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PREMIÈRE PARTIE
LES
PAPILLONS
Tvp. F.. De Soye, à P»"*.
LES
PAPILLON
MÉTAMORPHOSES TERRESTRES
U ÎPMIPILK M rill
PAR AMÉDÉE VARIN
TEXTE
PAR. EUG NUS ET ANTON Y MER A Y
PARIS
GABRIEL DE GONET, ÉDITEUR
0, RUE DES BEAUX -ARTS, 6
MÉTAMORPHOSES TERRESTRES
DBS P3TJPLBS DE L'AIR
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C'était vers la fin du règne de Louis XV, à cette époque à la
fois joyeuse et réfléchie, bigarrée, étrange, ou toutes les fan-
taisies graves et poétiques occupaient les cerveaux, où le scepti-
cisme le plus spirituellement moqueur faisait roule côte à côte
de la crédulité la plus confiante.
Curieux siècle de constrastes que ce XVIIIe siècle, où la
vieille société, vivace encore, imposait victorieusement ses
1
1 LES PAPILLONS.
mœurs, ses lois, ses coutumes, son étiquette, tandis qu'em-
brassées théoriquement par des esprits ardents, par des génies
aventureux, les idées nouvelles qui allaient déplacer le centre
de gravité de la vie intellectuelle et matérielle des peuples,
envahissaient déjà jusqu'aux aristocratiques salons des com-
tesses poudrées et des marquis en jabot.
Au milieu des fêles luxueuses, des intrigues galantes et des
gais propos de ruelles, les penseurs, souvent bizarres et toujours
hardis de cette riche époque, attaquaient les croyances du
passé, sans abandonner pourtant la part des rêves.
On ne croyait plus guère aux saints ni aux diables; mais
on parlait avec ménagement des sylphes, des gnomes, des
génies, des démons familiers de toutes sortes.
Les mystiques coudoyaient les esprits forts; les illuminés
racontaient leurs extases aux sévères fanatiques de la géométrie;
les athées tressaillaient aux paroles magiques et aux far
tiques prestidigitations des Cagliostro, des Pascalis et des Saint-
Martin.
Diderot pâlissait à la vue d'une salière renversée et d'un cou-
vert en croix; les miracles du cimetière Saint-Médard faisaient
diversion aux lazzis de Voltaire sur les miracles de la religion.
Or, par une belle matinée du mois d'octobre 1771, une
chaise de poste roulait sur une route poudreuse de la Pro-
vence, entraînée par quatre chevaux au galop, vers la petite
ville de Salon.
Cette chaise de poste contenait deux voyageurs : un homme
de cinquante ans environ, sévèrement vêtu de brun, au regard
<; AZOTTIi .
LA DAME AUX PAPILLONS. ,'ï
profond et rêveur, empreint de cette expression méditative
que donne l'habitude de la pensée; et une vieille dame,
dont on devinait l'âge plutôt qu'on ne le découvrait, tant sa
figure était enfouie dans des flols de mousseline et de dentelles,
qui ne laissaient voir que deux petits yeux gris vifs et perçants.
Ces voyageurs n'étaient pas des touristes ordinaires : l'un
était Cazotte, l'auteur du Diable amoureux; l'autre était la
marquise de La Croix, l'initiatrice du poète dans la mystique
science des illuminés.
Ces deux noms historiques indiquent à nos lecteurs qu'il ne
s'agit plus ici de fantaisies invraisemblables et de contes à
dormir debout, mais que nous allons les entretenir de belles
et bonnes idéalités.
La chaise de poste traversa la ville, et ne s'arrêta qu'au
relais, pour changer de chevaux.
La marquise demanda à l'un des curieux, accourus pour
voir les voyageurs, si l'on était encore loin de la demeure
de la princesse Ginebra.
L'interpellé regarda d'un air bète, sans répondre.
— La bastide de la dame aux papillons? dit une grosse
brune réjouie, fille du maître de poste.
— Précisément...
— À trois petites lieues environ, madame, derrière cette
colline au levant. Vous la verrez du grand chemin, au bout
d'une allée de cyprès, entre deux plantations d'oliviers.
— La dame aux papillons! se dirent entre eux les badauds
de la route, avec un air d'étonnemenl, presque d'effroi. Quel-
U LES PAPILLONS.
ques-uns se séparèrent, comme s'il se fût agi de Belzébuth en
personne.
Et la chaise de poste repartit.
— Quel singulier sobriquet ces gens-là donnent-ils à la
princesse Ginebra? dit Cazotte à sa compagne.
— Je vous avais promis de l'extraordinaire , mon ami ,
répondit la vieille marquise de La Croix; le voilà qui com-
mence.
Sur un regard interrogateur de Cazotte, la marquise pour-
suivit :
— La femme que nous allons voir est depuis si longtemps
retirée du monde, que vous avez besoin d'un petit préambule
pour la bien comprendre. Ce qui circule à Paris sur elle est
trop banal pour vous suffire.
Cazotte haussa les épaules.
— Allez, dit-il, chère marquise, je suis tout oreilles.
Et Cazotte s'adossa de son mieux contre les coussinets,
croisa les mains sur son tricorne, préalablement posé sur ses
genoux, et demeura immobile, le regard fixé sur le nuage de
dentelles au fond duquel scintillaient les yeux perçants de la
marquise, dans l'attitude enfin d'un homme qui se dispose à
savourer un récit depuis longtemps attendu.
« — La princesse Ginebra de Moncade, reprit la vieille
dame, a eu deux maris. Le premier, don Cipio de Corella qui
l'épousa lorsqu'elle atteignait à peine sa vingtième année, avait
déjà trop souvent poudré ses jabots avec le contenu de sa boite
d'or, pour être un mari tel que le rêvait la pauvre jeune femme.
LA DAME AUX PAPILLONS. 5
« Mais, à noire point de vue surtout, don Cipio avait d'émi-
nentes qualités. C'était le disciple et l'ami de Martinez Pascalis,
qui vint renouveler parmi nous les lueurs mourantes de la
science cabalistique, et fonder cette illustre école de Lyon dont
nous professons, vous et moi, les croyances et les rites. »
A ce nom vénéré du maître, qui lui promettait des révé-
lations plus curieuses encore que celles qu'il attendait, Gazotte
redoubla d'attention.
« — Le comte Cipio, poursuivit la marquise, avait appris
de ce savant philosophe la science de la contemplation et du
ferme vouloir, et il s'était élevé par là à la notion parfaite de
l'essence universelle et à la domination des esprits.
« Souvent, en présence de Ginebra, il conjurait des êtres
invisibles, conversait avec eux, leur donnait des ordres; et
celle-ci remarquait, avec terreur d'abord, puis simplement
avec surprise, que chacun de ses ordres était obéi.
« Le génie Caldéron, qui chargeait et allumait la pipe de
Soberano, au premier commandement, n'obéissait pas plus
promptement à l'officier napolitain que les esprits interpellés
par le comte Cipio ne s'empressaient d'exécuter ses moindres
caprices.
' « Ginebra s'enhardit à la longue avec les mystères de la
cabale, au point de demander un jour au comte, son mari,
de lui montrer l'un de ses invisibles serviteurs sous une forme
palpable.
« Celui-ci y consentit, en lui laissant le choix de la forme
sous laquelle elle voulait voir son désir accompli.
2
6 LES PAPILLONS.
« A vingt ans, Ginebra avait déjà une passion folle pour
les papillons. Selon elle, si les sylphes eussent été priés ou
forcés de prendre un corps, c'était bien la forme gracieuse et
légère de ces jolis habitants de l'air qu'ils eussent préférée.
Elle choisit donc les ailes de gaze et le corps fluet de l'un
de ses favoris.
« A peine eùt-elle formé ce vœu, qu'un beau Vulcain aux
ailes de feu apparut voltigeant dans la chambre, et, sur un
ordre du comte, vint se poser sur le doigt rose et un peu
tremblant de la jeune femme.
« Elle recommença souvent cette épreuve, à l'aide de la
science et de la volonté de son mari, et finit par concevoir
un goût désordonné pour ces apparitions qui donnaient une
àme et une vie surnaturelle, fantastique, à ces êtres innocents
dont la chasse et l'étude avaient charmé ses jeunes années.
« Le comte l'encouragea dans cette étrange passion qui la
détournait de préoccupations et de désirs plus dangereux
pour son repos, et l'initia peu à peu à quelques secrets
de la cabale. Mais la mort vint arrêter ces intéressantes
leçons.
« Ginebra pleura le maître plus que le mari; mais, comme
nulle douleur n'est éternelle, surtout quand on a vingt-quatre
ans, et qu'on n'a pas encore aimé, elle prit le sage parti de
se consoler, en se remariant.
« Cette fois, le mari eut l'attrait d'un amant. Il était de
son choix, jeune et beau.
« Je ne vous parle de celui-ci, le prince Olivarez de Moncade
LA DAME AUX PAPILLONS. 7
y Léon, que pour mémoire; car le bonheur de Ginebra fut
de courte durée.
« C'était un homme à bonnes fortunes, un coureur
d'aventures qui se lassa aussi vite de sa femme que d'une
maîtresse , et disparut complètement la seconde année
de ses noces, sans qu'on put jamais apprendre de ses
nouvelles.
« Ginebra n'eut pas même la consolation de pouvoir se
dire veuve, et d'agir en conséquence.
« Bientôt d'étranges soupçons lui vinrent à l'esprit. Ces
idées bizarres, extravagantes aux yeux du vulgaire, prove-
naient-elles d'un dérangement d'esprit causé par le désespoir,
comme l'affirmaient presque tous ses amis, ou étaient-elles
le résultat d'une faculté supérieure développée par l'élude
des sciences occultes?... »
— N'en doutez pas, marquise, interrompit Cazotte. Votre
Ginebra est évidemment un être merveilleusement doué; mais,
vous le savez, pour le vulgaire ignorant, tout ce qui sort du
cercle des faits palpables, toute recherche de l'idéal, tout
don de seconde vue, ne sont autre chose qu'une hallucination
de l'esprit, qu'une maladie du cerveau.
o — Elle s'imagina, poursuivit la marquise, que, dans
la disparition de son second mari, il y avait du fait du comte
Cipio. »
— Je l'ai déjà pressenti, s'écria Cazotte.
« — Elle ne doutait pas, reprit madame de La Croix, que
l'ami de Martinez Pascalis ne fut intervenu en celte occasion.
S LES PAPILLONS.
Ou le défunt comte, jaloux du second mariage de Ginebra,
avait voulu punir son oublieuse épouse, ou bien cédant à
un sentiment plus noble, il avait voulu venger la jeune femme
des infidélités d'Olivarez... C'est ce qu'elle ne pouvait clai-
rement déterminer; mais elle soutenait avoir souvent ren-
contré, le soir, le volage prince de Moncade y Léon, avec
des ailes, et sous la forme d'un papillon. »
— C'est merveilleux , fit Cazotte rêvant.
La marquise poursuivit en ces termes :
« — Après sa seconde mésaventure, la princesse ne tarda
pas à se retirer tout à fait du monde, malgré sa beauté
admirable encore. Elle vint habiter le lieu où nous Talions
retrouver.
« Les quelques personnes qui la visitèrent depuis lui firent
♦ la réputation que vous savez. On la dit folle et sujette à d'ex-
travagantes hallucinations.
« Le vrai de cette affaire est que la princesse prétend avoir le
don de séparer l'esprit du corps, et de voir s'agiter la folle du
logis, l'imagination capricieuse des gens qui vivent ou ont vécu
autour d'elle.
« Elle voit, dit-elle, naître les ailes du désir, les volontés du
changement, les versatilités des goûts ; en un mot, elle assiste,
comme à un spectacle, à tous les mouvements de l'esprit; et
faisant une alliance originale des idées du comte Cipio et de ses
goûts de jeune fille, elle prétend que toutes les passions des
hommes lui apparaissent sous la forme capricieuse des papil-
lons. Il en résulte, comme vous le verrez, des satires pleines
LA DAME AUX PAPILLONS. 9
d'étrangeté sur la mobilité de l'âme, et des confidences qui font,
rire et quelquefois pleurer. »
Après avoir achevé cet étrange récit, la marquise regarda
Cazotte, qui bâtissait déjà sur ce thème extraordinaire des bal-
lades fantastiques et des romans sans possibilité.
Trop enfoncé dans ses rêveries, il cessa de questionner sa
compagne. Le moment approchait, d'ailleurs, où il allait juger
par lui-même la princesse Ginebra.
La chaise de poste entrait dans l'avenue de cyprès, au bout
de laquelle s'élevait sombre et silencieux, entre de pâles mas-
sifs d'oliviers, le manoir habité par la dame aux papillons.
Le postillon sonna à la grille. Un vieux concierge, vêtu d'un
costume jaune à bandes brunes qui le faisait ressembler à
Y Argus des prés, vint s'enquérir du nom des visiteurs.
Quelques moments après, Cazotte et la marquise de La Croix
étaient en présence de la princesse, qui les reçut avec une grâce
infinie et beaucoup d'affabilité.
C'était une femme d'une soixantaine d'années, grande de
taille, maigre sans sécheresse , aux mains parfaites, dont les
doigts disparaissaient presque sous les pierres précieuses.
Elle aimait le soleil, les couleurs vives, les matières bril-
lantes, la nacre et les dorures, tout ce qui faisait si vivement
resplendir ses sylphes favoris.
Une physionomie gracieuse et animée sur une figure sans
rides, malgré son âge, attirait la sympathie. Ses yeux peau
d'orange, encore pleins de feu, et dont elle élevait souvent le
regard au zénith, même dans les moments où elle prenait une
10 LES PAPILLONS.
part un peu vive à la conversation, indiquait chez elle une
habitude d'extase qu'on n'eût pas soupçonnée au premier
abord.
Nous ne raconterons pas ce qui se passa dans les premières
heures de l'arrivée. La princesse s'occupa de ses hôtes avec le
tact exquis et les délicates prévenances d'une châtelaine accom-
plie.
Rien dans la conversation ni dans les manières ne révéla à
ses visiteurs la moindre excentricité d'esprit; elle était naturel-
lement très-simple, et le bourgeois qui l'aurait vue en temps
ordinaire eût trouvé Ginebra pleine de raison et même de sens
commun.
Le diner se passa dans des causeries toutes réelles; on parla
de la cour et delà ville, de Paris et de la province, des délices
de Versailles, des mystères du Parc-aux-Cerfs, des intrigues de
cour, des cabales de M. de Choiseul, des caprices de madame
Dubarry, comme eussent fait les plus vulgaires gentilshommes.
La princesse entretint même ses hôtes des embellissements
qu'elle projetait pour sa terre et de ses plantations d'oliviers.
Cazotte commençait à être singulièrement désappointé , el
écoutait avec impatience ces détails de propriétaire campa-
gnard ; la marquise riait sous cape en le regardant.
Son espoir et sa bonne humeur se réveillèrent en examinant
le salon où la princesse les introduisit après le repas.
C'était une grande pièce ovale, tendue de tapisseries bleues
sur un fond orange orné de moulure d'argent. Cazotte se mit à
examiner curieusement les tableaux et les portraits qui garnis-
LA DAME AUX PAPILLONS. 11
saient les murs; il ne voyait partout que des cadres remplis
de ces brillants insectes si chers à la veuve du comte Cipio.
11 y en avait de piqués tout bonnement avec des épingles
d'or; d'autres étaient peints par Ginebra elle-même avec une
finesse d'exécution merveilleuse. Le poète remarqua que plu-
sieurs avaient des tètes et des corps humains.
— Ce n'est pas là une collection ordinaire, dit la prin-
cesse qui suivait l'occupation de son hôte; vous voyez là bien
des sphynx, bien des argus, bien des bombix, bien des pha-
lènes dont les ailes auraient causé de grands malheurs, si je
n'avais pris soin de les fixer.
— Enfi;; nous y voilà, pensa Cazotte.
Et il tressaillit de joie; le rêveur éveillé, le mystique inven-
teur de choses sans nom voyait le monde féerique s'ouvrir
devant lui à la voix de la noble magicienne.
En ce moment, il était en contemplation devant un grand
jeune homme peint assis sur un roc, comme fatigué d'un long
voyage, et déployant au vent les ailes d'un grand paon de nuit.
— Ce jeune homme, dit Ginebra, est mon second mari.
— Votre second mari ! s'écria Cazotte.
La marquise de La Croix fit un signe au poêle; ce signe
signifiait : « Taisez -vous! »
Cazotte comprit qu'il était imprudent pour la satisfaction de
sa curiosité d'interrompre la princesse dans ses miraculeuses
confidences. Il se le tint pour dit et résolut d'éviter à l'avenir
jusqu'à la moindre observation, même pour les choses qui met-
traient son intelligence en défaut.
12 LES PAPILLONS.
Ginebra poursuivit :
— Vous le voyez tel qu'il m'est apparu la dernière fois qu'il
m'a été permis de le voir : c'est le prince Olivarez de Moncade y
Léon. Je n'ai pas encore pu fixer ses ailes; car nn pouvoir
supérieur au mien... — Ici, la princesse poussa un soupir, pro-
bablement au souvenir de son mari et professeur le comte Cipio,
— .. .Le condamne encore pour longtemps à cette vie errante et
vagabonde; depuis plus de trente ans il voyage. Sa famille le
croit mort; mais je sais bien, moi, qu'il court le monde. Sa dis-
parition est toute une histoire; et si je pensais qu'elle dût avoir
quelque intérêt pour vous, je m'offrirais à vous la raconter.
— Oh ! dit Cazotte, je vous écoute, madame, et cvec bon-
heur, croyez -le bien.
— Quand on est vieille, continua en souriant la dame aux
papillons, c'est absolumentcomme lorsqu'on revient d'un grand
voyage; on a beaucoup vu et l'on a beaucoup à raconter. Si
donc vous aimez les vieux souvenirs, qui sont un peu les vôtres
à vous-même, ma chère marquise, dit-elle à la compagne de
route du poëte, j'ai dans cadres tout ce qu'il faut pour vous
faire passer agréablement la quinzaine que vous avez bien
voulu perdre chez moi.
— Commencez tout de suite, madame, dit Cazotte; car la
marquise et moi nous brûlons de connaître l'histoire du prince
de Moncado.
— Ecoutez donc, dit Ginebra :
« Je ne vous demanderai pas à vous, marquise, qui êtes ini-
tiée à tous les augustes mystères des illuminés , si vous avez
LA DAME AUX PAPILLONS. 13
entendu parler du pouvoir de commander aux esprits, de
cette faculté merveilleuse, découverte par les hommes supé-
rieurs, d'évoquer les forces secrètes de la nature, et de les
dompter au profit de l'humanité. Vous savez encore à quel
point la volonté forte du comte Cipio avait poussé cette puis-
sance de domination.
« Ce noble vieillard avait pour moi l'attachement le plus
grand, et mettait souvent au service de ma fantaisie les êtres
mystérieux qu'il s'était assujettis. Je passais en revue, avec son
aide, les génies qui veillent sur les jours de chacun de nous,
associés à notre existence, et souvent j'appris d'eux le sort
d'amis lointains, ou l'issue future d'événements qui intéres-
saient des amis présents.
« Dans ces expériences féeriques, j'avais le choix de la forme
générale; mais je m'astreignis à ne désirer la réalisation de
mes visions que sous la livrée riche, propre, élégante et
variée des papillons. Mes nerfs s'accommodaient bien de
l'exiguité et de l'innocente apparence de cette forme : tout autre
m'eût donné des scrupules et surtout de l'effroi. J'épuisais donc
ainsi toutes les formes de ces fleurs ailées, qui sont, pour ainsi
dire, les moitiés des fleurs immobiles que nous aimons tant à
respirer.
« Entre toutes ces apparitions, une surtout me frappa et
m'est restée profondément gravée dans la mémoire, d'autant
mieux que j'y avais assisté sans l'avoir désiré et en l'absence
du comte Cipio.
« C'était pendant une de ces nuits tièdes du printemps
u
i'i LES PAPILLONS.
qui annoncent les chaleurs de l'été; mon mari couvait déjà la
maladie qui devait l'emporter, et j'avais reçu de lui une lettre
datée de Lyon, dans laquelle il me parlait gaiement de sa fin
prochaine.
« L'enveloppe terrestre de son âme, disait-il, avait trop servi
et devenait d'un usage tous les jours plus difficile; il aspirait
à reprendre une forme moins lourde, mieux assouplie, plus
agréable à présenter et plus^ rapide à faire mouvoir.
« Dans cette épitre affectueuse, il répétait une plaisanterie
qu'il m'adressait de temps en temps autrefois avec une gravité
douce :
« — Lorsque ma métamorphose aura lieu, ma Ginebra, lorsque
je ne serai plus là à veiller sur toi avec les yeux de mon corps
terrestre, songe bien à te méfier des ailes vagabondes des papil-
lons. »
« Les diverses pensées que faisaient naître en moi la lecture
de cette lettre m'empêchèrent de fermer l'œil. Je me levai
donc, et comme la lune brillait de tout son éclat sur les lilas
du jardin, je pris une robe de chambre ouatée et j'allai respirer
l'air de la nuit.
« Je suivais machinalement une allée aboutissant a un petit
pavillon en ruines , abandonné depuis quelques années aux
rejetons des ronces et des framboisiers, quand, à mon grand
étonnement, je le vis éclairé. Ce n'était pas un reflet de la lune,
car il se trouvait dans l'ombre d'un massif; d'ailleurs, la
lumière étrange, verte et phosphorescente, que j'apercevais,
était dans l'intérieur et ne rayonnait pas au dehors.
LA DAME AUX PAPILLONS. 15
« Arrivée sur le seuil déchaussé par les plantes parasites, je
vis distinctement une luciole dont le foyer lumineux éclairait
un personnage étrange, qui se balançait suspendu aux parois
du mur par les mailles d'un hamac de soie brune. La luciole
semblait heureuse de flamboyer pour son compagnon, qui
l'appelait « aurore de ma vie ! flambeau de ma jeunesse ! »
— « Toi seule, lui disait- il, guideras mes premiers pas dans
la vie.
« Et la pauvrette redoublait d'éclat et de feux pour mériter
ces tendres encouragements. Peu à peu, cependant, le flatteur
se dressa sur son lit suspendu ; il secoua ses membres, peigna
sa tête d'un air coquet et déplissa une paire d'ailes brunes
comme l'enveloppe d'où elles sortaient. Puis je le vis prendre
son vol ; il tourna quelque temps avec complaisance autour du
phare de la luciole, enivrée de sa beauté nouvelle. Enfin, après
cinq minutes de ce manège, il regarda la clarté argentée qui
brillait en dehors et s'élança dans l'espace avec un frémisse-
ment de joie railleur et de toute la puissance de ses ailes, lais-
sant la pauvre luciole si désolée que son éclat s'éteignit à
l'instant.
« Pour un œil vulgaire, ce que je venais de voir était tout
bonnement un grand paon de nuit échappé de la chrysalide;
pour moi, c'était une vision divinatoire, et la suite me prouva
que j'avais deviné juste. »
Avant de laisser la princesse expliquer à ses hôtes comment
fut réalisée pour elle cette singulière allégorie vivante, nous
devons à nos lecteurs un av's destiné à leur servir de fil
16 LES PAPILLONS.
d'Ariane pour les guider dans le labyrinthe d'aventures
extraordinaires où vont les conduire les causeries entamées
dans la villa de la princesse.
Nous nous trouvons avec Cazotte et la marquise de La
Croix dans un musée symbolique créé par les soins de la
veuve de don Cipio de Corella, et composé, comme vous
savez, des dépouilles des plus frêles habitants de l'air et
des portraits de créatures humaines, peints en buste ou en
pied, avec le vêlement brillant et les ailes des papillons.
Chacune de ces jolies curiosités représente au souvenir
extatique de la châtelaine, une histoire véritable, une mêlée
de héros humains menée joyeusement ou tristement à fin, à
l'aide de ses conseils, de ses ciseaux ou de ses aiguilles d'or.
Or, suivant le désir de Cazotte ou de la marquise, l'aimable
narratrice décrochera tel ou tel souvenir de sa muraille,
entamera le récit de l'aventure que rappelle à son esprit une
paire d'ailes, une momie de bombyx ou un pastel, choisis
dans les raretés de sa collection.
— J'ai dans ces cadres, a-t-elle dit, tout ce qu'il faut pour
vous faire passer agréablement la quinzaine que vous avez bien
voulu perdre chez moi.
Voulez-vous, avec les hôtes de Ginebra, passer agréablement
une quinzaine à la villa aux Papillons? Asseyez-vous et
écoutez.
D'UN GRAND
fheriai Elathca. — Grand Paon de nuil.
Il eut le malheur de tuer le frère de la belle Créole
à la suite d'une querelle suscitée par la jalousie.
FÉLONIE
d'dn grand
La princesse Ginebra de Moncade y Léon jeta un coup d'œil
plein de mélancolie sur le portrait aux larges ailes brunes qui
représentait son second mari. Puis s' adressant à la mystique
marquise de La Croix et à Cazotte qui se faisait tout oreilles
pour l'écouter :
— Voilà, dit-elle, l'amant volage qui devait me donner
bientôt le mot de l'apparition prophétique dont je viens de
vous faire le récit. La pauvre luciole avait été aban-
donnée par le grand-paon de nuit dont elle venait d'éclairer
la métamorphose; le prince Olivarez ne fit pas un meilleur
usage de ces ailes dont mon amour lui avait rendu l'usage.
Mais avant de commencer l'histoire de mon second
mariage, il faut que je vous montre à son tour le portrait
5
18 LES PAPILLONS.
du vénérable comte Cipio de Corella, mon premier mari.
Disant cela, Ginebra mit sous les yeux de ses hôtes le cou-
vercle de la boite d'or où elle puisait sa poudre d'Espagne.
Peinte sur le métal même et protégée par une lame de cristal,
une miniature d'un travail exquis y représentait le comte Cipio
en buste. Son type espagnol un peu dur, sa face brune, ses
traits trop fortement arrêtés étaient éclairés et adoucis par la
gracieuse bienveillance des plis de la bouche et la rare intelli-
gence du regard.
Sa main droite tenait à demi-ouvert un rouleau de papyrus,
sorte de manuscrit antique, sur lequel on lisait : OEdipus
,€gyptiacas. Sur l'index de sa main gauche était posé, les ailes
étendues, un beau papillon de l'espèce vulcain.
— Voyez, reprit Ginebra, quelle puissance de volonté,
quelle admirable pénétration étaient renfermées dans ce cer-
veau ! Comme on devine dans cette noble figure un esprit
habitué à dominer la création! Le manuscrit qu'il tient dans
sa main droite est une page inappréciable des mystères de
l'antique Egypte retrouvée sous les bandelettees qui entou-
raient la momie d'un grand-prêtre du vieux Nil. Le vulcain
aux ailes déployées placé sur son doigt est le Génie assistant
dont sa volition ferme lui avait fait un serviteur dévoué.
C'est Zillo, son démon familier, avec la forme dont le
comte le revêtit pour me le faire voir la première fois sans
m' effrayer.
Après avoir longtemps considéré la précieuse peinture, le
vénérable trio se parfuma amplement de l'odorant narcotique
FÉLONIE D'UN GRAND PAON DE NUIT. 19
qu'elle recouvrait; puis la narratrice reprit son récit où elle
en était restée.
« — Quelques mois après la lettre où il m'annonçait sa fin
prochaine, en m'avertissant de me défier des papillons, la
grande àme de mon premier époux quitta en effet son enve-
loppe terrestre. 11 m'avait jugée trop enfant pour m'initier com-
plètement au secret de sa puissance; mais je gardai de mon
intimité de quelques années avec ce grand esprit la faculté de
pénétrer les désirs et les passions de ceux qui m'entourent, d'en
deviner le but et l'issue plus ou moins heureuse.
« J'acquis le pouvoir d'évoquer sous la forme de papillons,
dont la couleur, le dessin et les allures m'étaient des indica-
tions certaines, ces désirs et ces passions, et de les fixer à ma
fantaisie, comme ceux que vous voyez dans ces cadres, lorsque
je prévoyais qu'elles devaient avoir des conséquences fâcheuses;
avec la seule condition d'y mettre de la prudence, du mystère,
et d'arriver à temps. Malheureusement, vous allez le voir, ce
secret devait m'ètre inutile pour ma propre expérience.
« Le corps de mon mari fut transporté en Andalousie, dans
le tombeau de ses ancêtres, et je passai la première année de
mon veuvage dans le couvent des dames nobles de Séville.
« Un soir, j'allai prier à la chapelle de la Vierge, seule, afin
d'y méditer à mon aise, selon ma coutume. Contre le mur de'
droite se tenait un pieux personnage que je pris pour un Père
Franciscain, car il portait l'habit en bure brune de l'ordre de
saint François, et le couvent était sous la direction de ces révé-
rends Pères. Cependant sa présence, si naturelle qu'elle fût,
20 LES PAPILLONS.
m'empêcha de me livrer à mes méditations ordinaires.
« La lampe pâle de la voûte qui éclairait cette cape sombre me
rappela, malgré moi, la scène où la luciole avait prêté sa lumière
à la transformation de la brune chrysalide de mon jardin de
Provence. Je ne pouvais m'empêcher de regarder le moine à la
dérobée, m'attendant presque à lui voir pousser des ailes. Le
saint homme n'était pas, du reste, tellement plongé dans l'orai-
son, qu'il ne s'aperçût bien de l'attention dont il était l'objet. Il
abaissa son capuchon et releva à mes yeux étonnés une tête
jeune et pleine d'expression.
«Pour le coup, la métamorphose allait s'opérer, je n'en
doutai pas. En effet, le jeune moine, s' approchant de moi, me
dit d'une voix douce et pénétrée :
« — Dona Ginebra, le temps s'avance où vous allez quitter
cette sainte maison pour rentrer dans le monde; eh bien, avant
départir, sachez le, vous .avez ranimé un cœur qui, bien jeune
encore, avait renoncé pour jamais à l'amour. »
« J'étais muette d'étonnement; cette douce voix et ce visage
imberbe n'annonçaient guère plus de vingt ans. A. l'âge où il
devait être tout au plus novice, comment ce jeune homme
était-il revêtu de l'habit de l'ordre? comment savait-il si bien
mon nom? Quel motif l'amenait dans ce couvent? Il continua
"ainsi :
« — L'habit que je porte vous fait douter de mon langage;
je l'ai revêtu par une permission toute spéciale que l'on n'ac-
corde qu'aux moribonds ou aux personnages de mon rang. A.
la suite d'un désespoir d'amour, je suis venu me plonger dans
FÉLONIE D'UN GRAND PAON DE NUIT. 21
la retraite, avec l'intention de la rendre plus tard éternelle par
un serment. Ne craignez donc rien, dona Ginebra, je ne suis
pas sacrilège en vous disant que vous avez été pour moi une
nouvelle aurore ; heureusement je suis libre encore, et si je fais
un serment, ce ne sera plus qu'un serment d'amour. »
« J'étais vivement émue; je tremblais de tous mes membres,
et je ne saurais dire s'il n'entrait pas là un peu d'effroi. Que
dire et que répondre? Me fâcher, mais je n'étais pas irritée
contre lui; le questionner, lui demander ses titres, son âge et
son nom , m'enquérir comment il avait appris le mien et où il
m'avait vu pour la première fois; je ne l'osai pas. Je me levai
machinalement et sortis de la chapelle. Sur le seuil de l'église,
je regardai si je n'étais pas suivie; je ne vis que son regard
attaché à mes pas.
« Le soir du lendemain, ni les jours suivants, je n'osai
descendre à la chapelle, malgré ma curiosité, ni questionner
personne de peur de nuire à l'imprudent. Une semaine se
passa ainsi, et je commençai à douter de mon aventure. Les
préparatifs de ma rentrée dans le monde m'étaient d'ailleurs
une espèce de distraction.
« Un matin cependant on vint me prévenir que le prince
Olivarez de Moncade y Léon me demandait au parloir. Je
n'avais jamais entendu prononcer ce nom. Je donne un coup
d'œil au miroir qui me servait de glace, le cœur inquiet comme
a l'annonce d'un visage nouveau, et je descends.
« Jugez de ma surprise, le prince Olivarez, c'était le jeune
franciscain de la chapelle! mais cette fois paré, brillant et
6
22 LES PAPILLON &
changé au point que je n'eusse jamais reconnu en lui le per-
sonnage au froc fauve, si je n'avais pas songé à lui si souvent.
« Ce nouvel aspect me fit oublier un instant l'apparition du
grand-paon et l'abandon de la luciole; j'allais devenir luciole
moi-même, car je sentis en le voyant que j'aimais pour la
première fois. Qui aurait pu, en effet, même en n'ayant pas le
cœur prévenu en sa faveur, qui aurait pu reconnaître dans
ce gracieux prince la fragilité d'âme et les penchants volages
d'un papillon de nuit !
« 11 m'embrassait les mains, que je lui avais abandonnées;
il me faisait, avec la fougue des passions espagnoles et dans
toute la pompe et l'emphase de notre beau langage , des
serments d'amour qui me troublaient profondément. — Il
dessécherait, disait-il, comme une tige d'herbe verte au
soleil d'août, si je ne cédais à son impatience, si je ne
consentais à fixer le jour de notre union au gré de ses désirs.
« Il fut si pressant, se montra d'une ardeur si vraie, si
entraînante, que je ne doutais pas de sa loyauté; en effet, ce
qu'il exprimait si vivement, il l'éprouvait avec la même vivacité.
« Personne ne pouvait d'ailleurs s'en assurer mieux que
moi-même, puisque les désirs et les passions vraies se mani-
festaient à moi sous la forme que vous savez. Son éloquence
brûlante me transportait, et m'enlevait tout le calme néces-
saire pour délibérer sagement sur le parti à prendre; j'allais
céder, lorsque ma faculté singulière d'intuition me fit aper-
cevoir les ailes de mon jeune amant, que le délire amoureux
faisait battre et palpiter,
FÉLONIE D'UN GI'.AND PAO N DE NUIT. '23
« Celte vue, qui me rassurait sur la sincérité du prince,
me rappela cependant la recommandation habituelle du
comte Cipio; il me sembla entendre retentir à mon oreille
sa voix douce et grave m'adressant une dernière fois ces
paroles :
« — Lorsque ma métamorphose aura lieu, ma Ginebra,
lorsque je ne serai plus là à veiller sur toi avec les yeux
de mon corps terrestre, songe à le méfier des ailes vagabondes
des papillons. »
« A ce souvenir, je repris un peu de sang-froid. Je me
rappelai le pouvoir de mes aiguilles d'or et de mes ciseaux,
et m'assurai que j'étais munie de mes armes. Puis, prenant
un ton presque moqueur, je dis à don Olivarez, ainsi affolé
à mes genoux s
« — Cher prince, vos paroles sont pleines de douces pro-
messes, votre cœur est plein de beaux désirs, vous m'aimez,
je le vois, et vos protestations ne mentent pas. Cependant
ces protestations d'amour ne changeront-elles jamais d'objet?
« Il voulut protester; je lui mis un doigt sur la bouche,
et je continuai :
« — Ces ailes du désir qui vous ont conduit aujourd'hui
auprès de moi ne s'égareront-elles pas demain, avec toute
la fantaisie de leurs rapides battements, sur quelques lèvres
plus fraîches, sur quelques mains plus blanches, sur quelques
joues plus roses?
« Ici nouvel essai de protestations, nouvelle intervention
de mon doigt sur cette bouche trop prompte,
24 LES PAPILLONS.
« — Oh! ne jurez pas! La vie est longue, et nous sommes
jeunes. Et puis, mon cher prince, que faisiez-vous , dites-
moi , dans le couvent où nous nous vîmes pour la première
fois? Vous faisiez pénitence, oui, pénitence d'avoir une
fois déjà abusé de vos ailes, d'avoir déjà été infidèle quand
vous aviez à peine vingt ans... Tenez, il me vient une
fantaisie, à moi aussi, c'est de vous les couper, ces ailes
qui vous rendent volage. Que diriez-vous si je mettais
une telle condition à cette union que vous désirez tant
aujourd'hui?
« Le prince Olivarez, voyant la mignonne paire de ciseaux
dont je m'étais armée, se mit à sourire. Il ne comprenait rien
à mon langage. Si je ne lui parus pas en train de plaisanter,
il dut me croire folle. Il m'accorda tout pouvoir sur lui et sur
ses ailes, et me permit de les piquer sur ma coiffe de den-
telles, d'en orner mes cheveux, de les tailler, de les rogner,
de les couper. Il mit, en un mot, toute sa brillante voilure
à ma discrétion.
« Cette générosité sans bornes me fit impression; j'eus peur,
en usant de sa permission illimitée , de nuire à la vivacité
adorable de ses sentiments.
<« — Si j'allais, pensais-je, par une imprudente précipi-
tation, le ramener à cet état de chrysalide monacale dans
lequel je l'ai trouvé la première fois qu'il s'est présenté à ma
vue à la chapelle de la Vierge! N'aurais-je pas tout le temps,
d'ailleurs, de recourir à cette manière extrême de retenir sa
fidélité? Ne pourrais-je pas toujours fixer ses ailes au moment
FÉLONIE D'UN GRAND PAON DE NUIT. 25
précis où je devinerais son intention de s'en servir pour s'éloi-
gner de moi ?
« Le résultat de ces réflexions fut la remise des ciseaux dans
leur étui; après quoi je m'abandonnai avec la confiance la
plus illimitée et la crédulité la plus aveugle au bonheur,
encore nouveau pour moi, d'être adorée par un amant jeune,
beau, élégant, persuasif et bien-aimé.
« Je n'entrerai pas dans les détails de notre amour : les
premiers temps de notre union furent un enivrement perpétuel.
Le souvenir de ces joies reste profondément au cœur, mais il
ne peut se raviver par la parole. »
Ici la princesse mit la main sur ses yeux et parut absorbée
dans un ineffable recueillement. Un soupir profond vint l'ar-
racher à cette réminiscence mêlée de bonheur et de larmes, et
sans avoir le mauvais goût de s'excuser d'une distraction si
légitime, elle reprit son récit en ces termes :
« — Cette période passionnée de ma vie fut de courte durée :
la deuxième année finissait à peine, et il ne se rappelait déjà
plus ses douces paroles; je n'étais plus la lumière de sa vie,
une autre que moi échauffait son cœur.
« J'étais encore si complètement aveuglée par mon amour
que je ne vis pas le jeu de ses ailes, je ne m'aperçus pas qu'elles
frémissaient d'impatience auprès de moi. Si j'avais été plus
calme cependant, ne m'était-il pas facile d'observer un phé-
nomène qui plus tard me devint si familier? n'avais-je pas la
puissance de le fixer? ne pouvais-je donc pas prévenir tout
naturellement son abandon, ainsi que je le fis plus tard pour
7
26 LES PAPILLONS
tant d'autres, dont vous voyez tranquillement étalées dans
inescadres les ailes aux couleurs variées comme les passions
qui les inspiraient?
« Eh bien non, je ne vis rien , je ne compris rien, je n*eus
aucune prévision de mon malheur que lorsqu'il fut sans
remède. Je n'étais pourtant pas le premier amour du volage
Olivarès; sa retraite dans le couvent des Franciscains de
Séville était, je vous l'ai dit, un désespoir d'amour. Par déli-
catesse, il est vrai, je ne lui avais jamais demandé les détails
de celle histoire; j'ignorais encore le nom de sa première
victime.
« Mais enfin je savais qu'il avait élé déjà séducteur et infi-
dèle; son remords même et le genre de pénitence qu'il s'était
infligé aurait dû me mettre sur mes gardes. Ah ! tenez, mar-
quise, vous qui avez de l'expérience, convenez avec moi que
Ton voit toujours mieux dans le jeu des autres que dans le
sien. »
La compagne de Cazotte sourit en faisant, de la tête un signe
d'assentiment; quant à Cazotte lui-même, il écoulait les yeux
en l'air, selon son habitude, et s'il regardait quelque chose,
c'était plutôt le portrait du grand-paon de nuit "que la pauvre
princesse délaissée. Le mouvement des lèvres de la narratrice
eût détruit le charme pour lui. Cette aventure où la fantaisie
mystique jouait un si grand rôle l'avait transporté tout d'abord
dans le monde, où il devait aller chercher plus tard la Bion-
detta de son chef-d'œuvre.
« — Je ne tardai pas cependant, reprit Ginebra, à m'aper-
FÉLONIE D'UN GKAND PAON DE NUIT. '27
cevoir que don Olivarez passait souvent les nuits ailleurs qu'au
château de Moncade. Cette découverte me donna à penser. Il
n'y avait rien de changé pendant le jour dans ses manières
passionnées avec moi. Je n'avais pas la moindre base au plus
léger soupçon.
« Nous vivions presque solitaires dans l'égoïsme de nos pre-
miers amours; lui-même avait désiré qu'il en fût ainsi; et
dans nos relations de voisinage, aucune femme ne pouvait me
donner de l'ombrage par la jeunesse, la grâce ou la beauté.
J'étais bien sure qu'à plusieurs milles à la ronde je n'avais
pas de rivale à redouter.
« Et pourtant ces fantaisies nocturnes m'intriguaient. Je
me rappelai alors qu'il avait des ailes. Séville et ses villas
n'était qu'à quatre lieues de notre résidence; par un temps
calme, une pareille distance devait être un jeu pour lui.
« Mais pourquoi cette humeur vagabonde le prenait-elle
seulement après le coucher du soleil? Cette question, qui eût
embarrassé bien des jeunes mariées, fut promptement résolue
pour moi. Je l'avais trouvé à la chapelle du couvent des
Dames-Nobles, sous la cape brune de saint François qui le
faisait ressembler à une larve de grand-paon; réchauffé par
mon amour, il avait brisé son enveloppe, et malgré sa nou-
velle forme, je n'avais épousé en secondes noces qu'un papillon
de nuit : l'analogie entrevue s'était trouvée véritable.
« Avais-je le droit maintenant de m'élonner si mon jeune
époux conservait les allures et les habitudes de sa race? Il
me restait d'ailleurs une garantie puissante, un motif admi-
28 LES PAPILLONS.
rable de sécurité : mes ciseaux, toujours parfaitement affilés,
ne me quittaient point, et je pouvais les faire jouer au premier
soupçon sérieux.
« Me voyant un matin soucieuse un peu plus qu'à l'ordi-
naire, don Olivarez devina mes pensées, et du ton le plus
naturel du monde :
« — Ma Ginebra, dit-il, sais -lu combien est délicieuse
la fraîcheur embaumée des nuits, à l'heure où les calices
des fleurs, comme autant de cassolettes d'or et de rubis,
comme autant de légers encensoirs d'argent, de topaze et
d'opale, jettent vers le ciel les arômes précieux qu'ils ont
composés au grand jour du soleil, avec les plus purs de ses
rayons? »
« — Cher prince, quand vous allez vous enivrer de poésie
et de parfums, pourquoi ne m'éveillez -vous pas pour par-
tager votre ivresse? »
« — Si tu aimes à voir briller les lucioles, à voir les paons
de nuit exécuter leurs joyeuses évolutions à la clarté des
vertes étoiles, ô ma Ginebra! je choisirai les nuits les plus
calmes, les plus odorantes et les plus lumineuses pour le les
faire admirer ! »
« Cet ode à la nuit, chanté par l'enthousiasme de mon
jeune amant, me rassura. Il suivait les impérieuses impulsions
de sa nature nocturne, et rien de plus. Il aimait ces bruits
bizarres qui font tressaillir les autres, ces ombres douteuses
qui font fuir les pieds humains. Ce qu'il lui fallait pour être
complètement heureux, c'était d'entendre la brise tiède chan-
FÉLONIE D'UN GKAND PAON DE NUIT. 29
ter d'une voix timide dans les feuilles des jasmins et des
ébéniers; c'était d'assister au lent mystère de l'épanouisse-
ment des roses et des fleurs de citronniers.
« Si je me contentais, moi, de les voir épanouies dans la
rosée du matin, était-ce une raison pour contrarier les goûts
de don Olivarez?
« Tous ces beaux raisonnements me firent ajourner l'exé-
cution qui devait le fixer pour toujours auprès de moi. J'avais
eu l'imprudence de discuter les battements de ses ailes et de
leur inventer des motifs légitimes; le perfide abusa de ma
crédulité et mit à profit mon aveugle indulgence pour s'envoler
bien loin de moi.
« Un beau jour, je l'attendis inutilement. Je le fis chercher
partout, j'envoyai des courriers sur toutes les routes, et j'appris
enfin qu'il s'était embarqué à Cadix, sur un vaisseau qui
emportait au Pérou le nouveau vice-roi de Lima et sa fille. Je
me rappelai alors, mais trop tard, qu'il avait beaucoup
admiré cette jeune personne à une procession faite à Séville en
l'honneur de Notre-Dame d'août, où elle assistait couronnée
de roses blanches et de bluets.
« La veuve douairière de Moncade a depuis porté le deuil
du prince son fils. 11 a péri, dit-elle, dans l'affreux tremblement
de terre qui a ravagé Lima; mais je sais bien, moi, que je ne
suis pas veuve.
« Lorsque je me décidai à revenir en France, j'espérais
vaguement l'y rencontrer, car je savais qu'une fois ses ailes
déployées il ne les arrêterait plus, à moins que je ne parvinsse
8
30 LES PAPILLONS.
à les fixer sous les aiguilles d'or que je porte toujours dans
mes cheveux à sou intention. »
Disant cela elle montra piqués dans la touffe grisonnante
qui retombait sur sa nuque les deux poignards microscopiques
qu'elle réservait à la moralisation tardive de son second
époux.
« — En effet, continua-t-elle, après avoir traversé les Pyré-
nées, je vis un voyageur fatigué assis au bord de la roule à
quelque distance deBagnères; le vent déployait son manteau,
que je reconnus, en m'approchanl , pour les ailes aux quatre
yeux de mon jeune mari.
« A cette vue. je quittai sans bruit ma chaise, ordonnant au
postillon de na' attendre dans un coude du chemin où le prince
ne pouvait nous voir, puis je grimpai lestement le coteau, pour
surprendre par derrière mon volage, afin de le rendre défini-
tivement fidèle.
« Tout alla bien d'abord, j'approchai sans respirer, je n'en
étais plus qu'à deux pas. . . Déjà je préparais mes aiguilles d'or. . .
lorsque, sans même reconnaître ni regarder sa Ginebra, le
prince Olivarez s'élança dans les airs et disparut...
« Je crois l'avoir entrevu plusieurs fois encore depuis ce
moment, mais je ne le lins jamais aussi à mon aise; je ne le
trouvai jamais aussi bien disposé pour l'exécution de mes
desseins que ce jour-là.
« Hélas! il y a plus de trente ans de cela, et pourtant je
ne renonce pas à mon projet; je suis même sûre que je pourrai
bientôt y réussir.
Je vis un voyageur assis au bord de la roui e
/ •
FÉLONIE D'UN GRAND PAON DE NUIT. 31
« Lorsque je parle ainsi devant la jeunesse, je la fais sou-
rire : on ne sait pas à vingt ans que la solitude est souvent
bien lourde aux vieillards, et que près de la tombe on a besoin
d'un ami qui en égayé la route et vous y fasse marcher à pas
plus lents. »
En achevant ces mélancoliques paroles, la princesse se leva
gravement; elle prit Cazotte par la main, et le conduisit vers un
petit secrétaire a pieds arqués, joli meuble de boule que le
comte Cipio avait commandé jadis exprès pour elle. Les mar-
queteries allégoriques dont il était décoré s'y trouvaient exé-
cutées avec un goût charmant. De gracieux papillons argus,
imités avec art dans cette sorte de mosaïque en bois précieux,
semblaient y veiller sur les secrets confiés aux tiroirs.
Ici je sens le besoin d'ouvrir une parenthèse au bénéfice des
amateurs de ces chefs-d'œuvre de l'ébénislerie du XVIII'' siècle.
Cette délicate merveille, qui faisait l'un des ornements les
plus originaux du salon si original de Ginebra, fut léguée à
l'auteur du Diable amoureux, et alla décorer sa retraite de
Pierry en Champagne.
Le duc de Penlhièvre, dans une visite qu'il fit à Cazotte,
essaya inutilement de l'obtenir; c'était un souvenir trop pré-
cieux pour que l'enthousiaste légataire consentit à s'en
dessaisir.
Égaré, après la fin tragique de son possesseur, dans l'ar-
rière-boutique d'un brocanteur inconnu, le précieux coffre
reparut, en 1607, à une vente publique. Mais, dédaigné par le
vilain goût de l'époque impériale, il allait échoir à quelque
32 LES PAPILLONS.
vandale moderne, si Dusommerard, qui nous a sauvé tant de
reliques sans prix, ne se fût trouvé là fort à point.
L'excellent collectionneur parvint facilement à tirer ce joyau
du fumier, et le plaça dans une salle de l'hôtel Cluny, où
chacun aujourd'hui peut aller l'admirer.
La princesse ayant donc conduit Cazotte vers le meuble en
question, prit dans l'un de ses tiroirs un manuscrit sur la
couverture duquel était représenté un jeune homme d'une
quinzaine d'années environ, à la physionomie alerte, portant
les couleurs tendres du papillon iris.
— Tenez, cher poêle, si, comme je le crois, vous êtes curieux
de savoir les aventures du volage prince de Moncade jusqu'au
moment où j'ai failli l'arrêter dans sa course, voici des rensei-
gnements exacts; ils m'ont été fournis par ce charmant iris
peint sur la couverture.
— Par cet iris! fit Cazotte émerveillé.
— Par cet iris, répondit la princesse; car le jour où je man-
quai mon jeune mari, je parvins à saisir à quelques pas de là
cet étourdi bleu ou plutôt cette étourdie. Il était, ou mieux elle
était de la suite du prince, et ne l'avait pas quitté depuis son
départ d'Espagne.
— Je lui en sais bon gré, s'écria le rêveur en ouvrant le
manuscrit.
— Maintenant, satisfaites votre curiosité à votre aise; ces
souvenirs sont d'ailleurs si brûlants pour moi que je n'aurais
pu moi-même achever l'histoire de don Olivarez.
Puis s'adressant à la marquise de La Croix :
/
FÉLONIE D'UN GRAND PAO N DE NUIT. 33
— Et vous, chère bonne, venez avec moi; je vais, selon
mon habitude, faire une heure de chasse à la clarté des étoiles,
avant de me coucher.
MANUSCRIT AUTHENTIQUE d'un IRIS DES PRÉS.
Son Excellence m' ayant rencontrée dans une de ces vastes
prairies du Guadalquivir où paissent les élégants genêts anda-
loux et les robustes taureaux destinés aux courses, se fit un jeu
de me prendre en croupe et de m'enlever.
Pour me dissimuler à la jalousie légitime de sa jeune épouse,
il me donna un costume d'écuyer, le titre de page, le nom
d'Azuleo, et me prit à son service intime. Une fois installée au
château deMoncade, je ne quittai plus Monseigneur; j'étais de
toutes ses courses, de toutes ses chasses, j'entrais dans toutes
ses confidences, je fis ses commissions les plus difficiles, et lui
rendis les services les plus délicats.
C'était moi, par exemple, qui préparais son cheval pour ses
excursions nocturnes, moi qui portais ses lettres d'amour et ses
rendez-vous. De pareilles tâches m'eussent été bien pénibles, si
je n'avais été naturellement douée d'une humeur légère et d'un
tempérament calme. Et puis j'étais si heureuse d'être pour une
bonne part dans tous les bonheurs de don Olivarez, que mon
dévouement devint bientôt instinctif, sans jalousie et sans
réflexions.
Une seule fois, trois jours avant de quitter l'Espagne avec la
fille du vice-roi, comme Son Excellence m'apprenait cette grosse
nouvelle, j'essayai de l'en détourner.
9
U LES PAPILLONS.
— Ah! Monseigneur, lui dis-je, que va devenir notre
bonne seiiora qui vous aime tant? »
A ces mots, je vis une larme dans ses yeux.
— Pauvre Ginebra! dit-il, je la quitte et je l'aime avec pas-
sion. Ah ! pourquoi le sort me force-t-il à des actes aussi cruels!
pourquoi suis-je toujours dans l'obligation de choisir entre
deux amours ! Pourquoi toujours celte nécessité de rompre
avec une femme aimée pour obtenir l'amour d'une autre. Va,
mon cher Azuleo, si Ginebra avait ton humeur légère et insou-
ciante, je ne lui causerais pas ce chagrin; je la prierais de nous
suivre au Pérou-, et elle nous suivrait.
A peine arrivé en vue des côtes du Brésil, le prince avait déjà
donné une rivale à la fille du vice-roi; il s'était épris d'une
belle créole de Bahia qui revenait de Lagos en Portugal, en
compagnie de son frère. Don Olivarez ne marchandait jamais
avec ses sentiments; il se les avouait aussitôt qu'il les sentait
poindre en lui. Il résolut donc, après avoir découvert en lui
cette nouvelle passion, de suivre la Brésilienne.
Je ne sais pas où il en était précisément avec la fille du vice-
roi ; du reste, le père de celle-ci paraissait tout ignorer; il affec-
tait de ne voir qu'un illustre passager dans le poursuivant de
sa fille. En agissant ainsi, calculait-il habilement ses intérêts
ou laissait-il mûrir sa vengeance? je n'en sais rien. Dans tous
les cas, don Diègue, le vice-roi, ne me parut pas trop chagrin,
en apprenant la résolution du prince de descendre à Bahia avec
la Brésilienne.
Cependant, avant de quitter le galion de don Diègue, mon-
/
FÉLONIE D'UN GKAND PAON DE NUIT. 35
seigneur de Moncade, toujours amoureux de sa fille, supplia la
fière Espagnole de laisser son père continuer sa roule vers le
Pérou, et de le suivre, lui, à la baie de Tous-les-Saints.
Celle-ci, qui s'était bien aperçue du motif de ce débarque-
ment improvisé, s'indigna contre le prince, et le menaça de la
colère toute-puissanle du vice-roi son père. Le prince, toujours
loyal dans sa déloyauté, pleura beaucoup et fut bien triste de
quitter la belle Sévillane; mais il n'en suivit pas moins la brune
créole , qui venait de le prendre dans les pièges de ses beaux
yeux.
Nous restâmes un an entier sur les bords fertiles du fleuve
Peruaguacu, où Monseigneur pensa sérieusement à créer de
vastes plantations de cannes et de caféiers. Il avait déjà acheté
un bel atelier de nègres et obtenu une vaste concession du gou-
vernement portugais, lorsqu'il eut le malheur de tuer le frère de
la belle créole, à la suite d'une querelle suscitée par la jalousie
de la sœur. Cela le força à quitter le pays, au moment où il
commençait à ne plus s'y plaire du tout.
Il donna ses terres, ses nègres et ses négresses, à une char-
mante métis qui n'avait certes pas quatre pieds et demi de
développement, et portait comme sa mère de sang indigène
des anneaux d'or fin et de gros diamants pendus aux car-
tillages de ses oreilles et de son nez.
De Bahia nous nous embarquâmes pour la Havane ; mais le
vent, qui nous fut contraire, nous força à relâcher dans l'ile de
Curaçao appartenant aux Hollandais. Ici le prince tomba de
nouveau amoureux; mais l'affaire faillit lui coûter cette fois
36 LES PAPILLONS.
plus qu'un troupeau de nègres et quelques centaines d'arpents
en friche.
Ce papillon volage, comme disait ma belle maîtresse doha
Ginebra, reposa son vol sur une fleur de Hollande éclose dans
les serres des plus habiles horticulteurs de l'univers.
La nouvelle conquête de don Olivarez était fiancée à un riche
facteur de la Compagnie Hollandaise. Une nuit, le futur mari de
cette rose du Zuiderzée surprit Monseigneur, montant la garde
près de la galerie qui laissait pénétrer la brise de mer, sous
le moustiquaire de la fiancée.
— Bon! se dit-il, voilà un prince espagnol qui va payer de
sa fortune ou de sa vie cette incartade andalouse.
Et la nuit suivante il mit sur pied pour le surprendre tous les
hommes armés qu'il avait à sa disposition.
Par un hasard inouï, cette nuit même une grande chaloupe
pontée mit à terre un parti de flibustiers, une vingtaine de ces
terribles Frères de la côte, qui venaient là dans l'intention de
surprendre la plus riche partie de l'île, et de la piller. Or l'oreille
d'un amoureux étant d'une grande finesse, surtout quand il a
avec lui un page aussi dévoué qu'Azuleo, le prince et moi nous
aperçûmes les aventuriers qui avançaient sans parler, afin de
surprendre les Hollandais.
A cette vue, le prince donne l'alarme; il se met à la tête des
hommes postés pour l'arrêter lui-même et chasse les écumeurs
de mer, interdits et découragés de s'être vus prévenus dans
leur œuvre de massacre et de maraude.
Ce service splendide nous sauva, mais don Olivarez n'en dut
FÉLONIE D'UN GRAND PAON DE NUIT. 37
pas moins partir, regrettant, comme toujours, avec des larmes
véritables, la fatalité qui le forçait à ce nouvel abandon.
Le vent nous porta enfin à la Havane où, après quelques
mois de séjour, mon noble maître avait déjà eu plusieurs aven-
tures aussi sérieuses que les premières; mais, par extraordinaire,
ce fut lui cette fois qui fut le plus fidèle, car il fut toujours
abandonné. Cette nouvelle façon d'agir à son égard l'affecta
vivement, au point que sa santé me donna des inquiétudes.
— Monseigneur, lui dis-je, vous n'aimez donc plus votre
page Azuleo, que la bonne senora, votre femme, appelait son
papillon iris'.'
À ces mots le prince me prit sur ses genoux :
— Ah ! pauvrette, je t'aime comme lorsque je t'ai pris en
croupe pour te faire courir le monde, malgré ton jeune âge et
la faiblesse.
— Eh bien! Monseigneur, ne vous affligez donc pas aussi
longtemps, lorsque je suis là pour vous consoler.
— Tu as raison, dit le prince , je neveux plus penser à celles
qui me quittent, cela fait trop de mal, mais à celles que j'ai
été forcé, bien malgré moi, de quitter. Retournons en Europe,
allons revoir Ginebra et toutes celles que j'ai aimées avant mon
départ; je veux les consoler toutes et obtenir d'elles un sourire
et mon pardon.
Je frappai dans mes mains, en entendant cette résolution.
J'allais donc revoiries vertes prairies du Guadalquivir, et aban-
donner pour toujours ces dévorantes contrées, qui m'enlevaient
mes couleurs et ma vivacité.
10
38 L K S PAPILLONS.
Quel<jues mois après, nous étions de retour en Espagne. La
princesse n'y était plus; or, tout en la cherchant, elle et d'au-
tres encore, le beau papillon continua à laisser errer son vol
irrégulier au caprice de sa fantaisie.
Et maintenant que dona Ginebra lui a enlevé son page qui
veillait sur lui, à présent que je ne suis plus là pour l'avertir
et le consoler, queva-t-il devenir, et qu'esl-il devenu?
— Pauvre Ginebra ! ditCazotte en terminant cette lecture, tes
aiguilles d'or ne piqueront peut-être jamais ce beau paon de
nuit; quelqu'un de ces sinistres oiseaux de proie qui font la
police nocturne, effraie ou chat-huant, a probablement ter-
miné d'un coup de griffe la carrière aventureuse de ton second
mari.
M
<$g&
La princesse revint de sa chasse nocturne avec la marquise
les mains vides, et sans avoir aperçu ni l'une ni l'autre le
moindre phalène.
La soirée, il est vrai, n'était nullement favorable aux
capricieuses évolutions des sphinx et des bombix. Sous un ciel
étoile, mais sans lune, soufflait un vent de sud-est vif et sec
qui fouettait les ailes maladroites des dernières chauve-souris,
et faisait tourbillonner les premières feuilles arrachées aux
ormes et aux peupliers.
Personne mieux que Ginebra ne connaissait les mœurs et
coutumes de ses favoris. Elle n'ignorait pas qu'à cette époque
de l'année, leurs générations mignonnes se trouvaient pour la
plupart emprisonnées dansle feutre ou la soie des chrysalides, ou
poudrées en graines autour des pousses du dernier printemps.
Mais cette heure était, nous l'avons dit, consacrée à sa chasse
préférée, et à n'importe quelprix elle n'eut voulu manquer à
cette habitude.
Elle n'avait pas pour guide unique la science de l'entomo-
logie; ce qu'elle poursuivait n'était pas simplement des papil-
lons. A ses yeux les hommes empiétaient fréquemment sur les
droits de cette race ailée, et réciproquement. Or, cette heure
douteuse, si bien dite entre chien et loup, était le moment le
plus favorable pour surprendre les mystérieux secrets de ces
hybrides transformations.
A ces graves motifs ajoutez que don Olivarez , avec ses
ailes aux quatre yeux, était en train de courir l'espace; or, ne
40 LES PAPILLONS.
pouvait-il pas choisir, sans le savoir, le soir même où Ginebra
serait restée paresseusement étendue sur sa chaise longue, pour
venir se poser sur les ellébores et les chrysanthèmes de son
jardin?
En rentrant au salon la marquise de La Croix dit avec un
soupir d'un grand naturel :
— Si don Olivarez, chère princesse, vole au gré de ses désirs,
ce papillon capricieux a bien des compagnons parmi les
hommes. Hélas! il n'en est pas de même pour nous autres
pauvres femmes. Bien qu'il nous vienne des ailes aussi bien
qu'à ces messieurs, nous sommes toujours enlevées au gré de
leurs caprices, et nous ne volons guère dans l'espace que sur
les ailes de nos maîtres.
— C'est bien vrai, dit la princesse; cependant à cette règle
inique il y a des exceptions. Vous voyez cette belle libellule,
aux membres diaphanes , enlevée dans les airs par deux
porte-queue flambés, celle-ci au moins monte au ciel sur
les ailes de ceux que l'amour a fait ses esclaves.
— Contez-nous cela, dit vivement Cazolte.
— Cher poëte, reprit la princesse, rappelez-vous votre refrain
prudent :
Commère, il faut chauffer le lit,
N'entends-tu pas sonner minuit.
— Princesse, il est à peine onze heures.
— Eh bien, encore cette histoire aujourd'hui; mais écou-
tez-moi sans vous endormir.
LA
è
ET LES
DEUX PORTE-QUEUE
Sur l'une des magnifiques promenades qui entourent la ville
d'Avignon, et en face du roc des Dons qui se dresse comme un
géant de pierre, au bord du Rhône, à l'extrémité de l'ancienne
cité des papes, brillait, en l'an de grâce 1754, le cabaret de
l'Écu d'or, rendez-vous favori de la jeune noblesse avignonnaise.
Une coquette petite maison, peinte en rouge avec des con-
trevents verts, entourée de fraîches charmilles à l'ombre des-
quelles s'attablaient les buveurs, la beauté de l'emplacement
d'où l'on suivait du regard le cours sinueux du Rhône au
milieu des prairies, et plus que tout cela, la mine réjouie et la
bonne cuisine de dame Simonne, maîtresse du lieu, avaient
assuré la vogue du cabaret de l'Écu d'or.
il
42 LES PAPILLONS.
C'est là que nous irons, s'il vous plaît, chercher les deux
héros de cette histoire, assis face à face devant un pâté de
lièvre, dont les tranches parfumées reslent intactes sur leur
assiette d'étain, tandis que le vin d'Espagne, au souffle de la
brise de mai qui agile les charmilles, semble grelotter dans leurs
coupes pleines.
Voilà, par ma foi, de piteux convives, et ce n'est pas l'en-
trainement de la conversation qui leur fait insulter d'un tel
affront le déjeuner de dame Simonne; car ils ne desserrent pas
les dents, si ce n'est, l'un pour pousser de lamentables sou-
pirs, l'autre pour proférer à demi-voix d'effroyables jure-
ments.
Ces deux jeunes seigneurs sont pourtant la fine fleur de la
gentilhommerie du Comtat Venaissin .
Gaston de Rieux et Guilbert de Mont-Réal sont renommés
entre tous comme les plus joyeux, les plus galants, les plus
magnifiques.
Également beaux, également riches, également ardents pour
le plaisir, Gaston et Guilbert sont liés dès l'enfance d'une
amitié à toute épreuve.
S'agit-il pour l'un d'eux d'un coup d'épée à donner ou à
recevoir, l'affaire ne se passe pas sans que l'autre ne mette
flamberge au vent. Est-il question d'une duègne à endormir,
d'un mari à écarter, Gaston peut compter sur Guilbert pour
ménager ses rendez-vous, comme Guilbert sur Gaston pour
protéger ses amours.
Oreste et Pylade, Achille et Patrocle, Nysus et Euryale, les
LA BELLE ESPAGNOLE ET LES DEUX PO RTE -QUEUE. 43
plus fameuses amitiés des temps antiques et modernes pâlissent
devant le dévouement de Gaston pour Guilbert et de Guilberl
pour Gaston.
Notez qu'ils sont de natures complètement diverses et qu'ils
aspirent à des succès tout différents.
Gaston, blond, mince, gracieux, mélancolique, un peu
efféminé en apparence, attaque le cœur des belles par les che-
mins couverts des délicatesses et des prévenances, et par la
mine du sentiment.
Guilbert, brun, vif, hardi, décidé, pétillant, emporte la place
d'assaut après l'avoir étourdie des mousquetades de sa verve
gasconne.
C'est sans doute parce qu'ils se ressemblent si peu qu'ils
s'aiment tant.
Les minutes se passent. Gaston continue de soupirer, et
Guilbert jure toujours, au risque de se damner comme un
païen. Mais Guilbert se soucie des chaudières de Belzébuth
comme d'un fétu de paille.
Gaston rompt le premier le silence.
— Guilbert, dit-il, tu me caches quelque chose?
— Tiens, parbleu, et toi? s'écrie Guilbert.
— C'est vrai, frère, pardonne-moi! J'ai un secret; mais
j'ai juré de me taire.
— Comme moi, ventrebleu !
— Tu ne m'en veux pas?
— Ni toi?
Les deux amis se serrent la main.
kk LES PAPILLONS.
— Ah! çà, reprend Guilbert, tu l'aimes donc sérieusement?
— Et toi?
— Comme un fou.
— Et elle te résiste?
— Comme à toi. »
Ils avaient compris, sans mot se dire, la cause de leurs cha-
grins réciproques. Au fait il était aisé de deviner qu'il y avait
de la femme dans leur jeu.
— Irais-tu bien jusqu'à l'épouser? demanda Gaston après
un moment de silence.
— Et toi? fit Guilbert.
— Moi aussi, répondit Gaston.
Ils haussèrent les épaules en signe de pitié mutuelle , et
retombèrent dans leurs réflexions.
Pourtant Guilbert se mit <\ avaler coup sur coup plusieurs
verres de vin d'Espagne, tandis que Gaston, renversé sur le
dossier de son siège, regardait passer les nuages au ciel.
Tout à coup chacun d'eux fit un soubresaut, en voyant
entrer en même temps son laquais sous la charmille.
— Seigneur, dit le laquais de Gaston, voici une lettre
pressée qui vient d'arriver à votre hôtel.
— Seigneur, fit le laquais de Guilbert, voici un billet qu'on
m'a recommandé de vous apporter aussitôt.
Ils rompirent le cachet de leurs lettres, dévorèrent quelques
mots qu'elles contenaient, jetèrent une pistole à leur laquais,
et se retournèrent l'un vers l'autre, souriant et la figure
épanouie.
LA BELLE ESPAGNOLE ET LES DEUX POllTE-QU EUE. 45
— Bonnes nouvelles, il parait, s'écria Guilbert.
— Comme à toi! répondit Gaston.
— Un rendez-vous?
— Moi aussi.
— Bonne chance donc !
lis se serrèrent la main de nouveau, déchirèrent leur billet
en mille petits morceaux qu'ils jetèrent au vent, appelèrent
l'hôtesse, lui donnèrent une pièce d'or, et se séparèrent en se
disant :
— A ce soir !
— Tiens ! ils n'ont pas déjeùné, s'écria la mère Simonne.
Voici ce que contenait la lettre reçue par Guilbert :
« — J'arrive d'Espagne, ce matin; à quatre heures je serai
libre, venez. »
Celle de Gaston était ainsi conçue :
« Si huit jours d'absence vous ont paru longs, venez à cinq
heures. On vous donnera une main à baiser. »
Chose étrange! l'écriture de ces deux lettres était absolument
la même.
Laissons nos deux cavaliers se préparer à leur douce
entrevue, et pénétrons dans le boudoir de la belle Espagnole.
C'est ainsi qu'on appelait h Avignon la senora Inez de Castelja,
qui, depuis un an environ, était venue fixer sa résidence
dans la ville papale. La senora était veuve à vingt-deux ans
d'un grand d'Espagne de première classe, qui avait eu la
délicate attention de mourir quand sa jeune épouse commen-
çait à peine à le détester.
12
46 LES PAPILLONS.
Pourquoi Inez, riche a millions et la plus courtisée des
dames de Madrid, avait établi sa demeure dans le magni-
fique hôtel qu'elle avait acheté à l'extrémité sud d'Avignon,
sur le bord des jardins qui entourent la ville d'une ceinture
de fleurs, c'est ce qu'on n'a jamais bien pu savoir. Mais qui
peut pénétrer au fond des caprices d'une femme jeune, belle,
opulente et blasée sur les plaisirs des cours?
La plus vraisemblable des suppositions à ce sujet, c'est
qu'étant passée par Avignon et qu'ayant trouvé que cette ville
charmante lui offrait un délicieux séjour, Inez avait résolu
de s'y arrêter jusqu'à ce que la satiété l'en chassât, pour lui
faire installer ailleurs, par une nouvelle fantaisie, ses pénates
vagabonds.
Quoi qu'il en fût, l'apparition de la belle Espagnole fit
une sensation prodigieuse parmi les cavaliers jeunes ou
vieux de la ville, et bien des papillons dorés et titrés vinrent
voltiger autour de ce fanal de grâce. Mais Inez en eut
promplement fini avec tous ces soupirants. Elle leur ferma
sa porte, et deux mois après son installation dans la ville
papale, elle cessa presque complètement d'aller dans le
monde.
Quelques voyages qu'elle fit en Espagne détournèrent l'at-
tention publique de sa personne et de son hôtel désert, et
bientôt elle put vivre entièrement à sa guise.
Il est bientôt quatre heures; dans un boudoir tendu de
soie blanche brochée d'or, à demi renversée sur une cau-
seuse, Inez, le front dans sa main et pensive, laisse errer
I
I
LA BELLE ESPAGNOLE ET LES DEUX PORTE-QUEUE. Ul
machinalement ses regards d'un beau groupe de marbre
antique, représentant les trois Grâces dans leur costume
habituel, à un magnifique Christ d'ivoire, qui surmonte un
prie-Dieu en ébène incrusté d'argent, mélange artistique du
sacré et du profane.
La voix publique n'a pas flatté Inez en lui décernant le
titre de belle. On devine, sous sa robe flftt tante de salin
et de dentelles, que son corps souple et gracieux peut
rivaliser avec les trois sœurs mythologiques qu'elle con-
temple, pour l'exquise proportion des formes et la volupté
des contours.
Son visage, un peu pâle, est animé par une bouche
vermeille, où le sourire se repose, et par l'indéfinissable
éclat de ses grands yeux noirs, dont aucun peintre n'a pu
jusqu'alors fixer sur une toile l'expression à la fois tendre,
malicieuse et passionnée.
Si Satan pouvait pétrir une pareille femme et l'animer de
son esprit infernal, il volerait toutes les âmes au bon Dieu,
et les clefs de saint Pierre se rouilleraient à sa ceinture.
Quatre ' heures ont sonné; le dernier coup du timbre
retentit encore, que déjà une tapisserie se soulève et livre
passage à Guilbert de Mont-Réal, introduit par une jeune
camérisle catalane qui se retire discrètement.
— Bonjour, seigneur Guilbert, dit la voix douce de la
senora.
Et une blanche main, un peu tremblante, se tend vers lui
et ne se retire pas trop précipitamment sous ses baisers.
48 LES PAPILLONS.
— Excusez-moi, senora, dit le hardi cavalier, en la rete-
nant sous ses lèvres, malgré une légère opposition; mais
vous me devez huit jours de cette belle main-là, à une
minute par jour. Je ne suis pas assez riche pour vous
remettre la moindre partie de ma créance. Cordieu! c'est
une trop précieuse monnaie!
— Combien de ces fines galanteries avez-vous jetées au
vent pendant mon absence, seigneur Guilbert? demanda
Inez en souriant.
— Aucune, madame; depuis que j'ai eu la maladresse
de vous laisser voler mon cœur, il m'est impossible de
trouver un mot qui amène un sourire sur de jolies lèvres.
Corps du Christ! je crois que vous m'avez volé mon esprit
en même temps. Mais, pour Dieu! qu'allez-vous faire de
tout cela?
La conversation continua pendant une heure, vive, enjouée,
pétillante.
A chaque répartie du fécond Provençal , les yeux d'Inez
brillaient de malice et de gaieté.
Guilbert, qui ne perdait pas l'esprit autant qu'il voulait
bien le dire, essayait souvent de profiter de la bonne impres-
sion qu'il produisait sur la senora pour obtenir quelques
faveurs plus décisives que des doigts roses à baiser; mais
Inez déjouait toutes ses tentatives, sans quitter le ton de
la plaisanterie; et quand Mont-Réal , dépité, commençait
à exhaler quelque plainte amère, un sourire, un mot de
la belle Espagnole, ou une main gracieusement appliquée
LA BELLE ESPAGNOLE ET LES DEUX PORTE-QUEUE. 49
sur ses lèvres arrêtait aussitôt l'élan de sa mauvaise humeur.
Surprenant un regard de la seiïora sur la pendule
d'albâtre, dont le timbre allait frapper cinq heures, Guil-
bert se leva.
— Tenez, Inez, dit-il d'un ton pénétré qui ne lui était
pas habituel, je crois que vous êtes Belzébuth en personne;
vous me torturez, vous me martyrisez, et malgré tout je
vous adore. Finissons-en, je vous en conjure, ou tout ceci
tournera mal pour moi. Parlez, de grâce! Quand mettrez -
vous fin à mon tourment?
— Bientôt, dit-elle avec un charmant sourire.
— Vrai?
— Je vous le jure; car moi aussi, ajouta-t-elle comme
en se parlant à elle-même, moi aussi je souffre de cette
lutte !
— Eh bien, s'écria le jeune homme, pourquoi ne pas la
faire cesser tout de suite?
— Adieu, dit Inez; adieu, Guilbert; à demain.
Cinq heures sonnaient. Guilbert sortit.
Inez le suivit d'un long et tendre regard; puis ses traits
prirent une expression de touchante mélancolie, et elle
resta un moment pensive et absorbée , les yeux fixés sur la
porte que le seigneur de Mont-Héal venait de franchir.
— Oui, pensa-t-elle , je l'aime, ce brave et joyeux cava-
lier. Il a raison, il faut en finir.
Comme elle achevait de murmurer celte pensée dans le
fond de son âme, elle sentit une main chercher timidement
13
50 LES PAPILLONS.
la sienne, et, abaissant son regard, elle aperçut, agenouillé
devant elle, Gaston de Rieux, que la camériste avait intro-
duit dans le boudoir, après s'être assurée que Guilbert était
parti.
Elle regarda le jeune homme, et à mesure qu'elle con-
templait cette belle tête blonde et ces grands yeux bleus qui
se levaient suppliants vers elle, ses traits perdirent peu à peu
la teinte de tristesse qui les assombrissait, pour prendre une
expression de douce tendresse.
— Enfin je vous revois, Gaston, dit-elle.
— Et moi, je renais, madame, répondit le jeune seigneur:
car depuis huit jours je ne crois pas avoir vécu.
Elle voulait parler.
— Oh! laissez-moi vous contempler en silence! dit Gaston
en caressant d'un regard amoureux et profond le beau visage
de l'Espagnole; quand vous parlez, mon àme se suspend à
vos lèvres, et je n'ai plus de facultés pour savourer votre
vue. Vous regarder et vous entendre sont deux bonheurs trop
grands pour qu'on puisse les goûter à la fois.
Inez se tut, et leurs regards se parlèrent longtemps ainsi
ce langage magnétique de l'amour dont la nature enseigne
l'idiome à tous les peuples de la terre.
Puis Gaston rompit le silence, pour débiter à Inez, de sa
voix touchante, ces riens inappréciables, ces suaves niai-
series, ces ravissantes stupidités qui sont à la fois l'éloquence
et la philosophie des cœurs amoureux.
Cédant au charme de cette douce parole, la senora devenait
LA BELLE ESPAGNOLE ET LES DEUX PORTE-QUEUE. 5t
peu à peu sentimentale et mélancolique comme Gaston, et ses
yeux si gais, si pétillants naguère aux saillies de Guilbert, se
noyaient d'une douce langueur, en regardant Gaston qui, assis
à ses pieds, sur un tabouret de velours, semblait l'adorer
comme une madone.
Une heure se passa ainsi. Gaston n'était guère plus facile
à contenter que Guilbert. Il ne faut pas trop se fier à ces
béates natures. Mais sa voix était plaintive, et ses supplica-
tions fendaient le cœur. Quelques larmes même coulaient
parfois de ses paupières.
Un moment vint où la senora, à bout de résolution, fut
réduite à sonner sa camériste, pour lui donner un ordre que
la rusée Catalane trouva par trop invraisemblable, car elle
sourit en l'exécutant.
Ce que voyant, Inez devint rouge de dépit, et congédia
Gaston d'une voix que son regard démentait ; car le seigneur de
Rieux se retira à la fois triste et joyeux.
Comme à Guilbert, elle lui avait dit :
— A demain!
Dès qu'il fut parti, la belle Espagnole se dit une seconde
fois:
— 11 faut en finir !
Après avoir pris cette détermination, elle réfléchit longue-
ment, et termina son examen de conscience par cette exclama-
tion peu concluante :
— Mais lequel?
La malheureuse ou trop heureuse senora, comme on voudra,
52 LES PAPILLONS.
reconnut alors une vérité qu'il lui fut pénible de s'avouer, à
savoir qu'elle n'aimait pas moins Gaston que Guilbert, et pas
moins Guilbert que Gaston.
L'énergique figure brune de l'un, le doux visage blond de
l'autre; la nature joyeuse et décidée de celui-ci, le caractère
sentimental et rêveur de celui-là , la charmaient également.
Depuis le jour où, ayant distingué les deux amis dans la
foule de ses adorateurs, elle avait pris le parti de les voir
séparément, afin de les étudier et de fixer son choix sur l'un
d'eux; depuis les deux premières heures où elle avait eu avec
Gaston et Guilbert ses deux premières entrevues, en prenant
soin de leur faire jurer à chacun le secret le plus absolu
vis-à-vis de l'autre, ce double amour avait grandi parallèle-
ment dans son cœur, sans qu'elle pût jamais se déterminer
à une préférence.
Toutes réflexions faites, Inez se renversa douloureusement
dans son fauteuil, et répéta d'un ton désespéré, en prenant
sa tête à deux mains :
— Lequel, mon Dieu, lequel?
— Pourquoi pas tous deux? murmura une voix auprès
d'elle.
C'était la camérisle catalane.
Inez tressaillit, comme si cette voix eût été un écho de son
âme.
— Sortez ! dit-elle à la Catalane.
La camériste obéit et la senora se replongea dans ses rêve-
ries. Au bout d'une heure, elle sonna. La Catalane reparut.
LA BELLE ESPAGNOLE ET LES DEUX PORTE-QUEUE. 53
— Paquita, lui dit Inez, voici le collier de corail que vous
paraissiez convoiter ce matin.
Pour quel service Inez récompensait-t-elle donc Paquita?
Le soir de ce jour, Gaston et Guilbert soupèrent en com-
pagnie de plusieurs jeunes seigneurs. Quand les têtes furent
échauffées, chacun parla de ses amours, chacun vanta sa
maîtresse.
Guilbert et Gaston ne dirent rien; mais un chevalier tou-
lousain, vantard et menteur comme un gascon, ayant osé se
flatter des bonnes grâces de la belle Espagnole, Guilbert et
Gaston se levèrent en même temps pour punir le fanfaron.
Ils reconnurent alors qu'ils étaient rivaux, et s'expliquèrent.
A la suite de cette explication, ils tirèrent au sort à qui
échouerait le devoir de châtier le Toulousain. Le sort désigna
Gaston, qui transperça le chevalier d'un coup d'épée.
En suite de quoi les deux amis montèrent seuls dans une
barque, et se rendirent dans l'île verdoyante de la Berthalasse,
où, après s'être embrassés, ils mirent l'épée à la main, et se
battirent à outrance sans haine, sans colère, mais bien décidés
à ce que l'un ou l'autre restât sur le gazon, pour laisser au
survivant le cœur d'Inez en toute propriété.
Au bout d'un quart d'heure de combat, ils tombèrent tous
deux à la renverse; les malheureux s'étaient enferrés.
Gaston n'eut qu'un regret dans ce terrible moment, c'était
que Guilbert ne pût profiter de sa mort. Guilbert n'exhala
qu'une plainte, c'était que son trépas ne pût être utile à
Gaston.
14
5U LES PAPILLONS.
Malgré leur recommandation , des officieux étaient allés
prévenir Inez, moitié pour le plaisir de manquer h là parole
qu'ils avaient donnée aux deux amis, moitié pour jouir de la
confusion de la belle Espagnole.
Elle se transporta désespérée dans l'île de la Berthalassè, et
arriva à temps, au dire des uns, pour recevoir les derniers
adieux de Gaston et de Guilbert.
Mais certaines personnes assurent que les deux galants ne
moururent pas de leurs blessures, et qu'Inez les emmenà dans
une île de la Méditerranée, où tous trois vivent encore, à
l'abri de tous les regards, et dans la plus parfaite intelli-
gence.
La marquise de La Croix et Cazotte avaient écouté cette
histoire avec la plus profonde attention. Après avoir achevé
cette narration, la princesse Ginebra regarda les deux amis en
souriant avec malice, et leur demanda s'ils étaient satisfaits.
«a Vas le moins du monde, répondit Cazotle; il doit y avoir
un autre dénoùment à cette aventure que ces Vagues asser-
tions des badauds avignonnais.
— Qu'en pensez-vous, chère princesse, demanda la mar-
quise de La Croix à l'aimable narratrice. Vous devez en savoir
plus long que tout ce monde-là sur le compte de la belle
Espagnole et des deux cavaliers d'Avignon.
Ginebra, pour toute réponse, montra à ses deux hôtes la
peinture qui a amené ce récit,
LA BELLE ESPAGNOLE ET LES DEUX PORTE-QUEUE. 55
— Oh ! oh ! dit Cazotte, il y a là-dessous quelque merveil-
leuse aventure.
— Vous avez raison, répartit la princesse; on ne rencontre
pas tous les jours, dans la vie ordinaire, Une libellule vêtue
d'une jupe rose, portée au ciel par deux papillons.
— Je parie, s'écria la marquise de La Croix, que la science
du comte Cipio, votre mari, fut pour quelque chose dans cette
gracieuse ascension.
— En effet, chère marquise, dit la dame aux papillons, la
science du comte Cipio y fut pour quelque chose.
— Contez-nous cela, madame la princesse, fit Cazotte.
— Je le veux bien, répondit Ginebra.
Et ellë reprit son récit en ces termes.
Environ deux ans après cet événement tragique qui avait
mis en rttmeur tout le Comtat Venaissin, et dont le mystérieux
dénoûment alimentait encore les causeries des désœuvrés do
la cité avignonnaise, et donnait lieu à mille conjectures plus
absurdes les unes que les autres, — car la senora Inez était dis-
parue lë soir même du fatal événement, et l'on n'avait pas
retrouvé sa trace, non plus que celle des tristes restes laissés
sur la pelouse de la Berthalasse, par les âmes des deux valeu-
reux gentilshommes qui s'étaient enferrés réciproquement pour
les beaux yeux de l'Espagnole, — Donc, deux ans après, le
comte Cipio qui désirait visiter l'ancienne Egypte, dans l'es-
poir d'y trouver quelque monument de l'ancienne science
56 LES PAPILLONS.
magique, oublié ou dédaigné par les voyageurs vulgaires, me
proposa de l'accompagner dans cette excursion orientale. Vous
comprenez que je n'hésitai pas un instant à suivre mon savant
époux dans un tel voyage.
Nous nous embarquâmes à Marseille sur une felouque sici-
lienne qui prenait en France un chargement pour Alexandrie.
En vue de l'île de Rhodes, un calme plat nous surprit; le
capitaine sicilien annonça à ses passagers que toute la science
nautique serait en défaut, si le vent se remettait à nous pousser
vers l'Afrique avant deux fois vingt-quatre heures, et les invita
à profiter de ce retard imposé par la paresse des éléments pour
aller visiter l'ile de Rhodes, véritable oasis de verdure dans le
bleu désert des vagues méditerranéennes. Trois coups de canon
et un pavillon rouge hissé au grand mât devaient avertir ceux
qui désireraient rester à terre de l'instant où il faudrait remon-
ter à bord.
Nous acceptâmes avec empressement cette invitation, et deux
heures après un canot de la felouque nous déposait dans le
port.
Le comte Cipio et moi, laissant nos compagnons s'engager
dans les rues de la ville, nous nous hâtâmes de gagner la cam-
pagne.
Je vous épargnerai la description des sites ravissants que
nous parcourûmes, des bois d'orangers, des maisonnettes blan-
ches, des ruisseaux bleus de ciel et des coteaux fleuris.
Pour rendre l'image de son paradis plus accessible encore
aux sens de ses croyants, Mahomet aurait dû le placer dans
LA DAME ESPAGNOLE ET LES DEUX PORTE - QUEUE. / 57
l'île de Rhodes. Mais Mahomet ne connaissait pas l'île de
Rhodes, ce qui l'excuse à mes yeux.
— Et aux miens, dit Cazotte.
Tout à coup, reprit la princesse, au détour d'une colline
plantée d'orangers aux pommes d'or, aussi belles pour le
moins que celles du jardin des Hespérides, nous aperçûmes
une gracieuse maison de marbre blanc surmontée d une ter-
rasse, et qui nous fit l'effet d'une de ces villas que les princes
de la Home moderne construisent à grands frais autour de la
ville éternelle. Une allée de sycomores et de blanches statues
conduisait à une vaste pelouse qui s'étendait comme un grand
tapis vert devant cet!e élégante habitation. Un parc immense
l'entourait et la cachait comme un nid sous ses feuilles.
La grille était ouverte; nous entrâmes dans l'allée de syco-
mores, et nous nous dirigeâmes vers la pelouse, espérant que
notre qualité d'étrangers ferait excuser la témérité de notre
démarche, si les habitants de cet Éden ne nous offraient pas
un accueil hospitalier.
Arrivés vers la pelouse, nous aperçûmes, grâce aux bouffées
de vent qui soulevaient par intervalles les stores des fenêtres
ouvertes des deux chambres latérales du rez-de-chaussée, de
riches tentures et des meubles précieux qui décoraient ces deux
pièces. Celle de droite était tendue de rose, celle de gauche
était tendue de bleu.
En nous haussant sur la pointe des pieds, nous pûmes aper-
cevoir, un peu confusément, il est vrai, un homme couché
sur un sopha dans chacune des chambres.
15
58 LES PAPILLONS.
Mais bientôt notre attention fut distraite de ces deux per-
sonnages qui, du reste, ne semblaient pas le moins du monde
s'apercevoir de notre présence, par le bruit que firent en Cou-
vrant les deux fenêtres de la chambre du milieu. Nous plon-
geâmes avidement nos regards dans cette pièce qui devait con-
tenir, à en juger par les chambres voisines, des chefs-d'œuvre
d'élégance et d'art... Chose étrange! elle était entièrement
tapissée de noir, et ne renfermait que des meubles d'ébène
incrustés de larmes d'argent.
Comme nous nous regardions, le comte et moi, étonnés de
cette découverte bizarre, un cri se fit entendre, et une jeune
fille qui venait sans doute de nous apercevoir pour la première
fois, apparut sur le péristyle. Cette jeune fille portait le costume
des Catalanes, ce qui fit bondir mon cœur de joie, en trouvant
sous mes yeux d'une manière si imprévue un souvenir vivant
de ma patrie. »
— C'était Paquita! s'écria la marquise de La Croix.
— C'était Paquita, dit la princesse. A l'aspect du comte
Cipio qu'elle avait vu quelquefois à Madrid et à Avignon, chez
la senora liiez, Paquita poussa un cri de surprise.
v — Vous ici, monsieur le comte! s'écria-t-elle.
— C'est bien moi, mon enfant; mais comment se fait-il que
je te retrouve a. Rhodes, et qu'est devenue ta maîtresse? l'au-
rais-tu quittée, ou d'aventure cette pauvre senora, dont on
ignore la destinée, serait-elle venue s'enfermer dans celte île?
— Entrez, Monseigneur, dit Paquita, vous allez tout savoir.
En attendant le retour de ma maîtresse qui est allée cueillir des
/
LA DAME ESPAGNOLE ET LES DEUX PORTE-QUEU E. 59
fleurs pour les deux cavaliers, dans le fond du parc, car c'est
aujourd'hui le jour des fleurs des bois, j'aurai le temps de
vous conter notre malheureuse histoire; ce sera pour moi un
grand soulagement. Il y a si longtemps que je n'ai parlé ! car
la senora Inez ne me permet plus que des monosyllabes, et
encore dans les occasions solennelles.
Ces mois ne firent qu'accroître notre curiosité, et nous
entrâmes dans la chambre noire, où nous introduisit Paquita.
Ainsi que je l'ai dit, tous les meubles de celle chambre
étaient d'ébène incrusté de larmes d'argent. Au milieu de cette
grande salle, le lit de la senora, entouré de ses vastes draperies
noires, ressemblait à un immense catafalque.
Des deux côtés, des portes vitrées laissaient apercevoir les
jolies chambres bleue et rose. Rien n'était triste comme le
contraste de ces deux pièces si fraîches, si élégantes, si joyeu-
sement coquettes, avec cette lugubre chambre de deuil.
Nous nous étions avancés, chacun de notre côté, le comte
et moi, pour en examiner tous les détails, et surtout pour voir
de plus près les deux cavaliers qui reposaient sur les sophas,
lorsque tout à coup nous nous retournâmes en même temps
en jetant un cri d'étonnement et d'effroi.
A l'immobilité de ces hommes, à la raideur de leurs mem-
bres, à la fixité de leurs regards, nous avions reconnu qu'ils
étaient morts.
Ces deux hommes étaient Gaslon de Hieux et Guilbert de
Mont-Réal. Inez, après avoir reçu leur dernier soupir, avait
fait enlever leurs corps de l'île avignonnaise; un savant
60 LES PAPILLONS.
médecin les avait embaumés de manière h ce qu'ils conser-
vassent éternellement leurs formes et leurs traits, et la senora
était venue s'enfermer dans l'île de Rhodes, où elle possédait
depuis quelques années cette charmante habitation, emportant
avec elle ces pâles figures, au culte desquelles elle voulait
consacrer le reste de ses jours.
Elle leur fit préparer ces deux chambres coquettes, où ils
semblent reposer sur un divan de soie, et fit tendre pour elle-
même ces draperies noires, image du deuil éternel de son àme.
Tous les soirs elle brûle des parfums nouveaux dans les
chambres de ses deux galants; tous les matins elle remplace
par des fleurs nouvelles les fleurs qu'elle leur a cueillies la
veille , tantôt dans les riches corbeilles de son parterre, tantôt
dans les prés, tantôt dans les champs, tantôt dans les bois.
Nulle autre ne peut se charger de ces soins; personne ne pé-
nètre dans ces gracieuses chambres qu'habite la mort. Elle
passe ainsi ses jours auprès de ces deux froides figures, allant
de l'une à l'autre, s'asseyanl au pied des sophas sur un coussin
de velours, contemplant tour à tour ces beaux visages endor-
mis, et, chose étrange, elle ne peut décider encore quel est
celui qu'elle pleure le plus. Absorbée dans sa douleur devant
le doux visage de Gaston ou devantles traits hardis de Guilbert,
elle cherche vainement à mesurer l'intensité du chagrin qu'elle
éprouve : elle ne peut trouver une préférence dans ses regrets,
non plus que dans ses souvenirs.
Comme Paquita achevait ce récit qui nous avait vivement
intéressés, nous vimes entrer la senora tenant à chaque main
LA DAME ESPAGNOLE ET LES DEUX PORTE-QUEUE. 61
un bouquet de violettes, de frais muguets et de myosotis.
Elle nous fit un accueil affable, quoiqu'un peu triste.
— Ma chère senora, lui dit le comte Cipio, comptez-vous
mener toujours une pareille vie?
— Jusqu'à ce que la mort me réunisse à eux, répondit-elle.
— Cela pourra durer longtemps, fit observer le comte.
— Je le sais, dit Inez, et c'est ce qui me désespère.
— Bah ! fit mon époux d'un ton léger qui m'étonna, vous vous
lasserez de cette existence monotone et de ces regrets stériles.
— Jamais ! s'écria-t-elle avec un tel accent de conviction
que le doute devenait impossible. Oh ! si le suicide n'était pas
un crime, je les aurais déjà rejoints dans ce monde inconnu
où ils m'attendent. 0 Gaston! ô Guilbert! quelquefois je me
figure que vos âmes animent quelqu'un de ces beaux oiseaux
ou de ces brillants insectes qui voltigent autour de moi dans le
parc, et je voudrais avoir des ailes pour m'envoler avec vous.
— L'auriez- vous désiré réellement? demanda le comte Cipio.
— Ah! de toute mon àme.
— En ce cas, Inez de Castelja, bénissez mon arrivée dans
cette île ; car par moi vos vœux peuvent être satisfaits.
— Il serait possible ! s'écria-t-elle.
— Fiancée aux deux amours, reprit le comte, revêtez vos
plus belles parures ; je vais vous ouvrir l'empire des airs , et,
sous une forme nouvelle, vous réunir à vos deux amants.
Inez stupéfaite obéit, et revint au bout d'une heure revêtue
de ses plus riches atours.
— Êles-vous toujours décidée? lui demanda le comte.
16
62 LES PAPILLONS.
— Toujours, répondit-elle.
Alors Cipio prit dans une boîte d'écaillé une pincée de
poudre qu'il posa sur le front de Guilbert, et se rendant près de
Gaston, il lui en posa également quelques grains sur le front.
Iriez et moi le regardions étonnées. Tout à coup nous vîmes
les deux cavaliers se dissoudre comme par l'effet d'une com-
bustion intérieure. Bientôt il ne resta plus d'autre trace de
leur présence qu'un amas de cendre grise, puis de celte
poussière sortirent deux beaux papillons qui vinrent voltiger
autour de la belle liiez. Celle-ci était tombée à genoux.
— Gaston!.... Guilbert!.... s'écria-t-elle.
— Encore une fois, lui dit le comte, voulez-vous les suivre?
— Si je le veux !...
— Qu'il soit fait selon votre désir.
Tirant de sa poche un flacon qui contenait une huile rou-
geâtre, mon époux versa un peu de cette liqueur sur la tête de
la senora. Alors, comme par un coup de baguette magique,
madame de Castelja disparut, et je n'aperçus plus qu'une
belle libellule qui jouait avec les deux papillons. Bientôt ils
s'échappèrent, et je descendis sur la pelouse pour les suivre du
regard. Ils avaient déjà volé bien haut, mais je pus les aperce-
voir encore. La libellule se balançait mollement dans les airs ; et,
comme s'ils eussent craint que ses ailes ne fussent impuissantes
à la porter, les deux porte-queue s'efforçaient de la soutenir.
Les trois coups de canon se firent entendre.
Nous nous rembarquâmes, et je n'entendis plus parler de
la belle Espagnole.
Bien qu'habitué depuis longtemps à vivre dans un milieu
fantastique et surnaturel, et par conséquent à ne pas s'impres-
sionner facilement, Cazotte passa une nuit à peu près blanche.
Les merveilleux récits et les non moins merveilleuses aven-
tures de la dame aux papillons ouvraient à l'imagination du
poêle et à la science du voyant des horizons tout nouveaux.
Irrité de cette persistante insomnie, et voulant mettre un
terme aux élans désordonnés de son imagination qui abusait
du repos de son corps pour entraîner son esprit dans les
espaces fantastiques, il se leva au point du jour, sortit du
château et prit à lâche de s'égarer dans la campagne.
Il y réussit si parfaitement, que les rayons du soleil
tombaient perpendiculairement sur sa tête, lorsqu'il rentra
pour déjeûner.
La princesse et la marquise qui s'étaient acquittées depuis
longtemps déjà de cette fonction conservatrice, étaient descen-
dues dans le jardin, où, à l'ombre impénétrable d'une épaisse
charmille, elles s'entretenaient sans doute des bons souvenirs
de leur vieille amitié.
Cazotte ne voulut pas interrompre ces douces causeries,
et, son repas achevé, il entra dans le salon où il se livra
de nouveau à la muette contemplation de ces peintures
étranges qui excitaient bien davantage encore sa curiosité
depuis qu'il avait pénétré déjà quelques-uns de leurs mystères.
Bientôt son attention se fixa principalement sur une petite
64 LES PAPILLONS.
toile qui représentait un jeune homme et une jeune femme
en costume du temps, pourvus d'ailes brillantes et qui
semblaient se livrer avec un égal plaisir à l'exercice de la
danse.
— Parbleu! s'écria Cazotte, j'ai rencontré quelque part
dans le monde la figure de ce garçon-là.
— Vous ne vous trompez pas, dit la princesse qui venait
d'arriver, et avait entendu l'exclamation de son hôte. Ce
jeune seigneur, en effet, a vécu quelque temps à la cour
de Versailles, jusqu'au moment où une triste mésaventure,
à laquelle je ne suis pas étrangère, le chassa du monde. Ce
soir, je vous conterai cette lamentable histoire. Vous verrez
de quels malheurs on peut être cause en coupant des ailes
mal à propos.
Le soir venu et les bougies allumées, Cazotte somma la
princesse de tenir sa parole, et, après un regard préliminaire
jeté sur ses auditeurs, pour s'assurer de leur attention, la
dame aux papillons commença son récit.
DEUX
Tous les Àndalouï sont poètes; ils pincent tous de la guitaîe assez
pour chanter les louanges de leurs belles sous les balcons.
DEUX
MAL A PROPOS
Le Régent venait, par sa mort, de laisser le gouvernement
à M. le Duc, c'est ainsi qu'on appelait le duc de Bourbon.
Ce prince partageait le pouvoir avec la fameuse marquise
de Prie, et tous les deux faisaient de grands efforts pour
prolonger leur quasi-royauté.
Dans ce but ils avaient donné pour femme à Louis XV,
à peine âgé de quatorze ans, la fille de l'infortuné Stanislas
Leksinski, afin de conserver, par la reconnaissance de la
reine, leur influence sur l'esprit du jeune roi. Le calcul
était bon; s'il ne réussit pas, ce fut uniquement parce que
ces deux complices manquèrent de prudence et firent trop
tôt paraître l'étendue de leurs prétentions.
Un des moyens le plus communément employés par les
17
1
66 LES PAPILLONS.
régents et régentes, pour arracher l'héritier d'un trône aux
préoccupations politiques , est de l'entourer de plaisirs et de
bruyante oisiveté. M. le duc n'innova rien : il agit comme
ses devanciers. Louis XV, éloigné des affaires, passait sa
vie à la chasse et trouvait des distractions dans les fêtes
qu'on multipliait sous ses pas, à Chantilly, à Rambouillet
et à Marly.
À cette époque , dix ans s'étaient déjà écoulés depuis la
disparition de mon second mari; je n'étais cependant pas
encore retirée du monde. Une fonction presque maternelle
à remplir m'avait même forcée à rentrer pour quelque temps
encore dans le tourbillon. L'éducation de ce beau danseur
aux ailes bleues, qui vous intéresse en ce moment, vint
réclamer tous mes soins.
Je ne pense pas que vous vous rappeliez son nom; car
il n'a fait que passer à la cour, et c'est à peine si on eut le
temps de l'y remarquer.
Il se nommait don Juan de Tendilla. Le vieux duc, son père,
venait de mourir, quand on m'envoya pour le former, ce
jeune sauvage qui n'avait jamais quitté la partie des domaines
de sa maison, perdue dans les montagnes de l'Alpujarra.
Certes, on m'avait confié là une tache bien difficile, si diffi-
cile que toute autre à ma place eût désespéré de la conduire
à bien.
Il y avait tout à refaire dans mon pauvre cousin don
Juan, le physique et le moral.
Il fallait transformer en lui l'âme et le corps; car le tout
DEUX AILES COUPÉES MAL A PROPOS. 67
était aussi inculte que chez le Huron frais débarqué sur les
côtes de Bretagne dont M. de Voltaire nous a si gaiement
conté l'histoire.
Lorsque ce garçon-là descendit chez moi, il était vêtu de
neuf de la tête aux pieds, et sa valise ne contenait que des
vêtements dont le drap et la soie n'avaient jamais paré ses
membres de dix-neuf ans. Sa mère avait cru devoir se mettre
en frais pour essayer de l'orner; elle avait même joint à ce
trousseau une superbe perruque à la Louis XIV, dont il
laissait les boucles s'emmêler à leur fantaisie au fond d'une
de ses caisses.
Comme vous pouvez l'imaginer, ce riche butin était taillé
de façon à faire pouffer de rire un conseiller du parlement;
si je l'avais laissé sortir accoutré avec ces chefs-d'œuvre à
la mode de son pays, il était perdu sans retour à Versailles.
Un seul trait vous indiquera le bon goût de cette garde-robe
de Visigoth. Sur le dos d'un long pourpoint de velours raide
dont la coupe rappelait l'antique souquenille, le tailleur
andaloux avait appliqué une broderie en cordonnet large,
représentant tant bien que mal un citronnier.
Toutes ces nouveautés s'en allèrent le soir même à la
friperie; je fis venir le tailleur à la mode et le coiffeur le
plus couru; car sa tête présentait l'aspect hérissé d'une
brosse à la Charles-Quint , et grâce à ma diligence , il put
sortir incognito le surlendemain de son arrivée. Je dis
incognito; en effet, il n'avait encore que ses habits à
présenter.
68 LES PAPILLONS.
Ma tante m'avait écrit qu'il s'exprimait en français avec
aisance. Quelle erreur maternelle! C'est à peine s'il put
arracher de sa rauque poitrine un bonjour compréhensible.
Du reste, une figure raide et couleur d'éponge, des traits
immobiles et des yeux enfoncés, des gestes gauches, une
parole brève et souvent malhonnête, une timidité sans bornes,
qui se trahissait sous les apparences du mutisme et de la
dureté.
A table, il mettait, comme les Moresques, la main au
plat, il se mouchait dans sa serviette, il renversait la sauce
et le vin sur la nappe, et se permettait beaucoup d'autres
rusticités. Au salon, il se sauvait lorsqu'on annonçait des
dames, ou ne les saluait pas et ne répondait rien à leurs
paroles aimables, quand il était forcé de rester.
Voilà quel était mon cousin don Juan de Tendilla.
Après avoir sondé la profondeur du mal, je guettai avec
soin les germes de ses bonnes qualités. Je m'aperçus tout
d'abord qu'il était doué d'une forte dose d'amour-propre et
de susceptibilité. S'il semblait détester la compagnie, c'était
uniquement parce qu'il était humilié de donner des specta-
teurs à sa gaucherie.
D'un naturel ardent et passionné, loin de La fuir, il eût
avidement recherché la société des femmes s'il eût espéré s'y
voir applaudir, s'il eût su comment s'y prendre pour imiter
les manières élégantes qui font si bien venir auprès d'elles
MM. de 13oufllers et de Richelieu.
En possession de ces deux secrets, je me mis à l'œuvre
DEUX AILES COUPÉES MAL A PROPOS. 69
avec plus de sécurité. Je me servis surtout de sa vanité
comme d'un excellent levier pour manœuvrer ce caractère
sauvage. Avant qu'il eût mérité des éloges, je lui en adressai
pour lui prouver qu'il n'était pas impossible à lui d'en obte-
nir; mais la plupart du temps j'avais soin d'en relever le
prix imaginaire en les attribuant à ma plus jolie visiteuse
de la journée.
Or, il fallait voir comme il mordait à l'amorce quand je
lui disais :
— Don Juan, mademoiselle de Conflans vous a trouvé
gracieux aujourd'hui; elle m'a déclaré que vous aviez un
charmant sourire et des yeux pleins d'expression.
Ou bien :
— Madame de Beauveau a été charmée de votre nouvelle
prononciation; elle prétend que vous auriez beaucoup d'esprit
si le français vous était plus familier.
Ou bien encore :
— Mon cher enfant, savez -vous que la marquise de Presles
a remarqué votre taille élégante et le goût de votre mise?
Si vous vous abandonniez un peu plus à votre heureux
naturel, tout le monde serait de cet avis, n'en douiez pas.
A la suite de ces compliments, don Juan ne manquait
jamais de porter son attention sur la partie de son éducation
qui en était l'objet. Stimulé ainsi, ses progrès furent rapides,
et trois mois après son arrivée à Versailles, la duchesse, sa
mère, eut eu peine à le reconnaître, tant il était changé à
son avantage.
18
70 l-KS l'A PILLONS.
Il y eut, il est vrai, à la rapidité de cette métamorphose
une cause puissante à laquelle je ne m'étais guère attendue;
malgré la menace prochaine de mes quarante ans, don Juan
devint amoureux de moi.
Même aujourd'hui, où cette histoire n'est plus rien qu'un
souvenir, je n'attribuerai pas à mon seul mérite la passion
que j'inspirai à mon jeune cousin. Je puis bien l'avouer
cependant, j'étais encore belle; mes bras, mes mains et mes
épaules étaient irréprochables; l'abus du rouge ne m'avait
pas ridé les joues, et l'usage immodéré des corps ne m'avait
point gâté la taille. Mais tout cela aurait-il suffi pour faire
tourner la tète à don Juan?
Je ne le crois pas; la meilleure explication à son amour est
ailleurs. Un adolescent trempé comme l'était mon cousin de
Tendilla devient inévitablement amoureux de la première
femme qui se trouve journellement à la portée de ses désirs; il
ne changea donc rien à la coutume de ses émules de vingt ans
en se passionnant momentanément pour moi.
J'étais la seule femme sur laquelle le jeune montagnard osât
hardiment lever les yeux, la seule à laquelle il se permit de
parler familièrement et sans trembler. Et puis, je vous l'ai dit,
je me faisais une messagère de douces paroles ; j'inventais mille
flatteries agréables dans l'intérêt de son avancement en civili-
sation.
En comparant les perpétuelles attentions dont il était l'objet
de ma part avec l'indifférence complète des autres, on com-
prend qu'il dut m'adorer; eh bien, il m'adora.
DEUX AILES COUPÉES MAL A PROPOS. 71
Ce beau feu aidait trop à la réussite de l'œuvre que la spiri-
tuelle duchesse de Tendilla avait confiée à mon zèle, pour que
j'essayasse d'y jeter de l'eau. Qui sait d'ailleurs si cette mère
expérimentée n'avait pas tout prévu? Je n'effarouchai donc pas
l'amour de don Juan, et pour mieux le pétrir je le laissai
m'aimer.
N'est-ce pas d'ailleurs la tâche légitime d'une femme,
l'âge que j'avais, libre comme je l'étais, d'employer les dix
dernières années de sa puissance féminine à développer dans
les jeunes chrysalides humaines nouvellement écloses la
souplesse du corselet, les belles façons de voltiger, la manière
d'entretenir les couleurs assorties des ailes, le bon goût et
l'habileté dans le choix des fleurs où leurs jeunes instincts
doivent les pousser un jour.
En approchant de la quarantaine, la fraîcheur veloutée
du teint, l'exquise irréprochabilité de la forme, la svelte
légèreté des contours, toutes ces splendeurs du jeune âge
s'atténuent sensiblement en nous.
Mais à la perte de ces délicates primeurs nous avons une
ample compensation. Notre lot a une autre richesse; il se
compose d'une habitude merveilleuse de la vie, d'une science
parfaite du cœur, d'un tact exquis de langage, d'un bon goût
de manières, d'un art de mise en scène qui rendent capables
de triompher des plus jeunes, celles d'entre nous dont la saga-
cité sait mettre tous ces trésors à profit.
Toutes les qualités d'esprit qui font la force de notre
sexe nous restent, enrichies, étendues, complétées; elles sont
72 LES PAPILLONS.
alors plus puissantes qu'à aucune autre époque de notre vie.
Notre beauté fortement épanouie ressemble à une fleur dont
la corolle s'étale dans tout son éclat avant de s'effeuiller.
Elle plait ainsi à ceux qui aiment les parfums vigoureux et les
chaudes couleurs. Elle plairait bien plus encore, on l'avouerait
du moins bien plus sincèrement, si le goût du grand nombre
n'était influencé parles fades refrains de nos poètes modernes,
dont la verve de convention ne chante que des Chloris de
quatorze ans.
Grâce à nos faiseurs de petits vers, on n'ose plus croire à
la vérité de ces grandes passions qu'allumaient dans le cœur
des héros les illustres matrones chantées par Homère et les
classiques grecs.
Certes le père des beaux poèmes, quand il donnait une cour
de soupirants à Pénélope attendant depuis vingt ans au moins
le retour de son aventureux mari; Henri II, lorsqu'il préférait
l'âge mûr de Diane à la jeunesse éclatante de l'Italienne Cathe-
rine, son épouse officielle; Titien, peignant ses deux Vénus
couchées que l'on admire dans la galerie des Offices, à Flo-
rence, étaient tous les trois des maîtres infiniment experts
dans la science des passions. Ils savaient bien, eux, tout le
prix d'une femme qui a su conserver sa beauté jusqu'à l'âge
où don Juan de Tendilla s'avisa, par désœuvrement, de
s'éprendre de moi.
Je ne fus donc ni surprise ni fâchée d'avoir dompté ostensi-
blement ce farouche échappé des montagnes, qui semblait
mépriser tout le monde. On sourit de ce premier résultat ; je
DEUX AILES COUPÉES MAL A PROPOS. 73
n'y pris garde; on en glosa, je n'en tins compte, et l'on finit
par s'y habituer.
Du reste, je savais bien qu'il me serait toujours possible de
rompre à ma fantaisie le charme qui me le livrait. J'étais assu-
rée de pouvoir, quand le moment me semblerait venu, détour-
ner à mon gué ce papillon dont je faisais battre les ailes. Or, ce
moment était celui où je verrais don Juan assez accompli pour
être présenté aux fêtes de la jeune cour.
Je me mis donc avec zèle et conscience à cette difficile
éducation. Je me fis sa maîtresse de langue, sa maîtresse
de propreté, sa maîtresse de gracieuseté; je lui enseignai
toutes ces inappréciables inutilités mondaines qui distinguent
le gentilhomme du rustre et du manant.
De tout ce que je lui enseignai, ce qui lui plut davantage,
ce fut la danse. Je n'eus pas de peine à lui donner dans cet
exercice de l'animation et de la physionomie; je le trouvai
cette fois beaucoup trop hardi et expressif. Il avait rapporté
de son pays une ardeur toute espagnole et des pas chorégra-
phiques d'une originalité par trop sans frein.
Les figures françaises lui paraissaient calmes et d'une
sobriété de gestes insupportable. C'est pourquoi je fus obligée,
pour ne pas le décourager dans ses études du bon ton,
d'entremêler dans les commencements les gaietés du menuet
et de la gavolle des frénésies du fandango et de la cachucha,
que je n'avais pas tout à fait oubliées.
Un jour, entre autres, j'avais bien voulu condescendre à
flatter ses souvenirs nationaux; j'avais accepté de lui une
19
lli LES PAPILLONS.
paire de castagnettes d'ébène, et tous deux nous exécutions
un boléro castillan sur le gazon de mon jardin. Nous nous
croyions entièrement seuls et à l'abri de tout regard profane,
lorsqu'un éclat de rire à échos nous fit tressaillir autrement
qu'en mesure.
— Eh bien! s'écria une joyeuse voix d'homme, eh bien,
mesdames, qui souteniez que la princesse Ginebra dressait
à la dévotion son jeune compatriote, qu'en dites-vous?
Les dames auxquelles s'adressait ainsi le comte de Riom,
neveu du fameux Lauzun, étaient l'une des filles du Régent,
la charmante et très-mondaine abbesse de Chelles , et la
marquise de Mouchy. En reconnaissant ces trois témoins de
nos plaisirs, je perdis presque contenance de dépit; car
c'étaient trois des plus mauvaises langues de cette collection
de médisants qui florissait sous le feu duc.
— Que nous ne vous dérangions pas, madame, vous et votre
beau cousin ; vous occupiez, disait-on, la retraite de don Juan
à la pénitence; nous sommes heureux qu'il n'en soit rien.
— Je vous l'avais bien dit, fit en grasseyant la marquise
de Mouchy, sautiller et danser était leur plus attrayante
occupation.
— Dites leur plus grave, madame, dis-je en me remettant.
Je suis la maîtresse de danse de don Juan; je prépare son
entrée dans le monde. Cette danse bizarre que nous exé-
cutions quand vous nous avez surpris est une réminiscence
d'Espagne, une des dernières fantaisies un peu sauvages de
mon jeune cousin.
Imp" Dclamain B R Cil le Cœur
DEUX AILES COUPÉES MAL A PROPOS. 75
Cet incident, si naturel qu'il fût, commenté par ces nobles
commères et par le favori de la duchesse de Berry, vint
réveiller les commentaires sur la retraite dans laquelle je
tenais l'héritier des Tendilla.
Je ne pouvais plus tarder davantage à le produire. Heu-
reusement l'amour qu'il avait pour moi l'avait métamorphosé
comme par enchantement, et l'Andalousie elle-même eût eu
peine à reconnaître maintenant en lui le montagnard farouche
dont elle m'avait fait cadeau.
Entre les nouveaux talents qu'il avait acquis sous mon
patronage, je n'oublierai pas celui de tourner passablement
un madrigal. Tous les Andalous sont poètes; ils pincent
tous de la guitare, assez pour chanter les louanges de leurs
belles sous les balcons; tout le monde sait cela; M. Le Sage
nous en a assez rabattu les oreilles.
Cependant il y a une grande distance entre les rimes faciles
des romanciers espagnols et les vers aux règles sans nombre
des faiseurs de madrigaux français. Aussi mon apprenti
poëte fit-il d'abord des bouts-rimés détestables; mais, pour
me plaire, il persista dans ce travail, qui fait si bien venir
des dames d'aujourd'hui. Il finit par faire accorder la rime
et la raison.
Quelques mois après son arrivée, voici ce que je lui avais
improvisé sur sa passion pour moi. Je le donne sans pré-
tention, comme je le fis, et seulement pour amener la réponse
de don Juan.
76
LES PAPILLONS.
GINEBRA A DON JUAN.
Vraiment! y pensez-vous, don Juan, de m'aimer?
' Ne voyez-vous donc pas que ma beauté décline ?
Je serais votre mère aisément, j'imagine.
Allons, beau papillon, songez à vous calmer,
Ou d'une aile rapide allez chez Mélusine,
La prier de changer votre vieille cousine,
Dont les yeux ni le teint n'ont plus de quoi charmer.
Trois jours après, don Juan me rapporta, sur la même
mesure, les vers suivants:
DON JUAN A GINEBRA.
Votre miroir, cousine, est en mauvais état,
Puisqu'il vous dit sur vous de si vilaines choses;
Laissez là Mélusine et ses métamorphoses.
Si je suis papillon, j'ai le goût délicat;
J'aime, pour m'y poser, les corolles écloses,
Et pour moi les boutons, les plus frais, les plus roses,
N'ont pas assez de miel, de parfum, ni d'éclat.
Vous le voyez, don Juan était mûr pour le monde. Il y
avait huit mois que je l'élevais ainsi en serre-chaude; je
me décidai enfin à accomplir jusqu'au bout ma tâche :
je renonçai courageusement à ma conquête et me résolus
à l'émanciper. Je le mis alors sous le patronage du duc d'Antin,
qui, ayant été choisi avec le marquis de Beauveau pour
ramener la jeune reine en France, se trouvait au comble de
la faveur.
/
DEUX AILES COUI'ÉES MAL A FT.OPOS. 77
Il fut présenté et réussit.
Pour le coup, mon Huron était véritablement transformé;
lui qui n'osait autrefois lever les yeux sur les femmes leur
faisait maintenant, et sans trop rougir, des avances et des
compliments bien tournés. Son teint brun s'était éclairci, et
ses membres naguère si raides étaient devenus souples, au
point qu'il figurait avec avantage dans un menuet.
Sa vanité n'ayant plus d'ombrage et sa susceptibilité apaisée,
le côté passionné de son caractère neut plus de contrepoids;
il laissa voir le naturel ardent de l'Andalous avec les grâces du
Français de cette époque. Sa sauvagerie farouche m'avait fait
craindre pour son avenir; cette fois, je tremblais bien davan-
tage en le voyant d'une aussi audacieuse galanterie.
On se trouvait dans la belle saison, et les parties de plaisir,
si fréquemment répétées par les soins politiques de M. le duc,
avaient toutes un côté champêtre. On dressait les tables sur les
vastes pelouses des châteaux royaux, et lorsque la chaleur était
tombée, on dansait pasloralement sur le gazon.
Cette manière presque enfantine et villageoise de tenir sa
cour enchantait le jeune couple royal, surtout la reine Marie,
qui avait des goûts fort simples. Mais sous cette apparence
de candide bergerie, le diable savait trouver son compte. Bien
que Louis XV fut encore la perle des tourtereaux fidèles, il y
avait dans toute cette brillante jeunesse bien des tètes vives
et des cœurs tendres, et don Juan ne tarda guère à se distin-
guer parmi ces derniers.
Le mauvais sujet tombait régulièrement amoureux de toutes
20
78 LES PAPILLONS.
ses danseuses, et il se gênait si peu pour le leur témoigner, qu'il
fit tressaillir d'aise et chuchotter quelques vieux compagnons
du régent, introduits en fraude dans ces prinfanières réunions.
Le comte de Belle -Isle me prédit un jour qu'il ferait, auprès
des dames, le plus grand honneur à son pays.
Cela voulait dire, en bon français, que mes soins n'avaient
réussi qu'à produire un amant volage et un libertin. Je n'étais
assurément pas jalouse, mais je fus choquée de l'horoscope
tirée par le vieux comte en l'honneur de mon protégé.
Vous le savez, j'aime les amants et les maris fidèles; toutes
ces ailes que j'ai impitoyablement coupées vous garantissent
la sincérité de ma prédilection. Je jurai donc que don Juan
serait un modèle de fidélité; d'ailleurs, il faut le dire, j'avais
sur lui des projets de mariage et des projets d'une haute
ambition.
Il est des occasions de fortune qu'il faut savoir saisir aux
cheveux; l'heureux fils de ma tante, la duchesse de Tendilla,
avait attiré sur lui les regards de mademoiselle de Clermont,
princesse du sang, sœur du duc de Bourbon, et surintendante
delà maison de la reine; or, malgré ses vingt ans, je résolus
de profiler de ce caprice haut placé pour en faire un fidèle
mari.
Dans cette intention, je me mis à souffler le feu dans les
cœurs de ces fiancés de ma pensée. Je préparais des occasions
de rapprochement; je faisais auprès de chacun d'eux ressortir
leurs mutuels agréments : je parlais de don Juan à la princesse,
de la princesse à don Juan, sans y mettre aucune affectation.
DEUX AILES COUPÉES MAL A PROPOS. 79
Le moyen que j'employais surtout pour rallier tout à fait mon
cousin à ce beau plan fut de le faire danser souvent avec made-
moiselle de Clermont, souple, grande, fine, aux formes pleines
et correctes, mélodieuse dans la voix et voluptueuse dans les
manières.
En effet, chaque fois que don Juan avait dansé avec sa
ravissante conquête, il était lui -même embrasé d'amour pour
elle.
Malheureusement, cet effet flamboyant se produisait tout
aussi bien avec mademoiselle de La Vrillière, avec mademoiselle
de Villeroi, ou même avec une femme déjà mariée, qu'avec la
belle princesse que je lui destinais. La danse lui tournait la
tête; il ne pouvait prendre les mains, serrer la taille, arrêter
son regard sur les yeux d'aucune femme sans être ébloui et
affolé, et pourtant on ne danse pas sans toutes ces gentil-
lesses.
Je dus donc me résoudre à faire usage de mon pouvoir mys-
térieux pour le fixer sans retour. Je voulus voir de mes yeux
palpiter ses désirs de vingt ans, et je vis aussitôt mon volage
cousin orné d'une paire d'ailes diaphanes teintes en bleu
d'outre-mer parfaitement nuancées, telles que vous le voyez
dans ce portrait au pastel; je l'ai moi-même peint de sou-
venir.
Cet enchantement accompli, le reste n'était rien; je vis bien
encore ces deux voiles du désir s'agiter sous le regard des
jolies danseuses qui se succédaient; mais je ne m'en inquiétais
plus, bien sûre que j'étais de les maîtriser. Une seule crainte
80 LES PAPILLONS.
me restait : M. le duc accepterait- il don Juan pour beau-
frère? Ce n'était pas, à vrai dire, une mésalliance; la maison
de Tendilla comptait des princes souverains dans ses ancêtres,
et puis don Juan, grand d'Espagne, n'avait-il pas le droit de
se couvrir devant Sa Majesté catholique, en véritable égal de
son propre roi. Le résultat de mes réflexions fut que si mon
cousin répondait à l'amour de mademoiselle de Clermont,
l'affaire serait à moitié faite.
Un jour M. le duc donnait une féte au jeune couple cou-
ronné, dans son propre château de Chantilly. Le soir venu,
il vint à la reine la fantaisie de faire un tour de valse aux
flambeaux dans le rond-point du parc. Cette danse allemande
lui plaisait, c'était presque une importation de son pays.
Chacun applaudit, et, un instant après, cinquanles groupes,
pleins d'ardeur et de jeunesse, tourbillonnaient enlacés sur les
tapis de pâquerettes.
L'un de ces couples était formé par don Juan et mademoiselle
de Clermont. Ce fut celui qui m'occupa tout entière.
Certes si le menuet enivrait don Juan, jugez de l'effet
produit par ce tourbillon vertigineux, qui émeut si profon-
dément les sens les plus blasés. Il était fou de plaisir et
haletant de volupté.
Je n'avais pas besoin, pour surprendre en ce moment ses
amoureux désirs, de faire un bien grand effort; ma singulière
faculté d'intuition n'eut pas à se fatiguer beaucouo pour
deviner les pensées du fils passionné de la duchesse de Tendilla.
Un regard ordinaire eût sufïî pour découvrir un pareil
/
DEUX AILES COUPÉES MAL A PUOPOS. 81
secret. Son œil brillant ne quittait pas les yeux bleus et
tendres de sa belle valseuse; sa tête penchée sur elle, sa
bouche entrouverte et sa poitrine haletante semblaient aspirer
l'àme de la sœur de M. le duc.
Du reste, la noble fille de sang royal partageait cette brû-
lante émotion : son corps souple semblait plier sous le poids
de son ivresse; appuyée sur le bras robuste du jeune Espa-
gnol, elle serait tombée sur le gazon, si quelque volonté les
eût séparés brusquement.
Fascinée, allanguie sous le regard de flamme de don
Juan, elle lui laissait tout le soin de l'entraîner. Elle ne
sentait plus son corps et ne voyait plus rien de ce qui
l'entourait : les couples bruyants, les arbres, les allées, les
lumières avaient disparu à ses yeux. Son àme se trouvait
transportée dans un monde idéal, où rien n'existait plus pour
elle que l'amour de don Juan.
Inutile de dire que, pour mieux les observer, je refusai
de prendre part à la valse. Mon intention était de ne pas
les perdre des yeux, et de préparer, à l'intention du volage
amant, mes aiguilles d'or et mes mystérieux ciseaux.
L'heureux couple tourbillonna quelque temps dans le rond-
point où était placé l'orchestre; puis il voltigea comme les
autres dans les allées adjacentes, d'où je pouvais aisément les
suivre. Peu à peu cependant leurs excursions dans les allées
devinrent plus aventureuses; ils mettaient plus de temps à
repasser devant mes yeux. A la fin, je les perdis complète-
ment de vue.
21
82 LES PAPILLONS.
Comme je ne les voyais pas revenir, je devins inquiète :
don Juan était si jeune, et mademoiselle de Clermont si éprise
de lui! Je craignis une imprudence; j'eus peur que des yeux
jaloux, et il n'en manquait pas, ne guettassent un scandale
pour perdre mon protégé.
Celte absence seule suffisait, si elle était remarquée, pour
donner sujet à de méchants propos qui gâteraient tous mes
projets, venant aux oreilles du duc de 'Bourbon.
Je me mis donc à leur poursuite, du côté où je les avais vus
disparaître. J'allai regardant tous les valseurs qui me frôlaient
en volant, comme des phalènes, sous les grands arbres du
parc. Je ne reconnus dans aucun d'eux mes deux papillons
préférés. J'allai toujours, et me trouvai bientôt à la limite de
la fête. Personne ne riait et ne sautillait plus autour de moi.
Mon inquiétude était au comble. Où pouvaient être allés
mes deux chers imprudents ? Je me mis alors à appeler à
voix basse mon étourdi de cousin. Mais quel ne fut pas mon
élonnement d'entendre à deux pas de moi ce même comte de
Riom qui nous avait surpris dansant un boléro.
— Ah ! jalouse! me dit-il, je me doutais bien que vous
étiez toujours amoureuse de votre élève, au lieu de l'être
de moi.
— Monsieur le comte, dis-je en rougissant dans l'obscu-
rité, vous plaisantez là bien mal à propos; je suis presque
une mère pour don Juan, et je crains qu'il ne se soit
égaré...
Le comte partit d'un éclat de rire qui sentait le cham-
I
DEUX AILES COUPÉES MAL A PROPOS. 83
pagne. A propos de lui, j'avais oublié de vous dire que depuis
quelques semaines il disait avoir pour moi un goût très-vif,
presque une passion.
— Ah! chère princesse, soyez plus franche, et avouez-le-
moi; vous pensiez qu'il devisait solitairement avec made-
moiselle de Clennont, et vous veniez le dégager des pièges de
cette enchanteresse. Tranquillisez-vous donc, car je le quitte
à l'instant.
— Vraiment! Où était-il?
— Sur un banc de gazon, dans le rond-point du parc,
s' essuyant le visage, et se préparant à reprendre un autre tour
de valse avec une autre danseuse que la ravissante sœur de
M. le duc.
— Avec une autre que mademoiselle de Germon t ! m'écriai-je
involontairement; s'il danse ce soir avec une autre, tout est
perdu !
Je laissai le comte étourdi de cette exclamation, qui ren-
versait ses conjectures, et je courus à la hâte retrouver le
volage don Juan.
Le comte avait dit vrai; je trouvai mon cousin de Tendilla
en proie aux projets de tentation faits sur lui par Canillac,
qui lui faisait remarquer mademoiselle de Presles et l'enga-
geait à danser avec elle. Ce libertin l'assurait que celle der-
nière ne le voyait pas d'un œil indifférent.
— Je suis écrasé de fatigue, disait don Juan; Vénus en
personne me prierait de braver la chaleur pour ses beaux yeux
que je ferais, je crois, la sourde oreille.
84 LES PAPILLONS.
— Je ne vous reconnais plus ce soir, mon cher don Juan.
— Mon cher Canillac, laissez-moi au moins me reposer un
moment, nous verrons après.
— Ne remarquez-vous pas tout le piquant que donne à la
physionomie de mademoiselle de Prestes ses yeux noirs et ses
sourcils bruns?
— Je trouve plus de sentiment et de tendresse dans les yeux
bleus.
— Je ne suis pas de votre avis; tenez, par exemple, reprit
le chevalier de Canillac sans se décourager, le regard amoroso
de mademoiselle de Clermont a une expression de langueur
qui me fait bâiller.
Don Juan ne répondit rien, la pudeur d'un amour déjà
sérieux ou peut-être aussi le respect humain, en face d'un
railleur de la force de Canillac, lui ferma la bouche; mais
sa figure tournée avec admiration vers la sœur de M. le duc
parlait pour lui.
— Si j'avais été assez heureux, reprit le tentateur, pour
attirer sur moi l'attention de ces deux femmes, mon choix
ne serait certes pas douteux.
Le motif qui pressait ainsi le chevalier à jeter mon jeune
parent dans les bras de mademoiselle de Presles, c'est que
lui-même avait osé jeter les yeux sur la noble fille destinée
par moi à don Juan.
La danse allait recommencer, déjà les violons préludaient,
et Canillac allait obtenir à force d'instances qu'on lui fit
vis-àr-vis avec mademoiselle de Presles.
/
DEUX AILES COUPÉES MAL A PROPOS. 85
Cependant don Juan hésitait encore. Il craignait, en écou-
tant le chevalier, de déplaire à mademoiselle de Clermont,
dont l'œil bleu était attaché sur lui avec inquiétude.
Je vis, en outre, que l'impression de la valse était loin
d'être effacée dans le cœur du jeune Espagnol. Le meilleur
motif à son hésitation était qu'il n'y avait plus en ce mo-
ment pour lui qu'une femme à aimer, à adorer, c'était celle
dont il venait de presser ainsi les charmes dans ses bras, la
belle princesse qui l'aimait tant.
Je m'approchai alors; ses belles ailes azurées étaient grandes
ouvertes; or, pour éviter tout nouveau retour à sa nature de
papillon, je saisis mes ciseaux cabalistiques, je les coupai à
la racine et les rangeai, toute triomphante, dans la boite de
palissandre que je portais toujours sur moi à cet usage.
Don Juan ne parut pas s'apercevoir de la mystérieuse
opération ; seulement il cessa de regarder mademoiselle de
Clermont, et, comme cédant à la fatigue, il s'endormit contre
un marronnier.
Je n'attachai aucune importance à ce sommeil; c'était, à mes
yeux, une suite naturelle des fatigues de la journée, et la cour
étant rentrée au château, je laissai dormir le beau valseur.
Le lendemain, cependant, don Juan parut morne et mélan-
colique; il ne regarda plus les femmes, ne voulut plus rire
ni danser. Il était devenu plus indifférent qu'à son arrivée
d'Espagne, et cette indifférence, qui s'accrut de jour en jour,
dégénéra, à l'étonnemenl de tout le monde, et à mon grand
désespoir, en une incurable misanthropie. Celte maladie finit
86 LES PAPILLONS.
par s'aggraver, au point qu'il me déclara nettement un beau
matin son dessein formel de retourner en Andalousie, pour
entrer dans un couvent.
Je fis venir Chirac, le célèbre médecin; je lui expliquai
comme je pus le brusque affaissement de mon pauvre cousin.
Je lui avouai, à lui qui connaissait les doctrines des illuminés,
le moyen que j'avais cru devoir employer pour le rendre sage.
— Qu'avez-vous fait? me dit le grand docteur; couper les
ailes aux passions de la jeunesse, c'est tuer en elle toute vie
et tout élan : ce qui eût réussi pour un mari a tué l'amant.
— J'ai tué don Juan! m'écriai-je.
— Rassurez-vous, madame, reprit-il; il n'est pas tué
complètement. Il vivra, peut-être même plus longtemps, mais
vous l'avez rendu, par votre zèle, incapable de jamais aimer
autre chose que Dieu.
— Pauvre don Juan ! dirent en même temps les deux hôtes
de la princesse.
— Hélas! oui, pauvre don Juan! reprit Ginebra; le souvenir
de cette maladresse m'a longtemps attristé l'âme. Aujourd'hui
cependant je me suis pardonné ce fatal coup de ciseaux; il
y a même des instants où je m'applaudis de ce méfait invo-
lontaire.
— Ah! par exemple, voilà qui mérite quelques mots
d'explication, dit la marquise.
— Personne mieux que moi, continua Ginebra, ne respecte
les désirs du cœur dans leur spontanéité; je reconnais reli-
gieusement la légitimité des élans intérieurs, je respecte en
tout la liberté du choix
— Excusez-moi de vous interrompre, mon amie, mais les
trophées dont vos ciseaux cabalistiques ont décoré voire salon
ne s'accordent guère avec ces charmantes prétentions-là.
— Ma chère marquise, je n'ai pas toujours eu les mêmes
opinions; l'expérience m'a améliorée beaucoup. Au contraire
des vieillards ordinaires, l'âge est venu m'expliquer l'énigme
mystérieuse des passions. Un jour où les hommes vaudront
mieux, j'en suis assurée, c'est à leurs impulsions naturelles,
c'est-à-dire divines, que l'on ira demander le bonheur. Mais
nous n'en sommes pas là. La société tout entière ressemble
encore trop à un camp où tous sont dressés pour le combat :
on n'y vit pas, on y lutte, et tout ce qui devra plus tard
88 LES PAPILLONS.
servir à notre bonheur se change encore en armes de guerre.
Don Juan marié et définitivement ancré à la cour de France
aurait passé sa vie comme les autres à des intrigues sans but
élevé, sans motif noble, sans instinct moral, il aurait appris
à souffrir d'abord, puis à mentir et à tromper.
— Mais que fait-il maintenant?
— Maintenant, sans souci de ce qu'il a perdu, il s'est
rendu savant dans les langues orientales et traduit les
manuscrits arabes échappés au vandalisme des Castillans.
— Je suis de votre avis, madame, dit à son tour Cazotte
revenant sur les idées que la princesse venait d'émettre, les
désirs sont l'auréole de l'âme humaine, la passion est le grand
mobile qui l'entraîne vers l'idéal.
— Au fait, reprit gaiement la marquise, si les papillons
avaient le vol régulier des oies, ils perdraient tout leur charme
à nos yeux.
— Pour vous faire oublier la mésaventure de mademoiselle
de Clermont, je vais vous conter l'histoire d'un brave corsaire
qui s'est marié en dépit et au profit de ses neveux.
Disant cela, Ginebra indiqua du doigt une fantaisie drola-
tique où des insectes ailés célébraient une cérémonie nuptiale
sous les voûtes d'un temple et à la lueur des cierges.
— J'aurais mieux aimé, dit Cazotte, voir cette scène placée
dans les joncs d'un étang, avec des rayons de soleil pour
officiants et pour flambeaux.
Raoul et Rodolphe eurent la couleur de se voir accueillis
pria éclats de rire,
LES NEVEUX
DU CAPITAINE
u, lui ^9 ^
mm m
A quarante-six ans et quelques mois, M. le baron Conrad
de Francarville, capitaine de vaisseau dans la marine du
roi, estimant qu'il avait assez couru les mers, et que tous
les coins du petit globe sur lequel la Providence l'avait jeté
lui étaient suffisamment connus, prit le sage parti de se retirer
dans ses terres.
Il envoya donc sa démission au ministre de la marine et
revint en Normandie avec la croix de Saint-Louis, un rhuma-
tisme à l'épaule gauche, et trente mille livres de rente qui ne
devaient rien à personne, si ce n'est aux négociants anglais
qu'il avait dévalisés dans ses croisières, pour soutenir l'honneur
de son pavillon.
En rentrant sur la terre natale, qu'il avait quiltée à l'âge
de vingt ans, le baron de Francarville trouva deux neveux
dont il ignorait complètement l'existence.
23
90 LES PAPILLONS.
On comprendra cette ignorance au sujet de ses deux neveux,
quand on saura que le capitaine avait contracté, dès sa plus
tendre jeunesse, l'habitude déplorable d'allumer sa pipe avec
toutes les lettres qu'il recevait, sans en avoir préalablement
pris connaissance. C'était, disait- il, afin de s'éviter l'embarras
de chercher des réponses Le baron de Francarville n'était pas
de première force sur le style épistolaire. En revanche, il
manœuvrait fort habilement son vaisseau, et, dans les ren-
contres bord à bord, appliquait des coups de sabre de la plus
belle espèce. On ne peut pas tout demander à un marin.
D'ailleurs il croyait sa sœur religieuse, l'ayant laissée dans
un couvent dont une Francarville était abbesse, et bien
décidée à y prononcer ses vœux, car ils étaient orphelins et
sans fortune. Or des lettres de nonnetles ne sont pas fort inté-
ressantes pour un officier de marine.
Persuadé que sa sœur Marie, valablement embéguinée,
chantait des litanies et fabriquait des compotes à perpétuité,
sous la direction de sa vénérable parente, le baron de
Francarville avait donc continué d'allumer sa grande pipe
turque avec toutes les lettres timbrées de Normandie qui
arrivaient sur son bord, et n'avait pu apprendre que Marie,
enlevée du couvent par un gentillàtre du pays, s'était mariée,
avait mis au monde deux rejetons, et avait fini par mourir
trois ans environ avant le retour du capitaine, laissant ses
deux fils, Rodolphe et Raoul, en possession du mince héritage
de leur père qui, depuis longtemps déjà, avait été rejoindre
ses ancêtres, h la suite d'une chute de cheval.
I
LES NEVEUX DU CAPITAINE V K AN C A H V 1 L LE. 91
Le baron ne fut pas trop mécontent de se trouver à la
tète de deux gaillards de neveux, avec lesquels il pourrait jurer,
boire et chasser le renard, quand son rhumatisme lui en
accorderait la permission.
Il racheta les terres et le château de Francarville, et s'installa
dans l'ancien domaine de sa famille, en bénissant les négo-
ciants anglais, dont les guinées faisaient de si doux loisirs aux
vétérans de la marine de France.
Alors il se mit à jouer le rôle de gentilhomme campagnard ,
avec autant d'aisance et de facilité que s'il eut été destiné à
cet emploi par la nature.
Il n'est pas aussi facile qu'on le pense de bien jouir de trente
mille livres de rente. C'est peut-être pour cette cause que le
sort a été si peu prodigue de celle sorte de faveur dans la dis-
tribution de cadeaux qu'il se plaît à faire aux humains.
Le capitaine de Francarville, en homme éclairé, s'occupa
d'abord de garnir sa cave aussi complètement que possible.
Pour mener à bonne lin celte importante opération, il ne
dédaigna pas d'avoir recours aux lumières de ses neveux, qui
étaient capables de lui donner de fort bons conseils sur cette
matière. Les deux gaillards ne demandaient qu'à bien vivre,
et possédaient tous les germes des vices qui sont nécessaires
pour cela. Plusieurs de ces germes étaient même arrivés déjà à
un degré de développement fort respectable. Mais la modicité
de leur fortune avait jusqu'alors réduit ces précieuses facultés
à l'état purement théorique et spéculatif.
On juge de la joie qu'ils éprouvèrent en se voyant tomber
92 LES PAPILLONS.
du ciel un oncle opulent et déterminé à user le mieux possible
de ses richesses, et l'on conçoit sans peine qu'ils s'empressèrent
de mettre au service d'un tel parent toutes leurs connaissances
et toutes les ressources de leur esprit, pour l'aider à entourer
de jouissances solides une existence qu'ils avaient la délicieuse
perspective de partager indéfiniment.
On eut un sommelier bourguignon, un cuisinier parisien, le
premier piqueur de la contrée pour surveiller la meute et pré-
parer les chasses; on plaça d'excellents chevaux dans l'écurie;
on engagea comme chambrières les plus jolies filles du pays, et,
toutes ces préparations accomplies, on laissa voguer douce-
ment la galère.
En voyant quelle utilité un oncle intelligent peut tirer de
deux neveux, Francarville bénit intérieurement sa sœur
la nonnetle de s'être laissée enlever jadis par le gentillàtre
normand.
Après six mois de séjour sur la terre ferme, le capitaine
reconnut avec un certain plaisir que son rhumatisme était
beaucoup moins opiniâtre qu'il ne se l'était imaginé, et que
grâce à certain onguent, inventé par un Esculape en sabots
de la contrée, il finirait bientôt par rentrer dans la jouissance
totale de son épaule gauche.
Robuste d'ailleurs, leste et bien fait, d'un visage agréable,
sans un seul poil blanc à sa moustache noire, Conrad de
Francarville pouvait passer pour un jeune homme, malgré ses
quarante-sept ans prêts à sonner.
Un jour, rentrant d'une course à cheval, après déjeuner,
LES NEVEUX (DU CAPIT AINE FA ANCAH V ILLE. 93
Conrad se regarda par hasard dans une glace et fut satisfait
de sa bonne mine.
Cette satisfaction lui suggéra une idée qu'il commença par
regarder comme très -bouffonne, puis comme simplement
amusante, et qu'au bout d'une heure de méditation en tête
ù tèle avec sa pipe turque, il finit par considérer comme
on ne peut plus réalisable, raisonnable et naturelle.
Conrad de Francarville songeait à se marier.
Il sonna. Un vieux marin de son bord, son domestique de
confiance, arriva au coup de sonnette.
— Fais-moi venir mes deux neveux Raoul et Rodolphe,
lui dit le baron.
Quelques minutes après, Raoul et Rodolphe étaient assis
en face de leur oncle, autour d une table sur laquelle flam-
boyait un bol de punch.
— Or ça, mes lurons, leur dit le capitaine, vous êtes
d'assez gentils garçons, j'en conviens; deux neveux, c'est
beaucoup; mais ça ne suffit pas. J'ai besoin de compléter
ma société, et pour cela, il m'est venu dans l'idée de prendre
femme.
Raoul et Rodolphe se regardèrent. Les deux drôles comp-
taient sur l'héritage de l'oncle. On conçoit leur émotion.
Conrad surprit ce regard ; il en comprit le muet langage.
— Je vois ce que c'est, s'écria-t-il en riant; vous redoutez
l'accroissement de la famille, et quinze mille livres de rentes
vous semblaient à chacun un assez joli grog à avaler quand
je serai coulé à fond. Mais d'abord, songez, mes garçons,
24
94 LES VA PILLONS.
t
que je suis de force à vous enterrer tous les deux avant de
filer le bout de mon cable; songez, en outre, que, peu
soucieux de me voir entouré de bons cœurs forcés de me
souhaiter le plus prompt trépas, je suis décidé, si je ne me
marie, à vous déshériter complètement l'un et l'autre, afin
de conserver dans toute sa pureté l'affection que vous avez
pour moi. Donc, au lieu de vous affliger de cette résolution,
réjouissez-vous-en, au contraire; car ce peut être pour l'un
de vous un coup de fortune.
— Comment cela? demandèrent-ils à la fois.
— Voilà la chose, dit Conrad. Je veux me marier, c'est
vrai; mais je ne suis pas d'humeur à me mettre en cam-
pagne pour courir des bordées à la recherche d'une épouse.
S'il s'agissait de choisir une frégate fine voilière et bonne
marcheuse, je ne chargerais personne de ce soin; mais une
femme, c'est différent; je ne connais ni le gréement ni le
tirage de ces bàtiments-là. Vous, beaux neveux, qui êtes
des damoiseaux experts en ces sortes de manœuvres, mettez-
vous en route, parcourez la contrée, et découvrez-moi ce qu'il
me faut.
— Nous? s'écrièrent à la fois les deux frères.
— Je me trouve suffisamment riche comme cela, pour-
suivit le capitaine; il est donc inutile de s'informer de la
qualité de son lest. Quant à la naissance, c'est différent; je
tiens à ce que le pavillon soit irréprochable. Pour la solidité
de la coque, l'élégance de la poupe, la propreté des ponts,
la peinture des sabords et la symétrie des cordages, je laisse
LES NEVEUX DU CAPITAINE F lî AN C AR VILLE. 95
le champ libre à votre goût, me réservant, du reste, le soin
d'inspecter l'objet par moi-même quand vous aurez jeté le
grappin dessus. Allez, voguez, croisez, faites de votre mieux !
Je vous donne trois mois pour me procurer cette chose. 11
y aura cinquante mille livres en écus sonnants pour celui
qui amènera dans mes eaux la corvette avec laquelle je me
déciderai à naviguer de conserve.
Ayant ainsi parlé, le capitaine se leva, et les laissa en face
du bol de punch à moitié vide, pour ne pas les gêner dans
leurs délibérations.
Raoul et Rodolphe se regardèrent d'abord d'un air passable-
ment contrit. Cette proposition de leur oncle tombait comme
un coup de foudre sur leur tête. Certes, de toutes les lubies qui
pouvaient passer parle cerveau du capitaine, celle-là était
bien la plus incroyable, la plus inattendue.
La perspective de la somme à conquérir dans cette joute
bizarre ne les flattait que médiocrement : un capital de cin-
quante mille livres ne compensait pas à leurs yeux la perte des
trente mille livres de revenus qu'ils s'étaient accoutumés à
considérer comme leur bien propre, et dont ils mangeaient
déjà joyeusement l'usufruit, en leur qualité de perpétuels
commensaux de leur oncle.
D'ailleurs les cinquante mille livres ne devaient échoir qu'à
l'un d'entre eux, et bien que chacun eût la meilleure opinion
de la supériorité de son goût, de son adresse et de son intel-
ligence, ils ne pouvaient se défendre d'une vague frayeur.
Du reste, hàlons-nous de déchirer qu'il ne vint pas un seul
90 LES PAPILLONS.
instant à l'esprit de l'un ou de l'autre la moindre velléité de
s'assurer mutuellement contre les chances d'insuccès, en con-
venant à l'avance de partager la récompense promise, quel que
fût le vainqueur.
La pensée que l'un d'eux pût se dessaisir de vingt-cinq mille
livres en faveur de son frère, ne pouvait sortir de leur imagi-
nation. L'horreur de partager en cas de victoire l'emportait
tellement dans ces cœurs généreux sur l'espoir de partager en
cas de défaite, qu'une réprobation également énergique des
deux parts eût certainement accueilli cette outrageante
proposition, si quelque tiers bénévole se fût avisé de la
formuler.
— Eh bien î dit Raoul.
— Eh bien! fit Rodolphe.
— Que le diable emporte notre oncle! s'écria le premier.
— Avant qu'il ne soit marié, bien entendu, ajouta le second.
— Qu'allons-nous faire? demanda celui-ci.
— Parbleu! obéir; il le faut bien, répondit celui-là; le
capitaine est têtu comme un Ras-Breton.
— Et il serait capable de nous mettre à la porte, comme
des laquais, si nous refusions de contenter sa fantaisie.
— Je partirai demain, dit Rodolphe.
— Et moi aussi , dit Raoul.
— Que le diable emporte notre oncle! s'écrièrent-ils en
chœur en forme de conclusion.
Le lendemain, comme ils l'avaient dit, les deux frères par-
tirent ensemble, après avoir dit adieu à Conrad, qui leur
LES NEVEUX DU CAPITAINE FRANCARVILLE. 07
souhaita bonne chance, et leur accorda trois mois pour décou-
vrir la future moitié de sa vie.
Arrivés à la petite ville de Lillebonne, où ils devaient se
séparer pour commencer leurs recherches, ils dînèrent ensemble
dans le principal hôtel de la ville.
Leur conversation, comme on le pense bien, roula tout
entière sur la bizarre mission dont les chargeait leur oncle.
Dans une pièce attenante à celle où dînaient les deux
frères, se trouvait une demoiselle irlandaise qui voyageait
en France, en compagnie d'un vieux gentilhomme, son
ex-tuteur.
Une mince cloison séparait les deux chambres, et la plus
légère attention suffisait pour que les convives qui se trou-
vaient dans l'une de ces pièces ne perdissent pas un mot des
paroles de leurs voisins.
Le nom du capitaine de Francarville frappa tout à coup les
oreilles d'Arabella, qui devint attentive et fut bientôt au
courant de toute cette incroyable histoire.
Le vieux gentilhomme irlandais, qui était un peu sourd
et se trouvait, du reste, placé loin de la cloison, n'en-
tendit pas un mot et ne remarqua pas la distraction de sa
compagne.
— Ainsi, dit Raoul en se levant, c'est décidé : lu pars
pour Paris.
— Et toi, dit Rodolphe, pour le Havre, et ensuite aux bains
de Dieppe.
— Dans un mois, dit Raoul, tu pourras m'y écrire.
25
98 LES PAPILLONS.
— Et toi, adresse tes lettres hôtel de Normandie, rue du
Roule, où je vais m'installer.
— C'est convenu.
Ils se serrèrent la main et descendirent dans la cour, où
chacun monta dans le coche qui devait le conduire à sa
destination.
Arabella, prétextant une migraine subite, se mit à la fenêtre
pour les voir partir.
Quand elle les eut suffisamment considérés, elle se tourna
vers le vieux gentilhomme. ■
— Mon bon O'Brean, lui dit-elle, j'ai changé d'avis; au
lieu d'aller visiter la Bretagne, nous irons passer un mois
à Paris, et nous viendrons ensuite aux eaux de Dieppe.
— Comme il vous plaira, répondit O'Brean; vous savez
que je suis un ami commode.
Trois jours après, Arabella et son ancien tuteur étaient
installés rue du Boule, à l'hôtel de Normandie, où Rodolphe
était arrivé la veille.
Maîtresse à vingt-quatre ans d'une fortune assez considé-
rable, héritage d'un oncle mort aux Indes depuis quelques
années; douée d'une beauté douce, mais sérieuse, d'un
caractère fier et indépendant, Arabella, depuis son retour
de Bombay, où elle avait été elle-même, avec son tuteur
O'Brean, réaliser son héritage, avait obstinément refusé tous
les jeunes nobles d'Irlande et d'Angleterre qui s'étaient hasardés
a lui demander sa main.
Dès que la paix fut conclue entre la France et l'Angleterre,
ê y .
LES NEVEUX DU CAPITAINE FR AN CAR VILLE. 99
elle quitta l'Irlande, et en compagnie d'O'Brean, qu'elle avait
décidé à lui servir de chaperon dans ses pérégrinations capri-
cieuses, elle vint voyager sur le continent.
A la grande surprise du vieux gentilhomme, la jeune miss,
si farouche ordinairement à l'égard des cavaliers que les
hasards des voyages amenaient sur son chemin, fit un par-
fait accueil à Rodolphe, qui, vivement frappé des grâces et
de l'esprit d'Arabella, avait cherché à pénétrer un peu dans
son intimité.
La belle Irlandaise se faisait passer pour une jeune personne
de bonne famille, mais sans aucune fortune, ce qui étonna
encore le bon gentilhomme, qui pourtant n'était pas au bout
de ses stupéfactions.
Rodolphe trouva de plus en plus Arabella à son gré, et
n'aurait pas mieux demandé que de lui faire la cour pour
son propre compte; mais la pauvreté supposée de la demoi-
selle le détourna de celte idée.
Tout en exprimant à Arabella un amour que, du reste, il
éprouvait réellement, il lui parla de son oncle et de la mission
dont le capitaine l'avait chargé.
— Vous êtes bien au-dessus de ce qu'il peut rêver, dit-il
à Arabella, et je ne doute pas qu'il ne ratifie mon choix.
Jugez de ma tendresse pour vous, en me voyant sacrifier mon
amour à votre fortune, à votre bonheur. Je donnerais ma vie
pour vous nommer ma femme, et pourtant je me résigne a
vous voir devenir celle de mon oncle, afin de vous mettre en
possession de l'opulence et du rang qui appartiennent a votre
%
100 LES PAPILLONS.
mérite et à votre beauté. Ah! trouverez-vous jamais un cœur
désintéressé comme le mien !
— .l'apprécie votre délicatesse, dit Arabella, et soyez sûr
que je saurai la récompenser un jour comme elle le mérite.
Elle accompagna ces mots d'un regard qui fit tressaillir
Rodolphe d'espoir et de joie.
Le coquin de neveu s'imagina que la belle Irlandaise par-
tageait son amour, et que, tout en se décidant à épouser le
baron par ambition, elle se proposait bien de lui conserver
à lui, Rodolphe, une part dans son cœur et dans ses bonnes
grâces.
— Après tout, se dit-il, les mœurs du temps autorisent
ces sortes de fredaines, et l'on a vu des choses plus extraor-
dinaires que celle-là. Cinquante mille livres de gratification,
une maîtresse charmante, la perspective de passer une longue
suite d'heureux jours dans le château du capitaine; et qui
sait? plus tard...; les marins sont mortels comme les autres,
et, moyennant finances, Rome ne refusera pas à un neveu
la permission de consoler la veuve de son oncle.
Rodolphe se livra ainsi a une foule de châteaux en Espagne
peu moraux et peu édifiants, et continua de nourrir ces rêves
coupables tout en se lançant à corps perdu dans les plaisirs de
Paris, quand Arabella l'eut quitté au bout d'un mois, en lui
donnant rendez-vous à Rouen, à l'expiration du terme qui lui
avait été fixé parle capitaine.
L'Irlandaise, accompagnée d'O'Brean, alla s'établir aux eaux
de Dieppe, où elle trouva Raoul déjà installé.
I
LES NEVEUX DU CAPITAINE FKANCARVTLLE. 101
Au bout de quinze jours, Raoul, qui avait reçu de Rodol-
phe une lettre ainsi conçue:
« Amuse- toi en paix et cherche fortune pour ton propre
« compte, mon pauvre Raoul; car j'ai trouvé pour notre oncle
« une merveille sans rivale. »
Répondit en ces termes à son frère :
« Mon pauvre Rodolphe, garde ta merveille pour ta con-
« sommation particulière, et ne l'expose pas à la honte d'une
« comparaison avec celle que j'ai découverte : les cinquante
« mille livres sont à moi. »
Il est inutile de dire que Raoul, également enlacé dans
les ruses d'Arabella, et d'ailleurs aussi peu scrupuleux que
Rodolphe, avait conçu exactement les mêmes projets que son
aîné et se repaissait des mêmes espérances.
Quelques jours avant l'époque convenue, le capitaine de
Francarville, revenant de forcer un chevreuil, trouva au château
les deux lettres suivantes :
« Mon cher oncle, soyez à Rouen, hôtel de la Marine, le 31
« septembre; j'aurai l'honneur de vous présenter l'épouse que
« je vous ai choisie à Paris. Votre neveu, Rodolphe. »
« Mon cher oncle, le dernier jour du mois de septembre,
« hôlel de la Marine, à Rouen, je vous ferai connaître une
102 LES PAPILLONS.
« femme que j'ai eu le bonheur de rencontrer à Dieppe, et qui,
« sans aucun doute, deviendra bientôt la vôtre. Votre neveu,
« Raoul. »
— A merveille, dit le capitaine.
Le 31 septembre, il arriva à Rouen et se fit annoncer à ses
neveux.
Arabella, en leur donnant rendez-vous à cet hôtel, leur avait
imposé la condition de ne la revoir que devant leur oncle.
Chacun d'eux, en descendant à l'hôtel delà Marine, le matin
même de ce jour, avait adressé en secret deux questions ;\
l'aubergiste, et en avait reçu une réponse affirmative sur la
première :
— Miss Arabella est-elle arrivée?
Et une réponse négative sur la seconde :
— Mon frère a-t-il amené une dame avec lui?
Et Raoul et Rodolphe s'étaient dit chacun de son côté, en se
frottant les mains avec satisfaction :
— Mon frère n'a pas osé soutenir la concurrence.
— Eh bien, dit le capitaine à ses neveux.
— Mon oncle, on vous attend, répondirent-ils en même
temps.
— Alors, dépêchons-nous
— Permettez-moi de vous conduire, dirent-ils encore
ensemble.
— Un moment, dit le baron; ne jouissant pas du privilège
de me transporter en deux endroits à la fois, il est indispen-
LES NEVEUX DU C A PIT AIN E FH ANCAR VILLE. 103
sable que je ne les voie que l'une après l'autre : pour ne pas
faire de jaloux, nous procéderons par ordre alphabétique.
— La mienne se nomme Arabella, dit Rodolphe, que Raoul
regarda avec surprise.
— A, c'est la première lettre de l'alphabet, remarqua le
capitaine; c'est par celle-là que je commencerai l'inspection.
— Permettez ! s'écria Raoul , la mienne se nomme aussi
Arabella.
— Ah! fit Rodolphe.
— Diable! c'est embarrassaht, dit l'oncle; suivons alors
l'ordre des numéros de leurs appartements
— La mienne habile le numéro 1, dit vivement Raoul.
— La mienne aussi, répliqua Rodolphe.
Les deux frères se regardèrent avec surprise.
— Ah ça! que signilie! s'écria Conrad non moins étonné
qu'eux.
— Cela signifie, capitaine, dit Arabella paraissant avec
O'Rrean, que vos neveux, sans s'en douter, vous ont choisi la
même épouse.
— Ah ça ! mais permettez ! mademoiselle , s'écria le
capitaine, il me semble que j'ai déjà eu le plaisir de vous
voir.
— Il y a quatre ans, dit Arabella, je revenais des Indes sur
un vaisseau de guerre que vous prîtes à l'abordage.
— C'est parbleu vrai! fit le marin.
— Vous m'avez sauvé l'honneur, reprit la belle Irlandaise,
et vous avez même eu la générosité de me mettre le lendemain,
104 LES PAPILLONS.
avec toute ma fortune, à bord d'un vaisseau américain, en
disant que vous ne faisiez pas la guerre aux femmes.
— Oui, je me le rappelle, dit le baron de Francarville.
— Depuis ce temps, capitaine, votre souvenir est resté dans
mon cœur, et je n'ai plus eu qu'une pensée : celle de vous
retrouver et de vous exprimer ma reconnaissance.
— Ne parlons pas de cela, interrompit Francarville.
— C'est dans cet espoir, ajouta-t-elle, que je suis venue sur
le continent, et grâce à ces messieurs, j'ai pu enfin vous revoir.
— Et vous consentez à m'épouser!
— De tout mon cœur, répondit Arabella en souriant, si cela
peut vous être agréable.
— Venlrebleu! riposta le baron, je serais bien difficile.
Nous renonçons à dépeindre la stupeur, la confusion de
Raoul et de Rodolphe.
— Beaux neveux, leur dit Arabella, vous avez gagné tous
deux la récompense promise, et j'espère bien que le baron ne
refusera pas
— Je ne refuse rien, s'écria Conrad, qui aurait donné,
dans son bonheur, ses terres, son château, ses écuries, son
piqueur normand, son sommelier bourguignon et son cuisinier
parisien.
— A ces cinquante mille livres, ajouta Arabella, nous join-
drons pour chacun de vous un brevet de lieutenant dans les
armées du Roi. Et que Dieu vous protège, mes chers neveux,
vous trouverez toujours en moi la plus affectionnée de toutes
les tantes.
LES NEVEUX DU CAPITAINE F 1\ A N C A K V I L LE. 105
Cette manière polie de les congédier du château ne toucha
que médiocrement le cœur des deux frères. Ils balbutièrent
des remerciements embarrassés, qu'Arabella eut la délicatesse
d'accepter comme l'expression de la plus profonde gratitude,
et partirent pour Francarville avec leur oncle et leur tante
future, afin d'assister au mariage; après quoi ils devaient en
toute hâte aller rejoindre leur régiment, qui tenait garnison
à Mézières.
Arrivée à ce point de son histoire, la princesse Ginebra
remarqua que ses deux auditeurs, tout en suivant son récit
avec la plus scrupuleuse attention, commençaient à laisser
échapper quelques signes d'impatience.
Ces signes étaient presque imperceptibles chez la marquise
de La Croix, apparemment douée d'une dose de modération
plus abondante que celle départie par la nature à son véné-
rable ami.
Mais Cazotte se remuai! sur son fauteuil, tournait son
tricorne dans ses mains, et semblait enfin avoir grand' peine à
contenir les observations qui se pressaient sur ses lèvres.
La dame aux papillons eut pitié de son embarras et ouvrit
une issue à ses critiques.
— Qu'avez-vous donc, mon cher poëte, lui dit-elle? On
dirait, sur ma foi
— Permettez, madame la princesse, interrompit Cazotte;
27
106 LES PAPILLONS.
jusqu'à présent je ne vois que fort peu de rapport entre ce
récit et la peinture qu'il devait nous expliquer.
— En vérité, dit en souriant la princesse.
— Vous avez donné pour légende à ce dessin, reprit Cazotte,
que, chez les hommes, toutes les histoires commencent ou
finissent par le mariage. Je trouve d'abord cet aphorisme
très-contestable. J'ai eu dans ma vie pas mal d'aventures de
toute espèce qui ont commencé plus ou moins mal et fini plus
ou moins bien, et je suis resté parfaitement garçon jusqu'à
ce jour, je vous prie de le croire.
— Je vous crois, dit Ginebra.
— J'en jurerais au besoin, fit la marquise.
— Mais, poursuivit Cazotte, laissons de côté cette erreur
qui ne me préoccupe que faiblement... J'attends avec impa-
tience l'apparition des papillons, des moucherons et des libel-
lules qui doivent donner un peu de piquant à celte anecdote.
— Je suis de l'avis de Cazotte, dit à son tour la marquise.
Je suppose bien que ce petit tableau représente le mariage du
capitaine de Francarville et de la jeune Irlandaise, et que ces
deux mouches qui tiennent le poêle sur la tète des époux ne
sont autres que Raoul et Rodolphe; mais pourquoi sont-ils
ainsi figurés; pourquoi cette tète de papillon sur les épaules
de Conrad; pourquoi Arabella a-t-elle le visage et les ailes
d'une demoiselle bleue, et pourquoi ce cinquième personnage
qui se dresse au fond avec son corps jaune, son chapeau à
fleurs et son livre de messe? Ce type de belle-mère ne peut pas
nous représenter la graveet placide figure du bon tuteur O'Brean.
Marna
LES NEVEUX DU CAPITAINE Fit ANC AR VILLE. 107
— Je n'ai pas eu cette prétention, répondit en souriant la
dame aux papillons; le cinquième personnage est tout simple-
ment un caprice d'artiste : celte grande femme sèche et guindée
m'a paru indispensable pour compléter ce tableau de genre;
car un mariage sans belle-mère me semble aussi insipide
qu'une vie sans accident, qu'un caractère sans défaut, qu'un
ciel sans nuage, qu'une mer sans tempête. J'aime les con-
trastes dans les événements humains, comme dans les aspects
de la nature. Ne trouvant point de belle- mère dans l'histoire
de mes personnages, j'ai inventé celle-là; m'en faites-vous un
crime?
— Certes non , s'écria Cazotte.
La marquise acquiesça d'un signe de tète à cette déclaration
du poète.
— Si j'ai représenté Àrabella sous la forme d'une libellule,
poursuivit la princesse, croyez bien que j'ai eu mes motifs
pour agir ainsi.
— Nous n'en douions pas, dirent les deux auditeurs.
— C'est que la charmante Irlandaise appartenait réellement
à ce genre d'insectes, comme le prouve la course vagabonde
qu'elle s'était plu à entreprendre à la poursuite du capitaine
de Francarville. Si je n'étais arrivée à temps, un peu après la
célébration de leur mariage, les ailes de la jeune personne
eussent bien pu jouer, un jour ou l'autre, quelque vilain tour
au baron Conrad.
— C'est impossible! s'écria Cazotte, elle avait Irop d'affection
pour lui.
108 I , E S PAPILLONS.
— Mon pauvre poëte, dit Ginebra eu échangeant un sourire
avec la marquise, on voit bien que vous ne connaissez guère
le cœur des femmes en général et des libellules en particulier.
Une fois que les ailes de ces fragiles créatures sont déployées
par un premier amour, le diable seul peut savoir où elles
doivent s'arrêter. Mais, ainsi que je vous l'ai dit, j'arrivai à
temps pour les fixer à tout jamais auprès du capitaine. Du
reste, le brave Conrad méritait bien cette faveur. Si je ne lui
ai donné que la tète du papillon nacré, à la famille duquel
il appartenait, c'est qu'il avait pris soin lui-même de dissi-
muler ses ailes, bien résolu du reste à n'en plus tirer d'usage
que pour voltiger autour de sa femme. C'est pourquoi il s'était
hâté de congédier les jolies chambrières que ses mauvais
sujets de neveux avaient installées au château.
— Écoutez donc, dit la marquise, à quarante-sept ans...
— Ce n'est pas une raison, fit Cazotte.
— Quant à Raoul et à Rodolphe, continua la princesse, le
lendemain de la cérémonie nuptiale, pendant laquelle ils
avaient été contraints de tenir le poêle sur la tête des deux
époux, ce qu'ils avaient fait de la meilleure façon possible,
mais en enrageant tout bas, ils mirent leurs cinquante mille
livres dans une sacoche, leur brevet de lieutenant dans leur
portefeuille, et ils partirent pour Mézières, où. ils se lancèrent
à corps perdu dans tous les plaisirs de la vie de garnison.
Les malheureux espéraient s'étourdir ainsi, et oublier peu à
peu leur mésaventure; mais leurs regrets étaient trop cuisants
pour pouvoir facilement s'effacer.
LES NEVEUX DU CAPITAINE F H A N C A KV I LLE. 109
Tant que durèrent leurs écus, ils supportèrent encore la vie,
grâce aux distractions du jeu , de la bonne chère et des faciles
amours.
Mais leurs cinquante mille livres furent dévorées en deux
années. Après quoi, réduits à la maigre solde de leur grade, ils
ne purent accepter la piètre existence à laquelle ils se voyaient
condamnés.
Un beau jour, ils fondirent leurs dernières pièces d'or dans
une dernière orgie, et, à la façon des anciens stoiques, ils
avalèrent résolument la coupe de ciguë à la fin du repas.
Le comte Cipio qui, par hasard, se trouvait à Mézières le
jour de cet événement tragique, et qui, par un hasard plus
grand encore, logeait précisément dans l'hôtel où les deux
frères venaient d'abréger leurs jours, apprit leur histoire par
la rumeur publique, et son génie familier, qu'il consulta à ce
sujet,. lui en fit connaître les détails les plus intimes.
Quoique sorcier, le comte Cipio était très-farouche sur le
chapitre des mœurs. 11 trouva que Raoul et Rodolphe n'étaient
pas suffisamment punis, par ce trépas volontaire, des cou-
pables projets qu'ils avaient conçus et longuement caressés
contre l'honneur de leur oncle.
— Il était bien sévère, fit observer la marquise.
— Il était ainsi, dit la princesse. Il les condamna donc à une
vie nouvelle dans laquelle il leur laissa le souvenir, et les fit
passer à l'état de mouches, insectes atrabilaires dont le bour-
donnement monotone indique assez la constante mauvaise
humeur.
28
110 LES PAPILLONS.
C'est sous celte forme que j'ai préféré les peindre par antici-
pation , dans la cérémonie nuptiale de leur oncle.
Une lettre anonyme instruisit monsieur et madame de
Francarville de la nouvelle posilion de leurs neveux.
Conrad et Arabella, peu initiés aux sciences occultes, prirent
cette nouvelle pour une mauvaise plaisanterie; en sorte que,
chaque fois qu'ils rencontraient quelqu'une de ces petites bêtes
ailées, ils ne pouvaient s'empêcher d'éclater de rire en son-
geant à la bizarre mystification de la lettre anonyme.
Si donc Raoul et Rodolphe, comme cela est plus que pro-
bable, prirent fantaisie d'aller voltiger sur ce domaine et autour
de cette jeune femme qui avaient si fort excité leur convoitise,
ils eurent la douleur de se voir accueillis par des éclats de
rire. Ce dernier châtiment entrait encore dans le dessein du
comte Cipio.
— Quel raffinement de barbarie ! s'écria madame de La Croix !
— Quant aux deux époux, ajouta Ginebra, ils vécurent long-
temps heureux et eurent plusieurs enfants.
Le lendemain du jour où la dame aux papillons avait
raconté à ses hôtes l'histoire du capitaine Francarville et
de ses deux neveux, le vieux domestique costumé en argus des
prés, vint dire à Cazotte et à la marquise que sa maîtresse,
retenue dans sa chambre par une légère indisposition, les
priait de déjeuner sans elle.
— Que Monsieur et Madame ne s'effraient pas, dit le vieux
domestique en voyant l'inquiétude des deux amis, ma
maîtresse a de temps en temps des accès de tristesse,
pendant lesquels elle s'obstine à rester enfermée quelquefois
tout un jour dans son appartement. Cela n'est pas étonnant,
car madame la princesse a bien souffert, et elle aime à
s'isoler de temps en temps de ce monde pour se plonger
dans ses amers souvenirs. Une fois ces accès passés, elle
redevient aussi douce et aussi gaie qu'auparavant. Attendez-
vous donc à la voir ce soir souriante et affable comme
hier, et toute disposée à vous tenir bonne compagnie.
— Mon ami , dit Cazotte au vieux domestique , y a-t-il
longtemps que vous êtes au service de la princesse!
— Je suis son frère de lait, répondit le bonhomme bigarré,
et je ne l'ai pour ainsi dire pas quittée depuis l'enfance.
— Alors vous avez connu ses deux maris?
— Comme je la connais elle-même. Le comte Cipio s'est
amusé bien souvent à m'effrayer en mettant des farfadets à
mes trousses. Quant au prince de Moncade y Léon, ajouta
112 LES PAPILLONS.
le vieux valet en soupirant, j'ai fait tous les efforts imagi-
nables pour empêcher Madame de conclure ce mariage; mais
toutes mes remontrances furent inutiles. Que voulez-vous?
la tête et le cœur étaient pris à la fois. — Maudit prince!
s'écria le vieillard en se retirant; le jour où je le verrai
cloué sur un panneau de la boiserie par une belle épingle
d'or, sera le plus beau de ma vie !
Le soir venu, ainsi que l'avait annoncé le vieil argus, la
princesse Ginebra descendit rejoindre ses hôtes.
Elle les pria fort allègrement de l'excuser, et fut d'une
gaieté charmante pendant tout le repas.
— Aujourd'hui, dit-elle à Cazolte, je vous conterai l'histoire
de ces deux amoureux que vous voyez là dans cette jolie
grotte tapissée de lierre. Ce jeune homme aux ailes d'or est
un nouvel Endymion dont j'ai soigneusement recueilli les
aventures. Mais le temps est magnifique, l'air est frais, les
étoiles brillent au ciel; si vous m'en croyez, nous descendrons
dans le jardin. Ce fantastique récit ne perdra rien pour être
entendu au clair de lune.
Cazotte et la marquise acquiescèrent à cette proposition et
suivirent la dame aux papillons dans son jardin parfumé.
LE NOUVEL
a.
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LE NOUVEL
EHD7MIOH
La princesse Ginebra fit asseoir à ses côtés Cazotte et la
marquise sur un banc de gazon, et commença en ces termes
l'histoire du nouvel Endymion :
A quelques lieues de Dijon est un charmant petit village,
blotti comme un nid d'oiseau au pied d'une montagne. Un
ruisseau bleu le traverse; une vallée délicieuse l'entoure, et
de grands châtaigniers plantés sur les roches lui jettent des
pluies de fleurs au printemps.
De tous les jeunes gars du Val-Fleury, — c'est le nom du
petit village, — voire de tous les garçons des bourgs et des
hameaux d'alentour, Francis Giraud était le mieux bâti, le
plus beau de visage, le plus doux, le plus aimable, le plus
recherché par les œillades des jeunes filles dans les bals du
dimanche et les veillées d'hiver.
29
11U LES PAPILLONS.
L'enfance de Francis, comme celle de tous les petits villa-
geois, s'était écoulée dans d'innocents ébats au milieu des
poules, des oies, des canards et autres oiseaux domestiques.
A l'Age où les enfants de la ville, étouffés dans les bourre-
lets, entravés dans les lisières, s'étiolent dans l'alcôve mater-
nelle et se fanent sans avoir fleuri, comme des plantes vivaces
enfermées dans un bocal, Francis Giraud pataugeait, dans sa
force et dans sa liberté, au milieu des hôtes de la basse -cour,
recevant insoucieusement sur sa tête blonde les chauds rayons
du soleil d'été, les pluies d'automne et la neige d'hiver, et
s'épanouissant comme un coquelicot sous l'air vif des mon-
tagnes.
Aussi c'était à six ans un beau gaillard, je vous assure,
frais, allègre, dispos, et ne boudant pas devant la soupe aux
choux.
Puis il passa des volatiles aux quadrupèdes, c'est-à-dire que
dès qu'il put sans danger s'écarter du pignon paternel, et qu'on
lui reconnut assez d'instinct pour remplir l'office de berger, on
lui mit dans un bissac un énorme quartier de pain bis et une
bonne tranche de lard, et on l'envoya garderies moutons dans
les champs et faire brouter les chèvres sur les rochers.
Ce fut un grand jour pour Francis que celui où, brandissant
un bâton de coudrier, précédé de son troupeau et escorté de
son chien, il traversa fièrement les rues du village, tout glo-
rieux de son importance, et se drapant sous son bissac comme
un jeune Romain dans sa robe virile.
Après avoir déniché quantité de nids dans les bois et
/
LE NOUVEL EN DY.\1 ION. 115
maraudé nombre de fruits dans les vergers du voisinage,
avec ses jeunes collègues du Val-Fleury et des alentours, il
fut jugé digne de passer à de plus hautes fonctions.
Alors on l'arma vigneron; ou lui donna une serpe et une
pioche, on lui fit faire une hotte toute neuve par le vannier
en réputation, et le voilà taillant la vigne, liant les ceps,
émondant, sarclant, foulant le raisin, tournant le pressoir
et goûtant le vin à la cuve avec autant d'aisance et d'aplomb
qu'un dégustateur patenté.
Voilà l'Odyssée de mon héros. Elle n'est pas brillante, mais
elle est solide.
— Par ma foi, princesse, dit la marquise, ce début n'est
pas brillant , en effet; je m'étonne que vous ayez été chercher
le héros de cette histoire dans une condition aussi infime que
celle d'un obscur paysan; quant à moi, ces détails de basse-
cour me tournent un peu sur le cœur, je vous en préviens.
Pouah ! j'ai horreur de ces rusticités.
— Marquise! marquise! dit la princesse Ginebra, regardez
donc comme votre ami Cazotte fronce les sourcils en vous
entendant proférer ces hérésies.
— Et pourquoi fronce-t-il les sourcils? demanda la mar-
quise?
— Parce que ses instincts de poète se révoltent contre
l'injustice de votre critique. Sachez, ma chère, que la poésie
ne réside pas moins dans les fermes que dans les palais, et
que ces rusticités qui vous choquent, ont leurs aspects
magiques aussi bien que les merveilles de notre luxe.
116 LES PAPILLONS.
L'humble liseron des champs, sur lequel chante la cigale,
a ses grâces et son charme tout autant que les élégantes
créations de nos parterres; et certains détails de ces exis-
tences primitives, malgré leur apparente vulgarité, l'emportent
souvent en fraîcheur, en intérêt et en variété piquante sur
notre vie de ruelles, de boudoirs et de salons.
— Très-bien parlé, madame la princesse, dit Cazotte.
— Alors, s'écria gaiement la marquise, prenez que j'ai
péché, et n'en parlons plus.
— D'ailleurs, reprit Ginebra, songez, marquise, que je ne
choisis pas mes héros; je ne vous récite pas des contes faits à
plaisir, mais bien des aventures authentiques qui se sont
passées sous mes yeux, ou m'ont été racontées par des nar-
rateurs mystérieux en qui j'ai toute confiance, quelle que soit
leur réputation de légèreté. 11 m"est donc impossible de trans-
porter dans les jardins de Versailles des faits qui se sont
accomplis au milieu des buissons du Val-Fleury, et d'affubler
mon petit vigneron d'une veste brodée et d'un chapeau à
plumes. Ces travestissements ridicules ôteraient à mon récit
le peu de grâce et de naïveté qu'il comporte.
— Puisque madame la marquise vous a fait son med culpd,
dit Cazotte, ne vous arrêtez pas davantage à cet incident, chère
princesse.
— D'autant plus, ajouta la marquise, que, par contrition
ou conviction, à votre choix, je me sens toute disposée à
m'intéresser le plus possible aux aventures de ce monsieur
Francis Bertrand.
LE NOUVEL ENDYMION. 117
— Je continue donc, dit Ginebra sans paraître remarquer
la grimace trop significative encore dont, malgré son repentir
vrai ou simulé, la marquise avait accompagné le nom pro-
saïque du jeune paysan.
— Nous vous écoutons, fît Cazotte en jetant un regard de
reproche à sa compagne.
La princesse poursuivit son récit :
Francis avait vingt ans. C'était, comme nous l'avons dit, le
plus joli garçon du monde. Ses grands cheveux blonds, bou-
clés par la nature, encadraient un visage légèrement hâlé par
le soleil, mais d'une régularité parfaite, et qu'animaient deux
beaux yeux noirs, intelligents et doux.
— Voici un portrait qui me réconcilie tout à fait avec votre
personnage, dit la marquise.
— Ah! frivole! s'écria Cazotte. Quoi! vous êtes encore
aussi femme que cela, malgré vos soixante ans sonnés!
— Pas tant sonnés, reprit la marquise : je ne les aurai
guère qu'à la Chandeleur. Votre vilain compliment est donc
anticipé, mon cher ami. Mais sachez, une fois pour toutes,
que, quel que soit son âge, une femme n'est jamais insen-
sible au charme des grands cheveux blonds et des beaux yeux
noirs.
Ginebra continua sans se mêler à cette petite altercation :
Ces yeux noirs, une rareté dans le pays, faisaient, sans s'en
douter, bien des ravages; mais Francis ne songeait point aux
jeunes filles, ce qui les désolait presque toutes.
C'était un caractère concentré, rêveur, un peu triste même;
30
118 I.HS P AI' I U, ON S.
depuis quelques aimées surtout, cette tendance an recueille-
ment, à la mélancolie avait pris des proportions qui inquié-
taient ses parents, gens rustiques et ignorants, mais doués de
cœurs d'or.
Voyant Francis fuir le cabaret, le jeu de boule et la grange
où l'on dansait après vêpres, pour aller s'asseoir dans un
bouquet de bois isolé ou sur une roche solitaire, et rester là
des heures entières, tantôt pensif, le front dans ses deux
mains; tantôt l'oreille tendue, comme s'il écoutait quelque
musique mystérieuse; tantôt les yeux lout grands ouverts, et
comme fixés sur un spectacle visible pour lui seul, voyant
cela, les bonnes gens se disaient :
— Pour sûr notre Francis est envoûté) quelque méchant
sorcier lui aura jeté un sort.
— Envoûté! interrompit Cazolte. L'expression n'était pas
exacte. Chacun sait que l'envoûtement a pour objet de faite
souffrir toutes sortes d'affreux tourments aux personnes contre
lesquelles on exerce ce maléfice, et même de causer leur mort.
Vous prenez une image de cire représentant 'aussi bien que
possible le personnage que vous voulez torturer; vous brillez
celle image, en récitant certaines formules préparées pour la
circonstance, et la personne se sent consumée par un invi-
sible feu; vous tordez, vous gratlez, vous déchirez cette cire,
et il semble à votre ennemi que ses membres se tordent, que
des griffes de bête féroce lui grattent la chair, que des dents
de fer lui labourent la poitrine; vous piquez l'image au
cœur, et le patient expire. Envoûter quelqu'un ou se con-
LE NOUVEL EINDYMtON. 119
tenter de lui jeter un sort sont des procédés bien différents.
— Excusez l'ignorance de ces simples villageois, répondit
Ginebra; occupés dès leur plus tendre jeunesse à des travaux
rustiques, ils n'avaient pas eu le temps de se livrer à l'étude
de la science cabalistique.
— L'éducation de ces pauvres gens est tellement négligée!
soupira Cazotte.
Les parents du jeune vigneron le croyaient donc complè-
tement ensorcelé, poursuivit la princesse.
Quand ils lui exprimaient franchement ces craintes, Francis
souriait, haussait les épaules et ne répondait pas.
Mais la plus désolée de tous était, sans contredit, la petite
Fanchette.
Fanchette était la cousine de Francis. Les deux familles
demeuraient porte à porte; une étroite amitié les unissait.
Avant que Francis eut atteint l'âge d'homme, quand le père
Giraud était malade, ce qui, Dieu merci, arrivait rarement,
le père Bastien se mettait aux vignes du cousin et les piochait
d'aussi bon cœur que s'il eût travaillé pour son propre
compte. En revanche, quand le père Bastien avait besoin
d'un coup de main pour rentrer son fourrage ou sa moisson,
il ne se donnait pas même la peine de faire un signe : le père
Giraud était là avec ses deux bras, qui en valaient quatre.
Fanchette était une petite blonde toute mignonne et toute
gentille. Elle allait, ma foi, sur ses dix-sept ans, comme
disait la mère Bastienne. Depuis longtemps déjà les deux
papas et les deux mamans s'écriaient à l'envi , chaque fois
120 LES PAPILLONS.
qu'ils voyaient Franchette recevant dans son tablier les pêches
que cueillait Francis, juché sur l'arbre en plein vent, ou
qu'ils contemplaient Francis aidant la jeune fille à faire ren-
trer dans l'étable une chèvre récalcitrante ou à ranger les
grosses pommes reinettes sur la corniche de l'armoire de
noyer :
— Jarni Dieu! ça ne fera-t-il pas un joli couple?
La première fois que Fanchette entendit cette exclamation,
elle devint rouge comme une fraise mure, et regarda en-dessous
son beau cousin aux yeux noirs.
Mais Francis n'avait rien entendu ou feignait de ne pas
entendre.
Cela n'empêcha pas qu'à partir de ce jour la petite Fan-
chette devint presque aussi pensive que son cousin , et que
sa main ne tremblât toujours quand elle effleurait par pur
hasard celle de Francis, en recevant de lui une grappe de
raisin ou en dévidant un écheveau de fil qu'il tenait sur ses
deux poings.
L'écheveau s'embrouillait, et elle riait aux éclats, en trai-
tant Francis de maladroit; mais soyez sûrs que ce n'était pas
lui qui mêlait les fils.
Devant ces symptômes, qui révélaient l'amour chaste et
timide de la jeune fille, Francis restait opiniatrément calme
et indifférent.
11 devenait de plus en plus rêveur, de plus en plus soli-
taire, de plus en plus sauvage. Prières, supplications, cierges
brûlés aux pieds de la bonne Vierge, rien n'y faisait.
LE NOUVEL ENDYMION. 121
— Mais qu'est-ce que tu peux faire ainsi tout seul, l'oreille
tendue et l'œil ouvert? lui disait quelquefois le père Giraud.
— J'entends des choses que vous ne pouvez entendre,
répondait Francis; je vois des choses que vous ne pou-
vez voir.
Et il continuait, comme en se parlant à lui-même :
— J'entends la conversation des grillons et des cigales ; les
mouches à miel et les frétons n'ont pas de secrets pour moi;
les demoiselles aux ailes de gaze me disent des douceurs en
voltigeant autour de ma tête, et mes bons amis les papillons
me racontent leurs amours avec les fleurs de la contrée.
Entendant ces divagations, le père Bastien répétait doulou-
reusement :
— Malheur à nous! notre pauvre garçon est envoûté!
Un jour que Fanchette cueillait des fraises dans le jardin,
Francis, qui taillait à côté d'elle la vigne dont le mur était
tapissé, lui cria tout à coup :
— Prends garde à toi, Fanchette!
La jeune fille poussa un cri, se dressa brusquement, croyant
qu'une vipère était cachée dans l'herbe, et, toute tremblante,
regarda son cousin.
Celui-ci lui montra un argus des prés qui s'était posé à côté
d'elle, sur une touffe de clématite.
— Vois, dit-il, comme il te regarde!
— Qui? demanda-t-elle.
— Ce papillon. Défie-toi de lui, c'est un argus. Il n'y a
rien de curieux et de traître comme ces gens-là.
31
122 LES PAPILLONS.
Fanchêtitë ne répondit pas, ramassa son panier de fraises
et s'éloigna en se disant tristement :
— Mon Dieu! quel dommage!
Quant à Francis, il prit une poignée de sable et la jeta sur
l'argus, en lui criant :
— Va-t-en! vilain espion ; tu voudrais bien connaître mon
secret, pour le raconter à ton ami l'iris et à toutes les phalènes
du voisinage; mais ni toi, ni tes cousins, l'argus des bois et
l'argus des murailles, ne saurez jamais ce qui se passe tous les
soirs dans la clairière aux accacias; car, dès que le soleil se
couche, il faut que vous dormiez, méchants argus!
Le papillon s'envola, et Francis se remit à tailler sa vigne.
Fanchette raconta aux vieilles gens des deux familles l'étrange
lubie de son cousin.
— Le mariage le guérirait peut-être, dit le père Giraud.
— Oui, dit la mère Bastienne; c'est possible; mais ça ne serait
pas prudent d'épouser un garçon qui est ensorcelé à ce point.
— Qu'en penses-tu, Fanchette? dit la bonne femme Giraud
en jetant sur la jeune fille un regard suppliant.
— Je pense, dit Fanchette, que quand on aime les gens
et qu'il s'agit de les guérir, comme dit mon oncle Giraud,
on ne doit pas reculer. D'ailleurs, moi, je ne craindrais rien.
Francis est trop bon pour faire du mal a une femme qui aurait
de l'amitié pour lui.
La mère Giraud pressa Fanchette sur son cœur, et une larme
de reconnaissance coula de ses yeux sur le doux visage de la
petite blonde.
I
LE NOUVEL E N D Y M [ 0 N. 123
Le soir de ce jour, après souper, le bonhomme Giraud dit
à Francis :
— Garçon, est-ce que tu ne songes pas ;\ te marier?
— Moi ! s'écria Francis étonné.
— Te v'IA en âge, dit sa mère, et Fanchetle aussi.
— Fanchette!
— Est-ce qu'elle ne te conviendrait pas? N'y en a pas de
plus gentille dans le village pour la figure et pour la bonté, et
tu pourrais te flatter d'avoir une femme qui t'aimerait bien!
— Je sais ce que vaut Fanchette, répondit Francis, et je
l'aime de tout mon cœur; mais je ne saurais l'épouser.
— Et pourquoi?
— Parce que je ne suis plus libre.
— Comment! tu te serais engagé à quelqu'un sans nous
en prévenir? dit le père Giraud.
— On m'avait défendu de vous en parler, répondit Francis.
— Qui cela?
— Elle.
— Mais tu vas nous dire maintenant qui elle est, s'écria la
bonne femme.
— Ça m'est interdit, répondit le jeune vigneron.
En ce moment, un gros bombyx entra dans la chambre et
vint bourdonner autour de la lampe.
— C'est bon ! c'est bon ! dit Francis.
— PI ait-il ? que dis-tu? demanda sa mère.
— Rien , mère. On vient m'avertir que j'en ai déjà trop
dit. Ne m'interrogez donc plus; je ne vous répondrais pas.
124 LKS PAPILLONS.
— Qui est-ce qui vient l'avertir? demandèrent les deux
vieillards étonnés, et regardant si quelque figure étrangère
apparaissait à la porte ou à la fenêtre.
— Encore une fois, dit Francis en se levant, je ne puis rien
vous dire. Bonsoir, mon père; bonsoir, ma mère.
Il prit une chandelle et entra dans sa chambre.
Les braves gens se regardèrent d'un air consterné. Le père
Giraud se mit au lit en poussant de gros soupirs, et la vieille
mère, avant de se coucher, fit une longue prière à la Vierge,
à qui elle promit encore un beau cierge de cire, afin qu'elle
intercédât pour la guérison de son fils.
Les pauvres vieillards ne purent fermer l'œil de toute la
nuit. Pendant longtemps ils entendirent Francis marcher à
pas lents dans sa chambre.
— Jésus, mon bon Dieu ! disait la mère Giraud, l'entends-tu,
notre homme? Qu'est-ce qu'il peut avoir à marcher ainsi?
— Ne le contrarions pas, répondait le père Giraud ; lais-
sons-le se promener tout à son aise. Après tout, ça ne fait tort
qu'à notre sommeil; et, qui sait? si nous le tarabustions par
trop, il arriverait peut-être pis.
Vers le milieu de la nuit, après s'être longtemps promené,
Francis ouvrit sa fenêtre, et ses parents l'entendirent parler
à voix basse, comme si quelque mystérieux interlocuteur fût
venu converser avec lui.
— Avec qui peut-il faire la conversation à une heure
pareille? dit encore la mère Giraud.
— Faut voir ça, dit le vieillard.
LE NOUVEL ENDYMION. 125
Ils se levèrent doucement, et marchant sur la pointe des
pieds, ils parvinrent sans bruit jusqu'à une petite lucarne qui
permettait de voir et même d'entendre tout ce qui se passait
dans la chambre de Francis.
Le jeune homme était assis devant la fenêtre, le coude
appuyé sur un petit balcon de bois que cachaient sous leurs
larges feuilles des rameaux de vigne grimpante. Cette vigne
tapissait toute la fenêtre de ses capricieux festons, et la tête de
Francis, doucement éclairée par la lune, semblait encadrée
dans les fantasques dessins de son feuillage.
— Comme il est beau, notre garçon! murmura la mère
Giraud; il ressemble à une image de saint.
— Chut! dit le père Giraud; il n'y a personne avec lui; le
gars parle tout seul. Écoutons ce qu'il dit.
— On dirait qu'il chante des litanies, fit la vieille.
Francis chantait une ballade qu'il avait sans doute com-
posée dans un de ses moments de fantastiques rêveries.
Il récitait ses strophes sur un ton lent et monotone qui
ressemblait en effet à la douce psalmodie des litanies de
la Vierge que les jeunes filles chantent, le soir, a la lueur
des cierges, sous les arceaux des vieilles églises, pendant
les fêtes du mois des fleurs que la piété des catholiques a
consacré à Marie.
Voici à peu près les paroles de cette ballade.
32
126
LES PAPILLONS.
LA FILLE DE LA NUIT.
« 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
« Un soir, je reposais sur le gazon, à l'ombre d'un
églantier fleuri; je la vis passer au-dessus de moi, aussi
rapide que l'hirondelle qui rase en volant la surface du lac
paisible.
« 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
« Sa robe était un brouillard léger; elle avait pour écharpe
une flamme de pourpre dérobée au feu du soleil couchant, et
une couronne d'étoiles brillait sur sa tête.
« 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
« A travers les vapeurs du soir, elle se balançait dou-
cement sur ses ailes vertes et diaphanes comme celles de la
demoiselle vagabonde qui voltige au bord des ruisseaux.
« 0 fille de la nuit! donne -moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
LE NOUVEL ENDYMION. 127
« Son visage était doux à voir comme un nuage rose dans
l'azur du ciel , et ses yeux noirs brillaient comme l'étoile
du berger, qui se mire le matin dans le cristal d'une
onde pure.
« 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
« En passant, elle secouait sur la terre sa chevelure
humide; et les gouttes de rosée tombaient comme une pluie
tiède, et se balançaient comme des perles aux branches des
arbres et aux tiges des fleurs.
« 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
« Elle se pencha sur moi; son haleine caressa mon front;
elle parla, et sa voix était aussi douce que la voix du zéphir
qui soupire le soir dans le feuillage des chèvrefeuilles.
« 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
« — Dors, disait-elle, enfant de la terre; dors en paix, mon
fiancé aux blonds cheveux; la fille des airs t'est fidèle, et elle
veut t'envoyer un rêve d'amour qui réjouira ton cœur.
« 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un dé ces songes qui rendent heureux.
128 LES PAPILLONS.
« Alors il me sembla que j'étais transporté dans une grotte
toute tapissée de lierre et où coulait une source fraîche qui
fuyait sous les longues herbes avec un murmure délicieux.
« 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
« La fille des airs avait replié ses ailes de gaze; elle avait
déposé son écharpe de feu et sa couronne d'étoiles éblouis-
santes; assise à mes pieds, elle me tendait une rose , et sa tête
charmante reposait sur mon sein.
« 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
« Et moi aussi j'avais des ailes, de belles ailes couleur
d'aurore, et je disais à ma fiancée : — Viens, mon amour,
enlevons-nous dans les airs, et volons ensemble jusqu'au pied
du trône de Dieu.
a 0 fille de la nuit! donne-moi un sourire, et verse sur
mon front un de ces songes qui rendent heureux.
« Je m'éveillai : la fille de la nuit avait disparu; mais
j'entendis au loin une symphonie céleste, et l'air était
embaumé autour de moi, comme si toutes les fleurs du prin-
temps eussent réuni leurs parfums.
LE NOUVEL ENDYMION. 129
« 0 fille de la nuit! tu m'as donné un sourire, et tu as
versé sur mon front un de ces songes qui rendent heureux. »
Après avoir chanté cette ballade, Francis demeura quelques
instants encore immobile et rêveur près de sa fenêtre; puis il se
leva et se mit au lit.
— Ce ne sont pas des litanies, dit la mère Giraud, c'est
un cantique. Mais qu'est-ce que ça peut être que cette fille
de la nuit? Je ne connais pas cette sainte-là!
— M'est avis, dit le vieux vigneron, que c'est une sainte
qui n'est pas trop catholique.
— Encore, s'il avait dit son nom, reprit la bonne femme,
on pourrait chercher sur le calendrier. Faudra peut-être le
lui demander demain.
— Gardons-nous en bien, dit Giraud; s'il savait que nous
l'avons écouté, il se mettrait sans doute en colère, et le pauvre
garçon est déjà bien assez à plaindre d'être dans un pareil
état, sans que ses parents aillent encore lui donner des sujets
de mécontentement.
— Tu as raison, notre homme, répondit la mère Giraud ;
faut éviter de lui faire de la peine.
Les vieillards regagnèrent leur chambre et ne tardèrent pas
à s'endormir, en ruminant dans leur tête les étranges choses
qu'ils venaient d'entendre.
33
130 LES PAPILLONS.
Il fallut bien dire à Fanchette ce que son cousin avait
répondu au sujet de leur mariage. La petite blonde pleura
beaucoup; mais aucune pensée d'amertume ni de dépit
contre Francis ne se mêla à son chagrin.
— Puisqu'il est envoûté, se dit-elle, ce n'est pas sa faute s'il
ne m'aime point.
À partir de ce jour, la jeune fille ne roula plus qu'une
pensée dans sa jolie tête; la pensée de guérir son cousin, si
la chose était possible.
Bientôt de nouveaux sujets d'inquiétude vinrent s'ajouter
aux craintes qui tourmentaient les parents de Francis. Ils
s'aperçurent que leur garçon sortait toutes les nuits et ne
rentrait qu'à la pointe du jour.
Ils essayèrent de lui parler de ses sorties nocturnes. Francis,
qui ne savait pas mentir, ne tenta pas même de s'en défendre;
mais il coupa court à toutes questions par ces mots prononcés
d'un ton si grave et si ferme, qu'il effraya les vieux paysans :
— N'essayez pas de me suivre; il vous arriverait malheur.
Où pouvait aller Francis? Au sabbat, peut-être...
A cette pensée, les braves gens sentirent leurs cheveux se
dresser; mais, comme chacun sait qu'au sabbat les sorciers
tordent le cou des imprudents qui essayent de surprendre
leurs mystères, ils n'eurent garde d'enfreindre la défense de
leur fils.
La chose fut contée aux Bastien qui se signèrent d'épou-
vanle. Seule , la petite Fanchette ne se sentit nullement
effrayée. Soit qu'elle ne crût pas au sabbat, soit que l'amour,
LE NOUVEL ENDYMION. 131
la pitié, peut-être même la jalousie lui inspirassent un courage
surnaturel, elle se dit résolument :
— Je saurai, moi, pourquoi il sort ainsi pendant la nuit.
Elle se tint donc, chaque soir, aux aguets à sa fenêtre,
bien déterminée à le suivre, si elle le voyait sortir. Mais
pendant plusieurs jours, soit que Francis enveloppât de
précautions inouïes ses expéditions nocturnes, soit qu'il ne
sortit pas réellement toutes les nuits, elle n'aperçut rien.
On comprend que Fanchette n'avait mis personne dans la
confidence de son projet, de crainte qu'on ne lui défendit de
l'exécuter.
Un jour enfin , l'horloge du village venait de sonner la
demie de dix heures; tout à coup Fanchette vit apparaître
une forme blanche qui sortait de la maison des Giraud;
cette forme passa non loin de sa fenêtre, et, à la faveur d'un
rayon de la lune, elle reconnut la figure de Francis.
Après avoir saisi une petite branche de buis bénit qui proté-
geait sa couche virginale, elle sortit doucement de la maison,
et s'élança à la poursuite de son cousin.
Il marcha pendant près d'une demi-heure, d'un pas ferme
et égal; arrivé à la clairière aux Acacias, ainsi nommée
parce qu'une petite plantation d'acacias s'élève au milieu
d'une assez large plaine dépouillée d'arbres, mais émaillée
de toutes sortes de fleurs naturelles, Francis franchit le ruis-
seau qui traverse la clairière et entra sous l'ombrage des
acacias.
Fanchette s'avança sur la pointe des pieds, non sans que
132 LES PAPILLONS.
le cœur ne lui battit Lien fort, et écartant doucement quel-
ques branches, aperçut Francis à demi couché sur l'herbe,
le coude appuyé sur un petit monticule de gazon.
L'air était doux; la brise agitait faiblement les branches
d'acacias qui couvraient le jeune homme d'un dôme de
verdure, et sur les fleurs de titimail qui entouraient le
bosquet d'une bordure violette, les insectes nocturnes et les
gros papillons qui ne s'éveillent qu'au crépuscule voltigeaient
en bourdonnant.
Francis parlait seul; du moins ce fut l'idée de la jeune
fille, car elle ne voyait personne auprès de lui.
— Me voici, disait-il, ma belle demoiselle aux ailes vertes,
je viens à notre rendez-vous. Secoue sur mon front les perles
de rosée que tes ailes ont prises aux plantes humides, et
bourdonne à mon oreille ces chants du ciel dont tu as
surpris le secret, en voltigeant parmi les anges du bon Dieu.
Il se tut, et sembla écouter réellement les chants du ciel
répétés par la demoiselle.
Fanchette promenait partout ses yeux tout grands ouverts;
mais elle ne voyait rien.
— Oh! dit Francis, après un long silence, je voudrais
passer ma vie ainsi, ma tête appuyée sur tes genoux, ma reine
ailée...
La reine ailée demeurait toujours complètement invisible
pour Fanchette, qui, prise d'une idée subite, entra dans le
bosquet, s'assit sur le monticule de gazon et fit glisser dou-
cement la tête de Francis sur ses genoux.
LE NOUVEL EN DYMION. 133
— Mon front brûle, murmura Francis; rafraîchis-le par un
baiser.
Fanchette hésita longtemps; puis, enfin, elle se pencha sur
le front de son cousin et l'effleura de ses chastes lèvres.
Ce baiser humain, qui ne ressemblait pas aux baisers réels
ou imaginaires, mais complètement éthérés de l'être fantas-
tique que Francis venait rejoindre ou rêver sous le bosquet
d'acacias, le tira brusquement de son extase.
Il se dressa d'un bond, et s'écria, en reconnaissant Fan-
chette :
— Toi, Fanchette! Eh quoi! ma belle demoiselle aux ailes
vertes, c'était toi !
Une autre que Fanchette se fut hâtée de le désabuser; mais
la petite blonde avait trop d'esprit pour cela.
— Oui, c'était moi, lui dit-elle.
— Toi qui, chaque soir, m'attirais et m'apparaissais sous
ces acacias.
— Moi-même, répondit la rusée fillette; mais à présent
le charme est fini; le bon Dieu m'a repris mes ailes, et tu
ne vas plus m'aimer.
— Oh! plus que jamais! s'écria Francis en couvrant ses
mains de baisers.
Bientôt la teinte rose du jour qui apparaissait à l'Orient,
effaça peu à peu les pales rayons de la lune sur la campagne.
Les insectes et les papillons de nuit rentrèrent dans leurs
mystérieuses retraites pour dormir à leur tour, et les oiseaux
commencèrent à s'agiter et à gazouiller dans les branches.
'ik
134 LES PAPILLONS.
— Voici le jour, dit Fanchette; il est temps de retourner
au village.
— Retournons au village, dit Francis.
Les deux enfants se prirent par la main et regagnèrent le
Val-Fleury, en suivant les sentiers humides.
Huit jours après cette nuit mémorable, on célébra le mariage
de Fanchette et de Francis, complètement revenu aux choses
de la terre.
Un médecin, homme très-savant, auquel Fanchette raconta
plus tard l'histoire de son mariage, déclara que Francis avait
été somnambule, et que, par une singulière faculté, il conser-
vait, éveillé, les hallucinations de cet étrange sommeil.
Fanchette ne répondit rien et se contenta de secouer la
tête. La jeune femme se rappelait que, le lendemain de son
mariage, elle avait trouvé sur la fenêtre de sa chambre
nuptiale une demoiselle aux ailes vertes qui était venue
mourir là.
— Pauvre demoiselle verte, soupira Cazotte ; croyez-vous
réellement, princesse, que cette libellule se soit si follement
amourachée de ce jeune vigneron ?
— On a vu des choses plus extraordinaires que celle-là,
répondit Ginebra; mais je ne puis rien vous affirmer à ce
sujet. Une chose qui m'a laissé beaucoup à penser, c'est
que, d'ordinaire, les libellules ne se montrent que de jour,
et abandonnent l'empire des airs aux sphinx et aux bombyx,
dès que le soleil est couché.
— C'était une libellule exceptionnelle, dit Cazotte.
— Une libellule comme on n'en voit pas, fit la marquise.
— Ce qui le prouve bien, reprit le poète, c'est la ballade
chantée par Francis Bertrand au clair de lune , et dans
laquelle il parle d'une fille de la nuit qui, jusqu'à ce jour,
m'était complètement inconnue. Celte jeune personne fantas-
tique couronnée d'étoiles et vêtue de brouillards existait-elle
autre part que dans l'imagination de Francis; était-ce la
même figure qui lui apparaissait avec des ailes vertes dans
ses rendez-vous de la clairière aux acacias? J'avoue que toutes
ces choses laissent un peu de vague dans mon esprit.
— Mon cher poëte, dit en souriant la princesse, il m'est
impossible de vous éclairer sur ce mystère d'une manière
136 LES PAPILLONS.
un peu satisfaisante. Je vous ai raconté, telle que je la savais,
l'histoire du nouvel Endymion. N'ayant pas à mes ordres le
génie familier du comte Cipio, qui pénétrait tous les secrets,
il faut que je me contente de ce que mes faibles lumières
me permettent de découvrir. Demain, pour vous dédommager,
je vous raconterai une histoire parfaitement authentique, et
qui ne laissera pas dans votre esprit ce vague dont vous
vous plaignez ce soir.
Le lendemain, fidèle à sa promesse, la princesse Ginebra
fit à ses hôtes le récit suivant, après leur avoir fait admirer
une peinture sur panneau, qui représentait un jeune homme
et une jeune fille occupés à échanger un amoureux baiser,
en caracolant sur des chevaux ailés.
0.1IM
"CET (^^O^CDS1
Sphinx ftuiforme. — Smérinte ocelle.
Elle chassait sais ptur le taureau des savants, domptait les chevaux sur les rives du Rio-Greriie,
et lançait le lazzo avec uns habileté s.ns égale.
Voici comment, malgré les deux mille lieues qui les sépa-
raient , Georges et Carmen avaient fini par s'embrasser.
Bien que fils d'un opulent fermier général, Georges Dupleix
avait l'esprit aventureux et le cœur disposé aux émotions de
roman. Son père, qui jouissait d'un grand crédit auprès du
cardinal Dubois, venait de lui obtenir la survivance de son
emploi. C'était une mine d'or tout ouverte et garnie déjà
d'esclaves en train de l'exploiter, au profit du maître.
Georges le savait. Un beau jour, cependant, le fermier
général Dupleix reçut une lettre, datée de Bordeaux, d'où son
fils lui faisait ses adieux. Il s'en allait, disait-il, courir le
monde sur un vaisseau qui partait pour le golfe du Mexique.
'Ce brave père, qui ne comprenait pas qu'on pût désirer
autre chose qu'un coffre-fort, fut stupéfait et désolé.
35
138 LES PAPILLONS.
— Mon fils est devenu fou! s'écria-t-il en lisant cette
boutade. Pourquoi l'ai-je laissé fréquenter les comédiens,
les philosophes et les marquis?
Laissons là le financier, et suivons le fils.
Georges passa six semaines à s'enivrer des horizons sans
bornes, qu'il avait si souvent rêvés dans les bureaux pater-
nels. L'enthousiasme de la liberté le sauva du mal de mer.
Il débarqua sain et sauf sur la, plage de la Vera-Cruz.
Aussitôt débarqué, Georges songea à quitter la ville pour
s'enfoncer dans les forêts vierges et parcourir les vastes pampas
sur les chevaux indomptés du pays.
Comme il roulait ce plan dans sa tête, il vit sur le port
trois colosses basanés, portant de grands chapeaux de palmier
et des bottes souples qui les chaussaient jusqu'au-dessus des
genoux. Ces gaillards lui plurent d'autant mieux qu'il flaira
en eux des chasseurs des hautes terres. Pour le moment ils
comptaient à un capitaine de vaisseau marchand, des peaux
de cerfs et de jaguars, que celui-ci leur payait en barils de
rhum ou de vin, en instruments de travail et de destruction.
Quand ces Espagnols exotiques eurent fini leur marché,
Georges alla tout bonnement leur offrir sa compagnie; à
cette proposition, les trois chasseurs haussèrent les épaules.
— Si tu veux laisser tes os dans la Sierra, dit l'un d'eux,
tu peux nous suivre; mais tu feras mieux de t'embarquer
avec le capitaine Manoël, qui part demain pour le pays où
l'on dort dans la plume.
La raillerie était forte; mais l'apparence justifiait le rail-
L'AMOUR AU GALOP. 139
leur. Quoique bien pris et taillé d'une façon assez vigoureuse
pour un citadin des pays civilisés, le fils du fermier général
faisait un contraste frappant avec les trois chasseurs mexicains.
Sa chevelure blonde, ses yeux bleu-tendre et sa peau blanche
ne semblaient pas capables de résister un jour entier aux
attaques du soleil et des moustiques.
Cette fois cependant l'apparence avait tort; la soif de poésie
et l'amour des choses hors ligne avaient cuirassé ce charmant
adolescent contre les fatigues et les luttes de toute espèce.
C'était d'ailleurs une de ces natures françaises enthousiastes
et nerveuses qui, à quelques jours de distance, dorment avec
une égale facilité dans la plume ou sur le glacis d'une for-
teresse assiégée.
Il répondit donc à la raillerie du gaucho (paysan mexicain)
par une fanfaronnade de mousquetaire et fut admis par nos
trois compagnons, qui finirent par s'intéresser à celte cu-
rieuse expérience.
Il quitta son costume français, acheta un cheval fraî-
chement venu des solitudes de l'intérieur, se munit de haches,
de fusils, de pistolets et de couteaux longs, et se mit en route
avec ses nouveaux amis.
Les trois géants, tout en admirant la bonne grâce de Georges
à manier son cheval et à porter son nouveau costume, échan-
geaient au départ des doutes largement motivés, selon eux,
sur la possibilité où serait dans quelques heures ce fringant
jeune homme de les suivre dans leur pénible excursion.
Celui-ci n'y prenait pas garde; il feignait de ne pas les
UO LES PAPILLONS.
entendre, et pour les détourner de ces idées injurieuses,
il se mit à entonner des ponts-neufs gaillards qui enchan-
tèrent les Mexicains.
Sur les neuf heures, comme on pensait à faire halle, un
gros nuage, dont les ailes fauves et cuivrées s'étaient
étendues en quelques minutes sur la moitié du ciel, vint
cacher le soleil aux voyageurs. Il fallut chercher un abri;
car de grosses gouttes annonçaient un déluge d'une heure
au moins.
— Voilà notre affaire, dit l'un d'eux, nommé Lopez; entre
ces trois larges acajous étouffés sous les lianes, nous trou-
verons un toit plus sûr que celui d'une venta.
Comme ils se dirigeaient vers le lieu indiqué, une portion
circulaire de terrain de la largeur d'un muid parut se sou-
lever et trembler. À cette vue, nos compagnons furent saisis
de terreur. Lopez sauta dans ce cercle mouvant et se mit à
en battre la terre avec force, en recommandant aux autres de
fuir à la hâte.
Georges Dupleix ne bougea pas; à toutes les injonctions du
Mexicain, il répondait :
— Pourquoi fuir? Où est le danger?
Lopez le prit dans ses bras, et l'emportant de force :
— C'est un boa, lui dit-il; il sent la pluie; il va sortir
affamé d'une diète de plusieurs mois, terrible comme douze
jaguars et rapide comme la flèche ou le lazzo.
— Bah! dit Georges, je veux voir ça; allez où vous vou-
drez; moi, je reste.
L'A M OUI; AU GALOP- l'il
Disant cela, il se dégage des bras de celui qui voulait le
sauver de force, et se met à examiner le cercle foulé par les
pieds de Lopez.
Comme l'avait prévu celui-ci, le terrain se souleva de
nouveau;- la tête brune, tachée de rouge et de jaune, du
reptile gigantesque en sortit comme un trait, bondissant
jusqu'aux premières branches des arbres; puis, plus vite
que la pensée ne peut le concevoir, le boa tordit son corps
et porta sa vue dans toutes les directions, en tournoyant sur
lui-même.
A cet aspect, Georges eut un mouvement de terreur instinc-
tif; il se cacha derrière un large ceyba et arma un pistolet.
Cependant l'animal, semblable à un mât de corvette vivant,
se lança dans la direction des chevaux, que les Espagnols
avaient abandonnés. Il passa en faisant siffler l'air près du
ceyba où Georges, qui avait repris son sang-froid, guettait
ses mouvements.
Celui-ci, aussi rapide que le boa, se retourna, presque sous
le fouet de la queue du monstre, et l'abattit, d'une balle en
pleine tête, sur le sol, où il bondit longtemps encore avant
d'expirer.
— Venez! venez! cria-t-il après cet exploit, la place est
libre sous les acajous; celui qui voulait nous en chasser n'a
plus besoin de sombrero.
Pendant tout le temps que dura l'orage, le jeune Français
fut l'objet de l'admiration sans bornes des coureurs de bois.
L'un d'eux arrangea de suite a son profit une vieille canlilène
1V2 LES PAPILLONS.
importée de la mère-patrie, où il était fort question de Maures
et de Castillans.
Leur enthousiasme pour leur nouveau compagnon grandit
encore lorsqu'ils le virent, contre leur attente, insensible à
la fatigue, riant et chantant avant de s'endormir en plein
air, comme s'il eût été dans un palais, après avoir fait
quelques milles en carrosse.
Cette insouciance et cette gaieté dans la vie rude étaient
inexplicables pour les gauchos, surtout lorsque, répondant à
leurs questions, Georges leur raconta sa jeunesse. Comment
ce corps fluet, aussi grêle en apparence que le corselet d'un
papillon, avait-il pu quitter les délices de la maison somptueuse
du fermier-général, pour venir chercher dans le Nouveau-
Monde les fatigues et les dangers? Telle était la question
qu'ils se posaient sans cesse.
— Si j'ai le corps fluet du papillon, répondait Georges,
j'en ai aussi l'instinct capricieux; je n'aime pas que les fleurs
du jardin où je vole se ressemblent. Je suis venu parmi vous
dans le seul but de donner de l'occupation à mes ailes, avec
la seule envie de varier mon existence par des aventures tou-
jours nouvelles et inconnues.
En cinq jours ils avaient fait quatre-vingts lieues, couchant
à la belle étoile, à défaut de ferme isolée ou de venta. Chemin
faisant, leur nombre s'était augmenté. Georges avait fait de
nouvelles connaissances et provoqué de nouveaux étonne-
ments. Comme il avait résisté à la fatigue, à la soif et aux
moustiques sans se plaindre, il était devenu un véritable héros
L'AMOUR AU GALOP. 143
de légende pour les gauchos , et ses premiers amis le pre-
naient déjà pour texte de récits exagérés et de merveilleuses
histoires, lorsqu'ils rencontraient des oreilles disposées à les
écouter.
Je ne veux pas vous faire le détail minutieux des courses
aventureuses de Georges Dupleix; cela nous éloignerait par
trop du sujet de notre cadre. Voici la chose en quelques
mots.
Il suivit ses guides dans les vastes forêts qui avoisinent la
baie de Campêche. Là ils eurent un engagement avec des
flibustiers anglais qui venaient chasser les bœufs, pour en
revendre la chair fumée aux coupeurs de bois rouge et aux
équipages des vaisseaux qui le venaient charger.
Cette expédition achevée, ils firent ce qu'avaient fait les
flibustiers; seulement, au lieu d'abattre les taureaux avec
leurs fusils, ils les enlaçaient dans les lanières de leurs
lazzos, afin d'éviter l'esclandre et de ne pas effaroucher ces
braves ruminants.
Après plusieurs semaines de cet exercice , Georges suivit
une troupe de muletiers qui s'en allaient à San-Luis de
Potosi. Arrivée dans les montagnes, la caravane eut une
alerte assez chaude de la part d'Indiens en maraude; ce
qui procura à Georges l'occasion de se mettre à la tête de
ses compagnons, de faire des prodiges de valeur et d'aug-
menter encore sa miraculeuse réputation.
Avant d'arriver aux mines d'or du Potosi, nos voyageurs
rencontrèrent des chasseurs de jaguars et de pécaris, aux
llih LES PAPILLONS.
oreilles desquels le nom du prodigieux Français était déjà
parvenu. Il abandonna donc les muletiers et se mit brave-
ment à battre les maquis avec cette nouvelle troupe , qui
s'en allait, en suivant la rive droite du Rio-Grande, du côté
du bourg d'Icaponeta.
À cette époque Valdès Siguanto, qui se prétendait hidalgo
de race sans tache et dont la fierté égalait celle d'Àrtaban pour
le moins, venait d'être nommé gouverneur de Guadalaxara,
en attendant, pensait-il, qu'on eût reconnu ses droits à la vice-
royauté de Mexico.
Or, Carmen était la fille de ce Valdès Siguanto; elle était
belle comme un ange et hardie comme un démon. Elle chassait
sans peur le taureau des savanes, domptait les chevaux sur
les rives du Rio-Grande, et lançait le lazzo aux sangliers
avec une habileté sans égale.
Elle avait, dans une circonférence de pays indéterminée,
de la savane a la sierra, de la mer Vermeille jusqu'au golfe
du Mexique, une réputation de fée parfaitement établie.
Au dire des indigènes , elle jetait des filtres d'amour sur
tout ce qui l'approchait. Elle se faisait adorer des hommes
et des bêtes; ses négresses et ses péons auraient sans hésiter
consenti à mourir pour elle, si cela avait paru lui faire
plaisir. Elle donnait, disait-on, des ailes à sa monture. Si
l'Ariosle l'eût vu dévorer l'espace sur son genêt favori, heu-
reux de porter un si glorieux poids, il eût cru voir une de
L'AMOUR AU GALOP. 145
ses belles héroïnes parcourant l'air sur Hippogriffe, ce rapide
coursier ailé.
On racontait encore qu'elle disparaissait souvent de la
maison du seigneur Siguanto, qu'elle passait des semaines
entières dans les pampas, où elle vivait des arômes de l'air
et des parfums des fleurs.
Le bon sens vulgaire avait deviné la nature intime de
Carmen, comme l'instinct naturel des trois coureurs de bois
avait compris l'analogie caractérielle de Georges Dupleix. Ces
deux étranges créations étaient plutôt, pour leur entourage,
de la race porle-entennes que de la race porte-cheveux.
Vous le voyez, moi, la princesse Ginebra, douée d'une
intuition exquise et parfaite pour deviner les ailes et les
couleurs, je n'aurais certainement pas mieux découvert l'em-
blème du caractère de ces jeunes gens.
La passion de Carmen pour les exercices violents et la
fierté sans bornes de Son Excellence le gouverneur avaient
jusqu'à présent fait damner tous les poursuivants de celte rare
beauté. Valdès Siguanto réservait ce beau fruit plein de sève
et si délicatement doré du soleil, à quelque vieux Grand d'Es-
pagne, qu'il se proposait de découvrir quand il serait vice-roi.
C'était son réve favori.
Carmen en l'entendant caresser de semblables projets, se
contentait de faire une petite moue significative, sans donner
hautement son avis.
Lorsqu'elle pensait à l'amour, ce qui lui arrivait rarement,
malgré ses dix-neuf ans accomplis, elle songeait à son habileté
37
146 LES PAPILLONS.
à la chasse, à son adresse à lancer le lazzo; un mari était
un gibier comme un autre, à surprendre et à dompter.
Cependant, par un de ces beaux matins de la saison sèche,
où le splendide soleil du Mexique se plait à lancer des
flèches aussi ardentes que celles de feu Cupidon, la belle
créole se réveilla pleine de trouble. Elle venait de faire un
rêve singulier, bien singulier pour elle, la Diane orgueilleuse
du Nouveau-Monde; elle avait été blessée au cœur par un
Endymion à la chevelure blonde, au teint blanc rosé, pres-
que imberbe, délicat et élégant de formes comme une femme,
mais robuste et courageux comme un Hercule. Ce songe
voluptueux l'humiliait; elle qui voulait vaincre serait donc
vaincue. Et pourtant, il était si beau!
Ce dernier point, tout en prolongeant son émoi, la rassurait;
il était si beau, qu'il n'était pas vraisemblable. Où trouver,
en effet, le type de son rêve, au milieu de ses bruns compa-
triotes, bronzés fortement par le climat, et dont le soleil avait
boucané les membres et mis les nerfs à fleur de peau.
Ce merveilleux vainqueur serait-il par hasard le langoureux
secrétaire de son père, ce César Caravalho qui, depuis l'âge
de raison, grattait d'un air bête sur sa guitare une scie unique
et agaçante, pour lui prouver sa passion? Serait-ce le fils de
l'alcade, Ruy Velasquez, ce jeune taureau noir, chevelu
comme Samson, flasque et lâche comme un gardien de
harem? Ou bien ce fanfaron cuivré, José Tomillo, qui ne
tarissait jamais de bravades et s'exerçait à la lutte sur des
nègres sans défense? Ou bien encore Pedro Romero, l'aven-
L'A M 0 U H AU GALOP. 1Û7
lurier qui payait à beaux deniers comptants le meurtre de ses
ennemis?
— En vérité, dit-elle avec amertume, je n'ai rien à craindre
de mon entourage; ce n'est pas à eux que je devrai assuré-
ment de voir se réaliser cette impertinente prophétie!
Après avoir soupiré un peu en comprenant l'impossibilité d'être
domptée par le beau type de son apparition, elle résolut de
courir les champs pour rendre tout à fait le calme à ses esprits.
Elle monta à cheval, se fit suivre par quatre péons,
dont deux eurent ordre de prendre en croupe ses deux
négresses favorites, et elle s'en alla à un pucbJo des environs
qui appartenait à Valdès Siguanto, son noble père. De ce
point elle recommença ses chasses et ses courses vagabondgs
à travers les bois des environs.
Ce remède héroïque ne réussit pas aussi complètement
qu'elle s'y attendait; elle se surprit souvent à rêver, au lieu
de poursuivre ses anciennes proies, et pour chasser cette
langueur dangereuse, il lui arrivait souvent de se lancer à
fond de train, sans craindre les lianes ni les branches qui
pourraient lui barrer le chemin.
Il y avait à peine huit jours que la fière Carmen suivait
ce vigoureux régime quand, au milieu d'une de ces courses
échevelées, elle entendit venir à elle le galop d'un cheval.
Les péons qui l'avaient accompagnée étaient restés en arrière ;
ce n'était certainement pas eux.
A peine avait-elle eu le temps do s'étonner de ce bruit inac-
coutumé, qu'elle aperçut dans le lointain un cavalier qui
IZtS LES PAPILLONS.
venait à elle. Une liane lui avait sans doute enlevé son cha-
peau, car son abondante chevelure flottait au vent. 0 sur-
prise! il était blond, et son teint, malgré l'animation de la
course, semblait plus blanc que celui d'une jeune fille qui
aurait passé sa vie dans un hamac mollement balancé par
la main d'une esclave.
A cette dislance, Carmen seule, avec cette puissance de
divination que donne le désir d'aimer, pouvait saisir de
pareils détails. Personne autre que la charmante fée du
Rio-Grande n'eût pu deviner, à plus d'un demi-mille d'éloi-
gnement, la beauté sérieuse de l'arrivant et la couleur de
ses cheveux.
Il faut que la chose soit bien vraie pour oser la conter
ici; si elle était fausse ou même exagérée, je n'aurais jamais
cette hardiesse, assurée que, malgré la limpidité de l'horizon
mexicain, plus d'un hésiterait à ajouter foi à un pareil
miracle de la vue. Avant de se rejoindre, Carmen et l'inconnu
avaient encore deux plantations de cannes à sucre et un
champ de bananes et d'ananas à traverser, plus un large
ravin à franchir, au risque de s'abîmer dans les roches, où
bouillonnait un torrent.
Mais qu'importait à l'ardente amazone la distance et le
danger : l'amant de son rêve était devant ses yeux !
A sa vue Carmen sentit la blessure de son cœur se rouvrir
avec une ineffable volupté. Un élan irrésistible s'empara de
son âme; le désir lui donna des ailes, son cheval vola
comme emporté par un tourbillon.
Dans leur coursr aérienne ils sclTIcurcrcnt des lc\ re>
Imp" DeUm»n.8.R.Git le Coeur
L'AMOUR AU GALOP. U9
L'inconnu, de son côté, obéissant à une impulsion spon-
tanée, magnétique, s'élança à fond de train vers cette entraî-
nante vision. Son corps, volatilisé par un enthousiasme
étrange, ne pesa plus à sa monture, qui surpassa, dans
l'ardeur de sa course vertigineuse, tous les chevaux ailés
des féeries des meilleurs temps. Le cavalier prêtait en ce
moment au noble animal la légèreté de sa nature de
papillon.
C'était un gracieux tournoi, ayant pour champ-clos la terre
à peine foulée du Nouveau-Monde. Cette fois, les deux tenants,
au lieu de fondre l'un sur l'autre, dans l'intention de se
meurtrir ou de s'entre-tuer, avaient un but plus doux. Leur
seul désir était de s'etïleurer des lèvres dans leur course
aérienne.
La distance fut franchie avec la rapidité de l'étincelle
électrique et Carmen sentit au passage le bel étranger
imprimer sur ses lèvres un de ces baisers ardents, profonds,
magnétiques, qui sont pour les jeunes cœurs une révélation
suprême et un serment d'amour sans fin.
Carmen faillit mourir de bonheur. Revenue à elle, elle
arrêta son cheval et retourna sur ses pas. Courageuse et
forte comme elle était, son parti fut bientôt pris; elle
ne regretta pas ce moment d'abandon ; quel que fut ce
jeune étranger auquel elle venait de tendre les lèvres, elle
l'aimait.
Pour cette fille, d'une simplicité grandiose, la passion,
c'était la voix de Dieu; elle y obéit donc sans balancer. Et
38
150 LES PAPILLONS.
pourtant elle rougit pour la première fois en abordant l'in-
connu qui était également revenu sur ses pas.
— Senor, lui dit-elle, venez chez mon père.
Et l'inconnu, sous le charme enivrant d'une pareille ren-
contre, obéit et mit son cheval au pas de son gracieux guide.
Pour une Parisienne, ce jeune homme eût été tout bonne-
ment un insolent. À vrai dire, si une hardiesse pareille à
celle qu'il se permit vis-à-vis de la naïve fille du gouverneur
n'eût pas été l'effet d'un enthousiasme spontané, instinctif,
impossible à maîtriser, c'eût été à nos yeux, comme à ceux
des dames de tous les pays, une grossière familiarité.
Mais cette délicate appréciation sera facile quand nous
aurons appris à nos lectrices que le téméraire amant de la
forêt n'était autre que le poétique et aventureux Georges
Dupleix, qui depuis trois jours se trouvait seul et égaré.
Lorsque le superbe gouverneur de Guadalaxara apprit celle
aventure, si vivement sentimentale, il s'en montra presque
enchanté. Malgré sa raideur, il reçut l'aveu de l'amour de
sa fille avec beaucoup de docilité; il était ravi comme elle
de la charmante tournure de Georges, et se montra envers
lui un hôte poli et empressé.
Son admiration grandit encore lorsque les chasseurs de
jaguars, en quête de Georges, vinrent à Guadalaxara raconter
ses exploits et la renommée qu'il s'était acquise auprès de
tous les coureurs de bois et de pampas, des bords du Rio-
Grande jusqu'à la baie de Campêche.
Hien ne manquait donc au bonheur du fils du fermier-
L'AMOUK AU GALOP. 151
général français. Carmen avait oublié pour lui son activité
sans frein ; lui-même perdait entièrement auprès de la belle
créole son humeur vagabonde ; il eût volontiers passé sa vie
à la contempler.
Cependant Valdès Siguanto, qui à ce compte eût perdu le
Grand d'Espagne qu'il rêvait pour gendre, réveilla une nuit
son ami Georges et lui proposa, pendant que Carmen dor-
mait encore, d'aller visiter ensemble les immenses troupeaux
de ses domaines. Georges voulait aller embrasser Carmen
avant de partir.
— A quoi bon? Laissez-la dormir; elle n'en sera que
plus belle ce soir, dit le gouverneur.
Et il l'entraîna.
Comme vous l'avez deviné, cette partie de campagne était
un piège. Georges Dupleix, saisi à l'improviste par les péons
du gouverneur, fut garrotté et entraîné pendant plusieurs
jours à travers des chemins inconnus. Arrivé à San-Blaz,
port mexicain sur la mer du Sud, il fut mis à bord d'un
vaisseau péruvien , auquel on paya largement son passage,
à la seule condition de faire de lui ce que bon leur sem-
blerait.
Le soir de ce bel exploit, le noble Valdès Siguanto revint
seul au palais de son gouvernement. Il avait la conscience
fort calme; cependant il n'osa prévenir l'inquiétude de sa
fille, en lui racontant tout d'abord sur son protégé quelque
roman plus ou moins vraisemblable.
Sa volonté hautaine et despotique s'arrêtait à Carmen;
152 LES PAPILLONS.
c'était la seule âme au monde qu'il ne se plût pas à fouler
aux pieds. Soit tendresse ou sentiment de son infériorité,
l'inflexible gouverneur fléchissait sous la volonté de cette
enfant. Il craignait la loyale réprobation de sa fille, et trem-
blait de voir son œil si pur flamboyer sur lui.
— Georges tarde bien à venir, dit Carmen.
Le gouverneur ne répondit rien.
— Où l'avez-vous donc laissé, cher père?
Il fallait parler; un pareil silence était terriblement com-
promettant.
— Où j'ai laissé Georges, ma ninia? fit d'un ton embarrassé
le seigneur Val dès.
— Lui serait-il arrivé quelque accident?
— Je ne le pense pas, Carmen.
— Mais comment n'est-il plus avec vous?
Don Siguanto fit un soupir énorme et essuya son œil sec,
où jamais n'avait paru la moindre larme.
— Ah! mon Dieu! s'écria la pauvrette, je le vois, Georges
est mort! Mon père, dites-moi le nom de son assassin !
Disant cela, la noble fille, pale comme la cire vierge, se
leva et s'approcha de son père, dont elle prit convulsivement
le bras.
— Calme-toi, répondit le gouverneur, effrayé d'une aussi
vive émotion; je te jure au moins que je l'ai quitté en bonne
santé.
— Mais où donc l'avez-vous quitté, et pourquoi, mon père,
l'avez-vous quitté?
L'AMOUR AU GALOP. 153
— Ecoute, Carmen; puisque tu me forces à renouveler mon
chagrin, je t'avouerai tout.
Carmen retomba sur sa chaise comme anéantie.
— Eh bien ! avouez-moi tout.
— Georges, ma chère fille, s'ennuyait parmi nous...
— Oh ! pour cela, c'est impossible !
— C'est si possible, qu'il m'a chargé de te faire ses adieux,
m'a embrassé moi-même et est parti pour San-Blaz , dans
l'intention de continuer sa vie d'aventures.
La pauvre amante avait tout deviné; mais le serment de
son père, qui l'assurait de la vie du Français bien-aimé,
lui rendit un peu de courage; les reproches et les larmes
ne lui serviraient à rien désormais. 11 valait mieux feindre
de croire*à un départ, en attendant mieux.
— Il est parti pour San-Blaz? dit-elle.
— Il est parti pour San-Blaz.
— Sain et sauf?
— Sain et sauf.
— Voyez , mon père , je suis forte , je suis prête à oublier cet
ingrat ; ne me cachez donc rien. Est-ce bien à San-Blaz qu'est
allé ce parjure?... L'avez-vous vraiment quitté sain et sauf?
— Par le corps du Christ! ma chère Carmen, Georges
Dupleix est sur la route de San-Blaz, où il arrivera sain et
sauf, comme je l'ai quitté.
— N'en parlons plus, termina Carmen. Sa résolution était
prise dès ce moment; elle feignit de n'y plus penser.
Pendant ce temps-là, Georges, lié sur son cheval, à peu
39
154 LES PAPILLONS.
près comme Mazeppa, gagnait à fond de train, et bien contre
son gré, le pelit port où il devait être livré.
Chemin faisant, il tenta de désarmer par ses promesses et
son éloquence les gens du gouverneur. Il employa à cet effet
toutes les sortes de séduction, parla de la caisse largement
garnie de son père, de la protection efficace de ses nouveaux
amis les coureurs de bois, les muletiers de Potosi et les chas-
seurs des sierras. Il offrit des troupeaux, des ventas, des
pueblos entiers à ces pauvres diables qui demeuraient esclaves
de Valdès Siguanto, faute de pouvoir lui rendre quelques cen-
taines de piastres qu'ils lui avaient empruntées.
Aucune de ces paroles dorées n'eut le pouvoir de détendre
les faces mornes de ses gardes. Ils n'ouvraient la bouche que
pour presser le pas de leurs montures.
Georges comprit enfin que le satané père de Carmen l'avait
livré à des indigènes de la montagne que leur ignorance
complète de la langue espagnole rendait absolument incor-
ruptibles. S'il avait eu au moins les mains libres, il aurait essayé
le langage des signes; mais Valdès avait tout prévu : les deux
mains du jeune Français étaient attachées sur son dos, en
manière de giberne.
Il fallut se résigner à gagner San-Blaz, où il arriva meurtri,
moitié mort et découragé.
Les compagnons auxquels il fut livré comprirent d'autant
mieux les intentions du senor Siguanto que, pour les engager
<\ recevoir ce joli prisonnier, on leur paya une rançon, comme
s'il se fut agi de le racheter.
L'AMOUR AU GALOP. 156
En se voyant l'esclave de cette espèce de corsaires, le
pauvre Georges eut d'abord envie de se jeter aux requins;
mais l'idée de mettre une séparation éternelle entre lui et sa
chère Carmen le retint. 11 essaya de se rendre utile à
l'équipage et parvint en peu de temps à les intéresser grande-
ment en sa faveur.
11 apprit à faire la manœuvre et y réussit promptement.
11 savait chanter et égayait les longs jours de la traversée
par des bribes d'opéras et des chansons pleines d'entrain; il
contait à merveille et faisait à ces civilisés, redevenus sau-
vages dans les solitudes de l'Amérique, des récits parfaitement
brodés sur les peuples de la vieille Europe.
Au bout de quinze jours, ses geôliers se seraient fait tuer
pour lui. Georges n'en demandait pas tant-.
Son seul but était de se faire abandonner bénévolement
par les Péruviens dans un havre de la côte, à la hauteur
de la baie au bois rouge, où il comptait retrouver ses anciens
amis. Cela fut fait comme il le désirait. Il fut laissé à
Tehuantepec, avec quelques-unes des piastres du traître
Valdès Siguanlo, pour l'aider à se faire conduire à travers
l'isthme jusque sur les bords du golfe.
Une fois à terre, son premier soin fut de chercher une
nouvelle troupe nomade. 11 se promenait en y réfléchissant,
lorsqu'il se sentit frapper sur l'épaule par une main vigoureuse.
— Ah! je vous tiens donc! lui cria-t-on. Cette fois vous
ne m'échapperez plus; car en votre absence un a disposé
de vous.
156 LES PAPILLONS.
Il se retourna vivement, et reconnut un des trois géants
cuivrés qui, à sa première rencontre, comptaient des peaux
sur le port de la Vera-Cruz.
— Oui, oui, reprit celui-ci, on a mis votre tète à prix
dans toute la côte, depuis San-Blaz jusqu'à Panama; mais
il faut qu'on la livre toute frisée et tenant encore solidement
sur vos épaules.
— Eh! mon cher Lopez, que veut dire cette plaisanterie?
— Eh! mon cher seigneur Georges, répondit Lopez, je
plaisante si peu, qu'après avoir partagé avec vous un mor-
ceau de sanglier rôti et quelques bananes, je pars avec cinq
ou six braves pour aller vous livrer.
— Voyons, me livrer à qui?
— Tenez, seïïor, ne me questionnez pas ainsi; cela me
tourmenterait inutilement; car je suis résolu à me couper
plutôt la langue que de vous livrer mon secret. L'essentiel est
que vous ne m'échappiez plus, et je puis au moins vous
répondre de cela.
Georges se mit l'esprit à la torture pour deviner le mot de
cette énigme. Qui avait donc aposté Lopez et ses compagnons
sur son chemin?. Était-ce encore l'infernal V aidés? Était-ce
le résultat d'un espionnage de l'ombrageux gouvernement de
Mexico?
Cependant, comment aurait-on choisi des hommes dans
l'intimité desquels il avait vécu, qui lui avaient jadis paru
dévoués à lui? Il est vrai, pensa-t-il, ces gens-là, pour une
forte récompense, sont capables de tout. La pensée de Car-
L'AMOUR AU GALOP. 157
men vint un moment lui traverser l'esprit; mais une jeune
fille aurait-elle eu assez de pouvoir pour mettre ces barbares
des pampas au service de son amour?
Il essaya encore de questionner les compagnons de Lopez;
mais tous imitèrent le mutisme de leur chef.
Lopez disait vrai. Tous les points de la côte où le vaisseau
qui emportait Georges pouvait faire des vivres et de l'eau
étaient surveillés. Avec une promptitude merveilleuse, les
chasseurs de jaguars avaient tout préparé pour arracher aux
mains de ses ravisseurs leur compagnon favori, aidés dans
leur zèle par les prières et les récompenses de Carmen.
Si celui qui venait de l'appréhender au corps avait manqué
cette occasion, d'autres, placés ailleurs en embuscade,
auraient certainement délivré l'amant aimé de la fille du
gouverneur de Guadalaxara.
Georges fut conduit à un petit port du golfe de Mexique,
où le capitaine Manoël chargeait encore pour l'Europe. Il y
fut gardé à vue, par Lopez et ses autres guides, avec un scru-
pule qui commençait à lasser prodigieusement ce fougueux
ami des aventures et de la liberté. Il essaya inutilement cette
fois ses moyens d'enchantement pour faire relâcher ces ter-
ribles gauchos de leur surveillance à son égard. Rien n'y fit.
Il pensait bien qu'il ne courait aucun danger avec eux; mais
il se mettait inutilement l'esprit à la torture pour deviner le
motif de leur conduite.
Enfin Lopez le pria un matin de descendre; la personne
à qui il devait être livré l'attendait en bas. Quelle fut la
40
158 LES PAPILLONS.
surprise de Georges, en voyant, sous les grands citronniers
de la cour, Carmen, accompagnée de ses deux négresses
favorites et des quatre péons qui lui étaient dévoués.
Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, et firent, devant
les assistants, qui pleuraient de joie, malgré leur appa-
rence peu sentimentale, le serment de s'unir religieusement
l'un à l'autre dès qu'ils se verraient en sûreté.
Le reste de cette romanesque histoire vous est connue, mar-
quise; vous avez souvent rencontré dans le monde la belle
Carmen, dont le fils aîné, nommé Georges comme son père,
se conduisit si vaillamment à la bataille de Fontenoy.
(
Ginebra ayant frappé deux fois sur un timbre d'argent,
Aznleo, ce charmant iris qui avait couru le monde en qualité
de page de don Olivarès de Moncade, parut devant sa niai-
tresse. Il tenait d'une main un vase d'Egypte à large col et à
terre poreuse, de l'autre une serviette gonflée de fleurs a
parfums.
Il posa l'alcarrazas près de la fenêtre et remit les fleurs à la
princesse.
— Quel malheur, dit Cazolte que la science hermétique n'ait
pas encore trouvé le moyen d'évoquer les silencieux person-
nages des gravures et des tableaux! Air! si l'on pouvait à son
gré faire descendre de leurs cadres d'or tous ces muets témoins
des temps passés, quelle large source d'émotions serait ajoutée
à notre soif insatiable de poésie î
— En vérité! fit la marquise de La Croix, ce serait là un
merveilleux secret, et les efforts des illuminés devraient s'ap-
pliquer sans relâche à sa découverte.
— Croyez-vous, Marquise, reprit le poète, que l'homme
puisse jamais dérober cette précieuse puissance aux mystères
de la nature?
— Pourquoi non? qu'il ait confiance illimitée en lui, et son
pouvoir sera illimité.
— Si cela arrive jamais, la vie humaine sera une longue
suite d'enchantements; chacun pourra, comme le calife des
Mille et une Nuits, attendre le sommeil en écoutant des histoires
qui, dans la bouche de leurs propres héros, prendront un
160 LES PAPILLONS.
cachet de vérité et de passion que les hommes n'ont peut-être
pas encore soupçonné.
— Si vous possédiez déjà cette puissance d'évocation, dit
Ginebra, quel est dans ma collection ailée le personnage que
vous inviteriez le premier à prendre la parole?
Cazotte indiqua alors une réminiscence de la mythologie
grecque, une Vénus moderne, ayant pour conque une large
feuille de rosier et pour attelage deux papillons qui l'entraî-
naient à travers les airs.
— Je serais curieux de savoir comment cette scène toute
féerique a pu se passer à notre mesquine époque, et cependant
je ne veux pas remettre aujourd'hui vos forces et votre bonne
grâce à une nouvelle épreuve.
— Oh! répondit en souriant Ginebra, que cela ne vous
préoccupe pas trop : voici un breuvage parfumé de pétales de
roses, de fleurs de capucines, d'œillets d'automne, de réséda
et d'autres arômes naturels de mon jardin. Ce sont les papil-
lons qui m'ont donné le secret de le préparer et celui d'y puiser
comme eux la vigueur et la gaieté.
Disant cela, elle but un grand verre de l'eau glacée de l'ai-
carrazas, dans laquelle elle avait effeuillé les fleurs apportés
par son page Àzuleo.
— C'est bien là un vrai breuvage de papillon, dit le poëte
après avoir goûté lui-même à la boisson embaumée.
— 11 n'y manque, ajouta Ginebra, que de l'aller recueillir
comme le font mes favoris, au fond des corolles et sur les tiges
mêmes qui l'ont distillé.
LE TRIOMPHE
Ordinairement il se pres;nt2it avec le corps d'un adolescent de qaiaxe ans.
LE TRIOMPHE
La ville de Smyrne était ce jour-là en grand émoi; on
n'entendait parler dans ses rues étroites que d'une belle
esclave capturée sur une caique chrétienne et exposée
pour être vendue au plus offrant par le riche marchand
Ismaël Ben-Abdallah. Malgré leur insouciance habituelle,
tous les Turcs allaient voir cette fleur d'Occident.
La nouvelle en vint aux oreilles de Kosrew-Bey , pacha
de la province. Il voulut juger par ses yeux de la valeur
de cette capture précieuse, bien décidé, s'il trouvait réelle-
ment en elle un phénomène de beauté, à punir Ismaël de
ne l'avoir pas conduite directement et soigneusement voilée
dans la cour de marbre de son harem.
Arrivé au bazar des esclaves, les chaouchs armés de fouets
écartèrent la foule, et Sa Hautesse put pénétrer jusqu'à
41
165 LES PAPILLONS.
l'infortunée captive, qui se mourait de honte à se voir
exposée presque nue aux regards des infidèles.
— Dieu est grand ! s'écria-t-il , cette rose blanche n'était
point faite pour les jardins des mécréants.
Disant cela, il dénoua sa large écharpe de soie verte,
en couvrit la chrétienne, et se tournant vers un de ses
janissaires :
— Va-t'en dire à Nathan le juif, que je vois accroupi
sur le seuil de sa porte, de m'apporter à l'instant deux
mille sequins.
Nathan le juif apporta la somme sur-le-champ; il con-
naissait trop Kosrew-Bey pour oser hésiter. Celui-ci mit l'or
de Nathan devant les yeux d'Ismaël et en fit deux parts, à la
grande surprise du marchand.
— Ces deux mille sequins, lui dit-il, sont le prix de
l'esclave franji; mais comme tu as laissé pendant cinq
jours la foule visiter celle qui devait charmer les yeux de
ton maître, je te condamne à mille sequins d'amende.
Puis ayant ordonné aux chaouchs et aux janissaires de
charger les curieux, il mit la moitié des sequins de Nathan
dans sa ceinture et emmena la pauvre femme, sur laquelle
aucun croyant n'osait désormais lever les yeux.
Ceci se passait il y a environ cent ans, et le comte Cipio,
mon premier mari, qui était jeune alors, en fut témoin.
ïl était allé comme les autres visiter la belle fille de
Provence exposée en vente. Malheureusement, en sa qualité
de chrétien , il ne pouvait la délivrer en l'achetant. Il
LF, TRIOMPHE DE cVlMUS. 163
échangea cependant quelques paroles avec elle. Il sut qu'elle
se nommait Blanche Cypris, qu'elle avait été prise sur un
vaisseau de commerce qui allait de Marseille à Malte. Il lui
promit de veiller sur son sort et de la délivrer dès qu'elle
serait sortie des mains du marchand, où trop d'yeux étaient
attachés sur elle.
— Blanche Cypris, pensa-t-il, quel singulier nom! Cypris
ou Vénus, le fait est qu'elle est belle comme l'antique
Vénus, pour le moins. Ce nom aura été donné jadis à une
de ses ancêtres qui lui ressemblait. Quant au prénom de
Blanche, elle le mérite, en ce moment surtout, où sa dou-
leur l'a rendue pâle comme un marbre d'Ionie. Va, pauvre
Cypris vaincue, je ne te laisserai pas profaner par les bar-
bares, tu peux compter sur moi !
Cependant quand Cipio vit sa protégée enlevée par le
pacha, il faillit perdre courage. Il n'y avait guère de
moyens humains capables de ravir dans l'espace de vingt-
quatre heures une proie au harem de ce monstre de
jalousie.
Kosrevv-Bey avait, vu sa haute dignité, une garde nom-
breuse de janissaires et de bourreaux, et au moyen de ses
richesses, acquises à force de rapines, il possédait à son
service les plus hideux et les plus impitoyables eunuques
que la race noire ait jamais livrés au commerce.
Cipio se mit à se frapper le front pour en faire jaillir une
possibilité de délivrance. L'idée d'aller trouver le consul
d'Espagne lui passa par la tète; mais ses compatriotes ayant
16Zj L^S PAPILLONS,
peu de relations avec la côte de Syrie et l'empire turc, le
chargé d'affaires qui représentait son pays n'avait pas assez
d'influence pour lui venir en aide en cette occasion.
D'ailleurs le consul d'Espagne était très-indirectement inté-
ressé dans la mésaventure d'une chrétienne de Marseille; le
représentant de France prendrait peut-être la chose en plus
grande considération. 11 alla donc trouver ce fonctionnaire.
— Monsieur, lui dit-il, une Française, capturée sur un
vaisseau marchand de votre nation, vient d'être vendue
comme esclave; elle compte sur vous pour la faire mettre
en liberté.
— L'aventure, répondit le consul de France, est certai-
nement, désagréable pour la nouvelle odalisque; mais, à
moins d'un ordre spécial du gouvernement de Sa Majesté très-
chrélienne, je n'ai pas à intervenir dans une pareille affaire.
— Mais, monsieur, n'êtes-vous pas ici pour y protéger les
intérêts de vos nationaux?
— Assurément.
— Eh bien, monsieur?
— En connaissez-vous qui aient des créances à recouvrer,
des renseignements à obtenir sur les moyens d'emmagasiner
leurs draps, leurs quincailleries, leurs épices ou leurs
soieries ? Sont-ils embarrassés à trouver des marchandises
de retour? Désirent-ils des détails sur les diverses maisons
de celte échelle? En ce cas, monsieur, adressez-moi ces sujets
du roi, et j'ose espérer qu'ils trouveront ici toute espèce de
satisfaction.
LE TRIOMPHE DE CYPRIS. 165
— Mais, monsieur, il s'agit d'un intérêt bien supérieur à
ceux dont vous me parlez. Une jeune femme, dont la dispa-
rition jette le deuil dans toute une famille, une chrétienne,
qui parle votre langue et vit de votre foi, va devenir la
proie d'un musulman barbare. C'est un viol, monsieur: c'est
une exécution lente, sans résistance possible, sans espoir, sans
témoins. C'est une martyre dont les plaintes devront mourir
entre les murs de sa prison.
— Je le vois, il s'agit de votre propre femme?
— Non, monsieur.
— De votre sœur?
— Pas davantage.
— Enfin, la chaleur que vous mettez à votre récit me
prouve que vous vous y intéressez vivement.
— Très-vivement, monsieur; j'ai juré de la délivrer.
— En ce cas, je ferai pour vous et pour elle tout ce qui
sera en mon pouvoir. Revenez dans quelques heures con-
signer entre mes mains les frais des démarches et la rançon
de votre protégée; en attendant, donnez-moi son nom et
celui de son nouveau maître; je ferai passer ces rensei-
gnements au ministre des relations extérieures par la plus
prochaine occasion.
— Mais, monsieur, l'infortunée sera déshonorée cent fois !
Elle aura eu le temps de mourir de honte et de douleur avant
la réponse du ministre!
— Vous avez raison; car si le ministre décide favorablement
à vos désirs, il faudra, pour appuyer la demande de délivrance,
Ù2
1G6 LES PAPILLONS.
envoyer quelques bonnes galères bien armées et bien montées,
et cela, en effet, prendra du temps.
En entendant cette dernière parole, Cipio mit brusquement
son chapeau sur sa tète et tourna les talons. Ce n'était pas le
compte de l'agent de France, qui guettait quelques centaines
de sequins à tirer de la poche de ce singulier solliciteur. 11
rappela le comte et lui dit :
— Voyons, monsieur, ne vous découragez pas si tôt; il se
peut qu'on agisse plus directement sur la personne de l'acqué-
reur; dites-moi donc son nom.
Le jeune Espagnol se retourna à demi.
— L'acquéreur de Blanche Cypris, dit-il, est Kosrew-Bey
lui-même, pacha de Smyrne.
A ce nom, le consul fit un bond de terreur.
— Le pacha de Smyrne! Allez-vous-en, monsieur; quittez
la ville dès ce soir, ou je vous fais surveiller avec soin; une
démarche indiscrète de votre part, une plainte, un murmure
peut coûter la vie à tous les Francs. Vbulez-vous donc nous
faire étrangler, vons, moi et tous les honnêtes chrétiens qui
trafiquent dans ce pays !
Le comte n'avait pas attendu la fin de celte allocution;
il était déjà hors de la maison du trembleur.
Il songea alors à s'en aller dans le quartier franc prêcher
une croisade de quelques heures contre la polygamie, et
réveiller la haine du Turc dans le cœur des Européens.
Malheureusement, les paroles du consul venaient de l'en
avertir; les marchands qui représentaient l'Europe sur cette
LE TRIOMPHE DE GYPBIS. 167
terre maudite n'avaient pas les fantaisies guerrières des che-
valiers de Richard Cœur-de-Lion ; leur prouesses n'étaient
pas précisément du même genre que celles des vaillants com-
pagnons de Villiers de l'Isle-Âdam.
Il songea à escalader les murs du harem de Kosrew pendant
la nuit, et à fouiller, seul et sans guide, ce labyrinthe si bien
gardé. Il pensa encore à gorger d'opium ou de haschich les
esclaves, les serviteurs et les odalisques du pacha.
Quelques semaines auparavant, un de ces incendies si
fréquents à Smyrne avait dévoré une centaine de maisons
dans le quartier des Arméniens. Il eut un instant l'idée de
renouveler ce sinistre, en commençant par le palais de Kosrew,
afin de profiter du désordre pour sauver Cypris.
Mais tous ces projets, de plus en plus fous, absurdes et
téméraires, ne résistaient pas à une minute d'examen; ils
se renversaient les uns sur les autres dans la pauvre tête du
comte, qui se désolait de toutes ces impossibilités.
Que faire? Tout autre que l'élève de Martinez Pasqualis
eût abandonné Cypris aux caresses de l'affreux musulman.
Là où les auxiliaires humains devenaient impuissants, Cipio
devait appeler à son aide un renfort d'une nature plus
ingénieuse et plus éthérée.
Plongé dans ses réflexions, il allait devant lui sans regarder
son chemin, et sortit de la ville sans s'en apercevoir. Il marcha
ainsi jusqu'à ce qu'il se vit arrêté par une ruine en rotonde
dont les pierres, depuis des années sans nombre, s'écrou-
laient mélancoliquement dans les eaux du fleuve Hermus.
168 LES PAPILLONS.
Le comte vit, dans le hasard qui l'avait conduit en ce lieu,
un véritable avis d'en haut. Il se souvint que Martinez
Pasqualis, son illustre maître-, aimait les ruines et qu'il y
célébrait volontiers les mystères de la science hermétique.
Sa grande âme se trouvait là plus à l'aise; elle y évoquait
plus facilement les souvenirs des générations passées.
Ces lieux silencieux et recueillis lui semblaient le rendez-
vous naturel des Esprits. Rien ne venait y troubler leurs
mystérieux travaux, aucun bruit ne croisait la voix humaine
qui voulait y communiquer avec eux.
Et puis, au milieu de ces décombres désolés, dont l'aspect
rappelait la fragilité des créations de nos mains, le serpent
venait rouler ses anneaux symboliques. Sur ces blocs effrités,
sur ces marbres épars, on le trouvait réunissant ses extré-
mités, et, comme dans les images antiques, symbolisant
l'éternité circulaire et sans fin de l'univers sans commen-
cement et sans limites.
Le comte Cipio se rappela fort à propos les formules cabalis-
tiques qui résumaient l'essence des choses et la science des
nombres. Il se souvint que son illustre maitre l'avait mis jadis,
à l'aide de ces formules magiques, en rapport avec son génie
assistant, nommé Zitto, en lui recommandant bien de ne
pas employer avant l'âge de quarante ans les services de
Zitto, autrement qu'en des occasions vraiment graves.
Or, sauver la belle Cypris lui parut une nécessité suffi-
sante pour légitimer une évocation. Il s'isola donc, par une
volonté forte, du monde extérieur et du domaine des sens,
LE TRIOMPHE DE CYP1US. 169
et prononçant avec énergie les paroles de la triple contrainte,
il vit apparaître Zitto dans une attitude respectueuse.
Plus d'un à sa place eût été troublé en voyant le Génie;
mais le jeune comte savait combien cette domination sur
les Esprits est naturelle à l'homme; il connaissait trop bien
leur essence bienveillante pour s'effrayer. C'étaient pour lui
des âmes en formation ou en repos , qui remplissent et
animent la nature avant d'arriver ou de revenir à l'honneur
d'animer des corps humains.
Aussi sa voix ne trembla-t-elle pas en adressant ces mots
au Génie évoqué :
— Zitto, je t'ai fait venir pour m'aider à délivrer, avant
qu'elle ait été souillée par le souflle impur du pacha de
Smyrne, une captive chrétienne sur laquelle vient de se
fermer la porte du harem de Kosrew-Bey.
— Quel homme est ce Kosrew, maitre? fit le génie.
— Je n'en sais rien.
— Je vais donc m'en enquérir, reprit Zitto.
Et il disparut.
Pendant qu'il va aux informations, je vais vous expliquer
la nature du mystérieux serviteur du comte Cipio. Zitto
n'était pas un gnome; il n'avait aucun pouvoir sur les
couches minérales du globe; ce n'était ni un ondin dont la
puissance s'étend sur les eaux, ni un salamandre qui com-
mande aux feux de la terre, aux solfatarres et aux volcans :
c'était un sylphe qui revêtait, pour paraître aux yeux du
comte, un corps composé d'essence de rosée, d'arômes
43
170 LES PAPILLONS.
aériens, de couleurs empruntées à l'arc-en-ciel et de rayons
de lumière condensés à perfection.
Il pouvait varier la forme de ce mélange à sa fantaisie
ou à la volonté de son dominateur. Ordinairement il se
présentait avec le corps d'un adolescent de quinze ans.
Plus tard, comme je vous l'ai déjà conté, lorsque le comte
m'eut épousée, il prenait, pour me plaire, la délicate enve-
loppe d'un papillon dont les ailes étaient d'une incomparable
richesse de couleurs.
Mais le voilà de retour du harem; revenons à notre
histoire.
— Eh bien! lit Cipio, tes mesures sont-elles prises!
— Ah ! maître, c'est une difficile entreprise! Ce pacha a
tout prévu. Je ne puis délivrer les victimes de sa jalousie
qu'en les enlevant dans les airs sous la forme d'un oiseau,
au moment où elles prennent le frais à l'ombre des larges
sycomores; les gnomes seuls pourraient fendre la terre pour
leur tracer un autre chemin de salut.
— Eh bien! va et prends la forme d'un oiseau.
— Impossible, maître] la jalousie de ce Kosrew a prévu
cela. Il prétend que, lors de son ambassade auprès de la
république de Venise, il a vu des tableaux représentant une
belle Grecque, nommée Vénus, emportée dans les airs, tantôt
par des cygnes, tantôt par des pigeons ou par des tourte-
relles, ou même par de simples moineaux. Ces images l'ont
fait trembler pour la possession de ses favorites, et il a
résolu de proscrire les oiseaux des jardins de son harem.
LE TRIOMPHE DE C'Y PUIS. 171
Douze eunuques font constamment sentinelle pour tuer sans
pitié les imprudents volatiles dont les ailes franchiraient les
gigantesques murailles qui isolent ce coin de terre inhospi-
talier. Ainsi donc, à moins de se faire papillon...
— Et pourquoi ne te ferais-tu pas papillon, mon cher
Zitto? Vite, fais-toi papillon.
— Je le puis, maître; mais sous cette enveloppe trop
frêle, je perds une partie de ma puissance. Cependant, si la
femme qui vous intéresse a aimé, si elle aime encore deux
amants sous la même forme, et si ces deux amants sont à
Smyrne à l'heure qu'il est, on peut encore espérer.
— À quoi bon toutës ces conditions impossibles?
— Le voici, maître : la femme qui aime quitte facilement
la terre, et il est toujours plus aisé à l'amant aimé qu'à tout
autre de la transporter vers le ciel; cependant sous la forme
du papillon, imposée par la difficulté de l'entreprise, les
forces de deux amants ne seront pas de trop pour réussir.
Enfin, il faut que son amour soit pur et fidèle, et pour cela
que les deux objets aimés n'aient qu'une même apparence
corporelle. Or, c'est là, je l'avoue, la plus difficile à rem-
plir de nos trois conditions.
Le comte prit une figure attristée à ces paroles.
— Hélas! s'écria-t-il , la belle Cypris est donc destinée
fatalement aux. étreintes brutales de ce barbare?
Zitto n'était pas moins triste des impossibilités préparées
comme à plaisir par le destin à la réalisation de ce désir du
jeune comte espagnol.
172 LES PAPILLONS.
— Allons, maître, ne désespérons pas du succès avant de
l'avoir tenté; j'ai souvent vu de pareilles difficultés se
résoudre le plus naturellement du monde. Le sort ne les
entasse à plaisir que lorsqu'il y a moyen de les vaincre.
Essayons donc cette délivrance; en attendant, je retourne
au harem de Kosrew-Bey, afin de lire dans le cœur de
votre belle protégée les émotions et les sentiments qu'il
contient.
Cette fois, l' absence de l'Esprit se prolongea assez long-
temps. Cipio rentra à Smyrne et s'en alla divertir son impa-
tience sur le port, bien qu'à cette heure (il était environ une
heure après midi) le mouvement y eût à peu près complè-
tement cessé.
A peine arrivé en ce lieu, il vit venir à lui un jeune homme
en costume de Franc, qui avait la douleur peinte sur la
figure.
— Monsieur, lui dit l'inconnu, j'arrive à l'instant de Malte
sur une barque vénitienne, pour réclamer contre un acte de
piraterie fait à mon préjudice, en violant la foi des traités.
Un corsaire qui s'est dirigé après le coup sur cette ville m'a
enlevé une caique richement chargée, et m'a fait prisonniers
ma femme et mon frère qui y étaient embarqués. La Porte et
la France sont en paix, et je prétends qu'on me rende à
l'instant ma femme, mon frère et mes marchandises.
Une idée lumineuse vint à l'esprit du comte en entendant
le funeste récit du Français.
— Votre frère vous ressemblc-t-il, monsieur?
.LE TRIOMPHE DE CYPRIS. 173
— Trait pour trait, dit l'inconnu; au point que ma femme
elle-même s'y est souvent trompée.
— Et votre femme se nomme?
— Blanche Cypris.
— Dieu soit loué ! exclama le comte.
L'inconnu faillit se fâcher de cette exclamation intem-
pestive, qui ne témoignait pas d'une grande compassion de
la part de son confident.
— Calmez -vous, reprit Cipiû; je prends plus de part à
votre malheur que vous ne le pensez. Votre femme est en ce
moment dans le harem du pacha. Ce Turc est un homme
féroce, qui ne m'a pas l'air de vouloir rendre ce qu'il a une
fois pris. Je vous conseille donc, vu la lenteur et l'incerti-
tude d'un appel au Grand-Seigneur, de rabattre de vos pré-
tentions.
— Voiis vous moquez, monsieur; à défaut du sultan, j'ai
ici le consul de mon pays.
— Le consul et vous-même serez étranglés, si vous avez
l'air de vous fâcher. Contentez-vous donc de prendre, vous et
votre frère, des ailes de papillons pour enlever votre femme
des jardins de ce brigand.
Le pauvre marchand prit Cipio pour un fou et s'apprêtait à
continuer son chemin, quand le génie Zitto reparut. Celui-ci
ayant commencé par dire qu'il avait vu Cypris, le mari l' écouta
avidemment. Zitto raconta en détail les précautions féroces
prises par la jalousie de l'impitoyable Kosrew, ce qui fit une
impression salutaire sur l'époux contrarié.
17/j LES PAPILLONS.
— Heureusement, ajoula-t-il, la belle aime son mari avec
passion.
Cette assertion fit sourire le Marseillais.
— Heureusement encore, ce mari a un frère jumeau auquel,
sans le vouloir, Cypris donne une partie de son amour; car
ils se ressemblent à s'y tromper.
Ici le front du Marseillais redevint sombre.
— Or, continua le génie, j'ai déjà mis en liberté le frère;
il ne reste plus qu'à trouver l'époux.
— Et pourquoi foire? fil celui-ci presque avec colère.
Le comte Cipio et Zitto expliquèrent alors tout le mystère au
marchand; mais celui-ci qui n'avait pas envie de rire
s'obstinait à croire qu'on s'entendait pour le mystifier. Afin
de le convaincre entièrement :
— Tenez, dit l'esprit, voyez-vous ce beau paon de jour?
C'est votre frère; et pour vous en convaincre, qu'il reprenne
sa forme pour vous embrasser.
Rodolphe, ainsi se nommait l'époux de Cypris, eut un
mouvement de joie : il allait se jeter dans les bras d'Àstolphe,
son frère; mais il se rappela que le jour de leur départ de
Marseille, une dernière et grave erreur avait eu lieu.
Les deux vaisseaux qu'ils allaient monter étaient sous voiles,
les deux canots prêts à conduire chacun des deux frères
à son bord respectif allaient quitter la plage. Cypris, sans
penser à mal, et trompée par la ressemblance, était montée
dans la barque d'Àstolphe au lieu de suivre Rodolphe dans
la sienne, et les réclamations de son époux, qu'elle prit pour
LE TRIOMPHE DE CYPIUS. 175
les plaisanteries de son beau -frère, n'avaient pu la ramener.
Astolphe devina sans peine le motif de l'hésitation du mari
de Cypris et alla franchement au devant de l'explication.
— Par Notre-Dame-de- Grâce ! je te jure, Rodolphe, dit-il,
avec chaleur, que ta femme est chaste et fidèle, et que je n'ai
pas abusé de son erreur en lui prenant même un simple baiser.
Rodolphe ne bouda pas plus longtemps; satisfait de celte
explication, il tendit les bras à son frère, et tous deux s'étrei-
gnirent avec effusion. Cependant, après cette étreinte, il eut
encore- un scrupule presque jaloux.
— Est-il absolument besoin, dit-il, que nous soyons deux
pour sauver Cypris?
— Absolument, fît Zitto.
— Mais si je me sens à moi seul assez de forces pour sauver
ma femme
— C'est impossible, répondit Cipio en souriant; mon
fidèle serviteur aérien va vous expliquer cela encore une fois.
Et Zitto raconta de nouveau pourquoi la forme de papillon
était essentielle à revêtir, et comment, sous cette frêle enve-
loppe aux quatre ailes, on n'avait pas trop d'un double appa-
reil de locomotion aérienne pour enlever dans les nues une
femme d'un agréable embonpoint.
Cette singulière ressemblance des deux frères avait souvent
déjà produit des méprises aussi dangereuses que celle du
vaisseau. Je vais, si vous le voulez bien, vous en raconter
quelques-unes pour vous mieux faire comprendre les scrupules
du mari.
176 LES PAPILLONS.
Quelques jours avant la célébration de son mariage avec
Blanche Cypris, Rodolphe reçut une lettre de sa fiancée
ainsi conçue :
« Ne vous dérangez plus de vos occupations, monsieur,
<« pour venir me voir à la bastide de ma mère; les soirées
« sont fraîches, et je me priverai fort bien du plaisir de
« vous recevoir par égard pour votre santé. Vous avez des
« distractions plus rapprochées à Marseille, et je trouve,
« comme vous, qu'il vaut mieux traverser simplement la rue
« pour causer d'amour que de faire une lieue par le vent
« du soir pour aller mentir sur le même sujet.
« Adieu.
« Blanche. »
Le pauvre fiancé faillit tomber à la renverse en lisant celte
railleuse épitre. Il courut chez la belle demander le mot de
l'énigme; on ne le reçut pas. Il écrivit; point de réponse.
Deux jours se passèrent ainsi. L'infortuné sentit le besoin de
s'en ouvrir à son frère. Il l'attendit à sa fenêtre et le vit
sortir d'une maison située en face de la sienne, reconduit
par une jolie fille à laquelle il donna, en la quittant, un
baiser bien appuyé.
Tout fut expliqué; une amie de Blanche avait pris Astolphe
pour Rodolphe. Astolphe lui-même vint certifier le fait à la
belle jalouse, et le mal fut réparé.
Une autre fois, Rodolphe se promenait sur la mer avec son
LE TRIOMPHE DE CYPRIS. 177
frère; il était assis à la poupe et regardait sans rien dire
la lune, dont le disque grandissait derrière les montagnes de
Gênes. Tout à coup, d'un canot longeant le sien, se leva
un furieux, en costume d'Esclavon, qui, sans mot dire,
saisit l'époux de Cypris, le jeta dans les flots et disparut à
force de rames.
Rodolphe, surpris ainsi, perdit le sang-froid, et sans le
secours de son frère, il se noyait. Le scélérat qui venait de
lui jouer ce tour était un Vénitien qui en voulait à Astolphe
et avait pris le Ménechme marié pour le Ménechme céli-
bataire.
Le plus scabreux de l'aventure fut que, pour ne pas causer
de peine à Cypris, Astolphe se fit passer pour Rodolphe pen-
dant les deux ou trois jours où les suites de l'asphyxie mirent
l'époux en danger.
Plus tard, enfin, Astolphe, étant à la foire de Beaucaire,
Rodolphe, qui avait diné avec Blanche chez une de ses
parentes, était allé, selon sa coutume, achever sa soirée au
café Paradis, laissant sa femme avec les convives. Or, sur
les onze heures, il la retrouva qui, le plus simplement du
monde, faisait sa toilette de nuit auprès d'un lit où Astolphe,
revenu à l'improviste, était profondément endormi.
Elle supposait son beau-frère encore à Beaucaire, et se
croyait si assurée d'avoir son mari devant les yeux, que,
sans l'arrivée de Rodolphe , elle allait pousser la méprise
jusqu'au bout.
Vous voyez si le marchand marseillais avait raison d'avoir
45
178 LES PAPILLONS.
la puce à l'oreille, malgré la loyauté bien avérée de son frère.
Il l'aimait au point de ne pouvoir le quitter; il passait sur
tous les autres inconvénients de la ressemblance. Cette fois
pourtant le pauvre mari, encore sous le coup de la dernière
méprise qui l'avait séparé de sa femme, aurait bien souhaité ne
voir Àslolphe délivré d'esclavage qu'une semaine après Cypris.
Lorsqu'il fut bien convaincu cependant que le salut de sa
bien-aimée dépendait de l'union de leurs forces, il n'hésita
plus et se laissa guider par Zitto.
Tout le monde étant enfin d'accord, on partit pour aller
délivrer Cypris. Zitto résolut que les deux frères seraient de
simples papillons aux yeux des eunuques, des chaouchs, des
janissaires et du pacha; mais pour éviter de nouvelles len-
teurs et de nouvelles explications, ils devaient conserver leur
forme humaine aux yeux de la belle captive.
En conséquence, il ordonna aux deux Marseillais de revêtir
des costumes de boslangis (eunuques jardiniers) et de prendre
une large et solide échelle de corde.
Quand ils arrivèrent au palais de Kosrew, c'était l'heure
de la sieste. Les deux papillons voletèrent sans être remarqués
jusqu'au kiosque, fermé seulement de tentures de soie, où
Cypris attendait la venue du pacha. Elle seule pouvait, dans
ces brillants insectes ailés, reconnaître Àslolphe et Rodolphe;
elle seule put voir qu'ils ne venaient pas là pour caresser
les jasmins de sa fenêtre. Aussi fut-elle muette d'étonnement
quand elle aperçut devant elle les deux jumeaux de la Cane-
bière.
LE TRIOMPHE DE CYPRIS. 179
Son premier mouvement fut de sauter au cou de son mari;
mais ici le doute causé par l'énorme ressemblance reparut;
elle ne voulut se laisser embrasser ni par l'un ni par l'autre.
— Hélas ! dit-elle en sangloltant, je ne veux pas vous suivre
pour retomber dans la cruelle incertitude où j'ai cent fois
déjà failli violer mes serments. Tôt ou tard ce malheur
m' arriverait, car votre fatale ressemblance veut que je vous
aime tous les deux avec la même passion. Laissez-moi attendre
ici le tyran qui m'a achetée; il porte un poignard à sa
ceinture, dont j'ai résolu de me saisir et de me percer le sein.
Comme elle parlait, on entendit du bruit au dehors; ses
lamentations avaient donné l'éveil.
— Preste! preste! ditZitto; soulevez -la chacun par un bras
et prenez votre vol sur cette échelle solidement tendue.
En un clin d'oeil cet ordre fut exécuté.
Ce n'était pas assez, pour le malicieux génie, d'avoir donné
les moyens d'enlever Cypris. Puisqu'aux yeux du pacha et de
ses gens, les ravisseurs devaient avoir la forme brillante et
légère dos papillons, au moins fallait-il que le vieux jaloux
assistât à ce miracle inouï, qu'il vit de ses yeux écarquillés
et colères cet enlèvement, glorieux comme un triomphe.
Le malin serviteur du comte se changea donc en bourdon;
puis il alla, faisant grand bruit et grand roulement, frapper
le nez du pacha, qui dormait. Pour comble, les sons mono-
tones de ce bourdonnement se changèrent, aux oreilles de sa
victime, en railleries rimées assez claires pour l'éveiller et
l'irriter au dernier point.
180 LES PAPILLONS.
En~| voici quelques couplets, traduits par M. Galland
lui-même :
Pacha, suspends ta sieste,
Viens avec moi dans tes jardins,
Pour voir Cypris, pimpante et leste,
Voler vers les p&ys lointains.
Entr'ouvre vite
Ton œil qui dort,
Ta favorite
Fuit vers le Nord.
Ici Kosrew fit un mouvement et se donna du poing sur le
nez pour chasser l'importun bourdonneur, qui continuait :
Elle rappelle ces images
Qui te narguaient chez les chrétiens,
Ces déesses, dans les nuages,
Ayant des oiseaux pour soutiens.
Entr'ouvre vite
Ton œil qui dort,
Ta favorite
Fuit vers le Nord.
Cela ne suffit point encore; le pacha de Smyrne se contenta
de jurer en se retournant pesamment.
Zilto reprit sa scie :
Dépêche-toi; ta prisonnière,
Guidant ses frêles palefrois,
A des excuses à te faire
D'avoir ainsi fraudé tes droits.
Entr'ouvre vite
Ton œil qui dort,
Ta favorite
Fuit vers le Nord.
LE TRIOMPHE DE CYPRIS. 181
Ici Kosrew se décida à bondir de fureur; il se leva brus-
quement, s'avança sur le seuil et vit de ses yeux le départ
féerique de sa dernière passion.
— Par la droite d'Allah ! s'écria-l-il, cette chrétienne était
d'accord avec les génies! elle m'a joué à l'aide de quelque
talisman.
Pour parfaire l'exaspération déjà fort raisonnable du pro-
priétaire frustré, le bourdon fredonna encore ce petit encou-
ragement :
Arrache ta barbe hérissée,
Mets ton cafetan en haillons;
La Vénus grecque est dépassée
Par Cypris et ses papillons.
Et lui jetant un éclat de rire sonore en manière de refrain,
Zitto se fondit dans l'air au nez de Sa Hautesse, pâle de rage.
L'heureux groupe allait disparaître à son tour, et Kosrew ne
serait pas vengé. C'en était trop pour l'orgueilleux pacha. Dans
sa fureur, il tira son poignard de Damas et le lança au vol
sur le groupe triomphant. Cet effort n'eut pas le succès désiré;
mais il ne fut pas tout à fait inutile : l'arme meurtrière
atteignit l'un des brillants porteurs à l'antenne droite. Per-
sonne ne parut s'en apercevoir, et Cypris n'en fut pas moins
délivrée.
Le soir de cette bienheureuse entreprise, Astolphe et le comte
Cipio, Rodolphe et Cypris soupaient ensemble sur une galliole
vénitienne, faisant route pourl'ile de Malte. La belle se trouvait
placée entre les deux Menechmes, toujours plongée dans l'in-
Z16
182 LES l'A PILLONS.
quiétude, malgré la réussite inespérée de sa délivrance.
Au dessert cependant, égayée par un ou deux verres de vin
de Syracuse, elle se pencha avec beaucoup de résolution vers
Astolphe pour l'embrasser, le prenant une dernière fois pour
son époux.
— Ah! grand Dieu! mon ami, dit-elle, regardez-vous au
miroir, vous êtes balafré d'un coup de poignard au dessus
du sourcil droit.
— Lequel de vous deux est blessé? demanda Cipio. Est-ce
le mari? est-ce le beau-frère?
— C'est le beau-frère, répondit Astolphe en portant la main
à sa tempe; le poignard de ce maudit qui a touché à l'antenne
droite ma défroque de papillon, m'aura fait cette égralignure.
— Voyez, Rodolphe, reprit Cipio, votre bonheur est double;
vous avez retrouvé votre femme, et le poignard du pacha a
mis fin aux méprises de votre mutuelle ressemblance.
On pourra me demander quelle récompense retira le comte
Cipio de sa généreuse intervention dans cette affaire. Se
sera-t-il contenté d'assister à la joie du mari? Peut-être. En
tout cas, le comte ne m'en a pas appris davantage à ce sujet.
-<§•§>-
Cazotte avait les bras croisés sur sa poitrine, les yeux
fermés et la tête penchée en arrière sur le dos du fauteuil où
il était assis.
— Voyez donc, chère marquise, dit la princesse à demi-
voix, quel effet je viens de produire sur notre rêveur.
La marquise de La Croix regarda le poëte, et, faisant un
signe de dénégation, elle répondit sur le même ton :
— Ne croyez pas qu'il dorme; je le connais, vous conte-
riez huit jours qu'il écouterait sans se lasser vos évocations
dans la rotonde en ruines des bords de l'Hermus. Vos explica-
tions sur la nature des Génies, les miracles opérés par Zitto
l'ont intéressé à un si haut point que le voilà galopant dans
le domaine des fées, plongé dans l'extase et oubliant tout à fait
qu'il est en votre compagnie.
Elle fut interrompue par un sursaut de Cazotte.
— Quelle puissance d'action nous donne la volonté! dit-il
comme se parlant à lui-même; avec l'assistance d'un servi-
teur pareil à Zitto, soumis ainsi que lui par un vouloir éner-
gique, un homme seul et désarmé, perdu sur une plage
étrangère, dont les mœurs et la langue lui sont inconnues,
peut intervenir à coup sûr contre le despotisme et l'injustice.
Tous les prodiges de la chevalerie d'autrefois exécutés avec la
lance et l'épée ne sont plus que des jeux d'enfants; avec un
écuyer mystérieux comme le Génie assistant du comte, on peut
les surpasser et les centupler à sa fantaisie.
— Vous avez raison, interrompit Ginebra , et mieux encore,
on peut sans changer de place intervenir à des milliers de
184 LES PAPILLONS.
lieues, chez des nations presque inabordables, en Chine, par
exemple.
— En Chine, s'écria Cazotte; auriez-vous eu, madame, des
relations avec cet étrange pays?
— Assurément, mais sans effort de volonté de ma part et
sans l'intervention du serviteur de mon premier mari; les
jolis enfants que vous voyez se balancer dans ce cadre de bois
des îles en sont la preuve. Je vais vous raconter la manière
dont j'ai fait la connaissance de ces deux rejetons de Y Em-
pire du Milieu.
— Je m'y oppose, fit la marquise; il faut vous reposer,
vous succomberiez à la peine, ma pauvre amie, si vous
écoutiez voire ardeur et la curiosité de mon disciple. Remet-
tons cette partie à demain.
Ginebra regarda Cazotte, que la politesse seule forçait à la
résignation. Au fond, elle vit bien qu'il grillait d'impatience
de l'entendre.
— Allons, dit-elle, je ne veux pas avoir inutilement fait
venir f eau à la bouche d'un poëte; je veux encore, pour lui
et pour moi-même, faire un dernier effort. Vous oubliez,
d'ailleurs, que j'ai là ce qui rend à mes favoris la force et la
gaité.
Disant cela, elle puisa dans l'alcarazzas où les fleurs dis-
tillaient leurs parfums, puis ayant bu un long verre de
l'étrange liqueur, elle se prépara à recommencer son nouveau
récit.
ET -
PAPILLONS CHINOIS
— ~3>*$H>OC«2$<-Œj
— Vous m'avez demandé l'histoire des deux papillons
chinois, dit la princesse Ginebra ; je suis prête à vous satis-
faire.
— Nous vous écoutons de toutes nos oreilles , s'écrièrent
simultanément Cazotte et la marquise de La Croix.
La princesse commença son récit :
Sur les bords du Pei-ho ou Rivière Blanche, dans la province
de Pé-tché-lée, l'une des plus florissantes du Céleste-Empire,
s'élève une pagode que les femmes chinoises ont en grande
vénération.
Chaque jour, on voit venir à cette pagode quelque fîère
ki
186 LES PAPILLONS.
épouse de mandarin, ou quelque villageoise des environs, ou
bien encore quelque robuste habitante des bateaux couverts
qui s'entassent sur les fleuves de la Chine, et y forment ces
grandes villes flottantes, éternel étonnement des voyageurs.
Ce petit temple, richement orné à l'intérieur et au dehors
des présents des fidèles, n'est accessible que pour les femmes.
L'entrée en est sévèrement interdite aux Chinois du sexe mas-
culin, qui, du reste, n'ont rien à démêler avec les attributions
de la déesse qu'on y implore; car la fonction de Feu-taa, c'est
le nom de cette déesse, est exclusivement féminine. Feu-taa
préside aux accouchements, et les femmes stériles s'adressent à
elle pour obtenir les douleurs et les joies de la maternité.
La statue de Feu-taa est de pierre grossièrement taillée,
comme toutes les sculptures de ce peuple routinier, qui fait
autant d'efforts pour repousser le progrès et pour fuir la
lumière, que les peuples d'Europe font de sacrifices pour per-
fectionner leurs arts et agrandir le cercle de leurs connais-
sances.
L'artiste inconnu, et bien digne de l'être, qui a sculpté, il y
a peut-être trois mille ans, l'effigie de Feu-taa, a eu l'ingé-
nieuse idée de couvrir de mamelles le corps informe de la
déesse, afin de bien constater le genre de services qu'elle est
appelée à rendre aux faibles mortels.
Par une triste bizarrerie des mœurs de ce peuple, il n'est pas
rare%de voir des cadavres d'enfants nouveau-nés, exposés sur
le fleuve dans leurs berceaux flottants, venir échouer devant la
façade du temple, tandis qu'une procession d'épouses stériles
BULBUL ET GOUL-GOU-LI. 187
monte à la pagode pour y solliciter la faveur d'une fécondité
qu'elles déploreront peut-être amèrement un jour.
Par une belle matinée d'automne, un riche palanquin, fermé
par des rideaux de soie et porté par des eunuques, gravit len-
tement l'allée montueuse qui conduit à la pagode de Feu-taa.
Une troupe de soldats tartares, précédant le palanquin, dis-
persa à coups de bambou la foule des curieux et des fidèles qui
se pressaient déjà à l'entrée de la pagode, et qui s'éparpillèrent
le long du fleuve comme une bande de canards effarouchés.
Quand le cortège fut arrivé sur le seuil du saint lieu, le chef
des eunuques ouvrit la portière du palanquin, d'où descendit
lentement une jeune et belle Chinoise appuyée sur l'épaule
d'une vieille femme.
Les curieux, que la peur du bambou avait fait refluer sur le
rivage, reconnurent alors la jeune épouse du gouverneur de la
province, Août- chou, et sa nourrice, Fa-ti-pa.
— La belle Haï-za vient implorer la déesse, dit une vieille
batelière : que Feu-taa féconde ses flancs et lui donne des
enfants qui lui ressemblent, car Haï-za est la mère des malheu-
reux !
— Éloignons-nous», dirent tous les curieux; ne troublons
pas Haï-za dans ses prières: que Feu-taa féconde ses flancs!
Un grand vide se fit autour de la pagode, devant laquelle
restèrent seuls les soldats et les eunuques accroupis à terre, les
bras pliés en angle droit et l'index levé vers le ciel.
Fa-ti-pa n'avait accompagné sa maîtresse que jusqu'au
seuil de la porte du temple, après quoi elle était remontée dans
188 LES PAPILLONS.
le palanquin ; Haï-za était entrée seule dans la pagode, dont la
porte se referma sur elle.
Elle s'avança vers la statue en chancelant sur ses pieds
mutilés à la façon du pays, et s'agenouilla aux pieds de
Feu-taa. •
— Déesse, dit-elle d'une voix douce comme le chant du ben-
gali, mon cœur est désolé, car Aout-chou me méprise. Le jour
où, pour la première fois, mon palanquin est entré chez lui,
au son des gongs et des clochettes, Aout-chou leva mon voile et
dit : « C'est bien ; elle est belle. Le père de Haï-za n'a pas menti ;
qu'il garde mes présents, je garde sa fille. » Et notre hymen fut
accompli. Aout-chou m'aimait et j'étais heureuse; mais trois
ans se sont écoulés, et mes flancs sont restés stériles. A cette
heure, Aout-chou ne m'aime plus, et il se dit : « A quoi bon
une femme inféconde! » Déesse, fécondez mes flancs pour
qu'Aout-chou m'aime encore, ou que la maternité me console,
si son amour est évanoui pour jamais !
Ayant ainsi parlé, Haï-za resta immobile, sa tète appuyée
dans ses mains que ses beaux yeux mouillaient de larmes.
Ici, la princesse interrompit son histoire et regarda ses deux
auditeurs.
— Les paroles que Haï-za attribue à Aout-chou, au
moment où le palanquin de la jeune chinoise entra chez
son époux, au son des gongs et des clochettes, exigent peut-
être quelques explications, dit-elle.
— En effet, dit la marquise.
BULBUL ET GOUL-GOU-LI. 189
— Vous saurez donc, reprit la princesse en se tournant
vers sou amie, que les Chinois ont des idées abominables
sur l'amour et le mariage. À leurs yeux, la femme est une
esclave abjecte qui appartient exclusivement, corps, àme et
esprit, à ce maître brutal qu'on nomme mari. Le premier
devoir de la femme chinoise est donc de rester sans cesse
enfouie dans sa maison , et de soustraire soigneusement ses
moindres charmes aux regards de tous les hommes. Une
femme chinoise dont un étranger a pu apercevoir seulement
le bas du menton est une femme déshonorée.
— Quelle absurdité ! s'écria la marquise.
— Pour enlever à ces pauvres êtres toute velléité d'éman-
cipation, toute possibilité d'affranchissement, poursuivit la
princesse, les maris du Céleste -Empire ont inventé cette
barbare coutume de mutiler les pieds des femmes, et, grâce
à cet horrible procédé, les malheureuses créatures, à peine
capables de se traîner de chambre en chambre dans leurs
appartements, sont bien forcées de garder le logis. Quand
elles sortent de la maison, avec la permission de leur
seigneur et maître, c'est dans ces boites fermées qu'on nomme
palanquins.
— Mais c'est affreux! s'écria encore la marquise.
— Ce qu'il y a de plus triste, reprit Ginebra, c'est que
ces magots ont eu assez de finesse pour persuader à ces
sottes Chinoises que des pieds mutilés étaient le plus bel
ornement de la femme, le plus bel apanage du sexe; en
sorte qu'une dame de Pékin se croirait souverainement
AS
190 LES PAPILLONS.
ridicule si elle était un peu moins estropiée que ses com-
pagnes, et que les mères de famille mettent tout leur orgueil
à empêcher leurs filles de pouvoir jamais faire un pas sans
béquilles.
— Mais c'est monstrueux! s'écria de nouveau la marquise.
— Pas si monstrueux, dit Cazolle en souriant. Les dames
chinoises emploient pour diminuer leurs pieds le même procédé
que les dames françaises pour amincir leur taille. La mutilation
par les souliers n'est guère plus bizarre, à mon sens, que la
mutilation par les corsets. Ce qui prouve, chère marquise,
que les antipodes se touchent.
— Les jeunes filles, continua la dame aux papillons, sont
soumises aux mêmes lois que les femmes mariées. Elles ne
peuvent lever leur voile devant homme qui vive.
— Comment donc alors se marient-elles?
— D'abord on ne les marie pas, à proprement parler; on les
vend.
— Ah!
— Mais, ce qu'il y a de plus étrange, c'est que le marché se
se fait sans que l'acheteur connaisse la marchandise.
— Bon!
— C'est très-exact, ditCazotte.
— Voici comment on procède, reprit Ginebra. Un Chinois
qui a une fille à marier, et un Chinois qui éprouve le besoin
de prendre femme, entrent en arrangement en prenant le thé
ou en fumant l'opium.
— Mon cher, dit le père au jeune homme, j'ai en magasin
BULBUL ET GOUL-GOU-LT. 191
une fille charmante, parfaitement en état, et qui ferait bien
votre affaire. Achetez-moi ça! Comme les temps sont durs, je
vous la céderai à bon compte.
— Combien en voulez-vous? dit le futur.
— Trois ballots de soie, une boite d'opium et douze livres
de thé noir.
— C'est bien cher.
— Quand vous l'aurez vue, vous reconnaîtrez que c'est
pour rien. Foi d'honnête Chinois, je perds cent pour cent
sur ce marché; mais c'est uniquement pour vous obliger.
— A-t-elle les yeux bien fendus? demande le jeune
homme.
— J'ose dire qu'il n'y en a pas de plus longs dans tout le
Céleste -Empire. Avec cela elle pince de la guitare et fait des
confitures à ravir. Quant aux pieds, je les déclare impercep-
tibles; on les lui aurait coupés qu'elle n'en aurait pas davan-
tage. J'ai pris soin moi-même de lui rendre tout mouvement
impossible, dès sa plus tendre jeunesse.
— Affaire conclue, dit le jeune Chinois; j'ai envie de me
marier, et je ne demande pas mieux que d'entrer dans votre
honorable famille; mais là, vrai, vous m'écorchez.
Le lendemain, le prétendu envoie au père le prix dont ils
sont convenus, après quoi le père met sa fille en palanquin
et l'expédie à son futur époux, accompagnée d'un orchestre
aussi complet que possible, et d'un cortège de parents et
d'amis.
Le palanquin est introduit dans la maison du jeune homme
192 LES PAPILLONS.
qui, seulement alors, a le droit de lever le voile de la jeune
fille, et de contempler en face les traits de celle qui sera la
compagne de sa vie.
— Mais, objecta la marquise, si le beau-père l'a volé et lui
envoie une épouse grotesque ou difforme.
— En ce cas, répondit la princesse, l'acheteur a le droit
de refuser la marchandise et de la renvoyer à l'expéditeur.
Mais le prix qu'il a payé d'avance reste acquis au père de la
jeune personne, pour l'indemniser de la dépréciation qu'on
a fait ainsi publiquement subir à son produit.
— Quel vilain peuple ! dit la marquise; je ne pourrai plus
regarder mon paravent sans frémir d'horreur.
— Eh! mon Dieu, dit philosophiquement Cazotte, il y a
beaucoup de maris français qui échangeraient volontiers la
femme de leur choix contre une épouse à la chinoise. En fait
d'union conjugale, chère marquise, le hasard est souvent
moins aveugle que ne le sont les yeux fascinés d'un amant.
— Cazotte, s'écria madame de La Croix, vous êtes un
monstre.
— Je reprends mon récit, dit la princesse, pour couper
court à la discussion qui allait s'engager entre ses deux hôtes.
Quand Haï-za eut exprimé ses vœux à Feu-taa, elle
attendit avec angoisse la réponse de la déesse.
Après quelques instants de silence, une musique douce et
grave se fit entendre dans la pagode, sans que Hai-za put voir d'où
BULBUL ET GOUL-GOU-LI. 193
partaient ces sons, et une bouche invisible prononça ces paroles :
— Le premier jour de la pleine lune, un papillon viendra
s'arrêter sur la liane bleue qui tapisse ta fenêtre. Sur la plus
belle fleur, ce papillon déposera ses œufs ; prends un de ces
petits œufs blancs, et mange-le en invoquant trois fois Feu-taa.
Cet œuf fécondera ton sein, et tu auras un fils; mais défie-toi
du jour où ses ailes pousseront.
La voix mystérieuse se tut. Haï-za attendit quelque temps
encore, espérant que la déesse voudrait bien compléter ses
instructions; mais tout resta dans le silence. Alors l'épouse
d'Aout-chou sortit de la pagode, remonta en palanquin, et le
cortège reprit le chemin de la ville.
Par un instinct de prudence que la déesse Feu-taa dut trouver
fort injurieux, si elle en eut connaissance, Haï-za ne confia point
à Aout-chou ce qui lui avait été prescrit dans la pagode : elle
craignait de donner un faux espoir à son époux, dont la décep-
tion aurait accru la mauvaise humeur habituelle.
On devine aisément qu'elle attendit le premier jour de la
pleine lune avec une impatience impossible à décrire.
Ce jour arriva enfin. Dès le malin, Haï-za se blottit dans un
coin de sa chambre d'où son regard embrassait les moindres
festons de la liane bleue qui serpentait sur sa fenêtre. Elle ne
voulut passe placer dans un lieu apparent, par crainte d'effa-
roucher le papillon qui, suivant la promesse de Feu-taa, devait
lui apporter le bonheur.
Elle attendit ainsi toute la journée, le cœur palpitant et plein
d'angoisses.
/|9
194 LES PAPILLONS.
A. cinq heures du soir, un beau papillon aux ailes de pourpre
et d'or vint se poser sur la liane bleue : Haï-za retenait son
souffle. 0 bonheur! après avoir voleté de fleur en fleur, ce
papillon se fixe enfin sur la plus belle. Quelques minutes se
passent; le papillon ne bouge pas. Haï-za se lève doucement et
regarde : le papillon faisait ses œufs sur une feuille de la belle
fleur azurée.
Haï-za s'approcha de la fenêtre en invoquant trois fois Feu-
taa; elle prit un des petits œufs blancs du papillon et l'appliqua
sur sa langue, puis elle se prosterna et remercia la déesse.
La jeune femme passa bien des jours dans l'anxiété et
bien des nuits dans l'insomnie, après avoir ainsi exécuté
les prescriptions de Feu-taa.
Elle continua de garder le silence le plus absolu vis à vis
d'Àout-chou, et ne confia son secret et ses espérances qu'à
sa nourrice Fa-ti-pa.
Celle-ci qui avait une confiance aveugle dans tous les dieux
et déesses qu'on adore en Chine, l'encouragea dans son espoir
et lui déclara que, quant à elle, elle était tellement con-
vaincue que Feu-taa était incapable de manquer à sa
parole, qu'elle allait tout de suite s'occuper de la layette du
nouveau-né.
La nourrice avait raison d'avoir foi en Feu-taa, et de
s'occuper de la layette.
La voix mystérieuse n'avait pas fait une promesse men-
songère.
Quelques semaines plus tard, Haï-za, rayonnante d'orgueil,
BULBU L ET GOUL-GOU-LI. 195
annonçait à Aout-chou qu'elle portait dans son sein un gage de
sa tendresse.
Aout-chou, heureux jusqu'au délire, malgré la gravité habi-
tuelle des mandarins chinois, pressa Haï-za sur son cœur, et
fit résonner en signe d'allégresse tous les gongs de la province.
Enfin, neuf lunes après le jour où le papillon avait déposé
ses œufs sur la fleur bleue, Haï-za était mère.
Mais, chose étrange, au lieu du seul fils dont lui avait parlé
Feu-taa, c'étaient deux jumeaux qu'elle mettait au monde, etque
Fa-ti-pa émerveillée recevait dans ses bras.
Le premier des jumeaux était un fils beau comme le soleil ,
le second était une fille belle comme la lune.
Haï-za se rappela qu'un moment après avoir mis l'œuf du
papillon sur sa langue, elle l'avait senti se partager en deux,
et elle supposa avec raison qu'elle avait avalé deux œufs collés
ensemble. Elle frémit de terreur en songeant à ce qui serait
arrivé, si elle en avait mangé par mégarde une douzaine ou
deux.
Le garçon fut nommé Goul-gou-li; quant à la petite fille
qui, en venant au monde, avait poussé un petit cri très-
mélodieux et d'une douceur extrême, on lui donna le nom
de Bulbul, qui signifie rossignol dans la langue du pays.
Le mandarin, ravi de cette double paternité, fit de nouveau
sonner les cloches et mugir les gongs dans toute l'étendue
du pays.
L'empereur de la Chine, instruit de ce merveilleux enfan-
tement, envoya complimenter le gouverneur de Pé-tché-lée
196 LES PAPILLONS.
par un des principaux officiers de sa cour qui portait une
veste jaune.
Adorés d'Àout-chou et de Haï-za, et démesurément gâtés
par Fa-ti-pa, la vieille nourrice, les enfants grandirent au
milieu des caresses et des baisers.
Haï-za concentrait son âme sur ces deux petits êtres. Elle eût
été forte maintenant contre la froideur et les mépris d'Aout-
chou ; mais Aout-chou s'était remis à chérir sa femme comme
dans les premiers jours de leur union.
Rien ne manquait donc au bonheur de la jeune Chinoise, et
pourtant elle était quelquefois préoccupée et prise d'une invin-
cible tristesse; elle songeait à la recommandation de Feu-laa :
— Défie-toi du jour où ses ailes pousseront.
— De quelles ailes a voulu parler la déesse? se demandait
Haï-za. Sonl-ce les ailes des vagues désirs qui éloignent les
enfants de leur mère quand l'adolescence est venue, ou le dan-
ger est-il plus rapproché de leur premier âge? Oh! n'importe,
je veillerai, se disait la tendre mère.
Bulbul et Goul-gou-li avaient atteint leur sixième année. Ces
deux petits êtres étaient Remarquablement beaux avec leurs
grands yeux noirs fendus en amande, et leurs joues fraîches
comme la rose jaune des vallées.
On avait voulu d'abord séquestrer Bulbul dans l'apparte-
ment des femmes, et comprimer ses petits pieds, selon l'usage;
mais Goul-gou-li avait poussé de tels cris en se voyant séparé
de sa sœur, et Bulbul avait témoigné tant d'horreur pour la
mutilation chinoise, qu'Aout-rhou et Haï-za s'étaient décidés
BULBUL ET GOUL-GOU-LI. 197
à ne pas séparer leurs enfants, et à laisser courir leur fille
en liberté.
— Ma fille aura des pieds naturels, dit Àout-chou; mais
pour racheter cette difformité, je la doterai, s'il le faut, à la
façon des Européens.
Aout-chou était un père, comme on en voit peu en Chine.
Le cœur de Haï-za tressaillait de bonheur quand elle con-
templait son fils et sa fille courant comme deux lutins dans
les grandes allées du jardin, ou se roulant sur la pelouse en
jetant ces cris enfantins si doux à l'oreille des mères.
Mais elle ne pouvait retenir un involontaire effroi en les
voyant exécuter à l'envi des bonds prodigieux pour tâcher
d'arrêter et d'égaler dans leur vol les papillons et les insectes
aux ailes de feu. Il lui semblait toujours qu'elle allait voir ses
deux anges s'envoler pour ne plus revenir.
Rien n'égalait l'agilité, la légèreté de ces enfants; rien n'était
amusant comme leur dépit et leurs petites colères, quand leurs
joujoux ailés échappaient à leur poursuité.
— Pourquoi donc ne volons-nous pas comme les papillons
et les oiseaux? demandaient-ils à leur mère. Ce serait si bon
de voler bien haut, bien haut dans les airs ! La nuit, dans nos
rêves, nous avons de grandes ailes peintes de toutes les cou-
leurs, et nous volons si vite, si vite, que quelquefois il nous
semble que le souffle va nous manquer !
Ces paroles augmentaient encore les vagues terreurs de la
pauvre mère; mais ses exhortations étaient impuissantes à
chasser ces bizarres désirs de l'esprit de ses enfants.
50
198 L liS PAPILLONS.
Aout-chou qui ne savait pas opposer un relus à leurs désirs,
avait fait construire dans son jardin une superbe balançoire
Dès le matin, les deux jumeaux couraient s'asseoir sur
les extrémités de la planche mobile, et ils passaient des heures
entières à se détacher réciproquement du sol, et à s'élever
dans l'air. On entendait alors leurs éclats de rire et leurs cris
de joie retentir jusque dans le palais.
Plus vite! plus vite! ma sœur, criait Goul-gou-li.
En vain Ilaï-za tremblante les conjurait de renoncer à ce
divertissement.
— 0 mèreHaï-za! répondaient-ils entre deux baisers, si tu
savais comme nous sommes heureux de nous sentir élevés
ainsi presque jusqu'aux branches des arbres. Il nous semble
alors que des ailes nous poussent et que nous allons voler
comme les papillons qui nous effleurent en passant.
La pauvre mère souriait et pleurait tout à la fois en les
pressant sur son cœur, et priait tout bas Feu-taa de veiller
sur ces deux êtres si tendrement aimés.
Il faut croire que Feu-taa exauçait ses prières; car souvent au
plus fort de leurs jeux, quand la rapidité de la balançoire por-
tait leur ivresse à son comble, Bulbul et Goul-gou-li croyaient
voir paraître auprès d'eux un génie ailé qui avait les traits
de leur mère, et qui leur disait d'une voix douce et émue :
— Pas si vite, pas si vite, enfants!
Mais que pouvait même l'intervention d'une déesse, contre
l'implacable destin, et contre deux enragés petits démons
poussés par une vocation irrésistible.
BULBUL ET GOUL-GOU-LI. 199
Il est évident que des œufs de papillon ne peuvent pas
enfanter des tortues.
Bientôt même la balançoire ne suffit plus à leurs caprices
vagabonds, la balançoire tenait au sol et ne les enlevait pas
assez haut.
Soupirant après des jeux plus aériens, Bulbul et Goul-gou-li
exigèrent une escarpolette. Malgré les prières et les larmes
de la pauvre Haï-za, Aout-chou satisfit encore ce désir.
Bientôt une magnifique escarpolette se balança gracieuse-
ment aux branches touffues du plus beau marronnier du jardin.
Alors ce fut une joie inouïe; l'escarpolette devint le diver-
tissement favori des deux enfants, qui prenaient un indicible
plaisir à se lancer réciproquement dans les airs. Ce jeu réali-
sait de plus en plus leurs étranges aspirations. Quand ils se
sentaient rapidement emportés par la machine volante, un
rayon d'ineffable bonheur illuminait leurs regards.
— Je vole, je vole, se criaient-ils réciproquement.
Quelquefois ils se plaçaient tous deux sur l'escarpolette, et,
les bras entrelacés, se balançaient ensemble, poussés par
Fa-li-pa ou par quelque serviteur du palais.
Un malin, tandis que Hai-za donnait encore, Bulbul et
Goul-gou-li coururent à leur escarpolette bien-aimée, et prièrent
un jeune jardinier, qui travaillait non loin delà, de les aider
à se lancer dans l'espace.
Bientôt, sous l'impulsion robuste du paysan, l'escarpolette
emporta jusqu'à la hauteur des branches d'arbres les deux
enfants, qui trépignaient de joie.
200 LES PAPILLONS.
— Encore! encore! s'écriaient-ils.
Et l'escarpolette montait, montait toujours.
— Frère, s'écriait Bulbul, je vole! je vole!...
— Moi aussi, répondait Goul-gou-li, je vole! je vole!...
Et le paysan, ravi de leur bonheur, redoublait d'efforts.
Tout à coup il poussa un grand cri et tomba à la renverse.
Bulbul et Goul-gou-li, se détachant de l'escarpolette, s'étaient
lancés dans les airs.
Le jardinier ferma les yeux pour ne pas voir l'horrible
spectacle de leur chute. Mais, ô surprise! au bout de quelques
secondes, au lieu des cris plaintifs des pauvres enfants mutilés,
qui à l'avance déchiraient ses oreilles et son cœur, il n'entendit
que des cris joyeux et de frais éclats de rire qui semblaient
descendre du ciel.
Supposant qu'ils s'étaient raccrochés aux arbres, et que,
blottis comme des oiseaux dans les feuilles, ils riaient de leur
péril passé, le jardinier rouvrit les yeux.
0 surprise plus profonde, plus immense!
Bulbul et Goul-gou-li n'étaient pas dans les branches d'ar-
bres; ils étaient dans les airs, soutenus tous deux par des
ailes brillantes qui leur étaient miraculeusement poussées; ils
s'élevaient, ils s'élevaient toujours en folâtrant et en se luti-
nant dans les nues, comme deux papillons du jardin.
Le jardinier tomba à genoux, ne pouvant, malgré le témoi-
gnage de ses yeux, croire à ce prodige.
Peu à peu, soit effet de l'éloignement, soit que la transfor-
mation des petits Chinois devînt de plus en plus complète, le
BULBUL ET GOUL-GOU-Lf. 201
volume de leur corps diminua, leurs formes humaines s'effa-
cèrent, et le jardinier n'eut bientôt plus devant les yeux que
deux papillons qui se poursuivaient dans les airs.
Une violente raffale les emporta loin de sa vue, et le pauvre
paysan, émerveillé et consterné tout à la fois, courut au palais
annoncer celte étrange aventure.
On se figure aisément la désolation d'Aout-chou et de Haï-za.
Le gouverneur, qui était un mandarin lettré, c'est-à-dire phi-
losophe et un peu sceptique, ne voulait pas ajouter foi à cette
histoire invraisemblable; mais Haï-za vit dans ce malheur la
réalisation de la prédiction de Feu-taa, et elle se reprocha
amèrement de n'avoir pas deviné le genre de danger qui mena-
çait ses enfants.
Cependant les malheureux parents conservèrent pendant
quelques jours l'espoir de voir revenir Bulbul et Goul-gou-li.
Mais les jours s'écoulèrent, et les semaines aussi, et Bulbul et
Goul-gou-li ne revinrent pas.
Un mois après ce triste événement, Haï-za retourna, toute
éplorée, à la pagode de Feu-taa.
— Nous laisserons un moment celte pauvre mère aux pieds
de la déesse, dit la princesse Ginebra, pour revenir à Bulbul et
à Goul-gou-li, emportés par la raffale.
J'habitais déjà ce château à cette époque; car ces faits se
passèrent trois mois après la mort du comte Cipio. Je n'avais
pas encore été en Espagne et ne songeais nullement à me
remarier.
Un jour que je me promenais dans ma plantation d'oliviers,
51
202 LES PAPILLONS.
sous un beau ciel bleu h peine taché de quelques petits nuages
blancs que poussail rapidement dans les nues un fort vent
d'est, je vis s'abattre devant moi deux papillons de couleurs
inconnues, dont les ailes, pendantes et froissées, semblaient
brisées par la fatigue d'un long vol.
Je me précipitai sur eux et les saisis avec toute l'ardeur d'un
collectionneur qui rencontre inopinément sur sa route une
merveilleuse rareté; mais ma précipitation leur fut funeste;
du moins, je le crus d'abord; car, en se débattant sous ma
main, leurs ailes se détachèrent.
Je poussai un cri de regret; mais quel fut mon étonnement,
quand je vis tout à coup leurs petits corps grossir, grossir,
prendre peu à peu des formes humaines et se transformer
enfin en deux enfants qui se jetèrent à mes pieds, et, joignant
les mains, me gazouillèrent des paroles qu'il me fut impossible
de comprendre.
Étonnée, comme vous pouvez le croire, je pris les deux
enfants par la main et les emmenai au château.
Je me demandais avec stupeur d'où pouvaient venir ce
petit garçon et celle petite fille, et à quelle nation ils appar-
tenaient; car je devinais bien , à leur langage bizarre , qu'ils
n'élaient pas d'origine européenne, lorsque, arrivés dans mon
cabinet d'antiquités, ils tombèrent tout à coup à genoux devant
un tableau chinois qui représente une dame de ce pays portée
en palanquin par des esclaves.
Je supposai alors qu'ils étaient Chinois, et lorsque je vis
leurs petites mains se tendre vers la dame du palanquin et
BULBUL ET GOUL GOU LI. 20o
leurs yeux se mouiller de larmes, tandis qu'ils s'écriaient tous
deux :« Haï-za ! Haï-za ! -> je pensai que Haï-za étail le nom de
leur mère ou d'une gouvernante chérie, et qu'ils prenaient
celle figure pour son portrait.
J'écrivis immédiatement à un savant de mes amis qui pro-
fesse tous les idiomes de l'Asie, et je l'engageai à venir voir
mes deux petits protégés, dont je raffolais déjà et à qui j'étais
bien résolue à servir de mère.
Mais, à mon grand désappointement, les enfants ne com-
prirent pas une syllabe de ce que leur disait le professeur.
Un jésuite portugais, qui rentrait, dans sa pairie après avoir
passé vingt ans à Pékin, venait de débarquer à Marseille.
Je mandais aussitôt le bon père qui, le surlendemain,
arriva au chàleau.
Le digne missionnaire ne se piquait pas d'enseigner le
chinois, mais en revanche il le parlait à merveille.
Dès qu'il fut en présence des enfants et qu'il leur eut adressé
quelques mois, je vis le petit garçon et la petite fille sauler
de joie en battant des mains, et aussitôt ils se mirent à
gazouiller avec une volubilité sans pareille.
Ceci me confirma dans une idée qui m'était déjà venue
plusieurs fois : à savoir que mon ami le savant n'était
qu'un àne.
Je jurai bien, si jamais le ciel m'accordait des héritiers,
de ne pas confier leur éducation à des académiciens.
Malgré le flux de paroles qui s'échappaient des lèvres de
Bulbul et de Goul-gouli, les renseignements que le bon père
20/i LES PAPILLONS.
put obtenir des deux pauvres enfants ne furent pas très-com-
plets. Tout ce qu'on put savoir d'eux, c'est que leur père
se nommait Aout-chou et leur mère Hai-za, comme je l'avais
supposé déjà.
Peu soucieuse de faire le voyage de Chine pour chercher
Aout-chou et Hai-za parmi les innombrables habitants du
Céleste -Empire, je me déterminai plus que jamais à garder
les deux petits Chinois. Mais la Providence en avait décidé
autrement.
Ainsi que je vous l'ai dit, Hai-za était allée à la pagode de
Feu-taa. Elle se prosterna devant la déesse, se frappa la
poitrine et s'écria :
— 0 Feu-taa! les ailes sont poussées, et mes enfants se
sont envolés ! Fais que je les retrouve, que je les presse encore
une fois sur mon cœur, et prends ensuite ma vie.
Après quelques moments de silence, la musique grave et
douce se fit entendre comme la première fois, et la bouche
invisible prononça ces paroles :
— Demain matin, un papillon viendra mourir sur la fleur
bleue; brûle ses ailes, môle les cendres dans un verre d'eau,
et quand le vent d'est soufflera, va à la place d'où tes enfants
sont partis, et bois ce breuvage, en invoquant trois fois Feu-taa;
bientôt tes larmes seront séchées.
Le lendemain malin, un papillon, semblable à celui qui
avait pondu les œufs auxquels liulbul et Goul-gou-li devaient
la vie, vint mourir sur une fleur de la liane qui tapissait la
fenêtre de Hai-za. La jeune mère brûla les ailes du papillon,
BULBUL ET GOUL-GOU-LI. 205
en mêla les cendres dans un verre d'eau, et attendit que le
vent d'est soufflât.
Trois jours après , le vent d'est soufflait. Haï-za alla vers
l'escarpolette, avala le breuvage à la mystérieuse vertu, en
invoquant trois fois le nom de la déesse, et quelques minutes
après, transformée en papillon comme Bulbul et Goul-gou-li,
elle s'élevait dans les airs et disparaissait, emportée parle vent.
Le lendemain de ce jour, tandis que les deux enfants
jouaient sur la pelouse, j'étais assise sur un banc de gazon,
avec le missionnaire, qui me faisait répéter, pour la
dixième fois au moins, l'incroyable histoire de ma rencontre
avec mes petits protégés.
Tout à coup je poussai un cri de surprise. Un papillon,
exactement pareil à ceux sous la forme desquels m'étaient
apparus les deux enfants, venait de s'abattre à mes pieds.
Je me baissai promptement et le saisis. Il resta sur ma main
sans même essayer de s'envoler. Soupçonnant un mystère
analogue à celui dont j'avais déjà été témoin , d'une main
tremblante d'émotion j'arrachai doucement ses ailes, et j'atten-
dis avec angoisse le résultat de cette opération.
Au bout de quelques secondes, Haï-za était devant nous.
Avant de pouvoir parler, avant d'être revenue de sa surprise,
elle aperçut ses enfants qui accouraient, et bondit vers eux
comme une tigresse.
Le reste se devine, ajouta la princesse. Haï-za nous raconta
son étrange histoire. Nous la conduisîmes à Rotterdam, d'où
partent souvent des vaisseaux hollandais pour Canton. Une
52
206 LES PAPILLONS.
gabarre allait justement mettre à la voile. Hai-za s'y embarqua,
avec Bulbul et Goul-gou-li , et arriva heureusement en Chine,
où Aout-chou faillit mourir de joie en embrassant sa femme
et ses deux fils, qu'il croyait à jamais perdus.
Tous les ans, Hai-za m'écrit par quelque navire de com-
merce.
Bulbul est depuis longtemps mariée à un jeune mandarin
qui fera, dit-on, une fortune rapide à la cour de l'empereur.
Enhardie par les conseils que je lui avais donnés pendant
son séjour en France, Haï-za voulut que sa fille eût au moins
la faculté de voir à l'avance l'époux qu'on lui destinait.
Aout-chou y consentit; Bulbul vit le jeune mandarin; elle
le trouva beau, doux et aimable, autant que peut l'être un
Chinois. Celui-ci la trouva également charmante, après qu'il
eût levé son voile j et se garda bien de la renvoyer à son
père.
Bulbul est très-heureuse et ne songe plus du tout à s'envoler.
Quant à Goul-gou-li, il lui est arrivé des aventures très-
merveilleuses dont mon amie Hai-za n'a pas manqué de
m'instruire, et que je vous conterai quelque jour.
^m^i^m*
Cette histoire chinoise fit une telle impression sur l'esprit
de la marquise de La Croix, que la vieille dame eut son som-
meil troublé par des rêves tout à fait baroques.
Tantôt elle voyait les magots de porcelaine et les Chinois de
paravent descendre de la cheminée et des étagères, ou se
détacher du papier peint, pour danser des sarabandes bizarres
autour de son lit, l'index en l'air et la tête branlante, comme
les Chinois d'opéra comique.
Tantôt il lui semblait qu'un cordonnier impitoyable em-
ployait, pour ramener ses pieds à la dimension voulue par
la mode du Céleste-Empire, le moyen expéditif dont usait
jadis Procuste à l'égard des voyageurs qui dépassaient la taille
que ce célèbre égalitaire avait adoptée pour idéal.
La marquise avait, le lendemain matin, les yeux battus par
la migraine; mais elle n'en supplia pas moins la princesse
Ginebra de ne pas remettre à un autre jour les curieuses
aventures de Goul-gou-li , dont elle leur avait promis la
narration.
— Ah! marquise, s'écria Cazotte, laissez à madame la
princesse le soin de distribuer comme elle l'entend les plai-
sirs qu'elle nous donne, et rappelez-vous que l'uniformité est
la mère légitime de l'ennui. Nous reviendrons en Chine une
autre fois, lorsqu'il plaira à notre excellente amie de nous y
208 LES PAPILLONS.
ramener; quant à moi, je ne serais pas fâché, je l'avoue, de
varier un peu mes voyages.
— Je puis vous satisfaire, sans mécontenter la marquise,
dit en souriant Ginebra; car les aventures de Goul-gou-li se
sont passées non en Chine, mais au Thibet.
— Peste! au Thibet, fit Cazotte, c'est un pays intéressant.
— Raison de plus, dit la marquise, pour nous raconter cela
aujourd'hui même, avant que l'intérêt, bien naturel, que
nous éprouvons pour votre papillon chinois ne se soit affaibli
ou éparpillé sur de nouveaux personnages.
— A ce soir donc! dit la dame aux papillons, qui, fidèle
à sa promesse, dès qu'on eut desservi le souper, s'empressa
de commencer son récit.
Gloiie au Tes3bou-L3mal — Bini soit le père dts hommes!
le MiDa-Gouioti est rcveoii.
LE
PRINCE, PRÊTRE ET DIEU.
Depuis plus d'un an, le Teschon- Lama s'était retiré de ce
monde périssable.
Toute la partie du Thibet qui obéit aux lois du maha-gourou
de Teschou-Loumbou, — maha-gourou est un des titres qu'on
donne au Teschou-Lama, et signifie grand-maitre spirituel, —
était dans l'attente de sa résurrection.
Car, ainsi que le Balai-Lama, qui réside àPou-Ta-La, et
règne sur l'autre moitié du Thibet, le Teschou-Lama ne meurt
jamais. Après s'être reposée quelques mois des fatigues de la
terre, son âme s'incarne de nouveau dans le corps d'un enfant,
et recommence une autre vie. Des signes particuliers font
bientôt reconnaître l'enfant divin, et, quand son identité a été
constatée par les hou-touk-tous, — principaux prêtres du pays,
— à quelque famille qu'il appartienne, dans quelque rang
infime qu'il soit né, il est aussitôt conduit en grande pompe
53
210 LES PAPILLONS.
au monastère deTeschou-Loumbou et proclamé Teschou-Lama,
sous le même nom et avec le même titre que son prédécesseur.
Donc le Thibet attendait avec impatience l'heure de la
résurrection de son prince-Dieu, et tous les souverains voisins,
sectateurs de la religion de Fo, le Deb-Raja du Boutan, les
Khans des Kalmouks, et le Khaickhan ou empereur de la Chine
lui-même, entretenaient à grands frais des ambassadeurs à
Teschou-Lounibou , pour les représenter dans l'importante
cérémonie de l'installation du petit pontife, et lui offrir les
hommages et les présents de leurs maîtres.
Mais, ainsi que nous l'avons dit, depuis un an et plus
que le Teschou-Lama s'était retiré, aucun enfant n'avait
apporté encore les signes sacrés à sa naissance. ,
En vain les Gylongs, prêtres-moines, en vain les Annies,
religieuses cloîtrées , faisaient retentir les monastères de leurs
chants sacrés, de leurs prières, de leurs supplications, avec
accompagnement de cymbales, de haut-bois, de trompettes, de
gongs et de tambours; le maha- gourou s'obstinait à ne pas
renaître, et les populations consternées commençaient à se
livrer au désespoir, se disant que la fin du monde était
prochaine, puisque, pour la première fois depuis six mille
ans, le pontifie éternel jugeait inutile de revenir sur la terre.
Cependant bien des cœurs palpitaient encore d'une sainte
et. orgueilleuse espérance; bien des jeunes femmes étudiaient
avec anxiété les mystérieuses agitations de l'enfant qui remuait
dans leur sein, se disant tout bas :
— Peut-être est-ce lui que mes flancs recèlent.
LE TESCIIOU-LAM A. 211
Le matin du premier jour de la lune de mai, les Gylongs
de Teschou-Loumbou sortirent de leurs cellules, et, suivant
l'antique usage, descendirent sur les bords du Vcùnomtchieu,
belle rivière qui baigne de ses eaux limpides le pied du roc
sur lequel est bâtie la ville sacrée.
Le soleil se levant dans toute sa pompe, redoublait l'éclat
des dômes dorés et des nombreuses tours peintes de couleurs
éclatantes qui ornent la capitale du Maha-Gourou.
Rangés sur deux files, les Gylongs suivaient lentement un
petit sentier garni de broussailles qui conduit au bas de la
montagne. Ils étaient- au moins cinq cents, tous unifor-
mément, vêtus d'une robe de drap jaune et d'un grand
manteau de couleur cramoisie.
Ces religieux tenaient leur bras gauche appuyé sur leur
poitrine, et portaient dans la main droite un rosaire, dont
ils faisaient passer les grains entre leurs doigts.
Ils étaient conduits par leur supérieur, vieillard octogé-
naire qui avait le titre de hma.
Ce moine portail un vase de fer, suspendu par une chaîne
à un long bâton, et dans lequel brûlaient diverses sortes de
bois aromatiques, qui produisaient beaucoup de fumée.
A la suite des piètres marchaient deux hommes, dont l'un
semblait évidemment le subalterne de l'autre, à en juger
par son attitude humble et par la manière empressée dont
il suivait les pas de son compagnon, tout en ayant soin de
se tenir constamment à portée d'entendre ses communications
ou de recevoir ses ordres.
212 LES PAPILLONS.
Le premier avait une robe de salin jaune, doublée d'une
fourrure noire et attachée autour du corps par une ceinture.
Un manteau brun était jeté sur son corps et laissait son
bras droit libre. Il portait un chapeau rond, couvert d'un
vernis jaune qui brillait beaucoup au soleil. Ses bottes
étaient de maroquin grenat teint en rouge. A sa ceinture
pendait un couteau à gaîne, avec une grande bourse, dans
laquelle étaient sa tasse à thé et divers petits meubles qui
font toujours partie de l'équipement d'un Tartare. Indé-
pendamment de cette grande bourse, il en avait une plus
petite, où était contenu de l'argent, et une troisième, qui
renfermait son tabac et sa pipe, ainsi qu'un sachet où il y
avait une pierre à feu , avec de l'amadou , et qui était
garni au-dessous d'une lame d'acier servant de briquet.
Cet homme était Couschou-Erteni, régent de Teschou-
Loumbou et frère du lama défunt.
L'homme qui l'accompagnait était le sadik, ou premier
ministre de l'ancien maha-gourou. Couschou-Erteni, en
prenant la régence, avait maintenu Soupouîi-Choumbou dans
cette importante fonction.
Le régent marchait à pas lents ; sa démarche et ses regards
portaient l'empreinte d'un profond découragement. Le sadik,
non moins attristé que son maitre, répondait avec déférence
aux rares paroles que lui adressait celui-ci.
Les Gylongs commençaient à se ranger en ligne sur le
bord du fleuve, et déjà les instruments sacrés, dont les
accords préludent à toutes les cérémonies religieuses, frap-
LE TESCUOU-LAMA. 213
paient les échos de la montagne. Couschou-Erteni s'arrêta
et se tourna vers le sadik.
— Soupoun-Choumbou, lui dit-il, cette cérémonie est mon
dernier espoir. Lorsque les Gylongs auront fait l'ablution
sacrée, en invoquant le Père du monde et invitant par trois fois
le Teschou-Lama à revenir parmi nous, si le Teschou-Lama
n'exauce point nos vœux, j'attends six lunes encore; après
quoi, je me démets de la régence, et je m'enferme pour le
reste de mes jours dans ce monastère; car mon àme est triste
comme la mort.
— Prince, dit le sadik, mon àme est triste comme la
vôtre, et je suivrai votre exemple, si mon doux maître ne
renait* pas ; mais espérons encore.
Cependant le mystère était commencé. Les Gylongs se
baignèrent dans le fleuve; ensuite de quoi ils se proster-
nèrent trois fois sur la rive, en criant de toute la force de
leurs poumons :
— Teschou-Lama, père spirituel, reviens parmi nous!
Maha-Gourou, lumière de la vie, n'abandonne pas tes
enfants !
Et les trompettes, les gongs et les cimballes accompagnaient
ces cris.
Couschou-Erteni et Soupoun-Choumbou, appuyés sur une
roche, assistaient de loin à cette pieuse cérémonie.
Tout à coup ils virent apparaître , sur le versant de la
montagne qui s'élève de l'autre côté du fleuve, un homme à
cheval qui descendait le sentier, avec une femme en croupe.
54
214 LES PAPILLONS.
A. la vue des religieux, le cavalier arrêta sa monture, mit
pied à terre, enleva la femme dans ses bras et la fit asseoir
à l'ombre d'un rocher, après avoir rabattu son voile, afin de
ménager la susceptibilité des Gylongs, à qui la vue des
femmes est interdite.
Puis il s'avança à pied vers un pont de bois jeté non loin de
là sur le Painomtchieu, afin de traverser la rivière et d'aborder
les religieux.
— Voyons quel est cet homme, dit le régent au ministre.
Son costume indique un étranger; à sa robe flottante, je
crois reconnaître un Chinois.
Tous deux s'avancèrent vers le pont et y arrivèrent au
moment où l'inconnu venait de Je franchir. Sur un signe
du régent, les religieux avaient repris la route du monastère.
— Qui es-tu? demanda Couschou-Erteni à l'étranger.
— Je suis Chinois, répondit celui-ci. Goul-gou-li est mon
nom. Banni du Céleste-Empire, pour avoir attaché par inadver-
tance un liseré jaune à la veste rouge que mon rang me
donnait droit de porter, je me suis réfugié à Lassa, où la
colère du khawkhan m'a poursuivi encore. Forcé de quitter
les Etats de Dalai-Lama, je viens demander, avec ma jeune
épouse, un refuge au régent de Teschou-Loumbou. .
— Le régent de Teschou-Loumbou est devant toi, dit le
prince, et il vous dit à tous deux : « Soyez les bienvenus! »
Va chercher ta jeune épouse et amène-la.
Goul-gou-li alla chercher sa jeune épouse, qui se nommait
Ti-pa-la. Il rendit la liberté au cheval sauvage qui lui avait
LE TESCHOU-LAMA. 215
servi de monture, et il amena Ti-pa-la devant le régent de
Teschou-Loumbou.
Ti-pa-la avait vingt ans environ; elle était remarquable
par sa beauté. Son air modeste plut tout de suite à Couschou-
Erteni, qui fit remarquer au sadik que cette jeune femme
était assez convenable pour une Chinoise. Bien que le Thibet
soit tributaire de la Chine, les habitants du Céleste-Empire
n'y jouissent pas d'une grande considération.
— Jeune femme, dit le régent à Ti-pa-la, remercie le père
des hommes; tes fatigues et tes malheurs sont finis.
— Que le ciel récompense votre générosité, noble prince,
répondit Ti-pa-la. Votre souvenir sera béni par moi et par
l'enfant que je porte dans mon sein, aussitôt que ses petites
lèvres pourront bégayer le nom de Couschou-Erteni.
— Elle s'exprime vraiment fort bien, pour une Chinoise,
fit encore observer le régent à son premier ministre.
Aux paroles de Ti-pa-la, Goul-gou-li avait fait un mou-
vement de surprise.
— Que viens-tu de dire, Ti-pa-la? s'écria-t-il. Quoi! tu
es mère, et tu me l'avais caché!
— N'accuse pas ta servante, ô Goul-gou-li! dit Ti-pa-la;
ce doux secret vient de se révéler à moi. N'as-tu pas entendu
un cri que j'ai poussé au moment où nous arrivions au
sommet de la montagne?
— Oui, répondit Goul-gou-li; j'ai cru que ce cri t'était
arraché par les fatigues de notre fuite.
— Ce cri, dit la jeune femme, était à la fois de surprise
216 LES PAPILLONS.
et de joie. A l'instant où. les dômes dorés de Teschou-Loum-
bou avaient frappés mes regards, où les cris des religieux et
le son des instruments sacrés avaient éclatés à mon oreille,
mon enfant venait tout-à-coup de tressaillir en moi, et de
me révéler ainsi son existence.
— Dieu protège l'enfant de l'exil et de la proscription !
dit gravement Goul-gou-li en levant les yeux au ciel.
A cette révélation de la jeune femme, le régent et le sadik
échangèrent un rapide regard.
Au même moment, un beau papillon aux ailes bigarrées,
après avoir longtemps voltigé au-dessus de la tête de Ti-pa-la,
vint se poser sur ses cheveux noirs.
— Goul-gou-li! s'écria la jeune mère en portant ses deux
mains tremblantes sur ses flancs, voilà qu'il tressaille encore.
Le papillon prit son vol, tournoya dans les airs et disparut,
et l'enfant cessa de remuer. Couschou-Erteni et Soupoun-
Choumbou échangèrent encore un regard; puis le régent
prit la parole, avec un air de déférence et de respect qui
étonna le jeune couple.
— Ti-pa-la, dit-il, et vous Goul-gou-li, veuillez me suivre.
Tous quatre s'acheminèrent vers Teschou-Loumbou, Goul-
gou-li et Ti-pa-la bénissant le père des hommes de ce qu'il
leur avait fait rencontrer un prince si généreux, Couschou-
Erteni et Soupoun-Choumbou échangeant à voix basse de
mystérieuses confidences.
Quand ils eurent atteint les premières maisons de la capi-
tale, Couschou-Erteni et Soupoun-Choumbou se séparèrent,
LE TESCHOU-L AM A. 217
et, sur l'ordre du régent, Goul-gou-li et Ti-pa-la suivirent
le sadik.
Ils arrivèrent bientôt devant une maison de belle appa-
rence; le ministre y entra, suivi des deux Chinois. Une
jeune femme vint les recevoir dans la première chambre.
— Gyappa, lui dit le sadik, les maris sont-ils à la maison?
— Je n'en ai que deux ici pour le moment, répondit la
jeune femme; deux sont occupés à couper le froment, le
cinquième est allé à Lassa échanger de la poudre d'or contre
des marchandises chinoises.
— C'est bien, fit le premier ministre; le travail est le père
de l'abondance. Voici deux étrangers que Couschou-Erteni
vous envoie; qu'ils soient reçus par vous comme des amis
— La maison où s'arrête l'étranger est une maison bénie,
dit Gyappa. Que nos hôtes soient les bien-venus sous notre
toit; ils seront traités en frères.
Soupoun-Choumbou, après avoir encore recommandé les
proscrits aux deux maris de Gyappa qui étaient accourus à
la voix de leur épouse, alla rejoindre Couschou-Erteni.
Gyappa servit des rafraîchissements aux deux étrangers;
après quoi, Ti-pa-la ayant témoigné le désir de prendre un
peu de repos, la jeune thibétaine la conduisit dans la chambre
d'honneur, qui, suivant l'usage du Thibet, était située au
dernier étage de la maison. On y arrivait par une échelle.
— Ce jeune homme qui vous accompagne est-il votre frère
ou votre mari? demanda Gyappa, qui brûlait de questionner
la Chinoise.
55
218 LES PAPILLONS.
Au Thibet, le beau sexe est assez enclin à la curiosité.
— C'est mon mari, répondit Ti-pa-la.
— Et les autres, qu'en avez-vous fait?
— Quels autres? fit la jeune étrangère.
— Vos autres maris.
— Mais je n'en ai pas d'autres que Goul-gou-li.
— - Pauvre petite femme ! s'écria la Thibétaine au comble
de l'étonnement, vous n'avez qu'un seul mari ! Comme vous
devez vous ennuyer !
— Mais non, pas trop, dit Ti-pa-la. D'ailleurs, en Chine,
toutes les dames n'en ont pas davantage.
— Fi ! le vilain pays ! exclama Gyappa. Je comprends
que ces messieurs vous abîment les pieds pour vous
empêcher de courir. Chez nous, c'est bien différent; nous
avons des maris presque autant que nous en voulons. Pour
ma part, j'en possède cinq, et encore ne suis-je pas la mieux
partagée.
— Comment vous y prenez-vous pour épouser tant d'hom-
mes à la fois? demanda Ti-pa-la?
— D'abord, répondit Gyappa, on commence par épouser
l'ainé de la famille. C'est lui qui a le droit de prendre la
femme qui lui convient; après quoi tous ses frères sont tenus
d'accepter celle qu'il a choisie.
• — Quoi ! tous !
— Tous, sans exception.
— Quel que soit leur nombre?
— Quel que soit leur nombre. S'il y en a une douzaine,
LE TESCHOU-LAMA. 219
eh bien, ma foi, tant mieux! Comme chacun travaille pour
la famille commune, la maison n'en est que plus riche.
— En effet, dit Ti-pa-la, c'est fort économique.
— Dam, fit observer la Thibétaine, le sol de ce pays est
si pauvre, que si chaque homme était obligé d'avoir une
famille pour lui tout seul, il mourrait bientôt à la peine.
L'observation de Gyappa était parfaitement juste. Cette
étrange coutume de la polyandrie , pratiquée dans tout le
Thibet, n'a pu être instituée que parce qu'on craignait qu'une
trop nombreuse population ne surchargeât un sol infertile;
car les Thibétains ne connaissent pas la ressource d'aller
chercher fortune loin de chez eux.
Mais, quoique cette sorte de lien conjugal soit ordinai-
rement le partage du peuple, on le trouve aussi dans les
familles les plus opulentes.
Du reste, les Thibétains ont les plus grands égards pour
les femmes, qui jouissent d'une entière liberté, et sont aussi
jalouses de leurs droits d'épouse qu'un despote turc ou
indien peut l'être des belles esclaves qui peuplent son harem.
Goul-gou-li et Ti-pa-la furent donc installés dans la de-
meure de Gyappa et de ses cinq maris.
Goul-gou-li aidait les cinq frères dans leurs divers tra-
vaux, et Ti-pa-la assistait Gyappa dans les soins du ménage.
Mais le premier ministre, qui venait souvent visiter les
proscrits de la part du régent, recommandait, chaque fois,
à la jeune femme d'éviter soigneusement toute fatigue et
tout exercice incompatible avec son état de grossesse.
220 LES PAPILLONS.
Outre ces délicates prévenances, Couschuu-Erteni ne man-
quait pas d'envoyer, chaque semaine, à ses protégés, des
provisions, du linge et des présents de toutes sortes, qu'ils
partageaient avec Gyappa et ses cinq maris, pour recon-
naître leur cordiale hospitalité.
Se voyant l'objet de tant d'attentions et d'une si tou-
chante sollicitude, Goul-gou-li et Ti-pa-la bénissaient chaque
jour la Providence de ce qu'elle avait guidé leurs pas errants
chez un peuple si généreux.
Cependant, les jours succédaient aux jours, les semaines
suivaient les semaines, et la consternation croissait dans le
pays, car le Teschou-Lama ne renaissait point.
On redoublait de prières et de cris, de chants et de
musique dans les monastères de Gylongs et dans les couvents
d'Annies.
Les processions sillonnaient les routes; les ablutions sacrées
agitaient l'eau bleue des fleuves. On accourait de toutes les
parties du Thibet au tombeau du dernier lama, afin de
l'engager, par toutes les supplications imaginables, à revêtir
enfin une nouvelle enveloppe mortelle.
Rien de tout cela ne décidait le Maha-Gourou à renaître.
Au milieu de la désolation universelle, Couschou-Erteni
conservait seul son inaltérable sérénité, et continuait d'en-
voyer son premier ministre s'informer de la santé de la
chinoise.
Ce que voyant, les Gylongs et les Hou-touk-tous mur-
muraient tout bas que le régent était un ambitieux qui
LE TESCHOU-LAMA. 221
ne demandait pas mieux que de voir le Teschou-Lama
ajourner indéfiniment sa résurrection, afin de conserver le
pouvoir.
D'aucuns, même, se hasardaient à insinuer que Couschou-
Erteni était grandement capable d'avoir fait disparaître l'en-
fant sacré s'il avait eu, avant tous, la révélation de sa
naissance.
Le régent méprisait ces outrageantes rumeurs, et, renfermé
dans le palais de Teschou-Loumbou il envoyait plus fréquem-
ment que jamais le sadick s'informer minutieusement de la
santé de Ti-pa-la.
La grossesse de la jeune femme approchait de son terme.
Depuis quelques jours, Goul-gou-li remarquait avec étonne-
ment qu'un papillon aux ailes bigarrées, semblable à celui
qui s'était abattu sur la tête de Ti-pa-la, le jour de leur
première entrevue avec Couschou-Erleni, s'obstinait à ne pas
quitter sa compagne, voltigeant autour d'elle quand elle se
promenait dans les champs, et, le soir, se posant sur les fleurs
grimpantes qui tapissaient la fenêtre de la chambre où elle
dormait.
L'étonnante affection de ce papillon pour Ti-pa-la émer-
veillait beaucoup Gyappa et ses cinq maris.
On parla de celte particularité à Soupoun-Choumbou, qui
commençait à venir tous les jours, et quelquefois même
deux fois dans une journée, visiter les réfugiés chinois.
Soupoun-Choumbou ne répondit rien; mais on remarqua
qu'un éclair de joie avait subitement illuminé son visage.
56
222 LES PAPILLONS.
La satisfaction brillait encore dans ses regards, quand il
partit pour rejoindre le régent.
Goul-gou-li qui le reconduisait par déférence jusqu'aux
portes du palais, s'entretint avec lui de l'obstination de ce
papillon à ne pas quitter Ti-pa-la.
— Je devrais être moins étonné qu'un autre de cette mer-
veille, dit-il au ministre, car les papillons ont joué un grand
rôle dans ma vie; et, moi-même, j'ai été papillon pendant
quelques jours.
— Vous? s'écria le ministre.
Goul-gou-li lui raconta l'histoire de son voyage en France
avec sa sœur Bulbul, et la manière dont leur mère, Haï-za
avait fini par retrouver ses deux enfants.
— Peut-être, dit- il, la déesse Feu-taa, à qui nous devons
d'être venus au monde, étend-elle une protection particulière
sur toute notre race, et envoie-t-elle quelqu'un de ses mer-
veilleux papillons présider à la naissance de mon enfant.
— Goul-gou-li, dit Soupoun-Choumbou, je pense absolu-
ment comme vous. 11 pourrait bien y avoir dans cette affaire
quelque intervention miraculeuse de votre déesse Feu-taa,
que, du reste, je n'ai pas l'honneur de connaître; car vos
divinités chinoises ne m'inspirent que peu d'intérêt. Mais,
n'importe! il ne faut rien négliger sur un pareil sujet, et, si
vous voulez m'en croire, vous allez venir conter tout cela à
monseigneur Couschou-Erleni, qui, en sa qualité de première
autorité du pays, ne peut manquer de donner un excellent
avis sur cette matière, comme sur toute autre.
LE TESCHOU-LAM A. 223
— J'y consens, bien volontiers, répondit Goul-gou-li.
Soupoun-Choumbou introduisit le Chinois près du régent,
auquel Goul-gou-li répéta son histoire.
Après ce récit du proscrit, Couschou-Erteni secoua long-
temps la tête.
— Cette déesse Feu-taa, dit-il enfin, me [tarait vous
avoir protégé, vous et votre famille d'une façon toute pro-
digieuse. J'avoue que je ne crois pas à la vertu des déesses;
je ne crois qu'au dieu Fo et à l'immortalité des Lamas, qui
sont ses représentants sur la terre. Cependant, dans la crainte
de me tromper, je ferai élever un autel à cette Feu-taa,
et je fonderai une maison de Gylongs pour l'adorer conve-
nablement. Il est possible que cela ne serve à rien; mais
du moins cela ne fera de tort. à personne. Quant à vous,
Goul-gou-li, veillez plus que jamais sur votre épouse; ayez
soin qu'on se conduise avec déférence à l'égard du papillon
qui s'obstine à rester près d'elle, et, dès que votre enfant aura
vu le jour, ne manquez pas de venir m'en informer.
Goul-gou-li s'inclina et quitta le régent, après lui avoir
promis de suivre ses instructions.
Après le départ de Goul-gou-li, Couschou-Erteni et Soupoun-
Choumbou restèrent plongés dans une assez grande perplexité.
— Que deviendrions-nous, s'écria le sadik, si les espérances
que ce papillon nous a fait concevoir allaient être fausses. Si
cet insecte est réellement envoyé par cette déesse Feu-taa,
que le ciel confonde, et non par notre excellent dieu Fo, ainsi
que vous vous plaisez à le croire, ce petit Chinois qui va naître
22ft LES PAPILLONS.
ne sera qu'un petit Chinois comme tant d'autres, et tout
espoir de voir revenir enfin le Teschou-Lama, sera perdu pour
nous.
— Soupoun-Choumbou, répondit le prince, ne parlons pas
en mal de cette déesse Feu-taa, sans la connaître. Il est
possible qu'elle s'associe aux intentions du dieu Fo, car les
choses du ciel sont fermées à l'entendement des hommes.
Quant à ce papillon, il est bien semblable à celui qui apportait
au Teschou-Lama, mon auguste frère, les ordres de la divinité
supérieure, et je ne puis croire qu'il s'installe ainsi sans
dessein aux côtés de cette jeune femme. Rappelle-toi en
outre le moment où Ti-pa-la a senti pour- la première fois
son enfant tressaillir dans son sein. Ce fut à la vue de ces
murailles sacrées, et lorsque les cris des prêtres qui appe-
laient par trois fois le Teschou-Lama, vinrent frapper son
oreille. J'ai réfléchi nuit et jour sur toutes ces choses. Dans
ma conviction, le tressaillement de l'enfant était une réponse
à la voix des prêtres qui l'appelaient, et un mouvement de
joie en reconnaissant ces murailles sacrées qu'il avait habitées
de temps immémorial dans ses existences antérieures.
— Comment aurait-il pu les reconnaître, objecta le premier
ministre, puisqu'il ne les voyait pas?
-—Homme de peu de foi, s'écria le régent, ne les voyait-il
pas par les yeux de sa mère?
— C'est juste, dit le sadik; je n'avais pas songé à cette
circonstance.
En ce moment, un beau papillon aux ailes diaprées entra
LE TESCHOU-LAMA. 225
dans la chambre où le régent de Teschou-Loumbou conversait
avec son premier ministre. Il voltigea pendant quelque temps
autour de la tête de Couschou-Erteni; puis il franchit la
fenêtre et disparut.
— C'est étrange, dit Soupoun-Choumbou. Ce papillon
ressemble extraordinairemeut à celui qui s'est fait le com-
pagnon inséparable de Ti-pa-la.
— Fort bien, dit le régent, attendons! Mais retiens ceci,
Soupoun-Choumbou; je veux être un àne, dans cette vie
comme dans l'autre, si ce papillon n'est pas venu nous
annoncer l'heureux accouchement de la jeune chinoise.
Le sadik ne répondit rien et ils demeurèrent quelque temps
silencieux.
Tout-à-coup Goul-gou-li franchit la porte, en culbutant
quelques domestiques qui voulaient s'opposer à son pas-
sage.
— Prince, prince, s'écria-t-il, Ti-pa-la vient de mettre au
monde un fils.
Couschou-Erteni jeta un regard de triomphe sur son pre-
mier ministre.
— Ce n'est pas tout, continua Goul-gou-li; aussitôt que
l'enfant fut né, le papillon vint se poser sur sa tête, puis
il agita les ailes pendant quelques secondes, après quoi, il
prit son essor et disparut.
Couschou-Erteni jeta un second regard sur son ministre.
— Ce n'est pas tout encore, ajouta Goul-gou-li; si ce papil-
lon s'est envolé, c'est que l'enfant lui en avait donné l'ordre.
57
226 LES PAPILLONS.
— L'enfant! s'écria Soupoun-Choumbou.
— Silence! dit le régent.
— De sa petite main, poursuivit Goul-gou-li, il lui a montré
la fenêtre, et ses lèvres, grand prince, ont bégayé votre nom.
Ce que voyant et entendant, Gyappa et quatre de ses maris qui
étaient présents sont tombés à la renverse.
— Du reste, ajouta Goul-gou-li, la mère et l'enfant se por-
tent bien.
— Partons! s'écria le régent; allons visiter ce jeune homme.
Il se leva de son siège et, se dirigea vers la demeure de.
l'accouchée, suivi de Soupoun-Choumbou et de Goul-gou-li.
Quand ils entrèrent dans la chambre de Ti-pa-la, ils trou-
vèrent le merveilleux enfant occupé à boire à la coupe que la
nature indique à tous les nouveau-nés des hommes.
A la vue des trois personnages, l'enfant, sans quitter le sein
de sa mère, fit, de sa petite main, un signe qui les invitait
évidemment à ne pas le déranger dans celte importante occu-
pation.
Le papillon sacré avait repris sa place au chevet du lit;
mais quand Couschou-Erteni parut, il se hâta de se poser sur
la tète du petit bonhomme.
Lorsque le fils de Ti-pa-la fut suffisamment désaltéré, il se
tourna vers le régent, et lui sourit d'une façon toute parti-
culière, puis il leva en l'air trois des petits doigts de sa main
droite.
Voyant cela, Couschou-Erteni se prosterna, en s' écriant :
— Vos ordres seront fidèlement exécutés, ô pontife éternel !
LE T ESC H OU-LA. M A. 227
Puis il se leva, et dit à Goul-gou-li et à Ti-pa-la, qui con-
templaient cette scène avec la plus profonde stupéfaction :
— Jeunes Chinois, prosternez - vous devant le père des
hommes, qui vous a choisis pour donner le jour au Teschou-
Lama. Béni soit le père qui l'a engendré! bénis soient les
flancs qui l'ont porté!
Goul-gou-li, émerveillé, se prosterna, d'après les conseils
du régent; mais Ti-pa-la s'excusa sur son extrême faiblesse,
promettant, du reste, de ne pas manquer à ce devoir sacré
dès que ses forces seraient revenues.
— Soupoun-Choumbou, dit le prince-régent, dont les yeux
rayonnaient de joie, qu'on prévienne les Hou-touk-tous et les
Gylongs, afin qu'ils s'empressent de venir reconnaître leur
maître et seigneur, et que, d'une extrémité à l'autre du
Thibet, toutes les cloches sonnent, toutes les cymbales
s'agitent, toutes les trompettes retentissent, tous les gongs
mugissent en signe de réjouissance.
Le sadik sortit pour exécuter ces ordres. Gyappa et ses cinq
maris, justement glorieux de ce que le Teschou-Lama avait
choisi leur maison pour renaître, se dispersèrent dans les rues
de Teschou-Loumbou , pour annoncer au peuple la bonne
nouvelle.
— Seigneur, demanda Goul-gou-li à Couschou-Erteni, quels
sont donc les ordres que vous a donnés mon divin fils, et que
vous avez juré d'exécuter fidèlement?
— N'avez -vous pas vu, répondit le régent, qu'il a levé trois
doigts de la main droite?
228 LES PAPILLONS.
— Je l'ai vu, dit Goul-gou-li.
— Ces trois doigts, reprit le régent, signifient qu'au bout
de trois ans le Teschou-Lama veut être proclamé majeur, et
publiquement assis sur son trône que nous appelons mumud
dans la langue du pays.
— Majeur à trois ans! Quel prince précoce! s'écria Goul-
gou-li.
Bientôt, une grande rumeur se fit entendre. C'étaient les
Hou-touk-tous et les Gylongs qui accouraient pour recon-
naître l'enfant divin. Us étaient suivis d'un grand concours
de peuple.
On fit entrer dans la chambre six des plus vieux Hou-touk-
tous, admis à baiser la main du petit prince, qui la leur
tendit avec une gravité remarquable dans un âge si peu
avancé. Puis, Couschou-Erteni prit l'enfant, et, se plaçant à
la fenêtre, le montra aux prêtres et à la multitude assemblés
devant la maison.
Comme une grande quantité de Thibétains se plaignaient
de ne pas le voir suffisamment, le jeune pontife s'échappa des
mains du régent, et, s'enlevant dans les airs au moyen d'ailes
de papillon qui lui étaient tout-à-coup poussées pour cet
usage, fit par trois fois le tour de la place, aux acclama-
tions des fidèles, qui s'étaient jetés la face contre terre, en
criant :
— Gloire au Teschou-Lama! Béni soit le père des hommes !
le Mah a-Gourou est revenu !
— Dans trois ans, jour pour jour, cria le régent à la foule,
LE TESCHOU-LAMA. 229
le Teschou-Lama sera élevé sur le musnud. Allez, peuple, et
bénissez Dieu !
La multitude se dispersa, en répétant mille fois et plus :
— Gloire au Teschou-Lama ! Béni soit le père des hommes !
Goul-gou-li fut immédiatement attaché à la cour du régent,
qui voulut partager le fardeau du pouvoir avec le père du
Teschou-Lama jusqu'au moment où celui-ci aurait atteint sa
majorité.
Ti-pa-la fut conduite en grande pompe, avec le jeune dieu,
dans un monastère d'Ànnies, où elle resta trois ans, servie
comme une princesse par les religieuses, dont la supérieure
était spécialement chargée de tenir le parasol au-dessus de
sa tête, quand elle se promenait au soleil avec son précieux
enfant.
Le papillon sacré n'avait pas quitté le petit Teschou-Lama,
qui, dans ses jeux, s'amusait souvent à étaler au soleil les
ailes que le père des hommes lui avait données à lui-même
le jour de sa naissance, pour planer sur la tête de ses sujets.
Dans ces moments, où le jeune prince déployait tous ses
charmes enfantins, il semblait à Ti-pa-la, en adoration devant
son fils, que son âme prenait aussi des ailes, pour aller porter
devant le trône de Dieu les actions de grâce de son bonheur
maternel.
Le jour où les trois années expirèrent fut un jour de grande
allégresse pour le Thibet.
Toutes les montagnes se couronnèrent de feux; tous les
Gylongs sortirent des couvents ; tous les Hou-touk-tous revê-
5b
230 LES PAPILLONS.
tirent leurs plus belles robes de satin; toute la population
accourut devant le monastère d'Annies, d'où le Teschou-Lama
allait sortir pour prendre enfin possession du pouvoir.
Au son des cloches et des gongs, des flûtes et des tambours,
des trompettes et des cymbales, apparut enfin le cortège sacré,
ayant à sa tête le régent et Goul-gou-li, entourés des ambassa-
deurs du deb-raja du Boutan, du dalai-lama de Lassa, des
Khans des Kalmoucks et du Khawkhan de la Chine.
Entre Goul-gou-li et Couschou-Erteni s'avançait le jeune
pontife, porté sur le musnud par douze Gylongs vêtus de
blanc. Ti-pa-la suivait son fils dans une litière fermée.
A chaque halte du cortège, le jeune Teschou-Lama bénissait
la foule, qui se prosternait devant lui.
Enfin, on arriva à Teschou-Loumbou, où le prince-Dieu fut
solennellement installé dans son palais.
A partir de ce jour, il prit les rênes du gouvernement, et,
malgré son jeune âge, il gouverna avec la plus grande pru-
dence.
Le Teschou-Lama, fils de Goul-gou-li, règne encore à Tes-
chou-Loumbou. 11 fut victorieux dans plusieurs guerres, et
ses sujets bénissent son nom.
Gloire aux princes qui se font aimer!
-<§«§>-
L'histoire du Teschou-Lama donna lieu à de nombreux
commentaires qui prolongèrent la veillée fort avant dans la
nuit.
La marquise de La Croix surtout était vivement préoccupée
de cette coutume de la polyandrie qui distingue si origina-
lement le peuple thibétain entre toutes les nations du globe.
En parlant de ces mœurs singulières, elle poussa même
plusieurs soupirs; n'eût été le grand âge de la bonne dame,
âge qui la mettait complètement au-dessus ou au-dessous,
comme on voudra, de ce genre de faiblesse, on eût pu croire
que la marquise regrettait un peu de ne pas être née dans un
pays où les dames sont si bien partagées.
— Ce n'est pas tout, fit Cazotte; madame la princesse a omis
un détail presque aussi curieux que cette pluralité de maris.
— Lequel, dirent les deux dames?
— C'est, reprit le savant poète, qu'au Thibet l'état de
mariage est regardé comme infiniment inférieur au célibat.
Aussi les grands ne se marient-ils presque jamais, et ont-ils
l'habitude de s'enrégimenter de bonne heure dans les ordres
religieux. La plupart des dignitaires du Thibet sont prêtres
et observent le vœu de chasteté. Ils laissent au menu peuple
le soin fastidieux, et tant soit peu avilissant à leurs yeux, de
reproduire l'espèce. Puis, comme les Gylongs sont exclusi-
232 LES PAPILLONS.
vement chargés de l'éducation de la jeunesse, les lamas
choisissent parmi les enfants l'élite des intelligences, les
reçoivent dans les corporations sacrées, et les élèvent, selon
leur mérite, aux diverses fonctions de l'État. De cette façon
chaque génération possède une noblesse de choix, qui ne
peut pas léguer aux générations suivantes des chefs imbéciles
ou de féroces tyrans.
— C'est très-bien vu, dit la princesse.
— Moins le célibat, objecta la marquise; car enfin il me
semble cruel de priver ces pauvres gens des douceurs de
l'amour, sous prétexte qu'ils sont supérieurs aux autres.
— Oh ! fit Cazotte, au Thibet on ne tient pas à ces choses-là.
Après une foule de réflexions plus ou moins judicieuses, les
trois amis se séparèrent. La marquise pria Ginebra de chercher
pour le lendemain un récit palpitant d'intérêt.
Mais le lendemain, la princesse, atteinte d'une fièvre violente,
fut obligée de garder le lit. Cette maladie, purement acci-
dentelle, dura quelques jours pendant lesquels Cazotte
ménagea à ses deux amies une surprise tout à fait imprévue,
comme on le verra dans la seconde partie de ce véridique
ouvrage.
— °->» »♦ <€■€<■«—
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME
>»3siCO(S§<<
Pages.
> La Dame aux Papillons 1
f Félonie d'un grand Paon de Nuit 17
v La belle Espagnole et les deux Porte-Queue 41
>
■ Deux Ailes coupées mal à propos G5
Les Neveux du capitaine Francarville 89
Le Nouvel Endymion 112
L'Amour au galop 136
Le Triomphe de Cypris 157
Bulbul et Goul-gou-li 185
Le Teschou-Lama ■'. 209
59
PLACEMENT DES GRAVURES
CONTENUES DANS CE VOLUME
■ Les Papillons, frontispice en regard du titre.
, La Dame aux Papillons en regard de la page 1
r Félonie d'un grand Paon de Nuit, frontispice id 16
- Je vis un voyageur assis au bord de la route id 30
* La belle Espagnole et les deux Porte-Queue, frontispice en regard de la page 40
- Elle se balançait mollement dans les airs id 54
_ Deux Ailes coupées mal à propos, frontispice id 05
Sautiller et danser était leur plus attrayante occupation id 74
Les Neveux du capitaine Francàrville, frontispice id 88
Chez les hommes toutes les histoires commencent et finissent par le
mariage id 100
- Le Nouvel Endymion, frontispice id 112
Un Nouvel Endymion id 128
- L'Amour au galop, frontispice id 137
Dans leur course aérienne, ils s'effleurèrent des lèvres id 140
Le Triomphe de Cy pris, frontispice id 157
- Enlèvement de Cypris id 180
Bulbul et Goul-gou-li, frontispice id 184
Plus vite, plus vite, ma sœur, criait Goul-gou li id • . 108
Le Teschou-Lama, frontispice ... id 200
Promenade de Teschou-Lama id 231
1852. PC SOTE , UINUHF.t R , RUE DE SE1SE, 36. PARIS.
—
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