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Full text of "Les papillons. Metamorphoses terrestres des peuples de l'air"

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PREMIÈRE  PARTIE 


LES 

PAPILLONS 


Tvp.  F..  De  Soye,  à  P»"*. 


LES 

PAPILLON 

MÉTAMORPHOSES  TERRESTRES 

U  ÎPMIPILK  M  rill 

PAR  AMÉDÉE  VARIN 

TEXTE 

PAR.  EUG    NUS  ET  ANTON  Y  MER  A  Y 


PARIS 

GABRIEL  DE  GONET,  ÉDITEUR 

0,    RUE   DES   BEAUX -ARTS,  6 


MÉTAMORPHOSES  TERRESTRES 
DBS  P3TJPLBS  DE  L'AIR 

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C'était  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XV,  à  cette  époque  à  la 
fois  joyeuse  et  réfléchie,  bigarrée,  étrange,  ou  toutes  les  fan- 
taisies graves  et  poétiques  occupaient  les  cerveaux,  où  le  scepti- 
cisme le  plus  spirituellement  moqueur  faisait  roule  côte  à  côte 
de  la  crédulité  la  plus  confiante. 

Curieux  siècle  de  constrastes  que  ce  XVIIIe  siècle,  où  la 

vieille  société,  vivace  encore,  imposait  victorieusement  ses 

1 


1  LES  PAPILLONS. 

mœurs,  ses  lois,  ses  coutumes,  son  étiquette,  tandis  qu'em- 
brassées théoriquement  par  des  esprits  ardents,  par  des  génies 
aventureux,  les  idées  nouvelles  qui  allaient  déplacer  le  centre 
de  gravité  de  la  vie  intellectuelle  et  matérielle  des  peuples, 
envahissaient  déjà  jusqu'aux  aristocratiques  salons  des  com- 
tesses poudrées  et  des  marquis  en  jabot. 

Au  milieu  des  fêles  luxueuses,  des  intrigues  galantes  et  des 
gais  propos  de  ruelles,  les  penseurs,  souvent  bizarres  et  toujours 
hardis  de  cette  riche  époque,  attaquaient  les  croyances  du 
passé,  sans  abandonner  pourtant  la  part  des  rêves. 

On  ne  croyait  plus  guère  aux  saints  ni  aux  diables;  mais 
on  parlait  avec  ménagement  des  sylphes,  des  gnomes,  des 
génies,  des  démons  familiers  de  toutes  sortes. 

Les  mystiques  coudoyaient  les  esprits  forts;  les  illuminés 
racontaient  leurs  extases  aux  sévères  fanatiques  de  la  géométrie; 
les  athées  tressaillaient  aux  paroles  magiques  et  aux  far 
tiques  prestidigitations  des  Cagliostro,  des  Pascalis  et  des  Saint- 
Martin. 

Diderot  pâlissait  à  la  vue  d'une  salière  renversée  et  d'un  cou- 
vert en  croix;  les  miracles  du  cimetière  Saint-Médard  faisaient 
diversion  aux  lazzis  de  Voltaire  sur  les  miracles  de  la  religion. 

Or,  par  une  belle  matinée  du  mois  d'octobre  1771,  une 
chaise  de  poste  roulait  sur  une  route  poudreuse  de  la  Pro- 
vence, entraînée  par  quatre  chevaux  au  galop,  vers  la  petite 
ville  de  Salon. 

Cette  chaise  de  poste  contenait  deux  voyageurs  :  un  homme 
de  cinquante  ans  environ,  sévèrement  vêtu  de  brun,  au  regard 


<;  AZOTTIi  . 


LA  DAME  AUX  PAPILLONS.  ,'ï 

profond  et  rêveur,  empreint  de  cette  expression  méditative 
que  donne  l'habitude  de  la  pensée;  et  une  vieille  dame, 
dont  on  devinait  l'âge  plutôt  qu'on  ne  le  découvrait,  tant  sa 
figure  était  enfouie  dans  des  flols  de  mousseline  et  de  dentelles, 
qui  ne  laissaient  voir  que  deux  petits  yeux  gris  vifs  et  perçants. 

Ces  voyageurs  n'étaient  pas  des  touristes  ordinaires  :  l'un 
était  Cazotte,  l'auteur  du  Diable  amoureux;  l'autre  était  la 
marquise  de  La  Croix,  l'initiatrice  du  poète  dans  la  mystique 
science  des  illuminés. 

Ces  deux  noms  historiques  indiquent  à  nos  lecteurs  qu'il  ne 
s'agit  plus  ici  de  fantaisies  invraisemblables  et  de  contes  à 
dormir  debout,  mais  que  nous  allons  les  entretenir  de  belles 
et  bonnes  idéalités. 

La  chaise  de  poste  traversa  la  ville,  et  ne  s'arrêta  qu'au 
relais,  pour  changer  de  chevaux. 

La  marquise  demanda  à  l'un  des  curieux,  accourus  pour 
voir  les  voyageurs,  si  l'on  était  encore  loin  de  la  demeure 
de  la  princesse  Ginebra. 

L'interpellé  regarda  d'un  air  bète,  sans  répondre. 

—  La  bastide  de  la  dame  aux  papillons?  dit  une  grosse 
brune  réjouie,  fille  du  maître  de  poste. 

—  Précisément... 

—  À  trois  petites  lieues  environ,  madame,  derrière  cette 
colline  au  levant.  Vous  la  verrez  du  grand  chemin,  au  bout 
d'une  allée  de  cyprès,  entre  deux  plantations  d'oliviers. 

—  La  dame  aux  papillons!  se  dirent  entre  eux  les  badauds 
de  la  route,  avec  un  air  d'étonnemenl,  presque  d'effroi.  Quel- 


U  LES  PAPILLONS. 

ques-uns  se  séparèrent,  comme  s'il  se  fût  agi  de  Belzébuth  en 
personne. 

Et  la  chaise  de  poste  repartit. 

—  Quel  singulier  sobriquet  ces  gens-là  donnent-ils  à  la 
princesse  Ginebra?  dit  Cazotte  à  sa  compagne. 

—  Je  vous  avais  promis  de  l'extraordinaire ,  mon  ami , 
répondit  la  vieille  marquise  de  La  Croix;  le  voilà  qui  com- 
mence. 

Sur  un  regard  interrogateur  de  Cazotte,  la  marquise  pour- 
suivit : 

—  La  femme  que  nous  allons  voir  est  depuis  si  longtemps 
retirée  du  monde,  que  vous  avez  besoin  d'un  petit  préambule 
pour  la  bien  comprendre.  Ce  qui  circule  à  Paris  sur  elle  est 
trop  banal  pour  vous  suffire. 

Cazotte  haussa  les  épaules. 

—  Allez,  dit-il,  chère  marquise,  je  suis  tout  oreilles. 

Et  Cazotte  s'adossa  de  son  mieux  contre  les  coussinets, 
croisa  les  mains  sur  son  tricorne,  préalablement  posé  sur  ses 
genoux,  et  demeura  immobile,  le  regard  fixé  sur  le  nuage  de 
dentelles  au  fond  duquel  scintillaient  les  yeux  perçants  de  la 
marquise,  dans  l'attitude  enfin  d'un  homme  qui  se  dispose  à 
savourer  un  récit  depuis  longtemps  attendu. 

«  —  La  princesse  Ginebra  de  Moncade,  reprit  la  vieille 
dame,  a  eu  deux  maris.  Le  premier,  don  Cipio  de  Corella  qui 
l'épousa  lorsqu'elle  atteignait  à  peine  sa  vingtième  année,  avait 
déjà  trop  souvent  poudré  ses  jabots  avec  le  contenu  de  sa  boite 
d'or,  pour  être  un  mari  tel  que  le  rêvait  la  pauvre  jeune  femme. 


LA  DAME  AUX  PAPILLONS.  5 

«  Mais,  à  noire  point  de  vue  surtout,  don  Cipio  avait  d'émi- 
nentes  qualités.  C'était  le  disciple  et  l'ami  de  Martinez  Pascalis, 
qui  vint  renouveler  parmi  nous  les  lueurs  mourantes  de  la 
science  cabalistique,  et  fonder  cette  illustre  école  de  Lyon  dont 
nous  professons,  vous  et  moi,  les  croyances  et  les  rites.  » 

A  ce  nom  vénéré  du  maître,  qui  lui  promettait  des  révé- 
lations plus  curieuses  encore  que  celles  qu'il  attendait,  Gazotte 
redoubla  d'attention. 

«  —  Le  comte  Cipio,  poursuivit  la  marquise,  avait  appris 
de  ce  savant  philosophe  la  science  de  la  contemplation  et  du 
ferme  vouloir,  et  il  s'était  élevé  par  là  à  la  notion  parfaite  de 
l'essence  universelle  et  à  la  domination  des  esprits. 

«  Souvent,  en  présence  de  Ginebra,  il  conjurait  des  êtres 
invisibles,  conversait  avec  eux,  leur  donnait  des  ordres;  et 
celle-ci  remarquait,  avec  terreur  d'abord,  puis  simplement 
avec  surprise,  que  chacun  de  ses  ordres  était  obéi. 

«  Le  génie  Caldéron,  qui  chargeait  et  allumait  la  pipe  de 
Soberano,  au  premier  commandement,  n'obéissait  pas  plus 
promptement  à  l'officier  napolitain  que  les  esprits  interpellés 
par  le  comte  Cipio  ne  s'empressaient  d'exécuter  ses  moindres 
caprices. 

'  «  Ginebra  s'enhardit  à  la  longue  avec  les  mystères  de  la 
cabale,  au  point  de  demander  un  jour  au  comte,  son  mari, 
de  lui  montrer  l'un  de  ses  invisibles  serviteurs  sous  une  forme 
palpable. 

«  Celui-ci  y  consentit,  en  lui  laissant  le  choix  de  la  forme 
sous  laquelle  elle  voulait  voir  son  désir  accompli. 

2 


6  LES  PAPILLONS. 

«  A  vingt  ans,  Ginebra  avait  déjà  une  passion  folle  pour 
les  papillons.  Selon  elle,  si  les  sylphes  eussent  été  priés  ou 
forcés  de  prendre  un  corps,  c'était  bien  la  forme  gracieuse  et 
légère  de  ces  jolis  habitants  de  l'air  qu'ils  eussent  préférée. 
Elle  choisit  donc  les  ailes  de  gaze  et  le  corps  fluet  de  l'un 
de  ses  favoris. 

«  A  peine  eùt-elle  formé  ce  vœu,  qu'un  beau  Vulcain  aux 
ailes  de  feu  apparut  voltigeant  dans  la  chambre,  et,  sur  un 
ordre  du  comte,  vint  se  poser  sur  le  doigt  rose  et  un  peu 
tremblant  de  la  jeune  femme. 

«  Elle  recommença  souvent  cette  épreuve,  à  l'aide  de  la 
science  et  de  la  volonté  de  son  mari,  et  finit  par  concevoir 
un  goût  désordonné  pour  ces  apparitions  qui  donnaient  une 
àme  et  une  vie  surnaturelle,  fantastique,  à  ces  êtres  innocents 
dont  la  chasse  et  l'étude  avaient  charmé  ses  jeunes  années. 

«  Le  comte  l'encouragea  dans  cette  étrange  passion  qui  la 
détournait  de  préoccupations  et  de  désirs  plus  dangereux 
pour  son  repos,  et  l'initia  peu  à  peu  à  quelques  secrets 
de  la  cabale.  Mais  la  mort  vint  arrêter  ces  intéressantes 
leçons. 

«  Ginebra  pleura  le  maître  plus  que  le  mari;  mais,  comme 
nulle  douleur  n'est  éternelle,  surtout  quand  on  a  vingt-quatre 
ans,  et  qu'on  n'a  pas  encore  aimé,  elle  prit  le  sage  parti  de 
se  consoler,  en  se  remariant. 

«  Cette  fois,  le  mari  eut  l'attrait  d'un  amant.  Il  était  de 
son  choix,  jeune  et  beau. 

«  Je  ne  vous  parle  de  celui-ci,  le  prince  Olivarez  de  Moncade 


LA  DAME  AUX  PAPILLONS.  7 

y  Léon,  que  pour  mémoire;  car  le  bonheur  de  Ginebra  fut 
de  courte  durée. 

«  C'était  un  homme  à  bonnes  fortunes,  un  coureur 
d'aventures  qui  se  lassa  aussi  vite  de  sa  femme  que  d'une 
maîtresse ,  et  disparut  complètement  la  seconde  année 
de  ses  noces,  sans  qu'on  put  jamais  apprendre  de  ses 
nouvelles. 

«  Ginebra  n'eut  pas  même  la  consolation  de  pouvoir  se 
dire  veuve,  et  d'agir  en  conséquence. 

«  Bientôt  d'étranges  soupçons  lui  vinrent  à  l'esprit.  Ces 
idées  bizarres,  extravagantes  aux  yeux  du  vulgaire,  prove- 
naient-elles d'un  dérangement  d'esprit  causé  par  le  désespoir, 
comme  l'affirmaient  presque  tous  ses  amis,  ou  étaient-elles 
le  résultat  d'une  faculté  supérieure  développée  par  l'élude 
des  sciences  occultes?...  » 

—  N'en  doutez  pas,  marquise,  interrompit  Cazotte.  Votre 
Ginebra  est  évidemment  un  être  merveilleusement  doué;  mais, 
vous  le  savez,  pour  le  vulgaire  ignorant,  tout  ce  qui  sort  du 
cercle  des  faits  palpables,  toute  recherche  de  l'idéal,  tout 
don  de  seconde  vue,  ne  sont  autre  chose  qu'une  hallucination 
de  l'esprit,  qu'une  maladie  du  cerveau. 

o  —  Elle  s'imagina,  poursuivit  la  marquise,  que,  dans 
la  disparition  de  son  second  mari,  il  y  avait  du  fait  du  comte 
Cipio.  » 

—  Je  l'ai  déjà  pressenti,  s'écria  Cazotte. 

«  —  Elle  ne  doutait  pas,  reprit  madame  de  La  Croix,  que 
l'ami  de  Martinez  Pascalis  ne  fut  intervenu  en  celte  occasion. 


S  LES  PAPILLONS. 

Ou  le  défunt  comte,  jaloux  du  second  mariage  de  Ginebra, 
avait  voulu  punir  son  oublieuse  épouse,  ou  bien  cédant  à 
un  sentiment  plus  noble,  il  avait  voulu  venger  la  jeune  femme 
des  infidélités  d'Olivarez...  C'est  ce  qu'elle  ne  pouvait  clai- 
rement déterminer;  mais  elle  soutenait  avoir  souvent  ren- 
contré, le  soir,  le  volage  prince  de  Moncade  y  Léon,  avec 
des  ailes,  et  sous  la  forme  d'un  papillon.  » 

—  C'est  merveilleux ,  fit  Cazotte  rêvant. 

La  marquise  poursuivit  en  ces  termes  : 

«  — Après  sa  seconde  mésaventure,  la  princesse  ne  tarda 
pas  à  se  retirer  tout  à  fait  du  monde,  malgré  sa  beauté 
admirable  encore.  Elle  vint  habiter  le  lieu  où  nous  Talions 
retrouver. 

«  Les  quelques  personnes  qui  la  visitèrent  depuis  lui  firent 
♦  la  réputation  que  vous  savez.  On  la  dit  folle  et  sujette  à  d'ex- 
travagantes hallucinations. 

«  Le  vrai  de  cette  affaire  est  que  la  princesse  prétend  avoir  le 
don  de  séparer  l'esprit  du  corps,  et  de  voir  s'agiter  la  folle  du 
logis,  l'imagination  capricieuse  des  gens  qui  vivent  ou  ont  vécu 
autour  d'elle. 

«  Elle  voit,  dit-elle,  naître  les  ailes  du  désir,  les  volontés  du 
changement,  les  versatilités  des  goûts  ;  en  un  mot,  elle  assiste, 
comme  à  un  spectacle,  à  tous  les  mouvements  de  l'esprit;  et 
faisant  une  alliance  originale  des  idées  du  comte  Cipio  et  de  ses 
goûts  de  jeune  fille,  elle  prétend  que  toutes  les  passions  des 
hommes  lui  apparaissent  sous  la  forme  capricieuse  des  papil- 
lons. Il  en  résulte,  comme  vous  le  verrez,  des  satires  pleines 


LA  DAME  AUX  PAPILLONS.  9 

d'étrangeté  sur  la  mobilité  de  l'âme,  et  des  confidences  qui  font, 
rire  et  quelquefois  pleurer.  » 

Après  avoir  achevé  cet  étrange  récit,  la  marquise  regarda 
Cazotte,  qui  bâtissait  déjà  sur  ce  thème  extraordinaire  des  bal- 
lades fantastiques  et  des  romans  sans  possibilité. 

Trop  enfoncé  dans  ses  rêveries,  il  cessa  de  questionner  sa 
compagne.  Le  moment  approchait,  d'ailleurs,  où  il  allait  juger 
par  lui-même  la  princesse  Ginebra. 

La  chaise  de  poste  entrait  dans  l'avenue  de  cyprès,  au  bout 
de  laquelle  s'élevait  sombre  et  silencieux,  entre  de  pâles  mas- 
sifs d'oliviers,  le  manoir  habité  par  la  dame  aux  papillons. 

Le  postillon  sonna  à  la  grille.  Un  vieux  concierge,  vêtu  d'un 
costume  jaune  à  bandes  brunes  qui  le  faisait  ressembler  à 
Y  Argus  des  prés,  vint  s'enquérir  du  nom  des  visiteurs. 

Quelques  moments  après,  Cazotte  et  la  marquise  de  La  Croix 
étaient  en  présence  de  la  princesse,  qui  les  reçut  avec  une  grâce 
infinie  et  beaucoup  d'affabilité. 

C'était  une  femme  d'une  soixantaine  d'années,  grande  de 
taille,  maigre  sans  sécheresse ,  aux  mains  parfaites,  dont  les 
doigts  disparaissaient  presque  sous  les  pierres  précieuses. 

Elle  aimait  le  soleil,  les  couleurs  vives,  les  matières  bril- 
lantes, la  nacre  et  les  dorures,  tout  ce  qui  faisait  si  vivement 
resplendir  ses  sylphes  favoris. 

Une  physionomie  gracieuse  et  animée  sur  une  figure  sans 
rides,  malgré  son  âge,  attirait  la  sympathie.  Ses  yeux  peau 
d'orange,  encore  pleins  de  feu,  et  dont  elle  élevait  souvent  le 
regard  au  zénith,  même  dans  les  moments  où  elle  prenait  une 


10  LES  PAPILLONS. 

part  un  peu  vive  à  la  conversation,  indiquait  chez  elle  une 
habitude  d'extase  qu'on  n'eût  pas  soupçonnée  au  premier 
abord. 

Nous  ne  raconterons  pas  ce  qui  se  passa  dans  les  premières 
heures  de  l'arrivée.  La  princesse  s'occupa  de  ses  hôtes  avec  le 
tact  exquis  et  les  délicates  prévenances  d'une  châtelaine  accom- 
plie. 

Rien  dans  la  conversation  ni  dans  les  manières  ne  révéla  à 
ses  visiteurs  la  moindre  excentricité  d'esprit;  elle  était  naturel- 
lement très-simple,  et  le  bourgeois  qui  l'aurait  vue  en  temps 
ordinaire  eût  trouvé  Ginebra  pleine  de  raison  et  même  de  sens 
commun. 

Le  diner  se  passa  dans  des  causeries  toutes  réelles;  on  parla 
de  la  cour  et  delà  ville,  de  Paris  et  de  la  province,  des  délices 
de  Versailles,  des  mystères  du  Parc-aux-Cerfs,  des  intrigues  de 
cour,  des  cabales  de  M.  de  Choiseul,  des  caprices  de  madame 
Dubarry,  comme  eussent  fait  les  plus  vulgaires  gentilshommes. 
La  princesse  entretint  même  ses  hôtes  des  embellissements 
qu'elle  projetait  pour  sa  terre  et  de  ses  plantations  d'oliviers. 

Cazotte  commençait  à  être  singulièrement  désappointé ,  el 
écoutait  avec  impatience  ces  détails  de  propriétaire  campa- 
gnard ;  la  marquise  riait  sous  cape  en  le  regardant. 

Son  espoir  et  sa  bonne  humeur  se  réveillèrent  en  examinant 
le  salon  où  la  princesse  les  introduisit  après  le  repas. 

C'était  une  grande  pièce  ovale,  tendue  de  tapisseries  bleues 
sur  un  fond  orange  orné  de  moulure  d'argent.  Cazotte  se  mit  à 
examiner  curieusement  les  tableaux  et  les  portraits  qui  garnis- 


LA  DAME  AUX   PAPILLONS.  11 

saient  les  murs;  il  ne  voyait  partout  que  des  cadres  remplis 
de  ces  brillants  insectes  si  chers  à  la  veuve  du  comte  Cipio. 

11  y  en  avait  de  piqués  tout  bonnement  avec  des  épingles 
d'or;  d'autres  étaient  peints  par  Ginebra  elle-même  avec  une 
finesse  d'exécution  merveilleuse.  Le  poète  remarqua  que  plu- 
sieurs avaient  des  tètes  et  des  corps  humains. 

—  Ce  n'est  pas  là  une  collection  ordinaire,  dit  la  prin- 
cesse qui  suivait  l'occupation  de  son  hôte;  vous  voyez  là  bien 
des  sphynx,  bien  des  argus,  bien  des  bombix,  bien  des  pha- 
lènes dont  les  ailes  auraient  causé  de  grands  malheurs,  si  je 
n'avais  pris  soin  de  les  fixer. 

—  Enfi;;  nous  y  voilà,  pensa  Cazotte. 

Et  il  tressaillit  de  joie;  le  rêveur  éveillé,  le  mystique  inven- 
teur de  choses  sans  nom  voyait  le  monde  féerique  s'ouvrir 
devant  lui  à  la  voix  de  la  noble  magicienne. 

En  ce  moment,  il  était  en  contemplation  devant  un  grand 
jeune  homme  peint  assis  sur  un  roc,  comme  fatigué  d'un  long 
voyage,  et  déployant  au  vent  les  ailes  d'un  grand  paon  de  nuit. 

—  Ce  jeune  homme,  dit  Ginebra,  est  mon  second  mari. 

—  Votre  second  mari  !  s'écria  Cazotte. 

La  marquise  de  La  Croix  fit  un  signe  au  poêle;  ce  signe 
signifiait  :  «  Taisez -vous!  » 

Cazotte  comprit  qu'il  était  imprudent  pour  la  satisfaction  de 
sa  curiosité  d'interrompre  la  princesse  dans  ses  miraculeuses 
confidences.  Il  se  le  tint  pour  dit  et  résolut  d'éviter  à  l'avenir 
jusqu'à  la  moindre  observation,  même  pour  les  choses  qui  met- 
traient son  intelligence  en  défaut. 


12  LES  PAPILLONS. 

Ginebra  poursuivit  : 

—  Vous  le  voyez  tel  qu'il  m'est  apparu  la  dernière  fois  qu'il 
m'a  été  permis  de  le  voir  :  c'est  le  prince  Olivarez  de  Moncade  y 
Léon.  Je  n'ai  pas  encore  pu  fixer  ses  ailes;  car  nn  pouvoir 
supérieur  au  mien...  — Ici,  la  princesse  poussa  un  soupir,  pro- 
bablement au  souvenir  de  son  mari  et  professeur  le  comte  Cipio, 
—  ..  .Le  condamne  encore  pour  longtemps  à  cette  vie  errante  et 
vagabonde;  depuis  plus  de  trente  ans  il  voyage.  Sa  famille  le 
croit  mort;  mais  je  sais  bien,  moi,  qu'il  court  le  monde.  Sa  dis- 
parition est  toute  une  histoire;  et  si  je  pensais  qu'elle  dût  avoir 
quelque  intérêt  pour  vous,  je  m'offrirais  à  vous  la  raconter. 

—  Oh  !  dit  Cazotte,  je  vous  écoute,  madame,  et  cvec  bon- 
heur, croyez -le  bien. 

—  Quand  on  est  vieille,  continua  en  souriant  la  dame  aux 
papillons,  c'est  absolumentcomme  lorsqu'on  revient  d'un  grand 
voyage;  on  a  beaucoup  vu  et  l'on  a  beaucoup  à  raconter.  Si 
donc  vous  aimez  les  vieux  souvenirs,  qui  sont  un  peu  les  vôtres 
à  vous-même,  ma  chère  marquise,  dit-elle  à  la  compagne  de 
route  du  poëte,  j'ai  dans  cadres  tout  ce  qu'il  faut  pour  vous 
faire  passer  agréablement  la  quinzaine  que  vous  avez  bien 
voulu  perdre  chez  moi. 

—  Commencez  tout  de  suite,  madame,  dit  Cazotte;  car  la 
marquise  et  moi  nous  brûlons  de  connaître  l'histoire  du  prince 
de  Moncado. 

—  Ecoutez  donc,  dit  Ginebra  : 

«  Je  ne  vous  demanderai  pas  à  vous,  marquise,  qui  êtes  ini- 
tiée à  tous  les  augustes  mystères  des  illuminés ,  si  vous  avez 


LA   DAME  AUX  PAPILLONS.  13 

entendu  parler  du  pouvoir  de  commander  aux  esprits,  de 
cette  faculté  merveilleuse,  découverte  par  les  hommes  supé- 
rieurs, d'évoquer  les  forces  secrètes  de  la  nature,  et  de  les 
dompter  au  profit  de  l'humanité.  Vous  savez  encore  à  quel 
point  la  volonté  forte  du  comte  Cipio  avait  poussé  cette  puis- 
sance de  domination. 

«  Ce  noble  vieillard  avait  pour  moi  l'attachement  le  plus 
grand,  et  mettait  souvent  au  service  de  ma  fantaisie  les  êtres 
mystérieux  qu'il  s'était  assujettis.  Je  passais  en  revue,  avec  son 
aide,  les  génies  qui  veillent  sur  les  jours  de  chacun  de  nous, 
associés  à  notre  existence,  et  souvent  j'appris  d'eux  le  sort 
d'amis  lointains,  ou  l'issue  future  d'événements  qui  intéres- 
saient des  amis  présents. 

«  Dans  ces  expériences  féeriques,  j'avais  le  choix  de  la  forme 
générale;  mais  je  m'astreignis  à  ne  désirer  la  réalisation  de 
mes  visions  que  sous  la  livrée  riche,  propre,  élégante  et 
variée  des  papillons.  Mes  nerfs  s'accommodaient  bien  de 
l'exiguité  et  de  l'innocente  apparence  de  cette  forme  :  tout  autre 
m'eût  donné  des  scrupules  et  surtout  de  l'effroi.  J'épuisais  donc 
ainsi  toutes  les  formes  de  ces  fleurs  ailées,  qui  sont,  pour  ainsi 
dire,  les  moitiés  des  fleurs  immobiles  que  nous  aimons  tant  à 
respirer. 

«  Entre  toutes  ces  apparitions,  une  surtout  me  frappa  et 

m'est  restée  profondément  gravée  dans  la  mémoire,  d'autant 

mieux  que  j'y  avais  assisté  sans  l'avoir  désiré  et  en  l'absence 

du  comte  Cipio. 

«  C'était  pendant  une  de  ces  nuits  tièdes  du  printemps 

u 


i'i  LES  PAPILLONS. 

qui  annoncent  les  chaleurs  de  l'été;  mon  mari  couvait  déjà  la 
maladie  qui  devait  l'emporter,  et  j'avais  reçu  de  lui  une  lettre 
datée  de  Lyon,  dans  laquelle  il  me  parlait  gaiement  de  sa  fin 
prochaine. 

«  L'enveloppe  terrestre  de  son  âme,  disait-il,  avait  trop  servi 
et  devenait  d'un  usage  tous  les  jours  plus  difficile;  il  aspirait 
à  reprendre  une  forme  moins  lourde,  mieux  assouplie,  plus 
agréable  à  présenter  et  plus^  rapide  à  faire  mouvoir. 

«  Dans  cette  épitre  affectueuse,  il  répétait  une  plaisanterie 
qu'il  m'adressait  de  temps  en  temps  autrefois  avec  une  gravité 
douce  : 

«  —  Lorsque  ma  métamorphose  aura  lieu,  ma  Ginebra,  lorsque 
je  ne  serai  plus  là  à  veiller  sur  toi  avec  les  yeux  de  mon  corps 
terrestre,  songe  bien  à  te  méfier  des  ailes  vagabondes  des  papil- 
lons. » 

«  Les  diverses  pensées  que  faisaient  naître  en  moi  la  lecture 
de  cette  lettre  m'empêchèrent  de  fermer  l'œil.  Je  me  levai 
donc,  et  comme  la  lune  brillait  de  tout  son  éclat  sur  les  lilas 
du  jardin,  je  pris  une  robe  de  chambre  ouatée  et  j'allai  respirer 
l'air  de  la  nuit. 

«  Je  suivais  machinalement  une  allée  aboutissant  a  un  petit 
pavillon  en  ruines ,  abandonné  depuis  quelques  années  aux 
rejetons  des  ronces  et  des  framboisiers,  quand,  à  mon  grand 
étonnement,  je  le  vis  éclairé.  Ce  n'était  pas  un  reflet  de  la  lune, 
car  il  se  trouvait  dans  l'ombre  d'un  massif;  d'ailleurs,  la 
lumière  étrange,  verte  et  phosphorescente,  que  j'apercevais, 
était  dans  l'intérieur  et  ne  rayonnait  pas  au  dehors. 


LA  DAME  AUX  PAPILLONS.  15 

«  Arrivée  sur  le  seuil  déchaussé  par  les  plantes  parasites,  je 
vis  distinctement  une  luciole  dont  le  foyer  lumineux  éclairait 
un  personnage  étrange,  qui  se  balançait  suspendu  aux  parois 
du  mur  par  les  mailles  d'un  hamac  de  soie  brune.  La  luciole 
semblait  heureuse  de  flamboyer  pour  son  compagnon,  qui 
l'appelait  «  aurore  de  ma  vie  !  flambeau  de  ma  jeunesse  !  » 

—  «  Toi  seule,  lui  disait- il,  guideras  mes  premiers  pas  dans 
la  vie. 

«  Et  la  pauvrette  redoublait  d'éclat  et  de  feux  pour  mériter 
ces  tendres  encouragements.  Peu  à  peu,  cependant,  le  flatteur 
se  dressa  sur  son  lit  suspendu  ;  il  secoua  ses  membres,  peigna 
sa  tête  d'un  air  coquet  et  déplissa  une  paire  d'ailes  brunes 
comme  l'enveloppe  d'où  elles  sortaient.  Puis  je  le  vis  prendre 
son  vol  ;  il  tourna  quelque  temps  avec  complaisance  autour  du 
phare  de  la  luciole,  enivrée  de  sa  beauté  nouvelle.  Enfin,  après 
cinq  minutes  de  ce  manège,  il  regarda  la  clarté  argentée  qui 
brillait  en  dehors  et  s'élança  dans  l'espace  avec  un  frémisse- 
ment de  joie  railleur  et  de  toute  la  puissance  de  ses  ailes,  lais- 
sant la  pauvre  luciole  si  désolée  que  son  éclat  s'éteignit  à 
l'instant. 

«  Pour  un  œil  vulgaire,  ce  que  je  venais  de  voir  était  tout 
bonnement  un  grand  paon  de  nuit  échappé  de  la  chrysalide; 
pour  moi,  c'était  une  vision  divinatoire,  et  la  suite  me  prouva 
que  j'avais  deviné  juste.  » 

Avant  de  laisser  la  princesse  expliquer  à  ses  hôtes  comment 
fut  réalisée  pour  elle  cette  singulière  allégorie  vivante,  nous 
devons  à  nos  lecteurs  un  av's  destiné  à  leur  servir  de  fil 


16  LES  PAPILLONS. 

d'Ariane  pour  les  guider  dans  le  labyrinthe  d'aventures 
extraordinaires  où  vont  les  conduire  les  causeries  entamées 
dans  la  villa  de  la  princesse. 

Nous  nous  trouvons  avec  Cazotte  et  la  marquise  de  La 
Croix  dans  un  musée  symbolique  créé  par  les  soins  de  la 
veuve  de  don  Cipio  de  Corella,  et  composé,  comme  vous 
savez,  des  dépouilles  des  plus  frêles  habitants  de  l'air  et 
des  portraits  de  créatures  humaines,  peints  en  buste  ou  en 
pied,  avec  le  vêlement  brillant  et  les  ailes  des  papillons. 

Chacune  de  ces  jolies  curiosités  représente  au  souvenir 
extatique  de  la  châtelaine,  une  histoire  véritable,  une  mêlée 
de  héros  humains  menée  joyeusement  ou  tristement  à  fin,  à 
l'aide  de  ses  conseils,  de  ses  ciseaux  ou  de  ses  aiguilles  d'or. 
Or,  suivant  le  désir  de  Cazotte  ou  de  la  marquise,  l'aimable 
narratrice  décrochera  tel  ou  tel  souvenir  de  sa  muraille, 
entamera  le  récit  de  l'aventure  que  rappelle  à  son  esprit  une 
paire  d'ailes,  une  momie  de  bombyx  ou  un  pastel,  choisis 
dans  les  raretés  de  sa  collection. 

—  J'ai  dans  ces  cadres,  a-t-elle  dit,  tout  ce  qu'il  faut  pour 
vous  faire  passer  agréablement  la  quinzaine  que  vous  avez  bien 
voulu  perdre  chez  moi. 

Voulez-vous,  avec  les  hôtes  de  Ginebra,  passer  agréablement 
une  quinzaine  à  la  villa  aux  Papillons?  Asseyez-vous  et 
écoutez. 


D'UN  GRAND 


fheriai  Elathca.  —  Grand  Paon  de  nuil. 


Il  eut  le  malheur  de  tuer  le  frère  de  la  belle  Créole 
à  la  suite  d'une  querelle  suscitée  par  la  jalousie. 


FÉLONIE 

d'dn  grand 


La  princesse  Ginebra  de  Moncade  y  Léon  jeta  un  coup  d'œil 
plein  de  mélancolie  sur  le  portrait  aux  larges  ailes  brunes  qui 
représentait  son  second  mari.  Puis  s' adressant  à  la  mystique 
marquise  de  La  Croix  et  à  Cazotte  qui  se  faisait  tout  oreilles 
pour  l'écouter  : 

—  Voilà,  dit-elle,  l'amant  volage  qui  devait  me  donner 
bientôt  le  mot  de  l'apparition  prophétique  dont  je  viens  de 
vous  faire  le  récit.  La  pauvre  luciole  avait  été  aban- 
donnée par  le  grand-paon  de  nuit  dont  elle  venait  d'éclairer 
la  métamorphose;  le  prince  Olivarez  ne  fit  pas  un  meilleur 
usage  de  ces  ailes  dont  mon  amour  lui  avait  rendu  l'usage. 
Mais  avant  de  commencer  l'histoire  de  mon  second 
mariage,  il  faut  que  je  vous  montre  à  son  tour  le  portrait 

5 


18  LES  PAPILLONS. 

du  vénérable  comte  Cipio  de  Corella,  mon  premier  mari. 

Disant  cela,  Ginebra  mit  sous  les  yeux  de  ses  hôtes  le  cou- 
vercle de  la  boite  d'or  où  elle  puisait  sa  poudre  d'Espagne. 
Peinte  sur  le  métal  même  et  protégée  par  une  lame  de  cristal, 
une  miniature  d'un  travail  exquis  y  représentait  le  comte  Cipio 
en  buste.  Son  type  espagnol  un  peu  dur,  sa  face  brune,  ses 
traits  trop  fortement  arrêtés  étaient  éclairés  et  adoucis  par  la 
gracieuse  bienveillance  des  plis  de  la  bouche  et  la  rare  intelli- 
gence du  regard. 

Sa  main  droite  tenait  à  demi-ouvert  un  rouleau  de  papyrus, 
sorte  de  manuscrit  antique,  sur  lequel  on  lisait  :  OEdipus 
,€gyptiacas.  Sur  l'index  de  sa  main  gauche  était  posé,  les  ailes 
étendues,  un  beau  papillon  de  l'espèce  vulcain. 

—  Voyez,  reprit  Ginebra,  quelle  puissance  de  volonté, 
quelle  admirable  pénétration  étaient  renfermées  dans  ce  cer- 
veau !  Comme  on  devine  dans  cette  noble  figure  un  esprit 
habitué  à  dominer  la  création!  Le  manuscrit  qu'il  tient  dans 
sa  main  droite  est  une  page  inappréciable  des  mystères  de 
l'antique  Egypte  retrouvée  sous  les  bandelettees  qui  entou- 
raient la  momie  d'un  grand-prêtre  du  vieux  Nil.  Le  vulcain 
aux  ailes  déployées  placé  sur  son  doigt  est  le  Génie  assistant 
dont  sa  volition  ferme  lui  avait  fait  un  serviteur  dévoué. 
C'est  Zillo,  son  démon  familier,  avec  la  forme  dont  le 
comte  le  revêtit  pour  me  le  faire  voir  la  première  fois  sans 
m' effrayer. 

Après  avoir  longtemps  considéré  la  précieuse  peinture,  le 
vénérable  trio  se  parfuma  amplement  de  l'odorant  narcotique 


FÉLONIE  D'UN  GRAND  PAON  DE  NUIT.  19 

qu'elle  recouvrait;  puis  la  narratrice  reprit  son  récit  où  elle 
en  était  restée. 

«  —  Quelques  mois  après  la  lettre  où  il  m'annonçait  sa  fin 
prochaine,  en  m'avertissant  de  me  défier  des  papillons,  la 
grande  àme  de  mon  premier  époux  quitta  en  effet  son  enve- 
loppe terrestre.  11  m'avait  jugée  trop  enfant  pour  m'initier  com- 
plètement au  secret  de  sa  puissance;  mais  je  gardai  de  mon 
intimité  de  quelques  années  avec  ce  grand  esprit  la  faculté  de 
pénétrer  les  désirs  et  les  passions  de  ceux  qui  m'entourent,  d'en 
deviner  le  but  et  l'issue  plus  ou  moins  heureuse. 

«  J'acquis  le  pouvoir  d'évoquer  sous  la  forme  de  papillons, 
dont  la  couleur,  le  dessin  et  les  allures  m'étaient  des  indica- 
tions certaines,  ces  désirs  et  ces  passions,  et  de  les  fixer  à  ma 
fantaisie,  comme  ceux  que  vous  voyez  dans  ces  cadres,  lorsque 
je  prévoyais  qu'elles  devaient  avoir  des  conséquences  fâcheuses; 
avec  la  seule  condition  d'y  mettre  de  la  prudence,  du  mystère, 
et  d'arriver  à  temps.  Malheureusement,  vous  allez  le  voir,  ce 
secret  devait  m'ètre  inutile  pour  ma  propre  expérience. 

«  Le  corps  de  mon  mari  fut  transporté  en  Andalousie,  dans 
le  tombeau  de  ses  ancêtres,  et  je  passai  la  première  année  de 
mon  veuvage  dans  le  couvent  des  dames  nobles  de  Séville. 

«  Un  soir,  j'allai  prier  à  la  chapelle  de  la  Vierge,  seule,  afin 
d'y  méditer  à  mon  aise,  selon  ma  coutume.  Contre  le  mur  de' 
droite  se  tenait  un  pieux  personnage  que  je  pris  pour  un  Père 
Franciscain,  car  il  portait  l'habit  en  bure  brune  de  l'ordre  de 
saint  François,  et  le  couvent  était  sous  la  direction  de  ces  révé- 
rends Pères.  Cependant  sa  présence,  si  naturelle  qu'elle  fût, 


20  LES  PAPILLONS. 

m'empêcha  de   me  livrer  à  mes  méditations  ordinaires. 

«  La  lampe  pâle  de  la  voûte  qui  éclairait  cette  cape  sombre  me 
rappela,  malgré  moi,  la  scène  où  la  luciole  avait  prêté  sa  lumière 
à  la  transformation  de  la  brune  chrysalide  de  mon  jardin  de 
Provence.  Je  ne  pouvais  m'empêcher  de  regarder  le  moine  à  la 
dérobée,  m'attendant  presque  à  lui  voir  pousser  des  ailes.  Le 
saint  homme  n'était  pas,  du  reste,  tellement  plongé  dans  l'orai- 
son, qu'il  ne  s'aperçût  bien  de  l'attention  dont  il  était  l'objet.  Il 
abaissa  son  capuchon  et  releva  à  mes  yeux  étonnés  une  tête 
jeune  et  pleine  d'expression. 

«Pour  le  coup,  la  métamorphose  allait  s'opérer,  je  n'en 
doutai  pas.  En  effet,  le  jeune  moine,  s' approchant  de  moi,  me 
dit  d'une  voix  douce  et  pénétrée  : 

«  —  Dona  Ginebra,  le  temps  s'avance  où  vous  allez  quitter 
cette  sainte  maison  pour  rentrer  dans  le  monde;  eh  bien,  avant 
départir,  sachez  le,  vous  .avez  ranimé  un  cœur  qui,  bien  jeune 
encore,  avait  renoncé  pour  jamais  à  l'amour.  » 

«  J'étais  muette  d'étonnement;  cette  douce  voix  et  ce  visage 
imberbe  n'annonçaient  guère  plus  de  vingt  ans.  A.  l'âge  où  il 
devait  être  tout  au  plus  novice,  comment  ce  jeune  homme 
était-il  revêtu  de  l'habit  de  l'ordre?  comment  savait-il  si  bien 
mon  nom?  Quel  motif  l'amenait  dans  ce  couvent?  Il  continua 
"ainsi  : 

«  —  L'habit  que  je  porte  vous  fait  douter  de  mon  langage; 
je  l'ai  revêtu  par  une  permission  toute  spéciale  que  l'on  n'ac- 
corde qu'aux  moribonds  ou  aux  personnages  de  mon  rang.  A. 
la  suite  d'un  désespoir  d'amour,  je  suis  venu  me  plonger  dans 


FÉLONIE  D'UN  GRAND  PAON  DE  NUIT.  21 

la  retraite,  avec  l'intention  de  la  rendre  plus  tard  éternelle  par 
un  serment.  Ne  craignez  donc  rien,  dona  Ginebra,  je  ne  suis 
pas  sacrilège  en  vous  disant  que  vous  avez  été  pour  moi  une 
nouvelle  aurore  ;  heureusement  je  suis  libre  encore,  et  si  je  fais 
un  serment,  ce  ne  sera  plus  qu'un  serment  d'amour.  » 

«  J'étais  vivement  émue;  je  tremblais  de  tous  mes  membres, 
et  je  ne  saurais  dire  s'il  n'entrait  pas  là  un  peu  d'effroi.  Que 
dire  et  que  répondre?  Me  fâcher,  mais  je  n'étais  pas  irritée 
contre  lui;  le  questionner,  lui  demander  ses  titres,  son  âge  et 
son  nom ,  m'enquérir  comment  il  avait  appris  le  mien  et  où  il 
m'avait  vu  pour  la  première  fois;  je  ne  l'osai  pas.  Je  me  levai 
machinalement  et  sortis  de  la  chapelle.  Sur  le  seuil  de  l'église, 
je  regardai  si  je  n'étais  pas  suivie;  je  ne  vis  que  son  regard 
attaché  à  mes  pas. 

«  Le  soir  du  lendemain,  ni  les  jours  suivants,  je  n'osai 
descendre  à  la  chapelle,  malgré  ma  curiosité,  ni  questionner 
personne  de  peur  de  nuire  à  l'imprudent.  Une  semaine  se 
passa  ainsi,  et  je  commençai  à  douter  de  mon  aventure.  Les 
préparatifs  de  ma  rentrée  dans  le  monde  m'étaient  d'ailleurs 
une  espèce  de  distraction. 

«  Un  matin  cependant  on  vint  me  prévenir  que  le  prince 
Olivarez  de  Moncade  y  Léon  me  demandait  au  parloir.  Je 
n'avais  jamais  entendu  prononcer  ce  nom.  Je  donne  un  coup 
d'œil  au  miroir  qui  me  servait  de  glace,  le  cœur  inquiet  comme 
a  l'annonce  d'un  visage  nouveau,  et  je  descends. 

«  Jugez  de  ma  surprise,  le  prince  Olivarez,  c'était  le  jeune 
franciscain  de  la  chapelle!  mais  cette  fois  paré,  brillant  et 

6 


22  LES  PAPILLON  & 

changé  au  point  que  je  n'eusse  jamais  reconnu  en  lui  le  per- 
sonnage au  froc  fauve,  si  je  n'avais  pas  songé  à  lui  si  souvent. 

«  Ce  nouvel  aspect  me  fit  oublier  un  instant  l'apparition  du 
grand-paon  et  l'abandon  de  la  luciole;  j'allais  devenir  luciole 
moi-même,  car  je  sentis  en  le  voyant  que  j'aimais  pour  la 
première  fois.  Qui  aurait  pu,  en  effet,  même  en  n'ayant  pas  le 
cœur  prévenu  en  sa  faveur,  qui  aurait  pu  reconnaître  dans 
ce  gracieux  prince  la  fragilité  d'âme  et  les  penchants  volages 
d'un  papillon  de  nuit  ! 

«  11  m'embrassait  les  mains,  que  je  lui  avais  abandonnées; 
il  me  faisait,  avec  la  fougue  des  passions  espagnoles  et  dans 
toute  la  pompe  et  l'emphase  de  notre  beau  langage ,  des 
serments  d'amour  qui  me  troublaient  profondément.  —  Il 
dessécherait,  disait-il,  comme  une  tige  d'herbe  verte  au 
soleil  d'août,  si  je  ne  cédais  à  son  impatience,  si  je  ne 
consentais  à  fixer  le  jour  de  notre  union  au  gré  de  ses  désirs. 

«  Il  fut  si  pressant,  se  montra  d'une  ardeur  si  vraie,  si 
entraînante,  que  je  ne  doutais  pas  de  sa  loyauté;  en  effet,  ce 
qu'il  exprimait  si  vivement,  il  l'éprouvait  avec  la  même  vivacité. 

«  Personne  ne  pouvait  d'ailleurs  s'en  assurer  mieux  que 
moi-même,  puisque  les  désirs  et  les  passions  vraies  se  mani- 
festaient à  moi  sous  la  forme  que  vous  savez.  Son  éloquence 
brûlante  me  transportait,  et  m'enlevait  tout  le  calme  néces- 
saire pour  délibérer  sagement  sur  le  parti  à  prendre;  j'allais 
céder,  lorsque  ma  faculté  singulière  d'intuition  me  fit  aper- 
cevoir les  ailes  de  mon  jeune  amant,  que  le  délire  amoureux 
faisait  battre  et  palpiter, 


FÉLONIE  D'UN  GI'.AND  PAO  N  DE  NUIT.  '23 

«  Celte  vue,  qui  me  rassurait  sur  la  sincérité  du  prince, 
me  rappela  cependant  la  recommandation  habituelle  du 
comte  Cipio;  il  me  sembla  entendre  retentir  à  mon  oreille 
sa  voix  douce  et  grave  m'adressant  une  dernière  fois  ces 
paroles  : 

«  — Lorsque  ma  métamorphose  aura  lieu,  ma  Ginebra, 
lorsque  je  ne  serai  plus  là  à  veiller  sur  toi  avec  les  yeux 
de  mon  corps  terrestre,  songe  à  le  méfier  des  ailes  vagabondes 
des  papillons.  » 

«  A  ce  souvenir,  je  repris  un  peu  de  sang-froid.  Je  me 
rappelai  le  pouvoir  de  mes  aiguilles  d'or  et  de  mes  ciseaux, 
et  m'assurai  que  j'étais  munie  de  mes  armes.  Puis,  prenant 
un  ton  presque  moqueur,  je  dis  à  don  Olivarez,  ainsi  affolé 
à  mes  genoux  s 

«  —  Cher  prince,  vos  paroles  sont  pleines  de  douces  pro- 
messes, votre  cœur  est  plein  de  beaux  désirs,  vous  m'aimez, 
je  le  vois,  et  vos  protestations  ne  mentent  pas.  Cependant 
ces  protestations  d'amour  ne  changeront-elles  jamais  d'objet? 

«  Il  voulut  protester;  je  lui  mis  un  doigt  sur  la  bouche, 
et  je  continuai  : 

«  —  Ces  ailes  du  désir  qui  vous  ont  conduit  aujourd'hui 
auprès  de  moi  ne  s'égareront-elles  pas  demain,  avec  toute 
la  fantaisie  de  leurs  rapides  battements,  sur  quelques  lèvres 
plus  fraîches,  sur  quelques  mains  plus  blanches,  sur  quelques 
joues  plus  roses? 

«  Ici  nouvel  essai  de  protestations,  nouvelle  intervention 
de  mon  doigt  sur  cette  bouche  trop  prompte, 


24  LES  PAPILLONS. 

«  —  Oh!  ne  jurez  pas!  La  vie  est  longue,  et  nous  sommes 
jeunes.  Et  puis,  mon  cher  prince,  que  faisiez-vous ,  dites- 
moi  ,  dans  le  couvent  où  nous  nous  vîmes  pour  la  première 
fois?  Vous  faisiez  pénitence,  oui,  pénitence  d'avoir  une 
fois  déjà  abusé  de  vos  ailes,  d'avoir  déjà  été  infidèle  quand 
vous  aviez  à  peine  vingt  ans...  Tenez,  il  me  vient  une 
fantaisie,  à  moi  aussi,  c'est  de  vous  les  couper,  ces  ailes 
qui  vous  rendent  volage.  Que  diriez-vous  si  je  mettais 
une  telle  condition  à  cette  union  que  vous  désirez  tant 
aujourd'hui? 

«  Le  prince  Olivarez,  voyant  la  mignonne  paire  de  ciseaux 
dont  je  m'étais  armée,  se  mit  à  sourire.  Il  ne  comprenait  rien 
à  mon  langage.  Si  je  ne  lui  parus  pas  en  train  de  plaisanter, 
il  dut  me  croire  folle.  Il  m'accorda  tout  pouvoir  sur  lui  et  sur 
ses  ailes,  et  me  permit  de  les  piquer  sur  ma  coiffe  de  den- 
telles, d'en  orner  mes  cheveux,  de  les  tailler,  de  les  rogner, 
de  les  couper.  Il  mit,  en  un  mot,  toute  sa  brillante  voilure 
à  ma  discrétion. 

«  Cette  générosité  sans  bornes  me  fit  impression;  j'eus  peur, 
en  usant  de  sa  permission  illimitée ,  de  nuire  à  la  vivacité 
adorable  de  ses  sentiments. 

<«  — Si  j'allais,  pensais-je,  par  une  imprudente  précipi- 
tation, le  ramener  à  cet  état  de  chrysalide  monacale  dans 
lequel  je  l'ai  trouvé  la  première  fois  qu'il  s'est  présenté  à  ma 
vue  à  la  chapelle  de  la  Vierge!  N'aurais-je  pas  tout  le  temps, 
d'ailleurs,  de  recourir  à  cette  manière  extrême  de  retenir  sa 
fidélité?  Ne  pourrais-je  pas  toujours  fixer  ses  ailes  au  moment 


FÉLONIE  D'UN  GRAND  PAON  DE  NUIT.  25 

précis  où  je  devinerais  son  intention  de  s'en  servir  pour  s'éloi- 
gner de  moi  ? 

«  Le  résultat  de  ces  réflexions  fut  la  remise  des  ciseaux  dans 
leur  étui;  après  quoi  je  m'abandonnai  avec  la  confiance  la 
plus  illimitée  et  la  crédulité  la  plus  aveugle  au  bonheur, 
encore  nouveau  pour  moi,  d'être  adorée  par  un  amant  jeune, 
beau,  élégant,  persuasif  et  bien-aimé. 

«  Je  n'entrerai  pas  dans  les  détails  de  notre  amour  :  les 
premiers  temps  de  notre  union  furent  un  enivrement  perpétuel. 
Le  souvenir  de  ces  joies  reste  profondément  au  cœur,  mais  il 
ne  peut  se  raviver  par  la  parole.  » 

Ici  la  princesse  mit  la  main  sur  ses  yeux  et  parut  absorbée 
dans  un  ineffable  recueillement.  Un  soupir  profond  vint  l'ar- 
racher à  cette  réminiscence  mêlée  de  bonheur  et  de  larmes,  et 
sans  avoir  le  mauvais  goût  de  s'excuser  d'une  distraction  si 
légitime,  elle  reprit  son  récit  en  ces  termes  : 

«  — Cette  période  passionnée  de  ma  vie  fut  de  courte  durée  : 
la  deuxième  année  finissait  à  peine,  et  il  ne  se  rappelait  déjà 
plus  ses  douces  paroles;  je  n'étais  plus  la  lumière  de  sa  vie, 
une  autre  que  moi  échauffait  son  cœur. 

«  J'étais  encore  si  complètement  aveuglée  par  mon  amour 
que  je  ne  vis  pas  le  jeu  de  ses  ailes,  je  ne  m'aperçus  pas  qu'elles 
frémissaient  d'impatience  auprès  de  moi.  Si  j'avais  été  plus 
calme  cependant,  ne  m'était-il  pas  facile  d'observer  un  phé- 
nomène qui  plus  tard  me  devint  si  familier?  n'avais-je  pas  la 
puissance  de  le  fixer?  ne  pouvais-je  donc  pas  prévenir  tout 
naturellement  son  abandon,  ainsi  que  je  le  fis  plus  tard  pour 

7 


26  LES  PAPILLONS 

tant  d'autres,  dont  vous  voyez  tranquillement  étalées  dans 
inescadres  les  ailes  aux  couleurs  variées  comme  les  passions 
qui  les  inspiraient? 

«  Eh  bien  non,  je  ne  vis  rien ,  je  ne  compris  rien,  je  n*eus 
aucune  prévision  de  mon  malheur  que  lorsqu'il  fut  sans 
remède.  Je  n'étais  pourtant  pas  le  premier  amour  du  volage 
Olivarès;  sa  retraite  dans  le  couvent  des  Franciscains  de 
Séville  était,  je  vous  l'ai  dit,  un  désespoir  d'amour.  Par  déli- 
catesse, il  est  vrai,  je  ne  lui  avais  jamais  demandé  les  détails 
de  celle  histoire;  j'ignorais  encore  le  nom  de  sa  première 
victime. 

«  Mais  enfin  je  savais  qu'il  avait  élé  déjà  séducteur  et  infi- 
dèle; son  remords  même  et  le  genre  de  pénitence  qu'il  s'était 
infligé  aurait  dû  me  mettre  sur  mes  gardes.  Ah  !  tenez,  mar- 
quise, vous  qui  avez  de  l'expérience,  convenez  avec  moi  que 
Ton  voit  toujours  mieux  dans  le  jeu  des  autres  que  dans  le 
sien.  » 

La  compagne  de  Cazotte  sourit  en  faisant,  de  la  tête  un  signe 
d'assentiment;  quant  à  Cazotte  lui-même,  il  écoulait  les  yeux 
en  l'air,  selon  son  habitude,  et  s'il  regardait  quelque  chose, 
c'était  plutôt  le  portrait  du  grand-paon  de  nuit  "que  la  pauvre 
princesse  délaissée.  Le  mouvement  des  lèvres  de  la  narratrice 
eût  détruit  le  charme  pour  lui.  Cette  aventure  où  la  fantaisie 
mystique  jouait  un  si  grand  rôle  l'avait  transporté  tout  d'abord 
dans  le  monde,  où  il  devait  aller  chercher  plus  tard  la  Bion- 
detta  de  son  chef-d'œuvre. 

«  —  Je  ne  tardai  pas  cependant,  reprit  Ginebra,  à  m'aper- 


FÉLONIE  D'UN  GKAND  PAON  DE  NUIT.  '27 

cevoir  que  don  Olivarez  passait  souvent  les  nuits  ailleurs  qu'au 
château  de  Moncade.  Cette  découverte  me  donna  à  penser.  Il 
n'y  avait  rien  de  changé  pendant  le  jour  dans  ses  manières 
passionnées  avec  moi.  Je  n'avais  pas  la  moindre  base  au  plus 
léger  soupçon. 

«  Nous  vivions  presque  solitaires  dans  l'égoïsme  de  nos  pre- 
miers amours;  lui-même  avait  désiré  qu'il  en  fût  ainsi;  et 
dans  nos  relations  de  voisinage,  aucune  femme  ne  pouvait  me 
donner  de  l'ombrage  par  la  jeunesse,  la  grâce  ou  la  beauté. 
J'étais  bien  sure  qu'à  plusieurs  milles  à  la  ronde  je  n'avais 
pas  de  rivale  à  redouter. 

«  Et  pourtant  ces  fantaisies  nocturnes  m'intriguaient.  Je 
me  rappelai  alors  qu'il  avait  des  ailes.  Séville  et  ses  villas 
n'était  qu'à  quatre  lieues  de  notre  résidence;  par  un  temps 
calme,  une  pareille  distance  devait  être  un  jeu  pour  lui. 

«  Mais  pourquoi  cette  humeur  vagabonde  le  prenait-elle 
seulement  après  le  coucher  du  soleil?  Cette  question,  qui  eût 
embarrassé  bien  des  jeunes  mariées,  fut  promptement  résolue 
pour  moi.  Je  l'avais  trouvé  à  la  chapelle  du  couvent  des 
Dames-Nobles,  sous  la  cape  brune  de  saint  François  qui  le 
faisait  ressembler  à  une  larve  de  grand-paon;  réchauffé  par 
mon  amour,  il  avait  brisé  son  enveloppe,  et  malgré  sa  nou- 
velle forme,  je  n'avais  épousé  en  secondes  noces  qu'un  papillon 
de  nuit  :  l'analogie  entrevue  s'était  trouvée  véritable. 

«  Avais-je  le  droit  maintenant  de  m'élonner  si  mon  jeune 
époux  conservait  les  allures  et  les  habitudes  de  sa  race?  Il 
me  restait  d'ailleurs  une  garantie  puissante,  un  motif  admi- 


28  LES  PAPILLONS. 

rable  de  sécurité  :  mes  ciseaux,  toujours  parfaitement  affilés, 
ne  me  quittaient  point,  et  je  pouvais  les  faire  jouer  au  premier 
soupçon  sérieux. 

«  Me  voyant  un  matin  soucieuse  un  peu  plus  qu'à  l'ordi- 
naire,  don  Olivarez  devina  mes  pensées,  et  du  ton  le  plus 
naturel  du  monde  : 

«  —  Ma  Ginebra,  dit-il,  sais -lu  combien  est  délicieuse 
la  fraîcheur  embaumée  des  nuits,  à  l'heure  où  les  calices 
des  fleurs,  comme  autant  de  cassolettes  d'or  et  de  rubis, 
comme  autant  de  légers  encensoirs  d'argent,  de  topaze  et 
d'opale,  jettent  vers  le  ciel  les  arômes  précieux  qu'ils  ont 
composés  au  grand  jour  du  soleil,  avec  les  plus  purs  de  ses 
rayons?  » 

«  —  Cher  prince,  quand  vous  allez  vous  enivrer  de  poésie 
et  de  parfums,  pourquoi  ne  m'éveillez -vous  pas  pour  par- 
tager votre  ivresse?  » 

«  —  Si  tu  aimes  à  voir  briller  les  lucioles,  à  voir  les  paons 
de  nuit  exécuter  leurs  joyeuses  évolutions  à  la  clarté  des 
vertes  étoiles,  ô  ma  Ginebra!  je  choisirai  les  nuits  les  plus 
calmes,  les  plus  odorantes  et  les  plus  lumineuses  pour  le  les 
faire  admirer  !  » 

«  Cet  ode  à  la  nuit,  chanté  par  l'enthousiasme  de  mon 
jeune  amant,  me  rassura.  Il  suivait  les  impérieuses  impulsions 
de  sa  nature  nocturne,  et  rien  de  plus.  Il  aimait  ces  bruits 
bizarres  qui  font  tressaillir  les  autres,  ces  ombres  douteuses 
qui  font  fuir  les  pieds  humains.  Ce  qu'il  lui  fallait  pour  être 
complètement  heureux,  c'était  d'entendre  la  brise  tiède  chan- 


FÉLONIE  D'UN  GKAND  PAON  DE  NUIT.  29 

ter  d'une  voix  timide  dans  les  feuilles  des  jasmins  et  des 
ébéniers;  c'était  d'assister  au  lent  mystère  de  l'épanouisse- 
ment des  roses  et  des  fleurs  de  citronniers. 

«  Si  je  me  contentais,  moi,  de  les  voir  épanouies  dans  la 
rosée  du  matin,  était-ce  une  raison  pour  contrarier  les  goûts 
de  don  Olivarez? 

«  Tous  ces  beaux  raisonnements  me  firent  ajourner  l'exé- 
cution qui  devait  le  fixer  pour  toujours  auprès  de  moi.  J'avais 
eu  l'imprudence  de  discuter  les  battements  de  ses  ailes  et  de 
leur  inventer  des  motifs  légitimes;  le  perfide  abusa  de  ma 
crédulité  et  mit  à  profit  mon  aveugle  indulgence  pour  s'envoler 
bien  loin  de  moi. 

«  Un  beau  jour,  je  l'attendis  inutilement.  Je  le  fis  chercher 
partout,  j'envoyai  des  courriers  sur  toutes  les  routes,  et  j'appris 
enfin  qu'il  s'était  embarqué  à  Cadix,  sur  un  vaisseau  qui 
emportait  au  Pérou  le  nouveau  vice-roi  de  Lima  et  sa  fille.  Je 
me  rappelai  alors,  mais  trop  tard,  qu'il  avait  beaucoup 
admiré  cette  jeune  personne  à  une  procession  faite  à  Séville  en 
l'honneur  de  Notre-Dame  d'août,  où  elle  assistait  couronnée 
de  roses  blanches  et  de  bluets. 

«  La  veuve  douairière  de  Moncade  a  depuis  porté  le  deuil 
du  prince  son  fils.  11  a  péri,  dit-elle,  dans  l'affreux  tremblement 
de  terre  qui  a  ravagé  Lima;  mais  je  sais  bien,  moi,  que  je  ne 
suis  pas  veuve. 

«  Lorsque  je  me  décidai  à  revenir  en  France,  j'espérais 
vaguement  l'y  rencontrer,  car  je  savais  qu'une  fois  ses  ailes 
déployées  il  ne  les  arrêterait  plus,  à  moins  que  je  ne  parvinsse 

8 


30  LES  PAPILLONS. 

à  les  fixer  sous  les  aiguilles  d'or  que  je  porte  toujours  dans 
mes  cheveux  à  sou  intention.  » 

Disant  cela  elle  montra  piqués  dans  la  touffe  grisonnante 
qui  retombait  sur  sa  nuque  les  deux  poignards  microscopiques 
qu'elle  réservait  à  la  moralisation  tardive  de  son  second 
époux. 

«  —  En  effet,  continua-t-elle,  après  avoir  traversé  les  Pyré- 
nées, je  vis  un  voyageur  fatigué  assis  au  bord  de  la  roule  à 
quelque  distance  deBagnères;  le  vent  déployait  son  manteau, 
que  je  reconnus,  en  m'approchanl ,  pour  les  ailes  aux  quatre 
yeux  de  mon  jeune  mari. 

«  A  cette  vue.  je  quittai  sans  bruit  ma  chaise,  ordonnant  au 
postillon  de  na' attendre  dans  un  coude  du  chemin  où  le  prince 
ne  pouvait  nous  voir,  puis  je  grimpai  lestement  le  coteau,  pour 
surprendre  par  derrière  mon  volage,  afin  de  le  rendre  défini- 
tivement fidèle. 

«  Tout  alla  bien  d'abord,  j'approchai  sans  respirer,  je  n'en 
étais  plus  qu'à  deux  pas. . .  Déjà  je  préparais  mes  aiguilles  d'or. . . 
lorsque,  sans  même  reconnaître  ni  regarder  sa  Ginebra,  le 
prince  Olivarez  s'élança  dans  les  airs  et  disparut... 

«  Je  crois  l'avoir  entrevu  plusieurs  fois  encore  depuis  ce 
moment,  mais  je  ne  le  lins  jamais  aussi  à  mon  aise;  je  ne  le 
trouvai  jamais  aussi  bien  disposé  pour  l'exécution  de  mes 
desseins  que  ce  jour-là. 

«  Hélas!  il  y  a  plus  de  trente  ans  de  cela,  et  pourtant  je 
ne  renonce  pas  à  mon  projet;  je  suis  même  sûre  que  je  pourrai 
bientôt  y  réussir. 


Je  vis  un  voyageur  assis  au  bord  de  la  roui  e 


/  • 

FÉLONIE  D'UN  GRAND  PAON  DE  NUIT.  31 

«  Lorsque  je  parle  ainsi  devant  la  jeunesse,  je  la  fais  sou- 
rire :  on  ne  sait  pas  à  vingt  ans  que  la  solitude  est  souvent 
bien  lourde  aux  vieillards,  et  que  près  de  la  tombe  on  a  besoin 
d'un  ami  qui  en  égayé  la  route  et  vous  y  fasse  marcher  à  pas 
plus  lents.  » 

En  achevant  ces  mélancoliques  paroles,  la  princesse  se  leva 
gravement;  elle  prit  Cazotte  par  la  main,  et  le  conduisit  vers  un 
petit  secrétaire  a  pieds  arqués,  joli  meuble  de  boule  que  le 
comte  Cipio  avait  commandé  jadis  exprès  pour  elle.  Les  mar- 
queteries allégoriques  dont  il  était  décoré  s'y  trouvaient  exé- 
cutées avec  un  goût  charmant.  De  gracieux  papillons  argus, 
imités  avec  art  dans  cette  sorte  de  mosaïque  en  bois  précieux, 
semblaient  y  veiller  sur  les  secrets  confiés  aux  tiroirs. 

Ici  je  sens  le  besoin  d'ouvrir  une  parenthèse  au  bénéfice  des 
amateurs  de  ces  chefs-d'œuvre  de  l'ébénislerie  du  XVIII''  siècle. 

Cette  délicate  merveille,  qui  faisait  l'un  des  ornements  les 
plus  originaux  du  salon  si  original  de  Ginebra,  fut  léguée  à 
l'auteur  du  Diable  amoureux,  et  alla  décorer  sa  retraite  de 
Pierry  en  Champagne. 

Le  duc  de  Penlhièvre,  dans  une  visite  qu'il  fit  à  Cazotte, 
essaya  inutilement  de  l'obtenir;  c'était  un  souvenir  trop  pré- 
cieux pour  que  l'enthousiaste  légataire  consentit  à  s'en 
dessaisir. 

Égaré,  après  la  fin  tragique  de  son  possesseur,  dans  l'ar- 
rière-boutique  d'un  brocanteur  inconnu,  le  précieux  coffre 
reparut,  en  1607,  à  une  vente  publique.  Mais,  dédaigné  par  le 
vilain  goût  de  l'époque  impériale,  il  allait  échoir  à  quelque 


32  LES  PAPILLONS. 

vandale  moderne,  si  Dusommerard,  qui  nous  a  sauvé  tant  de 
reliques  sans  prix,  ne  se  fût  trouvé  là  fort  à  point. 

L'excellent  collectionneur  parvint  facilement  à  tirer  ce  joyau 
du  fumier,  et  le  plaça  dans  une  salle  de  l'hôtel  Cluny,  où 
chacun  aujourd'hui  peut  aller  l'admirer. 

La  princesse  ayant  donc  conduit  Cazotte  vers  le  meuble  en 
question,  prit  dans  l'un  de  ses  tiroirs  un  manuscrit  sur  la 
couverture  duquel  était  représenté  un  jeune  homme  d'une 
quinzaine  d'années  environ,  à  la  physionomie  alerte,  portant 
les  couleurs  tendres  du  papillon  iris. 

—  Tenez,  cher  poêle,  si,  comme  je  le  crois,  vous  êtes  curieux 
de  savoir  les  aventures  du  volage  prince  de  Moncade  jusqu'au 
moment  où  j'ai  failli  l'arrêter  dans  sa  course,  voici  des  rensei- 
gnements exacts;  ils  m'ont  été  fournis  par  ce  charmant  iris 
peint  sur  la  couverture. 

—  Par  cet  iris!  fit  Cazotte  émerveillé. 

—  Par  cet  iris,  répondit  la  princesse;  car  le  jour  où  je  man- 
quai mon  jeune  mari,  je  parvins  à  saisir  à  quelques  pas  de  là 
cet  étourdi  bleu  ou  plutôt  cette  étourdie.  Il  était,  ou  mieux  elle 
était  de  la  suite  du  prince,  et  ne  l'avait  pas  quitté  depuis  son 
départ  d'Espagne. 

—  Je  lui  en  sais  bon  gré,  s'écria  le  rêveur  en  ouvrant  le 
manuscrit. 

—  Maintenant,  satisfaites  votre  curiosité  à  votre  aise;  ces 
souvenirs  sont  d'ailleurs  si  brûlants  pour  moi  que  je  n'aurais 
pu  moi-même  achever  l'histoire  de  don  Olivarez. 

Puis  s'adressant  à  la  marquise  de  La  Croix  : 


/ 

FÉLONIE  D'UN  GRAND  PAO N  DE  NUIT.  33 

—  Et  vous,  chère  bonne,  venez  avec  moi;  je  vais,  selon 
mon  habitude,  faire  une  heure  de  chasse  à  la  clarté  des  étoiles, 
avant  de  me  coucher. 

MANUSCRIT  AUTHENTIQUE  d'un  IRIS  DES  PRÉS. 

Son  Excellence  m' ayant  rencontrée  dans  une  de  ces  vastes 
prairies  du  Guadalquivir  où  paissent  les  élégants  genêts  anda- 
loux  et  les  robustes  taureaux  destinés  aux  courses,  se  fit  un  jeu 
de  me  prendre  en  croupe  et  de  m'enlever. 

Pour  me  dissimuler  à  la  jalousie  légitime  de  sa  jeune  épouse, 
il  me  donna  un  costume  d'écuyer,  le  titre  de  page,  le  nom 
d'Azuleo,  et  me  prit  à  son  service  intime.  Une  fois  installée  au 
château  deMoncade,  je  ne  quittai  plus  Monseigneur;  j'étais  de 
toutes  ses  courses,  de  toutes  ses  chasses,  j'entrais  dans  toutes 
ses  confidences,  je  fis  ses  commissions  les  plus  difficiles,  et  lui 
rendis  les  services  les  plus  délicats. 

C'était  moi,  par  exemple,  qui  préparais  son  cheval  pour  ses 
excursions  nocturnes,  moi  qui  portais  ses  lettres  d'amour  et  ses 
rendez-vous.  De  pareilles  tâches  m'eussent  été  bien  pénibles,  si 
je  n'avais  été  naturellement  douée  d'une  humeur  légère  et  d'un 
tempérament  calme.  Et  puis  j'étais  si  heureuse  d'être  pour  une 
bonne  part  dans  tous  les  bonheurs  de  don  Olivarez,  que  mon 
dévouement  devint  bientôt  instinctif,  sans  jalousie  et  sans 
réflexions. 

Une  seule  fois,  trois  jours  avant  de  quitter  l'Espagne  avec  la 
fille  du  vice-roi,  comme  Son  Excellence  m'apprenait  cette  grosse 
nouvelle,  j'essayai  de  l'en  détourner. 

9 


U  LES  PAPILLONS. 

—  Ah!  Monseigneur,  lui  dis-je,  que  va  devenir  notre 
bonne  seiiora  qui  vous  aime  tant?  » 

A  ces  mots,  je  vis  une  larme  dans  ses  yeux. 

—  Pauvre  Ginebra!  dit-il,  je  la  quitte  et  je  l'aime  avec  pas- 
sion. Ah  !  pourquoi  le  sort  me  force-t-il  à  des  actes  aussi  cruels! 
pourquoi  suis-je  toujours  dans  l'obligation  de  choisir  entre 
deux  amours  !  Pourquoi  toujours  celte  nécessité  de  rompre 
avec  une  femme  aimée  pour  obtenir  l'amour  d'une  autre.  Va, 
mon  cher  Azuleo,  si  Ginebra  avait  ton  humeur  légère  et  insou- 
ciante, je  ne  lui  causerais  pas  ce  chagrin;  je  la  prierais  de  nous 
suivre  au  Pérou-,  et  elle  nous  suivrait. 

A  peine  arrivé  en  vue  des  côtes  du  Brésil,  le  prince  avait  déjà 
donné  une  rivale  à  la  fille  du  vice-roi;  il  s'était  épris  d'une 
belle  créole  de  Bahia  qui  revenait  de  Lagos  en  Portugal,  en 
compagnie  de  son  frère.  Don  Olivarez  ne  marchandait  jamais 
avec  ses  sentiments;  il  se  les  avouait  aussitôt  qu'il  les  sentait 
poindre  en  lui.  Il  résolut  donc,  après  avoir  découvert  en  lui 
cette  nouvelle  passion,  de  suivre  la  Brésilienne. 

Je  ne  sais  pas  où  il  en  était  précisément  avec  la  fille  du  vice- 
roi  ;  du  reste,  le  père  de  celle-ci  paraissait  tout  ignorer;  il  affec- 
tait de  ne  voir  qu'un  illustre  passager  dans  le  poursuivant  de 
sa  fille.  En  agissant  ainsi,  calculait-il  habilement  ses  intérêts 
ou  laissait-il  mûrir  sa  vengeance?  je  n'en  sais  rien.  Dans  tous 
les  cas,  don  Diègue,  le  vice-roi,  ne  me  parut  pas  trop  chagrin, 
en  apprenant  la  résolution  du  prince  de  descendre  à  Bahia  avec 
la  Brésilienne. 

Cependant,  avant  de  quitter  le  galion  de  don  Diègue,  mon- 


/ 

FÉLONIE  D'UN  GKAND  PAON   DE  NUIT.  35 

seigneur  de  Moncade,  toujours  amoureux  de  sa  fille,  supplia  la 
fière  Espagnole  de  laisser  son  père  continuer  sa  roule  vers  le 
Pérou,  et  de  le  suivre,  lui,  à  la  baie  de  Tous-les-Saints. 

Celle-ci,  qui  s'était  bien  aperçue  du  motif  de  ce  débarque- 
ment improvisé,  s'indigna  contre  le  prince,  et  le  menaça  de  la 
colère  toute-puissanle  du  vice-roi  son  père.  Le  prince,  toujours 
loyal  dans  sa  déloyauté,  pleura  beaucoup  et  fut  bien  triste  de 
quitter  la  belle  Sévillane;  mais  il  n'en  suivit  pas  moins  la  brune 
créole ,  qui  venait  de  le  prendre  dans  les  pièges  de  ses  beaux 
yeux. 

Nous  restâmes  un  an  entier  sur  les  bords  fertiles  du  fleuve 
Peruaguacu,  où  Monseigneur  pensa  sérieusement  à  créer  de 
vastes  plantations  de  cannes  et  de  caféiers.  Il  avait  déjà  acheté 
un  bel  atelier  de  nègres  et  obtenu  une  vaste  concession  du  gou- 
vernement portugais,  lorsqu'il  eut  le  malheur  de  tuer  le  frère  de 
la  belle  créole,  à  la  suite  d'une  querelle  suscitée  par  la  jalousie 
de  la  sœur.  Cela  le  força  à  quitter  le  pays,  au  moment  où  il 
commençait  à  ne  plus  s'y  plaire  du  tout. 

Il  donna  ses  terres,  ses  nègres  et  ses  négresses,  à  une  char- 
mante métis  qui  n'avait  certes  pas  quatre  pieds  et  demi  de 
développement,  et  portait  comme  sa  mère  de  sang  indigène 
des  anneaux  d'or  fin  et  de  gros  diamants  pendus  aux  car- 
tillages  de  ses  oreilles  et  de  son  nez. 

De  Bahia  nous  nous  embarquâmes  pour  la  Havane  ;  mais  le 
vent,  qui  nous  fut  contraire,  nous  força  à  relâcher  dans  l'ile  de 
Curaçao  appartenant  aux  Hollandais.  Ici  le  prince  tomba  de 
nouveau  amoureux;  mais  l'affaire  faillit  lui  coûter  cette  fois 


36  LES  PAPILLONS. 

plus  qu'un  troupeau  de  nègres  et  quelques  centaines  d'arpents 
en  friche. 

Ce  papillon  volage,  comme  disait  ma  belle  maîtresse  doha 
Ginebra,  reposa  son  vol  sur  une  fleur  de  Hollande  éclose  dans 
les  serres  des  plus  habiles  horticulteurs  de  l'univers. 

La  nouvelle  conquête  de  don  Olivarez  était  fiancée  à  un  riche 
facteur  de  la  Compagnie  Hollandaise.  Une  nuit,  le  futur  mari  de 
cette  rose  du  Zuiderzée  surprit  Monseigneur,  montant  la  garde 
près  de  la  galerie  qui  laissait  pénétrer  la  brise  de  mer,  sous 
le  moustiquaire  de  la  fiancée. 

—  Bon!  se  dit-il,  voilà  un  prince  espagnol  qui  va  payer  de 
sa  fortune  ou  de  sa  vie  cette  incartade  andalouse. 

Et  la  nuit  suivante  il  mit  sur  pied  pour  le  surprendre  tous  les 
hommes  armés  qu'il  avait  à  sa  disposition. 

Par  un  hasard  inouï,  cette  nuit  même  une  grande  chaloupe 
pontée  mit  à  terre  un  parti  de  flibustiers,  une  vingtaine  de  ces 
terribles  Frères  de  la  côte,  qui  venaient  là  dans  l'intention  de 
surprendre  la  plus  riche  partie  de  l'île,  et  de  la  piller.  Or  l'oreille 
d'un  amoureux  étant  d'une  grande  finesse,  surtout  quand  il  a 
avec  lui  un  page  aussi  dévoué  qu'Azuleo,  le  prince  et  moi  nous 
aperçûmes  les  aventuriers  qui  avançaient  sans  parler,  afin  de 
surprendre  les  Hollandais. 

A  cette  vue,  le  prince  donne  l'alarme;  il  se  met  à  la  tête  des 
hommes  postés  pour  l'arrêter  lui-même  et  chasse  les  écumeurs 
de  mer,  interdits  et  découragés  de  s'être  vus  prévenus  dans 
leur  œuvre  de  massacre  et  de  maraude. 

Ce  service  splendide  nous  sauva,  mais  don  Olivarez  n'en  dut 


FÉLONIE  D'UN  GRAND  PAON  DE  NUIT.  37 

pas  moins  partir,  regrettant,  comme  toujours,  avec  des  larmes 
véritables,  la  fatalité  qui  le  forçait  à  ce  nouvel  abandon. 

Le  vent  nous  porta  enfin  à  la  Havane  où,  après  quelques 
mois  de  séjour,  mon  noble  maître  avait  déjà  eu  plusieurs  aven- 
tures aussi  sérieuses  que  les  premières;  mais,  par  extraordinaire, 
ce  fut  lui  cette  fois  qui  fut  le  plus  fidèle,  car  il  fut  toujours 
abandonné.  Cette  nouvelle  façon  d'agir  à  son  égard  l'affecta 
vivement,  au  point  que  sa  santé  me  donna  des  inquiétudes. 

—  Monseigneur,  lui  dis-je,  vous  n'aimez  donc  plus  votre 
page  Azuleo,  que  la  bonne  senora,  votre  femme,  appelait  son 
papillon  iris'.' 

À  ces  mots  le  prince  me  prit  sur  ses  genoux  : 

—  Ah  !  pauvrette,  je  t'aime  comme  lorsque  je  t'ai  pris  en 
croupe  pour  te  faire  courir  le  monde,  malgré  ton  jeune  âge  et 
la  faiblesse. 

—  Eh  bien!  Monseigneur,  ne  vous  affligez  donc  pas  aussi 
longtemps,  lorsque  je  suis  là  pour  vous  consoler. 

—  Tu  as  raison,  dit  le  prince ,  je  neveux  plus  penser  à  celles 
qui  me  quittent,  cela  fait  trop  de  mal,  mais  à  celles  que  j'ai 
été  forcé,  bien  malgré  moi,  de  quitter.  Retournons  en  Europe, 
allons  revoir  Ginebra  et  toutes  celles  que  j'ai  aimées  avant  mon 
départ;  je  veux  les  consoler  toutes  et  obtenir  d'elles  un  sourire 
et  mon  pardon. 

Je  frappai  dans  mes  mains,  en  entendant  cette  résolution. 
J'allais  donc  revoiries  vertes  prairies  du  Guadalquivir,  et  aban- 
donner pour  toujours  ces  dévorantes  contrées,  qui  m'enlevaient 
mes  couleurs  et  ma  vivacité. 

10 


38  L K S  PAPILLONS. 

Quel<jues  mois  après,  nous  étions  de  retour  en  Espagne.  La 
princesse  n'y  était  plus;  or,  tout  en  la  cherchant,  elle  et  d'au- 
tres encore,  le  beau  papillon  continua  à  laisser  errer  son  vol 
irrégulier  au  caprice  de  sa  fantaisie. 

Et  maintenant  que  dona  Ginebra  lui  a  enlevé  son  page  qui 
veillait  sur  lui,  à  présent  que  je  ne  suis  plus  là  pour  l'avertir 
et  le  consoler,  queva-t-il  devenir,  et  qu'esl-il  devenu? 

—  Pauvre  Ginebra  !  ditCazotte  en  terminant  cette  lecture,  tes 
aiguilles  d'or  ne  piqueront  peut-être  jamais  ce  beau  paon  de 
nuit;  quelqu'un  de  ces  sinistres  oiseaux  de  proie  qui  font  la 
police  nocturne,  effraie  ou  chat-huant,  a  probablement  ter- 
miné d'un  coup  de  griffe  la  carrière  aventureuse  de  ton  second 
mari. 


M 

 <$g&  

La  princesse  revint  de  sa  chasse  nocturne  avec  la  marquise 
les  mains  vides,  et  sans  avoir  aperçu  ni  l'une  ni  l'autre  le 
moindre  phalène. 

La  soirée,  il  est  vrai,  n'était  nullement  favorable  aux 
capricieuses  évolutions  des  sphinx  et  des  bombix.  Sous  un  ciel 
étoile,  mais  sans  lune,  soufflait  un  vent  de  sud-est  vif  et  sec 
qui  fouettait  les  ailes  maladroites  des  dernières  chauve-souris, 
et  faisait  tourbillonner  les  premières  feuilles  arrachées  aux 
ormes  et  aux  peupliers. 

Personne  mieux  que  Ginebra  ne  connaissait  les  mœurs  et 
coutumes  de  ses  favoris.  Elle  n'ignorait  pas  qu'à  cette  époque 
de  l'année,  leurs  générations  mignonnes  se  trouvaient  pour  la 
plupart  emprisonnées  dansle  feutre  ou  la  soie  des  chrysalides,  ou 
poudrées  en  graines  autour  des  pousses  du  dernier  printemps. 

Mais  cette  heure  était,  nous  l'avons  dit,  consacrée  à  sa  chasse 
préférée,  et  à  n'importe  quelprix  elle  n'eut  voulu  manquer  à 
cette  habitude. 

Elle  n'avait  pas  pour  guide  unique  la  science  de  l'entomo- 
logie; ce  qu'elle  poursuivait  n'était  pas  simplement  des  papil- 
lons. A  ses  yeux  les  hommes  empiétaient  fréquemment  sur  les 
droits  de  cette  race  ailée,  et  réciproquement.  Or,  cette  heure 
douteuse,  si  bien  dite  entre  chien  et  loup,  était  le  moment  le 
plus  favorable  pour  surprendre  les  mystérieux  secrets  de  ces 
hybrides  transformations. 

A  ces  graves  motifs  ajoutez  que  don  Olivarez ,  avec  ses 
ailes  aux  quatre  yeux,  était  en  train  de  courir  l'espace;  or,  ne 


40  LES  PAPILLONS. 

pouvait-il  pas  choisir,  sans  le  savoir,  le  soir  même  où  Ginebra 
serait  restée  paresseusement  étendue  sur  sa  chaise  longue,  pour 
venir  se  poser  sur  les  ellébores  et  les  chrysanthèmes  de  son 
jardin? 

En  rentrant  au  salon  la  marquise  de  La  Croix  dit  avec  un 
soupir  d'un  grand  naturel  : 

—  Si  don  Olivarez,  chère  princesse,  vole  au  gré  de  ses  désirs, 
ce  papillon  capricieux  a  bien  des  compagnons  parmi  les 
hommes.  Hélas!  il  n'en  est  pas  de  même  pour  nous  autres 
pauvres  femmes.  Bien  qu'il  nous  vienne  des  ailes  aussi  bien 
qu'à  ces  messieurs,  nous  sommes  toujours  enlevées  au  gré  de 
leurs  caprices,  et  nous  ne  volons  guère  dans  l'espace  que  sur 
les  ailes  de  nos  maîtres. 

—  C'est  bien  vrai,  dit  la  princesse;  cependant  à  cette  règle 
inique  il  y  a  des  exceptions.  Vous  voyez  cette  belle  libellule, 
aux  membres  diaphanes ,  enlevée  dans  les  airs  par  deux 
porte-queue  flambés,  celle-ci  au  moins  monte  au  ciel  sur 
les  ailes  de  ceux  que  l'amour  a  fait  ses  esclaves. 

—  Contez-nous  cela,  dit  vivement  Cazolte. 

—  Cher  poëte,  reprit  la  princesse,  rappelez-vous  votre  refrain 
prudent  : 

Commère,  il  faut  chauffer  le  lit, 
N'entends-tu  pas  sonner  minuit. 

—  Princesse,  il  est  à  peine  onze  heures. 

—  Eh  bien,  encore  cette  histoire  aujourd'hui;  mais  écou- 
tez-moi sans  vous  endormir. 


LA 

è 

ET  LES 

DEUX  PORTE-QUEUE 


Sur  l'une  des  magnifiques  promenades  qui  entourent  la  ville 
d'Avignon,  et  en  face  du  roc  des  Dons  qui  se  dresse  comme  un 
géant  de  pierre,  au  bord  du  Rhône,  à  l'extrémité  de  l'ancienne 
cité  des  papes,  brillait,  en  l'an  de  grâce  1754,  le  cabaret  de 
l'Écu  d'or,  rendez-vous  favori  de  la  jeune  noblesse  avignonnaise. 

Une  coquette  petite  maison,  peinte  en  rouge  avec  des  con- 
trevents verts,  entourée  de  fraîches  charmilles  à  l'ombre  des- 
quelles s'attablaient  les  buveurs,  la  beauté  de  l'emplacement 
d'où  l'on  suivait  du  regard  le  cours  sinueux  du  Rhône  au 
milieu  des  prairies,  et  plus  que  tout  cela,  la  mine  réjouie  et  la 
bonne  cuisine  de  dame  Simonne,  maîtresse  du  lieu,  avaient 
assuré  la  vogue  du  cabaret  de  l'Écu  d'or. 

il 


42  LES  PAPILLONS. 

C'est  là  que  nous  irons,  s'il  vous  plaît,  chercher  les  deux 
héros  de  cette  histoire,  assis  face  à  face  devant  un  pâté  de 
lièvre,  dont  les  tranches  parfumées  reslent  intactes  sur  leur 
assiette  d'étain,  tandis  que  le  vin  d'Espagne,  au  souffle  de  la 
brise  de  mai  qui  agile  les  charmilles,  semble  grelotter  dans  leurs 
coupes  pleines. 

Voilà,  par  ma  foi,  de  piteux  convives,  et  ce  n'est  pas  l'en- 
trainement  de  la  conversation  qui  leur  fait  insulter  d'un  tel 
affront  le  déjeuner  de  dame  Simonne;  car  ils  ne  desserrent  pas 
les  dents,  si  ce  n'est,  l'un  pour  pousser  de  lamentables  sou- 
pirs,  l'autre  pour  proférer  à  demi-voix  d'effroyables  jure- 
ments. 

Ces  deux  jeunes  seigneurs  sont  pourtant  la  fine  fleur  de  la 
gentilhommerie  du  Comtat  Venaissin . 

Gaston  de  Rieux  et  Guilbert  de  Mont-Réal  sont  renommés 
entre  tous  comme  les  plus  joyeux,  les  plus  galants,  les  plus 
magnifiques. 

Également  beaux,  également  riches,  également  ardents  pour 
le  plaisir,  Gaston  et  Guilbert  sont  liés  dès  l'enfance  d'une 
amitié  à  toute  épreuve. 

S'agit-il  pour  l'un  d'eux  d'un  coup  d'épée  à  donner  ou  à 
recevoir,  l'affaire  ne  se  passe  pas  sans  que  l'autre  ne  mette 
flamberge  au  vent.  Est-il  question  d'une  duègne  à  endormir, 
d'un  mari  à  écarter,  Gaston  peut  compter  sur  Guilbert  pour 
ménager  ses  rendez-vous,  comme  Guilbert  sur  Gaston  pour 
protéger  ses  amours. 

Oreste  et  Pylade,  Achille  et  Patrocle,  Nysus  et  Euryale,  les 


LA  BELLE  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  PO  RTE -QUEUE.  43 

plus  fameuses  amitiés  des  temps  antiques  et  modernes  pâlissent 
devant  le  dévouement  de  Gaston  pour  Guilbert  et  de  Guilberl 
pour  Gaston. 

Notez  qu'ils  sont  de  natures  complètement  diverses  et  qu'ils 
aspirent  à  des  succès  tout  différents. 

Gaston,  blond,  mince,  gracieux,  mélancolique,  un  peu 
efféminé  en  apparence,  attaque  le  cœur  des  belles  par  les  che- 
mins couverts  des  délicatesses  et  des  prévenances,  et  par  la 
mine  du  sentiment. 

Guilbert,  brun,  vif,  hardi,  décidé,  pétillant,  emporte  la  place 
d'assaut  après  l'avoir  étourdie  des  mousquetades  de  sa  verve 
gasconne. 

C'est  sans  doute  parce  qu'ils  se  ressemblent  si  peu  qu'ils 
s'aiment  tant. 

Les  minutes  se  passent.  Gaston  continue  de  soupirer,  et 
Guilbert  jure  toujours,  au  risque  de  se  damner  comme  un 
païen.  Mais  Guilbert  se  soucie  des  chaudières  de  Belzébuth 
comme  d'un  fétu  de  paille. 

Gaston  rompt  le  premier  le  silence. 

—  Guilbert,  dit-il,  tu  me  caches  quelque  chose? 

—  Tiens,  parbleu,  et  toi?  s'écrie  Guilbert. 

—  C'est  vrai,  frère,  pardonne-moi!  J'ai  un  secret;  mais 
j'ai  juré  de  me  taire. 

—  Comme  moi,  ventrebleu  ! 

—  Tu  ne  m'en  veux  pas? 

—  Ni  toi? 

Les  deux  amis  se  serrent  la  main. 


kk  LES  PAPILLONS. 

—  Ah!  çà,  reprend  Guilbert,  tu  l'aimes  donc  sérieusement? 

—  Et  toi? 

—  Comme  un  fou. 

—  Et  elle  te  résiste? 

—  Comme  à  toi.  » 

Ils  avaient  compris,  sans  mot  se  dire,  la  cause  de  leurs  cha- 
grins réciproques.  Au  fait  il  était  aisé  de  deviner  qu'il  y  avait 
de  la  femme  dans  leur  jeu. 

—  Irais-tu  bien  jusqu'à  l'épouser?  demanda  Gaston  après 
un  moment  de  silence. 

—  Et  toi?  fit  Guilbert. 

—  Moi  aussi,  répondit  Gaston. 

Ils  haussèrent  les  épaules  en  signe  de  pitié  mutuelle  ,  et 
retombèrent  dans  leurs  réflexions. 

Pourtant  Guilbert  se  mit  <\  avaler  coup  sur  coup  plusieurs 
verres  de  vin  d'Espagne,  tandis  que  Gaston,  renversé  sur  le 
dossier  de  son  siège,  regardait  passer  les  nuages  au  ciel. 

Tout  à  coup  chacun  d'eux  fit  un  soubresaut,  en  voyant 
entrer  en  même  temps  son  laquais  sous  la  charmille. 

—  Seigneur,  dit  le  laquais  de  Gaston,  voici  une  lettre 
pressée  qui  vient  d'arriver  à  votre  hôtel. 

—  Seigneur,  fit  le  laquais  de  Guilbert,  voici  un  billet  qu'on 
m'a  recommandé  de  vous  apporter  aussitôt. 

Ils  rompirent  le  cachet  de  leurs  lettres,  dévorèrent  quelques 
mots  qu'elles  contenaient,  jetèrent  une  pistole  à  leur  laquais, 
et  se  retournèrent  l'un  vers  l'autre,  souriant  et  la  figure 
épanouie. 


LA  BELLE  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  POllTE-QU EUE.  45 

—  Bonnes  nouvelles,  il  parait,  s'écria  Guilbert. 

—  Comme  à  toi!  répondit  Gaston. 

—  Un  rendez-vous? 

—  Moi  aussi. 

—  Bonne  chance  donc  ! 

lis  se  serrèrent  la  main  de  nouveau,  déchirèrent  leur  billet 
en  mille  petits  morceaux  qu'ils  jetèrent  au  vent,  appelèrent 
l'hôtesse,  lui  donnèrent  une  pièce  d'or,  et  se  séparèrent  en  se 
disant  : 

—  A  ce  soir  ! 

—  Tiens  !  ils  n'ont  pas  déjeùné,  s'écria  la  mère  Simonne. 
Voici  ce  que  contenait  la  lettre  reçue  par  Guilbert  : 

«  —  J'arrive  d'Espagne,  ce  matin;  à  quatre  heures  je  serai 
libre,  venez.  » 

Celle  de  Gaston  était  ainsi  conçue  : 

«  Si  huit  jours  d'absence  vous  ont  paru  longs,  venez  à  cinq 
heures.  On  vous  donnera  une  main  à  baiser.  » 

Chose  étrange!  l'écriture  de  ces  deux  lettres  était  absolument 
la  même. 

Laissons  nos  deux  cavaliers  se  préparer  à  leur  douce 
entrevue,  et  pénétrons  dans  le  boudoir  de  la  belle  Espagnole. 
C'est  ainsi  qu'on  appelait  h  Avignon  la  senora  Inez  de  Castelja, 
qui,  depuis  un  an  environ,  était  venue  fixer  sa  résidence 
dans  la  ville  papale.  La  senora  était  veuve  à  vingt-deux  ans 
d'un  grand  d'Espagne  de  première  classe,  qui  avait  eu  la 
délicate  attention  de  mourir  quand  sa  jeune  épouse  commen- 
çait à  peine  à  le  détester. 

12 


46  LES  PAPILLONS. 

Pourquoi  Inez,  riche  a  millions  et  la  plus  courtisée  des 
dames  de  Madrid,  avait  établi  sa  demeure  dans  le  magni- 
fique hôtel  qu'elle  avait  acheté  à  l'extrémité  sud  d'Avignon, 
sur  le  bord  des  jardins  qui  entourent  la  ville  d'une  ceinture 
de  fleurs,  c'est  ce  qu'on  n'a  jamais  bien  pu  savoir.  Mais  qui 
peut  pénétrer  au  fond  des  caprices  d'une  femme  jeune,  belle, 
opulente  et  blasée  sur  les  plaisirs  des  cours? 

La  plus  vraisemblable  des  suppositions  à  ce  sujet,  c'est 
qu'étant  passée  par  Avignon  et  qu'ayant  trouvé  que  cette  ville 
charmante  lui  offrait  un  délicieux  séjour,  Inez  avait  résolu 
de  s'y  arrêter  jusqu'à  ce  que  la  satiété  l'en  chassât,  pour  lui 
faire  installer  ailleurs,  par  une  nouvelle  fantaisie,  ses  pénates 
vagabonds. 

Quoi  qu'il  en  fût,  l'apparition  de  la  belle  Espagnole  fit 
une  sensation  prodigieuse  parmi  les  cavaliers  jeunes  ou 
vieux  de  la  ville,  et  bien  des  papillons  dorés  et  titrés  vinrent 
voltiger  autour  de  ce  fanal  de  grâce.  Mais  Inez  en  eut 
promplement  fini  avec  tous  ces  soupirants.  Elle  leur  ferma 
sa  porte,  et  deux  mois  après  son  installation  dans  la  ville 
papale,  elle  cessa  presque  complètement  d'aller  dans  le 
monde. 

Quelques  voyages  qu'elle  fit  en  Espagne  détournèrent  l'at- 
tention publique  de  sa  personne  et  de  son  hôtel  désert,  et 
bientôt  elle  put  vivre  entièrement  à  sa  guise. 

Il  est  bientôt  quatre  heures;  dans  un  boudoir  tendu  de 
soie  blanche  brochée  d'or,  à  demi  renversée  sur  une  cau- 
seuse, Inez,  le  front  dans  sa  main  et  pensive,  laisse  errer 


I 


I 

LA  BELLE  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  PORTE-QUEUE.  Ul 

machinalement  ses  regards  d'un  beau  groupe  de  marbre 
antique,  représentant  les  trois  Grâces  dans  leur  costume 
habituel,  à  un  magnifique  Christ  d'ivoire,  qui  surmonte  un 
prie-Dieu  en  ébène  incrusté  d'argent,  mélange  artistique  du 
sacré  et  du  profane. 

La  voix  publique  n'a  pas  flatté  Inez  en  lui  décernant  le 
titre  de  belle.  On  devine,  sous  sa  robe  flftt tante  de  salin 
et  de  dentelles,  que  son  corps  souple  et  gracieux  peut 
rivaliser  avec  les  trois  sœurs  mythologiques  qu'elle  con- 
temple, pour  l'exquise  proportion  des  formes  et  la  volupté 
des  contours. 

Son  visage,  un  peu  pâle,  est  animé  par  une  bouche 
vermeille,  où  le  sourire  se  repose,  et  par  l'indéfinissable 
éclat  de  ses  grands  yeux  noirs,  dont  aucun  peintre  n'a  pu 
jusqu'alors  fixer  sur  une  toile  l'expression  à  la  fois  tendre, 
malicieuse  et  passionnée. 

Si  Satan  pouvait  pétrir  une  pareille  femme  et  l'animer  de 
son  esprit  infernal,  il  volerait  toutes  les  âmes  au  bon  Dieu, 
et  les  clefs  de  saint  Pierre  se  rouilleraient  à  sa  ceinture. 

Quatre  '  heures  ont  sonné;  le  dernier  coup  du  timbre 
retentit  encore,  que  déjà  une  tapisserie  se  soulève  et  livre 
passage  à  Guilbert  de  Mont-Réal,  introduit  par  une  jeune 
camérisle  catalane  qui  se  retire  discrètement. 

—  Bonjour,  seigneur  Guilbert,  dit  la  voix  douce  de  la 
senora. 

Et  une  blanche  main,  un  peu  tremblante,  se  tend  vers  lui 
et  ne  se  retire  pas  trop  précipitamment  sous  ses  baisers. 


48  LES  PAPILLONS. 

—  Excusez-moi,  senora,  dit  le  hardi  cavalier,  en  la  rete- 
nant sous  ses  lèvres,  malgré  une  légère  opposition;  mais 
vous  me  devez  huit  jours  de  cette  belle  main-là,  à  une 
minute  par  jour.  Je  ne  suis  pas  assez  riche  pour  vous 
remettre  la  moindre  partie  de  ma  créance.  Cordieu!  c'est 
une  trop  précieuse  monnaie! 

—  Combien  de  ces  fines  galanteries  avez-vous  jetées  au 
vent  pendant  mon  absence,  seigneur  Guilbert?  demanda 
Inez  en  souriant. 

—  Aucune,  madame;  depuis  que  j'ai  eu  la  maladresse 
de  vous  laisser  voler  mon  cœur,  il  m'est  impossible  de 
trouver  un  mot  qui  amène  un  sourire  sur  de  jolies  lèvres. 
Corps  du  Christ!  je  crois  que  vous  m'avez  volé  mon  esprit 
en  même  temps.  Mais,  pour  Dieu!  qu'allez-vous  faire  de 
tout  cela? 

La  conversation  continua  pendant  une  heure,  vive,  enjouée, 
pétillante. 

A  chaque  répartie  du  fécond  Provençal ,  les  yeux  d'Inez 
brillaient  de  malice  et  de  gaieté. 

Guilbert,  qui  ne  perdait  pas  l'esprit  autant  qu'il  voulait 
bien  le  dire,  essayait  souvent  de  profiter  de  la  bonne  impres- 
sion qu'il  produisait  sur  la  senora  pour  obtenir  quelques 
faveurs  plus  décisives  que  des  doigts  roses  à  baiser;  mais 
Inez  déjouait  toutes  ses  tentatives,  sans  quitter  le  ton  de 
la  plaisanterie;  et  quand  Mont-Réal ,  dépité,  commençait 
à  exhaler  quelque  plainte  amère,  un  sourire,  un  mot  de 
la  belle  Espagnole,  ou  une  main  gracieusement  appliquée 


LA  BELLE  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  PORTE-QUEUE.  49 

sur  ses  lèvres  arrêtait  aussitôt  l'élan  de  sa  mauvaise  humeur. 

Surprenant  un  regard  de  la  seiïora  sur  la  pendule 
d'albâtre,  dont  le  timbre  allait  frapper  cinq  heures,  Guil- 
bert  se  leva. 

—  Tenez,  Inez,  dit-il  d'un  ton  pénétré  qui  ne  lui  était 
pas  habituel,  je  crois  que  vous  êtes  Belzébuth  en  personne; 
vous  me  torturez,  vous  me  martyrisez,  et  malgré  tout  je 
vous  adore.  Finissons-en,  je  vous  en  conjure,  ou  tout  ceci 
tournera  mal  pour  moi.  Parlez,  de  grâce!  Quand  mettrez  - 
vous  fin  à  mon  tourment? 

—  Bientôt,  dit-elle  avec  un  charmant  sourire. 

—  Vrai? 

—  Je  vous  le  jure;  car  moi  aussi,  ajouta-t-elle  comme 
en  se  parlant  à  elle-même,  moi  aussi  je  souffre  de  cette 
lutte  ! 

—  Eh  bien,  s'écria  le  jeune  homme,  pourquoi  ne  pas  la 
faire  cesser  tout  de  suite? 

—  Adieu,  dit  Inez;  adieu,  Guilbert;  à  demain. 
Cinq  heures  sonnaient.  Guilbert  sortit. 

Inez  le  suivit  d'un  long  et  tendre  regard;  puis  ses  traits 
prirent  une  expression  de  touchante  mélancolie,  et  elle 
resta  un  moment  pensive  et  absorbée ,  les  yeux  fixés  sur  la 
porte  que  le  seigneur  de  Mont-Héal  venait  de  franchir. 

—  Oui,  pensa-t-elle ,  je  l'aime,  ce  brave  et  joyeux  cava- 
lier. Il  a  raison,  il  faut  en  finir. 

Comme  elle  achevait  de  murmurer  celte  pensée  dans  le 
fond  de  son  âme,  elle  sentit  une  main  chercher  timidement 

13 


50  LES  PAPILLONS. 

la  sienne,  et,  abaissant  son  regard,  elle  aperçut,  agenouillé 
devant  elle,  Gaston  de  Rieux,  que  la  camériste  avait  intro- 
duit dans  le  boudoir,  après  s'être  assurée  que  Guilbert  était 
parti. 

Elle  regarda  le  jeune  homme,  et  à  mesure  qu'elle  con- 
templait cette  belle  tête  blonde  et  ces  grands  yeux  bleus  qui 
se  levaient  suppliants  vers  elle,  ses  traits  perdirent  peu  à  peu 
la  teinte  de  tristesse  qui  les  assombrissait,  pour  prendre  une 
expression  de  douce  tendresse. 

—  Enfin  je  vous  revois,  Gaston,  dit-elle. 

—  Et  moi,  je  renais,  madame,  répondit  le  jeune  seigneur: 
car  depuis  huit  jours  je  ne  crois  pas  avoir  vécu. 

Elle  voulait  parler. 

—  Oh!  laissez-moi  vous  contempler  en  silence!  dit  Gaston 
en  caressant  d'un  regard  amoureux  et  profond  le  beau  visage 
de  l'Espagnole;  quand  vous  parlez,  mon  àme  se  suspend  à 
vos  lèvres,  et  je  n'ai  plus  de  facultés  pour  savourer  votre 
vue.  Vous  regarder  et  vous  entendre  sont  deux  bonheurs  trop 
grands  pour  qu'on  puisse  les  goûter  à  la  fois. 

Inez  se  tut,  et  leurs  regards  se  parlèrent  longtemps  ainsi 
ce  langage  magnétique  de  l'amour  dont  la  nature  enseigne 
l'idiome  à  tous  les  peuples  de  la  terre. 

Puis  Gaston  rompit  le  silence,  pour  débiter  à  Inez,  de  sa 
voix  touchante,  ces  riens  inappréciables,  ces  suaves  niai- 
series, ces  ravissantes  stupidités  qui  sont  à  la  fois  l'éloquence 
et  la  philosophie  des  cœurs  amoureux. 

Cédant  au  charme  de  cette  douce  parole,  la  senora  devenait 


LA  BELLE  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  PORTE-QUEUE.  5t 

peu  à  peu  sentimentale  et  mélancolique  comme  Gaston,  et  ses 
yeux  si  gais,  si  pétillants  naguère  aux  saillies  de  Guilbert,  se 
noyaient  d'une  douce  langueur,  en  regardant  Gaston  qui,  assis 
à  ses  pieds,  sur  un  tabouret  de  velours,  semblait  l'adorer 
comme  une  madone. 

Une  heure  se  passa  ainsi.  Gaston  n'était  guère  plus  facile 
à  contenter  que  Guilbert.  Il  ne  faut  pas  trop  se  fier  à  ces 
béates  natures.  Mais  sa  voix  était  plaintive,  et  ses  supplica- 
tions fendaient  le  cœur.  Quelques  larmes  même  coulaient 
parfois  de  ses  paupières. 

Un  moment  vint  où  la  senora,  à  bout  de  résolution,  fut 
réduite  à  sonner  sa  camériste,  pour  lui  donner  un  ordre  que 
la  rusée  Catalane  trouva  par  trop  invraisemblable,  car  elle 
sourit  en  l'exécutant. 

Ce  que  voyant,  Inez  devint  rouge  de  dépit,  et  congédia 
Gaston  d'une  voix  que  son  regard  démentait  ;  car  le  seigneur  de 
Rieux  se  retira  à  la  fois  triste  et  joyeux. 

Comme  à  Guilbert,  elle  lui  avait  dit  : 

—  A  demain! 

Dès  qu'il  fut  parti,  la  belle  Espagnole  se  dit  une  seconde 
fois: 

— 11  faut  en  finir  ! 

Après  avoir  pris  cette  détermination,  elle  réfléchit  longue- 
ment, et  termina  son  examen  de  conscience  par  cette  exclama- 
tion peu  concluante  : 

—  Mais  lequel? 

La  malheureuse  ou  trop  heureuse  senora,  comme  on  voudra, 


52  LES  PAPILLONS. 

reconnut  alors  une  vérité  qu'il  lui  fut  pénible  de  s'avouer,  à 
savoir  qu'elle  n'aimait  pas  moins  Gaston  que  Guilbert,  et  pas 
moins  Guilbert  que  Gaston. 

L'énergique  figure  brune  de  l'un,  le  doux  visage  blond  de 
l'autre;  la  nature  joyeuse  et  décidée  de  celui-ci,  le  caractère 
sentimental  et  rêveur  de  celui-là ,  la  charmaient  également. 

Depuis  le  jour  où,  ayant  distingué  les  deux  amis  dans  la 
foule  de  ses  adorateurs,  elle  avait  pris  le  parti  de  les  voir 
séparément,  afin  de  les  étudier  et  de  fixer  son  choix  sur  l'un 
d'eux;  depuis  les  deux  premières  heures  où  elle  avait  eu  avec 
Gaston  et  Guilbert  ses  deux  premières  entrevues,  en  prenant 
soin  de  leur  faire  jurer  à  chacun  le  secret  le  plus  absolu 
vis-à-vis  de  l'autre,  ce  double  amour  avait  grandi  parallèle- 
ment dans  son  cœur,  sans  qu'elle  pût  jamais  se  déterminer 
à  une  préférence. 

Toutes  réflexions  faites,  Inez  se  renversa  douloureusement 
dans  son  fauteuil,  et  répéta  d'un  ton  désespéré,  en  prenant 
sa  tête  à  deux  mains  : 

—  Lequel,  mon  Dieu,  lequel? 

—  Pourquoi  pas  tous  deux?  murmura  une  voix  auprès 
d'elle. 

C'était  la  camérisle  catalane. 

Inez  tressaillit,  comme  si  cette  voix  eût  été  un  écho  de  son 
âme. 

—  Sortez  !  dit-elle  à  la  Catalane. 

La  camériste  obéit  et  la  senora  se  replongea  dans  ses  rêve- 
ries. Au  bout  d'une  heure,  elle  sonna.  La  Catalane  reparut. 


LA  BELLE  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  PORTE-QUEUE.  53 

—  Paquita,  lui  dit  Inez,  voici  le  collier  de  corail  que  vous 
paraissiez  convoiter  ce  matin. 

Pour  quel  service  Inez  récompensait-t-elle  donc  Paquita? 

Le  soir  de  ce  jour,  Gaston  et  Guilbert  soupèrent  en  com- 
pagnie de  plusieurs  jeunes  seigneurs.  Quand  les  têtes  furent 
échauffées,  chacun  parla  de  ses  amours,  chacun  vanta  sa 
maîtresse. 

Guilbert  et  Gaston  ne  dirent  rien;  mais  un  chevalier  tou- 
lousain, vantard  et  menteur  comme  un  gascon,  ayant  osé  se 
flatter  des  bonnes  grâces  de  la  belle  Espagnole,  Guilbert  et 
Gaston  se  levèrent  en  même  temps  pour  punir  le  fanfaron. 

Ils  reconnurent  alors  qu'ils  étaient  rivaux,  et  s'expliquèrent. 
A  la  suite  de  cette  explication,  ils  tirèrent  au  sort  à  qui 
échouerait  le  devoir  de  châtier  le  Toulousain.  Le  sort  désigna 
Gaston,  qui  transperça  le  chevalier  d'un  coup  d'épée. 

En  suite  de  quoi  les  deux  amis  montèrent  seuls  dans  une 
barque,  et  se  rendirent  dans  l'île  verdoyante  de  la  Berthalasse, 
où,  après  s'être  embrassés,  ils  mirent  l'épée  à  la  main,  et  se 
battirent  à  outrance  sans  haine,  sans  colère,  mais  bien  décidés 
à  ce  que  l'un  ou  l'autre  restât  sur  le  gazon,  pour  laisser  au 
survivant  le  cœur  d'Inez  en  toute  propriété. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  de  combat,  ils  tombèrent  tous 
deux  à  la  renverse;  les  malheureux  s'étaient  enferrés. 

Gaston  n'eut  qu'un  regret  dans  ce  terrible  moment,  c'était 
que  Guilbert  ne  pût  profiter  de  sa  mort.  Guilbert  n'exhala 
qu'une  plainte,  c'était  que  son  trépas  ne  pût  être  utile  à 
Gaston. 

14 


5U  LES  PAPILLONS. 

Malgré  leur  recommandation  ,  des  officieux  étaient  allés 
prévenir  Inez,  moitié  pour  le  plaisir  de  manquer  h  là  parole 
qu'ils  avaient  donnée  aux  deux  amis,  moitié  pour  jouir  de  la 
confusion  de  la  belle  Espagnole. 

Elle  se  transporta  désespérée  dans  l'île  de  la  Berthalassè,  et 
arriva  à  temps,  au  dire  des  uns,  pour  recevoir  les  derniers 
adieux  de  Gaston  et  de  Guilbert. 

Mais  certaines  personnes  assurent  que  les  deux  galants  ne 
moururent  pas  de  leurs  blessures,  et  qu'Inez  les  emmenà  dans 
une  île  de  la  Méditerranée,  où  tous  trois  vivent  encore,  à 
l'abri  de  tous  les  regards,  et  dans  la  plus  parfaite  intelli- 
gence. 


La  marquise  de  La  Croix  et  Cazotte  avaient  écouté  cette 
histoire  avec  la  plus  profonde  attention.  Après  avoir  achevé 
cette  narration,  la  princesse  Ginebra  regarda  les  deux  amis  en 
souriant  avec  malice,  et  leur  demanda  s'ils  étaient  satisfaits. 

«a  Vas  le  moins  du  monde,  répondit  Cazotle;  il  doit  y  avoir 
un  autre  dénoùment  à  cette  aventure  que  ces  Vagues  asser- 
tions des  badauds  avignonnais. 

—  Qu'en  pensez-vous,  chère  princesse,  demanda  la  mar- 
quise de  La  Croix  à  l'aimable  narratrice.  Vous  devez  en  savoir 
plus  long  que  tout  ce  monde-là  sur  le  compte  de  la  belle 
Espagnole  et  des  deux  cavaliers  d'Avignon. 

Ginebra,  pour  toute  réponse,  montra  à  ses  deux  hôtes  la 
peinture  qui  a  amené  ce  récit, 


LA  BELLE  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  PORTE-QUEUE.  55 

—  Oh  !  oh  !  dit  Cazotte,  il  y  a  là-dessous  quelque  merveil- 
leuse aventure. 

—  Vous  avez  raison,  répartit  la  princesse;  on  ne  rencontre 
pas  tous  les  jours,  dans  la  vie  ordinaire,  Une  libellule  vêtue 
d'une  jupe  rose,  portée  au  ciel  par  deux  papillons. 

—  Je  parie,  s'écria  la  marquise  de  La  Croix,  que  la  science 
du  comte  Cipio,  votre  mari,  fut  pour  quelque  chose  dans  cette 
gracieuse  ascension. 

—  En  effet,  chère  marquise,  dit  la  dame  aux  papillons,  la 
science  du  comte  Cipio  y  fut  pour  quelque  chose. 

—  Contez-nous  cela,  madame  la  princesse,  fit  Cazotte. 

—  Je  le  veux  bien,  répondit  Ginebra. 
Et  ellë  reprit  son  récit  en  ces  termes. 


Environ  deux  ans  après  cet  événement  tragique  qui  avait 
mis  en  rttmeur  tout  le  Comtat  Venaissin,  et  dont  le  mystérieux 
dénoûment  alimentait  encore  les  causeries  des  désœuvrés  do 
la  cité  avignonnaise,  et  donnait  lieu  à  mille  conjectures  plus 
absurdes  les  unes  que  les  autres,  —  car  la  senora  Inez  était  dis- 
parue lë  soir  même  du  fatal  événement,  et  l'on  n'avait  pas 
retrouvé  sa  trace,  non  plus  que  celle  des  tristes  restes  laissés 
sur  la  pelouse  de  la  Berthalasse,  par  les  âmes  des  deux  valeu- 
reux gentilshommes  qui  s'étaient  enferrés  réciproquement  pour 
les  beaux  yeux  de  l'Espagnole,  —  Donc,  deux  ans  après,  le 
comte  Cipio  qui  désirait  visiter  l'ancienne  Egypte,  dans  l'es- 
poir d'y  trouver  quelque  monument  de  l'ancienne  science 


56  LES  PAPILLONS. 

magique,  oublié  ou  dédaigné  par  les  voyageurs  vulgaires,  me 
proposa  de  l'accompagner  dans  cette  excursion  orientale.  Vous 
comprenez  que  je  n'hésitai  pas  un  instant  à  suivre  mon  savant 
époux  dans  un  tel  voyage. 

Nous  nous  embarquâmes  à  Marseille  sur  une  felouque  sici- 
lienne qui  prenait  en  France  un  chargement  pour  Alexandrie. 

En  vue  de  l'île  de  Rhodes,  un  calme  plat  nous  surprit;  le 
capitaine  sicilien  annonça  à  ses  passagers  que  toute  la  science 
nautique  serait  en  défaut,  si  le  vent  se  remettait  à  nous  pousser 
vers  l'Afrique  avant  deux  fois  vingt-quatre  heures,  et  les  invita 
à  profiter  de  ce  retard  imposé  par  la  paresse  des  éléments  pour 
aller  visiter  l'ile  de  Rhodes,  véritable  oasis  de  verdure  dans  le 
bleu  désert  des  vagues  méditerranéennes.  Trois  coups  de  canon 
et  un  pavillon  rouge  hissé  au  grand  mât  devaient  avertir  ceux 
qui  désireraient  rester  à  terre  de  l'instant  où  il  faudrait  remon- 
ter à  bord. 

Nous  acceptâmes  avec  empressement  cette  invitation,  et  deux 
heures  après  un  canot  de  la  felouque  nous  déposait  dans  le 
port. 

Le  comte  Cipio  et  moi,  laissant  nos  compagnons  s'engager 
dans  les  rues  de  la  ville,  nous  nous  hâtâmes  de  gagner  la  cam- 
pagne. 

Je  vous  épargnerai  la  description  des  sites  ravissants  que 
nous  parcourûmes,  des  bois  d'orangers,  des  maisonnettes  blan- 
ches, des  ruisseaux  bleus  de  ciel  et  des  coteaux  fleuris. 

Pour  rendre  l'image  de  son  paradis  plus  accessible  encore 
aux  sens  de  ses  croyants,  Mahomet  aurait  dû  le  placer  dans 


LA  DAME  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  PORTE  -  QUEUE.  /  57 

l'île  de  Rhodes.  Mais  Mahomet  ne  connaissait  pas  l'île  de 
Rhodes,  ce  qui  l'excuse  à  mes  yeux. 
—  Et  aux  miens,  dit  Cazotte. 

Tout  à  coup,  reprit  la  princesse,  au  détour  d'une  colline 
plantée  d'orangers  aux  pommes  d'or,  aussi  belles  pour  le 
moins  que  celles  du  jardin  des  Hespérides,  nous  aperçûmes 
une  gracieuse  maison  de  marbre  blanc  surmontée  d  une  ter- 
rasse, et  qui  nous  fit  l'effet  d'une  de  ces  villas  que  les  princes 
de  la  Home  moderne  construisent  à  grands  frais  autour  de  la 
ville  éternelle.  Une  allée  de  sycomores  et  de  blanches  statues 
conduisait  à  une  vaste  pelouse  qui  s'étendait  comme  un  grand 
tapis  vert  devant  cet!e  élégante  habitation.  Un  parc  immense 
l'entourait  et  la  cachait  comme  un  nid  sous  ses  feuilles. 

La  grille  était  ouverte;  nous  entrâmes  dans  l'allée  de  syco- 
mores, et  nous  nous  dirigeâmes  vers  la  pelouse,  espérant  que 
notre  qualité  d'étrangers  ferait  excuser  la  témérité  de  notre 
démarche,  si  les  habitants  de  cet  Éden  ne  nous  offraient  pas 
un  accueil  hospitalier. 

Arrivés  vers  la  pelouse,  nous  aperçûmes,  grâce  aux  bouffées 
de  vent  qui  soulevaient  par  intervalles  les  stores  des  fenêtres 
ouvertes  des  deux  chambres  latérales  du  rez-de-chaussée,  de 
riches  tentures  et  des  meubles  précieux  qui  décoraient  ces  deux 
pièces.  Celle  de  droite  était  tendue  de  rose,  celle  de  gauche 
était  tendue  de  bleu. 

En  nous  haussant  sur  la  pointe  des  pieds,  nous  pûmes  aper- 
cevoir, un  peu  confusément,  il  est  vrai,  un  homme  couché 
sur  un  sopha  dans  chacune  des  chambres. 

15 


58  LES  PAPILLONS. 

Mais  bientôt  notre  attention  fut  distraite  de  ces  deux  per- 
sonnages qui,  du  reste,  ne  semblaient  pas  le  moins  du  monde 
s'apercevoir  de  notre  présence,  par  le  bruit  que  firent  en  Cou- 
vrant les  deux  fenêtres  de  la  chambre  du  milieu.  Nous  plon- 
geâmes avidement  nos  regards  dans  cette  pièce  qui  devait  con- 
tenir, à  en  juger  par  les  chambres  voisines,  des  chefs-d'œuvre 
d'élégance  et  d'art...  Chose  étrange!  elle  était  entièrement 
tapissée  de  noir,  et  ne  renfermait  que  des  meubles  d'ébène 
incrustés  de  larmes  d'argent. 

Comme  nous  nous  regardions,  le  comte  et  moi,  étonnés  de 
cette  découverte  bizarre,  un  cri  se  fit  entendre,  et  une  jeune 
fille  qui  venait  sans  doute  de  nous  apercevoir  pour  la  première 
fois,  apparut  sur  le  péristyle.  Cette  jeune  fille  portait  le  costume 
des  Catalanes,  ce  qui  fit  bondir  mon  cœur  de  joie,  en  trouvant 
sous  mes  yeux  d'une  manière  si  imprévue  un  souvenir  vivant 
de  ma  patrie.  » 

—  C'était  Paquita!  s'écria  la  marquise  de  La  Croix. 

—  C'était  Paquita,  dit  la  princesse.  A  l'aspect  du  comte 
Cipio  qu'elle  avait  vu  quelquefois  à  Madrid  et  à  Avignon,  chez 
la  senora  liiez,  Paquita  poussa  un  cri  de  surprise. 

v —  Vous  ici,  monsieur  le  comte!  s'écria-t-elle. 

—  C'est  bien  moi,  mon  enfant;  mais  comment  se  fait-il  que 
je  te  retrouve  a.  Rhodes,  et  qu'est  devenue  ta  maîtresse?  l'au- 
rais-tu  quittée,  ou  d'aventure  cette  pauvre  senora,  dont  on 
ignore  la  destinée,  serait-elle  venue  s'enfermer  dans  celte  île? 

—  Entrez,  Monseigneur,  dit  Paquita,  vous  allez  tout  savoir. 
En  attendant  le  retour  de  ma  maîtresse  qui  est  allée  cueillir  des 


/ 

LA  DAME  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  PORTE-QUEU E.  59 

fleurs  pour  les  deux  cavaliers,  dans  le  fond  du  parc,  car  c'est 
aujourd'hui  le  jour  des  fleurs  des  bois,  j'aurai  le  temps  de 
vous  conter  notre  malheureuse  histoire;  ce  sera  pour  moi  un 
grand  soulagement.  Il  y  a  si  longtemps  que  je  n'ai  parlé  !  car 
la  senora  Inez  ne  me  permet  plus  que  des  monosyllabes,  et 
encore  dans  les  occasions  solennelles. 

Ces  mois  ne  firent  qu'accroître  notre  curiosité,  et  nous 
entrâmes  dans  la  chambre  noire,  où  nous  introduisit  Paquita. 

Ainsi  que  je  l'ai  dit,  tous  les  meubles  de  celle  chambre 
étaient  d'ébène  incrusté  de  larmes  d'argent.  Au  milieu  de  cette 
grande  salle,  le  lit  de  la  senora,  entouré  de  ses  vastes  draperies 
noires,  ressemblait  à  un  immense  catafalque. 

Des  deux  côtés,  des  portes  vitrées  laissaient  apercevoir  les 
jolies  chambres  bleue  et  rose.  Rien  n'était  triste  comme  le 
contraste  de  ces  deux  pièces  si  fraîches,  si  élégantes,  si  joyeu- 
sement coquettes,  avec  cette  lugubre  chambre  de  deuil. 

Nous  nous  étions  avancés,  chacun  de  notre  côté,  le  comte 
et  moi,  pour  en  examiner  tous  les  détails,  et  surtout  pour  voir 
de  plus  près  les  deux  cavaliers  qui  reposaient  sur  les  sophas, 
lorsque  tout  à  coup  nous  nous  retournâmes  en  même  temps 
en  jetant  un  cri  d'étonnement  et  d'effroi. 

A  l'immobilité  de  ces  hommes,  à  la  raideur  de  leurs  mem- 
bres, à  la  fixité  de  leurs  regards,  nous  avions  reconnu  qu'ils 
étaient  morts. 

Ces  deux  hommes  étaient  Gaslon  de  Hieux  et  Guilbert  de 
Mont-Réal.  Inez,  après  avoir  reçu  leur  dernier  soupir,  avait 
fait  enlever  leurs  corps  de  l'île  avignonnaise;  un  savant 


60  LES  PAPILLONS. 

médecin  les  avait  embaumés  de  manière  h  ce  qu'ils  conser- 
vassent éternellement  leurs  formes  et  leurs  traits,  et  la  senora 
était  venue  s'enfermer  dans  l'île  de  Rhodes,  où  elle  possédait 
depuis  quelques  années  cette  charmante  habitation,  emportant 
avec  elle  ces  pâles  figures,  au  culte  desquelles  elle  voulait 
consacrer  le  reste  de  ses  jours. 

Elle  leur  fit  préparer  ces  deux  chambres  coquettes,  où  ils 
semblent  reposer  sur  un  divan  de  soie,  et  fit  tendre  pour  elle- 
même  ces  draperies  noires,  image  du  deuil  éternel  de  son  àme. 

Tous  les  soirs  elle  brûle  des  parfums  nouveaux  dans  les 
chambres  de  ses  deux  galants;  tous  les  matins  elle  remplace 
par  des  fleurs  nouvelles  les  fleurs  qu'elle  leur  a  cueillies  la 
veille ,  tantôt  dans  les  riches  corbeilles  de  son  parterre,  tantôt 
dans  les  prés,  tantôt  dans  les  champs,  tantôt  dans  les  bois. 

Nulle  autre  ne  peut  se  charger  de  ces  soins;  personne  ne  pé- 
nètre dans  ces  gracieuses  chambres  qu'habite  la  mort.  Elle 
passe  ainsi  ses  jours  auprès  de  ces  deux  froides  figures,  allant 
de  l'une  à  l'autre,  s'asseyanl  au  pied  des  sophas  sur  un  coussin 
de  velours,  contemplant  tour  à  tour  ces  beaux  visages  endor- 
mis, et,  chose  étrange,  elle  ne  peut  décider  encore  quel  est 
celui  qu'elle  pleure  le  plus.  Absorbée  dans  sa  douleur  devant 
le  doux  visage  de  Gaston  ou  devantles  traits  hardis  de  Guilbert, 
elle  cherche  vainement  à  mesurer  l'intensité  du  chagrin  qu'elle 
éprouve  :  elle  ne  peut  trouver  une  préférence  dans  ses  regrets, 
non  plus  que  dans  ses  souvenirs. 

Comme  Paquita  achevait  ce  récit  qui  nous  avait  vivement 
intéressés,  nous  vimes  entrer  la  senora  tenant  à  chaque  main 


LA  DAME  ESPAGNOLE  ET  LES  DEUX  PORTE-QUEUE.  61 

un  bouquet  de  violettes,  de  frais  muguets  et  de  myosotis. 
Elle  nous  fit  un  accueil  affable,  quoiqu'un  peu  triste. 

—  Ma  chère  senora,  lui  dit  le  comte  Cipio,  comptez-vous 
mener  toujours  une  pareille  vie? 

—  Jusqu'à  ce  que  la  mort  me  réunisse  à  eux,  répondit-elle. 

—  Cela  pourra  durer  longtemps,  fit  observer  le  comte. 

—  Je  le  sais,  dit  Inez,  et  c'est  ce  qui  me  désespère. 

—  Bah  !  fit  mon  époux  d'un  ton  léger  qui  m'étonna,  vous  vous 
lasserez  de  cette  existence  monotone  et  de  ces  regrets  stériles. 

—  Jamais  !  s'écria-t-elle  avec  un  tel  accent  de  conviction 
que  le  doute  devenait  impossible.  Oh  !  si  le  suicide  n'était  pas 
un  crime,  je  les  aurais  déjà  rejoints  dans  ce  monde  inconnu 
où  ils  m'attendent.  0  Gaston!  ô  Guilbert!  quelquefois  je  me 
figure  que  vos  âmes  animent  quelqu'un  de  ces  beaux  oiseaux 
ou  de  ces  brillants  insectes  qui  voltigent  autour  de  moi  dans  le 
parc,  et  je  voudrais  avoir  des  ailes  pour  m'envoler  avec  vous. 

—  L'auriez- vous  désiré  réellement?  demanda  le  comte  Cipio. 

—  Ah!  de  toute  mon  àme. 

—  En  ce  cas,  Inez  de  Castelja,  bénissez  mon  arrivée  dans 
cette  île  ;  car  par  moi  vos  vœux  peuvent  être  satisfaits. 

—  Il  serait  possible  !  s'écria-t-elle. 

—  Fiancée  aux  deux  amours,  reprit  le  comte,  revêtez  vos 
plus  belles  parures  ;  je  vais  vous  ouvrir  l'empire  des  airs ,  et, 
sous  une  forme  nouvelle,  vous  réunir  à  vos  deux  amants. 

Inez  stupéfaite  obéit,  et  revint  au  bout  d'une  heure  revêtue 
de  ses  plus  riches  atours. 

—  Êles-vous  toujours  décidée?  lui  demanda  le  comte. 

16 


62  LES  PAPILLONS. 

—  Toujours,  répondit-elle. 

Alors  Cipio  prit  dans  une  boîte  d'écaillé  une  pincée  de 
poudre  qu'il  posa  sur  le  front  de  Guilbert,  et  se  rendant  près  de 
Gaston,  il  lui  en  posa  également  quelques  grains  sur  le  front. 

Iriez  et  moi  le  regardions  étonnées.  Tout  à  coup  nous  vîmes 
les  deux  cavaliers  se  dissoudre  comme  par  l'effet  d'une  com- 
bustion intérieure.  Bientôt  il  ne  resta  plus  d'autre  trace  de 
leur  présence  qu'un  amas  de  cendre  grise,  puis  de  celte 
poussière  sortirent  deux  beaux  papillons  qui  vinrent  voltiger 
autour  de  la  belle  liiez.  Celle-ci  était  tombée  à  genoux. 

—  Gaston!....  Guilbert!....  s'écria-t-elle. 

—  Encore  une  fois,  lui  dit  le  comte,  voulez-vous  les  suivre? 

—  Si  je  le  veux  !... 

—  Qu'il  soit  fait  selon  votre  désir. 

Tirant  de  sa  poche  un  flacon  qui  contenait  une  huile  rou- 
geâtre,  mon  époux  versa  un  peu  de  cette  liqueur  sur  la  tête  de 
la  senora.  Alors,  comme  par  un  coup  de  baguette  magique, 
madame  de  Castelja  disparut,  et  je  n'aperçus  plus  qu'une 
belle  libellule  qui  jouait  avec  les  deux  papillons.  Bientôt  ils 
s'échappèrent,  et  je  descendis  sur  la  pelouse  pour  les  suivre  du 
regard.  Ils  avaient  déjà  volé  bien  haut,  mais  je  pus  les  aperce- 
voir encore.  La  libellule  se  balançait  mollement  dans  les  airs  ;  et, 
comme  s'ils  eussent  craint  que  ses  ailes  ne  fussent  impuissantes 
à  la  porter,  les  deux  porte-queue  s'efforçaient  de  la  soutenir. 

Les  trois  coups  de  canon  se  firent  entendre. 

Nous  nous  rembarquâmes,  et  je  n'entendis  plus  parler  de 
la  belle  Espagnole. 


Bien  qu'habitué  depuis  longtemps  à  vivre  dans  un  milieu 
fantastique  et  surnaturel,  et  par  conséquent  à  ne  pas  s'impres- 
sionner facilement,  Cazotte  passa  une  nuit  à  peu  près  blanche. 

Les  merveilleux  récits  et  les  non  moins  merveilleuses  aven- 
tures de  la  dame  aux  papillons  ouvraient  à  l'imagination  du 
poêle  et  à  la  science  du  voyant  des  horizons  tout  nouveaux. 

Irrité  de  cette  persistante  insomnie,  et  voulant  mettre  un 
terme  aux  élans  désordonnés  de  son  imagination  qui  abusait 
du  repos  de  son  corps  pour  entraîner  son  esprit  dans  les 
espaces  fantastiques,  il  se  leva  au  point  du  jour,  sortit  du 
château  et  prit  à  lâche  de  s'égarer  dans  la  campagne. 

Il  y  réussit  si  parfaitement,  que  les  rayons  du  soleil 
tombaient  perpendiculairement  sur  sa  tête,  lorsqu'il  rentra 
pour  déjeûner. 

La  princesse  et  la  marquise  qui  s'étaient  acquittées  depuis 
longtemps  déjà  de  cette  fonction  conservatrice,  étaient  descen- 
dues dans  le  jardin,  où,  à  l'ombre  impénétrable  d'une  épaisse 
charmille,  elles  s'entretenaient  sans  doute  des  bons  souvenirs 
de  leur  vieille  amitié. 

Cazotte  ne  voulut  pas  interrompre  ces  douces  causeries, 
et,  son  repas  achevé,  il  entra  dans  le  salon  où  il  se  livra 
de  nouveau  à  la  muette  contemplation  de  ces  peintures 
étranges  qui  excitaient  bien  davantage  encore  sa  curiosité 
depuis  qu'il  avait  pénétré  déjà  quelques-uns  de  leurs  mystères. 

Bientôt  son  attention  se  fixa  principalement  sur  une  petite 


64  LES  PAPILLONS. 

toile  qui  représentait  un  jeune  homme  et  une  jeune  femme 
en  costume  du  temps,  pourvus  d'ailes  brillantes  et  qui 
semblaient  se  livrer  avec  un  égal  plaisir  à  l'exercice  de  la 
danse. 

—  Parbleu!  s'écria  Cazotte,  j'ai  rencontré  quelque  part 
dans  le  monde  la  figure  de  ce  garçon-là. 

—  Vous  ne  vous  trompez  pas,  dit  la  princesse  qui  venait 
d'arriver,  et  avait  entendu  l'exclamation  de  son  hôte.  Ce 
jeune  seigneur,  en  effet,  a  vécu  quelque  temps  à  la  cour 
de  Versailles,  jusqu'au  moment  où  une  triste  mésaventure, 
à  laquelle  je  ne  suis  pas  étrangère,  le  chassa  du  monde.  Ce 
soir,  je  vous  conterai  cette  lamentable  histoire.  Vous  verrez 
de  quels  malheurs  on  peut  être  cause  en  coupant  des  ailes 
mal  à  propos. 

Le  soir  venu  et  les  bougies  allumées,  Cazotte  somma  la 
princesse  de  tenir  sa  parole,  et,  après  un  regard  préliminaire 
jeté  sur  ses  auditeurs,  pour  s'assurer  de  leur  attention,  la 
dame  aux  papillons  commença  son  récit. 


DEUX 


Tous  les  Àndalouï  sont  poètes;  ils  pincent  tous  de  la  guitaîe  assez 
pour  chanter  les  louanges  de  leurs  belles  sous  les  balcons. 


DEUX 


MAL  A  PROPOS 


Le  Régent  venait,  par  sa  mort,  de  laisser  le  gouvernement 
à  M.  le  Duc,  c'est  ainsi  qu'on  appelait  le  duc  de  Bourbon. 
Ce  prince  partageait  le  pouvoir  avec  la  fameuse  marquise 
de  Prie,  et  tous  les  deux  faisaient  de  grands  efforts  pour 
prolonger  leur  quasi-royauté. 

Dans  ce  but  ils  avaient  donné  pour  femme  à  Louis  XV, 
à  peine  âgé  de  quatorze  ans,  la  fille  de  l'infortuné  Stanislas 
Leksinski,  afin  de  conserver,  par  la  reconnaissance  de  la 
reine,  leur  influence  sur  l'esprit  du  jeune  roi.  Le  calcul 
était  bon;  s'il  ne  réussit  pas,  ce  fut  uniquement  parce  que 
ces  deux  complices  manquèrent  de  prudence  et  firent  trop 
tôt  paraître  l'étendue  de  leurs  prétentions. 

Un  des  moyens  le  plus  communément  employés  par  les 

17 


1 


66  LES  PAPILLONS. 

régents  et  régentes,  pour  arracher  l'héritier  d'un  trône  aux 
préoccupations  politiques ,  est  de  l'entourer  de  plaisirs  et  de 
bruyante  oisiveté.  M.  le  duc  n'innova  rien  :  il  agit  comme 
ses  devanciers.  Louis  XV,  éloigné  des  affaires,  passait  sa 
vie  à  la  chasse  et  trouvait  des  distractions  dans  les  fêtes 
qu'on  multipliait  sous  ses  pas,  à  Chantilly,  à  Rambouillet 
et  à  Marly. 

À  cette  époque ,  dix  ans  s'étaient  déjà  écoulés  depuis  la 
disparition  de  mon  second  mari;  je  n'étais  cependant  pas 
encore  retirée  du  monde.  Une  fonction  presque  maternelle 
à  remplir  m'avait  même  forcée  à  rentrer  pour  quelque  temps 
encore  dans  le  tourbillon.  L'éducation  de  ce  beau  danseur 
aux  ailes  bleues,  qui  vous  intéresse  en  ce  moment,  vint 
réclamer  tous  mes  soins. 

Je  ne  pense  pas  que  vous  vous  rappeliez  son  nom;  car 
il  n'a  fait  que  passer  à  la  cour,  et  c'est  à  peine  si  on  eut  le 
temps  de  l'y  remarquer. 

Il  se  nommait  don  Juan  de  Tendilla.  Le  vieux  duc,  son  père, 
venait  de  mourir,  quand  on  m'envoya  pour  le  former,  ce 
jeune  sauvage  qui  n'avait  jamais  quitté  la  partie  des  domaines 
de  sa  maison,  perdue  dans  les  montagnes  de  l'Alpujarra. 
Certes,  on  m'avait  confié  là  une  tache  bien  difficile,  si  diffi- 
cile que  toute  autre  à  ma  place  eût  désespéré  de  la  conduire 
à  bien. 

Il  y  avait  tout  à  refaire  dans  mon  pauvre  cousin  don 
Juan,  le  physique  et  le  moral. 
Il  fallait  transformer  en  lui  l'âme  et  le  corps;  car  le  tout 


DEUX  AILES  COUPÉES  MAL  A   PROPOS.  67 

était  aussi  inculte  que  chez  le  Huron  frais  débarqué  sur  les 
côtes  de  Bretagne  dont  M.  de  Voltaire  nous  a  si  gaiement 
conté  l'histoire. 

Lorsque  ce  garçon-là  descendit  chez  moi,  il  était  vêtu  de 
neuf  de  la  tête  aux  pieds,  et  sa  valise  ne  contenait  que  des 
vêtements  dont  le  drap  et  la  soie  n'avaient  jamais  paré  ses 
membres  de  dix-neuf  ans.  Sa  mère  avait  cru  devoir  se  mettre 
en  frais  pour  essayer  de  l'orner;  elle  avait  même  joint  à  ce 
trousseau  une  superbe  perruque  à  la  Louis  XIV,  dont  il 
laissait  les  boucles  s'emmêler  à  leur  fantaisie  au  fond  d'une 
de  ses  caisses. 

Comme  vous  pouvez  l'imaginer,  ce  riche  butin  était  taillé 
de  façon  à  faire  pouffer  de  rire  un  conseiller  du  parlement; 
si  je  l'avais  laissé  sortir  accoutré  avec  ces  chefs-d'œuvre  à 
la  mode  de  son  pays,  il  était  perdu  sans  retour  à  Versailles. 

Un  seul  trait  vous  indiquera  le  bon  goût  de  cette  garde-robe 
de  Visigoth.  Sur  le  dos  d'un  long  pourpoint  de  velours  raide 
dont  la  coupe  rappelait  l'antique  souquenille,  le  tailleur 
andaloux  avait  appliqué  une  broderie  en  cordonnet  large, 
représentant  tant  bien  que  mal  un  citronnier. 

Toutes  ces  nouveautés  s'en  allèrent  le  soir  même  à  la 
friperie;  je  fis  venir  le  tailleur  à  la  mode  et  le  coiffeur  le 
plus  couru;  car  sa  tête  présentait  l'aspect  hérissé  d'une 
brosse  à  la  Charles-Quint ,  et  grâce  à  ma  diligence ,  il  put 
sortir  incognito  le  surlendemain  de  son  arrivée.  Je  dis 
incognito;  en  effet,  il  n'avait  encore  que  ses  habits  à 
présenter. 


68  LES  PAPILLONS. 

Ma  tante  m'avait  écrit  qu'il  s'exprimait  en  français  avec 
aisance.  Quelle  erreur  maternelle!  C'est  à  peine  s'il  put 
arracher  de  sa  rauque  poitrine  un  bonjour  compréhensible. 
Du  reste,  une  figure  raide  et  couleur  d'éponge,  des  traits 
immobiles  et  des  yeux  enfoncés,  des  gestes  gauches,  une 
parole  brève  et  souvent  malhonnête,  une  timidité  sans  bornes, 
qui  se  trahissait  sous  les  apparences  du  mutisme  et  de  la 
dureté. 

A  table,  il  mettait,  comme  les  Moresques,  la  main  au 
plat,  il  se  mouchait  dans  sa  serviette,  il  renversait  la  sauce 
et  le  vin  sur  la  nappe,  et  se  permettait  beaucoup  d'autres 
rusticités.  Au  salon,  il  se  sauvait  lorsqu'on  annonçait  des 
dames,  ou  ne  les  saluait  pas  et  ne  répondait  rien  à  leurs 
paroles  aimables,  quand  il  était  forcé  de  rester. 

Voilà  quel  était  mon  cousin  don  Juan  de  Tendilla. 

Après  avoir  sondé  la  profondeur  du  mal,  je  guettai  avec 
soin  les  germes  de  ses  bonnes  qualités.  Je  m'aperçus  tout 
d'abord  qu'il  était  doué  d'une  forte  dose  d'amour-propre  et 
de  susceptibilité.  S'il  semblait  détester  la  compagnie,  c'était 
uniquement  parce  qu'il  était  humilié  de  donner  des  specta- 
teurs à  sa  gaucherie. 

D'un  naturel  ardent  et  passionné,  loin  de  La  fuir,  il  eût 
avidement  recherché  la  société  des  femmes  s'il  eût  espéré  s'y 
voir  applaudir,  s'il  eût  su  comment  s'y  prendre  pour  imiter 
les  manières  élégantes  qui  font  si  bien  venir  auprès  d'elles 
MM.  de  13oufllers  et  de  Richelieu. 

En  possession  de  ces  deux  secrets,  je  me  mis  à  l'œuvre 


DEUX  AILES  COUPÉES  MAL  A  PROPOS.  69 

avec  plus  de  sécurité.  Je  me  servis  surtout  de  sa  vanité 
comme  d'un  excellent  levier  pour  manœuvrer  ce  caractère 
sauvage.  Avant  qu'il  eût  mérité  des  éloges,  je  lui  en  adressai 
pour  lui  prouver  qu'il  n'était  pas  impossible  à  lui  d'en  obte- 
nir; mais  la  plupart  du  temps  j'avais  soin  d'en  relever  le 
prix  imaginaire  en  les  attribuant  à  ma  plus  jolie  visiteuse 
de  la  journée. 

Or,  il  fallait  voir  comme  il  mordait  à  l'amorce  quand  je 
lui  disais  : 

—  Don  Juan,  mademoiselle  de  Conflans  vous  a  trouvé 
gracieux  aujourd'hui;  elle  m'a  déclaré  que  vous  aviez  un 
charmant  sourire  et  des  yeux  pleins  d'expression. 

Ou  bien  : 

—  Madame  de  Beauveau  a  été  charmée  de  votre  nouvelle 
prononciation;  elle  prétend  que  vous  auriez  beaucoup  d'esprit 
si  le  français  vous  était  plus  familier. 

Ou  bien  encore  : 

—  Mon  cher  enfant,  savez -vous  que  la  marquise  de  Presles 
a  remarqué  votre  taille  élégante  et  le  goût  de  votre  mise? 
Si  vous  vous  abandonniez  un  peu  plus  à  votre  heureux 
naturel,  tout  le  monde  serait  de  cet  avis,  n'en  douiez  pas. 

A  la  suite  de  ces  compliments,  don  Juan  ne  manquait 
jamais  de  porter  son  attention  sur  la  partie  de  son  éducation 
qui  en  était  l'objet.  Stimulé  ainsi,  ses  progrès  furent  rapides, 
et  trois  mois  après  son  arrivée  à  Versailles,  la  duchesse,  sa 
mère,  eut  eu  peine  à  le  reconnaître,  tant  il  était  changé  à 
son  avantage. 

18 


70  l-KS  l'A  PILLONS. 

Il  y  eut,  il  est  vrai,  à  la  rapidité  de  cette  métamorphose 
une  cause  puissante  à  laquelle  je  ne  m'étais  guère  attendue; 
malgré  la  menace  prochaine  de  mes  quarante  ans,  don  Juan 
devint  amoureux  de  moi. 

Même  aujourd'hui,  où  cette  histoire  n'est  plus  rien  qu'un 
souvenir,  je  n'attribuerai  pas  à  mon  seul  mérite  la  passion 
que  j'inspirai  à  mon  jeune  cousin.  Je  puis  bien  l'avouer 
cependant,  j'étais  encore  belle;  mes  bras,  mes  mains  et  mes 
épaules  étaient  irréprochables;  l'abus  du  rouge  ne  m'avait 
pas  ridé  les  joues,  et  l'usage  immodéré  des  corps  ne  m'avait 
point  gâté  la  taille.  Mais  tout  cela  aurait-il  suffi  pour  faire 
tourner  la  tète  à  don  Juan? 

Je  ne  le  crois  pas;  la  meilleure  explication  à  son  amour  est 
ailleurs.  Un  adolescent  trempé  comme  l'était  mon  cousin  de 
Tendilla  devient  inévitablement  amoureux  de  la  première 
femme  qui  se  trouve  journellement  à  la  portée  de  ses  désirs;  il 
ne  changea  donc  rien  à  la  coutume  de  ses  émules  de  vingt  ans 
en  se  passionnant  momentanément  pour  moi. 

J'étais  la  seule  femme  sur  laquelle  le  jeune  montagnard  osât 
hardiment  lever  les  yeux,  la  seule  à  laquelle  il  se  permit  de 
parler  familièrement  et  sans  trembler.  Et  puis,  je  vous  l'ai  dit, 
je  me  faisais  une  messagère  de  douces  paroles  ;  j'inventais  mille 
flatteries  agréables  dans  l'intérêt  de  son  avancement  en  civili- 
sation. 

En  comparant  les  perpétuelles  attentions  dont  il  était  l'objet 
de  ma  part  avec  l'indifférence  complète  des  autres,  on  com- 
prend qu'il  dut  m'adorer;  eh  bien,  il  m'adora. 


DEUX  AILES  COUPÉES  MAL  A  PROPOS.  71 

Ce  beau  feu  aidait  trop  à  la  réussite  de  l'œuvre  que  la  spiri- 
tuelle duchesse  de  Tendilla  avait  confiée  à  mon  zèle,  pour  que 
j'essayasse  d'y  jeter  de  l'eau.  Qui  sait  d'ailleurs  si  cette  mère 
expérimentée  n'avait  pas  tout  prévu?  Je  n'effarouchai  donc  pas 
l'amour  de  don  Juan,  et  pour  mieux  le  pétrir  je  le  laissai 
m'aimer. 

N'est-ce  pas  d'ailleurs  la  tâche  légitime  d'une  femme, 
l'âge  que  j'avais,  libre  comme  je  l'étais,  d'employer  les  dix 
dernières  années  de  sa  puissance  féminine  à  développer  dans 
les  jeunes  chrysalides  humaines  nouvellement  écloses  la 
souplesse  du  corselet,  les  belles  façons  de  voltiger,  la  manière 
d'entretenir  les  couleurs  assorties  des  ailes,  le  bon  goût  et 
l'habileté  dans  le  choix  des  fleurs  où  leurs  jeunes  instincts 
doivent  les  pousser  un  jour. 

En  approchant  de  la  quarantaine,  la  fraîcheur  veloutée 
du  teint,  l'exquise  irréprochabilité  de  la  forme,  la  svelte 
légèreté  des  contours,  toutes  ces  splendeurs  du  jeune  âge 
s'atténuent  sensiblement  en  nous. 

Mais  à  la  perte  de  ces  délicates  primeurs  nous  avons  une 
ample  compensation.  Notre  lot  a  une  autre  richesse;  il  se 
compose  d'une  habitude  merveilleuse  de  la  vie,  d'une  science 
parfaite  du  cœur,  d'un  tact  exquis  de  langage,  d'un  bon  goût 
de  manières,  d'un  art  de  mise  en  scène  qui  rendent  capables 
de  triompher  des  plus  jeunes,  celles  d'entre  nous  dont  la  saga- 
cité sait  mettre  tous  ces  trésors  à  profit. 

Toutes  les  qualités  d'esprit  qui  font  la  force  de  notre 
sexe  nous  restent,  enrichies,  étendues,  complétées;  elles  sont 


72  LES  PAPILLONS. 

alors  plus  puissantes  qu'à  aucune  autre  époque  de  notre  vie. 

Notre  beauté  fortement  épanouie  ressemble  à  une  fleur  dont 
la  corolle  s'étale  dans  tout  son  éclat  avant  de  s'effeuiller. 
Elle  plait  ainsi  à  ceux  qui  aiment  les  parfums  vigoureux  et  les 
chaudes  couleurs.  Elle  plairait  bien  plus  encore,  on  l'avouerait 
du  moins  bien  plus  sincèrement,  si  le  goût  du  grand  nombre 
n'était  influencé  parles  fades  refrains  de  nos  poètes  modernes, 
dont  la  verve  de  convention  ne  chante  que  des  Chloris  de 
quatorze  ans. 

Grâce  à  nos  faiseurs  de  petits  vers,  on  n'ose  plus  croire  à 
la  vérité  de  ces  grandes  passions  qu'allumaient  dans  le  cœur 
des  héros  les  illustres  matrones  chantées  par  Homère  et  les 
classiques  grecs. 

Certes  le  père  des  beaux  poèmes,  quand  il  donnait  une  cour 
de  soupirants  à  Pénélope  attendant  depuis  vingt  ans  au  moins 
le  retour  de  son  aventureux  mari;  Henri  II,  lorsqu'il  préférait 
l'âge  mûr  de  Diane  à  la  jeunesse  éclatante  de  l'Italienne  Cathe- 
rine, son  épouse  officielle;  Titien,  peignant  ses  deux  Vénus 
couchées  que  l'on  admire  dans  la  galerie  des  Offices,  à  Flo- 
rence, étaient  tous  les  trois  des  maîtres  infiniment  experts 
dans  la  science  des  passions.  Ils  savaient  bien,  eux,  tout  le 
prix  d'une  femme  qui  a  su  conserver  sa  beauté  jusqu'à  l'âge 
où  don  Juan  de  Tendilla  s'avisa,  par  désœuvrement,  de 
s'éprendre  de  moi. 

Je  ne  fus  donc  ni  surprise  ni  fâchée  d'avoir  dompté  ostensi- 
blement ce  farouche  échappé  des  montagnes,  qui  semblait 
mépriser  tout  le  monde.  On  sourit  de  ce  premier  résultat  ;  je 


DEUX  AILES  COUPÉES  MAL  A  PROPOS.  73 

n'y  pris  garde;  on  en  glosa,  je  n'en  tins  compte,  et  l'on  finit 
par  s'y  habituer. 

Du  reste,  je  savais  bien  qu'il  me  serait  toujours  possible  de 
rompre  à  ma  fantaisie  le  charme  qui  me  le  livrait.  J'étais  assu- 
rée de  pouvoir,  quand  le  moment  me  semblerait  venu,  détour- 
ner à  mon  gué  ce  papillon  dont  je  faisais  battre  les  ailes.  Or,  ce 
moment  était  celui  où  je  verrais  don  Juan  assez  accompli  pour 
être  présenté  aux  fêtes  de  la  jeune  cour. 

Je  me  mis  donc  avec  zèle  et  conscience  à  cette  difficile 
éducation.  Je  me  fis  sa  maîtresse  de  langue,  sa  maîtresse 
de  propreté,  sa  maîtresse  de  gracieuseté;  je  lui  enseignai 
toutes  ces  inappréciables  inutilités  mondaines  qui  distinguent 
le  gentilhomme  du  rustre  et  du  manant. 

De  tout  ce  que  je  lui  enseignai,  ce  qui  lui  plut  davantage, 
ce  fut  la  danse.  Je  n'eus  pas  de  peine  à  lui  donner  dans  cet 
exercice  de  l'animation  et  de  la  physionomie;  je  le  trouvai 
cette  fois  beaucoup  trop  hardi  et  expressif.  Il  avait  rapporté 
de  son  pays  une  ardeur  toute  espagnole  et  des  pas  chorégra- 
phiques d'une  originalité  par  trop  sans  frein. 

Les  figures  françaises  lui  paraissaient  calmes  et  d'une 
sobriété  de  gestes  insupportable.  C'est  pourquoi  je  fus  obligée, 
pour  ne  pas  le  décourager  dans  ses  études  du  bon  ton, 
d'entremêler  dans  les  commencements  les  gaietés  du  menuet 
et  de  la  gavolle  des  frénésies  du  fandango  et  de  la  cachucha, 
que  je  n'avais  pas  tout  à  fait  oubliées. 

Un  jour,  entre  autres,  j'avais  bien  voulu  condescendre  à 
flatter  ses  souvenirs  nationaux;  j'avais  accepté  de  lui  une 

19 


lli  LES  PAPILLONS. 

paire  de  castagnettes  d'ébène,  et  tous  deux  nous  exécutions 
un  boléro  castillan  sur  le  gazon  de  mon  jardin.  Nous  nous 
croyions  entièrement  seuls  et  à  l'abri  de  tout  regard  profane, 
lorsqu'un  éclat  de  rire  à  échos  nous  fit  tressaillir  autrement 
qu'en  mesure. 

—  Eh  bien!  s'écria  une  joyeuse  voix  d'homme,  eh  bien, 
mesdames,  qui  souteniez  que  la  princesse  Ginebra  dressait 
à  la  dévotion  son  jeune  compatriote,  qu'en  dites-vous? 

Les  dames  auxquelles  s'adressait  ainsi  le  comte  de  Riom, 
neveu  du  fameux  Lauzun,  étaient  l'une  des  filles  du  Régent, 
la  charmante  et  très-mondaine  abbesse  de  Chelles ,  et  la 
marquise  de  Mouchy.  En  reconnaissant  ces  trois  témoins  de 
nos  plaisirs,  je  perdis  presque  contenance  de  dépit;  car 
c'étaient  trois  des  plus  mauvaises  langues  de  cette  collection 
de  médisants  qui  florissait  sous  le  feu  duc. 

—  Que  nous  ne  vous  dérangions  pas,  madame,  vous  et  votre 
beau  cousin  ;  vous  occupiez,  disait-on,  la  retraite  de  don  Juan 
à  la  pénitence;  nous  sommes  heureux  qu'il  n'en  soit  rien. 

—  Je  vous  l'avais  bien  dit,  fit  en  grasseyant  la  marquise 
de  Mouchy,  sautiller  et  danser  était  leur  plus  attrayante 
occupation. 

—  Dites  leur  plus  grave,  madame,  dis-je  en  me  remettant. 
Je  suis  la  maîtresse  de  danse  de  don  Juan;  je  prépare  son 
entrée  dans  le  monde.  Cette  danse  bizarre  que  nous  exé- 
cutions quand  vous  nous  avez  surpris  est  une  réminiscence 
d'Espagne,  une  des  dernières  fantaisies  un  peu  sauvages  de 
mon  jeune  cousin. 


Imp"  Dclamain  B  R  Cil  le  Cœur 


DEUX  AILES  COUPÉES  MAL  A  PROPOS.  75 

Cet  incident,  si  naturel  qu'il  fût,  commenté  par  ces  nobles 
commères  et  par  le  favori  de  la  duchesse  de  Berry,  vint 
réveiller  les  commentaires  sur  la  retraite  dans  laquelle  je 
tenais  l'héritier  des  Tendilla. 

Je  ne  pouvais  plus  tarder  davantage  à  le  produire.  Heu- 
reusement l'amour  qu'il  avait  pour  moi  l'avait  métamorphosé 
comme  par  enchantement,  et  l'Andalousie  elle-même  eût  eu 
peine  à  reconnaître  maintenant  en  lui  le  montagnard  farouche 
dont  elle  m'avait  fait  cadeau. 

Entre  les  nouveaux  talents  qu'il  avait  acquis  sous  mon 
patronage,  je  n'oublierai  pas  celui  de  tourner  passablement 
un  madrigal.  Tous  les  Andalous  sont  poètes;  ils  pincent 
tous  de  la  guitare,  assez  pour  chanter  les  louanges  de  leurs 
belles  sous  les  balcons;  tout  le  monde  sait  cela;  M.  Le  Sage 
nous  en  a  assez  rabattu  les  oreilles. 

Cependant  il  y  a  une  grande  distance  entre  les  rimes  faciles 
des  romanciers  espagnols  et  les  vers  aux  règles  sans  nombre 
des  faiseurs  de  madrigaux  français.  Aussi  mon  apprenti 
poëte  fit-il  d'abord  des  bouts-rimés  détestables;  mais,  pour 
me  plaire,  il  persista  dans  ce  travail,  qui  fait  si  bien  venir 
des  dames  d'aujourd'hui.  Il  finit  par  faire  accorder  la  rime 
et  la  raison. 

Quelques  mois  après  son  arrivée,  voici  ce  que  je  lui  avais 
improvisé  sur  sa  passion  pour  moi.  Je  le  donne  sans  pré- 
tention, comme  je  le  fis,  et  seulement  pour  amener  la  réponse 
de  don  Juan. 


76 


LES  PAPILLONS. 


GINEBRA  A  DON  JUAN. 

Vraiment!  y  pensez-vous,  don  Juan,  de  m'aimer? 
'  Ne  voyez-vous  donc  pas  que  ma  beauté  décline  ? 
Je  serais  votre  mère  aisément,  j'imagine. 
Allons,  beau  papillon,  songez  à  vous  calmer, 
Ou  d'une  aile  rapide  allez  chez  Mélusine, 
La  prier  de  changer  votre  vieille  cousine, 
Dont  les  yeux  ni  le  teint  n'ont  plus  de  quoi  charmer. 

Trois  jours  après,  don  Juan  me  rapporta,  sur  la  même 
mesure,  les  vers  suivants: 

DON  JUAN  A  GINEBRA. 

Votre  miroir,  cousine,  est  en  mauvais  état, 

Puisqu'il  vous  dit  sur  vous  de  si  vilaines  choses; 

Laissez  là  Mélusine  et  ses  métamorphoses. 

Si  je  suis  papillon,  j'ai  le  goût  délicat; 

J'aime,  pour  m'y  poser,  les  corolles  écloses, 

Et  pour  moi  les  boutons,  les  plus  frais,  les  plus  roses, 

N'ont  pas  assez  de  miel,  de  parfum,  ni  d'éclat. 

Vous  le  voyez,  don  Juan  était  mûr  pour  le  monde.  Il  y 
avait  huit  mois  que  je  l'élevais  ainsi  en  serre-chaude;  je 
me  décidai  enfin  à  accomplir  jusqu'au  bout  ma  tâche  : 
je  renonçai  courageusement  à  ma  conquête  et  me  résolus 
à  l'émanciper.  Je  le  mis  alors  sous  le  patronage  du  duc  d'Antin, 
qui,  ayant  été  choisi  avec  le  marquis  de  Beauveau  pour 
ramener  la  jeune  reine  en  France,  se  trouvait  au  comble  de 
la  faveur. 


/ 

DEUX   AILES  COUI'ÉES  MAL  A  FT.OPOS.  77 

Il  fut  présenté  et  réussit. 

Pour  le  coup,  mon  Huron  était  véritablement  transformé; 
lui  qui  n'osait  autrefois  lever  les  yeux  sur  les  femmes  leur 
faisait  maintenant,  et  sans  trop  rougir,  des  avances  et  des 
compliments  bien  tournés.  Son  teint  brun  s'était  éclairci,  et 
ses  membres  naguère  si  raides  étaient  devenus  souples,  au 
point  qu'il  figurait  avec  avantage  dans  un  menuet. 

Sa  vanité  n'ayant  plus  d'ombrage  et  sa  susceptibilité  apaisée, 
le  côté  passionné  de  son  caractère  neut  plus  de  contrepoids; 
il  laissa  voir  le  naturel  ardent  de  l'Andalous  avec  les  grâces  du 
Français  de  cette  époque.  Sa  sauvagerie  farouche  m'avait  fait 
craindre  pour  son  avenir;  cette  fois,  je  tremblais  bien  davan- 
tage en  le  voyant  d'une  aussi  audacieuse  galanterie. 

On  se  trouvait  dans  la  belle  saison,  et  les  parties  de  plaisir, 
si  fréquemment  répétées  par  les  soins  politiques  de  M.  le  duc, 
avaient  toutes  un  côté  champêtre.  On  dressait  les  tables  sur  les 
vastes  pelouses  des  châteaux  royaux,  et  lorsque  la  chaleur  était 
tombée,  on  dansait  pasloralement  sur  le  gazon. 

Cette  manière  presque  enfantine  et  villageoise  de  tenir  sa 
cour  enchantait  le  jeune  couple  royal,  surtout  la  reine  Marie, 
qui  avait  des  goûts  fort  simples.  Mais  sous  cette  apparence 
de  candide  bergerie,  le  diable  savait  trouver  son  compte.  Bien 
que  Louis  XV  fut  encore  la  perle  des  tourtereaux  fidèles,  il  y 
avait  dans  toute  cette  brillante  jeunesse  bien  des  tètes  vives 
et  des  cœurs  tendres,  et  don  Juan  ne  tarda  guère  à  se  distin- 
guer parmi  ces  derniers. 

Le  mauvais  sujet  tombait  régulièrement  amoureux  de  toutes 

20 


78  LES  PAPILLONS. 

ses  danseuses,  et  il  se  gênait  si  peu  pour  le  leur  témoigner,  qu'il 
fit  tressaillir  d'aise  et  chuchotter  quelques  vieux  compagnons 
du  régent,  introduits  en  fraude  dans  ces  prinfanières  réunions. 

Le  comte  de  Belle -Isle  me  prédit  un  jour  qu'il  ferait,  auprès 
des  dames,  le  plus  grand  honneur  à  son  pays. 

Cela  voulait  dire,  en  bon  français,  que  mes  soins  n'avaient 
réussi  qu'à  produire  un  amant  volage  et  un  libertin.  Je  n'étais 
assurément  pas  jalouse,  mais  je  fus  choquée  de  l'horoscope 
tirée  par  le  vieux  comte  en  l'honneur  de  mon  protégé. 

Vous  le  savez,  j'aime  les  amants  et  les  maris  fidèles;  toutes 
ces  ailes  que  j'ai  impitoyablement  coupées  vous  garantissent 
la  sincérité  de  ma  prédilection.  Je  jurai  donc  que  don  Juan 
serait  un  modèle  de  fidélité;  d'ailleurs,  il  faut  le  dire,  j'avais 
sur  lui  des  projets  de  mariage  et  des  projets  d'une  haute 
ambition. 

Il  est  des  occasions  de  fortune  qu'il  faut  savoir  saisir  aux 
cheveux;  l'heureux  fils  de  ma  tante,  la  duchesse  de  Tendilla, 
avait  attiré  sur  lui  les  regards  de  mademoiselle  de  Clermont, 
princesse  du  sang,  sœur  du  duc  de  Bourbon,  et  surintendante 
delà  maison  de  la  reine;  or,  malgré  ses  vingt  ans,  je  résolus 
de  profiler  de  ce  caprice  haut  placé  pour  en  faire  un  fidèle 
mari. 

Dans  cette  intention,  je  me  mis  à  souffler  le  feu  dans  les 
cœurs  de  ces  fiancés  de  ma  pensée.  Je  préparais  des  occasions 
de  rapprochement;  je  faisais  auprès  de  chacun  d'eux  ressortir 
leurs  mutuels  agréments  :  je  parlais  de  don  Juan  à  la  princesse, 
de  la  princesse  à  don  Juan,  sans  y  mettre  aucune  affectation. 


DEUX  AILES  COUPÉES  MAL  A  PROPOS.  79 

Le  moyen  que  j'employais  surtout  pour  rallier  tout  à  fait  mon 
cousin  à  ce  beau  plan  fut  de  le  faire  danser  souvent  avec  made- 
moiselle de  Clermont,  souple,  grande,  fine,  aux  formes  pleines 
et  correctes,  mélodieuse  dans  la  voix  et  voluptueuse  dans  les 
manières. 

En  effet,  chaque  fois  que  don  Juan  avait  dansé  avec  sa 
ravissante  conquête,  il  était  lui  -même  embrasé  d'amour  pour 
elle. 

Malheureusement,  cet  effet  flamboyant  se  produisait  tout 
aussi  bien  avec  mademoiselle  de  La  Vrillière,  avec  mademoiselle 
de  Villeroi,  ou  même  avec  une  femme  déjà  mariée,  qu'avec  la 
belle  princesse  que  je  lui  destinais.  La  danse  lui  tournait  la 
tête;  il  ne  pouvait  prendre  les  mains,  serrer  la  taille,  arrêter 
son  regard  sur  les  yeux  d'aucune  femme  sans  être  ébloui  et 
affolé,  et  pourtant  on  ne  danse  pas  sans  toutes  ces  gentil- 
lesses. 

Je  dus  donc  me  résoudre  à  faire  usage  de  mon  pouvoir  mys- 
térieux pour  le  fixer  sans  retour.  Je  voulus  voir  de  mes  yeux 
palpiter  ses  désirs  de  vingt  ans,  et  je  vis  aussitôt  mon  volage 
cousin  orné  d'une  paire  d'ailes  diaphanes  teintes  en  bleu 
d'outre-mer  parfaitement  nuancées,  telles  que  vous  le  voyez 
dans  ce  portrait  au  pastel;  je  l'ai  moi-même  peint  de  sou- 
venir. 

Cet  enchantement  accompli,  le  reste  n'était  rien;  je  vis  bien 
encore  ces  deux  voiles  du  désir  s'agiter  sous  le  regard  des 
jolies  danseuses  qui  se  succédaient;  mais  je  ne  m'en  inquiétais 
plus,  bien  sûre  que  j'étais  de  les  maîtriser.  Une  seule  crainte 


80  LES  PAPILLONS. 

me  restait  :  M.  le  duc  accepterait- il  don  Juan  pour  beau- 
frère?  Ce  n'était  pas,  à  vrai  dire,  une  mésalliance;  la  maison 
de  Tendilla  comptait  des  princes  souverains  dans  ses  ancêtres, 
et  puis  don  Juan,  grand  d'Espagne,  n'avait-il  pas  le  droit  de 
se  couvrir  devant  Sa  Majesté  catholique,  en  véritable  égal  de 
son  propre  roi.  Le  résultat  de  mes  réflexions  fut  que  si  mon 
cousin  répondait  à  l'amour  de  mademoiselle  de  Clermont, 
l'affaire  serait  à  moitié  faite. 

Un  jour  M.  le  duc  donnait  une  féte  au  jeune  couple  cou- 
ronné, dans  son  propre  château  de  Chantilly.  Le  soir  venu, 
il  vint  à  la  reine  la  fantaisie  de  faire  un  tour  de  valse  aux 
flambeaux  dans  le  rond-point  du  parc.  Cette  danse  allemande 
lui  plaisait,  c'était  presque  une  importation  de  son  pays. 
Chacun  applaudit,  et,  un  instant  après,  cinquanles  groupes, 
pleins  d'ardeur  et  de  jeunesse,  tourbillonnaient  enlacés  sur  les 
tapis  de  pâquerettes. 

L'un  de  ces  couples  était  formé  par  don  Juan  et  mademoiselle 
de  Clermont.  Ce  fut  celui  qui  m'occupa  tout  entière. 

Certes  si  le  menuet  enivrait  don  Juan,  jugez  de  l'effet 
produit  par  ce  tourbillon  vertigineux,  qui  émeut  si  profon- 
dément les  sens  les  plus  blasés.  Il  était  fou  de  plaisir  et 
haletant  de  volupté. 

Je  n'avais  pas  besoin,  pour  surprendre  en  ce  moment  ses 
amoureux  désirs,  de  faire  un  bien  grand  effort;  ma  singulière 
faculté  d'intuition  n'eut  pas  à  se  fatiguer  beaucouo  pour 
deviner  les  pensées  du  fils  passionné  de  la  duchesse  de  Tendilla. 

Un  regard  ordinaire  eût  sufïî  pour  découvrir  un  pareil 


/ 

DEUX  AILES  COUPÉES  MAL  A  PUOPOS.  81 

secret.  Son  œil  brillant  ne  quittait  pas  les  yeux  bleus  et 
tendres  de  sa  belle  valseuse;  sa  tête  penchée  sur  elle,  sa 
bouche  entrouverte  et  sa  poitrine  haletante  semblaient  aspirer 
l'àme  de  la  sœur  de  M.  le  duc. 

Du  reste,  la  noble  fille  de  sang  royal  partageait  cette  brû- 
lante émotion  :  son  corps  souple  semblait  plier  sous  le  poids 
de  son  ivresse;  appuyée  sur  le  bras  robuste  du  jeune  Espa- 
gnol, elle  serait  tombée  sur  le  gazon,  si  quelque  volonté  les 
eût  séparés  brusquement. 

Fascinée,  allanguie  sous  le  regard  de  flamme  de  don 
Juan,  elle  lui  laissait  tout  le  soin  de  l'entraîner.  Elle  ne 
sentait  plus  son  corps  et  ne  voyait  plus  rien  de  ce  qui 
l'entourait  :  les  couples  bruyants,  les  arbres,  les  allées,  les 
lumières  avaient  disparu  à  ses  yeux.  Son  àme  se  trouvait 
transportée  dans  un  monde  idéal,  où  rien  n'existait  plus  pour 
elle  que  l'amour  de  don  Juan. 

Inutile  de  dire  que,  pour  mieux  les  observer,  je  refusai 
de  prendre  part  à  la  valse.  Mon  intention  était  de  ne  pas 
les  perdre  des  yeux,  et  de  préparer,  à  l'intention  du  volage 
amant,  mes  aiguilles  d'or  et  mes  mystérieux  ciseaux. 

L'heureux  couple  tourbillonna  quelque  temps  dans  le  rond- 
point  où  était  placé  l'orchestre;  puis  il  voltigea  comme  les 
autres  dans  les  allées  adjacentes,  d'où  je  pouvais  aisément  les 
suivre.  Peu  à  peu  cependant  leurs  excursions  dans  les  allées 
devinrent  plus  aventureuses;  ils  mettaient  plus  de  temps  à 
repasser  devant  mes  yeux.  A  la  fin,  je  les  perdis  complète- 
ment de  vue. 

21 


82  LES  PAPILLONS. 

Comme  je  ne  les  voyais  pas  revenir,  je  devins  inquiète  : 
don  Juan  était  si  jeune,  et  mademoiselle  de  Clermont  si  éprise 
de  lui!  Je  craignis  une  imprudence;  j'eus  peur  que  des  yeux 
jaloux,  et  il  n'en  manquait  pas,  ne  guettassent  un  scandale 
pour  perdre  mon  protégé. 

Celte  absence  seule  suffisait,  si  elle  était  remarquée,  pour 
donner  sujet  à  de  méchants  propos  qui  gâteraient  tous  mes 
projets,  venant  aux  oreilles  du  duc  de  'Bourbon. 

Je  me  mis  donc  à  leur  poursuite,  du  côté  où  je  les  avais  vus 
disparaître.  J'allai  regardant  tous  les  valseurs  qui  me  frôlaient 
en  volant,  comme  des  phalènes,  sous  les  grands  arbres  du 
parc.  Je  ne  reconnus  dans  aucun  d'eux  mes  deux  papillons 
préférés.  J'allai  toujours,  et  me  trouvai  bientôt  à  la  limite  de 
la  fête.  Personne  ne  riait  et  ne  sautillait  plus  autour  de  moi. 

Mon  inquiétude  était  au  comble.  Où  pouvaient  être  allés 
mes  deux  chers  imprudents  ?  Je  me  mis  alors  à  appeler  à 
voix  basse  mon  étourdi  de  cousin.  Mais  quel  ne  fut  pas  mon 
élonnement  d'entendre  à  deux  pas  de  moi  ce  même  comte  de 
Riom  qui  nous  avait  surpris  dansant  un  boléro. 

—  Ah  !  jalouse!  me  dit-il,  je  me  doutais  bien  que  vous 
étiez  toujours  amoureuse  de  votre  élève,  au  lieu  de  l'être 
de  moi. 

—  Monsieur  le  comte,  dis-je  en  rougissant  dans  l'obscu- 
rité, vous  plaisantez  là  bien  mal  à  propos;  je  suis  presque 
une  mère  pour  don  Juan,  et  je  crains  qu'il  ne  se  soit 
égaré... 

Le  comte  partit  d'un  éclat  de  rire  qui  sentait  le  cham- 


I 

DEUX  AILES  COUPÉES  MAL  A  PROPOS.  83 

pagne.  A  propos  de  lui,  j'avais  oublié  de  vous  dire  que  depuis 
quelques  semaines  il  disait  avoir  pour  moi  un  goût  très-vif, 
presque  une  passion. 

—  Ah!  chère  princesse,  soyez  plus  franche,  et  avouez-le- 
moi;  vous  pensiez  qu'il  devisait  solitairement  avec  made- 
moiselle de  Clennont,  et  vous  veniez  le  dégager  des  pièges  de 
cette  enchanteresse.  Tranquillisez-vous  donc,  car  je  le  quitte 
à  l'instant. 

—  Vraiment!  Où  était-il? 

—  Sur  un  banc  de  gazon,  dans  le  rond-point  du  parc, 
s' essuyant  le  visage,  et  se  préparant  à  reprendre  un  autre  tour 
de  valse  avec  une  autre  danseuse  que  la  ravissante  sœur  de 
M.  le  duc. 

—  Avec  une  autre  que  mademoiselle  de  Germon t  !  m'écriai-je 
involontairement;  s'il  danse  ce  soir  avec  une  autre,  tout  est 
perdu  ! 

Je  laissai  le  comte  étourdi  de  cette  exclamation,  qui  ren- 
versait ses  conjectures,  et  je  courus  à  la  hâte  retrouver  le 
volage  don  Juan. 

Le  comte  avait  dit  vrai;  je  trouvai  mon  cousin  de  Tendilla 
en  proie  aux  projets  de  tentation  faits  sur  lui  par  Canillac, 
qui  lui  faisait  remarquer  mademoiselle  de  Presles  et  l'enga- 
geait à  danser  avec  elle.  Ce  libertin  l'assurait  que  celle  der- 
nière ne  le  voyait  pas  d'un  œil  indifférent. 

—  Je  suis  écrasé  de  fatigue,  disait  don  Juan;  Vénus  en 
personne  me  prierait  de  braver  la  chaleur  pour  ses  beaux  yeux 
que  je  ferais,  je  crois,  la  sourde  oreille. 


84  LES  PAPILLONS. 

—  Je  ne  vous  reconnais  plus  ce  soir,  mon  cher  don  Juan. 

—  Mon  cher  Canillac,  laissez-moi  au  moins  me  reposer  un 
moment,  nous  verrons  après. 

—  Ne  remarquez-vous  pas  tout  le  piquant  que  donne  à  la 
physionomie  de  mademoiselle  de  Prestes  ses  yeux  noirs  et  ses 
sourcils  bruns? 

—  Je  trouve  plus  de  sentiment  et  de  tendresse  dans  les  yeux 
bleus. 

—  Je  ne  suis  pas  de  votre  avis;  tenez,  par  exemple,  reprit 
le  chevalier  de  Canillac  sans  se  décourager,  le  regard  amoroso 
de  mademoiselle  de  Clermont  a  une  expression  de  langueur 
qui  me  fait  bâiller. 

Don  Juan  ne  répondit  rien,  la  pudeur  d'un  amour  déjà 
sérieux  ou  peut-être  aussi  le  respect  humain,  en  face  d'un 
railleur  de  la  force  de  Canillac,  lui  ferma  la  bouche;  mais 
sa  figure  tournée  avec  admiration  vers  la  sœur  de  M.  le  duc 
parlait  pour  lui. 

—  Si  j'avais  été  assez  heureux,  reprit  le  tentateur,  pour 
attirer  sur  moi  l'attention  de  ces  deux  femmes,  mon  choix 
ne  serait  certes  pas  douteux. 

Le  motif  qui  pressait  ainsi  le  chevalier  à  jeter  mon  jeune 
parent  dans  les  bras  de  mademoiselle  de  Presles,  c'est  que 
lui-même  avait  osé  jeter  les  yeux  sur  la  noble  fille  destinée 
par  moi  à  don  Juan. 

La  danse  allait  recommencer,  déjà  les  violons  préludaient, 
et  Canillac  allait  obtenir  à  force  d'instances  qu'on  lui  fit 
vis-àr-vis  avec  mademoiselle  de  Presles. 


/ 

DEUX  AILES  COUPÉES  MAL  A  PROPOS.  85 

Cependant  don  Juan  hésitait  encore.  Il  craignait,  en  écou- 
tant le  chevalier,  de  déplaire  à  mademoiselle  de  Clermont, 
dont  l'œil  bleu  était  attaché  sur  lui  avec  inquiétude. 

Je  vis,  en  outre,  que  l'impression  de  la  valse  était  loin 
d'être  effacée  dans  le  cœur  du  jeune  Espagnol.  Le  meilleur 
motif  à  son  hésitation  était  qu'il  n'y  avait  plus  en  ce  mo- 
ment pour  lui  qu'une  femme  à  aimer,  à  adorer,  c'était  celle 
dont  il  venait  de  presser  ainsi  les  charmes  dans  ses  bras,  la 
belle  princesse  qui  l'aimait  tant. 

Je  m'approchai  alors;  ses  belles  ailes  azurées  étaient  grandes 
ouvertes;  or,  pour  éviter  tout  nouveau  retour  à  sa  nature  de 
papillon,  je  saisis  mes  ciseaux  cabalistiques,  je  les  coupai  à 
la  racine  et  les  rangeai,  toute  triomphante,  dans  la  boite  de 
palissandre  que  je  portais  toujours  sur  moi  à  cet  usage. 

Don  Juan  ne  parut  pas  s'apercevoir  de  la  mystérieuse 
opération  ;  seulement  il  cessa  de  regarder  mademoiselle  de 
Clermont,  et,  comme  cédant  à  la  fatigue,  il  s'endormit  contre 
un  marronnier. 

Je  n'attachai  aucune  importance  à  ce  sommeil;  c'était,  à  mes 
yeux,  une  suite  naturelle  des  fatigues  de  la  journée,  et  la  cour 
étant  rentrée  au  château,  je  laissai  dormir  le  beau  valseur. 

Le  lendemain,  cependant,  don  Juan  parut  morne  et  mélan- 
colique; il  ne  regarda  plus  les  femmes,  ne  voulut  plus  rire 
ni  danser.  Il  était  devenu  plus  indifférent  qu'à  son  arrivée 
d'Espagne,  et  cette  indifférence,  qui  s'accrut  de  jour  en  jour, 
dégénéra,  à  l'étonnemenl  de  tout  le  monde,  et  à  mon  grand 
désespoir,  en  une  incurable  misanthropie.  Celte  maladie  finit 


86  LES  PAPILLONS. 

par  s'aggraver,  au  point  qu'il  me  déclara  nettement  un  beau 
matin  son  dessein  formel  de  retourner  en  Andalousie,  pour 
entrer  dans  un  couvent. 

Je  fis  venir  Chirac,  le  célèbre  médecin;  je  lui  expliquai 
comme  je  pus  le  brusque  affaissement  de  mon  pauvre  cousin. 
Je  lui  avouai,  à  lui  qui  connaissait  les  doctrines  des  illuminés, 
le  moyen  que  j'avais  cru  devoir  employer  pour  le  rendre  sage. 

—  Qu'avez-vous  fait?  me  dit  le  grand  docteur;  couper  les 
ailes  aux  passions  de  la  jeunesse,  c'est  tuer  en  elle  toute  vie 
et  tout  élan  :  ce  qui  eût  réussi  pour  un  mari  a  tué  l'amant. 

—  J'ai  tué  don  Juan!  m'écriai-je. 

—  Rassurez-vous,  madame,  reprit-il;  il  n'est  pas  tué 
complètement.  Il  vivra,  peut-être  même  plus  longtemps,  mais 
vous  l'avez  rendu,  par  votre  zèle,  incapable  de  jamais  aimer 
autre  chose  que  Dieu. 


—  Pauvre  don  Juan  !  dirent  en  même  temps  les  deux  hôtes 
de  la  princesse. 

—  Hélas!  oui,  pauvre  don  Juan!  reprit  Ginebra;  le  souvenir 
de  cette  maladresse  m'a  longtemps  attristé  l'âme.  Aujourd'hui 
cependant  je  me  suis  pardonné  ce  fatal  coup  de  ciseaux;  il 
y  a  même  des  instants  où  je  m'applaudis  de  ce  méfait  invo- 
lontaire. 

—  Ah!  par  exemple,  voilà  qui  mérite  quelques  mots 
d'explication,  dit  la  marquise. 

—  Personne  mieux  que  moi,  continua  Ginebra,  ne  respecte 
les  désirs  du  cœur  dans  leur  spontanéité;  je  reconnais  reli- 
gieusement la  légitimité  des  élans  intérieurs,  je  respecte  en 
tout  la  liberté  du  choix  

—  Excusez-moi  de  vous  interrompre,  mon  amie,  mais  les 
trophées  dont  vos  ciseaux  cabalistiques  ont  décoré  voire  salon 
ne  s'accordent  guère  avec  ces  charmantes  prétentions-là. 

—  Ma  chère  marquise,  je  n'ai  pas  toujours  eu  les  mêmes 
opinions;  l'expérience  m'a  améliorée  beaucoup.  Au  contraire 
des  vieillards  ordinaires,  l'âge  est  venu  m'expliquer  l'énigme 
mystérieuse  des  passions.  Un  jour  où  les  hommes  vaudront 
mieux,  j'en  suis  assurée,  c'est  à  leurs  impulsions  naturelles, 
c'est-à-dire  divines,  que  l'on  ira  demander  le  bonheur.  Mais 
nous  n'en  sommes  pas  là.  La  société  tout  entière  ressemble 
encore  trop  à  un  camp  où  tous  sont  dressés  pour  le  combat  : 
on  n'y  vit  pas,  on  y  lutte,  et  tout  ce  qui  devra  plus  tard 


88  LES  PAPILLONS. 

servir  à  notre  bonheur  se  change  encore  en  armes  de  guerre. 
Don  Juan  marié  et  définitivement  ancré  à  la  cour  de  France 
aurait  passé  sa  vie  comme  les  autres  à  des  intrigues  sans  but 
élevé,  sans  motif  noble,  sans  instinct  moral,  il  aurait  appris 
à  souffrir  d'abord,  puis  à  mentir  et  à  tromper. 

—  Mais  que  fait-il  maintenant? 

—  Maintenant,  sans  souci  de  ce  qu'il  a  perdu,  il  s'est 
rendu  savant  dans  les  langues  orientales  et  traduit  les 
manuscrits  arabes  échappés  au  vandalisme  des  Castillans. 

—  Je  suis  de  votre  avis,  madame,  dit  à  son  tour  Cazotte 
revenant  sur  les  idées  que  la  princesse  venait  d'émettre,  les 
désirs  sont  l'auréole  de  l'âme  humaine,  la  passion  est  le  grand 
mobile  qui  l'entraîne  vers  l'idéal. 

—  Au  fait,  reprit  gaiement  la  marquise,  si  les  papillons 
avaient  le  vol  régulier  des  oies,  ils  perdraient  tout  leur  charme 
à  nos  yeux. 

—  Pour  vous  faire  oublier  la  mésaventure  de  mademoiselle 
de  Clermont,  je  vais  vous  conter  l'histoire  d'un  brave  corsaire 
qui  s'est  marié  en  dépit  et  au  profit  de  ses  neveux. 

Disant  cela,  Ginebra  indiqua  du  doigt  une  fantaisie  drola- 
tique où  des  insectes  ailés  célébraient  une  cérémonie  nuptiale 
sous  les  voûtes  d'un  temple  et  à  la  lueur  des  cierges. 

—  J'aurais  mieux  aimé,  dit  Cazotte,  voir  cette  scène  placée 
dans  les  joncs  d'un  étang,  avec  des  rayons  de  soleil  pour 
officiants  et  pour  flambeaux. 


Raoul  et  Rodolphe  eurent  la  couleur  de  se  voir  accueillis 
pria  éclats  de  rire, 


LES  NEVEUX 


DU  CAPITAINE 


u,  lui       ^9  ^ 


mm  m 


A  quarante-six  ans  et  quelques  mois,  M.  le  baron  Conrad 
de  Francarville,  capitaine  de  vaisseau  dans  la  marine  du 
roi,  estimant  qu'il  avait  assez  couru  les  mers,  et  que  tous 
les  coins  du  petit  globe  sur  lequel  la  Providence  l'avait  jeté 
lui  étaient  suffisamment  connus,  prit  le  sage  parti  de  se  retirer 
dans  ses  terres. 

Il  envoya  donc  sa  démission  au  ministre  de  la  marine  et 
revint  en  Normandie  avec  la  croix  de  Saint-Louis,  un  rhuma- 
tisme à  l'épaule  gauche,  et  trente  mille  livres  de  rente  qui  ne 
devaient  rien  à  personne,  si  ce  n'est  aux  négociants  anglais 
qu'il  avait  dévalisés  dans  ses  croisières,  pour  soutenir  l'honneur 
de  son  pavillon. 

En  rentrant  sur  la  terre  natale,  qu'il  avait  quiltée  à  l'âge 
de  vingt  ans,  le  baron  de  Francarville  trouva  deux  neveux 
dont  il  ignorait  complètement  l'existence. 

23 


90  LES  PAPILLONS. 

On  comprendra  cette  ignorance  au  sujet  de  ses  deux  neveux, 
quand  on  saura  que  le  capitaine  avait  contracté,  dès  sa  plus 
tendre  jeunesse,  l'habitude  déplorable  d'allumer  sa  pipe  avec 
toutes  les  lettres  qu'il  recevait,  sans  en  avoir  préalablement 
pris  connaissance.  C'était,  disait-  il,  afin  de  s'éviter  l'embarras 
de  chercher  des  réponses  Le  baron  de  Francarville  n'était  pas 
de  première  force  sur  le  style  épistolaire.  En  revanche,  il 
manœuvrait  fort  habilement  son  vaisseau,  et,  dans  les  ren- 
contres bord  à  bord,  appliquait  des  coups  de  sabre  de  la  plus 
belle  espèce.  On  ne  peut  pas  tout  demander  à  un  marin. 

D'ailleurs  il  croyait  sa  sœur  religieuse,  l'ayant  laissée  dans 
un  couvent  dont  une  Francarville  était  abbesse,  et  bien 
décidée  à  y  prononcer  ses  vœux,  car  ils  étaient  orphelins  et 
sans  fortune.  Or  des  lettres  de  nonnetles  ne  sont  pas  fort  inté- 
ressantes pour  un  officier  de  marine. 

Persuadé  que  sa  sœur  Marie,  valablement  embéguinée, 
chantait  des  litanies  et  fabriquait  des  compotes  à  perpétuité, 
sous  la  direction  de  sa  vénérable  parente,  le  baron  de 
Francarville  avait  donc  continué  d'allumer  sa  grande  pipe 
turque  avec  toutes  les  lettres  timbrées  de  Normandie  qui 
arrivaient  sur  son  bord,  et  n'avait  pu  apprendre  que  Marie, 
enlevée  du  couvent  par  un  gentillàtre  du  pays,  s'était  mariée, 
avait  mis  au  monde  deux  rejetons,  et  avait  fini  par  mourir 
trois  ans  environ  avant  le  retour  du  capitaine,  laissant  ses 
deux  fils,  Rodolphe  et  Raoul,  en  possession  du  mince  héritage 
de  leur  père  qui,  depuis  longtemps  déjà,  avait  été  rejoindre 
ses  ancêtres,  h  la  suite  d'une  chute  de  cheval. 


I 


LES  NEVEUX  DU  CAPITAINE  V  K  AN  C  A  H  V  1  L  LE.  91 

Le  baron  ne  fut  pas  trop  mécontent  de  se  trouver  à  la 
tète  de  deux  gaillards  de  neveux,  avec  lesquels  il  pourrait  jurer, 
boire  et  chasser  le  renard,  quand  son  rhumatisme  lui  en 
accorderait  la  permission. 

Il  racheta  les  terres  et  le  château  de  Francarville,  et  s'installa 
dans  l'ancien  domaine  de  sa  famille,  en  bénissant  les  négo- 
ciants anglais,  dont  les  guinées  faisaient  de  si  doux  loisirs  aux 
vétérans  de  la  marine  de  France. 

Alors  il  se  mit  à  jouer  le  rôle  de  gentilhomme  campagnard , 
avec  autant  d'aisance  et  de  facilité  que  s'il  eut  été  destiné  à 
cet  emploi  par  la  nature. 

Il  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  le  pense  de  bien  jouir  de  trente 
mille  livres  de  rente.  C'est  peut-être  pour  cette  cause  que  le 
sort  a  été  si  peu  prodigue  de  celle  sorte  de  faveur  dans  la  dis- 
tribution de  cadeaux  qu'il  se  plaît  à  faire  aux  humains. 

Le  capitaine  de  Francarville,  en  homme  éclairé,  s'occupa 
d'abord  de  garnir  sa  cave  aussi  complètement  que  possible. 
Pour  mener  à  bonne  lin  celte  importante  opération,  il  ne 
dédaigna  pas  d'avoir  recours  aux  lumières  de  ses  neveux,  qui 
étaient  capables  de  lui  donner  de  fort  bons  conseils  sur  cette 
matière.  Les  deux  gaillards  ne  demandaient  qu'à  bien  vivre, 
et  possédaient  tous  les  germes  des  vices  qui  sont  nécessaires 
pour  cela.  Plusieurs  de  ces  germes  étaient  même  arrivés  déjà  à 
un  degré  de  développement  fort  respectable.  Mais  la  modicité 
de  leur  fortune  avait  jusqu'alors  réduit  ces  précieuses  facultés 
à  l'état  purement  théorique  et  spéculatif. 

On  juge  de  la  joie  qu'ils  éprouvèrent  en  se  voyant  tomber 


92  LES  PAPILLONS. 

du  ciel  un  oncle  opulent  et  déterminé  à  user  le  mieux  possible 
de  ses  richesses,  et  l'on  conçoit  sans  peine  qu'ils  s'empressèrent 
de  mettre  au  service  d'un  tel  parent  toutes  leurs  connaissances 
et  toutes  les  ressources  de  leur  esprit,  pour  l'aider  à  entourer 
de  jouissances  solides  une  existence  qu'ils  avaient  la  délicieuse 
perspective  de  partager  indéfiniment. 

On  eut  un  sommelier  bourguignon,  un  cuisinier  parisien,  le 
premier  piqueur  de  la  contrée  pour  surveiller  la  meute  et  pré- 
parer les  chasses;  on  plaça  d'excellents  chevaux  dans  l'écurie; 
on  engagea  comme  chambrières  les  plus  jolies  filles  du  pays,  et, 
toutes  ces  préparations  accomplies,  on  laissa  voguer  douce- 
ment la  galère. 

En  voyant  quelle  utilité  un  oncle  intelligent  peut  tirer  de 
deux  neveux,  Francarville  bénit  intérieurement  sa  sœur 
la  nonnetle  de  s'être  laissée  enlever  jadis  par  le  gentillàtre 
normand. 

Après  six  mois  de  séjour  sur  la  terre  ferme,  le  capitaine 
reconnut  avec  un  certain  plaisir  que  son  rhumatisme  était 
beaucoup  moins  opiniâtre  qu'il  ne  se  l'était  imaginé,  et  que 
grâce  à  certain  onguent,  inventé  par  un  Esculape  en  sabots 
de  la  contrée,  il  finirait  bientôt  par  rentrer  dans  la  jouissance 
totale  de  son  épaule  gauche. 

Robuste  d'ailleurs,  leste  et  bien  fait,  d'un  visage  agréable, 
sans  un  seul  poil  blanc  à  sa  moustache  noire,  Conrad  de 
Francarville  pouvait  passer  pour  un  jeune  homme,  malgré  ses 
quarante-sept  ans  prêts  à  sonner. 

Un  jour,  rentrant  d'une  course  à  cheval,  après  déjeuner, 


LES  NEVEUX  (DU  CAPIT  AINE  FA ANCAH V ILLE.  93 

Conrad  se  regarda  par  hasard  dans  une  glace  et  fut  satisfait 
de  sa  bonne  mine. 

Cette  satisfaction  lui  suggéra  une  idée  qu'il  commença  par 
regarder  comme  très -bouffonne,  puis  comme  simplement 
amusante,  et  qu'au  bout  d'une  heure  de  méditation  en  tête 
ù  tèle  avec  sa  pipe  turque,  il  finit  par  considérer  comme 
on  ne  peut  plus  réalisable,  raisonnable  et  naturelle. 

Conrad  de  Francarville  songeait  à  se  marier. 

Il  sonna.  Un  vieux  marin  de  son  bord,  son  domestique  de 
confiance,  arriva  au  coup  de  sonnette. 

—  Fais-moi  venir  mes  deux  neveux  Raoul  et  Rodolphe, 
lui  dit  le  baron. 

Quelques  minutes  après,  Raoul  et  Rodolphe  étaient  assis 
en  face  de  leur  oncle,  autour  d  une  table  sur  laquelle  flam- 
boyait un  bol  de  punch. 

—  Or  ça,  mes  lurons,  leur  dit  le  capitaine,  vous  êtes 
d'assez  gentils  garçons,  j'en  conviens;  deux  neveux,  c'est 
beaucoup;  mais  ça  ne  suffit  pas.  J'ai  besoin  de  compléter 
ma  société,  et  pour  cela,  il  m'est  venu  dans  l'idée  de  prendre 
femme. 

Raoul  et  Rodolphe  se  regardèrent.  Les  deux  drôles  comp- 
taient sur  l'héritage  de  l'oncle.  On  conçoit  leur  émotion. 
Conrad  surprit  ce  regard  ;  il  en  comprit  le  muet  langage. 

—  Je  vois  ce  que  c'est,  s'écria-t-il  en  riant;  vous  redoutez 

l'accroissement  de  la  famille,  et  quinze  mille  livres  de  rentes 

vous  semblaient  à  chacun  un  assez  joli  grog  à  avaler  quand 

je  serai  coulé  à  fond.  Mais  d'abord,  songez,  mes  garçons, 

24 


94  LES  VA  PILLONS. 

t 

que  je  suis  de  force  à  vous  enterrer  tous  les  deux  avant  de 
filer  le  bout  de  mon  cable;  songez,  en  outre,  que,  peu 
soucieux  de  me  voir  entouré  de  bons  cœurs  forcés  de  me 
souhaiter  le  plus  prompt  trépas,  je  suis  décidé,  si  je  ne  me 
marie,  à  vous  déshériter  complètement  l'un  et  l'autre,  afin 
de  conserver  dans  toute  sa  pureté  l'affection  que  vous  avez 
pour  moi.  Donc,  au  lieu  de  vous  affliger  de  cette  résolution, 
réjouissez-vous-en,  au  contraire;  car  ce  peut  être  pour  l'un 
de  vous  un  coup  de  fortune. 

—  Comment  cela?  demandèrent-ils  à  la  fois. 

—  Voilà  la  chose,  dit  Conrad.  Je  veux  me  marier,  c'est 
vrai;  mais  je  ne  suis  pas  d'humeur  à  me  mettre  en  cam- 
pagne pour  courir  des  bordées  à  la  recherche  d'une  épouse. 
S'il  s'agissait  de  choisir  une  frégate  fine  voilière  et  bonne 
marcheuse,  je  ne  chargerais  personne  de  ce  soin;  mais  une 
femme,  c'est  différent;  je  ne  connais  ni  le  gréement  ni  le 
tirage  de  ces  bàtiments-là.  Vous,  beaux  neveux,  qui  êtes 
des  damoiseaux  experts  en  ces  sortes  de  manœuvres,  mettez- 
vous  en  route,  parcourez  la  contrée,  et  découvrez-moi  ce  qu'il 
me  faut. 

—  Nous?  s'écrièrent  à  la  fois  les  deux  frères. 

—  Je  me  trouve  suffisamment  riche  comme  cela,  pour- 
suivit le  capitaine;  il  est  donc  inutile  de  s'informer  de  la 
qualité  de  son  lest.  Quant  à  la  naissance,  c'est  différent;  je 
tiens  à  ce  que  le  pavillon  soit  irréprochable.  Pour  la  solidité 
de  la  coque,  l'élégance  de  la  poupe,  la  propreté  des  ponts, 
la  peinture  des  sabords  et  la  symétrie  des  cordages,  je  laisse 


LES  NEVEUX  DU  CAPITAINE  F  lî  AN  C  AR  VILLE.  95 

le  champ  libre  à  votre  goût,  me  réservant,  du  reste,  le  soin 
d'inspecter  l'objet  par  moi-même  quand  vous  aurez  jeté  le 
grappin  dessus.  Allez,  voguez,  croisez,  faites  de  votre  mieux  ! 
Je  vous  donne  trois  mois  pour  me  procurer  cette  chose.  11 
y  aura  cinquante  mille  livres  en  écus  sonnants  pour  celui 
qui  amènera  dans  mes  eaux  la  corvette  avec  laquelle  je  me 
déciderai  à  naviguer  de  conserve. 

Ayant  ainsi  parlé,  le  capitaine  se  leva,  et  les  laissa  en  face 
du  bol  de  punch  à  moitié  vide,  pour  ne  pas  les  gêner  dans 
leurs  délibérations. 

Raoul  et  Rodolphe  se  regardèrent  d'abord  d'un  air  passable- 
ment contrit.  Cette  proposition  de  leur  oncle  tombait  comme 
un  coup  de  foudre  sur  leur  tête.  Certes,  de  toutes  les  lubies  qui 
pouvaient  passer  parle  cerveau  du  capitaine,  celle-là  était 
bien  la  plus  incroyable,  la  plus  inattendue. 

La  perspective  de  la  somme  à  conquérir  dans  cette  joute 
bizarre  ne  les  flattait  que  médiocrement  :  un  capital  de  cin- 
quante mille  livres  ne  compensait  pas  à  leurs  yeux  la  perte  des 
trente  mille  livres  de  revenus  qu'ils  s'étaient  accoutumés  à 
considérer  comme  leur  bien  propre,  et  dont  ils  mangeaient 
déjà  joyeusement  l'usufruit,  en  leur  qualité  de  perpétuels 
commensaux  de  leur  oncle. 

D'ailleurs  les  cinquante  mille  livres  ne  devaient  échoir  qu'à 
l'un  d'entre  eux,  et  bien  que  chacun  eût  la  meilleure  opinion 
de  la  supériorité  de  son  goût,  de  son  adresse  et  de  son  intel- 
ligence, ils  ne  pouvaient  se  défendre  d'une  vague  frayeur. 

Du  reste,  hàlons-nous  de  déchirer  qu'il  ne  vint  pas  un  seul 


90  LES  PAPILLONS. 

instant  à  l'esprit  de  l'un  ou  de  l'autre  la  moindre  velléité  de 
s'assurer  mutuellement  contre  les  chances  d'insuccès,  en  con- 
venant à  l'avance  de  partager  la  récompense  promise,  quel  que 
fût  le  vainqueur. 

La  pensée  que  l'un  d'eux  pût  se  dessaisir  de  vingt-cinq  mille 
livres  en  faveur  de  son  frère,  ne  pouvait  sortir  de  leur  imagi- 
nation. L'horreur  de  partager  en  cas  de  victoire  l'emportait 
tellement  dans  ces  cœurs  généreux  sur  l'espoir  de  partager  en 
cas  de  défaite,  qu'une  réprobation  également  énergique  des 
deux  parts  eût  certainement  accueilli  cette  outrageante 
proposition,  si  quelque  tiers  bénévole  se  fût  avisé  de  la 
formuler. 

—  Eh  bien  î  dit  Raoul. 

—  Eh  bien!  fit  Rodolphe. 

—  Que  le  diable  emporte  notre  oncle!  s'écria  le  premier. 

—  Avant  qu'il  ne  soit  marié,  bien  entendu,  ajouta  le  second. 

—  Qu'allons-nous  faire?  demanda  celui-ci. 

—  Parbleu!  obéir;  il  le  faut  bien,  répondit  celui-là;  le 
capitaine  est  têtu  comme  un  Ras-Breton. 

—  Et  il  serait  capable  de  nous  mettre  à  la  porte,  comme 
des  laquais,  si  nous  refusions  de  contenter  sa  fantaisie. 

—  Je  partirai  demain,  dit  Rodolphe. 

—  Et  moi  aussi ,  dit  Raoul. 

—  Que  le  diable  emporte  notre  oncle!  s'écrièrent-ils  en 
chœur  en  forme  de  conclusion. 

Le  lendemain,  comme  ils  l'avaient  dit,  les  deux  frères  par- 
tirent ensemble,  après  avoir  dit  adieu  à  Conrad,  qui  leur 


LES  NEVEUX  DU  CAPITAINE  FRANCARVILLE.  07 

souhaita  bonne  chance,  et  leur  accorda  trois  mois  pour  décou- 
vrir la  future  moitié  de  sa  vie. 

Arrivés  à  la  petite  ville  de  Lillebonne,  où  ils  devaient  se 
séparer  pour  commencer  leurs  recherches,  ils  dînèrent  ensemble 
dans  le  principal  hôtel  de  la  ville. 

Leur  conversation,  comme  on  le  pense  bien,  roula  tout 
entière  sur  la  bizarre  mission  dont  les  chargeait  leur  oncle. 

Dans  une  pièce  attenante  à  celle  où  dînaient  les  deux 
frères,  se  trouvait  une  demoiselle  irlandaise  qui  voyageait 
en  France,  en  compagnie  d'un  vieux  gentilhomme,  son 
ex-tuteur. 

Une  mince  cloison  séparait  les  deux  chambres,  et  la  plus 
légère  attention  suffisait  pour  que  les  convives  qui  se  trou- 
vaient dans  l'une  de  ces  pièces  ne  perdissent  pas  un  mot  des 
paroles  de  leurs  voisins. 

Le  nom  du  capitaine  de  Francarville  frappa  tout  à  coup  les 
oreilles  d'Arabella,  qui  devint  attentive  et  fut  bientôt  au 
courant  de  toute  cette  incroyable  histoire. 

Le  vieux  gentilhomme  irlandais,  qui  était  un  peu  sourd 
et  se  trouvait,  du  reste,  placé  loin  de  la  cloison,  n'en- 
tendit pas  un  mot  et  ne  remarqua  pas  la  distraction  de  sa 
compagne. 

—  Ainsi,  dit  Raoul  en  se  levant,  c'est  décidé  :  lu  pars 
pour  Paris. 

—  Et  toi,  dit  Rodolphe,  pour  le  Havre,  et  ensuite  aux  bains 
de  Dieppe. 

—  Dans  un  mois,  dit  Raoul,  tu  pourras  m'y  écrire. 

25 


98  LES  PAPILLONS. 

—  Et  toi,  adresse  tes  lettres  hôtel  de  Normandie,  rue  du 
Roule,  où  je  vais  m'installer. 

—  C'est  convenu. 

Ils  se  serrèrent  la  main  et  descendirent  dans  la  cour,  où 
chacun  monta  dans  le  coche  qui  devait  le  conduire  à  sa 
destination. 

Arabella,  prétextant  une  migraine  subite,  se  mit  à  la  fenêtre 
pour  les  voir  partir. 

Quand  elle  les  eut  suffisamment  considérés,  elle  se  tourna 
vers  le  vieux  gentilhomme.  ■ 

—  Mon  bon  O'Brean,  lui  dit-elle,  j'ai  changé  d'avis;  au 
lieu  d'aller  visiter  la  Bretagne,  nous  irons  passer  un  mois 
à  Paris,  et  nous  viendrons  ensuite  aux  eaux  de  Dieppe. 

—  Comme  il  vous  plaira,  répondit  O'Brean;  vous  savez 
que  je  suis  un  ami  commode. 

Trois  jours  après,  Arabella  et  son  ancien  tuteur  étaient 
installés  rue  du  Boule,  à  l'hôtel  de  Normandie,  où  Rodolphe 
était  arrivé  la  veille. 

Maîtresse  à  vingt-quatre  ans  d'une  fortune  assez  considé- 
rable, héritage  d'un  oncle  mort  aux  Indes  depuis  quelques 
années;  douée  d'une  beauté  douce,  mais  sérieuse,  d'un 
caractère  fier  et  indépendant,  Arabella,  depuis  son  retour 
de  Bombay,  où  elle  avait  été  elle-même,  avec  son  tuteur 
O'Brean,  réaliser  son  héritage,  avait  obstinément  refusé  tous 
les  jeunes  nobles  d'Irlande  et  d'Angleterre  qui  s'étaient  hasardés 
a  lui  demander  sa  main. 

Dès  que  la  paix  fut  conclue  entre  la  France  et  l'Angleterre, 


ê       y  . 

LES  NEVEUX  DU  CAPITAINE  FR  AN  CAR  VILLE.  99 

elle  quitta  l'Irlande,  et  en  compagnie  d'O'Brean,  qu'elle  avait 
décidé  à  lui  servir  de  chaperon  dans  ses  pérégrinations  capri- 
cieuses, elle  vint  voyager  sur  le  continent. 

A  la  grande  surprise  du  vieux  gentilhomme,  la  jeune  miss, 
si  farouche  ordinairement  à  l'égard  des  cavaliers  que  les 
hasards  des  voyages  amenaient  sur  son  chemin,  fit  un  par- 
fait accueil  à  Rodolphe,  qui,  vivement  frappé  des  grâces  et 
de  l'esprit  d'Arabella,  avait  cherché  à  pénétrer  un  peu  dans 
son  intimité. 

La  belle  Irlandaise  se  faisait  passer  pour  une  jeune  personne 
de  bonne  famille,  mais  sans  aucune  fortune,  ce  qui  étonna 
encore  le  bon  gentilhomme,  qui  pourtant  n'était  pas  au  bout 
de  ses  stupéfactions. 

Rodolphe  trouva  de  plus  en  plus  Arabella  à  son  gré,  et 
n'aurait  pas  mieux  demandé  que  de  lui  faire  la  cour  pour 
son  propre  compte;  mais  la  pauvreté  supposée  de  la  demoi- 
selle le  détourna  de  celte  idée. 

Tout  en  exprimant  à  Arabella  un  amour  que,  du  reste,  il 
éprouvait  réellement,  il  lui  parla  de  son  oncle  et  de  la  mission 
dont  le  capitaine  l'avait  chargé. 

—  Vous  êtes  bien  au-dessus  de  ce  qu'il  peut  rêver,  dit-il 
à  Arabella,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  ratifie  mon  choix. 
Jugez  de  ma  tendresse  pour  vous,  en  me  voyant  sacrifier  mon 
amour  à  votre  fortune,  à  votre  bonheur.  Je  donnerais  ma  vie 
pour  vous  nommer  ma  femme,  et  pourtant  je  me  résigne  a 
vous  voir  devenir  celle  de  mon  oncle,  afin  de  vous  mettre  en 
possession  de  l'opulence  et  du  rang  qui  appartiennent  a  votre 


% 

100  LES  PAPILLONS. 

mérite  et  à  votre  beauté.  Ah!  trouverez-vous  jamais  un  cœur 
désintéressé  comme  le  mien  ! 

—  .l'apprécie  votre  délicatesse,  dit  Arabella,  et  soyez  sûr 
que  je  saurai  la  récompenser  un  jour  comme  elle  le  mérite. 

Elle  accompagna  ces  mots  d'un  regard  qui  fit  tressaillir 
Rodolphe  d'espoir  et  de  joie. 

Le  coquin  de  neveu  s'imagina  que  la  belle  Irlandaise  par- 
tageait son  amour,  et  que,  tout  en  se  décidant  à  épouser  le 
baron  par  ambition,  elle  se  proposait  bien  de  lui  conserver 
à  lui,  Rodolphe,  une  part  dans  son  cœur  et  dans  ses  bonnes 
grâces. 

—  Après  tout,  se  dit-il,  les  mœurs  du  temps  autorisent 
ces  sortes  de  fredaines,  et  l'on  a  vu  des  choses  plus  extraor- 
dinaires que  celle-là.  Cinquante  mille  livres  de  gratification, 
une  maîtresse  charmante,  la  perspective  de  passer  une  longue 
suite  d'heureux  jours  dans  le  château  du  capitaine;  et  qui 
sait?  plus  tard...;  les  marins  sont  mortels  comme  les  autres, 
et,  moyennant  finances,  Rome  ne  refusera  pas  à  un  neveu 
la  permission  de  consoler  la  veuve  de  son  oncle. 

Rodolphe  se  livra  ainsi  a  une  foule  de  châteaux  en  Espagne 
peu  moraux  et  peu  édifiants,  et  continua  de  nourrir  ces  rêves 
coupables  tout  en  se  lançant  à  corps  perdu  dans  les  plaisirs  de 
Paris,  quand  Arabella  l'eut  quitté  au  bout  d'un  mois,  en  lui 
donnant  rendez-vous  à  Rouen,  à  l'expiration  du  terme  qui  lui 
avait  été  fixé  parle  capitaine. 

L'Irlandaise,  accompagnée  d'O'Brean,  alla  s'établir  aux  eaux 
de  Dieppe,  où  elle  trouva  Raoul  déjà  installé. 


I 


LES  NEVEUX  DU  CAPITAINE  FKANCARVTLLE.  101 

Au  bout  de  quinze  jours,  Raoul,  qui  avait  reçu  de  Rodol- 
phe une  lettre  ainsi  conçue: 

«  Amuse- toi  en  paix  et  cherche  fortune  pour  ton  propre 
«  compte,  mon  pauvre  Raoul;  car  j'ai  trouvé  pour  notre  oncle 
«  une  merveille  sans  rivale.  » 

Répondit  en  ces  termes  à  son  frère  : 

«  Mon  pauvre  Rodolphe,  garde  ta  merveille  pour  ta  con- 
«  sommation  particulière,  et  ne  l'expose  pas  à  la  honte  d'une 
«  comparaison  avec  celle  que  j'ai  découverte  :  les  cinquante 
«  mille  livres  sont  à  moi.  » 

Il  est  inutile  de  dire  que  Raoul,  également  enlacé  dans 
les  ruses  d'Arabella,  et  d'ailleurs  aussi  peu  scrupuleux  que 
Rodolphe,  avait  conçu  exactement  les  mêmes  projets  que  son 
aîné  et  se  repaissait  des  mêmes  espérances. 

Quelques  jours  avant  l'époque  convenue,  le  capitaine  de 
Francarville,  revenant  de  forcer  un  chevreuil,  trouva  au  château 
les  deux  lettres  suivantes  : 

«  Mon  cher  oncle,  soyez  à  Rouen,  hôtel  de  la  Marine,  le  31 
«  septembre;  j'aurai  l'honneur  de  vous  présenter  l'épouse  que 
«  je  vous  ai  choisie  à  Paris.  Votre  neveu,  Rodolphe.  » 

«  Mon  cher  oncle,  le  dernier  jour  du  mois  de  septembre, 
«  hôlel  de  la  Marine,  à  Rouen,  je  vous  ferai  connaître  une 


102  LES  PAPILLONS. 

«  femme  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  rencontrer  à  Dieppe,  et  qui, 
«  sans  aucun  doute,  deviendra  bientôt  la  vôtre.  Votre  neveu, 
«  Raoul.  » 

—  A  merveille,  dit  le  capitaine. 

Le 31  septembre,  il  arriva  à  Rouen  et  se  fit  annoncer  à  ses 
neveux. 

Arabella,  en  leur  donnant  rendez-vous  à  cet  hôtel,  leur  avait 
imposé  la  condition  de  ne  la  revoir  que  devant  leur  oncle. 

Chacun  d'eux,  en  descendant  à  l'hôtel  delà  Marine,  le  matin 
même  de  ce  jour,  avait  adressé  en  secret  deux  questions  ;\ 
l'aubergiste,  et  en  avait  reçu  une  réponse  affirmative  sur  la 
première  : 

—  Miss  Arabella  est-elle  arrivée? 

Et  une  réponse  négative  sur  la  seconde  : 

—  Mon  frère  a-t-il  amené  une  dame  avec  lui? 

Et  Raoul  et  Rodolphe  s'étaient  dit  chacun  de  son  côté,  en  se 
frottant  les  mains  avec  satisfaction  : 

—  Mon  frère  n'a  pas  osé  soutenir  la  concurrence. 

—  Eh  bien,  dit  le  capitaine  à  ses  neveux. 

—  Mon  oncle,  on  vous  attend,  répondirent-ils  en  même 
temps. 

—  Alors,  dépêchons-nous  

—  Permettez-moi  de  vous  conduire,  dirent-ils  encore 
ensemble. 

—  Un  moment,  dit  le  baron;  ne  jouissant  pas  du  privilège 
de  me  transporter  en  deux  endroits  à  la  fois,  il  est  indispen- 


LES  NEVEUX  DU  C  A  PIT  AIN  E  FH  ANCAR  VILLE.  103 

sable  que  je  ne  les  voie  que  l'une  après  l'autre  :  pour  ne  pas 
faire  de  jaloux,  nous  procéderons  par  ordre  alphabétique. 

—  La  mienne  se  nomme  Arabella,  dit  Rodolphe,  que  Raoul 
regarda  avec  surprise. 

—  A,  c'est  la  première  lettre  de  l'alphabet,  remarqua  le 
capitaine;  c'est  par  celle-là  que  je  commencerai  l'inspection. 

—  Permettez  !  s'écria  Raoul ,  la  mienne  se  nomme  aussi 
Arabella. 

—  Ah!  fit  Rodolphe. 

—  Diable!  c'est  embarrassaht,  dit  l'oncle;  suivons  alors 
l'ordre  des  numéros  de  leurs  appartements 

—  La  mienne  habile  le  numéro  1,  dit  vivement  Raoul. 

—  La  mienne  aussi,  répliqua  Rodolphe. 
Les  deux  frères  se  regardèrent  avec  surprise. 

—  Ah  ça!  que  signilie!  s'écria  Conrad  non  moins  étonné 
qu'eux. 

—  Cela  signifie,  capitaine,  dit  Arabella  paraissant  avec 
O'Rrean,  que  vos  neveux,  sans  s'en  douter,  vous  ont  choisi  la 
même  épouse. 

—  Ah  ça  !  mais  permettez  !  mademoiselle ,  s'écria  le 
capitaine,  il  me  semble  que  j'ai  déjà  eu  le  plaisir  de  vous 
voir. 

—  Il  y  a  quatre  ans,  dit  Arabella,  je  revenais  des  Indes  sur 
un  vaisseau  de  guerre  que  vous  prîtes  à  l'abordage. 

—  C'est  parbleu  vrai!  fit  le  marin. 

—  Vous  m'avez  sauvé  l'honneur,  reprit  la  belle  Irlandaise, 
et  vous  avez  même  eu  la  générosité  de  me  mettre  le  lendemain, 


104  LES  PAPILLONS. 

avec  toute  ma  fortune,  à  bord  d'un  vaisseau  américain,  en 
disant  que  vous  ne  faisiez  pas  la  guerre  aux  femmes. 

—  Oui,  je  me  le  rappelle,  dit  le  baron  de  Francarville. 

—  Depuis  ce  temps,  capitaine,  votre  souvenir  est  resté  dans 
mon  cœur,  et  je  n'ai  plus  eu  qu'une  pensée  :  celle  de  vous 
retrouver  et  de  vous  exprimer  ma  reconnaissance. 

—  Ne  parlons  pas  de  cela,  interrompit  Francarville. 

—  C'est  dans  cet  espoir,  ajouta-t-elle,  que  je  suis  venue  sur 
le  continent,  et  grâce  à  ces  messieurs,  j'ai  pu  enfin  vous  revoir. 

—  Et  vous  consentez  à  m'épouser! 

—  De  tout  mon  cœur,  répondit  Arabella  en  souriant,  si  cela 
peut  vous  être  agréable. 

—  Venlrebleu!  riposta  le  baron,  je  serais  bien  difficile. 
Nous  renonçons  à  dépeindre  la  stupeur,  la  confusion  de 

Raoul  et  de  Rodolphe. 

—  Beaux  neveux,  leur  dit  Arabella,  vous  avez  gagné  tous 
deux  la  récompense  promise,  et  j'espère  bien  que  le  baron  ne 
refusera  pas  

—  Je  ne  refuse  rien,  s'écria  Conrad,  qui  aurait  donné, 
dans  son  bonheur,  ses  terres,  son  château,  ses  écuries,  son 
piqueur  normand,  son  sommelier  bourguignon  et  son  cuisinier 
parisien. 

—  A  ces  cinquante  mille  livres,  ajouta  Arabella,  nous  join- 
drons pour  chacun  de  vous  un  brevet  de  lieutenant  dans  les 
armées  du  Roi.  Et  que  Dieu  vous  protège,  mes  chers  neveux, 
vous  trouverez  toujours  en  moi  la  plus  affectionnée  de  toutes 
les  tantes. 


LES  NEVEUX  DU  CAPITAINE  F  1\  A  N  C  A  K  V  I L  LE.  105 

Cette  manière  polie  de  les  congédier  du  château  ne  toucha 
que  médiocrement  le  cœur  des  deux  frères.  Ils  balbutièrent 
des  remerciements  embarrassés,  qu'Arabella  eut  la  délicatesse 
d'accepter  comme  l'expression  de  la  plus  profonde  gratitude, 
et  partirent  pour  Francarville  avec  leur  oncle  et  leur  tante 
future,  afin  d'assister  au  mariage;  après  quoi  ils  devaient  en 
toute  hâte  aller  rejoindre  leur  régiment,  qui  tenait  garnison 
à  Mézières. 


Arrivée  à  ce  point  de  son  histoire,  la  princesse  Ginebra 
remarqua  que  ses  deux  auditeurs,  tout  en  suivant  son  récit 
avec  la  plus  scrupuleuse  attention,  commençaient  à  laisser 
échapper  quelques  signes  d'impatience. 

Ces  signes  étaient  presque  imperceptibles  chez  la  marquise 
de  La  Croix,  apparemment  douée  d'une  dose  de  modération 
plus  abondante  que  celle  départie  par  la  nature  à  son  véné- 
rable ami. 

Mais  Cazotte  se  remuai!  sur  son  fauteuil,  tournait  son 
tricorne  dans  ses  mains,  et  semblait  enfin  avoir  grand' peine  à 
contenir  les  observations  qui  se  pressaient  sur  ses  lèvres. 

La  dame  aux  papillons  eut  pitié  de  son  embarras  et  ouvrit 
une  issue  à  ses  critiques. 

—  Qu'avez-vous  donc,  mon  cher  poëte,  lui  dit-elle?  On 
dirait,  sur  ma  foi  

—  Permettez,  madame  la  princesse,  interrompit  Cazotte; 

27 


106  LES  PAPILLONS. 

jusqu'à  présent  je  ne  vois  que  fort  peu  de  rapport  entre  ce 
récit  et  la  peinture  qu'il  devait  nous  expliquer. 

—  En  vérité,  dit  en  souriant  la  princesse. 

—  Vous  avez  donné  pour  légende  à  ce  dessin,  reprit  Cazotte, 
que,  chez  les  hommes,  toutes  les  histoires  commencent  ou 
finissent  par  le  mariage.  Je  trouve  d'abord  cet  aphorisme 
très-contestable.  J'ai  eu  dans  ma  vie  pas  mal  d'aventures  de 
toute  espèce  qui  ont  commencé  plus  ou  moins  mal  et  fini  plus 
ou  moins  bien,  et  je  suis  resté  parfaitement  garçon  jusqu'à 
ce  jour,  je  vous  prie  de  le  croire. 

—  Je  vous  crois,  dit  Ginebra. 

—  J'en  jurerais  au  besoin,  fit  la  marquise. 

—  Mais,  poursuivit  Cazotte,  laissons  de  côté  cette  erreur 
qui  ne  me  préoccupe  que  faiblement...  J'attends  avec  impa- 
tience l'apparition  des  papillons,  des  moucherons  et  des  libel- 
lules qui  doivent  donner  un  peu  de  piquant  à  celte  anecdote. 

—  Je  suis  de  l'avis  de  Cazotte,  dit  à  son  tour  la  marquise. 
Je  suppose  bien  que  ce  petit  tableau  représente  le  mariage  du 
capitaine  de  Francarville  et  de  la  jeune  Irlandaise,  et  que  ces 
deux  mouches  qui  tiennent  le  poêle  sur  la  tète  des  époux  ne 
sont  autres  que  Raoul  et  Rodolphe;  mais  pourquoi  sont-ils 
ainsi  figurés;  pourquoi  cette  tète  de  papillon  sur  les  épaules 
de  Conrad;  pourquoi  Arabella  a-t-elle  le  visage  et  les  ailes 
d'une  demoiselle  bleue,  et  pourquoi  ce  cinquième  personnage 
qui  se  dresse  au  fond  avec  son  corps  jaune,  son  chapeau  à 
fleurs  et  son  livre  de  messe?  Ce  type  de  belle-mère  ne  peut  pas 
nous  représenter  la  graveet  placide  figure  du  bon  tuteur  O'Brean. 


Marna 


LES  NEVEUX  DU  CAPITAINE  Fit  ANC  AR  VILLE.  107 

—  Je  n'ai  pas  eu  cette  prétention,  répondit  en  souriant  la 
dame  aux  papillons;  le  cinquième  personnage  est  tout  simple- 
ment un  caprice  d'artiste  :  celte  grande  femme  sèche  et  guindée 
m'a  paru  indispensable  pour  compléter  ce  tableau  de  genre; 
car  un  mariage  sans  belle-mère  me  semble  aussi  insipide 
qu'une  vie  sans  accident,  qu'un  caractère  sans  défaut,  qu'un 
ciel  sans  nuage,  qu'une  mer  sans  tempête.  J'aime  les  con- 
trastes dans  les  événements  humains,  comme  dans  les  aspects 
de  la  nature.  Ne  trouvant  point  de  belle- mère  dans  l'histoire 
de  mes  personnages,  j'ai  inventé  celle-là;  m'en  faites-vous  un 
crime? 

—  Certes  non ,  s'écria  Cazotte. 

La  marquise  acquiesça  d'un  signe  de  tète  à  cette  déclaration 
du  poète. 

—  Si  j'ai  représenté  Àrabella  sous  la  forme  d'une  libellule, 
poursuivit  la  princesse,  croyez  bien  que  j'ai  eu  mes  motifs 
pour  agir  ainsi. 

—  Nous  n'en  douions  pas,  dirent  les  deux  auditeurs. 

—  C'est  que  la  charmante  Irlandaise  appartenait  réellement 
à  ce  genre  d'insectes,  comme  le  prouve  la  course  vagabonde 
qu'elle  s'était  plu  à  entreprendre  à  la  poursuite  du  capitaine 
de  Francarville.  Si  je  n'étais  arrivée  à  temps,  un  peu  après  la 
célébration  de  leur  mariage,  les  ailes  de  la  jeune  personne 
eussent  bien  pu  jouer,  un  jour  ou  l'autre,  quelque  vilain  tour 
au  baron  Conrad. 

—  C'est  impossible!  s'écria  Cazotte,  elle  avait  Irop  d'affection 
pour  lui. 


108  I , E S  PAPILLONS. 

—  Mon  pauvre  poëte,  dit  Ginebra  eu  échangeant  un  sourire 
avec  la  marquise,  on  voit  bien  que  vous  ne  connaissez  guère 
le  cœur  des  femmes  en  général  et  des  libellules  en  particulier. 
Une  fois  que  les  ailes  de  ces  fragiles  créatures  sont  déployées 
par  un  premier  amour,  le  diable  seul  peut  savoir  où  elles 
doivent  s'arrêter.  Mais,  ainsi  que  je  vous  l'ai  dit,  j'arrivai  à 
temps  pour  les  fixer  à  tout  jamais  auprès  du  capitaine.  Du 
reste,  le  brave  Conrad  méritait  bien  cette  faveur.  Si  je  ne  lui 
ai  donné  que  la  tète  du  papillon  nacré,  à  la  famille  duquel 
il  appartenait,  c'est  qu'il  avait  pris  soin  lui-même  de  dissi- 
muler ses  ailes,  bien  résolu  du  reste  à  n'en  plus  tirer  d'usage 
que  pour  voltiger  autour  de  sa  femme.  C'est  pourquoi  il  s'était 
hâté  de  congédier  les  jolies  chambrières  que  ses  mauvais 
sujets  de  neveux  avaient  installées  au  château. 

—  Écoutez  donc,  dit  la  marquise,  à  quarante-sept  ans... 

—  Ce  n'est  pas  une  raison,  fit  Cazotte. 

—  Quant  à  Raoul  et  à  Rodolphe,  continua  la  princesse,  le 
lendemain  de  la  cérémonie  nuptiale,  pendant  laquelle  ils 
avaient  été  contraints  de  tenir  le  poêle  sur  la  tête  des  deux 
époux,  ce  qu'ils  avaient  fait  de  la  meilleure  façon  possible, 
mais  en  enrageant  tout  bas,  ils  mirent  leurs  cinquante  mille 
livres  dans  une  sacoche,  leur  brevet  de  lieutenant  dans  leur 
portefeuille,  et  ils  partirent  pour  Mézières,  où.  ils  se  lancèrent 
à  corps  perdu  dans  tous  les  plaisirs  de  la  vie  de  garnison. 

Les  malheureux  espéraient  s'étourdir  ainsi,  et  oublier  peu  à 
peu  leur  mésaventure;  mais  leurs  regrets  étaient  trop  cuisants 
pour  pouvoir  facilement  s'effacer. 


LES  NEVEUX  DU  CAPITAINE  F  H  A  N  C  A  KV  I  LLE.  109 

Tant  que  durèrent  leurs  écus,  ils  supportèrent  encore  la  vie, 
grâce  aux  distractions  du  jeu ,  de  la  bonne  chère  et  des  faciles 
amours. 

Mais  leurs  cinquante  mille  livres  furent  dévorées  en  deux 
années.  Après  quoi,  réduits  à  la  maigre  solde  de  leur  grade,  ils 
ne  purent  accepter  la  piètre  existence  à  laquelle  ils  se  voyaient 
condamnés. 

Un  beau  jour,  ils  fondirent  leurs  dernières  pièces  d'or  dans 
une  dernière  orgie,  et,  à  la  façon  des  anciens  stoiques,  ils 
avalèrent  résolument  la  coupe  de  ciguë  à  la  fin  du  repas. 

Le  comte  Cipio  qui,  par  hasard,  se  trouvait  à  Mézières  le 
jour  de  cet  événement  tragique,  et  qui,  par  un  hasard  plus 
grand  encore,  logeait  précisément  dans  l'hôtel  où  les  deux 
frères  venaient  d'abréger  leurs  jours,  apprit  leur  histoire  par 
la  rumeur  publique,  et  son  génie  familier,  qu'il  consulta  à  ce 
sujet,. lui  en  fit  connaître  les  détails  les  plus  intimes. 

Quoique  sorcier,  le  comte  Cipio  était  très-farouche  sur  le 
chapitre  des  mœurs.  11  trouva  que  Raoul  et  Rodolphe  n'étaient 
pas  suffisamment  punis,  par  ce  trépas  volontaire,  des  cou- 
pables projets  qu'ils  avaient  conçus  et  longuement  caressés 
contre  l'honneur  de  leur  oncle. 

—  Il  était  bien  sévère,  fit  observer  la  marquise. 

—  Il  était  ainsi,  dit  la  princesse.  Il  les  condamna  donc  à  une 
vie  nouvelle  dans  laquelle  il  leur  laissa  le  souvenir,  et  les  fit 
passer  à  l'état  de  mouches,  insectes  atrabilaires  dont  le  bour- 
donnement monotone  indique  assez  la  constante  mauvaise 
humeur. 

28 


110  LES  PAPILLONS. 

C'est  sous  celte  forme  que  j'ai  préféré  les  peindre  par  antici- 
pation ,  dans  la  cérémonie  nuptiale  de  leur  oncle. 

Une  lettre  anonyme  instruisit  monsieur  et  madame  de 
Francarville  de  la  nouvelle  posilion  de  leurs  neveux. 

Conrad  et  Arabella,  peu  initiés  aux  sciences  occultes,  prirent 
cette  nouvelle  pour  une  mauvaise  plaisanterie;  en  sorte  que, 
chaque  fois  qu'ils  rencontraient  quelqu'une  de  ces  petites  bêtes 
ailées,  ils  ne  pouvaient  s'empêcher  d'éclater  de  rire  en  son- 
geant à  la  bizarre  mystification  de  la  lettre  anonyme. 

Si  donc  Raoul  et  Rodolphe,  comme  cela  est  plus  que  pro- 
bable, prirent  fantaisie  d'aller  voltiger  sur  ce  domaine  et  autour 
de  cette  jeune  femme  qui  avaient  si  fort  excité  leur  convoitise, 
ils  eurent  la  douleur  de  se  voir  accueillis  par  des  éclats  de 
rire.  Ce  dernier  châtiment  entrait  encore  dans  le  dessein  du 
comte  Cipio. 

—  Quel  raffinement  de  barbarie  !  s'écria  madame  de  La  Croix  ! 

—  Quant  aux  deux  époux,  ajouta  Ginebra,  ils  vécurent  long- 
temps heureux  et  eurent  plusieurs  enfants. 


Le  lendemain  du  jour  où  la  dame  aux  papillons  avait 
raconté  à  ses  hôtes  l'histoire  du  capitaine  Francarville  et 
de  ses  deux  neveux,  le  vieux  domestique  costumé  en  argus  des 
prés,  vint  dire  à  Cazotte  et  à  la  marquise  que  sa  maîtresse, 
retenue  dans  sa  chambre  par  une  légère  indisposition,  les 
priait  de  déjeuner  sans  elle. 

—  Que  Monsieur  et  Madame  ne  s'effraient  pas,  dit  le  vieux 
domestique  en  voyant  l'inquiétude  des  deux  amis,  ma 
maîtresse  a  de  temps  en  temps  des  accès  de  tristesse, 
pendant  lesquels  elle  s'obstine  à  rester  enfermée  quelquefois 
tout  un  jour  dans  son  appartement.  Cela  n'est  pas  étonnant, 
car  madame  la  princesse  a  bien  souffert,  et  elle  aime  à 
s'isoler  de  temps  en  temps  de  ce  monde  pour  se  plonger 
dans  ses  amers  souvenirs.  Une  fois  ces  accès  passés,  elle 
redevient  aussi  douce  et  aussi  gaie  qu'auparavant.  Attendez- 
vous  donc  à  la  voir  ce  soir  souriante  et  affable  comme 
hier,  et  toute  disposée  à  vous  tenir  bonne  compagnie. 

—  Mon  ami ,  dit  Cazotte  au  vieux  domestique ,  y  a-t-il 
longtemps  que  vous  êtes  au  service  de  la  princesse! 

—  Je  suis  son  frère  de  lait,  répondit  le  bonhomme  bigarré, 
et  je  ne  l'ai  pour  ainsi  dire  pas  quittée  depuis  l'enfance. 

—  Alors  vous  avez  connu  ses  deux  maris? 

—  Comme  je  la  connais  elle-même.  Le  comte  Cipio  s'est 
amusé  bien  souvent  à  m'effrayer  en  mettant  des  farfadets  à 
mes  trousses.  Quant  au  prince  de  Moncade  y  Léon,  ajouta 


112  LES  PAPILLONS. 

le  vieux  valet  en  soupirant,  j'ai  fait  tous  les  efforts  imagi- 
nables pour  empêcher  Madame  de  conclure  ce  mariage;  mais 
toutes  mes  remontrances  furent  inutiles.  Que  voulez-vous? 
la  tête  et  le  cœur  étaient  pris  à  la  fois.  —  Maudit  prince! 
s'écria  le  vieillard  en  se  retirant;  le  jour  où  je  le  verrai 
cloué  sur  un  panneau  de  la  boiserie  par  une  belle  épingle 
d'or,  sera  le  plus  beau  de  ma  vie  ! 

Le  soir  venu,  ainsi  que  l'avait  annoncé  le  vieil  argus,  la 
princesse  Ginebra  descendit  rejoindre  ses  hôtes. 

Elle  les  pria  fort  allègrement  de  l'excuser,  et  fut  d'une 
gaieté  charmante  pendant  tout  le  repas. 

—  Aujourd'hui,  dit-elle  à  Cazolte,  je  vous  conterai  l'histoire 
de  ces  deux  amoureux  que  vous  voyez  là  dans  cette  jolie 
grotte  tapissée  de  lierre.  Ce  jeune  homme  aux  ailes  d'or  est 
un  nouvel  Endymion  dont  j'ai  soigneusement  recueilli  les 
aventures.  Mais  le  temps  est  magnifique,  l'air  est  frais,  les 
étoiles  brillent  au  ciel;  si  vous  m'en  croyez,  nous  descendrons 
dans  le  jardin.  Ce  fantastique  récit  ne  perdra  rien  pour  être 
entendu  au  clair  de  lune. 

Cazotte  et  la  marquise  acquiescèrent  à  cette  proposition  et 
suivirent  la  dame  aux  papillons  dans  son  jardin  parfumé. 


LE  NOUVEL 


a. 


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LE  NOUVEL 

EHD7MIOH 


La  princesse  Ginebra  fit  asseoir  à  ses  côtés  Cazotte  et  la 
marquise  sur  un  banc  de  gazon,  et  commença  en  ces  termes 
l'histoire  du  nouvel  Endymion  : 

A  quelques  lieues  de  Dijon  est  un  charmant  petit  village, 
blotti  comme  un  nid  d'oiseau  au  pied  d'une  montagne.  Un 
ruisseau  bleu  le  traverse;  une  vallée  délicieuse  l'entoure,  et 
de  grands  châtaigniers  plantés  sur  les  roches  lui  jettent  des 
pluies  de  fleurs  au  printemps. 

De  tous  les  jeunes  gars  du  Val-Fleury,  —  c'est  le  nom  du 
petit  village,  —  voire  de  tous  les  garçons  des  bourgs  et  des 
hameaux  d'alentour,  Francis  Giraud  était  le  mieux  bâti,  le 
plus  beau  de  visage,  le  plus  doux,  le  plus  aimable,  le  plus 
recherché  par  les  œillades  des  jeunes  filles  dans  les  bals  du 
dimanche  et  les  veillées  d'hiver. 

29 


11U  LES  PAPILLONS. 

L'enfance  de  Francis,  comme  celle  de  tous  les  petits  villa- 
geois, s'était  écoulée  dans  d'innocents  ébats  au  milieu  des 
poules,  des  oies,  des  canards  et  autres  oiseaux  domestiques. 

A  l'Age  où  les  enfants  de  la  ville,  étouffés  dans  les  bourre- 
lets, entravés  dans  les  lisières,  s'étiolent  dans  l'alcôve  mater- 
nelle et  se  fanent  sans  avoir  fleuri,  comme  des  plantes  vivaces 
enfermées  dans  un  bocal,  Francis  Giraud  pataugeait,  dans  sa 
force  et  dans  sa  liberté,  au  milieu  des  hôtes  de  la  basse -cour, 
recevant  insoucieusement  sur  sa  tête  blonde  les  chauds  rayons 
du  soleil  d'été,  les  pluies  d'automne  et  la  neige  d'hiver,  et 
s'épanouissant  comme  un  coquelicot  sous  l'air  vif  des  mon- 
tagnes. 

Aussi  c'était  à  six  ans  un  beau  gaillard,  je  vous  assure, 
frais,  allègre,  dispos,  et  ne  boudant  pas  devant  la  soupe  aux 
choux. 

Puis  il  passa  des  volatiles  aux  quadrupèdes,  c'est-à-dire  que 
dès  qu'il  put  sans  danger  s'écarter  du  pignon  paternel,  et  qu'on 
lui  reconnut  assez  d'instinct  pour  remplir  l'office  de  berger,  on 
lui  mit  dans  un  bissac  un  énorme  quartier  de  pain  bis  et  une 
bonne  tranche  de  lard,  et  on  l'envoya  garderies  moutons  dans 
les  champs  et  faire  brouter  les  chèvres  sur  les  rochers. 

Ce  fut  un  grand  jour  pour  Francis  que  celui  où,  brandissant 
un  bâton  de  coudrier,  précédé  de  son  troupeau  et  escorté  de 
son  chien,  il  traversa  fièrement  les  rues  du  village,  tout  glo- 
rieux de  son  importance,  et  se  drapant  sous  son  bissac  comme 
un  jeune  Romain  dans  sa  robe  virile. 

Après  avoir  déniché  quantité  de  nids  dans  les  bois  et 


/ 

LE  NOUVEL  EN  DY.\1  ION.  115 

maraudé  nombre  de  fruits  dans  les  vergers  du  voisinage, 
avec  ses  jeunes  collègues  du  Val-Fleury  et  des  alentours,  il 
fut  jugé  digne  de  passer  à  de  plus  hautes  fonctions. 

Alors  on  l'arma  vigneron;  ou  lui  donna  une  serpe  et  une 
pioche,  on  lui  fit  faire  une  hotte  toute  neuve  par  le  vannier 
en  réputation,  et  le  voilà  taillant  la  vigne,  liant  les  ceps, 
émondant,  sarclant,  foulant  le  raisin,  tournant  le  pressoir 
et  goûtant  le  vin  à  la  cuve  avec  autant  d'aisance  et  d'aplomb 
qu'un  dégustateur  patenté. 

Voilà  l'Odyssée  de  mon  héros.  Elle  n'est  pas  brillante,  mais 
elle  est  solide. 

—  Par  ma  foi,  princesse,  dit  la  marquise,  ce  début  n'est 
pas  brillant ,  en  effet;  je  m'étonne  que  vous  ayez  été  chercher 
le  héros  de  cette  histoire  dans  une  condition  aussi  infime  que 
celle  d'un  obscur  paysan;  quant  à  moi,  ces  détails  de  basse- 
cour  me  tournent  un  peu  sur  le  cœur,  je  vous  en  préviens. 
Pouah  !  j'ai  horreur  de  ces  rusticités. 

—  Marquise!  marquise!  dit  la  princesse  Ginebra,  regardez 
donc  comme  votre  ami  Cazotte  fronce  les  sourcils  en  vous 
entendant  proférer  ces  hérésies. 

—  Et  pourquoi  fronce-t-il  les  sourcils?  demanda  la  mar- 
quise? 

—  Parce  que  ses  instincts  de  poète  se  révoltent  contre 
l'injustice  de  votre  critique.  Sachez,  ma  chère,  que  la  poésie 
ne  réside  pas  moins  dans  les  fermes  que  dans  les  palais,  et 
que  ces  rusticités  qui  vous  choquent,  ont  leurs  aspects 
magiques  aussi  bien   que  les  merveilles  de  notre  luxe. 


116  LES  PAPILLONS. 

L'humble  liseron  des  champs,  sur  lequel  chante  la  cigale, 
a  ses  grâces  et  son  charme  tout  autant  que  les  élégantes 
créations  de  nos  parterres;  et  certains  détails  de  ces  exis- 
tences primitives,  malgré  leur  apparente  vulgarité,  l'emportent 
souvent  en  fraîcheur,  en  intérêt  et  en  variété  piquante  sur 
notre  vie  de  ruelles,  de  boudoirs  et  de  salons. 

—  Très-bien  parlé,  madame  la  princesse,  dit  Cazotte. 

—  Alors,  s'écria  gaiement  la  marquise,  prenez  que  j'ai 
péché,  et  n'en  parlons  plus. 

—  D'ailleurs,  reprit  Ginebra,  songez,  marquise,  que  je  ne 
choisis  pas  mes  héros;  je  ne  vous  récite  pas  des  contes  faits  à 
plaisir,  mais  bien  des  aventures  authentiques  qui  se  sont 
passées  sous  mes  yeux,  ou  m'ont  été  racontées  par  des  nar- 
rateurs mystérieux  en  qui  j'ai  toute  confiance,  quelle  que  soit 
leur  réputation  de  légèreté.  11  m"est  donc  impossible  de  trans- 
porter dans  les  jardins  de  Versailles  des  faits  qui  se  sont 
accomplis  au  milieu  des  buissons  du  Val-Fleury,  et  d'affubler 
mon  petit  vigneron  d'une  veste  brodée  et  d'un  chapeau  à 
plumes.  Ces  travestissements  ridicules  ôteraient  à  mon  récit 
le  peu  de  grâce  et  de  naïveté  qu'il  comporte. 

—  Puisque  madame  la  marquise  vous  a  fait  son  med  culpd, 
dit  Cazotte,  ne  vous  arrêtez  pas  davantage  à  cet  incident,  chère 
princesse. 

—  D'autant  plus,  ajouta  la  marquise,  que,  par  contrition 
ou  conviction,  à  votre  choix,  je  me  sens  toute  disposée  à 
m'intéresser  le  plus  possible  aux  aventures  de  ce  monsieur 
Francis  Bertrand. 


LE  NOUVEL  ENDYMION.  117 

—  Je  continue  donc,  dit  Ginebra  sans  paraître  remarquer 
la  grimace  trop  significative  encore  dont,  malgré  son  repentir 
vrai  ou  simulé,  la  marquise  avait  accompagné  le  nom  pro- 
saïque du  jeune  paysan. 

—  Nous  vous  écoutons,  fît  Cazotte  en  jetant  un  regard  de 
reproche  à  sa  compagne. 

La  princesse  poursuivit  son  récit  : 

Francis  avait  vingt  ans.  C'était,  comme  nous  l'avons  dit,  le 
plus  joli  garçon  du  monde.  Ses  grands  cheveux  blonds,  bou- 
clés par  la  nature,  encadraient  un  visage  légèrement  hâlé  par 
le  soleil,  mais  d'une  régularité  parfaite,  et  qu'animaient  deux 
beaux  yeux  noirs,  intelligents  et  doux. 

—  Voici  un  portrait  qui  me  réconcilie  tout  à  fait  avec  votre 
personnage,  dit  la  marquise. 

—  Ah!  frivole!  s'écria  Cazotte.  Quoi!  vous  êtes  encore 
aussi  femme  que  cela,  malgré  vos  soixante  ans  sonnés! 

—  Pas  tant  sonnés,  reprit  la  marquise  :  je  ne  les  aurai 
guère  qu'à  la  Chandeleur.  Votre  vilain  compliment  est  donc 
anticipé,  mon  cher  ami.  Mais  sachez,  une  fois  pour  toutes, 
que,  quel  que  soit  son  âge,  une  femme  n'est  jamais  insen- 
sible au  charme  des  grands  cheveux  blonds  et  des  beaux  yeux 
noirs. 

Ginebra  continua  sans  se  mêler  à  cette  petite  altercation  : 
Ces  yeux  noirs,  une  rareté  dans  le  pays,  faisaient,  sans  s'en 
douter,  bien  des  ravages;  mais  Francis  ne  songeait  point  aux 
jeunes  filles,  ce  qui  les  désolait  presque  toutes. 

C'était  un  caractère  concentré,  rêveur,  un  peu  triste  même; 

30 


118  I.HS  P  AI'  I  U,  ON  S. 

depuis  quelques  aimées  surtout,  cette  tendance  an  recueille- 
ment, à  la  mélancolie  avait  pris  des  proportions  qui  inquié- 
taient ses  parents,  gens  rustiques  et  ignorants,  mais  doués  de 
cœurs  d'or. 

Voyant  Francis  fuir  le  cabaret,  le  jeu  de  boule  et  la  grange 
où  l'on  dansait  après  vêpres,  pour  aller  s'asseoir  dans  un 
bouquet  de  bois  isolé  ou  sur  une  roche  solitaire,  et  rester  là 
des  heures  entières,  tantôt  pensif,  le  front  dans  ses  deux 
mains;  tantôt  l'oreille  tendue,  comme  s'il  écoutait  quelque 
musique  mystérieuse;  tantôt  les  yeux  lout  grands  ouverts,  et 
comme  fixés  sur  un  spectacle  visible  pour  lui  seul,  voyant 
cela,  les  bonnes  gens  se  disaient  : 

—  Pour  sûr  notre  Francis  est  envoûté)  quelque  méchant 
sorcier  lui  aura  jeté  un  sort. 

—  Envoûté!  interrompit  Cazolte.  L'expression  n'était  pas 
exacte.  Chacun  sait  que  l'envoûtement  a  pour  objet  de  faite 
souffrir  toutes  sortes  d'affreux  tourments  aux  personnes  contre 
lesquelles  on  exerce  ce  maléfice,  et  même  de  causer  leur  mort. 
Vous  prenez  une  image  de  cire  représentant  'aussi  bien  que 
possible  le  personnage  que  vous  voulez  torturer;  vous  brillez 
celle  image,  en  récitant  certaines  formules  préparées  pour  la 
circonstance,  et  la  personne  se  sent  consumée  par  un  invi- 
sible feu;  vous  tordez,  vous  gratlez,  vous  déchirez  cette  cire, 
et  il  semble  à  votre  ennemi  que  ses  membres  se  tordent,  que 
des  griffes  de  bête  féroce  lui  grattent  la  chair,  que  des  dents 
de  fer  lui  labourent  la  poitrine;  vous  piquez  l'image  au 
cœur,  et  le  patient  expire.  Envoûter  quelqu'un  ou  se  con- 


LE  NOUVEL   EINDYMtON.  119 

tenter  de  lui  jeter  un  sort  sont  des  procédés  bien  différents. 

—  Excusez  l'ignorance  de  ces  simples  villageois,  répondit 
Ginebra;  occupés  dès  leur  plus  tendre  jeunesse  à  des  travaux 
rustiques,  ils  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  se  livrer  à  l'étude 
de  la  science  cabalistique. 

—  L'éducation  de  ces  pauvres  gens  est  tellement  négligée! 
soupira  Cazotte. 

Les  parents  du  jeune  vigneron  le  croyaient  donc  complè- 
tement ensorcelé,  poursuivit  la  princesse. 

Quand  ils  lui  exprimaient  franchement  ces  craintes,  Francis 
souriait,  haussait  les  épaules  et  ne  répondait  pas. 

Mais  la  plus  désolée  de  tous  était,  sans  contredit,  la  petite 
Fanchette. 

Fanchette  était  la  cousine  de  Francis.  Les  deux  familles 
demeuraient  porte  à  porte;  une  étroite  amitié  les  unissait. 
Avant  que  Francis  eut  atteint  l'âge  d'homme,  quand  le  père 
Giraud  était  malade,  ce  qui,  Dieu  merci,  arrivait  rarement, 
le  père  Bastien  se  mettait  aux  vignes  du  cousin  et  les  piochait 
d'aussi  bon  cœur  que  s'il  eût  travaillé  pour  son  propre 
compte.  En  revanche,  quand  le  père  Bastien  avait  besoin 
d'un  coup  de  main  pour  rentrer  son  fourrage  ou  sa  moisson, 
il  ne  se  donnait  pas  même  la  peine  de  faire  un  signe  :  le  père 
Giraud  était  là  avec  ses  deux  bras,  qui  en  valaient  quatre. 

Fanchette  était  une  petite  blonde  toute  mignonne  et  toute 
gentille.  Elle  allait,  ma  foi,  sur  ses  dix-sept  ans,  comme 
disait  la  mère  Bastienne.  Depuis  longtemps  déjà  les  deux 
papas  et  les  deux  mamans  s'écriaient  à  l'envi ,  chaque  fois 


120  LES  PAPILLONS. 

qu'ils  voyaient  Franchette  recevant  dans  son  tablier  les  pêches 
que  cueillait  Francis,  juché  sur  l'arbre  en  plein  vent,  ou 
qu'ils  contemplaient  Francis  aidant  la  jeune  fille  à  faire  ren- 
trer dans  l'étable  une  chèvre  récalcitrante  ou  à  ranger  les 
grosses  pommes  reinettes  sur  la  corniche  de  l'armoire  de 
noyer  : 

—  Jarni  Dieu!  ça  ne  fera-t-il  pas  un  joli  couple? 

La  première  fois  que  Fanchette  entendit  cette  exclamation, 
elle  devint  rouge  comme  une  fraise  mure,  et  regarda  en-dessous 
son  beau  cousin  aux  yeux  noirs. 

Mais  Francis  n'avait  rien  entendu  ou  feignait  de  ne  pas 
entendre. 

Cela  n'empêcha  pas  qu'à  partir  de  ce  jour  la  petite  Fan- 
chette devint  presque  aussi  pensive  que  son  cousin ,  et  que 
sa  main  ne  tremblât  toujours  quand  elle  effleurait  par  pur 
hasard  celle  de  Francis,  en  recevant  de  lui  une  grappe  de 
raisin  ou  en  dévidant  un  écheveau  de  fil  qu'il  tenait  sur  ses 
deux  poings. 

L'écheveau  s'embrouillait,  et  elle  riait  aux  éclats,  en  trai- 
tant Francis  de  maladroit;  mais  soyez  sûrs  que  ce  n'était  pas 
lui  qui  mêlait  les  fils. 

Devant  ces  symptômes,  qui  révélaient  l'amour  chaste  et 
timide  de  la  jeune  fille,  Francis  restait  opiniatrément  calme 
et  indifférent. 

11  devenait  de  plus  en  plus  rêveur,  de  plus  en  plus  soli- 
taire, de  plus  en  plus  sauvage.  Prières,  supplications,  cierges 
brûlés  aux  pieds  de  la  bonne  Vierge,  rien  n'y  faisait. 


LE  NOUVEL  ENDYMION.  121 

—  Mais  qu'est-ce  que  tu  peux  faire  ainsi  tout  seul,  l'oreille 
tendue  et  l'œil  ouvert?  lui  disait  quelquefois  le  père  Giraud. 

—  J'entends  des  choses  que  vous  ne  pouvez  entendre, 
répondait  Francis;  je  vois  des  choses  que  vous  ne  pou- 
vez voir. 

Et  il  continuait,  comme  en  se  parlant  à  lui-même  : 

—  J'entends  la  conversation  des  grillons  et  des  cigales  ;  les 
mouches  à  miel  et  les  frétons  n'ont  pas  de  secrets  pour  moi; 
les  demoiselles  aux  ailes  de  gaze  me  disent  des  douceurs  en 
voltigeant  autour  de  ma  tête,  et  mes  bons  amis  les  papillons 
me  racontent  leurs  amours  avec  les  fleurs  de  la  contrée. 

Entendant  ces  divagations,  le  père  Bastien  répétait  doulou- 
reusement : 

—  Malheur  à  nous!  notre  pauvre  garçon  est  envoûté! 

Un  jour  que  Fanchette  cueillait  des  fraises  dans  le  jardin, 
Francis,  qui  taillait  à  côté  d'elle  la  vigne  dont  le  mur  était 
tapissé,  lui  cria  tout  à  coup  : 

—  Prends  garde  à  toi,  Fanchette! 

La  jeune  fille  poussa  un  cri,  se  dressa  brusquement,  croyant 
qu'une  vipère  était  cachée  dans  l'herbe,  et,  toute  tremblante, 
regarda  son  cousin. 

Celui-ci  lui  montra  un  argus  des  prés  qui  s'était  posé  à  côté 
d'elle,  sur  une  touffe  de  clématite. 

—  Vois,  dit-il,  comme  il  te  regarde! 

—  Qui?  demanda-t-elle. 

—  Ce  papillon.  Défie-toi  de  lui,  c'est  un  argus.  Il  n'y  a 
rien  de  curieux  et  de  traître  comme  ces  gens-là. 

31 


122  LES  PAPILLONS. 

Fanchêtitë  ne  répondit  pas,  ramassa  son  panier  de  fraises 
et  s'éloigna  en  se  disant  tristement  : 

—  Mon  Dieu!  quel  dommage! 

Quant  à  Francis,  il  prit  une  poignée  de  sable  et  la  jeta  sur 
l'argus,  en  lui  criant  : 

—  Va-t-en!  vilain  espion  ;  tu  voudrais  bien  connaître  mon 
secret,  pour  le  raconter  à  ton  ami  l'iris  et  à  toutes  les  phalènes 
du  voisinage;  mais  ni  toi,  ni  tes  cousins,  l'argus  des  bois  et 
l'argus  des  murailles,  ne  saurez  jamais  ce  qui  se  passe  tous  les 
soirs  dans  la  clairière  aux  accacias;  car,  dès  que  le  soleil  se 
couche,  il  faut  que  vous  dormiez,  méchants  argus! 

Le  papillon  s'envola,  et  Francis  se  remit  à  tailler  sa  vigne. 
Fanchette  raconta  aux  vieilles  gens  des  deux  familles  l'étrange 
lubie  de  son  cousin. 

—  Le  mariage  le  guérirait  peut-être,  dit  le  père  Giraud. 

—  Oui,  dit  la  mère  Bastienne;  c'est  possible;  mais  ça  ne  serait 
pas  prudent  d'épouser  un  garçon  qui  est  ensorcelé  à  ce  point. 

—  Qu'en  penses-tu,  Fanchette?  dit  la  bonne  femme  Giraud 
en  jetant  sur  la  jeune  fille  un  regard  suppliant. 

—  Je  pense,  dit  Fanchette,  que  quand  on  aime  les  gens 
et  qu'il  s'agit  de  les  guérir,  comme  dit  mon  oncle  Giraud, 
on  ne  doit  pas  reculer.  D'ailleurs,  moi,  je  ne  craindrais  rien. 
Francis  est  trop  bon  pour  faire  du  mal  a  une  femme  qui  aurait 
de  l'amitié  pour  lui. 

La  mère  Giraud  pressa  Fanchette  sur  son  cœur,  et  une  larme 
de  reconnaissance  coula  de  ses  yeux  sur  le  doux  visage  de  la 
petite  blonde. 


I 

LE  NOUVEL  E  N  D  Y  M  [  0  N.  123 

Le  soir  de  ce  jour,  après  souper,  le  bonhomme  Giraud  dit 
à  Francis  : 

—  Garçon,  est-ce  que  tu  ne  songes  pas  ;\  te  marier? 

—  Moi  !  s'écria  Francis  étonné. 

—  Te  v'IA  en  âge,  dit  sa  mère,  et  Fanchetle  aussi. 

—  Fanchette! 

—  Est-ce  qu'elle  ne  te  conviendrait  pas?  N'y  en  a  pas  de 
plus  gentille  dans  le  village  pour  la  figure  et  pour  la  bonté,  et 
tu  pourrais  te  flatter  d'avoir  une  femme  qui  t'aimerait  bien! 

—  Je  sais  ce  que  vaut  Fanchette,  répondit  Francis,  et  je 
l'aime  de  tout  mon  cœur;  mais  je  ne  saurais  l'épouser. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que  je  ne  suis  plus  libre. 

—  Comment!  tu  te  serais  engagé  à  quelqu'un  sans  nous 
en  prévenir?  dit  le  père  Giraud. 

—  On  m'avait  défendu  de  vous  en  parler,  répondit  Francis. 

—  Qui  cela? 

—  Elle. 

—  Mais  tu  vas  nous  dire  maintenant  qui  elle  est,  s'écria  la 
bonne  femme. 

—  Ça  m'est  interdit,  répondit  le  jeune  vigneron. 

En  ce  moment,  un  gros  bombyx  entra  dans  la  chambre  et 
vint  bourdonner  autour  de  la  lampe. 

—  C'est  bon  !  c'est  bon  !  dit  Francis. 

—  PI  ait-il  ?  que  dis-tu?  demanda  sa  mère. 

—  Rien ,  mère.  On  vient  m'avertir  que  j'en  ai  déjà  trop 
dit.  Ne  m'interrogez  donc  plus;  je  ne  vous  répondrais  pas. 


124  LKS  PAPILLONS. 

—  Qui  est-ce  qui  vient  l'avertir?  demandèrent  les  deux 
vieillards  étonnés,  et  regardant  si  quelque  figure  étrangère 
apparaissait  à  la  porte  ou  à  la  fenêtre. 

—  Encore  une  fois,  dit  Francis  en  se  levant,  je  ne  puis  rien 
vous  dire.  Bonsoir,  mon  père;  bonsoir,  ma  mère. 

Il  prit  une  chandelle  et  entra  dans  sa  chambre. 

Les  braves  gens  se  regardèrent  d'un  air  consterné.  Le  père 
Giraud  se  mit  au  lit  en  poussant  de  gros  soupirs,  et  la  vieille 
mère,  avant  de  se  coucher,  fit  une  longue  prière  à  la  Vierge, 
à  qui  elle  promit  encore  un  beau  cierge  de  cire,  afin  qu'elle 
intercédât  pour  la  guérison  de  son  fils. 

Les  pauvres  vieillards  ne  purent  fermer  l'œil  de  toute  la 
nuit.  Pendant  longtemps  ils  entendirent  Francis  marcher  à 
pas  lents  dans  sa  chambre. 

—  Jésus,  mon  bon  Dieu  !  disait  la  mère  Giraud,  l'entends-tu, 
notre  homme?  Qu'est-ce  qu'il  peut  avoir  à  marcher  ainsi? 

—  Ne  le  contrarions  pas,  répondait  le  père  Giraud  ;  lais- 
sons-le se  promener  tout  à  son  aise.  Après  tout,  ça  ne  fait  tort 
qu'à  notre  sommeil;  et,  qui  sait?  si  nous  le  tarabustions  par 
trop,  il  arriverait  peut-être  pis. 

Vers  le  milieu  de  la  nuit,  après  s'être  longtemps  promené, 
Francis  ouvrit  sa  fenêtre,  et  ses  parents  l'entendirent  parler 
à  voix  basse,  comme  si  quelque  mystérieux  interlocuteur  fût 
venu  converser  avec  lui. 

—  Avec  qui  peut-il  faire  la  conversation  à  une  heure 
pareille?  dit  encore  la  mère  Giraud. 

—  Faut  voir  ça,  dit  le  vieillard. 


LE  NOUVEL  ENDYMION.  125 

Ils  se  levèrent  doucement,  et  marchant  sur  la  pointe  des 
pieds,  ils  parvinrent  sans  bruit  jusqu'à  une  petite  lucarne  qui 
permettait  de  voir  et  même  d'entendre  tout  ce  qui  se  passait 
dans  la  chambre  de  Francis. 

Le  jeune  homme  était  assis  devant  la  fenêtre,  le  coude 
appuyé  sur  un  petit  balcon  de  bois  que  cachaient  sous  leurs 
larges  feuilles  des  rameaux  de  vigne  grimpante.  Cette  vigne 
tapissait  toute  la  fenêtre  de  ses  capricieux  festons,  et  la  tête  de 
Francis,  doucement  éclairée  par  la  lune,  semblait  encadrée 
dans  les  fantasques  dessins  de  son  feuillage. 

—  Comme  il  est  beau,  notre  garçon!  murmura  la  mère 
Giraud;  il  ressemble  à  une  image  de  saint. 

—  Chut!  dit  le  père  Giraud;  il  n'y  a  personne  avec  lui;  le 
gars  parle  tout  seul.  Écoutons  ce  qu'il  dit. 

—  On  dirait  qu'il  chante  des  litanies,  fit  la  vieille. 
Francis  chantait  une  ballade  qu'il  avait  sans  doute  com- 
posée dans  un  de  ses  moments  de  fantastiques  rêveries. 

Il  récitait  ses  strophes  sur  un  ton  lent  et  monotone  qui 
ressemblait  en  effet  à  la  douce  psalmodie  des  litanies  de 
la  Vierge  que  les  jeunes  filles  chantent,  le  soir,  a  la  lueur 
des  cierges,  sous  les  arceaux  des  vieilles  églises,  pendant 
les  fêtes  du  mois  des  fleurs  que  la  piété  des  catholiques  a 
consacré  à  Marie. 

Voici  à  peu  près  les  paroles  de  cette  ballade. 


32 


126 


LES  PAPILLONS. 


LA  FILLE  DE  LA  NUIT. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 

«  Un  soir,  je  reposais  sur  le  gazon,  à  l'ombre  d'un 
églantier  fleuri;  je  la  vis  passer  au-dessus  de  moi,  aussi 
rapide  que  l'hirondelle  qui  rase  en  volant  la  surface  du  lac 
paisible. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 

«  Sa  robe  était  un  brouillard  léger;  elle  avait  pour  écharpe 
une  flamme  de  pourpre  dérobée  au  feu  du  soleil  couchant,  et 
une  couronne  d'étoiles  brillait  sur  sa  tête. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 

«  A  travers  les  vapeurs  du  soir,  elle  se  balançait  dou- 
cement sur  ses  ailes  vertes  et  diaphanes  comme  celles  de  la 
demoiselle  vagabonde  qui  voltige  au  bord  des  ruisseaux. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne -moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 


LE  NOUVEL  ENDYMION.  127 

«  Son  visage  était  doux  à  voir  comme  un  nuage  rose  dans 
l'azur  du  ciel ,  et  ses  yeux  noirs  brillaient  comme  l'étoile 
du  berger,  qui  se  mire  le  matin  dans  le  cristal  d'une 
onde  pure. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 

«  En  passant,  elle  secouait  sur  la  terre  sa  chevelure 
humide;  et  les  gouttes  de  rosée  tombaient  comme  une  pluie 
tiède,  et  se  balançaient  comme  des  perles  aux  branches  des 
arbres  et  aux  tiges  des  fleurs. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 

«  Elle  se  pencha  sur  moi;  son  haleine  caressa  mon  front; 
elle  parla,  et  sa  voix  était  aussi  douce  que  la  voix  du  zéphir 
qui  soupire  le  soir  dans  le  feuillage  des  chèvrefeuilles. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 

«  —  Dors,  disait-elle,  enfant  de  la  terre;  dors  en  paix,  mon 
fiancé  aux  blonds  cheveux;  la  fille  des  airs  t'est  fidèle,  et  elle 
veut  t'envoyer  un  rêve  d'amour  qui  réjouira  ton  cœur. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  dé  ces  songes  qui  rendent  heureux. 


128  LES  PAPILLONS. 

«  Alors  il  me  sembla  que  j'étais  transporté  dans  une  grotte 
toute  tapissée  de  lierre  et  où  coulait  une  source  fraîche  qui 
fuyait  sous  les  longues  herbes  avec  un  murmure  délicieux. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 

«  La  fille  des  airs  avait  replié  ses  ailes  de  gaze;  elle  avait 
déposé  son  écharpe  de  feu  et  sa  couronne  d'étoiles  éblouis- 
santes; assise  à  mes  pieds,  elle  me  tendait  une  rose ,  et  sa  tête 
charmante  reposait  sur  mon  sein. 

«  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 

«  Et  moi  aussi  j'avais  des  ailes,  de  belles  ailes  couleur 
d'aurore,  et  je  disais  à  ma  fiancée  :  — Viens,  mon  amour, 
enlevons-nous  dans  les  airs,  et  volons  ensemble  jusqu'au  pied 
du  trône  de  Dieu. 

a  0  fille  de  la  nuit!  donne-moi  un  sourire,  et  verse  sur 
mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux. 

«  Je  m'éveillai  :  la  fille  de  la  nuit  avait  disparu;  mais 

j'entendis  au  loin  une  symphonie  céleste,  et  l'air  était 

embaumé  autour  de  moi,  comme  si  toutes  les  fleurs  du  prin- 
temps eussent  réuni  leurs  parfums. 


LE  NOUVEL  ENDYMION.  129 

«  0  fille  de  la  nuit!  tu  m'as  donné  un  sourire,  et  tu  as 
versé  sur  mon  front  un  de  ces  songes  qui  rendent  heureux.  » 


Après  avoir  chanté  cette  ballade,  Francis  demeura  quelques 
instants  encore  immobile  et  rêveur  près  de  sa  fenêtre;  puis  il  se 
leva  et  se  mit  au  lit. 

—  Ce  ne  sont  pas  des  litanies,  dit  la  mère  Giraud,  c'est 
un  cantique.  Mais  qu'est-ce  que  ça  peut  être  que  cette  fille 
de  la  nuit?  Je  ne  connais  pas  cette  sainte-là! 

—  M'est  avis,  dit  le  vieux  vigneron,  que  c'est  une  sainte 
qui  n'est  pas  trop  catholique. 

—  Encore,  s'il  avait  dit  son  nom,  reprit  la  bonne  femme, 
on  pourrait  chercher  sur  le  calendrier.  Faudra  peut-être  le 
lui  demander  demain. 

—  Gardons-nous  en  bien,  dit  Giraud;  s'il  savait  que  nous 
l'avons  écouté,  il  se  mettrait  sans  doute  en  colère,  et  le  pauvre 
garçon  est  déjà  bien  assez  à  plaindre  d'être  dans  un  pareil 
état,  sans  que  ses  parents  aillent  encore  lui  donner  des  sujets 
de  mécontentement. 

—  Tu  as  raison,  notre  homme,  répondit  la  mère  Giraud  ; 
faut  éviter  de  lui  faire  de  la  peine. 

Les  vieillards  regagnèrent  leur  chambre  et  ne  tardèrent  pas 
à  s'endormir,  en  ruminant  dans  leur  tête  les  étranges  choses 
qu'ils  venaient  d'entendre. 

33 


130  LES  PAPILLONS. 

Il  fallut  bien  dire  à  Fanchette  ce  que  son  cousin  avait 
répondu  au  sujet  de  leur  mariage.  La  petite  blonde  pleura 
beaucoup;  mais  aucune  pensée  d'amertume  ni  de  dépit 
contre  Francis  ne  se  mêla  à  son  chagrin. 

—  Puisqu'il  est  envoûté,  se  dit-elle,  ce  n'est  pas  sa  faute  s'il 
ne  m'aime  point. 

À  partir  de  ce  jour,  la  jeune  fille  ne  roula  plus  qu'une 
pensée  dans  sa  jolie  tête;  la  pensée  de  guérir  son  cousin,  si 
la  chose  était  possible. 

Bientôt  de  nouveaux  sujets  d'inquiétude  vinrent  s'ajouter 
aux  craintes  qui  tourmentaient  les  parents  de  Francis.  Ils 
s'aperçurent  que  leur  garçon  sortait  toutes  les  nuits  et  ne 
rentrait  qu'à  la  pointe  du  jour. 

Ils  essayèrent  de  lui  parler  de  ses  sorties  nocturnes.  Francis, 
qui  ne  savait  pas  mentir,  ne  tenta  pas  même  de  s'en  défendre; 
mais  il  coupa  court  à  toutes  questions  par  ces  mots  prononcés 
d'un  ton  si  grave  et  si  ferme,  qu'il  effraya  les  vieux  paysans  : 

—  N'essayez  pas  de  me  suivre;  il  vous  arriverait  malheur. 
Où  pouvait  aller  Francis?  Au  sabbat,  peut-être... 

A  cette  pensée,  les  braves  gens  sentirent  leurs  cheveux  se 
dresser;  mais,  comme  chacun  sait  qu'au  sabbat  les  sorciers 
tordent  le  cou  des  imprudents  qui  essayent  de  surprendre 
leurs  mystères,  ils  n'eurent  garde  d'enfreindre  la  défense  de 
leur  fils. 

La  chose  fut  contée  aux  Bastien  qui  se  signèrent  d'épou- 
vanle.  Seule ,  la  petite  Fanchette  ne  se  sentit  nullement 
effrayée.  Soit  qu'elle  ne  crût  pas  au  sabbat,  soit  que  l'amour, 


LE  NOUVEL  ENDYMION.  131 

la  pitié,  peut-être  même  la  jalousie  lui  inspirassent  un  courage 
surnaturel,  elle  se  dit  résolument  : 

—  Je  saurai,  moi,  pourquoi  il  sort  ainsi  pendant  la  nuit. 

Elle  se  tint  donc,  chaque  soir,  aux  aguets  à  sa  fenêtre, 
bien  déterminée  à  le  suivre,  si  elle  le  voyait  sortir.  Mais 
pendant  plusieurs  jours,  soit  que  Francis  enveloppât  de 
précautions  inouïes  ses  expéditions  nocturnes,  soit  qu'il  ne 
sortit  pas  réellement  toutes  les  nuits,  elle  n'aperçut  rien. 

On  comprend  que  Fanchette  n'avait  mis  personne  dans  la 
confidence  de  son  projet,  de  crainte  qu'on  ne  lui  défendit  de 
l'exécuter. 

Un  jour  enfin ,  l'horloge  du  village  venait  de  sonner  la 
demie  de  dix  heures;  tout  à  coup  Fanchette  vit  apparaître 
une  forme  blanche  qui  sortait  de  la  maison  des  Giraud; 
cette  forme  passa  non  loin  de  sa  fenêtre,  et,  à  la  faveur  d'un 
rayon  de  la  lune,  elle  reconnut  la  figure  de  Francis. 

Après  avoir  saisi  une  petite  branche  de  buis  bénit  qui  proté- 
geait sa  couche  virginale,  elle  sortit  doucement  de  la  maison, 
et  s'élança  à  la  poursuite  de  son  cousin. 

Il  marcha  pendant  près  d'une  demi-heure,  d'un  pas  ferme 
et  égal;  arrivé  à  la  clairière  aux  Acacias,  ainsi  nommée 
parce  qu'une  petite  plantation  d'acacias  s'élève  au  milieu 
d'une  assez  large  plaine  dépouillée  d'arbres,  mais  émaillée 
de  toutes  sortes  de  fleurs  naturelles,  Francis  franchit  le  ruis- 
seau qui  traverse  la  clairière  et  entra  sous  l'ombrage  des 
acacias. 

Fanchette  s'avança  sur  la  pointe  des  pieds,  non  sans  que 


132  LES  PAPILLONS. 

le  cœur  ne  lui  battit  Lien  fort,  et  écartant  doucement  quel- 
ques branches,  aperçut  Francis  à  demi  couché  sur  l'herbe, 
le  coude  appuyé  sur  un  petit  monticule  de  gazon. 

L'air  était  doux;  la  brise  agitait  faiblement  les  branches 
d'acacias  qui  couvraient  le  jeune  homme  d'un  dôme  de 
verdure,  et  sur  les  fleurs  de  titimail  qui  entouraient  le 
bosquet  d'une  bordure  violette,  les  insectes  nocturnes  et  les 
gros  papillons  qui  ne  s'éveillent  qu'au  crépuscule  voltigeaient 
en  bourdonnant. 

Francis  parlait  seul;  du  moins  ce  fut  l'idée  de  la  jeune 
fille,  car  elle  ne  voyait  personne  auprès  de  lui. 

—  Me  voici,  disait-il,  ma  belle  demoiselle  aux  ailes  vertes, 
je  viens  à  notre  rendez-vous.  Secoue  sur  mon  front  les  perles 
de  rosée  que  tes  ailes  ont  prises  aux  plantes  humides,  et 
bourdonne  à  mon  oreille  ces  chants  du  ciel  dont  tu  as 
surpris  le  secret,  en  voltigeant  parmi  les  anges  du  bon  Dieu. 

Il  se  tut,  et  sembla  écouter  réellement  les  chants  du  ciel 
répétés  par  la  demoiselle. 

Fanchette  promenait  partout  ses  yeux  tout  grands  ouverts; 
mais  elle  ne  voyait  rien. 

—  Oh!  dit  Francis,  après  un  long  silence,  je  voudrais 
passer  ma  vie  ainsi,  ma  tête  appuyée  sur  tes  genoux,  ma  reine 
ailée... 

La  reine  ailée  demeurait  toujours  complètement  invisible 
pour  Fanchette,  qui,  prise  d'une  idée  subite,  entra  dans  le 
bosquet,  s'assit  sur  le  monticule  de  gazon  et  fit  glisser  dou- 
cement la  tête  de  Francis  sur  ses  genoux. 


LE  NOUVEL  EN DYMION.  133 

—  Mon  front  brûle,  murmura  Francis;  rafraîchis-le  par  un 
baiser. 

Fanchette  hésita  longtemps;  puis,  enfin,  elle  se  pencha  sur 
le  front  de  son  cousin  et  l'effleura  de  ses  chastes  lèvres. 

Ce  baiser  humain,  qui  ne  ressemblait  pas  aux  baisers  réels 
ou  imaginaires,  mais  complètement  éthérés  de  l'être  fantas- 
tique que  Francis  venait  rejoindre  ou  rêver  sous  le  bosquet 
d'acacias,  le  tira  brusquement  de  son  extase. 

Il  se  dressa  d'un  bond,  et  s'écria,  en  reconnaissant  Fan- 
chette : 

—  Toi,  Fanchette!  Eh  quoi!  ma  belle  demoiselle  aux  ailes 
vertes,  c'était  toi  ! 

Une  autre  que  Fanchette  se  fut  hâtée  de  le  désabuser;  mais 
la  petite  blonde  avait  trop  d'esprit  pour  cela. 

—  Oui,  c'était  moi,  lui  dit-elle. 

—  Toi  qui,  chaque  soir,  m'attirais  et  m'apparaissais  sous 
ces  acacias. 

—  Moi-même,  répondit  la  rusée  fillette;  mais  à  présent 
le  charme  est  fini;  le  bon  Dieu  m'a  repris  mes  ailes,  et  tu 
ne  vas  plus  m'aimer. 

—  Oh!  plus  que  jamais!  s'écria  Francis  en  couvrant  ses 
mains  de  baisers. 

Bientôt  la  teinte  rose  du  jour  qui  apparaissait  à  l'Orient, 
effaça  peu  à  peu  les  pales  rayons  de  la  lune  sur  la  campagne. 

Les  insectes  et  les  papillons  de  nuit  rentrèrent  dans  leurs 
mystérieuses  retraites  pour  dormir  à  leur  tour,  et  les  oiseaux 

commencèrent  à  s'agiter  et  à  gazouiller  dans  les  branches. 

'ik 


134  LES  PAPILLONS. 

—  Voici  le  jour,  dit  Fanchette;  il  est  temps  de  retourner 
au  village. 

—  Retournons  au  village,  dit  Francis. 

Les  deux  enfants  se  prirent  par  la  main  et  regagnèrent  le 
Val-Fleury,  en  suivant  les  sentiers  humides. 

Huit  jours  après  cette  nuit  mémorable,  on  célébra  le  mariage 
de  Fanchette  et  de  Francis,  complètement  revenu  aux  choses 
de  la  terre. 

Un  médecin,  homme  très-savant,  auquel  Fanchette  raconta 
plus  tard  l'histoire  de  son  mariage,  déclara  que  Francis  avait 
été  somnambule,  et  que,  par  une  singulière  faculté,  il  conser- 
vait, éveillé,  les  hallucinations  de  cet  étrange  sommeil. 

Fanchette  ne  répondit  rien  et  se  contenta  de  secouer  la 
tête.  La  jeune  femme  se  rappelait  que,  le  lendemain  de  son 
mariage,  elle  avait  trouvé  sur  la  fenêtre  de  sa  chambre 
nuptiale  une  demoiselle  aux  ailes  vertes  qui  était  venue 
mourir  là. 


—  Pauvre  demoiselle  verte,  soupira  Cazotte  ;  croyez-vous 
réellement,  princesse,  que  cette  libellule  se  soit  si  follement 
amourachée  de  ce  jeune  vigneron  ? 

—  On  a  vu  des  choses  plus  extraordinaires  que  celle-là, 
répondit  Ginebra;  mais  je  ne  puis  rien  vous  affirmer  à  ce 
sujet.  Une  chose  qui  m'a  laissé  beaucoup  à  penser,  c'est 
que,  d'ordinaire,  les  libellules  ne  se  montrent  que  de  jour, 
et  abandonnent  l'empire  des  airs  aux  sphinx  et  aux  bombyx, 
dès  que  le  soleil  est  couché. 

—  C'était  une  libellule  exceptionnelle,  dit  Cazotte. 

—  Une  libellule  comme  on  n'en  voit  pas,  fit  la  marquise. 

—  Ce  qui  le  prouve  bien,  reprit  le  poète,  c'est  la  ballade 
chantée  par  Francis  Bertrand  au  clair  de  lune ,  et  dans 
laquelle  il  parle  d'une  fille  de  la  nuit  qui,  jusqu'à  ce  jour, 
m'était  complètement  inconnue.  Celte  jeune  personne  fantas- 
tique couronnée  d'étoiles  et  vêtue  de  brouillards  existait-elle 
autre  part  que  dans  l'imagination  de  Francis;  était-ce  la 
même  figure  qui  lui  apparaissait  avec  des  ailes  vertes  dans 
ses  rendez-vous  de  la  clairière  aux  acacias?  J'avoue  que  toutes 
ces  choses  laissent  un  peu  de  vague  dans  mon  esprit. 

—  Mon  cher  poëte,  dit  en  souriant  la  princesse,  il  m'est 
impossible  de  vous  éclairer  sur  ce  mystère  d'une  manière 


136  LES  PAPILLONS. 

un  peu  satisfaisante.  Je  vous  ai  raconté,  telle  que  je  la  savais, 
l'histoire  du  nouvel  Endymion.  N'ayant  pas  à  mes  ordres  le 
génie  familier  du  comte  Cipio,  qui  pénétrait  tous  les  secrets, 
il  faut  que  je  me  contente  de  ce  que  mes  faibles  lumières 
me  permettent  de  découvrir.  Demain,  pour  vous  dédommager, 
je  vous  raconterai  une  histoire  parfaitement  authentique,  et 
qui  ne  laissera  pas  dans  votre  esprit  ce  vague  dont  vous 
vous  plaignez  ce  soir. 

Le  lendemain,  fidèle  à  sa  promesse,  la  princesse  Ginebra 
fit  à  ses  hôtes  le  récit  suivant,  après  leur  avoir  fait  admirer 
une  peinture  sur  panneau,  qui  représentait  un  jeune  homme 
et  une  jeune  fille  occupés  à  échanger  un  amoureux  baiser, 
en  caracolant  sur  des  chevaux  ailés. 


0.1IM 

"CET  (^^O^CDS1 


Sphinx  ftuiforme.  —  Smérinte  ocelle. 


Elle  chassait  sais  ptur  le  taureau  des  savants,  domptait  les  chevaux  sur  les  rives  du  Rio-Greriie, 
et  lançait  le  lazzo  avec  uns  habileté  s.ns  égale. 


Voici  comment,  malgré  les  deux  mille  lieues  qui  les  sépa- 
raient ,  Georges  et  Carmen  avaient  fini  par  s'embrasser. 

Bien  que  fils  d'un  opulent  fermier  général,  Georges  Dupleix 
avait  l'esprit  aventureux  et  le  cœur  disposé  aux  émotions  de 
roman.  Son  père,  qui  jouissait  d'un  grand  crédit  auprès  du 
cardinal  Dubois,  venait  de  lui  obtenir  la  survivance  de  son 
emploi.  C'était  une  mine  d'or  tout  ouverte  et  garnie  déjà 
d'esclaves  en  train  de  l'exploiter,  au  profit  du  maître. 

Georges  le  savait.  Un  beau  jour,  cependant,  le  fermier 
général  Dupleix  reçut  une  lettre,  datée  de  Bordeaux,  d'où  son 
fils  lui  faisait  ses  adieux.  Il  s'en  allait,  disait-il,  courir  le 
monde  sur  un  vaisseau  qui  partait  pour  le  golfe  du  Mexique. 

'Ce  brave  père,  qui  ne  comprenait  pas  qu'on  pût  désirer 
autre  chose  qu'un  coffre-fort,  fut  stupéfait  et  désolé. 

35 


138  LES  PAPILLONS. 

—  Mon  fils  est  devenu  fou!  s'écria-t-il  en  lisant  cette 
boutade.  Pourquoi  l'ai-je  laissé  fréquenter  les  comédiens, 
les  philosophes  et  les  marquis? 

Laissons  là  le  financier,  et  suivons  le  fils. 

Georges  passa  six  semaines  à  s'enivrer  des  horizons  sans 
bornes,  qu'il  avait  si  souvent  rêvés  dans  les  bureaux  pater- 
nels. L'enthousiasme  de  la  liberté  le  sauva  du  mal  de  mer. 
Il  débarqua  sain  et  sauf  sur  la,  plage  de  la  Vera-Cruz. 

Aussitôt  débarqué,  Georges  songea  à  quitter  la  ville  pour 
s'enfoncer  dans  les  forêts  vierges  et  parcourir  les  vastes  pampas 
sur  les  chevaux  indomptés  du  pays. 

Comme  il  roulait  ce  plan  dans  sa  tête,  il  vit  sur  le  port 
trois  colosses  basanés,  portant  de  grands  chapeaux  de  palmier 
et  des  bottes  souples  qui  les  chaussaient  jusqu'au-dessus  des 
genoux.  Ces  gaillards  lui  plurent  d'autant  mieux  qu'il  flaira 
en  eux  des  chasseurs  des  hautes  terres.  Pour  le  moment  ils 
comptaient  à  un  capitaine  de  vaisseau  marchand,  des  peaux 
de  cerfs  et  de  jaguars,  que  celui-ci  leur  payait  en  barils  de 
rhum  ou  de  vin,  en  instruments  de  travail  et  de  destruction. 

Quand  ces  Espagnols  exotiques  eurent  fini  leur  marché, 
Georges  alla  tout  bonnement  leur  offrir  sa  compagnie;  à 
cette  proposition,  les  trois  chasseurs  haussèrent  les  épaules. 

—  Si  tu  veux  laisser  tes  os  dans  la  Sierra,  dit  l'un  d'eux, 
tu  peux  nous  suivre;  mais  tu  feras  mieux  de  t'embarquer 
avec  le  capitaine  Manoël,  qui  part  demain  pour  le  pays  où 
l'on  dort  dans  la  plume. 

La  raillerie  était  forte;  mais  l'apparence  justifiait  le  rail- 


L'AMOUR  AU  GALOP.  139 

leur.  Quoique  bien  pris  et  taillé  d'une  façon  assez  vigoureuse 
pour  un  citadin  des  pays  civilisés,  le  fils  du  fermier  général 
faisait  un  contraste  frappant  avec  les  trois  chasseurs  mexicains. 
Sa  chevelure  blonde,  ses  yeux  bleu-tendre  et  sa  peau  blanche 
ne  semblaient  pas  capables  de  résister  un  jour  entier  aux 
attaques  du  soleil  et  des  moustiques. 

Cette  fois  cependant  l'apparence  avait  tort;  la  soif  de  poésie 
et  l'amour  des  choses  hors  ligne  avaient  cuirassé  ce  charmant 
adolescent  contre  les  fatigues  et  les  luttes  de  toute  espèce. 
C'était  d'ailleurs  une  de  ces  natures  françaises  enthousiastes 
et  nerveuses  qui,  à  quelques  jours  de  distance,  dorment  avec 
une  égale  facilité  dans  la  plume  ou  sur  le  glacis  d'une  for- 
teresse assiégée. 

Il  répondit  donc  à  la  raillerie  du  gaucho  (paysan  mexicain) 
par  une  fanfaronnade  de  mousquetaire  et  fut  admis  par  nos 
trois  compagnons,  qui  finirent  par  s'intéresser  à  celte  cu- 
rieuse expérience. 

Il  quitta  son  costume  français,  acheta  un  cheval  fraî- 
chement venu  des  solitudes  de  l'intérieur,  se  munit  de  haches, 
de  fusils,  de  pistolets  et  de  couteaux  longs,  et  se  mit  en  route 
avec  ses  nouveaux  amis. 

Les  trois  géants,  tout  en  admirant  la  bonne  grâce  de  Georges 
à  manier  son  cheval  et  à  porter  son  nouveau  costume,  échan- 
geaient au  départ  des  doutes  largement  motivés,  selon  eux, 
sur  la  possibilité  où  serait  dans  quelques  heures  ce  fringant 
jeune  homme  de  les  suivre  dans  leur  pénible  excursion. 
Celui-ci  n'y  prenait  pas  garde;  il  feignait  de  ne  pas  les 


UO  LES  PAPILLONS. 

entendre,  et  pour  les  détourner  de  ces  idées  injurieuses, 
il  se  mit  à  entonner  des  ponts-neufs  gaillards  qui  enchan- 
tèrent les  Mexicains. 

Sur  les  neuf  heures,  comme  on  pensait  à  faire  halle,  un 
gros  nuage,  dont  les  ailes  fauves  et  cuivrées  s'étaient 
étendues  en  quelques  minutes  sur  la  moitié  du  ciel,  vint 
cacher  le  soleil  aux  voyageurs.  Il  fallut  chercher  un  abri; 
car  de  grosses  gouttes  annonçaient  un  déluge  d'une  heure 
au  moins. 

—  Voilà  notre  affaire,  dit  l'un  d'eux,  nommé  Lopez;  entre 
ces  trois  larges  acajous  étouffés  sous  les  lianes,  nous  trou- 
verons un  toit  plus  sûr  que  celui  d'une  venta. 

Comme  ils  se  dirigeaient  vers  le  lieu  indiqué,  une  portion 
circulaire  de  terrain  de  la  largeur  d'un  muid  parut  se  sou- 
lever et  trembler.  À  cette  vue,  nos  compagnons  furent  saisis 
de  terreur.  Lopez  sauta  dans  ce  cercle  mouvant  et  se  mit  à 
en  battre  la  terre  avec  force,  en  recommandant  aux  autres  de 
fuir  à  la  hâte. 

Georges  Dupleix  ne  bougea  pas;  à  toutes  les  injonctions  du 
Mexicain,  il  répondait  : 

—  Pourquoi  fuir?  Où  est  le  danger? 

Lopez  le  prit  dans  ses  bras,  et  l'emportant  de  force  : 

—  C'est  un  boa,  lui  dit-il;  il  sent  la  pluie;  il  va  sortir 
affamé  d'une  diète  de  plusieurs  mois,  terrible  comme  douze 
jaguars  et  rapide  comme  la  flèche  ou  le  lazzo. 

—  Bah!  dit  Georges,  je  veux  voir  ça;  allez  où  vous  vou- 
drez; moi,  je  reste. 


L'A  M  OUI;   AU  GALOP-  l'il 

Disant  cela,  il  se  dégage  des  bras  de  celui  qui  voulait  le 
sauver  de  force,  et  se  met  à  examiner  le  cercle  foulé  par  les 
pieds  de  Lopez. 

Comme  l'avait  prévu  celui-ci,  le  terrain  se  souleva  de 
nouveau;- la  tête  brune,  tachée  de  rouge  et  de  jaune,  du 
reptile  gigantesque  en  sortit  comme  un  trait,  bondissant 
jusqu'aux  premières  branches  des  arbres;  puis,  plus  vite 
que  la  pensée  ne  peut  le  concevoir,  le  boa  tordit  son  corps 
et  porta  sa  vue  dans  toutes  les  directions,  en  tournoyant  sur 
lui-même. 

A  cet  aspect,  Georges  eut  un  mouvement  de  terreur  instinc- 
tif; il  se  cacha  derrière  un  large  ceyba  et  arma  un  pistolet. 
Cependant  l'animal,  semblable  à  un  mât  de  corvette  vivant, 
se  lança  dans  la  direction  des  chevaux,  que  les  Espagnols 
avaient  abandonnés.  Il  passa  en  faisant  siffler  l'air  près  du 
ceyba  où  Georges,  qui  avait  repris  son  sang-froid,  guettait 
ses  mouvements. 

Celui-ci,  aussi  rapide  que  le  boa,  se  retourna,  presque  sous 
le  fouet  de  la  queue  du  monstre,  et  l'abattit,  d'une  balle  en 
pleine  tête,  sur  le  sol,  où  il  bondit  longtemps  encore  avant 
d'expirer. 

—  Venez!  venez!  cria-t-il  après  cet  exploit,  la  place  est 
libre  sous  les  acajous;  celui  qui  voulait  nous  en  chasser  n'a 
plus  besoin  de  sombrero. 

Pendant  tout  le  temps  que  dura  l'orage,  le  jeune  Français 
fut  l'objet  de  l'admiration  sans  bornes  des  coureurs  de  bois. 
L'un  d'eux  arrangea  de  suite  a  son  profit  une  vieille  canlilène 


1V2  LES  PAPILLONS. 

importée  de  la  mère-patrie,  où  il  était  fort  question  de  Maures 
et  de  Castillans. 

Leur  enthousiasme  pour  leur  nouveau  compagnon  grandit 
encore  lorsqu'ils  le  virent,  contre  leur  attente,  insensible  à 
la  fatigue,  riant  et  chantant  avant  de  s'endormir  en  plein 
air,  comme  s'il  eût  été  dans  un  palais,  après  avoir  fait 
quelques  milles  en  carrosse. 

Cette  insouciance  et  cette  gaieté  dans  la  vie  rude  étaient 
inexplicables  pour  les  gauchos,  surtout  lorsque,  répondant  à 
leurs  questions,  Georges  leur  raconta  sa  jeunesse.  Comment 
ce  corps  fluet,  aussi  grêle  en  apparence  que  le  corselet  d'un 
papillon,  avait-il  pu  quitter  les  délices  de  la  maison  somptueuse 
du  fermier-général,  pour  venir  chercher  dans  le  Nouveau- 
Monde  les  fatigues  et  les  dangers?  Telle  était  la  question 
qu'ils  se  posaient  sans  cesse. 

—  Si  j'ai  le  corps  fluet  du  papillon,  répondait  Georges, 
j'en  ai  aussi  l'instinct  capricieux;  je  n'aime  pas  que  les  fleurs 
du  jardin  où  je  vole  se  ressemblent.  Je  suis  venu  parmi  vous 
dans  le  seul  but  de  donner  de  l'occupation  à  mes  ailes,  avec 
la  seule  envie  de  varier  mon  existence  par  des  aventures  tou- 
jours nouvelles  et  inconnues. 

En  cinq  jours  ils  avaient  fait  quatre-vingts  lieues,  couchant 
à  la  belle  étoile,  à  défaut  de  ferme  isolée  ou  de  venta.  Chemin 
faisant,  leur  nombre  s'était  augmenté.  Georges  avait  fait  de 
nouvelles  connaissances  et  provoqué  de  nouveaux  étonne- 
ments.  Comme  il  avait  résisté  à  la  fatigue,  à  la  soif  et  aux 
moustiques  sans  se  plaindre,  il  était  devenu  un  véritable  héros 


L'AMOUR  AU  GALOP.  143 

de  légende  pour  les  gauchos ,  et  ses  premiers  amis  le  pre- 
naient déjà  pour  texte  de  récits  exagérés  et  de  merveilleuses 
histoires,  lorsqu'ils  rencontraient  des  oreilles  disposées  à  les 
écouter. 

Je  ne  veux  pas  vous  faire  le  détail  minutieux  des  courses 
aventureuses  de  Georges  Dupleix;  cela  nous  éloignerait  par 
trop  du  sujet  de  notre  cadre.  Voici  la  chose  en  quelques 
mots. 

Il  suivit  ses  guides  dans  les  vastes  forêts  qui  avoisinent  la 
baie  de  Campêche.  Là  ils  eurent  un  engagement  avec  des 
flibustiers  anglais  qui  venaient  chasser  les  bœufs,  pour  en 
revendre  la  chair  fumée  aux  coupeurs  de  bois  rouge  et  aux 
équipages  des  vaisseaux  qui  le  venaient  charger. 

Cette  expédition  achevée,  ils  firent  ce  qu'avaient  fait  les 
flibustiers;  seulement,  au  lieu  d'abattre  les  taureaux  avec 
leurs  fusils,  ils  les  enlaçaient  dans  les  lanières  de  leurs 
lazzos,  afin  d'éviter  l'esclandre  et  de  ne  pas  effaroucher  ces 
braves  ruminants. 

Après  plusieurs  semaines  de  cet  exercice ,  Georges  suivit 
une  troupe  de  muletiers  qui  s'en  allaient  à  San-Luis  de 
Potosi.  Arrivée  dans  les  montagnes,  la  caravane  eut  une 
alerte  assez  chaude  de  la  part  d'Indiens  en  maraude;  ce 
qui  procura  à  Georges  l'occasion  de  se  mettre  à  la  tête  de 
ses  compagnons,  de  faire  des  prodiges  de  valeur  et  d'aug- 
menter encore  sa  miraculeuse  réputation. 

Avant  d'arriver  aux  mines  d'or  du  Potosi,  nos  voyageurs 
rencontrèrent  des  chasseurs  de  jaguars  et  de  pécaris,  aux 


llih  LES  PAPILLONS. 

oreilles  desquels  le  nom  du  prodigieux  Français  était  déjà 
parvenu.  Il  abandonna  donc  les  muletiers  et  se  mit  brave- 
ment à  battre  les  maquis  avec  cette  nouvelle  troupe ,  qui 
s'en  allait,  en  suivant  la  rive  droite  du  Rio-Grande,  du  côté 
du  bourg  d'Icaponeta. 

À  cette  époque  Valdès  Siguanto,  qui  se  prétendait  hidalgo 
de  race  sans  tache  et  dont  la  fierté  égalait  celle  d'Àrtaban  pour 
le  moins,  venait  d'être  nommé  gouverneur  de  Guadalaxara, 
en  attendant,  pensait-il,  qu'on  eût  reconnu  ses  droits  à  la  vice- 
royauté  de  Mexico. 

Or,  Carmen  était  la  fille  de  ce  Valdès  Siguanto;  elle  était 
belle  comme  un  ange  et  hardie  comme  un  démon.  Elle  chassait 
sans  peur  le  taureau  des  savanes,  domptait  les  chevaux  sur 
les  rives  du  Rio-Grande,  et  lançait  le  lazzo  aux  sangliers 
avec  une  habileté  sans  égale. 

Elle  avait,  dans  une  circonférence  de  pays  indéterminée, 
de  la  savane  a  la  sierra,  de  la  mer  Vermeille  jusqu'au  golfe 
du  Mexique,  une  réputation  de  fée  parfaitement  établie. 

Au  dire  des  indigènes ,  elle  jetait  des  filtres  d'amour  sur 
tout  ce  qui  l'approchait.  Elle  se  faisait  adorer  des  hommes 
et  des  bêtes;  ses  négresses  et  ses  péons  auraient  sans  hésiter 
consenti  à  mourir  pour  elle,  si  cela  avait  paru  lui  faire 
plaisir.  Elle  donnait,  disait-on,  des  ailes  à  sa  monture.  Si 
l'Ariosle  l'eût  vu  dévorer  l'espace  sur  son  genêt  favori,  heu- 
reux de  porter  un  si  glorieux  poids,  il  eût  cru  voir  une  de 


L'AMOUR  AU  GALOP.  145 

ses  belles  héroïnes  parcourant  l'air  sur  Hippogriffe,  ce  rapide 
coursier  ailé. 

On  racontait  encore  qu'elle  disparaissait  souvent  de  la 
maison  du  seigneur  Siguanto,  qu'elle  passait  des  semaines 
entières  dans  les  pampas,  où  elle  vivait  des  arômes  de  l'air 
et  des  parfums  des  fleurs. 

Le  bon  sens  vulgaire  avait  deviné  la  nature  intime  de 
Carmen,  comme  l'instinct  naturel  des  trois  coureurs  de  bois 
avait  compris  l'analogie  caractérielle  de  Georges  Dupleix.  Ces 
deux  étranges  créations  étaient  plutôt,  pour  leur  entourage, 
de  la  race  porle-entennes  que  de  la  race  porte-cheveux. 

Vous  le  voyez,  moi,  la  princesse  Ginebra,  douée  d'une 
intuition  exquise  et  parfaite  pour  deviner  les  ailes  et  les 
couleurs,  je  n'aurais  certainement  pas  mieux  découvert  l'em- 
blème du  caractère  de  ces  jeunes  gens. 

La  passion  de  Carmen  pour  les  exercices  violents  et  la 
fierté  sans  bornes  de  Son  Excellence  le  gouverneur  avaient 
jusqu'à  présent  fait  damner  tous  les  poursuivants  de  celte  rare 
beauté.  Valdès  Siguanto  réservait  ce  beau  fruit  plein  de  sève 
et  si  délicatement  doré  du  soleil,  à  quelque  vieux  Grand  d'Es- 
pagne, qu'il  se  proposait  de  découvrir  quand  il  serait  vice-roi. 
C'était  son  réve  favori. 

Carmen  en  l'entendant  caresser  de  semblables  projets,  se 
contentait  de  faire  une  petite  moue  significative,  sans  donner 
hautement  son  avis. 

Lorsqu'elle  pensait  à  l'amour,  ce  qui  lui  arrivait  rarement, 
malgré  ses  dix-neuf  ans  accomplis,  elle  songeait  à  son  habileté 

37 


146  LES  PAPILLONS. 

à  la  chasse,  à  son  adresse  à  lancer  le  lazzo;  un  mari  était 
un  gibier  comme  un  autre,  à  surprendre  et  à  dompter. 

Cependant,  par  un  de  ces  beaux  matins  de  la  saison  sèche, 
où  le  splendide  soleil  du  Mexique  se  plait  à  lancer  des 
flèches  aussi  ardentes  que  celles  de  feu  Cupidon,  la  belle 
créole  se  réveilla  pleine  de  trouble.  Elle  venait  de  faire  un 
rêve  singulier,  bien  singulier  pour  elle,  la  Diane  orgueilleuse 
du  Nouveau-Monde;  elle  avait  été  blessée  au  cœur  par  un 
Endymion  à  la  chevelure  blonde,  au  teint  blanc  rosé,  pres- 
que imberbe,  délicat  et  élégant  de  formes  comme  une  femme, 
mais  robuste  et  courageux  comme  un  Hercule.  Ce  songe 
voluptueux  l'humiliait;  elle  qui  voulait  vaincre  serait  donc 
vaincue.  Et  pourtant,  il  était  si  beau! 

Ce  dernier  point,  tout  en  prolongeant  son  émoi,  la  rassurait; 
il  était  si  beau,  qu'il  n'était  pas  vraisemblable.  Où  trouver, 
en  effet,  le  type  de  son  rêve,  au  milieu  de  ses  bruns  compa- 
triotes, bronzés  fortement  par  le  climat,  et  dont  le  soleil  avait 
boucané  les  membres  et  mis  les  nerfs  à  fleur  de  peau. 

Ce  merveilleux  vainqueur  serait-il  par  hasard  le  langoureux 
secrétaire  de  son  père,  ce  César  Caravalho  qui,  depuis  l'âge 
de  raison,  grattait  d'un  air  bête  sur  sa  guitare  une  scie  unique 
et  agaçante,  pour  lui  prouver  sa  passion?  Serait-ce  le  fils  de 
l'alcade,  Ruy  Velasquez,  ce  jeune  taureau  noir,  chevelu 
comme  Samson,  flasque  et  lâche  comme  un  gardien  de 
harem?  Ou  bien  ce  fanfaron  cuivré,  José  Tomillo,  qui  ne 
tarissait  jamais  de  bravades  et  s'exerçait  à  la  lutte  sur  des 
nègres  sans  défense?  Ou  bien  encore  Pedro  Romero,  l'aven- 


L'A  M  0  U  H  AU  GALOP.  1Û7 

lurier  qui  payait  à  beaux  deniers  comptants  le  meurtre  de  ses 
ennemis? 

—  En  vérité,  dit-elle  avec  amertume,  je  n'ai  rien  à  craindre 
de  mon  entourage;  ce  n'est  pas  à  eux  que  je  devrai  assuré- 
ment de  voir  se  réaliser  cette  impertinente  prophétie! 

Après  avoir  soupiré  un  peu  en  comprenant  l'impossibilité  d'être 
domptée  par  le  beau  type  de  son  apparition,  elle  résolut  de 
courir  les  champs  pour  rendre  tout  à  fait  le  calme  à  ses  esprits. 

Elle  monta  à  cheval,  se  fit  suivre  par  quatre  péons, 
dont  deux  eurent  ordre  de  prendre  en  croupe  ses  deux 
négresses  favorites,  et  elle  s'en  alla  à  un  pucbJo  des  environs 
qui  appartenait  à  Valdès  Siguanto,  son  noble  père.  De  ce 
point  elle  recommença  ses  chasses  et  ses  courses  vagabondgs 
à  travers  les  bois  des  environs. 

Ce  remède  héroïque  ne  réussit  pas  aussi  complètement 
qu'elle  s'y  attendait;  elle  se  surprit  souvent  à  rêver,  au  lieu 
de  poursuivre  ses  anciennes  proies,  et  pour  chasser  cette 
langueur  dangereuse,  il  lui  arrivait  souvent  de  se  lancer  à 
fond  de  train,  sans  craindre  les  lianes  ni  les  branches  qui 
pourraient  lui  barrer  le  chemin. 

Il  y  avait  à  peine  huit  jours  que  la  fière  Carmen  suivait 
ce  vigoureux  régime  quand,  au  milieu  d'une  de  ces  courses 
échevelées,  elle  entendit  venir  à  elle  le  galop  d'un  cheval. 
Les  péons  qui  l'avaient  accompagnée  étaient  restés  en  arrière  ; 
ce  n'était  certainement  pas  eux. 

A  peine  avait-elle  eu  le  temps  do  s'étonner  de  ce  bruit  inac- 
coutumé, qu'elle  aperçut  dans  le  lointain  un  cavalier  qui 


IZtS  LES  PAPILLONS. 

venait  à  elle.  Une  liane  lui  avait  sans  doute  enlevé  son  cha- 
peau, car  son  abondante  chevelure  flottait  au  vent.  0  sur- 
prise! il  était  blond,  et  son  teint,  malgré  l'animation  de  la 
course,  semblait  plus  blanc  que  celui  d'une  jeune  fille  qui 
aurait  passé  sa  vie  dans  un  hamac  mollement  balancé  par 
la  main  d'une  esclave. 

A  cette  dislance,  Carmen  seule,  avec  cette  puissance  de 
divination  que  donne  le  désir  d'aimer,  pouvait  saisir  de 
pareils  détails.  Personne  autre  que  la  charmante  fée  du 
Rio-Grande  n'eût  pu  deviner,  à  plus  d'un  demi-mille  d'éloi- 
gnement,  la  beauté  sérieuse  de  l'arrivant  et  la  couleur  de 
ses  cheveux. 

Il  faut  que  la  chose  soit  bien  vraie  pour  oser  la  conter 
ici;  si  elle  était  fausse  ou  même  exagérée,  je  n'aurais  jamais 
cette  hardiesse,  assurée  que,  malgré  la  limpidité  de  l'horizon 
mexicain,  plus  d'un  hésiterait  à  ajouter  foi  à  un  pareil 
miracle  de  la  vue.  Avant  de  se  rejoindre,  Carmen  et  l'inconnu 
avaient  encore  deux  plantations  de  cannes  à  sucre  et  un 
champ  de  bananes  et  d'ananas  à  traverser,  plus  un  large 
ravin  à  franchir,  au  risque  de  s'abîmer  dans  les  roches,  où 
bouillonnait  un  torrent. 

Mais  qu'importait  à  l'ardente  amazone  la  distance  et  le 
danger  :  l'amant  de  son  rêve  était  devant  ses  yeux  ! 

A  sa  vue  Carmen  sentit  la  blessure  de  son  cœur  se  rouvrir 
avec  une  ineffable  volupté.  Un  élan  irrésistible  s'empara  de 
son  âme;  le  désir  lui  donna  des  ailes,  son  cheval  vola 
comme  emporté  par  un  tourbillon. 


Dans  leur  coursr  aérienne  ils  sclTIcurcrcnt  des  lc\  re> 


Imp"  DeUm»n.8.R.Git  le  Coeur 


L'AMOUR  AU  GALOP.  U9 

L'inconnu,  de  son  côté,  obéissant  à  une  impulsion  spon- 
tanée, magnétique,  s'élança  à  fond  de  train  vers  cette  entraî- 
nante vision.  Son  corps,  volatilisé  par  un  enthousiasme 
étrange,  ne  pesa  plus  à  sa  monture,  qui  surpassa,  dans 
l'ardeur  de  sa  course  vertigineuse,  tous  les  chevaux  ailés 
des  féeries  des  meilleurs  temps.  Le  cavalier  prêtait  en  ce 
moment  au  noble  animal  la  légèreté  de  sa  nature  de 
papillon. 

C'était  un  gracieux  tournoi,  ayant  pour  champ-clos  la  terre 
à  peine  foulée  du  Nouveau-Monde.  Cette  fois,  les  deux  tenants, 
au  lieu  de  fondre  l'un  sur  l'autre,  dans  l'intention  de  se 
meurtrir  ou  de  s'entre-tuer,  avaient  un  but  plus  doux.  Leur 
seul  désir  était  de  s'etïleurer  des  lèvres  dans  leur  course 
aérienne. 

La  distance  fut  franchie  avec  la  rapidité  de  l'étincelle 
électrique  et  Carmen  sentit  au  passage  le  bel  étranger 
imprimer  sur  ses  lèvres  un  de  ces  baisers  ardents,  profonds, 
magnétiques,  qui  sont  pour  les  jeunes  cœurs  une  révélation 
suprême  et  un  serment  d'amour  sans  fin. 

Carmen  faillit  mourir  de  bonheur.  Revenue  à  elle,  elle 
arrêta  son  cheval  et  retourna  sur  ses  pas.  Courageuse  et 
forte  comme  elle  était,  son  parti  fut  bientôt  pris;  elle 
ne  regretta  pas  ce  moment  d'abandon  ;  quel  que  fut  ce 
jeune  étranger  auquel  elle  venait  de  tendre  les  lèvres,  elle 
l'aimait. 

Pour  cette  fille,  d'une  simplicité  grandiose,  la  passion, 
c'était  la  voix  de  Dieu;  elle  y  obéit  donc  sans  balancer.  Et 

38 


150  LES  PAPILLONS. 

pourtant  elle  rougit  pour  la  première  fois  en  abordant  l'in- 
connu qui  était  également  revenu  sur  ses  pas. 

—  Senor,  lui  dit-elle,  venez  chez  mon  père. 

Et  l'inconnu,  sous  le  charme  enivrant  d'une  pareille  ren- 
contre, obéit  et  mit  son  cheval  au  pas  de  son  gracieux  guide. 

Pour  une  Parisienne,  ce  jeune  homme  eût  été  tout  bonne- 
ment un  insolent.  À  vrai  dire,  si  une  hardiesse  pareille  à 
celle  qu'il  se  permit  vis-à-vis  de  la  naïve  fille  du  gouverneur 
n'eût  pas  été  l'effet  d'un  enthousiasme  spontané,  instinctif, 
impossible  à  maîtriser,  c'eût  été  à  nos  yeux,  comme  à  ceux 
des  dames  de  tous  les  pays,  une  grossière  familiarité. 

Mais  cette  délicate  appréciation  sera  facile  quand  nous 
aurons  appris  à  nos  lectrices  que  le  téméraire  amant  de  la 
forêt  n'était  autre  que  le  poétique  et  aventureux  Georges 
Dupleix,  qui  depuis  trois  jours  se  trouvait  seul  et  égaré. 

Lorsque  le  superbe  gouverneur  de  Guadalaxara  apprit  celle 
aventure,  si  vivement  sentimentale,  il  s'en  montra  presque 
enchanté.  Malgré  sa  raideur,  il  reçut  l'aveu  de  l'amour  de 
sa  fille  avec  beaucoup  de  docilité;  il  était  ravi  comme  elle 
de  la  charmante  tournure  de  Georges,  et  se  montra  envers 
lui  un  hôte  poli  et  empressé. 

Son  admiration  grandit  encore  lorsque  les  chasseurs  de 
jaguars,  en  quête  de  Georges,  vinrent  à  Guadalaxara  raconter 
ses  exploits  et  la  renommée  qu'il  s'était  acquise  auprès  de 
tous  les  coureurs  de  bois  et  de  pampas,  des  bords  du  Rio- 
Grande  jusqu'à  la  baie  de  Campêche. 

Hien  ne  manquait  donc  au  bonheur  du  fils  du  fermier- 


L'AMOUK  AU  GALOP.  151 

général  français.  Carmen  avait  oublié  pour  lui  son  activité 
sans  frein  ;  lui-même  perdait  entièrement  auprès  de  la  belle 
créole  son  humeur  vagabonde  ;  il  eût  volontiers  passé  sa  vie 
à  la  contempler. 

Cependant  Valdès  Siguanto,  qui  à  ce  compte  eût  perdu  le 
Grand  d'Espagne  qu'il  rêvait  pour  gendre,  réveilla  une  nuit 
son  ami  Georges  et  lui  proposa,  pendant  que  Carmen  dor- 
mait encore,  d'aller  visiter  ensemble  les  immenses  troupeaux 
de  ses  domaines.  Georges  voulait  aller  embrasser  Carmen 
avant  de  partir. 

—  A  quoi  bon?  Laissez-la  dormir;  elle  n'en  sera  que 
plus  belle  ce  soir,  dit  le  gouverneur. 

Et  il  l'entraîna. 

Comme  vous  l'avez  deviné,  cette  partie  de  campagne  était 
un  piège.  Georges  Dupleix,  saisi  à  l'improviste  par  les  péons 
du  gouverneur,  fut  garrotté  et  entraîné  pendant  plusieurs 
jours  à  travers  des  chemins  inconnus.  Arrivé  à  San-Blaz, 
port  mexicain  sur  la  mer  du  Sud,  il  fut  mis  à  bord  d'un 
vaisseau  péruvien ,  auquel  on  paya  largement  son  passage, 
à  la  seule  condition  de  faire  de  lui  ce  que  bon  leur  sem- 
blerait. 

Le  soir  de  ce  bel  exploit,  le  noble  Valdès  Siguanto  revint 
seul  au  palais  de  son  gouvernement.  Il  avait  la  conscience 
fort  calme;  cependant  il  n'osa  prévenir  l'inquiétude  de  sa 
fille,  en  lui  racontant  tout  d'abord  sur  son  protégé  quelque 
roman  plus  ou  moins  vraisemblable. 

Sa  volonté  hautaine  et  despotique  s'arrêtait  à  Carmen; 


152  LES  PAPILLONS. 

c'était  la  seule  âme  au  monde  qu'il  ne  se  plût  pas  à  fouler 
aux  pieds.  Soit  tendresse  ou  sentiment  de  son  infériorité, 
l'inflexible  gouverneur  fléchissait  sous  la  volonté  de  cette 
enfant.  Il  craignait  la  loyale  réprobation  de  sa  fille,  et  trem- 
blait de  voir  son  œil  si  pur  flamboyer  sur  lui. 

—  Georges  tarde  bien  à  venir,  dit  Carmen. 
Le  gouverneur  ne  répondit  rien. 

—  Où  l'avez-vous  donc  laissé,  cher  père? 

Il  fallait  parler;  un  pareil  silence  était  terriblement  com- 
promettant. 

—  Où  j'ai  laissé  Georges,  ma  ninia?  fit  d'un  ton  embarrassé 
le  seigneur  Val  dès. 

—  Lui  serait-il  arrivé  quelque  accident? 

—  Je  ne  le  pense  pas,  Carmen. 

—  Mais  comment  n'est-il  plus  avec  vous? 

Don  Siguanto  fit  un  soupir  énorme  et  essuya  son  œil  sec, 
où  jamais  n'avait  paru  la  moindre  larme. 

—  Ah!  mon  Dieu!  s'écria  la  pauvrette,  je  le  vois,  Georges 
est  mort!  Mon  père,  dites-moi  le  nom  de  son  assassin  ! 

Disant  cela,  la  noble  fille,  pale  comme  la  cire  vierge,  se 
leva  et  s'approcha  de  son  père,  dont  elle  prit  convulsivement 
le  bras. 

—  Calme-toi,  répondit  le  gouverneur,  effrayé  d'une  aussi 
vive  émotion;  je  te  jure  au  moins  que  je  l'ai  quitté  en  bonne 
santé. 

—  Mais  où  donc  l'avez-vous  quitté,  et  pourquoi,  mon  père, 
l'avez-vous  quitté? 


L'AMOUR  AU  GALOP.  153 

—  Ecoute,  Carmen;  puisque  tu  me  forces  à  renouveler  mon 
chagrin,  je  t'avouerai  tout. 

Carmen  retomba  sur  sa  chaise  comme  anéantie. 

—  Eh  bien  !  avouez-moi  tout. 

—  Georges,  ma  chère  fille,  s'ennuyait  parmi  nous... 

—  Oh  !  pour  cela,  c'est  impossible  ! 

—  C'est  si  possible,  qu'il  m'a  chargé  de  te  faire  ses  adieux, 
m'a  embrassé  moi-même  et  est  parti  pour  San-Blaz ,  dans 
l'intention  de  continuer  sa  vie  d'aventures. 

La  pauvre  amante  avait  tout  deviné;  mais  le  serment  de 
son  père,  qui  l'assurait  de  la  vie  du  Français  bien-aimé, 
lui  rendit  un  peu  de  courage;  les  reproches  et  les  larmes 
ne  lui  serviraient  à  rien  désormais.  11  valait  mieux  feindre 
de  croire*à  un  départ,  en  attendant  mieux. 

—  Il  est  parti  pour  San-Blaz?  dit-elle. 

—  Il  est  parti  pour  San-Blaz. 

—  Sain  et  sauf? 

—  Sain  et  sauf. 

—  Voyez ,  mon  père ,  je  suis  forte ,  je  suis  prête  à  oublier  cet 
ingrat  ;  ne  me  cachez  donc  rien.  Est-ce  bien  à  San-Blaz  qu'est 
allé  ce  parjure?...  L'avez-vous  vraiment  quitté  sain  et  sauf? 

—  Par  le  corps  du  Christ!  ma  chère  Carmen,  Georges 
Dupleix  est  sur  la  route  de  San-Blaz,  où  il  arrivera  sain  et 
sauf,  comme  je  l'ai  quitté. 

—  N'en  parlons  plus,  termina  Carmen.  Sa  résolution  était 
prise  dès  ce  moment;  elle  feignit  de  n'y  plus  penser. 

Pendant  ce  temps-là,  Georges,  lié  sur  son  cheval,  à  peu 

39 


154  LES  PAPILLONS. 

près  comme  Mazeppa,  gagnait  à  fond  de  train,  et  bien  contre 
son  gré,  le  pelit  port  où  il  devait  être  livré. 

Chemin  faisant,  il  tenta  de  désarmer  par  ses  promesses  et 
son  éloquence  les  gens  du  gouverneur.  Il  employa  à  cet  effet 
toutes  les  sortes  de  séduction,  parla  de  la  caisse  largement 
garnie  de  son  père,  de  la  protection  efficace  de  ses  nouveaux 
amis  les  coureurs  de  bois,  les  muletiers  de  Potosi  et  les  chas- 
seurs des  sierras.  Il  offrit  des  troupeaux,  des  ventas,  des 
pueblos  entiers  à  ces  pauvres  diables  qui  demeuraient  esclaves 
de  Valdès  Siguanto,  faute  de  pouvoir  lui  rendre  quelques  cen- 
taines de  piastres  qu'ils  lui  avaient  empruntées. 

Aucune  de  ces  paroles  dorées  n'eut  le  pouvoir  de  détendre 
les  faces  mornes  de  ses  gardes.  Ils  n'ouvraient  la  bouche  que 
pour  presser  le  pas  de  leurs  montures. 

Georges  comprit  enfin  que  le  satané  père  de  Carmen  l'avait 
livré  à  des  indigènes  de  la  montagne  que  leur  ignorance 
complète  de  la  langue  espagnole  rendait  absolument  incor- 
ruptibles. S'il  avait  eu  au  moins  les  mains  libres,  il  aurait  essayé 
le  langage  des  signes;  mais  Valdès  avait  tout  prévu  :  les  deux 
mains  du  jeune  Français  étaient  attachées  sur  son  dos,  en 
manière  de  giberne. 

Il  fallut  se  résigner  à  gagner  San-Blaz,  où  il  arriva  meurtri, 
moitié  mort  et  découragé. 

Les  compagnons  auxquels  il  fut  livré  comprirent  d'autant 
mieux  les  intentions  du  senor  Siguanto  que,  pour  les  engager 
<\  recevoir  ce  joli  prisonnier,  on  leur  paya  une  rançon,  comme 
s'il  se  fut  agi  de  le  racheter. 


L'AMOUR  AU  GALOP.  156 

En  se  voyant  l'esclave  de  cette  espèce  de  corsaires,  le 
pauvre  Georges  eut  d'abord  envie  de  se  jeter  aux  requins; 
mais  l'idée  de  mettre  une  séparation  éternelle  entre  lui  et  sa 
chère  Carmen  le  retint.  11  essaya  de  se  rendre  utile  à 
l'équipage  et  parvint  en  peu  de  temps  à  les  intéresser  grande- 
ment en  sa  faveur. 

11  apprit  à  faire  la  manœuvre  et  y  réussit  promptement. 
11  savait  chanter  et  égayait  les  longs  jours  de  la  traversée 
par  des  bribes  d'opéras  et  des  chansons  pleines  d'entrain;  il 
contait  à  merveille  et  faisait  à  ces  civilisés,  redevenus  sau- 
vages dans  les  solitudes  de  l'Amérique,  des  récits  parfaitement 
brodés  sur  les  peuples  de  la  vieille  Europe. 

Au  bout  de  quinze  jours,  ses  geôliers  se  seraient  fait  tuer 
pour  lui.  Georges  n'en  demandait  pas  tant-. 

Son  seul  but  était  de  se  faire  abandonner  bénévolement 
par  les  Péruviens  dans  un  havre  de  la  côte,  à  la  hauteur 
de  la  baie  au  bois  rouge,  où  il  comptait  retrouver  ses  anciens 
amis.  Cela  fut  fait  comme  il  le  désirait.  Il  fut  laissé  à 
Tehuantepec,  avec  quelques-unes  des  piastres  du  traître 
Valdès  Siguanlo,  pour  l'aider  à  se  faire  conduire  à  travers 
l'isthme  jusque  sur  les  bords  du  golfe. 

Une  fois  à  terre,  son  premier  soin  fut  de  chercher  une 
nouvelle  troupe  nomade.  11  se  promenait  en  y  réfléchissant, 
lorsqu'il  se  sentit  frapper  sur  l'épaule  par  une  main  vigoureuse. 

—  Ah!  je  vous  tiens  donc!  lui  cria-t-on.  Cette  fois  vous 
ne  m'échapperez  plus;  car  en  votre  absence  un  a  disposé 
de  vous. 


156  LES  PAPILLONS. 

Il  se  retourna  vivement,  et  reconnut  un  des  trois  géants 
cuivrés  qui,  à  sa  première  rencontre,  comptaient  des  peaux 
sur  le  port  de  la  Vera-Cruz. 

—  Oui,  oui,  reprit  celui-ci,  on  a  mis  votre  tète  à  prix 
dans  toute  la  côte,  depuis  San-Blaz  jusqu'à  Panama;  mais 
il  faut  qu'on  la  livre  toute  frisée  et  tenant  encore  solidement 
sur  vos  épaules. 

—  Eh!  mon  cher  Lopez,  que  veut  dire  cette  plaisanterie? 

—  Eh!  mon  cher  seigneur  Georges,  répondit  Lopez,  je 
plaisante  si  peu,  qu'après  avoir  partagé  avec  vous  un  mor- 
ceau de  sanglier  rôti  et  quelques  bananes,  je  pars  avec  cinq 
ou  six  braves  pour  aller  vous  livrer. 

—  Voyons,  me  livrer  à  qui? 

—  Tenez,  seïïor,  ne  me  questionnez  pas  ainsi;  cela  me 
tourmenterait  inutilement;  car  je  suis  résolu  à  me  couper 
plutôt  la  langue  que  de  vous  livrer  mon  secret.  L'essentiel  est 
que  vous  ne  m'échappiez  plus,  et  je  puis  au  moins  vous 
répondre  de  cela. 

Georges  se  mit  l'esprit  à  la  torture  pour  deviner  le  mot  de 
cette  énigme.  Qui  avait  donc  aposté  Lopez  et  ses  compagnons 
sur  son  chemin?.  Était-ce  encore  l'infernal  V aidés?  Était-ce 
le  résultat  d'un  espionnage  de  l'ombrageux  gouvernement  de 
Mexico? 

Cependant,  comment  aurait-on  choisi  des  hommes  dans 
l'intimité  desquels  il  avait  vécu,  qui  lui  avaient  jadis  paru 
dévoués  à  lui?  Il  est  vrai,  pensa-t-il,  ces  gens-là,  pour  une 
forte  récompense,  sont  capables  de  tout.  La  pensée  de  Car- 


L'AMOUR  AU  GALOP.  157 

men  vint  un  moment  lui  traverser  l'esprit;  mais  une  jeune 
fille  aurait-elle  eu  assez  de  pouvoir  pour  mettre  ces  barbares 
des  pampas  au  service  de  son  amour? 

Il  essaya  encore  de  questionner  les  compagnons  de  Lopez; 
mais  tous  imitèrent  le  mutisme  de  leur  chef. 

Lopez  disait  vrai.  Tous  les  points  de  la  côte  où  le  vaisseau 
qui  emportait  Georges  pouvait  faire  des  vivres  et  de  l'eau 
étaient  surveillés.  Avec  une  promptitude  merveilleuse,  les 
chasseurs  de  jaguars  avaient  tout  préparé  pour  arracher  aux 
mains  de  ses  ravisseurs  leur  compagnon  favori,  aidés  dans 
leur  zèle  par  les  prières  et  les  récompenses  de  Carmen. 

Si  celui  qui  venait  de  l'appréhender  au  corps  avait  manqué 
cette  occasion,  d'autres,  placés  ailleurs  en  embuscade, 
auraient  certainement  délivré  l'amant  aimé  de  la  fille  du 
gouverneur  de  Guadalaxara. 

Georges  fut  conduit  à  un  petit  port  du  golfe  de  Mexique, 
où  le  capitaine  Manoël  chargeait  encore  pour  l'Europe.  Il  y 
fut  gardé  à  vue,  par  Lopez  et  ses  autres  guides,  avec  un  scru- 
pule qui  commençait  à  lasser  prodigieusement  ce  fougueux 
ami  des  aventures  et  de  la  liberté.  Il  essaya  inutilement  cette 
fois  ses  moyens  d'enchantement  pour  faire  relâcher  ces  ter- 
ribles gauchos  de  leur  surveillance  à  son  égard.  Rien  n'y  fit. 
Il  pensait  bien  qu'il  ne  courait  aucun  danger  avec  eux;  mais 
il  se  mettait  inutilement  l'esprit  à  la  torture  pour  deviner  le 
motif  de  leur  conduite. 

Enfin  Lopez  le  pria  un  matin  de  descendre;  la  personne 
à  qui  il  devait  être  livré  l'attendait  en  bas.  Quelle  fut  la 

40 


158  LES  PAPILLONS. 

surprise  de  Georges,  en  voyant,  sous  les  grands  citronniers 
de  la  cour,  Carmen,  accompagnée  de  ses  deux  négresses 
favorites  et  des  quatre  péons  qui  lui  étaient  dévoués. 

Ils  se  jetèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  et  firent,  devant 
les  assistants,  qui  pleuraient  de  joie,  malgré  leur  appa- 
rence peu  sentimentale,  le  serment  de  s'unir  religieusement 
l'un  à  l'autre  dès  qu'ils  se  verraient  en  sûreté. 

Le  reste  de  cette  romanesque  histoire  vous  est  connue,  mar- 
quise; vous  avez  souvent  rencontré  dans  le  monde  la  belle 
Carmen,  dont  le  fils  aîné,  nommé  Georges  comme  son  père, 
se  conduisit  si  vaillamment  à  la  bataille  de  Fontenoy. 


( 


Ginebra  ayant  frappé  deux  fois  sur  un  timbre  d'argent, 
Aznleo,  ce  charmant  iris  qui  avait  couru  le  monde  en  qualité 
de  page  de  don  Olivarès  de  Moncade,  parut  devant  sa  niai- 
tresse.  Il  tenait  d'une  main  un  vase  d'Egypte  à  large  col  et  à 
terre  poreuse,  de  l'autre  une  serviette  gonflée  de  fleurs  a 
parfums. 

Il  posa  l'alcarrazas  près  de  la  fenêtre  et  remit  les  fleurs  à  la 
princesse. 

—  Quel  malheur,  dit  Cazolte  que  la  science  hermétique  n'ait 
pas  encore  trouvé  le  moyen  d'évoquer  les  silencieux  person- 
nages des  gravures  et  des  tableaux!  Air!  si  l'on  pouvait  à  son 
gré  faire  descendre  de  leurs  cadres  d'or  tous  ces  muets  témoins 
des  temps  passés,  quelle  large  source  d'émotions  serait  ajoutée 
à  notre  soif  insatiable  de  poésie  î 

—  En  vérité!  fit  la  marquise  de  La  Croix,  ce  serait  là  un 
merveilleux  secret,  et  les  efforts  des  illuminés  devraient  s'ap- 
pliquer sans  relâche  à  sa  découverte. 

—  Croyez-vous,  Marquise,  reprit  le  poète,  que  l'homme 
puisse  jamais  dérober  cette  précieuse  puissance  aux  mystères 
de  la  nature? 

—  Pourquoi  non?  qu'il  ait  confiance  illimitée  en  lui,  et  son 
pouvoir  sera  illimité. 

—  Si  cela  arrive  jamais,  la  vie  humaine  sera  une  longue 
suite  d'enchantements;  chacun  pourra,  comme  le  calife  des 
Mille  et  une  Nuits,  attendre  le  sommeil  en  écoutant  des  histoires 
qui,  dans  la  bouche  de  leurs  propres  héros,  prendront  un 


160  LES  PAPILLONS. 

cachet  de  vérité  et  de  passion  que  les  hommes  n'ont  peut-être 
pas  encore  soupçonné. 

—  Si  vous  possédiez  déjà  cette  puissance  d'évocation,  dit 
Ginebra,  quel  est  dans  ma  collection  ailée  le  personnage  que 
vous  inviteriez  le  premier  à  prendre  la  parole? 

Cazotte  indiqua  alors  une  réminiscence  de  la  mythologie 
grecque,  une  Vénus  moderne,  ayant  pour  conque  une  large 
feuille  de  rosier  et  pour  attelage  deux  papillons  qui  l'entraî- 
naient à  travers  les  airs. 

—  Je  serais  curieux  de  savoir  comment  cette  scène  toute 
féerique  a  pu  se  passer  à  notre  mesquine  époque,  et  cependant 
je  ne  veux  pas  remettre  aujourd'hui  vos  forces  et  votre  bonne 
grâce  à  une  nouvelle  épreuve. 

—  Oh!  répondit  en  souriant  Ginebra,  que  cela  ne  vous 
préoccupe  pas  trop  :  voici  un  breuvage  parfumé  de  pétales  de 
roses,  de  fleurs  de  capucines,  d'œillets  d'automne,  de  réséda 
et  d'autres  arômes  naturels  de  mon  jardin.  Ce  sont  les  papil- 
lons qui  m'ont  donné  le  secret  de  le  préparer  et  celui  d'y  puiser 
comme  eux  la  vigueur  et  la  gaieté. 

Disant  cela,  elle  but  un  grand  verre  de  l'eau  glacée  de  l'ai- 
carrazas,  dans  laquelle  elle  avait  effeuillé  les  fleurs  apportés 
par  son  page  Àzuleo. 

—  C'est  bien  là  un  vrai  breuvage  de  papillon,  dit  le  poëte 
après  avoir  goûté  lui-même  à  la  boisson  embaumée. 

—  11  n'y  manque,  ajouta  Ginebra,  que  de  l'aller  recueillir 
comme  le  font  mes  favoris,  au  fond  des  corolles  et  sur  les  tiges 
mêmes  qui  l'ont  distillé. 


LE  TRIOMPHE 


Ordinairement  il  se  pres;nt2it  avec  le  corps  d'un  adolescent  de  qaiaxe  ans. 


LE  TRIOMPHE 


La  ville  de  Smyrne  était  ce  jour-là  en  grand  émoi;  on 
n'entendait  parler  dans  ses  rues  étroites  que  d'une  belle 
esclave  capturée  sur  une  caique  chrétienne  et  exposée 
pour  être  vendue  au  plus  offrant  par  le  riche  marchand 
Ismaël  Ben-Abdallah.  Malgré  leur  insouciance  habituelle, 
tous  les  Turcs  allaient  voir  cette  fleur  d'Occident. 

La  nouvelle  en  vint  aux  oreilles  de  Kosrew-Bey ,  pacha 
de  la  province.  Il  voulut  juger  par  ses  yeux  de  la  valeur 
de  cette  capture  précieuse,  bien  décidé,  s'il  trouvait  réelle- 
ment en  elle  un  phénomène  de  beauté,  à  punir  Ismaël  de 
ne  l'avoir  pas  conduite  directement  et  soigneusement  voilée 
dans  la  cour  de  marbre  de  son  harem. 

Arrivé  au  bazar  des  esclaves,  les  chaouchs  armés  de  fouets 
écartèrent  la  foule,  et  Sa  Hautesse  put  pénétrer  jusqu'à 

41 


165  LES  PAPILLONS. 

l'infortunée  captive,  qui  se  mourait  de  honte  à  se  voir 
exposée  presque  nue  aux  regards  des  infidèles. 

—  Dieu  est  grand  !  s'écria-t-il ,  cette  rose  blanche  n'était 
point  faite  pour  les  jardins  des  mécréants. 

Disant  cela,  il  dénoua  sa  large  écharpe  de  soie  verte, 
en  couvrit  la  chrétienne,  et  se  tournant  vers  un  de  ses 
janissaires  : 

—  Va-t'en  dire  à  Nathan  le  juif,  que  je  vois  accroupi 
sur  le  seuil  de  sa  porte,  de  m'apporter  à  l'instant  deux 
mille  sequins. 

Nathan  le  juif  apporta  la  somme  sur-le-champ;  il  con- 
naissait trop  Kosrew-Bey  pour  oser  hésiter.  Celui-ci  mit  l'or 
de  Nathan  devant  les  yeux  d'Ismaël  et  en  fit  deux  parts,  à  la 
grande  surprise  du  marchand. 

—  Ces  deux  mille  sequins,  lui  dit-il,  sont  le  prix  de 
l'esclave  franji;  mais  comme  tu  as  laissé  pendant  cinq 
jours  la  foule  visiter  celle  qui  devait  charmer  les  yeux  de 
ton  maître,  je  te  condamne  à  mille  sequins  d'amende. 

Puis  ayant  ordonné  aux  chaouchs  et  aux  janissaires  de 
charger  les  curieux,  il  mit  la  moitié  des  sequins  de  Nathan 
dans  sa  ceinture  et  emmena  la  pauvre  femme,  sur  laquelle 
aucun  croyant  n'osait  désormais  lever  les  yeux. 

Ceci  se  passait  il  y  a  environ  cent  ans,  et  le  comte  Cipio, 
mon  premier  mari,  qui  était  jeune  alors,  en  fut  témoin. 

ïl  était  allé  comme  les  autres  visiter  la  belle  fille  de 
Provence  exposée  en  vente.  Malheureusement,  en  sa  qualité 
de  chrétien ,  il  ne  pouvait  la  délivrer  en   l'achetant.  Il 


LF,  TRIOMPHE  DE  cVlMUS.  163 

échangea  cependant  quelques  paroles  avec  elle.  Il  sut  qu'elle 
se  nommait  Blanche  Cypris,  qu'elle  avait  été  prise  sur  un 
vaisseau  de  commerce  qui  allait  de  Marseille  à  Malte.  Il  lui 
promit  de  veiller  sur  son  sort  et  de  la  délivrer  dès  qu'elle 
serait  sortie  des  mains  du  marchand,  où  trop  d'yeux  étaient 
attachés  sur  elle. 

—  Blanche  Cypris,  pensa-t-il,  quel  singulier  nom!  Cypris 
ou  Vénus,  le  fait  est  qu'elle  est  belle  comme  l'antique 
Vénus,  pour  le  moins.  Ce  nom  aura  été  donné  jadis  à  une 
de  ses  ancêtres  qui  lui  ressemblait.  Quant  au  prénom  de 
Blanche,  elle  le  mérite,  en  ce  moment  surtout,  où  sa  dou- 
leur l'a  rendue  pâle  comme  un  marbre  d'Ionie.  Va,  pauvre 
Cypris  vaincue,  je  ne  te  laisserai  pas  profaner  par  les  bar- 
bares, tu  peux  compter  sur  moi  ! 

Cependant  quand  Cipio  vit  sa  protégée  enlevée  par  le 
pacha,  il  faillit  perdre  courage.  Il  n'y  avait  guère  de 
moyens  humains  capables  de  ravir  dans  l'espace  de  vingt- 
quatre  heures  une  proie  au  harem  de  ce  monstre  de 
jalousie. 

Kosrevv-Bey  avait,  vu  sa  haute  dignité,  une  garde  nom- 
breuse de  janissaires  et  de  bourreaux,  et  au  moyen  de  ses 
richesses,  acquises  à  force  de  rapines,  il  possédait  à  son 
service  les  plus  hideux  et  les  plus  impitoyables  eunuques 
que  la  race  noire  ait  jamais  livrés  au  commerce. 

Cipio  se  mit  à  se  frapper  le  front  pour  en  faire  jaillir  une 
possibilité  de  délivrance.  L'idée  d'aller  trouver  le  consul 
d'Espagne  lui  passa  par  la  tète;  mais  ses  compatriotes  ayant 


16Zj  L^S  PAPILLONS, 

peu  de  relations  avec  la  côte  de  Syrie  et  l'empire  turc,  le 
chargé  d'affaires  qui  représentait  son  pays  n'avait  pas  assez 
d'influence  pour  lui  venir  en  aide  en  cette  occasion. 

D'ailleurs  le  consul  d'Espagne  était  très-indirectement  inté- 
ressé dans  la  mésaventure  d'une  chrétienne  de  Marseille;  le 
représentant  de  France  prendrait  peut-être  la  chose  en  plus 
grande  considération.  11  alla  donc  trouver  ce  fonctionnaire. 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  une  Française,  capturée  sur  un 
vaisseau  marchand  de  votre  nation,  vient  d'être  vendue 
comme  esclave;  elle  compte  sur  vous  pour  la  faire  mettre 
en  liberté. 

—  L'aventure,  répondit  le  consul  de  France,  est  certai- 
nement, désagréable  pour  la  nouvelle  odalisque;  mais,  à 
moins  d'un  ordre  spécial  du  gouvernement  de  Sa  Majesté  très- 
chrélienne,  je  n'ai  pas  à  intervenir  dans  une  pareille  affaire. 

—  Mais,  monsieur,  n'êtes-vous  pas  ici  pour  y  protéger  les 
intérêts  de  vos  nationaux? 

—  Assurément. 

—  Eh  bien,  monsieur? 

—  En  connaissez-vous  qui  aient  des  créances  à  recouvrer, 
des  renseignements  à  obtenir  sur  les  moyens  d'emmagasiner 
leurs  draps,  leurs  quincailleries,  leurs  épices  ou  leurs 
soieries  ?  Sont-ils  embarrassés  à  trouver  des  marchandises 
de  retour?  Désirent-ils  des  détails  sur  les  diverses  maisons 
de  celte  échelle?  En  ce  cas,  monsieur,  adressez-moi  ces  sujets 
du  roi,  et  j'ose  espérer  qu'ils  trouveront  ici  toute  espèce  de 
satisfaction. 


LE  TRIOMPHE  DE  CYPRIS.  165 

—  Mais,  monsieur,  il  s'agit  d'un  intérêt  bien  supérieur  à 
ceux  dont  vous  me  parlez.  Une  jeune  femme,  dont  la  dispa- 
rition jette  le  deuil  dans  toute  une  famille,  une  chrétienne, 
qui  parle  votre  langue  et  vit  de  votre  foi,  va  devenir  la 
proie  d'un  musulman  barbare.  C'est  un  viol,  monsieur:  c'est 
une  exécution  lente,  sans  résistance  possible,  sans  espoir,  sans 
témoins.  C'est  une  martyre  dont  les  plaintes  devront  mourir 
entre  les  murs  de  sa  prison. 

—  Je  le  vois,  il  s'agit  de  votre  propre  femme? 

—  Non,  monsieur. 

—  De  votre  sœur? 

—  Pas  davantage. 

—  Enfin,  la  chaleur  que  vous  mettez  à  votre  récit  me 
prouve  que  vous  vous  y  intéressez  vivement. 

—  Très-vivement,  monsieur;  j'ai  juré  de  la  délivrer. 

—  En  ce  cas,  je  ferai  pour  vous  et  pour  elle  tout  ce  qui 
sera  en  mon  pouvoir.  Revenez  dans  quelques  heures  con- 
signer entre  mes  mains  les  frais  des  démarches  et  la  rançon 
de  votre  protégée;  en  attendant,  donnez-moi  son  nom  et 
celui  de  son  nouveau  maître;  je  ferai  passer  ces  rensei- 
gnements au  ministre  des  relations  extérieures  par  la  plus 
prochaine  occasion. 

—  Mais,  monsieur,  l'infortunée  sera  déshonorée  cent  fois  ! 
Elle  aura  eu  le  temps  de  mourir  de  honte  et  de  douleur  avant 
la  réponse  du  ministre! 

—  Vous  avez  raison;  car  si  le  ministre  décide  favorablement 
à  vos  désirs,  il  faudra,  pour  appuyer  la  demande  de  délivrance, 

Ù2 


1G6  LES  PAPILLONS. 

envoyer  quelques  bonnes  galères  bien  armées  et  bien  montées, 
et  cela,  en  effet,  prendra  du  temps. 

En  entendant  cette  dernière  parole,  Cipio  mit  brusquement 
son  chapeau  sur  sa  tète  et  tourna  les  talons.  Ce  n'était  pas  le 
compte  de  l'agent  de  France,  qui  guettait  quelques  centaines 
de  sequins  à  tirer  de  la  poche  de  ce  singulier  solliciteur.  11 
rappela  le  comte  et  lui  dit  : 

—  Voyons,  monsieur,  ne  vous  découragez  pas  si  tôt;  il  se 
peut  qu'on  agisse  plus  directement  sur  la  personne  de  l'acqué- 
reur; dites-moi  donc  son  nom. 

Le  jeune  Espagnol  se  retourna  à  demi. 

—  L'acquéreur  de  Blanche  Cypris,  dit-il,  est  Kosrew-Bey 
lui-même,  pacha  de  Smyrne. 

A  ce  nom,  le  consul  fit  un  bond  de  terreur. 

—  Le  pacha  de  Smyrne!  Allez-vous-en,  monsieur;  quittez 
la  ville  dès  ce  soir,  ou  je  vous  fais  surveiller  avec  soin;  une 
démarche  indiscrète  de  votre  part,  une  plainte,  un  murmure 
peut  coûter  la  vie  à  tous  les  Francs.  Vbulez-vous  donc  nous 
faire  étrangler,  vons,  moi  et  tous  les  honnêtes  chrétiens  qui 
trafiquent  dans  ce  pays  ! 

Le  comte  n'avait  pas  attendu  la  fin  de  celte  allocution; 
il  était  déjà  hors  de  la  maison  du  trembleur. 

Il  songea  alors  à  s'en  aller  dans  le  quartier  franc  prêcher 
une  croisade  de  quelques  heures  contre  la  polygamie,  et 
réveiller  la  haine  du  Turc  dans  le  cœur  des  Européens. 

Malheureusement,  les  paroles  du  consul  venaient  de  l'en 
avertir;  les  marchands  qui  représentaient  l'Europe  sur  cette 


LE  TRIOMPHE  DE  GYPBIS.  167 

terre  maudite  n'avaient  pas  les  fantaisies  guerrières  des  che- 
valiers de  Richard  Cœur-de-Lion  ;  leur  prouesses  n'étaient 
pas  précisément  du  même  genre  que  celles  des  vaillants  com- 
pagnons de  Villiers  de  l'Isle-Âdam. 

Il  songea  à  escalader  les  murs  du  harem  de  Kosrew  pendant 
la  nuit,  et  à  fouiller,  seul  et  sans  guide,  ce  labyrinthe  si  bien 
gardé.  Il  pensa  encore  à  gorger  d'opium  ou  de  haschich  les 
esclaves,  les  serviteurs  et  les  odalisques  du  pacha. 

Quelques  semaines  auparavant,  un  de  ces  incendies  si 
fréquents  à  Smyrne  avait  dévoré  une  centaine  de  maisons 
dans  le  quartier  des  Arméniens.  Il  eut  un  instant  l'idée  de 
renouveler  ce  sinistre,  en  commençant  par  le  palais  de  Kosrew, 
afin  de  profiter  du  désordre  pour  sauver  Cypris. 

Mais  tous  ces  projets,  de  plus  en  plus  fous,  absurdes  et 
téméraires,  ne  résistaient  pas  à  une  minute  d'examen;  ils 
se  renversaient  les  uns  sur  les  autres  dans  la  pauvre  tête  du 
comte,  qui  se  désolait  de  toutes  ces  impossibilités. 

Que  faire?  Tout  autre  que  l'élève  de  Martinez  Pasqualis 
eût  abandonné  Cypris  aux  caresses  de  l'affreux  musulman. 
Là  où  les  auxiliaires  humains  devenaient  impuissants,  Cipio 
devait  appeler  à  son  aide  un  renfort  d'une  nature  plus 
ingénieuse  et  plus  éthérée. 

Plongé  dans  ses  réflexions,  il  allait  devant  lui  sans  regarder 
son  chemin,  et  sortit  de  la  ville  sans  s'en  apercevoir.  Il  marcha 
ainsi  jusqu'à  ce  qu'il  se  vit  arrêté  par  une  ruine  en  rotonde 
dont  les  pierres,  depuis  des  années  sans  nombre,  s'écrou- 
laient mélancoliquement  dans  les  eaux  du  fleuve  Hermus. 


168  LES  PAPILLONS. 

Le  comte  vit,  dans  le  hasard  qui  l'avait  conduit  en  ce  lieu, 
un  véritable  avis  d'en  haut.  Il  se  souvint  que  Martinez 
Pasqualis,  son  illustre  maître-,  aimait  les  ruines  et  qu'il  y 
célébrait  volontiers  les  mystères  de  la  science  hermétique. 
Sa  grande  âme  se  trouvait  là  plus  à  l'aise;  elle  y  évoquait 
plus  facilement  les  souvenirs  des  générations  passées. 

Ces  lieux  silencieux  et  recueillis  lui  semblaient  le  rendez- 
vous  naturel  des  Esprits.  Rien  ne  venait  y  troubler  leurs 
mystérieux  travaux,  aucun  bruit  ne  croisait  la  voix  humaine 
qui  voulait  y  communiquer  avec  eux. 

Et  puis,  au  milieu  de  ces  décombres  désolés,  dont  l'aspect 
rappelait  la  fragilité  des  créations  de  nos  mains,  le  serpent 
venait  rouler  ses  anneaux  symboliques.  Sur  ces  blocs  effrités, 
sur  ces  marbres  épars,  on  le  trouvait  réunissant  ses  extré- 
mités, et,  comme  dans  les  images  antiques,  symbolisant 
l'éternité  circulaire  et  sans  fin  de  l'univers  sans  commen- 
cement et  sans  limites. 

Le  comte  Cipio  se  rappela  fort  à  propos  les  formules  cabalis- 
tiques qui  résumaient  l'essence  des  choses  et  la  science  des 
nombres.  Il  se  souvint  que  son  illustre  maitre  l'avait  mis  jadis, 
à  l'aide  de  ces  formules  magiques,  en  rapport  avec  son  génie 
assistant,  nommé  Zitto,  en  lui  recommandant  bien  de  ne 
pas  employer  avant  l'âge  de  quarante  ans  les  services  de 
Zitto,  autrement  qu'en  des  occasions  vraiment  graves. 

Or,  sauver  la  belle  Cypris  lui  parut  une  nécessité  suffi- 
sante pour  légitimer  une  évocation.  Il  s'isola  donc,  par  une 
volonté  forte,  du  monde  extérieur  et  du  domaine  des  sens, 


LE  TRIOMPHE  DE  CYP1US.  169 

et  prononçant  avec  énergie  les  paroles  de  la  triple  contrainte, 
il  vit  apparaître  Zitto  dans  une  attitude  respectueuse. 

Plus  d'un  à  sa  place  eût  été  troublé  en  voyant  le  Génie; 
mais  le  jeune  comte  savait  combien  cette  domination  sur 
les  Esprits  est  naturelle  à  l'homme;  il  connaissait  trop  bien 
leur  essence  bienveillante  pour  s'effrayer.  C'étaient  pour  lui 
des  âmes  en  formation  ou  en  repos ,  qui  remplissent  et 
animent  la  nature  avant  d'arriver  ou  de  revenir  à  l'honneur 
d'animer  des  corps  humains. 

Aussi  sa  voix  ne  trembla-t-elle  pas  en  adressant  ces  mots 
au  Génie  évoqué  : 

—  Zitto,  je  t'ai  fait  venir  pour  m'aider  à  délivrer,  avant 
qu'elle  ait  été  souillée  par  le  souflle  impur  du  pacha  de 
Smyrne,  une  captive  chrétienne  sur  laquelle  vient  de  se 
fermer  la  porte  du  harem  de  Kosrew-Bey. 

—  Quel  homme  est  ce  Kosrew,  maitre?  fit  le  génie. 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Je  vais  donc  m'en  enquérir,  reprit  Zitto. 
Et  il  disparut. 

Pendant  qu'il  va  aux  informations,  je  vais  vous  expliquer 
la  nature  du  mystérieux  serviteur  du  comte  Cipio.  Zitto 
n'était  pas  un  gnome;  il  n'avait  aucun  pouvoir  sur  les 
couches  minérales  du  globe;  ce  n'était  ni  un  ondin  dont  la 
puissance  s'étend  sur  les  eaux,  ni  un  salamandre  qui  com- 
mande aux  feux  de  la  terre,  aux  solfatarres  et  aux  volcans  : 
c'était  un  sylphe  qui  revêtait,  pour  paraître  aux  yeux  du 
comte,  un  corps  composé  d'essence  de  rosée,  d'arômes 

43 


170  LES  PAPILLONS. 

aériens,  de  couleurs  empruntées  à  l'arc-en-ciel  et  de  rayons 
de  lumière  condensés  à  perfection. 

Il  pouvait  varier  la  forme  de  ce  mélange  à  sa  fantaisie 
ou  à  la  volonté  de  son  dominateur.  Ordinairement  il  se 
présentait  avec  le  corps  d'un  adolescent  de  quinze  ans. 
Plus  tard,  comme  je  vous  l'ai  déjà  conté,  lorsque  le  comte 
m'eut  épousée,  il  prenait,  pour  me  plaire,  la  délicate  enve- 
loppe d'un  papillon  dont  les  ailes  étaient  d'une  incomparable 
richesse  de  couleurs. 

Mais  le  voilà  de  retour  du  harem;  revenons  à  notre 
histoire. 

—  Eh  bien!  lit  Cipio,  tes  mesures  sont-elles  prises! 

—  Ah  !  maître,  c'est  une  difficile  entreprise!  Ce  pacha  a 
tout  prévu.  Je  ne  puis  délivrer  les  victimes  de  sa  jalousie 
qu'en  les  enlevant  dans  les  airs  sous  la  forme  d'un  oiseau, 
au  moment  où  elles  prennent  le  frais  à  l'ombre  des  larges 
sycomores;  les  gnomes  seuls  pourraient  fendre  la  terre  pour 
leur  tracer  un  autre  chemin  de  salut. 

—  Eh  bien!  va  et  prends  la  forme  d'un  oiseau. 

—  Impossible,  maître]  la  jalousie  de  ce  Kosrew  a  prévu 
cela.  Il  prétend  que,  lors  de  son  ambassade  auprès  de  la 
république  de  Venise,  il  a  vu  des  tableaux  représentant  une 
belle  Grecque,  nommée  Vénus,  emportée  dans  les  airs,  tantôt 
par  des  cygnes,  tantôt  par  des  pigeons  ou  par  des  tourte- 
relles, ou  même  par  de  simples  moineaux.  Ces  images  l'ont 
fait  trembler  pour  la  possession  de  ses  favorites,  et  il  a 
résolu  de  proscrire  les  oiseaux  des  jardins  de  son  harem. 


LE  TRIOMPHE  DE  C'Y  PUIS.  171 

Douze  eunuques  font  constamment  sentinelle  pour  tuer  sans 
pitié  les  imprudents  volatiles  dont  les  ailes  franchiraient  les 
gigantesques  murailles  qui  isolent  ce  coin  de  terre  inhospi- 
talier. Ainsi  donc,  à  moins  de  se  faire  papillon... 

—  Et  pourquoi  ne  te  ferais-tu  pas  papillon,  mon  cher 
Zitto?  Vite,  fais-toi  papillon. 

—  Je  le  puis,  maître;  mais  sous  cette  enveloppe  trop 
frêle,  je  perds  une  partie  de  ma  puissance.  Cependant,  si  la 
femme  qui  vous  intéresse  a  aimé,  si  elle  aime  encore  deux 
amants  sous  la  même  forme,  et  si  ces  deux  amants  sont  à 
Smyrne  à  l'heure  qu'il  est,  on  peut  encore  espérer. 

—  À  quoi  bon  toutës  ces  conditions  impossibles? 

—  Le  voici,  maître  :  la  femme  qui  aime  quitte  facilement 
la  terre,  et  il  est  toujours  plus  aisé  à  l'amant  aimé  qu'à  tout 
autre  de  la  transporter  vers  le  ciel;  cependant  sous  la  forme 
du  papillon,  imposée  par  la  difficulté  de  l'entreprise,  les 
forces  de  deux  amants  ne  seront  pas  de  trop  pour  réussir. 
Enfin,  il  faut  que  son  amour  soit  pur  et  fidèle,  et  pour  cela 
que  les  deux  objets  aimés  n'aient  qu'une  même  apparence 
corporelle.  Or,  c'est  là,  je  l'avoue,  la  plus  difficile  à  rem- 
plir de  nos  trois  conditions. 

Le  comte  prit  une  figure  attristée  à  ces  paroles. 

—  Hélas!  s'écria-t-il ,  la  belle  Cypris  est  donc  destinée 
fatalement  aux.  étreintes  brutales  de  ce  barbare? 

Zitto  n'était  pas  moins  triste  des  impossibilités  préparées 
comme  à  plaisir  par  le  destin  à  la  réalisation  de  ce  désir  du 
jeune  comte  espagnol. 


172  LES  PAPILLONS. 

—  Allons,  maître,  ne  désespérons  pas  du  succès  avant  de 
l'avoir  tenté;  j'ai  souvent  vu  de  pareilles  difficultés  se 
résoudre  le  plus  naturellement  du  monde.  Le  sort  ne  les 
entasse  à  plaisir  que  lorsqu'il  y  a  moyen  de  les  vaincre. 
Essayons  donc  cette  délivrance;  en  attendant,  je  retourne 
au  harem  de  Kosrew-Bey,  afin  de  lire  dans  le  cœur  de 
votre  belle  protégée  les  émotions  et  les  sentiments  qu'il 
contient. 

Cette  fois,  l' absence  de  l'Esprit  se  prolongea  assez  long- 
temps. Cipio  rentra  à  Smyrne  et  s'en  alla  divertir  son  impa- 
tience sur  le  port,  bien  qu'à  cette  heure  (il  était  environ  une 
heure  après  midi)  le  mouvement  y  eût  à  peu  près  complè- 
tement cessé. 

A  peine  arrivé  en  ce  lieu,  il  vit  venir  à  lui  un  jeune  homme 
en  costume  de  Franc,  qui  avait  la  douleur  peinte  sur  la 
figure. 

—  Monsieur,  lui  dit  l'inconnu,  j'arrive  à  l'instant  de  Malte 
sur  une  barque  vénitienne,  pour  réclamer  contre  un  acte  de 
piraterie  fait  à  mon  préjudice,  en  violant  la  foi  des  traités. 
Un  corsaire  qui  s'est  dirigé  après  le  coup  sur  cette  ville  m'a 
enlevé  une  caique  richement  chargée,  et  m'a  fait  prisonniers 
ma  femme  et  mon  frère  qui  y  étaient  embarqués.  La  Porte  et 
la  France  sont  en  paix,  et  je  prétends  qu'on  me  rende  à 
l'instant  ma  femme,  mon  frère  et  mes  marchandises. 

Une  idée  lumineuse  vint  à  l'esprit  du  comte  en  entendant 
le  funeste  récit  du  Français. 

—  Votre  frère  vous  ressemblc-t-il,  monsieur? 


.LE  TRIOMPHE  DE  CYPRIS.  173 

—  Trait  pour  trait,  dit  l'inconnu;  au  point  que  ma  femme 
elle-même  s'y  est  souvent  trompée. 

—  Et  votre  femme  se  nomme? 

—  Blanche  Cypris. 

—  Dieu  soit  loué  !  exclama  le  comte. 

L'inconnu  faillit  se  fâcher  de  cette  exclamation  intem- 
pestive, qui  ne  témoignait  pas  d'une  grande  compassion  de 
la  part  de  son  confident. 

—  Calmez -vous,  reprit  Cipiû;  je  prends  plus  de  part  à 
votre  malheur  que  vous  ne  le  pensez.  Votre  femme  est  en  ce 
moment  dans  le  harem  du  pacha.  Ce  Turc  est  un  homme 
féroce,  qui  ne  m'a  pas  l'air  de  vouloir  rendre  ce  qu'il  a  une 
fois  pris.  Je  vous  conseille  donc,  vu  la  lenteur  et  l'incerti- 
tude d'un  appel  au  Grand-Seigneur,  de  rabattre  de  vos  pré- 
tentions. 

—  Voiis  vous  moquez,  monsieur;  à  défaut  du  sultan,  j'ai 
ici  le  consul  de  mon  pays. 

—  Le  consul  et  vous-même  serez  étranglés,  si  vous  avez 
l'air  de  vous  fâcher.  Contentez-vous  donc  de  prendre,  vous  et 
votre  frère,  des  ailes  de  papillons  pour  enlever  votre  femme 
des  jardins  de  ce  brigand. 

Le  pauvre  marchand  prit  Cipio  pour  un  fou  et  s'apprêtait  à 
continuer  son  chemin,  quand  le  génie  Zitto  reparut.  Celui-ci 
ayant  commencé  par  dire  qu'il  avait  vu  Cypris,  le  mari  l' écouta 
avidemment.  Zitto  raconta  en  détail  les  précautions  féroces 
prises  par  la  jalousie  de  l'impitoyable  Kosrew,  ce  qui  fit  une 
impression  salutaire  sur  l'époux  contrarié. 


17/j  LES  PAPILLONS. 

—  Heureusement,  ajoula-t-il,  la  belle  aime  son  mari  avec 
passion. 

Cette  assertion  fit  sourire  le  Marseillais. 

—  Heureusement  encore,  ce  mari  a  un  frère  jumeau  auquel, 
sans  le  vouloir,  Cypris  donne  une  partie  de  son  amour;  car 
ils  se  ressemblent  à  s'y  tromper. 

Ici  le  front  du  Marseillais  redevint  sombre. 

—  Or,  continua  le  génie,  j'ai  déjà  mis  en  liberté  le  frère; 
il  ne  reste  plus  qu'à  trouver  l'époux. 

—  Et  pourquoi  foire?  fil  celui-ci  presque  avec  colère. 

Le  comte  Cipio  et  Zitto  expliquèrent  alors  tout  le  mystère  au 
marchand;  mais  celui-ci  qui  n'avait  pas  envie  de  rire 
s'obstinait  à  croire  qu'on  s'entendait  pour  le  mystifier.  Afin 
de  le  convaincre  entièrement  : 

—  Tenez,  dit  l'esprit,  voyez-vous  ce  beau  paon  de  jour? 
C'est  votre  frère;  et  pour  vous  en  convaincre,  qu'il  reprenne 
sa  forme  pour  vous  embrasser. 

Rodolphe,  ainsi  se  nommait  l'époux  de  Cypris,  eut  un 
mouvement  de  joie  :  il  allait  se  jeter  dans  les  bras  d'Àstolphe, 
son  frère;  mais  il  se  rappela  que  le  jour  de  leur  départ  de 
Marseille,  une  dernière  et  grave  erreur  avait  eu  lieu. 

Les  deux  vaisseaux  qu'ils  allaient  monter  étaient  sous  voiles, 
les  deux  canots  prêts  à  conduire  chacun  des  deux  frères 
à  son  bord  respectif  allaient  quitter  la  plage.  Cypris,  sans 
penser  à  mal,  et  trompée  par  la  ressemblance,  était  montée 
dans  la  barque  d'Àstolphe  au  lieu  de  suivre  Rodolphe  dans 
la  sienne,  et  les  réclamations  de  son  époux,  qu'elle  prit  pour 


LE  TRIOMPHE  DE  CYPIUS.  175 

les  plaisanteries  de  son  beau -frère,  n'avaient  pu  la  ramener. 

Astolphe  devina  sans  peine  le  motif  de  l'hésitation  du  mari 
de  Cypris  et  alla  franchement  au  devant  de  l'explication. 

—  Par  Notre-Dame-de- Grâce  !  je  te  jure,  Rodolphe,  dit-il, 
avec  chaleur,  que  ta  femme  est  chaste  et  fidèle,  et  que  je  n'ai 
pas  abusé  de  son  erreur  en  lui  prenant  même  un  simple  baiser. 

Rodolphe  ne  bouda  pas  plus  longtemps;  satisfait  de  celte 
explication,  il  tendit  les  bras  à  son  frère,  et  tous  deux  s'étrei- 
gnirent  avec  effusion.  Cependant,  après  cette  étreinte,  il  eut 
encore-  un  scrupule  presque  jaloux. 

—  Est-il  absolument  besoin,  dit-il,  que  nous  soyons  deux 
pour  sauver  Cypris? 

—  Absolument,  fît  Zitto. 

—  Mais  si  je  me  sens  à  moi  seul  assez  de  forces  pour  sauver 
ma  femme  

—  C'est  impossible,  répondit  Cipio  en  souriant;  mon 
fidèle  serviteur  aérien  va  vous  expliquer  cela  encore  une  fois. 

Et  Zitto  raconta  de  nouveau  pourquoi  la  forme  de  papillon 
était  essentielle  à  revêtir,  et  comment,  sous  cette  frêle  enve- 
loppe aux  quatre  ailes,  on  n'avait  pas  trop  d'un  double  appa- 
reil de  locomotion  aérienne  pour  enlever  dans  les  nues  une 
femme  d'un  agréable  embonpoint. 

Cette  singulière  ressemblance  des  deux  frères  avait  souvent 
déjà  produit  des  méprises  aussi  dangereuses  que  celle  du 
vaisseau.  Je  vais,  si  vous  le  voulez  bien,  vous  en  raconter 
quelques-unes  pour  vous  mieux  faire  comprendre  les  scrupules 
du  mari. 


176  LES  PAPILLONS. 

Quelques  jours  avant  la  célébration  de  son  mariage  avec 
Blanche  Cypris,  Rodolphe  reçut  une  lettre  de  sa  fiancée 
ainsi  conçue  : 

«  Ne  vous  dérangez  plus  de  vos  occupations,  monsieur, 
<«  pour  venir  me  voir  à  la  bastide  de  ma  mère;  les  soirées 
«  sont  fraîches,  et  je  me  priverai  fort  bien  du  plaisir  de 
«  vous  recevoir  par  égard  pour  votre  santé.  Vous  avez  des 
«  distractions  plus  rapprochées  à  Marseille,  et  je  trouve, 
«  comme  vous,  qu'il  vaut  mieux  traverser  simplement  la  rue 
«  pour  causer  d'amour  que  de  faire  une  lieue  par  le  vent 
«  du  soir  pour  aller  mentir  sur  le  même  sujet. 

«  Adieu. 

«  Blanche.  » 

Le  pauvre  fiancé  faillit  tomber  à  la  renverse  en  lisant  celte 
railleuse  épitre.  Il  courut  chez  la  belle  demander  le  mot  de 
l'énigme;  on  ne  le  reçut  pas.  Il  écrivit;  point  de  réponse. 
Deux  jours  se  passèrent  ainsi.  L'infortuné  sentit  le  besoin  de 
s'en  ouvrir  à  son  frère.  Il  l'attendit  à  sa  fenêtre  et  le  vit 
sortir  d'une  maison  située  en  face  de  la  sienne,  reconduit 
par  une  jolie  fille  à  laquelle  il  donna,  en  la  quittant,  un 
baiser  bien  appuyé. 

Tout  fut  expliqué;  une  amie  de  Blanche  avait  pris  Astolphe 
pour  Rodolphe.  Astolphe  lui-même  vint  certifier  le  fait  à  la 
belle  jalouse,  et  le  mal  fut  réparé. 

Une  autre  fois,  Rodolphe  se  promenait  sur  la  mer  avec  son 


LE  TRIOMPHE  DE  CYPRIS.  177 

frère;  il  était  assis  à  la  poupe  et  regardait  sans  rien  dire 
la  lune,  dont  le  disque  grandissait  derrière  les  montagnes  de 
Gênes.  Tout  à  coup,  d'un  canot  longeant  le  sien,  se  leva 
un  furieux,  en  costume  d'Esclavon,  qui,  sans  mot  dire, 
saisit  l'époux  de  Cypris,  le  jeta  dans  les  flots  et  disparut  à 
force  de  rames. 

Rodolphe,  surpris  ainsi,  perdit  le  sang-froid,  et  sans  le 
secours  de  son  frère,  il  se  noyait.  Le  scélérat  qui  venait  de 
lui  jouer  ce  tour  était  un  Vénitien  qui  en  voulait  à  Astolphe 
et  avait  pris  le  Ménechme  marié  pour  le  Ménechme  céli- 
bataire. 

Le  plus  scabreux  de  l'aventure  fut  que,  pour  ne  pas  causer 
de  peine  à  Cypris,  Astolphe  se  fit  passer  pour  Rodolphe  pen- 
dant les  deux  ou  trois  jours  où  les  suites  de  l'asphyxie  mirent 
l'époux  en  danger. 

Plus  tard,  enfin,  Astolphe,  étant  à  la  foire  de  Beaucaire, 
Rodolphe,  qui  avait  diné  avec  Blanche  chez  une  de  ses 
parentes,  était  allé,  selon  sa  coutume,  achever  sa  soirée  au 
café  Paradis,  laissant  sa  femme  avec  les  convives.  Or,  sur 
les  onze  heures,  il  la  retrouva  qui,  le  plus  simplement  du 
monde,  faisait  sa  toilette  de  nuit  auprès  d'un  lit  où  Astolphe, 
revenu  à  l'improviste,  était  profondément  endormi. 

Elle  supposait  son  beau-frère  encore  à  Beaucaire,  et  se 
croyait  si  assurée  d'avoir  son  mari  devant  les  yeux,  que, 
sans  l'arrivée  de  Rodolphe ,  elle  allait  pousser  la  méprise 
jusqu'au  bout. 

Vous  voyez  si  le  marchand  marseillais  avait  raison  d'avoir 

45 


178  LES  PAPILLONS. 

la  puce  à  l'oreille,  malgré  la  loyauté  bien  avérée  de  son  frère. 
Il  l'aimait  au  point  de  ne  pouvoir  le  quitter;  il  passait  sur 
tous  les  autres  inconvénients  de  la  ressemblance.  Cette  fois 
pourtant  le  pauvre  mari,  encore  sous  le  coup  de  la  dernière 
méprise  qui  l'avait  séparé  de  sa  femme,  aurait  bien  souhaité  ne 
voir  Àslolphe  délivré  d'esclavage  qu'une  semaine  après  Cypris. 

Lorsqu'il  fut  bien  convaincu  cependant  que  le  salut  de  sa 
bien-aimée  dépendait  de  l'union  de  leurs  forces,  il  n'hésita 
plus  et  se  laissa  guider  par  Zitto. 

Tout  le  monde  étant  enfin  d'accord,  on  partit  pour  aller 
délivrer  Cypris.  Zitto  résolut  que  les  deux  frères  seraient  de 
simples  papillons  aux  yeux  des  eunuques,  des  chaouchs,  des 
janissaires  et  du  pacha;  mais  pour  éviter  de  nouvelles  len- 
teurs et  de  nouvelles  explications,  ils  devaient  conserver  leur 
forme  humaine  aux  yeux  de  la  belle  captive. 

En  conséquence,  il  ordonna  aux  deux  Marseillais  de  revêtir 
des  costumes  de  boslangis  (eunuques  jardiniers)  et  de  prendre 
une  large  et  solide  échelle  de  corde. 

Quand  ils  arrivèrent  au  palais  de  Kosrew,  c'était  l'heure 
de  la  sieste.  Les  deux  papillons  voletèrent  sans  être  remarqués 
jusqu'au  kiosque,  fermé  seulement  de  tentures  de  soie,  où 
Cypris  attendait  la  venue  du  pacha.  Elle  seule  pouvait,  dans 
ces  brillants  insectes  ailés,  reconnaître  Àslolphe  et  Rodolphe; 
elle  seule  put  voir  qu'ils  ne  venaient  pas  là  pour  caresser 
les  jasmins  de  sa  fenêtre.  Aussi  fut-elle  muette  d'étonnement 
quand  elle  aperçut  devant  elle  les  deux  jumeaux  de  la  Cane- 
bière. 


LE  TRIOMPHE  DE  CYPRIS.  179 

Son  premier  mouvement  fut  de  sauter  au  cou  de  son  mari; 
mais  ici  le  doute  causé  par  l'énorme  ressemblance  reparut; 
elle  ne  voulut  se  laisser  embrasser  ni  par  l'un  ni  par  l'autre. 

—  Hélas  !  dit-elle  en  sangloltant,  je  ne  veux  pas  vous  suivre 
pour  retomber  dans  la  cruelle  incertitude  où  j'ai  cent  fois 
déjà  failli  violer  mes  serments.  Tôt  ou  tard  ce  malheur 
m' arriverait,  car  votre  fatale  ressemblance  veut  que  je  vous 
aime  tous  les  deux  avec  la  même  passion.  Laissez-moi  attendre 
ici  le  tyran  qui  m'a  achetée;  il  porte  un  poignard  à  sa 
ceinture,  dont  j'ai  résolu  de  me  saisir  et  de  me  percer  le  sein. 

Comme  elle  parlait,  on  entendit  du  bruit  au  dehors;  ses 
lamentations  avaient  donné  l'éveil. 

—  Preste!  preste!  ditZitto;  soulevez -la  chacun  par  un  bras 
et  prenez  votre  vol  sur  cette  échelle  solidement  tendue. 

En  un  clin  d'oeil  cet  ordre  fut  exécuté. 

Ce  n'était  pas  assez,  pour  le  malicieux  génie,  d'avoir  donné 
les  moyens  d'enlever  Cypris.  Puisqu'aux  yeux  du  pacha  et  de 
ses  gens,  les  ravisseurs  devaient  avoir  la  forme  brillante  et 
légère  dos  papillons,  au  moins  fallait-il  que  le  vieux  jaloux 
assistât  à  ce  miracle  inouï,  qu'il  vit  de  ses  yeux  écarquillés 
et  colères  cet  enlèvement,  glorieux  comme  un  triomphe. 

Le  malin  serviteur  du  comte  se  changea  donc  en  bourdon; 
puis  il  alla,  faisant  grand  bruit  et  grand  roulement,  frapper 
le  nez  du  pacha,  qui  dormait.  Pour  comble,  les  sons  mono- 
tones de  ce  bourdonnement  se  changèrent,  aux  oreilles  de  sa 
victime,  en  railleries  rimées  assez  claires  pour  l'éveiller  et 
l'irriter  au  dernier  point. 


180  LES  PAPILLONS. 

En~| voici  quelques  couplets,  traduits  par  M.  Galland 
lui-même  : 

Pacha,  suspends  ta  sieste, 
Viens  avec  moi  dans  tes  jardins, 
Pour  voir  Cypris,  pimpante  et  leste, 
Voler  vers  les  p&ys  lointains. 

Entr'ouvre  vite 

Ton  œil  qui  dort, 

Ta  favorite 

Fuit  vers  le  Nord. 


Ici  Kosrew  fit  un  mouvement  et  se  donna  du  poing  sur  le 
nez  pour  chasser  l'importun  bourdonneur,  qui  continuait  : 


Elle  rappelle  ces  images 
Qui  te  narguaient  chez  les  chrétiens, 
Ces  déesses,  dans  les  nuages, 
Ayant  des  oiseaux  pour  soutiens. 

Entr'ouvre  vite 

Ton  œil  qui  dort, 

Ta  favorite 

Fuit  vers  le  Nord. 


Cela  ne  suffit  point  encore;  le  pacha  de  Smyrne  se  contenta 
de  jurer  en  se  retournant  pesamment. 
Zilto  reprit  sa  scie  : 


Dépêche-toi;  ta  prisonnière, 
Guidant  ses  frêles  palefrois, 
A  des  excuses  à  te  faire 
D'avoir  ainsi  fraudé  tes  droits. 
Entr'ouvre  vite 
Ton  œil  qui  dort, 
Ta  favorite 
Fuit  vers  le  Nord. 


LE  TRIOMPHE  DE  CYPRIS.  181 

Ici  Kosrew  se  décida  à  bondir  de  fureur;  il  se  leva  brus- 
quement, s'avança  sur  le  seuil  et  vit  de  ses  yeux  le  départ 
féerique  de  sa  dernière  passion. 

—  Par  la  droite  d'Allah  !  s'écria-l-il,  cette  chrétienne  était 
d'accord  avec  les  génies!  elle  m'a  joué  à  l'aide  de  quelque 
talisman. 

Pour  parfaire  l'exaspération  déjà  fort  raisonnable  du  pro- 
priétaire frustré,  le  bourdon  fredonna  encore  ce  petit  encou- 
ragement : 

Arrache  ta  barbe  hérissée, 
Mets  ton  cafetan  en  haillons; 
La  Vénus  grecque  est  dépassée 
Par  Cypris  et  ses  papillons. 

Et  lui  jetant  un  éclat  de  rire  sonore  en  manière  de  refrain, 
Zitto  se  fondit  dans  l'air  au  nez  de  Sa  Hautesse,  pâle  de  rage. 

L'heureux  groupe  allait  disparaître  à  son  tour,  et  Kosrew  ne 
serait  pas  vengé.  C'en  était  trop  pour  l'orgueilleux  pacha.  Dans 
sa  fureur,  il  tira  son  poignard  de  Damas  et  le  lança  au  vol 
sur  le  groupe  triomphant.  Cet  effort  n'eut  pas  le  succès  désiré; 
mais  il  ne  fut  pas  tout  à  fait  inutile  :  l'arme  meurtrière 
atteignit  l'un  des  brillants  porteurs  à  l'antenne  droite.  Per- 
sonne ne  parut  s'en  apercevoir,  et  Cypris  n'en  fut  pas  moins 
délivrée. 

Le  soir  de  cette  bienheureuse  entreprise,  Astolphe  et  le  comte 
Cipio,  Rodolphe  et  Cypris  soupaient  ensemble  sur  une  galliole 
vénitienne,  faisant  route  pourl'ile  de  Malte.  La  belle  se  trouvait 
placée  entre  les  deux  Menechmes,  toujours  plongée  dans  l'in- 

Z16 


182  LES  l'A  PILLONS. 

quiétude,  malgré  la  réussite  inespérée  de  sa  délivrance. 

Au  dessert  cependant,  égayée  par  un  ou  deux  verres  de  vin 
de  Syracuse,  elle  se  pencha  avec  beaucoup  de  résolution  vers 
Astolphe  pour  l'embrasser,  le  prenant  une  dernière  fois  pour 
son  époux. 

—  Ah!  grand  Dieu!  mon  ami,  dit-elle,  regardez-vous  au 
miroir,  vous  êtes  balafré  d'un  coup  de  poignard  au  dessus 
du  sourcil  droit. 

—  Lequel  de  vous  deux  est  blessé?  demanda  Cipio.  Est-ce 
le  mari?  est-ce  le  beau-frère? 

—  C'est  le  beau-frère,  répondit  Astolphe  en  portant  la  main 
à  sa  tempe;  le  poignard  de  ce  maudit  qui  a  touché  à  l'antenne 
droite  ma  défroque  de  papillon,  m'aura  fait  cette  égralignure. 

—  Voyez,  Rodolphe,  reprit  Cipio,  votre  bonheur  est  double; 
vous  avez  retrouvé  votre  femme,  et  le  poignard  du  pacha  a 
mis  fin  aux  méprises  de  votre  mutuelle  ressemblance. 

On  pourra  me  demander  quelle  récompense  retira  le  comte 
Cipio  de  sa  généreuse  intervention  dans  cette  affaire.  Se 
sera-t-il  contenté  d'assister  à  la  joie  du  mari?  Peut-être.  En 
tout  cas,  le  comte  ne  m'en  a  pas  appris  davantage  à  ce  sujet. 


-<§•§>- 


Cazotte  avait  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  les  yeux 
fermés  et  la  tête  penchée  en  arrière  sur  le  dos  du  fauteuil  où 
il  était  assis. 

—  Voyez  donc,  chère  marquise,  dit  la  princesse  à  demi- 
voix,  quel  effet  je  viens  de  produire  sur  notre  rêveur. 

La  marquise  de  La  Croix  regarda  le  poëte,  et,  faisant  un 
signe  de  dénégation,  elle  répondit  sur  le  même  ton  : 

—  Ne  croyez  pas  qu'il  dorme;  je  le  connais,  vous  conte- 
riez huit  jours  qu'il  écouterait  sans  se  lasser  vos  évocations 
dans  la  rotonde  en  ruines  des  bords  de  l'Hermus.  Vos  explica- 
tions sur  la  nature  des  Génies,  les  miracles  opérés  par  Zitto 
l'ont  intéressé  à  un  si  haut  point  que  le  voilà  galopant  dans 
le  domaine  des  fées,  plongé  dans  l'extase  et  oubliant  tout  à  fait 
qu'il  est  en  votre  compagnie. 

Elle  fut  interrompue  par  un  sursaut  de  Cazotte. 

—  Quelle  puissance  d'action  nous  donne  la  volonté!  dit-il 
comme  se  parlant  à  lui-même;  avec  l'assistance  d'un  servi- 
teur pareil  à  Zitto,  soumis  ainsi  que  lui  par  un  vouloir  éner- 
gique,  un  homme  seul  et  désarmé,  perdu  sur  une  plage 
étrangère,  dont  les  mœurs  et  la  langue  lui  sont  inconnues, 
peut  intervenir  à  coup  sûr  contre  le  despotisme  et  l'injustice. 
Tous  les  prodiges  de  la  chevalerie  d'autrefois  exécutés  avec  la 
lance  et  l'épée  ne  sont  plus  que  des  jeux  d'enfants;  avec  un 
écuyer  mystérieux  comme  le  Génie  assistant  du  comte,  on  peut 
les  surpasser  et  les  centupler  à  sa  fantaisie. 

—  Vous  avez  raison,  interrompit  Ginebra  ,  et  mieux  encore, 
on  peut  sans  changer  de  place  intervenir  à  des  milliers  de 


184  LES  PAPILLONS. 

lieues,  chez  des  nations  presque  inabordables,  en  Chine,  par 
exemple. 

—  En  Chine,  s'écria  Cazotte;  auriez-vous  eu,  madame,  des 
relations  avec  cet  étrange  pays? 

—  Assurément,  mais  sans  effort  de  volonté  de  ma  part  et 
sans  l'intervention  du  serviteur  de  mon  premier  mari;  les 
jolis  enfants  que  vous  voyez  se  balancer  dans  ce  cadre  de  bois 
des  îles  en  sont  la  preuve.  Je  vais  vous  raconter  la  manière 
dont  j'ai  fait  la  connaissance  de  ces  deux  rejetons  de  Y  Em- 
pire du  Milieu. 

—  Je  m'y  oppose,  fit  la  marquise;  il  faut  vous  reposer, 
vous  succomberiez  à  la  peine,  ma  pauvre  amie,  si  vous 
écoutiez  voire  ardeur  et  la  curiosité  de  mon  disciple.  Remet- 
tons cette  partie  à  demain. 

Ginebra  regarda  Cazotte,  que  la  politesse  seule  forçait  à  la 
résignation.  Au  fond,  elle  vit  bien  qu'il  grillait  d'impatience 
de  l'entendre. 

—  Allons,  dit-elle,  je  ne  veux  pas  avoir  inutilement  fait 
venir f  eau  à  la  bouche  d'un  poëte;  je  veux  encore,  pour  lui 
et  pour  moi-même,  faire  un  dernier  effort.  Vous  oubliez, 
d'ailleurs,  que  j'ai  là  ce  qui  rend  à  mes  favoris  la  force  et  la 
gaité. 

Disant  cela,  elle  puisa  dans  l'alcarazzas  où  les  fleurs  dis- 
tillaient leurs  parfums,  puis  ayant  bu  un  long  verre  de 
l'étrange  liqueur,  elle  se  prépara  à  recommencer  son  nouveau 
récit. 


ET  - 


PAPILLONS  CHINOIS 

 —  ~3>*$H>OC«2$<-Œj  

—  Vous  m'avez  demandé  l'histoire  des  deux  papillons 
chinois,  dit  la  princesse  Ginebra  ;  je  suis  prête  à  vous  satis- 
faire. 

—  Nous  vous  écoutons  de  toutes  nos  oreilles ,  s'écrièrent 
simultanément  Cazotte  et  la  marquise  de  La  Croix. 

La  princesse  commença  son  récit  : 

Sur  les  bords  du  Pei-ho  ou  Rivière  Blanche,  dans  la  province 
de  Pé-tché-lée,  l'une  des  plus  florissantes  du  Céleste-Empire, 
s'élève  une  pagode  que  les  femmes  chinoises  ont  en  grande 
vénération. 

Chaque  jour,  on  voit  venir  à  cette  pagode  quelque  fîère 

ki 


186  LES  PAPILLONS. 

épouse  de  mandarin,  ou  quelque  villageoise  des  environs,  ou 
bien  encore  quelque  robuste  habitante  des  bateaux  couverts 
qui  s'entassent  sur  les  fleuves  de  la  Chine,  et  y  forment  ces 
grandes  villes  flottantes,  éternel  étonnement  des  voyageurs. 

Ce  petit  temple,  richement  orné  à  l'intérieur  et  au  dehors 
des  présents  des  fidèles,  n'est  accessible  que  pour  les  femmes. 
L'entrée  en  est  sévèrement  interdite  aux  Chinois  du  sexe  mas- 
culin, qui,  du  reste,  n'ont  rien  à  démêler  avec  les  attributions 
de  la  déesse  qu'on  y  implore;  car  la  fonction  de  Feu-taa,  c'est 
le  nom  de  cette  déesse,  est  exclusivement  féminine.  Feu-taa 
préside  aux  accouchements,  et  les  femmes  stériles  s'adressent  à 
elle  pour  obtenir  les  douleurs  et  les  joies  de  la  maternité. 

La  statue  de  Feu-taa  est  de  pierre  grossièrement  taillée, 
comme  toutes  les  sculptures  de  ce  peuple  routinier,  qui  fait 
autant  d'efforts  pour  repousser  le  progrès  et  pour  fuir  la 
lumière,  que  les  peuples  d'Europe  font  de  sacrifices  pour  per- 
fectionner leurs  arts  et  agrandir  le  cercle  de  leurs  connais- 
sances. 

L'artiste  inconnu,  et  bien  digne  de  l'être,  qui  a  sculpté,  il  y 
a  peut-être  trois  mille  ans,  l'effigie  de  Feu-taa,  a  eu  l'ingé- 
nieuse idée  de  couvrir  de  mamelles  le  corps  informe  de  la 
déesse,  afin  de  bien  constater  le  genre  de  services  qu'elle  est 
appelée  à  rendre  aux  faibles  mortels. 

Par  une  triste  bizarrerie  des  mœurs  de  ce  peuple,  il  n'est  pas 
rare%de  voir  des  cadavres  d'enfants  nouveau-nés,  exposés  sur 
le  fleuve  dans  leurs  berceaux  flottants,  venir  échouer  devant  la 
façade  du  temple,  tandis  qu'une  procession  d'épouses  stériles 


BULBUL  ET  GOUL-GOU-LI.  187 

monte  à  la  pagode  pour  y  solliciter  la  faveur  d'une  fécondité 
qu'elles  déploreront  peut-être  amèrement  un  jour. 

Par  une  belle  matinée  d'automne,  un  riche  palanquin,  fermé 
par  des  rideaux  de  soie  et  porté  par  des  eunuques,  gravit  len- 
tement l'allée  montueuse  qui  conduit  à  la  pagode  de  Feu-taa. 
Une  troupe  de  soldats  tartares,  précédant  le  palanquin,  dis- 
persa à  coups  de  bambou  la  foule  des  curieux  et  des  fidèles  qui 
se  pressaient  déjà  à  l'entrée  de  la  pagode,  et  qui  s'éparpillèrent 
le  long  du  fleuve  comme  une  bande  de  canards  effarouchés. 

Quand  le  cortège  fut  arrivé  sur  le  seuil  du  saint  lieu,  le  chef 
des  eunuques  ouvrit  la  portière  du  palanquin,  d'où  descendit 
lentement  une  jeune  et  belle  Chinoise  appuyée  sur  l'épaule 
d'une  vieille  femme. 

Les  curieux,  que  la  peur  du  bambou  avait  fait  refluer  sur  le 
rivage,  reconnurent  alors  la  jeune  épouse  du  gouverneur  de  la 
province,  Août- chou,  et  sa  nourrice,  Fa-ti-pa. 

—  La  belle  Haï-za  vient  implorer  la  déesse,  dit  une  vieille 
batelière  :  que  Feu-taa  féconde  ses  flancs  et  lui  donne  des 
enfants  qui  lui  ressemblent,  car  Haï-za  est  la  mère  des  malheu- 
reux ! 

—  Éloignons-nous»,  dirent  tous  les  curieux;  ne  troublons 
pas  Haï-za  dans  ses  prières:  que  Feu-taa  féconde  ses  flancs! 

Un  grand  vide  se  fit  autour  de  la  pagode,  devant  laquelle 
restèrent  seuls  les  soldats  et  les  eunuques  accroupis  à  terre,  les 
bras  pliés  en  angle  droit  et  l'index  levé  vers  le  ciel. 

Fa-ti-pa  n'avait  accompagné  sa  maîtresse  que  jusqu'au 
seuil  de  la  porte  du  temple,  après  quoi  elle  était  remontée  dans 


188  LES  PAPILLONS. 

le  palanquin  ;  Haï-za  était  entrée  seule  dans  la  pagode,  dont  la 
porte  se  referma  sur  elle. 

Elle  s'avança  vers  la  statue  en  chancelant  sur  ses  pieds 
mutilés  à  la  façon  du  pays,  et  s'agenouilla  aux  pieds  de 
Feu-taa.  • 

—  Déesse,  dit-elle  d'une  voix  douce  comme  le  chant  du  ben- 
gali, mon  cœur  est  désolé,  car  Aout-chou  me  méprise.  Le  jour 
où,  pour  la  première  fois,  mon  palanquin  est  entré  chez  lui, 
au  son  des  gongs  et  des  clochettes,  Aout-chou  leva  mon  voile  et 
dit  :  «  C'est  bien  ;  elle  est  belle.  Le  père  de  Haï-za  n'a  pas  menti  ; 
qu'il  garde  mes  présents,  je  garde  sa  fille.  »  Et  notre  hymen  fut 
accompli.  Aout-chou  m'aimait  et  j'étais  heureuse;  mais  trois 
ans  se  sont  écoulés,  et  mes  flancs  sont  restés  stériles.  A  cette 
heure,  Aout-chou  ne  m'aime  plus,  et  il  se  dit  :  «  A  quoi  bon 
une  femme  inféconde!  »  Déesse,  fécondez  mes  flancs  pour 
qu'Aout-chou  m'aime  encore,  ou  que  la  maternité  me  console, 
si  son  amour  est  évanoui  pour  jamais  ! 

Ayant  ainsi  parlé,  Haï-za  resta  immobile,  sa  tète  appuyée 
dans  ses  mains  que  ses  beaux  yeux  mouillaient  de  larmes. 

Ici,  la  princesse  interrompit  son  histoire  et  regarda  ses  deux 
auditeurs. 

—  Les  paroles  que  Haï-za  attribue  à  Aout-chou,  au 
moment  où  le  palanquin  de  la  jeune  chinoise  entra  chez 
son  époux,  au  son  des  gongs  et  des  clochettes,  exigent  peut- 
être  quelques  explications,  dit-elle. 

—  En  effet,  dit  la  marquise. 


BULBUL  ET  GOUL-GOU-LI.  189 

—  Vous  saurez  donc,  reprit  la  princesse  en  se  tournant 
vers  sou  amie,  que  les  Chinois  ont  des  idées  abominables 
sur  l'amour  et  le  mariage.  À  leurs  yeux,  la  femme  est  une 
esclave  abjecte  qui  appartient  exclusivement,  corps,  àme  et 
esprit,  à  ce  maître  brutal  qu'on  nomme  mari.  Le  premier 
devoir  de  la  femme  chinoise  est  donc  de  rester  sans  cesse 
enfouie  dans  sa  maison  ,  et  de  soustraire  soigneusement  ses 
moindres  charmes  aux  regards  de  tous  les  hommes.  Une 
femme  chinoise  dont  un  étranger  a  pu  apercevoir  seulement 
le  bas  du  menton  est  une  femme  déshonorée. 

—  Quelle  absurdité  !  s'écria  la  marquise. 

—  Pour  enlever  à  ces  pauvres  êtres  toute  velléité  d'éman- 
cipation, toute  possibilité  d'affranchissement,  poursuivit  la 
princesse,  les  maris  du  Céleste -Empire  ont  inventé  cette 
barbare  coutume  de  mutiler  les  pieds  des  femmes,  et,  grâce 
à  cet  horrible  procédé,  les  malheureuses  créatures,  à  peine 
capables  de  se  traîner  de  chambre  en  chambre  dans  leurs 
appartements,  sont  bien  forcées  de  garder  le  logis.  Quand 
elles  sortent  de  la  maison,  avec  la  permission  de  leur 
seigneur  et  maître,  c'est  dans  ces  boites  fermées  qu'on  nomme 
palanquins. 

—  Mais  c'est  affreux!  s'écria  encore  la  marquise. 

—  Ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  reprit  Ginebra,  c'est  que 
ces  magots  ont  eu  assez  de  finesse  pour  persuader  à  ces 
sottes  Chinoises  que  des  pieds  mutilés  étaient  le  plus  bel 
ornement  de  la  femme,  le  plus  bel  apanage  du  sexe;  en 

sorte  qu'une  dame  de  Pékin  se  croirait  souverainement 

AS 


190  LES  PAPILLONS. 

ridicule  si  elle  était  un  peu  moins  estropiée  que  ses  com- 
pagnes, et  que  les  mères  de  famille  mettent  tout  leur  orgueil 
à  empêcher  leurs  filles  de  pouvoir  jamais  faire  un  pas  sans 
béquilles. 

—  Mais  c'est  monstrueux!  s'écria  de  nouveau  la  marquise. 

—  Pas  si  monstrueux,  dit  Cazolle  en  souriant.  Les  dames 
chinoises  emploient  pour  diminuer  leurs  pieds  le  même  procédé 
que  les  dames  françaises  pour  amincir  leur  taille.  La  mutilation 
par  les  souliers  n'est  guère  plus  bizarre,  à  mon  sens,  que  la 
mutilation  par  les  corsets.  Ce  qui  prouve,  chère  marquise, 
que  les  antipodes  se  touchent. 

—  Les  jeunes  filles,  continua  la  dame  aux  papillons,  sont 
soumises  aux  mêmes  lois  que  les  femmes  mariées.  Elles  ne 
peuvent  lever  leur  voile  devant  homme  qui  vive. 

—  Comment  donc  alors  se  marient-elles? 

—  D'abord  on  ne  les  marie  pas,  à  proprement  parler;  on  les 
vend. 

—  Ah! 

—  Mais,  ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est  que  le  marché  se 
se  fait  sans  que  l'acheteur  connaisse  la  marchandise. 

—  Bon! 

—  C'est  très-exact,  ditCazotte. 

—  Voici  comment  on  procède,  reprit  Ginebra.  Un  Chinois 
qui  a  une  fille  à  marier,  et  un  Chinois  qui  éprouve  le  besoin 
de  prendre  femme,  entrent  en  arrangement  en  prenant  le  thé 
ou  en  fumant  l'opium. 

—  Mon  cher,  dit  le  père  au  jeune  homme,  j'ai  en  magasin 


BULBUL  ET  GOUL-GOU-LT.  191 

une  fille  charmante,  parfaitement  en  état,  et  qui  ferait  bien 
votre  affaire.  Achetez-moi  ça!  Comme  les  temps  sont  durs,  je 
vous  la  céderai  à  bon  compte. 

—  Combien  en  voulez-vous?  dit  le  futur. 

—  Trois  ballots  de  soie,  une  boite  d'opium  et  douze  livres 
de  thé  noir. 

—  C'est  bien  cher. 

—  Quand  vous  l'aurez  vue,  vous  reconnaîtrez  que  c'est 
pour  rien.  Foi  d'honnête  Chinois,  je  perds  cent  pour  cent 
sur  ce  marché;  mais  c'est  uniquement  pour  vous  obliger. 

—  A-t-elle  les  yeux  bien  fendus?  demande  le  jeune 
homme. 

—  J'ose  dire  qu'il  n'y  en  a  pas  de  plus  longs  dans  tout  le 
Céleste -Empire.  Avec  cela  elle  pince  de  la  guitare  et  fait  des 
confitures  à  ravir.  Quant  aux  pieds,  je  les  déclare  impercep- 
tibles; on  les  lui  aurait  coupés  qu'elle  n'en  aurait  pas  davan- 
tage. J'ai  pris  soin  moi-même  de  lui  rendre  tout  mouvement 
impossible,  dès  sa  plus  tendre  jeunesse. 

—  Affaire  conclue,  dit  le  jeune  Chinois;  j'ai  envie  de  me 
marier,  et  je  ne  demande  pas  mieux  que  d'entrer  dans  votre 
honorable  famille;  mais  là,  vrai,  vous  m'écorchez. 

Le  lendemain,  le  prétendu  envoie  au  père  le  prix  dont  ils 
sont  convenus,  après  quoi  le  père  met  sa  fille  en  palanquin 
et  l'expédie  à  son  futur  époux,  accompagnée  d'un  orchestre 
aussi  complet  que  possible,  et  d'un  cortège  de  parents  et 
d'amis. 

Le  palanquin  est  introduit  dans  la  maison  du  jeune  homme 


192  LES  PAPILLONS. 

qui,  seulement  alors,  a  le  droit  de  lever  le  voile  de  la  jeune 
fille,  et  de  contempler  en  face  les  traits  de  celle  qui  sera  la 
compagne  de  sa  vie. 

—  Mais,  objecta  la  marquise,  si  le  beau-père  l'a  volé  et  lui 
envoie  une  épouse  grotesque  ou  difforme. 

—  En  ce  cas,  répondit  la  princesse,  l'acheteur  a  le  droit 
de  refuser  la  marchandise  et  de  la  renvoyer  à  l'expéditeur. 
Mais  le  prix  qu'il  a  payé  d'avance  reste  acquis  au  père  de  la 
jeune  personne,  pour  l'indemniser  de  la  dépréciation  qu'on 
a  fait  ainsi  publiquement  subir  à  son  produit. 

—  Quel  vilain  peuple  !  dit  la  marquise;  je  ne  pourrai  plus 
regarder  mon  paravent  sans  frémir  d'horreur. 

—  Eh!  mon  Dieu,  dit  philosophiquement  Cazotte,  il  y  a 
beaucoup  de  maris  français  qui  échangeraient  volontiers  la 
femme  de  leur  choix  contre  une  épouse  à  la  chinoise.  En  fait 
d'union  conjugale,  chère  marquise,  le  hasard  est  souvent 
moins  aveugle  que  ne  le  sont  les  yeux  fascinés  d'un  amant. 

—  Cazotte,  s'écria  madame  de  La  Croix,  vous  êtes  un 
monstre. 

—  Je  reprends  mon  récit,  dit  la  princesse,  pour  couper 
court  à  la  discussion  qui  allait  s'engager  entre  ses  deux  hôtes. 

Quand  Haï-za  eut  exprimé  ses  vœux  à  Feu-taa,  elle 
attendit  avec  angoisse  la  réponse  de  la  déesse. 

Après  quelques  instants  de  silence,  une  musique  douce  et 
grave  se  fit  entendre  dans  la  pagode,  sans  que  Hai-za  put  voir  d'où 


BULBUL  ET  GOUL-GOU-LI.  193 

partaient  ces  sons,  et  une  bouche  invisible  prononça  ces  paroles  : 

—  Le  premier  jour  de  la  pleine  lune,  un  papillon  viendra 
s'arrêter  sur  la  liane  bleue  qui  tapisse  ta  fenêtre.  Sur  la  plus 
belle  fleur,  ce  papillon  déposera  ses  œufs  ;  prends  un  de  ces 
petits  œufs  blancs,  et  mange-le  en  invoquant  trois  fois  Feu-taa. 
Cet  œuf  fécondera  ton  sein,  et  tu  auras  un  fils;  mais  défie-toi 
du  jour  où  ses  ailes  pousseront. 

La  voix  mystérieuse  se  tut.  Haï-za  attendit  quelque  temps 
encore,  espérant  que  la  déesse  voudrait  bien  compléter  ses 
instructions;  mais  tout  resta  dans  le  silence.  Alors  l'épouse 
d'Aout-chou  sortit  de  la  pagode,  remonta  en  palanquin,  et  le 
cortège  reprit  le  chemin  de  la  ville. 

Par  un  instinct  de  prudence  que  la  déesse  Feu-taa  dut  trouver 
fort  injurieux,  si  elle  en  eut  connaissance,  Haï-za  ne  confia  point 
à  Aout-chou  ce  qui  lui  avait  été  prescrit  dans  la  pagode  :  elle 
craignait  de  donner  un  faux  espoir  à  son  époux,  dont  la  décep- 
tion aurait  accru  la  mauvaise  humeur  habituelle. 

On  devine  aisément  qu'elle  attendit  le  premier  jour  de  la 
pleine  lune  avec  une  impatience  impossible  à  décrire. 

Ce  jour  arriva  enfin.  Dès  le  malin,  Haï-za  se  blottit  dans  un 
coin  de  sa  chambre  d'où  son  regard  embrassait  les  moindres 
festons  de  la  liane  bleue  qui  serpentait  sur  sa  fenêtre.  Elle  ne 
voulut  passe  placer  dans  un  lieu  apparent,  par  crainte  d'effa- 
roucher le  papillon  qui,  suivant  la  promesse  de  Feu-taa,  devait 
lui  apporter  le  bonheur. 

Elle  attendit  ainsi  toute  la  journée,  le  cœur  palpitant  et  plein 
d'angoisses. 

/|9 


194  LES  PAPILLONS. 

A.  cinq  heures  du  soir,  un  beau  papillon  aux  ailes  de  pourpre 
et  d'or  vint  se  poser  sur  la  liane  bleue  :  Haï-za  retenait  son 
souffle.  0  bonheur!  après  avoir  voleté  de  fleur  en  fleur,  ce 
papillon  se  fixe  enfin  sur  la  plus  belle.  Quelques  minutes  se 
passent;  le  papillon  ne  bouge  pas.  Haï-za  se  lève  doucement  et 
regarde  :  le  papillon  faisait  ses  œufs  sur  une  feuille  de  la  belle 
fleur  azurée. 

Haï-za  s'approcha  de  la  fenêtre  en  invoquant  trois  fois  Feu- 
taa;  elle  prit  un  des  petits  œufs  blancs  du  papillon  et  l'appliqua 
sur  sa  langue,  puis  elle  se  prosterna  et  remercia  la  déesse. 

La  jeune  femme  passa  bien  des  jours  dans  l'anxiété  et 
bien  des  nuits  dans  l'insomnie,  après  avoir  ainsi  exécuté 
les  prescriptions  de  Feu-taa. 

Elle  continua  de  garder  le  silence  le  plus  absolu  vis  à  vis 
d'Àout-chou,  et  ne  confia  son  secret  et  ses  espérances  qu'à 
sa  nourrice  Fa-ti-pa. 

Celle-ci  qui  avait  une  confiance  aveugle  dans  tous  les  dieux 
et  déesses  qu'on  adore  en  Chine,  l'encouragea  dans  son  espoir 
et  lui  déclara  que,  quant  à  elle,  elle  était  tellement  con- 
vaincue que  Feu-taa  était  incapable  de  manquer  à  sa 
parole,  qu'elle  allait  tout  de  suite  s'occuper  de  la  layette  du 
nouveau-né. 

La  nourrice  avait  raison  d'avoir  foi  en  Feu-taa,  et  de 
s'occuper  de  la  layette. 

La  voix  mystérieuse  n'avait  pas  fait  une  promesse  men- 
songère. 

Quelques  semaines  plus  tard,  Haï-za,  rayonnante  d'orgueil, 


BULBU  L  ET  GOUL-GOU-LI.  195 

annonçait  à  Aout-chou  qu'elle  portait  dans  son  sein  un  gage  de 
sa  tendresse. 

Aout-chou,  heureux  jusqu'au  délire,  malgré  la  gravité  habi- 
tuelle des  mandarins  chinois,  pressa  Haï-za  sur  son  cœur,  et 
fit  résonner  en  signe  d'allégresse  tous  les  gongs  de  la  province. 

Enfin,  neuf  lunes  après  le  jour  où  le  papillon  avait  déposé 
ses  œufs  sur  la  fleur  bleue,  Haï-za  était  mère. 

Mais,  chose  étrange,  au  lieu  du  seul  fils  dont  lui  avait  parlé 
Feu-taa,  c'étaient  deux  jumeaux  qu'elle  mettait  au  monde,  etque 
Fa-ti-pa  émerveillée  recevait  dans  ses  bras. 

Le  premier  des  jumeaux  était  un  fils  beau  comme  le  soleil , 
le  second  était  une  fille  belle  comme  la  lune. 

Haï-za  se  rappela  qu'un  moment  après  avoir  mis  l'œuf  du 
papillon  sur  sa  langue,  elle  l'avait  senti  se  partager  en  deux, 
et  elle  supposa  avec  raison  qu'elle  avait  avalé  deux  œufs  collés 
ensemble.  Elle  frémit  de  terreur  en  songeant  à  ce  qui  serait 
arrivé,  si  elle  en  avait  mangé  par  mégarde  une  douzaine  ou 
deux. 

Le  garçon  fut  nommé  Goul-gou-li;  quant  à  la  petite  fille 
qui,  en  venant  au  monde,  avait  poussé  un  petit  cri  très- 
mélodieux  et  d'une  douceur  extrême,  on  lui  donna  le  nom 
de  Bulbul,  qui  signifie  rossignol  dans  la  langue  du  pays. 

Le  mandarin,  ravi  de  cette  double  paternité,  fit  de  nouveau 
sonner  les  cloches  et  mugir  les  gongs  dans  toute  l'étendue 
du  pays. 

L'empereur  de  la  Chine,  instruit  de  ce  merveilleux  enfan- 
tement, envoya  complimenter  le  gouverneur  de  Pé-tché-lée 


196  LES  PAPILLONS. 

par  un  des  principaux  officiers  de  sa  cour  qui  portait  une 
veste  jaune. 

Adorés  d'Àout-chou  et  de  Haï-za,  et  démesurément  gâtés 
par  Fa-ti-pa,  la  vieille  nourrice,  les  enfants  grandirent  au 
milieu  des  caresses  et  des  baisers. 

Haï-za  concentrait  son  âme  sur  ces  deux  petits  êtres.  Elle  eût 
été  forte  maintenant  contre  la  froideur  et  les  mépris  d'Aout- 
chou  ;  mais  Aout-chou  s'était  remis  à  chérir  sa  femme  comme 
dans  les  premiers  jours  de  leur  union. 

Rien  ne  manquait  donc  au  bonheur  de  la  jeune  Chinoise,  et 
pourtant  elle  était  quelquefois  préoccupée  et  prise  d'une  invin- 
cible tristesse;  elle  songeait  à  la  recommandation  de  Feu-laa  : 

—  Défie-toi  du  jour  où  ses  ailes  pousseront. 

—  De  quelles  ailes  a  voulu  parler  la  déesse?  se  demandait 
Haï-za.  Sonl-ce  les  ailes  des  vagues  désirs  qui  éloignent  les 
enfants  de  leur  mère  quand  l'adolescence  est  venue,  ou  le  dan- 
ger est-il  plus  rapproché  de  leur  premier  âge?  Oh!  n'importe, 
je  veillerai,  se  disait  la  tendre  mère. 

Bulbul  et  Goul-gou-li  avaient  atteint  leur  sixième  année.  Ces 
deux  petits  êtres  étaient  Remarquablement  beaux  avec  leurs 
grands  yeux  noirs  fendus  en  amande,  et  leurs  joues  fraîches 
comme  la  rose  jaune  des  vallées. 

On  avait  voulu  d'abord  séquestrer  Bulbul  dans  l'apparte- 
ment des  femmes,  et  comprimer  ses  petits  pieds,  selon  l'usage; 
mais  Goul-gou-li  avait  poussé  de  tels  cris  en  se  voyant  séparé 
de  sa  sœur,  et  Bulbul  avait  témoigné  tant  d'horreur  pour  la 
mutilation  chinoise,  qu'Aout-rhou  et  Haï-za  s'étaient  décidés 


BULBUL  ET  GOUL-GOU-LI.  197 

à  ne  pas  séparer  leurs  enfants,  et  à  laisser  courir  leur  fille 
en  liberté. 

—  Ma  fille  aura  des  pieds  naturels,  dit  Àout-chou;  mais 
pour  racheter  cette  difformité,  je  la  doterai,  s'il  le  faut,  à  la 
façon  des  Européens. 

Aout-chou  était  un  père,  comme  on  en  voit  peu  en  Chine. 

Le  cœur  de  Haï-za  tressaillait  de  bonheur  quand  elle  con- 
templait son  fils  et  sa  fille  courant  comme  deux  lutins  dans 
les  grandes  allées  du  jardin,  ou  se  roulant  sur  la  pelouse  en 
jetant  ces  cris  enfantins  si  doux  à  l'oreille  des  mères. 

Mais  elle  ne  pouvait  retenir  un  involontaire  effroi  en  les 
voyant  exécuter  à  l'envi  des  bonds  prodigieux  pour  tâcher 
d'arrêter  et  d'égaler  dans  leur  vol  les  papillons  et  les  insectes 
aux  ailes  de  feu.  Il  lui  semblait  toujours  qu'elle  allait  voir  ses 
deux  anges  s'envoler  pour  ne  plus  revenir. 

Rien  n'égalait  l'agilité,  la  légèreté  de  ces  enfants;  rien  n'était 
amusant  comme  leur  dépit  et  leurs  petites  colères,  quand  leurs 
joujoux  ailés  échappaient  à  leur  poursuité. 

—  Pourquoi  donc  ne  volons-nous  pas  comme  les  papillons 
et  les  oiseaux?  demandaient-ils  à  leur  mère.  Ce  serait  si  bon 
de  voler  bien  haut,  bien  haut  dans  les  airs  !  La  nuit,  dans  nos 
rêves,  nous  avons  de  grandes  ailes  peintes  de  toutes  les  cou- 
leurs, et  nous  volons  si  vite,  si  vite,  que  quelquefois  il  nous 
semble  que  le  souffle  va  nous  manquer  ! 

Ces  paroles  augmentaient  encore  les  vagues  terreurs  de  la 
pauvre  mère;  mais  ses  exhortations  étaient  impuissantes  à 
chasser  ces  bizarres  désirs  de  l'esprit  de  ses  enfants. 

50 


198  L  liS  PAPILLONS. 

Aout-chou  qui  ne  savait  pas  opposer  un  relus  à  leurs  désirs, 
avait  fait  construire  dans  son  jardin  une  superbe  balançoire 

Dès  le  matin,  les  deux  jumeaux  couraient  s'asseoir  sur 
les  extrémités  de  la  planche  mobile,  et  ils  passaient  des  heures 
entières  à  se  détacher  réciproquement  du  sol,  et  à  s'élever 
dans  l'air.  On  entendait  alors  leurs  éclats  de  rire  et  leurs  cris 
de  joie  retentir  jusque  dans  le  palais. 

Plus  vite!  plus  vite!  ma  sœur,  criait  Goul-gou-li. 

En  vain  Ilaï-za  tremblante  les  conjurait  de  renoncer  à  ce 
divertissement. 

—  0  mèreHaï-za!  répondaient-ils  entre  deux  baisers,  si  tu 
savais  comme  nous  sommes  heureux  de  nous  sentir  élevés 
ainsi  presque  jusqu'aux  branches  des  arbres.  Il  nous  semble 
alors  que  des  ailes  nous  poussent  et  que  nous  allons  voler 
comme  les  papillons  qui  nous  effleurent  en  passant. 

La  pauvre  mère  souriait  et  pleurait  tout  à  la  fois  en  les 
pressant  sur  son  cœur,  et  priait  tout  bas  Feu-taa  de  veiller 
sur  ces  deux  êtres  si  tendrement  aimés. 

Il  faut  croire  que  Feu-taa  exauçait  ses  prières;  car  souvent  au 
plus  fort  de  leurs  jeux,  quand  la  rapidité  de  la  balançoire  por- 
tait leur  ivresse  à  son  comble,  Bulbul  et  Goul-gou-li  croyaient 
voir  paraître  auprès  d'eux  un  génie  ailé  qui  avait  les  traits 
de  leur  mère,  et  qui  leur  disait  d'une  voix  douce  et  émue  : 

—  Pas  si  vite,  pas  si  vite,  enfants! 

Mais  que  pouvait  même  l'intervention  d'une  déesse,  contre 
l'implacable  destin,  et  contre  deux  enragés  petits  démons 
poussés  par  une  vocation  irrésistible. 


BULBUL  ET  GOUL-GOU-LI.  199 

Il  est  évident  que  des  œufs  de  papillon  ne  peuvent  pas 
enfanter  des  tortues. 

Bientôt  même  la  balançoire  ne  suffit  plus  à  leurs  caprices 
vagabonds,  la  balançoire  tenait  au  sol  et  ne  les  enlevait  pas 
assez  haut. 

Soupirant  après  des  jeux  plus  aériens,  Bulbul  et  Goul-gou-li 
exigèrent  une  escarpolette.  Malgré  les  prières  et  les  larmes 
de  la  pauvre  Haï-za,  Aout-chou  satisfit  encore  ce  désir. 

Bientôt  une  magnifique  escarpolette  se  balança  gracieuse- 
ment aux  branches  touffues  du  plus  beau  marronnier  du  jardin. 

Alors  ce  fut  une  joie  inouïe;  l'escarpolette  devint  le  diver- 
tissement favori  des  deux  enfants,  qui  prenaient  un  indicible 
plaisir  à  se  lancer  réciproquement  dans  les  airs.  Ce  jeu  réali- 
sait de  plus  en  plus  leurs  étranges  aspirations.  Quand  ils  se 
sentaient  rapidement  emportés  par  la  machine  volante,  un 
rayon  d'ineffable  bonheur  illuminait  leurs  regards. 

—  Je  vole,  je  vole,  se  criaient-ils  réciproquement. 

Quelquefois  ils  se  plaçaient  tous  deux  sur  l'escarpolette,  et, 
les  bras  entrelacés,  se  balançaient  ensemble,  poussés  par 
Fa-li-pa  ou  par  quelque  serviteur  du  palais. 

Un  malin,  tandis  que  Hai-za  donnait  encore,  Bulbul  et 
Goul-gou-li  coururent  à  leur  escarpolette  bien-aimée,  et  prièrent 
un  jeune  jardinier,  qui  travaillait  non  loin  delà,  de  les  aider 
à  se  lancer  dans  l'espace. 

Bientôt,  sous  l'impulsion  robuste  du  paysan,  l'escarpolette 
emporta  jusqu'à  la  hauteur  des  branches  d'arbres  les  deux 
enfants,  qui  trépignaient  de  joie. 


200  LES  PAPILLONS. 

—  Encore!  encore!  s'écriaient-ils. 

Et  l'escarpolette  montait,  montait  toujours. 

—  Frère,  s'écriait  Bulbul,  je  vole!  je  vole!... 

—  Moi  aussi,  répondait  Goul-gou-li,  je  vole!  je  vole!... 
Et  le  paysan,  ravi  de  leur  bonheur,  redoublait  d'efforts. 
Tout  à  coup  il  poussa  un  grand  cri  et  tomba  à  la  renverse. 

Bulbul  et  Goul-gou-li,  se  détachant  de  l'escarpolette,  s'étaient 
lancés  dans  les  airs. 

Le  jardinier  ferma  les  yeux  pour  ne  pas  voir  l'horrible 
spectacle  de  leur  chute.  Mais,  ô  surprise!  au  bout  de  quelques 
secondes,  au  lieu  des  cris  plaintifs  des  pauvres  enfants  mutilés, 
qui  à  l'avance  déchiraient  ses  oreilles  et  son  cœur,  il  n'entendit 
que  des  cris  joyeux  et  de  frais  éclats  de  rire  qui  semblaient 
descendre  du  ciel. 

Supposant  qu'ils  s'étaient  raccrochés  aux  arbres,  et  que, 
blottis  comme  des  oiseaux  dans  les  feuilles,  ils  riaient  de  leur 
péril  passé,  le  jardinier  rouvrit  les  yeux. 

0  surprise  plus  profonde,  plus  immense! 

Bulbul  et  Goul-gou-li  n'étaient  pas  dans  les  branches  d'ar- 
bres; ils  étaient  dans  les  airs,  soutenus  tous  deux  par  des 
ailes  brillantes  qui  leur  étaient  miraculeusement  poussées;  ils 
s'élevaient,  ils  s'élevaient  toujours  en  folâtrant  et  en  se  luti- 
nant  dans  les  nues,  comme  deux  papillons  du  jardin. 

Le  jardinier  tomba  à  genoux,  ne  pouvant,  malgré  le  témoi- 
gnage de  ses  yeux,  croire  à  ce  prodige. 

Peu  à  peu,  soit  effet  de  l'éloignement,  soit  que  la  transfor- 
mation des  petits  Chinois  devînt  de  plus  en  plus  complète,  le 


BULBUL  ET  GOUL-GOU-Lf.  201 

volume  de  leur  corps  diminua,  leurs  formes  humaines  s'effa- 
cèrent, et  le  jardinier  n'eut  bientôt  plus  devant  les  yeux  que 
deux  papillons  qui  se  poursuivaient  dans  les  airs. 

Une  violente  raffale  les  emporta  loin  de  sa  vue,  et  le  pauvre 
paysan,  émerveillé  et  consterné  tout  à  la  fois,  courut  au  palais 
annoncer  celte  étrange  aventure. 

On  se  figure  aisément  la  désolation  d'Aout-chou  et  de  Haï-za. 
Le  gouverneur,  qui  était  un  mandarin  lettré,  c'est-à-dire  phi- 
losophe et  un  peu  sceptique,  ne  voulait  pas  ajouter  foi  à  cette 
histoire  invraisemblable;  mais  Haï-za  vit  dans  ce  malheur  la 
réalisation  de  la  prédiction  de  Feu-taa,  et  elle  se  reprocha 
amèrement  de  n'avoir  pas  deviné  le  genre  de  danger  qui  mena- 
çait ses  enfants. 

Cependant  les  malheureux  parents  conservèrent  pendant 
quelques  jours  l'espoir  de  voir  revenir  Bulbul  et  Goul-gou-li. 
Mais  les  jours  s'écoulèrent,  et  les  semaines  aussi,  et  Bulbul  et 
Goul-gou-li  ne  revinrent  pas. 

Un  mois  après  ce  triste  événement,  Haï-za  retourna,  toute 
éplorée,  à  la  pagode  de  Feu-taa. 

—  Nous  laisserons  un  moment  celte  pauvre  mère  aux  pieds 
de  la  déesse,  dit  la  princesse  Ginebra,  pour  revenir  à  Bulbul  et 
à  Goul-gou-li,  emportés  par  la  raffale. 

J'habitais  déjà  ce  château  à  cette  époque;  car  ces  faits  se 
passèrent  trois  mois  après  la  mort  du  comte  Cipio.  Je  n'avais 
pas  encore  été  en  Espagne  et  ne  songeais  nullement  à  me 
remarier. 

Un  jour  que  je  me  promenais  dans  ma  plantation  d'oliviers, 

51 


202  LES  PAPILLONS. 

sous  un  beau  ciel  bleu  h  peine  taché  de  quelques  petits  nuages 
blancs  que  poussail  rapidement  dans  les  nues  un  fort  vent 
d'est,  je  vis  s'abattre  devant  moi  deux  papillons  de  couleurs 
inconnues,  dont  les  ailes,  pendantes  et  froissées,  semblaient 
brisées  par  la  fatigue  d'un  long  vol. 

Je  me  précipitai  sur  eux  et  les  saisis  avec  toute  l'ardeur  d'un 
collectionneur  qui  rencontre  inopinément  sur  sa  route  une 
merveilleuse  rareté;  mais  ma  précipitation  leur  fut  funeste; 
du  moins,  je  le  crus  d'abord;  car,  en  se  débattant  sous  ma 
main,  leurs  ailes  se  détachèrent. 

Je  poussai  un  cri  de  regret;  mais  quel  fut  mon  étonnement, 
quand  je  vis  tout  à  coup  leurs  petits  corps  grossir,  grossir, 
prendre  peu  à  peu  des  formes  humaines  et  se  transformer 
enfin  en  deux  enfants  qui  se  jetèrent  à  mes  pieds,  et,  joignant 
les  mains,  me  gazouillèrent  des  paroles  qu'il  me  fut  impossible 
de  comprendre. 

Étonnée,  comme  vous  pouvez  le  croire,  je  pris  les  deux 
enfants  par  la  main  et  les  emmenai  au  château. 

Je  me  demandais  avec  stupeur  d'où  pouvaient  venir  ce 
petit  garçon  et  celle  petite  fille,  et  à  quelle  nation  ils  appar- 
tenaient; car  je  devinais  bien  ,  à  leur  langage  bizarre  ,  qu'ils 
n'élaient  pas  d'origine  européenne,  lorsque,  arrivés  dans  mon 
cabinet  d'antiquités,  ils  tombèrent  tout  à  coup  à  genoux  devant 
un  tableau  chinois  qui  représente  une  dame  de  ce  pays  portée 
en  palanquin  par  des  esclaves. 

Je  supposai  alors  qu'ils  étaient  Chinois,  et  lorsque  je  vis 
leurs  petites  mains  se  tendre  vers  la  dame  du  palanquin  et 


BULBUL  ET  GOUL  GOU  LI.  20o 

leurs  yeux  se  mouiller  de  larmes,  tandis  qu'ils  s'écriaient  tous 
deux  :«  Haï-za  !  Haï-za  !  ->  je  pensai  que  Haï-za  étail  le  nom  de 
leur  mère  ou  d'une  gouvernante  chérie,  et  qu'ils  prenaient 
celle  figure  pour  son  portrait. 

J'écrivis  immédiatement  à  un  savant  de  mes  amis  qui  pro- 
fesse tous  les  idiomes  de  l'Asie,  et  je  l'engageai  à  venir  voir 
mes  deux  petits  protégés,  dont  je  raffolais  déjà  et  à  qui  j'étais 
bien  résolue  à  servir  de  mère. 

Mais,  à  mon  grand  désappointement,  les  enfants  ne  com- 
prirent pas  une  syllabe  de  ce  que  leur  disait  le  professeur. 

Un  jésuite  portugais,  qui  rentrait,  dans  sa  pairie  après  avoir 
passé  vingt  ans  à  Pékin,  venait  de  débarquer  à  Marseille. 

Je  mandais  aussitôt  le  bon  père  qui,  le  surlendemain, 
arriva  au  chàleau. 

Le  digne  missionnaire  ne  se  piquait  pas  d'enseigner  le 
chinois,  mais  en  revanche  il  le  parlait  à  merveille. 

Dès  qu'il  fut  en  présence  des  enfants  et  qu'il  leur  eut  adressé 
quelques  mois,  je  vis  le  petit  garçon  et  la  petite  fille  sauler 
de  joie  en  battant  des  mains,  et  aussitôt  ils  se  mirent  à 
gazouiller  avec  une  volubilité  sans  pareille. 

Ceci  me  confirma  dans  une  idée  qui  m'était  déjà  venue 
plusieurs  fois  :  à  savoir  que  mon  ami  le  savant  n'était 
qu'un  àne. 

Je  jurai  bien,  si  jamais  le  ciel  m'accordait  des  héritiers, 
de  ne  pas  confier  leur  éducation  à  des  académiciens. 

Malgré  le  flux  de  paroles  qui  s'échappaient  des  lèvres  de 
Bulbul  et  de  Goul-gouli,  les  renseignements  que  le  bon  père 


20/i  LES  PAPILLONS. 

put  obtenir  des  deux  pauvres  enfants  ne  furent  pas  très-com- 
plets. Tout  ce  qu'on  put  savoir  d'eux,  c'est  que  leur  père 
se  nommait  Aout-chou  et  leur  mère  Hai-za,  comme  je  l'avais 
supposé  déjà. 

Peu  soucieuse  de  faire  le  voyage  de  Chine  pour  chercher 
Aout-chou  et  Hai-za  parmi  les  innombrables  habitants  du 
Céleste -Empire,  je  me  déterminai  plus  que  jamais  à  garder 
les  deux  petits  Chinois.  Mais  la  Providence  en  avait  décidé 
autrement. 

Ainsi  que  je  vous  l'ai  dit,  Hai-za  était  allée  à  la  pagode  de 
Feu-taa.  Elle  se  prosterna  devant  la  déesse,  se  frappa  la 
poitrine  et  s'écria  : 

—  0  Feu-taa!  les  ailes  sont  poussées,  et  mes  enfants  se 
sont  envolés  !  Fais  que  je  les  retrouve,  que  je  les  presse  encore 
une  fois  sur  mon  cœur,  et  prends  ensuite  ma  vie. 

Après  quelques  moments  de  silence,  la  musique  grave  et 
douce  se  fit  entendre  comme  la  première  fois,  et  la  bouche 
invisible  prononça  ces  paroles  : 

—  Demain  matin,  un  papillon  viendra  mourir  sur  la  fleur 
bleue;  brûle  ses  ailes,  môle  les  cendres  dans  un  verre  d'eau, 
et  quand  le  vent  d'est  soufflera,  va  à  la  place  d'où  tes  enfants 
sont  partis,  et  bois  ce  breuvage,  en  invoquant  trois  fois  Feu-taa; 
bientôt  tes  larmes  seront  séchées. 

Le  lendemain  malin,  un  papillon,  semblable  à  celui  qui 
avait  pondu  les  œufs  auxquels  liulbul  et  Goul-gou-li  devaient 
la  vie,  vint  mourir  sur  une  fleur  de  la  liane  qui  tapissait  la 
fenêtre  de  Hai-za.  La  jeune  mère  brûla  les  ailes  du  papillon, 


BULBUL  ET  GOUL-GOU-LI.  205 

en  mêla  les  cendres  dans  un  verre  d'eau,  et  attendit  que  le 
vent  d'est  soufflât. 

Trois  jours  après ,  le  vent  d'est  soufflait.  Haï-za  alla  vers 
l'escarpolette,  avala  le  breuvage  à  la  mystérieuse  vertu,  en 
invoquant  trois  fois  le  nom  de  la  déesse,  et  quelques  minutes 
après,  transformée  en  papillon  comme  Bulbul  et  Goul-gou-li, 
elle  s'élevait  dans  les  airs  et  disparaissait,  emportée  parle  vent. 

Le  lendemain  de  ce  jour,  tandis  que  les  deux  enfants 
jouaient  sur  la  pelouse,  j'étais  assise  sur  un  banc  de  gazon, 
avec  le  missionnaire,  qui  me  faisait  répéter,  pour  la 
dixième  fois  au  moins,  l'incroyable  histoire  de  ma  rencontre 
avec  mes  petits  protégés. 

Tout  à  coup  je  poussai  un  cri  de  surprise.  Un  papillon, 
exactement  pareil  à  ceux  sous  la  forme  desquels  m'étaient 
apparus  les  deux  enfants,  venait  de  s'abattre  à  mes  pieds. 

Je  me  baissai  promptement  et  le  saisis.  Il  resta  sur  ma  main 
sans  même  essayer  de  s'envoler.  Soupçonnant  un  mystère 
analogue  à  celui  dont  j'avais  déjà  été  témoin ,  d'une  main 
tremblante  d'émotion  j'arrachai  doucement  ses  ailes,  et  j'atten- 
dis avec  angoisse  le  résultat  de  cette  opération. 

Au  bout  de  quelques  secondes,  Haï-za  était  devant  nous. 
Avant  de  pouvoir  parler,  avant  d'être  revenue  de  sa  surprise, 
elle  aperçut  ses  enfants  qui  accouraient,  et  bondit  vers  eux 
comme  une  tigresse. 

Le  reste  se  devine,  ajouta  la  princesse.  Haï-za  nous  raconta 
son  étrange  histoire.  Nous  la  conduisîmes  à  Rotterdam,  d'où 
partent  souvent  des  vaisseaux  hollandais  pour  Canton.  Une 

52 


206  LES  PAPILLONS. 

gabarre  allait  justement  mettre  à  la  voile.  Hai-za  s'y  embarqua, 
avec  Bulbul  et  Goul-gou-li ,  et  arriva  heureusement  en  Chine, 
où  Aout-chou  faillit  mourir  de  joie  en  embrassant  sa  femme 
et  ses  deux  fils,  qu'il  croyait  à  jamais  perdus. 

Tous  les  ans,  Hai-za  m'écrit  par  quelque  navire  de  com- 
merce. 

Bulbul  est  depuis  longtemps  mariée  à  un  jeune  mandarin 
qui  fera,  dit-on,  une  fortune  rapide  à  la  cour  de  l'empereur. 

Enhardie  par  les  conseils  que  je  lui  avais  donnés  pendant 
son  séjour  en  France,  Haï-za  voulut  que  sa  fille  eût  au  moins 
la  faculté  de  voir  à  l'avance  l'époux  qu'on  lui  destinait. 

Aout-chou  y  consentit;  Bulbul  vit  le  jeune  mandarin;  elle 
le  trouva  beau,  doux  et  aimable,  autant  que  peut  l'être  un 
Chinois.  Celui-ci  la  trouva  également  charmante,  après  qu'il 
eût  levé  son  voile  j  et  se  garda  bien  de  la  renvoyer  à  son 
père. 

Bulbul  est  très-heureuse  et  ne  songe  plus  du  tout  à  s'envoler. 

Quant  à  Goul-gou-li,  il  lui  est  arrivé  des  aventures  très- 
merveilleuses  dont  mon  amie  Hai-za  n'a  pas  manqué  de 
m'instruire,  et  que  je  vous  conterai  quelque  jour. 


 ^m^i^m* 


Cette  histoire  chinoise  fit  une  telle  impression  sur  l'esprit 
de  la  marquise  de  La  Croix,  que  la  vieille  dame  eut  son  som- 
meil troublé  par  des  rêves  tout  à  fait  baroques. 

Tantôt  elle  voyait  les  magots  de  porcelaine  et  les  Chinois  de 
paravent  descendre  de  la  cheminée  et  des  étagères,  ou  se 
détacher  du  papier  peint,  pour  danser  des  sarabandes  bizarres 
autour  de  son  lit,  l'index  en  l'air  et  la  tête  branlante,  comme 
les  Chinois  d'opéra  comique. 

Tantôt  il  lui  semblait  qu'un  cordonnier  impitoyable  em- 
ployait, pour  ramener  ses  pieds  à  la  dimension  voulue  par 
la  mode  du  Céleste-Empire,  le  moyen  expéditif  dont  usait 
jadis  Procuste  à  l'égard  des  voyageurs  qui  dépassaient  la  taille 
que  ce  célèbre  égalitaire  avait  adoptée  pour  idéal. 

La  marquise  avait,  le  lendemain  matin,  les  yeux  battus  par 
la  migraine;  mais  elle  n'en  supplia  pas  moins  la  princesse 
Ginebra  de  ne  pas  remettre  à  un  autre  jour  les  curieuses 
aventures  de  Goul-gou-li ,  dont  elle  leur  avait  promis  la 
narration. 

—  Ah!  marquise,  s'écria  Cazotte,  laissez  à  madame  la 
princesse  le  soin  de  distribuer  comme  elle  l'entend  les  plai- 
sirs qu'elle  nous  donne,  et  rappelez-vous  que  l'uniformité  est 
la  mère  légitime  de  l'ennui.  Nous  reviendrons  en  Chine  une 
autre  fois,  lorsqu'il  plaira  à  notre  excellente  amie  de  nous  y 


208  LES  PAPILLONS. 

ramener;  quant  à  moi,  je  ne  serais  pas  fâché,  je  l'avoue,  de 
varier  un  peu  mes  voyages. 

—  Je  puis  vous  satisfaire,  sans  mécontenter  la  marquise, 
dit  en  souriant  Ginebra;  car  les  aventures  de  Goul-gou-li  se 
sont  passées  non  en  Chine,  mais  au  Thibet. 

—  Peste!  au  Thibet,  fit  Cazotte,  c'est  un  pays  intéressant. 

—  Raison  de  plus,  dit  la  marquise,  pour  nous  raconter  cela 
aujourd'hui  même,  avant  que  l'intérêt,  bien  naturel,  que 
nous  éprouvons  pour  votre  papillon  chinois  ne  se  soit  affaibli 
ou  éparpillé  sur  de  nouveaux  personnages. 

—  A  ce  soir  donc!  dit  la  dame  aux  papillons,  qui,  fidèle 
à  sa  promesse,  dès  qu'on  eut  desservi  le  souper,  s'empressa 
de  commencer  son  récit. 


Gloiie  au  Tes3bou-L3mal  —  Bini  soit  le  père  dts  hommes! 
le  MiDa-Gouioti  est  rcveoii. 


LE 


PRINCE,  PRÊTRE  ET  DIEU. 


Depuis  plus  d'un  an,  le  Teschon- Lama  s'était  retiré  de  ce 
monde  périssable. 

Toute  la  partie  du  Thibet  qui  obéit  aux  lois  du  maha-gourou 
de  Teschou-Loumbou, —  maha-gourou  est  un  des  titres  qu'on 
donne  au  Teschou-Lama,  et  signifie  grand-maitre  spirituel,  — 
était  dans  l'attente  de  sa  résurrection. 

Car,  ainsi  que  le  Balai-Lama,  qui  réside  àPou-Ta-La,  et 
règne  sur  l'autre  moitié  du  Thibet,  le  Teschou-Lama  ne  meurt 
jamais.  Après  s'être  reposée  quelques  mois  des  fatigues  de  la 
terre,  son  âme  s'incarne  de  nouveau  dans  le  corps  d'un  enfant, 
et  recommence  une  autre  vie.  Des  signes  particuliers  font 
bientôt  reconnaître  l'enfant  divin,  et,  quand  son  identité  a  été 
constatée  par  les  hou-touk-tous,  —  principaux  prêtres  du  pays, 
—  à  quelque  famille  qu'il  appartienne,  dans  quelque  rang 
infime  qu'il  soit  né,  il  est  aussitôt  conduit  en  grande  pompe 

53 


210  LES  PAPILLONS. 

au  monastère  deTeschou-Loumbou  et  proclamé  Teschou-Lama, 
sous  le  même  nom  et  avec  le  même  titre  que  son  prédécesseur. 

Donc  le  Thibet  attendait  avec  impatience  l'heure  de  la 
résurrection  de  son  prince-Dieu,  et  tous  les  souverains  voisins, 
sectateurs  de  la  religion  de  Fo,  le  Deb-Raja  du  Boutan,  les 
Khans  des  Kalmouks,  et  le  Khaickhan  ou  empereur  de  la  Chine 
lui-même,  entretenaient  à  grands  frais  des  ambassadeurs  à 
Teschou-Lounibou ,  pour  les  représenter  dans  l'importante 
cérémonie  de  l'installation  du  petit  pontife,  et  lui  offrir  les 
hommages  et  les  présents  de  leurs  maîtres. 

Mais,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  depuis  un  an  et  plus 
que  le  Teschou-Lama  s'était  retiré,  aucun  enfant  n'avait 
apporté  encore  les  signes  sacrés  à  sa  naissance.  , 

En  vain  les  Gylongs,  prêtres-moines,  en  vain  les  Annies, 
religieuses  cloîtrées ,  faisaient  retentir  les  monastères  de  leurs 
chants  sacrés,  de  leurs  prières,  de  leurs  supplications,  avec 
accompagnement  de  cymbales,  de  haut-bois,  de  trompettes,  de 
gongs  et  de  tambours;  le  maha- gourou  s'obstinait  à  ne  pas 
renaître,  et  les  populations  consternées  commençaient  à  se 
livrer  au  désespoir,  se  disant  que  la  fin  du  monde  était 
prochaine,  puisque,  pour  la  première  fois  depuis  six  mille 
ans,  le  pontifie  éternel  jugeait  inutile  de  revenir  sur  la  terre. 

Cependant  bien  des  cœurs  palpitaient  encore  d'une  sainte 
et.  orgueilleuse  espérance;  bien  des  jeunes  femmes  étudiaient 
avec  anxiété  les  mystérieuses  agitations  de  l'enfant  qui  remuait 
dans  leur  sein,  se  disant  tout  bas  : 

—  Peut-être  est-ce  lui  que  mes  flancs  recèlent. 


LE  TESCIIOU-LAM  A.  211 

Le  matin  du  premier  jour  de  la  lune  de  mai,  les  Gylongs 
de  Teschou-Loumbou  sortirent  de  leurs  cellules,  et,  suivant 
l'antique  usage,  descendirent  sur  les  bords  du  Vcùnomtchieu, 
belle  rivière  qui  baigne  de  ses  eaux  limpides  le  pied  du  roc 
sur  lequel  est  bâtie  la  ville  sacrée. 

Le  soleil  se  levant  dans  toute  sa  pompe,  redoublait  l'éclat 
des  dômes  dorés  et  des  nombreuses  tours  peintes  de  couleurs 
éclatantes  qui  ornent  la  capitale  du  Maha-Gourou. 

Rangés  sur  deux  files,  les  Gylongs  suivaient  lentement  un 
petit  sentier  garni  de  broussailles  qui  conduit  au  bas  de  la 
montagne.  Ils  étaient-  au  moins  cinq  cents,  tous  unifor- 
mément, vêtus  d'une  robe  de  drap  jaune  et  d'un  grand 
manteau  de  couleur  cramoisie. 

Ces  religieux  tenaient  leur  bras  gauche  appuyé  sur  leur 
poitrine,  et  portaient  dans  la  main  droite  un  rosaire,  dont 
ils  faisaient  passer  les  grains  entre  leurs  doigts. 

Ils  étaient  conduits  par  leur  supérieur,  vieillard  octogé- 
naire qui  avait  le  titre  de  hma. 

Ce  moine  portail  un  vase  de  fer,  suspendu  par  une  chaîne 
à  un  long  bâton,  et  dans  lequel  brûlaient  diverses  sortes  de 
bois  aromatiques,  qui  produisaient  beaucoup  de  fumée. 

A  la  suite  des  piètres  marchaient  deux  hommes,  dont  l'un 
semblait  évidemment  le  subalterne  de  l'autre,  à  en  juger 
par  son  attitude  humble  et  par  la  manière  empressée  dont 
il  suivait  les  pas  de  son  compagnon,  tout  en  ayant  soin  de 
se  tenir  constamment  à  portée  d'entendre  ses  communications 
ou  de  recevoir  ses  ordres. 


212  LES  PAPILLONS. 

Le  premier  avait  une  robe  de  salin  jaune,  doublée  d'une 
fourrure  noire  et  attachée  autour  du  corps  par  une  ceinture. 
Un  manteau  brun  était  jeté  sur  son  corps  et  laissait  son 
bras  droit  libre.  Il  portait  un  chapeau  rond,  couvert  d'un 
vernis  jaune  qui  brillait  beaucoup  au  soleil.  Ses  bottes 
étaient  de  maroquin  grenat  teint  en  rouge.  A  sa  ceinture 
pendait  un  couteau  à  gaîne,  avec  une  grande  bourse,  dans 
laquelle  étaient  sa  tasse  à  thé  et  divers  petits  meubles  qui 
font  toujours  partie  de  l'équipement  d'un  Tartare.  Indé- 
pendamment de  cette  grande  bourse,  il  en  avait  une  plus 
petite,  où  était  contenu  de  l'argent,  et  une  troisième,  qui 
renfermait  son  tabac  et  sa  pipe,  ainsi  qu'un  sachet  où  il  y 
avait  une  pierre  à  feu ,  avec  de  l'amadou ,  et  qui  était 
garni  au-dessous  d'une  lame  d'acier  servant  de  briquet. 

Cet  homme  était  Couschou-Erteni,  régent  de  Teschou- 
Loumbou  et  frère  du  lama  défunt. 

L'homme  qui  l'accompagnait  était  le  sadik,  ou  premier 
ministre  de  l'ancien  maha-gourou.  Couschou-Erteni,  en 
prenant  la  régence,  avait  maintenu  Soupouîi-Choumbou  dans 
cette  importante  fonction. 

Le  régent  marchait  à  pas  lents  ;  sa  démarche  et  ses  regards 
portaient  l'empreinte  d'un  profond  découragement.  Le  sadik, 
non  moins  attristé  que  son  maitre,  répondait  avec  déférence 
aux  rares  paroles  que  lui  adressait  celui-ci. 

Les  Gylongs  commençaient  à  se  ranger  en  ligne  sur  le 
bord  du  fleuve,  et  déjà  les  instruments  sacrés,  dont  les 
accords  préludent  à  toutes  les  cérémonies  religieuses,  frap- 


LE  TESCUOU-LAMA.  213 

paient  les  échos  de  la  montagne.  Couschou-Erteni  s'arrêta 
et  se  tourna  vers  le  sadik. 

—  Soupoun-Choumbou,  lui  dit-il,  cette  cérémonie  est  mon 
dernier  espoir.  Lorsque  les  Gylongs  auront  fait  l'ablution 
sacrée,  en  invoquant  le  Père  du  monde  et  invitant  par  trois  fois 
le  Teschou-Lama  à  revenir  parmi  nous,  si  le  Teschou-Lama 
n'exauce  point  nos  vœux,  j'attends  six  lunes  encore;  après 
quoi,  je  me  démets  de  la  régence,  et  je  m'enferme  pour  le 
reste  de  mes  jours  dans  ce  monastère;  car  mon  àme  est  triste 
comme  la  mort. 

—  Prince,  dit  le  sadik,  mon  àme  est  triste  comme  la 
vôtre,  et  je  suivrai  votre  exemple,  si  mon  doux  maître  ne 
renait*  pas  ;  mais  espérons  encore. 

Cependant  le  mystère  était  commencé.  Les  Gylongs  se 
baignèrent  dans  le  fleuve;  ensuite  de  quoi  ils  se  proster- 
nèrent trois  fois  sur  la  rive,  en  criant  de  toute  la  force  de 
leurs  poumons  : 

—  Teschou-Lama,  père  spirituel,  reviens  parmi  nous! 
Maha-Gourou,  lumière  de  la  vie,  n'abandonne  pas  tes 
enfants  ! 

Et  les  trompettes,  les  gongs  et  les  cimballes  accompagnaient 
ces  cris. 

Couschou-Erteni  et  Soupoun-Choumbou,  appuyés  sur  une 
roche,  assistaient  de  loin  à  cette  pieuse  cérémonie. 

Tout  à  coup  ils  virent  apparaître ,  sur  le  versant  de  la 
montagne  qui  s'élève  de  l'autre  côté  du  fleuve,  un  homme  à 
cheval  qui  descendait  le  sentier,  avec  une  femme  en  croupe. 

54 


214  LES  PAPILLONS. 

A.  la  vue  des  religieux,  le  cavalier  arrêta  sa  monture,  mit 
pied  à  terre,  enleva  la  femme  dans  ses  bras  et  la  fit  asseoir 
à  l'ombre  d'un  rocher,  après  avoir  rabattu  son  voile,  afin  de 
ménager  la  susceptibilité  des  Gylongs,  à  qui  la  vue  des 
femmes  est  interdite. 

Puis  il  s'avança  à  pied  vers  un  pont  de  bois  jeté  non  loin  de 
là  sur  le  Painomtchieu,  afin  de  traverser  la  rivière  et  d'aborder 
les  religieux. 

—  Voyons  quel  est  cet  homme,  dit  le  régent  au  ministre. 
Son  costume  indique  un  étranger;  à  sa  robe  flottante,  je 
crois  reconnaître  un  Chinois. 

Tous  deux  s'avancèrent  vers  le  pont  et  y  arrivèrent  au 
moment  où  l'inconnu  venait  de  Je  franchir.  Sur  un  signe 
du  régent,  les  religieux  avaient  repris  la  route  du  monastère. 

—  Qui  es-tu?  demanda  Couschou-Erteni  à  l'étranger. 

—  Je  suis  Chinois,  répondit  celui-ci.  Goul-gou-li  est  mon 
nom.  Banni  du  Céleste-Empire,  pour  avoir  attaché  par  inadver- 
tance un  liseré  jaune  à  la  veste  rouge  que  mon  rang  me 
donnait  droit  de  porter,  je  me  suis  réfugié  à  Lassa,  où  la 
colère  du  khawkhan  m'a  poursuivi  encore.  Forcé  de  quitter 
les  Etats  de  Dalai-Lama,  je  viens  demander,  avec  ma  jeune 
épouse,  un  refuge  au  régent  de  Teschou-Loumbou.  . 

—  Le  régent  de  Teschou-Loumbou  est  devant  toi,  dit  le 
prince,  et  il  vous  dit  à  tous  deux  :  «  Soyez  les  bienvenus!  » 
Va  chercher  ta  jeune  épouse  et  amène-la. 

Goul-gou-li  alla  chercher  sa  jeune  épouse,  qui  se  nommait 
Ti-pa-la.  Il  rendit  la  liberté  au  cheval  sauvage  qui  lui  avait 


LE  TESCHOU-LAMA.  215 

servi  de  monture,  et  il  amena  Ti-pa-la  devant  le  régent  de 
Teschou-Loumbou. 

Ti-pa-la  avait  vingt  ans  environ;  elle  était  remarquable 
par  sa  beauté.  Son  air  modeste  plut  tout  de  suite  à  Couschou- 
Erteni,  qui  fit  remarquer  au  sadik  que  cette  jeune  femme 
était  assez  convenable  pour  une  Chinoise.  Bien  que  le  Thibet 
soit  tributaire  de  la  Chine,  les  habitants  du  Céleste-Empire 
n'y  jouissent  pas  d'une  grande  considération. 

—  Jeune  femme,  dit  le  régent  à  Ti-pa-la,  remercie  le  père 
des  hommes;  tes  fatigues  et  tes  malheurs  sont  finis. 

—  Que  le  ciel  récompense  votre  générosité,  noble  prince, 
répondit  Ti-pa-la.  Votre  souvenir  sera  béni  par  moi  et  par 
l'enfant  que  je  porte  dans  mon  sein,  aussitôt  que  ses  petites 
lèvres  pourront  bégayer  le  nom  de  Couschou-Erteni. 

—  Elle  s'exprime  vraiment  fort  bien,  pour  une  Chinoise, 
fit  encore  observer  le  régent  à  son  premier  ministre. 

Aux  paroles  de  Ti-pa-la,  Goul-gou-li  avait  fait  un  mou- 
vement de  surprise. 

—  Que  viens-tu  de  dire,  Ti-pa-la?  s'écria-t-il.  Quoi!  tu 
es  mère,  et  tu  me  l'avais  caché! 

—  N'accuse  pas  ta  servante,  ô  Goul-gou-li!  dit  Ti-pa-la; 
ce  doux  secret  vient  de  se  révéler  à  moi.  N'as-tu  pas  entendu 
un  cri  que  j'ai  poussé  au  moment  où  nous  arrivions  au 
sommet  de  la  montagne? 

—  Oui,  répondit  Goul-gou-li;  j'ai  cru  que  ce  cri  t'était 
arraché  par  les  fatigues  de  notre  fuite. 

—  Ce  cri,  dit  la  jeune  femme,  était  à  la  fois  de  surprise 


216  LES  PAPILLONS. 

et  de  joie.  A  l'instant  où.  les  dômes  dorés  de  Teschou-Loum- 
bou  avaient  frappés  mes  regards,  où  les  cris  des  religieux  et 
le  son  des  instruments  sacrés  avaient  éclatés  à  mon  oreille, 
mon  enfant  venait  tout-à-coup  de  tressaillir  en  moi,  et  de 
me  révéler  ainsi  son  existence. 

—  Dieu  protège  l'enfant  de  l'exil  et  de  la  proscription  ! 
dit  gravement  Goul-gou-li  en  levant  les  yeux  au  ciel. 

A  cette  révélation  de  la  jeune  femme,  le  régent  et  le  sadik 
échangèrent  un  rapide  regard. 

Au  même  moment,  un  beau  papillon  aux  ailes  bigarrées, 
après  avoir  longtemps  voltigé  au-dessus  de  la  tête  de  Ti-pa-la, 
vint  se  poser  sur  ses  cheveux  noirs. 

—  Goul-gou-li!  s'écria  la  jeune  mère  en  portant  ses  deux 
mains  tremblantes  sur  ses  flancs,  voilà  qu'il  tressaille  encore. 

Le  papillon  prit  son  vol,  tournoya  dans  les  airs  et  disparut, 
et  l'enfant  cessa  de  remuer.  Couschou-Erteni  et  Soupoun- 
Choumbou  échangèrent  encore  un  regard;  puis  le  régent 
prit  la  parole,  avec  un  air  de  déférence  et  de  respect  qui 
étonna  le  jeune  couple. 

—  Ti-pa-la,  dit-il,  et  vous  Goul-gou-li,  veuillez  me  suivre. 

Tous  quatre  s'acheminèrent  vers  Teschou-Loumbou,  Goul- 
gou-li  et  Ti-pa-la  bénissant  le  père  des  hommes  de  ce  qu'il 
leur  avait  fait  rencontrer  un  prince  si  généreux,  Couschou- 
Erteni  et  Soupoun-Choumbou  échangeant  à  voix  basse  de 
mystérieuses  confidences. 

Quand  ils  eurent  atteint  les  premières  maisons  de  la  capi- 
tale, Couschou-Erteni  et  Soupoun-Choumbou  se  séparèrent, 


LE  TESCHOU-L AM A.  217 

et,  sur  l'ordre  du  régent,  Goul-gou-li  et  Ti-pa-la  suivirent 
le  sadik. 

Ils  arrivèrent  bientôt  devant  une  maison  de  belle  appa- 
rence; le  ministre  y  entra,  suivi  des  deux  Chinois.  Une 
jeune  femme  vint  les  recevoir  dans  la  première  chambre. 

—  Gyappa,  lui  dit  le  sadik,  les  maris  sont-ils  à  la  maison? 

—  Je  n'en  ai  que  deux  ici  pour  le  moment,  répondit  la 
jeune  femme;  deux  sont  occupés  à  couper  le  froment,  le 
cinquième  est  allé  à  Lassa  échanger  de  la  poudre  d'or  contre 
des  marchandises  chinoises. 

—  C'est  bien,  fit  le  premier  ministre;  le  travail  est  le  père 
de  l'abondance.  Voici  deux  étrangers  que  Couschou-Erteni 
vous  envoie;  qu'ils  soient  reçus  par  vous  comme  des  amis 

—  La  maison  où  s'arrête  l'étranger  est  une  maison  bénie, 
dit  Gyappa.  Que  nos  hôtes  soient  les  bien-venus  sous  notre 
toit;  ils  seront  traités  en  frères. 

Soupoun-Choumbou,  après  avoir  encore  recommandé  les 
proscrits  aux  deux  maris  de  Gyappa  qui  étaient  accourus  à 
la  voix  de  leur  épouse,  alla  rejoindre  Couschou-Erteni. 

Gyappa  servit  des  rafraîchissements  aux  deux  étrangers; 
après  quoi,  Ti-pa-la  ayant  témoigné  le  désir  de  prendre  un 
peu  de  repos,  la  jeune  thibétaine  la  conduisit  dans  la  chambre 
d'honneur,  qui,  suivant  l'usage  du  Thibet,  était  située  au 
dernier  étage  de  la  maison.  On  y  arrivait  par  une  échelle. 

—  Ce  jeune  homme  qui  vous  accompagne  est-il  votre  frère 
ou  votre  mari?  demanda  Gyappa,  qui  brûlait  de  questionner 
la  Chinoise. 

55 


218  LES  PAPILLONS. 

Au  Thibet,  le  beau  sexe  est  assez  enclin  à  la  curiosité. 

—  C'est  mon  mari,  répondit  Ti-pa-la. 

—  Et  les  autres,  qu'en  avez-vous  fait? 

—  Quels  autres?  fit  la  jeune  étrangère. 

—  Vos  autres  maris. 

—  Mais  je  n'en  ai  pas  d'autres  que  Goul-gou-li. 

— -  Pauvre  petite  femme  !  s'écria  la  Thibétaine  au  comble 
de  l'étonnement,  vous  n'avez  qu'un  seul  mari  !  Comme  vous 
devez  vous  ennuyer  ! 

—  Mais  non,  pas  trop,  dit  Ti-pa-la.  D'ailleurs,  en  Chine, 
toutes  les  dames  n'en  ont  pas  davantage. 

—  Fi  !  le  vilain  pays  !  exclama  Gyappa.  Je  comprends 
que  ces  messieurs  vous  abîment  les  pieds  pour  vous 
empêcher  de  courir.  Chez  nous,  c'est  bien  différent;  nous 
avons  des  maris  presque  autant  que  nous  en  voulons.  Pour 
ma  part,  j'en  possède  cinq,  et  encore  ne  suis-je  pas  la  mieux 
partagée. 

—  Comment  vous  y  prenez-vous  pour  épouser  tant  d'hom- 
mes à  la  fois?  demanda  Ti-pa-la? 

—  D'abord,  répondit  Gyappa,  on  commence  par  épouser 
l'ainé  de  la  famille.  C'est  lui  qui  a  le  droit  de  prendre  la 
femme  qui  lui  convient;  après  quoi  tous  ses  frères  sont  tenus 
d'accepter  celle  qu'il  a  choisie. 

• —  Quoi  !  tous  ! 

—  Tous,  sans  exception. 

—  Quel  que  soit  leur  nombre? 

—  Quel  que  soit  leur  nombre.  S'il  y  en  a  une  douzaine, 


LE  TESCHOU-LAMA.  219 

eh  bien,  ma  foi,  tant  mieux!  Comme  chacun  travaille  pour 
la  famille  commune,  la  maison  n'en  est  que  plus  riche. 

—  En  effet,  dit  Ti-pa-la,  c'est  fort  économique. 

—  Dam,  fit  observer  la  Thibétaine,  le  sol  de  ce  pays  est 
si  pauvre,  que  si  chaque  homme  était  obligé  d'avoir  une 
famille  pour  lui  tout  seul,  il  mourrait  bientôt  à  la  peine. 

L'observation  de  Gyappa  était  parfaitement  juste.  Cette 
étrange  coutume  de  la  polyandrie ,  pratiquée  dans  tout  le 
Thibet,  n'a  pu  être  instituée  que  parce  qu'on  craignait  qu'une 
trop  nombreuse  population  ne  surchargeât  un  sol  infertile; 
car  les  Thibétains  ne  connaissent  pas  la  ressource  d'aller 
chercher  fortune  loin  de  chez  eux. 

Mais,  quoique  cette  sorte  de  lien  conjugal  soit  ordinai- 
rement le  partage  du  peuple,  on  le  trouve  aussi  dans  les 
familles  les  plus  opulentes. 

Du  reste,  les  Thibétains  ont  les  plus  grands  égards  pour 
les  femmes,  qui  jouissent  d'une  entière  liberté,  et  sont  aussi 
jalouses  de  leurs  droits  d'épouse  qu'un  despote  turc  ou 
indien  peut  l'être  des  belles  esclaves  qui  peuplent  son  harem. 

Goul-gou-li  et  Ti-pa-la  furent  donc  installés  dans  la  de- 
meure de  Gyappa  et  de  ses  cinq  maris. 

Goul-gou-li  aidait  les  cinq  frères  dans  leurs  divers  tra- 
vaux, et  Ti-pa-la  assistait  Gyappa  dans  les  soins  du  ménage. 
Mais  le  premier  ministre,  qui  venait  souvent  visiter  les 
proscrits  de  la  part  du  régent,  recommandait,  chaque  fois, 
à  la  jeune  femme  d'éviter  soigneusement  toute  fatigue  et 
tout  exercice  incompatible  avec  son  état  de  grossesse. 


220  LES  PAPILLONS. 

Outre  ces  délicates  prévenances,  Couschuu-Erteni  ne  man- 
quait pas  d'envoyer,  chaque  semaine,  à  ses  protégés,  des 
provisions,  du  linge  et  des  présents  de  toutes  sortes,  qu'ils 
partageaient  avec  Gyappa  et  ses  cinq  maris,  pour  recon- 
naître leur  cordiale  hospitalité. 

Se  voyant  l'objet  de  tant  d'attentions  et  d'une  si  tou- 
chante sollicitude,  Goul-gou-li  et  Ti-pa-la  bénissaient  chaque 
jour  la  Providence  de  ce  qu'elle  avait  guidé  leurs  pas  errants 
chez  un  peuple  si  généreux. 

Cependant,  les  jours  succédaient  aux  jours,  les  semaines 
suivaient  les  semaines,  et  la  consternation  croissait  dans  le 
pays,  car  le  Teschou-Lama  ne  renaissait  point. 

On  redoublait  de  prières  et  de  cris,  de  chants  et  de 
musique  dans  les  monastères  de  Gylongs  et  dans  les  couvents 
d'Annies. 

Les  processions  sillonnaient  les  routes;  les  ablutions  sacrées 
agitaient  l'eau  bleue  des  fleuves.  On  accourait  de  toutes  les 
parties  du  Thibet  au  tombeau  du  dernier  lama,  afin  de 
l'engager,  par  toutes  les  supplications  imaginables,  à  revêtir 
enfin  une  nouvelle  enveloppe  mortelle. 

Rien  de  tout  cela  ne  décidait  le  Maha-Gourou  à  renaître. 

Au  milieu  de  la  désolation  universelle,  Couschou-Erteni 
conservait  seul  son  inaltérable  sérénité,  et  continuait  d'en- 
voyer son  premier  ministre  s'informer  de  la  santé  de  la 
chinoise. 

Ce  que  voyant,  les  Gylongs  et  les  Hou-touk-tous  mur- 
muraient tout  bas  que  le  régent  était  un  ambitieux  qui 


LE  TESCHOU-LAMA.  221 

ne  demandait  pas  mieux  que  de  voir  le  Teschou-Lama 
ajourner  indéfiniment  sa  résurrection,  afin  de  conserver  le 
pouvoir. 

D'aucuns,  même,  se  hasardaient  à  insinuer  que  Couschou- 
Erteni  était  grandement  capable  d'avoir  fait  disparaître  l'en- 
fant sacré  s'il  avait  eu,  avant  tous,  la  révélation  de  sa 
naissance. 

Le  régent  méprisait  ces  outrageantes  rumeurs,  et,  renfermé 
dans  le  palais  de  Teschou-Loumbou  il  envoyait  plus  fréquem- 
ment que  jamais  le  sadick  s'informer  minutieusement  de  la 
santé  de  Ti-pa-la. 

La  grossesse  de  la  jeune  femme  approchait  de  son  terme. 
Depuis  quelques  jours,  Goul-gou-li  remarquait  avec  étonne- 
ment  qu'un  papillon  aux  ailes  bigarrées,  semblable  à  celui 
qui  s'était  abattu  sur  la  tête  de  Ti-pa-la,  le  jour  de  leur 
première  entrevue  avec  Couschou-Erleni,  s'obstinait  à  ne  pas 
quitter  sa  compagne,  voltigeant  autour  d'elle  quand  elle  se 
promenait  dans  les  champs,  et,  le  soir,  se  posant  sur  les  fleurs 
grimpantes  qui  tapissaient  la  fenêtre  de  la  chambre  où  elle 
dormait. 

L'étonnante  affection  de  ce  papillon  pour  Ti-pa-la  émer- 
veillait beaucoup  Gyappa  et  ses  cinq  maris. 

On  parla  de  celte  particularité  à  Soupoun-Choumbou,  qui 
commençait  à  venir  tous  les  jours,  et  quelquefois  même 
deux  fois  dans  une  journée,  visiter  les  réfugiés  chinois. 
Soupoun-Choumbou  ne  répondit  rien;  mais  on  remarqua 
qu'un  éclair  de  joie  avait  subitement  illuminé  son  visage. 

56 


222  LES  PAPILLONS. 

La  satisfaction  brillait  encore  dans  ses  regards,  quand  il 
partit  pour  rejoindre  le  régent. 

Goul-gou-li  qui  le  reconduisait  par  déférence  jusqu'aux 
portes  du  palais,  s'entretint  avec  lui  de  l'obstination  de  ce 
papillon  à  ne  pas  quitter  Ti-pa-la. 

—  Je  devrais  être  moins  étonné  qu'un  autre  de  cette  mer- 
veille, dit-il  au  ministre,  car  les  papillons  ont  joué  un  grand 
rôle  dans  ma  vie;  et,  moi-même,  j'ai  été  papillon  pendant 
quelques  jours. 

—  Vous?  s'écria  le  ministre. 

Goul-gou-li  lui  raconta  l'histoire  de  son  voyage  en  France 
avec  sa  sœur  Bulbul,  et  la  manière  dont  leur  mère,  Haï-za 
avait  fini  par  retrouver  ses  deux  enfants. 

—  Peut-être,  dit- il,  la  déesse  Feu-taa,  à  qui  nous  devons 
d'être  venus  au  monde,  étend-elle  une  protection  particulière 
sur  toute  notre  race,  et  envoie-t-elle  quelqu'un  de  ses  mer- 
veilleux papillons  présider  à  la  naissance  de  mon  enfant. 

—  Goul-gou-li,  dit  Soupoun-Choumbou,  je  pense  absolu- 
ment comme  vous.  11  pourrait  bien  y  avoir  dans  cette  affaire 
quelque  intervention  miraculeuse  de  votre  déesse  Feu-taa, 
que,  du  reste,  je  n'ai  pas  l'honneur  de  connaître;  car  vos 
divinités  chinoises  ne  m'inspirent  que  peu  d'intérêt.  Mais, 
n'importe!  il  ne  faut  rien  négliger  sur  un  pareil  sujet,  et,  si 
vous  voulez  m'en  croire,  vous  allez  venir  conter  tout  cela  à 
monseigneur  Couschou-Erleni,  qui,  en  sa  qualité  de  première 
autorité  du  pays,  ne  peut  manquer  de  donner  un  excellent 
avis  sur  cette  matière,  comme  sur  toute  autre. 


LE  TESCHOU-LAM A.  223 

—  J'y  consens,  bien  volontiers,  répondit  Goul-gou-li. 
Soupoun-Choumbou  introduisit  le  Chinois  près  du  régent, 

auquel  Goul-gou-li  répéta  son  histoire. 

Après  ce  récit  du  proscrit,  Couschou-Erteni  secoua  long- 
temps la  tête. 

—  Cette  déesse  Feu-taa,  dit-il  enfin,  me  [tarait  vous 
avoir  protégé,  vous  et  votre  famille  d'une  façon  toute  pro- 
digieuse. J'avoue  que  je  ne  crois  pas  à  la  vertu  des  déesses; 
je  ne  crois  qu'au  dieu  Fo  et  à  l'immortalité  des  Lamas,  qui 
sont  ses  représentants  sur  la  terre.  Cependant,  dans  la  crainte 
de  me  tromper,  je  ferai  élever  un  autel  à  cette  Feu-taa, 
et  je  fonderai  une  maison  de  Gylongs  pour  l'adorer  conve- 
nablement. Il  est  possible  que  cela  ne  serve  à  rien;  mais 
du  moins  cela  ne  fera  de  tort. à  personne.  Quant  à  vous, 
Goul-gou-li,  veillez  plus  que  jamais  sur  votre  épouse;  ayez 
soin  qu'on  se  conduise  avec  déférence  à  l'égard  du  papillon 
qui  s'obstine  à  rester  près  d'elle,  et,  dès  que  votre  enfant  aura 
vu  le  jour,  ne  manquez  pas  de  venir  m'en  informer. 

Goul-gou-li  s'inclina  et  quitta  le  régent,  après  lui  avoir 
promis  de  suivre  ses  instructions. 

Après  le  départ  de  Goul-gou-li,  Couschou-Erteni  et  Soupoun- 
Choumbou  restèrent  plongés  dans  une  assez  grande  perplexité. 

—  Que  deviendrions-nous,  s'écria  le  sadik,  si  les  espérances 
que  ce  papillon  nous  a  fait  concevoir  allaient  être  fausses.  Si 
cet  insecte  est  réellement  envoyé  par  cette  déesse  Feu-taa, 
que  le  ciel  confonde,  et  non  par  notre  excellent  dieu  Fo,  ainsi 
que  vous  vous  plaisez  à  le  croire,  ce  petit  Chinois  qui  va  naître 


22ft  LES  PAPILLONS. 

ne  sera  qu'un  petit  Chinois  comme  tant  d'autres,  et  tout 
espoir  de  voir  revenir  enfin  le  Teschou-Lama,  sera  perdu  pour 
nous. 

—  Soupoun-Choumbou,  répondit  le  prince,  ne  parlons  pas 
en  mal  de  cette  déesse  Feu-taa,  sans  la  connaître.  Il  est 
possible  qu'elle  s'associe  aux  intentions  du  dieu  Fo,  car  les 
choses  du  ciel  sont  fermées  à  l'entendement  des  hommes. 
Quant  à  ce  papillon,  il  est  bien  semblable  à  celui  qui  apportait 
au  Teschou-Lama,  mon  auguste  frère,  les  ordres  de  la  divinité 
supérieure,  et  je  ne  puis  croire  qu'il  s'installe  ainsi  sans 
dessein  aux  côtés  de  cette  jeune  femme.  Rappelle-toi  en 
outre  le  moment  où  Ti-pa-la  a  senti  pour-  la  première  fois 
son  enfant  tressaillir  dans  son  sein.  Ce  fut  à  la  vue  de  ces 
murailles  sacrées,  et  lorsque  les  cris  des  prêtres  qui  appe- 
laient par  trois  fois  le  Teschou-Lama,  vinrent  frapper  son 
oreille.  J'ai  réfléchi  nuit  et  jour  sur  toutes  ces  choses.  Dans 
ma  conviction,  le  tressaillement  de  l'enfant  était  une  réponse 
à  la  voix  des  prêtres  qui  l'appelaient,  et  un  mouvement  de 
joie  en  reconnaissant  ces  murailles  sacrées  qu'il  avait  habitées 
de  temps  immémorial  dans  ses  existences  antérieures. 

—  Comment  aurait-il  pu  les  reconnaître,  objecta  le  premier 
ministre,  puisqu'il  ne  les  voyait  pas? 

-—Homme  de  peu  de  foi,  s'écria  le  régent,  ne  les  voyait-il 
pas  par  les  yeux  de  sa  mère? 

—  C'est  juste,  dit  le  sadik;  je  n'avais  pas  songé  à  cette 
circonstance. 

En  ce  moment,  un  beau  papillon  aux  ailes  diaprées  entra 


LE  TESCHOU-LAMA.  225 

dans  la  chambre  où  le  régent  de  Teschou-Loumbou  conversait 
avec  son  premier  ministre.  Il  voltigea  pendant  quelque  temps 
autour  de  la  tête  de  Couschou-Erteni;  puis  il  franchit  la 
fenêtre  et  disparut. 

—  C'est  étrange,  dit  Soupoun-Choumbou.  Ce  papillon 
ressemble  extraordinairemeut  à  celui  qui  s'est  fait  le  com- 
pagnon inséparable  de  Ti-pa-la. 

—  Fort  bien,  dit  le  régent,  attendons!  Mais  retiens  ceci, 
Soupoun-Choumbou;  je  veux  être  un  àne,  dans  cette  vie 
comme  dans  l'autre,  si  ce  papillon  n'est  pas  venu  nous 
annoncer  l'heureux  accouchement  de  la  jeune  chinoise. 

Le  sadik  ne  répondit  rien  et  ils  demeurèrent  quelque  temps 
silencieux. 

Tout-à-coup  Goul-gou-li  franchit  la  porte,  en  culbutant 
quelques  domestiques  qui  voulaient  s'opposer  à  son  pas- 
sage. 

—  Prince,  prince,  s'écria-t-il,  Ti-pa-la  vient  de  mettre  au 
monde  un  fils. 

Couschou-Erteni  jeta  un  regard  de  triomphe  sur  son  pre- 
mier ministre. 

—  Ce  n'est  pas  tout,  continua  Goul-gou-li;  aussitôt  que 
l'enfant  fut  né,  le  papillon  vint  se  poser  sur  sa  tête,  puis 
il  agita  les  ailes  pendant  quelques  secondes,  après  quoi,  il 
prit  son  essor  et  disparut. 

Couschou-Erteni  jeta  un  second  regard  sur  son  ministre. 

—  Ce  n'est  pas  tout  encore,  ajouta  Goul-gou-li;  si  ce  papil- 
lon s'est  envolé,  c'est  que  l'enfant  lui  en  avait  donné  l'ordre. 

57 


226  LES  PAPILLONS. 

—  L'enfant!  s'écria  Soupoun-Choumbou. 

—  Silence!  dit  le  régent. 

—  De  sa  petite  main,  poursuivit  Goul-gou-li,  il  lui  a  montré 
la  fenêtre,  et  ses  lèvres,  grand  prince,  ont  bégayé  votre  nom. 
Ce  que  voyant  et  entendant,  Gyappa  et  quatre  de  ses  maris  qui 
étaient  présents  sont  tombés  à  la  renverse. 

—  Du  reste,  ajouta  Goul-gou-li,  la  mère  et  l'enfant  se  por- 
tent bien. 

—  Partons!  s'écria  le  régent;  allons  visiter  ce  jeune  homme. 
Il  se  leva  de  son  siège  et,  se  dirigea  vers  la  demeure  de. 

l'accouchée,  suivi  de  Soupoun-Choumbou  et  de  Goul-gou-li. 

Quand  ils  entrèrent  dans  la  chambre  de  Ti-pa-la,  ils  trou- 
vèrent le  merveilleux  enfant  occupé  à  boire  à  la  coupe  que  la 
nature  indique  à  tous  les  nouveau-nés  des  hommes. 

A  la  vue  des  trois  personnages,  l'enfant,  sans  quitter  le  sein 
de  sa  mère,  fit,  de  sa  petite  main,  un  signe  qui  les  invitait 
évidemment  à  ne  pas  le  déranger  dans  celte  importante  occu- 
pation. 

Le  papillon  sacré  avait  repris  sa  place  au  chevet  du  lit; 
mais  quand  Couschou-Erteni  parut,  il  se  hâta  de  se  poser  sur 
la  tète  du  petit  bonhomme. 

Lorsque  le  fils  de  Ti-pa-la  fut  suffisamment  désaltéré,  il  se 
tourna  vers  le  régent,  et  lui  sourit  d'une  façon  toute  parti- 
culière, puis  il  leva  en  l'air  trois  des  petits  doigts  de  sa  main 
droite. 

Voyant  cela,  Couschou-Erteni  se  prosterna,  en  s' écriant  : 

—  Vos  ordres  seront  fidèlement  exécutés,  ô  pontife  éternel  ! 


LE  T  ESC  H  OU-LA.  M  A.  227 

Puis  il  se  leva,  et  dit  à  Goul-gou-li  et  à  Ti-pa-la,  qui  con- 
templaient cette  scène  avec  la  plus  profonde  stupéfaction  : 

—  Jeunes  Chinois,  prosternez  -  vous  devant  le  père  des 
hommes,  qui  vous  a  choisis  pour  donner  le  jour  au  Teschou- 
Lama.  Béni  soit  le  père  qui  l'a  engendré!  bénis  soient  les 
flancs  qui  l'ont  porté! 

Goul-gou-li,  émerveillé,  se  prosterna,  d'après  les  conseils 
du  régent;  mais  Ti-pa-la  s'excusa  sur  son  extrême  faiblesse, 
promettant,  du  reste,  de  ne  pas  manquer  à  ce  devoir  sacré 
dès  que  ses  forces  seraient  revenues. 

—  Soupoun-Choumbou,  dit  le  prince-régent,  dont  les  yeux 
rayonnaient  de  joie,  qu'on  prévienne  les  Hou-touk-tous  et  les 
Gylongs,  afin  qu'ils  s'empressent  de  venir  reconnaître  leur 
maître  et  seigneur,  et  que,  d'une  extrémité  à  l'autre  du 
Thibet,  toutes  les  cloches  sonnent,  toutes  les  cymbales 
s'agitent,  toutes  les  trompettes  retentissent,  tous  les  gongs 
mugissent  en  signe  de  réjouissance. 

Le  sadik  sortit  pour  exécuter  ces  ordres.  Gyappa  et  ses  cinq 
maris,  justement  glorieux  de  ce  que  le  Teschou-Lama  avait 
choisi  leur  maison  pour  renaître,  se  dispersèrent  dans  les  rues 
de  Teschou-Loumbou ,  pour  annoncer  au  peuple  la  bonne 
nouvelle. 

—  Seigneur,  demanda  Goul-gou-li  à  Couschou-Erteni,  quels 
sont  donc  les  ordres  que  vous  a  donnés  mon  divin  fils,  et  que 
vous  avez  juré  d'exécuter  fidèlement? 

—  N'avez -vous  pas  vu,  répondit  le  régent,  qu'il  a  levé  trois 
doigts  de  la  main  droite? 


228  LES  PAPILLONS. 

—  Je  l'ai  vu,  dit  Goul-gou-li. 

—  Ces  trois  doigts,  reprit  le  régent,  signifient  qu'au  bout 
de  trois  ans  le  Teschou-Lama  veut  être  proclamé  majeur,  et 
publiquement  assis  sur  son  trône  que  nous  appelons  mumud 
dans  la  langue  du  pays. 

—  Majeur  à  trois  ans!  Quel  prince  précoce!  s'écria  Goul- 
gou-li. 

Bientôt,  une  grande  rumeur  se  fit  entendre.  C'étaient  les 
Hou-touk-tous  et  les  Gylongs  qui  accouraient  pour  recon- 
naître l'enfant  divin.  Us  étaient  suivis  d'un  grand  concours 
de  peuple. 

On  fit  entrer  dans  la  chambre  six  des  plus  vieux  Hou-touk- 
tous,  admis  à  baiser  la  main  du  petit  prince,  qui  la  leur 
tendit  avec  une  gravité  remarquable  dans  un  âge  si  peu 
avancé.  Puis,  Couschou-Erteni  prit  l'enfant,  et,  se  plaçant  à 
la  fenêtre,  le  montra  aux  prêtres  et  à  la  multitude  assemblés 
devant  la  maison. 

Comme  une  grande  quantité  de  Thibétains  se  plaignaient 
de  ne  pas  le  voir  suffisamment,  le  jeune  pontife  s'échappa  des 
mains  du  régent,  et,  s'enlevant  dans  les  airs  au  moyen  d'ailes 
de  papillon  qui  lui  étaient  tout-à-coup  poussées  pour  cet 
usage,  fit  par  trois  fois  le  tour  de  la  place,  aux  acclama- 
tions des  fidèles,  qui  s'étaient  jetés  la  face  contre  terre,  en 
criant  : 

—  Gloire  au  Teschou-Lama!  Béni  soit  le  père  des  hommes  ! 
le  Mah a-Gourou  est  revenu  ! 

—  Dans  trois  ans,  jour  pour  jour,  cria  le  régent  à  la  foule, 


LE  TESCHOU-LAMA.  229 

le  Teschou-Lama  sera  élevé  sur  le  musnud.  Allez,  peuple,  et 
bénissez  Dieu  ! 

La  multitude  se  dispersa,  en  répétant  mille  fois  et  plus  : 
—  Gloire  au  Teschou-Lama  !  Béni  soit  le  père  des  hommes  ! 
Goul-gou-li  fut  immédiatement  attaché  à  la  cour  du  régent, 
qui  voulut  partager  le  fardeau  du  pouvoir  avec  le  père  du 
Teschou-Lama  jusqu'au  moment  où  celui-ci  aurait  atteint  sa 
majorité. 

Ti-pa-la  fut  conduite  en  grande  pompe,  avec  le  jeune  dieu, 
dans  un  monastère  d'Ànnies,  où  elle  resta  trois  ans,  servie 
comme  une  princesse  par  les  religieuses,  dont  la  supérieure 
était  spécialement  chargée  de  tenir  le  parasol  au-dessus  de 
sa  tête,  quand  elle  se  promenait  au  soleil  avec  son  précieux 
enfant. 

Le  papillon  sacré  n'avait  pas  quitté  le  petit  Teschou-Lama, 
qui,  dans  ses  jeux,  s'amusait  souvent  à  étaler  au  soleil  les 
ailes  que  le  père  des  hommes  lui  avait  données  à  lui-même 
le  jour  de  sa  naissance,  pour  planer  sur  la  tête  de  ses  sujets. 

Dans  ces  moments,  où  le  jeune  prince  déployait  tous  ses 
charmes  enfantins,  il  semblait  à  Ti-pa-la,  en  adoration  devant 
son  fils,  que  son  âme  prenait  aussi  des  ailes,  pour  aller  porter 
devant  le  trône  de  Dieu  les  actions  de  grâce  de  son  bonheur 
maternel. 

Le  jour  où  les  trois  années  expirèrent  fut  un  jour  de  grande 
allégresse  pour  le  Thibet. 
Toutes  les  montagnes  se  couronnèrent  de  feux;  tous  les 

Gylongs  sortirent  des  couvents  ;  tous  les  Hou-touk-tous  revê- 

5b 


230  LES  PAPILLONS. 

tirent  leurs  plus  belles  robes  de  satin;  toute  la  population 
accourut  devant  le  monastère  d'Annies,  d'où  le  Teschou-Lama 
allait  sortir  pour  prendre  enfin  possession  du  pouvoir. 

Au  son  des  cloches  et  des  gongs,  des  flûtes  et  des  tambours, 
des  trompettes  et  des  cymbales,  apparut  enfin  le  cortège  sacré, 
ayant  à  sa  tête  le  régent  et  Goul-gou-li,  entourés  des  ambassa- 
deurs du  deb-raja  du  Boutan,  du  dalai-lama  de  Lassa,  des 
Khans  des  Kalmoucks  et  du  Khawkhan  de  la  Chine. 

Entre  Goul-gou-li  et  Couschou-Erteni  s'avançait  le  jeune 
pontife,  porté  sur  le  musnud  par  douze  Gylongs  vêtus  de 
blanc.  Ti-pa-la  suivait  son  fils  dans  une  litière  fermée. 

A  chaque  halte  du  cortège,  le  jeune  Teschou-Lama  bénissait 
la  foule,  qui  se  prosternait  devant  lui. 

Enfin,  on  arriva  à  Teschou-Loumbou,  où  le  prince-Dieu  fut 
solennellement  installé  dans  son  palais. 

A  partir  de  ce  jour,  il  prit  les  rênes  du  gouvernement,  et, 
malgré  son  jeune  âge,  il  gouverna  avec  la  plus  grande  pru- 
dence. 

Le  Teschou-Lama,  fils  de  Goul-gou-li,  règne  encore  à  Tes- 
chou-Loumbou. 11  fut  victorieux  dans  plusieurs  guerres,  et 
ses  sujets  bénissent  son  nom. 

Gloire  aux  princes  qui  se  font  aimer! 


-<§«§>- 


L'histoire  du  Teschou-Lama  donna  lieu  à  de  nombreux 
commentaires  qui  prolongèrent  la  veillée  fort  avant  dans  la 
nuit. 

La  marquise  de  La  Croix  surtout  était  vivement  préoccupée 
de  cette  coutume  de  la  polyandrie  qui  distingue  si  origina- 
lement le  peuple  thibétain  entre  toutes  les  nations  du  globe. 
En  parlant  de  ces  mœurs  singulières,  elle  poussa  même 
plusieurs  soupirs;  n'eût  été  le  grand  âge  de  la  bonne  dame, 
âge  qui  la  mettait  complètement  au-dessus  ou  au-dessous, 
comme  on  voudra,  de  ce  genre  de  faiblesse,  on  eût  pu  croire 
que  la  marquise  regrettait  un  peu  de  ne  pas  être  née  dans  un 
pays  où  les  dames  sont  si  bien  partagées. 

—  Ce  n'est  pas  tout,  fit  Cazotte;  madame  la  princesse  a  omis 
un  détail  presque  aussi  curieux  que  cette  pluralité  de  maris. 

—  Lequel,  dirent  les  deux  dames? 

—  C'est,  reprit  le  savant  poète,  qu'au  Thibet  l'état  de 
mariage  est  regardé  comme  infiniment  inférieur  au  célibat. 
Aussi  les  grands  ne  se  marient-ils  presque  jamais,  et  ont-ils 
l'habitude  de  s'enrégimenter  de  bonne  heure  dans  les  ordres 
religieux.  La  plupart  des  dignitaires  du  Thibet  sont  prêtres 
et  observent  le  vœu  de  chasteté.  Ils  laissent  au  menu  peuple 
le  soin  fastidieux,  et  tant  soit  peu  avilissant  à  leurs  yeux,  de 
reproduire  l'espèce.  Puis,  comme  les  Gylongs  sont  exclusi- 


232  LES  PAPILLONS. 

vement  chargés  de  l'éducation  de  la  jeunesse,  les  lamas 
choisissent  parmi  les  enfants  l'élite  des  intelligences,  les 
reçoivent  dans  les  corporations  sacrées,  et  les  élèvent,  selon 
leur  mérite,  aux  diverses  fonctions  de  l'État.  De  cette  façon 
chaque  génération  possède  une  noblesse  de  choix,  qui  ne 
peut  pas  léguer  aux  générations  suivantes  des  chefs  imbéciles 
ou  de  féroces  tyrans. 

—  C'est  très-bien  vu,  dit  la  princesse. 

—  Moins  le  célibat,  objecta  la  marquise;  car  enfin  il  me 
semble  cruel  de  priver  ces  pauvres  gens  des  douceurs  de 
l'amour,  sous  prétexte  qu'ils  sont  supérieurs  aux  autres. 

—  Oh  !  fit  Cazotte,  au  Thibet  on  ne  tient  pas  à  ces  choses-là. 
Après  une  foule  de  réflexions  plus  ou  moins  judicieuses,  les 

trois  amis  se  séparèrent.  La  marquise  pria  Ginebra  de  chercher 
pour  le  lendemain  un  récit  palpitant  d'intérêt. 

Mais  le  lendemain,  la  princesse,  atteinte  d'une  fièvre  violente, 
fut  obligée  de  garder  le  lit.  Cette  maladie,  purement  acci- 
dentelle, dura  quelques  jours  pendant  lesquels  Cazotte 
ménagea  à  ses  deux  amies  une  surprise  tout  à  fait  imprévue, 
comme  on  le  verra  dans  la  seconde  partie  de  ce  véridique 
ouvrage. 

— °->»  »♦  <€■€<■«— 


TABLE  DES  MATIÈRES 

CONTENUES   DANS  CE  VOLUME 

 >»3siCO(S§<<  


Pages. 

>  La  Dame  aux  Papillons     1 

f  Félonie  d'un  grand  Paon  de  Nuit   17 

v  La  belle  Espagnole  et  les  deux  Porte-Queue   41 

> 

■  Deux  Ailes  coupées  mal  à  propos   G5 

Les  Neveux  du  capitaine  Francarville   89 

Le  Nouvel  Endymion   112 

L'Amour  au  galop   136 

Le  Triomphe  de  Cypris   157 

Bulbul  et  Goul-gou-li   185 

Le  Teschou-Lama  ■'.  209 





59 


PLACEMENT  DES  GRAVURES 


CONTENUES   DANS   CE  VOLUME 


■    Les  Papillons,  frontispice   en  regard  du  titre. 

,    La  Dame  aux  Papillons                                                     en  regard  de  la  page  1 

r  Félonie  d'un  grand  Paon  de  Nuit,  frontispice                                  id   16 

-  Je  vis  un  voyageur  assis  au  bord  de  la  route                                   id   30 

*  La  belle  Espagnole  et  les  deux  Porte-Queue,  frontispice          en  regard  de  la  page  40 

-  Elle  se  balançait  mollement  dans  les  airs                                      id   54 

_  Deux  Ailes  coupées  mal  à  propos,  frontispice                                  id   05 

Sautiller  et  danser  était  leur  plus  attrayante  occupation                     id   74 

Les  Neveux  du  capitaine  Francàrville,  frontispice                            id   88 

Chez  les  hommes  toutes  les  histoires  commencent  et  finissent  par  le 

mariage                                                                            id   100 

-  Le  Nouvel  Endymion,  frontispice                                                id   112 

Un  Nouvel  Endymion                                                              id   128 

-  L'Amour  au  galop,  frontispice                                                    id   137 

Dans  leur  course  aérienne,  ils  s'effleurèrent  des  lèvres                       id   140 

Le  Triomphe  de  Cy pris,  frontispice                                             id   157 

-  Enlèvement  de  Cypris                                                             id   180 

Bulbul  et  Goul-gou-li,  frontispice                                                   id   184 

Plus  vite,  plus  vite,  ma  sœur,  criait  Goul-gou  li                                id  • .  108 

Le  Teschou-Lama,  frontispice                                                ...    id   200 

Promenade  de  Teschou-Lama                                                      id   231 


1852.           PC  SOTE  ,  UINUHF.t  R  ,   RUE  DE  SE1SE,   36.    PARIS. 


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