladresses  de  Beauharnais.  —  Murât 
reçoit  l'épée  de  François  l".  —  L'Empereur  envoie  Savarv  chercher  Fer- 
dinand. —  Le  prince  part  et  attend  à  Yittoria.  —  Il  est  enlevé  et  conduit 
en  France.  —  Mural  envoie  également  Charles  IV,  la  Reine  et  le  prince 
de  la  l'aix. 


A  partir  de  1808  l'Espagne  est  l'entrave  Cfui  gène  tous  les 
mouvemenls  de  Napoléon.  Dès  qu'il  regarde    la  Vistule  ou 


124  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

l'Elbe,  OU  seulement  le  Rhin,  la  nécessité  l'oblige  à  tourner  la 
tète  en  arrière  vers  l'Ebre,  le  Douro  et  le  Tage.  Sa  faute  le  para- 
lyse, il  en  éprouve  une  déception  d'autant  plus  amère,  qu'ayant 
su  prévoir  le  danger,  il  avait  cru  avoir  tout  fait  pour  l'écarter. 
Dans  les  pourparlers  de  Tilsitt,  les  mots  les  plus  graves 
devaient  être  ceux  qui  ne  furent  pas  prononcés.  La  paix  avait 
été  scellée  sous  la  convention  tacite  qu'Alexandre  etNapoléon 
se  partageaient  le  vieux  monde.  En  jetant  les  terres  du  Sultan 
sous  le  sabre  du  Tsar,  l'Empereur  estimait  avoir  acheté  le 
droit  de  découper  l'Occident  à  sa  guise;  s'il  permettait  à  la 
Russie  d'ouvrir  un  œil  de  convoitise  sur  la  Finlande  et  les 
Principautés  danubiennes,  c'était  à  condition  de  la  rendre 
aveugle  pour  ses  propres  annexions.  Occupée  au  nord  contre 
la  Suède,  au  sud  contre  la  Turquie,  elle  n'aurait  pas  le  loisir 
de  beaucoup  songer  à  la  destinée  de  la  lointaine  Espagne.  De 
se  revoir,  les  deux  souverains  avaient  échangé  la  promesse; 
Alexandre  seul  était  peut-être  désireux  de  la  tenir;  son  «  bon 
frère  »  éprouvait  quelque  gêne  à  une  entrevue,  il  préférait 
beaucoup  n'y  arriver  que  la  besogne  achevée  et  les  mains 
pleines.  On  aurait  alors  parlé  de  la  fatalité  des  événements, 
des  faits  accomplis;  la  langue  diplomatique  a  des  ressources 
merveilleuses  pour  ces  conversations  mélancoliques.  Mais, 
examiner,  avant  leur  exécution,  de  tels  desseins,  ne  laissait 
pas  que  d'être  désagréable,  et,  malgré  l'exemple  de  la 
Pologne,  la  convoitise  d'un  Corse  redoutait  les  scrupules  d'un 
Slave.  Pendanttoutl'hiverde  1807-1808,  Napoléon  élude  donc 
l'entretien;  en  réalité  il  est  trop  occupé  pour  avoir  le  loisir  de 
courir  en  Allemagne;  mais  serait-il  libre,  qu'il  sauraitinventer 
des  prétextes  à  reculer  l'échéance  du  voyage.  Au  mois  de  sep- 
tembre seulement  on  ira  à  Erfurth,  et  les  faits  auront  parlé 
assez  haut  pour  rendre  toute  récrimination  superflue.  Il  fallait 
tenir  en  haleine  la  bonne  volonté  de  son  allié.  Dans  un  cercle 
de  la  Cour,  au  mois  de  janvier.  Napoléon  prit  à  part  l'am- 


MURAT    LIEUTENANT    DE   LEMPEKEUR  125 

bassadeur  russe,  le  comte  Tolstoï,  et,  sans  lui  révéler  qu'à  la 
même  heure,  le  cabinet  des  Tuileries  garantissait  sous  main 
à  la  Porte  ottomane  la  continuation  d'un  armistice,  il  agita 
devant  lui  le  leurre  de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie.  Désor- 
mais il  ne  fera  plus  un  pas  en  avant  de  l'autre  côté  des  Pyré- 
nées sans  parler  des  ambitions  de  l'Angleterre  et  des  agrandis- 
sements de  la  Russie.  Gomme  ses  procédés  de  gouvernement, 
les  moyens  diplomatiques  du  grand  homme  étaient  extrême- 
ment simples  —  Ayant  tout  lieu  d'être  tranquille,  au  nord, 
rassuré  sur  l'Europe  qui,  pour  cause,  paraissait  endormie,  il 
concentra  sa  pensée  sur  la  péninsule. 

A  quelle  heure  ont  commencé  ses  projets  d'annexion  et  de 
conquête? 

Dès  le  printemps  de  1805,  s'il  faut  en  croire  M.  de  Barante, 
dont  les  Souvenirs  nous  apportent  un  témoignage  extrême- 
ment net  et  précis  (1)  ;  vers  la  fin  de  1806,  selon  M.  Pasquier, 
et  sous  l'inspiration  de  Talleyrand,  dans  la  poursuite  de  ces 
rêveries  historiques  qui  eussent  fait  répéter  à  la  lettre  le  mot 
de  Louis  XIV,  pris  comme  exemple  :  «  Plus  de  Pyrénées  (2).  » 

Entraîné  à  n'être  jamais  satisfait,  la  pensée  lui  vint  de 
placer  tout  autour  de  lui  ses  frères,  satellites  de  son  propre 
empire  ;  et  sa  Correspondance  prouve  qu'il  n'entendait  trouver, 
sans  trop  de  responsabilité,  que  des  agents  d'exécution.  Voi- 
sine de  la  France,  l'Espagne,  comme  la  Hollande,  les  Pro- 
vinces rhénanes,  la  Suisse,  l'Italie,  devait  être  le  rempart  élevé 
aux  dépens  des  tributaires.  Depuis  huit  ans,  le  vieux  royaume 
de  Charles-Quint,  en  allié  docile,  lui  donnait,  dans  la  limite 
de  sa  pénurie,  hommes  et  argent.  Que  lui  prendre  de  plus, 
sinon  la  couronne?  Pour  remplacer  le  roi  de  la  dynastie  ren- 
versée. Napoléon  avait  sous  la  main  tout  un  jeu  de  monarques 
de  rechange.  — Faut-il  ajouter  le  contentement  de  substituer 

(i)  T.  I,  p.  137. 

(2j  Histoire  de  mon  temps,  t.  I,  p.  329. 


120  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

un  Bonaparte  au  dei'nier  représentant  de  la  maison  de  Bour- 
bon? Sur  ce  contraste,  on  a  brodé  des  développements  faciles. 
Ce  raffinement,  inutile  à  ses  plans,  ne  paraît  pas  très  véri- 
dique.  Le  mot  :  n  Avant  dix  ans,  ma  dynastie  sera  la  plus 
ancienne  de  l'Europe  « ,  semble  plus  près  de  la  vérité  :  il  cor- 
respond à  son  caractère,  à  sa  superbe,  à  son  ambition. 

Qui  voudra  bien  étudier  de  près  les  événements,  du  mois 
de  juillet  1897  au  mois  de  mars  1808,  suivra  la  prop;ression 
constante  des  espérances,  des  prétentions  de  Napole'on.  C'est 
le  prince  des  Asturies,  dans  la  solitude  de  son  inactivité,  qui 
rêve  un  mariage  avec  une  parente  de  l'Empereur,  afin  de 
de  se  donner,  contre  son  adversaire  Godoy,  un  avantage  et 
un  appui.  D'abord  surpris,  Napoléon  ne  repousse  pas  la  tenta- 
tion; son  silence  ne  l'engage  en  rien.  C'est  peut-être  l'occa- 
sion sonbaitée;  elle  ne  saurait,  d'ailleurs,  porter  ses  fruits 
qu'à  longue  échéance.  Il  envoie  précisément  des  troupes  en 
Portugal;  il  a  obtenu  de  leur  faire  traverser  l'Espagne;  la 
porte  est  entre-bâillée;  par  cette  ouverture,  qu'il  élargira 
d'un  coup  d'épaule  silencieux,  il  va  pousser  ses  bataillons. 
Le  filet  d'eau  glisse  sans  bruit  sur  le  sable,  enveloppe  lente- 
ment les  grosses  pierres,  les  déchausse,  étend  sa  nappe  dor- 
mante, creuse  le  trou,  l'emplit,  se  gonfle  et  déborde,  tombe 
en  cascade  bruyante  avec  l'irrésistible  poids  de  sa  hauteur  et 
la  vitesse  de  son  élan. 

La  décision  prise,  le  conquérant  l'exécute  avant  même  de 
la  faire  ratifier,  c'est  sa  méthode;  et  quand,  le  27  octobre 
1808,  il  signe  à  Fontainebleau  le  traité  qui  l'autorise  à 
diriger  25,000  hommes  à  travers  la  Navarre,  la  Castille  et  le 
pays  de  Léon,  il  y  a  exactement  neuf  jours  que  ses  têtes  de 
colonne  ont  déjà  franchi  la  Bidassoa. 

Mais  voici  que  la  tentation  augmente,  et  sa  force  morale 
n'est  pas  assez  solide  pour  y  résister.  L'arrestation  du  prince 
des  Asturies  offrait  un  avantage  et  un  danger.  Le  danger, 


MURAT    LIEUTENANT    DE    L'EMPEREUR  127 

c'est  l'enquête;  fatalement,  on  croira  apercevoir  la  main  de 
l'Empereur  dans  le  projet  de  mariafje.  L'avantage,  c'est  l'avi- 
lissement commun  du  Roi  et  de  son  héritier.  Un  objet  qui 
tombe,  fût-ce  une  couronne,  on  le  ramasse.  Ce  ne  serait 
donc  plus  la  puissance  en  expectative  chez  un  allié  obéissant, 
mais  la  possession  immédiate  de  son  patrimoine.  L'horizon 
de  Napoléon  s'élargit;  il  n'a  pas  fait  naître  l'occasion,  il  ne 
sera  pas  assez  maladroit  pour  la  repousser.  Dès  lors,  deux 
nécessités,  l'une  facile,  l'autre  périlleuse  :  arrêter  le  procès 
et  occuper  les  places  fortes.  Le  penser,  le  vouloir  et  l'exé- 
cuter, c'est  même  chose. 

Ah!  qu'il  était  bien  comme  Gromwell,  ne  laissant  rien  à 
la  Fortune  de  ce  qu'il  pouvait  lui  enlever  par  conseil  ou  par 
prévoyance!  A  Trafalgar,  pour  notre  cause,  la  flotte  de 
l'Espagne  avait  été  détruite.  Son  armée  restait  intacte,  mal 
organisée  peut-être,  sous  des  chefs  souvent  médiocres,  mais 
avec  des  soldats  rompus  à  l'endurance  et  capables  de  fer- 
meté (1).  Sans  le  briser.  Napoléon  prétendit  tourner  l'obs- 
tacle. Eloigner  ces  troupes  lui  parut  une  habileté  hardie 
L'inconcevable  levée  de  boucliers  de  Gadoy  en  octobre  1806 
avait  attiré  son  attention;  il  voulut  confisquer  à  son  profit  ces 
armements  inconsidérés;  habilement  interprété,  l'article  3 
du  traité  d'Aranjuez  (27  juin  1796)  lui  donnait  cette  faculté  (2)  ; 
il  en  usa.  C'est  alors  que  dès  le  15  décembre  1806,  sur  son 
ordre,  Talleyrand  demanda  au  cabinet  de  Madrid  un  «secours» 
de  25  canons,  4,000  cavaliers  et  10,000  fantassins.  L'avantage 
que  retirerait  l'Espagnede  cetescamolage  étaitmême  énoncé: 
cela  lui  «  formerait  des  soldats  '» .  —  Après  les  avoir  envoyés 
au  plus  loin  de  leur  pays,  dans  les  îles  du  Danemark,  Napo- 
léon se  souciait  peu  de  leurs  actes  immédiats,  mais  il  ne  les 
oubliait  pas.  Nous  le  voyons,  le  19  janvier  1808,  auprès  d(;  Bcr- 

(J)  Général   Fov,  Histoire  des  (jueircs  de  la  Pénin%ule,  t.  II,  p.  242. 
(-)  Voir  :  V Ambassade  française  en  Espagne  pendant  la  Révolution. 


128  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

nadotte,  sous  les  ordres  de  qui  elles  sont  placées,  s'inquiéter 
de  leur  esprit  :  «  Sont-elles  amies  du  prince  de  la  Paix  ou 
du  prince  des  Asturies?  (1)  » 

Par  une  même  prévoyance  ironique,  il  voulut  tenir  toute 
prêle  une  compensation  territoriale  pour  les  princes  espagnols 
au  jour  de  leur  chute.  Il  est  vrai  que  ce  dédommagement 
ne  lui  coûterait  guère,  puisqu'il  dépouillerait  la  fille  pour 
couvrir  éventuellement  le  père  :  car  ce  fut  le  royaume  d'Étru- 
rie  qu'il  clioisit  pour  ce  troc  fallacieux.  — A  sa  très  profonde 
surprise,  le  23  novembre  1807  la  jeune  reine  régente  Marie- 
Louise  apprit  donc,  par  M.  d'Aubusson  ministre  de  France  à  sa 
cour,  qu'elle  avait  «  cédé  en  toute  propriété  et  souveraineté  » 
ses  États  à  S.  M.  l'empereur  Napoléon.  Quelques  jours  après 
dix  mille  hommes  de  troupes  françaises  entraient  à  Florence; 
la  Reine  en  sortait  à  la  même  heure.  Puis  une  «  députation  » 
toscane,  choisie  parmi  les  «  esprits  souples,  subordonnés  aux 
circonstances  » ,  se  rendait  à  Milan  supplier  l'Empereur  d'ac- 
corder leur  réunion  au  grand  Empire.  Le  monarque  accueillit 
leur  voeu  avec  bienveillance.  Il  aurait  donc  un  trône  à  offrir 
à  Charles  IV,  si  les  circonstances  l'obligeaient  à  le  faire  des- 
cendre du  sien.  L'intimidation  suffirait.  Deux  lettres  fort 
sèches  et  montrant  de  la  mauvaise  humeur  sans  en  dire  la 
cause  (2)  furent  confiées  à  M.  de  Vandeul  pour  être  portées 
à  Aranjuez  :  une  «  alliance  »  avec  le  prince  des  Asturies  était 
définitivement  écartée,  et  renvoyés  à  une  époque  incertaine 
les  maigres  avantages  stipulés  par  l'Empereur  dans  le  traite 
de  Fontainebleau  "  que  l'on  ne  saurait  d'ailleurs  faire  con- 
naître, les  affaires  n'étant  pas  encore  assez  avancées  »  . 

Beauharnais  accueillit  bien  Vandeul  et,  sans  qu'on  de- 
vine pourquoi  ce  lyrisme,  le  traita  d'abord  "  en  père  qui 
retrouve    ses    enfants  »  ;   puis  s'avisant   que  ce    subordonné 

(1)  Corfvsponrlance,  t.  XVI. 

(2)  Toutes  deux  du  10  janvier  1808,  Correspondance,  t.  XVI. 


MURAT  LIEUTENANT  DE  L'EMPEREUR         129 

pourrait  bien  être  un  surveillant  de  sa  conduite,  il  demeura 
sur  la  réserve  et  «  n'entra  avec  lui  dans  aucune  explica- 
tion ))  .  Il  prit  les  lettres  impériales  et  alla  les  porter  lui-même 
au  Roi.  Il  trouva  le  monarque  fatigué,  la  figure  altérée,  le 
corps  las;  la  Reine,  habituellement  présente  à  ces  audiences 
diplomatiques,  ne  s'y  trouvait  point.  Charles  IV  parut  émo- 
tionné  :  «  Ambassadeur,  vous  connaissez  mon  cœur,  mes 
sentiments;  toujours  les  mêmes,  toujours.»  Il  laissa  échapper 
ces  paroles  :  «  Ces  maudites  tracasseries!  Ah!  »  et  se  repre- 
nant, com  me  si  cette  expression  ne  fût  pas  sortie  de  sa  bouche  : 
«  Je  vais  répondre  à  l'Empereur.  Je  lui  suis  toujours  très 
attaché  (l).»  —  Arrivé  le  1"  février,  Vandeul  emportait  les 
deux  réponses  de  Charles  IV,  huit  jours  après.  La  chancel- 
lerie paresseuse  de  Madrid  était  sortie  de  ses  traditionnelles 
habitudes.  Le  coup  avait  certainement  porté.  —  Gomme  tous 
les  «  courriers  »  de  rEm{)ereur,  Vandeul  avait  eu  mission 
de  regarder  sur  sa  route  (2);  il  notait  ainsi  ses  impressions  : 
l'entrée  des  troupes  françaises  en  Espagne  a  consterné  Godoy 
et  la  Reine;  il  a  donné  espoir  aux  Espagnols  qui  attendent 
un  changement,  et  tiennent  à  leur  monarchie,  mais  pas  à 
leur  monarque.  Le  mariage  du  prince  des  Asturies  avec  une 
personne  désignée  par  l'Empereur  occupe  tous  les  esprits  à 
Madrid;  que  ce  soit  une  fille  de  Lucien,  ou  Mlle  Tascherde  la 
Pagerie,  ou  toute  autre  on  y  voit  la  chute  de  Godoy,  et  avec 
la  France  l'alliance  affermie  (3).  — Le  rapport  de  Vandeul 
confirmait  une  fois  encore  les  projets  de  l'Empereur  :  les  Espa- 
gnols ne  savent  pas  bien  ce  qu'ils  espèrent  de  moi,  et  je  ne 
sais  pas  exactement  ce  que  je  vais  faire  d'eux;  mais  on  m'at- 

(1)  Dépêche  de  Beauharnais,  3  février  1808,  vol.  673,  fol.  118. 

(2)  Il  avait  reçu  l'ordre  d'être  fort  expcditif;  il  le  fut.  Parti  de  Paris  le 
21  janvier  à  cinq  heures  du  soir,  il  arrivait  le  1"  février  à  Madrid  à  une  heure 
du  matin;  les  lettres  remises  le  3  à  Aranjuez  recevaient  une  réponse  le  7; 
dans  la  nuit  même  Vandeul  se  remettait  en  route. 

(3)  AF  IV,  1609. 


130  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

tend  là-bas  et  j'y  puis  tout.  —  La  condition  essentielle  :  «  la 
nation  veut  sauvegarder  l'intégrité  de  la  monarchie  » ,  lui 
paraissait  suffisamment  remplie  s'il  conservait  sous  un  même 
sceptre  (celui  d'un  de  ses  frères)  toutes  les  provinces.  Les 
temps  sont  accomplis,  il  ne  faut  plus  que  faire  avancer  les 
régiments. 

Dès  qu'on  aura  peu  à  peu  ligoté  d'un  cordon  de  troupes  le 
cadavre  de  Sa  Majesté  Catholique,  on  le  portera  sans  peine  à 
l'Escurial,  dans  le  «  pourrissoire  »  .  Trône  vacant,  trône  à 
moi.  Plus  de  diplomatie  :  la  force.  Et  à  choisir  un  agent 
dégagé  de  la  première  de  ces  qualités,  brillant  dans  la  seconde, 
qui  prendre  de  plus  vraiment  approprié  que  Murât?  Murât, 
de  qui  Napoléon,  toujours  excessif  et  brutal,  clairvoyant 
aussi,  disait  à  Rœderer  :  «  C'est  un  héros  et  une  bête  (1).  » 


II 


Pour  conduire  un  maladroit,  même  héroïque,  il  ne  convient 
pas  de  lui  laisser  les  rênes  flottantes.  Murât  ne  fut  qu'un  ins- 
trument :  sur  sa  vaillance  et  son  dévouement  on  comptait 
sans  réserve;  de  confidences,  il  n'en  reçut  jamais.  Lourde 
faute,  car,  à  ne  rien  savoir,  on  peut  tout  compromettre,  et  un 
agent  d'exécution,  suivi  de  50,000  hommes,  ne  saurait  bien 
transmettre  des  ordres  dont  la  portée  lui  échappe. 

Cette  dissimulation  fut  extrême  et  quasi  puérile.  Le  20  fé- 
vrier 1808,  le  grand-duc  de  Berg  avait  été  aux  Tuileries  faire 
sa  cour;  Napoléon  échangea  des  paroles  de  politesse  banale, 
saus  un  mot  de  politique.  Le  soir.  Murât  reçut  du  ministre 

(1)  Converaation  le  11  janvier  1809. 


MURAT    LIEUTENANT    DE    LEMPlvRKUR  131 

de  la  guerre  un  pli  qui  lui  annonçant  sa  nomination  de  «  Lieu- 
tenant de  rEmpercur  »  en  Espagne,  l'invitait  à  partir  pour 
Bayonne  dans  la  nuit  même,  muni  de  deux  lettres  où  des  ins- 
tructions militaires  assez  circonstanciées,  mais  fort  sèches, 
lui  étaient  dictées  de  la  part  du  maître.  On  ne  commande 
guère  autrement  à  un  sergent  de  prendre  la  garde.  La  dis- 
cipline était  si  forte,  Toljéissance  si  absolue,  que  ce  prince 
souverain  monta  sur  l'heure  en  voiture,  sans  rien  dire,  sans 
rien  demander,  sans  revoir  son  impérial  beau-frère.  Etat- 
major,  équipages,  train  de  guerre  le  suivraient  comme  ils 
pourraient.  Il  marchait  droit  devant  lui,  sans  avoir  même  la. 
tentation  de  retourner  la  tête. 

Son  obéissance  devait  être  soutenue  par  beaucoup  d'espé- 
rance. Sa  femme,  Caroline,  fut  la  seule  avec  qui  il  eut,  maté- 
riellement, le  temps  d'échanger  une  idée;  et  l'on  sait  que 
cette  personne  de  beaucoup  de  volonté,  de  très  peu  de  cœur, 
rêvait  d'une  couronne.  Ce  beau  royaume  d'Espagne  lui  appa- 
rut dans  une  vision  céleste,  et  si  Murât  était  tout  prêt  à  tirer 
l'épée  pour  le  conquérir,  ils  ne  croyaient  pas,  l'un  et  l'autre, 
avoir  besoin  de  recourir  à  ces  moyens  extrêmes;  l'Empereur 
ne  distribuait-il  pas  des  peuples  au  gré  de  ses  caprices?  Qui 
aurait  l'Espagne?  Le  premier  qui  y  entrerait.  Or  donc  en 
en  route.  Très  imbue  de  ces  pensées,  Caroline  poussa  son 
mari,  loin  de  songer  à  le  retenir.  Quand  et  comment  serait- 
elle  reine?  Elle  l'ignorait;  mais  de  le  devenir,  elle  n'en  faisait 
pas  de  doute.  Et  la  brutalité  des  ordres  de  son  tout-puissant 
frère  ne  se  sentait  plus  :  on  peut  bien  courber  le  dos  quand  on 
va  relever  ensuite  si  haut  la  tête.  Ne  cherchons  pas  un  titre  à 
ce  chapitre  moderne  de  la  Légende  des  siècles,-  il  est  tout 
trouvé  :  "  Départ  de  l'aventurier  pour  l'aventure.  » 

Sept  jours  après,  le  Grand-Duc  arrivait  sur  l'Adour  ayant 
songé  en  ses  heures  de  route,  encore  un  peu  troublé  de  la 
précipitation,  mais  très  décidé  à  exécuter  ponctuellement  les 


132  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 


ordres  de  celui  qui  refaisait  la  carte  de  l'Europe.  Il  demande 
timidement  des  instructions;  si  la  banalité  des  réponses  ne 
le  satisfait  pas,  il  n'a  garde  de  le  manifester.  Son  activité  se 
porte  sur  l'organisation  militaire  et  à  parler  de  ce  pays  d'Es- 
pagne dont  il  est  si  près  et  qu'il  va  toucher  comme  un  enfant 
qui  saisit  son  jouet,  c'est  pour  dire  que  tous  les  regards  s'y 
tournent  vers  l'Empereur. 

Bayonne  voulut  joyeusement  fêter  cet  important  person- 
nage. La  ville  offrit  à  son  Altesse  Impériale  un  brillant 
«ambigu».  Entouré  de  toute  sa  maison  militaire  il  s'y  rendit 
vêtu  d'un  uniforme  blanc  galonné  d'or.  Sous  le  poids  des 
assistants  le  plancher  s'écroula;  au  milieu  de  la  foule  effarée, 
le  Grand-Duc  saisit  d'une  main  vigoureuse  la  balustrade  d'une 
loge,  et  attendit  entre  ciel  et  terre  qu'on  vînt  le  secourir, 
tenant  toujours  sa  danseuse  suspendue  par  la  taille.  —  Epi- 
sode symbolique  de  la  vie  toute  en  fanfare  de  Joachim  Murât. 
Pour  ce  cadet  de  Gascogne,  l'existence  fut  une  grande  salle 
de  bal  que  l'on  traverse  en  costume  de  parade,  et  où  l'on 
déploie  tantôt  sa  grâce,  tantôt  sa  force,  jusqu'à  la  catastrophe 
finale  où  disparaît  dans  les  cris  et  la  poussière  l'aventureux  et 
brillant  héros  de  la  tragédie. 

Le  7  mars  au  soir,  il  sortait  de  Bayonne.  Dans  la  nuit,  sa 
voiture  le  porta  jusqu'à  la  Bldassoa.  C'était  la  vieille  limite 
des  deux  empires.  Quand  les  brouillards  du  matin  se  furent 
•évanouis  et  qu'un  premier  jet  de  lumière  eut  glissé  sur  les 
cimes  de  la  montagne,  Murât  embrassa  d'un  œil  ardemment 
curieux  le  pays  qui  s'ouvrait  à  ses  pieds.  L'aube  naissante 
lui  découvrait  des  plaines  moins  vastes  que  les  horizons  de 
son  rêve  :  des  vallées,  des  collines,  des  champs,  des  bois. 
Ce  n'était  point  sur  quoi  portait  son  regard  :  il  fixait  un 
royaume.  La  tête  tendue,  le  corps  droit,  il  s'était  arrêté, 
comme  si  une  invisible  main  l'eût  cloué  au  bord  de  ce  nou- 
veau Rubicon.  Certes,  il  n'avait  ni  hésitation  ni  crainte,  mais 


MURAT  LIEUTENANT  DE  L'EMPEREUR         133 

un  sentiment  profond  envahissait  cette  nature  impression- 
nable; en  un  instant,  il  repassait  les  années  écoulées  :  de  Tau- 
berge  paternelle  à  ce  chemin  de  l'Escurial,  et  au  mi  heu  du 
cliquetis  des  sabres,  du  roulement  des  caissons,  du  bruisse-- 
ment  des  baïonnettes,  en  un  concert  où  les  cloches  argen- 
tines des  églises  cachées  dans  les  gorges  de  la  montagne 
égrenaient  les  tintements  de  VAngelus,  montait  une  rumeur 
confuse  criant  au  cœur  plus  qu'à  l'oreille  de  ce  nouveau  Mac- 
beth :  «  Tu  seras  roi!  »  Ce  ruisseau,  c'était  la  frêle  et 
ondoyante  barrière  le  séparant  encore  d'une  couronne. 
Comme  le  conquistator  des  chevauchées  antiques,  il  s'af- 
fermit sur  ses  étriers  et,  d'un  galop  joyeux,  entra  dans  cette 
terre  promise. 

Le  pays  formait  un  cadre  à  ses  riantes  pensées.  Dans  cette 
vallée  qui  mène  à  Tolosa,  au  flanc  des  collines  étagées,  les  pre- 
mières fleurs  des  pommiers  jetaient  des  bouquets  roses  sur 
la  fraîcheur  de  la  verdure;  les  ondes  de  l'Oria,  animant  les 
moulins  et  les  forges,  courant  sous  de  petits  ponts  de  pierre, 
tombaient  en  cascades,  s'épanouissaient  en  écume.  Entre  la 
France  qu'il  venait  de  quitter  et  l'Espagne,  nul  contraste  : 
ces  deux  moitiés  de  la  terre  basque  offrent  les  similitudes 
d'une  nature  et  d'une  race  fraternelles.  Les  populations  du 
Guipuscoa  sont  accueillantes;  sans  défiance  de  l'avenir, 
croyant  recevoir  des  alliés,  elles  se  mettaient  volontiers  en 
fête,  l'oreille  fermée  aux  pessimistes  qui  demandaient  si 
l'amitié  des  peuples  se  traduit  par  la  descente  de  si  gros 
bataillons.  Au  reste,  l'ordre  de  tout  payer  et  de  tout  respecter 
était  scrupuleusement  suivi  dans  l'armée  française  et  rien  ne 
donnait  lieu  à  troubler  l'harmonie. 

On  peut  demander  comment  ce  peuple  espagnol,  qui  devait 
défendre  son  indépendance  avec  une  si  farouche  énergie, 
laissait  prendre  ainsi  les  clefs  du  royaume.  Les  choses 
humaines  ne  sont  jamais  simples.  Grâce  à   l'équivoque  de 


134  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

«  l'alliance  »,  depuis  l'automne  de  1807,  on  avait  vu  passer 
bien  des  convois  pour  s'en  aller  en  Portugal.  A  ces  provinces 
mal  instruites  des  secrets  de  Madrid,  le  sort  de  la  monarchie 
ne  paraissait  pas  en  jeu.  Vaguement,  la  présence  de  forces 
étrangères  semblait  menacer  le  gouvernement,  c'est-à  dire 
Godoy,  dont  on  souhaitait  la  chute;  on  n'allait  pas  arrêter  la 
marche  des  «libérateurs  »  ;  car  c'est  sous  ce  titre  et  dans  cet 
espoir  que  Murât  recevait  les  compliments  des  alcades,  pas- 
sait sous  des  arcs  de  triomphe,  entendait  sonner  les  clo- 
ches des  villages  et  acclamer  le  nom  de  Napoléon.  Ses  illu- 
sions s'en  accrurent  beaucoup;  de  bonne  foi  il  voulait  faire 
partager  à  l'Empereur  des  impressions  qui  le  ravissaient. 
Et  sa  confiance  devenait  si  grande  qu'elle  étouffait  ses 
premières  et  bien  légitimes  inquiétudes  sur  lesquelles  il 
faut  revenir  pour  comprendre  les  événements  qui  vont 
suivre. 

Si,  en  effet,  l'abord  gracieux  et  la  mâle  prestance  de  Murât 
lui  attiraient  les  bravos  populaires,  l'élan  était  circonscrit  et 
tout  autour  de  lui  l'effervescence  patriotique  devenait  grande. 
Les  instructions  de  l'Empereur  n'étaient  précises  que  sur  un 
point  :  il  devait  s'emparer  des  places  fortes  de  la  frontière. 
En  pénétrant  en  Espagne,  il  avait  trouvé  la  question  pleine- 
ment engagée.  Dès  le  mois  précédent,  débouchant  par  les 
deux  fissures  de  la  montagne,  à  l'ouest  en  Navarre,  à  l'est  en 
Catalogne,  nos  troupes,  «  alliées  »  de  Charles  IV,  s'étaient  de 
suite  glissées  jusqu'aux  remparts  de  Pampelune  et  de  Barce- 
lone. L'Empereur  l'avait  dit  :  vite  et  sans  bruit. 

A  Pampelune,  la  brigade  Darmagnac  se  cantonna  sur  les 
glacis.  Le  général,  après  avoir  salué  les  autorités,  demanda 
un  logement  qu'il  fixa  en  face  de  la  principale  entrée  de  la 
forteresse.  Ses  régiments  recevaient  leurs  vivres  des  maga- 
sins espagnols;  chaque  matin,  une  longue  corvée  allait  les 
chercher  à  la  porte  du  château.  Le  16  février,  au  petit  jour, 


MURAT    LIEUTENANT    DE   L'EMPEREUR  135 

soixante  hommes  de  distribution  arrivèrent  sans  éveiller  l'in- 
quiétude; ils  feignirent,  en  attendant  l'heure,  déjouer  avecla 
neige  tombée  en  abondance  cette  nuit-là,  se  débandèrent  en 
riant,  s'approchèrent  du  pont-levis,  s'y  massèrent,  entourè- 
rent la  sentinelle  surprise,  désarmèrent  le  poste,  pendant 
que  cent  grenadiers,  cachés  dans  la  maison  de  Darmagnac, 
accouraient  au  signal  pour  leur  prêter  main-forte.  Un  bataillon 
du  47%  tenu  sous  les  armes  dans  le  voisinage,  les  suivit  :  la 
citadelle  était  prise,  «  par  un  moyen  très  adroit  » ,  a  dit 
M.  Thiers.  Le  vainqueur  donnait  à  sa  conduite  une  épithète 
plus  juste  :  en  rendant  compte  de  son  coup  de  main,  Dar- 
magnac écrivait  au  ministre  de  la  guerre  :  «  Ce  sont  là  de 
vilaines  missions.  »  Une  mission^  en  effet  :  elle  lui  venait 
directement  de  l'Empereur  qui  avait,  trois  semaines  à  l'avance, 
ordonné  la  trahison  (1). 

A  Barcelone,  le  général  Duhesme  avait  été  accueilli,  lui 
aussi,  en  passager.  Les  7,000  hommes  de  son  contingent  ita- 
lien se  répandirent  dans  les  faubourgs.  On  lui  accorda,  par 
courtoisie,  à  côté  du  corps  de  garde  de  la  citadelle,  un  poste 
de  police  français.  Le  lendemain,  c'était  le  lundi  de  carnaval, 
les  soldats  espagnols  descendirent,  en  fête,  dans  la  ville.  Le 
général  italien  Lecchi  avait  ordonné  une  parade,  précisémen! 
au  pied  du  chemin  de  ronde  de  la  citadelle.  Pendant  que  l'on 
exécute  diverses  évolutions,  il  monte  brusquement  jusqu'à 
la  poterne,  arrête  sans  affectation  son  escorte  sous  la  herse 
qu'on  ne  peut  plus  baisser;  le  poste  français,  pour  lui  rendre 
les  honneurs,  forme  une  haie  où  se  glisse  un  bataillon  qui  l'a 
suivi,  tout  débouche  dans  la  cour  et  entoure  le  gouverneur 
espagnol  descendu  au  bruit.  On  ferme  aussitôt  les  portes  et 


(1)  «  ...  Le  général  Darmagnac,  arrivé  à  Pampelune,  prendra  possession 
de  la  place  et,  sans  faire  semblant  de  rien,  il  occupera  la  ciladelle  et  les  for- 
titications,  en  traitant  avec  la  plus  grande  courtoisie  le  couiniandant  et  les 
habilanlg.  *  —  ^Napoléon  au  ministre  de  la  guerre,  28  janvier  1808. 


136  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

on  refuse  de  les  ouvrir  aux  soldats  isolés  qui  se  présentent 
pour  rentrer  au  quartier. 

Au  fort  de  Monjuich,  qui  domine  la  ville  de  l'autre  côté, 
le  colonel  Alvarez  fut  moins  confiant  :  étonné  de  voir  s'ap- 
procher de  son  pont-levis  des  hommes  en  armes,  il  fit  lever 
les  chaînes.  Mais  Duhesme  avait  massé  là  un  régiment;  chan- 
geant d'attitude,  il  prévint  le  comte  Espeleta,  capitaine 
général  de  la  Catalogne,  qu'il  était  prêt  à  user  de  la  force,  si 
sa  troupe  ne  recevait  là-haut  «l'hospitalité»  .  Pour  éviter  une 
collision  dont  il  n'osait  prendre  la  responsabilité  contre  des 
<i  alliés  » ,  l'officier  espagnol  ordonna  de  nous  livrer  passage. 
Les  défenses  de  Barcelone  n'existaient  plus  pour  nous, 

A  droite  et  à  gauche  de  la  frontière,  nous  nous  trouvions 
donc,  sans  coup  férir,  dans  des  positions  défensives  très  fortes  ; 
mais  on  comprend  au  prix  de  quelle  animosité  soulevée  dans 
le  cœur  des  populations. 

Murât  en  avait  eu  les  premiers  échos.  Toutefois,  au  moment 
de  s'enfoncer  dans  le  pays,  pour  ne  pas  laisser  sur  son  flanc 
droit  une  place  qui  pût  lui  barrer  le  retour,  il  voulait  occuper 
Saint-Sébastien,  comme  les  autres  avaient  fait  de  Pampelune 
et  de  Barcelone.  Il  prétexta  la  nécessité  de  cantonner  dans 
les  villes  ses  malades  et  ses  dépôts,  et  l'écrivit  au  gouverneur 
des  provinces  basques.  Celui-ci  était  le  fils  du  duc  de  Mahon, 
Louis  de  Crillon,  entré,  tout  enfant,  au  service  de  l'Es- 
pagne (1);  son  refus  fut  d'un  soldat  d'honneur  et  d'esprit  : 
(i  Puisque  Votre  Altesse  veut  bien  m'exprimer  le  désir  de 
connaître  un  descendant  de  Crillon,  elle  ne  trouvera  pas  mau- 
vais que  je  me  conduise  en  pareille  circonstance  comme  il 

(1)  Louis-Antoine  de  Crillon,  duc  de  Mahon  (1775-1832),  né  à  Paris  du 
preniier  mariage  du  duc  de  Mahon;  Grand  d'Espagne,  chevalier  de  Malte, 
colonel  (1793),  maréchal  de  camp  (1795),  gouverneur  de  Torlose  (1803), 
commandant  général  du  Guipuzcoa  (1807).  llallié  au  roi  Joseph  qui  le 
nomma  lieutenant  général  et  capitaine  général  de  la  Navarre  (1808). Revint  en 
France  en  1811.  Lieutenant  général  (1824^),  chevalier  de  Saint-Louis  (1826). 


MURAT  LIEUTENANT  DE  L'EMPEBEUR         137 

eût  fait  H  Sachant  n'avoir  devant  lui  qu'une  garnison  de 
1,500  hommes  dont  il  se  promettait  «  de  faire  bonne  raison 
en  cas  de  refus  »  (1),  Murât  insistait,  parlait  de  bonne  har- 
monie, prenait  sur  lui  toute  la  responsabilité  (2).  Grillon, 
dans  (isa  position  cruelle  et  critique» ,  pour  «la  stricte  obser- 
vance des  lois  militaires  inséparables  de  l'honneur» ,  dépêchait 
un  courrier  demander  les  ordres  de  son  gouvernement.  Le 
grand-duc  de  Berg  se  prétait  à  cet  «  enfantillage  »  :  —  «  J'ai 
pensé  que  l'essentiel  était  l'occupation  de  la  citadelle.  » 
Napoléon  l'eslimait  aussi;  sa  réponse  montre  sa  satisfaction 
et  ses  craintes  :  «  Je  vois  avec  plaisir  que  l'affaire  de  Saint- 
Sébastien  a  bien  fini.  La  moindre  hostilité  sur  ce  point  m'eût 
été  très  désagréable.  »  —  Il  n'avait  pas  à  la  redouter  de  Madrid 
où  le  prince  de  la  Paix  répondit  aussitôt  de  rendre  la  place 
amigahlemente  (3). 

Le  malaise  moral  que  ressentit  d'abord  Murât  se  dissipait 
devant  les  salutations  de  la  ville  de  Vittoria;  il  envoyait  en 
avant-coureur,  à  Madrid,  le  «  beau  w  Solignac  pour  voir  et 
être  vu,  prendre  langue  et  sonder  Godoy  ;  il  entrait  à  Burgos, 
s'y  installait  et,  impatient  de  connaître  l'effet  produit  par  son 
arrivée  sur  la  cour  d'Aranjuez,  expédiait  un  second  mes- 
sager, son  aide  de  camp  La  Vauguyon,  sous  le  prétexte,  en 
vérité  un  peu  puéril,  de  se  procurer  «  une  bonne  carte  »  . 

Par  une  lettre  quotidienne  assurant  l'Empereur  de  sa  fer- 
meté et  de  son  zèle,  il  n'imaginait  pas  d'autre  adversaire 
sérieux  que  le  prince  de  la  Paix.  Témoignant  au  moins  en  cela 
beaucoup  d'ingratitude,  et  oubliant  la  demi-complicité  qui  les 
liait,  les  lettres  échangées,  les  témoignages  répétés,  et  même 
les  cadeaux  reçus,  comme  ces  deux  chevaux  u  couleur  de 
pèche  à  crinière  et  queue  blanches  »  envoyés,  avec  un  trou- 

(1)  AF  IV,  1605,  1"  dossier,  n»  11. 

(2)  Murât  au  duc  de  Mahon,  4  mars  1808. 

(3)  3  mars  1808,  Arc^ivis  du  duc  de  Polignac. 


138  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

peau  de  mérinos,  à  la  «  Ménagerie  »  de  la  grande-duchesse 
de   Berg,  «  son  très  cher  épouse  »    (1). 

Un  esprit  moins  résolu  à  tout  voir  en  heau  dans  une  entre- 
prise qui  menait  à  la  couronne  aurait  éprouvé  quelque 
soupçon  de  cette  popularité  reposant  sur  l'équivoque;  mais  le 
Grand-Duc  se  sentait  fort  de  la  force  de  ses  régiments  et,  grisé 
déjà  de  triomphes  faciles,  ne  parlait  de  résistances  que  pour 
les  briser.  Si  le  prince  de  la  Paix  enfin  se  montrait  hostile, 
Murât  «  soulèverait  toute  l'Espagne  contre  lui  »  ;  et  le  moyen 
qu'il  indiquait  prouve  l'enfantillage  de  ses  conceptions,  la 
naïveté  de  sa  phraséologie  et  son  ignorance  du  pays  où  il  était 
appelé  à  agir,  selon  lui  à  régner  :  «  J'opposerai,  disait-il,  les 
prêtres  aux  moines!  » 

Les  coups  de  couteau  que,  presque  chaque  nuit,  à  Bar- 
celone, nos  trcupiers  isolés  recevaient  d'une  population  su- 
rexcitée jusqu'au  délire,  ébranlaient  un  peu  son  optimisme. 
Napoléon  gardait  tout  entier  le  sien.  Il  entrevoyait  la  réa- 
lisation de  la  conquête  et,  pour  la  première  fois,  laissait 
percer  cette  éventualité  auprès  de  ses  correspondants  :  «  Mes 
troupes  sont  à  trente  lieues  de  Madrid,  écrivait-il  au  prince 
Eugène,  le  10  mars,  et  il  se  prépare  des  événements  impor- 
tants. » 

De  quelle  nature,  de  quelle  importance?  Il  eût  été  embar- 
rassé de  préciser  exactement  lui-même;  mais  il  se  complai- 
sait à  juste  titre  dans  l'ascendant  de  sa  volonté  pour  avoir 
raison  de  ces  faibles  monarques.  La  pensée  de  les  voir  face 
à  face,  pour  les  dominer  de  son  regard,  les  subjuguer  de  sa 
parole,  lui  paraissait  naturelle.  Déjà,  au  mois  de  mars  1807, 
il  voulait  ainsi  trancher  la  difficulté  et  attirer  Charles  IV  à 
Bordeaux,  loin  de  son  milieu,  loin  de  ses  Conseils,  pour  a  ter- 
miner les  affaires  »    (2).  C'était  prévoir  et  avancer  Bayonne 

(1)  Lettre  du  prince  de  la  Paix,  5  octobre  1807.  AF  IV,  1680. 

(2)  Archives  Woronzoïv,  XX\n,  355. 


MURAT    LIEUTENANT    DE   L'EMPEREUR  139 

d'une  année.  Une  fuite  d'Espagne,  un  établissement  outre- 
mer, laisserait  tout  en  suspens,  et  la  péninsule  garderait 
au  flanc  une  plaie  ouverte  que  l'Empereur  des  Français  vien- 
drait cicatriser.  Mais  cette  combinaison  par  ricochet,  il  ne 
la  souhaitait  plus.  Ayant  paralysé  la  Cour  par  des  menaces, 
endormi  le  peuple  par  des  espérances,  il  voulait  mainte- 
nant exercer  une  nouvelle  pression  sur  Charles  IV  de  tout 
le  poids  des  faits  acquis  et  des  moyens  disparus.  Maté- 
riellement maître  de  la  rive  gauche  de  l'Ebre,  il  osait  bien, 
pour  la  forme,  en  réclamer  la  possession  définitive.  Il  avait 
envoyé  à  Madrid  l'agent  que  Godoy  entretenait  à  Paris  : 
Isquierdo. 

Ce  dernier,  suffisamment  impressionné  par  ses  conversa- 
tions avec  Duroc  et  Talleyrand,  devait  semer  dans  l'esprit  de 
sa  Cour  l'effroi  qu'il  ressentait  lui-même  et  la  désespérance 
que  les  exigences  nouvelles  de  Napoléon  lui  inspiraient  sur 
le  sort  de  sa  patrie.  Godoy  demeura  atterré  ;  il  voulut  tenter  un 
suprême  effort,  tant  l'iniquité  des  procédés  et  l'injustice  des 
prétentions  paraissaient  laisser  de  prise  aux  réclamations. 
Isquierdo  se  remit  en  route  pour  protester  contre  les  traî- 
trises de  Pampelune  et  de  Barcelone  (1).  Il  lui  fallut  se  con- 
tenter d'un  dédain  méprisant,  et  quand  il  obtint,  le  23  mars, 
quelque  apparence  d'éclaircissements,  on  lui  fit  comprendre 
qu'il  ne  s'agissait  déjà  plus  de  villes  prises  ou  de  provinces 
occupées,  mais  du  sort  même  de  la  monarchie;  l'Empereur 
songeait  à  «  régler  une  fois  pour  toutes  la  succession  au 
trône  d'Espagne  »  (2).  Pour  que  tout  fût  ironie  du  sort  dans 
cette  triste  aventure,  la  dépêche  où  il  parlait,  en  rougis- 
sant, de  détacher  quelques  fleurons  de  la  couronne  n'arriva 

(1)  Isquierdo,- après  de  longs  entretiens  à  Aranjuez,  avec  le  Roi,  la  Reine 
et  le  prince  de  la  Paix,  était  reparti  pour  Paris  le  li  mars  1808.  Une  dépêche 
de  Beauharnais  à  Champagny  (12  mars)  avait  dénoncé  son  voya^j  en  termes 
fort  désobligeants  (vol.  673,  fol.  327,  330  et  331). 

(2)  Dépêche  d'Isquierdo,  vol.   GTS,  fol.  407. 


140  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

à  Aranjuez.  que  lorsque  celte  couronne  était  déjà  brisée   (1). 

Murât  ignorait  tous  ces  détails  diplomatiques;  il  continuait 
sa  marche  sans  obtenir  de  l'Empereur  une  réponse  sérieuse 
à  ses  incessantes  questions.  «  Dites  que  mes  ordres  vous 
ont  conduit  en  Espagne  pour  passer  la  revue  de  mes  troupes, 
dont  vous  ignorez  la  destination.  —  Si  je  ne  vous  dis  rien, 
c'est  que  vous  ne  devez  rien  savoir.  »  Sa  crainte  était  main- 
tenant de  ne  plus  trouver  à  Aranjuez  la  famille  royale.  La 
dose  d'effroi  qu'on  avait  voulu  lui  donner  semblait  avoir  été 
trop  forte;  il  avait  été  dangereux,  pour  se  servir  d'une 
expression  de  Napoléon,  «  d'effaroucher  ces  gens-là  » .  La 
peur  de  Godoy,  partagée  par  la  Reine,  avait  gagné  le  Roi;  et, 
comme  chez  tous  les  coeurs  faibles,  reculer  le  danger  leur 
paraissait  le  conjurer  :  ils  songèrent  à  fuir. 

A  chaque  moment  Murât  recueillait,  et  les  envoyait  à 
Paris,  les  témoignages  des  préparatifs  de  départ.  Où  iraient 
les  princes?  A  Séville,  organiser,  derrière  la  barrière  des 
Sierras,  une  résistance?  Résolution  fâcheuse.  Mais  s'ils  pous- 
saient jusqu'à  Cadix  et  s'embarquaient,  malgré  notre  escadre 
embossée  dans  le  port,  quelle  complication  morale!  La  vio- 
lence apparaissait  aux  yeux  de  tous  ;  la  fidélité  espagnole  se 
révoltait,  les  ennemis  de  l'Empire  tiraient  un  argument  nou- 
veau de  cette  annexion  nouvelle;  nulle  contrée  ne  paraissait 
plus  à  l'abri  d'un  envahissement;  le  sentiment  du  danger 
volait  jusqu'à  Saint-Pétersbourg.  L'exemple  trop  récent  de 
la  maison  de  Bragance,  cinglant  des  quais  de  Lisbonne  vers 
la  terre  du  Brésil  «  pour  se  séparer  par  la  mer  du  fléau  qui 
consumait  l'Europe  (2)  »,  serait  fâcheusement  aggravé  si  la 
famille  royale  d'Espagne  passait  dans  ses  colonies  d'Amé- 
rique.   Les   Anglais   guettaient   l'occasion   de  rectieillir  ces 

(1)  Le  Portugal  serait  cédé  à  l'Espagne  qui  redorait  à  la  France  toutes  ses 
provinces  au  nord  de  i'Ëbr«. 

(2)  Metternich, 


MURAT    LIEUTENANT    DE   Ï/EMPEREUR  141 

nouvelles  épaves  de  l'ambition  de  l'ennemi  commun;  leurs 
vaisseaux  croisaient  devant  les  ports  de  l'Atlantique,  prêts  à 
coopérer  à  ce  sauvetage  des  Bourbons. 

Ces  pensées  troublaient  Murât,  et  s'il  poussait  devant  lui, 
ce  n'était  plus  sans  inquiétude  (1).  Parti  de  Burgos,  il  tra- 
versait Aranda  del  Duro,  Frenillo  de  la  Fuente,  Gastillejo. 
Il  venait  d'arriver,  le  19  mars,  dans  ce  petit  village,  au  pied 
des  défilés  de  Guadarrama,  la  dernière  barrière  avant  la  capi- 
tale, quand  les  courriers  lui  apportèrent  le  récit  d'une  émeute 
qui  n'était  rien  moins  qu'une  révolution.  Les  Espagnols  l'ont 
appelée  le  Motin  d'Aranjuez, 


III 


L'effervescence  gagnait  Madrid  à  l'approche  de  l'armée 
française.  Aujourd'hui  Godoy  était  le  traître,  comme  hier  il 
était  le  tyran.  La  concentration  d'un  corps  espagnol  au  sud 
de  la  ville  paraissait  une  précaution  si  tardive  que  les 
patriotes  accusaient  hautement  le  favori  de  connivence  avec 
Napoléon.  Le  départ  possible  du  Roi  était  considéré  comme 
la  suprême  défaillance,  carc'était  seulement  mettre  en  sûreté, 
au  prix  de  l'honneur  de  la  couronne,  la  vie  et  la  fortune  du 
prince  de  la  Paix. 

Cette  idée  de  passer  en  Amérique  n'était  pas  très  nouvelle 
en  Espagne  :  jadis  on  l'avait  émise  devant  Philippe  V  quand 
la    fortune   lui   paraissait   contraire.    Périodiquement,   pour 


(1)  «  Sire,  si  j'apprends  que  la  cour  se  retire  à  Cadix  ou  sur  quelque  autre 
point,  dois-je  la  poursuivre?  i»  —  Murât  à  Napoléon.  Aranda  del  Duro, 
16  mars  1808.  AF  IV,  1605,  1"  dossier,  pièce  40.  —  Albert  Ltjmbroso, 
Correspondance  de  Joachim  Murut  (1791-1808). 


142  L'ESPAGKE    ET    NAPOLÉON 

masquer  les  réalités  au  jour  de  la  fuite,  la  Cour  faisait 
répandre  le  bruit  d'un  voyage  de  LL.  MM.  CC.  dans  les 
ports  de  la  péninsule  (1).  Et  dès  le  mois  de  novembre  précé- 
dent, des  paquets  précieux  partaient  pour  une  destination 
inconnue  (2). 

La  croyance  populaire  voulait  que  des  lingols  d'argent 
fussent  portés  en  Angleterre  ;  et  trois  banquiers  importants  de 
la  capitale,  don  Sanchez  Toscano,  le  marquis  de  la  Cononilla 
et  Michel  jeune  (3),  ayantquitté  Madrid  à  vingt-quatre  heures 
d'intervalle,  les  gens  «  bien  informés  »  ne  doutèrent  plus 
que  ce  ne  fût  pour  aller  répartir  dans  les  provinces  les  trésors 
secrets  du  généralissime  (4) .  —  Enfin  Godoy  faisait  distribuer 
de  l'argent  à  sa  garde  particulière  et  aux  suisses;  et  Beau- 
harnais  de  remarquer  :  «  avec  son  économie  bien  connue, 
cela  dénote  L.ne  grande  prévoyance  ou  quelque  inquiétude  »  . 
Aux  imprudences,  le  prince  joignait  des  maladresses;  et  avec 
la  fanfaronnade  d'un  poltron  loin  du  danger,  il  disait  aux 
courtisans  :  "  Allons,  messieurs,  il  faut  préparer  nos  boites 
pour  un  long  voyage.  Nous  hésitons  si  ce  sera  à  Bayonne,  à 
Irun  ou  à  Valladolid,  pour  nous  voir  avec  cet  homme  et 
savoir  ce  qu'il  veut  (5).  « 

Selon  l'usage,  les  ordres  pour  la  marche  des  équipages 

(1)  Dépêche  de  Beauharnais,  30  janvier  1808,  vol.  673,  fol,   104. 

(2)  «  Tous  les  soirs,  depuis  quelques  jours,  on  sort  de  chez  le  prince  de 
la  Paix  force  ballots  et  caisses  qui  sont  transportés  à  dos  de  mulets  hors  de 
Madrid.  Cette  expédition  se  fait  la  nuit  entre  minuit  et  deux  heures  du  matin. 
Des  sentinelles  sont  apostées  et  personne  ne  peut  passer  dans  l'arrondisse- 
ment de  la  maison  du  prince.  Un  ecclésiastique  rentrant  tranquillement  chez 
lui  et  une  autre  personne  ont  été  arrêtés.  »  Beauharnais  à  Champagny 
30  novembre  1807,  vol.  672,  fol.  364. 

(3)  Ce  Michel  jeune  avait  des  maisons  de  banque  à  Madrid  et  Paris; 
c'était  un  protégé  de  Murât,  qui  en  novembre  1807  l'avait  envoyé  conféier 
avec  Godoy.  Champagny  le  munissait  de  recommandations;  et  Beauharnais 
se  plaignait  gracieusement  de  n'avoir  pas  reçu  sa  première  visite  avant  le 
prince  de  la  Paix. 

(4j  Beauharnais  à  Champagny,  15  février  1808,  vol.  673,  fol.  214. 

(5)  Bulletin  de  Beauharnais  à  l'Empereur,  15  mars  1808,  AF  IV,  1680. 


MURAT    LIEUTENANT    DE   L'EMPEREUR  143 

royaux  devaient  être  contresignés  par  l'un  des  ministres.  Afin 
de  s'y  dérober,  ils  évitaienttous  de  paraître.  Le  soir  du  13  mars, 
Godoy  aperçut  M.  de  Gaballero  :  «  Où  étiez- vous  donc,  mon- 
sieur? On  ne  vous  trouve  nulle  part;  montez  et  signez  un 
papier  qui  est  nécessaire.  — Je  n'en  ferai  rien.  — Je  vous 
l'ordonne.  —  Je  ne  reçois  des  ordres  que  du  Roi  (1).  »  Ni  le 
ministre  de  la  justice  ni  celui  de  la  marine  ne  cédèrent;  une 
discussion  violente  en  présence  du  Roi  et  de  la  Reine,  et  dont 
les  échos  retentirent  à  travers  les  portes  closes,  laissa  les 
choses  en  suspens  (2). 

Le  prince  des  Asturies,  instinctivement,  avait  promis  de 
ne  pas  partir,  et  sa  décision  donnait  un  point  d'appui  à 
l'effervescence  populaire.  Toutes  les  classes  de  la  société 
partageaient  cette  émotion  et  sur  la  route  poudreuse  qui  va 
de  Madrid  aux  ombrages  d'Aranjuez,  se  coudoyaient  des 
ouvriers,  des  moines,  des  employés,  des  officiers,  des  paysans, 
des  domestiques,  de  grands  seigneurs  et  de  petits  bourgeois. 
Tout  ce  monde,  bourdonnant  comme  des  abeilles,  allait, 
venait  de  la  ville  au  château;  le  Roi  voyait  de  ses  balcons, 
débouchant  de  toutes  les  avenues,  la  foule  éparpillée  sous 
les  arbres,  assise  sur  les  bancs  du  rond-point,  pressée  aux 
grilles  des  parterres.  Pour  calmer  ce  bruit  insolite,  une  pro- 
clamation affichée  de  Charles  IV  déclarait  faux  tout  projet 
de  voyage.  Mais  des  mules  qui  entraient,  des  paquets  qui 
sortaient,  l'agitation  des  gardes,  l'importance  des  valets 
démentaient  cette  assurance. 

Le  soir  du  17  mars,  un  mouvement  particulier  se  manifesta 
imprudemment  autour  du  petit  palais  du  prince  de  la  Paix; 
des  attelages  stationnaient  devant  la  porte,  les  groupes  se 
rapprochèrent,  une  patrouille  voulut  les  disperser,  des  cris 
s'élevèrent,  un  coup  de  feu   partit.   Le  bruit  fit  accourir  la 

(1)  Bulletin  de  Beauhamais  à  l'Empereur,  15  mars  1808,  AF  IV,  1Ô80. 
(2j  Rapport  de  Gaballero  à  Murât,  4  mai  1808,  AF  IV,  1G06. 


144  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

foule,  rémotion  l'excita,  les  ténèbres  l'irritèrent,  elle  enfonça 
les  portes,  bondit,  brisa  les  meubles,  mit  tout  à  sac  avec  la 
déception  de  ne  pas  saisir  le  maître  de  la  maison.  Le  charme 
est  rompu,  les  événements  se  précipitent  :  avant  le  jour  le 
château  est  bloqué;  Charles  IV,  effaré,  cède  à  son  entourage  :  ( 
il  retire  au  prince  de  la  Paix  ses  emplois  et  ses  charges  (1); 
à  la  fenêtre  où  il  se  montre  un  instant  on  l'acclame  et  la 
nouvelle  d'une  chute  souhaitée,  imprévue,  arrachée,  se 
répand  jusqu'à  Madrid. 

Réveillé  au  bruit  (hasard  ou  non,  cette  nuit-là  Beauharnais 
couchait  à  Aranjuez),  l'ambassadeur  de  France  courut  au 
palais.  Il  était  cinq  heures  et  demie  du  matin  quand  il  fut 
introduit  auprès  des  souverains,  la  Reine  fort  abattue,  le  Roi 
accablé.  Ce  dernier  lui  tint  ce  langage  : 

M  L'Empereur  peut  compter  sur  moi,  je  ne  quitterai  point  ce 
pays,  je  vous  en  donne  ma  parole,  à  moins  que  je  n'aille  au- 
devant  de  l'Empereur  »  —  avec  un  soupir  :  «  Manuel  est  parti,  je 
le  plains,  il  m'a  servi  vingt  ans;  je  serais  fâché  qu'il  lui  arrivât 
quelque  chose.  Je  ne  veux  plus  de  généralissime;  je  marcherai 
moi-même  à  la  tête  de  mes  troupes.  Je  ne  ferai  plus  aucune 
démarche  sans  en  parler  à  l'Empereur.  Communiquez-moi  vos 
idées,  M.  l'ambassadeur;  mais  grâce  dans  ce  moment;  je  suis 
tout  troublé  de  cette  nuit  (2).  n 

Lui-même  fort  embarrassé  de  sa  personne,  Beauharnais 
quitta  sur-le-champ  le  sitio  afin  de  ne  pas  s'y  compromettre 

(1)  Gomme  pour  rendre  la  destitution  irrévocable  on  s'était  empressé  de  la 
faire  annoncer  par  Charles  IV  à  Napoléon  : 

«  Monsieur  mon  frère.  —  Il  y  avait  longtems  que  le  prince  de  la  Paix 
m'adressait  des  instances  réitérées  pour  obtenir  de  se  démettre  des  charges 
de  généralissime  et  amiral.  Je  me  suis  prêté  à  ses  désirs,  en  lui  accordant 
la  démission  de  ces  charges;  mais,  com.ne  je  ne  saurais  oublier  les  services 
qu'il  m'a  rendus,  et  notamment  celui  d'avoir  coopéré  à  mes  désirs  constans 
et  invariables  de  maintenir  1  alliance  et  l'amitié  intime  qui  m'unissent  à 
V.  M.  I.  et  R.,  je  conserverai  à  ce  prince  mon  estime.  « 

(2)  Beauharnais  à  l'Empereur,  18  mars  1808,  AF  IV,  1680. 


MURAT    LIEUTENANT    DE    L'EMPEREUR  145 

davantage,  et  de  retour  à  Madrid,  s'empressa  moins  de  donner 
les  nouvelles  d'un  événement  si  étrange,  que  de  chanter  ses 
propres  louanges  :  a  Calme  au  milieu  de  la  tempête,  V.  M. 
peut  être  tranquille  sur  son  ambassadeur...  Nautonier  sans 
boussole,  je  suis  arrivé  au  port  sans  avarie...  Votre  ambassa- 
deur a  recueilli  les  hommages  d'un  peuple  exaspéré...  »  Et 
de  fait,  au  milieu  des  exclamations,  les  cris  de  :  «  Vive  Napo- 
léon »  s'étaient  fait  entendre  sur  le  passage  de  sa  voiture  (1). 
La  joie  universelle  se  manifeste  par  des  vivats,  des  illumi- 
nations et  aussi  par  le  pillage  des  maisons  du  prince  et  de  ses 
parents,  car  les  coupeurs  de  bourse  font  toujours  leur  profit 
d'une  émeute.  Néanmoins  au  milieu  de  l'effervescence  les 
écussons  royaux  étaient  scrupuleusement  respectés,  et  les 
tableaux  qui  appartenaient  à  l'État  portés  à  l'abri  dans  les 
couvents.  La  malheureuse  femme  du  triste  personnage 
échappa  non  seulement  à  tout  danger  personnel,  mais  fut 
saluée  avec  commisération  par  le  peuple,  dont  l'élan  s'arrêta 
au  seuil  de  la  chambre  de  son  enfant.  —  Pour  lui,  le  privato 
abhorré,  blotti  pendant  trente-six  heures  dans  une  natte  sous 
les  combles  de  sa  demeure,  il  sortit  de  sa  cachette  pressé 
par  la  soif.  Un  factionnaire  le  reconnaît,  lui  refuse  le  verre 
d'eau  qu'il  implore,  appelle,  et  le  livre  à  ses  compagnons. 
Saisi,  frappé,  on  l'entraîne,  pour  le  conduire  au  prince  des 
Asturies  comme  à  son  juge,  un  vieux  manteau  jeté  sur  les 
épaules,  coiffé  d'un  tricorne  défoncé. 

Lorsqu'il  passa  devant  ma  fenêtre,  écrivait  le  char^jc  d'affaires 
de  Saxe,  entre  deux  gfardes  du  corps  à  cheval  dont  il  était  tenu 
au  collet,  il  avait  reçu  une  blessure  à  la  fififure  près  de  l'œil  droit; 
c'est  un  miracle  qu'on  ait  pu  le  mener  vivant  au  quartier  des 
gardes.  Un  chirurgien  m'a  dit  qu'un  cheval  lui  avait  marché 
sur  les  pieds...  (2). 

(1)  Lettre  confidentielle  à  Champagny,  15  septembre  1808,  vol.  G7G, 
fol.  3ns ;  —et  AF  IV,  1680. 

(2)  Lettre  à  Beauharnais,  AF  IV,  1680. 

10 


146  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

Le  drame  en  effet  avait  pour  cadre  une  écurie.  Un  officier 
présent  à  la  scène  nous  a  laissé  ses  impressions  : 

Il  parut  dans  un  état  à  faire  compassion  à  ses  plus  grands 
ennemis...  la  figure  ensanglantée  et  tellement  affaibli  par  le  sang 
qui  coulait  de  sa  cuisse  qu^il  ne  pouvait  se  soutenir.  Il  tomba  aux 
pieds  du  prince  des  Asturies  en  disant  :  — Je  demande  grâce  à  V.  M. 
Le  prince  lui  répondit  avec  calme  :  —  3Ia?iuel,  tu  oublies  donc  que 
mon  père  vit  encore.  —  Eh  bien,  que  V.  Altesse  pardonne  mes 
offenses.  —  Manuel,  les  injures  que  j'ai  reçues  de  toi  sont  par- 
données,  mais  tu  dois  compte  à  l'Espagne  du  mal  que  tu  lui  as  fait. 
Le  Conseil  de  Castille  te  jugera  (I). 

En  face  de  cette  chute  les  réflexions  abondent,  et  il  semble 
voir  dans  nos  temps  modernes  le  pendant  de  cette  disgrâce 
d'Eutrope  dont  l'antiquité  nous  a  laissé  l'exemple  fameux, 
immortalisé  par  l'éloquence  de  Chrysostôme  : 

Tout  avait  péri,  une  rafale  en  soufflant  avait  dépouillé  cet 
arbre  de  ses  feuilles,  et  nous  le  montrait  nu  et  ébranlé  jusque 
dans  ses  racines...  Qui  pouvait  se  vanter  d'être  arrivé  à  ce  point 
de  grandeur?  Ne  surpassait-il  pas  tout  le  monde  en  richesses? 
N'était-il  pas  parvenu  aux  plus  hautes  dignités?  Tous  ne  le  crai- 
gnaient-ils pas  et  ne  tremblaient-ils  pas  à  son  nom?  Et  à  présent 
plus  rien,  plus  misérable  qu'un  prisonnier  chargé  de  fers,  plus 
pauvre  que  le  dernier  des  esclaves  et  des  mendiants,  et  il  ne  voit 
plus  que  destruction  et  ruine,  les  bourreaux  et  le  chemin  de  la 
mort. 

Charles  IV  et  Marie-Louise  doivent  assurer  leur  sécu- 
rité :  le  vieux  Roi  fait  appeler  le  prince  des  Asturies,  dont  le 
rôle  grandit  à  chaque  instant  depuis  la  veille,  et,  pressé  par 
quelques  courtisans,  au  milieu  des  soldats  menaçants,  il 
remet  à  son  fils  une  abdication  (2).  Ferdinand  est  roi  d'Es- 

(i)  21  mars  1808,  AF  IV,  1605,  1"  dossier,  n»  58. 

(2)  «  Comme  mes  infirmités  habituelles  ne  me  permettent  pas  de  sup- 
porter plus  longteuis  le  poids  important  du  gouvernement  de  mon  royaume 
et  ayant  besoin,  pour  ma  santé,  de  jouir,  dans   un  climat  plus  tempéré,  de 


MURAT    LIEUTENANT    DE   L'EMPEREUR  U; 

pagne!  Les  acclamations  de  la  populace  et  les  vivats  des 
gardes  du  corps  donnent  une  force  inattendue  à  ce  trône  si 
subitement  dressé. 

Voilà  ce  que  Murât  apprend  à  quelques  lieues  de  Madrid 
et  ce  qui  lui  cause  une  émotion  bien  légitime.  En  homme 
plongé  dans  les  difficultés  d'un  événement,  il  en  comprend 
la  gravité,  et  sa  lettre  à  l'Empereur  révèle  les  agitations 
d'un  cœur  que  le  sentiment  de  l'honneur  ne  laisse  pas 
insensible  :  «  Je  ne  puis  dissimuler  à  Votre  Majesté  toute  ma 
douleur.  Je  prévois  que  le  sang  peut  couler,  et  l'Europe  ne 
manquera  pas  de  dire  que  c'est  la  France  qui  l'a  ordonné. 
Je  commande  vos  armées,  je  représente  ici  Votre  Majesté, 
et  certes  personne  en  Europe  ne  croira  que  je  suis  à  leur  tète 
sans  connaître  vos  projets...  Quel  jugement  portera  et  la 
génération  présente  et  la  génération  future?  Votre  Majesté 
peut  tout  par  la  puissance  seule  de  son  génie  et  de  sa  gloire. . . 
Elle  ne  peut  vouloir  employer  d'autres  moyens,  soit  qu'elle 
veuille  protéger  ou  renverser  la  dynastie  des  Bourbons,  ou 
affranchir  les  Espagnes  du  joug  du  prince  de  la  Paix...  Ma 
loyauté  souffre  et  c'est  la  première  fois  de  ma  vie  que  je 
regrette  de  ne  pas  savoir  comment  dignement  servir  Votre 
Majesté  dans  une  circonstance  aussi  critique  (1).  » 

Il  avance  anxieux,  fébrile,  et  en  arrivant  à  El  Molar  le 
voici  jeté  tout  entier  dans  les  complications  et  les  cabales  que 
Napoléon  a  voulu  éviter  à  sa  simplicité  politique.  La  fille  de 


la  vîe  privée,  j'ari  décidé,  après  la  plus  mûre  délibération,  d'abdiquer  ma 
couronne  en  faveur  de  mou  bien-aimé  tils,  le  prince  des  Asturies. 

«  En  conséquence,  ma  volonté  royale  est  qu'il  soit  reconnu  et  obéi 
comme  roi  et  seigneur  naturel  de  tous  mes  royaumes  et  souverainetés;  el 
pour  que  ce  décret  royal  de  ma  libre  et  spontanéa  abdication  soit  dûment  et 
ponctuellement  accompli,  vous  le  communiquerez  au  Conseil  et  à  tous  autres 
auxquels  il  appartiendra. 

«  A  Aranjue<,  19  mars  IS08.  —  «  Moi  le  roi.  » 

(1)  19  mars  1808,  AF  IV,  1605. 


148  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Charles  IV,  la  reine  d'Élrurie,  revenue  auprès  des  siens  le 
mois  précédent,  avait  assisté  plus  morte  que  vive  à  Témeute 
d'Aranjuez.  S'autorisant  de  vagues  relations  avec  le  grand- 
duc  de  Berg,  elle  vit  en  lui  un  sauveur,  le  chef  d'armée  qui 
peut  préserver  des  attentats  de  la  populace.  Elle  lui  envoya 
un  homme  déguisé,  le  suppliant  de  venir  auprès  de  son  père 
et  de  sa  mère  «  qui  allaient  partir  »  .  Si  la  reine  d'Étrurie 
avait  mis  en  avant  ce  prétexte,  de  préférence  à  tout  autre, 
elle  fit  preuve  de  beaucoup  d'habileté,  car  aucun  motif  ne 
pouvait  mieux  exciter  l'empressement  de  Murât,  craignant 
l'éloignement  des  vieux  souverains,  dans  son  ignorance  des 
desseins  de  l'Empereur  sur  eux.  Les  circonstances,  du  reste, 
allaient  lui  donner  le  sens  des  choses  politiques,  et  le  souci 
de  ses  intérêts  le  conduire  dans  ce  dédale. 

Pendant  que  François  de  Beauharnais  s'aventurait  mala- 
droitement et  prenait  parti  à  l'étourdie  pour  Ferdinand  VII, 
Murât  comprenait  l'utilité  du  rôle  opposé.  Rencontrer 
Charles  IV  fatigué,  vieilli,  déconsidéré,  était  autrement  avan- 
tageux aux  plans  de  l'Empereur  et  à  ses  propres  espérances 
que  de  se  trouver  en  présence  d'un  prince  jeune,  acclamé  de 
la  foule,  fort  du  prestige  de  la  nouveauté.  De  lui-même,  il 
prit  donc  le  chemin  que  Napoléon  devait  lui  montrer  et  affecta 
de  tenir  pour  non  avenue  l'abdication  d'Aranjuez,  Il  exprima 
à  la  reine  d'Étrurie  son  indignation  de  l'émeute,  ses  regrets 
de  ne  pouvoir  se  rendre  auprès  des  vieux  souverains,  et  offrit 
un  asile  au  milieu  de  ses  troupes.  Son  aide  de  canip, 
Monthyon,  homme  de  confiance  et  de  tête,  courut  à  franc 
étrier  les  huit  lieues  qui  les  séparaient  d'Aranjuez,  avec  la  . 
mission  d'amener  Charles  IV  à  l'une  des  deux  solutions  que 
Murât  ménageait  habilement  :  reprendre  son  abdication  (et 
les  choses  restaient  au  point  où  elles  étaient  la  veille);  se 
rendre  au  camp  français  (et  c'était  fournir  un  otage  précieux). 
«  Alors    l'Espagne    se    trouverait    véritablement    sans    roi. 


MURAT    LIEUTENANT    DE    L'EMPEREUR  H9 

puisque  le  père  avait  abdiqué  et  que  l'Empereur  serait  maître 
de  ne  pas  reconnaître  le  fils,  que  l'on  peut  re^^arder  comme 
usurpateur  (1).  »  C'était  tout  le  plan  de  Bayonne  que  Mural 
traçait  à  l'avance;  une  ambition  surexcitée,  comme  par  un 
trait  de  lumière  avait  fait  trouver  ces  finesses  à  ce  soldat, 
moins  adroit  que  retors. 

La  nuit  du  21  au  22  mars  se  passait  en  conciliabules  entre 
Charles  IV,  Marie-Louise,  la  reine  d'Étrurie  et  M.  de  Mon- 
thyon,  qui  repartait  au  quartier  général,  chargé  des  lamen- 
tations de  ces  personnages  effarés.  Leur  découragement 
engagea  Murât  à  faire  un  pas  de  plus  :  ce  ne  serait  plus  un 
monarque  sans  pouvoir  ni  volonté  que  l'on  aurait  devant  soi, 
mais  plus  de  monarque  du  tout.  Il  re'digea,  anti-datée  du 
21  mars,  une  formule  d'abdication  en  faveur  de  l'Empereur, 
et  son  aide  de  camp  reprit  le  chemin  du  sitio  royal  pour  y 
arriver  le  23  mars,  au  commencement  du  jour.  Il  fît  lever  la 
reine  d'Etrurie,  lui  expliqua  rapidement  les  ordres  dont  il 
était  porteur,  courut  les  répéter  à  ses  parents.  La  sensibilité 
émoussée  de  Charles  IV  entra  facilement  dans  la  pensée  de 
retraite  qu'on  lui  suggérait;  il  parla  de  repos  en  France,  de 
vie  paisible  «  dans  une  métairie  » ,  loin  des  soucis  et  des 
traîtrises;  Marie-Louise,  dont  l'unique  pensée  était  de  sauver 
les  jours  de  Godoy,  acceptait  tout  dans  ce  but.  Écrire  la  lettre 
d'abdication  demandait  quelque  temps;  M.  de  Monthyon 
craignait  que  sa  présence  ne  fût  remarquée;  ayant  l'assurance 
absolue  de  son  succès,  il  rejoignit  Murât  au  moment  où  il 
allait  entrer  à  Madrid. 

Si  les  «  vieux  rois  «,  désemparés  par  une  révolution  de 
palais,  avaient  mis  leur  suprême  espoir  dans  Murât  (^)^  de 

(1)  Lettre  du  21  mars  1808. 

(2)  Murât  était  accablé  de  leurs  missives  :  du  2i  mars  au  20  avril,  Mp-Ho- 
Louise  lui  envoya  dix-sept  lettres,  jusqu'à  trois  le  même  jour  (9  avril),  la 
reine  d'Etrurie  six  et  Charles  IV  deux,  en  outre  de  trois  autres  qu'il  le 
priait  de  faire  passer  à  l'Empereur. 


150  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

son  côté,  Ferdinand  et  ses  amis  comprenaient  que  la  conduite 
du  Grand-Duc  pouvait  être  la  consolidation  de  leur  pouvoir 
ou  l'avant-coureur  de  sa  chute.  L'enthousiasme  populaire, 
le  dévouement  des  patriotes,  la  faveur  du  clergé,  le  point 
d'honneur  des  gentilshommes,  étaient  aussi  de  solides  appuis. 
De  sorte  qu'en  sentant  la  nécessité  de  gagner  Murât  à  sa 
cause,  le  prince  des  Asturies  ne  mit  pas  d'empressement  ni 
de  déférence  excessifs.  Il  avertit  avec  correction  tout  d'ahord 
de  son  «  avènement  »  l'ambassadeur  Beauharnais,  intermé- 
diaire agréable,  quasi  complice,  de  qui  il  savait  ne  recevoir 
que  des  félicitations.  Enfin,  le  22  mars  au  soir,  comme  le  bruit 
de  l'entrée  de  Murât  dans  la  capitale  s'accentuait,  il  dépécha 
à  son  quartier  général  le  duc  del  Parque,  capitaine  des 
Gardes  du  corps,  porteur  de  l'abdication  de  Charles  IV,  d'une 
lettre  de  Ferdinand  notifiant  sa  royauté,  d'une  autre  saluant 
le  chef  de  l'armée  française.  Murât  prit  les  pièces,  accueillit 
d'une  façon  distinguée  le  messager,  mais  demeura  dans  des 
banalités  courtoises  qui  ne  pouvaient  rien  laisser  présager  de 
ses  véritables  sentiments. 

Le  lendemain,  il  faisait  son  entrée  dans  Madrid. 

Le  beau  coup  d'œil  de  la  capitale  de  l'Espagne  se  présente 
de  la  route  de  Tolède  :  la  ville  étagée  entre  les  terrasses 
blanches  du  Palais-Royal  à  gauche,  et  à  droite  la  coupole  de 
Kotre-Dame  d'Atocha  perdue  dans  les  verdures  du  Retire. 
Ce  n'était  point  de  ce  côté  que  débouchait  l'armée  française  : 
des  pentes  de  Fuencarral,  elle  tombait  brusquement  sur  des 
faubourgs  sans  caractère  et  sans  beauté;  mais  c'était  moins 
pour  voir  que  pour  être  vue  qu'on  l'avait  mise  en  marche. 

A  dix  heures  du  matin,  sous  un  soleil  qui  éclairait  tout, 
sur  les  hauteurs  de  Chamartin,  à  l'embranchement  des  routes 
de  Burgos  et  de  Ségovie,  l'avanl-garde  était  massée.  Les 
divisions  étaient  disposées  en  échelons,  de  manière  que  sur 
le  terrain  qui  forme  une  espèce  d'amphithéâtre,  elles  présen- 


MURAT    LIEUTENANT    DE   L'EMPEREUR  151 

lassent  le  plus  bel  appareil  militaire.  En  tête  les  carabiniers 
de  Dupont,  troupe  fabuleuse  que  Murât  avait  rappelée  pour 
cette  parade,  comme  le  type  le  plus  achevé,  à  ses  yeux,  de 
l'homme  de  guerre.  Derrière  eux,  les  hussards  et  les  dra^jons 
de  Grouchy,  puis  les  cuirassiers  de  Moncey  et  sa  division 
d'infanterie  suivie  de  dix  pièces  de  canon.  Longeant  la  ville, 
tournant  à  droite  par  les  allées  du  Prado,  escorté  de  son 
état-major  doré  et  de  cent  cinquante  cavaliers  de  la  garde, 
gendarmes  d'élite,  chasseurs,  mamelucks,  chevau-légers, 
Murât  s'avançait  dans  toute  la  pompe  de  ses  costumes  d'ap- 
parat :  bottes  de  cuir  rouge,  ceinture  de  soie,  veste  de  velours 
vert,  brandebourgs  d'or,  aigrette  blanche,  tête  levée  et 
plume  au  vent.  Et  l'extraordinaire  prestance  de  ce  cavalier 
de  bonne  mine  causait,  chez  ce  peuple  méridional,  novelesco 
y  entusiasta  por  la  gloria,  ce  l'emous  de  curiosité,  de  sur- 
prise, d'enthousiasme  qui  se  traduit  spontanément  par  des 
acclamations.  Les  vivats  ne  lui  manquèrent  pas,  non  plus 
qu'aux  centaures  bardés  de  fer  qui  suivaient  la  cadence  de 
son  cheval.  Tout  au  plus  l'étonnement,  fait  d'admiration  et 
de  crainte,  vint-il  à  s'éteindre  au  passage  des  fantassins  de 
Moncey.  Ces  régiments  provisoires,  levés  à  la  hâte,  formés 
d'adolescents  à  peine  encadrés,  mal  habillés,  harassés  des 
longues  marches  dont  leur  manquait  l'habitude,  offi'aient  un 
coup  d'œil  bien  peu  martial.  A  vouloir  frapper  l'imagination 
des  Madrilènes,  la  faute  était  lourde  de  terminer  le  défilé  par 
ces  conscrits  convalescents. 

Le  peuple  espagnol  n'accueillait  pas  les  Français,  il  rece- 
vait les  «  alliés  de  Ferdinand  »  .  Une  proclamation,  signée 
de  ce  nom  magique,  placardée  le  matin  sur  tous  les  murs, 
l'avait  habilement  laissé  entendre.  Chacun  s'était  plu  à 
répéter  que  la  chute  du  favori  nous  avait  eus  pour  complices, 
notre  ambassadeur  paraissait  dans  le  secret,  le  nouveau  roi 
avait,  la  veille,  fait  complimenter  Murât,  et,  à  tout  prendre, 


152  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

c'était  avec  son  acquiescement,  sans  doute  dans  un  dessein 
arrêté  entre  eux,  que  le  Grand-Duc  pénétrait  dans  la  capitale. 

Pour  lui,  il  allait  :  saluant,  salué,  portant  sur  le  visage  ce 
contentement  qui  gagne  les  spectateurs.  Il  était  satisfait  :  ce 
peuple  qui  battait  des  mains,  n'était-ce  pas  déjà  un  peu  le 
sien,  et  ce  premier  contact  avec  la  foule  castillane  pa- 
raissait d'un  bon  augure  au  «  prétendant  » .  Monlhyon 
venait  de  le  rejoindre,  et  d'un  mot  lui  apprenait  l'heureuse 
issue  de  son  stratagème  L'Empereur  avait  écrit  :  «  Je  compte 
que  vous  serez  le  23  mars  à  Madrid  »  ;  et  il  y  entrait  au  jour 
fixé,  à  l'heure  dite,  ayant  en  un  mois  parcouru  cette  route 
longue,  difficile,  périlleuse;  son  esprit  militaire  jouissait  de 
cette  ponctualité.  Enfin,  le  matin  même,  il  avait  fait  une  bonne 
action  en  évitant  une  lâcheté  :  comme  il  approchait  de 
Madrid,  on  vint  l'avertir  que  le  prince  de  la  Paix,  tiré  de  son 
cachot,  jeté  sur  une  charrette,  allait  entrer  par  une  porte  de 
la  ville,  lorsque  les  Français  pénétreraient  par  l'autre.  C'était 
la  mort  pour  ce  misérable  :  la  foule  en  effervescence,  par 
exaspération,  par  fureur,  par  patriotisme,  eût  mis  en  pièces 
le  malheureux.  Son  sang  répandu  fût  retombé  sur  notre  tête, 
et  en  nous  condamnant  à  le  protéger,  nous  nous  rendions 
odieux  aux  Espagnols.  Murât  démêla  vite  ce  qu'il  appelait 
avec  assez  de  justice  «  une  infamie  »  ;  il  écrivit  au  gouverneur 
général  de  la  Castille,  et,  sur  son  injonction,  le  triste  convoi, 
arrêté  brusquement,  rebroussa  par  un  chemin  de  traverse 
vers  le  petit  village  de  Pinto,  où  Godoy  demeura  gardé  à  vue. 

Le  gouverneur  et  les  officiers  de  la  garnison  (les  régi- 
ments suisses  de  Preux  et  de  Reding)  vinrent  saluer  le  Grand- 
Duc.  On  lui  avait  préparé,  d'assez  mauvaise  grâce,  des 
appartements  au  Retiro,  qui  venait  d'être  saccagé  par  l'émeute. 
Il  eut  le  tact  de  ne  pas  faire  d'esclandre,  mais  exigea  un 
logement  plus  décent.  L'hôtel  de  l'Amirauté,  le  palais  de 
dona  Maria  d'Aragon,  fut  mis  à  sa  disposition    II  dut,  le  soir. 


MURAT    LIEUTENANT    DE   L'EMPEREUR  153 

y  prendre  un  repos  plein  d'espérance.  Maître  de  la  capitale, 
à  la  tête  d'une  force  imposante,  il  n'avait  d'autre  souci  que 
de  ne  pas  partager  cette  conquête  avec  Ferdinand.  Aussi, 
voulant  prévenir  cette  concurrence  malencontreuse,  il  invi- 
tait M.  de  Beauharnais  à  partir  pour  Aranjuez  voir  le  prince 
et  le  prier  de  différer  son  arrivée. 

Par  malheur,  M.  de  Beauharnais,  véritable  mouche  du 
coche,  se  payait  de  phrases  et  manquait  d'esprit  de  suite.  Il 
comprit  mal  ou  ne  voulut  pas  comprendre.  Il  obtint  bien  la 
promesse  que  les  troupes  espagnoles  du  général  Solano, 
appelées  d'Andalousie,  seraient  dirigées  vers  le  Portugal, 
Ferdinand  craignait  plus  que  personne  un  conflit  et  évitait 
avec  plaisir  les  contacts,  mais  son  entrée  à  Madrid  était 
décidée  pour  le  lendemain  même,  et  il  ne  parut  nullement 
d'humeur  à  la  retarder.  M.  de  Beauharnais  n'insista  pas; 
afin  d'éviter  lui-même  une  difficulté  avec  Murât,  il  revint 
droit  à  l'ambassade,  au  milieu  de  la  nuit,  sans  donner  signe 
de  vie  au  Grand-Duc.  On  devine  la  colère  de  ce  dernier, 
lorsque  le  lendemain  matin  il  apprit  la  venue  de  Ferdinand 
par  les  cris  qui  annonçaient  son  approche. 

Sous  la  porte  d'Atocha,  et  suivant  le  chemin  royal  qui 
conduit  au  palais,  le  nouveau  monarque  s'avançait,  au  milieu 
de  l'ivresse  générale.  Dès  la  nuit,  des  bandes  de  paysans, 
grossies  du  flot  des  gens  de  la  ville,  formaient  sur  la  route 
une  haie  mouvante.  Sans  escorte,  sans  appareil  militaire, 
sans  cette  pompe  habituelle  aux  rois  d'Espagne,  Ferdi- 
nand VII,  monté  sur  un  cheval  blanc,  n'était  précédé  que  de 
quatre  gardes  du  corps;  dans  une  voiture  fermée,  son  frère 
don  Carlos,  son  oncle  don  Antonio  le  suivaient;  rien  autre. 
Cette  simplicité  formait  un  adroit  contraste  avec  le  faste 
guerrier  qu'avait,  la  veille,  élalé  Murât.  Balancé  par  le 
remous  de  la  foule,  qui  soulevait  cavalier  et  monture,  le 
jeune  prince  n'avait  plus  la  liberté  de  saluer,  enlacé  par  les 


154  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

enthousiastes  qui  baisaient  ses  mains,  ses  genoux,  ses  étriers. 
Sur  les  pavés,  on  étendait  les  capas ;  les  sombreros  volaient 
en  l'air,  dans  la  pluie  des  fleurs  qui  tombaient  des  balcons; 
les  femmes  agitaient  leur  mouchoir  et  lançaient  leur  éventail; 
une  rumeur  immense,  frénétique,  confuse,  roulait  par  les 
places  et  les  rues;  tout  s'y  mêlait  :  le  carillon  des  cloches, 
l'éclatement  des  pétards,  l'exclamation  des  vivats,  et,  dans 
la  poussière  montant  au  soleil,  les  voix  rauques,  gutturales, 
épuisées,  éteintes,  nourrissaient  l'ovation  sans  cesse  renais- 
sante et  toujours  accrue  (1).  Exultant  de  patriotistisme,  ce 
peuple  en  liesse  ne  cherchait  plus  d'expression  pour  rendre  sa 
joie  :  les  acclamations  se  fondaient  dans  le  cri  qui  les  domi- 
nait toutes  :  Viva  el  Rey! 

Cette  journée  fut  la  plus  belle  de  la  longue  vie  de  Ferdi- 
nand VII.  Sa  destinée  ne  devait  pas  répondre  à  cette  aurore, 
encore  que  le  dévouement  de  ses  peuples  et  leur  foi  monar- 
chique lui  aient  gardé  une  méritoire  fidélité.  Mais,  à  cette  date 
du  24  mars  1808,  il  symbolise  pour  chacun  l'image  de  la 
patrie,  ce  jeune  prince,  riche  de  toutes  les  qualités  qu'on  lui 
soupçonne,  beau  de  toutes  les  vertus  qu'on  lui  prête. 

Il  est  toujours  de  mauvais  goût  de  montrer  son  dépit  à 
l'heure  où  personne  n'est  disposé  à  le  partager.  Murât  com- 
mit cette  maladresse  :  pendant  que  la  ville  entière  se  préci- 
pitait au-devant  de  Ferdinand,  il  passait  à  l'écart  une  revue 
de  sa  cavalerie,  étalant  ainsi  son  isolement  et  froissant,  par 
cette  bravade  gratuite,  la  susceptibilité  castillane.  Les  sifUets 
qui,  depuis,  saluèrent  si  souvent  leur  passage,  nos  troupes 
les  recueillirent  pour  la  première  fois,  cet  après-midi-là,  en 
traversant,  pour  rentrer  à  leurs  quartiers,  la  foule  agitée  qui 
encombrait  les  rues. 

Ferdinand,  —  la  dissimulation  était  son  talent,  —  envoya 

(1)  «  L'histoire  d'Espagne  présente  peu  d'exemples  d'une  pareille  récep- 
tion. »   Beauharnais  à  Champagny,  25  mars  V6Q'6,  vol.  673,  fol.  417. 


MURAT    LIEUTENANT    DE  L'EMPEREUR  155 

un  officier  porter  ses  compliments  d'arrivée  au  grand-duc  de 
Berg.  Celui-ci  s'excusa  de  ne  pouvoir  lui  rendre  visite  avant 
que  son  gouvei'nement  n'eût  reçu  l'agrément  de  l'Empereur. 
C'était  le  pli  du  lit  de  roses.  Murât  accueillit  quelques  Grands 
d'Espagne  que  le  prince  des  Asturies  lui  déléguait  par  défé- 
rence; dans  la  soirée,  il  recevait  la  reine  d'Étrurie,  demeurée 
sous  l'impression  de  ses  craintes;  pour  la  calmer,  il  envoyait 
à  Aranjuez  la  brigade  Vathier  faire  la  garde  autour  des  vieux 
souverains.  Il  se  plaisait  dans  son  rôle  de  potentat,  conviait 
à  sa  table  tous  les  généraux  et  l'ambassadeur,  donnait  au- 
dience à  une  députation  des  autorités  civiles,  militaires  et 
ecclésiastiques.  Ces  soins  pris,  il  écrivait  à  Napoléon  les 
longs  détails  de  ces  deux  écrasantes  journées. 

Des  bords  de  la  Seine,  l'Empereur,  en  effet,  se  trouvait 
l'arbitre  des  événements  étranges  qui  venaient  de  se  passer 
sur  les  rives  du  Tage  et  du  Manzanarès.  Tous  les  regards 
étaient  tournés  vers  lui  :  Charles  IV  le  considérait  comme 
un  sauveur,  Marie-Louise  comme  un  vengeur,  Ferdinand 
comme  le  patron  de  son  trône.  Murât,  prêt  à  exécuter  en 
aveugle  ses  moindres  ordres,  attendait  impatiemment  l'ap- 
probation de  sa  conduite.  Elle  ne  lui  fut  pas  refusée  :  sans 
sortir  des  généralités,  très  précis  sur  les  menus  détails  mili- 
taires, volontairement  très  nuageux  sur  les  questions  poli- 
tiques, se  bornant  à  prescrire  à  son  Lieutenant  d'être  bien 
avec  chacun,  de  ne  s'engager  à  fond  avec  personne,  de  ne 
pas  préjuger  les  événements,  de  s'emparer  de  tout  sans  avoir 
l'air  de  rien  prendre  —  Napoléon  ne  blâmait  pas  Murât, 
tout  au  contraire. 

Cette  approbation  est  un  point  important  que  l'histoire 
doit  dégager,  afin  d'établir  avec  justice  les  responsabilités. 
On  a  voulu  les  obscurcir  en  attribuant  à  l'Empereur  une 
vision  prophétique  des  événements  et  rejeter  ainsi  sur  les 
ouvriers  l'insuccès  de  l'entreprise.  Prétention  qui  nous  met 


156  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

en  présence  de  la  fameuse  lettre  du  29  mars  1808  et  nous 
conduit  à  en  faire  aussi  brièvement  que  possible  la  critique 
historique.  Cette  lettre,  on  peut  la  lire  au  tome  XVI  de  la 
Correspondance^  mais  elle  y  a  été  insérée  avec  des  restric- 
tions; on  n'en  possède  ni  l'original  ni  la  minute,  et  il  faut 
l'aller  chercher  primitivement  dans  le  Mémorial  de  Sainte- 
Hélène  (1).  Depuis  lors,  les  historiens  ont  pris  parti  pour  ou 
contre  son  exactitude,  et,  de  tous,  M.  Thiers  a  le  mieux 
déduit,  avec  la  compétence  la  plus  haute,  les  raisons  qui 
militent  en  faveur  de  son  authenticité. 

Je  la  liens  pour  absolument  apocryphe. 

On  n'y  trouve  pas  le  style  de  l'Empereur  ni  le  ton  de  sa 
correspondance  avec  Murât,  soit  avant,  soit  après;  —  «Votre 
Altesse  " ,  «  Mon  frère  » ,  jamais  il  n'a  employé  avec  lui  ces 
expressions,  non  plus  que  le  «prince  Godoy  » ,  pour  désigner 
le  favori.  —  Il  blâme  l'entrée  des  Français  à  Madrid,  acte 
que  ses  lettres  antérieures  ont  ordonné  dix  fois.  — Il  envoie, 
le  30  mars,  au  Grand-Duc,  une  lettre,  d'une  authenticité  indis- 
cutable celle-là,  pour  l'approuver,  et  il  l'aurait  bl.imé  si 
complètement  le  29?  —  Il  lui  aurait  fait  porter  cette  lettre 


(1)  Tome  IV,  p.  246  (édition  de  1823).  —  «  Je  crains  que  vous  ne  ma 
trompiez  sur  la  situation  de  l'Espagne  et  que  vous  ne  vous  trompiez  vous- 
même...  Ne  croyez  pas  que  vous  attaquiez  une  nation  désarmée  et  que  vous 
n'ayez  que  des  troupes  à  montrer  pour  soumettre  l'Espagne...  Si  l'aristocratie 
et  le  clergé  craignent  pour  leurs  privilèges  et  pour  leur  existence,  ils  feront 
contre  nous  des  levées  en  masse  qui  pourront  éterniser  la  guerre.  L'Aiijjlc- 
terre  ne  laissera  pas  écliapper  cette  occasion  de  multiplier  nos  embarras... 
Je  n'approuve  pas  le  parti  qu'a  pris  V.  A.  I.  de  s'emparer  aussi  précipitam- 
ment de  Madrid...  Yotre  entrée  à  Madrid,  en  inquié'.ant  les  Espagnols,  a 
puisamment  servi  Ferdinand...  Vous  ferez  en  sorte  que  les  Espagnols  ne 
puissent  soupçonner  ]<}  parti  que  je  prendrai.  Cela  ne  vous  sera  pas  difhcile, 
car  je  n'en  sais  riea  moi-même...  Ne  brusquez  aucune  démarche...  Je  son- 
gerai à  vos  intérêts  particuliers,  n'y  songez  pas  vous-même...  Le  Portugal 
restera  à  ma  disposition...  Qu  aucun  projet  personnel  ne  vou»  occupe  et  ne 
dirige  votre  conduite,  cela  me  nuirait  et  vous  nuirait  encore  plus  qu'à  moi... 
C'est  à  la  politique  et  aux  négociations  qu'il  appartient  de  décider  des  desti- 
nées de  rEs|;a^ue...  » 


MURAT    LIEUTENANT    DE    L'EMPEREUR  157 

du  29,  si  longue,  où  tout  est  si  bien  déduit,  et,  le  30,  il  écri- 
vait au  même  personnage  :  «  J'attends  de  savoir  que 
Chnrlcs  IV  est  en  sûreté  pour  faire  connaître  mes  inten- 
tions. »  —  Le  1"  avril,  autre  lettre  :  «  Je  vous  ai  écrit  hier  »  ; 
il  ne  dit  pas  «  avant-hier  et  hier  ».  —  Le  9  avril,  autre 
lettre  :  «  Vous  avez  dû  recevoir  ma  lettre  du  27  mars.  Celle 
du  30  et  Savary  vous  auront  encore  mieux  fait  connaître  mes 
intentions.  »  Toujours  rien  de  cette  lettre  capitale  du  20; 
i'eût-il  omise  dans  son  énumération?  —  C'est  M.  de  Tournon 
qui  aurait  porté  la  fameuse  missive.  Nous  avons  les  frais  de 
voyage  (1)  de  ce  grand  courrier  de  l'Empereur:  8,350  francs 
pour  ses  déplacements  à  cette  époque;  or  un  retour  à  Paris 
ne  figure  pas  sur  ses  itinéraires  et  ne  correspondrait  pas  avec 
ces  dépenses.  —  Il  était  encore  à  Burgos  le  25  mars  au  malin, 
il  arrivait  à  Madrid  le  4  avril  au  soir;  ces  deux  dates  extrêmes 
sont  indiscutables;  aurait-il  eu  le  temps  matériel  d'aller  de 
Burgos  à  Saint-Cloud,  d'entretenir  l'Empereur  de  façon  à 
changer  subitement  sa  manière  de  voir  sur  les  affaires  d'Es- 
pagne, de  recevoir  cette  longue  lettre  si  délicate  à  rédiger 
et  de  repartir,  sans  une  heure  de  repos,  pour  Madrid?  Onze 
jours  pour  aller  et  revenir?  Quand  les  courriers  en  mettaient 
seize  pour  aller,  et  qu'on  regarda  comme  un  tour  de  force  la 
chevauchée  de  M.  de  Clermont  Tonnerre  qui  avait  couvert 
la  distance  du  retour  seul,  en  dix  journées.  (2)  —  Qui  l'a 
vu  vraiment  à  Saint-Cloud?  Savary;  mais  Savary,  qui  le 
témoigne  en  effet  dans  ses  Mémoires  (3),  précise  que  c'est 
le  samedi  26  mars  :  date  impossible,  puisque  Tournon  était 
le  25  à  Burgos;  date  ridicule,  parce  qu'une  lettre  écrite  le 
29  ne  saurait  être  emportée  le  26;  et  Savary,  se  trompant  sur 
ce  point,  l'cA  pas  plus  croyable  sur  les  autres.  —  M.   de 

(1)  Archives  nationales,   AF  IV,  1609.  —  Appendices,  IX. 

(:.)  Camille  RorssET,  le  marquis  de  Clermont-Tonnerre,  p.  92, 

(ù)  T.  III,  p.  253. 


158  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Tournon  n'aurait-il  pas  quitté  l'Espagne?  C'est  fort  probable. 
Cette  lettre,  dont  il  serait  le  porteur,  n'aurait-elle  jamais 
existé?  C'est  tout  à  fait  à  penser. 

Laissons  l'Empereur  dans  sa  croyance  d'une  entreprise 
facile,  d'une  conquête  aisée,  sans  ce  don  de  double  vue  que 
des  amis  trop  zélés  veulent  lui  reconnaître  après  coup.  S'il 
surgissait  des  difficultés,  il  était  le  premier  à  ne  pas  vouloir 
les  admettre  :  «  Je  rencontrerai  en  Espagne  les  colonnes 
d'Hercule,  je  ne  trouverai  pas  de  limites  à  ma  puissance!  » 
Son  parti  était  pris,  et  depuis  longtemps  ;  et  pour  l'avoir  caché 
à  tous,  il  marchait  à  son  but  (1).  Ne  le  voyons-nous  pas,  le 
27  mars,  à  la  première  nouvelle  de  l'émeute  d'Aranjuez, 
avant  que  soit  tombée  du  front  de  Charles  IV  cette  couronne 
que  quatre  Infants,  d'ailleurs,  étaient  là  successivement 
pour  relever,  la  ramasser,  pour  mieux  dire  l'arracher  et 
l'offrir  à  son  frère  Louis?  Et  ceci  sur  l'heure,  sans  avoir  pris 
conseil,  avant  la  confirmation  des  événements,  avant  même 
d'avoir  répondu  à  Murât.  Nette,  brève,  tranchante,  certes, 
cette  missive  l'était;  devant  les  yeux  du  lecteur,  elle  passe 
comme  un  éclair  d'acier,  mais  c'est  le  stylet  du  condottiere 
qui  brille,  non  l'épée  du  soldat  : 

Saint-Cloudj  27  mars  1808.  —  Sept  heures  du  soir. 

Le  roi  d'Espa^^ne  vient  d'abdiquer;  le  prince  de  la  Paix  a  été 
mis  en  prison;  un  commencement  d'insurrection  a  éclaté  à 
Madrid...  Jusqu'à  cette  heure,  le  peuple  m'appelle  à  grands  cris. 
—  J'ai  résolu  de  mettre  un  prince  français  sur  le  trône  d'Espagne. 
Le  climat  de  la  Hollande  ne  vous  convient  pas.  Je  pense  à  vous 

(1)  On  a  dit  (Frédéric  Masson,  Napoléon  et  sa  famille,  t.  IV,  chap.  23) 
comment  l'Empereur  poursuivit  quatre  tentatives,  trois  fois  avortées  :  i"  le 
20  février  il  propose  l'Espagne  (moins  les  provinces  de  l'Ebre  et  les  colonies) 
à  Joseph,  qui  refuse;  2°  le  27  mars  à  Louis,  qui  se  dérobe;  3°  le  15  avril  à 
Jérôme,  qui  n'accepte  pas;  4°  le  18  avril,  pour  la  seconde  fois  (mais  sang 
démembrement)  à  Joseph^  qui  consent. 


MURAT    LIEUTENANT    DE   L'EMPEREUR  159 

pour  le  trône  d'Espagne.  Répondez-moi  catégoriquement.  Si  je 
vous  nomme  roi  d'Espagne,  l'agréez-vous?...  Répondez-moi  seu- 
lement ces  deux  mots  :  «  J'ai  reçu  votre  lettre  de  tel  jour,  je 
réponds  :  Oui.  n  Et  alors  je  compterai,  que  vous  ferez  ce  que  je 
voudrai...  Ne  mettez  personne  dans  votre  confidence;  ne  parlez  à 
qui  que  ce  soit  de  l'objet  de  cette  lettre;  car  il  faut  qu'une  chose 
soit  faite  pour  qu'on  avoue  y  avoir  pensé  (1). 

Sage,  et  d'ailleurs  s'étant  fait  sur  le  droit  des  couronnes 
des  idées  singulièrement  conservatrices  pour  un  souverain 
de  si  fraîche  date,  Louis  Bonaparte  refusa  de  courir  cette 
partie  :  «  Je  ne  suis  pas  un  gouverneur  de  province.  »  — 
Napoléon  changea  de  candidat,  mais  non  de  tactique  : 
Joseph  sera  l'élu.  —  C'est,  d'ailleurs,  l'aîné  de  la  famille,  le 
premier  après  l'Empereur;  Talleyrand  a  consciencieusement 
rempli  sa  tâche  de  souffleur,"  le  livret  de  l'histoire  en  main  : 
«  Plus  de  Pyrénées!  »  —  Napoléon  reprenant  le  personnage 
de  Louis  XIV,  il  estime  naturel  que  Joseph  vienne  jouer  le 
rôle  du  duc  d'Anjou. 


IV 


Ferdinand  commençait  de  régner.  Il  s'était  entouré  de  ses 
amis,  tous  rappelés  à  la  hâte  :  le  chanoine  Escoïquitz,  apte 
à  vouloir  le  bien,  âpre  à  le  poursuivre,  désireux  de  toucher  à 
tout,  ayant  des  idées,  quelque  application,  aucune  pratique, 
et  s'estimant  assez  désintéressé  pour  être  à  la  merci  d'une 
flatterie  et  le  jouet  d'un  compliment;  —  le  duc  de  l'Infan- 
tado,  gentilhomme  élégant,  courageux,  bon  Espagnol,  igno- 
rant des  affaires  et  manquant  de  sagacité  ;  —  San  Carlos, 
avantageux  et  dévoué.  Tous  les  pouvoirs  nés  de  l'émeute 

(1)  L'ori|;inal  de  cette  lettre  a  été  communiqué  par  Napoléon  III, 


160  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

agissent  de  même;  celui-ci  s'appuyait  assez  gauchement  sur 
la  popularité  :  distributions  d'argent  dans  les  faubourgs, 
permission  de  chasser  dans  les  parcs  royaux,  diminution  du 
prix  du  tabac  et  du  droit  d'entrée  des  vins,  liquidation  des 
pensions  sur  l'État,  payement  aux  rentiers  des  dernières 
échéances. 

Au  corps  diplomatique,  on  faisait  le  meilleur  accueil,  afin 
que  ses  dépêches  fussent  favorables.  La  terrible  étiquette 
elle-même  savait  s'adoucir,  au  point  d'en  surprendre  les  am- 
bassadeurs; c'est  d'une  chose  extraordinaire  que  Strogonoff 
entretient  aussitôt  sa  cour  :  il  n'a  trouvé  que  le  nonce  dans 
les  salons  du  Palais  Royal,  et,  quoiqu'il  faille  être  trois  pour 
être  reçus  en  corps,  Sa  Majesté  «  nous  a  fait  entrer  tous  deux 
à  l'heure  accoutumée,  et  s'est  entretenue  assez  longtemps 
avec  nous  de  la  manière  la  plus  affable  »   (1). 

Murât  affectait  de  ne  pas  aller  au  palais,  et  son  exemple 
entraînait  l'amiral  Verhuel,  le  ministre  de  Hollande,  impres- 
sionnait Beauharnais  qui  resté  avec  Ferdinand  en  communi- 
cations officieuses  déployait  dans  sa  volte-face  sa  suffisance 
habituelle  ;  il  faut  l'entendre  lui-même  : 

Le  prince  des  Asturies  m'a  semblé  plus  embarrassé  de  sa  posi- 
tion; je  lui  ai  dit  :  Pi-ince  (!)  vous  n'avez  qu'un  seul  parti  à  prendre 
dans  ce  moment,  c'est  d'aller  présenter  à  l'Empereur  le  prince 
des  Asturies.  S.  A.  m'a  répondu  que  c'était  son  projet.  —  J'ai 
répondu  :  S'il  est  tel,  il  faut  le  mettre  à  exécution  et  prompte- 
ment  —  Et  je  me  suis  retiré,  comblé  d'honnêtetés  de  Ferdi- 
nand (2). 

Napoléon  ayant  d'un  mot  arrêté  cet  enthousiasme  détruisit 
ces  dernières  espérances.  Alors  l'ambassadeur  courut  en  hâte 
chez  Ferdinand  pour  désapprouver  devant  lui  l'abdication  de 

(1)  Strogonoff  à  Roumiantzoff,  28  mars  1808,  Affaires  étrangères,  Espagne, 
vol.  673,  fol.  450. 

(2)  Beauharnais  à  Chainpagny,  25  mars  1808,  vol.  673,  fol.  418. 


MURAT    LIEUTENANT    DE   L'EMPEREUR  161 

Charles  IV  et  l'acceptation  de  la  couronne;  en  présence  d'un 
revirement  inattendu,  son  royal  interlocuteur  soupçonnant  un 
danger  se  réfugia  derrière  des  banalités  :  «  Je  n'ai  pas  été 
maître  des  circonstances  (1).  » 

La  reine  d'Étrurie,  rentrée  à  Madrid,  entre-bâillait  sa 
porte.  Ses  appartements  formaient  une  zone  neutre;  femme 
ardente,  aimant  l'intrigue,  ne  sachant  pas  déployer  sur  un 
terrain  plus  élevé  ses  qualités  de  finesse,  elle  conviait  Mural; 
Ferdinand  s'y  rencontrait;  le  Grand-Duc  le  pressait  d'aller 
voir  Napoléon,  obtenait  une  promesse  embarrassée,  qu'un 
mauvais  prétexte  éludait  le  lendemain.  Au  reste.  Murât  sen- 
tait le  sol  trembler;  il  était  fort  mal  avec  l'ambassadeur;  tous 
deux  ambitieux  et  vaniteux,  se  targuant  de  leurs  qualités  de 
beau-frère  de  l'Empereur,  de  beau-frère  de  l'Impératrice. 
Leur  division  servait  les  Espagnols  qui,  d'heure  en  heure, 
s'éloignaient  des  Français.  Le  peuple,  qui  est  simpliste,  avait 
remplacé  ses  vivats  par  des  injures,  et  même  des  coups  de 
couteau;  les  rixes  étaient  continuelles.  Trompé  par  la 
foule  qui  venait  voir  ses  parades.  Murât  écrivait  à  l'Empe- 
reur :  «  La  tranquillité  la  plus  parfaite  continue  à  régner..., 
la  confiance  devient  tous  les  jours  plus  grande.,.,  je  le  dis  et 
je  le  répète.  Votre  Majesté  peut  disposer  de  l'Espagne  comme 
elle  le  voudra...  »,  ajoutant  niaisement  dans  la  même 
phrase  :  «  Les  nobles  vous  admirent  et  vous  craignent,  mais 
ils  préfèrent  les  Bourbons!  » 

L'illusion  de  notre  concours  apporté  à  la  chute  de  Godoy 
s'évanouissait  chaque  jour,  la  défiance  se  changeait  en  haine; 
j)0ur  réchauffer  l'enthousiasme,  on  annonçait  chaque  matin 
l'arrivée  prochaine  de  Napoléon,  on  préparait  avec  fracas  la 
maison  du  Pardo,  on  promenait  ses  chevaux,  on  montrait 
son  cuisinier,  on  déposait  avec  solennité  dans  une  chambre 

(1)  Lettre  de  Beauharnais,  7  avril  1808,  aoI,  674,  fol.  56. 

Il 


162  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

du  Palais-Royal  une  paire  de  boites  et  un  pelit  chapeau  (1). 

Le  Grand-Duc,  et  ce  n'était  pas  l'acte  d'un  «  allié  m  ,  avait 
demandé  que  la  fameuse  épée  de  François  I",  rendue  à  Pavie, 
lui  fût  remise  «  à  titre  de  galanterie  »  .  Ferdinand  n'était  en 
position  de  rien  refuser.  On  déploya  en  cette  cérémonie  une 
pompe  qui  blessa  le  sentiment  espagnol.  Placée  sur  un  bou- 
clier d'argent  couvert  d'un  voile  de  soie  frangé  d'or,  cette 
lame  précieuse  fut  déposée  dans  un  carrosse  du  roi,  traîné 
par  six  mules;  aux  portières,  les  valets  de  l'^rmerm  en  livrée; 
suivaient  en  costume  de  gala  le  grand  écuyer  et  le  capitaine 
des  gardes;  des  pelotons  espagnols  formaient  l'escorte,  des 
grenadiers  français  la  haie.  On  peut  croire  que,  derrière  eux, 
les  Madrilènes  ne  battaient  plus  des  mains.  Murât,  maladroit 
dans  sa  démarche,  le  fut  plus  encore  dans  ses  paroles  :  il 
insista  sur  les  caprices  de  la  fortune  qui,  seuls,  avaient  pu 
amener  la  journée  de  Pavie.  Comble  de  disgrâce.  Napoléon, 
pour  qui  l'on  faisait  tant  de  bruit,  et  à  qui  Monthyon  partait 
remettre  cette  épée.  Napoléon  fut  mécontent.  Son  tact  lui 
faisait  comprendre  cette  faute  et  dans  une  lettre,  où  il  appelle 
d'ailleurs  François  I"  un  «  Bourbon  »  ,  il  blâma  son  beau- 
frère  très  sèchement  (2) 

Il  paraissait  vraiment  temps  de  confier  les  affaires  à  des 
mains  plus  habiles,  l'Empereur  lui-même  se  mit  en  route  pour 
se  rapprocherde  la  frontière.  Il  envoyait  à  Madrid,  remplacer 
Beauharnais,  un  diplomate  de  carrière  rompu  aux  difficultés, 
M.  de  La  Forest;  et  pour  donner  à  Murât  un  mentor  :  Savary, 
l'homme  de  confiance  des  besognes  sombres.  Le  futur  duc  de 
Rovigo  arriva  à  l'improviste,  trente-six  heures  avant  la  lettre 
de  l'Empereur  qui  l'annonçait  (3). 

(1)  Me.so:(ERO  Romanos,  Memoi-ias  de  un  setenton,  t.  I. 

(2)  L'épée  fut  remise  au  musée  d'Artillerie  de  Paris;  à  VArmeria  de  Ma- 
drid une  copie  a  pris  la  place  de  l'original.  BaroriDàviLLiER,  l'Espagne,  p.  606. 

(3)  Napoléon  tit  partir  Savcry  le  30  mars  et  n'en  avertit  Murât  que  le 
i"  avril.  Savary  arriva  le  7  avril,  la  lettre  de  l'Empereur  le  8. 


MURAT    LIEUTENANT    DE    L'EMPEREUR  163 

Murat  fut  extrêmement  froissé,  mécontent  et  déconfit, 
mais,  voulant  mettre  une  surenchère  sur  les  projets  nouveaux 
auxquels  il  était  appelé  à  concourir,  il  développa  in  extremis 
à  l'Empereur  un  plan  qu'il  allait  exécuter  (disait-il)  au  moment 
où  Savary  était  malencontreusement  arrivé  :  c'était,  un  beau 
soir,  d'enlever  Ferdinand,  la  même  nuit  arrêter  ses  conseils; 
à  la  pointe  du  jour,  réunir  nos  troupes;  nommer  premier 
ministre  un  Espagnol  partisan  de  Murat;  Charles  IV  et  Fer- 
dinand partis  à  Bayonne,  Marie-Louise  reléguée  dans  un 
couvent,  Godoy  rentrerait  dans  le  néant.  Les  Gardes  du  corps 
licenciés,  l'armée  espagnole  mise  «  sur  le  pied  français  » , 
voilà  pour  compléter  ce  projet  «  qui  paraît  offrir  de  grandes 
difficultés,  mais  n'en  aurait  rencontré  aucune»  (1).  Napoléon 
ne  répondit  pas  à  ces  enfantillages;  Savary  avait  sa  mission, 
il  n'eut  plus  qu'à  en  faire  part  à  Murat  :  l'Empereur  entrerait 
en  Espagne  quand  tous  les  princes  en  seraient  sortis;  —  la 
couronne  serait  donnée  à  l'un  de  ses  frères! 

Chacun  se  mit  de  suite  à  la  tâche.  Déjà  Murat  avait  harcelé 
Ferdinand  pour  qu'il  se  rendît  au-devant  de  l'Empereur, 
«  ne  fût-ce  qu'à  quelques  lieues  de  Madrid  « .  Savary,  Beau- 
harnais,  vinrent  à  la  rescousse  ;  Escoïquitz,  Cevallos,  Hervas, 
pressés  d'aider  ce  projet,  s'y  prêtèrent  pour  des  raisons 
diverses  ;  par  maladresse  sans  doute,  certainement  par 
vanité,  un  peu  par  peur,  plus  encore  dans  la  pensée  qu'une 
entrevue  sans  intermédiaire  était  le  moyen  le  plus  prompt  et 
le  seul  efficace  d'amener  la  reconnaissance  du  nouveau  roi, 
ces  trois  Espagnols  conseillèrent  à  Ferdinand  le  voyage.  Ils 
furent  trompés,  ils  se  trompèrent;  on  trouverait,  je  crois,  dif- 
ficilement chez  eux  la  preuve  d'une  trahison.  Enfin,  le 
10  avril  à  dix  heures  du  matin,  le  prince  se  mit  en  route. 

La  veille,  il  élait  allé  à  Aranjuez,  en  apparence  recevoir 

(1)  Lettre  de  Murat  à  l'Empereur,  dans  la  nuit  du  8  au  9  avril  1803.  — 
AF  IV,  1G05. 


164  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

la  bénédiction  de  son  père,  en  fait  demander  pour  TEmpereur 
une  lettre  qui  eût  confirmé  l'abdication  du  19  mars  :  démarche 
au  moins  bizarre,  qui  devait  naturellement  échouer.  Feindre 
était  la  force  maîtresse  de  Ferdinand,  nul  ne  soupçonna 
sa  déconvenue.  Il  partit  sans  grand  éclat,  accompagné  de 
rinfantado,  San  Carlos,  Escoïquitz,  Labrador,  Musquiz, 
Ayerbe.  Plus  sages  que  les  hommes  d'État,  les  gens  du  peuple 
virent  ce  départ  avec  alarme,  l'orgueil  castillan  fut  blessé 
d'une  démarche  insolite  et  humiliante.  —  Savary  suivait  le 
prince,  «  absolument  maître  de  sa  personne  (1)  » .  Dans  ses 
Mémoires,  il  a  écrit  que  le  seul  désir  de  refaire  dans  une 
bonne  voilure  le  chemin  qu'il  venait  de  courir  sur  une  selle 
l'avait  engagé  à  se  joindre  au  cortège  ;  reproduire  ce  pré- 
texte, c'est  en  faire  justice. 

Plus  tard,  chacun  se  défendit  d'avoir  coopéré  aux  intrigues 
de  l'enlèvement.  Alors,  chacun  se  vantait  auprès  de  l'Empe- 
reur de  ses  efforts  et  de  ses  mérites  dans  le  succès.  Beauharnais 
voulait  Y  avoir  sa  large  part  :  «  Si  les  princes  d'Espagne  sont 
en  France,  c'est  moi  seul  et  nul  autre  qui  les  al  décidés  à  se 
rendre  à  Rayonne.  L'Empereur  et  son  ministre  en  sont  trop 
positivement  informés.  J'ai  obéi  avec  respect  aux  ordres  de 
l'Empereur  et  je  m'y  soumettrai  toujours  avec  cette  résigna- 
tion qui  provient  de  la  pureté  de  mes  intentions  et  de  la  séré- 
nité où  je  suis  d'avoir  fait  le  plus  possible  dans  les  circons- 
tances où  je  me  suis  trouvé  (2).  » 

A  la  décharge  de  ses  conseillers  et  de  lui-même,  il  faut 
remarquer  la  position  singulièrement  équivoque  de  Ferdi- 
nand. Qu'aurait-il  pu  faire?  Négocier,  se  défendre,  fuir?  Il 
ne  pouvait  négocier,  n'étant  même  pas  reconnu.  Il  ne  pou- 
vait se  défendre  sans  troupes  et  sans  armes.  Il  ne  pouvait 

(1)  LeUre  de  Murat  à  l'Empereur,  9  avril,  minuit.  AF  IV,  1605. 

(2)  Beauharnais  à  Chauipajjny  :  lettre  confidentielle  du  15  septembre  1808, 
vol.  676,  fol.  308, 


MURAT    LIEUTENANT    DE   L'EMPEREUR  IG5 

fuir  :  Murât  ne  l'aurait  pas  permis,  le  peuple  ne  l'aurait  pas 
voulu  ;  et  quel  début  pour  un  jeune  prince  de  tenter  une  aven- 
ture dont  les  seuls  préparatifs,  blâmés  par  lui,  venaient 
d'entraîner  la  chute  de  ses  parents.  S'en  remettre  avec  con- 
fiance au  tout-puissant  Napoléon  demeurait  la  ressource  der- 
nière. Et  encore  fallait-il  aller  chercher  soi-même  l'investi- 
ture. Il  avait  espéré  n'en  pas  arriver  là.  Ses  ambassades 
suivirent  une  gradation  éloquente  :  d'abord  ses  familiers,  le 
duc  de  Prias,  Médina  Cœli,  Fernan  Nunez  se  rendaient  à 
Paris  annoncer  son  avènement;  sans  réponse,  et  par  consé- 
quent en  alarme,  il  fit  partir  son  propre  frère  don  Carlos  pour 
saluer,  à  la  frontière,  Napoléon.  Sortie  de  l'arche,  la  colombe 
ne  revenait  point.  Ce  futalors  le  pas  suprême  :  de  sa  personne 
il  se  rendra  au-devant  de  son  terrible  voisin,  pour  lui  faire, 
en  terre  espagnole,  les  honneurs  de  sa  couronne  et  de  son 
alliance 

Il  s'avançait  donc,  et  chaque  pas  de  ses  mules  le  rappro- 
chait d'un  but  encore  indéterminée  ses  yeux;  les  populations, 
sur  son  passage,  poussaient  des  acclamations  qui  lui  don- 
naient sans  doute  l'impression  de  la  puissance,  mais  la  fragi- 
lité de  sa  position  devait  lui  apparaître  en  croisant  sur  les 
routes  de  son  royaume  des  patrouilles  étrangères.  Il  atteignit 
Burgos  sans  nouvelles  de  Napoléon. 

Sa  déception  de  ne  pas  l'y  rencontrer  fut  extrême.  Savary  lui 
laissa  mal  le  temps  de  réfléchir  sur  cet  accroc  au  programme: 
l'Empereur,  disait-il,  était  proche,  on  le  trouverait  sans  doute 
à  la  première  étape.  On  marcha  jusqu'à  Vittoria,  personne 
encore.  Savary  se  détacha  pour  aller  aux  nouvelles;  à  toute 
bride  il  courut  à  Bayonne  recevoir  les  derniers  ordres  de 
Napoléon  et  revint  veiller  à  leur  exécution. 

Le  cercle  se  resserrait  autour  de  Ferdinand;  la  petite  ville 
de  Vittoria  et  ses  alentours  se  garnissaient  de  troupes.  Les  fan- 
tassins du  général  Verdier  et  les  cavaliers  de  Lassalle  hou- 


1G6  L'ESPAGINE   ET   NAPOLÉON 

chaient  une  à  une  les  issues  ;  Murât  faisait  faire  demi-tour 
aux  cuirassiers  cantonnés  à  Burgos;  Tordre  arrivait  au  maré- 
chal Bessières  d'enlever  de  vive  force  le  j)nnce  des  Asturies 
s'il  refusait  de  quitter  l'Espagne.  Dans  cette  atmosphère  de 
trahison  et  de  violence,  les  yeux  s'ouvrirent  et  la  fidélité 
comprit...  trop  tard.  Pendant  cette  semaine  d'attente  (13  avril 
au  soir,  19  avril  au  matin),  les  Espagnols  venus  pour  saluer 
leur  nouveau  roi  l'avaient  pressé  de  se  sauver,  tandis  qu'il  en 
était  temps  encore  :  le  duc  de  Mahon  assurait  un  refuge  en 
Biscaye,  il  tenait,  à  Bilbao,  pour  prendre  la  mer,  un  vaisseau 
tout  prêt;  d'autres  voulaient  gagner  Saragosse  sous  la  pro- 
tection des  carabiniers  aragonais  ;  un  vieux  serviteur  de  la 
monarchie,  Urquijo,  ancien  ministre  d'État,  conseillait  ce 
coup  de  tête  que  l'entourage  du  prince  n'osait  accomplir.  Un 
des  Espagnols  qui  à  Madrid  voulait  qu'on  courût  les  chances 
du  voyage,  Hervas,  le  propre  beau-frère  de  Duroc,  aujour- 
d'hui les  yeux  ouverts,  insistait  pour  qu'on  n'entrât  pas  en 
France.  Louis  de  Grillon  s'offrit  pour  y  aller  au  nom  et  à  la 
place  du  prince;  il  parlait  d'organiser  une  entrevue  dans 
r  «  île  des  Faisans.  »  Escoïquitz  lui  ferma  la  bouche  avec 
la  main  :  «  Tout  est  arrangé,  décidé,  nous  partons  pour 
Cayonne  avec  toutes  les  assurances  possibles  (1).  »  Ébranlé, 
craintif,  Ferdinand  perdait  des  moments  précieux;  Savary 
arriva  (2).  Il  remit  au  prince  une  lettre  ambiguë  de  l'Em- 
pereur et  jura  sur  sa  tête  qu'un  quart  d'heure  après  son 
entrée  à  Bayonne,  Ferdinand  serait  reconnu  «  roi  d'Espagne 
et  des  Indes  »  :  il  prodigua  les  sourires,  les  expressions  de 
«  majesté  »  :  il  arracha  l'ordre  du  départ  vers  la  frontière. 
La  foule  encombrait  les  rues,  elle  vit  approcher  les  berlines, 

(1)  Archives  du  duc  de  Poli(/nac. 

(2)  Dans  ses  Mémoires,  il  avoue  n'avoir  été  trouver  Ferdinand  qu'après 
avoir  »  pris  ses  précautions  »,  c'est-à-dire,  fait  avancer  4  bataillons,  6  esca- 
drons, et  6  pièces  d'artillerie;  il  ajoute  pour  se  justifier  qu'il  avait  craint  de 
»e  voir  la  victime  de   «  nouvelles  Vespres  Siciliennes  »  ! 


MURAT   LIEUTENANT    DE  L'EMPEREUB  16T 

se  jeta  aux  portières,  coupa  les  traits  des  attelages.  Ferdi- 
nand l'apaisa  en  des  paroles  d'une  confiance  qu'il  n'avait 
peut-être  déjà  plus.  Profitant  de  l'accalmie,  des  pelotons  de 
la  {^arde  impériale  entourèrent  vivement  le  carrosse  de  celui 
qui  n'était  plus  que  leur  prisonnier,  et  qui,  salué  par  des  cris 
de  fidélité  et  de  colère,  s'en  allait,  maître  d'un  royaume, 
chercher  aux  pieds  de  l'ennemi  de  sa  race  l'investiture  d'une 
prison.  On  marchait  maintenant  à  grande  allure,  à  peine 
eut-il  la  sensation  de  l'irréparable  sur  le  petit  pont  de  la 
Bidassoa. 

Quant  aux  a  vieux  rois  "  ,  Murât  n'eut  pas  besoin  de  les 
pousser  au  départ,  ils  ne  cessaient  de  réclamer  l'heure  de 
leur  mise  en  route  loin  d'un  pays  ingrat  qui  «4  leur  faisait 
horreur  " .  La  plupart  de  leurs  anciens  serviteurs,  comblés  de 
leurs  bienfaits,  non  seulement  des  domestiques  mais  des 
])ersonnes  de  tous  rangs,  s'étaient  peu  à  peu  éloignés  ou 
avaient  refusé  de  les  suivre  dans  leur  retraite  (I).  A  l'Escu- 
rial,  ils  attendaient  dans  une  pénurie  dont  ils  se  plaignaient, 
mais  dans  une  sécurité  que  leur  assurait  la  division  Mouton, 
soigneuse  à  leur  donner  des  aubades  sous  les  fenêtres; 
Murât  vint  leur  rendre  visite;  Charles  IV  se  jetait  dans  ses 
bras.  Quand  une  copie  de  sa  protestation  contre  ra])dication 
d'Aranjuez  eut  été  envoyée  au  Conseil  de  Castille  et  qu'il 
fut  bien  avéré  que  Ferdinand  était  en  France,  IMurat  mit  sous 
la  garde  d'Exelmans  ces  pauvres  souverains,  et  de  relais  en 
relais  on  courut  lestement  les  postes  sans  s'arrêter.  Il  leur 
avait  apporté  de  bonnes  assurances  sur  le  sort  de  Godoy,  leur 
unique  préoccupation  : 

Que  le  Grand-Duc  obtienne  de  l'Empereur  qu'on  nous  donne  au 
Roi  mon  mari,  à  moi  et  au  prince  de  la  Paix,  de  quoi  vivre 
ensemble  tous  trois,  dans  un  endroit    bon  pour  nos  santés,  sans 

(1)  Dépêche  chiffrée  d'Henry  au  roi  de  Prusse,  8  mars  1808,  vol.  673, 
fol.  444. 


168  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

commandement    ni    intrigue;    nous   n'en   aurons    certainement 
pas  (1). 

Toutefois,  la  colère  patriotique  des  Espagnols  obligeait  à 
des  ménagements  extrêmes  dans  la  délivrance  du  prisonnier. 
Prétendre  ouvertement  le  faire  échapper  à  un  jugement, 
c'est-à-dire  à  une  condamnation,  eût  déchaîné  l'émeute  et 
porté  ses  gardes  à  des  excès  sur  sa  personne.  Napoléon  insis- 
tait pour  qu'on  lui  envoyât  cet  ancien  dominateur  du  royaume, 
dont  les  confidences,  croyait-il,  pouvaient  éclairer  sa  con- 
duite. Murât,  mieux  placé  pour  sentir  le  poids  des  difficultés, 
éludait  la  réalisation  trop  brusque  de  la  délivrance.  A  tort, 
on  lui  a  reproché  de  l'indifférence  et  comme  de  l'ingratitude 
vis-à-vis  d'un  infortuné  qu'il  caressait  au  temps  de  ses  splen- 
deurs; son  caractère  le  portait  plutôt  à  la  pitié,  et  il  en 
éprouva  certainement  en  face  de  cette  grande  catastrophe. 
Il  ne  put  d'abord  rien  obtenir;  enfin,  dans  la  nuit  du  20  avril, 
sur  un  ordre  signé  de  don  Antonio,  le  prince  de  la  Paix  fut 
remis  aux  mains  du  général  Exelmans  par  le  marquis  de 
Gastelar,  dont  le  loyalisme  se  révolta  en  paroles  amères  et 
qui  pleurait  de  rage  en  laissant  aller  l'objet  de  la  ruine  peut- 
être  de  sa  patrie,  certainement  de  l'horreur  de  ses  compa- 
triotes. 

Deux  versions  ont  couru  sur  la  détention  de  l'ancien  favori 
au  château  de  Villaviciosa.  Traité  avec  convenance,  servi 
dans  de  l'argenterie,  selon  les  uns  ;  garrotté,  les  fers  aux  pieds, 
sans  même  être  pansé  de  ses  blessures,  selon  les  autres.  A  la 
vérité,  il  fut  remis  au  général  Excelmans  «  sans  linge,  sans 
effets,  la  barbe  longue  de  six  pouces  (2).  »  Murât  l'a  écrit,  un 

(1)  Parmi  vingt  autres,  je  cite  ce  passage  caractéristique  des  lettres  quoti- 
diennes de  Marie-Louise;  M.  le  comte  Murât  a  publié,  d'après  les  originaux 
qu'il  possède,  les  plus  curieuses  :  Miirat  lieutenant  de  l'Empereur  en 
Espaqne,  1808. 

(2J  Ainsi  s'exprime  Murât.  Napoléon  écrit  à  Talleyrand  :  «...  Il  a  été  un 
entre  la  vie  et  la  mort,  toujours  menacé  de  périr.  Dans  cet  intervalle, 


MURAT    LIEUTENANT    DE    L'EMPEREUR  IGl) 

témoin  oculaire,  l'aide  de  camp  Rosetti,  le  rapporte  avec 
d'autres  détails  sur  la  scène  qui  l'impressionna  sans  lui  laisser 
une  grande  idée  du  courage  du  prince.  Ce  dernier  passa  la 
nuit  au  camp  français  dans  une  petite  baraque,  caché  à  tous 
les  yeux;  puis,  sous  bonne  escorte,  fut  conduit  par  le  colonel 
Manhès  jusqu'à  la  frontière.  Il  arriva  à  Bayonne  peu  après 
Ferdinand,  peu  avant  Charles  IV. 

Ainsi  étaient  rassemblés  dans  les  coulisses  tous  les  acteurs 
du  drame;  Vimpresario  impérial  allait  les  faire  jouer  au  gré 
de  ses  désirs,  mais  il  croyait  baisser  la  toile  sur  le  dénoue- 
ment (1);  c'était  sur  le  prologue  seulement  que  le  rideau  tom- 
bait. Fascinés  par  le  miroir,  Charles  IV,  Marie-Louise,  Fer- 
dinand, Godoy  étaient  venus  s'abattre,  d'une  aile  tremblante, 
aux  pieds  de  l'oiseleur;  tous  réunis  à  Bayonne  dans  l'attente 
de  la  haine,  divisés  par  l'intérêt.  Le  programme  de  la  félonie 
fut  scrupuleusement  suivi  :  traité  en  roi,  Charles  IV  n'en- 
dossa une  dernière  fois  ses  vêtements  de  parade  que  pour  les 
déchirer  de  ses  propres  mains. 


il  n'a  pas,  changé  de  chemise,  et  il  avait  une  barbe  de  sept  pouces.  »   L'exa- 
gération de  ces  petits  détails  est  toujours  caractéristique. 

(1)   «  Cette  trajjédie  est  au  cinquième  acte,  le  dénouement  va  paraître.  » 
Napoléon  à  Talleyrand.  25  avril  1808, 


CHAPITRE    VI 

LES     PRINCES     A     BAYONNE 
(Avril    1808) 


Napoléon  part  pour  Bayonro:  réception  enthousiaste  qu'il  y  reçoit  (14  avril). 

—  Il  s'installe  au  châle  au  de  Marrac.  —  Arrivée  de  don  Carlos  qui  se 
défend  de  voir  Napoléon.  —  Arrivée  du  prince  des  x\sturies  (19  avril).  — 
Brusque  visite  de  Napoléon.  —  Dîner  à  Marrac.  —  La  mission  de  Savary; 
douloureuse  déception  :  Yo  soy  trahido  !  —  La  conversation  de  l'Empe- 
reur et  du  chanoine  Escoïquitz. 

Démarches  successives  et  inutiles  de  MM.  de  Cevallos  et  de  Labrador  auprès 
de   M.  de  Champagny.  —  Entretiens  de  Escoïquitz  et  de  l'abbé  de  Pradt. 

—  Arrivée  de  Godoy.  —  Arrivée  de  Joséphine.  —  Arrivée  des  «  Vieu.x 
Rois  ».  —  Le  baise-main.  —  La  visite  de  Napoléon.  —  Le  gala  de 
Marrac.  —  L'Empereur  travaille  à  réaliser  son  plan  :  tenir  pour  nulle 
l'abdication  de  Charles  IV.  —  Résistance  de  Ferdinand  :  sa  lettre  du 
30  avril  ;  réponse  de  son  père  (2  mai)  ;  nouvelle  lettre  de  Ferdinand 
(3  mai).  —  Charles  IV  nomme  Murât  son  lieutenant  en  Espagne  (k  mai). 

—  Traité  du  5  mai  :  Charles  IV  cède  sa  couronne  à  Napoléon. 


Lorsqu'il  avait  vu  les  événements  se  précipiter,  Napoléon 
résolut  de  se  rapprocher  de  la  scène.  Sa  présence  paraissait 
indispensable;  elle  devait  tout  rendre  facile.  Les  rapports  de 
Chabannes,  de  Vandeul,  de  Tournon,  les  dépêches  de 
Beauharnais,  les  lettres  de  Murât  lui  répétaient  :  «  Venez  »  ! 
Pour  exécuter  un  projet  aux  contours  encore  mal  définis,  il 
n'était  rien  de  tel  que  la  main  de  l'auteur,  nul  agent  ne  sau- 
rait le  remplacer,  à  sa  vue  l'équivoque  tomberait. 


LES    PRINCES    A   BAYONNE  171 

L'impatience  d'agir  le  tourmentait;  le  2  avril  il  partit  (l). 
vSur  la  route,  au  relais  de  Tours  il  rencontra  le  comte  de 
Fernan  Nunezqui  allait  à  Paris  lui  annoncer  u  l'avènement  de 
Ferdinand  VII»  .Ambassade  inopportune;  l'ambassadeur  pres- 
tement éconduitne  put  que  remettre  à  Duroc  la  lettre  de  son 
maître;  l'Empereur  courait  déjà  vers  Bordeaux.  Il  y  arriva  en 
coup  de  vent,  la  nuit  tombée,  quand  las  de  l'attendre  depuis 
l'aurore,  fonctionnaires  et  soldats  venaient  de  rentrer  chez 
eux.  Un  autre  voyageur,  arrivant  d'Espagne,  se  présenta  :  le 
général  Monlhyon,  messager  de  Murât.  Celui-ci  fut  aussitôt 
reçu  et  interrogé  sur  les  événements  d'Aranjuez  comme  un 
bon  témoin.  L'Empereur  s'inquiéta  peu  de  l'épée  de  Fran- 
çois I",  mais  très  fort  des  lettres  interceptées  de  Charles  IV 
et  de  son  fils  ;  leurs  angoisses  le  rassuraient,  leur  hésitation 
lui  donnait  du  temps.  Il  l'employa  fort  bien  pendant  son 
séjour  d'une  semaine  à  Bordeaux  :  visitant  la  ville  au  milieu 
des  acclamations,  passant  la  revue  des  troupes,  donnant,  par 
cette  sage  lenteur,  le  spectacle  d'un  souverain  trop  occupé  de 
ses  peuples  pour  songer  aux  nations  voisines.  —  Après  cet 
arrêt,  il  reprit  la  marche  vers  Bayonne,  sans  apparat,  en  gé- 
néral qui  inspecte  ses  armées. 

Mais  là,  une  entrée  solennelle  :  arcs  de  triomphe,  allées  de 
verdure,  illuminations  (car  il  était  huit  heures  du  soir),  la 
haie  des  troupes,  le  canon  tonnant  sur  les  remparts,  sur  les 
vaisseaux  de  la  rade,  à  la  citadelle,  et  les  cloches  à  toute 
volée,  malgré  les  prescriptions  liturgiques  du  jeudi  saint  (2). 
Une  foule  endimanchée  s'écrasait  au  passage,  enthousiaste 
de  la  venue  de  l'homme  extraordinaire  que  la  nature  elle- 
même  se  plaisait  à  accueillir  par  une  délicieuse  nuit  de  prin- 

(1)  Dans  sa  berline  à  8  chevaux,  avec  36  autres  voitures  attelées, 
5  piqueurs,  4  guides,  22  courriers  montés.  Les  frais  de  route,  aller  et  retour, 
atteignirent  211,243  francs.  —  Mazk-Sencier,  Les  Fournisseurs  de  l'Empe- 
reur. 

(2)  14  avril  1808. 


1"2  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

temps  attiédie  des  brises  marines,  sous  le  dôme  des  grands 
arbres  et  dans  le  scintillement  des  étoiles  que  reflétaient 
les  eaux  du  fleuve.  Les  Bayonnais  avaient  choisi  les  plus 
beaux  hommes  du  pays  où  l'on  admire  la  taille  élancée  des 
Basques,  pour  former  une  garde  d'honneur  au  pittoresque 
costume:  béret  bleu,  jaquette  rouge,  longues  guêtres  noires; 
et  l'Empereur  accueillit  avec  bonté  cette  escorte  provinciale, 
lui  qui  venait  de  traverser  avec  fierté  les  colonnes  profondes 
de  ses  vieux  grenadiers.  Il  voulut  seulement  changer  sa 
demeure,  se  trouvant  mal  dans  le  «Palais  du  gouvernement i> 
où  on  l'avait  logé;  et  ayant  distingué,  dans  une  promenade 
sur  la  route  de  Biarritz,  une  «  bastide  »  tout  proche  de  la 
ville,  il  fit  acheter,  meubler  et  décorer  ce  petit  château  de 
Marrac,  en  quarante-huit  heures.  Aussi  bien  il  se  sentait 
plus  libre  en  rase  campagne  et  au  milieu  des  jardins;  il  s'en- 
toura de  sa  garde  installée  sous  de  grands  baraquements  en 
bois. 

En  ville,  entre  le  port  et  les  remparts,  sous  le  canon  de  la 
citadelle,  il  réservait  aux  princes  d'Espagne  les  logements 
qu'il  quittait  et  quelques  autres  grandes  maisons  disposées 
dans  cette  prévision.  Il  attendaitses hôtes  non  sans  unecertaine 
fe'brilité.  Déjà  la  veille  était  arrivé  l'Infant  don  Carlos  ; 
malgré  l'insignifiance  de  ses  dix-neuf  ans,  ce  prince  passait 
pour  le  plus  avisé  de  la  famille  royale.  Nous  avons  vu  que 
Tournon  lui  reconnaissait  de  la  «  fermeté  »  ;  il  la  mit  tout 
aussitôt  et  tout  entière  à  éviter  une  conversation  avec  l'Em- 
pereur, alléguant  pour  demeurer  enfermé  la  fatigue  du 
voyage.  Sans  doute  un  si  jeune  homme  se  sentait  profondé- 
ment troublé  en  face  de  l'illustre  Napoléon,  et  qu'aurait-il  pu 
répondre  à  ses  discours?  Rien  qui  ne  proclamât  son  infério- 
rité sur  ce  sol  étranger.  Il  prit  peur  et  se  barricada  dans  sa 
chambre  au  grand  déplaisir  de  l'Empereur  qui  lui  envoyait 
médecins,  domestiques   et  une  escorte  pour  lui  faire  bon- 


LES    PRINCES    A   BAYONNE  173 

neur.  Ce  petit  Infant  ne  comptait  guère,  auprès  des  gens 
d'importance  attendus  :  Ferdinand,  Charles  IV,  Marie-Louise. 
On  sait  comment  ils  arrivèrent,  voici  de  quelle  façon  ils  furent 
reçus. 

Le  19  avril,  sur  la  route  sinueuse  d'Espagne,  quand  la 
voiture  au  fond  de  laquelle  il  était  blotti  eut  franchi  en  les 
heurtant  les  bornes  du  pont  de  la  Bidassoa,  le  prince  des  As- 
turies  laissait  son  cœur  flotter  entre  des  pensées  contraires  : 
l'agitation  même  du  départ,  la  rapidité  de  l'allure,  la  mobi- 
lité des  événements,  le  pas  décisif  fait  hors  de  son  royaume, 
l'incertitude  de  l'heure  qui  allait  suivre,  l'importance  des 
décisions  qu'il  venait  solliciter  et  par-dessus  tout  l'émotion 
du  premier  contact  avec  le  géant  dominateur  de  l'Europe, 
entretenaient  naturellement  chez  le  prince  inexpérimenté, 
taciturne  et  songeur,  une  vague  angoisse. 

Tout  objet  à  ses  yeux  prend  une  teinte  funèbre.  Des  deux 
côtés,  les  gorges  de  la  montagne  donnaient  à  sa  poitrine  hale- 
tante l'impression  matérielle  d'un  couloir  qui  se  resserre  et 
d'un  chemin  sans  issue;  la  poussière  de  l'escorte  lui  voilait 
le  ciel;  son  oreille  n'entendait  par  les  portières  que  le  cli- 
quetis des  fourreaux  battant  sur  le  flanc  des  chevaux  les  épe- 
rons des  gendarmes.  —  La  berline  roulait  :  elle  débouche  au 
milieu  des  cabanes  de  Behobie,  gravit  la  vallée,  monte  à  la 
Croix  des  Bouquets  sans  s'arrêter  au  paysage  grandiose  ; 
voici  Urrugne,  des  maisons  grises,  une  rue  déserte;  Saint- 
Jean-de-Luz,  aucun  officier  de  l'Empereur,  mauvais  présage; 
que  croire?  Le  fouet  des  postillons  enlève  les  mules.  Napo- 
léon va  être  là,  tout  à  l'heure;  comment  l'aborder?  Que  lui 
répondre?  Dans  un  détour  du  chemin  on  aperçoit  là-bas  le 
clocher  de  Bayonne;  on  entend  des  salves  d'artillerie;  c'est 
donc  une  réception  royale?  L'Infant  se  redresse.  Voici  les 
remparts,  tout  s'arrête;  à  la  grille  de  la  porte,  sur  le  gazon  de 
la  contrescarpe,  un  groupe  doré  s'avance  :  le  prince  de  Neu- 


174  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

chatel,  le  duc  de  Frioul,  le  comte  d'Angosse,  au  nom  de  l'Em- 
pereur, saluent  Ferdinand  de  Bourbon.  Il  respire  plus  libre- 
ment, saute  à  terre  et  d'un  geste  tout  à  fait  agréable  présente 
sa  suite  :  Pierre  de  Gevallos,  le  duc  de  San  Carlos,  les  mar- 
quis de  Musquiz,  de  Guadalcazar,  de  Feria,  d'Ayerbe  et  sur- 
tout don  Juan  Escoïquitz,  le  confident,  le  conseiller,  l'ami, 
celui  qui  saura  prendre  la  parole. 

Le  sourire  s'efface  un  peu  en  s'arrêtant  devant  la  demeure 
qui  l'attend  :  une  maison  étroite  aux  fenêtres  basses,  par  où 
l'œil  pénètre  de  la  rue  (1).  C'est  l'ancienne  résidence  des 
intendants;  Junot,  Murât  y  ont  logé;  l'aspect  n'en  est  pas 
moins  médiocre,  écrasé  par  le  voisinage  des  murailles  du 
Château  Vieux.  Mais  il  s'agit  de  bien  autre  chose  :  dans 
le  remous  des  voitures,  des  paquets  qu'on  descend,  le  brou- 
haha de  ces  gens  qui  débarquent,  une  forte  agitation  se 
produit  :  «  Vive  l'Empereur!  Vive  l'Empereur!  »  — Eh!  oui, 
c'est  Napoléon  en  personne.  Tout  proche  de  là,  sur  l'espla- 
nade, il  faisait  manœuvrer  quelques  bataillons  et  du  haut 
des  glacis  il  avait  pu  voir,  il  avait  vu  l'arrivée  du  prince. 
Affectant  une  parfaite  indifférence,  il  ordonna  de  conti- 
nuer l'exercice,  puis,  au  petit  pas,  il  franchit  à  cheval  la 
porte  des  fortifications,  avec  un  aide  de  camp,  suivi  de  trois 
gendarmes  et  déboucha  à  l'improviste  devant  l'hôtel  Dubrocq, 
au  milieu  des  bagages  et  des  curieux.  Ferdinand  s'avança 
avec  un  sincère  empressement  et  par  contenance  se  jeta  à 
son  cou  pour  l'embrasser.  Peut-être  surpris.  Napoléon,  le 
chapeau  à  la  main,  retournait  la  tête  avec  sang-froid,  présen- 
tant la  joue  droite  et  la  joue  gauche.  Mais  les  deux  princes 
parlant  peu  aisément  l'un  l'espagnol,  l'autre  le  français, 
l'embarras  fut  réciproque  et  le  silence  général.  Ferdinand, 
usant  des  gestes,   prit   la  main  pendante   de  Napoléon;   ils 

(1)  Cette  «  Maison  Dubrocq  »  était  situe'e  u  place  d'Armes  » ,  aujourd'hui 
•  rue  Thiers  » . 


LES    PRINCES   A    RAYONNE  175 

montèrent  dans  un  salon,  échangèrent  quelques  mots  de 
banalité  ;  un  mouvement  d'adieu  se  manifesta;  ils  se  levèrent 
et  se  séparèrent.  L'Empereur  retourna  continuer  les  ma- 
nœuvres sur  les  glacis. 

Ferdinand  et  sa  suite  ne  savaient  encore  que  penser 
lorsque  le  grand  maréchal  vint  les  convier  à  dîner,  pour  le 
soir  même,  à  la  table  de  l'Empereur.  Une  voiture  de  la  Cour 
les  attendait,  menée  par  un  jockey  coiffé  d'immenses  pana- 
ches tricolores.  Le  repas  fut  plus  correct  que  joyeux;  un  des 
convives  M.  de  Bausset,  chambellan  de  Joséphine,  remarqua 
«  l'adresse  avec  laquelle  l'Empereur  évita  de  donner  à  Ferdi- 
nand soit  le  titre  de  Majesté,  soit  celui  d'Altesse.  Il  s'en 
dédommagea  par  une  politesse  plus  recherchée  et  plus  gra- 
cieuse qu'à  son  ordinaire,  politesse  qu'il  étendit  à  ceux  qui 
accompagnaient  le  prince  »  (1).  Amoureux  des  détails,  sur- 
tout quand  les  nuances  présentent  une  signification  grave, 
Napoléon  avait  scrupuleusement  suivi  le  scénario  qu'il  s'était 
tracé  :  au  prince  étranger  il  avait  par  courtoisie  offert  un 
gîte  et  sa  propre  table,  il  était  venu  le  recevoir  au  bas  du 
perron  de  Marrac  par  un  premier  devoir  d'hospitalité:  au 
départ  il  ne  l'accompagna  pas  plus  loin  qu'à  la  porte  du  salon, 
conservant  la  préséance  d'une  Majesté  sur  un  fils  du  roi.  — 
Maintenant  il  va  lui  faire  porter  par  un  subordonné  l'expres- 
sion de  ses  volontés  :  ce  n'est  plus  le  monarque  voisin  qui  parle 
à  son  hôte,  mais  le  souverain  tout-puissant  qui  dicte  ses  lois. 

Ferdinand  et  Carlos  venaient  de  regagner  leur  demeure 
de  Bayonne  déjà  très  anxieux  sans  oser,  pour  de  simples  for- 
malités d'étiquette,  s'avouer  l'amère  déception,  —  lorsque, 
sur  leurs  pas,  Savary  se  fit  annoncer.  Il  ne  pouvait  être  que  le 
bienvenu  :  depuis  Madrid  il  demeurait  le  truchement  des 
communications  impériales  et  toujours  présentait  les  affaires 

(J)  Mémoires  anecdotioues  sur  l'intérieur  du  palais,.,,  de  1805  à  1814, 


ne  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

SOUS  le  plus  favorable  jour;  à  tout  hasard,  il  avait  bien  donné 
à  entendre  que  la  première  réception  serait  peut-être  un  peu 
froide,  parce  que  l'Empereur  était  «  l'aîné  en  âge  !  «  (1) 
Hier,  avant  de  quitter  Vittoria  où  il  se  faisait  très  pressant, 
il  avait  dit,  et  ses  paroles  résonnaient  encore  aux  oreilles  du 
prince  :  «  Je  me  laisserai  couper  la  tète  si  un  quart  d'heure 
après  l'arrivée  de  Voire  Majesté  à  Bayonne,  l'Empereur  ne 
vous  pas  a  reconnu  pour  roi  d'Espagne.  Il  commencera  peut-  , 
être  par  vous  donner  le  titre  à'Altesse,  mais  bientôt  après  il 
vous  traitera  de  Majesté-,  et  dans  trois  jours,  tout  sera  fini.  » 
Comment  ne  pas  croire  un  homme  qui  savait  tant  de  choses 
et  qui,  pour  appuyer  ses  dires,  mettait  sa  tête  en  cause  et  en 
ieu?  —  En  effet.  Napoléon  avait  «  commencé  »  par  user  du 
terme  d'Altesse,  il  s'en  était  tenu  là;  Ferdinand  en  avait  été 
attristé;  mais  sans  doute  Savary  venait  tout  réparer  et  accom- 
plir la  seconde  partie  du  programme.  Qu'il  entre  donc,  ce 
porteur  des  bonnes  nouvelles.  Il  présentait  un  front  d'airain 
et  dans  ses  yeux  un  air  de  satisfaction  tranquille  :  il  exécutait 
un  ordre  de  son  maître;  son  seul  souci  était  de  le  ponctuelle- 
ment accomplir;  délicate  pour  un  autre,  la  mission  devenait 
aisée  à  ce  bon  serviteur  impassible.  Bientôt,  trop  tôt  il  a 
parlé  :  l'Empereur  ne  connaît  d'autre  roi  d'Espagne  que  son 
allié  Charles  IV;  à  ses  yeux,  Ferdinand  est  et  demeure  le 
<i  prince  des  Asturies  »  ,  —  et  s'il  veut  renoncer  à  ses  droits  à 
la  couronne,  le  royaume  d'Etrurie  lui  est  donné  sur  l'heure. 
Sit  pro  ratione  voluntas. 

C'est  la  foudre  qui  éclate  aux  pieds  de  Ferdinand.  La 
stupeur  plus  encore  que  la  colère  le  rend  tout  d'abord  muet; 
et  quand  il  balbutie  quelques  paroles  de  protestation  indi- 
gnée, le  messager  disparaît,  avec  une  révérence  cérémo- 
nieuse, sans  écouter  l'expression  de  son  refus. 

(ij  Duc  DE  Rovico,  Mémoii-es,  t.  III,  p.  301. 


LES    PRINCES    A    BAYONNE  177 

Un  témoin  oculaire  nous  dira  la  fin  de  celte  journée  du 
19  avril  si  rapide  et  si  mouvementée  : 

Vers  les  neuf  heures  du  soir  j'entendis  une  sorte  de  tumulte.  Je 
me  dirigfeai  vers  le  palais  de  Ferdinand  devant  lequel  stationnaient 
environ  deux  cents  personnes,  parmi  lesquelles  on  pouvait  remar- 
quer les  capitaines  des  navires  espagnols  qui  étaient  dans  la  rade. 
J'aperçus  le  roi  Ferdinand  et  son  frère  sur  le  balcon  situé  au- 
dessus  de  la  porte  d'entrée;  le  premier  tenait  à  la  main  gauche 
un  mouchoir  blanc  qu'il  agitait,  en  criant  à  plusieurs  reprises  : 
Yo  soy  trahido  !  u  Je  suis  trahi  !  »  —  Aussitôt  une  voix  s'éleva 
d'un  groupe  des  Espagnols,  pour  s'écrier  :  Enleveremos  a  todos  y 
(os  hereinos  evadar,  sî  qideren.  «  Nous  vous  arracherons  à  tous 
et  vous  ferons  évader,  si  vous  voulez.  »  —  Ce  cri  fut  répété  très 
longtemps.  Le  fait  était  possible  en  ce  moment  où  il  n'y  avait 
aucune  garde.  Mais  Napoléon  en  fut  instruit  sur-le-champ,  et  il 
arriva  aussitôt  un  officier  français  qui  fit  sortir  les  princes  du 
balcon  et  ferma  les  portes  vitrées.  Au  même  instant,  des  deux 
extrémités  de  la  rue  place  d'Armes  une  trentaine  d'individus 
en  capote  s'engagèrent  au  plus  épais  de  la  foule.  J'en  reconnus 
plusieurs  qui  étaient  des  gendarmes  déguisés,  et  l'un  d'eux  m'as- 
sura qu'ils  avaient  l'ordre  d'entourer  la  maison  et  d'arrêté ;■  tous 
ceux  qui  voudraient  en  sortir  (1) 

Ferdinand,  Carlos,  leur  entourage  passaient  par  les  senti- 
ments les  plus  violents;  au  milieu  de  la  nuit,  au  bruit  des 
voix,  l'horreur  de  leur  position  s'accentuait  encore;  la  fureur 
d'être  dupés,  la  sensation  de  la  menace  leur  faisaient  redouter 
une  catastrophe.  Maintenant,  chacun  se  reprochait,  repro- 
chait aux  r  itres  sa  confiance;  tous  regrettaient  leur  dé- 
marche; les  mots  se  croisaient  rapides,  tumultueux,  sans 
suite  et  sans  issue.  Le  premier  cri  :  »  Je  suis  trahi!  »  pousse 
par  le  prince  demeurait  impulsif,  mais  ne  pouvait  trouver 
d'écho;  une  résolution  vigoureuse  eût  été  d'un  succès  bien 
problématique.  Aussitôt  née,  l'occasion  se  trouvait  perdue.  Le 

(I)  Souvenirs  inédits  de  Laborde,  cités  par  Ducerbé,  Napoléon  à  Bajcnnc, 
p.  71. 

12 


nS  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

cercle  de  fer  venait  de  se  refermer  sans  bruit;  des  cris  et  des 
pleurs  ne  l'ouvriraient  pas.  Dans  le  tumulte  des  conseils  et 
des  plaintes,  la  parole  du  plus  avisé  manquait  :  le  chanoine 
Escoïquilz,  à  la  surprise  et  à  l'espérance  de  Ferdinand,  avait 
éle  par  l'Empereur  retenu  à  Marrac.  — Enfin,  il  rentra,  pâle, 
défait,  presque  tremblant  :  son  long  entretien  venait  de 
confirmer,  d'accentuer  les  déceptions  dont  Savary  avait  été 
l'interprète. 

Elle  est  historique,  cette  conversation  du  chanoine  et  de 
l'Empereur.  Faites  la  part  de  l'emphase  chez  celui  qui  l'a 
reproduite  (1),  et  vous  voyez  briller  une  des  rares  lumières 
éclairant  ce  mystère  d'iniquité.  Volontiers,  Napoléon  faisait 
fond  sur  les  conseillers  des  princes  plus  que  sur  les  princes 
eux-mêmes.  Peut-être  la  majesté  de  la  naissance  l'impres- 
sionnait-elle  malgré  lui?  Des  subalternes  comme  interlo- 
cuteurs, il  aimait  cela  :  pour  Charles  IV  Godoy  ou  même 
Isquierdo,  pour  Ferdinand  Escoiquitz;  influencés,  ils  feront 
a.»lr  leurs  maîtres  dans  le  sens  désiré.  Il  conduisit  donc  le 
chanoine  de  Tolède  en  son  cabinet  et,  sans  préambule,  avec 
de  la  brusquerie,  de  la  franchise  et  de  l'audace,  déchira  les 


(1)  Avec  cette  erreur,  toutefois,  qu'il  donne  à  l'entretien  la  date  du  20  mai; 
or,  les  princes  quittèrent  tous  Bayonne  le  13  mai;  il  veut  dire  sans  doute 
20  avril;  et  encore  faut-il  rectider  pour  lire  :  19  avril.  —  Le  titre  même  de 
la  publication  offre  une  signification  : 

Exposition  sincère  des  raisons  et  des  motifs  qui  engagèrent  S.  M.  C.  le  roi 
Ferdinand  VII  à  faire  le  voyaqe  de  Bayonne  en  1808;  dans  laquelle  on 
voit  la  candeur  et  la  loyauté  aux  prises  avec  la  perfidie  et  la  mauvaise  foi, 
et  les  trames  ourdies  par  Napoléon  pour  attirer  le  Roi  dans  le  pièce  qu  il  lui 
avait  préparé  ;  suivie  des  pièces  justificatives  et  des  entretiens  très  curieux 
qui  eurent  lieu  à  Bayonne  entre  Napoléon  et  l'auteur,  et  d'autres  détails 
intéressants  et  non  publiés  jusqu'à  présent  sur  cette  malheureuse  et  mémo- 
rable affaire  ;  adressée,  en  espagnol,  au  public  d'Espagne  et  de  l'Europe  pat 
Son  Excellence  don  Juan  Escoïquitz  ancien  gouverneur  de  S.  M.  C.  le  rot 
Ferdinand  VII,  son  conseiller  d'État,  chevalier  grand  croix  de  l'ordre  de 
Charles  III,  archidiacre  d'Âlcaraz,  chanoine  de  Tolède,  traduite  en  français, 
augmentée  de  notes  et  suivie  d'une  lettre  du  traducteur  à  l'auteur,  par  don 
J.  M.  de  Carnero.  —  Toulouse,  1814. 


LES    PRINCES    A   BAYONNE  179 

voiles,  pour  rétouidir,  réblouir  et  le  façonner.  Il  parle  :  — 
Charles  IV  a  imploré  sa  protection,  il  ne  peut  la  lui  refuser. 
L'abdication  d'Aranjuez  a  été  violentée,  partant  nulle.  Au 
reste  les  intérêts  de  la  France  exigent  sur  le  trône  d'Espagne 
d'autres  souverains  que  les  Bourbons.  C'est  aussi  l'intérêt  de 
la  nation  espagnole  justement  irritée  contre  le  favori  et  la 
Reine;  une  alliance  avec  l'empire  français  lui  assurera  tran- 
quillité et  force.  Par  compensation,  au  prince  des  Asturies 
l'Empereur  offre  Florence  et  la  couronne  d'Etrurie. 

Telle  est  la  vanité  humaine  que  le  premier  mouvement 
d'Escoïquitz  ne  fut  ni  la  surprise  ni  l'indignation,  mais  il  se 
montra  «  extrêmement  flatté  "  (c'est  aussi  la  première  phrase 
de  son  récit)  d'être  l'interlocuteur  de  Napoléon  et  de  traiter 
pareilles  matières  «  devant  un  monarque  doué  d'un  génie 
supérieur  » .  Se  ressaisissant,  il  manifesta  sa  stupeur,  il  rap- 
pela, chose  facile,  les  complaisances  de  sa  patrie  pour  son 
puissant  voisin,  les  espérances  encouragées  chez  Ferdinand 
d'une  alliance  familiale  avec  la  maison  de  l'Empereur,  les 
promesses  de  sécurité  prodiguées  pour  le  conduire  jusqu'en 
France,  sa  confiance  en  la  parole  impériale.  Il  reprit  le 
procès  de  l'Escurial  et  le  soulèvement  d'Aranjuez,  démontra 
la  sincérité  de  l'abdication  de  Charles  IV. 

Napoléon  répondit  par  la  protestation  des  «  Vieux  Piois  »  et 
étala  une  érudition  historique  assez  oiseuse  sur  les  renoncia- 
tions de  Charles-Quint  et  de  Philippe  V.  Puis,  coupant  court, 
et  revenant  d'un  trait  au  sujet,  il  déclara  sans  ambage  que 
sa  puissance  servait  sa  volonté.  Avec  cette  familiarité  mépri- 
sante qu'il  affectait  et  éprouvait  réellement  pour  l'humanité, 
secouant  l'oreille  d'Escoïquitz  stupéfait  :  «  Chanoine,  cha- 
noine, les  intérêts  de  ma  maison  et  de  mon  empire  exigent 
que  les  Bourbons  ne  régnent  plus  en  Espagne.  »  Son  entre- 
tien continua,  le  scandant  d'un  rire  alourdi,  auquel  dut  faire 
écho  le  rire  plus  forcé  encore  d'Escoïquitz.  Le  conseiller  de 


180  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Ferdinand,  avec  des  flatteries  intéressées,  revenait  sans  cesse 
sur  la  confiance  de  son  maître  en  la  loyauté  de  Napoléon  :  un 
mariage  lui  paraissait  la  meilleure  garantie  de  l'accord, 

—  Vous  me  faites  là  des  contes,  chanoine. 

—  L'Europe,  les  yeux  fixés  sur  Bayonne,  attend  avec  impatience 
le  résultat  du  voyage  du  roi  Ferdinand.  Si  Votre  Majesté  ne 
consulte  que  son  cœur  majjnanime,  nul  doute  que  l'Europe  ne 
lui  rende  une  justice  éclatante.  Quant  à  la  nation  espagnole,  elle 
ne  saura  comment  exprimer  sa  reconnaissance...  Si  au  contraire 
V.  M.  tient  toujours  au  changement  de  dynastie,  vous  aurez 
fourni  à  l'Angleterre  des  armes  nouvelles  pour  éterniser  les 
efforts  de  toutes  les  puissances  pour  faire  la  guerre  à  votre 
empire.  Les  Espagnols  voueront  à  V.  M.  une  haine  implacable  et 
plusieurs  siècles  s'écouleront  avant  qu'elle  soit  éteinte. 

—  L'empereur  de  Russie,  à  qui  je  communiquai  à  Tilsitt  mes 
projets  sur  l'Espagne,  les  approuva  et  me  donna  sa  parole  de  ne 
pas  s'y  opposer.  Les  autres  puissances  se  garderont  bien  de  remuer. 
La  résistance  des  Espagnols  ne  sera  jamais  bien  redoutable.  Les 
pays  où  il  y  a  beaucoup  de  moines  sont  faciles  à  subjuguer  :  j'en 
ai  l'expérience...  J'en  viendrai  toujours  à  bout  en  sacrifiant  deux 
cent  mille  hommes,  et  la  conquête  de  l'Espagne  ne  me  coûtera 
jamais  autant...  Vous  persistez  à  porter  les  choses  au  pis;  je 
réfléchirai  encore  et  demain  je  vous  communiquerai  ce  que 
j'aurai  irrévocablement  décidé. 

Tel  nous  est  parvenu  le  récit  prolixe  et  oratoire  d'un  entre- 
tien où  Juan  Escoïquitz  mit  plus  tard  sa  gloire,  bien  qu'il  en 
soit  sorti  consterné  pour  sa  patrie  menacée,  pour  son  prince 
trahi,  pour  sa  propre  perspicacité  déçue.  Jamais  homme  qui 
s'est  cru  de  l'importance  n'a  été  contraint  d'avouer  plus  d'in- 
succès. 

Le  premier  mouvement  :  celui  de  la  résistance,  fut  una- 
nime, il  n'était  pas  soutenable;  restait  l'adresse,  la  ruse;  et 
comme  la  colère  était  grande,  on  pensa  que  tous  les  moyens 
seraient  bons  pour  sortir  du  guêpier.  Il  fut  convenu  que  don 
Pedro  de  Gevallos  se   rendrait  chez  M.  de  Champagny  afin 


LES    PRINCES    A    BAYONNE  181 

de  discuter  pied  à  pied  avec  "  son  collègue  »  .  Alors  chacun 
se  relira,  le  jour  venait  et  la  fatigue  écrasait  ces  cœurs  en 
alarme.  Tel  fut,  sur  le  sol  de  France,  la  première  nuit  du 
petit-fils  de  Louis  XIV,  pour  qui  il  n'y  «  avait  plus  de  Pyré- 
nées ». 


II 


Le  lendemain,  Cevallos  se  rendit  donc  auprès  de  Champa- 
gny;  ses  protestations  furent  vaines;  l'indignation  de  son 
esprit  dépassa  en  vivacité  les  formules  diplomatiques,  le 
ministre  français  se  récria  et  les  mots  pénibles  s'échangèrent. 
—  On  dit  que  Napoléon  attiré  au  bruit  (dans  cette  maison  de 
Marrac  l'exiguïté  des  pièces  condamnait  à  de  délicats  voisi- 
nages), serait  survenu  pour  menacer  Cevallos,  lui  jeter  à  la 
figure  l'épithète  de  «  traître  »  ,  lui  reprochant  d'avoir  aban- 
donné Charles  IV  pour  servir  un  fils  «  usurpateur  »  .  — 
Cevallos  ainsi  écarté,  Ferdinand  demanda  à  Labrador  de  proi 
tester  à  son  tour  :  il  revenait  toujours  en  droit  sur  la  légiti- 
mité de  ses  prétentions  à  la  couronne,  en  fait  sur  les  procédés 
de  tromperie  qui  l'avaient  conduit  à  Bayonne.  —  L'Empereur 
appelant  de  nouveau  Escoïquitz  donna  à  ses  exigences  une 
forme  plus  comminatoire.  Puis  il  lui  vint  en  tête  d'abouclur 
avec  ce  chanoine  un  autre  homme  d'église  (1)  dont  l'esprit 
d'intrigue  pensa  un  moment  jouer  le  :i  cardinal  de  Relz»,  — 
l'abbé  de   Pradt,  F aumàni  r  du  Dieu  Mars,  qu'il  avait  créé 

(1)  Il  II  finit  fort  gaiement  en  disant  qu'entre  gens  du  m.' me  habit,  nous 
aurions  moins  de  peine  à  nous  entendre.  Napoléon  appelait  presque  toujours 
M.  Escoïquitz  le  petit  Ximenès.  »  —  De  Pradt,  Mémoires  historiques  sur  la 
Révolution  d'Espagne.  Ce  livre,  écrit  en  1816,  qu'il  faut  lire  avec  une  cer- 
taine réserve,  renferme  dos  détails  Téridiques  sous  la  plume  d'un  homme  qui 
savait  beaucoup  de  choses. 


L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 


évéque  de  Poitiers  et  emmené  avec  lui,  en  traversant  sa 
ville  épiscopale.  Il  ne  s'agissait  pas  de  modifier  la  résolution 
de  Napoléon;  il  espérait  seulement  tirer  quelque  éclaircisse- 
ment de  ces  conciliabules.  «Eh  bien,  que  disent-ils?»  deman- 
dait-il à  l'abbé  de  Pradt.  —  «  Sire,  que  vous  les  avez  esca- 
motés. ')  Et  l'Empereur  de  rire. 

La  présence  de  Godoy  lui  permettrait  peut-être,  en  excitant 
des  sentiments  de  jalousie,  de  tourner  la  résistance  opiniâtre 
du  prince  des  Asturies.  Il  prit  donc  plaisir  à  bien  accueillir, 
avec  une  curiosité  narquoise,  ce  favori  fameux.  Savary  l'avait 
installé  dans  une  petite  mais.on  sur  la  route  de  Biarritz;  il 
l'amena  à  l'audience  de  Marrac.  —  La  déception  fut  immé- 
diate; la  conversation  montra  promptement  qu'on  n'avait  en 
face  de  soi  qu'un  allié  ou  un  adversaire  également  médiocres; 
et  la  pensée  se  confirma  de  ramasser  une  cour<  une  que  des 
mains  si  faibles  ou  déjà  enchaînées  ne  soutenaient  plus. 

Pour  un  jour,  l'Empereur  remit  au  lendemain  les  affaires, 
afin  de  recevoir  l'Impératrice  qui  arrivait  de  Bordeaux;  sa 
présence  d'ailleurs  ne  serait  pas  indifférente  au  bien  joué  de  la 
partie  et  ce  n'était  pas  du  temps  perdu  que  d'avoir  autour  de 
soi  une  Cour  brillante.  Toute  la  garnison  fut  sous  les  armes; 
les  déploiements  de  cavalerie,  les  musiques,  les  fanfares, 
le  canon,  les  lampions  mettaient  la  ville  en  liesse.  Joséphine 
s'en  alla  droit  à  Marrac  où  les  présentations,  les  i^écepùons, 
les  palas  commencèrent.  En  même  temps  que  l'évêque,  le 
p.réfel,  les  autorités  municipales,  confondus  dans  cette  foale 
bigarrée  et  prosternée,  les  Infants  vinrent  saluer  la  souve- 
raine. Tout  marquait  pour  eux  une  place  inférieure  ;  la  pré- 
sence de  leurs  parents  allait  la  rendre  plus  subalterne  encore. 

Napoléon  les  souhaitait  maintenant  ces  «  Vieux  Rois  »  et 
ordonnait  à  dessein,  pour  souligner  le  contraste,  la  pompe  de 
leur  réception  : 

Les  troupes  sous  les  armes  depuis  la  porte  de  la  ville  jusqu'au 


LES    PRINCES    A    BAYOiNNE  183 

logement  du  Roi.  Le  commandant  de  la  place,  toutes  les  autorités 
civiles  recevront  Charles  IV.  La  citadelle  et  les  bâtiments  en  rade 
tireront  soixante  coups  de  canon.  A  la  porte  du  palais,  le  fjrand 
maréchal  souhaitera  la  bienvenue.  Le  général  Reille  fera  fonc- 
tion du  gouverneur  du  palais;  un  chambellan  sera  de  service 
auprès  du  Roi,  un  autre  auprès  de  la  Reine;  M.  d  Oudenarde, 
écuyer  de  l'Empereur,  aura  soin  du  service  des  voitures.  Toutes 
les  dépenses  seront  aux  frais  de  la  cassette  impériale;  la  table 
sera  fournie  par  les  cuisines  de  l'Empereur.  Le  gouverneur  du 
palais  prendra  tous  les  jours  les  ordres  du  Roi  pour  les  consi- 
gnes. Il  y  aura  un  piquet  de  cavalerie  et  de  gardes  d'honneur.  On 
mettra  à  la  porte  deux  cuirassiers  à  cheval  (1). 

Tout  fut  conforme  à  cette  minutieuse  étiquette.  La  bon- 
homie de  Charles  IV  troubla  un  peu  cet  apparat  :  en  descen- 
dant de  carrosse  dans  la  cour  du  palais,  il  criait  haut  et  parlait 
à  chacun;  on  eut  dit  un  hobereau  rentrant  de  voyage  et 
retrouvant  ses  métayers.  Les  Espagnols  se  présentèrent  pour 
le  il  baise-main»  ;  les  plus  compromis  dans  la  révolte  d'Aran- 
juez  furent  les  plus  empressés.  La  satisfaction  du  Rois'accen- 
tuait,  elle  s'assombrit  en  voyant  ses  fils,  et  s'il  eut  pour  le 
second  un  huenos  dias,  assez  sec,  il  arrêta  l'aîné  qui  faisait  un 
mouvement  pour  le  suivre  dans  ses  appartements,  par  une 
parole  violente  :  «  C'est  trop  fort!  N'as-tu  pas  assez  outragé 
mes  cheveux  blancs?»  —  Ferdinand  demeura  confondu,  sans 
réponse,  les  yeux  baissés,  et  se  retira  avec  ses  familiers  qui 
partageaient  sa  gène  et  son  émoi. 

Napoléon  se  présenta  à  son  tour  Ce  fut  pour  Charles  IV  et 
Marie-Tjouisel'occasionde  redire  leurschagrins,  leurs  alarmes. 
«  Votre  Majesté  ne  sait  pas,  soupirait  le  débile  monarque,  ce 
que  c'est  que  d'avoir  à  se  plaindre  d'un  fils  !  »  —  Quand 
l'Empereur,  songeur,  rentra  à  Marrac,  son  opinion  était  faite 
sur  tous  ces  Bourbons  qu'il  voyait  pour  la  première  fois;  il  se 

(1)  Napoléon  à  Duroc,  30  a.Hl  1808, 


184  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

sentait  délivré  d'un  profond  souci  :  aucun  d'eux  ne  pouvait 
peser  lourd  dans  sa  balance  :  Charles  IV  est  «  un  brave 
liomme,  l'air  d'un  patriarche  franc  et  bon  » .  Marie-Louise 
«  a  son  cœur  et  son  histoire  sur  sa  physionomie,  cela  passe 
tout  ce  qu'il  est  possible  d'imaginer  » .  —  Ferdinand  est  très 
béte,  très  méchant,  très  ennemi  de  la  France;  "  vous  sentez 
qu'avec  mon  habitude  de  manier  les  hommes,  son  expérience 
de  vingt-quatre  ans  n'a  pu  m'en  imposer.  »  —  Godoy  «  com- 
mencée reprendre  ses  sens;  il  a  l'air  d'un  taureau,  avec  quelque 
chose  de  Daru  »   (1). 

Monter  dans  la  calèche  aux  livrées  impériales  envoyée  par 
Napoléon,  fut  pour  le  vieux  monarque  une  chose  grave;  ce 
n'était  plus  l'antique  carrosse  doré  et  Charles  IV  hésita  posi- 
tivement à  se  hausser  sur  un  marchepied  qu'il  estimait  dan- 
gereux (2).  Comme  il  gravissait  avec  difficulté  l'escalier  de 
Marrac  au  bas  duquel  l'Empereur  était  venu  le  recevoir. 
«  Appuyez-vous  sur  mon  bras,  je  suis  fort,  »  dit  Napoléon  (3). 
Une  foule  empressée  avait  salué  sur  la  route  les  souverains 
et  témoignait  par  des  vivats  une  sympathie  qui  n'allait  pas,  en 
face  de  leur  décadence,  sans  quelque  teinte  de  mélancolie; 
les  acclamations  redoublèrent  lorsque  Charles  IV  parut  sur  le 
perron  du  château  ;  il  s'arrêta  et  répondit  avec  une  aisance 
vraiment  noble  qui  sentait  son  prince.  —  A  l'entrée  des 
appartements.  Napoléon  pressait  le  pas,  il  s'en  aperçut  : 
«  Votre  Majesté,  dit-il  à  la  Reine  (il  lui  offrait  la  main), 
trouve  peut-être  que  je  vais  un  peu  vite?  —  Mais,  Sire, 
c'est  assez  votre  habitude,  »  répondit  Marie-Louise.  Au 
moment  de  s'asseoir  à  table,  Charles  IV  constata  l'absence 
du  prince  de  la  Paix  dont  la  place  était  marquée  au  couvert  du 
grand  maréchal.  «  Et  xManuel,  dit-il  alarmé,  où  est  Manuel?» 

(1)  L'Empereur  à  Talleyrand,  1"  mai  1808. 

(2)  Mémoires  de  Constant. 

(3)  Mémoires  de  Menneval, 


LES    PRINCES    A    BAYONKE  185 

L'Empereur   eut  un  sourire  et  fit  approcher  le  favori  (l). 

Ce  festin,  dont  le  récit  fit  le  tour  de  l'Europe,  excita  l'hu- 
mour des  caricaturistes  anglais.  Une  estampe  de  Roulandon 
porte  le  titre  de  Billingsgate  (nom  du  «  marché  aux  poissons» 
de  Londres),  c'est-à-dire  le  «  Langage  de  la  Halle  à  Bayonne 
ou  le  Dîner  impérial.  »  La  reine  d'Espagne,  levée,  rouge  de 
colère  et  de  vin,  crie  au  prince  des  Asturies  :  «  Je  vais  vous  le 
dire  en  face  et  devant  mon  cher  ami  Boney  :  vous  n'êtes  pas 
le  fils  du  Roi!...  Ainsi  vous  n'avez  qu'à  vous  taire.  »  — Et 
Ferdinand  :  «  Madame,  je  connais  vos  tours  et  ceux  du  prince 
de  la  Paix.  »  —  Charles  IV,  l'œil  désolé  :  a  Je  voudrais  bien 
qu'on  laissât  un  pauvre  roi  jouer  tranquillement  du  violon.  » 
—  Napoléon  assis  au  haut  bout  :  «  Si  vous  continuez  à  mener 
pareil  vacarme  à  ma  table,  je  vous  envoie  tous  au  corps  de 
garde!  » 

Pour  outrée  qu'elle  paraisse  e-t  qu'elle  soit,  cette  «  charge  " 
brutale  demeurait  symbolique;  en  langage  de  taverne  elle  tra- 
duisait des  réalités,  et  l'Empereur  travaillait  avec  fébrilité  à 
réaliser  un  plan  qui,  le  1"  mai,  n'était  pas  encore  «  entière- 
ment conçu  »  .  Le  fait  de  reconnaître  Charles  IV  comme  roi 
lui  était  prétexte  à  tout  arbitraire,  à  toute  fantaisie;  ainsi  il 
refusait,  les  tenant  pour  «  disqualifiés  »  ,  d'admettre  Cevallos 
d'abord.  Labrador  ensuite,  à  des  pourparlers  avec  M.  de  Cham- 
pagny.  Aux  portes  de  Bayonne  il  faisait  arrêter  les  courriers 
partant  pour  l'Espagne  et  saisir  les  lettres  de  Ferdinand,  con- 
sidéré comme  «  simple  particulier  » .  Les  plaintes  nouvelles 
que  ce  prince  laissait  échapper  et  les  colères  qu'il  manifestait 
au  sujet  d'un  guet-apens  dont  il  demeurait  la  très  maladroite 
victime,  servaient  à  le  perdre  sans  retour.  A  la  frontière,  les 
correspondances  de   ses  partisans   étaient  également  inter- 

(1)  De  Bausseï,  Mémoires.  —  Les  contemporains  ont  rapporté  avec  abon- 
dance ces  détails;  si  quelque  inexactitude  y  avait  place,  !e  ton  de  ces  anec- 
dotes indiquerait  encore  l'impression  produite  et  l'état  de  l'opinion  publique. 


186  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

ceptées,  suivant  une  méthode  établie  qui  ne  respectait  pas 
les  dépêches  diplomatiques.  Beauharnais  s'était  irrité  des 
soustractions  indiscrètes  dont  il  était  victime  de  la  part  des 
agents  du  prince  de  la  Paix.  C'est  à  la  suite  de  semblables 
procédés,  employés  par  l'Empereur,  exécutés  par  Lava- 
lette,  que  nos  archives  des  Affaires  étrangères  possèdent 
les  rapports  du  chef  de  la  légation  de  Prusse  à  la  cour  d'Es- 
pagne (1). 

Chacun  des  intermédiaires  politiques  ainsi  écarté  sous  un 
prétexte  ou  sous  un  autre,  Napoléon  marchait  à  son  but, 
droit  et  vite;  vite  surtout,  car  il  s'était  prescrit  un  délai  fort 
court  :  «  Il  est  nécessaire,  écrivait-il  le  30  avril  à  Murât,  que 
dans  ces  deux  jours  je  débrouille  ces  affaires»  (2).  A  la  vérité, 
il  les  débrouilla,  et  pour  la  seconde  fois  le  nœud  gordien  fut 
tranché  par  répée.  —  Charles  IV,  comblé  d'honneurs  d'autant 
plus  appréciés  qu'ils  lui  étalent  prodigués  par  le  plus  grand 
prince  du  monde,  après  des  jours  d'angoisses  et  des  procédés 
méprisants  infligés  par  ses  propres  sujets,  Charles  IV  ne 
comptait  plus.  Ferdinand  ne  compterait  pas  longtemps; 
toutefois  il  manifestait  une  résistance  inattendue.  Sa  suite  : 
Cevallos,  Labrador,  l'Infantado,  Ayerbe,  pensa  qu'il  n'avait 
pas  le  droit  de  renoncer  à  ses  droits;  seul  le  duc  de  Frias, 
craignant  pis,  penchait  à  accepter  le  troc    ridicule  du  trône 

(1)  «  Il  est  nécessaire  à'ai-rêter  à  la  poste  toutes  les  lettres  des  ministres 
étrangers  qui  résident  a  Madrid.  Il  faut  ies  retenir  une  quinzaine  de  jours; 
on  les  laissera  passer  après  ce  délai. 

«  Le  déchiffrement  des  dépêches  du  sieur  Henry,  chargé  des  affaires  de 
Prusse  à  Madrid,  serait  très  essentiel  dans  les  circonstances  actuelles. 

»  Il  est  nécessaire  aussi  de  retarder  toutes  les  lettres  venant  d'Espagne  et 
adressées  à  la  division  espagnole  qui  est  sous  les  ordres  du  prince  de  Ponte- 
Corvo.  Prenez  des  mesures  pour  cela;  vous  me  ferez  connaitre  ce  que  vous 
aurez  fait.  Il  faut  apporter  une  vingtaine  de  jours  de  retard  dans  le  passage 
de  ces  lettres,  et  les  faire  visiter  attentivement  pour  en  ôter  toutes  celle» 
J'un  mauvais  esprit.  »  —  L'Empereur  à  M.  de  Lavalette,  S;iint-Gloud, 
29  mars  1808. 

(2)  Lettre  non  publiée  dans  la  Correspondance.  Recueil  Lecestre,  t.  I. 


LES    PRINCES   A    BAYONNE  187 

d'Étrurie  (1).  Escoïquitz,  décidément  subjuj^ué  par  l'Empe- 
reur, croyait  tout  effort  désormais  inutile.  On  trouva  un  moyen 
dilatoire  :  «  Ferdinand  VII  »  par  une  lettre  à  son  père  lui 
remettrait  la  couronne;  mais  n'ayant  pas  le  droit  de  disposer 
de  l'Espagne  sans  le  consentement  de  la  nation,  il  poserait 
la  condition  formelle  que  celte  restitution  volontaire  fût  faite 
devant  les  Cortès  dûment  convoquées  et  assemblées  (2). 

Charles  IV  apporte  cette  missive  à  l'Empereur,  qui  sur-le- 
champ  lui  dicte  en  réponse  la  lettre  fameuse  :  «  Mon  fils,  les 
conseils  perfides  qui  vous  environnent  ont  placé  l'Espagne 
dans  une  situation  critique,  elle  ne  peut  plus  être  sauvée  que 
par  Napoléon  (3). ..  »  Voilà  le  ton.  Puis  vient  une  longue  phra- 
séologie sur  le  procès  de  l'Escurial,  les  traîtrises  de  l'Angle- 
terre, les  trahisons  des  gardes  du  corps  au  palais  d'Aranjuez, 
les  intrigues  de  feu  la  princesse  des  Asturies;  enfin  l'arMr- 
mation  nouvelle  des  droits  royaux  de  Charles  IV  non  abdi- 
qués, et  de  l'indignité  de  Ferdinand  que  sa  conduite  prive  de 
la  succession  légitime.  Çà  et  là,  des  maximes  politiques  qui 
sentent  les  scribes  césariens  :  «  Tout  doit  être  fait  pour  le 
peuple  et  rien  par  lui.  »  Mots  et  idées  aussi  éloignés  de 
l'esprit  du  pauvre  Charles  IV  qu'il  est  possible  de  l'imaginer. 
—  Le  lendemain,  à  son  tour,  la  petite  «  Cour  »  de  Ferdinand 
avait  rédigé  une  longue  réponse  qui  ne  manquait  ni  de  dignité 
ni  d'adresse  :  le  prince  rappelait  les  injustices  et  les  Fautes 
qui  avaient  attiré  sur  Godoy  la  colère  des  Espagnols,  il  en 
prenait  à  témoin  l'Empereur  et  sa  lettre  récente  (4)  ;  il  redi- 

(1)  Mémoires  du  inarquis  d'Ayerbe,  p.  3. 

(2)  Cette  lettre  est  datée  tlu  30  avril  ou  du  1"  mai,  elle  est  contresignée 
parCevalIos.  Le  prince  propose  de  gouverner  comme  «  Lieutenant  »  de  son 
père,  et  stipule  que  Charles  IV,  s'il  revient  à  Madrid,  «  n'amènera  point 
avec  lui  les  personnes  qui  méritent  à  juste  titre  la  haine  de  la  nation  »  . 

(3)  Lettre  du  2  mai  1808. 

(4)  Lettre  du  16  avril  1808  :  «  J'ai  reçu  la  lettre  de  V.  Altesse;  elle  doit 
avoir  acquis  la  preuve  dans  les  papiers  qu'EIle  a  eus  du  Roi  son  père,  de 
l'intérêt  que  je  lui  ai  toujours  porté...  » 


188  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

sait  combien  Charles  IV  avait  paru  sincère  dans  son  abdica- 
tion, la  satisfaction  qu'il  en  avait  exprimée  à  tout  le  corps 
diplomatique;  comment  lui-même,  Ferdinand,  n'était  venu  à 
Bayonne  que  sur  les  promesses  solennelles,  formelles,  réité- 
rées de  Murât  et  de  Savary,  assurant  tous  deux  que  l'Empe- 
reur l'y  reconnaîtrait  pour  roi  d'Espagne;  avec  fermeté  il 
renouvelait  sa  proposition  de  convoquer  les  Cortès  sur  le  sol 
national,  alors  il  remettrait  le  pouvoir  entre  les  mains  des 
représentants  de  la  patrie.  Si  le  vieux  monarque  persistait  à 
croire  que  ses  infirmités  et  son  âge  devaient  le  condamner  au 
repos  (et  l'Espagne  lui  offrait  un  asile  plus  digne  et  plus  sûr 
qu'aucune  contrée  au  monde),  son  fils  exercerait  la  Piégence. 
La  situation  actuelle  devenait  très  claire  :  il  n'était  question 
rien  moins  que  «  d'exclure  pour  toujours  leur  famille  du 
trône  d'Espagne  et  d'y  mettre  à  sa  place  la  famille  impériale  " 
Cette  substitution  ne  pouvait  avoir  la  moindre  légitimité  sans 
a  le  consentement  de  tous  les  ayants  droit  à  la  couronne  " ,  et 
nul  ne  l'estimerait  sincère  et  libre,  faite  sur  un  sol  étranger  (1). 

Réfuter  ces  déductions  semblait  difficile;  brusquer  les 
événements  l'était  moins.  Ce  même  jour,  Godoy,  intermé- 
diaire soumis  entre  ses  maîtres  et  l'Empereur,  faisait  signer 
à  Charles  IV  la  nomination  du  grand-duc  de  Berg  comme 
lieutenant  général  du  royaume;  on  pensait  écarter  de  la 
sorte  cette  Régence  dont  parlait  Ferdinand  et  jeter  le  pont 
entre  le  Roi  qui  allait  abdiquer  la  couronne  et  l'Empereur 
qui  devait  la  recevoir.  —  En  effet,  le  lendemain  matin, 
5  mai,  sans  autre  forme  de  procès,  un  ti^aité  cédait  à  Napo- 
léon tous  les  droits  de  Charles  IV  sur  l'Espagne  et  les  Indes. 

On  se  préparait  à  se  réjouir  réciproquement  d'une  solution 
aussi  simpliste,  quand,  l'après-midi  même,  les  nouvelles 
arrivées  de  Madrid  arrêtèrent  l'élan  de  cette  satisfaction. 

(1)  Lettre  du  4  mai  1808. 


DEUXIEME   PARTIE 
L'AVÈNEMENT  DES  BONAPARTES 


CHAPITRE    PREMIER 

LE     DEUX     MAI 

La  Junte  laissée  à  Madrid  par  Ferdinand.  —  Murât  l'effraie  et  rassure  l'Em- 
pereur. —  Arrivée  de  M.  de  la  Forest,  le  nouvel  ambassadeur.  —  Surex- 
citation du  peuple  de  Madrid.  —  Le  1"  mai.  —  Menaces  de  Murât.  — 
Don  de  Mnyo  :  l'enlèvement  de  don  Francisco;  le  combat  de  l'Arsenal; 
les  charges  de  cavalerie  ;  la  commission  militaire.  —  Les  morts. 

Emotion  produite  à  Bayonne.  —  Les  ordres  contradictoires  de  Ferdinand.  — 
La  scène  du  5  mai.  —  Ultimatum  de  Napoléon.  —  Le  prince  des  Asturies 
«  abdique  »  (6  mai).  —  Il  abandonne  ses  droits  (10  mai).  —  La  couronne 
d'Espagne  donnée  à  l'Empereur.  —  Les  «  compensations  »  :  Ghambord  et 
six  millions.  —  Réceptions  de  Marrac.  —  Départ  de  la  famille  royale.  — 
La  mission  de  Talleyrand  à  Valençay. 

Soulèvement  patriotique  de  l'Espagne.  —  Position  difficile  de  Murât  ;  il 
joue  au  souverain;  ses  espérances,  sa  déception.  —  Les  diamants  de  la 
couronne  d'Espagne.  — Ordres,  reproclies  de  l'Empereur.  —  Sa  proclama- 
tion aux  Espagnols  (25  mai).  —  Maladie  de  Murât.  —  Mission  de  Savary. 
—  Retour  de  Murât,  nommé  roi  de  Naples  (7  juillet.) 


I 


Ferdinand  avait  adroitement  affermi  sa  puissance  en 
laissant  derrière  lui  une  sorte  de  représentation  :  OFarrill, 
Azanza,  Gil  deLemos,don  Sébastien  Pinuela,  ministres  de  la 
j^uerre,  des  finances,  de  la  marine  et  de  la  justice;  pour  la 


190  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

forme,  le  président  était  son  oncle  don  Antonio  de  Bourbon, 
le  prince  le  plus  nul  et  le  plus  borné.  Murât  avait  d'abord 
souri  de  ce  Conseil;  il  fut  obligé  de  le  compter  pour  quelque 
chose,  car  il  figurait  le  gouvernement  espagnol  et  derrière  lui 
se  rangeait  tout  Madrid.  Comprenant  à  merveille  l'impossibi- 
lité d'une  résistance  de  vive  force,  les  membres  de  cette  junte 
usèrent  d'atermoiements  :  sans  repousser  aucune  demande,  ils 
répondaient  invariablement  qu'ils  allaient  en  référer  à  Ferdi- 
nand; pressés,  ils  alléguaient  une  coutume  contraire,  invo- 
quaient une  loi  opposée;  longueurs  qui  coûtaient  aussi  peu 
à  leurs  habitudes  de  paresse  méridionale  et  à  leur  flegme  cas- 
tillan qu'elles  énervaient  le  Gascon  ardent  et  bruyant  qu'était 
Murât. 

Dévorant  ses  mécomptes  journaliers,  il  inventait  des  «  déri- 
vatifs "  très  particuliers  :  «  M.  de  La  Forest  va  essayer  de 
convertir  O'Farrill;  Reille  veut  bien  se  charger  de  convertir 
sa  femme,  qui  est  une  maîtresse  femme  et  qui  mène  com- 
plètement son  mari.  "  —  «J'ai  promis  des  bals  aux  femmes 
pour  la  semaine  prochaine  et  je  ferai  donner  un  combat  de 
taureaux  dont  je  paierai  les  frais...  Je  ferai  aussi  donner  un 
feu  d'artifice...  Enfin,  je  veux  me  ruiner,  mais  jamais  argent 
ne  sera  mieux  dépensé,  si  j'ai  le  bonheur  de  réussira  remplir 
les  intentions  de  Votre  Majesté.  »  Il  avoue  ne  pouvoir  «  s'en 
lirer  >  avec  100,000  francs  par  mois,  et  demande  un  crédit 
pour  des  sommes  qu'il  remboursera  «  si  Sa  Majesté  l'exige  »  . 
C'est  avec  cette  bonhomie  matoise,  qui  désarme  le  blâme, 
que  le  Grand-Duc  comprenait  la  direction  d'une  nation  irritée, 
ulcérée,  brûlant  de  vengeance. 

Il  était  à  peu  près  livré  à  ses  propres  forces  :  l'homme  habile 
envoyé  pour  remplacer  Beauharnais,  La  Forest,  venait  bien 
d'arriver,  mais  mal  au  courant  des  hommes  et  des  choses  (1). 

(1)  La  Forest  arriva  ie  8  avril  à  Madrid;  Beauharnais  partit  le  17.  —  René- 


LE    DEUX   MAI  191 

Ce  diplomate  de  la  vieille  école,  mêlé  à  toutes  les  négo- 
ciations du  remaniement  de  rAllemagne,  ayant  montré  son 
talent  à  Berlin  lors  des  graves  difficultés  de  1806,  possédait 
du  tact,  de  la  politesse  et  faisait  profession  d'une  admiration 
sans  réserve  aux  volontés  impériales.  La  douceur  de  ses 
manières  se  manifestait  dans  la  discrétion  de  ses  discours, 
plus  encore  dans  la  souplesse  de  sa  plume.  Ses  dépêches 
fréquentes,  parfois  quotidiennes,  abondantes,  toutes  en 
nuances,  offrent  dans  le  style  classique,  un  modèle  de  la  diplo- 
matie de  bon  ton.  Murât  d'abord  fut  enchanté  de  ce  très 
courtois  compagnon  :  «  C'est  un  homme  de  beaucoup  de 
sens,  disait-il,  il  a  absolument  la  même  opinion  que  moi    » 

Très  surpris  par  son  rappel,  M.  de  Beauharnais,  qu'une 
implacable  disgrâce  attendait  en  France,  avait  laissé  l'am- 
bassade à  un  subalterne,  Bellocq,  qui  le  lendemain  lui  écri- 
vait :  «Mon  rhume  continue,  je  ne  suis  pas  trop  bien  portant, 
je  tâcherai  cependant  de  ne  pas  succomber  pendant  l'absence 
de  Votre  Excellence  en  me  ménageant  tant  qu'il  sera  pos- 
sible. «  Cela  promettait  de  l'activité!  —  Murât  en  déployait 
davantage  dans  sa  correspondance  toujours  optimiste  : 
«Votre  Majesté  peut  s'en  rapporter  à  moi,  il  n'arrivera  rien 
à  Madrid.  »  (12  avril.)  —  «  Nous  continuons  à  jouir  de  la 
plus  grande  tranquillité.  »  (14  avril.)  -^  «  Toutes  les  affaires 
d'Espagne  sont  terminées.  »  (1"  mai.)  Avec  la  fatuité  d'un 
bellâtre,  il  mande  qu'à  la  parade,  «  les  grandes  dames  sem- 
blent le  provoquer  avec  les  plus  beaux  yeux  du  monde  » . 


Chailes-Mathurin  de  La  Forest  (1756-1846).  Consul  à  New- York  (1783). 
Envoyé  au  congrès  de  Lunéville  (1800)  et  à  la  Diète  de  Ratisbonne  (1802). 
Ministre  plénipotentiaire  en  Bavière  (1801).  Ambassadeur  à  Berlin  (1803). 
Conseiller  d'État  (1807).  Comte  de  l'Empire  (1808).  Ambassadeur  à  Madrid 
(1808-1813).  Ministre  des  affaires  étrangères  (1814).  Pair  de  France  (1819). 
Ministre  d'État  (1824).  —  Geoffboy  de  Grandmaison,  Notice  sur  le  comte  de 
La  Forest,  lue  à  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques  le  24  décem- 
bre 1904. 


192  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Napoléon  s'impatiente.  Toujours  certain  d'avoir  en  Murât 
un  sous-ordre  docile,  il  ne  manque  pas  de  se  plaindre  cepen- 
dant de  ses  lenteurs,  de  tancer  vertement  ses  balourdises,  de 
mettre  en  garde  sa  na  veté. 

A  tout  prendre,  le  lieutenant  de  l'Empereur,  entouré  de 
ses  baïonnettes,  pesait  d'un  poids  victorieux  sur  le  Conseil 
es[iagnol.  En  vain,  Gil  de  Lemos,  O'Farrill,  manifestaientleurs 
craintes  d'un  soulèvement;  le  marquis  de  Caballero  paraissait 
s'accoutumer  à  la  pensée  d'un  changement  dynastique  si 
l'Espagne  en  devait  recevoir  des  réformes;  le  vieux  Sébas- 
tien Pinuela,  dans  sa  probité  et  sa  douleur,  ne  pouvait  que 
rappeler  les  traditions  violées;  don  Antonio  écoutait  sans 
rien  dire,  probablement  aussi  sans  rien  comprendre.  La 
position  de  Ferdinand  en  France  paralysait  toute  résistance; 
que  serait-il  advenu  de  lui  si  la  Junte  avait  paru  s'élever  ^ 
contre  les  volontés  de  Murât?  Les  moyens  dilatoires  se  bri- 
sèrent entre  ses  mains  le  jour  où  les  princes  furent  réunis  à 
Bayonne. 

Le  bon  moment  paraissait  donc  venu  :  Murât  produisit  la 
pièce  où  Charles  IV  protestait  contre  son  abdication.  Il 
obtint  cet  expédient  que,  sans  préjuger  la  solution  qui  allait 
ntervenir  entre  le  père  et  le  Pds,  le  Conseil  gouvernerait 
(1  au  nom  du  roi  d'Espagne  » ,  sans  spécifier  si  c'était 
Charles  IV  ou  Ferdinand  VII.  Telle  était  la  force  de  ces  po- 
litiques :  Murât  manifesta  son  contentement  d'avoir  établi  ce 
compromis,  et  la  Junte  s'estima  très  aise  d'avoir  sauvegardé 
l'étiquette. 

Mais  le  public  ne  se  paya  pas  d'enfantins  subterfuges. 
Quand  il  fallut  faire  publier  cette  contre-abdication,  on  ne 
trouva  pas  dans  Madrid  un  seul  imprimeur  consentant  à 
donner  SCS  presses.  Le  grand-duc  de  Berg  n'osa  passer  outre; 
il  demanda  à  l'Empereur  de  lui  envoyer,  de  Bayonne,  une 
équipe  de  compositeurs!  Une  nouvelle  démarche  amena  une 


LE   DEUX    MAI  193 

émeute;  un  officier  français,  M.  de  Fumel,  alla  porter  le  texte 
à  rimprlmeur  Eusebio  Alvarez,  qui  refusa  son  concours.  La 
foule  se  massait  devant  la  maison,  le  commandant  Rosetti, 
le  prince  de  Hohenzollern,  aides  de  camp  de  Murât,  furent 
menacés  du  poi^fjnard,  et  leur  sang-froid  seul  les  sauva  d'un 
peuple  irrité  et  furieux.  Par  malheur  l'éveil  se  trouvait  donné, 
alimentant  la  fermentation  des  esprits. 

Un  commun  sentiment  d'angoisse  étreignait  les  cœurs  : 
gentilshommes,  gens  d'église,  magistrats  s'entendaient  à  voi.x 
basse;  le  frisson  du  patriotisme  secouait  les  capas ;  les  rixes 
avec  nos  soldats  devenaient  fréquentes;  à  la  nuit,  on  jouait 
facilement  du  couteau;  dans  le  faubourg  de  Carabanchel,  un 
officier  trop  exigeant  était  frappé  par  un  prêtre,  et  l'assassin, 
considéré  comme  un  vengeur,  trouvait  vingt  complices  pour 
assurer  sa  fuite.  Aux  «  envahisseurs  »  ,  au  milieu  des  rues, 
hommes  et  femmes  disaient  des  injures,  lançaient  des  bro- 
cards, dans  l'impunité  des  moqueries  proférées  en  une  langue 
que  les  «  franchutes  »  ne  comprenaient  pas.  Couplets  accom- 
pagnés de  guitare,  chansons  rythmées  par  les  castagnettes  se 
reprenaient  sur  les  promenades,  dans  les  carrefours.  La  popu- 
lace criait  contre  ces  horachos  de  gavachos;  les  boutiquiers 
faisaient  des  jeux  de  mots  faciles  sur  Bona  ou  Malaparte  «  el 
Corso  "  ;  on  appelait  le  grand-duc  de  Berg,  la  «  grande  tige 
de  choux  »,  Gran  troncho  de  herzas  (1).  Et  à  leurs  amoureux 
qui  regardaient  tranquillement  les  parades  des  cavaliers  de 
Murât,  les  manolas  k  l'œil  irrité  jetaient  ce  reproche  :  «Les 
Français  s'empareront  de  vous  avant  que  vous  ne  vous  en 
soyez  aperçus...  (S2).  » 

L'ignorance  des  usages  du  voisin  est  souvent  le  seul  motif 
de  la  raillerie  du  peuple  ;  les  mœurs  françaises  étaient  prises  à 
partie  par  ceux  qui  les  travestissaient  en  mal.  Murât  affectait 

(1)  Mesonero  PiûMANOs,  Meniulias  de  un  setcnion,  t.  I,  p.  34. 

(2)  Lettre  de  Muiat,  18  aviil. 

13 


194  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

de  l'assiduité  le  dimanche  à  la  messe  et  ordonnait  que  nos 
troupes  vinssent  évoluer  dans  les  églises;  dès  qu'entraient 
les  pelotons,  les  fidèles  sortaient  en  foule;  cette  affecta- 
tion était  irritante,  et  comme  la  discipline  voulait  que  nos 
hommes,  en  tenue  de  service,  gardassent  leurs  bonnets  à  poil, 
on  criait  au  scandale,  au  sacrilège,  chez  une  nation  où  l'armée 
est  toujours  tête  nue  aux  offices  comme  aux  processions. 

Le  départ  de  Ferdinand  avait  été  accueilli  avec  tristesse, 
sa  marche  sur  Burgos  avec  dépit,  son  séjour  à  Vittoria  avec 
inquiétude;  quand  il  eut  dépassé  la  Bidassoa,  un  cri  s'éleva 
contre  ses  conseillers  :  ils  avaient  terni  l'honneur  de  la 
couronne  par  cette  condescendance  impie  et  compromis  la 
sûreté  même  du  souverain.  Leur  confiance  n'était-elle  pas 
de  la  trahison,  tout  au  moins  elle  devenait  de  la  sottise.  Ils 
n'avaient  donc  rien  compris,  rien  deviné,  rien  vu?  Le  duc  de 
l'Infantado  fut  le  plus  mallraité;  on  le  chansonna  à  son  tour 
dans  un  refrain  qui  fut  sur  toutes  les  lèvres  :  «  Bête  le  jour, 
bête  la  nuit,  je  m'en  vais  en  voiture. . .  » 

Alarmé  par  l'absence  de  Ferdinand,  craignant  le  démem- 
brement de  la  monarchie,  la  perte  des  colonies,  le  retour  de 
Godoy,  sentant  les  soldats  de  l'Empereur  maîtres  des  forte- 
resses, des  routes,  des  passages,  Madrid  était  en  éveil,  on 
courait  aux  nouvelles,  on  vivait  dans  l'anxiété;  toute  pensée 
demeurait  sombre.  Ces  sentiments  gagnaient  peu  à  peu  Murât 
qui  prononçait  le  mot  très  juste  «  d'anarchie  » .  Pendant  la 
première  quinzaine  d'avril,  il  avait  éprouvé  l'impression 
contraire  :  il  ne  parlait  que  des  bravos  donnés,  des  ovations 
reçues,  des  visites  faites  à  notre  camp  de  Ghamartin,  au 
milieu  duquel  il  avait  fait  dresser  la  «  tente  impériale  »  ,  que 
cliacun  venait  voir;  enfin,  il  écrivait  à  Napoléon  que  la  popu- 
lation madrilène,  fatiguée  de  l'incertitude,  trouvait  la  solu- 
tion la  plus  prompte  en  le  proclamant,  lui.  Murât  :  roi.  — 
La  parole  fatidique  était  proférée! 


LE  DEUX    MAI  195 

Le  clergé  apportait  au  sentiment  national  un  appoint  con- 
sidérable. Les  bénédictins  pouvaient  bien  accueillir  les 
chasseurs  de  la  garde  et  les  traiter  «  comme  les  fils  de  la 
maison  »  ,  mais  le  courant  soulevait  contre  nous,  à  côté  de 
l'aristocratie  des  prêtres  de  paroisse  (bénéficiers  ou  cha- 
noines), les  plébéiens  de  l'Église  :  ces  moines,  enfants  du 
peuple  si  populaires  (l).  Leur  bouche  ne  tarissait  pas  :  nos 
soldais,  ils  les  représentaient  comme  des  impies;  l'Empereur, 
on  connaissait  déjà  ses  démêlés  avec  le  Pape,  comme  un 
apostat.  Les  couvents  ne  pouvaient  regretter  Godoy,  dont 
l'administration  savait  puiser  dans  les  trésors  d'Église;  mais 
les  cbangcrnents  qui  menaçaient  le  royaume  n'atteindraient- 
ils  pas  la  richesse  matérielle  des  monastères  et  l'influence 
morale  du  clergé?  Dans  les  envahisseurs  de  la  patrie,  il  fallait 
aussi  voir  les  contempteurs  des  choses  saintes.  Le  fraïle 
encourageait  d'autant  mieux  la  résistance  qu'il  pensait  prê- 
cher la  croisade.  La  religion  enfante  les  martyrs,  le  patrio- 
tisme les  héros;  quand  les  deux  causes  se  confondent,  leurs 
serviteurs  s'estiment  invincibles.  Le  danger  de  jeter  au  vent 
pareille  semence,  c'est  de  la  voir  tomber  parfois  sur  un  sol 
inculte  :  il  produit  alors  des  fruits  amers.  A  côté  des  dévoue- 
ments, des  immolations,  des  sacrifices,  on  rencontre  de  la 
fureur,  du  fanatisme,  de  la  fulie,  comme  chez  ce  frénétique 
qui,  en  pleine  rue,  frappa  de  son  coutelas  un  officier,  un 
caporal  et  un  tambour;  arrêté  par  des  dragons  espagnols, 
il  répondit  froidement  «  qu'il  s'était  tout  à  coup  senti  inspiré 
de  tuer  trois  Français  »  . 

Le  dimanche  l''  mai,  jour  de  marché,  avait  amené  en  foule 
dans  la  ville  les  paysans  des  environs.  L'agitation  était  au 
comble,  on  ne  s'entretenait  que  des  événements,  de  la  néces- 
sité de  sauver  l'Espagne  du  joug  étranger.  Les  têtes  se  mon- 

(1)  Madrid  comptait  alors  395  membres  du  clergé  séculier  et  1,894  moines, 
dont  près  de  1,400  appartï;ai.isn.l  aux  ordres  mendiants. 


196  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

talent,  la  fierté  castillane  aurait  rougi  si  elle  avait  compté  ses 
adversaires.  La  nouvelle  du  jour  augmentait  la  colère  :  la 
Junte  ayant  refusé  le  départ  des  derniers  membres  de  la 
famille  royale  encore  à  Madrid,  Murât  avait  répondu  qu'il 
se  passerait  de  la  permission  et  que  le  lundi  matin  l'Infant 
don  Francisco  et  sa  sœur,  la  reine  d'Etrurie,  prendraient  la 
route  de  France.  Cette  exigence  significative  avait  consterné 
les  partisans  de  la  paix;  les  esprits  ardents  s'excitaient  à 
jouer  sur  celte  carte  leur  farouche  résistance.  De  tous  les 
princes  espagnols,  cet  enfant  de  quatorze  ans  se  trouvait  le 
dernier  qui  foulât  encore  le  sol  de  la  patrie  :  le  conserver, 
était  la  ressource  suprême  iSIadrilènes  et  paysans  partageaient 
une  pensée  si  simple.  Dans  raprès-midi,  quelques  escadrons 
de  dragons  français  ayant  traversé  au  pas  la  Puerta  del  Sol, 
noire  de  monde,  les  sifflets  partirent  comme  l'insulte  qui 
précède  le  combat. 

Le  lundi  2  mai,  les  premiers  rayons  du  soleil,  en  éclai- 
rant les  rues,  réveillèrent  des  groupes  de  paysans  qui  avaient 
dormi  sous  les  porches  des  hôtels  et  sur  les  marches  des  églises. 
Instinctivement  cette  foule  sans  domicile  se  dirigea  vers  le 
palais;  les  gens  du  peuple  les  y  suivirent;  tous  les  soupçons 
se  confirmaient  :  des  voitures  attelées,  venues  des  écuries 
royales,  étaient  rangées  devant  les  grilles.  C'était  l'honneur 
de  l'Espagne  qu'elles  allaient  emporter;  il  fallait  faire  effort 
pour  les  retenir. 

La  reine  d'Étrurie  parut;  l'agitation  croissait  et,  de  bouche 
en  bouche,  on  se  répétait  que  l'Infant  versait  des  larmes  en 
descendant  l'escalier  du  château.  Une  vieille  femme,  écho 
machinal  de  toutes  les  pensées,  s'écria  :  «  Ils  nous  l'enlèvent  !  » 
—  L'étincelle  tombait  sur  la  poudre  :  une  rumeur  gronda, 
les  couteaux  brillèrent,  les  chevaux  furent  saisis  au  poitiail, 
leurs  traits  coupés.  —  Un  aide  de  camp  de  Murât  s'appro- 
chait pour  saluer  la  Reine  et  assurer  son  départ;  la  vue  de 


LE    DEUX    MAI  197 

son  uniforme  redoubla  la  fureur  :  entouré,  pressé,  menacé, 
en  dépit  d'un  officier  des  gardes  wallonnes  qui  comprend  le 
danger  de  cette  folie,  il  est  frappé  de  tous  côtés;  les  grena- 
diers du  poste  voisin  accourent,  l'arrachent,  frappent  à  leur 
tour,  reçoivent  des  coups  de  pistolet,  répondent  par  des  coups 
de  fusil.  Justement  ému  d'une  bagarre  où  il  pensa  laisser 
la  vie,  l'aide  de  camp  Lagrange  monte  chez  le  Grand-Duc  en 
criant  :  «  A  l'émeute!  » 

C'était  une  éventualité  à  laquelle  Murât  avait  songé,  surtout 
depuis  les  recommandations  faites  par  Napoléon  lui-même, 
évoquant  leur  première  rencontre  de  Vendémiaire  :  «  Vous 
devez  vous  souvenir  des  circonstances  où,  sous  mes  ordres, 
vous  avez  fait  la  guerre  dans  les  grandes  villes.  On  ne  s'en- 
gage point  dans  les  rues,  on  occupe  les  maisons  des  têtes  de 
rues  et  on  établit  de  bonnes  batteries  (1).  »  Préparé  à  agir 
militairement.  Murât  y  était  aussi  très  disposé  :  il  se  trouvait, 
depuis  la  veille,  sous  le  coup  des  reproches  de  l'Empereur 
le  taxant  de  faiblesse,  et  sa  réponse,  qui  était  encore  sur  sa 
table,  indique  bien  son  état  d'esprit  :  "C'est  une  tuile  qui  me 
tombe  sur  la  tête.  Je  ne  croyais  pas  mériter  le  reproche 
d'avoir  manqué  d'énergie.  Je  ne  sais  qui  peut  parler  à  Votre 
Majesté  de  rassemblements;  je  ne  puis  les  dissoudre  à  coups 
de  canon,  puisqu'il  n'en  existe  pas.  Soyez  bien  convaincu  que 
je  suis  disposé  à  donner  une  bonne  leçon  au  premier  qui  en 
formera  (2).  »  Ces  rassemblements  qu'il  nie,  qu'on  lui 
annonce,  qu'à  plus  de  cent  cinquante  lieues  de  distance  on 
voit  et  qu'on  lui  reproche,  à  lui,  de  ne  point  voir,  ils  sont  là, 
sous  sa  fenêtre.  Quel  réveil!  Voilà  encore  une  «  tuile  »  .  Ah! 
du  moins  l'heure  sonne  de  la  «  bonne  leçon  »  (3). 


(1)  Napoléon  à  Murât,  10  avril  1808. 

(2)  Murât   à   l'Empereur,    1"  mai    1808,    AF   IV,   1606. 

(3)  Napoléon    (lettre   à   Talleyrand,   6   mai    1808),    emploie   cette   même 
expression. 


198  L'ESPAGNE    ET    NAPOLiiON 

Avisant  au  plus  y)ressé,  il  envoie  ce  qu'il  a  sous  la  main  : 
un  bataillon  appuyé  des  chevau-légers  polonais  et  de  deux 
canons.  En  quelques  volées  de  mitraille  on  a  nettoyé  la  place 
du  palais,  dégagé  l'hôtel  du  Grand-Duc  qui  peut  rejoindre  la 
cavalerie  de  la  garde  sur  la  hauteur  de  Saint- Vincent,  d'où  il 
domine  la  situation.  Si  un  de  ses  aides  de  camp,  parti  [)Our 
aller  prévenir  Grouchy,  est  assailli  à  coups  de  pierres,  blessé 
et  empêché  de  gagner  le  Retira,  ses  estafettes,  qui  ont  tourné 
les  faubourgs,  peuvent  porter  l'ordre  convenu  en  cas  d'alerte  : 
la  générale  bat,  on  rallie  au  pas  de  charge,  les  régiments 
s'ébranlent,  pénétrant  en  cercle  par  toutes  les  issues  de 
Madrid  à  la  fois,  se  dirigeant  vers  le  même  point  central  : 
la  Puerto,  comme  les  rayons  d'un  foyer  lumineux  convergent 
au  centre.  A  l'est,  la  cavalerie  légère  de  Grouchy,  sortant  du 
Betiro,  débouche  la  première  par  la  rue  d'Alcala.  A  l'ouest, 
les  fusiliers  de  la  garde  du  général  Friederichs,  précédés  des 
mamelucks  au  galop,  enfilent  la  rue  de  la  Plateria.  Au  sud, 
Amenant  de  Carabanchcl,  les  cuirassiers  montent  la  rue  de 
Tolède.  Au  nord,  sorti  de  San  Bernardino,  le  général  Lefranc 
va  descendre  la  rue  de  Fuencarral. 

C'était  dix  heures  du  matin.  L'alarme  était  donnée  de 
toute  part;  cris,  coups  de  feu,  envolées  du  tocsin  se  con- 
fondent dans  l'air.  Les  fuyards  de  la  place  du  Palais-Royal 
n'avaient  pas  manqué  de  répandre  la  terreur  et  plus  encore 
la  colère.  Le  quartier  populaire  de  Ségovie  était  en  émoi  : 
chacun  sortait,  une  arme  à  la  main  :  trahison!  vengeance!  ! 
—  Malheur  à  qui  s'offrit  alors  à  ces  fureurs.  Tout  soldat 
français  isolé  est  perdu,  poignardé;  une  escouade  revenant 
des  provisions  est  assaillie,  assommée;  un  planton  qui  sort 
de  la  poste  est  entouré,  on  lui  arrache  son  sabre,  on  1  en 
fr;!j)pe.  Un  autre,  plus  heureux,  montrant  qu'il  est  sans 
armes,  se  confie  à  la  générosité  castillane;  il  a  touché  la 
corde  sensible,  ceux  qui  voulaient  être  ses  assassins  devien- 


LE   DEUX   MAI  199 

nent  ses  protecteurs  et  le  conduisent  en  lieu  sûr.  Le  même 
bonheur  arrive  à  un  aide  de  camp  du  général  Couin,  le  capi- 
taine Lcgriel  :  un  officier  espagnol  le  protège  afin  de  défendre 
la  confraternité  de  l'épaulette.  Quelques  malheureux  pour- 
suivis trouvent  un  asile  momentané  à  un  foyer  ami.  Ainsi 
pour  le  vice-consul  de  France,  Desjohert,  et  un  agent  de 
l'ambassade,  Bellocq,  qui,  ne  pouvant  gagner  le  palais  de 
Murât,  pénétrèrent  en  courant  dans  une  maison  dont  la  porte 
se  trouve  entrebâillée,  mais  pressés  de  si  près  que,  sur  le  seuil, 
leur  domestique,  qui  les  suit  d'un  pas,  tombe,  une  balle  dans 
le  dos. 

La  colère  excite  le  sentiment  de  l'attaque,  bientôt  celui  de  la 
défense,  car  les  cavaliers  de  Murât  enveloppent  peu  à  peu  les 
Espagnols.  Au  tournant  des  rues,  sous  les  arcades,  au  coin  des 
portes,  derrière  les  jalousies  et  les  fenêtres  grillées,  des  cowps 
de  feu  retentissent;  les  fantassins  ripostent  un  peu  au  hasard, 
visant  les  balcons,  faisant  voler  en  éclats  les  vitres  du  mirador. 
Il  faut  lancer  la  cavalerie  :  à  droite,  dragons  et  chasseurs 
parcourent  au  grand  trot  la  rue  d'Alcala  et  passent  au  fil  de 
l'épée,  dans  la  rue  San  Geronimo,  les  habitants  de  l'hôtel  du 
duc  de  Hijar  et  du  palais  du  duc  de  Berwick,  qui  ont  fait  feu 
des  fenêtres.  A  gauche  les  quatre-vingt-six  mamelucks  sabrent 
impitoyablement  la  foule  qui  se  défend  rageusement  contre 
ces  "  barbares  "  dont  le  costume  oriental  réveille  dans  les 
veines  espagnoles  le  vieux  sang  ennemi  des  Maures.  Le  chef 
d'escadrons  Daumesnil,  qui  les  conduit,  est  atteint  au  genou, 
son  second  cheval  est  tué  sous  lui;  il  va  succomber,  quand  le 
lieutenant  Chaïm,  tout  sanglant  lui-même  d'une  balle  qui  lui 
a  traversé  les  joues,  l'arrache  de  sa  selle,  l'enlève  à  bras-le- 
corps,  risquant  pour  le  moins  autant  sa  vie  qu'au  jour  d'Hé- 
liopolis,  où  il  a  reçu  trente-cinq  blessures.  Pressés  de  trois 
côtés,  les  Espagnols  viennent  s'écraser  sur  la  Puerta  del  Sol; 
la  masse  plie  sous  l'effort  du  poitrail  des  chevaux,  et  déborde, 


200  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

en  ondes  torrentueuses,  par  l'issue  demeurée  libre  de  la  rue 
de  la  Montera,  où  les  mamelucks  accélèrent  à  coups  de  yata- 
gans le  refoulement,  et  le  poursuivent  par  le  marché  de  Saint- 
Louis  jusqu'à  la  rue  de  la  Lima.  Fondue  dans  les  ruelles 
adjacentes,  la  foule  se  retrouve,  se  reforme;  elle  a  été 
poussée  jusqu'à  Fuencarral,  l'Arsenal  est  proche,  il  y  a  là  des 
armes  et  des  munitions  :   «  Aux  magasins!  » 

Belliqueuse,  ardente,  animée,  la  populace  courait  sans 
direction  et  sans  chefs,  frappant,  frappée.  A  défendre  ainsi 
coûte  que  coûte  l'honneur  de  l'Espagne,  quoi  de  plus  naturel 
que  de  trouver  à  ses  côtés  les  soldats  espagnols?  Mais  les 
quartiers  étaient  consignés  :  Murât  l'avait  demandé;  le 
général  don  Francisco  de  Negrette  l'avait  ordonné,  la  Junte 
l'avait  consenti.  La  discipline  maintint  la  consigne  :  les 
casernes  restèrent  closes  au  peuple  qui  s'agitait  à  l'entour. 

Devant  le  parc  d'artillerie,  dont  un  piquet  espagnol  a  la  garde 
sous  l'œil  d'un  détachement  français,  les  révoltés  s'excitent 
en  bourdonnant  à  la  porte,  sans  oser  franchir  la  grille.  Leur 
uniforme  ouvre  l'accès  aux  capitaines  d'artillerie  Louis  Daoïz 
et  Pierre  Velarde  ;  ils  rejoignent  un  lieutenant  de  leur  arme, 
don  Rafaël  de  Arango,  au  moment  où  il  conjure  l'officier 
français  de  ne  pas  user  de  violence  contre  des  «  paysans  peu 
nombreux  et  non  armés  ».  Cet  instant  d'hésitation  suffit; 
pendant  le  rapide  colloque,  quelques  grenadiers  espagnols, 
qui  pénètrent  un  à  un,  forment  déjà  un  rideau  entre  le  poste 
français  et  les  émeutiers  qui,  d'un  bond,  se  sont  élances 
dans  la  cour,  répondant  par  un  »  Vive  l'artillerie!  »  au  "  Vive 
le  roi!  1)  qu'a  poussé  tout  à  coup  Velarde.  Notre  détachement 
est  débordé,  enveloppé,  désarmé.  Un  enthousiasme  chevale- 
resque, une  folie  patriotique  saisissent  ces  officiers  espagnols  : 
ils  veulent  se  battre  sans  réfléchir,  sans  reculer  :  «  Mourons, 
dit  Daoïz,  aussi  bien  nous  sommes  las  d'humihations!  »  On 
distribue  des  fusils,  on  éventre  des  caissons,  on  roule  une 


LE    DEUX    MAI  201 

pièce  à  la  porlc  où  paraissent  les  bataillons  du  général 
Lefranc.  Un  feu  acharné  s'engage,  nos  morts  couvrent  les 
pavés;  deux  attaques  sont  inefficaces,  un  dernier  élan  porte 
les  Français  sur  les  canons  où  Velarde  tombe  d'un  coup  de 
feu  et  Daoïz  d'un  coup  d'épée.  Ce  fut  le  dernier  effort  de  la 
résistance.  Il  était  environ  deux  heures  de  l'après-midi. 

O'Farrill  et  d'Azanza  s'étaient  mis  à  la  recherche  de  Murât 
pour  le  conjurer  d'arrêter  la  lutte.  Ils  le  trouvèrent,  anxieux 
et  fébrile,  à  la  colline  del  Principe  Pio.  Après  des  récrimina- 
tions sur  le  soulèvement  populaire  et  l'inaction  de  la  Junte,  le 
Grand-Duc  accéda  à  leur  demande.  Il  leur  adjoignit  le  général 
Harispe,  chef  d'état-major  de  Moncey;  tous  trois,  accompa- 
gnés de  quelques  officiers  des  deux  nations,  de  conseillers  de 
Castille,  suivis  d'une  patrouille  de  cavalerie  française,  par- 
coururent les  rues,  agitant  des  mouchoirs  blancs,  et  criant  : 
«  Paix,  paix,  citoyens,  tout  est  fini.  »  Sur  leur  passage,  ils 
furent  assez  heureux  pour  délivrer  quelques  prisonniers, 
fournissant  un  de  ces  exemples  de  générosité  dont  on  aime  à 
évoquer  le  souvenir  au  milieu  des  horreurs  de  cette  malheu- 
reuse journée.  Tels,  les  fantassins  français  protégeant  les  artil- 
leurs espagnols  de  l'arsenal,  dont  ils  étaient  les  prisonniers 
un  instant  avant  d'être  leurs  vainqueurs;  tel. cet  officier  espa- 
gnol commandant  la  garde  de  l'hôpital  et  sauvant  les  malades 
français  contre  la  colère  sauvage  de  ses  compatriotes,  leurs 
propres  infirmiers! 

L'idée  de  pacification  n'allait  pas  dans  la  pensée  de  Murât 
sans  l'idée  de  la  répression.  Il  envoya  sur  l'heure  à  l'hôtel  de 
la  Poste  sur  la  Puerta,  au  centre  de  Madrid,  quehjues  officiers 
former  une  commission  militaire.  C'est  toujours  une  chose 
périlleuse  de  confier  le  jugement  d'un  homme  à  celui  qui, 
l'instant  d'avant,  recevait  son  coup  de  feu.  On  amena  des 
gens  pris  les  armes  à  la  main  ;on  les  condamna  donc  à  mort. 

Le  soir,  quand  les  habitants  de  Madrid,  dans  l'émoi  d'une 


202  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

journée  si  chaude,  commençaient  à  respirer  un  peu,  des 
bruits  sinistres  vinrent  réveiller  leurs  alarmes;  des  feux  de 
peloton  s'entendaient  par  intervalle  à  la  porte  du  Retiro,  sous 
les  arbres,  le  long  du  mur  du  couvent  de  Jésus,  dans  la  cour 
du  Buen  Sucesô,  à  la  colline  del  Pinncipe  Pio  :  c'étaient  les 
patriotes  convaincus  d'avoir  tiré  sur  nos  troupes  que  l'on 
fusillait.  Les  rues  avaient  gardé  l'aspect  de  la  bataille; 
cependant  la  population,  avide  de  nouvelles,  allait  de  place 
en  place;  chez  le  bourgeois,  le  badaud  étouffe  facilement  le 
poltron,  et  des  «  promeneurs  »  circulaient  au  milieu  des 
canons  et  des  faisceaux!  L'effarement  conduisit  ces  curieux 
incorrigibles  dans  les  allées  du  Prado,  où,  sous  un  ciel  étoile 
et  par  une  nuit  de  printemps  d'une  lucidité  transparente,  ils 
purent  voir  des  cadavres  pantelants  et  mutilés.  Un  spectacle 
aussi  tragique  s'offrait  de  l'autre  côîé  du  Manzanarès,  sur  la 
route  de  Carabanchel  :  des  paysans,  fuyant  la  bagarre,  avaient 
été  sabrés  par  les  cuirassiers  et,  tombés,  étaient  restés  là. 
Peu  à  peu  les  bruits  s'éteignirent  et  le  calme  des  ténèbres 
enveloppa  d'un  voile,  qui  ressemblait  trop  à  un  linceul,  la 
ville  d'apparence  assoupie.  L'ordre  régnait  à  Madrid  (1). 

Tel  fut  le  dos  de  Mayo,  dont  le  nom  n'est  jamais  prononcé 
sans  émotion  par  un  Espagnol  ;  explosion  furieuse  d'un  patrio- 
tisme exaspéré,  où  les  vaincus  furent  vainqueurs,  car  le  ser- 
ment de  résistance  à  l'étranger  fut  scellé  dans  le  sang  qui 
coula  en  ce  jour  funèbre. 

Bien  que  la  légitimité  d'une  cause  ne  se  mesure  pas  au 
nombre  de  ses  victimes,  il  est  important  de  savoir  la  pro- 
portion des  morts.  On  a  donné  les  chiffres  les  plus  contra- 

(1)  C'était  au  moins  l'opinion  de  M.  Desjobert,  secrétaire  de  la  Légation 
qui  envoyait  à  son  ancien  chef,  M.  de  Beauharnais,  des  nouvelles  certaine- 
ment optiuiisles  :  "  Nous  avons  eu  avant-hier  un  peu  de  mouvement;  mais 
la  sagesse  du  Grand-Duc  l'a  proniptement  dissipé  en  quelques  heures;  les 
dernières  classes  du  peuple  y  ont  seules  pris  part.  »  —  AF  IV,  1607. 
Lettres  iiUerccptées,  pièce  192. 


LE   DEUX    MAI  203 

dictoires  et  les  plus  fantaisistes;  chaque  parti  voulant, 
à  son  gré,  grossir  les  dangers  courus  ou  les  ennemis  ter- 
rassés. 

Je  ne  cite  que  pour  mémoire  une  lettre  de  la  duchesse  de 
Montmorency  à  Talleyrand,  écrite  de  Bayonne  le  5  mai,  au 
moment  même  où  parvint  la  nouvelle;  elle  répète  les  on-dit 
de  la  première  heure  :  10,000  Espagnols  tués  contre  17  Fran- 
çais! —  Le  Moniteur  (11  mai)  accuse  «  phisieurs  milliers» 
de  victimes.  —  Napoléon,  écrivant  à  son  frère  Jérôme  (6  mai 
1808),  parle  de  2,000  Espagnols;  mais  il  joue  à  la  vantar- 
dise. —  Une  lettre  anonyme,  à  nos  Archives  des  affaires 
étrangères,  dit  :  «  1,500  à  2,000  Espagnols  tués,  25  Français 
morts,  50  hlessés.  »  —  Vantai  de  Carrière  donne  un  chiffre 
analogue,  mais  porte  nos  pertes  à  200  hommes.  —  Marbot 
parle  de  1,200  à  1,500  cadavres,  mais  tout  son  récit  est  fan- 
taisiste. —  Le  comte  de  Toreno,  1,200  aussi.  —  Murât 
s'était  vanté  que  les  mamelucks  avaient,  à  eux  seuls,  fait 
tomber  100  tètes  et  que  le  3  mai  au  matin  il  y  avait  200  fusillés 
dont  2  prêtres  ;  il  annonçait  un  peu  plus  tard  une  perte  totale 
pour  les  insurgés  de  600  hommes  et  pour  nos  troupes  : 
31  morts,  dont  1  officier;  114  blessés,  dont  12  officiers.  — 
M.  Thiers  est  plus  modéré  :  400  Espagnols,  100  Français.  — 
Le  Conseil  de  Castille  n'avoua  que  320  victimes  dans  la 
population  de  Madrid.  —  Arias,  renversant  les  proportions 
vraisemblables,  abaisse  ce  chiffre  à  300,  mais,  pour  les  nôtres, 
monte  jusqu'à  1,700.  —  Chemineau  :  200  révoltés,  500  sol- 
dats. —  Napier,  bien  mal  renseigné  sur  l'événement,  quoi- 
qu'il dise  s'appuyer  sur  le  témoignage  du  baron  Larrey, 
donne  moins  de  120  Madrilènes  et  plus  de  700  Français, 
dont  70  homr!:es  de  la  garde.  —  Llorente  précise:  103  Espa- 
gnols tués,  54  blessés,  35  disparus. 

Et  il  semble  que  ce  soit  là  à  peu  près  la  vérité.  J'irai  la 
demander  tout  entière  à  un  document  inédit  d'une  incontes- 


204  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

table  valeur,  qui  se  trouve  aux  archives  de  Madrid  (l).  Il  est 
impartial,  ne  contenant  que  des  chiffres  :  c'est  le  recense- 
ment des  décès,  fait  à  Madrid  dans  la  semaine  qui  a  suivi  le 
2  mai,  sur  l'invitation  de  l'autorité  française,  mais  sur  l'ordre 
du  Conseil  de  Castille  et  par  les  soins  de  magistrats  espa- 
gnols. Les  alcades  de  chaque  quartier  (sorte  de  commissaires 
de  police)  ont  relevé  les  noms  sur  les  registres  de  paroisse  et 
complété  leur  liste  par  des  renseignements  pris  sur  place  et 
sur  l'heure.  Nous  avons  ainsi  le  nom,  la  profession,  le  total 
des  victimes,  certifiés  de  la  main  de  chaque  alcade;  rien  de 
plus  officiel,  de  plus  sérieux,  de  plus  décisif  :  185  morts  et 
10  blessés  connus.  Le  détail  de  leur  condition  sociale  n'est 
pas  indifférent  :  26  ouvriers,  16  domestiques,  13  marchands, 
9  gardes  de  l'octroi,  6  employés,  5  personnes  de  professions 
libérales,  2  hommes  du  monde,  2  officiers,  2  soldats,  2  avo- 
cats, 2  mendiants,  1  prêtre,  1  paysan  et  8  femmes,  dont  la 
veuve  d'un  capitaine  d'artillerie. 

Voilà  bien,  prise  sur  le  vif,  la  physionomie  de  l'émeute,  et 
l'on  voit  combien  le  soulèvement  demeura  circonscrit  dans 
les  classes  populaires  ;  les  petites  gens  furent  les  plus  nom- 
breux à  risquer  leur  vie,  dans  la  logique  et  l'ardeur  de  leur 
patriotisme.  Peuple  aussi,  les  paysans  sabrés  sur  la  roule  de 
Tolède  :  grossiers,  brutaux,  féroces  peut-être,  mais  tout  remplis 
de  cette  mâle  simplicité  qui  fait  les  héros,  de  cette  force  obs- 
tinée qui  engendre  les  martyrs.  Leur  politique  n'était  pas  com- 
pliquée :  opposer  le  rempart  de  sa  poitrine  au  choc  des  baïon- 
nettes étrangères  et  frapper  de  tout  son  bras  l'envahisseur  de 
son  pays.  Le  nombre  de  leurs  morts  est  plus  malaisé  à  retrouver 
dans  l'éparpillement  des  hameaux  de  la  plaine  qu'au  milieu 
des  paroisses  de  la  capitale.  Peut-être  bien  fut-il  de  100,  et 
les  ajoutant  au  total  légèrement,  mais  logiquement  arrondi, 

(1)  Bibliothèque  nationale  de  Madrid.  —  Manuscrits,  P.  V.  8-73.  — 
Voir  aux  Appendices,  X. 


LE    DEUX    MAI  205 

de  200  morts  pour  les  Madrilènes,  on  doit  conclure  que  les 
Espagnols  offrirent  300  victimes  en  holocauste  sur  l'autel  de 
la  patrie.  Pour  les  troupes  françaises,  les  chiffres  (145)  fournis 
par  le  duc  de  Berg  sont  certainement  exacts;  les  contrôles 
des  régiments  sont  probants. 

Les  Espagnols,  dans  l'amertume  de  leurs  souvenirs,  ont 
gardé  à  Murât  une  haine  vigoureuse,  et  l'ont  placé,  à  côté  de 
Napoléon  et  de  Godoy,  dans  cette  trinité  infernale  qu'ils 
apprirent  à  maudire  à  leurs  petits  enfants.  Les  plus  modérés 
de  leurs  historiens  l'accusent  de  préméditation  avant  le  2  mai, 
de  cruauté  dans  le  combat,  de  férocité  dans  la  répression. 
Exagération  d'un  patriotisme  ulcéré.  A  lui  refuser  tout  senti- 
ment généreux,  il  reste  qu'un  motif  supérieur,  celui  de  son 
intérêt,  éloignait  Murât  de  la  violence  :  visant  la  couronne 
d'Espagne,  il  avait  pOur  règle  de  ne  point  s'aliéner  les  Espa- 
gnols, et  tout,  dans  sa  conduite  cauteleuse,  vacillante,  molle, 
révèle  cette  pensée.  Il  ne  pouvait  vouloir  l'émeute  du  2  mai, 
il  ne  l'a  pas  voulue.  Dans  son  courroux  de  voir  une  échauf- 
fourée  tourner  à  la  révolution,  il  a  été  violent,  emporté,  bar- 
bare, comme  un  homme  qui  n'est  plus  maître  de  soi.  Avant 
son  ambition  même,  unsentiment  dominait  son  cœur:  l'obéis- 
sance à  Napoléon;  c'est  pour  y  être  fidèle  qu'il  a  été  impi- 
toyable Il  n'a  pas  su  prévoir  le  soulèvement;  furieux  de  cons- 
tater son  imprévoyance,  il  a  passé  sa  colère  sur  les  hommes 
tombés  entre  ses  mains  par  le  sort  des  armes.  Peut-être  pré- 
tendait-il, par  une  répression  immédiate  et  terrible,  arrêter 
sur  les  lèvres  de  l'Empereur  les  sarcasmes,  les  reproches.  En 
même  temps  que  la  nouvelle  de  l'insurrection,  il  veut  que 
parvienne  à  Bayonne  l'annonce  du  châtiment.  Et  il  frappe. 
C'est  un  brutal,  ce  n'est  pas  un  bourreau. 

De  cette  malheureuse  journée,  la  responsabilité  pèse  sur 
Napoléon,  dont  la  félonie  blessait  tout  un  peuple  ;  elle  rejaillit 
sur  Murât,  trop  docile  et  très  grossier  instrument.  Attaqué  par 


206  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

une  foule  surexcitée,  il  s'est  défendu;  là  il  est  fort  excusable. 
Nos  soldats,  assaillis  avec  une  féroce  bravoure,  ont  répondu 
avec  la  violence  du  courage.  Les  fusillades,  au  soir  du  combat, 
étaient  superflues;  le  lendemain,  elles  étaient  condamnables. 
Du  dos  de  Mayo,  les  Espagnols  ont  mené  pendant  six  ans  la 
pompe  funèbre  en  de  sanglantes  représailles.  Dans  la  dignité 
de  regrets  qui  réparent  une  injustice,  il  appartient  aux  Fran- 
çais d'apporter  un  hommage  aux  morts  tombés  pour  le  point 
d  honneur.  Sans  honte  et  sans  fracas,  ils  déposent  leur 
couronne  sur  le  sépulcre  où  dorment  les  victimes  de  la 
fureur  passagère  des  deux  nations. 


il 


C'est  au  plus  loin  du  théâtre  des  événements  que  se  fit 
sentir  la  répercussion  la  plus  profonde.  A  Bayonne,  de  telles 
nouvelles  émurent  jusqu'aux  enti'aillcs  les  intéressés  (1).  Que 
le  sang  ait  coulé,  Napoléon  n'en  pouvait  prendre  grand  souci, 
un  soulèvement  lui  avait  toujours  semblé  une  solution  dési- 
rable, il  écrivait  à  Murât  :  «  Si  le  peuple  vous  pousse,  il  faut 
le  laisser  faire  (2).  »  Son  premier  mot  en  répondant  au  récit 
de  la  lutte  du  2  mai  est  :  «  Je  suis  fort  aise  de  la  vigueur  que 
vous  avez  mise  (3).  »  Pour  lui  ce  n'était  qu'une  secousse  un 
peu    brusque  faisant  vaciller  davantage   la  couronne  d'Es- 

(1)  La  dépêche  de  Murat  (datée  du  2  mai,  7  heures  du  soir)  fut  portée  à 
franc  étrier  et  arriva  le  5  mai  dans  l'après-midi.  L'Empereur  la  reçut  des 
mains  de  M.  d'Hannencourt,  capitaine  des  chasses,  son  oflicier  d'ordonnance. 
Il  faut  noter  ce  détail  pour  récuser  ici  les  souvenirs  de  Marbot  qui  s'at- 
tribue à  tort  cette  mission  dans  un  récit  fantaisiste. 

(2)  29  avril  1808.  Recueil  Leckstre. 

(3j  5  mai  1808,  Correspondance,  t.  XVIL 


LE    DEUX    MAI  207 

pagne;  il  importail  seulement  de  la  saisir  au  vol  avec  la 
main.  Il  se  rendit  sur  Fiieure  chez  Charles  IV  après  y  avoir 
convoqué  les  Infants.  A  la  suite  du  récit  emphatique  de 
l'émeute  de  Madrid,  il  se  laissa  aller  à  une  indigna- 
tion d'autant  plus  vive  qu'elle  était  factice  ;  la  terreur  de 
ses  auditeurs  fut  son  premier  succès.  Les  «  Vieux  Rois  » 
ne  virent  qu'une  chose  :  l'Empereur,  de  qui  ils  atten- 
daient tout,  était  irrité,  il  fallait  coûte  que  coûte  apaiser 
l'Empereur.  Ils  entendaient  rejeter  la  responsabilité  du 
massacre  sur  les  partisans  et  même  les  ordres  secrets  de  Fer- 
dinand, ils  s'empressaient  de  se  ranger  facilement  à  une  opi- 
nion qui  écartait  d'eux  la  foudre  pour  l'amasser  sur  la  tète 
des  amis  de  leur  fils,  leurs  ennemis.  —  «  Le  sang  de  mes 
sujets  a  coulé,  criait,  très  douloureusement  ému,  Charles  IV, 
et  celui  des  soldats  de  mon  grand  ami  Napoléon!  Tu  as  eu 
part  à  ce  saccage!  »  Et  dans  son  excès  le  vieillard,  appuyé  sur 
son  fauteuil,  brandissait  sa  canne.  —  Prompte,  fébrile,  ani- 
mée, Marie-Louise,  debout,  jetait  à  Ferdinand  les  apostrophes 
qu'elle  cherchait  les  plus  acerbes,  les  plus  dures,  les  plus 
outrageantes;  dans  sa  fureur,  sa  bouche  lança  ce  mot  désho- 
norant entre  tous  :  «  bâtard  !  »  —  Et  c'était  sa  mère  ! 

L'Infant  demeurait  sans  mouvement,  sans  regard  et  sans 
voix.  Son  embarras  le  clouait  sur  son  siège,  la  présence  de 
Napoléon  le  paralysait;  ses  courriers,  il  le  savait,  étaient 
interceptés  ;  jusqu'à  quel  point  l'Empereur  avait-il  pénétré 
dans  le  secret  de  ses  lettres?  Par  deux  fois  il  venait  d'envoyer 
à  Madrid  des  instructions...  contradictoires  :  par  don  Juste 
Ibar  Navarro  il  avait,  se  sentant  à  la  merci  de  l'Empereur, 
recommandé,  pour  sa  sûreté  personnelle,  le  calme  et  la  paix. 
Puis,  ce  matin  même,  5  mai,  répondant  au  messager  de  la 
Junte,  Perez  de  Castro,  qui  avait  pu  pénétrer  jusqu'à  lui, 
il  ordonnait,  brûlant  ses  vaisseaux,  de  convoquer  les  Cortès, 
dès  qu'on  pourrait,  où  l'on   pourrait.  Don  Perez  avait-il  été 


208  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

arrêté?  La  nouvelle  du  soulèvement  à  Madrid  serait-elle  un 
piège  impérial? —  Par  quelques  mots  entrecoupés,  il  protesta 
ignorer  la  révolte  qu'on  lui  apprenait  et  avoir  toujours  recom- 
mandé la  bonne  entente  avec  les  Français  (1).  Cette  apathie 
banale  redoubla  la  fébrilité  de  la  Reine  :  «Te  voilà  bien; 
quand  ton  père  et  moi  voulions  t'adresser  des  conseils,  tu  ne 
répondais  que  par  le  silence  de  la  haine.  "  —  Et  à  elle  seule, 
parlant  pour  tous,  elle  reprenait  en  exclamations  virulentes  : 
Perfide,  traître,  lâche!  cœur  de  tigre!  11  voulait  déshonorer, 
assassiner,  découronner  ses  parents!  Que  l'Empereur  le  fasse 
conduire  à  l'échafaud  ! 

A  ces  imprécations  désordonnées.  Napoléon,  d'abord  muet 
par  volonté,  puis  par  surprise,  intervint.  Laissant  les  querelles 
et  les  reproches,  écœuré  de  cette  scène  affieuse  il  tira  la  con- 
clusion nette  et  pratique.  A  travers  les  cris  tremblants,  les 
exclamations  colériques,  la  parole  sérieuse  est  prononcée  : 
«  Si  d'ici  à  minuit  vous  n'avez  pas  reconnu  votre  père  pour 
votre  roi  légitime,  et  ne  le  mandez  à  Madrid,  vous  serez  traité 
comme  un  rebelle.»  Et  chacun  sort  de  ce  salon,  soulagé  de 
n'être  plus  sous  le  regard  d'autrui. 

Il  faut  donc  que  le  prince  des  Asturies  accède  à  la  déchéance 
de  sa  maison  Le  6  mai  il  remet  entre  les  mains  de  Charles  IV 
la  déclaration  de  soumission  imposée.  Cette  couronne  que 
ces  malheureux  Bourbons  s'abandonnent  et  se  reprennent, 
les  Bonapartes  la  possèdent  déjà.  On  a  inscrit  sans  retard  sur 
le  parchemin  officielles  clauses  du  traité  dont  les  deux  seules 
conditions  sont  l'intégrité  du  royaume  et  le  maintien  de  la 
religion  catholique.  Le  prince  de  la  Paix,  qui  tenait  quelque 
peu  la  plume,  n'a  pas  manqué  de  faire  stipuler  que  les  pro- 

(1)  Un  mensonge  n'eût  peut-être  pas  coûté  à  Ferdinand,  mais  il  disait 
vrai  pour  son  irresponsal)ilité  dans  l'affaire  du  2  mai.  Ce  jour-là  la  Junte 
de  Madrid  devait  être  encore  sous  l'impression  des  conseils  de  paix  à  tout 
prix  que  lui  avait  portés  Justo  Ibar  ISavarro  arrivé  dans  la  capitale,  non  sans 
difiiculté,  mais  à  bon  port. 


LE    DEUX    MAI  209 

priétés  «  des  sujets  fidèles  "  leur  seraient  rendues.  Puis  vien- 
nent les  (1  garanties  »  :  en  échange  de  l'ancien  royaume  de 
Charles-Quint,  le  château  de  Chambord  et  son  parc,  6  mil- 
lions de  rentes,  et  400,000  francs  à  chacun  des  Infants.  — 
Cette  équivalence  était  elle-même  un  leurre  :  quelque  argent 
parcimonieusement  chicané,  une  prison  à  Valençay,  une 
maison  à  Marseille  représenteront  avant  la  fin  de  l'année 
toute  la  compensation  promise.  —  Enfin,  le  10  mai,  dans  un 
dernier  traité^  abdiquaient  leurs  droits  éventuels  LL.  AA.  RR, 
le  prince  des  Asturies,  don  Carlos,  don  Antonio  et  don  «  Fran- 
cisque »  comme  le  nommait  cet  étrange  acte  diplomatique. 
Regardant  "  le  plus  gros  de  la  besogne  comme  fait  (1)  », 
Napoléon  s'occupait  des  détails  afin  que  la  «  convention  » 
né  fût  vraiment  pas  onéreuse  :  il  autorisait  le  chambellan 
Cilleruelo  àaller  cherchera  Madrid  la  garde-robe  des  princes 
et  prenait  ses  mesures  pour  faire  acquitter  par  le  trésor 
espagnol  leurs  dépenses  à  Rayonne  (2).  A  côté  de  ces  lési- 
neries  que  l'on  regrette,  ce  soldat  heureux  décrétait  que 
ses  victimes  auraient  en  face  de  l'Europe  l'air  de  goûter 
tranquillement  les  plaisirs  du  monde  et  viendraient  parader 
aux  réceptions  de  Marrac  (3).  Ferdinand  était  de  nouveau 
traité  en  prince  royal  et  quand  il  vit  la  garde  sortir  à  son 
passage  et  les  tambours  battre  aux  champs,  ce  lui  fut  une 

(1)  Lettre  à  Talleyrand,  6  mai  1808. 

(2j  Champagny  à  La  Forest,  8  mai  1808,  vol.  674,  foL  244. 

(3)  «  Les  princes  Espagnols  se  trouvaient  quelquefois  chez  l'Impératrice 
avant  1  heure  des  entrées  particulières;  celles-ci  attendaient  alors  leur 
départ  dans  un  petit  salon  qui  servait  ordinairement  à  prendre  le  thé. 
L'impression  de  leur  manière  de  saluer  et  de  recevoir  les  présentations,  qui 
était  celle  de  tous  les  princes  d'anciennes  maisons,  mise  en  contraste  avec 
l'horreur  de  leur  position,  qu'ils  ne  paraissaient  guère  apprécier  ni  sentir 
encore  dans  toute  son  étendue,  est  un  souvenir  qui  ne  saurait  s'effacer.  Le 
roi  Charles  IV,  avec  la  Reine  et  leur  inséparable  don  Manuel  Godoy,  n'al- 
saient  gtière  à  Marrac  qu'à  l'heure  îlu  déjeuner  de  l'Empereur,  dont  le  I\oi 
l'arrnngeait  pour  en  faire  son  copieux  diner.  »  Comte  de  Senfft,  Mémoires, 
p.  49. 

14 


210  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

grande  joie  (1).  Ce  manque  de  dignité,  en  pareille  circons- 
tance, et  leur   facilité  apparente  à  abandonner  leur   patrie 

devaient  déconsidérer  les  Bourbons  auprès  de  leurs  anciens 
sujets;  le  choix  intentionnel  de  prendre  Godoy  comme  inter- 
médiaire officiel  faisait  rejaillir  sur  eux  son  impopularité 
et  le  mépris  qu'il  inspirait  (2).  Pendant  les  quelques  jours 
nécessaires  pour  régler  leur  départ,  une  surveillance  étroite 
empêchait  toute  tentative  d'évasion.  Un  soir  que  le  prince 
des  Asturies  traversait  à  pied  la  rue  qui  séparait  la  demeure 
de  son  frère  de  la  sienne,  des  gendarmes  déguisés  l'arrê- 
tèrent et  l'un  d'eux  porta  la  main  sur  lui.  Napoléon  blâma 
ce  zèle  qui  «  gâtait  tout  »  .  Il  brusqua  l'éloignement  d'une 
frontière  trop  rapprochée.  Mêlant,  avec  l'incroyable  désin- 
volture de  l'homme  qui  se  sent  tout  permis,  la  ruse  à  la  vio- 
lence et  l'ironie  à  la  menace,  il  jou-ait  la  comédie  avec  ses 

"  hôtes  »  et  autour  d'eux.  Ne  prescrivait-il  pas  au  préfet 
des  Basses-Pyrénées  d'haranguer  Charles  IV  à  sa  sortie 
de  Bayonne  et  de  le  féliciter!  Par  fortune  ce  préfet  se  trou- 
vait être  un  homme  d'esprit,  c'était  le  marquis  de  Gastel- 
lane,  le  père  du  futur  maréchal;  il  tourna  un  petit  compli- 
ment qui  pouvait  se  résumer  ainsi  :  «Je  vous  souhaite  un  bon 
voyage.  »  —  Et  l'excellent  monarque  le  remercia,  le  priant 
d'assurer  l'Empereur  qu'il  serait  toujours  son  ami  sincère^ 
fidèle  allié  (3). 

Le  12  mai,  un  assez  long  convoi,  échelonné  sur  la  route  de 
Paris,  emmenait  donc  Charles  IV,  Marie-Louise,  le  prince  de 
la  Paix  et  la  petite  duchesse  d'Alcudia,  sa  fille.  A  Bordeaux,  la 
première  grande  ville,  les  autorités,  dans  leur  bonne  foi,  ren- 
dirent des  honneurs  royaux  à  de  si  grands  amis  de  l'Empe- 

(1)  Journal  du  maréchal  de  Castellane,  t.  I,  p.  19. 

(2)  La  Forest  le  dit  formellement  à  Champagny  (18  juin  1808)  et  il  ajoute  : 
«  Il  ne  reste  plus  qu'à  colorier  (sic)  défavorablement  le  Traité  du  prince  des 
Asturies  et  des  Infants    »  .  Vol.  675,  f"  122. 

(3)  Journal  du  maréchal  de  Castellane,  t.  I,  p.  2d. 


LE    DEUX    MAI  211 

reur.  Mais  l'heure  des  apparences  était  déjà  passée.  Napo- 
léon trouva  mauvais  ce  faste  désormais  inutile;  il  eut  soin 
de  régler  le  diapason  de  l'enthousiasme  et  la  profondeur  des 
révérences  (1).  Les  Infants  furent  traités  avec  plus  de  sans- 
façon  :  le  château  de  Navarre  près  Évreux,  qui  leur  était 
promis,  ne  se  trouvait  pas  en  état  habitable;  l'Empereur 
s'avisa  alors  d'un  de  ces  tours  dont  sa  bonne  humeur,  après 
une  si  habile  campafrne,  multiplia  les  manifestations  à  cette 
époque  de  sa  vie.  Il  contraignit  Talleyrand,  revêtu  de  toutes 
les  chamarrures  de  prince,  de  grand  chambellan,  de  vice- 
grand  électeur,  à  endosser  la  livrée  d'aubergiste  et  la  casaque 
de  geôlier.  La  lettre  où  il  lui  donnait  cette  mission  n'a  point 
été  insérée  dans  la  Correspondance  ofHcielle  (2)  ;  la  réponse 
du  prince  de  Bénévent  repose  encore  dans  les  cartons  des 
Archives  nationales.  Ce  double  motif  me  porte  à  les  repro- 
duire intégralement  : 

Bayonne,  9  mai  1808. 

Le  prince  des  Asturies,  l'infant  don  Antonio  son  oncle,  1  infant 
don  Carlos  son  frère,  partent  mercredi  d'ici,  restent  vendredi  et 
samedi  à  Bordeaux,  et  seront  mardi  à  Valençay.  Soyez-y  rendu 
lundi  au  soir.  Mon  chambellan  Tournon  s'y  rend  en  poste  pour 

(i)  «  Il  ne  faut  faire  tirer  le  canon  pour  le  roi  Charles  ni  à  Orléans,  ni  à  Fon- 
tainebleau, ni  à  Coinpiègne  et  encore  moins  à  Paris.  Pendant  son  séjour  à 
Fontainebleau,  il  occupera  les  appartements  du  roi  de  Hollande.  On  pourrait 
le  loger  à  son  arrivée  à  Compiègne  dans  un  des  logements  destinés  aux  rois 
étrangers,  sous  le  prétexte  que  les  grands  appartements  ne  sont  pas  arrangés. 
Insensiblement,  il  prendrait  l'habitude  de  ce  logement;  et  je  ne  serai  point 
privé  du  palais  ovi  je  pourrais  aller  pour  le  temps  des  grandes  chasses. 

«  Il  est  inutile  que  les  dames  qui  sont  à  Fontainebleau,  pour  recevoir  la 
Reine,  y  restent,  si  ce  n'est  une  ou  deux,  si  cela  leur  convient,  car  ces  gens- 
là  ont  une  manière  de  vivre  si  différente  de  la  nôtre,  et  d'ailleurs  la  Reine, 
ne  quittant  jamais  le  Roi,  ces  dames  seraient  peu  auprès  d'elle.  —  Marrac, 
16  mai  1808.  — Napoléon.   »  Note  pour  le  maréchal  Duroc. 

Bibliothèque  nationale.  Manuscrits,  fonds  français,  n"  6596. 

(2)  Elle  a  été  publiée  par  M.  Lecestke,  Lettres  inédites  de  Napoléon  /". 
I,  192. 


212  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

tout  préparer  pour  les  recevoir.  Faites  en  sorte  qu'ils  aient  là 
du  linge  de  table  et  de  lit  et  de  la  batterie  de  cuisine.  Ils  auront 
huit  ou  dix  personnes  de  service  d'honneur,  et  autant  ou  le  double 
de  domestiques.  Je  donne  ordre  au  général  qui  fait  les  fonctions 
de  premier  inspecteur  de  la  gendarmerie  à  Paris,  de  s'y  rendre 
et  d'organiser  le  service  de  la  gendarmerie. 

Je  désire  que  ces  princes  soient  reçus  sans  éclat  extérieur,  mais 
honnêtement  et  avec  intérêt,  et  que  vous  fassiez  tout  ce  qui  sera 
possible  pour  les  amuser.  Si  vous  avez  un  théâtre  à  Valençay  et 
que  vous  fassiez  venir  quelques  comédiens,  il  n'y  aura  pas  de 
mal.  Vous  pourriez  y  faire  venir  Mme  Talleyrand  avec  quatre  ou 
cinq  femmes.  Si  le  prince  des  Asturies  s'attachait  à  quelque  jolie 
femme,  et  qu'on  en  fût  sûr,  cela  n'aurait  aucun  inconvénient 
puisqu'on  aurait  un  moyen  de  plus  de  le  surveiller.  J'ai  le  plus 
grand  intérêt  à  ce  que  le  prince  des  Asturies  ne  fasse  aucune  fausse 
démarche;  je  désire  donc  qu'il  soit  amusé  et  occupé.  La  farouche 
politique  voudrait  qu'on  le  mît  à  Bitche,  ou  dans  quelque  château 
fort;  mais,  comme  il  s'est  jeté  dans  mes  bras,  qu'il  m'a  promis 
qu'il  ne  ferait  rien  sans  mon  ordre,  que  tout  va  en  Espagne  comme 
je  le  désire,  j'ai  pris  le  parti  de  l'envoyer  dans  une  campagne,  en 
l'environnant  de  plaisirs  et  de  surveillance.  Que  ceci  dure  le  mois 
de  mai  et  une  partie  de  juin,  alors  les  affaires  d'Espagne  auront 
pris  une  tournure,  et  je  verrai  le  parti  que  je  prendrai. 

Quant  à  vous,  votre  mission  est  assez  honorable  :  recevoir 
trois  illustres  personnages  pour  les  amuser  est  tout  à  fait  dans  le 
caractère  de  la  nation  et  dans  celui  de  votre  rang.  Huit  ou  dix 
jours  que  vous  passerez  là  avec  eux  vous  mettront  au  fait  de  ce 
qu'ils  pensent  et  m'aideront  à  décider  ce  que  je  dois  faire. 

Les  brigades  de  gendarmerie  seront  renforcées,  de  manière 
qu'il  y  ait  40  gendarmes,  pour  être  certain  qu'on  ne  l'enlève  pas, 
et  mettre  obstacle  à  sa  fuite.  Vous  causerez  avec  Fouché,  qui 
enverra  des  agents  dans  les  environs  et  parmi  ses  domestiques.  Car 
ce  serait  un  grand  malheur  que,  de  manière  ou  d'autre,  le  prince 
fit  quelque  fausse  démarche.  Il  faudrait  une  garde  au  château. 
J'ai  pensé  que  la  compagnie  départementale  pourrait  fournir  un 
poste. 

Par  le  traité  que  j'ai  fait  avec  le  roi  Cbarles,  je  me  suis  engagé 
à  donner  à  ces  princes  400,000  francs  par  an.  Ils  ont  plus  que  cela 
de  leurs  commanderies  ;  ils  auront  donc  à  eux  trois,  3  millions. 


LE   DEUX    MAI  213 

Si  vous  pensez,  pour  leur  faire  honneur,  et  pour  toutes  sortes 
de  raisons,  avoir  besoin  d'une  compagnie  de  grenadiers  ou  de 
chasseurs  de  ma  garde,  vous  en  causerez  avec  le  général  Walther, 
et  vous  le  ferez  partir  en  poste. 

Napoléon. 

Que  Talleyrand  ait  senti  l'opprobre  d'une  pareille  mission, 
la  finesse  de  son  esprit  ne  permet  pas  d'en  douter,  et  le  rôle 
assigné  avec  tant  de  dédain  à  sa  femme  ne  lui  échappait  pas 
davantage.  Mais  il  ne  dit  mot,  ainsi  que  l'avait  prévu  l'Empe- 
reur. Son  adresse  ironique  affecta  la  plus  entière  satisfac- 
tion : 

Presque  aussitôt  après  la  lettre  de  Votre  Majesté,  les  ordres 
qu'Ellc  m'a  fait  adresser  par  M.  le  grand  maréchal  me  sont 
parvenus  et  la  lettre  du  9  mai,  par  laquelle  Votre  Majesté  les  con- 
firme en  les  modifiant.  Je  répondrai  par  tous  mes  soins  à  la  con- 
fiance dont  elle  m'honore.  Mme  de  Talleyrand  est  partie  dès  hier 
au  soir  pour  donner  les  premiers  ordres  à  Valençay.  Le  château 
est  abondamment  pourvu  de  cuisiniers,  de  vaisselle,  de  linge  de 
toute  espèce.  Les  princes  y  auront  tous  les  plaisirs  que  peut  per- 
mettre la  saison  qui  est  ingrate.  Je  leur  donnerai  la  messe  tous  les 
jours,  un  parc  pour  se  promener,  une  forêt  très  bien  percée,  mais 
où  il  y  a  très  peu  de  gibier,  des  chevaux,  des  repas  multipliés  et 
de  la  musique.  H  n'y  a  point  de  théâtre,  et  d'ailleurs  il  serait 
plus  que  difficile  de  trouver  des  acteurs.  Il  y  aura  d'ailleurs  assez 
de  jeunesse  pour  que  les  princes  puissent  danser  si  cela  les  amuse. 

Je  préviens  l'inspecteur  de  la  gendarmerie  de  tenir  au  complet  sa 
brigade  de  Valençay,  l'invitant  à  avoir  quelques  postes  aux  environs 
et  à  donner  aux  gendarmes  l'ordre  de  veiller  attentivement,  sans 
en  avoir  trop  l'air  (1). 


III 


En  pénétrant  peu  à  peu  dans  chaque  province  espagnole, 
le  bruit  des  événements  du  2  mai  est  grossi  par  un  perpétuel 

(1)  13  mai  1808.  AF  IV,  1680.  Voir  :  Appendices,  XI. 


214  L'ESPAGNE   ET    NAPOJ-ÉON 

écho  :  sous  le  soleil  du  Midi  la  poudre  est  sèche,  rétincelle 
tombe  et  l'incendie  flamboie.  Les  paysans  sabrés  à  Madrid 
répandent  l'alarme  dans  les  environs,  le  patriotisme  répond 
à  leur  cri  de  détresse.  Et  l'expression  du  soulèvement 
héroïque,  généreux,  fou,  irréfléchi,  superbe,  se  trouve  tout 
entier  chez  l'alcade  de  Mostolès,  qui,  à  quelques  lieues  de 
l'armée  française,  rassemble  les  laboureurs  de  sa  bourgade, 
proteste  de  sa  fidélité  à  leurs  princes  et,  comme  la  consé- 
quence la  plus  simple  du  monde,  au  tout-puissant  maître  de 
l'Europe,  il  déclare  la  guerre,  lui,  cet  alcade! 

Que  faisait  Murât?  Il  agissait  par  soubresauts,  à  son  habi- 
tude :  le  soir  du  2  mai  sa  proclamation  décrétant  la  loi  mar- 
tiale portait  la  terreur  dans  toutes  les  maisons  ;  le  lendemain 
il  faisait  appel  à  la  concorde;  le  6,  il  atténuait  ses  rigueurs  et, 
chose  plus  facile  à  demander  qu'à  ol)tenir,  «  tirait  un  voile 
sur  le  passé  »  .  Son  premier  soin  avait  été  de  parfaire  les 
ordres  de  l'Empereur,  en  envoyant  en  France  les  derniers 
membres  de  la  famille  royale.  Le  4  mai,  il  faisait  partir  la 
reine  d'Étrurie  en  telle  hâte  qu'elle  laissait  son  fils  alité  der- 
rière elle;  sa  course  fut  sans  repos  jusqu'à  Somo  Sierra;  le 
soir,  son  frère  Francisco  la  rejoignait,  escorté,  surveillé  parle 
prince  de  Monaco,  aide  de  camp  du  duc  de  Berg.  Au  milieu  de 
la  nuit  on  réveilla  don  Antonio  pour  l'avertir  qu'il  fallait  aussi 
se  mettre  en  route.  Sa  stupidité  et  son  apathie  lui  adoucirent 
le  choc;  il  retrouva  ses  sens  pour  demander  de  l'argent  :  on 
lui  compta  25,000  pesetas  dans  sa  bourse  de  voyage,  et  il 
griffonna  pour  la  Junte  une  lettre  d'adieu,  le  seul  monument 
littéraire  de  sa  vie  politique  et  la  marque  ridicule  des  lacunes 
de  son  cœur,  de  son  patriotisme  et  de  son  esprit  : 

Seigneur  Gil 

Je  porte  à  la  connaissance  de  la  Junte  et  pour  sa  gouverne  que 
je  suis   parti  pour  Bayonne  par  ordre  du  Roi,  et  j'engage  ladite 


LE   DEUX    MAI  215 

Junte  à  continuer  le  même  système  toutcomme  si  j'étais  au  milieu 
d'elle.  Portez-vous  bien.  Adieu,  Messieurs,  jusqu'à  la  vallée  de 
Josapliat 

Antonio  Pasgual. 

Le  terrain  ainsi  débarrasçé  de  tout  représentant  des  Bour- 
bons, Murât  put  facilement  déclarer  à  la  Junte  qu'il  devenait 
son  président.  Déjà  il  était  lieutenant  du  royaume  par  la  grâce 
de  Charles  IV,  lui  octroyer  pour  la  forme  ce  qu'il  poôsédait 
si  pleinement  dans  le  fond  était  sage;  toutefois  le  comman- 
dement des  troupes  espagnoles  parut  un  sacrifice  exorbitant 
à  l'honneur  national,  et  dans  la  séance  de  nuit  tenue  au 
palais,  le  général  O'Farrill  s'éleva  contre  cette  dernière  abdi- 
cation; Gabalîero  en  conseilla  la  concession  prudente,  et  son 
avis  l'emporta.  Murât  était  le  maître  officiel  de  l'Espagne;  ses 
espérances  prenaient  un  corps.  Charles  IV  et  les  pouvoirs 
publics  lui  confiaient  :  l'un,  le  sceptre;  les  autres,  le  glaive. 
La  couronne,  bien  certainement,  compléterait  la  parure  des 
attributs  royaux.  Ainsi  songeait-il  sous  les  lambris  dorés  du 
Palacio  Real  où.  il  couchait  pour  la  première  fois  avec  une  joie 
d'enfant.  Il  venait  d'écrire  à  l'Empereur  :  «C'est  une  démarche 
politique  qui  ne  laissera  plus  d'espoir  à  personne  sur  le  retour 
des  Bourbons,  c'est  une  prise  d  e  possession  pour  un  prince 
de  votre  dynastie.  »  Sa  pensée  secrète  perce  dans  ces  lignes 
de  triomphe  :  le  «  prince  de  la  dynastie  » ,  il  sait  bien  quel  il 
est. 

On   m'élit  roi,   mon   peuple   m'aime, 

Les  diadèmes  vont  sur  ma   tête  pleuvant. 

Dormez,  Monseigneur,  dormez  longtemps  cette  nuit  royale 
l'aurore  emportera  vos  songes  et  le  jour  vous  réveillera  de 
votre  beau  rêve. 

Napoléon  »  brûlait  »  facilement  les  hommes  sacrifiés  à 
son  service.  A  supposer  que  sa  pensée  eût  mis  Murât  sur  la 
liste  des  «  prétendants  »,  sa  volonté  l'en  efface,  et  comme  le 


216  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

canon  de  la  Bastille  avait  tué  le  mari  de  la  Grande  Mademoi 
selle,  les  fusillades  du  Prado  firent  voler  en   éclats  la  cou- 
ronne du  grand-duc  de  Berg.  Le  5  au  matin,  l'estafette  de 
France  apportait  une  lettre   de  l'Empereur  :    «  Je  destine 
le  roi  de  Naples  à    régner  à  Madrid  !  « 

S'il  fallait  une  compensation,  Napoléon,  d'ailleurs,  l'offrait 
splendide  :  Naples,  la  Sicile,  tout  le  sud  de  l'Italie,  six  mil- 
lions de  sujets.  Murât  ne  voulut  rien  voir  de  tout  cela.  Et  par 
une  ironie  du  sort,  par  une  revanche  de  la  Providence,  la 
lettre  qui  lui  portait  ce  coup  funeste  était  datée  du  2  mai. 
Ainsi,  au  jour  où  il  écrasait  la  résistance,  où  il  risquait  plus 
que  sa  personne,  sa  popularité,  à  l'heure  même  où  il  se  met- 
tait énergiquement  en  possession  de  sa  capitale,  le  maître 
disposait  de  sa  propre  conquête  pour  en  faire  le  cadeau  à  qui 
n'avait  même  pas  d'enjeu  à  la  partie. 

Malgré  tout,  il  était  fin,  la  défense  de  ses  intérêts  lui  don- 
nait même  de  la  ruse,  il  fit  honne  contenance,  n'estimant 
pas  tout  perdu.  Maître  réel  de  la  Junte  par  sa  présidence  et 
par  son  armée,  il  la  ferait  parler  pour  lui.  Vis-à-vis  de 
Napoléon,  il  garderait  le  silence  sur  Naples,  en  même  temps 
qu'il  lui  démontrerait  pour  Madrid  le  danger  d'une  autre 
candidature  que  la  sienne.  Il  va  donc  accuser  réception  de  la 
lettre  impériale,  mais  avec  quelle  adresse! 

a  Ainsi  voilà  Votre  Majesté  absolument  souveraine  de 
l'Espagne,  puisque  votre  Lieutenant  en  a  l'autorité...  Cette 
mesure  équivaut  certainement  à  une  prise  de  possession  pour 
le  prince  que  Votre  Majesté  voudra  nommer.  »  Et,  en  inci- 
dente, cette  phrase  à  double  tranchant  ;  «  Je  vais  travailler 
d'avance  à  concilier  les  cœurs  au  nouveau  roi...,  »  dont,  au 
bout  de  sa  plume,  le  nom  reste  en  blanc.  Alors,  fort  d'une 
position  d'attente,  se  donnant  le  rôle  de  l'homme  nécessaire, 
il  se  retourne  vers  les  Espagnols  et  fait  désigner  une  com- 
mission qui   statuera  sur  les   abdications  de   Charles  et  de 


LE    DEUX    MAI  217 

Ferdinand.  Excellent  moyen  pour  gagner  du  temps;  le 
patriotisme  saura  bien  trouver  des  procédures  pour  chicaner 
les  textes  et  des  subtilités  pour  éluder  les  conventions. 

Pendant  cinq  jours  (du  9  au  13  mai)  au  palais,  où  il  fait 
«  régner  l'étiquette  des  Tuileries  »  ,  il  organise  des  récep- 
tions; toutes  les  autorités  militaires,  civiles,  ecclésiastiques, 
lui  sont  présentées  par  le  grand  maître  de  la  Cour,  comme 
au  temps  des  Bourbons.  Le  corps  diplomatique  vient  à  son 
tour;  le  Lieutenant  impérial  accepte  ses  hommages.  Cet 
encens  l'enivre,  être  logé  au  château  l'enchante,  jouer  au 
souverain  le  ravit;  il  trouve  que  le  service  est  fait,  par  les 
domestiques  de  la  Cour,  k  avec  une  grâce  »  tout  .à  fait  déli- 
cieuse, et  il  l'écrit  à  Napoléon. 

Il  faut  cependant  aborder  la  question  épineuse;  il  redouble 
de  satisfaction  affectée,  de  réticences,  de  faux  empressement  : 
a  Je  craindrais  d'avoir  un  peu  reculé  mon  affaire  en  cherchant 
à  vous  faire  demander  le  roi  Joseph  pour  régner  en  Espagne 
siXoi  présidence  qui  m'a  été  donnée  n'était  pas  plus  que  suffi- 
sante... Je  leur  ai  fait  entendre  que,  sous  aucun  rapport, 
je  ne  pouvais  être  venu  dans  ce  pays-ci  pour  moi...  v  Mais  il 
doit  la  vérité  à  l'Empereur  :  O'Farrill,  Caballero,  tous  les 
Espagnols,  «  qui  avaient  cru  jusque-là  travailler  devant  leur 
roi  futur,  deviennent  froids  et  indifférents  x   (1). 

On  ne  paye  pas  Napoléon  en  une  pareille  monnaie;  il 
entend  recevoir  du  Conseil  de  Castille  une  demande  pour 
accorder  son  frère;  il  l'attend  a  avec  impatience  "  ;  et,  le 
14  mai,  il  fait  remarquer  à  Murât  que  voici  plusieurs  fois 
qu'il  répète  la  chose. 

Reculer  devenait  dangereux.  Brusquement,  le  ton  change  : 
«  D'après  l'autorisation  (!)  que  Votre  Majesté  m'en  avait 
donnée,  j'ai    cru  devoir  insinuer  (!!)  que  c'était  le  roi  de 

(1)  7  mai  1808. 


218  L ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Naples  qui  devait  être  roi,  et  cette  nouvelle  a  été  reçue  de 
tout  le  monde  avec  transport.  »  A  la  vérité,  le  Conseil  de 
Castille  n'y  mettait  pas  cette  exubérance.  Il  avait  accepté, 
déjà  avec  beaucoup  de  peine,  la  protestation  de  Charles  IV 
et  la  renonciation  de  Ferdinand,  mais  substituer  de  toutes 
pièces  une  dynastie  étrangère  à  la  dynastie  nationale,  quel 
Espagnol  s'y  résoudrait,  plus  encore,  qui  oserait  bien  le  sol- 
liciter? Partagés  entre  leur  fidélité  et  leurs  alarmes,  les 
conseillers  s'efforçaient  de  gagner  du  temps,  sentant  le  poids 
de  la  responsabilité  de  leur  compagnie,  le  premier  des  tribu- 
naux de  la  nation,  le  dernier  des  corps  de  l'État  possédant 
une  autorité  légitime. 

La  situation  ne  prêtait  que  trop  à  l'équivoque  :  tout  parais- 
sait sujet  à  suspicion,  à  doute;  Charles  IV  avait-il  été  sincère? 
Ferdinand  avait-il  été  libre?  Quelles  conventions  avaient-ils 
stipulées  avec  Napoléon?  Tous  les  Infants  avaient-ils  renoncé 
au  trône?  Le  roi  Charles  était-il  souverain  véritable  le  jour 
où  il  nommait  Murât  lieutenant  du  royaume?  Les  ordres 
donnés  par  Ferdinand  VII  à  l'heure  de  son  départ  valaient-ils 
encore?  Qui  croire  de  tous  ces  messagers  qui  arrivaient  de 
Bayonne  :  don  Justo  Ibar  Navarro,  conseillant  le  bon  accord 
avec  les  Français,  au  nom  du  prince  tombé  en  leur  puissance? 
Ou  Ferez  de  Castro,  chef  de  la  secrétairerie  d'Etat,  qui, 
parti  pour  chercher  des  instructions,  revenait  avec  l'ordre 
secret,  mais  précis,  de  convoquer  n'importe  où,  n'importe 
comment,  des  Cortès'l  Ces  instructions,  datées  du  5  mai, 
la  veille  du  jour  où  Ferdinand  avait,  dit- on,  lui-même 
abdiqué,  étaient-elles  authentiques?  Etaient-elles  surtout 
exécutables? 

Après  une  délibération  de  deux  jours,  Murât  arracha  la 
promesse  d'une  demande  directe,  mais  en  termes  bien  am- 
bigus. «  Dans  la  supposition  qu'il  existe  un  traité  rendant 
l'Empereur  des  Français  maître  de  disposer  du   trône  d'Es- 


LE    DEUX    MAI  219 

pagne  en  faveur  d'un  des  princes  de  la  famille  impériale..., 
sans  entendre  par  là  approuver  ni  improuver  le  droit  des 
Infants...  »  La  rédaction  même  de  celte  lettre  fut  reculée, 
les  termes  modifiés,  les  signatures  refusées.  Napoléon  se 
passa  de  la  demande  du  Conseil  de  Castille,  affectant  de  se 
contenter  de  la  démarche  de  la  Junte  et  d'une  députation  de 
la  ville  de  Madrid.  Ainsi  devait  se  terminer  cette  résistance 
de  procédure,  ce  combat  bureaucratique,  cancilleresco^  selon 
le  mot  pittoresque  et  juste  d'un  historien  espagnol. 

Pour  atteindre  le  résultat,  Napoléon  ne  s'obstinait  pas  sur 
la  forme;  mais  on  sait  qu'il  était  l'homme  de  la  précision  : 
on  le  retrouve  ici  tout  entier.  Sa  correspondance  est  inces- 
sante; les  courriers  partent  chaque  jour,  presque  d'heure  en 
heure.  Dans  la  seule  journée  du  11  mai,  —  où  il  est  vrai 
qu'il  expédia  dix-huit  missives  importantes,  —  il  envoie 
quatre  lettres  à  Murât,  pour  sa  part.  Cette  activité  n'est  pas 
de  la  fébrilité.  «  Vous  le  savez,  je  ne  me  presse  en  rien.  Dans 
les  affaires  de  celte  nature,  c'est  le  grand  art  de  savoir 
attendre.  »  Il  attendait  donc  la  Fortune,  mais  pas  en  dor- 
m<anl.  De  sa  u  conquête  » ,  il  voulait  se  servir  sans  retard, 
et  prétendait  bien  en  tirer  pied  ou  aile.  Comptant  peu  sur 
l'armée  espagnole,  il  faisait  fond  sur  les  débris  de  la  ma- 
rine; il  estimait  qu'elle  pouvait  encore  lui  fournir  vingt-huit 
vaisseaux,  «  peu  de  chose  » ,  mais  utiles  néanmoins  à  la 
«  cause  commune  h  ;  et  il  destinait  ses  escadres  à  une  diver- 
sion en  Amérique  pour  conserver  les  colonies.  Il  voulait  tout 
connaître,  embarrassant  fort  l'ignorance  de  Murât  et  l'indo- 
lence des  bureaux  de  Madrid.  Défiance  patriotique,  noncha- 
lance traditionnelle,  les  ministres  espagnols  opposaient  au 
Grand-Duc  une  inertie  malveillante  qui  impatientait  l'Empe- 
reur. Quand  il  s'était  agi  d'avoir  les  contrôles  de  la  flotte, 
n'avait-on  pas  remis  gravement  à  Murât  V Almanach  de  l'année! 
C'était  là    es  documents  officiels  demandés. 


220  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

Napoléon  prenait  ce  qu'on  ne  lui  donnait  pas  :  les  infor- 
mations comme  les  provinces;  il  envoya  des  gens  d'expé- 
rience pour  débrouiller  le  chaos  des  archives.  Le  général 
Belliard  au  ministère  de  la  guerre,  l'auditeur  Fréville  dans 
les  chancelleries  devaient  vérifier  les  ressources  et  en  dresser 
l'état.  La  Forest  fut  chargé  d'étudier  les  moyens  financiers 
et  de  recueillir  les  diamants  de  la  couronne,  d'en  vendre 
pour  quatre  millions,  d'en  verser  le  produit  dans  le  Trésor 
vide  de  Madrid,  et  de  racheter  pour  la  France  ce  qui 
avait  été  volé  à  Pans,  au  commencement  de  la  Révolu- 
tion. 

Napoléon  n'ignorait  pas  comment  le  ministère  Girondin, 
dans  la  semaine  qui  suivit  les  massacres  de  Septeiubre,  avait 
dévalisé  le  garde-meubles  de  la  place  Louis  XV  (1),  et  qu'à 
la  suite  du  pillage  certaines  pièces  du  trésor  étaient  passées 
en  Espagne,  comme  le  Sancy  (2);  et  il  spécifiait  qu'on  le 
lui  renvoyât. 

Il  avait  d'abord  émis  la  prétention,  revendiqué  le  «  droit  » , 
peut-être  un  peu  contestable,  de  i-eprendre  ces  diamants  à  cause 
de  leur  origine  (3);  il  eut  l'idée  plus  heureuse  d'y  mettre  un 
(I  prix  équitable  »  et  dans  une  forme  très  digne,  «  n'achetant 
pas  des  diamants  pour  avoir  des  diamants  » ,  déclara  renon- 


(1)  Dans  les  nuits  du  11  et  du  13  septembre  1792,  Danton  aurait  envoyé 
Sergent  et  Panis  enlever  les  trésors  de  la  couronne,  où  ils  laissèrent 
500,000  francs  sur  30  millions.  —  D'Allonville,  Mémoiies,  t.  IfLl,  p.  95; 
—  IMAGÉS,    Valviy,  p.  36.  —  Mémorial  de  Sainte-Hélène. 

(2)  Cette  pierre  célèbre  en  forme  de  poire  presque  ronde,  portée  en  pen- 
deloque, avait  été  achetée  à  des  marchands  juifs  par  Nicolas  de  Sancy 
en  1593,  il  la  vendit  au  roi  Jacques  d'Angleterre,  elle  passa  au  duc 
d'Épernon,  à  Mazarin  qui  la  légua  à  Louis  XIV.  On  la  retrouve  en  182ùi 
dans  la  famille  de  Godoy,  le  comte  Demidoff  l'acquiert,  et,  en  1860  la  cède  à 
un  Rajah  des  Indes,  où  elle  retrouve  sans  doute  son  pays  d'origine.  — B.\pst, 
Histoire  des  joyaux  de  la  couronne  de  France. 

(3)  Lettre  du  28  mai,  Correspondance,  t.  XVIL 


LE   DEUX   MAI  221 

cer  à  toute  acquisition  qui  ne  porterait  pas  sur  les  anciens 
joyaux  de  la  couronne  de  France  (1). 

En  présence  du  marquis  de  Mos,  grand  maître  de  la  mai- 
son de  Charles  IV,  lia  Forest  se  fit  donc  représenter  les  inven- 
taires, ouvrir  les  armoires.  La  déception  fut  profonde.  On 
trouva  une  grosse  perle,  la  «  fameuse  pérégrina  »  ;  un  bril- 
lant plein  de  feux  à  la  lumière,  mais  de  couleur  d'acier;  un 
collier  de  238  perles  «  entre  le  moyen  et  le  parfait  »  ;  des 
diamants  roses  sans  teinte,  des  diamants  bleus  assez  plats; 
des  parures  mesquines,  à  la  monture  démodée  (2).  Les 
experts  n'estimaient  pas  ces  richesses  à  plus  de  quatre  mil- 
lions (3).  Et  cependant  les  Boui'bons  d'Espagne  passaient 
pour  posséder  des  merveilles.  L'aveu  des  employés  fit  savoir 
que  Charles  IV  avait  une  cassette  qui  le  suivait  partout;  la 
Reine  en  avait  cinq;  le  prince  de  la  Paix  possédait  aussi  une 
très  riche  collection,  dès  longtemps  mise  en  lieu  sûr.  Il  ne 
semble  pas  qu'on  ait  jamais  osé  poursuivre  l'investigation 
dans  les  bagages  de  Charles  IV  ni  de  Marie-Louise,  dont  la 
valeur  des  écrins  fut  reconnue  plus  tard  d'environ  six  mil- 
lions. On  estima  «  qu'entre  la  révolution  d'Aranjuez  et  le 
départ  pour  Bayonne  il  y  avait  à  éclaircir  quelques  particula- 
rités » ,  et  l'on  admit  «  la  possibilité  de  certaines  infidélités  » . 
Il  y  eut  certainement  des  gens  qui  s'avisèrent  de  soupçonner 
le  grand  duc  de  Berg  de  n'avoir  pas  résisté  à  la  tentation  :  il 
avait  accepté  de  Godoy  plusieurs  beaux  tableaux,  notamment 
f  Éducation  de  t Amour  du  Corrège  (4),  il  aurait  pu  recevoir 
des  présents  moins  volumineux  mais  plus  précieux.  Murât  s'en 
défendit  toujours  avec  chaleur;  et  aux  jours  les  plus  tragi- 

(i)  Champagny  à  La  Forest,  17  juin  1S08,  vol.  675,  fol.  110. 

(2)  Lettre  conlidenliclle  de  La  Forest  à  Champagny,  13  juin  1808,  vol.  6V5, 
io\.  83,  85. 

(3)  L'état  porte  10,6V0,779  réaux,  toI.  687.  fol.  90. 

(4)  «  Note  sur  les  objets  de  pri.x  qui  étaient  accumulés  chez  M.  le  prince 
de  la  Paix  »  .  Madrid,  5  janvier  1812,  vol.  688,  fol.  14  et  15. 


222  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

ques  de  son  existence,  détrôné,  exilé,  poursuivi,  quand  sa 
vie  même  est  en  jeu,  il  gardera  encore  la  préoccupation  spé- 
ciale de  se  disculper  sur  ce  point,  rappelant  qu'il  n'avait 
même  pas  eu  la  possibilité  d'acheter,  à  deniers  comptants, 
un  collier  de  quelque  valeur  pour  la  princesse  Caroline. 

En  1808,  l'affaire  fut  oubliée  au  milieu  de  la  confusion 
du  mois  de  juillet,  quand  il  fallut  en  hâte  s'enfuir  de  Madrid. 
Trois  ans  après  l'Empereur  ordonna  des  recherches  en 
France,  à  Naples,  en  Espagne,  on  questionna  les  bijoutiers, 
les  domestiques,  les  concierges  du  Palais.  L'interrogatoire 
de  tous  ces  subalternes  n'amena  pas  d'éclaircissements,  et 
comme  l'avait  dit  La  Forest,  avec  une  douce  ironie  :  «  Il 
ne  resta  de  diamants  au  roi  Joseph  que  ceux  qu'il  avait 
apportés.  » 

Mieux  que  de  l'éclat  de  ces  pierreries  Napoléon  voulait 
entourer  le  trône  de  son  frère  d'une  auréole  morale.  Il  le 
présenterait  à  l'Espagne  dans  le  prestige  d'un  réformateur, 
offrant,  en  don  de  joyeux  avènement,  à  ce  pays  penchant 
vers  la  ruine,  une  organisation  politique  achevée. 

Suivant  l'utopie  des  hommes  de  89,  qui  prennent  le  citoyen 
idéal  et  lui  jettent  sur  les  épaules  un  vêtement  conventionnel, 
sans  tenir  compte  de  sa  taille,  de  sa  force  ou  de  ses  infir- 
mités, il  préparait  pour  l'Espagnol  une  Constitution  calquée 
sur  celle  du  Français.  Il  convoquait  à  Bayonne  une  assem- 
blée de  notables  pour  remparer  la  dynastie  nouvelle  d'une 
apparence  d'acquiescement  national.  Ces  vastes  conceptions 
ne  lui  laissaient  pas  oublier  les  détails;  il  ne  serait  pas  lui- 
même  s'il  ne  passait  pas  du  colossal  au  minutieux;  nous  le 
retrouvons  bien  tout  entier  dans  sa  lettre  du  19  mai  : 
entre  deux  paragraphes  sur  le  Conseil  de  Castille  et  l'in- 
troduction du  Code  civil,  il  recommande  d'aérer  les  tentes 
du   camp   français   à   Madrid,    en   tendant   les   toiles   d'uae 


LE    DEUX    MAI  223 

manière  horizontale  et  en  faisant  fréquemment  arroser  le  sol 

par  des  hommes  de  corvée! 

Il  n'était  peut-être  pas  inutile  de  descendre  avec  Mural  dans 
les  infiniment  petits;  ses  maladresses  étaient  fréquentes; 
presque  toutes  ses  demandes  portaient  à  côté.  Que  voyons- 
nous  dans  ses  lettres?  Le  souci  des  bagatelles  et  des  hochets  : 
la  nomination  de  Fréville  comme  maître  des  requêtes,  afin 
«  qu'il  ait  un  habit  »  ;  le  grand  aigle  pour  BeUiard;  des  croix 
de  Charles  III  pour  son  état-major;  la  Légion  d'honneur 
pour  des  Espagnols;  le  ruban  rouge  à  son  neveu  le  prince 
de  Hohenzoilern  et  l'étoile  des  braves  à  Janvier,  son  secré- 
taire des  commandements,  car  a  rien  ne  serait  plus  agréable 
à  la  princesse  Caroline  » .  —  Puis  des  niaiseries  :  à  Napoléon 
qui  exige  des  rapports,  il  expédie  «un  grand  fatras  de  papier, 
persuadé  que  Sa  Majesté  fera  mieux  que  lui  le  travail  » .  11 
ne  fait  pas  parvenir  les  délibérations  du  Conseil  de  Castille 
«  pour  épargner  à  l'Empereur  la  peine  de  lire  des  expres- 
sions peu  dignes  »  .  —  Ensuite,  des  choses  graves  :  il  envoie 
à  Séville  les  Jeux  régiments  suisses,  ce  qui  donne  à  la  résis- 
tance un  noyau  militaire;  il  retire  le  prudent  édit  de  Phi- 
lippe V,  interdisant  le  port  des  armes  aux  Catalans,  et  voici 
une  province  frémissante  qui  use  et  abuse  de  la  permission 
pour  organiser  le  soulèvement;  il  licencie  les  gardes  du  corps, 
ce  qui  les  irrite,  et  il  les  renvoie  dans  leurs  foyers  avec  une 
solde,  ce  qui  propage  l'esprit  de  résistance  et  fournit  des 
chefs  aux  insurgés.  Absolument  berné  par  le  Conseil  de 
Castille,  il  attend  ses  moyens  dilatoires,  et  espère  toujours 
un  acte  d'adhésion  qui  ne  vient  pas.  Il  donne  de  sa  hauteur 
de  vues  et  de  sa  position  la  mesure  pitoyable  en  écrivant  : 
u  Tant  que  les  troupes  espagnoles  n'oseront  tirer  sur  le 
peuple,  on  ne  peut  répondre  de  rien!  » 

On  devine  le  ton  des  réponses  de  Napoléon  :  il  lui  reproche 
«une  confiance  d'enfant» .  Le  Grand-Duc  ne  sait  pas  trouver 


224  L  ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

d'argent  :  son  ministre  des  finances  «  est  un  sot  «  .  —  Pour- 
quoi des  gardes  du  corps  près  de  lui?  «  Ils  vous  assassineront; 
renvoyez-les  à  l'Escurial.  »  —  Pourquoi  mêler  des  bataillons 
espagnols  aux  régiments  suisses?  Ils  leur  donneront  un  mau- 
vais esprit.  —  Pourquoi  ne  pas  fortifier  le  Palais-Royal, 
l'Arsenal,  le  Retiro?  «  Vos  troupes  se  laisseront  égorger.  »  — 
A  ces  reproches,  Murât  prend  peur;  il  confesse  que  son  opti- 
misme vient  de  son  désir  d'envoyer  de  bonnes  nouvelles,  il 
est  tout  prêt  à  en  faire  parvenir  de  mauvaises,  si  cela  peut 
plaire  à  l'Empereur.  «  Si  j'ai  mis  tant  d'empressement  à 
annoncer  à  Votre  Majesté  que  la  tranquillité  n'avait  pas  été 
troublée  dans  les  différentes  provinces,  c'était  pour  calmer 
les  inquiétudes  que  j'avais  cru  apercevoir  chez  Votre  Majesté. 
Si  j'avais  pu  reconnaître  dans  vos  dépêches  des  intentions 
contraires,  rien  n'était  plus  facile  que  de  m'y  conformer.  » 

Au  fond,  il  est  plus  sincère  qu'il  ne  le  prétend;  son  esprit, 
d'accord  avec  son  courage,  le  porte  à  ne  rien  redouter;  une 
bonne  charge  de  dragons,  sabre  au  clair,  voilà  pour  tout 
pacifier  :  «  Les  coups  de  canon  du  2  mai  assureront  le 
pavillon  de  la  dynastie  nouvelle.  »  On  pense  rêver  quand  on 
lit  de  semblables  dépêches  et  la  confiance  de  ce  héros  naïf 
finit  par  désarmer.  L'Empereur  ayant  rem'.s  une  tâche  si 
délicate  aux  mains  d'un  soldat  maladroit,  voulait  chez  son 
représentant  diplomatique  un  rôle  plus  déluré.  Sur  son  ordre, 
Champagny  rappelait  à  La  Forest  qu'il  était  là-bas  pour  «  sou- 
tenir »  Murât,  non  pour  le  »  flagorner  »  ,  «  servir  de  contre- 
poids, non  coopérer  à  faire  des  sottises  «  .  Champagny,  à  l'aise 
vis-à-vis  d'un  subordonné,  lui  adressait  une  mercuriale  qui 
passait  par-dessus  sa  tête.  Nous  avons  le  texte  chiffré  de  cette 
dépêche,  révélatrice  sur  le  rôle  de  tous  ces  personnages. 

Il  était  grand  temps  d'aviser,  car  les  nuages  amoncelés  sur 
l'horizon  allaient  crever  en  tempête.  Après  avoir  sonné  la 
cloche  d'alarme,  Madrid  retrouvait  une  apparence  de  repos. 


LE   DEUX    MAI  225 

les  boutiques  se  rouvraient,  les  offices  reprenaient  dans  les 
églises;  mais,  calme  de  surface,  tranquillité  d'aspect,  il  suf- 
fisait d'un  cheval  pour  ameuter  toute  la  capitale  :  le  dimanche 
15  mai,  un  cavalier  est  jeté  à  bas  de  sa  monture  qui  s'em- 
porte; les  belles  promeneuses  du  Prado  poussent  des  cris,  la 
foule  s'enfuit,  porte  l'émoi,  les  fenêtres  se  ferment,  chacun 
se  barricade,  les  postes  prennent  les  armes,  on  bat  la  géné- 
rale. «  Incident  d'autant  plus  fâcheux  que  c'était  la  première 
fois,  depuis  les  événements  du  2  mai,  que  les  Madrilènes 
s'étaient  hasardés  de  paraître  dans  la  promenade  publique 
avec  autant  de  concours.  » 

Car  le  15  mai  —  ce  qu'ignorait  Murât  —  était  la  fête  du 
patron  de  Madrid,  la  romeria  de  San  Isi'dro,  où  toute  la 
population  se  porte  à  l'ermitage  du  saint  laboureur,  dans 
les  prairies  du  Manzanarès.  On  voit  comment  cette  réjouis- 
sance patriotique  et  religieuse  fut  troublée  par  la  circons- 
tance la  plus  puérile.  C'était  jouer  de  malheur. 

Chacun  souffrait  d'une  situation  aussi  tendue;  la  misère 
atteignait  tout  le  monde,  les  habitants  partaient,  les  vivres 
n'arrivaient  pas.  Si  les  caisses  du  Trésor  n'avaient  plus  que 
400,000  livres  dont  il  fallait  donner  la  moitié  au  payeur 
impérial  comme  remboursement  de  «  l'avance  »  faite  au 
prince  des  Asturies,  nos  officiers  aussi  étaient  réduits  à  la 
portion  congrue,  et  ceci  sans  figure,  car  l'état-major  de  la 
garde  vivait  de  pain  et  de  lard.  Tout  crédit  avait  disparu; 
l'heure  n'était  pas  à  acheter  des  bijoux;  les  diamants  de  la 
couronne  ne  trouvaient  pas  d'acquéreurs;  quelques  ban- 
quiers amenés  au  palais  promettaient  avec  plus  de  générosité 
que  d'empressement  une  avance  de  20  millions  à  6  ou 
7  pour  100.  Napoléon,  bien  que  son  principe  fût  qu'un  pays 
occupé,  allié  ou  ennemi,  devait  nourrir  son  monde,  craignait 
que  cette  pénurie  ne  dissuadât  pas  assez  son  beau-frère  de 
quelque    «   prélèvement  »    personnel;   il   se    souvenait   des 

15 


226  L'ESPAGNE  ET    NAPOLÉON 

cadeaux  reçus  et  des  présents  offerts  en  Italie  ;  prendre  une 
couronne,  oui;  des  meubles,  fi  donc!  «Je  vous  recommande 
de  pousser  la  délicatesse  jusqu'au  scrupule  :  il  ne  faut  rien 
distraire  de  ce  pays-là,  ni  chevaux,  ni  autre  chose;  enfin,  ne 
pas  avoir  l'air  d'être  venu  pour  le  gruger.  » 

Ce  sont  là  jeux  de  prince  : 
On  respecte  un  moulin,  on  vole  une  province. 

Murât  n'avait  plus  le  loisir  d'écouter  d'autre  voix  que  le 
bruit  sinistre  qui  lui  arrivait  des  quatre  coins  de  la  péninsule. 
Les  désertions  de  la  capitale  lui  ouvraient  lentement  les 
yeux;  il  avait  d'abord  mal  compris  ces  départs  furtifs;  il 
chercha  à  en  plaisanter  :  a  Le  quartier  des  gardes  du  corps 
est  rempli  de  femmes  éplorées;...  les  officiers  de  Votre 
Majesté  se  proposent  de  les  consoler.  »  Mais  il  fallut  bien  se 
rendre  à  l'évidence.  Dans  le  seul  mois  de  mai,  900  homnics 
avaient  disparu;  le  jour  même  où  Murât,  en  maugréant, 
envoyait  cette  nouvelle,  200  gardes  wallonnes  manquaient  en 
plus  à  l'appel  du  soir.  Le  lendemain,  le  régiment  des  dragons 
de  Lusitanie  désertait  en  entier,  allant  fournir  une  cavalerie 
aux  patriotes  insurgés;  il  ne  restait  plus  à  Madrid  que  les 
cadres.  A  Alcala,  les  sapeurs  du  génie  avaient  été  plus  per- 
suasifs :  ils  emmenaient  avec  eux  leurs  officiers,  la  caisse  et 
le  drapeau  du  régiment. 

C'était  trop  pour  la  santé  ébranlée  du  grand-duc  de  Berg  : 
le  trône  d'Espagne  perdu,  le  mécontentement  de  l'Empereur 
gagné,  la  pénurie  des  finances,  la  désertion  de  l'armée,  le 
soulèvement  du  peuple,  une  chaleur  torride,  une  tension 
d'esprit  constante  :  il  tomba  malade,  la  fièvre  se  déclara. 
L'arrivée  (29  mai)  du  général  Lebrun,  venu  de  Bayonne, 
porteur  d'un  projet  de  constitution  et  d'une  proclamation  im- 
périale, augmenta  sa  nervosité  et  son  trouble.  Il  se  conforma 
aux  prescriptions  minutieuses  détaillées  par  Napoléon  :  ne 


LE   DEUX    MAI  221 

montrer  le  projet  qu'à  cincj  membres  choisis  du  Conseil  de 
Caslille,  n'en  laisser  prendre  aucune  copie.  Mais  il  ne  put 
atteindre  celte  célérité  mathématique  que  lui  traçait  l'Em- 
pereur :  «  Vous ,  recevrez  le  statut  le  2G,  vous  le  faites 
examiner  le  27  ;  le  28  mai,  vous  me  1«  renvoyez.  »  Le  Conseil 
de  Castiile,  à  son  habitude,  se  déclara  incompétent;  Murât, 
à  son  habitude  aussi,  fit  des  menaces,  et  la  pièce  fut  enre- 
gistrée (31  mai)  Il  ne  pouvait  advenir  rien  de  bien  décisif 
d'un  acte  quasi  secret  sur  un  projet  embryonnaire.  La  pro- 
clamation, destinée  à  une  grande  publicité,  ne  donna  pas  de 
résultat  meilleur.  Mais,  en  vérité,  qu'attendre  d'un  morceau 
déclamatoire,  si  emphatique  qu'on  le  voudrait  attribuer  à  un 
scribe  et  qu'on  n'y  peut  reconnaître  le  style  concis,  sec  et 
nerveux  de  Napoléon? 

H  Espagnols,  après  une  longue  agonie,  votre  nation  pé- 
rissait. J'ai  vu  vos  maux,  je  vais  y  porter  remède.  Je  veux 
acquérir  des  titres  éternels  à  l'amour  et  à  la  reconnaissance 
de  votre  postérité.  Votre  monarchie  est  vieille,  ma  mission 
est  de  la  rajeunir...  Je  placerai  votre  glorieuse  couronne  sur 
la  tête  d'un  autre  moi-même...  Souvenez-vous  de  ce  qu'ont 
été  vos  pères,  voyez  ce  que  vous  êtes  devenus...  Soyez  pleins 
d'espérance  et  de  confiance  dans  les  circonstances  actuelles, 
carje  veux  que  vos  derniers  neveux  conservent  mon  souvenir 
et  disent  :  //  est  le  régénérateur  de  notre  patrie!  »  Pouvait-on 
être  plus  sonore  et  plus  maladroit?  L'Espagne  avait  répondu 
par  avance. 

Le  courrier  portant  les  premières  nouvelles  du  2  mai  pro- 
voqua dans  les  moindres  bourgades  un  mouvement  à  ce 
point  sincère,  que  les  circonstances  spontanées  en  sont 
identiques. 

Carthagène,  le  24  mai,  proclame  la  résistance,  à  l'annonce 
des  abdications.  Sa  voisine,  Murcie,  l'imite;  Valence,  en 
retard  d'une  journée,  regagne  le  temps  perdu  par  la  violence 


228  L'ESPAGNE   ET    NAPOLRON 

de  la  commotion.  Toute  cettf"  rive  verdoyante  que  baij^ne  le 
flot  d'azur  de  la  Méditerranée  est  en  feu.  Le  même  vent  de 
flammes  balaye,  au  nord,  les  froides  terrasses  de  la  Galice, 
le  sol  raboteux  des  Asturies.  Oviedo  résume  l'histoire  de  ces 
jours  sanglants  :  le  tocsin,  la  foule  palpitante,  les  moines 
qui  prêchent,  les  magistrats  débordés,  la  populace  et  les 
grands  d'Espagne  réunis  pêle-mêle  dans  une  junte  formée 
dans  la  rue,  la  guerre  à  la  France,  l'alliance  avec  l'Angle- 
terre, le  serment  d'Annibal.  Les  traîtres  sont  voués  à  la  mort, 
toute  parole  calme  est  une  trahison.  Chaque  ville  a  son  sou- 
lèvement, son  accès  de  folie,  son  assassinat.  La  cause  de  la 
fidélité  est  déshonorée  par  le  meurtre;  une  rage  imbécile 
anime  l'Espagnol  contre  l'Espagnol.  Les  meilleurs  :  Solano, 
Truxillo,  Filangieri,  del  Aguila,  Saavedra,  de  la  Torre,  sont 
frappés  à  Cadix,  à  Grenade,  à  la  Corogne,  à  Séville,  à 
Badajoz;  Ciudad  Rodrigo,  Jaën,  Malaga,  égorgent  leurs 
gouverneurs.  L'élan  de  la  révolte  a  été  donné  par  le  clergé  ; 
de  lui  encore  vient  l'effort  de  l'apaisement,  souvent  trop 
lard.  Séville  s'arroge  le  droit  d'être  le  centre  de  la  résistance 
et  dresse  l'étendard  national  contre  les  couleurs  étrangères 
qui  flottent  à  Madrid. 

Celui  qui  portait  notre  drapeau  ne  le  soutenait  plus  que 
d'une  main  débile;  la  santé  de  Murât  allait  de  mal  en  pis.  Il 
avait  dû  quitter  le  palais  et  chercher  dans  les  jardins  de  la 
Floride  le  calme  et  l'ombre.  Ce  ne  fut  pas  assez;  la  fièvre 
prenait  un  caractère  inquiétant;  il  voulut,  contre  une  cha- 
leur étouffante,  respirer  un  air  plus  léger;  on  le  porta  dans 
la  villa  du  duc  de  l'Infantado,  sur  les  hauteurs  de  Charaartin, 
retraite  entourée  de  bois,  où  les  vents  rafraîchis  de  la  sierra 
entretenaient  une  atmosphère  moins  embrasée.  Le  peuple 
crut  à  la  punition  divine  :  le  mitrailleur  du  dos  de  mayo  était 
frappé  par  le  Ciel;  d'aucuns  parlaient  d'empoisonnement, 
dautres  de  folie  :  le  malade  le  savait,  s'en  irritait  davantage. 


L3    DEUX   MAI  229 

Il  avait  eu  la  volonté  de  rentrer  à  Madrid  pour  faire  voir 
qu'il  n'avait  'nlle  envie  de  mourir;  un  accès  nouveau  le 
brisa.  A  la  vérité,  la  douleur  qui  le  rongeait  s'augmentait  de 
son  exaltation,  il  se  réveillait  d'une  prostration  effrayante 
pour  s'emporter  contre  les  événements.  Il  apprend  que 
Ségovie  est  en  révolte  :  «  Qu'on  brûle  Ségovie!  "  Les  troupes 
rencontrent  de  la  résistance  :  «  Qu'on  pende  les  mutins!»  Il 
y  a  émeute  à  Badajoz,  il  fait  écrire  à  Kellermann  de  «  tomber  » 
sur  les  babitanls  ;  il  est  ravi  «  qu'on  l'ait  mis  à  même  de  frapper 
un  grand  coup  » .  Ces  emportements  de  furieux  doivent  être 
imputés  à  la  fièvre. 

Napoléon  aussi  était  agité,  néanmoins  avec  plus  d'empire 
sur  lui-même;  il  prenait  assez  gaillardement  la  maladie  de 
son  beau-frère,  lui  conseillant  d'user  «  d'émétique  »  ;  et, 
sans  attendre  la  réponse  :  «J'espère  que  vous  êtes  débouta 
l'heure  qu'il  est;  jamais  les  circonstances  n'ont  rendu  cela 
si  nécessaire.  »  Murât  le  pensait  aussi,  mais  il  était  terrassé. 
De  loin,  de  haut,  l'Empereur  organisait  la  conquête  :  appe- 
lant le  contingent  polonais,  formant  des  régiments  provi- 
soires; il  veut  avoir  à  Bayonne,  sous  sa  main,  une  réserve  de 
4  à  5,000  hommes  de  vieilles  troupes;  il  fait  partir  en  poste 
deux  bataillons  de  la  garde  de  Paris,  en  ayant  soin  qu'ils 
exécutent  à  pied  la  première  étape  pour  ne  pas  donner  l'éveil 
aux  Parisiens.  Il  s'inquiète  de  l'opinion  de  l'Europe,  de  celle 
du  Tsar  en  particulier;  il  lui  écrit  afin  de  bien  accentuer 
«  qu'il  ne  garde  rien  pour  lui  »  et  que  bientôt,  tant  ces 
affaires  sont  peu  inquiétantes,  ils  auront  une  entrevue  sui- 
vant leur  ancienne  promesse  et  leur  mutuel  désir. 

Cependant,  il  multiplie  les  ordres  à  ses  ministres  de  la 
guerre  et  de  la  marine;  il  dispose,  pour  aller  rejoindre 
l'amiral  Rosilly  bloqué  à  Cadix,  le  corps  de  Dupont  en  éche- 
lons, la  pointe  en  Andalousie,  le  soutien  à  Tolède,  la  troi- 
sième ligne  en   réserve  à  l'Escurial.  Le   maréchal    Moncey 


2S0  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

surveille  Valence  et  sa  huerta;  Bessières  fera  la  police  des 
pays  Basques  aux  Asturies,  de  la  Navarre  à  la  vieille  Castille. 
Les  garnisons  de  Pampelune,  de  Burgos,  sont  renforcées; 
une  colonne  marche  sur  Saragosse  qui  est  en  armes.  Il 
débrouille  le  chaos  des  flottes  espagnoles  et  leur  trace  la 
voie  jusqu'en  Amérique;  ses  hateaux  légers  iront  porter 
l'heureuse  nouvelle  de  la  «rénovation  «  de  la  métropole; 
ses  navires,  réparés  au  Ferrol  et  à  Garthagène,  partiront 
affermir  la  fidélité  des  colonies.  Autre  avantage  :  les  marins 
espagnols  seront  éloignés  comme  les  fantassins  sont  disper- 
sés; le  corps  de  Solano  coupé  en  trois  tronçons  :  Séville,  le 
camp  de  Saint-Roch,  le  Portugal;  les  troupes  du  Midi 
envoyées  aux  présides  d'Afrique  et  aux  Baléares.  Il  comprend 
que  le  clergé  espagnol  détient  la  plus  grande  force  morale 
du  pays  et  il  veut  s'en  servir;  il  écrit  de  sa  main  à  l'arche- 
vêque de  Tolède,  il  sollicite  de  l'archevêque  de  Burgos  un 
mandement  pacifique;  il  recommande  au  maréchal  Bessières 
d'envoyer  en  avant  de  ses  troupes,  à  mi-chemin  de  Santander 
—  éclaireurs  d'un  nouveau  genre  —  deux  ou  trois  bons 
prêtres  pour  faire  connaître  aux  habitants  combien  est  gn'nd 
leur  aveuglement  d'avoir  des  intelligences  avec  les  Anglais, 
des  hérétiques! 

Il  fait  bien  de  tout  ordonner  lui-même,  il  ne  faut  pas 
compter  sur  Murât;  ses  forces  diminuent,  une  sombre  mé- 
lancolie l'étreint,  sa  fièvre  est  devenue  du  délire;  une  obses- 
sion l'oppresse  :  il  veut  partir!  D'une  écriture  tremblée, 
presque  illisible  il  envoie  à  l'Empereur  quelques  rares  billets, 
c'est  pour  solliciter  son  retour.  A  sa  correspondance  inter- 
rompue, nous  pouvons  suppléer  par  les  dépêches  de  La 
Forest;  elles  confirment  cet  état  fébrile,  a  Le  prince  se  croit 
en  danger;  il  déplore  son  malheur  de  mourir  loin  de  son 
auguste  épouse  et  des  princes,  ses  enfants.  Lui  parle-t-on, 
pour  le  distraire,  du  royaume  de  Naples,  il  déplore  la  fatalité 


LE   DEUX    MAI  231 

de  vivre  loin  de  S.  M.  l'Empereur.  Les  affaires  du  gouver- 
nement rimporlunent,  et  il  ne  veut  point  qu'on  l'en  entre- 
tienne; il  n'ouvre  l'oreille  qu'aux  rapports  militaires  (1).  »  — 
«  Aujoui'd'hui,  la  tête  appuyée  sur  les  deux  mains,  n'ayant 
plus  qu'une  idée  fixe,  ne  parlant  que  de  fuir  une  atmosphère 
qui  le  tue,  dégoûté  de  tout  aliment,  accusant  ceux  qui  le 
retiennent  de  vouloir  sa  mort.  On  est  réduit  à  le  tromper 
pour  cinq  ou  six  jours  encore;  on  lui  fait  voir  des  pré[)aralifs, 
on  l'entretiendra  des  mesures  prises  sur  la  route  pour  son 
escorte  et  ses  couchées  ;  il  est  convenu  avec  ses  médecins 
que  l'on  entrera  désormais  dans  son  sens  pour  ne  pas  irriter 
davantage  son  imagination  w  . 

Napoléon  envoya  Savary;  c'était  poursuivre  une  étrange 
erreur  :  Savary,  si  mêlé  à  l'enlèvement  de  leurs  princes, 
était  particulièrement  odieux  aux  Espagnols.  Ces  deux  choix 
successifs  :  Murât,  Savary,  dénotent  la  volonté  de  l'Empe- 
reur de  n'avoir  que  des  sous-ordres  obéissants.  Le  futur  duc 
de  Rovigo  fut  effrayé  de  l'état  du  nouveau  roi  de  Najjles  ; 
il  ne  cacha  pas  son  impression  alarmée  :  «  Il  n'a  pu  ni  me 
parler  ni  me  reconnaître;  il  était  presqvie  au  plus  mal.  J'y 
suis  retrourné  cette  après-midi;  il  était  dans  la  même  crise; 
il  n'y  a  pas  beaucoup  de  différence  de  l'état  de  mort  à  celui 
dans  lequel  il  se  trouve  (2).  «  Prenant  la  succession  du  lieu- 
tenant du  royaume,  Savary  en  accentua  l'omnipotence,  la 
morgue,  la  brutalité;  il  se  complut  avec  maladresse  dans  un 
poste  de  parvenu,  exigeant  des  honneurs  royaux.  La  pré- 
sence de  Murât  lui  était  importune,  il  hâta  bien  volontiers 
son  départ;  il  reçut  tous  ses  pouvoirs,  lui  envoya  La  Forest 
pour  assurer  les  préparatifs,  et  le  29  juin  le  grand  enfant 
malade  sortait  de  Chamartin,  reprenant  à  petites  journées 
la  route  de  France,  porté  en  litière  comme  un  moribond; 

(1)  La  Forest  à  Champagny,  8  juin  1808,  23  juin  1808. 

(2)  Savary   à  l'Empereur,  22  'uin  1808,   AF  IV,  iG06. 


232  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

une  escorte  de  dragons  conservait  à  peine  à  son  convoi 
d'hôpital  l'aspect  militaire  qui  convenait  à  un  soldat  comme 
lui. 

Il  atteignait  Bayonne  le  7  juillet.  Le  voyage  ne  lui  avait  pas 
été  nuisible,  son  dépit  seul  était  accru.  Il  descendit  sur  les 
bords  de  la  Nive,  à  la  propriété  de  la  Lauga  où  déjà  résidait 
la  «  reine  "  Caroline.  Pendant  les  trois  journées  de  son 
séjour,  son  impérial  beau-frère  le  vint  visiter;  leur  mauvaise 
humeur  parut  réciproque;  Murât  éprouvait  une  déception 
qu'il  ne  put  pas  dissimuler;  sa  femme,  intelligente,  adroite 
et  satisfaite,  sut  adoucir  ces  heurts  malencontreux  et  afin  de 
tout  prévoir  fit  partir  son  mari  pour  Barèges,  où  la  réflexion, 
plus  que  les  eaux,  sans  doute,  obtinrent  la  détente  de  son 
esprit.  Sa  mobilité  l'amena  promptement  à  se  complaire 
dans  les  hochets  de  sa  dignité  nouvelle.  Déjà,  il  était  moins 
s'-duitpar  les  splendeurs  de  la  succession  de  Charles-Quint, 
quand,  à  la  fin  d'août,  il  se  croisa  à  Lyon  avec  Miot  de' 
Melito,  voyageant  en  sens  inverse  :  de  Naples  à  Madrid.  Ils 
échangèrent  leurs  impressions  sur  les  pays  qu'ils  quittaient, 
sur  ceux  qu'ils  allaient  voir,  et  le  ministre  du  roi  Joseph  reçut 
du  roi  Joachim  des  confidences  pessimistes  au  sujet  de  ce 
royaume  d'Espagne  qui,  si  peu  de  jours  auparavant,  tout 
comme  le  vent  à  travers  la  montagne,  l'avait  rendu  fou 


CHAPITRE   II 

LA    JUNTE     DE     BAYONNE 
(Juin-Juillet  1808) 


L'E:npereur  veut  façonner  l'opinion  alarmée  de  l'Europe  :  rôle  de  Talleyrand 
auprès  du  corps  diplomatique  à  Paris  :  notice  historique  de  d'Hautcrive; 
rapport  de  Chainpafjny,  —  Stupeur  et  silence  en  France.  —  Délassements 
et  travaux  de  Napoléon.  —  Le  château  de  Marrac;  la  vie  de  cour;  le» 
réceptions;  les  excursions;  les  revues. 

Arrivée  des  députes  espagnols.  —  Arrivée  de  Joseph  Bonaparte.  —  La  Junte  ; 
ses  membres;  ses  séances  (15  juin-7  juillet)  ;  ses  travaux.  — La  Conslilu- 
tion.  —  Ses  origines  et  ses  conséquences.  —  La  «  Maison  «  et  le  ministère 
du  roi  Joseph.  —  Départ  général  :  Joseph  entre  en  Espagne;  Napoléon 
retourne  à  Paris. 


Entre  le  départ  des  princes  espagnols  (13  mai)  (I)  et 
l'arrivée  du  roi  Joseph  (8  juin),  Napoléon  peut  mûrir  ses 
projets.  Avant  tout,  il  voulait,  sur  des  événements  si  extraor- 
dinaires, imposer  la  «  note  »  au  concert  des  chancelleries. 
Toutes  les  Cours  avaient  l'oreille  au  guet.  Dès  le  29  avril, 
Metternich  donne  l'impression  d'alarme  générale  dans  cette 
lettre  à  M.  de  Stadion  où  il  développe  la  nécessité  d'une 
alliance  austro-russe  comme  une  position  défensive  en  face 
de  l'envahissement  de  l'Espagne  : 

Le  sceptre  de  Charles  IV  ne  lui  appartient  plus  depuis  nombre 
d'années;  faible  et  débile  usufruitier  de  l'héritage  de  ses  pères,  on 
l'appelle  maintenant,  lui  et  son  malheureux  successeur,  devant  un 

(1)  La  reine  d'Etrurie  rejoignit  ses  parents  à  Compiègne,  le  19  mai. 


234  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

tribunal  monstrueux  d'une  création  nouvelle.  Un  Roi  qui  n'ose 
abdiquer  en  faveur  de  son  successeur  légitime,  et  le  fils  qui  n'ose 
régner  qu'en  vertu  de  l'autorisation  d'un  ambassadeur  français, 
ne  régnent  plus...  L'Espagne  va  sans  doute  changer  de  maître; 
sa  chute  n'altère  pas  notre  position;  elle  n'ajoute  rien  à  la  puis- 
sance de  la  France...  La  chute  de  ce  trône  n'est  pas  une  surprise 
pour  moi.  Napoléon  ne  fait  que  soulever  davantage  le  voile  trans- 
parent qui  couvre  ses  intentions  générales... 

Le  fracas  de  la  chute  d'un  grand  trône  est  épouvantable,  il 
résonne  au  loin,  et  cependant  tous  les  principes  n'en  sont  pas 
plus  lésés  que  par  le  passage  d'une  escouade  qui  arrache  d'un  asile 
sacré  un  malheureux  Bourbon  pour  le  fusiller  à  Vincennes  (1). 

Ces  sentiments  d'inquiétude  un  peu  revéche,  quelqu'un 
se  charge  de  les  transmettre  à  l'Enapereur  avec  une  sim- 
plicité ironique;  c'est  Talleyrand,  du  fond  de  son  hôlel  de 
la  rue  Saint-Florentin.  Il  écrit  à  Napoléon  en  homme  de 
l'intimité,  il  se  fait  agréable  et  donne,  sous  ce  voile  de  la 
bonne  grâce,  un  conseil  retors  avec  un  coup  de  griffe.  Peu  à 
peu  il  se  trouve  pris  dans  ses  propres  filets,  et  mêlé  aux 
événements  dans  une  posture  qu'il  n'avait  pas  rêvée. 

Sans  paraître  trop  influencé  par  la  rumeur  des  salons,  il  la 
note,  l'exagère  et  la  communique  comme  une  approbation 
de  ses  propres  idées,  comme  une  force  latente  massée  der- 
rière lui.  Il  est  donc  possible  de  concilier  l'adulation  de  sa 
conespondance  avec  la  critique  de  sa  conversation,  critique 
dont  Mme  de  Rémusat  était  alors  le  témoin  quotidien  :  «  Il 
était  mécontent,  blâmait  hautement  tout  ce  qu'on  faisait  et 
ce  qu'on  allait  faire.  »  La  fine  mouche  qu'était  cette  femme, 
d'un  esprit  supérieur  au  caractère,  a  probablement  deviné  le 
secret  de  ces  réticences  dédaigneuses  :  «  Dans  cette  occa- 
sion, il  se  voyait  écarté,  et  pour  la  première  fois,  Bonaparte 
apprenait  à  se  passer  de  lui  (2)  »  . 

(1)  Mémoires,  t.  II,  p.  167. 

(2)  Madame  de  Ukmusat,  Mcmoiies,  t.  III. 


LA   JUNTE    DE    BAYONNE  235 

L'alarme  chez  le  comte  Tolstoï,  ambassadeur  de  Russie, 
se  confondait  avec  la  jalousie  et  se  manifestait  presque  publi- 
quement par  cette  boutade  à  la  table  d'un  banquier  parisien  : 

Depuis  quelque  temps  j'ai  expédié  quatre  courriers,  annonçant 
le  premier  l'annexion  de  la  Toscane,  le  second  l'invasion  du 
Portugal,  le  troisième  l'invasion  de  Rome,  le  quatrième  celle 
de  l'Espagne.  Qu'annoncera  le  cinquième?  Je  l'ignore. 

L'Empereur  fut  piqué  des  propos  de  l'ambassadeur  de 
son  allié;  et  tout  en  voilant  son  dépit  sous  la  fanfaronnade, 
il  ne  put  s'en  taire  dans  l'intimité  de  sa  correspondance  : 
«  J'ai  peine  à  croire  que  M.  Tolstoï  ait  tenu  le  langage 
qu'on  lui  prête  C'est  un  quolibet  parisien...  Je  puis  avoir 
des  démêlés  avec  Rome  et  avec  l'Espagne,  cela  ne  regarde 
pas  la  Russie  ;  c'est  pour  moi  les  frontières  de  la  Chine.  Je  suis 
bien  avec  tout  le  monde  et  en  mesure  d'être  mal  avec  qui  vou- 
dra... Toutefois  donnez  à  diner  quelquefois  à  M.  Tolstoï  (1)». 
M.  Tolstoï  acceptait,  mais  continuait  de  fréquenter  avec  une 
assiduité  peu  discrète  les  irréductibles  du  faubourg  Saint- 
Germain  et  en  particulier  le  salon  de  Mme  Récamier,  pous- 
sant, vis-à-vis  de  la  société  bonapartiste,  jusqu'à  l'hostilité  sa 
froideur  auprès  de  l'Empereur,  si  bien  qu'une  querelle  avec 
le  maréchal  Ney  avait  manqué  se  terminer  l'épée  à  la  main. 

L'espoir  d'une  pleine  liberté  d'action  aux  bouches  du 
Danube  pouvait  seul  arrêter  les  explications  délicates  qu'en 
d'autres  temps,  la  Russie  n'eût  pas  manqué  de  solliciter.  Le 
cabinet  de  Saint-Pétersbourg  n'était  pas  le  seul  qu'on  dût 
éblouir.  De  plus  en  plus,  la  présence  à  Paris  du  prince  de 
Bénévent  parut  opportune,  pour  dissimuler  le  danger  sous  la 
gaze  habile  de  ses  discours;  il  se  mit  en  campagne  et  obtint 
un  succès  dont  il  faisait  part  à  l'Empereur  en  ces  termes  : 

J'ai  vu  une  grande  partie  des  membres  du  corps  diplomatique 

(1)  Lettre  à  Talleyrand.  Bayonne,  25  avril  iS08. 


236  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

et  leur  ai  dit  ce  que  V.  M.  mavait  permis  de  leur  dire.  Les  évé- 
nements de  Bayonne  ont  excité  l'admiration.  11  n'y  a  à  cet  égard 
qu'un  sentiment.  Les  événements  de  Madrid  y  ont  mêlé  une 
sorte  d'impression  de  terreur  que  j'ai  pu  remarquer  chez  les  mi- 
nistres même  des  Cours  les  plus  amies  (1). 

Malgré  <  l'admiration  »  ,  une  apologie  historique  sembla 
nécessaire.  On  en  confia  l'exécution  pratique  à  la  plume 
alerte  de  M.  d'Hauterive  qui  s'évertua  à  trouver  des  précé- 
dents heureux  dans  les  abdications  de  Charles-Quint  et  de 
Philippe  V  (2).  Le  prince  de  Bénévent  se  donna  toutefois  le 
malin  plaisir  de  rectifier  «  les  dates  forcées  »  et  les  assertions 
par  trop  fantaisistes  que  la  partialité  de  Napoléon  avait  com- 
mandées, (i  On  ne  peut,  disait-il  doucement,  changer  la  nature 
des  faits  ni  la  chronologie  » .  —  Un  dernier  travail  tout 
d'actualité  fut  ajouté  à  cette  page  d'histoire  ancienne  :  un 
mémoire  envoyé  par  M.  de  Champagny  à  nos  représentants 
(Vienne,  Munich,  Dresde,  Saint-Pétersbourg,  Stultgard, 
Copenhague,  Gonstantinople)  (3).  Le  ministre  remontait 
d'abord  un  peu  haut,  jusqu'à  la  Ligue,  avec  des  réminis- 
cences contre  l'influence  espagnole  en  France  au  xvi°  siècle, 
puis  il  faisait  retomber  sur  l'Angleterre  toute  la  responsa- 
bilité des  transformations  dynastiques  qui  venaient  de  s'ef- 
fectuer; jamais  le  dessein  de  l'Empereur  n'avait  été  de  s'em- 
parer de  la  péninsule,  mais  de  la  soustraire  aux  ambitions 
des  Anglais.  Tous  et  chacun  de  nos  ambassadeurs  étaient  con- 
viés à  mettre  à  profit  ces  instructions  dans  leurs  entretiens,  gar- 
dant toutefois  une  grande  réserve  pour  le  développement  de 
considérations  politiques  qu'on  ne  pouvait  point  ne  pas  re- 
connaître un  peu  enfantines.  Que  les  princes  d'Europe  aient 
été  convaincus  du  bien  fondé  de  pareilles  assertions,  il  est 

(1)  13  mai  1808.  AF  IV,  1680. 

(2)  20  mai  1808,  vol.  674,  fol.  356  à  365. 
(3j  18  juin  1808,  vol.  675,  fol.  132  à  141. 


LA  JUNTE    DE    BAYONNE  237 

permis  d'en  douter;  mais  ils  demeurèrent  dans  le  silence. 
Ainsi  faisait  la  France,  très  ignorante  d'ailleurs  encore  des 
circonstances  et  des  détails.  L'opinion  publique,  rassasiée  de 
surprises,  regarda  d'abord  les  événements  avec  une  lassitude 
inquiète;  on  se  demandait  seulement  ce  que  l'Empereur 
allait  faire,  quels  sacrifices  nouveaux  d'hommes  et  d'argent 
seraient  imposés,  on  était  las  de  gloire  et  désireux  de  repos, 
on  devinait  des  intrigues  secrètes  dont  on  ne  tenait  pas  le  fil, 
la  défiance  s'accroissait;  tout  rendait  attentif;  les  flatteurs 
pouvaient  balancer  leurs  cassolettes,  déjà  d'autres  nuages 
que  celui  de  l'encens  flottaient  sur  l'horizon.  Talleyrand,  dont 
j'aime  à  produire  ici  les  lettres  manuscrites,  parce  qu'elles  ne 
peuvent  cacher  ses  sentiments  sous  la  couleur  apprêtée  de 
ses  Mémoires^  Talleyrand  qui  le  8  mai  chantait  victoire  (l), 
transmettait,  le  14,  avec  la  discrétion  de  son  caractère,  les 
échos  de  moins  en  moins  approbateurs  de  la  grande  ville  :  il 
appuie  autant  que  sa  main  adroite  le  sait  faire,  et  la  touche 
légère  de  sa  plume  ne  peut  paraître  significative  que  parce 
que  c'est  lui.  Il  se  montre  déjà  anxieux;  il  n'est  point  homme 
à  ameuter  la  foule  par  le  tocsin,  mais  il  sonne  une  petite  clo- 
chette d'alarme.  Rendons-lui  la  justice  de  constater  qu'elle 
ne  fut  point  entendue. 

L'impression  de  Paris  sur  les  affaires  du  midi  est  toujours  la 
même.  Elle  a  quelque  chose  de  triste  qui  dans  certains  esprits  va 
jusqu'à  une  se  te  d'étourdissement  et  qui  parait  tenir  à  la  rédac- 
tion de  la  parti  :  "  Bulletin  >  de  l'événement  de  Madrid  qui  est  dans 

(1)  «  Tout  le  monde  ici  admire  la  marche  que  les  événements  ont  prise, 
marche  si  heureuse  qu'il  était  impossible  d'espérer  davantage.  Le  vulgaire 
même  se  montre  bien  persuadé  que  ni  celui  qui  s'est  lai^sé  précipiter  du 
trône,  ni  celui  qui  a  tenté  de  s'y  asseoir  ne  peuvent  maintenant  prétendre  à 
y  remonter,  et  qu'ils  s'en  sont  exclus  l'un  par  sa  faiblesse,  l'autre  par  sa 
violence.  »  —  AF  IV,  1680. 

J'ai  publié  ces  douze  lettres  du  prince  de  Bénévent  à  l'Empereur  :  Talleyrand 
et  les  affaires  d'Espagne  en  1808  dans  la  Revue  des  cjuestions  historiques, 
oclobre  1900. 


23»  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

le  Moniteur.  Les  mots  (/nelques  tniUiers  (de  morts),  sans  une 
expression  de  regret,  ont  fait  généralement  de  la  peine.  Du  reste, 
il  y  a  une  réflexion  que  beaucoup  de  gens  font  déjà  et  que  tout  le 
monde  fera,  c'est  que  cet  événement  met  fin  aux  séditions  en 
Europe;  et  cette  idée,  qui  est  dans  l'intérêt  de  tous  les  temps  et 
de  tout  le  monde,  remplacera  l'impression  pénible  qui  domine 
aujourd'hui  (1). 

Il  serait  malaisé  d'être  plus  circonspect,  cependant  l'aver- 
tissement est  donné  :  nunc  reges  intelligite.  Dans  l'intimité 
des  salons  le  très  prudent  prince  de  Bénévent,  «  dévoré  par 
le  désir  de  blâmer  »  ,  s'enhardissait  à  porter  des  sarcasmes 
plus  ou  moins  piquants  sur  l'inhabileté  de  M.  de  Champagny 
ou  la  gaucherie  de  M.  Maret.  Un  peu  retenue  par  ses  discours 
antérieurs,  sa  critique  s'arrêtait  à  la  manière  dont  l'affaire 
était  conduite  (2). 

Mme  de  Rémusat  témoigne  qu'il  appelait  devant  elle  les 

1)  14  mai  ISOS,  AF  IV,  1680. 

(2)  «  Cette  réserve  lui  était  d'autant  plus  commandée  que  l'idée  de  l'en- 
vahissement du  royaume  espagnol  et  de  l'expulsion  de  la  maison  de  Bourbon 
non  seulement  ne  lui  était  pas  étrangère  et  n'avait  jamais  été  blâmée  par  lui, 
mais  que,  suivant  toutes  les  apparences,  la  conception  pr^'mière  lui  en  appar- 
tenait... Il  aura  sans  doute  articulé  une  phrase  qu'il  affectionnait  beaucoup, 
car  je  la  lui  ai  entendu  répéter  maintes  et  maintes  fois  :  «  La  couronne 
«  d'Espagne  a  appartenu  depuis  Louis  XIV  à  la  famille  qui  régnait  sur  la 
«  France.  C'est  une  des  plus  belles  portions  de  l'héritage  du  grand  Koi,  et  cet 
«  héritage,  l'Empereur  doit  le  recueillir  tout  entier;  il  n  en  doit,  il  n'en  peut 
«  abandonner  aucune  partie.  »  J'ai  la  certitude  que  Napoléon  a  de  son  côté 
souvent  prononcé  cette  même  phrase.  Tous  deux  l'avaient  donc  également 
adoptée  :  à  qui  des  deux  appartient-elle  à  l'origine?  Sans  rien  assurer,  on 
peut  dire  au  moins  qu'elle  porte  le  cachet  de  M.  Talleyrand.  >>  —  PASgciER, 
Histoire  de  mon  temps,  t.  I,  chap.  xui. 

Et  dans  une  note  (je  la  reproduis  d'autant  plus  volontiers  qu'elle  vise  tout 
justement  les  documents  originaux  dont  je  cite  le  texte),  le  chancelier  précise 
bien  où  il  a  puisé  sa  conviction  : 

«  Depuis  que  ceci  a  été  écrit,  j'ai  eu  l'occasion  de  parcourir  (en  i8.î9)  la 
correspondance  qu'  avait  eu  lieu  entre  M.  de  Talleyrand  et  Napoléon,  pen- 
dant le  séjour  de  ce  dernier  à  Bayonne  ;  il  en  résulte  clairement  que  non 
seulement  il  n'y  eut  point  alors,  de  la  part  de  M.  de  Talleyrand,  l'uaibre 
d'une  objection  contre  le  système  que  Napoléon  avait  adopté,  mais  que  ce 
système,  au  contraire,  avait  sa  pLine  appioljulion.  » 


LA  JUNTE   DE    BAYONNE  239 

événements  de  Bayonne  «  une  basse  intrigue»  (1);  et  Beu- 
gnot  (2)  rapporte  les  expressions  dont  il  se  servait  encore  : 
«Tromperie,  tricherie.  »  Beaucoup  pensaient  de  la  sorte.  Une 
phase  nouvelle  s'annonçait  dans  l'histoire  de  l'Empire;  les 
mécontents,  il  y  en  a  toujours,  devenaient  des  effrayés  et  se 
changeaient  tout  aussitôt  en  opposants.  Une  opinion  publique 
se  formait  et  elle  était  hostile.  «  L'indignité  des  moyens  ne 
laissait  au  succès  aucun  prestige.  Conduite  comme  une 
intrigue,  dénouée  par  un  guet-apens,  cette  installation  de  son 
frère  sur  le  trône  d'Espagne  ne  pouvait  pas  même  être  assi- 
milée à  une  invasion  entreprise  contre  le  droit  des  gens.  Les 
conversations  devinrent  hardies  et  universelles;  les  divers-es 
oppositions  se  touchèrent  par  un  point  commun  ;  la  cause 
espagnole,  déjà  sympathique  aux  anciens  royalistes,  inspirait 
de  l'intérêt  aux  libéraux.  »  —  Qui  dit  cela?  Un  fonctionnaire 
placé  pour  bien  voir  et  entendre  (3).  Et  c'est  la  vérité. 

Peut-être  la  conscience  de  l'Empereur  ne  s'adressait-elle 
pas  des  reproches  aussi  vifs?  Si  elle  tressaillait,  le  maître  vou- 
lait, sous  des  voix  plus  sonores,  étouffer  ce  murmure,  et  il 
redoublait  d'activité.  De  ses  vastes  entreprises,  il  se  délas- 
sait par  d'autres  travaux  :  la  volonté  satisfaite,  donc  l'esprit 
tranquille,  il  fixait  l'avenir  en  souriant  et  la  saison  était  belle. 
Le  cadre  lui-même  se  trouvait  charmant  et  les  douces  cam- 
pagnes du  pays  Basque  lui  offraient  un  horizon  «  fait  à 
souhait  pour  le  plaisir  des  yeux  » . 

Au  pied  de  Bayonne,  à  l'abri  de  bosquets  toujours  verts 
la  Nive  et  l'Adour  mêlent  leurs  eaux.  Elles  coulent  vives 
gracieuses,  puis  larges  et  puissantes,  et  balancent  sur  leur 
flots  mouvants  la  richesse  d'un  peuple.  La  cité,  sous  les  clo 

(1)  Mémoires,  t.  III,  p.  362. 

(2)  Mémoires,  t.   II. 

(3)  Souvenijs  du  baron  de^Barante,  t.  I,  p.  283. 


240  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

chetons  aigus  de  sa  cathédrale,  déroule  ses  carrefours  grim- 
pants, où  montent  à  la  file  les  cacolets  des  jolies  Bayonnaises 
aux  cheveux  noirs  piqués  d'un  foulard  rouge.  Les  rues 
sinueuses  s'enlacent  en  mille  détours  pour  arrêter  le  soufile 
de  la  bise;  et  leurs  arcades  basses,  où  régnent  la  fraîcheur  et 
l'ombre,  mettent  les  promeneurs  à  l'abri  des  flèches  du  soleil. 
Tête  de  pont  du  côté  de  la  France,  la  Tour  du  Saint-Esprit, 
par  où  sont  passés  tant  de  princes  et  de  princesses,  s'avance 
et  coupe  de  son  mur  crénelé  la  lame  des  deux  rivières;  du 
haut  de  ce  «  réduit»  le  regard  plonge  dans  les  vieilles  futaies 
des  Allées  Marines,  et  se  perd  au  loin  le  long  des  quais,  en 
suivant  le  fil  de  l'eau  qui  court  à  la  mer.  La  contrée  fertile 
s'égaie  d'une  multitude  de  petites  collines  remplies  d'habi- 
tations éparses,  dont  chacune  possède  sa  fontaine,  sa  treille 
et  son  verger.  Les  riches  vallées,  couvertes  de  prés  et  de 
bois,  le  voisinage  de  l'Océan,  la  vue  des  Pyrénées  et  des 
côtes  de  la  Biscaye,  varient  à  l'infini  les  aspects  de  cet  heu- 
reux pays. 

La  diversité  des  costumes  et  des  usages  espagnols,  les  traits  des 
étrangers  qui  peuplaient  momentanément  la  ville,  les  nombreux 
équipages  de  forme  antique  qui  parcouraient  les  rues  et  où  se 
niêlaient  les  fleurs  de  lys  unies  aux  armes  de  Gastille  et  d'Aragon, 
formaient,  pour  l'observateur,  un  tableau  piquant  (1). 

L'Empereur  avait  voulu  se  loger  loin  du  bruit;  son  choix 
était  tombé  sur  Marrac,  et  il  avait  fallu  disposer  ce  petit  châ- 
teau qui  payé  sur  l'heure  80,000  francs  prit  rang  dès  lors 
parmi  les  «  palais  de  3*  classe  »  des  domaines  impériaux  (2), 
Il  avait  été  bâti  jadis  par  Marie -Anne  de  Neubourg  (l'héroïne 
de  Ruy  Blas)  veuve   de  Charles   II,  exilée   d'Espagne.   Un 

(\)  Comte  DE  Serfït,  Mémoires,  p.  47. 

(2)  Après  le  départ  de  l'Empereur  (qui  n'y  revint  jamais)  un  budget  de 
60.0''0  francs  alimentait  les  gages  du  personnel.  Bibliothèque  nationale, 
Ms.  Fonds  français,  vol.  659S,  p.  128. 


LA  JUNTE    DE    BAYONNE  241 


grand  corps  de  logis  flanqué  d'ailes  en  retour,  permit  de 
réserver  deux  vastes  appartements  à  l'Empereur  et  à  l'Impé- 
latrice;  quatorze  chambres  mansardées  étaient  occupées  par 
les  gens  indispensables  au  service.  Il  fallut  réquisitionner  les 
villas  des  environs  pour  le  logement  des  personnages  d'im- 
portance :  Berthier  à  Saint-Forcet,  Ghampagny  à  TArgentré, 
Duroc  à  Saint-Michel,  Maret  à  la  maison  Gabarrus,  près  du 
pont  Mayou.  Quand  arriva  Garoline  Murât,  on  l'installa  à  la 
Lauga,  un  charmant  vide-bouteilles  sur  la  Nive.  Une  activité 
-presque  fébrile  envahit  ce  tranquille  petit  coin  de  terre  :  on 
traça  de  Marrac  à  Bayonne  une  route  qui  n'était  encore 
qu'une  fondrière,  quand  l'Empereur  se  trouva  déjà  parti.  Des 
baraques  en  planches  pour  la  garde,  un  camp  improvisé 
pour  les  régiments  de  passage,  transformaient  les  jardins  en 
casernes;  et  les  abatis  d'arbres  dans  le  parc  donnaient 
l'aspect  fâcheux  d'un  bouleversement,  plus  que  d'une  trans- 
formation. L'homme  vraiment  gâtait  la  nalure. 

Tout  un  monde  était  réuni  là,  des  ministres  :  Berthier, 
Ghampagny,  Maret;  des  généraux  :  Bertrand,  Lebrun,  Savary; 
des  membres  du  corps  diplomatique  :  le  comte  de  Senftt, 
ministre  de  Saxe;  le  Comte  Gzernicheff,  aide  de  camp  de 
l'empereur  de  Russie;  M.  de  Rosenvantz;  M.  de  Lima,  venu 
de  Lisbonne;  plus  tard  arriva  de  Naples  le  marquis  de  Gallo. 
Enfin  M.  de  Bausset,  préfet  du  palais;  M.  de  Bondy,  Laval- 
lette,  l'abbé  de  Pradt  comme  aumônier,  Menneval  et  Fain 
comme  secrétaires;  le  chirurgien  Yvan;  quatre  aides  de  camp, 
huit  pages.  —  Derrière  l'Impératrice,  trois  dames  du  {>alais, 
Mmes  de  Montmorency,  Maret  et  de  Matignon;  un  premier 
écuyer,  le  général  Ordener,  l'homme  de  l'enlèvement  du  duc 
d'Engliicn,  qui  devait  se  trouver  plus  à  l'aise  que  tout  autre 
dans  ce  guet-apens  contre  des  Bourbons,  car  Bayonne  com- 
plète Etteinhem. 

Les  soucis  politiques  et  les  préparatifs  militaires  auraient 

16 


2-42  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

justifié  un  peu  d'humeur  sombre;  l'Empereur  cependant 
avait  décrété  le  plaisir;  il  y  était  mal  parvenu.  «  J'ai  ouï-dire 
aux  personnes  qui  firent  le  voyage,  rapporte  Mme  de  Rému- 
sat,  que  le  séjour  de  Marrac  fut  triste,  et  que  la  préoccupa- 
tion de  tout  le  monde  était  de  souhaiter  le  dénouement  afin 
de  rentrer  à  Paris.  »»  Presque  chaque  jour,  sans  indiquer 
l'heure  ni  le  lieu  des  excursions,  affectant  de  les  varier,  Na- 
poléon parcourait  les  environs.  Dans  leur  élégant  habit  rouge, 
leur  pantalon  de  Casimir,  leur  shako  de  velours  noir  à  l'ai- 
grette blanche,  les  gardes  d'honneur  le  précédaient.  L'heur* 
du  dîner  avait  été  fixée  entre  huit  et  neuf,  ce  qui  troublait 
tous  les  usages  du  temps,  mais  Napoléon  l'avait  choisie  pour 
se  donner  la  possibilité  des  longues  promenades. 

Il  faisait  tous  les  soirs  avec  l'Impératrice  et  ses  dames  des  courses 
en  calèche  qui  se  dirigeaient  le  plus  souvent  vers  les  bords  de  la 
mer,  et  ce  goût  creva  plus  d'un  attelage  en  faisant  rouler  rapide- 
ment les  voitures  sur  la  plage  sablonneuse.  —  Quelquefois,  l'Em- 
pereur, à  cheval,  poussait  sa  monture  jusqu'à  quelque  distance  du 
rivage,  dans  cet  élément  pour  lequel  il  éprouva  toujours  tant 
d'attrait  et  qui  n'a  jamais  reçu  son  joug  (1), 

Tableau  qui  devrait  tenter  le  pinceau  du  génie  :  «  l'Empe- 
reur jouant  avec  l'Océan!  »  Le  vent  est  tombé,  la  marée 
monte;  peut-être  plane  dans  les  cieux  quelque  grand  aigle 
sorti  de  son  aire  des  Pyrénées;  la  forte  main  qui  dompte  le 
monde  s'occupe  tout  entière  à  contenir  le  mors  du  cheval 
dont  les  sabots  tremblent  sous  la  lame;  l'écume,  se  brisant 
en  poussière,  l'enveloppe  d'un  manteau  d'étincelles,  et  les 
feux  du  jour  dorant  Témeraude  des  flots  entourent  le  demi- 
dieu  d'une  mouvante  auréole.  Il  y  a  du  défi  dans  le  regard 
que  le  dominateur  jette  à  la  mer  :  son  mystère  l'irrite,  sa 
mobilité   lui    échappe,  son   étendue  l'écrase,  et  pour  aug- 

(1)  Sf.nftt,  Mémoires,  p.  51. 


LA  JUNTE   DE    BAYONNE  243 

menter  son  dépit,  dans  le  lointain,  les  voiles  des  frégates 
anglaises,  provocantes  et  inaccessibles,  passent  et  repassent 
comme  les  sentinelles  qui  marquent  les  bornes  de  son  empire. 
Il  demeure  inviolé,  cet  élément  que  son  immensité  rend  plus 
désirable;  si  l'Empereur  et  Roi  veut  s'y  délasser  un  ins- 
tant, c'est  au  prix  de  précautions  quasi  puériles  :  il  prend 
son  bain  entouré  d'un  peloton  de  cavaliers,  mousqueton 
haut,  l'œil  au  guet,  le  visage  vers  la  croisière  ennemie,  et 
postés  en  éventail  aussi  loin  que  dans  l'eau  leurs  chevaux 
peuvent  avoir  pied  (1). 

De  neuf  heures  à  minuit,  il  y  avait  généralement  soirée  chez 
l'Impératrice,  mais  l'Empereur  n'y  paraissait  qu'un  moment; 
il  prit  part  une  seule  fois  au  jeu  et  sa  présence  y  fut  sensa- 
tionnelle :  à  une  table  de  vingt-et-un,  il  ramassait  des  jetons 
contestés  et  refusa  en  riant  de  les  rendre  à  son  voisin,  avec 
cette  riposte  d'une  application  plus  générale  :  «  Ce  qui  est 
bon  à  prendre  est  bon  à  garder  (2).  »  Il  permettait  parfois 
autour  de  lui  d'heureuses  boutades,  et  sur  ce  point  accordait 
beaucoup  de  liberté  de  parole  au  préfet  du  département,  un 
homme  de  qualité  et  de  mérite,  M.  de  Gastellaue  à  qui  il 
disait  :  «  Vous  êtes  un  pacha  ici  :  les  préfets  une  fois  à  cent 
lieues  de  la  capitale  ont  plus  de  pouvoir  que  moi.  —  Oui, 
Sire  :  les  préfets  font  payer  les  impôts,  vous  fournissent  des 
hommes  pour  la  guerre,  pendant  qu'ils  maintiennent  la  paix 
dans  l'intérieur.  Vos  préfets  sont  les  cuisiniers  de  la  gloire  ; 
ils  apprêtent  les  plats,  vos  généraux  les  mangent  (3).  »  Le 
plus  souvent,  la  conversation  ne  prenait  pas  ce  tour  plaisant, 
on  sait  qu'une  gêne  extrême  paralysait  tous  les  interlocuteurs 
de  l'Empereur,  qui  dans  la  causerie  n'admettait  que  le  mono- 
logue.   Et  comment   garder  son  esprit  calme  et  serein,   en 

(1)  Général  de  Brandt,  Souvenus  d'un  officie}-  polonais. 

(2)  Senftt,  Mémoires,  p.  50. 

(3)  Journal  du  maréchal  de  Castellane,  t.  I,  p.  21, 


244  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

croisant  dans  les  salons  de  terribles  compagnons  comme 
Savary,  craint  de  tous  et  décrié  de  chacun?  Savary  qu'un 
soir  un  aide  de  camp  désignait  à  ce  même  M.  de  Gastellane, 
ajoutant  à  voix  basse  : 

Vous  le  voyez  bien  :  il  vous  étouffe  de  caresses.  Eh  bien!  si 
l'Empereur  lui  disait  de  vous  tuer,  il  viendrait  à  vous,  vous  pren- 
drait tendrement  la  main  et  vous  dirait  :  «  Mon  ami,  j'en  suis  au 
désespoir,  je  suis  forcé  de  vous  envoyer  dans  l'autre  monde  : 
l'Empereur  le  veut  ainsi.  » 

Les  gens  qui  riaient  avaient  donc  là  un  sourire  forcé.  Qui 
n'eût  été  soucieux?  Beaucoup  d'Espagnols  attendant  avec 
anxiété  le  sort  de  leur  pays  ne  se  présentaient  à  Marrac  que 
pour  épier  un  mot  qui  pût  éclairer  leur  conduite  et  soulager 
leur  patriotisme.  A  côté  d'eux,  en  proie  aux  mêmes  alarmes, 
d'autres  groupes  paraissaient  mélancoliques  et  sombres  sous 
les  lustres  illuminés  :  c'étaient  les  Portugais.  «  Je  ne  sais 
pas  ce  que  je  ferai  de  vous,  »  avait  dit  l'Empereur  dans  une 
désinvolture  superbe,  et  de  fait  il  paraissait  les  avoir  complè- 
tement oubliés.  Les  Rayonnais  ne  semblaient  guère  mieux 
impressionnés  :  aux  réceptions  ils  s'entendaient  poser  des 
questions  insignifiantes  ou  triviales  (1)  ;  leur  commisération 
extérieure  pour  les  princes  de  Bourbon  était  fort  mal  vue. 
L'Empereur,  qui  les  avait  enthousiasmés  par  ses  splendeurs, 
les  choquait  par  ses  originalités  dédaigneuses  : 

Quehjuefois  le  matin,  de  bonne  heure,  il  (jfagnait  seul,  et  comme 
à  la  dérobée,  les  allées  voisines  de  son  appartement,  vêtu  d'une 
vieille  redinjjote,  avec  un  petit  trousseau  de  papiers  sous  le  bras  : 
on  aurait  dit  un  écolier  allant  à  sa  leçon.  On  l'a  vu  sur  les  places 
du  Boucau,  en  présence  de  ses  canotiers  et  de  beaucoup  d'autres 
personnes,  poursuivre  d'un  air  folâtre  l'Impératrice  et  la  pousser 
jusqu'à  mi-jambe  dans  les  flots  de  la  marée  (2),  jeter  à  l'eau  ses 

(1)  Bvïi.AC,  Chronique  de  la  ville  de  Bayoïtne,  t.  II,  p.  328. 
(2j  Id.,  t.  II,  p.  327. 


LA  JUNTE   DE   BAYONNE  245 

mules  de  satin  blanc  et  la  forcer  à  courir  déchaussée,  sur  le  sable, 
pour  regagner  sa  calèche. 

Il  prenait  d'autres  plaisirs  moins  innocents  :  on  avait  logé 
à  Marrac,  dans  les  combles  du  château,  une  jeune  et  fort 
belle  personne,  sous  le  prétexte  de  donner  une  lectrice  à 
l'Impératrice;  cette  demoiselle  Guillebeau  dont  la  sœur 
n'avait  été  cruelle  ni  pour  Junot,  ni  pour  Murât,  ne  tint  pas 
rigueur  à  son  tour  à  Napoléon  dont  les  ordres  lui  étaient 
remis  par  le  mameluck  Rouslan.  Tous  les  souvenirs  bayon- 
nais  sont  fertiles  en  anecdotes  sur  l'aventure  L'Empereur  ne 
s'en  taisait  guère;  Joséphine  gardait  le  plus  nécessaire  si- 
lence, portant  ses  yeux  alarme's  de  Mlle  Guillebeau  la  lec- 
trice d'aujourd'hui  à  Carlotta  Gazzani,  la  lectrice  d'hier, 
autre  beauté  à  la  taille  de  déesse,  aux  dents  éclatantes,  au 
profil  antique,  déjà  oubliée  par  le  sultan  volage. 

Tout  cela  pour  lui  n'était  que  bagatelles;  c'est  à  ses  soldats 
qu'il  donnait  son  cœur  :  il  réunissait,  armait,  organisait 
et  mettait  en  marche  ces  régiments  provisoires  prélevés 
sur  les  conscriptions  prochaines,  «  gros  enfants  de  vingt 
ans  » ,  dont  il  se  déclarait  satisfait.  Jamais  son  ascendant 
sur  les  troupes  ne  s'affirma  mieux  qu'en  ces  jours- là. 
La  répugnance  pour  le  service  en  Espagne  se  déclarait  ins- 
tinctive et  générale;  les  hommes  arrivaient  à  Bayonne  à 
contre  coeur  et  mécontents,  l'Empereur  les  passait  en  revue, 
parlait  aux  officiers  à  la  parade,  un  mot  aux  conscrits, 
un  regard  aux  anciens,  et  le  lendemain,  remplis  de  confiance, 
sous  l'oeil  du  maître,  ils  partaient  pour  Irun,  en  chantant. 
Grenadiers,  chevau-légers,  gendarmes  d'élite,  cuirassiers, 
légion  de  la  Vistule  confondent  leurs  brillants  uniformes; 
aujourd'hui  ce  sont  les  gracieux  escadrons  de  la  cavalerie 
légère  de  Lasallc,  demain  les  pesants  bataillons  de  la  garde 
de  Paris  défilent  et  passent;  puis  les  lanciers  polonais  qui 
croient  acheter  la  liberté  de  leur  patrie  en  allant  concourir  à 


246  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

la  servitude  d'un  autre  peuple.  Ils  croisaient  sur  la  l'oute, 
en  sens  inverse,  des  Portugais  levés  par  force  et  qui 
doivent  les  remplacer  dans  leurs  garnisons;  mais  le  chassé- 
croisé  est  malheureux  :  dans  la  traversée  de  l'Espagne,  en 
face  d'une  occasion  si  belle,  les  désertions  ont  été  nom- 
breuses et  les  hôpitaux  ont  reçu  les  débris  des  compagnies 
portugaises  décimées. 

En  présence  de  ces  troupes  en  mouvement,  son  génie 
militaire  s'excite,  sa  fébrilité  est  extrême  :  il  court  à  Biarritz 
pour  établir  des  batteries  sur  la  côte  des  Basques;  une  nuit 
il  va  accoster  lui-même  le  vaisseau  qu'il  envoie  porter  aux 
Antilles  la  nouvelle  du  changement  de  dynastie  et  presse  le 
capitaine  de  franchir  la  ligne  de  blocus  des  Anglais.  L'Es- 
pagne à  conquérir,  rAmérique  à  dominer  ne  lui  semblent 
pas  des  parties  suffisantes,  il  parle  d'une  expédition  dans  les 
Indes.  Les  choses  de  la  mer  le  passionnent  avec  l'attrait  d'une 
nouveauté  ;  sans  cesse  on  voit  glisser  sur  les  Ilots  de  l'Adour  les 
rameurs  de  son  élégant  canot  blanc  et  rouge  que  l'aigle  doré 
de  la  proue  semble  emporter  dans  son  vol  (1).  Agrandir  le  port, 
construire  des  navires,  lancer  des  barques,  bâtir  des  casernes, 
fonder  des  hôpitaux,  décorer  une  salle  de  spectacles,  percer  des 
rues,  élever  des  quais,  creuser  des  fontaines,  —  voilà  ce  qu'il 
veut,  ce  qu'il  promet,  ce  qu'il  ordonne.  Rêves  pacifiques  que  les 
événements  militaires  bouleversent,  emportent  et  qui  fondent, 
comme  les  autres  chimères  de  sa  pensée,  dans  le  creuset  du 
Destin. 


II 


Il  y  avait  alors  à  Bayonne  deux  groupes  d'Espagnols  :  les 
premiers,  après   le   départ  des    princes,    étaient    restés   par 

(1)    Douze   capitaines  au    long   cours    s'étaient   spontnnénient   offerts   pour 
manœuvrer  le  canot  impérial.  DtJCtnnK,  Napoléon  a  Rayonne,  p.  152. 


LA  JUNTE    DE    BAYONNE  247 

crainte,  ambition,  ou  patriotisme;  les  seconds  venaient 
de  franchir  les  Pyrénées,  ils  arrivaient  pour  répondre  à  la 
convocation  de  l'Empereur.  Car  s'il  prétendait  pétrir  l'Es- 
pagne à  son  gré,  il  lui  plaisait  de  donner  à  soa  œuvre 
une  façade  qui  masquerait  la  violence  du  procédé.  Il  avait 
donc  décidé  la  réunion  d'une  Junte  nationale.  La  Junte 
du  gouvernement  de  Madrid,  chargée  de  l'application  de 
ce  projet,  y  avait  assez  volontiers  donné  les  mains,  lîon 
seulement  parce  que  Murât  la  dominait  alors,  mais  aussi 
parce  qu'elle  trouvait  là  le  moyen  de  remettre  à  d'autres 
la  responsabilité  qui  l'écrasait.  Cent  cinquante  personnes 
choisies  par  un  moyen  de  votation  assez  compliqué  parmi 
vingt-qualre  groupes  d'électeurs  divisés  en  trois  classes 
(clergé,  noblesse,  tiers-État)  devaient  représenter  les  corps 
municipaux,  les  corporations,  les  ordres  religieux,  les  tribu- 
naux, la  Grandesse.  Il  leur  fallait  être  arrivés  à  Bayonne  le 
15  juin  a  pour  s'y  occuper  de  la  félicité  de  l'Espagne  et 
reconnaître  les  malheurs  occasionnés  par  l'ancien  système  « . 
La  pensée  de  se  rendre  en  France  ne  pouvait  tenter  les 
Espagnols;  Bayonne  trop  naturellement  leur  paraissait  l'antre 
du  lion  : 

Les  pas  empreints  sur  la  poussière, 

Tous,  sans  exception,   regardent  sa  tanière, 

Pas  un  ne  marque  de  retour. 

Afin  d'effacer  ce  sentiment  d'effroi  et  de  bien  démontrer  la 
liberté  d'allures  de  tout  le  monde,  on  avait  avec  affectation 
délivré  des  passeports  à  quelques  personnes  de  la  suite  des 
princes  (1).  Mais  il  restait  un  bien  autre  obstacle  :  la  répu- 
gnance des  électeurs.  Dans  les  provinces  limitrophes  ou 
occupées   par    nos    troupes  il  y   eut    quelque  semblant    de 

(1)  Le  7  mai  1808,  reçurent  ces  passeports  de  retour  :  Cevallos,  Labrador, 
Musquiz,  Eusèbe  Bardaxi,  d'Onis,  tous  appartenant  à  la  secrétairerie  des 
Affaires  étrangères.  Vol.  674,  fol.  233. 


248  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

désignation;  il  n'y  fallut  même  pas  songer  dans  les  pays  sou- 
levés. Le  trajet  seul  était  plein  de  difficultés,  souvent  de  pé- 
rils :  les  députés  de  la  Catalogne  en  route  pour  Bayonne 
furent  dispersés  par  leurs  compatriotes  avant  d'arriver  à 
Saragosse  ;  les  uns  revinrent  tranquillement  à  Barcelone,  les 
autres  restèrent  cachés  près  de  Taragone,  au  monastère  de 
Poblet.  Il  ne  paraît  pas  qu'ils  aient  tenté  un  nouveau  départ 
par  aucune  route.  Il  en  alla  de  même  pour  l'évêque  de 
Girone  et  un  député  de  la  ville  (1).  Bref,  un  quart  seulement 
des  délégués  se  trouva  exact  au  rendez-vous  et  en  tout 
91  personnes  figurèrent  aux  diverses  séances  (2).  Les  pré- 
textes pour  se  dérober  avaient  été  multiples  :  sur  huit  arche- 
vêques quatre  s'excusent,  deux  ne  répondent  même  pas,  et 
celui  de  Pampelune  a  seulement  l'air  de  se  rendre;  sur 
six  généraux  d'Ordres,  un  seul  viendra  (3).  Par  une  lettre 
publique  l'illustre  et  saint  évêque  d'Orenze,  Mgr  de  Quevedo 
exposa  ses  raisons  avec  beaucoup  de  déférence  pour  le 
«  grand  "  Napoléon,  s'excusant  sur  son  âge  qui  lui  interdisait 
un  rapide  et  long  voyage;  en  «  témoignage  de  son  patrio- 
tisme "  il  protestait  contre  des  «  actes  étrangers  et  suspects» , 
ces  abdications  sans  liberté;  il  demandait  la  convocation 
des  Cortès  pour  sortir  sa  patrie  du  chaos  actuel;  «  le  moyen 
de  sauver  l'Espagne  n'est  pas  de  la  rendre  esclave;  l'Empe- 
reur ne  voudra  pas  l'enchaîner  pour  la  guérir,  car  elle  n'est 
ni  folle  ni  furieuse  (4)  »  . 

Ces  Espagnols  assemblés  si  extraordinairement  en  terre 
étrangère  ne  laissaient  pas  que  de  présenter  quelques  hommes 
éminents  :  Urquijo,  Gevallos  comptaient  parmi  les  meilleurs 

(1)  Vol.  675,  fol.  112. 

(2)  Ce  sont  les  sifjnatures  effectives  apposées  au  bas  du  texte  de  la  Consti- 
tution, le  6  juillet   ISOS,   vol.  675,  fol.  301.  Voir  Appendices,  XII. 

(3)  Lettre  de  Frcville  à   Murât.  Madrid,  4  juin   1S08,  AF  IV,  1680. 

(4)  Lettre  du  29  mai  1808  à  don  Sébastien  riîïuela.  —  Toreno,  t.  I, 
p.  411. 


LA  JUNTE    DE   BAYONNE  249 

politiques  de  la  péninsule  ;  Azanza  possédait  bien  les  finances  ; 
quoique  vieilli,  Mazzaredo  demeurait  un  marin  illustre;  quoi- 
que jeune,  le  chevalier  de  Labrador  passait  pour  «  une  forte 
tète  diplomatique  »  ;  le  prinje  de  Castelfranco,  colonel  des 
gardes  wallonnes,  avait  commandé  une  armée  en  1793  et, 
après  la  paix,  rempli  les  fonctions  d'ambassadeur  à  Vienne; 
le  duc  del  Parque,  capitaine  des  gardes  du  corps,  dans  la 
force  de  l'âge,  possédait  une  haute  naissance,  des  connais- 
sances et  de  l'instruction;  Manuel  de  Lardizabal  n'était  pas 
sans  mérites,  ni  Amoroso,  ni  Augulo;  l'archevêque  de  Burgos 
était  réputé  un  esprit  sage  ;  les  vicaires  généraux  de  trois  grands 
Ordres  religieux  (Franciscains,  Augustins,  frères  de  Saint- 
Jean  de  Dieu)  —  Miguel  de  Azevedo,  Jorge  Rey,  Agustin 
Ferez  représentaient  dignement  des  familles  monastiques 
considéraliles.  La  noblesse  avait  aussi  des  membres  dis- 
tingués :  les  ducs  de  l'Infantado,  de  Frias,  d'Hijar,  le  comte 
de  Fernan  Nunez,  alliés  ou  élevés  en  France.  En  tout  temps 
et  en  toutes  circonstances  on  aurait  pu  faire  appel  aux 
lumières  de  magistrats  comme  Luis  Pereyra,  jurisconsulte 
érudit  à  la  plume  élégante,  Zenon  Alonzo,  du  Conseil  des 
Indes,  très  versé  dans  les  sciences  économiques,  et  surtout 
d'Ignatio  de  Villela  et  de  Sébastian  de  Torrès,  conseillers  de 
Castille,  l'un  de  sens  ferme,  l'autre  d'esprit  pénétrant. 

Une  grande  diversité  d'opinions  régnait  parmi  les  enfants 
d'une  commune  patrie.  Quelques-uns  étaient  venus  avec 
effort,  d'autres  avec  allégresse;  tous  sous  l'impression  d'un 
véritable  embarras.  Celui-ci  espérait  sincèrement  une  réno- 
vation pour  son  pays;  celui-là,  encore  étourdi  de  si  rapides 
révolutions,  attendait  de  la  Providence  un  coup  solennel  qui 
éclairerait  sa  conduite.  Les  Bourbons  sont  partis,  pensait  cet 
autre,  mais  l'Espagne  reste;  Napoléon  est  tout-puissant,  ne 
heurtons  pas  son  invincible  volonté  et  tirons  du  nouveau  roi 
qu'il  nous  offre  le  moindre  mal,  peut-être  le  plus  grand  bien. 


250  L'ESPAGNE    ET   NAPOLÉON 

Tel  regardait  les  événements  pour  être  tout  prêt  à  profiter  de 
leur  tournure;  tel  qui  n'osait  rien  objecter  en  France,  se  pro- 
mettait de  tout  rejeter  en  Espagne.  Ici  l'on  craignait,  là  on 
rusait,  plus  loin  on  demeurait  perplexe.  Certains  esprits  fai- 
saient généreusement  le  sacrifice  de  leurs  préférences,  de  leurs 
traditions,  de  leurs  souvenirs,  pour  défendre  les  lambeaux 
de  l'indépendance  nationale.  Il  y  avait  des  patriotes,  et  aussi 
des  transfuges,  comme  le  comte  de  Fuentès  Pignatelli,  dénon- 
ciateur de  Ferdinand  auprès  de  la  police  impériale,  homme 
de  plaisir,  besoigneux  d'argent,  «  aimant  la  France  pour  les 
coulisses  de  l'Opéra  »,  et  avilissant  le  grand  nom  qui  s'étei- 
gnit en  lui.  Enfin,  il  y  avait  des  intrigants;  Jean-Antoine 
Llorente  en  offre  l'image  la  plus  complète  :  esprit  faux  et  léger, 
cœur  vindicatif  et  ambitieux,  ses  travaux,  ses  lectures,  sa  pré- 
somption, sa  facilité  lui  eussent  peut-être  valu  une  place  de 
choix  parmi  nos  prêtres  «philosophes»  de  la  Constituante;  le 
Contrat  social  était  son  bréviaire.  Il  connut  des  abus  et  les 
signala  avec  véhémence  moins  pour  les  faire  cesser  que  pour 
occuper  la  place  de  ceux  qui  les  commettaient.  Avant  d'ar- 
river à  Bayonne,  où  ses  vœux  le  portaient  autant  que  le  choix 
de  Murât,  il  avait  adressé  à  Napoléon  une  longue  apologie  en 
français  où  il  énumérait  ses  titres,  ses  dignités,  ses  mérites, 
insistait  sur  sa  valeur  littéraire,  proposait  ses  services  et  pré- 
sentait un  plan  de  réformes  pour  l'Église  d'Espagne,  se 
dévouant  par  avance  à  cette  tâche  glorieuse  (l). 

Le  lien  qui  devait  unir  des  éléments  si  disparates,  c'était  le 
nouveau  roi  Joseph  Bonaparte.  11  n'était  pas  de  ceux  qui 
venaient  spontanément.  Le  21  mai,  il  avait  reçu  Vordre  de 
quitter  son  royaume  en  laissant  la  régence  «  à  qui  il  vou- 
drait » ,  pour  arriver  en  poste  du  fond  de  la  baie  de  Naples 

li\  AF  IV,  160»,  pièce  294. 


LA   JUNTE   DE    BAYO-NNE  251 

jusqu'aux  bords  du  golfe  de  Gascogne.  La  seule  recomman- 
dation qui  lui  fut  faite  était  de  «  garder  le  secret  n  car  «  on 
ne  s'en  doutera  que  trop  » .  L'Empereur,  pour  lui  imposer 
(jamais  mot  plus  exact)  la  couronne  des  Bourbons  d'Espagne, 
lui  enlevait  la  couronne  des  Bourbons  d'Italie,  que  Murât 
recueillait  à  son  tour;  simple  permutation.  Joseph  et  Joachim 
—  Chateaubriand  l'a  écrit  avec  une  pittoresque  justesse  — , 
s'en  allèrent  chacun  de  son  côté  «  comme  deux  conscrits  qui 
ont  changé  de  shako  »  (1). 

Mal  satisfait,  très  alarmé,  craignant  de  compromettre  ses 
«  droits  »  éventuels  à  la  succession  impériale,  Joseph  Bona- 
parte débarquait  quasi  incognito^  anxieux  de  recevoir  des  expli- 
cations moins  laconiques,  tout  prêt  à  se  montrer  assez  rogue 
et  résolu,  dans  sa  prudence  défiante,  à  ne  pas  descendre  trop 
tôt  de  son  trône  napolitain.  Il  était  à  Pau  le  7  juin;  là  on 
lui  apporta  un  décret,  daté  de  la  veille,  annonçant  urhi  et 
orbi  qu'il  succédait  à  Charles  IV.  —  Napoléon  avait  de  ces 
façons  de  fermer  les  bouches  les  plus  disposées  à  s'ouvrir.  Il 
couvrit  de  fleurs  les  chaînes  qu'il  rivait,  il  entoura  cet  »  avè- 
nement» de  tout  l'éclat  désirable  et  enveloppa  son  frère  dans 
un  tourbillon  de  prévenances  qui  rendit  la  retraite  impos- 
sible (2). 

Malgré  tout,  et  sur  la  terre  de  France,  la  violence  parais- 
sait douce.  Joseph  entra   dans  son  rôle  sans  la  répugnance 


(1)  Mémoires  (T outre-tombe,  t.  III,  p.  219. 

(2)  «  11  se  vit  ainsi  lié  par  un  acte  solennel,  avant  d'y  avoir  donné  formel- 
lement son  consentement.  L'Empereur  alla  au-devant  de  son  frère  à  quelque 
distance  de  Bayonne,  et  l'accabla  de  marques  d'intérêt  et  d'affection.  Il 
fallait  lui  fermer  les  yeux  sur  les  dangers  du  rôle  qu'on  allait  lui  faire  jouer, 
et  ne  lui  en  laisser  apercevoir  que  le  côté  briliant.  En  arrivant  à  Bayonne, 
Joseph  se  trouva  environné  de  toutes  les  séductions  de  la  royauté...  Des  pro- 
testations de  dévouement  et  d'amour  retentissaient  de  toutes  parts  autour  de 
lui.  Il  eût  fallu  une  raison  bien  ferme  pour  résistera  un  tel  entraînement... 
Le  voile  était  tiré  sur  tout  ce  qui  se  passait  alois  en  Espagne.  »  Miot  de 
Meuto,  Mémoires,  t.  III,  p.  5. 


252  L'KSPAGXE   ET    NAPOLEON 

qu'il  craignait  d'abord  invincible;  il  s'y  glissa  même  avec 
l'extraordinaire  facilité  qu'il  possédait  à  s'assimiler  les  nou- 
veautés de  sa  fortune  et  dans  le  premier  acte  (11  juin)  où 
il  notifia  son  avènement  au  Conseil  de  Castille,  il  prit  tous 
les  titres  dont  usaient  les  rois  d'Espagne  : 

Don  Joseph,  par  la  yrâce  de  Dieu,  roi  de  Castille,  d'Aragon, 
des  Deux  Siciles,  Jérusalem,  Navarre,  de  Grenade,  de  Tolède,  de 
Valence,  de  Galice,  de  Mayorque,  de  Minorque,  de  Séville,  de 
Grenade,  de  Cerdagne,  de  Cordoue,  de  Corcéga,  de  Murcie,  de 
Santiago,  des  Algarves,  d'Algésiras,  de  Gibraltar,  des  îles  Cana- 
ries, des  Indes  orientales  et  occidentales,  des  îles  de  Terre-Ferme 
de  l'Océan,  archiduc  d'Autriche,  duc  de  Bourgogne,  de  Brabant, 
de  Milan,  comte  de  Hapsbourg,  Tvrol  et  Barcelone,  seigneur  de 
Biscaye  et  de  JVIolina... 

Sa  Majesté  l'Empereur  et  Roi  estima  que  la  fiction  deve- 
nait excessive  et,  choqué  par  cette  prolixité  d'un  protocole 
ridicule,  il  réduisit  cette  nomenclature  fastueuse  au  titre  le 
<<  Roi  d'Espagne  et  des  Indes  »,  ce  qui  était  déjà  suffisam- 
ment chimérique,  en  indiquant  sans  ambage  à  son  «  bon 
frère  »  qu'il  fallait  s'en  tenir  là. 

Ce  frère,  Napoléon  avait  donc  été  le  chercher  en  personne 
à  deux  lieues  de  Rayonne,  avec  six  voitures  de  cour  à  grand 
attelage.  Il  le  conduisit  directement  à  Marrac  où  l'attendaient 
les  quelques  membres  de  la  Junte  rassemblée  à  la  hâte  sans 
trop  savoir  pourquoi.  L'Empereur  menait  rondement  les 
choses  :  pris  à  l'improviste,  les  gens  n'avaient  ni  le  temps  ni 
la  facilité  de  résister  à  sa  volonté.  Complimenteurs,  compli- 
menté s'étonnaient  les  uns  les  autres;  ballottés  par  cet  imprévu 
ils  ne  purent  trouver  que  des  lieux  communs;  mais  ces  belles 
phrases  suffisaient  à  nouer  le  lien  dont  on  les  voulait  enlacer. 

On  avait  réparti  les  Espagnols  en  quatre  députations  :  la 
Grandesse,  —  le  conseil  de  Castille,  —  les  conseils  de  l'In- 
quisition, des  Indes  et  des  finances,  —  l'armée;  et  chaque 


LA  JUNTE    DE    BAYONNE  253 

groupe,  muni  de  papier  et  de  plumes,  dut  sur  l'heure  rédiger 
son  compliment.  »  Qui  serait  arrivé  dans  ce  moment,  sans 
savoir  ce  qui  se  passait,  aurait  pu  se  croire  au  collège,  -  dit 
un  témoin  de  cette  étrange  scène  (1)  ;  —  la  composition  ter- 
minée, on  introduisait  dans  la  pièce  attenante  du  salon  le 
chef  de  la  classe.  Il  lisait  le  discours  à  Napoléon,  et  quand  il 
avait  été  agréé  par  lui,  la  députation  était  admise  auprès  de 
Joseph.  » 

L'Infantado  faillit  tout  gâter  :  il  devait  s'avancer  le  pre- 
mier à  la  tête  de  la  Grandesse,  ses  paroles  étaient  de  pure 
bienséance  et  formulaient  des  vœu.\  dont  un  homme  de  cour 
n'est  jamais  avare;  mais  d'acceptation  dynastique  bien  expli- 
cite, nulle  trace  :  «  Nous  attendons  que  la  nation  se  pro- 
nonce, et  nous  autorise  à  donner  un  libre  essor  à  nos  senti- 
ments. »  L'Empereur  démêla  promptement  la  portée  de  ces 
restrictions  et  fulmina. 

Il  releva  ces  expressions  avec  colère,  éclatant  en  reproches 
violents,  lui  dit  :  que  loin  d'être  un  homme  d'Etat,  il  n'était  fait 
que  pour  la  mollesse  de  la  vie  de  Paris,  où  il  avait  fait  de  longs 
séjours,  lui  présajrea  la  corde  (!)  et  l'accusa  d'être  l'auteur  des 
troubles  des  paysans  :  Que  ne  levez-vous  le  masque;  allez  vous 
mettre  à  la  tête  des  rebelles,  je  vous  accorde  un  saut-conduit  (2). 

L'Infantado  ne  pouvait  que  demeurer  muet,  d'Azanza  le 
remplaça  pour  rappeler  que  «  les  grands  d'Espagne  ont  été 
célèbres  dans  tous  les  temps  pour  leur  fidélité  envers  leurs 
souverains»  .  (3)  S'il  fallait  un  exemple  aux  autres  députations, 
elles  venaient  de  le  recevoir;  l'assurance  de  leur  dévouement 

(1)  De  Pradt,  Mémoires  historicpies  sur  la  révolution  d'Espagne,  p.  149. 

(2)  Comte  DE  Senftt,  Mémoires. 

(3)  Don  Miguel  José  de  Azanza  (1756-1826)  suivit  la  carrière  diplomatique 
puis  celle  des  armes.  Ministre  de  la  guerre  (1795).  Vice-roi  du  ^lexique 
(1796-1799).  Ministre  de  Ferdinand  (mars  1808).  Président  de  la  Junte  de 
Bayonne.  Ambassadeur  à  Paris  (1810).  Créé  duc  de  Santa  Fé  (1811)  par  Jo- 
sejj'li  qu'il  accompagna  en  France  (181.3).  Exilé  hors  d'Espagne  (1814-1820.) 


254  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

sans  borne  et  de  leur  joie  profonde  ne  souffrit  pas  la  moindre 
restriction. 

Le  prince  auquel  elles  s'adressaient  encourageait  d'ailleurs 
ces  protestations.  Joseph  avait  bonne  mine,  sa  physionomie 
était  douce,  ses  manières  affables,  il  pouvait  plaire,  quand 
ne  pas  déplaire  eût  été  déjà  un  grand  point.  En  peu  de  jours 
il  gagna  les  sympathies  de  ses  nouveaux  sujets;  aussi  bien, 
c'était  l'astre  qui  se  levait;  il  réchaufferait  peut-être  de  ses 
rayons  empruntés  la  pauvre  Espagne  mourante;  les  Bour- 
bons s'étaient  abandonnés  eux-mêmes,  un  Bonaparte  tenant 
de  si  près  au  puissant  chef  de  sa  famille  pourrait  beaucoup; 
en  le  conseillant  bien,  d'utiles  réformes,  des  lois  sages  ne 
donneraient-elles  pas  au  royaume  la  paix,  la  force  et  l'hon- 
neur? Mille  raisons  empêchaient  la  réalisation  de  ce  beau 
rêve,  mais  plusieurs  le  poursuivirent  de  bonne  foi  et  si 
leurs  compatriotes  repoussèrent  avec  une  farouche  énergie 
les  présents  d'Artaxerxès,  ils  allèrent  trop  loin  en  appe- 
lant la  grande  Junte  la  grande  «  honte  »  ;  ses  travaux  furent 
stériles,  ils  devaient  l'être;  ses  efforts  restent  conscien- 
cieux. 

Joseph  recevait  chaque  matin  les  députés  et  se  faisait 
présenter  les  nouveaux  arrivants  qui  allaient  très  humble- 
ment saluer  l'Empereur  à  Marrac.  La  consigne  était  de  leur 
faire  bon  accueil  et  de  rendre  agréable  le  séjour;  le  prince 
de  Neuchâtel,  le  ministre  Maret,  le  préfet  Castellane  héber- 
geaient chacun  à  sa  table  trente  convives;  les  salons  de  Marrac 
leur  étaient  ouverts  et  on  leur  laissait  entendre  qu'on  les 
considérait  comme  les  plus  intelligents  de  tous  les  Espagnols. 
Joseph  déployait  ses  talents  d'amabilité  et  savait  vaincre  son 
indolence  habituelle  pour  se  faire  «  tout  à  tous  » ,  il  se  pro- 
diguait, plus  adroit  que  sincère,  auprès  des  ecclésiastiques; 
il  disait  bien  haut  voir  avec  un  plaisir  particulier  les  mem- 
bres du  clergé,  car  la  religion  est  la  base  de  la  morale  et  de 


LA  JUNTE    DE   BAYONNE  255 

la  prospérité  publique;  «  il  félicitait  l'Espagne  de  ce  qu'au 
milieu  de  tant  de  pays  où  divers  cultes  étaient  admis,  le  seul 
vrai  fût  honoré  et  pratiqué  chez  elle,  à  l'exclusion  de  tout 
autre.  »  Langage  bien  naturel  dans  la  bouche  de  «  Sa  Majesté 
catholique  » . 

A  peine  au  nombre  de  vingt-six  le  8  juin,  jour  où  dans  une 
première  proclamation  ils  protestaient  que  l'Empereur  pou- 
vait fixer  le  salut  de  la  patrie,  les  «  Notables  »  atteignaient 
maintenant  le  chiffre  de  soixante-cinq.  Il  parut  possible  de 
ne  pas  différer  l'ouverture  de  leurs  travaux.  Des  gens  d'im- 
portance se  trouvaient  parmi  ces  nouveaux  venus  :  O'Farrill, 
brave  soldat  et  consciencieux  ministre  de  la  guerre  (1); 
Cevallos  qui  semblait  satisfait  et  dévoué,  bien  qu'il  fût  déjà 
mécontent  et  prêt  à  quitter  le  camp  où  ses  intérêts  le  pla- 
çaient plus  que  ses  sympathies;  Gabarrus  (2),  à  moitié  fran- 
çais et  le  plus  expert  financier  de  la  péninsule;  le  marquis  de 
Musquiz,  ancien  ambassadeur;  le  marquis  de  las  Amarillas, 
président  du  Conseil  de  guerre.  De  tous  ces  gens  rassemblés, 
vingt  seulement  possédaient  un  mandat  régulier  et  arrivaient 
vraiment  comme  «  députés  »  ;  les  autres  avaient  été  désignés 
par  Murât,  la  Junte  de  Madrid  ou  même  Napoléon.  Le  texte 
de  leurs  délibérations  semblait  fixé  à  l'avance  :  ils  trouvèrent 
tout  imprimé  un  projet  de  constitution;  il  s'agissait  de  donner 
à  des  lois  françaises  une  couleur  espagnole  pour  les  rendre 
acceptables  aux  Espagnols.  Les  réunions  se  tinrent  dans  le 
vieil  évêché  sous  la  présidence  de  d'Azanza  qui  devenait  vrai- 


(1)  Don  Gonzalo  O'Farrill  (1753-1831)  né  à  la  Havane,  élevé  en  France 
à  Sorèze.  Lieutenant-général  (1795).  Ambassadeur  à  Berlin  (1800).  Commande 
le  corps  espajjnol  d'Elrurie  (180G).  Minisire  de  la  guerre  de  Ferdinand,  nuis 
de  Joseph  (iS08-1813).  Se  retira  à  Paris  où  il  mourut. 

(2)  François  Ca/ja?j-M5  (1752-1810).  Né  à  Bayonne;  passa  jeune  en  Espagne 
et  s'occupa  d'affaires  commerciales.  Directeur  de  la  banque  Saint-Charles; 
nommé  comte  par  Charles  IV;  minisire  en  Hollande.  Ministre  des  finances 
de  Ferdinand  et  de  Joseph  (1808). 


256  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

ment  l'homme  nécessaire;  M.  d'Urquijo  remplit  les  fonctions 
de  secrétaire;  la  première  séance  s'ouvrit  à  midi  le  mercredi 
15  juin  1808.  Il  y  en  eut  onze  (1).  Dans  la  troisième  on  aborda 
la  rédaction  du  statut  constitutionnel;  146  articles  groupés 
sous  XIII  titres  le  composèrent  :  la  religion  ca«î.holique  était 
la  religion  de  l'Etat;  la  royauté  héréditaire  de  Joseph  Bona- 
parte serait  réversible  sur  la  tète  et  dans  les  branches  de 
Louis  et  de  Jérôme  ;  neuf  ministres  responsables  formaient 
son  Conseil;  un  Sénat  de  vingt-quatre  membres  veillait  sur  la 
Constitution;  un  Conseil  d'Etat,  présidé  par  le  Roi,  prépa- 
rait les  lois;  des  Cortès  se  composeraient,  en  trois  ordres, 
de  cent  douze  membres  :  cinquante  désignés  par  le  Roi 
(vingt-cinq  évéques  au  banc  du  clergé,  vingt-cinq  au  banc 
de  la  noblesse)  ;  soixante-deux  députés  des  villes,  des  corpo- 
rations et  des  académies.  Ils  voteraient  le  budget  pour  trois 
ans.  La  magistrature  était  inamovible;  le  Conseil  de  Castille 
devenait  une  Cour  de  cassation.  Abolition  de  la  torture; 
limitation  des  majorats  à  20,000  piastres  de  rente;  avec  la 
France  une  alliance  perpétuelle. 

Les  questions  irritantes  ou  trop  délicates  avalent  été,  par 
système,  écartées  :  des  fueros  des  provinces  basques,  des 
franchises  religieuses,  des  biens  de  mainmorte,  pas  un  mot. 
Rien  sur  cette  fameuse  Inquisition  qui  de  loin  défrayait 
cependant  bien  des  déclamations,  mais  demeurait  pour  ceux 
qui  l'avaient  vue  de  près  «  un  ministère  de  police  plus 
qu'une  autorité  religieuse,  condamnant  à  la  prison  et  au.x 
galères  des  crimes  ailleurs  punis  de  mort  w  (2).  Il  est  vrai 
que  la  question  eût  été  examinée  entre  Espagnols,  dont  la 
mentalité  était  faite  et  qui  savaient  à  quoi  s'en  tenir  sur  ce 
prétendu   tribunal   de   sang  (3).    Devant  ce  silence  affecté, 

(1)  Lc9  15,  17,  20,  21,  22,  23  juin  et  7  juillet. 

(r.)  De  LiBOnDE,  Itinéraùe  d'Espafjne,  1808,  t.  V,  p.  23. 

(3)   1"  Si   l'on  détruisait  l'Inquisition,   sur  cent   individus,  quatre-vingt-dix 


LA   JL.NTE    [)K    BAYONNE  251 

voulant  dans  celte  ombre  mettre  de  la  lumière,  Raimond 
Ettenhard  v  Salinas  aborda  le  sujet,  avec  la  compétence  d'un 
membre  du  conseil  du  Saint-Office;  il  en  rappela  le  but,  les 
procédés,  les  garanties  données  à  l'accusé  et  conclut  en  de- 
mandant sa  conservation  (1).  Ses  auditeurs  connaissaient 
assez  la  question  pour  adopter  ses  conclusions. 

Tout  ceci  se  passait  avec  une  certaine  pompe,  dans  le  style 
vague  et  sonore  qu'affectaient  les  réformateurs  sentencieux 
du  dix-huitième  siècle  et  qui  est  demeuré  longtemps  la  rhé- 
torique aimée  des  parlements.  On  retrouverait  dans  ces  dis- 
cussions les  premiers  symptômes  de  l'état  d'esprit  dont  s'ani- 
mèrent plus  tard  les  Gortès  de  Cadix. 

Voilà  donc  quelle  était  cette  constitution  de  Bayonne.  Que 
d'éléments  manquaient  à  sa  solidité!  Ses  rédacteurs  se  trou- 
vaient à  peu  près  sans  mandat;  ils  ne  pouvaient  arguer  de 
leur  nombre,  la  moitié  des  cent  cinquante  personnes  convo- 
quées avait  seule  répondu  à  l'appel.  La  délibération  était  de 
pure  forme  sur  un  texte  préparé  à  l'avance.  On  se  trouva  en 
présence  d'un  calque  médiocre  des  "  idées  de  89  »  adapté 
vaille  que  vaille  aux  besoins  prétendus  de  la  péninsule;  c'est 
donc  à  tort,  du  moins  en  exagérant,  que  le  comte  de  Toreno 
croit  découvrir  dans  cette  Constitution  une  main  espagnole; 
sa  touche  fut  bien  légère  et  promptement  écrasée  sous  le 
gantelet  d'acier  de  l'Empereur.  Une  note  manuscrite  faite 
pour  Champagny  nous  révèle  minutieusement  l'historique  de 
sa  rédaction  (2)  :  en  avril  1808  le  «  Statut»  fut  préparé  par 
ordre  de  ÎSapoléon.  A  la  fin  de  mai  on  l'envoya  à  Madrid 
pour  être  communiqué  aux  ministres  et  à  la  Junte,  et  avoir 
leur  avis.  MM.  de  La  Forest  et  Fréville,  dans  un  rapport  très 

crieraient  au  scandale  »  .  Rapport  de  Blanchet,  agent  de  police,  à  Champagny, 
Barcelone,  8  mai  1808,  vol.  674,  fol.  2M. 

(1)  Ce  mémoire  fut  présenté  à  la  séance  du  13  juin  1808.  AF  IV,  1609, 
dernier  dossier.  n°  42. 

(2)  AF  IV,  1680. 

n 


258  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

détaillé,  mentionnèrent  les  observations  présentées.  L'Em- 
pereur ordonna  des  modifications  importantes.  On  consulta 
d'Azanza  et  d'Urquijo,  à  Bayonne  même;  puis,  les  premiers 
notables  étant  arrivés,  on  les  réunit  en  une  commission  pré- 
paratoire dont  les  observations  donnèrent  lieu  à  de  nouveaux 
changements. 

Ces  précautions,  prises  pour  donner  au  projet  de  statut  le  carac- 
tère le  plus  propre  aux  habitudes,  aux  mœurs,  aux  opinions  de 
l'Espagne,  avaient  eu  aussi  pour  objet  d'éviter  des  discussions 
pénibles  sur  des  points  que  des  observations  presque  confiden- 
tielles pouvaient  déterminer  à  écarter.  Le  projet  était  donc  déjà 
parvenu  à  un  certain  degré  de  maturité  lorsque  la  Junte  s'est 
ouverte.  On  l'a  fait  imprimer  et  il  a  été  distribué  à  tous  les  mem- 
bres qui  ont  été  invités  à  donner  leur  opinion  par  écrit  sans  pré- 
judice de  la  discussion  dans  l'Assemblée.  Les  opinions,  soit  écrites, 
soit  verbales,  ont  été  recueillies  par  une  commission  qui  a  fait  un 
relevé  exact  et  détaillé  de  toutes  les  observations.  Ce  relevé  ayant 
été  mis  sous  les  yeux  de  S.  M.  a  donné  encore  lieu  à  des  change- 
ments importants.  Mais  alors  S.  M.  a  dû  croire  que  le  projet  se 
rapprochait  le  plus  possible  des  véritables  besoins  de  l'Espagne 
et  des  vœux  de  ses  représentants.  Elle  a  revêtu  de  sa  signature 
la  pièce  ci-jointe. 

Viciée  dans  son  principe,  disparate  dans  sa  forme,  la 
Constitution,  excellente  sur  le  papier,  fut  nulle  dans  ses 
conséquences.  De  l'autre  côté  des  Pyrénées  elle  ne  reçut  de 
publicité  que  dans  l'officieuse  Gazette  de  Madrid;  il  est 
superflu  d'ajouter  qu'elle  n'eut  jamais  d'application,  sur  les 
neuf  dixièmes  parties  du  territoire  elle  demeura  encore 
moins  méconnue  qu'inconnue;  sous  la  protection  de  nos 
baïonnettes,  çà  et  là  et  pour  quelques  jours,  on  la  tint  pour 
mise  en  vigueur,  mais  on  cherche  en  vain  derrière  elle  un 
résultat  économique  ou  une  conséquence  sociale;  elle  n'a 
pas  eu  le  pouvoir  d'abroger  une  loi,  ni  la  possibilité  d'affai- 
blir une  coutume.  La  trace  la  moins  éphémère  qu'elle  ait 
sans  doute  laissée  est  la  médaille  que  d'Azanza  proposa  de 


LA   JUNTE   DE    BAYONNE  259 

frapper  pour  garder  le  souvenir  des  séances  de  l'Assemblée 
de  Bayonne. 

Quand  les  articles  furent  rédigés,  une  proclamation  solen- 
nelle convia  tous  les  Espagnols  à  la  concorde  et  à  l'es- 
pérance; puis,  le  7  juillet,  Joseph  en  grand  apparat  se  pré- 
senta pour  donner  et  recevoir  les  serments  :  lui,  d'être  fidèle 
à  la  Constitution;  les  députés,  d'être  fidèles  au  Roi;  le  tout 
entre  les  mains  de  l'archevêque  de  Burgos  (1).  —  On  ne 
pensa  pouvoir  mieux  terminer  ces  cérémonies  qu'en  allant 
saluer  l'Empereur.  La  scène  fut  pénible.  Placé  au  centre  de 
ses  auditeurs.  Napoléon  entama  un  monologue  incohérent, 
et  le  fit  durer  trois  mortels  quarts  d'heure  :  son  regard  était 
farouche,  sa  parole  brève,  saccadée,  disgracieuse,  mena- 
çante sans  motif,  et  souvent  décousue  par  des  poses  sans 
raison;  son  silence  étonnait  autant  que  sa  loquacité.  On  avait 
peu  à  lui  dire,  rien  à  lui  répondre.  Chacun  s'en  alla  avec  de 
grandes  révérences,  et  fort  soulagé  de  se  retirer.  L'impres- 
sion des  témoins  de  cette  dernière  entrevue  demeura  par- 
tagée entre  la  surprise  et  la  crainte.  Et  cependant  le  besoin 
de  l'heure  présente  eût  été  de  raUier  des  éléments  déjà  suffi- 
samment mal  agrégés. 

Joseph,  pour  composer  sa  Maison^  avait  éprouvé  quelque 
peine  (2)  s'il  avait  dressé  la  liste  de  son  ministère  avec  faci- 
lité :  Urquijo  prenait  la  secrétairerie  d'État,  O'Farrill  la 
guerre,  Cabarrus  les  finances,  Mazzaredo  la  marine;  Cevallos 
acceptait  les  affaires  étrangères,  Pinuela  la  justice,  Jovellanos 


(1)  Manuel  Cid  Monroy,  archevêque  de  Burgos  (1802-1822). 

(2)  Il  s'était  entouré  d'autant  de  gi-ands  d'Espagne  qu'il  avait  pu  :  capi- 
taine des  gardes  du  corps  :  duc  del  Parque;  —  colonel  des  gardes  espagnoles  : 
duc  de  rinfantado  ;  —  colonel  des  gardes  wallonnes  :  prince  de  Castel 
Franco;  —  grand  chambellan  :  marquis  d'Arriza;  —  grand  maître  des  céré- 
monies :  duc  de  Hijar,-  —  grand  veneur  :  comte  de  Fernan  Nunez;  — 
chambellans  :  comte  de  Orjas,  marquis  de  Santa  Cruz,  comte  de  Santa 
Coloma,   duc   d'Ossuna,  comte  de  Castel  Florido,  duc  de  Soto  Mayor. 


260  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

rintérieur.  Azanza,  qui,  pour  ne  pas  être  accusé  d'ambition 
par  ses  compatriotes,  venait  de  refuser  le  grand  cordon  de 
la  Légion  d'honneur,  Azanza  avait  par  ailleurs  joué  un  rôle 
trop  important  pour  être  mis  à  l'écart.  Il  se  contenta  du  minis- 
tère des  Indes.  Lisez  ces  noms  et  songez  aux  vicissitudes  poli- 
tiques que  leur  réservait  la  fortune.  Ils  représentaient  la  fleur 
des  hommes  d'Etat  de  l'Espagne,  mais  ils  allaient  se  disperser 
dans  les  camps  les  plus  opposés;  tant  il  est  vrai  qu'on  n'as- 
semble que  par  un  lien  bien  éphémère  les  âmes  contraintes 
et  les  cœurs  amoindris.  Le  retour  en  Espagne  était  pour  tous 
l'ol^jectif  désiré.  A  Bayonne  les  esprits  se  sentaient  en  lisières 
et  sous  le  filet  de  l'oiseleur  ;  de  l'autre  côté  de  la  Bidassoa 
des  convictions  si  tièdes  ne  résisteraient  pas  à  l'air  embrasé 
des  factions,  le  vent  du  patriotisme  allait  souffler  sur  ces  ser- 
ments que  la  crainte,  l'incertitude,  l'ambition,  et  même  le 
nationalisme  avaient  rendus  possibles  un  jour,  sincères  une 
heure  et  éternellement  vains. 

Joseph  partit  le  6  juillet,  de  grand  matin,  comme  un 
homme  qui  a  en  effet  une  longue  route  à  suivre.  Précédé  de 
cent  voitures  emportant  les  membres  de  la  Junte  transformés 
en  hérauts  et  messagers  de  paix,  il  était  accompagné  de 
Napoléon  en  personne  qui  voulait  afficher  ce  témoignage  de 
déférence  et  de  bon  accord.  Toutes  les  autorités  civiles  et 
militaires  les  saluaient  aux  portes  de  la  ville,  les  canons 
tonnaient;  l'étiquette  avait  été  la  grande  préoccupation  de 
ce  départ  et  il  semblait  qu'en  acquérant  la  couronne  de 
Charles  IV,  Joseph  I"  eût  hérité  de  son  culte  pour  le  céré- 
monial. Seul  dans  le  fond  de  sa  voiture,  comme  il  était  s^ul 
dans  son  royaume,  le  nouveau  monarque  avait  placé  en  face 
lui,  dans  leurs  costumes  d'apparat,  le  duc  del  Parque  et 
d'Azanza,  représentants  pompeux  des  fidélités  vacillantes  et 
des  talents  inutiles. 

Pendant  deux  semaines  encore,  pour  voir  venir  les  évcne- 


LA  JUNTE   DE    BAYONNE  261 

ments,  l'Empereur  prolongea  son  séjour  dans  la  petite  ville  sur 
laquelle  depuis  trois  mois  il  retenait  les  regards  de  TEurope. 

11  distribua  ses  largesses  autour  de  lui  :  le  préfet  Castel- 
lane  fut  fait  maître  des  requêtes  au  Conseil  d'État  et  reçut, 
avec  la  rosette  de  la  Légion  d'honneur,  une  gratification 
de  20,000  francs;  à  l'évéque  Joseph-Jacques  Loison,  une 
tabatière  et  un  portrait  entourés  de  diamants;  des  boîtes 
d'or  au  maire,  M.  Detchegaray,  au  commandant  des  gardes 
d'honneur,  M.  de  Ravignan  ;  la  Légion  à  M.  de  Gontaut-Biron 
qui  avait  amené  les  très  élégants  cavaliers  de  Pau  avec  leurs 
aiguillettes  d'or  sur  leur  veste  cramoisie,  le  chapeau  à  la 
française  panaché  de  blanc,  les  bottes  hongroises,  la  cha- 
braque  rouge  et  noire.  —  Enfin,  le  17  juillet,  au  jeu  de 
l'Impératrice,  Duroc  annonça  le  départ;  aussitôt  tout  le 
monde  prit  congé,  comme  s'éveillant  d'un  cauchemar.  Mais 
il  était  dit  que,  jusque  dans  les  détails,  l'omnipotence  de 
Napoléon  se  traduirait  par  le  plus  partait  dédain  de  ses 
hôtes.  Quand  il  s'agit  de  trouver  des  chevau.v  de  poste  et  des 
voitures,  ambassadeurs,  ministres,  courtisans  demeurèrent 
empêchés;  tous  les  moyens  de  transport  étaient  ret<enus  pour 
le  service  de  Leurs  Majestés. 

Le  20  juillet  à  la  tombée  du  jour,  la  route  étant  jalonnée 
d'une  nuée  de  courriers,  de  poslillons,  de  piqueurs.  Napo- 
léon et  Joséphine  se  dirigèrent  vers  Pau.  Derrière  la  haie  des 
bonnets  à  poil  toute  la  ville  s'entassait  tête  nue,  et  pour 
la  dernière  fois  les  gardes  d'honneur  caracolèrent.  Quand 
du  sabre  ils  saluaient  la  voiture  de  l'Empereur  disparaissant 
dans  la  poussière  dorée  du  soleil  couchant,  et  que  la  lune  en 
se  levant  à  l'orient  commençait  à  s'emparer  du  ciel  pâle,  qui 
leur  eût  dit  que  quinze  ans  plus  tard,  à  la  même  place,  ils 
rendraient  les  mêmes  hommages,  avec  le  même  enthousiasme 
au  duc  d'Angoulême  venant  de  raffermir  le  trône  de  Ferdi- 
nand VIL   Et  auraient-ils  deviné  que  leurs  fils,  aux  jours 


262  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

d'octobre  1846,  à  leur  tour  salueraient  la  fille  de  Ferdinand, 
jeune  épouse  du  duc  de  Monlpensier,  dont  l'alliance  parais- 
sait le  gage  particulièrement  solide  du  trône  de  Louis-Phi- 
lippe, quinze  mois  avant  la  révolution  de  1848?  —  C'est  là 
l'histoire  des  peuples  et  la  morale  si  fréquente  de  leurs  des- 
tinées, qu'ils  n'en  remarquent  plus  l'enseignement.  — Laissons 
Napoléon  oublier  lui-même  que  la  Providence  en  permettant 
le  succès  ne  couronne  jamais  l'injusdce  ;  pour  l'heure  il  court 
le  long  des  gaves  bondissants  des  Pyrénées,  et  les  feux  de 
joie  qu'allument  les  paysans  dans  la  montagne  lui  cachent 
les  étoiles,  comme  les  prospérités  de  la  terre  lui  voilent  le 
ciel.  Sa  besogne  est  faite,  il  est  heureux,  il  est  tranquille,  il 
se  promène,  et  pour  raconter  les  faits  et  gestes  du  moment,  il 
faut  recourir  à  un  Dangeau  de  journal  : 

Vis-à-vis  d'un  de  ces  feux  qui  lui  rappelaient  ses  glorieux 
bivouacs,  l'Empereur  a  fait  arrêter  ses  voitures;  en  un  clin  d'oeil, 
les  piqueurs  ont  ouvert  un  passage  ;  des  planches  portées  par  des 
paysans  ont  couvert  le  fossé  et  S.  M.  ayant  une  cafetière  à  la  main 
a  été  elle-même  la  placer  sur  le  brasier.  S.  M.  l'Impératrice, 
ses  dames  d'honneur,  le  prince  de  Neucbâtel,  le  maréchal  Duroc 
l'ont  suivie  ;  on  a  porté  des  carreaux  sur  lesquels  cette  illustre 
compagnie  s'est  assise  en  plein  champ;  là,  sous  les  yeux  d'un 
nombre  considérable  de  personnes  des  deux  sexes,  qui  la  contem- 
plaient avec  respect  et  étonnement,  la  Cour  a  fait  un  déjeuner 
champêtre.  Après  avoir  pris  le  café  dans  des  tasses  de  vermeil, 
LL.  MM.  ont  remonté  en  voiture,  emportant  les  vœux  bien  sin- 
cères des  habitants...  (1). 

Cependant  les  jours  passent,  le  temps  s'avance  et  pour  être 
éloquent  il  lui  suffira  de  rapprocher  deux  dates  :  le  5  mai  1808, 
dans  les  murs  de  Bayonne  Charles  IV  se  voit  arracher  l'héri- 
tage de  ses  pères;  le  5  mai  1821,  sur  le  rocher  de  Sainte- 
Hélène,  à  Napoléon  Dieu  reprend  la  vie. 

(1)  Journal  des  Basses-Pyrénées,  n"  426,  juillet   1808. 
La  scène  se  passe  à  Lacq,  sur  la  route  de  Puyoo  à  Ârtiz. 


CHAPITRE   III 

LE     ilÉVEIL    d'un    peuple 
(Juin-Juillet  1808) 


Spontanéité  tle  la  résistance  furieuse  et  sanglante  :  Carthagène.  —  Cadix.  — 
Scvilie.  —  Valence.  —  Assassinats  des  autorités  espagnoles;  influence 
pacifique  du  clergé.  —  Mouvement  dans  les  classes  moyennes.  —  Esprit 
local  de  la  révolte  dans  les  provinces.  —  Dispersion  des  troupes  régulières 
d'Espagne.  —  Positions  de  l'armée  française. 

Savary  à  Madrid  (15  juin-30  juillet).  —  Vanité  et  brutalité  de  ses  procédés 
de  gouvernement.  —  Ses  difticultés  avec  les  Espagnols,  le  grand-duc  de 
Berg  et  l'ambassadeur  de  France. 

Entrée  de  Joseph  en  Espagne;  ses  efforts  de  pacification.  —  Le  maréchal 
Eessicres  vainqueur  à  Rio  Secco  (14  juillet).  —  Entrée  du  roi  à  ^Madrid 
(23  juillet).  —  Résistance  du  Conseil  de  Castille.  —  Proclamation  ofiicielle 
de  Joseph  (5.5  juillet).  —  Froideur  du  corps  diplomatique.  —  }>Iésintelli- 
gence  de  Joseph  et  de  Savary.  —  Les  Espagnols  ralliés:  Antoine  Llorente, 
les  brochures  de  Cabarrus.  —  Soulèvement  général.  —  Lettre  de  Rlake  à 
Bessières.  —  Misères  de  la  Catalogne.  —  Amnistie  du  roi  Joseph. 

Le  général  Dupont  traverse  l'Espagne  et  pénètre  en  Andalousie.  —  Combat 
du  pont  d'xUcolea.  —  Prise  et  sac  de  Cordoue.  —  Causes  de  l'inaction  de 
Dupont  et  de  son  recul  à  Andujar.  —  Les  fautes  du  général  Védel.  —  Les 
Espagnols  passent  le  gué  de  Menjibar.  —  Les  instructions  de  l'Empereur. 

—  Dupont  se  repiie  vers  la  Sierra.  —  I^a  bataille  de  Baylen.  —  La  sus- 
pension d'armes.  —  Retour  tardif  de  Védel.  —  Les  pourparlers  d' Andujar. 
Capitulation.  —  La  clause  des  «bagages  ».  — Violation  désengagements, 

—  Enlliousiasme  patriotique  des  Espagnols.  —  Surprise  de  l'Europe.  — 
Colère  de  Napoléon.  —  Injustice  et  inutilité  du  procès  du  général  Dupont. 


I 


A  son  frère  Joseph,  Napoléon  avait  donné  l'Espagne.  — 
11  restait  à  la  conquérir. 

Grâce  à  Dieu  le   spectacle  d'un   peuple   qui   défend  son 


264  L'ESPAGNE  ET    NAPOLÉON 

indépendance  demeure  toujours  émouvant  sous  quelque 
ciel  qu'il  se  manifeste,  sous  quelque  forme  qu'il  se  pro- 
duise; mais  la  caractéristique  du  soulèvement  de  1808, 
c'est  sa  spontanéité.  Avant  que  le  temps  et  la  distance  aient 
permis  une  entente  possible,  sans  mot  dire,  à  la  première 
nouvelle  du  2  mai,  le  royaume  est  del)out.  Unanimité  frap- 
pante qui  fait  l'éloge  du  sentiment  national  chez  ces  hommes 
d'honneur  attachés  à  leurs  foyers,  orgueilleux  de  leurs  pri- 
vilèges, idolâtres  de  leurs  princes  au  point  de  s'aveugler  sur 
leurs  défauts  et  leurs  faiblesses,  d'un  loyalisme  intangible, 
d'une  foi  intransigeante,  pénétrés  d'une  horreur  instinctive 
contre  tout  changement  dans  leurs  coutumes,  toute  inno- 
vation dans  leur  religion;  don  Quichottes  fiers  dans  la  pros- 
périté, superbes  dans  le  malheur  et  irritables  jusqu'à  la 
férocité  devant  l'injure.  —  Pour  qui  connaissait  l'Espagne, 
il  n'y  eut  pas  d'étonnemont;  s'il  avait  eu  le  loisir  de  feuil- 
leter la  correspondance  de  ses  ambassadeurs  à  Madrid, 
l'Empereur  eut  pu  retrouver  une  vieille  dépêche  clairvoyante 
de  Beurnonville  : 

Si  les  Espagnols  s'apercevaient  que  nous  fussions  ennemis  de 
leur  existence  politique  comme  nation,  ou  bien  avides  de  leurs 
propriétés,  c'est  alors  qu'ils  nous  susciteraient  de  grands  obstacles; 
et  peut-être  la  résistance  dont  ils  sont  capables  nous  entraîne- 
rait-elle, relativement  au  reste  de  l'Europe,  au  delà  du  but  dans 
lequel  nous  serions  originairement  entrés  sur  leur  territoire  (1). 

Il  y  avait  de  la  colère  pour  l'invasion,  mais  plus  encore  de 
l'indignation  pour  la  traîtrise.  L'intendant  de  Barcelone 
traduisait  bien  ces  sentiments  en  des  paroles  attristées  qui 
formulaient  à  l'avance  tout  le  plan  de  la  lutte  : 

Devions-nous  donc  nous  attendre  que  l'Empereur  nous  trom- 
perait! —  Après  tout,  nous  le  savons  bien,  il  n'y  a  pas  plus  de 

(1)  3  vendémiaire  an  XII  (25  septemlire  1803),  vol.  665,  fol.  14. 


LE    REVEIL    D'UN    PEUPLE  265 

60,000  hommes  en  Espagne;  que  serait-ce  si  toute  la  population  se 
levait  en  masse?  Quels  flots  de  sang  ne  couleraient  pas!  Que 
serait-ce  si  les  villes  maritimes  allaient  appeler  les  Anglais  (1). 

Comme  des  gens  qui  se  sentent  faibles,  les  Espagnols  com- 
mencèrent la  résistance  par  la  guerre  au  couteau;  l'arme 
était  solide  dans  leur  main.  Comme  des  gens  qui  viennent 
d'être  trompés,  ils  virent  la  trahison  partout.  C'est  au  reste 
un  sentiment  essentiellement  démocratique  :  le  soupçon  est 
instinctif  aux  petits,  accessible  aux  intelligences  les  plus  bor- 
nées, il  excite  la  vigilance  populaire  et  il  fournit  à  l'insuccès 
une  explication  tout  à  fait  consolante  pour  l'amour-propre 
simpliste  de  la  foule.  Le  premier  sang  versé  ne  fut  donc  pas 
celui  des  envahisseurs,  groupés  et  sur  leurs  gardes;  il  coula 
des  veines  des  autorités  espagnoles  elles-mêmes,  sans  mé- 
fiance et  chargées  à  l'improviste  d'un  crime  qu'elles  n'avaient 
pu  commettre.  Cette  page  est  déshonorante  pour  l'histoire 
du  pays  de  la  chevalerie;  elle  jette  une  ombre  sur  l'éclat  de 
son  patriotisme. 

Aux  rives  de  la  Méditerranée,  Carthagène  donnait  le  slp^nal 
le  24  mai.  Et  voilà  qu'à  l'autre  bout  de  la  péninsule,  au  nord, 
jour  pour  jour,  heure  pour  heure,  Oviedo  lui  envoie  la 
réplique.  Au  fond  de  la  belle  Andalousie,  sous  son  ciel  bleu 
et  dans  un  air  de  printemps,  la  passion  politique  se  déchaîne 
en  frénésie;  la  riante  et  coquette  Cadix  teint  d'une  frange  de 
sang  la  robe  verte  et  blanche  que  lui  fait  l'écume  des  flots. 
Le  capitaine  général  don  Francisco  Solano  (2)  avait  jadis 
vaillamment  servi  côte  à  côte  avec  nos  troupes;  c'était  assez 
pour  qu'il  appréciât  leur  force  et  se  rendît  mélancoliquement 
compte  de  la  fragilité  des  moyens  de  résistance  qu'on  pour- 

(i)  10  mai  1808,  vol.  674,  fol.  279. 

(2)  Don  Francisco  Solano  (1770-1808),  marquis  de  la  Solana y  del  Socorro, 
commandait  une  brigade  espagnole  à  l'armée  de  Catalogne  (1793).  Obtint  de 
Charles  IV  la  permission  de  servir  en  Allemagne  comme  volontaire,  sous 
Moreau.  Lieutenant  général  et  capitaine  général  de  l'Andalousie  (1800). 


266  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

rait  leur  opposer;  c'était  trop  pour  que  les  exaltés  de  la  ville 
ne  l'accusassent  pas  de  tendances  françaises.  Une  bande  fort 
animée  se  présenta  à  son  hôtel;  du  haut  du  balcon  il  tenta 
d'apaiser  le  tumulte;  il  eut  l'imprudence  de  rappeler  la 
puissance  invincible  de  Napoléon,  il  jetait  de  l'huile  sur  le 
feu  ;  quand  on  voulut  forcer  sa  porte  il  étendit  à  terre  d'un 
coup  de  pistolet  le  premier  assaillant  (1).  Son  courage  avait 
signé  son  arrêt  de  mort  :  lié  comme  un  criminel,  les  vête- 
ments en  lambeaux,  le  gouverneur  est  frappé  de  bâtons,  de 
couteaux,  de  poignards,  de  canifs;  il  reçoit  blessures  et 
outrages  sans  permettre  à  sa  fierté  une  seule  plainte;  à 
chaque  coup  il  regarde  en  face  ses  assassins.  Traîné  dans 
les  rues,  sur  la  place  Saint-Jean  de  Dieu  les  forces  lui  man- 
quent; il  réclame  un  confesseur;  un  prêtre  se  présente;  un 
instant  après  un  officier  déshonore  son  épée  en  perçant  son 
général.  La  populace  grisée  de  sang  s'enivre  maintenant  de 
vin;  l'orgie  dure  toute  la  nuit  dans  la  ville  en  éveil;  au  jour 
on  brise  les  entraves  des  gTilériens  et  l'on  va  piller;  par  bon- 
heur les  moines  s'interposent;  des  capucins  prêchent  le 
calme  et  le  respect  des  propriétés  :  «  Le  petit  crucifix  fut 
pour  cette  canaille  une  espèce  de  talisman  irrésistible  », 
remarqua  un  témoin  (2),  et  deux  heures  suffirent  pour  la 
désarmer. 

Les  scrupules  du  comte  de  Morla  (3)  ne  l'empêchèrent 
pas  d'accepter  sur-le-champ  la  succession  délicate  et  le  poste 

(1)  Mémoires  du  capitaine  Thomas  Curthwright  envoyé  de  Gibraltar  pour 
examiner  l'esprit  de  résistance  de  l'Andalousie  et  autorisé  par  le  général  Gas- 
tanos  à  voyager  en   costume  civil. 

{%)  F.  VII,  G5i3. 

(3)  Don  Thomas  de  Morla  (1750-1820)  fit  la  campagne  du  Roussillon. 
Inspecteur  général  de  l'artillerie.  Capitaine  général  d'Andalousie.  Membre 
de  la  Junte  de  Séville,  viola  la  capitulation  de  Baylen.  Membre  de  la  Junte 
de  Madiid,  fut  envoyé  pour  traiter  de  la  ville  auprès  de  Napoléon.  Rallié  à 
Joseph,  conseiller  d'État  (1809).  Caractère  sans  dignité,  eut  des  intelligences 
dans  tous  les  camps.  Pri\é  de  ses  emplois  au  retour  de  Ferdinand  (1814). 


LE    REVEIL   D'UN    PEUPLE  267 

de  Solano.  —  Notre  flotte,  embossée  dans  la  rade,  se  refusa 
à  reconnaître  l'élu  des  émeutiers;  on  échangea  d'abord  des 
messages  pleins  d'aigreur,  puis  des  coups  de  fusil;  les  cinq 
vaisseaux  et  la  frégate  de  l'amiral  Rosilly  (1)  ne  pouvaient 
résister  longtemps  aux  canons  des  remparts;  ils  étaient  pris 
comme  au  piège;  au  large  croisait  une  escadre  anglaise,  l'œil 
au  };uet,  et  son  chef,  l'amiral  Parvis,  ne  put  s'empêcher  dans 
sa  joie  de  proposeraux  Espagnols  son  aide  pour  l'écrasement 
des  navires  français  ;  Morla  refusa  avec  orgueil,  prétextant 
n'en  avoir  nul  besoin  ;  il  était  trop  vrai  :  Rosilly,  après 
une  résistance  valeureuse  de  quinze  jours,  sous  le  feu  de 
46  canonnières  et  de  12  batteries,  fut  obligé  de  se  rendre  à 
discrétion.  Alors  les  Anglais  descendirent  à  terre  pour  fra- 
terniser avec  les  Espagnols;  c'était  la  première  fois  depuis 
Trafalgar. 

Le  drame  de  Cadix  s'est  répété  à  Séville  :  le  comte  del 
Agtiila,  lié  à  un  balcon,  est  tué  par  ses  compatriotes  à  coups 
de  carabine.  Les  habitants  de  Jaën  se  défient  de  leur  corré- 
gidor  don  Antonio  de  Lomas,  ils  le  fusillent.  On  égorge  à 
Grenade  don  Pedro  Truxillo,  simplement  parce  qu'il  est 
parent  de  la  maîtresse  de  Godoy,  et  à  Badajoz  le  comte 
Torre  del  Fresno,  sans  prétexte.  Valence  mérite  une  mention 
spéciale  :  un  moine,  le  père  Rico  y  était  tout-puissant;  il 
avait  prêché  la  croisade  du  patriotisme  et  sa  popularité  s'en 
était  accrue;  mais  sur  cette  pente,  s'arrêter  c'est  reculer; 
quand  il  prétendit  limiter  l'effervescence  des  faubourgs,  il 
ne  fut  plus  écouté  :  malgré  ses  efforts,  don  Miguel  de  Saa- 
vedra,  baron  d'AIbalat,  tomba  sous  le  poignard.  Pour  ra- 
masser avec  profit  le  sceptre  de  la  démagogie,  il  suffit  de 
mettre  une  surenchère  :  un  chanoine  de  la  cathédrale  de 
Madrid  qui  se  trouvait  à  Valence,  Balthasar  Galvo,  ambitieux, 

(1)  Ils  étaient  bloqués  à  Cadix,  depuis  1805.  Rosilly  et  son  état-major  pu- 
rent seuls  rentrer  en  France.  Les  équipages  furent  envoyés  sur  les  pontons. 


268  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

hypocrite,  manquant  moins  d'intelligence  que  de  scrupules, 
prétendit  succéder  à  l'influence  du  P.  Rico;  dans  sa  bru- 
talité il  alla  jusqu'à  désigner  à  la  foule  les  Français  bons  pour 
le  massacre;  beaucoup  avaient  trouvé  un  asile  derrière  les 
murailles  de  la  citadelle,  on  y  monta  en  dépit  de  l'éloquence 
indignée  de  Rico,  malgré  les  supplications  de  quelques  prêtres 
qui  allèrent  chercher  dans  les  églises  des  reliques  pour  en 
faire  un  rempart  sacré;  les  égorgeurs  purent  satisfaire  leur 
horrible  passion  :  trois  cent  cinquante  malheureux  sans 
défense,  hommes  et  femmes,  furent  lâchement  massacrés. 
Abattu,  l'œil  hagard,  sans  voix  et  sans  pouvoir,  plein  d'émoi 
et  de  remords,  Rico  regardait,  en  se  frappant  la  poitrine, 
courir  les  assassins.  «  Les  tribuns  du  peuple,  remarque  Tite- 
Live,  ne  conduisent  pas  mais  sont  conduits  par  la  multitude.  » 
C'est  là  leur  crime,  parce  que  c'est  là  leur  responsabilité;  ces 
ambitieux  se  persuadent  que  l'intelligence  restera  maîtresse 
des  passions  brutales,  ils  ne  craignent  ni  de  les  déchaîner 
ni  de  leur  trouver  des  excuses;  à  leur  tour  le  courant  les 
emporte  et,  coupables  de  leur  propre  imprudence,  ils  le 
demeurent  encore  des  férocités  d'autrui. 

Après  quelques  jours  de  terreur  atroce,  les  brigands  de 
Valence  payèrent  leurs  forfaits  :  le  chanoine  Calvo  et  bon 
nombre  de  ses  complices  furent  pendus.  Ils  n'étaient  ni  les 
seuls  ni  les  derniers  :  le  gouverneur  de  Malaga,  le  général 
Truxillo,  pour  cela  qu'il  représente  l'autorité,  est  saisi,  haché, 
brûlé  par  des  paysans  en  délire  descendus  de  la  Sierra.  Le 
très  doux  et  très  vertueux  capitaine  général  de  la  Galice,  Anto- 
nio Filangieri,  a  manifesté  peu  d'enthousiasme  pour  un  sou- 
lèvement qu'il  estime  impromptu  et  dangereux,  ses  soldats 
l'assomment  en  pleine  rue.  A  Valladolid,  son  collègue  le  vieux 
don  Gregorio  de  la  Cuesta,  homme  de  discipline,  ne  peut  ni 
ne  veut  être  aux  ordres  des  étudiants  ameutés  dans  l'Univer- 
sité; il  est  menacé  de  la    potence  pendant  que  don  Miguel 


LE    REVEIL   D  UN    PEUPLE  2G9 

Cevallos,  directeur  du  collège  militaire  de  Ségovie,  suspecté 
lui  aussi,  est  placé  sur  une  charrette,  égorgé  sous  les  yeux 
de  sa  femme  et  traîné  à  la  rivière  par  des  mégères  en  furie. 
Ici  encore,  mais  vainement,  un  prêtre  a  fait  entendre  la  voix 
de  la  religion  à  des  fanatiques  qui  n'écoutent  plus  que  les 
cris  de  la  bestialité  (1). 

Laissons  ces  scènes  de  sauvagerie  dont  l'horreur  est  à  peine 
atténuée  par  les  efforts  de  ceux  qui  ramèneront  au  toril  ces 
taureaux  excités  par  d'atroces  picadors.  Que  le  spectacle  de 
cette  charité  chrétienne,  impuissante  ou  non,  s'étende  comme 
un  voile  entre  ces  cadavres  et  la  postérité;  rappelons-nous 
plutôt  le  chapitre  de  Malaga  improvisantau  milieu  de  l'émeute 
une  procession  où  la  foule  surprise,  détournée  et  émue,  prit 
place  et  suivit  en  chantant  des  cantiques  (2)  ;  saluons  encore 
ce  prêtre  inconnu  qui  à  Andujar  fit  un  rempart  de  san  corps 
à  la  femme  du  général  Chabert.  Dans  l'autre  camp,  la  même 
autorité  sacerdotale  obtint  parfois  le  même  heureux  apaise- 
ment; ainsi  lorsque  le  général  Lasalle  entrait  à  Palencia, 
décidé  à  brûler  une  ville  qui  avait  fusillé  ses  éclaireurs, 
l'évêque  se  portait  au-devant  de  lui  pour  obtenir  leur  par- 
don ;  Lasalle  encore  se  laissait  fléchir  à  Valladolid  et  accor- 
dait au  clergé  la  paix  qu'il  lui  demandait  avec  instance. 

Le  mouvement  insurrectionnel  demeurait  «  populaire  »  ; 
magistrats,  généraux,  gouverneurs,  intendants,  évêques  ne 
paraissent  vouloir  ni  oser  prendre  franchement  parti;  les 
plus  audacieux  se  bornent  à  ne  pas  paralyser  l'élan;  si  l'on 
rencontre  des  gentilshommes  qui  joignent  leur  épée  au  cou- 
teau ou  à  l'escopette  de  leurs  vassaux,  c'est  tout  comme  autre- 
fois les  paysans  vendéens  avaient  tiré  de  leurs  manoirs,  sans 
s'inquiéter  beaucoup  de  leur  avis,  leurs  seigneurs  de  village. 
A  Logrono,  qui  est  à  la  tête  du  soulèvement?  Un  tailleur  de 

(1)  TORKNO,   t.    I,   p.   203. 

(2)  PicDELA,  Mémoires. 


270  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

pierres  comme  le  fut  le  voiturier  Gathelineau  à  Saint-Florent. 
Hameaux  et  bourgades  sont  agités,  soulevés,  écumants,  sem- 
blables à  ce  que  les  avait  vus,  dix-huit  siècles  auparavant, 
Velleius  Paterculus  :  Tarn  diffusas,  tam  feras.  Chacun  est 
prêt  à  se  battre,  personne  ne  sait  au  juste  où  se  trouve  l'en- 
nemi. Si  quelqu'un  déclare  «  officiellement  »  la  guerre  à 
l'Empereur  des  Français  maître  des  deux  tiers  de  l'Europe, 
ce  ne  seront  ni  des  ambassadeurs  ni  des  hommes  d'Etat,  ni 
des  généraux,  mais  de  pauvres  alcades,  très  résolument,  avec 
le  plus  magnifique  sérieux,  sur  la  place  de  leur  village,  en 
face  de  Dieu  qui  les  voit  et  en  présence  de  leurs  compagnons 
de  charrue  qui  entendent  et  ratifient  leur  serment.  Si  de  son 
côté,  le  25  mai,  le  marquis  de  Santa  Cruz,  au  nom  de  la 
municipalité  d'Oviedo,  affiche  la  résistance  ouverte,  ce  n'est 
que  le  8  juin  qu'une  autorité  un  peu  plus  qualifiée,  comme  la 
Junte  de  Séville,  fait  à  son  tour  une  déclaration  solennelle  au 
nom  de  Ferdinand  VII  (1),  en  des  discours  que  La  Forest 
décorait  du  nom  de  «proclamations  inflammatoires  «.  Pour 
la  Junte  de  Madrid  personne  qui  puisse  être  surpris  de  la  voir 
incliner  à  la  paix  :  elle  envoie  le  marquis  de  Lazan  expliquer 
le  danger  d'une  résistance  vers  son  frère  le  jeune  et  bouil- 
lant Palafox  qui  après  quelque  hésitation  s'agite  dans  l'Ara- 
gon,  à  Saragosse.  Lazan  part,  arrive,  se  jointe  Palafox  et  suit 
son  exemple  sans  plus  s'inquiéter  de  son  mandat.  —  Toute- 
fois le  soulèvement  spontané,  unanime,  reste  local.  En  Estra- 
madure  les  paysans  continuent  leur  moisson;  ils  seront, 
disent-ils,  à  temps  de  prendre  les  armes  après.  Questionnés 
en  plusieurs  endroits  s'ils  comptent  marcher,  ils  répondent 
qu'ils  n'ont  pas  besoin  de  sortir  de  chez  eux  (2). 

Pour  souder  ces  bonnes  volontés  éparses,  coordonner  ces 
forces  individuelles,  une  troupe  régulière  eût  été  nécessaire, 

(1)  Vol.  675,  fol.  4.3.  \o\t  Appendices,  XIII. 

(2)  La  Forest  à  Chanipagny,  9  juillet  1808,  vol.  675,  fol.  337, 


LE    REVEIL   D'UN    PEUPLE  271 

elle  se  fût  agrégé  ces  éléments  nouveaux.  Mais  les  milices 
provinciales  ne  sont  pas  convoquées,  et  l'armée  espagnole 
était  éparpillée  avec  tant  de  fantaisie  qu'on  a  pu  voir,  dans  la 
dispersion  de  ses  cantonnements  sur  tout  le  territoire,  le 
dessein  prémédité  de  la  réduire  à  l'inaction. 

L'armée  française  avait  occupé  de  bonnes  positions  straté- 
giques et  reliait  avec  facilité  ses  divers  éléments,  son  seul 
péril  était  de  présenter  une  ligne  d'autant  plus  mince  qu'elle 
était  allongée  de  Pampelune  à  Madrid.  Les  troupes  observaient 
une  discipline  étroite  à  laquelle  se  sont  plu  à  rendre  hommage 
les  témoins  impartiaux  (1) .  Quand  elles  se  portèrent  à  quelque 
violence,  leurs  chefs  leur  en  avaient  octroyé  plus  que  la  per- 
mission, ils  leur  en  avaient  donné  l'ordre,  comme  à  Cuença,  à 
Torquemada,  à  Barcelone  où  les  régiments  napolitains  trai- 
tèrent la  ville  en  pays  conquis,  à  Logrono  où  le  général  Verdier, 
après  avoir  cédé  aux  prières  de  l'évéque  de  Calahora  et  ac- 
cordé la  rançon  de  la  ville,  laissa  commettre  le  pillage  (2). 
On  voulait  briser,  on  prétendait  effrayer,  et  on  surexcitait  les 
colères  en  augmentant  l'irritation.  «  Comment  les  généraux 
français  feront-ils  la  part  du  crime,  celle  de  la  faiblesse,  celle 
de  l'erreur,  avec  assez  de  précision  pour  que  personne  ne  soit 
puni  qu'en  proportion  de  sa  faute?  «  écrivait  mélancolique- 
ment La  Forejit. 


Il 


Si  quelqu'un  ne  se  posait  pas  cette  question,  c'était  bien 
Savary.  —  Nous  l'avons  vu  arriver  à  Madrid  au  milieu  de 
juin,  (i  Ma  mission,  a-t-il  dit  dans  ses  Memou-es,  était  de  lire 

(1)  Dépèche  de  Strogonoff  à  Roumiantzoff,  23  avril  1808,  vol.  G~h, 
fi)l.  141.  —  Lettre  de  Verhuel,  ministre  de  Hollande,  au  maréchal  de  Kins- 
berjjL-n,  chambellan  du  roi   Louis,  28  avril   1803,  vol.    674,  fol.  166. 

(2)  La  Forest  à  Ghampagny,  16  juin  1808,  vol.  675,  fol.  107. 


272  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

tous  les  rapports  adressés  au  grand-duc  de  Berg,  de  faire  les 
réponses,  de  donner  tous  les  ordres  d'urgence;  mais  je  ne 
devais  rien  signer.  »  Il  se  mit  aussitôt  à  déployer  ses  talents. 
Dans  la  place  vide  il  s'installa  en  homme  enivré  d'un  si 
récent  et  si  grand  pouvoir;  et  alors  que  la  volonté  de  l'Em- 
pereur paraît  avoir  été  de  lui  confier  un  rôle  de  surveillance 
sur  les  affaires,  il  saisit  l'occasion  d'en  prendre  la  direction. 
Mme  d'Abrantès,  regardant  en  cela  le  nouveau  duc  comme 
«  bien  ridicule  »  ,  peint  son  faste  et  son  arrogance  d'un  trait 
qui  dit  tout  :  il  se  faisait  servir  avec  la  plus  cérémonieuse 
étiquette  et  son  échanson  lui  offrait  à  boire  un  genou  en 
terre  (1).  Les  Français  eux-mêmes  s'émurent  de  ces  allures 
orientales  à  tout  le  moins  déplacées,  et  les  gens  de  bon  sens 
comme  La  Forest  ne  purent  se  taire  en  haut  lieu  de  ces 
maladresses  véritablement  dangereuses  en  face  des  ^  Espa- 
gnols ulcérés  et  insoumis. 

...  A  l'arrivée  du  général  Savary,  un  très  bel  appartement  lui  fut 
donné  au  château  du  Roi,  et  tous  les  honneurs  dus  à  son  rang  lui 
furent  rendus.  Mais  il  s'était  annoncé  comme  venant  remplacer  le 
lieutenant  général  du  royaume  et  voulait  parler  aux  yeux.  Il 
passa  dans  l'appartement  de  S.  A.  I.,  qui  eut  la  faiblesse  de  1  en 
laisser  maître;  et,  à  l'exception  des  pages,  il  ordonna  que  le  ser- 
vice marchât  comme  lorsque  le  Grand-Duc  était  présent;  c'était 
inconvenant  et  cela  étonna  beaucoup.  Une  cii'constance  parti- 
culière en  fit  un  scandale  public.  Cet  appartement  était  celui  du 
prince  des  Asturies  et,  à  tort  ou  à  raison,  on  reproche  au  générai, 
en  Espagne,  de  l'avoir  décidé  à  sortir  de  Madrid.  De  là  un  senti- 
ment d'éloignement  très  fâcheux,  qu'avec  plus  de  mesure  il  était 
facile  d'éviter. 

Le  général  voulait  qu'on  fît  entrer  chez  lui  tout  ce  qui  vient  au 
château  et  qu'on  lui  présentât  les  grands,  les  ministres,  les 
membres  de  la  Junte,  les  chefs  des  Conseils,  les  diverses  autorités. 
Ce  n'était  pas  connaître  les  Espagnols.  Tous  se  tinrent  à  l'écart. 
Il  s'en  aperçut  et  l'aigreur  remplaça  les  préventions. 

(1)  mémoires,  t.  VII. 


LE   BÉVEIL    D'UN    PEUPLE  2T3 

Nous  avons  soin  que  les  gazettes  contiennent  tous  les  articles 
propres  à  rassurer  sur  les  relations  amicales  de  la  France  et  de  la 
Russie.  Le  général  manque  de  ces  ménagements;  il  répète  jour- 
nellement que  les  affaires  du  nord  forcent  S.  M.  I.  et  R.  à  se  presser, 
et  il  accroît  par  ce  langage  la  pusillanimité.  Un  inconvénient, 
incomparablement  plus  grave,  résulte  de  l'espèce  de  fureur  avec 
laquelle  le  général  parle  sans  cesse  de  pillage,  d'incendie  et  de 
massacre.  Je  serais  honteux  de  répéter  tous  les  excès  de  ce  genre 
qui  lui  échappent  à  chaque  instant.  Et  le  nom  de  l'Empereur  est 
toujours  cité  en  témoignage!  Ces  propos  sont  entendus  par  de 
jeunes  officiers  indiscrets,  par  des  domestiques,  par  des  Espagnols; 
ils  circulent  et  font  frissonner  sans  rendre  plus  soumis.  Ils  auto- 
risent beaucoup  de  militaires  à  des  actes  inutilement  violents  (1). 

La  situation  politique  portait  mal  cependant  à  l'étalage  du 
faste,  à  la  présomption,  à  la  division  entre  Français  :  la  pénurie 
était  universelle,  les  affaires  fort  embrouillées  et  les  nouvelles 
les  plus  alarmantes  arrivaient  de  tous  les  points  du  royaume 
où  les  communications  avec  Madrid  n'étaient  pas  coupées 
encore.  Au  nord  à  Santander,  à  l'est  à  Saragosse,  au  sud  à 
A^alence,  nos  armées  se  trouvaient  mal  en  point;  le  maréchal 
Bessières,  le  maréchal  Lefebvre,  le  maréchal  Moncey  se  heur- 
taient à  une  résistance  inattendue,  énervante  et  mystérieuse. 
Du  général  Dupont,  entré  en  Andalousie  et  séparé  des  plaines 
de  Gastille  par  la  Sierra,  plus  de  nouvelles.  L'inquiétude, 
sinon  déjà  Ténioi,  se  faisait  jour  dans  la  capitale;  la  ville  était 
dans  11  la  stupeur  »  ,  et  Savary,  qui  l'avouait,  ordonnait  de 
fortifier  le  Retira.  En  même  temps  il  envoyait  vers  Dupont  la 
division  Vedel.  Conduite  prudente;  cependant  le  Ciel  se 
joue,  quand  il  lui  plaît,  des  mesures  d'apparence  les  plus 
sages  :  le  renfort  qu'on  croyait  apporter  à  l'armée  d'Anda- 
lousie devait  seulement  grossir  le  nombre  des  prisonniers  de 
Baylen. 

Quelques  lettres  de  Savary  nous  tiendront  bien  au  courant 

(1)  La  Forest  à  Chanipayny,  25  juin  180S,  vol.  675,  fol.  219,  220. 

18 


274  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

de   la  situation,  de   la   façon  dont   il   la  comprenait,  de   la 
manière  dont  il  informait  l'Empereur. 

Je  vais  employer  les  six  ou  sept  jours  qui  vont  s'écouler  avant 
le  dénouement  de  tout  ceci  à  faire  évacuer  l'hôpital  de  Tolède,  qui 
a  huit  à  neuf  cents  malades,  celui  d'Aranjuez  et  enfin  tout  ce  qu'il 
y  a  autour  de  Madrid  en  hôpitaux  et  en  munitions.  D'ici  là  il  y 
aura  quelque  chose  de  décidé  sur  un  point  quelconque  de  l'Es- 
pa(>ne  indiquant  s'il  faut  marcher  vigoureusement  contre  une 
armée  qui,  parait-il,  suivrait  Dupont;  nous  ne  nous  laisserons  pas 
insulter  dans  Madrid.  D'ailleurs  Votre  Majesté  aura  le  temps  de 
nous  écrire  d'ici  là(l). 

...  En  même  temps  que  j'ordonnerais  le  mouvement,  je  ferais 
partir  d'ici  une  division  pour  échelonner  le  général  Dupont,  si  cela 
devenait  nécessaire,  pour  le  faii'e  agir  vigoureusement  en  avant 
de  lui.  Je  pense  à  ce  mouvement,  parce  que  d'ici  là  nous  devons 
infailliblement  être  maîtres  de  Saragosse  et  qu'alors  le  corps  qui 
est  devant  cette  place  pourra  faire  quelques  mouvements  sur 
Albaracin  et  Moya,  où  il  paraît  que  l'on  a  besoin  de  voir  un  peu 
de  troupes.  Nous  devons  avoir  aussi  des  nouvelles  de  Santander  et 
de  tout  ce  qui  environne  le  maréchal  Bessières.  Avant  l'aji'rivée  de 
ces  trois  nouvelles  nous  n'entreprendrons  rien  au  loin. 

M.  de  Laforest  est  trop  formaliste  pour  une  circonstance  comme 
celle-ci  ;  si  nous  sommes  gênés  si  fort  pour  nos  subsistances,  c'est 
qu'il  ménage  ti'op  les  instances  qu'il  y  a  à  faire  près  de  la  Junte. 
11  veut,  dit-il,  nous  gagner  des  cœurs;  moi  je  lui  réponds  que  je 
n'en  voudrais  pas  de  mille  au  prix  de  la  ration  de  vin  d'un  soldat. 
Ils  en  étaient  tous  privés  lors  de  mon  arrivée,  et  ce  n'est  que  ce 
matin  que  je  suis  parvenu  à  le  faire  rendre  à  toutes  les  troupes. 
Aussi  je  ne  suis  pas  content  de  la  manière  dont  il  s'explique  sur 
les  craintes  que  lui  fait  concevoir  mon  séjour  ici.  Je  ne  lui  en 
parlerai  pas  parce  que  Votre  Majesté  veut  que  l'on  vive  bien 
avec  tout  le  monde.  Ce  soir  à  minuit,  j'écrirai  de  nouveau  et  ren- 
drai compte  à  Votre  Majesté.  Je  la  prie  d'êti'«  persuadée  de  l'em- 
pressement que  je  mettrai  à  saisir  l'occasion  de  tirer  le  canon,  sa 
Elle  arrive;  et  je  ne  me  mettrai  pas  dans  le  cas  de  revenir  sur  mes 
pas  si  une  fois  je  m'arrête  à  ce  parti  (2). 

(1)  Savary  à  l'Empereur,  Madrid^  le  22  juin  1808,  à  minuit. 

(2)  Madrid,  28  juin  1808,  une  heure  après-midi. 


LE    REVEIL    D'UN    PEUPLE  275 

Nos  troupes  étaient  à  Madrid  un  peu  en  convalescence  : 
composées  de  jeunes  soldats  débiles  et  d'ailleurs  plus  que 
médiocrement  équipés.  Napoléon  s'était  doublement  exafjéré 
la  faiblesse  des  Espagnols  et  la  force  de  ses  conscrits.  Bien 
qu'il  n'aimât  pas  recevoir  ce  genre  de  confidences,  il  fallait 
bien  lui  avouer  le  danger.  Savary  eut  ce  courage  : 

J'ai  visité  cette  après-midi  les  hôpitaux,  l'on  y  a  bien  fait  ce  que 
l'on  a  pu,  mais  ils  sont  encore  loin  d'être  ce  qu'il  faudrait  qu'ils 
fussent;  j'y  ai  vu  des  soldats  fiévreux  couchés  sans  chemises,  n'en 
ayant  qu'une  qui  était  à  laver.  J'ai  fortement  grondé,  et  M.  Dé- 
niée (1)  s'en  prend  à  la  commission  espagnole  qui  ne  répond  pas; 
enfin  il  est  indispensable  d'en  donner,  et  demain  on  en  distribuera 
1,500  des  magasins  de  Votre  Majesté.  J'ai  vu  aussi  les  troupes  du 
maréchal  Moncey  qui  sont  ici;  presque  aucun  soldat  n'a  deux 
chemises,  et  un  grand  nombre  n'en  ont  point  du  tout.  Cependant 
il  y  en  a  ici  7,000  en  magasin.  Malgré  cela  nous  serons  loin 
d'en  avoir  assez,  cependant  il  est  impossible  de  s'en  procurer  ici, 
elles  coûteraient  presque  le  double  qu'en  France,  et  d'ailleurs 
nous  n'avons  pas  d'argent.  Votre  Majesté  ne  peut  se  faire  qu'une 
idée  très  imparfaite  de  l'état  dans  lequel  sont  ses  soldats  en 
Espagne  sous  ce  rapport;  le  même  besoin  va  se  faire  incessam- 
ment sentir  pour  les  souliers,  il  serait  bon  de  nous  en  envoyer. 

Du  reste  nous  n'avons  que  de  légères  maladies,  les  fièvres 
passent  assez  vite,  mais  les  convalescences  sont  longues.  Les  ali- 
ments sont  très  boms,  mais  tous  les  jeunes  soldats,  qui  sont  grandis 
de  deux  pouces  depuis  leur  départ  de  France,  trouvent  qu'ils  n'en 
ont  point  assez.  Aussi  avec  une  demi-ration  de  pain  et  une  demie 
de  vin,  nous  avons  des  travailleurs  pour  le  Retire  tant  que  nous 
en  voulons. 

Très  sincèrement,  celui  qui  va  devenir  le  mois  suivant 
«  duc  de  Rovigo  »  trouvait  dans  la  volonté  impériale  son 
unique  boussole,  à  l'approbation  de  son  maître  il  subordon- 
nait tout;  ici,  il  laisse  sans  ambages  parler  son  cœur  : 

Je  n'ai  point  d'autre  ambition  que  celle  de  servir  Votre  Maiesté 

(1)  Inspecteur  en  chef  aux  revues,  baron  de  l'Empire  (1812). 


276  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

un  peu  mieux  qu'un  autre,  si  la  fortune  m'en  présente  l'occasion. Je 
sais  combien  elle  voudrait  finir  promptement  les  affaires  d'Espagne, 
c'est  pourquoi  je  fais  taire  dans  mon  cœur  le  désir  de  me  rappro- 
cher d'Elle  avant  d'avoir  pris  part  aux  dangers  qu'elles  peuvent 
offrir.  Mais  rien  ne  flatte  mon  ambition  loin  d'Elle,  ni  ne  me  dédom- 
magera de  tout  ce  que  j'éprouverais  de  contrainte  en  servant  loin 
de  son  regard;  si  tout  ceci  était  mené  assez  vivement  pour  que  cela 
fût  fini  vers  l'époque  où  il  faudra  suivre  Votre  Majesté  à  de  nou- 
veaux événements,  je  serais  un  peu  consolé  de  la  pensée  de  prendre 
incessamment  un  corps  de  troupes  en  Espagne.  Néanmoins,  s'il  ne 
m'est  pas  permis  de  songer  à  la  rejoindre  avant  la  fin  de  cette  guerre 
de  brigandage,  je  serai  trop  heureux  de  saisir  le  moindre  moyen 
de  lui  prouver  par  mon  obéissance  mon  entier  dévouement. 

u  Guerre  de  brigandage  !  »  L'expression  n'était  pas  inexacte  : 
guerre  sans  merci  et  sans  issue.  Le  cercle  se  resserrait.  Les 
communications  étaient  si  bien  coupées  entre  Madrid  et  l'ar- 
mée française  d'Andalousie,  que  lorsqu'il  fut  urgent  d'expé- 
dier à  Dupont  des  ordres  suprêmes,  M.  de  La  Forest  dut  s'en- 
tendre avec  M.  de  Strogonoff,  pour  munir  nos  deux  officiers 
de  passeports  russes  avec  la  fausse  indication  de  Lisbonne  et 
de  Cadix  (l).  Le  à  juillet,  les  estafettes  françaises  rentraient 
à  Madrid,  n'ayant  pu  atteindre  le  maréchal  Moncey,  et  pour 
n'être  pas  fusille'es,  ayant  dû  déchirer  leurs  dépêches.  A  Tala- 
vera  le  rassemblement  des  insurges  devenait  si  pressant  que 
Savary  estimait  nécessaire  d'y  marcher  de  sa  personne. 
Chaque  soir  il  écrivait  à  Dupont,  et  chaque  matin  il  éprou- 
vait la  déception  de  ne  recevoir  aucune  réponse.  Pour  assurer 
le  voyage  du  roi  Joseph,  qui  maintenant  s'acheminait  vers 
sa  capitale,  il  fallait  jalonner  la  route  de  cavaliers  et  de 
canons  (2).  Moralement,  la  position  à  Madrid  était  encore 
plus  pénible;  les  Français  vivaient,  étouffaient  pour  mieux 
dire,  dans  une  atmosphère  de  sourde  haine  et  de  patriotique 

(1)  La  Forest  à  Cbauipagoy,  20  juin  1808. 

(2)  Savary  à  l'Empereur,  13  juillet  1808,  à  minuit. 


LE    RÉVEIL    D'UN    PEUPLE  2T7 

colère.  »  Qu'on  parcoure  les  rues  et  les  places  publiques,  tout 
y  est  tranquille;  que  l'on  entre  dans  les  maisons,  on  n'y  tiouve 
que  mauvaises  nouvelles  et  mauvaise  humeur  (1).  »  Le 
silence  même  était  éloquent  et  les  moins  ardents  gardaient 
fidèlement  le  secret  des  plus  compromis  :  «  Il  est  encore  à 
arriver  qu'un  Espagnol  ait,  à  ma  connaissance,  dénoncé  son 
voisin.  ))  Et  La  Forest  regrettait  en  vain  cette  inébranlable 
discrétion. 

Savary,  dont  la  clairvoyance  du  moins  ne  s'obscurcissait 
pas  par  le  désir  de  plaire  et  qui  savait  dire  crûment  les  échecs 
comme  les  victoires,  Savary  constatait  avec  mélancolie  sur 
l'opinion  madrilène  l'inutilité  d'efforts  pacifiques  que,  pour  sa 
part,  il  n'avait  jamais  poussés  très  avant.  «  L'esprit  public  est 
mauvais,  il  est  dans  la  crise.  Je  ne  m'arrêterai  pas  à  vous 
débiter  un  tas  d'absurdités  qui  trouvent  du  crédit  parmi  les 
gens  les  plus  considérables  de  ce  pays.  Il  n'y  a  que  la  présence 
du  Roi  qui  puisse  les  faire  cesser  (2).  »  Quanta  lui  il  conti- 
nuait ces  procédés  vio'ents  et  brutaux  qui  réussissaient  mal 
auprès  des  Castillans.  N'avait-il  pas  voulu  faire  tirer  le  canon 
en  signe  d'allégresse  pour  des  victoires  remportées  sur  les 
Espagnols  par  les  Français.  A  grand'peine  La  Forest  parvint 
à  le  dissuader  de  cette  provocation  inutile;  mais  le  général 
O'Farrill  et  les  autres  ministres  joséphistes  demeurèrent 
profondément  blessés  et  les  rapports  déjà  tendus  parurent 
brisés. 

Ces  maladresses  perçaient  peu  à  peu  et  arrivaient  enfin  aux 
oreilles  de  l'Empereur.  Assuré  de  son  obéissance,  il  ne  s'illu- 
sionnait pas  sur  les  talents  de  son  serviteur.  «  Savary  est  un 
homme  très  bon  pour  des  opérations  secondaires,  mais  il  n'a 
pas  assez  d'expérience  et  de  calcul  pour  être  à  la  tête  d'une  si 
grande  machine.  «  Voilà  ce  qu'il  écrivait  à  son  frère,  ajoutant 

(1)  La  Forest  à  Champagny,  vol.  675,  fol.  243, 

(2)  Savary  au  prince  de  Neuchâtel,  17  juillet  1808. 


278  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

d'ailleurs  avec  mansuétude  :  «  Il  ne  faut  pas  laisser  entrevoir 
à  SavaryTopinion  que  j'ai  de  son  incapacité  (1).  »  Seulement, 
on  peut  croire  que  son  parti  était  arrêté  de  rappeler  Vinca- 
pable,  «  qui  n'a  fait  que  de  fausses  marches  et  dont  les  mou- 
vements militaires  font  hausser  les  épaules  »  . 


III 


Il  nous  faut  reculer  d'un  pas  en  arrière  pour  aller  rejoindre 
le  roi  Joseph  et  lui  faire  cortège  au  moment  où  il  pénètre 
dans  ses  États  le  9  juillet,  à  sept  heures  du  matin.  Peu  d'Es- 
pagnols le  souhaitaient,  mais  ceux  qui  l'acceptaient  avaient 
besoin  de  le  voir  de  leurs  yeux.  «  L'Espagne,  avait  dit  avec 
quelque  esprit  un  conseiller  de  Gastille,  est  le  pays  d'Europe 
où  l'on  croit  le  plus  à  la  présence  réelle.  »  Joseph  possédait 
des  manières  gracieuses,  son  aspect  était  aimable,  il  ne  per- 
dait rien  à  se  montrer.  —  L'Empereur  lui  avait  donc  fait  ses 
adieux,  en  grand  apparat,  aux  portes  de  Bavonne;  le  nou- 
veau roi  traversait  la  Bidassoa  au  milieu  d'une  file  bruyante 
de  voitures  où  s'entassait,  «  l'Assemblée  »  scindée  en  trois 
groupes  se  relayant  pour  le  précéder,  l'escorter  et  le  suivre; 
tout  cela  ne  laissait  pas  que  de  composer  une  caravane  étrange, 
disparate  et  mouvementée  (2).  On  alla  coucher  à  Saint- 
Sébastien  :  aux  murs,  des  guirlandes,  le  soir  des  lampions,  la 
nuit  des  chansons  et  des  guitares  ;  beaucoup  de  couleur  locale, 
moins  de  témoignages  politiques.  Les  harangues  des  magis- 
trats et  du  corps  de  ville  parurent  embarrassées;  plus  encore 
le  fut  la  réponse  de  Joseph  dans  une  langue  hésitante,  avec 
un  accent  étranger  qui  prétait  aux  quolibets  des  malveillants 

(1)  L'Empereur  à  Joseph,  18  juillet  1808.  Recueil  Lecesikk,  t.  I. 

(2)  Souvcniis  de  Stani.iîas  hk  Gir\ri>iis,  IV. 


LE    REVEIL   D'UN    PEUPLE  27a 

Le  lendemain,  après  avoir  entendu  dévotenryent  la  messe,  an 
était  parti  pour  Tolosa;  quelques  débris  de  la  députation  de 
Guipuzcoa  y  souhaitèrent  la  bienvenue.  A  Vergfara  Joseph 
s'empressa  d'accorder  leur  pardon  aux  envoyés  de  Santander 
révoltée  qui  venaient  demander  grâce  ;  et  ce  furent  les  pre- 
miers applaudissements  vraiment  sincères.  Il  s'enquérait  des 
besoins  du  pays,  promettait  tout,  souriait  à  tous;  il  déployait 
de  l'amabilité  powr  deux  :  l'interlocuteur  qui  restait  muet  et 
lui-même.  A  Vittoria,  il  faisait  imprimer  une  proclamation 
apportée  de  Bayonne  :  il  s'y  dévouait  au  bonheur  de  la  nation 
a  généreuse  »  que  lui  confiait  la  Providence,  la  conservation 
de  la  sainte  religion  des  monarques  ses  prédécesseurs  lui 
tenait  surtout  au  cœur,  il  comptait  sur  le  concours  du  clergd, 
le  dévouement  de  la  nobles&e,  l'obéissance  du  peuple.  En 
d'autres  temps,  cet  appel  à  ta  concorde  aurait  mérité  d'être 
entendu;  mais  ici,  nul  écho;  «  plus  le  langage  est  paternel, 
écrivait  de  Madrid  La  Forest,  plus  on  se  persuade  que 
S.  M.  doute  de  sa  couronne.  »  —  Ces  craintes,  à  la  vérité, 
n'auraient  pu  passer  pour  absolument  chimériques,  car  à 
peine  venait-il  d'ouvrir  les  bras  à  ses  sujets  que  ceux-ci  se 
reculaient  assez  durement  ;  des  rapports  venus  d'un  peu  par- 
tout lui  montraient  les  provinces  en  pleine  révolte. 

Si  la  Navarre,  occupée  dès  le  premier  jour  par  des  forces 
françaises,  n'avait  pu  se  déclarer  publiquement  pour  Ferdi- 
nand, sa  députation,  ses  conseils  et  ses  tribunaux  s'étaient 
tous  retirés  sans  bruit.  —  Les  montagnards  des  Asturies  se 
levaient  au  contraire  avec  éclat  à  la  voix  de  leur  évêque. 
Les  Galiciens  (on  parlait  de  15  à  2f),000  hommes)  suivaient 
le  général  Caraffa  qui  les  faisait  descendre  sur  le  Portugal 
contre  Junot.  —  Valence,  en  anarchie  et  en  rébellion,  grou- 
pait une  force  militaire  assez  imposante  autour  du  petit 
noyau  d'une  compagnie  de  sapeurs  amenée  d'Alcala  par  un 
sergent  du  génie;  le  général  était  don  Pedro  Gonzalez  Llamas 


2«0  L'ESPAGiNE    ET    NAPOLÉON 

et  il  allait  contraindre  à  rebrousser  vers  la  Castille  Moncey 
lui-même,  qui  s'était  heurté  tout  d'abord  au  formidable  défilé 
de  las  Cabrillas.  — Des  vengeances  particulières,  des  fureurs 
locales  ensanglantaient  Carthagène  où  le  sang  punique  coule 
dans  les  veines.  — Murcie,  plus  calme,  se  préparait  à  la  lutte 
sans  moins  d'àpreté.  —  En  Catalogne  les  territoires  sur  les- 
quels campaient  nos  soldats  étaient  à  eux;  à  une  portée  de 
fusil  de  leurs  retranchements  ils  se  trouvaient  déjà  en  pays 
ennemi.  Barcelone,  par  force,  restait  calme;  ses  magistrats 
ayant  refusé  le  serment  à  Joseph  étaient  conduits  à  la  forte- 
resse de  Montjuich  et  se  faisaient  acclamer  en  traversant  les 
rues  de  la  ville  en  grand  costume;  les  habitants  émigraient 
pour  rejoindre  le  gouverneur  don  Mariano  Alvarez  qui  battait 
l'estrade  dans  la  campagne  avant  de  s'enfermer  dans  Girone. 
Tortose  était  soulevée.  Lérida  se  déclarait  pour  Ferdinand  ? 
la  voix  de  son  évêque  Jeronimo  Maria  de  Torrès,  et  levait  an 
corps  de  miquelets  sous  les  ordres  du  colonel  Baget.  A  l'île 
de  Minorque,  le  marquis  de  Palacio  organisait  la  résistance. 
Tout  cela  devenait  significatif;  d'autres  avertissements 
allaient  se  faire  entendre  de  plus  près.  Les  corregidors  d'Ara- 
gon, ayant  témoigné  quelque  hésitation  devant  l'effervescence 
des  faubourgs,  avaient  été  massacrés;  les  Cortès  provinciales 
se  rassemblaient;  des  bandes  de  volontaires  sortaient  de 
Tudéla  avec  le  marquis  de  Lazan;  sans  doute,  à  la  première 
mitraille,  ils  tournaient  les  épaules  et  se  faisaient  poursuivre 
à  Malien  et  à  Epila;  mais  Saragosse  fermait  ses  portes,  sou- 
tenait un  siège  meurtrier  et  la  province  entière  devenait  inha- 
bitable pour  nous.  Afin  de  maintenir,  relier,  coordonner  ces 
agitations  bruyantes,  des  forces  organisées  ne  manquaient 
pas  :  environ  50,000  hommes  de  troupes  régulières  tenaient 
çà  et  là  garnison  en  Espagne  (l). 

(1)    Le   roi   Joseph  donne   ce  chiffre   dans  ses  Mcmrtircs  (t.    IV,  p.   300). 
Bcauharnais  le  fournil  égiileaient  à  Champajjiiy  (Rapport  du  13  octobre  1807), 


LE    REVEIL    D'UN    PEUPLE 


2SI 


Le  brigadier  Blake  en  commandait  une  partie  dans  la 
Galice;  en  Andalousie,  appuyé  au  camp  de  Saint-Roch,  le 
lieutenant  général  Gastanos  groupait  un  corps  bien  encadré 
par  les  régiments  suisses  de  Reding;  une  dizaine  de  bataillons 
se  trouvaient  du  côté  de  Murcie  et  de  Valence;  à  Valladolid 
le  vieux  La  Cuesta  doublait  avec  les  contingents  des  provinces 
de  Léon  et  de  Zamora  les  compagnies  résidant  en  Castille. 
Ces  dernières  barraient  la  route  de  Madrid  et  arrêtaient 
Joseph  parvenu  à  Burgos.  —  Bessières  n'avait  qu'une  petite 
armée  sous  la  main;  il  n'hésita  pas  cependant.  Il  s'avança 
sur  Médina  de  Rio  Seco  où  la  Cuesta  avait  pris  position;  les 
gardes  wallonnes  et  les  bataillons  d'infanterie  soutinrent  le 
choc  avec  assez  de  résolution;  mais  les  cavaliers  de  Lasalle 
sabrèrent  des  bandes  indisciplinées  qui  ne  tinrent  pas  pied; 

spécifiant  50.000  disponibles  sur  un  effectif  de  123,000  hommes  ayant 
432  officiers  généraux  et  plus  de  2,000  colonels.  —  Un  état  «  des  forces  effec- 
tives de  Tannée  permanente  »  au  mois  de  mai  1808,  dressé  en  1821  par  la 
section  d'histoire  militaire  du  dépôt  de  la  Guerre  à  Madrid,  atteint  un  total 
bien  supérieur  (131,000  hommes);  mais  il  faut  tenir  compte  de  l'absence 
du  corps  de  la  Romana,  du  total  des  milices  provinciales  (30,000  hommes), 
des  congés,  des  désertions,  des  maladies,  etc.   Voici  ce  tableau  : 


TROUPES 

BATAILLOMS 

ESCADRONS 

OFFICIERS 

HOMMIS 

CHEVAUX 

Maison  rovale 

6 

105 

24 

12 

51 

n 
> 

6 

» 

II 
60 
60 

» 

264 
2 .  450 

700 
492 
1.8S7 
495 
468 
292 
174 

7.284 

44  398 

12  983 

13.655 

30.531 

7 .  -232 

7.208 

6.679 

1.049 

1.117 

n 

4  707 

4.819 
317 

„ 

Infanterie  de  ligne 

—  étrai,gère 

—  lër.ère 

Milices  provinciales 

Cavalerie  de  ligoe 

—         légère  

Arlilleric 

Inaéaieurs 

Total  général 

198 

126 

7.222 

131.049 

10.960 

On  consultera  le  chapitre  sur  l'administration  militaire  dans  A.  de  Laborde, 
Itinéraire  d'Eifiuaite,  IV;  et  le  remarquable  tableau  que  trace  du  soldat 
espagnol  le  général  Foy^  Guerre  de  la  Péninsule,  II,  219. 


282  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

les  redoutes  furent  emportées  à  la  baïonnette.  Des  Es|>aguols 
nous  eûmes  6, OQO  prisonniers,  leur  artillerie,  leurs  munitions, 
leurs  bagaçjes.  Les  Français  avaient  combattu  aux  cris  de 
«  Vive  l'Empereur!  Plus  de  Bourbons  »  ;  remarquant  que 
c'était  l'anniversaire  de  la  prise  de  la  Bastille,  le  14  juillet  (1). 

De  la  pointe  de  son  épée,  Bessières  pouvait  montrer  à 
Joseph  le  chemin  de  sa  capitale.  Le  Roi  reçut  cette  bonne 
nouvelle  avec  satisfaction,  mais  sans  manifester  d'enthou- 
siasme; l'Empereur  fit  éclater  au  contraire  une  joie  très  vive; 
il  écrivit  à  son  frère  de  réserver  un  collier  de  la  Toison  d'oF 
au  maréchal  victorieux  qu'il  comparaît  (l'analogie  était  du 
reste  heureuse)  à  Berwick  après  Almanza.  Mais  Joseph, 
lorsque  lui  parvint  cette  lettre,  était  déjà  sorti  de  ce  Madrid 
dont  on  venait  de  lui  ouvrir  l'accès  et  il  se  crut  moins  teau 
de  payer  la  dette  d'un  service  vieux  de  quinze  jours  et 
devenu  inutile.  Il  restait  mal  impressionné,  perdait  ses  illu- 
sions et  le  témoignait  très  crûment  à  l'Empereur,  dans  une 
gradation  éloquente  :  «  Les  dispositions  des  habitants  ne 
sont  pas  bonnes.  «  (10  juillet.)  —  «  L'esprit  est  partout  très 
mauvais.  »  (Il  juillet.) —  «  Personne  n'a  dit  jusqu'ici  toute 
la  vérité  à  V,  M.  Le  fait  est  qu'il  n'y  a  pas  un  Espagnol  qui 
se  montre  pour  moi,  excepté  le  petit  nombre  de  personnes 
qui  voyagent  avec  moi.  Je  répète  à  V.  M.  qu'Elle  ne  sau- 
rait faire  assez  d'efforts  pour  pacifier  l'Espagne;  il  faut  des 
troupes  et  de  l'argent.  »  (13  juillet.)  —  «  On  m'affirme  que 
depuis  quelques  jours  à  Madrid  nos  affaires  ont  empiré  de 
cent  pour  cent.  »  (15  juillet.)  —  «  Ma  position  est  unique 
dans  l'histoire  :  je  n'ai  pas  ici  un  seul  partisan.  i>  (18  juillet.) 

A  distance.  Napoléon  répondait  bien  :  «  Soyez  gai  et  con- 
tent. »  (Lettre  du  14  juillet.)  «  INe  doutez  jamais  d'un  plein 
succès.  ))    (Lettre  du  21  juillet.)  Mais  sur  place,  le   moyen? 

(l)  Lettre  de  Bessières  à  l'Empereur,  AP  IV,  1606. 


LE    REVi:iL    D'UN    PRIPF.R  283 

Pour  ramener  le  sourire,  il  aurait  fallu  autre  chose  que 
l'entrée  dans  Madrid.  Elle  fut  sinistre  (1). 

Le  carrosse  de  Joseph  pénétra  par  la  porte  d'Alcala  pour 
traverser  la  ville  dans  toute  sa  longueur  entre  des  fenêtres 
closes  et  des  balcons  déserts;  l'ordre  avait  été  donné  de 
tapisser  sur  le  parcours  du  cortège;  beaucoup,  par  dérision, 
avaient  tendu  des  haillons.  Les  salves  d'artillerie  dans  le  loin- 
tain et  tout  proche  les  vivats  des  troupes  françaises,  formant 
la  haie  par  honneur  et  par  précaution,  rompaient  seuls  le 
silence;  La  Forest  écrivait  avec  philosophie  :  aL'étonnement 
était  le  sentiment  dominant  et  celui-là  n'est  pas  bruyant.  » 
Joseph  atteignit  le  Palais  avec  un  soupir  de  soulagement.  Un 
groupe  d'Espagnols  l'attendait  au  bas  du  grand  escalier; 
comme  on  était  dans  une  salle  fermée  et  loin  des  regards 
de  la  foule,  les  salutations  furent  plus  empressées. 

Dès  le  lendemain,  le  Roi  avait  lieu  d'écrire  encore  à 
l'Empereur  :  «  Cette  nuit  nous  avons  eu  beaucoup  de  déser- 
tions; l'esprit  est  aussi  mauvais  que  possible.  »  Toutefois, 
il  se  ressaisit  et  se  mit  bravement  au  travail.  Il  possédait  un 
Conseil  des  ministres  au  complet;  sauf  un,  tous  Espagnols 
dont  la  presque  totalité  avait  servi  Charles  IV,  voire  Ferdi- 
nand. Ils  revenaient  de  Bayonne  et,  ainsi  déjà  compromis, 
gardaient  leurs  intérêts  en  soutenant  le  trône  nouveau.  Par 
contre,  la  première  autorité  du  royaume,  le  seul  pouvoir 
national  demeuré  debout  :  le  Conseil  de  Castille,  ne  cacha  pas 
sa  répugnance  et  son  hostilité.  Les  ministresavaient  prêté  ser- 
ment le  21  juillet,  les  conseillers  d'Etat  le  22,  le  Conseil  de 
Castille  éludait  toujours  ;  il  ne  donnait  signe  de  vie  que  pour 
offrir  à  Joseph  un  cahier  de  "  représentations  " ,  et  il  fallut 
une  lettre  de  jussion  formelle  quand  il  enregistra,  en  mau- 

(1)  Le  silence  et  la  contenance  dédaigneuse  des  habitants  furent  d'autant 
plus  frappants  qu'on  avait  cherolié  à  nicllre  plus  de  solennité  à  la  cérémonie. 
ÎNliOT  DE  Melito,  Mcmohes,  t.  III,  p.  12. 


284  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

gréant,  le  texte  de  la  Constitution.  L'intendant  de  la  jiolice 
madrilène  avait  donné  sa  démission  depuis  le  mois  de  juin; 
don  Pablo  Arribas  accepta  ces  fonctions  délicates;  mais  les 
employés  subalternes  se  dérobaient  à  leur  tour.  —  Joseph 
ne  pouvait  attendre  l'adhésion  des  cœurs  pour  prendre  pos- 
session. Le  25  juillet  on  le  proclamait  roi  avec  toute  la 
pompe  désirable;  une  coïncidence  heureuse  voulait  que  ce 
fût  le  jour  de  la  saint  Jacques,  patron  de  l'Espagne  ;  mais  les 
circonstances  étaient  supérieures  aux  rapprochements  ingé- 
nieux; le  meilleur  témoin  placé  pour  bien  voir  nous  dira 
comment  les  choses  se  passèrent. 

La  proclamation  de  la  royauté  a  commencé  à  5  h.  du  soir 
devant  le  château  et  a  continué,  de  station  en  station,  jusqu'à  la 
nuit.  Le  porte-étendard  a  eu  ensuite  un  splendide  repas  à  son 
hôtel.  Une  illumination  a  clos  la  journée.  Les  spectacles  ont  été 
ouverts  gratuitement.  Beaucoup  d'argent  a  été  distribué  aux 
pauvres  et  des  rafraîchissements  ont  été  donnés  dans  les  rues.  — 
Dans  la  nuit  d'avant-hier,  des  billets  manuscrits  avaient  été  glissés 
dans  beaucoup  de  maisons  qui,  se  trouvant  sur  le  passage  du  cortège, 
devaient  être  tapissées  en  dehors  :  on  menaçait  de  mort  les  pro- 
priétaires s'ils  obéissaient;  il  y  a  eu  affluence  de  peuple  dans  les 
rues;  personne  ne  s'est  permis  le  plus  léger  désordre.  —  Mais 
que  de  symptômes  de  cette  peur,  de  cette  défiance  d'homme  à 
homme  qui  dominent  constamment!  Excepté  le  duc  de  Frias,  il 
n'y  avait  pas  de  Grands  à  la  suite  du  porte-étendard.  Ils  peuvent 
bien  aller  se  courber  au  Palais,  ils  n'osent  prendre  une  attitude 
devant  le  peuple.  Combien  de  propriétaires  ont  attendu  la  der- 
nière heure  pour  tapisser,  dans  la  crainte  qu'on  ne  les  soupçonnât 
d'empressement.  Combien  d'autres  ont  vite  fait  enlever  leurs 
tapisseries  après  le  passage  du  cortège  pour  ne  pas  être  accusés  de 
s'y  complaire.  Dans  quelques  rues  on  a  vu  des  files  entières  de 
maisons  dont  les  habitants  étaient  bien  aux  fenêtres,  mais  se 
gardaient  de  mettre  le  pied  sur  le  balcon,  comme  si  chacun  avait 
craint  que  son  voisin  ne  le  vit  sur  une  ligne  avancée.  Ces  puérils 
détails  peignent  l'esprit  public  (1). 

(1)  La  Forest  à  Champagny,  26  juillet  1808,  vol.  675,  fol.  408. 


LE   RÉVEIL    D'UN    PELPLE  285 

Moins  pour  lui  que  [)Our  les  autres,  Joseph  attristé  avait 
souhaité  cette  mise  en  scène;  si  la  révolte  de  ses  «  sujets» 
fixait  son  attention,  elle  ne  l'absorbait  pas;  son  regard  se  diri- 
geait plus  loin  :  sur  l'Empereur,  vers  l'Europe.  Il  avait  dans 
sa  capitale  quelques-uns  de  ses  représentants;  le  plus  impor- 
tant par  le  rang  et  surtout  par  la  puissance  de  son  maître, 
Slrogoiioffévitaitde  se  compromettre  et  donnaitleton  à  l'hési- 
tation en  ne  paraissant  pas  au  palais.  L'assentiment  du  Tsar 
était  bien  éventuellement  acquis;  à  Bayonne,  où  Champagny 
l'avait  affirmé  à  M.  de  Metternich,  un  courrier  russe  appor- 
tait l'ordre  de  reconnaître  «  tel  souverain  que  l'empereur 
Napoléon  désignerait  pour  le  trône  d'Espagne  »  (1).  On  ne 
pouvait  se  montrer  plus  large.  Toutefois  il  y  a  différentes 
façons  d'adhérer  à  une  politique  et  pour  que  l'adhésion 
d'Alexandre  fût  la  bonne.  Napoléon  préparait  l'entrevue 
d'Erfurth  qui  devait  cimenter  l'alliance,  délier  ses  mains  et 
peut-être  entraver  celles  d'autrui.  —  Metternich,  en  avisant 
sa  cour,  lui  conseillait  bien  la  «  reconnaissance  "  du  roi 
Joseph,  mais  afin  de  se  donner  le  loisir  de  terminer  les  arme- 
ments de  l'Autriche;  et  ses  rapports  à  Stadion  énumèrent  en 
même  temps  toutes  les  raisons  qui  rendent  inadmissible  à  ses 
yeux  l'élévation  d'un  Bonaparte  sur  le  trône  d'Espagne  (2). 

On  devine  combien  ces  acceptations  de  circonstance,  dans 
la  nécessité  de  gagner  du  temps  et  le  dessein  de  ruser,  offraient 
des  garanties  éphémères;  elles  ne  pouvaient  mettre  que  des 
paroles  réservées  sur  les  lèvres  des  diplomates  embarrassés 

(1)  Dépêche  de  Metternich  à  Stadion,  23  août  1808.  Mémoires,  t.  II,  228. 

(2)  Elle  est  incompatible  avec  tous  les  principes  :  1°  Les  moyens  ne  sont 
pas  même  justifiés  par  le  prétexte  d'un  droit  de  conquête.  La  couronne 
n'était  pas  vacante. 

2°  Rien  ne  ressemble  moins  à  une  abdication  volontaire  que  celles  de 
Ferdinand  VII  et  de  Charles  IV. 

3°  On  s'est  dispensé  de  faire  signer  des  actes  de  renonciation  aux  Infants 
puînés;  il  existe  donc  des  droits  imprescriptibles  sur  cette  couronne  chez 
^Dlusieurs  membres  de  la  famille  régnante. 


28«  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

qui  en  offraient  l'faommage  à  Joseph.  Lui,  s'en  inquiétait;  et 
d'autres  soucis  l'atteignaient  encore,  d'autant  plus  cuisants 
que  moins  attendus,  car  ils  venaient  d'un  Français. 

Savary  avait  entonné  un  chant  de  victoire  lorsque  le  frère 
de  l'Empereur  fit  son  entrée  à  Madrid;  mais  pour  qui  veut 
lire  entre  les  lignes,  la  lettre  du  duc  de  Rovigo  est  curieuse 
par  ses  réticences,  ses  prétéritions  et  sa  satisfaction  équi- 
voque. Une  fanfaronnade  que  les  événements  allaient  trop  tôt 
et  trop  cruellement  démentir  termine  cette  épître  triomphale 
dont  la  date  est  à  noter  :  20  juillet  1808.  —  A  la  même  heure 
du  même  jour,  Dupont  négociait  la  capitulation  qui  rompait 
ie  charme  de  la  victoire  depuis  si  longtemps  attaché  à  nos 
aigles.  — Voici  comment  parlait  Savary  :  «  Sire,  nous  venons 
de  mettre  le  roi  d'Espagne  sur  le  trône.  Notre  cortège  était 
si  beau  qu'il  a  rempli  la  population  de  Madrid  d'étonnement 
qu'on  prendra  peut-être  pour  de  l'approbation.  En  dépit  de 
tous  les  bruits  de  la  malveillance  répétés  par  les  talonneurs, 
le  Roi  occupe  le  trône  que  Votre  Majesté  lui  a  donné,  et  per- 
sonne ne  l'en  fera  descendre.  » 

Joseph  s'était  plaint,  dès  la  première  heure,  de  son  encom- 
brant et  brutal  compagnon.  D'un  ton  ferme  et  noble,  sa  lettre 
a  de  la  hardiesse  dans  la  forme;  et  quand  Napoléon  s'en 
moquera  comme  «  d'une  page  de  bavardage  "  ,  il  témoignera 
son  embarras  de  répondre  sérieusement  à  de  justes  plaintes 
autrement  que  par  la  raison  du  plus  fort  : 

Que  Votre  Majesté  me  dise  nettement  quels  sont  mes  rapports 
avec  le  général  Savary.  Est-ce  moi  ou  lui  qui  a  le  droit  de  com- 
mander? Je  suis  assez  intéressé  au  succès  de  toutes  ces  affaires,  et 
je  le  suis  plus  que  personne.  Les  positions  équivoques  ne  sont  pas 
dans  mon  caractère,  et  j'ose  dire  que  je  ne  mérite  pas  d'être  mis 
dans  une  fausse  position...  Je  puis  avoir  des  conseillers,  mais  non 
des  maîtres,  en  Espagne.  Le  général  Savary  est  moins  propre  qu'un 
autre  à  commandera  Madrid.  Il  y  a  rempli  des  fonctions  pénibles, 
il  a  été  charge  d'une  mission  qui  le  rend  odieux.  Votre  Majesté 


LE    REVEIL   D'UN    PEUPLE  287 

fera  ce  qu'Elle  voudra;  mais  la  tempête  est  trop  forte  pour  que  je 
me  perde  par  des  ménagements  qui  ne  sont  pas  de  saison  (1). 

Savary  ne  demeura  pas  eu  reste  de  récriminations  : 

Madrid,  le  27  juillet  1808. 

Sire, 

Depuis  l'arrivée  du  Roi  tout  va  de  mal  en  pis,  et  il  faut  que 
le  mal  soit  aussi  grand  qu'il  l'est  pour  que  je  me  détermine  à  en 
donner  avis  à  Votre  IMajesté,  afin  qu'Elle  ne  perde  pas  un  instant 
à  y  apporter  remède. 

Dans  un  Conseil  où  le  Roi  était  avec  plusieurs  officiers  généraux 
et  ministres,  il  s'expliqua  ainsi  :  Je  ne  puis  pas  faire  la  guerre 
à  cliaque  village  d'Espagne,  ou  je  dois  renoncer  à  y  régner,  il 
faut  donc  que  j'emploie  la  persuasion  et  un  peu  de  cajolerie; 
alors  il  faut  que  je  me  serve  d'bommes  et  d'instruments  qui,  en 
même  temps  qu'ils  me  conviennent,  peuvent  plaire  à  ce  pays  que 
je  cherche  à  calmer.  A  la  suite  de  ce  Conseil,  il  me  fit  entrer  avec 
le  général  Belliard  et  nous  parla  ainsi  :  «  L'Empereur  croit  tout  ceci 
en  bien  meilleur  état,  et  je  vois  qu'il  n'y  a  même  pas  un  neutre 
en  Espagne,  que  tout  y  est  contre  nous;  cela  se  conçoit,  en  France 
la  Révolution  s'est  faite  par  des  Français,  elle  a  eu  un  grand  parti, 
ici  elle  ne  plaît  pas,  n'a  aucun  partisan,  et  de  plus  elle  est  faite 
par  des  étrangers;  à  ce  seul  nom  tout  se  met  en  armes.  Ici  je  ne 
trouve  rien  pour  moi  que  l'armée  française,  il  faut  donc  que  j'es- 
saie d'employer  d'autres  moyens,  il  faut  chercher  à  leur  plaire.  » 

u  Bessières  demande  de  la  cavalerie,  envoyez-lui  les  mameluks, 
qui  sont  odieux  ici.  »  (En  conséquence,  ils  sont  partis  le  même  soir.) 

Et  en  me  portant  la  parole,  le  Roi  a  ajouté  :  «  De  même  pour 
vous,  général  Savary,  l'Empereur  me  l'a  dit  lui-même,  qu'il  con- 
venait qu'il  vous  faisait  jouer  en  Espagne  un  triste  rôle,  mais 
qu'il  avait  le  projet  de  vous  rappeler  incessamment  auprès  de  lui  ; 
vous  avez  ici  trop  d'ennemis  pour  m'y  être  utile  comme  souve- 
rain, c'est  un  malheur  qui  ne  doit  rien  vous  faire,  mais  il  faut 
aussi  que  vous  partiez;  s'il  se  présentait  une  circonstance  favorable 
il  faudrait  en  profiter.  D'ailleurs  j'attends  Jourdan  incessamment, 

(1)  Joseph  à  l'Empereur,  19  juillet  18Ô8. 


288  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

je  suis  accoutumé  à  lui  et  lui  à  moi.  Ensuite  j'ai  Saligny  (1),  c'est 
tout  ce  qu'il  me  faut.  » 

Le  Roi  ne  m'a  rien  dit  de  désobligeant  de  sa  part,  mais  il  parlait 
d'après  sa  politique,  et  dans  le  fait  il  lui  faut  ici  un  homme  qui 
attire  à  lui  les  Espagnols,  dont  il  est  si  important  qu'il  se  serve 
promptement,  ou  bien  la  frayeur  de  l'insurrection  les  éloi- 
gnera. Les  maréchaux  Jourdan  et  Moncey  feront  très  bien  cette 
affaire. 

Il  m'a  été  impossible  de  trouver  deux  aides  de  camp  espagnols 
qui  sont  indispensables  dans  cette  circonstance,  et  il  n'y  a  pas  un 
général  de  l'armée  qui  n'en  ait  un.  Au  reste  je  n'y  puis  rien, 
mon  devoir  a  été  rempli. 

Joseph,  volontiers  homme  d'intérieur,  se  renfermait  dans 
sa  tour  d'ivoire.  Il  aimait  son  intimité  et  attachait  du  prix  à 
ses  entours;  aussi  les  avaient-il  composés  avec  soin  pour  que 
les  noms  de  la  Grandesse  y  vinssent  figurer  avec  éclat;  ces 
titres  mêmes  à  ses  yeux  veulent  dire  quelque  chose  :  ils 
représentent  l'histoire  de  l'Espagne.  Toutefois  il  fallait  ici 
prendre  garde  et  déjà  cacher  les  défections  :  Hahe  me  excu- 
satum;  comme  chez  les  conviés  de  l'Évangile,  les  refus  se 
succèdent  ;  et  ayant  parcouru  les  rues  et  les  places  les  racoleurs 
n'amènent  à  Joseph  que  des  aveugles  et  des  boiteux.  Parmi 
ces  Espagnols  vraiment  ralliés,  de  qualité  et  de  quantité  con- 
testables, le  plus  bruyant  et  le  plus  emphatique  c'était  peut- 
être  Llorente.  Plus  tard  son  Histoire  de  llnquisition  lui  donna 
un  nom  dans  la  litte'rature  et  l'attrait  du  sujet  fit  passer  sur 
l'insuffisance  de  l'auteur;  dès  1808  il  battait  monnaie  avec 
ses  prétendues  révélations.  Sa  notoriété  engage  à  donner  de 
lui  deux  billets  inédits,  caractéristiques  du  personnage  et 
des  circonstances;  ce  sont  des  lettres  originales  à  M.  de 
Champagny,  il  en  faut  respecter  le  style  comme  l'ortho- 
graphe : 

(1)  Neveu  par  alliance  et  aide  de  camp  de  Joseph  Bonaparte,  créé  par  lui 
à  Naples  duc  de  San-Germano  et  capitaine  des  garde». 


LE   RÉVEIL   D'UN    PF.UPLE  289 

Madrid,  27  juillet  1808. 

J'ai  l'honneur  M(;^r,  de  communiquer  à  V.  Exe.  mon  arrivée 
avec  mon  Roi  pour  témoigner  ma  reconnaisence  aux  honnettetés 
que  V.  E.  a  eu  la  bonté  de  me  dispenser  continuelment  pen- 
dant mon  séjour  à  Bayonne.  Puis-je  réussir  à  occasionner  d'en 
donner  des  preuves  effectives.  —  Cependant,  je  prie  V.  E. 
d'accepter  un  exemplaire  des  cinque  volumes  publiés  de  mon 
ouvrage  écrite  par  l'ordre  du  gouvernement  ancien  (1),  avec  l'objet 
de  préparer  l'opinion  publique  à  recevoir,  sans  scandale  des 
provinces  exemptes,  l'uniformité  de  législation  si  désiré,  à 
présent  heureusement  établi  dans  notre  précieuse  Constitution, 
g^ràce  au  grand  Napoléon.  —  Quand  les  3  volumes  qui  restent 
seront  publiés,  j'aurai  l'honneur  de  diriger  à  V.  E.  l'exemplaire 
par  l'intermède  de  M.  Dubois,  chanoine  de  Bayonne,  qui  aura 
le  soin  de  passer  les  uns  et  les  autres  dans  les  mains  de  V.  E. 

J'ai  l'honneur..., 

Jean-Antoine  Llorente  (2). 

Madrid,  28  juillet  1808. 
ExCELLENTISSIME    MONSEIGNEUR, 

Le  roi  m'a  nommé  Conseiller  d'État;  Je  crois  que  cette  grâce 
provienne  des  idées  que  V.  E.  a  eu  la  bonté  de  donner  à  l'égard 
de  moi;  et  par  cela,  je  vous  rend  les  grâces  les  plus  sincères,  et 
j'assure  avec  tout  mon  cœur  que  ma  reconnaissance  aux  faveurs 
reçues  de  V.  E.  sera  éternelle.  J'aurai  la  complaissence  la  plus 
intime  si  je  puis  prouver  effectivement  que  je  parle  le  mêmme 
que  je  pense  en  mon  amme.  —  Enfin  je  serai  toujours,  Mgr  de 
V.  Exe.  serviteur  très  reconnaissant  et  très  humble, 

Jean-Antoine  Llorente  (3). 

(1)  Notices  historiques  sur  les  provinces  d'Alava,  Giiipuzcoa  et  Biscaye, 
5  volumes  in-4".  Elles  n'ont  pas  l'actualité  que  leur  attribue  Llorente,  mais, 
en  revanche,  on  trouve  de  lui  des  projets,  en  espagnol  et  en  français,  sur  une 
réforme  de  l'Église  d'Espagne.  AF  IV,  1609,  pièce  294. 

(2)  Vol.  675,  foi.  405. 

(3)  Id.,  fol.  417. 

19 


290  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Un  autre  appoint  plus  sérieux  avait  été  fourni  par  Cabar- 
rus .  Joseph,  en  ses  Mémoires^  l'oublie  dans  la  liste  de  ses 
ministres,  ce  en  quoi  il  a  tort  et  se  montre  ingrat.  Cabarrus 
était  fort  au  courant  de  l'Espagne,  où  il  avait  dès  longtemps 
appliqué  ses  connaissances  financières.  Comme  il  se  piquait 
aussi  de  bel  esprit,  il  crut  bon  d'entreprendre  une  campagne 
politico-littéraire;  il  prit  la  plume  et  répandit  de  petites  bro- 
chures :  Considérations  d'un  Espagnol  à  ses  concitoyens .  — 
La  Forest  estimait  avec  raison  cette  initiative  peu  heureuse 
et  de  mauvais  goût  (1);  il  n'y  voyait  d'autre  avantage  que 
de  compromettre  tout  à  fait  Cabarrus  et  de  le  sortir  de  la 
<c  circonscription  »  (circonspection  sans  doute)  «  si  longtemps 
observée  par  le  bord  auquel  l'auteur  appartient  »   (2). 

Une  propagande  écrite  ne  pouvait  gagner  beaucoup  d'ad- 
hérents chez  un  peuple  non  point  d'illettrés,  mais  de  gens 
obstinés  à  ne  pas  lire;  —  une  seule  classe  était  suscep- 
tible, à  l'occasion,  de  la  goûter,  de  la  comprendre  :  les 
petits  bourgeois,  les  petits  magistrats  de  la  ville.  On  y 
attacha  cependant  quelque  espérance  et,  dès  le  printemps, 
on  imprimait  à  Bayonne,  aux  frais  de  la  cassette  de  l'Em- 
pereur, une  Gazeta  destinée  à  répandre  la  bonne  nouvelle 
française  par  delà  les  Pyrénées.  Si  les  brochures  n'étaient 
pas  lues,  si  les  journaux  ne  pouvaient  être  distribués,  les 
lettres  ne  parvenaient  pas  davantage  à  leur  adresse,  les  cour- 

(1)  Vol.  675,  fol.  314  à  319.  Bien  plus  encore  trouve-t-on  ces  défauts  dans 
une  série  de  lettres  supposées  (à  la  manière  des  narrations  épisodiqucs  da 
Don  Quichotte)  entre  «  le  curé  de  Bilberte  «  ,  «  l'agent  de  Madrid  n  ,  «  l'étu- 
diant de  Boulogne  «  ,  le  «  propriétaire  de  Billjerte  »  ,  sa  filie  Sinforosa;  — 
tous  personnages  très  médiocres  de  pure  invention.  —  Il  y  a  là  une  singu- 
lière et  puérile  histoire  de  la  «  jeune  espagnole  au  couvent  »  ;  mais  tout  ceci 
ne  rappelle  que  de  très  loin  Diderot  aussi  bien  que  Cervantes!  —  Caljarrus 
prétendait  donner  l'éveil  sur  les  dangors  sociaux  des  révoltes  populaires  et 
fournir  une  apologie  de  la  Constitution  d3  Bayonne.  De  ces  brochures  raris- 
simes on  retrouve  le  texte  par  fragmenH  a  ix  Archives  des  affaires  étrangères, 
vol.  676,  fol.  127,  145,  227,  313. 

(2)  Lettre  à  Champagny,  25  septembre  1808,  vol.  676,  fol.  364. 


LE    RÉVEIL   D'UN    PEUPLE  291 

riers  se  trouvant  arrêtés  sur  les  routes  mêmes  où  s'étendaient 
une  chaîne  de  postes  militaires  :  ici  des  brigands,  là  des 
paysans,  plus  loin  des  déserteurs,  partout  des  révoltés  sur- 
gissaient à  point  nommé  pour  couper  les  communications  en 
pillant  les  diligences.  Voyager  isolément  sur  les  grands  che- 
mins devenait  impossible  et  l'on  ne  trouvait  pas  de  guide,  à 
prix  d'or;  Joseph  en  avait  fait  la  lamentable  expérience.  Des 
officiers  rompus  à  la  discipline,  habitués  aux  lois  de  l'hon- 
neur pouvaient  bien  encore  se  traiter  en  adversaires  courtois 
et  jouer  à  la  chevalerie,  mais  déjà  on  sent  percer,  sous  les  mots 
de  leurs  correspondances  et  des  cartels  qu'ils  s'envoient,  la 
pointe  du  stylet  plus  que  la  lame  de  l'épée  ;  après  la  défaite  de 
Rio  Seco,  Joachim  Blake  vaincu  écrivait  à  Bessières  vain- 
queur : 

Monsieur  le  général. 

Je  remercie  V.  E.  de  l'humanité  avec  laquelle,  elle  m'assure 
avoir  traité  et  devoir  traiter  dans  la  suite  les  prisonniers  Espa- 
gnols; et  de  mon  côté  je  l'assure  que  les  français  ne  mécon- 
naîtront pas  la  générosité  espagnole. 

Il  importe  à  V.  E.  et  à  moi  de  bannir  de  nos  armées  la 
férocité  qui  ne  convient  pas  aux  vrais  braves.  Tels  sont  je  crois  les 
principes  de  V.  E.  d'après  sa  réputation.  Et  je  suis  certain  que 
V.E.  appréciera  la  franchise  avec  laquelle  jo  lui  déclare  ne  jamais 
reconnaître  d'autre  souverain  que  don  Ferdinand  de  Bourbon, 
ou  ses  héritiers  légitimes;  et  s'il  était  possible  que  cette  famille 
infortunt'C  vînt  à  s'éteindre  entièrement,  je  ne  reconnaîtrais  pour 
souverain  que  le  peuple  espagnol  loyalement  représenté  par  des 
Gortès  générales.  —  Cette  façon  de  penser  n'est  pas  seulement  la 
mienne,  c'est  celle  de  toute  l'armée  et  de  la  nation  entière, 
à  l'exception  d'un  petit  nombre  d'hommes  qui  ne  se  gouvernent 
que  par  les  sentiments  d'un  égoïsme  intéressé. 

Les  lumières  reconnues  de  V.  E.  me  sont  un  sûr  garant 
qu  elle  ne  se  trompe  pas  sur  la  souniission  forcée  des  peuples 
réduits  par  les  troupes  françaises,  et  qu'elle  la  considérera  sans 
esprit  de  paiti    Que   l'Empereur  se  détrompe;    et  s'il  est   vrai 


292  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

qu'il  soit  doué  d'un  esprit  philantrophique,  qu'il  renonce  au 
projet  de  subjuguer  l'Espagne;  que  ses  succès  particuliers 
soient  les  mêmes,  il  est  de  toute  évidence  que  son  frère  ne 
régnera  pas,  ou  ne  régnera  que  sur  des  ruines  désertes,  et 
arrosées  du  sang  des  troupes  qu'il  destine  à  cette  infâme  entre- 
prise. 

Malgré  l'aversion  que  m'inspire  la  cause  que  V.  E.  défend, 
je  l'assure  de  la  haute  considération  que  méritent  ses  éminentes 
qualités  personnelles. 

Le  général  eti  chef  de  l'armée  de  Galice, 
Joachim  Blake  (1). 

Les  faits  répondent  trop  bien  aux  paroles;  dans  la  pra- 
tique, c'est  moins  la  guerre  que  le  saccage,  moins  la  bataille 
que  le  massacre.  Ecartons  dans  les  deux  camps  les  témoi- 
gnages passionnés;  voici  celui  d'un  agent  secret  de  la  police 
française,  résidant  depuis  six  mois  à  Barcelone;  il  n'est  pas 
suspect  de  complaisance  espagnole,  il  trace  ainsi  au  ministre 
un  tableau  des  misères  de  la  Catalogne  ; 

...  J'ai  vu  des  officiers  français  qui  avaient  combattu  à  Auster- 
litz  et  à  léna  s'indigner  d'être  forcés  de  remporter  ces  faciles 
succès,  mais  le  général  et  les  soldats  italiens  veulent  s'en  servir... 
—  La  semaine  dernière,  le  riche  village  de  Mataro  a  été  livré  au 
pillage  et  à  l'incendie.  Les  religieuses  ont  été  livrées  à  la  brutalité 
du  soldat  napolitain.  —  Ces  détails  sont  vrais,  malgré  le  certificat 
contraire  que  les  menaces  ont  obtenu.  La  femme  d'un  habitant 
bien  connu  pour  sa  tranquillité  et  sa  probité,  restée  seule  à  la 
maison,  offrit  à  la  troupe  italienne  tous  les  secours  en  son  pou- 
voir. Elle  est  massacrée  en  se  défendant  contre  les  derniers  outrages 
et  sa  maison  pillée.  —  Hier  dimanche,  jai  vu  sur  la  promenade 
publique  porter  ouvertement  le  fruit  de  la  rapine.  Des  officiers 
italiens  portaient  à  leurs  doigts,  montraient  à  ceux  de  leurs  femmes 
les  diamants  qui  avaient  été  leur  partage.  On  nomme  le  magasin 
où  le  général  de  cette  division  a  pris  son  lot. 

Un  malheureux  soldat  français,  en  plein  jour,  tombait  sous  le 

(1)  14  juillet  1808,  AF  IV,  164,  i"  dossier,  n«  172. 


LE    REVi;n,   D'UN    PEUPLE  293 

poignard  d'un  charretier  catalan  qu'il  voulait  obliger  à  faire  un 
service  requis  et  payé;  un  autre  soldat  venge  à  l'instant  sur  l'as- 
sassin la  mort  de  son  camarade  et  est  lui-même  poignardé  par  un 
autre  furieux,  sous  les  baïonnettes  des  soldats  du  corps  de  garde. 
—  Dans  un  village  voisin,  huit  soldats  trouvaient  dans  le  vin 
qu'ils  avaient  sous  la  main  du  poison  que  des  brigands  y  avaient 
jeté  en  partant. 

Si  cette  guerre  devait  durer  sous  les  auspices  sous  lesquels 
elle  a  commencé,  elle  deviendrait  bientôt  un  enchaînement 
d'horreur  et  de  forfaits  particuliers.  J'ai  frissonné  d'entendre 
dans  le  salon  d'un  négociant  français  menacer  que  S.  M.  ferait 
de  l'Espagne  un  vaste  cimetière.  —  Heureusement  cette  doctrine 
de  pillages  et  d'atrocités  a  déjà  révolté  les  bons  Français  qui  crai- 
gnent d'en  partager  les  torts.  Je  serai  peut-être  le  seul  par  lequel 
il  pourra  parvenir  jusqu'à  S.  M.  quelque  notion  de  ce  qui  s'est 
passé  à  ce  sujet  à  l'état-major.  J'ai  cru  de  mon  devoir  de  mettre 
V.  Exe  à  portée  de  juger  s'il  convient  au  service  de  S.  M.  d'être 
instruite  que  des  généraux  français  se  sont  prononcés  avec  indi- 
gnation contre  ce  système... 

Cette  lettre  parviendra  en  France  par  un  bâtiment  sous  pavillon 
américain  qui  emmène  beaucoup  de  gens  timides  qui  retournent 
en  France  malgré  les  mille  dangers  de  la  mer  (1). 

Au  milieu  de  ces  passions  déchaînées  deux  actes  simul- 
tanés vinrent  matérialiser  toute  la  politique  soit  de  Napoléon, 
soit  de  Joseph  vis-à-vis  de  l'Espagne  :  un  décret  impérial 
(22  juillet)  décidait  la  création  d'une  grande  route  de  com- 
munication entre  Paris  et  Madrid  par  Pau,  Oloron  et  Sara- 
gosse;  —  un  manifeste  royal  (23  juillet)  accordait  une 
amnistie.  Le  premier  prétendait  affermir  le  contact  régulier 
comme  il  sied  de  vainqueur  à  tributaire;  le  second  ne  comp- 
tait gagner  ses  sujets  que  par  une  indulgence  timorée.  — A 
tous  deux  une  grande  déception  répondit. 

(1)  Dépêche  chiffrée  de  Blanchet  à  Champagny,  8  juillet  1808,  vol.  675, 
fol.  332  à  334. 


294  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 


IV 


Le  général  Dupont  formait  l'extrême  pointe  de  la  con- 
quête. C'était,  en  fait  de  vaillance,  un  chef  ayant  fourni  ses 
preuves  à  Marengo,  Pozzolo,  Hasbach,  Diernstein,  Halle  et 
Friedland  (1).  A  l'automne  de  1807,  il  commandait  trois  fortes 
divisions  qui,  sous  le  nom  bizarre  de  «  Corps  d'observation  de 
la  Gironde  » ,  étaient  destinées  à  porter  éventuellement  du 
renfort  en  Portugal  si  les  Anglais  débarquaient  des  troupes 
nouvelles  à  l'embouchure  du  Tage.  Dans  les  derniers  jours  de 
l'année,  il  reçut  l'ordre  de  faire  un  pas  en  avant,  et  il  entra 
en  Espagne.  Dire  qu'il  y  trouverait  le  bâton  de  maréchal, 
la  prophétie  eût  paru  trop  facile. 

Pendant  les  mois  d'hiver,  ce  fut  une  marche  paisible; 
quartier  général  à  Vittoria,  puis  à  Valladolid,  où  l'on  mena 
aux  frais  des  habitants  une  vie  assez  plantureuse.  La  troupe 
était  médiocre,  jeunes  soldats  non  instruits  de  la  classe  anti- 
cipée de  1808,  qui  n'avaientjamais  tiré  un  coup  de  feu  même 
devant  une  cible;  la  cavalerie  paraissait  meilleure,  bien  que 
composée  d'éléments  disparates.  Le  général  Belliard,  en  la 
voyant  traverser  Madrid,  appelait  cette  armée  c  une  pétau' 
dière  »,  il  louait  cependant  le  soin  de  Dupont  à  former  ses 
recrues.  Quand  la  résistance  régulière  partit  de  Séville,  l'Em- 
pereur ordonna  de  marcher  contre  elle,  fixant  Cadix  pour 
but  lointain.  Sorti  de  Tolède,  en  gardant  l'allure  d'une  troupe 
alliée  en  marche,  Dupont  s'avançait  avec  des  effectifs  réduits 

(1)  Pierre  Dupont  de  l'Étang  (1765-1840).  Aide-de-camp  du  général  Dil- 
lon  (1792).  Général  de  brigade  (1793),  de  division  (1797).  Comte  de  l'Em- 
pire (1808).  Privé  de  ses  grades  (1812).  Ministre  de  la  Guerre  (1814).  Député 
de  la  Charente  (1815-1830).  Retraité  (1832). 


LE   REVEIL    D'UN    PEUPLE  295 

à  une  dizaine  de  mille  hommes.  S'il  paraissait  téméraire  de 
mettre  entre  Madrid  et  lui  les  défilés  de  la  Sierra,  la  pensée 
de  retrouver  et  de  s'incorporer  l'appoint  de  trois  régiments 
suisses  en  garnison  dans  l'Andalousie  encourageait  sa  con- 
fiance ;  mais  ces  trois  régiments  demeurèrent  sous  le  drapeau 
espagnol  et  leur  fidélité,  qu'on  eût  dû  prévoir,  aggravait  l'im- 
prudence où  les  ordres  de  Bayonne  jetaient  le  général  fran- 
çais (1).  Toute  l'Andalousie  s'agitait,  en  effervescence  : 
40,000  paysans  s'enrôlaient,  de  vieux  officiers  quittaient  leur 
foyer  pour  exercer  les  laboureurs;  on  voyait  de  paisibles 
bourgeois  monter  la  garde  autour  des  canons,  on  réunissait 
des  fusils,  on  fabriquait  des  piques;  les  réquisitions  fournis- 
saient chevaux  et  mulets. 

Le  7  juin,  dès  le  point  du  jour  nos  tirailleurs  abordaient 
le  pont  d'Alcolea,  dont  les  vingt  arches  de  marbre  noir  sont 
au  milieu  des  roseaux  le  passage  de  la  rive  gauche  à  la  rive 
droite  du  Guadalquivir;  les  grenadiers  espagnols  se  firent 
hacher  par  la  garde  de  Paris  sur  la  barricade;  mais  la  troupe 
indisciplinée  des  volontaires  d'Etchevari  s'enfuit  des  hau- 
teurs malgré  les  efforts  de  son  chef;  notre  cavalerie  et  les 
marins  de  la  garde  achevèrent  la  trouée.  Avant  deux  heures 
de  l'après-midi  nous  arrivions,  toujours  courant  sur  cette 
route  [)oussiéreuse,  en  face  de  Cordoue.  A  notre  approche  la 
fusillade  crépita  derrière  les  créneaux  du  rempart,  mais  à 
notre  sommation  les  murailles  se  dégarnirent;  ce  fut  toute 
la  résistance  extérieure  (2).  Comme  la  porte  où  avait  frappé 


(i)  Il  ne  se  faisait  pas  trop  d'illasion  sur  la  position  anormale  des  troupes 
de  son  commandement  puisqu'il  écrivait  à  Vedel,  dès  le  23  mai,  avec  une 
certaine  ironie  :  «  Mes  divisions  vont  se  trouver  à  une  belle  distance  :  l'Es- 
curial,  Tolède  et  Cadix!  » 

(2)  Ces  détails  paraissent  s'éloigner  des  récits  habitutls  des  historiens;  je 
les  emprunte  au  journal  manuscrit  d'un  Espa[|nol,  témoin  des  événements, 
qui  se  trouve  à  Cordoue,  à  la  bibliothèque  de  i'Ayuntamiento,  Annales  de  la 
Ciudad  de  Cordoba  par  Don  Luis  Maria  Ramirëz. 


296  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

nos  boulets  ne  se  renversait  pas,  le  major  Teulet  envoya  des 
sapeurs  qui  en  eurent  raison  à  la  hache.  Les  tambours  bat- 
tirent la  charge  et  l'on  entra  en  tiraillant.  Les  rues  étaient 
balayées  par  la  mousqueterie  et  si  des  femmes  furent  atteintes 
c'était  aux  fenêtres.  Un  individu  nommé  Pedro  Moreno  ajusta 
le  général  Dupont  et  tua  son  cheval;  il  fut  fusillé  dans  sa 
demeure  avec  tous  les  siens,  sauf  une  jeune  fille  qu'un  ser- 
gent français  fit  évader  par  compassion. 

Grisés  de  l'odeur  de  la  poudre  et  bientôt  des  fumées  du 
vin,  car  ils  pénétraient  dans  les  maisons  et  les  caves,  baïon- 
nette haute,  les  vainqueurs  ne  se  connaissaient  plus  :  si  la 
lutte  cesse,  l'orgie  continue.  Dupont  fait  battre  la  générale 
pour  rallier  les  hommes;  ils  répondent  plus  ou  moins  à 
l'appel  et  se  débandent  encore.  On  établit  deux  camps  en 
dehors  de  la  ville,  mais  les  portes  sont  encombrées  de  marau- 
deurs qui  rentrent.  On  envoie  des  patrouilles,  elles  se  mêlent 
aux  pillards.  On  place  des  sauvegardes,  elles  rançonnent 
leurs  hôtes  (1).  La  discipline  ne  se  rétablit  qu'au  bout  de 
vingt-quatre  heures,  le  8  juin  au  soir,  quand  un  ordre  du 
jour  de  Dupont  menaça  des  conseils  de  guerre,  fit  resti- 
tuer au  Haras  royal  les  chevaux  qui  avaient  tenté  les  cava-*> 
liers  mal  montés  et  prescrivit  la  visite  des  sacs,  ce  qui 
mécontenta  fort  les  soldats.  Le  surlendemain  on  régularisait 
la  prise  des  caisses  publiques;  le  payeur  Plauzoles  (un  hon- 
nête homme  à  qui  plus  tard  Napoléon  confiera  la  garde  des 
diamants  de  la  couronne)  reçut  des  mains  du  commissaire  des 
guerres,  Lacombe,  environ  300,000  francs  qui  furent  employés 
à  la  solde  de  l'armée  ;  le  corregidor  de  Cordoue  était  présent, 
et  on  lui  remit  une  décharge  officielle.  Il  y  avait  en  outre  à 
l'archevêché  une  caisse  de  souscriptions  patriotiques  : 
350,000  francs  en  tout;  un  état  du  général  Legendre  donne 

(I)    «  li   eût  fallu   un    ofHrier   prés  de    chaque  8o!dat  pour  l'empêcher  ». 
Mémoires  du  ueiicral  de  fieiset,  alors  aide  de  camp  du  général  Privé. 


LE    REVEIL    D'UN    PEUPLE  297 

le  détail  de  255,540  francs  distribués,  selon  le  droit  de  la 
guerre,  en  larges  gratifications  aux  officiers  supérieurs,  sans 
que  le  général  Dupont  —  la  remarque  n'est  que  justice,  — 
se  soit  prévalu  pour  lui-même  d'une  lettre  ministérielle 
du  20  février  1808  qui  l'autorisait  à  toucher  50,000  francs  à 
titre  de  dépenses  secrètes.  Ces  prises  dispensèrent  d'établir 
une  contribution  de  guerre  spéciale. 

Le  choc  avait  été  trop  brusque,  la  vie  sociale  demeurait 
arrêtée.  Dans  les  églises  fermées  ou  souillées,  les  offices  sont 
suspendus,  les  cloches  restent  muettes.  Les  familles  terrori- 
sées n'osent  plus  communiquer  entre  elles.  La  cité  des  Califes, 
outragée  dans  sa  gloire,  demeure  farouche  dans  sa  douleur. 
Pour  rompre  le  charme,  le  12  juin,  c'était  un  dimanche,  jour 
de  la  Trinité,  le  général  Dupont  ordonne  de  célébrer  dans 
la  cathédrale  une  messe  militaire  solennelle.  Cette  foule 
de  soldats  vainqueurs  mais  déguenillés  présentait  déjà  un 
étrange  contraste  derrière  les  colonnes  de  marbre  et  sous  les 
caissons  dorés  de  la  mosquée  d'Abd-er-Rhaman;  ils  s'im- 
pressionnaient assez  peu  de  l'harmonie  des  lignes  d'un  sanc- 
tuaire qui  demande  plus  qu'aucun  temple  du  monde  le  recueil- 
lement du  silence;  la  semaine  précédente  avait  mal  préparé 
les  troupes  à  des  cérémonies  pieuses;  elles  y  assistèrent 
irrévérentieuses  et  bruyantes;  le  scandale  des  Espagnols  s'en 
augmenta  et  se  joignit  à  leur  désir  de  vengeance.  Le  16  juin, 
pour  affecter  sans  doute  la  sécurité  et  en  imposer  aux  habi- 
tants, Dupont,  décidément  en  goût  d'exercices  religieux, 
voulut  qu'on  n'omît  pas  la  procession  traditionnelle  de  la 
Fête-Dieu  où,  derrière  le  clergé,  nos  compagnies  se  trou- 
vèrent seules.  —  Comme  elles  rentraient  dans  leurs  canton- 
nements, à  travers  les  ruelles  cailloutées  et  sinueuses,  voilà 
qu'une  rumeur  se  répand  et  les  gens  de  Cordoue,  invisibles 
tout  à  l'heure,  s'agitent  et  se  démènent  :  on  affirme  que  \e& 
troupes    espajjnoles    railiees  pendant   nos    dix  jours    d'inac- 


298  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

tion...    à    Gapoue,  vont  cerner  la  ville  et  on   les  dit  nom- 
breuses. 

Dupont  reconnaît  l'urgence  de  quitter  une  souricière, 
puisque  les  renforts  qu'il  réclame  tous  les  jours  ne  paraissent 
pas  (1).  Silencieusement,  il  fait  rassembler  son  monde  et 
n'attend  pas  la  nuit  pour  reprendre  la  route  de  la  montagne; 
détruisant  ce  qu'il  peut  du  matériel,  empilant  ses  malades  sur 
250  voitures.  Son  mouvement  est  salué  des  cris  de  joie  des 
Cordouans  ;  d'abord  surpris  ils  hésitent  à  croire  à  cette  recu- 
lade ;  puis  ils  osent  nous  suivre  et,  dans  les  ténèbres,  harcèlent 
les  traînards;  sur  la  route,  des  cadavres  français  mutilés  mar- 
quent bientôt  la  trace  de  la  colonne.  —  Andujar  offre  la  res- 
source d'élablir  largement  les  malades,  mais  c'est  une  ville 
ouverte,  commandée  par  des  collines  et  que  l'on  peut  tourner 
par  des  gués.  Dupont,  sans  être  très  soucieux  d'accentuer  sa 
retraite,  envoie  impatiemment  au  nord  le  commandant  Baste 
et  quelques  marins  de  la  garde  pour  se  relier  au.v  troupes  qui 
doivent  lui  arriver  de  Tolède,  hier  à  titre  de  renfort,  aujour- 
d'hui comme  un  indispensable  soutien  de  communication.  — 
Sur  l'ordre  de  Murât  en  effet,  le  général  Belliard  le  15  juin 
a  mis  en  route  la  division  Védel  qui  traverse  les  défilés,  en 
dispersant  les  insurgés  de  garde  aux  passages.  Cela  établit 
tant  bien  que  mal  un  trait  d'union.  —  Toutefois,  à  Madrid, 
Savary,  qui  commande  maintenant,  n'ose  pas  se  dégarnir  et 
donne  comme  unique  renfort  à  Dupont  le  reste  de  son 
propre  corps  d'armée  :  les  débris  de  la  division  Gobert, 
Départ  tardif,  marche  lente,  prescription  de  n'avancer  pas 
loin  et  de  se  maintenir  à  Andujar.  Les  instructions  venues 
de  Bayonne,  qu'il  a  reçues  de  l'Empereur  par  Berthier,  abon- 
dent d'ailleurs  dans  ce  sens;  Napoléon  va  jusqu'à  écrire  que 

(1)  Il  savait  que  les  troupes  du  camp  de  Saint-Pioch  s'approcliaient  avec 
le  généial  Castanos,  et  que  la  flotte  de  l'aïuiral  Piosilly  venait  de  capituler 
(J  0  juin]  à  Cadix. 


LE    RÉVEIL   D'I'iN    PEUPLE  299 

«  Dupont  a  plus  de  forces  qu'il  n'en  faut  (1)  " ,  «  qu'un  échec 
qu'il  recevrait  serait  peu  de  chose  «  (2)  Il  craindrait  1  effet 
moral  que  produirait  son  retour  du  côté  de  Madrid.  Le  prince 
de  Neuchâtel,  naturellement,  renchérit;  il  voudrait  que  l'on 
fasse  rentrer  Gobert  et  les  «  autres  petites  colonnes  »  .  C'est 
au  reçu  de  semblables  dépêches  que  le  duc  de  Rovigo,  excel- 
lent courtisan  cependant  et  admirateur  convaincu  du  génie 
de  l'Empereur,  perd  patience  et  écrit  tout  net  :  «  S'il  arrivait 
malheur  au  général  Dupont,  tout  deviendrait  un  problème. 
On  ne  peut  pas  voir  cela  de  Bayonne.  » 

Déjà  la  situation  était  bien  compromise;  et  c'est  là  le  tort 
de  Dupont,  exécuteur  strict  sans  doute  des  ordres  précis  de 
demeurer  à  Andujar,  mais  ordres  qu'il  aurait  pu  prendre  sur 
lui  de  modifier  en  partie,  à  mesure  que  les  circonstances 
variaient  sous  ses  veux  et  qu'il  demeurait,  après  tout,  respon- 
sable de  ses  actes.  En  pareilles  rencontres,  celui  qui  a  raison 
est  celui  qui  lire,  des  anomalies  qui  l'accablent,  les  consé- 
quences les  plus  heureuses.  Dupont  négligea  de  s'assurer  ce 
bonheur.  Lui  qui  a  toujours  songé  à  reprendre  l'offensive,  se 
bornera  maintenant  à  tenir  «  avec  la  dernière  opiniâtreté  )• . 
Il  en  a  besoin,  car  voici  qu'au  matin  du  15  juillet,  sur  l'autre 
rive  du  Guadalquivir,  l'armée  espagnole  est  déployée  devant 
lui.  Elle  tend  à  gagner  la  droite  pour  passer  le  lleuve  au  gué 
de  Menjlbar,  si  elle  peut;  plus  loin,  s'il  est  nécessaire,  car  elle 
ne  craint  pas  dans  sa  position  d'élargir  son  mouvement  tour- 
nant. —  Par  une  aberration,  Védel,  qui  a  mission  de  défendre 
Menjibar,  n'y  laisse  qu'une  garde  réduite,  et  croit  devoir  aller, 
à  six  lieues  de  là,  renforcer  Dupont  qu'il  rejoint  après  vingt 
heures  de  marche,  la  nuit,  par  des  sentiers  affreux,  à  travers 
les  marais  et  les  ravins.  —  Contre  le  bataillon  français 
demeuré  au  gué  de  Menjibar,  les  Suisses  de  Reding  ouvrent  un 

(1)  L'Empereur  au  roi  Joseph,  13  juillet  1808. 

'2)  Note  pour  le  général  Savary,  13  juillet  1808.  Archives  de  la  guerre 


300  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

violent  feu  de  mousqueterie;  ils  le  délogent.  Le  (général 
Gobcrt  avec  900  fantassins,  200  cuirassiers  accourt  à  la  res- 
cousse. De  trois  vallées,  12,000  Espagnols  débouchent;  on 
se  fusille,  on  charge,  Gobert  est  tué;  son  monde  recule  dans 
la  montagne  jusqu'au  premier  village  qui  se  nomme  Baylen; 
pendant  que  les  Espagnols,  de  leur  côté,  se  replient  parce 
qu'ils  manquent  d'eau  et  sont  épuisés  (1). 

En  même  temps  qu'il  comprend  l'erreur  de  rester  coûte 
que  coûte  à  Andujar  (2),  Dupont  voit  la  faute  de  Védel;  il  le 
renvoie  précipitamment  reprendre  le  poste  compromis,  bien 
que  ses  troupes  soient  harassées  au  point  de  dormir  debout 
appuvées  sur  le  canon  des  fusils.  Védel  obéit;  il  atteint  le 
pied  de  la  montagne  et  Baylen  même  le  17  juillet  à  huit  heures 
du  matin.  Il  n'y  trouve  plus  personne  :  ni  les  Espagnols  qui 
n'ont  osé  y  monter,  ni  les  Français  qui  en  sont  repartis.  Hier, 
il  a  quitté  Menjibar  malgré  ses  ordres,  pour  faire  jonction  dans 
la  vallée  avec  Dupont;  aujourd'hui  il  va  quitter  Baylen  sans 
instructions,  pour  faire  jonction  avec  les  débris  de  la  division 
Gobert,  repliés  vers  les  hauteurs;  il  semble  hanté  par  la 
crainte  de  demeurer  isolé.  Il  s'éloigne  donc  encore  un  peu 
plus  du  général  en  chef  et  gravit  la  seconde  pente  de  la  Sierra 
jusqu'à  Guarroman;  il  pousse  jusqu'au  troisième  plateau,  à  la 
Caroline.  Il  prétendait  ainsi  s'établir  solidement  contre  l'en- 
nemi, dans  les  gorges.  Dupont,  à  qui  il  fait  parvenir  ces  ren- 
seignements incomplets  et  ces  nouvelles  pessimistes  (après- 
midi  du  18  juillet),  Dupont  à  ce  coup  voit  la  sûreté  de  ses 

(1)  Journal  du  général  ion  Juan  Bouligny.  AF  IV,  1606,  5'  dossier, 
pièce  47. 

(2)  Dans  sa  dépêche  à  Vedel  (17  juillet,  11  heures  du  matin),  Dupont 
écrit  :  «...  L'essentiel  n'est  pas  de  garder  Andujar,  mais  de  battre  l'ennemi 
et  de  rester  maître  de  nos  communications.  » 

C'est  le  texte  fourni  par  le  colonel  Clerc  (Capitulation  de  Baylen,  p.  171). 
—  Citant  cette  même  dépêche,  le  colonel  Titeux  (/ie  Général  Dupont,  t.  II, 
p.  432)  omet  précisément  le  mot  sur  Andujar,  ce  qui  rend  le  sens  moins 
précis  sans  le  moditier. 


LE    RÉVEIL    d'un     PEUPLK  3)1 

communications  vraiment  compromises;  il  ordonne  immé- 
diatement le  départ  d'Andujar,  mais  à  la  nuit  seulement, 
afin  d'éviter  de  donner  l'éveil  comme  il  est  advenu  à  Cor- 
doue.  Pendant  les  quelques  heures  qui  lui  restent,  il  pré- 
pare en  grande  hâte  l'évacuation  de  1,500  blessés  ou  malades, 
il  barricade  derrière  lui  le  pont  du  Guadalquivir  n'osant  le 
faire  sauter,  place  ses  ambulances,  ses  bagages  et  son  parc 
au  milieu  de  la  colonne  et  assure  son  arrière-garde  par  la 
compagnie  de  marins.  — Celte  longue  file  occupait  l'espace 
d'environ  dix  kilomètres.  L'allure  était  très  pénible;  la  nuit 
orageuse,  sans  un  souffle  d'air,  laissait  les  hommes  hors 
d'haleine  et  les  chevaux  ruisselants.  Vers  trois  heures  du 
matin,  les  éclaireurs  de  l'avant-garde  se  heurtaient  dans 
l'obscurité  à  des  sentinelles  ennemies  sur  le  pont  du  Rumblar. 
Celles-ci  étaient  là  depuis  la  veille;  elles  appartenaient  au 
corps  du  général  Venegas,  à  la  division  Reding  qu'appuyait 
la  division  Coupigny.  Comme  ils  se  préparaient  à  marcher  de 
l'avant,  les  Espagnols  se  trouvaient  sous  les  armes  malgré 
l'heure  matinale;  leurs  chefs,  déjà  en  conférence,  furent  vite 
d'accord  pour  les  étager  en  trois  échelons  sur  les  collines  boi- 
sées qui  dominent  la  route.  On  n'eut  qu'à  tourner  la  gueule 
des  canons  pour  les  mettre  en  batterie  contre  nous.  Sur  un 
petit  espace,  gardant  l'avantage  de  la  position,  l'autorité  écra- 
sante du  nombre  (25,000  Espagnols  contre  7,000  Français), 
la  ligne  ennemie  présentait  une  forme  circulaire  qui  laissait 
peu  de  prise  à  l'attaque.  Des  deux  côtés,  les  trompettes  de  cava- 
lerie sonnèrent  la  charge,  un  engagement  à  l'arme  blanche 
entama  l'affaire.  Pendant  ces  courts  instants  les  sections 
françaises  accéléraient  l'allure,  se  déployaient  dès  qu'elles 
avaient  franchi  le  pont  malgré  les  zigzags  d'un  chemin  qui  a 
quatre  coudes  successifs;  le  soleil  se  trouvait  déjà  haut  quand 
elles  débouchèrent  sur  le  champ  de  bataille,  haletantes  d'une 
nuit  sans  sommeil  et  d'une  marche  précipitée.  Dupont,  au  fur 


302  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

et  à  mesure  de  leur  arrivée,  les  faisait  filer  sur  le  centre  etrrun 
élan  énergique  les  lança  contre  les  maisons  de  Baylen.  Les 
dragons  du  général  Privé  s'étaient  montrés  admirables;  les 
cuirassiers  enfoncèrent  les  escadrons  du  régiment  de  Farnesio, 
mais  au  prix  de  la  moitié  de  leur  effectif.  Les  colonnes  d'at- 
taque d'infanterie  s'avancèrent  jusqu'à  300  mètres  descanoas 
ennemis,  mais  les  feux  de  peloton  les  décimèrent.  Arrivés  les 
derniers,  les  marins  de  la  garde  étaient  portés,  en  renfort, 
tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  partout  le  nombre  les  écrasait. 
Les  garrochistas^  escadron  de  volontaires,  cavaliers  consom- 
més, armés  de  la  lourde  lance  dont  se  servent  les  bouviers 
andalous  quand  ils  veulent  renverser  les  jeunes  taureaux 
pour  les  marquer  au  fer  rouge,  frappaient  nos  petits  fantassins 
comme  le  picador  dans  la  plaza  ensanglantée  abat  et  perce 
une  bête  éouisée.  Dupont  voulut  tenter  une  diversion  par  des 
sentiers  de  chèvres;  il  y  réussit  un  instant;  du  haut  des  bois 
d'oliviers  la  fusillade  nous  fit  déloger.  En  vain  pour  ranimer 
l'énergie,  il  fait  présenter  devant  le  front  de  bataille  deux 
étendards  espagnolsque  les  dragons  ont  enlevés.  «Vive  l'Em- 
pereur! »  crient  machinalement  quelques  hommes;  ces  tro- 
phées de  leurs  prouesses  n'excitent  plus  leur  ardeur  à  lesrenou- 
veler.  La  soif  étreint  la  gorge,  et  les  conscrits,  noirs  de  sueur, 
de  poudre  et  de  poussière,  s'affalent  sur  les  gazons  brûlés. 

Dupont  vient  de  recevoir  une  balle  dans  les  reins.  La  vraie 
blessure,  c'est  le  désespoir  de  se  sentir  cerné  ;  il  espère  et 
attend  Védel  qu'il  croit  tout  proche,  Védel  qui  lui  ouvrira 
un  passage,  s'il  prend  l'ennemi  à  dos.  Cependant  le  temps 
s'écoule  et  nul  secourir  ne  paraît;  comme  il  est  impossible 
que  la  canonnade  ne  parvienne  pas  en  écho  dans  la  Sierra  à 
travers  les  gorges,  le  général  conclut  que  son  lieutenant  est 
fort  éloigné.  La  lassitude  d'une  journée  caniculaire  accable  les 
deux  adveisiires;  la  mousqueterie  s'affaibht;  à  cette  trêve, 
les  compagnies  suisses  qui  marchent  avec  nous  vont  silen- 


LE    RÉVEIL    D'UN    PEUPLE  303 

cieusement  rejoindre,  de  l'autre  côté,  leurs  camarades  du 
régiment  de  Reding  et  désertent  la  mauvaise  fortune.  Cette 
débandade  achève  la  démoralisation.  Il  n'y  a  plus  de  com- 
battants, mais  des  maraudeurs  qui  cherchent  en  désespérés 
un  ruisseau  pour  étancher  leur  soif.  Le  combat  avait  com- 
mencé à  trois  heures  et  demie  du  matin  (1),  il  était  midi  (2),  le 
quart  des  hommes  engagés  jonchait  la  plaine.  Dupont, 
blessé,  énervé,  inquiet  à  la  pensée  de  voir  déboucher  d'un 
moment  à  l'autre  derrière  lui  Castanos  qui  le  prendra  entre 
deux  feu.x,  se  trouble  et  frémit;  il  envoie  le  capitaine  de  Vil- 
loutreys,  qui  joint  au  prestige  d'être  écuyer  de  l'Empereur  le 
mérite  de  parler  l'espagnol,  vers  le  général  Reding,  afin  de 
tenter  de  suite  le  meilleur  accommodement.  Une  suspension 
d'armes  c'est  une  dernière  chance,  elle  peut  sauver  bien  des 
choses;  son  parlementaire  va  la  demander  aux  Espagnols  que 
cet  aveu  d'impuissance  étonne,  enchante  et  enivre.  Déjà  ils  ne 
parlent  plus  d'armistice  mais  de  reddition,  les  plus  acharnés 
crient  :  «  A  discrétion  !  » 

Pendant  que  l'on  part  sur  la  route  de  gauche  chercher 
Castanos  afin  de  débattre  les  conditions,  sur  la  route  de  droite 
arrive  enfin  Védel  qui,  réveillé  le  matin  au  bruit  du  canon, 
a  mis  cinq  heures  pour  faire  douze  kilomètres  et  gaspillé  son 
temps  en  haltes  inopportunes.  Il  trouve  entre  ses  camarades 
et  lui  un  obstacle  imprévu  :  le  corps  du  général  Reding  fer- 
mant la  boucle  de  l'anneau  qui  enserre  Dupont;  les  officiers 
espagnols  lui  annoncent  des  pourparlers;  il  n'y  veut  pas 
croire  et  enlève  un  de  leurs  bataillons  ;  ils  crient,  un  peu  brus- 
quement, à  la  trahison.  Dupont,  averti,  conclut  que  cette 
reprise  d'hostilités  compromet  la  négociation  en  cours, 
question   de   vie  ou   de   mort  pour  lui;  il  fait  dire  à  Védel 

(1)  Joinnal  fie  don  Juan  Boutit/ny.  A.  F.   IV,   1606. 

(2)  Leltre  de  Dupont  à  Savary,  22  juillet  1808.  A.  F.  IV,  1606,  5=  dossier, 
pièce  51. 


304  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

sa  détresse  et  lui  prescrit  de  demeurer  en  repos.  Son  subor- 
donné a  dû  reconnaître  le  bien  fondé  des  ordres  de  son 
chef,  car,  par  la  route  demeurée  libre  derrière  lui,  il  ne 
s'échappe  pas.  S'il  peut  encore  tenter  une  lutte,  il  croit  qu'elle 
sera  sans  issue  heureuse,  et  il  calcule  qu'il  ne  sauvera  pas 
plus  de  1,500  hommes  de  sa  division  en  face  de  milliers 
d'ennemis  postés  dans  ces  défilés.  Il  acquiesce  donc  aux  con- 
ditions qui  lient  son  sort  à  celui  de  Dupont,  lequel  lui 
ordonne  formellement  de  reprendre  ses  positions  de  la  veille 
au  soir  a  pour  ne  point  gâter  tout  ce  qui  était  déjà  fait  » . 

Pendant  deux  jours  entiers,  —  20,  21  juillet,  —  dans  une 
auberge  à  mi-chemin  sur  la  grande  route  d'Andujar,  on  dis- 
cute. Dupont  qui  semble  éperdu  a  envoyé  comme  négociateur 
le  général  de  brigade  Ghabert  qu'accompagne  le  capitaine  de 
Villoutrevs,  très  remuant  et  empressé.  —  Il  a  prié  de  se 
joindre  à  eux  un  personnage  que  sa  mauvaise  étoile  a  conduit 
sur  ce  théâtre  de  malheur  :  M.  de  Marescot,  inspecteur  général 
du  génie  (1).  «  Personne,  lui  dit-il,  n'est  plus  en  état  que  vous 
d'adoucir  notre  sort.  »  —  En  effet,  Marescot  connaît  Castanos, 
sa  valeur  militaire  est  indiscutable,  son  impartialité  sera  plus 
libre  puisqu'il  n'a  pas  pris  part  aux  opérations  de  Dupont, 
enfin,  il  est  persona  grata  auprès  de  Napoléon,  qui  l'apprécie 
depuis  le  siège  de  Toulon,  vient  de  le  nommer  comte  de 
l'Empire,  et  d'accorder  une  place  de  dame  du  Palais  à  sa 
femme,  parente  de  l'Impératrice.  Le  général  Marescot  tout 
d'abord  a  décliné  cette  commission  si  pénible  pour  un  officier 
français;  enfin,  justement  parce  qu'on  lui  fait  remarquer  qu'il 

(i)  Armand  Samuel  de  Marescot  (1758-1832),  capitaine  du  génie  avant  la 
riévolution.  Se  distingua  aux  sièges  d'Anvers,  Lille,  Toulon,  Maubeuge. 
Landrecies,  Maëstricht.  Général  de  division  (1794).  Premier  Inspecteur 
général  du  génie  (1800).  Envoyé  pour  examiner  les  places  fortes  d'Espagne, 
il  se  trouva  par  hasard  a  témoin  »  à  la  signature  de  la  capitulation  de  Baylen; 
destitué  sans  cause  et  emprisonné  sans  jugement  (1808);  rétabli  dans  ses 
grades  par  Louis  XVIII;  appelé  au  servie  par  Napoléon  lui-même  aux  Cent- 
Jours.  Pair  de  Fiance  (1819).  Membre  de  l'Académie  des  Sciences. 


LE    REVIUL   D'UN    PEUPLE  305 

est  plus  indépendant  puisqu'il  ne  fait  pas  partie  de  l'armée  qui 
vient  d'envahir  l'Andalousie,  il  se  dévoue  et  accepte  le  rôle 
de  «  témoin  «  .  —  Gastanos  étale  des  exigences,  soutenu, 
excité  par  les  commissaires  de  la  Junte  de  Séville  :  le  comte 
de  Tilly  et  don  Ventura  Escalante,  accourus  à  la  curée  des 
vaincus,  comme  les  corbeaux  après  le  combat. 

La  détresse  des  Français  augmente  d'heure  en  heure  l'au- 
dace des  Espagnols  que  tout  vient  servir  à  souhait  :  la  disette 
qui  commence,  la  température  qui  s'accroît,  le  temps  qui 
s'écoule.  Voici  un  dernier  coup  :  des  paysans  ont  arrêté  dans 
la  montagne  un  cavalier  français  isolé  :  c'est  M.  de  Fénelon, 
officier  d'ordonnance  de  Savary,  les  dépêches  dont  il  est  por- 
teur révèlent  que  loin  de  pouvoir  secourir  l'armée  de  Dupont, 
Madrid,  dégarni  et  menacé,  attend  avec  impatience  le  retour 
des  troupes  engagées  dans  l'Andalousie.  Dès  lors  Caslanos 
prétend  ne  plus  lâcher  cette  proie  précieuse,  sachant  quel 
double  intérêt  il  tient  dans  sa  main  ;  à  un  adversaire  démo- 
ralisé il  refuse  toute  autre  chose  qu'une  capitulation  pure 
et  simple.  Les  termes  en  sont  arrêtés  : 

Les  troupes  françaises  sous  les  ordres  du  général  Dupont  sont 
prisonnières  de  guerre;  la  division  Védel  et  les  autres  troupes 
françaises  en  Andalousie  exceptées  (1).  (Art.  1".) 

Elles  conserveront  généralement  tous  leurs  bagages  et  pour 
éviter  tout  sujet  de  trouble  pendant  la  marche,  elles  remettront 
leur  artillerie  et  autres  armes  à  Tannée  espagnole,  qui  s'engage  à 
les  leur  rendre  au  moment  de  leur  embarquement.  (Art.  3.) 

Elles  sortiront  de  leur  camp  avec  les  honneurs  de  la  guerre, 
chaque  bataillon  ayant  deux  canons  en  tête,  les  soldats  armés  de 
leur  fusil.  (Art.  4.) 

Les  troupes  du  général  Védel,  ne  devant  pas  déposer  les  armes, 
les  placeront  en  faisceaux   sur  leiir  front  de  bandière.   (Art.  5.) 

Elles  se  rendront  à  San  Lucar  par  journées  d'étapes,  avec  les 
séjours  nécessaires,  pour  y  être  embarquées  sur  des  vaisseaux  avec 

(1)  Vcdcl  acquiesça  au  traite  qui  le  coujprenait  dans  la  capitulation  par 
une  lettre  du  21  juillet.  Général  de  At.teciie,  t.  IV;  colonel  Titecx,  t.  II,  p.  53G. 

•20 


306  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

équipag-es  espagnols,  et  transportées  en  France  au  port  de  Roche- 
fort.  (Art.  6.) 

L'armée  espagnole  assure  leur  traversée  contre  toute  expédition 
hostile.  (Art.  7.) 

Messieurs  les  officiers  conserveront  leurs  armes  et  î  ?s  soldats 
leurs  sacs.  (Art.  8.) 

Logements,  vivres  et  fourrages  seront  fournis  sur  le  pied  des 
troupes  espagnoles  en  temps  de  guerre.  (Art.  9.) 

Les  officiers  généraux  conserveront  chacun  une  voiture  et  un 
fourgon;  les  officiers  supérieurs  une  voiture,  sans  être  soumis  à 
aucun  examen.  (Art.  IL) 

Les  voitures  prises  dans  l'Andalousie  seront  examinées  par 
M.  le  général  Chabert.  (Art.  12.) 

Les  blessés  et  malades  seront  traités  avec  le  plus  grand  soin,  et 
transportés  en  France,  aussitôt  leur  guérison.  (Art.  14.) 

Gomme  dans  plusieurs  endroits  et  notamment  à  l'assaut  de  Gor- 
doue,  plusieurs  soldats,  au  mépris  des  ordres  de  MM.  les  généraux 
et  malgré  les  soins  de  MM.  les  officiers,  se  sont  portés  à  des  excès 
dont  la  conséquence  est  inévitable  dans  les  villes  qui  font  résistance 
au  moment  d'être  prises  (1),  MM.  les  généraux  et  officiers  pren- 
dront les  mesures  nécessaires  pour  découvrir  les  vases  sacrés  qui 
peuvent  avoir  été  enlevés,  et  les  restituer,  s'ils  existent.  (Art.  15.) 

...  Pour  éviter  la  grande  chaleur,  la  marche  des  troupes  s'effec- 
tuera de  nuit,  en  évitant  le  passage  dans  les  villes  de  Gordoue  et 
Séville.  (Art.  17.) 

Il  est  convenu  par  les  généraux  des  deux  armées  qu'il  sera  ajouté 
comme  articles  supplémentaires  ce  qui  pourrait  augmenter  le 
bien-être  des  troupes  françaises  pendant  leur  séjour  en  Espagne  et 
la  traversée.  (Art.  21.) 

Xavier  Gastanos. 

Gomte  de  Tilly,  représentant   et  député  de  la  Junte 
suprême  de  Séville. 
Ventura   Escalante,  capitaine    général   de    l'armée  de 

Grenade.  , 

Général  Ghabert. 
—  Gomme  témoin,  le  général  de  division  Marescot. 

(i)  Los  cxr.psos  nue  son  consicjuientes  e  inévitables  en  las  ciudades  qiie 
har.en  tesistancia  al  tietnpo  de  sei-  tornadat. 


LE    RÉVEIL   D'UN    PEUPLE  307 

Chabert,  un  vieux  soldat  de  Sambre-et-Meuse,  et  un  officier 
général  de  la  valeur  de  Marescotcrovaient-ils  forfaire  à  l'hon- 
neur en  mettant  leur  signature  au  pied  de  cet  acte?  Certaine- 
ment non.  —  En  acceptant  cette  convention,  dont  les  mots 
sont  visiblement  pesés  avec  soin,  Dupont,  dans  une  bonne 
foi  un  peu  naïve,  a  pu  se  dire  qu'il  conservait  à  l'armée  des 
milliers  d'hommes,  aujourd'hui  réduits  à  l'impuissance,  qui 
dans  quelques  mois  reviendraient  au  combat.  Il  obtient  dci 
conditions  louangeuses  et  honorables,  et  les  Espagnols 
expliquent  eux-mêmes  à  quel  titre  :  «  A  cause  de  sa  belle  et 
glorieuse  défense  contre  une  armée  infiniment  supérieure  en 
nombre  »  La  préoccupation  des  bagages  a-t-elle  dominé  de 
façon  évidente  les  clauses  dél)altues  (l)?  Ces  stipulations 
particulières  furent-elles  accordées  par  les  généraux  espa- 
gnols comme  une  marque  de  courtoisie  ou  par  une  adresse 
perfide  qui  permettait  de  mettre  en  relief  les  rapines  de  leurs 
adversaires?  Un  point  est  acquis  :  la  quantité  de  ces  ba/^ages 
s'est  trouvée  fort  exagérée  (2).  Il  semble  qu'il  en  soit  de 
même  de  leur  nature  et  de   leur  valeur. 

On  avait  pu  piller  à  Cordoue  ni  plus  ni  moins  qu'il  arrive 
en  pareil  cas;  la  précipitation  du  départ  imprévu  n'aurait 
même  pas  permis  d'emporter  tout  ce  larcin  accumulé  par  des 
vols  méthodiques;  il  n'était  donc  point  dans  nos  fourgons. 

Les  Français  avaient  souscrit,  mais  sous  la  forme  dubitative, 

(1)  Beaucoup  d'officiers  français  ignorèrent  d'abord  cette  clause  à  leur 
avantage;  Torkxo  (t.  I,  p.  375)  repousse  pour  eux  le  reproche  d'avoir  voulu 
conserver  un  butin. 

(2)  La  Relacion  de  los  générales,  oficiales  y  tropas  de  la  division  Dupont 
que  rindieron  las  armas  al  exercito  Espanol  ne  mentionne,  outre  8  fourgons 
d'outils  et  138  caissons,  que  16  voitures,  ce  qui  serait  loin  de  «  l'immense  con- 
voi »,  de  la  11  tile  de  chariots  »  dont  parlait,  en  février  1812,  Regnaud  de 
Saint-Jean  d'Angély,  dans  son  rapport  tendancieux  au  ConseiJ  d'enquête. 
—  Le  colonel  Clerc,  La  Capitulation  de  Baylen,  p.  219-220,  conclut,  en 
forçant  les  chiffres,  à  un  maximum  de  200  charrettes  ou  voitures  réquisi- 
tionnées pour  transporter  les  porte-manteaux  des  officiers  d'une  armée  de 
18,000  homme». 


308  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

à  cet  article  15  exigé  des  Espagnols  pour  éviter,  disaient-ils, 
tout  prétexte  aux  fureurs  des  "  fanatiques  »  et  des  «  patriotes» 
le  long  de  la  route  qui,  de  Baylen  à  Cadix,  devait  être  par- 
courue dans  un  pays  en  ébullition.  La  rédaction  était  à  la  fois 
injurieuse  et  justificative.  Et  la  prétention  tourna  à  l'apologie 
de  Dupont,  car  si  dans  les  bagages  il  s'était  trouvé  des  orfè- 
vreries d'église,  les  Espagnols  n'eussent  pas  manqué  de  le 
proclamer  bien  haut  :  c'eût  été  la  justification  de  leurs  soup- 
çons et  de  leur  colère;  or,  pour  tout  achever  d'un  mot  sur 
ce  point  :  pas  plus  à  l'inspection  des  officiers  français,  au 
départ,  qu'à  celle  des  Espagnols,  à  l'arrivée,  ni  au  pillage  des 
forcenés  à  Puerto  Santa  Maria,  on  n'a  fait  mention  officielle 
d'objets  appartenant  au  culte;  la  foule  se  fût  certainement 
jetée  sur  les  profanateurs  désarmés,  un  prêtre  eût  respectueu- 
sement rapporté  en  triomphe  dans  l'église  la  plus  voisine  le 
calice  ou  le  ciboire  que  personne  autre  n'aurait  osé  toucher. 
Si  l'on  parla,  sans  préciser,  de  bijoux  déposés  à  la  trésorerie, 
il  ne  peut  s'agir  que  de  l'argenterie  de  Dupont  qui,  en  effet, 
fut  prise;  l'habitude  n'est  pas  en  Espagne  de  verser  aux 
caisses  publiques  les  vases  consacrés. 

En  résumé,  Dupont,  imprudent  puis  malchanceux,  en  un 
jourd'affolement  s'était  montré  inférieure  son  passé;  il  s'était 
senti  entre  les  mains  un  instrument  débile  avec  ces  jeunes 
conscrits,  presque  des  enfants  à  moitié  épuisés;  car  ce  fut  à 
Séville  une  vanterie  fort  inexacte  de  saluer  les  soldats  de  Cas- 
taîïos  comme  «  les  vainqueurs  des  vainqueurs  d'Austerlitz  »  , 
• —  Les  Es[)ngnols,  dans  l'enivrement  d'un  triomphe  inat- 
tendu (l),  auraient  pu  massacrer  les  débris  d'une  troupe  à 
leur  merci.  Ils  devront  à  jamais  regretter  d'avoir  souillé  les 
lauriers  de  Baylen  par  la  façon  déloyale  et  barbare  dont  ils 
exécutèrent  les  clauses  du  traité. 

(1)  «  Je  crus  que  le  ciel  m'envoyait  un  songe.  »  Castanos  à  la  Junte  de 
Séville,  24.  juillet  1808. 


.LE    REVEIL    D'UN    PEUPLE  309 

Évitant  par  prudence  les  grandes  villes,  les  prisonniers 
marchèrent  en  deux  colonnes,  du  23  juillet  au  2  août.  On 
les  cantonna  misérablement,  en  attendant  rembarquement. 
L'amiral  anglais  fit  naturellement  des  difficultés  et  posa  des 
conditions  léonines  pour  les  laisser  passer.  La  Junte  de 
Séville  s'avisa  alors  qu'elle  ne  possédait  pas  de  bateaux  de 
transport  et  parla  de  déchirer  la  convention  d'Andujar.  Cas- 
taiios  s'opposa  à  un  acte  qui  blesserait  son  honneur;  Morla, 
au  contraire,  homme  lâche  devant  la  populace,  estima  qu'on 
pouvait  méconnaître  des  promesses  irréalisables.  Mêlant  à  sa 
mauvaise  foi  des  reproches  trop  justifiés  à  l'adresse  de  la  con- 
duite de  Napoléon  vis-à-vis  de  la  famille  royale,  il  prétendit 
couvrir  la  déloyauté  espagnole  de  la  déloyauté  impériale, 
et  invoqua,  avec  fourberie,  la  loi  de  la  nécessité.  C'est 
alors  qu'eurent  lieu,  à  Puerto  Santa  Maria,  des  scènes  atroces, 
dignes  de  cannibales,  contre  les  malheureux  prisonniers;  la 
fureur  populaire  vint  au  point  que  les  soldats  espagnols  durent 
tirer  sur  leurs  compatriotes;  il  fallut  qu'un  prêtre,  porteur 
du  Saint-Sacrement,  se  jetât  devant  le  général  Privé  afin  de 
le  sauver  des  assassins.  Pour  quelques  centaines  d'hommes, 
à  la  suite  des  généraux,  qui  furent  expédiés  à  Toulon  et  à 
Marseille,  tous  les  autres,  entassés  indignement  sur  les  pon- 
tons de  Cadix,  devaient  fournir,  plus  tard,  les  malheureuses 
victimes  de  l'odieux  internement  de  l'île  de  Cabrera.  Mais 
la  violation  brutale  de  la  convention  d'Andujar  ne  peut 
atteindre  la  mémoire  du  général  Dupont;  elle  serait  plutôt  à 
sa  décharge,  puisque  c'est  de  n'en  pas  tenir  compte  que 
résulta  la  catastrophe  finale. 

Telle  fut  la  bataille,  en  soi  peu  importante,  et  .a  capitula- 
tion, moralement  considérable,  de  Baylen  (1). 

(1)  8,242  prisonniers  du  corps  même  de  Dupont  et  environ  9,000  de  la 
division  Védel;  40  canons  perdus  et  1,100  Suisses  déserteurs.  —  Les  pertes 
espagnoles  avouées  comprenaient   735  morts,    243  blessés.   (Lettre  de  Cas- 


310  L*E.SPAGNE   ET    NAPOLÉON 

Les  Espagnols  qui  défendaient  leurs  foyers  marchaient  à  la 
croisade,  et  tout  les  soulevait  (1).  Au  gué  de  Menjibar,  quand  ils 
coupaient  la  retraite  des  vainqueurs  de  Gordoue,  ils  avaient  re- 
marqué que  c'était  le  16  juillet,  jour  anniversaire  de  la  bataille 
de  Las  Navas  où  six  siècles  auparavant  Alphonse  de  Gastille,  en 
écrasant  les  Maures,  avait  sauvé  la  chrétienté  et  fondé  l'indé- 
pendance nationale.  Après  Baylen,  le  général  Gastanos  re- 
tourne à  Séville  pour  faire  hommage  de  la  victoire  à  Ferdinand 
le  Gatholique  et  déposer  sur  le  tombeau  du  héros  de  l'Espagne 
la  couronne  de  lauriers  que  lui  offraient  les  Sévillans  (2).  Il 
entoura  ce  patriotique  sanctuaire  des  drapeaux  de  l'envahis- 
seur Napoléon,  comme  le  saint  roi  avait  fait  flotter  autour  de  sa 
victorieuse  bannière  les  étendards  de  l'envahisseur  Mohamed. 

Au  milieu  d'un  enthousiasme  qui  s'augmentait  de  leur  sur- 
prise, les  Espagnols  considérèrent  d'abord  leur  triomphe  avec 
une  certaine  sérénité.  «  Pesée  à  la  balance  de  la  raison,  la 
victoire  tient  presque  du  prodige  »  ,  a  écrit  l'un  d'eux.  Une 
adresse  de  la  Junte  de  Truxillo  à  la  Junte  centrale  résume 
bien  cette  même  réserve  : 

Cette  victoire  a  été  l'effet  d'une  combinaison  de  circonstances 
telles,  qu'elles  semblent  appartenir  absolument  à  l'empire  du 
hasard.  Les  généraux  espagnols  qui  ont  eu  part  à  cette  affaire 
peuvent  le  dire  (3). 

tanos  à  la  Junle  de  Séville,  27  juillet   1808.  —  Lettre  de  Whittingham  à 
Dalrymijle,  25  juillet  1808). 

JNous  avions  perdu  un  millier  d'hommes,  plus  30  ofliciers  tués  et 
103  blesses.  Martimen,  Tahleaux  des  officiers  tues  et  blesses  pcmlant  les 
guerres  de  l'Empire. 

(1)  i<  Le  véritable  et  réel  avantage  qui  soutint  les  Espagnols  d.'ni  cette  céiènro 
jcurnée,  ce  fut  le  noble  enthousiasme  qui  les  animait,  ce  fut  le  sentiment  de 
la  justice  de  leur  cause,  tandis  que  les  Français,  découragée  au  nùlieu  d'un 
peuple  qui  les  de'lestait,  conservaient  bif'n  la  valeur  de  la  discipline  et  celle 
qui  leur  est  propre,  mais  non  celte  exaltation  sublime  dont  ils  avaient  émer- 
veillé le  monde  »  .  Tobéno,  t.  I,  p.  374. 

(2)  -MiOT  DE  Melito,  M<'moiics,  t.  III,  p.  18. 

(3)  28  mai  1809,  vol.  679,  fol.  UG. 


LE    KÉVEIL   D'UN    PEUPLE  311 

Bientôt,  on  étala  davantage  les  mérites  des  chefs  avec  la 
vaillance  des  soldats.  Pour  satisfaire  ce  sentiment  de  chau- 
vinisme, quoique  l'honneur  de  la  journée  appartînt  en  fait  au 
général  Reding  (1),  un  Suisse,  on  mit  bien  en  avant  Castanos, 
parce  qu'il  fallait  un  nom  espagnol  (2).  Malgré  l'exar;c- 
ration  dans  la  vantardise,  le  patriotisme  recevait  l'impulsion 
la  plus  vigoureuse,  l'invasion  se  trouvait  arréu'^e,  le  charme 
surtout  était  rompu.  Les  armes  impériales  pouvaient  donc 
être  malheureuses?  La  fortune  de  César  devenait  vulné- 
rable. A  l'Europe  entière  il  sembla  qu'un  voile  se  déchirait. 
L'impression  fut  universelle. 

Napoléon  s'en  trouva  atteint  plus  que  personne  (3).  L'amer- 
tume de  sa  douleur  était  légitime,  sa  fureur  se  fit  injuste,  sa 


(1)  Théodore  Rcding,  du  canton  de  Schwitz,  entré  au  service  de  TEspa^jne. 
Maréchal  de  camp  (1795).  Gouverneur  de  Malaga.  Lieutenant  ge'néra!  (1808); 
fut  repoussé  de  la  Catalogne  par  Gouvion  Saint-Cyr  et  mourut  en  1809  de 
«es  blessures. 

(2)  Don  Francisco  Xavier  comte  de  Castanos  (1758-1852).  Colonel  (1795), 
lieutenant  général  (1802).  Capitaine  général  de  l'Andalousie  (1808)  ;  de  la 
Catalogne  (1815).  Président  du  Conseil  de  Castille  (18S5-1833).  Créé  duc  de 
Baylen  (1833).  Tuteur  de  la  reine  Isabelle  à  la  chute  d'Espartero  (1843). 
Son  caractère  souple  l'avait  fait  surnommer  el  gitano,  le  «  bohémien  ». 

(3)  "  Chez  lui  le  politique  et  le  chef  d'empire  n'étaient  pas  moins  frappés. 
Connaissant  seul  les  ressorts  multiples,  mystérieux,  compliqués  par  lesquels 
il  agissait  sur  tant  de  nations  et  les  faisait  servir  à  ses  fins,  il  pouvait  seul 
comprendre  à  quel  point  la  répercussion  de  l'échec  subi  en  Espagne  les 
avait  tous  dérangés  et  faussés.  Seul  il  pénétrait  jusqu'au  fond  de  son 
malheur;  au  delà  des  effets  directs  du  désastre,  visibles  pour  tous,  il  en 
découvrait  d'autres,  ignorés  du  public,  mesurait  leur  gravité  redoutable,  et 
là  résidait  aussi  l'une  des  causes  de  cette  fureur  et  de  cette  peine,  de  cette 
douleur  vraiment  forte  qu'exhalaient  toutes  ses  lettres.  Dans  la  perte  des 
trois  divisions  de  Dupont,  suivie  de  la  retraite  sur  l'Ebre,  il  ne  voyait  pas 
seulement  une  atteinte  à  la  gloire  immaculée  de  nos  drapeaux,  à  son  renom 
d'invincible,  à  ce  prestige  qui  faisait  partie  de  sa  force,  il  voyait  encore  !a 
ruine  de  toutes  ses  combinaisons,  tant  défensives  qu'offensives.  Le  résultat 
de  Baylen  c'était  d'abord  le  recul  indéhni  de  ces  vastes  opérations  dan» 
l'Orient  et  sur  les  mers  au  delà  desquelles  apparaissaient  la  paix  avec 
l'Anglais,  la  fin  de  la  grande  querelle;  c'était  aussi  la  révolte  du  continent 
tout  entier  redevenue  possible,  l'établissement  impérial  menacé  d-ms  toutes  se» 
parties.  »  Albert  Vandal,  Napoléon  et  Alexandre  1",  t.  I,  p    266. 


312  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

colère  demeura  implacable  (T.  Le  Moniteur  écrasait  d'une 
érudition  de  pédant  le  malheureux  Dupont  «  entraîné  à  sa 
perte,  comme  Sabinus  Titurius,  par  un  esprit  de  vertige  et 
s'étant  laissé  tromper  par  les  ruses  d'un  autre  Ambiorix  »  (2). 
Dans  une  lettre  intime,  Napoléon  qualifie  «  l'horrible  catas- 
trophe »  :  «  un  des  actes  les  plus  extraordinaires  d'ineptie  et 
de  bêtise  »  (3).  A  un  autre  il  dit  :  «J'ai  une  tache  sur  mon 
habit.  Il  —  Croyant  s'éviter  le  ricochet  de  la  responsabilité 
d'un  désastre  qui  l'irrite,  désormais,  lui  qui  savait  si  bien  dans 
ses  glorieux  Bulletins  voiler  les  moindres  défaillances,  il 
s'efforcera  d'accentuer,  de  souligner,  avec  une  fréquence  qui 
reste  un  problème  psychologique,  le  revers  de  Baylen.  Il  pré- 
tend flétrir  des  officiers  français  malgré  les  Espagnols  qui 


(1)  En  septembre  1808,  une  commission  d'enquête  nommée  directement 
par  lui  se  trouva  fort  embarrassée  pour  préciser  le  tribunal  compétent,  le  délit 
à  reprocher  et  la  pénalité  à  fixer;  elle  estima,  pour  se  tirer  d'affaire,  que  les 
généraux  incriminés  devaient  comparaître  devant  une  commission  spéciale 
choisie  par  l'Empereur. 

Arrêtés  au  mois  de  septembre,  à  leur  débarquement  en  France,  les  géné- 
raux furent  détenus  à  l'Abbaye  (décembre  1808).  La  procédure  étant  terminée 
(février  1809)  sans  conclusion  d'aucune  sorte  contre  «  les  coupables  » , 
Dupont  fut  mis  en  liberté,  sous  la  surveillance  de  la  police,  et  Védel  relaxé. 

A  l'improvisie,  en  février  1812,  Dupont  de  nouveau  arrêté  comparut 
devant  un  conseil  extraordinaire  composé  de  Berthier,  Moncey,  Bessières, 
Clarke,  Régnier,  Lacépède,  Laplace,  Defermon,  Talleyrand,  Boulay  de  la 
Meurthe  et  Muraire  ;  présidé  par  Cambacérès.  —  Le  rapporteur  fut  Piegnault 
de  Saint-Jean  d'Angély.  On  n'entendit  ni  témoins  ni  défenseurs;  on  ne  permit 
même  pas  la  lecture  des  mémoires  explicatifs  de  Dupont  ;  et  cependant  on  pro- 
nonça sa  destitution  (1"  mars).  —  Cet  arrêt  arbitraire,  l'Empereur  l'aggrava 
encore  en  y  substituant  la  détention;  il  fit  conduire  Dupont  au  fort  de  Joux. 
En  juillet  1813,  le  prisonnier  est  mis  en  surveillance  à  Dreux.  C'est  là  que 
le  Gouvernement  provisoire  vint  le  chercher  pour  lui  confier  le  portefeuille 
de  ministre  de  la  guerre  (avril  1814).  Le  procès,  qui  n'avait  fourni  aucune 
preuve,  fut  cassé  pour  illégalité  (novembre  1814).  —  Appendices.  XIV. 

(2)  On  remarquera  le  choix  de  cette  comparaison  «  classique  »  agréable- 
ment tirée  du  d,;  Bello  Gallico  ;  on  eut  soin  d'oublier  les  légions  de  Varus, 
dont  le  rapprochement  semblait  assez  naturel,  pour  aller  chercher  l'analogie 
d'un  chef  gaulois,  Ambiorix,  vainqueur  de»  généraux  romains,  mais  à  son 
tour  vaincu  par  César. 

(3)  Lettre  à  Caulaincourt,  5  août  1808,  —  Recueil  Lecesibe,  t.  L 


LE    REVEIL    D'UN    PEUPLE  813 

reconnaissent  leur  vaillance,  malgré  les  juges  qui  ne  peuvent 
découvrir  leur  culpabilité,  malgré  les  témoins  à  qui  il  impose 
silence.  En  dépit  de  tout  le  monde,  il  crie  sur  les  toits  et  veut 
proclamer  «  infâme  »  cette  capitulation  certainement  lamen- 
table, mais  dont  on  citerait  plus  d'un  exemple  analogue  dans 
sa  propre  histoire  militaire  (1). 

Il  semble  que  d'accord  avec  la  vérité,  l'honneur  de  l'armée 
française  soit  plus  satisfait,  mieux  défendu,  si  l'on  repousse 
la  légende  que  par  une  vanité  égoïste  l'Empereur  voulut 
accréditer  en  faisant  passer  ses  soldats  pour  des  poltrons, 
ses  officiers  pour  des  voleurs  et  l'un  de  ses  meilleurs  généraux 
pour  un  lâche  plutôt  que  pour  un  vaincu. 

(1)  C'étaient  des  capitulations  sans  condition  qu'il  avait  imposées  à  Mack 
(Uliii),  au  prince  de  Hohenlohe  (Prenziau),  à  Bliicher  (Ratekau  et  Lubcck). 
11  avait  fait  maréchal  d'Empire  Serrurier,  qui  capitula  à  Verderio;  et 
n'avaient-ils  pas  capitulé  aussi,  en  gardant  leur  honneur  et  leur  renom  mili- 
taire :  Monnier  à  Ancône,  Kléber  à  El  Arisch,  Belliard  au  Caire,  Menou  à 
Alexandrie,  Junot  à  Cintra' 


CHAPITRE    IV 

LK     ROI      «    INTRUS     V 

(Juillet-Octobre  1808) 

La  nouvelle  cle  Baylen  parvient  à  Madrid.  —  Joseph  évacue  précipitamment 
la  ville  (30  juillet).  —  Défections.  —  Retraite  sur  Burgos.  —  Découragu- 
raent  des  ministres  :  abandon  du  corps  diplomatique.  —  On  se  réfugie 
derrière  l'Ebre. 

Enthousiasme  populaire  à  Madrid.  —  Castanos  se  réserve.  —  Entrée  et  mau- 
vaise conduite  des  Valencieus.  —  Le  conseil  de  Castille  annule  tous  les  actes 
du  gouvernement  «  Intrus.  «  —  Indiscipline  des  troupes  françaises.  —  Barce- 
lone livrée  aux  soldats  italiens.  —  I-ettre  de  Thomas  Morla  au  général  Védel. 

^Napoléon  envoie  en  Amérique  M.  de  Sassenay  auprès  de  M.  de  Liniers, 
vice-roi  de  la  Plata.  —  Echec  de  cette  mission.  —  Soulèvement  patrio- 
tique de  toutes  les  colonies  espagnoles  qui  proclament  Ferdinand  VII, 

Les  troupes  de  la  Romana  en  Danemark.  —  Refus  de  prêter  le  serment  à 
Joseph.  —  Évasion  facilitée  par  les  Anglais. 

Positions  des  armées  espagnoles.  —  Conseil  de  guerre  à  Madrid.  —  Anarchie; 
pensée  d'un  régent  :  Léopold  de  Bourbon.  —  Projets  et  offres  du  duc 
d'Orléans.  —  Junte  suprême  à  Aranjuez  (25  septembre).  —  Ouverture  des 
séances,  personnel  et  ministres.  —  Alliance  avec  l'Angleterre.  —  Députés 
des  Asturies,  députés  de  Séville  à  Londres.  —  Enthousiasme  en  faveur  de 
l'Espagne;  secours  de  toute  nature  envoyés.  —  Wellesley  en  Portugal; 
capitulation  de  Cintra.  —  Nombreux  agents  anglais  dans  la  péninsule.  — 
Le  roi  Joseph  à  Vittoria.  —  Mesures  financières  désastreuses.  —  Tenta- 
tives pacifiques  des  »  joséphistes  »  ,  lettre  de  d'Urquijo  à  l'évêque  d'Orenze. 

—  Impiudentes  mesures  militaires  de  Joseph.  —  Menaces  de  l'Empereur. 

—  Éuteute  à  Madrid  contre  l'ambassadeur  Slrogonoff. 


I 


Les  dé[)éches  de  l'aide  de  camp  de  Savary,  si  malencontreu- 
sement arrêté  au  moment  des  pourparlers  du  général  Dupont 
par   les   patrouilleurs  espagnols,   avaient  révélé  à   Caslaiîos 


LE    ROI    '<  INTRUS   >•  315 

l'embarras  du  roi  Joseph  dans  sa  caj)itale.  La  position  cri- 
tique parut,  après  Baylen,  intenable.  Parvenu  à  Madrid  par 
des  correspondances  privées  dès  le  26  juillet,  de  telles  nou- 
velles vont  vite,  le  premier  avis  du  désastre  s'était  trouvé  con- 
firmé par  l'arrivée  des  blessés  du  régiment  suisse  du  colonel 
d'Affry.  Villoutreys,  en  posture  de  prisonnier  et  tristement 
escorté  de  dragons  espagnols,  apporta  le  récit  officiel  le 
29  juillet  au  matin.  Joseph  n'éprouva  pas  d'hésitation  :  battre 
en  retraite.  Il  ne  gardait  aucune  illusion  et  depuis  une 
semaine  sa  correspondance  multipliait  à  son  frère  les  expres- 
sions du  plus  complet  découragement  : 

Nous  n'avons  bientôt  plus  le  sou;  Henri  IV  avait  un  parti,  Phi- 
lippe V  n'avait  à  combattre  qu'un  compétiteur;  et  moi  j'ai  pour 
ennemie  une  nation  de  douze  millions  d'habitants,  braves, 
exaspérés  au  dernier  point.  Les  honnêtes  gens  ne  sont  pas  plus 
pour  moi  que  les  coquins.  Non,  Sire,  vous  êtes  dans  l'erreur  : 
votre  {jloire  échouera  en  Espagne.  (2^:  juillet  1808.) 

La  nation  est  unanime  contre  nous.  Vous  avez  vu  89  et  93;  il 
n'y  a  pas  ici  moins  d'enthousiasme  ni  moins  de  rage.  (26  juillet.) 

Nous  n'avons  pas  un  partisan  ;  la  nation  tout  entière  est  exas- 
pérée. (2S  juillet.) 

Joseph  n'exagérait  pas;  le  vide  se  faisait  autour  de  lui  sans 
délai  ni  pudeur  :  les  ministres  s'absentaient,  les  fonction- 
naires s'enfuyaient  ou  se  cachaient;  ses  officiers  espagnols, 
sauf  cinq  ou  six,  se  retirèrent;  il  y  avait  2,000  personnes 
employées  dans  les  écuries  royales;  toutes,  en  un  instant, 
disparurent  et  le  30  juillet  on  ne  trouva  plus  un  postillon 
quand  il  s'agit  de  sortir  les  attelages  (I).  —  On  tira  du  Palais 
et  des  magasins  tout  ce  qu'il  était  possible  d'emporter  avec 
soi,  et  l'on  pressa  le  départ  (2).  Les  Madrilènes   disaient  en 

(1)  Détail  fourni  par  Joseph  lui-même  (leUre  du  31  juillet,  datée  de  Cha- 
martin)  dans  un  passage  qui  a  été  omis  dans  ses  Mémoires,  mais  qui  figure 
dans  l'original  de  sa  lettre  aux  Archives  nationales.  AF  IV,  1611. 

(2)  MiOT  DE  Melixo,  Mémoires,  t.  III,  p.  14. 


316  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

ricanant  :  «  Joseph  a  mis  dans  sa  poche  la  couronne  qu'il  n'a 
pu  mettre  sur  sa  tête,  w  Exagération,  car  le  convoi  fut  forcé- 
ment court  avec  des  moyens  de  transport  si  restreints.  A 
Chamartin,  les  paysans  brûlèrent  les  roues  de  leurs  chariots 
pour  ne  pas  être  obligés  de  les  livrer  à  «  l'intrus  « .  —  C'est 
ce  jour-là  même  que,  de  Bordeaux,  Napoléon  écrivait  :  «  Je 
trouverai  en  Espagne  les  colonnes  d'Hercule,  mais  non  les 
limites  de  mon  pouvoir.  "  Son  frère  avait  le  droit  de  penser 
qu'un  pareil  optimisme  voulant  trop  prouver  ne  signifiait 
rien. 

Au  milieu  de  l'extrême  confusion  chacun  s'agitait  à  l'aven- 
ture. Savary,  après  avoir  émis  l'avis  très  énergique  de  fortifier 
le  Betiro,  s'en  allait.  Le  Roi  ne  prenait  pas  le  temps  de  pré- 
venir de  sa  retraite  l'ambassadeur  de  France;  c'était  Belliard, 
«  gouverneur  »  de  la  ville  qui,  deux  heures  avant  de  relever 
les  derniers  postes  militaires,  avertissait  La  Forest  ;  et  celui-ci, 
jetant  dans  un  fourgon  les  papiers  de  sa  chancellerie,  avait 
la  présence  d'esprit  d'emporter  le  grand  portraitde  l'Empereur 
«qui  pourrait  être  insulté»  (1).  Deux  mille  Français  habi- 
taient la  ville,  en  majorité  des  blessés  et  des  malades;  ils  se 
précipitèrent,  plus  ou  moins  valides,  par  la  porte  des  hôpi- 
taux afin  de  ne  pas  demeurer  en  dehors  de  la  protection  des 
troupes.  C'était  un  exode.  Le  règne  avait  duré  dix  jours.  «On 
prit,  dit  naïvement  Joseph  dans  ses  Mémoires,  la  même  route 
(jue  pour  venir.  »  La  parole  sévère  portée  plus  tard,  en 
d'autres  circonstances,  par  le  chancelier  Pasquier  sur  le  frère 
aîné  de  l'Empereur,  fut  déjà  vraie  ce  jour-là  :  «  Josej)h,  tou- 
jours inférieur  aux  événements  au  milieu  desquels  il  s'est 
trouvé  placé.  »  —  En  s'abandonnant,  il  fournissait  aux  autres 
occasion  ou  prétexte  de  l'abandonner  lui-même.  La  liste  des 
courtisans  du    malheur  est   toujours   courte  ;   ici   elle    est 

(1)  Dépêche  du  29  juillet  1808. 


LE    ROI    «   INTRUS  »  S17 

pitoyable,  et  encore  convient-llde  remarquer  que  ceux  qui  la 
composent  auraient  joué  leur  vie  à  rester  en  arrière.  On  en 
compte  quarante-sept  en  tout.  De  suite  Joseph  avait  dépéché 
d'Azanza  et  d'Urquijo  vers  l'Empereur  pour  expliquer,  com- 
menter, justifier  cette  fuite  et  surtout  demander  du  secours. 
Deux  de  ses  ministres  avaient  nettement  tourné  le  dos  :  Pinuela 
s'excusantsur  sa  santé  de  ne  pouvoir  quitter  Madrid,  Cevallos 
mettant  dans  sa  défection  toute  l'hostilité  nécessaire  pour 
obtenirde  ses  compatriotes  le  pardon  de  son  adhésion  au  gou- 
vernement tombé.  D'ailleurs,  cette  recrue  du  parti  national 
eût  été  de  peu  d'importance  à  ne  peser  que  la  valeur  et  le 
caractère  de  ce  politique  versatile  :  créature  du  prince  de  la 
Paix,  serviteur  de  Charles  IV,  ministre  de  Ferdinand  VII, 
puis  de  Joseph  I",  demain  de  la  Junte  de  Séville  ;  par  sa  fixité 
dans  la  palinodie,  par  sa  constance  à  retourner  sa  cocarde, 
M.  de  Cevallos  est,  proportions  gardées,  le  Talleyrand  espa- 
gnol; mais  vis-à-vis  des  puissances  étrangères  son  change- 
ment de  camp  revêtait  une  importance  significative  et  de  suite 
il  devenait  le  héraut  du  manifeste  révélateur  et  sensationnel 
dont  l'Europe  allait  se  trouver  éclairée  et  avertie  (I). 

On  le  remplaça  par  le  comte  de  Campo-Alange  qui  laissait 
généreusement  derrière  lui  une  grosse  fortune  et  dont 
«  l'exemple  devenait  au  moins  imposant  si  ses  services  ne 
pouvaient  être  très  utiles  > ,  remarquait  La  Forest.  Les  trois 
secrétaires  d'État  qui  accompagnaient  Joseph  (O'Farrill, 
Urquijo  et  Cabarrus),  suivant  un  autre  mot  également  juste 
du  même  La  Forest  :  «semblaient  moins  des  ministres  du  roi 
d'Espagne  que  les  ministres  de  l'Espagne  auprès  du  Roi,  » 
tant  leur  patriotisme  apercevait  de  dangers,  transmettait 
d'alarmes  et  s'ingéniait  à  trouver  des  moyens  dilatoires.  Sur 

(1)  Le  i"  septembre  1808,  il  fit  paraître  son   Exposé  des  moyens  qui  ont 
été  employés  par  l'empereur  Napoléon  pour  tisurper  la  couronne  d'Espagne. 
Cette  lnoehure  traduite  en  toutes  langues  eut  un  retentissement  intini. 


?!8  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

la  route  de  Buitrago,  dès  le  second  jour  de  la  marche  en 
retraite,  Urquijo,  envisageant  devant  le  monarque  les  diverses 
éventualités  de  la  situation,  mettait  crûment  en  première 
ligne  celle  d'une  abdication  :  «  Cet  effort,  Sire,  n'est  pas 
supérieur  à  votre  grande  âme  (1).  »  Et  comme  son  conseil 
semblait  vraiment  bien  amer,  il  parlait  aussi  de  conquête  et 
de  négociation,  mais  pour  démontrer  l'impossibilité  radicale 
du  premier  de  ces  moyens,  et  la  posture  humiliante  où  place- 
rait le  second.  Dévoilant  le  secret  de  son  cœur  —  et  c'était 
la  mentalité  de  tous  ses  compatriotes  —  il  s'étendait  complai- 
samment  sur  la  valeur  et  la  vertu  des  insurgés  espagnols 
«  illustrés  par  la  victoire  »  ,  parents  ou  amis  qu'il  connais- 
sait et  estimait;  sa  conclusion  était  de  laisser  à  Napoléon  le 
soin  de  fournir  argent  et  soldats  français  nécessaires  pour 
remédier  aux  calamités  qu'il  avait  déchaînées.  —  Cabarrus 
n'était  pas  moins  pessimiste  quand  il  parlait  finances  :  les 
caisses  étaient  vides  et  dérisoires  les  moyens  légaux  de  les 
remplir;  l'armée  impériale  avait  déjà  occasionné  aux  pro- 
vinces espagnoles  une  dépense  de  cinquante  millions;  que 
faire  dans  un  pays  qu'endettait  de  plus  de  quatre  cents  millions 
son  alliance,  avec  la  France?  Par  pis  aller  on  pourrait  frapper 
une  contribution  extraordinaire;  mais,  sauf  les  couvents,  qui 
la  paierait?  Il  fallait  sans  retard  demander  à  l'Empereur 
d'acquitter  lui-même  les  dépenses  de  ses  soldats.  Ainsi  tous 
ces  politiques  ne  trouvaient  d'autre  expédient  que  de  s'adres- 
ser à  un  «banquier»  étranger. 

La  conduite  des  agents  diplomatiques  ne  témoignait  pas 
d'une  confiance  plus  forte  :  Strogonoff  attendait  les  événe- 
ments sans  se  soucier  de  la  fortune  du  roi  Joseph  :  les  léga- 
tions d'Autriche  et  d'Amérique  n'avaient  pas  quitté  Madrid, 
à   la  joie   très  bruyante   des   Espagnols;  l'ambassadeur  de 

(l)  Mémoires  du  roi  Joseph,  t.  IV,  p.  465, 


LE    ROI    «   INTRUS  •  319 

Hollande,  Verhuel  partit  bien,  mais  demeura  en  route;  le 
ministre  saxon,  le  baron  de  Bourke,  semblait  suivre  le  Roi,  puis 
il  le  devança  et  marcha  même  tout  d'un  coup  si  lestement 
qu'il  ne  s'arrêta  pas  avant...  Bayonne,  estimant  cette  avance 
comme  «  le  parti  le  plus  agréable  à  S.  M.  l'Empereur  »  .  — 
«  Je  trouve  l'argumentation  un  peu  forcée"  ,  disait  La  Forest 
en  apprenant  la  manœuvre.  De  fait,  le  roi  d'Espagne  et  des 
Indes  se  trouvait  sans  un  seul  représentant  d'aucune  puis- 
sance. Cet  isolement  ne  sonnait-il  pas  le  glas  de  sa  royauté? 
—  Sans  pompe  et  sans  prestige  il  arriva  à  Burgos;  il  y  éta- 
blit sa  Cour.  Sa  Cour?  Eh  oui,  si  les  disputes  de  préséance 
et  les  conflits  d'étiquette  suffisent  pour  mériter  ce  nom  à 
l'entourage  d'un  prince.  Dans  ce  désarroi  chacun  se  plaignait 
de  l'autre,  se  jetait  à  la  tête  ses  services,  ses  sacrifices  et  la 
date  de  son  adhésion.  On  eut  toutes  les  peines  du  monde  à 
retenir  le  marquis  de  Caballero,  qui,  choqué  de  son  omission 
sur  «  les  listes  d'invitation  »  de  S.  M.,  menaçait  de  retourner 
à  Valladolid;  également  M.  Duran,  outré  de  ne  pas  recevoir 
un  regard  du  monarque,  remarquait  avec  aigreur  que,  le  pre- 
mier, il  avait  fait  consigner  sur  le  registre  du  Conseil  de  Cas- 
tille  son  vote  pour  ce  même  roi  Joseph,  lorsque  tous  ses  col- 
lègues refusaient  encore  de  se  prononcer. 

Au  milieu  de  soldats  démoralisés  il  parut  tout  à  fait  prudent 
de  mettre  derrière  soi  la  ligne  de  l'Ebre  :  on  séjourna  à 
Miranda  sur  le  fleuve,  puis  on  s'enfonça  dans  les  terres 
jusqu'à  la  petite  ville  de  Vittoria  qui  depuis  quatre  mois 
voyait  d'étranges  retours  de  fortune,  et  qui  cinq  ans  plus 
tard  deviendrait  le  théâtre  d'un  dénouement  plus  tragique 
encore. 


320  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 


II 


Que  devenait  la  capitale  du' roi  Joseph?  Tout  d'abord  ce 
ne  fut  que  cliaude  allégresse  et  débordant  enthousiasme 
Il  Nous  sommes  fous  de  ioie,  écrivait  une  jeune  femme,  on  a 
descendu  la  châsse  de  saint  Isidore  et  celle  de  Santa  Maria 
de  la  Cabesa,  qui  n'avaient  pas  bougé  depuis  vingt  et  un  ans. 
Tout  Madrid  s'enrôle  et  apprend  l'exercice  :  maris,  garçons, 
veufs,  moines,  curés,  tous  veulent  partir  et  nous  laisser 
seules  (1)  »  .  —  Castanos,  temporisant,  soucieux  d'éviter  les 
difficultés  et  d'écarter  les  embarras  avec  des  pouvoirs  publics 
mal  définis,  n'entrait  pas  dans  la  ville,  non  plus  que  son  corps 
d'armée,  tout  glorieux  de  Baylen  Mais  arriva  une  troupe 
de  Valenciens,  n'ayant  pris  part  à  aucun  combat,  qui  res- 
semblaient assez  à  nos  Marseillais  de  92.  Avec  eux,  tout  fut 
bientôt  tumulte,  menaces,  perquisitions  et  vols.  Le  général 
de  Llamas  perdit  sa  popularité  à  maintenir  l'ordre  et  risqua 
sa  vie  à  protéger  l'hôpital  des  blessés  français  que  ces  enragés 
voulaient  égorger  (2).  Pendant  que  nos  derniers  malades 
étaient  enfermés  à  San-Fernando,  un  millier  de  personnes 
soupçonnées  ou  étrangères  :  fournisseurs,  marchandes  de 
modes,  comédiens,  domestiques,  qui  n'avaient  pu  se  retirer  à 
temps,  furent  conduits  jusqu'à  l'Escurial  sous  le  prétexte  et 
sans  doute  dans  l'intention  de  les  sauver  (3). 

(1)  Lettre  originale  de  Maria  del  Pilar  Dominguez  y  Caudebilla, 
16  août  1808.  —  AF  IV,  1612. 

(2)  La  Forest  à  Champagny,  25  août  1808,  vol.  676,  fol.  120. 

(3)  Cette  restriction  est  permise  si  l'on  accepte  le  témoignage  de  M.  Déricux, 
un  Français  fixé  dès  longtemps  en  Espagne  pour  des  travaux  scicntiHques, 
qui  parvint  à  s'évader,  —  Vol.  677,  fol.  289. 


LU    ROI    '•   INTRUS  »  321 

Les  illuminations  succédaient  aux  danses  et  aux  sérénades; 
chaque  matin  des  messes  et  des  processions,  l'après-midi  des 
courses  de  taureaux,  chaque  soir  couplets,  chansons  et  vau- 
devilles; églises,  plazas  et  théâtres  étaient  pleins.  On  préten- 
dait aussi  régler  les  choses  sérieuses  :  le  duc  de  l'Infantado, 
tout  à  fait  revenu  de  sa  politique  de  Bayonne,  présidait  une 
Junte  de  guerre  qui  s'activait  beaucoup;  tous  les  hommes  de 
dix-sept  à  quarante  ans  étaient  requis  de  prendre  les  armes, 
les  officiers  en  retraite  de  rentrer  au  service;  le  comte  de 
Fernan  Nuiiez  levait  un  régiment  de  dragons;  on  distribuait 
de  belles  cocardes  rouges  et  jaunes,  avec  la  devise  :  «  Mourir 
pour  la  patrie,  le  roi  et  la  religion.  »  On  devait  orner  son 
chapeau  d'un  ruban  vert  sur  lequel  se  lisait  :  Viva  Fernando 
septimo !  Les  dons  patriotiques  allluaient  à  la  Banque  Saint- 
Charles  :  mulets,  chevaux,  voitures,  vêtements,  argenterie, 
argent  (1).  Les  biens  des  Français  étaient  confisqués  et 
d'énormes  scellés  royaux  apposés  sur  la  porte  de  leurs  mai- 
sons (2). 

Le  24  août  eut  lieu  la  proclamation  de  Ferdinand  VII  le 
Bien-aimé.  Ah!  c'était  autre  chose  que  la  cérémonie  du 
25  juillet  précédent!  Le  comte  d'Altamira,  porte-étendard 
héréditaire,  s'était  retrouvé  et  brandissait  l'antique  bannière 
que  ses  ancêtres  s'estimaient  si  fiers  de  déployer  :  précédé 
des  trompettes  et  des  hérauts  d'armes  il  était  suivi  de  la 
municipalité  à  cheval  dans  ses  riches  costumes  tout  brodés 

(1)  La  Gaceta  de  Madrid  publiait  quotidiennement  des  colonnes  entières 
de  souscripteurs  :  Gevallos  figurait  pour  50  réaux  par  jour;  le  «  maître  sellier 
des  Écuries  royales  »  11,000  réaux;  les  «  écrivains  publics  »,  20,000;  les 
deux  frères  ïrasvina  «  marchands  d  ,  30,000;  le  marquis  de  Camarosa,  17,000; 
le  Conseil  des  Ordres,  200,000.  —  Le  duc  de  llnfantado  offrait  21  chevaux, 
don  Manuel  Aguirre,  12,  le  comte  d'Altamira,  8,  la  comtesse  de  Chinchon, 
7,  le  marquis  d'Ali-aàices,  5,  elc... 

(2)  Rapport  de  don  Augustin  Caya,  espion  envoyé  à  Madrid  parle  ministre 
de  la  police;  il  partit  de  Vittoria  le  27  août  et  quitta  Madrid  le  6  septembre, 
—  Vol.  676,  fol.  259-260. 

21 


522  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

d'or.  —  Solennellement,  le  Conseil  de  Castille  déclara  nulles 
les  renonciations  de  Charles  IV  et  des  Infants,  nulle  la 
Constitution  de  Bayonne,  nulle  la  cession  à  Napoléon  et  à 
Joseph,  nuls  chacun  de  ses  actes  depuis  quatre  mois;  on 
raya  sur  les  registres  toutes  les  délibérations,  toutes  les  pièces 
relatives  au  gouvernement  «  intrus  »  . 

Avec  une  singulière  confiance  dans  son  autorité  morale  et 
une  conception  plus  étrange  encore  des  institutions  parle- 
mentaires de  notre  pays  au  temps  de  Napoléon,  il  vint  au 
Conseil  de  Castille  l'extravagant  espoir  de  séparer  la  France 
de  l'Empereur  et  de  paralyser  l'envahisseur  par  la  défection 
de  ses  propres  sujets.  Croyant  pouvoir  la  faire  parvenir  sous 
le  couvert  diplomatique  du  prince  de  Masserano,  le  Conseil 
rédigea  donc  une  lettre  officielle  aux  «  Magnifiques  seigneurs 
du  Sénat  conservateur  »  ,  leur  exposant  la  fidélité  des  Espa- 
gnols et  les  sacrifices  consentis  par  l'Espagne,  l'injustice  de 
l'Empereur  et  les  pertes  subies  par  ses  armées;  pour  faire 
cesser  les  maux  des  deux  pays,  il  suffisait  d'arrêter  Napoléon 
sur  cette  pente  dangereuse  et  néfaste  ;  et  c'est  pourquoi  on 
faisait  connaître  la  vérité  très  exacte  à  ce  «  corps  rempli  de 
sages  (1)  »  .  —  Cette  naïveté,  on  le  croira,  n'eut  pas  d'autre 
suite.  Mais  alors  les  chimères  troublaient  les  cerveaux  et  le 
royaume  de  Philippe  V  se  réveillait,  les  yeux  alourdis,  d'un 
vieux  songe  commencé  depuis  près  de  cent  ans.  En  s'agitant, 
beaucoup  croyaient  marcher;  quelques  habiles,  assis  sur  le 
rivage,  regardaient  les  sauveteurs  improvisés  lancer  leur  frêle 

(1)  L'original  de  cette  lettre  extraordinaire,  avec  les  signatures  de  l'Infan- 
tado  et  de  25  autres,  se  trouve  aux  Archiver  nationales,  AF  IV,  1611, 
niùcc  49.  —  Il  est  arrivé  là  après  bien  des  ricochets  :  deux  officiers  polonais 
sous  les  ordres  de  Savary  turent  arrêtés  en  Espagne  ;  Strogonoff  les  réclama 
comme  s'ils  étaient  Russes  et  on  les  embarqua  pour  Trieste.  Il  leur  avait 
conlié  des  paquets  pour  l'ambassadeur  russe  à  Vienne  lequel,  en  revanche, 
leur  remit  d'autres  messages  pour  Andréossy,  ambassadeur  français  en 
Autriche;  c'est  dans  ces  papiers  que  se  trouvait  la  lettre  du  Conseil  de  Cas- 
tille. 


LE    BOI    «   INTRUS  »  323 

barque  dans  la  vague  autour  du  navire  en  détresse;  ils  atten- 
daient l'accalmie  pour  aller  recueillir  les  épaves  du  gros 
vaisseau  des  Bourbons  échoué  sur  les  récifs.  Ainsi,  un  petit 
groupe  «  d  esprits  éclairés  »,  fort  peu  embarrassé  de  la  reli- 
gion, voyait  avec  plaisir  les  moines  agiter  au  nom  de  Ferdi- 
nand les  classes  populaires;  ecclésiastiques  et  royalistes  tra- 
vailleraient à  leur  insu  pour  une  assemblée  prochaine,  pour 
une  république  future;  quand  le  monstre  démocratique  est 
déchaîné,  ce  ne  sont  plus  des  rubans  ni  des  cocardes  qui  lui 
forment  une  muselière  solide;  sic  vos  non  vnbis.  Ces  ambi- 
tieux appelés,  pensaienl-ils,  à  jouer  les  principaux  rôles  sur 
le  thiâtre  politique  dont  les  décors  eussent  rappelé  le  Ver- 
sailles de  1789,  poussaient  à  la  formation  d'une  Junte  suprême 
à  Madrid,  dans  l'arrière-pensée  de  rassembler  les  éléments 
d'une  Constituante,  d'une  Convention  peut-être,  et  de  la 
diriger  ensuite  vers  leur  but  à  l'aide  des  clubs  dont  le  noya  i 
existait  déjà  (1).  —  Le  sentiment  général,  touten  dcmturaiL 
pleinement  »  loyaliste  »,  aurait  en  partie  facilement  subi 
cette  manœuvre,  il  ne  l'eût  pas  entravée  du  moins,  car  depuis 
Baylen  la  résistance  avait  pris  quelque  chose  d'essentielle- 
ment populaire;  fiers  de  leurs  troupes  et  de  ses  officiers,  les 
Espagnols  étaient  plus  vains  encore  de  leurs  paysans;  je  ne 
sais  quoi  d'agité,  de  téméraire,  de  féroce  caractérisait  la 
résistance  passée  entre  des  mains  vigoureuses,  lourdes  et 
brutales;  guerra  a  ciichitlo,  la  réponse  de  Palafox  était 
devenue  la  devise  commune,  comme  ces  mots  d'ordre  qui 
circulent  partout  sans  qu'on  sache  qui  les  a  portés. 

Les  colères  de  nos  soldats  répondaient  aux  exaspérations 
de  leurs  adversaires;  la  discipline  ne  les  modérant  plus,  au 
milieu  d'une  marche  en  retraite  qui  les  humiliait  et  des 
embuscades  qui  les  décimaient,  elles  se  livraient  aux  excès 

(1)  La  Forest  à  Champagny,  25  août  1808,  vol.  676,  fol.  121. 


324  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

habituels  de  la  débandade.  Le  départ  précipité  de  Madrid 
sans  intendance  assurée  avait  fait  fermer  les  yeux;  le  maré- 
chal Moncey  à  grand'peine  rappelait  et  maintenait  autour  de 
lui  une  apparence  d'obéissance,  les  officiers  n'éprouvaient 
plus  d'autre  désir  que  de  fuir  ce  maudit  pays,  de  rentrer  en 
France,  et  c'était  bien  au  hasard  que  marchait  l'armée,  «  si 
toutefois  on  pouvait  encore  donner  ce  nom  aux  troupes  qui 
font  la  retraite  «  (1).  La  maraude  nécessaire  conduisait  au 
ravage  inutile;  vols,  puis  pillages,  dévastations  même,  et 
dans  les  villages  de  San  Agostin,  Gincovillas,  Rellanos,  Las 
Navas  de  Buitrago,  aux  églises  profanées  on  avait  emporté 
les  calices,  jetant  les  hosties  saintes  à  terre.  Ces  détestables 
errements  demeuraient  impunis;  le  correct  diplomate  qui 
suivait  pas  à  pas  cette  marche  rétrograde  n'en  cachait  pas 
au  ministre  de  l'Empereur  la  honte  et  le  danger  : 

L'autorité  du  Roi  est  inconnue  et  le  M^'  Moncey  semble  s'être 
enveloppé  d'un  voile  au  moment  où  il  pouvait  rendre  les  meil- 
leurs services.  Le  parti  qui  ne  respirait  que  pillage  et  contri- 
butions a  triomphé  vers  le  15  juin.  Il  a  soufflé  ses  fureurs  dans 
tous  les  rangs  et  laisse  un  triste  héritage  à  recueillir  aux  géuéraux 
que  S.  M.  l'Empereur  enverra  désormais  en  Espagne. 

Si  les  troupes  étaient  attaquées  avant  d'avoir  pris  position  et 
avoir  été  réorganisées  derrière  l'Ebre,  le  peu  d'accord  entre  les 
généraux,  le  mécontentement,  l'insubordination  amèneraient  des 
événements  déplorables  (2).  ^, 

Un  autre  témoin,  et  sa  qualité  de  Français  le  rend  bien 
croyable,  nous  offre  un  double  tableau  dont  le  contraste 
n'est  pas  à  noire  honneur  :  le  4  août  l'émeute  grondait  à 
Bilbao;  dans  la  nuit  on  arrêta  les  Français,  mais  ils  furent 
traités  avec  humanité  ;  un  exalté  ayant  demandé  leur  mort, 
on  l'obligea  à  se  taire  et  à  se  retirer;  le  16  août,  délogeant 

(1)  La  Foicst  à  Champagny,  10  août  1808,  vol.  676,  fol.  21  à  23. 

(2)  Ibid.,  il  août  1808,  vol.  «76.  fol.  34. 


LE   ROI    «   INTRUS   »  325 

Blake,  le  général  Merlin  arrivait  avec  sa  division;  notre 
consul  se  rendit  près  du  vainqueur  afin  de  témoigner  de  la 
soumission  des  habitants  et  rappeler  leurs  procédés;  sur  les 
marches  de  l'hôtel  de  ville  on  tira  sur  lui,  son  compagnon 
fut  tué  à  ses  côtés,  et  malgré  son  uniforme  des  soldats 
l'accablèrent  de  menaces  ;  le  consulat  ne  demeura  pas  épargné 
dans  le  pillage,  on  lui  enleva  sa  caisse  comme  on  prit  plus 
d'un  million  dans  la  ville,  taxée  déjà  d'une  contribution  de 
250.000  francs  (1).  L'indignation  soulevée  par  de  pareils 
procédés  nous  faisait  bien  du  mal  (2). 

Barcelone  présentait  le  spectacle  quotidien  de  ces  violences 
et  de  ces  vengeances.  Ici  nous  gardons  la  consolation  de 
n'avoir  pas  à  accuser  nos  compatriotes  :  les  napolitains  du 
général  Lecchi  sont  en  cause.  Ces  médiocres  soldais  étaient 
d'excellents  pillards;  toutes  les  maisons  de  plaisance  des 
environs  reçurent  leur  visite;  les  plus  habiles  découvrirent 
des  lingots  d'argent:  ils  les  expédièrent  en  Italie;  vingt-quatre 
otages  furent  pris  parmi  les  notables  et  conduits  à  la  citadelle; 
là,  leurs  parents  étaient  admis  à  les  voir,  en  acquittant  le 
droit  d'un  quadruple  d'or  par  tête.  Lecchi  prétendit  enlever 
leurs  étendards  aux  gardes  Wallones;  naturellement  colères, 
défis  et  menaces  réciproques;  un  duel  s'ensuivit  entre  un 
major  napolitain  et  un  officier  espagnol,  le  premier  prit  pour 
témoin  «  une  patrouille  de  son  régiment  »  en  avertissant  son 
adver.^airc  qu'elle  le  mettrait  en  pièces,  s'il  lui  arrivait  mal- 
heur. Après  ces  procédés,  Lecchi  donnant  un  banquet  pour 
la  (  saint  Napoléon  «  était  peut-être  mal  venu  de  s'étonner 
des  refus  qu'il  essuya  :  le  capitaine  général  s'excusa  sur  son 
grand  âge,  le  gouverneur  sur  sa  fatigue,  l'intendant  sur  une 
subite  indisposition,  le  chanoine  remplaçant  l'évéque  n'ima- 

(1)  Lettre  du  con.sul  à  Champajny,  29  septembre  1808,  vol.  676,  fol.  391 
(i)  La  Forcst  à  Cbainpagny,  vol.  67o,  fol.  83. 


326  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

ginait  rien,  mais  ne  paraissait  pas;  deux  Espagnols  se  trou- 
vaient enfin  pour  s'asseoir  à  cette  table  de  cinquante  couverts, 
présidée  d'ailleurs  par  la  maîtresse  de  Lecchi  (l). 

Voilà  qui  soulevait,  entretenait,  animait  les  colères  et  Ton 
Cnmprcndra  le  cœur  espagnol  en  ces  tristes  jours  si  l'on 
médite  la  dure  réponse,  proférée  par  des  lèvres  indignes, 
qu'osa  faire  Thomas  Morla  aux  plaintes  du  général  Védel 
prisonnier  : 

...  Votre  Excellence  me  répondra  qu'elle  n'a  fait  qu'obéir.  Mais 
celui  qui  se  soumet  à  un  capitaine  de  bandits  n'en  est  pas  moins 
coupable  de  tous  les  crimes  qu'il  commet  sous  ses  ordres.  Et 
voilà  pourquoi  notre  gouvernement  se  trouve  en  pleine  liberté  de 
traiter  V.  Exe.  et  ses  troupes,  comme  il  le  jugera  convenable, 
et  seulement  sans  autre  respect  que  celui  de  riiumanité  qui  le 
caractérise. 


III 


La  voix  du  sang  parlait  de  même  sorte  et  aussi  haut  chez 
les  Espagnols  dispersés  de  par  le  monde,  la  spontanéité 
de  leur  mouvement  fut  identique  sur  les  deux  rives  de 
l'Atlantique.  Ce  n'est  pas  que  depuis  la  rupture  victorieuse 
des  États-Unis  avec  la  métropole  anglaise,  les  colonies  de 
l'Amérique  du  Sud  ne  fussent  fort  tentées  de  conquérir  toute 
indépendance.  Mais  elles  prétendaient  sans  doute  le  faire  à 
leur  heure  et  à  leur  profit.  Imprudent,  qui  en  pareil  cas  met 
la  main  entre  l'arbre  etl'écorce  ;  c'estla  morale  de  la  femme  de 
Sganarelle  :  «  Et  s'il  me  plaît  à  moi  d'être  battue?»  Napoléon 
croyaitque  des  troupes  européennesauraient  facilement  raison 
de  tous  ces  créoles  et  qu'il  suffirait  de  gagner  à  sa  cause  les  chefs 
militaires  des  garnisons  espagnoles.  Parmi  les  onze  capitaines 

(1)  24  septembre  1808,  AF  IV,  1606,  5*  dossier,  n»  55. 


LE    ROI    «   INTRUS  »  327 

généraux  commandant  les  provinces  d'outre-mcr  du  roi 
Charles  IV,  il  en  savait  un,  soldat  de  mérite,  Jacques  de 
Liniers,  vice-roi  de  la  Plata,  d'origine  française  (1),  adver- 
saire heureux  des  Anglais  et  ayant  témoigné  par  lettres, 
en  1806  et  en  1807,  son  admiration  pour  le  vainqueur  d'Iéna 
et  de  Friedland.  Il  paraissait  donc  bien  choisi.  Hugues 
Muret  vint  dire  qu'il  connaissait  quelqu'un  en  relations  avec 
M.  de  Liniers  :  un  ancien  officier,  ex-député  aux  États  géné- 
raux qui  pendant  l'émigration  avait  fait  du  commerce  et 
s'était  marié  aux  Antilles;  il  se  trouvait  en  France  pour  ras- 
sembler les  débris  de  son  patrimoine.  Aussitôt  on  partit 
chercher  dans  son  château  délabré  de  Bourgogne  ce  marquis 
de  Sassenay  (2)  qui,  fort  perplexe  de  cet  enlèvement  inat- 
tendu, cherchait  encore  le  mot  de  l'énigme  lorsqu'on  l'intro- 
duisit à  Marrac,  le  29  mai  1808,  dans  le  cabinet  de  l'Empe- 
reur. L'audience  fut  courte  et  caractéristique  : 
«  Vous  êtes  lié  avec  M.  de  Liniers? 

—  Oui,  Sire. 

—  Je  vais  vous  charger  d'une  mission  auprès  du  vice-roi 
de  la  Plata. 

(1)  Jacques  de  Liniers  (1753-1810)  né  à  Wiort.  Entra  jeune  au  seivice  de 
l'Espagne  (1774)  et  fut  envoyé  en  Amérique  (1788).  Gouverneur  du  Para- 
guay (1801).  Repoussa  les  Anglais  de  Buenos-Ayres  (1806  et  1807)  et  après 
ces  succès  jouit  de  la  plus  grande  popularité.  Il  fut  nommé  chef  d'escadres  et 
vice-roi  de  la  Plata.  —  La  Junte  de  Séviile  le  créa  comte  de  Buenos-Ayres, 
en  lui  donnant  un  successeur  (1809).  —  Retiré  dans  le  pays,  à  Cordoba,  il 
sortit  de  son  repos  pour  défendre  la  cause  de  Ferdinand  contre  les  créoles 
révoltés;  abandonné  et  trahi,  il  fut  pris  et  fusillé  sans  jugement.  —  Ses 
restes  ont  été  rapportés  en  1862  en  Espagne;  il  est  enterré  près  de  Cadix,  au 
collège  de  la  marine  de  San  Fernando,  aupiès  de  Christophe  Colomb,  don 
Juan  d'.\utrirhe,  Magellan,  Gonsalve  de  Cordoue. 

(2)  Claude  Bernard  rnavc^ms,  de  ^dsçenaj  (1760-1840),  d'une  vieille  famille 
parlementaire  de  Bourgogne.  Député  de  la  noblesse  du  baiiUige  de  Ciialon- 
sur-Saône  aux  Etals  généraux.  OHicier  à  l'armée  de  Condé.  .Au  service  de 
l'Angleterre  «t  envoyé  aux  Antilles  (1796).  Rentré  eu  France  (1804).  Mission 
à  Buenos-.'\yres  (1808).  Prisonnier  et  Iransféié  sur  les  pontons  de  Cadix  d'où 
il  s'évade  (ISiOj.  Secrétaire  des  cotnmandenieuts  de  la  duchesse  de  Berry. 
Déouté  de  Saône-et-Loire  (1830-1831), 


328  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

—  Votre  Majesté  voudra  bien  me  permettre  de  retourner 
chez  moi  pour  mettre  mes  affaires  en  ordre  avant  d'entre- 
prendre un  aussi  long  et  périlleux  voyage. 

—  C'est  impossible.  Vous  avez  vingt-quatre  heures  pour 
vous  préparer.  Faites  votre  testament.  Maret  se  chargera  de 
le  faire  parvenir  à  votre  famille.  Allez  trouver  Champagny 
qui  vous  donnera  vos  instructions  (1).  m 

Et  ce  fut  ainsi  :  le  lendemain  il  prenait  la  mer  sur  un 
méchant  brick,  le  Consolateur,  qui  après  soixante-dix  jours 
d'une  navigation  affreuse  le  débarquait  à  Maldonato.  Il 
devait  faire  connaître  à  son  ami  »  quelle  gloire  environne 
la  France  et  quelle  influence  le  puissant  génie  qui  la  gou- 
verne exerce  sur  l'Europe  à  laquelle  H  dicte  ses  lois  "  ;  exa- 
miner l'effet  produit  en  Amérique  «  par  l'heureux  change- 
ment accompli  en  Espagne  (2)  » ,  et  revenir  apporter  des 
nouvelles. 

M.  de  Sasscnay  était  muni  du  texte  des  abdications  de 
Bayonne,  de  la  cession  au  roi  Joseph,  de  lettres  confiden- 
tielles d'O'Farrill  et  de  d'Azanza  aux  gouverneurs  généraux. 
La  prudence  de  M.  de  Liniers  éprouva  un  grand  embarras, 
mais  l'indignation  des  Espagnols  aucun  :  après  une  explosion 
de  colère  du  conseil  de  Buenos-Ayres  convoqué  d'urgence, 
le  gouverneur  don  Xavier  Élio  fit  appréhender  le  messager 
de  l'Empereur  et,  malgré  M.  de  Liniers  que  sa  qualité 
d'étranger  rendait  déjà  suspect,  le  mit  en  prison  (3).  —  La 

(1)  Pendant  que  M.   de   Sassenay  partait  à  son  corps  défendant  à  Buenos- 
Ayres,  d'autres  se  proposaient  pour  aller  porter  la  nouvelle  de   l'avèneiiicn 
de  Joseph  :  M.  de   Pons  (auteur   d'études   coloniales)  de  se  rendre  dans  le 
"Venezuela  à  Caracas;  le  lieutenant  Galabert,  au  Mexique.    —  AF    IV,  1610, 
pièces  169  et  171. 

(2)  Le  général  Bartholomé  Mitre,  Historia  de  Belgrano  y  de  la  ludepen- 
dencia  Argentina,  t.  I"  (1887).  —  Marquis  de  Sasseway,  Napoléon  I"  et  la 

fondation  de  la  République  Argentine,  p.  132. 

(3)  Les  aventures  de  M.  de  Sassenay  n'étaient  pas  finies  :  il  fut  gardé  aux 
fers  puis  transporté  à  Cadix  avec  les  prisonniers  de  Baylen  (février  1810)  sur 


LE    ROI    «   INTRUS  »  323 

chute  de  Godoy  avait  été  acclamée  par  les  patriotes  que  les 
événements  de  Bavonne  exaspérèrent.  Pour  avoir  hésité  un 
moment  s'il  accepterait  la  royauté  de  Joseph  Bonaparte,  M.  de 
Liniers  avait  perdu  la  confiance  des  créoles  fidèles  aux  Bour- 
bons, et  les  Espagnols  proclamaient  avec  emphase  «  la  lutte 
à  mort  contre  le  monstre  inique  qui  a  violé  toutes  les  lois 
humaines  » .  A  son  tour,  la  Junte  de  Séville  envoya  un 
délégué,  don  Manuel  de  Goyenèche,  afin  d'annoncer  la 
déclation  de  guerre  à  la  France,  l'écrasement  et  le  mas- 
sacre des  Français  dans  la  péninsule,  ordonner  l'empri- 
sonnement de  tous  nos  compatriotes  domiciliés  dans  l'Amé- 
rique espagnole.  Don  Manuel  fit  procéder  à  la  proclamation 
officielle  de  Ferdinand  VII.  Bien  que  le  loyalisme  de  M.  de 
Liniers  ait  souscrit  aussitôt  à  cette  reconnaissance,  un  mou- 
vement populaire  abattit  son  prestige,  et  bientôt  le  gouver- 
nement de  Séville,  en  le  nommant  par  compensation  »  comte 
de  Buenos-Ayres  »,  lui  envoya  un  successeur  don  Balthasar 
de  Cisneros,  lieutenant  général  de  la  marine.  L'exaltation 
du  premier  moment  ne  s'atténuait  pas;  de  Cuba  à  Mexico, 
au  Chili,  au  Pérou,  de  Saint-Domingue  aux  Philippines  les 
sentiments  éclataient  contre  «  l'usurpateur  »  ;  et  les  protes- 
tations de  fidélité  ne  se  bornaient  pas  à  de  vaines  clameurs; 
à  la  mère  patrie  qu'il  ne  pouvait  servir  de  son  bras,  chacun 
envoyait  du  moins  le  secours  de  sa  bourse  :  bientôt  70  mil- 
lions (1)  furent  adressés  à  la  Junte  suprême,  qui  dans  son 
enthousiaste  gratitude  voulut  proclamer  que  «  les  vastes  et 
précieux  domaines  que  l'Espagne  possède  dans  les  Indes  sont 
partie  essentielle  et  intégrante  de  la  monarchie  espagnole  »  ,  en 

le  p»)nton  qui  le  15  mai  suivant  opéra  cette  célèbre  évasion  périlleuse  oîi 
1,500  Français  purent  s'échapper.  Il  rentra  en  France  et  l'Empereur  l'y  oublia. 
(1)  ToFENO,  Histoire  dit  soulèvement  et  de  la  révolution  d'Espagne^  t.  Il, 
liv.  8.  —  Genaro  Garcia.  El  clero  de  Mexico  y  la  querra  de  Independencia. 
—  «  Correspondance  des  évêques  d'Amérique  qui  envoient  des  dons.  »  Dans 
les  Archives  privées  du  comle  de  Burela,  à  Saragosse. 


8S0  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

leur  accordant  une  représentation  nationale  directe  et  immé- 
diate (1).  Les  événements  ne  répondirent  pas  longtemps  à 
celte  parfaite  union,  et  les  circonstances,  au  contraire,  abou- 
tirent à  l'autonomie  de  ces  pays  que  les  conjonctures  cri- 
tiques semblaient  souder  davantage  à  la  métropole;  mais 
l'adhésion  tout  d'abord  fut  spontanée,  unanime,  semblable 
à  celle  dont  nous  avons  noté  la  première  explosion  à  Buenos- 
Ayres,  là  où  Napoléon  avait  envoyé  son  messager. 


IV 


Pour  se  protéger,  les  colons  fidèles  d'Amérique  avaient 
entre  eux  et  le  génie  du  conquérant  la  barrière  de  l'Océan  et 
les  flottes  de  l'Angleterre  ;  il  en  allait  tout  autrement  des 
soldats  de  l'Espagne,  éloignés  du  sol  natal  et  cantonnés  au 
fond  du  Danemark.  On  sait  comment  ils  étaient  arrivés  là. 

L'Empereur  voulant  renforcer  ses  lignes  du  nord,  où  tom- 
bait alors  tant  de  monde,  après  Eylau,  victoire  ruineuse, 
obtenait  que  les  troupes  espagnoles,  tenant  garnison  à 
Livourne,  Pise  et  Florence,  fussent  mises  à  sa  disposition  et 
qu'un  corps  d'une  force  égale  partît  des  Pyrénées  pour  les 
rejoindre. 

A  ce  propos  on  a  pu  se  demander  si  Napoléon,  dans  un  adroit 
machiavélisme,  ne  prétendait  pas  plutôt  dégarnir  l'Espagne  de 
ses  troupes  régulières  que  s'adjoindre  un  secours  de  peu 
d'importance  numérique,  et  on  a  beaucoup  épilogue  sur  la 
ridicule  proclamation  du  prince  de  la  Paix,  à  la  veille  d'Iéna; 
l'Empereur  aurait  momentanément  gardé  le  silence,  se  pro- 

(1)  Décret  du  22  janvier  1809. 


LE   ROI    «   INTRUS  »  331 

mettant  à  la  prochaine  occasion  de  décimer  l'armée  de 
Charles  lY  afin  de  ne  plus  rien  craindre  d'elle.  Je  ne  crois 
pas  le  calcul  si  rigoureux;  et  chaque  fois  qu'il  est  permis  de 
secouer  du  manteau  aux  abeilles  d'or  un  grain  de  pous- 
sière, on  le  doit  faire.  U  est  peu  vraisemblable  que  l'Empe- 
reur, à  la  fin  de  1806,  ni  même  au  commencement  de  807, 
ait  déjà  arrêté  le  détail  de  ses  plans  sur  l'Espagne,  et  il  lui 
demandait  des  soldats  pour  augmenter  ses  propres  ressources, 
voilà  tout.  Ce  mode  de  recrutement  lui  plaisait,  il  lui  sem- 
blait réaliser  ainsi  une  économie  nationale,  et  de  fait  il  eût 
été  avantageux  sans  un  seul  inconvénient  qui  le  rendait  détes- 
table :  la  fidélité  de  telles  troupes  dépendait  de  la  victoire. 

Le  premier  contingent  sorti  de  Toscane  parcourut  Tyrol, 
Bavière,  Franconie  et  Hanovre  pour  arriver  au  mois  de  juin 
à  Hambourg.  Le  second  le  rejoignit  un  peu  plus  tard  dans 
ce  même  lieu  de  cantonnement,  entrant  en  France  par  les 
deux  routes  de  Bayonne  et  de  Perpignan,  traversant  Lyon, 
Besançon,  Mayence.  L'Empereur  avait  donné  les  ordres  les 
plus  minutieux  pour  qu'il  fût  traité  avec  égards,  prévenance 
€t  courtoisie  ;  et  il  y  tint  sévèrement  la  main.  On  peut  voir 
ici  une  preuve  nouvelle  qu'il  considérait  ces  troupes  comme 
des  alliées  et  non  comme  des  otages.  Elles  formaient  un 
appoint  total  de  plus  de  16,000  hommes.  D'abord  des- 
tinées à  servir  sous  le  maréchal  Brune,  elles  furent  réel- 
lement mises,  dans  la  division  Molitor,  sous  le  commande- 
ment de  Bernadotte;  et  au  siège  de  Stralsund  elles  se  distin- 
guèrent. 

Napoléon  songea  alors  à  les  employer  (il  l'écrivait  à  Ber- 
thier)  «  pour  ou  contre  le  Danemark,  selon  l'issue  que 
prendraient  les  affaires»  .  Il  les  employa  pour,  car  les  Anglais, 
en  brûlant  Copenhague,  avaient  violé  le  droit  public  et  rejeté 
plus  fermement  les  Danois  dans  notre  alliance.  Il  réunit, 
au  printemps  de  1808,  ces  Espagnols  dans  la  presqu'île  du 


332  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Jutland  et  dans  les  îles  de  Fionie,  de  Langeland,  de  Seeland; 
les  dépôts  restaient  sur  le  continent,  à  Altona  et  à  Ham- 
bourg (1). 

Le  séjour  des  Espagnols  en  Danemark  est  un  épisode  très 
attachant  de  cette  histoire. 

Ces  soldats  du  roi  catholique,  enfants  du  soleil  de  la  Cas- 
tille  et  de  l'Andalousie,  se  trouvaient  en  contact,  sous  le  ciel 
brumeux  et  dans  la  neige,  avec  les  sujets  luthériens  d'un 
prince  allemand.  Les  paysans  danois,  dans  leur  ignorance, 
avaient  eu  d'abord  grand'peur  à  l'arrivée  des  «  étrangers  »  : 
les  femmes  fuyaient,  les  hommes  se  mettaient  en  défense. 
Cependant  le  bon  ordre  et  la  discipline  des  espagnols  eurent 
raison  du  premier  effroi,  et  la  prière  du  soir  faite  avec  recueil- 
lement par  les  compagnies  sur  la  grande  place  des  bourgs  et 
des  villes  acheva  de  gagner  la  confiance,  puis  la  sympathie 
des  indigènes  qui,  après  avoir  rêvé  de  mille  maux,  ne  les 
redoutaient  plus  de  la  part  de  soldats  si  religieux.  Les  petits 
services  rendus  de  part  et  d'autre  scellèrent  la  bonne  entente. 
Il  fallait  seulement  un  interprète  :  un  juif  hollandais,  évadé 
on  ne  sait  d'où,  se  rencontra  tout  naturellement;  on  dut 
bientôt  l'arrêter  pour  ses  vols  et  l'emprisonner.  —  Toutefois 
la  glace  était  rompue. 

Les  Espagnols  parurent  aux  Danois  d'une  gaieté  et  d'une 
vivacité  étonnantes;  ils  aimaient  les  enfants  et  se  plaisaient 
à  jouer  avec  eux;  le  soir,  assis  par  groupes,  ils  fumaient  leur 
cigarette  en  pinçant  de  la  guitare;  et  l'admiration  était  gé- 
nérale lorsqu'ils  passaient  dans  les  rues,  drapeau  au  vent, 
précédés  des  timbaliers,  qui,  sur  leur  grand  cheval  blanc, 
agitaient  frénétiquement  leurs  baguettes.  L'entrée  à  Roskilde, 


(1)  Commandant  Boppe.  Les  Espagnols  à  la  Grande  Année  (1899).  —  Le 
professeur  Karl  Schmidt  a  publié,  dans  le  Bulletin  de  l'Université  d'Odcnse 
(J9i';i- 15)06),  une  série  de  documents  originaux  (espajjnols,  danois,  français, 
anglais]  sur  le  séjour  des  troupes  étrangères  dans  sa  patiie  en  1807  et  1808. 


LE    ROI    «   INTRUS  »  333 

près  de  Copenhague,  des  beaux  régiments  de  Guadalaxara  et 
des  Asturies  dans  leur  uniforme  blanc,  aux  revers  rouges  et 
verts,  avait  produit  la  sensation  la  plus  vive.  Les  yeux  noirs 
et  brillants,  sous  un  teint  brun  les  dents  blanches,  avec  la 
mine  fière  et  la  démarche  légère,  ils  s'avançaient  en  cadence; 
le  pittoresque  n'était  pas  exclu  de  cet  appareil  guerrier  :  plus 
d'une  mandoline  pendait  au  havresac;  plus  d'un  soldat  était 
monté  à  califourchon  sur  un  mulet;  les  aumôniers  faisaient 
caracoler  leur  petite  monture;  des  chariots  conduits  par  des 
enfants  et  des  femmes  terminaient  le  convoi. 

On  allait  visiter  ces  aimables  «  guerriers  "  dans  leurs  can- 
tonnements :  leur  politesse  et  leur  bonne  grâce  étaient  remar- 
quées et  si  l'on  aimait  à  voir  à  la  tête  de  son  régiment, 
droit  et  martial  malgré  ses  soixante-quatorze  ans,  un  peu  en 
héros  de  Cervantes,  le  brigadier  Dellevielleuze,  on  n'admi- 
rait pas  moins  l'élégance  du  brave  ofiicier  qui  ne  manquait 
jamais,  en  rentrant  de  la  manœuvre,  de  passer  des  bas  de 
soie  et  de  mettre  des  souliers  à  boucles  d'argent.  Mais  le 
spectacle  qui  remplissait  les  habitants  d'admiration  était  celui 
de  la  messe  qui,  faute  d'églises  catholiques,  se  célébrait  en 
plein  air  sur  un  autel  improvisé,  aux  accents  de  la  musique 
militaire;  les  troupes  formées  en  bel  ordre,  les  hommes  age- 
nouillés le  fusil  dans  la  main  et  la  tête  nue,  plus  loin  les 
femmes  et  les  filles  des  officiers,  le  front  caché  sous  la  man- 
tille. 

Tout  marchait  à  souhait;  par  leur  bravoure,  les  Espagnols 
venaient  de  conquérir  un  renom  dont  ils  étaient  très  fiers. 
De  son  côté,  avec  cette  adresse  native  qui  ne  l'abandonna 
jamais,  affectant  de  se  souvenir  qu'il  était  gascon,  Bcr- 
nadotte  parlait  leur  langue  et  les  comblait  de  préve- 
nances. 

Napoléon  veillait  à  ce  que  les  récits  d'Aranjuez  et  de 
Madrid   ne   parvinssent   pas   clairement  au    fond   du   Dane- 


334  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

mark  (1).  Mais  ces  secrets-là  n'ont  qu'un  temps.  La  défiance, 
le  mécontentement,  l'irritation  envahissaient  déjà  ces  soldats 
loin  de  leur  pays  où  tant  de  transformations  vagues  et  dange- 
reuses se  déroulaient.  Mis  en  éveil  par  quelques  correspon- 
dances particulières  échap[)ées  aux  séquestrations  de  la 
poste  (2),  le  général  La  Romana  avait  envoyé  aux  nouvelles 
deux  officiers  de  son  état-major  Louis  Moreno  et  Joseph  de 
Llano;  quand  ce  dernier  revint^  à  la  fin  de  juin,  il  n'avait  à 
racontei"  que  trop  de  choses  sur  «  l'avènement  »  inattendu  de 
Joseph  Bonaparte,  mais  il  rapportait  des  détails  que  l'on 
aimait  moins  à  publier  sur  le  dos  de  maya  et  ses  suites.  C'est 
sous  l'impression  pénible  de  ces  extraordinaires  aventures 
que  le  général  espagnol  se  demanda  anxieusement  quel  parti 
adopter. 

Don  Pedro  Caro  y  Suredo,  marquis  de  la  Romana,  était  un 
gentilhomme  d'une  fierté  impressionnable,  mobile,  accès 
sible  aux  suggestions  des  circonstances  et  de  son  entourage; 
temj)érament  nerveux,  sobre,  résistant,  il  se  plaisait  à  racheter 
sa  petite  taille  par  un  commandement  énergique  et  une 
grande  adresse  dans  ses  mouvements  ou  ses  actions.  Ses 
débuts  furent  brillants  sur  la  Hotte,  puis  il  prit  [wrt,  dans 
l'armée  de  terre,  aux  combats  de  Biscaye  et  de  Catalogne. 
Élevé  chez  les  Oratoriens  de  Lyon,  il  connaissait  la  langue  et 
appréciait  le  caractère  des  Français.  Il  avait  suivi  avec  plus 
d'espérance  peut-être  que  d'anxiété  la  révolution  d'Espagne, 
il  attendait  beaucoup  du  génie  de  Na[)oléon,  le  proclamait 
Lien  haut,  et  en  soldat,  admirait  cet  incomparable  général. 
Tout  récemment,  il  recevait  avec  respect,  portait  avec  plaisir 
le  grand  cordon  de  la  Légion  d'honneur.  Cependant,  il  fut 
pris  d'une  émotion  profonde  en  apprenant  que  son  pays  deve- 

(1)  Ordre  de  l'Empereur  à  Bertbier,  29  mars  1808. 

{i.)  liaron  Didelot,  ministre  de  France  à  Copenliajde,  à  Champagny,  30  juil- 
let loOo.  Affaires  étrangères,  Danemarfi,  vol.  181,  fol.  362, 


LE    ROI    »   INTRUS   »  335 

naît,  subrepticement,  une  terre  conquise,  dont  l'empereur 
des  Français  disposait  à  son  gré.  Il  résolut  de  rejoindre,  à 
travers  la  distance,  coûte  que  coûte,  ses  amis  menacés.  Pour 
s'échapper  des  serres  de  l'aigle,  son  loyalisme  fut  condamné 
à  emprunter  la  peau  du  renard. 

Les  Anglais  croisaient  par  là.  Sur  les  côtes  du  Jutland  et 
des  îles,  le  contact  avec  eux  devenait  facile  ;  l'escadre  de  l'ami- 
ral Keats  bloquait  l'entrée  de  la  Baltique;  tout  naturellement, 
il  devina  que  l'envahissement  de  l'Espagne  devait  transfor- 
ntïer  ces  Espagnols  en  alliés  du  roi  d'Angleterre.  Avec  mille 
précautions,  un  passager  de  son  vaisseau,  James  Robertson, 
prêtre  catholique,  descendit  à  terre  pour  aller  sonder  les 
intentions  de  son  coreligionnaire  la  Romana.  Il  eut  bientôt 
fait  de  connaître  son  irritation  et  son  embarras;  sa  mission 
n'était  pas  de  les  calmer;  il  le  quitta  assuré  de  son  désir  de 
s'enfuir  du  Danemark  et  de  ramener  ses  troupes  au  service  de 
la  patrie  (1).  — M.  Mackensie,  un  agent  britannique  qui  dans 
l'île  d'Héligoland  se  tenait  à  l'affût  des  événements  du  conti- 
nent, aussitôt  averti,  fut  à  Londres  l'intermédiaire  de  cette 
espérance  inattendue. 

Cependant  Bernadette,  d'ordre  de  l'Empereur,  demandait 
au.v  troupes  espagnoles  le  serment  au  nouveau  souverain. 

Il  avisait  directement  et  à  la  fois  le  maréchal  de  camp 
don  Juan  Kindelan,  à  la  tête  du  contingent  cantonné  dans 
le  Jutland  et  le  marquis  de  La  Romana  resté,  avec  l'autre 
moitié  de  ses  troupes,  dans  les  îles.  Kindelan,  d'origine 
irlandaise  bien  que  né  en  Galice,  élevé  au  collège  français  de 
Sorèze,  avait  dans  les  veines  moins  de  sang  et  dans  la  tête 
moins  d'esprit  espagnol  que  ses  soldats;  l'abdication  de 
Charles  IV  et  l'avènement  de  Joseph  I"  lui  parurent  sans 

(1)  Narrative  of  a  secret  mission  to  tlie  Danish  Islands  in  1808,  bv  tlie 
Rev.  James  Robertson,  publié  sur  le  manuscrit  de  l'auteur  par  son  neveu 
Alexandre  Clinton  Fr.i3er.  Londres,  ISGîi. 


33Ô  L'ESPa«i\E    et    NAPOLEON 

doute  également  acceptables;  peut-être  était-il  ambitieux,  la 
puissance  de  Napoléon  semblait  irrésistible;  il  se  dit  qu'avant 
tout,  recevant  un  ordre  du  maréchal,  son  devoir  militaire 
était  de  l'exécuter.  Ses  troupes  (régiments  de  Zamora,  du 
Roi  et  de  l'Infante)  ne  firent  pas  de  difficultés  apparentes  et 
prêtèrent  un  serment  qu'on  leur  demandait  sans  leur  en  bien 
expliquer  la  portée. 

Les  choses  se  passèrent  moins  facilement  dans  la  Fionie  : 
fort  embarrassé  vis-à-vis  de  ses  soldats,  de  ses  alliés  et  de 
lui-même,  La  Romana  avait  besoin  de  gagner  du  temps  :  s'il 
rompait  avec  Bernadette  il  se  trouvait  matériellement  pri- 
sonnier au  milieu  de  l'armée  française  à  plus  de  400  lieues 
de  son  pays,  avec  la  responsabilité  d'une  action  qui  allait 
directement  contre  son  but  :  garder  des  troupes  à  l'Espagne. 
Il  tenta  la  chance  d'obtenir  l'adhésion  de  ses  hommes  en 
rendant  les  termes  du  serment  aussi  équivoques  que  pos- 
sible. Mais  les  têtes  s'étaient  échauffées,  et  tandis  que  les  uns 
par  point  d'honneur  s'attachaient  avec  d'autant  plus  de  pas- 
sion à  Ferdinand  qu'ils  le  connaissaient  moins,  les  autres 
allaient  jusqu'à  croire  que  leurs  vieux  étendards  leur  seraient 
enlevés.  Les  grenadiers  du  comte  de  San  Roman  promirent 
de  jurer  «  ce  que  jurera  le  colonel  »  ,  qui  se  taisait.  Les  dra- 
gons d'Almanza  crièrent  «  Vive  Ferdinand!  »  Un  grand 
tumulte  s'ensuivit.  Leur  colonel  Caballero  s'étant  oublié  à 
dire  :  "  Tout  s'apaisera  si  on  en  fusille  quelques-uns  » ,  une 
voix  partie  des  rangs  riposta  :  «  Prenez  garde  que  vous  ne 
tombiez  le  premier  (1)  ».  Le  bataillon  de  la  Princesse  se 
forma  en  carré,  mit  au  milieu  le  drapeau  et  présenta  les 
armes  dans  un  silence  plus  éloquent  que  les  protestations  les 
plus  chaudes  (2). 

Ému  et  perplexe,  La  Romana,  sans  entrer  dans  les  détails, 

(1)  Comte  DE  C1.OUARI),  Jlisloria  del  regimiento  (V Almanza, 

(2)  Général  de  AnxKCHE,  t.  III,  p.  169. 


LE    ROI    «   INTRUS   »  337 

écrivit  à  Bernadotte  qu'un  pareil  serment  demeurait  incom- 
pris de  ses  régiments.  Le  plus  dur  était  de  jurer  lui-même  : 
il  rédigea  une  adhésion  banale  et  après  la  lecture  faite  à  son 
état-major,  traça  son  nom  au  bas  du  papier.  Très  mécontent, 
et  plus  surpris  encore,  le  prince  de  Ponte-Corvo  n'acceptant 
pas  d'obéissance  conditionnelle  prétendit  qu'on  recom- 
mençât. Mais  la  démonstration  allait  lui  être  donnée  de  l'im- 
possibilité d'obtenir  mieux. 

Les  Espagnols  en  garnison  à  Roskilde,  près  de  Copenhague, 
reçurent  l'ordre  impératif.  Par  malheur  le  porteur  leur  était 
personnellement  antipathique  :  Louis  de  Cavagnac,  émigré 
français,  actuellement  aide  de  camp  de  Bernadotte,  avait 
jadis  servi  au  régiment  des  Asturies  et  son  départ  passait 
pour  une  défection;  ses  anciens  camarades  se  montrèrent 
offusqués  de  sa  présence,  prétendirent  que  nul  autre  qu'un 
officier  espagnol  ne  devait  leur  transmettre  des  ordres;  les 
soldats  firent  chorus  en  s'écriant  qu'on  allait  leur  imposer  le 
drapeau  tricolore  (1).  Le  colonel  Dellevielleuze,  très  brave 
mais  très  prudent,  demandait  un  délai  pour  préparer  les 
esprits.  L'aide  de  camp  froissé  de  l'accueil  insista  pour  n'en 
accoi'der  aucun  :  le  lundi  1"  août,  8  heures  du  matin,  étaient 
le  jour  et  l'heure  fixés  par  le  prince  de  Ponte-Corvo.  Le 
repos  du  dimanche  permettait  tous  les  conciliabules.  La 
rébellion  éclata.  Elle  se  portait  de  suite  aux  excès  et  les 
fusiliers  du  régiment  des  Asturies  coururent  sus  aux  officiers 
français;  un  sous-lieutenant  fut  tué  à  coups  de  crosse, 
d'autres  échappèrent,  mais  blessés;  Dellevielleuze  fit  un  rem- 
part de  son  corps  au  général  Fririon  qui  put  gagner  l'asile 
d'une  église  voisine.  Le  colonel  de  Guadalaxara  parvint  à 
arrêter  ses  compagnies  qui  déjà  marchaient  sur  Copenhague. 
Bernadotte  prescrivant  aux  régiments  insoumis  de  porter,  par 

(1)  Dépêche  de  Yoldi,  ministre  d'Espagne  en  Danemark.  Espa<jne, 
vol.  676,  fol.  4  à  14. 

22 


338  L'ESPAGNE   ET   NAPOLÉON 

punition,  un  crêpe  à  l'épée,  ne  s'imaginait  pas  sans  doute  être 
beaucoup  obéi.  La  rupture  se  trouvait  consommée,  car  la  toile 
se  déchirait. 

Un  jeune  sous-lieutenant  espagnol,  Fabreguez,  audacieux 
comme  on  l'est  à  vingt  ans,  força  la  barque  d'un  pêcheur 
danois  à  le  conduire  en  pleine  mer  à  bord  du  Super^be,  auprès 
de  l'amiral  Keats.  Là  une  heureuse  surprise  l'attendait  :  sur 
le  même  vaisseau  venait  d'aborder  un  de  ses  compatriotes, 
Raphaël  Lobo,  officier  de  marine  envoyé  de  Londres  par  les 
députés  des  Asturies,  précisément  pour  comploter  avec  Là 
Romana  une  évasion  (1). 

Le  général  ainsi  prévenu  hâta  ses  préparatifs  secrets  pour 
quitter  le  Danemark,  envoyant  à  Kindelan  l'ordre  de  se  con- 
former à  son  mouvement  et  de  le  rejoindre.  Mais  Kindelan 
se  faisait  sur  son  devoir  des  idées  différentes  et  il  monta  à 
cheval  pour  prévenir  Bernadotte.  Le  maréchal  traversant 
aussitôt  le  détroit  arriva  à  temps  pour  couper  la  retraite  aux 
cavaliers  du  régiment  d'Algarve  qui  attendaient  impatiem- 
ment sur  le  rivage  l'approche  des  bateaux  de  transport  (2). 
La  scène  devint  tragique  :  le  colonel  était  un  gentilhomme 
du  Roussillon,  M.  de  Lacoste,  qui  en  émigration  avait  servi 
aux  gardes  du  corps  de  Charles  IV.  Il  s'avança  et  dit  :  «  Je 
demeure  seul  responsable,  ces  hommes  m'ont  suivi;  »  et  se 
tournant  vers  son  régiment  :  «  Je  suis  né  français,  mai«  je 
dois  de  la  reconnaissance  à  l'Espagne.  Je  ne  veux  ni  combattre 
mes  compatriotes  ni  paraître  ingrat  pour  ma  nouvelle  patrie. 
Je  vais  mourir.  »  Et  d'un  coup  de  pistolet  le  malheureux  se 
cassa  la  tête  en  face  des  deux  armées. 

Cependant  La  Romana   avait  ouvert  à  l'amiral  Keats  le 

(1)  Archives  de  Simancas,  Estado,  8171,  dossier  3. 

(2)  Par  une  exagération  évidente,  le  général  de  Arteche  (III,  193)  parle 
«  de  quinze  escadrons  de  cavalerie  les  plu»  brillants  et  les  plus  nombreux  de 
l'armée  française  »  ;  en  réalité  le  major  Ameil  conduisait  un  escadron  de 
clievau-légers  belges  et  un  autre  de  dragons  danois. 


LE    ROI    «  INTRUS   »  339 

port  de  Nyborg,  il  encloua  les  canons  et  passant  dans  la  petite 
île  de  Langueland,  groupa  comme  des  naufragés  plus  de 
9,000  hommes  (1)  attendant  avec  une  impatience  qui  se 
devine  les  transports  anglais  d'un  tonnage  suffisant  pour 
emmener  ses  troupes.  Après  huit  jours  d'anxiété,  le  21  août, 
ils  purent  mettre  à  la  voile;  la  semaine  suivante  ils  atterris- 
saient à  Goeteborg,  en  territoire  suédois,  et  le  5  septembre, 
27  vaisseaux  les  venaient  chercher  pour  les  conduire  en 
Espagne,  avec  une  allégresse  qui  tourna  au  délire  en  tou- 
chant la  Gorogne  et  Santander  :  les  illuminations  et  les  vivats 
traduisaient  la  flamme  et  l'élan  des  cœurs.  —  La  fête  fut 
bientôt  changée  en  pompe  funèbre,  car  ces  régiments, 
joyeusement  enrôlés  dans  l'armée  deBlake,  s'allèrent  perdre 
avec  lui  dans  les  défilés  d'Espinosa  et  après  deux  jours  de 
lutte,  écrasés  à  coups  de  baïonnettes,  roulèrent  comme  des 
épaves  dans  les  eaux  du  torrent.  Ils  avaient  donc  supporté  le 
froid  du  Nord,  les  tristesses  de  l'exil,  les  hasards  d'une  éva- 
sion, les  intempéries  de  la  mer,  pour  tomber  en  un  jour  de 
désastre  sur  le  sol  tant  désiré  de  la  patrie.  Ainsi  La  Romana 
ne  les  avait  ramenés  en  Espagne  que  pour  y  mourir. 


C'était  cependant  à  l'heure  où  les  patriotes  crovaient  le 
plus  fermement  en  la  vitalité  de  l'Espagne,  ils  escomptaient 
déjà  dans  ses  veines  appauvries  l'infusion  d'un  sang  nouveau. 


(1)  D'après  les  renseignements  du  comte  de  San  Roman,  La  Romana  em- 
menait 369  officiers  et  8,821  hommes;  il  laissait  225  officiers,  4,950  hommes 
et  2,980  chevaux.  Ce  second  contingent,  conduit  à  Altona,  fut  interné  par 
petits  groupe*  dans  quelques  places  fortes  du  nord  et  de  l'est  de  la  France. 


340  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Faisant  bon  marché  des  «  vieux  Rois  «  tombés  par  leur  fai- 
blesses, leurs  fautes  et  leurs  vices,  gardant  de  la  monarchie 
sa  force  secrète  de  l'hérédité,  ils  cachaient  le  velours  usé  et 
sali  du  trône  sous  la  soie  brillante  des  couleurs  nationales,  et 
avec  un  cri  de  ralliement  qui  les  unissait,  ils  ne  craignaient 
plus  de  laisser  à  chaque  province  la  libre  expansion  de  son 
élan  et  de  sa  foi.  A  la  vérité,  enivrés  depuis  Baylen  au  point 
de  croire  naïvement  que  ce  coup  de  fortune  terminait  tout, 
sans  plan,  sans  liaison  et  sans  but,  les  belligérants  espagnols 
s'épuisaient  en  contremarches. 

Leurs  positions  pouvaient  se  résumer  ainsi  :  L'armée  de 
Valence  (12,000  hommes),  avec  Llamas,  était  entrée  à  Madrid 
(13  août) .  L'armée  d'Andalousie  avec  Castanos,  fêtée  à  Séville, 
arrivée  seulement  par  divisions  (23  août  et  10  septembre) 
dans  la  capitale,  avait  ses  30,000  hommes  disséminés  entre 
Gordoue  et  Ségovie.  En  Estramadure,  de  nouvelles  levées, 
concentrées  à  Badajoz,  recevaient  des  Anglais  vêtements  et 
fusils.  L'armée  de  Murcie  avec  Saint-March,  au  nombre  de 
16,000  hommes,  rejoignait  près  de  Saragosse  le  comte  de 
Montijo  et  le  général  O'Neill,  qui  occupaient,  perdaient, 
reprenaient  Tudèle  au  maréchal  Moncey  (19-31  août,  23  sep- 
tembre). Réfugiée  dans  les  montagnes  de  Léon,  avant  de 
s'avancer  vers  la  Biscaye,  l'armée  de  Galice  (30,000  hommes) 
était  commandée  par  Blake;  l'armée  de  Gastille,  aux  ordres 
de  la  Guesta  (12,000  hommes),  se  retirait  vers  Salamanque 
et  les  deux  généraux  restaient  en  querelle  pour  ou  contre  la 
Junte  de  Séville.  Les  troupes  de  Gatalogne  guerroyaient  au 
hasard  contre  les  Français,  à  peu  près  bloqués  dans  Bar- 
celone. 

Une  telle  anarchie  militaire  effraya  les  plus  optimistes  et, 
au  commencement  de  septembre,  les  généraux  vinrent  tenir 
un  conseil  de  guerre  à  Madrid.  Ils  n'imaginèrent  rien  de 
mieux  que  de  recommencer  un  mouvement  tournant  qui  eut 


LE    ROI    «   INTRUS   »  341 

contraint  l'armée  française  à  une  capitulation  nouvelle; 
comme  on  avait  acculé  Dupont  entre  le  Guadalquivir  et  la 
Sierra,  on  envelopperait  Joseph  sur  la  ligne  de  l'Ebre  en  le 
poussant  en  face  par  les  trois  corps  de  Llamas,  la  Pena  et  la 
Cuesta;  —  Palafox  remonterait  le  long  des  Pyrénées  pour  le 
prendre  à  revers  à  droite;  —  Blake  descendrait  le  long  des 
monts  Gantabriques  pour  le  prendre  à  revers  à  gauche. 

Mutuellement  satisfaits  de  cette  stratégie  simpliste,  ils  par- 
tirent convaincus  que  la  concevoir  c'était  la  réaliser,  et 
chacun  regagna  son  camp,  en  rêvant  à  ce  qu'il  ferait  au 
lendemain  de  la  victoire.  L'entente  des  généraux  avait  été 
unanime  à  ne  pas  designer  de  généralissime.  Une  semblable 
jalousie  paralysait  la  Junte  de  Séville  tout  à  fait  omnipotente 
après  les  succès  d'Andalousie,  et  tout  à  coup  discréditée  par 
ses  querelles  intestines  et  pour  ses  prétentions  extérieures. 
La  suspicion,  par  conséquent  la  division,  sont  souvent  la 
pierre  d'achoppementdes  plus  beaux  soulèvements  nationaux. 
Chacun  voulait  représenter  le  pouvoir  et  chacun  en  cherchait 
pour  lui  seul  une  représentation  qui  fût  indiscutable.  L'envie 
aussi  en  prit  au  Conseil  de  Castille,  se  souvenant  d'avoir  été 
le  premier  tribunal  du  royaume.  Mais  il  manquait  de  résolu- 
tion, avait  perdu  son  prestige,  se  sentait  obligé  de  justitier 
sa  conduite  (1),  et  son  président  don  Arias  Mon,  en  établis- 
sant la  nécessité  d'un  gouvernement  central,  avouait  sa 
crainte  de  lui  donner,  s'il  le  personnifiait  dans  sa  compagnie, 
une  trop  faible  base.  Il  écrivit  aux  juntes  provinciales  :  il 
faut  une  autorité  suprême,  envoyez  ici  des  députés  qui  la 


(1)  Ce  Manifei,to  de  los  procedimientos  del  Consejo  Real  en  los  gravissiinos 
siicesos  occunidos  desde  octubre  del  aiio  proximo  passado,  parut  le  27  août 
1S08.  Ses  116  pages  renferment  l'historique  documenté  des  actes  du  Conseil 
de  Castille,  suivi  d'une  lettre  du  président  don  Arias  Mon^  adressant  à  toutes 
les  Juntes  un  appel  à  la  concorde. 

Le  général  de  Arteche  remarque  que  ce  mémoire  «  ne  causa  pas  de  sensa- 
tion chez  le  peuple,  enflammé  d'intransigeance  » , 


342  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

constitueront.  C'était  remettre  le  pouvoir  exécutif  à  un  pou- 
voir législatif;  l'histoire  n'a  guère  enregistré  d'autre  succès 
d'une  semblable  conception  politique  que  celui  de  notre 
Convention;  obtenu  on  sait  à  quel  prix. 

Les  uns  parlaient  des  Cortès;  mais  la  convocation,  l'élec- 
tion, la  réunion  des  membres  d'une  telle  assemblée  eussent 
été  des  conditions  impossibles  à  réaliser  sur  un  territoire  sil- 
lonné de  belligérants.  La  pensée  d'une  Régence  vint  à  d'autres, 
et  les  hommes  d'épée  y  trouvaient  du  penchant,  car  à  l'ins- 
tant où  Ferdinand  VII  fut  vraiment  prisonnier,  Castanos  et 
Palafox  songèrent  à  pressentir  la  Cour  d'Autriche  et  à  lui 
demander  l'archiduc  Charles.  C'était  remonter  d'un  siècle 
jusqu'avant  l'arrivée  des  Bourbons  et  reprendre  la  vieille 
lutte  de  succession  dont  avait  tant  souffert  la  péninsule.  Le 
précédent  était  malheureux  et  n'offrait  d'autre  avantage  que 
l'analogie  historique  d'une  résistance  à  Louis  XIV.  Le  cabinet 
de  Vienne  eut  bientôt  fait  de  souffler  sur  ce  rêve.  Deux  noms 
étaient  encore  mis  en  avant  :  celui  du  petit-fils  de  Charles  III 
le  prince  Léopold  de  Bourbon  (1),  fils  du  roi  de  Sicile;  celui 
du  petit-fils  de  Charles  IV  l'Infant  de  Portugal  dom  Pedro, 
d'Alcanlara  (2).  —  La  Cour  de  Palerme  se  montra  très 
chaude  et  tout  aussitôt  fit  agir  son  représentant  à  Londres, 
le  prince  de  Castel-Cicala;  mais  les  Anglais  demeurèrent  très 
froids.  —  Le  prince  Léopold,  dans  le  plus  grand  secret,  était 
parti  de  sa  personne  (26  juillet)  jusqu'à  Gibraltar  (8  août) 
afin  de  s'aboucher  avec  le  général  Dalrymple,  lequel  l'écon- 

(1)  Joseph  Michel  Ijéopold  de  Bourbon,  prince  de  Salerne  (1790-1851), 
second  fils  de  Ferdinand  IV  et  de  l'archiduchesse  Marie-Caroline  de  Lorraine. 
Il  épousa  en  1816  Marie  Clémentine  d'Autriche. 

(2)  Dom  Pedro  d' Alcantara,  prince  de  Beira  (1798-1834),  fds  du  prince 
régent,  depuis  Jean  VI  roi  de  Portugal  et  de  l'infante  Charlotte  de  Bourbon. 
Il  avait  été  emmené  en  1807  au  Bré.sil  dont  il  fut  proclamé  Empereur  cons- 
titutionnel (1822).  Lui-même  devenu  roi  de  Portugal  (1826),  il  abdiqua  en 
faveur  de  sa  lille  dona  Maria  sous  la  régence  de  son  frère  dom  Miguel.  Chassé 
du  Brésil  (1831),  il  reconquit  contre  dom  Miguel  le  Portugal  (1833). 


LE    ROI    «   INTRUS  »  343 

duisit  après  avoir  renvoyé  plus  brusquement  un  agent  napoli- 
tain le  chevalier  de  Robertone  arrivé  en  avant-coureur.  —  Le 
prince  tenta  de  réunir  quelques  partisans  en  Andalousie; 
l'échec  fut  absolu  auprès  des  juntes  et  il  lui  fallut  regagner 
Palerme  (1),  où  vers  le  même  temps  débarquait,  non  moins 
déçu,  cherchant  également  fortune,  son  futur  beau-frère 
Louis-Philippe  d'Orléans.  Celui-ci,  sentant  la  nécessité  de 
rendre  quelque  lustre  au  nom  brillant  que  son  père  avait 
terni,  pensait,  au  milieu  de  ce  trouble  universel,  se  tailler  un 
rovaume  dans  les  colonies  espagnoles  d'Amérique;  dès  le 
mois  de  mai  il  faisait  adresser  au  cabinet  anglais  un  mémoire 
sur  son  projet,  et  les  avantages  qu'en  recueillerait  aussi  la 
Grande-Bretagne  (2).  Ils  ne  parurent  pas  évidents.  Au  mois 
de  juillet  il  renouvelait  ses  instances,  prenant  pOur  y  réussir 
des  précautions  jusqu'à  solliciter  l'agrément  du  comte  de 
Provence  (3)  ;  mais  le  cabinet  de  Londres,  qui  lui  servait 
une  pension,  maintint  son  vetn,  et  ce  ne  sera  que  deux  ans 
plus  tard  que  le  prince  viendra  jouer  un  rôle,  d'ailleurs 
momentané,  à  Cadix. 

Dans  cette  confusion,  l'idée  d'un  gouvernement  parlemen- 
taire, pivot  sur  lequel  tournerait  Taxe  de  l'Espagne,  souriait 
à  beaucoup  d'esprits  (4).  Le  Conseil  de  Castille  avait  ouvert 
la  voie  :  une  assemblée  élective  représenterait  le  Roi  absent 
et  prisonnier.  Un  peu  de  tous  les  côtés  les  «  députés  »  arri- 
vaient des  provinces  dans  la  capitale;  et  leur  premier  souci 
comme  leur  première  dispute  fut  le  choix  de  leur  lieu  de 
réunion.  Enfin  le  palais  d'Aranjuez,  voisin  de  Madrid  et  d'un 

(1)  Champagiiy  à  La  Forest,  3  septembre  1808,  vol.  676,  fol.  218. 

De  Arteche,  Guerra  delà  Independencia  t.  III,  p.  118-119.  —  Napier, 
Guerre  de  la  péninsule,  t.  I",  liv.  II,  chap.  m,  et  t.    II,  appendice  8. 

(2)  Baron  de  Guilhermt,  Papiers  d'un  émigré,  p.  196. 

(3)  Créiineac-Joly,  Louis-Piiilippe  et  l'orléanisme,  t.  I,  p.  260. 

(4)  La  Junte  de  Murcie  semble  avoir  été  la  première  (22  juin)  à  exprimer 
publiquement  ce  désir. 


344  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

bon  renom  populaire  depuis  lemotin  du  18  mars,  fut  adopté; 
le  24  septembre,  la  cérémonie  d'ouverture  s'y  déroula.  — 
Dans  la  chapelle,  l'un  des  membres,  l'archevêque  de  Laodi- 
cée,  coadjuteur  de  Sévllle,  célébra  uue  messe  solennelle  et 
reçut  de  tous  un  serment  émouvant  (ridiculement  fanatique, 
disait  La  Forest.)  En  voici  le  texte  original,  qu'il  ne  faut  pas 
affaiblir  par  une  traduction  : 

Jurais  à  Dîos  y  à  sus  sa7itos  evangelios  y  a  Jesu  Cristo  cruciji- 
cado,  cuya  sayrada  iniagen  teneis  présente^  que  prornovereis  y  dé- 
fende reh  la  cotiser  vacion  y  aumento  de  nuestra  santa  religion 
catolica,  apostoUca,  romana,  la  defensa  y  fidelidad  a  nuestro 
augusto  soberano  Fernando  Vil,  la  de  sus  derechos  y  soberania,  la 
con^ervacion  de  nui^stros  derechos^  fueros,  leyes  y  costumhres,  y 
especialmente  los  de  sucesion  en  la  familia  reinante;  guardando 
secreto  en  lo  que  fuere  de  guardar,  apartando  de  ellos  todo  mal,  y 
persigitiendo  a  sus  enemigos  a  costa  de  vuestra  misma persona,  salud 
y  bienes?  —  Si  ]uro.  —  Si  asi  lo  hiciereis,  Dios  os  ayude ;  y  si  no,  os 
le  demande  en  mal,  como  quien  jura  su  satito  nombre  en  vano. 
Amen! 

Après  le  Te  Deum  chanté  par  les  moines  de  San  Pascual, 
les  députés,  au  milieu  de  la  haie  formée  par  les  bataillons 
de  Valence,  proclamèrent  une  fois  de  plus  Ferdinand,  et  en 
redisant  ce  nom  du  haut  du  grand  balcon  extérieur,  soulevè- 
rent les  transports  de  la  foule  qui  se  pressait  sur  la  vaste  espla- 
nade du  palais.  Ces  vingt-quatre  députésavaientfaitchoixpour 
les  présider  de  Florida  Blanca,  personnage  considérable 
autrefois,  depuis  seize  ans  vivant  dans  la  retraite,  octogénaire 
frappé  de  cette  double  maladie  :  l'ignorance  du  présent  et 
l'entêtement  du  passé.  Pouvait-il  de  bonne  foi  croire  que 
l'Espagne,  pour  être  heureuse,  avait  autre  chose  à  faire  que 
de  retourner  au  temps  de  son  consulat?  —  Mais,  en  1808, 
les  circonstances  différaient  terriblement  de  1792.  —  Le 
secrétaire  de  l'Assemblée,  dans  la  vigueur  de  l'âge,  jeune  de 
caractère,   ardent  d'opinions,  don  Martin   de    Garay   offrait 


LE   ROI    «   INTRUS   •  345 


tout  contraste  avec  Florida  Blanca;  porte-parole  attitré  de  la 
Junte  centrale,  il  se  servirait  volontiers  des  mots  les  plus 
vifs  pour  traduire  ses  pensées,  et  les  patriotes  les  plus  purs 
pouvaient  garder  confiance  en  ce  diplomate  improvisé  qui 
désignait  sans  ambages  aux  chancelleries  européennes 
Joseph  Bonaparte,  comme  un  a  roitelet  subalterne  placé  à 
notre  tète  pour  nous  communiquer  les  ordres  du  tyran  »  . 

Le  député  des  Asturiens  était  fort  en  vue  :  don  Gaspar 
Melchior  de  Jovellanos,  savant  dans  le  cabinet,  éloquent  à 
la  tribune,  connaissant  les  affaires,  mais  porté  aux  spécula- 
tions, aux  nouveautés,  aux  aphorismes  d'école.  Ses  collègues 
paraissaient  de  fort  braves  gens,  tous  remplis  de  sincérité  et 
de  bons  désirs;  peu  offraient  des  capacités  supérieures, 
aucun  ne  s'imposait  véritablement  par  sa  naissance,  des  ser- 
vices éclatants  ou  une  popularité  justifiée  (1).  L'Espagne  pos- 
sédait un  cœur  qui  battait  d'une  façon  agitée,  mais  pas  de  tête 
pour  diriger,  ni  de  main  pour  se  faire  obéir.  Le  choix  de  ses 
ministres  montrait  la  banalité  de  ses  volontés  et  la  pauvreté 
de  ses  moyens  (2).  —  Mais  il  est  un  Dieu  pour  les  gouverne- 
ments nouveaux  comme  pour  les  jeunes  hyménées  :  l'espé 


(1)  «  ...  E.veeptës  M.  de  Florida  Blanca  et  M.  de  Jovellanos,  tous  les 
autres  personnages  sont  des  gens  médiocres,  sans  crédit,  sans  considération, 
sans  prise  quelconque  sur  l'opinion,  et  dont  quelques-uns,  le  comte  de  ïilly 
par  exemple,  savent  à  peine  écrire  une  lettre.  Pas  un  homme  tiré  des  grandes 
places,  du  Conseil  d'Etat,  du  Conseil  de  Castille,  du  Conseil  des  Indes,  pas 
un  membre  de  l'ordre  judiciaire.  —  Don  Francisco  Palafox  et  le  comte  de 
Contamina,  l'un  frère,  l'autre  beau-frère  de  Palafox,  sont  les  seuls  individus 
tenant  aux  grands  d'Espagne,  n 

Dépêche  à  Champagny,  Vittoria,  12  octobre  1808,  vol.  677,  fol.  49. 

A  la  vérité  François  Palafox  n'était  pas  «  grand  »  ;  et  la  Junte  d'Espagne 
comptait  au  contraire  parmi  la  Grandesse  :  le  marquis  de  Villel  (Catalogne); 
le  marquis  de  la  Puebla  (Cordoue)  ;  le  comte  d'Altamira  (Madrid)  ;  le  prince 
Pio  (Valence). 

(2)  Ils  furent  nommés  le  16  octobre  :  secrétaire  d'Etat,  Cevallos;  —  à  la 
justice,  Hermida;  —  à  la  guerre,  le  lieutenant  général  Cornell  ;  —  à  la 
marine,  le  lieutenant  général  Escano  ;  —  aux  finances,  Saavedra.  —  L'évêquc 
d'Orenze  fut  désigné  comme  inquisiteur  général.  —  Vol.  677,  fol.  104. 


346  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

rance  du  lendemain  fait  crédit  aux  inexpériences  et  les  pre- 
mières gaucheries  ont  du  charme.  Les  agents  diplomatiques 
de  l'Europe  s'étaient  empressés  d'offrir  et  d'entretenir  des 
relations  par  estime  de  la  cause  plus  que  par  confiance  en 
ses  soutiens  (1). 

La  Junte  suprême  perdit  un  temps  précieux  à  des  détails, 
parfois  à  des  puérilités  :  elle  s'attribua  le  titre  de  «  Majesté  », 
et  décerna  à  son  président,  celui  d'  «  Altesse  »  ,  donnant  de 
«  l'Excellence  «  à  ses  membres  avec  120,000  réaux  de  traite- 
ment. Confisquer  les  propriétés  du  prince  de  la  Paix  et  de  sa 
famille  c'était  satisfaire  de«  haines  sans  apaiser  des  appétits. 
Elle  excita  les  passions  par  des  mesures  violentes,  flattant  le 
bas  peuple  de  mots  sonores  et  le  clergé  de  promesses  creuses. 

Une  force  dont  on  parlait  moins,  mais  sur  laquelle  on 
s'appuyait  plus,  c'était  l'Angleterre.  Dès  la  rupture  matérielle 
avec  Napoléon,  les  nœuds  s'étaient  renoués  à  Londres  sans 
qu'il  fût  besoin  d'y  mettre  la  main  et  du  même  mouvement 
les  Espagnols,  s'arrachant  de  l'alliance  française,  se  jetaient 
instinctivement  dans  l'alliance  britannique.  Les  Anglais 
avaient  déjà  un  pied  posé  sur  le  sol  de  la  péninsule,  en  Por- 
tugal; ils  virent  s'ouvrir  avec  une  joie  non  dissimulée  la 
porte  toute  grande  ;  payant  au  reste  largement  leur  écot  en 
guinées,  fusils,  habillements  et  vaisseaux;  l'imprévu  les  trouva 
prêts  (2)  ;  et  à  Cadix,  le  jour  même  où  l'émeute  vint  bloquer 

(1)  «  Les  ambassadeurs  d'Autriche  et  de  Russie  dirigent  par  la  Junte 
suprême  la  correspondance  diplomatique  qu'ils  ont  avec  leurs  cours.  Une 
felouque  les  porte  du  port  de  Grao  au  vice-amiral  Martin,  en  croisière  dans 
celte  partie  de  la  Méditerranée,  et  celui-ci  la  fait  parvenir  à  Trieste  d'où  elles 
sont  remises  à  l'ambassade  de  Russie  à  Vienne  qui  les  envoie  à  sa  cour.  On  peut 
inférer  de  là  l'état  des  relations  entre  l'Autriche,  la  Russie  et  la  France  quand 
les  ministres  de  Vienne  et  de  Pétersbourg  préfèrent  confier  leur  correspon- 
dance aux  Anglais  auxquels  ils  ont  déclaré  la  guerre  plutôt  que  de  l'exposeï 
à  passer  par  les  mains  des  Français,  leurs  alliés,  s 

La  Forest  à  Champagny,  24-  septembre  1808,  vol.  676,  fol.  357. 

(2)  jMotre  consul  aux  iles  Baléares  donnait  des  renseignements  détaillés  sui 
ces  mouvements  dès   le  mois  d'avril   et  signalait  la  croisière  de  9  vaisseaux 


LE    ROI    «  INTRUS   »  347 

notre  escadre  en  rade,  l'offre  de  leurs  services  se  présenta  si 
prompte  que  le  seul  souci  des  Espagnols  fut  d'écarter  l'em- 
pressement de  ces  obligeants  amis.  —  Depuis,  l'union  s'af- 
fermit chaque  jour,  comme  une  logique  qui  s'impose,  trou- 
blée seulement  par  le  formalisme  anglais  et  la  forfanterie 
castillane  faite  pour  déconcerter  les  plus  persévérants  secours. 
La  Junte  des  Asturies  avait  précipitamment  envoyé  à  Londres 
deux  députés,  don  Andrès  Angel  de  la  Vega  et  le  vicomte  de 
Matarosa,  depuis  célèbre  sous  le  nom  de  comte  de  Toreno; 
embarqués  à  Gijon  le  13  mai,  ils  abordèrent  à  Falsmouth  le 
6  juin,  accueillis  avec  étonnement  (1).  Bientôt  la  Junte  de 
Séville  dépêcha  à  son  tour  le  maréchal  de  camp  Adrien 
Jacome  et  don  Juan  Ruiz  de  Apodaca,  afin  d'obtenir  un 
appui  moral  et  matériel  (2).  Le  cabinet  de  Saint-James  n'eut 
d'abord  d'autre  idée  que  l'offre  de  c|uelques  bataillons; 
l'enthousiasme  populaire  le  poussa  à  mieux  faire  et  le  Par- 
lement retentit,  au  milieu  des  plus  chaudes  adhésions, 
d'accents  vraiment  prophétiques  (3);  aux  subsides  officiels 
(3  millions  de  piastres  fortes  à  répartir  entre  la  Galice,  les 
Asturies  et  Séville)  (4),  les  sympathies  privées  voulurent 
ajouter  leurs  offrandes  :  les  dames  de  Londres  recueillirent 
aussitôt   200,000    francs   pour   les   veuves    et   les   orphelins 


de  gueiTe  anglais  devant  Malion  (vol.  674,  fol.  176).  —  Egalement,  notre 
consul  de  Cadix  annonçait  le  débarquement  à  Tétuan  de  munitions  de  guerre, 
et  l'entrée  de  48  voiles  anglaises  à  Gibraltar. 

(t)  Toreno,  Histoire  de  la  révolution  d'Espagne,  t.  I,  p.  183. 

(2)  Archives  de  Simancas,  Estado,  8271,  dossier  1. 

(3)  a  Jamais  circonstance  et  plus  opportune  ne  s'offrit  à  la  Grande-Bre- 
tagne pour  frapper  un  coup  hardi  et  délivrer  le  monde.  Jusqu'ici  Bonaparte 
a  remporté  des  victoires  parce  qu'il  a  eu  affaire  à  des  princes  sans  dignité,  à 
des  ministres  sans  prévoyance  ou  à  des  peuples  sans  patriotisme;  il  n'a  pas 
encore  appris  ce  que  c'était  que  de  combattre  des  populations  animées  d'un 
esprit  hostile.   »  Discours  de  Shéridan,  juin  1808. 

Débats  parlementaires  de  la  Grande-Bretagne,  t.  XI,  p.  886. 

(4)  Dépêche  de  Juan  Ruiz  de  Apodaca,  28  juillet  1808.  —  Archives  de 
Simancas,  Estado,   8171,  dossier  3. 


348  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

espagnols  (1).  Ce  fut  une  émotion  unanime;  tous  les  adver- 
saires de  Napoléon  qui  se  trouvaient  là  s'agitèrent,  le  comte 
d'Artois,  le  duc  d'Angoulême,  le  duc  de  Berrv  demandèrent 
à  allerguerroyeren  Espagne,  ne  fût-ce  que  comme  volontaires 
et  simples  soldats  (2);  le  vieux  Dumouriez,  à  la  rancune  tou- 
jours en  éveil,  rédigea  des  plans  militaires  dont  il  poursuivit 
les  ambassadeurs  espngnols  (3).  Avant  la  fin  de  juillet, 
9,000  Anglais  s'embarquaient,  prêts  à  marcher. 

En  touchant  le  continent,  leur  commandant  le  général 
Wellesley  éprouvait  deux  profondes  surprises  :  il  aj)prenait 
la  capitulation  de  Baylen  qui  le  réjouissait,  et  il  essuyait  de  la 
part  des  Espagnols  le  refus  de  sa  coopération,  ce  qui  le  plon- 
geait dans  la  stupeur  (4).  —  Mais  c'était  un  homme  de  bon 
sens  et  de  résolution  :  sans  se  troubler  il  descendit  en  Portugal 
et  fit  de  cette  terre  «  anglomanisée  »  la  base  de  ses  opéra- 
tions. Il  y  trouvait  un  adversaire  déjà  arrivé  :  Junot  et  son  corps 
d'armée.  Un  double  choc  à  Rorissa  le  17  août,  à  Vimeiro  le 
21  août  lui  amena  la  victoire,  et  la  confiance  ébranlée  revint 
sous  le  drapeau  des  troupes  de  la  vieille  Albion.  La  conclu- 
sion en  fut  la  Convention  de  Cintra,  dont  chacun  s'attribua 
en  secret  le  mérite  et  tout  haut  critiqua  les  clauses;  somme 
toute,  elle  demeurait  un  avantage  pour  nos  adversaires, 
car  si  notre  armée  était  sauve,  le  Portugal  était  perdu.  Sur 
ce  rivage  que  nos  étendards  ne  devaient  plus  jamais  revoir, 
libéré  désormais  de  notre  présence,  le  flot  britannique  a  fait 
déferler  ses  premières  lames,  peu  à  peu  la  marée  montera, 

(1)  Vol.  676,  fol.  212.  —  Gazeta  de  Madrid,  2  septpmbre  ISCS. 

(2)  Dépêche  de  Juan  Ruiz  de  Apodaca,  23  juillet  1808.  Simancas,  Estado, 
8171,  dossier  3. 

(3)  Dépêches  de  Ruiz  Apodaca  des  18  août  et  22  décembre  1808.  Estado, 
8171,  n»»  3  et  4. 

(4)  Au  nord  à  la  Corogne,  au  sud  à  Cadix,  les  autorités  espafjnoles  n'auto- 
risèrent pas  le  débarquement  des  troupes  britanniques  par  orgueil  national. 
GoMEz  DE  AnTECHE,  De  la  coopération  de  los  Ingleses  en  la  guerra  de  la 
Indvpendencia. 


LE    ROI    «   INTRUS    »  349 

tombant  dans  les  vallées  d'Andalousie,  glissant  sur  les  pla- 
teaux des  Gastilles,  s'écoulant  par  les  fissures  des  Sierras, 
jetant  son  écume  jusqu'aux  flancs  des  Pyrénées,  pour  étendre 
enfin,  au  bout  de  cinq  années,  sa  nappe  dormante  dans  les 
plaines  du  Languedoc  et  battre  au  pied  les  murs  de  Tou- 
louse. 

Si  l'orgueil  castillan  prétendait  s'affranchir  des  compa- 
gnons étrangers,  la  gloire  ne  se  partageant  avec  personne, 
il  acceptait  les  subsides  matériels,  choses  de  peu,  qui  font 
bien  de  l'honneur  à  qui  les  offre.  C'est  ainsi  que  les  soixante- 
neuf  transports  anglais  escortés  de  trois  vaisseaux  de  ligne, 
qui  n'eurent  pas  licence  de  débarquer  leurs  troupes,  ne 
passèrent  cependant  pas  si  vite  devant  la  Corogne  qu'ils  ne 
pussent  laisser  à  terre  de  l'argent,  des  habillements,  des 
vivres  et  des  munitions.  A  Cadix  également,  le  16  août, 
arrivait  de  Londres  un  million  de  piastres;  et  à  la  fin  de 
septembre,  on  était  en  droit  d'établir  ce  calcul  :  le  Royaume- 
Uni,  tant  en  Portugal  qu'en  Espagne,  depuis  le  commence- 
ment du  mouvement  de  résistance,  avait  rapatrié,  habillé, 
équipé  4,000  Espagnols,  ses  anciens  prisonniers,  et  fait 
passer  dans  la  péninsule  35  millions,  80,000  fusils  avec 
leurs  munitions,  20,000  paires  de  souliers,  autant  d'uni- 
formes, et  enfin,  —  peuple  pratique  qui  songe  à  tout,  — 
200,000  livres  de  fromage  pour  la  troupe.  En  assez  d'autres 
circonstances  il  faut  blâmer  cette  nation  mercantile,  pour 
reconnaître  son  élan  à  livrer  des  marchandises  dont  la  facture 
ne  serait  vraisemblablement  jamais  acquittée.  Elle  prodigua 
ses  11  commis')  afin  de  soutenir  l'honneur  de  la  raison  sociale  : 
une  nuée  d'agents  vint  s'abattre  en  Espagne  (1). 

D'abord,  des  agents  civils  :  Charles  Stuart  à  la  Corogne, 

(1)  AF  IV,  1610,  pièce  182. 


350  L'ESPAGNE   ET   NAPOLÉON 

avec  deux  sous-ordres  :  M.  Hunter  à  Gijon  pour  toute  la 
région  des  Asturies,  M.  Duff  à  Cadix.  —  Surtout  des  envoyés 
militaires  :  sir  Thomas  Dyer,  qui  ne  fit  que  passer;  le  major 
Roche,  attaché  au  général  La  Cuesta;  le  capitaine  Patrick 
près  de  la  Junte  d'Oviedo;  les  capitaines  Caroll  et  Kennedy, 
le  colonel  Brown  à  Oporto;  et  en  Catalogne  le  major  Green.  Il 
y  avait  encore  un  escadron  volant  d'officiers  employés  par 
les  généraux  anglais  auprès  des  généraux  espagnols,  comme 
mentors,  correspondants  et  quelque  peu  espions  sans  doute  : 
chez  Gastanos,  où  bientôt  il  fit  autorité,  le  capitaine  Whin- 
tingham;  à  l'armée  de  l'Ebre  le  colonel  Graham;  auprès  de 
la  Junte  de  Séville  le  major  Coxe;  auprès  de  la  Junte 
suprême  d'Aranjuez  lord  William  Bentinck,  qui  organisa  et 
garda  dans  sa  main  tout  un  service  de  relations.  Trois  majors 
généraux  Leith,  Broderick  et  Sontag  parcoururent  les  Astu- 
ries, la  Galice  et  le  nord  du  Portugal.  A  Oporto,  sir  Robert 
Wilson  formait,  avec  des  chefs  anglais,  un  corps  de  partisans 
portugais  :  la  légion  lusitanienne.  —  L'officier  qui  avait 
rapatrié  les  prisonniers  espagnols  et  jouissait  pour  cela  d'une 
naturelle  popularité,  le  colonel  Doyle,  vint  à  Madrid;  il  eut 
toute  influence  sur  le  duc  de  l'Infantado;  il  leva  un  régiment 
d'infanterie  «  très  brillant  et  très  bien  payé  »  .  Manquait- 
on  d'argent?  Et  Dieu  sait  combien  de  longue  date  le  déficit 
régnait  dans  les  caisses  du  royaume!  Il  tirait  audacieuse- 
ment  au  profit  de  la  Junte  pour  100,000  livres  sterling  de 
lettres  de  change  sur  la  Banque  d'Angleterre.  Aussi  n'était-ce 
pas  trop  reconnaître  tous  ses  services  par  le  grade  de  général 
espagnol.  Arrivé  à  ce  point,  sa  témérité  le  conduisit  à  l'étour- 
derie  :  il  poussa  très  fort  au  soulèvement  de  Bilbao  qui  devait, 
en  cas  de  succès,  nous  couper  les  communications  avec  les 
Pyrénées;  mais  l'échec  fit  paraître  la  légèreté  de  ce  donneur 
de  bons  conseils.  —  Au  reste,  toute  déception  s'oubliait  en 
face  des  secours  monnayés  :  quand  le  19  octobre  l'envoyé  offi- 


LE    ROr   «    INTRUS    »  351 

ciel  du  roi  Georges,  Benjamin  Frère  (1),  se  présenta  en  face 
des  quais  de  la  Corogne,  apportant  20  millions  de  réaux,  sa 
frégate  la  Sémiramis  était  entourée  avec  acclamations  des 
barques  de  tout  le  port,  et  l'enthousiasme  dételait  les  mules 
de  sa  voiture  où  s'asseyait,  il  est  vrai  à  ses  côtés,  un  person- 
nage capable  d'exciter  par  sa  seule  présence  la  plus  bruyante 
ovation  :  La  Romana. 

En  ce  temps-là  ce  n'étaient  point  des  ovations  qui  saluaient 
«  le  roi  d'Espagne  »  dans  ses  résidences  successives  :  Burgos 
(9  août),  Miranda  del  Ebro  (17  août),  Vittoria  (22  septembre). 
El  les  mesures  que  les  circonstances  le  contraignaient  de 
prendre  ne  ressemblaient  guère  à  des  dons  de  joyeux  avène- 
ment. Pour  remplir  ses  caisses  vides,  Joseph  frappe  une  taxe 
extraordinaire  sur  les  provinces  que  les  troupes  françaises 
occupent  encore  (2).  Les  propriétaires  les  plus  riches  ce  sont 
les  couvents;  leurs  biens  sont  plus  faciles  à  atteindre  que 
d'autres  et  la  mainmise,  qui  restera  odieuse  aux  fidèles,  sera 
moins  onéreuse,  partant  mieux  acceptée  pour  les  indifférents; 
c'est  à  un  homme  d'église  que  l'on  confie  la  besogne  délicate 
de  poursuivre  la  perception  de  cet  «  emprunt  "  pour  l'entre- 
tien de  l'armée  :  l'ex-chanoine  Llorente  devient  le  grand 
collecteur  d'impôts.  Nécessaire  peut-être,  désespéré  à  coup 
sûr,  le  procédé  est  très  certainement  destiné  à  enlever  les 
plus  tenaces  sympathies;  Joseph  en  a  fait  l'aveu  plus  tard  (3). 

(1)  Son  frère  John  avait  été  avaat  lui  ambassadeur  d'Angleterre  en  Espagne 
jusqu'à  la  rupture  de  1804.  Benjamin  lui  succéda  ;  tous  deux  échouèrent 
devant  le  prestige  de  l'alliance  française.  M.  Frère  remplit  une  nouvelle 
mission,  d'octobre  180S  à  août  1809  ;  sa  correspondance  a  été  publiée  par 
ordre  du  Parlement  anglais  sous  le  titre  de  Recueil  de  pièces  relatives  a, 
l'Espacjne. 

(2)  Vol.  676,  fol.  57  à  60.  —  Mémoires  du  roi  Joseph,  t.  IV,  p.  462. 

(3)  «  Privée  de  magasins,  l'armée  vivait  par  la  voie  des  réquisitions,  ce 
qui  l'obligeait  d'étendre  ses  cantonnements.  Cette  méthode  de  pourvoir  à  la 
subsistance  des  troupes,  entrainant  toujours  des  désordres  et  des  vexations, 


352  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Il  laisse  carte  blanche  au  maréchal  Jourdan;  et  le  i3  sep- 
tembre, du  camp  de  Vittoria,  le  vieux  vainqueur  de  Fleurus, 
se  souvenant  des  guerres  sans  merci  de  la  République,  fait 
afficher  les  ordres  suivants  :  —  Quiconque  sera  pris  les 
armes  à  la  main,  «  sans  autre  formalité  "  sera  pendu;  les 
communes  seront  responsables  de  la  mort  de  tout  Français 
sur  leur  territoire;  une  contribution  pécuniaire  frappera 
chaque  habitant  et  l'on  saisira  dix  notables  susceptibles  de 
servir  d'otages.  L'ordre  s'exécuta  «avec  rigueur  et  activité  »  ; 
mais  il  n'arrêta  pas  les  assassinats  ni  les  embuscades  de 
grandes  routes.  —  Gomme  pour  faire  écho  à  ces  procédés 
d'intimidation  et  de  représailles,  deux  décrets  de  l'Empereur 
placèrent  sous  le  séquestre  tous  les  biens  des  Espagnols, 
meubles  et  immeubles,  situés  en  France;  aucun  sujet  espa- 
gnol ne  pourra  voyager  ou  résider  dans  l'empire  sans  un 
passeport  délivré  par  le  gouvernement  de  Joseph,  sous  peine 
d'incarcération  immédiate  (1). 

En  dépit  de  ces  animosités  irréductibles,  aucuns,  et  le  Roi 
tout  le  premier,  gardaient  un  optimisme  systématique  en  des 
moyens  pacifiques;  ils  entretenaient,  comme  ils  pouvaient, 
des  relations  avec  les  «  insurgés  »  .  Ces  tentatives  épisto- 
laires  des  Espagnols  joséphistes  auprès  de  leurs  compatriotes 
peuvent  se  résumer  dans  la  longue  lettre  que,  de  Paris,  le 
8  septembre  M.  d'Urquijo,  convenablement  stylé,  adressa  à 
l'évêque  d'Orenze  (2)  :  a  Le  tendre  respect  que  m'a  toujours 
inspiré  un  pontife  digne  des  premiers  âges  de  l'Eglise...  »  Il 
s'explique  :  les  Bourbons  ont  perdu  le  pouvoir  «  par  leur  lâche 
défection')  ;  70,000  «hommes  effectifs  »  occupent  les  bords  de 
l'Ebre,  ils  seront  150,000  avant  la  fin  du  mois,  «ils  vont  exercer 


aujjmenta  le  mécontentement    des  populations   et  donna  un  nouveau   degré 
d'éncrfjie  à  leur  haine  contre  les  Français.  »   Mémoires,  t.  V,  p.  8. 

(1)  Ucciets  de  Metz,  23  septembre  1808;   vol.  676,  fol.  349,  350. 

(2)  Elle  est  reproduite  dans  les  Mémoires  du  roi  Joseph,  t.  V,  p.  59. 


LE   ROI    «   INTRUS   »  3â3 

l'épouvantable  droit  de  co.iquéte  »  ;  en  face  d'une  résistance 
malheureuse  et  impuissante,  que  l'on  compare  «la  sagesse, la 
droiture,  les  qualités  aimables  de  Jose])h  « .  Sans  lui,  entre 
les  mains  d'une  «  secte  impie  qui  renouvellera  le  délire 
atroce  de  Marat  et  de  Robespierre,  l'anarchie  inondera  de 
sang  les  débris  du  trône  et  de  l'autel  » .  Que  la  voix  puissante 
de  l'évêque  se  fasse  entendre  «  au  nom  de  ce  Dieu  de  paix 
dont  il  est  le  digne  ministre,  au  nom  de  la  religion,  de  la 
patrie  et  de  l'humanité  » .  Pour  être  datée  et  envoyée  de  Paris, 
cette  adjuration  perdait  beaucoup  de  sa  force  probante.  La 
rumeur  publique  la  porta  peut-être  à  Mgr  de  Quevedo;  autant 
en  soulève  le  vent. 

Le  dédain  des  Espagnols  s'accentue  et  leur  vanité  se  cabre 
en  présence  de  ces  instances  doucereuses,  en  même  temps  que 
la  fierté  de  l'Empereur  s'impatiente  à  voir  employer  ces  armes 
fouillées  et  que  sa  colère  grandit  en  face  des  difficultés;  il 
s'indigne  et  il  raille  :  «  L'armée  paraît  commandée  non  par 
des  généraux  qui  ont  fait  la  guerre,  mais  par  des  inspecteurs 
des  postes.  Comment  peut-on  évacuer  l'Espagne  sans  raison, 
sans  même  savoir  ce  que  fait  l'ennemi?»  (1)  —  Alors,  Joseph 
prend  peur,  veut  répondre  à  ces  semonces  fraternelles  qu'il 
craint  plus  que  tout  et  pense  se  disculper  en  les  appliquant 
à  la  lettre,  c'est-à-dire  à  rebours  :  par  une  volte-face  belli- 
queuse, il  s'avise  d'un  mouvement  offensif,  invente  soudain 
un  retour  impétueux  en  arrière. 

Je  suis  convaincu,  écrivait-il  à  l'Empereur  (Miranda,  M  sep- 
tembre), que  si  je  quittais  la  ligne  de  i'Ebre,  je  dissiperais  l'ennemi. . 
Je  serais  en  Espa^jne  comme  vous  étiez  en  Eyypte...  Je  battrai 
les  masses  et  je  jetterai  l'épouvante  dans  l'âme  des  projettistes  fsic) 
de  Madrid.  Les  armes  tomberont  de  la  main  des  uns  et  la  plume 
de  la  main  des  autres...  Jusqu'à  l'arrivée  de  la  Grande  Armée, 
vous  n'aurez  pas  de  nouvelles  de  nous  et  je  n'en  aurai  pas  de  vous... 

(1)  L'Empereur  au  roi  Joseph,  Saint-Cloud,  16  août  1808. 

23 


334  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Napoléon^  sans  répondre  aux  enfantillages  de  son  frère,  Iwi 
fit  envoyer  (22  septembre)  des  «  Observations  »  qui  con- 
cluaient :  «  Le  général  qui  entreprendrait  une  telle  opération 
serait  criminel,  n  D'eux-mêmes,  les  maréchaux  Bessières  et 
Ney  ont  présenté  leurs  objections  au  Roi  qui,  très  surpris,  a 
cependant  contremandé  la  manœuvre  préparée  (1).  Mais  ces 
à-coups  augmentent  la  confusion;  les  contremarches  épuisent 
le  soldat.  Le  découragent  et  l'irritent.  Joseph  reste  à  Vittoria 
«  presque  seul,  dans  une  position  en  l'air  «  (2). 

L'Empereur  qui  em  face  des  hésitations  des  généraux  espa- 
gnols professait  un  grand  mépris  pour  leurs  talents  militaires, 
s'agitait  à  voir  les  Anglais  entrer  en  scène,  et  afin  de  tout  finir 
d'un  seul  coup  préparait  de  grands  moyens  :  il  avait  convoqué 
le  Sénat  pour  voter  l'appel  anticipé  d'une  conscription  nou- 
velle. Le  message  impérial  parlait  net  :  «  Je  suis  résolu  à 
pousser  les  affaires  d'Espagne  avec  la  plus  grande  activité  et 
à  détruire  les  armées  que  l'Angleterre  a  débarquées  dans  ce 
pays.  Je  De  veux  ni  ne  dois  dépendre  des  calculs  des  autres 
Cours.  "  Le  rapport  annexe  du  ministre  des  relations  exté- 
rieures faisait  une  déclaration  de  principes  :  «  Il  faut  qu'un 
prince  ami  de  la  France  règne  en  Espagne  :  c'est  l'ouvrage 
de  Louis  XIY  qu'il  faut  recommencer.  Ce  que  la  politique 
conseille^  la  justice  V autorise  (3).  » 

Les  Espagnols  recueillaient  ces  paroles  solennelles  comme 
des  aveux  et  les  brandissaient  comme  des  preuves  justifica- 
tives de  leur  bonne  cause.  La  Gazeta  de  Madrid^  en  étalant  tous 
ces  documents,  ne  manquait  pas  de  souligner  la  «  maxime» 
de  Ghampagny  pour  la  livrer  à  l'attention  des  «  souverains  dfr 
l'Europe  » . 

(1)  La  Forest  à  Ghampagny,  ig  septembre  1808,  vol.  676,  fol.  325. 

(2)  Le  maréchal  Bessières  au  maréchal  Jourdan,  26  septembre  1808. 

(3)  «  L'ensemble  de  ces  pièces  nous  rejette,  sous  le  rapport  des  phi'ases  et 
du  style,  en  1795.  i  Mettkrkich,  Miutoires,  t.  Il,  p.  22^. 


LE   ROI    »    INTRUS    »  355 

La  résistance  à  l'étranger  monte  aa  diapason  le  plus  aigu 
et  tonte  occasion  est  bonne  pour  manifester  la  haine  nationale  ; 
te  lendemain  da  jour  où  a  paru  la  Gazeta  du  14  octobre, 
le  duc  de  l'Infantado  donnait  un  grand  repas  pour  l'anniver- 
saire de  la  naissance  de  Ferdinand  VII;  les  acclamations  de 
la  foule  se  changeant  bientôt  en  vociférations,  son  enthou- 
siasme cherche  des  victimes;  le  bruit  court  que  le  ministre  de 
Russie  a  conservé  deux  domestiques  français  ;  on  se  porte  à 
grands  cris  devant  son  hôtel,  Técusson  est  brisé,  les  portes  sont 
enfoncées,  les  escaliers  envahis,  les  appartements  pillés;  au 
milieu  du  désordre,  des  cris  et  des  ténèbres,  deux  malheureux 
se  trouvent  saisis;  sont-ce  bien  des  Français?  La  populace 
les  frappe,  les  étouffe  et  les  brûle!  (1)  —  Au  jour,  Strogonoff 
proteste  de  haut  et  pendant  que  la  troupe  garde  sa  demeure 
insultée,  il  écrit  de  bonne  encre  à  Florida  Blanca.  Il  en 
reçoit  force  excuses,  mais  «  un  séjour  plus  prolongé  en  Espagne 
ne  lui  convenant  point  » ,  il  réclame  ses  passeports,  une 
escorte  pour  gagner  Alicante  ou  Carlhagène,  et  un  vaisseau 
qui  le  ramènera  dans  l'Adriatique.  Une  démarche  tout  émue 
de  l'Infantado,  une  lettre  très  humble  de  la  Junte  suprême 
ne  le  désarment  pas  et  il  réitère  sa  demande  avec  séche- 
resse. Sur  la  route  de  Madrid  à  Cadix  on  lui  prodigue  des 
honneurs  affectés,  et  la  frégate  Proserpine  le  débarque  à 
la  fin  de  décembre  à  Trieste  (2),  comme  il  l'a  voulu. 

Cet  épisode  tragique  montre  la  Révolution  sous  son  costume 
d'anarchie.  En  face  du  drame  se  joue  la  comédie  :  à  Vittoria 
dans  l'hôtel  du  marquis  de  Montehermoso  (3)  que  Joseph  loue 
300,000  francs  au  mari,  mais  où  la  marquise  lui  offre  une 
hospitalité  moins  banale  sinon  moins  coûteuse,  la   «  Cour  » 

(1)  Lettre  originale  saisie,  AF  IV,  1314,  n"  73. 

(2)  Dépêche  de  Strogonoff  au  comte  de  Roumiantzof,  Vienne,  29  décem- 
bre 1808,  Espagne,  vol.  678,  fol.   13. 

(3)  Il  fut  nommé  grand  d'Espagne  par  Joseph,  qui  <i  a  voulu  s'acquitter 
avec  une  munilicence  royale   »,   écrivait,   sans  sourire,   La  Forest. 


356  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

endormie  chaque  soir  dans  les  alarmes  est  réveillée  chaque 
matin  par  une  alerte.  Elle  veut  se  sentir  protégée  en  avant  par 
Ney  à  la  Guardia,  par  Bessières  au  défilé  de  Pancorbo  ;  à  gauche 
par  Moncey  remparé  derrière  l'Ebre,  l'Arga  et  l'Aragon;  à 
droite,  par  Merlin  qui  de  la  hauteur  de  Durango  tient  libre  la 
route  vers  Bayonne.  —  Si  le  prince  fugitif  espère  encore  la 
conquête  des  provinces  soulevées,  il  lui  est  permis  sans  doute 
de  poursuivre  cette  aventure,  mais  pour  le  «  Roi  Intrus  » ,  son- 
ger à  gouverner  en  cette  posture  guerrière  n'est  plus  qu'une 
chimère  du  royaume  d'Utopie. 


CHAPITRE  V 

NAPOLÉON    EN    ESPAGNE 

La  résistance  espagnole. 
(Novembre-Décembre  1808.) 


Rassuré  à  l'entrevue  d'Erfurth,  Napoléon  dirige  vers  l'Espagne  la  Grande 
Armée  et  va  en  prendre  le  commandement.  —  Il  rejoint  Joseph  à  Vittoria. 
—  Premières  menaces.  —  Il  blâme  le  maréchal  Lefebvre  de  son  offensive 
à  Durango  qui  trouble  le  plan  d'ensemble.  —  L'armée  de  Blake  est  écrasée 
par  le  duc  de  Beliune  à  Espinosa  de  los  Monteros. 

Combat  de  Burgos.  —  Pillage  de  la  ville.  —  Séjour  de  l'Empereur.  — 
Décrets  contre  les  «  traitres  »  .  —  Le  maréchal  Soult  envoyé  dans  le  pays 
de  Santander.  —  Le  maréchal  Lannes  en  Aragon;  sa  victoire  à  Tudèle. 

Napoléon  marche  sur  Madrid.  —  Affaire  de  Savary  à  Sépulveda.  —  La 
charge  des  Polonais  à  Somo  Sierra.  —  Attaque  de  Madrid.  —  Agitation 
patriotique  de  la  ville.  —  Sommations,  menaces,  capitulation.  —  Sévé- 
rités et  indulgences.  —  Décrets  contre  les  ordres  religieux,  l'Inquisition, 
les  droits  féodaux,  le  Conseil  de  Castille.  —  Suspects  et  séquestres.  — 
Hostilité  irréductible  des  Madrilènes.  —  Proclamation  impériale.  — 
Audience  à  la  municipalité.  —  Serment  au  roi  Joseph.  —  La  villa  de 
Chamartin.  —  Revues  militaires.  —  Nouvelles  des  Anglais;  Napoléon 
part  subitement  à  leur  rencontre. 


Résumant  sa  pensée  sur  la  solution  des  affaires  d'Espaj^ne, 
Napoléon  avait  écrit  à  Joseph  :  «  Il  faut  que  j'y  sois.  »  Il 
avait  raison,  car  l'occupation  se  changeait  en  conquête.  Cette 
lettre  du  13  octobre  était  datée  d'Erfurth,  du  jour  même  où 
il  venait  de  river  le  Tsar  à  sa  politique  en  lui  arrachant,  au 


358  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

prix  assez  modique  des  Provinces  Danubiennes,  la  garantie 
morale  de  toutes  ses  prises  depuis  dix  ans  :  alliance  éven- 
tuelle contre  l'Autriche;  accord  secret  pour  imposer  à  l'An- 
gleterre la  paix;  acceptation  anticipée  de  l'envahissement  de 
l'Espagne;  reconnaissance  immédiate  de  la  dynastie  des 
Bonapartes  substituée  à  celle  des  Bourbons. 

En  évacuant  «  gracieusement  »  la  Prusse,  Napoléon  croyait 
acheter  sa  reconnaissance,  était  assuré  de  plaire  à  la  Russie, 
et  rendait  disponible  une  partie  de  la  Grande  Armée.  Pour 
contenir  l'Autriche,  il  lui  suffisait  de  100,000  Français  en 
Allemagne,  des  100,000  hommes  du  prince  Eugène  en  Italie, 
des  20,000  soldats  de  Marmont  en  Dalmatie.  Quand  il  se 
crut  prêt,  il  accentua  son  assurance  secrète  par  une  mani- 
festation publique  :  sa  réponse  à  Fontanes,  à  l'ouverture  du 
Corps  législatif,  sonnait  comme  une  fanfare  dans  le  paisible 
temple  des  lois  :  «  Je  pars  dans  peu  de  jours  pour  me  mettre 
moi-même  à  la  tête  de  mon  armée,  et  avec  l'aide  de  Dieu, 
couronner  dans  Madrid  le  roi  d'Espagne  et  planter  mes  aigles 
sur  les  forts  de  Lisbonne  » . 

Res,  non  verha.  Dès  le  5  août,  il  faisait  rentrer  d'Allemagne 
80,000  hommes  d'un  seul  coup;  le  7  septembre,  il  orga- 
nisait six  corps  d'armée  : 

I.   Victor 28,000  hommes. 

II.   Bessières 26,000         — 

m.  Moncey 21,000         — 

IV.  Lefebvre 25,000         — 

V.   Gouvion  Saint-Cyr.    .  36,000         — 

VI.  Ney 32,000  — 

Il  y  ajoutait  une  réserve  de  34,000  fantassins  et  cavaliers. 
Le  8  septembre  1808,  le  Sénat  approuvait  une  levée  extraor- 
dinaire de  160,000  soldats  :  les  exonérés  des  classes  de  1807 
à  1809  et  la  conscription  anticipée  de  1810!  — Le  12  octobre 


NAPOLÉON    EN   ESPAGNE  859 

un  décret  supprimait  «  la  Grande  Armée  d'Alleraagine  » ,  la 
réduisait  à  100,000  combattants,  aux  ordres  de  Davout, 
sous  le  nom  d'  «  armée  du  Rhin  »  ;  et  trois  jours  après,  le 
IV°  corps  avec  le  maréchal  Lefebvre  entrait  en  Espagne 
comme  avant-garde  de  la  nouvelle  «  Grande  Armée  » . 

Napoléon  courait  à  toute  vi!bess(e  aux  Pyrénées;  miais  déjà 
les  circonstances  jetaient  de  l'ombre  sur  l'éclat  de  sa  volonté  : 
les  chemins  s'étaient  rencontrés  mauvais;  il  s'impatientait 
des  cahots,  des  retards  sur  les  routes  de  France;  il  avait  dû 
laisser  ses  berlines  et  prendre  des  chevaux  de  selle  pour 
traverser  au  galop  les  Landes  (1)  ;  à  franc  étrier,  seul  avec 
Duroc,  il  arrivait  à  Rayonne  le  3  novembre.  Le  prince  de 
Neuchâtel  l'y  attendait  et  aussi  le  général  Relliard  envoyé 
par  he  roi  Joseph.  Il  était  deux  heures  du  matiai  quand 
S.  M.  entrait  au  château  de  Marrac;  avant  de  se  mettre  au 
lit  elle  écrivait  une  première  lettre  à  son  frère  et,  levée  avant 
le  jour,  di-ctait  ses  ordres  :  à  Jourdan,  d'envoyer  l'état  de  ses 
troupes,  à  Ney  de  donner  des  détails  sur  l'ennemi,  à  Moncey 
de  préciser  ses  rensieignements,  à  Ressières  de  se  porter  vers 
Rurgos,  au  général  Marchand  d'aller  de  suite  à  Tolosa,  à 
Soult  d'arriver  immédiatement  afin  de  prendre  le  comman- 
dement du  II'  corps,  au  général  Walther  d'organiser  la  revue 
de  la  garde  pour  le  jour  même;  enfin  on  avertissait  Josej^ 
des  dispositions  prises. 

Cette  activité  était  éperonmée  par  le  mécontentement  :  à 
Rordeaux,  les  magasins  incomplets  lui  avaient  révélé  des 
négligences,  des  marchés  frauduleux;  à  Rayonne  il  ne  trou- 
vait point  tous  les  régiments  qu'il  attendait,  ni  surtout  les 
approvisionnements  qui  devaient  y  être  accumulés;  autant 
■de  moyens  qui  glissaient  de  ses  doigts;  fort  en  colère,  il 
écrivit    au    diiredeur    de   l'administration   de   la    guerre,  le 

(1)  Berthifirarail  dû  faire  plusieurs  postes  lra!r>^  ,par  des  bœufs. 


360  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

général  Dejean,  dont  «  les  rapports  ne  sont  que  du  papier  »  , 
qu'il  se  trouvait  «  indignement  servi  » ,  que  Tarniée  "  était 
nue  » ,  que  l'on  jetait  l'argent  dans  l'eau,  et  il  criait  au 
voleur,  parlait  de  fripons,  de  friponneries. 

C'est  donc  l'esprit  amer,  les  nerfs  excités,  l'œil  soucieux, 
la  bouche  disposée  au  blâme,  qu'il  franchit  la  Bidassoa. 
Fouler  la  terre  étrangère  apportait  à  ce  conquérant  un  senti- 
ment de  détente;  la  première  impression  fut  douce,  et  cette 
journée  d'automne,  avec  ses  vapeurs  matinales,  un  soleil 
chaud  sans  ardeur,  une  soirée  dans  la  buée  rougeâtre  du 
couchant,  l'enveloppa,  au  milieu  du  calme  de  la  montagne, 
d'une  sensation  de  bien-être;  la  brise,  venue  de  Roncevaux, 
lui  apporta  avec  l'écho  du  cor  de  Roland  le  nom  vainqueur 
de  Charlemagne;  en  levant  les  yeux  vers  le  ciel  constellé, 
sans  doute  qu'il  y  vit  briller  son  étoile.  Il  arriva,  à  la  lueur 
des  torches,  à  Tolosa,  tout  dispos.  Le  5  novembre  il  prit 
la  route  de  Vittoria  trouvant  à  son  choix  des  relais  de 
chevaux  de  selle  et  d'attelage  pour  franchir  les  gorges  les 
plus  pittoresques.  Il  tomba,  comme  il  l'avait  voulu,  à  l'im- 
proviste,  dans  le  cercle  du  roi  Joseph  et  tout  de  suite 
entama  un  monologue  ;  devant  les  «  courtisans  »  espa- 
gnols et  français,  il  parla  longtemps,  fut  écouté,  on  peut 
le  croire,  avec  une  attention  soutenue,  mais  chacun  sortit 
troublé,  le  cerveau  un  peu  las,  de  cette  leçon  de  haute  poli- 
tique donnée  au  milieu  de  la  nuit.  Le  lendemain  matin, 
soixante  coups  de  canon  annonçaient  officiellement  l'arrivée 
du  maître. 

Il  reprit,  sans  repos,  son  discours  :  il  prêcha  l'union  étroite 
entre  la  France  et  l'Espagne,  la  nécessité  pour  celle-ci  de 
suivre  pas  à  pas  le  système  de  celle-là;  O'Farrill,  Cabarrus, 
Mazarredo  paraissaient  déconcertés   (1);  et  comme  l'Empe- 

(1)  Dépêche  de  La  Forest,  8  novembre  1808,  vol.  677,  fol.  187,  189. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  361 


reur,  s'épanchant  sur  le  clergé  et  les  moines  en  particulier 
(car  lorsqu'il  parlait  de  l'Espagne  c'était  chez  lui  un  lieu 
commun),  comme  il  annonçait  la  suppression  des  couvents, 
Cabarrus  eut  l'audace  d'avancer  qu'il  serait  à  craindre  que 
ces  paroles  ne  donnassent  100,000  hommes  de  plus  à  la 
résistance  populaire  et  catholique.  Napoléon  n'écouta  pas  la 
remarque;  à  la  réception  des  «autorités"  de  Vittoria,  il  épuisa 
son  thème  d'intimidation,  mais  parce  que  sa  véhémence 
s'exprima  soit  en  français,  soit  en  italien,  elle  demeura  perdue 
pour  la  plupart  des  auditeurs  qui  n'entendaient  que  l'espa- 
gnol (1).  L'impression  générale  était  de  l'émoi  et  corroborait 
bien  la  mercuriale  adressée  la  veille  aux  capucins  de  Tolosa 
venus  pour  le  saluer  :  «  Messieurs  les  moines,  si  vous  vous 
avisez  de  vous  mêler  de  nos  affaires  militaires,  je  vous  pro- 
mets de  vous  faire  couper  les  oreilles  (2).  »  — Le  moyen  de 
propagande  pouvait  sembler  inefficace,  le  procédé  manquait 
d'aménité.  Tout  ce  branle-bas  de  paroles  annonçait  la  bataille. 
Au  fond,  l'irritation  de  l'Empereur  l'avait  ressaisi,  l'im- 
prudence de  ses  généraux  ayant  compromis  ce  qu'il  appelait 
son  II  vaste  plan  m  .  Ce  dessein  était  de  se  diriger  droit,  vite 
et  en  forces  sur  Burgos,  où  il  trouvait  un  débouché  offensif  de 
premier  ordre  permettant  d'inonder  de  cavalerie  les  plaines 
de  Castille,  de  se  porter  à  son  gré  dans  toutes  les  directions 
et  alors,  en  rase  campagne,  contre  des  troupes  inhabiles  une 
fois  sorties  des  embuscades  de  leurs  montagnes,  de  «  termi- 
ner la  guerre  d'un  seul  coup  par  une  manœuvre  habilement 
combinée  »  avec  les  premiers  soldats  de  l'Europe.  Cette 
grande  rencontre  au  centre  serait  heureusement  complétée 
par  la  prise  de  Saragosse  à  gauche  et  l'écrasement  de  Blake 
à  droite;  l'Espagne  se  trouverait  envahie  sans  qu'on  laissât 
aucun  danger  du  côté  des  Pyrénées,  derrière  l'armée  impé- 

(1)  MiOT  DE  Melito,  Mémoires,  t.  III,  p.  32. 

(2)  Général  Bigarké,  id.,  p.  229. 


362  L'E«PA<ÎNE   ET   NAPOLEON 

riale.  Malheureusement,  d'une  part,  l'Einapereur  trouvait  tous 
les  corps  rangés  en  une  vaste  demi-ciroojaférenice  de  Bilbao 
à  Pampelune,  &ur  une  ligne  assez  mince,  sans  masses  de 
réserve,  et  mélanges  les  uns  dans  les  autres;  d'autre  part, 
Moncey  venait  à  peine  de  quitter  la  Navarre  pour  se  diriger 
suri' Aragon  et  Ney  ne  se  trouvait  pas  encore  jaiaitre  de  l'Ebre, 
au  pont  de  Tudèle.  Mais  surtout  à  notre  droite,  le  maréchal 
Lefebvre,  emporté  par  son  audace,  le  désir  d'une  victoire 
personnelle,  avait  attaqué  l'armée  de  Galice;  il  lui  avait  sans 
d<!)ute  infligé  un  échec,  toutefois  par  celte  intempestive 
manœuvre  il  faisait  échapper  Blake  à  l'enveloppement 
général  prévu  par  l'Empereur  (1). 

Cette  campagne  de  Lefebvre  dans  le  pays  de  Biscaye  do- 
Kiina  la  marche  de  Napoléon  lui-même.  Lefebvre  avait  eu 
4evantlui,  appuyée  à  la  mer  et  aux  montagnes  cantabriques, 
l'armée  de  Blake,  «  très  belles  troupes  parfaitement  tenues 
et  habillées  »  (2)  qui  venaient  d'attaquer  le  général  Merlin 
à  Zornoza  les  24  et  25  octobre.  Le  duc  de  Dantzig,  soucieux 
d'un  beau  fait  d'armes  afin  de  saluer  dignement  la  v.enu.e  de 
l'Empereur,  prit  donc  prétexte  de  quelques  fusillades  d'avant- 
postes  pour  laisser  s'engager  une  affaire  sérieuse,  le  31  octo- 
bre, à  Durango.  Il  abîma  certainement  son  adversaire,  bien 
qu'il  soit  malaisé  de  tirer  au  clair  l'étendue  du  désastre  entre 
les  écarts  d'appréciations  exagérées  des  deux  <iôtés  en  sens 
inverse  :  6,000  tués  espagnols  affirme  Lefebvre,  743  avoue 
Blake.  Le  soir  même  le  maréchal  entrait  à  Bilbao,  mais  ter- 
giversait. —  A  quelques  kilomètres  de  là,  au  lieu  de  le  sou' 
tenir  avec  le  1"  corps,  Victor,  très  probablemejit  par  jalousie, 

(1)  «  Votre  Majesté  pcnseia  comme  nous  que  l'ennemi  peut  voler  des 
actions  de  grâce  à  l'inconsidération  du  dur  de  Danizig  «  .  —  Benihier  au  roi 
Ji0ee,pli,  4  noveanlM.e  :1S08. 

(2)  Lefebvre  à  Berlbier,  26  orlobre.  «  Ceux  qui  dissent  à  V.  M.  que  ces 
gens-ci  se  sauvent  quand  ils  j>ou8  voient,  se  trompent;  If  s  généraux  et  moi 
étions  obligés  de  faire  les  voltigeurs.  »  Lefebvre  à  l'Empereur,  31  octobre. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  363 

s'éloignait  de  son  «  collègue  v  et  à  son  tour  se  perdait  en 
récriminations,  parlait  des  mauvais  chemins,  du  besoin  de 
repos,  du  manque  de  vivres  ;  cependant  que  Blake  se  retirait 
précipitamment  à  Valmaseda,  y  recevait  un  renfort  de  La 
Eomana  et  groupait  les  paysans  armés.  Très  égratigné,  il 
s'était  échappé  des  griffes  du  lion. 

De  ce  mouvement  engagé  par  le  maréchal  Lefebvre  il  fallait 
maintenant  sortir  avec  honneur.  Le  duc  de  I>antzig,  vigou- 
reusement blâmé  de  son  impatience  et  très  ému  de  ce 
blâme  (1),  reçut  l'ordre  de  pousser  sa  pointe;  il  délogea 
Blake  des  hauteurs  de  Guénès  (7  novembre),  le  serra  de  si 
près  qu'il  faillit  le  saisir  avec  ses  voltigeurs,  ne  laissant  pas 
aux  Espagnols  le  temps  de  se  reconnaître,  sans  toutefois  faire 
de  prisonniers  car  c'étaient  des  fuyards  très  agiles.  Les  deux 
maréchaux,  après  une  entrevue  peu  cordiale,  s'isolèrent  de 
nouveau  (2).  Blake,  ignorant  leurs  dissentiments,  avait  lieu 
de  craindre  d'être  pris  entre  deux  feux  et  accélérait  sa  retraite  : 
il  s'établit  le  9  novembre  à  Espinosa  avec  une  armée  épuisée 
et  déjà  décimée  par  la  désertion.  Il  ne  trouva  plus  un  habi- 
tant dans  le  bourg.  —  Espinosa  de  los  Monteros  est  plantée, 
en  effet,  comme  une  épine  aiguë,  dans  les  derniers  contre- 
forts de  la  chaîne  Cantabrique;  couronnée  de  hauteurs  boi- 
sées, elle  resserre  ses  maisons  sur  la  rive  gauche  de  la  Trueba 
qui,  s'échappant  des  gorges,  coule   mugissante  entre   deux 

(i)  «  Avoir  déplu  à  mon  Empereur  et  mon  maître,  me  tue;...  puisque  le 
Dieu  de  la  guerre  dit  que  j'ai  tort,  je  l'ai,  je  dois  l'avoir;...  j«  vais  luî 
prouver  que  périr  est^uxi  plaisir  pour  moi.  »  Lefebvre  à  Berthier,  7  no- 
vembre 1808. 

(2)  «  ...  Son  procédé  ne  m'a  pas  paru  d'un  bon  camarade...  J'attends 
avec  impatience  qu'on  me  retire  de  la  situation  pénible  où  je  me  trouve  de 
flanquer  une  armée  de  S:5,000  boiiiiines  commandée  par  Monsieur  Victor.  » 
Lefebvre  à  Bertliier,  9  novembre  1808. 

«  ...  -Comme  j'aime  mou  Empereur  et  ma  patrie  plus  que  vous,  pour  le 
bien  du  service,  je  me  mets  sous  vos  ordres...  Enscvez-rooi  donc  votre  chef 
d'état-major  pour  se  concerter  avec  moi,  puisque  vous  ne  voulez  pas  me 
faire  tant  d'hoaneur.  «  Lefebvre  à  Victor,  10  novembre  1808. 


364  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

berges  escarpées;  un  pont  étroit,  des  gués  profonds  demeu- 
rent la  seule  communication  dans  cette  vallée  sauvage  et 
ombreuse.  —  Lorsque  la  division  Villatte  qui  marchait  à 
l'avant-garde  déboucha  par  les  sentiers,  elle  trouva,  face 
au  torrent,  les  Espagnols  rangés  en  bataille  le  long  des  mai- 
sons, des  rochers  et  des  bouquets  de  bois.  Le  maréchal  Victor 
attaqua  immédiatement.  Tout  le  jour  il  y  eut  des  combats 
acharnés  et  des  retours  offensifs,  très  meurtriers  aux  offi- 
ciers espagnols;  la  nuit  seule  les  arrêta  :  elle  fut  cruelle 
pour  eux  avec  des  blessés  sans  chirurgiens,  des  soldats  sans 
pain  ;  les  désertions  se  multiplièrent;  les  paysans  s'esquivaient 
dans  les  ténèbres;  à  l'aube,  la  lutte  reprit,  les  généraux  frappés 
au  premier  rang  (1)  ;  quand  nous  eûmes  enfoncé  leur  gauche, 
ce  fut  alors  une  retraite  éperdue,  un  écrasement  au  pont  de 
la  Trueba  encombré  de  cadavres,  aux  gués  de  la  rivière.  Par 
la  montagne,  on  fuyait  dans  toutes  les  directions  vers  San- 
tander,  Villarcayo,  Reinosa.  Nous  avions  1,100  blessés  et 
134.  morts.  Les  Espagnols,  250  tués,  600  blessés,  100  pri- 
sonniers, plus  de  4,000  disparus  l  —  Blake,  ne  pouvant 
emmener  ni  canons  ni  caissons,  suivi  d'un  petit  nombre 
de  fidèles,  atteignit  Reinosa,  le  12  novembre.  A  peine  ravi- 
taillé il  repartit,  rencontra  La  Romana  avec  qui  il  n'eut  à 
échanger  que  d'amères  confidences,  et  se  rabattit  sur  la  ville 
de  Léon.  Il  n'avait  plus  d'armée  (2). 

Pendant  la  seconde  journée  d'Espinosa,  au  bruit  du  canon, 
une  réserve  de  3,000  Espagnols  avec  Malespina  était  accourue, 
et  de  son  côté  Sébastiani  et  le  IV'  corps  s'avançaient;  ces 

(1)  Le  général  Riquelme,  Cayetano  Valdès,  le  comte  de  San  Roman, 
Acevedo  furent  blessés,  les  deux  derniers  mortellement. 

(2)  Une  Note  oflicielle  publiée  à  Paris  représenta  la  défaite  d'Espinosa 
comme  une  punition  du  ciel  contre  les  soldats  échappés  des  îles  du  Dane- 
mark. Elle  ajoutait  ces  détails  :  «  En  se  sauvant,  les  fuyards  jetaient  leurs 
armes  et  leurs  habits  rouges,  funeste  présent  de  l'Angleterre,  et  se  couvraient 
de  leurs  habits  de  bure,  couleur  de  capucin,  qui  est  l'habit  espagnol.  » 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  S65 

deux  soutiens  se  choquèrent,  Sébastiani  dispersa  Malespina 
vers  Médina  et  lui  prit  son  artillerie.  Ce  fut  la  fin  de  cette 
dure  campagne  de  trois  semaines  entre  21,000  Français  et 
23,000  Espagnols. 

Napoléon  admettait  mal  ces  difficultés  et  voulait  ignorer 
ces  lenteurs.  Du  moment  où,  le  6  novembre,  on  eut  mis 
à  l'ordre  :  «L'Empereur  commande  son  armée  en  personne», 
ce  fut  comme  un  coup  de  fouet  général  et  tout  prit  de  l'al- 
lure. En  homme  qui  connaît  la  guerre,  sa  première  précau- 
tion fut  de  faire  évacuer  tous  les  hôpitaux,  entre  Tolosa  et 
Vittoria  (1),  afin  de  «  réserver  de  la  place  aux  blessés  qui 
seront  le  résultat  des  batailles  qui  vont  avoir  lieu  »  .  Il  appela 
Soult  à  venir  remplacer  à  la  tête  du  II'  corps  Bessières 
qui  prenait  le  commandement  de  toute  la  cavalerie  de  la 
Grande  Armée,  et  il  commença  le  mouvement  en  avant,  pré- 
cédé des  chasseurs  de  Lasalle.  Ceux-ci  se  heurtèrent  bientôt 
aux  fantassins  espagnols  sur  la  lisière  des  forêts.  A  cette 
nouvelle,  regrettant  seulement  l'occasion  perdue  «  d'étriller 
ces  4  ou  5,000  hommes  » ,  Napoléon  se  prépara  à  une 
bataille  plus  importante  et  pressa  le  duc  de  Dalmatie  de  se 
mettre  en  mesure. 

Le  maréchal  avait  en  face  de  lui  l'armée  d'Estramadure, 
celle  qui,  entrée  à  Madrid  à  la  fin  de  septembre  manquant  de 
tout,  en  sortait  à  la  fin  d'octobre  guère  mieux  équipée.  Son 
chef,  le  général  Saluzzo,  avait  réclamé  contre  cette  incurie 
avec  àpreté;  on  l'avait  destitué  et  remplacé  par  un  jeune 
officier  sans  expérience,  le  marquis  de  Belveder,  que  sa 
témérité  fanfaronne  faisait  acclamer  de  la  foule.  Pour  servir 
de  lien  entre  Blake  et  Castanos  il  arriva  à  Burgos  le  7  no- 
vembre, possédant  11,500  fusils,  1,500  sabres  et  30  canons. 

(1)  Les  hôpitaux  contenaient  déjà  4,000  malades  :  100  à  Miranda,  950  à 
Vittoria,  250  à  Tolosa,  350  à  Saint-Sébastien,  2,500  à  Panapelune. 


366  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Au  premier  contact  avec  les  éclaireuFs  de  Lasalle,  le  jeune  et 
bouillant  Belveder,  trop  jeune  et  trop  bouillant,  s'en  vint 
es<îarmoucher  dans  la  plaine  et  canonna  des  patrouilles  de 
cavalerie.  Il  eût  mieux  fait  de  profiter  des  heures  pour  mettre 
en  défense  le  château  d'une  ville  où  déjà  régnait  la  panique 
et  qu'abandonnaient  les  habitants,  les  magistrats  et  une  partie 
de  la  garnison. 

Le  10  novembre,  dès  6  heures  du  matin,  Belveder  plein 
d'ardeur  fit  sortir  ses  tirailleurs  du  bois  de  Gamonal  et  ouvrit 
le  feu.  Alors  la  division  Mouton,  en  colonne  serrée,  l'arme 
au  bras,  prit  le  pas  de  charge  et,  sans  brûler  une  amorce, 
traversa  la  ligne  espagnole,  enfonçant  à  la  baïonnette  les 
gens  remparés  dans  les  fourrés.  L'idée  de  cette  poussée  à 
découvert  était  téméraire,  l'effet  moral  fut  foudroyant;  les 
régiments  se  débandèrent,  seul  un  bataillon  des  gardes  wal- 
lonnes tint  bon  un  long  moment,  son  chef  don  Yicente 
Genaro  de  Queseda,  couvert  de  blessures,  tomba  sur  le  sol; 
porté  à  l'ambulance  on  lui  rendit  son  épée  en  le  félicitante© 
sa  valeur  (1).  Ce  fut  là  le  «  simulacre  de  résistance  que  l'on 
décora  du  nom  de  combat  «  ,  dit  un  témoin  (2).  —  Pendant 
ce  temps,  Lasalle  s'étendait  dans  la  plaine  :  il  passe  au  pied 
de  la  Chartreuse  de  Miraflorès,  envahit  la  vallée  de  l'Arlan- 
çon,  déborde  à  gauche  le  bois  de  Gamonal,  sabre  les  hussards 
de  Grenade  et  poursuit  les  fuyards  jusque  sur  la  route  de 
Madrid.  —  Bessières  débouche  à  droite  par  le  col  de  Quinta- 
napalla,  traverse  les  faubourgs,  le  pont  de  las  Huelgas,  et 
lance  ses  chevaux  à  fond  de  train  sur  la  route  de  Lerma.  — 
Belveder  ayant  voulu  rallier  quelques  débris  est  entraîné 
par  ses  hommes  qui  lui  crient  :  «  Nous  n'avons  pas  de  car- 
touches! »  ou  :  «  Nous  sommes  trahis  »   [2>)  !  D'autres  jettent 

(1)  Général  de  Arteche,  Giicrra  de  la  Independentia,  t.  III. 

(2)  Colonel  de  Gokseville,  Souvenirs  militaires. 

(3)  C'est  toujours  l'excuse  des  hommes  qai  fuient;   voici  des  extraits  dft 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  367 

leurs  armes  en  blasphémant  :  «  Que  l'âme  de  ceux  qui  nous 
ont  menés  ici  soit  dans  les  griffes  du  diable!  »  Nos  cavaliers 
atteignent  des  fuyards  de  toute  sorte,  bourgeois  et  soldats, 
ramassent  fusils,  sabres,  voitures,  vêtements,  jusqu'à  des 
caisses  d'argenterie  abandonnées  sur  le  chemin  (1). 

L'Espagne  —  tués,  blessés,  prisonniers,  —  perdait  plus  de 
S,000  hommes,  20  canons,  12  drapeaux.  Ces  étendards 
furent  envoyés  à  Paris  et  offerts,  en  grande  pompe,  au  Corps 
législatif.  Nous  n'avions  que  150  blessés  et  50  morts  atteints 
par  le  boulet,  preuve  qu'après  la  canonnade  du  début  la  résis- 
tance avait  été  nulle.  Vainqueurs  et  vaincus,  personne  ne 
se  piqua  d'une  grande  exactitude  :  dans  un  style  qui  rappelle 
la  dépêche  du  prince  de  Soubise  à  Louis  XV  après  Rosbach, 
la  lettre  de  Belveder  à  la  Junte  suprême  prétendait  avoir  sou- 
tenu le  feu  pendant  treize  heures,  parlait  de  «  retraite  glo- 
rieuse Il  et  se  terminait  par  cette  niaiserie  :  «  de  crainte  que 
l'ennemi  ne  me  poursuive  demain,  je  vais  partir  de  suite  (2).  » 
—  Quant  à  Napoléon,  dans  sa  note  datée  du  quartier  général 
deCubo,  10  novembre  1808,  il  grossissait  d'un  quart  les  effec- 
tifs de  l'adversaire  (3),  ajoutait  un  zéro  au  chiffre  de  pri- 
sonniers que  lui  annonçait  Soult  :  8,000  au  lieu  de  800; 
puis  apprenant  ce  détail  que  l'armée  d'Estramadure  était 
habillée  d'uniformes  rouges,  il  ordonnait  de  tirer  le  canon, 
de  sonner  les  cloches  pour  annoncer,  non  une  victoire  sur 


lettres  de  soldats  espagnols  interceptées.  «  ...  Le  général,  qui  était  an  traître, 
ordonnait  de  pointer  trop  haut;  alors  l'artilleur  ne  voulut  point  faire  feu  et 
dit  au  général  de  pointer  la  pièce  lui-même.  Cette  réponse  fut  agréable  à 
tout  le  monde.  »  —  «  Il  y  a  beaucoup  de  traitres  parmi  nous;  nous  en  avons 
reconnu  un  hier  sur  le  pont  d'Aranda  de  Duero  et  nous  l'avons  criblé  de 
coups  de  poignard...  n 

(1)  Dautancourt,  Notice  historique  sur  le  régiment  de  chevau-légers  polo-' 
nais. 

(2)  Dépôt  de  la  guerre  à  Madrid. 

(3)  Dans  deux  lettres   écrites  à  la  même  heure,  il   disait  20,000  hommes 
(au  maréchal  Lefebvre),  25,000  hommes  (au  maréchal  Victor). 


368  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

les    Espagnols    «  infâme    canaille  fanfaronne  » ,    mais    «  un 
triomphe  sur  le  parti  anglais  »   (1). 

De  sa  personne  il  arrivait  promptement  à  Burgos  et  fai- 
sait continuer  la  poursuite  avec  tout  ce  qui  restait  de  cava- 
lerie. Contre  Tarmée  de  Galice  (sa  crainte  était  de  la  voir, 
échapper  à  Victor)  il  s'apprêtait  à  envoyer  sur  l'heure  le  corps 
du  maréchal  Soult,  ce  même  jour  où  la  victoire  d'Espinosa 
réaUsait,  sans  qu'il  le  sût  encore,  l'impatience  de  son  désir. 
11  trouvait  dans  la  ville  des  magasins  de  vivres  de  toute  espèce, 
si  bien  qu'il  déclarait  n'avoir  «  jamais  vu  l'armée  si  bien 
nourrie  »  (2)  Situation  heureuse  qui  enlève  toute  excuse  à 
l'injustifiable  ravage  qu'un  de  ceux  qui  le  virent  de  leurs  yeux 
décrit  ainsi  : 

Les  maisons  presque  toutes  désertes  et  pillées,  les  meubles 
brisés  et  épars  en  morceaux  dans  la  fanye;  un  quartier  en  feu; 
une  soldatesque  effrénée  enfonçant  les  portes,  les  fenêtres,  bri- 
sant tout,  consommant  peu,  détruisant  beaucoup;  les  églises  dé- 
pouillées ;  les  rues  encombrées  de  morts  et  de  mourants;  toutes 
les  horreurs  d'un  assaut,  quoique  la  ville  ne  se  soit  pas  défendue  ! 
La  cathédrale,  un  des  plus  beaux  monuments  de  l'architecture 
gothique,  ne  fut  épargnée  que  par  la  précaution  de  tenir  les 
portes  fermées.  Mais,  la  Chartreuse  et  les  principaux  couvents 
avaient  été  saccagés.  Le  monastère  de  las  Huelgas,  le  plus  riche  et 
le  plus  noble  couvent  de  femmes  de  la  vieille  Castille,  était  converti 
en  écuries;  les  tombeaux  que  renfermaient  l'église  et  le  cloître 
avaient  été  ouverts,  pour  découvrir  les  trésors  que  l'avidité  y  sup- 
posait cachés,  et  les  cadavres  des  femmes  qu'ils  renfermaient, 
traînés  dans  la  poussière,  étaient  abandonnés  sur  le  pavé  couvert 
d'ossements  et  de  lambeaux  de  linceuls  (3). 

(1)  «  Il  est  nécessaire  de  mettre  beaucoup  d'affectation  dans  les  réjouis- 
sances, tant  pour  nos  troupes  que  pour  l'Angleterre  et  les  Espagnols  même.  » 
Berthier  à  Gouvion  Saint-Cyr,  21  novembre  1808. 

(2)  L'Empereur  au  général  Dejean,  11  novembre.  —  «  Je  n'ai  point  besoin 
de  vivres  :  je  suis  dans  l'abondance  de  tout.  »  Idem,  12  novembre. 

(3)  MiOT  DE  Melito,  Mémoires,  t.  III,  p.  36.  —  On  trouve  un  tableau 
identique  dans  le  Journal  des  catnpagnes  du  baron  Percv,  p.  407. 


NAPOLEOxN    EN    ESPAGNE  369 

Josepli  qui  suivait  à  distance,  ulcéré  «de  se  traîner  comme 
un  roi  fainéant  »  dans  les  fourgons  de  l'armée,  «  sans  avoir 
l'autorité  d'un  sous-lieutenant»  ,  arrivé  mélancoliquement  au 
milieu  du  désordre,  refusa  de  se  prêter  aux  vues  de  l'Em- 
pereur qui  prétendait  lui  imposer  une  entrée  triomphale. 

Se  sentant  ou  voulant  avoir  les  coudées  franches,  celui-ci 
affecta  dès  lors  de  faire  payer  par  le  butin  les  »  frais  de  la 
guerre  » .  Il  en  donna  un  premier  et  éclatant  exemple  :  un 
décret  impérial  déclara  «traîtres  aux  deux  couronnes»  les  ducs 
de  rinfanlado,  de  Hijar,  de  Médina  Cœli,  d'Ossuna,  le  marquis 
de  Santa  Cruz,  les  comtes  de  Fernan  Nunez  et  d'Altamira,  le 
prince  de  Castel  Franco,  don  Pedro  de  Gevallos  et  l'évéque 
de  Santander.  S'ils  sont  pris,  on  les  fusillera;  leurs  biens 
demeurent  séquestrés  en  France,  en  Espagne,  en  Hollande, 
en  Italie,  à  Naples,  dans  les  États  de  l'Église.  Et  comme  appli- 
cation immédiate,  les  cargaisons  de  laine  de  leurs  troupeaux 
trouvées  à  Burgos  sont  saisies.  Dix  à  douze  millions  de  ces 
laines  confisquées  partirent  pour  Bayonne,  où  désormais  une 
commission  fonctionnera  régulièrement  pour  la  vente  de 
semblables  prises. 

L'Empereur  demeura  pendant  dix  jours  occupé  avec  vigi- 
lance des  moindres  détails,  veillant  jusqu'au  dépouillement 
des  4,000  lettres  privées  que  Soult  avait  interceptées  et 
envoyées  au  major  général.  Son  esprit  d'ordre  souffrait  des 
rapports  quotidiens  qui  lui  étaient  faits  sur  l'indiscipline 
impudente  des  vainqueurs  et  les  méfaits  du  pillage  (1);  il 
aurait  voulu  qu'après  avoir  excité  l'émoi,  le  passage  de  son 


(1)  «  Miranda,  ville  à  peu  près  déserte,  pillée  le  11;  dès  lors  le  pillage 
n'a  presque  pas  discontinué;  très  peu  d'habitants  ont  rejoint  leurs  foyers.  » 
(Général  Lacoste  à  l'Empereur,  15  novembre  1808.)  —  «  Logroiio,  pillé; 
la  désertion  des  habitants  a  prolongé  le  pillage  oià  l'on  a  perdu  de  grandes 
ressources  de  subsistance.  »  {Idem,  17  novembre.)  —  «  Belorado,  habitants 
bien  disposés;  ils  ont  souffert  du  passage  des  troupes,  mais  n'ont  pas  été 
pilles.  »    (Général  Durosnel  à  Bertliier,  18  novembre.) 

24 


870  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

armée  inspirât  aussitôt  la  confiance  :  il  multipliait  les  défenses 
et  punissait  les  maraudeurs  (1),  quoique  dans  la  pratique  il 
sût  fermer  assez  volontiers  les  yeux  sur  les  peccadilles  du 
soldat;  il  alimentait  ainsi  l'enthousiasme  et  ne  dédaignait  pas 
d'y  rencontrer  la  popularité.  Il  réservait  la  dureté  pour  les 
chefs  qu'il  voulait  toujours  tenir  en  haleine  plus  haut  il  les 
avait  placés;  il  demeure  avare  d'éloges  à  ce  point  de  ne 
trouver  rien  de  plus  chaleureux  à  écrire  au  maréchal  Lannes 
qui  vient  de  culbuter  30,000  Espagnols,  que  :  «  Je  vous  en 
fais  mon  compliment.  »  Au  contraire  il  est  tout  démonstratif 
quand  il  annonce  aux  autres  maréchaux  ce  fait  d'armes  propre 
à  exciter  l'émulation. 

Si  la  correspondance  de  l'Empereur  révèle  bien  l'étendue, 
la  vivacité  et  la  sécheresse  de  son  génie,  les  lettres  des  géné- 
raux, à  leur  tour,  demeurent,  dans  leurs  tons  si  variés,  révé- 
latrices des  caractères  et  des  talents  :  Berthier,  calme,  imper- 
turbable, gourmé,  garde  l'assurance  un  peu  hautaine  de 
porte-parole  du  maître  infaillible;  —  Soult  apparaît  comme  le 
premier  de  ces  hommes  de  guerre,  fort  au-dessus  de  tous  ses 
collègues,  avec  des  idées,  de  la  précision,  des  plans,  une 
tête  organisée,  sachant  voir,  vouloir,  pouvoir;  —  de  Bessières 
les  billets  sont  courts,  froids,  un  peu  ternes,  sans  verbiage; 
—  Lefebvre  demeure  dans  les  banalités  vulgaires,  bon- 
homme discoureur  etplaignard;  —  Victor  est  bref,  réservé, 


(1)  H  L'Empereur  est  très  mécontent  de  la  conduite  de  la  division  Beau- 
mont  et  de  la  division  Latour-Maubourg,  sous  le  rapport  de  la  discipline  et 
du  pillage...  S.  M.  ayant  particulièrement  à  se  plaindre  du  générai  Camba- 
cérès,  lui  ôte  le  commandement  de  sa  brigade.  »  (Berthier  à  Bessicres,  17  no- 
vembre 1808.)  —  «  Il  faut  mettre  le  séquestre  à  Santander  pour  éviter  le 
pillage  et  le  désordre.  »  (Berthier  à  Soult,  17  novembre.)  —  Ordre  au  com- 
mandant de  Miranda  «défaire  fusiller  sur  place  le  premier  soldat  qui  pille.  » 
(L'Empereur  à  Berthier,  17  novembre.)  —  «  Vous  ménagerez  le  pays  et  les 
habitants  et  vous  empêcherez  toute  espèce  de  pillage.  S.  M.  vous  rend  res- 
ponsable de  la  moindre  indiscipline.  »  (Berthier  iu  général  Dijeon,  19  no- 
vembre.) 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  371 

ne  se  perd  pas  en  paroles  et  ne  répond  pas  aux  choses  qui 
l'embarrassent.  —  Ney,  clair,  précis,  sans  montrer  son  ardeur 
secrète,  discute  avec  calme,  même  les  reproches,  et  parle 
sans  émoi.  —  Moncey  est  lourd,  il  récrimine,  gémit,  et  ce 
gendarme  larmoyant  comprend  peu  s'il  promet  beaucoup. 
—  Lasalle  ne  possède  pas  seulement  la  vivacité  d'un  officier 
jeune,  audacieux,  il  apporte  des  faits,  sa  précision  est  correcte, 
son  coup  d'œil  prompt,  et  il  agit.  — Au  contraire  son  collègue 
de  la  cavalerie,  Milhaud,  trop  verbeux,  trop  long,  explique 
des  inutilités,  dit  compendieusement  tout  ce  qu'il  fera  d'ad- 
mirable, et  le  lendemain  demeure  en  retard.  —  Le  général 
Lacoste  envoie  des  rapports  courts,  méthodiques,  exempts 
de  phrases. 

Et  Napoléon  aime  cela, il  est  avide  de  renseignements  bien 
nets,  car  il  guette  les  nouvelles,  demeurant  plein  d'incerti- 
tude sur  les  positions  exactes  de  l'ennemi.  La  présence  éven- 
tuelle des  Anglais  l'attire  et  l'inquiète,  il  ne  veut  pas  s'en- 
foncer dans  la  péninsule,  où  cependant  il  brûle  d'avancer, 
avant  d'avoir  nettoyé  tout  à  fait  le  nord  de  l'Espagne,  la  vallée 
de  l'Ebre  et  le  bord  de  l'Océan.  C'est  pour  cela,  qu'avant  de 
connaître  la  victoire  d'Espinosa,  il  a  fait  partir,  à  la  rencontre 
de  Blake,  le  duc  de  Dalmatie,  comme  son  meilleur  lieute- 
nant. Soult  a  trouvé  évacuée  la  ville  de  Reinosa  où  il  s'em- 
pare d'approvisionnements  nombreux  :  35  canons,  1 ,500  fusils 
de  fabrication  anglaise,  des  munitions,  du  plomb,  des  draps, 
des  toiles,  du  blé,  des  fromages,  de  l'eau-de-vie;  il  arrive  à 
Santander  d'où  l'évéque,  les  couvents,  les  riches  habitants 
ont  fui,  plusieurs  embarqués  pour  l'Amérique;  et  dans  le 
port  il  capture  un  brick  anglais  qu'il  va  utiliser  pour  ses  com- 
munications par  mer  avec  Bayonne  et  Saint-Jean-de-Luz.  — 
Enfin,  le  19  novembre,  la  brigade  Sarrut,  tête  de  la  division 
Mouton,  en  avant  de  San  Vicente  de  la  Braguera,  rencontre 
l'ennemi    :  débris   débandés  de  l'armée  de  Blake,  qui  avec 


3"32  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

les  Asturiens  du  général  Llano-Ponte  forment  encore  une 
troupe  de  10,000  baïonneltes  ;  ils  sont  refoulés  dans  une 
gorge,  culbutés  sur  le  pont,  et  à  leur  poursuite  s'acharnent  les 
cavaliers  du  colonel  Tascher  de  la  Pagerie.  Les  Espagnols 
errent  vers  Oviedo,  sans  ressources  dans  leur  propre  pays;  la 
Junte  suprême  destitue  Llano  et  le  remplace  par  Balesteros; 
Blake  démissionne  et  La  Romana  lui  succède.  C'est  ce  dernier 
qui,  à  la  fin  de  novembre,  autour  de  la  petite  ville  de  Léon, 
rassemblera  ces  bataillons  désemparés.  Pendant  ce  même 
temps,  le  maréchal  Soult,  parfaitement  ravitaillé  par  son 
propre  butin,  ne  se  contente  pas  d'envoyer  ces  bonnes  nou- 
velles à  l'Empereur,  il  propose  d'agir  dans  les  Asturies  et  la 
Galice,  quinze  jours  lui  suffiront  pour  achever  cette  conquête 
qui  le  conduira  dans  le  pays  de  Léon;  ainsi  il  fermera  la 
Corogne  aux  vaisseaux  des  Anglais  et  rejettera  leurs  troupes 
de  terre  sur  le  Portugal.  «  Il  supplie  S.  M.  de  l'honorer 
de  ses  ordres  et  de  pardonner  la  digression  peut-être  indis- 
crète mais  qu'un  zèle  ardent  pour  son  glorieux  service  a 
dictée  (1).  » 

Avant  que  tout  ceci  lui  soit  connu,  —  à  cause  des  dis- 
tances, —  Napoléon,  qui  veut  des  renseignements  à  tout 
prix  (2),  épie  l'occasion  de  la  manœuvre  savante  qui  lui  per- 
mettra d'obtenir  d'un  seul  coup  de  grands  résultats.  Il  peut 
mettre  en  ligne  120,000  combattants,  mais  il  ne  saurait  en 
réunir  plus  de  40,000  à  la  fois,  dis{)ersés  qu'ils  sont  sur  un 
territoire  énorme;  avec  un  théâtre  d'opérations  aussi  vaste, 
les  corps  marchent  un  peu  dans  l'inconnu.  Il  agit  donc  avec 
circonspection;  il  songe  beaucoup  aux  Anglais  et  envoie  une 
grosse  cavalerie  en  reconnaissance,  très  loin,  bien  au  delà  de 

(1)  Soult  à  l'Empereur,  24  novembre  1808. 

(2)  tt  Donnez  trois  napoléons  si  vos  exprès  font  deux  lieues  à  l'heure; 
donnez-en  dix,  s'ils  en  font  trois.  Vous  serez  remboursé  de  tout  l'argent  que 
TOUS  êtes  autorisé  à  débourser.  »  —  Bertbier  au  général  Durosnel,  19  no- 
vembre. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  373 

Valladolid;  il  se  préoccupe  de  sa  gauche,  où  Gaslanos  est 
immobile  depuis  plusieurs  semaines,  et  il  voudrait  rempôcher 
de  filer  sur  Madrid.  Dans  ce  but,  qui  devient  son  obiccllf 
principal,  il  a  mis  Moncey  et  Ney  sous  le  commandement  de 
Lannes,  pour  envelopper  et  anéantir  cette  armée  d'Anda- 
lousie. La  rencontre  va  être  glorieuse  pour  nos  armes;  cepen- 
dant elle  n'obtiendra  pas  cet  écrasement  que  l'Empereur 
avait  souhaité.  Le  choc  eut  lieu  par  surprise,  le  23  novembre, 
aux  bords  de  l'Ebre,  à  Tudèle.  Nos  généraux  Maurice- 
Mathieu,  Morlot,  Musnier  attaquèrent  en  colonnes  serrées 
par  divisions,  précédées  de  compagnies  de  voltigeurs  en  ordre 
dispersé  dans  des  plantations  d'oliviers  (l)  ;  les  Aragonais 
de  San  March  résistèrent  avec  énergie  et  leur  défense  fut 
vigoureuse,  mais  vers  le  milieu  de  l'après-midi  la  droite  espa- 
gnole fut  enfoncée  et  les  chasseurs  de  Lefebvre-Desnouëltes 
changèrent  le  fléchissement  en  déroute;  les  Andalous  de  la 
Pena,  sans  énergie  malgré  leurs  souvenirs  de  Baylen,  furent 
repoussés  par  le  général  Lagrange;  cette  seconde  phase  du 
combat  décida  de  la  pleine  défaite,  sans  qu'on  ait  vu  appa- 
raître la  cavalerie  espagnole  et  qu'avant,  pendant,  après  la 
bataille  personne  ait  pu  dire  où  elle  se  trouvait!  —  Castanos 
avait  été  amené  à  cette  catastrophe  presque  malgré  lui.  Pen- 
dant qu'il  voulait  élargir  le  mouvement  de  résistance  et  atta- 
quer le  maréchal  Moncey,  il  demeurait  depuis  un  mois  en 
désaccord  avec  José  Palafox,  qui,  soucieux  exclusivement  de 
défendre  l'Aragon  pour  protéger  Saragosse,  s'entêtait  à  son 
plan  puéril  de  couper  la  retraite  à  l'armée  française  du  côté 
de  Pampelune  (2).  De  là,  entre  les  différentes  unités  espa- 
gnoles des  déplacements,  des  marches,  des  hésitations,  des 

(1)  Journal  du  colonel  Graham. 

Çl)  La  confusion  s'augmentait  de  ce  que  le  représentant  de  la  Junte 
suprême  auprès  de  Castanos  se  trouvait  être  don  Francisco  Palafox,  l'aîné 
de  don  José,  gouverneuF  général  d'Aragon,  et  qu'il  épousait  trop  facilement 
l'opinion  de  son  frère. 


374  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

lenteurs,  la  désorganisation,  l'incohérence.  José  Palafox 
était  jaloux  des  vieux  généraux,  en  particulier  de  Tétat-major 
de  Gastaîios,  qu'il  appelait  :  «  les  beaux  messieurs  de  notre 
armée  »  ;  et  pour  leur  bien  manifester  son  mécontentement 
il  les  avait  quittés  avec  un  à-propos  douteux  le  matin  de  la 
bataille  de  Tudèle. 

Trois  mille  hommes  tués  ou  blessés,  autant  de  prisonniers, 
2  drapeaux,  26  canons  pris,  indiquent  l'étendue  d'un  désastre 
qui  impressionnait  le  maréchal  Lannes  lui-même  :  «  Depuis 
que  j'ai  fait  la  guerre,  je  n'ai  pas  vu  une  déroute  aussi  com- 
plète (1).  »  Dans  cette  fuite,  il  y  eut  un  affolement  qui  fait 
songer  aux  moulins  à  vent  de  don  Quichotte,  puisque  la  cha- 
pelle de  Taragona,  pleine  de  poudre,  ayant  sauté,  les  carabi- 
niers royaux,  au  milieu  de  la  nuit,  attaquèrent  l'épée  à  la 
main  le  bâtiment  en  flammes,  croyant  lutter  contre  des  artil- 
leurs français.  Au  bout  de  quarante-huit  heures,  Gastanos 
put  à  Galatayud  reformer  un  peu  ses  fuyards;  tous  ces  gens 
criaient  à  la  trahison  et  il  lui  fallut  passer  une  revue  en  per- 
sonne pour  leur  démontrer  par  sa  présence  qu'il  n'avait  pas 
déserté.  La  Junte  suprême  était  obligée  de  sacrifier  les  géné- 
raux malheureux;  elle  infligea  au  vaincu  de  Tudèle  une  des- 
titution déguisée  en  le  rappelant,  avec  des  honneurs,  à  Aran- 
juez  (2).  A  la  même  heure  le  vainqueur,  malade  au  point  de 
ne  pouvoir  se  tenir  à  cheval,  transmettait  son  comman- 
dement au  maréchal  Moncey;  celui-ci  avait  pour  objectif  de 
prendre  Saragosse  et  recevait  de  l'Empereur  les  bases  conci- 
liantes de  cette  capture  désirée  :  «  Pardon  et  oubli  du  passé, 
respect  des  propriétés  particulières,  des  biens  d'Église  (3).  » 
Son  collègue,  le  maréchal  Ney,  que  Lannes  avait  oublié  de 


(1)  Lannes  à  l'Empereur,  23  novembre  1808. 

(2)  La  Pena  lui  succéda,  et  Venegas,  ayant  arrêté  à  Bubierca  (29  novembre) 
]a  poursuite  du  général  Lagrange,  redescendait  à  Guadalaxara. 

(3j  Bertbier  à  Moncey,  27  novembre  1808. 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  375 

prévenir  de  sa  victoire,  et  qui  se  morfondait  à  Soria,  allait 
«  poursuivre  vivement  Tépée  dans  les  reins,  telle  direction 
qu'il  puisse  prendre  » ,  Castanos,  à  qui  deux  jours  d'avance 
permirent  d'échapper  et  de  se  cantonner  à  Guadalaxara, 
proche  Madrid.  — Ainsi  s'évadait  de  la  vallée  de  l'Ebre  cette 
armée  d'Andalousie  qui  avait  préoccupé  Napoléon,  mais  en 
trompant  son  dessein  (1). 

Maintenant  que  les  troupes  espagnoles  avaient  disparu 
loin  dans  le  sud,  il  ne  tarda  plus  à  courir  vers  la  capitale. 
Burgos  lui  demeura  comme  une  place  d'armes,  centre  de 
ravitaillement  sur  la  route  de  France;  il  laissa  le  général 
Mathieu  Dumas  présider  à  cette  organisation,  il  nomma  gou- 
verneur le  général  Darmagnac,  afin  d'y  préparer  éventuelle- 
ment la  résistance  de  3  ou  4,000  hommes  pendant  trois  ou 
quatre  mois;  d'un  geste  il  convia  son  frère  Joseph  à  le  suivre, 
sans  lui  permettre  toutefois  de  rapprocher  les  distances;  et 
prenant  en  main  les  6,000  soldats  de  sa  garde,  encadré  des 
20,000  combattants  du  corps  entier  de  Victor  descendu  de  la 
Biscaye,  il  décida  le  départ  sur  deux  routes  parallèles  :  celle 
de  Ségovie  et  de  Somo  Sierra;  par  la  première  marcherait 
Lefebvre,  précédé  de  tous  les  dragons  de  Milhaud;  par  la 
seconde,  l'Empereur  s'avancerait  en  personne.  11  quitta  donc 
Burgos  le  matin  du  23  novembre./  Le  soir  il  établissait  le 
grand  quartier  impérial  à  Aranda. 


II 


Dans  cette  petite  ville  aux  maisons  mal  bâties  sur  des  rues 
tortueuses,  il  demeura  une  semaine.  Là,  il  calcula  les  effets 

(1)    «  Le  ])ut  du  mouvement  de   l'Empereur  est  d'empêcher  Castanos  de 
pouvoir  se  replier  sur  Madrid,  n  Berthier  à  Gouvion  Saint-Cyr,  25  novembre. 


376  L'ESPAGKE   ET    NAPOLEON 

de  la  victoire  de  Tudèle,  regretta  la  maladie  et  la  fatigue  de 
Lannes,  précisa  à  Moncey  ses  intentions  sur  Saragosse, 
s'impatienta  de  ce  que  Ney  n'exécutait  par  ses  ordres  avant 
de  les  avoir  reçus.  Il  apprit  comment  les  Espagnols,  avec  la 
garnison  de  Madrid,  des  régiments  en  formation  et  les  dé- 
bris des  troupes  de  Belveder,  aggloméraient  tant  bien  que 
mal,  sous  le  nom  «  d'Armée  de  réserve  entre  Madrid  et  les 
cols  » ,  une  vingtaine  de  mille  hommes  répartis  :  la  moitié 
à  Somo  Sierra,  3,000  à  Ségovie,  4,000  à  Madrid  même; 
il  se  réjouit  de  savoir  qu'ils  seraient  dirigés,  à  distance,  par 
un  triumvirat  militaire  :  Gastelar,  Morla,  Eguia,  car  cette 
preuve  d'anarchie  dans  le  commandement  lui  donnait  beau 
jeu. 

Alors  il  confia  à  Savary  deux  régiments  de  fusiliers  de  la 
garde  et  quelques  canons  pour  pousser  une  reconnaissance. 
Celui-ci  s'approcha  au  pied  de  la  montagne,  iusqu'au  bourg 
de  Sepulveda.  Il  y  avait  là  des  troupes  régulières,  des  paysans 
armés,  six  bouches  à  feu  et  un  parti  de  cavalerie.  Savary  se 
flatta  d'enlever  la  nuit  un  cantonnement  «  mal  gardé  » ,  et  dès 
le  lendemain  d'occuper  Somo  Sierra;  il  croyait  à  la  facilité 
du  passage,  selon  l'opinion  accréditée  autour  de  l'Empereur. 
Une  surprise,  une  escalade,  les  ténèbres,  le  duc  de  Rovigo 
se  sentait  dans  son  élément,  mais  l'assaut  d'une  position 
militaire  n'est  pas  une  opération  de  gendarmerie.  La  fusil- 
lade des  Espagnols  embusqués  l'accueillit  avant  le  petit 
jour;  troublé,  il  se  contenta  de  capturer  quelques  isolés, 
de  ramener  ses  propres  blessés  (l)  et  »  renonça  très  sagement 
à  enlever  la  ville  » .  Humilié  cependant  d'avoir  été  obligé 
de  reculer  avec  des  troupes  de  la  garde  impériale,  ce  qui 
faisait  pousser  des  hourras  aux  Espagnols,  il  demanda  au 
général  Lapisse  de  le  rejoindre  avec  toute  sa  division  pour 

(1)  Une  trentaine.  Mémoires  de  Larrcy,  t.  III,  p.  248, 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  377 


une  revanche  contre  ces  insolents,  et  en  même  temps  il  écri- 
vait des  fanfaronnades  au  major  général  (I).  L'Empereur, 
qui  sans  doute  avait  voulu  donner  à  bon  compte  un  peu  de 
lustre  guerrier  au  blason  de  ce  nouveau  duc,  ne  pensa  pas 
conduire  plus  loin  l'aventure  :  il  lui  fit  dire  par  Berthier  que 
0  sa  reconnaissance  avait  rempli  le  but  qu'il  désirait  »  et  qu'il 
le  priait  de  remettre  l'épée  au  fourreau,  »  l'intention  de 
S.  M.  n'étant  pas  que  les  soldats  de  la  garde  fassent  l'avant- 
garde  »   (2). 

C'est  resté  un  problème  (et  chacun  des  historiens  des  deux 
camps  l'a  voulu  résoudre  à  son  avantage)  de  savoir  si  Savary 
s'arrêta  ou  fut  arrêté  :  3,000  hommes  qu'il  commandait  et 
l'engagement  qui  dura  quatre  heures  sont  bien  du  monde  et 
beaucoup  de  temps  pour  appeler  une  simple  escarmouche  ce 
véritable  combat.  Par  contre,  le  régiment  d'Alcantara,  qui 
accusa  une  perte  de  60  hommes  et  de  6  officiers,  aurait 
vraiment  à  peu  de  frais  payé  l'honneur  d'arrêter  l'armée 
française.  Enfin  il  demeure  à  la  fois  avéré  et  incompréhen- 
sible que  le  lendemain  soir,  dans  la  nuit  du  29  au  30,  les 
Espagnols,  les  «  vainqueurs  »  ,  délogèrent  en  silence,  préci- 
pitamment, sans  cause,  sans  une  action  nouvelle  de  notre 
part,  pour  aller,  non  à  Somo  Sierra  où  leur  présence  était 
utile,  mais  à  Ségovie  où  ils  n'avaient  que  faire;  ce  départ 
en  mauvais  ordre  n'est  pas  le  fait  de  gens  victorieux,  ni  l'in- 
dice de  ce  mâle  courage  ayant  assuré  le  succès  de  la  veille  et 
illustré  de  si  récents  lauriers.  Les  patrouilleurs  de  Lasalle 
s'aperçurent  de  cet  abandon  inopiné  de  Sepulveda,  et  l'on 
courut  avertir  l'Empereur,  Son  monde  s'était  reposé  pendant 
la  journée,  il  ordonna  de  partir  sur  Somo  Sierra.  Lui-même 


(1)  «  Je  regarde  cette  opération  comme  infai!lil)le  »,  28  novembre,  7  heures 
soir. 

(2)  Les  Mémoires   du   duc  de  Rovigo,   avec   une  discre'tion  intempestive, 
ne  disent  mot  de  l'affaire  de  Sepulveda. 


378  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

de  très  bonne  heure  le  30  novembre,  avec  ses  escadrons  de 
suite,  était  en  selle. 

Il  réveille,  en  traversant  les  premiers  cantonnements,  les 
officiers  endormis  dans  leurs  manteaux,  et  se  mêle  aux  batail- 
lons qui  marchent  bon  pas  vers  la  montagne.  — Cette  chaîne, 
sorte  d'épine  dorsale  de  l'Espagne,  s'élève  entre  les  plateaux 
des  deux  Castilles  et  sépare  le  Tage  du  Duero;  le  puerio,  le 
passage,  esta  1,500  mètres  d'altitude;  on  y  accède  par  une 
route  carrossable  bien  entretenue,  à  travers  un  pays  stérile  et 
désert,  au  milieu  de  croupes  arides  et  pierreuses;  la  montée 
commence  à  la  Fenïa  de  Juanilla;  le  versant  nord  est  un  défilé 
de  cinq  kilomètres  où  coule,  dans  la  direction  de  Sepulveda, 
le  ruisseau  du  Duraton,  resserré  entre  deux  collines  de 
rochers  :  le  Barrancal  et  la  Cebollera.  Des  piliers  de  maçon- 
nerie jalonnent  le  chemin  tournant  au  bord  du  torrent  que 
l'on  traverse  sur  un  petit  pont  vers  le  milieu  du  parcours.  Par 
ces  lacets  on  parvient  en  haut  du  col  qui  s'ouvre  moins  étroit 
sur  l'autre  versant  en  une  pente  plus  douce,  celle  qui  descend 
vers  Madrid.  A  la  coupure  de  la  gorge  un  ermitage,  et  dans 
l'enfoncement  du  plateau  une  centaine  de  maisons  d'un 
méchant  village  de  bergers. 

Les  Espagnols  estimaient  la  position  inexpugnable  :  ils 
avaientréuni  là  8  à  9,000  hommes  avec  un  soldat  de  cœurdon 
Benito  San  Juan,  maréchal  de  camp  et  inspecteur  général  de 
cavalerie  ;  les  bataillons  étaient  placés  en  échelons  siir  les 
deux  flancs  de  la  montagne;  à  chacun  des  trois  coudes  de  la 
roule,  barrant  la  chaussée,  quatre  pièces  de  canon  qui  bat- 
taient le  terrain  sur  toute  la  longueur  de  ces  positions  suc- 
cessives, et  en  haut,  enfilant  la  dernière  montée,  près  de  la 
chapelle  crénelée,  une  batterie  protégée  par  des  parapets  et 
des  embrasures.  A  droite  et  à  gauche,  au-dessous  des  crêtes, 
des  tirailleurs  surveillaient  l'entonnoir  qu'il  s'agissait  pour 
nous  de  gravir  contre  des  feux  de  face  et  de  flancs  par  des 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  379 

circuits  qui  ramènent  quatre  fois  sous  la  plongée  des  défen- 
seurs. 

Le  temps  était  nébuleux,  des  couches  de  brouillard  emplis- 
saient la  vallée,  enveloppaient  le  pied  de  la  montagne,  voi- 
laient la  pâle  lueur  d'un  soleil  de  novembre.  Le  commandant 
Lejeune,  parti  en  éclaireur  dans  cette  brume,  n'avait  rien 
pu  distinguerdes  positions  de  l'ennemi  bien  qu'il  s'en  fût  rap- 
prochési  près  qu'il  entendait  les  voix  de  leurs  sentinelles  (1). 
—  Notre  mouvement  s'exécutait  par  toute  la  division  Ruffin 
en  trois  colonnes  parallèles  :  à  droite  et  à  gauche,  gravissaient 
les  escarpements  du  Barrancal  et  de  la  Cebollera,  le  9°  d'in- 
fanterie légère  d'un  côté,  de  l'autre  le  24'  de  Hgiîe;  —  au 
centre,  marchant  sur  la  chaussée,  le  96^  Ce  dernier  corps, 
rencontrant  un  terrain  plus  aisé,  devança  les  troupes  qui 
auraient  dû  le  précéder  au  contraire.  Il  s'en  aperçut,  s'arrêta 
au  fond  de  la  vallée,  à  la  hauteur  du  petit  pont  où  le  général 
Sénarniont  accompagna  de  quelques  boulets  la  fusillade  qui 
crépitait  sur  les  collines.  La  force  du  soleil  de  midi  perçait 
le  brouillard  et  le  ciel  s'éclaircissait.  —  L'Empereur,  qui 
regardait  passer  son  monde  assis  sous  un  arbre  près  d'un  feu 
de  sarments,  avec  sa  lorgnette  examina  longuement  cette 
gorge  inaccessible,  et  s'impatientant  de  la  lenteur  des  attaques 
des  crêtes,  songea  à  tout  brusquer  en  fonçant  par  la  route 
de  la  vallée.  Il  envoya  le  colonel  Pire  pour  reconnaître;  celui- 
ci,  accueilli  par  la  mitraille  dès  qu'il  fut  en  vue,  laissa  à 
l'abri  d'un  mamelon  les  chasseurs  qui  l'accompagnaient  et 
revint  bientôt  avec  «  une  figure  un  peu  trop  effarée  »  et  une 
moue  significative  :  «  Impossible,  Sire.  —  Je  ne  connais  pas 
ce  mot-là!  »  cria  l'Empereur,  coupant  l'air  de  sa  cravache  et 

(1)  De  Valmy  à  Wagram,  p.  106  à  110.  ^-  Cet  excellent  témoin  a  fait 
mieux  que  de  nous  raconter  la  bataille,  il  nous  a  laissé  un  tableau  (au 
musée  de  Versailles)  qui  représente  l'action  de  Souio  Sierra  avec  une  réalité 
saisissante. 


380  L'ESPAGKE    ET    NAPOLEON 

foudroyant  du  regard  le  malavisé  qui  instinctivement  faisait 
un  mouvement  de  recul.  Puis,  par  bravade  de  la  fortune, 
pour  détruire  la  chance  de  l'insuccès  en  niant  l'évidence 
même,  demandant  l'impossible  aBn  que  personne  n'osât  dis- 
cuter l'invraisemblable,  il  voulut  comme  ajouter  à  la  diffi- 
culté qui  l'irritait  et  faire  exécuter  par  des  cavaliers  cette 
ascension  que  des  fantassins  ne  semblaient  pas  en  mesure 
d'entreprendre.  Se  tournant  vers  son  escorte  :  «  Enlevez-moi 
ça  au  galop!  »  —  Il  avait  auprès  de  lui,  comme  escadron 
de  service,  les  chevau-légers  polonais.  Il  les  avait  recrutés 
parmi  la  jeune  noblesse  de  Varsovie  et  leur  donnait  rang 
dans  sa  garde.  Sous  le  haut  plumet  de  leur  schapska  cra- 
moisi, dans  leur  veste  bleue  aux  aiguillettes  blanches,  ils  pré- 
sentaient un  coup  d'œil  élégant.  Ce  sont  cependant  des 
recrues  qui  à  travers  toute  l'Europe,  des  rives  de  la  Vistule 
au  bord  du  Duero,  ont  suivi,  en  chevaliers  fidèles,  le  héros 
qui  a  promis  la  délivrance  de  leur  patrie.  Cavaliers  magni- 
fiques depuis  l'enfance,  il  y  a  trois  mois  à  peine  qu'on  les  a 
mis  pour  la  première  fois  aux  manœuvres  réglementaires; 
beaucoup  n'ont  jamais  vu  l'ennemi;  mais  voici  l'heure  du 
baptême  du  feu.  Le  commandant  Kozietulski  a  dégainé.  «  Au 
trot!  "  —  Et  avant  que  la  raison  ait  permis  à  la  discipline  de 
scruter  l'ordre  insensé,  l'escadron  est  parti,  le  sabre  haut,  la 
tête  sur  l'encolure,  bien  en  selle  par  quatre  de  front;  la  che- 
vauchée s'élance  et  c'est  un  tourbillon  de  mort. 

Au  premier  défour  ils  reçoivent  le  salut  de  l'artillerie 
espagnole;  Kozietulski  s'affaisse;  ils  sautent  le  fossé,  tra- 
versent la  batterie;  à  la  suivante,  trois  lieutenants  tombent 
raides  morts;  sous  la  mitraille,  des  deux  côtés  du  chemin 
étroit,  chevaux  et  cavaliers  s'égrènent  et  jonchent  les  talus; 
dans  la  poussée,  les  rangs  se  serrent;  les  trompettes  perdent 
l'haleine,  mais  les  voix  hurlent  :  «  Vive  l'Empereur!  »  La 
pente  raide  qui  coupe  les  jarrets,  les  pierres  qui  roulent  sous 


NAPOLKOX    EN    ESPAGNE  381 

les  sabots,  les  boulets  qui  sifflent  sur  les  têtes,  le  torrent,  les 
fossés,  les  palissades,  les  canons,  rien  n'émeut,  rien  n'arrête, 
et  dans  un  hourra  triomphal  passant  comme  une  trombe,  ils 
sabrent  les  artilleurs,  percent  les  servants,  culbutent  les  cais- 
sons, arrachent  les  étendards  :  «  Vive  l'Empereur!  »  —  Ils 
ont  couvert  2,500  mètres;  la  charge  a  duré  sept  minutes. 

Arrivés  au  sommet  du  col,  un  seul  officier  demeure  in- 
demne, le  lieutenant  Niegolo\vski,  collet,  giberne,  schapska 
troués  par  les  balles;  avec  le  tronçon  de  sa  lame,  il  s'élance 
sur  cette  dernière  batterie,  un  boulet  abat  son  cheval  et  lui 
casse  la  cuisse,  il  tombe  désarçonné,  entouré  d'Espagnols, 
deux  coups  de  feu  l'atteignent  à  la  tête,  huit  coups  de  baïon- 
nette au  corps.  A  bon  droit,  il  pourra  dire  plus  tard  :  «  peu 
d'hommes  ont  vu  la  mort  de  plus  près  »  .  —  La  poussée  a  été 
si  rapide,  si  inattendue,  si  effrayante,  l'effet  communicatif  de 
la  démoralisation  si  profond,  que  les  Espagnols  retranchés 
derrière  leurs  pièces  s'enfuient  en  jetant  des  cris  de  détresse, 
oubliant  leur  nombre,  leur  position,  leur  devoir.  Les  vo- 
lontaires de  Madrid  se  croient  tournés  et  lâchent  pied;  en 
face  du  centre  qui  ploie,  les  ailes  s'effondrent;  sur  le  plateau 
les  Polonais  courent  en  vainqueurs.  —  Derrière  eux,  le  long 
de  cette  route  encombrée  de  débris,  mais  sans  recevoir  une 
balle,  le  reste  de  leurs  camarades,  puis  les  chasseurs  de  la 
garde  gravissent  lentement  les  pentes  que  l'éclair  de  l'hé- 
roïsme a  traversées  comme  la  foudre.  — Le  maréchal  Bessières 
monte,  s'approche  de  Niegolovvski  étendu  :  «  Monseigneur, 
je  me  meurs  (1);  mais  voici  les  canons  que  j'ai  pris;  dites 
cela  à  l'Empereur!  »  — L'Empereur  en  personne  arrive, 
l'œil  en  fête,  il  se  penche  et  dom.e  la  croix  d'honneur  à  celui 


(1)  11  survécut  à  ses  blessures,  fit  plus  lard  la  campagne  de  Russie  et  devint 
colonel.  Il  eut  toujours  à  cœur  de  rectilier  les  détails  de  cette  charge  de 
Soino  Sierra,  notamment  contre  le  récit  fantaisiste,  selon  lui,  qu'en  donnait 
M.  Thiers  dans  le  33'^  livre  du  Consulat  et  l'Empire. 


3S-2  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

qui  le  premier  et  le  plus  jeune  du  régiment  recevait  cette 
distinction  rêvée  (1). 

Ces  braves  ont  laissé  sur  leur  exploit  un  rayon  immortel. 
Formé  à  l'école  de  l'honneur,  le  dévouement  magnifique  de 
ces  fils  de  la  vieille  chevalerie  polonaise  brisa  la  résistance 
d'une  armée  entière  dans  un  poste  réputé  imprenable.  Ils  ont 
montré  une  fois  de  plus  ce  que  peut  une  troupe  qui  a  de  la 
race,  des  traditions  et  le  feu  sacré.  De  cette  poignée  d'hommes 
—  ils  n'étaient  pas  plus  de  150,  —  83  tombèrent,  tués  ou 
blessés  ;  tous  les  officiers  furent  atteints,  quatre  sur  huit  mou- 
rurent. Un  Français,  Philippe  de  Ségur,  officier  d'ordon- 
nance de  l'Empereur,  avait,  à  côté  d'eux,  chargé  «  en  ama- 
teur »  ;  il  reçut  cinq  blessures,  c'est  justice  de  le  nommer 
comme  ce  fut  justice,  après  l'avoir  fait  colonel,  de  l'envoyer, 
encore  tout  chancelant,  porter  à  l'Impératrice  les  drapeaux 
conquis. 

Cependant  nos  bataillons  arrivaient  à  leur  tour  et  débou- 
chaient sur  les  deux  flancs;  ils  avaient  perdu  moins  de 
cent  hommes  avec  cinq  officiers  seulement  blessés;  ils  ramas- 
saient canons,  fourgons,  200  caissons,  le  trésor  et  cinq  éten- 
dards. —  En  vain  le  général  San  Juan,  en  désespéré,  se  bat 
entouré  de  son  état-major;  blessé,  il  est  entraîné  vers  Ségovie, 
roulé  par  le  flot  de  ses  soldats  affolés  dans  la  fuite  honteuse, 
la  fuga  mas  vergonzosa.  Et  ces  misérables,  comme  pour  faire 
oublier  la  lâcheté  par  la  barbarie,  tournant  leurs  armes  contre 
leur  chef,  l'attachent  à  un  arbre,  l'assassinent  brutalement. 

Sur  le  revers  de  la  Sierra  la  poursuite  continue,  le  second 
escadron  des  chevau-légers,  les  chasseurs  de  Lefebvre-Des- 
nouëttes  dévalent  dans  la  plaine  et  leur  course  vertigineuse 
les  conduit,  à  la  tombée  du  jour,  dans  les  maisons  de  Bui- 

(1)  K  Puissent  beaucoup  de  jeunes  gens  avoir  un  pareil  jour  de  fête  !  « 
écrivait  quarante-cinq  ans  plus  tard,  dans  un  juste  orgueil,  André  Niego- 
lowski  encore  tout  ému  de  ces  souvenirs  du  30  novembre  1808. 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  383 

trago  où  les  habitants,  en  stupeur,  voient  entrer  au  plein 
galop  ces  Français  dont  les  ombres  gigantesques,  comme  une 
vision  fantastique,  se  profilent  au  clair  de  la  lune.  L'Empe- 
reur y  coucha  dès  le  soir  même.  Le  lendemain,  il  fait  rassem- 
bler le  régiment  des  Polonais,  se  porte  sur  le  front  des  esca- 
drons, annonce  qu'il  accorde  seize  étoiles  de  la  Légion,  huit 
à  la  troupe;  et  après  que  les  trompettes  ont  sonné  à  l'éten- 
dard, se  découvrant  :  «  Vous  êtes  dignes  de  ma  vieille  garde; 
je  vous  reconnais  pour  ma  plus  brave  cavalerie!  »  —  Quand 
les  troupes  en  marche  du  duc  de  Bellune  rencontrèrent  les 
chevau-légers,  les  officiers  firent  présenter  les  armes  à  ces 
vaillants  camarades;  les  hourras  éclatèrent  des  rangs  : 
Cl  Honneur  aux  braves!  »  —  Et  ceux-là  s'y  connaissaient. 

La  route  de  Madrid  était  ouverte.  Sagement,  l'Empereur 
voulait  encore  qu'elle  fût  assurée.  Il  n'avait  aucune  nouvelle 
précise  des  Anglais  ni  des  Espagnols  et  les  uns  ou  les  autres 
pouvaient  venir  barrer  le  chemin;  supposition  vraisemblable 
puisque  le  jour  de  Somo  Sierra,  comme  l'armée  française 
descendait  la  montagne  par  la  pente  du  midi,  les  Anglais  la 
traversaient  par  la  pente  du  nord  au  passage  de  Guadarrama, 
sans  se  douter  de  leur  voisinage  en  cet  étrange  chassé-croisé. 
—  Napoléon  se  fit  précéder  de  Bessières  au  village  de  San- 
Augustin  afin  de  pouvoir,  suivant  l'occurrence,  pousser  droit 
sur  la  capitale,  ou  tourner  à  gauche  sur  Guadalaxara  contre 
Castanos,  à  droite  contre  le  général  Hope,  vers  l'Escurial; 
dans  ces  diverses  directions  partirent  «  de  forts  détache- 
ments commandés  par  des  officiers  intelligents  » .  Puis, 
comme  arrivaient  très  à  propos  les  rapports  des  maréchaux 
Moncey  et  Ney  sur  leurs  dernières  opérations,  tranquillisée, 
à  l'abri  d'un  immense  parti  de  cavaliers  qui  allèrent  sabrer 
jusqu'aux  portes  de  Madrid,  S.  M.,  parut,  le  2  décembre, 
dans  l'après-midi,   sur  les  hauteurs  de  Chamarlin  d'où  l'on 


S84  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

découvrait  la  ville.  C'était  un  anniversaire  heureux  :  le  sacre 
et  Austerlitz.  Les  Polonais  en  témoignèrent  leur  enthou- 
siasme par  des  cris  de  :  Vivat  César!  (1) 

On  envoya  sommer  l'ennemi;  ce  parlementaire,  le  com- 
mandant de  Soulages,  faillit  y  laisser  la  vie  :  à  grand'peine 
un  poste  des  gardes  wallonnes  parvint  à  le  dégager  de  la  popu- 
lace dont  l'irritation  voulait  massacrer  non  seulement  tout 
Français, mais  tout  Espagnol  qui  parlerait  de  se  rendre;  clans 
leur  virulence  ces  gens  en  guenilles  trouvaient  même  trop 
mince  le  rang  de  ce  cavalier  chamarré  d'or,  ils  prétendaient 
recevoir  la  visite  du  maréchal  Bessières  en  personne.  —  Et 
cependant  la  résistance  était-elle  possible? 

La  Junte  centrale  avait  quitté  la  capitale  le  30  novembre  et 
accepté  un  gîte  à  Aranjuez,  avant  de  courir  chercher  son  abri 
plus  loin  encore  à  Badajoz.  Un  «  conseil  de  défense  » ,  pré- 
sidé par  le  duc  de  l'Infanlado,  siégait  à  l'hôtel  des  Postes, 
au  centre  de  cette  agitation  de  la  Plaza  del  Sol,  la  véritable 
maîtresse  de  Madrid.  Le  marquis  de  Castelar,  Thomas  de 
Morla  y  représentaient  l'élément  militaire;  le  gouverneur 
don  Fernando  Vera,  le  corrégidor  don  Pedro  de  Mora,  des 
alcades,  des  intendants,  plusieurs  conseillers  de  Caslille, 
l'élément  civil;  cette  multitude  de  personnages  ne  donnait 
pas  à  la  réunion  une  grande  cohésion.  La  population  s'échauf- 
fait elle-même  aux  nouvelles  du  péril  :  dès  le  matin,  dans  les 
églises,  le  soir  encore  dans  les  théâtres,  les  colères  s'exci- 
taient :  ici  une  prédication  belliqueuse  suivie  de  litanies 
suppliantes,  là  une  scène  patriotique  couronnée  de  couplets 
provoquants;  dans  les  salles  del  Principe  ou  de  la  Crux  les 
timides  atteignaient  le  diapason  des  plus  militants  à  écouter 
le  Bomheo  de  Zaragoza  ou  les  Patriotes  d^ Aragon;  les  plus 
moroses  se  déridaient  à  ouïr  la  Fin  de  Napoladron,  «  sermon 

(i)  I^orices  bixoriques  du  général  Dautancourt. 


NAPOLÉON    EN    ESPaONE  383 

prêché  dans  la  cathédrale  de  Logrono  par  le  nouveau  prédi- 
cateur Joseph  ex-roi  de  Naples,  roi  d'Espagne  en  rêve  »  ;  ou 
encore  à  entendre  le  Napoléon  rabiando,  «  tragédie  burlesque  » 
dont  la  scène,  disait  l'auteur,  «  devrait  être  aux  enfers,  mais 
pour  le  moment  est  située  dans  le  cabinet  du  palais  de 
Bayonne  » .  De  main  en  main  on  se  passait  les  numéros 
du  Semanario  patriotico;  jamais  telle  affluence  dans  la  rue 
des  Coquilios  et  sur  la  petite  place  Santo  Domingo,  au  seuil 
des  boutiques  des  libraires  où  péroraient  les  généraux  en 
chambre.  Pas  une  senora  qui  eût  osé  refuser  son  nom  à 
la  nouvelle  confrérie  Congregacion  de  lavado  y  cosido  (du 
lavé  et  du  cousu),  sorte  d'ouvroir  pour  coudre  le  linge  des 
soldats  et  préparer  de  la  charpie. 

On  savait  bien  qu'on  n'était  protégé  que  par  des  murs 
crénelés  à  la  hâte  et  aux  principales  portes  {Recoletos,  Santa 
Bai'bara,  Alcala)  des  levées  de  terre  garnies  de  canons,  une 
trentaine  en  tout.  Mais  on  s'animait  à  se  heurter  aux  bar- 
ricades, dans  les  rues,  au  travers  des  places,  en  face  des 
églises,  des  couvents  transformés  en  bastions.  Trois  ou  quatre 
cents  hommes  de  troupes  régulières,  venus  de  l'armée  du 
Centre  ou  restés  de  celle  d'Andalousie,  se  renforçaient  des 
volontaires  de  l'enrôlement  du  7  août  et  de  la  conscription 
toute  récente  du  23  novembre  (1).  Autour  d'eux  des  bandes 
de  paysans  ayant  fui  leurs  foyers,  toute  la  population  exallée 
des  faubourgs,  des  bourgeois  en  armes,  des  religieux  en 
prières,  des  femmes  qui  montaient  sur  leurs  balcons  des  pavés 
pour  les  jeter  à  la  tête  des  envahisseurs,  exaspérant  leurs  sen- 
timents de  leurs  propres  paroles  et  du  danger  prochain  de 
ceux  qu'elles  aimaient.  Plus  de  bonne  volonté  que  de  force, 


(1)  Elle  devait  comprendre  les  citoyens  de  seize  à  quarante  ans,  les  hidalgos 
de  Madrid,  les  tonsurés  sans  service  ecclésiatique,  les  chanoines  non  prêtres, 
les  novices  des  ordres  religieux,  les  docteurs  et  licenciés  «  sans  chaire  «  ,  les 
soldats  retraités,  les  fils  uniques  de  laboureurs. 

25 


386  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

beaucoup  de  bruit  surtout,  car  le  tocsin  résonnait  dans  les 
133  clocbers  de  Madrid  et  portait  au  loin,  sur  la  campagne, 
l'annonce  d'un  péril  qui  obligerait  bientôt  à  transformer  la 
sonnerie  d'alarme  en  glas  des  funérailles. 

La  foule,  par  là  même  qu'elle  est  la  foule  et  privée  de  rai- 
sonnement, n'est  jamais  intelligente,  rarement  elle  est  juste, 
souvent  elle  devient  cruelle.  Une  fois  de  plus  se  manifestait 
cet  état  d'âme.  Au  Prado,  on  distribuait  assez  confusément 
piques,  fusils  et  munitions,  transportés  au  risque  des  impru- 
dents qui  les  maniaient,  comme  il  advint  à  ceux  qui  furent 
mutilés  en  déchargeant  les  caissons  d'artillerie.  Des  cartouches 
se  trouvèrent  pleines  de  sable  et  non  de  poudre.  Qui  soup- 
çonner? Les  moines  qui  travaillaient  à  l'Arsenal?  Leur  robe 
non  moins  que  leur  intransigeance  les  mettait  au-dessus  de  la 
suspicion;  mais  le  cri  de  «  trahison  »  circulait;  le  nom  d'un 
des  officiers  municipaux  fut  prononcé  :  le  marquis  de  Péralès; 
—  on  dit  qu'une  femme  abandonnée  satisfaisait  ainsi  cruelle- 
ment sa  jalousie  et  sa  vengeance;  —  plus  l'accusation  est  vague 
mieux  elle  est  acceptée  ;  on  se  précipite  à  la  demeure  de  Pé- 
ralès; le  bruit  couvre  le  reste;  percé  de  coups  de  poignards, 
le  malheureux  est  rageusement  promené  dans  les  rues  par 
des  énergumènes  qui  ne  connaissaient  pas  l'homme  et  peut 
être  se  trouvaient  oublieux  déjà  du  prétexte  de  leur  forfait. 

Napoléon,  entouré  des  dragons  de  la  Hous&aye  et  de  la 
Tour  Maubourg,  établit  sa  tente  à  gauche  de  la  porte  d'Alcala 
où  s'ouvrait  la  fusillade.  Il  attendait  l'infanterie.  Dans  un 
large  cercle  de  factionnaires  l'arme  chargée,  il  arpentait  le 
sol,  les  bras  croisés,  le  front  soucieux,  «  paraissant  enfoncé 
dans  de  profondes  réflexions (1)»  et  même  «de  fort  méchante 
humeur»  (2).  Les  troupes  ennemies  ne  pouvaient  le  préoc- 

(1)  Souvenù's  du  colonel  de  Gonneville. 

(2)  Colonel  Vico-PiOXissiLLON,  fragmente  de  Mémoires.  {Revue  des  Deux 
Mondes,  août  1891.) 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  Bg-J 

cuper  longtemps,  mais  une  prise  de  vive  force  l'irritait;  il 
s'était  flatté  d'entrer  dans  celte  capitale  ouverte  au  moins 
aussi  aisément  que  dans  Milan,  Vienne  ou  Berlin.  Les  barri- 
cades de  ces  fanatiques,  fussent-elles  médiocres  et  chétives, 
arrêtaient  la  volonté  impériale;  elles  accusaient  publique- 
ment la  ténacité  de  l'opposition  faite  à  Joseph  Bonaparte.  Il 
lui  parut  nécessaire  de  frapper  vite  et  fort.  C'est  dans  cette 
disposition  d'esprit  qu'il  reçut  la  réponse  à  sa  sommation  : 
«Madrid  s'ensevelira  sous  ses  ruinesavant  que  de  se  rendre.» 
On  a  dit  que  le  général  espagnol  (son  nom  ne  nous  est  pas 
parvenu)  désigné  pour  apporter  une  déclaration  si  conforme 
à  l'exaltation  des  âmes,  s'était  trouvé  accompagné  d'une  troupe 
d'hommes  du  peuple  chargée  tout  autant  de  confirmer  sa 
parole  que  de  surveiller  sa  conduite.  Un  soldat  eût  hésité 
à  avancer  devant  d'autres  soldats,  à  propos  d'une  ville  sans 
remparts,  une  proposition  si  peu  capable  d'être  longtemps 
soutenue;  elle  ne  pouvait  être  proférée  que  par  un  orgueil 
patriotique,  inconscient  des  possibilités,  aveugle  dans  son 
entêtement. 

Napoléon  demeurait  vraiment  résolu  à  épuiser  tous  les 
moyens  d'apaisement,  à  éviter  une  résistance  désespérée;  il 
renouvela  sa  démarche  :  pendant  la  nuit  du  2  au  3  décembre 
il  fit  passer  dans  la  ville  un  colonel  d'artillerie  espagnole  pri- 
sonnier à  Somo  Sierra,  porteur  d'une  lettre  du  prince  de  Neu- 
châtel  :  il  parlait  d'épargner  les  horreurs  de  l'assaut  à  tant 
d'habitants  paisibles.  Le  marquis  de  Gastelar,  avant  de 
n répondre  catégoriquement»  ,  prétendit  «consulter  les  auto- 
rités constituées  et  connaître  les  dispositions  du  peuple  " .  Il 
voyait  clair  et  demandait  seulement  à  gagner  du  teujps. 
Mais  les  minutes  comptaient  double.  Dès  l'arrivée  du  l"  corps, 
la  veille  à  six  heures  du  soir,  une  division  d'infanterie  avait 
enlevé  le  petit  cimetière  crénelé  du  faubourg  de  Chambcri. 
Pendant  toute  la  nuit,  profitant  d'un  éclatant  clair  de  lune, 


S88  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

le  général  Sénarmont  amenait  ses  batteries  en  face  du  Retiro^ 
la  seule  enceinte  fortifiée  qui  pût  compter;  à  l'aube,  il  mêlait 
les  lueurs  de  ses  canons  aux  rayons  d'un  soleil  étincelant  sur 
la  gelée  blanche;  la  brèche  ne  tarda  guère  à  s'ouvrir  dans  la 
muraille  en  briques  ;  la  fusillade  des  défenseurs  se  prolongeait, 
courageuse,  par  la  rue  d'Alcala,  mais  infructueuse,  en  face 
des  feux  de  pelotons  qui  balayaient  le  Prado.  La  trouée  était 
si  décisive  qu'à  onze  heures  du  matin,  l'Empereur  arrêta 
l'action,  malgré  l'insuccès  rencontré  au  nord  de  la  ville  en 
face  de  la  caserne  des  gardes  du  corps,  masse  énorme  de 
pierre  sur  laquelle  les  boulets  n'avaient  pas  de  prise.  Contre 
son  aide  de  camp  le  général  de  Lauriston,  porteur  de  la 
mauvaise  nouvelle,  Napoléon  eut  beau  se  mettre  «dans  une 
colère  épouvantable  (1)  » ,  après  une  fusillade  terrible  de 
vingt  et  une  heures,  le  général  Maison  blessé  au  pied  dut  se 
retirer  (2). 

La  troisième  sommation  parvenait  à  la  Junte  militaire;  on 
tergiversa  un  moment;  les  circonstances  devenaient  pres- 
santes :  le  drapeau  blanc  flotta  et  vers  le  quartier  impérial 
se  dirigèrent  Thomas  de  Morla,  don  Bernardo  Yriarte.  L'au- 
dience donna  toute  liberté  à  Napoléon  pour  ces  apostrophes 
qu'il  affectionnait;  Morla  avait  joué  à  Cadix  un  rôle  équivoque, 
un  rôle  brutal  à  Andujar,  à  Séville  un  rôle  arrogant,  il  offrait 
prise  à  la  tempête;  elle  éclata  :  reproches  pour  les  massacres, 
ironie  pour  les  fanfaronnades,  insultes  pour  les  intentions  : 
«Vous  employez  en  vain  le  nom  du  peuple,  vous  l'égarez  par 
des  mensonges!  »  Puis  un  flot  de  paroles,  une  injure  au 
général  Dupont,  les  Espagnols  comparés  aux  «  Bédouins  du 
désert»  ;  en  revanche  les  Anglais,  chaque  jour  publiquement 
traités  de  fourbes  devant  toute  l'Europe,  tout  à  coup  offerts 
en   exemple   pour   leur   respect  des   conventions  militaires. 

(1)  Général  Bicaiip.é,  Mémoires,  p.  231. 

(2)  Rapport  du  général  Lapisse.  —  Vico-Roussillon,  Mc'inoiies. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  389 

L'Empereur  proféra  ainsi  avec  véhémence  beaucoup  de  sen- 
tences; quelques-unes  se  trouvaient  justes;  il  en  dit  qui 
l'étaient  moins  lorsqu'il  invectiva  comme  «  lâches  et  bar- 
bares »  les  officiers  espagnols  pour  se  barricader  contre  lui 
dans  la  ville  et  se  défendre  derrière  des  murs  au  lieu  de 
«  s'aller  mettre  en  bataille  au  milieu  de  la  plaine  »  (1).  —  La 
conclusion  fut  :  «  Partez  sur-le-champ!  si  vers  les  3  heures 
après-midi  je  ne  vols  point  des  étendards  tout  en  haut  des 
clochers  comme  signal  de  votre  soumission,  je  donnerai 
l'ordre  de  tout  passer  demain  au  fil  de  l'épée.  » 

Conscient  de  sa  force,  l'Empereur  employait  ici  au  moins 
pour  autant  l'intimidation;  il  appliquait  ce  procédé  que  les 
Anglais  ont  depuis  fait  passer  dans  l'usage  courant  du  jargon 
moderne  :  le  bluff;  il  se  fût  trouvé  fort  déçu  d'une  résistance 
prolongée;  éprouvant  de  légitimes  incertitudes  sur  cette 
armée  de  Castanos  se  reformant  sur  son  flanc  à  quelques 
lieues  de  lui,  et  qui  pouvait  prendre  à  revers  le  1"  corps 
occupé  à  l'attaque  de  Madrid;  un  simple  coup  d'audace  de 
ces  médiocres  adversaires  suffisait  à  compromettre  tout  son 
plan;  quelques  jours  plus  tard  il  avouait  s'être  trouvé  un 
moment  dans  une  «  situation  sérieuse  »  ;  et  son  premier  soin, 
dès  qu'il  le  put,  fut  d'écarter  ce  cauchemar  en  faisant 
manœuvrer  sur  Guadalaxara  les  divisions  du  maréchal  Vic- 
tor, rendues  disponibles  par  la  reddition  de  la  capitale  (2). 

(1)  Rapport  du  général  Belliard,  4  décembre  1808.  Archives  de  la  Guerre. 

(2)  «  On  peut  concevoir  dans  quelle  situation  embarrassante  l'Empereui 
se  serait  trouvé  si  les  défenseurs  de  Madrid^  refusant  d'écouter  ses  somma- 
tions, avaient  continué  à  résister  avec  vigueur  pendant  que  l'armée  du 
Centre  se  serait  diiigée  au  secours  de  la  capitale  en  venant  prendre  à  revers 
ses  assaillants  ;  rien  ne  pouvait  empêcher  ce  mouvement,  car  le  maréchal 
Ney  se  trouvait  à  cinq  marches  derrière  et  ne  pouvait  entraver  sa  manœuvre, 
elle  pouvait  librement  marcl. er  sur  Madrid  par  Alcala.  L'Empereur  aurait 
été  obligé  d'abandonner  ses  attaques  déjà  commencées  sur  Madrid  et  l'on 
peut  prévoir  l'enthousiasme  qu'aurait  produit  sur  la  population  de  la  capi- 
tale, comme  sur  le  reste  de  l'Espagne,  cette  retraite;  et  lorsque  l'Empereur, 
après  avoir  repoussé  l'armée  du  Centre,  serait  revenu  sur  Madrid,  il  aurait 


J90  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Les  talents  et  l'émotion  de  Moi4a  ne  lui  permettaient  pas 
de  deviner  les  chances  suprêmes  de  la  position  ni  la  pensée 
secrète  de  son  interlocuteur;  il  ne  comprit  que  la  menace 
et  sortit  tout  chancelant  de  rentrevue;  le  soldat  se  trouva 
moins  ferme  ici,  ayant  la  conscience  moins  nette,  que  le 
pacifique  Yriarte  qui  n'avait  point  baissé  les  yeux  devant  le 
vainqueur. 

L'effroi  gagna  la  Junte;  la  résistance  paraissait  impossible. 
Mais  pour  elle  le  preml-er  danger  à  écarter  c'était  la  fureur 
de  la  populace;  ensuite  il  faudrait  éloigner  les  patriotes 
assez  compromis  pour  se  fier  médiocrement  à  l'aménité  du 
triomphateur.  L'Infantado  avait  pris  les  devants  :  dès  la  nuit 
précédente  sous  le  prétexte,  plausible  d'ailleurs,  d'aller  cher- 
cher du  secours,  déguisé,  il  sortait,  de  la  ville,  avec  la  mis- 
sion de  ramener  ces  troupes  de  Castanos  qui  précisément 
souciaient  l'Empereur.  —  11  était  arrivé  jusqu'à  Alcala,  fran- 
chissait à  gué  le  Henarès,  et,  à  l'heure  où  parlementait  Najx)- 
léon,  trouvait  à  Guadalaxara  les  débris  lamentables  de  cette 
armée  du  Centre,  en  retraite  depuis  Tudèle,  fondue  sous  la 
mitraille,  la  désertion  et  la  débandade,  comme  les  boues  du 
chemin  sous  le  soleil  d'hiver  (1). 

peut-être  trouvé  les  habitants  résolus,  comme  ceux  de  Saragosse,  à  s'ensevelir 
sous  les  ruines  de  la  ville.  Les  conséquences  d'un  pareil  événement  seraient 
devenues  encore  plus  graves  si  l'armée  anglaise  s'était  trouvée  à  proximité  de 
Madrid,  comme  cela  avait  failli  se  produire.  »  Commandant  Balagny,  Cam- 
pagne de  Napoléon  en  Espagne,  t.   III,  p.  148. 

(1)  «  Madridcjos,  7  décembre  1808.  — J'écris  en  toute  hâte  à  mon  père;  je 
vais  vers  l'Andalousie  en  retraite.  J'ai  laissé  l'armée  à  Guadalaxara  et  à 
Alcala.  J'ai  fait  36  lieues  en  deux  jours  d'Alcala  jusqu'ici,  seul  et  n'ayant  que 
l'aide  d«  Dieu,  par  les  montagnes  et  à  travers  champs  sans  m'arrêter  jusqu'à 
ce  q:\e  je  me  sois  vu  en  lieu  de  sûreté...  Toutes  les  troupes  qui  étaient  à 
ilafirid  s'enfuient  la  queue  entre  les  jambes  vers  l'Andalousie  par  ordre  du 
général   Llamas;  ce  sont  des  perdreaux!!  —  Louis  Baena.  » 

■c  Alcazar,  9  décembre  1808.  —  Le  dimanche  4  du  courant  notre  gouverneur 
est  sorti  à  cheval  précédé  du  erieur  et  du  tambour  de  ville  et  a  proclamé 
sur  la  place  au  nom  de  notie  Dieu,  notre  roi  et  notre  patrie,  que  Madrid 
était  attaquée  par   une   nombreuse  armée  française   et   que    tous  cenx   qui 


NAPOLÉON    EN    ESPAGiVE  391 

De  son  côté,  le  marquis  de  Gastelar  estima  qu'il  avait  le 
temps  de  faire  évader  les  quelques  bataillons  de  troupes 
régulières;  et  à  leur  tète,  suivi  de  toute  l'artillerie  attelée, 
accompagné  d'une  foule  de  paysans,  d'un  grand  nombre 
de  citadins  en  état  de  craindre  et  de  fuir,  il  gagna  la  cam- 
pagne au  pont  de  Ségorie,  sur  la  rive  droite  du  Manzanarès; 
il  était  protégé  par  les  ténèbres  et  peut-être  la  connivence 
tacite  de  Napoléon  (1),  car  nos  patrouilles  de  cavalerie  entou- 
raient la  ville  sans  fermer  cette  issue  de  la  souricière-  Quand, 
au  jour,  l'artillerie  se  mit  en  position  pour  reprendre  le  feu 
contre  la  caserne  des  gardes  de  corps,  elle  trouva  ce  grand 
bâtiment  vide  :  la  garnison  avait  décampé  (2).  Morla  retour- 
nait à  ce  moment  auprès  de  l'Empereur  :  il  était  autorisé  à 
signer  toute  capitulation.  Elle  ne  faisait  aucune  mention  du 
roi  Joseph;  c'était  un  acte  entre  une  population  vaincue  et 
son  conquérant.  —  Dès  midi,  le  général  Belliard  occupa  for- 
tement les  postes  des  différentes  portes  et  traversa  la  ville 
tambours  battant,  clairons  sonnant,  musique  en  tête.  Tout 
ensemble  la  prudence  politique,  le  désir  d'en  finir  vite  et 
sans  carnage,  l'attrait  d'un  beau  geste  animaient  Napoléon; 
des  témoins  intimes  de  sa  conduite,  confidents  autorisés  de 
sa   pensée,    ont   relaté   ces    marques   de    sentiments   dignes 

pouvaient  porter  les  armes  devaient  aller  secourir  la  capitale  et  l'aider  à 
détruire  les  Français.  Effectivement  dans  les  jonrnées  du  lundi  et  du  mardi 
tous  les  jeunes  gens  so^nt  partis  d'ici,  mais  ils  n'ont  pas  été  au  delà  de  Madri- 
dejos  et  sont  déjà  de  retour.  Dans  toute  la  journée  d'hier  et  celle  d'aujour- 
d'hui nous  n'avons  cessé  de  voir  passer  les  soldats  de  nos  armées  qui,  voyant 
les  trahisons  des  généraux  et  ne  voulant  pas  mourir  entre  les  mains  des 
ennemis,  se  sont  retirés  pour  se  réunir  bientôt  afin  de  nous  défendre  tous.., 
—  Antonio  Monjê.  » 

AF  IV,  1615,  dossier  4.  Lettres  interceptées  à  Madridcjos,  décembre  1808. 

(1)  «  Plusieurs  auteur»  ont  afiirmé,  avec  vraisemblance  d'ailleurs,  que 
c'était  à  dessein  que  l'Empereur  avait  laissé  une  issue  à  la  garnison,  afin  de 
ne  pas  la  mettre  dans  l'obligation  de  faire  une  résistance  désespérée  et  de  venir 
ainsi  plus  vile  à  bout  de  la  capitale  privée  de  forces  régulières.  »  Comman^ 
«iant  B.\LAGNT,  t.  II,  p.  484. 

(2)  Général  Boulart,  Memoùes,  p.  205. 


392  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

d'éloges;  i'en  veux  pour  garant,  sans  oublier  naturellement 
que  c'est  un  courtisan  qui  écrit  à  un  ministre,  cette  lettre 
de  Hédouville  : 

...  Hier,  de  4  à  6  h.  du  matin,  j'ai  été  appelé  dans  la  tente  de 
l'Empereur,  auprès  de  laquelle  j'avais  passé  la  nuit,  —  pour  tra- 
duire à  Sa  Majesté  la  capitulation  que  proposaient  les  défenseurs 
de  Madrid.  C'est  là  que  j'ai  vu  l'Empereur  vraiment  grand  et 
sublime.  Loin  de  garderie  moindre  souvenir  des  invectives  atroces 
que  ces  peuples,  dans  leur  délire,  n'avaient  cessé  de  vomir  contre 
lui,  il  n'avait  d'autre  sollicitude  que  de  sauver  cette  ville  des  cala- 
mités de  la  guerre  et  des  horreurs  du  pillage.  Accordant  aux 
députés  plus  qu'ils  n'osaient  demander,  c'est  dans  ce  moment 
qu'il  a  déployé  tout  ce  que  la  clémence  a  de  plus  touchant  et  de 
plus  auguste.  Je  regarde  comme  le  plus  beau  jour  de  ma  vie  celui 
où  S.  M.  m'a  permis  d'être  témoin  de  cette  discussion  qui  décidait 
du  sort  d'un  pays  où  j'ai  été  accueilli  quand  j'étais  dans  l'infor- 
tune. La  capitulation  prouvera  à  V.  Exe.  la  modération  du  vain- 
queur. J'ai  passé  la  journée  à  en  reconnaître  les  heureux  effets,^ 
dans  la  tranquillité,  dans  le  bonheur  dont  jouissent  les  habitants 
de  cette  capitale.  Je  n'ai  pas  été  peu  surpris,  en  visitant  le  palais 
du  Roi,  d'y  reconnaître  les  mêmes  richesses  en  tableaux  et  ameu- 
blements que  j'y  avais  admirées  il  y  a  dix  ans  (1). 

Par  ordre,  l'événement  fut  présenté  à  tous  les  yeux  sous  les 
couleurs  les  plus  douces;  et  autant  que  les  horreurs  de  la 
guerre  peuvent  prêter  à  l'idylle,  les  historiographes  eurent 
mission  d'enguirlander  leur  plume.  L'exemple  leur  était 
donné  dans  ce  14"  Bulletin  de  la  Grande  Armée  (2)  qui  parle  de 
«doux  souvenirs  » ,  «d'hommes  honnêtes» ,  de  «  citoyens  pai- 
sibles "  et,  avec  le  ton  de  la  bonhomie,  trouve  le  loisir  de  van- 
ter pour  ce  mois  de  décembre  les  charmes  d'une  température 

(1)  Théodore  Charles  de  Hédouville  au  duc  de  Cadore,  vol.  677,  fol.  266. 
—  Le  comte  de  Hédouville  était  alors  ministre  plénipotentiaire  près  du 
prince  Primat;  il  avait  été  le  condisciple  de  Bonaparte  à  Brienne.  Il  était 
frère  du  géncrRl  de  Hédouville,  sénateur. 

(2)  5  décembre  1808,  Correspondance  de  Napoléon,  t.  XVIII.  «  Docu- 
ment qui  rel  Jve  plutôt  du  genre  anccdolique  » ,  dit  le  commandant  Balagny. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  3.'3 

«  semblable  à  celle  dont  on  jouit  en  i  lauce  dans  les  plus 
belles  journées  du  mois  de  mai»  (1).  — La  gravure  popularisa 
un  épisode  tout  à  fait  digne  des  "  âmes  sensibles  »  :  une  troupe 
française  force  dans  la  rue  d'Alcala  le  «  palais  »  d'un  général 
espagnol  octogénaire;  le  «  respectable  vieillard»  s'avance, 
tenant  par  la  main  une  jeune  fille  belle  comme  le  jour  mais 
pudiquement  voilée,  il  s'approche  de  l'officier  :  «  Camarade, 
voilà  ma  fille,  je  lui  donne  900,000  francs  de  dot;  sauvez-lui 
l'honneur  et  soyez  son  époux  (2)  !  »  C'est  un  conte  de  fées,  que 
traduisit  aussitôt  l'imagerie  d'Epinal;  et  pour  correspondre 
mieux  à  la  mode  de  l'époque,  le  vieux  général  est  figuré  en 
pourpoint  de  troubadour  avec  une  fraise  à  la  Henri  IV  (3). 

Plus  réellement  émotionnant,  parce  que  vrai  et  naturel,  le 
trait  de  l'Empereur  en  faveur  de  M.  de  Saint-Simon.  — 
Claude  de  Saint-Simon,  marquis  de  Montbléru,  né  en  France 
et  jadis  député  de  la  noblesse  d'Angoumois  aux  Etats  géné- 
raux, était  depuis  vingt-huit  ans  au  service  de  l'Espagne. 
Sous  Charles  IV,  il  avait,  comme  lieutenant  général,  fait  la 
guerre  en  Roussillon  et  en  Portugal;  il  venait  de  contribuer 
à  la  défense  de  Madrid,  et  bien  qu'il  y  ait  été  blessé,  on  peut 
se  demander  si  c'était  de  très  bon  cœur  (4).  Non  moins  qu'à 
tous  les  autres  officiers,  la  vie  et  la  liberté  lui  étaient  garan- 
ties par  l'article  3  de  la  capitulation.  L'Empereur  s'avisa  que 
ce  devait  être  un  «  émigré  »  et  un  conseil  de  guerre  le  con- 
damna à  mort.  Mlle  de  Saint-Simon,  conduite  par  le  général 
Sébastiani,  s'alla  jeter  aux  pieds  de  Napoléon,  se  traînant  à 
genoux  malgré  les  gendarmes  de  Savary  (5).  Après  quelques 

(1)  Précisément  le  colonel  Vigo-lloussillon,  dans  ses  Souvenirs,  note  au 
contraire  que  le  froid  é(;iit  viF  et  qu'au  bivouac  on  manquait  de  bois. 

(2j  Qualo:'   :iie  bulletin  de  la  Grande  Armée. 

(3)  Biblioiii   que  nationale.  Estampes.  Collection  Hennin. 

(4j  En  effel,  peu  de  jours  auparavant,  la  populace  soupçonneuse  l'avait 
gardé  à  vue  dans  son  liôtel.  La  Forest  à  Cliampagny,  18  octobre  1808. 

(5)  Journal  du  maréchal  de  Castellane,  t.  I,  p.  39. 


394  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

phrases  sentimentales  de  circonstance  l'Emperetirnéanmoms 
changea,  pour  la  fille,  la  peine  capitale  du  père  en  prison 
perpétuelle.  M.  de  Saint-Simon,  gardé  à  vue  dans  ses  appar- 
tements, y  put  cependant  recevoir  des  visiteurs,  eiatre  autres 
le  chef  de  sa  famille,  que  le  hasard  de  la  guerre  amieaait  là, 
son  cousin  le  duc  de  Saint-Simon,  aide  de  camp  du  maréchal 
Ney(l).  Avant  d'être  transféré,  menottes  aux  mains,  à  Bayonne, 
il  dut  remercier,  et  les  expressions  de  sa  lettre  ne  ménagèrent 
pas  les  élans  de  la  gratitude  (2).  Les  courtisans  s'émurent  et 
ne  parlèrent  plus  que  d'Auguste  et  de  Cinna. 

Napoléon  était  resté  installé  aux  environs,  dans  la  villa  du 
duc  de  l'Infantado,  à  Chamartin,  où  jadis  séjoiurnait  Murât. 
Joseph,  arrivé  comme  avec  les  bagages,  à  l'écart  par  ordre, 
par  dépit  et  par  dignité,  se  confinait  à  deux  lieues  de  là  au 
rendez-vous  de  chasse  du  Pardo:  Il  avait  même,  «  la  honte 
au  front  » ,  renoncé  à  ses  droits  au  trône  d'Espagne  atten- 
dant les  instructions  de  l'Empereur  «  pour  se  rendre  où 
il  plaira  à  S.  M.  de  l'envoyer  (3)  »  .  Madrid  demeurait  donc 
toujours  cité  espagnole,  respectée  des  princes  étrangers; 
mais  bien  qu'on  eût  assez  promptement  démoli  les  barri- 
cades, remis  les  pavés  et  nettoyé  les  rues  avec  des  «  cor- 
vées »  de  bourgeois  enlevant  les  chevaux  morts,  l'ensemble 
conservait  l'apparence  d'une  ville  conquise.  Les  âmes  se 
maintenaient   encore  plus  farouches,  la  haine  et  la  crainte 

(1)  Duc  DE  Saint-Simon,  Carnet  de  Campagne. 

(2)  Il  Sire,  Je  vous  dois  la  vie  et  la  consacre  toute  et  uniquement  à  la  recon- 
naissance, au  dévouement  que  dès  ce  jour  et  à  jamais  je  jure  à  V.  M.  Il 
n'est  plus  aucune  circonstance  qui  puisse  me  distraire  un  seul  instant  des 
devoirs  que  m'inspirent  la  magnanimité  et  la  générosité  de  V.  M.  et  c'est 
avec  enthousiasme  que  j'offre  à  V.  M.  cet  hommage  d'admiration  et  de  gra- 
titude; et  ee  serait  avec  douleur  que  je  me  verrais  privé  de  la  possibilité  de 
lui  prouver  la  sincérité  de  ces  sentiments.  Je  suis,  avec  le  plus  profond  res- 
pect, Sire,  de  V.  M.  le  très  humble,  très  obéissant  serviteur  et  sujet.  — Saint- 
Simon.  ..    «  Madrid,  13  décembre  1808.  ..  —  AF  IV,  1615,  a"  313. 

(3)  Joseph  à  l'Empereur.  Au  Pardo,  8  décembre  J808.  Publiée  dans  le» 
Mémoires  du  roi  Joseph  (t.  V),  celte  lettre  manque  aux  Archives  nationales. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  395 

ne  désarmaient  pas.  Dès  le  4  décembre  au  soir,  et  les  jours 
suivants,  sur  la  tète  des  Espagnols  tomJjaient  comme  la  foudre 
des  décrets  impériaux  : 

Suppression  des  deux  tiers  des  couivents; 

Abolition  du  tribunal  de  l'Inquisition;  des  droits  féodaux, 
des  douanes  provinciales;  des  jiustices  seigneuriales;, 

Destitution  du  Conseil  de  Castille,  arrestation  des  conseil- 
lers «  comme  lâches  et  indignes  d'être  les  magistrats  d'une 
natÉon  brave  et  courageuse  » . 

Peut-être,  en  d'autres  temps,  d'une  autre  main  surtout, 
la  généralité  des  Espagnols  eût  accepté  avec  satisfaction 
quelques-unes  de  ces  graves  mesures  dont  le  moindre  défaut 
était  de  trancber  dams  le  vif  sans  laisser  le  moindre  fil  pour 
recoudre.  Depuis  la  niuit  du  4  août  on  n'avait  nulle  part  aboli 
plus  vite  tant  d'antiques  coutumes  ;  des  bienfaits  «t  octroyés  « 
par  celui  qui  vous  tient  le  pied  sur  la  gorge  empêchent  de 
crier  bien  haut  «  merci  »  ;  nul  à  Madrid  ne  s'en  avisa,  tout 
aiu  contraire,  et  chacun  s'émut  de  voir  à  la  fois  renversées  de 
vieilles  barrières  qui  semblaient  une  sauvegarde  et  détruites 
des  garanties  nouvelles  solennellement  promises  II  était 
surtout  inopportun,  au  point  d'en  devenir  maladroit,  de 
s'aliéner  brutalement,  en  prenant  leurs  biens,  en  envahissant 
leurs  maisons,  en  détruisant  lours  règles,  ces  «  moines  » 
auxquels  on  reconnaissait  une  ?i  grande  influence  sur  les 
esprits.  Ennemis  déclarés  hier,  insoumis  aujourd'hui,  les 
voici,  demain,  transformés  en  persécutés  irréductibles  et  inté- 
ressants; leur  prestige  grandit  d'autant  aux  yeux  de  leur 
nombreuse  clientèle  (1). 

(1)  La  propriété  de  mainmorte,  en  effet  considérable  en  Espagne,  pouvait 
à  la  fin  du  dix-huitième  siè«!e  attirer  les  critiques  des  éconoioistes  et  les  désirs 
des  hommes  d'État;  elle  n'était  pas  l'objet  de  la  jalousie  ou  de  l'envie  des 
populations  :  d'a])Grd  parce  que  beaucoup  de  personnes  vivaient  d'elle 
(aumônes,  salaires,  pensions,  hospitalité,  travaux),  et  aussi  à  cause  du  grand 
nombre  même  des  gens   d'église  :   sur  11    millions   d'habitants,   ils  étaient 


336  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

L'Inquisition,  sans  jouir  auprès  des  Espagnols  de  la 
renommée  terrible  dont  la  gratifiaient  de  loin  des  personnes 
moins  qualifiées  qu'eux  à  la  bien  connaître,  présentait  cepen- 
dant assez  d'imperfections  et  d'anachronismes  pour  compter 
de  nombreux  adversaires;  le  préjugé  qui,  par  ignorance  des 
mœurs  locales,  fit  porter  la  main  à  pareille  heure  sur  ce  tri- 
bunal incommode  plus  que  redoutable,  lui  valut  un  regain 
de  populai'ité.  Il  devint  une  institution  nationale.  Au  lieu  du 
chanoine  Llorente,  Napoléon  aurait  dû  consulter  l'auteur  du 
Mariage  de  Figaro^  Beaumarchais  (1). 

Des  droits  féodaux,  ainsi  que  tout  impôt,  semblent  toujours 
lourds  aux  contribuables;  et  des  douaniers  sur  la  frontière 
d'une  province  comme  à  la  limite  d'un  royaume  n'excitent 
jamais  beaucoup  de  sympathies;  néanmoins  à  l'annonce  que 
«  toute  redevance  personnelle  »  était  supprimée,  «  toute 
justice  seigneuriale  »  abolie,  les  moins  prévoyants  dés  Madri- 
lènes n'éprouvèrent  ni  joie  délirante  ni  gratitude  démesurée, 
supputant  déjà  ce  que  leur  coûteraient  par  contre  les  contri- 
butions de  guerre  et  quelles  libertés  leur  allaient  procurer 
les  commissions  militaires.  Ici  encore  déception  et  fureur 
chez  tous  ceux,  fort  nombreux,  qui  jouissaient  de  pensions, 
rentes,    immunités    ou    avantages    analogues    dont    l'ancien 

184,000  pour  partager  275  millions  annuels,  ils  possédaient  en  moyenne 
1,490  francs  par  tête,  cela  ne  paraissait  pas  une  proportion  excessive.  En 
France,  il  y  avait  26  millions  d'habitants,  130,000  membres  du  clergé, 
200  millions  de  revenus;  la  moyenne  donnait  1,540  francs  par  personne, 

(1)  Voici  sa  lettre  au   duc  de  la  Viillière  :   «  Madrid,  21   décembre  1764. 

«  Cette  terrible  Inquisition,  sur  laquelle  on  jette  feu  et  flammes,  loin  d'être 
nn  tribunal  despotique  et  injuste,  est  au  contraire  le  plus  modéré  des  tribunaux 
par  les  précautions  que  Charles  III,  à  présent  régnant,  a  prises  contre  les 
abus  dont  on  pouvait  avoir  à  se  plaindre  :  il  est  composé  non  seulement  de 
juges  ecclésiastiques,  mais  aussi  d'un  conseil  de  séculiers  dont  le  Roi  est  le 
premier  des  ofliciers;  la  plus  grande  modération  résulte  du  combat  perpé- 
tuel des  opinions  de  tous  ces  juges  dont  les  intérêts  sont  diamétralement 
opposés...  Les  Espagnols  nous  reprochent  avec  raison  nos  lettres  de  cachet, 
dont  l'abus  leur  paraît  la  plus  violente  des  inquisitions.  »  —  Louis  de 
LoMÉHiE,  Beaumajchais  et  son  temps,  t.  I,  notes. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  397 

régime  était  prodigue  à  l'excès  et  qui  tombaient  pour  faire 
cesser  u  un  des  plus  grands  abus  introduits  dans  les  finances 
d'Espagne  » .  —  Enfin,  le  Conseil  de  Castille  avait  fait  triste 
figure  au  cours  des  récents  événements,  son  prestige  était 
mort,  son  action  nulle;  on  voulut  cependant  plaindre  ses 
membres  pour  la  brutalité  du  coup  qui  les  frappait,  s'api- 
toyer sur  l'âge  de  ces  vieux  magistrats,  la  situation  pénible 
où  ils  laissaient  leurs  familles  dont  les  biens  étaient  confis- 
qués; et  on  ressentit  l'injure  de  voir  traîner  en  prison  les 
représentants  amoindris  du  tribunal  suprême  du  royaume. 

Ces  insultes  gratuites  au  passé,  ces  craintes  amères  pour 
l'avenir  se  compliquaient  d'un  présent  lamentable  et  doulou- 
reux :  la  capitulation  garantissait  la  religion,  la  liberté,  les 
propriétés,  les  emplois,  les  grades,  les  lois,  les  coutumes,  les 
tribunaux  des  Madrilènes;  elle  promettait  de  ne  poursuivre 
personne  pour  ses  opinions,  de  ne  point  loger  la  troupe  cbez 
les  habitants.  Aucune  de  ces  conditions  qui  n'ait  été  im- 
médiatement méconnue.  On  en  eut  conscience  au  camp 
impérial,  puisqu'on  fit  arrêter  l'impression  du  texte  de  la 
capitvilation  et  arracher  à  la  hâte  les  rares  exemplaires  déjà 
affichés  avec  trop  de  zèle  (1).  Il  ne  demeurait  plus  que  la 
loi  arbitraire  du  vainqueur.  Plus  tard  on  s'avisa  de  trouver 
un  prétexte  :  la  capitulation  était  considérée  comme  7iulle 
parce  que  la  garnison,'  sortie  en  effet  de  la  ville  avant  la 
signature  de  la  reddition,  ne  s'était  pas  constituée  prison- 
nière. L'argument  avait  lieu  d'étonner  dans  la  bouche  de 
Napoléon  ;  il  avait  tant  blâmé  le  général  Védel  de  s'être  laissé 
comprendre  dans  la  capitulation  de  Baylen,  alors  qu'il  lui 
restait,  disait-il,  une  issue  dans  la  Sierra,  comment  pouvait-il 
reprocher  aux  Espagnols  de  s'être  dérobés  par  l'issue  de  la 
plaine?  Ils  ne  s'estimaient  point  captifs  sans  doute,  puisqu'ils 

(1)  Berthier  à  Belliard,  5  décembre  1808. 


3.8  L'ESPAGNE    ET   NAPOLEON 

avaient  pu  se  retirer  sans  que  personne  fût  devant  eux  qui 
les  en  empêchât  (1). 

L'Empereur  eut  donc  les  coudées  franches  pour  appliquer 
sans  retard  cette  loi  des  suspects  qu'il  avait  «dictée  à  Bur^os 
contre  l'Infantado  et  quelques  autres  grands  d'Espagne 
échappés  de  Bayonne  (2).  Deux  cents  officiers  espagnols 
furent  pris  comme  otages  devant  être  conduits  en  France; 
on  les  parqua  dans  une  cour  du  Retira  et  le  soir  on  s'avisa 
seulement  qu'on  les  laissait  sans  nourriture  (3).  Leurs  cama- 
rades, servant  dans  l'armée  «  insurgée  « ,  eurent  le  délai 
d'un  mois  pour  passer  sous  les  drapeaux  du  roi  Joseph, 
sous  peine  de  la  confiscation.  Se  créer  des  ressources  pécu- 
niaires sembla  l'un  des  résultats  les  plus  immédiats  que 
l'Empereur  voulait  recueillir  de  la  prise  de  la  capitale  (4). 
Une  commission  de  séquestre  fut  nommée  avec  l'ordre  de 
saisir,  inventorier  et  gérer  cette  masse  énorme  de  fortunes 
n  vacantes  »  .  Avant  de  la  voir  à  Toeuvre,  dès  maintenant  l'on 
peut  deviner  l'immensité  de  la  besogne  (5).  Napoléon,  à  sa 


(1)  Cette  raison  ne  fut  point  invoquée  tout  d'abord;  aucun  reproche  n'est 
adressé  à  l'armée  ou  aux  généraux  espagnols;  la  capitulation  est  nulle  comme 
«  n'ayant  pas  été  tenue  par  les  habitants .  n 

(2)  Deux  d'ent4-e  eux,  arrêtés  à  Madrid,  protestèrent  en  pJaidant  leur  inno- 
cence :  «  V.  M.  ne  peut  ignorer  que  dans  les  grandes  villes  l'opinion  des 
personnes  élevées  est  commandée  par  la  nécessité  de  conserver  la  vie  »  ,  disait 
le  marquis  de  Santa  Cruz,  qui  avec  sa  jeune  femme  et  ses  cinq  petits  enfants 
«  se  jetait  aux  pieds  du  grand  et  très  grand  Empereur  et  Roi.  »  —  Le  prince 
de  Casteifranco  expliquait  que,  malade  depuis  deux  mois,  il  n'avait  pu,  sous 
peine  de  subir  le  sort  du  marquis  de  Peralès,  se  soustraire  aux  injonctions 
da  peuple  et  aux  ordres  du  duc  de  l'Infantado. 

(3)  Bulletin  de  La  Forest  à  l'Empereur,  17  décembre  iSOS.  Il  y  avait  des 
vieillards,  comme  Gil  de  Lemos,  l'ancien  ministre;  ils  furent  exemptés  da 
voyage  en  France. 

(4)  (f  II  ne  s'accoutumait  pas  à  l'idée  de  porter  son  argent  en  Espagne  et 
de  ne  pas  vivre  d'elle  comme  il  avait  vécu  de  l'Italie,  de  l'Allemagne  et  de 
la  Pologne.  t>  —  De  Pradt,  Mémoires  sur  la  révo'lution  d'Espagne,  p.  220. 

(5)  Décret  du  18  décembre  1808,  vol.  677,  fol.  310.  Le  président  fut 
M.  de  Fréville,  maître  des  requêtes  au  Conseil  d'État  ;  le  secrétaire,  l'auditeur 
Treilhard;  les  membres  commissaires  étaient  ".  Delacroix,  jurisconsulte;  Bel- 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  899 

coutume,  est  entré  dans  les  moindres  détails  :  il  compte  tirer 
15  à  20  millions  des  laines  confisquées  à  Burgos  pour  la 
vente  à  l'enchère  desquelles  «  tous  les  commerçants  de 
France  pourront  concourir  (1)  »  ;  on  enverra  à  Bordeaux  les 
provisions  de  quinquina  trouvées  à  Santander;  on  enlèvera 
à  la  Banque  Saint-Charles,  ceci  du  moins  est  une  prise  de 
guerre,  les  dons  patriotiques  qui  s'y  trouvent  encore  déposés; 
parmi  les  biens  séquestrés,  on  mettra  à  pari  l'argent  comp- 
tant, diamants,  bijoux,  objets  précieux;  on  enverra  les  cartes 
de  géographie  aux  bureaux  de  l'état-major;  à  la  remonte 
les  chevaux  et  mulets  (2).  Dès  que  les  membres  du  conseil 
de  l'Inquisition,  gens  fort  suspects,  eurent  été  arrêtés  (huit 
sur  quinze) ,  on  descendit  chez  le  trésorier  »  dans  le  plus  grand 
secret  »,  afin  de  saisir  la  caisse;  elle  contenait  l'excellente 
aubaine  de  2  millions  et  demi  de  réaux,  soit  6 13, 193  francs  (3), 
On  souhaita  pouvoir  généraliser  ce  procédé,  et  l'Empereur, 
qui  n'écrivait  plus  à  son  frère,  retrouva  sa  plume  afin  que 
Joseph  dépêchât  des  agents  «  prendre  les  caisses  dans  les 
villages  et  dans  les  villes  » ,  assuré  «  qu'il  y  a  de  l'argent 
partout  (4)  » . 

Espérer  que  les  recherches  policières  seraient  menées  avec 
dextérité  et  poussées  jusqu'à  la  dernière  rigueur,  on  le  pou- 
vait sans  hésitation,  car  Savary  était  chargé  de  l'affaire.  Ildresse 
une  liste  de  suspects,  fait  fouiller  les  maisons,  arrêter  les 
domestiques  et  vendre  à  l'encan  le  vin,  le  linge,  l'argen- 
terie, les  meubles.  En  face  d'un  pareil  butin,  il  s'anime  et 
craint  seulement  d'être  arrêté  à  mi-besogne.  «  Ce  serait  dom- 

locq,  interprète  de  l'ambassade;  Romain  et  Desjobert,  consuls  de  France  à 
Cartiiagène  et  à  Madrid.  On  siégeait  dans  l'hôtel  de  la  duchesse  de  l'Infantado. 

(1)  Ordre  de  l'Empereur,  19  novembre  1808. 

(2)  Id.,  7  décembre. 

(3)  AF  IV,  1615,  n"  302.  Correspondance  de  l'Empereur,  t.  XVIII, 
n"  14563.  Belliard  à  l'Empereur,  14  décembre  1808. 

(4)  12  décembre  1808. 


4C0  LESPAGNE   ET    NAPOLEON 

mage,  écrit-il,  que  V.  M.  fit  grâce,  car  il  y  a  de  bonnes 
captures  à  faire  (1).  »  Cette  intrusion  des  troupes,  ce  loge- 
ment forcé  dans  les  maisons  particulières  et  les  couvents, 
constituaient  \me  des  plus  lourdes  charges,  la  plus  impatiem- 
ment supportée  par  les  Madrilènes,  et  la  mieux  faite  pour 
entretenir  leur  opposition. 

La  curiosité  même  semblait  avoir  perdu  son  pouvoir.  Aucune 
femme  ne  sortit  pendant  plusieurs  jours,  aucune  même  ne  se  fit 
voir  aux  fenêtres.  Jamais  le  caractère  inflexible  des  Castillans 
ne  se  montra  plus  entier  et  jamais  de  plus  grand  malheur  pour 
une  capitale,  celui  de  tomber  au  pouvoir  de  l'ennemi,  ne  fut  sup- 
porté avec  plus  de  dignité  et  de  fierté  (2). 

Les  réunions  demeuraient  suspendues;  l'habitude  même 
du  spectacle  ne  se  reprenait  pas,  bien  que  par  ordre  les 
théâtres  fussent  ouverts.  Le  corps  diplomatique  avait  fui.  Les 
gens  de  marque  se  cachaient,  les  bourgeois  étaient  dans  la 
stupeur,  le  peuple  méditait  sa  vengeance,  les  malandrins 
profitaient  du  désarroi  pour  multiplier  impunément  leurs 
larcins. 

Dès  la  nuit  tombante  on  ne  voit  plus  qu'une  vaste  solitude.  On 
ne  rencontre  presque  dans  les  rues  que  des  Français.  La  peur  a 
fait  fermer  toutes  les  portes.  Il  y  a  constamment  des  désordres 
dans  la  journée  et  ils  se  renouvellent  le  soir  sous  d'autres  formes. 
Il  ne  faut  pour  s'en  convaincre  que  se  promener  déguisé  sous  un 
manteau  et  un  chapeau  espagnols  (3). 

Les  paysans  des  environs  n'osaient  s'aventurer  aux  mar- 
chés; c'était  la  disette;  plus  de  fourrage  pour  les  chevaux;  le 
vin  manquait  et  à  la  porte  des  quatre-vingt-douze  boulangers 

(1)  Lettres  de  Savary  à  l'Empereur,  7,  8,  11,  12,  18  et  20  décembre  1808, 
AF  IV,  16J5.  —  Appendices,  XV. 

(2)  MioT  DE  Melito,  Mémoiies,  t.  III,  p.  48. 

(3)  Rapport  de  La  Fcrest  à  l'Empereur,  20  décembre  1808,  vol.  677, 
fol.  329.  Ces  IhiUetins  des  Affaires  étrangères  sont  en  double  aux  Archives 
nationales,  A¥  IV,  1611. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  401 

la  foule  avait  peine  à  obtenir  du  pain  (l).  Des  maraudeurs 
envahissaient  les  maisons;  si  on  envoyait  une  patrouille,  elle 
pillait  à  son  tour;  La  Forest  demandait  des  gendarmes  pour 
surveiller  les  patrouilles  1  Des  rixes,  des  fureurs,  des  excès 
donnaient  la  note  quotidienne  des  relations;  les  généraux,  les 
officiers  supérieurs  exigeaient  de  leurs  hôtes  des  tables  de 
douze,  quinze  couverts;  la  femme  d'Arias  Mon  (son  mari 
était  arrêté),  restée  seule  avec  dix  enfants,  eut  sa  maison 
pleine  de  soldats  jusqu'au  jour  où  Berthier,  pris  de  compas- 
sion, la  fit  évacuer. 

Ces  violences  contrariaient  le  but  de  l'Empereur,  son  esprit 
net  n'aimait  point  le  désordre,  il  édicta  contre  les  pillards 
des  mesures  sévères  (2),  ne  craignant  pas  de  faire  des 
exemples  (3).  Mais  pouvait-il  espérer,  voulait-il  obtenir  la 
pacification  des  esprits  quand  il  prodiguait  publiquement  les 
outrages  aux  Espagnols?  C'est  dans  ses  Bulletins  imprimés, 
affichés,  colportés  qu'il  les  drape  ainsi  :  les  moines  »  ignares 
et  crapuleux  «  sont  des  «  garçons  de  boucherie»  ;  les  paysans, 

(1)  Quand  il  rencontrait  un  obstacle  l'Empereur  augmentait  ses  préten- 
tions au  lieu  de  diminuer  ses  exigences;  l'ordonnateur  en  chef  de  l'armée 
lui  ayant  rendu  compte  que  les  boulangers  n'avaient  plus  que  pour  cinq  à 
six  jours  de  farines,  il  écrivit  en  marge  du  rapport  :  «  Les  boulangers  seront 
constamment  approvisionnés  pour  trois  mois.  «    12  décembre  1808. 

(2)  ï  Ordre  de  l'armée.  Charaartin,  12  décembre  1808.  — L'Empereur  est 
mécontent  des  désordres  qui  se  commettent.  Le  pillage  anéantit  tout,  même 
l'armée  qui  l'exerce.  Les  paysans  désertent...  L'Empereur  ordonne  à 
MM.  les  maréchaux,  généraux  et  officiers  de  prendre  les  mesures  les  plus 
fermes  pour  mettre  enfin  un  terme  à  ces  abus  et  à  ces  excès  qui  compro- 
mettent la  sûreté  de  l'armée.  En  conséquence  il  est  ordonné  : 

(  Que  tout  individu  qui  arrêtera  ou  maltraitera  un  habitant  ou  paysan 
portant  des  lenrées  pour  la  ville  de  Madrid,  sera  sur-le-champ  conduit  à  une 
commission  militaire  et  puni  de  mort.  —  Napoléon,   j 

(3)  On  faisait  payer  aux  officiers  d'un  bataillon  les  dégâts  commis  chez  un 
particulier;  il  est  vrai  que  c'étaient  des  étrangers  du  régiment  de  Nassau.  — 
«  Le  fusilier  de  la  garde  qui  avail  volé  des  matelas  a  été  jugé  et  condamné  à 
mort;  je  l'ai  fait  fusillera  deux  heures  de  l'après-midi;  il  y  avait  un  déta- 
chement de  50  hommes  de  chaque  régiment.  >  Belliard  à  Berthier,  6  dé- 
cembre 1808. 

2G 


402  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEOiV 

des  «  fellahs  d'Egypte  »  ;  les  soldats,  des  «  Arabes  «  ;  les  offi- 
ciers, des  «  ignorants  crasseux  »  ;  Palafox  et  Florida  Blanca, 
«  des  mannequins  de  moine  »  ;  l'Infantado,  «  aussi  lâche  que 
traître  »  ;  Tilly,  un  «  galérien  » . 

Aux  injures,  succèdent  les  menaces  et  véritablement  on 
préfère  cela.  Ici  Napoléon  devient  prolixe;  son  manifeste 
du  7  décembre  ne  laisse  pas  d'être  pompeux;  il  est  surtout 
comminatoire  :  c'est  le  bonheur  imposé  à  coups  de  bâton  : 

Espagnols, 

Vous  avez  été  égarés  par  des  hommes  perfides...  La  défaite  de 
vos  armées  a  été  l'affaire  de  quelques  marches.  Je  suis  entré  dans 
Madrid...  Aux  droits  qui  m'ont  été  cédés  par  les  princes  de  la 
dernière  dynastie,  vous  avez  voulu  que  j'ajoutasse  le  droit  de 
conquête...  Rejetez  les  poisons  que  les  Anglais  ont  répandus  parmi 
vous...  Tout  ce  qui  s'opposait  à  votre  prospérité  et  à  votre  gran- 
deur je  l'ai  détruit.  Une  constitution  libérale  vous  donne,  au  lieu 
d'une  monarchie  absolue,  une  monarchie  tempérée  et  constitu- 
tionnelle. Si  tous  mes  efforts  sont  inutiles,  si  vous  ne  répondez 
pas  à  ma  confiance,  il  ne  me  restera  qu'à  vous  traiter  en  provinces 
conquises.  Je  mettrai  alors  la  couronne  d'Espagne  sur  ma  tête  et 
je  saurai  la  faire  respecter  des  méchants,  car  Dieu  m'a  donné  là 
force  et  la  volonté  nécessaires  pour  surmonter  tous  les  obstacles. 

Ces  grandes  phrases  une  fois  placardées  sur  tous  les  murs 
de  la  ville,  on  convoqua  une  assemblée  :  les  municipalités, 
les  alcades,  les  notables,  des  députations  du  clergé,  des  cor- 
porations la  composeraient;  on  devine  avec  quelle  spontanéité 
ces  gens  rédigèrent  une  adresse  officielle  :  «  Aux  pieds  de 
S.  M.  Impériale  et  ÎJoyale  »  ils  portaient  «  les  plus  respec- 
tueuses actions  de  grâce,  pour  la  clémence  dans  la  conquête, 
de  ses  armées  triomphantes  »  ;  ils  suppliaient  qu'on  leur 
accordât  la  présence  du  roi  Joseph  afin  que  l'Espagne  entière 
pût  «  jouir  de  la  tranquillité  et  du  bonheur  qu'elle  attend 
de  la  douceur  de  caractère  de  Sa  Majesté  »  .  Entouré  d'une 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  403 

quarantaine  de  députés,  le  corrégidor  de  Madrid  monta  à 
Chamartin  (15  décembre)  présenter  ce  papier  à  l'Empereur. 
Celui-ci,  dans  une  réponse  longue,  étudiée,  fit  une  véritable 
déclaration  de  principes. 

«  J'ai  conservé  les  ordres  religieux,  en  restreignant  le 
nombre  des  moines...  Du  surplus  des  biens  des  couvents  j'ai 
pourvu  aux  besoins  des  curés,  cette  classe  la  plus  intéressante 
et  la  plus  utile  parmi  le  clergé...  J'ai  aboli  ce  tribunal  contre 
lequel  l'Europe  et  le  siècle  réclamaient...  J'ai  supprimé  les 
droits  usurpes  par  les  seigneurs  dans  le  temps  des  guerres 
civiles  (?)..•  L'égoïsme,  la  richesse  et  la  prospérité  d'un  petit 
nombre  d'hommes  nuisaient  plus  à  votre  agriculture  que  le;* 
chaleurs  de  la  canicule  (??).  Comme  il  n'y  a  qu'un  Dieu,  il 
ne  doit  y  avoir  dans  un  État  qu'une  justice  (??'?). 

«  Les  armées  anglaises,  je  les  chasserai  de  la  péninsule.  Il 
n'est  aucun  obstacle  capable  de  retarder  longtemps  l'exé- 
cution de  mes  volontés...  Les  Bourbons  ne  peuvent  plus 
régner  en  Europe...  Aucune  puissance  ne  peut  exister  sur  le 
continent,  influencée  par  l'Angleterre...  Il  me  serait  facile 
de  gouverner  l'Espagne  en  y  établissant  autant  de  vice-rois 
que  de  provinces.  Cependant  je  ne  refuse  pas  à  céder  mes 
droits  de  conquête  au  Roi  lorsque  les  30,000  citovens  de 
Madrid  auront  donné  l'exemple  aux  provinces...  » 

Il  concluait  en  prescrivant  un  serment  de  fidélité  «  sans 
restriction  jésuitique  »  qui  serait  prêté  dans  les  églises  «  de- 
vant le  saint  sacrement  »  .  Il  entendait  que  les  principes  qu'il 
venait  c \;  proclamer  fussent  inculqués  au  peuple  «  par  les 
prêtres  au  confessionnal  et  dans  la  chaire,  par  les  négociants 
dans  leurs  correspondances-,  par  les  hommes  de  lois  dans  leurs 
discours  et  leurs  écrits  »  .  —  Quant  à  l'opinion  que  ses  audi- 
teurs devaient  concevoir  de  lui-même,  il  voulait  bien  l'indi- 
quer sans  ambages  :  «Vos  neveux  me  béniront  comme  votre 
régénérateur.  Ils  placeront  au  nombre  des  jours  mémorables 


■404  L'ESPAGNE    ET   NAPOLÉON 

ceux  OÙ  j'ai  paru  parmi  vous,  et  de  ces  jours  datera  la  pros- 
périté de  l'Espagne  !  » 

«  Voilà,  monsieur  le  corrégidor,  ma  pensée  tout  entière  ». 
—  Ainsi  dûment  stylé,  ce  magistrat  regagna  Madrid  afin  d'y 
préparer  l'étrange  cérémonie  du  «  serment  » .  La  volonté  de 
l'Empereur  l'imposait,  sa  perspicacité  aurait  dû  lui  en  mon- 
trer l'inanité.  A  quoi  sert  de  parler  quand  l'auditoire  a 
résolu  de  ne  pas  écouter  votre  discours?  On  peut  estimer 
cérémonie  puérile  cette  adhésion  officielle  des  citoyens  : 
de  maison  en  maison  circulèrent  des  registres  afin  de  recueillir 
les  suffrages  des  Madrilènes;  ils  se  couvrirent  de  signatures 
nombreuses  (1)  ;  qui  eût  osé  les  dire  sincères?  Le  23  décem- 
bre eut  lieu  le  serment  solennel  de  fidélité  à  Joseph;  dans 
toutes  les  églises  le  saint  sacrement  demeurait  exposé;  la 
foule  était  énorme,  grave,  anxieuse,  «  on  lisait  sur  les  phy- 
sionomies la  conviction  qu'il  fallait  se  soumettre  »  ;  il  n'y 
eut  pas  de  désordre;  des  émissaires  de  la  police  surveillaient 
l'altitude  et  les  troupes  françaises  étaient  là  pour  stimuler  le 
zèle. 

L'Empereur  affectait  de  présenter  sa  conquête  dans  un 
cadre  religieux  qui  la  rendait  sacrée  et  intangible.  Ses  cir- 
culaires vont  trouver  jusqu'aux  évéques  d'Italie,  auxquels 
il  ordonne  de  chanter  des  Te  Deum  à  propos  des  victoires 
de  Burgos,  d'Espinosa,  de  Somo  Sierra,  de  Tudèle,  «  ils 
appelleront  les  peuples  dans  les  saintes  églises  pour  des 
prières  appropriées  aux  circonstances.  »  —  Certains  prélats 
français  manifestaient  spontanément  leur  adulation;  l'évéque 
de  Cahors,  Mgr  de  Granville,  se  haussait  aux  comparaisons 
historiques  : 

Le  sang  coule  sur  le  territoire  espafjnol  et  semble  venger  les 
paisibles  habitants  du  Pérou...  (2).  De  toutes  les  conquêtes   qui 

(1)  Llorente  dit  qu'elles  atteignirent  le  chiffre  de  28,600. 

(2)  Mandement  du  20  septembre  1808. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  405 

ont  immortalisé  le  règne  de  Napoléon,  celle-ci  est  la  plus  satis- 
faisante pour  son  cœur.  Partageons  des  sentiments  dignes  d'un 
monarque  qui  se  glorifie  d'être  le  fils  aine  de  TÉglise  (1). 

Par  sagesse,  par  politique,  par  lassitude,  ce  fils  aîné  de 
l'Église  demeurait  toujours  invisible  aux  sujets  de  «  Sa  Ma- 
jesté Catholique  »  ;  on  peut  croire  que  ce  n'était  ni  par 
crainte  ni  par  discrétion.  Installé  au-dessus  et  assez  loin  de 
la  capitale,  il  occupait  modestement  à  Ghamartin  la  villa 
de  rinfantado.  Aujourd'hui  c'est  une  paisible  maison  d'édu 
cation  des  Dames  du  Sacré-Cœur;  dans  ce  pensionnat  de 
jeunes  filles,  au  rez-de-chaussée,  la  petite  chambre  du  con- 
quérant est  encore  intacte,  ouvrant  ses  deux  larges  fenêtres 
sur  une  terrasse  défendue  par  une  grille,  orientée  vers 
Madrid,  que  cependant  l'on  ne  voit  pas;  trois  marches  basses 
conduisent  aux  allées  du  parc  dont  les  lignes  de  sapins  don- 
naient, même  en  plein  hiver,  l'illusion  de  la  verdure;  et  c'est 
dans  ce  décor  de  cimetière,  à  travers  ces  barreaux  de  fer 
que  le  regard  de  l'aigle  devait  passer  pour  mesurer  ce  sol 
étranger  qui  tremblait  dans  ses  serres.  En  ses  journées  de 
quasi-solitude,  que  de  choses  mélancoliques,  angoissantes, 
traversèrent  ce  cerveau  de  génie!  Vit-il  la  difficulté  de  l'en- 
treprise? Son  orgueil  arriva-t-il  à  deviner  les  longueurs  de 
la  résistance;  les  incendies,  les  ruines,  les  morts  passèrent- 
ils,  comme  une  vision  sanglante,  sous  son  œil  courroucé, 
croyait-il  entendre  la  plainte  des  mourants  quand  craquaient 
sous  ses  pas  les  feuilles  desséchées?  Avec  les  frimas  qui 
courbaient  les  branches  des  mélèzes,  un  voile  de  tristesse 
sans  doute  alourdissait  son  âme;  mais  le  givre  fond  au  pre- 
mier rayon  du  soleil  et  l'astre  de  Napoléon  était  assez  brillant 
pour  dissiper  ces  grises  vapeurs. 

Une   fois    seulement,   et  de  grand  matin,    il  descendit  à 

(1)  Mandement  du  !"■  janvier  1809. 


406  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

Madrid  et  entra  au  palais,  par  les  faubourgs  et  les  jardins. 
Toute  somptueuse  que  lui  parût  la  résidence  royale  (I), 
ainsi  que  l'ont  rapporté  ceux  qui  l'accompagnaient,  rien 
n'excita  plus  vivement  son  attention  et  sa  curiosité  que  le 
portrait  de  Philippe  II.  C'était  moins  sans  doute  un  hommage 
au  pinceau  de  Pantojà  qu'une  impulsion  secrète  vers  ce 
monarque  dont  le  sceptre  de  fer  avait  pesé  sur  deux  mondes. 

Qu'aurait  pu  être  avec  ce  prince  indomptable,  antagoniste 
en  son  temps  des  Anglais,  la  résistance  de  l'Espagne,  quand 
elle  se  manifestait  si  farouche  encore  sous  ses  pâles  et  débiles 
successeurs?  L'Empereur  eut-il  un  retour  amer  sur  ïrafalgar 
en  évoquant  le  souvenir  du  monarque  qui  avait  connu  le 
désastre  de  l'invincible  Armada?  De  tels  adversaires  sont 
pour  flatter  un  victorieux  comme  Napoléon  et  sa  rêverie  le 
retenait  en  face  de  ce  profil  sévère,  imjiassible  et  puissant, 
vêtu,  dans  son  pourpoint  noir,  avec  la  même  austérité  sou- 
veraine que  lui  dans  sa  redingote  grise.  Lorsqu'il  fut  au  bas 
du  grand  escalier,  frappant  du  poing  la  tête  de  marbre  des 
lions  de  Castille  :  «  En  vérité,  mon  frère,  dit-il  à  Joseph  dont 
il  s'était  fait  accompagner,  vous  êtes  mieux  logé  que  moi  !  » 

Cependant  il  rentrait  ulcéré  à  Chamartin;  son  passage 
dans  les  rues  n'avait  produit  aucune  sensation,  son  cortège 
n'avait  pas  fait  retourner  les  têtes  (2).  L'abstention  affectée 
des  vaincus  lui  mon  Irait  combien  peu  avaient  réussi  ses 
efforts   pour   «  former  l'esprit  public  »  ,  et  la  censure  supé- 

(i)  «  Aucun  papier  n'a  été  soustrait  des  Académies  d'Histoire,  des  Beaux- 
arts,  de  Jurisprudence,  ni  de  la  Trésorerie.  Le  palais  du  lloi  a  été  remis  à 
M.  Expert  (le  colonel  maréchal  des  logis)  en  très  bon  état.  «  —  Alexandre 
DE  Labop.de,  Rapport  à  l'Empereur  sur  l'état  de  la  ville  de  Madrid,  le  4  dé- 
cembre dans  la  nuit. 

(2j  Cl  L'Empereur  s'était  flatté  que  la  célébrité  de  son  nom  et  le  désir  de 
voir  un  homrue  si  extraordinaire  attireraient  autour  de  lui  les  foules  et  qu'on 
se  presserait  sur  ses  pas;  rien  ne  répondit  à  cette  attente.  Il  traversa  la  ville 
pour  aller  visiter  le  palais  des  rois  d'Espagne;  personne  ne  le  suivit  ni  ne 
«'arrêta  sur  son  passage.  »  Miot  de  Melito,  Mémoires,  t.  III,  p.  49. 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  407 

rieure  confiée  à  M.  de  La  Forest  afin  d'accommoder  les  nou- 
velles, embellir  les  bonnes,  supprimer  les  mauvaises  (1),  et 
les  pamphlets,  caricatures,  chansons,  «  noéls  populaires  » 
qu'on  devait  multiplier  non  seulement  en  Espagne,  mais 
encore  traduire  «  pour  les  répandre  jusqu'en  Italie  et  en  Alle- 
magne »  (2).  Tout  cela  était  vain  par  la  première  et  excel- 
lente raison  que  cela  n'était  pas  lu  des  intéressés. 

Sa  consolation  se  trouvait  dans  sa  force  militaire.  Il  veille 
avec  sa  sollicitude  avisée  à  l'entretien  minutieux  des  pièces 
de  son  échiquier.  Comme  un  amateur  touche  avec  un  ardent 
amour  de  la  propriété  et  un  quasi-respect  les  objets  rares 
de  sa  collection,  il  arrête  un  œil  satisfait  sur  ses  soldats.  Il 
inspecte  tous  les  corps  de  passage.  Mais  là  encore,  dans  son 
orgueil,  la  fierté  castillane  a  su  l'atteindre  :  le  sentiment 
patriotique,  par  un  mot  d'ordre,  éloigne  du  spectacle  tout 
Espagnol;  nos  bataillons  défilèrent  sans  être  regardés  et 
Madrid  demeura  obstinément  aveugle  à  ces  parades  guer- 
rières qui,  en  des  circonstances  analogues,  avaient  charmé  les 
bons  Allemands  de  Vienne  et  le  peuple  de  Berlin  élevé  à  la 
prussienne. 

Les  revues  avaient  lieu  sur  le  large  plateau  de  Ghamartin. 
Napoléon  convoquait  les  régiments  de  Bade  et  de  Nassau,  le 
bataillon  de  Francfort,  la  division  de  Sébastiani,  le  corps 
d'armée  du  maréchal  Lefebvre,  celui  du  maréchal  Ney,  grou- 
pant ainsi  sous  sa  main  une  masse  de  plus  de  40,000  hommes. 

(1)  «  En  notre  camp  impérial  de  Ghamartin,  10  décembre  1808, 
Il  Sa  Majesté  ordonne  : 

«  1°  Que  la  Gazelle  de  Madrid  paraîtra  tous  les  jours  ; 
«  2"  Que  M.  Laforest  sera  chargé  de  tous  les  détails  de  la  rédaction, 
«  On  y  mettra  les  Bulletins  de  l'armée,  à  mesure  qu'ils  arriveront  par  le 
Moniteur,  en  ôtant  les  passages  qui  pourraient  choquer;  !es  nouvelles  étran- 
gères qui  paraîtront  dans  le  Moniteur,  en  y  faisant  les  moditications  propres 
au  pays.  —  Aucune  gazette  quelconque  ne  pourra  être  imprimée,  que  le  gou- 
vernement ne  l'ait  communiquée  à  M.  Laforest,  » 

(2)  L'Empereur  à  Fouché,  1"  janvier  1809. 


408  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

—  Il  arrivait,  accompagné  d'un  brillant  état-major,  descendait 
de  cheval,  parcourait  les  rangs,  adressait  la  parole  aux 
jeunes  officiers  ou  aux  vieux  chevronnés,  faisait  exécuter  à 
son  commandement  quelques  mouvements,  remarquant, 
affectant  de  remarquer  les  moindres  détails,  jusqu'à  la  baïon- 
nette cassée  d'un  voltigeur,  ce  qui  lui  faisait  dire  en  manière 
de  leçon  :  «  J'aime  mieux  voir  un  soldat  sans  culotte  que 
sans  baïonnette  (1).  »  —  Le  samedi  19  décembre  vint  le  tour 
de  la  garde.  Sur  deux  lignes,  à  cent  pas  de  distance,  elle  fut 
déployée,  toutes  les  troupes  en  grande  tenue,  les  capotes 
roulées,  le  sac  au  dos  et  les  cartouches.  L'artillerie  en 
bataille  à  cinquante  mètres  en  avant.  Les  mamelucks, 
les  gendarmes  d'élite,  les  chevau- légers  polonais,  ceux 
du  grand-duc  de  Berg,  les  grenadiers  formaient  la  droite; 
au  centre  le  1"  corps;  à  l'aile  gauche  Marchand,  Maurice 
Mathieu,  Ney,  et  la  cavalerie  de  Colbert.  —  C'était  l'après- 
midi,  la  brise  pénétrante  et  subtile  de  Madrid  s'était  élevée 
et  faisait  claquer  les  étendards,  sur  l'harmonie  lointaine  des 
musiques  se  détachait  le  roulement  successif  des  tambours 
battant  aux  champs.  La  figure  de  S.  M.  demeurait  songeuse, 
la  veille  on  avait  reçu  du  général  La  Houssaye  trois  Français 
échappés  aux  Anglais,  et  ces  gens  rapportaient  qu'un  corps 
britannique  très  important  devait  se  trouver  à  Salamanque. 
L'Empereur  s'avançait  en  des  foulées  de  galop,  quand  le 
prince  de  Neuchâtel,  à  toute  allure,  vint  le  rejoindre,  lui 
parla  discrètement  botte  à  botte.  Napoléon  s'arrêta  net  au 
premier  mot  et  mettant  pied  à  terre  se  précipita  vers  un  sous- 
officier  qu'on  lui  amenait,  pour  lui  arracher  des  mains  l'en- 
veloppe que  celui-ci  tendait  avec  émotion;  écartant  du  geste 
son  entourage,  il  lut  fébrilement  le  message  qu'envoyait  de 
Burgos  le  général  Mathieu  Dumas  :  datée  du  17,  quatre  heures 

(1)  Historique  du  régiment  de  Nassau, 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  409 

du  matin,  cette  lettre  transmettait  deux  dépêches  du  ma- 
réchal Souk,  datées  du  16,  rendant  compte  que  dans  la  nuit, 
au  village  de  Rueda,  trois  cents  cavaliers  anglais  «  conduits 
par  une  masse  considérahle  de  paysans  hommes  et  femmes, 
tenant  des  torches  à  la  main  »  ,  avaient,  au  son  du  tocsin, 
attaqué  à  l'improviste  une  avant-garde  du  général  Frances- 
chi,  et  l'avait  détruite;  que  le  lendemain  un  autre  détache- 
ment français  s'était  trouvé  pourchassé  par  des  escadrons 
anglais  appuyés  d'au  moins  5,000  hommes  d'infanterie; 
enfin  u  il  y  avait  une  grande  rumeur  à  Valladolid  »  et  le 
général  Franceschi  avait  dû  s'en  retirer,  se  repliant  sur 
Médina  de  Rio  Seco. 

Quoi  !  les  Anglais  que  Napoléon  représentait  à  Ney  «  se 
sauvant  à  toutes  jambes  » ,  qu'il  croyait  marchant  en  retraite 
vers  le  Portugal,  tout  au  plus  massés  encore  à  Salamanque, 
les  Anglais  se  trouvaient  en  force  à  sa  droite,  sur  la  route  de 
Madrid  à  Burgos,  coupant  presque  la  communication  avec  la 
France,  et  ils  prenaient  l'offensive  par  une  pointe  hardie  à 
Valladolid!  Sur  l'heure  il  interrompt  la  revue,  congédie  les 
troupes,  rentre  au  grand  trot  à  Chamartin  et  se  penche  sur 
ses  cartes  pour  aviser  aux  moyens  d'atteindre  enfin  ses  éter- 
nels ennemis;  contre  eux  il  se  mettra  lui-même  en  marche  s'il 
voit  la  possibilité  de  leur  «  donner  une  bonne  leçon  »  .  — 
■  Dans  la  soirée,  comme  des  fusées  lumineuses,  avec  une  mer- 
veilleuse activité  les  ordres  partent  en  tous  sens  (1)  :  à  Junot, 
rechercher  et  envoyer  l'état  des  régiments  anglais  qui  étaient 
en  Portugal  «  de  son  temps  ».  —  A  Ney,  qu'il  soit  en  route 
le  lendemain  à  la  pointe  du  jour.  —  Au  général  Tilly  :  faites 
cuire  du  pain  à  Ségovie  «  parce  qu'il  va  y  passer  beaucoup 
de  troupes»  .  — Au  général  La  Houssaye  :  envoyez  des  recon- 
naii:sa!iccs  sur  Salamanque   et  des   officiers  à    Berthier  «  à 

(1)  Tou8  sont  du  19  décembre  1808,  datés  de  4  heures  à  10  heures  du 
•oir. 


no  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

mesure  que  vous  apprendrez  quelque  chose  »  ,  —  Au  général 
DessoIIes  :  serrez  d'Alcala  sur  Madrid  «  sans  laisser  personne 
en  arrière  » .  —  Au  maréchal  Victor,  se  tenir  prêt  à  passer, 
dès  le  premier  ordre,  de  Tolède  à  Tarancon.  —  Au  maré- 
chal Lefebvre,  se  porter,  selon  l'occurrence  sur  Salamanque, 
sur  Avila,  sur  Almanza,  sur  Guadalupe  ou  sur  Madrid.  —  A 
Lasalle  :  poussez  des  reconnaissances  vers  Plasencia.  —  Au 
général  Laborde,  qu'il  se  hâte  pour  protéger  Burgos.  —  Au 
général  Lorge,  qu'il  se  mette  aux  ordres  du  duc  de  Dalmatie. 
—  Au  maréchal  Soult,  les  troupes  de  Burgos  passent  à  son 
commandement,  donc  :  «  manœuvrez  et  agissez  »  .  —  Au 
général  Mathieu  Dumas  :  l'Empereur  l'approuve  ;  qu'il  envoie 
vers  Saragosse  prendre  des  nouvelles,  et  qu'il  sache  que  le 
maréchal  Ney  «  avec  tout  son  monde  »  part  à  la  recherche 
des  Anglais  "  bien  qu'on  ait  peine  à  penser  qu'ils  veuillent 
compromettre  leur  armée  pour  des  choses  éphémères  »  . 

Et  lui.  Napoléon,  peut-être  un  peu  ému  à  la  veille  de  cette 
rencontre  fortuite  souhaitée  depuis  longtemps,  songe  à  ne 
pas  faire  mentir  sa  prédiction  :  «  C'est  un  bienfait  de  la  Pro- 
vidence, qui  a  constamment  protégé  nos  armes,  que  les  pas- 
sions aient  assez  aveuglé  les  conseils  anglais  pour  qu'ils 
renoncent  à  la  protection  des  mers  et  présentent  enfin  leur 
armée  sur  le  continent.  »  Ayant  mis,  par  ce  tour  adroit,  le 
Ciel  de  son  côté,  maître  de  sa  pensée,  sûr  de  ses  troupes,  il 
va  mener  sans  relâche  la  partie  décisive,  qu'il  juge  digne 
de  son  génie. 


CHAPITRE    VI 

NAPOLÉON    EN    ESPAGNE 

Le  secours  anglais.  —  La  diversion  autrichienne. 
(Décembre  1808-Janvier  1809) 


Sir  John  Moore   est  mis  à   la  tête  des  forces  britanniques  dans  la  péninsule. 

—  Il  se  rend  à  Salamanque  ;  son  lieutenant  Hope  le  rejoint  par  le  chemin 
du  Guadarrama.  —  Moore  s'avance  vers  Soult  dans  le  Léon.  —  Rencontre 
à  Sahagun.   —  L'approche  de  Napoléon  décide  les  Anglais  à  la  retraite. 

—  Leur  présence  engage  le  duc  de  Dalmatie  à  renforcer  le  IP  corps. 
L'Empereur  marche  en  hâte  contre  les  Anglais.  —  Passage  pénible  du    Gua- 

darrama.  —  Manœuvres  dans  la  vallée  du  Duero  à  la  recherche  des 
Anglais.  —  Napoléon  s'élance  sur  leurs  traces.  —  Ils  passent  l'Esla  avant 
lui.  —  Escarmouche    malheureuse   de  Lefebvre-Desnouëtles  à  Benavente. 

—  Traversée  difficile  de  l'Esla.  —  Poursuite  sur  Astorga.  —  L'Empereur 
s'arrête  et  revient  sur  ses  pas. 

Le  maréchal  Soult  commande  l'armée  qui  presse  les  Anglais  en  pleine 
retraite.  —  Mort  du  général  Colbert  à  Cacabellos.  —  Démoralisation, 
souffrances,  pertes  et  pillages  de  l'armée  britannique.  —  Saccage  de  Villa- 
franca.  —  Halte  des  deux  armées  à  Lugo.  —  John  Moore  reprend  sa 
course  vers  l'Océan,  se  réfugie  à  la  Corogne  et  prépare  son  embarquement. 

—  Soult  arrive  à  toute  vitesse.  —  Bataille  indécise  du  16  janvier.  —  Sir 
John  Moore  est  tué.  —  Bombardement  de  la  flotte  anglaise  qui  prend  la  mer 
et  échappe.  —  La  Corogne  ouvre  ses  portes.  —  Attaque  et  prise  du  Ferrol. 

—  L'Empereur  charge  Soult  victorieux  d'aller  chasser  du  Portugal  les 
Anglais  qui  s'y  trouvent  encore. 

Armements  de  l'Autriche  en  1808.  —  Après  Erfurth  manœuvres  de  Talley- 
Fand  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Vienne.  —  Politique  de  M.  de  Mettemich. 

—  Manifeste  de  la  Junte  espagnole  à  l'Europe.  —  Échec  des  pourparlers 
de  la  France  et  de  la  Russie  avec  l'Angleterre.  —  Concessions  paciliques 
de  l'Empereur;  sa  colère  de  leur  insuccès.  —  Traité  d'alliance  entre 
Londres  et  la  Junte  de  Sévillc. 

Napoléon  averti  des  intrigues  de  Paris  quitte  l'armée.  —  Séjour  à  Valladolid. 

—  Réception  des  députés  de  Madrid.  —  Retour  précipité  en  France.  — 
Disgrâce  de  Talleyrand.  —  Menaces  à  l'Autriche  ;  réserve  de  la  Russie.  — 
Rœderer  envoyé  à  Joseph.  —  L'Empereur  se  tourne  contre  Vienne. 

ill 


412  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 


La  première  rencontre  des  Anglais  et  des  Français,  les 
armes  à  la  main,  dans  la  péninsule,  avait  eu  lieu  en  Portugal, 
au  mois  d'août.  L'insuccès  de  Junot,  contraint  à  voir  ses 
troupes  embarquées  pour  la  France,  se  trouva  consacré  par 
cette  convention  de  Cintra,  dont  la  modération  cependant 
souleva  en  Angleterre  une  indignation  assez  peu  réfléchie. 
Comme  les  Athéniens  après  le  combat  des  îles  Arginuses,  le 
peuple  de  Londres  eût  volontiers  condamné  ses  généraux 
pour  avoir  remporté  la  victoire.  Contre  Wellesley  et  Dal- 
rymple,  obligés  de  venir  se  justifier  devant  un  conseil  d'en- 
quête, l'orgueil  britannique,  aussi  mal  inspiré  que  l'orgueil 
impérial,  se  déchaîna  avec  une  violence,  une  exagération, 
une  injustice  en  tout  semblables  à  celles  de  Napoléon  contre 
Dupont  et  Marescot.  Le  sens  utilitaire  des  Anglais  fit  plus 
vite  bon  marché  de  la  gloriole;  revenu  des  apparences,  dès 
qu'il  eut  bien  compris  que  son  intérêt  avait  été  de  se  trouver, 
au  meilleur  compte,  débarrassé  de  notre  armée,  il  tut  subite- 
ment ses  doléances,  endormit  ses  susceptibilités  et  prépara  en 
silence  l'envoi  de  nouveaux  renforts  sur  le  continent.  Ils  pos- 
sédaient 30,000  baïonnettes  dans  le  Portugal;  5,000  hommes 
de  plus  débarqueraient  à  la  Corogne  avec  sir  David  Baird. 
Le  commandant  en  chef  serait  sir  John  Moore,  qui  reçut  ses 
ordres  à  Lisbonne,  le  6  octobre  (1). 

(i)  John  Moore  (1761-1809;  fils  d'un  médecin  écossais.  Il  fit  la  guerre 
d'Amérique;  combattit  en  Corse,  aux  Indes,  en  Irlande,  en  Egypte;  blessé  à 
Aboukir.  Major  général.  Envoyé  en  Suède  auprès  du  roi  Gustave  IV;  corn- 
mandant  en  cbcf  l'armée  anglaise  en  Portugal  et  en  Espagne  (iSOS);  glorieu- 
sement tué  à  la  Corogne. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  413 

Celait  un  soldat  méthodique,  calme  et  froid,  d'une  science 
militaire  éprouvée  pour  l'avoir  acquise  contre  les  adversaires 
les  plus  divers;  bon  tacticien  possédant  de  la  fermeté  et  du 
courage.  L'hésitation  était  la  lacune  de  son  esprit.  Elle  lui 
devenait  une  qualité  pour  appliquer  en  Espagne  la  politique 
militaire  de  son  pays  :  entretenir  le  feu  de  la  résistance  et  s'y 
brûler  le  moins  possible  les  ailes,  apporter  aux  Espagnols  un 
appui  moral,  un  appoint  matériel  à  la  dernière  extrémité  seu- 
lement; pas  de  gestes  chevaleresques  ni  de  coups  de  tête  bel- 
liqueux :  des  actes  utiles,  productifs  et  le  moins  coûteux  qu'il 
se  puisse.  Les  compatriotes  de  Gulliver  n'entendaient  pas 
s'épuiser  en  des  expéditions  «  lilliputiennes  »,  mais  agir  par 
masses,  comme  à  coup  sûr,  au  moment  opportun;  tirer,  en 
un  mot,  contre  la  France,  par  l'Espagne,  tous  les  avantages 
possibles  pour  l'Angleterre. 

Notre  voisinage,  nos  afKnités,  nos  alliances,  surtout  depuis 
Philippe  V  et  le  pacte  de  famille,  nous  firent  longtemps 
des  amis  chez  ces  Espagnols,  comme  nous  de  race  latine, 
que  nous  avions  abordés  en  alliés,  en  camarades,  que  nous 
combattions  même  encore  avec  une  traditionnelle  bonne 
humeur,  et  qui  ne  nous  devenaient  tout  à  coup  furieuse- 
ment hostiles  que  pour  défendre  leur  indépendance. 

L'Angleterre  au  contraire  n'avait  jamais  vu  en  ces  pro- 
vinces qu'un  riche  comptoir  européen  à  prendre,  une  rivale 
coloniale  à  épuiser;  embusquée,  sur  le  rocher  de  Gibraltar, 
l'Espagne  lui  devenait  une  arme  de  rechange,  un  bélier  tout 
neuf  que  le  cabinet  de  Saint-James  poussait  en  pleine  poi- 
trine de  l'Empereur.  ISous  avons  entendu  Shéridan  le  pro- 
clamer au  Parlement  :  «  Jusqu'ici  Bonaparte  a  remporté 
des  victoires,  parce  qu'il  a  eu  affaire  à  des  princes  sans 
dignité,  à  des  ministres  sans  prévoyance  ou  à  des  peuples 
sans  patriotisme.  »  Sir  John  Moore  comprenait  ce  langage 
et  préoccupé  à  juste  titre  de  ne  pas  comproinettre  la  seule 


414  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

armée  de  terre  du  Royaume  Uni,  tenant  les  généraux  espa- 
gnols pour  médiocres,  leurs  soldats  comme  mal  formés,  il 
mit  sa  confiance  de  suite  et  uniquement  dans  l'enthousiasme 
du  peuple. 

Le  11  novembre,  il  franchissait  la  frontière  portugaise  entre 
Almeida  et  Ciudad  Rodrigo,  voulant  allerjusqu'à  Salamanque. 
Il  avait  divisé  sa  troupe  en  quatre  colonnes,  et  croyant,  à  tort 
d'ailleurs,  impraticable  à  l'artillerie  la  route  plus  courte 
qu'il  prenait,  il  faisait  faire  au  général  Hope,  emmenant 
tous  les  canons,  un  énorme  détour  de  500  kilomètres  par 
Talavera,  dans  la  direction  de  Madrid.  Les  Anglais  s'avan- 
çaient ainsi,  en  pays  ami,  par  petits  détachements,  à  une 
journée  de  marche  les  uns  des  autres,  afin  de  vivre  plus 
facilement.  La  tête  arriva  le  13  novembre  à  Salamanque, 
la  queue  rejoignit  seulement  di.x  jours  après.  L'ensemble 
atteignait  17,000  hommes.  Sur  les  armées  espagnoles,  leurs 
positions,  leurs  forces,  les  plans  d'opérations,  sir  John  Moore 
ne  possédait  que  des  renseignements  confus;  par  contre,  il 
apprenait  assez  vite  leurs  défaites  d'Espinosa  et  de  Burgos. 
Ses  déceptions  se  multipliaient  :  son  artillerie  n'arrivait  pas, 
ni  le  renfort  attendu  de  la  Corogne;  livré  tristement  à  lui- 
même  (1),  il  manquait  d'argent  (2),  par  un  phénomène 
étrange  mais  certain^  demeuré  incompréhensible  si  l'on 
songe  aux  millions  anglais  recueillis  et  envoyés  (3).  Il  ne 
savait  quelle  mesure  prendre,  écrivait  à  Madrid  pour  se 
concerter  avec  le  ministre  anglais  et  se  retrancher  derrière 


(1)  «  Je  suis  dans  un  guêpier  dont  Dieu  seul  sait  comment  je  pourrai  me 
sortir!  »  —  Joîin  Moore  à  son  frère  Jaines,  26  noverabre. 

(2)  i  Je  suis  sans  un  shelling  pour  l'entretien  de  l'armée  et  je  crains  journel- 
lement que  par  suite  du  manque  d'argent  on  cesse  de  nous  fournir  des  vivres.  » 
—  John  Moore  à  lord  Castlcreagh,  24  novembre  1808. 

(3)  Le  général  de  Arteche  {De  la  Cooperacion  de  los  Ingleses  en  la  guerra 
de  la  Independencia)  croit,  il  est  vrai,  ces  secours  pécuniaires  fort  exagérés  : 
«  Como  habia  de  inundaroos  con  lo  que  no  tcnia?  > 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  415 

son  autorité  «  dans  une  question  qui  n'était  pas  purement  mili- 
taire » .  Une  mauvaise  nouvelle  le  sortit  d'hésitation.  Quand 
il  connut  le  28  novembre  la  débâcle  de  Castanos  à  Tudèle, 
il  se  décida,  u  par  une  détermination  cruelle  » ,  à  retourner  en 
Portugal.  Son  pessimisme  allait  jusqu'à  considérer  cette 
contrée  comme  logiquement  perdue.  Enervé  de  voir  la  Junte 
suprême  se  livrer  à  la  tâche  facile  de  «former  des  armées  sur 
le  papier  » ,  il  voulut  mettre  la  sienne  à  l'abri  et  envoya  à  ses 
subordonnés  des  ordres  précis  pour  que  le  général  Baird, 
rebroussant  promptement  vers  la  Corogne,  s'y  embarquât  et 
retrouvât  à  Lisbonne  les  eaux  protectrices  du  Tage;  pour 
que  le  général  Hope  vînt  le  rejoindre  immédiatement  à  Sala- 
manque  et,  aussitôt  après,  faire  route  commune  en  arrière. 

Il  se  trouva  que  Hope  ayant  lentement,  péniblement  suivi 
son  chemin  dans  la  même  ignorance  et  la  même  pénurie  que 
son  chef,  avait  eu,  arrivé  à  la  hauteur  de  Madrid  vers  le 
milieu  de  novembre,  une  conférence  avec  Morla;  il  était 
revenu  mal  impressionné  de  ses  «  raisonnements  militaires 
sans  suite  »  et  s'était  résolu  à  poursuivre  son  itinéraire  par  le 
seul  passage  de  la  Sierra  qui  le  fît  rentrer  dans  la  plaine  de 
la  vieille  Castille  :  le  puerto  de  Guadarrama.  Comme  il 
opérait  ce  mouvement,  les  27  et  28  novembre,  ses  éclaireurs 
signalèrent  la  présence  très  proche  de  troupes  françaises;  ce 
n'était  rien  moins  que  la  Grande  Armée  qui  avançait  pour 
franchir  en  sens  inverse  de  lui-même  les  gorges  de  Somo 
Sierra.  Hope,  derrière  le  rideau  de  la  montagne,  se  déroba 
rapidement,  heureux  de  n'avoir  pas  été  éventé  par  les 
patrouilles  de  dragons  du  général  Milhaud;  dans  la  confiance 
de  se  trouver  couvert  par  la  place  de  Ségovie  où  se  tenaient 
l«s  Espagnols  du  général  Heredia,  il  fila  à  marches  forcées 
loin  de  lennemi  vers  l'ouest,  jusqu'à  Alba  de  Tormès,  où 
l'atteignit  l'ordre  de  sir  John  Moore,  à  peine  à  six  lieues  du 
rendez-vous  même  qu'il  lui  fixait. 


416  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

Pendant  ce  temps  Moore  avait  modifié  ses  projets  : 
touché  des  instances  multipliées  de  son  compatriote  l'ambas- 
sadeur Frère,  qui  le  suppliait  d'accourir  participer  à  la 
défense  de  Madrid,  impressionné  surtout  par  l'explosion  de 
cette  résistance  «  populaire  »  à  laquelle  seule  il  attachait  de 
l'importance  (1),  il  se  décida  à  ne  pas  repartir  sans  avoir  vu 
l'adversaire  ni  tiré  un  coup  de  fusil.  11  passa  ainsi  de  l'extrême 
prudence  à  l'extrême  témérité,  car  l'annonce  de  la  prise  de 
Madrid  ne  l'ébranla  pas  dans  sa  résolution  nouvelle  :  grou- 
pant près  de  trente  mille  Anglais,  espérant  s'y  adjoindre 
autant  d'Espagnols  du  général  La  Romana,  il  s'avança  sur 
Valladolid,  afin,  s'il  était  possible,  de  pousser  au  delà  de 
Burgos  et  couper  les  communications  de  Napoléon  avec  les 
Pyrénées  (2).  Sans  se  faire  d'illusion  sur  son  péril  personnel, 
guidé  par  des  considérations  politiques  plus  que  des  rai- 
sonnements de  stratégie,  il  se  flattait  d'attirer  ainsi  à  la 
défense  du  nord,  loin  du  midi,  l'Empereur  et  de  rompre 
par  cette  diversion  son  plan  de  conquête  (3).  Il  n'estimait 
pas  d'ailleurs  que  toute  la  Grande  Armée  dût  revenir  pour 
l'écraser  : 

Quoique  Madrid  ait  capitulé,  cette  ville  doit  nécessairement 
occuper  une  portion  considérable  des  forces  de  l'ennemi.  Saragosse 

(1)  Quand  Frère  lui  avait  dépêché  deux  généraux  espagnols  pour  prendre 
langue,  il  lui  avait  écrit  :  «  Ces  deux  vieillards  sont  plutôt  deux  vieilles 
femmes.  Je  vous  serai  obligé  à  l'avenir  de  m'épargner  de  semblables  visites 
qui  sont  fort  pénibles,  n  —  (6  décembre  1808.) 

(2)  J'en  trouve  une  preuve  concluante  dans  le  Mémorandum  manuscrit 
d  un  officier  d'arli'Icrie  anglais,  de  la  brigade  du  général  Antrusther  :  il 
avait  tiacé  à  l'avance  toutes  les  étapes  de  Salamanque  à  Saint-Jean-de-Luz; 
il  a  noté  les  lieux  réellement  atteints  et  son  carnet  s'arrête  à  Valladolid.  — 
Papiers  interceptés.  AF  IV,  1617,  10'^  dossier,  n"  35. 

(3)  «  Le  véritable  but  de  ma  marche  était  de  créer  une  diversion  en  faveur 
du  sud  de  l'Espagne,  en  attirant  l'attention  de  l'ennemi.  Je  savais  que  j'avais 
à  cniindre  de  voir  coupée  ma  ligne  de  communication  avec  la  Galice,  mais 
désireux  de  faire  quelque  chose,  je  résolus  de  tenter  la  chance.  >  —  John 
Moore  au  général  Brodrick,  28  décembre  1808. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  417 

est  également  l'objet  d'une  diversion   importante.  L'ennemi  ne 
peut  donc  dirijj^er  toutes  ses  forces  contre  moi  (1). 

Il  nous  croyait  beaucoup  moins  nombreux  qu'en  réalilé 
nous  ne  l'étions  dans  ces  parages,  il  ignorait  la  présence  du 
maréchal  Soult  descendu  de  Santander  dans  la  vallée  du 
Carrion,  et  ce  fut  le  hasard  qui  lui  apporta  les  renseigne- 
ments qui  lui  manquaient  :  sur  un  officier  français  assassiné 
par  des  paysans  on  trouva  une  dépêche  de  Berthier  à  Soult; 
elle  donnait,  au  10  décembre,  les  détails  sur  la  situation  de 
l'armée  devant  Madrid,  les  intentions  de  l'Empereur,  les 
positions  récentes  du  duc  de  Dalmatie.  —  Sir  John  Moore 
changea  une  fois  encore  ses  dispositions  :  il  ne  dépassa 
pas  Valladolid,  après  y  avoir  prélevé  une  contribution  de 
400,000  réaux,  concentra  son  monde,  invita  La  Romana  à 
le  venir  rejoindre  et  fit  front  du  côté  de  Soult.  —  Déjà  le 
15'  re'giment  de  hussards  anglais  avait  pris  contact,  en  heur- 
tant à  l'improviste  et  victorieusement,  la  nuit,  au  petit  village 
appelé  Rueda,  un  détachement  de  fourrageurs  français;  la 
semaine  suivante,  dans  des  proportions  plus  graves,  l'entre- 
prenant lord  Paget,  à  la  tête  de  500  chevaux,  avait,  à  Sahagun, 
renouvelé  avec  audace  et  bonheur  cette  tentative  nocturne; 
il  avait  fait  150  prisonniers  au  général  Debelle  et  sabré  les 
dragons  du  colonel  de  Tascher,  rejetés  en  désordre.  Loin  de 
s'endormir  sur  le  succès,  John  Moore,  prévenu  par  La 
Romana  de  l'approche  de  masses  françaises  imposantes,  en 
conclut  sagement  qu'il  courait  le  danger  de  voir  compromise 
sa  propre  retraite  éventuelle;  il  remercia  son  collègue  espa- 
gnol de  son  activité  et  de  son  zèle,  lui  déclara  que  «  leur 
entreprise  n'était  plus  de  saison  "  et  ordonna  immédiatement 
demi-tour  vers  Astorga,  où  il  trouverait,  après  avoir  passé 
la  rivière  de  l'Esla,  une  barrière  protectrice;  à  son  abri  il 

(1)  Sir  John  Moore  à  lord  Castleieagb,  11  décembre  1808. 

27 


ii8  l'espag>;e  et  napoléon 

pourrait  reprendre  haleine  et  même  envisager  une  défense 
honorable,  tout  en  se  maintenant  dans  la  pensée  qu'une 
bataille  "  faisait  le  jeu  de  Bonaparte  »  et  non  le  sien.  Préoc- 
cupé de  retrouver  ses  approvisionnements,  des  trois  chemins 
qui  s'ouvraient  devant  lui  il  prit  celui  de  Benavente  bien  qu'il 
fût  le  plus  long  et  le  plus  rapproché  de  ses  adversaires  (1); 
mais  pendant  deux  jours  (24  et  25  décembre)  il  masqua  son 
recul  en  déployant  sa  cavalerie,  qu'après  cette  couverture 
opportune  il  replia  vers  lui  aussi  promplement  que  le  per- 
mirent la  neige,  la  pluie,  la  boue,  à  travers  des  chemiiis 
détrempés  par  le  dégel.  La  Romana,  plein  d'ardeur  et  de 
courage  personnel,  ne  pouvait  lui  apporter  aucun  secours 
efficace  avec  une  armée  désorganisée  (2),  des  chefs  sans 
expérience  (3),  des  soldats  mal  armés,  mal  payés,  mal 
nourris  (4),  des  recrues  ignorantes  (5). 

Soult  eût  été  insuffisant  pour  l'écraser  à  lui   tout  seul.  A 
côté  des  solides  bataillons  de  l'ancienne  division  Mouton,  ses 


(1)  Le  commandant  Balagny  (t.  III,  p.  643-652]  a  donné  une  critique 
excellente  de  ces  deux  opérations  de  Moore  :  sa  pointe  aventureuse,  sa  retrai:e 
précipitée;  et  cette  bizarrerie  du  sort  qui  sauva  l'armée  britannique  pour  les 
motifs  précisément  qui  la  devaient  perdre. 

(2)  C'était  une  agglomération  de  20,000  hommes  dénués  de  tout,  dont  on 
pouvait  tirer  à  peine  7,000  soldats  en  état  de  faire  campagne  et  8  canons 
attelés;  pas  de  cavalerie,  pas  de  solde  depuis  un  mois,  peu  de  munitions,  à 
peine  40  cartouches  par  giberne. 

(3)  Une  circulaire  de  la  Romana  à  ses  chefs  de  corps  reproche  l'habitude 
des  jurons,  «  les  favoris  et  les  moustaches  énormes  j,  des  vêtements  ridicules, 
le  pillage  des  magasins. 

(4)  ((  Il  est  moralement  impossible  qu'ils  puissent  tenir  devant  une  ligne 
d'infanterie  française.  Un  tiers  des  fusils  espagnols  ne  pourra  faire  feu;  des 
hommes  même  braves  ne  peuvent  lutter  dans  des  conditions  pareilles.  » 
—  Lettre  du  lieutenant-colonel  Symes  à  sir  David  Baird,  14  décembre  1808. 

(5)  «  Les  uniformes  des  soldats  étaient  bigarrés  et  quelques-uns  étaient  à 
moitié  nus.  C'étaient  en  général  de  robustes  jeunes  gens,  sans  ordre  ni  disci- 
pline, mais  nullement  turjjulents  ou  féroces,  et  aucun  d'eux  ne  paraissait  en 
état  d'ivresse.  »  Id.  —  Ils  provenaient  d'une  levée  en  masse  des  habitants  de 
Léon,  de  seize  à  quarante-cinq  ans;  leurs  ressources  devaient  être  fournies 
par  voie  de  réquisition. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  419 

régiments  «  provisoires  »  de  formation  récente  étaient  com- 
posés de  soldats  trop  jeunes  et  d'officiers  trop  vieux;  les 
effectifs  avaient  fondu  rapidement  :  sur  10,000  hommes,  il 
avait  3,000  malades  et  c'est  avec  ces  forces  réduites  qu'il 
devait  couvrir  le  pays  de  Burgos  et  la  région  de  Santander  (  l) . 
Quand  la  présence  des  Anglais  fut  avérée,  il  prit  sur  lui 
de  se  renforcer,  en  arrêtant  au  passage  les  troupes  dispo- 
nibles, aidé  en  cela  par  l'initiative  intelligente  de  Mathieu 
Dumas  que  l'Empereur  avait  laissé  derrière  lui  en  qualité 
d'aide-major  général  (2).  Tous  nos  généraux  comprirent 
d'ailleurs  admirablement  les  rôles  imprévus  et  décisifs  qui 
incombaient  à  leur  initiative  :  Franceschi,  en  reculant,  avait 
l'adresse  d'attirer  au  piège  les  Anglais  à  sa  suite  (3)  ;  Lorge 
courait  occuper  avec  plus  de  mille  chevaux  les  points  de 
communication;  Junot,  «  malgré  le  temps  affreux,  la  quan- 
tité de  neige  »,  et  quoique  le  mouvement  de  l'ennemi  «lui 
parut  bien  extraordinaire  » ,  se  rapprochait  en  hâte  «  ayant 
trop  le  désir  de  revoir  les  Anglais  pour  en  négliger  la  pre- 
mière occasion  »  (4).  Grâce  à  celte  activité,  Soult  se  sentant 
appuyé,  va  "  tomber  sur  le  premier  corps  ennemi  qui  la  lui 
donnera  la  plus  belle  »  (5).  —  A  la  Grande  Armée  possédant 
le  nombre  et  la  force  capables  de  briser  la  solidité  et  la  téna- 

(i)  ï  Monsieur  le  médecin,  nous  mourrons  ici  comme  des  mouches,  me 
disait  un  de  ces  pauvres  misérables  (prisonnier  après  Sahagun)  conscrit 
depuis  six  mois.  Cette  réponse  peut  donner  une  idée  des  pertes  qu'éprouva 
l'armée  française,  et  cependant  malgré  leur  misère,  on  aduiire  avec  étonne- 
ment  la  gaieté  et  l'insouinance  qui  régnent  parmi  eux.  »  —  Lettre  du  médecin 
anglais  Adam  Neale  au  général  Stewart,  22  décembre  1808. 

(2)  Sur  ces  événements,  il  y  a  une  très  belle  lettre,  sage,  modeste,  écrite, 
en  1814,  par  le  général  Malliieu  Dumas  au  colonel  Bory  de  Saint-Vincent, 
ancien  aide  de  camp  du  maréchal  Soult. 

(3)  ï  Plus  ils  seront  engagés,  moins  il  s'en  échappera,  si  de  Madrid  on 
fait  un  mouvement  sur  leurs  derrières,  tandis  que  le  maréchal  Soult  mar- 
chera droit  sur  Salamanque.  »  —  Lettre  du  général  Franceschi  au  général 
Mathieu  Dunns,  19  décembre  1808. 

(4)  Le  duc  d'Abrantès  au   général  Mathieu  Dumas.  Vittoria,  21  décembre. 

(5)  Le  duc  de  Dalmatie  au  geuéral  Mathieu  Dumas,  20  décembre. 


420  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

cité  des  troupes  anglaises,  est  réservée  la  tâche  décisive.  Et 
de  fait,  c'est  l'Empereur  en  personne  qui  va  arriver. 


II 


Il  était  parti  avec  la  volonté  d'aller  vite  et  loin  :  «  Nous 
serons  au  plus  tard  le  25  à  Valladolid  » ,  disait-il  le  22,  à 
Berthier.  —  Il  se  sentait  poussé  vers  un  but  immédiat,  par  un 
motif  capital  à  ses  yeux  :  «  Quel  que  soit  le  projet  des  Anglais, 
il  va  donner  lieu  à  des  événements  qui  auront  une  grande 
influence  sur  la  finale  de  toutes  les  affaires.»  —  Il  escomptait 
la  victoire  :  u  Faites  mettre  dans  les  journaux  de  Madrid  que 
20,000  Anglais  sont  cernés  et  battus  (1).  »  Et  cela  avant  de 
savoir  au  juste  où  ils  étaient.  Il  ne  les  cherchait  pas  du  moins 
à  l'aveuglette;  sa  sagacité  lui  faisait  prévoir  leur  emplace- 
ment, leur  direction;  il  disait  qu'avec  toute  leur  cavalerie  ils 
ne  pouvaient  s'embarquer  que  dans  un  bon  port  et  sous  la 
protection  d'une  place  forte,  ce  qui  lui  donnnit  à  penser  qu'ils 
porteraient  leurs  lignes  d'opérations  sur  le  Ferrol  dont  la  rade 
offrait  ces  avantages.  Sa  prétention  était  de  demeurer  libre 
dans  sa  manœuvre;  aussi,  prudemment,  voulait-il  que  le 
maréchal  Lefebvre  nettoyât  la  rive  droite  du  Tage;  qu'à 
Tolède  le  maréchal  Victor  se  tint  prêt  à  couvrir  Madrid  en 
cas  de  besoin;  ru'à  î\îadrid  le  général  Belliard  prît  toutes  ses 
précautions  de  défense  contre  un  coup  de  main.  Du  Retira 
il  avait  fait  une  citadelle  :  1,500  hommes  travaillaient  quoti- 
diennement aux  fortifications;  le  commandant  ne  devait 
«  jamais  sortir  de  l'enceinte  »    où  l'on  exigeait   des  cartes 

(1)  L'Empereur  au  roi  Joseph,  22  décembre  1808. 


NAPOLEON    EN    ESPAGKE  421 

d'identité  pour  entrer;  on  y  entassait  les  dépôts  des  corps 
d'armée,  les  remontes  de  cavalerie,  les  majjasins  d'habille- 
ment, les  convalescents  sortant  de  l'hôpital;  par  ordre,  tons 
les  Français  établis  à  Madrid  étaient  venus  depuis  le  7  dé- 
cembre prendre  leur  logement  à  l'abri  de  ses  murs.  Enfin  le 
roi  Joseph,  dont  on  se  souvenait  par  aventure,  nommé  offi- 
ciellement (i  lieutenant  de  l'Empereur  « ,  avec  le  maréchal 
Jourdan  comme  chef  d'état-major,  recevait  l'injonction  de  se 
rapprocher  et  l'instruction  de  «  garder  coûte  que  coûte  »  la 
capitale. 

J^e  maréchal  Ney  s'avançait  avec  une  précipitation  qui  lui 
fit  exécuter  une  marche  de  126  kilomètres  sans  s'arrêter,  la 
cavalerie  de  Colbert  en  tête.  Le  lendemain  21  décembre,  la 
garde  à  cheval  s'ébranlait  à  son  tour  avec  Lefebvre-Des- 
nouëttes,  vers  le  village  de  Guadarrama  qui  barre  le  pied  de 
la  montagne.  Le  22,  de  bon  matin,  elle  s'engagea  dans  ce 
long  défilé  de  deux  lieues  et  demie.  C'était  une  des  plus  belles 
routes  d'Espagne,  et  des  mieux  construites  de  toute  l'Europe; 
elle  monte  assez  raide  pour  passer  à  plus  de  1,500  mètres 
d'altitude  entre  deux  collines  qui  la  surplombent,  dans  une 
région  rocheuse  à  peine  égayée  de  quelques  bruyères,  de 
bouquets  de  chênes  et  de  maigres  sapins.  Le  climat  y  est 
rude.  Ce  jour-là,  en  plein  hiver,  il  fut  particulièrement  atroce  : 
il  gelait  à  9  degrés;  la  neige  fouettait  en  tourbillons  glacés 
et,  mêlée  au  sable  fin  djs  sentiers,  aveuglait  les  yeux.  On  ne 
pouvait  avancer  sur  les  rampes;  il  fallut  reculer  et  sous  la 
poussée  du  vent  redescendre  pêle-mêle.  Les  cavaliers  refou- 
lèrent les  compagnies  massées  dans  le  village,  ce  fut  un 
enchevêtrement  avec  les  caissons  de  l'artillerie,  une  confu- 
sion générale.  Elle  s'augmenta  par  l'émoi  de  la  présence  de 
l'Empereur  arrivant  sur  ces  entrefaites.  Il  avait  quitté  Cha- 
martin  par  un  assez  beau  temps,  mais  à  cette  heure  la  bour- 
rasque battait  son  plein.  L'action  des  éléments  n'était  pas 


4-22  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

à  son  programme,  il  n'admettait  pas  pareil  obstacle.  Déjà 
irrité  des  heures  perdues,  il  faisait  signe  brusquement 
d'avancer,  chaque  homme  marcliant  à  pied  se  mettrait  à 
l'abri  de  sa  monture  tenue  par  la  bride.  Sa  Majesté, 
sans  mot  dire,  mais  donnant  l'exemple,  le  chapeau  enfoncé 
sur  la  tête,  le  manteau  boutonné  contre  la  pluie,  partit  der- 
rière un  peloton  qui  coupait  la  rafale  et  frayait  un  chemin 
dans  la  neige  où  ses  grosses  bottes  enfonçaient;  il  glissait 
péniblement  sur  le  verglas,  accroché  tour  à  tour  au  bras  de 
Lannes,  de  Duroc  ou  de  Savary.  Il  longeait  la  colonne  des 
fantassins,  trempés  jusqu'aux  os,  à  moitié  courbés,  le  visage 
en  sang  par  les  grêlons,  tombant  perclus  sur  le  bord  du 
chemin,  parfois  roulant  dans  l'abîme  sous  la  poussée  de 
l'ouragan.  Ils  retrouvaient  les  boues  de  la  Pologne.  «  Les 
forçats  éprouvent  moins  de  maux  que  nous!  »  grommelait  un 
officier  d'ai'tillerie  (1).  La  souffrance  arrachait  des  jurons, 
allumait  la  colère,  et  la  fureur  se  déchaîna  à  la  présence  du 
chef  insensible  dont  l'opiniâtreté  exigeait  cet  effort  contre 
nature.  Quand  les  soldats  de  la  division  Lapisse  le  dépas- 
sèrent, des  imprécations  spontanées  s'élevèrent  des  rangs 
disloqués,  les  hommes  criaient  :  «  F...  lui  un  coup  de  fusil!  » 
et  s'excitaient  mutuellement  à  l'abattre  comme  l'obstacle  à 
leur  repos  (2).  Lui,  silencieux,  impassible,  semblait  ne  rien 
voir,  ne  rien  entendre  de  ces  rumeurs  sacrilèges,  divinité 
blessée,  sourde  et  muette  devant  l'outrage  fait  à  ses  auiels. 
Après  une  ascension  de  quatre  mortelles  heures,  à  la  fin  his.sé 
à  califourchon  sur  un  canon  (3),  il  ne  s'arrêta  qu'au  sommet 
du  col,  au  monument  de  granit  élevé  là  par  Ferdinand  VI  à 
la  gloire  de  l'Espagne.  — Du  temps  d'Ésope,  quand  les  bêtes 
parlaient,  le  vieux  lion  de  Castille,  du  haut  de  son  piédestal, 

(1)  Général  Boulart,  Mémoires. 

(2)  Colonel  DE  GoNXEviLLE,  Soiivcnirs  militaires,  p.  106. 

(3)  Général  de  Marbot,  Mémoires,  t.  II,  p.  88. 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  423 

eût  jeté   un  regard   ironique    sur  le  conquérant  harassé  et 
insulté,  venant  s'abriter  à  ses  pieds! 

Napoléon  se  reprit  vite,  puisque  la  difficulté  paraissait 
vaincue.  Le  vent  s'apaisait,  sur  l'autre  côté  du  vallon  la 
descente  était  plus  facile;  on  trouva  un  gîte  à  un  ermitage 
et  du  vin  à  une  auberge;  le  mulet  portant  ses  bagages  le 
rejoignit.  L'Empereur  prétendait  marcher  encore  à  une  lieue 
plus  loin  jusqu'au  bourg  d'Espinas.  Les  troupes  n'avaient 
même  plus  la  force  de  murmurer,  elles  tombèrent  épuisées, 
campant  sur  la  neige  autour  de  mauvais  feux  de  bois  vert 
qu'éteignaient  la  grêle  et  la  pluie  (1)  ;  heureux  ceux  qui  gre- 
lottaient encore,  car  la  gangrène  atteignit  les  impatients  qui 
trop  tôt  approchèrent  leurs  membres  gelés  de  ces  brasiers 
de  l'ameaux  humides  (2).  La  nuit  fut  dure,  les  cavaliers  la 
passèrent,  la  bride  au  bras;  puis  au  jour  les  vivres  arrivèrent, 
le  vin  ne  manquait  pas,  le  soleil  se  mit  à  briller,  et  quand 
Napoléon,  victorieux  des  éléments,  parut  à  cheval,  une  accla- 
mation formidable  le  salua.  Parmi  les  plus  enthousiastes  se 
remarquaient  les  voltigeurs  de  la  division  Lapisse.  Ah! 
l'Empereur  les  connaissait  bien!  —  Il  voulut,  demanda, 
obtint  un  nouvel  effort.  La  cavalerie  de  la  garde  poussa 
jusqu'à  Arevalo;  les  fantassins  franchirent  encore  quarante 
kilomètres.  Lui  s'arrêta  à  mi-chemin  pour  organiser  des 
lignes  de  communication.  Sa  pointe  rejoignait  le  maréchal 
Ney,  lequel,  échelonné  sur  dix  lieues,  atteignait  mainte- 
nant Tordesillas,  devenait  maître  du  passage  du  Duero  et 
peu  à  peu  faisait  serrer  sur  Médina  les  masses  de  son  corps 
d'armée.  —  Ainsi  s'achevait  pour  eux  le  24  décembre,  la 
veillée  de  Noël  (3). 

(1)  Général  LEJErxE,'i)e  Valmy  a  Wagram. 

(2)  Baron  Laurey,  Mémoires,  p.  251. 

(3)  Napoléon    écrivait  à  Joseph   :   «  Mon  frère,  j'ai    passé   le   Guadarrama 
avec  une  partie  de  ma  garde  et  par  un  temps  assez  désajjreahle.  » 


424  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Les  Anglais  demeuraient  invisibles.  —  Napoléon,  le  doigt 
tendu  vers  l'horizon,  craignait  de  ne  pouvoir  plus  tomber  sur 
eux  comme  la  foudre  entre  Salamanque  et  Valladolid;  il 
projetait  du  moins  de  les  couper  entre  Valladolid  et  Bena- 
vente  (1).  Ce  fut  une  course  épique  en  trois  bonds  :  du 
Guadarrama  au  l^uero,  du  Duero  à  Médina,  des  bords  de 
l'Esla  à  Benavente;  manœuvre  unique  commencée  à  Madrid 
pour  finir  à  Astorga,  suivant  un  itinéraire  de  350  kilomètres 
en  une  ligne  brisée  «  qui  rappelle  la  marche  du  cavalier  aux 
Échecs  » .  La  brigade  légère  de  Colbert,  dès  qu'elle  eut 
atteint  la  rive  gauche  du  Duero,  courut  sur  les  deux  routes 
qui  s'ouvraient  devant  elle  afin  de  rapporter  des  nouvelles; 
elles  demeurèrent  très  vagues;  cependant  on  sut  que  les  Anglais 
avaient  passé  là.  Aiguillonné  par  cette  imprécision,  Napoléon 
se  précipita,  à  travers  des  champs  transformés  en  marécages 
et  des  chemins  en  bourbiers,  devançant  les  troupes  harassées, 
l'artillerie  envasée,  la  longue  file  des  traînards.  Pendant  qu'il 
accordait  le  court  repos  imposé  par  les  circonstances,  il 
reçut,  dans  cet  après-midi  du  26  décembre,  une  estafette  du 
maréchal  Soult  qui  déclarait  avoir  l'armée  anglaise  devant 
lui,  mais  d'ailleurs  être  en  bonne  position  pour  la  maintenir. 
Subitement  éclairé,  Napoléon  combine  un  triple  mouvement  : 
il  va  envelopper  rapidement  par  derrière  l'ennemi  que  Soult 
amorcera  de  front  pendant  que  Ney  l'entamera  par  le  flanc; 
entre  les  triples  pinces  de  ces  tenailles  terribles  l'armée 
britannique  sera  broyée;  mais  il  faut  se  hâter;  ce  n'est  pas 
l'Empereur  qui  sera  en  retard,  les  aides  de  camp  emportent 
déjà  les  ordres  :  «  Si  les  Anglais  ont  passé  la  journée  d'aujour- 
d'hui dans  leurs  positions,  ils  sont  perdus,  écrit  Napoléon  à 
Soult;  s'ils  vous  attaquent,  battez  en  retraite  d'une  marche; 

(1)  «  Opération  grandiose  et  séduisante  sur  la  carte,  mais  par  le  temps 
qu'il  faisait  et  au  mois  de  décembre,  il  fallait  en  rabattre.  »  Jomini,  Guerre 
d'Espagne,  p.  43. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  425 

plus  ils  s'engageront  mieux  cela  vaudra.  »  —  Et  à  Ney  : 
«  Si  vous  entendez  le  feu  demain  matin,  il  faudra  marcher 
droit  sur  le  feu.  » 

S.  M.  n'a  pas  attendu  pour  être  à  cheval  le  boute-selle  des 
dragons  avant  le  petit  jour;  elle  galope  malgré  les  averses, 
jusqu'à  Médina  de  Rio  Seco,  prend  courage  rien  qu'à  tra- 
verser le  champ  de  bataille  où,  voici  cinq  mois,  Bessières  a 
remporté  sa  victoire,  et  arrive  couverte  de  boue,  mouillée 
jusqu'à  la  peau,  en  tète  de  ses  colonnes.  Elles  marchent 
muettes  sous  la  pluie  glaciale,  bercées  par  la  lassitude  d'un 
pas  machinal,  laissant  des  centaines  d'écloppés  échoués  dans 
les  maisons  où  ils  cherchent  un  abri  contre  le  froid. 

L'accueil  qu'ils  y  recevaient  n'était  pas  généralement  hos- 
tile :  les  laboureurs  aspiraient  au  calme  des  champs,  avant 
tout  soucieux  de  la  paix  sociale  :  «Que nous  importe  qui  nous 
gouverne,  si  c'est  avec  justice  et  piété!  »  Les  cultivateurs 
des  gros  bourgs  de  la  Castille  ont  de  la  religion,  du  savoir,  de 
l'intelligence,  ils  connaissent  leurs  devoirs  de  chrétiens, 
raisonnent,  aiment  à  lire,  ne  parlent  pas  sans  jugement  (1). 
Les  petits  hameaux  offraient  moins  de  ressources,  avec  leurs 
maisons  en  torchis,  la  paille  sale,  les  feux  de  sarments,  le 
pain  noir,  l'huile  chaude,  les  poules  étiques;  il  fallait  se  con- 
tenter de  la  sopa,  de  la  verdura  qui  sont  des  plats  rudimen- 
taires.  Le  curé  défiant,  mal  intentionné,  fruste,  parfois  un 
abogado  parlant  un  peu  français,  ou  le  barbier  de  village, 
aux  vêtements  misérables  et  aux  propos  cauteleux,  servaient 
d'interprètes;  souvent  aussi  les  enfants  plus  sincères  criaient 
contre  les  malos  lim  ,bres.  L'éclat  des  uniformes  ne  pouvait 
plus  leur  en  imposer  :  nos  officiers,  pour  se  garantir  d'une 
pluie  pénétrante,  s'affublaient  de  couvertures  de  paysans  dont 

(1)  «  Nous  avons  été  toute  la  soirée  environnés  de  trente  Espagnols,  au 
milieu  desquels  nous  n'avons  pas  éprouvé  la  moindre  crainte.  Ge.s  hommes 
ne  sont  ni  méchants,  ni  vindicatifs.  «  —  Souvenirs  du  baron  Peiicy,  p.  450. 


426  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

les  raies  routes  et  bleues  zébraient  singulièrement  leur  cos- 
tume. Ils  n'offraient  pas  l'aspect  de  libérateurs  ni  même  de 
conquérants.  Pour  achever  leur  découragement,  ils  rencon- 
traient çà  et  là  sur  la  route  les  tristes  vestiges  de  l'armée 
anglaise,  tout  aussi  éprouvée  qu'eux-mêmes  par  le  mauvais 
temps  :  des  chevaux  morts,  des  voitures  embourbées,  des 
cavaliers  démontés,  des  fantassins  fourbus. 

Au  contraire,  cette  vue  excite  l'Empereur  qui  veut,  coûte 
que  coûte,  gagner  du  terrain  sur  ces  ennemis  qu  doivent  être 
bien  las.  Il  lance  des  reconnaissances  de  cavalerie  à  la  décou- 
verte, car  éclairé  sur  leur  présence  i'  aemeure  inquiet  de 
leur  direction,  anxieux  de  les  atteindre,  résolu  à  tout  prix 
à  prendre  l'offensive.  Il  dort  quelques  heures  à  Médina  et 
repart  malgré  l'ouragan  qui  persiste.  —  Course  folle  à  travers 
champs,  sautant  haies,  fossés,  ruisseaux,  sans  guide,  presque 
sans  escorte,  semant  derrière  lui  dans  les  terres  labourées, 
où  Ton  enfonce  jusqu'au  jarret,  la  centaine  de  chasseurs  qui 
le  suit  d'un  galop  furieux  sous  l'ondée.  Il  dépasse  les  batail- 
lons qui  continuent  péniblement,  dans  une  boue  grasse  qui 
déchausse  les  piétons,  les  220  kilomètres  qu'ils  ont  commencé 
à  couvrir  depuis  sept  jours.  Le  voici  à  Valderas,  ce  petit  bourg 
au  croisement  de  quatre  routes  où  il  ne  s'arrête  que  pour  être 
mieux  à  même  de  se  porter  dès  la  première  alerte  au  plus 
pressé.  Il  a  marché  si  vite  qu'il  est  seul,  devançant  les  éclai- 
reurs,  et  qu'en  arrivant  une  heure  après,  le  maréchal  Ney 
}  rend  l'escadron  impérial  pour  une  arrière-garde  des  Anglais. 
Kclas!  ceux-ci  sont  partis  avec  une  douzaine  d'heures 
d'avance,  ils  ont  franchi  l'Esla  qui  coule  à  deux  lieues  de  là. 

L'Empereur  s'agite  dans  une  impuissance  amère  :  hors 
d'atteinte!  Eh  oui,  le  prudent  John  Moore,  qui  d'abord  son- 
geait à  attaquer  le  duc  de  Dalmatie,  averti  de  l'approche  de 
forces  considérables,  a  donc  laissé  toute  sa  cavalerie  faire 
écran  devant  les  soldats  de  Soult,  puis  le  24  décembre  il  a 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  427 

quitté  prestement  Saha^jun,  redescendant  sans  bruit  vers 
l'Esla  qui  sera  sa  barrière  protectrice.  Son  embarras  est  de 
maintenir  ses  ofticiers  excités  et  ses  soldats  qui  murmurent. 
Pourquoi  cette  retraite  quand  on  leur  annonçait  une  bataille? 
Ils  marchent  en  désordre,  pillant  les  Espagnols  pour  vivre, 
brûlant  la  paille  et  les  poutres  des  maisons  pour  se  chauffer. 
Le  26,  on  a  fait  traverser  en  hâte  l'infanterie  à  Valencia  et 
à  Benavente,  le  27,  sous  une  pluie  diluvienne  la  cavalerie 
repliée  a  passé  à  son  tour.  Et  derrière  elle  tout  est  détruit  : 
les  bateaux  coulés,  les  bacs  mis  en  pièces,  les  ponts  de  bois 
coupés,  les  arches  de  pierre  sautées  à  la  mine.  L'Esla  grossi 
par  les  orages  roule  en  torrent  entre  ses  rives  escarpées, 
couvrant  les  gués  et  paraissant  infranchissable.  Colbert  s'y 
était  buté  le  soir,  arrêtant  le  train  furieux  de  ses  chevaux 
au-dessus  de  ces  eaux  débordées.  Plus  bas,  la  pointe  des 
chasseurs  de  Bessières  trouve  à  Castro  Gonzalo  le  pont  détruit 
et  sur  l'autre  rive,  abrités  avec  du  canon,  des  pelotons  anglais, 
prêts  à  retarder  le  passage  par  leur  fusillade.  L'obscurité 
empêche  bientôt  de  rien  distinguer.  A  l'aube,  tout  ce 
monde  s'est  évanoui  comme  un  songe;  et  l'on  cherche  tou- 
jours en  vain  la  trace  des  gués  le  long  de  la  rivière.  — 
Lefebvre  Desnouëttes  traverse  à  la  nage,  et  bien  que  l'Em- 
pereur, dont  l'empressement  demeure  toujours  avisé,  lui  ait 
dit  :  «  Ne  compromettez  pas  ma  garde»  ,  il  emmène  quelques 
escadrons  pour  courir  sur  les  derniers  Anglais  qui,  au  loin, 
dans  la  plaine  se  défilent  le  long  des  maisons  de  Benavente. 
On  échange  des  coups  de  sabre  avec  une  bravoure  égale, 
mais  en  approc^i.int  imprudemment  de  la  ville  nous  don- 
nons à  lord  Paget  le  temps  de  rassembler  ses  hussards,  puis 
les  dragons  légers  de  Hanovre  et  de  déboucher  à  l'impro- 
viste  sur  nos  fourragcurs.  Devant  l'attaque  suprême  de 
forces  triples  qui  se  démasquent,  notre  monde  tourne  bride 
et  à  travers  des  fondrières  regagne  la  rivière  à  plein  galop. 


428  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Lefebvre  protège  la  retraite  sur  son  cheval  déferré;  il  est 
blessé  à  la  tête;  il  glisse  dans  l'eau,  les  Anglais  le  repêchent, 
mais  il  demeure  leur  capture.  —  C'est  un  échec;  quand 
l'Empereur  l'apprend,  il  est  fort  mécontent  (1)  :  un  de  ses 
généraux  pris,  des  hommes  de  sa  garde  abîmés,  et  surtout 
la  poursuite  arrêtée  par  un  retard  qui  donne  à  John  Moore 
un  répit  de  vingt-quatre  heures. 

Cette  grosse  déception,  presque  devant  lui,  est  compensée 
par  la  nouvelle  que  lui  envoie  le  maréchal  Soult  d'une 
(i  jolie  affaire  »,  où  à  Mansilla  le  général  Franceschi  a  pris 
deux  drapeaux,  1,500  hommes,  ramassant  sur  le  champ  de 
bataille  3,000  fusils,  ce  qui  donne  la  caractéristique  d'une 
lutte  où  les  Espagnols  eurent  vingt  morts.  Grâce  à  cette  bril- 
lante rencontre,  le  maréchal  va  pouvoir  passer  en  amont 
l'Esla,  arriver  sans  coup  férir  à  la  ville  de  Léon,  la  trouver 
évacuée  et,  après  une  journée  de  repos,  marcher  sur  Astorga 
où  il  renforcera  l'Empereur.  Mais  l'Empereur  n'a  point  eu 
ces  facilités.  Très  déçu  de  voir  s'envoler  le  rêve  de  la  grande 
bataille  qu'il  projetait,  conservant  à  peine  l'espoir  d'un  écra- 
sement d'arrière-garde,  il  se  trouve  réduit  à  une  poursuite  où 
il  fera  le  plus  de  mal  possible  aux  Anglais.  Et  encore  ne 
sait-il  pas  exactement  quelle  direction  ils  ont  prise.  H  y  a 
trois  routes  :  Astorga,  Puebla  de  Sanabria,  Zamora.  Il  fait 
tout  converger  pour  traverser  d'abord  la  rivière,  il  galope  à 
Castro  Gonzalo  afin  que,  sous  ses  yeux,  l'on  répare  le  pont  : 

(1)  «  Lefebvre  a  été  pris.  Il  m'a  fait  une  échauffourée  avec  300  chasseurs; 
CCS  crânes  ont  passé  une  rivière  à  la  nage  et  ont  été  rejetés  au  milieu  de  la 
cavalerie  anglaise.  Ils  en  ont  beaucoup  tué,  mais  au  retour  Lefebvre  a  eu 
son  cheval  blessé;  il  se  noyait,  le  courant  l'a  conduit  sur  la  rive  oîi  étaient 
les  i^nglais;  il  a  été  pris.  Console  sa  femme.  »  — Napoléon  à  Joséphine, 
31  décembre  1808. 

Ce  combat  de  Bcnavente  nous  coûta  150  hommes  dont  11  officiers;  nos 
550  chasseurs  eurent  affaire  à  1,360  Anglais,  qui  perdirent  85  hommes.  — 
Lefc-bvre-Dcsnoucttes,  conduit  en  Angleterre,  s'échappa,  revint  en  France  et 
put  prendre  part  à  la  campagne  de  1809, 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  429 

mais  quatre  arches  sur  vinç/.-sept  ont  été  minées,  détruites, 
les  décomln'es  embarrassent  l'Esla;  les  faire  franchir  à  des 
milliers  d'hommes  est  une  entreprise  périlleuse,  longue, 
délicate;  un  de  ceux  qui  s'y  employèrent  en  gardait  un  mau- 
vais souvenir  : 

Deux  échelles  furent  placées  le  pied  dans  l'eau,  de  façon  à  se 
croiser  au  milieu  de  l'espace  vide.  Les  hommes  descendaient  par 
l'une,  et  remontaient  par  l'autre.  Ce  passage  s'opérait  par  une 
nuit  très  noire,  dans  le  fracas  d'un  torrent  extrêmement  rapide, 
gonflé  par  des  pluies  continuelles.  De  grands  feux  élevés  sur  les 
deux  rives  éclairaient  tant  bien  que  mal  ce  passage  de  la  rivière,  qui 
était  véritablement  imposant,  par  la  bonne  volonté  qu'y  mettaient 
les  troupes,  le  danger  qu'il  présentait,  l'ordre  et  les  précautions 
qu'il  exigeait.  —  Nous  approchions  de  Benavente.  Il  fallut  traverser 
la  rivière  l'Orbigo,  dans  l'eau  jusqu'aux  aiselles  par  un  froid  très  vif. 
Nous  passâmes  la  nuit,  tout  mouillés,  n'ayant  pour  nous  chauffer 
que  des  branches  de  saules  toutes  vertes  qui  ne  brûlaient  pas  (1). 

Benavente,  ville  importante,  n'offrit  pas  les  ressources 
qu'on  était  en  droit  d'y  espérer  :  les  Anglais  avaient  mis  le 
feu  au  château  et  aux  magasins  qu'ils  ne  purent  vider,  leurs 
malades  encombraient  l'hôpital,  leurs  chevaux  morts  les 
rues;  Napoléon  trouva  de  bonne  guerre  de  souligner  ces 
excès  :  «  Par  cette  conduite  barbare  et  inusitée  ils  sont  en 
horreur  à  tout  le  pays;  ils  ont  tout  enlevé;  maltraité,  bâtonné 
tout  le  monde.  "  Et  il  conclut  :  «  Il  n'y  a  pas  de  meilleur 
calmant  pour  l'Espagne  que  d'y  envoyer  une  armée  anglaise. . . 
il  faut  faire  relever  cela  dans  les  journaux  (2).  «  Puis,  sans 
attendre  l'infanterie,  il  mit  en  roule,  au  trot,  la  cavalerie  de 
Bessières;  on  savait  maintenant  que  John  Moore  filait  par 
Astorga  ;  la  course  reprenait  de  plus  belle  à  travers  monts  et 
plaines,  et  il  fallait  arriver  à  la  mer  avant  lui. 

(1)  Colonel    ViGO-RoDSSiLLON.    —    Souvenirs    de    Spriin^Iin    publiés    par 
Desdevises  dv  Dezebt. 

(2)  Lettre  à  Joseph,  31  décembre  1808. 


430  L'ESPAGNE   Eï    NAPOLEON 

L'année  1808  finissait  sans  promettre  de  repos.  Pour  les 
o  étrennes  » ,  la  Fortune  réservait  une  surprise  à  tout  le 
monde  :  ce  fut  un  courrier  de  France  qui  l'apporta;  il  rejoi- 
gnit l'Empereur  au  milieu  des  chemins  boueux  d'Astorga 
Quand  Napoléon  lut  d'alarmantes  dépêches  de  Cambacércs 
sur  les  armements  autrichiens,  à  la  lueur  d'un  fagot  allumé 
sur  la  neige,  l'émotion  plus  que  la  flamme  colorait  son  front. 
La  promptitude  qu'il  mettait  à  courir,  il  la  tourna  sur-le- 
champ  à  s'arrêter.  Certes  la  résolution  dut  coûter  à  son  espé- 
rance si  près  de  mettre  la  main  sur  la  proie  !  La  vivacité  de 
son  esprit  toujours  en  éveil  lui  fit  modifier  en  un  clin  d'œil 
ses  projets.  Il  irait  au  plus  pressé  et  reviendrait  à  Paris  con- 
jurer le  danger  allemand,  laissant  à  son  meilleur  lieutenant, 
Soult,  le  soin  d'achever  la  poursuite  anglaise.  Déjà  il  rumine 
ce  dessein  en  entrant  à  x4storga,  à  la  nuit  noire.  Et  c'est  de 
la  sorte  qu'il  va  céleljrer  les  joies  du  nouvel  an. 

Il  se  donna  quarante-huit  heures  pour  reprendre  haleine 
à  cette  dernière  étape  d'une  course  vertigineuse  et  organiser 
son  changement  de  front.  Il  remania  les  éléments  de  l'armée 
qu'il  laissait  au  duc  de  Dalmatie  :  cinq  divisions  d'infanterie  : 
Merle,  Mermet,  Bonnet,  Heudelet,  Delaborde;  trois  de  cava- 
lerie :  Franceschi,  Lorge  et  La  Houssaye  ;  ce  fut  l'affaire  du 
2  janvier;  le  3,  au  matin,  il  faisait  sans  bruit  demi-tour  et, 
songeur,  redescendait  sur  Benavente. 


III 


Le  maréchal  Soult  n'avait  pas  attendu  son  départ  pour 
porter  ses  cavaliers  en  avant  :  sur  la  route  de  gauche,  vers 
le  col  de  Fuencebadon  par  le  vieux  chemin  de  Ponteferrada, 


NAPOLEON    EN'    ESPAGNE  431 

qui  avait  vu  passer  les  léyions  romaines,  Franceschi  rejoi- 
gnait les  Espajpols  à  la  Grux  de  Ferro,  les  sabrait  et  gardait 
3,000  prisonniers  Sur  la  route  de  droite,  se  dirigeant  à 
travers  le  puerto  de  Manzanal,  sous  une  rafale  de  neige  qui 
rappelait  le  passage  du  Guadarrama,  ColLert  ramassait  les 
traînards  anglais,  tombés  ivres-morts  dans  les  villages  où  ils 
avaient  défoncé  les  caves  (1).  Dans  l'après-midi  du  3  janvier 
il  se  présentait  devant  les  pentes  abruptes  du  village  de 
Cacabelos,  couronnées  de  petits  murs  de  pierres,  derrière 
lesquels  les  fantassins  du  général  Paget,  étages  dans  les 
vignes,  ajust.-ient  à  coups  sûrs  leur  mousqu-eterie.  L'un 
d'eux  admirant  l'intrépide  immobilité  de  Colbert  qui,  très  à 
découvert  sur  son  cheval,  excitait  de  la  main  l'allure  de 
nos  tirailleurs,  déclara  à  ses  voisins  :  «  qu'il  voulait  abattre 
ce  gaillard-là  (2)  »  ;  sa  balle  atteignit  dans  la  joue,  sous 
l'oeil,  Golbert  qui  s'affaissa  sans  un  cri  (3).  Ce  cavalier 
magnifique,  émule  et  camarade  de  Lasalle,  par  sa  tournure 
élancée  et  hautaine  donnait  une  idée  de  son  caractère;  ses 
cheveux  blonds  et  sa  barbe  légère  adoucissaient  une  physio- 

(1)  «  Je  n'aurais  jamais  cru,  si  je  ne  l'avais  vu  moi-même,  qu'une  armée 
anglaise  pût  se  desorganiser  si  promptement,  sa  conduite  durant  les  dernières 
marches  a  été  infâme  au  delà  de  toute  expression.  Je  ne  puis  rien  alléguer  en 
sa  faveur,  si  ce  n'est  que  lorsqu'il  s'agit  de  combattre,  les  hommes  redeve- 
naient disciplinés  et  paraissaient  heureux  et  résolus  à  faire  leur  devoir,  s  — 
Sir  John  Moore  à  lord  Castlercagh,  13  janvier  1809. 

(2)  Sir  William  Cope,  Historicfue  du  95'  régiment  (Rifle-Corps). 

(3)  «  Prenez  les  mesures  convenables  pour  que  cette  nouvelle  arrive  à  sa 
femme  auli'oment  que  par  les  journaux.  Témoiynez-lui  la  part  que  je  prends 
à  ses  peines  et  le  cas  que  je  faisais  de  ce  bon  oflicier.  »  —  Napoléon  à 
Clarke,  h  janvier  1808. 

Auguste  de  Colbert,  né  en  1777,  venait  d'épouser  la  fdie  du  général  sénateur 
Canciaux.  — Aide  de  camp  de  Murât,  blessé  à  Saint-Jcan-d'Acre,  colonel  sur 
le  champ  de  bataille  de  Marengo,  général  de  brigade  (1805).  Comte  de  l'Em- 
pire (1808).  Ses  trois  frères  aînés  furent  soldats  comme  lui  :  Ainbroise,  mort 
en  émigration  à  la  Martinique  ;  Edouard,  blessé  en  Egypte,  à  Austerlitz, 
Wagram,  Waterloo  et  à  la  machine  infernale  de  Fieschi,  brigadier  des  lan- 
ciers de  la  garde,  général  de  division  (1813)  ;  Pair  de  France  (1832).  Alphonse, 
colonel  à  Naples  et  général  de  brigade  (1814),  de  division  (1838). 


432  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

nomie  où  régnait  la  fermeté  qui  le  faisait  distinguer  (1);  il 
possédait  l'étoffe  d'un  grand  général  et  tout  l'avenir  d'un 
homme  de  trente  ans. 

Cet  engagement  était  le  premier,  depuis  Vimeiro,  où  les 
Français  heurtaient  les  Anglais.  La  vivacité  de  notre  attaque 
éclaira  John  Moore  sur  notre  résolution  à  le  poursuivre 
sans  merci;  il  se  décida  à  prendre  du  champ,  malgré  la 
fatigue  extrême  de  son  monde,  jusqu'à  ce  qu'il  trouvât  une 
bonne  position  d'attente.  Ses  officiers  étaient  démoralisés, 
frondeurs,  et  irrités  de  voir,  sans  comprendre,  leur  général 
se  retirer  à  grande  allure.  Sous  la  pluie  glacée,  dans  la  fange 
épaisse,  les  chevaux  de  trait  ne  pouvaient  avancer;  en  se 
déferrant  ils  devenaient  inutiles;  les  cavaliers  les  tuaient  d'un 
coup  de  pistolet,  mais,  par  mesure  d'ordre,  devaient  couper 
et  présenter  le  pied  qui  portait  le  numéro  de  la  monture 
et  du  régiment  (2).  Ainsi  ils  entrèrent  harassés  à  Villafranca, 
où,  désespérant  de  s'y  maintenir,  leur  chef  prescrivit  de 
brûler  les  approvisionnements  entassés;  les  soldats,  dépités 
et  furieux,  voulurent  au  moins  piller  tout  ce  dont  ils  se  pou- 
vaient charger,  et  en  mettant  le  feu  aux  tonneaux  de  rhum, 
plus  d'un  Anglais,  dans  ses  libations,  roula  d'ivresse  au  fond 
des  celliers.  En  arrivant  après  eux,  les  Français  se  butaient 
dans  les  rues  aux  malades  abandonnés  et  aux  buveurs 
assoupis  près  des  débris  fumants  des  hangars  en  cendre. 
Nos  traditions  nationales  auraient  dû  nous  faire  retrouver 
des  souvenirs  plus  doux  dans  cette  pittoresque  bourgade 
dont  le  nom  gracieux  rappelait  les  haltes  de  nos  nombreux 
pèlerins  se  rendant  jadis  à  Saint-Jacques  de  Compostelle. 

Mais  pour  fuir  ces  horreurs,  passant  en  hâte,  nous  fran- 
chissions sans  résistance,  quoique  avec  difficulté,  le  col  étroit 
de  Piedrafita.  Cette  longue  roule  vers  la  Corogne,  coupée  de 

(1)  Général  iluc  de  Saiint-Simon,  Carnet  de  campacjne  en  Espagne. 

(2)  Colonel  de  Gonneville,  Souvenirs  militaires. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  433 

plus  de  vingt  petits  cours  d'eau,  séparés  entre  eux  par  des 
contreforts  abrupts,  présente  une  série  de  défilés  où  en 
maint  endroit  un  bataillon  et  deux  canons  pourraient  arrêter 
une  armée.  C'est  par  là,  avec  les  dragons  de  La  Houssaye  en 
avant,  que  la  course  reprend,  fébrile,  sur  les  talons  de 
l'arrière-garde  où  John  Moore  se  tient  en  personne.  Il  laisse, 
comme  pour  la  trace  de  son  passage,  les  charrettes  embour- 
bées (où  s'entassent,  lamentables,  transis  de  froid  :  femmes, 
enfants,  moribonds,  blessés),  les  canons  enlisés,  les  sacs 
jetés,  les  harnachements  perdus,  et  des  caisses  éventrées  d'où 
s'échappent  des  pièces  de  monnaie.  C'est  le  "  trésor  "  de 
l'armée  anglaise  que  les  bœufs  fourbus  n'ont  pu  mener  plus 
loin  et  que  l'on  a  abandonné  dans  les  fossés,  parce  que,  dit 
John  Moore,  les  balles  ont  plus  de  prix;  un  million  en  piastres 
fortes  que  nos  cavaliers,  en  riant,  se  partagent  par  poignées, 
embarrassés  seulement  du  poids  de  leur  prise,  troquant  mille 
francs  d'argent  pour  cent  francs  d'or,  abandonnant  des  rou- 
leaux dont  les  paysans  ramasseront  les  derniers  écus  quand 
le  printemps  aura  fait  fondre  la  neige  qui  les  recouvre  au 
fond  du  ravin.  —  On  ne  s'arrête  pas;  il  faut  sauter  la  Navia, 
sauter  la  Neyra,  en  fusillant  les  Anglais  surpris  sur  l'autre  rive 
dans  une  halte  d'un  instant;  il  faut  atteindre  Lugo.  Là,  égale- 
ment épuisés,  les  adversaires  demeurent  un  instant  immo- 
biles. Moore  trouve  du  moins  un  renfort  de  1,800  hommes 
de  troupes  fraîches  et  des  provisions;  sachant  que  c'est  le 
meilleur  moyen  de  remonter  le  moral  des  soldats  britan- 
niques, il  profite  de  cette  éclaircie  pour  les  rappeler  au  devoir 
militaire  par  un  ordre  du  jour  sévère.  Sa  position  d'ailleurs 
reste  forte;  il  est  protégé  par  des  collines,  des  vignes,  un 
bois  de  châtaigniers. 

Aussi  bien,  Soult,  qui  fait  serrer  peu  à  peu  sur  l'avant- 
garde  son  corps  d'armée  très  distendu,  hésite  à  engager  une 
action  incertaine.  Ses  aides  de  camp  fêtent  joyeusement  «  les 

-28 


434  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

rois  » ,  car  on  est  au  6  janvier  (1);  ses  soldats  demandent  à 
grands  cris  la  bataille.  Mais  au  matin  on  ne  trouve  plus  per- 
sonne devant  soi  :  les  Anglais,  la  nuit,  ont  levé  le  camp, 
laissant  partout  allumés  leurs  feux  de  bivouacs  afin  de  nous 
donner  le  change;  dans  le  plus  grand  silence,  sous  une  pluie 
fine,  ils  ont  tourné  d'abord  à  travers  les  ténèbres  autour  de 
Lugo,  égarés  par  leurs  guides,  cependant  au  petit  jour  ils  se 
repèrent  et  les  voilà  déjà  loin,  laissant  derrière  eux  la  dévas- 
tation après  l'orgie.  Pour  traverser  la  ville  les  roues  de  nos 
fourgons  écrasent  dans  les  rues  des  cadavres  de  chevaux, 
de  mulets  et  d'hommes;  l'hôpital  regorge  de  pestiférés,  les 
fours  des  boulangers  sont  crevés,  les  toits  des  magasins 
éventrés,  les  habitants  ont  pris  la  fuite  ne  sachant  plus,  dans 
leur  misère,  à  qui  entendre,  jurant  de  se  venger  de  leurs 
K  alliés  »  qui  ne  parlent  que  la  menace  à  la  bouche  et  le 
bâton  haut.  Dans  des  sentiments  d'indignation  et  d'alarme, 
l'évêque  et  son  clergé,  restés  à  leur  poste,  souhaitaient  au 
duc  de  Dalmatie  la  bienvenue.  Le  maréchal  ne  s'attarde  pas  ; 
malgré  le  temps  affreux  il  marche  vite,  hâtivement  remet 
en  état  les  arches  minées  de  Rabade,  traverse  le  Minotelo, 
arrive  au  moment  où  va  sauter  le  pont  de  Ladra,  monte  le 
col  de  Porto-Bello,  descend  la  vallée  du  Mandeo,  se  précipite 
avant  que  le  passage  soit  coupé,  fait  butin  de  1,000  prison- 
niers, 5  nouveaux  canons  avec  leurs  caissons,  60  voitures  de 
bagages,  pénètre  à  la  nuit  dans  les  maisons  de  Betanzos.  — 
Les  Anglais  viennent  d'en  sortir,  ville  pillée,  l'hôtel  de  ville 
rempli  de  poudre,  à  laquelle  il  suffirait  d'une  mèche  pour  une 
affreuse  catastrophe.  Encore  une  prise  de  7  canons,  1,000  fu- 
sils, du  vin,  du  blé,  de  la  farine.  Les  ponts  du  Mindo,  la  cava- 
lerie de  Franceschi  les  franchit  à  peine  réparés,  et  galope  dans 
la  direction  des  grèves  de  l'Océan  dont  on  sent  déjà  la  brise. 

(1)  Carnet  du  duc  de  Saint-Simon, 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  435 

Le  décor  est  subitement  changé;  voilà  le  ciel  serein,  un 
climat  doux  entre  les  orangers  et  les  amandiers  fleuris,  une 
vallée  riante,  une  chaussée  sèche  et  solide.  Sur  une  bonne 
route  la  marche  est  plus  régulière  :  John  Moore  inspecte  son 
monde,  l'encourage,  lui  dit  qu'on  touche  au  but,  que  le  salut 
est  proche,  que  la  flotte  les  attend  au  port;  et  ses  lieutenants 
Baird,  Hope,  Fraser,  atteignent  en  effet  la  Corogne.  Le  géné- 
ral en  chef  éprouve  là  une  cruelle  déception  :  les  vaisseaux 
qui  doivent  l'emporter  ne  sont  pas  arrivés  encore;  en  atten- 
dant il  fait  préparer  des  défenses  de  fortune,  des  levées  de 
terre  où  les  Espagnols  courent  travailler  avec  une  émulation 
fébrile  :  hommes,  femmes,  enfants,  les  moines,  les  étudiants, 
les  cigarières,  les  bateliers  et  les  pêcheurs,  tout  fiers  d'élever 
des  obstacles  matériels  aux  envahisseurs  de  la  patrie. 

Notre  empressement  au  moment  de  fermer  la  main  pour 
saisir  comme  au  piège  l'ennemi  acculé  au  bout  de  la  course, 
s'irrite  d'obstacles  répétés  :  la  rivière  gonflée  par  la  marée 
haute  nous  cache  les  gués  qui  nous  séparent  de  la  Corogne; 
El  Burgo,  le  village  où  il  faut  passer  le  rio  Mero,  est  occupé 
par  les  Anglais;  l'artillerie  de  la  division  Merle  ouvre  le  feu 
et  écrase  de  boulets  les  maisons;  derrière  elles,  le  pont  est 
de'moli.  La  cavalerie  court  chercher  une  autre  issue  et 
trouve  le  pont  de  Cambre  coupé  ;  il  faut  redescendre  plus 
bas  encore;  à  Cela  on  atteint  l'autre  rive,  mais  le  gros  de 
l'armée  ne  peut  s'y  engager,  il  convient  de  remonter  à  El 
Burgo.  bur  des  planches  branlantes  les  voltigeurs  traversent 
au  moment  où  une  explosion  formidable  secoue  le  sol  à  dix 
kilomètres  :  ce  sont  les  immenses  magasins  de  poudre  que 
les  Anglais  font  sauter  sur  les  hauteurs  du  Penasquedo,  et 
que  les  Espagnols,  les  larmes  aux  yeux,  voient  s'effondrer 
dans  les  flammes.  Nous  nous  heurtons  à  cette  colline  fumante. 
Les  Anglais,  \  rotégés  par  leur  canon  qui  tonne  sans  relâche, 
se  replient  sur  la  cime  du  Monte-Mero.  Soult  fait  couronner 


436  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

d'arlillerie  la  position  conquise.  Une  lieue  seulement  nous 
sépare  des  remparts  de  la  Gorogne.  Derrière  eux  règne  une 
fiévreuse  activité  ;  sans  plus  attendre,  ne  luttant  que  pour  pro- 
téger son  départ,  Moore  a  fait  embarquer  à  tout  hasard  ses 
malades  (3,000  hommes)  et  ses  14  canons  légers  ;  enclouer  les 
pièces  de  la  côte  qui  pourraient,  quand  elles  tomberont  entre 
nos  mains,  atteindre  ses  bateaux  en  partance;  abattre  sur  le 
rivage  ou  noyer  2,000  chevaux  qui  ne  trouvent  pas  place  et 
encombrent;  il  envoie  comme  avant-coureur  en  Angleterre 
un  officier,  lord  Stewart,  qui  expliquera  à  son  frère,  lord  Cas- 
tlereagh,  la  situation  de  l'armée.  —  Enfin  l'amiral  Hope, 
que  des  estafettes  ont  été  prévenir  à  Vigo,  pénètre  dans  le 
port  :  ses  six  vaisseaux  de  guerre  escortent  les  250  transports 
qui  se  mettent  à  quais  et  chargeront  les  troupes.  —  Cela 
donne  meilleure  confiance  à  John  Moore  et  lui  permet  de 
rejeter  très  loin  l'insinuation  de  conclure,  à  l'exemple  de 
celles  de  Vimero  et  de  Baylen,  une  capitulation  qui  sauve- 
garderait à  coup  sûr  les  effectifs  de  l'armée  britannique. 

Le  16  janvier,  le  soleil  se  lève  radieux;  il  est  salué  des 
hourras  de  nos  soldats,  étages  au-dessus  d'une  vallée  de 
bruyères  et  d'ajoncs,  quand  ils  voient  en  face,  sur  la  crête 
opposée,  les  uniformes  rouges,  au  loin  les  murs  blancs  de  la 
ville  et  à  l'horizon  le  cercle  bleu  de  l'Océan.  La  lumière  fait 
scintiller  les  baïonnettes  anglaises  que  les  troupes  impé- 
riales <•  dominaient  comme  des  nuages  menaçants  »  .  Alors 
l'orage  éclata.  —  Soult,  avec  sa  lunette,  distinguait  la  forêt  de 
mâts  dans  le  port;  s'il  voulait  avoir  l'adversaire,  la  néces- 
sité lui  apparut  inéluctable  de  s'engager  à  fond.  Il  avait 
13,000  fusils  et  3,000  sabres  (à  la  vérité,  ceux-ci  inutilisables 
entre  deux  collines  escarpées)  ;  Moore  ne  possédait  plus  un 
cavalier,  mais  16,000  fantassins.  Le  maréchal  fit  marcher 
ses  colonnes  en  masses  serrées  sous  une  voûte  de  boulets, 
il  couvrit  ses  ailes  d'iîJne  nuée  de  tirailleurs  qui  s'élancèrent 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  437 

aux  cris  de  «  Tue!  Tue!  »  Au  village  d'Elvina,  l'église,  le 
cimetière,  les  cours,  les  enclos,  les  chemins  creux  deviennent 
une  fourmilière  sanglante,  où  les  plumes  noires  des  Écossais 
se  mêlent  aux  pompons  jaunes  de  nos  voltigeurs.  Avec  le 
désespoir  de  la  résistance  à  tout  prix,  Moore  menait  une 
contre-attaque  des  highlanders  en  leur  criant  :  «  Enfants, 
souvenez-vous  de  TÉgypte  !  »  A  ce  moment  un  boulet  l'attei- 
gnit à  l'épaule,  brisa  la  clavicule,  le  désarçonna,  le  jetant 
sur  le  dos.  Derrière  un  mur  on  l'emporta  dans  une  couver- 
ture, et  comme  on  ne  pouvait  déboucler  le  ceinturon  de 
son  sabre  :  a  II  vaut  mieux,  dit-il  avec  un  triste  sourire, 
qu'il  quitte  le  champ  de  bataille  avec  moi.  »  Plusieurs  fois  il 
força  les  porteurs  de  son  brancard  à  faire  demi-tour,  afin 
qu'il  pût  regarder  du  côté  du  combat  et  suivre  encore  le  cré- 
pitement de  la  fusillade;  on  ne  calma  son  impatience  qu'en 
l'assurant,  par  un  pieux  mensonge,  de  la  défaite  des  Français. 
Courte,  l'agonie  fut  terrible,  sa  voix  prononçait  mal  les  su- 
prêmes volontés  d'un  esprit  lucide  jusqu'à  la  fin  :  «Le peuple 
anglais  sera  satisfait...  Mon  pays  me  rendra  justice...  Rap- 
pelez-moi à  mes  amis...  Vous  direz  à  ma  mère!...  "  Et  il  se 
tourna  une  dernière  fois  vers  le  Dieu  des  armées.  —  A  la  hâte, 
on  lui  creusa  une  fosse  dans  le  sable  du  rempart  de  la  cita- 
delle ;  et  à  même  la  terre  d'où  nous  chassions  ses  régiments, 
on  descendit  ce  vaillant  homme  roulé  dans  son  manteau  de 
soldat  (I). 

Cette  bataille  qu'on  lui  avait  dit  gagnée  restait  indécise  : 
mille  morts  ou  blessés  de  part  et  d'autre,  et  chacun  couchant 

(1)  Quand  nous  fûmes  entrés  à  la  Gorogne,  le  maréchal  voulut  honorer  de 
salves  funèbres  son  intrépide  adversaire  et,  «  mû  par  le  sentiment  le  plus 
éievé  de  la  confraternité  militaire  n,  lui  élever  un  monument  sur  le  rocher 
d'Elvina.  Il  fit  graver  :  Hic  cerÀdit  Dnx  exercitus  Anglici.  —  En  1S09  la 
Ilomana  lui  apporta  son  témoignage  d'admiration  au  nom  de  La  Espana 
agradeciJa.  —  Aujourd'hui,  au  jardin  de  San  Carlos,  qui  remplace  le  hastioa 
démoli,  un  cénotaphe  rappelle  le  héros  du  19  janvier  :  Prœlio  occisus. 


*ZS  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

sur  ses  positions.  Mais  les  Anglais  ne  songeaient  plus  à  se 
battre  :  dès  l'obscurité  de  la  nuit  ils  disparurent,  renouve- 
lant, par  la  supercherie  des  feux,  leur  procédé  de  Lugo.  L^ur 
salut  était  dans  la  précipitation  disciplinée  de  la  retraite.  Ils 
coururent  aux  quais.  Soult,  monté  sur  la  falaise  de  San 
Diego,  put  voir  à  ses  pieds,  avec  un  sentiment  de  colère  im- 
patiente, les  bataillons  s'entasser  sur  les  bateaux.  Il  installa 
en  hâte  une  batterie  à  cheval  et  des  obusiers  pour  cribler 
le  port;  aux  premiers  coups,  les  Anglais  coupèrent  les 
câbles,  sans  prendre  le  temps  de  relever  les  ancres,  jetant 
ce  qui  les  embarrassait,  abandonnant  les  retardataires  à  la 
nage  et  les  noyés.  Plusieurs  bâtiments  se  brisèrent  en  rasant 
trop  près  les  rochers;  d'autres  s'échouèrent  sur  la  plage  au 
milieu  de  la  boucherie  des  chevaux  éventrés  (1).  La  haute 
mer  se  couvrit  dévoiles;  la  rade  de  la  Gorogne  se  trouva  vide 
et  seuls  les  nombreux  débris  qui  restèrent  flottants  pouvaient 
faire  soupçonner  que  plus  de  deux  cents  bateaux  s'y  trou- 
vaient entassés  quelques  heures  auparavant  (2).  —  Sur  les 
remparts,  les  canons  espagnols,  prêtant  aux  Anglais  ce  secours 
suprême,  tonnaient  contre  nos  bataillons  pour  les  arrêter  aux 
portes.  —  Le  gouverneur,  le  général  Salcedo,  sommé  de  se 
rendre,  entama  des  négociations  dont  Soult  n'eut  pas  à 
attendre  l'heureuse  issue  pour  envoyer  ses  bulletins  de  vic- 
toire :  (1  L'armée  anglaise  n'est  plus  sur  le  continent  des 
Espagnes...  Elle  emporte  la  honte  de  l'expédition  et  la  malé- 
diction du  peuple  espagnol  (3).  » 

Nous   entrons   tambours  battant,  et  les   prises  matérielles 


(i)  Général  comte  de  Saiut-Chamans,  Mémoires,  116. 

(2)  La  traversée  ne  fut  point  sans  péripéties  ni  dommages  :  après  une 
semaine  de  mer  démontée,  qui  jeta  deux  transports  sur  la  côte  de  Cor- 
nouailles,  la  flotte  débarqua  —  du  21  au  23  janvier  —  26,550  hommes,  reste 
des  35,361  qui  formaient  l'effectif  britannique,  au  début  de  la  poursuite  de 
l'Emofreur. 

(3)  Dépêches  à       nhier,  18  et  20  janvier  1809. 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  439 

soulignent  rimporlance  de  la  conquête  :  soixante  gros  canons, 
quatre-vingts  pièces  de  fer,  trente  de  bronze,  12,000  fusils, 
dont  7,000  repéchés  dans  le  port  où  les  fuyards  les  avaient 
jetés,  munitions,  approvisionnements,  marchandises,  cinq 
bâtiments  anglais,  trois  navires  espagnols.  Sans  perdre  un 
jour,  le  maréchal  envoie,  vers  Santiago,  Franceschi  et  ses 
dragons;  sur  le  Ferrol,  dont  les  arsenaux  sont  le  complé- 
ment de  la  Corogne,  les  divisions  Mermet  eL  Lorge.  Bientôt 
il  les  rejoint.  Mais  la  garnison  espagnole  est  soutenue  par 
cinq  ou  six  mille  paysans  armés,  pleins  de  résolution,  de  cette 
race  vaillante  et  fruste  de  Gallegos  dont  la  robuste  franchise 
et  le  candide  dévouement  sont  proverbiaux  dans  les  chansons 
railleuses  de  leurs  compatriotes.  Ils  ont  fait  le  coup  de  feu 
contre  nos  avant-postes,  ils  ne  veulent  rien  entendre  à  aucun 
accommodement,  menaçant  les  autorités  et  les  généraux  s'ils 
parlent  d'ouvrir  les  portes.  Cette  intransigeance  ne  peut  avoir 
qu'un  temps;  après  quatre  jours  la  capitulation  est  signée  et 
nous  voici  à  la  tête  du  plus  riche  butin  de  guerre  :  6,000  fusils, 
1,500  canons,  huit  vaisseaux  de  ligne,  trois  frégates.  Les 
Français  doivent  se  réjouir;  les  Espagnols  peuvent  pleurer; 
ils  n'attendriront  pas  les  Anglais  qui  ne  s'émotionnent  jamais 
à  regretter  la  ruine  des  flottes  de  leurs  alliés. 

Le  duc  de  Dalmatie  n'a  guère  le  loisir  de  se  reposer  sur 
ses  lauriers;  l'Empereur,  en  le  félicitant,  lui  taille  une  be- 
sogne complémentaire  à  laquelle  il  le  destine  depuis  lonf'- 
temps  :  chasser  du  Portugal  les  derniers  «  fils  d'Albion  »  . 
Confiant  la  garde  de  la  Galice  à  son  collègue  Ney,  qu'il  n'a 
point  voulu  appeler  au  partage  de  ses  efforts  pendant  la  cam- 
pagne, pour  n'en  pas  sans  doute  partager  la  gloire,  le 
maréchal  concentre  son  monde  à  Santiago  afin  de  réorga- 
niser, ravitailler,  mettre  en  état  de  brillantes  destinées 
nouvelles  ce  corps  d'armée  qui  en  trois  semaines  d'hiver 
avait  parcouru  400  kilomètres  dans  un  duel  de  vitesse,  fait 


440  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

10,000    prisonniers,  conquis   deux   provinces   et,  lui    aussi, 
«  bouté  dehors  »  les  Anglais. 


IV 


La  résistance  espagnole  pouvait  paraître,  sur  les  champs 
de  bataille,  atteinte  et  brisée,  quassata  non  lassata!  —  Le 
secours  anglais  venait  matériellement  d'échouer.  —  Mais 
l'Empereur  se  trouva  embarrassé,  sinon  surpris,  par  la  diver- 
sion autrichienne.  —  On  n'en  saurait  comprendre  la  portée 
et  l'origine  sans  reculer  de  quelques  pas. 

Dès  le  printemps  de  1808  le  cabinet  de  Vienne,  en  éveil, 
s'était  mis  sous  les  armes,  dans  la  prévision  d'événements 
graves,  d'un  nouveau  conflit  européen  :  il  formait  une  land- 
wer,  créait  des  milices  régionales  où  le  peuple  accourait  s'en- 
rôler en  foule  (1),  il  demandait  une  levée  d'hommes  à  la  Hon- 
grie. Le  mot  d'ordre  répété  dans  l'empire  était  qu'il  se  fallait 
préparer  contre  un  retour  offensif  de  Napoléon,  se  défier  du 
conquérant  universel.  Les  abdications  de  Bayonne  avaient 
alarmé  l'empereur  François  plus  qu'aucun  monarque  :  après 
la  déchéance  de  la  maison  de  Bourbon,  la  maison  de  Lor- 
raine demeurait  la  première  désignée  aux  coups  du  grand 
niveleur  révolutionnaire;  il  ne  s'agissait  plus  de  territoires 
amoindris,  de  provinces  conquises,  l'existence  de  la  monar- 
chie était  en  jeu,  et  le  «  Saint-Empire  n  ayant  disparu  en 
1806,  l'empereur  d'Autriche  n'avait  plus  à  perdre  que  sa 
couronne  héréditaire  (2).  Le  meilleur  moyen  de  conjurer  le 

(1)  «  Jamais  l'Autriche  n'eut  un  aspect  militaire  comme  celui  qu'elle  pré- 
sente aujourd'hui.  »  —  Dépêche  d'Andréossy,  notre  ambassadeur  à  Vienne, 
10  août  1808. 

(2j  «    L'Autriche    était  avant   tout  un   État  dynastique,    car   les   territoires 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  441 

péril  ne  serait-il  pas  de  le  prévenir?  La  capitulation  de 
Baylen  au^^menta  ce  sentiment  d'hostilité  émue;  l'entrevue 
d'Erfurth  le  contint.  Il  reprit  toute  sa  flamme  quand,  à  la  fin 
de  cette  conférence  fameuse,  la  coalition  tacite  des  inté- 
rêts antifrançais  reçut  l'aide  secrète  d'un  personnage  qu'elle 
n'attendait  pas  voir  entrer  dans  son  cercle  :  M.  de  Talleyrand. 
Le  prince  de  Bénévent  craignait  chaque  jour  davantage  le 
gigantesque  dçs  projets  de  son  maître  (1),  il  voulait  enrayer, 
entraver  l'allure  du  char  qui  roulait  dans  la  course  à  l'abîme; 
faudrait-il  compromettre  sans  cesse  les  positions  acquises  où 
la  sienne  tenait  une  si  brillante  place?  Il  appelait  cette  pru- 
dence :  «  avoir  de  l'avenir  dans  l'esprit  »  ;  mais  ses  prévisions 
sagaces  n'allaient  pas  sans  quelque  couleur  de  fourberie  et 
de  trahison.  Après  avoir  échangé  avec  l'empereur  Alexandre 
beaucoup  de  demi-confidences,  lui  ayant,  vis-à-vis  de  l'em- 
pereur Napoléon,  inspiré  ce  même  émoi,  en  ayant  obtenu  des 
assurances  très  précises,  il  s'avisa  d'en  informer  à  son  tour 
M.  de  Metternich  qui  n'avait  point  été  du  voyage.  —  Ce 
subtil  et  élégant  diplomate,  si  bien  au  fait  des  aspirations  de 
la  Cour  des  Tuileries  et  si  fort  de  l'intimité  même  de  la  fa- 
mille impériale,  au  moins  par  la  princesse  Caroline,  envi- 
sagea dès  lors  comme  proches  les  «  éventualités  d'une  guerre 
avec  la  France  »  et,  sur  ce  thème,  sous  ce  titre,  rédigea  dcu.x 
«  mémoires  »  qu'il  présentait  à  l'empereur  François  le  4  dé- 
cembre 1808,  par  une  coïncidence  imprévue,  le  jour  même 
de  la  reddition  de  Madrid  (2).  Ces  documents  remarquables 


disparates  qui  la  composaient  étaient  unis  avant  tout  par  le  lien  qui  les  ratta- 
chait à  la  maison  impériale.  C'est  pour  cela  qu'on  sentit  surtout  dans  cette 
monarcliie  que  le  danger  qui  menaçait  la  dynastie  était  un  danger  pour  l'État. 
L'Autriche  arma,  i  —  Fourmer,  Napoléon  I",  t.  II,  p.  229. 

(1)  «  Il  avait  le  sentiment  de  la  marche  à  l'impossible,  du  terrible  para- 
doxe de  la  politique  française  depuis  qu'il  la  servait,  depuis  1797.  >  — 
Albert  SoREL,  l'Europe  et  la  Révolution  française,  t.  VII,  p.  301. 

(2j  Mémoires  du  prince  de  Metternich,  t.  II,  p.  240  à  i-07. 


44.2  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

mettîiient  en  relief  deux  points  :  l'alarme  croissante  de 
l'Europe  entière  à  voir  Napoléon  dépouiller  maintenant  les 
plus  anciens  et  les  plus  complaisants  de  ses  «  alliés  » ,  tout 
comme  jadis  ses  adversaires;  la  certitude  que  Napoléon  au 
fond  ne  possède  qu'une  armée,  la  «  Grande  Armée  «  ,  celle 
qui  se  trouvait  engagée  sinon  compromise  au  loin  dans  une 
guerre  dont  la  durée  serait  longue,  grâce  au  patriotisme  des 
Espagnols. 

Tranquillisée  du  côté  de  la  Russie,  l'Autriche  hésite  moins, 
n'hésite  plus  à  poursuivre  presque  indiscrètement  ses  prépa- 
ratifs pour  l'occasion  que  fournira  vraisemblablement  l'Es- 
pagne (1).  Auprès  d'elle  la  Junte  suprême,  le  cabinet 
anglais  multiplient  leurs  communications,  leurs  promesses, 
leurs  sollicitations,  leurs  espérances.  C'est  alors  que  Martin 
de  Garay  lance,  le  1"  janvier  1809,  son  appel  enflammé  aux 
II  nations  de  l'Europe,  aux  princes  qui  les  gouvernent,  aux 
hommes  de  bien  de  toutes  les  classes  et  de  tous  les  Etats  (2).  » 
Il  rappelle  à  chaque  peuple  les  abaissements  infligés  par 
Napoléon  :  aux  Italiens  leur  patrie  «divisée  en  satrapies», 
aux  Suisses  leur  constitution  bouleversée,  aux  Hollandais 
leur  humiliation  politique,  aux  Allemands  leurs  territoires 
annexés;  il  supplie  la  Russie  de  ne  pas  se  faire  le  complice 
des  (i  usurpations  » ,  il  lui  prédit  que  son  allié  d'aujourd'hui  de- 
viendra son  ennemi  demain  «  parce  que  les  rivaux  en  empire 
l'ont  toujours  été  »  .  —  Surtout  il  exhorte  l'Autriche  à  «  rentrer 
dans  l'arène  où  elle  a  combattu  avec  tant  d'énergie  et  de 
gloire  »,  et  à  saisir  le  moment  où  son  adversaire  «  est  obligé  de 
porter  ses  regards  sur  des  points  aussi  éloignés  ».   —   «  Si 

(1)  Albert  Sorel,  l'Europe  et  la  Révolution,  t.  VII,  p.  320. 

(2)  Manifeste  de  la  nation  espagnole  à  l'Europe,  par  don  Martin  de  Gabat, 
Séville,  1809.  —  Secrétaire  général  de  la  Junte  suprême,  Garay  joua  un  grand 
rôle  aux  Certes  de  Cadix  ;  se  trouva  en  désaccord  constant  avec  Wellington; 
ministre  des  finances  de  Ferdinand  VU  en  1814,  suscita  des  oppositions  qui 
le  firent  rcvocjuer  (1819). 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  443 

l'Espagne  succombe,  l'Autriche  est  perdue  !  »  C'est  un  appel 
aux  armes,  de  l'Escaut  au  Tibre,  du  Guadalquivir  à  la  Neva. 

Celte  littérature  déclamatoire  marque  une  date  :  elle  sonne 
l'heure  de  la  coalition  de  l'Europe  réveillant  contre  la  France 
ses  jalousies  plus  ou  moins  assoupies.  Imprudent  celui  qui 
l'avait  déchaînée,  après  la  paix  glorieuse  de  Tilsitt. 

Et  voici  que  les  pourparlers  qu'il  a  fait  ou  laissé  entamer, 
à  tout  hasard,  sous  le  manteau,  avec  le  gouvernement  de 
Georges  III,  Napoléon  les  voit  tomber.  Datée  d'Erfurth,  le 
12  octobre,  une  «  Note  »  signée  de  l'Empereur  et  du  Tsar 
était  portée  à  Londres.  Ce  document  de  si  grande  importance 
demandait  avec  une  certaine  hauteur  le  rétablissement  de  la 
paix  maritime,  parce  que  la  guerre  continentale  était  «  ter- 
minée sans  qu'elle  se  puisse  renouveler  » .  L'affirmalion, 
très  contestable  pour  le  présent,  se  trouvait  démentie  pour 
l'avenir  dans  la  «  Note  «  même  par  cette  menace  éven- 
tuelle :  «  De  plus  grands  changements  encore  peuvent  avoir 
lieu,  w  A  cause  du  tour  belliqueux  que  prenaient  les  affaires 
d'Espagne,  Napoléon  devenait  croyable  quand  il  souhaitait 
la  paix  avec  «  l'ennemie  du  continent  »  ;  l'Angleterre  de- 
meurait dans  son  rôle  en  se  dérobant.  Bien  que  la  pré- 
sence des  mandataires  de  la  nation  espagnole,  à  une  con- 
férence où  se  débattrait  certainement  le  sort  de  leur  patrie, 
fût  chose  assez  naturelle,  la  prétention  de  les  y  appeler 
devait  fort  irriter  Napoléon,  car  elle  remettait  dédaigneu- 
sement en  cause  cette  conquête  de  la  péninsule  qu'il  pré- 
sentait comme  définitive.  En  formulant  avant  toutes  choses 
cette  condition  en  faveur  de  ceux  qu'il  nommait  préventi- 
ment  ses  «  alliés  » ,  le  Régent  ne  devait  point  se  faire  d'illu- 
sion sur  l'obstacle  qu'il  dressait.  Une  «  Note  »  de  Canning 
à  Champagny  (1)  affectait  des  expressions  amères,  d'une  ironie 

(1)  28  octobre.  Affaires  étrangères,  Angleterre,  vol.  G03  bis,  fol.  259. 


44/t  L'ESPAGiNE    ET    NAPOLEON 

discourtoise,  poussant  le  sarcasme  jusqu'à  parler  de  ces 
«  usurpations  dont  le  principe  est  injuste  et  l'exemple  dan- 
gereux pour  tous  les  souverains  légitimes  »  .  La  colère  de 
l'Empereur  fut  sincère,  vive  et  menaçante.  A  Burgos,  le 
18  novembre,  il  dictait  une  réponse  virulente  dont  Gham- 
pagny,  aidé  de  son  collègue  de  Saint-Pétersbourg  Roumiant- 
soff,  obtenait  d'adoucir  les  termes  (l),  —  mais  où  il  laissait 
une  comparaison  entre  la  nation  espagnole  et  les  «  in- 
surgés catholiques  d'Irlande  »  qui  est  bien  dans  le  ton  de 
la  phraséologie  historique  de  Napoléon.  Il  terminait  par  la 
représentation  comminatoire  et  fort  claire  de  la  «  France 
irrévocablement  unie  à  la  Russie  »  . 

L'Empereur  qui  n'avait  voulu,  en  1808,  d'action  diploma- 
tique que  pour  a  négocier  utilement  la  reddition  de  sa 
rivale  »  (2),  l'Empereur  modifiait  prudemment  ses  exigences 
en  face  des  événements  qui  lui  montraient  l'hésitation  de 
Saint-Pétersbourg,  l'activité  de  Vienne,  la  résistance  de 
Séville,  l'hostilité  de  Madrid.  Quand  il  s'arrête  à  Astorga, 
c'est  pour  réfléchir,  et  dès  le  4  janvier  sa  lettre  à  Cham- 
pagny  consent  à  admettre  dans  ce  congrès,  où  se  régle- 
ront les  affaires  de  la  péninsule,  des  représentants  de 
Charles  IV,  de  Joseph,  de  Ferdinand  et  des  Cortès.  Cette 
condescendance  méritoire  laisse  donc  remettre  en  question 
les  actes  de  Rayonne  et  les  victoires  de  la  campagne;  elle  est 
seulement  tardive,  et  l'Angleterre  s'est  engagée  à  fond  avec 
la  Junte  suprême  espagnole  :  le  14  janvier  à  Londres  Canning 
et  l'amiral  don  Juan  Ruiz  de  Apodaca  (3)  signent  un  traité 


(1)  Affaires  étrangères,  France,  Mémoires  et  documents,  vol.  178, 
fol.  156;  Angleterre,  vol.  603  bis,  fol.  275.  Champagny  à  l'Empereur, 
28  novembre  1808. 

(2)  Albert  Vandal,  Napoléon  et  Alexandre,  t.  II,  chap.  i". 

(3)  Resté  seul  ambassadeur  de  la  Jnnlc  suprême  à  partir  du  29  octobre  1808, 
Apodaca  remit  le  23  décembre  ses  lettres  de  créance.  —  Archives  de  Simancas. 
Estaclo,  8171,  dossier  4. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  445 

d'alliance  .  S.  M.  Britannique  reconnaît  officiellement  Fer- 
dinand VII,  lui  promet  toute  son  assistance  pour  faire 
cause  commune  contre  la  France  (1).  Sans  connaître,  sans 
avoir  besoin  de  deviner  la  précision  de  cette  entente,  Napo- 
léon entrevoit  la  cabale  étroite  de  ses  divers  ennemis.  Lui  qui 
n'a  franchi  les  Pyrénées  que  pour  se  rendre  libre  sur  le 
Danube  (2),  se  sent  menacé  dans  le  dos  d'intrigues  dont  il 
n'aura  le  dernier  mot,  qu'il  ne  pourra  trancher  qu'à  Paris.  Il 
s'alarme  vraiment  quand  les  dépéche3  de  Gambacérès  lui 
apprennent  comment  le  diplomate  le  plus  retors  de  son 
empire,  l'intrigant  le  plus  comblé  parmi  ses  créatures,  est  en 
passe  de  le  trahir  pour  se  garantir  à  ses  dépens.  —  Voici  le 
nœud  de  l'aventure  :  le  prince  Eugène,  averti  par  Lavalette 
qui  tient  en  mains  toutes  les  postes,  a  intercepté  un  messager 
allant  à  Naples;  c'est  Talleyrand  qui  écrit  à  Murât  :  d'accord 
avec  Fouché,  qui  de  tout  temps  a  soutenu  l'ambition  effrénée 
de  Caroline  Bonaparte,  il  fait  présager  au  «  roi  Joachim  » 
des  événements  prochains,  des  circonstances  extraordinaires, 
l'éventualité  des  plus  hautes  destinées,  car,  entre  l'Angleterre, 
l'Espagne,  l'Autriche  en  armes,  et  la  Russie  immobile,  la  suc 
cession  de  l'Empereur  des  Français  ne  peut  manquer  de  s'ou- 
vrir prochainement  (3).  Dans  ce  branle-bas  européen,  en  face 
de  conquêtes  si  récentes,  «  les  personnes  les  plus  éminentes 
de  l'état  civil  »  (comme  s'exprime  discrètement  Metternich 
auprès  de  Stadion)  «  n'entrevoient  aucune  stabilité  dans  des 
institutions  basées  sur  des  ruines  » .  —  Ces  craintes  relatives  à 
la  fragilité  de  l'édifice  impérial  selon  les  chances  si  variables 
de  la  guerre,  d'un  poignard,  d'un  coup  de  feu,  c'est  l'ambition 
sans  cesse  renouvelée  du  conquérant  qui  les  fait  naître;  on 

(1)  Espatjne,  vol.  678,  fol.  32  à  34. 

(2)  «  Il  en  Finirait  en  janvier  avec  l'Espagne;  alors  maître  de  ce  pays,  il  le 
redeviendrai»  de  l'Alleniagnc  et  réduirait  l'Autriche  à  capitulation,  ce  qui  le 
dispenserait  de  trop  attendre  de  la  Russie  s.  —  A.  Sorel,  t.  VII,  p.  297, 

(3)  Pasquier,  Histoire  de  mon  temps^  t.  I,  p.  355. 


446  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

serait  tenté  de  dire  que  c'est  le  système  politique  où  il  est 
entré  qui  les  justifie.  Désormais  et  jusqu'à  la  fin,  ses  adver- 
saires, dont  le  nombre  s'accroît  de  tous  les  ingrats,  vont  jouer 
cette  carte  dans  la  partie  d'où  ils  voudraient  retirer  leur  enjeu. 
Une  mort  subite,  au  loin,  fera  plus  tard  toute  la  vraisem- 
blance de  la  folle  conjuration  du  général  Malet  qui  s'agite 
pour  la  première  fois  en  1808  (1).  Là  est  l'explication  du  rap- 
prochement de  deux  personnages  plus  adroits  que  sym- 
pathiques :  le  prince  de  Bénévent  et  le  duc  d'Otrante  ;  les 
u  deux  conjurés  »  (2)  ont  eu  une  entrevue  discrète  dans  la 
maison  de  leur  ami  d'Hauterive,  et  ils  ont  affiché  leur  récon- 
ciliation lorsque  Fouché,  à  la  stupéfaction  du  «  monde  » , 
paraît  un  soir  dans  les  salons  de  la  rue  Saint-Florentin  (3). 
N'ayant  pas  assez  de  courage  pour  provoquer  l'occasion,  ils 
semblent  très  décidés  à  la  saisir  si  elle  se  présente. 

A  ces  bruits,  à  ces  révélations,  à  ces  indices  la  juste  colère 
du  maître  se  devine;  mais  elle  lui  laisse  l'entière  liberté  de  son 
esprit  :  il  va  retourner  en  France,  car  c'est  courir  au  plus 
pressé.  Nous  l'avons  vu  quitter  Astorga  le  2  janvier,  il  couche 
à  Benavente  le  4,  le  7  s'arrête  à  Valladolid;  couvrant  la 
volte-face  d'un  euphémisme  imprévu  :  «  il  se  rapproche 
du  centre  de  son  armée  (4)  »  .  Voisin  de  la  frontière,  il  peut 
mieux  écouter  les  rumeurs,  plus  lestement  organiser  le  retour 
et  prendre  déjà  contact  avec  les  Tuileries. 

Cette  halte  de  dix  jours  à  Valladolid  est  marquée  par  une 
fébrilité  pompeuse;  Napoléon  crie  très  haut  afin  d'être  entendu 
de  toute  l'Europe  :  on  le  croyait  très  loin,  très  absorbé,  très 
embarrassé,  eh  bien,  le  voici!  Ses  soldats  s'en  aperçoivent 

(1)  Avant  sa  véritable  échauffourée  du  23  octobre  1812,  Malet  a  été  mêlé 
à  une  «  conspiration  »  (mai-juin  1808)  dont  Dubois,  le  préfet  de  police,  s'est 
inquiété  et  dont  Fouché  a  affecté  de  se  moquer. 

(2)  Metternich  à  Stadion. 

(3)  Madelik,  Fouché,  t.  II,  p.  75. 

(4)  L'Empereur  à  Joseph,  2  janvier  1808, 


TSAPOLEON    EN    ESPAGNE  447 

les  premiers  :  il  les  groupe,  concentre  sa  garde,  passe  en 
revue  les  détachements  qui  arrivent,  étouffe  sous  l'éclat  de 
ses  paroles  les  murmures  des  mécontents  :  «  Ah!  je  le  sais, 
vous  voulez  retourner  à  Paris  pour  y  retrouver  vos  habitudes 
et  vos  maîtresses!  Eh  bien,  je  vous  retiendrai  encore  sous  les 
armes  à  quatre-vingts  ans!  »  — A  une  de  ces  parades  eut  lieu 
la  scène  terrible  faite  à  dessein  au  général  Legendre,  l'ancien 
chef  d'état-major  de  Dupont.  Il  y  avait  au  moins  de  l'impru- 
dence à  s'exposer,  après  Baylen,  à  reparaître  devant  l'Empe- 
reur; l'algarade  dépassa  les  prévisions.  Le  général  Thiébault 
nous  en  a  conservé,  en  témoin  oculaire,  le  dramatique  récit  (1) . 
Foudroyant  Legendre  du  regard,  Sa  Majesté  «  la  figure  con- 
tractée, l'œil  terrible,  le  geste  au  suprême  degré  menaçant  et 
la  voix  retentissante,  afin  que  le  dernier  officier,  le  dernier 
soldat  présents  pussent  le  voir,  l'entendre  u ,  prononça  une 
philippique  en  des  phrases  fortement  accentuées,  parfois 
sans  liaison,  jamais  sans  suite  :  «...  Sur  un  champ  de  bataille, 
monsieur,  on  se  bat,  et  lorsqu'au  lieu  de  se  battre,  on  capi- 
tule, on  mérite  d'être  fusillé...  Ce  n'est  pas  l'artillerie  que 
vous  vouliez  sauver,  ce  sont  vos  fourgons;  c'est-à-dire  le  pro- 
duit de  vos  rapines.  Vous  n'avez  plus  été  ni  des  Français  ni 
des  généraux,  vous  n'avez  plus  été  que  des  voleurs  et  des 
traîtres.  ...  Ce  sont  des  faits  inconnus  dans  l'Histoire... 
Comme  sujet,  votre  capitulation  est  un  crime;  comme 
général,  c'est  une  ineptie;  comme  soldat,  c'est  une  lâcheté; 
comme  Français,  c'est  la  première  atteinte  sacrilège  portée 
à  la  plus  noble  des  gloires  ! ...  »  Il  se  tut,  au  milieu  d'un  silence 
de  mort  qui  glaçait  les  poitrines.  Donnant  d'un  coup  de  tête 
le  signal  aux  tambours-majors,  il  courut  faire  face  au  centre 
de  la  ligne  pour  le  défilé;  un  roulement  général  se  fit 
entendre;  mais  à  peine  son  cheval  avait-il  été  dépassé  par  le 

(1)  Mémoires,  t.  IV,  p.  247-252. 


448  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

premier   peloton  en   marche,   qu'il   tourna  bride,  partit  au 
grand  trot  et  rentra  chez  lui. 

Sous  les  arcades  de  ce  palais  de  Charles-Quint  où,  tout 
autour  du  patio,  se  dressaient  comme  pour  lui  faire  cortège  les 
bustes  des  empereurs  romains  taillés  dans  le  marbre  par  Ber- 
ruguete.  Napoléon  reçut  le  texte  officiel  du  serment  de  fidé- 
lité au  roi  Joseph.  Dans  sa  réponse  aux  envoyés  madrilènes 
dont  M.  de  Hédouville,  qui  parlait  fort  bien  l'espagnol,  était 
l'interprète,  il  sut  glisser  des  menaces  et  adressa  à  ces  gens 
inquiets  un  discours  en  »  onze  »  points  sur  la  nécessité  de  la 
soumission,  l'inutilité  du  secours  anglais,  la  puissance  invin- 
cible des  forces  françaises  ;  puis  il  leur  fit  offrir  un  dîner  à  la 
table  du  major  général  (1)  et  les  renvoya,  protégés  par  une 
escorte  de  3,000  hommes,  jusqu'aux  portes  de  la  capitale  (2). 
Les  paroles  impériales  sont  prononcées  avec  le  désir  évi- 
dent d'intimider  :  il  écrit  à  Joseph  :  «  Il  faut  faire  pendre  à 
Madrid  une  vingtaine  des  plus  mauvais  sujets,  envoyer  le 
reste  en  France,  aux  galères.  Ici  j'en  fais  pendre  sept  (3).., 
La  cour  des  alcades  a  acquitté  ou  seulement  condamné  à  la 
prison  une  trentaine  de  coquins  que  Belliard  avait  fait 
arrêter;  il  faut  nommer  une  commission  militaire  pour  les 
juger  de  nouveau  et  faire  fusiller  les  coupables...  La  canaille 
n'aime  et  n'estime  que  ceux  qu'elle  craint,  et  la  crainte  de  la 
canaille  peut  seule  vous  faire  aimer  et  estimer  de  toute  la 

(1)  La  dëputation  comprenait  le  comte  de  Montarco  (Conseil  d'État)  ;  Ber- 
nard Yriarte  (Conseil  des  Indes)  ;  marquis  de  las  Amarillas  (Conseil  de 
guerre);  Juste  Salcedo  (Conseil  de  la  marine);  don  Manuel  de  Valenzuela 
(Conseil  des  finances);  Manuel  Sixte  Espinosa  (commerce);  don  Marcelino 
de  Pereyra  (xilcades  de  Cour).  —  Vol.  678,  fol.  64. 

(2)  Gazette  Je  Madrid,  27  janvier  1809.  —  Voir  Arteche,  t.  IV,  p.   iJ9. 

(3)  Il  usait  de  clémence  plus  qu'il  n'affecte  de  le  dire  :  un  riche  habitant 
de  Valladolid  allait  être  pendu;  on  lui  apporta  sa  {>râce  au  pied  de  l'échelle; 
le  malheureux,  d'abord  stupéfait,  fit  entendre  un  formidable  cri  de  Viva  et 
Emperador .' — Journal  des  Campaç/nes  du  baron  PKRcy,  p.  476. 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  449 

nation  (1).  »  Devant  l'évêque  de  Poitiers  Mgr  de  Pradt,  il 
laisse  deviner  son  amertume  d'avoir  donné  à  son  frère  ce 
pays  d'Espagne  «  plus  beau  qu'il  ne  le  pensait  »  ,  mais  il 
estime  qu'il  lui  reviendra;  il  le  partagera  alors  en  plusieurs 
vice-royautés.  En  attendant  de  couper  l'arbre,  il  cueille  les 
fruits  et  se  fait  réserver  cinquante  "  beaux  tableaux  »  qui 
seront  pris  dans  les  maisons  confisquées  ou  les  couvents  (2). 
Il  songe  aux  Anglais  qu'il  a  quittés  sur  le  cbemin  de  la  Co- 
rogne  et  mélancoliquement  il  livre  toute  sa  pensée  à  son 
ministre  de  la  guerre  ; 

J'ai  quelquefois  regret  de  n'y  avoir  pas  été  moi-même;  mais  il 
y  a  d'ici  plus  de  cent  lieues;  ce  qui  m'aurait  mis  à  20  jours  de 
Paris;  cela  m'a  effrayé,  surtout  à  l'approche  de  la  belle  saison, 
qui  fait  craindre  de  nouveaux  mouvements  sur  le  continent  (3). 

Il  les  craint  moins  qu'il  ne  le  dit  :  le  sort  en  est  jeté,  il  mar- 
chera contre  l'Autriche,  et  le  courrier  du  15  janvier  n'emporte 
pas  moins  de  dix  lettres  à  toute  la  clientèle  royale  de  ses  vas- 
saux d'Europe  :  le  prince  Eugène,  Joseph,  Jérôme,  le  grand- 
duc  de  Hesse,  les  rois  de  Bavière,  de  Wurtemberg  et  de 
Saxe,  le  grand-duc  de  Bade  et  son  fils,  le  prince  Primat,  pour 
leur  parler  à  chacun  des  «  folies  »  de  la  cour  de  Vienne, 
les  inviter,  les  encourager,  les  exciter  à  mobiliser  leurs 
troupes;  lui-même  est  prêta  «  recevoir  le  gant  »  ,  escorté  de 
40,000  hommes.  Le  vainqueur  de  Rivoli,  d  Marengo, 
d'Ulm  et  d'Austerlitz  se  demande  seulement  si  à  Vienne 
a  on  boit  l'eau  du  Danube  ou  du  Léthé  » .  Comme  pour  se 
consoler  d'abandonner  les  opérations  militaires  d'Espagne, 
il  entre  alors  dans  le  menu  détail  :  service  des  estafettes, 
des  aides  de  camp,  relais  de  poste,  dépôts  de  fourrages.  — 
Avant  tout,  on  agira  en  grand  secret  après  son  départ  qui  ne 

(1)  L'Empereur  à  Joseph,  12-16  janvier  1809.  Recueil  Lecestre. 

(2)  Correspondance,  t.  XVIII,  p.  265. 

(3)  L'Empereur  à  Clarke,  13  janvier  1809. 

29 


450  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

sera  pas  mis  à  l'ordre,  on  prétextera  une  fugue  à  Saragosse 
d'où  son  retour  au  plus  tard  aura  lieu  sur  la  fin  de  février. 
—  Par  respect  des  préséances,  Joseph  commandera  l'armée. 
A  ce  dernier  même,  s'il  laisse  d'abord  entendre  ne  pas  devoir 
revenir  avant  l'automne,  il  dit,  sans  craindre  la  contradic- 
tion :  u  Les  circonstances  m'obligentàaller  passer  vingt  jours 
à  Paris  (1)  "  .  Et  puis,  d'un  ton  dégagé  :  «  Je  crois  vous  avoir 
mandé  de  me  conserver  la  petite  campagne  de  Chamartin  et 
la  maison  d'habitation  telle  que  je  l'ai  laissée,  afin  que  je  sache 
où  descendre  si,  un  beau  matin,  je  reviens  à  Madrid  (2).  » 

Sans  oser  dégarnir  la  péninsule  des  maréchaux,  sauf  Bes- 
sières,  il  va  emmener  la  fleur  de  ses  généraux  :  Walther, 
Lasalle,  Dorsenne,  Bordesoulle,  Bron,  Lagrange,  Gauthier, 
Puget,  Razout,  Claparède.  Tout  est  préparé  :  il  peut  se 
mettre  en  route.  Il  a  attendu,  reçu  et  renvoyé  le  16  janvier 
les  députés  de  Madrid;  le  lendemain,  dès  que  le  soleil  est 
levé,  précédé  de  Savary,  dont  il  pousse  le  cheval  à  la  cra- 
vache, pendant  qu'il  enlève  le  sien  à  coups  d'éperons,  galo- 
pant à  franc  étrier,  égrenant  derrière  lui  Duroc,  le  mame- 
luck  Roustan  et  cinq  malheureux  guides  qui  s'essoufflent  à 
le  suivre,  il  parcourt  avec  audace,  célérité  et  bonheur  le 
chemin  que  rendent  si  périlleux  les  paysans  espagnols  armés 
et  aux  aguets.  César  et  sa  fortune!  En  cinq  heures,  sans  halte 
pendant  30  lieues,  il  arriva  ainsi  à  Burgos,  mourant  de  faim, 
de  froid  et  de  fatigue  (3).  Il  se  jeta  dans  une  berline  Puis, 
d'une  traite,  avec  «  une  rapidité  égale  à  ses  passions  »  (4), 
il  traverse  la  France;  le  23  janvier  sa  voiture  franchit  les 
guichets  du  Carrousel  et  le  canon  des  Invalides  l'apprend 
aux  Parisiens. 

(1)  L'Empereur  à  Joseph,  15  janvier  1809.  Lettre  portée  par  Montesquieu. 

(2)  H.,  16  janvier  1809. 

(3)  Mémoires  du    duc    de   Rovigo,  t.    IV,    p.    41.  —  Mémoires  de  Ph.  de 
Ségur,  t.  III,  p.  826.  —  Mémoires  du  général  Thiébault,  t.  IV,  p.  280. 

(4)  A.  Thiers,  Consulat  et  Empire,  t.  X,  liv.  44. 


NAPOLÉON    EN    ESPAGNE  451 

De  son  côté,  l'adversaire  accourait,  comme  pour  un  rendez- 
vous  tacite  en  champ  clos  :  la  diligente  prévoyance  de  M.  de 
Metternich  lui  avait  fait  quitter  brusquement  Vienne  et 
vovager  jour  et  nuit  afin  de  regagner  son  poste;  cet  homme 
avisé,  qui  ne  «  voulait  pas  perdre  la  chance  d'assister  à  la 
première  audience  diplomatique"  des  Tuileries,  était  en  effet 
présent  au  cercle  de  la  Cour,  le  24  janvier.  Il  demeura  im- 
passible devant  les  prévenances  dont  fat  comblé,  en  remet- 
tant ses  lettres  de  créance,  le  prince  Kourakine,  ambassa- 
deur extraordinaire  d'Alexandre.  L'envoyé  de  l'empereur 
François  dut  se  contenter  de  courtes  et  froides  banalités.  Il 
savait  à  quoi  s'en  tenir. 

Il  avait  d'abord  vu  les  ministres  des  Relations  Extérieures 
M.  de  Champagnv  et  le  comte  Roumiantsof  ;  tous  deux  lui  par- 
lèrent de  la  nécessité  pour  l'Autriche  de  reconnaître  sans  plus 
tarder  le  «  roi  d'Espagne  » ,  le  premier  tint  ce  discours  en 
termes  vagues,  le  second  de  façon  plus  formelle,  déclarant 
qu'à  un  génie  supérieur,  tel  que  celui  de  Napoléon,  «  il  ne 
fallait  donner  aucun  sujet  de  mécontentement  et  borner  à  ce 
soin  toute  sa  politique  »  .  Metternich  ne  s'était  pas  trouvé  de 
force  à  combattre  semblable  argument,  mais  ne  manquait  pas 
la  repartie  assez  spirituelle  de  souligner  la  nomination  de  Jo- 
seph, comme  «  lieutenant  général  de  son  propre  royaume  » , 
fait  bien  capable  de  laisser  supposer  la  réunion  de  l'Espagne 
à  l'empire  français;  au  reste  il  n'avait  pas  poussé  plus  loin  la 
controverse.  Une  longue  conversation  avec  Talleyrand  lui 
donnait  meilleur  espoir;  plus  que  jamais  le  diplomate  autri- 
chien voyait  en  l'ancien  évêque  d'Autun  «  un  de  ces  instru- 
ments tranchants  avec  lesquels  il  est  dangereux  de  jouer  » , 
mais  dont  «  il  ne  faut  pas  craindre  de  se  servir,  parce  que 
c'est  l'instrument  qui  coupe  le  mieux  »  .  —  Le  retour  de 
l'Empereur  allait  lui  enlever  cette  arme  des  mains. 

Devant  une  volonté  qui  sait  vaincre  les  éléments,  le  temps 


452  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

et  la  dislance,  que  peut  peser  un  homme?  Comme  un  fétu  de 
[)aille  le  torrent  va  soulever,  tordre  et  rouler  en  épave  le 
prince  de  Bénévent.  Le  samedi  28  janvier,  à  un  «  conseil» 
du  matin  auquel  assistaient  avec  des  ministres  tels  que 
l'amiral  Decrès  et  Gavidin,  excellents  et  pacifiques  courtisans, 
rArchichancelier  et  le  vice-Grand  Electeur,  TEmpereur,  après 
quelques  allusions  générales  au  mauvais  esprit  des  ambitieux 
et  à  l'infamie  des  trahisons,  tout  à  coup  marcha  sur  Talley- 
rand  adossé  silencieux  à  la  cheminée,  et  dans  une  colère 
croissante,  les  yeux  allumés,  le  poing  tendu,  jeta  au  visage 
glacé  de  l'impassible  trompeur  les  mots  les  plus  violents,  les 
plus  âpres,  fouettant  l'air  d'exclamations,  sans  autre  souci 
que  de  trouver  des  épithètes  plus  injurieuses  et  des  menaces 
plus  foudroyantes  : 

Vous  êtes  un  voleur,  un  lâche,  un  homme  sans  foi,  vous  ne 
croyez  pas  en  Dieu,  vous  avez  toute  votre  vie  manqué  à  tous  vos 
devoirs,  vous  avez  trompé,  trahi  tout  le  monde;  il  n'y  a  pour 
vous  rien  de  sacré;  vous  vendriez  votre  père.  Je  vous  ai  comblé 
de  biens  et  il  n'y  a  rien  dont  vous  ne  soyez  capable  contre  moi. 
Ainsi  depuis  dix  mois  vous  avez  l'impudeur,  parce  que  vous  sup- 
posez, à  tort  et  à  travers,  que  mes  affaires  en  Espagne  vont  mal, 
de  dire  à  qui  veut  l'entendre  que  vous  avez  toujours  blâmé  mon 
entreprise  sur  ce  royaume,  tandis  que  c'est  vous  qui  m'en  avez 
donné  la  première  idée,  qui  m'y  avez  persévéramment  poussé. 
Et  cet  homme,  ce  malheureux  (il  désignait  ainsi  le  duc  d'Enghien) 
par  qui  ai-je  été  averti  du  lieu  de  sa  résidence?  Qui  m'a  excité  à 
sévir  contre  lui?  Quels  sont  donc  vos  projets?  Que  voulez-vous? 
Qu'espérez-vous?  Osez  le  dire!  Vous  mériteriez  que  je  vous 
brisasse  comme  un  verre,  j'en  ai  le  pouvoir,  mais  je  vous  méprise 
trop  pour  en  prendre  la  peine. 

L'émoi,  la  surprise  paralysaient  les  assistants,  le  regard 
fixé  à  terre.  Tous  n'avaient  pas  la  conscience  si  nette  qu'ils 
ne  pussent  penser  que  leur  tour  allait  venir.  Quand  le  souffle 
manqua  à  l'Empereur,  un  mouvement  instinctif  poussa  vers 


NAPOLEON    EN    ESPAGNE  453 

la  porte  ces  personnages  ahuris;  et  dans  le  silence  de  la  fuite, 
sur  les  épaules  des  courtisans,  la  voix  fluette  de  Talleyrand, 
retenu  en  arrière  par  sa  marche  boiteuse,  glissa  cette  aigre 
riposte  :  «  Quel  dommage  qu'un  si  grand  homme  soit  si  mal 
élevé  (I)!  »  La  colère  rend  maladroit  par  des  paroles  irrépa- 
rables; Napoléon  le  comprit  vite  et  pour  équilibrer  les  choses, 
après  le  vent  de  cette  tempêle,  il  modéra  la  foudre.  Duroc  se 
rendit  chez  Talleyrand  lui  redemander  sa  «  clef  »  de  grand 
chambellan;  le  lendemain,  «  au  lever  »  du  dimanche,  M.  de 
Montesquiou,  à  qui  le  Moniteur  ne  sut  trouver  de  qualité 
plus  décorative  que  celle  de  «  membre  du  corps  législatif)» , 
fut  officiellement  désigné  pour  occuper  cette  place;  il  prit  ses 
fonctions  et  tout  fut  dit.  L'Empereur  voulut  seulement  mar- 
quer qu'avec  le  prince  de  Bénévent  l'intimité  domestique 
était  brisée  :  il  lui  retirait  le  droit  d'entrer  à  toute  heure  dans 
son  cabinet;  jamais  ils  n'auraient  plus  d'entretiens  particu- 
liers. «  Il  ne  pourra  plus  dire  qu'il  m'a  conseillé  ou  décon- 
seillé une  chose  ou  une  autre  » ,  déclarait  Napoléon  qui 
mettait  dans  cette  disgrâce  une  amertume  ironique  et  une  co- 
quetterie à  ne  pas  se  reconnaître  de  Mentor  (2).  —  Fouché 
profita  de  l'excès  même  de  l'algarade  subie  par  son  «  com- 
père »  ;  il  prit  le  vent,  se  défendit  en  dessous,  se  fit  le  par- 
tisan déclaré  de  la  guerre,  parut  nécessaire,  resta  et  fut 
épargné  (3). 

Napoléon  avait  d'autre  souci  que  de  frapper  des  gens 
rendus  inoffensifs,  du  moins  le  croyait-il,  parce  qu'ils  étaient 

(1)  Ses  Mémoires  sont  plus  discrets  :  «  Je  devais  donner  à  ma  manière  de 
vivre  un  air  d'indifférence  et  d'inaction,  qui  n'offrît  point  la  moindre  prise 
aux  soupçons  continuels  de  Napoléon.  A  différentes  reprises  il  me  montra 
une  grande  animosité  et  me  fit  plusieurs  fois  publiquement  des  scènes  vio- 
lentes. »  (T.   II,  p.  5.) 

(2)  Conversation  de  l'Empereur  avec  Rœderer,  6  mars  1809.  Roederef, 
OBuvreu,  t.  III,  p.  540. 

(3)  Pasouier,  Histoire  de  mon  temps,  t.  I,  p.  356.  —  Madelin,  Fouché^ 
t.  II,  p.  87. 


Âhi  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

découverts.  Les  armements  continués  de  l'Autriche  offraient 
des  dangers  plus  sérieux.  Vers  elle  il  tourna  sa  colère, 
toujours  avec  cette  affectation  de  mépris  dont  il  couvrait 
l'adversaire,  il  disait  à  Roumiantsof  :  «  Elle  veut  un  soufflet; 
je  m'en  vais  le  lui  donner  sur  les  deux  joues  (1).  »  Il  s'indi- 
gnait de  ses  u  fanfaronnades  »  ,  et  lui-même  s'y  oubliait, 
écrivant  à  son  frère  Jérôme  :  «  Si  l'empereur  François  fait 
le  moindre  mouvement  hostile,  il  aura  bientôt  cessé  de  ré- 
gner. Voilà  qui  est  très  clair.  » 

A  de  grands  préparatifs  guerriers,  il  souhaitait  passionné- 
ment de  joindre  l'appui  moral  de  la  Russie.  A  Paris  Rou- 
miantsof et  Kourakine  rivalisaient  de  courbettes,  et  réci- 
proquement recevaient  l'accueil  le  plus  empressé  :  l'inti- 
mité s'affichait,  les  conversations  étaient  journalières,  les 
galanteries  incessantes,  les  cadeaux  prodigués.  A  Saint- 
Pétersbourg,  le  Tsar  embarrassé  demeurait  plus  réservé;  il 
a  était  pas  insensible  aux  arguments  de  la  Cour  de  Vienne, 
à  la  visite  plus  intime  des  souverains  prussiens;  il  se  gardait 
d'épouser  en  face  de  l'Europe  la  nouvelle  querelle  napo- 
léonienne d'autant  que  la  dernière  chance  d'une  conférence 
d'entente  avec  l'Angleterre  s'évanouissait  en  ce  même  temps. 
Londres  s'appuyait  sur  la  Suède  et  mettait  à  profit  les  révo- 
lutions de  palais  à  Gonstantinople  pour  s'immiscer  avanta- 
geusement dans  l'anarchie  ottomane.  Alexandre  voulait  ter- 
miner en  Finlande  et  commencer  en  Turquie,  tandis  que 
Napoléon  prétendait  achever  en  Espagne.  Cette  diversité 
d'intérêts  aurait  dû  l'alarmer;  elle  l'excitait,  car  il  était  gros 
joueur  et  la  guerre  est  le  jeu  des  dieux  (2).  Plus  la  difficulté 

(1)  Archives  de  Saint-Pétersbourg . 

(2)  «  L'obsession  d'un  désastre  que  l'on  risque,  l'inexprimable  effervescence 
de  la  victoire,  les  vicissitudes  gigantesques  du  triomphe  et  de  la  défaite,  le 
tumulte,  la  frénésie,  le  divin  transport,  le  mépris  même  de  l'humanité  et  de 
tout  ce  qui  la  touche,  vie,  propriété  et  bonheur,  l'angoisse  des  agonies,  l'hor- 
reur des  mortSj  toutes  les  émotions  violentes,  portées  au  comble,  ne  semblent 


IMAPOLEON    EN    ESPAGNE  45» 

devient  pesante,  plus  son  génie  prétend  déployer  ses  ailes, 
et  de  cette  Espagne  rivée  à  son  talon  comme  un  boulet,  ce 
n'est  plus  le  concours  qu'il  convoite,  c'est  la  possession 
même  qu'il  souhaite  d'exiger.  Il  envoie  le  sénateur  Rœderer, 
qui  a  l'oreille  de  Joseph,  porter  des  ordres  à  son  frère.  Elle 
est  instructive  cette  conversation  du  11  février  dans  le  cabinet 
des  Tuileries;  sous  la  lueur  discrète  des  bougies,  dans  le 
téte-à-téte  confidentiel  de  la  nuit,  il  ouvre  son  âme  :  des 
promesses  de  Bayonne,  nul  souci  :  «  Depuis,  les  choses  ont 
bien  changé,  dit-il,  j'ai  conquis  ce  pays-là.  Il  ne  s'agit  plus 
de  stipulation  d'intégrité  ni  de  conventions,  il  faut  que  le 
pays  soit  français,  que  le  gouvernement  soit  français  (I).  » 

Illusion,  erreur,  faute  capitale  qui  dominera  tous  les 
désastres  qui  attendent  jusqu'à  la  fin  l'action  de  Napoléon 
de  l'autre  côté  des  Pyrénées.  En  déchaînant  l'amour-propre 
national  contre  l'envahisseur,  l'opposition  est  rendue  irré- 
ductible et  la  guerre  éternelle.  Son  dessein,  e.xécuté  par  des 
moyens  iniques,  avait  commencé  avec  des  vues  plus  sages, 
lorsqu'il  prétendait,  averti  par  Talleyrand,  reprendre  les 
traditions  des  Bourbons  de  France  sur  leurs  cadets  d'Es- 
pagne. Louis  XIV  qui  était  un  roi,  et  poiat  un  Imperator^  ne 
s'y  était  pas  trompé  :  il  avait  pu  implanter  la  dynastie  de  son 
petit-fils  et  valoir  à  la  France  l'alliance  de  ses  voisins  par  le 
procédé  contraire  :  assurer  l'influence  des  Français  à  Madrid, 
point  leur  domination  directe.  Disant  adieu  à  ses  premiers 
«  rêves  ambitieux  et  magnanimes  »  ,  il  avait  compris  la  né- 
cessité de  renoncer  à  une  ingérence    personnelle   dans  les 

pas  seulement  élever  l'homme  pour  un  moment  au-dessus  des  autres  créa- 
tures :  elles  constituent  une  -vie  intense  que  les  nerfs  humains  ne  peuvent 
longtemps  soutenir.  Le  caractère  de  ?sapoléon  fut  profondément  affecté  par 
ce  jeu  de  la  guerre.  L'étoile  de  sa  destinée  qui  tenait  tant  de  place  dans  ses 
pensées  n'était  que  la  chance  du  joueur  dans  de  colossales  proportions.  >  — 
Lord  RosEBERY,  la  Dernière  phase,  p.  298. 

(1)  ROEDERER,  t.    III,    p.   536. 


456  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

affaires  intérieures  de  la  péninsule,  se  contenter  de  maintenir 
l'accord  politique  entre  les  deux  gouvernements  et  faire  de 
la  séparation  des  deux  monarchies  la  base  fondamentale  de 
leur  droit  public  (1) .  Mais  Napoléon  estimait  bien  surannée  la 
politique  de  Louis  XIV;  dans  le  rapprochement  il  s'accordait 
de  haut  la  supériorité  et  ne  venait-il  pas  de  recommander  à 
Fouché  (2)  de  faire  insérer  dans  les  journaux  des  articles 
pour  établir  le  parallèle  avantageux  de  la  France  de  1809 
sur  la  France  de  1709,  l'année  du  «  grand  hiver  » . 

Son  dernier  mot  est  un  joyeux  défi  à  la  Fortune  :  «  Je 
laisse  à  Joseph  mes  meilleures  troupes  et  je  m'en  vais  à 
Vienne,  seul  avec  mes  petits  conscrits,  mon  nom  et  mes 
grandes  bottes!  (3)  d  En  effet  Eckmûhl,  Essling,  Wagram 
vont  glorieusement  répondre  à  la  splendeur  de  cette  audace. 
Mais  l'entreprise  injuste,  fatale  aux  intérêts  de  la  France, 
maintient,  plus  que  tout  le  reste,  contre  l'Empereur  la  crainte 
la  jalousie,  la  haine  de  l'Europe  dont  l'Autriche  n'est  que 
le  champion  et  l'Espagne  le  héraut  sonore. 

«En  vain  s'insurgeant  contre  les  conséquences  de  sa  faute, 
Napoléon  s'efforce-t-il  une  dernière  fois  de  leur  échapper;  il 
les  retrouve  partout  devant  lui  et  ne  réussira  plus  à  les  écarter 
de  son  chemin.  La  guerre  qu'il  a  suscitée  le  précipite  dans 
celle  qu'il  souhaite  d'éviter,  et  l'acte  fatal  qui  a  faussé  toute 
sa  politique,  le  mettant  aux  prises  avec  les  difi'icultés 
auxquelles  il  n'est  plus  de  solution  pacifique  et  normale,  le 
condamne  partout  à  poursuivre,  à  vouloir,  à  exiger  l'impos- 
sible (4).  » 


(1)  Alfred  Baudrillart,  Philippe  V  et  la  cour  ae  France. 

(2)  L'Eiapcreur  à  Fouché.  —  Valladolid,  13  jan\ier  1809. 

(3)  Conversation  avec  Rœderer,  6  mars  1809. 

(4)  Albert  Vandal,  Napoléon  et  Alexandre,  t.  II,  chap.  u. 


APPENDICES 


INSTRUCTIOINS    DE     TALLEYRAND    A    BEAUHARNAIS 

23  avril  1806. 

S.  M.  l'Empereur  vient,  Monsieur,  de  vous  nommer  son  ambas- 
sadeur à  IMadrid.  La  cour  où  vous  allez  résider  est,  depuis  longf- 
temps,  alliée  de  la  France.  Depuis  un  siècle,  il  n'y  a  eu  qu'une 
guerre  entre  les  deux  souverains  et  quoique  les  liens  de  famille 
ne  subsistent  plus,  la  cause  des  deux  états  est  si  particulièrement 
liée,  principalement  contre  l'Angleterre,  qu'aucune  circonstance 
ne  doit  affaiblir  cette  alliance.  Depuis  le  traité  qui  unit  les  deux 
cours,  l'Espagne  a  eu  ses  vicissitudes,  mais  il  n'est  aucune  perte 
que  la  constance  et  le  courage  ne  puissent  réparer.  Vous  avez. 
Monsieur,  à  maintenir  l'Espagne  dans  le  système  adopté  jusqu'ici 
d'unir  tous  ses  efforts  à  ceux  de  la  France  et  à  les  tourner  plus 
particulièrement  vers  la  marine... 

[Que  l'ambassadeur  mette  tous  ses  efforts  à  faire  reprendre  l'activité  des 
ports.] 

Ce  n'est  pas  de  ses  troupes  de  terre  que  l'Espagne  doit  s'occuper. 
Sur  le  continent  elle  n'a  rien  à  craindre  :  la  France  couvre  au 
nord  ses  frontières;  le  Portugal  désire  la  paix  avec  elle.  IMais  son 
plus  pressant  intérêt  est  de  recouvrer  une  marine,  d'assurer  ses 
communications  avec  ses  colonies  des  deux  Indes,  de  concourir  à 
tous  les  plans  d'opérations  navales  qui  pourront  être  formés 
contre  l'ennemi  commun.  Chaque  jour  porte  de  nouveaux  coups 
à  celui-ci  :  tous  les  ports  d'Allemagne,  tous  les  ports  d'Italie  lui 
sont  fermés,  plus  de  la  moitié  de  l'Europe  a  rejeté  son  commerce; 
c'est  dans  son  île  et  aux  extrémités  du  monde  que  sont  reléguées 

457 


458  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

ses  ressources.  Aujourd'hui  les  alliances  de  la  France  ont  pris 
une  étendue  également  propre  à  faciliter  la  paix  continentale  et 
la  paix  maritime.  La  Prusse  s'est  unie  à  la  France,  nous  n'avons 
sur  la  ligne  du  Rhin  et  au  nord  de  l'Allemagne  que  des  alliés; 
vous  savez  combien  la  paix  du  midi  de  l'Europe  est  affermie  par 
les  nouveaux  arrangements  pris  en  Italie,  et,  s'il  en  est  quelques- 
uns  auxquels  l'Espagne  ne  s'habitue  pas  encore,  l'intérêt  d'Etat, 
qui  doit  être  plus  fort  que  tous  les  autres,  lui  en  fera  reconnaître 
la  nécessité.  Naples  avait  rompu  trois  fois  ses  traités  de  paix  avec 
la  France...  Vous  saurez  au  reste  que  la  cour  de  Madrid  ne  peut 
donner  à  celle  de  Naples  aucun  véritable  regret.  Malgré  les  liens 
du  sang,  elles  ne  s'aimaient  point;  la  reine  de  Naples  surtout  était 
à  Madrid  un  objet  de  haine;  mais  bien  avant  ce  temps,  les  deux 
cours  avaient  séparé  leurs  intérêts  :  en  1761,  Naples  avait  refusé 
d'entrer  dans  le  pacte  de  famille,  elle  avait  cessé  d'être  Espa- 
gnole pour  appartenir  à  la  maison  d'Autriche... 

N'ayant  point  de  note  à  présenter  sur  les  événements  de  Naples, 
vous  aurez,  dans  toutes  vos  conversations,  à  montrer  les  chan- 
gements qui  s'y  sont  opérés,  comme  irrévocables,  et  à  faire 
remarquer  la  différence  des  procédés  de  la  France  envers  Naples, 
qui  l'avait  constamment  offensée  et  envers  la  Toscane  qui  lui 
a  toujours  témoigné,  qui  en  a  toujours  obtenu  amitié  et  con- 
fiance. S.  M.  l'Empereur  rend  l'amitié  pour  l'amitié;  elle  a 
dû  à  sa  dignité  de  reconnaître  différemment  des  dispositions 
contraires. 

Cherchez  à  maintenir  celles  que  continue  de  nous  témoigner 
la  cour  de  Madrid  et  rapprochez-vous,  dans  cette  vue,  des  hommes 
qui  ont  le  plus  d'influence.  Vous  savez  toute  la  faveur  dont  ne 
cesse  de  jouir  le  prince  de  la  Paix  ;  grande  autorité  militaire, 
ascendant  dans  les  conseils,  bienveillance  et  confiance  des  souve- 
rains, il  a  tout  ce  qui  peut  lui  conserver  la  direction  des  affaires, 
et  il  peut  d'autant  mieux  concourir  à  consolider  l'union  des  deux 
puissances  qu'il  paraît  convaincu  de  la  communauté  de  leurs 
intérêts,  et  qu'il  a  pour  faire  prévaloir  ses  vues,  assez  d'activité 
dans  l'esprit,  assez  d'ardeur  dans  le  caractère.  Son  influence  ne 
tient  point  à  ses  places;  elle  est  d'autant  plus  étendue  qu'elle  a 
quelque  chose  d'indéterminé.  Le  prince  de  la  Paix  ne  figure  pas 
au  nombre  des  autorités;  mais  il  les  domine  toutes. 

Mes  lettres  vous  instruiront  successivement  des  affaires  que  vous 
aurez  à  traiter,  la  meilleure  manière  de  les  terminer  est  de  n'ins- 
pirer à  la  cour  que  des  dispositions  favorables,  et  V.  Excellence 
doit  être  déjà  connue  à  Madrid  par  la  correspondance  du  gou- 
vernement d'Étrurie;  elle  a  donc  lieu  de  présumer  que  S.  M   C. 


APPENDICES  459 

sera  prévenue  en  sa  faveur,  prévention  qui  ne  peut  qu'être  utile 
au  succès  de  sa  mission. 

Archives  des  affaires  étrangères.  Espagne,  vol.  669,  fol.  408-411. 


Il 


LE    PRINCE    DE    LA    PAIX    NOMME     GRAND     AMIRAL 
ET    ALTESSE     SÉRÉNISSIME 

Cédille  de  Charles  IV. 

...  Afin  que  vous  puissiez  librement  employer  les  forces  mari- 
times qui  sont  suffisantes  à  la  défense  de  mes  domaines  d'Espajjne 
et  d'Amérique,  et  seconder  les  vues  de  mon  allié  l'Empereur  de 
France,  je  déclare  que  vous  entriez  en  jouissance  des  mêmes  pou- 
voirs et  des  mêmes  facultés  dont  furent  investis  et  sous  le  même 
titre  de  généralissime  ou  celui  de  capitaine  ou  gouverneur  général 
de  mer  et  amiral  général,  les  sérénissimes  don  Juan  d'Autriche, 
fils  du  roi  don  Carlos  I",  le  second  don  Juan  d'Autriche,  fils  de 
Philippe   IV,  et  l'infant  don   Philippe   mon   bien-aimé  oncle  et 

beau-père En  vous  conférant  en  outre  le  titre  de  protecteur 

du  commerce  maritime  de  tous  mes  sujets  d'Espagne  et  d'Amé- 
rique, ma  volonté  est  que  vous  ayez  le  commandement  général  de 
toutes  ces  dites  forces,  vaisseaux,  frégates  et  tous  mes  autres  bâti- 
ments réunis  ou  séparés,  des  officiers  et  équipages,  à  ce  que  vous 
pourvoyez,  en  mon  nom,  à  tout  ce  que  vous  jugerez  plus  avanta- 
geux et  nécessaire...  Que  vous  exerciez  de  même  envers  mes  sujets 
employés  sur  tous  les  bâtiments  de  mon  armée  navale  et  flotte 
marchande,  toute  la  juridiction  suprême,  civile,  criminelle,  haute, 
basse,  pure  et  mixte  que  je  pourrais  exercer  moi-même;  que  vous 
puissiez  donner  des  commissions  à  votre  choix  à  une  ou  plusieurs 
personnes  pour  qu'en  votre  lieu  et  place,  et  en  mon  nom,  elles 
puissent  instruire  toutes  causes  judiciaires  et  contentieuses. 

...  J'ordonne  qu'il  soit  créé  un  conseil  sous  le  nom  de  Conseil 
d'amirauté,  dont  vous  serez  le  président...  Pour  remplir  ces  diffé- 
rentes places,  vous  me  proposerez  des  sujets  dont  le  mérite  a  été 
reconnu...  Je  vous  autorise  en  attendant  à  donner  tous  les  ordres 
que  vous  jugerez  nécessaire  à  mon  service,  lesquels  revêtus  de 
votre  signature  et  celle  du  Secrétaire  de  l'amirauté  devront  être 


460  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

exécutés  ponctuellement  et  sans  aucune  exception  par  tous  les 
individus  auxquels  vous  les  adresserez. 

Je  déclare  en  outre  que  pour  conserver  l'éclat  de  la  haute  dignité 
de  généralissime  de  mes  armées  de  terre  et  d'amiral  général  de 
mes  forces  maritimes  dans  tous  mes  domaines,  qu'en  considéra- 
tion de  vos  services  extraordinaires  et  des  qualités  distinguées  de 
votre  personne,  —  j'ordonne  que  de  bouche  et  par  écrit,  il  vous  soit 
donné  le  titre  d'Altesse  Sérénissime  avec  toutes  les  prérogatives, 
droits,  honneurs,  immunités,  franchises  correspondantes  à  une 
dignité  aussi  marquante;  enfin  j'ordonne  à  tous  mes  conseils, 
chancelleries,  audiences,  tribunaux  de  mes  royaumes,  vice-rois, 
capitaines  généraux,  officiers  généraux  et  subalternes  de  la 
marine,  à  toutes  mes  forces  maritimes  et  autres  personnes  de 
quelque  qualité,  prééminence  et  dignité  que  ce  puisse  être  dans 
mes  états,  d'obéir,  exécuter  et  respecter  vos  ordres,  en  tout  ce  qui 
est  relatif  à  mon  service,  comme  à  moi-même;  que  les  ministres 
et  bureaux  de  la  marine  vous  fournissent  tous  les  renseignements 
nécessaires  pour  tout  connaître  et  disposer  de  la  manière  que  vous 
jugerez  le  plus  convenable  à  cet  effet,  ma  volonté  étant  que  vous 
soyez  investi  de  tous  les  droits  et  prérogatives  attachés  à  l'ami- 
rauté générale  d'Espagne... 

13  janvier  1807. 


III 

MARIAGE     DE     FERDINAND 

Lettre  du  prince  des  Asturies  à  l'Empereur. 


Su 


La  crainte  d'incommoder  V.  M.  I.  et  R.  au  milieu  de  ses 
exploits  et  des  affaires  majeures  qui  l'entourent  sans  cesse,  m'a 
empêché  jusqu'ici  de  satisfaire  directement  le  plus  vif  de  mes 
désirs,  celui  d'exprimer,  au  moins  par  écrit,  les  sentimens  de  res- 
pect, d'estime  et  d'attachement  que  j'ai  voués  à  un  héros  qui 
efface  tous  ceux  qui  l'ont  précédé  et  qui  a  été  envoyé  par  la  Pro- 
vidence pour  sauver  l'Europe  du  bouleversement  total  qui  la 
menaçait,  pour  affermir  les  trônes  ébranlés  et  pour  rendre  aux 
nations  la  paix  et  le  bonheur.  Les  vertus  de  V.  M.  I.,  sa  modéra- 
tion, sa  bonté  même  envers  ses  plus  injustes  et  implacables  ennemis; 


APPENDICES  461 

tout  me  faisait  espérer  que  l'expression  de  cessentimens  en  serait 
accueillie  comme  l'effusion  d'un  coeur  rempli  d'admiration  et  de 
i'amitié  la  plus  sincère. 

L'état  où  je  me  trouve  depuis  longtems,  et  qui  ne  peut  échapper 
à  la  vue  perçante  de  V.  M.  I.,  a  été  jusqu'à  présent  un  second 
obstacle  qui  a  arrêté  ma  plume  prête  à  lui  adresser  mes  vœux; 
mais  plein  d'espérance  de  trouver  dans  la  magfnanime  gfénérosité 
de  V.  M.  1.,  la  protection  la  plus  puissante,  je  me  suis  déterminé 
non-seulement  à  lui  témoigner  les  sentimens  de  mon  cœur  envers 
son  auguste  personne,  mais  à  l'épancher  dans  son  sein  comme 
dans  celui  du  père  le  plus  tendre.  Je  suis  bien  malheureux  d'être 
obligé,  par  les  circonstances,  à  cacher  comme  un  crime  une  action 
si  juste  et  si  louable;  mais  telles  sont  les  conséquences  funestes 
de  l'extrême  bonté  des  meilleurs  rois. 

Rempli  de  respect  et  d'amour  filial  pour  celui  à  qui  je  dois  le 
jour  et  qui  est  doué  d'un  cœur  le  plus  droit  et  le  plus  généreux, 
je  n'oserais  jamais  dire  qu'à  V.  M.  I.  ce  qu'elle  connaît  mieux 
que  moi,  que  ces  mêmes  qualités  si  estimables,  ne  servent  que 
trop  souvent  d'instrumens  aux  personnes  artificieuses  et  méchantes 
pour  obscurcir  la  vérité  aux  yeux  des  souverains,  quoique  si  ana- 
logue à  des  caractères  comme  celui  de  mon  respectable  père. 

Si  ces  mêmes  hommes  qui,  par  malheur,  existent  ici,  lui  lais- 
saient connaître  à  fond  celui  de  V.  M.  I.  comme  je  le  connais, 
avec  quelle  ardeur  ne  souhaiterait-il  pas  de  serrer  les  nœuds  qui 
doivent  unir  nos  deux  maisons!  Et  quel  moyen  plus  propre  pour 
cet  objet  que  celui  de  demander  à  V.  M.  I.  l'honneur  de  m'ailier 
à  une  princesse  de  son  auguste  famille?  C'est  le  vœu  de  tous  les 
sujets  de  mon  père,  ce  sera  aussi  le  sien,  je  n'en  douté  pas, 
malgré  les  efforts  d'un  petit  nombre  de  malveillans,  aussitôt  qu'il 
aura  connu  les  intentions  de  V.  M.  I.,  c'est  tout  ce  que  mon  cœur 
désire;  mais  ce  n'est  pas  le  compte  de  ces  égoïstes  perfides  qui 
l'assiègent,  et  ils  peuvent,  dans  un  premier  moment,  le  sur- 
prendre. Tel  est  le  motif  de  mes  craintes. 

Il  n'y  a  que  le  respect  de  V.  M.  I.  qui  puisse  déjouer  leurs 
complots,  ouvrir  les  yeux  à  mes  bons,  à  mes  bien-aimés  parens, 
les  rendre  heureux  et  faire  en  même  tems  le  bonheur  de  ma 
nation  et  le  mien.  Le  monde  entier  admirera  de  plus  en  plus  la 
bonté  de  V.  M.  L,  et  elle  aura  toujours  en  moi  un  fils  le  plus 
reconnaissant  et  le  plus  dévoué. 

J'implore  donc,  avec  la  plus  grande  confiance,  la  protection 
paternelle  de  V.  M.  L,  afin  que  non-seulement  elle  daigne  m'ac- 
corder  l'honneur  de  m'ailier  à  sa  famille,  mais  qu'elle  aplanisse 
toutes  les  dilficultés,   et  fasse  disparaître  tous  les  obstacles  qui 


462  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

peuvent  s'opposer  à  cet  objet  de  mes  vœux.  Cet  effort  de  bonté  de 
la  part  de  V.  M.  I.  m'est  d'autant  nécessaire,  que  je  ne  puis  de 
mon  côté  en  faire  le  moindre,  puisqu'on  le  ferait  passer  peut-être 
pour  une  insulte  faite  à  l'autorité  paternelle,  et  que  je  suis  réduit 
à  un  seul  moyen,  à  celui  de  me  refuser,  comme  je  le  ferai  avec 
une  invincible  constance,  à  m'allier  à  toute  personne  que  ce  soit, 
sans  le  consentement  et  l'approbation  positive  de  V.  M.  I.,  de 
qui  j'attends  uniquement  le  choix  d'une  épouse. 

C'est  un  bonheur  que  j'espère  de  la  bonté  de  V.  M.  I.,  en  priant 
Dieu  de  conserver  sa  précieuse  vie  pendant  de  longues  années. 

Écrit  et  signé  de  ma  propre  main  et  scellé  de  mon  sceau,  à 
l'Escurial,  le  11  octobre  1807, 

De  V.  M.  1.  et  R. 

Le  très  affectionné  serviteur  et  frère, 

Ferdinand. 


IV 

INSTRUCTIONS    DE     CHAMPAGNY    A    BEAUHARNAIS 

28  octobre  1807. 

...  Vous  profiterez  de  toutes  les  ouvertures  qui  vous  seront  faites, 
en  les  écoutant,  les  discutant,  et  laissant  entrevoir  qu'un  accom- 
modement est  encore  possible  si  le  Portugal  reçoit  les  troupes 
françaises  comme  auxiliaires.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que 
vous  ne  devez  faire  aucune  promesse  positive,  encore  moins 
prendre  le  plus  léger  engagement.  C'est  cette  heureuse  illusion 
de  la  paix  que  vous  aurez  à  entretenir  pour  faciliter  les  succès 
de  notre  armée  et  la  capture  de  la  flotte  portugaise.  A  ces  effets, 
vous  devez  donc  déclarer  que  vous  n'avez  pas  les  pouvoirs  néces- 
saires pour  arrêter  la  marche  du  général  Junot,  mais  que  vous  êtes 
autorisé  à  écrire  à  ce  général  d'entrer  à  Lisbonne  sans  commettre 
d'hostilité,  pourvu  que  le  Prince  Régent  n'en  ordonne  aucune, 
que  ses  troupes  n'en  commettent  pas  et  qu'elles  soient  dispersées 
dans  leurs  différentes  garnisons  de  manière  à  ne  donner  aucune 
inquiétude...  Vous  ferez  comprendre  au  prince  de  la  Paix  l'im- 
portance de  s'emparer  de  la  flotte  portugaise.  De  son  côté  le 
prince    doit    (lire    (jue    l  armée   française   ne   peut   séjourner   en. 


APPENDICES  463 

Expagne,  que  cela  est  trop  contraire  aux  intérêts  de  son  souve- 
rain, qii'e'le  doit  presser  sa  marche  et  qu'on  ne  peut  s^ arranger 
quà  Lisbonne. 

L'intention  de  l'Empereur  est  que  vous  ne  signiez  aucun  acte, 
que  vous  n'écriviez  rien  s'il  est  possible.  Cependant,  si  le  succès 
de  cette  mesure  tenait  à  une  lettre  de  vous,  vous  devez  l'écrire, 
mais  dans  le  sens  que  cette  dépêche  vous  indique. 

Espagne,  vol.  672,  fol.  219-220, 


V 

RAPPORT    DE    M.     DE     TOURNON    A    l'eMPEREUR 

20  décembre  1807. 

En  arrivant  à  Bayonne,  je  me  suis  rendu  chez  M.  le  g'  Dnpont, 
qui  n'étant  dans  cette  ville,  que  depuis  deux  jours,  n'a  pu  me 
donner  sur  l'Espagne,  que  des  renseignements  très  incertains  ;  il 
avait  envoyé  un  off"  du  côté  de  Bilbao  et  de  S'-Sébastien,  et 
un  second  à  Pampelune;  il  attendoit  leurs  rapports.  Je  suis 
arrivé  le  26  9''"  à  Madrid,  le  27  M.  de  Beauharnois  me  conduisit 
à  l'Escurial,  le  Roi  nous  accorda  une  audience  pour  6  heures 
du  soir  du  même  jour,  la  Reine  étoit  avec  S.  M.  I.  lorsqu'elle 
nous  reçut;  j'eus  l'honneur  de  remettre  au  Roi,  la  lettre  de 
l'Empereur,  et  de  lui  dire  que  j'avois  ordre  de  mon  souverain, 
d'en  attendre  la  réponse,  le  Roi  et  la  Reine  dans  cette  audience 
parlèrent  beaucoup  de  leur  attacliement  pour  l'Empereur.  J'avois 
été  voir  dans  la  journée  la  bibliothèque  de  l'Escurial  et  j'y  avois 
rencontré  M.  le  prince  des  Asturies  qui  s'y  trouvoit  avec  plusieurs 
off"  et  plusieurs  moines,  S.  A.  R.  parut  du  dernier  embarras, 
en  apprenant  qui  j'étois  et  sortit  quelques  minutes  après  en  me 
saluant  avec  beaucoup  de  bienveillance.  Quelques  heures  avant 
mon  départ  de  Madrid  on  est  venu  chez  moi  de  la  part  du  prince 
des  Asturies,  pour  me  prier  de  mettre  ses  respects  aux  pieds  de 
l'Empereur,  et  pour  me  témoigner  ses  regrets  de  n'avoir  pu  me 
parler  dans  la  bibliothèque,  où  il  n'avoit  osé  m'entretenir,  à 
cause  des  circonstances  où  il  se  trouvoit.  T^e  29,  je  fus  avec  M.  de 
Beauharnois  chez  M.  le  prince  de  la  Paix,  le  30  je  reçus  la 
réponse  du  Roi,   après  avoir  passé  5  jours  à   Madrid,  j'en  suis 


464  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

parti  dans  la  nuit  du  1"  au  2  x"»"  et  suis  retourné  en  France  par 
Valence,  Tortose,  Tarragone,  Barcelonne,  Figuieres  et  Perpignan. 

A  Bayonne  j'avais  appris  par  les  nouvelles  d'Espagne,  que 
l'opinion  était  tout  à  fait  en  faveur  de  M.  le  prince  des  Asturies, 
que  M.  le  prince  de  la  paix  y  était  généralement  détesté  et  qu'on 
ne  regardoit  la  conspiration  que  comme  une  invention  du  géné- 
ralissime. Je  pris  à  Bayonne  des  lettres  de  recommandation  pour 
Vittoria  et  Burgos,  je  trouvois  dans  ces  deux  villes,  ainsi  que  sur 
toute  ma  route  jusqu'à  Madrid,  en  passant  par  Aranda  de  Duero, 
que  les  malheurs  de  M.  le  prince  des  Asturies  l'avoient  rendu 
l'idole  de  la  nation,  que  le  prince  de  la  paix  en  étoit  regardé 
comme  le  tyran  et  le  partisan  des  Anglois,  je  trouvois  chez  les 
Castillans  de  l'enthousiasme  pour  l'Empereur  et  les  français. 

En  arrivant  à  Madrid  je  trouvois  une  opinion  plus  prononcée 
en  faveur  de  M.  le  prince  des  Asturies,  et  la  haine  contre  le  prince 
de  la  paix  plus  forte  encore  que  dans  les  provinces.  Toutes  les 
classes  le  détestent,  et  l'accusent  d'être  l'ennemi  de  leur  pays,  les 
grands,  la  noblesse,  le  clergé,  les  nég",  le  peuple,  ne  voient  en 
lui  que  l'oprobre  de  la  nation,  j'ai  été  à  même  de  consulter  l'opi- 
nion de  toutes  les  classes,  j'ai  trouvé  dans  toutes  les  mêmes  senti- 
ments. Connaissant  par  moi-même  l'esprit  qui  animoient  la  Bis- 
caie,  les  deux  Castilles  et  la  capitale,  et  des  rapports  auxquels  je 
devois  ajouter  foi  m'ayant  fourni  sur  TArragon,  la  Navarre  des 
renseignements  positifs  sur  le  bon  esprit  qui  animoient  ces  deux 
provinces,  je  crus  qu'il  convenoit  à  ma  mission  de  retourner  en 
France  par  le  Royaume  de  Valence.  J'ai  trouvé  partout  le  même 
entousiasme  pour  le  prince  des  Asturies  et  la  même  haine  pour 
le  prince  de  la  paix,  le  même  esprit  anime  Barcelonne  et  la 
Catalogne.  Dans  tout  le  royaume  de  Valence,  l'Arragon  et  la 
Catalogne,  l'opinion  qui  avoit  toujours  été  jusqu'à  présent 
contre  les  français  a  changé  totalement  depuis  les  derniers  évé- 
nements. Tous  les  yeux  sont  tournés  vers  l'Empereur.  L'Espagne 
dans  ses  malheurs  regarde  Sa  Majesté  Impériale  comme  le  seul 
appui  qui  puisse  la  sauver,  on  ose  espérer  qu'il  daignera  prendre 
le  prince  des  Asturies  sous  sa  protection,  lui  choisir  une  femme, 
et  délivrer  l'Espagne  de  la  tyrannie  qui  l'opprime. 

Le  prince  de  la  Paix.  —  J'étois  bien  aise  de  voir  M.  le  Prince 
de  la  paix,  et  de  chercher  à  démêler  les  sentiments  de  cet 
homme  qui  depuis  17  ans  gouverne  l'Espagne  avec  un  despo- 
tisme dont  on  n'a  aucune  idée  hors  de  la  péninsule.  On  ne  peut 
lui  refuser  quelqu'ombre  de  talent,  mais  en  l'évaluant  à  sa  juste 
valeur  on  peut  dire  avec  véi'ité,  que  l'astuce,  la  souplesse  et  l'in- 
trigue composent  tout  son  mérite.  J'ai  été  frappé  de  son  peu  de 


APPENDICES  465 

tenue,  de  son  air  embarrassé  et  de  trouver  en  lui  tout  ce  qui 
caractérise  l'homme  tout  à  fait  médiocre,  je  ne  crains  pas 
d'avancer  qu'il  ne  possède  aucune  des  connoissances  nécessaires 
pour  occupper  avec  quelque  gloire  le  poste  éminent  auquel  il  est 
parvenu,  il  n'a  aucune  connoissance  en  diplomatie,  il  n'est  pas 
plus  fort  pour  les  affaires  de  l'intérieur;  on  ne  peut  se  faire  une 
idée  de  l'état  de  délabrement  où  se  trouve  l'Espagne.  On  n'a  fait 
sous  ce  règne  aucun  établissement  avantageux  ;  il  faut  en  excepter  le 
port  de  Tarragone  qui  a  été  construit  sur  des  plans  présentés  sous 
Cliarles  III;  les  finances  sont  anéanties,  les  vales  perdent  50  0/0, 
les  pensionnaires  de  l'état,  arriérés  de  7  mois,  tous  les  genres 
de  service  en  souffrance,  l'Espagne  est  au  dernier  degré  d'anéan- 
tissement, le  prince  rempli  de  morgue  avec  tout  ce  qu'il  ne  craint 
pas,  est  bas  avec  celui  que  sait  lui  inspirer  la  moindre  crainte, 
d'une  sordide  avarice,  tous  les  moyens  lui  sont  bons  pour  satis- 
faire cette  passion,  on  ne  peut  évaluer  ses  richesses,  soit  en  terres 
qu'il  a  achetées,  soit  en  concessions  qui  lui  ont  été  faites  par  le 
Roi,  soit  en  lingots,  il  dispose  de  toutes  les  finances  sans  en 
rendre  compte,  n'a  aucune  représentation,  passe  sa  vie  avec  une 
fille  de  concierge  du  Buen  Retiro  à  Madrid,  il  en  a  plusieurs 
enfants,  le  Roi  a  fait  cette  femme  Comtesse  de  Gastille  (1)  :  ce  qu'il 
y  a  de  vraiment  étonnant  c'est  que  dans  17  ans  de  puissance 
absolue,  le  prince  n'aie  pas  eu  l'adresse  de  se  faire  plus  de  par- 
tisans. 

Le  roi  d'Espagne.  —  Le  Roi  d'Espagne  est  un  honnête  homme, 
très  borné,  qui  a  une  confiance  entière  dans  la  Reine  et  dans  le 
prince  de  la  Paix;  cependant  l'administration  de  ce  prince  com- 
mence à  lui  paroitre  pesante;  mais  il  est  incapable  de  prendre 
un  parti,  il  ne  s'occupe  d'aucune  affaire,  la  Reine  lui  a  persuadé 
que  la  chasse  étoit  nécessaire  à  sa  santé,  et  il  chasse  deux  fois  par 
jour  quelque  temps  qu'il  fasse,  le  matin  depuis  9  heures  jusqu'à 
midi,  le  soir  depuis  2  h.  jusqu'à  5. 

La  reine  d'Espagne.  —  La  Reine  d'Espagne  a  de  l'esprit  mais 
c'est  tout  à  fait  un  esprit  d'intrigue;  elle  s'est  totalement  emparée 
de  la  confiance  du  Roi  qui  la  croit  la  femme  la  plus  vertueuse  de 
son  Royaume.  C'est  elle  qui  a  fait  la  fortune  du  Prince  de  la  Paix, 
qui  s'en  soucie  fort  peu  actuellement,  elle  le  sert  auprès  du  Roi, 
de  tout  son  pouvoir  parce  qu'il  lui  donne  de  l'argent;  on  dit  qu'il 
a  trouvé  le  moyen  dans  le  temps  de  leurs  amours  de  se  faire 
donner  un  écrit  de  sa  main  qui  la  met  tellement  dans  sa  dépen- 
dance qu'elle  n'a  plus  d'option,  on  dit  qu'elle  est  aussi  lassée  de 

(1)  Comtesse  de  Castelfiel. 

80 


166  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

son  despotisme,  mais  qu'elle  ne  peut  lui  être  contraire,  joint  à  ce 
qu'elle  a  toujours  besoin  de  lui  pour  subvenir  à  toutes  ses  dépenses, 
on  ne  peut  se  faire  une  idée  de  ses  débauches,  c'est  la  Messaline 
de  son  siècle. 

Le  prince  des  Asluries.  —  M.  le  prince  des  Àsturies  a  23  ans, 
est  d'un  extérieur  agréable,  le  genre  de  \ie  que  mènent  les 
Infants  d'Espagne  n'est  pas  propre  à  le  faire  bien  connaître; 
il  a  eu  une  assez  bonne  éducation  dirigée  par  un  ecclésiastique 
d'origine  française,  on  lui  accorde  de  l'âme  et  de  l'élévation 
dans  les  sentiments  il  est  d'un  caractère  assez  faible,  et  sent  très 
bien  combien  son  éducation,  eut  pu  être  meilleure.^Le  prince  de 
la  Paix  a  cherché  constamment  à  éloigner  de  lui,  tout  ce  qui 
avoit  une  certaine  valeur. 

Dom  Carlos.  —  Dom  Carlos,  second  Infant,  âgé  de  19  ans  a 
montré  beaucoup  de  fermeté  dans  ces  dernières  circonstances, 
surtout  dans  ses  réponses  au  président  du  Conseil  de  Castille,  il 
est  fort  attaché  à  son  frère,  le  prince  des  Asturies. 

Dom  Francisque.  —  Dom  Francisque  est  le  3°  infant,  il  est 
âgé  de  13  ans,  on  le  regarde  généralement  comme  fils  de  la  Reine 
et  du  Prince  de  la  Paix  à  qui  il  ressemble  beaucoup.  C'est  tout  à 
fait  un  enfant. 

Armée  espagnole.  —  L'armée  espagnole  est  composée  d'environ 
75,000  hommes  sans  compter  les  milices  qui  peuvent  être  évaluées 
à  30,000  hommes.  Elles  n'ont  point  encore  reçus  (sic)  d'ordre 
pour  la  plupart  et  il  leur  faut  toujours  au  moins  trois  mois 
pour  se  réunir,  en  portant  à  45,000  h.  les  armées  espagnoles  en 
riannovre  et  en  Portugal,  il  restera  30,000  h.  répartis  dans  le 
royaume. 

Places.  —  Les  places  de  S'-Sébastien  et  de  Fontai'abie  tombent 
en  ruine.  Les  places  de  la  Catalogne  sont  tout  à  fait  sur  le  pied 
de  paix;  quant  à  Pampelune  je  m'en  suis  rapporté  au  g'  Dupont 
qui  y  a  envoyé  un  off"'. 

Goiiver7ieiirs.  —  Le  G^'  de  Biscaie  n'est  point  encore  nommé 
depuis  que  dom  Benito  est  nommé  inspecteur  (1).  Le  maréchal  de 
camp  Antonio  C*"  de  Guipuzcoa  a  été  fait  ministre  de  la  guerre  (2). 
On  croit  que  M.  Devit,  homme  du  prince  de  la  Paix  aura  le  com- 
mandement des  provinces  de  Biscaie,  Guipuzcoa  et  d'Alava. 

Arragon.  —  Le  vice-roi  d'Arragon  Juan  de  Guillarmoi  (3)  vieil- 

(1)  Benito  San  Juan. 

(2)  Antonio  Olaguer  Felin. 

(3)  Jorge  Juan  de  Guilielmi. 


APPENDICES  467 

lard  instruit  est  mené  par  François  de  Vacco  (1)  sur  lequel  on  ne 
peut  compter. 

Le  C^'  en  second  Charles  Maury  (2)  Lt.  gl.  homme  de  mérite 
ainsi  que  le  Lt.  du  Roi  Vicenti  Buctaminte  (3). 

Navarre.  —  Le  duc  de  San  Carlos  après  avoir  été  obligé  de 
donner  sa  démission  de  grand  maître  de  la  maison  du  Roi,  fut 
envoyé  en  qualité  de  vice-roi  en  Navarre,  où  il  étoit  adoré,  il  est 
maintenant  détenu  à  Pampelune  depuis  les  derniers  événements. 
Il  a  pour  successeur  le  gouverneur  de  Barcelonne,  homme  dur 
qui  y  étoit  détesté. 

Catalogne.  —  Le  C'^  de  Santa  Clara  vice-roi  a  été  destitué  et 
appelle  au  Conseil  de  Castille  ce  qui  est  tout  à  fait  une  retraite, 
c'est  un  homme  nul,  il  est  remplacé  par  le  C'°  Espalette  de 
Verre  (4-).  On  ne  peut  concevoir  cette  nomination,  le  G''  est  l'en- 
nemi du  prince  de  la  Paix.  Il  a  été  anciennement  exilé,  empri- 
sonné, et  destitué  de  gouverneur  du  Conseil  de  Castille. 

Nouvelle  Castille.  —  Dom  François  Negreto  (5),  fils  du  C'^  de 
Campo  de  Alange,  est  vice-roi  de  la  Nouvelle  Castille,  il  est  entiè- 
rement dévoué  au  pi'ince  de  la  Paix. 

Valence.  —  Le  vice-roi  s'appelle  Ischierdos  (6),  c'est  un  homme 
d'un  certain  âge  dont  la  femme  s'occupe  à  thésauriser. 

Re'sidences  royales.  —  La  Cour  va  à  Aranjuez  dans  les  I"'  jours 
de  janvier,  et  y  reste  jusqu'aux  derniers  jours  de  juin,  elle  se 
rend  alors  à  Madrid  y  passe  jusques  dans  le  courant  d' aoust, 
demeure  de  cette  époque  au  1"  S"""  à  S'-Yldephonse,  et  les  3  der- 
niers mois  de  l'année  à  l'Escurial. 

Conspiration  du  prince  des  Asturies.  —  Rien  ne  peut  donner 
une  idée  plus  juste  de  l'administration  du  prince  de  la  Paix,  que 
cette  prétendue  conspiration  de  M.  le  prince  des  Asturies.  Il  en  a 
été  question  2  h.  après  le  départ  de  M.  de  Turenne;  le  prince 
de  la  Paix  fit  semer  par  ses  agents  qu'elle  avait  été  découverte  par 
une  main  puissante  et  amie  qui  en  avoit  donné  avis,  on  ne  dégui- 
soit  pas  qu'on  vouloit  parler  de  l'Empereur,  et  que  l'objet  de  la 
mission  de  M.  de  Turenne  y  avoit  rapport.  Cette  nouvelle  absurde 
trouva  cependant  dans  le  peuple  des  gens  qui  y  ajoutèrent  foi, 

(1)  Francisco  Vaca. 

(2)  Carlos  Mori. 

(3)  Vicente  Bustamente,  lieutenant  du  roi  à  Saragosse. 

(4)  Comte  Ezpeleta  de  Veyre. 

(5)  Francisco  Xavier  de  Negrete. 

(6)  Sans  doute  le  lieutenant-général  don  Domingo  Isquierdo,  membre  du 
Conseil  suprême  de  la  guerre;  mais  le  vice-roi  de  Valence  et  Murcie  était  le 
comte  de  la  Conquista. 


468  L'ESPAG.NE    ET    NAPOLEON 

mais  les  hommes  sages  ne  purent  y  croire  un  seul  instant.  La 
masse  du  peuple  bientôt  détrompée  changea  du  tout  au  tout,  le 
prince  des  Asturies  malheureux  devint  son  idole,  l'Empereur  son 
espoir,  et  le  prince  de  la  Paix  fut  tout  à  fait  dépopularisé. 

Le  prince  des  Asturies  fut  mis  aux  arrêts  au  moment  où  l'on 
donna  avis  au  public  de  cette  conspiration.  Ses  papiers  furent 
saisis,  on  dit  qu'on  y  trouva  des  brouillons  de  lettres  à  l'Empe- 
reur. La  Reine  se  permit  de  fouiller  elle-même  son  fils,  on  fit 
arrêter  à  Pampelune  le  duc  de  San  Carlos,  le  duc  de  l'Infantado 
fut  conduit  à  l'Escurial,  ses  papiers  saisis,  un  ancien  précepteur 
du  prince  des  Asturies  fut  enfermé,  on  fut  chercher  à  Cadix  un 
ancien  maître  d'arithmétique  du  prince  qu'on  incarcéra  ainsi  que 
deux  off"'  de  sa  maison.  L'héritier  de  la  couronne  montra  de  la 
fermeté  et  de  la  dignité  dans  cette  circonstance,  dom  Carlos  parla 
avec  énergie  au  président  du  conseil  de  Castille,  et  lui  dit  qu'il 
répondoit  sur  sa  tête  de  ce  qui  arriveroit  au  Prince  des  Asturies, 
qu'il  n'avoit  pas  le  droit  de  le  juger,  que  ce  droit  appartenoit  aux 
Cortès  seuls.  Cependant  le  Gouvernement  adressa  aux  vice-rois  et 
gouverneurs  des  relations  de  la  conspiration  qui  furent  affichées 
partout  et  lues  à  la  tête  des  rég'\  Citoyens  et  soldats  en  furent 
également  indignés  et  nommèrent  Godoï  comme  en  étant  l'auteur. 
On  fit  chanter  à  Madrid  un  Te  Deum  en  action  de  grâces  de  la 
découverte  de  la  conspiration.  Tous  les  grands  d'Espagne  furent 
invités  à  s'y  trouver,  4  seulement  y  assistèrent;  c'est  alors  que 
parurent  les  lettres  de  M.  le  Prince  des  Asturies  au  Roi  et  à  la 
Reine,  il  fut  remis  en  liberté,  on  changea  toute  sa  maison  et  il 
fut  obligé  de  manger  avec  la  Reine.  Le  Roi  pendant  tous  ses  évè- 
nemens  n'en  fût  pas  moins  à  la  chasse,  comme  à  son  ordinaire; 
j'ai  vu  des  personnes  qui  m'ont  assuré  que  le  Roi  n'avoit  su  la 
conspiration  que  plusieurs  jours  après  qu'elle  eut  éclaté,  et  qu'il 
s'en  était  plaint  amèrement.  Ces  mêmes  personnes  pensoient  que 
le  prince  des  Asturies  n'étoit  point  l'auteur  des  deux  lettres  au 
Roi  et  à  la  Reine  qui  ont  passés  sous  son  nom,  mais  je  n'ai  point 
assez  de  preuves  pour  présenter  cette  opinion  comme  certaine. 

Ce  qu'il  y  a  de  constant  c'est  que  le  Prince  de  la  Paix  avoit 
dirigé  cet  événement  pour  perdre  M.  le  Prince  des  Asturies  et 
qu'au  contraire  il  l'a  rendu  cher  à  la  nation,  tandis  qu'il  lui  a 
fait  perdre  le  peu  de  faveur  populaire  qu'il  pouvoit  avoir. 

Conclusion.  —  L'Espagne  est  dans  un  moment  de  crise,  elle 
attend  son  sort  de  l'Empereur.  Elle  le  regarde  comme  son  seul 
appui,  elle  le  regarde  comme  le  protecteur  du  prince  des  Asturies 
qui  est  tout  son  espoir.  J'ignore  s'il  entre  dans  la  politi(|ue  de 
l'Empereur  d'accorder  sa  protection  à  ce  jeune  prince  et  de  faire 


APPENDICES  469 

finir  le  règne  du  prince  de  la  paix  qui  ne  peut  être  regarde  que 
comme  un  suppôt  des  Anglois  il)  sur  qui  on  ne  peut  pas  compter, 
témoin  sa  proclamation  de  l'hiver  dernier  et  les  propos  indécens 
qu'il  se  permet  tous  les  jours. 

J'ose  supplier  qu'il  me  soit  permis  de  parler  avec  la  franchise 
qui  me  caractérise,  elle  est  fondée  dans  mon  dévouement  pour  la 
gloire  de  mon  maître,  j'ai  dit  ce  que  j'ai  vu,  je  dirois  ce  que  je 
pense.  Il  n'y  auroit  aucun  avantage  pour  la  France,  de  sovitenir 
le  prince  de  la  Paix  et  jamais  on  ne  pourroit  avoir  de  garantie  sur 
sa  fidélité,  à  moins  de  lui  accorder  des  avantages  qui  ne  seroient 
point  compatible  peut-être  avec  la  gloire  de  l'Empereur.  Quoique 
je  sache  très  bien  que  Sa  Majesté  Impériale  est  certaine  de  faire 
pencher  la  balence  qu'elque  parti  qu'elle  prenne,  cependant 
j'observerai  que  la  nation  espagnole  est  tellement  opposée  au 
prince  de  la  Paix  qu'il  faudroit  bien  longtemps  pour  la  faire 
changer  de  sentiments. 

En  protégeant  au  contraire  le  prince  des  Asturies,  1  Empereur 
se  fait  à  jamais  des  partisans  zélés  de  toute  la  nation  espagnole; 
elle  n'est  point  à  dédaigner  quoiqu'aujourd'huy  courbée  sous  un 
despotisme  révoltant,  à  la  moindre  leur  d'espoir  on  trouveroit 
en  elle  des  sentiments  généreux;  l'Espagne  est,  je  le  répète,  dans 
un  moment  de  crise  il  faut  en  la  dirigeant  la  faire  tourner  à  son 
avantage,  la  nation  française  en  recueillera  tout  le  fruit,  mais  il 
ne  faut  pas  en  perdre  l'instant,  les  moments  sont  prétieux. 

Dans  cette  hypothèse  je  penserois  qu'il  seroit  utile  d'envover  à 
l'ambassadeur  de  France  à  Madrid  une  note  très  pressente  pour 
qu'il  intervînt  dans  l'affaire  des  ducs  de  L'infantado  et  de  San 
Carlos,  que  cette  note  fût  tellement  pressente  que  la  Cour  de 
Madrid  ne  put  avoir  aucun  prétexte  pour  refuser  leur  sortie,  il 
serait  alors  nécessaire  qu'on  fît  circuler  soit  à  Madrid  soit  dans 
les  provinces  qu'ils  doivent  leur  liberté  aux  bontés  delEmpereur. 
Cette  démarche  feroit  un  excellent  effet,  ces  deux  seigneurs  étant 
fort  aimés,  ce  sont  des  hommes  de  valeur,  surtout  le  duc  de  l'in- 
fantado ;  la  protection  que  Sa  Majesté  leur  auroit  accordé  seroit 
pour  la  nation  espagnole  un  garent  de  l'intérêt  que  l'Empereur 
daigne  prendre  à  son  sort.  Pendant  ce  temps,  il  faudroit  envoyer 
15000  h"""  à  Valladolid  qui  pourront  au  moment  d'agir  pousser 
une  avant-garde  jusqu'à  Valdestillas  éloigné  de  8  lieues  pour 
s'assurer  le  passage  du  pont  sur  le  Duro.  Valladolid  n'a  point  de 

(1)  Je  me  suis  assuré  par  moi-même  que  les  Anglois  faisoient  publique- 
ment le  commerce  dans  les  ports  d'Espagne  avec  la  seule  précaution  d'avoir 
des  papiers  américains.  (Note  de  M.  de  Tournon.) 


470  L ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

fortifications  et  a  une  population  de  10000  âmes,  2000  hommes 
suffiroient  à  Burgos  éloigné  de  40  lieues  de  Valladolid  mais  il 
faudroit  2  postes  intermédiaires  de  mille  hommes  chaque  entre 
Burgos  et  Valladolid.  1000  hommes  seroient  nécessaires  à  Miranda 
sur  l'Ebre  pour  en  garder  le  pont.  Miranda  est  à  32  lieues  de 
Burgos  et  à  12  de  Vittoria.  Ces  1000  hommes  serviroient  d'avant- 
garde  à  un  corps  de  7  à  8000  hommes  qu'il  faudrait  placer  à 
Vittoria,  ville  importante  par  sa  population  et  sa  position,  étant 
au  débouché  des  défilés.  1000  hommes  seroient  nécessaires  à 
Mondragon  et  autant  à  Urnieta;  pour  entretenir  les  communica- 
tions libres  il  seroit  nécessaire  d'établir  des  postes  de  correspon- 
dance d'Iron  à  Valadolid,  d'iron  à  1  lieue  de  Vittoria,  le  pays  est 
montagneux.  Cette  armée  seroit  forte  de  29  à  30000  h.  qui 
seroient  plus  que  suffisant  pour  donner  des  loix  à  l'Espagne. 
Pour  ne  rien  donner  au  hasard  on  pourroit  avoir  une  réserve  de 
quelques  mille  hommes  à  Bayonne,  et  pouvoir  disposer  dans  un 
moment  qu'on  ne  peut  prévoir  d'une  division  de  l'armée  du 
g'  Junot.  Pendant  que  cette  armée  se  rendroit  à  sa  destination  il 
faudroit  s'occuper  du  Prince  des  Asturies.  Le  moyen  le  plus  sûr 
de  le  tirer  de  son  espèce  de  prison  seroit  qu'il  convint  à  lEmpe- 
reur  de  le  nommer  généralissime  de  ses  troupes  en  Espagne,  on 
mettroit  alors  un  agent  auprès  de  lui  pour  le  diriger.  Le  prince 
étant  une  fois  à  Valladolid  il  lui  seroit  aisé,  en  faisant  marcher 
un  coi-ps  de  troupes  sur  Madrid  d'avoir  beau  jeu  du  prince  de  la 
Paix  qu'il  ne  faudroit  pas  laisser  sortir  du  Royaume  parce  qu'il 
en  emportei'oit  des  sommes  énormes.  Les  circonstances  détermi- 
neroient  sur  les  mesures  ultérieures  à  prendre  soit  d'engager  le 
Roi  à  abdiquer,  soit  en  faisant  nommer  le  prince  des  Asturies 
Régent,  ces  mesures  au  1"  coup  d'oeil  paroîtront  sévères,  mais 
aux  grands  maux  de  grands  remèdes  sont  nécessaires;  et  en  réflé- 
chissant au  caractère  foible  du  Roi,  à  l'ascendant  qu'a  la  Reine 
sur  lui,  il  faut  la  mettre  dans  l'impossibilité  de  pouvoir  intriguer 
et  de  troubler  l'Espagne  de  nouveau,  on  se  persuadera  qu'il  est 
nécessaire  d'opter  entre  un  des  deux  moyens  proposés,  on  s'occu- 
peroit  ensuite  de  choisir  une  femme  pour  le  Prince  qui  convînt  à 
la  France.  Il  faudroit  que  l'agent  qu'on  donneroit  au  Prince  des 
Asturies  eut  assez  la  confiance  de  son  Souverain  pour  avoir  des 
pouvoirs  étendus  et  un  crédit  assez  considérable  pour  faire  face 
aux  dépenses,  on  doit  compter  que  le  prince  des  Asturies  sera 
dénué  de  tout. 

En  composant  un  nouveau  ministère,  M.  le  duc  de  l'Infantado 
paroitroit  devoir  convenir  pour  en  être  le  chef,  il  paroitroit  aussi 
convenable  d'y  faire  entrer  M.  le  duc  de  San  Carlos,  et  le  G'«  de 


APPENDICES  471 

Florida  Blanca  ancien  ministre  de  Charles  III  disgracié  au  c'  de 
ce  Règne  pour  s'être  opposé  à  l'avancement  du  prince  de  la  Paix. 
On  ose  assurer,  vu  les  dispositions  actuelles  des  Espagnols,  que 
les  moyens  proposés  auroient  les  plus  heureux  résultats,  et  qu'on 
ne  croit  pas  que  tout  homme  impartial,  qui  aura  parcouru  l'Es- 
pagne dans  ce  moment,  et  qui  aura  été  à  même  de  juger  sa  posi- 
tion, puisse  être  d'un  avis  différent. 

20  décembre  1807. 

Ph.    DE    TOURNON. 

AR<jnivES  MAXiOMALES,  AF  IV,  1680,  dossier  1807,  pièce  16. 


VI 

PROCÈS    DE    l'eSCURIAL 

Beauharnais  à  Champagny. 

(Réservée)  Madrid  le  19  novembre  1807. 
Monseigneur, 

J'ai  l'honneur  d'informer  V.  Ex.  d'un  événement  qui  est  arrivé 
cette  nuit  :  je  pense  qu'il  ne  sera  pas  inutile  que  V.  Ex.  ait  con- 
naissance de  ma  conduite  dans  cette  circonstance  assez  extraordi- 
naire. ^ 

On  est  venu  à  trois  heures  du  matin  m'annoncer  qu'une  voiture 
venant  de  l'Escurial  s'était  arrêtée  à  la  porte  de  mon  hôtel,  qu'un 
particulier  demandait  à  me  parler  secrètement  de  la  part  du 
Prince  des  Asturies,  et  qu  il  avait  une  lettre  qu'il  ne  voulait  con- 
fier qu'à  moi  seul.  J'ai  fait  venir  de  suite  M.  de  Missiessy,  mon 
secrétaire  particulier,  je  lui  ai  donné  l'ordre  de  voir  cet  individu 
et  de  lui  dire  de  ma  part  que  je  n'avais  pas  l'honneur  d'être  en 
rapport  de  correspondance  avec  M.  le  Prince  des  Asturies,  que  je 
ne  voulais  par  conséquent  recevoir  aucune  lettre  sans  autorisa- 
tion, qu'en  ma  qualité  d'Ambassadeur,  je  ne  connais  que  S.  M. 
Catholique.  Ce  particulier  ayant  fortement  insisté  à  vouloir  me 
parler  et  à  me  remettre  cette  lettre  :  j'ai  renvoyé  mon  secrétaire 
lui  déclarer  formellement  que  je  ne  voulais  pas  le  recevoir,  que 
s'il  désirait  absolument  laisser  cette  lettre,  que  je  la  transmettrais 
à  V.  E.  pour  la  mettre  sous  les  yeux  de  S.  M   I.,  mais  qu'il  ne 


A72  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

lui  en  serait  pas  même  laissé  un  reçu.  Cet  agent  a  encore  persisté 
longtemps  à  vouloir  me  voir  et  me  parler,  et  pour  m'y  engager, 
il  a  débité  mille  et  mille  contes  absurdes.  Il  a  dit  entre  autres 
choses  que  le  Prince  des  Asturies  était  sorti  le  matin  de  chez 
Leurs  MM.  extrêmement  content  et  qu'il  savait  que  l'Empereur  le 
serait  aussi.  Je  lui  ai  fait  répéter  pour  la  dernière  fois  qu'il  pou- 
vait s'en  aller,  qu'il  devait  garder  sa  dépêche,  que  j'étais  pénétré 
de  respect  pour  toute  la  famille  royale,  que  j'étais  Ambassadeur 
de  S.  M.  I.  uniquement  auprès  de  S.  M.  G.,  que  je  n'avais  rien  à 
régler  avec  M.  le  Prince  des  Asturies,  encore  moins  à  lui  écrire  ou 
à  lui  répondre  sans  autorisation.  Cet  agent  ne  pouvant  réussir  à 
faire  adopter  son  plan,  s'est  décidé  à  repartir,  en  laissant  la  lettre 
soi-disant  du  Prince  des  Astitries  à  mon  secrétaire. 

J'ai  l'honneur,  Monseigneur,  de  joindre  ici  cette  dépêche.  La 
physionomie  embarrassée  du  messager,  la  teneur  de  la  lettre  dont 
les  détails  me  sont  inconnus,  me  semblent  coïncider  d'une  manière 
assez  originale  avec  le  plan  pittoresque  du  procès. 

Espagne,  vol.  672,  fol.  312. 


VII 

PROCÈS    DE    l'ESCURIAL 


Bulletin.  Madrid  10  février  1808. 

Sur  le  procès  des  accusés  Duc  de  l' Infantado ^  Bornos,  etc. 

Il  est  certain  que  la  peine  de  mort  devait  être  portée  contre  le 
Duc  de  l'Infantado,  le  Marquis  d'Ayerbas,  et  le  chanoine  Escoi- 
quitz,  fils  du  lieutenant  général  de  ce  nom.  La  Cour  qui  se  croyait 
assurée  de  la  faiblesse  des  juges  conseillers  de  Gastille  avait 
répandu  le  bruit  que  les  accusés  auraient  la  condamnation  de 
perdre  la  tête,  mais  que  S.  M.  catholique  commuerait  la  peine  en 
une  prison  perpétuelle.  En  effet  don  Simon  de  Viegas,  homme 
vendu  au  Généralissime,  qui  faisait  les  fonctions  de  fiscal  de  cette 
commission,  avait  conclu  à  la  peine  capitale  contre  MM.  de  l'In- 
fantado, d'Ayerbas  et  Escoiquitz.  La  copie  de  la  procédure  ayant 
été  communiquée  aux  juges  conseillers,  les  ministres  de  S.  M.  G 
ayant  pressé  l'instruction  et  le  jugement. 


APPENDICES  473 

Don  Eugenio  Caballero,  fiscal  de  ordines,  se  sentant  très  mal 
le  25  janvier,  fit  demander  à  MM.  les  Conseillers  de  Gastille,  ses 
collègues,  de  se  faire  transporter  sur  son  lit  au  lieu  de  la  séance, 
pour  y  émettre  son  vœu  avant  son  heure  dernière,  dans  l'affaire 
la  plus  importante  au  salut  de  sa  patrie,  au  bonheur  de  son  Roi, 
et  de  son  auguste  famille  et  à  l'acquit  de  sa  conscience.  Après  une 
courte  délibération  les  Conseillers  se  sont  transportés  chez  leur 
confrère  M.  Caballero  pour  y  continuer  la  procédure.  On  trouva 
le  malade  revêtu  de  la  toge  magistrale  et  il  voulut  opiner  le  pre- 
mier et  il  demanda  que  don  Simon  de  Viegas  faisant  les  fonctions 
de  fiscal  ayant  donné  ses  conclusions,  avait  perdu  le  droit  d'assister 
aux  séances  judiciaires.  Après  ce  préambule,  don  André  de  la 
Sauça  se  leva  et  dit  :  Seigneurs,  si  le  fiscal  ne  sort  pas,  je  ne 
prononce  pas  dans  cette  affaire  et  je  m'en  vais.  Les  Conseillers 
ayant  approuvé  cette  proposition,  Simon  Viegas,  fiscal,  est  sorti. 
—  Alors  don  Eugenio  Alvarez  Caballero,  Conseiller  de  Castille 
ayant  pris  la  parole,  fit  un  rapport  très-éloquent  sur  le  procès  :  il 
finit  par  adopter  la  conclusion  d'un  de  ses  collègues,  se  pronon- 
çant pour  l'innocence  des  accusés.  Duc  de  l'Infantado,  Marq'' 
d'Ayerbas,  Escoiquitz  et  autres  prévenus  :  il  adressa  un  compli- 
ment aux  avocats  défenseurs,  Joven  de  Salas,  Hernandez  Mar- 
tinez,  Joseph  d'Aznarez  et  Madrida  d'Avila  sur  leur  courage  dans 
une  circonstance  aussi  périlleuse. 

Les  conclusions  étaient  :  1»  Que  des  juges  ne  pouvaient  pro- 
noncer que  sur  des  pièces  originales,  qui  seules  pouvaient  former 
le  corps  d'un  procès  et  surtout  d'un  procès  criminel; 

S»  Que  les  80  jours  que,  suivant  les  lois  de  Castille,  tout  pré-, 
venu  devait  réclamer  pour  se  justifier  et  pour  produire  des  pièces 
originales   et  authentiques,    n'avaient   pas    encore    commencé  à 
courir,  puisqu'il  n'y  avait  pas  eu  de  sentence  publique  qui  ordon- 
nait ces  preuves; 

3»  Que  le  corps  du  procès  contenu  dans  des  copies  informes 
fussent-elles  valides  ne  donnaient  aucun  indice  de  soupçon  contre 
l'innocence  des  accusés. 

4»  Que  si  S.  M.  Cath.  voulait  mettre  une  suite  à  cette  affaire 
comme  le  Conseil  de  Castille  le  demandait,  il  fallait  absolument 
recommencer  les  informations,  ouïr  de  nouveau  le  Prince  des 
Asturies,  appeler  les  Princes,  Grands  ou  autres  seigneurs  dénoncés, 
accusés  ou  impliqués,  que  pour  cet  effet  le  Prince  des  Asturies, 
comme  Prince  juré,  ne  pouvait  être  entendu  que  par  devant  les 
Cartes  du  Royaume  et  pour  les  autres  Infants,  Altesses  ou  Grands 
de  l'Etat,  ils  devaient  être  entendus  par  devant  les  cinq  chambres 
de  Castille  assemblées  en  séance  publique  et  à  portes  ouvertes. 


474  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

5°  Qu'en  outre  les  dits  commissaires  fussent-ils  les  juges  légi- 
times des  accusés  (ce  qui  n'était  pas),  il  fallait  avant  tout  que  le 
Conseil  de  Castille  en  séance  publique  connut  et  fut  informé 
quelle  était  la  niahi  inconnue  qui  avait  dénoncé  le  prétendu  com- 
plot, tout  tribunal,  même  celui  de  la  Sainte  Inquisition,  devant 
parfaitement  connaître  les  délateurs,  avec  cette  différence  que 
celui-là  avait  seul  le  droit  de  ne  pas  être  confronté  avec  les  pré- 
venus. 

Que  d'après  cet  énoncé,  le  Conseil  assemblé  croyait  ne  point 
trouver  matière  à  rendre  une  sentence  quelconque,  et  que  puisque 
S.  M.  Gath.  voulait  savoir  l'avis  des  Conseillers  assemblés,  il  pen- 
saient d'après  leur  conscience  que  dans  l'état  actuel  de  la  procé- 
dure (fût-elle  légale  et  valable),  les  prévenus  accusés  devaient 
être  mis  sur  le  champ  en  liberté  et  conserver  leurs  rang,  dignités, 
prérogatives,  etc.,  etc.  Cette  conclusion  adoptée  unanimement, 
les  juges  ont  signé  :  ils  se  sont  embrassés  avec  attendrissement, 
en  jurant  que  cet  acte  était  pour  l'acquit  de  leur  conscience  et  de 
l'honneur  de  l'Espagne,  dussent-ils  porter  leur  tête  sur  un  écha- 
faud  pour  avoir  rendu  hommage  à  la  vérité  et  avoir  sauvé  l'hon- 
neur national  et  de  tous  les  bons  Castillans. 

Cet  avis  a  été  porté  au  pied  du  trône.  S.  M.  Cath.  a  paru  voir 
avec  plaisir  ce  résultat  —  ...  Mais  quelques  heures  après,  pour 
trancher  toute  difficulté,  le  Ministre  de  Grâce  et  de  Justice,  Mar- 
quis Caballero,  qui  (dit-on)  s'est  avoué  être  l'auteur  de  tous  les 
actes  qui  ont  été  faits  dans  cette  affaire,  a  reçu  de  S.  M.  Cath 
l'ordre  d'expédier  et  de  signer  les  actes  d'exil  et  de  prison  contre 
les  prévenus... 

OBSERVATIONS 

Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  toute  cette  affaire,  c'est  le 
choix  que  la  Cour  a  fait  parmi  le  Conseil  de  Castille  des  membres 
les  plus  pauvres  pour  être  juges  dans  ce  procès. 

La  Cour  espérait  les  gagner  :  tous  se  sont  couverts  de  gloire 
On  assure  que  les  Conseillers  ont  été  à  la  Cour  pour  se  présenter 
en  corps  à  Leurs  M.  M.  Cath.,  qu'ils  en  ont  reçu  les  reproches  les 
plus  grands.  Les  juges  n'ont  répondu  que  par  une  respectueuse 
inclination.  Ce  qui  prouve  que  la  nation  espagnole  a  envisagé  ce 
procès  généralement  comme  inique,  c'est  le  respect  qu'elle 
témoigne  aux  juges  et  à  tous  ceux  qui  ont  montré  quelque 
énergie.  Le  Cardinal  de  Bourbon,  archevêque  de  Tolède  a  préféré 
de  donner  sa  démission  plutôt  que  d'abandonner  l'archidiacre 
Escoiquitz  (le  Roi  n'a  pas  voulu  accepter  sa  démission). 

Le  chapitre  de  Tolède  ayant  appris  que  d'Argumoza  (frère  du 


APPENDICES  475 

secrétaire  de  légation  à  Florence  et  du  capitaine  de  vaisseau), 
avocat  pensionné  de  ce  chapitre,  avait  refusé  de  défendre  le  cha- 
noine Escoiquitz  devant  la  commission,  lui  a  retiré  sa  confiance 
et  son  traitement. 

Don  Eugenio  Caballero,  Conseiller  de  Castille,  est  mort  deux 
jours  après  son  éloquent  rapport,  de  chagrin  et  de  désespoir  des 
suites  de  ce  procès.  —  C'était  un  grand  magistrat. 

Des  couvents  se  sont  disputés  pour  rendre  les  devoirs  à  ce  juge 
intègre;  quand  on  a  parlé  de  prix  :  les  moines  ont  répondu  que 
puisque  c'était  pour  ce  grand  Conseiller  de  Castille  mort  pour 
défendre  la  bonne  cause,  ils  exigeaient  la  condition  que  ce  fut 
aux  frais  du  couvent,  et  avec  toute  la  magnificence  possible.  Tout 
le  monde  s'est  empressé  d'assister  à  cette  cérémonie  et  de  rendre 
à  la  mémoire  de  ce  Magistrat  la  justice  qu'il  a  su  lui-même  si  bien 
départir.  Don  Eug.  Caballero  est  mort  pauvre. 

Le  plaidoyer  de  Joven  de  Salas,  avocat  du  Duc  de  l'Infantado 
est,  dit-on,  superbe  :  la  Duchesse  a  voulu  Ivxi  faire  un  présent 
magnifique.  Cet  avocat  a  répondu  :  j'ai  rendu  justice  à  l'inno- 
cence, je  refuse  tout,  je  suis  récompensé  pav  l'estime  publique. 
D'après  le  décret  royal,  le  Duc  de  l'Infantado  avait  demandé 
pour  l'exil  ses  terres  en  Biscaye  distantes  de  plus  de  60  lieues 
de  Madrid.  Cela  lui  a  été  refusé.  Le  Duc  a  aloi's  demandé  d'aller 
à  Grenade,  on  lui  a  ordonné  de  se  rendre  à  Ecija,  nom  d'une  petite 
ville  près  de  Se  ville. 

Espagne,  vol.  673,  fol.  168. 


VIII 

INSTRUCTIONS    A    l'aGENT     SECRET    BLONDEL 
A.  M.  Blondel. 

6  février  1808. 

Sa  Majesté  m'a  autorisé.  M'.,  à  vous  envoyer  à  Barcelone.  Votre 
mission  n'a  aucun  caractère  ostensible;  c'est  pour  une  affaire 
particulière  que  vous  paraîtrez  vous  rendre  dans  cette  ville  :  vous 
y  résiderez  tant  que  le  Gouvernement  français  le  jugera  néces- 
saire et  pendant  votre  séjour  vous  correspondrez  régulièrement 
avec  moi 


476  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

Dans  un  moment  ou  différents  corps  de  troupes  françaises  sont 
en  Espagne,  et  où  des  événements  dignes  de  remarque  se  sont 
passés  à  Madrid,  la  situation  du  pays  et  l'opinion  publique 
méritent  d'être  particulièrement  observées,  surtout  dans  les  par- 
ties de  l'Espagne  qui  sont  voisines  de  nos  frontières  et  qui  se 
trouvent  sur  le  passage  des  troupes  que  S.  M.  pourrait  encore 
avoir  à  faire  passer  en  Portugal  ou  en  Espagne.  Barcelone  est 
devenue  sous  ce  rapport  un  point  important  d'observation. 

Vous  chercherez,  à  connaître  quelles  sont  les  dispositions 
des  habitants  envers  les  Français,  quelle  est  leur  opinion  sur  la 
situation  de  l'Espagne,  sur  son  gouvernement  actuel,  et  quels 
sont  leurs  sentiments  pour  l'Emperenr.  Vous  examinerez,  sous 
tous  ces  rapports  les  dispositions  des  officiers  civils  et  militaires. 
Etant  sans  caractère  public,  vous  aurez  plus  de  facilités  pour 
faire  vos  remarques,  pour  recevoir  des  aveux,  des  confidences, 
pour  vous  former  des  liaisons  qui  vous  permettent  de  pénétrer 
dans  les  intentions  des  personnes  que  vous  aurez  le  plus  d'intérêt 
à  connaître.  Vous  me  transmettrez  des  renseignements  e.xacts  sur 
la  situation  du  port,  sur  le  nombre  et  l'état  des  bâtiments  qui  s'y 
trouvent,  sur  les  événements  de  mer,  sur  tous  les  mouvements 
maritimes  qu'il  vous  sera  possible  de  connaître;  particulièrement 
sur  les  croisières  des  Anglais  et  sur  toutes  les  nouvelles  qu'on 
recevrait  de  leurs  opérations  dans  la  Méditerranée.  Mandez-moi 
quel  est  le  nombre  des  troupes  espagnoles  qui  sont  en  Catalogne, 
quelle  est  la  situation  des  places,  la  nature  et  la  quantité  des 
munitions,  les  ressources  que  pourrait  y  trouver  un  corps  d'armée, 
soit  dans  son  passage,  soit  pour  s'y  arrêter;  l'état  des  routes,  le 
degré  de  facilité  des  communications,  enfin  tout  ce  qui  peut  faire 
connaître  le  pays  sous  le  rapport  du  sol,  des  ressources,  des  habi- 
tants. 

Barcelone  est  une  des  villes  d'Espagne  qui  ont  avec  la  capitale 
et  les  autres  villes  principales  du  Royaume  le  plus  de  relations. 
Cette  position  vous  permet  d'agrandir  le  cercle  de  vos  observa- 
tions et  vous  pourrez,  m'adresser  celles  que  vous  aurez  occasion 
de  faire  sur  la  situation  des  autres  parties  de  l'Espagne. 

Observer  et  me  faire  part  de  vos  remarques,  voilà  toute  votre 
mission.  Vous  n'avez  aucune  démarche  à  faire  près  des  autorités 
du  pays  :  l'un  des  premiers  moyens  de  rendre  votre  voyage  utile 
est  de  n'en  pas  laisser  pénétrer  l'objet. 

Je  désire  des  renseignements  nombreux;  mais  je  les  désire  sur- 
tout exacts  et  je  compte  assez  sur  votre  bon  esprit  pour  être  per- 
suadé que  vous  ne  vous  en  tiendrez  pas  aux  bruits  publics,  à  des 
rapports,  à  des  conjectures,  mais  que  vous  ne  vous  attacherez 


APPENDICES  4T7 

qu'à  bien  voir.  La  plus  sûre  preuve  de  zèle  et  d'être  constamment 
exact  et  impartial.  C'est  la  première  qualité  que  j'attends  de  vous, 
et,  c'est  parce  qu'elle  est  nécessaire  et  qu'il  s'agit  d'une  mission 
de  confiance  que  vous  avez  été  désigné 

Espagne,  vol.  673,  fol.  134. 


IX 

VOYAGES    DE    M.    DE    TOURNON 

Rapport  à  Sa  Majesté, 

«  M.  de  Tournon  officier  d'ordonnance  m'a  remis  d'après  les 
ordres  de  S.  I\I.  l'état  des  dépenses  qu'il  a  faites  pour  plusieurs 
voyages  en  Espagne,  en  Italie  et  à  Valançay,  depuis  le  mois  de 
Novembre  de  l'année  dernière.  Cet  état  se  monte  à  21,060  f. 

<i  En  faisant  régler  cet  état  suivant  ce  qui  a  été  fixé  pour  les  offi- 
ciers d'ordonnance,  il  ne  reviendroit  à  M.  de  Tournon  que  la 
moitié  de  cette  somme,  mais  il  prétend  que  les  circonstances  dans 
lesquelles  il  s'est  trouvé  et  l'objet  de  sa  mission  ont  entraîné  une 
dépense  plus  forte. 

«  Je  supplie  S.  M.  de  me  faire  connoitre  ses  intentions  sur  le 
payement  a  faire  à  M.  de  Tournon. 

Le  Grand  Maréchal  du  Palais 

DUROG. 
«  Bayonne  le  23  juin  1S08.  > 


u  État  des  frais  de  voyage  fait  en  Espagne  par  M.  de  Tournon 
d'après  les  ordres  de  Sa  Majesté'  l'Empereur  et  Roi.  » 

1*'  Voyage,  parti  de  Fontainebleau  le  14  9^'"  1807. 

Postes  franci. 

de  Fontainebleau  à  Bayonne  par  Paris  et  Li- 
moges      124 

de  Bayonne  à  Madrid 97  '/j 

A  reporter 221   '/j 


478  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

V 
Postes  franci 

Report 221  7, 

de  Madrid  à  Perpignan  par  Valence  et  Barce- 

lonne 145  '/s 

de  Perpignan  à  Turin  par  Aix,  Nice  et  le  Col  de 

Tende 91  »/* 

de  Turin  à  Milan,  et  de  Milan  à  Turin  environ  43 

de  Turin  à  Paris 110 

Total  de 612  y* 

Observation. 

Congé  de  Valence  à  Tortose,  d'un  homme  atta- 
ché aux  postes  et  de  son  retour,  pour  me  faire 
préparer  des  cheveaux 52 

Retour  de  Narbonne  à  Madrid  en  passant  par 
Bayonne,  etc.,  postillon  de  M.  de  Beauharnois, 
606f. 

Voyage  de  ma  voiture  de  Bayonne  à  Perpi- 
gnan       61  '/j 

J'ai  traversé  deux  fois  les  Alpes  et  la  route  de 
Nice  à  Geni  n'étant  pas  montée  en  cheveaux 
de  poste,  j'ai  été  obligé  d'en  prendre  de 
louage. 

Ce   voyage  a  duré  6  semaines   et  a  coûté   un 

totaf  de 10  500 

2'  et  3^  voyage.  Parti  de  Paris  le  26  février. 

De  Paris  à  Bayonne  en  passant  par  Poitiers.  ...  113  ^^ 

De  Bayonne  à  Madrid 97  '/j 

De  Madrid  à  Burgios  et  retour  à  Madrid  par  Val- 

ladolid 103  '/* 

De  Madrid  à  Bayonne 98  '/s 

De  Bayonne  à  Vittoria  et  de  Vittoria  à  Bayonne.  67 

Total 48Ô 

Observation. 

11  y  a  eu  environ  3  semaines  de  séjour  à  Madrid. 
Dans  les  différents  voyages  j'ai  eu  un  interprète 

espagnol,  depuis  le  départ  du  second  voyage 

qui  a  duré  2  mois  et  m'a  coûté  un  total  de. .  8  320 

A  reporter 18  820 


APPENDICES  479 

Postes  francs. 

Report 18  820 

4"  voyage. 

de    Bayonne   à   Valeiiçay    et    de    Valençay    à 

Bayonne 180 

pour  le  postillon  qui  a  été  de  Valençay  à  Ghâ- 

teau-Roux    chercher    des    chevaux    et    pour 

deux  postillons  envoyés  de  Château-Roux  à 

Valençay  par  deux  routes  différentes,  100  f. 
Pour  faire  raccommoder  la  route  de  Chateau- 

Roux  à  Valençay,  84  f.  35. 
Acheté    pour  500   f.   de    selles    et    objets    de 

voyage. 
Ce  voyage  a  duré  1  mois  et  m'a  coûté 2  240 

Total  de  la  dépense 21  060 

Bayonne  ce  20  juin  1808. 


Ph.  DE  ToURNON. 


Archives  Nationales.  AF  IV,  1609. 


X 

LISTE     DES    MORTS    DU    2    MAI 

I» 

Razon  de  los  muertos  y  heridos  que  ha  havido  en  el  Quartel  de  Afligidos  de 
nii  cargo  a  dia  dos  del  corr'°  y  sig'"  é  iguahnente  de  los  sugetos  cuio  para- 
dero  se  ignora. 

Barrio  de  R'  Giiardias  de  Corps. 

—  Nicolas  Rey,  Mozo  de  Caballos  de  la  Compania  Espanola  de 
R'  Guardias  de  Corps. 

Barrio  de  Aflijidos. 

—  D"  Manuel  Ancolin,  Capatar  de  la  R'  Florida. 

—  Ramon  Gonralez  de  la  Giuz. 


480  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Earr'o  de  Leganitos. 

—  D"  Francisco  Gallego  Davilâ  Presbitero  y  Sacristan  segundo 
del  R'  Gonbento  de  la  Encarnacion  de  esta  Corte. 

—  Manuel  Garcia,  soldado  del  Rejj'°  de  voluntarios,  fué  llevado 
à  dia  dos  por  la  tropa  francesa  y  se  ignora  su  paradero. 

—  Tambien  fué  llevado  con  él,  otro  soldado  del  mismo  regi- 
miento  cuyo  nombre  y  apellido  se  ignora. 

Barrio  de  Monserrat. 

—  Antonio  Martinez,  Dependiente  del  resguardo. 

—  Anselmo  Ramirez,  Ministro  montado  del  resguardo  y  otros 
cuatro  6  cinco  companeros. 

Barrio  del  Rosario. 

—  Josef  Loné,  natural  de  esta  Corte,  su  ofîcio  tendero  en  la 
Plazuela  de  Sto.  Domingo. 

Barrio  de  S"  Marcos. 

—  Tomas  Moro  de  Caballos. 

En  los  Barrios  de  Monterrey  y  la  Plazuela  del  Gato  y  afueras, 
no  ha  ocurrido  novedad.  —  Madrid  12  de  Maio  de  1808,  Antonio 
Gano  Manuel. 


il» 

QtJARTEL  DEL  BARQUILLO 

a  cargo  del  S"'  alcalde  de  corte  D.  Manuel  Maria  Junco 

Lista  de  los  rnuertos  y  heridos  de  dicho  Quartel,  segun  las  que  han  remitido 
é  S.  S*  los  Siete  Alcaldes  de  Barrio  de  su  compréhension  en  conformidad 
de  la  orden  de  los  Srès.  del  Consejo,  su  fecha  7  de  Mayo  de  1808. 

barrio  de  S"  Anton. 

—  Galle  de  S"  Juan  n»  14  q'°  interior  Manuel  Diana,  recibiô 
quatro  balaros. 

—  Felipe  Rigol,  oficial  de  Zapatero. 

—  Josef  Rodriguez,  de  oficio  Botillero. 

Barrio  de  Guardias  Espaholas. 

—  Francisco  Fernandez,  Maestro  Zapatero  en  la  calle  de  Pana- 
dcros,  ténia  el  dia  dos  un  oficial  llamado  Juan  Mallo.  Saliô  de  su 


APPENDICES  481 

casa  para  ir  à  la  suya  en  la  calle  de  S'*  Polonia  y  se  ignora  su 
paradero. 

Barrio  de  Mercenarios . 

—  Juan  Toribio  Ansona,  de  oficio  Jardinero. 

—  Julian  Duque,  de  oficio  ïlerrero. 

—  Francisco  Escolar,  Maestro  de  Coches. 

—  Manuel  Sambas,  su  oficio  Aguador. 

—  Andres  Obejero,  de  oficio  Albanil. 

Barrio  de  las  Salesas. 

—  Julian  Campuzano. 

—  Tomas  N...,  de  oficio  Griado. 

—  Francisco  Iglesias,  de  oficio  Griado. 

Barrio  de  S°  Pasqual. 

El  Alcalde  del  Barrio  certifica  no  haber  en  su  distrito,  muerto 
ni  herido  alguno. 

Barrio  de  Cnpuchinos. 

El  Alcalde  de  este  Barrio  certifica  lo  mismo  que  el  anterior. 
Barrio  de  las  af  lieras  de  la  Pueria  de  Sta  Barbara. 

—  Manuel  Almagro,  empleado  en  la  fabrica  de  cristales. 

—  Juan  Fe mandez,  Gapatar  de  la  Huerta  del  Duque  de  Frias. 
Madrid  10  de  Mayo  de  1808.  —  iManuel  Maria  Junco. 


1:1° 

Lista  de  los  muertos  y  heridos  y  estraviados  del  Quartel  de  Palacio  del  Cargo 
del  S°'  Alcalde,  D°  Piainon  Navarro  Pingarron, 

Barrio  de  Sta.  Maria. 

—  D»  Lorenzo  Daniel,  letrado, 

—  D"  Manuel  Nuner. 

—  D"  Josef  Rodriguez,  lacayo. 

Barrio  de  la  Piierta  de  Segovia. 

—  Josef  Gardin,  Aguador. 

—  Francisco  Savadiego,  Aguador. 

—  Francisco  Teresa,  Mozo  de  Meson. 

Barrio  del  Sacramento, 

No  consta  haber  muerto  ni  herido. 

31 


482  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

Barrio  de  S.  Nicolas. 
No  consta  haber  muerto  ni  herido. 

Barrio  de  la  Encarnaciôn. 
No  consta  haber  muerto  ni  herido. 

Barrio  de  (os  Caîios  del  Perat. 
No  consta  haber  muerto  ni  herido. 

Barrio  de  S.  Juan. 
No  consta  haber  muerto  ni  herido. 

Barrio  de  D*  Maria  de  Aragon. 

—  Manuel  de  la  Fuente,  Fabricante. 

—  Maria  Gasco  esposa  de  Antonio  Garcia,  de  oficio  Oficial  de 
Coches;  fué  herida  en  la  calle  de  Mira  el  Rio. 

Barrio  de  Las  Afueras  del  Quartel. 

—  Francisco  Calderon,  pordiosero. 

—  Manuel  Garcia  Valdes,  Amo  de  labadero  de  la   Puerta  de 
San  Vicente. 


IV» 

Lista  de  las  personas   que  resultaron   rauertas  y  heridas  en   el   Quartel  de 
San  Martin  con  motivo  del  alboroto  ocurrido  el  dia  dos  del  corriente. 

—  D.  Vicente  Gomez,  fabricante  de  caxas. 

—  Gabriel  Ghaponieres,  de  exercicio  grabador. 

—  D.  Pedro  Velarde,  Capitan  de  artilleria. 

—  D.  Luis  Daois,  Capitan  de  artilleria. 

—  Pedro  Linares,  Conductor  de  la  Valija  de  Zara(]fOza. 

—  Francisco  Garcia,  de  exercicio  Molendero  de  chocolaté. 

Heridos. 

—  Miguel  Blanco,  muUidor  de  la  Sacramental  de  Luis. 

—  Domingo  Rodriguez 

—  D.  Manuel  Callejo  de  Alba,  Oficial  de  la  Contaduria  extin- 
guida  de  la  R'  Dehesa  de  la  Serena. 

Nota. 

Ademas  se  ha  enterrado  en  la  Parroquia  de  San  Luis  una  muger 
Y  un  hombre. 


APPENDICES  483 

En  San  Martin  que  no  se  saben  quienes  eran  por  no  habeise 
presentado  persona  alguna  a  reconocerlos  ni  reclamarlos.  (Madrid 
11  de  Mayo  de  1808.  —  Diego  Gil  Fernandez.) 


V» 

Lista  de  los  muertos  y  heridos  que  ha  habido  en  el  Quartel  de  Mavarillas  de 
mi  cargo  con  motivo  de  la  ocurrencia  del  dia  dos  de  Mayo,  con  denoiniria- 
cion  de  sus  nombres,  apellidos,  calles  y  casas  de  sus  habitaciones,  su 
oficio  exercicio  y  familia  que  han  dexado. 

Barrio  de  S"  lldefonso. 

—  Josef  Fernandez  Vina,  de  exercicio  cocinero. 

—  Antonio  Gonralez. 

—  Manuel  Oltra  y  Garcia,  oficial  de  Albanil. 

—  Pedro  Oltra  y  Garcia,  oficial  de  Albaûil. 

—  Tomas  Gastillon. 

—  Doiïa  Mariana  Beano,  viuda  de  un  capitan  de  artillcria. 

Barrio  de  6""  Pldcido. 

—  Ramon  Guerto,  mozo  de  Gordel. 

—  Tomas  Alvavez,  cochero. 

—  Esteban   Santiso,  guarda  almacen  de    lierramienta   de    la 
Florida. 

Barrio  de  5°  Basilio. 

—  Angela  Villalpando. 

—  D' Isabel  Montai vo. 

—  Francisco  Régnera,  guarda  del  resguardo. 

Barrio  de  Buena-Dicha. 

—  Martin  de  Larrea,  Maestro  de  Barbero. 

—  r'acundo  Rodriguez,  Maestro  de  Guarnicionero 

—  Felipe  Barrio,  Mancebo  de  barbero. 

Barrio  del  Hospicio. 

—  Josefa  Mendez. 

—  Gatalina  Cana. 

—  Antonio  Matarran. 

—  José  Amador,  peon  de  Albanil. 

—  Juana  Garcia. 

—  Amaro,  Moio  de  tabona. 

—  Manuela  3Ialasaiïa. 


484  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

—  Ramona  Garcia. 

—  D.  Antonio  Azcarraga,  Cirujano. 

—  Clara  del  Rey. 

—  Francisco  Garcia. 

—  Francisco  Sanchez,  herrero. 

—  Francisco  Parra,  Guardia  del  resfïuardo. 


VI» 

Lista  de  los  inuertos  y  heridos  que  ha  habido  en  el  Quartel  de  San  Fran- 
cisco de  résultas  del  alboroto  de!  dia  dos  del  corriente  y  con  arreglo  à  lo 
aiandado  por  el  Consejo  en  7  del  mismo. 

Miierlos. 

—  Josef  Pedrosa,  Oficial  de  Gocina. 

—  D.  Francisco  Sanchez  de  la  Fuente.  SS''  de  Loteria. 

—  Matias  Lopez,  de  exercicio  Cabrero. 

—  Un  pordiosero,  que  no  se  pudo  identifica  su  persona. 

—  Antonio  Gonzalez,  Peon  de  Albanil. 

—  Francisco  Doce,  Zapatero  de  Viejo. 

—  Joaquin  Rodriguez,  Peon  de  Albanil. 

—  Antonio  Martinez,  de  oficio  Esquilador. 

—  Miguel  Garcia,  Vendedor  ambulante. 

—  Antonio  Romero,  Esquilador. 

Heridos. 

—  Josef  del  Cerro. 

—  D.  Josef  Tadeo  Soriano,  Administrador  de  la  loteria. 

—  Josef  Garcia,  Aguador. 

—  Francisco  Pico,  de  exercicio  Pastor. 

—  Benita  Sandoval. 

• —  Fernando  Castro,  Peon  de  Albanil. 

—  Manuel  Oliva,  de  oficio  Matocbin. 


VII» 

QUARTEL    DE     S°    JERONIMO 

Barrîo  de  la  Baronesa, 

—  Josef  Garcia,  Mozo  de  Ca'allos. 

—  Bartolome  Pechivilu,  Avuda  de  Câmara. 


APPENDICES  ig5 

—  Antonio  Iglesias,  Oficial  de  Guarnicionero. 

—  Ramon  Ferez  Villamil,  Portero. 

—  Pedro  Alvarez,  Repostero. 

Barrîo  de  la  Crux. 

—  D"  Eugenio  Aparicio,  Corredor  de  Cambios. 

—  D°  Balentin  Onate,  sobrino  del  anterior. 

—  D°  Gregorio  Moreno,  Dependiente  de  escritorio. 

—  D°  Sabino  Fernandez  Godoy,  Oficial  de  la  Gontaduria  jeneral. 

—  D.  Francisco  Martinez  Balenoy,  Abogado. 

—  D.  Andres  Fernandez  Suavez,  Agente  de  négocies. 

—  D.  Miguel  Inigo,  dedicado  al  comercio. 

Barrio  de  Pinto. 

—  Juan  Goronel,  de  oficio  Peluquero. 

Barrio  de  Trinitarias . 

Ninguno. 

Barrio  del  Biien  Suceso. 

—  D"  José  Peligro,  Mayordomo  de  la  Marq"  de  Villeicas 

—  Un  hijo  del  anterior  de  18  anos  y  tambien  a 

[185].  — Joséf  Espejo,soldadoinvalidoquese  hallaba  de  portero. 

Bibliothèque  de  Madrid.  Manuscrits,  P.  V.  —  Caja  8,  n"  73. 


Un  officier  d'artillerie  de  l'armée  espagnole  Don  Juan  Ferez  de 
Guzman  a  publié,  il  y  *  quelques  années,  un  Catalogo  alfabetico  de 
los  mucrtos  y  heridos  el  dos  de  Mayo  de  1808  en  Madrid.  Ge  cata- 
logue, non  mis  dans  le  commerce,  est  extrêmement  rare.  Je  dois  la 
communication  des  renseignements  qu'il  fournit  à  l'obligeance 
de  M.  l'abbé  Tubeuf,  recteur  de  Saint-Louis  des  Français  à  Madrid. 
M.  Barrera,  commandant  d'État-Major,  a  bien  voulu  en  faire 
prendre  une  copie  au  ministère  de  la  guerre  à  Madrid.  Gette 
liste  atteint  les  chiffres  de  406  morts  et  172  blessés.  Mais  dans 
cette  Lista  de  victimas  les  noms  ne  sont  suivis  d'aucune  indica- 
tion permettant  de  les  identifier,  comme  le  fait  au  contraire  le 
document  si  probant  de  la  Bibliothèque  de  Madrid;  beaucoup  d'ano- 
nymes y  figurent,  on  y  relève  des  mentions  telles  que  :  «  un  homme 
inconnu  »,  «  un  homme  de  quarante  ans  »,  «  un  jeune  homme  », 
«  un  homme  »,  «  une  femme  »,  «  un  soldat  »,  «  un  mendiant  »... 


486  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

Sans  contester  ces  chiffres,  il  semble  donc  plus  sage  d'admettre 
ceux  que  donnent  les  noms  établis,  vérifiés,  authentiqués  au  mo- 
ment même  des  événements. 


XI 

LETTRE  DE  DUROG  A  TALLEYRAND 

La  lettre  de  Talleyrand  du  13  mai  fait  allusion  à  une  lettre  du 
grand  maréchal  datée  du  8.  Nous  avons  eu  la  bonne  fortune  de 
retrouver  l'original  de  cette  dernière  dans  les  archives  du  château 
de  Broglie,  que  le  feu  duc  de  Broglie  avait  bien  voulu  mettre  à 
notre  disposition.  Elle  donne  la  note  des  pensées  de  l'entourage 
intime  de  l'Empereur  et  de  ses  confiantes  illusions  : 

it  Rayonne,  8  mai  1808. 
«  Monseigneur, 

«  Toutes  les  affaires  avec  l'Espagne  sont  arrangées... 

«  La  résidence  des  Infants  Ferdinand  et  don  Carlos  n'étant  pas 
encore  déterminée,  S.  M.  ayant  jugé  qu'ils  ne  peuvent  pas  con- 
tinuer à  rester  à  Bayonne,  désire  les  envoyer  passer  quelque 
temps  à  Valençay.  Quoique  S.  M.  doive  vous  en  écrire,  elle  m'a 
chargé  de  vous  en  prévenir  pour  que  V.  Altesse  donne  les  ordrbs 
afin  qu'il  y  ait  quelqu'un  pour  leur  en  faire  les  honneurs  et 
quelques  domestiques  pour  les  servir. 

((  11  y  a  une  cinquantaine  de  personnes,  maîtres  et  domestiques. 
Je  ne  puis  pas  vous  dire  le  nombre  des  uns  et  des  autres,  car  cela 
est  bien  difficile  à  distinguer  par  la  quantité  de  classes  qu'ils  ont 
parmi  eux.  Les  princes  son{  fort  mal  outillés  pour  l'argenterie  et 
la  cuisine,  étant  venus  ici  à  peu  près  sans  bagages. 

(i  J'ignore  si  l'infant  don  Antonio,  qui  nous  est  arrivé  hier,  les 
suivra;  il  est  parti  un  peu  impromptu  de  Madrid  et  n'a  que  trois 
ou  quatre  personnes  avec  lui.  La  reine  d'Etrurie  et  sa  famille, 
l'infant  don  Francisque  et  le  prince  de  la  Paix  suivront  le  roi. 

«  L'échauffourée  de  Madrid  y  a  produit  beaucoup  de  bien. 
Tout  cela  ira  mieux  lorsque  la  famille  sera  éloignée  et  l'on  perdra 
tout  espoir.  Les  actes  et  proclamations  du  père  et  du  fils  produi- 
ront aussi  du  bien. 


APPENDICES  487 

«  Isquierdo  est  arrivé,  mais  lorsque  tout  était  fini.  Il  ne  s'est 
pas  tenu  pour  battu,  et  comme  son  plus  grand  bonheur  est  d'être 
dans  les  affaires,  il  a  voulu  embarrasser  ce  qui  était  fait  et  le 
recommencer.  Mais  son  grand  ami  lui-même  dit  qu'il  est  fou,  et 
on  ne  l'a  pas  écouté. 

u  Vous  dire  que  tout  le  monde  est  content,  ce  serait  trop.  Le 
roi,  la  reine  et  son  parti  le  sont,  les  princes  indifférents;  quelques- 
uns  de  leurs  officiers  mécontents,  mais  tous  ont  pris  leur  parti. 

«  Vous  avez  ici  un  collègue,  le  duc  de  Frias,  qui  a  eu  bien  de 
la  besogne;  dans  les  premiers  jours  de  l'arrivée  de  Charles  IV,  il 
le  couchait  et  il  le  levait;  il  en  faisait  autant  à  Ferdinand  VII,  et 
il  ne  fait  plus  rien  à  présent. 

«  Je  vous  renouvelle  l'assurance,... 

«  DUROC.  » 

Archives  de  Broglie.  Papiers  de  Talleyrand  classés  par  M.  de  Bacourt, 


XII 

DÉPUTÉS  ESPAGNOLS  A  LA  JUNTE  DE  BAYONNE 

6  juillet  1808. 

Ont  signé  :  Miguel  Josef  de  Azanza,  Mariano  Luis  de  Urquijo, 
Antonio  Ranz  Romanillos,  Josef  Colon,  Manuel  de  Lardizabal, 
Sébastian  de  Torres,  Ignacio  Martinez  de  Villela,  Domingo 
Cervino,  Luis  Idiaquez,  Andres  de  Herrasti,  Pedro  de  Poruas, 
le  Prince  de  Castelfranco,  le  Duc  del  Parque,  l'Archevêque 
de  Burgos,  Fr.  Miguel  de  Azevedo,  vicaire  général  de  San 
Francisco,  Fr.  Jorge  Rey,  vicaire  général  de  San-Augustin, 
Fr.  Agustin  Perez  de  Valladolid,  général  de  San  Juan  de  Dios, 
F.  Duc  DE  Frias,  F.  Duc  de  IIijar,  F.  Comte  de  Orgaz,  J.  Mar- 
quis DE  Santa  Gruz,  V.  Comte  de  Fernan  Nuâez,  M.  Comte  de 
Santa  Coloma,  le  Marquis  de  Castei.lanos,  le  Marquis  de  Ben- 
DANA,  Miguel  Escudero,  Luis  Gai.nza,  Juan  Joseph  Maria  de 
Yandiola,  Josef  Maria  de  Lardizabal,  le  Marquis  de  Monte 
Hermoso,  comte  de  Taviana,  Vicente  del  Castillo,  Simon 
Perez  de  Cevallos,  Luis  Saiz,  Damaso  Castillo  Larroy,  Chris- 
toval   Cladera,  Josef  Joaquin  del  Moral,  Francisco  Antonio 


488  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Zea,  Josef  Ramon  Mila  de  la  Roca,  Ignacio  de  Texada,  Nicolas 
DE  Herrera,  Tomas  la  Pena,  Ramon  Maria  de  Adurriaga,  don 
Manuel  de  Pelayo,  Manuel  Maria  de  Upategui,  Fermin  Ignacio 
Beunza,  Raymondo  Etenhard  y  Salinas,  Manuel  Romero, 
Francisco  Amoros,  Zenon  Alonzo,  Luis  Melendez^  Francisco 
Angulo,  Roque  Novella,  Eugenio  de  Sampeloyo,  Manuel 
Garcia  de  la  Prada,  Juan  Soler,  Gabriel  Benito  de  Orbegozo, 
Pedro  de  Isla,  Francisco  Antonio  de  Echaque,  Pedro  Gevallos, 
le  Duc  de  I'Infantado,  Josef  Gomez  Hermosiv.la,  Vicente 
Alcala  Galiano,  Miguel  Ricardo  de  Alava,  Cristoval  de  Gon- 
GORA,  Pablo  Arribas,  Josef  Garriga,  Mariano  Agustin,  l'Amiral 
Marquis  de  Arriza  y  Estepa,  le  Comte  de  Castel-Florida,  le 
Comte  de  Noblejas,  Maréchal  de  Castille,  Joaquin  Xavier 
Uriz,  Luis  Marcelino  Pereyra,  Ignacio  Muzquiz,  Vicente  Gon- 
zalez Arnao,  Miguel  Ignacio  de  la  Madrid,  le  Marquis  de 
Espeja,  Juan  Antonio  Llorente,  Julian  de  Fuentes,  Mateo  de 
NoRZAGARAY,  Josef  Odoardo  y  Grandpré,  Antonio  Soto  Premos- 
tratense,  Juan  Nepomuceno  de  Rosales,  le  Marquis  de  Casa- 
Calvo,  le  Comte  de  Torre  Muzquiz,  le  Marquis  de  Las  Hor- 
mazas,  Fernando  Calixto  Nunez,  Clémente  Anton  Pisador, 
Don  Pedro  Larriva  Torres,  Antonio  Savinon,  Josef  Maria 
.TiNco,  Juan  Mauri. 

Espagne,  vol.  675,  fol.  301. 


Xlll 

DÉCLARATION  DE  GUERRE  DE  LA  JUNTE  DE  SÉVILLE 

\Traduction.'\ 

6  juin  1808. 

Déclaration  de  guerre  cofitre  Sa  Majesté  Napoléon 

Empereur  des  Français, 

Au  nom  de  Ferdinand  VII,  Roi  des  Espagnes  et  des  Indes, 

l'auguste  Junta. 

La  France  sous  le  règne  de  Napoléon  l"  a  violé  ses  engage- 
ments les  plus  sacrés  avec  l'Espagne,  elle  a  arrêté  ses  Rois,  les  a 
forcés  à  une  renonciation  illégale  de  leur  trône,  elle  en  agit  avec 
la  même  violence  envers  les  nobles  Espagnols  lesquels  elle  retient 


APPENDICES  -  489 

encore  injustement  en  son  pouvoir.  La  France,  par  une  entre- 
prise inouïe  et  sans  exemple  dans  les  annales  des  Empires,  a 
déclaré  qu'elle  choisirait  un  Roi  pour  monter  sur  le  trône  des 
Espagnes;  ses  troupes  ont  envahi  ce  Royaume,  se  sont  répandues 
dans  toutes  ses  provinces,  se  sont  emparées  de  nos  forteresses  et 
de  notre  capitale.  L'assassinat,  le  brigandage  et  des  cruautés  sans 
exemple  y  ont  été  exercées.  L'amitié  que  la  Nation  espagnole  a 
toujours  témoignée  à  la  France,  celle-ci  l'a  payée  de  la  plus  noire 
ingratitude.  Jamais  monarque  despote  et  ambitieux  n'a  donné  au 
monde  l'exemple  de  tant  de  perfidies  et  de  trahisons  envers  une 
nation  et  son  Roi.  Enfin  la  France  foule  aux  pieds  notre  monar- 
chie, viole  notre  constitution  et  veut  abolir  notre  sainte  relip^ion 
catholique.  Voilà  les  maux  horribles  dont  nous  sommes  accablés 
et  ceux  qui  nous  menacent.  L'Europe  entière  en  a  connaissance. 
Pour  nous  en  délivrer,  il  ne  reste  qu'un  seul  moyen,  la  guerre! 

En  conséquence,  au  nom  de  notre  Roi  Ferdinand  VII  et  de 
toute  la  nation  espagnole,  nous  déclarons  solennellement  la 
guerre  et  par  mer  et  par  terre  à  l'Empereur  Napoléon  et  à  la 
France.  Résolus  à  secouer  le  joug  de  sa  tyrannie,  nous  ordonnons 
à  tous  les  Espagnols  d'agir  en  ennemis  contre  la  France,  de  lui 
faire  tout  le  tort  qu'il  est  dans  leur  pouvoir,  conformément  aux 
lois  de  la  guerre;  de  mettre  arrêt  sur  tous  les  navires  français  qui 
se  trouvent  dans  nos  ports,  comme  aussi  sur  les  effets  et  propriétés 
françaises  en  quelque  partie  des  Espagnes  qu'ils  puissent  se 
trouver,  soit  qu'ils  appartiennent  au  Gouvernement  ou  aux  indi- 
vidus de  cette  nation.  Ordonnons  en  même  temps  que  tout  empê- 
chement et  toute  molestation  envers  la  nation  anglaise  cesseront 
dès  ce  moment,  et  que  toutes  les  propriétés,  les  navires  et  effets 
appartenant  au  gouvernement  et  aux  individus  de  cette  nation  ne 
seront  aucunement  arrêtés  ni  molestés.  Déclarons  que  maintenant 
la  communication  avec  l'Angleterre  est  libre  et  ouverte,  que  nous 
sommes  convenus  de  conclure  une  suspension  d'armes  avec  ce 
Royaume  et  résolus  de  maintenir  inviolablement  cette  conven- 
tion, en  attendant  que  nous  puissions  parvenir  à  faire  avec  la 
Grande  Bretagne  une  paix  solide  et  durable. 

Au  reste  nous  jurons  de  ne  déposer  les  armes  que  lor.sque  nous 
serons  parvenus  à  forcer  l'Empereur  Napoléon  à  rendre  à  l'Es- 
pagne son  Roi  et  le  reste  de  la  famille  royale  et  à  lui  faire  res- 
pecter les  droits  sacrés  de  la  nation,  ainsi  que  sa  liberté,  son 
intégrité  et  son  indépendance  auxquels  il  a  porté  une  si  violente 
atteinte. 

Ordonnons  enfin  de  concert  avec  la  nation  espagnole  que  la 
présente  déclaration  solennelle  sera  imprimée,  publiée  et  mise  en 


490  L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 

circulation  dans  toutes  les  Provinces  des  Espagnes  et  d'Amérique 
et  portée  à  la  connaissance  de  l'Europe,  l'Afrique  et  l'Asie. 

Donné  au  Palais  Royal  Alcazar,  à  Séville,  le  6  juin  1808. 

Par  ordre  de  la  haute  Junte  gouvernante. 

Siyyié  :  Manuel  Aguilar,  secrétaire,  Juan  Bautista  Pardo,  id. 
Espagne,  vol.  675,  fol.  53-54. 


XIV 

LE    PROCÈS    DU    GÉNI^RAL    DUPONT 

La  nouvelle  de  la  défaite  de  Baylen  parvint  à  Napoléon  le  2  août 
1808  à  Bordeaux;  sans  attendre  les  détails,  il  s'exclama,  accolant 
au  nom  du  général  Dupont  les  épithètes  de  «  bête,  inepte  et 
lâche  ))  :  parlant  des  soldats  que  la  convention  d'Andujar  lui  con- 
servait, il  affecta  l'ironie  et  le  dédain  :  «  Les  Anglais  ne  laisseront 
pas  passer  ces  imbéciles;  les  Espagnols  ne  rendront  pas  leurs 
armes  à  ceux  qui  ne  se  sont  pas  battus.  »  Et  ici,  il  devinait 
juste. 

Dans  sa  vanité  blessée,  d'autant  plus  ulcérée  qu'il  se  sentait 
secrètement  responsable  d'une  catastrophe  due  en  partie  à  ses 
ordres,  il  employa  dès  le  premier  moment  une  expression  carac- 
téristique qu'il  répéta  souvent  par  la  suite  :  «  J'ai  une  tache  sur 
mon  habit;  »  et  sa  main  droite  frappait  furieusement  son  bras 
gauche.  Par  son  ordre,  le  Monketir  du  5  septembre  publie  un 
article  insultant  pour  nos  propres  troupes.  Ayant  demandé  à  Clarke 
le  ministre  de  la  guerre  :  quels  tribunaux  jugeraient  les  généraux 
et  quelles  peines  «  les  lois  infligent  à  un  pareil  délit  »,  il  prescrit 
la  réunion  d'un  conseil  d'enquête  où  s'assemblent  trois  généraux 
présidés  par  le  ministre,  à  qui  on  n'a  pu  remettre  à  la  hâte  que 
quelques  documents  incomplets,  et  comme  «  pièces  »  des  extraits 
des  journaux  anglais  ou  espagnols.  La  conclusion  de  cette  com- 
mission sans  mandat  et  sans  éléments  de  contrôle,  est  que  les  faits 
sont  «  non  prévus  par  les  lois  »,  et  qu'il  serait  fâcheux  de  donner 
une  grande  publicité  à  l'affaire.  Le  mois  suivant  (9  octobre), 
Napoléon,  qui  est  alors  à  Erfurth,  approuve  sans  bruit  cette  fin 
de  non-recevoir. 

Cependant,  tandis  que  les  Espagnols,  violant  cyniquement  la 


APPENDICES  491 

convention,  gardent  prisonniers  les  vaincus  de  Baylen,  ils  ren- 
voient en  France  les  généraux.  Ceux-ci  débarquent  bientôt  à 
Marseille  et  à  Toulon;  d'abord  Marescot,  puis  Dupont,  enfin 
Chabert  et  Védel.  Dès  son  arrivée,  Dupont,  encore  au  lazaret  de 
Toulon,  voit  ses  papiers  saisis.  Il  est  écroué  au  fort  Joubert.  Le 
16  octobre,  on  lui  fait  subir  un  premier  interrogatoire  sur  des 
questions  dictées  par  l'Empereur,  questions  d'une  foi-me  injurieuse 
et  supposant  comme  acquises  des  accusations  de  fantaisie.  Le 
26  novembre  il  arrive  à  Paris,  à  la  prison  de  l'Abbaye,  où  succes- 
sivement viennent  le  rejoindre  les  généraux  de  son  corps  d'armée. 
On  réduit  à  des  cellules  infectes,  comme  de  vulgaires  malfaiteurs, 
des  soldats  tout  au  moins  chargés  de  services  militaires  glorieux 
et  d'un  passé  qui  mériterait  des  égards. 

Napoléon  semble  vouloir  frapper  l'imagination  publique  par 
une  indignation  qui  soit  un  exemple  pour  l'armée  et  qui  par- 
vienne à  donner  le  change  à  l'Europe,  peut-être  à  l'histoire.  En 
ce  moment  il  vient  d'arriver  en  Espagne,  et  si  la  défaite  de  Baylen 
doit  être  vengée,  il  y  travaille  avec  son  génie  et  son  bonheur  habi- 
tuels :  Burgos,  Espinosa,  Tudèle,  Somo  Sierra  couronnés  par  la 
prise  de  Madrid  le  proclament  assez  haut.  Voilà  pour  les  ennemis. 
Pour  ses  propres  soldats,  il  trouve  un  prétexte  de  donner  une 
leçon  que  tout  le  monde  entende.  C'est  la  fameuse  revue  de  Valla- 
dolid  le  13  janvier  1809  (1)  :  à  la  parade,  il  apostrophe  le  général 
Legendre,  qui  se  trouvait  à  Baylen,  et  l'accable  de  reproches, 
d'ailleurs  immérités  :  «  Vous  êtes  bien  osé  de  paraître  devant  moi  !  » 
(et  c'est  sur  un  ordre  impérial  que  Legendre  s'est  rendu  au  quar- 
tier général)  :  «  Votre  main  ne  s'est  pas  desséchée  en  signant?  » 
(et  Legendre  n'a  jamais  eu  à  apposer  son  nom  à  la  convention 
d'Andujar);  il  lui  reproche  de  n'avoir  pas  exigé  «  la  garantie  des 
Anglais  »...  qui  n'étaient  ni  belligérants  ni  même  en  Espagne;  il 
qualifie  de  Français  ayant  «  passé  sous  le  joug  » ,  les  hommes  qui 
ont  posé  leurs  armes  avec  les  honneurs  de  la  guerre  et  dont  les 
généraux  espagnols  ont  proclamé  la  vaillance.  En  présence  de  ces 
«  inqualifial^les  violences  »,  comme  les  caractérise  M.  Thiers,  de 
cette  scène  théâtrale  et  calomniatrice,  on  se  souvient  de  l'appré- 
ciation du  maréchal  Wolseley  :  «  Pendant  toute  sa  vie  il  Joua 
pour  l'auditoire  :  pour  son  armée  par  d'émouvants  ordres  du  jour; 
pour  la  France  par  des  bulletins  inexacts;  pour  le  monde,  présent 
ou  à  venir,  par  sa  conduite  à  Sainte-Hélène  et  par  les  romans 
qu'il  y  composa.  » 

(1)  Le  général  Thiébatjlt  (Mémoires,  t.  IV,  chap.  6)  en  a  donné  un  récit 
en  partie  exact  mai»  agrémenté  d'ornements  de  fantaisie. 


492  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

Le  siège  de  l'Empereur  était  fait;  il  voulait  flétrir  ceux  que  la 
victoire  avait  trahis;  si  quelqu'un  de  ses  généraux  n'était  pas 
vainqueur,  c'est  qu'il  était  un  lâche,  un  traitre,  et,  pour  achever 
le  tableau,  un  voleur.  Cette  thèse  fut  mise  en  avant  des  la  pre- 
mière heure.  On  voulut  aussitôt  attacher  une  importance  capitale 
à  la  question  des  bagages  sauvés  par  Dupont,  pillés  par  les  Espa- 
gnols. Jusqu'à  Sainte-Hélène,  ce  fut  le  thème  impérial  :  «  Dupont 
a  perdu  l'Espagne  pour  ses  fourgons!  »  Et  on  interrogea  avec 
ostentation  les  payeurs  de  l'armée  d'Andalousie  :  Plauzoles  et 
Lerembure;  leurs  réponses  n'incriminant  en  rien  leur  ancien 
chef,  on  les  passa  dès  lors  sous  silence.  Les  véritables  témoins  de 
Baylen,  généraux  et  officiers  revenus  de  Cadix,  qui  auraient  pu 
donner  des  renseignements,  ne  furent  pas  interrogés,  et  on  les 
dispersa  sur-le-champ  dans  toutes  les  armées,  en  divers  pays  : 
Rouyer  en  Saxe,  Roize  en  Italie,  Dabadie  en  Espagne,  Frésia  à 
Dijon,  Cassagne  à  Madrid,  Poinsot  à  Milan,  Cavrois  à  Bayonne; 
aucun  des  aides  de  camp  ne  fut  mandé  pour  apporter  un  témoi- 
gnage. Au  commandant  Baste,  des  marins  de  la  garde,  nulle  ques- 
tion posée.  Dupont  demandait  avec  instance  que  l'on  fasse  com- 
paraître avec  lui  les  généraux  rentrés  d'Espagne.  Nulle  réponse. 
Savary,  peu  suspect,  avait  proposé  de  donner  des  éclaircissements; 
on  ne  lui  en  demanda  aucun;  il  remit  la  copie  de  ses  lettres  à 
Dupont  pendant  le  mois  de  juillet  1808;  ces  documents  d'une 
importance  capitale  disparurent  avant  de  figurer  au  procès. 

Ce  procès,  l'Empereur  le  confiait  à  la  Haute-Cour,  juridiction 
encore  non  organisée;  Dupont,  ftlarescot,  Chabert,  Védel,  le  capi- 
taine de  Villoutreys  subirent  des  interrogatoires  sommaires  (fé- 
vrier 1809);  puis  lorsque  Cambacérès  eut  émis  l'opinion  que 
l'absence  de  preuves  amènerait  l'acquittement  :  «  Alors  je  n'en 
veux  plus!  »  déclara  Napoléon;  il  fit  cesser  les  préparatifs  com- 
mencés pour  les  audiences  au  palais  du  Luxembourg,  et  au  mois 
d'avril,  sans  explication,  tout  rentra  dans  un  prudent  silezice. 

En  vain  Dupont,  qui  venait  de  choisir  pour  ses  défenseurs 
Berryer  père  et  Chauveau-Lagarde,  réclama  la  remise  de  ses 
papiers  saisis,  en  vain  il  écrivit  directement  à  l'Empereur.  On 
voulut  oublier.  Ces  grands  coupables  dignes  des  pires  châtiments, 
si  les  reproches  eussent  été  fondés,  furent  sans  bruit  autorisés  à 
se  rendre  dans  diverses  maisons  de  santé  aux  faubourgs  de  Paris. 

A  Clichy  d'abord  (août  1809),  puis  aux  Ternes,  le  général 
Dupont  se  retira,  sous  la  surveillance  respectueuse  des  gendarmes. 
Il  est  vrai  que,  s'étant  établi  chez  son  beau-père,  le  comte  Bergon, 
conseiller  d'État,  Regnaud  de  Saint-Jean  d'Angély  réprimanda 
vertement   de   cette   condescendance    l'officier   de    gendarmerie. 


APPENDICES  403 

L'Empereur  avait  en  1810  demandé  un  nouveau  rapport;  il 
le  garda  en  portefeuille  pendant  toute  l'année  1811;  en  fé- 
vrier 1812,  il  reprit  brusquement  l'affaire  en  constituant  un 
u  Conseil  d'enquête  » .  Ses  membres  le  rendaient  imposant  : 
rArchi-CliancelierCambacérès  présidait;  Talleyrand,  les  ministres 
de  la  justice  et  de  la  guerre,  les  maréchaux  Berthierj  Moncey  et 
Bessières,  Lacépéde,  grand  chancelier  de  la  Légion  d'honneur, 
Laplace,  chancelier  du  Sénat,  Boulay  de  la  Meurthe,  président 
de  section  au  Conseil  d'Etat,  Muraire,  premier  président  de  la 
Cour  de  cassation^  le  composaient.  Le  palais  des  Tuileries  était 
le  lieu  du  tribunal;  quatre  séances  (17  au  27  février)  s'y  tinrent 
à  huis  clos;  on  y  donna  lecture  des  anciens  interrogatoires,  de 
quelques  pièces  saisies;  on  y  écouta  surtout  le  rapport  du  procu- 
reur général  Regnaud  de  Saint- Jean  d'Angély  dont  l'exactitude 
était  la  moindre  qualité;  préoccupé  de  bien  soutenir  la  thèse 
impériale,  il  exagérait  le  nombre  des  voitures  de  l'armée  fran- 
çaise :  800  au  lieu  de  202,  chiffre  que  donnent  les  documents 
espagnols  eux-mêmes  ;  il  affirmait  l'abandon  des  malades  à  Cor- 
doue  alors  qu'une  lettre  du  corrégidor  de  la  ville  prouvait  le 
contraire;  pour  lui  les  divers '«effectifs  de  Dupont  montaient  à 
20,855  présents,  quand  les  états  de  situation  atteignent  à  peine  le 
chiffre  de  15,000;  il  voulait  que  le  21  juillet  le  général  Védel  fût 
hors  de  l'atteinte  des  Espagnols,  tandis  que  la  route  de  Madrid  lui 
était  déjà  coupée,  etc. 

On  n'avait  convoqué  aucun  témoin.  Les  prévenus  n'eurent  pas 
de  défenseurs;  on  leur  concéda  juste  le  temps  de  lire  eux-mêmes 
des  mémoires  justificatifs  composés  en  un  jour  et  demi  sans  que 
leurs  papiers  leur  eussent  été  rendus.  Une  confrontation  fut 
accordée  au  général  Dupont  avec  le  général  Védel  ;  et  en  sortant 
de  cette  scène,  Talleyrand  déclara  :  «  Il  est  impossible  de  se 
mieux  défendre,  pieds  et  poings  liés.  »  On  recueillit  sans  plus 
tarder  les  avis  :  Cambacérès  souhaita  «  d'ensevelir  l'affaire  dans 
une  nuit  éternelle  » .  Muraire,  homme  pacifique  et  magistrat  peu 
belliqueux,  s'écria  qu'il  fallait  à  la  guerre  «  vaincre  ou  mourir  ». 
Boulay  constata  la  désobéissance  de  Védel  et  repoussa  l'application 
rétroactive  d'un  article  du  nouveau  Code  pénal  du  12  février  1810, 
que  Regnaud  voulait  faire  aux  vaincus  du  19  juillet  1808.  Bes- 
sières se  déroba  par  quelques  banalités.  Moncey  regretta  que 
«  Dupont  ne  fût  pas  mort  avec  tout  son  monde  » .  Feltre  blâma 
Védel,  critiqua  Dupont,  se  rangea  de  l'avis  de  l'Empereur.  Ber- 
tliier  émit  cette  pensée  :  «  Qu'on  aurait  dû  charger  en  masse  » . 
Talleyrand  blâma  un   «  acte  honteux  » .  Chacun  donna  son  opi- 


494  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

nion  sur  la  «  peine  »  :  privation  des  grades,  des  honneurs,  des 
traitements,  des  titres;  exil  à  vingt  heures  des  résidences  de  S.  M. 
—  On  s'en  remettait  volontiers  à  cet  arbitre  suprême. 

Le  1"  mars,  Napoléon  parla  :  il  prononça  les  destitutions 
•qu'on  lui  proposait,  puis  de  son  initiative,  il  les  aggrava  en  y 
ajoutant  pour  Dupont  la  prison  perpétuelle.  Au  bout  de  quelques 
semaines,  dans  la  nuit  du  31  mars,  on  réveilla  le  général  pour 
lui  lire  la  décision  de  l'Empereur.  Il  remit  ses  insignes  de  la 
Légion  d'honneur  avec  ce  simple  mot  :  «  Ils  sont  couverts  de 
mon  sang.  »  On  le  transféra  au  fort  de  Joux.  C'est  caractériser 
la  légèreté  apportée  par  Napoléon  en  cette  affaire,  que  de  relever 
son  aveu  :  qu'il  avait  ignoré  la  blessure  reçue  par  Dupont  en 
combattant  à  Baylen. 

Lorsque  trente  ans  après,  les  trois  bâtonniers  :  Ghaix  d'Est- 
Ange,  Duvergier  et  Paillet  examinèrent  ce  «  procès  »  mené  en 
dehoi's  de  toute  règle  juridique,  ils  flétrirent  procédure,  jugement 
et  sentence.  Dupin  appelait  l'arrêté  du  I"  mars  1812  «  un  acte 
infâme,  tyrannique,  arbitraire,  indigne  de  figurer  parmi  les 
lois  qu'on  est  tenu  de   respecter  et  d'appliquer  » . 

Au  bout  de  quatorze  mois,  du  fort  de  Joux  Dupont  fut  trans- 
féré à  la  citadelle  de  Doullens;  puis,  en  janvier  1814^  on  lui 
permit,  sous  la  surveillance  de  la  police,  de  résider  à  Dreux.  C'est 
là  que  Talleyrand,  d'accord  avec  l'empereur  Alexandre,  le  fit 
chercher  à  la  fin  du  mois  de  mars  suivant,  pour  lui  confier  le 
portefeuille  de  la  guerre  dans  le  gouvernement  provisoire.  Le  rusé 
diplomate  pensait  que  la  persécution  avait  rendu  Dupont  un 
homme  parfaitement  sûr  et  à  jamais  irréconciliable  avec  Napo- 
léon. Ce  sentiment  ne  parait  pas  avoir  poussé  le  général  à  la 
vengeance.  Il  recueillit  tout  aussitôt  de  multiples  témoignages  de 
respect  de  ses  anciens  compagnons  d'ai'mes.  Védel  se  montra  parmi 
les  premiers  solliciteurs  et  ne  fut  pas  éconduit;  Berthier  prononça 
le  mot  décisif,  en  allant  saluer  le  camarade  qu'il  avait  condamné  : 
«  Vous  savez  bien  comme  il  était;  j'ai  agi  contre  mofi  gré,  n 

u  Je  connais  votre  gloire  et  vos  malheurs  »,  dit  à  Saint-Ouen 
Louis  XVIII;  et  il  ordonna  la  revision  du  procès  de  I8I2.  Arrêté 
par  les  Cent-Jours,  l'examen  juridique  mené  par  le  chancelier 
Dambray,  magistrat  intègre,  se  termina  en  1816,  concluant  que 
la  convention  d'Andujar  avait  été  «  indispensable,  honorable, 
avantageuse  » .  —  Napoléon  lui  aussi  avait  implicitement  rétracté 
ses  injustices  et  ses  injures,  en  rendant  des  commandements  aux 
généraux  qu'il  avait  «  flétris  » ,  et,  en  autorisant,  après  le  retour 
de  Tile  d'Elbe,  auprès  de  Dupont  lui-même,  des  instances  pour  le 
voir  reprendre  son  rang  dans  l'armée. 


APPENDICES  495 

Celui-ci,  en  possession,  sans  autre  avancement,  de  son  grade  de 
général  de  division  depuis  trente-cinq  ans,  se  confina,  après  1830, 
dans  une  retraite  absolue.  Sa  veuve  (il  était  mort  le  9  mars  1840) 
poursuivit  avec  persévérance  les  calomniateurs  de  son  nom  ;  elle 
y  eut  beaucoup  de  mal,  car  Louis-Pliilippe  se  dérobait  et  la  logique 
laissait  entendre  que  disculper  Dupont  c'était  condamner  Napo- 
léon. La  vérité  toutefois  faisait  son  chemin  assez  pour  qu'à  l'Assem- 
blée nationale,  dans  un  discours  du  21  octobre  1848,  M.  Tbiers 
pût  s'écrier  :  «  Je  soutiens  que  c'est  la  bassesse  qui  porta  le 
jugement  qu'on  rendit  contre  le  général  Dupont...  J'ai  lu  la 
procédure...  Napoléon  savait  l'injustice  qui  avait  présidé  à  cette 
affaire.  » 

M.  Tbiers,  ministre  et  historien,  avait  eu  entre  les  mains  les 
documents  authentiques.  Ces  pièces  décisives  ont  inspiré  le  travail 
du  colonel  Titeux  (l).  L'abondance  des  preuves  est  le  défaut  des 
trois  in-quarto  qu'il  a  consacrés  à  relever  <(  une  erreur  histo- 
rique »  ;  la  vulgarisation  de  ses  conclusions  en  devient  plus  dif- 
ficile; elle  est  cependant  nécessaire  pour  faire  crouler  la  légende 
militaire  envenimée  par  la  passion  politique.  On  prétendait  que 
Dupont,  en  son  pas.sage  au  ministère  de  la  guerre,  avait  fait  dis- 
paraître les  pièces  du  procès,  on  y  découvrait  un  aveu  de  sa  culpa- 
bilité. Or,  ce  dossier  est  encore  intact,  aux  Archives  du  ministère 
de  la  justice  :  dans  7  gros  cartons,  sous  44  numéros,  il  contient 
1,074  pièces  et  22  liasses.  Il  ne  laisse  pas  de  doute  dans  les  esprits 
impartiaux;  il  justifie  l'affirmation  du  vaincu  de  Baylen  :  u  Nous 
nous  sommes  battus  avec  courage,  nous  avons  traité  avec  bonne 
foi  (2).  ))  —  «  J'ai  traité  pour  évacuer  l'Andalousie  comme  Junot 
pour  le  Portugal.  Après  avoir  sauvé  l'honneur,  j'ai  sauvé  les 
troupes  (3).  » 

Et  les  gens  de  cœur  se  réjouiront  de  ce  que  cette  tache,  pour 
parler  comme  l'Empereur,  ne  souille  pas,  ainsi  qu'il  affectait  si 
maladroitement  de  le  croire,  l'uniforme  français. 

(1)  Ces  trois  volumes  (1903)  renferment,  avec  des  répétitions  inutiles,  des 
dissertations  probantes  sur  les  faits  incriminés;  ils  font  justice  des  soi-disant 
Mémoires  du  commandant  Baste  ;  de  lliistoire  (entièrement  fausse)  du  sous- 
lieutenant  Bugeaud  à  Baylen  ;  des  dépositions  contradictoires  de  M.  de  Villou- 
tre,ys;  des  afiirmations  successives  du  général  Védel  ;  du  rapport  de  Regnaud 
de  Saint-Jean  d'Angély,  etc.  —  On  consultera  :  Lieutenant-colonel  Clehc, 
Capitulation  de  Baylen  (1903);  R.  de  SÈze,  Baylen  et  la  politique  de  Napo- 
léon (1904). 

(2)  Interrogatoire  du  16  octobre  1808. 

(3)  Lettre  du  21  novembre  1808. 


496  L'ESI'AGXE  EÏ    NAPOLEON 

XV 

LETTRES    DE     SAVARY    A    l'eMPEREUR     (1) 

Sire, 

L'exécution  des  ordres  de  Votre  Majesté  commencera  ce  soir  à 
huit  iieures. 

Un  officier  de  gendarmerie  et  trois  gendarmes  avec  un  commis- 
saire des  guerres,  pour  chacune  des  dix  maisons  désignées,  passe- 
ront la  nuit  à  dresser  l'état  des  biens  meubles  et  immeubles  de 
chacune  d'elles,  assistés  du  contador  qui  y  est  attaché.  Demain, 
M.  Grochart,  payeur  de  l'armée,  qui  est  arrivé  ce  matin,  pourra 
recevoir  les  vaisselles  au  Retiro,  où  il  a  reçu  ordre  de  s'établir. 
Les  mules  rassemblées  aujourd'hui  sont  au  nombre  de  quarante- 
cinq  ou  cinquante  de  la  plus  belle  espèce;  les  chevaux,  au  nombre 
d'une  vingtaine,  me  paraissent  trop  beaux  pour  ne  pas  être  vus 
par  M.  de  Nansouty  (2)  avant  d'être  envoyés  dans  les  remontes.  Les 
gendarmes  ont  encore  rassemblé  aujourd'hui  soixante  ou  quatre- 
vingts  soldats  espagnols  de  toutes  nations.  Un  convoi  de  cent-cin- 
quante est  arrivé,  conduit  par  les  dragons  de  Lahoussaye,  ce  qui 
fait  environ  quinze  cents  hommes  ramassés  depuis  hier.  Si  Votre 
Majesté  l'ordonnait,  on  pourrait  meubler  magnifiquement  le  grand 
appartement  royal  du  Retiro  avec  les  meubles  de  luxe  des  mai- 
sons dont  il  est  question. 

Le  comte  de  Gastel-Franco  est  constitué  prisonnier,  mais  il  est 
au  lit  avec  la  goutte  et  les  jambes  enflées.  Je  lui  ai  donné  un 
gendarme  pour  le  garder  décemment. 

Je  crois  qu'il  serait  également  convenable  d'ordonner  à  l'inten- 
dant général  de  faire  vendre  à  l'encan  les  vins  de  France  ou  de 
qualité  et  le  linge  de  ces  maisons,  sans  quoi  une  grande  partie  sera 
gaspillée.  —  Toutes  les  rues  sont  déblayées  et  on  pave  avec  activité. 

Madrid,  le  7  décembre  1808,  à  6  h.  1/2  du  soir. 

P. -S.  —  Si  Votre  Majesté  le  juge  à  propos,  je  placerai  à  la  porte 
par  où  entrera  le  maréchal  Lefebvre  un  poste  de  gendarmerie 

(1)  Je  renvoie  à  la  Revue  des  Questions  historiques  (janvier  1900),  pour 
les  trois  séjours  de  Savary  en  Espagne  et  l'étude  des  documents  inédits  que 
j'y  ai  publiés. 

(2)  Le  général  de  Nansouty,  premier  ccuyer  de  l'Empereur,  faisait  alors 
les  fonctions  de  Grand  Ecuver. 


APPENDICES  497 

avec  un  officier  et  un  poste  d'infanterie,  que  je  demanderai  au 
général  Belliard,  pour  arrêter  toutes  les  mules  de  pillage  qui 
doivent  être  au  nombre  de  plusieurs  centaines. 


Sire, 

Nos  efforts  ont  obtenu  quelques  succès  aujourd'hui.  La  maison 
d'Hijar,  qui  persistait  dans  un  refus  absolu  de  représenter  son 
argenterie  cachée,  a  enfin  indiqué  le  lieu  où  elle  était  renfermée; 
on  s'occupe  de  l'enlever.  Chez  l'Infantado  on  n'a  trouvé  que 
quelques  caisses  de  vaisselle  enfouie,  et  le  raffinement  le  plus 
opiniâtre  de  refus  de  représenter  aucune  des  richesses  de  cette 
maison.  On  a  soustrait  jusqu'aux  registres  de  recettes  et  dépenses 
et  autres  documents  en  remontant  d'aujourd'hui  à  l'an  1803. 
Demain  j'emploierai  des  moyens  vigoureux  pour  découvrir  les 
auteurs  de  ces  manoeuvres  et  les  amener  à  tout  représenter  aux 
agents  chargés  du  séquestre.  J'ai  rassemblé  quelques  débris  de 
mon  ancienne  police  de  Madrid,  ils  me  serviront  dans  cette  opéra- 
tion comme  dans  le  complément  de  la  liste  imparfaite  des  émigrés 
de  Madrid,  que  j'ai  obtenue  avec  peine  du  gouverneur,  à  force 
de  le  talonner.  Ils  se  trouvent  en  assez  grand  nombre  et  comptent 
parmi  eux  plusieurs  grands  d'Espagne.  J'établirai  chez  eux  tout  le 
monde  que  j'aurai  de  disponible  demain  et  j'espère  en  tirer  beau- 
coup de  chevaux  et  de  mules.  Je  ferai  saisir  l'argenterie  chez  les 
plus  riches,  sauf  à  la  rendre  si  Votre  Majesté  le  juge  convenable. 

Madrid,  le  8  décembre,  à  7  heures  du  soir, 

3» 

Sjre, 

Conformément  aux  ordres  de  Votre  Majesté,  MM.  de  Gastel- 
franco,  Saint-Simon,  Santa-Cruz  et  Altamira  le  fils  sont  en  état 
d'arrestation;  comme  je  suppose  que  l'intention  de  Votre  Majesté 
est  de  les  envoyer  en  France,  j'ai  besoin  d'une  instruction  du 
major  général  pour  les  mettre  en  chemin.  J'ai  l'honneur  de  lui 
observer  que  ces  Messieurs  n'ont  pas  une  piastre  pour  les  frais  du 
voyage  et  qu'il  faudra  que  l'officier  chargé  de  leur  conduite  les 
défraie  en  route. 

L'opération  de  première  saisie  dans  les  dix  grandes  maisons 
désignées  par  Votre  Majesté  est  terminée.  Hier  le  payeur  avait  reçu 
cinq   mille   et   quelques    cents    marcs   d'argenterie,    et   environ 

32 


498  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

600,000  francs  d'arg^ent  monnayé.  Il  y  avait  encore  quelque  chose 
à  recevoir.  Je  ne  compte  pas  quelques  bijoux  d'or,  quelques  perles 
et  diamants  qu'il  y  avait  aussi.  La  commission,  présidée  par  M.  de 
Fréville,  fera  le  reste  de  la  besogne  relative  aux  immeubles.  J'ai 
transmis  à  M.  Mathieu  Favier  (1)  l'ordre  de  Votre  Majesté  de 
vendre  le  vin  et  le  linge  à  un  acquéreur  pour  le  tout. 

Le  séquestre  est  mis  dans  les  six  maisons  d'émigrés  désignées 
sur  la  seconde  liste  qui  m'a  été  remise  par  le  général  Belliard, 
mais  conformément  aux  ordres  de  Votre  Majesté,  il  n'a  été  rien 
versé  de  leur  mobilier  chez  le  payeur.  Ce  serait  dommage  que 
Votre  Majesté  leur  fit  grâce,  car  il  y  a  trois  bonnes  captures  à 
faire  dans  les  six  maisons,  et  ce  sont  des  ennemis  aussi  bien  pro- 
noncés que  les  dix  premières.  On  s'occupe  de  l'exécution  des  ordres 
de  Votre  Majesté  sur  la  douane  et  la  recherche  du  banquier  d'An- 
gleterre à  Madrid.  Nous  avons  quelque  raison  de  soupçonner  que 
c'est  tin  nommé  Murphy,  Irlandais  de  nation. 

Depuis  la  pointe  du  jour  les  officiers  de  gendarmerie  parcourent 
les  couvents  pour  enlever  les  mules  appartenant  aux  émigrés  et  à 
l'armée  des  insurgés.  Un  seul  couvent  en  a  déjà  envoyé  quelques- 
unes.  Je  profite  de  cette  occasion  pour  faire  constater  ce  qui 
appartient  à  ces  couvents  en  mules  et  chevaux.  Ce  soir  j'en  aurai 
l'état.  Le  général  Lauriston  avait  reçu  hier  quatre-vingt-dix- 
sept  mules  d'une  très  belle  espèce.  J'en  ai  trois  encore  à  lui 
donner,  de  sorte  que  son  contingent  est  rempli.  Maintenant  je 
prie  Votre  Majesté  d'ordonner  à  M.  d'Oudenarde  d'envoyer  ici  un 
officier  et  vingt  soldats  du  train,  à  poste  fixe,  pour  recevoir  les 
mules  qui  vont  arriver.  Je  n'ai  ici  personne  pour  les  panser  et 
rien  à  leur  donner  à  manger.  J'observe  à  Votre  Majesté  qu'il  est 
bien  essentiel  de  faire  enlever  de  suite  les  mules  des  couvents,  car 
les  troupes  qui  y  sont  casernées  les  changent  ou  s'en  emparent, 
et  ce  sera  une  ressource  perdue  pour  l'armée  si  cela  continue 
encore  quelques  jours. 

Madrid,  le  11  décembre  1808,  à  9  heures  du  matin. 


Madrid,  12  décembre  1808. 

...  Les  moines  évacuent  pour  la  plupart  leurs  couvents,  empor- 
tant chacun  leur  petit  paquet;  on  ne  sait  pas  encore  si  c'est  par 
crainte  de  se  trouver  log-és  avec  des  militaires  ou  si  c'est  pourpro- 

(1)  Ordonnateur  en  chef  de  la  Grande  Armée. 


APPENDICES  499 

fiter  de  la  liberté  que  leur  donnent  les  décrets  de  Votre  Majesté... 
Les  généraux  et  maréchaux  d'empire  qui  viennent  d'arriver  ont 
été  logés  dans  tous  les  palais  de  grands  d'Espagne;  ils  ont  mis 
dehors  les  gendarmes  préposés  à  la  garde  du  mobilier  et  ont 
brisé  les  scellés  apposés  par  les  commissaires  nommés  à  cet  effet. 
Témoin  les  hôtels  Âltamira,  Fernan  Nu^ez,  Hijar,  etc..  La  mis- 
sion dont  Votre  Majesté  avait  bien  voulu  me  charger  ici  me  paraît 
finie.  Je  la  supplie  de  vouloir  bien  m'autoriser  à  aller  reprendre 
mon  service  dii'ect  près  d'elle. 


Madrid,  le  18  décembre  1808. 
SiRÉ, 

Je  m'empresse  d'annoncer  à  Votre  Majesté  que  les  recherches 
faites  chez  la  duchesse  douairière  d'Ossuna  ont  eu  un  plein  succès. 
On  vient  de  transporter  chez  le  payeur  environ  quinze  ou  seize 
quintaux  d'argenterie,  et  le  contador  (comptable)  de  la  maison  a 
remis  une  déclaration  de  neuf  millions  de  réaux  de  revenus. 

On  m'annonce  pour  demain  la  certitude  de  découvrir  un 
magasin  d'habillements  plus  considérable  que  le  dernier  que  j'ai 
remis  à  M.  Mathieu  Favier  et  qui  a  rempli  quatre  caissons. 


Madrid,  le  20  décembre  1808. 
SiRÈ, 

J'ai  l'honneur  d'adresser  à  Votre  Majesté  le  rapport  que  je  viens 
de  recevoir  de  M.  Lagorsse,  capitaine  de  la  gendarmerie  d'élite, 
chargé  de  faire  des  recherches  sur  la  caisse  du  couvent  de  l'Escu- 
rial,  qui  se  trouve  à  Madrid  (1).  Il  a  déjà  découvert  cent  trente 
ou  cent  quarante  mille  francs,  tant  en  argent  qu'en  papier-mon- 
naie, et  il  espère  que  les  dispositions  prises  pour  intimider  les 
dépositaires  lui  feront  découvrir  le  reste,  s'il  existe  une  plus  forte 
somme.  Je  prie  Votre  Majesté  de  me  faire  dire  ce  qu'on  doit 
faire  de  cette  caisse. 

On  a  trouvé  dans  la  maison  d'Ossuna  trois  caisses  de  quinquina 

(1)  Dans  cette  maison  dite  de  los  Recesos  se  trouvaient  un  religieux  occupé 
à  l'impression  d'un  dictionnaire  arabe,  un  bibliothécaire  et  un  moine  chargé 
de  la  vente  des  bréviaires;  ces  trois  dangereux  citoyens  furent  gardés  par  une 
brigade  de  gendarmerie,  avec  deux  factionnaires  à  la  porte. 


500  L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 

pesant  à  peu  près  cent  livres,  cela  m'a  paru  assez  précieux  pour 
demander  à  Votre  Majesté  quel  emploi  il  faut  en  faire.  Le  payeur 
m'a  dit  hier  que  l'argenterie  de  la  maison  d'Ossuna  passait  vingt 
quintaux.  C'est  cinq  de  plus  que  ce  que  j'avais  annoncé  par 
aperçu. 

Archives  nationales.  —  AF  IV,  1615, 


FIN 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  O) 


Abrantès  (Duchesse  d'),  Mme  Junot, 

10,  11,  44,  272. 
Addington  (Henry),  2. 
Adlerberg  (d'),  60. 
Aduruga  (Ramon  de),  488. 
Affry  (d'),  315. 
Aguila  (Comte  del),  228,  267. 
Agcilar  (Manuel),  490. 
Aguirre  (Manuel),  321. 
Agustin  (Mariano),  488. 
Alava  (Ignacio  de),  8,  15,  20,  23,  34. 
Alava  (Miguel  de),  488. 
Albadid  (Marquis  d'),  82. 
Albalat,  267. 

Alcanices  (Marquis  d'),  321. 
Alcantara  (Dom  Pedro  d'),  342. 
Alcedo,  82. 

Alcudia  (Duchesse  d),  210. 
Alexandre    I",    empereur   de    Russie, 

63,  124,  285,  451,  454,  494. 
Aliaga  (Duchesse  d'),  101. 
Allema>d,  13. 
Alonzo  (Zenon),  249,  488. 
Alphonse  de  Castille,  310. 
Alquier,  6,  43. 
Altamira  (Comte  d'),  321,  345,  369, 

497. 
Alvarez  (Colonel),  136,  280. 


Alvarez  (Eusebio),  193. 

Amarillas  (M'*  de  las),  110,  255,  448, 

Ameil  (Major),  338. 

Amoros  (Francisco),  488. 

Amoroso,  249. 

Andreossy,  76,  322. 

Angosse  (d'),  174. 

Angouléme  (Duc  d'),  101,  261,  348. 

Angulo  (Francisco),  249,  488. 

Anjou  (Duc  d'),  159. 

Antrdsther  (Général),  416. 

Apodaca  (Ruiz  de),  347,  444. 

Aragon  (Dona  Maria),  152. 

Arango  (Raphaël),  200. 

Aremberg  (Prince  Louis  d'),  86. 

Argumosa   (Theodoro),   28,   32,  119, 

474. 
Arias,  203. 

Arnao  (Gonzalez),  488. 
Arribas  (Pablo),  284,  488. 
Arriza  (Marquis  d'),  259,  488. 
Arslet,  28. 
Arteche   (Général    Gomez   de),    338, 

341. 
Artois  (Comte  d'),  348. 
Asnarès,  117,  473. 
AcBcssoN  de    La   Feuillade    (Hector 

d'),  128. 
Autriche  (Don  Juan  d'),  327,  459. 
Autriche  (Marie-Clémentine  d'),  342. 


(1)  Quelques  noms  répétés  à  chaque  page  n'ont  pas  à  prendre  place  dans 
cette  Table  :  le  roi  Charles  IV,  Ferdinand  VII,  Joseph  Bonaparte,  Napoléon, 
Murât,  Godoy  prince  de  la  Paix. 
501 


502 


L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 


Ayerbe  (Marquis  d'),  102,  U6,  117, 
120,  164,  174,  186,  472,  473. 

AzAiNZA,  duc  de  Santa  Fé,  189,  201, 
249,  253,  255,  258,  260,  317,  328, 

487. 

AZARA,   2. 

AzEVEDO  (Miguel  de),  249,  487. 


Bacourt  (de),  487. 

Baena  (Luis),  390. 

Baget,  280. 

Baird  (David),  412,  415,  435. 

Balagny  (Commandant),  418. 

Balesteros,  103,  372. 

Barante  (Prosper   de),    57,  61,  125. 

Barbé- Mabbois,  50. 

Bardaxi  (Eusebio),  247. 

Barrera,  485. 

Baste,  492,  495. 

Raudoin,  17,  25,  28. 

Bausset  (de),  175,  241. 

Beauharnais  (Eugène  de),  138,  358, 
445,  449. 

Beauharnais  (François  de),  57,  73, 
78,  79,  83,  85,  86,  87,  88,  89,  90, 
91,  103,  107,  109,  110,  111,  112, 
114,  116,  120,  128,  142,  144,  148, 
153,  160,  162,  163,  164,  170,  186, 
190,  191,  202,  280,  459,  462,  463, 
471. 

Beachahnais  (Joséphine  de),  impéra- 
trice, 73,  84,  94,  175,  182,  245, 
261. 

Beabbarnais  (Hortense  de),  94. 

Beauharnais  (Marie  de),  comtesse  de 
Lavalette,  73. 

Beauharkais  (M"  de  la  Ferté),  73. 

Beaumarchais,  396. 

Belliard  (Général),  223,  287,  294, 
298,  313,  316,  359,  391,  420,448, 
497,  498. 

Bellocq,  199,  399. 

Belveder  (Comte  de),  365,  366,  367, 
376. 


Bendana  (Marquis  de),  487. 

Benting  (William),  350. 

Bergon,  492. 

Bernadotte,    prince    de    Pontecorvo, 

186,  331,  335,  336,  337,  338. 
Berrugueïe,  448. 
Berrï  (Duc  de),  348. 
Berry  (Duchesse  de),  327. 
Berryer,  492. 
Berïhier,  prince   de  Neuchâtel,  241, 

254,  262,  298,  312,  331,  .359,  370, 

377,  387,  401,  408,  409,  417,  420, 

493,  494. 
Bertrand,  241. 
Berwicr,  199. 
Bessières  (Maréchal),  166,  230,  273, 

274,  281,  282,  287,  291,  312,  356, 

358,  359,  365,  366,  370,  381,  383, 

384,  425,  427,  429,  450,  493. 
Beugnot,  239. 
Beunza  (Ignacio),  488. 
Beurnonville  (Biel   de),  3,  4,  5,    7, 

8,  9,  10,  11,  22,  34,  35,  45,  50, 

54,  55,  56,  57,  264. 
BiCKERTON  (Amiral),  19. 
Blake,  281,  291,  292,  335,  339,  340, 

341,  361,  362,  363,  364,  371,  372. 
Blanchet,  257,  293. 
Blondel,  120,  475. 
Blucher,  313. 
Bonaparte    (Caroline),    Mme    Murât, 

131,  223,  232,  241,  441,  445. 
Bonaparte  (Charlotte),  87. 
Bonaparte  (Jérôme),   158,  203,  256, 

449,  454. 
Bonaparte    (Louis),    158,    159,   256, 

271. 
Bonaparte  (Lucien),  87,  129. 
Bonaparte    (Pauline),   princesse   Bor- 

ghèse,  94. 
BoNDY  (de),  241. 
Bonnald,  47,  48. 
BoNKET  (Général),  430. 
Bordesoulle,  450. 
Bornos  (Comte  de),  83,  117,  472. 
Bory  de  Saint-Vincent,  419. 
BouLAY  de  la  Meurtue,  312,  493. 


TABLE    ALPHABETIQUE 


503 


Bourbon    (Antonio-Pascual    de),    45-, 

43,  153,  168,  190,  192,  209,  211, 

214,  215,  486. 
Bourbon   (Carlos  de),   42,    113,   153, 

172,  175,  177,  209,  211,  466. 
Bourbon  (Charlotte  de),  42,  90,  342. 
Bourbon  (Francisco  de  Paula  de),  42, 

209,  214,  466,  486. 
Bourbon  (Léopold  de),  342. 
Bourbon  (Luis  de),  81. 
Bourbon  (Marie-Antoinette  de),  53. 
Bourbon  (Marie-Isabelle  de),  42. 
Bourbon  (Marie-Louise  de),  42. 
Bourbon  (Pedro  de),  42. 
Bourbon  (Philippe  de),  76,  459. 
Bourbon  (Cardinal  de),  119,  474. 
BouRKE  (Baron  de),  319. 
BoYER  (Catherine),  87. 
BR.iGANCE  (Jean  Vï  de),  42,  90. 
Bragance  (Marie  de),  90. 
Breteuil  (de),  44. 
Broderick,  350,  416. 
BnoGLiE  (Duc  de),  486. 
Bron  (Général),  450. 
Brown,  350. 
Bruik  (Amiral),  22. 
Bruix  (Madame),  37. 
Brune  (Maréchal),  331. 
BuKFON,  44. 
BUGEAUD,   495. 
BCSTAMENTE,  467. 


Caballero    (Eugenio     Alvarezl      117, 

118,  119,  473,  475. 
Caballero  (Colonel),  336. 
Caballero    (Marquis    de),    103,     104, 

105,  143,  192,  215,  217,  474. 
Cabarrus  (Comte  de),  255,  259,  290, 

317,  318,  360,  361. 
Calder  (Amiral),  13,  14,  19. 
Calvo  (Balthazar),  267,  268. 
Camarosa  (Marquis  de),  321. 
Camas,  17,  27. 
Cambacérès  (Général),  370. 


CambacérÈs  (Prince),  archi-chancelier, 
70,  312,  430,  445,  492,  493. 

CiMPO  Alakge  (Comte  de),  90,  317. 

Campomanés  (Fernandez),  118. 

Canclaux,  431. 

Canning,  443,  444. 

Canonilla  (Marquis  de),  142. 

Caraffa,  279. 

Carlos  I",  459. 

Caroline,  reine  de  Naples,  6,  53,  63. 

Caroll,  350. 

Casa  Calvo  (Marquis  de),  488. 

Cas.a-Garcia  (Marquis  de),    J18. 

Ca.ssagne,  492. 

Castanos  (Francisco-Xavier  de),  266, 
281,  298,  303,  304,  .305,  30f5,  308, 
309,  310,  311,  314,  320,  340,  342, 
350,  365,  373,  374,  375,  382,  389, 
390,  415. 

Castelar  (Marquis  de),  168,  376,  384, 
387,  391. 

Castel  Cicala  (Prince  de),  342. 

Castelfiel  (Comtesse  de),  voir  :  Titdo. 

Castel  Florida  (Comte  de),  459,  488. 

Castel-Franco  (Prince  de),  92,  249, 
259,  369,  398,  487,  496,  497. 

Castellane  (Général-préfet  de),  243, 
244,  254,  261. 

Castellanos  (Marquis  de),  487. 

Castillo  (Vicente  del),  487. 

Castillo-Larroy  (Damaso),  48T. 

Castlereagh,  414,  417,  436. 

Castro  (Perez  de),  207,  218. 

Catîielineau,  270. 

Cavagnac  (Louis  de),  337. 

Cavrois,  492. 

Cevallos  (Mi.auel  de),  269. 

Cevallos  (Pedro  de),  3,  5,  7,  49,  54, 
60,  78,  109,  163,  174,  180,  181, 
186,  187,  247,  248,  255,  259,  317, 
321,  322,  345,  389,  488. 

Cevallos  (Simon  Perez  de),  487. 

Chabannes  (de),  170. 

Chabert  (Général),  269,  304,  307, 
491,  492. 

Chaïm,  199. 

Chaix  d'Est  Ange,  494. 


504 


L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 


Champagny,    duc   de   Cadore,   85,  95, 

96,  108,  180,  181,  185,  210,  221, 

224,  236,  238,  241,  257,  280,  285, 

288,  293,  316,  354,  443,  444,  451, 

462,  471. 
Chaeles-Qcint,   93,    100,    125,    179, 

209,  232,  236,  448. 
Charles  II,  240. 

Charles  III,  223,  342,  465,  471. 
Charles  IX,  94. 

Charles  de  Lorraine  (Archiduc),  342. 
Chateaubriand,  251. 
CHAtrMOKï-QriTRY  (Eugène  de),  86. 
Chauveau-Lagarde,  492. 
Cheminead,  203. 
Chincuon  (Comtesse  de),  321. 
Churruca  (Cosme  de),  15,  20,  24,  27, 

32. 
Cilleruelo,  209. 
CisNEROs,  15,  20,  329. 
Cladep.a  (Christoval),  487. 
Claparède,  450. 

Clarke,  duc  de  Feltre,  312,  490,  493. 
Clary  (Adèle),   comtesse  Tascher,  86. 
Clerc,  300. 
Clermont-Tonxkrre     (Gaspard     de), 

157. 
Cohausen  (Baronne  de),  73. 
Colbert  (Alphonse  de),  431. 
Colbert  (Ambroise  de),  431. 
Colbert    (Auguste),    408,    421,    424, 

431. 
Colbert  (Edouard  de),  431. 
Colon  (Josef),  487. 
Colomb  (Christophe),  327. 
COLLINCWOOD    (Amiral),    15,    19,    24, 

25,  28,  32,  33. 
Contamina  (Comte  de),  345. 
Contrebas  (Alvarez  de),  118. 
CoBNELL  (Général),  345. 
CORBÈGE,  221. 

CosMAO  (Amiral),  13,  17,  20,  33. 
Colin  (Général),  199. 
CoupicNî,  301. 
CoxE  (Major),  350. 
Crm.lon     (Louis -Antoine),     duc     de 

Mahon,  136,  137,  166. 


Cbochart,  49^6. 

CnOMWELL,   127. 
CURTHWRIGHT,   266. 

CzARToniSKi  (Prince  Adam),  6. 

CZERHICHEFF,    241, 


D 


Dabadie,  472. 
Dalrymple,  342,  412. 
Damreay,  494. 
Danton,  220. 
Daoïz,  200,  201. 
Darmagnac.  134,  135,  375. 
Daru,  96,  184. 
Daumesnil,  199. 
Davila,  116,  473. 
Davodt  (Maréchal),  359. 
Debelle  (Général),  417. 

DÉCHEGARAY,    261. 

Degrés  (Amiral),  8,  14,  15,  16,  18, 
20,  22,  23,  34,  37,  39,  48,  452. 

Defermon,  312. 

Dejean  (Général),  360. 

Delaborde  (Général),  430. 

Dellevielleuze,  333,  337. 

Demidoff,  220. 

Demée,  275.      ; 

Desiepop.t,  28. 

Dérieux,  320. 

Desdevizes  dc  désert,  20. 

DES.IOBERT,  199,  202,  399. 

Dessolles  (Général),  410. 

Diderot,  54. 

Do.mingcez  (Maria),  320. 

DORSENNE,  450. 

DoYLE  (Général),  350. 

Dubois,  289,  446. 

DuBROco,  174. 

Duff,  350. 

DuHESME  (Général),  135,  136. 

Dumanoir,  16,  20,  23,  27,  30,  36. 

dumouriez,  348. 

Du  pin,  494. 

Dupont  (Général),  151,  229,  273,  274, 
276,  286,  294,  296,  298,  299,  300, 


TABLE  ALPHABETIQUE 


505 


301,  302,  303,  304,  305,  307,  308, 
309,  311,  312,  314,  341,  388,  412, 
447,  463,  466,  490,  491,  492,  494, 
495. 

DuRiM,  319. 

Ddrfort  (Constance  de),  il,  56. 

DoROC,  Duc  de  Frioul,  94,  95,  96, 
139,  166,  171,  174,  241,  261,  262, 
359,  422,  450,  453,  477,  486,  487. 

DtJROSNEL  (Général),  369. 

dutertre,  17. 

duvergier,  494. 

Dyer,  350. 


EcHAQUE  (Francisco  de),  488. 

Ega  (Comte  d),  91. 

Ega  (Comtesse  d'),  64,  91. 

Egdia  (Général),  376. 

Elio  (Xavier),  328. 

Enghien  (Duc  d'),  341,  452. 

Epernon  (Duc  d'),  220. 

Escalante,  305,  306. 

Escano,  20,  23,  345. 

EscoÏQDiTz  (Juan),  83,  84,  101,  102, 
104,  105,  112,  115,  116,  119,  120, 
159, 163,  164, 166,  174,  178,  179, 
180,  181,  187,  472,  473,  474,  475. 

EscuDERO  (Miguel),  387. 

ESPARTERO,    311. 

EsPEJA  (Marquis  de),  488. 

EsPELETA  (Comte  d'),  110,  136,  467. 

EspiNOSA  (Manuel  Si.xte),  448. 

EsTRÉES  (Gabrielle  d'),  94. 

Etampes  (Duchesse  d'),  94. 

Etchevarry,  295. 

Étrurie     (Reine    d').     Voir    Marie - 

Louise. 
Ette>hard  y  Saunas,  257,  488. 
Excelmans,  167,  168. 
Expert  (Colonel),  406. 


Fabreches,  338. 
Fain,  241. 


FÉNELON  (de),  305. 
Ferdinand  le  Catholique,  310. 
Ferdinand  IV,  roi  de  Naples,  42,  52, 

53,  63,  342. 
Ferdinand  VI,  roi  d'Espagne,  422. 
Feria  (Duc  de),  174. 
Fernan  NtiNEZ  (Comte  de),  165,  171, 

249,  259,  321,  369,  487. 
Fii.ANGiERi,  228,  268. 
Florida  Blanca,  102,  114,  344,  345, 

355,  402,  471. 
FouCHÉ,  duc  d'Otrante,  71,   96,  212, 

407,  445,  446,  453,  456. 
FoY  (Général),  281. 
Fox,  62,  63. 
Franceschi,  409,  419,  428,  430,431, 

434,  439. 
François  I",  roi  de  France,  93,  162, 

171. 
François,  empereur  d'Autriche,   451, 

454. 
Fraser,  435. 
Frémiot,  56. 

Frère  (Benjamin),  351,  416. 
Frère  (John),  351. 
FrÉsia  (Général),  492. 
Fréville  (Villot  de),  220,  223,   257, 

398,  498. 
Frias  (Duc  de),  92,   165,    186,  249, 

284,  287. 
Friederich,  198. 
Fririon  (Général),  337. 
Fdentès  (Julien  de),  488. 
FuMEL  (de),  193. 

G 

Gabrielli  (Prince),  87. 
Gainza  (Louis),  487. 
Galabert,  328. 
Galdos  (Pérès),  9. 
Galiano,  15,  20,  27,  32,  488. 
Gallo  (Marquis  de),  6,  241. 
Gand  (Vicomte  de),  109. 
Gantheaume  (Amiral),  12,  13. 
Garay  (Martin  de),  344,  442. 
Gardoqui,  28. 


506 


L'ESPAGNE  ET  NAPOLEON 


Garriga  (Josef),  488. 

Gaudin,  452. 

Gauthier  (Général),  450. 

Gaya  (Auçjustin),  321. 

Gazzani  (Carlotta),  245. 

Georges  III,  443. 

GoBERT  (Général),  298,  299,  300. 

Godoy  (don  Diego),  82,  101. 

GoNGORA  (Christoval  de),  488. 

GONTAUT-BiRON,    261. 
GOKZALVE  DE   GORDOUE,    327. 

GouvioN  Saint-Cyr,  311,  358. 

Goya  (Francisco),  41,  100. 

goyenèche,  329. 

Graham  Moor,  2,  350. 

Grandeli.ana  (Domingo  de),  8. 

Granville  (Mgr  de),  404. 

Gravina  (Duc  de),   8,  9,12,   13,  15, 

16,  20,  22,  23,  25,  31,  34. 
Green,  350. 
Grenade  (Duc  de),  109. 
Gren VILLE  (Lord),  3. 
Grouchy  (Général),  151,  198. 
Guadalcazar  (Marquis  de),  174. 
Gtjillebeau  (Mlle),  245. 
GuiLLELMi  (Juan  de),  466. 
Gustave  IV,  412. 
GuzMAN  (Ferez  de),  485. 


H 

Hannencourt  (d'),  206. 

Harispe  (Général),  201. 

Hauterive  (d'),  57,  236,  446. 

HÉDouviLLE  (Comte  d'),  392,  448 

HÉDOUViLLE  (Général  d'),  392. 

Henry  IV,  79,  315. 

Henry,  120,  186. 

Heredia  (Général),  415. 

Hermida,  345. 

Hermosilla  (Josef  Gomez),  488. 

Herrasti  (André  de),  487. 

Hei'.rera  (Nicolas  de),  488. 

Hervas,  marquis  d'Almenara,  47,  48, 

94,  163,  106. 
Hesse  (Grand-duc  de),  449. 


Heudelet,430. 

HiJAR  (Duc  de),  199,  249,  259,  369, 

487,  497. 
Hoche,  48. 

Hoiienlohe  (Prince  de),  313. 
Hohenzollerm  (Prince  de),  193,  223. 
HoPE,  383,  414,  415,  435,  436. 
HoRMAZAS  (Marquis  de  las),  488. 
Huhter,  350, 


Ibar  Navarro,  207,  208,  218. 

Idiaquez,  487. 

Infantado  (Duc  de  1'),  20,  101,  102, 
105, 110,  116,  119,  120,  159,  164, 
186,  194,  228,  249,  253,  259,  322, 
350,  369,  384,  390,  394,  398,  402, 
468,  469,  470,  473,  475,  488,  497. 

Infantado  (Duchesse  de  1),  399. 

Infernet,  29,  36. 

Isabelle  II,  311. 

IsLA  (Pedro  de),  488. 

Isquierdo  (don  Eugenio),  44,  47,  48, 
50,  58,  59,  60,  92,  94.  95,  96, 
109,  110,  139,  178,  487. 

Isquierdo  (Domingo),  110,  467. 


Jagome  (Adrian),  .347. 

Jacques  d'Angleterre,  220. 

Janvier,  223. 

Jauregui  (Thomas  de),  101. 

Jean  VI,  roi  de  Portugal,  342. 

Jean  Bon  Saint-André,  38. 

JouBERTHOU  (Madame),  87. 

JouRDAN    (Maréchal),    57,    287,    288, 

352,  359,  421. 
JovELLANOS  (Melchior  de),  259,  345. 
Juan  d'Autriche  (don),  76,  327. 
JuNOT,  10,  92,  110,  174,  245,  279, 

313,  348,  409,  412,  462,  495. 
JuNOT  (Madame)  duchesse  d'Abrantès, 

11. 


TABLE    ALPHABETIQUE 


B07 


Jtjbien  de  la  Gravière  (Amiral),  12, 
13,  30. 


R 


Keats  (Amiral),  335,  338. 
Kellermann  (Général),  229. 
Kennedy,  350. 

KiNDELAN  (Général  de),  76,  335,  338. 
KiNSBERGEN  (Maréchal  de),  271. 
KlÉber,  313. 
kourakine,  451,  454. 
kozietulski,  380. 


Labobde  (de),  177,  410. 

Labrador,  164,   181,   185,  186,  247, 

249. 
La  Brethonnière,  32. 
Lacépède,  47,  312,  493. 
Lacombe,  296. 
Lacoste  (de),  338. 
Lacoste  (Général),  369,  371. 
La  Cuesta,  268,  281,  340,  341,  350. 
Lacy  (Juan  de),  20. 
La  Forest  (de),  162,  163,   190,  210, 

220,    221,    222,    224,    230,    231, 

257,    270,    271,    272,    274,    276, 

277,    279,    283,    290,    316,    217, 

319,  344,  355,  401,  407. 
Lagorsse,  499. 
Lagrange,  197. 

La  Grange  (Général),  373,  374,  450. 
La    Hotjssaye    (Général),    386,    408, 

409,  430,  433,  496. 
Lalande,  40. 
Lannes  (Maréchal),  47,  370,  373,  374, 

376,  422. 
La  Madrid  (Manuel  de),  488. 
La  Pena,  341,  373,  374,  488. 
Lapisse  (Général)  422,  423. 
Laplace,  312,  493. 
La  Prada  (Manuel  Garcia),  488. 
La  Pdebla,  345. 
Lardizabal  (Josef  de),  487. 


Lardizabal  (Manuel  de),  249,  487. 
La  Romana,  281,  334,  335,  336,  338, 

339,  351,  363,  364,  372,  416,  417, 

418, 
Larrey,  203. 
Lasalle    (Général),    165,    245,    269, 

281,  365,  366,  371,  377,  410,  431, 

350. 
Lasauca  (André),  117,  118,  473. 
La  Torre,  228. 
La  Tour-Maubocrg,  370,  386. 
Lauriston,  388,  498. 
Lavalette,  186,  241,  445. 
Lavalette  (Comtesse  de).  Voir  Marie 

de  Beauharnais. 
Lavadguyon,  137. 
La  Vega  (Andres  de),  347. 
Lavii.legris,  20. 
Lavoisieb,  45. 

Lazan  (Marquis  de),  270,  280. 
Lebrun  (Général),  226,  241. 
Lecchi  (Général),  135,  325,  326. 
Lefebvre  (Maréchal),  273,  358,  359, 

362,    363,    367,    370,    375,    407, 

410,  420,  496. 
Lefebvre-Desnouëttes,  373, 382, 421, 

427,  428. 
Lefranc,  198,  201. 
Legendre  (Général),  447,  491. 
Legriel,  199. 
Leith,  350. 
Le.teune,  379. 
Lemos  (Gil  de),   8,   189,    192,  214, 

398. 
Lerembcre,  492. 
LERoui  de  la  Chapelle,  86. 
Lima  (de),  241. 

LiNiERS  (Jacques  de),  327,  328,  329. 
Llamas,  279,  320,  340,  341,  390. 
Llano,  334,  372. 
Llorente,  203,  250,  288,  289,  351, 

396,  404,  488. 
Lobo  (Raphaël),  338. 
LoisoN  (Mgr),  261. 
LoMAS  (Antonio),  267. 
Lorge  (Général),  410,  419,  430,  439. 
Lorraine  (Marie-Caroline  de),  342. 


508 


L'ESPAGNE    ET    NAPOLÉON 


Louis  XIII,  94. 

LoDis  XIV,  79,  159,  181,  220,  238, 

342,  354,  455,  456. 
Louis  XV,  367. 
Louis  XVI,  38. 

Louis  XVIII,  3,  304,  343,  494. 
Lucas,  7,  23,  26,  27,  32,  36,  37. 
LucRNER  (Maréchal  de),  56. 
Luzzi  (Princesse  de),  6. 


M 

Mac-DonnelLj  20. 

Mack,  318. 

Mac  Kensie,  335. 

Magellan,  327. 

Magendie,  36. 

Magon  (Amiral),  16,   20,  28. 

Mahès,  169. 

Mahon  (Duc  de).  Voir  Grillon. 

Maison  (Général),  388. 

Maistral,  20. 

Malespina  (Général),  364,  365. 

Malet  (Général),  446. 

Manrique  (Josef),  102. 

Marat,  353. 

Marbot  (Général  de),  203,  206. 

Marchand  (Général),  359,  408. 

Marescot  (Général  de),  304,  306, 
307,  412,  491,  492. 

Maret,  96,  238,  241,  254,  327,  328. 

Maret  (Madame),  241. 

Maria  de  Portugal,  342. 

Marie-Louise  de  Bourbon,  reine 
d'Étrurie,  128,  149,  155,  161,  233, 
486. 

Marie-Louise  de  Parme,  reine  d'Es- 
pagne, 11,  42,  61,  100,  103,  107, 
116,  119,  120,  146,  149,  155,  163, 
169,  183,  184,  207,  210,  221. 

Marmont,  358. 

Martin  (Amiral),  346. 

Martinez  (liernandez),  117,  473. 

Masserano  (Fieschi,  prince  de),  45, 
47,  92,  107,  322. 

Masson  (Frédéric),  7, 


Mathieu-Dumas  (Général),  375,  408, 

410,  419. 
Mathieu-Favier,  498,  499. 
Matignon  (Madame  de),  24J . 
Mauri  (Juan),  488. 
Maurice-Mathieu     (Général),     373  y 

408. 
Mazarin  (Cardinal),  79,  220. 
Mazzaredo  (Amiral  de),  80,  249,  259, 

360. 
Medina-cckli    (Duc    de),     109,     165, 

369. 
Melendez  (Luis),  488. 
Mendinueta  (Pedro  de),  110. 
Menneval,  241. 
Menou,  313. 

Merle  (Général),  430,  435. 
Merlin  (Général),  325,  356,  362. 
Mermet,  430,  439. 
Metternigh    (Prince   de),  233,    285, 

441,  445,  451. 
Michel,  142. 

Miguel  de  Portugal,  342. 
MiLA  de  la  Roca,  488. 
MiLHAUD  (Général),  371,  375,  415. 
Miot  de  Melito,  232. 
MiRANDA  (Comte  de),  81. 
MissiESSY  (Amiral  de),  12,   13. 
MissiEssï  (M.  de),  108,  471. 
Mohamed,  310. 
MOLITOR,  331. 
MOLLIEN,  51,  60. 
Mon  (Arias),  116,  118,  341,  401. 
Monaco  (Prince  de),  214. 
Moncey  (Maréchal),  151,   201,    229, 

273,  275,  276,  280,  288,  312,  324, 

340,  356,  358,  359,  362,  371,  373, 

374,  376,  383,  493. 
MoNJÉ,  391. 
Monnier,  313. 
MoNROY  (Mgr  Cid),  259. 
Moos  (Marquis  de),  83,  221. 

MONTALEMBERT,    28. 

MoNTARco  (Comte  de),  101,  448. 
MoNTEHERMOSo  (Marquis  de)  487. 
MoNTEHERMOSO  (Marquise  de),  355. 
MoNTEMAR  (Duc  de),  81. 


TABLE   ALPHABETIQUE 


509 


MoxTESQuiou  (de),  450,  453. 
MoNTHYON  (Général),   148,   149,  152, 

162,  171. 
MoNTiJO  (Comte  de),  340. 
MosTiJO  (Comtesse  de),  81. 
Montmorency  (Madame  de),  241. 
Montmorency  (Duchesse  de)  203. 
MoNTPENSiER  (Duc  de),  262. 
MooRE  (John),  412,   413,  414,  415, 

416,  417,  418,  426,  428,  429,  432, 

433,  435,  436,  437. 
MoRA  (de),  384. 
Moral  (Joaquin  del),  487. 
MoREAU,  265. 
MoRENO  (Louis),  334. 
MoRENO  (Pedro),  296. 
MoRi  (Carlos),  467. 
MoRLA  (de),  266,  267,  309,  326,  376, 

384,  388,  390,  391. 
MoRLOT,  373. 
MoTjTON    (Général),   167,    366,   371, 

418. 
Mdraire,  312,  493. 
MuRPHY,  498. 
MusNiER,  373. 
McsQuiz    (Ignacio),    164,    174,   255, 

488. 


N 


Nansouty  (Général  de),  496. 

Napier,  203. 

Napoléon  III,   159. 

Negrette    (Comte    de),    105,    200, 

467. 
Nelson,  2,  12,   13,    18,   19,    21,  23, 

24,  25,  26,  30,  32,  34,  37,  40. 
Neubourg  (Anne  de),  240. 
Ney,  235, 354, 356, 358, 359, 362,  371, 

373,  374,  376,  383,  389,  394,  407, 

408,  409,  410,  421,  423,  424,  425, 

426,  439. 
Niegolowski,  381,  382. 
Noblejas  (Comte  de),  488. 
NoRZOGARAY  (Mateo  de),  488. 
Novella  (Roque),  488. 
NuNEz  (Calixto),  488. 


Odero,  34. 

Odoardo  y  Ganpre  (Josef),  488. 
O'Farrill,  51,  76, 189, 190, 192,  201, 

215,  255,  259,  277, 317,  328,  360. 
Olaguer-Félin,  110,  466. 
O'Neill,  340. 
Onis  (d'),  247. 
Orbegozo  (Gahriel  de),  488. 
Ordener  (Général),  241. 
Orjas    (Comte    d),    et    Orgaz,    105, 

117,  120,  259,  487. 
Orléans  (Gaston  d'),  106. 
Orléans  (Louis-Philippe  d'),  262,  343, 

495. 
O.ssoNA  (Duc  d'),  101,  259,  369. 
OsscNA  (Duchesse  d*),  499. 
Odbril  (d'),  61,  64. 
Oddenarde  (d'),  183,  498. 

OUVRARD,    15,   51. 


Paget  (Lord),  417,  427,  431. 

Paillet,  494. 

Palacio  (M"  de),  280. 

Palafox  (José),  270,  323,  341,  342, 

345,  373,  374,  402. 
Palafox  (Francisco),  373. 
Panis,  220. 
Pantoja,  406. 
Pardo  (J,  B.),  490. 
Pardo  (Général),  492. 
Pareja,  27,  32. 

Parme  (Louis  de),  roi    d'Étrurie,   42. 
Parque  (Duc  del),  82,  150,  249,  259. 

260,  487. 
Parvis  (Amiral),  267. 
Pasqtiier  (Chancelier),  98,   125,  316. 
Patrick,  350. 
Pelayo  (Manuel  de),  488. 
PeralÈs  (Marquis  de).  386,  398. 
Pereyra    (Luis    de),    249,  448,  488. 
Perez  (Agustin),  249,  487. 


510 


L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 


Philippe  II,  94,  98,  406. 

Philippe  IV,  459. 

Philippe  V,  141,  179,  223,  236,  Zib, 

322,  412. 
PiGKATELLi  (Comte  Fuentès),  250. 
Pin'uela  (Sébastien),   189,   192,  259, 

317. 
Pio  (Prince),  345. 
Pire  (Général),  379. 
PiSADOR  (Clémente),  488. 
PiTT  (William),  2,  6,  62,  63. 
Placzolles,  296,  492. 
PoiNsoï,  492. 

PoMPADOCR  (Marquise  de),  94. 
Pons  (de),  328. 
PoRBAS  (Pedro  de),  487. 
Pradt  (de),  181,  182,  241,  449. 
Premostratense  (Antonio),  488. 
Preux,  152. 
Prigny,  20. 
Primatice  (le),  94. 
Privé  (GénéraU,  296,  302,  309, 
Provence  (C  de).  Voir  Louis  XVIII. 
PUGET,  450. 


Q 


Qcesada  (de),  366. 
QuEVEDO  (Mgr  de),  248. 


Ravignan  (de),  261. 
Rayneval  (de),  90. 
Razout  (Général),  450. 
PiÉCAMiER  (Madame),  235. 
Reding,  152,  299,  301,  203,  311. 
Regnaud  de  Saikt-Jean  d'Angély,  307, 

312,  492,  493,  495. 
Régnier,  312. 
Reille  (Général),  183,  190. 
RÉMCSAT  (Madame  de),  234,  238,  242. 
Retz  (Cardinal  de),  181. 
Rey  (Jorge),  249,  487. 
Richeliec  (Cardinal  de),  16,  79, 
Rico,  267,  268. 


RlQtTELME,    364. 

RoBERTONE  (de),  53,  443. 
RoBERTSON  (James),  335. 
Robespierre,  353. 
Roche  (Major),  350. 
Roederer,  130,  453,  455. 
Roize  (Général),  492. 
Romain,  399. 

RoMANiLLOs  (Antonio  Rantz),  487. 
Romero  (Manuel),  488. 
RosALÈs  (Juan  de),  488. 
Rosenvantz,  241. 
Rosetti,  169. 

RosiLLY  (Amiral),  21,  34,  229,  267, 
298. 

ROULANDON,    135. 

RocMiANTSOFF  (Comtc),  271,  444,  451, 

454. 
RousTAN,  245,  450. 


S 


Saavedra  (Miguel  de),  228,  267,  345. 
Saint-Simon  (Duc  de),  394. 
Saint-Simon     (Duc     de)     Montbleru, 

109,  393,  394,  497. 
Saint-Simon  (Mlle  de),  393. 
Saiz  (Luis),  487. 

Salas  (Joven  de),  116,  119,  473,  474. 
Salcedo  (Amiral),  12,    16,  438,  448. 
Saligny,  duc  de  San  Germano,  288. 
Salm-Salm  (Marie  de),  101. 
Salczzo,  365. 
San  Carlos  (Duc  de),  83,  101,  105, 

114,  120,  159,  164,  174,  467,  468, 

469,  470. 
San  March,  340,  373. 
San  Juan  (Benito),  378,  382,  466. 
San  Peloyo  (Eugenio  de),  488. 
San  Roman  (Comte  de),  336,  339,  364. 
Sancy  (Nicolas  de),  220. 
Santa  Clara  (Comte  de),  110,  467. 
Santa  Coloma  (Comte  de),  259,  487. 
Santa  Cruz  (M"  de),  259,  270,  369, 

398,  487,  497. 
Sa.ntivanÈs  (Chevalier  de),  45. 
Sarrut  (Général),  371. 


TABLE  ALPHABÉTIQUE 


511 


Sassenay  (de),  327,  328. 
Savaby,  duc  de  Rovigo,  157,  162, 
163,  164,  165,  166,  175, 178,  182, 
188,  231,  241, 244,  271,  272,  273, 
275,  276,  277,  278,  286,  287,  298, 
305,  314,  316,  322,  376,  377,  393, 
399,  422,  450,  492,  496. 

Savinon  (Antonio),  488. 

ScHMiDT  (Karl),  332. 

SÉBASTIAN!  (Général),  364,  365,  393, 
407. 

SÉDAvi  (Duc  de),  83. 

SÉGUR  (Philippe  de),  382. 

SÉNARMONï  (Général),  379,  388. 

Senftt  (Comte  de),  241. 

Sergent,  220. 

Servino,  487. 

Shéridan,  413. 

SiDMOUTH  (Lord),  25. 

SoLANO  (M''  de),  153,  228,  230,  265, 
267. 

SoLER  (luan),  488. 

SoLiGNAC  (Général),  137. 

SONTAG,  350. 

Soto-Major  (Duc  de),  259. 

SouBiSE  (Prince  de),  367. 

Soulage  (de),  384. 

SoDLT  (Maréchal),  duc  de  Dalmatie, 
359, 365,  367,  368,  369,  370,  371, 
372,  409, 410,  417,  418,  419,  424, 
428,  430,  433,  436,  438,  439. 

Stadion,  233,  285,  445. 

SxEWART  (Lord),  436. 

Stirling  (Amiral),  13. 

Strachan  (Sir  Piichard),  30. 

Strogonoff  (Comte),  64,  65,  91,  160, 
271,  276,  285,  318,  322,  355. 

Stuart  (Charles),  349. 

SuRCODF,  17. 


Talleyrand,  prince  de  Bénévent,  2, 
4,  5,  6,  11,  18,  45,  48,  50,  53, 
54,  55,  57,  60,  68,  73,  75,  77,  79, 
85,  95,  125,  127,  139,  159,  203, 
211,  213,  234,  235,  236,  237,  238, 


312,  317,  441,  445,  446,  451,  452, 

453,  455,  457,  486,  493,  494. 
Talleyrand  (Mme  de),  212,  213. 
Tascher     de     la     Pagebie     (Colonel 

comte),  86,  372,  417. 
Tascher  de   la   Pagerie    (Stéphanie), 

83,  86,  129. 
Tascher     de    la     Pagerie     (Robert), 

86. 
Taviana  (Comte  de),  487. 
Teïlet  (Major),  296. 
Texada  (Ignacio  de),  488. 
Thiébault  (Général),  447,  491. 
Thiers,    135,    156,    203,    387,    491, 

495. 
TiLLY    (Comte  de),    305,   306,    345, 

402,  409. 
TiNco  (Josef),  488. 
TiTEUx  (Colonel),  300,  495. 
Tolstoï  (Comte),  125,  2.35. 
ToRENo  (Comte  de),  203,  257,   347. 

TORRE   DEL    FrENO,   267. 

ToRRE-MusQuiz  (Comte  de),  488. 
ToRRÈs  (Don  Pedro  de),  488. 
ToRRÈs  (Jéronimo  de),  280. 
ToRRÈs  (Sébastian),  118,  249,  487. 
ToscANO  (Don  Sanchez),  142. 
TouRNON  (Camille  de),  112. 
TouRNON  SiMiANE  (Philippe  de),  112, 

113,  114,  157,  158,  170,  171,  211, 

463,  471,  477,  479. 
Trasvina,  321. 
Trogoff  (Amiral  de),  38. 
Truxillo,  228,  267,  268. 
Tdbeuf  (Abbé),  485. 
TuDO  (Joséphine,  comtesse  de  Castel- 

fiel),  77,  81,  110,  465. 
TuRENNE  (de),  108,  467. 


u 


Upategui  (Manuel  de),  488. 
Uriz  (Joaquin),  488. 
Urquuo  (Don    Luis),    80,    166,    248, 
256,    258,    259,   317,   318,    352, 

487. 


512 


L'ESPAGNE   ET    NAPOLEON 


Vaca  (Francisco),  467. 

Valdès   (Cajetano),    15,    27,   29,    32, 

364. 
Valenzuela  (Manuel  de),  448. 
Vallabriga  (Marie-Thérèse),  princesse 

de  la  Paix,  81. 
Valle  Santoro  (Marquis  de),   110. 
Vandeul  (Carroyon  de),  3,  4,  57,  65, 

66,  67,  68,  72,  128,  129,  170. 
Vantal  de  Carrière,  203. 
Vargas,  32. 
Vasco  (Général),  110. 
Vaïuier,  155. 
VÉDEL    (Général),    273,     295,     298, 

299,  300,  302,  305,  309,  312,  326, 

397,  491,  492,  493,  494,  495. 
Velarde,  200,  201. 
Venegas  (Général),  301,  374. 
Vera  (Fernando),  384. 
Verdier  (Général),  165,  271. 
Verhdel,  160,  271,  319. 
Victor  (Maréchal),  duc   de   Bellune, 

358,  362,  363,  364,  367,  368,  370, 

375,  389,  410,  420. 
Viegas   (Simon   de),   116,   117,  472, 

473. 

ViGO-RODSSILLON,   393. 

ViGiJRi  (Louis  de),  101. 
Vilatïe  (Générai),  364. 
ViLCBÈs  (Josef  de),  118. 

VlLLAFRANCA  (DuC  de),    81. 

Villagomez  (Don  Miguel),  118. 
ViLLANUEVA  (An(onio),  118. 
Villel  (M"  de),  345. 
ViLLELA  (Ignacio  de),  249,  487. 


VlLLEMABRIN,    36. 

Villeneuve  (Amiral  de),  12,  13,  14, 
15,  16,  18,  19,  20,  21,  23,  24, 
25,  27,  29,  34,  35,  37. 

Villeneuve  (Mme  dej,  37. 

ViLLEROY  (Maréchal  de),  35. 

Villoktrevs  (de),  304,  315,  492, 
495. 

Vincent  (de),  76. 


w 

Walther  (Général),  213,  359,  450. 
Wellesley  (Arthur  de),  duc  de  Wel- 
lington, 40,  348,  412,  442. 
Wilson  (Robert),  350. 
Winttingham,  350. 
Wolseley  (Maréchal),  492. 


XimenÈs  (Cardinal),  181. 
Y 

Yandiola  (Jean  de),  487. 

Yarmouth  (Lord),  63. 

Yebra  (Gonzalez),  118. 

YoN,  26. 

Yriarte  (Bernardo),   388,   390,   448. 

YvAN,  241. 


Zea  (Antonio),  487. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Préface  , 


PREMIÈRE  PARTIE 

LA  CHUTE  DES  BOURBONS 
CHAPITRE  PREMIER 

TRAFALGAR 
(1805) 

Charles  IV  reconnaît  avec  joie  l'avènement  de  Napoléon.  —  Alliance  franco- 
espagnole.  —  Subsides  de  l'Espagne  pour  payer  sa  neutralité.  —  William 
Pitt  rompt  la  paix  par  un  guet-apens  (octobre  1804).  —  Déclaration  de 
guerre  (décembre).  —  Armement  des  vaisseaux  espagnols.  —  Junol  passe 
à  Madrid. 

Croisières  des  flottes  françaises.  —  Combat  du  cap  Finistère  (22  juillet  1805). 

—  L'amiral  "Villeneuve  bloqué  à  Cadix.  —  Les  amiraux  espagnols.  —  Le» 
amiraux  français.  —  Effort  maritime  de  l'Empereur. 

Nelson  augmente  ses  moyens  et  reprend  la  mer  (septembre).  —  Conseil  de 
guerre  des  amiraux  des  flottes  alliées  (8  octobre).  —  Rosilly  nommé 
commandant  en  chef.  —  Villeneuve  ordonne  la  sortie.  —  Manœuvres  et 
branle-bas.  —  L'attaque  de  Nelson  (21  octobre).  —  Il  est  tué  à  son   bord. 

—  Combats,  abordages  et  incendies.  —  Villeneuve  prisonnier.  —  L'amiral 
Gravina  rallie  les  débris  des  flottes. 

Tempête  de  la  nuit.  —  Désastres  et  naufrages.  —  Le  Redoutable.  —  Douleur 
de  Charles  IV;  fureur  de  Napoléon.  —  Mort  de  Villeneuve.  —  Raisons 
et  conséquences  de  ia  défaite.  —  L'Angleterre  maîtresse  des  mers.  .  1 

513 

33 


514  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

CHAPITRE    II 

LE     PRINCE     DE     LA     P4IX 

(1805-1806) 

La  famille  royale  d'Espagne.  —  Futilité  de  la  Cour.  —  HésitatLons  du  prince 
de  la  Paix.  —  Son  agent  secret  à  Paris  :  Isquierdo.  —  Projet  d'une 
descente  espagnole  en  Irlande.  —  Difficultés  au  sujet  du  subside  mensuel 
de  l'Espagne  au  trésor  impérial.  —  Le  général  O'Farrill  avec  un  corps 
espagnol  envoyé  par  ordre  en  Toscane.  —  Avajices  au  prince  de  la  Pai 
pour  obtenir  de  Charles  IV  de  reconnaître  Joseph  Bonaparte  comme  roi 
de  Naples.  —  L'Espagne  souscrit  à  cette  nécessité. 

Beurnonville  est  satisfait  de  lui-même,  mais  l'Empereur  en  est  mécontent  et 
rappelle  son  ambassadeur.  —  Intérim  fait  par  M.  de  Vandeul.  —  Premiers 
projets  de  Godoy  sur  une  souveraineté  indépendante.  —  Règlement  finan- 
cier du  subside.  —  Mission  de  Prosper  de  Barante  à  Madrid.  —  A  Paris 
pourparlers  secrets  pour  la  paix.  —  Influence  de  Strogonoff,  ambassadeur 
de  Russie  en  Espagne,  sur  Godoy.  —  Levée  des  milices  espagnoles  ;  pré- 
paratifs clandestins;  agitation  à  Madrid.  —  Proclamation  belliqueuse  du 
prince  de  la  Paix  (15  octobre).  —  Effroi  et  rétractation  à  la  nouvelle  de 
la  victoire  d'Iéna.  —  Insuffisance  diplomatique  de  "Vandeul.  —  Godoy  est 
perdu  dans  l'esprit  de  l'Empereur 41 

CHAPITRE   III 

LE    TRAITÉ    DE    F01ST AINEBLEAU 
(1807) 

Le  marquis  François  de  Beauharnais.  -  -  L'Espagne  adhère  au  Blocus  conti- 
nental. —  L'Empereur  lui  demande  àe  fournir  un  contingent  militaire.  — 
Corps  expéditionnaire  pris  en  Toscane  et  envoyé  en  Hanovre.  —  Godoy 
nommé  Grand  Amiral  et  Altese.  —  Querelle  d'étiquette  entre  lui  et  M.  de 
Beauharnais.  —  Le  mécontentement  des  Espagnols  s'accentue.  —  Mesures 
du  prince  de  la  Paix  contre  le  prince  des  Asturies  et  ses  amis.  — Intrigues 
du  favori  pour  assurer  son  influence  à  la  mort  prévue  de  Charles  IV.  — 
Charges  et  faveurs  nouvelles  qu'il  se  fait  octroyer.  —  Deux  partis  rivaux 
se  forment. 

Intrigues  de  Ferdinand  et  de  M.  de  Beauharnais.  —  Entrevues  secrètes  avec 
le  chanoine  Escoïquitz.  —  Projet  d'un  mariage  «  français  »  .  —  Beauharnais 
blâmé  par  l'Empereur.  —  Silhouettes  du  prince  de  la  Paix  et  de  la  fcuiiille 
royale.  —  Tilsitt.  —  Le  Blocus  continental.  —  Menaces  forcées  de 
l'Espagne  contre  le  Portugal.  —  Défenses  dilatoires  de  la  cour  de  Lis- 
bonne. —  Politesses  entre  M.  de  Beauharnais  et  M.  de  Strogonoff.  — 
Procédés  violents  de  l'Empereur.  —  Rupture  avec  le  Portugal. 

La  cour  à  Fontainebleau.  —  Conférences  secrètes  de  Duroc  et  de  Isquierdo. 
—  Premier  projet  de  l'Empereur.  —  Conseils  de  Talleyrand.  —  Traité  du 


TABLE   DES   MATIERES  5115 

27  octobre  1807.  —  La  convention  secrète.  —  Remerciement»  empha- 
tiques de  Godoy. 72 

CHAPITRE    IV 

LE     PROCÈS     DE     l'eSCURIAL 

(1807) 

Le  palais  de  l'Escurial.  —  Menées  du  prince  de  la  Paix.  —  Agitation  autour 
du  prince  des  Asturies  ;  sa  lettre  à  l'Empereur  (11  octobre).  —  Arrestation 
de  Ferdinand  (27  octobre).  —  Interrogatoire  du  prince;  ses  aveux  et  sa 
faiblesse.  —  Emprisonnement  de  ses  amis.  —  Agitation  à  Madrid.  — 
Charles  IV  inquiet  ëcrlt  à  l'Empereur.  —  Embarras  de  M.  de  Beauharnais. 

—  Traité  de  Fontainebleau  ratifié  à  l'Escurial.  -^  Mesures  de  précaution 
du  prince  de  la  Paix.  —  Réponse  altière  de  Napoléon.  —  Seconde 
mission  de  M.  de  Tournon.  —  Son  rapport;  portraits  et  conclusions 
politiques. 

Le  procès  de  ''Escurial.  —  Embarras  des  juges.  —  Inquiétudes  de  Godoy. 

—  Napoléon  donne  ses  ordres.  —  La  junte  criminelle  :  réquisitoire, 
défense  ;  l'acquittement.  —  Don  Eugenio  Caballero.  —  Mesures  rigou- 
reuses contre  les  amis  de  Ferdinand.  —  Anxiété  de  l'opinion  publique. 

—  Dépêches  optimistes  de  Beauharnais.  —  Perplexités  à  Paris  et  à 
Madrid 99 

CHAPITRE   V 

MDRAT     LIEUTENANT     DE     l' E  MPE  R  ETJR 
(1808) 

Partage  futur  de  l'Europe  entre  l'Empereur  et  le  Tsar.  —  Date  des  premiers 
projets  de  Napoléon  sur  l'Espagne.  —  Ll  exige  d'elle  un  «  secours  »  mili- 
taire et  veut,  en  l'intimidant,  se  dégager  de  ses  propres  promesses.  — 
Pour  en  faire  une  compensation  éventuelle  il  enlève  à  la  reine  Marie- 
Louise  le  royaume  d'Étrurie.  —  Il  repousse  l'alliance  matrimoniale  du 
prince  des  Asturies  et  recule  l'exécution  du  traité  de  Fontainebleau.  — 
Mission  de  Vandeul  à  Madrid  pour  porter  ces  injonctions.  —  Le  grand- 
duc  de  Berg  est  nommé  «  Lieutenant  de  l'Empereur  »  . 

Murât  entre  en  Espagne  avec  une  armée.  —  Occupation  par  surprise  de 
Pampelune,  Barcelone,  Saint-Sébastien.  —  Voyage  d'Isquierdo  à  Madrid 
et  à  Paris.  —  Murât  arrive  dans  la  Castille. 

Projets  de  fuite  de  la  famille  royale.  —  Effervescence  populaire  pour 
empêcher  le  départ.  —  Emeute  d'Aranjuez  (17  mars).  Godoy  est  saisi, 
blessé,  emprisonné.  —  Terreur  et  abdication  de  Charles  IV.  —  Conci- 
liabules de  Murât  avec  la  famille  royale.  — Mission  du  général  Monthyon. 

—  Brillante  entrée  de  Murât  à  Madrid  (23  mars).  —  Entrée  triomphale 
de  Ferdinand  (24  mars).  —  Napoléon  attend  les  événements  pour  se 
prononcer.  —  La  lettre  apocrvnhe  du  29  mars.  —  L'Empereur  offre  la 
couronne  d'Espagne  à  son  frère  Louis,  dès  le  27. 


516  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

Le  «  règne  »  de  Ferdinand  VII.  —  Maladresses  de  Beauharnais.  —  Murât 
reçoit  l'épée  de  François  I".  —  L'Empereur  envoie  Savary  chercher 
Ferdinand.  —  Le  prince  part  et  attend  à  Vittoria.  —  Il  est  enlevé  et 
conduit  en  France.  —  Murât  envoie  également  Charles  IV,  la  Reine  et  le 
prince  de  la  Paix 123 

CHAPITRE  VI 

LES     PRINCES     A     BAYONNE 

(Avril  1808) 

Napoléon  part  pour  Bayonne;  réception  enthousiaste  qu'il  y  reçoit  (14  avril). 

—  Il  s'installe  au  château  de  Marrac.  —  Arrivée  de  don  Carlos  qui  se 
défend  de  voir  Napoléon.  —  Arrivée  du  prince  des  Asturies  (19  avril).  — 
Brusque  visite  de  Napoléon.  —  Diner  à  Marrac.  —  La  mission  de  Savary; 
douloureuse  déception  :  Yo  soy  trahido!  —  La  conversation  de  l'Empe- 
reur et  du  chanoine  Escoïquitz. 

Démarches  successives  et  inutiles  de  MM.  de  Cevallos  et  de  Labrador  auprès 
de  M.  de  Champagny.  —  Entretiens  de  Escoïquitz  et  de  l'abbé  de  Pradt. 

—  Arrivée  de  Godoy.  —  Arrivée  de  Joséphine.  —  Arrivée  des  «  Vieux 
Rois  ».  —  Le  baise-main.  —  La  visite  de  Napoléon.  —  Le  gala  de 
Marrac.  —  L'Empereur  travaille  à  réaliser  son  plan  :  tenir  pour  nulle 
l'abdication  de  Charles  IV.  —  Résistance  de  Ferdinand  :  sa  lettre  du 
30  avril  ;  réponse  de  son  père  (2  mai)  ;  nouvelle  lettre  de  Ferdinand 
(3  mai).  —  Charles  IV  nomme  Murât  son  lieutenant  en  Espagne  (4  mai). 

—  Traité  du  5  mai  :  Charles  IV  cède  sa  couronne  à  Napoléon 170 


DEUXIEME    PARTIE 

l'avènement  des   bonapartes 

CHAPITRE  PREMIER 

LE  DEUX   MAI 

La  Junte  laissée  à  Madrid  par  Ferdinand.  —  Murât  l'effraie  et  rassure  l'Em- 
pereur. —  Arrivée  de  M.  de  la  Foresl,  le  nouvel  ambassadeur.  —  Surex- 
citation du  peuple  de  Madrid.  —  Le  1"  mai.  —  Menaces  de  Murât.  — 
Dos  de  Mayo  :  l'enlèvement  de  don  Francisco;  le  combat  de  l'Arsenal; 
les  charges  de  cavalerie;  la  commission  militaire.  —  Les  morts. 

Émotion  produite  à  Bayonne.  —  Les  ordres  contradictoires  de  Ferdinand.  — 
La  scène  du  5  mai.  —  Ultimatum  de  Napoléon.  —  Le  prince  des  Asturies 
«  abdique  n  (6  mai).  —  Il  abandonne  ses  droits  (10  mai).  —  La  couronne 
d'Espagne  donnée  à  l'Empereur.  —  Les    u  compensations  :   Chambord  et 


TABLE   DES    MATIÈRES  517 

six  millions.  —  Bëceptions  de  Marrac.  —  Départ  de  la  famille  royale.  — 
La  mission  de  Talleyrand  à  Valencay. 
Soulèvement  patriotique  de  l'Espagne.  —  Position  difticile  de  Murât;  il  joue 
au  souverain;  ses  espérances,  sa  déception.  —  Les  diamants  de  la  cou- 
ronne d'Espagne.  —  Ordres,  reproches  de  l'Empereur.  —  Sa  proclamation 
aux  Espagnols  (25  mai).  —  Maladie  de  Murât.  —  Mission  de  Savary. 
—  Retour  de  Murât,  nommé  roi  de  Naples  (7  juillet.) 189 


CHAPITRE   II 

LA    JTJNTE  DE    BATONNE 

(Juin-Juillet  1808) 

L'Empereur  veut  façonner  l'opinion  alarmée  de  l'Europe  :  rôle  de  Talleyrand 
auprès  du  corps  diplomatique  à  Paris  :  notice  historique  de  d'Hauterive; 
rapport  de  Champagny.  —  Stupeur  et  silence  en  France.  —  Délassements 
et  travaux  de  Napoléon.  —  Le  château  de  Marrac;  la  vie  de  cour;  les 
réceptions;  les  excursions;  les  revues. 

Arrivée  des  députés  espagnols.  — Arrivée  de  Joseph  Bonaparte.  — La  Junte; 
ses  membres;  ses  séances  (15  juin-7  juillet)  ;  ses  travaux.  —  La  Constitu- 
tion. —  Ses  origines  et  ses  conséquences.  —  La  «  Maison  »  et  le  ministère 
du  roi  Joseph.  —  Départ  général  :  Joseph  entre  en  Espagne;  Napoléon 
retourne  à  Paris 233 

CHAPITRE  III 

LE    BÉVEIL  d'un    PEUPLE 

(Juin-Juillet  1808) 

Spontanéité  de  la  résistance  furieuse  et  sanglante  :  Carthagène.  —  Cadix.  — 
Séville.  —  Valence.  — Assassinats  des  autorités  espagnoles;  influence  paci- 
fique du  clergé.  —  Mouvement  dans  les  classes  moyennes.  —  Esprit  local 
de  la  révolte  dans  les  provinces.  —  Dispersion  des  troupes  régulières  d  Es- 
pagne. —  Positions  de  l'armée  française. 

Savary  à  Madrid  (15  juin-30  juillet).  —  Vanité  et  brutalité  de  ses  procédés 
de  gouvernement.  —  Ses  difficultés  avec  les  Espagnols,  le  grand-duc  de 
Berg  et  l'ambassadeur  de  France. 

Entrée  de  Joseph  en  Espagne;  ses  efforts  de  pacification.  —  Le  maréchal 
Bessières  vainqueur  à  Rio  Seco  (14  juillet).  —  Entrée  du  roi  à  Madrid 
(23  juillet).  —  Résistance  du  Conseil  de  Gastille.  —  Proclamation  officielle 
de  Joseph  (25  juillet).  —  Fioideur  du  corps  diplomatique.  —  Mésintelli- 
gence de  Joseph  et  de  Savary.  —  Les  Espagnols  ralliés  :  Antoine  Llorente, 
les  brochures  de  Cabarrus.  —  Soulèvement  général.  —  Lettre  de  Blake  à 
Bessières.  —  Misères  de  la  Catalogne.  —  Amnistie  du  roi  Joseph. 

Le  général  Dupont  traverse  l'Espagne  et  pénètre  en  Andalousie.  —  Combat 
du  pont  d'Alcolea.  —  Prise  et  sac  de  Cordoue.  —  Causes  de  l'inaction  de 
Diijiont  et  de  son  recul  à  Andujar.  —  Les  fautes  du  général  Védel.  —  Les 


518  L'ESPAGNE   ET    NAPOLÉON 

Espagnols  passent  le  gué  de  Menjibar.  —  Les  instructions  de  l'Empereur. 

—  Dupont  se  replie  vers  la  Sierra.  —  La  bataille  de  Baylen.  —  La  sus- 
pension d'armes.  —  Retour  tardif  de  Védel.  —  Les  pourparlers  d'Andujaj. 
Capitulation.  —  La  clause  des   «  bagages  ».  —  Violation  des  engagements. 

—  Enthousiasme    patiiotique  des    Espagnols.    —   Surprise    de  l'Europe. 

—  Colère  de  Napoléon.  —  Injustice  et  inutilité  du  procès  du  général 
Dupont 263 

CHAPITRE  IV 

LE    ROI     «    INTRUS  » 

(Juillet-Octobre  1808) 

La  nouvelle  de  Baylen  parvient  à  Madrid.  —  Joseph  évacue  précipitamment 
la  ville  (30  juillet).  —  Défections.  —  Retraite  sur  Burgos.  —  Décourage- 
ment des  ministres  :  abandon  du  corps  diplomatique.  —  On  se  réfugie 
derrière  l'Ébre. 

Enthousiasme  populaire  à  Madrid.  —  Castanos  se  réserve.  —  Entrée  et  mau- 
vaise conduite  des  Valenciens.  —  Le  Conseil  de  Castille  annule  tous  les 
actes  du  goUTcmement  «  Intrus.  »  —  Indiscipline  des  troupes  trançaises. 

—  Barcelone  livrée  aux  soldats  italiens.  —  Lettre  de  Thomas  Morla  au 
général  Véd3l. 

Napoléon  envoie  en  Amérique  M.  de  Sassenay  auprès  de  M.  de  Liniers, 
vice-roi  de  la  Plata.  —  Echec  de  cette  mission.  —  Soulèvement  patrio- 
tique de  toutes  les  colonies  espagnoles  qui  proclament  Ferdinand  VII. 

Les  troupes  de  la  Romana  en  Danemark.  —  Refus  de  prêter  le  serment  à  Joseph. 
Positions  des  armées  espagnoles.  —  Conseil  de  guerre  à  Madrid.  —  Anar- 
chie; pensée  d'un  régent  :  Léopold  de  Bourbon.  —  Projets  et  offres  du  duc 
d'Orléans.  —  Junte  suprême  à  Aranjuez  (25  septembre).  —  Ouverture  des 
séances,  personnel  et  ministres.  —  Alliance  avec  l'Angleterre.  —  Députés 
des  Asturies,  députés  de  Séville  à  Londres.  —  Enthousiasme  en  faveur  de 
l'Espagne;  secours  de  toute  nature  envoyés.  — Wellesley  en  Portugal; 
capitulation  de  Cintra.  —  Nombreux  agents  anglais  dans  la  péninsule.  — 
Le  roi  Joseph  à  Vittoria.  —  Mesures  financières  désastreuses.  —  Tenta- 
tives pacifiques  des  «  Joséphistes  »  ,  lettre  de  d  Urquijo  à  l'évêque  d'Orenze. 

—  Mesures  militaires  imprudentes  de  Joseph.  —  Menaces  de  l'Empereur. 

—  Emeute  à  Madrid  contre  Stoaonoff. .  .    Sl^ 


CHAPITRE  \ 

ITAPOLÉON     EN     ESPAGNE 

La  résistance  espagnole 
(Novembre-décembre    1808) 

Kassuré  à  l'entrevue  d'Erfurth,  Napoléon  dirige  vers  l'Espagne  la  Grande 
Axmée  et  va  eh  prendre  le  commandement.  —  Il  rejoint  Joseph  à  Vittoria. 
—  Premières  menaces.  —  Il  blâme  le  maréchal  Lefebvre  de  son  offensive 


TABLE    DES    MATIÈRES  519 

à  Durango  qui  trouble  le  plan  d'ensemble.  —  L'armée  de  Blake  est  écrasée 
par  le  duc  de  Bellune  à  Espinosa  de  los  Monteros. 

Connbat  de  Burgos.  —  Pillage  de  la  ville.  —  Séjour  de  l'Empereur.  — 
Décrets  contre  les  «  traîtres  «  .  —  Le  maréchal  Soult  envoyé  dans  le  pays 
de  Santander.  —  Le  maréchal  Lannes  en  Aragon;  sa  victoire  à  Tudèle. 

Napoléon  marche  sur  Madrid.  —  Affaire  de  Savary  à  Sépulveda.  —  La 
charge  des  Polonais  à  Somo  Sierra.  —  Attaque  de  Madrid.  —  Agitation 
patriotique  de  la  ville.  —  Sommations,  menaces,  capitulation.  —  Sévé- 
rités et  indulgences.  —  Décrets  contre  les  ordres  religieux,  l'Inquisition, 
les  droits  féodaux,  le  Conseil  de  Castil  e.  —  Suspects  et  séquestres.  — 
Hostilité  irréductible  des  Madrilènes.  —  Proclamation  impériale.  — 
Audience  à  la  municipalité.  —  Serment  au  roi  Joseph.  —  La  villa  de 
Chamartin.  —  Revues  militaires.  —  Nouvelles  des  Anglais;  Napoléon 
part  subitement  à  leur  rencontre 357 

CHAPITRE  VI 

NAPOLÉOK    EN    ESPAGNE 

Le  secours  anglais.  —  La  diversion  autrichienne 
(Décembre  1808-Janvier  1809) 

Sîr  John  Moore  est  mis  à  la  tête  des  forces  britanniques  dans  la  péninsule, 

—  Il  se  rend  à  Salamanque  ;  son  lieutenant  Hope  le  rejoint  par  le  chemin 
du  Guadarrama.  —  Moore  s'avance  vers  Soult  dans  le  Léon.  —  Rencontre 
à  Sahagun.  —  L'approche   de    Napoléon   décide  les  Anglais  à  la  retraite. 

—  Leur  présence  engage  le  duc  de  Dalmatie  à  renforcer  le  II'  corps. 
L'Empereur  marche  en  hâte  contre  les  Anglais.  —  Passage  pénible  du  Gua- 
darrama. —   Manœuvres  dcins  la   vallée   du    Duero    à    la   recherche    des 
Anglais.  —  Napoléon  s'élance  sur  leurs  traces.  —  Ils  passent  l'EsIa  avant 
nous  —  Escarmouche  malheureuse  de  Lefebvre  Desnouëttes  à  Benavente. 

—  Traversée  difficile  de  l'Esla.  —  Poursuite  sur  Astorga.  —  L'Empereur 
s'arrête  et  revient  sur  ses  pas. 

Le  maréchal  Soult  commande  l'armée  qui  presse  les  Anglais  en  pleine 
retraite.  —  Le  général  Colbert  est  tué  à  Cacabellos.  —  Démoralisation, 
souffrances,  pertes  et  pillages  de  l'armée  britannique.  —  Saccage  de  Villa- 
franca.  —  Halte  des  deux  armées  à  Lugo.  —  John  Moore  reprend  sa 
course  vers  l'Océan,  se  réfugie  à  la  Corogne  et  prépare  son  embarquement. 

—  Soult  arrive  à  toute  vitesse.  —  Bataille  indécise  du  16  janvier.  —  Sir 
John  Moore  est  tué.  —  Bombardement  de  la  flotte  anglaise  qui  prend  la 
mer  et  échappe.  —  La  Corogne  ouvre  ses  portes.  —  xlttaque  et  prise  du 
Ferrol.  —  L'Empereur  charge  Soult  victorieux  d'aller  chasser  du  Portugal 
les  Anglais  qui  s'y  trouvent  encore. 

Armements  de  l'Autriche  en  1808.  —  Après  Erfurth  manœuvres  de  Talley- 
rand  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Vienne.  —  Politique  de  M.  de  Metternich. 
— •  Manifeste  de  la  Junte  espagnole  à  l'Europe.  —  Echec  des  pourparlers 
de  la  France    et  de  la  Russie  avec  l'Angleterre.  —  Concessions  pacifiques 


520  L'ESPAGNE    ET    NAPOLEON 

de   l'Empereur;   sa   colère    de   leur    insuccès.    —  Traité  d'alliance  entre 
Londres  et  la  Junte  de  Séville. 
Napoléon  averti  des  intrigues  de  Paris  quitte  l'armée.  — Séjour  à  Valladolid. 
—  Réception   des  députés   de    Madrid.  —  Retour  précipité  en  France.  — 
Disgrâce  de  Talieyrand.  —  Menaces  à  l'Autriche;  réserve  de  la  Russie.  — 

Rœderer  envoyé  à  Joseph.  —  L'Empereur  se  tourne  contre  Vienne.  411 

APPENDICES 

l.  Instructions  de  Talieyrand  à  Beauharnais.  23  avril  1806 457 

II.    Le  prince  de  la  Paix  nommé  Grand  Amiral  et  Altesse  Sérenissime 

13  janvier  1807 459 

III.  Lettre  du  prince  des  Asturies  à  l'Empereur.  11  octobre  1807..  .  .  460 

IV.  Instructions  de  Champagny  à  Beauharnais.  28  octobre  1807 462 

V,   Rapport  de  M.  de  Tournon  à  1  Empereur.  20  décembre  1807.  .  .  .  463 

VI.  Procès  de  l'Escurial.  —  Dépêche  de  Beauharnais  à  Champagny. 

19  novembre  1807 471 

VII.  Procès  de  l'Escurial.  Bulletin  de  Beauharnais.  10  février  1808.  .  472 
VIII.   Instructions  à  l'agent  secret  Blondel.  6  février  1808 475 

IX.  Voyages  de  M.  de  Tournon.  20  juin  1808 476 

X.   Liste  des  morts  du  2  mai 479 

XI.    Lettre  de  Duroc  à  Talieyrand.  8  mai  1808 486 

XII.   Députés  espagnols  à  la  Junte  de  Bayonne.  6  juillet  1808 487 

XIII.  Déclaration  de  guerre  de  la  Junte  de  Séville.  6  juin  1808 488 

XIV.  Le  procès  du  général  Dupont 490 

XV.   Lettres  de  Savary  à  l'Empereur.  Décembre  1808 496 

Table  alphabétique 501 


PARIS.    TYPOGRAPHIE  PLOM,    8,    RUE  CARA.NCIÈRE.    1931.    41456. 


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