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Museum of Comparative Zoology.
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XXIII
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PAR
D. À DE QUATREFAGES
Membre de l’Institut (Académie des Sciences),
Professeur d’Anthropologie au Muséum d'histoire naturelle de Paris.
PARIS
LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Ci
PROVISOIREMENT 8, PLACE DE L'ODÉON, 8
La librairie sera transférée /08, boulevard Saint-Germain, le 1er octobre 1877
1877
Tous droits réservés.
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L'ESPÈCE HUMAINE
LIVRE PREMIER
UNITÉ DE L’ESPÈÉCE HUMAINE
CHAPITRE PREMIER
EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE; RÈGNE HUMAIN;
MÉTHODE ANTHROPOLOGIQUE.
I. — Le naturaliste qui se trouve pour la première fois en
présence d’un objet inconnu se demande instinctivement : qu'est
cet objet? Cette question revient à celle-ci : à côté de quel
autre vais-je le placer? À quel groupe, et d'abord, à quel règne
appartient-il? Est-ce un minéral, une plante ou un animal ?
La réponse n’est pas toujours facile. On sait que, dans ce
qu’on pourrait appeler les bas-fonds de chaque règne, il existe
des êtres ambigus dont la nature a longtemps fait hésiter ou
fait même hésiter encore les naturalistes ; on sait que les poly-
piers ont été regardés longtemps comme des végétaux et que
les nullipores pris d’abord pour des polypiers sont aujourd’hui
partagés entre les règnes végétal et minéral; on sait enfin que,
encore aujourd’hui, les botanistes et les zoologistes se disputent
ou se renvoient certaines diatomées.
On s'est de même demandé : qu'est-ce que l’homme? et on a
répondu à cette question en se plaçant à bien des points de vue.
Pour le naturaliste, elle n’a qu’un sens et signifie : dans quel
règne l’homme doit-il être placé? ou mieux : l’homme est-il un
animal? Malgré tout ce qu'il présente d’exceptionnel lorsqu'on
le compare aux mammifères, doit-il être rangé parmi eux? —
Cette question est l’analogue de celle que dut se poser Peysonnel,
lorsque, frappé des phénomènes spéciaux que lui présentaient
les fleurs du corail, 1 se demanda si c'était bien là un végétal.
DE QUATREFAGES. 1
2 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE
Évidemment, pour résoudre le premier problème posé par
l'étude de l’histoire naturelle de l’homme, il faut se faire une
idée nette de ce que sont ces grands groupes d'êtres que l'on,
appelle des règnes; il faut se rendre compte de ce qui les distin-
gue et les sépare les uns des autres et, par suite, de leur véritable
signification scientifique. Pour cela, il suffit de commenter les
phrases bien connues de Linné, en complétant la pensée de l’im-
mortel Suédois par quelques idées empruntées à Pallas, à de
Candolle et à une des notions fondamentales qu’Adanson et
A. L. de Jussieu ont presque également contribué à introduire
dans la science.
IT. — Que l’on soit ignorant ou savant, il est impossible de ne
pas voir avant tout dans ce qui existe deux sortes d'objets bien
distincts : les corps bruts et Les êtres organisés. Ge sont ces deux
groupes que Pallas a placés au-dessus des règnes sous la déno-
mination d’emprres. La distinction en est habituellement facile
et je me borne à rappeler quelques-unes des différences les plus
essentielles.
Les corps bruts, placés dans les conditions favorables, durent
indéfiniment, sans rien emprunter, sans rien abandonner au
monde ambiant; les êtres organisés, dans quelques conditions
qu'on les place, ne durent que pendant un laps de temps déter-
miné ; et, pendant cette existence, ils éprouvent à chaque instant
des pertes de substance qu'ils réparent à l’aide de matériaux
pris au dehors. Les corps bruts, même lorsqu'ils revêtent la
forme arrêtée et définie de cristaux, se forment indépendam-
ment de tout autre corps semblable à eux, ils ont dès leur début
des formes arrêtées, ils grandissent par simple superposition de
nouvelles couches; tout être organisé se rattache immédiate-
ment ou médiatement à un être semblable à lui, à l’intérieur
duquel il a paru d’abord sous forme de germe, il grandit et
acquiert ses formes définitives par 2ntussusception.
En d’autres termes, la fikation, la nutrition, la naissance et la
mort sont autant de phénomènes caractéristiques de l'être orga-
nisé et dont on ne trouve aucune trace dans les corps bruts.
Pour moi comme pour Pallas Les corps bruts composent l’em-
prre inorganique, et les êtres organisés l’emprre organique.
Ici je dois faire une observation dont on comprendra facile-
ment l'importance. |
L'existence ‘des deux groupes, reconnus par le bon sens du
vulgaire aussi bien que par la science de Pallas, est un fait abso-
lument indépendant de toute hypothèse. Quelque explication
que l’on propose pour rendre compte des ‘phénomènes diffé-
rentiels qui les distinguent, ces phénomènes n’en existeront pa
moins; le corps brut ne sera jamais un étre organisé.
Tenter, sous un prétexte quelconque, de rapprocher et de con-
fondre ces deux sortes d'objets, c’est aller à l’encontre de tous
les progrès accomplis depuis plus d’un siècle et surtout dans ces
dernières années en physique , en chimie, en physiologie. Il me
RÈGNE HUMAIN 3
paraît inexplicable que quelques hommes dont je reconnais
d’ailleurs le mérite, aient tout récemment encore assimilé les
cristaux aux êtres les plus simples, à ces organismes sarcodiques,
comme les appelait Dujardin, qui les a découverts et en a donné,
le premier, toute la théorie fondée sur des observations pré-
cises. On a beau remplacer un nom par un autre, les choses res-
tent les mêmes et le plasma n'a pas d’autres propriétés que le
sarcode; les animaux dont ils paraissent former toute la subs-
tance n’ont pas changé de nature. Or monères ou amœæbes, ces
êtres sont les antipodes du cristal à tous les points de vue.
Comme l’a fort bien dit M. Naudin , un cristal est assez sem-
blable à une de ces piles régulières de boulets que l’on voit dans
tous les arsenaux. Il ne s’accroît que par l’extérieur, comme la
pile grandit lorsque l’artilleur ajoute une nouvelle couche de
boulets ; ses molécules sont aussi immobiles que les sphères de
fonte. C'est exactement le contraire dans l'être organisé; et, plus
celui-ci est simple dans sa composition, plus le contraste s’ac-
cuse. La petitesse des monères et des amœæbes s'oppose, il est
vrai, à certaines observations. Mais j'en appelle à tous les natu-
ralistes qui ont étudié certaines éponges marines à l’état vivant.
Ils ont à coup sûr constaté, comme moi, l’activité étrange du
tourbillon vital dans la substance quasi-sarcodique qui revêt leur
squelette siliceux ou corné; ils ont vu l’eau de mer, dans laquelle
on les place, s’altérer avec une rapidité qu’elle ne présente par
son contact avec aucun autre animal.
C’est que, dans l'être organisé, le repos du cristal est remplacé
par un mouvement incessant ; c’est que chez lui, au lieu de rester
indéfiniment immobiles et semblables à elles-mêmes, les molé-
cules se transforment sans cesse, changeant de composition,
engendrant des produits nouveaux, gardant les uns, expulsant
les autres. Bien loin de ressembler à une pile de boulets, l'être
organisé serait bien plutôt comparable à la réunion d’une multi-
tude d'appareils physico-chimiques constamment en action pour
brûler ou réduire les matériaux empruntés au dehors et usant
sans cesse leur propre substance pour la renouveler incessam-
ment.
En d’autres termes, dans le cristal une fois constitué, les forces
restent dans un état d'équilibre stable qui ne se rompt que sous
l'influence de causes extérieures. De là, pour lui, la possibilité
de durer indéfiniment, sans rien changer, pas plus à ses formes
qu’à ses propriétés de toute nature. Dans l'être organisé, l’équi-
libre est énstable, ou plutôt il n’y a jamais d'équilibre propre-
ment dit. À chaque instant l'être organisé dépense aussi bien de
la force que de la matiere, et il ne dure que par l’équivalence de
l'apport et du départ. De là, pour lui, la possibilité de se modi-
fier dans ses propriétés et ses formes sans cesser d'exister.
Voilà les faits bruts, constatés en dehors de toute hypothèse ;
et, en présence de ces faits, comment assimiler le cristal qui
grandit dans une dissolution saline au germe qui devient suc-
4 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE
cessivement embryon, fœtus, animal complet? comment identi-
fier le corps brut et l'être organisé?
Les phénomènes séparent facilement ces deux groupes. En
est-il de même des causes qui produisent les phénomènes ?
Ici les naturalistes et les physiologistes se partagent. Les uns
veulent que la cause ou les causes restent identiques et que des
conditions à peu près accidentelles déterminent seules la diffé-
rence des résultats en changeant leur mode d'action. Pour eux
la formation d’un cristal ou d’une monère n’est qu'une question
de résultante.
D'autres, voient dans les êtres vivants le résultat d’une cause .
absolument à part de celles qui agissent dans les corps bruts et
rapportent à cette cause seule tout ce qui se passe dans ces êtres.
Ces deux manières de voir me paraissent également mal
fondées dans ce qu’elles ont d’exclusif. Incontestablement, des
phénomènes identiques avec ceux qui caractérisent les corps
bruts se retrouvent dans les êtres organisés, et l’on n’a, par con-
séquent, aucune raison scientifique de les rattacher à des causes
différentes.
Mais les êtres organisés ont aussi leurs phénomènes propres
radicalement distincts ou même opposés aux précédents. Tous
peuvent-ils être rapportés à une ou à plusieurs causes identiques ?
Je ne le pense pas. Voilà pourquoi, avec une foule d'hommes
éminents de tout temps et de tout pays, et je crois avec la ma-
jorité des savants qui honorent le plus la science moderne, j'ad-
mets que les êtres organisés doivent leurs caractères distinctifs
à une cause spéciale, à une force propre, à la vie qui s'associe chez
eux aux forces inorganiques ; voilà pourquoi je regarde comme
légitime de les appeler des êtres vivants.
Je reviendrai du reste plus loin et à plusieurs reprises sur cet
ordre de considérations pour bien faire comprendre dans quelle
acception je prends ces mots : force, vte.
III. — Les deux empires de Pallas se subdivisent eux-mêmes
en règnes caractérisés de même par des faits, par des phéno-
mènes spéciaux et qui vont en se compliquant de plus en plus à
mesure que l’on s'élève dans l'échelle de la nature.
Et d’abord, avec de Candolle j’admets pleinement l'existence
d'un règne sidéral. — Pour qui considère autant qu'il nous est
donné de le faire, le peu que nous connaissons de l’univers, les
corps célestes, soleils ou planètes, comètes ou satellites, n'appa-
raissent plus que comme les molécules d’un grand tout emplis-
sant l’immensité indéfinie. Un phénomène général toujours le
même, quoique varié dans ses formes, est comme l’attribut de ces
corps. Tous, qu'ils soient gazeux ou solides, obscurs ou lumi-
neux, incandescents ou refroidis, se meuvent dans des courbes
de même nature en obéissant aux lois découvertes par Képler.
On sait bien aujourd'hui, qu'il n’existe pas d'étoiles fires.
Pour expliquer ce phénomène, les astronomes ont admis l’exis-
tence d’une force qu'ils ont nommée la gravitation, laquelle a
RÉGNE HUMAIN Es
our effet de précipiter les astres les uns vers les autres, comme
s'ils s’attiraient en obéissant aux lois de Newton. Or, on sait que
le grand Anglais lui-même ne s'est pas prononcé sur le mode
d'action de cette force, et qu'il hésitait entre l'hypothèse de
l'attraction et celle de l’émpulsion. La première devait prévaloir
comme plus en rapport avec les résultats immédiats de l’obser-
vation; mais la seconde’ a compté aussi des partisans sérieux
parmi lesquels je me borne à citer M. de Tessan.
Ainsi, malgré tout son génie, Newton n'a pu nous dire quelle
était la cause du mouvement des astres; il n’a pas même pu
préciser le mode d'action immédiat de cette cause. Et pourtant,
il n’est pas de terme scientifique plus universellement admis
que celui de gravitation, il n'est pas de circonstance où l'on
accepte plus généralement l'expression de force. C'est qu'en pré-
sence de faits généraux et de groupes de phénomènes, il faut
bien employer des termes qui simplifient le langage. Seulement
il ne faut pas se faire illusion et croire avoir expliqué ce qu'on
n’a fait que nommer.
Dans les cas analogues à celui dont il s’agit, le mot force indi-
que seulement qu'il y a là une cause inconnue donnant naissance
à un groupe de phénomènes déterminés. En attribuant des noms
particuliers à chacune des forces ou causes inconnues auxquelles
on croit pouvoir rapporter certains groupes de phénomènes, on
facilite l’exposition et la discussion des faits. L'homme de
science sait fort bien qu'il ne va pas au-delà.
C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que j'ai employé
plus haut les expressions de force et de ve. Pour les astronomes,
la gravitation est la cause inconnue du mouvement des astres;
pour moi, la vie est la cause inconnue des phénomènes qui
caractérisent Les êtres organisés. Je n’en sais pas moins que toutes
deux, comme les autres forces générales, sont en réalité autant
de x dont on n’a pas encore découvert l'équation. Je revien-
drai tout à l'heure sur ces considérations.
Toutefois, quelle que soit notre ignorance réelle, quelle que
soit la cause dont il s’agit ici, et dûüt l'impulsion remplacer un
jour l'attraction dans nos théories, les faits n’en resteraient pas
moins les mêmes. Les astres n'en seraient pas moins disséminés
dans l’espace et soumis aux lois de Képler et de Newton; ils
n'en constitueraient pas moins un ensemble bien distinct par
le rôle assigné aux corps qui le composent, par la nature des
rapports qui les unissent. Ils n’en formeraient pas moins le
règne sidéral.
Ce règne sera donc caractérisé par un phénomène général, le
mouvement képlérien, que l’on peut rapporter à une seule force :
la gravitation.
IV. — Revenons maintenant à la Terre, le seul corps céleste
que nous puissions étudier en détail. Au surplus, les découvertes
modernes donnent presque la certitude que, sous le rapport des
éléments et des actions de ces éléments les uns sur les autres, la
6 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE
plus grande similitude existe entre tous les astres disséminés
dans l’espace, entre tous ceux au moins qui font partie de notre
ciel.
Constatons d’abord que sur notre globe nous retrouvons le
mouvement képlérien dans la chute des corps. La pesanteur re-
présente ici l'attraction. La gravitation reparaît avec toutes ses
lois, pesant sur les grains de poussière comme elle pèse sur les
mondes. Les parties du tout, du cosmos, comme aurait dit Hum-
boldt, ne pouvaient échapper à la force qui régit le tout.
Mais à la surface de notre Terre et à son intérieur, aussi loin
que nous avons pu y pénétrer par l'observation directe ou par
l'induction scientifique, nous voyons apparaître d’autres mou-
vements qui échappent aux lois de Képler et de Newton; nous
voyons se manifester des phénomènes entièrement nouveaux et
parfaitement distincts de ceux qui relèvent de la gravitation. Ce
sont les phénomènes physico-chimiques. Très-nombreux, très-
divers, ils ont été longtemps attribués à l’action de forces dis-
tinctes que l’on appelait électricité, chaleur, magnétisme, etc. On
sait comment la science moderne, les transformant pour ainsi
dire les uns dans les autres, a démontré leur unité originelle. Les
physiciens les ramènent tous à n'être qu'autant de manifesta-
tions des ondulations de l’éther. La vibration de ce dernier est
donc le phénomène fondamental d’où découlent tous les autres:
Mais cet éther est absolument hypothétique ; sa nature est
parfaitement inconnue ; nul ne sait d'où lui vient cette quantité
de mouvement qui d’après les conceptions actuelles ne saurait
être ni accrue ni diminuée. Or c’est là qu'est en réalité la cause
inconnue de tous les phénomènes physico-chimiques. Pour ce
motif et aussi pour la commodité du langage, nous donnerons
un nom à cette cause inconnue, à cette force et nous l’appellerons
éthérodynamie.
:_ L'éthérodynamie n'est-elle qu’un cas particulier, une simple
modification, ou un effet de la gravitation ? Ces deux forces ne
sont-elles que des manifestations diverses d’une force plus géné-
rale ? Quelques hommes éminents sont assez enclins à admettre
l’une ou l’autre de ces hypothèses. Toutefois les faits me sem-
blent être, jusqu’à ce jour, peu d’accord avec elles. L’éthérody-
namie se manifeste jusque dans l’espace et parmi les astres par
des phénomènes variables, localisés, temporaires ; l’action de la
gravitation est une, universelle et constante. L'homme a de tout
temps disposé jusqu’à un certain point de la première en pro-
duisant à volonté de la chaleur et de la lumière ; la science mo-
derne elle-même est sans action sur la seconde. On n'’augmente
ni on ne diminue, on ne réfléchit, on ne réfracte, on ne polarise
pas la pesanteur ; on ne l’arrête pas. Même dans la chute des
corps, la régularité de l'accélération du mouvement atteste que
la cause de ce mouvement ne subit aucune altération. Il n’y a
donc pas ici une transformation de force comparable à celle qui
se produit dans une machine mue par la chaleur ou l'électricité.
RÈGNE HUMAIN ri
Mais quels que puissent être les progrès de la science et duüt
la théorie de M. de Tessan être confirmée par l’expérience, la
différence des phénomènes n’en persisterait pas moins; les con-
clusions à tirer des faits pour la question dont il s’agit ici reste-
raient les mêmes.
Il est presque inutile de rappeler que les phénomènes physico-
chimiques produits par l’éthérodynamie peuvent porter sur des
masses ou être exclusivement moléculaires. Dans tous les cas,
ils sont, comme ceux qui dépendent de la gravitation, soumis à
des lois invariables et se produisent toujours les mêmes quand
ils s’accomplissent dans des conditions semblables.
Il n'existe certainement aucun antagonisme entre la gravita-
tion et l’éthérodynamie. Il n’en est pas moins vrai que l’action
de la première est à chaque instant singulièrement troublée par
celle de la seconde et que les phénomènes se passent comme si
celle-ci annihilait celle-là. Ce fait est surtout frappant dans
quelques-unes des expériences de physique les plus vulgaires. Les
feuilles d’or du pendule électrique s’écartent, les balles de sureau
s'élancent vers les corps électrisés malgré la pesanteur, et sont
repoussées avec une rapidité supérieure à celle qui résulterait
seulement de leur poids. Ces corps ont-ils pour cela cessé d’être
pesants ? Non, à coup sûr, pas plus que les masses de fer que
soulève un des énergiques aimants de M. Jamin. Seulement, dans
les deux cas, l’éthérodynamie domine la gravitation et en mo-
difie ou en dissimule l’action.
Les corps terrestres qui ne présentent d’autres phénomènes
que ceux qu'on peut rattacher à la gravitation et à l’éthérody-
namie sont depuis Linné désignés sous le nom de corps bruts.
Leur ensemble constitue le règne minéral. On voit que l’existence
et la distinction de ce groupe sont parfaitement indépendantes
de toute hypothèse ayant pour but d'expliquer les phéno-
mènes.
Le règne minéral est donc caractérisé par des phénomènes de
deux sortes : phénomènes de mouvement képlérien, et phénomènes
physico-chimiques attribuables à l’action de deux forces : La gra-
vitation et l'éthérodynamie.
V. — Les règnes sidéral et minéral forment l'empire inorga-
nique. Au-delà commence le domaine des êtres organisés et
vivants. Nous avons vu plus haut les phénomènes essentiels qui
les distinguent. Ces phénomènes diffèrent essentiellement par
leur nature de tous ceux qu’on observe dans les corps bruts.
Voilà pourquoi il me paraît nécessaire de les attribuer à une
cause spéciale, à la ve.
Je sais que de nos jours quiconque emploie ce mot est volon-
tiers accusé par bon nombre de physiciens et de chimistes, et
aussi par toute une école physiologique, d'introduire dans la
science une expression vague et presque mystérieuse. Celle-ci
n'a pourtant rien de plus vague, rien de plus mystérieux que
celle de gravitation. |
8 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE
Il est très-vrai que nous ne savons pas ce qu'est la vie; mais
nous ne savons pas davantage ce qu'est la force qui meut et re-
tient les astres dans leur orbite. Si les astronomes ont eu raison
de donner un nom à {a force, à la cause inconnue, qui imprime
aux mondes leurs mouvements mathématiques, les naturalistes
ont bien le droit de désigner par un terme spécial la cause in-
connue qui produit la filiation, la naissance et la mort.
On voit que la vie n'est pas pour moi ce qu'elle était pour
bien des anciens vitalistes, pas plus l’archè de van Helmont que
le prencipe vital de Barthez. Son rôle me paraît être aussi diffé-
rent de celui que lui attribuaient la plupart de nos prédéces-
seurs, que lui attribuent encore quelques physiologistes.
Loin d'animer seule les organes, elle y est largement associée
aux forces dont nous avons déjà parlé. Les êtres vivants sont
pesants et relèvent à ce titre de la gravitation; ils sont le siége
de phénomènes physico-chimiques nombreux, variés, indispen-
sables à leur existence et qui ne peuvent qu'être rattachés à l’ac-
tion de l’éthérodynamie. Mais ces phénomènes s’accomplissent
ici sous l'influence d'une force de plus. Voilà pourquoi les résultats
en sont parfois tout autres que dans les corps bruts, pourquoi
les êtres vivants ont leurs produits spéciaux. La vie n'est pas en
antagonisme avec les forces brutes, mais elle domine et règle
leur action par ses lois. Voilà comment elle leur fait produire,
au lieu de cristaux, des tissus, des organes, des individus ; com-
ment elle organise les germes ; comment elle maintient dans
l’espace et dans le temps, à travers les métamorphoses les plus
complexes, ces ensembles de formes vivantes définies que nous
appelons les espèces.
Que les antivitalistes veuillent bien y réfléchir et ils reconnai-
tront qu'envisagés à ce point de vue les phénomènes vitaux
n'ont rien de plus mystérieux que quelques-uns des plus vul-
gaires phénomènes présentés par les corps bruts. L'intervention
de la vie comme agent modificateur des actions purement éthé-
rodynamiques est aussi facile à admettre que celle de l’éthéro-
dynamie elle-même modifiant et surmontant l’action de la pe-
santeur. Il est tout aussi étrange de voir un morceau de fer
attiré et soutenu par un aimant que de voir le carbone, l'oxygène,
l'hydrogène et l’azote s'unir et se disposer de manière à former
une cellule animale ou végétale, au lieu de je ne sais quel com-
posé Inorganique.
J'ai soutenu bien souvent, et depuis bien des années, la doc-
trine que je résume ici. Elle me semble hautement confirmée
par les recherches entreprises pour éclaircir le problème dont it
s’agit. En particulier les expériences de M. Bernard, relatives à
l’action exercée par les anesthésiques sur les plantes aussi bien
que sur les animaux, mettent entièrement hors de doute l’inter-
vention chez les êtres organisés d’un agent distinct des forces
physico-chimiques. En employant le mot de wie pour désigner
cet agent je ne fais qu'user d’une expression consacrée, sans
RÈGNE HUMAIN 9
prétendre aller au-delà de ce que nous enseignent l'expérience
et l'observation scientifiques.
Les êtres chez lesquels la vie seule est venue s'ajouter à la
gravitation et à l'éthérodynamie composent le régne végétal. Or
ce groupe présente un fait général dont la signification me sem-
ble ne pas avoir été suffisamment comprise. À part quelques
phénomènes d’érretabilité inconsciente connus depuis longtemps
jusque chez certains végétaux supérieurs, à part quelques faits,
probablement du même ordre, constatés surtout sur certains
corps reproducteurs de végétaux inférieurs, tous les mouve-
ments qui se passent chez les plantes paraissent être produits
uniquement par les forces brutes. En particulier tous les trans-
ports de matière que supposent le développement et l'entretien
d'un végétal quelconque se rattachent à des actions de ce genre.
Croit-on qu'abandonnées à elles-mêmes ces forces, telles que
nous les connaissons par des millions d'expériences, eussent
construit un chène ou seulement édifié un champignon ? Croit-on
surtout qu'elles eussent organisé le gland ou la spore et caché
dans ces petits corps la faculté de reproduire les parents ? Sans
elles pourtant le végétal n’existerait pas. Mais rien, ce me
semble, ne fait mieux ressortir leur subordination réelle que
l'importance de leur rôle dans les procédés d'exécution. On
dirait des manœuvres élevant un édifice sous l’œil de l’archi-
tecte qui a tracé le plan.
Est-ce à dire que la vie soit une force intelligente, ayant cons-
cience du rôle qu’elle joue et de la domination qu’elle exerce
sur les forces brutes subordonnées ? Non certes. Comme ces
forces, elle a ses lois générales et constantes. Toutefois nous ne
trouvons pas dans l'application de ces lois, dans les résultats
qu'elles amènent l’ab$solu mathématique des lois et des phéno-
mènes de la gravitation ou de l’éthérodynamie. Leur mode d’ac-
tion semble seulement osciller entre des limites qui restent in-
franchissables. Cette espèce de liberté et les bornes qui lui sont
imposées s’accusent par la diversité constante des produits de la
vie, diversité qui contraste d’une manière si frappante avec l’u-
niformité des produits de l’éthérodynamie. Tous les cristaux de
même composition formés dans des circonstances identiques se
ressemblent absolument ; on ne trouve jamais sur le même arbre
deux feuilles exactement pareilles.
En somme, le règne végétal est caractérisé par des phénomènes
de trois sortes : phénomènes de mouvement képlérien, phénomènes
Physico-chimiques et phénomènes vitaux que l’on peut rattacher à
l’action de trois forces : la gravitation, l'éthérodynamie et la vre.
VI. — Nous retrouvons chez les animaux tout ce que nous
avons signalé chez les végétaux, et en particulier jusque chez
les plus élevés, ces mouvements dus à l'irritabilité inconsciente
dont les plantes présentent des exemples. Quelques hommes
éminents, Lamarck entre autres, ont mème voulu ramener tous
les actes accomplis par les animaux inférieurs à cet ordre de
10 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE
phénomènes. Mais l’auteur de la Philosophie zoologique partait
ici d’une erreur anatomique depuis longtemps reconnue; et qui-
conque a quelque peu vécu sur le bord de la mer, quiconque a
suivi de près ce qui se passe dans le monde des vers et des z00-
phytes, a certainement protesté contre cette manière de voir.
De plus que le végétal, l’animal exécute des mouvements
partiels ou de totalité parfaitement indépendants des lois de la
gravitation ou de l'éthérodynamie. La cause déterminante et
régulatrice de ces mouvements est évidemment en lui. C'est la
volonté. Maïs la volonté elle-même est intimement liée à la sen-
sibilité et à la conscience. Pour qui juge des animaux par ce que
chacun de nous trouve en lui-même, l'expérience personnelle
et l'observation comparative attestent que l'animal sent, juge et
veut, c’est-à-dire qu'il rasonne, et, par conséquent, qu'il est entel-
ligent. j
Cette proposition sera, je le sais, combattue par des hommes
dont je respecte profondément le savoir, et les objections me
viendront de deux côtés. D’une part l’automatisme de Descartes
refleurit en ce moment dans quelques écoles, appuyé cette fois
sur la physiologie et les expériences de vivisection. Je suis loin
de nier le haut intérêt qui s'attache à ces dernières et aux phé-
nomènes d'actions réflexes. Mais les conséquences que l’on en
tire me paraissent singulièrement exagérées; Carpenter leur a
opposé avec raison l'expérience personnelle. J’ajouterai que l’é-
tude d'animaux placés bien au-dessous de la grenouille et vrai-
ment inférieurs conduirait sans doute à des interprétations fort
différentes. Au reste, Huxley lui-même admet que les animaux
sont probablement des automates Sensibles et conscients. Mais
fussent-ils de pures machines, toujours faudrait-il reconnaître
que ces machines fonctionnent comme Si elles sentaient, ju-
geaient et voulaient. |
D'autre part, on me reprochera, au nom de la philosophie et
de la psychologie, de confondre certains attributs entellectuels de
la raison humaine avec les facultés exclusivement sensitives des
animaux. J’essaierai plus loin de répondre à cette critique tout
en restant sur le terrain que ne doit jamais quitter le natura-
liste : celui de l'expérience et de l’observation. [ei je me bornerai
à dire qu'à mes yeux l’animal est éntelligent et que, pour être
rudimentaire, son intelligence n’en est pas moins de méme nature
que celle de l’homme. Ele est d’ailleurs fort inégalement re-
partie entre les espèces animales ; sous ce rapport, il y a bien
des intermédiaires entre l’huître et le chien.
À côté des phénomènes qui sont du ressort de l'intelligence
et du raisonnement, nous trouvons chez les animaux d’autres
impulsions qui relèvent de l'instinct, impulsion aveugle au moins
en apparence, qui souvent caractérise les espèces animales et
qui s'impose aux individus. On confond trop souvent ces deux
ordres de faits. Cette confusion s'explique. Avant tout, l'instinct
a pour but d'arriver à un résultat déterminé et précis. Mais, dans
RÈGNE HUMAIN ah |
l’ensemble des voies et moyens nécessaires pour atteindre ce
résultat, une part souvent fort large est faite à l'intelligence. La
distinction n’est pas toujours facile. On comprend d’ailleurs que
je ne puis entrer ici dans les détails qu'exigerait l'examen de
cette question entièrement étrangère à celle qui nous occupe.
En outre des actes intellectuels et instinctifs, on constate chez
les animaux des phénomènes qui se rattachent intimement à ce
que nous appelons caractère, sentiment, passion. Le langage fami-
lier lui-même atteste que l'observation journalière a devancé
sur ce point l'examen scientifique.
Tous ces phénomènes sont entièrement nouveaux et n’ont
aucune analogie avec ceux que nous ont montrés les règnes pré-
cédents. Is motivent évidemment la formation d’un groupe de
même valeur. Aussi le règne animal est-il universellement admis,
indépendamment de toute théorie tendant à expliquer ce qui le
caractérise.
Des faits radicalement différents ne sauraient être attribués
aux mêmes causes. Nous admettrons donc que les phénomènes
caractéristiques de l’animalité tiennent à autre chose que ceux
dont les règnes végétal ou minéral sont le théâtre. Ils sont d'’ail-
leurs unis par des rapports trop étroits pour ne pas devoir être
attribués à une cause unique. Par les motifs déjà indiqués, nous
donnerons un nom à cette cause inconnue ; et, utilisant une expres-
sion déjà consacrée, bien qu’elle me paraisse prêter à plus d’une
critique, nous l’appellerons éme animale.
L'âme animale soustrait-elle Les êtres qu’elle anime aux forces
‘inférieures ? Nullement. Nous les retrouvons ici avec {ous leurs
caractères. Pour soulever le moindre de ses organes, l’animal
doit lutter contre la pesanteur ; il ne saurait accomplir le moin-
dre mouvement sans l'intervention de phénomènes physico-chi-
miques ; il ne respire et par conséquent il ne vit qu'en brülant
constamment une partie de ses matériaux. Chez lui d’ailleurs,
tout autant que chez les végétaux, les forces brutes et surtout
l'éthérodynamie apparaissent avec leur double caractère de cons-
tance, d’ubiquité dans l’accomplissement des phénomènes et de
subordination à la vie, qui règle leur action chez lui comme
chez le végétal.
En outre, dans l’animal le plus élevé une large part est ré-
servée à la vie purement végétative. L'organisme entier s’édifie
sans aucune intervention apparente de l'âme animale. Bien plus
un certain nombre d'organes et d'appareils échappent toujours
plus ou moins à l'influence de cette dernière et semblent relever
avant tout de la vie seule. Or ces organes, ces appareils sont
précisément ceux dont dépend la nutrition et par conséquent la
constitution et la durée de l’ensemble. Iei donc la vie, domina-
trice dans le règne végétal, apparaît à son tour avec un carac-
ère de subordination. On dirait qu’elle est essentiellement char-
gée d'organiser et d'entretenir les instruments de l’âme animale.
Quant à celle-ci, là même où son intervention est le plus
49% EMPIRES ET RÉGNES DE LA NATURE
accusée, elle ne se révèle à l'observation que par des mouve-
ments volontaires. Or pour comprendre la nature, pour apprécier
la signification de ces mouvements, l'expérience personnelle et
le raisonnement nous sont nécessaires. Ce n’est qu'en se prenant
lui-même pour norme que l'homme peut juger l'animal. C'est
là un point sur lequel je reviendrai plus tard.
Le règne animal est donc caractérisé par des phénomènes de
quatre sortes : phénomènes de mouvement képlérien , phénomènes
physico-chimiques, phénomènes vitaux, phénomènes de mouvement
volontaire altribuables à l’action de quatre forces : la gravitation,
l’'éthérodynamie, la vie et l'âme animale.
VII. — Quel qu'abrégé que soit l'exposé qui précède, je crois
devoir en condenser les résultats dans le tableau ci-joint :
EMPIRES,. RÈGNES, PHÉNOMÈNES. NT CAUSES,
l
| Sidéral ei Phénomènes de mouve-
; [| Inorganique. / CANDOLLE). ment képlérien. SE vd
= (PALLAS.) HT Phénomènes de mouve- PAT af
: ré ment Képlérien: = Phèno. | per ation.
= £ mènes physico- chimiques. ÿ :
2 Phénomènes de mouve- T
TD 2e
. LU végeun [ment Képléten. — Pie | perte =
à (LINNÉ.) nomènes physico - Chimi- \ vis ÿ ;
£ riose: ques. — Phénomènes L
a | Organique. vitaux.
És (PALLAS.) Phénomènes de mouve-
ment képlérien, — Phé- Gravitation. —
Animal nomènes physico -chimi- / Ethérodynamie, —
| (LINNÉ.) ques — Phénomènes vi- | Vie. — Ame ani-
taux, — Phénomènes de | male.
mouvement volontaire,
De ce tableau et des développements qu'il résume ressortent
les conclusions suivantes :
1° Chaque règne est caractérisé par un certain nombre de
phénomènes dont l'existence est indépendante de toute hypo-
thèse, de toute théorie.
90 Du règne sidéral au règne animal les phénomènes vont en
se multipliant.
3° En passant d’un règne à l’autre et procédant du simple au
composé, on voit apparaître tout un ensemble de phénomènes
complétement étrangers aux règnes inférieurs.
4° Le règne supérieur présenté, indépendamment de ses phé-
nomènes propres, les phénomènes caractéristiques de tous les
règnes inférieurs.
50 Chacun des groupes de phénomènes indiqués dans le ta-
bleau se rattache à un petit nombre de phénomènes fondamen-
taux pouvant être rapportés, dans certains cas avec certitude,
dans d’autres cas avec plus ou moins de probabilité, à une cause
unique.
Go Toutes ces causes nous sont clement inconnues quant à
RÈGNE HUMAIN 143
leur nature et à leur mode d'action. Nous les connaissons uni-
quement par les phénomènes. Par conséquent nous ne saurions
rien préjuger au sujet des rapports plus ou moins étroits qui
peuvent exister ou ne pas exister entre elles.
7° Nous donnons néanmoins des noms à ces causes pour faci-
liter le langage et rendre possible la discussion des faits.
VIII. — Nous pouvons maintenant revenir au problème qui a
motivé ces développements et nous demander : l’homme doit-il
prendre place dans le règne animal? On voit que cet énoncé
revient à celui-ci : l'homme est-il, oui ou non, distingué des ani-
maux par des phénomènes importants, caractéristiques, abso-
Jlument étrangers à ces derniers? — IL y a près de quarante ans,
j'ai répondu affirmativement à cette question, et mes convictions,
éprouvées par bien des controverses, se sont de plus en plus af-
fermies.
Mais ce n’est ni dans la disposition matérielle n1 dans le jeu de
son organisme physique qu'il faut aller chercher ces phéno-
mènes. À ce point de vue l’homme est un animal, rien de plus
et rien de moins. Au point de vue anatomique, l’homme diffère
moins des singes supérieurs que ceux-ci ne diffèrent des singes
inférieurs. Le microscope révèle entre les éléments de l'or-
ganisme humain et ceux de l'organisme animal des ressem-
blances tout aussi frappantes; l’analyse chimique conduit au
même résultat. Comme il était facile de le prévoir le jeu des
éléments, des organes, des appareils est exactement le même
chez l’homme et la bête.
Les passions, les sentiments, le caractère établissent entre les
animaux et nous des rapports non moins étroits. L'animal aime
et haït ; on retrouve chez lui l’irritabilité, la jalousie, comme
aussi la patience que rien ne lasse, la confiance que rien n'’é-
branle. Dans nos espèces domestiques, ces différences s’accusent
davantage ou peut-être seulement nous en rendons-nous mieux
compte. Qui n’a connu des chiens enjoués ou hargneux, affec-
tueux ou farouches, lâches ou courageux, familiers avec tout le
monde ou exclusifs dans leurs affections ?
Il y a encore chez l’homme de véritables instincts, ne füt-ce
que celui de la sociabilité. Mais les facultés de cet ordre, si déve-
loppées chez certains animaux, sont évidemment très-réduites
chez nous au profit de l'intelligence.
Le développement relatif de celle-ci établit certainement
entre l’homme et l'animal une différence énorme. Mais ce n’est
pas l'intensité d'un phénomène qui lui donne sa valeur au point
de vue où nous sommes placés en ce moment; c’est uniquement
sa nature. L'intelligence humaine et l'intelligence animale peu-
vent-elles être considérées comme étant de même nature? Voilà
la question.
En général les philosophes, les psychologistes, les théolo-
giens ont répondu par la négative et les naturalistes par l’affir-
mative. Cette opposition se comprend sans peine. Les premiers
14 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE
s'occupent avant tout de l’âme humaine considérée comme un
tout indivisible et lui attribuent toutes nos facultés. Ne pouvant
méconnaître la similitude au moins extérieure de certains actes
animaux et de certains actes humains, voulant néanmoins dis-
tinguer nettement l'homme de la bête, ils ont donné de ces
actes des interprétations différentes selon qu'ils étaient accom-
plis par l’un ou par l’autre. Les naturalistes ont regardé de plus
près les phénomènes, sans se préoccuper d'autre chose; et, lors-
qu'ils ont vu l'animal se conduire comme ils l’auraient fait eux-
mêmes dans des circonstances données, ils ont conclu qu'il y avait
au fond similitude dans les mobiles de l’action. — Je demande
la permission de rester naturaliste et de rappeler quelques faits
en les envisageant à ce point de vue. in
Les théologiens eux-mêmes acceptent qu'il y a chez l’animal
sensation, formation et association d'images, imagination, pas-
sion (R. P. de Bonniot). Ils conviennent que l'animal sent le
rapport de convenance ou de disconvenance entre les objets
sensibles et ses propres sens ; qu'il éprouve des attractions et
des répulsions sensibles et agit parfaitement en conséquence,
et que dans ce sens l'animal juge et raisonne (l'abbé A. Lecomte).
À ce titre, ajoutent-ils, on ne saurait douter qu'il y ait dans la
bête un principe supérieur à la simple matière et on peut même
Jui donner le nom d'âme (R. P. Bonniot). Mais malgré tout,
disent également les théologiens et les philosophes, l'animal ne
saurait être intelligent parce qu'il n’a pas le sens intime, la cons-
cence, la raison. :
Laissons de côté pour le moment ce dernier mot auquel s’at-
tache dans l'esprit de nos contradicteurs l’idée de phénomènes
dont nous parlerons tout à l'heure. Est-il vrai que les animaux
manquent de sens intime et n'ont pas conscience de leurs actes ?
Sur quel fait d'observation repose cette croyance ? Chacun de
nous sent par lui-même qu'il possède ce sens, qu'il jouit de cette
faculté. Par le langage, il peut communiquer à autrui le résultat
de son expérience personnelle. Mais cette source d’informa-
tion manque lorsqu'il s’agit des animaux. Chez eux, pas plus
que chez nous du reste, le sens intime, la conscience ne se révè-
lent au dehors par aucun mouvement spécial, earactéristique.
Donc, c’est uniquement en interprétant ces mouvements et en
jugeant d’après nous-mêmes que nous pouvons nous faire une
idée des mobiles qui font agir l’animal.
En procédant de cette manière, il me paraît impossible de ne
pas accorder aux animaux dans une certaine mesure la cons-
cience de leurs actes. Sans doute ils ne s’en rendent pas un
compte aussi exact que peut le faire un homme même illettré.
Mais à coup sûr, lorsqu'un chat faisant la chasse aux moineaux
en plate campagne, se rase dans les sillons et profite de la
moindre touffe d'herbe pour avancer sans être vu, il sait ce qu'il
fait aussi bien que le chasseur qui se glisse tout courbé de
buisson en buisson. À coup sûr les jeunes chiens, les jeunes
RÈGNE HUMAIN 15
chats, qui luttent en grondant et se mordent sans se blesser,
savent fort bien qu'ils jouent et qu’ils ne sont nullement en
colère.
Qu'on me permette de citer ici le souvenir de mes assauts
avec un dogue de forte race qui avait toute sa taille, maïs était
resté très-Jeune de caractère. Nous étions fort bons amis et
jouions souvent ensemble. Aussitôt que je prenais vis-à-vis de
lui l'attitude de la défense, il se précipitait sur moi avec tous les
signes de la fureur et saisissait à pleine gueule le bras dont je
me faisais un bouclier. fl aurait pu l’entamer profondément du
premier coup ; jamais il ne m'a pressé d'une manière tant soit
peu douloureuse. Je l'ai saisi bien des fois à pleine main par la
mâchoire inférieure ; jamais il n’a serré les dents de manière à
me mordre. Et cependant, l'instant d’après, ces mêmes dents
entaillaient le morceau de bois que j'essayais de leur arracher.
Évidemment cet animal savait ce qu’il faisait quand il simulait
la passion précisément opposée à celle qu'il ressentait en réalité;
lorsque, dans l’emportement même du jeu, il restait assez maître
de ses mouvements pour ne jamais me blesser. En réalité il Jouait
la comédie, et l’on ne peut jouer la comédie sans en avoir cons-
cience.
Je crois inutile d’insister sur tant d’autres faits que je pour-
rais invoquer et je renvoie aux ouvrages des naturalistes qui se
sont occupés de cette question, surtout à ceux de F. Cuvier.
Mais, plus je réfléchis, plus je me confirme dans la conviction
que l’homme et l'animal pensent et raisonnent en vertu d’une
faculté qui leur est commune et qui est seulement énormément
plus développée dans le premier que dans le second.
Ce que je viens de dire de l'intelligence je n'hésite pas à le
dire aussi du langage qui en est la plus haute manifestation.
Il est vrai que l’homme seul a la parole, c’est-à-dire la voix arti-
culée. Mais deux classes d'animaux ont la voëx. Il n’y a là encore
chez nous qu'un perfectionnement immense, mais rien de radi-
calement nouveau. Dans les deux cas, les sons, produits par l’air
que mettent en vibration les mouvements volontaires imprimés
à un larynx, traduisent des impressions, des pensées person-
nelles, comprises par les individus de même espèce. Le méca-
nisme de la production, le but, le résultat sont au fond les
mêmes. |
Il est vrai que le langage des animaux est des plus rudimen-
taires et pleinement en harmonie sous ce rapport avec l’infério-
rité de leur intelligence. On pourrait dire qu'il se compose
presque uniquement d'interjections. Tel qu'il est pourtant, ce
langage suffit aux besoins des mammifères et des oiseaux qui le
comprennent fort bien. L'homme lui-même l’apprend sans trop
de peine. Le chasseur distingue les accents de la colère, de
l'amour, du plaisir, de la douleur, le cri d'appel, le signal
d'alarme; il se guide à coup sûr d’après ces indications ; il repro-
duit ces accents, ces cris de manière à tromper l’animal. Bien
46 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE
entendu que je laisse en dehors du langage des bêtes le chant
proprement dit des oiseaux, celui du rossignol par exemple.
Celui-ci me paraît dépourvu de toute signification, comme le
sont les vocalises d’un chanteur, et je ne crois pas à la traduction
de Dupont de Nemours.
Ce n’est donc pas dans les phénomènes se rattachant à l’intel-
ligence, qu'on peut trouver les bases d’une distinction fonda-
mentale entre l'homme et les animaux.
Mais on constate chez l’homme trois phénomènes fondamen-
taux auxquels se rattachent une multitude de phénomènes
secondaires et dont rien jusqu'ici n’a pu nous donner une idée,
pas plus chez les êtres vivants que dans les corps bruts.
4° L'homme a la notion du bien et du mal moral, indépendamment
de tout bien-être ou de toute souffrance physiques ; 2° l’homme
croit à des êtres supérieurs pouvant influer sur sa destinée ;
3° l’homme croit à la prolongation de son existence après cette vre.
Ces deux derniers phénomènes ont habituellement entre eux
des connexions tellement étroites qu'il est naturel de les rap-
porter à la même faculté, à la relgrosité. Le premier dépend de
la moralité.
Les psychologistes attribuent la religiosité et la moralité à la
raison et font de celle-ci un attribut de l’homme. Mais ils ratta-
chent à cette même raison les phénomènes les plus élevés de
l'intelligence. À mes yeux ils confondent ainsi et rapportent à
une origine commune des faits d'ordre absolument différent.
Voilà comment ne pouvant reconnaître ni moralité, ni religiosité
aux animaux, qui manquent en effet de ces deux facultés, ils sont
conduits à leur refuser l'intelligence, dont ces mêmes animaux
donnent selon moi des preuves à chaque instant.
La généralité des phénomènes dont il s’agit est, je crois, indis-
cutable, surtout depuis l'épreuve qu'elle a subie à la Société
d'anthropologie de Paris où la question du règne humain a été
longuement et solennellemeut traitée. Je ne saurais ici repro-
duire cette discussion, même en abrégé, et je renvoie soit au
résumé que j'en ai fait dans mon apport sur les progrès de l'an-
thropologie en France, soit aux Bulletins mêmes de la Société.
J'entrerai d’ailleurs dans quelques détails à ce sujet dans les cha-
pitres consacrés aux caractères moraux et religieux des races
humaines.
Des trois faits que j'ai indiqués plus haut dérivent, comme au-
tant de conséquences, une foule de manifestations de l’activité
humaine. C’est à eux que se rattachent des coutumes, des insti-
tutions de toute nature; seuls ils expliquent quelques-uns de
ces grands événements qui changent la destinée des nations et
la face du monde.
Par les motifs que j'ai indiqués déjà à plusieurs reprises nous
devons donner un nom à la cause inconnue à laquelle remontent
les phénomènes de moralité et de religiosité. Nous l’appellerons
l'âme humaine.
RÈGNE HUMAIN 41%
Je dois répéter ici une déclaration formelle que j'ai déjà faite
souvent. En employant ce mot consacré par l'usage, j'entends
me renfermer strictement dans les limites qu'imposent à qui-
conque veut rester exclusivement fidèle à la science, l’expé-
rience et l'observation. L'âme humaine est pour moi la cause
inconnue des phénomènes exclusivement humains. Aller au delà
serait empiéter sur le domaine de la philosophie ou de la théo-
logie. A elles seules il appartient de sonder les problèmes redou-
tables soulevés par l'existence du 7e ne sas quoi qui fait un
homme d’un organisme tout animal, et je laisse à chacun le soin
de choisir parmi les solutions proposées celle qui répond le
mieux aux besoins de son cœur et de sa raison.
Mais, quelle que soit cette solution, elle ne touche en rien aux
phénomènes ; ceux que je signalais tout à l'heure ne sauraient
en être ni amoindris ni modifiés. Or ils n'existent que chez
l'homme et il est impossible*d’en nier l'importance. Ils distin-
guent donc l'homme de l’animal au même titre que les phéno-
mènes de l'intelligence distinguent l'animal du végétal, que les
phénomènes de la vie distinguent le végétal du minéral. Ils sont
donc les attributs d’un règne, que nous appellerons le Æègne
humain.
Gette conclusion semble me mettre en désaccord avec Linné
dont je n’ai pourtant fait que développer et préciser la pensée.
Eu effet l'immortel auteur du Systema Naturæ a placé son
Homo sapiens parmi les mammifères dans la classe des primates
et lui a même donné un gibbon pour congénère. C'est que,
pour établir sa nomenclature, Linné a eu recours au système.
Pour classer l’homme aussi bien que les autres êtres, il a choisi
arbitrairement un certain nombre de caractères et a pris en
considération seulement ceux que fournit le corps.
Mais, le langage de Linné est bien autre dans les notes mêmes
relatives au genre Æomo et plus encore dans l'espèce d’introduc-
tion intitulée Zmperium Naturæ.Tà il met presque en opposition
l’homme avec tous les êtres, avec les animaux en particulier; et
cela dans des termes tels que la notion d’un règne humain en
ressort invinciblement.
C'est qu'ici Linné parle, non plus seulement de l'homme phy-
sique, mais de l’homme {out entier. Or, grâce aux travaux d’A-
danson, de Jussieu, de Cuvier, les naturalistes savent aujourd’hui
qu'il faut agir ainsi pour juger des rapports vrais existant entre
les êtres. La méthode naturelle ne permet plus de choisir tel ou
tel groupe de caractères; elle veut que, tout en appréciant leur
valeur relative, on tienne compte de tous. C’est elle qui m'a con-
duit à admettre ce règne humain, proposé déjà sous des déno-
Mminations diverses par quelques hommes éminents, mais dont je
crois avoir donné une détermination plus précise et plus rigou-
reuse.
Le tableau tracé plus haut devra donc être complété de la
manière suivante :
DE QUATREFAGES,. ?
18 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE
PHÉNOMÈNES. CAUSES.
Phénomènes de mouvement képlérien. Gravitation. —
: — Phénomènes physico-ehimiques. — } Ethérodynamie. —
Règne humain. Phénomènes vitaux. — Phénomènes de { Vie. — Ame ani-
mouvement volontaire. — Phénomènes de f male. — Ame hu-
moralité et de religiosité. maine.
Ainsi, dans le règne humain, nous trouvons à côté des phéno-
mènes qui le caractérisent ceux que nous avons rencontrés dans
tous les règnes inférieurs. Nous ne pouvons par conséquent que
reconnaître comme agissant en lui toutes les forces, toutes les
causes inconnues auxquelles nous avons attribué ces phénomènes.
À ce point de vue, l’homme mérite le nom de mécrocosme qu'on
lui a quelquefois donné.
Nous avons vu dans le règne végétal les forces brutes fonc-
tionner pour ainsi dire sous le contrôle de la vie, laquelle nous a
montré plus tard dans l’animal des signes incontestables de sa
subordination à l’âme animale. À son tour, celle-ci nous apparaît
comme placée dans les mêmes conditions vis-à-vis de l’âme:
humaine. Dans les actes humains les plus caractéristiques, l’in-
telligence joue presque toujours le rôle le plus apparent au
point de vue de l'exécution; mais elle est manifestement dirigée
par l’âme humaine. Toute législation a la prétention de reposer
uniquement sur la morale, sur la justice qui n’est qu'une forme
de la première; dans le passé, dans le présent nous voyons des
constitutions civiles se confondre avec le code religieux ; la cause
immédiate des croisades, celle de l'expansion des Arabes et des
conquêtes de l'Islam a été la ferveur religieuse. Certes le vrai
législateur, le grand capitaine sont nécessairement des hommes
d'une haute intelligence; mais n'est-il pas évident que, dans les
cas dont je parle, cette intelligence à été mise au service de la
moralité, de la religiosité et par conséquent de la cause inconnue
à laquelle l’homme doit ces facultés ?
Mais quelque prépondérant que soit le rôle dévolu à cette
cause dans les actes exclusivement humains, elle n’est pour rien
dans les phénomènes qui relèvent de l'intelligence seule. Le ma-
thématicien de génie, qui poursuit la solution d’un problème
transcendant à l’aide des abstractions les plus profondes, est
complétement en dehors de la sphère morale ou religieuse, dans
laquelle rentre au contraire l’homme ignorant et simple d’es-
prit, qui lutte, souffre, meurt pour la justice ou pour sa foi.
IX. — Il était nécessaire de rappeler l’ensemble de faits et
d'idées que je viens de résumer pour faire comprendre et pour
justifier la méthode qui seule peut nous guider dans les études
anthropologiques.
L'anthropologie a pour but l'étude de l’homme considéré
comme espèce. Elle abandonne l'individu matériel à la physiologie,
RÉGNE HUMAIN 19
à la médecine, l'individu intellectuel et moral à la philosophie, à
la théologie. Elle a donc son champ d'étude propre; et, par cela
même, ses questions spéciales qu'on ne saurait souvent résoudre
par des procédés empruntés aux sciences voisines.
En effet, dans quelques-unes de ces questions, et dans les plus
fondamentales, la difficulté tient à l'interprétation de phéno-
mènes se rattachant à ceux qui caractérisent l’ensemble des
êtres vivants. Par cela même qu'ils présentent une certaine
obscurité chez l’homme, ce n’est pas en lui qu’on peut chercher
les moyens dé s’éclairer, car il devient pour ainsi dire l’incon-
nue du problème. Croire résoudre ce problème par l'étude de
l’homme qui le présente, serait agir comme le mathématicien qui
représenterait la valeur de x en fonction de cette x elle-même.
Que fait le mathématicien ? Il cherche dans les données du
problème un certain nombre de quantités connues équivalentes à
la quantité inconnue ; et c’est à l’aide de ces quantités qu'il déter-
mine la valeur de x.
L’anthropologiste doit agir comme lui. Mais où ira-t-il cher-
cher les quantités connues qui lui permettront de poser son
équation ?
La réponse à cette question se trouve dans ce que nous avons
dit plus haut et dans le tableau des règnes. Pour avoir ses phé-
nomènes propres et exclusivement humains, l’homme n’en est
pas moins avant tout un être organisé et vivant. À ce titre il
est le siége de phénomènes communs aux animaux et aux
végétaux ; il est assujetti aux mêmes lois. Par son organisation
physique, il n’est pas autre chose qu'un animal, quelque peu supé-
rieur à certains égards aux espèces les plus élevées, leur infé-
rieur sous d’autres rapports. À ce titre il présente des phéno-
mènes organiques et physiologiques identiques à ceux des ani-
maux en général, des mammifères en particulier, et les lois qui
régissent ces phénomènes sont les mêmes chez eux et chez lui.
Or les végétaux et les animaux ont été étudiés depuis bien
plus longtemps que l’homme ; ils l’ont été à des points de vue
exclusivement scientifiques et sans aucune trace des préoccupa-
tions ou des partis pris que nous verrons trop souvent intervenir
dans l'étude de l’homme. Sans avoir pénétré à beaucoup près
tous les secrets de La vie animale ou végétale, la science est
arrivée sur ce point à un certain nombre de résultats précis,
incontestables, constituant un fond de connaissances positives,
un point de départ assuré. — C’est là que l’anthropologiste doit
aller chercher les quantités connues dont il peut avoir besoin.
Toutes les fois qu'il y a doute au sujet de la nature ou
de la signification d’un phénomène observé chez l'homme, il
faut examiner chez les animaux, chez les végétaux eux-mêmes,
les phénomènes correspondants ; il faut les comparer avec ce
qui se passe chez nous et accepter comme démontrés les résul-
tats de cette comparaison. Ce qui aura été reconnu vrai pour
les autres êtres organisés ne peut qu'être vrai pour l’homme.
20 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE
Gette méthode est incontestablement scientifique. Elle n'est
autre que celle des physiologistes modernes qui, ne pouvant
faire des expériences sur les hommes, en font sur les animaux et
concluent de ceux-ci à ceux-là. Toutefois, le physiologiste ne
s'occupe que de l’endividu et par cela même il n'interroge guère
que les groupes les plus rapprochés par leur organisation de
l'être dont 1l veut éclairer l’histoire. L anthropologiste au con-
traire étudie l'espèce. Les questions qui s'imposent à Jui sont
beaucoup plus générales ; voilà pourquoi il est forcé de s’a-
dresser aux plantes aussi bien qu'aux animaux.
Cette méthode porte avec elle son criterium ; elle permet de
contrôler les réponses diverses faites souvent à une même ques-
tion. Le moyen d'appréciation est simple et d’une application
facile.
En anthropologie, toute solution pour être bonne, c’est-à-dire
vraie, doit ramener l'homme, pour tout ce qui n’est pas exclusi-
vement humain, aux lois générales reconnues chez les autres
êtres organisés et vivants.
Toute solution qui fait ou qui tend à faire de l'homme une
exception, à le représenter comme échappant aux lois qui régis-
sent les autres êtres organisés et vivants est mauvaise; elle est
fausse.
En raisonnant, en concluant ainsi, nous restons encore fidèles
aux méthodes mathématiques. Pour être reconnue juste, la solu-
tion d'un problème donné doit s’accorder avec les axiomes
admis, avec les vérités précédemment démontrées; toute hypo-
thèse conduisant à des conséquences en désaccord avec ces
axiomes ou ces vérités est par cela même déclarée fausse. En
anthropologie, l’axiome, la vérité servant de criterium, c'est
l'identité fondamentale physique et physiologique de l'homme
avec les autres êtres vivants, avec les animaux, avec les mam-
mifères. Toute hypothèse en désaccord avec cette vérité doit
être rejetée.
Telles sont les règles absolues qui m'ont constamment guidé
dans mes études anthropologiques. Je n’ai pas la prétention de
les avoir inventées. Je n'ai guère fait que formuler ce qu'ont
plus ou moins explicitement admis Linné, Buffon, Lamarck,
Blumenbach, Cuvier, les deux Geoffroy Saint-Hilaire, J. Müller,
Humboldt... Mais, d’une part mes illustres prédécesseurs ont rare-
ment été suffisamment précis à ce sujet et ont trop souvent
sous-entendu les motifs de leurs déterminations. D'autre part
ces principes ont été et sont journellement oubliés ou méconnus
par des hommes qui jouissent d’ailleurs à juste titre d’une grande
autorité, Ayant à les combattre, je devais montrer nettement les
notions générales qui servent de’ base à mes propres convictions
scientifiques. Le lecteur pourra ainsi apprécier et juger les causes
de ce désaccord.
CHAPITRE II
DOCTRINES ANTHROPOLOGIQUES GÉNÉRALES ; MONOGÉNISME
ET POLYGÉNISME.
I. — La place qui revient à l'homme dans le cadre général de
l'univers une fois déterminée, la première question qui se pré-
sente est celle-ci : existe-t-il une ou plusieurs espèces humaines?
On sait que cette question partage les anthropologistes en
deux camps. Les polygénistes regardent comme fondamentales
les différences de taille, de traits, de coloration, etc., qui distin-
guent les habitants de diverses contrées du globe ; les monogénistes
ne voient dans ces différences que le résultat de conditions
accidentelles ayant modifié en sens divers un type primitif. Pour
les premiers il existe plusieurs espèces humaines parfaitement
indépendantes les unes des autres; pour les seconds il n'y a
qu'une seule espèce d'hommes, présentant aujourd'hui plusieurs
races, toutes dérivées d’un tronc commun.
Pour peu que l’on soit familier avec le langage de la zoologie, de
la botanique ou de leurs applications, il est facile de voir qu'il y
a là une question toute scientifique et toute du ressort des sciences
naturelles. Malheureusement on est loin d’être resté toujours
sur ce terrain.
Un dogme, appuyé sur l'autorité d’un livre que respectent
presque également les chrétiens, les juifs et les musulmans, a
longtemps reporté sans contestation à un seul père, à une seule
mère l’origine de tous les hommes. Pourtant la première atteinte
portée à cette antique croyance s’appuyait sur ce même livre.
Dès 1655, La Peyrère, gentilhomme protestant de l’armée de
Condé, prenant à la lettre les deux récits de la création contenus
dans la Bible ainsi que diverses particularités de l'histoire
d'Adam et du peuple juif, s’efforçca de prouver que ce dernier seul
descendait d'Adam et d'Eve ; que ceux-ci avaient été précédés
par d’autres hommes, lesquels avaient été créés en même temps
que les animaux sur tous les points de la terre habitable ; que
29 DOCTRINES ANTHROPOLOGIQUES GÉNÉRALES
les descendants de ces préadamites n'étaient autre chose que les :
gentils, toujours si soigneusement distingués des juifs. On voit
que le polygénisme, habituellement regardé comme un résultat
de la libre pensée, a commencé par être biblique et dogmatique.
La Peyrère avait attaqué le dogme adamique au nom du res-
pect dù au texte d’un livre sacré. Les philosophes du xvrrre siècle
parlèrent au nom de la science et de la raison. C’est à eux que
remonte en réalité l’école polygéniste actuelle. Mais il est aisé de
reconnaître que la plupart d’entre eux ne furent guidés dans leurs
écrits que par l'esprit de controverse. Avant tout ils voulaient
ruiner un dogme. Malheureusement la même préoccupation se
retrouve dans un trop grand nombre d'écrits publiés de nos
jours. De leur côté, certains monogénistes ont le tort de chercher
dans les doctrines religieuses des arguments en faveur de leur
thèse et d’anathématiser leurs adversaires au nom du dogme.
Les passions sociales et politiques sont venues s’ajouter aux
passions dogmatiques et antidogmatiques pour obscureir encore
une question déjà fort difficile par elle-même. Aux Etats-Unis
surtout, les esclavagistes et les négrophiles ont souvent lutté sur
ce terrain. Bien plus, en 1844 M. Calhoun, ministre des affaires
étrangères, ayant à répondre aux représentations que la France
et l'Angleterre lui adressaient au sujet de l'esclavage, n'hésita pas
à défendre les institutions de son pays en arguant des différences
radicales qui séparaient selon lui le Nègre du Blanc.
A côté des polygénistes qui obéissent à des préoccupations
peu ou point scientifiques, 1l est des hommes de science désin-
téressés et sincères qui croient à la multiplicité des origines
humaines. Ce sont surtout des médecins, habitués à l'étude de
l’ëndividu, mais peu familiers avec celle de l'espèce. Ge sont
encore des paléontologistes que la nature de leurs travaux force
à ne tenir compte que de ressemblances et de différences mor-
phologiques, sans jamais appeler leur attention sur les faits de
reproduction, de filiation. Ce sont enfin des entomologistes, des
conchiliologistes, etc., qui, exclusivement préoccupés de distin-
guer d'innombrables espèces par des caractères purement exté-
rieurs, demeurent étrangers aux phénomènes physiologiques et
jugent des êtres vivants comme ils jugeraient des fossiles.
En revanche, le monogénisme compte parmi ses partisans
presque tous les naturalistes qui ont porté leur attention sur les
phénomènes de la vie, et parmi eux les plus illustres. En dépit
de la différence de leurs doctrines Buffon et Linné, Cuvier et
Lamarck, Blainville et les deux Geoffroy, Müller le physiologiste
et Humboldt le voyageur s'accordent sur ce point. En dehors de
toute influence que pourrait exercer le nom de ces grands
hommes, je partage, on le sait, leur manière de voir. J'ai exposé
à diverses reprises les motifs tout scientifiques de mes convic-
tions et je vais essayer de les résumer en aussi peu de pages que
possible.
II. — Constatons d'abord l'importance de la question. Elle
MONOGÉNISME ET POLYGÉNISME 928
échappe à bien des esprits, et je l'ai entendu mettre en doute
même par des hommes qui se livraient avec ardeur aux études
anthropologiques. Il est pourtant facile de s’en rendre compte.
Si les groupes humains ont apparu avec tous leurs caractères
distinctifs isolément et sur les divers points où nous les montre
la géographie, s'ils remontent à des souches originairement dis-
tinctes et constituent autant d'espèces spéciales, leur étude est des
plus simples ; elle ne présente pas plus de difficulté que celle des
espèces animales ou végétales. La diversité des groupes n’a rien
que de très-naturel. Il suffit de les examiner et de les décrire
l'une après l’autre, en précisant leur degré d'affinité. Tout au
plus y a-t-il à déterminer leurs limites et à rechercher l'influence
que les groupes géographiquement rapprochés ont pu exercer
les uns sur les autres.
Si au contraire ces groupes remontent tous à une souche pri-
mitive commune, s’il n'existe qu'une seule espèce d'hommes, les
différences parfois si tranchées qui séparent les groupes nous
posent un problème analogue à celui de nos races animales et
végétales. En outre, on trouve des hommes sur tous les points du
globe et il faut se rendre compte de cette dispersion ; il faut
rechercher comment la même espèce a pu se faire à des conditions
d'existence aussi opposées que celles qu'entraine l'habitat sous le
pôle et sous l'équateur. Enfin, la simple affinité des naturalistes se
transforme en parenté; et les problèmes de fikation viennent
s'ajouter à ceux de variation, de migration et d’acclimatation.
On voit qu'indépendamment de toute considération religieuse,
philosophique ou sociale, la science est absolument différente
selon qu'on la considère du point de vue polygéniste ou d’après
les données du monogénisme.
LIT. — Si la première de ces doctrines compte un si grand
nombre d'adhérents, la raison en est sans doute en grande partie
dans les causes indiquées plus haut. Mais sa simplicité sédui-
sante, la facilité qu'elle semble apporter dans l'interprétation
des faits y sont aussi pour beaucoup. Malheureusement ces avan-
tages ne sont qu'apparents. Le polygénisme dissimule ou nie les
difficultés ; il ne les supprime pas. Elles se révèlent à l’improviste
comme des écueils sous-marins à quiconque cherche à aller
quelque peu au fond des choses.
Il en est de cette doctrine comme des systèmes de classifica-
tion jadis employés en zoologie et en botanique et qui repo-
saient sur un petit nombre de données arbitraires. Ils étaient
fort commodes sans doute, mais avaient le tort grave de con-
duire fatalement à l'erreur en brisant des rapports vrais, en
imposant des rapprochements faux.
Le monogénisme agit comme la méthode naturelle. Celle-ci
met le zoologiste, le botaniste en face de chaque problème et
leur en montre toutes les faces. Elle fait ainsi ressortir souvent
l'insuffisance du savoir actuel ; mais par cela même elle détruit
les illusions et empêche de croire expliqué ce qui ne l'est pas.
2% DOCTRINES ANTHROPOLOGIQUES GÉNÉRALES
Il en est de même du monogénisme. Lui aussi met l’anthropo-
logiste en face de la réalité, le forçant à voir toutes les ques-
tions, lui en montrant toute l'étendue, le contraignant trop
souvent à confesser l'impuissance où il est de les résoudre. Mais,
par cela même il le protége contre l'erreur, le provoque à de
nouvelles recherches et de temps à autre le récompense par
quelque grand progrès, qui demeure acquis à toujours.
Je reviendrai plus loin sur ces considérations dont la justesse
sera mieux comprise quand on aura passé en revue les princi-
pales questions générales de l'anthropologie. Dès à présent j'ai
à justifier aussi brièvement que possible ces critiques et ces
éloges.
CHAPITRE III
L'ESPÈCE ET LA RACE DANS LES SCIENCES NATURELLES.
I. — La question de l’unité ou de la multiplicité des espèces
humaines peut se formuler dans les termes suivants : les diffé-
rences qui distinguent les groupes humains, sont-elles des carac-
tères d'espèce ou des caractères de race ?
On voit que l’alternative roule toute entière sur les deux mots
espèce et race. Il est donc absolument nécessaire de préciser,
aussi exactement que possible, le sens de chacun d'eux. Et
pourtant, il est des anthropologistes, comme Knox, qui déclarent
oiseuse toute discussion, toute recherche à ce sujet. Il en est
d’autres, comme le D' Nott, qui veulent supprimer la race, sauf
à établir diverses catégories d'espèces. Pour soutenir leur doc-
trine, ces auteurs mettent ainsi à néant le travail accompli
depuis près de deux siècles par les plus illustres naturalistes et
les milliers d'observations ou d'expériences faites par une foule
d'hommes éminents sur les végétaux et les animaux.
En effet, ce n’est pas sur un à priori, comme on le prétend à
tort trop souvent, que reposent les notions de l'espèce et de la
race. On n'y est arrivé que graduellement et par une voie toute
scientifique.
IT. — Le mot espèce est un de ceux qui existent dans toutes
les langues possédant des termes abstraits. Il traduit done une
idée générale, vulgaire. Cette idée est avant tout celle d’une
très-grande ressemblance extérieure ; mais, même dans le lan-
gage ordinaire, elle ne s’arrête pas là. La notion de filiation se
Joint dans l’esprit le moins cultivé à celle de ressemblance. Pas
un paysan n'hésitera à regarder comme de même espèce, les
enfants d’un même père et d’une même mère, quelques diffé-
rences apparentes ou réelles qui les distinguent.
En réalité, la science n’a fait que préciser ce dont le vulgaire
a seulement le pressentiment vague, et ce n'est même qu'assez
tard et après une oscillation assez curieuse, qu'elle y est par-
96 L'ESPÈCE ET LA RACE
venue. Dès 1686, Jean Ray, dans son Æistoria plantarum, regarde
comme étant de même espèce, les végétaux qui ont une origine
commune et se reproduisent par semis, quelles que soient leurs
différences apparentes. Il ne tient compte que de la filiation.
Tournefort, au contraire, qui, le premier, a nettement posé la
question en 1700, appelle espèce, la collection des plantes qui se
distinguent par quelque caractère particulier. Il s'arrête unique-
ment à la ressemblance.
Ray et Tournefort ont eu quelques rares imitateurs qui, dans
leurs définitions de l’espèce, s’en sont tenus à l’une des deux
notions. Mais l'immense majorité des zoologistes et des bota-
nistes ont compris qu'on ne pouvait les séparer. Il suffit pour
s’en convaincre de lire les définitions qu'ils ont données. Chacun
d’eux, pour ainsi dire, a proposé la sienne, depuis Buffon et Cuvier
jusqu'à MM. Chevreul et C. Vogt. Or, quelqu'aient été leurs
divergences sur d'autres points, ils s'accordent sur celui-ci.
Les termes des définitions varient; chacun s'efforce de traduire
du mieux possible, l’idée complexe de l'espèce; quelques-uns
l’'étendent encore en y rattachant les idées de cyele ou de varia-
tion; mais chez tous, la pensée est la même au fond.
Quand ïil s’agit de chose aussi difficile que de trouver une
bonne définition pour tout un ensemble d'idées, le dernier venu
espère toujours pouvoir faire mieux que ses devanciers. Voilà
pourquoi j'ai donné aussi ma formule. — Pour moi, « l’espèce
«est l’ensemble des individus plus ou moins semblables entre
« eux, qui peuvent être regardés comme descendus d’une paire .
« primitive unique, par une succession ininterrompue et natu-
« relle de familles. »
Dans cette définition, comme dans celles de quelques-uns de
mes confrères et entre autrès de M. Chevreul, la notion de res-
semblance est atténuée; elle est subordonnée à la notion de
filiation. C’est qu’en effet, d'individu à individu, il n'y a Jamais
identité des caractères. Laissant même de côté les variations
résultant du sexe ou de l’âge, il est facile de constater que tous
les représentants d’un même type spécifique diffèrent en quelque
chose. Tant que ces différences sont très-légères, elles consti-
tuent les éraits individuels, les nuances, comme disait Isidore
Geoffroy, qui permettent de ne pas confondre deux individus de
même espèce.
Mais les différences ne s'arrêtent pas à cette limite. Les types
spécifiques sont variables, c'est-à-dire que les caractères physi-
ques de toute sorte, se modifient dans leurs dérivés sous l’em-
pire de certaines conditions, à ce point qu'il est souvent très-
difficile de reconnaître la sp d’origine. C’est là encore
un fait sur lequel s'accordent tous les naturalistes. Blainville
lui-même, qui définissait l'espèce « l'individu répété et continué
dans le temps et dans l’espace », Blainville, disons-nous, recon-
naissait implicitement cette variabilité; car l'individu se mo-
difie sans cesse et ne se ressemble nullement aux divers âges
DANS LES SCIENCES NATURELLES 27
de la vie. Il admettait d’ailleurs l'existence de races distinctes.
La variabilité de l'espèce n’en à pas moins été le thème de
discussions ardentes entre naturalistes. Aucun d'eux encore n’a
oublié la mémorable lutte survenue à ce sujet, entre Cuvier et
Geoffroy, lutte regardée par Gœthe comme plus importante que
les plus graves événements politiques. De nos jours, une grande
école à laquelle se rattachent en Angleterre, en Allemagne et
ailleurs les plus illustres noms, a repris, en les modifiant à cer-
tains égards, les idées de Lamarck et de Geoffroy ; elle les sou-
tient en parlant de ce qu’elle appelle encore la variabilité de
l'espèce.
Ïl y a dans cette formule une grave confusion de mots. Dans
la pensée de Lamarck et de Geoffroy, dans celle de Darwin et
de ses disciples, l’espèce n’est pas seulement variable, elle est
transmutable. Les types spécifiques ne se modifient pas seule-
ment; ils sont remplacés par des types nouveaux. La vartation
n’est pour eux qu'une phase d’un phénomène fort différent, la
transformation.
Je discuterai plus loin ces doctrines. Ici, je me borne à faire
observer que là variabilité réelle, admise par les défenseurs
mêmes de l’invariabilité dogmatique, par Blainville, par exemple,
variabilité que j'accepte pleinement, n’a rien de commun avec
la transmutabilité de Lamarck, de Geoffroy et de Darwin. —
Précisons rapidement la nature et les limites de cette varia-
bilité.
IT. — Lorsqu'un trait individuel s'exagère et franchit une
limite d’ailleurs assez mal déterminée, il constitue un caractère
exceptionnel distinguant nettement de tous ses plus proches
voisins l'individu qui le présente. Cet individu constitue une
variété.
Le même nom est dû à l’ensemble des individus qui, chez les
végétaux se reproduisant par greffe, bouture, marcotte, etc.,
tirent leur origine du premier individu exceptionnel, sans pou-
voir transmettre par génération normale les caractères distinc-
üifs. J’emprunte ici à M. Chevreul, un exemple curieux de ces
variétés multiples. — En 1803 ou 1805, M. Descemet découvrit
dans sa pépinière de Saint-Denis, au milieu d’un semis d’acacias
(Robinia pseudo-acacia), un individu sans épines qu'il décrivit
sous l’épithète de spectabilis. C’est de cet individu multiplié par
les procédés que fournit l’art du jardinier, que sont descendus
tous les acacras sans épines répandus aujourd’hui dans le monde
entier. Or, ces individus produisent des graines ; mais ces graines
mises en terre n’engendrent que des acacias épineux. L'acacia
spectabilis est resté à l’état de vartété.
Celle-ci peut donc être définie : « Un individu ou un ensemble
« d'individus appartenant à la même génération sexuelle, qui se
« distingue des autres représentants de la même espèce par un
« ou plusieurs caractères exceptionnels. »
Il est facile de comprendre combien peuvent être nombreuses
928 L'ESPÈCE ET LA RACE
les variétés d’une seule espèce. Il n’est,en effet, presque aucune
partie extérieure ou intérieure d’un animal où d’un végétal qui
ne puisse s’exagérer, s’amoindrir, se modifier de cent manières,
et chacune de ces exagérations, chacun de ces amoindrisse-
ments, chacune de ces modifications caractérisera une variété
de plus, à la seule condition d’être suffisamment accentuée.
IV. — Lorsque les caractères propres à une variété devien-
nent héréditaires, c’est-à-dire lorsqu'ils se transmettent de
génération en génération aux descendants du premier individu
modifié, il se forme une race. Par exemple, si un acacia sans
épines arrivait à reproduire par graines des arbres semblables à
lui et jouissant de la même faculté, l’acacia spectabilis cesserait
d’être une simple variété ; il serait passé à l'état de race.
La race sera donc : « L'ensemble des individus semblables,
« appartenant à une même espèce, ayant reçu et transmettant,
« par voie de génération sexuelle, les caractères d’une variété
« primitive. »
Ainsi, l'espece est le point de départ ; au milieu des 2ndividus
qui la composent, apparaît la variété; quand les caractères de
cette variété deviennent héréditaires, il se forme une race.
Tels sont les rapports qui, pour tous les naturalistes, « de
« Cuvier à Lamarck lui-même, » comme dit Isidore Geoffroy,
règnent entre ces trois termes. C’est là une notion fondamentale
qu'on ne doit jamais perdre de vue dans l'étude des questions
qui nous occupent. C'est pour l'avoir oubliée, que les hommes
du plus haut mérite ont parfois méconnu les faits les plus signi-
ficatifs.
On voit que la notion de ressemblance, très-amoindrie dans
l'espèce, reprend dans la race une importance égale à celle de
filiation.
On voit aussi que le nombre des races issues directement
d'une espèce, peut être égal au nombre des variétés de cette
même espèce et par conséquent très-considérable. Mais, ce nom-
bre tend à s’accroitre encore d’une manière indéfinie. En effet,
chacune de ces races primaires est susceptible de subir des
modifications nouvelles pouvant rester individuelles ou devenir
transmissibles par voie de génération. Ainsi prennent naïs-
sance des varsétés et des races secondaires, tertiaires, ete. Nos
végétaux, nos animaux domestiques fournissent une foule
d'exemples de ces faits.
V. — En naissant ainsi les unes des autres, en se multi-
pliant, les races peuvent prendre des caractères différentiels de
plus en plus tranchés. Mais quelque nombreuses qu'elles soient,
quelques différences qu'il y ait entre elles et pour si éloi-
gnées qu'elles paraissent ètre du type primitif, elles n'en font
pas moins partie de l'espèce d'où sont sorties les races pri-
maires.
Réciproquement, toute espèce comprend, indépendamment
des individus qui ont conservé les caractères primitifs, tous ceux
DANS LES SCIENCES NATURELLES 29
qui composent les races primaires, secondaires, tertiaires, etc.,
dérivées du type fondamental.
En d’autres termes, l’espece est l'unité et les races sont les
fractions de cette unité. — Ou bien encore, l'espèce est le tronc
d'un arbre dont les races de divers degrés représentent les mai-
tresses branches, les rameaux, les ramuscules. La solidarité géné-
rale et l'indépendance relative du tronc et des branches de
l'arbre, traduisent d’une manière sensible les rapports existants
entre l'espèce et ses races.
CHAPITRE IV
NATURE DES VARIATIONS DANS LES RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES ;
APPLICATION A L'HOMME.
I. — On comprend maintenant ce que signifie la question que
nous posions plus haut. Il s’agit de savoir si les groupes humains.
que nous savons être différenciés par des caractères parfois très-
apparents, sont les fractions d’une seule unité, les branches d'un
même arbre, ou bien autant d'unités de valeur différente, autant
d'arbres d’essences diverses.
Pour résoudre ce problème, les documents historiques font
absolument défaut. D'autre part, le problème étant posé chez
l'homme, il faut évidemment en chercher la solution ailleurs.
A qui donc s'adresser pour trouver une réponse sérieuse à
cette question qui nous touche de si près? Evidemment aux
naturalistes et aux naturalistes seuls. L'espèce et la race ont
fait, depuis près de deux siècles, le sujet de leurs études; ils ont
recueilli les observations, multiplié les expériences. Dans ces
études ils n’ont été dirigés que par l'esprit scientifique ; et, placés
en dehors des controverses de toute sorte, ils ont conservé toute
leur liberté d'esprit. Les résultats ainsi acquis méritent toute
confiance et fournissent des données sûres pour l’application de
notre méthode anthropologique.
Tout homme vraiment désireux de se faire une opinion sur
l’unité ou la multiplicité des espèces humaines, devra donc
rechercher chez les plantes comme chez les animaux, quels sont
les faits, les phénomènes qui caractérisent la race et l'espèce;
puis revenir à l’homme et comparer ce qui existe chez lui à ce
que les botanistes, les zoologistes ont trouvé dans les deux autres
règnes. Si les faits, les phénomènes qui distinguent les groupes
humains sont ceux qui chez les autres êtres organisés et vivants
différencient les espèces, il conclura légitimement à la multipli-
cité des espèces humaines ; si ces phénomènes et ces faits sont
NATURE DES VARIATIONS DANS LES RACES 31
caractéristiques de la race dans les deux règnes inférieurs, il
devra conclure en faveur de l'unité spécifique.
C'est par cette voie que je suis arrivé au monogénisme, et j'ai
la certitude qu’elle y conduira de même quiconque la suivra.
II. — L'idée d'espèce, avons-nous vu, repose sur deux notions
distinctes, celle de ressemblance et celle de fiation. Occupons-
nous d’abord de la première. C'est celle à laquelle on s'arrête
le plus souvent. Personne n'hésite à regarder comme de même
espèce, deux individus très-semblables l’un à l’autre ; s'ils mon-
trent, au contraire, des différences un peu accusées et que les
renseignements manquent, on hésite ou l’on se prononce pour
la négative. À
L'esprit accepte aisément cette dernière conclusion, lorsqu'il
s’agit des hommes. Une étude, continuelle quoique inconsciente,
a formé notre œil, qui apprécie chez nos semblables les plus
délicates nuances dans les traits, dans la couleur de la peau,
dans l'aspect de la chevelure, ete. Or, cette délicatesse d’appré-
ciation a ici un grave inconvénient. Elle conduit inévitablement
à s'exagérer la valeur des différences existant de groupe à groupe
et conduit par cela même à les regarder comme autant d’es-
pèces.
Mais, pour que ce jugement eût une valeur réelle, il faudrait
avoir démontré au préalable que les variations d’un groupe
humain à l’autre, sont en dehors de celles qu'on a constatées
entre des groupes d'animaux et de plantes bien positivement
connus pour n'être que des races d'une même espece.
Or, il n’en est pas ainsi. Pour peu que l'on cherche à se
rendre compte de la nature et de l'étendue des variations, on
reconnaît bien vite que, dans les races animales et végétales,
elles atteignent des limites que ne franchissent jamais, qu'attei-
gnent rarement les différences entre groupes humains.
LI. — Je n'ai pas à insister longuement sur les changements
morphologiques et anatomiques des végétaux. Il suffit de rap-
peler combien sont nombreuses et diverses, ces variétés de légu-
mes, de fleurs, d'arbres fruitiers ou d'ornement dont le nombre
s’accroît sans cesse. Chez ces derniers, il est vrai, la variété passe
assez rarement à l’état de race. La greffe, le marcottage, ete.,
permettent de les multiplier avec promptitude et sûreté, comme
l’acacia sans épines, et les jardiniers ont habituellement recours
à ces procédés. Toutefois, même parmi les arbres fruitiers, un
certain nombre de ces variétés se sont fixées d’elles-mêmes et se
reproduisent par graines. Les pruniers, les pêchers, la vigne, en
offrent des exemples. Quant aux plantes annuelles, aux légu-
mes en particulier, on ne peut les conserver et les multiplier
que de cette facon. Là, nous ne comptons que des races, et
chacun sait combien elles sont nombreuses et variées. A lui
seul, le chou (Brassica oleracea) en compte 47 principales, se
sous-divisant chacune en un certain nombre de races secon-
daires, tertiaires, ete. Or il est bien inutile d'insister sur la dis-
32 . NATURE DES VARIATIONS DANS LES RACES
tance qui sépare le chou cabus dont on fait la choucroûte, du
chou-rave, dont on mange la racine, et du chou-fleur ou du
brocoli. £
Il est bien évident qu'il n’y a pas là seulement altération des
formes primitives. L'organisme est modifié dans ses éléments,
qui s'accumulent et s'associent différemment selon les races.
Mais ces éléments eux-mêmes sont souvent atteints dans ce
qu'ils ont de plus intime. La diminution et la disparition de cer-
tains acides, leur remplacement par le sucre, les saveurs, les
parfums qui se développent et caractérisent certaines races de
légumes et de fruits, attestent que les forces vitales de ces
plantes ont éprouvé des modifications très-réelles, fidèlement
transmises de génération en génération. .
On m'objectera peut-être qu'il y a trop peu de ressemblance
entre les organismes végétaux et animaux pour que la compa-
raison précédente des faits anatomiques soit réellement utile.
Il en est autrement des phénomènes physiologiques.
Parmi nos végétaux cultivés, l’activité vitale présente parfois
d’une race à l’autre des différences bien remarquables. Dans nos
diverses races de blé, la rapidité du développement varie du
simple au triple. Dans nos climats tempérés l'orge pamelle met
cinq mois à germer, croître et mürir; en Finlande et en Laponie
il n’a que deux mois pour parcourir ces mêmes phases de l’exis-
tence. Enfin chacun sait que nos jardins maraïichers et fruitiers
sont peuplés de races et de variétés, les unes précoces, les autres
tardives.
L'énergie des fonctions de reproduction varie parfois singuliè-
rement selon les races. On connait ces rosiers qui fleurissent
deux ou trois fois par an, ces fraisiers qui donnent des fruits
pendant presque toute l’année. Il est des oranges farcies de
pépins ; il en est d’autres qui en manquent presque entièrement.
Enfin dans certaines bananes et dans le raisin de Corinthe les
graines ont complétement disparu. On comprend que ces der-
niers produits de l’industrie humaine n'existent qu'à l’état de
varrété. |
IV. — Nous rencontrons chez les animaux des faits correspon-
dant exactement à ceux que viennent de nous montrer les
plantes. De plus, nous trouvons chez eux des modifications por-
tant sur les manifestations de ce Je ne sais quor que nous avons
appelé l’âme animale.
La diversité des races de nos espèces domestiques est trop
connue pour qu'il soit nécessaire d'’insister sur ce point. Je me
borne à rappeler que Darwin compte 150 races distinctes de
pigeons et déclare ne pas les connaître toutes. Ces races sont
d'ailleurs assez différentes pour devoir être réparties au moins
dans quatre genres distincts, si on les considère comme autant
d'espèces. Parmi les Mammifères, les chiens présentent des faits
analogues. Lors de l’exposition canine de 1863, la Société d’ac-
climatation, qui s'était montrée très-sévère dans l’admission des
APPLICATION À L'HOMME 33
sujets et n’avait accueilli que des types parfaitement purs, n’en
réunit pas moins 77 races de chiens. Mais, la plupart appar-
tenaient à l’Europe et surtout à la France ou à l'Angleterre.
Presque toutes celles d'Asie, d'Afrique et d'Amérique manquaient
au rendez-vous; et, en somme on est autorisé à penser qu'il
existe au moins autant de races chez les chiens que parmi les
pigeons. Quant aux différences morphologiques, il suffit de rap-
peler les boule-dogues et les lévriers, les bassets et les danois,
les grands griffons et les king-charles. À peine est-il besoin de
faire observer que ces différences extérieures supposent dans le
squelette, dans Les proportions et la forme des muscles, etc., des
modifications correspondantes. Les différences anatomiques vont
d’ailleurs plus loin. Par exemple, le cerveau du barbet est pro-
portionnellement au moins double de celui du dogue.
Comme chez les végétaux, nous avons chez les animaux des
races à développement lent et d’autres qui grandissent et s’en-
graissent rapidement. Comme chez les végétaux, la fécondité
diminue chez les unes et s'accroît chez d’autres. Trop perfec-
tionnées, c'est-à-dire trop éloignées de leur type naturel, les
races animales comme les races végétales finissent par ne se
reproduire qu'avec peine ou même pas du tout. En revanche,
nos races ovines ordinaires n’ont qu'une portée d’un seul agneau
par an; les hong-ti ont deux portées de deux agneaux chacune.
La laie sauvage ne porte qu'une fois l’an et ne donne le jour
qu'à six ou huit marcassins ; devenue domestique, elle met bas
deux fois par an de dix à quinze petits porcs. Sa fécondité est
done au moins triplée. Chez l’aperea, devenu le cochon d'Inde,
elle est plus que septuplée.
Chez les chiens, les habitudes imposées par l'éducation trans-
mises et renforcées par l’hérédité finissent par prendre les appa-
rences d'autant d’enstincts naturels qui caractérisent les races
aussi nettement que des particularités physiques. C'est ce qu'ont
mis hors de doute les expériences poursuivies par Knight pen-
dant plus de trente ans. Pour rappeler le contraste qui existe
parfois entre ces instincts acquis, il suffit de nommer les chiens
courants et les chiens d’arrèt. Au point de vue du développe-
ment relatif de l'intelligence proprement dite, la différence de
race à race est aussi parfois très-marquée. Il suffit de com-
parer à ce point de vue le barbet et le lévrier.
V. — Si des animaux et des végétaux nous passons à l’homme,
nous trouvons chez lui comme dans les deux règnes inférieurs
des groupes distingués par des différences anatomiques, physio-
logiques et psychologiques. Le plus souvent les mêmes organes,
les mêmes fonctions nous présentent des modifications analo-
gues. Quelle raison pourrait-on invoquer pour prétendre que,
considérées dans leur nature, ces différences, ces modifications
ont chez lui une signification plus grave et qu’elles caractérisent
non des races, mais des espèces? Evidemment, aucune; ce serait
raisonner en dépit de toutes les lois de l’analogie. Arguerait-on
DE QUATREFAGES, 3
34 NATURE DES VARIATIONS DANS LES RACES
des variations que présentent les manifestations de la moralité
et de la religiosité? Ge serait oublier que ces facultés sont les
attributs du règne humain, qu'elles manquent à tous les autres
règnes et que par conséquent elles échappent à toute compa-
raison de ce genre. Pour ce qui est exclusivement humain
l’homme ne peut être comparé qu'à l’homme.
En résumé, les faits de variation et les différences existant
chez l’homme de groupe à groupe sont de même nature que ces
mêmes faits constatés de race à race chez les animaux et les
végétaux. La nature de ces phénomènes ne peut donc pas être
invoquée en faveur de la doctrine qui voit dans ces groupes
autant d'espèces.
CHAPITRE V
._ ÉTENDUE DES VARIATIONS DANS LES RACES VÉGÉTALES ET
ANIMALES ; APPLICATION A L'HOMME.
I. — La question à laquelle est consacré ce chapitre est une
de celles que je traite le plus flonguement dans mes cours. Elle
a en effet une importance spéciale. À peu près tous les argu-
ments polygénistes reviennent à celui-ci : «il y a trop de diffé-
rence entre le Nègre et le Blanc pour qu'ils puissent être de
même espèce. » Ces deux types sont les termes les plus éloignés
dans la série humaine. Donc si l’on démontre que de races a
races extrèmes, les limites de variation sont à peu près cons-
tamment plus étendues chez les végétaux et les animaux que
chez l’homme on aura sapé par la base toute la doctrine poly-
géniste.
Or, même en négligeant les végétaux au sujet desquels il ne
peut rester de doute, en comparant seulement les animaux et
l'homme organe par organe, fonction par fonction, il n’est pas
fort difficile de se convaincre qu'il en est bien ainsi; à ce point
qu’on en arrive à se demander pourquoi la variabilité est moins
grande chez nous que chez les animaux. La démonstration
complète de ce fait général exigerait des développements que
je ne puis donner ici. Je me bornerai donc à citer quelques
exemples.
Il. — La coloration de la peau est un des caractères que l'œil
saisit le plus aisément et qui frappe le plus. De là même vien-
nent les expressions de Blanc, Jaune et Noir, fort improprement
employées pour désigner les trois groupes fondamentaux de
l'humanité. Constatons d’abord que ces dénominations ont le
grave inconvénient de donner des idées parfaitement fausses.
Parmi les Blancs il est des populations entières dont la peau est
aussi noire que celle des Nègres les plus foncés. Je me borne à
citer les Bicharis et autres peuples habitant les côtes afri-
caines de la mer Rouge, les Maures noirs du Sénégal, etc. En
36 ÉTENDUE DES VARIATIONS DANS LES RACES
revanche il est des Vègres jaunes, comme les Boschismen, de teinte
acajou clair ou café au lait, comme nous l’a appris Livingstone.
Il n’en est pas moins vrai que la couleur est bien le caractère
qui chez l’homme varie le plus, et lorsqu'on oppose le Vegre
noër de charbon au Blanc blond à teint rosé, le contraste est frap-
pant. Mais ce contraste se retrouve dans plusieurs de nos races
animales, chez le chien, par exemple, dont la peau est habituel-
lement noirâtre et blanche chez le caniche blanc. Il en est de
même chez les chevaux, et ce fait était déjà connu d’Hérodote,
qui signale comme supérieurs aux autres les chevaux blancs à
peau noire.
À elles seules nos races gallines présentent les trois couleurs
extrêmes signalées chez l'homme. La poule gauloise a la peau
blanche ; chez la cochinchinoise elle tire sur le jaune; elle est
noire chez les poules nègres. Gelles-ci présentent parfois un fait
semblable à celui que je rappelais à propos du cheval; la teinte
foncée de la peau coïncide chez elles avec un plumage blane,
comme chez la poule de soie du Japon.
Ces mêmes poules nègres offrent au point de vue qui nous
occupe plusieurs faits intéressants à signaler. En Europe, le
mélanisme apparaît de temps à autre dans nos basses-cours et
se propagerait infailliblement si on ne détruisait les sujets qui
en sont atteints. C’est peut-être faute de cette précaution que
les poules nègres se sont développées sur plusieurs points du
globe, entre autres aux Philippines, à Java, aux îles du cap Vert
et sur le plateau de Bogota, dont toutes les volailles remontent à
des souches européennes. Le mélanisme se montre d’ailleurs
dans des groupes de poules qui diffèrent de la manière la plus
frappante sous d’autres rapports, chez la poule de soie comme
chez nos races ordinaires.
On voit que les poules nègres ne sont nullement une espece dis-
tincte; on voit que l'apparition de la couleur noire n'est chez
elle qu'un caractère accidentel pouvant naître dans des races
d’ailleurs très-dissemblables et se propager ensuite par hérédité.
Pourquoi admettre qu'il en a été autrement chez l’homme?
Le mélanisme est d’ailleurs plus développé chez les poules
que chez l'homme. Depuis longtemps on a reconnu que le eer-
veau du Nègre présente une coloration plus foncée que celle du
Blanc. Le fait est vrai. Mais M. Gubler a constaté que chez les
Blancs à teint très-brun le cerveau est coloré exactement comme
chez les Nègres, et que cette particularité était tantôt indivi-
duelle, tantôt héréditaire dans certaines familles. Chez les
poules aussi, le mélanisme pénètre à l’intérieur ; mais ce ne sont
plus seulement les méninges qui présentent des faits analogues à
ceux que présente l’homme noir. Ghez elles toutes les muqueuses,
tous les plans fibreux et aponévrotiques, et jusqu'aux gaines
musculaires possèdent la même coloration. La chair prend ainsi
une apparence qui répugne, et c'est pour ce motif qu'on empè-
che autant que possible la propagation des poules nègres.
APPLICATION A L'HOMME 37
Les différences de coloration s'expliquent assez aisément. On
sait aujourd'hui à n’en pas douter que la peau du Nègre a exac-
tement la même composition que celle du Blanc. Chez tous
les deux on trouve les mêmes couches; le derme, le corps mu-
queux et l’épiderme présentent exactement la même structure.
_ Ges couches sont seulement plus épaisses chez le Nègre. Dans
ces deux grandes races, le corps muqueux, placé entre les deux
autres, est Le siége de la coloration. Il est formé par des cellules
d’un jaune pâle chez le Planc-blond, d’un jaune plus ou moins
brunâtre chez le Blanc-brun, d'un brun noirâtre chez le Negre.
_ Des causes extérieures influent d’ailleurs sur l'organe et modi-
fient la sécrétion colorée. Simon a montré que les taches de
rousseur ne sont que des points de la peau du £lanc qui présen-
tent les caractères de la peau du Vegre, et l’on sait qu'une inso-
lation inaccoutumée chez les hommes et chez les femmes de
notre race, la grossesse, chez ces dernières, est suffisante pour
déterminer la formation de ces taches.
Qu'y a-t-il d’étrange à ce qu'un ensemble de circonstances
parmi lesquelles figurent une chaieur constante, une vive lu-
mière, etc., étende au corps entier et rende durables ces modifi-
cations circonserites et passagères chez nous? Lorsque nous trai-
terons de la formation des races humaines, nous aurons à citer
des faits qui prouvent clairement que ce n’est pas là une simple
hypothèse.
En définitive la couleur de la peau tient à une simple sécré-
tion que peuvent modifier une foule de circonstances, comme
on l’observe pour tant d’autres. Il n’y a donc rien d'étrange à
voir des groupes humains, fort différents, d’ailleurs, se res-
sembler sous ce rapport. Voilà pourquoi l'Hindou (aryan), le
Bichari et le Maure (sémites), quoique de race blanche, prennent
la même teinte et même une teinte plus foncée que Le Neégre
proprement dit. Voilà aussi pourquoi celui-ci se rapproche, dans
certains cas, des populations plus ou moins brunes appartenant
au tronc blanc ou prend une couleur qui rappelle presque
exactement celle des races jaunes.
Ainsi se vérifie chez l’homme, comme chez les animaux,
l’aphorisme formulé par Linné à propos des plantes : nimium
ne crede colort.
IT. — Je n'insisterai pas longuement sur les modifications
de la chevelure et des villosités. Elles sont bien plus apparentes
que réelles chez l’homme. Qu'ils soient blonds ou noirs, fins et
d’un aspect laineux comme chez le Nègre ou gros et raides comme
dans les races jaunes et rouges; que leur coupe transversale soit
circulaire comme chez le Jaune, ovale comme chez le Blanc, ou
elliptique comme chez le Nègre, les cheveux restent cheveux. Au
contraire la toison laineuse de nos moutons est remplacée par
un Jar court et lisse dans une partie de l'Afrique. En Amérique
il en est de même chez les moutons de la Madeleine, dès qu'on
cesse de les tondre ; et, en revanche, dans les hauts plateaux des
38 ÉTENDUE DES VARIATIONS DANS LES RACES
Andes, les sangliers acquièrent une sorte de laine grossière.
Une épilation pratiquée avec un soin extrême a pu faire croire
à quelques voyageurs qu'il existe des races humaines entière-
ment glabres; on a plus tard reconnu cette erreur. Tous les
hommes ont des poils dans les régions que chacun sait. Au con-
traire il existe des chiens et des chevaux sans poils. En Amé-
rique, dont tous les bœufs sont d'origine européenne, on voit
les villosités devenir d’abord très-fines et rares chez les pelones
et disparaître entièrement chez les calongos ; et, si ceux-ci ne se
multiplient pas, c'est que l’on a soin de les tuer, les regardant
comme des animaux dégénérés.
Il est évident qu'à ces divers points de vue les variations se
montrent plus étendues chez les animaux que chez l'homme.
IV. — Ge fait devient bien plus évident lorsqu'il est possible
de substituer des mesures exactes à de simples apprécia-
tions et de comparer des chiffres. Les variations de la taille
présentent cet avantage. Il est intéressant de comparer sous ce
rapport les extrêmes de quelques races animales aux extrèmes
constatés dans les groupes humains.
ESPÈCES, DIFFÉRENCE, | RAPPORT,
Chiens
(longueur).
Lapins
(longueur).
Cheval
(hauteur).
Mouton
(hauteur),
Homme y Boschisman , ,
(taille moyenne), | Patagon.
-
0,2
0,3
0,4
0,3
0,8
— æ 19 © = © © © = ©
VASE S US 2 «0,0, SC: %
hi
On voit que la variation de race à race chez le cheval est
deux fois plus considérable que chez l’homme, près de trois fois
chez le mouton et le lapin, et quatre fois chez le chien. La diffé-
rence est peut-être plus marquée encore chez la chèvre et le bœuf,
à en juger par les termes de comparaison qu'emploient quelques
voyageurs.
Si, après nous être occupé des dimensions générales du corps,
nous comparions les différences de proportion que présentent
d’un côté les races animales, de l’autre les groupes humains,
nous arriverions à des résultats analogues. Mais sans entrer ici
dans les détails il suffit de rappeler au lecteur le chien lévrier
et le basset.
V. — Un des caractères extérieurs les plus singuliers et sur
lesquels on a insisté souvent comme ne pouvant être qu'un ca-
ractère d'espèce est celui que présentent les femmes boschis-
manes. On sait qu'elles portent au bas des reins une masse grais-
seuse dont la saillie est souvent considérable, cômme on peut le
APPLICATION A L'HOMME 39
voir dans la Vénus hottentote dont le moule est au Muséum.
Cette stéatopygie se retrouve du reste chez certaines tribus nègres
placées fort au nord de la race Houzouana. Bien plus Livingstone
nous apprend que certaines femmes de Boërs, d'origine hollan-
_daïise incontestable, commencent à en être atteintes. Ce déve-
loppement local exagéré du tissu adipeux perd par cela seul la
valeur qu'on a voulu lui attribuer.
Mais la stéatopygie existät-elle seulement chez les Houzoua-
nas, On ne pourrait pas pour cela la regarder comme un ca-
ractere d'espèce, car on la constate chez les animaux où elle n’est
qu'un caractère de race. Pallas a constaté ce fait chez certains
moutons de l’Asie centrale. Chez ces animaux la queue dispa-
rait et se réduit à un simple coccyx, à droite et à gauche duquel
sont placées deux masses graisseuses hémisphériques pesant de
trente à quarante livres. — Ici encore la variation est propor-
tionnellement plus forte que chez la femme boschismane.
Dira-t-on que ces moutons constituent une espèce à part?
Non ; car lorsque les Russes amènent ces mêmes moutons hors
des contrées où ils sont nés, la stéatopygie disparaît en quelques
. générations. Ce n’est donc qu’un caractère de race, lequel ne
peut se conserver que là où il a pris naissance, comme on l’ob-
serve dans une foule d’autres cas.
VI. — Il est évident que le caractère précédent est tout au-
tant interne qu'extérieur ; il est évident aussi que la taille, les
proportions du tronc et des membres, ne peuvent varier sans
que le squelette et les muscles qui s’y attachent éprouvent des
modifications correspondantes. Les caractères anatomiques chan-
gent donc de race à race chez les animaux, aussi bien que les
caractères extérieurs. Il est pourtant un certain nombre de faits
qui relèvent plus directement de l'anatomie ; j'en citerai quel-
ques cas.
Chez le chien il existe normalement aux pieds de devant cinq
doigts bien formés, aux pieds de derrière quatre doigts com-
plets et un cinquième rudimentaire. Ce dernier disparaît chez
certaines races presque toutes de petite taille. Dans certaines
grandes races au contraire il se développe et devient égal aux
quatre autres. Il y a alors formation d'os correspondants au
tarse et au métatarse.
Quelque chose d’analogue à ce que nous venons de voir chez
le chien se montre aussi chez le porc, mais compliqué d'un phé-
nomène nouveau. Ici le pied normal porte deux petits doigts
latéraux rudimentaires et deux doigts médians ayant chacun leur
sabot. Or dans certaines races déjà connues des anciens, il se dé-
veloppe un troisième doigt médian et le tout est enveloppé dans
un seul sabot. De jissipède qu'est le type normal de l'espèce, la
race devient so/ipede.
Rien de pareil ne se voit jamais chez l’homme. Dans toutes
les races les pieds gardent leur composition ordinaire aussi bien
chez le Boschisman que chez le Patagon. Toutefois quelques ex-
40 ÉTENDUE DES VARIATIONS DANS LES RACES
ceptions tératologiques avec tendance à l'hérédité se sont par-
fois montrées. Nous en parlerons dans un autre chapitre.
VII. — La colonne vertébrale est pour ainsi dire la portion
fondamentale du squelette. Elle n’en varie pas moins. Je n’in-
siste pas sur les différences que présente sa portion caudale.
Je me borne à rappeler qu'il existe des races de chien, de mou-
ton, de chèvre chez lesquelles la queue se réduit à n'être plus
qu'un court COCCyx.
Mais les portions centrales elles-mêmes peuvent être atteintes.
Philippi nous apprend que les bœufs du Piacentino ont 13 côtes
au lieu de 12 et, par conséquent, une vertèbre dorsale de plus.
Dans le porc, Ey ton a vu les vertèbres dorsales varier de 13 à 15,
les lombaires de 4 à 6, les sacrées de 4 à 5, les caudales de 13 à
23, si bien que le total dans le porc d ‘Afrique est de 44 et de 54
dans le pore anglais.
Chez l'homme on a constaté parfois la présence d’une vertèbre
de plus. Ces cas sont toujours restés individuels, sauf dans une
famille Hollandaise citée par Vrolick. Mais aucun groupe hu-
main ne présente ce caractère d’une manière même à peu près
constante. Ce groupe existât-il, on voit que la variation serait
encore ici bien moindre que chez les animaux. Sans même tenir
compte de la queue, elle est trois fois pie forte chez ces der-
niers.
Bien entendu que je ne fais pas entrer en ligne de compte ce
qu'on a dit tant de fois de prétendus hommes à queue. On sait
de plus en plus à quoi s’en tenir à ce sujet. Mais les variations
que présente la région caudale chez les animaux nous apprend
que même un prolongement considérable du coccyx, dans un
groupe humain, et la multiplication des vertèbres qui le compo-
sent ne sauraient ètre considérés à priori comme un caractère
spécifique.
VII. — On aurait pu croire que la tête à raison de l’impor-
tance des organes qui lui appartiennent échapperait aux modi-
fications. Il n'en est rien, et ici encore la variabilité se montre
bien plus grande chez les animaux que chez l’homme. Depuis
longtemps Blumenbach avait fait remarquer qu'il y a plus de
différence entre la tète du cochon domestique et celle du san-
glier qu'entre celle du Blanc et du Nègre. Il n’est pas une de nos
espèces domestiques dont les races ne se prêtent à la même ap-
préciation, pour peu qu'on y regarde de près. Mais je me borne
à rappeler au lecteur les têtes des chiens boule-dogue, lévrier
et barbet.
L'étendue des modifications que peut présenter la tête n'est
nulle part mieux accusée que dans le bœuf camard, le gnato de
Buenos-Ayres et de la Plata. Ce bœuf reproduit dans son espèce
des modifications analogues à celles que le boule-dogue présente
chez le chien. Toutes les formes sont plus raccourcies, plus tra-
pues. La tête en particulier semble avoir éprouvé un mouvement
général de concentration. La mâchoire inférieure, quoique rac-
APPLICATION A L'HOMME 41
courcie elle-même, dépasse la supérieure si bien que l’animal ne
peut brouter aux arbres. Le crâne est tout aussi déformé que la
face. Ce ne sont pas seulement les formes des os qui sont mo-
difiées, ce sont aussi leurs rapports dont presque pas un, dit
M. R. Owen, n’a été vraiment conservé. Cette race, parfaite-
ment assise, n'en est pas moins d'origine bien récente; car,
comme je le rappelais plus haut, tous les bœufs américains des-
cendent de bœufs européens. Elle est déjà représentée dans le
Nouveau-Monde par deux sous-races dont l’une, celle de Buenos-
Ayres, a conservé ses cornes, tandis que celle du Mexique les a
_ perdues.
Il est presque inutile de faire remarquer qu aucun groupe hu-
main ne présente quoi que ce soit d'analogue.
IX. — Les quelques faits que je viens de citer me semblent
suffisants pour justifier la proposition que j'émettais en tête de
ce chapitre, savoir : que les limites de la variation sont à peu près
toujours plus étendues entre certaines races animales qu'entre
les groupes humains les plus éloignés.
Par con<équent, quelque grandes que soient ou que parais-
sent être les différences existant entre ces groupes d'hommes,
leur attribuer la valeur de caractères spécifiques est une apprécia-
tion absolument arbitraire. Il est pour le moins tout aussi ration-
nel, tout aussi scientifique de ne voir dans ces différences que
des caracteres de race et par cela même de rattacher tous les
groupes humains à une seule espèce.
On ne peut contester la légitimité de cette conclusion. Or, je
le répète, elle suffit pour atteindre dans ses bases la doctrine
polygéniste. En effet cette doctrine repose uniquement sur des
considérations morphologiques. Ses partisans frappés uniquement
des différences matérielles que présentent les groupes humains
ont cru ne pouvoir en rendre compte qu'en admettant l’exis-
tence de plusieurs espèces. En montrant que les faits de cette
nature s'interprètent également dans l'hypothèse de l'unité spé-
cifique, on place déjà pour ainsi dire le monogénisme et le poly-
génisme sur le pied de l'égalité.
CHAPITRE VI
ENTRECROISEMENT ET FUSION DES CARACTÈRES DANS LES RACES
ANIMALES ; APPLICATION A L'HOMME.
Sans même quitter le terrain de la morphologie, on peut déjà
montrer de quel côté se trouve le plus de probabilité d’être dans
le vrai.
On sait que tous les naturalistes regardent comme apparte-
nant à la mème espèce tout ensemble d'individus passant de l’un
à l’autre par nuances insensibles, quelque différents que soient
les extrèmes. Toutes les grandes collections publiques renfer-
ment des exemples de ce fait.
À plus forte raison concluent-ils de même lorsqu'il y a entre-
croisement de caractères. Get entrecroisement existe lorsqu'un
caractère très-tranché et de nature à paraître exclusif se re-
trouve dans un ou plusieurs individus fort différents sous les
autres rapports et appartenant incontestablement à des groupes
bien distincts. Il y a encore entrecroisement lorsque le même
caractère varie de manière à ce que, considéré isolément, 1l
conduirait à fractionner un groupe naturel et à en disséminer
les fractions dans des groupes très-différents.
Eh bien, aucune espèce animale ne présente à un plus haut
degré que l’homme, ces diverses particularités essentiellement
morphologiques. Lorsqu'on étudie avec quelque détail les grou-
pes humains, la difficulté n’est pas de trouver les ressemblances,
mais bien de préciser les différences. Plus on y regarde de près
plus on voit celles-ci s’effacer et disparaître. On comprend alors
ce que les voyageurs les plus dignes de foi comme d’Abbadie
nous disent des contrées où vivent à côté l’un de l’autre le
Nègre et le Blanc. Dans leurs extrêmes ces deux types sont certes
bien distincts. Mais en Abyssinie, par exemple, où ils se sont ren-
contrés et mêlés depuis longtemps, ce ne sont plus ni le teint,
ni les traits, ni la chevelure qui caractérisent le Nègre; c’est uni-
quement la saillie exagérée du talon. Mais à son tour ce carac-
ENTRECROISEMENT ET FUSION DES CARACTÈRES 43
tère perd toute sa valeur sur la côte occidentale d'Afrique, où
des tribus nègres entières ont le pied fait comme nous.
Voilà un exemple d'entrecroisement et je pourrais aisément
les multiplier. J'ai déjà dit plus haut comment la couleur rap-
procherait les uns des autres des Hindous aryens ou dravidiens,
des Nègres africains ou mélanèsiens des populations manifeste-
ment sémitiques. Voici un exemple plus frappant peut-être.
Desmoulins avait regardé la perforation de la fosse olécranienne
comme un des caractères les plus tranchés de son espèce d'hom-
mes austro-africaine. Eh bien, cette perforation s’est retrouvée
dans des momies égyptiennes et guanches, sur un assez grand
nombre de squelettes européens de l’époque néolithique, dont les
crânes n'ont d’ailleurs aucun rapport avec celui des Boschis-
mans, et jusque chez certains Européens de l’époque actuelle.
L’entrecroisement des caracteres entre les groupes humains
ressort bien plus vivement encore de la comparaison des don-
nées numériques recueillies chez un certain nombre d’entre eux.
Je me borne pour le moment à donner les résultats auxquels
conduit l'étude de la taille lorsqu'on place en série les nombres
qui la représentent. Plus tard nous rencontrerons bien d’autres
exemples.
Je reproduis ici le tableau publié dans le Voyage de la Novara
par le D' Weïsbach. J'ai ajouté aux chiffres du savant autrichien
quelques données relatives surtout aux plus petites races. J'ai en
outre inscrit les maxima et les minima quand j'ai pu me les pro-
curer, parce quils font sentir mieux encore que les moyennes
l'étendue de la variation.
Taille de diverses races humaines.
q
Mn nt LORS 1,000 | J1285 SN ENS ES 1,561
Sbonso! (jeune) :............ 1800 VAT AS (MLOV) sent 1,363
Boschismans (moy)! 1.370 | Allemands (min.) |
Mincopie (min.) TAROT | Eartarés d'Orotschi, 06082 1,570
1316 dre ARENA 1,380 | Kamschadales
Aëtas (min.)........ SANS ere 1,396 | Malais de Malacca |
SCMENTE (UD, U 1420 PDayakst-(tim.} list 1,574
Mincopies (moy.)....,..,..., 1,436 | Australiens (min.) \
Boschisman (max.).......... 1,445 | Néocalédoniens (min.) )
Guanches ........,.....:.... 1,447 | Cochinchinoïis (moy.) ! ..... 1,515
DÉMANSS (MOY.)......-..... 1,448 | Transgangiens (moy.) \
Pemanss (max)... PH Vamkorienss..2t 2e. 1,583
Mincopies: (max.)........1..% MAR FIMOFeNS. Send ose du 1,586
Oh... UE 1,482 | Amboiniens 1.595
PneMens (min). .::....... 1,488 | Péruviens | 2 "RAS NE ne
Papouas ET cr RARE RAC ARTE 1,489 | Battas l 1.597
BHO: (min) Re... 4)4,020) Malmsn(mong.) there ?
Batagons (min)... .......... 1,554 | Niccbariens tr: is se. 1,599
Papone (moy.):\...2......, 1,532 | Australiens (moy.) )
MARS (En. | 5... 2. 2... 1,537 | Quichnas PU TEE 1,600
Slaves LIU Di TROP RENE NET 1,540 | Anglais fmin.) \
Français JUMENT PORT PT EP 1,543 | Pouleyers (moy.)............ 1,610
JaNanais (min). ..:......... DD PARDON, Jens se. + « 1,613
NéBre RATE SR ARE RON EdNIRENST (TOY). 0401... 4,614
4
Australiens (moy.)......... + L'AORR
Toulcous 1.620
Guaranis CRC s
Papous de Vaigiou.......... . 1,624
Mincopies (max.)|
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Californiens JR me 1,625
Madurais
Cingalais
Ando-Péruviens 4470.02. 1,627
Français du Midi 1.630
Chinois (moy.) FE RAOEU 4
NicobAMeRARere re sui AS RES A Li
Belges (min.) 2. 4 DRE 1,632
Slaves d'Autriche (min.)..... 1,634
Roumains d'Autriche 1.635
rt V'ARNRRNAMNEE RITES ,099
Sy
SL, DUMAS NN RE 1,637
Dravidas (noyer. te 1,640
ATAUCANS. AE D CREER LEE EU 1,641
D'AVATOES DIE CRE RER S ele 1,643
ANTISIBHAN AO AREC EN, L1n.H EL. 1,645
Fuéjiens (max.) |
Dee ee ANDRE ERA 1,650
Dayaks (max.) \
DR DR Le. te bat 1,653
D se eye cornet 1,655
Francais (classes ouvr. moy.). 1,657
Allemands d’Autriche........ 1,658
Eskimaux de l'ile Melville .. 1,659
Bonmains (min.)..,.,.:1000e 1,660
Fuéjiens (max.) |
RAIQUILOS PT a Dee sro 1,663
Hottentots \
Français du Nord 1.665
Arabes d'Algérie Ÿ **"'""""" 7
Néocalédoniens !| Ù
Moxos { m'oslon 40e 6 id 1,670
PampÉeRe AMOy dl... 1,673
Eskimaux de Savage-Island
Hawaiens 1.676
Néocaliforniens d
Malais de Soolo
Slaves d'Autriche (moy
Russes me jet A0T8
JATAMNIS 1.54 RO NAME ES nt 1,679
Allemands |
NÉDROSNDUR éhithtosreltet 1,680
Charruas \
Francais (classes aisées moy.) 1,681
Ojibbeways (min.) 1.68
Natifs de Madras ET DT
PONS. eu en ne eee dire 1,684
Nègres de SOLDE 1,685
DER NINOV.J RUMEUR... MEN 4,686
Anglais (OV) PARCS 1,2. 1,687
Indiens des Pampas......... 1,688
Insulaire des Marquises la.
Eskimau de Boothiasund
ENTRECROISEMENT ET FUSION DES CARACTÈRES
LRO OSEO EE REC 1,690
Néozélandais. 4e... 1,695
Puelches )
Nécre COMMANDER C ANS. , 1,700
Tahitiens (min.) \
Lettes )
Insulaires de Rotuma !: ..... 1,701
Courouglis (moy.) \
Roumains d'Autriche. ....... 1,102
Kabyles ‘(moy #67 007 1,703
Carolins | 4,20 1,705
Mariannäils., ere res 1,108
Anglais (max.)
Eskimaux du détroit 1.71
de:Kotzebuc ,: [°°° dir
Australiens (max.)
Pottowatomis |
Caraibes an UiPAONf À, 124
Rarakaïens \
TachiwWaChes Css 0e Ji 1,728
Patagons (moy. D'ORB.) ...... 1,130
Tscherkesses................ 1,731
Patagons (moy. D'URY. ). Eve 3 1,132
Sepoys dû Bengale. .#7. 200. 1,133
Chinois (max), 1,744
Niquallis 54% 51 50h IRAN ARCER 1,192
Hawaïiens...4 esse 1,759
Néozélandais: s 4.1 Fee LL OT
Patagons (Moy. MUSTER.
Allemands (max.) | | AN Le
Polynésiens (moy). 5.0.4, 1,110
PITCRTAIENS PES een MTL ALAN
Roumains Aer.) 2. R REC 1,780
Ojibbeways (moy.) | 1.781
Agaces des Pampas ? *‘*"""" l
Néocalédoniens Us ART 1,785
Tahitiens (moy.) 1.786
Insulaires des Marquises { ,
Insulaires de l'ile Stewart |
Cafres su LS
Hollandais \
Belges (max.)
Slaves (max.)
Aymaras (max.) sheet UE
Insulaires des Mar-
quises (max.)
Tahitiens (max.) ae Fonte 1,803
Nénrélandais..…;:°4tes te 1,815
MAY Lin crc en PET ne 1,841
Caraibes :....4:22 RE 1,868
Ojibbeways (max TER Aer 1,875
Insulaires de Schiffer........ 1,895
Néozélandais (max.)......... 1,904
Patagons du Nord(max.p'orB.) 1,915
Patagons du Sud (max. Mus-
TEREL) Lu ea MORE UNE 1,924
Insulaires de Schiffer 1,930
Insulaires de Tongatubon
On voit à quels étranges rapprochements, à quel singulier
mélange conduit la considération de la taille. Les nombres qui
APPLICATION A L'HOMME 45
représentent la capacité du crane, les indices céphaliques, le
poids du cerveau distribués de même en série font ressortir le
même résultat, comme on le verra plus loin.
Il faut remarquer en outre que les moyennes sont en très-
_grande majorité dans ce tableau. Or, on voit que les écarts entre
ces moyennes sont moindres que les écarts entre le maximum et
le minimum d’une même race, si bien que des races parfois
très-éloignées viennent s’intercaler entre eux.
Et maintenant que l’on compare par la pensée, non plus ces
groupes, mais les individus qui les composent. N'’est-il pas évi-
dent que, si on les rangeait par rang de taille, on passerait de
l’un à l’autre avec des différences moindres d’un millimètre et
n'est-il pas évident aussi que la confusion deviendrait encore
bien plus grande qu'elle ne le paraît dans le tableau ?
Eh bien, je le demande à quiconque s’est quelque peu occupé
de zoologie et de zootechnie, est-ce dans un ensemble d'espèces
que les affinités les plus évidentes seraient rompues par l'appli-
cation de ce procédé ? N'est-ce pas au contraire dans les ensem-
bles de races qu'on retrouve des faits tout pareils, comme chez
le chien par exemple où le grand dogue et le doguin, le lévrier
de Saintonge et la levrette de salon, le grand et le petit danois se
trouveraient également séparés les uns des autres par une
foule d’autres races, si on ne tenait compte que de la taille.
L'entrecroisement et la fusion des caractères si marqués
entre groupes humains sont inexplicables si on considère ces
groupes comme des espèces, à moins d'admettre que les rap-
ports morphologiques entre ces espèces humaines sont d’une na-
ture tout autre que celle des rapports établis entre les espèces
animales. Mais cette Aypothèse fait de l’homme une exception.
Nous avons donc le droit de la regarder comme jausse.
Au contraire si l’on ne voit dans ces groupes que des races
d'une seule espèce, tous ces faits d’entrecroisement, de fusion,
concordent avec ce que nous montrent les animaux et font ren-
trer l’homme dans les lois générales. C’est donc là qu'est la
vérité.
Ainsi sans sortir des considérations morphologiques, qui répon-
dent à la notion de ressemblance contenue dans la définition de
l'espèce, nous serions en droit de conclure en faveur du mono-
génisme. Mais, pour confirmer ce résultat et arriver à la certi-
tude, il faut recourir à d’autres: faits, répondant à la notion de
filiation, et chercher ce que nous apprend la physiologie dans les
phénomènes de la génération.
CHAPITRE VII
CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES VÉGÉTALES ET ANIMALES ;
MÉTISSAGE ET HYBRIDATION.
I. — Les unions sexuelles chez les plantes comme chez les
animaux peuvent avoir lieu entre individus de même espèce et de
même race, ou bien de même espèce mais de races différentes, ou
bien enfin d'espèces différentes. Dans les deux derniers cas il y a
ce qu’on appelle un croisement. Ce croisement lui-même prend
des noms différents selon qu'il a lieu entre races ou entre espèces
différentes. Dans le premier cas il constitue un métissage; dans
le second cas, une Aybridation. Quand ces unions croisées sont
fertiles, le produit du métissage porte le nom de méhs ; le pro-
duit de l'hybridation, celui d’Aybride.
Si l’on à bien compris la différence des rapports existant
entre la race et l'espèce, on doit être porté à admettre que le
métissage et l’hybridation ne sauraient présenter les mêmes
phénomènes. L'expérience et l'observation confirment cette vue
de l'esprit. |
Nous avons donc dans le croisement un moyen de recon-
naître si les groupes humains ne sont que des races d'une même
espèce ou bien des espèces distinctes. Il suffit pour cela d'étudier
chez les autres êtres organisés et vivants les phénomènes du
métissage et ceux de l’hybridation ; puis de comparer aux uns
et aux autres ceux qui accompagnent le croisement opéré entre
groupes humains. Si dans ce dernier cas les phénomènes sont
ceux qui caractérisent l’Aybridation, on doit conclure que les
groupes sont spécifiquement distincts et admettre la multiplicité
des espèces humaines. Si le croisement entre hommes, morpho-
logiquement différents, s'accompagne des phénomènes propres
au métissage, on ne peut voir dans ces groupes qu'autant de races
d’une même espèce; on doit se rallier à la doctrine de l'unité
spécifique de tous les hommes.
La question qui nous occupe devient donc toute physiologi-
CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES 417
que et relève uniquement de l'observation et de l'expérience.
Pour la résoudre nous nous adresserons plus que jamais aux
végétaux aussi bien qu'aux animaux. C'est par les phénomènes
de la reproduction que les deux règnes se touchent de plus près.
Lei il n’y a plus analogie seulement, il y a presque 2dentité. Et ce
n’est pas le supérieur qui s’abaisse ; c’est l’inférieur qui s'élève.
On dirait qu’ennoblie par l'importance de la fonction, la plante
pour se reproduire devient temporairement animal.
II. — Dans les deux règnes, les unions entre races de même
espèce, c’est à dire le métissage, peut s’accomplir en dehors de
. toute intervention de l’homme ou être dirigé par lui. Il est par
conséquent naturel ou artificiel.
Le métissage entre végétaux n’a pu être reconnu qu'à la suite
de la distinction des sexes, faite en 1744. C’est à Linné que revient
l'honneur de cette grande découverte. Il en comprit sur-le-
champ toute la portée et se l’exagéra même, comme nous le ver-
rons tout à l'heure. Linné admit que les unions croisées, obser-
vées depuis des siècles chez les animaux, devaient se repro-
duire entre les plantes et il expliqua ainsi l'apparition de tulipes
flambées au milieu de plates-bandes primitivement composées de
fleurs unicolores. L'observation, l'expérience ont mille fois con-
firmé les premières vues du fondateur des sciences naturelles.
On a reconnu de plus que le croisement peut s’accuser dans
toutes les parties du végétal par un mélange de caractères sem-
blable à celui qu'avait trahi la coloration des tulipes. M. Naudin
entre autres, qui dans une seule année a suivi le développement
de plus de douze cents courges, a vu les graines d’un même fruit
reproduire toutes les races que renfermait le jardin livré à ses
études. Il y avait eu super/fétation. C’est un fait d'une haute im-
portance, car il démontre l'égalité d'action dont jouissait le
pollen de toutes ces races, si différentes l’une de l’autre mor-
phologiquement. Rien n’accuse mieux la facilité du croisement
entre races.
Le métissage naturel et spontané des animaux présente les
mêmes caractères. Facilité par la locomotion, il s’accomplit
chaque jour dans nos maisons, dans nos basses cours, dans nos
fermes. La difficulté n’est pas de croiser les races, mais bien
d'empêcher leurs mélanges et de les conserver pures. Des expé-
riences précises faites au Muséum par Isidore Geoffroy ont mon-
tré que chez les moutons, les chiens, les porcs et les poules, le
métissage entre les races les plus différentes était toujours et
certainement fécond. Ici, aussi, on constate souvent le phéno-
mène de la superfétation. Des chiennes successivement courti-
sées par des mâles de races diverses ont mis bas des petits qui
accusaient jusqu'à trois et quatre souches distinctes. — Les
choses s'étaient passées chez elles comme dans les courges de
M. Naudin.
On voit que l'homme n’a dù éprouver aucune difficulté à pro-
voquer le métissage et que, lorsqu'il a jugé bon d'y recourir
48 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES
dans un but quelconque, il n’a eu qu'à le régler en choisissant
les reproducteurs animaux ou végétaux. Aussi ce genre d'union
est-il depuis longtemps entré dans la pratique journalière pour
améliorer, modifier, diversifier de toute façon les êtres vivants
sur lesquels s ‘exerce l’industrie humaine. — Il est inutile d'in-
sister sur des faits connus de tous les jardiniers comme de tous
les éleveurs, et je me borne à faire une remarque dont on sen-
tira plus tard l'importance.
On a vu plus haut qu'à force de perfectionner une race ani-
male ou végétale, on arrivait parfois à rompre l'équilibre phy-
siologique aux dépens de la faculté de reproduction. En pareil
cas, le croisement avec une autre race moins modifiée réveille
d'ordinaire la fécondité éteinte. Par exemple des pores anglais
importés dans le midi de la France par M. de Ginestous cessè-
rent de se reproduire après quelques générations. On les croisa
avec la race locale plus maigre, moins précoce, et la fécondité
reparut.
Tous ces faits et leurs conséquences inévitables ont été admis
par tous les naturalistes qui se sont occupés de ces questions.
Darwin lui-même en avait reconnu la vérité dans son bel ou-
vrage sur la Variation des animaux et des plantes. I] se bornaït
alors à conclure que le croisement entre certaines races de
plantes est moins fécond que celui qui s'opère entre certaines
autres, proposition que personne n'aura l'idée de combattre. Il
est allé plus loin dans les dernières éditions de son livre sur
l’origine des espèces. Sans apporter de faits précis dont la signi-
fication allàt au-delà des sages conclusions précédemment
admises par lui, il invoque l'ignorance où nous sommes relati-
vement à ce qui se passe entre variétés sauvages ; il conclut que
l’on ne peut soutenir que le croisement entre variétés soit tou-
jours tout à fait fertile. — C'est un de ces appels à l'inconnu, un
de ces arguments où notre ignorance même est invoquée comme
preuve, que l’on retrouve trop souvent chez ce penseur emporté
par ses convictions. J'aurai à revenir sur ce point. Mais je con-
state ici que, de l’aveu même de Darwin, tous les faits connus
attestent la parfaite fertilité des métis.
En résumé, le croisement entre races, le métissage, est un fait
qui S accomplit spontanément et que l'homme provoque sans la
moindre difficulté; les résultats en sont aussi certains que ceux
de l'union entre individus de même race; bien plus, dans cer-
tains cas la fécondité s'accroît ou reparaît sous l'influence de ce
croisement. — Le croisement entre espèces, l'hybridation, va nous
montrer des faits absolument contraires.
IT. — Comme le métissage, l'hybridation peut être naturelle
ou artificielle.
La première est tellement rare que des naturalistes éminents
ont mis en doute sa réalité. Toutefois on en connaît, selon
M. Decaisne, une vingtaine d'exemples bien avérés chez les végé-
taux. — Qu'est ce chiffre comparé à celui des milliers de métis
MÉTISSAGE ET HYBRIDATION 49
qui naissent chaque Jour sous nos yeux ! — Et pourtant les con-
ditions matérielles de fécondation sont identiquement les mêmes
pour les races et pour les espèces, et nos Jardins de botanique,
groupant à côté les unes des autres une multitude de ces der-
_nières, facilitent encore le croisement.
Entre animaux sauvages et vivant en liberté l'hybridation est
plus rare encore. On n’en connaît pas d'exemple chez les mam-
mifères au dire d’Isidore Geoffroy, dont l'expérience a iei une
double autorité. La classe des oiseaux seule présente quelques
faits de cette nature, rencontrés presque tous dans l’ordre des
gallinacés. D’après Valenciennes on n'en connaît pas chez les
poissons. — Quand la domestication et la captivité interviennent,
les croisements spontanés entre espèces différentes sont un peu
moins rares.
L'intervention intelligente de l’homme a multiplié d’une ma-
nière remarquable les unions de ce genre surtout chez les végé-
taux, mais elle n’a pu en étendre les limites. Linné avait cru pos-
sible un croisement entre espèces de familles différentes. Mais dès
1761 Kœlreuter montra qu'il s'était trompé. De ces études con-
tinuées pendant 27 ans, de celles de M. Naudin, son digne émule,
il résulte que le croisement artificiel ne réussit Jamais entre
espèces de familles différentes et très-rarement entre espèces de
genres différents; qu'il est toujours très-difficile et demande pour
être mené à bien les plus minutieuses précautions ; qu'il échoue
souvent entre espèces de même genre en apparence très-voi-
sines, enfin qu'il est des familles entières où l'hybridation est
impossible. Parmi ces dernières figure celle des cucurbitacées
si bien étudiée par M. Naudin et où nous avons vu le métissage
le plus absolu s’accomplir spontanément. — On ne saurait
imaginer, on le voit, de contraste plus complet.
Ge contraste s’accentue jusque dans les moindres détails. Par
exemple, toute fleur ayant subi même le moins possible l’action
du pollen de sa propre espèce devient absolument insensible à
l’action d’un pollen étranger. — Quelle différence avec l'égalité
d'action que nous ont montrée les divers pollens des races les
plus éloignées!
Tous les expérimentateurs s'accordent en outre à déclarer
que même dans les unions entre espèces ayant le mieux réussi,
la fécondité est constamment diminuée et souvent dans des
proportions énormes. Une tête de pavot somnifère contient
habituellement deux mille graines et plus. Dans un hybride de
cette espèce Gœrtner n’en trouva que six qui fussent venues à
bien. Toutes les autres avaient plus ou moins avorté. — Ici
encore quel contraste avec le métissage ramenant la fécondité
chez les porcs anglais de M. de Ginestous |
L'hybridation présente chez les animaux exactement les
mêmes phénomènes que chez les végétaux. L'homme en dé-
tournant, en trompant des instincts impérieux, a pu multiplier
les croisements entre espèces. Mais il n’a pu reculer les limites
DE QUATREFAGES. 4
50 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES
fort étroites auxquelles s'arrête ce phénomène. Pas une union
féconde n’a eu lieu d’une famille à une autre; de genre à
genre elles sont extrêmement rares; d'espèce à espèce même
elles sont loin d’être nombreuses, fait d'autant plus remarquable
que l’hybridation animale date de loin: Le mulet était connu
des Hébreux antérieurement au temps de David, et des Grecs à
l’époque d'Homère ; les fitires et les musmons, produit du croi-
sement du bouc avec la brebis et du bélier avec ia chèvre, ont
recu leurs noms distinctifs des Romains.
L'incertitude des résultats est encore un point sur lequel se
ressemblent l’hybridation animale et végétale. La même expé-
rience faite avec le même soin, par des expérimentateurs égale-
ment habiles, tantôt échoue et tantôt réussit sans qu'on puisse
en reconnaître les causes. Buffon et Daubenton ont maintes
fois tenté de reproduire les titires et les musmons. Ils y sont
parvenus deux fois ; Isidore Geoffroy a toujours échoué. Le croi-
sement du lièvre et du lapin, tenté des milliers de fois sur une
foule de points du globe, paraît n'avoir été obtenu que quatre
ou cinq fois au plus. Le prétendu croisement du chameau et du
dromadaire admis par Buffon et invoqué par Nott est certaine-
ment une fable, d’après les détails qu'a bien voulu me donner
M. de Khanikoff et que j'ai publiés ailleurs. En somme, de tous
les faits connus on peut tirer cette conclusion, qu'il n'existe que
deux espèces de mammifères, l’âne et le cheval, dont le croise-
ment soit fécond à peu près partout et toujours.
En résumé le croisement entre espèces, l’'hybridation est un fait
extrêmement exceptionnel chez les végétaux, chez les animaux
livrés à eux-mêmes; dans les deux règnes l’homme ne le pro-
duit que difficilement et entre un nombre d'espèces très-res-
treint ; quand il parvient à le produire la fécondité est diminuée
à peu près constamment et le plus souvent dans une proportion
très-considérable.
CHAPITRE VIII
CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES VÉGÉTALES ET ANIMALES ;
MÉTIS ET HYBRIDES ; RÉALITÉ DE L'ESPÈCE.
I. — Dès le premier degré, dans l’union du père et de la mère
empruntés à deux souches différentes, la race et l'espèce nous
montrent donc des phénomènes fort distincts et caractéristiques.
Nous allons voir cette opposition s’accentuer encore chez les
produits de ces unions, chez les métis et les hybrides.
La nature mixte de ces êtres soulève plusieurs questions. Je
me borne à examiner celles qui touchent à la filiation et ont
par cela même pour nous un intérêt direct. On peut les formu-
ler d’une manière générale dans les termes suivants : se forme-
t-il naturellement ou peut-on obtenir artificiéllement des races
métisses, c'est-à-dire dérivant de deux races distinctes, et des races
hybrides, c’est-à-dire nées du croisement de deux espèces ? En
d’autres termes encore, les métis et les hybrides conservent-ils
pendant un nombre indéfini de générations, la faculté de se
reproduire et de transmettre à leurs descendants les caractères
mixtes qu'ils tiennent du premier père et de la première mère
ayant servi au croisement ?
Il. — Quand il s’agit de métis il n'y a pas de doute possible.
Une expérience journalière s’accomplissant sans cesse, souvent
sans l'intervention de l’homme, parfois malgré ses précautions,
atteste que les métis de première génération sont aussi féconds
que les parents, et transmettent à leurs fils une fécondité égale.
Nos jardiniers, nos éleveurs mettent à chaque instant à profit
cette propriété du métissage pour varier, modifier ou améliorer
à leur point de vue les plantes ou les animaux sur lesquels porte
leur industrie; les expériences précises de Buffon, des Geoffroy
Saint-Hilaire père et fils, le témoignage de Darwin, bien signi-
ficatif ici, mettent hors de doute que les unions de race en race
restent fécondes, quelques différences morphologiques qu'il existe
entre elles. Je me borne à citer un exemple emprunté à Darwin.
92 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES
Le gnato s’unit indifféremment dans les deux sens au bœuf
ordinaire et le produit est fécond.
Si diverses races d’une même espèce sont en contact habituel
et abandonnées à elles-mêmes, elles se mêlent à tous les degrés.
De là résultent des populations bâtardes, sans caractères précis,
mais qui, étudiées méthodiquement, conduiraient par nuances
insensibles aux divers types primitifs. C’est ainsi qu'ont pris
naissance nos chiens de rue et nos chats de gouttières, restés
parfaitement féconds en dépit des croisements cent fois répétés
et dans tous les sens.
Lorsque l’industrie humaine intervient, elle peut, avec des
soins, régulariser le croisement entre deux races et obtenir ainsi
une race métisse. Après quelques oscillations du côté des types
paternel et maternel, celle-ci se consolide et s'assoit. Mais, quel-
que constance qu ‘elle ait acquise dans son ensemble, il arrive
presque toujours que quelques individus reproduisent à des
degrés divers les caractères de l’un des types primitivement
croisés.
C'est ce phénomène que l’on a désigné sous le nom d'afa-
visme. [1 se produit parfois au milieu des races appelées les
plus pures et à la suite d’un seul croisement remontant à plu-
sieurs générations. Darwin cite l'exemple d’un éleveur qui ayant
croisé ses poules avec la race malaise, voulut ensuite les débar-
rasser de ce sang étranger. Après quarante ans d'efforts il n’y
était pas encore parvenu ; toujours le sang malaïis reparaissait
chez quelques individus de son poulailler.
Chez les animaux comme chez les végétaux, la fécondité
universelle, facile, indéfinie, soit entre eux soit avec toutes les
races de la même espèce, est un des caractères du métissage ;
l’atavisme vient attester le lien physiologique qui unit tous les
métis.
IT. — L'hybridation va nous montrer un ensemble de phé-
nomènes bien différents.
Constatons d’abord avec M. Godron que dans l’hybride végé-
tal l'équilibre physiologique est rompu au profit des appareils
de la vie individuelle, aux dépens des appareils de la vie de l’es-
pèce. La tige, les feuilles se développent habituellement d’une
manière exagérée relativement aux fleurs. — L’hybride animal
le plus commun, le mulet, présente un fait entièrement sem-
blable. Il est plus fort, plus robuste, plus résistant que ses père
et mère ; mais il est infécond.
Cette infécondité n’est pourtant pas absolue chez tous les
hybrides de première génération. Elle porte en général d’une
manière toute spéciale sur les organes mâles. Kœlreuter, à qui
il faut toujours remonter quand il s’agit des végétaux, avait
déjà montré que, presque toujours, les antères ne renferment
plus de véritable pollen, mais seulement des granulations irré-
gulières. Les ovaires contiennent un peu moins rarement des
ovules en bon état. Guidé par ces observations, Kœlreuter fé-
HYBRIDATION — VARIATION DÉSORDONNÉE 93
conda artificiellement des fleurs hybrides avec le pollen de l’es-
pèce père, et obtint ainsi un végétal quarteron. En continuant
ainsi il ramena promptement au type paternel les descendants
du premier hybride, qui reprirent toutes leurs facultés généra-
trices, mais perdirent en même temps toute trace du sang ma-
ternel. Ces expériences ont été reprises et variées bien souvent ;
le résultat a été constamment le même.
Dans un petit nombre d’hybrides du premier sang, les élé-
ments qui caractérisent les deux sexes demeurent aptes à la
reproduction. Toutefois la fécondité est toujours énormément
réduite. Sur ses hybrides de datura, M. Naudin ne recueillit que
cinq ou six graines fertiles par plante. Toutes les autres avaient
complétement avorté ou bien étaient dépourvues d'embryon. Les
capsules elles-mêmes étaient de moitié plus petites que dans
l’état normal.
._ Si on marie entre eux deux de ces hybrides de premier sang,
ils donnent des hybrides de seconde génération. Mais, dans la plu-
part des cas, ceux-ci ou sont inféconds, ou présentent souvent du
premier coup le phénomène du retour spontané tantôt à l’un des
types parents, tantôt à tous les deux. M. Naudin croisa la pri
mevère à grandes feuilles avec la primevère officinale ; 1 obtint
un hybride intermédiaire entre les deux espèces, et qui porta
sept grains fertiles. Celles-ci mises en terre donnèrent trois pri-
mevères de l'espèce du père, trois primevères de l'espèce ma-
ternelle et une seule plante hybride mais parfaitement infé-
conde.
Dans quelques cas plus rares encore la fécondité persiste pen-
dant plusieurs générations. Mais alors se manifeste un phéno-
mène curieux appelé par M. Naudin, qui l’a découvert, la varia-
tion désordonnée. La linaire commune et la linatre à fleurs pour-
pres avaient donné à cet éminent expérimentateur un hybride
dont il put suivre les descendants pendant sept générations. A
chacune d'elles, plusieurs individus reprenaient les caractères
soit du père soit de la mère. Le reste ne ressemblait ni aux
types primitifs, ni à l’hybride issu de leur croisement, ni aux
plantes dont ils étaient les fils immédiats et ne se ressemblaient
pas davantage entre eux.
Ainsi dans les cas même où il respecte jusqu’à un certain
point la fécondité, le croisement ne donne pas naissance à une
race : il ne produit que des variétés incapables de transmettre
leurs caractères individuels. Pour qu'il s’établisse une suite de
générations présentant une certaine uniformité, il faut que
l’hybride perde ses caractères mixtes et reprenne la livrée nor-
male des espèces, comme le dit M. Naudin; en d’autres termes,
il doit revenir à l’un des types parents.
IV. — Tous les faits que nous venons de rencontrer dans les
végétaux se retrouvent chez les animaux. Faisons remarquer
d'abord que les deux seules espèces dont le croisement se
montre à peu près régulièrement fécond, le cheval et l'âne,
54 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES
n'engendrent qu'un hybride à fécondité presque absolument
nulle. Ici l'expérience date de loin. Il y a plus de deux mille ans
qu'Hérodote regardait la fécondité des mulets comme un pro-
dige, et près de dix-huit cents ans que Pline exprimait la même
opinion. j
On n'en lit pas moins dans quelques ouvrages que « la fécon-
dité des mulets est aujourd'hui démontrée ; qu’elle se produit
souvent dans les pays chauds, en Algérie en particulier. » Pour
réduire à leur juste valeur ces assertions au moins singulières,
il suffit de se rappeler l'effet que produisit en 1838, sur toutes les
populations musulmanes de notre province africaine, l'annonce
qu’une mule avait conçu près de Biskra. L'épouvante fut géné-
rale, nous dit Gratiolet. Les Arabes crurent à la fin du monde et
pour conjurer la colère céleste se livrèrent à de longs jeûnes.
Heureusement la mule avorta. Mais longtemps après les Arabes
ne parlaient encore qu'avec terreur de cet événement.
S1 ce fait se répétait en Algérie, ne füt-ce que de temps à
autre, il n'aurait pas produit une impression pareille chez un
peuple aussi curieux de tout ce qui touche au cheval. Cette im-
pression même atteste que les choses sont de nos jours ce
qu’elles étaient du temps d’Hérodote.
Les exemples de fécondité chez les hybrides de l’âne et du
cheval n'ont jamais été signalés que chez la mule. On n’en con-
naît pas un seul exemple chez le mulet mâle. Chez les oiseaux
où l'infécondité de certains hybrides est moins absolue on
retrouve quelque chose d’analogue. Tout est donc chez ces ver-
tébrés comme dans les plantes; et chez eux aussi cette inéga-
lité entre les deux sexes s'explique par l’examen anatomique et
microscopique. Les organes mâles sont d'ordinaire peu déve-
loppés et le liquide fécondateur est atteint jusque dans ses élé-
ments essentiels. Les organes, les éléments femelles, quoique
modifiés, sont relativement épargnés.
Comme chez les végétaux, quelques hybrides échappent à la
loi générale chez les animaux. Chez les oiseaux en particulier,
on a obtenu un certain nombre — toujours d’ailleurs extrè-
mement restreint — d’hybrides plus ou moins féconds. Mais
chez les mâles la faculté de se reproduire est constamment
affaiblie et disparaît habituellement avant l’âge ordinaire ; chez
les femelles les pontes sont plus rares, les œufs moins nombreux
et très-souvent clairs. — C'est exactement l’histoire des graines
de datura que M. Naudin à vu avorter ou manquer d’embryon.
IL faut d’ailleurs rayer du nombre des hybrides féconds un
certain nombre d'exemples cités par quelques auteurs et que les
faits mieux connus ou plus sainement appréciés montrent ne re-
poser que sur des erreurs. Ainsi Hellenius a cru croiser le bélier de
Finlande avec une chevrette de Sardaigne ; il avait confondu le
mouflon alors mal connu avec le chevreuil. Il obtint ainsi des
métis qui, croisés pendant deux générations avec le père, revin-
rent au type de celui-ci. — IL est évident qu'il n'y a là que le
FÉCONDITÉ DES HYBRIDES 55
pendant des expériences de Kælreuter, ramenant également les
hybrides à l’espèce paternelle par des croisements dirigés dans le
même sens.
On a pourtant chez les oiseaux et chez les mammifères eux-
mêmes quelques exemples d’hybrides se reproduisant 2nter se
pendant quelques générations, quatre ou cinq au plus. C'est à
cet ordre de faits que se rattache en particulier la célèbre expé-
rience de Buffon sur le croisement du chien et du loup. Elle fut
malheureusement interrompue par la mort de notre grand natu-
raliste à la quatrième génération. — Il n’y à là rien, on le voit,
qui ne s'accorde pleinement avec ce que nous avons vu chez
les végétaux hybrides, qui bien que dépassant ce chiffre n’ont
pas donné de races hybrides.
La fécondité et le nombre des générations qui se succèdent
s’accroissent lorsque l’on donne au sang de l’une des espèces croi-
sées la supériorité sur l’autre. Ce fait a été reconnu chez les vé-
gétaux ; 1l se retrouve chez les mammifères. En croisant et re-
croisant dans un ordre déterminé le bouc et la brebis, on obtient
des hybrides appelés chabins qui possèdent , du sang du père
et 8 du sang de la mère. Ces animaux produisent une toison
recherchée dans l’Amérique du sud et sont l’objet d’une véritable
industrie. Ils se maintiennent pendant quelques générations.
Mais un moment vient où il faut recommencer tous les croise-
ments qui leur donnent naissance, parce qu'ils retournent aux
types des parents, « comme les végétaux », me disait M. Gay.
Cette proportion des sangs — : + à — paraît être très-
favorable au maintien des races hybrides, car c’est elle qui ca-
ractérise les fameux /éporides, issus du lièvre et du lapin. Ges
hybrides dont on a tant parlé se maintiennent-ils sans présenter
le phénomène de retour? M. Roux l’a évidemment cru et
M. Gayot l’affirme encore. Mais les témoignages de ceux qui ont
constaté et combattu leurs dires, ne laisse guère place au doute.
Isidore Geoffroy, qui avait d’abord cru à leur fixité et en avait
parlé comme d’une conquête, n’a pas hésité plus tard à admettre
le retour ; le fait a été constaté au Jardin d’acclimatation et
M. Roux lui-même, au dire de M. Faivre, semble être revenu sur
ses premières affirmations. Les observations et les expériences
faites à la Société d'agriculture de Paris démontrent clairement
que les léporides, envoyés ou présentés par les éleveurs eux-
mêmes, étaient entièrement revenus au type lapin. Enfin M. San-
son, discutant la question anatomique, est arrivé aux mêmes con-
clusions. Au reste quiconque tiendra compte des observations
faites par M. Naudin sur ses hybrides de Linaires reconnaîtra faci-
lement que le retour et la variation désordonnée se sont montrés
chez les léporides de l’abbé Cagliari, le premier qui ait obtenu
un croisement fécond entre le lièvre et le lapin.
56 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES
Ces phénomènes ont également apparu d’une manière bien
marquée à la suite du croisement du vers à soie de l’ailante
(Bombyx cynthia) et du vers à soie du ricin (Bombyx arrindia),
obtenus par M. Guérin Méneville. Les hybrides de première géné-
ration furent presque exactement intermédiaires entre les deux
espèces et semblables entre eux. Dès la seconde génération, cette
uniformité disparut; à la troisième les dissemblances s'étaient
accrues et une partie des animaux avaient repris tous les carac-
tères soit de l’espèce paternelle, soit de l'espèce maternelle. A la
septième génération, cette éducation curieuse fut détruite par
les ichneumons. Mais, me disait son intelligent éleveur, M. Valée,
à peu près tous les vers étaient revenus au type de l’arrindia.
— Ici la similitude avec ce qui s'était passé chez les Linaires de
M. Naudin est complète. 2107
V. — Le phénomène du retour ramenant les descendants
d’un hybride au type paternel ou maternel, la variation désor-
donnée ont donné lieu à quelques interprétations qu'il est utile
de rectifier et soulèvent des questions importantes.
On a voulu assimiler la dernière aux oscillations que les métis
présentent pendant quelques générations. Mais la pratique jour-
nalière suffirait pour réfuter cette opinion. Chaque jour des éle-
veurs croisent des races dans un but quelconque. Agiraient-ils ainsi
si ce croisement avait pour résultat de produire un désordre com-
parable, même de bien loin, à celui qu'ont montré les linaires de
M. Naudin, les vers à soie de Guérin Méneville ? Non ; ils s’atten-
dent à quelques irrégularités plus ou moins accentuées pendant
les premières générations; mais ils savent que bientôt la race
métisse s'assora, tandis que le désordre ne ferait que croitre si
le croisement avait eu lieu entre espèces
On a voulu encore regarder comme identiques les faits d'ata-
visme et ceux de retour. Il y a entre eux une différence fonda-
mentale. Le métis qui par atavisme reprend les caractères d’un
de ses ancêtres paternels, par exemple, n’en conserve pas moins
sa nature mixte. La preuve, c’est qu'il peut avoir des fils ou des
petits-fils reproduisant au contraire les traits essentiels de ses
propres ancêtres maternels. Darwin rapporte bien des exem-
_ples de faits de cette nature empruntés à l'histoire agricole de
son pays. Mais un des meilleurs à citer est celui que nous fournit
la généalogie d’une famille de chiens observés par Girou de
Buzareingues. Ges chiens étaient des métis de braque et d’épa-
gneul. Or un mâle, braque par tous ses caractères, uni à une
femelle de race braque pure, engendra des épagneuls. On voit
que ce dernier sang n'avait nullement été annihilé et que le
retour au type braque n'était qu'apparent.
Il en est autrement dans les cas de retour se manifestant chez
les hybrides. Ici l’un des deux sangs est irrévocablement expulsé.
C'est là ce que permet d'affirmer, pour les mammifères, une ex-
périence remontant jusqu’à l'époque romaine, ou tout au moins
jusqu'au xvrre siècle. Les titires.et les musmons de ces temps-là
HYBRIDATION — PHÉNOMÈNE DE RETOUR 57
n’ont jamais eu de descendant atavique. Jamais on n'a vu naître
un chevreau de l’union d’un bélier et d’une brebis, jamais un
agneau n’a été fils d'un bouc et d’une chèvre. Il en est de même
chez les végétaux, d’après le témoignage formel qu'a bien voulu
me donner M. Naudin.
: Bien loin d’être assimilables, les phénomènes d’atavisme et de
retour sont absolument différents et caractérisent l’un le croise-
ment entre races, l’autre le croisement entre espèces. Le pre-
mier annonce la persistance des liens physiologiques entre tous
les représentants plus ou moins modifiés d'une même espèce ; le
second atteste la rupture complète des mêmes liens entre les des-
cendants de deux espèces accidentellement rapprochées par
l'hybridateur.
VI. — Dans aucun des cas précédents, l’'hybridation à n’importe
quel degré n’a donné naissance à une série d'individus descen-
dant les uns des autres et conservant les mêmes caractères. On
connaît pourtant une exception à ce fait général. Elle est unique
et s’est produite dans le règne végétal à la suite du croise-
ment du blé avec l’Æqulops ovata.
L'hybride de premier sang de ces deux espèces se produit
parfois naturellement et avait été regardé par Requien comme
une espèce. Fabre, qui le rencontra également dans Les champs,
y vit un commencement de transformation de l’ægilops en blé.
Plus tard un hybride quarteron, accidentellement obtenu et
cultivé pendant quelques années, lui donna des descendants
semblables au 4lé touselle du Midi. C'était le résultat du retour ;
mais Fabre, qui avait méconnu l’hybridation, crut à une trans-
formation et se flatta d’avoir découvert le blé sauvage dans l’ægi-
lops.
M. Godron comprit au contraire la nature du phénomène et
la démontra expérimentalement. Il croisa l’ægilops et le blé et
obtint la première plante de Requien, l'ægélops triticoides de
Fabre. Il croisa de nouveau cet hybride avec le froment et re-
produisit le prétendu blé artificiel du botaniste montpellerin. Il
lui donna le nom d’ægélops speltæformus.
ce
» à de sang
de froment et i de sang d’ægilops que M. Godron cultive à
C'est cette dernière forme ayant, comme on voit
Nancy depuis 1857. L'habile naturaliste qui l’a produite croit
ne pas avoir eu chez lui de cas de retour comme il s’en était
montré à Montpellier et chez Fabre. Mais il déclare en
même temps que des soins minutieux et spéciaux peuvent seuls
conserver cette plante artificielle. Le terrain doit être préparé
avec le plus grand soin et chaque grain disposé à la main dans
la position voulue. Mises en terre sans soin ou jetées sur la
couche, ces graines ne germent jamais. M. Godron estime que
l'ægilops speltæformis disparaîtrait totalement, peut-être en une
seule année, si on l’abandonnait à lui-même.
58 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES
VII. — En résumé l'infécondité comme cas général et dans
les exceptions une fécondité très-restreinte ; des séries brusque-
ment coupées soit par l'infécondité, soit par la variation désor-
donnée, soit par le retour sans atavisme, tels sont les caractères
de l’hy bridation.
Seul l’ægilops triticoïdes semble venir à l° encontre de tous les
autres faits connus. Cette exception est sans doute bien remar-
quable. Elle n’enlève pourtant rien à ce que nos conclusions ont
de général. Produit de l’industrie humaine, cette plante hybride
ne dure que grâce à la même industrie et ne saurait à aucun
point de vue être assimilée à ces suites d'individus métis qui naïs-
sent et se propagent à chaque instant sans nous et malgré nous,
au milieu de nos races animales ou végétales.
« Mais, disent les écrivains qui nient la réalité de la distinc-
tion entre l'espèce et la race, ce que l’homme a fait la nature a
bien pu le faire, car elle dispose de l’espace et du temps et par
conséquent est plus puissante que l’homme. » Cette argumenta-
tion repose sur une confusion d'idées et un singulier oubli de faits
bien vulgaires pourtant.
Oui certes, la nature est plus puissante que l’homme dans cer-
tains cas et pour certaines œuvres ; mais l’homme a aussi son
domaine où il est de beaucoup supérieur à la nature. Les forces
naturelles agissent en vertu de lois aveugles et nécessaires dont la
résultante est constante. Or l’homme a conquis la connaissance
de ces lois; il s’en est servi pour combattre et maîtriser les forces
naturelles les unes par les autres; il sait aujourd'hui exagérer les
unes, affaiblir les autres ; il change ainsi leurs résultantes et par
cela même il obtient des produits que la nature ne saurait réa-
liser. Donnez à cette dernière tout le temps, tout l’espace que
vous voudrez, tant qu'il y aura sur notre globe de l’eau et de
l'air, elle ne pourra ni produire ni conserver le potassium, le so-
dium à l’état métallique ; malgré les forces physico-chimiques,
ou plutôt en les dirigeant, l’homme a obtenu et conserve ces deux
métaux, comme il a obtenu et conserve l’ægilops triticoïdes que
l’'inflexibilité des forces naturelles détruit, dès qu'on le livre à
leur action.
VIII. — L'infécondité, ou si l’on veut la fécondité restreinte et
très-rapidement bornée entre espèces, l'impossibilité pour les
forces naturelles livrées à elles-mêmes de produire des séries
d'êtres intermédiaires entre deux types spécifiques donnés, est
un de ces faits généraux que nous appelons une loz. Ce fait a
dans le monde organique une valeur égale à celle qu'on attribue
avec raison à l'attraction dans le monde sidéral. C’est grâce à
cette dernière que les corps célestes gardent leurs distances res-
pectives et suivent leurs orbites dans l’ordre admirable qu'a
révélé l’astronomie. La lot d'infécondité des espèces produit le
même résultat et maintient entre les espèces, entre les groupes
divers, chez les animaux et les plantes, tous ces rapports qui,
RÉALITÉ DE L'ESPÈCE 59
aux âges paléontologiques aussi bien qu'à notre époque, font un
si merveilleux ensemble de l’£mpire organique.
Supprimez par la pensée dans le ciel les lois qui régissent
l'attraction et voyez aussitôt quel chaos ! Supprimez sur la terre
les lois du croisement et voyez quelle confusion ! Je ne sais
guère où elle s’arrêterait. Après quelques générations, les grou-
pes que nous appelons genres, familles, ordres et classes au-
raient à coup sûr disparu ; les embranchements ne sauraient
tarder à être atteints. Il ne faudrait certainement pas un grand
nombre de siècles pour que le règne animal, le règne végétal
présentassent le plus complet désordre. — Or l’ordre existe
dans l’un et dans l’autre depuis l’époque où les premiers êtres
organisés sont venus peupler les solitudes de notre globe; il n’a
pu s'établir et durer que grâce à l'impossibilité où sont les es-
pèces de se fusionner les unes dans les autres, par des croise-
ments indifféremment et indéfiniment féconds. |
IX. — Sous l'empire de préoccupations très-diverses et sur-
tout en exagérant les doctrines transformistes que j'examinerai
plus loin, un certain nombre d'écrivains, bien souvent étran-
gers aux sciences naturelles, ont nié la réalité de l'espèce ; ils ont
affirmé qu'il n’y avait pas de barrières sérieuses entre Les groupes
désignés par ce mot et l’ont assimilée d’une manière plus ou
moins formelle aux groupes toujours un peu arbitraires appelés
genres, tribus, familles, ordres... Quoique bien succinctement
résumés , les faits qui précèdent pourraient suffire pour leur.
répondre. Il est pourtant nécessaire de mentionner les princi-
pales objections qu'on leur oppose et d'indiquer comment on
peut réfuter celles-ci.
lo Il est inutile de s'arrêter aux plaisanteries bonnes ou mau-
vaises, aux railleries, aux sarcasmes trop souvent adressés par
certains écrivains à quiconque admet la réalité de l'espèce. Evi-
demment ceux qui emploient de pareilles armes ne s'adressent
pas aux hommes de science et font surtout appel aux passions.
On n'en doit regretter que plus vivement de voir des hommes
d'un incontestable mérite recourir à de semblables moyens.
2° En ce moment, plus que jamais peut-être, un des reproches
que l'on adresse à la croyance à l'espèce est d’être orthodoxe.
Je ne comprendrai jamais quant à moi ce mélange des discus-
sions scientifiques et de polémique dogmatique ou antidogma-
tique.
8° Je n'ai pas davantage à discuter avec les hommes qui, reje-
tant de leur autorité privée tout un siècle de travaux accomplis
par les plus grands naturalistes, par une multitude d'hommes
éminents en botanique et en zoologie, déclarent qu'il est inutile
de rechercher ce que sont l'espèce et la race et se moquent de
Ceux qui prennent cette peine. À plus forte raison dois-je en
dire autant de ceux qui regardent l’espèce et la race comme des
groupes plus ou moins arbitraires, comparables au genre, à la
famille, à l’ordre. Contentons-nous de remarquer qu’eux-mêmes
GO CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES
emploient à chaque instant les mots d'espèce et de race, et ne
soyons pas surpris s'il leur arrive souvent de prendre une chose
pour l’autre.
X Après ce que nous avons vu, il est inutile d'entrer en dis-
cussion avec les naturalistes qui ne basent la distinction des
espèces que sur les caractères extérieurs. Eux aussi oublient
toutes les expériences faites depuis Buffon jusqu'aux deux
Geoffroy, depuis Kælreuter jusqu'à M. Naudin; ils oublient les
milliers d'observations recueillies dans nos vergers, nos jardins,
nos étables. Evidemment ne pas sortir des considérations mor-
phologiques, négliger les données de la physiologie et les ensei-
gnements de la filiation, c’est reculer au delà de Ray et de Tour-
nefort, et toute discussion devient impossible. UE
. 5° Quelques-uns de nos contradicteurs nous accordent que les
choses sont bien aujourd’hui comme nous le pensons. « Mais,
disent-ils, il est possible qu'il en ait été autrefois autrement. »
— Que répondre à qui fonde son argumentation sur des possthr-
létés ? Est-ce donc avec des possibilités que s’est faite la science
moderne ?
6° On a souvent reproché aux naturalistes la multiplicité des
définitions de l’espèce. De la variété des termes employés par
eux pour traduire les idées on a tiré la éonséquence qu'ils
n'étaient pas d'accord sur les idées elles-mêmes. — C'est une
erreur dont il est facile de se convaincre en relisant avec soin
ces définitions. On reconnaîtra que chacun de leurs auteurs a
seulement cherché à rendre d’une manière plus précise et plus
claire la double notion résultant des faits de ressemblance et
de filiation. En réalité les divergences ne commencent que là où
s'arrêtent l'expérience et l'observation. C’est ce qui a fait dire à
Isidore Geoffroy, quelque intéressé qu'il fût dans les discussions
de cette nature : « Telle est l’espèce et telle est la race, non-seu-
lement pour une des écoles entre lesquelles se partagent les natu-
ralistes, mais pour toutes. »
7° On prétend que la distinction de l'espèce et de la. race
repose sur un cercle vicieux. Les naturalistes auraient décidé à
priori qu’on nommerait espèces tous les groupes incapables de
se croiser et races tous ceux entre lesquels le croisement serait
possible. Invoquer la différence des phénomènes que présentent
l’hybridation et le métissage est donc résoudre la question par
la question. — Il y à là une erreur historique. Les naturalistes
avaient rencontré l'espèce, la race, la variété avant de leur
donner des noms. Ge sont l'expérience et l'observation qui leur
ont appris à les distinguer. La connaissance des choses avait pré-
cédé la terminologie.
8° On ajoute que les discussions qui s'élèvent à chaque instant
entre les naturalistes pour savoir si une espèce doit être con-
servée ou regardée comme une race, pour décider du genre, de
la famille, de l’ordre et parfois de la classe où on doit la placer,
témoignent du peu de certitude des idées générales. — Ceux qui
RÉALITÉ DE L’ESPÈCE 61
parlent ainsi oublient le nombre immense des espèces acceptées
et classées sans discussion. Ils ne veulent voir que les quelques
cas où se manifestent des divergences d'opinion. Mais si des faits
de ce genre prouvaient quoi que ce soit contre une science et ses
données fondamentales, les théorèmes mathématiques eux-
mêmes devraient être regardés comme n'offrant que bien peu
de certitude, car on discute entre mathématiciens.
9° J'ai répondu d’avance aux arguments tirés de la fécondité
de certains hybrides en montrant à quoi elle se réduit. Les écri-
vains qui ont insisté sur ce point ont habituellement oublié ce
que nous enseignent la variation désordonnée et le retour sans
atavisme. J'ai le regret d’avoir à placer parmi eux Darwin qui,
dans ses derniers écrits, s'est montré bien moins réservé que
dans ses premières publications. Dans ia dernière édition de son
livre, il cite ce que j'ai dit du croisement du bombyx de l’ai-
lante et du ricin ; il parle du nombre des générations obtenues ;
mais il oublie de dire que la variation désordonnée s'était mon-
trée dès la seconde génération et que le retour à l’un des types
parents était à peu près complet à la fin de l’expérience.
X. — L'espèce est donc une réalité.
Eh bien, prenons un de ces ensembles d’irdividus plus ou
moins semblables, mais toujours capables de contracter entre
eux des unions fécondes ; avec M. Chevreul remontons par la
pensée jusqu à son origine. Nous le verrons se décomposer en
familles dont chacune provient médiatement ou immédiatement
d’un père et d’une mère; à chaque génération nous verrons
décroître le nombre de ces familles ; et, remontant toujours plus
haut, nous arriverons à trouver pour terme initial une paire pri-
mitive unique.
En a-t-il été réellement ainsi ? N'y a-t-il eu en effet au début
pour chaque espèce qu’une seule et unique paire ? Ou bien plu-
sieurs paires, entièrement semblables morphologiquement et
physiologiquement, ont-elles apparu simultanément ou successi-
vement? — Ce sont là des questions de fait que la science ne
peut ni ne doit aborder, car ni l’expérience ni l'observation ne
lui apportent la moindre donnée pour les résoudre.
Mais ce que la science peut affirmer, c’est que les choses sont
comme st chaque espèce avait eu pour point de départ une paire
primitive unique. |
CHAPITRE IX
CROISEMENT ENTRE GROUPES HUMAINS ; UNITÉ DE L'ESPÈCE
HUMAINE.
I. — Nous savons ce que sont l'espèce et la race ; les phéno-
mènes du métissage et de l’hybridation nous donnent un moyen
expérimental de les distinguer. Maintenant nous pouvons ré-
pondre à la question qui a nécessité cette étude : existe-t-il une
ou plusieurs espèces d'hommes ? Les groupes humains sont-ils
des races ou des espèces ?
A moins de prétendre que l’homme seul entre tous les êtres
organisés échappe aux lois qui partout ailleurs commandent et
régularisent les phénomènes de la reproduction, par conséquent
à moins de faire de lui une exception unique précisément dans
l’ordre des faits qui rapprochent le plus intimement tous les
autres êtres, il faut bien admettre que lui aussi obéit aux lois du
croisement.
Donc, si les groupes humains représentent un nombre plus ou
moins considérable d'espèces, nous devrons constater dans le
croisement de ces espèces les phénomènes caractéristiques de
l'hybridation. Si ces groupes ne sont que les races d'une même
espèce, nous devrons retrouver dans leur croisement les phé-
nomènes du métissage.
II. — Eh bien, est-il nécessaire de rappeler ce que nous ont
appris près de quatre siècles d'expérience et d'observation ? On
peut le résumer en bien peu de mots.
Depuis que Colomb a ouvert l’ère des grandes découvertes
géographiques, le Blanc, ce terme supérieur extrême de l’'huma-
nité, a pénétré à peu près sur tous les points du globe. Partout
il a rencontré des groupes humains qui différaient considéra-
blement de lui par leurs caractères de toute sorte; partout il a
mêlé son sang au leur ; partout sur son passage on a vu naître
des races métisses.
Il y a plus. Grâce à une institution détestable, mäis dont les
UNITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE 63
résultats sont heureux pour l’anthropologie, l'expérience s’est
complétée. Le Blanc a asservi le Nègre, il l’a transporté presque
partout avec lui; et, là où les races locales ont consenti à s'unir
à la race esclave, elles ont engendré partout des métis de ce
terme inférieur. En Amérique le zambo est né à côté du mulätre
et du mamaluco.
Ce croisement a commencé il y a moins de quatre siècles, et
déjà M. d'Omalius estimait, il y a quelques années, que les
métis comptent pour à au moins, dans la population totale du
globe, et l’illustre vieillard avait soin de dire qu'il ne s’agit ici
que des métis de races extrèmes.
Dans l'Amérique méridionale, où les Blancs, les Noirs et les
indigènes sont en contact depuis longtemps et se sont plus rap-
prochés, il est des Etats entiers où les métis sont en majorité,
et où ilest surtout difficile de trouver un indigène de race pure.
Al fallu user de subterfuges et de précaution pour amener
ces unions et assurer la fécondité des produits ? Bien au con-
traire. La tyrannie des Blancs, les méfaits de l'esclavage, prou-
vent au delà de toute exigence, que la fécondité ne dépend ici
nullement des circonstances, mais uniquement des liens physio-
logiques existant entre tous les hommes depuis le dernier des
Nègres jusqu’au premier des Blancs.
Est-ce avec cette facilité, cette süreté, que l’on obtient les
chabins et les léporides ?
S'il fallait une preuve de plus pour attester la facilité avec
laquelle les groupes humains se mêlent et se confondent, je la
trouverais dans un de ces témoignages dont on ne saurait con-
tester la valeur, parce qu'ils attestent le résultat d’une expé-
rience journalière. En 1861, la législature californienne a déclaré
déchu de ses droits et soumis à toutes les incapacités constitu-
tionnelles imposées aux hommes de couleur, tout individu blanc
convaineu d'avoir logé, cohabité ou vécu maritalement avec un
individu nègre, mulâtre, chinois ou indien. La presse locale a
proclamé bien haut, que cette mesure avait pour but de pré-
venir la fusion, l’amalgamation des races.
La législature californienne s’est conduite ici, comme le pro-
priétaire d’un troupeau de race pure qu'il veut soustraire à tout
mélange. Elle se montre même plus sévère, puisqu'elle rejette
hors de la société légale, non-seulement les produits du croi-
sement, mais encore le père et la mère de race blanche, qui
ont failli.
Est-ce d'espèce à espèce, que nos éleveurs d'animaux sont
obligés de prendre de semblables précautions ? n'est-ce pas
uniquement de race à race?
Loin d’être stériles, les unions entre les groupes humains les
plus distincts en apparence, sont parfois plus fécondes qu'entre
individus pris dans le même groupe. « Les Hottentotes, nous dit
Le Vaillant, obtiennent de leurs maris, trois ou quatre enfants.
64 CROISEMENT ENTRE GROUPES HUMAINS
Avec les Nègres, elles triplent ce nombre et plus encore avec les
Blancs. » Pendant quatre années passées au Brésil, au Chili et
au Pérou, M. Hombron a étudié ce phénomène, dans un grand
nombre de familles. « Je puis affirmer, dit-1l, que les unions des
Blancs avec les Américaines, m'ont présenté la moyenne de
naissances la plus élevée. Venaient ensuite le Nègre et la Né-
gresse, puis le Nègre et l’Américaine. » Les unions entre Améri-
cains et Américaines venaient au dernier rang.
Ainsi, le maximum de fécondité se présente ici dans un cas
qui constituerait une hybridation pour les polygénistes ; : le mi-
nimum se montre entre individus du même groupe, et c’est avec
la femme empruntée à ce dernier que, grâce au croisement, le
maximum est obtenu.
Ces faits sont significatifs. Dans aucun croisement “entre
espèces, on ne voit la fécondité s’accroître. Elle diminue, au
contraire, à peu près constamment et souvent, avones-nous vu,
dans une énorme proportion. Le croisement entre races nous a
seul montré des faits analogues à ceux que signalent Hombron
et Le Vaillant.
IT. — Ainsi, en tout et partout, le croisement entre groupes
humains montre les phénomènes du métissage, et jamais ceux
de l’hybridation.
Donc, ces groupes humains, quelque différents qu'ils puissent
être ou nous paraitre, ne sont que /es races d'une seule et même
espèce, et non des espèces distinctes.
Donc il n'existe qu'une seule espèce humaine, en prenant ce
mot espèce dans l’acception que nous lui avons reconnue en par-
lant des animaux et des végétaux.
IV. — Pour se refuser à cette conclusion, il faut ou nier tous
les faits dont elle est la conséquence obligée, ou bien repousser
la méthode suivie dans l'examen et l’appréciation de ces faits.
Mais ces faits sont empruntés uniquement, ou à des expé-
riences scientifiques exécutées en dehors de toute discussion, de
toute controverse, par les hommes les plus autorisés ; ou tirés de
ces grandes expériences journalières qui constituent la pratique
de l’agriculture, de l’horticulture, de l'élevage. Les nier est donc
bien difficile.
Quant à la méthode, on a vu qu’elle repose en entier sur
l'identité des lois générales régissant tous les êtres organisés et
vivants. — Peu de vrais savants, à coup sûr, refuseront d'admet-
tre ce point de départ.
Eh bien, que les hommes de bonne foi, sans parti pris, sans
préjugés, veuillent bien me suivre dans cette voie et étudier par
eux-mêmes l’ensemble de faits dont j'ai à peine indiqué quel-
ques-uns ; et, j'en ai la ferme conviction, ils concluront avec les
grands hommes dont ; je ne suis que le disciple, avec les Linné,
les Buffon, les Lamarck, les Cuvier, les Geoffroy, les Humboldt,
les Muller, que tous les hommes sont de même espèce, qu'il n'existe
qu'une seule espèce d'hommes.
LIVRE Il
ORIGINE DE L’ESPÈÉCE HUMAINE
CHAPITRE X
ORIGINE DES ESPÈCES; HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES; DARWINISME.
I. — L'unité de l’espèce humaine soulève des questions géné-
_rales et entraîne des conséquences qu'il nous faut maintenant
examiner.
La première question qui se présente à l'esprit est évidemment
celle de l’origine. Sans sortir du domaine exclusivement scienti-
fique, c’est-à-dire en s’en tenant à ce qu'enseignent l’expérience
et l'observation, est-il possible d'expliquer l'apparition sur notre
globe, de l'être qui forme un règne à lui seul? Je n'hésite pas à
répondre non.
Reconnaissons d’abord qu'on ne saurait isoler la question de
l’origine de l'homme. Quelles que soient la cause ou les causes
qui ont présidé à la naissance et au développement de l'empire
organique, c’est à elles que remonte l’origine de tous les êtres
organisés et vivants. La similitude de tous les phénomènes essen-
tiels qu'ils présentent, l'identité des lois générales qui les régis-
sent, ne permettent pas de supposer qu'il puisse en être autre-
ment. Le problème des origines humaines devient donc celui de
toutes les espèces animales et végétales.
IL. — Ce problème a été abordé bien souvent et de bien des
manières. Mais, nous ne devons tenir compte ici que des tenta-
tives faites au nom de la science. Gellés-ci même n'ont d'intérêt
Pour nous qu'à partir du moment où on a pu au moins poser
nettement la question, chose impossible quand on ne s'était pas
encore rendu compte de ce qu'est l'espèce organique. Dans un
exposé historique des efforts tentés pour arriver à une solution,
il est donc inutile de remonter au delà de Ray et de Tournefort.
DE QUATREFAGES. ü
66 ORIGINE DES ESPÈCES
Ce n’est même que de 1748 et de la publication faite par de
Maillet, que date le premier essai méritant d'arrêter un instant
l'attention.
Je n’ai pas à recommencer, ici, l'exposé que j'ai fait ailleurs
des diverses théories proposées par cet ingénieux écrivain, par
Buffon, Lamarck, Et. Geoffroy St-Hilaire, Bory de St-Vincent,
et MM. Naudin, Gaudry, Wallace, Owen, Gubler, Külliker,
Haeckel, Filippi, Vogt, Huxley, Mme Royer. Elies ont toutes
cela de commun, qu’elles rattachent l’origine des espèces les
plus élévées à des transformations subies par des espèces infé-
rieures. Mais là s'arrête la ressemblance, et ces conceptions dif-
fèrent souvent du tout au tout sur tous les autres points. En
somme, on peut les partager en deux groupes principaux, selon
que leurs auteurs préconisent la fransformation brusque ou la
transformation lente. Les premiers admettent l'apparition subite
d’un type nouveau engendré par un être tout différent; pour
eux, le premier oiseau est sorti de l’œuf pondu par un reptile.
Les seconds déclarent que les modifications sont toujours gra-
duées, et que d’une espèce à l’autre il a existé de nombreux
intermédiaires, reliant les deux points extrêmes; pour eux, les
types ne se sont multipliés que lentement et par la différencia-
lion progressive des êtres.
En réalité, la première de ces deux conceptions n’a jamais
été formulée de manière à présenter un véritable corps de doc-
trine ; elle n’a jamais fait école. Les savants qui s’en sont fait Les
promoteurs, se bornent le plus souvent à indiquer d’une ma-
nière générale, la possibilité du phénomène, en l’attribuant à
quelque accident. Tout au plus, invoquent-ils à l'appui de cette
possibilité, quelques analogies empruntées à l’histoire du déve-
toppement individuel ordinaire, à celle de la génération alter-
nante, ou de l’hyper- métamorphose; ils ne justifient leurs asser-
tions par aucun fait précis.
Sauf, peut-être, l'hypothèse de M. Naudin dont il sera ques-
tion plus tard, toutes les théories partant de la transformation
brusque, méritent un reproche plus grave encore, celui de
laisser en dehors les grands faits généraux que présente l’'em-
pire organique. [l ne suffit pas d'expliquer par une hypothèse
quelconque, la multiplication et la succession des types prinei-
paux ou secondaires. Il faut surtout rendre compte des rapports
qui relient ces types, de l’ordre qui règne dans tout cet ensem-
ble et qui s’est maintenu depuis les temps paléontologiques, à
travers les révolutions du globe, en dépit _ changements de
faunes et de flores.
L'accident, sans règle, sans loi, invoqué comme cause immé-
diate des transformations spécifiques, est évidemment incapable
d'interpréter ce grand fait; il n’explique pas davantage Ia géné-
ralité des types fondamentaux et les affinités directes ou laté-
rales existant entre leurs dérivés.
Il en est autrement des théories se rattachant à la transfor-
HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 67
mation lente. Celles-ci touchent à toutes ces grandes questions
et en donnent une solution plus ou moins plausible. Elles par-
tent d’un certain nombre de principes dont les conséquences
se déroulent de manière à rendre plus ou moins compte de
l’ensemble et d’un grand nombre de détails. Elles constituent,
en un mot, de véritables doctrines, et l’on comprend sans peine
“ qu’elles aient rallié un certain nombre de disciples.
Malheureusement, ces théories ont toutes le même défaut
radical. Elles concordent avec un certain nombre de grands
faits, se rattachant essentiellement à la morphologie des êtres;
.mais elles sont en contradiction flagrante avec les phénomènes
fondamentaux de la physiologie générale, non moins généraux,
non moins certains que les premiers. Cette contradiction ne se
révèle pas d'emblée et au premier coup d'œil. Voilà pourquoi
ces doctrines ont entraîné, non pas seulement des esprits vul-
gaires, mais encore des hommes de la plus haute valeur dont
le seul tort est de se laisser aller à ne considérer qu'un des
côtés de la question.
On sait que toutes ces théories sont venues se fondre dans la
doctrine qui porte, avec raison, le nom de Darwin. Entre les
mains de ce naturaliste éminent à tant de titres, l'hypothèse de
la transformation lente a pris une force et une apparence de
vérité qu’elle n’avait jamais eue. Sans doute,bien avant Darwin,
Lamarck avait formulé sa /o2 d'hérédité et sa lot de développe-
ment des organes, auxquelles le naturaliste anglais n’a rien
ajouté ; M. Naudin avait assimilé la sélection naturelle à la
sélection artificielle ; Etienne Geoffroy St-Hilaire avait posé le
principe du balancement des organes ; Serres et Agassiz avaient
vu dans les phénomènes embryogéniques, la représentation de
la genèse des êtres. Mais en prenant pour point de départ, la
lutte pour l'existence ; en expliquant ainsi la sélection; en préci-
sant les résultats de l’hérédité; en remplaçant les lois préétablies
de Lamarck, par les lois de divergence, de continuité, de carac-
térisation permanente et d’hérédité à terme; en expliquant ainsi
l'adaptation des êtres à toutes les conditions d'existence, la purs-
sance expansive des uns, la localisation des autres, les modifica-
tions successives de tous, sous l’empire des lors de compensation,
d'économie et de corrélation de croissance ; en appliquant ces
données au passé, au présent, à l’avenir de la création animée
toute entière, le savant anglais a formulé un corps de doctrine
complet, dont il est impossible de ne pas admirer l’ensemble
et souvent les détails.
Je comprends la fascination exercée par cette conception
tour à tour profonde ou ingénieuse, appuyée sur un immense
savoir, anoblie par une loyale bonne foi. J'aurais sans doute
cédé comme tant d’autres, si je n'avais depuis longtemps com-
pris que toutes les questions de cette nature relèvent avant tout
de la physiologie. Or, une fois l’attention éveillée, il ne m'était
pas difficile de reconnaître le point où l’éminent auteur quitte
68 ORIGINE DES ESPÈCES
le terrain de la réalité, pour entrer dans celui des hypothèses
inadmissibles.
Ce que j'avais trouvé dans le transformisme en général, dans
lé darwinisme en particulier, j'ai cru devoir le dire publique-
ment. J'y étais autorisé par les nombreuses attaques trop.sou-
vent formulées dans les termes les moins mesurés contre ce que
je crois être le vrai et contre quiconque n'’admet pas la théorie
nouvelle. Mais en réfutant les doctrines j'ai toujours respecté les
hommes et rendu justice à leurs travaux. J'ai dit le bien comme
le mal et suis resté constamment en dehors des polémiques aussi.
ardentes que regrettables soulevées par le transformisme.
J'ai été heureux de me faire à l’occasion l’avocat des belles.
recherches faites par Darwin dans les sciences naturelles. Par cela
même et au risque de me faire traiter d'esprit étroit rempli de
préjugés, de vieillard attardé dans la routine, ete., etce., je crois
avoir le droit de combattre le darwinisme en n’employant que les
armes de la science.
IT. — Il y a des points parfaitement inattaquables dans le
darwinisme. En première ligne je citerai ce qu'il dit de la lutte
pour l'existence, de la sélection qui en résulte. Certes, ce n'est.
pas la première fois que l’on a constaté la première et compris
au moins une partie du rôle important qui lui revient dans les
harmonies générales de ce monde. Il suffit de rappeler ici les
fables de La Fontaine. Mais personne n'avait insisté comme
l’a fait Darwin sur la disproportion énorme qui existe entre
le chiffre des naissances et celui des individus vivants, per-
sonne n’avait recherché comme lui les causes générales de mort
ou de survie produisant le résultat final. En rappelant que
chaque espèce tend à se multiplier en suivant une progression
géométrique, dont la raison est exprimée par le nombre d'en-
fants qu’une mère peut engendrer dans le: cours de sa vie entière,
le savant anglais a fait comprendre l'intensité des luttes directes
ou indirectes soutenues par les animaux et les végétaux entre
eux et contre le monde ambiant. À coup sûr, si la terre entière
n'est pas envahie en quelques années par certaines espèces, si
les fleuves et les océans ne sont pas comblés de même, c’est
à ces luttes qu'on le doit.
Il est non moins évident à mes yeux que les survivants ne
peuvent devoir constamment la conservation de leur existence
à une suite de hasards heureux. Chez l'immense majorité, la
victoire ne peut être attribuée qu'à certains avantages spéciaux
dont manquaient ceux qui ont succombé. La lutte pour l'existence:
a donc pour résultat de tuer tous les individus inférieurs, de
conserver seulement les individus supérieurs n'importe à quel
titre. C’est là ce que Darwin a appelé la sélection naturelle.
J'ai peine à comprendre que ces deux phénomènes aient pu
être mis en doute ou même niés. Ce n'est pas là de la théorie, ce
sont des faits. Bien loin de répugner à l'esprit, ils se présentent.
comme inévitables et leurs conséquences se déroulent avec
HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 69
quelque chose de nécessaire et de fatal qui rappelle les loïs du
monde inorganique.
Le terme de sélection prête peut-être à la critique et le lan-
gage, parfois trop figuré de Darwin, a pu donner une apparence
de raison à ceux qui lui ont reproché d'attribuer à /a nature le
rôle d’un être intelligent. Le mot d'élimination eùt été plus exact.
Mais les explications données par l’auteur auraient dù prévenir
certains reproches. Et d’ailleürs il est évident que la lutte pour
l'existence entraînant l'élimination des individus les moins bien
doués pour la soutenir, le résultat ressemble exactement à celui
que produit la sélection humaine inconsciente. L'hérédité inter-
vient alors chez les êtres libres comme chez ceux que nous éle-
vons en captivité. Elle conserve et accumule les progrès faits à
chaque génération dans une direction quelconque, et le résultat
final est de produire dans les organismes certaines modifications
anatomiques et physiologiques appréciables.
Les mots de supérieur, inférieur ne doivent être pris ici que
dans un sens relatif aux conditions d'existence dans lesquelles se
trouvent placés les animaux ou les végétaux. En d’autres termes
celui-là sera supérieur et vaincra dans la lutte pour l'existence
qui sera le mieux adapté à ces conditions. Par exemple le rat
noir et la souris ont eu également à combattre contre le sur-
mulot arrivé en France dans le siècle dernier des rives du
Volga. Le rat noir était à peu près aussi grand et aussi fort que
son adversaire, mais moins féroce et moins fécond. IL a été à
peu près exterminé, faute de refuges inaccessibles à l'ennemi.
La souris bien plus faible, mais en même temps beaucoup plus
petite, a pu se retirer dans des retraites trop étroites pour que le
surmulot püt y pénétrer; elle a survécu au rat noir.
Peut-on admettre que la sélection et l’hérédité agissent égale-
ment sur ce 7e ne sas quor auquel se rattachent l'intelligence
rudimentaire des animaux et leurs instincts? Avec Darwin Je
n'hésite pas à répondre que oui. Chez les animaux, comme chez
l’homme, tous les individus de même espèce ne sont pas égale-
ment intelligents et n’ont pas rigoureusement les mêmes apti-
tudes; certains instincts sont modifiables aussi bien que les
formes. Nos animaux domestiques fournissent une foule d’exem-
ples de ces faits. Certainement les ancêtres sauvages de nos
chiens ne s’amusaient pas à arrêter le gibier. Livrés à eux-
mêmes et placés sous l'empire de conditions d'existence nou-
velles, les animaux changent parfois du tout au tout leur genre
de vie. Les castors, troublés par les chassseurs, se sont dis-
persés ; aujourd'hui ils ont cessé de construire des cabanes et
creusent de longs boyaux dans la berge des fleuves. La lutte
pour l'existence n’a pu qu'être favorable à ceux qui les premiers
trouvèrent ce moyen nouveau d'échapper à leurs persécuteurs,
et la sélection naturelle, en les conservant eux-mêmes et leurs
descendants,’a fait d’un être sociable et bâtisseur un animal s0-
litaire et terrier.
70 ORIGINE DES ESPÈCES
Jusqu'ici, on le voit, j'accepte comme fondé tout ce que Darwin
nous dit de la lutte pour l'existence et de la sélection naturelle.
Où je me sépare de lui, c'est quand il leur attribue la puissance
de modifier indéfiniment les organismes dans une direction
donnée, de manière à ce que les descendants directs d’une espèce
constituent une autre espèce distincte de la première.
IV. — La cause fondamentale de ce désaccord vient évidem-
ment de ce que Darwin ne s’est pas nettement formulé à lui-
même le sens qu'il attachait au mot espèce. Nulle part je n’ai pu
découvrir dans ses ouvrages quelque chose de précis à cet égard.
Ce n’est pas le moindre reproche que l’on soit en droit d'adresser
à un auteur qui déclare avoir découvert le secret de l’origine des
espèces. RTE
Le plus souvent Darwin semble s’en tenir à une notion pure-
ment morphologique assez peu arrêtée. Il oppose assez souvent
l'espèce à la race, qu'il appelle aussi vartété, mais sans jamais
préciser ce qu'il entend par l’une ou par l’autre. Il s'efforce d’ail-
leurs de les rapprocher autant que possible, tout en reconnais-
sant parfois une partie de ce qui les sépare. « Il faut, dit-il dans
ses conclusions, traiter l'espèce comme une combinaison artifi-
cielle nécessaire pour la commodité. » Ses disciples l’ont fidèle-
ment suivi dans cette voie, et ceux qui tiennent à ce sujet le lan-
gage le plus explicite, déclarent avec le maître que L'espèce n’est
qu'une sorte de groupe conventionnel analogue à ceux dont on
fait usage dans la classification. Quant aux races, elles ne sont
que des espèces en voie de transformation. Or, après l'étude
que nous avons faite, quelque courte qu'elle ait été, le lecteur
sait, j'espère, à quoi s’en tenir et comprend à quelles confusions
doivent inévitablement conduire un pareil vague et ce genre de
conception.
Malgré ce qu'a inévitablement d'ingrat une discussion de
cette nature, suivons nos adversaires sur ce terrain mouvant et
voyons d’abord si les faits morphologiques donnent à leur doctrine
la moindre probabilité. | |
Darwin admet lui-même et proclame à diverses reprises que
le résultat de la sélection est essentiellement d'adapter les ani-
maux et les plantes aux conditions d'existence dans lesquelles ils.
sont appelés à vivre. Sur ce point encore je partage entièrement
sa manière de voir. Maïs, une fois l'harmonie établie entre les
organismes et le milieu, la lutte et la sélection ne peuvent avoir
pour effet que de la consolider et par conséquent leur action de-
vient stabilisatrice.
Si le milieu change, elles rentreront en jeu pour établir un
nouvel équilibré et des modifications plus ou moins marquées
seront le résultat de leur action. Mais ces modifications seront-
elles assez considérables pour enfanter une nouvelle espèce ?
Voici un fait qui peut servir de réponse.
On trouve de nos jours en Corse un cerf que ses formes ont
fait comparer au basset et dont le bois diffère de celui de nos
HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 71
cerfs d'Europe. Pour qui s’en tient aux caractères morphologi-
ques, c'est bien là une espèce distincte et on l’a-souvent con-
sidérée comme telle. Or Buffon s'étant procuré un faon de cette
prétendue espèce et l'ayant placé dans son pare, le vit en quatre
ans devenir plus grand et plus beau que les cerfs de France
plus âgés et regardés comme de belle taille. Ajoutons que les
témoignages formels d'Hérodote, d’Aristote, de Polybe et de Pline
attestent que du vivant de ces auteurs il n'existait de cerfs ni en
Corse ni en Afrique. N’est-il pas évident que le cerf a été trans-
porté du continent dans l’île; que sous l'empire de conditions
nouvelles, l'espèce s'était momentanément modifiée morpholo-
giquement, sans perdre l'aptitude à reprendre dans son milieu
natal ses caractères primitifs ?
Dira-t-on qu'avec le temps /a nature aurait pu compléter l’ex-
périence et détacher complétement le cerf corse de sa souche
première ? Non, pouvons-nous répondre, si tant est que l’expé-
rience et l'observation soient de quelque poids en pareille ma-
tière.
Les espèces partiellement soumises à l'empire de l’homme
fournissent une foule de faits qui permettent de comparer la
puissance des forces naturelles livrées à elles-mêmes avec celle
de l’homme, quand il s’agit de modifier un type spécifique. Dans
toutes les races, les variétés artificielles sont infiniment plus
nombreuses, plus variées, plus tranchées, que les races et variétés
sauvages. Or nous avons eu beau pétrir et transformer ces orga-
nismes, nous n'avons jamais obtenu que des races, jamais une
espèce nouvelle. Darwin lui-même accepte implicitement cette
conclusion dans son magnifique travail sur les pigeons; car il ne
parle que des races colombines tout en disant que la’ différence
des formes est telle que, si on les eüt trouvées à l’état sauvage,
on aurait dû en faire au moins trois ou quatre genres. — Les
bisets sauvages, souche première de tous nos pigeons domesti-
ques, ne diffèrent au contraire que par des nuances.
Le résultat est toujours le même, toutes les fois que nous pour
vons comparer l’œuvre de la nature à la nôtre. Partout, lorsqu'il
a mis la main sur une espèce animale ou végétale, l'homme en a
changé les caractères, parfois en quelques années, beaucoup plus
que la nature ne l’a fait depuis que cette espèce existe. Les ac-
tions de milieu dont il sera question plus tard, la lutte pour l'exis-
tence et la sélection naturelle comprises comme je viens de le
dire, le pouvoir qu'a l’homme de diriger les forces naturelles
et de changer leur résultante, rendent facilement compte de
cette supériorité d'action. ;
“Par conséquent, à rester sur le terrain des faits, à ne juger
que par ce qui nous est connu, on peut dire que la morphologie
elle-même autorise à penser que jamais une espèce n'en a en-
fanté une autre par voie de dérivation. Admettre le contraire
c'est en appeler à l'inconnu et substituer une posséhilité aux ré-
sultats de l’expérience.
72 ORIGINE DES ESPÈCES
La physiologie permet d’être encore plus affirmatif. — Sur ce
terrain-là aussi, l'homme s’est montré bien autrement puissant
que la nature et par les mêmes raisons. Dans nos végétaux cul-
tivés, dans nos animaux domestiques, ce n'est pas seulement
la forme primitive qui a changé, ce sont aussi et surtout cer-
taines fonctions. Si nous n'avions fait que grossir et déformer
la carotte ou le raifort sauvages, ils n’en seraient pas moins
restés immangeables. Il a fallu pour les approprier à notre goût
réduire la production de certains éléments, en multiplier d’au-
tres, c’est-à-dire modifier la nutrition, la sécrétion. Si les mêmes
fonctions étaient restées ce qu'elles sont dans les souches sau-
vages animales, nous n’aurions aucune de ces races que distingue
la différence du pelage, de la production du lait, de l’aptitude
aux travaux de force ou à la production de la viande. Si les ins-
tincts eux-mêmes n'avaient obéi à l’action de l’homme, nous
n’aurions pas dans le même chenil des chiens d’arrêt et des
chiens courants, des truffiers et des ratiers.
Rien de pareil ne s’est encore produit dans la nature. Ad-
mettre que des faits analogues résulteront un jour du jeu des
forces naturelles, c'est encore en appeler à l'inconnu, à la possihi-
lité, à l'encontre de toutes les lois de l’analogie, de tous les résul-
tats fournis par l'expérience et l’observation.
La supériorité de l’homme sur la nature ressort tout aussi
vivement dans le groupe des phénomènes qui touche de plus
près aux questions qui nous occupent.
Nous avons vu combien sont rares les cas d’hybridation natu-
relle chez les végétaux eux-mêmes ; nous avons vu qu'on n’en
connaît pas d'exemple chez les mammifères. Or, dès que l’homme
est entré dans cette voie d’expérimentation, il a multiplié les hy-
bridations chez les plantes; il en a produit chez les mammifères.
Bien plus il a conservé pendant plus de vingt générations une
suite hybride qu'il a su garantir du retour et de la variation
désordonnée. Mais nous savons au prix de quels soins dure
l’œgilops speltæformis; abandonnée à l’action des forces natu-
relles, cette plante aurait bientôt disparu.
La seule exception connue confirme donc {a lot d'infécondité
entre espèces livrées à elles-mêmes. Or cette loi est en opposi-
tion complète avec toutes les théories qui, comme le darwi-
nisme, tendent à confondre l'espèce et la race. C’est ce qu'a fort
bien compris Huxley et ce qui lui fait dire : « J’adopte la théorie
de M. Darwin sous la réserve qu’on fournira la preuve que des
espèces physiologiques peuvent être produites par le croisement
sélectif. »
Cette preuve n’a pas encore été fournie, car c'est par un
étrange «abus de mots que l’on a appelé espèces les suites
hybrides dont j'ai plus haut indiqué l’histoire, les léporides et
les chabins. Mais le desideratum formulé par Huxley füt-il
rempli, l’objection la plus forte aux doctrines darwinistes ne
serait pas levée pour cela.
HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 73
En effet, dans cette théorie comme dans toutes celles qui repo-
sent sur la transformation lente, la nouvelle espèce commence
toujours par une vartété, possédant à l’état d'abord rudimen-
taire un caractère qui va s’accentuant érés-lentement, de plus en
plus, à chaque génération. Il en résulte qu'entre tous les indi-
vidus qui se succèdent il n'existe jamais que des différences de
race. Or, nous l’avons vu, entre races de même espèce la fécon-
dité reste constante ; et par conséquent, dans l'hypothèse de
Darwin comme dans celle de Lamarck, etc., les croisements fé-
conds en tout sens et à tout degré confondraient constamment
l'espèce souche et l'espèce dérivée tendant à se former. La
même cause ayant produit les mêmes effets depuis le commen-
cement des choses, le monde organique présenterait la plus
extrème confusion au lieu de l’ordre que chacun sait.
Il faut donc que Darwin lui-même et ses disciples Les plus
_exagérés admettent qu'à un moment donné une de ces races
devient subitement incapable de se croiser avec celles qui l’ont
précédée. D'où viendra donc cette infécondité qui sépare les
espèces ? Où et à quel moment sera rompu le lien physiologique,
qui unit l'espèce souche à ses descendants modifiés, même quand
la modification est portée aussi loin que du bœuf ordinaire au
bœuf gnato? Quelle cause déterminera ce grand fait auquel
tient toute l’économie de l'empire organique ?
Dans son livre sur la variation des animaux et des plantes
Darwin* répondait : « Les espèces ne devant pas leur stérilité
mutuelle à l’action accumulatrice de la sélection naturelle et un
grand nombre de considérations nous montrant qu’elles ne la
doivent pas davantage à un acte de création, nous devons ad-
mettre qu'elle a dû naître incidemment pendant leur lente for-
mation et se trouver liée à quelques modifications inconnues de
leur organisation. »
Nous avons vu que, dans les dernières éditions de l’Origine des
espèces, il refuse d'admettre comme générale la fécondité entre
métis se fondant sur ce que l'on ne sait rien au sujet du croise-
ment entre variétés (races) sauvages.
_ Ainsi, pour admettre la transformation physiologique de la
race en espèce, fait contraire à toutes nos connaissances posi-
tives, Darwin et ses disciples repoussent les résultats séculaires
de l'expérience, de l’observation et leur subtituent un accident
possible et l'inconnu.
La théorie darwiniste roule tout entière sur la possibilité de
cette transformation. On voit sur quelles données repose l'hypo-
thèse de cette possibilité. Eh bien, je le demande à tout esprit
vraiment libre, à tout homme sans préjugés s'étant quelque peu
occupé de sciences, est-ce sur de pareils fondements que l’on
assoirait une théorie générale en physique ou en chimie ?
V. — Au reste l'argumentation dont on vient de voir un
exemple se retrouve à chaque page des écrits Darwinistes. Qu'il
s agisse d’une question fondamentale, comme celle que nous ve-
74 ORIGINE DES ESPÈCES
nons d'examiner, ou d’un problème de détail tel que la transfor-
mation de la mésange en casse-noix, on voit constamment ap-
portés comme autant de raisons convaincantes la possihilité, le
hasard, Va conviction personnelle Est-ce sur des données pareilles
que repose la science moderne ?
Darwin et ses disciples vont jusqu'à considérer, comme dé-
monstrative en leur faveur, l'ignorance même où nous sommes
au sujet de certains phénomènes. On les a souvent combattus
au nom de la paléontologie en leur demandant de montrer une
seule de ces séries qui doivent selon eux relier l'espèce parente à
ses dérivés. Ils reconnaissent ne pouvoir le faire; mais, ils répon-
dent que les faunes et les flores éteintes ont laissé fort peu de
restes ; que nous connaissons seulement la moindre partie de ces
antiques archives ; que les faits témoignant en faveur de leur doc-
trine sont sans doute ensevelis sous les flots avec les continents
submergés ; ete. « Cette manière de voir, conclut Darwin, atté-
nue beaucoup, si elle ne les fait pas disparaître, les difficultés. »
— Mais, je le demande encore, dans quelle branche des connais-
sances humaines, autre que ces questions obscures, regarderait-
on les problèmes comme résolus, précisément parce qu'on ne
sait rien de ce qu'il faudrait savoir pour les résoudre ?
VI. — Je n'ai pas à reproduire ici en entier l'examen que j'ai
fait ailleurs des doctrines transformistes en général, du darwi-
nisme en particulier. Ce qui précède suffira, j'espère, pour faire
comprendre pourquoi je ne saurais accepter même la plus sédui-
sante de toutes ces théories. A des degrés divers elles concordent
avec certains faits généraux et rendent compte d’un certain
nombre de phénomènes. Mais toutes sans exception n’atteignent
ce résultat qu'à l’aide d’hypothèses en contradiction flagrante
avec d’autres faits généraux, tout aussi fondamentaux que ceux
qu'elles expliquent. En particulier, toutes ces doctrines reposent
sur une dérivation progressive et lente, sur la confusion de la
race et de l'espèce. Par conséquent elles méconnaissent un fait
physiologique inniable; elles sont en opposition complète avec
un autre fait, conséquence du premier et qui éclate à tous les
regards, l'isolement des groupes spécifiques remontant aux pre-
miers âges du monde, le maintien du cadre organique général
à travers toutes les révolutions du globe.
Voilà pourquoi je ne saurais être darwiniste.
VII. — La théorie du savant anglais est certainement l'effort
le plus vigoureux qui ait été fait pour remonter aux origines du
monde organique par des procédés analogues à ceux qui nous
ont éclairés sur la genèse du monde inorganique, c’est-à-dire en
ne recourant qu'à l'intervention des causes secondes. Nous ve-
nons de voir qu'il a échoué comme Lamarck. Ces hommes émi-
nents auront des successeurs que tentera le même problème.
Ceux-ci seront-ils plus heureux ?
Personne n'est enclin moins que moi à fixer des bornes à
l'extension du savoir humain. Toutefois le progrès de nos con-
HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 79
naissances scientifiques, en tout ce qui tombe sous les sens, est
subordonné à certaines conditions. Jamais l'examen le plus at-
tentif, même d’une œuvre humaine, n’apprendra rien sur les pro-
cédés qui ont permis de la réaliser. Le plus habile horloger, s’il
n’a fait des études parfaitement étrangères à sa profession, ne
sait pas d’où vient le fer, comment on le transforme en acier,
comment on lamine et l’on trempe un grand ressort. L'étude
la plus minutieuse de ce ruban métallique qu'il connaît si bien
ne lui dit rien sur l’origine, rien sur les procédés de fabrication.
Pour en savoir davantage, il lui faut quitter son établi et visiter
les hauts fourneaux, les ateliers de cémentation et Les laminoirs.
Il en est de même des œuvres de la nature. Pour elle comme
pour nous les phénomènes qui produisent sont fort différents
des phénomènes qui conservent et de ceux qui se manifestent
dans l’objet produit.
L'étude anatomique et physiologique la plus complète d’un
animal, d’un végétal adulte ne aeus aurait certes rien appris sur
les métamorphoses de la cellule microscopique par laquelle
commencent également le chien, l'éléphant et l’homme lui-
même.
Or jusqu'ici nous n'avons eu sous les yeux que des espèces
toutes faites. Nous ne pouvons donc rien connaître encore rela-
tivement à leur mode de production.
Mais nous savons que la cause inconnue qui a donné nais-
sances aux espèces éteintes et vivantes, s’est manifestée à di-
verses reprises et par intermittence à la surface du globe. Rien
ne permet de supposer qu'elle soit épuisée. Bien qu’elle paraisse
avoir agi d'ordinaire à des moments qui correspondaient à de
grands mouvements géologiques, il n’est pas impossible qu’elle
ne soit à l’œuvre sur quelque point de notre terre, même à cette
époque de calme relativement profond. S'il en est ainsi, peut-être
quelque hasard heureux viendra jeter un peu de jour sur le
grand mystère des origines organiques. Mais jusqu’au moment
où l'expérience et l'observation nous auront appris quelque
chose, quiconque voudra rester fidèle à la science sérieuse, ac-
ceptera l'existence et la succession des espèces comme un fait
primordial. Il appliquera à toutes ce que Darwin applique à son
prototype seul; et, pour expliquer ce qui est encore inexplicable,
il ne sacrifiera pas aux hypothèses, quelque ingénieuses qu'elles
soient, le savoir précis, positif, conquis par près de deux siècles
de travaux.
CHAPITRE XI
ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE. — HYPOTHÈSES DIVERSES.
I. — Le chapitre précédent pourrait me dispenser de parler
des applications qu'on a faites du darwinisme à l’histoire de
l’homme. Toutefois, à part ce que le sujet a par lui-même de
curieux, il est utile d’en dire quelques mots, car là aussi on
trouve des enseignements.
Lamarck avait cherché à montrer comment, en vertu de sa
théorie de l'habitude, on pouvait concevoir la transformation
directe du chimpanzé en homme. Les darwinistes s'accordent
aussi pour rattacher l’homme aux singes. Pourtant aucun d'eux
ne nous donne pour ancètre immédiat une des espèces actuelle-
ment existantes; en cela ils s’éloignent de leur illustre précur-
seur. On pourrait croire que Vogt s’est arrêté à cette donnée, si
l’on prenait à la lettre quelques passages de ses Zecons sur
l'homme. Mais le savant genevois a nettement exprimé sa pensée
dans son Mémoire sur les microcéphales. C'est à un ancêtre anté-
rieur, qu'il reporte le point de départ commun des deux types.
Darwin, Wallace, Filippi, Lubbock, Haeckel, etc., rapprochent
davantage l’homme et les singes. Le dernier formule ses conclu-
sions dans ‘les termes suivants : « Le genre humain est un ra-
muscule du groupe des catarrhiniens ; il s’est développé dans
l’ancien monde et provient de singes de ce groupe depuis long-
temps éteints. »
Il. — Vogt se sépare de ses coreligionnaires scientifiques sur
un point important. Il admet que diverses souches simiennes
ont dû donner naissance aux divers groupes humains. Les popula-
tions de l’ancien et du nouveau monde seraient ainsi descen-
dues de formes différentes propres aux deux continents. — Dans
cette hypothèse, l'Australie, la Polynésie où il n’y a jamais eu de
singes, auraient dû se peupler par voie de migration.
L’éminent professeur de Genève s’est d’ailleurs toujours borné
à indiquer d’une manière assez vague ses conceptions relative-
THÉORIES DE DARWIN ET DE HAECKEL y
ment aux généalogies qu'il semble attribuer aux divers groupes
humains.
III. — Darwin et Haeckel ont été plus hardis. Le premier a
publié un ouvrage considérable sur Za descendance de l'homme ;
le second, dans son Histoire de la création des êtres organisés, a
traité le même sujet avec détail et donné le tableau généalo-
_gique de nos ancêtres supposés, à partir des animaux les plus
simples connus. Le maître et le disciple sont à peu près tou-
jours d'accord, et c'est même à Haeckel que Darwin renvoie le
lecteur curieux de connaître avec détail la généalogie humaine.
Voyons donc rapidement d'où nous fait venir le savant alle-
mand.
Haeckel donne pour premier ancêtre à tous les êtres vivants
les monères, qui ne sont autre chose que des amabes tels que les
comprenait Dujardin. De cette forme initiale, l’homme est arrivé
. à celle que nous lui voyons en traversant vingt et une formes
typiques transitoires. Dans l’état actuel des choses, ses plus pro-
ches voisins sont les anthropoides ou singes catarrhiniens sans
queue, tels que l’orang, le gorille, le chimpanzé,.… etc. Les uns
et les autres remontent à la même souche, au type des singes
catarrhiniens à queue ; ceux-ci descendent eux-mêmes des prost-
miens, type représenté de nos jours par les makis, les Lloris, etc.
Au-delà viennent les marsupiaux, qui forment le 17e degré de
notre évolution, et il est inutile de remonter plus haut.
Bien que la distance des anthropomorphes à l’homme paraisse
peu considérable à Haeckel, il n’en a pas moins cru nécessaire
d'admettre un intermédiaire entre nous et les singes les plus
élevés. Cet être tout hypothétique, dont on n’a nulle part trouvé
le moindre vestige, se serait détaché de la souche des catarrhi-
niens sans queue et constituerait le 21e degré des modifications
qui ont conduit à la forme humaine. Haeckel l'appelle l’homme
singe où ptthécoide. {1 lui refuse le langage articulé ainsi que le
développement de l'intelligence et la conscience du moi.
Darwin admet aussi ce chainon entre l’homme et les singes.
Il ne dit rien de ses facultés intellectuelles. En revanche il en
trace le portrait physique en s'appuyant sur un certain nombre
de particularités exceptionnelles observées dans l’espèce humaine
et qu'il regarde comme autant de phénomènes d’atavisme partiel.
« Les premiers ancêtres de l’homme, dit-il, étaient sans doute
couverts de poils ; les deux sexes portaient la barbe ; leurs
oreilles étaient pointues et mobiles ; ils avaient une queue des-
servie par des muscles propres. Leurs membres et leur corps
étaient sous l’action de muscles nombreux, qui ne reparaissant
aujourd'hui qu'accidentellement chez l’homme, sont encore
normaux chez les quadrumanes. L’artère et le nerf de l’'humérus
passaient par un trou supracondyloïde. A cette période ou à une
période antérieure, l'intestin émit un diverticulum ou cœcum
plus grand que celui existant actuellement. Le pied, à en juger
par l’état du gros orteil dans le fœtus, devait être alors préhen-
78 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE
sile et nos ancêtres vivaient sans doute habituellement sur les
arbres dans quelque pays chaud, couvert de forêts ; les mâles
avaient de grandes dents canines qui leur servaient d’armes
formidables. »
IV. — En accordant une queue à notre premier ancêtre direct,
Darwin le rattache au type des catarrhiniens pourvus de cet
appendice et par conséquent le recule d’un degré dans l'échelle
des évolutions. À se placer sur le terrain de ses propres doc-
trines, ce n’est pas encore assez et le savant anglais se met ici en
contradiction aussi bien qu'Haeckel avec une des lois fondamen-
tales qui prêtent le plus au darwinisme des séductions que je
suis loin de nier.
En effet, dans la théorie de Darwin les transformations n’ont
lieu ni au hasard ni en tout sens. Elles sont commandées par
certaines nécessités qu'entraîne l’organisation elle-même. Une
fois l'organisme modifié dans un sens déterminé, il pourra bien
subir des transformations secondaires, tertiaires, etc., mais il
n’en conservera pas moins à jamais l'empreinte du type originel.
C'est la où de caractérisation permanente, qui seule permet à
Darwin de rendre compte de la filiation des groupes, de leur ca-
ractérisation, de leurs rapports multiples. C’est en vertu de cette
loi que tous les descendants du premier mollusque ont été des
mollusques ; {ous les descendants du premier vertébré, des ver-
tébrés. On voit qu'elle constitue un des fondements de la doc-
trine. |
Il suit de là que deux êtres appartenant à deux types distincts
peuvent bien remonter à un ancêtre commun, qui n'était pas
encore nettement caractérisé, mais qu'ils ne peuvent descendre
l’un de l’autre.
Or l’homme et les singes en général présentent au point de vue
du type un contraste très-accusé. Les organes qui les constituent
se répondent, avons-nous déjà dit, presque rigoureusement terme
à terme. Mais ces organes sont disposés d’après un plan fort dif-
férent. Chez l’homme ils sont coordonnés de telle sorte qu'il est
nécessairement marcheur ; chez les singes, d’une façon telle qu'ils
sont non moins impérieusement grimpeurs.
C'est là une distinction anatomique et mécanique qu'avaient
déjà fait ressortir pour les singes inférieurs les travaux de Vicq
d’Azyr, de Lawrence, de Serres, etc. Les études de Duvernoy
sur le Gorille, de Gratiolet et de M. Alix sur le Chimpanzé ont
mis hors de doute que les anthropomorphes présentaient de tout
point le même caractère fondamental. Il suffit d’ailleurs de jeter
les yeux sur la planche où Huxley à figuré à côté les uns des
autres un squelette humain et les squelettes des singes les plus
élevés pour se convaincre qu'il en est bien ainsi. |
La conséquence de ces faits, au point de vue de l’application
logique de la loi de caractérisation permanente, est que l’homme
ne peut descendre d’un ancêtre déjà caractérisé comme singe,
pas plus d’un catarrhinien sans queue que d’un catarrhinien à
THÉORIES DE DARWIN ET DE HAECKEL 79
queue. — Un animal xarcheur ne peut pas descendre d’un
animal grimpeur. C'est ce qu'a très-bien compris Vogt. Tout en
plaçant l’homme au nombre des pramates, il n'hésite pas à
déclarer que les singes les plus inférieurs ont dépassé le jalon-
(ancêtre commun) d'où sont sortis en divergeant les différents
types de cette famille.
Il faut donc rejeter l’origine de l’homme au-delà du dernier
singe, si l’on veut conserver une des lois les plus impérieusement
nécessaires à l'édifice doctrinal darwiniste. On arrive ainsi aux
prosèmiens de Haeckel, les loris, les indris, etc. Mais ces animaux
sont aussi des grimpeurs ; il faut donc aller chercher encore plus
loin notre premier ancêtre direct. Mais au-delà, la généalogie
tracée par Haeckel nous présente les dédelphes.
De l’homme au Kangourou la distance est grande, on en con-
viendra. Or, ni la nature vivante ni les reste fossiles des animaux
_éteints ne présentent les types intermédiaires qui devraient au
moins la jalonner. Cette difficulté embarrasse fort peu Darwin ;
nous savons qu'il y répond en disant que l’absence de rensei-
gnements sur de pareilles questions est une preuve en sa faveur;
Haeckel sera sans doute tout aussi peu embarrassé. Nous l’avons
vu admettre un homme pithécoïde absolument théorique. et ce
n'est pas la seule fois où il use de ce procédé en dressant son
tableau généalogique. Voici entre autres ce qu'il dit des sozoures
(14° degré), amphibies également inconnus à la science : « La
preuve de leur existence ressort de la nécessité de ce type inter-
médiaire entre le 13e et le 15° degré. »
Eh bien, comme :il est maintenant démontré que, de par le
darwinisme même, il: faut renvoyer les origines humaines au-
delà du 18° degré, comme il devient par conséquent nécessaire
de combler la lacune des marsupiaux à l'homme, Haeckel ad-
mettra-t-il guatre groupes intermédiaires inconnus au lieu d'un?
Complètera-t-il ainsi sa généalogie? — Ce n’est pas à moi de
répondre. |
V. — Darwin et Haeckel trouveront à coup sûr fort étrange
qu'un représentant des vieilles écoles, qu'un homme qui croit à
la réalité de l'espèce ait la prétention de connaître mieux qu'eux
les applications des lois du darwinisme et de signaler de graves
oublis dans les applications qu'ils en ont faites. Plaçons-nous
donc sur le terrain des faits. Là nous allons trouver d’abord la
preuve que toute cette généalogie pèche par la base et repose
sur une erreur anatomique matérielle.
Darwin et Haeckel rattachent tous deux la série simienne à
un type qui serait représenté aujourd'hui par les lémuriens que
le savant allemand désigne sous le nom de prosimiens. Darwin
ne motive guère cette opinion que sur quelques caractères tirés
en particulier de la dentition. Haeckel remonte à l’embryogénie.
On sait que chez tous les mammifères à l’exception des mar-
supiaux (kangourou, sarrigue) et des monotrèmes (ornitho-
rynque, échidné), il existe un placenta, organe essentiellement
80 ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE
composé par un lacis de vaisseaux sanguins qui unit la mère au
fœtus et sert à la nutrition de ce dernier. Chez les ongulés, les
édentés et les cétacés, ce placenta est simple et diffus, c'est-à-
dire que les villosités sanguines naissent sur toute la surface des
enveloppes du fœtus et sont en rapport direct avec la surface
interne de la matrice. Chez tous les autres mammifères et chez
l’homme, le placenta est double ; la mère et le fœtus où mieux
l'enveloppe externe de celui-ci en fournissent chacun la moitié.
Une membrane spéciale appelée la caduque tapisse l'intérieur de
la matrice et relie les placentas. Haeckel, attachant avec raison
une grande importance à ces différences anatomiques, partage les
mammifères en deux grands groupes : les #ndéciduates, qui man-
quent de caduque, et les déciduates, qui en ont une. ONE
Chez ces derniers le placenta peut entourer l’œuf mammalo-
gique comme une ceinture (zonoplacentaires) ou bien former une
sorte de gâteau circulaire plus ou moins développé (déscoplacen-
laires). L'homme, les singes, les chauves-souris, les insectivores.
et les rongeurs présentent cette dernière disposition et forment
ainsi un groupe naturel auquel ne peut se rattacher aucun
mammifère zonoplacentaire et, à plus forte raison, aucun #ndéci-
duate.
Haeckel ajoute sans la moindre hésitation ses prosimiens aux
groupes que je viens d'énumérer, c’est-à-dire qu'il leur attribue
une caduque et un placenta discoïdal. Or les recherches anato-
miques de MM. Alphonse Milne Edwards et Grandidier, faites
sur des animaux rapportés de Madagascar par ce dernier, ont
mis hors de doute que les prosimiens du savant allemand man-
quent de caduque et ont un placenta diffus. — Ge sont des 2ndé-
ciduates. Loin de pouvoir être les ancêtres des singes, d’après
les principes posés par Haeckel lui-même, ils ne peuvent pas
même être regardés comme les ancêtres des mammifères zono-
placentaires, des carnassiers par exemple, et doivent être ratta-
chés aux ongulés, aux édentés ou aux cétacés.
Darwin et Haeckel répondront peut-être que lorsqu'ils ont
dressé leurs généalogies, l’'embryogénie des prosimiens n'était
pas connue. Soit. Mais alors pourquoi les faire figurer dans le
tableau comme un de ces intermédiaires auxquels on attache
tant d'importance ? N'est-ce pas toujours le même procédé,
consistant à considérer l'inconnu comme une preuve en faveur!
de la théorie? | Re
VI. — La nécessité bien démontrée, je pense, d’aller chercher
ailleurs que chez les prosimiens l'intermédiaire obligé entre
les marsupiaux et les singes n’infirmerait pas la parenté entre
ces derniers et l’homme. Mais il est d’autres faits inconciliables
avec cette hypothèse. .
M. Pruner-Bey résumant les travaux descriptifs et anatomiques.
faits jusqu’à ces dernières années, a montré que la comparai=
son de l'homme aux anthropomorphes met en lumière un faït.
général, sujet à fort peu d’exceptions, savoir : l'existence d'un.
_THÉORIES DE HAECKEL. — L'HOMME PITHÉCOIDE 81
ordre inverse dans le développement des principaux appareils
organiques. Les recherches de Welker sur l'angle sphénoïdal de
Virchow conduisent à la même conclusion; car cet angle dimi-
nue chez l'homme à partir de la naissance, tandis que chez le
singe il grandit sans cesse, au point parfois de s’effacer. C’est sur
la base du crâne que le savant allemand à constaté cette mar-
che inverse et l'importance de ce fait ne peut échapper à per-
sonne.
Un contraste tout pareil a été reconnu par Gratiolet sur le
cerveau lui-même. Voici comment il résume ses observations à
ce sujet. Chez le singe, les circonvolutions temporo-sphénoïdales,
qui forment le lobe moyen, paraissent et s’achèvent avant les
circonvolutions antérieures qui forment le lobe frontal. Chez
l’homme au contraire, les circonvolutions frontales apparaissent
les premières, et celles du lobe moyen se dessinent en dernier
lieu.
Il est évident, surtout d’après les principes les plus fondamen-
taux de la doctrine darwiniste, qu'un être organisé ne peut
descendre d’un autre être dont le développement suit une mar-
che inverse de la sienne propre. Par conséquent l’homme ne
peut, d'après ces mêmes principes, compter parmi ses ancêtres
un type simien quelconque.
VII. — J'ai dit plus haut que la paléontologie n’a rien pré-
senté qui rappelât de près ou de loin le prétendu homme pi-
thécoide de Haeckel. Ce qu'on n’a pas rencontré dans la nature
morte, on a espéré le trouver parmi les êtres vivants. Vogt a
comparé le cerveau des hommes microcéphales à celui des singes
anthropomorphes, et Haeckel fait figurer dans son tableau
généalogique les idiots, les crétins et les microcéphales comme
représentants actuels de son homme privé de la parole. Ces êtres
à cerveau réduit, à facultés incomplètes, sont pour ces deux sa-
vants des cas d'atavisme, rappelant l’état normal de nos ancêtres
directs les plus éloignés.
Ici encore apparaît clairement un des caractères frappants de
l’argumentation familière aux darwinistes. La microcéphalie,
l’idiotie, le crétinisme constituent autant d'états tératologiques ou
pathologiques. Ils appartiennent par conséquent à des groupes
de faits très-nombreux depuis longtemps étudiés. Si quelques-
uns de ces faits peuvent être regardés comme des phénomènes
d'atavisme, pourquoi en serait-il autrement des autres? Pour-
quoi dans les crétins, les microcéphales eux-mêmes, ne prendre
qu'un seul caractère en lui attribuant cette qualité et renvoyer
les autres à la tératologie, à la pathologie ? Il y a là évidem-
ment une facon d'agir fout arbitraire, aussi opposée que possible
à la véritable méthode scientifique.
Après les travaux des tératologistes, après les expériences de
Geoffroy si habilement reprises et complétées par M. Dareste,
le rôle des causes pathogéniques, même des causes extérieures,
sur la production des arrêts de développement ne saurait être
DE QUATREFAGES, 6
82 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE
nié. Or la microcéphalie n’est autre chose qu'un arrêt de déve-
loppement portant sur le crâne et son contenu. — Mais cet arrêt
n’est pas isolé. D’autres organes, d’autres fonctions ont souffert
chez les microcéphales. Tous ils se sont toujours montrés infé-
conds; et certes, €e n’est pas l’infécondité que l’on peut considé-
rer comme un phénomène atavique.
Ainsi, chez les microcéphales, une cause tératogénique se
montre manifestement en jeu sur un point de l’organisme, dans
l’appareil reproducteur. Quelle raison peut-on invoquer pour
attribuer à une cause toute différente, les altérations du crâne et
du cerveau? En vertu de quel principe sépare-t-on deux faits,
que l'observation a montré être si intimement liés l’un à l’autre?
A quel titre invoque-t-on le premier comme un argument, tandis
qu'on ne dit rien du second? N’est-il pas évident que cette façon
d'agir est purement arbitraire et motivée uniquement par les
besoins de la théorie ?
Le plan général du cerveau se montre au fond le même chez
tous les mammifères et chez l’homme. Sur ce point comme sur
tout le reste, la ressemblance est plus grande quand on com-
pare ce dernier aux anthropomorphes. Quand par une cause
quelconque son cerveau s’altère et se réduit comme chez les mi-
crocéphales, v a-t-il quoi que ce soit de surprenant à ce qu'il se
manifeste de nouveaux rapprochements ? C'est le contraire que
l’on ne comprendrait pas.
C'est sur ce fait que Vogt a particulièrement insisté, et il a
fait connaître dans ce sens plusieurs détails intéressants qui -
enlèvent à quelques-uns des résultats de Gratiolet, ce qu'ils
avaient de trop général. Maïs, circonstance bien remarquable,
ce n’est pas avec les singes les plus élevés que s’établissent ces .
nouveaux rapports. C'est avec les singes à queue prenante du
nouveau monde, avec ces Platyrrhiniens exclus par Haeckel et
Darwin de la série ancestrale humaïne. Aïnsi, la doctrine dar-
winiste elle-même proteste contre le rapprochement entre les
microcéphales et nos prétendus ancêtres pithécoïdes.
Les rapports dont il s’agit ne vont pas d’ailleurs jusqu'à une
similitude autorisant les conclusions du savant genevois. Sou-
vent moins volumineux et moins plissés que ceux des singes
anthropoïdes, a dit Gratiolet, les cerveaux de microcéphales me
leur deviennent point semblables. Cette proposition reste vraie
après le travail de Vogt.
Il en est du squelette comme du cerveau. Ici j'invoquerai
une autorité que ne peut récuser aucun de mes adversaires, celle |
de Huxley. Après avoir protesté contre les dires de ceux qui
déclarent « petites et insignifiantes les différences structurales
existant entre l’homme et le singe, » l’éminent anatomiste
ajoute que « chaque os de gorille porte une empreinte par la-
quelle on peut le distinguer de l'os humain correspondant et
que, dans la création actuelle tout au moins, aücun être inter-
médiaire ne comble la brèche qui sépare l'homme du troglo-
THÉORIES DE VOGT. — LES CARACTÈRES SIMIENS 83
dyte. » Dans la conclusion générale de son livre, Huxley recon-
naît en outre que les ossements humains fossiles découverts
jusqu'ici n’indiquent encore aucun rapprochement vers la forme
pithécoïde.
VIII. — Après ces déclarations formelles d’un savant que ses
convictions darwinistes mettent au-dessus de tout soupçon de
partialité, comment se fait-il que l’on trouve à chaque instant
l'expression de caractère stmien employée à propos des plus insi-
gnifiantes modifications de je ne sais quel type humain que
personne ne précise ? Il y a là tout au moins un abus de mots
contre lequel j'ai souvent protesté. On vient de voir que cette
manière de s'exprimer suppose un fait anatomique qui n'existe
pas et par conséquent constitue une erreur. Elle a de plus l’in-
convénient d’être prise à la lettre par les ignorants, parfois de
faire illusion même aux hommes instruits, et de faire croire à
des dégradations, à des rapprochements imaginaires.
En fait, l'homme et les autres vertébrés sont construits sur un
même plan fondamental. Entre lui et les autres êtres compris
dans ce cadre il existe des rapports multiples. Or les êtres orga-
nisés ne sont pas des cristaux mathématiquement définis dans
leurs formes ; chez eux l’ensemble du corps et chacune des
parties de cet ensemble oscilient dans des limites dont l'étendue
n’a pas encore été précisée, mais est parfois considérable. Par
ces oscillations mêmes les rapports habituels sont à chaque ins-
tant modifiés, non pas seulement entre l'homme et les singes,
mais entre lui et tous les autres vertébrés. Que l’on compare
l’homme à un autre type animal quelconque, que l’on applique
à cette comparaison la même méthode, les mêmes façons de dire
et l’on verra à quelles singulières conclusions on arrivera. Je me
borne à citer un exemple.
Ge qui importe le plus dans le cerveau, ce n’est certainement
pas son développement absolu. C’est Le rapport de ce développe-
ment à celui du reste du corps. On est généralement d'accord
sur ce point quand il s’agit des animaux. On ne saurait en juger
autrement quand il s’agit de l’homme. Incontestablement sur ce
terrain de supériorité et d’infériorité relative, où se placent si
facilement certains anthropologistes à propos des races ou des
individus , le rapport dont je parle constitue un des caractères
les plus frappants et des plus essentiels.
Eh bien, voici quelques-uns de ces rapports que j'emprunte au
tableau donné par Duvernoy et dans lesquels le poids du cerveau
est pris pour unité.
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OUTRE Fr de durs s ee EE SERRES 1: 25
Homme 7,101 OPA PARLER AA à LOLULE LEE À : 30
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84 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE
mulot.se sn: RS le TT M |
Rongeurs SOUTIS REED AA UE EST TA À : 43
: ue =. Hd CARD SSSR RE ACTE ENS). SRPSQUR ES 4 : 36
Carnassiers | chiens......... HORS ….. 1:41 1: 305
mésange à tête bleue........ ÉRCUE : 12
| RE. 4 b2e DR. RS AUTRE A : 14
Oiseaux mésange nonette, 41... LME 1 : 16
| MOINE : 4. RS ALN, ee ts 20
PIDSON.. Suede : « + DRE AT Fan
L'homme dont il est ici question est le Blanc européen. Or de
ce tableau il résulte que de l’enfance à la vieillesse Le rapport du
cerveau au reste du corps va en diminuant. Dira-t-on pour cela
que le jeune homme est dégradé relativement à l'enfant et que
l’homme adulte ou le vieillard ont pris un caractere simien?
On voit d’ailleurs qu'il faudrait s'entendre quant au mot
simien lui-même. Si le gibbon, qui appartient au type de nos
ancêtres supposés, a un cerveau relativement plus petit que nous,
il en est autrement des trois cébiens portés au tableau. Ceux-ci
sont bien supérieurs à l’anthropomorphe; les deux premiers
présentent exactement le même rapport que l'enfant et le jeune
homme ; le troisième l'emporte encore sur l’homme adulte. Mais
tous les trois sont battus par les deux mésanges et le serin.
Par conséquent, si l’on a le droit de regarder comme tournant
au singe anthropomorphe la race humaine, ou l'individu humain
dont le cerveau descend de quelques grammes au-dessous de la
moyenne, on doit considérer la race, l'individu dont le cerveau
s'élève au-dessus de cette moyenne comme se rapprochant des
cébiens, ou même des passereaux, des conirostres. Si ce dernier
rapprochement est inadmissible, le premier l’est également.
Nous pouvons donc répéter avec le savant anatomiste dont
j'ai tant de fois invoqué l'autorité : « le microcéphale, si réduit
qu'il soit, n’est pas une bête ; ce n’est qu'un homme amoindri. »
Ou bien encore avec M. Bert, dont le témoignagne ne saurait
être suspect en pareille matière, nous pouvons dire qu'en se
perfectionnant les singes ne se rapprochent pas de l’homme; et,
reciproquement, qu'en se dégradant le type humain ne sé rap-
proche pas des singes.
IX. — De l’homme pithécoïde de Darwin et de Haeckel, de
° l'homme privé de la parole et se défendant à coups de dents, à
l’homme de nos jours, la distance est encore bien grande. Com-
ment s’est-elle comblée ? Comment surtout s’est développée et a
grandi cette intelligence qui devait asservir dans bien des cas la
nature elle-même ? C'est Wallace qui va surtout nous répondre.
au nom de la théorie dont il est un des fondateurs. Nous le ver-
rons en même temps confesser l'impuissance de cette doctrine,
lorsqu'il s’agit des attribus propres à l'espèce humaine. |
On sait que ce naturaliste partage avec Darwin et M. Naudin,
l'honneur d’avoir cherché dans la sélection naturelle, l’explica-.
tion des origines organiques. Mais notre compatriote s’est borné
à une esquisse, dont il a récemment complétement modifié le
DÉVELOPPEMENT INTELLECTUEL. — IDÉES DE WALLACE 85
caractère fondamental. Darwin a embrassé le problème dans
l’ensemble et dans les détails ; il a ajouté à son premier ou-
vrage plusieurs publications sur des sujets en apparence très-
divers, mais qui toutes n’en concourent pas moins au même but.
Il est à juste titre considéré comme le chef de l’école.
. Wallace, qui faillit devancer Darwin dans la publication
d'idées qui leur étaient communes à l'insu de tous deux, recon-
naît partout Darwin pour maître. Il a traité un petit nombre de
points dans des mémoires spéciaux qui n'ont Jamais une grande
étendue. Ne cherchant pas à résoudre toutes les questions po-
sées par la théorie, il n’a rencontré ni autant ni d'aussi sérieuses
difficultés que son éminent émule. Cela même explique peut-
être pourquoi il se montre habituellement plus précis et plus
logique. Aussi a-t-il joui auprès des partisans du darwinisme
d’une haute autorité jusqu’au moment où il a publié ses vues par-
ticulières sur l’homme.
Aux yeux de Wallace, l'utilité immédiate et personnelle est la
seule cause qui mette en jeu la sélection. C'est bien là, au fond,
la doctrine de Darwin; mais celui-ci se laisse parfois entrainer
à des comparaisons ou à des métaphores, qui ont soulevé de
vives critiques, qui lui ont peut-être fait illusion à lui-même,
dont il use tout au moins pour tourner les difficultés. On ne
rencontre jamais rien de semblable chez Wallace, qui accepte
toutes les conséquences auxquelles le conduit ce principe
absolu.
Selon Wallace, l'utilité seule est suffisante, pour expliquer com-
ment les formes animales inférieures ont pu engendrer les singes,
et plus tard un être ayant à peu près tous les caractères physi-
ques de l’homme actuel. Cette race vivait par troupeaux répandus
dans les régions chaudes de l’ancien continent. Elle n’en man-
quait pas moins de sociabilité réelle; elle percevait des sensa-
tions, mais était incapable de réflexion; le sens moral, les sen-
timents sympathiques, lui étaient inconnus. Ge n'était encore
qu'une ébauche toute matérielle de l'être humain, mais supérieure
néanmoins à l’homme à queue de Darwin, et à l’homme pithé-
coïde de Haeckel. |
Vers les premiers temps de l’époque tertiaire, ajoute Wallace,
dans cet être anthropomorphe une cause inconnue vint accé-
lérer le développement de l'intelligence. Bientôt, celle-ci joua
un rôle prépondérant dans l'existence de l’homme. Le per-
fectionnement de cette faculté devint incomparablement plus
utile que n'importe quelle modification organique. Dès lors, la
puissance modificatrice de la sélection se porta nécessairement
à peu près en entier de ce côté. Les caractères physiques déjà
acquis restèrent presque inaltérés, tandis que les organes de
l'intelligence et l'intelligence elle-même se perfectionnèrent de
génération en génération. Les animaux, sur lesquels n'avait
pas agi la cause inconnue qui commença à nous séparer d'eux,
continuèrent à se transformer morphologiquement, si bien que
86 ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE
de l’époque miocène à nos jours, la faune terrestre s’est renou-
velée. Chez l'homme seul, le corps resta ce qu'il était. Nous ne
devons donc pas être surpris de trouver à l’époque quaternaire,
des crânes comme ceux de Denise et d’Engis, semblables à ceux
des hommes de nos jours.
La supériorité acquise par l'intelligence a d’ailleurs soustrait
pour toujours notre espèce à la loi des éransformations mor-
phologiques. Seuls, ses attributs intellectuels et moraux sont
désormais soumis au pouvoir de la sélection, qui fera disparaitre
les races inférieures et les remplacera par une race nouvelle,
dont le moindre individu serait, de nos jours, un homme supé-
rieur.
Après avoir lu les pages que je viens de résumer, on ne-peut
qu'être surpris de voir Wallace, déclarer que la sélection natu-
relle agissant seule, aurait été incapable de faire d’un animal
anthropoide, l'homme tel que nous le montrent les peuples les
plus sauvages eux-mêmes. Il fait ainsi de l’espèce humaine,
une exception aux lois qui, selon lui, régissent tous les autres
êtres vivants. Il y a un double intérêt à suivre l’émule de Dar-
win dans cette nouvelle voie.
Wallace commence par rappeler que la sélection naturelle
repose en entier sur le principe de l'utilité immédiate, relative
uniquement aux conditions de la lutte actuellement soutenue
par les individus qui composent une espèce. Darwin, dans tous
ses ouvrages, proclame à diverses reprises, ce même principe
sur lequel repose, en effet, tout ce qu'il dit de l'adaptation, de
la possibilité des transformations régressives,… etc.
De ce principe, il résulte nécessairement, que la sélection ne
peut produire des variations nuisibles en quoi que ce soit, à un
être quelconque. Darwin a souvent déclaré qu'un seul cas de
cette nature bien avéré renverserait toute sa théorie.
Mais il est évident, ajoute Wallace, que la sélection ne peut
pas davantage produire une variation inutile ; elle ne peut donc
pas développer un organe dans des proportions qui dépasse-
raient son degré d'utilité actuelle.
Or, Wallace montre fort bien qu'il y a, dans l’homme sauvage,
des organes dont le développement est hors de toutes proportions
avec leur utilité actuelle, et même des facultés, des caractères
physiques, qui sont ou énutiles ou nuisibles, au moins à l'individu.
« Mais, dit, s’il nous est démontré que ces modifications, dan-
gereuses ou inutiles au moment de leur première apparition,
ont présenté la plus haute utilité et sont maintenant indispen-
sables au développement complet de la nature intellectuelle et
morale de l’homme, nous devrons conclure à une action intel-
ligente, prévoyant et préparant l'avenir, exactement comme
nous le faisons, quand nous voyons l’éleveur se mettre à l’œuvre
dans le but de produire une amélioration déterminée dans quel.
que plante cultivée ou quelque animal domestique. »
Le développement relatif du corps et du cerveau, organe de
DÉVELOPPEMENT INTELLECTUEL. — IDÉES DE WALLACE 87
_ l'intelligence, est un des points sur lequel insiste le plus notre
auteur. La taille de l’orang, dit-il, égale à peu près celle d’un
homme de taille moyenne ; le gorille est bien pius grand et plus
gros. Néanmoins, si nous représentons par 10 le volume moyen
du cerveau chez les singes anthropomorphes, ce même volume
sera représenté par 26 chez les sauvages, et par 32 chez les
hommes civilisés. Le savant anglais fait remarquer d’ailleurs,
que chez les sauvages, chez les Esquimaux, par exemple, on
trouve des individus chez lesquels la capacité du crâne atteint
presque le maximum constaté chez les populations les plus déve-
loppées. |
En définitive, Wallace se fondant sur les expériences et les
chiffres de Galton, admet que le cerveau des sauvages étant à
celui de l’homme civilisé dans le rapport de 5 à 6, les manifes-
tations intellectuelles sont au moins dans celui de À à 1000. —
_ Le développement matériel est donc hors de toute proportion
avec la fonction. Aux yeux de l’éminent voyageur, un cerveau
un peu plus volumineux que celui du gorille, aurait parfaite-
ment suffi aux habitants des iles Andaman, de l'Australie, de
la Tasmanie ou de la Terre-de-Feu.
Wallace explique le développement des idées de justice et de
bienveillance par les avantages qui en résultent pour la tribu et
pour les individus. Mais les facultés essentiellement endividuelles
et sans utilité 2mmédiate pour autrui, échappent selon lui à la
sélection. « Comment, dit-il, la lutte pour l’existence, la victoire
des mieux adaptés et la sélection naturelle, auraient-elles pu
venir en aide au développement de facultés mentales » telles
que les conceptions idéales d'espace et de temps, d’éternité et
d'infini, le sentiment artistique, les notions abstraites de nom-
bre et de forme qui rendent possibles l'arithmétique et la
géométrie ?
A plus forte raison, ne peut-on rendre compte du développe-
meut du sens moral chez le sauvage par des considérations
tirées de l'utilité, soit endividuelle, soit collective. Wallace insiste
assez longuement sur ce point; il cite des exemples qui prou-
vent que ce sentiment, dans ce qu'il a de plus délicat et de plus
opposé aux notions utilitaires, existe chez les tribus les plus
barbares de l'Inde centrale. Il aurait pu multiplier iei ses cita-
tions. On sait, entre autres, jusqu'où les Peaux-Rouges poussaient
le respect de la parole donnée, dût-il les conduire à la torture et
à la mort.
L'examen physique de l’homme fournit aussi de nombreux
arguments à notre auteur. « Il est parfaitement certain, dit-il,
que la sélection naturelle ne peut avoir tiré d’un ancêtre couvert
de poils le corps nu de l’homme actuel, car une modification
pareille, loin d’être utile, aurait été nuisible au moins à certains
égards ; » chez l’homme civilisé, la main exécute une multitude
de mouvements dont les sauvages n’ont aueune idée, quoiqu'il
n'existe aucune différence anatomique dans la structure des
83 ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE
membres supérieurs ; le larynx de nos chanteurs est construit
comme celui des sauvages, et pourtant, quel contraste dans les
sons qui sortent de l’un ou de l’autre !.…
De tous ces faits, Wallace conclut que le cerveau, la main, le
larynx du sauvage, possèdent des aptitudes latentes, qui, étant
temporairement énutiles, ne sauraient être attribuées à l’action
de la sélection naturelle. L'homme n’a pu d’ailleurs se les donner.
à lui-même. Une intervention étrangère est donc nécessaire
pour en expliquer l'existence. Wallace attribue cette interven-
tion à une ntelligence supérieure, qui agirait sur l’espèce hu-
maine comme celle-ci a agi sur le biset pour en tirer le pigeon
grosse-gorge ou le messager, et qui employerait des procédé
analogues. RQ
En résumé, la sélection naturelle réglée par les seules lois de
la nature, suffirait pour donner naissance aux espèces sauvages;
la sélection artificielle où humaine produirait les races animales et
végétales perfectionnées ; une sorte de sélection divine aurait fait
l'homme actuel et peut seule le conduire à son maximum de
développement intellectuel et moral.
En avançant cette dernière hypothèse, Wallace déclare qu’elle
ne porte aucune atteinte à la doctrine de la sélection naturelle,
pas plus que celle-ci n’est infirmée par le fait de la sélection
artificielle. Peu de personnes, croyons-nous, accepteront cette
proposition. La raison d’être du darwinisme aux yeux des hom-
mes de science, sa grande séduction auprès de tous ses parti-
sans, c'est la prétention qu'il affiche de rattacher les origines
organiques, celle de l’homme comme celle des plantes, à la seule
action des causes secondes ; d'expliquer l’état actuel des êtres
vivants par des lois physiques et physiologiques, comme la
géologie et l'astronomie expliquent l’état actuel du monde ma-
tériel par les lois seules de la matière. En faisant intervenir une
volonté intelligente, comme nécessaire à la réalisation de l'être
humain, Wallace s’est mis en opposition avec l'essence même
de la doctrine. Ainsi en ont jugé la plupart des darwinistes qui
l'ont un peu traité comme un transfuge.
Je n’ai done pas à examiner la dernière hypothèse de Wal-
lace. Toutefois il m'est permis de constater que la plupart des
faits qui ont conduit un des fondateurs du darwinisme à se
séparer de son chef sur un point aussi capital conservent toute
leur valeur comme objections. Le tort de Wallace a été de ne
pas comprendre que ce qu'il dit au sujet de l’homme, s'applique
également aux animaux, et Claparède lui a justement adressé le
reproche de manquer en cela de logique.Il a été moins heureux
dans les réponses qu'il a faites à son ancien allié. Sans doute,
pour qui se place exclusivement au point de vue darwiniste et
accepte comme vrai tout ce dont j'ai essayé de montrer la.
fausseté, plusieurs des difficultés soulevées par Wallace se
résolvent assez aisément. Mais ce qu'il dit des aptitudes latentes
en général, des facultés supérieures de l'esprit humain, du sens
THÉORIES DE M. NAUDIN 89
moral, est bien difficile à réfuter. Claparède n'a parlé que des
premières. Darwin a voulu aller plus loin ; mais ses théories,
ses hypothèses sur ces hautes questions, me semblent avoir peu
satisfait ses disciples les plus dévoués. — Je ne saurais entrer
ici dans une discussion qui, pour avoir quelque valeur, devrait
être assez détaillée, et je renvoie le lecteur à l'ouvrage sur La
descendance de l’homme et à mes articles du Journal des savants.
X. — Je ne puis clore ce rapide exposé des origines attribuées
à l'homme dans ces dernières années, sans parler de la nouvelle
théorie proposée tout récemment par un botaniste éminent,
dont j'ai eu bien souvent à rappeler les travaux. M. Naudin à
été un des plus sérieux précurseurs de Darwin. Six ans avant le
savant anglais, il assimilait l’action exercée par les forces natu-
relles pour produire les espèces aux procédés mis en œuvre par
l'homme pour obtenir des races ; il admettait la dérivation, la
filiation des espèces ; il comparait le règne végétal à un arbre
« dont les racines mystérieusement cachées dans les profon-
deurs des temps cosmogoniques, auraient donné naissance à un
nombre limité de tiges successivement divisées et subdivisées.
Ces premières tiges représenteraient les types primordiaux du
règne ; les dernières ramifications seraient les espèces actuel-
les. » On ne saurait méconnaître, dans ces paroles, une concep-
tion générale fort semblable au darwinisme.
Aujourd’hui, M. Naudin propose une fhéorie évolutive fort
différente. IL « exclut totalement l'hypothèse de la sélection
naturelle, à moins qu'on ne change le sens de ce mot pour en
faire le synonyme de survivance. » Il ne repousse pas moins
énergiquement la pensée des modifications lentes qui exigent des
millions d'années pour transformer une seule plante. Il insiste,
au contraire, sur la brusquerie avec laquelle se sont manifestées
la plupart des variations observées chez Les végétaux, et y voit
une image de ce qui a dû se passer dans la genèse successive
des êtres vivants. — Constatons en passant que, dans la der-
nière édition de son livre, Darwin reconnaît la réalité de ces
sauts brusques se manifestant sans intermédiaires d’une géné-
ration à l’autre, et reconnaît ne pas en avoir tenu un compte
suffisant dans ses premiers écrits. |
M. Naudin admet un protoplasma ou blastème primordial, dont
il ne prétend expliquer ni l’origine, ni l’entrée en action. Sous
l'impulsion de la force organo-plastique ou évolutive, se sont
formés des proto-organismes fort simples de structure, asexués
et doués de la propriété de produire par bourgeonnement et
avec une grande activité des meso-organismes semblables aux
premiers, quoique déjà plus complexes. De génération en géné-
ration les formes se sont multipliées, se sont accusées, et la
nature a marché rapidement vers l’éfat adulte. Mais les êtres
dont il s’agit ici n'étaient pas des espèces. Ce n'était pas des
êtres achevés, ce n’était que des: sortes de larves dont l’uni-
que rôle était de servir d’intermédiaires entre le blastème pri-
90 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE
mitif et les formes définitives. Dispersés dans diverses régions
du globe, ils ont transporté partout les germes des formes
futures que l’évolution devait en faire sortir. De créatrice qu’elle
était d’abord, la force évolutive en s’épuisant par son action
même est devenue conservatrice. Les formes se sont alors énté-
grées. Toutefois, elles conservent un reste de plasticité; elles
varient sous l'influence de certaines! conditions, et de là, résulte
la multitude de formes que peut parfois présenter la même
espèce.
Les proto et meso-organismes portaient en eux-mêmes,
chacun suivant son rang dans l’ordre évolutif, les rudiments
des règnes, des embranchements, des classes, des ordres, des
familles, des genres. Les points où ils se sont fixés sônt devenus
autant de centres de création. Us n’ont pas d'ailleurs engendré
simultanément toutes les formes qu'ils renfermaient en puis-
sance. Il y a eu des intervalles considérables entre les émissions
successives des êtres vivants, ce qui explique pourquoi les
groupes de même ordre n’ont pas été contemporains.
Les types organiques, même peu caractérisés, n'ont pu
passer des uns aux autres. Les voies suivies par la force évolu-
tive ont toujours divergé. « Imaginons, dit M. Naudin, le meso-
organisme qui a été la souche des mammifères ; dès son appari-
tion, tous les ordres de mammifères, y compris l’ordre humain,
fermentaient en lui. Avant d’apparaître ils étaient virtuellement
distincts, en ce sens que les forces évolutives étaient déjà distri-
buées et particularisées de manière à amener, chacune à son
heure, l’éclosion de ces divers ordres. C’est le même phénomène
que celui du déroulement des organes dans un embryon en voie
de croissance, où l'on voit sortir d’une gangue commune et uni-
forme des parties d’abord semblables, mais que leur devenir
propre entrainera chacune dans une direction déterminée. »
M. Naudin invoque, on le voit, à l'appui de sa conception les
phénomènes embryogéniques où les darwinistes vont également
chercher des témoignages en faveur de leur théorie. Mais le
savant botaniste attache plus d'importance encore aux méta-
morphoses qui s’accomplissent en dehors de l’œuf. Il voit de
véritables proto-organismes dans le pro-embryon des mousses,
dans les larves des insectes, et de tant d’autres animaux infé-
rieurs ; il insiste plus particulièrement sur les phénomènes de la
génération alternante, comme présentant l’image de ce qui s’est
passé jadis, ou, mieux, comme reproduisant en partie « Le pro-
cédé ancien et général de la création. »
Selon M. Naudin, l’homme a subi la loi commune, et le récit
mosaïque est à la fois très-vrai et rempli d'enseignements. Dans
sa première phase, l'humanité couve au fond d’un organisme.
temporaire, déjà nettement distinet de tous les autres et qui ne
peut contracter d'alliance avec aucun d'eux. C’est Adam, sorti
du blastème primordial appelé mon dans la Bible. A cette épo-
que il n’est, à proprement parler, ni mâle ni femelle ; les deux
THÉORIES DE M. NAUDIN 91
sexes ne se sont pas différenciés. « C'est de cette humanité
larvée que la force évolutive va faire sortir le complément de
l'espèce. Mais pour que ce grand phénomène s’accomplisse, il
faut qu'Adam traverse une phase d'immobilité et d'inconscience
très-analogue à l’état de nymphe des animaux à métamor-
phoses. » C'est le sommeil dont parle la Bible, pendant lequel le
travail de différenciation s’est accompli, au dire de M. Naudin,
par un procédé de gemmation analogue à celui des méduses et
des ascidies. L’humanité, ainsi constituée physiologiquement,
aurait conservé assez de force évolutive pour produire rapide-
ment les diverses grandes races humaines.
Sans m'arrêter aux rapprochements établis par M. Naudin,
je me bornerai à présenter au sujet de cet ensemble d'idées
une seule observation; c’est qu’à proprement parler, il n’y a pas
là une fhéorte scientifique.
Lorsque nous fécondons artificiellement un œuf de grenouille,
mous savons que nous déterminons toute une série de phéno-
mènes ayant pour résultat la formation d’un germe, puis celle
d'un embryon qui se constituera par une succession de méta-
morphoses, d’un têtard qui en subira également et d’un animal
définitif qui revêtira tous les caractères de l’espèce, — En tant
que l’homme peut faire un être, nous faisons une grenouille en
fécondant un œuf.
Si la cause premiere, à laquelle M. Naudin rattache immédia-
tement son blastème primordial, a mis en puissance dans ce
blastème tous les êtres passés, présents et futurs, en même
temps que la faculté de les manifester en temps convenable
avec tous les caractères qui distinguent chacun d'eux, £lle a, en
réalité, créé en bloc tous ces êtres. On ne voit plus quelle part
d'action est réservée aux causes secondes, si ce n’est peut-être le
pouvoir d'activer ou de retarder, de gêner ou de favoriser l’ap-
parition des types de valeur diverse, dont le nombre et les rap-
ports ont été immuablement arrêtés d'avance. Mais M. Naudin
ne nous parle même pas de leur rôle dans cette évolution du monde
organique. — La science qui ne s'occupe que des causes se-
condes n’a donc rien à dire de la conception de M. Naudin.
Elle ne peut lui adresser ni éloges ni critiques.
XI. — Expliquer les origines du monde où nous vivons, celles
des êtres qui nous entourent et la nôtre propre, est évidemment
une des aspirations les plus générales de l'esprit humain. Les
peuples les plus civilisés, comme les tribus les plus sauvages,
ont satisfait d’une manière ou d’une autre à ce besoin. Les Aus-
traliens eux-mêmes, quoi qu’on en ait dit, ont leur cosmogonie
rudimentaire, qu'ont su se faire raconter ceux qui ont pris quel-
que peine dans ce but.
Partout l’homme a rattaché d’abord ses conceptions cosmo-
goniques à ses croyances religieuses. Puis chez les anciennes
nations les plus avancées, des esprits indépendants ont cherché
dans les phénomènes naturels, l'explication de la nature. Mais
99 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE
faute de connaissances précises, leurs conceptions toutes hypo-
thétiques n’ont au fond aucune valeur.
Chez nous aussi la cosmogonie purement religieuse a long-
temps été acceptée comme article de foi. Ge que l'on appelait la
science se confondait avec le dogme, appuyé lui-même sur des
interprétations de la Bible en harmonie avec le savoir du
moment.
La science proprement dite est chose toute moderne. La rapi-
dité, la grandeur de ses développements, remplissent une des
plus magnifiques pages de l’histoire humaine. Reposant en entier
sur l'expérience et l'observation, il était impossible qu'elle n'eût
pas à contredire certaines croyances, tirées d’un livre écrit
dans un tout autre sens que le sien, et commenté à l’aide de
données incomplètes où fausses. Entre les représentants du passé
et ceux de l’ère nouvelle, la lutte était inévitable. Elle devait être
vive et le fut. Elle a repris aujourd’hui plus que jamais.
Des circonstances de toute nature ont ébranlé dans bien des
âmes la vieille foi de nos ancêtres. Emportés par le courant
général, bien des esprits en sont arrivés, en fait de croyances
religieuses, à la négation absolue. Le besoin d'expliquer l’uni-
vers n’en persiste pas moins dans ces intelligences tourmen-
tées; et, ne croyant plus à la Bible, elles se sont adressées à la
science.
Celle-ci leur a déjà fait de magnifiques réponses en astro-
nomie, en géologie. Devant des faits irréfutables, les derniers
soutiens des anciennes interprétations bibliques ont dù reculer
et se taire. Personne ne croit plus à l’immobilité de la terre, à
la création en six jours de vingt-quatre heures, à l'apparition
simultanée de tous les animaux ou de toutes les plantes. L'as-
tronomie nous a fait assister à la genèse des mondes; la géo-
logie nous a appris comment se sont formés les continents et les
mers, les vallées et les montagnes, dévoilant ainsi quelques-uns
des plus grands résultats dus à l’action des causes secondes
dans l’empire inorganique.
Reste l’empire organique, les plantes, les animaux et l’homme
lui-même. Ici la curiosité s’exalte, le besoin d'explication de-
vient plus pressant; mais malheureusement l observation, l° expé-
rience font également défaut.
Quelques hommes, éminents par la science et riches d’imagi-
nation, ont cru pouvoir s'en passer. Faisant revivre les procédés
des philosophes grecs, ils ont cru possible d'expliquer la nature |
vivante et l'univers entier en reliant quelques faits par des con-
ceptions à peu près exclusivement intellectuelles. Une fois sur
cette pente, ils se sont aisément enivrés de leur propre pensée.
Lorsque le savoir positif accumulé par le travail séculaire des
plus illustres devanciers, a gèné leurs spéculations, ils l'ont pour
ainsi dire jeté par-dessus bord; ils ont poussé jusqu'au bout le
développement plus ou moins logique de leurs à priori et n’ont
eu qu'ironie et dédain pour quiconque hésitait à les suivre.
DOCTRINES SCIENTIFIQUES ET DOGMES RELIGIEUX 93
Ces hommes ne pouvaient qu'être applaudis. Ils parlaient au
nom de la science seule ; ils répondaient par là à des aspirations
parfaitement justifiées en pareille matière; ils apportaient des
théories séduisantes par leur ampleur, par la précision apparente
des explications. Ils devaient, par conséquent, entrainer même
les hommes de science qui n’allaient pas au fond des choses; à
plus forte raison la foule, qui ne demande qu’à croire sur
parole.
La nature des résistances qu'ils ont parfois rencontrées devait
ajouter à l’éclat de ce triomphe. Des hommes aussi imprudents
que mal inspirés les ont attaqués au nom du dogme. La discus-
sion scientifique à dégénéré en controverse ; les esprits se sont
exaltés ; dans les deux camps on s’est cru obligé de nier tout
ce qu'affirmaient les adversaires; on a fait assaut de violence, et
les savants, qui prétendaient parler au nom de la libre pensée,
ne se sont pas montrés les moins intolérants.
Il est permis de rappeler aux uns le procès de Galilée, aux
autres les théories de Voltaire niant l’existence des fossiles.
D'autres hommes ont résisté à l'entrainement du jour; ils
sont restés fidèles à la méthode, mère de la science moderne;
ils ont soigneusement conservé l'héritage de savoir sérieux et
précis, légué par les siècles passés. On n’a pas pour cela le
droit de les accuser de routine, de voir en eux des esprits
rétrogrades. Autant que les plus fougueux partisans des doc-
trines soi-disant avancées, ils ont applaudi à tout progrès véri-
table ; ils ont accueilli avec autant de faveur des conceptions
nouvelles, à la condition pour elles de reposer sur l'expérience
et l'observation. Mais lorsqu'on leur a posé des questions au-
jourd’hui insolubles et qui le seront peut-être à jamais, ils n’ont
pas hésité à répondre : — Nous NE SAVONS PAS ; — lorsqu'on &
voulu leur imposer des doctrines purement métaphysiques , ils
ont protesté au nom de l'expérience et de l'observation.
Jose dire que je suis toujours resté dans les rangs de cette
phalange à laquelle, en définitive, appartient l'avenir. Voilà
pourquoi à ceux qui m'interrogent sur le problème de nos ori-
gines, Je n'hésite pas à répondre au nom de la science : — JE
NE SAIS PAS.
Je n'anathématise pas pour cela ceux qui croient devoir agir
autrement; je ne blâme pas outre mesure leurs hardiesses.
L'étude des causes secondes a conduit l’homme à expliquer
. Scientifiquement la constitution actuelle du monde inorganique ;
il n’y a rien que de très-légitime dans les tentatives faites pour
rendre compte de l’état actuel du monde organique par des
causes de même nature. Peut-être le succès couronnera-t-il un
jour ces efforts; et, dussent-ils rester à jamais infructueux
comme ils l’ont été jusqu'ici, ils n’en ont pas moins une certaine
utilité. Ces élans de l'imagination provoquent des recherches
nouvelles, ouvrent des aperçus nouveaux, et servent ainsi la
vraie science dans le monde des faits, comme dans celui des
94 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE
idées. Si Darwin n'avait pas été inspiré par ses préoccupations,
il n'aurait probablement pas fait son excellent travail sur l’ori-
gine des 450 races de pigeons, ni développé sa théorie de la
lutte pour l'existence et de la sélection naturelle qui rend
compte de tant de faits. |
Malheureusement, pour avoir oublié les travaux de leurs de-
vanciers, Darwin et ses disciples ont tiré de ces prémisses vraies
des conséquences erronées; ils ont cru avoir expliqué ce qui ne
l'était pas. Voilà ce que j'ai voulu montrer. Je me suis efforcé
de résumer le débat : c’est au lecteur impartial et sans préjugés
à choisir entre nous.
‘4
NAS. à à
LIVRE III
ANTIQUITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE
CHAPITRE XII
AGE DE L'ESPÈCE HUMAINE; ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE.
I. — Sans rien préjuger de l’avenir nous avons dû reconnaître
que le problème de l’origine spécifique de l’homme ne peut être
résolu ni même abordé avec les données de la science du moment.
Il n’en est pas tout à fait de même pour certaines questions qui
se présentent naturellement à l'esprit après la précédente.
Nous savons que notre globe a traversé plusieurs époques
géologiques et paléontologiques ; nous savons que les êtres vi-
vants n'ont pas apparu simultanément et que les faunes, les
flores contemporaines ont été précédées par des faunes et des
flores fort différentes. ILest naturel de se demander depuis quand
l'homme habite cette terre et de chercher à déterminer le mo-
ment où se montre cet être si semblable aux autres sous tant
de rapports, si exceptionnel par ses facultés les plus nobles et
qui domine tout ce qui l’entoure.
Cette question de temps demande à être précisée ; il faut s’en-
tendre sur le sens qu’on peut lui attribuer.
Disons d’abord qu'il ne saurait s’agir ici de dates proprement
dites. Celles-ci n'existent que dans l’histoire. Or l’humanité pri-
mitive ne pouvait avoir d'histoire dans le sens scientifique du
mot. La plupart des grandes religions ont cherché à combler
cette lacune. Mais on sait que je m'interdis absolument toute
conSidération puisée à cette source et que j'entends n’apporter
ici que les résultats de l’expérience ou de l'observation. Je vais
donc chercher jusqu'où l’on peut remonter avec l’aide de ces
seuls guides et citerai d’abord quelques dates historiques comme
termes de comparaison.
96 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE
IT. — Les Grecs et les Romains, auxquels s’arrête trop souvent
l’éducatien classique, ne nous conduisent pas bien loin. Les pre-
miers avaient les souvenirs beaucoup plus anciens que les se-
conds et pourtant l'ère des Olympiades nous reporte seulement
à l’an 776 avant notre ère ; d’après Hécatée de Milet, c’est du 1x°
au x° siècle avant notre ère que les dieux ont cessé de s’unir aux
mortels et la guerre de Troie est approximativement regardée
comme ayant eu lieu au x1e ou au xue siècle. On le voit, dès cette
époque la Grèce nous transporte en pleine mythologie ou mieux
à ces temps légendaires qui mêlent la fable et la vérité.
Les traditions aryanes vont plus loin. M. Vivien de Saint-
Martin, résumant les travaux dont il est si bon juge, reporte vers
le xvie ou le xvire siècle avant notre ère, l’arrivée des Hindous
sur la rivière de Kaboul. Ces tribus n'étaient qu'un démem-
brement de la grande émigration que le Zend Avesta ramène
jusque vers le Bolor. On peut donc reculer celle-ci jusqu’au xx®
ou xxv° siècle avant notre ère. |
L'histoire juive, en la commençant à Abraham, remonte à
peu près à la même époque (2296 ans); le déluge de Noé d’après
l'estimation généralement reçue remonterait à l’an 3308. Soit
environ 30 siècles.
En Chine, le Chou-King place le règne de Hoang-Ti à
l’an 2698 et celui d’Yao à l’an 2357 avant notre ère. Ce serait,
à un siècle près, la date de la migration d'Abraham.
L'Egypte n’a pas de Chou-King ; maïs ses monuments sont le
plus magnifique des livres. Champollion nous a appris à le lire
et nous le déchiffrons page à page. Or Lepsius et Bunsen pla-
cent la 5° dynastie vers le xL° siècle, et d’après Mariette-bey les
listes de Manéthon, au sujet desquelles l’éminent égyptologue
fait d’ailleurs des réserves formelles, remonteraient jusqu'à
l’an 5004 avant notre ère. Ainsi nous serions séparés des pre-
miers temps historiques de l'Egypte par un intervalle d'environ
70 siècles. Si au lieu de compter par années, l’on compte par
vies d'hommes en ne les estimant qu'à 25 ans, on trouve que
280 générations seulemeut nous séparent de ces temps qui sont
pour l’histoire l’extrème du passé.
Ces chiffres sont intéressants sans doute. Ils tendent à modi-
fier quelques-unes des impressions reçues dans notre enfance ;
mais ils ne nous disent rien sur l’antiquité de l’espèce humaine.
Tout au plus, en nous montrant à cette époque dans la vallée du
Nil des peuples assez civilisés pour posséder l'écriture et élever
des monuments dignes de notre admiration, ils rejettent la pre-
mière apparition de l’homme bien au-delà des limites qu'ils at-
teignent.
IT. — Les Egyptiens eux-mêmes ont donc un passé ahté-.
rieur à toute histoire. A plus forte raison en est-il de même.
pour les Chinois, les Hindous, les Grecs, et plus encore pour les …
peuples moins bien doués ou accidentellement retardés dans
leur évolution. Plonger dans cette obscurité avec. l'espoir d'y
ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE 97
trouver des points de repère certains et de découvrir ce dont
les légendes elles-mêmes ne parlaient pas, eût paru il y a moins
de trente ans une entreprise insensée. C'est pourtant l’œuvre
qu'a accomplie une science née d'hier, Archéologie préhistorique.
Aussi doit-on regarder comme une date mémorable l’année 1847
où trois savants danois, un géologue, un zoologiste et un ar-
chéologue, furent chargés par la Société des antiquaires du
Nord de faire les études qui lui ont servi de fondement. En étu-
diant les kjækkenmæddings et les marais tourbeux de leur pa-
trie, Forchammer, Steenstrup et Worsaae ont fait pour l’histoire
de l’homme ce que de Buch, Elie de Beaumont et Cuvier ont
fait pour l’histoire du globe.
Les Xjyækkenmæddings, littéralement débris de cuisine, sont es-
sentiellement formés par des accumulations de coquilles placées
sur le bord de la mer et atteignant parfois des dimensions con-
sidérables. À ces coquilles sont mêlés des restes de poissons, des
_ ossements d'oiseaux et de mammifères. L'homme seul a pu
former ces amas et révèle d’ailleurs sa présence par les usten-
siles, les outils, les armes qu'il à jadis égarés autour de lui et
que l’on retrouve mêlés aux restes de ses repas. La pierre, pres-
que toujours grossièrement taillée, en constitue la matière. Dans
quelques-unes de ces collines artificielles on rencontre, au milieu
de ces traces d’une industrie toute rudimentaire, quelques ob-
jets également en pierre, mais dont le travail accuse un perfec-
tionnement des plus remarquables.
Les kjækkenmæddings révèlent donc l'existence d’une popu-
lation aujourd’hui oubliée, vivant d’abord à l’état tout à fait
sauvage, ayant acquis plus tard une certaine civilisation. Mais
au point de vue chronologique ces renseignements sont bien in-
complets. Le mélange d'instruments tantôt presque informes,
tantôt merveilleusement travaillés, prête à des interprétations
diverses qui se sont en effet produites.
Il en est autrement des trouvailles faites dans les marais tour-
beux et surtout dans ceux que les Danoïs appellent skovmoses,
c'est-à-dire marais à forêts. Ceux-ci occupent des espèces d’en-
tonnoirs de forme irrégulière, creusés dans les limons quater-
naires, atteignant parfois une profondeur de dix mètres et plus.
L'étude détaillée qu’en a faite surtout Steenstrup a conduit à y
distinguer la région centrale ou marécage et la région extérieure
ou région forestière.
La première est formée par la cavité même de l’entonnoir.
C’est le marais proprement dit, formé par des couches de tourbe
qui remplissent la cavité et se sont superposées depuis sa forma-
tion. Une maigre végétation avait poussé à la surface et partage
en zones distinctes cette masse de débris végétaux. Ge sont, en
procédant du haut en bas : 1° quelques arbres tels que le bou-
leau, l’aulne, le noisetier, etc., mêlés à des bruyères ; 2° des
pins (Pinus sylvestris) petits, rabougris, mais robustes, qui
avaient poussé sur une tourbe où se reconnaissent des mousses
DE QUATREFAGES. 7
98 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE
à organisation élevée, telles que les hypnum ; 3° une tourbe
compacte, amorphe, dont on a eru longtemps ne pouvoir déter-
miner les éléments, mais où MM. Steenstrup et Nathorst ont dé-
couvert, en 1872, les restes incontestables de cinq espèces de
plantes confinées aujourd’hui sous le cercle polaire, Savoir :
Salix herbacea, S. polaris, S. reticulata, Betula nana, Dryas oc-
topetala ; # une couche argileuse résultant évidemment de ma-
tériaux enlevés par les pluies aux parois de la cavité, alors que
celles-ci étaient encore à nu. -
La région forestière occupe les parois elles-mêmes. Fà,
abrités contre les vents, enfoncçant leurs racines dans un limon
fertile, les arbres ont pris un magnifique développement. Or, on
constate tout d'abord un fait bien remarquable. Le hêtre manque
aux skovmoses. Aujourd’hui c’est lui qui constitue essentielle-
ment les forêts danoïses ; c’est l’arbre national et les plus loin-
taines traditions ne peuvent faire soupçonner qu'il ait jamais.
manqué au Danemark. A sa place, les marais tourbeux ne mon-
trent d’abord que des chênes (Quercus robur sessilifolia), qui ont
disparu de ce pays à une époque antérieure à l’histoire et ne se
retrouvent plus que sur quelques points du Jutland. Puis à me-
sure que l’on creuse le marais, on voit les chênes se mélanger de
pins. À leur tour ceux-ci prennent le dessus et occupent seuls
les parties les plus profondes de la région.
Chênes et pins, quand ils étaient abattus par la vieillesse,
par un accident ou par l’homme, tombaient d'ordinaire vers.
l’intérieur du marais. Là leurs branches entrelacées mainte-
naient et consolidaient la tourbe, qui se trouvait aïnsi dans les
conditions les meilleures pour garder en place tout corps solide
tombé ou jeté dans le marécage.
L'homme fréquentait les skovmoses et l’on sait qu'il ne sau-
rait habiter quelque part sans égarer autour de lui une foule
d'objets, ceux-là même souvent auxquels il tient le plus. Il a
perdu dans ces marais des armes, des outils, des instruments de
toute sorte et tous sont restés où ils étaient tombés. Les shov-
moses sont devenus ainsi des espèces de musées chronologique-
ment stratifiés, où chaque génération a laissé sa trace dans la
tourbe contemporaine. On n’a eu qu'à les exploiter couche par
couche pour acquérir une foule de notions précises sur les pré-
décesseurs des Danois actuels, pour trouver dans ce passé sans
histoire des dates relatives ou époques. C'est ainsi que les savants
scandinaves sont arrivés à la belle conception des âges du fer,
du bronze et de la pierre aujourd’hui universellement adoptée. Je
n’ai pas à suivre ici le développement qu'ont reçu ces notions
fondamentales, non plus que les applications qu'on en a fait aux.
cités lacustres de la Suisse et ailleurs. Je n'ai pas davantage à .
insister sur les divers degrés de eivilisation que trahit l’em-
ploi des deux métaux et de la pierre polie ou taillée. Je me
borne à faire remarquer qu’en Danemark l’âge du fer est tout
entier compris dans la période de végétation du hêtre, tandis
ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE 99
que l'âge du bronze embrasse toute la période qui a vu croître
le chène et la fin de celle que caractérise le pin. Enfin que le pin
est l'arbre de l’âge de la pierre.
La présence d'objets fabriqués de main d'homme atteste
l'existence de celui-ci. Grâce à ces témoins irrécusables, on le
suit aisément à travers les zones du chêne et du pin. Le nombre
immense des objets abandonnés par lui dans la tourbe indique
même l'existence de populations assez denses. Ces objets de-
viennent au contraire fort rares en même temps que plus gros-
siers dans la couche de tourbe amorphe. On à même cru long-
temps qu'ils y manquaient et c'est encore Steenstrup qui les y a
découverts associés à quelques débris de rennes.
L'homme a done vécu en Danemark alors que végétaient au
fond des skovmoses les plantes polaires, comme la Zefula nana,
la salix polaris, ete.; il s'y montre accompagné du renne, ce qui
complète la ressemblance entre l’état passé de ce pays et l’état
actuel de la Laponie. Or, nous savons qu un pareil état de choses
n’a pu exister dans les îles danoises qu'aux derniers temps de
l’époque quaternaire, alors que les glaces, reculant du midi vers
le nord, étaient encore bien loin d’être arrivées aux barrières que
nous leur connaissons aujourd'hui. Nous pouvons donc affirmer
que l’homme existait et vivait en Europe à l'aube même de l’é-
poque géologique moderne.
Ce fait est encore démontré par la découverte d’une station
humaine faite par M. Fraas à Schussenried en Wurtemberg. Ici
l’homme, dont la présence est attestée par des silex taillés de
diverses façons, par des armes et des instruments en os, par des
phalanges de renne transformées en sifflet, vivait avec le renne,
le glouton, le renard polaire et cueillait des mousses aujourd’hui
confinées au nord de l’Europe, les Æypnum sarmentosum, fluitans
et aduncum var. Groënlandicum. Comme en Danemark, il semble
avoir suivi pas à pas les glaciers, à mesure que ceux-ci en fon-
dant livraient de nouvelles terres à son activité.
IV. — Sans prétendre à la rigueur des dates historiques ni
même à une approximation comme celle que permettent les tra-
ditions aryanes ou les plus anciens monuments de l'Egypte, est-
il possible d'évaluer le nombre d’années qui nous sépare des
temps dont nous venons de parler ?
Cette question a souvent préoccupé les géologues, les anthro-
pologistes et diverses tentatives ont été faites pour y répondre.
Mais les résultats sont encore loin d’être satisfaisants. [ls n’en
sont pas moins dignes d'intérêt et propres jusqu'à un certain
point à encourager des recherches nouvelles. La méthode est
bonne ; il n’a manqué jusqu'ici que des données suffisamment pré-
cises, et il est permis d'espérer qu'on les rencontrera tôt ou tard.
Cette méthode est facile à comprendre. Admettons par exemple
que la tourbe se forme régulièrement dans les skovmoses ; sup-
posons, en outre, qu’une médaille reconnue pour être du x11° siè-
cle ait été trouvée à 1»,50 de profondeur ; nous en conclurons que
100 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE
la couche de tourbe a mis environ 600 ans à se former. Pour con-
naître l’âge d’une hache de bronze rencontrée plus profondément,
à 8" par exemple, il suffira d'établir la proportion 1,50 : 600 ::
8%: x; la hache serait vieille de 3200 ans et daterait du x1v° siècle
avant notre ère.
Plusieurs phénomènes naturels se prêtent à des calculs de ce
genre. Tels sont les alluvions d’un fleuve, les atterrissements
d'un lac, les érosions d’une berge ou d’un plateau, etc. Mais
pour que les résultats de ces calculs aient une valeur réelle, il
faut que le phénomène qui lui sert de base et les observations
qui complètent les données satisfassent à trois conditions que
M. Forel a fort bien précisées.
1° A la rigueur le phénomène devrait être continu et régulier,
ce qui ne se présente Jamais. Tout au moins, son action doit-elle
pouvoir être regardée comme donnant une moyenne annuelle ou
séculaire constante, par suite des compensations qui se produi-
sent naturellement.
2% Lorsque l’on prend pour chronomètre des couches super-
posées, l’âge des couches servant de terme de comparaison doit
être rigoureusement déterminé; la nature des objets comparés
ne doit laisser aucun doute.
3° On doit avoir la certitude que les objets trouvés dans une
couche lui appartiennent réellement, qu'ils n’ont pas été dé-
placés par quelque remaniement ou par leur seule pesanteur
(tourbe).
Qu'une seule de ces conditions ne soit pas remplie, le ré-
sultat du calcul est nécessairement faux. Or jusqu’à ce jour on
n’a pu satisfaire au programme posé par M. Forel avec une juste
sévérité. Néanmoins, je le répète, il est intéressant de connaître
les résultats fournis par ces essais de chronométrie préhistorique.
Au premier abord les skovmoses sembleraient devoir se prêter
utilement à des recherches de ce genre. Il n’en est rien. Steens-
trup, si bon juge en pareille matière, après avoir estimé à 40 siè-
cles le temps nécessaire pour la formation de la tourbe accu-
mulée dans quelques-uns de ces marais, déclare qu'il en faut
peut-être deux fois et même quatre fois autant.
En réalité, l'incertitude des résultats tirés de l’accroissement
des couches tourbeuses est bien plus grande que ne l’admet le
savant danois. En ajoutant aux données recueillies par Brandt
celles qu’a bien voulu me fournir mon confrère M. Résal, je
trouve que pour une période de 443 ans l'accroissement annuel
moyen de la tourbe est de 0,032. Mais cette moyenne résulte de
nombres dont les extrèmes sont 0,065 et 0%,0065. C'est-à-dire
que les moyennes trouvées par divers observateurs pour l’accrois-
sement annuel de la tourbe varient de 1 à 10.
Les calculs de MM. Gillieron et Troyon reposant sur les atter-
rissements qui ont produit la retraite des lacs de Bienne et de
Neuchâtel, n'ont que peu de rapport avec la question qui nous
occupe. L'un et l’autre ont cherché l’âge de cités lacustres qui
ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE ‘AOL
sont probablement bien postérieures à l’époque qu'il s'agirait
pour nous de déterminer. Notons toutefois les nombres de
6,000 ans et de 3,300 ans trouvés par ces observateurs.
Les résultats chronologiques tirés de l'étude d’atterrissements
littoraux tels que ceux dont je viens de parler présentent des
chances d'erreur que Vogt a justement signalées. On a cru pen-
dant quelque temps pouvoir accepter avec plus de confiance
ceux qui avaient pour base les recherches faites par M. Morlot
sur le cône de déjection de la Tinière. Ce cône, coupé par le
chemin de fer sur une longueur de 133" et une profondeur de
7"7, avait présenté au milieu de sa masse de cailloux trois sols
non remaniés présentant, le plus superficiel des tuiles et des mon-
naies romaines, le second des poteries de l’âge du bronze et le
troisième des ossement concassés, des charbons et divers objets
qu'on peut rapporter à la fin de l’âge de la pierre. En fixant le
commencement de l’époque romaine en Suisse au premier siècle
de notre ère et la fin de la même période à l’an 563, en faisant
quelques corrections dont le détail ne saurait trouver place ici,
M. Morlot a cru pouvoir proposer les chiffres suivants comme
autant de dates approximatives.
Age de la couche romaine.......... 10 à 15 siècles.
— de la couche de bronze........ 29, 42
—. de la couché de la pierre. :.... 4T 70
— du cône entier..... So DAÉ ER 14 110
Ces chiffres sont peu élevés. Le nombre donné par M. Morlot
comme indiquant la date de l’âge de la pierre en Suisse nous
ramène à une antiquité qui ne dépasse pas celle que donnaient
les monuments de l'Egypte ; et il est impossible de ne pas être
frappé du contraste présenté dans les deux pays au point de
vue de la civilisation. Pourtant il n'y aurait pas dans ce fait
une raison pour mettre en doute les résultats annoncés par le
savant suisse. Nous savons bien que l’homme ne s'élève pas
partout en même temps et que les Ésquimaux en sont encore à
l’âge de la pierre taillée.
Mais on à adressé à M. Morlot bien d’autres critiques, d’où il
résulte que les nombres fournis par le cône de la Tinière sont
loin de pouvoir être acceptés comme donnant une approxima-
tion réelle de la date que nous cherchons.
V. — M. Forel, qui a pris une part active à cette discussion, a
cherché à se rapprocher du but par une voie détournée. Au
lieu de chercher directement l’âge d’un fait antéhistorique, il a
proposé de recourir à la règle de fausse position qui permet de
déterminer soit un maximum que les chiffres ne peuvent certai-
nement pas dépasser, soit un minimum au-dessous duquel ils
ne peuvent descendre. Il a appliqué cette idée aussi juste qu'in-
génieuse au lac Léman. Ÿ
On sait que l’eau du Rhône, surtout à l’époque des crues
causées par la fonte des neiges, entre fort trouble dans le lac et
402 AGE DE L'ESPÈCE HUMAINE
en sort remarquablement limpide. Le limon ainsi déposé tend
évidemment à combler le lac et a déjà remblayé une partie de la
grande cavité que remplissaient les glaces de l’époque quater-
naire. M. Forel a déterminé d’abord le volume annuel du dépôt
limoneux. Il a cherché ensuite, en prenant pour point de départ
les sondages effectués par de La Bèche, le volume du lac actuel.
Il a pu évaluer ainsi le temps nécessaire pour que le limon du
Rhône arrive à remblayer ce lac. Puis, admettant que la partie
déjà comblée du Léman primitif avait une profondeur moyenne
égale à celle du Léman actuel, il a comparé la surface des plaines
alluviales déjà formées à la surface du lac lui-même. Le rapport
est à peu près de un à trois. Ces plaines ont donc été déposées
dans un temps égal au tiers de celui qui sera nécessaire pour
combler le lac actuel. Or elles ont commencé à se former immé-
diatement après la retraite des glaciers. La date ainsi obtenue
est donc celle de l’époque géologique moderne.
Telle est la voie par laquelle M. Forel arrive au chiffre de
cent mille ans. C'est là un maximum probablement fort exa-
géré. M. Forel l’a fort bien montré lui-même. Il à toujours
pris des nombres minima pour évaluer l'apport alluvial ; il n’a
compté dans toute l’année que 90 jours comme contribuant
à cet apport; il n’a fait entrer dans son évaluation que le
Rhône seul et n'a tenu aucun compte des autres rivières, ruis-
seaux, ete. ; il n’a pas fait entrer en ligne de compte les inonda-
tions, les pluies extraordinaires, les éboulements, etc. ; il a sup-
posé que les crues du Rhône ont toujours été ce que nous les
voyons aujourd’hui, tandis qu'elles ont dù être à l’origine beau-
coup plus considérables et devaient enlever bien plus de maté-
riaux aux montagnes tout récemment débarrassées de leur man-
teau de glaces ; il n’a rien dit des galets, du sable qu'entraine
nécessairement une rivière torrentueuse comme le Rhône ; etc.
Le chiffre trouvé par M. Forel devrait donc subir une sérieuse
réduction pour se rapprocher de la vérité. Sans chercher à
rien préciser, nous pouvons admettre au moins, avec une certi-
tude presque absolue, que la période géologique actuelle a com-
mencé il y a moins de cent mille ans.
D'autre part M. Arcelin a demandé aux terrains déposés par
la Saône la solution du même problème. La rivière actuelle
coule dans un lit creusé dans les alluvions de la Saône des
temps quaternaires, mais dont elle a exhaussé les rives par les
couches de limons déposées à chacune de ses crues. Les deux
terrains se distinguent très-aisément l’un de l’autre. L'homogé-
néité des alluvions modernes indique d’ailleurs un phénomène
remarquablement régulier. Les rives de la Saône présentent sur
divers points des berges plus ou moins abruptes constituant au-
tant de coupes géologiques naturelles. Les érosions du fleuve
mettent à nu dans ces coupes des objets qu'il a été facile de re-
connaître pour appartenir à l'époque romaine, à l’âge du bronze
et à celui de la pierre polie. Ges objets se présentent à une hau-
ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE 103
teur constante attestant qu'ils sont bien en place. — Les berges
de la Saône constituent donc un de ces chronomètres antéhisto-
riques si précieux pour nous.
MM. Arcelin et de Ferry ont cherché d'abord à déterminer
directement l’âge de ces diverses couches. Les nombres ainsi
obtenus présentent une certaine discordance, due sans doute à
ce que M. de Ferry a basé ses calculs sur une seule coupe, tandis
que ceux de M. Arcelin représentent les moyennes de chiffres
relevés dans 33 stations. Quoi qu'il en soit, ce dernier a eu plus
tard recours au procédé de M. Forel et à la règle de fausse posi-
tion. Mais au lieu de chercher un maximum, c'est un minimum
qu'il a täché de déterminer. Ses calculs ont donné le résultat
suivant :
Age de la couche romaine . ........... . 1500 ans.
— — du Even LEE, 161 . 2250
5: — de la pierre polie....... 3000
— — des marnes quaternaires. 6750
Ce serait là une antiquité fort modeste et qui nous ramène-
rait à peu près exactement aux chiffres de Manéthon. Mais le
minimum de M. Arcelin me paraît être exagéré en moins, plus
encore que ne l’est en sens contraire le maximum de M. Forel.
Je me borne à indiquer la plus forte des causes qui ont dû
amener ce résultat. Le calcul de l’auteur repose sur l'hypothèse
de l'égalité des crues et du dépôt limoneux pendant la période
qui nous sépare de l’époque romaine et dans tous les temps
antérieurs. [l confond ainsi des époques où le bassin de la Saône
était abandonné à la seule nature et d’autres où ce même bassin
a été déboisé, défriché et cultivé comme il l’est aujourd’hui. Or
qui ne sait combien l’action des agents atmosphériques, des
pluies en particulier, est plus puissante sur un pays en culture
que sur des champs en friches ? Les couches supérieures ayant
fourni à M.Arcelin la base de ses calculs ont dû amoindrir dans
une proportion très-considérable le chiffre final, parce qu'elles
se sont nécessairement formées beaucoup plus vite qu'une
grande part des couches profondes.
Je dirai donc du minimum de M. Arcelin ce que j'ai dit du
maximum de M. Forel. Il nous laisse la certitude que la période
géologique actuelle remonte à bien plus de sept ou huit
mille ans.
VI. — Quelles corrections devraient subir les chiffres extrê-
mes que je viens de citer pour se rapprocher de la vérité ? C’est
ce qu'il est encore impossible de dire. Mais on voit désormais la
marche à suivre pour diminuer l'intervalle qui les sépare. Toute-
fois les alluvions de la Saône me paraissent présenter des con-
ditions d'incertitude qu'il sera difficile de surmonter et le meil-
leur des chronomètres préhistoriques qui ait encore été décou-
vert pour déterminer l’âge de la période actuelle me parait ètre
le lac Léman.
104 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE
Pour perfectionner les premiers résultats atteints par M. Forel,
il y aurait à tenir compte de toutes les circonstances indiquées
plus haut et de quelques autres encore. Il faudrait surtout à dif-
férentes époques de l’année, en temps sec, comme en temps de
pluie, et sur tout le pourtour du lac, jauger le moindre ruisseau,
le moindre ravin, mesurer le limon que ses eaux renferment, la
masse des galets ou de sable qu'elles charrient. Cette tâche est
au-dessus des forces d’un seul homme; elle ne dépasse pas ce
que pourrait faire une Association formée dans ce but. Le pro-
blème en vaudrait la peine, et les savants suisses, si justement
fiers de leur beau lac, pourraient assez aisément s'entendre pour
lui en demander la solution.
Tels qu'ils sont, les travaux de MM. Arcelin et Forel conduisent
a quelques conclusions importantes. Naguère on restreignait à
un peu plus de six mille ans la durée totale de notre globe; les
alluvions de la Saône démontrent qu'à elle seule l’époque géolo-
gique actuelle compte plusieurs siècles de plus. D'autre part, sous
l'empire des préoccupations darwinistes, on s’est mis à user du
temps avec une facilité étrange et l’on a affirmé que des mil-
lions d'années nous séparaient des temps glaciaires. Les atter-
rissements du lac Léman nous enseignent que ces temps finis-
saient 11 y a moins de cent mille ans. Comme le dit fort bien
M. Forel, « ce n'est pas encore là de la chronologie historique ;
c'est cependant un peu plus que de la simple chronologie géo-
logique » ; et l’on voit une fois de plus l’expérience, l’observa-
tion faire justice des conceptions purement théoriques
CHAPITRE XIII
AGE DE L'ESPÈCE HUMAINE ; — ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES.
I. — Les skovmoses, la station de Schussenried, nous ont
montré l’homme existant en Europe à la fin de l’époque gla-
ciaire. Mais a-t-il traversé cette époque ? L’a-t-il précédée? A-t-
il été par cela même contemporain d'espèces végétales et ani-
males placées de tout temps au rang des fossiles? Nous pou-
vons, on le sait, répondre affirmativement avec certitude à ces
questions. On sait aussi que la démonstration de ce grand fait,
une des plus belles conquêtes scientifiques des temps modernes,
date pour ainsi dire d’hier.
Cette démonstration repose sur des preuves aujourd’hui si
bien acceptées qu'il suffit de les énumérer. Il est évident que des
ossements humains, ensevelis dans une couche terrestre non re-
maniée, attestent l’existence de l’homme au moment où se for-
mait cette couche. Il est non moins évident que des silex taillés
de main d'homme et transformés en haches, en scies, etc., que
des bois d'animaux, faconnés en harpons ou en flèches sont au-
tant de témoins irrécusables de l'existence des ouvriers. Enfin,
lorsque des ossements humains se trouvent associés à des os-
sements d'animaux dans la même couche non remaniée, il est
encore hors de doute que l’homme et ces espèces animales ont
été contemporains. |
Bien des faits rentrant dans ces trois catégories avaient été
constatés dès les premières années et dans le courant du siècle
dernier. Dès 1700, les fouilles exécutées par ordre du duc Ebe-
rhard Louis de Wurtemberg, à Canstadt, près de Stuttgard, mi-
rent au jour un grand nombre d’ossements d'animaux éteints
parmi lesquels se trouvait un crâne humain. Mais la nature de
cette précieuse relique n’a été reconnue par Jœger qu’en 1835.
À peu près à la même époque un Anglais, Kemp, recueillait
dans Londres même, à côté de dents d’éléphants, une hache de:
106 | AGE DE L'ESPÈCE HUMAINE
pierre semblable à celles de Saint-Acheul. Plus tard Esper en Al-
Jemagne, John Frère en Angleterre signalèrent des faits plus
ou moins analogues. Mais ni lun ni l'autre ne pouvait en com-
prendre la signification : : car la géologie était absolument dans
l'enfance et la” paléontologie n'existait pas.
IT. — C'est en 1893 seulement qu'Amy Boué présenta à Cuvier
des ossements humains trouvés par lui dans le /oess du Rhin,
aux environs de Lahr, dans le pays de Bade. Boué regardait ces
ossements comme fossiles : Cuvier se refusa à admettre cette
conclusion. On le lui a bien souvent reproché; on a été injuste.
Cuvier avait vu trop souvent de prétendus hommes fossiles se
transformer soit en mastodontes, soit en salamandres, soit même
en simples blocs de grès bizarrement contournés, pour ne pas
se tenir sur ses gardes; et, en présence d’un fait jusque-là uni-
que, il crut plus sage d'admettre un remaniement qui aurait
transporté dans le loess des ossements bien postérieurs à la for-
mation de cette couche.
Mais jamais Cuvier, quoi qu'on en ait dit, n’a nié la possibilité
de trouver l’omme fossile. I a au contraire formellement admis
l'existence de notre espèce comme antérieure aux dernières ré-
volutions du globe. « L'homme pouvait, dit-il, habiter quelque
contrée peu étendue, d'où 1l a repeuplé la Terre après ces évé-
ments terribles. » On voit que les éloges et les reproches adressés
à notre grand naturaliste à propos d'une opinion qu'il n'a ja-
mais eue, sont également immérités.
La réserve, exagérée peut- -être, que s imposait Cuvier, la
croyance qu'on lui prêtait n’en pesèrent pas moins sur la science
en ce qu'elles empêchèrent de comprendre la valeur des obser-
vations recueillies par Tournal (1828-1829) dans l'Aude, par
Christol (1829) dans le Gard, par Schmerling (1833) en Bel-
gique, par Joly (1835) dans la Lozère, par Marcel de Serres
(1839) dans l'Aude, par Lund (1844) au Brésil. En 1845 la pres-
que totalité des savants vraiment autorisés partageait l'opi-
nion si bien motivée par M. Desnoyers. Sans regarder comme
impossible l’existence de l’homme fossile, ils ne pensaient pas
qu'on l'eût encore découvert.
C'est aux efforts persévérants d’un archéologue distingué,
Boucher de Perthes, qu'est due la démonstration du fait si long-
temps nié et aujourd hui universellement admis. Sous l'empire
de certaines idées philosophiques, fort peu propres d’ailleurs à
lui faire des disciples, il avait admis à priori l'existence d'êtres
humains ayant précédé l’homme actuel dont ils devaient différer
beaucoup. Il espérait retrouver soit leurs restes eux-mêmes;
soit les produits de leur industrie dans les terrains d’alluvion
supérieurs. Surveillant, soit par lui-même, soit par ses agents,
l'exploitation des carrières de gravier situées près d'Abbevi
il y recueillait une foule de silex plus ou moins grossièrement
travaillés, mais portant l'empreinte irrécusable de la main de
l’homme. Quelques-unes de ses publications (4847) amenèrent
ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES 107
chez lui des visiteurs qui à leur tour se mirent en quête. Bientôt
M. Rigollot (1855), M. Gaudry (1856), retirèrent des carrières de
Saint-Acheul des haches semblables à celles d’Abbeville et se
déclarèrent convaincus. Les savants anglais Falconer, Prest-
wich, Lyell, après avoir visité Ia collection de Boucher de*Per-
thes, en firent autant et eurent de nombreux imitateurs.
III. — Toutefois et malgré les découvertes qui se multipliaient
dans les cavernes et dans les sablonnières, aux environs mêmes
de Paris, on faisait aux partisans de l’homme fossile l’objec-
tion que Cuvier avait opposée à Amy Boué. On attribuait à un
remaniement opéré par les eaux la juxtaposition de restes d’ani-
maux éteints et d’ossements humains ou d'objets fabriqués par
l’homme. La haute autorité de M. de Beaumont prêtait une force
nouvelle à cet argument. Il rapportait les alluvions des environs
d'Abbeville à ses terrains des pentes, formés, disait-il, par des
orages d'une violence exceptionnelle qui n’éclataient qu'une fois
en mille ans et qui mélangeaient les matériaux arrachés à
diverses couches. Quant aux trouvailles faites dans les cavernes,
elles inspiraient encore moins de confiance que les autres, à
raison de la facilité des affouillements causés par les remous,
qui pouvaient fort bien aller déposer au cœur d'une couche
sous-jacente des objets enlevés aux couches supérieures sans
détruire ni les unes ni les autres.
Beaucoup de bons esprits hésitaient donc encore, lorsque
M. Lartet publia son remarquable travail sur la grotte d’Au-
rignac (1861). fci le doute n'était plus possible. Cette grotte,
ou mieux cet abri, était fermée au moment de la découverte
par une dalle de pierre apportée de loin; M. Lartet décou-
vrit, soit à l'intérieur, soit sur le seuil, les ossements de huit
espèces animales sur neuf qui caractérisent le plus essentielle-
ment les terrains quaternaires. Dans son mémoire il donna des
détails sur les restes de chacune d'elles. Quelques-uns de ces
animaux avaient été évidemment mangés sur place; leurs os, en
partie carbonisés, portaient encore la trace du feu dont on re-
trouvait les charbons et les cendres; ceux d’un jeune rhino-
céros tichorhinus présentaient des entailles faites par des outils
de silex, et leurs extrémités spongieuses avaient été rongées par
un carnassier ; celui-ci révélait son espèce par ses coprolithes,
reconnaissables pour être ceux de la hyena spelæa.
La grotte ou abri d’Aurignac est creusée dans un petit massif
montagneux, dépendant du plateau de Lanémézan, que n’a
jamais atteint le diluvium pyrénéen. Elle échappait donc à
toute objection tirée de l'intervention des courants d’eau. Aussi,
les faits annoncés par M. Lartet furent-ils généralement acceptés
_d’amblée avec toute leur signification. Ces faits montraient
l’homme vivant au milieu de la faune quaternaire, utilisant
Pour sa nourriture jusqu’au rhinocéros et suivi par la hyène de
cette époque qui profitait des débris du repas. La coexistence de
l’homme et de ces espèces fossiles était démontrée.
108 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE
Quelques retours offensifs des savants, fort rares d’ailleurs, qui
refusaient de se rendre à ces témoignages eurent encore lieu,
entre autres à propos de la découverte d’une mâchoire humaine
faite à Moulin Quignon par Boucher de Perthes. Mais les trou-
vailles devinrent si nombreuses que le dernier d’entre eux fut
bientôt réduit à se taire et à laisser parler devant lui d'homme
fossile sans élever la moindre protestation.
IV. — Il serait trop long et vraiment inutile d'énumérer ici
toutes ces découvertes. Je me borne à signaler quelques-unes
des plus frappantes auxquelles se rattachent les noms de Lartet et
de Christy, son dévoué collaborateur. Aux Eyzies, ces deux infati-
gables chercheurs mirent à découvert un plancher stalagmitique,
formé par une véritable brèche dont la pâte emprisonnait à la
fois des silex taillés, des cendres, des charbons et des ossements
de divers animaux quaternaires. De larges tables de cette brèche
figurent aujourd'hui dans plusieurs collections. Dans cette même
grotte ils découvrirent une vertèbre de jeune renne traversée
par une lance en silex, qui s'était rompue dans l’os en donnant
la mort à l'animal. Enfin M. Lartet eut la joie, en 1864, d'assister
à la trouvaille d’une lame d'ivoire de mammout, sur laquelle un
artiste de la Madeleine avait tracé avec un poincon de silex le
dessin de l’animal lui-même. Sur cette antique gravure on re-
trouve tous les traits du mammout, tel qu'on le rencontre encore
parfois, conservé avec son épaisse fourrure et ses longues sores,
dans les glaces de la Sibérie.
Pour que l’homme ait pu tracer le portrait d’une espèce ani-
male, il faut bien qu'il ait vécu à côté d'elle. Or les preuves de
cette nature sont devenues rapidement plus nombreuses et plus
frappantes. Dans l’Ariége, M. Garrigou a trouvé le dessin de
l'ours des cavernes tracé sur un galet. M. de Vibraye a retiré de
la grotte de Laugerie Basse le croquis d’un combat de rennes
remarquablement gravé sur une plaque de schiste. Le même
animal à été rencontré reproduit en sculpture dans le même
abri et encore dans l’abri de Montastruc, d’où M. Peccadeau de
l'Isle a extrait ses merveilleux manches de poignards.
Je n'ai pas à parler ici de ces armes, outils, instruments de
toute nature, depuis le simple couteau jusqu'à ces flèches et.
harpons barbelés, à ces lances en feuilles de laurier, à ces poi-
gnards dentelés et guillochés qui égalent tout ce que le Dane-
mark a de plus beau. Il me suffit de constater que toutes ces.
œuvres attestent l'existence de l’homme et que l’on compterait
aujourd'hui par milliers les objets fabriqués par lui pendant
l’âge géologique qui a précédé le nôtre.
Sans être à beaucoup près aussi abondants, les restes des ou:
vriers eux-mêmes ont été retrouvés à tous les étages des forma
tions quaternaires. Bien que plusieurs Etats de l’Europe aien!
apporté leur contingent dans cet ensemble de découvertes, la
France et la Belgique tiennent de beaucoup le premier rang.
Je ne saurais entrer ici dans des détails dont quelques-uns
ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES 109
seront mieux à leur place dans une autre partie de ce livre. Je
me borne à mentionner la sépulture de Cro Magnon, mise à
découvert par les ingénieurs du chemin de fer en 1860 non loin
de la station des Byzies et qui nous a procuré le type d’une des
races fossiles les mieux caractérisées. Je ne puis non plus passer
sous silence les recherches aussi heureuses que patientes faites
de 4867 à 1873 par M. Martin, dans les carrières des environs
de Paris, recherches dont les résultats ont permis à M. Hamy
de fixer la succession des types dans nos environs immédiats.
Enfin je rappellerai les études de M. Dupont dans la vallée de la
Lesse. Commencées en 4864, continuées pendant sept années
avec une activité sans égale, elles ont accumulé dans le Musée
de Bruxelles environ 80 000 silex taillés de main d'homme,
40000 ossements d'animaux aujourd’hui déterminés, les crânes
de Furfooz et une vingtaine de mâchoires parmi lesquelles figure
_celle qui est devenue si célèbre sous le nom de mächorre de la
Naulette.
Ce n’est pas seulemerit en Europe que l'existence de l'homme
fossile a été constatée. Déjà Lund avait annoncé en 1844 qu'il
avait trouvé dans certaines cavernes du Brésil des ossements
humains associés à des restes d'animaux disparus. Plus tard :il
a rétracté ces dires, sans doute sous le coup des méfiances
qu'inspirait à cette époque toute annonce de cette nature. Mais
ses observations, qui n’ont malheureusement pas été publiées
avec détail, étaient probablement justes. En 1867 M. W. Blake
annonça au Congrès de Paris que, dans les dépôts aurifères de
la Californie et surtout près du village de Sonora, on trouvait
fréquemment des armes, des ustensiles et même des objets de
parure en pierre associés à des ossements de mammout et de
mastodonte. Le D' Snell, qui habite cette localité, en possède
une grande et riche collection. Le D' Wilson avait publié quel-
ques faits de même nature dès 1865. |
V. — Il fallait pour se retrouver au milieu de ces richesses de
tout genre les répartir d’une manière méthodique et les éche-
lonner dans le temps. La prépondérance numérique des armes,
outils, sculptures, gravures, ete., a conduit les archéologues à
proposer diverses classifications essentiellement fondées sur la
différence des types présentés par ces objets et sur la matière
ayant servi à les façonner. Telle est celle que M. de Mortillet
a appliquée au Musée de Saint-Germain. Mais les classifications
de cette nature, très-commodes pour l’arrangement d’une col-
lection publique, ont l'inconvénient d’être quelque peu artifi-
cielles. Le naturaliste, l’anthropologiste, doivent se rallier de
préférence aux données paléontologiques ou géologiques.
Lartet avait préféré les premières. Il rattachait la division des
temps quaternaires à la prédominance et à l'extinction des
grands mammifères. L’ours des cavernes, qui disparut le pre-
mier, lui a servi à désigner la période la plus ancienne; le mam-
mout et le rhenocéros tichorhinus, qui lui ont survécu, ont carac-
110 AGE DE L ESPÈCE HUMAINE
térisé la seconde ; le renne et l’aurochs ont donné leurs noms à
la troisième et à la quatrième.
Cette classification a l'inconvénient d'être purement locale,
parce que la disparition des espèces quaternaires n'a pas eu
lieu partout en même temps et n’a pas été générale. En réalité
l’âge du renne dure encore pour la Laponie et celui de l’aurochs
se prolonge, un peu artificiellement il est vrai, dans les forêts de
la Lithuanie. Mais, la méthode de Lartet rattache les groupes
humains à des types animaux ; elle caractérise les époques par
un événement paléontologique important ; elle conserve les rap-
ports entre la succession des âges et les événements biologiques;
elle présente donc de sérieux avantages, à la condition d’être
prise pour ce qu'elle est. C'est ce qu'avait fort bien compris
l’homme éminent qui l’a proposée; il ne l’appliquait qu’à la
France.
Depuis le moment où M. Lartet faisait ses belles études, de
nouveaux faits ont été acquis; et, comme il est arrivé bien sou-
vent, les distinctions, d’abord en apparence les mieux accusées,
se sont en partie effacées. Aussi M. Dupont a-t-il proposé de
réduire à deux les quatre âges de M. Lartet, ce qui est peut-être
excessif, même pour la Belgique. M. Hamy de son côté a admis ”
trois âges répondant aux niveaux fluviatiles moyens et nou-
veaux de M. Belgrand. Cette répartition des temps quaternaires
a l'avantage de se rattacher aux phénomènes géologiques ; elle
perd au moins en partie le caractère trop exclusivement local ;
elle doit par cela même être préférée.
Plaçons-nous néanmoins pour le moment au point de vue de
Lartet qui permet un rapprochement intéressant. Nous avons vu
en Danemark la succession de trois espèces végétales : le hêtre,
le chêne et le pin, nous conduire aux débuts de l’époque moderne
actuelle. En France la disparition successive de quatre espèces
animales, l’ours, le mammout, le renne et l’aurochs, qui exis-
taient d’abord ensemble sur notre sol, caractérise de même
autant d’époques embrassant toute la période quaternaire,
L'homme les a vus vivre chez nous à côté les uns des autres; il
s’est nourri de leur chair; il nous en a laissé des représentations
dessinées et sculptées.
VI. — Pouvons-nous le suivre plus loin et retrouver ses traces -
jusque dans les temps tertiaires ? Falconer, l’éminent paléonto-
logiste anglais prématurément enlevé à la science, n’hésitait pas
à répondre affirmativement. Mais il n'’espérait rencontre
l’homme tertiaire que dans l'Inde, et M. Desnoyers l’a décou=
vert en France. rs
C'est en 1863, dans la sablonnière de Saint-Prest, aux envi=
rons de Chartres, que M. Desnoyers recueillit lui-même un tibia
de rhinocéros portant des incisions, des entailles semblables
celles qu'il avait vues bien souvent sur des ossements d'ours
de rennes mangés par l’homme quaternaire. Une comparaison.
attentive et des faits nombreux de même nature constatés dans
ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES 111
diverses collections l’autorisèrent à annoncer que l'homme re-
montait au-delà des temps glaciaires et avait vécu à l’époque
pliocène. R
Mais M. Desnoyers n’apportait de preuves que d'une seule
nature et qui, pour être appréciées à toute leur valeur, exigeaient
une certaine habitude. Aussi son travail fut-il accueilli d’abord
avec un peu de méfiance. On lui demandait de montrer, sinon
l’homme pliocène lui-même, au moins des objets de son indus-
trie et en particulier les armes qui avaient pu abattre, les cou-
teaux qui avaient dépecé ces éléphants, ces rhinocéros, ces
grands cerfs dont les ossements portaient lesstries plus ou moins
profondes qu'il attribuait à l’homme. M. l'abbé Bourgeois répon-
dit bientôt à ces exigences; et, en présence des silex taillés mis
par lui sous les yeux des juges compétents, tous les doutes se
dissipèrent. |
Malheureusement le sable de Saint-Prest est considéré par
d'assez nombreux géologues comme appartenant plutôt aux ter-
rains quaternaires tout à fait inférieurs qu'aux formations fran-
chement tertiaires. Il faut probablement le ranger dans ces pro-
duits d’une période de transition qui séparent deux époques
bien tranchées. Peut-être est-il contemporain du dépôt de la ca-
verne de Victoria, dans l’Yorkshire, d’où M. Tiddeman a retiré
un péroné humain et que ce naturaliste regarde comme formé
peu avant le grand refroidissement glaciaire. En somme les
découvertes de MM. Desnoyers et Tiddeman repoussent l’exis-
tence de l’homme tout au moins jusqu'aux confins des temps
tertiaires.
Les découvertes faites en Italie nous conduisent plus loin. A
diverses reprises, et dès 1863, quelques savants de ce pays
avaient cru avoir trouvé dans des terrains incontestablement
pliocènes des traces de l’action humaine et même des ossements
humains. Toutefois, pour des raisons diverses, ces résultats furent
successivement mis en doute et repoussés par les hommes les
plus compétents. Mais M. Capellini vient de découvrir en 1876,
des preuves plus sérieuses de l'existence de l’homme aux temps
pliocènes dans les argiles de Monte Aperto, près de Sienne, et
sur deux autres points. L’'éminent professeur de Bologne a ren-
contré dans ces trois localités, dont l’âge est incontesté, des os
de balœnotus portant de nombreuses et fortes entailles qui me
paraissent ne pouvoir s'expliquer que par l’action d’un instru-
ment tranchant. Dans plusieurs cas, l’os a éclaté sur une des
faces de l'incision, tandis que l’autre est lisse et nettement déli-
mitée. À en juger par les planches et les moulages, il est impos-
sible de ne pas admettre que les coups ont été portés sur des os
frais. Ces entailles diffèrent complétement de celles que présen-
taient les os d’halitherium extraits des faluns miocènes de
Pouancé. Autant celles-ci m'ont toujours paru ne pouvoir être
attribuées à l’homme, autant celles dont il s’agit aujourd’hui me
semblent ne pouvoir être que l’œuvre de sa main. L'existence de
4112 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE
l’homme pliocène en Toscane est donc à mes yeux un fait acquis
à la science. Toutefois je dois dire que cette conclusion n’est pas
encore unanimement acceptée et que M. Magitot entre autres la
conteste en se fondant sur ses expériences.
VII. — Les recherches de M. l'abbé Bourgeois nous font
remonter bien plus haut encore. Get habile et persévérant obser-
vateur a découvert dans le département de Loir-et-Cher, dans la
commune de Thénay, des silex dont la taille lui a paru ne pou-
voir être attribuée qu’à l’homme. Or les géologues sont una-
nimes pour placer les couches dont il s’agit ici parmi les ter-
rains miocènes, en plein âge tertiaire moyen.
Mais les silex de Thenay, généralement de petite taille, sont
presque tous fort grossièrement taillés et bien des paléontolo-
gistes, bien des archéologues n’ont vu dans leurs cassures que le
résultat de chocs accidentels. En 1872, au Congrès de Bruxelles,
la question fut soumise à une commission composée des hommes
les plus compétents d'Allemagne, d'Angleterre, de Belgique, de
Danemark, de France, d'Italie, et les juges se partagèrent. Les
uns acceptèrent, d’autres repoussèrent tous les silex présentés
par M. l'abbé Bourgeois. Quelques-uns déclarèrent qu'à leurs
yeux un petit nombre de pièces seulement pouvaient être attri-
buées à l’industrie humaine. Quelques autres enfin crurent de-
voir réserver leur jugement et attendre de nouveaux faits.
J'étais au nombre de ces derniers. Mais depuis lors, de nou-
velles pièces découvertes par M. l'abbé Bourgeois ont levé mes
derniers doutes. Une petite hache ou grattoir entre autres, pré-
sentant de fines retouches régulières, ne peut, à mon avis, ‘avoir
été façconnée que par l’homme. Je ne blâme pourtant pas ceux
de mes confrères qui nient ou doutent encore. En pareille ma-
tière il n’y a rien de bien pressant; et sans doute, l'existence
de l’homme miocène sera démontrée, comme l’a été celle des
hommes glaciaire et pliocène, — par des faits.
VIT. — Ainsi l'homme existait à coup sûr pendant l'époque
quaternaire et pendant l’âge de transition auquel appartiennent
les sables de Saïint-Prest et les dépôts de Victoria ; il a vu,
selon toute probabilité, les temps miocènes et par conséquent
l'époque pliocène en entier. Y a-t-il des raisons pour croire
qu'on le trouvera plus loin encore? La date de son apparition
est-elle nécessairement attachée à une époque quelconque? Pour
répondre à ces questions je ne vois qu'un seul ordre de faits que
l’on puisse interroger.
Nous savons que, par son corps, l’homme est un mammifère,
rien de plus et rien de moins. Les conditions d'existence qui ont
suffi à ces animaux ont dû Jui suffire de même ; là où ils ont
véeu, il a pu vivre. Il peut donc avoir été le contemporain des.
premiers mammifères et remonter jusqu'à l’époque secondaire.
Des paléontologistes d’un grand mérite reculent devant cette
proposition. [ls n'admettent pas même la possibilité de l’exis- …
tence de l’homme aux temps miocènes. Toute la faune mamma-
ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES 115
logique de cette époque, disent-ils, a disparu ; comment l’homme
seul aurait-il résisté aux causes assez puissantes pour amener le
renouvellement complet de tous les êtres avec lesquels il a Le plus
de rapports ?
Je reconnais la force de l’objection ; mais je tiens compte aussi
de l'intelligence humaine, qu'elle semble oublier. C’est évidem-
ment grâce à cette intelligence que l'homme de Saint-Prest,
de Victoria, de Monte Aperto a pu traverser deux grandes épo-
ques géologiques. Il s'est défendu par le feu contre le refroidis-
sement ; il a survécu au retour d’une température plus douce.
Eh bien, n'est-il pas permis de penser que des hommes venus
plutôt auraient trouvé dans leur industrie les ressources néces-
saires pour lutter contre les conditions que leur aurait imposées
même le passage des derniers temps secondaires aux premiers
âges tertiaires?
En fait, de l’aveu des juges les plus exigeants, l'homme a vu
un des grands changements accomplis à la surface du globe ; il
a vécu dans une de ces époques géologiques auxquelles on le
croyait naguère absolument étranger; il a été le contemporain
d'espèces mammalogiques qui n’ont pas même vu l'aurore de
l'époque actuelle. Il n’y a donc rien d'impossible à ce qu'il ait
survécu à d’autres espèces de la même classe, à ce qu'il ait
assisté à d’autres révolutions géologiques, à ce qu'il ait paru sur
le globe avec les premiers représentants du type auquel il appar-
tient par son organisation.
Mais c’est là une question de fait. Avant même de supposer
qu il en ait été ainsi, il faut attendre d’avoir été renseigné par
l'observation.
DE QUATREFAGES, 8
LIVRE IV
CANTONNEMENT PRIMITIF DE L’ESPÈCE HUMAINE
CHAPITRE XIV
THÉORIE D’AGASSIZ ; — CENTRES DE CRÉATION.
I. — A l'exception des Terres Australes, à peine entrevues, à
l'exception de quelques îlots et de quelques déserts dont nous
n’avons pas à tenir compte, toutes les régions abordées depuis
que s’est ouverte l'ère des découvertes modernes, se sont mon-
trées plus ou moins peuplées. En parcourant le globe dont il
prenait possession, l'homme européen a rencontré l'homme
partout, et la paléontologie quaternaire vient de nous le montrer
sur les rivages les plus éloignés des deux continents.
Ces populations si diverses sont-elles toutes filles du sol qu'elles
habitent ? l’homme a-t-il pris naissance là où nous le montre
l’histoire, là où les voyageurs l'ont rencontré ? ou bien, parti
d’un certain nombre de points ou d’un seul, a-t-il envahi peu à
peu la surface du globe ? En d’autres termes, l'homme aujour-
d’hui cosmopolite, a-t-il été primitivement plus ou moins cantonné.
Ces questions ont été tout à tour résolues dans les sens divers
qu'elles comportent. Malheureusement ces solutions ont été trop
souvent influencées par des considérations absolument étran-
gères à la science. On s’est cru obligé d'adopter soit l’une soit
| l’autre, au nom du dogme ou de la philosophie ; on a confondu
cette question avec celle du monogénisme et du polygénisme, sans
s’apercevoir que, sur ce point spécial, les deux doctrines doivent
| conduire au même résultat quiconque reste fidèle aux données de
| la science. On sait que celle-ci est notre seule guide ; voyons done
ce qu'elle nous apprend à ce sujet. =
IL. — La doctrine qui admet la multiplicité des origines géo-
graphiques de l’homme, a été plus souvent affirmée que sou-
116 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE
tenue par des arguments plus ou moins sérieux. Agassiz est le
seul naturaliste qui l'ait développée et précisée, en l’ appuyant sur
des données générales. Il est done nécessaire d'examiner d’abord
ces données. Un exposé même très-suceinct fera comprendre
comment j'ai le regret de combattre ici un des hommes dont j'ai
de tout temps estimé le plus le savoir et le caractère.
Il y a de singuliers rapports et des contrastes non moins frap-
pants entre Agassiz et les disciples les plus exagérés de Darwin.
L'illustre auteur de l’£ssai sur la classification est aussi exclusi-
vement morphologiste que ceux-c1 ; pas plus pour lui que pour
eux, la notion de fiation ne fait partie de l’idée d'espèce ; comme
eux, il déclare que les questions de croisement, de fécondité con-
tinue ou restreinte n’ont au fond aucun intérêt. Il est permis d’at-
tribuer ces opinions, si étranges chez un zoologiste aussi éminent
qu'Agassiz, à la nature de ses premiers travaux. On sait qu'il dé-
buta par ses celèbres recherches sur les poissons fossiles. Or,
nous avons dit plus haut quelle influence exerce presque inévi-
tablement l'étude des fossiles, chez lesquels on n’a à apprécier
que des formes, où rien n’appelle l'attention sur l’enchaînement
généalogique des êtres, où l’on ne rencontre jamais de père, de
mère et d'enfants. |
Mais tandis que les darwinistes admettent l'instabilité perpé-
tuelle des formes spécifiques et leur #ransmutation, lillustre
professeur de Cambridge croit à leur #mutabulité absolue. Sur
ce point fondamental, il est l'antipode de Darwin. Dès 1840,
tout en proclamant l'unité de L ‘espèce humaine, il admet que la
diversité qu elle présente tient à des dfférences physiques primi-
tives. Ce n’est là au fond qu'un polygénisme mitigé; et, comme
toute doctrine polygéniste, celle-ci devait entraîner son auteur à
mettre l’homme en contradiction avec les lois générales. En 1845,
Agassiz acceptait lui-même cette conséquence, dans un mémoire
sur la distribution géographique des animaux et des hommes. Il
attribuait aux mêmes causes la diversité des uns et des autres.
« Mais, ajoutait-il, tandis que dans chaque province zoologique
les animaux sont d'espèces différentes, l'homme, malgré la au
sité de ses races, forme toujours une seule et même espèce.
L'année suivante il déclarait croire à « un nombre indéfini dé
races d'hommes primordiales et créées séparément ».
Agassiz a réuni et développé toutes ses idées dans un mé-
moire inséré en tête du grand ouvrage polygéniste intitulé
Types of mankind. On voit que Nott et Gliddon, les auteurs de
ce livre, ne se sont nullement mépris sur la signification réelle
d’une doctrine qui proclame l’unité spécifique de l’homme, tout
en admettant que les races humaines ont été créées isolément
avec tous les caractères qui les distinguent. Nous ne nous y
tromperons pas davantage et nous verrons en Agassiz un véri-
table polygéniste.
A ce titre j'aurais à faire aux idées de l’éminent naturaliste
toutes les objections que l’on a déjà vues. Mais de plus, l’associa-
THÉORIE D’AGASSIZ 117
tion singulière qu'il a tenté d'établir entre l'unité d'espèce et la
caractérisation primordiale des races, l’a conduit à des contradic-
tions et à des conséquences qui lui sont propres et qu'il n’est
guère possible de passer sous silence.
Pas plus que la plupart des polygénistes, Agassiz ne dit nulle
part ce qu'il entend par le mot race. Il s’en sert néanmoins à
chaque instant et, par exemple, il déclare être prêt à montrer que
« les différences existant entre les races humaines sont de même
nature que celles qui séparent les familles, genres et espèces de
singes ou autres animaux... » « Le chimpanzé et le gorille,
ajoute-t-il, ne diffèrent pas plus l’un de l’autre que le Mandingue
du Nègre de Guinée ; l’un et l’autre ne diffèrent pas plus de
l’orang que le Malais ou le Blanc ne diffèrent du Nègre. »
La conséquence logique d’un langage aussi affirmatif n'est-elle
pas que les hommes forment une famille zoologique comprenant
plusieurs genres et plusieurs espèces, tout aussi bien que la
famille des singes anthropomorphes ? Eh bien, non. Agassiz con-
sacre un alinéa à déclarer que cette appréciation si nette s’ac-
corde parfaitement avec l’idée de l’unité et ne met nullement en
question la fraternité humaine. Dans un de ses premiers mé-
moires sur les questions de cette nature, il avait déclaré que
l’homme est un être exceptionnel, et l’on voit jusqu'où il poussait
cette conséquence forcée de ses conceptions.
Dañs une lettre adressée aux mêmes auteurs et imprimée dans
les Indigenous races af the Earth, Agassiz revient sur le même
sujet. Iei il insiste sur des considérations indiquées seulement
dans son premier travail et que l’on est vraiment surpris de
trouver sous sa plume. Pour démontrer que les mêmes causes
locales ont agi sur l’homme et les animaux, il invoque la res-
semblance de couleur existant selon lui entre le teint du Malais
et le pelage de l’orang ; il compare au même point de vue les
Négrittos et les Télingas aux gibbons.
S'il était possible de prendre au sérieux ce rapprochement
entre la peau d’un groupe humain et le pelage d’un animal, on
ne manquerait pas d'arguments à opposer à l’auteur. Je me
borne à rappeler que les gibbons noirs habitent Sumatra, préci-
sément une de ces îles où vivent les hommes regardés par Agassiz
comme étant de couleur d’orang.
Entraîné par l’ardeur de la polémique contre les savants qui
admettent pour l'homme l’unité d'origine géographique, Agassiz
va bien plus loin encore. Il regarde les divers langages comme
étant d'origine première aussi bien que tous les autres caractères.
Les hommes, affirme-tl, ont été créés par nations, qui toutes ont
paru sur le globe avec leur langue propre. Il assimile ces lan-
gues aux voix des animaux; il raille les linguistes d’avoir cru
trouver de l’une à l’autre une filiation quelconque. Pour lui,
d'une langue humaine à une autre, il n’y a pas plus de rapport
qu'entre le grondement des diverses espèces d'ours, le miaule-
ment des chats des deux continents, le cancanage des canards,
118 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE
le chant des grives, qui toutes « lancent leurs notes harmonieuses
et gaies, chacune dans son dialecte, qui n’est ni l'héritier ni le
dérivé d’un autre. »
À coup sür, les linguistes n’accepteront pas l'arrêt porté par
Agassiz. Mais je dois aussi protester contre l'assimilation admise
par cet illustre confrère. Si j'attribue un langage aux animaux,
je n'oublie pas combien il est rudimentaire; je me souviens que
jamais un animal n'a appris la langue d’un autre. Je sais trop la
distance qu'il y a des énterjections animales, à la parole articulée,
et je comprends autant que personne, que pour manier un
pareil instrument, pour en tirer de véritables langues, il fallait
avant tout l'intelligence supérieure de l’homme.
Arrivé à ce point, Agassiz a dù sentir lui-même qu'il s'était
fourvoyé et, qu’en essayant de fondre la notion d’une espèce
humaine unique avec celle de plusieurs races d’origine distincte,
il aboutissait à une impasse. Son dernier ouvrage ne porte que
trop la trace de cet embarras. C’est probablement pour en sortir
que l’auteur à fini par nier l’existence même de l’espèce. Après
avoir repoussé une fois de plus le critérium tiré du croisement
et des degrés de fécondité, il ajoute : « Avec lui disparaît à son
tour la prétendue réalité de l'espèce opposée au mode d'exis-
tence des genres, des familles, des ordres, des classes, des em-
branchements. Ce qui en effet possède la réalité de l'existence,
ce sont les individus. » |
Ainsi, pour s'en être tenus à la morphologie, pour avoir mé-
connu le côté physiologique de la question, pour s'être laissés
guider par une logique, n'ayant pour point de départ que
des données incomplètes, Agassiz et Darwin arrivent à un ré-
sultat analogue. Tous les deux méconnaissent ce grand fait,
compris par le bon sens vulgaire, démontré par la science et qui
domine tout en zoologie comme en botanique, savoir : la divi-
sion des êtres organisés en groupes élémentaires, fondamen-
taux, qui se propagent dans l’espace et dans le temps. Mais
Darwin, partant des phénomènes de variations que présentent
ces êtres, ne voit que des races dans les espèces. Agassiz, unique-
ment préoccupé des phénomènes de fixité, arrive à ne voir que
des 2ndividus dans la nature vivante. Tous les deux oublient, que
notre grand Buffon était allé successivement à ces deux extrêmes
pour en revenir à la doctrine qui comprend et explique l’ensemble
des faits, et qui se résume en ces mots : distinction de /a race et
de l'espèce.
IT. — En dépit de ces affirmations dogmatiques et lorsqu'il
en vient à une application quelconque, Agassiz comme Lamarek
autrefois, comme Darwin de nos jours, est bien obligé d'employer
le mot espèce dans le sens que tant d’autres lui donnent. Dans le
mémoire dont je m'occupe, il est à chaque instant question des
espèces animales et végétales. Leur distribution géographique
sert de base à la théorie des origines humaines. L'auteur admet
qu'elles n’ont pu prendre naissance sur un seul et même point
THÉORIE D’AGASSIZ 119
du globe : que la création a eu lieu par places et que les espèces,
rayonnant autour de ces centres, ont donné à la flore, à la
faune actuelles tous leurs traits caractéristiques.
Jusque-là, Agassiz ne fait qu'adopter la doctrine des centres
de création, doctrine toute française, que Desmoulins a formulée,
que M. Edwards a développée.
Ce qui appartient à Agassiz, c'est d'avoir reproduit au nom
de la science une idée émise d’abord au nom de la théologie
par La Peyrère; c’est d’avoir donné à l'homme pour patrie pre-
mière le globe tout entier; c'est d’avoir admis que les races :
humaines avaient les mêmes lieux d'origine que les groupes
d'espèces animales ou végétales, et d'avoir attaché une de ces
races à chacun des centres de création; c’est d’avoir multiplié
le nombre des créations humaines au point de professer que
« l'homme a été créé par nations, » douées dès le début de tous
leurs caractères distinctifs et parlant chacune sa langue propre.
Au premier abord cette conception n’a rien d’absurde en elle-
même, rien qui soit en contradiction avec ce que nous avons vu
jusqu'ici. Nous avons dit plus haut que la physiologie conduit
à dire : « tout est comme st les groupes humains descendaient
d'une paire primitive unique. » Elle ne va pas au-delà. Pour
qui s’en tient aux considérations tirées de cet ordre de faits,
la théorie d’Agassiz pourrait donc être acceptée comme une
hypothèse fort gratuite, il est vrai, mais commode pour rendre
compte de la répartition et de la diversité actuelles des types
humains.
Il n’en est plus de même lorsqu'on interroge une autre bran-
che des sciences naturelles, la géographie zoologique et botanique.
Alors, il est facile de constater que les idées d’Agassiz condui-
sent à faire de l’homme une exception, à le mettre en désac-
cord avec les lois générales de la distribution géographique de
tous les autres êtres organisés, et que par conséquent elles sont
fausses.
IV. — Je partage complétement la croyance d’Agassiz, en ce
qui concerne les centres de création, ou mieux les centres d'appa-
rition.
Pour qui s’en tient aux données de l'observation et de l’expé-
rience, il est évident que toutes les espèces animales et végétales
n’ont pu prendre naissance sur un même point quelconque du
globe. La première nous montre, dans les diverses régions, des
espèces, des types différents, vivant naturellement dans des con-
trées qui présentent à très peu près les mêmes conditions d’exis-
tence. La seconde nous apprend que l’on peut transporter la
plupart des espèces d’une région à l’autre et qu’elles y prospè-
rent, quand les conditions d'existence sont équivalentes; qu'au
contraire les espèces boréales et tropicales ne sauraient, même
temporairement, être soumises à l’action des mêmes milieux;
que ni les unes ni les autres ne résistent à l’action d’un climat
tempéré. De tous ces faits il est impossible de ne pas conclure
120 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE
que les animaux et les plantes ont eu plusieurs points d’appa-
rition.
Mais si j'accepte cette doctrine seule conciliable avec les faits,
c'est à la condition de la prendre tout entière et telle qu'elle
ressort des études faites sur la répartition géographique de tous
les êtres vivants. Or, les travaux de cette nature sont aujour-
d’hui nombreux.
Pour l’ensemble des végétaux phanérogames, nous avons
l'ouvrage de M. Ad. de Candolle, devenu classique dès son
apparition.
Les animaux n'ont pas encore eu leur de Candolle. Le grand
ouvrage de M. Alphonse Edwards comblera en partie cette
lacune pour les régions les plus méridionales du globe. En atten-
dant, des études importantes ont eu lieu sur quelques-unes des
principales classes. Buffon par ses belles recherches sur la géo-
graphie des mammifères a ouvert la voie où l’ont suivi les deux
Geoffroy Saint-Hilaire, Fr. Cuvier, Andrew Murray ; Dumeril et
Bibron ont étudié les reptiles au même point de vue; Fabricius,
Latreille, Macley, Spence, Kirby, Lacordaire, ont fait de même
pour les insectes; M. Milne Edwards a fait connaître la distribu-
tion des crustacés; j'ai tâché d’en faire autant pour les anné-
lides. Enfin de très-nombreux travaux, portant sur des groupes
moins élevés, sont depuis longtemps dans la science et Agassiz
lui-même a largement contribué à accroître nos connaissances
sous ce rapport.
De cet ensemble de recherches se dégagent un certain nombre
de ces faits généraux que: nous appelons des lois. Si la concep-
tion d’Agassiz est vraie, elle doit concorder avec ces lois. Or, le
désaccord se manifeste dès le début.
Constatons d’abord que cette conception renferme deux idées
très-distinctes : celle du cosmopolitisme originaire de l'espèce
‘humaine ; puis celle d’un lien géographique entre la race hu-
maine et les groupes animaux ou végétaux, rencontrés dans un
centre commun. Voyons ce que cette dernière peut avoir de
vrai ou de faux.
Pour Agassiz l'influence du centre d’apparition est générale
et absolue. Elle s'étend à tous les produits du sol comme à
ceux des eaux douces ou salées. Une contrée est caractérisée
aussi bien par ses végétaux que par ses animaux et par son
homme. À ses yeux, une force essentiellement locale semble
avoir produit tous les êtres, ou du moins leur avoir imprimé un
cachet commun.
Cette généralisation était inévitable. Quiconque veut ratta-
cher une race humaine à chaque centre d'apparition doit à plus
forte raison localiser dans chacun d’eux la eause originelle de
toutes les formes animales ou végétales qui le peuplent. Pour
tous les êtres vivants la coïncidence géographique doit être
absolue.
Or. le plus souvent cette coïncidence n'existe pas. Des eaux
THÉORIE D'AGASSIZ 191
d’un fleuve aux berges qui l’enferment le contraste peut être
frappant. C'est ce que montrent les découvertes d'Agassiz lui-
même sur la faune ichtiologique de l’Amazone. Pour qui accepte
les résultats publiés par l'illustre voyageur, 1l est évident que
cette faune se divise en groupes bien plus cantonnés que ceux
des faunes terrestres. Le même fait se montre sur les rivages de
deux mers séparées par une terre même fort étroite. La faune,
la flore terrestres de l’isthme de Suez sont les mêmes dans toute
son étendue, tandis que M. Edwards n’a pas trouvé une seule
espèce de crustacés commune à la Méditerranée et à Ia mer
Rouge, et que l'étude des annélides m'a conduit au même
résultat.
Il y a plus, la même région peut être centre d'apparition
pour une classe d'animaux et nuilement pour une autre. L’Aus-
tralie, par exemple, est un centre des plus caractérisés pour les
mammifères et s'isole à ce point de vue de toutes les terres voi-
sines. Quand il s’agit des insectes, elle se confond au contraire
avec la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, et les îles qui
s'y rattachent. J'emprunte ce dernier fait à Lacordaire. Il a
d'autant plus de valeur que cet entomologiste a multiplié les
centres d'apparition bien plus qu'Agassiz, et en a rendu ainsi la
caractérisation plus aisée.
Ainsi la coïncidence admise par Agassiz, loin de s'étendre à
tous les êtres organisés d’une région, n'existe même pas dans
certains cas d’une classe à l’autre pour les animaux seuls.
V.— Agassiz partage la surface entière du globe en neuf
grandes régions ou Æoyaumes. Je ne puis ici exposer avec
détail les nombreuses critiques auxquelles prêtent la délimita-
ton et la caractérisation de ces centres. Je me borne à quelques
courtes remarques sur chacun d'eux.
1° Royaume polynésien. — Nous verrons plus loin qu'il est
impossible de considérer la Polynésie comme un centre d’appa-
rition humain. Cette région a été en entier peuplée par des mi-
grations venant de l'archipel indien, et dont l’histoire peut être
en partie reconstituée. Le premier royaume d’Agassiz doit être
rayé en ce qui nous concerne, c'est un centre exclusivement
animal et végétal. Au reste Agassiz, tout en le maintenant dans
le texte et sur la carte, ne le fait pas figurer dans le tableau
illustré qui résume ses idées.
2° Royaume australien. — Agassiz englobe la Nouvelle-Guinée
dans ce royaume. Il détruit par là l’homogénéité de la faune
mammalogique. En même temps il réunit les diverses races
humaines d'Australie aux Négritos et aux Papouas. Toute unité
de type disparaît par cela même.
3° Royaume malais ou indien. — Ce royaume comprend l'Inde,
les archipels malais et les îles Andaman. Or, dans l'Inde, anté-
rieurement à la conquête aryane, vivaient des Jaunes et des
Noirs. Ces derniers se retrouvent encore à l’état pur dans les An-
daman, dans la presqu'ile de Malacea ; la Malaisie présente un
192 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE
véritable fouillis de races très-diverses, allant du Blanc au Nègre;
quant aux Malais proprement dits, ils sont bien plutôt une po-
pulation uniformisée par l’action de l'islamisme qu'une race
proprement dite ; ils présentent à un haut degré des caractères
de métissage. Tous ces faits protestent contre la pensée de faire
de ces régions un centre d'apparition humain.
4 Faune hottentote. — Agassiz abandonne l'expression de
royaume, quand il s’agit du sud de l'Afrique, sans motiver ce
changement. Quoi qu'il en soit, c'est là une des régions qui se
prêteraient le moins mal à l'application de sa théorie. Au point
de vue zoologique et botanique, l'Afrique méridionale constitue
un véritable centre. Le Boschisman et le Hottentot pourraient
être considérés comme en étant le type humain caractéristique.
Mais les Nègres de Delagoa et les Cafres viennent encore pro-
tester contre cette coïncidence partielle.
5° Royaume africain. — Cette région comprend pour Agassiz
le reste de l’Afrique, sauf le littoral méditerranéen. Il y ajoute
Madagascar et la moitié méridionale de la péninsule arabique.
Or, au point de vue mammalogique, Madagascar constitue un
petit centre à part, tandis que la population humaine y est très-
mélangée. Les Hovas sont des Malais à peine modifiés, et chez
les Sacalaves eux-mêmes les langues indiquent des rapports avec
les Malayo-Polynésiens. Quant à la portion continentale de ce
royaume, il suffit de remarquer qu'elle réunit des Nègres, des
Abyssins, des Arabes, etc. L'histoire et l’état de choses actuel pro-
testent également contre le rapprochement fait ici par l’auteur.
6° Royaume européen. — Cette division comprend pour Agassiz
tout le pourtour de la Méditerranée, la Perse et le Bélouchistan.
Elle embrasse par conséquent des faunes et des flores fort di-
verses ; elle mêle les populations aryanes, sémitiques et chami-
tiques ; elle ne tient pas compte de l'histoire. Agassiz le recon-
naît lui-même et déclare n’avoir pris en considération que les
temps préhistoriques. Mais dès l’époque quaternaire, à elle seule
la France nourrissait des races grandes et dolychocéphales, d’au-
tres petites et brachycéphales. Enfin si Agassiz réunit les Per-
sans aux Européens, il laisse en dehors les Hindous qui sont
ethnologiquement leurs frères et les place dans un tout autre
royaume.
7 Royaume mongol ou asiatique. — Celui-ci renfermerait
toute la partie centrale de l’Asie, à partir du Bolor et de l’Hima-
laya et s’étendrait jusqu'au Japon. Le Mongol est pris pour type
humain de cette vaste étendue. Maïs Agassiz oublie les Aryans
du Bolor, les Yutchis blancs, les Japonais du même type, les
Aïnos, etc. Il réunit donc tout au moins des populations se rat-
tachant à deux des types extrêmes de l'humanité.
8° Royaume américain. — Agassiz ne fait qu'un seul royaume
de l’Amérique entière, tandis que tous les zoologistes, tous les
botanistes s'accordent pour la partager au moins en deux grands
centres bien caractérisés. Il adopte l'opinion de Morton qui
THÉORIE D’AGASSIZ 193
n’admet qu'une race humaine en Amérique, en dehors des Esqui-
maux. Or, depuis la publication de l’Æomme américain de d'Or-
bigny, il n’est plus permis de croire à cette uniformité. Toutes
les études faites sur cette question ont d’ailleurs de plus en plus
démontré la multiplicité des races admise par ce voyageur. De
plus lorsqu'on compare les races humaines de l'Amérique à celles
de l’ancien continent, on constate que, à part quelques excep-
tions, des rapports assez étroits s’établissent avec l'Asie surtout
par certaines populations de l'Amérique méridionale; lorsque
l’on compare les faunes et les flores, c’est au contraire par l’Amé-
rique septentrionale. Ces faits sont en opposition directe avec la
théorie d’Agassiz.
99 Royaume arctique. — Celui-ci mérite de nous arrêter un
peu plus longtemps que les autres. Il comprend toutes les ré-
gions boréales des deux continents. La limite méridionale, un peu
arbitrairement fixée par Agassiz, s'arrête à la zone des forêts.
Nulle région au monde ne présente à l'homme des conditions
d'existence aussi identiques, parce que le froid les domine toutes.
Aucune par conséquent ne semble pouvoir mieux se prêter à la
justification des idées de l’auteur. Et pourtant les faits concor-
dent aussi peu que possible avec sa théorie.
Agassiz caractérise ce royaume par l'existence d’une plante
et de six espèces animales, cinq mammifères et un oiseau. La
plante est le lichen d'Islande (cenomyce rangiferina). Or, ce
lichen est si peu caractéristique des régions polaires qu'on le
trouve en France sur bien des points et jusqu'aux environs de
Paris à Fontainebleau. M. Decaisne pense qu'il est mangé pen-
dant l'hiver par nos lièvres et nos lapins, comme il l’est par les
rennes en Laponie. Au reste les observations récemment faites
en Groenland par l'expédition polaire allemande montrent que
cette contrée qui, dans le royaume boréal, se prêterait le mieux
aux conceptions d’Agassiz et qu'habitent les Esquimaux pur
sang, ne possède presque aucune espèce végétale qui lui soit
propre et que bon nombre d’entre elles se retrouvent dans les
Alpes et au sommet des Vosges. C’est une conséquence du retour
de la chaleur après l’époque glaciaire, les espèces qui la redou-
taient ayant émigré en altitude aussi bien qu'en latitude.
Parmi les espèces animales, l'ours blanc et le morse sont vrai-
ment boréaux. On peut en dire autant du phoque groenlandais
considéré comme espèce. Mais comme type on le retrouve par-
tout; comme genre, il habite toutes les mers d'Europe. Le renne
habitait en France à l'époque quaternaire; il vivait en Allemagne
au temps de César; il descendait tous les ans jusqu'à la mer Cas-
pienne du vivant de Pallas. La baleine franche visitait nos côtes
avant d'avoir été chassée par l’homme. Enfin aujourd'hui encore
leider niche tous les ans en Danemark à 10-13 degrés au sud.
du cercle polaire. Ainsi sur six espèces données par Agassiz
comme propres à son royaume arctique, trois au moins appar-
üennent tout autant à son royaume européen.
1924 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE.HUMAINE
Certes, Agassiz mieux que personne était capable de caracté-
riser nettement la région dont il s’agit par des espèces animales, .
si la chose eût été possible. Il a échoué parce qu'il n'existe pas
en réalité de faune vraiment boréale. Celle-ci résulte de l’exten-
sion des faunes plus méridionales qui vont en s’appauvrissant a
mesure qu'elles avancent vers le nord, mais qui changent fort
peu de caractère. En réalité, ce prétendu royaume se morcelle
en provinces indépendantes, ou mieux se rattachant aux régions
placées plus au sud et par suite mieux partagées. « La région
polaire, dit Lacordaire en parlant des insectes, est caractérisée,
moins par la spécialité de ses produits que par leur petit nom-
bre. » Tous ces faits sont encore la conséquence du peuplement
des régions boréales à la suite de l’époque glaciaire. es
L'homme du moins présente-t-il, sous le pôle, l’homogénéité
que suppose la théorie? Pas davantage, quoi que prétende
Agassiz à ce sujet. « Là, dit-il, vit une race d'hommes particu-
lière, connue en Amérique sous le nom d'Esquimaux et ailleurs
sous ceux de Lapons; de Samoyèdes et de Tchouktchis..…. L’uni-
formité de leurs caractères tout le long des mers arctiques les
rapproche d’une manière frappante de la faune à laquelle ils
sont étroitement liés. »
Il y a dans ces paroles d'Agassiz de graves erreurs anthropo-
logiques et ethnologiques. L'uniformité de caractères dont il
parle n’existe nullement. Il me suffit de rappeler que les Lapons
sont une des races les plus brachycéphales et les Esquimaux
une des plus dolichocéphales que l’on connaisse. En réalité ce
sont deux races tellement distinctes qu'aucun anthropologiste
n’a jamais eu la pensée de les réunir.
Quant aux Samoyèdes et aux Tchouktchis, ils ne sont pas
originaires des pays glacés où nous les trouvons aujourd'hui.
Les premiers se rappellent être venus du midi et M. de Tchiat-
chef a retrouvé leur souche originelle sur les confins de la Chine.
Les seconds ne sont arrivés au détroit de Behring que depuis
peu de temps, pour se soustraire à la conquête russe contre
laquelle ils ont bravement lutté ; ils ont subjugué et absorbé les
Yukagires qui les avaient précédés. Ils diffèrent en outre égale-
ment des Esquimaux et des Lapons.
Ainsi dans ce royaume arctique, où se trouvent réunies les
conditions les plus favorables pour mettre en lumière ce qu'il
peut y avoir de vrai dans les idées d’Agassiz, tout proteste.contre
ces idées. Malgré ses vastes connaissances, l’auteur n'a pu le
caractériser zoologiquement d’une manière précise ; la faune
spéciale qu'il admet n'existe pas ; l'identité des populations
proclamée par lui disparait devant le plus léger examen.
En résumé la théorie qui rattache une race humaine à chaque
centre d'apparition comme un produit local de ce centre, doit
être rejetée par quiconque tient quelque peu compte des résultats
de l'observation.
«
nl TA SR dde ns ns © mme. à nn de Don bé.
CHAPITRE XV
CANTONNEMENT PROGRESSIF DES ÊTRES ORGANISÉS ; CENTRES D'AP-
PARITION ; CANTONNEMENT PRIMITIF DE L'HOMME.
I. — Un homme éminent peut tirer des conséquences inexactes
de l’existence des centres d'apparition sans que cette existence
soit pour cela moins certaine. Sans être liées aux centres ani-
maux ou végétaux, les races humaines pourraient avoir les
leurs ; l’homme pourrait même avoir pris naissance partout où
nous le rencontrons. Mais pour admettre ce cosmopolitisme ini-
tial, il faudrait s'être assuré qu'il fait rentrer l’homme dans les
lois générales. Or, nous allons voir que cette hypothèse est au
contraire en désaccord avec tous les faits généraux présentés
par les plantes aussi bien que par les animaux.
IT. — Constatons d’abord qu'aucune espèce animale ou végé-
tale n’habite comme l’homme le globe à peu près tout entier.
La déclaration d’Ad. de Candolle est on ne peut plus précise en
ce qui concerne les végétaux. « Aucune plante phanérogame, dit-
il, ne s'étend sur la totalité de la surface terrestre. Il n’en existe
guère que 18 dont l’aire atteigne la moitié des terres. Aucun
arbre ou arbuste ne figure parmi ces plantes d’une extension si
considérable. » — Cette dernière remarque se rattache à un
ordre de considérations que nous retrouverons plus tard.
Ne pouvant entrer ici dans l’examen de tous les faits que pré-
sentent à ce point de vue les diverses classes du règne animal,
Je me borne à donner quelques détails sur les oiseaux et les
mammifères.
On doit s'attendre à voir les premiers présenter des aires d’ha-
bitat fort étendues à raison de leur mode de locomotion. En
effet, nous trouvons parmi eux quelques-unes des espèces qui
méritent le mieux l’épithète de cosmopolite. Elles n'’égalent
pourtant pas l’homme sous ce rapport.
Le biset, la souche de nos pigeons domestiques, s'étend du sud
de la Norwége à Madère et à l’Abyssinie, des îles Schetland à
126 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L'ESPÈCE HUMAINE
Bornéo et au Japon ; mais 1l n'atteint ni l'équateur ni le cercle
polaire; il manque à l'Amérique et à la Polynésie.
Le vautour fauve occupe les régions tempérées de tout l’an-
cien continent, traverse l'équateur en Afrique et descend jus-
qu’au Cap. Mais on ne le rencontre ni dans nos régions boréales,
ni en Amérique, ni en Polynésie.
Le faucon pélerin est peut-être l'animal dont l’aire est la plus
étendue. On le trouve en Amérique comme dans toutes les ré-
gions chaudes ou tempérées de l’Ancien-Monde. On croit qu'il
atteint l'Australie ; mais il ne se rencontre ni en Polynésie ni
dans les régions polaires.
Parmi les mammifères, les cétacés, grâce à leur énorme puis-
sance de locomotion et à la continuité des mers, sembleraient
se prêter à un véritable cosmopolitisme. Il n’en est rien pour-
tant. Ils sont presque tous cantonnés dans des aires relativement
assez restreintes et ne font que rarement des excursions en
dehors de leurs limites habituelles. Le commodore Maury regar-
dait la mer équatoriale comme apportant un obstacle invincible
à leur passage d'un hémisphère à l'autre. On a cependant
signalé deux exceptions à cette règle. Un rorqual à grandes
mains (Megaptera longimana) et un Sibaldius laticeps auraient
franchi cette barrière et seraient passé de nos mers boréales
dans celles du Cap et de Java. Ces exceptions pourraient s’ex-
pliquer aisément par diverses circonstances accidentelles. Accep-
tons-les néanmoins comme trahissant un cosmopolitisme relatif
exceptionnel ; il reste acqüis que ces deux espèces même n'ont
jamais été rencontrées dans l'océan Pacifique.
Au-dessus des cétacés, nous ne trouvons plus rien qui ressem-
ble au cosmopolitisme. Laissant même de côté l'Océanie entière,
nous ne trouvons plus comme espèces communes à l’ancien et
au nouveau continent que deux ou trois ruminants, peut-être
un ours, un renard, un loup. Toutes ces espèces sont d’ailleurs
plus ou moins boréales et manquent dans les régions méridio-
nales des deux mondes. Enfin, pas une seule espèce de cheirop-
tères ou de quadrumanes n’habite à la fois l'Amérique et l’an-
cien continent.
À part les espèces que l’homme a disséminées en les faisant
voyager avec lui, les animaux et les plantes occupent évidem-
ment leur aire naturelle, dans laquelle est compris le centre
autour duquel ils ont irradié. Nous voyons que, même après
cette expansion, aucun d’eux n’a atteint une aire d'habitat com-
parable à celle de l’homme.
Admettre que l’espèce humaine est apparue partout où nous
la trouvons, lui attribuer un cosmopolitisme initial, serait donc
faire d'elle une exception unique, en contradiction avec les faits
que présentent toutes les autres. L'hypothèse qui conduit à une
pareille conséquence, doit être repoussée comme étant incon-
ciliable avec les résultats de l'observation. Si l’homme est au-
jourd’hui partout, c’est grâce à son intelligence et à son industrie,
CANTONNEMENT PROGRESSIF DES ÊTRES ORGANISÉS 1927
III. — Gette conclusion s'impose aux polygénistes eux-mêmes,
à moins qu'ils ne veuillent repousser comme inapplicables à
l’homme les lois de la géographie zoologique et botanique.
En effet, pour tant qu'ils aient multiplié leurs espèces humai-
nes, ils n’ont pu, quand ils s'étaient quelque peu occupés d'his-
toire naturelle, que les réunir dans un même genre. Or, tout ce
que nous venons de dire des espèces, s'applique également aux
genres. L’aire d'habitat s'agrandit sans doute; et, par exemple,
quelques genres de cétacés, les dauphins et les rorquals, se ren-
contrent dans toutes les mers; parmi les-mammifères terrestres,
chez les ruminants et les carnassiers, certains genres occupent
plus ou moins l’ancien comme le nouveau continent. Mais ils
manquent tous à la portion la plus étendue de l'Océanie.
En outre, à mesure que les types s'élèvent, le nombre de ces
genres à aires très-étendues va en diminuant. Les cheiroptères
à nez découvert ont quelques genres communs à l’ancien et au
_ noûäveau monde. Il -n’en est plus de même chez les cheiroptères
à nez portant une membrane. Chez eux, pas plus que chez les
quadrumanes, il n’y a plus un seul genre qui habite à la fois
l'Amérique et l’ancien continent.
Par conséquent, les polygénistes doivent admettre que les
espèces dont ils composent leur genre humain, n’ont pu prendre
naissance partout où l’on trouve des hommes aujourd’hui, 'à
moins de vouloir faire de ce genre humain une exception frap-
pante.
IV. — Voulüt-on considérer les races humaines comme for-
mant une famille composée de plusieurs genres et même un
ordre comprenant plusieurs familles, on se heurterait aux mêmes
difficultés. ù
Laissons de côté les marsupiaux et les édentés, sur lesquels
nous reviendrons. Il est vrai que les grands ordres normaux de
mammifères terrestres, les ruminants, les rongeurs, les insec-
tivores, les carnassiers, sont presque aussi cosmopolites que
l’homme. Mais il n’en est déjà plus de même des cheiroptères
dont pas un ne dépasse le cercle polaire. Quant aux quadru-
manes, chacun sait qu'ils manquent à l’Europe, le rocher de
Gibraltar excepté, à l'Amérique du nord, à la plus grande partie
de l’Asie et de l'Océanie. Si bien que, même dans l’hypothèse
extrème que j'indique ici, ce serait encore en dehors des types
animaux les plus rapprochés de l’homme, et jusque chez les
carnassiers ou les ruminants, qu'il faudrait aller chercher des
analogies géographiques, en faveur du prétendu cosmopolitisme
initial de l’ordre humain.
V. — Ce resserrement des aires d'habitat des groupes ani-
maux, manifestement en rapport avec leur degré d’élévation
dans l’échelle des êtres, est un fait général qui se retrouve chez
les végétaux. Écoutons encore sur ce point, ce que dit Ad. de
Gandolle : « L'aire moyenne des espèces est d'autant plus petite
que la classe à laquelle elles appartiennent a une organisation
1928 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE
plus complète, plus développée, autrement dit plus parfaite. »
Le cantonnement progressif des êtres organisés, croissant à
mesure qu'ils se perfectionnent, est donc une loi générale, —
La physiologie rend aisément compte de ce fait.
Le perfectionnement des organismes s’accomplit par la divi-
sion du travail; et celle-ci exige la multiplication des appareils
fonctionnels. À mesure que les instruments anatomiques devien-
nent plus nombreux et plus spéciaux, les fonctions se spécia-
lisent. Par cela même, les conditions d'harmonie entre l'être
vivant et le milieu qui l'entoure, se précisent de plus en plus.
Par suite, l’animal ou le végétal ne trouve plus ses vraies con-
ditions de bien-être que dans une aire progressivement res-
treinte. Au delà le milieu change, la lutte pour l'existence
devient plus meurtrière et l'expansion de l'espèce, du genre, de
la famille ou de l’ordre lui-même se trouve arrêtée. L'homme
seul, armé contre le milieu de son 2ntelligence et de son 2ndus-
trie, est aussi seul capable de surmonter des conditions d’exis-
tence qui seraient une barrière infranchissable pour son orga-
nisme matériel.
La loi de cantonnement progressif est en opposition absolue
avec la doctrine du cosmopolitisme initial de l'espèce humaine.
En la laissant de côté, les polygénistes proprement dits pour-
raient invoquer la diffusion des genres dauphin et rorqual ; les
monogénistes-polygénistes de l'Ecole d’Agassiz pourraient arguer
des faits indiqués plus haut dans les genres megaptera et sibal-
dius ; les uns et les autres pourraient dire : la loi générale de
cantonnement présente deux exceptions ; pourquoi l’homme
n’en serait-il pas une troisième ? |
L'analogie, on le voit, pècherait par la bäse. Les dauphins,
les rorquals, les sibaldius appartiennent au dernier ordre des
mammifères ; l'homme, à ne tenir compte que de son corps,
appartient incontestablement à l'ordre le plus élevé. À moins de
constituer une exception unique, c'est aux lois des groupes su-
périeurs qu'il a dû obéir et non point à celles du groupe in-
férieur. .
Nous pouvons donc affirmer dès à présent que l’homme n’a
pu être originairement cosmopolite. Mais nous pouvons aller
encore plus loin.
VI. — Sans avoir pris naissance sur tous les points où nous le
rencontrons aujourd'hui, l'homme pourrait avoir eu plusieurs
centres d'apparition. Examinons cette dernière question. Les
lois du cantonnement progressif et de la caractérisation des
centres permettent de la poser et de la résoudre.
Reprenons à ce point de vue l'examen des groupes animaux,
laissons de côté tous les types inférieurs et ne tenons compte
que des anthropomorphes. Dans cette famille, la plus rapprochée
de l’homme par son organisation, il y a aussi des degrés. La loi
du cantonnement progressif s'applique à ce groupe restreint,
tout comme à l’ensemble du règne.
CENTRES D'APPARITION 129
L'ensemble de la famille se rencontre en Asie, dans la pres-
qu'ile de Malacca, dans l’Assam jusqu'au 26° N., à Sumatra, à
Java, à Bornéo et aux Philippines; dans l’Afrique occidentale,
du 40° S. jusqu'à 15° N. Mais le genre gibbon, le plus inférieur,
occupe seul l’aire asiatique entière ; le genre orang est confiné à
. Bornéo et à Sumatra. En Afrique, le genre chimpanzé va à peu
près du Zaïre au Sénégal ; le gorille n'a été trouvé qu’au Gabon
et peut-être chez les Aschantis. Occupât-il tout l’espace que les
voyageurs ont encore laissé en blanc sur cette partie de nos
cartes, son aire d'habitat n’en serait pas moins bien restreinte.
Ainsi, à mesure que le type anthropomorphe s'élève, l’aire d’ha-
bitat se restreint.
À ne tenir compte que de l'organisme matériel, le type hu-
main est incontestablement supérieur à celui de l’orang et du
gorille. I a donc dü être primitivement cantonné tout autant
que ces types animaux. On objectera peut-être que les grands
singes sont en voie de disparition et que les quelques survivants
ne sont que les {émoins d'une population jadis plus nombreuse.
Ce serait là une hypothèse absolument gratuite, qui ne reposerait
sur aucun fait ; et il est permis de répondre tout au moins, que
le gorille et l’orang auraient bien pu durer là où vivent encore
le chimpanzé et le gibbon. Or, que sont les aires occupées par
eux comparées à l'aire humaine?
VII. — Jusqu'ici, j'ai laissé de côté les types exceptionnels, tels
que les marsupiaux, les édentés, les makis, etc. Je ne voulais
pas arguer des formes aberrantes ; je tenais à montrer les Lors
en action dans les espèces à organisme pour ainsi dire normal.
Mais les types aberrants ont une haute valeur et nous apportent
de nouveaux enseignements.
Ces types caractérisent presque toujours, soit les grands
centres d'apparition, soit les centres secondaires ou régions
géographiques. Pour ne parler que des mammifères, je rappel-
lerai que l'Australie a ses marsupiaux; l'Australie méridionale,
l'ornithorinque ; l'Amérique boréale, le bœuf musqué; l’Amé-
rique centrale, les édentés; l'Afrique, la girafe; l’Asie, le yack; le
Cap, le gnou; Madagascar, les makis et l’aye-aye ; le Gabon, le
gorille, etc.
L'homme aussi est évidemment un type exceptionnel ou
aberrant parmi les mammifères. Seul il est construit pour la
station verticale ; seul il a de vrais pieds et de vraies mains; seul
il présente un développement cérébral porté au plus haut degré;
seul il possède cette supériorité d'intelligence qui fait de lui le
maitre de tout ce qui l'entoure.
Admettre que le type humain, ce type le plus perfectionné,
ce genre exceptionnel entre tous,a pris naissance dans plusieurs
centres d'apparition et n’en a caractérisé aucun, serait faire de
lui une exception unique. À
Pour si polygéniste que l'on soit, et quelque nombre d’es-
pèces d'hommes que l’on admette, il faut reconnaitre que le
DE QUATREFAGES, 9
430 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE
cantonnement primitif du genre humain dans un seul centre
d'apparition et la caractérisation de ce centre par lui sont la
conséquence logique de tous les faits attestés par la géographie
zoologique.
À plus forte raison, tout monogéniste verra dans l'espèce
privilégiée qui domine toutes les autres, un de ces types spé-
ciaux qui caractérisent le centre, la région où ils ont paru,
comme l’ornithorinque, l’aye-aye, le gnou, caractérisent l’Aus-
tralie méridionale, Madagascar, le Cap.
En résumé, les lois de la géographie zoologique conduisent à
voir avec certitude dans l'espèce humaine, le trait caractéristique
d’un centre d'apparition unique. Elles permettent d'ajouter que ce
centre n’a pas dû être plus étendu que celui du gorille et de l’arang.
VIIL. — Est-il possible d'aller plus loin encore et de chercher
à déterminer la position géographique du centre d'apparition
humain? Je ne saurais aborder ici ce problème dans ses détails ;
je me bornerai à en préciser le sens et à indiquer les solutions
probables d’après les données de la science actuelle.
Remarquons d'abord que,lorsqu'il s’agit d’une espèce animale
ou végétale, de celles même dont l’aire est la plus circonscrite,
personne ne demande le point précis où elle a pu se montrer
pour la première fois. La détermination dont il s’agit a toujours
quelque chose de très-vague et est forcément approximative.
L'on ne saurait en demander davantage, quand il s’agit de l’es-
pèce répandue aujourd'hui partout. Dans ces limites, il est
permis de former au moins des conjectures ayant pour elles une :
certaine probabilité.
La question se présente avec des caractères assez différents,
selon que l’on s'arrête aux temps présents ou que l’on tient
compte de l’ancienneté géologique de l’homme. Toutefois, les
faits ramènent dans les mêmes régions et semblent indiquer
deux extrêmes. La vérité est peut-être entre eux deux.
On sait qu'il existe en Asie une vaste région entourée au sud
et au sud-ouest par l'Himalaya, à l’ouest par le Bolor, au nord-
ouest par l’Ala-Tau, au nord par l’Altaï et ses dérivés, à l’est
par le Kingkhan, au sud et au sud-est par le Felina et le Kuen-
Loun. À en juger par ce qui existe aujourd’hui, ce grand massif
central pourrait être regardé comme ayant renfermé le berceau
de l'espèce humaine.
En effet, les trois types fondamentaux de toutes les races hu-
maines sont représentés dans les populations groupées autour
de ce massif. Les races nègres en sont les plus éloignées, mais
ont pourtant des stations marines où on les trouve pures ou
métisses depuis les îles Kioussiou jusqu'aux Andaman. Sur les
continent elles ont mêlé leur sang à presque toutes les castes et
classes inférieures des deux presqu'iles gangétiques ; elle se
retrouvent encore pures dans toutes deux, remontent jusq au
Nepal et s'étendent à l’ouest jusqu’au golfe Persique et au lac
Zareh. d’après Elphinstone.
CANTONNEMENT PRIMITIF DE L'HOMME 131
La race jaune pure ou mélangée par places d'éléments blancs
paraît occuper seule l'aire dont il s’agit; elle en peuple le pour-
tour au nord, à l’est, au sud-est et à l’ouest. Au sud elle se
mélange davantage, mais elle n'en forme pas moins un élément
important de la population.
La race blanche, par ses représentants allophyles, semble
avoir disputé l'aire centrale elle-même à la race jaune. Dans
le passé nous trouvons les Yu-Tehi, les Ou-soun au nord du
Hoang-Ho; de nos jours dans le petit Thibet, dans le Thibet
oriental, on a signalé des îlots de populations blanches. Les
Miao-Tsé occupent les régions montagneuses de la Chine; les
Siaputh résistent à toutes les attaques dans les gorges du Bolor.
Sur les confins de l’aire nous rencontrons à l’est les Aïnos et les
Japonais des hautes castes, les Tinguianes des Philippines; au
sud les Hindous. Au sud-ouest et à l'ouest l’élément blanc, pur
ou mélangé, domine entièrement.
Aucune autre région sur le globe ne présente une semblable
réunion des types humains extrêmes distribués autour d’un
centre commun. À lui seul, ce fait pourrait inspirer au natura-
liste la conjecture que j'ai exprimée plus haut; mais on peut
invoquer d’autres considérations.
Une des plus sérieuses se tire de la linguistique. Les trois
formes fondamentales du langage humain se retrouvent dans les
mêmes contrées et dans des rapports analogues. Au centre et
au sud-est de notre aire, les langues monosyllabiques sont repré-
sentées par le chinois, le cochinchinois, le siamois, le thibétain.
Comme langues agglutinatives, nous trouvons du nord-est au
nord-ouest le groupe des ougro-japonaises, au sud celui des dra-
vidiennes et des malaises, à l’ouest les langues turques. Enfin le
sanscrit avec ses dérivés, et les langues iraniennes représentent
au sud et au sud-ouest les langues à flexion.
C'est aux types linguistiques accumulés autour du massif
central de l’Asie que se rattachent tous les langages humains ;
soit par le vocabulaire soit par la grammaire, quelques-unes de
ces langues asiatiques touchent de très-près à des langages parlés
dans des régions fort éloignées, ou séparées de l'aire dont il s’agit
par des langues fort différentes. On sait que divers linguistes,
M. Maury entre autres, rattachent intimement les langues dravi-.
diennes aux idiomesde l'Australie, et que M. Pictet a retrouvé une
foule de mots aryans dans nos plus vieilles langues européennes.
Enfin c'est encore d'Asie que nous sont venus nos animaux
domestiques les plus anciennement soumis. Isidore Geoffroy
s'accorde entièrement sur ce point avec Dureau de la Malle.
Ainsi, à ne tenir compte que de l’époque actuelle, tout nous
ramène à ce plateau central ou mieux à cette grande enceinte.
Là, est-on tenté de se dire, ont apparu et se sont multipliés les
premiers hommes, jusqu’au moment où les populations ont dé-
bordé comme d’une coupe trop pleine et se sont épanchées en
flots humains dans toutes les directions.
152 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L'ESPÈCE HUMAINE
IX. — Mais les études paléontologiques ont conduit assez ré-
cemment à des résultats qui peuvent modifier ces premières con-
clusions. MM. Heer et de Saporta nous ont appris qu'à l’époque
tertiaire la Sibérie et le Spitzhberg étaient couverts de plantes
attestant un climat tempéré. À la même époque, nous disent
MM. Murchisson, Keyserlink, de Verneuil, d’Archiac les baren-
lands de nos jours nourrissaient de grands hervibores, le renne,
le mammout, le rhinocéros à narines cloisonnées. Tous ces ani-
maux se montrent chez nous au début de l’époque quaternaire.
Ils me semblent ne pas être arrivés seuls.
J'ai dit plus haut que les trouvailles de M. l’abbé Bourgeois dé-
montrent à mes yeux l'existence en France de l’omme tertiaire.
Mais tout semble annoncer qu'il ne comptait encore chez nous
que de rares représentants. Les populations quaternaires au
contraire étaient, au moins par places, aussi nombreuses que le
permet la vie de chasseur. N'est-il pas permis de penser que,
pendant l’époque tertiaire, l’homme vivait dans l’Asie boréale
à côté des espèces que je viens de nommer et qu'il les chassait
pour s’en nourrir, comme il les a plus tard chassées en France ?
Le refroidissement força les animaux à émigrer vers le sud;
l’homme dut les suivre pour chercher un climat plus doux et
pour ne pas perdre de vue son gibier habituel. Leur arrivée
simultanée dans nos climats, l’apparente multiplication subite
de l’homme s’expliqueraient ainsi aisément.
On pourrait donc reporter bien au nord de l'enceinte dont je
parlais tout à l’heure et au moins jusqu’en Sibérie le centre d’ap-
parition humain. Peut-être l'archéologie préhistorique et la
paléontologie confirmeront-elles ou infirmeront-elles un jour
cette conjecture.
Quoi qu'il en soit, aucun des faits recueillis jusqu’à ce jour
n'autorise à placer ailleurs qu'en Asie le berceau de l'espèce
humaine. Aucun non plus ne conduit à chercher notre patrie
originelle dans les régions chaudes soit des continents actuels soit
d'un continent disparu. Cette pensée, bien souvent exprimée,
repose uniquement sur la croyance que le climat du globe au
moment de l’apparition de l’homme, était ce qu'il est aujour-
d'hui. La science moderne nous a appris que c’est là une erreur.
Dès lors rien ne s'oppose à ce que nos premiers ancêtres aient
trouvé des conditions d'existence favorables jusque dans le nord
de l’Asie, où nous ramènent tant de faits empruntés à l’histoire
de l’homme, à celle des animaux et des plantes.
LIVRE V
PEUPLEMENT DU GLOBE
CHAPITRE XVI
MIGRATIONS PAR TERRE ; — EXODE DES KALMOUKS DU VOLGA.
I. — Au point où nous sommes parvenus, la filiation des faits
et de leurs conséquences pose un nouveau problème. La physio-
logie nous a démontré qu'il n'existe qu'une espèce d'homme
dont les groupes humains sont les races. La géographie zoologi-
que nous a appris que cette espèce avait été primitivement can-
tonnée dans un espace relativement très-restreint. Puisque nous
la voyons aujourd’hui partout, c’est qu'elle s’est répandue en
irradiant en tout sens à partir de ce centre. Le peuplement du
globe par migrations est la conséquence forcée de ce qui précède.
Les polygénistes, les partisans de l’autocthonie des peuples
ont déclaré ces migrations 2mpossibles pour un certain nombre
de cas et ont présenté cette impossibilité prétendue comme une
objection à la doctrine que je défends. Ici encore c’est par des
faits que je répondrai.
IT. — J'avoue n'avoir jamais compris qu'on ait attribué quel-
que valeur à cet argument. Les migrations se montrent à peu
près partout dans l’histoire, dans les traditions et les légendes
du nouveau comme de l’ancien monde. Nous les constatons chez
les peuples les plus civilisés de nos jours et chez les tribus encore
arrêtées aux plus bas échelons de la vie sauvage. À mesure que
nos connaissances grandissent et dans quelques sens qu'elles
s'étendent, elles nous font de plus en plus connaître les instincts
voyageurs de l’homme. La paléontologie humaine, l'archéologie
préhistorique ajoutent chaque jour leurs témoignages à ceux
des sciences historiques. |
À ne juger que par cette sorte de renseignements, le peuple-
134 PEUPLEMENT DU GLOBE
ment du globe entier par voie de migrations, de colonisations
apparaît comme plus que probable. L'immobilité primordiale et
ininterrompue d’une race humaine quelconque serait un fait en
désaccord avec toutes les analogies. Sans doute, une fois consti-
tuée, elle laissera en place, à moins d'événements exceptionnels,
un nombre plus ou moins considérable et d'ordinaire la très-
grande majorité de ses représentants ; mais, à coup sûr, dans le
cours des âges elle aura essaimé.
IT. — Les partisans de l’autochthonie insistent d’une manière
spéciale sur deux ordres de considérations tirées les unes de l’état
social des peuples dans l'enfance et dépourvus des moyens d’ac-
tion que nous possédons, les autres des obstacles qu'une nature
jusque-là indomptée devait opposer à leur marche.
La première objection repose évidemment sur une apprécia-
tion inexacte des aptitudes et des tendances développées chez
l’homme par ses divers genres de vie. L'imperfection même de
l’état social, loin d'arrêter la dissémination de l’espèce humaine,
ne pouvait que la favoriser. Les peuples cultivateurs sont forcé-
ment sédentaires ; les pasteurs, moins attachés au sol, ont besoin
de rencontrer des conditions spéciales. Les chasseurs au con-
traire, entraînés par leur genre de vie, par les nécessités qu'il
impose et les instincts qu'il développe ne peuvent que se dissé-
miner en tout sens. Il leur faut pour vivre de vastes espaces ;
dès que les populations s’accroissent, même dans d’assez faibles
proportions, elles sont forcées de se séparer ou de s’entre-détruire, |
comme le montre si bien l’histoire des Peaux-Rouges. Les peu-
ples chasseurs ou pasteurs sont donc seuls propres aux grandes
et lointaines migrations. Les peuples cultivateurs seront plutôt
colonisateurs.
L'histoire classique elle-même confirme de tout point ces
inductions théoriques. On sait ce qu'étaient les envahisseurs du
monde romain, les destructeurs du Bas-Empire, les conquérants
arabes. Le même fait s’est produit au Mexique. Les Chichi-
mèques représentent ici les Goths et les Vandales de l’ancien
monde. Si l’Asie a tant de fois débordé sur l’Europe, si le nord
américain a envoyé tant de hordes dévastatrices dans les régions
plus méridionales, c’est que dans ces deux contrées l’homme
était resté barbare ou sauvage.
IV. — Les obstacles naturels étaient-ils vraiment infranchissa-
bles pour les populations dénuées de nos moyens perfectionnés
de locomotion ? Cette question doit être examinée à deux points
de vue, selon qu'il s’agit de migrations par terre ou par mer.
Le premier cas nous arrêtera peu. On a vraiment trop exa-
géré la faiblesse de l’homme et la puissance des barrières
que pouvaient lui opposer les accidents du terrain, la végé-
tation ou les faunes. L'homme a toujours su vaincre les bêtes
féroces ; dès les temps quaternaires il mangeait le rhinocéros.
Il n’a jamais été arrêté par les montagnes lors même qu'il
traînait à sa suite ce qui pouvait rendre le passage le plus dif-
EXODE DES KALMOUKS DU VOLGA 135
ficile; Annibal a franchi les Alpes avec ses éléphants et Bona-
parte avec ses canons. Les hordes asiatiques n'ont pas été ar-
rêtées par le Palus Méotides, pas plus que Fernand de Soto par
les marais de la Floride. Les déserts sont chaque jour sillonnés
par des caravanes ; et quant aux fleuves, il n’est pas de sauvage
qui ne sache les traverser sur un radeau ou une outre.
En réalité, — l’histoire des voyages ne le prouve que trop —
l'homme seul arrête l’homme. Quand celui-ci n'existait pas, rien
ne s’opposait à l'expansion de tribus ou de nations avançant len-
tement, à leur heure, se poussant ou se dépassant tour à tour,
constituant des centres secondaires d’où partaient plus tard de
nouvelles migrations. Même sur une terre peuplée, une race su-
périeure envahissante ne procède pas autrement. C’est ainsi que
les Aryas ont conquis l'Inde, c’est ainsi qu'avancent les Paouins
qui, partis d’un centre encore inconnu, arrivent au Gabon sur un
front de bandière d'environ quatre cents kilomètres.
V. — Je pourrais m'en tenir à ces observations générales.
Mais il peut être bon de rappeler succinctement un fait trop
oublié quoique récent et qui montre comment une population
entière peut effectuer une grande migration en dépit des ob-
stacles de tout genre accumulés sur un espace immense.
Vers l’an 1616, une horde de Kalmouks, poussée par des motifs
que nous ignorons, abandonna les confins de la Chine, traversa
l'Asie et vint s'établir dans le kahanat de Kazan sur les deux
rives du Volga. Elle se plaçait ainsi sous la domination de la
Russie qui accueillit volontiers ces colons et respecta leur gou-
vernement patriarcal. En revanche les Kalmouks se montrèrent
sujets fidèles et fournirent à diverses reprises de nombreux et
braves corps de cavalerie à l’armée russe. Ge bon accord dura
jusqu'au moment où l'impératrice Catherine, ayant à choisir
entre deux prétendants nommés Oubacha et Zébeck-Dorchi, ap-
pela le premier au commandement de la horde. Zébeck, furieux,
imagina de se venger de la Russie en ramenant ses compatriotes
en Chine. Secondé par le principal Lama, il entraîna Oubacha
lui-même, et la conspiration, bien qu'englobant un peuple entier,
fut conduite avec un tel mystère qu'elle échappa à la surveil-
lance intéressée de la Russie.
Le 5 janvier 1771, on vit les Kalmouks se réunir sur la rive
gauche du Volga. De demi-heure en demi-heure, des groupes de
femmes, d'enfants, de vieillards au nombre de 15 à 20 000
portés sur des chariots ou des chameaux, partaient escortés
par des corps de 10 000 cavaliers. Une arrière-garde forte de
80 000 hommes d'élite couvrait les derrières des émigrants.
Un officier russe, gardé comme prisonnier pendant une partie
du voyage et qui nous a conservé ces détails, estime cet ensem-
ble de populations à plus de 600 000 âmes.
Les Kalmouks sentaient la nécessité de se hâter afin d’é-
chapper aux efforts que devait inévitablement faire la Russie pour
les retenir. En sept jours, ils avaient franchi plus de 400 lieues
136 PEUPLEMENT DU GLOBE
par un temps sec mais froid. Bien des bestiaux avaient suc-
combé et le lait commença à manquer, même pour les enfants.
On était arrivé sur les bords de la Djem. [ei commencèrent les
premières épreuves sérieuses. Un clan entier comptant 9 000 ca-
valiers fut massacré par les Cosaques.
Cependant au premier avis de ce départ, qui transformait en
désert une partie de son empire, Catherine avait envoyé une
armée avec ordre de ramener les fugitifs. Ceux-ci avaient à tra-
verser, à 80 lieues de la Djem, un défilé dont il fallait s'emparer
à tout prix. On avança à marches forcées. Malheureusement la
neige survint; il fallut s’arrêter pendant dix jours. Arrivés au
défilé on le trouva occupé par les Cosaques ; toutefois ceux-ci
furent tournés, défaits et massacrés par Zébeck.
On passa; mais il fallait redoubler de vitesse, car l’armée russe
approchait. On tua et on sala ce qui restait de bestiaux ; on
abandonna sur la route tout invalide femme, enfant, vieillard ou
malade ; l'hiver redoublait de rigueur, on brüla les bâts et les
chariots, et néanmoins chaque campement était marqué par
des centaines de cadavres gelés. Enfin le printemps vint alléger
ces souffrances et aux premiers jours de juin on traversa la
Torgaï qui se jette dans le petit lac d’Aksakal, au N. N. E. du
lac Aral. — En cinq mois les émigrants avaient fait 700 lieues ;
ils avaient perdu plus de 250 000 âmes ; de toutes leurs bêtes
de somme il ne restait que les chameaux. L'officier russe, We-
seloff, mis un peu plus tard en liberté, put regagner le Volga
guidé uniquement par la traînée de cadavres laissés sur la route.
Les malheureux fugitifs avaient cru pouvoir se reposer au-
delà de la Torgaï. Mais l’armée russe suivait toujours et s'était
même renforcée d’auxiliaires redoutables. C'étaient les Baskirs
et les Kirghises, ennemis héréditaires des Kalmouks. Cette cava-
lerie légère prit l'avance et il fallut bientôt la combattre tout en
continuañt à fuir. Il fallut aussi tourner les déserts, où on auraït
péri de faim, et se faire jour à travers les populations qui se
levaient en armes pour protéger leur territoire contre des en-
vahisseurs affamés. L'été avait fait place à l'hiver ; les émi-
grants souffraient de la chaleur autant qu'ils avaient souffert du
froid ; la mortalité restait la même.
Enfin au mois de septembre la horde arriva sur les frontières
de la Chine. Depuis plusieurs jours on manquait d’eau. A la vue
d’un petit lac, chacun s’élanca pour se désaltérer; la débandade
devint générale. Les Bäskirs et les Kirghises, qui n'avaient pas
cessé un instant de harceler les fugitifs, s'élancèrent sur cette foule
affolée et l’auraient peut-être exterminée. Heureusement, l’empe-
reur Kien-Long chassait dans les environs accompagné comme
à l'ordinaire d’une petite armée. Prévenu de l’arrivée de Kal-
mouks, il les avait reconnus de loin; et, Les voyant attaqués, il se
hâta de leur porter secours. Le bruit de son artillerie réveilla le
courage de ceux qui se laissaient massacrer et leurs persécuteurs
essuyèrent une sanglante défaite. Ajoutons que Kien-Long dis-
EXODE DES KALMOUKS DU VOLGA 1937
tribua à ceux qu'il avait sauvés des terres où leurs descendants
vivent encore.
L'Æxode des Kalmouks répond à tout ce que l’on pourrait
avancer au sujet de l'impossibilité des migrations primitives par
terre. En huit mois, malgré les rigueurs extrêmes du froid et du
chaud, malgré les attaques incessantes d’ennemis implacables,
malgré la famine et la soif, cette population a franchi un espace
égal en ligne droite au huitième environ de la circonférence
terrestre. En tenant compte des détours obligés, il faut peut-être
doubler ce chiffre. Après un fait pareil, comment mettre en
doute la possibilité de voyages plus longs encore pour une tribu
marchant tranquillement, par étapes, et n'ayant à lutter que
contre les difficultés du sol ou contre des bêtes fauves ?
CHAPITRE XVII
MIGRATIONS PAR MER; — MIGRATIONS POLYNÉSIENNES ; QUE
MIGRATIONS A LA NOUVELLE-ZÉLANDE.
‘
I. — La plupart des défenseurs de l’autochthonie reconnaissent
que les migrations par terre n'ont au fond rien d’impossible ;
mais il en est autrement, affirment-ils, des migrations par mer.
Le peuplement de l’Amérique , surtout celui de la Polynésie
par des immigrants venus de notre grand continent, est selon
eux au-dessus de tout ce que pouvaient entreprendre et accom-
plir des peuples dépourvus de connaissances astronomiques et
de moyens perfectionnés de navigation. A les en croire, les condi-
tions géographiques, le régime des vents et des courants devaient
opposer une barrière insurmontable à toute entreprise de cette
nature.
Voyons, en commençant par la Polynésie, ce qu'il y a de vrai
dans ces assertions. Ce sera pour ainsi dire prendre le taureau
par les cornes, car aucune autre contrée du globe ne semble jus-
fier au même degré les dires des autochthonistes.
IF. — La Polynésie n’est pas précisément aussi isolée que l’on
se plaît à le dire. La seule inspection des cartes eût suffi pour
autoriser à penser qu'une population maritime, habituée à par-
courir l’archipel malais, a dû plus d’une fois pousser jusqu’à la
Nouvelle-Guinée. Ce fait est aujourd’hui au-dessus de toute con-
testation. Au delà, les archipels de la Nouvelle-Bretagne et des
îles Salomon mettent pour ainsi dire des navigateurs quelque
peu aventureux sur la route des Fijis; une fois parvenus à cet
archipel, pour peu qu'ils aient été poussés par l'esprit des décou-
vertes, ils ont dû gagner assez facilement la Polynésie propre-
ment dite. La Nouvelle-Zélande au sud, les Sandwich au nord
restent toutefois en dehors de cet itinéraire indiqué par la géo-
graphie.
Pour que des marins hardis fussent arrêtés dans cette voie, il
mm es de. mt ès nd ed da de SO à ed me RÉ ds ns É, de es. ns RS 2 2
MIGRATIONS PAR MER 139
aurait fallu que les vents et les courants fussent toujours con-
traires et irrésistibles. Tant que l’on a cru à l’universalité dans
ces régions et à la constance absolue des vents alizés, on a pu
leur attribuer ce rôle. Mais les études faites dans l'intérêt du
commerce, les écrits du commandant Maury, les cartes du capi-
taine Kerhallet nons ont appris que le cloud-ring promène ses
vents variables sur près de 20 degrés dans l'aire maritime dont
il s’agit. Nous savons surtout que chaque année, la mousson
renverse les alizés et souffle jusqu’au delà des Sandwich et de
Taïti ; si bien, qu'au lieu d’avoir le vent contraire, les navires
marchant à l’est l'ont des plus favorables pendant plusieurs
mois. |
Les considérations tirées des courants conduisent à peu près
aux mêmes conclusions. Dans le Pacifique, le courant équatorial
portant de l’est à l’ouest forme en réalité deux grands fleuves
océaniques distincts séparés par un large contre-courant cou-
_lant en sens inverse. Celui-ci longe au nord presque toute l’aire
polynésienne ; il s'ouvre pour ainsi dire au débouché de l’ar-
chipel indien. Tout indique qu'il a joué un certain rôle dans les
faits de dispersion des races constatés dans toutes les provinces
de l'Océanie et à l’est de la Malaisie.
Enfin on sait que les phénomènes atmosphériques n’ont rien
d’absolument régulier, pas plus dans les régions du Pacifique
qu'ailleurs. Cette mer a comme les autres ses typhons, ses tem-
pêtes, qui changent momentanément la direction des vents, qui
entraînent les navires en dépit des courants. Les îles, les îlots
dont elle est semée ont dù bien des fois recevoir des ‘narins égarés,
et nous en citerons des exemples.
Loin d’être 2mpossible, le peuplement de la Polynésie, par des
navigateurs partis de l’archipel indien, est relativement facile à
certains moments de l’année, à la seule condition que ces naviga-
teurs soient hardis et ne craignent pas de perdre la terre de vue.
Or on sait combien les populations malaises répondent à cette
condition.
Aussi les hommes qui ont tenu compte de toutes ces circons-
tances, Malte-Brun, Homme, Lesson, Rienzi, Beechey, Wilkes,…
n'ont-ils pas hésité à regarder la Polynésie comme ayant été
peuplée par des migrations avançant de l’ouest à l’est.
IIT. — Au contraire, les écrivains qui se sont arrêtés aux con-
naissances naguère imparfaites que nous avions de ces mers et à
la direction ordinaire des vents, ou bien ont cru à l’autochthonie,
ou bien ont imaginé diverses théories pour expliquer la présence
de l’homme dans cette multitude d’iles et d'ilots isolés.
Ellis a cru que les Polynésiens avaient été portés d'Amérique en
Océanie par les vents et les courants ; mais cette hypothèse n’a
guère rallié d’adhérents. Elle est en contradiction trop évidente
avec tous les caractères physiques, linguistiques et sociaux, qui
rattachent les Polynésiens aux races malaises autant qu'ils les
éloignent des Américains.
440 PEUPLEMENT DU GLOBE
Dumont d'Urville a proposé une théorie plus satisfaisante au
premier abord et qui compte encore quelques partisans. A ses
yeux la Polynésie serait le reste d’un grand continent qui se rat-
tachaïit primitivement à l'Asie. Cette terre se serait affaissée à la
suite de quelque révolution géologique ; la mer aurait couvert les
plaines et les collines ; les sommets les plus élevés émergeraient
seuls aujourd'hui, formant les archipels actuels. Les Polynésiens
seraient les descendants des individus échappés à la catastrophe.
Cette hypothèse a l'avantage de conserver les rapports brisés
par celle d’Ellis. Et, circonstance curieuse, elle concorde avec la
tradition du déluge telle que l'ont conservée les Tahitiens. Ceux-
ci racontent que la grande inondation eut lieu sans pluies ni
tempête. Ce fut la mer qui s’éleva et recouvrit la terre entière à
l'exception d’un rocher plat qu'ils montrent encore et où se réfu-
gièrent un homme et une femme. On pourrait croire qu'il n’y a
dans ce récit qu’une méprise facile à comprendre. La mer ne
monte jamais; mais la terre peut s’enfoncer et l’on s’y est trompé
ailleurs qu'à Taïti.
Toutefois on ne peut accepter la théorie de Dumont d'Urville.
Elle est en contradiction avec les faits zoologiques, si bien étu-
diés par Darwin et par Dana. Si l'Océanie montre dans les atols
des traces d’affaissement, un grand nombre d'’iles présentent les
preuves incontestables de soulèvement, et Taïti est précisément
une de ces dernières.
Mais l’argument le plus sérieux à opposer à d’Urville se trouve
dans la population. S'il est un fait sur lequel s'accordent tous
les voyageurs, c'est que des Sandwich à la Nouvelle-Zélande et
des Tongas à l’île de Pâques, tous les Polynésiens appartiennent
à la même race et parlent la même langue avec de simples va-
riantes de dialecte.
Or l'aire Polynésienne dont je viens d'indiquer les limites
extrèmes est plus étendue que l’Asie entière. Que l’on songe à ce
que serait une Polynésie Asiatique, si ce continent s’enfonçait
sous les eaux ne laissant à découvert que le sommet de ses:mon-
tagnes, où se réfugieraient quelques représentants des popula-
tions actuelles! N’est-il pas évident que chaque archipel et sou-
vent chaque île aurait sa race et sa langue particulières ?
A elles seules, les considérations tirées de l’identité des popula-
tions et des langages en Polynésie permettent d'affirmer que tous
les insulaires ont une origine commune ; et par conséquent, que
venus d’un point quelconque, ils ont peuplé successivement, en
avançant d’archipel en archipel, le monde maritime où nous les
avons découverts.
M. Horatio Hale, l'éminent anthropologiste de l’expédition
scientifique des Etats-Unis, a le premier abordé le problème
dans sa généralité ; il l’a résolu autant que le permettaient les
données recueillies avant lui et par lui-même ; il a tracé une
première carte des migrations polynésiennes. De nouveaux faits
ont été acquis depuis lors. Sir George Grey a publié les chants his- .
MIGRATIONS POLYNÉSIENNES 141
toriques des Maoris; Thomson, Shortland, Hochstetter ont fait
connaître des traditions nouvelles ; M. Remy a publié l'histoire
d'Hawaii rédigée par un indigène; M. Gaussin à remporté le
prix de linguistique pour sa belle étude sur la langue polyné-
sienne ; le Dépôt de la marine française a reçu des documents
précis recueillis à Taïti, auxquels M. le général Ribourt, l'amiral
Lavaud, l'amiral Bruat ont ajouté le fruit de leurs recherches
personnelles. Ces matériaux inédits ont été libéralement mis à
ma disposition et j'y ai joint quelques faits oubliés. J'ai pu ainsi
confirmer, dans ce qu'elles ont de général, les conclusions de
Hale, tout en y apportant quelques modifications importantes,
et compléter, en la modifiant sur certains points, sa carte des
migrations. On comprend que je ne pourrais ici entrer dans
une discussion détaillée et je me permets de renvoyer le lecteur
à mon livre sur les Polynésiens et leurs migrations. Je me borne à
un court résumé des résultats dont il présente, je crois, la démons-
tration.
IV. — Les caractères physiques et linguistiques attestent égale-
ment que les Polynésiens sont un rameau détaché de ces races
malaises que des nuances, parfois assez accusées, partagent en
groupes nombreux. C’est à quelqu'un de ces groupes les moins
éloignés du type blanc que se rattachent les populations dont il
s’agit.
Le point de départ des migrations qui devaient s'étendre si
loin dans l’est, a été l’île Bouro ou Bourou, figurée sur toutes les
cartes entre Célèbes et Céram. Cette détermination, déjà propo-
sée avec quelques doutes par Hale, me semble mise hors de doute
par l’ensemble des traditions recueillies à Tonga par Mariner,
dont le savant américain paraît ne pas avoir connu l'ouvrage.
En sortant des mers malaises, les émigrants durent suivre à
peu près l'itinéraire indiqué plus haut. Repoussés sans doute
par les races noires qui alors comme aujourd’hui occupaient la
Nouvelle-Guinée, ils franchirent la Mélanésie. Pourtant quelques
canots, probablement isolés, poussèrent jusqu'à l'extrémité orien-
tale de cette grande île et y fondèrent une colonie récemment
découverte par le commandant Moresby. C’est elle qui a sans
doute fourni aux petits archipels de la Mélanésie au moins une
partie des éléments polynésiens qu'y ont signalés plusieurs
voyageurs. Nous savons toutefois, grâce aux recherches de M. de
Rochas, que l'élément polynésien du petit archipel des Loyalty
provient d'une émigration venue vers 4730 des îles Wallis à la
Nouvelle-Calédonie.
Le grand courant de l’émigration dut laisser au sud toute la
Mélanésie et on le voit se partager en trois branches. L'une
arrive aux Samoas, une autre aux Tongas, une troisième aux
Fijhis. Les deux premiers archipels étaient évidemment déserts ;
le dernier avait déjà une population noire. Pourtant il y eut d’a-
bord alliance entre elle et les émigrants. Mais plus tard la guerre
de race éclata; les Malais furent chassés, laissant probablement
142 PEUPLEMENT DU GLOBE
derrière eux une partie de leurs femmes. Aïnsi se constitua aux
Fijis la population dont les caractères mixtes ont frappé tous les
voyageurs.
Les Malais expulsés gagnèrent les îles Tongas. Les trouvant
occupées par des compatriotes, ils les attaquèrent et les vain-
quirent. Au lieu de les massacrer ou d'en faire des esclaves, ils
inventèrent le servage, institution qu'on n'a rencontrée que dans
cet archipel.
Pendant que les colonies malaises fondées aux Fijis et à Tonga
étaient dispersées ou désolées par une guerre fratricide, celles
de l'archipel Samoa prospéraient. La population devenait de
plus en plus dense ; l'esprit d'aventure n'était pas encore éteint ;
de nouvelles émigrations prirent la mer, marchant dans la‘direc-
tion qui avait conduit aux premières découvertes. À ce moment
l’île Savaï à joué un rôle prépondérant attesté par toutes les
traditions polynésiennes. On retrouve son nom à peine modifié
par les dialectes locaux dans presque tous les archipels, aux
Sandwich comme à la Nouvelle-Zélande, aux Marquises comme
à Taïti et aux îles Manaïa. Enfin Tupaïa, en traçant la curieuse
carte que Forster nous a conservée, désigne l'ile Savai comme
la mère de toutes les autres et la figure comme bien plus grande
que Taïti. C'est là une erreur; mais cette erreur même met hors
de doute l'importance de cette localité au point de vue qui nous
occupe.
A l'exception d’une seule émigration qui de Tonga s’est portée
directement aux Marquises, c’est de l’archipel Samoa et de l'ile
de Savaï en particulier que paraissent être parties toutes les
grandes expéditions qui ont formé ailleurs des centres secon-
daires. Taïti et Les îles Manaïa sont les deux principaux. La pre-
mière a peuplé le nord des Pomotous et en partie les Marquises,
qui à leur tour ont envoyé ges colons aux Sandwich, où les
avaient pourtant précédés des Taïtiens. Les secondes, où s’é-
taient rencontré des Taïtiens et des Samoans, ont poussé leurs
colonies jusqu’à Rapa, aux Gambiers, à l'extrémité sud-est de
la Polynésie et jusqu’à la Nouvelle-Zélande au sud-ouest.
V. — Nous n'avons guère que des renseignements isolés et
fort incomplets sur la plupart de ces migrations. Suffisants pour
mettre le fait hors de doute, ils ne nous disent rien sur les cir-
constances qui l'ont accompagné ou suivi. Il en est tout autre-
ment quand il s’agit de la Nouvelle-Zélande. Grâce aux chants
recueillis par sir Georges Grey, nous avons l’histoire détaillée de
cette colonisation. Cette exception est doublement heureuse en
ce qu'elle nous renseigne sur une foule de points importants, et
cela précisément au sujet de ces îles qui, rejetées bien loin du
monde polynésien proprement dit, se prêtaient encore mieux que
tout Le reste de cette aire aux hypothèses autochthonistes. Aussi
me semble-t-il utile d'entrer ici dans quelques détails.
Ce sont les habitants de Rarotonga, une des principales îles
Manaïa, qui ont eu l’honneur de découvrir et de coloniser la
MIGRATIONS POYNÉSIENNES 143
Nouvelle-Zélande. Peut-être pourtant une émigration tongane
est-elle venue se joindre à eux à une époque indéterminée.
Le Christophe Colomb de ce petit monde fut un certain
Ngahué, forcé de fuir sa patrie pour échapper aux persécutions
d'une reine qui voulait lui enlever une péerre de jade. Le hasard
sans doute le conduisit à la Nouvelle-Zélande. Il y découvrit plu-
sieurs morceaux de jade qui lui permirent probablement de ren-
trer en grâce auprès de la femme chef, car on ne voit pas qu'il
ait été inquiété après son retour à Rarotonga.
Pendant l'absence de Ngahué, une guerre générale était née
dans son île. Les vaincus suivirent les conseils du voyageur qui
les engageait à aller occuper avec lui la terre récemment décou-
verte. Plusieurs chefs se réunirent et construisirent six canots
dont les noms ont été conservés. Le chant traduit par sir Georges
Grey nous apprend que l’un d'eux, lArawa, fut fait avec un arbre
abattu à Rarotonga, qui est située de l’autre côté d'Hawaïki. Nous
rencontrons ici une de ces Savai secondaires dont j'ai parlé plus
haut. C'est de là que partirent Les émigrants. « Autrefois, dit un
des chants déjà cités, nos ancêtres se séparèrent : les uns fu-
rent laissés à Hawaïki, les autres vinrent ici dans des canots. »
Ces mêmes chants racontent les accidents de la traversée, les
tempêtes qu’eurent à supporter les navigateurs, les soins donnés
aux premières cultures, les voyages d'exploration tentés sur
cette terre nouvelle, les discussions qui s’élevèrent entre les di-
vers équipages. Ils montrent que les liens avec la mère patrie
subsistèrent pendant quelque temps, si bien qu'une jeune fille
fit la traversée avec quelques compagnes et que des expéditions
guerrières partirent tantôt d'Hawaïki, tantôt de La colonie, pour
venger quelques-uns de ces outrages regardés par cette race
sauvage comme exigeant du sang.
Ces traversées n'ont rien qui doive étonner. Les Polynésiens
savaient fort bien se diriger en mer en se guidant sur les étoiles;
et, la route d’un point à un autre une fois reconnue, était ins-
crite, si l’on peut s'exprimer ainsi, dans un chant qui ne s’ou-
bliait plus. Ils avaient de l’ensemble de leur monde maritime
une idée générale très-juste. La carte dessinée par Tupaïa, et
que J'ai reproduite dans mon livre, vaut celles que dressaient
nos savants du moyen-âge et embrasse une aire autrement éten-
due. Tupaïa avait vu par lui-même plusieurs des îles qu'il a figu-
rées. D'après les calculs de Cook il s'était avancé dans l’ouest à
près de quatre cents lieues marines (2700 kilomètres). Mais c’est
par les chants sacrés de sa patrie qu'il connaissait le reste de la
Polynésie et qu'il a pu en tracer le croquis très-suffisamment
exact.
Quant aux canots dont il est ici question, ce n’était rien moins
que ces doubles pirogues dont tous les voyageurs ont parlé avec
admiration et que Cook déclarait être très-propres aux voyages
de long cours. C’est là un fait qui ressort à diverses reprises de
détails très-précis contenus dans quelques-uns des chants tra-
144 PEUPLEMENT DU GLOBE
duits par sir Georges Grey. Nous voyons par exemple un des
chefs émigrants, Ngatoro- i-Rangi, « monter sur le toit de la
maison construite sur la plate-forme qui joignait les deux ca-
nots. » Ajoutons que l’Arawa et les autres navires pareils por-
taient habituellement 140 guerriers, et l'on comprendra combien
est dénuée de fondement l'assertion des écrivains qui déclarent
ces trajets impossibles, faute de moyens de transport suffisants.
VI. — Les documents de diverses natures que nous possédons
aujourd'hui n'ont pas seulement permis de mettre hors de doute
le fait général des migrations et de reconnaître les circonstances
qui ont accompagné plusieurs d’entre elles. Ils nous mettent en-
core à même d'indiquer avec une approximation très- suflisante
la date de quelques-unes des plus importantes.
C’est d'ordinaire par les généalogies des families princières
que l’on arrive à ce résultat. Chacune d'elles forme une sorte de
litanie qui se chante sur un rhythme précis et dont chaque verset
comprend le nom d’un chef, celui de sa femme et celui de son
fils. Tout individu capable de retenir une chanson de cent vers
peut donc apprendre aisément la plus longue de ces généalogies.
Confiées à la mémoire des arépos ou hommes archives , elles
étaient conservées avec un soin jaloux. Thomson nous apprend
qu'on a fait à la Nouvelle-Zélande une véritable enquête au
sujet de ces documents verbaux, et leur authenticité a été si bien
reconnue qu'ils font foi en justice comme nos parchemins.
Or, aux Marquises, Gattanéwa, l’ami de Porter, descendant
des premiers colons dans la partie tongane de l'archipel, ne :
comptait que quatre-vingt-huit prédécesseurs. À Hawaï la généa-
logie des Taméhaméha, d’après M. Remy, comprend soixante-
quinze versets. En 1840, selon Williams, Rarotonga était gou-
vernée par le vingt-neuvième descendant de Karika, le fondateur
de la colonie. Aux Gambiers, M. Maïigret a vu le vingt-septième
chef régnant depuis l'arrivée des premiers colons de Rarotonga.
Hale a fort bien montré que la généalogie Hawaïenne ren-
ferme au début, comme bien d'autres même en Europe, des
personnages fabuleux. Il a cru devoir retrancher les vingt-deux
premiers versets. On doit bien probablement faire une correc-
tion analogue à celle des Marquises. Quant à celles de Raro-
tonga et des Gambiers, elles sont trop récentes pour que la
fable ait eu le temps de les vicier.
Hale, guidé par quelques considérations que je ne saurais dis-
cuter ici, a attribué à chaque verset de ces généalogies la valeur
d’une génération, soit 25-30 ans. Mais Thomson et M, Remy,
qui ont eu le temps de se renseigner d’une manière plus exacte,
les regardent comme indiquant seulement les règnes. En caleu-
lant la durée moyenne de ces règnes d’après celle que donne la
liste des rois de France depuis Clovis jusqu'à Louis XVI, on
arrive au chiffre de 21 as, 13.
D'après ces données, l’arrivée des Tongans aux Marquises au-
rait eu lieu vers l’an 419 de notre ère ; celle des Taïtiens aux
3
l
MIGRATIONS POLYNÉSIENNES 445
Sandwich vers 701 ; Karika aurait colonisé Rarotonga en 1207 ;
les Gambiers auraient été peuplées en 1270.
Pour la Nouvelle-Zélande, nous avons une double source d’in-
formations et les résultats obtenus par ces deux voies concordent
si bien qu'on ne saurait douter de leur exactitude. Les généa-
logies de la plupart des chefs Maoris remontent à ces hardis
pionniers dont j'ai indiqué l’histoire. Thomson, qui en à examiné
plusieurs, estime que l’on peut porter en moyenne à vingt le
nombre des chefs qui se sont succédé dans chaque famille
depuis la colonisation. Prenant pour base la liste des rois
d'Angleterre, il attribue à chaque règne de chef une durée de
992 ans -:. Ces données le conduisent à l'an 1419. La liste des
rois de France donnerait seulement l’an 1457.
D'autre part, parmi les chants conservés par sir Georges Grey,
il en est un qui raconte l’histoire du fils de Hotunui, un des
. chefs colonisateurs de la Nouvelle-Zélande et de ses descendants
immédiats. À la quatrième génération, on voit naître une fille,
« de laquelle, ajoute la légende, sont descendus, en onze généra-
tions, tous les principaux chefs aujourd'hui vivants de la tribu
des Ngalipaoa. » En comptant 30 ans par génération, on trouve
que la migration d'Hotunui avait eu lieu 450 ans avant le mo-
ment où sir Georges Grey recueillait le document (1850 environ),
ce qui reporte à l'an 1400.
Ainsi, c’est au plus tôt dans les premières années du xv° siècle
qu'ont pris terre à la Nouvelle-Zélande ces Maoris, dont les au-
tochthonistes veulent faire des enfants du sol.
VIL. — Je n'ai parlé jusqu'ici que des migrations plus ou
moins volontaires, telles que peuvent en déterminer l'esprit d’a-
venture , des troubles civils ou l'autorité d’un prêtre envoyant
à la recherche de terres nouvelles un excédant de population.
Mais lorsqu'il s’agit de la Polynésie, il faut, ai-je dit plus haut,
tenir compte aussi des accidents de mer. On en connaît plusieurs
exemples. C'est de cette manière qu'a été peuplée Toubouaï qui,
vers la fin du siècle dernier, à quelques années d'intervalle, reçut
trois canots partis d’iles différentes et dont l’un venait de Taïti.
Tous les trois emportés par la tempête vinrent successivement
aborder à cette île restée jusque-là déserte. |
Telle est encore l’histoire du chef Touwari et de ses compa-
gnons, hommes, femmes et enfants, découverts par le capitaine
Beechey à l’île Byam-Martin qu'ils étaient en train de coloniser.
Partis d’Anaa, île située à 400 kilomètres à l’est de Taïti, pour
aller rendre hommage à Pomaré, ils furent surpris près de
Maïatea par {a mousson venue plus tôt que d'ordinaire. Rejetés au
sud-est, au milieu des Pomotous, ils abordèrent d’abord à l’île
Barrow. Mais n’y trouvant aucun moyen d'existence, ils reprirent
la mer et rencontrèrent l’île où les trouva le navigateur anglais.
Get exemple est complet en ce qu'il réalise toutes les circons-
tances indiquées par la théorie. Il constate des rapports réguliers
entre îles placées à de grandes distances ; il précise une des cir-
DE QUATREFAGES. 10
146 PEUPLEMENT DU GLOBE
constances qui ont dù plus d’une fois écarter de la route connue:
ces hardis, navigateurs ; il montre comment un îlot isolé a pu
recevoir tous les éléments d’une colonie ; il met hors de doute
la possibilité de la dissémination s’opérant dans une direction
exactement opposée à celle des vents alizés. Ajoutons que le
trajet total de Maïatea aux îles Barrow et Byam-Martin est de
plus de mille kilomètres, et l’on comprendra sans peine que la
Polynésie se soit peuplée par colonisation volontaire ou acei-
dentelle.
VIIT. — Une dernière circonstance importante à signaler et qui
est en désaccord complet avec toute hypothèse d’autochthonie,
c’est qu’en abordant dans les îles où nous les avons découverts,
les Polynésiens les trouvaient inhabitées.
Les chants que nous devons à sir George Grey, montrent qu’à
la Nouvelle-Zélande, la plupart des premiers immigrants ne ren-
contrèrent aucune trace de population les ayant précédés. Un
seul, nommé Manaïa, trouva sur un point la terre occupée par des
indigènes. Cette exception, précisément parce qu’elle est unique,
atteste qu'il s’agit d'une population peu nombreuse. Confinée
dans les derniers rangs de la société maorie, elle en a quelque
peu altéré le type. Le portrait publié par Hamilton Smith, et
l’un des crânes que possède le Muséum, nous apprennent que
ces prétendus indigènes étaient des Papous. Il est évident qu'ils
étaient arrivés à la Nouvelle-Zélande par suite de quelque acci-
dent analogue à ceux que je rappelais tout à l’heure, et n'avaient |
pas même eu le temps de se multiplier assez pour occuper tous
les rivages de l’île du nord.
Les traditions des Sandwich rapportent un fait à peu près de
même nature. Elles disent que les premiers colons venant de
Taïti, trouvèrent dans ces îles des dieux et des esprits, qui ha-
bitaient les cavernes et avec lesquels ils firent alliance. Il s’agit
évidemment d’une population de troglodytes que la légende
s’est plu à grandir et dont l’origine n’est pas difficile à trouver.
Si Kadou, dont Kotzebue a conservé l’histoire, au lieu de par-
tir des Carolines pour arriver aux îles Radak, était parti de ces
dernières, s’il avait fait à peu près le même trajet dans la même
direction, c’est aux Sandwich qu'il aurait pris terre.
Le mélange des races polynésienne et micronésienne explique
aisément le teint plus foncé et les traits moins purs des
Hawaïens. Peut-être la même cause rendrait-elle compte des
différences de traits, de mœurs, d'industrie, que présentent
quelques tribus des Iles Basses.
À part ces exceptions bien peu nombreuses et bien faibles, on
le voit, toutes les îles de la Polynésie paraissent avoir été dé-
sertes au moment où y abordèrent les navigateurs partis de
Bourou ou leurs descendants. Ce fait est formellement attesté
par les traditions pour les Kingsmill, Rarotonga, Mangarewa, les
îles Tonbouaï, etc. La pureté de la race atteste qu'il en a été
de même pour les Tongas, les Samoas, les Marquises, etc.
MIGRATIONS POLYNÉSIENNES 147
IX. — En résumé, les faits que j'ai dû me borner à indiquer
contredisent en tout les théories des autochthonistes et con-
duisent aux conclusions suivantes : La Polynésie, cette région que
les conditions géographiques semblent au premier abord isoler
du reste du monde, a été peuplée par voie de migration volon-
taire, et de dissémination accidentelle, procédant de l’ouest à
l'est, au moins pour l’ensemble. Les Polynésiens, venus de la
Malaisie, et de l’île Bouro en particulier, se sont établis et cons-
titués d’abord dans les archipels de Samoa et de Tonga ; de là
ils ont successivement envahi le monde maritime ouvert devant
eux ; ils ont trouvé désertes, à bien peu près, toutes les terres où
ils ont abordé et n’ont rencontré que sur trois ou quatre points
quelques tribus peu nombreuses de sang plus ou moins noir.
CHAPITRE XVIII
MIGRATIONS PAR MER; — MIGRATIONS EN AMÉRIQUE.
I. — Le problème du peuplement se présente avec des condi-
tions pour ainsi dire inverses en Polynésie et en Amérique. Re-
lativement à cette dernière, il n'existe en réalité aucune difficulté
géographique. Le voisinage des deux continents au détroit de
Behring ; l'existence dans ce passage des îles Saint-Diomède dont
la principale est placée presque exactement entre les deux terres
opposées; la chaîne formée du Kamchatka à la presqu'’ile d’A-
laska par les îles Aléoutiennes ; les habitudes maritimes de
toutes ces populations; la présence sur les deux rivages opposés
de populations Tchouktchis; les voyages qu'elles font d’un con-
tinent à l’autre pour de simples affaires de commerce, ne peu-
vent laisser de doute sur les facilités offertes aux races asiati-
ques pour passer dans l'Amérique du nord, par les régions bo-
réales.
Plus au sud, le courant de Tessan, le Æouro-Sivo ou fleuve
Noir des Japonais, ouvre une large route aux navigateurs. Ce
courant a fréquemment jeté sur les côtes de la Californie des
corps flottants, des jonques désemparées. Des faits de cette
nature ont eu lieu de nos jours. Il est impossible qu'ils ne se
soient pas produits avant les découvertes européennes. De tout
temps les populations asiatiques maritimes ont dû être amenées
en Amérique de tous les points que baigne le fleuve Noir.
Le courant équatorial de l’Atlantique ouvre une route pareille
conduisant d'Afrique en Amérique; et quelques faits, plus rares
ilest vrai, montrent que des épaves ont suivi cette voie. L'homme
a donc pu lui aussi être entraîné dans cette direction.
II. — On ne saurait donc être surpris en rencontrant dans le
Nouveau-Monde des représentants des races qui semblent ap-
partenir originairement à l’ancien continent ; on comprend faci-
ement la multiplicité des races américaines, contestée encore
MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 149
peut-être par quelques disciples de Morton, mais que le témoi-
snage de Humboldt et l'ouvrage classique sur l’AÆomme améri-
cain de d’Orbigny ont mis hors de doute pour tout esprit non
prévenu.
On n'a rencontré en Amérique d'hommes à teint noir qu’en
très-petit nombre, et par tribus isolées au milieu de populations
_ tout autres. Tels sont les Charruas du Brésil, les Caraïbes noirs de
l'ile Saint-Vincent dans le golfe du Mexique, les Yamassis de la
Floride, les Californiens à teint foncé, qui sont peut-être les
hommes noirs dont parlent les traditions quichés et quelques
vieux voyageurs espagnols.
Telle est encore la tribu dont Balboa vit quelques représen-
tants lors de sa traversée de l’isthme de Darien, en 1513. Toute-
fois il résulte des expressions de Gomara qu'il s’agit ici de véri-
tables Negres. Ce type était bien connu des Espagnols et s'ils
avaient rencontré des hommes noirs à cheveux lisses, comme
les Charuas, ils en auraient été certainement très-frappés et
auraient signalé le fait.
Le type blanc est plus largement représenté que le noir en
Amérique. Le long de la côte Nord-Ouest, Meares, Marchand, La
Pérouse, Dixon, Maurelle, ont signalé des populations qui sem-
bleraient être de race blanche pure à en juger par quelques-
unes de leurs descriptions. Sur le haut Missouri, les Kiawas, les
Kaskaïas, les Lee Panis ont, assure-t-on, jusqu’à des cheveux
blonds, attribut des races blanches les plus élevées. Au point de
vue où nous sommes placés, les Mandans ont de tout temps
appelé l'attention. De son côté, le capitaine Graa a trouvé au
Groenland des hommes parlant esquimau, mais grands, élancés
et blonds. Dans l'Amérique méridionale, Fernand Colomb, ra-
contant les voyages de son père, compare les habitants de Gua-
naani aux Canariens, et signale la population d'Espagnola (Saint-
Domingue) comme plus belle et plus blanche encore. Au Pérou,
les Charazanis étudiés par M. Angrand, ressemblent de même
aux Canariens et se distinguent de toutes les tribus environ-
nantes. L'abbé Brasseur de Bourbourg se croyait entouré d’A-
rabes quand il avait autour de lui ses Indiens de Rabinal. Ils en
avaient, dit-il, le teint, les traits, la barbe. Enfin Gomara et
Pierre Martyr apportent des témoignages analogues et le der-
nier parle des Indiens du golfe de Paria comme ayant les che-
veux blonds (capillis flavis).
Il est inutile d’insister sur les rapports anthropologiques de
l'Amérique et de l’Asie. La plupart des voyageurs ont insisté
sur ce point. J'ai entendu M. de Castelnau, dire : « Quand j'étais
entouré de mes serviteurs Siamoïis, je me croyais en Amérique ; »
et M. Vavasseur assistant à la visite des ambassadeurs Siamois
me disait : « Mais voilà mes Botocudos. » Je dois toutefois faire
observer que les crânes de la collection du Muséum indiquent
moins de ressemblance que les caractères extérieurs.
L'Amérique a d’ailleurs ses races distinctes, avec lesquelles se
150 PEUPLEMENT DU GLOBE
sont plus ou moins fondus les éléments étrangers. Elle a eu
aussi son homme quaternaire. C’est là un fait que nous ne pou-
vons oublier, et qui complique singulièrement le problème.
Nous verrons plus tard que les révolutions géologiques n'’entrai-
nent pas la disparition des races humaines existantes. A coup
sûr, en Amérique, l’homme contemporain des Mastodontes a
des descendants, comme nous avons, en Europe, des représen-
tants de l’homme contemporain du mammout. Malheureusement
nous ne connaissons encore aucun des caractères physiques de
l’homme fossile américain.
LIT. Mais les éléments ethnologiques bien caractérisés
comme Mbiancs, jaunes et noirs que l'on rencontre de nos jours
en Amérique ne men semblent pas moins avoir dû pénétrer
dans ce continent par voie de migration. L'histoire atteste le
fait pour un certain nombre de cas ; quelques considérations
fort simples me semblent non moins probantes pour d'autres.
Par exemple, nous ne trouvons d'hommes noirs en Amérique
que sur des points où viennent aboutir soit le Kouro-Sivo, soit
le courant équatorial de l’Atlantique ou ses divisions. Un coup
d'œil jeté sur les cartes du capitaine Kérhallet fait vite com-
prendre la rareté et la distribution de ces tribus. Il est évident
que des éléments nègres plus ou meins purs ont été amenés des
archipels asiatiques et de l’Afrique sur les côtes du Nouveau-
Monde par quelques accidents de mer; là ils se sont mêlés aux
races locales et ont formé ces groupes isolés, peu nombreux, que
leur teint distingue de toutes les races environnantes.
La présence de types sémitiques en Amérique, certaines tra-
ditions de la Guyane et l’usage dans ce pays d’une arme toute
caractéristique des anciens Canariens s'expliquent aisément de
la même manière et l’explication repose sur des faits positifs.
Deux fois dans le siècle dernier, en 1731 et 1764, de petits navires
allant d’un point des Canaries à un autre ont été poussés par
la tempête dans la région des vents alizés et du courant équa-
torial ; ils ont été entraînés jusqu’en Amérique. Ge qui s’est passé
de nos jours a dü se passer bien d’autres fois. Nous ne pou-
vons donc être surpris de rencontrer, aux environs du golfe du
Mexique, des populations plus ou moins voisines des Blancs afri-
cains par leurs caractères physiques.
IV. — La disposition géographique des continents explique
aisément pourquoi le type jaune a des représentants nombreux
en Amérique. En supposant, ce qui paraît contredit par quelques
témoignages, que les côtes aient gardé leur configuration ac-
tuelle depuis les derniers temps géologiques, les facilités du pas-
sage sont bien suffisantes et les races asiatiques en ont large-
ment profité. L'Amérique leur était connue bien avant que les
Européens eussent sur ce point autre chose que des légendes,
dont la signification est encore vivement discutée aujourd’hui.
C'est à de Guignes qu'est due la découverte de ce fait dont
l'importance ne peut échapper à personne. Il révéla à l'Europe
MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 151
ce que lui avaient appris les livres chinois. Ces livres parlent
d'un pays, appelé Fou-Sang, situé à l’est de la Chine, à des dis-
tances allant bien au-delà des limites de l'Asie. De Guignes
n'hésita pas à l'identifier avec l'Amérique. Aux raisons tirées
des livres chinois, il ajouta quelques faits isolés et jusque-là
inaperçcus, empruntés à des Européens, à George Horne, à
Gomara, etc. |
Le travail de l’orientaliste français fut accueilli avec une sorte
de répugnance assez singulière, mais qui s'explique. A part la
méfiance que soulève toute découverte inattendue, certains es-
prits voyaient avec peine les Européens devancés par les Asia-
tiques dans le Nouveau-Monde ; il leur semblait qu’on détrônait
Christophe Colomb. Un Prussien naturalisé Français prêta
l'appui de son savoir incontestable à tous ceux qui ne deman-
daient qu'à nier, et il fut presque unanimement convenu que
de Guignes s’était trompé. On lui rend aujourd’hui plus de jus-
tice et quiconque étudiera la question sans parti pris lui don-
nera raison à COUP sÜÛr.
Klaproth voulait que le Fou-Sang ne fût autre chose que le
Japon. Il oubliait que le pays dont parlent les auteurs chinois
renferme du cuivre, de l'or, de l'argent, mais pas de fer. Cette
caractéristique, inapplicable au Japon, convient au contraire à
tous égards à l'Amérique. Pour soutenir son dire, il déclarait
que les Chinois n'avaient pu ni reconnaître leur direction, ni
mesurer exactement les distances dans leurs voyages. Il oubliait
que la boussole était connue chez ces peuples deux mille ans
avant notre ère et qu'ils possédaient des cartes géographiques
fort supérieures à nos informes essais du moyen âge.
Quant à la prétendue erreur de distance dont parlait Klaproth,
elle n'existe pas. Paravey nous a appris que le Fou-Sang est
placé à vingt mille Zz? de distance de la Chine. Or le Ze, selon
M. Pothier, est égal à 444,5. En suivant le cours du Kouro-Sivo,
ces données nous transportent précisément en Californie, là où
vont s'échouer les jonques abandonnées ; elles démontrent ce
qu indiquait la théorie, que ce courant avait servi de route pour
aller d'Asie en Amérique.
Paravey à publié le fac-simile d’une gravure chinoise représen-
tant un lama. C'était à la fois répondre à une des objections de
Klaproth et nous reporter bien au sud de la Californie. Parmi
les productions du Fou-Sang, les auteurs chinois mentionnaient
le cheval, qui n'existait pas, on le sait, en Amérique. Il est évident
qu'ils désignaient par ce nom l'animal qui jouait au Pérou le
rôle de bête de somme. Cette habitude d'appeler d'un nom
commun les espèces que l’on connaît et les espèces nouvelles
qui s'en rapprochent à certains égards, se constate ailleurs
qu'en Chine. C’est ainsi que les conquistadores désignaient le
Pouma sous le nom de /ion et le bison sous celui de vache.
Mais les Chinois ont-ils donc étendu leurs voyages jusqu'au
Pérou? C'est ce dont il est difficile de douter après le témoi-
152 PEUPLEMENT DU GLOBE
gnage précédent, après celui que renferme la Geografia del
Peru de Paz Soldan. Voici la traduction d’un passage que je
dois à M. Pinart : « Les habitants du village d’Eten dans la pro-
vince de Lambayèque, département de la Libertad, semblent
appartenir à une race différente de celles des contrées environ-
nantes. Ils vivent et s’allient seulement entre eux, et parlent
une langue que les Chinois, amenés au Pérou pendant les der-
nières années, entendent parfaitement. »
Les livres chinois étudiés par de Guignes et Paravey parlent
des missions religieuses qui, vers le milieu du v° siècle, partirent
du pays de Æ?-Pin pour porter au Fou-Sang les doctrines du
Boudha. Les recherches de M. G. d'Eichthal ont pleinement con-
firmé ces récits. Elles ont montré, entre les monuments, les
figures boudhiques de l'Asie et les mêmes produits de l’art
américain, des ressemblances incontestables. La comparaison
des légendes a conduit l’auteur au même résultat.
Au reste, d'après une encyclopédie dont M. de Rosny a traduit
un passage, les Japonais ont eu connaissance du Fou-Sang qu'ils.
appellent Fou-So et des missions parties du pays de X3-Pin pour
cette contrée. Quoique restant dans le doute sur sa situation
réelle, ils déclarent que le Fou-So et le Japon sont deux pays
différents.
À ces témoignages formels pris chez les Chinoïs et les Japo-
nais, ajoutons ceux de deux Européens. Le premier est Gomara,
témoin de la conquête du Mexique et contemporain des expé-
ditions qui la suivirent. Il raconte que les compagnons de Fran-
çois-Vasquez de Goronado, en remontant le long de la mer occi-
dentale jusqu'au 40° degré, rencontrèrent des navires chargés de
marchandises dont les matelots donnèrent à entendre qu'ils
étaient en mer depuis un mois. Les Espagnols en concelurent
qu'ils venaient du Catay ou de la Sena.
Les navires dont il vient d’être question s’occupaient évidem-
ment avant tout du commerce. Mais les relations n'étaient pas
toujours aussi pacifiques entre les indigènes américains et ces
hommes venus de l’occident. C’est ce qui résulte du témoignage
d'un voyageur indien recueilli par Le Page du Prat. Moncacht-
Apé (celui qui tue la peine) était certainement un homme remar-
quable. Mû par le désir qui poussa Cosma de Kôrôs au Thibet,
voulant découvrir la première patrie de sa tribu, il alla d’abord
au nord-est jusqu'à l'embouchure du Saint-Laurent, revint en
Louisiane et repartit pour le nord-ouest. Après avoir remonté le
Missouri jusqu’à sa source, il traversa les montagnes Rocheuses
et gagna l'Océan Pacifique en descendant un fleuve appelé par
lui la Pelle Rivière et qui ne peut être que l’Orégon.
Là, on lui parla d'hommes blancs, barbus, pourvus d'armes
lançant le tonnerre, qui venaient chaque année dans un grand
bâteau chercher du bois propre à la teinture et enlever des in-
digènes pour les réduire en esclavage. Moncacht-Apé, qui con-
naissait les armes à feu, conseilla à ses amis de préparer une
MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 153
embuscade. Les dispositions qu'il suggéra eurent un succès com-
plet. Plusieurs agresseurs furent tués. L'Américain reconnut
sans peine que ce n'était pas des Européens. Leurs vêtements
étaient tout autres, leurs fusils plus lourds ; leur poudre était
plus grossière et ne portait pas aussi loin. Tout indique qu'il
s'agissait de Japonais, habitués à faire sur ce rivage d'Amérique
des expéditions parfaitement semblables à celles de certains na-
vires, qui vont chercher du bois de santal en Mélanésie et enlè-
vent des Noirs quand ils le peuvent, pour les céder aux planteurs
de coton sous le nom d’engagés.
Le récit de Moncacht-Apé a été recueilli vers 1725, trois ou
quatre ans avant la découverte du détroit de Behring, plus de
trente ans avant les voyages qui ont fait connaître eux Européens
la côte nord-ouest de l'Amérique. La précision des détails qu'il
donne sur la direction générale des côtes, sur l'inflexion qu’elles
présentent à la presqu'ile d’Alaska sont une preuve certaine de
l'exactitude et de la véracité de son récit.
En résumé, quoi qu'il en puisse coûter à l’orgueil européen,
nous devons reconnaître que les Asiatiques Chinois et Japonais
ont connu l'Amérique et l'ont exploitée de diverses façons long-
temps avant les Européens.
V. — Toutefois, ces nations civilisées dont les navires visi-
taient l'Amérique, ne paraissent pas avoir fondé de grands éta-
blissements capables de devenir le point de départ d’une popu-
lation nouvelle. S'il en eût été ainsi, ils auraient laissé dans les
langues plus de traces de leur passage. Or, à part la petite
colonie chinoise dont j'ai parlé plus haut, on n’a guère de fait
de ce genre qui puisse être regardé comme prouvé. On à men-
tionné parfois quelques tribus californiennes comme parlant
un dialecte japonais. M. Guillemin Taraire a reproduit ce
renseignement à propos d'une tribu du comté de Santa-Bar-
bara ; il ajoute que la langue de quelques autres renferme des
mots japonais et chinois. Malheureusement les recherches de
M. Pinart, loin de confirmer ces résultats, tendraient à les con-
tredire et on ne peut que garder sur ce point une grande ré-
serve.
C'est surtout par le nord que me semblent avoir eu lieu les
grandes migrations, et elles ont été accomplies par des popu-
lations sauvages. Les traditions tirées par l’abbé Brasseur de
Bourbourg des livres sacrés des Quichés, celles des Delawares,
que nous a conservées Heckewelder, me paraissent bien instruc-
üves à cet égard. En comparant les récits du missionnaire avec
quelques-uns des faits de l’histoire mexicaine antérieure à la
conquête, j'ai pu déterminer approximativement la date de
l'arrivée des Peaux Rouges dans le bassin du Mississipi. Il ne me
parait pas qu'on puisse la faire remonter au-delà du 1x ou du
vin siècle au plus.
. Ges mêmes traditions mettent en lumière un fait non moins
important : c'est que les tribus Algonquines et Iroquoises, après
154 PEUPLEMENT DU GLOBE
avoir traversé la vallée du Mississipi, d'où elles chassèrent le
peuple dont on étudie aujourd'hui les singuliers monuments,
n’eurent plus à combattre et trouvèrent le pays inhabité jusqu’à
la côte et bien loin vers le sud. Une conclusion analogue res-
sort, quoique moins clairement, des traditions de quelques peu-
plades de l'Amérique méridionale. Aïnsi, dans les deux moitiés
du Nouveau-Monde peut-être, dans la portion septentrionale à
coup sûr, on retrouve ces terres désertes que nous a déjà montrées
la Poly nésie, et le prétendu autochthone américain d'Agassiz, de
Morton, de Nott, de Gliddon, est au contraire un des derniers
venus sur ce continent.
En rapprochant ces faits du peu de densité des populations,
de leur état social si peu avancé, partout ailleurs que dans les
centres où étaient apparus des législateurs peut-être tous étran-
gers au sol, on est involontairement conduit à penser que le
peuplement général de l'Amérique par la plupart des races ac-
tuelles, quoique remontant plus haut que celui de la Polynésie,
est pourtant bien plus récent que celui de l’ancien monde.
VI. — Ce n'est pas de l’Asie seule que l'Amérique a reçu ses
habitants. L'Europe lui en a envoyé bien avant l'ère des grandes
découvertes. En parlant ainsi je ne fais allusion ni à l’histoire
de l’Atlantide, qui prête encore à tant d'interprétations, ni aux
traditions phéniciennes et carthaginoises, non plus qu'aux pré-
tentions des Basques et des Dieppois, quoiqu'elles paraissent
s'appuyer sur quelques faits au moins curieux, ou aux traditions
Irlandaises et Galloises, bien que Humboldt les ait regardées
comme fort dignes de ‘fixer l'attention. Je ne veux parler que
des voyages accomplis par les Scandinaves, tels que Rafn les à
fait connaître d’après les sagas irlandaises et que M. Gravier
vient de les exposer de nouveau avec détail.
Il ne s’agit plus ici de faits isolés apparaissant dans la nuit
des temps qu'ils éclairent seulement par place. C’est une histoire
détaillée, embrassant plusieurs générations et donnant parfois
des détails circonstanciés, qui expliquent certaines découwertes
modernes en même temps qu'ils sont confirmés par elles.
En 877 selon M. Gravier, peut-être dès 770 selon M. Lacroix,
Gunnbjorn découvrait le Groënland. En-886, Erik le Rouge ou
le Roux doublait le cap Farewell et bâtissait au fond d’un
fiord sa maison de Brattahilda, dont les ruines retrouvées de nos
jours ont été comparées à celles d’une ville. En 986, Bjarn Mé-
riulfson, se rendant en Groënland, était emporté par la tempête
jusqu'aux côtes de la Nouvelle-Angleterre. En 1000, Leif, fils
d'Eric le Rouge, partait pour la terre découverte par Bjarn.
Accompagné de 35 hommes, il descendait jusqu’à Rhode-Island,
y découvrait la vigne et donnait le nom de Venland à la contrée
dont il prenait possession ; il construisait Lerfsbudir, y passait
l'hiver et constatait que le jour le plus court commençait à
sept heures et demie pour finir à quatre heures et demie. Cette
observation, qui concorde avec tous les autres détails, place
MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 155
Leifsbudir près de la ville actuelle de Providence par 41°, 24’,
10” de latitude nord.
Thorvald succède à son frère Leif. Suivi de 30 guerriers, 1l
gagne le Vinland et passe l'hiver à Leifsbudir. Au printemps de
1003, il descend au sud jusqu’à Long-Island, explore les terres
voisines et revient en automne à son point de départ. L'été sui-
vant il se tourne vers le nord. Près du cap Alderton, ses com-
pagnons surprennent trois barques d’osier couvertes de cuir et
massacrent huit des hommes qui les montaient. Le neuvième
leur échappe ; il revient bientôt accompagné d’une foule de
compatriotes qui lancent aux Scandinaves une nuée de flèches
et s’enfuient. Mais Thorvald, blessé mortellement, est enterré
dans cette terre où il avait exprimé le désir d’habiter. Peut-être
est-ce son tombeau que l’on a découvert à la fin du dernier
siècle dans l’île de Rainsford, près de Hull et du cap Alderston,
car cette tombe en maçonnerie contenait un squelette et une
épée à poignée de fer indiquant une époque antérieure au
xv® siècle. |
En 1007, Thorfinn, accompagné de sa femme Gudrida, part
avec trois navires portant 160 hommes, quelques femmes et des
bestiaux. Il s'agissait cette fois de fonder une colonie. On s'éta-
blit non loin de Leifsbudir à Mount-Hope-Bay. Bientôt les voya-
geurs furent visités par quelques indigènes, qu'il est facile de
reconnaître pour des Esquimaux, à la description qu’en donne
la Saga. Les rapports avec ces Skrellings furent d’abord pacifi-
ques. Mais l’année suivante un acte de brutalité de la part d’un
Scandinave amena la guerre et Thorfinn, quoique vainqueur,
ne se croyant pas en sûreté, résolut de regagner sa patrie avec
ses compagnons, sa femme et son fils Snorre, le premier Scan-
dinave né en Vinland.
Avant de quitter son établissement, ce chef voulut laisser une
trace de sa présence. Telle est du moins l'opinion adoptée par
les savants scandinaves et par M. Gravier au sujet du fameux
Dighton Writing Rock. Ce bloc de gneiss, placé sur la rive
droite du Tauton-River, tour à tour couvert et laissé à sec par
la marée, porte un certain nombre de traits gravés sur une pro-
fondeur d'environ huit millimètres Cette enscription, qui a donné
lieu à de nombreuses discussions, a probablement une double
origine. Schoolcraft nous apprend qu'un vieil indien, familier
avec la pictographie américaine, a reconnu la main de ses com-
patriotes dans un certain nombre de signes qu'il a pu expliquer,
tout en avouant que d’autres lui étaient étrangers. En revanche
Magnusen et ses émules n’ont également pu interpréter qu'une
partie de ces mêmes signes. Ces derniers seraient pour eux un
mélange de runes, de signes cryptographiques, et de figures
se rapportant aux aventures de Thorfinn. On croit y reconnaitre
Gudrida avec son fils Snorre, et la partie phonétique pourrait,
paraît-il, se traduire de la manière suivante : CXXXI HOMMES DU
NORD — ONT OCCUPÉ CE PAYS — AVEC THORFINN. Je dois ajouter
156 PEUPLEMENT DU GLOBE
toutefois que M. Whittlesey n’admet pas qu'il existe aux États-
Unis une seule inscription alphabétique. On comprend d’ailleurs
que l’opinion de l’antiquaire américain ne touche en rien à l’au-
thenticité des Sagas qui racontent l’histoire de Thorfinn.
Je ne puis reproduire iei toutes les aventures de Thorvard et
de Freydisa, d’Ari Marson, de Bjorn Asbrandson, de Gudleif,
de Hervador... Rappelons toutefois, à propos de ce dernier, que
grâce aux indications contenues dans la Skalholt Saga,les savants.
américains ont pu retrouver sur les bords du Potomac le tom-
beau d’une femme tombée sous les flèches des Skrellings en 1051.
VII. — Les colonies fondées dans le Groënland par Erik et
ses imitateurs s'étaient rapidement multipliées; les deux côtes
est et ouest s'étaient peuplées. Ces deux centres portaient les
noms d'Osterbygd et de Vesterbyqd. Des documents consultés
par M. F. Lacroix, il résulte que le premier possédait une cathé-
drale, onze églises, trois ou quatre monastères, deux villes nom-
mées Garda et Alba, cent quatre-vingt-dix gaards ou villages
norvégiens; dans le second il y avait quatre églises et 90 ou
110 gaards. Ges chiffres accusent évidemment une population
assez nombreuse. Ce qui le démontre encore mieux, c'est que
dès 4121, un Irlandais, Erik-Upsi, fut nommé évêque du Groën-
land et eut dix-huit successeurs. Le Vinland relevait de ce dio-
cèse. Les dimes de cette contrée figuraient au x1v° siècle parmi
les revenus de l’église et s'acquittaient en nature.
Cette prospérité et des rapports réguliers entre l’Europe, le
Groënland et le Vinland, semblent avoir duré jusque vers le
milieu du xiv® siècle. À cette époque, les Skrellings attaquèrent
le Vesterbygd ; les secours envoyés par les autres établisse-
ments arrivèreut trop tard, et la colonie occidentale fut détruite.
L'Osterbydg subsista plus longtemps. En 148, il payait encore
au Saint-Siége à titre de dime et de denier de Saint-Pierre
3600 livres de dents de Morse. Mais dès avant cette époque la
reine Marguerite, souveraine des trois royaumes scandinaves,
poussée par des motifs diversement interprétés, avait défendu
tout commerce avec les colonies groënlandaises ; un peu plus
tard, des flottes de pirates, sorties on ne sait d’où, vinrent les ra-
vager ; la terre et la mer se refroidirent progressivement; les
voyages devinrent plus difficiles et cessèrent entièrement. Puis
lorsqu’en 1721 le pasteur norvégien Hans Eggède amena sur ces
terres glacées la première colonie moderne, il ne découvrit que
des ruines et pas un seul descendant des compagnons d'Erik et
de Thorfinn. Qu'étaient-ils devenus ?
Une lettre adressée au pape Nicolas V, et citée par M.F. La-
croix, jette quelque jour sur leur destinée. Elle est datée de
1448 et nous apprend que trente ans auparavant des étrangers,
venus des côtes américaines, avaient ravagé la colonie et mas-
sacré ou emmené en esclavage la plupart des habitants des
deux sexes. Un grand nombre étaient pourtant rentrés dans
leurs anciennes demeures et demandaient des secours.
MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 157
Il est bien difficile de ne pas rattacher à ces derniers la po-
pulation blanche, aux formes élevées et aux cheveux blonds,
que le capitaine Graa a rencontrée sur la côte orientale du
Groënland, dans son expédition à la recherche de l'Osterbygd.
Bien qu'elle ait adopté la langue des Esquimaux, elle n’est cer-
tainement pas de leur race.
Mais, tous les descendants des hardis navigateurs qui avaient
découvert l'Amérique se sont-ils résignés à vivre comme des
Skrellings, à côté des ruines qui rappelaient la grandeur relative
de leurs pères? Gette hypothèse me paraît inadmissible. Il me
parait évident que la majeure partie des survivants a dù émi-
grer et aller demander un asile à ce Vinland dont ils connais-
saient l'existence. Peut-être ont-ils été repoussés par Les popu-
lations métisses de Scandinaves et d’Esquimaux qui semblent
avoir pris naissance d’assez bonne heure, qui étaient peut-être
les envahisseurs dont parle la lettre citée par M. Lacroix ; peut-
être aussi ont-ils rencontré des populations guerrières et inhos-
pitalières comme celles dont parle la Saga de Gudleif. Mais ces
fils des Normands auront alors poussé plus loin; et, à coup sûr,
ils auront fini par rencontrer quelque plage hospitalière où 1ls
se seront arrêtés. |
VIII. — Quoi qu'il en soit, l’histoire des voyages scandinaves
suffit pour expliquer l'apparition du type blanc, même du type
blond, au milieu de populations américaines. Je n’hésite pas à
rattacher à cette souche aryane les Esquimaux blanes de Char-
levoix, les hommes à cheveux blonds de Pierre Martyr, les
individus blonds dont parlent quelques traditions mexicaines,
le chef sauvage blanc que rencontrèrent les Espagnols dans leur
expédition de Gibola, etc.
Par-dessus tout, cette découverte et ces invasions répétées
des côtes américaines par les Scandinaves montrent ce qu'il faut
penser de la prétendue impossibilité du peuplement de l’Amé-
rique. Nous n'avons plus ici les doubles pirogues des Polyné-
siens portant cent cinquante guerriers. C'est dans des barques
montées par trente ou quarante hommes que Leif et Thorwald
affrontent la mer Groënlandaise, atteignent le Vinland et en
reviennent. En présence de pareils faits, peut-on regarder en-
core nos moyens perfectionnés de navigation comme 2ndispen-
sables à de longs voyages sur mer ?
La civilisation moderne à mis entre nos mains d'immenses
moyens d'action inconnus à nos pères. Elle nous permet d’ac-
complir des œuvres qu'ils auraient cru ne pouvoir demander
qu'à des puissances surnaturelles. La science a mis en nos mains
la baguette des fées, et nous avons si bien pris l'habitude de
l’employer à la satisfaction de nos moindres besoins, qu'il nous
semble impossible de s’en passer. Nous oubliors trop les res-
sources que l’homme porte en lui-même et qui font partie de
sa nature originelle. Voilà pourquoi nous regardons les races
moins avancées, moëns savantes, comme incapables de faire ce
158 PEUPLEMENT DU GLOBE
que nous n'oserions entreprendre sans l’aide que nous avons su
nous créer.
On vient de voir quel magnifique démenti l’histoire des Poly-
nésiens et des Scandinaves donne à ces idées fausses, et com-
bien elle justifie ces paroles de Lyell : « En supposant que le
genre humain disparût en entier, à l'exception d’une seule
famille , füt-elle placée sur l'Océan ou sur le nouveau Conti-
nent, en Australie ou sur quelque îlot madréporique de l'Océan
Pacifique, nous pouvons être certains que ses descendants fini-
raient dans le cours des âges par envahir la terre entière, alors
même qu'ils n’atteindraient pas un degré de civilisation plus
élevé que les Esquimaux ou les insulaires de la mer du Sud. »
LIVRE VI
ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE
CHAPITRE XIX
INFLUENCE DU MILIEU ET DE LA RACE,
I. — L'espèce humaine, partie d’un centre d'apparition uni-
que, est aujourd'hui partout. Dans leurs innombrables voya-
ges, ses représentants ont rencontré les climats les plus di-
vers, les milieux les plus opposés et occupent aujourd’hui les
régions polaires aussi bien que l'équateur. Il a donc fallu qu’elle
possédât les aptitudes nécessaires pour se plier à toutes les con-
ditions d'existence naturelles; en d’autres termes, qu'elle fût
capable de s'acclimater et de se naturaliser là où nous la ren-
controns.
La possibilité pour l’homme de vivre et de prospérer dans des
régions autres que celles où ont vécu ses pères a été niée d’une
manière plus ou moins absolue par la plupart des polygénistes.
Sans aller aussi loin, certains monogénistes ont admis qu'une
race humaine, constituée dans un milieu donné, y était pour
ainsi dire emprisonnée et ne pouvait en changer sans périr.
D'autres écrivains ont soutenu des opinions absolument con-
traires et ont admis qu'un groupe humain quelconque pouvait
s’acclimater d'emblée n’importe où.
Il y a des exagérations et des erreurs dans toutes ces doc-
trines extrêmes.
Il. — En dépit des assertions de Knox, le Français vit parfai-
tement en Corse, à la condition d'éviter les marais du versant
oriental inhabitables pour les insulaires eux-mêmes ; à la suite
de la révocation de l’édit de Nantes, les fugitifs de la Provence
et du Languedoc fondèrent des villages dans la vallée du Da-
nube, donnant ainsi d'avance un démenti à l’une des assertions
160 ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE
du docteur anglais; les races anglaises et françaises transportées
aux Etats-Unis et au Canada, n’ont pas dégénéré, quoi qu'en ait
dit le même auteur. Pour s'être modifiés parfois d’une manière
assez marquée, comme nous le verrons plus tard, les squatters
yankees et les coureurs de bois canadiens, ne sont ‘certainement
pas inférieurs aux premiers colons qui vinrent planter les dra-
peaux de l’Europe au milieu des Peaux-Rouges.
Knox et les anthropologistes qui se rattachent à lui de près
ou de loin, attribuent à l’'émigration seule le maintien et l’ac-
croissement des populations blanches en Amérique et ailleurs.
A les en croire, l’Européen, transporté hors de sa patrie, perd,
au bout de quelques générations, la faculté de se reproduire. Si
le courant humain qui se dirige d'Europe vers les colonies
venait à s'arrêter, on verrait, disent-ils, la population décroître
rapidement; et, les races locales reprenant le dessus, les Etats-
Unis reviendraient aux Peaux-Rouges, le Mexique aux petits-
fils de Montézuma.
Quelques chiffres répondront aisément à ces assertions. Je les
emprunterai à l’histoire des races françaises qui, depuis le traité
de Paris de 1763, n'ont que bien peu contribué directement au
peuplement du Canada. On comptait dans cette contrée :
En 1814, 275 000 habitants d'origine francaise.
En 1851, 695 945 —
En 1861, 1,037 770 À
Dans l’État d'Ottawa, on comptait :
En 1851, MpopaaHon totale. 15 000
-_ française. 5 000
En 1863, , population totale. 25 000
française. 15 000
L'histoire des Acadiens fournit des chiffres tout aussi rassu-
rants. Des renseignements recueillis par M. Rameau il résulte
que cette population descendait tout entière de 47 familles,
représentant 400 âmes, en 1671. En 1755, elle comptait
18 000 âmes. Dispersée et chassée par les Anglais, elle fut ré-
duite au chiffre de 8 000 seulement. En 1861, elle était remon-
tée à celui de 95 000 âmes.
Si l’on calcule, d'après les nombres précédents, l’accroisse-
ment annuel des populations françaises en Amérique, on trouve
des chiffres égaux ou supérieurs à ceux que fournissent en Eu-
rope les populations les plus favorisées. On voit que la race
française ne présente aucun symptôme de disparition, dans le
pays même choisi comme exemple par Knox.
Sans entrer dans autant de détails, rappelons que des Fran-
çais vivent et se sont propagés à Constance, non loin du Cap,
depuis la révocation de l’édit de Nantes ; que ‘cette même région
a reçu des colonies hollandaises, dont les descendants, les
Boers, ont émigré et forment aujourd’hui la république de
INFLUENCE DU MILIEU ET DE LA RACE 161
Transvaal ; qu'ils ont été suivis au Cap par les Anglais qui enva-
hissent progressivement la contrée entière; n'oublions pas le
rapide accroissement des colonies Anglo-Australiennes; etc.
Rappelons-nous, enfin, ces neuf familles de missionnaires visi-
tées par M. de Delapelin en Polynésie, qui comptaient en tout
soixante-neuf enfants, c’est-à-dire plus de sept et demi en
moyenne; et il faudra bien reconnaître que l’Européen blanc
le mieux caractérisé, vit et se propage dans les deux hémis-
phères, aux antipodes et sur les terres natales des races les plus
différentes.
Au reste, la grande race-à laquelle il appartient lui-même,
n’est pas originaire d'Europe. Elle est partie bien probablement
des massifs du Bolor et de l’Hindou-Koh, où les Mamogis repré-
sentent encore la souche originelle. En tout cas, le Zend-Avesta
nous apprend qu'elle est sortie d’une région où l’été ne durait
que deux mois, ce qui correspond à peu près au climat de la
Finlande. D'étapes en étapes, elle est arrivée, d’un côté jusqu à
l'extrémité de la presqu'ile gangétique et à Ceylan, de l’autre
jusqu'en Islande et au Groënland. Puis, l’ère des grandes décou-
vertes venue, elle à semé ses colonies dans l’univers entier, peu-
plant des continents, remplaçant des races indigènes.
Certes, à ne considérer que les faits généraux et le résultat
de cette activité séculaire, nul ne peut refuser à la race aryane,
la faculté de s’acclimater en dépit des conditions d'existence les
plus diverses. Toutes les assertions de Knox et de ses disciples
plus ou moins avoués tombent devant ces faits.
Ce qui est vrai pour la race aryane l’est également pour la
race nègre. Le Blanc a transporté le Noir à peu près partout ;
et, sur les points du globe les plus éloignés, le Nègre vit à côté
de son maître. Quant aux races jaunes, l'expérience commence à
peine et déjà l’on peut prévoir qu'elle donnera les mêmes résul-
tats. Les Chinois, les coolies sont passés d’Asie en Amérique ;
peut-être les verrons-nous bientôt en Afrique et en Europe.
Certains rameaux détachés des grands troncs ethniques ont
déjà fait leurs preuves dans le même sens. Les Gypsies, aryans
peut-être mélangés de Dravidiens, ont gagné l’Europe entière et
sont aujourd'hui partout. Quant aux Juifs, on sait qu'ils sont
vraiment cosmopolites, et que presque partout, en Prusse
comme en Algérie, leur fécondité dépasse celle des races locales.
IT. — Est-ce à dire qu’à mes yeux les races aryanes ou des
races quelconques puissent s’acclimater toujours et d’emblée
dans n'importe quelle localité? Non. Il est des régions funestes
pour l’homme, à quelque groupe qu'il appartienne et pour si
préparé qu'il semble être à en braver les influences. Tel est le
vaste estuaire du Gabon. Le Nègre lui-même y dépérit. La con-
stitution générale des habitants y est sensiblement affaiblie ; les
fonctions de la reproduction paraissent atteintes d’une manière
toute spéciale, et le nombre des femmes dépasse de beaucoup
celui des hommes. On sait combien le climat de cette contrée
DE QUATREFAGES. Af
162 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE
est dangereux pour l’'Européen ; et il sera curieux de voir si les
Paouins subiront à leur tour l'influence délétère de ces côtes,
dont ils approchent de plus en plus.
Il n’est pas d’ailleurs nécessaire d’aller au loin chercher des
exemples. Qui ne connaît de réputation les Maremmes et les
marais de la Corse? Naguère en France, les étangs de la Dombe,
la Gharente vers son embouchure, n'étaient guère moins dange-
r'eux.
Là même où les conditions sont beaucoup moins sévères, l'ac-
climatation exige à peu près toujours de nombreux et dou-
loureux sacrifices, qu'ont oubliés à tort quelques anthropolo-
gistes. Ce fait n’est que trop naturel. Une race, qui s’est assise
sous l'influence de certaines conditions d'existence, ne saurait
en changer sans se modifier et par suite sans souffrir. C’est ce
que nous verrons avec quelques détails dans le chapitre con-
sacré à la formation de ces groupes dérivés de l'espèce. Ici je
ne puis qu'indiquer la loi générale.
IV. — En somme toute colonisation d’une contrée lointaine
est avant tout une conquête tentée par la race immigrante. Or
qu'il faille combattre l’homme ou le milieu , la victoire ne
s’achète qu'au prix de vies humaines. Mais il ne faut pas s’exa-
gérer l'étendue de pertes inévitables et nier la possibilité de l’ac-
climatation. Il faut poser nettement le problème, et en recher-
cher les données expérimentales; la solution en ressortira tout
naturellement.
Toute question d’acclimatation comprend deux termes, quisont :
pour ainsi dire les composantes de la résultante que l’on cherche
ou que l’on étudie. Ces deux termes sont la race et le milieu. —
Nous connaissons déjà la signification précise du premier de ces
deux mots ; nous reviendrons plus loin avec quelques détails
sur ce qu’il faut entendre par le second. Prenons-le simplement
ici comme représentant l’ensemble des conditions d'existence
ue présente un lieu donné et montrons sa part d'influence dans
l'acclimatation.
Nous avons vu que certains milieux paraissent mortels pour
toutes les races. Dans les cas de ce genre, on doit distinguer ce
qui, dans cette insalubrité, tient à la région et ce qui est le
résultat de circonstances accidentelles, provoquées parfois par
l’homme lui-même. Le plateau de la Dombe, en France, était
jadis aussi salubre que les contrées voisines, L'industrie exagérée
des étangs l’avait transformé en une région pestilentielle, dont
le séjour était aussi meurtrier pour les populations venues du
dehors qu’auraient pu l'être les marigots du Sénégal. Aujour-
d’hui des travaux d'assainissement tendent à lui rendre ses con-
ditions premières. Il est évident qu’on ne peut reprocher à la
Dombe une influence délétère que l'intelligence humaine sem-
blait avoir pris à tâche de développer.
Lors même que celle-ci n'intervient pas pour vicier le milieu,
on ne peut imputer à une contrée les conditions défavorables
INFLUENCE DU MILIEU ET DE LA RACE 163
qu'elle oppose à l'habitation d’une race indigène ou étrangère,
quand ces conditions tiennent à l’incurie des habitants ou à quel-
que circonstance spéciale que la main de l’homme peut modifier,
Privée des soins qui l’assainissaient et l’enrichissaient, la cam-
pagne de Rome est devenue une succursale des marais Pontins.
En revanche, les environs de Rochefort se sont assainis ; Bouf-
farik, autrefois un des points les plus dangereux de l'Algérie, est
devenu un centre de population florissant. Ce n’était donc pas
les conditions naturelles générales qui rendaient ces localités
dangereuses, surtout pour les étrangers; c’étaient de simples
accidents. En les faisant disparaître, on a rendu l’acclimatation
non-seulement possible, mais facile. |
Considérées à ce point de vue, une foule de contrées qui
semblent repousser toute immigration seront peut-être un jour
très-favorables au développement des races colonisatrices. Dans
tous les cas de cette nature, il faut évidemment distinguer le
milieu normal du milieu accidentellement vicré.
Je ne saurais entrer dans tous les détails que comporterait
cette distinction et me borne à citer quelques faits.
Les progrès mêmes de la civilisation ont parfois pour consé-
quence la viciation d’un milieu donné. L’agglomération des
populations humaines dans un espace relativement restreint, en-
traine presque inévitablement ce résultat. C’est un des points
que M. Boudin a le mieux mis en lumière par ses recherches
statistiques sur la mortalité comparée dés campagnes et des
casernes, par exemple. Nos grandes villès opposées aux habi-
tations rurales présentent le même contraste et accusent en outre
une action spéciale sur les fonctions de reproduction. M. Boudin
n'a pu trouver un Parisien pur sang remontant à trois généra-
tions. À Besançon, les familles urbaines s’éteignent en général
en moins d’un siècle et sont remplacées par des familles rurales.
Londres, m’a-t-on assuré, présente un phénomène analogue.
Les navires, où vivent durant des mois entiers des hommes
entassés dans des conditions d'hygiène très-imparfaites, dévelop-
pent-ils des principes délétères, auxquels s’habitue peu à peu
l'équipage, mais qui restent capables de provoquer les affections
les plus graves au sein de populations voisines jusque-là flo-
rissantes ? Est-ce à un phénomène de ce genre qu'il faut attri-
buer, comme le croit Darwin, l’effrayante mortalité, la stérilité
croissante des races polynésiennes ? Parmi les maladies appor-
tées par les marins européens, faut-il compter la phthisie, qui
serait devenue dans ces îles épidémique aussi bien qu'hérédi-
taire? Les probabilités me semblent militer en faveur d’une
réponse affirmative. Toujours est-il que ni la terre ni le ciel
n'ont changé dans ces archipels depuis leur découverte; et pour-
tant, les insulaites dû Pacifique disparaissent avec une rapidité
navrante, tandis que leurs métis et les Européens pur sang eux-
mêmes pfésentent un redoublement de fertilité : double démenti
donné pat les faits aux doctrines autochthonistes.
164 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE
Il n’est pas toujours facile de déterminer ce qui, dans l’action
plus ou moins délétère d’un milieu , tient à ses conditions nor-
males et aux éléments viciateurs accidentels. Dans une contrée
le sol, le froidet le chaud, la sécheresse et l'humidité ne sont
pas tout. La différence présentée au point de vue de l’acclima-
tation par les deux hémisphères en est un exemple frappant.
A latitudes égales, les régions chaudes de l’hémisphère austral
sont généralement bien plus accessibles aux races blanches que
celles de l'hémisphère boréal. Du 30e au 35° degré de latitude
nord on trouve l’Algérie et surtout une partie des Etats-Unis du
sud, où l’acclimatation présente pour nous des difficultés sérieu-
ses. À la même latitude, dans l’hémisphère austral, sont placées
la partie méridionale du Cap et la Nouvelle-Galles, où toutes les
races européennes prospèrent à peu près d'emblée. Les chiffres
de M. Boudin précisent ces différences. Il a trouvé que la mor-
talité moyenne des armées de France et d'Angleterre était en-
viron onze fois plus forte dans notre hémisphère que dans l’hé-
misphère opposé.
Frappé de ce contraste, M. Boudin en a cherché la cause et l’a
trouvée dans le plus ou moins de fréquence et de gravité des
fièvres paludéennes. Au nord de l’équateur, ces fièvres remon-
tent en Europe jusqu’au 59° dégré de latitude. Au sud, elles ne
dépassent qu'assez rarement le tropique et s'arrêtent souvent en
deçà. Taïti, qui n’est qu’à 18 degrés de l'équateur géographique
et presque sous l'équateur thermal, en est exempte. Dans l'hémis-
phère austral, les armées française et anglaise réunies comptent
par année en moyenne 1,6 fiévreux sur 4000; dans l'hémisphère
boréal, 224,9 sur 1000.
Ainsi les fièvres paludéennes sont près de deux cents fois plus
fréquentes au nord qu’au sud de l’équateur, bien que dans l’A-
mérique méridionale et en Australie par exemple, de vastes
espaces se couvrent d'eaux croupissantes sous un soleil brülant,.
Elles sont surtout infiniment moins graves dans l'hémisphère
austral. Les immenses lagunes de Corrientes n’engendrent que
des fièvres légères. On sait combien sont dangereuses au con-
traire celles des marais Pontins, bien plus éloignés pourtant de
l'équateur. Il serait beaucoup plus difficile à l’Européen de vivre
en Italie sur les bords du Garigliano qu’en Amérique sur ceux
du Parana. |
Malgré quelques expériences et quelques théories ingénieuses,
ces différences entre des localités paraissant présenter des con-
ditions physiques générales presque identiques ne sont pas
encore expliquées. Mais les recherches de M. Boudin permettent
de regarder comme très-probable que les miasmes paludéens
sont le plus grand, souvent l’unique obstacle qui s'oppose à
l’acclimatation de l’Européen dans la plupart des localités où
l’entraine l'esprit d'entreprises. Il y a dans ce fait quelque chose
d'instructif et d’encourageant. On sait quelle réunion de circons-
tances engendre ces miasmes pestilentiels ; on sait comment il
INFLUENCE DU MILIEU ET DE LA RACE 165
est possible de les combattre. L'homme peut donc, où qu'il aille,
lutter contre la nature et améliorer au moins ses conditions
d’acclimatation. IL était impossible jusqu'ici d’assainir rapide-
ment une contrée entière. C'était là un de ces travaux que le
temps semblait seul pouvoir accomplir, trop souvent au prix
d’hécatombes humaines. L'introduction de l’eucalyptus paraît
devoir au moins diminuer ces sacrifices dans une large propor-
tion.
Pourtant, dût l'arbre amené d'Australie par M. Ramel jus-
tifier toutes nos espérances, on n’en devrait pas moins apporter
quelque soin dans le choix de la sfation. Je montrerai tout à
l'heure comment, dans les contrées les plus dangereuses en ap-
parence, il existe souvent des points circonscrits où l’acclima-
tation se fait presque d'emblée. Il est clair que les nouveaux
arrivants devraient rechercher avec soin ces localités privilégiées
et y planter leur tente. C’est presque toujours le contraire qui s’est
passé, qui se passe encore. On s’est laissé séduire avant tout par
la beauté, par la fertilité des terres d’alluvion situées à l’embou-
chure de quelque cours d’eau, sur les rives de quelque baïe propre
à faciliter le commerce, sans songer à leur insalubrité. On s’y est
installé, on y a bâti, sans s'inquiéter des pertes que comblaient de
nouveaux arrivages ; et l’on est resté ainsi sur des plages pesti-
lentielles comme celles de Batavia.
V. — Je ne pourrais parler ici avec quelque détail des actions
du milieu sur les races humaines sans anticiper sur des consi-
dérations qui seront mieux à leur plâce dans un autre chapitre.
Je me borne à indiquer un fait très-général et qui intéresse au
plus haut degré le problème de l’acclimatation.
On sait que les races animales et végétales d’une même espèce,
tout en restant au fond accessibles aux mêmes influences, ont
leurs aptitudes propres; et qu’en particulier, telle affection très-
fréquente chez l’une sera au contraire rare chez l’autre. Il en est
exactement de même pour les races humaines.
Les miasmes paludéens agissent de la même manière sur tous
les hommes. Le Nègre souffre et meurt de la fièvre sur les bords
du Niger, mais beaucoup moins que le Blanc. Il y a plus : les
deux races transportées dans l'Inde conservent à cet égard
presque le même rapport. Comparé aux races locales, le Nègre
garde encore la supériorité ; il est partout le moins atteint par
les émanations paludéennes. Né dans une contrée où on les res-
pire à peu près partout et toujours, descendant d’ancêtres qui
dès les temps préhistoriques ont vécu dans cet air empoisonné,
il est plus que tout autre homme acclimaté à ce milieu; par cela
même il prospèrera sans peine là où le Blanc souffrira long-
temps.
En revanche, le Nègre a la poitrine délicate ; et aucune race
n est aussi sujette à la phthisie, tandis que le Blanc européen
et le Malais meurent bien plus rarement de cette maladie.
Des différences extrèmes présentées par le Nègre et le Blanc
166 ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE
d'Europe il résulte que les conditions générales de l'acclimatation
sont opposées pour ces deux races. Un air moyennement chaud
mais imprégné d’émanations paludéennes est dangereux pour
l'Européen ; un froid humide même modéré tue le Nègre.
Ces quelques faits suffisent pour faire comprendre que les
conditions de l’acclimatation varient de race à race; que le
même milieu ne saurait exercer le même genre d'action sur des
races différentes et que l’acclimatation complète, la naturalisation,
ne peut résulter que de l'harmonie de ces deux termes : la race et
le milieu.
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CHAPITRE XX
CONDITIONS DE L'ACCLIMATATION.
I, — La possibilité d'établir l'harmonie dont j'ai parlé dans
le chapitre précédent a été niée. On a prétendu quelle devait
exister d'avance ; on a voulu rattacher à la simple accoutumance
les faits d’acclimatation. Il est facile de montrer par ce qui s’est
passé chez des animaux et chez des plantes, qu'il y a là quelque
chose de plus et que l'organisme se modifie parfois dans ce qu’il
a de plus intime, pour se plier aux ‘exigences d'un milieu in-
flexible par sa nature.
Les chrysanthèmes (Pyretrum sinense) qui ornent nos jardins
sont, comme on sait, originaires de Chine. Apportés en France en
1790, ils y fleurissaient et nouaient leurs fruits sans pouvoir les
mürir, et le commerce seul alimenta nos parterres des graines
nécessaires pendant plus de 60 ans. Les serres, les châssis n’a-
vaient que très-imparfaitement réussi à les produire. En 1852,
quelques pieds fleurirent et fructifièrent plutôt que les autres; les
graines mürirent; et aujourd'hui, la France produit toute la
graine dont elle a besoin. Un petit nombre de pieds acciden-
tellement précoces ont acclimaté chez nous cette jolie fleur.
L'histoirede l’oie d'Egypte (Anser ægyptiacus) est plusfrappante
encore. Amenée en France en 1801 par Geoffroy Saint-Hilaire,
celte espèce pondit d’abord au mois de décembre comme dans
son pays natal. Elle élevait ses couvées en plein hiver et par
conséquent dans des conditions peu favorables. On n’en éleva
pas moins plusieurs générations au Museum. Or en 1844 la ponte
vint en février; l’année suivante en mars, et en 1846 en avril.
C'est à la même époque que pond notre oie ordinaire. N'’est-il
pas évident que l'organisme de l’oie d'Egypte s’est accommodé
aux conditions imposées par notre climat ? |
Cette faculté merveilleuse des êtres vivants a même parfois
ses inconvénients. Transportées à l'ile Bourbon, nos vignes don-
.nent du raisin continuellement, si bien que le mélange des grap-
168 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE
pes à tous les degrés de développement et de maturité a été un
obstacle à la production du vin. Les vers à soie ont fait de
même ; ils ont pondu et coconné indifféremment en toute saison,
et d'une manière si irrégulière qu’on a dû renoncer à les élever.
L'acclimatation, c’est-à-dire l'adaptation physiologique à un mi-
lieu nouveau, est un fait incontestable. Toutes nos races domes-
tiques importées en Amérique y prospèrent aujourd'hui. Quand
les conditions d'existence ont été à peu près celles de leur milieu
natal, elles ont peu changé. Quand les conditions nouvelles ont
été par trop différentes des anciennes, il s’est formé des races
locales ; et, sans que l’industrie humaine y füt pour rien, on a vu
paraître sur les froids plateaux des Condillères des porcs à laine,
dans les chaudes vallées de la Madeleine des moutons à poils et
dans les plaines brülantes de Mariquita des bœufs nus. Encore
une fois, n'est-il pas évident que ces pores, ces moutons, ces bœufs,
descendants de nos races des climats tempérés, se sont mis en
harmonie avec le milieu?
IT. — Mais, je le répète, cette harmonie ne s'obtient presque
jamais sans luttes et sans sacrifices. À cet égard encore, l’homme
ressemble aux animaux et aux plantes. Voyons d’abord ce que
nous apprennent à ce sujet ces êtres organisés inférieurs.
Chacun sait que nos cultivateurs reconnaissent deux sortes de
blé, dont l’un se sème au printemps, l’autre en automne, et qui ne
s’en récoltent pas moins à peu près à la même époque. Il est
évident que les conditions du développement sont bien diffé-
rentes pour toutes deux. Semer en automne du blé de printemps,
c'était le changer de milieu et par conséquent tenterune expérience
d’acclimatation. C’est ce qu'a fait le célèbre abbé Tessier. Gent
grains de froment d'automne ont été semés au printemps ; ils
ont tous levé et ont donné cent tiges herbacées qui ont parcouru
les phases ordinaires de la végétation. Mais, dix pieds seulement
ont formé des graines et celles-ci n’ont müri que sur quatre
pieds. Gent graines de cette première récolte ont donné. cin-
quante tiges fécondes. A la troisième génération, les cent graines
ont donné du blé. L'expérience inverse a reproduit des résultats
analogues.
L'acclimatation du blé à Sierra Leone à présenté des particula-
rités plus instructives encore. La première année, presque toute la
semence monta en herbe ; les épis furent très-rares et très-peu
fournis. Les graines de cette première récolte furent semées ; un
grand nombre périt en terre sans germer. Les tiges survivantes se
montrèrent un peu plus fécondes. Toutefois il fallut patienter et
attendre plusieurs générations avant d'obtenir des récoltes nor-
males.
On voit que dans l'expérience de Tessier tous les individus,
les grains de blé et leur germe, ont vécu; mais les graines ont
manqué ou avorté plus ou moins. Il y a donc eu perte de géné-
rations. Pareille chose s’est produite à Sierra Leone. Mais de
plus, à la seconde semaille, une partie des graines ne lèva pas: il.
es das nd à. 1 Lun à x a d'été
CONDITIONS DE L'ACCLIMATATION 169
y a done eu perte d'individus s'ajoutant à celle des générations.
L'histoire de nos oïseaux de basse-cour importés en Amé-
rique présente des faits tout aussi significatifs. À Cuzco, les
pontes sont aujourd'hui aussi fécondes qu'en Europe. Pourtant
Garcilasso de la Véga nous apprend que de son temps les œufs
étaient rares et que les poulets s'élevaient mal. L'espèce s’est
acclimatée depuis cette époque.
Quand M. Roulin observa les oïes importées à Bogota, elles
étaient arrivées sur ce haut plateau depuis une vingtaine d’an-
nées, et pourtant elles n'avaient pas encore atteint leur fécon-
dité normale. Toutefois elles en approchaïent; tandis qu'au
début les pontes étaient très-rares. En outre un quart des œufs
au plus donnait des produits et la moitié des poulets éclos péris-
sait dès le premier mois. Ainsi d’une part l’éleveur de Bogota
n'obtenait pas à beaucoup près autant d'œufs qu'il en aurait eu
en Europe; d'autre part au bout d’un temps à peine égal au
deux centième de la vie de l'oie, il obtenait de ces œufs à peine
le huitième de ce qu'ils auraient produit en Europe.
Cette histoire des oies de Bogota est des plus instruetives. On
y trouve réunies au début toutes les circonstances qui auraient
pu paraître justifier la prédiction d’un insuccès. L'infécondité
relative des femelles attestée par la rareté des pontes, celle des
mâles accusée par la forte proportion des œufs clairs, indiquaient
une lésion physiologique profonde portant sur les organes dont
le jeu assure seul la durée des espèces. La mortalité énorme
des jeunes poulets trahissait une altération non moins grave
des appareils de la vie individuelle. Cependant, à l’époque du
voyage de M. Roulin, l’acclimatation était à peu près réalisée et
certainement elle est complète aujourd'hui.
Mais il avait fallu plus de vingt années pour que l'organisme
de cet oiseau européen se fût mis en harmonie avec les condi-
tions d’existence imposées par les hauts plateaux américains.
Les éleveurs ont par conséquent dù subir bien des pertes por-
tant sur les générations aussi bien que sur les individus.
On voit ce qui s’est passé chez les poules et les oïes aussi bien
que chez le froment. A la suite de l’émigration, le milieu à tué
d'emblée les individus par trop rebelles aux exigences nouvelles.
Un certain nombre de sujets ont résisté assez pour durer à peu
près autant qu'ils l’eussent fait dans leur milieu natal ; mais leur
organisme affaibli n'a pu se reproduire ou n’a enfanté que des
êtres qui ont succombé rapidement. Pourtant, au milieu de ces
désastres, quelques organisations privilégiées se sont dès le
début plus ou moins pliées aux exigences nouvelles. Légèrement
modifiées, elles ont transmis avec leurs heureuses aptitudes ce
qu'elles avaient acquis. A leur tour les descendants ont fait des
pas nouveaux dans la voie ouverte par leurs pères; et d'année en
année, l'adaptation s’est complétée, l’acclimatation s’est réalisée.
Mais il est facile de voir qu'iei les années représentent des
générations, Ce n’est que du père au fils, par voie d’hérédité et
470 ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE
d'accumulation, que l'être vivant se modifie et s'harmonise pro-
gressivement avec le milieu. Lors donc que nous étudierons, non
plus une plante annuelle ou un oiseau capable de se reproduire
au bout d’un an, mais des espèces ou des races à reproduction
plus tardive, rappelons-nous que c’est par générations et non
point par années qu'il faut compter.
III. — Telles sont les données qui permettent de juger des
tentatives d’acclimatation faites par l’homme lui-même. Je ne
saurais trop le redire, en tant qu'êtres organisés et vivants,
nous sommes soumis à toutes les lois générales qui régissent la
vie et l’organisation dans les animaux et les plantes. Sans doute
notre intelligence nous vient en aide dans nos batailles contre
la nature ; mais la puissance que nous lui devons a malheureu-
sement des bornes; et, nulle part peut-être, nous ne sommes plus
désarmés que dans la lutte de tous les instants commandée par
un changement prononcé de milieu. En pareil cas, les plus
sages efforts ne sauraient soustraire l’homme à des vicissitudes
plus ou moins analogues à celles qu'ont subies le blé à Sierra-
Leone, les poules à Cuzco, les oïes à Bogota.
Nous devons donc presque toujours accepter d'avance des
sacrifices dont l'étendue et la gravité seront proportionnelles
aux différences entre le point de départ et le point d’arrivée
sous le rapport des conditions d'existence ; à peu près constam-
ment il faut nous résigner à perdre un certain nombre d’indi-
vidus et de générations. Le tout est de juger sainement les :
faits, de ne pas s’en exagérer la portée, de voir jusqu'à quel
point ils permettent d'espérer le succès en dépit des apparences.
Si les pertes sont seulement égales à celles dont je viens de par-
ler, à plus forte raison si elles sont moindres, on peut prédire
une issue heureuse ; et, si la conquête vaut ce qu’elle doit coù-
ter, il faut s’en fier à la persévérance et au temps.
IV. — Ce qui s’est passé en Algérie confirme ces observa-
tions. Au lendemain de la conquête, on se demandait à l’étran-
ger aussi bien qu’en France si nous pourrions coloniser la terre
enlevée aux Turcs et aux Arabes. Le docteur Knox proclama
bien haut que cette colonisation était impossible, et que le
Français ne pourrait jamais se propager ni même vivre en
Afrique. Il faut bien le dire, cet arrêt trouva de nombreux et
sérieux échos. Après les premières années d'occupation, les
généraux comme les médecins conclurent à peu près tous de la
même manière. M. Boudin appuya de chiffres désolants les
appréciations de ses confrères, celles du maréchal Bugeaud, des
généraux Duvivier et Cavaignac.
Fort de ce que je savais s'être accompli sur des oiseaux, je
n'hésitai pas à combattre ces prévisions décourageantes. Sans
doute en 1845 la mortalité militaire et civile était bien plus con-
sidérable en Afrique qu’en France ; sans doute le chiffre des
décès l’emportait sur celui des naissances. Maïs l'immigration
était alors abondante et continuelle. Or, si l’afflux de nouveaux
CONDITIONS DE L'ACCLIMATATION 171
arrivants comble les vides causés par le changement des condi-
tions d'existence, il alimente aussi la mortalité en amenant sans
cesse des recrues à cette bataille contre le milieu, — Les enfants
mouraient en nombre presque double de celui qu’aceusaient nos
statistiques françaises ; mais la proportion des morts était pour-
tant beaucoup moins forte que chez les premières oies im-
portées à Bogota. — Enfin, loin d’avoir faibli, la fécondité des
femmes s'était accrue; les sources de la vie étaient donc bien
moins atteintes ici que sur les hauts plateaux américains.
_ De cet ensemble de considérations, je crus pouvoir conclure
avec certitude que l’acclimatation des Français en Algérie était
assurée et ne demanderait pas vingt générations. L'événement
m'a donné raison bien plus tôt que je ne l’espérais. Le recense-
ment de 1870 indiqua en Algérie dans la population de race
européenne un accroissement de 25,000 âmes, dû presque en
entier à l’excédant du chiffre des naissances sur celui des décès,
L'action de la première génération née sur place commençait
à se faire sentir. Ce résultat s’est accusé depuis lors d’une ma-
nière encore plus sensible. Encore deux ou trois générations, et
le Français créole vivra en Algérie tout comme ses ancêtres ont
vécu en France. |
Il y a d’ailleurs des distinctions à établir, au point de vue de
la facilité de l’acclimatation en Algérie, entre les diverses races
européennes, entre les habitants du nord et du midi de la
France. Les statistiques recueillies par MM. Boudin, Martin et
Foley ont clairement démontré que les Espagnols et les Maltais
résistent au climat algérien infiniment mieux que les Anglais,
les Belges et les Allemands. Or nos compatriotes du nord ont
avec ces dernières populations les plus grandes ressemblances
de race et d'habitat. Sous ce double rapport, les Français du
midi se rapprochent au contraire des habitants de Malte et de
l'Espagne. On pouvait donc, sans grand danger d'erreur, pré-
dire que ces derniers avaient plus de chance de survie, soit pour
eux-mêmes, soit pour leurs descendants que les Français d’ori-
gine alsacienne ou flamande. L'expérience a encore pleinement
confirmé ces déductions de la théorie.
V. — Les enseignements qui découlent de ces faits, accomplis
pour ainsi dire à nos portes et chez des races fort voisines, peu-
vent certainement s'appliquer à des régions éloignées, à des
milieux très-divers et plus tranchés, à des groupes humains
bien autrement distincts l’un de l’autre que ne le sont les Fran-
çais et les Belges. Néanmoins la conclusion qu’on pourrait en
tirer n'aurait d'autre valeur que celle d’une formule générale
dont la signification change avec les données. Quand il s’agit
d’acclimatation, ces données ressortent toujours des deux élé-
ments indiqués plus haut, la race et le milieu. Que l’un des
deux vienne à varier, même en peu de chose et dans d’étroites
limites, le résultat est forcément altéré et parfois d’une façon
irès-inattendue. Toute question d’acclimatation constitue donc
172 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE
en réalité un problème à part, se décomposant parfois lui-
même en plusieurs cas particuliers, qui comportent chacun une
solution spéciale. Sans sortir de nos colonies, nous pouvons
encore citer à ce sujet un exemple des plus frappants.
Les anthropologistes comme les médecins ont souvent mis en
question la possibilité pour l'Européen de s’acclimater dans les
archipels du grand golfe mexicain, que la fièvre jaune et les in-
fluences générales qui la développent rendent des plus meur-
triers pour lui. Au premier abord, il est vrai, un certain nombre
de faits généraux semblent mettre l’affirmative hors de tout dé-
bat. Depuis la découverte de l'Amérique, ces îles ont toujours été
occupées par nous; la race blanche, traînant le Nègre à sa suite,
y a remplacé partout la race caraïbe. A cela, on répond que ces
îles sont un des points du globe qu'affectionne le plus l’'émigra-
tion, et que cette dernière entretient seule une population qui,
livrée à ses seules forces, serait bientôt anéantie. On oppose
chiffre à chiffre et statistique à statistique ; et, à se placer sur
ce terrain sans analyser les faits, la question peut paraître des
plus obscures.
Pour la résoudre en ce qui nous touche de plus près, ne par-
lons que de la Guadeloupe et de la Martinique. On sait que les
Français ont colonisé ces deux îles depuis deux cent trente-cinq
ans seulement. Même en comptant quatre générations par siècle
en forçant les nombres, on voit que dix générations au plus se
sont succédé sur ces terres, dont le milieu est des plus redou-
tables pour l’Européen. Or il en à fallu plus de vingt pour accli-
mater les oïes à Bogota. L'expérience n’est done pas complète.
Pourtant, en présence des faits de longévité et de fécondité
attestés par M. Simonot, nous n'hésiterons pas à partager ses
convictions. Si la race française n’est pas encore entièrement
acclimatée à la Martinique, à la Guadeloupe, on peut affirmer
qu'elle le sera bientôt.
li n’en est pas moins vrai que les statistiques attestent un
excédant des décès sur les naissances. — Sans doute, maïs les
renseignements qu'elles fournissent ont été présentés sans dis-
tinction. On a réuni les créoles anciens et nouveaux, aussi bien
que les immigrants de la veille, dans une appréciation com-
mune. On a confondu ainsi des éléments au fond très-différents.
Pour qu'un travail de cette nature eût une valeur sérieuse, il
serait absolument nécessaire de diviser la population en caté-
gories déterminées par l’ancienneté de l'immigration ; d’éva-
luer cette ancienneté elle-même par le nombre des générations.
En procédant ainsi, on constaterait à coup sûr, dans la morta-
lité des groupes, des différences tranchées plus ou moins analo-
gues à celles qu'ont montrées les générations de végétaux et
d'animaux transportés en Afrique ou en Amérique.
Les statistiques dont il s’agit sont encore viciées par un défaut
que met parfaitement en lumière un travail de M. Walther, sur
la Guadeloupe. Lui aussi a dressé des tableaux de mortalité.
RS D
et”
CONDITIONS DE L'ACCLIMATATION 173
Seulement, au lieu de prendre la population en bloc, il l'a
étudiée commune par commune. Alors ont apparu des diffé-
rences bien significatives. Considérée en masse, la population
de la Guadeloupe présente un excédant annuel des décès sur
les naissances représenté par 0,46, c’est-à-dire presque un 1/2
pour 100. En présence de ce chiffre, les statisticiens dont je
combats la manière de voir n'auraient pas manqué de conclure
que l’Européen n'est pas acclimaté à la Guadeloupe, et de dire
qu'au bout d’un temps facile à calculer cette population colo-
niale s’éteindrait, si l'immigration ne venait sans cesse en com-
bler les vides.
Cependant , lorsqu'on examine le tableau de mortalité par
commune, on arrive à des conclusions bien autres. Ces com-
munes sont au nombre de trente et une. Or dans quinze d’entre
elles le nombre des naissances l'emporte sur celui des décès.
Dans la petite île de Marie-Galante, deux communes sur trois
sont dans ce dernier cas. Ainsi, les chiffres effrayants des
moyennes sont dus uniquement à l’exagération de la mortalité
dans certaines communes et l’'Européen est acclimaté dans les
autres.
Les tableaux de mortalité recueillis en Algérie par M. Boudin
présentent des faits analogues. Sur cent soixante-neuf localités,
cinquante-cinq accusaient dès 1857 un excédant des naissances
sur les décès.
Le résultat général obtenu par M. Walther peut être traduit
ainsi : la race française est acclimatée à la Guadeloupe dans
quinze localités ; elle ne l’est pas dans les seize restantes. De
ces deux propositions, la première doit être considérée comme
définitivement acquise ; la seconde a besoin de confirmation,
car 1l reste à examiner de plus près la population des com-
munes les plus frappées, à les étudier par catégories.
Quoi qu'il en soit, tout esprit juste reconnaïîtra qu'on ne sau-
rait parler désormais de l’acclimatation à la Guadeloupe. I ne
doit être question que de l’acclimatation à la Basse-Terre, à la
Pointe-à-Pitre, à la Pointe-Noire, ete.
VI. — Les Antilles françaises, comme la plupart de leurs sœurs,
sont le théâtre de véritables expériences sur l’aptitude des di-
verses races humaines à supporter ce milieu exceptionnel et l’un
des plus difficiles à dominer. Le Nègre y a été trainé de force
bien peu après la prise de possession par les Blancs ; il y a vécu
comme esclave jusqu’à ces dernières années. Comme les fils su-
bissaient la condition des parents, il est à peu près certain qu'au
bout d’un temps donné la multiplication locale des Noirs aurait
suffi à tous les besoins de l’agriculture et de l’industrie, si cette
race s'était acclimatée. L'activité incessante de la traite semble
démontrer que le chiffre des décès devait l'emporter de beaucoup
sur celui des naissances. Le fait paraît avoir été mis hors de
doute pour l'île de Cuba, pour la Jamaïque. Le général Tulloch,
frappé de la mortalité des Nègres dans les Antilles anglaises, n’a
174 ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE
pas hésité à déclarer qu'une fois la traite supprimée, la race en-
tière disparaîtrait de ces îles au bout d’un siècle. Les recherches
de M. Boudin permettent de regarder cette assertion comme
exagérée, du moins pour les possessions françaises.
Pourtant, pas plus que l’auteur anglais, notre compatriote n’a
tenu compte d’une circonstance dont l'importance ne saurait
être méconnue. Je veux parler des conditions faites au Nègre
par l'esclavage. Il est clair que la conduite et le caractère du
maître entraient pour beaucoup dans les chances de vie et de
mort de l’esclave. Sans se croire, sans être inhumain, on pouvait
lui demander plus d'ouvrage que ne comportait sa nature, on
pouvait violenter des instincts dont le jeu libre est nécessaire à
la santé. Il en était certainement ainsi à Cuba, où l’on avaït gé-
néralement pour principe de tirer tout le parti possible des
esclaves, sauf à les renouveler plus souvent. Là est sans doute
une des causes qui accroissaient outre mesure la mortalité d'une
race mieux faite que la nôtre pour les climats intertropicaux.
Les faits semblent justifier ces présomptions. Depuis l'abolition
de l'esclavage, nous dit M. Elisée Reclus, la population nègre
est en voie d’accroissement dans les îles anglaises.
Quelque singulier que puisse paraître ce fait à quelques an-
thropologistes, il ne serait que la répétition de ce qui s’est pro-
duit au Brésil. Là aussi, disait-on, la traite seule entretenait une
population noire destinée à diminuer et à disparaître dès que
cesserait l'immigration forcée. Des documents authentiques ont
établi que le contraire a eu lieu. La traite a été abolie bien
avant l'esclavage dans ce grand empire. Pendant plusieurs an-
nées, les propriétaires d'esclaves ne pouvant plus en acheter
ont soigné ceux qu'ils possédaient ; et dès ce moment les Nègres
se sont multipliés. C'est ainsi qu’à l’époque où florissaient les
Missions des Jésuites, on voyait chez ces religieux qui s’occu-
paient d'elle, la race noire s’accroître d’une manière prodi-
gieuse, tandis qu'elle dépérissait dans les riches haciendas où
elle était livrée à elle-même et sufmenée. AE
A côté des Nègres créoles viennent aujourd'hui se placer dans
nos Antilles françaises des engagés plus ou moins volontaires
amenés des mêmes côtes d'Afrique, des Madériens représentants
de la race blanche sémitique, des Chinois de race jaune , des
coulies de l'Inde, presque tous dravidiens et tenant par consé-
quent du Jaune et du Nègre mélanésien. Il sera curieux de cons-
tater un jour ce que chacune de ces populations aura montré
de résistance au terrible milieu qu'elles vont affronter. L'expé-
rience n’en est encore qu'à son début. Toutefois M. Walther a
recueilli déjà quelques données intéressantes. À la Guadeloupe,
la mortalité annuelle pour les créoles est en moyenne de 3,28
pour 100, celle des immigrants est de 9,66 pour les Chinois,
de 7,68 pour les Nègres, de 7,12 pour les Hindous, de 5,80 pour
les Madèriens. Malheureusement ces chiffres reposent sur des
éléments insuffisants et diffèrent de ceux que M. Du Hailly a
Re.
ER ON Vo.
CONDITIONS DE L’ACCLIMATATION 175
donnés pour la Martinique. Les uns et les autres n'en doivent
pas moins être enregistrés comme point de départ d’une étude
qui commence. Ils n'ont d’ailleurs rien de désespérant. Il est
clair par exemple que les Madèriens seront assez rapidement
acclimatés à la Guadeloupe, comme ils le sont déjà à Cuba, et,
_que si les races nègres, chinoises, hindoues, ont à éprouver des
pertes beaucoup plus graves, l'habitat de nos colonies ne leur
est point à jamais interdit,
VII. — Le milieu, la nature de la race ne sont pas tout dans
les problèmes multiples soulevés par l’acclimatation. L'homme,
l'individu lui-même y apportent leurs éléments propres. Le sau-
vage et l'Européen moderne sont placés par le fait seul de la dif-
férence sociale qui les sépare dans des conditions parfois oppo-
sées et qui ne sont pas toutes en faveur du dernier,
Les merveilles mêmes de notre industrie, tout en facilitant
l'immigration en pays lointains, la rendent plus dangereuse. Les
_ chemins de fer et les steamers ont réduit à bien peu les plus
longs voyages. Les terres que nos ancêtres ont mis des siècles à
peupler, les distances que nos propres pères ne parcouralent
qu'en plusieurs mois, nous les franchissons en quelques jours.
Il y a là pour l’acclimatation une-difficulté de plus ajoutée à toutes
les autres. Qui n’a entendu quelqu'un de ses amis constater sur
lui-même les effets du simple trajet d'Alger à Paris? La brus-
querie de cette transition ébranle l'organisme, bien qu'ayant
pour résultat de le replacer dans son milieu naturel. L'ébranle-
ment est nécessairement plus marqué quand le voyage se fait
en sens inverse et qu'on va à l'encontre de ses habitudes physio-
logiques au lieu d’y revenir. Et, quand après quelques jours de
traversée, on aborde non plus en Algérie, mais aux Antilles ou à
Rio de Janeiro, combien le choc doit être rude !
La civilisation moderne est aussi pour beaucoup dans les per-
- tes qu’entraine tout établissement dans un milieu par trop diffé-
rent du nôtre. Par suite de la sécurité dont elle entoure le pauvre
comme le riche, du bien-être au moins relatif dont jouissent
toutes les classes de la société, nous sommes peu préparés à la
lutte pour l'existence. Sans remonter à l’homme primitif ou aux
Aryas, rappelons-nous seulement Balboa, Pizare, Cortez, Soto,
Monbars et leurs rudes compagnons. Nos générations actuelles
résisteraient-elles comme eux?
Ce n’est pas seulement par ses délicatesses que la civilisation
nous rend moins propres à affronter Les chances de l’acclimata-
tion. C’est encore, et surtout, par les vices qui trop souvent l'ac-
compagnent. M. Bolot, commandant d’une compagnie de disci-
pline qui construisait une jetée à Grand-Bassam, disait au capi-
taine Vallon : « Un dimanche me met plus d'hommes à l'hôpital
que trois jours de travail en plein soleil. » — C’est que le di-
manche était consacré à la débauche. 4
. Voici du reste un fait constituant pour ainsi dire une expé-
rience telle qu'aurait pu l’imaginer un physiologiste. L'ile
176 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE
Bourbon passe pour une de ces localités funestes où l’Européen
ne peut s’acclimater. Les tables de mortalité portant sur la po-
pulation entière accusent en effet un excédant formidable des
décès sur les naissances. Mais c’est encore là un de ces résultats
en bloc qu'il faut discuter, si l’on veut en comprendre la signifi-
cation vraie.
Les Blancs de Bourbon forment en réalité deux classes, ou
mieux deux races distinctes par les mœurs et les habitudes. La
première comprend la population des villes et des grandes habi-
tations qui mène la vie ordinaire des colonies et se garde surtout
du travail de la terre, regardé par les créoles comme aussi désho-
norant que meurtrier. L'autre comprend les Petits Blancs, des-
cendants d'anciens colons qui, trop pauvres pour acheter des
esclaves, avaient bien été forcés de cultiver le sol de leurs pro-
pres mains.
Eh bien, de ces deux classes de colons, c’est la première seule
qui alimente la mortalité tant de fois signalée. Les Petits-Blancs
font ce qu'avaient fait leurs pères ; ils habitent et cultivent les
districts les moins fertiles de l'ile. Loin d’en avoir souffert, leur
race a gagné et les femmes surtout sont remarquables par la
beauté des formes et des traits. Cette race s’entretient parfai-
tement par elle-même et semblerait être en voie d’accroisse-
ment. Le croisement n’y est d’ailleurs pour rien, car le Petit-
Blanc, très-fier de la pureté de sang qui fait sa noblesse, ne s’al-
lierait à aucun prix avec le Nègre ou le coolie.
C'est qu’à Bourbon, tandis que l’oisiveté et les habitudes
qu'elle entraine tuaient le riche et ceux qui cherchaient à l’i-
miter, le pauvre s’acclimatait grâce à la sobriété, à la pureté
des mœurs et à un travail modéré. A lui seul ce fait doit être
pour les anthropologistes et pour tout le monde un grave ensei-
gnement à la fois scientifique et moral.
VIIL. — En résumé, l’acclimatation, la naturalisation sont par-
tout dans l’histoire, comme la migration dont elles sont la con-
séquence. Nous les voyons s’accomplir Journellement sous nos
yeux et porter sur les races les plus diverses, mais presque tou-
jours au prix de vies humaines. Sur bien des points elles sont
obtenues à bon marché, si bien que l'étude seule peut nous ap-
prendre que nulle part le milieu nouveau ne perd complétement
ses droits ; sur certains autres, principalement dans les contrées
à climats extrêmes, elles entraînent des pertes considérables. Mais
rien n'autorise à les nier. Tout prouve au contraire qu à la con-
dition de subir les sacrifices nécessaires, toutes les races hu-
maines pourraient vivre et prospérer à peu près dans tous les
milieux non viciés par des causes accidentelles.
IX. — Sur ce point comme sur bien d’autres, le présent fait
comprendre le passé, qui d’ailleurs apporte ici sa part de lu-
mière. Forts des expériences qui s’accomplissent sous nos yeux
et de faits empruntés à l’histoire, nous pouvons nous faire une
idée générale de la facon dont s’est peuplé le monde.
CONDITIONS DE L ACCLIMATATION MTL
À elle seule la race aryane nous enseigne pour ainsi dire l’his-
toire de l'espèce entière. Nous la voyons sortir du Bolor et de
l'Hindou-Koh, de cet Eeriéné Véedjo où l’été ne durait que deux
mois, descendre en Boukharie, parcourir la Perse et le Caboul
avant d'arriver dans le bassin de l’Indus. Onze stations jalonnent
cette route franchie par les Aryas avant d'arriver au Gange. Là
nous les retrouvons marchant pas à pas, tout en lançant en
avant-garde quelques-uns de ces héros pieux qui tuaient les
rakchassas et préparaient les conquêtes. Aujourd’hui la race est
sous les tropiques dans l'Inde, sous le cercle polaire au Groën-
Land, où les Norwégiens et les Danois modernes ont remplacé
les rois de la mer; elle couvre une immense région à climat plus
ou moins tempéré; elle a des colonies partout.
L'espèce humaine à ses débuts a dû procéder comme les Aryas.
Au sortir de leur centre de création, c’est lentement et d'étapes
en étapes que les colons primitifs, ancêtres de toutes les races
actuelles, ont marché à la conquête du monde désert. Par là ils se
faisaient peu à peu aux conditions d'existence diverses que leur
imposait le nord ou le midi, l’est ou l’ouest, le froid ou la chaleur,
la plaine ou la montagne. Divergeant en tout sens et rencontrant
des milieux différents, ils se mettaient graduellement en har-
monie avec chacun d'eux. L'acclimatation, marchant ainsi du
même pas que les conquêtes géographiques, était moins meur-
trière. Certes, pour être adoucie par la lenteur de la marche, la
lutte n’en existait pas moins. À coup sûr de nombreux pionniers
sont tombés en route. Mais les survivants n'avaient en face d'eux
que 5 nature et ils ont pu aller jusqu’au bout ; ils ont peuplé le
monde. |
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LIVRE VII
HOMME PRIMITIF.
FORMATION DES RACES HUMAINES.
CHAPITRE XXI
HOMME PRIMITIF:
I. — Le type primitif de l’espèce humaine a nécessairement
dû s’effacer et disparaître. A elles seules, les migrations forcées
et les actions de milieu devaient amener ce résultat. L'homme
a traversé deux époques géologiques ; peut-être son centre d’ap-
parition n’existe-t-il plus; en tout cas, les conditions y sont
tout autres qu’au moment où l'humanité débutait. Quand tout
changeaït autour de lui, l’homme ne pouvait rester immuable.
Le métissage a certainement aussi eu sa part dans cette transfor-
mation. Je reviendrai bientôt sur ces divers points que je me
borne à indiquer ici.
Mais d’autre part nous verrons que la tête osseuse de la plus
ancienne race quaternaire se retrouve non-seulement en Aus-
tralie dans quelques tribus, mais en Europe et chez des hommes
qui ont Joué un rèle considérable parmi leurs compatriotes. Les
autres races de la même époque, à en juger de même par la tête
osseuse, ont parmi nous de nombreux représentants. Elles ont
pourtant traversé une des deux révolutions géologiques qui nous
séparent de notre souche originelle. Il n’y a donc rien d'impossi-
ble à ce que celle-ci ait transmis à un certain nombre d'hommes
peut-être dispersés dans le temps et dans l’espace, au moins
une partie de ses caractères.
Malheureusement on ne sait où chercher ces reproductions
plus ou moins ressemblantes du type primitif; et, faute de ren-
seignements, il serait impossible de les reconnaitre pour telles
si on venait à les rencontrer. Ici l'observation seule ne peut donc
fournir aucune donnée. Mais, éclairée par la physiologie, elle
permet quelques conjectures.
180 HOMME PRIMITIF
IT. — On sait que chez les animaux l’atavisme fait reparaître
souvent des caractères ancestraux, même après une sélection
attentive portant sur des centaines de générations. Les vers à
soie, à cocons blancs des Cévennes et les moutons à laine noire
d'Espagne en fournissent des exemples. Chez l’homme, où la sé-
lection n'existe pas, des faits de même nature doivent se pro-
duire à plus forte raison. Quelques caractères de nos premiers
ancêtres doivent se montrer isolément ou réunis dans toutes les
races humaines ; peut-être en est-il qui se sont conservés dans
un ou plusieurs groupes. Par conséquent en recherchant et en
groupant ceux qui apparaissent d'une manière plus ou moins
erratique, chez les races les plus dissemblables sous tous les au-
tres rapports, nous pourrons reconstituer en partie avec quelque
probabilité le type humain primitif.
A ce titre il est difficile de ne pas attacher une importance
réelle au prognathisme de la mâchoire supérieure. Ce trait ana-
tomique se montre très-prononcé chez presque toutes les races
nègres ; il est des plus accusé chez certaines races jaunes. Con-
sidérablement atténué chez les Blancs, il y reparaît pourtant
parfois à peu près aussi marqué que dans les deux autres grou-
pes; il existait chez les hommes quaternaires. Tout semble indi-
quer qu'il devait être assez fortement développé chez nos pre-
miers ancêtres.
Les phénomènes d’atavisme portant sur la coloration sont
fréquents chez les animaux. On les constate également dans:
l'espèce humaine. Gette considération me fait attacher une im-
portance réelle à l'opinion de M. de Salles, qui attribue une che-
velure rousse aux premiers hommes. On a signalé, en effet, dans
toutes les races humaines, des individus dont les cheveux se rap-
prochent plus ou moins de cette teinte.
Les expériences de Darwin sur les effets du croisement entre
races très-différentes de pigeons conduisent à la même conclu-
sion. Il à vu, à la suite de ces croisements, reparaître dans les
métis des particularités de coloration propres à l'espèce souche et
qui avaient disparu dans les deux races parentes. Or dans nos
colonies, le {erceron, fils de Mulâtre et de Blanc, a souvent les
cheveux rouges. En Europe même, selon la remarque de M.Hamy,
il nait souvent des enfants à cheveux rouges lorsque le père et la
inère sont franchement, l’un brun et l’autre blond. Dans tous les
. Cas de cette nature, on dirait que le caractère primitif se dé-
gage par la neutralisation réciproque des caractères ethniques
opposés accidentellement acquis.
Examiné au microscope, le pigment cutané qui donne au corps
humain sa teinte caractéristique présente sans doute des cou-
leurs différentes, mais toujours le jaune y entre comme élé-
ment colorant. En appliquant à l'homme les règles qu'Isidore
Geoffroy a déduites de ses observations sur les animaux, on est
conduit à penser que cette teinte devait dominer primitivement.
A la suite du croisement du Blanc et du Nègre, c’est l'élément
LA
un u dti en
» # Vu. PRE, à
HOMME PRIMITIF 181
colorant jaune qui se dégage d’abord et parait habituellement
prédominer. Aux colonies on désigne parfois les mulâtres par le
terme général de jaunes. Ce résultat s'explique encore par les
expériences de Darwin; et il est permis d'admettre que le teint pri-
mitif de l’homme se rapprochait plus ou moins de cette couleur.
Certains faits observés chez les Nègres semblent encore con-
firmer cette conclusion. Ghez les populations les mieux caracté-
risées appartenant à ce type, on a signalé l'apparition d’indi-
vidus à teint plus clair, tantôt presque semblables au Blanc sous
ce rapport, tantôt tirant plus ou moins sur le jaune, sans pré-
senter aucun des phénomènes de l’albinisme tératologique. Il
est permis d'attribuer à l’atavisme ces particularités de colora-
tion individuelles. Or chez aucune race blanche ou jaune on n’a
signalé des faits pouvant être regardés comme réciproques des
précédents.
Rien donc n'autorise à regarder la race Nègre comme ayant
précédé les deux autres; et, au contraire, le contraste que je si-
gnale permet de lui donner pour ancêtre une race à teint plus
clair.
D'autre part nous savons que la race aryane est la dernière
venue. La question d’antériorité se trouve ainsi circonscrite entre
les Sémites, les Allophyles et l’ensemble des races jaunes. Ce
que j'ai dit plus haut de la couleur fondamentale mêlée comme
élément au teint de toutes les races et les phénomènes du croi-
sement donnent quelque probabilité en faveur des dernières.
La linguistique semble confirmer cette manière de voir. Les
langues monosyllabiques, accusant les premiers balbutiements du
langage humain, n'existent que chez les races jaunes. Toutes les
races nègres et les Blancs allophyles parlent des langues agglu-
tinatives, répondant à la seconde forme donnée par l’homme à
l'expression de sa pensée. Les Aryans et les Sémites ont les uns
et les autres des langues à flexion.
La philologie semble done conclure dans le même sens que la
physiologie et donner même quelques probabilités de plus à ces
conjectures, que je ne donne d’ailleurs que pour ce qu'elles sont.
IT. — Nous ne connaissons pas l’homme primitif; nous le
rencontrerions que, faute de renseignements, il serait impossible
de le reconnaître. Tout ce que la science actuelle permet de dire
à son sujet est que, selon toute apparence, il devait présenter
un certain prognathisme et n’avait ni le teint noir ni les cheveux
laineux. Il est encore assez probable que son teint se rappro-
chait de celui des races jaunes et accompagnait une chevelure
ürant sur le roux. Tout enfin conduit à penser que le langage
de nos premiers ancêtres était un monosyllabisme plus ou moins
accusé.
Ce ne sont là que des conjectures et qui se réduisent à bien
peu, mais du moins ce peu repose sur l'expérience et l’obser-
vation.
IV. — Nous ne pouvons former que des conjectures plus vagues
182 HOMME PRIMITIF
encore sur le degré de développement intellectuel qu'a présenté
l'homme à sa naissance et pendant ses premières générations,
Toutefois il est permis de penser qu il n’est pas entré sur la
scène du monde avec la science innée, avec les industries ins-
tinctives qu'y apportent les animaux. Encore moins a-t-il apparu
tout civilisé, « adulte de corps et d'esprit, » comme le pense
M. le comte Eusèbe de Salles. Toutes les traditions indiquent
une période où le savoir humain est bien peu de chose, où
l'homme ignore des industries bien élémentaires à nos yeux et
que l’on voit naître successivement. Sur ce point la Bible s’ac-
corde avec la mythologie classique. Les Hébreux ont leur Tu-
balcaïn, comme les Grecs leur Triptolème. Les études préhisto-
riques confirment de tout point pour notre Europe occidéntale
ce développement progressif. Les industries tertiaires sont au-
dessous des quaternaires. L'ensemble de l’histoire des races me
semble présenter, au moins en partie, le tableau de celle de l’es-
pèce; et la pensée remonte presque invinciblement à des temps
où l’homme se trouvait en face de la création, armé seulement
des aptitudes qui devaient prendre un si merveilleux dévelop-
pement.
Grâce à ces aptitudes, il a du moins de très-bonne heure
satisfait aux premiers besoins de l'existence. L'homme mio-
cène de la Beauce connaissait déjà le feu et taillait le silex.
Quelque grossiers et rudimentaires que fussent ses instruments,
il avait donc déjà une industrie et selon toute apparence se
nourrissait en partie d'aliments cuits. À coup sûr, l’homme de
Saint-Prest, avec ses petites flèches en losange taiïllées d’un
seul côté, avec ses haches grossières, savait attaquer et vaincre
les grands mammifères ses contemporains. Il possédait des
racloirs, servant sans doute à préparer leurs peaux, des percoirs
qui peut-être remplaçaient les aiguilles. Dès ces temps lointains
sur lesquels la science n’a encore jeté pour ainsi dire qu’un
éclair, l'homme se révèle done par deux grands faits et se
montre supérieur à toute la création animale.
CHAPITRE XXII
FORMATION DES RACES HUMAINES SOUS LA SEULE INFLUENCE
DU MILIEU ET DE L'HÉRÉDITÉ.
I. — Les premiers hommes qui peuplèrent le centre d’appari-
tion humain durent ne différer d’abord les uns des autres que
par des traits individuels. Au début et pendant un laps de temps
indéfini, l'humanité n’a pu qu'être homogène, comme l’est toute
espèce animale ou végétale cantonnée dans une aire peu étendue.
Aujourd’hui nous la voyons composée de groupes nombreux,
ayant leurs caractères, propres et constituant autant de races
distinctes. Comment ces races ont-elles pris naissance ? com-
ment ont-elles grandi et se sont-elles multipliées ? 1
Répondre à ces questions d’une manière rigoureuse, en re-
montant des derniers effets aux premières causes, n’est pas en-
core possible, ne le sera peut-être jamais. Toutefois la science
peut aujourd’hui aborder ce problème dans ce qu'il a de géné-
ral. Nous connaissons bien des circonstances dans lesquelles les
variétés se montrent et les races se forment chez les animaux
et les plantes; nous constatons chez l’homme un certain nombre
dé phénomènes identiques ou fort semblables à ceux que pré-
sentent à cet égard les deux règnes inférieurs. Nous sommes
donc pleinement autorisés à conclure d'eux à nous, en ratta-
chant les faits particuliers aux faits généraux. Cette étude est
instructive à bien des égards. Malheureusement nous ne pou-
vons l’aborder ici avec tous les détails qu’elle comporte ; nous
ne pouvons que choisir quelques faits dans l’histoire des ani-
maux pour justifier nos conclusions.
Il. — Le problème de la formation des races humaines pré-
sente deux cas fort distincts. L'homme a subi d’abord l’ac-
tion seulement des agents modificateurs naturels. Sous cette in-
fluence se sont formées des races pures. Puis ces races se sont
rencontrées, se sont croisées ; les races métisses ont pris nals-
sance. Sans être en antagonisme avec les forces naturelles, le
184 FORMATION DES RACES HUMAINES
croisement par ses phénomènes propres en modifie et en masque
parfois les manifestations. Les deux cas demandent donc à être
examinés séparément. Nous commencerons par le premier.
II. — Toute espèce organique considérée dans son ensemble
apparaît comme soumise à l’action de deux forces dont l'une
tend à en maintenir, Pantre à à en modifier les caractères. À quelle
cause peut-on rattacher cette double action? C'est là une ques-
tion que se sont posée les plus grands penseurs, les plus émi-
nents physiologistes, depuis Aristote et Hippocrate jusqu'à Bur-
dach et à J. Müller.
Ce ne sont pas les ressemblances existant entre les représen-
tants d’une même espèce, entre les membres d'une même fa-
mille, qui étonnent ces esprits d'élite ; ils s'accordent pour en
trouver la raison dans l’hérédité. Le problème est pour eux dans
les différences. Non pas seulement dans les différences consi-
dérables telles qu'on les constate de race à race; maïs avant
tout dans les nuances constituant les fraits individuels qui dis-
tinguent le père du fils, le frère du frère. Là est en effet la diffi-
culté fondamentale ; et pour la résoudre, on a proposé bien des
hypothèses. Prosper Lucas, après les avoir discutées une à une,
les a toutes regardées comme insuffisantes et a cru devoir ad-
mettre à côté de l’hérédité qui conserve les types, une force spé-
ciale, l’énnéité, qui les diversifie.
Pourtant, sans recourir à une force nouvelle, on peut se ren-
dre compte de la double tendance manifestée par les êtres vi-
vants. Il suffit pour cela de pousser l’analyse des phénomènes
un peu plus loin qu'on ne le fait d'ordinaire et de se faire
une idée nette du rôle joué par le milieu et l’hérédité. En gé-
néral, on attribue au premier une action partout et toujours
modificatrice, à la seconde une action purement conservatrice.
Or il est facile de montrer qu'il n’en est rien; et que, selon les
circonstances, chacune de ces causes agit d’une manière inverse.
IV. — En vertu des lois de l’hérédité le père et la mère ten-
dent également à transmettre à leur progéniture les caractères
qu'ils possèdent eux-mêmes. Quelque semblables qu'on les sup-
pose, il y a toujours de l’un à l’autre certaines différences; la
nature du nouvel être est nécessairement un compromis entre
deux tendances différentes. Le fils ne peut donc jamais ressem-
bler entièrement à son père. Chez lui les caractères communs aux
deux parents seront facilement exagérés; les caractères opposés
seront neutralisés ; les caractères différents engendreront une
résultante distincte des deux composantes comme le vert l’est
du jaune et du bleu. Aïnsi en vertu de ses tendances mêmes, et
par suite du concours obligé des sexes, l’hérédité directe et èm-
médiate devient à certains égards une cause de variation.
L'hérédité médiate et indirecte, rapprochée avec raison par
Burdach des phénomènes généagénétiques, l'atavisme, qui repro-
duit brusquement avee une curieuse exactitude les caractères
d’un ancêtre, parfois après des centaines de générations, jouent
ACTION DU MILIEU ET DE L HÉRÉDITÉ 185
aussi à coup sûr un rôle considérable dans la variation des traits
individuels, dans les dissemblances qui séparent le père et la
mère des enfants.
Leur action, ajoutée à celle de l’hérédité directe, suffit pour
expliquer l'apparition de certaines variétés, sans qu'il soit néces-
saire d’invoquer l’innéité.
V. — Mais la force héréditaire, qu'elle se manifeste d’une gé-
nération à l’autre ou à travers plusieurs générations, fonctionne
toujours sous l'influence du milieu et le rôle de ce dernier est
manifestement prépondérant.
Disons d’abord que ce mot doit être pris dans un sens beau-
coup plus général qu'on ne le fait d'ordinaire. Buffon lui-même
ne tenait guère compte que du climat, du plus ou moins de
nourriture et des maux de l'esclavage, quand il s'agissait des
animaux domestiques. Le milieu est pour moi quelque chose de
bien plus complexe. Il comprend l’ensemble de toutes les condi-
tions sous l’empire desquelles la plante, l'animal ou l’homme se
constituent et grandissent à l’état de germe, d’embryon, de jeune,
d’adulte. Faire un choix dans ces conditions, admettre les unes
et les prendre en considération, rejeter et exclure les autres,
c'est évidemment agir d’une manière tout arbitraire. Ne tenir
compte que d’une certaine période de la vie, laisser par exemple
en dehors toute la période intra-ovulaire ou intra-utérine, c’est
mériter le même reproche. Au point de vue dont il s’agit ici
l'existence d’un être ne peut pas se scinder, pas plus que le
milieu sous l'empire duquel s’accomplit cette existence.
Une foule de faits mettent hors de doute l’action du milieu
sur le germe, sur l'embryon quelque protégé qu'il puisse paraître
par les enveloppes de l’œuf, ou par les tissus de la mère. Les
deux Geoffroy Saint-Hilaire ont bien montré que la monstruosité
remonte aux premiers temps de la formation de l'être et indique
dans certains cas les causes extérieures qui l'ont produite. Les
expériences de M. Dareste ont confirmé et singulièrement étendu,
en les précisant, ces premières conclusions. En mélant de la
garance aux aliments d’une femelle de mammifères, Flourens a
coloré en rouge les os du fœtus qu’elle portait. En plaçant les
œufs d’une truite saumonée dans une eau qui ne nourrissait que
des truites blanches, Coste à vu ces œufs pâlir progressivement
et produire des truitons qui avaient perdu la coloration caracté-
ristique de leur race. Pour grandir la taille de nos excellents
petits chevaux de race camargue, il suffit de fournir à la mère
pendant ja gestation une nourriture plus abondante que celle
dont elle se contente habituellement dans sa vie demi-sauvage.
Ainsi on constate de la manière la plus nette et par des expé-
riences précises que le milieu, agissant sur l'embryon pendant la
vie Intra-utérine ou intra-ovarique, est capable de produire d’une
part les plus graves désordres tératologiques, d'autre part de
simples et légères déviations. On est donc pleinement en droit
d'attribuer à la même cause des modifications que leur plus ou
186 FORMATION DES RACES HUMAINES
moins d'importance place entre ces extrêmes. Invoquer l’innéité,
pour expliquer leur apparition, est évidemment superflu. Nous
rattacherons donc à des actions de même nature l’apparition du
robinier sans épines dont nous avons parlé précédemment, celle
du premier mouton ancon, né au Massachussets en 1791, celle
du premier mouton Mauchamp, apparu en France en 1828, etc.
Les races ancon et mauchamp ne se sont propagées que grâce
à l’industrie humaine. Mais ces déviations brusques d’un type
donné peuvent aussi s'étendre et se multiplier d’elles-mêmes.
On sait que tous les bœufs de l’Amérique du sud descendent de
la race cornue espagnole. Or, en 1770, il naquit au Paraguay un
bœuf sans cornes. En quelques années, nous dit d’Azara, cette
forme exceptionnelle avait comme envahi plusieurs provinces,
Pourtant elle est loin d’être recherchée, parce que l'absence des
cornes la rend bien moins facile à prendre au lasso, si bien
qu'on a cherché à la détruire. Elle s'était donc bien propagée
spontanément.
Quiconque s’est quelque peu occupé d’embryogénie compren-
dra sans peine que les actions de milieu aient surtout prise sur
les organismes en voie de formation et d'évolution. Toutefois
leur influence sur un animal, même adulte, est parfois tout aussi
marquée. Nos moutons transportés en Amérique s’y sont géné-
ralement acclimatés sans subir de grands changements. En par-
ticulier ils ont conservé leur toison. Mais dans les plaines de la
Méta ils ne la gardent qu’à la condition d'être régulièrement …
tondus. Si on les abandonne à eux-mêmes, la laine se feutre,
tombe par plaques et est remplacée par un poil court, raide et
luisant. Sous l'influence de ce milieu brülant, le même individu
est tour à tour une bête à laine et une bête à poil. Or l’innéité,
telle que la conçoit Prosper Lucas, ne peut être invoquée à pro-
pos de changements subis par un animal adulte, tandis que
l’action du milieu apparaît ici d’une manière incontestable.
VI. — Nous venons d'indiquer comment l’hérédité et le milieu
peuvent donner naissance à une variété. Or, l'individu qui a
commencé à dévier du type primitif devient parent à son tour;
il tend à transmettre à ses fils les caractères exceptionnels qui
le distinguent. Les mêmes faits se répètent chez eux; et, à cha-
que génération, les actions de milieu s'ajoutent les.unes aux au-
tres. Chaque fois aussi l’hérédité en transmet la somme à la
génération suivante. La plus faible modification aïnsi accrue de
père en fils conduit parfois aux changements les plus marquüés.
Nos bœufs d'Europe, dans les plaines chaudes de Mariquita et
de Neyba, ont perdu progressivement leurs poils, sont d’abord
devenus pelones et auraient vite formé une race entièrement
nue si on ne tuait régulièrement les calongos. En revanche, nos
cochons devenus sauvages dans les paramos ont acquis une
sorte de laine sous l’action d’un froid continu sans être excessif.
Le chien de Guinée et le chien des Esquimaux présentent un
contraste analogue entre races d’une même espèce.
ACTION DU MILIEU ET DE L'HÉRÉDITÉ 187
Dans les exemples qui précèdent, dans bien d’autres qu'il me
faut passer sous silence, les actions dont il s’agit apparaissent
comme modifiant les organismes pour les mettre en harmonie
avec le milieu. Or on comprend qu'une fois qu’elles auront pro-
duit le maximum d'effet possible elles ne pourront plus que sta-
biliser de plus en plus le résultat obtenu, mais que jamais elles
_ne sauraient déterminer de changement en sens contraire. La
chaleur, qui a dépouillé peu à peu de son poil le bœuf calongo,
ne le lui restituera pas; le froid qui a donné de la laine à
nos porcs, ne les en dépouillera pas. Voilà donc le mulieu jouant
le rôle d'agent de conservation, de stabilisation.
VII. — Dans les lignes qui précèdent nous n'avons fait allusion
qu'aux forces naturelles livrées à elles-mêmes. C'est à elles qu'est
due la formation des races sauvages, que présentent toutes les
espèces dont l'aire géologique est très-étendue, comme le renard,
le chacal, le lion, etc.
Ces races sont parfois assez différentes pour avoir été consi-
dérées comme des espèces distinctes, tant qu'on ne connaissait
pas les termes géographiques et zoologiques intermédiaires. Fré-
déric Cuvier lui-même est tombé dans cette erreur à propos de
chacals venus les uns de l'Inde et les autres du Sénégal, Toutefois
les races sauvages ne sont jamais ni aussi nombreuses ni aussi
distinctes les unes des autres que les races domestiques.
Est-ce à dire que l’homme exerce autour de lui et par lui-
même une sorte d'action magnétique, comme semblent l’admet-
tre quelques auteurs ? Nullement. En réalité, il n’agit sur l’a-
nimal qu’en mettant en jeu tantôt volontairement, tantôt à son
insu les deux agents que nous avons rencontrés partout jusqu'ici :
le milieu et l’hérédité. Par le fait seul de la domestication, de la
stabulation qui en est à peu près toujours la conséquence, il
change du tout au tout les conditions d'existence naturelles. En
amenant à sa suite les esclaves qu'il s’est donnés, il diversifie
encore les influences qui agissent sur eux. Prompt à saisir tous
les moyens de les utiliser le mieux possible, il profite des moin-
dres modifications présentant quelque avantage, les pousse jus-
qu'à leurs dernières limites et produit ces races extrêmes dont
nos expositions de races animales montrent de si curieux spé-
cimens.
Le grand moyen mis en œuvre par l’homme pour atteindre à
_ des résultats qui semblent parfois tenir du merveilleux est la
sélection. Dès qu'il a eu des animaux domestiques, il a distingué
parmi eux des individus répondant mieux que les autres à ses
intentions. Instinctivement en quelque sorte, inconsciemment,
comme dit Darwin, il les a choisis pour reproducteurs. En écar-
tant les types inférieurs à ses yeux, en n’employant à propager
l'espèce que les types supérieurs, il a dirigé dans un sens déter-
miné l’action de l’hérédité et a promptement créé des races. Or
l'homme a agi ainsi depuis les temps dont parlent la Genèse et
le Chou-King, c'est-à-dire depuis des milliers d'années. Est-il
188 FORMATION DES RACES HUMAINES
surprenant qu'il ait multiplié autour de lui des formes hérédi-
taires plus où moins éloignées des types primitifs ?
La sélection progressive aurait sans doute conduit à des résul-
tats nombreux et variés. Aurait-elle permis la création des
races dont les caractères touchent de près à l’hémitérie ? La ré-
ponse à cette question est au moins douteuse. Maïs nous n'avons
pas à la poser. Quand par une de ces actions de milieu dont l’o-
rigine reste obscure, il se produit une forme animale presque
tératologique, elle disparait bientôt par le mélange des sangs, si
les unions sont abandonnées au hasard. Voilà pourquoi on n’ob-
serve rien de semblable dans les races sauvages. Mais si cette
forme se montre chez un animal domestique, si elle répond à un
besoin ou à un caprice quelconque, la sélection intervient, la
conserve, la multiplie. Voilà comment a pris naissance la race
des moutons-loutres ou ancons, descendue en entier de l’unique
bélier dont nous avons parlé plus haut. Voilà comment M. Graux
de Mauchamp a tiré sa race de moutons à laine soyeuse d’un
agneau mâle également unique. Ces deux exemples nous ap-
prennent comment on a obtenu toutes ces races singulières qui,
par quelques-uns de leurs caractères, semblent jurer avec le
type même dont elles sont sorties. Dans l'espèce canine, nos
bassets reproduisent l’ancon; le bœuf camard ou gnato, apparu
en Amérique depuis la conquête, répond au boule-dogue, ete.
VIII. — Les races, une fois formées sous l'empire de l’homme,
se stabilisent par les mêmes causes qui leur ont donné nais-
sance. Leurs caractères d’abord tout artificiels deviennent de
plus en plus stables; si bien que, même un changement très-con-
sidérable dans les conditions d'existence, ne les efface jamais
entièrement. La nature acquise s'est pour ainsi dire fusionnée
avec la nature primitive de l'être.
C'est là un fait habituellement méconnu par les naturalistes,
par les anthropologistes qui ont abordé ces questions. On a par
exemple admis comme démontré que les races domestiques, ren-
dues à la vie sauvage, reprenaient tous les caractères primitifs de
l'espèce. C’est une erreur. Qu'il s'agisse des végétaux ou des
animaux, ces races marronnes perdent en effet un certain nombre
de traits et souvent les plus apparents, qu'ils devaient à la do-
mestication ; ils en retrouvent d’autres qu'ils avaient perdus
pendant leur esclavage; mais les premiers ne sont le plus souvent
qu'atténués et masqués par les seconds. Si les arbres fruitiers
échappés de nos vergers, si nos chevaux, nos chiens, nos bœufs,
nos porcs devenus marrons avaient réellement repris le type pri-
maitif de l'espèce, ils devraient présenter dans chacune des aires
qu ils habitent l’uniformité si apparente chez les animaux qui
n’ont jamais subi l'empire de l’homme. Or il n’en est rien. Ils
devraient surtout ne plus conserver de trace des caractères ac-
quis. Or ceux-ci persistent en partie. Van Mons a trouvé dans les
Ardennes, à l’état de sauvageons, les pommiers et les poiriers de
Belgique : les piquants avaient reparu, les fruits étaient rede-
ACTION DU MILIEU ET DE L'HÉRÉDITÉ 189
venus petits et acerbes; mais les principales variétés eultivées
se reconnaissaient encore. J'ai constaté un fait semblable pour
les pêchers à chair adhérente et à chair détachée du noyau dans
une vallée des Cévennes. De son côté Martin de Moussy a reconnu,
dans les hordes de chiens redevenus sauvages en Amérique, toutes
les grandes races qui en avaient formé les éléments, bien qu’elles
eussent revêtu les caractères généraux de la bête fauve.
IX. — L'ensemble des observations recueillies chez les ani-
maux et les plantes et dont Je puis à peine indiquer ici quel-
ques-unes, permet de comprendre l'apparition et la multiplica-
tion des races humaines , de rendre compte de quelques faits
généraux, parmi lesquels il en est qui touchent de près à notre
histoire.
Constatons d’abord que chez l’homme, comme chez les ani-
maux, apparaissent parfois des variélés rentrant dans les cas
d’hémitérie. Les individus qui présentent à leur naissance ces
caractères exceptionnels n’en vivent pas moins fort bien et ma-
nifestent parfois une puissance de transmission bien remar-
quable. Edward Lambert, né en 1717 de parents parfaitement
sains, garda toute sa vie une sorte de carapace épaisse de plus
d’un pouce, fendillée irrégulièrement de manière à lui mériter
le nom d'homme porc-épic. Tous ses enfants au nombre de six et
ses deux petits-fils héritèrent de cette étrange modification de
la peau, bien que sa femme et sa bru n’en présentassent pas la
moindre trace. Dans la famille de Colburn, quatre générations
présentèrent la polydactylie apportée par l’aïeule du célèbre
calculateur. À la quatrième, quatre enfants sur huit avaient
encore des doigts surnuméraires, bien qu'à chaque génération
le sang normal se füt mêlé au sang tératologique.
Evidemment, si on avait agi sur les descendants de Lambert
et de Colburn comme on l’a fait pour ceux du premier ancon,
du premier mauchamp, on aurait obtenu deux races humaines,
l’une à carapace cutanée, l’autre sexdigitaire. Mais ici la sé-
lection a fait défaut et le sang exceptionnel, dilué à chaque
nouveau mariage, a dù s'épuiser rapidement.
X. — L'homme ne se soumet guère lui-même à la sélection,
qu'il applique avec tant de succès aux animaux et aux plantes.
Il ne produit done pas dans son espèce les variations extrêmes
quil obtient ailleurs. Ainsi s'explique bien aisément pourquoi
les limites de variation sont moins étendues chez lui que chez
les races domestiques ou cultivées. Mais si, pour un motif quel-
conque, 1l s'applique le procédé de la sélection, le résultat ne
se fait pas attendre. En mariant les plus grandes femmes aux
géants de leur garde, Frédéric-Guillaume et Frédéric IE avaient
créé à Postdam une véritable race distinguée par sa haute taille.
En Alsace un duc de Deux-Ponts, qui imita les souverains de la
Prusse, obtint le même résultat. !
Il est une autre cause qui contribue puissamment à res-
treindre chez l’homme l'étendue de la variation. C'est le pou-
190 FORMATION DES RACES HUMAINES
voir que lui donne son intelligence de se soustraire en partie
aux actions de milieu. Partout il lutte autant qu'il le peut contre
les influences extérieures capables de déranger l'équilibre qui
fait son bien-être. Sous les tropiques, il s’ingénie pour échapper
à la chaleur ; sous le cercle polaire, il perfectionne ses moyens
de chauffage ; s’il émigre, il transporte avec lui, autant que pos-
sible, ses mœurs, ses habitudes et redouble de soins pour lutter
contre le milieu nouveau. Il n’y a rien d’étrange à le voir
réussir à neutraliser dans une certaine mesure les influences
modificatrices du monde extérieur.
XI. — Mais le milieu ne perd pas ses droits pour cela ; quoi-
que amoindrie, son action n’en est pas moins réelle. C’est là un
fait que permet d'affirmer ce qui se passe dans nos grandes
colonies d'outre-mer. Là, chaque grande race européenne est
pour ainsi représentée par des sous-races dérivées et variant
selon la localité. Les îles du golfe du Mexique, l'Amérique du
Nord et du Sud, l’Australie elle-même si récemment colonisée
ont, dès à présent, leurs races propres dont quelques-unes sont
remarquablement caractérisées.
Ne pouvant entrer ici dans le détail de tous ces faits de
transformation, je me borne à indiquer quelques-uns de ceux
qui ont été constatés aux Etats-Unis. On sait que la race
anglaise ne s’y est guère implantée sérieusement qu'à l’é-
poque des migrations puritaines, vers 1620, et de l’arrivée de
Penn, en 1681. Deux siècles et demi, douze générations au plus,
nous séparent de cette époque ; et pourtant, l’Anglo-Américain,
le Yankee, ne ressemble plus à ses ancêtres. Le fait est tellement
frappant que l’'éminent zoologiste Andrew Murray, cherchant à
rendre compte de la formation des races animales, ne trouve
rien de mieux que d’en appeler à ce qui s’est passé chez l’homme
aux Etats-Unis.
Les détails précis ne manquent pas d’ailleurs à ce sujet et
sont attestés par une foule de voyageurs, par des naturalistes,
par des médecins. Dès la seconde génération l’Anglais créole
de l'Amérique du Nord présente dans ses traits une altération
qui le rapproche des races locales. Plus tard la peau se des-
sèche et perd son coloris rosé ; le système glandulaire est réduit
au minimum ; la chevelure se fonce et devient lisse ; le cou
s’effile ; la tête diminue de volume. A la face, les fosses tem-
pue s’accusent ; les os de la pommette deviennent saillants;
es cavités orbitaires se creusent; la mâchoire inférieure devient
massive. Les os des membres s’allongent en même temps que
leur cavité se rétrécit, si bien qu’en France et en Angleterre on
fabrique pour les Etats-Unis des gants à part dont les doigts
sont exceptionnellement longs. Enfin chez la femme, le bassin,
par ses proportions, se rapproche de celui de l'homme.
Ces changements sont-ils les signes d’une dégénérescence
déjà accomplie, et d’une extinction prochaine, comme le prétend
Knox ? Je crois à peine devoir répondre à cette assertion. Nous
ACTION DU MILIEU ET DE L’HÉRÉDITÉ 191
connaissons tous assez d’Américains et d’Américaines pour
savoir que, pour s'être modifié, le type physique n’a pas baissé
dans l'échelle des races ; et la grandeur sociale des Etats-Unis,
les merveilles qu'ils accomplissent, l'énergie avec laquelle ils
traversent les plus rudes crises prouvent qu’à tous les points de
vue la race Yankee a gardé son rang. C’est tout simplement une
race nouvelle faconnée par le milieu américain, mais qui est
restée la digne sœur de ses ainées européennes et les dépassera
peut-être un jour.
Le Nègre transporté dans les mêmes contrées a subi aussi
des changements remarquables. Son teint a pâli, ses traits ont
gagné, sa physionomie s’est modifiée. « Dans l'espace de cent
cinquante ans, nous dit M. Elisée Reclus, ils ont sous le rapport
de l’apparence extérieure franchi un bon quart de la distance
qui les séparait des Blancs. » L’appréciation de Lyell est à peu
* près la même. De plus, en visitant deux églises de Nègres, à Sa-
vannah, il a constaté que l’odeur si caractéristique de la race
ne s’y faisait nullement sentir. Une longue expérience médicale
à la Nouvelle-Orléans a montré au D' Visinié que le sang du
Nègre créole avait perdu l'excès de plasticité qu'il présente en
Afrique. Ajoutons avec MM. Reiset, de Lisboa, ete., avec Nott
et Gliddon eux-mêmes, que chez le Nègre l'intelligence a grandi
en même temps que le type physique se modifiait, et il faudra
bien reconnaître qu'il s’est formé aux Etats-Unis une sous-race
nègre dérivée de la race importée. L
XII. — Ainsi le Blanc d'Europe et le Nègre d'Afrique, arrivés
dans ce milieu également nouveau pour eux, se sont tous deux
modifiés. Mais il y a plus : tous deux, selon M. Reclus, dont le
témoignage est confirmé par celui de l’abbé Brasseur de Bour-
bourg, se rapprochent des races indigènes. Ces deux écrivains
semblent admettre qu’au bout d’un temps donné et quelle que
soit leur origine, tous les descendants des Blancs ou des Nègres
immigrés en Amérique seront devenus des Peaux-Rouges.
Pour que deux observateurs aussi intelligents arrivent sur une
question pareille à une conclusion identique et certainement fort
inattendue, il faut que les faits parlent haut. Toutefois ils en
ont forcé la signification, faute de s'être rendu suffisamment
compte de la nature du problème. Que le Nègre et le Blanc
remplacent quelques-uns de leurs traits, de leurs caractères,
par des traits, par des caractères analogues à ceux des indi-
gènes, il n’y a là rien que de fort naturel. Soumis à l’action du
milieu qui à façonné les races locales, ils ne peuvent qu’en subir
l'empreinte dans une certaine mesure. Mais ils ne se confon-
dront pour cela ni avec elles ni entre eux, pas plus que le Blanc
transporté en Afrique ne deviendra jamais un vrai Nègre, pas
plus que les descendants européens d’un Nègre ne seront ja-
mais de vrais Blancs.
Cette impossibilité pour une race, de se transformer en une
autre, est souvent opposée à titre d’objection à la doctrine
492 FORMATION DES RACES HUMAINES
monogéniste. Elle est pourtant la conséquence naturelle des phé-
nomènes dont j'ai essayé de donner une idée suceincte, et
s'explique aisément. Toute race est une résullante dont les
composantes sont, d’une part l'espèce elle-même, et d'autre part
la somme des actions modificatrices qui ont produit la déviation
du type. On ne peut séparer l’un de l’autre ces deux éléments,
et les-races marronnes nous ont appris jusqu’à quel point pouvait #
aller la fusion. Toute race déjà assise, transportée dans le milieu
qui en a formé une autre, se rapprochera sans doute de cette
dernière ; mais elle gardera en partie sa première empreinte,
comme l'ont fait les arbres fruitiers de Van Mons, les chiens
sauvages de Martin de Moussy.
Voilà ce qui se passerait même entre races primaires déta-
chées directement du type primitif, et n'ayant subi que l’action
d'un seul milieu bien déterminé. Mais, quand il s’agit du Nègre
et du Blanc, la question est bien plus complexe. Ces deux types
extrèmes représentent le dernier produit de deux séries d'ac-
tions séculaires dont la diversité, la multiplicité sont indiquées
par les stations géographiques elles-mêmes. L'Europe et l’Afri-
que tropicale leur ont donné, si l’on peut s'exprimer ainsi, /a
dernière façon; mais ils avaient été ébauchés bien avant d'at-
teindre leur habitat actuel. En les transposant, on ne soumet
done chacun d'eux qu'à une partie des influences qui ont fa-
conné l’autre, et par conséquent il ne saurait y avoir jamais
échange complet de caractères.
XIIL __ Sans nier d’une manière absolue l’action du milieu !-
sur l’homme, la plupart des polygénistes lui refusent le pouvoir:
de donner naissance à des races nouvelles. À l’appui de leur
négation, ils invoquent la persistance de certains types pendant
un laps de temps considérable, et insistent principalement sur
les faits empruntés à l'Egypte. Je joins ici bien volontiers mon
témoignage au leur. Il est très-vrai que les peintures et les
sculptures égyptiennes montrent chez les habitants de la vallée
du Nil un type, ou mieux des types remarquablement uniformes ;
et, quiconque a visité ces contrées, a certainement été frappé
comme moi de l'extrême ressemblance des populations actuelles
avec les populations passées.
Mais, quelles raisons l’homme de la vallée du Nil aurait-il eues
de varier? quelle cause autre que le croisement aurait pu
déterminer une modification quelconque dans ses caractères
physiques? Dans cette région exceptionnelle à tant d'égards,
rien n’a changé depuis les temps historiques, ni la terre, ni le
ciel, ni le fleuve; les mœurs, les habitudes, la vie journalière,
sont restées ce qu ‘elles étaient au temps des Pharaons ; l'Egyp-
tien va jusqu’à se servir, de nos jours d ustensiles parfaitement
pareils à ceux qu ‘employaient ses ancêtres il y a cinquante ou
soixante siècles.
En Egvpte, toutes les conditions d'existence, par conséquent,
toutes les actions de milieu sont done aujourd ‘hui les mêmes que
ACTION DU MILIEU ET DE L'HÉRÉDITÉ 193
dans les temps reculés dont les monuments ont conservé l’his-
toire. Bien loin de tendre à modifier la race déjà assise, elles
n’ont pu que la stabiliser de plus en plus. Dans l’ordre d'idées
que je défends, ce qui serait inconcevable, c'est que le type
égyptien eût changé.
La persistance de ce type, loin d'être une objection à la
manière dont je comprends l’action du milieu, la formation et
le maintien des races, en est la confirmation.
XIV. — En résumé, comme toutes les espèces animales et
végétales , l'espèce humaine est variable dans une certaine
mesure; comme les animaux et les plantes, l’homme a ses
variétés et ses races, apparues et formées sous l’action des mèmes
causes.
Dans le règne humain, comme dans les deux autres règnes
organiques, les causes premières de la variation sont le mélieu
et l’hérédité.
Dans les phénomènes de cet ordre, le milieu joue le rôle de
régulateur suprême. Agent de modification s'il varie, il devient
agent de stabilisation, s'il reste constant.
Dans l’un et l’autre cas, son action a pour résultat l’harmo-
nisation des organismes et des conditions d'existence.
L'hérédité, conservatrice par essence, devient par cela même
agent de variation lorsqu'elle transmet et accumule des actions
de milieu modificatrices.
XV. — Et maintenant il est facile de comprendre, dans ce
qu'elle a de général, la formation des races humaines.
L'homme a d’abord sans doute peuplé son centre d'apparition
et les contrées immédiatement voisines. Puis il a commencé
l'immense et multiple voyage qui date des temps tertiaires et
dure encore aujourd'hui. Il a traversé deux époques géolo-
giques; il en est à sa troisième. Il a vu le mammouth et le rhi-
nocéros prospérant en Sibérie, au milieu d’une riche faune; tout
au moins, il les a vus chassés par le froid jusque dans le midi
de l’Europe ; il a assisté à leur extinction. Plus tard, lui-même a
repris possession des baren-lands ; il a poussé ses colonies jusque
dans le voisinage du pôle, peut-être jusqu’au pôle lui-même, en
même temps qu'il envahissait les sables et les forêts des tropi-
ques, atteignait l'extrémité des deux grands continents et peu-
plait tous les archipels.
Depuis bien des milliers d’années, l’homme a donc subi l’ac-
tion de tous les milieux extérieurs que nous connaissons, celle
de milieux dont nous pouvons tout au plus nous faire une idée.
Les divers genres de vie auxquels il s’est livré, les différents
degrés de civilisation auxquels il s'est arrêté ou élevé, ont
encore diversifié pour lui les conditions d'existence. Etait-il
possible qu'il conservät partout et toujours ses caractères pri-
mitifs ?
L'expérience, l'observation, conduisent à une conclusion tout
opposée.
DE QUATREFAGES. 13
194 FORMATION DES RACGES HUMAINES
En voyant l’Anglo-Saxon de nos jours, bien que protégé par
toutes les ressources d’une civilisation avancée, subir l’action
du milieu américain et se transformer en Yankee, il nous faut
admettre qu'à chacune de ses grandes étapes, l'homme soumis à
des conditions d'existence nouvelles, a dù s’harmoniser avec
elles, et pour cela se modifier. Chacune de ces stations princi-
pales a nécessairement vu se former une race correspondante.
Les caractères primitifs, ainsi atteints successivement, se sont
inévitablement altérés de plus en plus, en raison de la longueur
du voyage et de la différence des milieux. Parvenus au bout de
leur course, les petits-fils des premiers émigrants n'avaient cer-
tainement conservé que bien peu des traits de leurs ancêtres.
Le type humain primitif a probablement présenté, pendant
un temps indéfini, ses caractères originels chez les tribus qui
restèrent attachées au centre d'apparition de notre espèce.
Quand vint l’époque glaciaire qui, selon toute apparence, ren-
dit inhabitable la première patrie de l’homme, ces tribus durent
émigrer à leur tour. Dès lors, la terre n’eut plus d’autochthones ;
elle ne fut peuplée que de colons. En même temps, l’action
modificatrice des milieux pesa sur les derniers venus qui, eux
aussi, se transformèrent.
À partir de ce moment, le type primitif. de l’homme a été
perdu ; l'espèce humaine n’a plus été composée que de races, toutes
plus ou moins différentes du premier modèle. |
CHAPITRE XXII
FORMATION DES RACES HUMAINES MÉTISSES.
I. — Les races développées par la seule action du milieu et
de l’hérédité ne sont pas restées isolées. Les premiers émigrants
sortis du centre d'apparition, n’ont certainement pas poussé
tout d’un trait et tout droit jusqu'à l'extrémité du rayon déter-
miné par leurs premières étapes. Ils se sont arrêtés en route; ils
ont formé des centres secondaires autour desquels ont irradié
de nouvelles migrations. L'histoire des Lenni Lénapes, comme
celle des Polynésiens, atteste que les choses ont dü se passer
ainsi. Par conséquent, dans bien des cas, les premières races
formées ont dû se rencontrer. Puis, les flots d’émigration se
succédant les uns aux autres, les derniers venus trouvaient sur
leur passage ceux qui les avaient précédés. Nous constaterons
plus loin que des faits de cette nature se sont produits dès
l’époque quaternaire.
Pacifiques ou violentes, ces rencontres amenaient à chaque
fois des pénétrations réciproques, et par conséquent des croëse-
ments, des métissages.
Les fondateurs de l'anthropologie, Buffon, Blumenbach et Pri-
chard lui-même, se sont fort peu occupés du croisement entre
races humaines et en ont méconnu l'importance. On ne saurait
leur en faire un sérieux reproche. Les premiers manquaient de
bien des données que nous possédons aujourd'hui. Prichard
n'était ni naturaliste ni physiologiste. Rien d’ailleurs n’amenait
d'une manière pressante leur attention sur les mélanges qui
avaient pu s’accomplir dans des temps plus ou moins éloignés
ou chez des peuples encore assez mal connus.
Il n’est plus permis de nos jours de garder cette indifférence.
D'une part, à mesure que l’on connaît mieux les populations
humaines, on voit croître le nombre de celles qui doivent leur
origine au croisement ; d'autre part, il est impossible de ne pas
se préoccuper de ce qüi attend l'humanité, par suite du mouve-
196 FORMATION DES RACES HUMAÏNES
ment d'expansion et de mélange qui se manifeste de toute part.
En voyant ce qui se passe actuellement, on est naturellement
conduit à rechercher ce qui a pu se passer autrefois.
Il. — Se forme-t-il aujourd’hui des races humaines métisses ?
En présence des faits généraux que j'ai rappelés dans un cha-
pitre précédent, cette question peut paraître étrange. Pourtant
elle a été posée et on y a répondu négativement d’une manière
plus ou moins formelle. Il est donc nécessaire d'en dire quel-
ques mots.
L'ère des croisements modernes peut être considérée comme
datant de la découverte du nouveau monde. Toutefois le mé-
lange des sangs ne s’est accompli sur une large échelle que plus
tard, tout au plus après la conquête des Indes en 1515, celle du
Mexique en 1520 et celle du Pérou en 1534. Trois siècles et
demi à peine nous séparent donc de cette époque. Et pourtant
M. d'Omalius, ne tenant compte que des produits du croisement
entre le Blanc d'Europe et les diverses races colorées, porte
à 18 millions le chiffre des métis. La population du globe étant
évaluée à 1,200 millions le produit des unions croisées en repré-
senterait déjà environ -:.
On sait d’ailleurs combien la répartition des métis est irrégu-
lière. D’immenses contrées n’ont pas été atteintes. Mais là où
les populations se sont trouvées en contact intime, la propor-
tion est bien autrement forte. Dans le Mexique et l'Amérique
Méridionale, les métis forment au moins + de la population. À
Mais, disent Knox et les autres anthropologistes qui adoptent |
ses idées d’une façon plus ou moins explicite, ces métis sont en-
tretenus uniquement par les unions croisées incessantes. Li-
vrés à eux-mêmes et ne se renouvelant plus aux races pures, ils
s’'éteindraient rapidement. — Je me borne à opposer quelques
faits à ces assertions. |
Au Cap, le croisement du Hollandais et du Hottentot avait
donné naissance à des métis appelés Pasters, qui devinrent
bientôt assez nombreux pour inspirer des craintes. On les bannit
au-delà de l’Orange. Ils s’y sont constitués sous le nom de Gri-
quas et leur population s'accroît rapidement. Une partie restée
dans la colonie forme des villages, entre autres celui de la Nou-
velle-Platberg. Les Basters s'unissent entre eux et les voyageurs
signalent la fécondité de ces unions.
Martius a vu les Cafusos, nés du croisement des Nègres mar-
rons avec les indigènes du Brésil. Retirés dans les boïs où ils
ont trouvé un refuge, ils y ont formé une race à part.
L’amiral Jurien de La Gravière nous apprend qu'à Manille les
métis d'Espagnols, de Chinois et de Tagals sont beaucoup plus
nombreux que les souches mères. À Mindanao, les métis d’Es-
pagnols et de Tagals forment la majorité des habitants. « La
fusion des races, ajoute-t-il, s’est opérée avec une merveilleuse
facilité sur ce coin de terre isolé. »
Les Marquises, subissant le sort des autres terres polynésiennes,
RACES MÉTISSES 197
ont été dépeuplées par ce mal mystérieux qui semble devoir
anéantir les populations océaniennes ; elles se repeuplent par
les métis, nous dit M. Jouan.
Sur toute la zone littorale de l'Amérique du sud, selon
M. Martin de Moussy, les populations métisses sont prospères et
en voie d’accroissement rapide.
Terminons cette énumération en rappelant succinctement un
fait bien connu et qui a toute la valeur d’une expérience précise.
En 1789, à la suite d’une révolte, des matelots anglais au
nombre de 9 vinrent s'établir dans le petit îlot de Pitcairn, dans
l'Océan Pacifique, accompagnés de 6 Tahïtiens et de 15 Tahi-
tiennes. Les Blancs s'étant conduits en tyrans, la guerre de race
éclata. En 1793 la population était réduite à 4 Blancs et à
10 Tahïtiennes. Bientôt la guerre s’alluma de nouveau entre les
quatre chefs de la colonie et Adams resta seul. Maïs les unions
avaient été fécondes ; les premiers métis grandirent et se ma-
rièrent entre eux. Ils eurent de nombreux enfants. En 1895, le
capitaine Beechey trouva à Pitcairn 66 individus. Vers la fin
de 4830, la population était de 87 individus. En 1856, elle attei-
gnait le chiffre de 193. Malgré les conditions déplorables du
début, la race métisse de Pitcairn avait donc presque doublé en
25 ans, et avait presque triplé en 33 ans. Or l’Angleterre, le
pays d'Europe le plus favorisé sous ce rapport, ne double sa
population qu’en 49 ans. Ainsi-les métis de Polynésiens et d’An-
glais expatriés ont pullulé à Pitcairn environ deux fois plus que
les Anglo-Saxons purs et placés dans leur milieu natal.
Ainsi la race blanche, en se croisant avec les races les plus
différentes par leurs caractères et leur habitat, à donné nais-
sance à des populations mixtes qui grandissent depuis leur ap-
parition. On ne voit et personne ne signale de raison pour que
ce mouvement ascensionnel s’arrête ou même se ralentisse.
IT. — Reste le croisement du Blanc et du Nègre. C’est à
propos de celui-ci que l'on a cité quelques faits tendant à
prouver que les métis ne peuvent se propager par eux-mêmes.
Examinons-les rapidement. |
Etwick et Long, dans leurs Æistotres de la Jamaique, ont as-
suré que les mulâtres ne se reproduisent pas dans cette île au-
delà de la troisième génération. Le D' Yvan a signalé un fait
analogue à Java. Le D' Nott a trouvé que dans la Caroline du
Sud, les mulâtres sont peu féconds, qu'ils ont la vie plus courte
qu'aucune race humaine et meurent fréquemment en bas âge.
Sans aller aussi loin, le D' Simonnot attribue à ces métis une
sorte de neutralité ethnologique, « qui ne leur assure qu’une
durée éphémère dès qu'ils sont abandonnés à eux-mêmes. »
Rien de plus facile que d’opposer des faits contraires aux
précédents. Je puis invoquer le témoignage de quelques-uns des
auteurs mêmes que je viens de citer. Nott, après avoir formulé
d'une manière générale les aphorismes que je viens de résumer,
reconnaît qu'ils s'appliquent seulement à la Caroline du Sud,
198 FORMATION DES RACES HUMAINES
tandis que dans la Louisiane, la Floride et l’Alabama, les mulâtres
‘ sont robustes, féconds et vivaces. Je tiens du D' Yvan lui-même
que son observation ne concerne que Java et qu'il avait signalé
le fait comme exceptionnel.
En revanche, Hombron déclare que dans nos colonies « les
Négresses et les Blancs offrent une fécondité médiocre ; les
mulâtresses et les Blancs sont extrêmement féconds ainsi que
les mulâtres et les mulâtresses. » Au milieu même du Golfe du
Mexique le mulâtre, selon M. Rufz, « est bien développé, fort,
alerte, plus apte que le Nègre aux applications industrielles et
très-salace, » D'après M. Audain, dans la République Dominicaine .
de Saint-Domingue, « il y a un tiers de Nègres, deux tiers de :
mulâtres et une proportion insignifiante de Blancs, » Depuis
longtemps cette population n’est alimentée par aucun arrivage
nouveau ; elle s’entretient donc bien par elle-même.
Je crois inutile de multiplier ces citations. Ajoutées aux chif-
fres de Martin de Moussy, qui ne fait aucune exception à propos
des mulâtres, elles suffisent pour préciser ce qui ressort d’ail-
leurs du fait général, savoir : que le mulâtre est aussi vivace et
aussi fécond que les autres races, au moins dans la très-grande
majorité des points du globe où s’est formée cette population
métisse.
IV. — Je ne nie pas pour cela les faits avancés par Etwick,
Long, Nott, Yvan, Simonnot. Je les accepte sans même les dis-.
cuter, Que prouvent-ils en présence des autres faits si nombreux,
si concluants ? Tout au plus que le développement de la race
mulâtre peut être favorisé, retardé ou empêché par des circon-
stances locales. En d’autres termes, qu'il dépend des influences
re par l’ensemble des conditions d’existence, par le
milieu.
Nous voyons donc reparaître, dans la formation des races mé-
tisses, cet élément dont l’action joue un si grand rôle dans l’his-
toire naturelle de l’homme, et il fallait bien s’y attendre.
Dans le résultat du croisement entre le Nègre et le Blanc à la
Jamaïque, à Java, etc., son intervention pouvait être prévue.
Les deux races sont étrangères à ces contrées fort redoutables,
on le sait, aux races étrangères. La question du croisement se
complique done ici des phénomènes, des difficultés de l'accli-
matation. Est-il surprenant que des unions contractées dans des
conditions pareilles ne présentent que des garanties précaires
d'avenir ?
Il y a d’ailleurs à tenir compte ici d’un élément constamment
oublié et dont l'importance dans les questions de cette nature
m'a toujours vivement frappé. Je veux parler de la moralité.
Elle aussi fait partie des conditions d'existence ; elle est wn des
éléments du milieu. Or, qu’on se reporte aux détails, peu nom-
breux mais trop significatifs, donnés par quelques voyageurs sur
l'existence des Européens aux colonies, à la Jamaïque en particu-
lier; que l’on rapproche ces tristes données de celles que fournit
RACES MÉTISSES 199
l'observation journalière, et les questions de croisement, d'accli-
matation, s'éclaireront d'un jour tout nouveau. Il faudra bien
reconnaître que la mort des pères, l'extinction des descendants,
ne sont souvent que la conséquence et la punition du déporable
milieu moral qu'ils se sont fait et où ils ont vécu.
V. — Mais le milieu physique a aussi son action propre. En
voici un exemple probant.
M. Simonnot a fait connaître des Sénégalais « qui associent à
une peau franchement noire toutes les formes caractéristiques
du Maure et cela à tous les âges. » Pour lui ces Maures noirs
sont des métis. S'il en est ainsi, il faut au moins reconnaître que
le sang blanc dominé de beaucoup, puisque toutes les formes
appartiennent à ce type. Pour que la couleur du Nègre persiste
malgré cette sémitisation profonde, il faut bien qu'une action
locale, c’est-à-dire une action de milieu, ait neutralisé les lois
ordinaires du métissage et juxtaposé la couleur d’une race aux
traits et aux formes d’une autre.
Si cette conclusion avait besoin d’être confirmée, elle le se-
rait par les faits que cite Prosper Lucas. Il s’agit d’unions entre
Nègres et Blancs accomplies en Europe. Dans la même famille
on voit le sang noir prédominer à l’origine, puis perdre de son
influence et s’effacer à peu près entièrement chez les derniers
enfants. Dans une de ces observations, la mère appartenait à la
race noire ; l’infidélité même n'aurait donc rien pu changer aux
conditions de l’expérience. C'était bien le milieu qui blanchis-
sait progressivement ces métis, lesquels auraient tous été noirs
sur les bords du Sénégal.
VI. — Quelques anthropologistes, tout en reconnaissant la mul-
tiplicité et la fécondité des croisements entre races humaines, ne
voient dans ce fait qu'une confusion de sang et se plaignent de
ne trouver nulle part une race métisse d'origine récente qui soit
bien caractérisée. En conséquence ils nient que le croisement
ait pu être pour quelque chose dans la formation des races à
caractères mixtes mais constants, qui font partie de la popula-
tion du globe.
Cette objection repose sur la méconnaissance des phénomènes
qui accompagnent la formation des races animales par métis-
sage. Tous les éleveurs savent fort bien que ce n’est pas du pre-
mier coup que l’on produit par croisement une race déterminée
et assise. En pareil cas le conflit, les compromis dont j'ai parlé
précédemment s’accentuent avec plus d'énergie, par cela même
qu'il faut marier et fondre deux natures dissemblables à certains
égards. A elle seule l’hérédité immédiate et directe produit à
chaque instant des phénomènes de fusion ou de juxtaposition,
ou bien fait apparaître des traits nouveaux, résultant de deux
caractères différents. L’hérédité médiate et indirecte aïinsi que
l'atavisme interviennent avec persistance et produisent de nom-
breuses irrégularités dans les générations qui se succèdent. Plus
les races diffèrent et sont égales de sang, plus ces irrégularités
200 FORMATION DES RACES HUMAINES
sont marquées et persistantes. En 1800 la race ancon donnait
encore des produits irréguliers. Il a fallu à M. Malingié plus de
vingt ans pour asseoir sa race charmoise, de manière à ce qu’elle
pût elle-même servir à de nouveaux croisements.
L'’habile éleveur que je viens de nommer aussi bien que tous
ses confrères n'ont d’ailleurs atteint leur but que grâce au
choix minutieusement attentif des producteurs. Or, entre races
humaines il ne peut être question de sélection. Les unions ont
toujours lieu au hasard. De plus, dans l'immense majorité des
cas, l'intervention continuelle d'individus de race pure accroît et
prolonge la confusion. Cette absence d’uniformité dont s’étonnent
les polygénistes s'explique bien aisément pour quiconque ne
voit que des races dans les groupes humains. Au point de vue
général, elle est fort instructive : si elle fait ressortir la diversité
des races, elle atteste l'unité spécifique. Ge n’est pas d’espèce à
espèce que le croisement présente de pareils phénomènes. Mais,
à travers ce désordre, percent néanmôins dans les populations
métisses de nos colonies des traits généraux communs qui ont
attiré l'attention des voyageurs et ont été décrits.
Ajoutons que lorsque, par suite de quelque circonstance, les
produits de ces croisements se trouvent isolés et à l’abri de
nouveaux mélanges, la race se caractérise assez vite. Les Cafusos,
les Basters, les Griquas peuvent être cités à ce point de vue. Les
Pitcairniens eux-mêmes, à l'époque de la visite de Beechey, com-
mençaient à s’uniformiser.
VII. — Dans le croisement entre races humaines inégales, le
père appartient à peu près toujours à la race supérieure. Par-
tout, surtout dans des amours passagères, la femme répugne à
descendre ; l’homme est moins délicat.
Au point de vue de l’avenir des races métisses, la prédomi-
nance d'action d'un sexe sur le produit aurait donc une grande
importance. La question a été posée dès l’origine des sociétés
comme en font foi les lois de Manou,; elle a été maintes fois
agitée par les penseurs et les physiologistes. Chacun des sexes a
eu ses champions; et, des deux parts, on a cité des faits nom-
breux. Tout bien pesé, il me paraît impossible de ne pas con-
clure en faveur de l'égalité d'action.
Toutefois cette égalité est purement virtuelle ; elle ne peut exis-
ter en fait qu’à la condition d’une énergie procréatrice pareille
dans les deux parents. Dès que l'équilibre est rompu, le sexe le
plus fort l'emporte et le produit accuse cette supériorité. Les
expériences de Girou de Buzareingue sur la procréation des
sexes me paraissent on ne peut plus décisives à cet égard.
Or ce qui est vrai de l’ensemble de l'organisme l’est égale-
ment de ses diverses parties, de chacune de ses fonctions, de ses
diverses énergies. Dans la formation du nouvel être, l’action de
l'hérédité se décompose en autant de faits qu'il y a de traits à
transmettre. Le père et la mère tendent tous deux à se repro-
duire en entier dans le fils ; il v a lutte entre les deux natures,
RACES MÉTISSES 201
Mais la bataille, si l’on peut s'exprimer ainsi, résulte d’une foule
de combats singuliers où chacun des parents peut être tour à
tour vainqueur ou vaincu.
Cette considération fort simple, qui ressort à mes yeux d’une
foule de faits de détail, fait comprendre aisément bien des
résultats dont s’étonnent les physiologistes, les anthropolo-
gistes, etc. Après avoir attribué à la mère un rôle prépondérant,
Nott déclare avec surprise qu’au point de vue de l'intelligence
le mulâtre se rapproche davantage du père blanc. Mais l'énergie
intellectuelle n'est-elle pas supérieure chez ce dernier à celle de
la mère? et n'est-il done pas naturel qu’elle l'emporte dans la
lutte des deux pouvoirs héréditaires ? On sait jusqu'où peut
aller cette victoire et comment les deux natures peuvent pour
ainsi dire se partager le produit de ce croisement. Lislet Geoffroy,
entièrement Nègre au physique, entièrement Blanc par le carac-
tère, l'intelligence et les aptitudes, en est un exemple frappant.
Gette victoire des énergies supérieures s’accuse encore d’une
autre manière bien remarquable dans le croisement des races
blanches et noires. La première est de toutes la plus sensible
aux influences paludéennes, la seconde celle qui leur résiste le
mieux. Par cela même elle est presque à l'abri de la fièvre jaune.
Eh bien, le mulâtre hérite de ce double pouvoir de résis-
tance. Nott assure qu'il suffit d’un quart de sang nègre pour
être protégé contre la fièvre jaune avec autant de certitude qu’on
l’est par la vaccine contre la variole.
Et maintenant on comprend que, dans le croisement entre
races différentes, les métis devront présenter les caractères qui
dans chacune d’ellés dominent les caractères correspondants
chez l’autre. Si les énergies s’équilibrent il y aura habituel-
lement compromis. Le Nègre et le Blanc diffèrent essentiellement
par le teint et les cheveux ; la couleur des yeux est presque
aussi variable chez l’un que chez l’autre. Chez le mulâtre, les
deux premiers traits accusent à peu près toujours la double
origine de l'individu ; le troisième n’a aucune fixité.
Au contraire chez le métis de Blanc et d'Américain indigène,
les yeux et les cheveux sont presque constamment empruntés
au dernier. Humboldt à remarqué que ces deux traits persistent
même après plusieurs générations à croisement unilatéral vers
le Blanc. M. Ferdinand Denis a reconnu à ses yeux une descen-
dante des caciques. En revanche, dans les mêmes croisements,
la couleur du Blanc l'emporte sur celle de l'Américain dès la
seconde, et même parfois dès la première génération.
Le croisement du Slave et du Bouriate présente des faits sem-
blables. Le métis a invariablement les cheveux et les yeux du
second.
VII. — « Au Brésil, dit Martin de Moussy, les sang-mêlé de
toute origine pullulent et forment une population nouvelle qui
va s indigénant chaque jour davantage , si l’on peut se ser-
vir de cette expression, et se rapprochent sans cesse du type
202 FORMATION DES RACES HUMAINES
blanc, qui, d'après ce qui se passe dans toute l'Amérique du sud,
finira avec le temps par absorber tous les autres. » Un fait ana-
logue a été signalé à Buenos-Ayres, au Paraguay, etc.
Peut-on voir dans ce résultat un signe de l’ascendant de la
race blanche ? Je ne le pense pas. J’y vois bien plutôt la consé-
quence de la tendance générale indiquée plus haut. A
Dans les contrées dont il s'agit, la femme Négresse ou Indienne
se croise aisément avec le Blanc, La métisse, issue de ces unions,
fière du sang de son père, croirait déchoir en se livrant à un
individu de race colorée et réserve toutes ses faveurs à ceux
dont le croisement l’a rapprochée. La tierceronne, la quarte-
ronne raisonnent et agissent de même. Dans ces régions où la
couleur décide de la caste, c'est toujours à de plus blancs qu’elles,
et par-dessus tout au blanc pur, qu'elles tendent à s'unir.
De là il résulte que le croisement, quoique livré en apparence
au hasard, est en réalité unélatéral et dirigé dans le sens supé-
rieur, Il s'accomplit sous l'influence d’une véritable sélection
inconsciente, et la prédominance du sang blanc est le résultat
de cette sélection,
De là aussi résultera tôt ou tard l'accomplissement de la
prédiction faite par Martin de Moussy. Les races métisses feront
en grande partie retour à la race supérieure. Mais, ramenées au
type blanc par cette voie détournée et à travers tous les degrés
du métissage, elles auront sur leurs similaires d'Europe un bien …
grand avantage : elles seront acclimatées.
Des phénomènes inverses semblent, au dire de M. Squiers, se
passer au Pérou. [ci c’est au type indigène que la population
métisse tend à retourner. Le fait s'explique, au moins en partie,
par les relations qui, dès le début de la conquête, s’établirent
entre les conquérants et la race conquise.
Les premiers ne pouvaient mépriser outre mesure des vaincus
aussi civilisés qu'eux-mêmes. Leurs chefs s’allièrent de bonne
heure aux familles Incas et cet exemple fut suivi. Par suite, le
préjugé de la couleur ne put exercer au Pérou la même action
qu'au Brésil et à Buénos-Ayres. La prédominance numérique de
la race locale et les actions du milieu eurent donc le champ
libre, et leur double influence s’accuse dans le résultat signalé
par M. Squiers.
IX. — Le métissage humain, si général de nos jours, peut-il
être un phénomène nouveau dans l’histoire de l'humanité?
Evidemment non. Dans le passé comme dans le présent, tout
contact un peu prolongé entre deux races, toute immigration,
toute conquête a amené la formation d’une race métisse. C'est
une des conséquences inévitables des instincts de l’homme et
des lois physiologiques.
Il est tout naturel que les polygénistes aient méconnu les
faits de cette nature. Pour eux une population à caractères
mixtes est une espèce comme une autre, intermédiaire entre deux
types spécifiques donnés. Mais on s'explique moins facilement
RACES MÉTISSES 203
l'indifférence ou l'erreur des monogénistes. Evidemment, ce qui
leur a manqué c’est la connaissance des phénomènes du eroise-
ment chez les plantes, chez les animaux. En présence d'une
race à caractères indécis, présentant des analogies plus ou
moins éloignées avec deux types différents, ils ont été d’ordi-
naire embarrassés et ont laissé la question de côté, ou tout au
lus ont invoqué d'une manière vague l’action du milieu,
.Ilest très-vrai que celui-ci, en rapprochant les races étran-
gères de la race locale, conduit à des résultats analogues à ceux
ui résultent du croisement. Nous en avons vu un exemple aux
tats-Unis, Toutefois le métissage a ses phénomènes propres,
qui persistent même après bien des générations. D'ailleurs aux
indications tirées des caractères physiques et physiologiques
s’en ajoutent d’autres empruntées à des ordres de faits très-
différents et qui, dans bien des cas, permettent de conclure avec
une certitude remarquable. Le mélange de croyances, de cou-
tumes, de mœurs, fournit souvent des renseignements précieux,
Mais la comparaison des langues surtout jette d'ordinaire un
jour inattendu sur les problèmes en apparence les plus difficiles.
De temps à autre la légende, l'histoire sont venues confirmer
les inductions tirées des ordres de faits que je viens d'indiquer
et attester la justesse de vues qui, au premier abord, pouvaient
paraître hasardées.
. Comme exemple je citerai les Cafres Zoulous. C’est un des
groupes dont les divers polygénistes font une espèce distincte.
Ils se distinguent en effet des autres races nègres par bien des
caractères. Mais par ces caractères mêmes ils se rapprochent du
type blanc. En outre divers voyageurs nous apprennent qu'ils
présentent une grande variabilité de traits. Des missionnaires
qui ont vécu parmi eux ajoutent que, dans la même famillle,
dans des conditions qui rendent tout croisement impossible, on
rencontre des individus Nègres par les cheveux et le teint, et
d’autres dont les cheveux sont lisses et le teint marron. À eux
seuls ces faits autoriseraient à voir dans les Zoulous une race
métisse.
La linguistique confirme cette conclusion. Les linguistes s’ac-
cordent pour placer les langues cafres dans la famille des lan-
gues zimbiennes, dont la grammaire et le vocabulaire sont fon-
damentalement nègres, mais renferment aussi des éléments
arabes, nilotiques et malgaches. La langue aussi bien que les
caractères physiques annoncent donc un mélange de sang.
La chronique découverte par le capitaine Guillain justifie ces
conclusions en faisant connaître l’histoire des colonies arabes
depuis Quiloa jusqu’à Sofala. Elle raconte les guerres soulevées
pour la possession des mines d’or ; elle montre les vainqueurs
expulsant les vaincus, et les forçant d'aller au sud chercher une
nouvelle patrie. Il est évident que ces derniers ont franchi la
baie de Delagoa, où ils ont laissé la race noire dans son état
d'infériorité primitive, et sont allés plus loin s’allier volontai-
204 FORMATION DES RACES HUMAINES
rement ou involontairement à des tribus dont le type s’est ainsi
relevé. |
En définitive, loin d’être une espèce, les Zoulous sont une race
métisse de Nègres et d’Arabes, de formation assez récente pour
que l'hérédité médiate et l’atavisme en trahissent encore la
double origine, qu'atteste également la linguistique, mais dans
laquelle l'élément nègre conserve une très-grande supériorité.
X. — La recherche des populations métisses, la détermination
du rôle joué par chacun des éléments intervenus dans leur for-
mation, sont au nombre des questions les plus intéressantes de
l’anthropologie. Cette étude ne doit pas s'arrêter seulement aux
populations chez lesquelles le mélange des caractères saute, pour
ainsi dire, aux yeux. Elle doit porter aussi sur celles que l’on
regarde généralement comme très-pures. On reconnaît alors que
le mélange a pénétré là où on ne le soupçonnaïit guère.
A la Chine et surtout au Japon, le sang blanc allophyle s’est
mêlé au sang jaune, dans des proportions diverses ; le sang
blanc sémitique s’est infiltré jusqu'au cœur de l'Afrique; les
types nègre et houzouana se sont pénétrés réciproquement pour
enfanter toutes ces populations cafres placées à l’ouest des Zou-
lous arabisés ; les races malaises sont le résultat de l’amalgame,
dans des proportions diverses, de Blancs, de Jaunes et de Noirs;
les Malais proprement dits, loin d’être une espèce comme le
veulent les polygénistes, ne sont qu'une population où, sous
l'influence de l’islamisme, ces éléments multiples se sont plus
complétement fusionnés, etc.
J'ai cité au hasard les quelques exemples précédents, pour
montrer comment les types les plus extrêmes de l'humanité ont
contribué à former un certain nombre de races. Ai-je besoin
d’insister sur les mélanges accomplis entre les types secondaires
dérivés des premiers? En Europe, quelle population peut pré-
tendre à la pureté de sang? Les Basques, eux-mêmes, que leur
habitat, leurs institutions, leur langage semblaient deyoir le
mieux protéger contre l'invasion du sang étranger, présentent
sur certains points, au cœur de leurs montagnes, la trace évi-
dente de la juxtaposition et de la fusion de races fort distinctes.
Quant aux autres peuples échelonnés de la Laponie à la Médi-
terranée, l'histoire classique, qui remonte pourtant bien peu
haut dans le temps, suffit pour nous renseigner sur les métis-
sages qu'ils ont inévitablement subis par suite des invasions,
des guerres, des événements politiques et sociaux. L’Asie pré-
sente, on le sait, le même spectacle; et, au cœur de l'Afrique, les
Jagas, jouant le rôle des hordes de Gengis-Khan, ont brassé les
tribus africaines d’un Océan à l’autre.
XI. — A peine puis-je faire ici allusion aux faits généraux
qui se dégagent de l’histoire détaillée des races. Quelque bref
qu'il soit, cet appel à la mémoire du lecteur suffira, j'espère,
pour motiver à ses yeux, les conclusions suivantes.
Le milieu et l’hérédité ont façonné les premières races hu-
RACES MEÉTISSES 205
maines, dont un certain nombre a pu conserver pendant un
temps indéterminé cette première empreinte, grace à l'isolement.
Peut-être est-ce pendant cette période bien lointaine, que se
sont caractérisés les trois grands types Nègre, Jaune et Blanc.
Les instincts migrateurs et conquérants de l’homme ont
amené la rencontre de ces. races primaires, et par conséquent
des croisements entre elles.
Quand les races métisses ont pris naissance, le croisement lui-
même n'a fonctionné que sous la domination du milieu et de
l'hérédité.
Les grands mouvements de populations n’ont lieu qu’à inter-
valles éloignés et comme par crises. Dans l'intervalle d’une crise
à l’autre, les races formées par croisement ont eu le temps de
s'asseoir et de s’uniformiser.
La consolidation des races métisses, l’uniformisation relative
des caractères à la suite du croisement, ont été forcément très-
lentes par suite du défaut absolu de sélection. Par conséquent,
toute race métisse uniformisée est en même temps très-ancienne.
Les instincts de l'homme ont amené le mélange des races
métisses, comme ils avaient produit celui des races primaires.
Toute race métisse uniformisée et assise, a pu jouer, dans de
nouveaux croisements, le rôle d’une race primaire.
L'humanité actuelle s’est ainsi formée, sans doute pour la
plus grande partie, par le croisement successif d’un nombre
encore indéterminé de races.
Les races les plus anciennes que nous connaïssions, les races
quaternaires, n’en sont pas moins représentées encore de nos
jours, soit par des populations généralement peu nombreuses,
soit par des individus isolés, chez lesquels l’atavisme reproduit
les traits de ces ancêtres reculés. C’est là un fait qui sera dé-
montré plus loin.
CHAPITRE XXIV
INFLUENCE DU CROISEMENT SUR LES RACES HUMAINES MÉTISSES.
I. — Le croisement des races humaines a-t-il été, sera-t-il
utile ou nuisible à l'espèce considérée dans son ensemble ? Les
disciples de Morton en Amérique, en France, MM. de Gobineau
et Perrier, ont affirmé que le métissage humaïn avait ou aurait
dans l’avenir, des conséquences désastreuses. Cette opinion est-
elle fondée? Voyons ce que disent les faits. |
M. de Gobineau en appelle à l’histoire et remonte aux pre-
miers temps de l'humanité. Pour lui, trois races fondamentales,
la noire, la jaune et la blanche, se sont formées à l’origine. La
race jaune occupait l'Amérique entière; la race nègre, toutes les
portions méridionales de l’ancien continent jusqu’à la mer Cas-
pienne; la race blanche était cantonnée dans le centre de l’Asie.
Les deux premières, aussi disgraciées au point de vue intellec-
tuel et moral qu’au point de vue physique, incapables de s'éle-
ver par elles-mêmes au-dessus de l'état sauvage, n'ont jamais
vécu qu'à l'état de érébus. La troisième seule unissait à la
beauté du corps les vertus guerrières, l'esprit d'initiative, d'or-
ganisation, de progrès qui enfante les sociétés et la civilisation.
Un jour vint où la race jaune déborda sur l'Asie; et, contour-
nant d’abord le centre occupé par les Blancs, alla peupler les
régions occidentales du vieux monde. Puis, ce flot continuant
à monter submergea la race blanche qui, à son tour, com-
mença à émigrer; et, en mêlant son sang à celui des races infé-
rieures, donna naissance à tous les peuples qui se sont succédé
sur la terre. Au début de cette ère nouvelle, Le sang blanc, plus
pur et plus abondant, enfanta des civilisations supérieures. De
plus en plus rare à chaque émigration nouvelle, il a perdu de
son influence et les civilisations se sont amoindries à tous
égards. Le dernier effort de la race rénovatrice a été l'invasion
germanique qui a détruit le monde romain, Aujourd’hui elle est
épuisée. Partout le sang blanc, vicié par le mélange, a perdu son
INFLUENCE DU MÉTISSAGE 207
efficacité première. L’humanité, par cela même, est en plein
déclin. Bientôt le mélange sera complet. Ghaque individu aura
dans les veines + de sang blanc contre ? de sang coloré, et
nous retournerons alors inévitablement à la barbarie. Enfin les
croisements répétés auront rendu l’espèce humaine inféconde ;
elle s'éteindra et disparaîtra.
Telle est, résumée en quelques mots, la théorie de M. de
Gobineau. Acceptons-la avec toutes ses hypothèses, y compris
celle des migrations d'Amérique en Asie, contraire à tout ce que
nous savons sur ce point. S’en suit-il que l’auteur soit d'accord
avec lui-même? Pour qu'il en fût ainsi, il serait nécessaire de
montrer la race privilégiée, fondant à elle seule au moins une
de ces grandes sociétés, une de ces civilisations, comme les
appelle M. de Gobineau, dont l’histoire garde le souvenir. Or,
l’auteur ne peut en citer aucune, et en est réduit à admettre
que la civilisation exclusivement blanche, a existé au centre de
l'Asie sans laisser d’autre trace que les tumuli, longtemps attri-
bués aux Scythes, aux Tchoudes, etc. Mais tout le monde sait
ce qu'ont été les Blancs, au sortir de leur centre asiatique. Dans
l'Inde, ce sont les Aryans encore à demi pasteurs ; en Europe,
ce sont les barbares qui ont détruit le monde romain. Les uns
ou les autres étaient-ils civilisés à l’égal des Egyptiens ou des
Grecs ?
M. de Gobineau compte dix civilisations qu'il nomme : Assy-
rienne, Indienne, Chinoise, Egyptienne, Grecque, Italique, Ger-
manique, Alléghanienne, Mexicaine et Péruvienne. Toutes,
d’après lui, ont pris naissance à la suite du mélange des Blancs
avec des races colorées. Mais en admettant qu'il en ait été ainsi,
n'est-il pas évident que ce mélange a amené partout un progrès
immense ? Certes, les ruines de Ninive, de Thèbes, d'Athènes, de
Rome, celles mêmes de Palanqué, annoncent des populations
autrement civilisées que celles qui ont élevé les tumuli de l’Asie
centrale.
À vouloir tirer des faits qu'il admet ou suppose leurs consé-
quences logiques, M. de Gobineau aurait dû regarder le métis-
sage comme le plus puissant élément de progrès. Il adopte, nous
l’avons vu, l'opinion opposée. À ses yeux, toutes ces civilisations,
splendides sous les Assyriens et les Egyptiens, ont été s'’amoin-
drissant, se rapetissant, et ce qui en reste de nos jours, ne mérite
que le dédain.
Sans être aveuglé par l’amour-propre, il est permis de pro-
tester contre cette conclusion. Sans doute, nous n’élevons plus
de tours de Babel, nous ne bâtissons plus de pyramides. Le
gigantesque sans but ou employé à glorifier un seul homme,
n'est plus de notre temps. Mais qu'une œuvre utile à tous se
présente, reculons-nous devant la grandeur de la tâche? Le
moment est en vérité mal choisi pour nous accuser de faiblesse.
Le canal de Suez a été creusé sur une autre échelle que la rigole
des Pharaons, et en perçant les Alpes pour faire passer un che-
208 FORMATION DES RACES HUMAINES
min de fer, nous avons accompli ce que l'antiquité n eût osé
rêver.
Il est encore vrai que, pris en masse, nous sommes moins
artistes que les Athéniens. Mais sans sortir du domaine des arts,
il est des points où nous serions leurs maîtres. À en juger par
les anecdotes qui nous renseignent sur la nature du talent de
leurs plus grands artistes, la peinture, la musique n'étaient pas,
chez les Grecs, au niveau de la sculpture. Si nous n’avons pas
de Phidias, ils n’ont eu ni leur Raphaël, ni leur Michel-Ange, pas
plus que leur Beethowen ou leur Rossini.
Mais surtout, quand il nous condamne à une infériorité radi-
cale, M. de Gobineau oublie le caractère le plus saisissant des
temps modernes. 11 méconnaît le développement scientifique sans
exemple, sans analogie dans le passé, et qui donne à notre
civilisation une physionomie absolument nouvelle. Nous, les fils
de races cent fois croisées, nous sommes au moins les égaux de
nos pères, mais nous ne leur ressemblons pas. Inférieurs à quel-
ques égards, nous prenons largement notre revanche sous d’au-
tres rapports. Nous manifestons la puissance humaine sous d’au-
tres aspects.
Quelque bien doué qu'il soit, l’homme ne saurait atteindre à
la fois à tous les points extrêmes du champ livré à son activité.
C'est pourquoi, dans le temps comme dans l’espace il existe, à
côté des populations et des races inférieures, d’autres popula-
tions, d’autres races plus élevées, égales entre elles, maïs diverses. :
Voilà en réalité ce qu’enseigne la comparaison entre le présen
et le passé de l'humanité. |
IT. — M. Perrier est polygéniste et autochthoniste; chez lui
l'expression de race pure équivaut au terme d'espèce. Médecin
et médecin très-instruit, il aborde les questions d'anatomie, de
physiologie et reproduit sur la fécondité bornée et la stérilité des
métis humains, quelques-unes des opinions que j'ai déjà com-
battues. Il s'occupe surtout des populations actuelles et s'efforce
de démontrer la supériorité de celles qu'il regarde comme pures.
Il cite en particulier les Arabes et vante leurs civilisations anti-
ques et modernes. Maïs j'ai à lui opposer ici la même objection
qu'à M. de Gobineau. Nous savons bien peu de chose des
Himyarites et des Adiîtes. Caussin de Perceval les montre comme
ayant joué à diverses reprises le rèle de conquérants ; mais de
conquérants barbares et de mœurs bien sauvages. Lorsqu'ils.
sortent de leurs déserts sous l'impulsion de l’islamisme apparais-
sent-ils avec le cachet des peuples civilisés? Tout au contraire.
C’est seulement après la conquête, à la suite des mélanges qu'elle
entraine, que l’on voit naître en Afrique, en Asie, en Espagne,
les grandes civilisations arabes. Celle qui s’est développée sur
place et que Palgrave nous a révélée, équivaut-elle à celle des
Almohades, des Almoravides, des Abassides ? Evidemment non.
Ici encore le mélange se montre comme ayant amené un pro-
grès des plus accusés. |
INFLUENCE DU MÉTISSAGE 209
M. Perrier insiste sur la beauté physique et en particulier sur
celle des femmes. Acceptons ce critérium. La pureté du sang est-
elle seule cause de cette beauté ? À ce compte, dans une même
contrée, les populations les plus pures devraient avoir les plus
belles, les plus jolies femmes. Mais par exemple en France les
habitants de l'Auvergne, retirés dans leurs montagnes, se sont
incontestablement moins mélangés que ceux de nos plaines du
Midi, où se sont rencontrées tant de races différentes. Eh bien, la
femme de la Haute-Auvergne peut-elle disputer le prix à la gri-
sette d'Arles, de Toulouse ou de Montpellier ? Ces trois types
féminins sont fort distincts; ils accusent hautement des mé-
langes. Ils n’en sont pas moins remarquables sous le rapport
dont il s’agit et sont incontestablement supérieurs à l’Auver-
gnate. En Sicile, où se sont heurtées toutes les populations péri-
méditerranéennes, j'ai constaté des faits analogues à Taormine,
à Palerme, à Trapani, etc.
Quant à la possibilité de rencontrer des femmes remarquables
par leurs attraits dans les races métisses, lors même que le Nègre
entre comme élément dans leur composition, la réputation des
femmes de couleur, mulâtresses ou quarteronnes, l’atteste suffi-
samment. Tous les voyageurs ont signalé la séduction qu'elles
exercent sur les Européens. M. Taylor est plus explicite et
c'est à Tristan da Cugna, ilot perdu à mi-chemin du Cap et de
l’'Amérique méridionale, qu'il a fait ses observations. Là une popu-
lation toute métisse de Nègres et de Blancs s’est assise dans l’iso-
lement. Voici ce qu’en dit le voyageur anglais : « Tous les gens
nés dans l'ile sont mulâtres mais extrêmement peu foncés, d’une
taille admirablement prise. Presque tous ont le type européen,
beaucoup plus que nègre. Parmi les jeunes filles il y en avait de
si complétement belles de tête et de corps, que je ne merapjfelle
pas avoir rien vu de si splendide. Et pourtant je connais tous
les rivages de la terre, Bali et ses Malaises, la Havane et ses
créoles, Taïti et ses nymphes, les Etats-Unis et leurs femmes les
plus distinguées. » On conviendra que voilà un jugement en
faveur des mulâtresses sérieusement motivé et rendu par un juge
expérimenté.
Ainsi la beauté féminine se rencontre chez certaines races
métisses ; elle manque chez d’autres races regardées avec raison
comme des plus pures, chez Les Boschismans ou les Esquimaux.
Les adversaires du métissage ne sauraient donc trouver en elle
un argument en leur faveur.
LIT. — Quoique les croisements modernes ne remontent qu'à
trois siècles, ils ont déjà produit des résultats qui mettent
hors de doute que des races remarquables à tous les points de
vue peuvent sortir du métissage. Les Paulistes du Brésil en sont
un exemple frappant. La province de Saint-Paul a été peuplée
par des Portugais et des Acoriens venus du vieux monde, qui
s’allièrent aux Gayanazes, tribu chasseresse et pacifique, aux
Carijos, race belliqueuse et cultivatrice. De ces unions régulière-
DE QUATREFAGES. 14
210 FORMATION DES RACES HUMAINES
ment contractées, sortit une race dont les hommes ont été dis-
tingués de tout temps par leurs belles proportions, leur force
physique, leur courage indomptable, leur résistance aux plus
dures fatigues. Quant aux femmes, leur beauté a fait naître un
proverbe brésilien attestant leur supériorité. Gette population
a fait preuve d'initiative à tous égards. Si elle a marqué jadis
par des expéditions aventureuses ayant pour but la conquête de
l'or ou l'enlèvement des esclaves, elle fut aussi la première qui,
au Brésil, planta la canne à sucre et éleva d'immenses trou-
peaux. « Aujourd’hui, nous dit M. F. Denis, le plus heureux
développement moral comme le mouvement intellectuel le plus
remarquable paraissent appartenir à Saint-Paul. » CAT
Ces éloges donnés à une population à peu près en entier
issue du métissage par un observateur sagace, qui a vécu long-
temps au Brésil, contrastent avec les reproches adressés par
l’immense majorité des voyageurs aux métis américains. On les
peint généralement sous des couleurs fort noires. Tout en leur
accordant la beauté physique et souvent aussi une intelligence
prompte et facile, on leur refuse à peu près toute moralité.
Admettons qu’en effet ils diffèrent à cet égard des Paulistes
autant qu'on le dit; l'explication du contraste est facile à
trouver.
À Saint-Paul les premières unions furent dès l’abord réguliè-
rement contractées, grâce à l'intervention des pères Nobréga et.
Anchiéta. Par suite de diverses circonstances les mamalucos, nés
de ces mariages, furent acceptés d'emblée comme les égaux des
blancs purs. Le croisement s’accomplit donc ici dans des condi-
tions normales, fait unique peut-être dans l’histoire de nos
colonies.
Ailleurs en effet, le métissage a eu pour point de départ les
plus mauvaises passions ; les préjugés du sang ont fait regarder les
métis comme entachés d’un vice originaire qui les mettait hors
classe, on pourrait dire hors la loi. Eh bien, quel rameau de race
blanche pure naissant, grandissant, vivant dans le mépris et .
l'oppression conserverait un caractère élevé et moral ? Les pères
blancs donnaïent-ils d’ailleurs des exemples capables d'’influer
en bien sur les enfants qu'ils abandonnaïent ? qui ne saït le con-
traire ? Débauche sans frein d’une part, soumission servile de
l’autre, voilà ce que les parents apportaient dans la création de la
race métisse. En fait de caractères moraux, que pouvait trans-
mettre l’hérédité aux produits d’unions semblables?
Si quelque chose doit surprendre, c’est que des métis produits
dans des conditions aussi détestables aient déjà pu se relever.
Or, c'est ce qui est arrivé, même pour les mulâtres, par-
tout où le préjugé du sang moins fortement enraciné a pu être
vaincu par le mérite personnel. Au Brésil la plupart des pein-
tres et des musiciens sont mulâtres, disent MM. Troyer et de
Lisboa. En confirmant ce témoignage M. Lagos ajoutait que la
capacité politique et l'instinct scientifique ne sont guère moins
INFLUENCE DU MÉTISSAGE 211
accusés chez eux que les aptitudes artistiques. Plusieurs sont
des docteurs, des médecins praticiens d’une grande distinction.
Enfin M. Torrès Caïcédo me citait parmi les mulâtres de sa
patrie des orateurs, des poètes, des publicistes et un vice-prési-
dent de la Nouvelle-Grenade, qui est en même temps un écrivain
distingué.
Si rien de pareil ne se manifeste là où une réprobation sociale
pèse sur l’homme de couleur, c'est que pas plus que le milieu
physique, le milieu moral et social ne perd jamais ses droits.
Mais ce qui précède suffit, je pense, pour prouver que, placé dans
des conditions normales, le métis du Nègre et de l'Européen jus-
tifierait sans doute partout ces paroles de notre vieux voyageur
Thevenot : « Le mulâtre peut tout ce que peut le Blanc ; son
intelligence est égale à la nôtre ».
IV. — Tout en protestant contre les doctrines qui tendent à
_ déprécier les races métisses, je suis loin de prétendre que le eroi-
sement soit partout et toujours heureux. Incontestablement, si
l'union a lieu entre individus de races inférieures, le produit
restera au niveau des parents. Mais ces unions sont peu nom-
breuses. Même dans l’Amérique du sud, le Zambo est relative-
ment rare. Le Nègre apparaissant partout en esclave, a été mé-
prisé par les populations indigènes, qui, malgré leur asservisse-
ment, avaient conservé la liberté individuelle, et elles ont évité
de se croiser avec lui.
C'est le Blanc qui, éntraîné par son ardeur inquiète, a envahi
le monde et multiplie chaque jour ses conquêtes, ses colonies.
C'est lui qui va chercher chez elles les races colorées et mêle par-
tout son sang au leur. À peu près toutes les populations métisses
modernes le reconnaissent pour père; et cela même entraîne
un double résultat. Ces races sont à la fois élevées au-dessus de
la race mère et rapprochées les unes des autres, comme possé-
dant un élément commun.
Ce rapprochement ira-t-il jusqu’à la fusion, comme l'ont admis
Serres et M. Maury ? Toutes nos races actuelles seront-elles tôt
ou tard remplacées par une race unique, homogène, douée par-
tout des mêmes aptitudes, régie par une civilisation commune ?
Je ne le pense pas; et ce que nous avons vu permet d'affirmer
que cette uniformisation est impossible. |
Sans doute, le métissage, favorisé, multiplié par la facilité
croissante des communications, me semble préparer une ère
nouvelle. Les races de l'avenir moins différentes de sang, rap-
prochées par les chemins de fer et Les steamers, auront bien plus
de penchants, de besoins, d'intérêts communs. De là naîtra un
état de choses supérieur à celui que nous connaissons, bien que
notre civilisation me semble devoir grandir encore en dépit
des malheurs présents et des orages qui s’annoncent. Nous
savons comment se sont élargis successivement le monde grec, le
monde romain, le monde moderne ; le monde futur embrassera
le globe entier.
012 FORMATION DES RACES HUMAINES
Mais, pour être plus générale, plus diffuse, cette civilisation
ne supprimera pas Certaines conditions d'existence, certaines
différences de milieu. Or, tant qu'il existera des pôles et un équa-
teur, des continents et des îles, des montagnes et des plaines, il
subsistera des races distinguées par des caractères de toute
nature, des races supérieures et inférieures au point de vue phy-
sique, intellectuel et moral. En dépit des croisements, la variété,
l'inégalité persisteront sur la terre. Mais dans son ensemble
l'humanité se sera complétée; elle aura grandi; et les civilisa-
tions de l'avenir, sans faire oublier celles du présent, les dépas-
seront dans quelque direction encore inconnue, comme les nôtres
ont dépassé leurs devancières.
V. — Je viens de terminer l'exposé des questions les plus
générales que soulève l'histoire de l'espèce humaine.
Avant tout il a fallu résoudre celle de l'unité ou de la multi-
plicité des espèces. Il est des anthropologistes, même fort dis-
tingués, qui la regardent à peu près comme oiseuse, qui ny
voient qu'une question de dogme ou de philosophie. Un peu de
réflexion suffit cependant pour faire comprendre que la science
tout entière change et se transforme selon qu'on l’envisage au
point de vue monogéniste ou polygéniste. J'ai déjà signalé ce
fait; qu'on me permette d'y revenir en quelques mots.
Après la question fondamentale de l’unité vient la ques-
lion d'ancienneté. Celle-ci se pose également dans les deux doc-
trines. Mais le problème est simple et absolu pour le monogé-
niste ; il est multiple et relatif pour le polygéniste.
La question du lieu d'origine, qui se présente ensuite, n'existe
en réalité que pour celui qui croit à l'unité spécifique des
groupes humains. La doctrine de l’autochthonisme, tout en la
multipliant, la réduit à des termes bien plus simples, puisqu'elle
déclare nées sur place toutes les populations dont elle ne cons-
tate pas la provenance étrangère et n’admet que des mouve-
ments d'expansion.
Pour le polygéniste la question générale des migrations n'existe
pas. Pour les cas particuliers, l’autochthonisme supplée à tout.
Celui qui regarde les Polynésiens comme ayant apparu sur les
îlots du Pacifique n’a pas à chercher d’où ils peuvent être venus.
La question d'acclimatation se réduit pour le polygéniste à un
petit nombre de faits à peu près exclusivement modernes, les
populations humaines étant à ses yeux naturellement faites pour
vivre dans le milieu où elles sont nées.
La question de la formation des races disparaît en entier pour
le polygéniste, puisque les diverses espèces admises par lui
ont apparu avec tous les caractères qui distinguent les divers
groupes humains. Tout au plus a-t-il à s'inquiéter des résultats |
de quelques croisements trop évidents pour être niés.
La question de l'homme primitif n'existe pas pour le polygé-
<
INFLUENCE DU MÉTISSAGE 213
niste, puisqu'il retrouve toutes ses espèces avec les caractères
qu ‘elles ont eus dès le début.
Personne, Je pense, ne contestera la vérité de ces propositions
dont la conséquence forcée est que l'anthropologie est une
science tout autre pour le monogéniste que pour le polygéniste.
Le polygénisme semble simplifier singulièrement la science ;
on dirait qu'il en supprime les difficultés les plus apparentes.
En réalité il ne fait que les voiler ou les nier, et vient ainsi en
aide tout au moins à la négligence. En même temps, il en fait
naître d’autres, qui, quoique moins facilement aperçues, sont
pourtant plus graves, car elles sont essentiellement de nature
physiologique et restent insolubles par les lois générales de la
physiologie.
Le monogénisme semble au premier abord compliquer et mul-
tiplier les problèmes. En réalité il ne fait que les poser nettement.
Par là même, il fait sentir la nécessité de longues et persévé-
rantes études qu'il récompense de temps à autre par de grandes
découvertes. Il a fallu près d’un siècle et les efforts combinés
des voyageurs, des géographes, des physiciens, des linguistes,
des anthropologistes, pour constater l'origine des Polynésiens,
suivre leurs migrations et en retrouver la date. Mais ce travail
une fois mené à bien, l’histoire de l’homme s’est trouvée enrichie
d'une magnifique page, attestant une fois de plus l'intelligente
activité de l'espèce humaine et ses conquêtes sur la nature.
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LIVRE VIII
RACES HUMAINES FOSSILES
CHAPITRE XXV
OBSERVATIONS GÉNÉRALES.
I. — L'homme tertiaire ne nous est connu que par quelques
faibles traces de son industrie. Nous ne savons rien de lui-même.
A diverses reprises on a cru avoir rencontré quelques parties de
son squelette en France, en Suisse, et surtout en Italie. Mais
toujours une étude plus attentive a forcé de reporter à des épo-
ques relativement très-récentes les débris humains regardés un
moment comme tertiaires.
Il en est autrement de l’homme quaternaire. Nous avons sur
celui-ci, des renseignements plus nombreux, plus précis que
sur bien des races actuelles. Les grottes qu'il a habitées, celles
où il a enseveli ses morts, les alluvions formées par les fleuves
qui ont roulé ses cadavres nous ont conservé de nombreux
ossements. Une quarantaine de localités dispersées dans l’Eu-
rope entière, mais surtout dans la partie occidentale, ont
cédé à nos collections près de quarante têtes plus ou moins
intactes et de nombreux fragments du crâne ou de la face que la
science a pu utiliser, des os du tronc et des membres en grande
quantité et jusqu’à des squelettes entiers. Le spécimen le plus
remarquable, dégagé de la terre qui le couvrait, mais conservé
en place, a été apporté de Menton par M. Rivière et repose au-
jourd’hui dans la galerie anthropologique du Muséum.
Telle est la masse de faits, déjà fort considérable, où nous
avons puisé, M. Hamy et moi, pour rédiger la première partie
de nos Crania-Ethnica. On sait quelle est, en anthropologie,
l’importance de la tête osseuse. A elle seule elle fournit les prin-
cipaux éléments de la distinction des races humaines. L'étude
et la comparaison des têtes quaternaires permettent donc d’ar-
216 RACES HUMAINES FOSSILES
river à des notions assez précises sur ces populations antiques,
sur les principaux rapports et les différences les plus marquées,
qui dès cette époque distinguaient les groupes humains. L’exa-
men des os du tronc et des membres est venu d’ailleurs à l’ap-
pui des résultats fournis par celui de la tête. Aussi croyons-
nous pouvoir espérer que l'avenir, en complétant notre travail
sur bien des points, en le modifiant peut-être sur quelques autres,
en en comblant les lacunes, en confirmera du moins toutes les
conclusions essentielles.
On voit que je parle ici au nom de M. Hamy comme au mien.
C'est qu'en effet ce que je vais dire de l’homme fossile est pres-
que le résumé, non-seulement de notre livre, mais encore de
bien d’autres études communes, de bien des causeries. En réa-
lité, il est de mon collaborateur autant que de moi.
II. — Rappelons d’abord brièvement dans quel milieu ont
vécu les races humaines fossiles.
L'époque quaternaire ou glaciaire faisait à l'homme de dures
conditions d'existence. Ce qui existait alors de l'Europe était
entouré de tout côté par la mer et subissait les conséquences
d'un climat insulaire, c’est-à-dire très-humide et à température
assez uniforme, mais refroidi, en grande partie du moins, par les
glaces du pôle arrivant jusque dans notre voisinage. Des pluies
torrentielles, fréquentes en toutes saisons, se changeaient en
chute de neige sur les hauteurs et entretenaient les vastes gla-
ciers dont on retrouve les traces autour de toutes nos chaînes de
montagnes. D’immenses cours d’eau creusaient les vallées sur cer-
tains points, et étendaient sur d’autres d’épaisses couches d’al-
luvions. Cette terre noyée et tourmentée nourrissait une faune
comprenant, à côté des espèces animales actuelles, des espèces
dont une partie a disparu, dont une autre partie a émigré au loin.
C'était d’une part le mammout (elephas primigentus), le rhinocéros
à narines cloisonnées (rhënoceros tichorhinus), le cerf d'Irlande
(megaceros hibernicus), l'ours des cavernes (ursus spelæus), l’'hyène
des cavernes (hyena spelæa), le tigre des cavernes (els spelæa),
le cheval (equus caballus) ; d'autre part le renne (cervus taran-
dus), l'élan (cervus alces), le bœuf musqué (ovibos moschatus),
l’aurochs (bison europeus), l’hippopotame (ippopotamus amphi-
brus), le lion (fels leo spelæa).
Tous ces animaux ont vécu à côté les uns des autres pendant
une grande partie des temps quaternaires. Plus tard on les voit
successivement s’éteindre ou s'éloigner. Au début de la période
actuelle, la France, qui les avait tous possédés, ne gardait plus
que le cheval ; encore faut-il admettre avec M. Toussaint que nos
bêtes de somme ou de trait descendent de l'espèce fossile, opi-
nion que sont loin de partager tous les paléontologistes. Re-
marquons en passant que la même incertitude existe au sujet
de l’hyène tachetée et de l'ours gris, regardés par quelques
paléontologistes comme des races remontant aux espèces des
cavernes,
OBSERVATIONS GÉNÉRALES M7
L'homme a été, chez nous, le contemporain de toutes ces
espèces.
Les phénomènes qui ont donné à nos contrées leurs derniers
traits n'ont pas eu constamment la même violence, et n'ont ni
commencé ni fini brusquement. Ils ont présenté des périodes
de calme et de recrudescence relative jusqu’au moment où les
continents ont eu pris leur relief définitif, où les glaciers se sont
trouvés renfermés dans leurs limites actuelles.
. À ces oscillations du monde inorganique, répondent des mo-
difications dans la nature vivante. Les principales espèces ani-
males semblent prédominer tour à tour; les races humaines
apparaissent successivement, grandissent et déclinent.
Pendant que se déposaient les bas niveaux de nos vallées, le
mammout, le rhinocéros, les grands carnassiers semblent jouer
le premier rôle. L'homme leur dispute le sol, et se nourrit de
leur chair. La lutte contre le milieu, contre les bêtes de cet
ancien monde était terrible ; la race de ces temps primitifs porte
à un haut degré le cachet de cette nature sauvage.
Dans la période qui vit se former les moyens niveaux inférieurs,
les grandes espèces animales habitaient encore toute l'Europe.
Toutefois le nombre de leurs représentants semble diminuer ; des
espèces moins redoutables se multiplient et le cheval en parti-
culier forme au moins par places de nombreux troupeaux offrant
à l’homme une nourriture abondante. Celui-ci était représenté
surtout par une race douée d’aptitudes remarquables. On la
voit à son début lutter avec autant de rudesse que la précédente
et dans des conditions presque semblables ; puis perfectionner
progressivement tous ses moyens d’action et les adapter aux
conditions nouvelles qu'amène le progrès des temps.
Au dépôt des moyens niveaux supérieurs, correspond une
grande modification de la faune. Les grands carnassiers, le
mammout deviennent de plus en plus rares, et finissent par dis-
paraître ; le cheval ne domine plus ; le renne a pris sa place et
couvre d'innombrables troupeaux, la terre qui se rassoit pro-
gressivement. L'homme profite de ces changements. De nou-
velles races bien distinctes des précédentes apparaissent sur notre
sol. Celle de l’âge précédent se développe et atteint un certain
degré de civilisation qu'attestent de véritables œuvres d'art.
Enfin le fond des mers se soulève et l’Europe se complète.
Les glaces du pôle sont refoulées dans leurs limites actuelles et
le climat insulaire fait place à un climat continental avec ses
extrèmes de chaud et de froid. Les glaciers de nos montagnes
se resserrent et remontent progressivement. Les espèces animales
qui ne trouvent plus sous la même latitude la température con-
venable à chacune d'elles, émigrent les unes au midi, les autres
au nord, ou sur les hautes montagnes.
L'homme dut nécessairement ressentir le contre-coup de ces
déchirements. Quand le gibier qui faisait le fond de sa nourri-
ture s’éloigna pour ne plus revenir, une partie au moins de
918 RACES HUMAINES FOSSILES
la population dut le suivre et émigrer avec lui. Les sociétés
naissantes furent ainsi ébranlées jusque dans leurs fondements ;
et, tandis que certaines tribus s’éloignaient dans des directions
opposées, celles qui restèrent en place subirent une décadence
dont nous saisissons la trace dans les œuvres qu'elles ont laissées.
Elles n'en furent que plus aisément absorbéés par les races su-
périeures, qui amenèrent avec elles les animaux domestiques et
substituèrent la vie pastorale à celle des peuples chasseurs.
IT. — L'homme de l’époque quaternaire a laissé çà et là
quelques-uns de ses ossements associés à ceux des animaux, ses
contemporains. Toutefois les ossements humains dont il s’agit
ici appartiennent presque exclusivement à l'Europe. L'homme
fossile des autres parties du monde nous est encore à peu près
inconnu. Lund l'avait rencontré dans certaines cavernes du
Brésil. Mais on n’a sur cette découverte d’autres détails qu’une
courte note et deux dessins de petite dimension publiés tout
récemment par MM. Lacerta et R. Peixo. On a beaucoup parlé
du crâne découvert par M. Witney en Californie. Malheureu-
sement la description de cette pièce n’a pas encore paru, si bien
que des doutes se sont produits à diverses reprises sur l’exis-
tence même du fossile. Le témoignage récent de M. Pinart vient
de les lever, mais a fait naître en même temps les doutes les
plus sérieux sur l’ancienneté de cette pièce qui paraît avoir été
trouvée dans un terrain remanié.
Cette absence de fossiles humains recueillis hors de nos con-
trées est des plus regrettables. Rien n’autorise à regarder l’Eu-
rope comme le point de départ de l'espèce, ni le lieu de forma-
tion des races primitives. C’est en Asie qu'il faudrait surtout les
chercher. C’est là sur les versants de l'Himalaya, au pied du
grand massif central, que Falconer espérait trouver l’homme
tertiaire. Des recherches assidues et persévérantes pourraient
seules vérifier les prévisions de l’éminent paléontologiste. Gette
tâche pourrait être remplie par quelques-uns de ces officiers
instruits que possède l’armée anglaise, par ces médecins mili-
taires sortant des grandes institutions de Londres. Qu'ils se
mettent à l’œuvre; qu'ils utilisent dans ce but les loisirs que leur
laissent les congés dans quelque sanatarium de l'Himalaya ou
des Nilghéries. Tout permet d'espérer qu'ils apporteront à la
science de sérieuses et magnifiques découvertes.
IV. — Quelques faits généraux, dont on comprendra facilement
l'intérêt, se dégagent déjà des détails recueillis sans sortir des
terres européennes.
Constatons d’abord que, dès les temps quaternaires, l’homme
ne présente pas l’uniformité de caractères que supposerait une
origine récente. L'espèce est déjà composée de plusieurs races
distinctes; ces races apparaissent successivement ou simultané-
ment ; elles vivent à côté les unes des autres; et peut-être, comme
l’a pensé M. Dupont, la guerre de races remonte-t-elle jusque-là.
La présence de ces groupes humains nettement caractérisés à
CARACTÈRES CRANIENS 219
l'époque quaternaire, est à elle seule une forte présomption en
faveur de l'existence antérieure de l’homme. L'influence d’actions
très-diverses et longtemps continuées peut seule expliquer les
différences qui séparent l’homme de la Vézère, en France, de
celui de la Lesse, en Belgique.
V. — Malgré quelques appréciations émises à un moment où
la science était moins avancée et où les termes de comparaison
manquaient, on peut affirmer qu'aucune tête fossile ne se rat-
tache au type nègre africain ou mélanésien. Le vrai Nègre
n'existait pas en Europe à l'époque quaternaire.
Nous ne concluons pourtant pas que ce type n’a pris naissance
que plus tard et date de la période géologique actuelle. De nou-
velles recherches faites surtout en Asie et dans les contrées où
vivent les peuples noirs sont encore nécessaires pour qu'on puisse
conclure avec certitude sur ce point. Toutefois, on voit que jus-
qu'ici les résultats de l'observation sont peu favorables à l'opi-
nion des anthropologistes qui ont regardé les races nègres comme
ayant précédé toutes les autres.
VI. — Dans les têtes fossiles, comme dans les têtes modernes,
nous trouvons, de race à race et d’individu à individu, des
oscillations plus ou moins accusées dans les caractères. Mais il
est bon de remarquer que dans les races connues ces oscillations
sont souvent moins étendues que celles dont on a constaté
l'existence dans les populations actuelles. Je n’en citerai qu'un
exemple. L'indice céphalique de la race européenne la plus an-
cienne, pris sur l’homme de Néanderthal qui en exagère les
caractères, est de 72; celui du crâne de la Truchère appar-
tenant aux derniers temps quaternaires est de 84,32; diffé-
rence 12,32. Or, de nos jours, l'indice céphalique moyen des
Esquimaux est de 69,30, celui des Allemands du sud, de 86,20;
différence, 16,90. Aïnsi, entre les deux races extrêmes que sé-
pare la majeure partie de l’époque glaciaire, l’oscillation de l’in-
dice céphalique est moindre qu'entre deux races modernes con-
temporaines. En outre, celles-ci atteignent en plus et en moins
des limites plus étendues que les deux races fossiles. Ce fait
s’expliquerait, peut-être, par des considérations multiples que je
ne saurais aborder ie.
Je dois d’ailleurs faire observer que le crâne de Lagoa Santa
trouvé par Lund, que viennent de décrire MM. Lacerta et Peixoto,
efface en grande partie la différence que je viens de signaler. Au
dire des savants brésiliens, son indice céphalique est de 69,72,
et descend presque aussi bas que l'indice moyen des Esquimaux.
Il n’est pas sans intérêt de voir cette variabilité moindre des
races fossiles s’accuser précisément à propos d’un des caractères
qui a fait le plus souvent comparer aux singes quelques-unes de
nos races inférieures actuelles. Parmi les têtes quaternaires, il
en est que l’on peut considérer comme offrant le degré d’ortho-
gnathisme moyen des races blanches elles-mêmes. La tête de
Nagy-Sap, le n° 1 du Trou du frontal, une des femmes de Gre-
220 RACES HUMAINES FOSSIRES
nelle, ete., peuvent être cités à ce titre. D’autres, tels que le
n° 2 du Trou du frontal, une autre femme de Grenelle, le vieillard
de Cro-Magnon, quelques crânes du Solutré, etc., sont plus ou
moins prognathes. Il en est qui égalent ou dépassent même sous
ce rapport la moyenne de nos races nègres. Toutefois aucune
d'elles n’atteint un degré de prognathisme égal à celui que pré-
sentent certains individus appartenant aux types australiens
inférieurs ou à la race cafre.
Un autre ordre de caractères qui, sans avoir l'importance des
précédents, n’en a pas moins une valeur réelle, présente des
faits analogues. Je veux parler de la taille et de ses variations.
M. Hamy l’a déterminée par la mensuration des fémurs et des
humérus. Il résulte de ses recherches que le maximun présenté
par le squelette de Menton est de 1",85, le minimum pris sur un
des squelettes de Furfooz est de 1,50. La différence entre ces
deux nombres, 0",35, est bien loin de celle qui existe éntre les
extrèmes du tableau que j'ai donné plus haut.
La moyenne des nombres trouvés par M. Hamy, 1,764, place
la race de Cro-Magnon bien près des Patagons de Musters ; mais
la race de Furfooz, avec sa moyenne de 1,530, reste bien
au-dessus des Boschimans et des Mincopies. Elle est presque
exactement au niveau des Lapons.
Les oscillations se sont produites aussi bien dans le temps
que dans l'espace. La plus ancienne race n’est pas la plus
grande. Les squelettes de Néanderthal et de Brux donnent une
moyenne de 1,705 seulement. La race de Cro-Magnon, supé-
rieure par la taille à toutes les autres, se montre chronologique-
ment intermédiaire entre elles.
Sans doute, les généralisations précédentes reposent sur un
nombre d'observations encore trop restreint pour pouvoir être
regardées comme définitives. Mais elles répondent néanmoins
à certaines assertions et tendent à dissiper plus d'un préjugé.
VIT. — Dolichocéphale ou brachycéphale, grand ou petit, or-
thognathe ou prognathe , l’homme quaternaire est toujours
homme dans l’acception entière du mot. Toutes les fois que ses
restes ont. permis d’en juger, on a retrouvé chez lui le pied, la
main qui caractérisent notre espèce, la colonne vertébrale a
montré la double courbure à laquelle Lawrence attachait une si
haute importance et dont Serres faisait l’attribut du règne hu-
main tel qu'il l’entendait. Plus on étudie et plus on s'assure que
chaque os du squelette, depuis le plus volumineux jusqu'au plus
petit, porte avec lui, dans sa forme et ses proportions, un certi-
ficat d'origine impossible à méconnaîitre.
À raison de son importance spéciale, la tête mérite que nous
la considérions un instant à ce point de vue.
Constatons d’abord que tous les os des têtes humaines mo-
dernes se retrouvent dans les têtes fossiles avec les mêmes for-
mes, et présentent les mêmes rapports. Soit qu'on les considère
isolément, soit qu’on envisage leur ensemble, rien en eux ne peut
CARACTÉRES GÉNÉRAUX 221
qu'éveiller le souvenir de ce que nous voyons chaque jour. L'é-
norme arcade surcillère de l’homme de Néanderthal elle-même
ne peut dissimuler le caractère tout humain de ce crâne excep-
tionnel, sur lequel je reviendrai tout à l'heure.
Dans toutes les races fossiles on retrouve le caractère essen-
tiellement humain de la prédominance du crâne sur la face.
Chez elles comme chez nous, la boîte osseuse destinée à contenir
le cerveau s’allonge et se rétrécit ou se raccourcit en s'élargis-
sant, se surbaisse ou s'élève ; mais toujours elle conserve une
capacité comparable à celle des crânes de nos Jours. Dans le
crâne de Néanderthal, dont on a dit qu'il était le plus bestial
connu, la capacité crânienne calculée par des savants qui certes
ne cherchaient pas à l’exagérer, s'élève à 1220 centimètres cu-
bes. Pour M. Schaaffhausen lui-même, elle est égale à celle des
Malais et supérieure à celle des Hindous de petite taille. Dans le
crâne brésilien de Lagoa Santa, elle est de 1388 centimètres
cubes.
Chez le grand vieillard de Cro-Magnon elle atteint selon
. M. Broca 1590 centimètres cubes ; elle dépasse de 119 centimè-
tres cubes la moyenne obtenue par le même savant sur 125 crà-
nes parisiens du xix° siècle.
Nous pouvons donc avec certitude appliquer à l’homme fossile
que nous connaissons les paroles de Huxley. Pas plus aux temps
quaternaires que dans la période actuelle, « aucun être intermé-
diaire ne comble la brèche qui sépare l’homme du Troglodyte.
Nier l'existence de cet abîme serait aussi blâmable qu'absurde. »
Le savant éminent qui a écrit cette phrase, n’en saisit pas
moins toutes les occasions qui se présentent pour signaler, dans
diverses races humaines, ce qu'on appelle des traits, des carac-
téres simiens. Y a-t-il là chez Huxley une contradiction regret-
table? Evidemment non. Chez lui, comme chez d’autres vrais
savants, ce n’est qu'un abus de langage contre lequel j'ai déjà
protesté. Appartenant à la race blanche qui leur sert naturelle-
ment de norme, préoccupés des similitudes anatomiques très-
réelles qui existent entre l’homme et le singe, ils comparent
constamment et uniquement, d’une part le Blanc, de l’autre
l’anthropomorphe. Ils oublient que les oscillations des caractères
morphologiques, résultats inévitables de la formation des races
humaines, doivent nécessairement tantôt accroître, tantôt dimi-
nuer quelque peu la distance qui sépare ces deux termes; ils se
laissent aller à employer ces expressions figurées, que je lais-
serais passer sans peine, si elles n'étaient parfois prises à la lettre
volontairement ou involontairement. On sait que le savant
anglais, lui-même, a dû protester énergiquement contre les
conséquences tirées de ses paroles ou de ses écrits.
De l’aveu de Huxley, les oscillations ne sont jamais assez
étendues pour amener la confusion. Le caractère humain ne
change done pas de nature; il ne devient pas sémeen. Les oscil-
lations dont je parle se présentent parfois sur le même indi-
299 RACES HUMAINES FOSSILES
vidu, jusque sur le même os. Ghez le vieillard de Cro-Magnon
dont je parlerai plus loin avec quelque détail, le fémur est à la
fois le plus large et le plus épais que M. Broca ait mesuré chez
l’homme et nous en avons trouvé de plus volumineux encore.
Or, chez le Chimpanzé, ce même os est plus large et beaucoup
plus mince. Est-il permis pour cela de dire que le fémur des
Eyzies est d’une part sémien, et d'autre part plus qu'humain?
En définitive, ce qui reste acquis, c’est la conclusion de
Huxley, que je citais tout-à-l’heure. Les croyants à l’homme
pithécoide doivent se résigner à le chercher ailleurs que chez les
seules races fossiles que nous connaissions, et à recourir encore
à l'inconnu. Il en est qui n’acceptent pas sans murmure cette
nécessité, et qui protestent au nom de la phtlosophie. Laïissons-
les dire, contents d’avoir pour nous l’expérience et l'observation.
VIII. — Envisagées au point de vue de la forme générale du
crâne, toutes les races fossiles se rapportent à deux types fonda-
mentaux : l’un franchement dolichocéphale, l’autre passant pro:
gressivement de la mésaticéphalie à une brachycéphalie très-
prononcée.
De vives discussions se sont élevées il y a quelques années
pour décider lequel de ces deux types avait précédé l’autre. Cette
question se rattachait elle-même à un ensemble d'idées géné-
rales que l’on peut désigner sous le nom de fhéorie mongoloide.
A la suite de fouilles faites dans d’anciennes tombes et quel-
ques dolmens, Serres avait annoncé en 1854 que des habitants
de la France comptaient des Mongols parmi leurs ancêtres. Bien
auparavant plusieurs savants scandinaves, entre autres S. Nils-
son, Retzius, Eschricht, ete., avaient rapproché des Lapons,
c'est-à-dire d’une race Finnoise, les individus à tête globuleusé
rencontrés dans les sépultures néolithiques et dans les tourbières
de la Scanie. M. Pruner Bey, reprenant ces premières concep-
tions avec les données récemment acquises sur l'ancienneté de
l’homme, formula peu à peu tout un corps de doctrine remar-
quable par sa simplicité et par le jour qu'il semblait jeter sur
tout le passé de nos populations.
Pour l’éminent anthropologiste, il existe encore de nos jours
une vaste formation humaine qu'il désigne sous le nom demongo-
loide, parce qu’elle lui paraît se rattacher à certains égards au type
mongol proprement dit, tout en conservant un certain nombre de
caractères qui la rapprochent des races blanches. Cette grande
race, telle que l'entend M. Prumer Bey, occupe la plus grande
partie du nord de l’ancien continent et s'étend jusqu'en Amé-
rique. Elle est d’ailleurs représentée au centre et dans le midi
de l’Europe par divers groupes plus ou moins isolés, tels que les
Basques. Certaines populations historiques comme les Ligures
lui ont appartenu. Tout indique donc qu’elle occupait jadis l’Eu-
rope entière. Or elle-même descendrait de la race primitive
quaternaire que font connaître les têtes fossiles trouvées par
M. Dupont à Furfooz dans la vallée de la Lesse. La parenté, la
DOLICHOCÉPHALES ET BRACHYCÉPHALES 293
filiation dont ils’agit paraissent à M. Pruner Bey attestées par les
formes générales de la tête et par ses proportions qui, dans toutes
ces races, se rapprochent plus ou moins de la brachycéphalie.
À ces vues générales on opposait l'existence des crânes,
trouvés dans. le Néanderthal en Prusse, dans la caverne d'Engis
en Belgique, dans les tufs de La Denise en Auvergne, dans le
loess du Rhin à Eguisheim en Alsace. Toutes ces têtes sont doli-
chocéphales. On les disait plus anciennes que celles de Furfooz.
Mais, à ce moment, il existait au sujet de presque tous ces osse-
ments des doutes de nature diverse qui pouvaient paraître légi-
times, et la théorie de M. Pruner Bey n’en conquit pas moins de
nombreux et sérieux disciples. En écrivant en 1875 mon /Æap-
port sur les progrès de l'anthropologie, je crus devoir attribuer
l’antériorité au type brachycéphale, tout en faisant des réserves
formelles en faveur surtout du crâne d’'Eguisheim. La décou-
verte de Cro-Magnon, dans le Périgord, vint montrer en outre
- bientôt combien il fallait se garder encore de conclusions trop
hâtées. En présence de ces grands dolichocéphales, incontesta-
blemenñt antérieurs aux hommes de la Lesse, il était évident que
la théorie mongoloïde devait subir de sérieuses modifications et
_je n’hésitai pas à le reconnaître. |
Depuis cette époque, de nouvelles découvertes ont enrichi la
science et bien des points ont été éclaircis. Les anciens lits de la
Seine, étudiés avec une sagacité remarquable par M. Belgrand,
ont fourni un chronomètre relatif dont M. Hamy a su compren-
dre les indications. Le travail présenté par lui au congrès de
Stockholm ne peut laisser de doute. Jusqu'à ce jour le type doli-
chocéphale s’est montré seul dans les graviers du fond de la
plaine de Grenelle. Il y est représenté par la race de Canstadt.
Il reparaît sous la forme de race de Cro-Magnon dans les
alluvions, au niveau et au-dessous des blocs erratiques, à 3 et
4 mètres de profondeur. C’est seulement au-dessus, à 250 et
140 de profondeur, que se montrent les têtes se rapprochant
plus ou moins de la brachycéphalie,
. La superposition et par conséquent la succession des types est
ici évidente. Sommes-nous autorisés pour cela à regarder les
dolichocéphales comme ayant précédé partout les brachycé-
phales? Peut-être doit-on conserver encore quelques doutes à cet
égard. Quelques fragments appartenant probablement au der-
nier type ont été recueillis à Clichy, bien peu au-dessus d’une
calotte crânienne de la race de Canstadt, et la belle tête de Nagy-
Sap en Hongrie a été retirée d’un loess bien caractérisé, mais
dont l’âge ne paraît pas avoir été déterminé.
Peut-être, quand de nouveaux faits seront venus lever les der-
niers doutes, en arrivera-t-on à reconnaître que les deux types
sont arrivés à peu de distance l’un de l’autre sur les terres qui
devaient un jour être l'Europe; mais jusqu'ici tout milite en
faveur de l’antériorité des dolichocéphales. En Amérique, le
seule crâne fossile connu conduit à la même conclusion.
«
291 RACES HUMAINES FOSSÎLES
Quoi qu'il en soit, la théorie mongoloïde dans ce qu'elle a eu
d’absolu ne saurait désormais être acceptée. On ne peut réunir
dans le même groupe et regarder comme étant de même race,
l'homme de Cro- -Magnon et celui de Furfooz. Mais la concep-
tion de M. Pruner Bey n'en reste pas moins vraie en partie; et
l'honneur d'avoir rattaché les populations vivantes aux popula-
tions fossiles ne saurait être disputé à cet éminent anthropolo-
giste. Toutefois ce qu'il a dit d’une seule race doit être attribué
à plusieurs. Les peuples de l’Europe occidentale tiennent à l’é-
poque quaternaire, non par une racine unique, mais au moins
par six et peut-être davantage.
IX. — Distribuer méthodiquement les diverses races d’une
espèce n’est jamais chose aisée. La difficulté se fait très-vive-
ment sentir lorsqu'on étudie les races humaines vivantes ; elle
grandit encore quand il s’agit des races fossiles. Les matériaux
fussent-ils aussi abondants qu'ils sont rares, on n'a plus l'indi-
vidu entier et on ne peut songer à appliquer la méthode natu-
relle : on est forcé de s’en tenir à une classification systématique.
C'est ce que nous avons dû faire, M. Hamy et moi; et sans par-
tager les idées absolues émises autrefois par Retzius, nous avons
pris la forme générale du crâne pour point de départ de notre
classification. En agissant ainsi, nous n'avons du reste fait qu'imi-
ter les paléontologistes dans leurs études des fossiles animaux.
Nous avons déjà vu que les considérations tirées de cette forme
conduisent à partager les hommes fossiles en deux groupes,
l’un dolichocéphale, l’autre brachycéphale. C’est évidemment
au premier que se rattacherait le crâne de Lagoa Santa qui doit,
selon toute apparence, devenir le type d’une race distincte. Mais
les documents relatifs à ce fossile sont encore trop incomplets :
pour que je puisse m'y arrêter dans un résumé aussi succinet que
celui-ci.
Dans les deux groupes fondamentaux des différences existent
à côté du caractère commun. Dans le premier, ces différences
sont très-grandes et très-accusées; elles le sont généralement
moins dans le second. Aussi avons-nous distingué nettement les
deux types dolichocéphales, tandis que nous réunissons dans
le même chapitre et comme en une sorte de famille, au moins
une partie des races brachycéphales.
On peut adresser certains reproches à cette nomenclature, et
nous l’avons bien senti. Nous avons parfaitement compris que la
tête de la Truchère est aussi distincte de celles de Furfooz que
le crâne de Néanderthal l’est de celui de Cro-Magnon. Mais,
d'une part, cette tête est le terme extrême d’une série graduée
dont il nous semblait difficile de la détacher; d'autre part, ce
fossile, au moment où nous écrivions, était entièrement isolé.
Encore aujourd'hui il ne s’est montré de nouveau qu'aux temps
de la pierre polie. Tout en lui faisant une place dans notre
cadre, nous n'avions pas voulu écarter, d’une manière absolue,
la pensée d’un cas individuel.
sf ste tft
CLASSIFICATION . 295,
Quant aux autres types que nous avons placés dans le même
chapitre avec le précédent, ils forment un groupe vraiment
naturel, tout en ayant chacun ses caractères propres qu une
étude attentive permet de reconnaître. Les races peuvent donc
ètre circonscrites nettement. La race de Grenelle, en particulier,
restera toujours bien distincte des deux races de Furfooz. Toute-
fois, on ne trouve plus ici de caractères tranchés, frappant au
premier coup d'œil, et les affinités ethniques sont évidemment
plus étroites. Peut- être sera-t-il possible de remonter plus tard
à la branche commune d’où sont issus ces trois rameaux. En
somme, il fallait représenter l’état actuel de notre savoir sans
toucher aux droits de l'avenir. Notre nomenclature satisfait,
croyons-nous, à cette condition.
Nous admettons donc deux races dolichocéphales, celles de
Canstadt et de Cro-Magnon. Les races plus ou moins brachycé-
phales sont au nombre de quatre. Sous le nom de races de Furfooz,
nous comprenons deux races tirées de cette localité célèbre; la
race de Grenelle et celle de la Trucheère empruntent également
leur nom à celui des localités qui les ont fournies.
Passons rapidement en revue toutes ces races.
DE QUATREFAGES. 19
CHAPITRE XXVI
RACE DE CANSTADT.
I. — Le nom de cette race est celui du village près duquel
fut trouvé le premier fossile humain. En 1700, le duc Eberhard_
Ludwig de Wurtemberg faisait fouiller un oppidum romain aux
environs de Stuttgard. Une portion de voûte crânienne d'homme
fut recueillie au milieu de nombreux ossements d'animaux. Mais
la géologie, la paléontologie, étaient encore à naître; et la nature
de ce précieux fragment fut méconnue jusqu'au moment où
Jaeger, en 1835, y vit un argument en faveur de la coexistence
de l’homme et des grands mammifères éteints. En l'étudiant de
pres, grâce a l’obligeance de M. Fraas, nous avons pu, M. Hamy
et moi, le rattacher sans peine au fameux crâne de Néanderthal.
IT. — Celui-ci a été découvert, en 1857, dans une petite ca-
verne aux environs de Dusseldorf. Le squelette était entier. Mal-
heureusement, les ouvriers qui le rencontrèrent, brisèrent et dis-
persèrent ces ossements dont une partie seulement fut sauvée
par le docteur Fuhlrott. Présentés la même année au congrès de
Bonn, ils y devinrent le sujet d'études et de discussions qui se
sont longtemps prolongées. M. Schaaffhausen, quoique allant
parfois lui-même au-delà de la réalité, s'était placé tout d’abord
sur le vrai terrain. Pourtant quelques anatomistes voulurent voir,
dans cet individu, une espèce spéciale et même un genre nouveau.
Surtout on le regarda comme intermédiaire entre l'homme et
les singes, et l’on trouve encore, çà et là, des traces de ces
interprétations.
Ces exagérations n’ont eu d’autre cause qu’un trait, extrême-
ment frappant, il est vrai, présenté par cette calotte cranienne.
Chez l’homme de Néanderthal, les sinus frontaux ont pris un
développement exceptionnel, et les arcades surcillères, presqué
confondues sur le milieu de la glabelle, forment une saillie des
plus étranges au-dessus de l'orbite. On n’a pas manqué d'’assi-
miler cette conformation aux créles osseuses que les singes anthro-
CRANE DE NÉANDERTHAL 297
pomorphes présentent au même endroit. Puis, partant de cette
donnée, on s’est efforcé de trouver, dans le reste du crâne, des
caractères en harmonie avec ce trait simien. On a insisté sur
son peu de hauteur, sur sa forme allongée, sur la saillie de sa
région occipitale, etc.
Avec un peu de bonne volonté, et tant qu'on l’a comparé
seulement aux têtes modernes regardées comme normales, on a
pu faire de l’homme de Néanderthal une espèce d’être à part.
Mais, peu à peu, on a rapproché de ce type d’autres cränes
également fossiles. Bien plus, sur divers points de l'Europe, on
a signalé dansles dolmens, dans des sépultures moins anciennes,
chez des personnages historiques et jusque sur des individus
actuellement vivants, ces caractères déclarés uniques trop à la
hâte. Alors il a bien fallu reconnaître que l’homme de Néan-
derthal appartenait à une formation franchement humaine, à
une race, dont il exagérait seulement certains traits.
Cette race n’en est pas moins remarquable et parfaitement
caractérisée. Chez tous les individus de sexe masculin on trouve
plus ou moins accentuées les saïllies surcillères qui ont pris
chez l’homme de Néanderthal un si singuliér développement.
Le front étroit et bas paraît encore plus fuyant par suite de ce
contraste. La voûte cränienne est très-surbaissée. Assez régulière
dans ses deux tiers antérieurs, elle se relève au-delà sur l’écaille
occipitale et se prolonge en arrière. L'ensemble du crâne est
relativement étroit, et nous avons déjà vu que l'indice cépha-
lique descend à 72. Tous ces os sont remarquables par leur
épaisseur, qui dans le crâne d’Eguisheim atteint 11 millimètres.
Quelques-uns de ces traits s’atténuent dans le crâne féminin.
Les bosses surcillères disparaissent presque entièrement; la
saillie de l’occipital, et surtout le relèvement de son écaille su-
périeure, sont bien moins marqués ; l'indice céphalique remonte
de un ou deux centièmes ; mais l’applatissement de la voûte et
les autres caractères persistent.
Le crâne de Néanderthal et tous ceux que l’on peut rattacher
avec lui au type de Canstadt sont incomplets et manquent de
face. Une seule tête, dont l’âge n'est malheureusement pas dé-
terminé avec certitude, permet de combler cette lacune. C’est
celle de Forbes Quarry, des environs de Gibraltar. Chez elle le
crâne, le front rappellent entièrement ce que nous venons d’in-
diquer ; des orbites énormes et presque circulaires, dont l'indice
s'élève à 68, 83, répondent bien à ce qui en reste sur le crâne
de Néanderthal, et masquent par leur bord externe la région
temporale. Au-dessous , les os malaires descendent presque
verticalement; les os du nez sont saillants ; l’orifice nasal est
largement ouvert ; le maxillaire supérieur est sensiblement pro-
gnathe ; enfin l’arcade dentaire dessine un fer à cheval rétréci en
arrière. L'ensemble est rude et massif. Une face récemment
découverte par M. Piette dans la grotte de Gourdan et que
M. Hamy décrira prochainement est venue confirmer le rappro-
298 RACES HUMAÎNES FOSSILES
chement que nous avions établi entre la tête de Forbes Quarry
et les autres restes de la race de Canstadt. Trouvée dans les
couches inférieures de la grotte, associée à des silex du type du
Moustier, cette pièce reproduit avec quelque adoucissement les
caractères que nous venons d'indiquer. La mâchoire inférieure
rappelle celle d’Arey.
Si l’on joint à ces caractères ceux que fournit la célèbre màâ-
choire de la Naulette, on doit ajouter que l’homme de Canstadt
avait le menton très-peu marqué, et que le bas du visage dépas-
sait parfois ce que présentent sous ce rapport la plupart des _
crâänes de Nègre guinéen. Mais les recherches de M. Hamy ont
montré que le singulier maxillaire découvert par M. Dupont
n’était, lui aussi, que la réalisation exagérée d’un type que l’on
retrouve ailleurs considérablement adouci.
En somme le crâne et la face de l’homme de Canstadt de-
vaient présenter habituellement un aspect étrangement sauvage.
Le corps paraît avoir été en harmonie avec la tête. Les quel-
ques os des membres conservés plus ou moins intacts indiquent
une taille de 1" 68 à 1" 73 seulement ; mais les proportions en
sont athlétiques. Ils sont très-épais relativement à leur longueur, :
et les saillies, les dépressions servant aux attaches musculaires
sont remarquablement développées. Ajoutons que le tibia, extrait
d’une carrière de Clichy par M. Bertrand, a présenté la forme
aplatie que l’on a désignée par l’épithète de platycnémique et
que les côtes du squelette de Néanderthal étaient sensiblement
plus arrondies que d'ordinaire.
III. — Jusqu'à ce jour la race de Canstadt est incontesta-
blement la race européenne la plus ancienne. Elle a disputé le
sol aux grands mammifères éteints, au mammout, au rhinocéros !
tichorinus, à l’ours et à l’hyène des cavernes. Elle appartient
donc aux premiers temps de l’époque quaternaire. Pour
M. Schaaffhausen, elle remonterait bien plus haut encore, et ne
serait autre chose que l’homme tertiaire survivant à la dernière
révolution géologique.
Le savant qui a si bien fait connaître l'homme de Néanderthal
n'invoque à l'appui de son opinion que ce qu il appelle l’enfé-
rrorité typique de cet homme et de ceux qui s’en rapprochent.
Cette raison serait à nos yeux insuffisante pour motiver sa
manière de voir. Mais j'ai dit plus haut comment il est permis
de penser que l’homme a suivi en Europe les grands mammi-
fères sibériens chassés par le froid vers des contrées plus mé-
ridionales. Il n’y aurait donc rien d’étrange à ce que la race,
que tout indique avoir été la plus ancienne sur notre sol, fût
également celle qui a accompli cette migration. Mais les hommes
de Saint-Prest, ceux de Monte-Aperto, ceux surtout de Thénay,
n'étaient-ils que ses pionniers ? L'avenir seul pourra répondre
_ affirmativement ou négativement à cette question.
Quoi qu'il en soit, les restes de l’industrie humaine accusent
dès les premiers temps quaternaires. un progrès bien marqué.
RACE DE CANSTADT 299
L'outillage et l'armement se sont accrus et perfectionnés. Les
andouillers du cerf, les mâchoires de l’ours ont été façonnés en
armes ou en outils ; aux râcloirs, aux perçoirs, dont les formes
sont de plus en plus accusées, se joignent les couteaux, les ci-
seaux, les marteaux emmanchés; les haches, bien plus volu-
mineuses, tantôt relativement minces, planes d’un côté, retou-
chées de l’autre, tantôt épaisses, rudement taillées des deux
côtés, avec ou sans talon, se rattachent aux types moustiérien et
acheuléen de M. de Mortillet ; elles prennent des formes arrêtées
qui permettent d'y reconnaître diverses modifications caractéri-
sant certaines localités; la flèche a grandi; la lance est devenue
une arme redoutable. Au milieu des plus basses alluvions qua-
ternaires on rencontre de petits amas de coscinopora globularis
et autres pêtits fossiles de Ia craie, tous percés naturellement
ou artificiellement. Le seul moyen d'expliquer cette disposition
est de regarder ces polypiers, ces coquilles comme ayant formé
jadis des colliers ou des bracelets dont le lien a disparu. Aïnsi le
goût de la parure, si développé chez les sauvages modernes, se
manifeste dès cette époque.
Si l’on compare ces industries, bien modestes encore, avec ce
qui existe aujourd’hui, on peut se faire une idée approximative
de ce qu'était la race de Ganstadt, alors qu’elle occupait peut-
être l’Europe, dans les premiers temps quaternaires. Avec
M. Lartet nous retrouverons dans les lances en obsidienne de
la Nouvelle-Calédonie les pointes en silex des bas niveaux de la
Somme ; la hache de certains Australiens nous rappellera comme
à sir Charles Lyell la hache d’Abbeville. C'est de ces derniers et
des Boschismans que je serais tenté de rapprocher l’homme de
Néanderthal et ses pareils. Comme eux, il semble avoir mené le
plus souvent une vie errante. On ne lui connaît que peu de
demeures ou de lieux de rendez-vous, comme la caverne de la
Naulette. Rien ne semble indiquer qu'il eut des lieux de sépul-
ture, comme nous en trouverons plus tard. Tout annonce d’ail-
‘leurs qu'il vivait uniquement en chasseur et rien ne permet
de supposer qu'il ait connu l’agriculture, si remarquablement
avancée chez certains Nègres mélanésiens.
IV. — À en juger par la distribution géographique des restes
rencontrés jusqu'à ce jour, la race de Canstadt, pendant l’époque
quaternaire, occupait surtout les bassins du Rhin et de la Seine ;
elle s’étendait peut-être jusqu’à Stängenäs, dans le Bohuslän ;
certainement jusqu’à l'Olmo, dans l'Italie centrale ; jusqu’à Brux,
en Bohême; jusqu'aux Pyrénées, en France ; probablement jus-
qu'à Gibraltar.
Cette race n’est pas confinée dans les temps géologiques. L’at-
tention éveillée par les caractères étranges du crâne de Néan-
derthal a fait entreprendre une foule de recherches qui ont rapi-
dement tiré ce remarquable spécimen de l'isolement où il sem-
blait d’abord devoir rester. MM. B. Davis, Busk, Turner, King,
Carter Blake, Pruner Bey, Vogt, Huxley, Hamy, ont été plus
230 RACES HUMAINES FOSSILES
particulièrement heureux dans ces études et ont mis en lumière
des rapports aujourd'hui généralement adoptés.
De cet ensemble de travaux, il résulte que le type de Canstadt,
parfois remarquablement pur, parfois aussi plus ou moins al-
téré par les croisements, se retrouve dans les dolmens, dans les
cimetières des temps gallo-romains, dans ceux du moyen-âge
et dans les tombes modernes, depuis la Scandinavie jusqu’en
Espagne, en Portugal et en Italie, depuis l’Ecosse et l'Irlande
jusque dans la vallée du Danube, en Crimée, à Minsk et jusqu'à
Orenbourg en Russie, Cet habitat comprend, on le voit, l’en-
semble des temps écoulés depuis l’époque quaternaire jusqu’à
nos jours, et l’Europe tout entière.
M, Hamy a justement fait remarquer qu'il existe probable-
ment dans l'Inde, au milieu des populations refoulées par l’in-
vasion Aryane, des représentants du type Néanderthaloïde, Tou-
tefois pour les retrouver-avec certitudé il faut aller jusqu'en :
Australie, Nos études ont confirmé sur ce point le résultat de
celles de Huxley. Parmi les races de cette grande île, il en est
une répandue surtout dans la province de Victoria, aux environs
de Port-Western, qui reproduit d'une manière remarquable les
caractères de la race de Canstadt,
Enfin, la race de Canstadt a eu aussi des représentants en
Amérique. Un des dessins publiés par MM. Lacerda et Peixoto
ne peut laisser de doute à cet égard. Il représente presque toute
la partie supérieure d’une voûte crânienne trouvée dans la pro-
vince de Geara, et dont la ressemblance avec celle d'Eguisheim
est frappante. Malheureusement les savants brésiliens ne disent
rien des conditions dans lesquelles ce précieux fragment était …
placé au moment de la découverte, et nous ignorons s'il s’agit |
d’un fossile ou d’un crâne datant de l’époque actuelle.
V. — L'ensemble des faits qu'il me faut résumer en quelques
lignes soulève un problème important et conduit à une con-
clusion intéressante.
Et d’abord, sommes-nous en droit de rattacher ethnologique-
ment les crânes plus ou moins Néanderthaloïdes, recueillis aux
antipodes comme en Europe, à la race dont les bas niveaux
quaternaires ont gardé les restes ? La reproduction de ce type
n'est-elle pas purement accidentelle? Les plus anciens crânes
eux-mêmes ne doivent-ils pas leurs caractères remarquables à
quelque condition pathologique, à une simple déviation du dé-
veloppement normal, et en particulier à une soudure préma-
turée des os du crâne ? /
Ces diverses opinions ont été soutenues, et la dernière en par-
ticulier a eu quelques partisans. Elle reposait surtout sur l’état
des sutures ossifiées du crâne de Néanderthal. Mais ces mêmes
sutures existent sur la calotte crânienne de Canstadt. Sur le
frontal presque enfantin de La Denise, M. Sauvage a trouvé
tous les traits du Néanderthal, bien que la suture médiofrontale
elle-même subsistât encore en partie. Elle est entièrement ou-
RACE DE CANSTADT 231
verte dans le crâne de jeune homme extrait d’un tumulus du
Poitou qu'a fait connaître M. Pruner Bey, et qu'il est impossible
de ne pas rapprocher des précédents.
Ainsi l’on ne peut attribuer à l’ossification prématurée des
sutures la forme du crâne des hommes de Canstadt. À plus
forte raison, les autres caractères si marqués du front et de la
face échappent-ils à cette théorie, et il faut bien accepter que
cet ensemble constitue un véritable type ethnique.
En rencontrant ce type disséminé dans le temps et dans l’es-
pace, toujours le même au fond et reparaissant parfois dans
presque toute sa pureté native, on est forcé d'opter entre les
deux interprétations suivantes : ou bien il y a là un fai d'ata-
visme dont la généralité accuse l'importance ; ou bien la repro-
duction de ces formes exceptionnelles au milieu des populations
les plus diverses, dans les conditions de milieu les plus différentes,
est due à un simple hasard.
Les lois qui président à la formation et au maintien des races
animales et végétales, et auxquelles l’homme ne peut échapper,
ne permettent pas d'admettre cette dernière conclusion. Voilà
_ pourquoi nous avons regardé, M. Hamy et moi, la race de
Canstadt comme un des éléments des populations modernes. En
Europe elle s’est fondue avec les races postérieures, mais accuse
son existence passée par l'empreinte qu’elle impose, même de nos
jours, à quelques rares individus ; en Australie, elle a peut-être
encore des descendants directs dans les tribus de Port-Western.
VI. — Les épithètes de bestrial, de simien, trop souvent appli-
quées au crâne de Néanderthal et à ceux qui lui ressemblent, les
conjectures émises au sujet des individus auxquels ils ont appar-
tenu, pourraient faire penser qu’une certaine infériorité intel-
lectuelle et morale se lie nécessairement à cette forme crâ-
nienne. Il est aisé de montrer que cette conclusion serait des
plus mal fondées.
Au congrès de Paris, M. Vogt a cité l'exemple d’un de ses amis,
le D' Emmayer, dont le crâne rappelle entièrement celui du Néan-
derthal et qui n’en est pas moins un médecin aliéniste fort dis-
tingué. En parcourant le musée de Copenhague, je fus frappé des
traits néanderthaloïdes que présentait un des crânes de la col-
lection ; il se trouva que c'était celui de Kay Lykke,gentilhomme
danois qui a joué un certain rôle politique pendant le xvrr' siècle.
M. Godron a publié le dessin de la tête de saint Mansuy, évêque
de Toul au 1v° siècle, et cette tête exagère même quelques-uns
des traits les plus saillants du crâne de Néanderthal. Le front est
encore plus fuyant, la voûte plus surbaïissée et la tête s’allonge
si bien que l'indice céphalique descend à 69,41. Enfin la tête de
Bruce, le héros écossais, reproduisait aussi le type de Canstadt.
En présence de ces faits, il faut bien reconnaître que même
l'individu dont on a trouvé les restes dans la caverne de Néan-
derthal a pu posséder toutes les qualités morales et intellec-
tuelles compatibles avec son état social inférieur.
CHAPITRE XXVII
RACE DE CRO-MAGNON.
I. — En 1858, dans la vallée de la Vézère, près du village des
Eyzies, que les recherches de MM. Lartet père et Christy avaient
déjà rendu célèbre, des ouvriers retirèrent de l’abri-sous-roche
de Cro-Magnon, les ossements de trois hommes, d’une femme et
d’un enfant que conservèrent à la science MM. Berton-Meyron et
Delmarès. M. Louis Lartet, chargé d'étudier le gisement, déter-
mina leur âge géologique ; MM. Broca et Pruner Bey les décri-
virent avec toute la précision que l’on pouvait attendre de leur
savoir, et les discussions, qui s’élevèrent entre ces deux éminents
anthropologistes, firent encore mieux ressortir les faits essentiels.
Les ossements de Cro-Magnon devinrent ainsi classiques presque
au lendemain de leur découverte et nous ne pouvions mieux
faire, M. Hamy et moi, que de grouper autour d'eux les restes
humains qui leur ressemblent. De là, vient le nom que nous
avons donné à notre seconde race dolichocéphale.
Comme la précédente, celle-ci a son individu typique qui en
exagère à certains égards les caractères et présente ainsi un
terme de comparaison extrême. Le contraste n’en est que plus
frappant. Entre l'homme de Néanderthal et le grand vieillard
de Cro-Magnon le seul trait commun résulte des proportions du
crâne. Ici l'indice céphalique 73,76 diffère, comme on voit, fort
peu de celui que nous avons eu à signaler. Il descend d’ailleurs
jusqu’à 70,05 dans un crâne de la même race trouvé à Solutré ;
il est de 70,52 dans le fameux crâne d'Engis. C’est cette élonga-
tion d'avant en arrière qui avait conduit Schmerling à rappro-
cher de l’'Ethiopien plutôt que de l’'Européen l’homme fossile
qu'il venait de découvrir. De là, est venue au moins en partie
la théorie qui faisait du Nègre Le point de départ de notre espèce.
M. Hamy, en rattachant le crâne d’Engis au type de Cro-Magnon,
a ajouté un fait de plus à ceux qui sont en désaccord avec cette
doctrine,
RACE DE CRO-MAGNON 233
Sous tous les autres rapports, la tête de Gro-Magnon et celle
de Canstadt sont des plus dissemblables. Au lieu d’un front bas
et fuyant placé au-dessus de ces crêtes surcillères qui ont fait
penser au singe, au lieu d’une voûte surbaissée comme dans le
crâne de Néanderthal et ses congénères, on trouve ici un front
large s'élevant au-dessus de sinus frontaux assez peu accusés et
une voûte présentant les plus belles proportions. Le frontal est
remarquablement développé d'avant en arrière. La courbe
fronto-occipitale se continue avec une régularité frappante,
jusque un peu au-dessus du lambda. Là, elle s'infléchit pour
former un méplat qui se prolonge sur la partie cérébrale de
l’occipital. La région cérébelleuse du même os se porte brusque-
ment en-dessous et présente de nombreuses et robustes em-
preintes d’insertions musculaires.
Ce crâne remarquable par ses belles proportions l’est encore
par sa capacité. Selon M. Broca, qui n’a pu d’ailleurs opérer
qu'avec des précautions propres à diminuer le chiffre, il jauge
au moins 1590 centimètres cubes. J'ai déjà dit que ce nombre
est très-supérieur à celui de la moyenne chez les Parisiens mo-
dernes ; il l’est également à celle des autres races européennes
actuelles.
Ainsi, chez ce sauvage des temps quaternaires, qui a lutté
contre le mammout avec ses armes de pierre, nous trouvons
réunis tous les caractères crâniologiques généralement regardés
comme les signes d’un grand développement intellectuel.
Les traits de la face ne sont pas moins frappants que ceux du
cräne. Dans les têtes que M. Pruner Bey appelle harmoniques,
au crâne allongé d’arrière en avant correspond une face allongée
de haut en bas. Lorsqu'il y a désaccord entre ces proportions
la tête est dysharmonique. Ge dernier caractère est remarqua-
blement marqué chez le vieillard de Cro-Magnon. Le diamètre
transversal bizygomatique atteint une étendue rare même chez
les brachycéphales harmoniques. Chez lui l'indice facial des-
cend à 63.
Cette exagération en largeur se retrouve dans tout le haut et
les parties moyennes de la face. Les orbites, à bords presque
rectilignes, sont remarquablement peu élevés et en revanche
très-allongés. Aussi l'indice orbitaire descend-il ici au chiffre
le plus bas qu'ait rencontré M. Broca : il n’est que de 61.
Mais cette tendance à l'élargissement n’atteint ni la région
médiane, ni la portion inférieure de la face. Le nez, dont les os
sont hardiment projetés en avant et font une forte saillie,
est étroit; par son indice, 45,09, il place le vieillard de Cro-
Magnon parmi les lepthorhiniens de M. Broca. La mâchoire
supérieure est également rétrécie relativement à la face qu'elle
termine, et le bord alvéolaire est projeté en avant de manière
à produire un prognathisme très-accentué. La mâchoire infé-
rieure est remarquable surtout par la largeur de sa branche
montante qui, d’après les recherches de M, Broca, dépasse sur
234 RACES HUMAINES FOSSILES
ce point toutes les autres mâchoires humaines connues. Gette
largeur est de 49 millimètres. Loin d’être effacé et fuyant comme
dans la race de CGanstadt, le menton, légèrement triangulaire, est
avancé,
Les caractères céphaliques du vieillard de Cro-Magnon se re-
trouvent plus ou moins prononcés chez tous les hommes de la
même race, Ils s'atténuent en général chez les femmes. Ainsi
même chez celle dont la tête, malheureusement incomplète, a été
recueillie non loin de celle du vieillard, on voit le crâne con-
server ses belles lignes et même le front s'élever encore quelque
peu. Maïs le méplat postérieur est moins accusé, la dysharmonie |
est moins forte entre le crâne et la face. Celle-ci est relative-
ment plus allongée, les orbites sont plus hauts, le nez est plus
large, le prognathisme s’est atténué. On ne saurait néanmoins
méconnaître la parenté ethnique de ces deux têtes, trouvées
d’ailleurs ensemble et qui fournissent ainsi pour les deux sexes
des termes de comparaison certains.
La race de Cro-Magnon était grande. La moyenne déduite des
mesures prises par M. Hamy sur un squelette et les os isolés de
cinq hommes est de 1m,78. Le vieillard de Gro-Magnon avait
environ 1,82 et l’homme de Menton, dont M. Rivière a re-
cueilli le squelette entier et en place, atteignait 1,85. La
femme de Cro-Magnon mesurait 1°,66. Ces os et tous ceux que
l’on a pu en rapprocher indiquent en outre une race remarqua-
blement robuste. [ls sont épais et solides. Chez tous les em-
preintes musculaires sont des plus accusées. Chez le grand vieil-
lard, les fémurs sont à la fois les plus larges et les plus épais qu'ait
mesurés M. Broca, comme nous l’avons déjà dit. La ligne âpre
en est egalement d’une largeur, d’une épaisseur insolite et forme
une sorte de colonne ou de contre-fort saillant.
En somme, chez les hommes de Cro-Magnon, un front bien
ouvert, un grand nez étroit et recourbé, devaient compenser ce
que la figure pouvait emprunter d’étrange à des yeux probable-
ment petits, à des masseters très-forts, à des contours un peu
en losange. A ces traits, dont le type n’a rien de désagréable et
permet une véritable beauté, cette magnifique race joïgnait une
haute stature, des muscles puissants, une constitution athlé-
tique. Elle semble avoir été faite à tous égards pour lutter
contre les difficultés et les périls de la vie sauvage.
IT. — Nous avons déjà vu que la race de Cro-Magnon se mon-
tre immédiatement au-dessus de celle de Canstadt dans les allu-
vions de Grenelle: Elle est donc aussi fort ancienne, et a connu
les grands mammifères aujourd’hui éteints ou émigrés. Plus
sociable, plus sédentaire sans doute que la précédente, elle habi-
tait des cavernes où elle a laissé de nombreux spécimens de son
industrie ; elle ensevelissait ses morts sous des abris où on les a
retrouvés. Une foule de chercheurs éminents ont exploité ces
carrières scientifiques. Je ne puis les énumérer tous ici; mais il
est un nom que l’on ne me pardonnerait pas d'omettre, celui
prémintlt te
n
LES TROGLODYTES DE LA VÉZÈRE 995
d'Edouard Lartet. On sait avec quelle sagacité persévérante,
tantôt seul, tantôt associé à son ami Christy, cet homme aussi
modeste que savant a fouillé le sol de ces grottes, et quels tré-
sors il en a tirés; on sait tout ce qu'il apportait de sagacité pru-
dente dans l'interprétation de ses belles découvertes; et, en lui
décernant le titre de fondateur de la paléontologie humaine, on
n'a été que juste.
Grâce à lui et grâce à ceux qui ont marché sur ses traces, on
possède les éléments essentiels d’une histoire de la race de Cro-
Magnon. Presque sans sortir de cette vallée de la Vézère, dont
le nom est si grand en anthropologie, on peut, comme a fait
M. Broca, la suivre pas à pas. En effet, du village des Eyzies
jusqu’à l'abri sous-roche du Moustier, sur un espace de douze à
quatorze kilomètres, on ne rencontre pas moins de huit stations
humaines, toutes devenues plus ou moins célèbres par les docu-
ments divers qu'elles ont fournis. Ce sont la caverne du Moustier,
l'abri du Moustrer, l'abri de la Madeleine, l'abri et la sépulture
de Cro-Magnon, l'abri de ZLaugerie-Haute, l'abri de Laugerie-
Basse, la caverne de la Gorge-d'Enfer, la caverne des E'yzies.
La plus ancienne, celle du Moustier, se rattache par sa faune
aux bas niveaux de Grenelle, et date au moins de la fin de l’âge
de l’ours; celle de la Madeleine ne doit remonter que de peu
au-delà de l’époque actuelle. Entre ces deux extrêmes, s’éche-
lonnent les six autres, et l’ensemble jalonne, pour ainsi dire, les
deux dernières périodes des temps quaternaires. Toutefois, pour
se faire une idée nette du développement intellectuel et social
de la race, pour comprendre jusqu’à quel point elle se prétait
aux modifications du milieu, et quels progrès ou quelle déca-
dence lui imposaieut ces modifications, il faut interroger les docu-
ments qu'elle a laissés dans bien d’autres localités, et surtout dans
les grottes et les abris de Bruniquel, dans les sépultures de Solutré,
dans les grottes de Gourdan, de Duruty, de l’Homme-Mort, etc.
Les hommes qui hantaïient la caverne du Moustier ne semblent
pas s'être élevés beaucoup au-dessus de la race de Canstadt, à
laquelle ils étaient peut-être associés, dont ils reproduisent pres-
que les industries. Les conditions d'existence étaient pour eux à
peu près les mêmes que dans l’âge précédent. Ils vivaient au
milieu des grands mammifères dont ils avaient à se nourrir. Le
cheval et l’aurochs étaient leur gibier habituel; mais le mam-
mout, l'ours, et jusqu'au lion et à l’hyène des cavernes, servaient
aussi à leurs repas. Pour lutter contre de pareils ennemis, ils
employaient des espèces de têtes d’épieux et de lances minces,
planes d'un côté, retaillées sur une seule face, tranchantes sur
les bords et qui devaient constituer une arme formidable. Cette
forme spéciale caractérise le éype moustiérien de M. de Mortillet.
Les chasseurs de cette époque taillèrent leurs flèches sur le même
modèle, mais en firent assez rarement usage ; il semble qu'ils
dédaignaient les oiseaux, le petit gibier. Le reste de l'outillage
resta à peu près le même que par le passé.
236 RACES HUMAINES FOSSILES
À Cro-Magnon, le progrès est sensible. Notre grand vieillard
et ses compagnons eurent des armes, des outils en silex plus
nombreux, plus variés, moins massifs. À en juger par les restes
de leur cuisine, ils durent faire un usage fréquent de l’arc, pour
atteindre les oiseaux et les petits mammifères, tandis qu'ils con-
tinuaient à attaquer les grands animaux et surtout le cheval,
avec la lance, l’épieu, et peut-être le poignard.
A Laugerie-Haute, sur la Vézère, à Solutré, dans le Mâcon-
ais, et d’autres stations contemporaines, la taille du silex attei-
gnit un degré de perfection vraiment merveilleux. Parfois sans
doute, les types anciens reparaissent à côté des formes modifiées
par une expérience raisonnée, par une industrie perfectionnée.
Pourtant, la prédominance de ces dernières est tellement mar-
quée, qu'elle caractérise nettement cette époque. Les pointes de
lances et de javelots s’effilent plus ou moins en forme de feuille
de noyer, de laurier, de plantain, s’amincissent et deviennent
parfaitement symétriques. Les pointes de flèches sont l’objet de
soins tout particuliers. M. de Ferry a fort bien montré que la
forme générale, le poids, l’angle d'ouverture, etc., étaient cal-
culés de manière à s'adapter aux diverses distances de tir, aux
nécessités de la chasse. Toutes ces armes retaillées à petits coups
sur leurs deux faces, présentent en outre un fini d'autant plus
remarquable qu'il ne se rencontre au même degré dans aucune
autre partie de l'outillage. Elles ont mérité d’être prises pour un
des termes de comparaison admis par M. de Mortillet, et consti-
tuent son {ype solutréen.
Essentiellement chasseurs, guerriers à coup sûr, les hommes
de cette époque s’occupaient avant tout de leurs armes. Ils atta-
chaient bien probablement un certain amour-propre à posséder
les plus belles, les mieux taillées; mais, l’indifférence relative
qu'ils montrent lorsqu'il s’agit d’autres objets, nous apprend que
pour eux, le fini du travail avait surtout pour but de les rendre
plus redoutables en accroissant leur pouvoir de pénétration.
Plusieurs pièces osseuses rencontrées sur des points éloignés et
appartenant à diverses époques, prouvent que ces armes de
silex, maniées par des mains robustes, ne laissaient rien à désirer
sous ce rapport. Je me borne à citer une vertèbre de renne,
dont le corps a été percé d’outre en outre par une lance ou un
javelot, et un tibia humain dont la tête a été traversée par une
flèche près de la rotule. Dans les deux cas, le silex rompu est
resté en place, attestant la bonté de l’arme et la force de celui
qui s’en servait. :
Au moment où se déposèrent les niveaux fluviatiles supérieurs,
et où s’accentua la prédominance du renne, l’industrie des hom-
mes de Cro-Magnon subit une transformation remarquable. Jus-
que-là, le silex et, à son défaut, d’autres roches dures avaient
fourni à la fois l’outil et l'instrument fabriqué à l’aide du pre-
mier. Sans doute, dès les plus anciens temps, les os, les bois de
cerf ou de renne, avaient été utilisés de temps à autre ; mais ils
RACE DE CRO2MAGNON — INDUSTRIE 237
ne jouaient, dans l'outillage ou l'armement, qu'un rôle presque
insignifiant. À l’époque dont nous parlons, ils prirent une impor-
tance croissante, et bientôt fournirent à peu près seuls la matière
des armes. Le silex ne servit plus qu'à fabriquer des outils. En
revanche, ceux-ci se multiplièrent et s’approprièrent aux usages
les plus divers. C’est avec le silex que les troglodytes des Eyzies,
de Laugerie-Basse, de la Madeleine et d’une foule d’autres sta-
tions, sciaient et sculptaient leurs bois de renne pour en faire de
robustes harpons portant, d’un seul côté, des pointes solides
recourbées en arrière. C’est avec lui qu'ils effilaient des aiguilles
pas beaucoup plus grosses que les nôtres, et en foraient le sas.
Dans certains spécimens, celui-ci est d’une finesse telle que son
percement est resté un problème jusqu’au moment où Lartet l’a
reproduit de ses mains, en employant un des outils qu'il avait
découverts. Toutefois, l’objet le plus caractéristique du {ype
magdalénéen est la pointe de flèche régulièrement barbelée des
deux côtés, et dont les dents portent des cannelures probable-
ment destinées à recevoir quelque substance empoisonnée.
La succession des industries que je viens d'indiquer n’a d’ail-
leurs rien d’absolu. A mesure que les recherches et les décou-
vertes se multiplient, on reconnaît de plus en plus que les
diverses colonies de la race qui nous occupe, obéissant à des
nécessités locales ou entrainées par les hasards de leur dévelop-
pement, ne présentaient nullement une uniformité difficile à
comprendre. Les dernières fouilles exécutées à Solutré par
MM. Arcelin et l’abbé Ducrost, montrent les armes et les instru-
ments du type magdalénéen comme antérieurs à ceux du type
solutréen. Dès cette époque, comme de nos jours, il existait une
certaine diversité qui explique la contemporanéité de types
industriels différents dans ces peuplades de mème origine.
III. — Ces armes plus légères, plus sûres, plus variées, annon-
cent un changement dans le régime de nos troglodytes. [ls con-
tinuent, il est vrai, à chasser la grosse bête quand elle se pré-
sente; quelques rares mammouts, survivant aux modifications
climatériques qui s’accentuent, tombent encore sous leurs coups;
le cheval contribue aussi souvent à leurs repas. Toutefois, le
renne prédomine de beaucoup dans les débris de leur cuisine. Il
y est associé aux restes de petits mammifères, comme le lièvre
et l’écureuil. Les oiseaux entrent pour une part assez considé-
rable dans l'alimentation. Avec les ossements tirés de la seule
grotte de Gourdan, si habilement exploitée par M. Piette,
M. Alph. Edwards a pu en déterminer vingt espèces distinctes.
Enfin, les hommes de l’âge magdalénéen se sont nourris aussi
de poisson ; mais la pêche était encore pour eux une sorte de
chasse. [ls n’employaient évidemment pas le fiket, et ne harpon-
naient que les grandes espèces, le saumon dans le Périgord, le
Prochet dans les Pyrénées.
Transporter à leur demeure habituelle les grands animaux
qui tombaient sous leurs coups, eût été trop pénible mème pour
238 RACES HUMAINES FOSSILES
nos robustes chasseurs. Aussi les dépeçaient-ils sur place, aban-
donnant au moins le squelette du tronc. On ne trouve guère,
dans les cavernes, que les os de la tête et des membres, encore
sont-ils à peu près toujours fracassés. Comme tous les sauvages,
les troglodytes de la Vézère étaient friands de cervelle et de
moelle. Les os longs qui renferment cette dernière, ont été
évidemment fendus d’une manière méthodique, de façon à mé-
nager le contenu. MM. Lartet et Christy pensent même qu'on
employait un ustensile exprès pour manger ce mêts délicat. Une
sorte de spatule en bois de renne, à manche conique et richement
sculpté, creusée et arrondie à son extrémité, a été regardée par
eux comme une cutller à moelle.
La quantité considérable de charbons et de cendres trouvés
dans les stations de la Vézère, ne permet pas de douter que le
feu ne servit à la cuisson des aliments. Mais son mode d'emploi
est quelque peu problématique. On n'a trouvé aucune trace de
poterie chez ces chasseurs, et rien n'indique qu'ils aient connu
le four des Polynésiens. Ils devaient donc agir comme les peu-
plades sibériennes qui, à la fin du dernier siècle, n'avaient que
de la vaisselle de cuir ou de bois, et n’en faisaient pas moins
bouillir l’eau qu'elle contenait en y jetant des cailloux forte-
ment chauftés.
Rien n’autorise à penser que l’homme de Cro-Magnon ait été
cannibale. On ne trouve pas dans ses débris de cuisine ces os
longs, fendus pour en extraire la moelle qui n’eussent pas man-
qué d’être mêlés à ceux des grands animaux, si la chair humaine
avait fait partie même accidentellement de ses repas. Toutefois,
M. Piette a trouvé à Gourdan, de nombreux débris de crâne
humain portant l'empreinte des couteaux de silex, et la trace de
coups qui semblent les avoir brisés. Des axis, des atlas en grand
nombre, des mâchoires brisées ou entières, accompagnent ces
fragments de la boîte crânienne. Ces faits peuvent justifier
l'opinion de M. Piette. Les guerriers de Gourdan, après avoir
tué un ennemi, en rapportaient sans doute la tête dans leur
demeure, la scalpaient et peut-être mêlaient la cervelle à quel-
que breuvage comme font aujourd’hui quelques tribus des îles
Philippines. Mais ils ne mangeaient pas la chair du vaincu, dont
le cadavre décapité était probablement abandonné sur le champ
de bataille.
IV. — On ne fabrique pas des aiguilles comme celles dont je
parlais plus haut, sans avoir quelque chose à coudre. Ce fait
seul emporte l’idée de vêtements, La chasse fournissait la ma-
üère première. L'art de préparer les peaux doit avoir été porté
chez les tribus de cet âge aussi loin que chez les Peaux-Rouges,
à en juger par les nombreux grattoirs et lissoirs qu’on trouve
dans leurs stations. Les traces, laissées par les couteaux de silex
sur les points où s’insèrent les longs tendons des membres chez
le renne, montrent comment on se procurait le fil, Les vêtements,
une fois cousus, devaient être ornés de diverses manières, comme
RACE DE CRO-MAGNON — VIE, ARTS 239
ils le sont chez les sauvages de nos jours. Sur le squelette décou-
vert à Laugerie-Basse, par M. Massenat, on a trouvé une ving-
taine de coquilles percées disposées par paires sur diverses par-
ties du corps. Il ne s'agissait donc ici ni de collier, ni de bracelet,
mais d’ornements distribués d’une manière à peu près symé-
trique sur un vêtement. Le squelette de Menton, mis à jour par
M. Rivière, a présenté des faits analogues.
Le goût de la parure, si prononcé de nos jours chez les popu-
lations les plus sauvages comme les plus civilisées, existait done
chez les tribus troglodytiques de l’époque quaternaire. On a du
reste de nombreuses preuves de ce fait. Dans une foule de sta-
tions on a trouvé les éléments de colliers, de bracelets, etc. Le
plus souvent des coquilles marines, parfois fossiles et empruntées
aux couches tertiaires, composaient ces ornements. Mais l’homme
de Cro-Magnon y joignait des dents de grands carnassiers ; il
taillait aussi dans le même but des plaques d'ivoire, certaines
pierres tendres ou dures, et même façonnait en argile des grains
qu’il se contentait de laisser durcir au soleil. Enfin il se tatouait
. ou tout au moins se peignait avec les oxydes de fer ou de manga-
nèse dont on a trouvé à plusieurs reprises de petites provisions
dans diverses stations et qui ont laissé leur trace sur les os de
quelques squelettes, sur celui de Menton par exemple.
V. — Jusqu'ici la race de Cro-Magnon ne se montre guère
supérieure aux peuples chasseurs de l'Amérique, si ce n’est peut-
être par l’habileté qu’elle a déployée dans la taille du silex. Mais
les instincts artistiques qu’elle manifeste presque à ses débuts,
le point où elle porte la gravure et la sculpture dans l’âge de la
Madeleine, lui font une place tout exceptionnelle parmi les po-
pulations dont l’évolution s’est arrêtée au degré le plus inférieur
de l’état social. L’adoucissement relatif des conditions climaté-
riques, la diminution des grands animaux féroces amenant la
multiplication des espèces utiles et surtout celle du renne, placé-
rent à cette époque l'homme de Cro-Magnon dans des conditions
de bien-être inconnues à ses prédécesseurs. Il en profita pour dé-
velopper d’une manière bien inattendue ses aptitudes les plus
élevées.
En général, il est vrai, la plupart des sculptures représentant
des animaux laissent beaucoup à désirer. Sans doute on recon-
nait les rennes reproduits en plein relief, sur les cailloux mar-
neux de Solutré ; sans doute il est difficile de voir autre chose
qu'un mammout dans la statuette en bois de renne recueilli à
Montastruc. Toutefois ces spécimens ne donneraient qu’une assez
triste idée de l’art magdalénéen. Heureusement les manches de
poignard en ivoire trouvés par M. Peccadeau de l'Isle à côté du
mammout corrigent cette impression. Tous deux représentent
un renne accroupi, les jambes repliées, la tête allongée et les
bois couchés le long du corps de manière à ne pas gêner la main
qui tient cette poignée. Le naturel des attitudes, l'exactitude des
proportions sont tels que de nos jours encore un sculpteur orne-
240 RACES HUMAÏNES FOSSILES
maniste traitant le même sujet, n’aurait guère rien de mieux à
faire que de copier son antique prédécesseur. |
Les dessins ou mieux les gravures sont bien plus nombreuses
que les sculptures. Elles offrent aussi plus d'intérêt. Armés de
leur pointe de silex, les artistes quaternaires de la race de Cro-
Magnon ont buriné tour à tour l'os, les bois du renne, l’ivoire
du mammout, les pierres de diverses natures. Tantôt ils ont
cherché à reproduire les plantes ou les animaux qui frappaient
leurs regards, tantôt ils se livraient à leur caprice et traçaient
des dessins d’ornementation dans lesquels se rencontrent pres-
que tous les motifs réinventés tant de siècles après. La multipli-
cité, la variété de cette sorte de gravure annonce beaucoup d'i-
magination et une véritable faculté d'invention. |
La faculté d'imitation n’est pas moins accusée dans les dessins
figurant des objets réels, des animaux en particulier. Ils sont
souvent très-remarquables par la fermeté de la touche, accusant
un sentiment profond de l’ensemble et reproduisant les détails
avec une exactitude telle, que l’on reconnaît à coup sûr, non-seu-
lement le groupe, mais l'espèce même représentée par l'artiste.
On a retrouvé ainsi successivement le bœuf, l’aurochs, le che-
val, le renne, l'élan, le cerf, le bouquetin, un cétacé, certains
poissons, etc. En présence de ces représentations si fidèles, dont
nous connaissons les modèles, il n’y a aucune raison pour dou-
ter de l’exactitude avec laquelle ont été figurés certains animaux
éteints. Cette considération bien simple donne un très-grand
intérêt au dessin de l’ours des cavernes trouvé par M. Garrigou
sur un schiste de Massat et à ceux du mammout découverts par
Lartet dans les cavernes du Périgord. Grâce à ces derniers, et à
ce que nous savons des mammouts conservés dans les glaces de
la Sibérie, un artiste de nos jours pourrait tracer avec une exac-
titude presque minutieuse le portrait de ce géant de l’ancien
monde, depuis si longtemps disparu.
VI. — L'homme ne figure que très-rarement parmi ces des-
sins ou ces sculptures, et les représentations de notre espèce,
rencontrées jusqu'ici, montrent une infériorité relative vraiment
étrange à constater. La statuette d'ivoire trouvée par M. de
Vibraye à Laugerie-Basse accuse à peine l'enfance de l’art. C'est
une femme dont on reconnaît le sexe à un détail sans doute
exagéré, mais allongée, roide et portant au bas des reins des pro-
tubérances assez étranges. L'être humain accroupi retiré par
M. l'abbé Landesque de la même localité est encore plus in-
forme. Les dessins d'homme ou de femme ne sont guère meil-
leurs, et le contraste qu'ils présentent parfois sur la même pièce
avec des dessins d'animaux est des plus frappants. La femme au
renne de M. l’abbé Landesque est grotesque, tandis que les jam-
bes postérieures de l’animal, qui seules ont été conservées, pré-
sentent toutes les qualités que je signalais plus haut et que l’on
retrouve à la superbe tête de cheval gravée sur la face opposée
de l'os. Dans l’homme a l’aurochs de M. Massénat, l’animal est
RACE DE CRO“MAGNON — DESSINS 241
très-beau de forme et de mouvement; l’homme ést raide, sans
proportions, sans vérité.
Ce contraste est trop grand et trop constant pour être acci-
dentel. Il doit tenir à une cause que l’on trouverait peut-êtré
dans quelque idée superstitieuse analogue à certaines croyances
modernes. Lorsque Gatlin eut terminé son premier portrait de
Peau-Rouge, une partie de la tribu le regarda comme un sor-
cier dangereux qui avait enlevé au modèle quelque chose de
son individu. Quelque idée analogue empêchait-elle les artistes
de la Vézère d'étudier l'être humain ? Toujours est-il que, lors-
qu'ils se hasardent à le reproduire, leur burin hésite et perd
toutes ses qualités.
Ces représentations imparfaites ne nous apprennent donc rien
sur les traits, sur les proportions de la race. Tout au plus, si l’on
accepte les interprétations de MM. l’abbé Landesque et Piette,
pourrait-on dire qu'elle était remarquablement velue. Mais cette
opinion qui repose principalement sur le dessin de la femme au
renne me semble contredite par celui de l’homme à l'aurochs dont
. la petite barbiche pointue remonte à peine jusqu’à l’angle de
la mâchoire. Les hachures horizontales placées en travers des
Jambes et du corps ne me paraissent pas pouvoir être prises
pour des poils, car elles croisent à angle droit la direction qu’au-
raient eue ces derniers. J’y verrais bien plutôt des lignes de pein-
ture, sorte de décoration que nous savons avoir été en honneur
chez ces tribus.
VII. — Quelque mauvais qu'ils soient, les dessins dont je viens
de parler fournissent pourtant quelques données sur le genre de
vie de ces chasseurs. Celui de l’omme à l'aurochs nous apprend
qu'ils poursuivaient les plus gros gibiers, nus comme font sou-
vent les Peaux-Rouges, les cheveux relevés en touffe sur la tête
et armés seulement de la lance ou du javelot. L'homme à la
baleine est également nu, et le bras gigantesque qu'il étend
jusqu’à la nageoire du cétacé semble indiquer qu'il a combattu
et vaincu ce monstre, échoué sans doute sur quelque bas-fond.
Mais de là même il résulte que l'homme quaternaire du Périgord
quittait parfois ses montagnes et allait jusqu’au bord de la mer.
Son contemporain des Pyrénées en faisait autant, comme l’attes-
tent les gravures de phoques découvertes dans les grottes de
Gourdan et de Duruthy.
D'autre part, les stations placées le plus avant dans les terres
ont souvent fourni des objets qui n’ont pu être pris que sur le
bord de la mer. À Cro-Magnon on a trouvé plus de trois cents
coquilles de Zéftorina littorea, espèce océanique. En revanche les
Cypræa rufa et C. lurida, trouvées sur le squelette de Laugerie-
Basse dont j'ai parlé plus haut, sont incontestablement méditer-
ranéennes. Parfois les mollusques des deux provenances se ren-
contrent au même lieu. Dans la grotte de Gourdan, au milieu des
Pyrénées centrales, M. Piette a trouvé cinq espèces de l'Océan.
une de la Méditerranée et cinq communes aux deux mers. Les
DE QUATREFAGES. Ce 16
242 RACES HUMAINES FOSSILES
coquilles fossiles des stations du Périgord venaient générale-
ment des faluns de la Touraine ; celles de Gourdan avaient dû
être recueillies en partie dans les Landes et aux environs de Dax,
éh partie non loin de Perpignan. Dans cette même grotte,
M. Piette a rencontré une pierre ponce ayant servi à polir les ai-
guilles et qui lui a paru provenir des terrains volcaniques d'Agde,
De ces faits et de quelques autres analogues, M. Piette, M. de
Mortillet ont cru pouvoir conclure que les tribus de la Vézère
n'avaient aucune demeure fixe et vivaient à l’état nomade,
visitant tour à tour les rivages des deux mers, chassant dans la
montagne pendant la belle saison le gibier du moment, et se
réchauffant l'hiver sous des climats plus doux. Nous ne saurions
adopter cette hypothèse. La faune de plus en plus nombreuse
des débris de cuisine dénote une population qui, à mesure qu’elle
grandit de toute manière, utilise de mieux en mieux les ressour-
ces de la contrée. Ces mêmes débris ont donné à Lartet des osse-
ments de rennes de tout âge, y compris de jeunes faons. Notre
maître à tous en a conclu que l’homme restait sur place pendant
toute l’année et nous croyons qu'il était dans le vrai. Gertes |
l’homme de Cro-Magnon, de la Madeleine, de Gourdan a dû se.
tenir toujours à portée du renne, dont il tirait sa nourriture, ses
armes, ses vêtements. Maïs les migrations de cet animal, sous
l'influence d’un climat maritime à variations peu considérables,
ne pouvaient être fort étendues; et, pour ne pas le perdre de
vue, les troglodytes du Périgord ou des Pyrénées n'ont pas eu
à faire des expéditions comme celles des Peaux-Rouges à la
poursuite des bisons.
Cette vie à demi sédentaire n’excluait pas les voyages et même «
les voyages d’outre mer. Parmi les coquilles fossiles trouvées à
Laugeric-Basse, il en est qui n'ont pu venir que de l'ile de
Wight. Or, à l’âge du renne, il n'existait plus de communication :
par terre entre la France et l’Angleterre. Comme l’a fait remar-
quer M. Fischer, la présence de ces coquilles dans une station
continentale suppose une navigation.
Mais, était-ce bien l’homme de la Vézère qui allait chercher
lui-même ces objets de parure au-delà du détroit? Il est difficile
de croire que ces tribus montagnardes aïent traversé la mer. Il
est bien plus probable que ce voyage était accompli par des
contemporains, chez lesquels un long séjour sur la côte avait
développé les instincts navigateurs. C’étaient eux sans doute qui
rapportaient des îles anglaises ces coquilles regardées comme
des bijoux précieux. Elles passaient ensuite de main en main
par voie d'échange et arrivaient jusqu'aux vallées du Périgord.
Un trafic de cette nature peut seul expliquer la présence d’une
huître de la Mer Rouge dans la grotte de Thayngen explorée par
M. C. Mayer, près de Schaffhouse. On sait du reste qu'un com-
merce tout semblable amenait de nos ph des coquilles de
l'Océan Pacifique jusque chez les tribus de Peaux-Rouges habi-
tant les bords de l'Atlantique.
__——
RACE DE CRO=MAGNON — ANIMAUX DOMESTIQUES 243
VIII. — L'histoire de la race de Cro-Magnon, fondée sur les
restes d'industrie qu'elle nous a légués, présente encore bien
des questions résolues en sens divers par les savants les plus
spéciaux. Je me borne à les indiquer sommairement.
Entourées d'espèces animales qui nous sont aujourd’hui sou-
mises, les tribus quaternaires se sont-elles bornées à les chas-
ser? Le cheval, le renne, n'ont-ils jamais été domestiqués par
elles ?
M. Toussaint a répondu affirmativement pour le premier,
M. Gervais pour le second. Les uns et les autres expliquent
ainsi l'accumulation parfois prodigieuse des ossements de ces
animaux. À Solutré, une espèce de brèche osseuse presque
exclusivement formée d'os de cheval, entoure pour ainsi dire
l’espace occupé par les foyers et les sépultures. Elle renferme
les restes d’au moins quarante mille chevaux, parmi lesquels on
ne rencontre qu'exceptionnellement soit des poulains, soit de
vieilles bêtes. L’immense majorité a été abattue de quatre à
huit ans. Aux yeux de M. Toussaint, cette accumulation étrange
de débris provenant d’une seule espèce, le choix d'animaux
dans la force de l’âge sont inexplicables si l’on n’admet pas
l'existence de grands troupeaux où l’homme puisait à volonté.
Les arguments invoqués en faveur de la domestication du renne
sont à peu près de même nature. Toutefois M. Piette admet que
celui-ci, longtemps chassé à l’état sauvage, a été domestiqué
seulement vers la fin des temps quaternaires. Son opinion repose
sur la proportion d'os de rennes qui grandit presque subitement
dans les couches supérieures de la grotte de Gourdan. M. Piette
en appelle aussi à certaines gravures montrant des rennes qui
portent au cou l'apparence d’un licol.
À ces raisons qui ne manquent évidemment pas de valeur, on
répond que l’homme a pu fort bien apprivoiser quelques indivi-
dus sans pour cela domestiquer l’espèce; que la multiplication,
l’utilisation de certains gibiers sous l'empire des conditions
générales et mieux comprises, rendent facilement compte de la
préférence qu'on leur accorde à certains moments ; qu’un chas-
seur expérimenté choisit sans peine dans un troupeau l’animal
qu'il veut abattre. On explique ainsi sans trop de peine tous les
faits invoqués par MM. Toussaint, Gervais, Piette, dans nos con-
trées. Quant aux pays situés plus au nord, les faits recueillis par
M. Fraas dans les grottes de la Souabe, et ses recherches linguis-
tiques semblent venir à l'appui des opinions de ces savants.
On voit que le problème de la domestication du cheval et du
renne par l'homme quaternaire demande encore de nouvelles
études et peut prendre un caractère tout local.
J'en dirai à peu près autant de l’organisation sociale. A coup
sûr les tribus de la Madeleine, de Bruniquel, devaient recon-
naître des chefs, et c’est pour eux sans doute que l’on sculptait
ces poignards en ivoire de mammout dont j'ai parlé plus haut.
C'étaient évidemment des armes de parade. Mais en était-il de
244 RACES HUMAINES FOSSILES
même partout? Existait-il, même parmi eux, une véritable
hiérarchie dont chaque grade était reconnaissable à certains
insignes ? On a cru trouver la preuve de ces faits dans de grandes
pièces en bois de renne présentant un type assez uniforme,
volontairement amincies et habituellement décorées avec un
soin tout particulier. Tantôt elles sont entières, tantôt vers l’une
de leurs extrémités elles sont percées de un à quatre grands
trous ronds, qui parfois entament le dessin primitivement tracé.
Ces singuliers objets ne sont certainement pas des armes. On
y a vu des bâtons de commandement, et cette interprétation parait
plausible. Toutefois n’est-on pas allé un peu loin en regardant
le nombre des trous comme indiquant la dignité du possesseur,
en admettant par conséquent que ces tribus reconnaissaient des
chefs de cinq grades distincts?
L'homme quaternaire dont nous parlons croyait-il à une autre
vie ? Avait-il une religion ? tés
La réponse à la première de ces questions ne peut être dou-
teuse. Le soin donné aux sépultures atteste que les chasseurs
de Menton, comme ceux de Solutré et de Gro-Magnon, pen-
saient que leurs morts auraient des besoins au-delà de la tombe.
Ce que nous savons-de tant de peuples sauvages de l'époque ac-
tuelle ne permet pas d'interpréter autrement l’ensevelissement
avec le corps, des vivres, des armes, des objets de parure,
placés à côté du défunt.
Le problème de la religion est plus difficile à résoudre. Il est
bien probable que l’homme de cet âge avait des croyances plus
ou moins semblables à celles que nous savons exister chez les
peuples menant à peu près le même genre de vie. Il est difficile
de ne pas voir de véritables amulettes dans un grand nombre de
petits objets, tous percés de manière à pouvoir être portés au
cou, et sans doute les troglodytes de la Vézère ou des Pyrénées
leur attribuaient des vertus analogues à celles que leur prêtent
encore aujourd’hui bien des tribus sauvages. M. Piette a décou-
vert qu'une de ces amulettes consiste en une plaque percée au
centre d’où. partent des rayons divergents ; il a trouvé un em-
blème analogue répété trois fois sur un bâton de commandement.
Il admet que ce sont autant d'images du soleil, et j'accepterais
assez volontiers cette interprétation. Mais ne dépasse-t-il pas
les limites d’une induction légitime, lorsqu'il conclut de ce fait
que l’homme de Gourdan adorait cet astre et avait inventé le
Dieu solaire, qui aurait été retrouvé plus tard par les Egyptiens
et les Gaulois ?
IX. — En résumé la race de Cro-Magnon était belle et intel-
ligente. Dans l’ensemble de son développement, elle me semble
présenter de grandes analogies avec la race Algonquine , telle
que la font connaître les premiers voyageurs et surtout les
missionnaires ayant vécu longtemps parmi ces Peaux-Rouges.
Elle en avait sans doute les qualités et les défauts. Des scènes
violentes se passaient sur les bords de la Vézère; nous en avons
RACE DE CRO-MAGNON — ÉTAT SOCIAL 245
pour preuve le coup de hache qui a enfoncé le crâne à la femme
de Cro-Magnon. En revanche, les sépultures de Solutré, en
nous livrant plusieurs têtes de femmes et d'hommes édentés,
semblent attester que la vieillesse recevait des soins particuliers
dans ces tribus et était par conséquent honorée. Cette race a cru
à une autre vie; et le contenu des tombes semble prouver que sur
les bords de la Vézère et de la Somme on comptait sur les prai-
ries bienheureuses, comme sur les rives du Mississipi.
Comme l’Algonquin, l’homme du Périgord ne s’est pas élevé
au-dessus du degré le plus inférieur de l’état social; il est resté
chasseur, tout au moins jusque vers la fin des âges qui le virent
apparaître dans nos montagnes. C’est donc à tort que l’on a
prononcé à son sujet le mot de civihsation. Pourtant il était
doué d’une intelligence élastique, perfectible. Nous l'avons vu
progresser et se transformer tout seul, fait dont on ne trouve
aucune trace chez son similaire américain. Par là, il lui est
vraiment supérieur. Enfin ses instincts artistiques, les œuvres
remarquables qu'il a laissées, lui assignent une place à part
parmi les races sauvages de tous les temps.
X. — Pendant toute la première partie de l’âge du renne, la
race de Cro-Magnon s’est maintenue dans l’état dont j'ai indi-
qué les principaux traits. Mais à partir de la seconde moitié du
même âge, quand se déposaient le diluvium rouge et le Iæss su-
périeur, il se manifeste chez elle une véritable décadence qui
s’accentue de plus en plus. Le travail de l’os et du bois de renne
diminue et redevient plus grossier ; la taille du silex au con-
traire reprend faveur; et sur quelques points, comme dans la
grotte découverte à Saint-Martin d'Excideuil par M. Parrot,
elle atteint un fini des plus remarquables. Mais ce perfectionne-
ment lui-même semble accuser l'approche de temps nouveaux
et trahir l'influence d'un élément étranger.
C'est que pendant cette période le milieu général se modifiait.
Le sol européen achevaït de sortir des flots ; le climat maritime
faisait place au climat continental; le ciel se rassérénait ; de
chauds étés succédaient à des hivers plus froids, mais moins
pluvieux ; par suite les glaciers reculaient et se renfermaient
dans leurs limites actuelles; par suite aussi la faune se parta-
geait. Les animaux amis du froid et organisés pour la vie de
montagnes, comme le chamois et le bouquetin, se contentèrent
d'émigrer en altitude et suivirent les glaces dans leur retraite
vers nos plus hauts sommets. Le renne, qui n’est nullement
grimpeur, dut émigrer en latitude et remonter vers le nord.
Ses troupeaux devinrent de plus en plus rares, et finirent par
disparaître de nos contrées où, même domestique, il n’aurait pu
durer longtemps. La société humaine, qui depuis des siècles sans
doute vivait de cet animal et tirait de lui ses vêtements, ses
armes, ses outils, dut être profondément ébranlée. Avec Île
renne, elle perdait pour ainsi dire sa raison d’être.
Qu'arriva-t-il alors ? D’après MM. Cartailhac, Forel, de Mor-
216 RACES HUMAINES FOSS
tillet, l'homme disparut ou émigra avec l'animal qui lui était
devenu nécessaire, et les vallées du Périgord, du Mâconnais,
des Pyrénées, restèrent désertes. Pour eux, après la fin de l’âge
du renne, il y a une large et profonde lacune, un grand hiatus
endant lequel la faune se renouvelle, après lequel apparaît
ne TS une nouvelle race d'hommes qui polissait la pierre
au lieu de la tailler, et s’entourait d'animaux domestiques.
Malgré l’incontestable autorité des savants que je viens de
nommer, leur opinion n'a rallié, croyons-nous, que de bien
rares partisans, et a été vivement combattue. Sans doute il est
possible, il est même probable qu'un certain nombre de stations
furent abandonnées à l’époque dont nous parlons, et que leurs
habitants allèrent chercher vers le nord les conditions clima-
tériques et les facilités pour la chasse auxquelles ils étaient
habitués, Mais d’autres tribus restèrent en place, se plièrent
aux nécessités nouvelles, adoptèrent les armes, les mœurs des
populations immigrantes et se confondirent avec elles. Je ne
puis entrer ici avec M. Cazalis de Fondouce dans toutes les con-
sidérations géologiques, zoologiques et archéologiques qui jus-
tifient cette manière de voir. Je me borne à citer quelques faits
qui relèvent surtout de l'anthropologie.
MM. Louis Lartet et Chapelain Dupare ont découvert près
de Sorde, dans le département des Basses-Pyrénées, un abri
qui, méthodiquement fouillé, a montré dans sa couche inférieure
un crâne et des ossements humains associés à un collier de
dents de lion et d'ours. Au-dessus, et se confondant avec elle,
était placé un épais foyer d’où les explorateurs ont retiré des
flèches barbelées du type magdalénéen, et de nombreux instru-
ments et outils du même âge. Des ossements de cheval, de
bœuf, se mêlaient à ces produits de l’industrie humaine. Le
renne ne manquait pas à ces débris de cuisine, mais cette espèce
était plus rare que les autres. Enfin au-dessus du foyer, et par-
fois engagée dans sa portion supérieure, se trouvait une couche
pétrie pour ainsi dire d’ossements humains. Là, les habiles
explorateurs ont recueilli quelques silex taillés semblables aux
précédents ; mais ils y ont trouvé aussi une lame étroite et mince,
ainsi qu'un poignard triangulaire qui, par la forme, par la na-
ture du travail, se rattachent intimement aux plus beaux pro-
duits de l’art de la pierre polie.
La sépulture supérieure contenait les restes de plus de trente
individus. Ces ossements ont été portés au Museum, et M. Hamy
n’hésita pas à les rapporter à la race de Cro-Magnon. Je n'ai eu
qu'à confirmer ce premier jugement, car il n'y avait pas de
doute possible. Sur les os des membres aussi bien que sur les
crânes on retrouvait tous les caractères devenus classiques de-,
puis les beaux travaux de MM. Broca et Pruner Bey.
Aïnsi, dans cette curieuse grotte de Sorde, nous voyons super-
posés deux types archéologiques, la pierre taillée et la pierre
polie ; nous ne trouvons qu'une seule race humaine, celle de
RACE DE CRO-MAGNON — DURÉE 247
Cro-Magnon. N'est-il pas évident que cette race à connu ici les
derniers temps de l’âge du renne, et les premiers de l'époque
actuelle ?
Tout en s’accommodant à des conditions d'existence nouvelles,
en acceptant les industries d'étrangers plus avancés qu'elle, la
petite tribu de Sorde semble avoir conservé intacte la pureté de
son sang. Mais il n’a pu en être partout de même, et l'invasion
devait entrainer des croisements. [ci encore, les faits justifient
pleinement ce qu’indiquait la théorie.
Dans la caverne de l'Homme-Mort, située sur un haut plateau
de la Lozère, et qu'ont si bien étudiée MM. Broca et Prunières,
on n’a trouvé que des animaux de l’époque actuelle; point de
renne, pas même de cheval, de bœuf ou de cerf. En outre, une
pointe de lance ou de javelot à été fabriquée avec un fragment
de hache en pierre polie. On se trouve donc ici en présence d’une
population bien postérieure aux temps quaternaires et très-
probablement contemporaine de celle qui élevait de nombreux
dolmens dans le voisinage.
Or, les restes de cette population montrent à un haut degré
la trace du type de Cro-Magnon altéré en partie peut-être par
l’action du nouveau milieu, mais aussi par des mélanges ethni-
ques. La taille a sensiblement diminué; elle est descendue à
1m 62 en moyenne. La largeur du haut de la face s’est atténuée;
l’ensemble de la tête est devenu presque harmonique. Mais la
dolichocéphalie persiste ; les lignes du crâne sont restées à peu
près les mêmes; les orbites sont toujours allongés, l'orifice nasal
étroit, Surtout les os des membres ont, en grande majorité,
conservé leurs traits si caractéristiques. Les péronés ont les
cannelures rencontrées à Cro-Magnon; les tibias sont platycné-
miques ; les fémurs présentent cette ligne âpre, renflée en con-
trefort qui constitue un des traits les plus curieux de la race;
enfin les cubitus ont tous la cavité sigmoïde, la courbure tant
de fois signalée comme semienne. Mais en même temps apparaît
un trait jusqu'ici étranger à la race pure de Cro-Magnon. La
fosse olécranienne de l’humérus est perforée sur un nombre de
sujets atteignant la proportion de 26 et peut-être de 33 0/0. A
lui seul, ce trait que nous trouverons dans d’autres races fossiles,
indiquerait un métissage , et confirme les inductions qu'on
pouvait déjà tirer de la diminution de la taille, des modifications
de la face, etc.
Sur les deux crânes, sur les quelques ossements de Géménos,
près de Marseille, et que M. Marion a sauvés de la destruction,
on constate des faits analogues.
Ainsi, dans la Lozère, comme aux environs de Marseille, la
race de Cro-Magnon apparaît en plein temps de la pierre polie,
mais avec un mélange de caractères qui accusent l'influence d’un
sang étranger. Sur le littoral méditerranéen comme dans les
hautes Cévennes, nous la surprenons au moment où ses tribus
commencent à se fusionner avec celles qui leur apportaient les
248 RACES HUMAINES FOSSILES
premiers éléments de la civilisation moderne. Il n'y a rien
d'étrange à ce que de simples chasseurs aient été plus ou moins
absorbés par la population plus dense qui possédait des bestiaux
et élevait des dolmens. ;
XI. — Mais, pas plus que celle de Canstadt et moins encore,
la race de Cro-Magnon n’a réellement disparu. On la suit à
travers les âges, on la retrouve dans certaines populations de
nos Jours.
A Solutré, dans les tombes néolithiques placées à côté des sépul-
tures quaternaires, les vieux chasseurs de chevaux sont repré-
sentés par leurs descendants dont on retrouve les crânes plus
ou moins modifiés. Dans les grottes sépulcrales de la Marne, si
habilement et si fructueusement exploitées par M. J. de Baye, le
type de Cro-Magnon s'associe à ceux de quatre autres races qua-
ternaires et à une race néolithique. En Allemagne, près du Tau-
nus; en Belgique, dans les cavernes d'Hamoir et à Nivelles.; aux
environs de Paris, dans les alluvions récents de Grenelle; dans
les glaises du port de Boulogne, etc., on a trouvé des restes
humains datant de la même époque, appartenant à la même
race. Dans l’Aisne, en fouillant un cimetière gaulois de l’âge
du fer, M. Piette a rencontré un squelette de Cro-Magnon. A
Paris même, les fouilles de l’Hôtel-Dieu, celles du boulevard de
Port-Royal, etc., ont livré des crânes de la même race remon-
tant probablement au ve siècle, et il en est de plus récents. On
en trouvera certainement de modernes. J'ai moi-même, par
deux fois, constaté chez des femmes, des traits qui ne pouvaient
s’accorder qu'avec l’ossature crânienne et faciale de la race dont
nous parlons. Chez l’une d'elles, la dysharmonie de la face et du
crâne était au moins aussi marquée que chez le grand vieil-
lard de Cro-Magnon : l’œil enfoncé sous la voûte orbitaire avait
le regard dur ; le nez était plutôt droit que courbé, les lèvres
un peu fortes, les masséters très-développés, le teint très-brun,
les cheveux très-noirs et plantés bas sur le front. Une taille
épaisse à la ceinture, des seins peu développés, des pieds et des
mains relativement petits, complétaient un ensemble qui, sans
être attrayant, n'avait rien de repoussant.
Les études de M. Hamy ont étendu et agrandi ce champ de
recherches. Il à retrouvé le type dont nous parlons dans la
collection de crânes basques de Zaraus, recueillie par MM. Broca
et Vélasco; il l’a suivi jusqu’en Afrique dans les tombes méga-
lithiques explorées surtout par le général Faidherbe, et chez les
tribus Kabyles des Beni-Masser et du Djurjura. Mais c'est princi-
palement aux Canaries, dans la collection du Barranco-Hundo
de Ténériffe, qu'il a rencontré des têtes dont la parenté ethnique
avec le vieillard de Cro-Magnon est vraiment indiscutable.
D'autre part, quelques termes de comparaison, malheureuse-
ment bien peu nombreux, lui font regarder comme probable
que les Dalécarliens se rattachent à la même souche.
XIT. — Quelque étranges que puissent paraître ces résultats,
SURVIVANTS DE L'ÉPOQUE QUATERNAIRE 249
ils ne sont que la répétition, dans l'espèce humaine, de ce qui a
déjà été constaté chez les animaux. Depuis longtemps, Lartet a
montré qu'à la fin de l'âge quaternaire et pendant que les
espèces propres à cet âge achevaient de disparaître, les survi-
vantes se partagèrent en trois groupes. Les unes restèrent sur
place ; d’autres émigrèrent au nord, d’autres au midi. Peut-être
ces dernières ne firent-elles que persister en Afrique, d’où elles
nous avaient envoyé leurs représentants, et où nous les retrou-
vons encore, tandis que leurs colonies, un moment florissantes
chez nous, périssaient sous l'influence des hivers de l’âge actuel.
Au reste, comme l’on explique l’ancien mélange des faunes et
l'espèce de départ qui en a amené la séparation, il n’y a rien
de surprenant à voir les populations humaines présenter un fait
analogue.
Pendant l’époque quaternaire, la race de Cro-Magnon avait
en Europe son principal centre de population dans le sud-ouest
de la France. Le petit bassin de la Vézère était, pour ainsi dire,
sa capitale; ses colonies s’étendaient jusqu'en Italie, dans le
. nord de notre pays, dans la vallée de la Meuse, etc., où elles se
juxtaposaient à d’autres races dont il sera bientôt question. Mais
peut-être elle-même n'était-elle qu'un rameau de population
africaine émigré chez nous avec les hyènes, le lion, l’hippopo-
tame, etc. En ce cas il serait tout simple qu’elle se retrouvât
de nos jours, dans le nord-ouest de l'Afrique et dans les îles où
elle était plus à l’abri du croisement. Une partie de ses tribus,
lancée à la poursuite du renne, aura conservé, dans les Alpes
scandinaves, la haute taille, les cheveux noirs et le teint brun
qui distinguent les Dalécarliens des populations voisines; les
autres, mêlées à toutes les races qui ont successivement envahi
notre sol, ne manifesteraient plus leur ancienne existence que
par des phénomènes d’atavisme, imprimant, à quelques indi-
vidus, le cachet des antiques chasseurs du Périgord.
CHAPITRE XX VIII
RACES DE FURFOOZ.
1, — En donnant le nom d’une localité justement célèbre en
anthropologie à cet ensemble de races, en l’appliquant spécia-
lement aux deux premières, nous avons surtout voulu, M. Hamy
et moi, consacrer le souvenir des longs et consciencieux travaux
qui ont amené la découverte de l'homme quaternaire en Bel- …
gique. Il est presque inutile de rappeler qu'elle est due, après
Schmerling, à M. Dupont, qui a fouillé pendant sept ans, de
1864 à 1871, plus de soixante cavernes ou abris-sous-roche, d’où
il a retiré, indépendamment de ses fossiles humains, environ
quarante mille ossements d'animaux , et quatre-vingt mille
pierres taillées de main d'homme. La race de Grenelle a été
trouvée par M. Emile Martin, en 1867, dans les carrières de :
gravier ouvertes aux environs de Paris, et caractérisée plus tard
par M. Hamy.La race de la Truchère a été rencontrée par .
M. Legrand de Mercey dans une berge de la Seille, près de la …
Jocalité dont elle porte le nom. 3
IT. — Considérés au point de vue de la forme générale du …
crâne, ces quatre types s’échelonnent d’une manière presque
régulière. L'indice céphalique 79, 31 place la race de Furfooz
n° À parmi les mésaticéphales ; la race de Furfooz n° 2 devient
sous-brachycéphale par son indice 81, 39; celle de Grenelle, :
dont l'indice s'élève à 83, 53 chez l’homme, et à 83, 68 chez la .
femme, est bien près de la brachycéphalie proprement dite. Il
en est de même de celle de la Truchère, dont l'indice est de.
84, 32.
Finissons-en tout de suite avec cette dernière qui, représentée .
jusqu'ici, dans les temps quaternaires seulement par une tête.
est, par cela même, bien moins intéressante que ses sœurs. Chez
elle, le crâne et la face sont remarquables par une dysharmonie …
aussi tranchée que dans la tête de Cro-Magnon; mais le désac-
cord est inverse. Ici c’est le crâne qui est large et court, tandis
RACES DE LA TRUCHÈRE ET DE GRENELLE 251
que la face s'allonge. Le premier, vu de face, présente un aspect
pentagonal très-marqué. Tous les os en sont très-développés
dans le sens transversal, à l'exception de la moitié inférieure du
coronal, qui se rétrécit brusquement pour former un front assez
étroit. L'ensemble de la face est relativement petit et étroit.
Le nez est très-grand et long ; les pommettes massives sont peu
marquées, et la mâchoire supérieure est légèrement prognathe.
Les deux races de Furfooz, celle même de Grenelle ont entre
elles un certain air de famille qui n'exclut pas l'existence de
caractères distinctifs. Ainsi, dans la race mésaticéphale de Fur-
fooz, la courbe antéro-postérieure du crâne dessine au-dessus
des arcs surcillers petits, mais bien marqués, un front très-
fuyant, et se continue sans présenter d'autre inflexion qu'une
légère dépression aux sutures. La face est large et l'indice en est
presque le même que celui de la race de Cro-Magnon. Mais
grâce au raccourcissement du crâne, la tête est harmonique, au
lieu d'être dysharmonique comme chez les troglodytes du Péri-
gord, Un nez'légèrement concave, maïs assez saillant, des or-
bites carrés, des fosses canines peu marquées, une mâchoire
supérieure presque ortognathe complètent cette face dont l’os-
sature entière a quelque chose de sec et de fin.
Dans la race sous-brachycéphale de la même localité, le front
se relève et monte assez droit jusqu'au niveau des bosses laté-
rales. Puis la courbe s’affaisse brusquement jusque vers le
premier tiers des pariétaux, où elle s’infléchit davantage et rede-
vient à peu près régulière jusqu'au trou occipital. A la face,
nous retrouvons à peu près le même indice; mais les orbites et
le nez s’allongent, les fosses canines se creusent profondément,
la mâchoire supérieure se projette en avant, les dents prennent
la même direction et le prognathisme est très-accusé.
Dans la race de Grenelle, la glabelle très-prononcée et des ares
surcillers fortement renflés impriment une direction légèrement
oblique à la base du front. Mais bientôt la courbe se relève et
se développe régulièrement sans ressaut ni méplat. Vu de face,
le crâne apparaît comme aussi bien proportionné que de profil.
La face s’harmonise avec lui. Les pommettes sont rugueuses et
bien accusées; les fosses canines, hautes, mais peu profondes ;
les orbites se rapprochent de la forme carrée; les os du nez
sont concaves et assez saillants. Enfin, la mâchoire et les dents
sont également prognathes, mais moins que dans la race précé-
dente.
III. — Les hommes de Grenelle, et surtout ceux de Furfooz
étaient de petite taille. Les premiers atteignaient encore une
moyenne de 1" 62, mais les seconds descendaient à 1" 53. C’est
presque exactement la taille moyenne des Lapons. Toutefois,
cette stature réduite n’excluait ni la vigueur ni l’agilité néces-
saire aux populations sauvages. Les os des membres et du tronc
sont robustes, et les saillies, les dépressions de leur surface,
accusent un développement musculaire très-prononcé.
92592 RACES HUMAINES FOSSILES
A part cette robusticité générale, supérieure à ce qu’on ren:
contre habituellement, le squelette des hommes de Furfooz et de
Grenelle ressemble fort à celui des hommes d'aujourd'hui. Les
übias, en particulier, reprennent la forme prismatique trian-
gulaire que nous leur connaïssons. Toutefois on voit apparaitre
un caractère qui ne s'est encore montré que dans la caverne de
l’'Homme-Mort où nous l’avons considéré comme un signe de
métissage. La fosse olécranienne est souvent perforée dans les .
races dont il s’agit en ce moment. En Belgique, M. Dupont a
trouvé que cette disposition existait chez les hommes de la.
Lesse dans la proportion de 30 0/0. M. Hamy la porte à 28 0/0 .
chez l’homme fossile de Grenelle, et à 4, 66 0/0 seulement chez
les Français de nos jours.
IV. — Les races de Furfooz, venues après celles dont nous |
avons esquissé l’histoire, ont dù les rencontrer et parfois s’asso-
cier avec elles. Nous avons la démonstration de ce fait en par-
ticulier à Solutré, où l’on a trouvé à côté des crânes de Cro- -
Magnon deux têtes se rattachant à notre race de Grenelle. En
pareil cas le développement intellectuel et social a dû marcher
à peu près de pair chez les hommes réunis en une seule tribu.
Mais, nos brachycéphales ont eu aussi leurs centres de popu-
lation propres où nous pouvons les étudier chez eux. C’est sur-
tout en Belgique et dans la vallée de la Lesse que ces recher-
ches ont été faites par M. Dupont. Pour donner une idée de ce
qu'étaient les hommes de Furfooz nous n'avons qu'à reproduire,
en l’abrégeant, ce que nous en a dit le savant explorateur de ces
cavernes.
V. — Comme les hommes de la Vézère, ceux de la Lesse habi- .
taient les cavernes. Une de leurs stations complètes comprenait
la grotte où ils séjournaient et une grotte funéraire. M. Du-.
pont les a rencontrées presque juxtaposées à Furfooz, où le 7rou
des Nutons a présenté tous les caractères d’une habitation hu-
maine et le 7rou du frontal ceux d’un lieu d’inhumation. A elles
deux ces localités auraient fourni bien des matériaux à l'histoire |
de ces antiques peuplades. Toutefois le trou de Chaleux V'em-
porte peut-être à cet égard. L'homme l’a habité longtemps et
y a laissé une accumulation considérable de ces débris qu'ex-
ploite aujourd’hui la science. Puis un jour la voûte s’écroula ;
les habitants échappèrent abandonnant ce que renfermait leur
demeure. Aussi, lorsque la pioche vint attaquer ce monceau de
décombres, on retrouva tout en place comme au moment de la.
catastrophe, et c'est à bon droit qu’on a appelé la grotte de
Chaleux une petite Pompéi quaternaire.
Pour pourvoir à ses divers besoins l'homme de Chaleux a uti-
lisé surtout le silex et les bois de renne. Le premier formait la
base de son outillage ; mais il s’est donné peu de peine pour en
varier ou en perfectionner la taille. Les lames étroites, allongées,
taillées à un seul éclat sur une face, à deux ou trois sur la face op-
posée et que l’on nomme des couteaux, semblent être le point de …
RACES DE FURFOOZ 953
départ de tous les outils. Dentelées sur un de leurs tranchants,
elles deviennent des scées ; arrondies et retaillées à l’une de leurs
extrémités, elles se transforment en racloërs très-propres à ra-
tisser et épiler les peaux; amincies, effilées à petits coups, elles
fournissent des poinçons, des perçoirs, etc. Quant aux bois
de renne, divisés en troncons de dix à quinze centimètres, ils
étaient ensuite modelés de manière à armer des lances ou des
javelots. Peut-être aussi recevaient-ils parfois une pointe en
silex. Mais M. Dupont assure que rien ne permet de supposer
chez ces troglodytes l'emploi de l'arc et de la flèche.
La tribu de Chaleux était donc beaucoup moins bien armée
que celles de la Vézère ou de Solutré. Elle n'en chassait pas
moins le gros gibier et savait aussi atteindre le petit. Son an-
cienne demeure a fourni les restes de nombreux chevaux, de
plusieurs bœufs, de quelques rennes, de seize renards, de cinq
sangliers, de trois chamois, de trois aurochs, d’un ours brun,
d’un antilope Saïga, etc.
On y a trouvé en outre des ossements de lièvre, d'écureuil, de
rat d’eau, de rat de Norwége, etc. ; les débris de plusieurs oi-
seaux, entre autres du Lagopède des neiges ; des restes de pois-
sons d’eau douce. La faune du Trou des Nutons est à peu près
la même, mais la proportion des espèces est parfois intervertie.
On y a rencontré beaucoup moins de chevaux et beaücoup plus
de sangjliers. Ici d’ailleurs, comme dans les stations de la race
de Cro-Magnon, les grandes espèces ne sont guère représentées
que par les os de la tête et des membres et tous les os à moelle
ont été soigneusement fendus.
Comme la race précédente, celle de Furfooz employait la peau
des animaux abattus à faire des vêtements. Nous en avons la
preuve dans les aiguilles en os trouvées à Chaleux. Mais ici elles
sont bien plus grossières que celles de la Madeleine et des au-
tres stations analogues. Courtes, épaisses, elles pourraient être
prises pour de petits poinçons sans le sas dont elles sont per-
cées.
VI. — Les troglodytes belges étaient en somme fort en retard
sur ceux du Périgord et du Mâconnais à bien des points de vue.
Les monuments de leur industrie sont bien inférieurs à ce que
nous avons vu chez leurs prédécesseurs et ils ne montrent aucun
indice des aptitudes artistiques si remarquables chez l’homme
de la Vézère. Ils le dépassent pourtant sur un point essentiel :
ils avaient inventé ou reçu d’ailleurs l’art de fabriquer une po-
terie grossière. M. Dupont en a trouvé des débris dans toutes
les stations qu'il a explorées et a retiré du 7rou du frontal des
fragments en nombre suffisant pour reconstituer le vase dont
ils avaient fait partie.
Ce fait et quelques autres, qu'il serait trop long d'exposer ici,
ont conduit quelques-uns des savants les plus compétents, entge
autres MM. Cartailhac et Cazalis de Fondouce, à regarder le Trou
du frontal et les autres stations contemporaines comme appar-
254 RACES HUMAINES FOSSILES
tenant aux temps de la pierre polie et non à ceux de l’époque
quaternaire.
Mais la composition de la faune trouvée dans les grottes de
Chaleux et de Furfooz ne nous paraît pas permettre d'accepter
cette opinion, qui repose principalement sur des considérations
archéologiques. Ge serait reculer bien loin l’âge de la pierre.
polie que de le reporter à une époque où le chamois, le bou=.
quetin, l’antilope Saïga vivaient en Belgique avec le rat de Nor=
wége et le Lagopède des neiges. Il y a peut-être là une question.
à étudier ; mais la réunion de ces espèces aux environs de Di-,
nant est pour nous une preuve que les temps quaternaires du-
raient encore.
VIT. — Les troglodytes de Belgique se peignaient la figure et
peut-être le corps comme ceux du Périgord. Les objets de pa=.
rure étaient à Chaleux et à Furfooz à peu près ceux que nous
avons vus en usage dans le midi de la France. Toutefois on ne
voit figurer parmi eux aucun objet emprunté à la faune marine,
Ce fait a quelque chose de singulier, car l’homme de la Lesse
allait parfois chercher ses boux, aussi bien que la matière pre
mière de ses outils et de ses armes, à des distances bien plus”
grandes que celle qui le séparait de la mer.
En effet les principaux ornements des hommes de la Lesse
étaient des coquilles fossiles. Quelques-unes étaient empruntées,
il est vrai, aux terrains devoniens du voisinage; mais la plu-
part venaient de fort loin, et en particulier de la Champagne et
de Grignon près de Versailles. Les silex, dont nos troglodytes «
faisaient une si grande consommation, étaient tirés, non du Haï-
naut ou de la province de Liége, mais presque tous de la Cham-
pagne. Il en est même qui ne peuvent avoir été ramassés qu’en.
Touraine, sur les bords de la Loire. En jugeant d’après les pro-
venances de ces divers objets; on pourrait dire que le monde
connu des troglodytes de la Lesse s'élevait à peine de trente à
quarante kilomètres au nord de leur résidence, tandis qu'il s'é-
tendait à quatre ou cinq cents kilomètres vers le Sud. pe
Il ÿ a dans ce fait quelque chose de fort étrange, mais dont
M. Dupont nous paraît avoir donné une explication au moins
fort plausible. Selon lui deux populations, deux races peut-être
auraient été juxtaposées dans les contrées dont il s’agit pendant
l’époque quaternaire. Entre elles aurait existé une de ces haïines
pour ainsi dire instinctives, pareille à celle qui règne entre les
Peaux-Rouges et les Esquimaux. Cernés au Nord et à l'Ouest par
leurs ennemis qui occupaient le Hainaut, les indigènes de la
Lesse ne pouvaient s'étendre qu’au Sud; et c’est par les Ardennes
rs communiquaient avec les bassins de la Seine et de la.
oire.
Mais faisaient-ils eux-mêmes les longs et pénibles voyages .
qui seuls pouvaient leur procurer les coquilles dont ils se pa-
raient et l'énorme quantité de silex qu'ils ont taillés dans leurs
cavernes ? Avec M. Dupont nous n’hésitons pas à dire que rien
RACES DE FURFOOZ 259
n’est moins probable. Tout prouve au contraire qu'ils s’appro-
visionnaient à l’aide d’un véritable trafic, organisé d’une ma-
nière régulière et sur une large échelle, soit qu'il existât des
peuplades vouées à cette industrie comme on en connait divers
exemples de nos jours; soit que coquilles et silex passant de
mains en mains parvinssent, par voie d'échanges successifs,
jusque sur les bords de la Lesse. On ne saurait expliquer autre-
ment l’abondance à Chaleux, à Furfooz, etc., des silex étran-
gers à ces localités, la prodigalité avec laquelle on en usait,
l’insouciance évidente apportée à la conservation des outils dont
ils étaient la matière première.
VIII. — Contrairement à ce que nous avons vu chez les
hommes de Cro-Magnon, ceux de Furfooz paraissent avoir été
éminemment pacifiques. M. Dupont n’a rencontré ni dans leurs
grottes ni dans leurs sépultures aucune arme de combat, et il
leur applique ce que Ross rapporte des Esquimaux de la baie
de Baffin, qui ne pouvaient comprendre ce qu'on entendait par
la guerre.
Dans la grotte sépulcrale du frontal, où la tribu des Nutons
ensevelissait ses morts, on a trouvé comme à Cro-Magnon mêlés
aux ossements humains une foule d'objets attestant la croyance
à une autre vie. C'étaient des coquilles perforées, des ornements
en fluorine, des plaques de grès portant quelques ébauches de
dessin, le vase dont nous avons parlé plus haut, des instruments
en silex choisis. Tous ces objets sont d’ailleurs de même nature
que ceux du Trou des Nutons. Il est évident qu'ils avaient été
déposés dans le caveau mortuaire avec la pensée qu'ils servi-
raient aux besoins des défunts dans la nouvelle existence qui
commençait pour eux.
Un autre fait sur lequel M. Dupont a insisté avec raison ajoute
aux probabilités tirées de considérations diverses qui permet-
tent d'attribuer à ces hommes quaternaites une sorte de religion
plus ou moins voisine du fétichisme. Dans le trou de Chaleux,
un cubitus de mammouth était placé à côté du foyer sur une
plaque de grès. Or le mammouth n'existait plus en Belgique à
la fin de l’âge du renne, et cet os a dû être rencontré dans les
alluvions de l’âge précédent. Sans doute il aura été l'occa-
sion d’une méprise qui s’est produite de nos jours mêmes ; il
aura été regardé comme ayant appartenu à quelque géant; et, la
place d'honneur qui lui avait été attribuée dans la demeure des
troglodytes, semble annoncer qu'il était devenu l’objet de leur
vénération.
IX. — On n’a encore rencontré dans les terrains quaternaires
en dehors des localités déjà mentionnées, que fort peu de restes
des deux races de Furfooz etde Grenelle. Les premières sont repré-
sentées pourtant dans les bassins de la Somme et de l’Aude ; la
troisième a été retrouvée sur deux où trois points du bassin de
la Seine. Nous avons vu qu’elle existait à Solutré et le crâne de
Nagy-Sap en Hongrie doit probablement lui être rapporté. Ces
256 RACES HUMAINES FOSSILES
quelques faits suffisent pour montrer que dès l’époque gla-
ciaire les races dont il s’agit occupaient une aire étendue.
Dans les temps néolithiques, nous voyons les mésaticéphales
de Furfooz s'étendre du Var et de l'Hérault jusqu’à Gibraltar ;
les sous-brachycéphales sont représentés de Verdun à Boulogne-
sur-Mer et au Camp-Long de Saint-Césaire ; ils ont mêlé leur sang
à ceux des anciens habitants de Cabeco d’Arruda en Portugal.
La race brachycéphale de Grenelle est pourtant celle qui a
laissé les traces les plus profondes. Elle a été retrouvée en
France dans plusieurs dolmens, en Angleterre dans les Round-
Barrows. En Danemark, elle constitue le type brachycéphale
d'Eschricht et, en Suède, elle forme un douzième du nombre
total des têtes retirées des dolmens par Retzius et ses succes-
seurs.
L'intervention de ces diveres races dans la formation des races
actuelles n’est pas moins évidente. Mais la caractérisation pré-
cise en est souvent difficile. Des croisements accomplis entre ces
groupes fort voisins en ont plus ou moins confondu les types.
Puis d’autres éléments brachycéphales, entre autres, la race cel-
tique, telle que M. Broca l’a caractérisée, sont venus ajouter à
la confusion. Toutefois, en visitant la vallée de la Lesse, bien
des membres du Congrès d'Anthropologie préhistorique ont re-
connu des têtes et des figures portant d’une manière évidente
l'empreinte du sang des races fossiles locales, et ces traces sont
encore plus fréquentes dans la population rurale qui alimente
les marchés d'Anvers.
C’est encore la race de Grenelle qui ressort avec le plus de
persistance dans les populations actuelles. Les nombreux crânes
parisiens que possède le Museum en fournissent plusieurs exem-
ples. Toutefois le type apparaît très-rarement à l’état de pureté.
Ce fait tient probablement à deux causes. D'une part, les condi-
tions d'existence nouvelles imposées aux races quaternaires par.
le changement de milieu ont dû altérer quelques-uns de leurs
caractères. D'autre part des éléments nouveaux, peu différents
d’ailleurs de l’élément fossile, sont venus s'ajouter à lui. Si l’on
compare les crânes de Grenelle aux crânes lapons, comme l’a
fait M. Hamy, on trouve que par l'étendue de la courbe horizon-
tale, par la longueur des diamètres antéro-postérieurs et trans-
verses, par les indices céphaliques, les premiers se placent à peu
près exactement entre les deux plus grandes séries connues de
crânes lapons. Sans doute on constate des uns aux autres cer-
taines différences. Par exemple, la voûte crânienne est plus sur-
baissée chez le Lapon que chez l’homme de Grenelle ; mais en
somme les analogies l’emportent notablement sur les diffé-
rences.
Déjà, grâce à l'étude des vieilles sépultures de leur patrie,
Retzius père, Sven Nilsson, Eschricht, etc., avaient reconnu la
grande extension d’une race brachycéphale ancienne, identifiée
par eux avec les vrais Lapons. Au dernier congrès de Stockholm
à LÉ dt
"hs EEE
TYPE LAPONOÏDÉ 251
M. Schaaffhausen apportait un exemple de plus à l’appui de
cette opinion. |
En tenant compte de tous ces faits, nous avons été conduits,
M. Hamy et moi, à admettre un {ype laponoide auquel se ratta-
chent avec la race de Grenelle un grand nombre de populations
échelonnées dans le temps et répandues à peu près dans l’Eu-
rope entière. En particulier ce type est représenté presque à l'état
de pureté dans les Alpes du Dauphiné. Une curieuse collection
de crânes recueillie par M. Hoël ne peut laisser de doute sur ce
point. Nous avons donc confirmé, en la précisant davantage et
la reportant plus haut dans le temps, une de ces vues géné-
rales comme l'anthropologie en doit tant aux savants scandi-
naves.
X. — Ainsi les races de Furfooz et de Grenelle, les dernières
venues de l’époque quaternaire, se sont rencontrées pendant les
temps glaciaires avec les races dolichocéphales qui les avaient
precédées. Sur certains points elles se sont associées à elles; sur
d'autres elles ont conservé leur autonomie; elles ont eu le même
sort. Elles aussi ont assisté à la transformation du sol et du
climat que nous avons vu porter le trouble dans les sociétés
naissantes de la race de Cro-Magnon ; elles aussi ont vu les con-
ditions d'existence se transformer progressivement ; et les con-
séquences de ces changements ont été pour elles ce que nous
avons déjà dit.
Un certain nombre de tribus ont marché vers le nord à la
suite du renne et des autres espèces animales qu'elles étaient
habituées à regarder comme nécessaires à leur existence ; elles
ont émigré en latitude. D’autres pour le même motif ont émigré
en altitude, accompagnant le bouquetin et le chamois dans nos
chaînes de montagnes dégagées par la fonte des glaciers. D’au-
tres enfin sont restées en place. Les deux premiers groupes
ont pu rester plus longtemps à l’abri des mélanges ethniques.
Les tribus composant le troisième se sont promptement trouvées
en présence des immigrants brachycéphales et dolichocéphales
de la pierre polie et ont été facilement subjuguées, absorbées
par eux.
XI. — En arrivant en Europe, les hommes de la pierre polie
n'y trouvèrent pas seulement les dernières races dont il vient
d'être question. [ls y rencontrèrent toutes les races quaternaires.
C'est ce qu'attestent plusieurs des faits déjà indiqués; c’est ce
que prouve à elle seule la magnifique collection de squelettes et
de crânes extraits par M. de Baye des grottes sépulcrales de la
Marne. A l'exception du type de Canstadt, tous ceux que nous
venons de décrire semblent s'être donné rendez-vous dans cette
localité remarquable. Celui de la Truchère lui-même y est repré-
senté par une tête presque aussi caractérisée quecelle de la Seille.
Le fond de cette population néolithique n’en appartient pas moins
à un type nouveau venu. Il est presque inutile d'ajouter que,
vieilles ou récentes, toutes ces races se sont croisées et que le
DE QUATREFAGES, 17
258 RACES HUMAINES FOSSILES
métissage se trahit ici comme d'ordinaire tantôt par la fusion,
tantôt par la juxtaposition des caractères.
Par infiltration ou par conquête, de nouvelles races se mêlè-
rent aux précédentes avant même l’arrivée des premiers Aryans.
Ceux-ci allèrent jusqu'aux extrémités occidentales du continent,
laissant au nord et au sud des régions entières où persistèrent
leurs prédécesseurs. Puis vinrent les invasions historiques. C’est
du mélange de tous ces éléments brassés par la guerre, fusionnés
par les habitudes de la paix, que sont sorties nos populations
europénnes.
XII. — L'homme a été le seul agent essentiel des nouveaux
groupements ethniques. À partir des premiers temps de la pierre
polie, la terre et le ciel sont restés les mêmes dans notre monde
occidental. L'homme européen a donc pu obéir aux lois de son
évolution, fonder, modifier ou détruire ses associations, ses s0-
ciétés, traverser les âges du bronze et du fer aussi bien que les
temps historiques, sans avoir à compter avec les forces invin-
eibles qui arrétèrent peut-être l'essor des chasseurs de Cro-
Magnon.
Jusqu'à quel point le passé anthropologique du reste du
monde ressemble-t-il à celui de l’Europe? La science répondra
sans doute un jour à cette question, mais nous ne pourrions
aujourd'hui que former des conjectures. Il est plus sage de
s'abstenir, heureux d’avoir déchiffré, en moins d’un demi-
siècle, un chapitre à peu près entier de cette histoire paléonto-
logique et préhistorique de l’homme dont nos pères ne soup-
çonnaient même pas l'existence.
LIVRE IX
RACES HUMAINES ACTUELLES,
CARACTÉRES PHYSIQUES.
CHAPITRE XXIX
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. — CARACTÈRES EXTÉRIEURS.
[. — Jai cru devoir présenter avec quelque détail ce que nous
savons des races humaines fossiles. L'intérêt, la nouveauté du
sujet m'y engageaient, et son peu d’étendue permettait de le
faire. Mais je ne saurais traiter de la même manière l’histoire
des races actuelles. À vouloir les étudier isolément, je pourrais
à peine consacrer quelques lignes à chacune d'elles. Même en
les groupant par famulles, je ne pourrais en donner qu'une idée
incomplète et vague, sous peine de dépasser de beaucoup les
limites de ce travail.
Il me paraît donc préférable d’agir comme les botanistes, les
zoologistes, qui commencent toujours par faire connaître d’une
manière générale la nature et la signification des caractères du
groupe dont ils vont s'occuper. Ges notions, portant sur l’en-
‘ semble, sont d’ailleurs toujours nécessaires, Elles permettent
seules de saisir et de comprendre certains résultats généraux.
Quand il s'agit des races dérivées d’une seule et même espèce,
elles deviennent encore plus indispensables, parce que, tout
autant que les preuves directes, elles font ressortir et mettent
en évidence l'unité d’origine spécifique de ces races.
Il, — Si l’on connaissait l’homme primitif, on regarderait
comme caractérisant les races tout ce qui les éloignerait de ce
type. Faute de ce terme de comparaison naturel, on a pris le
Blanc européen pour norme et c’est à lui que l’on a comparé les
autres groupes humains. Cela même a conduit à une tendance
qu'il nous faut d’abord signaler.
260 RACES HUMAINES ACTUELLES
Entrainés par certaines habitudes d’esprit et par un amour
propre de race qui s'explique aisément, bien des anthropo-
logistes ont cru pouvoir interpréter les différences physiques
qui distinguent les hommes les uns des autres et considérer
comme des caractères d’infériorité ou de supériorité de simples
traits caractéristiques. Parce que l’Européen a le talon court,
et certains Nègres le talon long, on a voulu voir dans ce der-
nier un signe de dégradation. On oubliait les remarques si
justes, faites à ce sujet par Desmoulins à propos des Bochis-
mans. Parce que la plupart des civilisations ont pris naissance
chez des peuples dolichocéphales, on a regardé la tête allongée
d'avant en arrière comme la forme supérieure. On oubliait
que les Nègres et les Esquimaux sont généralement dolicho-
céphales au premier chef et que les brachycéphales européens
sont partout les égaux de leurs frères à tête longue.
Toutes les interprétations analogues sont absolument arbi-
traires. En fait, la supériorité entre groupes humains s’accuse
essentiellement par le développement intellectuel et social ; elle
passe de l’un à l’autre. Tous les Européens étaient de vrais sau-
vages quand déjà les Chinois et les Egyptiens étaient civilisés.
Si ces derniers avaient jugé de nos ancêtres comme nous jugeons
trop souvent des races étrangères, ils auraient trouvé chez eux
bien des signes d’infériorité, à commencer par ce teint blanc
dont nous sommes si fiers et qu'ils auraient pu regarder comme
accusant un étiolement irrémédiable.
La supériorité fondamentale d’une race se traduit-elle réelle-
ment au dehors par quelque signe matériel? Nous l’ignorons en-
core. Mais lorsqu'on y regarde de près, tout tend à faire penser
qu’il n’en est rien. En m'’exprimant ainsi, je sais que je m'écarte
des opinions généralement admises et me mets en contradiction
avec des hommes dont j'estime au plus haut point les travaux.
Mais j'espère donner plus loin des preuves décisives en ma
faveur.
Il n’en existe pas moins des différences de tout genre d’un
groupe humain à l’autre. Il faut les prendre pour ce qu’elles sont,
pour des caractères de race, des caractères ethniques. Le rôle de
l’anthropologiste est avant tout de les reconnaître, de s’en servir
pour délimiter les groupes, puis de rapprocher ou d’écarter
selon leurs affinités les races ainsi caractérisées. En d’autres
termes, son œuvre est celle du botaniste et du zoologiste décri-
vant et classant des plantes ou des animaux.
Des esprits impatients ou aventureux me reprocheront peut-
être de rendre la science de l’homme trop descriptive. Je ne
m'en défendrai qu'à demi. Pourvu que la description embrasse
l'être entier, elle nous le fait connaître. En se plaçant à ce point
de vue, on reste sur le terrain du savoir positif et l’on court bien
moins risque de s’égarer dans les hypothèses.
Je n’en reconnais pas moins à l’anthropologiste le droit et
presque le devoir de rechercher les causes qui ont pu amener
CARACTÈÉRES GÉNÉRAUX 261
l'apparition des traits qui caractérisent les races. L'étude des
actions de milieu donne parfois à ce sujet de précieuses indica-
tions. L'évolution de l'être humain depuis son apparition à l’état
d’embryon jusqu'à l’état adulte fournit surtout des données
d’un haut intérêt. Un simple arrêt, un léger excès dans les phé-
nomènes évolutifs sont, me paraît-il, la cause des principales
différences qui séparent les races et en particulier les deux
extrêmes, le Nègre et le Blanc.
Je sais bien que l’on a voulu remonter plus haut. Sous l’in-
fluence plus ou moins ressentie des doctrines transformistes,
c'est chez les animaux et surtout chez les singes que l’on va
trop souvent chercher des termes de comparaison, quand il s’agit
d'apprécier ces différences. Des hommes éminents, sans même
adopter ces doctrines, emploient fréquemment les expressions
de caractère simien, caractère d'animalté. Pourquoi oublier l’em-
bryon, le fœtus humains ? Pourquoi ne pas se souvenir même de
l'enfant ? Qu'on interroge leur histoire. Elle fournit tous les élé-
ments d’une fhéorie évolutive humaine bien plus précise à coup
sûr et plus vraie que la théorie simienne. C’est encore là un ré-
sultat qui ressortira, j'espère, des faits que j'aurai à citer.
Mais que j'aie pu expliquer ou non l’apparition des traits spé-
ciaux qui distinguent les races et quelle que soit l'origine qu’on
puisse leur attribuer, je ne prendrai le mot de caractère que
dans l’acception qu’on lui donne en botanique et en zoologie.
LIT. — Une espèce animale n’est pas caractérisée seulement par
les particularités qu'offre son organisme physique. Nul ne fera
l’histoire des abeïlles ou des fourmis sans parler de leurs ins-
üncts, sans montrer en quoi ils diffèrent d’une espèce à l’autre.
À plus forte raison dans l’histoire des races humaines doit-on
signaler ce qu'elles ont de caractéristique dans leurs manifesta-
tions intellectuelles, morales et religieuses. Bien entendu qu’en
abordant cet ordre de faits, l’anthropologiste n’en doit pas
moins rester exclusivement naturaliste.
Cette considération bien simple suffit pour déterminer la
valeur relative qu’on doit attribuer en anthropologie aux carac-
tères de divers ordres. Ici comme en botanique et en zoologie,
c'est aux plus persistants que revient le premier rang. Or, un
homme, une tribu, une population entière peuvent changer en
quelques années d'état social, de langue, de religion, ete. Ils ne
modifient pas pour cela leurs caractères physiques extérieurs ou
anatomiques. C’est donc à ces derniers que l’anthropologiste
attachera le plus d'importance, contrairement à ce que feraient
à coup sûr le linguiste, le philosophe et le théologien.
Nous verrons toutefois que, dans quelques cas très-rares, les
caractères linguistiques l’emportent sur les caractères physiques,
en ce sens qu ils fournissent des indications plus frappantes au
sujet de certaines affinités ethniques. ik
Considéré au point de vue physique, l’homme présente des
caractères que l’on peut rapporter à quatre catégories dis-
262 RACES HUMAINES ACTUELLES
tinctes, savoir : Des caractères extérieurs, des caractères anato-
miques, des caractères physiologiques, des caractères patholo-
iques,
ru — (GARACTÈRES EXTÉRIEURS. — ZJaille. — Tous les éle-
veurs regardent la taille comme un caractère de race quand il
s'agit d'animaux. Elle est aussi un des traits qui frappent le
plus vivement chez l'homme. Ce caractère se montre parfois
comme étant bien évidemment sous la dépendance des condi-
tions d'existence. Une nourriture abondante et saine grandit
rapidement nos animaux domestiques. Il a suffi d’abriter et
d'alimenter avec quelque soin les juments de la Camargue pour
relever la taille de cette excellente race chevaline. Chez l’homme,
M. Durand (de Gros), confirmant une observation déjà due à
Ed. Lartet, a constaté que, dans l’Aveyron, les populations des
cantons calcaires l’emportent sensiblement par la taille sur celles
des cantons granitiques ou schisteux. Il ajoute avec le Dr Al-
bespy, que le chaulage des terres dans les portions non cal-
caires de ce territoire a relevé la taille moyenne de deux, trois
et même quatre centimètres dans les terrains les plus ancienne-
ment chaulés.
Mais d'autre part, il est incontestable que des races de taille
fort différente vivent côte à côte sans qu'il soit possible jusqu'ici
d'indiquer la cause de cette diversité. Les Nègres nains Akkas
et Obongos semblent placés dans des conditions entièrement
semblables à celles que subissent les tribus voisines, bien supé-
rieures par la taille.
J'ai donné plus haut 163 tailles de races humaines. J'ai
insisté suffisamment sur les conséquences qui en ressortent au
point de vue de la série et de l’entrecroisement des caractères.
Mais on peut tirer de ces chiffres quelques autres résultats qui
ne sont pas sans intérêt.
La moyenne générale donnée par ces nombres serait de
1,635, Je la regarde comme un peu trop forte, les mesures
faisant défaut plutôt pour les petites races que pour les grandes,
Elle ne saurait toutefois s’écarter beaucoup de la vérité et on
peut l’accepter provisoirement.
On voit sur le tableau que les Roumains et les Magyars repré-
senteraient à ce point de vue précisément la moyenne de l’hu-
manité.
Les oscillations des tailles moyennes au-dessus et au-dessous de
cette moyenne générale s'élèvent pour les Patagons à + Ow,115,
pour les Boschismans à — 0m,265. Les oscillations individuelles
sont de + 0",295 pour l’indigène de Tongatabou, et de — 0m,495
où — 0%,635 pour les Boschismans. \
On voit sur le tableau que les oscillations au-dessous de la
moyenne générale sont moins nombreuses que les oscillations
au-dessus. Ge résultat peut tenir au fait que j'indiquais tout à
l'heure. Toutefois il me paraît probable que le nombre des
races à taille plus élevée que la moyenne l'emporte sur celui
CARACTÈRES EXTÉRIEURS —- TAILLE, PROPORTIONS 263
des races à taille inférieure. La différence de nombre est com-
pensée par l'étendue plus que double des oscillations en moins,
Entre la moyenne la plus élevée observée chez les Patagons
du Sud et la moyenne la plus basse trouvée chez les Boschismans,
on constate une différence de 0",554. La différence entre indi-
vidus serait de 0,930. Mais je crois devoir l’abaisser à 0",790
en adoptant pour minimum la taille de 4®,14 donnée par Barrow
comme étant celle d’une Boschismane qui avait eu plusieurs
enfants, Nous avons ainsi la certitude de ne pas prendre un
cas de nanisme tératologique pour un état normal possible,
Les voyageurs n'ont qu'assez rarement mesuré isolément les
hommes et les femmes. En réunissant les données de cette
nature que j'ai pu me procurer, on trouve que la différence
moyenne entre les deux sexes est de 0,141 et le rapport moyen
de 0,973, la femme étant partout moins grande que l’homme,
Chez les Lapons, selon Capel Brooke et Campbell, la différence
moyenne s'élève à 0",278 ; en Autriche, elle descendrait selon
Liharzik à 0",037.
V, — Proportions du corps et des membres. — Dans toutes nos
races d'animaux domestiques, le. développement relatif des di-
verses parties du corps, les proportions, ont une valeur carac-
téristique égale et souvent supérieure à celle de la taille. Per-
sonne ne songera à séparer le plus grand lévrier de la levrette,
Il ne saurait en être entièrement de même pour l’homme. Chez
l'animal, les races sont façconnées par une sélection plus ou
moins éclairée, et dans des buts déterminés. Les proportions dés
diverses régions du corps acquièrent ainsi une fixité, qui ne
saurait se rencontrer dans les races humaines par suite de l’ab-
sence de sélection.
Cette variabilité se constate même lorsqu'il s’agit des rapports
les plus simples et que l’on pourrait croire fondamentaux. Tel
est le rapport de la hauteur de la tête à la hauteur totale. Gerdy,
qui s’est occupé d’une manière spéciale de cette question, a vu
la taille des Français être rarement au-dessus de 75 têtes, Le plus
souvent d’un peu plus de 8 têtes, et quelquefois de 9. L'idéal
artistique n’est pas plus fixe que la réalité, en dépit des règles
mathématiques proposées depuis Vitruve jusqu'à Liarzick et
Silberman. Le tableau dressé par Audran montre la variation,
allant de 72 têtes (le Terme égyptien) à 7{# (l’Hercule Far-
nèse). Entre ces deux extrêmes, la différence est précisément
d'une demi-tête. Les peintres ont pris encore plus de liberté,
Raphaël n'a donné que 6 têtes à quelques-uns de ses person-
nages, Michel-Ange leur en accorde huit et plus.
L’Apollon pythien (7# têtes), le Laocoon (727 têtes) n’en sont
pas moins des chefs- d'œuvre et nous admirons justement à
légal l’un de l’autre les deux grands maîtres italiens. C’est que
pas plus que chez les autres êtres organisés, l'organisme chez
l'homme n’est soumis à des lois absolues, à un développement
rigoureusement déterminé.
9264 / RACES HUMAINES ACTUELLES
Sans doute on a constaté entre certaines races humaines des
différences de proportions généralement assez tranchées pour
servir de caractère. Mais il arrive assez souvent que chez quel-
ques individus l'ordre de ces différences est interverti. C'est
encore là un exemple d’entrecroisement.
Ainsi le Nègre africain a en moyenne le membre supérieur, de
l'épaule au poignet, relativement plus long que le Blanc euro-
péen, et nous reviendrons plus loin sur ce point. Pourtant des
mesures de Quételet il résulte qu'un Nègre, bien connu dans les
ateliers où 1l servait de modèle, avait les bras plus courts que
les soldats et un modèle belges pris pour termes de compa-
raison.
Au reste les nombres trouvés par Quételet placent dans l’ordre
suivant les individus sur lesqnels ont porté ses observations :
1° moyenne de dix soldats belges ; 2° un chef Ojibbeway ; 3° un
modèle belge et un Cafre Zoulou ; 4° un Cafre Amaponda ; 5° le
modèle nègre ; 6° trois jeunes Ojibbeways ; 7° Cantfield, Hercule
des Etats-Unis. L'entrecroisement apparaît encore ici d’une ma-
nière bien marquée, et c'est dans la race blanche que le savant
bruxellois a rencontré les deux.extrèmes.
Dans la caractéristique générale des races nègres, on voit
souvent figurer à la fois le peu de développement et la position
relativement trop élevée du mollet. Je ne connais pas de rensei-
gnements précis sur le dernier de ces caractères. Quant au pre-
mier, il a été présenté comme trop général. Ge sont deux Noirs,
le Cafre Amaponda et le modèle nègre qui dans les tableaux
de Quételet présentent le maximum (0%,410) et le minimum
(0",328) de développement de cette partie. Ils sont séparés l’un
de l’autre par les Belges, les Ojibbeways et Cantfield.
En somme, des moyennes prises sur les diverses régions du
corps donneront sans doute des résultats utiles pour la distinc-
tion des races. Mais encore faudra-t-il tenir compte de bien des
conditions. Tous les peuples chasseurs, y compris les Austra-
liens, disent les voyageurs qui ont pénétré chez eux, pourraient
fournir des modèles à la statuaire, et sont généralement remar-
quables par la symétrie et la beauté des proportions. A cet
égard les populations civilisées, celles de nos grandes villes sur-
tout, présentent une infériorité déplorable. Notre type fonda-
mental est-il donc disgracié à cet égard? Non, certes. Mais la civi-
lisation elle-même, par les facilités d'existence qu’elle procure,
par les vices qu’elle entraîne, par les individus chétifs qu’elle
conserve, introduit dans la race des éléments de dégradation.
Encore ici apparaît dans tout son plein l'influence du milieu.
VI. — Coloration. — Avec tous les anthropologistes, je recon-
nais à la couleur de la peau une grande valeur comme carac-
tère. [Il ne faut pourtant pas s’en exagérer l'importance. On sait
aujourd’hui qu'elle ne résulte pas de l'existence ou de la dispa-
rition de couches spéciales. Blanche ou noire, la peau comprend
toujours un derme blanc arrosé par de nombreux capillaires, un
CARACTÈRES EXTÉRIEURS — COLORATION 265
épiderme plus où moins transparent et incolore. Entre deux est
placé le corps muqueux, dont le pigment seul en réalité varie
selon les races de quantité et de couleur. |
Toutes les couleurs que présente la peau humaine ont deux
éléments communs, le blanc du derme et le rouge du sang ; en
outre chacune a son élément propre résultant de la coloration
du pigment. Les rayons réfléchis par ces divers tissus se fondent
en une résultante, qui produit les teintes spéciales et traversent
l’épiderme. Ge dernier joue le rôle d’un verre dépoli. Plus il est
délicat et fin, mieux on perçoit la couleur des parties sous-
jacentes.
Cette disposition explique pourquoi chez certaines races co-
lorées, par exemple aux Sandwich, ce sont les classes aisées et
vivant à l’abri qui ont souvent le teint le plus foncé. Chez elles
le häle masque la coloration pigmentaire, comme il masque chez
nous la teinte du derme et de ses vaisseaux.
On comprend aussi, d’après ce qui précède, pourquoi le Blanc
est le seul dont on puisse dire qu'il pat et rougit. C'est que
que chez lui le pigment laisse apercevoir les moindres diffé-
rences dans l’afflux du sang sur le derme. Chez le Nègre, comme
chez nous, le sang a aussi sa part dans la coloration dont il avive
et modifie la teinte. Quand ce liquide manque, le Nègre devient
gris, par la fusion du blanc du derme et du noir du pigment.
Chacun sait, qu'au point de vue de la coloration, les races
humaines peuvent être partagées en quatre groupes principaux :
les races blanches, les races jaunes, les races noires et les races
rouges. Mais il faudrait se garder d’attacher à ces expressions
un sens absolu. Tout groupement de races fondé uniquement
sur la couleur romprait des rapports étroits et conduirait à des
rapprochements en désaccord évident avec l’ensemble des
autres caractères. Ce point de vue systématique n'en fait pas
moins ressortir quelques faits généraux intéressants.
Les races à teint blanc présentent assez d’homogénéité. Par
l’ensemble de leurs caractères, elles appartiennent presque exclu-
sivement au type qui emprunte son nom à cette sorte de colo-
ration. Il est d’ailleurs inutile d’insister sur les différences de
teintes que celle-ci présente de la femme anglaise ou allemande
des hautes classes au Portugais et surtout à l’Arabe. Toutefois
dans les régions boréales et dans le centre de l’Asie, quelques
populations, les Tehouktchis par exemple, paraissent réunir à un
teint blanc certains caractères qui les rattachent aux jaunes.
Chez le Blanc le plus pur, l'épiderme perd aisément sa transpa-
rence dès que le teint se fonce. On ne peut alors reconnaître les
veines sous-cutanées qu'à leur saillie. Ce n’est que chez les indi-
vidus à peau très-fine et très-transparente que leur trajet est
indiqué par la couleur bleuâtre bien connue. Toutes les fois que
ce trait sera signalé chez une population quelconque on peut la
rattacher avec certitude au type blanc. Voilà pourquoi je n’ai
pas hésité à placer parmi les Allophyles quelques-unes des tribus
266 RACES HUMAINES ACTUELLES
les plus sauvages des côtes nord-ouest de l'Amérique septen-
trionale et les Tchouktchis dont je parlais tout à l’heure.
Les populations à peau noire sont loin d’être aussi homogènes
que les précédentes. Tous les hommes noërs ne sont pas des Vègres ;
il en est que l'ensemble des caractères plus importants rattache
forcément au tronc blanc. Tels sont par exemple les Bicharis et
autres populations négroïdes des bords de la Mer Rouge, dont la
peau est bien plus noire que celle de certains Nègres, mais dont
la chevelure et les traits sont parfaitement sémitiques.
Chez les Nègres proprement dits les teintes varient peut-être
plus encore que chez le Blanc. Sans aller plus loin que le Caire
on peut voir des individus qui, sans traces de métissage, vont du
brun fortement enfumé au noir de charbon. Les Yolofs sont d’un
noir bleuté rappelant l’aile du corbeau, et Livingstone parle de
quelques tribus du Zambèze comme étant de couleur café au
lait, Mais peut-être le métissage est-il pour quelque chose dans
cette modification extrême du teint. |
Les populations à peau jaune présentent des faits analogues
aux précédents, mais moins nombreux et moins frappants.
Peut-être cette différence tient-elle seulement à la difficulté de
saisir les nuances de la couleur fondamentale. Toujours est-il
qu'un jaune plus ou moins accusé caractérise également le grand
tronc mongolique et la race Houzouana ou Boschismane qu'il est
impossible de séparer des Nègres. D'autre part cette même teinte
ressort si bien chez les mulâtres qu'on les désigne souvent sous
le nom de Jaunes, par opposition aux Noirs et aux Blancs.
Des quatre couleurs auxquelles on peut ramener le teint des
races humaines la moins caractéristique est la rouge. On a voulu
en faire l’attribut des Américains. C’est une erreur. D'une part en
Amérique les races péruvienne, autisienne, araucanienne.. sont
d'un brun plus ou moins foncé, les Brasilio-Guaraniens d’une
couleur jaunâtre à peine teinté de rouge, ete. D'autre part on
a trouvé à Formose une tribu aussi rouge que les Algonquins, et
des teints plus ou moins cuivrés se rencontrent chez des popula-
tions coréennes, africaines, etc.
La teinte rouge apparait d’ailleurs par le fait seul du croise-
ment entre races qui ne la possèdent ni l’une ni l’autre. Fitz
Roy nous apprend qu'à la Nouvelle-Zélande elle caractérise
souvent les métis d’Anglais et de Maori. Ce fait même explique
pourquoi on la rencontre chez plusieurs des populations indi-
quées plus haut. C'est chez l’homme un de ces faits qui montrent
comment le métissage peut amener l'apparition de caractères
nouveaux.
En somme on voit que la couleur de la peau, tout en fournis-
sant d'excellents caractères secondaires, ne saurait être prise
pour point de départ d’une classification des races humaines.
Pour l’homme comme pour la plante on doit se rappeler l’apho-
risme de Linné : « nimium ne crede colori ».
J'en dirai tout autant et plus encore de la couleur des yeux.
CARACTÈRES EXTÉRIEURS — PEAU, PERSPIRATION 267
Sans doute la couleur noire se montre habituellement chez les
races colorées et le bleu d’azur n'existe guère que chez les popu-
lations blondes. La première teinte parait même être constante
chez les jaunes et chez certains Blancs allophyles. Mais, chez
les Nègres même, on rencontre souvent des yeux bruns, parfois
des yeux gris. |
Tout autant que celle de la peau, la couleur des yeux est une
résultante due à la fusion des teintes réfléchies par les diverses
couches de l'iris, avivées par la couleur du sang et perçues à
travers la cornée transparente. De là vient la difficulté qu'ont les
peintres à rendre l'effet général.
VII. — La peau et ses prencipales annexes. — La peau, qui re-
couvre le corps entier, est un véritable appareil composé d'or-
ganes anatomiquement et physiologiquement distincts. Le prin-
cipal est l'organe cutané ou peau proprement dite, à laquelle s’a-
joutent à titre d’annexes les organes producteurs de villosités,
les glandes sudoripares, les glandes cutanées et quelques autres dont
nous n’avons pas à nous occuper.
Dans ses extrêmes, la surface de la peau est tantôt sèche et
rude, tantôt souple et comme satinée. Le premier cas est géné-
ralement celui des races boréales, le second celui de plusieurs
races habitant les pays chauds, comme les Nègres et les Polyné-
siens.
Les deux faits s'expliquent assez aisément par l’action de la
température seule. Le froid resserre les tissus, refoule à l'inté-
rieur le sang ou en enraye la circulation à la superficie du corps.
Il doit par conséquent amoindrir l’activité fonctionnelle de la
peau proprement dite et en particulier diminuer la perspiratron.
La chaleur, au contraire, fait affluer le sang à la surface du
corps, active les fonctions de la peau et surtout la persprration.
Celle-ci produisant à la surface du corps une évaporation con-
stante, entretient la souplesse de la couche épidermique et la
fraicheur habituelle qui fait rechercher les Négresses dans les
harems. |
Cette action de la chaleur, la suractivité de l'organe cutané,
qui en est la suite, ont d’ailleurs d’autres conséquences qui s’en-
chaînent et expliquent quelques-uns des faits signalés par les
voyageurs et les anthropologistes.
M. Pruner Bey a fortement insisté sur l'épaisseur des couches
cutanées, sur celle du derme en particulier chez le Nègre. Cette
épaisseur n'est-elle pas la conséquence naturelle de l’afflux des
principes nutritifs amenés par le sang, sans cesse appelé à la
surface du corps pour suffire à la perspiration ?
On à remarqué depuis longtemps que les Nègres et les autres
races des pays chauds suent beaucoup moins que les races des
pays tempérés. Les faits précédents rendent compte de celui-ci. Le
sang, amené sans cesse à la périphérie et dans l’organe cutané,
afflue moins dans les glandes sudoripares, profondément enfon-
cées sous le tissu adipeux. Entre la transpiration et la perspiration,
_ 268 RACES HUMAINES ACTUELLES
il doit exister, par suite de la position des organes, un véritable
balancement.
Il est probable qu'une des difficultés de l’acclimatation vient
de ce que ces deux fonctions doivent changer d'activité pro-
portionnelle quand on passe d’un climat tempéré à un climat
intertropical ou vice versa. Des recherches de Krause il résulte
que le corps d’un Européen porte plus de 2 281 000 glandes
sudoripares. Le volume de tous ces petits organes réunis serait
d'environ 40 pouces cubes. Le changement brusque des fonc-
tions ne saurait donc être indifférent. D'ailleurs les glandes sé-
bacées, plus petites mais bien plus nombreuses que les sudori-
pares, participent à ce mouvement et il ne peut qu’en résulter
pour l’organisme une secousse sérieuse.
Les villosités sont ou très-rares ou absolument nulles à la sur-
face du corps du Nègre, sauf les quelques points toujours garnis
de poils chez l’homme. En revanche, l'appareil glandulaire
cutané est chez lui extrêmement développé.
Ces deux faits se rattachent encore à la même cause et s’ex-
pliquent par le balancement d'organes connexes. Le sang,
appelé à la surface du corps, abandonne les bulbes pileux trop
profondément enfoncées ; mais, par la même raison, il afflue
dans les glandes sébacées qui sont placées superficiellement. Il
est tout simple que les premiers s’atrophient et que les secondes
se développent exceptionnellement.
Ce développement lui-même rend compte de l’exagération de
l'odeur propre à la race nègre. On sait qu'un navire négrier est
reconnu pour tel à l’odorat. Mais les populations africaines ne
sont pas seules caractérisées de cette manière. Humboldt nous
apprend que les Péruviens distinguent l'odeur de l’indigène, celle
du Blanc et celle du Nègre et leur ont donné les noms de posco,
pezuna et graio. Chez nous-mêmes, chaque individu a son odeur
propre que distingue fort bien l’odorat délicat du chien.
VIII. — Vallosités, barbe, cheveux. — Les villosités représentent
chez l’homme le poil des mammifères ; mais tandis que ceux-ci
en sont toujours couverts, à l'exception de quelques races spé-
ciales, telles que les chiens turcs, les bœufs calongos, ete., l’homme
n'en porte généralement en qualité notable que sur quelques
points restreints. Chez le Nègre africain, chez la plupart des
races jaunes, il n’en existe sur le corps que dans ces points pri-
vilégiés. Toutefois la pratique de l'épilation, commune à un
grand nombre de populations colorées, a fait exagérer la fré-
quence et l'intensité de ce caractère. Eckewelder nous repré-
sente les guerriers Peaux-Rouges, dans leurs moments de loisir,
occupés à s’arracher les moindres villosités avec de petites pinces
fabriquées expressément pour cet usage.
Les races blanches sont généralement plus ou moins velues,
et parmi elles les Aïnos ont été depuis longtemps signalés comme
présentant ce trait à un degré tout à fait exceptionnel. Les
photographies du colonel Marshal permettent : d'affirmer que
CARACTÉRES EXTÉRIEURS — BARBE, CHEVEUX 269
les Todas ne leur cèdent en rien sous ce rapport. Ici les villosités
forment chez certains individus une véritable fourrure, surtout
aux membres inférieurs.
De toutes les villosités du corps humain, celles qui couvrent
la face et le crâne ont à juste titre attiré davantage l'attention.
Toutes les races ont des cheveux ; mais il en est un assez grand
nombre qui ont été signalées comme étant absolument imber-
bes, en Asie, en Amérique, en Afrique. Pallas, Humboldt,
MM. Brasseur de Bourbourg, Pruner Bey, ont fait justice de ces
assertions et montré que l'épilation, soigneusement pratiquée,
leur a seule donné naissance. Toutes les races humaines sont
plus ou moins barbues. Toutefois on constate de grandes diffé-
rences à cet égard, même chez des races appartenant au même
type fondamental. Certains Nègres mélanésiens présentent, sous
ce rapport, un contraste frappant avec leurs frères africains.
La chevelure est bien plus constante que la barbe au point
de vue de la quantité. Cependant elle paraît être sensiblement
plus fournie chez quelques races boréales, qui ont en outre un
duvet plus abondant que celui des races des pays tempérés. Il
y a là accord complet avec ce qu'on sait des animaux.
Chez certaines races nègres, les Boschismans de l'Afrique aus-
trale, les Mincopies des îles Andaman, les Papous de la Méla-
nésie et aussi quelques tribus africaines, les cheveux forment
sur la tête des espèces de petits îlots, séparés par des espaces
parfaitement glabres. De là résultent ces chevelures en grains
de poivre signalées par divers voyageurs. Chez la plupart des
Nègres africains, chez les Jaunes et les Blancs, la répartition des
cheveux est au contraire uniforme.
On sait combien varie la couleur de la chevelure. Quelques
faits généraux se dégagent pourtant au milieu de tous les cas spé-
ciaux. J'ai déjà dit qu’on trouve sporadiquement dans toutes les
races des individus à cheveux plus ou moins rouges ou roux. Sauf
cette exception, toutes les races colorées ont les cheveux noirs.
Les cheveux blonds ont été longtemps regardés comme étant
l'apanage d’un petit nombre de groupes aryans. Toutefois, selon
M. Pruner Bey, on les rencontre aussi parfois chez les Sémites
d'Asie, et l’on sait, à n’en pas douter, qu'ils sont très-fréquents
chez les Kabyles. Les faits de même nature que Pierre Martyr,
P. Kes, James, etc., ont signalés en Amérique chez les Pariens,
les Lee-Panis, les Kiavas, etc., s’expliqueront sans doute un jour
par des migrations et des croisements. Il me paraît presque évi-
dent, par exemple, que les Scandinaves ont dû porter leur che-
velure blonde chez plusieurs tribus du littoral américain, et que
les faits signalés par Pierre Martyr sont un des témoignages de
leur extension au-delà du golfe du Mexique.
La forme de la chevelure prise dans son ensemble a aussi
quelque chose de caractéristique. Chacun connaît la prétendue
lle laineuse du Nègre couverte de cheveux très-courts et crépus.
La chevelure très-longue et raide des populations jaunes, amé-
270 RACES HUMAINES ACTUELLES
ricaines, etc., contraste avec la précédente d’une manière frap-
pante. Celle des races blanches, souvent bouclée, tient presque
le milieu entre ces deux extrêmes.
Get aspect général coïncide d'ordinaire avec des différences
de structure et de forme générale de la tige. Brown avait déjà
montré que celle-ci, coupée transversalement, présente une
section qui varie de l’ellipse allongée chez le Nègre au cercle
chez le Peau-Rouge, et que le cheveu de l’Anglo-Saxon consti-
tuait un terme moyen. M. Pruner Bey a repris cette étude et
fait connaître la forme de la coupe transversale des cheveux
dans plusieurs races appartenant aux trois types fondamentaux.
Il a montré que l’ellipse allongée caractérise les races nègres en
général aussi bien que la race hottentote-boschismane; que
les formes ovalaires sont essentiellement le partage des popu-
lations aryanes ; que les formes circulaires plus ou moins régu-
lières caractérisent les races jaunes, américaines, etc., et qu'à
cet égard les races blanches allophyles (Basques) paraissent se
rapprocher des précédentes.
Brown et Pruner Bey s’accordent d’ailleurs pour témoigner
que sur les têtes de métis on trouve un mélange de formes. C'est
exactement ce qui se passe souvent dans le croisement du méri-
nos avec les races de moutons à laine grossière.
Je n'ai parlé jusqu'ici que des caractères fournis par la barbe
et la chevelure abandonnées à elles-mêmes. Mais on sait com-
bien l’amour de la parure, cet instinct un des plus caracté-
ristiques de l’homme, s’est ingénié à modifier la nature sur ces
deux points. Il est résulté de là des caractères, artificiels sans
doute, mais qui ont parfois une valeur très-réelle. Ce côté de la
question a été souvent abordé, et M. E. Cortambert en a fait
l’objet d’un travail où il a résumé les recherches de ses prédé-
cesseurs en y joignant les siennes propres.
IX.— Traits du crâne et de la face. — Au point de vue de l'an-
thropologie descriptive comme au point de vue anatomique, la
tête se compose essentiellement de deux régions, le crâne et la
face. Le premier recouvert seulement par le cuir chevelu, qui
en suit tous les contours, ne présente en réalité que des caractè-
res ostéologiques. La forme générale, les proportions, etc., sont
à très-peu de chose près sur l’homme vivant les mêmes que sur
le squelette. Aussi est-ce en parlant de ce dernier que j'entre-
rai à ce sujet dans quelques détails. Ici je me bornerai à faire
remarquer que l'inégalité d'épaisseur de la peau et des quelques
lans musculaires sous-jacents nécessite quelques corrections,
orsqu'on veut comparer les mesures prises sur le vivant à celles
que fournit la tête osseuse. Par exemple la présence des muscles
temporaux augmente d’une manière assez sensible le diamètre
transverse maximum. Par suite le rapport de celui-ci au dia-
mètre antéro-postérieur se trouve élevé. Ce rapport, qui cons-
titue l’éndice céphalique, est un des caractères dont les anthropo-
logistes ont à se préoccuper le plus souvent et il était important
CARACTÈRES EXTÉRIEURS — CRANE, FACE 271
de déterminer la correction à faire en cas de comparaison.
M. Broca a montré qu'elle est de deux unités lorsqu'on exprime
le rapport comme je le dirai plus loin.
Il n'en est pas de la face comme du crâne. Ici, les parties
molles surajoutées jouent un rôle dont l'importance a été tour à
tour exagérée ou méconnue. William Edwards voulait que l’on
jugeât des races comme des individus, exclusivement par les
traits du visage. Serres, partant de ce fait que la charpente
osseuse détermine la forme générale et les proportions de la face,
demandait que l’on s’en tint uniquement aux caractères ostéo-
logiques. Tous deux étaient trop exclusifs.
Sans doute le squelette est pour beaucoup dans les caractères
les plus superficiels de la face. Mais, les muscles, le tissu cellu-
laire et adipeux, les cartilages sont ici bien autrement déve-
loppés que sur le crâne; et, de leur plus ou moins d'extension,
de leurs rapports variés résultent des différences de traits qui
constituent autant de caractères. Malheureusement il est sou-
vent fort difficile de préciser ceux-ci. Les descriptions les plus
détaillées sont rarement suffisantes et les mensurations les plus
exactes sont loin de donner une idée de certaines variations de
la figure humaine. Par exemple elles ne sauraient faire com-
prendre la différence, pourtant très-sensible pour l'œil, qui dis-
tingue le nez du Nègre guinéen de celui du Nègre nubien.
Le nez est pourtant celui des traits de la face qui se prête le
mieux aux investigations de ce genre. Sa longueur est déter-
minée par le point d'attache des os nasaux au frontal et la posi-
tion de l’épine nasale; sa largeur à la racine dépend de l'angle
formé par les os nasaux; sa largeur à la base est plus ou
moins en rapport avec l'ouverture antérieure des fosses nasales.
Mais la forme et le développement des cartillages, ainsi que
l'épaisseur des narines peuvent sur deux têtes osseuses très-sem-
blables modifier considérablement le type même de cet organe ;
et l'indice nasal extérieur ne peut donner aucune idée de ces
variations. L'étude de M. Topinard à ce sujet n’en a pas moins
un intérêt réel; mais au point de vue de la caractérisation des
races, les recherches faites par M. Broca sur l’endice nasal ostéo-
logique, dont il sera question plus loin, ont une valeur bien plus
sérieuse.
_ Les caractères tirés du nez observé sur le vivant n’en ont pas
moins une grande importance. Get organe est plus ou moins
écrasé, large et épaté à sa base chez presque tous les Nègres,
chez la plupart des Jaunes, chez certains Blancs allophyles ; il
est au contraire étroit et saillant dans les belles races blanches.
Ces deux types généraux présentent d’ailleurs des variations
secondaires dont le dessin peut seul donner une idée.
J'en dirai autant à propos de la bouche. Les mille nuances de
dimensions et de forme qu’elle peut présenter, depuis le Nègre
guinéen aux lèvres énormes et comme retroussées jusqu’à cer-
tains Blancs afyans ou sémites, ne sauraient ni se mesurer ni se
272 RACES HUMAINES ACTUELLES
décrire. On ne peut guère qu'indiquer les caractères généraux
quand ils deviennent très-tranchés. Remarquons toutefois que
la grosseur des lèvres ressort outre mesure chez les Nègres, par
suite de la projection en avant des maxillaires et des dents.
La bouche nègre présente un autre caractère qui me semble
avoir été généralement méconnu et qui m'a toujours frappé.
C'est une sorte d’empâtement placé au bord externe des com-
missures, et qui semble s'opposer à ces petits mouvements des
coins de la bouche qui jouent un si grand rôle dans la physio-
nomie. Les dissections de M. Hamy ont rendu compte de ces
faits. Elles ont montré que chez les Nègres les muscles de cette
région sont à la fois plus développés et moins distincts que chez
le Blanc.
Indépendamment de la couleur de l'iris, l’œil présente encore
dans le développement des paupières, dans les dimensions de la
fente palpébrale, des différences qui constituent autant de earac-
tères ayant parfois une valeur réelle. Tout le monde connaît les
yeux chinois, inclinés de bas en haut et de dedans en dehors. Ils
ont été regardés comme propres aux races Jaunes pures ou mé-
tisses. Pourtant ces yeux obliques se retrouvent assez souvent
en Europe, chez des femmes principalement, et s’allient parfois
à un teint d’une blancheur et d’une fraîcheur presque excep-
tionnelles, ainsi qu'à des traits unanimement regardés comme
des plus agréables.
La forme générale du visage et quelques autres particularités
tirées de la saillie des pommettes, de la forme et de la proémi-
nence ou du retrait du menton, etc., prêteraient à quelques
considérations analogues aux précédentes. Maïs ici encore les
caractères extérieurs manquent de la précision que nous trouve-
rons dans les caractères ostéologiques.
X. — Caractères tirés du tronc et des membres. — En parlant
des proportions j'ai déjà indiqué quelques-uns de ces caractères;
jy reviendrai à propos du squelette. Je me bornerai donc ici à
faire une courte remarque et à signaler deux traits remar-
quables.
Une des particularités qui, pour nos yeux européens, contri-
bue le plus à la beauté du corps, est la différence des diamètres
transverses de la poitrine, de la ceinture et des hanches. Un corps
tout d’une venue nous paraît disgracieux. C’est un trait qui se
retrouve chez plusieurs races jaunes et américaines. La com-
paraison de ces diamètres fournirait des indices intéressants à
comparer, Mais on n’a guère pris que celui de la poitrine ou
plus généralement la circonférence de cette partie du corps. À
en juger par les nombres donnés par divers auteurs, les Në-
gres de Fernando-Po auraient la poitrine la plus développée.
Chez eux la circonférence serait de 95c,2. Les Anglais viendraient
ensuite et le minimum observé l’aurait été chez les Todas, dont
le thorax n'aurait que 81°,8 de circonférence.
Les Hottentotes et surtout les Boschimanes présentent à un
CARACTÉRES EXTÉRIEURS — STÉATOPYGIE, TABLIER 273
haut degré deux particularités que l’on a cru longtemps leur être
spéciales, mais qui se sont retrouvées ailleurs. Je veux parler de
la stéatopygre et du tablier. La première consiste dans un dévelop-
pement étrange des couches graisseuses dans la région fessière,
d’où résulte une énorme protubérance. La Vénus Hottentote,
dont le moule en pied existe au Muséum, en présente un bon
exemple, mais il parait que ce caractère peut s’exagérer encore
davantage. C’est la reproduction chez l’homme d’un trait signalé
par Pallas comme caractéristique de certaines races.de mou-
tons de l’Asie centrale, chez lesquelles l’atrophie de la queue
coïncide avec l'apparition d'énormes loupes graisseuses.
La stéatopygie a été signalée chez diverses populations noires
et négroïdes. Elle était très-reconnaissable chez une reine de
Poun figurée sur le temple égyptien élevé par M. Mariette, pour
l'exposition de 1867. Livingstone assure qu'elle commence à se
manifester chez certaines femmes Boërs, qui sont pourtant de
race blanche bien pure. Mais nulle part elle n’est aussi pronon-
cée que chez les Boschimanes et elle constitue un des caractères
les plus frappants de la race.
Il n’en est pas entièrement de même du fablier, résultant du
développement exagéré des petites lèvres, qui saillent en dehors
de la vulve et pendent en haut des cuisses. Ce trait se re-
trouve plus ou moins développé dans une foule de races et a
donné lieu à la pratique de la circoncision chez les femmes. En
Europe, il n’est pas sans doute de médecin accoucheur qui n'ait
eu quelque occcasion de le constater chez des Blanches parfaite-
ment pures.’ Toutefois il paraît que chez les Boschimanes le
tablier atteint parfois des dimensions que l’on n’observe pas
ailleurs. Chez la Vénus Hottentote, le moulage que possède le
Muséum donne 55 millimètres de longueur à droite et 61 à
gauche ; la largeur est de 34 millimètres à droite et de 32 à
gauche. L'épaisseur, partout la même, est de 15 millimètres.
DE QUATREFAGES. 18
CHAPITRE XXX
CARACTÈRES ANATOMIQUES.
Î. — Caractères ostéologiques. — Sans méconnaitre la très-grande
valeur des caractères extérieurs, j’attache avec presque tous les
anthropologistes, dans la plupart des cas, une importance plus
grande encore aux caractères anatomiques. Malheureusement,
l'anatomie comparée des races humaines est encore peu avan-
cée. En réalité, les parties solides, le squelette a pu seul être
sérieusement examiné. L'étude des parties molles a été à peine
abordée. Pour ce motif et pour bien d’autres, je distinguerai ces
deux ordres de faits, et résumerai séparément ce que nous
savons sur les caractères ostéologiques et les caractères organiques.
Le squelette, charpente du corps, présente les mêmes régions
que celui-ci; on peut y distinguer la tête, le tronc, les extré-
mités, Chacune de ces régions offre des particularités plus ou
moins en rapport avec la diversité des groupes humains. Les
mieux étudiées et très-heureusement les plus importantes, sont
fournies par la tête. Depuis quelques années, les collections
cräniologiques se sont singulièrement accrues ; et, dans toute
l’Europe, on s’est mis à les étudier avec une égale ardeur. Les
méthodes, les instruments crâniométriques se sont multipliés,
peut-être un peu au-delà des besoins réels. MM. Vogt et Topinard
ont fort bien résumé cet ensemble de recherches. Je ne puis que
renvoyer à leurs publications. Ici je ne saurais même reproduire
tous les résultats déjà acquis, et je dois me borner à indiquer
quelques-uns des principaux.
IT, — Caractères tirés du crâne seul, — Au point de vue anthro-
pologique, aussi bien que sous le rapport anatomique, la tête
osseuse se subdivise en crâne et en face. Chacune de ces régions
onne en effet ses indications propres. En outre, de leurs rap-
ports réciproques naissent encore de nouveaux caractères. Pas-
sons-les rapidement en revue.
La forme générale du crâne dépend, avant tout, du rapport
existant entre la longueur mesurée d'avant en arrière, et la lar-
geur prise d’un côté à l’autre. C'est à Retzius que revient l’hon-
neur d’avoir compris l'importance de ce rapport. Il s’en servit
ENTER I
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — INDICE CÉPHALIQUE 279
pour établir la distinction entre les races dolichocéphales ou à
tête longue, et les races brachycéphales ou à tête courte.
Retzius avait regardé les rapports 7 : 9 ou 8 : 10 comme repré-
sentant la limite, laissée par lui incertaine, de la dolichocéphalie
et de la brachycéphalie. M. Broca a proposé de comprendre
dans un troisième groupe, les crânes dont la longueur et la lar-
geur présenteraient un rapport compris entre ces limites, et
tous les anthropologistes admettent maintenant avec lui des
races mésaticéphales. En ramenant ces rapports à la forme
décimale, en créant le terme d'indice céphalique horizontal uni-
versellement adopté aujourd’hui, M. Broca a d’ailleurs facilité
singulièrement l'étude de ce caractère et la discussion des idées
qu'il peut faire naître. Sa subdivision en deux des groupes
extrèmes, présente aussi, dans certains cas, des applications
utiles. Mais lui-mème a fort bien montré qu'il ne faut pas aller
trop loin dans cette voie.
Il y a eu, ce me semble, un peu d’arbitraire dans la délimita-
tion de la dolichocéphalie, de la mésaticéphalie, de la brachycé-
phalie. Ce fait me paraît ressortir des tableaux suivants, que
jemprunte à MM. Broca et Pruner Bey. Ils reproduisent les
moyennes trouvées par ces éminents observateurs. Seulement
j'ai substitué l’ordre sérial à la distribution purement géogra-
phique admise par M. Pruner. J'ai, en outre, ramené les deux
notations au centième, ce qui présente à l'esprit quelque chose
de plus net et met en saillie un résultat général.
Indices des races humaines d'après M. Pruner Bey.
Races. Indices Races, Indices
Américains des Pampas de Pur Rte PAPE |
Bogatas ete sise. ; emmes 0,80
Américains de Vera-Paz...... 0,87 | Indo-Chinois
Allemands du Sud na | 0.86 | Tagals | :
Allemands du Sud (feinimes PA DelGES ne Punta de ae sh 10,49
ane dé Hs \
Annarnités URBIEPEN EE SUUSE 0 OVas
Turcs brachycéphales ! Papous à nez aquilin
ne En ME LE
av i
Bornéens Bellovaques (hommes)
Péruviens brachycé- Grecs modernes
MHales : _, - .)..481 0,84 | Kabyles (femmes)
Puelches Juifs (femmes)
Lapons Kourouglis (hommes et
Anciens FA eq femmes) 18
brachycéphales Néo-Guinéeñs ;
Éinouls 0.83 Américains intermédiaires
Bretons brachycéphales EE ? * | Araucans (hommes)
Pie) “hbiwe| anter Gimens Pat: 77
Male Med (femmes) \ Kabylés at
alais (femmes) .-.......::5.., 0,81 | Aëtas (hommes
Néo-Guinéens brachycé- | _ | Tasmaniens (femmes) 0.76
phales 0, 80 | Celtes dolichocéphales (‘°° à
Mexicains \ Scandinaves (hommes)
276 RACES HUMAINES ACTUELLES
Races, Indices. Races. Indices,
Bretons dolichocéphales)...... 0,76 | Araucans (femmes).......... 0,74
Italiens modernes Nègres (femmes)
Mulâtres (hommes et Kaîres
femmes) Sémites Indous 0.73
Arabes Anciens Celtes (hommes{° ‘"" ?
Sacalaves (hommes) et femmes)
Néo-Zélandais Irlandais
Kanaks dolichocéphales |. .... 0,75 | Nègres (hommes)
Micronésiens Sacalaves (femmes)
Tasmaniens (hommes) Australiens (femmes)
Néo-Guinéens(femmes) | Brahmanes se cRÈS 0,72
Turcs dolichocéphales Dravidas
Etrusques Persans
Phéniciens Bellovaques (femmes)
Scandinaves (femmes) Boschismans 0.70
Taïtiens Hottentots (femmes) TE AE
Américains du Brésil, {...... 0,74 | Hottentots (hommes) … 0.69
Pérou, etc. Estuaux | 11114 ST PRE 4
Indices des races humaines d'après M. Broca.
Races. Indices. Races. Indices.
Le he es: rie LS pcs non dé- HÉPUNA 0,78
Amérique, crânes déformés. 0 92
Syriens de Gébel-Cheikh lé- | Sous-dolichocéphales.
gèrement déformés Basques Espagnols de }
Lapons | Zaraus (be 0,77
Bavière et Souabe | Gaulois de l’âge du fer !
Auvergnats de Saint- |..... 0,84 | Malgaches |
Nectaire \ Chinois
Finnois Coptes
lutio - Chine LP" ere dE Penn Mérovingiens [°° sé
Sous-brachycéphales. A
ne Fr viol Polynésiens
ussie d'Europe 2| Fo :
Bretons des Côtes-du-Nord Dre ÉSJpie An AE
(cantons gallois) Corses d’Avapezza du
Javanais xvine siècle .. 0,75
Turcs | Bohémiens de Roumanie
Mongols divers 0.81 | Papous
Bretons des Côtes-[°"""""""""" Préhce du nord, âge de |
du-Nord (cant. la pierre polie j
bretonnants),
Estoniens F8 0.80 Dolichocéphales vrais.
Basques français °°°": ; Kab
REA abyles NL
Mésaticéphales. Arabes . 4 .…..... ..….. ,
Amérique septentrionale \ Nubiens d’Éléphantine
non déformés France du midi; pierre
Amérique méridionale polie (cav. Hom.-mort.)
non déformés France ; pierre taillée sis 100, 18
Malais non Javanais 0.79 | Nègres de l'Afrique
France du Nord, âge du L occidentale
bronze Bengalais |
Parisiens du xvi siècle Cafres |. 0 72
Parisiens du xrre siècle Hottentots et Boschismans | ° ?
Parisiens du xix° siècle , Australiens
Gallo-Romains ) 0.78 Néo-Calédoniens !....... ... vi di
Roumains mari 4 Esquimaux \
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — INDICE CÉPHALIQUE 277
Ces deux tableaux se complètent et se confirment l’un l’autre
pour tous les résultats généraux. Les différences secondaires qui
les distinguent, tiennent sans doute d’une part au nombre des
crânes dont chacun des auteurs a disposés pour obtenir ses
moyennes ; d'autre part à quelque diversité dans l'emploi de ces
matériaux. M. Pruner Bey {a distingué les sexes que M. Broca a
réunis; ce dernier a groupé ensemble les Hottentots et les Bos-
chismans, séparés par M. Pruner, etc.
Du tableau de M. Broca, il résulte que la moyenne de tous
ces indices, en laissant de côté les têtes déformées est de 0,78.
Au point de vue numérique, ce serait celui de la vraie mésaticé-
phalie. Le groupe moyen devrait, ce me semble, s’abaisser autant
qu'il s'élève, et par conséquent absorber au moins une partie des
sous-dolichocéphales de M. Broca. En fait, de l'inspection des deux
tableaux, il résulte que les indices au-dessus de 0,74 et au-des-
sous de 0,79, comprennent le plus grand nombre des races
appartenant aux trois types fondamentaux et venant de toutes
les parties du monde. La véritable mésaticéphalie me semble-
rait devoir être comprise entre ces limites. Je ne propose pour-
tant pas de changer celles qui ont été adoptées.
Ces tableaux prêtent à bien d’autres observations ;je me borne
à indiquer les principales.
M. Pruner Bey a poussé ses calculs jusqu'aux millièmes,
M. Broca jusqu'aux dix-millièmes. Je me suis arrêté aux cen-
tièmes, pour que l'œil saisit plus aisément la série formée par
ces nombres si importants dans la caractéristique des races.
Qu'on veuille bien se rappeler que la plupart sont des moyennes
prises sur un certain nombre de crânes. Si l’on avait pour chaque
race un nombre suffisant de sujets, et que l’on plaçât en série
les indices pris sur chacun d'eux, à coup sûr la distance de l’un
à l’autre ne serait plus seulement de 0,01; elle descendrait à
0,001 et au-delà. Le passage d’un individu à l’autre par nuances
insensibles ne peut ici être mis en doute, pas plus que pour la
taille.
Il est inutile d’insister longuement sur l’entre-croisement, si
bien mis en évidence par les deux tableaux. On voit que le même
indice place à côté les unes des autres, les races les plus dispa-
rates, l’Allemand du sud à côté de l’Annamite, le Breton à côté
du Kalmouk, le Belge à côté du Tagal, le Parisien à côté du
Malais, l'Italien à côté du Maori, etc., et que par leurs indices
divers, les races blanches sont dispersées au milieu de presque
toutes les races colorées. Je n’ai pas besoin de revenir sur les
conséquences à tirer de ces faits, au point de vue de la ques-
tion du monogénisme.
Les races jaunes et noires sont moins disséminées que les
blanches. Les premières sont brachycéphales ou mésaticéphales ;
les secondes sont toutes dolichocéphales à l'exception des Aëtas.
J'ai montré que ces derniers appartiennent à un ensemble de
populations s'étendant des îles Andaman et des Philippines,
978 RACES HUMAINES ACTUELLES
jusqu'en Mélanésie au détroit de Torrès, pénétrant la Nouvelle-
Guinée et formant au milieu de la population nègre mélané-
sienne, une branche spéciale.
Quelque chose de pareil paraît exister en Afrique. Cette
découverte, fort contraire aux idées générales reçues jusqu'ici,
est due à M. Hamy. Cet habile chercheur avait reconnu la bra-
chycéphalie sur six crânes pris dans les collections de Paris, et
venant tous des environs du Cap Lopez ou des embouchures du
Fernand Vaz. Plus tard, M. Duchaillu ayant rapporté des mêmes
contrées 93 têtes osseuses dont les Anglais firent connaître les
mesures, M. Hamy calcula les indices et trouva que 27 de ces
crânes étaient brachycéphales ou mésaticéphales. Tout indique
done que le {ronc nègre présente en Afrique une branche spéciale
correspondant aux Négritos. Ce résultat est confirmé par les
observations de Schweinfurth, qui place les Niams-Niams et
quelques tribus voisines parmi les brachycéphales. |
On voit que l'indice céphalique horizontal ne saurait servir
de point de départ pour une classification des races humaines,
comme l'avait cru Retzius. Mais on voit aussi que dans la carac-
térisation des groupes secondaires, il conserve toute la valeur
que lui attribuait son inventeur.
Les moyennes extrêmes portées sur le tableau de M. Pruner
Bey, ont été trouvées dans deux races américaines, les Esqui-
maux et les habitants des Pampas de Bogota, etc. Quelques
différences qui séparent ces races, elles n’appartiennent certai-
nement ni l’une ni l’autre, soit au tronc blanc soit au tronc
nègre. C’est avec le type Jaune qu'elles ont le plus d’affinité.
D'une moyenne extrème à l’autre, les indices céphaliques
diffèrent de 0,246, selon M. Pruner ; selon M. Broca, de 0,1455
seulement. Cette différence tient surtout à ce que M. Broca
rejette comme déformés des crânes que M. Pruner semble
accepter sans observation. Au reste, les indices individuels pré-
sentent un écart bien plus considérable comme il était aisé de le
prévoir. Huxley a fait connaître un Mongol dont l'indice s'élève
à 0,977, et un Néo-Zélandais, à coup sûr de souche mélané-
sienne, chez lequel il descend à 0,629. La différence est donc
de 0,348. |
Les rapports généraux de longueur et de largeur dans le crâne
des races humaines, apparaissent dès la naissance. Toutefois,
des recherches de Gratiolet il résulte que la dolichocéphalie
tient à un développement relatif des os qui varie avec l’âge.
Chez le nouveau-né, elle serait essentiellement occiprtale ; tempo-
rale dans l'enfant, et frontale chez l’homme adulte. Chez la
femme, l’élongation du crâne serait essentiellement due à la
longueur des temporaux. Sous ce rapport, la femme resterait
donc enfant toute sa vie.
Partant de ces premiers résultats, le même observateur a
comparé, au même point de vue, les Blancs dolichocéphales aux
Nègres africains et mélanésiens. Il a trouvé que la dolichocé-
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — MESURES CRANIENNES 279
phalie frontale du premier était remplacée dans les deux races
noires par une dolichocéphalie occipitale. M. Broca a constaté
le même fait chez les Basques comparés aux Parisiens. La
distinction proposée par M. Gratiolet, fournit donc un caractère
secondaire, qui peut être utile dans certains cas, mais qui n’a
pas à beaucoup près la signification qu'on a voulu parfois lui
attribuer. On a voulu voir dans la dolichocéphalie occipitale,
un caractère séparant profondément le Nègre du Blanc; les
observations de M. Broca montrent qu'il n’en est rien et, des
observations de Gratiolet, il résulte qu'il y a là seulement persis-
tance d’un état antérieur commun. Le Nègre et le Basque conser-
vent pendant toute leur vie le trait céphalique du nouveau-né
parisien, par suite d’un de ces arrêts d'évolution que nous verrons
de plus en plus jouer un rôle considérable dans la caractérisa-
tion des races humaines.
L'étude de l'indice céphalique horizontal prêterait encore à
bien des remarques. Je me borne à rappeler les résultats statis-
tiques de M. Diétrici. De ses relevés, il résulterait que la popu-
lation totale du globe étant de 1288 millions d’âmes, elle comp-
terait 1026 millions de dolichocéphales, et seulement 262 millions
de brachycéphales. Mais le savant berlinois comprend dans la
première catégorie, les Chinois qui sont mésaticéphales et
comptent à eux seuls pour 421 millions. En somme, des tableaux
de MM. Broca et Pruner Bey et des autres données recueillies
jusqu'ici, il me semble résulter que les mésaticéphales doivent
être bien plus nombreux que les brachycéphales ou les dolicho-
céphales. Si l’on prend la mésaticéphalie dans le sens indiqué
plus haut, ces derniers à leur tour l’emporteraient sur les bra-
chycéphales, grâce surtout aux populations noires africaines,
que nous apprenons chaque jour être bien plus denses que l’on
. ne croyait naguère.
Retzius n'avait comparé que les diamètres maxima antéro-
postérieur et transverse. Après lui, on a cherché le rapport entre
le premier et la hauteur du crâne. On à obtenu aïnsi l'indice
céphalique vertical, dont l'importance est aussi facile à compren-
dre. Il figure également sur le tableau de M. Pruner Bey, et
prêterait à des considérations analogues aux précédentes. Mais
je ne saurais, sans dépasser les bornes de ce livre, entrer dans
tous ces détails. Pour le même motif, je ne dirai rien des autres
mensurations du crâne, diamètres frontaux maximum et mini-
mum, crconférence totale, courbe antéro-postérieure, et autres, etc.
La composition du crâne ne peut varier que dans des limites
fort étroites. Toutefois, chez les Nègres, chez les anciens Egyp-
tiens, etc., la portion écailleuse du temporal s'unit parfois au
frontal sans l’interposition partielle des ailes du sphénoïde.
C'est là un fait remarquable, car il est en contradiction avec le
principe des connexions, si justement regardé par Etienne Geof-
froy, comme un des plus essentiels de l’anatomie comparée.
Dans le cas précédent, la composition du crâne est altérée
280 RACES HUMAINES ACTUELLES
par la suppression d’une suture normale. Elle peut l'être aussi
par l’apparition d'une suture anormale, partageant un os unique
en deux os distincts. C’est ce qui arrive quand l’occipital semble
se dédoubler pour laisser sa partie supérieure distincte. De là,
résulte ce qu'on a nommé l'os épactal, l'os des Incas, parce que
Rivero, Tschudy, avaient cru voir dans cette disposition, un
caractère propre à ces peuples. Mais M. Jacquart a montré qu'il
y avait là, seulement un arrêt dans l’évolution de l’occipital,
arrêt dont les races humaines les plus diverses présentent des
exemples. C'est à un phénomène analogue qu'est dû la persis-
tance de la suture médio-frontale. Elle aussi se rencontre sans
doute partout, mais bien plus souvent chez la race blanche
aryane que chez les races colorées et surtout que chez les Nègres.
Ces faits se rattachent d’ailleurs à un ensemble d'observations
et d'idées sur lesquelles Gratiolet a insisté à diverses reprises.
D'après cet ingénieux observateur, les sutures antérieures se-
raient les premières à se souder chez les races inférieures, tandis
que, dans les races supérieures, l’oblitération commencerait par
les sutures postérieures. En outre, la totalité des sutures ten-
drait à disparaître de bonne heure chez les races sauvages,
tandis que l'isolement des os du crâne persisterait chez les races
cultivées et en particulier chez le Blanc européen. Cette disposi-
tion permettrait un développement du cerveau continu, quoique
de plus en plus lent. Gratiolet expliquait ainsi la jeunesse intel-
lectuelle, si remarquable chez certains hommes qui ont cons-
tamment exercé leur intelligence. Les recherches statistiques du
D' Pomerol, tout en enlevant à cette théorie ce qu'elle avait
d’absolu, semblent la confirmer à quelques égards.
Ne pouvant passer en revue tous les caractères crâniens, je
laisse de côté ceux que l’on a tirés de la saillie de divers os, des
indices occipital de Broca, céphalo-spinal de Mantegazza, etc. Je
ne dirai que quelques mots de la position du trou occipital et de
l'angle sphénoïdal de Welker, mais j'insisterai un peu plus sur
la capacité du crâne.
D'Aubenton avait montré dans un travail spécial que le trou
occipital est toujours placé chez les animaux plus en arrière que
chez l’homme. Sæœmmering exprima la pensée qu'il était chez le
Nègre plus en arrière que chez le Blanc et cette opinion, que sem-
blaient confirmer quelques mensurations, fut facilement acceptée
par quelques anthropologistes qui virent dans ce fait un caractère
stmien. Mais on n’arrivait à ce résultat qu’en appréciant la posi-
tion de l’orifice par rapport à la longueur totale de la tête y
compris la face. Or il est bien évident que celle-ci, venant à se
développer en avant par suite du prognathisme, le trou occipital
devait paraître reculé d'autant.
Les recherches de M. Broca sur les projections cräniennes per-
mettent de ramener ce petit problème à ses véritables termes et
d'en donner la solution. M. Broca a comparé 60 Européens et
35 Nègres. Représentant par 1,000 la propection totale, il trouva
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — ANGLE SPHÉNOIDAL 281
que chez les premiers la propection antérieure est représentée
par 475 et chez les seconds par 498. Le bord antérieur du trou
occipital est donc plus en arrière du bord alvéolaire chez le
Nègre que chez le Blanc, et la différence est de 23. Mais cette
projection comprend avec la projection cränienne antérieure, la
propection facrale ; et celle-ci est de 65 pour l'Européen, de 138
pour le Nègre. Si on la retranche de la première, on trouve que
la projection cränienne seule l'emporte chez le Blanc et que la
différence est de 50.
Ces nombres nous apprennent que, relativement au crâne
auquel il appartient, le trou occipital est placé plus en avant
chez le Nègre que chez le Blanc, ce qui n'est rien moins que
vrai pour les singes. Ces mêmes nombres font ressortir la diffé-
rence réelle qui distingue ici les deux races, savoir le prolonge-
ment en avant de la face.
Au point de vue de ces comparaisons entre l'homme et les
singes, l'angle sphénoïidal découvert par M. Virchow, étudié par
M. Welker et que l’on peut, grâce à M. Broca, mesurer sans
seier les têtes, présente un intérêt spécial. Il présente chez nous
et chez les Quadrumanes par suite des progrès de l’âge une évo-
lution inverse. C’est ce qui résulte des chiffres ci-joints em-
pruntés à Welker :
HOMMES. SINGES.
8 Nouveaux-nés....... . Ars 4; Sajou: nouveau-né.:.1,... 22" 140
10 Enfants de 10-15 ans....... Ar RL AQuité. : Lib dada: 174
30 Allemands URSS A 134 ne Le LS
Différence... .... — 7° | Orang jeune... A 7 AA 155
Eds adulées core anne 172
| C5 AA 9 C3 2 ÉRRAR ER DAS se! 114
Différence. ..... —+ 19
J'ai déjà insisté sur ce que les faits de cette nature ont d'in-
conciliable avec les théories qui attribuent à l'homme pour
ancêtre un être plus ou moins pithécoïde.
Quand on s’est occupé de la cavité cränienne, on a eu surtout
pour but de suppléer au défaut de renseignements sur le volume
et le poids du cerveau. Or, à ce point de vue, on peut facilement
être induit en erreur. La boîte osseuse et son contenu se déve-
loppent, au moins jusqu’à un certain point, d’une manière indé-
pendante. C'est ce qui résulte très-clairement d’un fait recueilli
par Gratiolet, et que l’on oublie trop. Il s’agit d’un enfant nou-
veau-né, chez lequel le crâne présentait la conformation nor-
male. Le cerveau manquait néanmoins presque en totalité. Chez
les hommes bien conformés, les sinus, les enveloppes du cerveau
peuvent fort bien présenter plus ou moins de développement
selon les individus et les races, et influer sur les dimensions rela-
tives du cerveau. ,
En outre, la mesure exacte de la capacité du crâne présente
289 RACES HUMAINES ACTUELLES
des difficultés qu'on n'a pu encore surmonter entièrement,
Malgré les perfectionnements apportés par M. Broca à la mé-
thode des grains de plomb, le même crâne cubé par le même
observateur, dans une même séance, donne des indications assez
différentes tantôt en plus, tantôt en moins.
Il y a en outre à tenir compte de particularités dont on a
longtemps méconnu l'importance, et qui nécessiteraient de sé-
rieuses corrections. On sait depuis plusieurs années que la taille
influe sur le poids du cerveau. Elle ne saurait être sans influence
sur la cavité qui renferme ce dernier. M. Broca a montré de
plus que le sexe est par lui-même une cause de variation. Chez
la femme la capacité du crâne est en moyenne toujours moindre
que chez l’homme et la différence varie d’une race à l’autre.
Toutefois lorsqu'on opère sur un nombre suffisant de têtes os-
seuses, les causes d'erreur doivent se compenser, et les moyennes
peuvent être acceptées comme donnant des résultats suffisam-
ment approchés de la vérité. Surtout les résultats obtenus par
le même observateur sont comparables entre eux, et l’on peut
en tirer certaines conséquences. Rien n'empêche donc de voir
dans la capacité crànienne un caractère très-digne d’être étudié.
Mais il ne faut pas s’en exagérer la signification.
Au point de vue de la distinction des races extrêmes, M. Broca
est arrivé au résultat suivant. La capacité crânienne de l’Aus-
tralien étant représentée par 100, celle du Nègre africain est de
111,60 et celle des races blondes européennes de 124,8.
J'emprunte à mon éminent collègue le tableau suivant publié
par M. Topinard dans son Anthropologie. Ge tableau donne la
capacité crânienne moyenne en centimètres cubes pour un cer-
tain nombre de races dans les deux sexes. Seulement j'ai subs-
titué l’ordre sérial chez les hommes à la répartition à peu près
géographique de l’auteur et calculé la différence entre les sexes,
RACES. HOMMES. | FEMMES, | Différence,
er ne ana
Caverne de l’Homme-Mort, pierre polie...,..,.... 1616 1507 109
Bretons Gallois ....... AA Ce ARTS 1599 1426 173
AUVEPENALES 506,5 2.600 0 148 Gite ALT LUE 1598 1445 153
Basques Espagnols. ............ PP PORN OR shit À 5 DTA 1356 218
BC OT NL. PSC RNA 1564 1366 198
Parisiens contemporains TS RATE AUS à sn as TE ER 1558 1337 221
Guanches..,,.,... ride dt bee DSL Ce 1557 1353 204
Corses ....,. Be =fie doi NS DST GOOE 20e : 1552 1367 185
ÉSquiIMAUX, 2452 2,7, HA .... CHARME AI LETT] 1539 1428 111
Chinois ...... toto rtoetoe este tee se eut 1518 1333 135
Merovingiens., se. 9 Me rer El 1504 1361 143
Néb-Calédoniens. SN... oi ARE desc 1460 1330 130
Nègres de l’Afrique occidentale . auadss des Pie 1430 1251 179
CAMIONS... : , Ana de es a de 5 60 6 0 0e DT à 1452 1201 251
AUBERPNS. 4. 62, 0 is AU AS RUE Er. 1347 1181 156
Nabieea is. anhia tre tet ee... .….. 1329 1298 31
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — CAPACITÉ CRANIENNE 283
Nous retrouvons ici des faits d'entrecroisement analogues à
ceux que j'ai signalés tant de fois. Les Mérovingiens, race blan-
che au premier chef, sont placés entre les Ghinoiïs jaunes et les
Néo-Calédoniens, Nègres mélanésiens.
Mais surtout on voit par ce tableau à quelles graves erreurs
on serait conduit si l’on voulait juger du développement intel-
lectuel d'une race par la capacité de son crâne. À ce compte
les troglodytes de la caverne de l’Homme-Mort, hommes et
femmes, auraient été supérieurs à toutes les races inscrites au
tableau y compris les Parisiens modernes, et les Chinois ne vien-
draient qu'après les Esquimaux. Sans doute, les populations
françaises occupent le haut du tableau et les diverses races nè-
gres sont aux derniers rangs. Mais là encore en voyant les Nu-
biens venir après les Australiens, on ne peut admettre qu'il y
ait un rapport réel entre la grandeur de la cavité crânienne et
le développement social. Nous retrouverons au reste des ques-
tions de même nature en nous occupant du cerveau.
Le tableau suivant, que j'emprunte à Morton, n'est pas moins
instructif que le précédent. Il comprend un plus grand nombre
de races. De plus le savant américain a donné non-seulement
les moyennes, mais aussi les maxima et les minima résul-
tant de ses recherches. Ses mesures sont exprimées en pouces
cubes. Comme il ne s’agit pas de les comparer à celles qu'ont
obtenues d’autres observateurs, je n'avais pas à en faire la réduc-
tion en centimètres. Je me suis borné encore à disposer les
moyennes en série décroissante et à calculer les différences
entre les maxima et les minima.
Anglais. ..,,... ss set .... ..... ....
Germains : l
Anglo-Américains ste s ere tss sets es
Arabes. hornet st... 4... LE] ...
Gréco-Égyptiens des catacombes .,....., ANNEES Ci
Irlandais ..... .
Arméniens
Circassiens
Jroquois
Lénapes
Chérokés
Shoshones
Nègres d'Afrique
Polynésiens DER A
Chinois
Nègres créoles d'Amérique du Nord f*‘**"*"*""""""
Indous ,
Anciens Égyptiens des catacombes :,,,..,,..,,.,..
Fellahs \
MEME, ie con dos
Péruviens l
Australiens
Hottentots
7 HONMRe «| <'ie réel Pal
284 RACES HUMAINES ACTUELLES
Ce tableau, emprunté à un des apôtres les plus éminents du
polygénisme, me semble de nature à faire réfléchir quiconque
tient compte des faits.
Nous voyons les Chinois placés par leur capacité crânienne
moyenne au-dessous des Polynésiens, des Nègres d'Afrique, des
tribus sauvages de l'Amérique du Nord. Est-ce vraiment le rang
que leur assigne leur civilisation ?
Dans le tableau de Morton, les Nègres créoles d'Amérique
tombent au-dessous des Nègres d'Afrique par le développement
moindre de la même cavité. Meigs a confirmé ce fait curieux
à bien des titres et donne même des nombres plus distants :
80,8 pour les premiers, 83,7 pour les seconds. Pourtant tous
les témoignages sont unanimes pour reconnaître que les Nègres
nés en Amérique sont intellectuellement supérieurs à leurs frères
africains. Nott lui-même convient qu'il en est ainsi. Chez eux
donc l'intelligence croît quand la capacité crânienne diminue.
Ce résultat est d’autant plus singulier que les recherches de
M. Broca sur les crânes parisiens du xur* au xix° siècle montrent
la capacité crânienne grandissant avec le mouvement intellec-
tuel général. Les mesures prises par le même observateur sur
des individus appartenant aux classes livrées à l'étude et aux
classes illettrées conduisent à la même conclusion.
Les nombres recueillis par Morton et par Meigs n’en subsis-
tent pas moins ; et cette expérience, portant sur des populations
nombreuses de la même race, me semble mettre hors de doute,
ce qui ressortait déjà clairement de la comparaison de races
différentes, savoir : que le développement des facultés intellec-
tuelles de l’homme est dans une très-large mesure indépen-
dant de la capacité du crâne et du volume du cerveau. Toute-
fois cette indépendance ne saurait être absolue. Nous verrons
plus loin quelles limites on peut lui reconnaître.
Ici je dois me borner à constater que là diminution du crâne
est, dans l’Amérique du Nord, un des caractères de la race nègre
créole dérivée de la race nègre africaine.
Nous retrouvons dans ce tableau l’entrecroisement des races
accusé par les moyennes. Les Indous, les anciens Egyptiens sont
séparés des autres races blanches par les Nègres, les Chinois, les
Polynésiens, les Peaux-Rouges.
Mais les maxima et les minima montrent bien mieux encore
jusqu'où serait porté ce mélange, si l’on comparait les indi-
vidus. Grâce à leur maximum de 83, des Hottentots et des Aus-
traliens passeraient avant des Germains, des Anglo-Américains
dont le minimum n'atteint pas ce chiffre. À plus forte raison
s’en trouverait-il au milieu de toutes les autres races que les
nombres moyens placent avant eux. Il y a plus. Entre la
moyenne la plus élevée et la plus basse, entre l'Anglais et le
Hottentot ou l’Australien, la différence de capacité crânienne
moyenne n’est que de 21 pouces cubes. La différence du maxi-
mum ou minimum est précisément la même chez les Chinois
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — INDICE FACIAL 285
et très-supérieure dans neuf autres races ; elle est de plus du
double chez les Germains et les Péruviens.
Est-il parmi les plantes ou les animaux un seul genre dont les
espèces présentent des faits analogues à ceux qui ressortent des
mesures prises par Morton? Non, et à lui seul ce tableau suffirait
pour démontrer que les groupes humains sont des races, fort peu
uniformes faute de sélection, et nullement des espèces.
III. — Caractères tirés de la face seule. — L'ensemble de la
face prête à des appréciations analogues à celles que fournit
l'examen du crâne. Get ensemble peut être large ou allongé; et,
à vouloir distinguer ces deux formes par des épithètes particu-
lières, on pourrait employer celles de euryopse, dolichopse (olu,
masque de théâtre).
Bien plus accidentée que le crâne, la face prète à des observa-
tions beaucoup plus multipliées. Chacun de ses traits mériterait
de nous arrêter si nous écrivions un ouvrage détaillé, et cela
d'autant plus que cette étude attentive date seulement d’un
assez petit nombre d'années. Faute d'espace, je me borne à
indiquer la nature des caractères et à signaler quelques-uns des
principaux résultats.
Sur le vivant, la longueur de la face s’estime de la limite des
cheveux à l’extrémité-du menton. Mais les mesures de cette
nature sont difficiles à se procurer quand il s’agit des races
exotiques. On a donc eu recours aux têtes osseuses. Chez celles-ci
la mächoire inférieure manque très-souvent, et les dents elles-
mêmes sont trop fréquemment tombées. On s’est donc arrêté
à prendre pour limite inférieure de la longueur de la face le
bord alvéolaire de la mâchoire supérieure. Le point sus-nasal de
M. Broca sert de limite supérieure. L'intervalle compris entre
ces points est toujours moindre que la largeur mesurée sur les
arcades zygomatiques. En multipliant par 100 la longueur de la
face et en divisant par la largeur, M. Broca a obtenu l'indice
facial dont voici des exemples que je lui emprunte avec M. To-
pinard.
LIEN LITE 11 PROPRES DEN CAUTSE D DAS 13,4
Nègres.sivslss NE CIREUR EL AIPERE ER CUUR MAS À 68,6
Bretons-Gallois. ss uiaindis. Nage - dt se 68,5
AUVETEDAIS TE NNE Les aie CENTS Ph 4 67,9
Néo-Calédoniens.............. RALMV ES nos 66,2
Parisléns is MARIO LEE SUR na aire SN 65,9
Australiens... Li FETE HAL PQ. 24105, 0
Tasmaniens ......... ture R aile d ds Asa rien 02,0
Quelque peu nombreux que soient ces exemples, ils motive-
raient des remarques analogues à celles que j'ai déjà présentées
à diverses reprises et que je crois inutile de répéter.
Le nez est un des traits les plus frappants de la figure humaine.
Sa forme générale, ses dimensions fournissent quelques-uns des
caractères extérieurs les plus propres à distinguer les races.
Mais les variations morphologiques de cet organe, assez difficiles
286 RACES HUMAINES ACTUELLES
à préciser, avaient été négligées. M. Topinard a comblé cette
lacune et montré qu'il est possible, même sur des bustes moulés,
de prendre des mensurations conduisant à des indices. Toutefois
c’est jusqu'à présent la tête osseuse qui a fourni les indications
les plus nettes. La largeur du nez, prise à l'ouverture des fosses
nasales et multipliée par 100, comparée à la longueur comprise
entre l’épine et l’articulation naso-frontale, ont fourni à M. Broca
les termes du rapport exprimé par son #ndice nasal, et l'étude
qu'il en a faite l’a conduit à des résultats importants.
Les mesures prises sur plus de 1,200 têtes de toutes races
ont donné à M. Broca comme indice nasal moyen 50,00. Chez
les diverses races cet indice varie de 42,33 (Esquimaux) à 58,38
(Houzouanas). On voit que l'écart est de 16,05 seulement. Les
variations individuelles sont bien autrement étendues et vont de
72,22 (Houzouanas) à 35,71 (Roumains), donnant ainsi un écart
maximum de 36,51.
La différence du maximum au minimum dans la même race
est aussi fort considérable. Quand elle va au-delà de 40, M. Broca
semble l’attribuer à peu près exclusivement à un métissage. Il a
fait de cette idée une application ingénieuse à l’histoire du croi-
sement des Francs avec les races qui les avaient précédés sur
notre sol. Mais il est difficile d'admettre qu'il en soit toujours
ainsi en voyant cette différence s'élever à 21,98 chez les Nègres
de l’Afrique occidentale, et à 25,05 pour les Hottentots et les
Boschismans. Il me semble qu'il n’y à ici que la répétition d’un
fait que nous avons déjà constaté à propos de la capacité des
cràânes. |
M. Broca s'est servi de son indice nasal pour répartir à ce
point de vue toutes les races humaines en trois groupes. Chez
les races à nez moyen ou mésorhiniennes, l'indice varie de 48 à
53 exclusivement, Au-dessous viennent les races à nez étroit et
allongé ou leptorhiniennes; au-dessus celles à nez élargi, plus
ou moins épaté, ou platyriniennes.
Les groupes ainsi obtenus sont assez homogènes. Les lep-
torhiniens ne comprendraient que des Blancs si les Esquimaux
ne venaient s’y mêler d'une manière fort inattendue. Le groupe
des platyrhiniens est composé exclusivement de Nègres et réunit
toutes les races de ce type étudiées par M. Broca, à l'exception
des Papous, peut-être métissés. Les mésorhiniens embrassent
l’ensemble des races jaunes, ainsi que les Polynésiens, tous les
Américains et les Papous dont je viens de parler. On rencontre
aussi dans ce groupe des Blancs allophyles, les Esthoniens et
les Finnois, qui se trouvent ainsi éloignés des Aryans et des
Sémites.
En somme, à ne considérer que les moyennes, l'indice nasal
pris pour base de répartition rompt bien moins de rapports
naturels que les caractères dont il a été question jusqu à pré-
sent. À part les exceptions que je viens d'indiquer, l’entrecroi-
sement n'apparaît ici qu'entre races appartenant au même type.
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES : INDICES NASAL, ORBITAIRE 287
Mais dès qu'on tient compte des variations individuelles, le mé-
lange tant de fois signalé reparaît.
M. Broca a étudié l'indice nasal non-seulement chez l'adulte,
mais encore chez l’homme en voie d'évolution. Il a trouvé que
chez un embryon de trois mois cet indice était de 76,80 ; chez
un fœtus à terme, de 62,18; chez un enfant de six ans, de
50,20 ; chez les Parisiens modernes, de 46,81. L'indice va donc
en diminuant à mesure que le corps se rapproche de sa forme
définitive.-De ce fait l’auteur conclut que les écarts observés
dans une même race peuvent tenir souvent à un arrêt de déve-
loppement, ou mieux à un arrêt d'évolution, et il paraît disposé
à rattacher à la même eause le platyrhinisme des races noires.
Il revient ainsi aux idées émises par Serres sur la cause générale
des caractères du Nègre, idées que nous examinerons ailleurs.
Je regarde comme très-juste cette manière d'envisager l’origine
de l’un des traits distinctifs qui distingue le plus nettement la
race noire. Mais ce n’est pas seulement à l'indice nasal que cette
donnée est applicable, comme je l’ai déjà montré.
L'indice orbitaire étudié encore par M. Broca s'obtient en
multipliant par 100 le diamètre vertical de l'orbite et en divisant
le produit par le diamètre horizontal. Considérées à ce point de
vue, les races se partagent en trois groupes, savoir : les mé-
-gasèmes, dont l'indice moyen s'élève à 89 et au-delà ; les méso-
sèmes, dont l'indice varie de 83 à 89 exclusivement, et les micro-
sèmes, dont l'indice descend au-dessous de 83.
Le plus fort indice moyen constaté par M. Broca se rencontre
chez les Aymaras, où il monte jusqu’à 98,8. Mais on sait que ces
peuples se déformaient artificiellement le crâne, et cette pratique
peut avoir influé sur la forme de l'orbite. Le maximum sur des
têtes normales a été observé chez les Polynésiens d'Hawaï; il
est de 95,40. Les Guanches de Ténériffe présentent le chiffre
minimum de 77,01.
L'écart maximum moyen est donc de 18,30.
Mais ici comme partout les variations individuelles sont bien
autrement considérables. Sans même tenir compte des Aymaras
dont l’indice dépasse parfois 109, M. Broca a trouvé 108,33 chez
une Chinoise, 105 chez un Chinois et un Indien Peau-Rouge,
100 chez deux femmes des Iles-Marquises, une Péruvienne, un
Malais, un Mexicain, une Indo-Chinoïise, une femme de l’An-
cienne-Egypte, une Auvergnate et une Parisienne. Il est inutile
d’insister sur la signification de ces rapprochements.
Le plus petit indice orbitaire connu est celui du vieillard de
Cro-Magnon que nous avons vu être de 61,36. Au-dessus s’éche-
lonnent, à une faible distance les uns des autres, un Tasmanien;
un Mérovingien, l’homme de Menton (de même race que celui
de Cro-Magnon), un Guanche de Ténériffe, un Néo-Calédonien,
un Australien, un Nubien, un Cafre, un Basque espagnol, un
PR et enfin la femme de Cro-Magnon, dont l'indice est
e 71,25.
288 RACES HUMAINES ACTUELLES
L'écart individuel maximum est donc de 46,87.
En jetant un coup d'œil sur le tableau de M. Broca, on voit
que les races blanches ont des représentants dans les trois
groupes. Les Hollandais de Zaandam figurent parmi les méga-
sèmes entre les indigènes du Mexique et ceux du nord-ouest
Américain. Les Bretons gallois sont placés dans le même groupe
entre les Chiliens et les Indo-Chinois. Les Blancs sont en très-
forte majorité dans le groupe des mésosèmes et sont encore les
plus nombreux dans celui des microsèmes. Une de leurs popu-
lations, celle de Ténériffe, termine même la série, précédée
immédiatement par les Tasmaniens et les Australiens.
Ainsi en ce qui touche la race blanche , l'indice orbitaire
moyen met en relief un entrecroisement comparable à tout ce
que nous avons vu précédemment. Il en est autrement pour les
deux autres types fondamentaux. Ceux-ci sont nettement sé-
parés par ce caractère. Toutes les races jaunes sont mégasèmes,
car pour moi les Lapons, comptés par M. Broca comme leur
appartenant, sont en réalité des Blancs allophyles. Toutes les
races nègres sont mésosèmes ou microsèmes. La différence est
de 4,03 entre les indigènes du Brésil représentant les derniers
mégasèmes non déformés, et les Papous de l'ile Toud, qui, de
tous les Noirs, ont l'indice orbitaire le plus élevé.
Bien entendu que si l’on prenait en considération les variations
individuelles , l’entrecroisement habituel reparaîtrait. La diffé-
rence de 9,89 qui sépare l’homme de Cro-Magnon de la femme
de même race en est la preuve.
M. Broca a étudié l'influence du sexe et de l’âge sur l'indice
orbitaire. Je ne puis le suivre dans ces détails, quelque intéres-
sants qu'ils soient. Disons seulement que, comme l'indice nasal,
celui dont il s’agit ici diminue par les progrès de l’évolution et
reste dans toutes les races plus grand chez la femme que chez
l’homme. La première pendant toute sa vie conserve donc sous
ce rapport un certain caractère infantile.
Gette observation s'applique également aux races distinguées
par la grandeur de leur indice orbitaire. Les races jaunes, les
Chinois compris, présentent donc, si on les compare aux races
blanches, un arrêt d'évolution. Les Chinois n’en sont pas moins
bien supérieurs à toutes les races noires mésosèmes ou micro-
sèmes, et en particulier aux Australiens et aux Tasmaniens,
qui occupent les deux avant-derniers rangs sur le tableau. Tou-
jours en prenant la race blanche pour norme, on doit regarder
ces deux populations comme présentant un excès d'évolution;
mais cet excès est encore plus marqué chez les Guanches de
Ténériffe, que leur genre de vie met sensiblement au-dessus des
Tasmaniens et des Australiens.
De ces faits ressort une conclusion générale, savoir : que les
caractères résultant d’un arrêt ou d’un excès d'évolution ne
sont pas par eux-mêmes un signe d’infériorité ou de supériorité.
M. Broca a eu l’heureuse idée de comparer l'indice orbitaire
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES = PROGNATHISME 289
des singes à celui de l'homme. Comme il était facile de le pré-
voir, les lois du développement sont les mêmes dans les groupes
simiens les plus élevés que chez l’homme. L'influence du sexe et
de l’âge se fait sentir chez le gorille, l’orang, le chimpanzé, le
gibbon comme chez nous. Elle paraît être moins prononcée chez
les singes inférieurs.
L'indice orbitaire partage l’ensemble des Quadrumanes comme
l’ensemble des hommes en mégasèmes, mésosèmes et micro-
sèmes. Mais ce caractère réunit les anthropomorphes aux types
les plus inférieurs, aux cébiens, aux lémuriens eux-mêmes, que
nous savons aujourd'hui se rattacher par leur embryogénie aux
ruminants, ou aux édentés. Chez les pithéciens, les genres se
partagent entre ces trois groupes. M. Broca tire de ces faits la
conclusion fort juste qu'on ne saurait attribuer à l'indice orbi-
taire aucune valeur caractéristique de nature sériaire.
Chacun sait que chez le Nègre la face entière et surtout la
portion inférieure est projetée en avant. On a donné à ce trait
le nom de prognathisme. Sur le vivant il est exagéré par l'épais-
seur des lèvres. Mais il se retrouve aussi sur la tête osseuse et en
constitue un des caractères les plus frappants. M. Topinard l’a
étudié d’une manière spéciale et par une méthode personnelle.
Il a séparé avec raison le prognathisme facial, qui embrasse la tota-
lité de la face, des divers prognathismes maxillaires et dentaires
que j'avais depuis longtemps proposé de distinguer. Ici l'indice
est fourni par le rapport existant entre la hauteur et la projec-
tion horizontale de la région étudiée. Mais M. Topinard a récem-
ment substitué à cet indice, l’angle formé par les lignes de profil
avec le plan horizontal. C’est une modification heureuse en ce
qu'elle présente à l'esprit quelque chose de très-précis.
Des divers prognathismes le plus important est celui qui inté-
resse la portion du maxillaire placée au-dessous du nez et com-
prenant les alvéoles des incisives et des canines. C'est le progna-
thisme alvéolo-sous-nasal ou prognathisme maxillaire supérieur.
C'est lui que l’on oppose chez le Nègre à l’orthognathisme du
Blanc. Ce caractère prèterait à des remarques analogues à celles
que j'ai déjà eu si souvent à faire. C'est ce qui résulte bien clai-
rement du résumé suivant que j'emprunte presque textuellement
au livre de M. Topinard.
Toutes les races, tous les individus sont plus ou moins pro-
gnathes. En général les races d'Europe le sont peu ; les races
Jaunes et polynésiennes le sont beaucoup plus; les races nègres
davantage encore. Remarquons toutefois que même les indices
moyens placent les Tasmaniens (76°,28) au-dessus des Finnois et
des Esthoniens (759,53) et bien près des Mérovingiens (76°,54).
Le minimum de prognathisme ou maximum d'orthognatisme
se rencontre chez les Guanches (81°,34). L’extrème opposé se
trouve chez les Namaquois et les Boschismans (59°,88). Les
moyennes établissent des limites entre les diverses subdivisions *
des grandes races fondamentales. Mais les variations indivi-
DE QUATREFAGES. 19
290 RACES HUMAINES ACTUELLES
duelles font, comme partout, disparaître ces distinctions. Dans
toutes les races il y a des exceptions, des Nègres aussi peu pro-
gnathes que des Blancs et des Blancs excessivement prognathes.
M. Topinard voit dans ces cas exceptionnels des faits de métis-
sage, d’atavisme, ou des phénomènes pathologiques. Il y a cer-
tainement du vrai dans cette manière de voir. J'ai depuis long-
temps rattaché à l’atavisme le prognathisme, parfois si curieuse-
ment prononcé chez quelques Parisiennes. Mais il faut aussi
tenir compte de ces oscellations de caractères que l’on rencontre
partout dans les races, non soumises à la sélection dans un but
spécial.
En tout cas on ne saurait invoquer l’arrèt de développement
pour expliquer l'existence d’un prognathisme des plus accusés
chez certains individus de race blanche incontestablement pure.
En effet, loin de diminuer avec l’âge comme les précédents, ce
caractère s'accroît. Chez l’'Européen même, l'enfant est manifes-
tement plus orthognathe que l'adulte. Chez les Nègres, Pruner
Bey a fait observer depuis longtemps, et j'ai constaté par moi-
même que l'enfant ne présente à peu près aucune trace de ce
trait si caractéristique chez ses parents. C’est seulement à l’é-
poque de la puberté qu'il apparaît et se prononce rapidement.
La projection de la mâchoire en avant est donc dans les deux
races un fait d'évolution normal, plus accusé seulement dans
l’une que dans l’autre. Loin d’être le résultat d'un arrét, le pro-
gnathisme accuse un excès de développement.
La théorie absolue de Serres, qui ne voulait voir dans le Nègre
qu'un Blanc frappé d’un arrêt de développement général, est
donc ici en défaut. En réalité, dans la race noire l’évolution
organique reste en deçà de ce qu’elle est en moyenne chez
le Blanc à certains égards et va au-delà de cette moyenne sous
d’autres rapports. C'est là un fait sur lequel j'ai insisté depuis
bien longtemps dans mes cours au Muséum et que confirment,
on le voit, les travaux plus précis de ces dernières années.
On voit aussi que, pour rendre compte des différences qui sépa-
rent le Nègre du Blanc, il n’est nullement nécessaire de recourir
à des phénomènes d’atavisme remontant aux animaux. De sim-
ples oscillations en plus ou en moins dans l’évolution normale
de l’homme suffisent pour les expliquer. Je me crois donc de
plus en plus en droit d’opposer à la {héorie évolutive simienne la
théorie évolutive humaine. ‘
Les arcades zygomatiques, l’os malaire, le maxillaire supérieur,
le maxillaire inférieur fournissent encore à l’anthropologiste
divers caractères plus ou moins essentiels et qui acquièrent par-
fois, à propos d’une race donnée, une valeur supérieure à celle
qu'ils ont ailleurs. Tel est le peu de hauteur de la voëte palatine
chez les Lapons. Mais je ne saurais entrer ici dans ces détails et
je renvoie le lecteur aux livres et aux mémoires spéciaux.
IV. — Caractères tirés de la tête osseuse considérée dans son
ensemble. — Lorsqu'au lieu d'étudier isolément la face et le crâne
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — ANGLE FACIAL 291
on les envisage dans leurs rapports réciproques, on voit appa-
raître de nouveaux traits fournissant autant de caractères parmi
lesquels il en est de réellement importants.
Rappelons d’abord qu'il peut y avoir harmonie ou dysharmonte
entre ces deux grandes régions. La tête est harmonique chez le
Nègre dont le cräne et la face sont également allongés, chez le
Mongol qui réunit les deux caractères contraires ; elle est dyshar-
monique, avons-nous vu, chez le vieillard de Cro-Magnon et chez
l’homme de la Truchère, maïs par des raisons inverses.
Cuvier a cherché le rapport du crâne et de la face en sciant la
tête d'avant en arrière et mesurant directement les surfaces de
la section. Il a trouvé que chez le Blanc la face représente en-
viron les 0,25 du crâne, les 0,30 chez le jaune, et les 0,40 chez
le noir. Ges résultats concordent pleinement avec ceux qu'a
fournis l'étude du prognathisme.
Cette différence relative du développement de la face conduisit
Camper à la conception de son célèbre angle facial. Frappé de
voir les peintres représenter les Nègres comme des Blancs peints
en noir, il rechercha les caractères anatomiques de la tête dans
les trois types humains, et signala comme propre à les distin-
guer l’angle formé par deux lignes : l’une allant du conduit au-
ditif à la racine du nez, l’autre tangente au front et à l’os du nez,
toutes deux étant tracées sur une projection verticale du modèle.
Camper se servit de sa méthode pour distinguer les produits de
l’art grec de l’art romain. Il traça ainsi une échelle décroissante
des chefs-d'œuvre de la statuaire aux singes non adultes. Je la
reproduis, non pour sa valeur réelle, maïs à raison de l’impor-
tance qu'on lui a attribuée. Voici d’après Camper les variations
de l’angle facial.
Statues grecques......... AREA EN AELE AT EE LEUR PSS LS 100°
SHAGIOS TOMIALNOS, 2 0e. Lio HE 95
MAÉ niene he Ci tien, Ce tin et dub de 80
Race jaune... LAS Le FPE RAR RE ns 75
RO re sr ae ss ro ce ea da eos oo ot 70
Singes supérieurs jeunes... 44... se. 6% 65
Geoffroy Saint - Hilaire et Cuvier, M. Jules Cloquet, Jac -
quard ont adopté diverses manières de déterminer l’angle facial ;
Morton, Jacquard, M. Broca ont imaginé des instruments pour
le mesurer directement. M. Topinard, après avoir examiné
les diverses méthodes, se prononce avec raison pour celle de
Cloquet, qui place le sommet de l’angle au bord alvéolaire.
Jacquard avait choisi l’épine nasale, tout en faisant remar-
quer que la différence des deux angles ainsi obtenus pouvait
servir à mesurer le prognathisme. |
Camper, ou plutôt ceux qui sont venus après lui, ont voulu
voir dans la grandeur de l'angle facial un signe de supériorité
intellectuelle. Son échelle graduée a évidemment entraîné dans
cette fausse voie. Les faits pathologiques auraient dû suffire pour
299 RACES HUMAINES ACTUELLES
montrer combien on s’égarait. Le travail de Jacquärt a mis du
reste ce fait hors de doute. L'auteur a constaté dans la popula-
tion blanche et intelligente de Paris une différence de 16», c’est-
à-dire 6° de plus que la distance admise depuis Camper comme
séparant le Nègre du Blanc. Jacquart a de plus constaté chez
nous l'existence de l'angle facial de 90, angle que Camper
croyait appartenir seulement aux représentations idéalisées de
la forme humaine. Or cette supériorité angulaire remarquable
n'était nullement accompagnée d'une intelligence réellement
exceptionnelle.
Si de la signification psychologique nous passons à la signi-
fication anatomique, j'aurai à faire des remarques analogues.
On a beaucoup discuté pour savoir par quel point devait passer
en haut la ligne faciale qui, avec la ligne horizontale, forme
l'angle de Camper. On a voulu éviter les sinus frontaux et cher-
cher dans l’angle facial des indications relatives aux dimensions
de l’encéphale et non celles de tel ou tel os. Je pense au contraire
qu'il faut se contenter de ces dernières et ne pas aller au delà.
Il est évident que les dimensions de l’encéphale sont indépen-
dantes de la position du point frontal, et qu'il peut être plus
ou moins étendu à droite, à gauche et en arrière de ce point,
sans que l’angle facial en soit affecté d’une manière quelconque.
La détermination exacte des moyennes de l’angle facial n’en
aurait pas moins sa valeur, comme toutes celles qu'on peut re-
lever sur le corps humain, s'il y avait entre ces moyennes une
distance suffisante. Mais M. Topinard a montré que cette diffé-
rence n'atteint pas trois degrés. Sans renoncer d’une manière
absolue aux idées de Camper, on voit que la science possède
aujourd’hui des caractères préférables à celui qu'il avait décou-
vert.
Un angle plus important est l'angle parrétal antérieur, formé
par deux lignes tangentes de chaque côté de la tête au point
le plus saillant de l’arcade zygomatique et à la suture fronto-
pariétale. En prenant le second point de repère sur le point le
plus saillant des bosses pariétales, on obtient l'angle pariétal
postérieur. Prichard avait donné le nom de fêtes pyramidales
à celles chez lesquelles ces lignes convergent. J’ai cherché à le
mesurer directement avec un instrument de mon invention et
mes premières recherches me conduisirent à des résultats que
je crois intéressants. Cet angle a son sommet tantôt en haut,
tantôt en bas et peut aussi être nul, quand les deux tangentes
sont parallèles. Il est donc tantôt positif, tantôt négatif. Ce der-
nier Cas se présente toujours chez des fœtus et enfants nou-
veaux-nés de toute race. L’angle négatif se retrouve aussi chez
les adultes. Ce trait paraît avoir été très-prononcé chez Guvier,
à en juger par un beau portrait du grand naturaliste encore
jeune. Je l'ai trouvé de — 18° et de — 22° chez deux personnes
vivantes, toutes deux remarquables par leur intelligence. Le
maximum positif que J'ai observé sur un crâne d'Esquimau était
: >. Di ras
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — ANGLE PARIÉTAL 293
— 14. Dans mes cours, j'ai employé ce caractère pour compléter
la caractéristique d’un grand nombre de races, mais n'ai rien
publié de détaillé.
M. Topinard vient de combler cette lacune dans un travail
qui confirme, en les complétant, tous mes premiers résultats.
Ses recherches, portant uniquement sur des têtes osseuses, lui
ont donné comme limites de variations individuelles — 5° et
+ 30°; comme limites des moyennes + %, 5 et + 20°,3. C’est
chez les Néo-Calédoniens qu'il a trouvé les têtes les plus pyrami-
dales. Enfin il a vu chez les enfants âgés de 4 mois à 16 ans
l’angle négatif décroître de — 24° à 0° et s'élever à 70.
Ainsi l’angle pariétal négatif n’est en réalité chez l’adulte qu’un
caractère fœtal ou infantile persistant. Il est évidemment le ré-
sultat d’un arrêt de développement ou mieux d’un arrêt d'évolu-
tion. Or nous venons de voir que ce caractère peut exister chez
des individus doués d’une intelligence supérieure à celle de la
moyenne, et jusque chez des hommes de génie. Un arrêt d'évo-
lution, la trace persistante d’un état fœtal ou infantile n’est donc
pas nécessairement , pas plus pour les individus que pour les
races, un caractère d'infériorité.
Deux vues générales de la tête rentrent dans l’ordre d’études
que j'examine en ce moment. Blumenbach a regardé et figuré
la tête humaine de haut en bas. C’est la norma verticalis, fort utile
en ce qu'elle permet d'apprécier la forme générale du crâne et
quelques-uns de ses rapports avec les saïllies de la face. Owen
a pour ainsi dire regardé de bas en haut, et insisté sur les diffé-
rences que la surface inférieure présente de l’homme aux singes
les plus élevés. Ces deux vues mettent en évidence bien des
caractères de détail que je ne puis même mentionner ici.
Dans cette revue, forcément très-incomplète, j'ai dû passer
sous silence bon nombre de caractères qui ont souvent une
importance très-réelle. La plupart s’obtiennent par la méthode
des projections si heureusement perfectionnée par M. Broca, et
à l’aide d'instruments dont les uns existaient déjà, comme le
diagraphe, dont d’autres ont été imaginés par divers inventeurs,
parmi lesquels on doit encore signaler surtout M. Broca.
V. — Squelette du tronc. — J'ai insisté un peu longuement
sur les caractères tirés du squelette de la tête. Je serai plus
court pour les autres régions. Ce n’est pas qu'elles ne four-
nissent peut-être des caractères aussi importants; mais ils ont
été bien moins étudiés, et la faute n’en est pas toute aux anthro-
pologistes. Il n’est déjà pas aisé de se procurer des têtes osseuses
de races humaines, lors même qu'il s’agit de populations placées
à nos portes ; il est bien autrement difficile de réunir un certain
nombre de squelettes entiers.
La cage thoracique présente quelques faits intéressants et
suffisamment constatés. Par suite de la forme du sternum, du
plus ou moins de courbure des côtes, elle est généralement
large et effacée chez le Blanc, étroite et proéminente chez le
294 RACES HUMAINES ACTUELLES
Nègre et le Boschisman. D’après d'Orbigny, elle seraitplus haute
chez certains Américains. Un fait analogue à été signalé chez
quelques populations de l’Asie-Mineure.
Le bassin est la portion du squelette du tronc la plus étudiée,
ce qui s’explique par les applications qu'on pouvait faire de ces
recherches à l’art des accouchements, D'ordinaire on s’est borné
à compärer le Blanc et le Nègre. Vrolick, Weber, MM. Joulin,
Pruner Bey, et tout récemment M. Verneau, sont allés bien plus
loin. Le dernier n’a malheureusement pas publié encore ses con-
clusions relativement à la distinction des races. Vrolick avait
insisté sur quelques particularités du bassin de la Vénus hotten-
tote, et cherché à établir entre elle et le singe certains rappro-
chements. |
Weber avait trouvé que chacune des races étudiées par lui,
présentait dans son bassin une forme prédominante qui deve-
nait par cela même caractéristique. Il regardait l'ouverture du
détroit supérieur comme étant généralement ovale, et à grand
diamètre transverse chez le Blanc; quadrilatère et à grand dia-
mètre transverse chez les Mongols ; ronde et à diamètres égaux
chez les Américains ; cunéiforme et à grand diamètre antéro-pos-
térieur chez les Nègres.
M. Joulin a combattu à peu près toutes les propositions de
Vrolik et de Weber ; il paraît vouloir refuser au bassin toute
valeur caractéristique. M. Pruner Bey a facilement montré ce
qu'il y a au moins de fort exagéré dans cette négation et précisé
les caractères qui distinguent, à ce point de vue, le Blanc du
Nègre et du Boschisman.
Le travail de M. Verneau, bien plus complet que ceux de ses
prédécesseurs, mais dont nous ne connaissons encore que la
partie. anatomique, éclaircira certainement les questions posées
par ces controverses. Dès à présent, du reste, le travail de
M. Verneau confirme ce qu'ont dit la plupart de ses prédéces-
seurs, sur la réalité des caractères de race que l’on peut trouver
dans le bassin.
Parmi ces caractères, il en est qui ont été signalés chez le
Nègre comme autant de signes d'animalité. M. Pruner Bey, lui-
même, dérogeant ici à ses habitudes, emploie cette expression,
tout en l’atténuant par ses explications. Il me semble bien plus
naturel d’y voir la trace d’un état normal à une certaine époque,
et qui persiste plus ou moins selon la race.
En effet, on à insisté principalement sur la verticalité des
iléons, et sur l'agrandissement du diamètre antéro-postérieur
dans le bassin nègre, comme rappelant ce qui se voit chez les
mammifères en général, chez les singes en particulier. Mais les
mêmes traits anatomiques se retrouvent extrêmement caracté-
risés chez les fœtus, chez les enfants du Blane lui-même. Ils
persistent, le dernier surtout, jusqu’à l’âge de sept ans et plus.
Leur existence, chez le Nègre, n’est donc autre chose que le
résultat d’un arrêt relatif dans l’évolution de cette région du
CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — TRONC, MEMBRES 29
squelette. C'est encore un caractère fœtal, un caractère infantile ;
ce n’est pas un caractère d'animalité.
VI. — Squelette des membres. — À propos des races fossiles,
j'ai déjà eu à signaler certains caractères morphologiques des os
des membres, entre autres celui de la perforation de la fosse
olécranienne. Ce caractère se retrouve chez les Boschismans, les
Guanches, les anciens Egyptiens et chez nous-mêmes. Il semble
apparaître dans l’Europe occidentale avec les races brachycé-
phales quaternaires. M. Dupont l’a rencontré chez les hommes
de la Lesse dans la proportion de 30 °/,; selon M. Hamy, cette
proportion est de 28 °/, dans la race fossile de Grenelle et de
4,66 °/, seulement dans la population actuelle.
J'ai déjà dit aussi que le membre supérieur est un peu plus
long chez le Nègre que chez le Blanc. Cette différence résulte
essentiellement de l’élongation relative de l’avant-bras. M. Broca
comparant le radius à l’humérus, dans les deux races, a trouvé
19,43 pour le Nègre, et 73,82 pour l’Européen. M. Hamy, qui a
disposé des matériaux les plus nombreux et mesuré un peu
autrement, a obtenu les nombres 78,04 et 72,19.
Cette élongation du radius, relativement plus grande chez le
Nègre que chez le Blanc, est un des traits à propos desquels on
a répété le plus souvent l'expression de caractère simien. On sait,
en effet, que chez les anthropomorphes, les deux régions du
bras sont moins inégales que chez l’homme; et chez l'orang, la
longueur du radius égale celle de l’humérus.
Les recherches de M. Hamy permettent d'envisager ce qui
existe chez le Nègre à un point de vue tout humain et plus vrai.
Get anthropologiste a suivi l’évolution du membre supérieur et
cherché les changements qu'elle entraîne dans le rapport dont
il s’agit. Voici le tableau qui résume les résultats de cette étude :
PMDEVON de’ 2 mois 1/2. 5.3... RER 88,88
Fœtus de "5 —"#% mois 1. sie + SE US
—- ét Dimois 12. OUEA 6 80,42
— débile 2 AMOÏSssers 4e ee den 08 117,68
— DÉS 00 MOIS, d. 4 Ed ste id PO nr
RATES 0e RE AOJOUTS 2... 0e se eue o » « 16,20
— de 411 — 20 jours .....,........ 10 94,78
— dE SD One, doi denis à à 14,51
— DO CEA RE UE ant vis 13,03
— de 6 mois à 2 AS... Dre 72,46
2. de 5 — 13 1/2 ans... SUR Dee 72,30
On voit que le développement normal du membre supérieur
chez l’homme, tend sans cesse à abaisser le rapport dont il s’agit.
On voit aussi que la moyenne du Nègre est à peu près celle d’un
fœtus blanc de cinq mois. Chez lui, l’élongation du radius s'ex-
plique donc tout naturellement par un arrêt de l’évolution, sans
qu'il soit nécessaire de le rapprocher des singes. Sous quel pré-
texte, recourir à la théorie simienne à propos de ce caractère,
après avoir reconnu qu'elle est inapplicable dans d’autres cas,
comme nous venons de le voir?
296 RACES HUMAINES ACTUELLES
Le membre inférieur présente des faits analogues. D’après les
nombres empruntés par M. Topinard à M. Broca, le tibia com-
paré au fémur, donne les rapports 81,33 pour le Nègre, et 79,72
pour le Blanc.
En additionnant les nombres qui expriment la longueur de
l’'humérus et du radius, on a la longueur totale du membre supé-
rieur, moins la main ; en agissant de même pour le fémur et le
tibia, on obtient celle du membre inférieur, moins le pied.
Les rapports du premier au second sont 68,27 chez le Nègre,
et 69,73 chez le Blanc.
Voici, pour quelques autres races, le tableau dressé par M. To-
pinard, d’après ses propres recherches et celles de divers
auteurs.
Rapport du Rapport du | Rapport du
membre inf. au radius à tibiä au
membre sup l’'humérus. fémur.
AOADIDILOS 5. eo co 8e PNR se 2 | 67,5
| 76,7 67,5
Tamanient 0... TUi AA T EE | 68,2 83,5 84,3
Ainos | | 68.4 75,2 76,8
Boschismans 0e: 2000000260 s ves | ? 1593 83,5
Andamans ,....,... PER APENNSREN CEE CURE | 70,3 79,9 81,8
Australiens is 4882. Abri, | 20,7 75,6 76,9
Noirs de Pondichéry......... PE a (ral 11,7 82,9 84,4
On voit que, par ce caractère, le Blanc européen se trouve
placé entre le Nègre d'Afrique et l’Andaman.
J'ai déjà parlé de quelques modifications morphologiques
remarquables, telles que la saillie de la ligne âpre du fémur, le
platycnémisme du tibia, etc. Je n'ai pas à y revenir. La cla-
vicule, le pied, la main, prêteraient encore à bien des détails
qu'il me faut passer sous silence. Je me borne à rappeler qu'en
Abyssinie, ce ne sont ni la couleur, ni la chevelure, qui sont
sensées caractériser le vrai Nègre, mais seulement la saillie rela-
tivement exagérée du talon. Mais ce signe prétendu infaillible
manque chez certaines races nègres, non-seulement chez les
Yoloffs, dont le membre inférieur ressemble au nôtre, mais
aussi chez les Bambaras, qui ont le pred plat.
VIL. — Caractères tirés des parties molles ; système nerveux. —
Après nous être occupés des formes extérieures du corps, après
avoir passé en revue le squelette, nous aurions à prendre un à
un les appareils organiques et à les étudier à leur tour. Malheu-
reusement les faits recueillis deviennent ici de plus en plus rares,
alors que les observations auraient besoin d’être plus multipliées
pour donner des résultats d’une valeur précise. Cette étude, à
peine commencée, n’a porté en réalité Jusqu'ici que sur deux
des termes les plus éloignés de la série humaine : le Blanc euro-
péen et le Nègre d'Afrique. Cela même m'autorise à être très-
succinct dans l'exposé des résultats obtenus.
Æ_
se
SR à
CARACTÈRES ANATOMIQUES — CERVEAU 297
Le système nerveux, dont Cuvier a dit qu'il est l'animal tout
entier, est heureusement celui sur lequel nous possédons peut-
être le plus de notions comparatives. Tout d’abord nous rencon-
trons un fait général signalé par Sæmmering, et que les magni-
fiques préparations de Jacquart, exposées dans les galeries du
Muséum, mettent hors de doute. Relativement au Blanc, le Nègre
présente une prédominance marquée des expansions nerveuses
périphériques. Les troncs sont chez lui plus gros, les filets plus
nombreux, ou peut-être seulement plus faciles à isoler et à con-
server par suite de leur volume même. En revanche, les centres
cérébraux, ou au moins le cerveau paraissent être inférieurs en
développement.
En effet, malgré ce qu'ont dit à ce sujet Blumenbach et Tied-
mann, le-cerveau du Nègre est en moyenne moins volumineux
que celui du Blanc. Ce fait, il est vrai, résulte surtout des induc-
tions tirées du jaugeage des crânes. Mais les estimations faites
d’après le poids, confirment ce résultat.
Sept cerveaux de Nègres, pesés par M. Broca, donnent une
moyenne de 1316£'. En réunissant les diverses pesées faites en
Europe, je ne trouve pourtant pour moyenne, que 12485", c’est-
à-dire presque exactement la moyenne de la femme blanche. Le
poids moyen des cerveaux européens adultes est de 1405:r,88.
Mais dans l’une et dans l’autre race, les oscillations individuelles
sont portées fort loin. Un des cerveaux de Noir étudiés par
M. Broca, pesait 1500 grammes; Mascagni en a eu un de 15878,
un autre de 738 gr. seulement.
En réalité, le Blanc européen a été seul étudié sérieusement
au point de vue du développement cérébral évalué par le poids.
Le mérite d’avoir fourni les éléments de cette étude appartient
incontestablement à Rud. Wagner. Réunissant aux recherches
de Tiedmann, Sims, Parchappe, Lélut, Huschke, Bergmann, le
résultat bien plus considérable des siennes propres, ce savant
avait dressé le tableau de 964 cerveaux, dont le poids avait été
obtenu directement après en avoir enlevé les enveloppes ; il les
avait échelonnés, en commençant par les plus lourds et finissant
par les plus légers. Mais 1l n'avait pas tenu compte des circons-
tances d'âge, de sexe, de santé, de maladie, etc. Les résultats
auxquels il était arrivé, avaient donc besoin d’être contrôlés
et pouvaient être complétés. M. Broca s’est acquitté de cette
tâche. Il a extrait de la liste de Wagner une série de 347 cas de
cerveaux sains, et c’est sur eux exclusivement qu'ont porté ses
études.
De cet ensemble de recherches résultent un certain nombre
de propositions générales qu’on peut formuler de la manière
suivante :
1° Toutes choses égales d’ailleurs, le poids du cerveau varie
proportionnellement ou presque proportionnellement à la taille.
D'après Parchappe, deux groupes d'hommes ayant en moyenne
1%,74 et 1",63, avaient des cerveaux dont le poids moyen était
298 RACES HUMAINES ACTUELLES
de 1330 grammes et 1254 grammes. Dans cet exemple, le rap-
port différentiel 6 °/, est exactement le même pour la hau-
teur du corps et le poids du cerveau. Cette influence de la taille
permet d'interpréter et de comprendre les faits annoncés par
M. Sanford Hunt. Des chiffres donnés par cet anatomiste, il
résulterait que le cerveau des soldats Anglo-Américains pèse en
moyenne de 19 à 14 grammes, ou de 1,33 à 0,99 °/, de plus que
la moyenne des cerveaux européens déduite des tableaux de
Wagner. Mais l'écrivain américain ne tient pas compte de la
différence des tailles qu'il fait pourtant connaître. Or, de ses
chiffres mêmes, il résulte que les Américains l’emportent à cet
égard de 3,10 °/, sur la moyenne des soldats anglais et français.
L'accroissement n'est donc qu’apparent et l’on devrait même :
croire à une diminution rélative du cerveau. .
2° Toutes choses égales d’ailleurs, le cerveau de la femme est
un peu moins pesant que celui de l’homme. M. Broca a -mon-
tré qu'il en est ainsi à tous les âges de la vie. Maïs cette diffé-
rence me paraît tenir à peu près exclusivement à celle de la
stature du corps. En prenant la femme pour terme de compa-
raison, et représentant par 100 sa taille et le poids de son cer-
veau, on trouve pour l’homme 109,43 et 109, 34. Ge dernier
rapport est celui qu'a donné Parchappe. M. Broca a trouvé
109,63. On voit que le rapport des tailles est intermédiaire.
3° La moyenne maximum de l’Européen se montre de l’âge
de trente à quarante ans. Elle est alors de 1262 grammes pour
la femme et 1410er,36 pour l’homme ; soit en centièmes, 100 et
111,7. La moyenne pour la période entière de l’âge mûr, prise
de 30 à 50 ans, est de 1405,88 pour l’homme, et de 19261,50
pour la femme.
40 À partir de ce maximum, le poids du cerveau paraît dimi-
nuer progressivement et d’une manière plus ou moins continue.
Du moins les calculs portant sur les périodes décennales, révè-
lent chez l'homme comme chez la femme, des moyennes qui
vont en décroissant. Cette diminution est probablement en rela-
tion avec la diminution de la circonférence horizontale du crâne
et le développement des sinus frontaux, depuis longtemps signa-
lés par Camper.
50 Chez le Blanc européen, pour qu'un cerveau soit apte à
fonctionner, il doit peser au moins 975 grammes pour la femme
et 1133 grammes pour l’homme. Ces chiffres résultent de la
discussion du tableau de Wagner; mais ils sont trop élevés, à
en juger par quelques-uns des chiffres de Hunt. Chez les Bos-
chismans, les Australiens et probablement bien d’autres races,
le poids du cerveau peut descendre jusqu’à 9078, sans que les
facultés intellectuelles soient abolies.
Ajoutons que cet organe peut d’ailleurs descendre bien au-
dessous de ce poids sans que la vie s'arrête et même sans que
l'intelligence disparaisse d’une manière absolue comme chez
quelques microcéphales. Les plus petits cerveaux que l’on ait
CARACTÈRES ANATOMIQUES — POIDS DU CERVEAU 299
pesés sont ceux de Teite, cité par Wagner, 300, et celui de la
femme qui a fait le sujet d’un mémoire de M. Gore, 283%,75, Ces
cerveaux sont sensiblement inférieurs en poids à ceux du gorille
et de l'orang.
60 Chez le Blanc européen, le poids maximum d’un cerveau
sain atteint peut-être 2231 grammes (Cromwell), ou même
29238 grammes (PZyron). Mais ces nombres n’ont pas toute la
certitude désirable. Le poids du cerveau de Guvier est au con-
traire attesté par le procès-verbal d’autopsie rédigé par le pro-
fesseur Bérard; il est de 1829:r,96. M. Sanford Hunt en cite
un autre de 1842 grammes. On peut regarder ces nombres
comme indiquant la limite supérieure que le poids du cerveau
humain peut atteindre dans la race blanche, sans que la santé
générale paraisse en souffrir.
Les nombres tirés par M. Hunt des chiffres donnés par divers
auteurs pour 278 cerveaux de Blancs européens concordent assez
bien avec les précédents. La moyenne des premiers est de
1403 grammes. Le maximum atteint le chiffre cité plus haut,
de 1842 grammes ; le minimum descend à 963 grammes, poids
bien remarquable par sa petitesse, car il est au-dessous de celui
qui, d’après le tableau de Wagner, semble entraîner l’idiotie.
Les résultats obtenus par M. Hunt sur ses compatriotes Noirs et
Blancs présentent à titre de comparaison un intérêt spécial. Les
cerveaux de 24 soldats américains Blancs ont pesé en moyenne
1424 grammes en nombre rond. Le maximum est de 1814 gram-
mes ; le minimum, de 1247 grammes. Les cerveaux de 141 Nègres
ont donné une moyenne de 1331 grammes, supérieure à celles qui
résultent des recherches faites en Europe. Le maximum a été de
1507 grammes ; le minimum, de 1043.
Les observations de M. Hunt, sur 240 métis de Blanc et Nègre,
conduisent à des conclusions intéressantes. En voici le résumé :
Chez les Métis ayant 3 de sang blanc, le cerveau pèse
lnypen moyennédiaibeis het 24; 4390 gr.
= MR ee nel Horn 9 1334
_
s cd 1319
4
- RARES bi PA EE 1308
8 0
LU Dee D IDIDIS REUTERS 1980
16
On voit que le poids du cerveau diminue en même temps que
le sang blanc. Mais il est surtout curieux de voir chez les métis
ayant encore une assez forte proportion de sang supérieur, ce
poids tomber au-dessous de celui des Nègres purs. La moyenne
a été prise sur 22 individus, et la différence, 86 grammes, est
trop forte pour ne pas être prise en sérieuse considération. On
dirait qu'il se produit ici un phénomène analogue à celui que
300 RACES HUMAINES ACTUELLES
présente la couleur. Certains métis, chez lesquels le sang noir
prédomine, ont une teinte plus foncée que celle de la race nègre
originelle.
Pour épuiser le peu que l’on sait au sujet des races exotiques,
ajoutons que chez un Hottentot étudié par Wyman, le cerveau
pesait 1417 grammes. Ce poids supérieur à celui de la moyenne
des Européens, constate une fois de plus cet entrecroisement
des races, sur lequel j'ai si souvent appelé l'attention, mais qui
a peut-être ici une signification encore plus grave qu'ailleurs.
Depuis le beau travail de Gratiolet Sur les plis cérébraux de
l’homme et des primates, l’étude des circonvolutions cérébrales
a pris en anthropologie une importance réelle, mais que l’on
a quelque peu exagérée. Les recherches de MM. Dareste et Baïl-
larger ont montré que le développement de ces plis tenait en
grande partie à celui de l’encéphale lui-même; et l'influence
exercée par la taille rend facilement compte de certains faits
jusque-là embarrassants. Toutes choses égales d’ailleurs, dans
toutes les races petites le cerveau sera moins plissé que dans les
races grandes.
Mais, en dehors de cette influence, il paraît en outre bien cons-
taté que dans les races sauvages le nombre et la complication
des circonvolutions cérébrales est moindre que dans les races
intelligentes et policées. La culture intellectuelle semblerait donc
exercer son action d’une manière spéciale sur les couches cor-
ticales et en favoriser le développement.
Les extrêmes connus jusqu’à ce jour pour le caractère dont
il s'agit ont été présentés par la Vénus hottentote et par Cuvier.
Le cerveau de la première est le plus simple qui ait été trouvé
sur une personne intelligente. Il rappelle à bien des égards celui
des idiots. Le cerveau de Cuvier, qui n’a malheureusement été
ni moulé ni figuré, se distinguait, au dire des habiles anatomistes
qui ont pu le voir, par la complication extraordinaire des plis,
la profondeur des anfractuosités. En outre chaque circonvolu-
tion était comme doublée par une sorte de crète arrondie.
Malgré ces caractères exceptionnels, personne à coup sûr n’aura
l’idée de placer notre grand naturaliste dans une espece différente
de celle à laquelle appartiennent ses contemporains. On ne peut
pas davantage voir dans la simplification du cerveau de la Vénus
hottentote un caractère spécifique.
Lorsque les obéervations comparatives auront été suffisam-
ment multipliées, on trouvera sans doute dans les proportions
relatives de certaines régions du cerveau des caractères plus ou
moins accentués. Par exemple, si l'observation du D' Nott se con-
firme, le cervelet chez le Peau-Rouge déborderait le cerveau,
tandis qu'il est, comme on sait, débordé par ce dernier chez
le Blanc et le Nègre. Le même organe est plus long chez le
Nègre et plus large chez le Blanc.
Depuis longtemps des naturalistes, des voyageurs, des anato-
mistes, avaient annoncé que le cerveau du Nègre se distingue
CARACTÈRES ANATOMIQUES — VAISSEAUX, GLANDES 301
du cerveau du Blanc par sa couleur noirâtre. Une expérience
faite à Paris dans le service de M. Rayer et dont j'ai déjà dit quel-
ques mots, confirma le fait général. J'ai déjà indiqué comment
M. Gubler, qui l’avait préparée, voulut voir s'il n'existait pas de
termes moyens. Il examina au point de vue de la coloration les
cerveaux provenant d'individus appartenant tous à la race blan-
che, mais dont le teint présentait des différences de coloration,
et constata que la coloration interne est en rapport direct avec
la coloration extérieure. Chez les individus blonds à yeux bleus,
à peau blanche et rosée, la matière pigmentaire semble faire
entièrement défaut. Chez les individus bruns de peau, à che-
veux et à poils noirs, à iris très-foncé, « non-seulement le cer-
veau enveloppé de ses membranes offre une nuance bistrée, mais
une couche de matière noire, tout à fait comparable à celle du
Nègre, couvre la protubérance, le bulbe rachidien et quelques
autres points des centres nerveux. »
Ainsi, à l'intérieur comme à l’extérieur, la coloration des tissus
présente cette série graduée sur laquelle j'ai déjà si souvent
appelé l'attention. Ainsi disparaît ce qu'on avait attribué d’ab-
solu à une particularité sur laquelle on avait insisté comme sépa-
rant le Nègre du Blanc au point d’en faire deux espèces distinctes.
VIII. — Systèmes vasculaires et respiratotres. — Gonsidérés dans
leur ensemble, le système vasculaire du Nègre et celui du Blanc
présentent quelque chose d’analogue à ce que nous a montré le
système nerveux. Selon Pruner Bey, l'appareil veineux prédomine
visiblement sur l’appareil artériel chez le Noir; et, ici encore,
les belles préparations de Jacquart sont la preuve matérielle de
l'exactitude des observations du savant que je viens de citer.
Cette prédominance semble s'étendre jusqu'aux cavités droites
du cœur. |
Les poumons sont moins développés chez le Nègre que chez
le Blanc. M. Pruner Bey les a trouvés comme refoulés en haut
par le développement des viscères abdominaux. Peut-être rat-
tachera-t-on un jour à cet ensemble de conditions anatomiques
les caractères propres au sang du Nègre signalés dans un chapitre
précédent.
Nous avons vu l’appareil glandulaire cutané plus développé
chez le Nègre que chez le Blanc. Les études de M. Pruner Bey
montrent le même fait se reproduisant tout le long du canal in-
testinal, dont la surface est partout accidentée par la saillie des
organés sécréteurs, principalement dans l'estomac et dans le
colon. Les grandes glandes qui se rattachent au tube digestif sont
également remarquablement développées, surtout le foie. Il en
est de même des capsules surrénales. Tous ces organes présentent
un état habituel d’hypérémie veineuse. Enfin les mucosités intes-
tinales sont très-épaisses et ont l’apparence d’un corps gras.
Peut-être des faits de même nature se retrouveront-ils chez la
plupart des races intertropicales. Nous savons déjà que chez
les Javanais le foie est aussi développé que chez les Nègres.
CHAPITRE XXXI
CARACTÈRES PHYSIOLOGIQUES.
I. — L'histoire spéciale des races humaines présente un assez
grand nombre de faits physiologiques intéressants, à la fois
suffisamment différents et précis pour pouvoir servir de carac-
tères distinctifs. On trouve sous les tropiques des populations re-
marquablement sobres et vivant exclusivement de substances
végétales, sans que l'organisme en souffre ; dans les régions po-
laires, il en est d’autres qui se gorgent d'aliments gras que re-
pousseraient nos organes digestifs; la respiration, la circulation,
la chaleur animale, les sécrétions, etc., présentent aussi quelques
variations légères de l’homme blanc au Nègre ; l'énergie de la
force musculaire, la manière de la dépenser varient parfois dans
des limites assez étendues d’une race à l’autre ; la sensibilité gé-
nérale, et par suite l'aptitude à sentir la douleur, est fort inéga-
lement développée. La même opération chirurgicale ne fait pas
souffrir un Chinois comme un Européen.
Mais la plupart de ces traits touchent à des particularités qui
ne peuvent trouver place dans des considérations générales. Plu-
sieurs sont la conséquence de faits antérieurs et se rattachent à
des conditions de milieu, à des habitudes, etc., parfois même à
des croÿances où à des institutions. Même en se bornant à une
simple esquisse, il faudrait entrer dans des détails incompatibles
avec le plan de ce livre, si on voulait aborder l’ensemble de ces
questions. Je me bornerai donc à indiquer ici quelques phéno-
mèênes généraux pour justifier ce qui précède.
IT. — Disons d’abord quelques mots d’un ensemble de faits et
d'idées qui a bien souvent soulevé des discussions ardentes. Je
veux parler des rapports plus ou moins étroits à admettre entre
le développement de l'intelligence et celui du cerveau. Cette
question peut paraître au premier abord toucher presque uni-
quement à l'étude de l'individu. Mais, par les applications qu’on
en a faites à l'appréciation de la valeur intellectuelle des races,
elle a pris pour l’anthropologie générale un intérêt réel.
FONCTIONS ET POIDS DU CERVEAU 303
Nulle part peut-être cette question n’a été traitée plus à fond
et par des juges plus compétents qu’à la Société d'anthropologie
de Paris et dans la grande discussion de 1861. Bien des orateurs
y prirent part. Mais les deux principaux champions des doc-
trines opposées furent d’une part Gratiolet et de l’autre M. Broca.
A prendre à la lettre quelques-unes de leurs déclarations, on
aurait pu les croire séparés par un abîme. Or, lorsqu'on relit, en
dehors de l’excitation du moment, les résumés rédigés par eux-
mêmes, on voit qu'il n’en est rien en réalité et que, loin d’être
divisés en principe, ils sont bien près de s'entendre.
Gratiolet met bien au-dessus du poids et de la forme « la force
qui vit dans le cerveau et qui ne peut être mesurée que par ses
manifestations ». Mais, il est loïn de nier d’une manière absolue
l'influence du développement cérébral ; il reconnaît qu’au-des-
sous d’une certaine limite le cerveau humain ne fonctionne plus
d’une manière normale. Cette limite est, selon lui, de 900 gram-
mes pour la femme.
M. Broca porte ce nombre à 907 grammes et ajoute que, pour
l’homme, la limite est de 1,049 grammes. Il attribue une grande
importance au volume du cerveau apprécié soit directement,
soit par le poids, soit par la capacité du crâne. Mais à diverses
reprises il proteste de la manière la plus formelle contre la pensée
qu’on pourrait lui prêter d’avoir voulu établir un rapport absolu
entre le développement de l'intelligence et le volume ou le poids
du cerveau. « Il ne peut, dit-il, venir à la pensée d’un homme
éclairé de mesurer l'intelligence en mesurant l’encéphale. »
Les deux tableaux ci-joints empruntés à M. Broca suffisent
pour montrer combien ces paroles sont vraies.
Poids moyen du cerveau chez l'homme,
MOD R TA ON. 1. 2 Rp EPA EU ARE RE EE 985 & ,15
DRE AD AA sue eu rene de em Pan uen e de 718 0 o TR Re 1465 ,27
110 ART 1 07 CONERAIENRSS REES EE RER ERIE DIET Honstal s 1341 ,53
De 31 à 40 ans...... AR te she ft éd À Ps dre où à 1410 ,36
sean vie eo de dé, e RENE EEE 1394 ,41
De RO a rte RU nus » el ER SP E 1341 ,19
M D EC 125 EN UN OU Nr EMNNPRMINNNIRNRSNREESRS à IAA 1326 ,21
Poids du cerveau de quelques hommes éminents.
Nom, Age. Qualité. Poids du cerveau,
PIDIVIOT . ones soc 63 ans. naturaliste ......... 1829 er ,96
PETOD eee Ar sr FSC ARNO TDOREC MAMA, 1807 ,00
27 Lejeune-Dirichlet.. 54 ans. mathématicien...... 1520 ,00
34 Fuchs....... ses. :: 02-ans -pathologistes.....….. 1499 ,00
LAN CET RE MOMENNENR 18 ans. mathématicien ...... 1492 ,00
B2rDupuytren....,.. 58 ans. ‘chirurgien... F9: PNR; 00
QAHérmann. esse 51 ans. philologiste......... :4358 ,00
158 Haussmann. ..... 11 ans. minéralogiste ...... « 1226 ,00
Les numéros placés avant le nom de chaque personnage indi-
quent le rang occupé par celui-ci sur la liste des 347 cas de
304 RACES HUMAINES ACTUELLES
cerveaux sains relevée par M. Broca sur le tableau général de
Wagner. On voit que le célèbre minéralogiste Haussmann est
bien près de se trouver au milieu de cette liste et qu'il est séparé
de ses éminents collègues par un bon nombre d'’inconnus. Re-
marquons encore que le poids de son cerveau est de 100 gram-
mes au-dessous du poids moyen des hommes de son âge. En
revanche tous les autres possédaient un cerveau plus lourd que
la moyenne.
L’exception que présente Haussmann, la manière dont tous
ces hommes éminents sont disséminés au milieu de morts vul-
gaires suffiraient pour faire repousser tout rapprochement exa-
géré entre la grandeur de l'intelligence et celle du cerveau. Gette
conséquence ressort plus nettement encore lorsqu'on groupe les
mêmes chiffres comme Gratiolet, en rapprochant les plus voisins
et prenant la moyenne. On trouve alors pour le premier groupe
(Cuvier, Byron) un poids moyen de 18185", 48; pour le second
groupe (Dérichlet, Fuchs, Gauss, Dupuytren), 1487 grarames;
pour le troisième (Hermann Hausmann), 1292 grammes. Le
dernier chiffre est inférieur au poids moyen des cerveaux alle-
mands, c’est-à-dire des compatriotes des deux hommes éminents
dont il s'agit.
Cette remarque est importante. Dans la question actuelle on ne
doit pas comparer seulement entre elles les célébrités qui figu-
rent sur le tableau de Wagner : il faut Les rapprocher de tout le
monde et des malades aussi bien que les autres. Agir autrement
serait le moyen de faire croire qu'on a voulu esquiver une diffi-
culté, en évitant de ramener la pensée sur ce fait qu'immédiate-
ment après le cerveau de Byron, bien avant le cerveau de Gauss,
vient le cerveau d’un fou. Le génie et la folie se toucheraient-ils
donc de si près ? L’ampleur, le poids, les caractères particuliers
du cerveau de Cuvier seraient-ils vraiment dus à une hypertro-
phie qui s’est arrêtée juste à temps, comme le pensait Gratiolet ?
IT. — Quelque abrégé et tronqué que soit cet exposé de faits,
il suffit, ce me semble, pour motiver des conclusions applicables
également aux individus et aux races.
Ce n'est certes pas faire du spiritualisme exagéré que de juger
de l’action du cerveau comme on juge de l’action d’un musele.
Or, dans celui-ci le volume, la forme sont-ils tout ? Non. L'expé-
rience, l'observation l’attestent chaque jour. Souvent l'énergie
de l'appareil fait plus que compenser ce qui lui manque sous
le rapport de la masse. Plusieurs autres systèmes organiques
fourniraient des faits analogues et connus de tous les médecins,
de tous les physiologistes. Admettre qu'il en est autrement du
cerveau, en l'absence même de toute observation directe, serait
une hypothèse purement gratuite ; en présence des tableaux de
Wagner ce serait nier l'évidence. Avec son petit cerveau, Haus-
mann, le correspondant de l’Institut de France, a évidemment
battu, dans le champ clos de l'intelligence, la presque totalité de
ses contemporains à grosse tête.
ne 2 dl Gt, LE SSSR
CARACTÈRES PHYSIOLOGIQUES — GESTATION 9305
Mais, d’un autre côté, au-delà d’un certain amoindrissement,
l'appareil musculaire devient incapable d'efforts. IL est tout
simple qu'il en soit de même du cerveau. Il n’y a donc rien que
de très-naturel à le voir faiblir jusqu'à l'impuissance, quand il
descend au-dessous d’un certain volume et d’un certain poids.
M. de Bonald lui-même n’eût pu trouver étrange qu'une #ntelli-
gence, n'ayant pour la servir que des organes 2mpar/fails ou presque
nuls, ne se manifestât que d’une manière incomplète.
Ainsi, en dehors de toute idée dogmatique ou philosophique,
nous sommes conduits à admettre qu'il existe un certain rapport
entre le développement de l'intelligence et le volume, le poids
du cerveau. Mais en même temps, nous devons reconnaître que
l'élément matériel, accessible à nos sens, n’est pas le seul qui doive
entrer en ligne de compte. Derrière lui se cache une inconnue, une
x jusqu'ici indéterminée et qui ne se reconnaît qu'à ses effets.
IV. — De là même il résulte qu’on ne saurait être trop réservé
dans l’appréciation à porter sur une race d’après les dimensions
de son crâne et le développement relatif des os qui le com-
posent. Gratiolet proposait de distinguer des races frontales,
pariétales et occipitales caractérisées par la prédominance des
régions antérieure, moyenne et postérieure du crâne et du cer-
veau. Si l’on prend le mot de caractère dans le sens des natura-
listes, il n’y a aucun inconvénient à accepter ces dénominations.
Mais aller au-delà, attribuer à l’une ou à l’autre de ces races une
supériorité quelconque en vertu de l’un ou l’autre de ces carac-
tères, serait entrer en pleine hypothèse. En fait, les Basques,
avec leur dolichocéphalie occipitale, ne sont nullement inférieurs
aux dolichocéphales frontaux de Paris.
V. —- Parmi les phénomènes où l’on serait tenté « à priori »
d'aller chercher des caractères ethnologiques, il faut compter
d’abord ceux de l'évolution organique aux divers âges. Or,
l'examen des faits met en lumière le fait capital que toutes les
races humaines présentent à cet égard une uniformité remar-
quable. Quand l se manifeste des différences quelque peu tran-
chées, elles offrent avec les actions du milieu une coïncidence
telle qu’il est impossible de ne pas y voir une relation de cause
à effet, et cela mème produit entre populations incontestable-
ment de même origine un entrecroisement des plus significatifs.
Ainsi, l’ensemble des phénomènes physiologiques considérés
comme caractères, apporte une preuve de plus en faveur de la
doctrine monogéniste. Quelques exemples suffiront pour justifier
ces propositions.
VI. — Constatons d’abord que la durée de la gestation est la
même pour toutes les races humaines. C'est là un fait dont la
haute importance est facile à comprendre.
On sait, en effet, que la vie intra-utérine présente dans un
même groupe zoologique, et parfois entre espèces fort voisines
d’ailleurs, une disparité notable. Si les hommes constituaient un
genre, il serait bien étrange qu'ils échappassent à cette loi, et
DE QUATREFAGES, 20
\
306 RACES HUMAINES ACTUELLES
qu'il n’y eùt pas de groupe à groupe sous ce rapport des diffé-
rences, qui auraient été certainement signalées. Ces différences
même pourraient exister dans une certaine mesure sans qu’on
pût y voir un caractère spécifique, car on les constate dans nos
races d'animaux domestiques où elles paraissent offrir une cer-
taine relation avec la taille. La gestation est de 63 jours dans les
grandes races de chiens : de 59 à 63 chez les petits. C’est préci-
sément les nombres observés à la ménagerie pour le temps de
gestation du chacal, souche sauvage du chien. Maïs le loup,
quelque voisin qu'il soit morphologiquement de quelques races
canines, porte cent et quelques jours.
La période d'allaitement est très-variable quant à la durée
chez les diverses populations humaines. Sans même sortir de
France, on constaterait aisément à ce sujet des différences allant
presque du simple au double. Il est évident qu'ici les mœurs, les
habitudes, etc., jouent un rôle prépondérant, et que la question
des races n'intervient que dans une mesure inappréciable. Chez
les Nègres, l'allaitement est habituellement de deux ans et il
dure tout autant chez toutes les populations orientales. Il est de
cinq ans en Chine. Mais, nous dit M. Morache, la mère chinoïse
le prolonge uniquement dans le but de retarder la réapparition
des règles, qui dans cette race féconde est rapidement suivie
d’une nouvelle grossesse. La possibilité d’un allaitement aussi
prolongé n’a rien de surprenant. On sait, en effet, que la sécré-
tion du lait s'entretient par l’usage. Ghez nous-mêmes, au dire
de Désormeaux, on a vu des nourrices suffire successivement à
trois et à quatre nourrissons.
VII. — A la période d'allaitement succède l’état d'enfance, état
bien distinct de ceux qui lui succéderont. L’être humain n’est
encore ni homme ni femme. Le moment où le sexe se caracté-
rise est une des grandes époques de la vie, et il est curieux de
voir que cette époque arrive plus tôt ou plus tard dans des limites
remarquablement étendues.
A raison des phénomènes qui se passent alors chez elle et qui
permettent une observation précise, c’est la femme qui doit plus
spécialement servir ici aux recherches de l’anthropologiste. Or,
en prenant les chiffres extrêmes, recueillis par divers observa-
teurs, sur plusieurs populations du globe, on trouve que l’âge
minimum auquel les femmes deviennent pubères est celui de
huit à neuf ans chez les Eboes observés par Oldfield, et l’âge
maximum celui de dix-huit à vingt ans constaté par Rush chez
quelques tribus américaines du Nord. En dehors de ces chiffres
exceptionnels, on trouve comme extrêmes généraux dix à onze
ans d’une part, quinze à seize ans de l’autre.
Les écarts, on le voit, sont considérables et on est naturellement
amené à se demander s'ils présentent une certaine fixité dans
les groupes humains. De nombreuses statistiques recueillies sur
ce sujet, sembleraient justifier une réponse absolument négative
à cette question.
CARACTÈRES PHYSIOLOGIQUES — PUBERTÉ 307
Et d’abord, il est hors de doute que le milieu joue ici un grand
rôle. Des recherches de M. Brierre de Boismont il résulte que,
dans une même localité, le plus ou moins d’aisance et le genre
de vie qui en est la suite produit une variation moyenne de qua-
torze mois. À Paris, les femmes de la classe pauvre sont pubères
à quatorze ans et dix mois ; celles de la classe moyenne, à qua-
torze ans et cinq mois ; celles de la classe riche, à treize ans et
huit mois.
Le genre de vie suffit pour produire des différences bien mar-
quées dans l’âge auquel la femme devient apte à se reproduire.
À Strasbourg comme à Paris, la jeune fille de la campagne est
en retard sur la citadine. La différence est d'environ 8 1/2 mois
pour Strasbourg, de 4 1/2 mois pour Paris. En Alsace comme
sur les bords de la Seine, la rudesse des travaux de la campagne
active les fonctions de la vie individuelle aux dépens de celles
qui touchent à la vie de l'espèce.
L'influence de la température est encore une de celles qu’on
ne peut révoquer en doute. M. Raciborski, réunissant à ses pro-
pres recherches celles d’un grand nombre d’autres médecins, a
même cru pouvoir conclure que chaque degré de latitude abaisse
ou élève d’un peu plus d’un mois l’âge de la puberté, selon qu’on
marche dans le sens de l'équateur ou du pôle, à condition que la
température croisse ou décroisse comme la latitude.
L'action des trois causes que je viens d'indiquer se révèle clai-
rement. Mais, nous l'avons déjà dit, l’alimentation, la tempéra-
ture, le genre de vie même, ne constituent pas à eux seuls le
milieu. Bien d’autres influences agissent encore sur l’organisme.
Le plus ou moins de lumière et le plus ou moins de rayons acti-
niques, par exemple, ne saurait être indifférent.
Cet ensemble d'actions explique comment l’âge de la puberté
varie avec l'habitat dans la même race; comment des femmes,
appartenant au même rameau de la race blanche aryane, peu-
vent présenter les nombres extrêmes que j'ai indiqués plus haut.
Chez elles, les Suédoises et les Norwégiennes sont pubères à
15-16 ans, les Anglaises à 13-14; mais les créoles anglaises de la
Jamaïque le sont à 10-11 ans. À Antigoa, les Négresses et les
Blanches transportées dans un milieu commun, ne présentent
plus de différence sous ce rapport, ete. On voit aussi pourquoi
des femmes appartenant aux populations et aux races les plus
diverses, les Suédoises et les Dacotas, les Corfiotes et les Potowa-
tomies, les Anglaises et les Chinoises, arrivent à la puberté au
même âge.
La race n'est-elle donc absolument pour rien dans le phéno-
mène physiologique dont nous parlons ?
Quelques faits paraîtraient autoriser à penser le contraire.
Les femmes Esquimaux du Labrador sont aussi précoces que les
Négresses de nos colonies. Entre les Potowatomies (A/gonquins)
et les Dacotas (Szoux) il y aurait chez les femmes un an de dif-
férence en moyenne dans l'apparition des premiers phénomènes
308 RACES HUMAINES ACTUELLES
de la puberté. On pourrait citer encore quelques observations
de même nature empruntées à divers voyageurs. Ges faits n'ont
d’ailleurs rien qui doive surprendre. Ils ne font que reproduire
dans l'espèce humaine ce que nous observons tous les jours chez
nos animaux domestiques, chez nos végétaux cultivés qui tous
ont des races précoces et des races tardives.
M. Lagneau a étudié cette question pour la France en parti-
culier. Il a été conduit à admettre que les conditions de milieu
ne suffisent pas pour expliquer les différences résultant de ses
recherches, et que l’époque de la puberté, se rattachant à la
rapidité du développement de l'organisme, varie quelque peu
selon la race. M. Lagneau n’a présenté cette conclusion qu'avec
une grande réserve, et elle paraît pouvoir être acceptée dans les
limites qu'il a posées lui-même.
Ces limites sont d’ailleurs fort restreintes. Elles varient de
quatorze ans et cinq Jours à seize ans un mois et vingt-quatre
jours. Le chiffre minimum est fourni par la population féminine
de Toulon ; le chiffre maximum par les femmes de Strasbourg.
Mais, entre ces deux localités, il y a environ trois degrés de lati-
tude et cinq degrés de température moyenne de différence. En
outre, Toulon jouit d’un climat à variations peu marquées, le
climat de Strasbourg est au contraire relativement excessif; à
Toulon, la lumière est vive, elle est voilée à Strasbourg ; la Tou-
lonaise vit au grand air et respire l'air stimulant de la mer, la
Strasbourgeoise vit à la maison et respire un air habituellement
humide; la première boit du vin, la seconde de la bière. Toutes
ces conditions dont les unes tendent à stimuler, les autres à dé-
biliter, doivent aussi avoir une certaine influence. En tenant
compte de ces diverses circonstances, on voit, qu'au moins en
France, l'influence de la race ne dépasserait guère celle que le
plus ou moins d’aisance exerce sur la population d’une même
ville. |
Les recherches de M. Lagneau portent également sur l’époque
à laquelle arrive pour l’homme comme pour la femme l'extinc-
tion des facultés reproductrices. Lei les documents sont moins
nombreux et moins précis. Toutefois, du peu que nous savons
sur ce point, il semble résulter que la ménopause prêterait à
des conclusions fort analogues à celles que nous venons d'’in-
diquer.
VIIT. — On pourrait assez facilement être amené à penser que
la précocité et le retard dans le développement organique, accu-
sés par l’âge auquel apparaît la puberté, doivent entrainer une
durée proportionnellement plus courte ou plus longue de la vie
humaine. Les observations précises sont loin d’être encore assez
nombreuses et assez complètes pour qu'on puisse résoudre avec
une certitude entière ce problème important. Toutefois, la plu-
part des faits que nous connaissons ne semblent guère venir à
l'appui des conclusions théoriques admises par quelques anthro-
pologists, entre autres par Virey. Tout semble indiquer au con-
CARACTÈRES PHYSIOLOGIQUES — DURÉE DE LA VIE 309
traire que les bornes de la vie sont à bien peu près les mêmes
pour toutes les races humaines, 4 la condition qu'elles soient
placées dans les conditions d'existence relativement aussi favo-
rables.
Il est évident, en effet, que ces conditions ont une influence
des plus marquées sur la durée des organismes. Ce n’est pas
quand il s’agit de la vie qu'on nie l'action du milieu.
… ci aussi apparaît la nature multiple de ce milieu. Des relevés
statistiques de Boudin, il résulte qu'en 67 ans, de 1776 à 1843,
la vie moyenne de l’homme en France s’est allongée de 11 ans.
Elle a donc gagné 60 jours par an; elle a atteint un des chiffres
les plus élevés que présentent à cet égard les populations euro-
péennes (36,45 ans). La température a-t-elle changé ? Le climat
s'est-il modifié? Non. Maïs les conditions générales de l'existence
se sont améliorées et le résultat s’accuse par ces chiffres bien
significatifs.
La vie moyenne des Blancs européens, les seules populations
sur lesquelles on possède des données suffisamment exactes,
oscille entre 28,18 ans (Prusse) et 39,8 ans (Schleswig, Holstein,
Lauenbourg). C’est une différence de plus de 11 ans.
Les tableaux de la vie moyenne, réunis par Boudin et emprun-
tés à Haiïin et à Bernouilli, mettent hors de doute, qu'au moins
parmi nos populations européennes, la longévité moyenne n’est
que pour bien peu une affaire de race, si tant est que la race y
. soit pour quelque chose. Les Etats allemands présentent une
variation de 28,18 ans (Prusse) à 36,8 ans (Hanovre).
La température, au moins considérée isolément, ne semble
pas non plus influer d’une manière notable, Naples tenant pres-
que le milieu entre les nombres précédents (31,65 ans).
Ces faits, recueillis chez les populations les mieux connues,
permettent de penser que, foutes choses égales d'ailleurs, la durée
de la vie doit être à peu près la même partout. On comprend
que toute comparaison rigoureuse devient ici impossible, faute
de documents statistiques proprement dits. Toutefois un certain
nombre de faits recueillis par divers voyageurs chez des peuples
de races fort différentes et placés dans des conditions d'existence
parfois opposées, paraissent justifier cette conclusion.
Tous les voyageurs qui ont pu en juger par eux-mêmes ont
parlé des Lapons comme atteignant en général une grande vieil-
lesse ; les hommes de 70 à 90 ans ne sont pas rares chez eux.
Au dire des voyageurs les plus autorisés, la plupart des popu-
lations américaines parviennent de même à un âge avancé, et
souvent sans porter les traces extérieures de la décrépitude.
Quelque rude et parfois précaire que soit leur genre de vie, les
représentants de ces races ne le cèdent donc pas aux Européens
sous le rapport de la durée de la vie.
En est-il autrement du Nègre, comme le pensait Virey? Tout
paraît démontrer le contraire. Même transporté hors de chez lui
et placé dans des conditions que nous avons vu lui être peu fa-
310 RACES HUMAINES ACTUELLES
vorables, le Nègre vit aussi longtemps que l’Européen. C’est ce
qui résulte des registres d'esclaves consultés par Prichard dans
les Indes occidentales. Get anthropologiste a montré, par des
exemples puisés à diverses sources, que les centenaires n'étaient
rien moins que rares parmi les individus de cette race dissé-
minés sur divers points de l’Amérique.Des documents qu'il cite,
il résulte même que, dans l'Etat de New-Jersey, on a compté
lors d’un recensement officiel un peu plus d’un centenaire nègre
sur mille, tandis qu'il n'existait qu'un centenaire blanc sur cent
cinquante mille. |
Pourtant, Adanson, Winterbottom, etc., affirment que le
Nègre du Sénégal et de la Guinée vieillit de bonne heure, et le
second ajoute que les individus de cette race atteignent rare-
ment un âge avancé. Le docteur Oldfield, dans la grande expé-
dition des Anglais sur le Niger, fait la même remarque pour la
partie du pays qui avoisine la rivière Nunn, région marécageuse
et couverte d’une végétation luxuriante qu'entretiennent les
inondations. Maïs arrivé plus haut sur le grand fleuve et par-
venu dans les pays découverts de Nyffé, il rencontra au con-
traire un grand nombre de vieillards qui devaient avoir dépassé
80 ans et visita un vieux chef qu'il dit être âgé de 115 ans.
Ces faits n'ont rien de contradictoire. Ils nous apprennent
seulement que le Nègre subit la loi commune à tous les autres
hommes. Il a beau s'être façonné aux conditions d'existence que
le Blanc a tant de peine à supporter, quand ces conditions s’ag- .
gravent et dépassent une certaine limite, il en souffre et sa vie
s’abrége. L’indigène des rives de la Nunn est placé comme Negre
dans un milieu correspondant à celui que subissaient naguère
en France les Plancs de la Dombe, et pour tous deux le résultat
était le même.
Mais en dehors de ces localités exceptionnelles, et quand les
conditions sont également bonnes, la durée de la vie paraît être
la même pour les deux races typiques les plus éloignées l’une
de l’autre dans l’espèce humaine. Tout au moins constate-t-on
les mêmes limites extrêmes chez le Nègre et chez le Blanc.
CHAPITRE XXXII
CARACTÈRES PATHOLOGIQUES.
I. — Tout autant que l’état physiologique, l’état patholo-
gique présente dans les divers groupes humains des particula-
rités qui peuvent être considérées comme des caractères. Ces
caractères sont même parfois plus tranchés, parce que les phé-
nomènes morbides sont souvent très-accusés. Cette question
offre un grand intérêt; mais pour la traiter avec le détail qu’elle
mérite, il faudrait un temps et un espace qui me manquent éga-
. lement. Je me bornerai donc à rappeler quelques faits géné-
raux déjà acquis et à citer quelques exemples, pour préciser la
nature et la signification des faits pathologiques envisagés au
point de vue anthropologique.
IT. — Jusqu'ici, quand il s’est agi du milieu, nous n’avons
guère envisagé que son action modificatrice; mais tout le monde
admet qu'il agit aussi d’une manière perturbatrice. Au fond, les
maladies n’ont le plus souvent d’autres causes que des actions
de ce genre.
Nous voilà donc ramenés à des considérations analogues à
celles que nous avons tant de fois rencontrées. Rappelons en
quelques mots les résultats généraux de nos études précédentes,
4o Chez tous les hommes, la nature fondamentale est iden-
tique.
2 Dans les divers groupes humains, cette nature fondamen-
tale s’est modifiée sur certains points, par cela seul qu'il se for-
mait des races distinctes
3° Dans chacun de ces groupes, c’est sous l'influence du mi-
lieu que se sont développés les divers caractères et les aptitudes
spéciales constituant une sorte de nature acquise.
Evidemment, lorsque l’action perturbatrice, cause de la ma-
ladie, portera sur ce qu'il y a de fondamental, les mêmes causes
produiront des effets semblables au fond ; au contraire, lorsque
cette action s’exercera sur ce que chaque race a d'acquis et de
spécial, les mêmes causes produiront des effets différents. En d’au-
312 RACES HUMAINES ACTUELLES
tres termes, de l'unité de l'espèce et de la multiplicité des races il
résulte qu'il doit exister chez tous les hommes des maladies
communes et variant tout au plus quant aux phénomènes acces-
soires ; mais qu'on doit rencontrer aussi des maladies plus ou
moins spéciales à certains groupes humains.
Toutefois l'immense majorité des maladies doit être commune
à tous les hommes et présenter seulement des modifications d’un
groupe à l’autre. Par exemple une race pourra être ou plus
accessible ou plus réfractaire qu'une autre à certaines affections.
Faisons remarquer en passant et sans insister sur des faits
connus de tous les agriculteurs, de tous les éleveurs, que les races
de toutes les espèces végétales cultivées depuis longtemps et de
toutes les espèces animales soumises depuis des siècles à la do-
mesticité présentent des phénomènes analogues.
Les propositions que je viens d'annoncer se déduisent très-
naturellement des faits précédemment exposés et des principes
admis au début de ce livre. Elles sont remarquablement d’ac-
cord avec les résultats de l'expérience et de l'observation
IIT. — Que la presque totalité des maladies soit commune à
toutes les races humaines, c’est ce qui ressort de plus en plus
des études chaque jour plus nombreuses faites sur ce sujet.
On a bien souvent mis en opposition, au point de vue patho-
logique, le Nègre et le Blanc ; on a affirmé que le premier vivait
indemne là où le second succombait. Les fièvres paludéennes,
la dyssenterie, les hépatites avec abcès du foie, si redoutables
aux Européens, épargnent, prétendait-on, l'habitant des côtes de
Guinée, du Sénégal, du Gabon. C'étaient là autant d’exagéra-
tions qu'avaient déjà réduites à leur juste valeur les observations
de Winterbottom, d'Oldfield, ete. Les travaux plus récents con-
firment de tout point ces indications déjà anciennes : « La dys-
senterie et l’hépatite, nous dit M. Berchon, sévissent sur la race
nègre comme sur la race blanche... Les fièvres pernicieuses,
qui, avec les deux maladies dont nous venons de parler, for-
ment la trilogie pathognomonique de la pathologie sénégalaise,
atteignent de préférence les Européens; mais les Noirs sont loin
d'en être exempts. »
Ces dernières paroles sont confirmées d’une manière bien re-
marquable par les chiffres inscrits dans le tableau ci-joint, que
j'emprunte à M. Boudin. Il résume les documents officiels an-
glais relatifs à la mortalité annuelle sur 14000 hommes à Sierra-
Leone de 1829 à 1836. |
Maladies Blanes Nègres
Fièvres paludéennes...,..... 410,2
Fièvres éruptives............
Maladies du poumon........
Maladies «du foie. ….....52,4
Maladies gastro-intestinales..
Maladies du système nerveux.
Hydropisies ....... 1 4 2 Fe
Autres maladies.............
-
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ET
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CARACTÈRES PATHOLOGIQUES — ÉPIDÉMIES 313
Sierra-Leone est une des stations les plus insalubres pour le
Blanc ; c'est au contraire un des points où la mortalité est la
plus faible pour le Nègre. Le rapport qui accuse cette différence
est vraiment effrayant (483,0 à 30,1). Le tableau nosologique
n’en est pas moins le même pour les deux races; car si les soldats
anglais ne présentent pas de fièvres éruptives dans ce relevé,
on sait bien que les races blanches n’en sont nullement
exemptes. |
D'autres tableaux dressés par M. Boudin à l’aide des mêmes
documents mettent encore plus en relief Le fait fondamental dont
il s’agit ici. L'un d'eux fait connaître la mortalité comparée du
Nègre et du Blanc par les fièvres paludéennes pour dix-sept
localités réparties sur presque tous les points du globe, de Gi-
braltar à la Guyane, et de la Jamaïque à Ceylan. Le chiffre des
décès est toujours de beaucoup plus considérable pour les Euro-
péens ; mais il monte ou s’abaisse à peu près toujours en même
temps et dans la même localité pour les deux races, quand toutes
deux sont expatriées. |
Est-il nécessaire de rappeler que toutes les grandes épidémies
sont communes à toutes les races, et que la peste ou le choléra
frappent indifféremment le Blanc, le Jaune ou le Noir ? Quant à
la fièvre jaune, elle est si peu spéciale, elle est tellement sous
la dépendance des habitudes de milieu, que les Mexicains des
terres froides ont à la redouter autant que les Européens eux-
mêmes; et que, dans les îles du golfe du Mexique, les Blancs
créoles subissent presque impunément les influences si meur-
trières pour les immigrants.
IV. — Les maladies éruptives, la variole en particulier, sem-
blent avoir été inconnues en Amérique jusqu’au moment où les
Européens les apportèrent dans ce continent. En revanche, celui-
ci leur donna quelques-unes des formes les plus graves de la
syphylis, qui ont caractérisé la terrible épidémie du xv° siècle.
Dans ce funeste échange, les deux maladies se sont remarqua-
blement aggravées en passant d’une race à l’autre ; si bien que
les populations nouvellement frappées ont souffert infiniment
plus que celles qui leur avaient communiqué le mal. En Amé-
rique, des populations entières, atteintes de fièvres éruptives
ont disparu et parfois avec une rapidité foudroyante. La célèbre
tribu des Mandans, bloquée par les Sioux et ne pouvant fuir le
fléau, fut anéantie en quelques jours tout entière à l'exception de
quelques individus absents. Catlin, à qui nous devons ces détails
et qui les tenait de Blancs protégés par la vaccine, ajoute que
les malades atteints par le fléau succombaïent en deux ou trois
heures. En revanche on sait ce que furent en Europe les suites de
l'infection qui, de nos jours encore, empoisonne trop souvent les
sources mêmes de la vie.
Ainsi, une race humaine peut ne pas connaître soit une ou
plusieurs maladies, soit certaines formes morbides, bien que
n'étant que trop apte à les contracter. Quand elle est atteinte,
9314 RACES HUMAINES ACTUELLES
elle peut même présenter ce mal, nouveau pour elle, avec une
violence jusque-là inconnue.
V. — Ilest des maladies qui tout en restant communes, frap-
pent certaines races humaines de préférence à d’autres. Celles-
ci jouissent donc comparativement à celles-là d'une 2mmunité
relative. C'est ce qui résulte déjà de ce que nous avons vu. Ajou-
tons que ces différences d'action d’une même cause pathogénique
s’accusent même en cas d’épidémie. Lorsque le choléra frappa
la Guadeloupe en 1865 et 1866, la mortalité fut de 2,70 °/, chez
les Chinoïs, de 3,86 chez les Hindous, de 4,31 chez les Blancs, de
6,32 chez les mulâtres, de 9,44 chez les Nègres. Toutes ces races
étant étrangères, ces chiffres recueillis par M. Walther n’en
offrent que plus d'intérêt.
Parfois il y a comme une sorte de balancement et de récipro-
cité entre deux races relativement à deux causes de mort. J’ai
déjà signalé, en parlant de l’acclimatation, le contraste que pré-
sentent à ce point de vue le Nègre et le Blanc. De toutes les races
humaines, la blanche est la plus sensible, la noire la plus réfrac-
taire aux émanations paludéennes. En revanche, la race nègre
souffre plus qu'aucune autre de la phthisie, tandis que la race
blanche se confond à peu près sous ce rapport avec d’autres
groupes, avec les Malais par exemple.
Mais, d’une part, il existe des immunités plus complètes que
celle que possèdent les Nègres contre les affections paludéennes;
et, d'autre part, ces immunités peuvent se perdre, soit pour
tout un groupe de population, soit pour des individus isolés.
J'emprunte ici deux exemples frappants au livre de M. Boudin.
L’éléphantiasis, cette affection qui déforme parfois d’une ma-
nière si étrange certaines parties du corps humain, existe aux
Indes et à la Barbade. Dans cette dernière île, les Nègres furent
les seuls à être atteints de cette hideuse maladie jusqu’en 1704.
Dans cette année un Blanc en fut frappé pour la première fois.
Mais le mal fit des progrès, et dès 1760 il était répandu dans la
population créole. Les Blancs d'origine européenne ont échappé
jusqu'ici.
L’éléphantiasis de l'Inde existe à Ceylan. Là aussi elle n’at-
taque que les indigènes, les créoles et les métis. Les Européens,
les Hindous, étrangers à l’île, en sont exempts. Scott, cité par
M. Boudin, affirme qu'on ne connaît qu'un seul cas de cette
maladie chez un Blanc d'Europe. Mais cet individu habitait l’île
depuis trente ans ; l’acclimatation avait été portée chez lui assez
loin pour lui faire perdre son #mmunité ethnologique.
En revanche, nous avons vu en parlant de l’acclimatation que
les créoles vivent fort bien et prospèrent dans certaines localités
des plus dangereuses pour les immigrants. Ils ont done acquis, au
prix des sacrifices subis par les générations précédentes, une
immunité relative qui manque à la majorité des Européens.
En acquérant une de ces immunités relatives, la race peut en
perdre une autre. Lors de l'épidémie cholérique dont je parlais
CARACTÈRES PATHOLOGIQUES —"IMMUNITÉS RELATIVES 315
tout à l'heure, les Blancs et les Nègres créoles furent sensible-
ment plus frappés que les Blancs et les Nègres récemment immi-
grés et par suite non encore acclimatés. Ainsi, le milieu de la
Guadeloupe, et probablement celui des autres îles mexicaines,
apparaît comme exerçant une double action. D'une part il di-
minue dans une proportion considérable l'aptitude à contracter
la fièvre jaune; d'autre part il rend l'organisme humain sensi-
blement plus accessible à l'influence cholérique.
= VI. — Des faits aussi significatifs se passent de commentaires.
On voit ce que sont ces ëmmunités relatives dont quelques poly-
génistes ont voulu faire des caractères spécifiques. Sans avoir à ce
point de vue une importance à beaucoup près aussi grande que
les phénomènes physiologiques, les phénomènes pathologiques
_ attestent comme eux la nature fondamentalement identique de
tous les groupes humains. Relevant essentiellement de la nature
acquise dans ce qu'ils ont de spécial, ils accusent un peu mieux
que les phénomènes physiologiques la différence des races. Mais
les uns et les autres sont également fonctionnels ; et, les fonc-
tions, s’accomplissant nécessairement sous l'influence immédiate
du milieu, ils accusent presque au même degré l’action prépon-
dérante de ce dernier.
VIT. — On ne saurait toucher aux questions de pathologie
ethnique sans dire quelques mots de l'étrange et funeste influence
que la race blanche semble exercer sur certaines races infé-
rieures dont elle vient envahir l’habitat.
Nulle part ce douloureux phénomène n'est aussi frappant
qu’en Polynésie. Ici Les chiffres ont une éloquence navrante.
Aux Sandwich, Cook évaluait Ig chiffre de la population à
300 000 âmes. En 1861 on n’en comptait que 67084, soit envi-
ron les 0,22 de la population primitive.
A la Nouvelle-Zélande Cook trouva 400000 Maoris. En 1858
il en restait 56049 soit les 0,14. Depuis cette époque la dépopu-
lation a continué. De 1855 à 1864 la perte a été de 0,22 pour la
province de Rotorua, les Lacs et Maketou; elle a été de 0,19 en
deux ans de 1859 à 1861 aux îles Chatam.
Aux Marquises, en 1813, Porter comptait 19000 guerriers,
ce qui suppose une population de 70 à 80 000 âmes. En 1858
M. Jouan trouvait 2500 à 3000 guerriers et environ 11 000 ha-
bitants, soit moins des 0,14.
Des estimations comparées de Cook et de Forster il résulte
qu'à Taïti la population était au moins de 240 000 âmes. En
1857 le recensement officiel n’en comptait plus que 7212, c’est-
à-dire un peu plus des 0,03.
Ges faits, fussent - ils purement locaux, n’en seraient pas
moins étranges. Mais ils se reproduisent partout, jusque dans
les îlots les plus isolés, jusqu'aux îles de Bass, qui forment la
limite extrême de la Polynésie au sud-est. Au commencement de
ce siècle, Devies y comptait 2000 habitants ; en 1874, Mæren-
hout n’en trouvait que 300, soit les 0,45.
316 RACES HUMAINES ACTUELLES
Tous les chiffres précédents sont empruntés à la Polynésie
orientale, qui, comme on sait, a la première attiré les Euro-
péens. Mais les archjpels occidentaux commencent depuis quel-
ques années à être envahis à leur tour et la population décroit
déjà d’une manière sensible aux îles Tonga, à Vavau, à Tonga-
tabou, etc. Le même fait paraît se produire aux Fijis.
Ce n'est pas seulement la mortalité qui grandit chez cette
- malheureuse race polynésienne ; c'est aussi la natalité qui
diminue. Le fait a été signalé depuis longtemps d’une ma-
nière générale. Les chiffres suivants le précisent d’une manière
étrange. Dans l'archipel des Marquises, à Taïo-Hae, M. Jouan
a vu en trois ans la population tomber du chiffre de 400 à
celui de 250 sans qu'on eût à enregistrer plus de trois ou
quatre naissances. Aux Sandwich, sur 80 femmes légitimement
mariées, M. Delapelin n’en trouvait que 39 qui fussent mères.
On ne comptait que 19 enfants dans les vingt principales familles
de chefs. Enfin en 1849 la statistique officielle citée par M. Remy,
accuse 4,520 décès, et 1,422 naïssances seulement. Il en est de
même à l’autre extrémité de la Polynésie. A la Nouvelle-Zélande,
dit M. Colenso, les mariages sont rarement féconds. Les sept
chefs principaux de Ahuriri sont sans enfants, à l'exception de
Té-Hapuku ; mais de quatre fils mariés que possède ce dernier,
trois n’ont pas encore de famille. Ici sur 11 mariages 9 étaient
restés inféconds.
On a voulu rattacher ces phénomènes douloureux à bien des
causes. On a invoqué tour à tour les guerres, les famines, les
épidémies, etc.; mais ces fléaux n'ont sévi que localement. On a
parlé de la syphilis ; mais on oubliait que la mère d’OEdidée
était morte de cette maladie avant le voyage de Wallis lui-
même. On a accusé l’ivrognerie introduite, dit-on, par les Euro-
péens ; mais avant l’importion de nos spiritueux , les Polyné-
siens savaient fort bien s’enivrer avec leur kava, plus redoutable
que l’eau-de-vie. Quant à la débauche, on sait jusqu'où les indi-
gènes l'avaient portée. Sur ce point les Aréoïs n'avaient rien
laissé à faire aux Européens.
Une civilisation trop élevée porte-t-elle en elle-même quelque
chose d’incompatible avec l’existence des races inférieures? L’em-
pire exercé par l'étranger, l’envahissement du sol, la violence
faite à la religion, aux mœurs, inspirent-ils à ces hommes jadis
libres et fiers, un découragement tel qu'ils se refusent à avoir
des héritiers ? On pourrait admettre que ces causes morales sont
pour quelque chose dans ce qui se passe à Taïti, aux Sandwich,
à la Nouvelle-Zélande. Mais comment appliquer cette explica-
tion aux archipels où la race locale est restée dominatrice et a
conservé avec son ancien genre de vie toutes les traditions de
ses ancêtres? Or tel était le cas pour les Marquises, à l'époque
du séjour de M. Jouan et du P. Mathias; les Samoa, les Tonga
n'ont encore que de rares habitants européens.
Deux chirurgiens de marine, MM. Bourgarel et Brulfert ont
Li dit ‘lan 1 ie Ludo Été se. À LÉ RS
DÉCADENCE DES RACES POLYNÉSIENNES 317
seuls jeté quelque jour sur ce douloureux problème. Le premier
a trouvé {oujours des tubercules dans le poumon des morts
soumis à l’autopsie. Le second nous dit que presque tous les
Polynésiens souffrent de toux opiniâtres, et que sous ces catarrhes
bronchiques on trouve la tuberculose presque huit fois sur dix.
Or la phthisie ne figure pas sur les listes de maladies dressées par
les anciens voyageurs. L'avons-nous donc importée dans ces îles?
En se développant sous un ciel nouveau, chez une race qui ne
la connaissait pas encore, cette affection a-t-elle pris une forme
plus terrible, comme nous en avons vu des exemples ? Déjà
héréditaire chez nous, est-elle devenue en Polynésie endémique
ou épidémique ? S'il en est ainsi, on peut dire que c'en est fait de
la race polynésienne. Encore un demi-siècle, un siècle au plus
et elle aura disparu, au moins comme race pure ; elle aura été
remplacée par les métis, qui déjà aux Marquises commencent à
relever le chiffre de La population.
LIVRE X
CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
DE L’ESPÈCE HUMAINE.
CHAPITRE XXXIII
CARACTÈRES INTELLECTUELS.
I. — Je réunis dans ce livre et sous un titre commun l’exa-
men sommaire des caractères relevant de l'intelligence, de la
moralité et de la religiosité. On me reprochera peut-être de
rapprocher ainsi, outre mesure, des phénomènes que j'ai attri-
bués ailleurs à des causes différentes, et par suite de tomber dans
une contradiction au moins apparente. Mais d’une part, après
ce que j'ai dit à ce sujet dans le premier chapitre, il ne peut
exister de doute sur la manière dont j'envisage cette question ;
d'autre part les phénomènes intellectuels prennent chez l’homme
un développement tel, que parfois ils s'élèvent presque au rang
d’attributs, et méritent à ce titre d’être placés non loin des phé-
nomènes purement humains.
IL. — Dans les chapitres précédents, nous avons passé en revue
l’homme physique. Mais nous ne sommes pas seulement, comme
le végétal, une certaine portion de matière organisée et vivante.
Il y a de plus en nous un quelque chose qui sent, qui Juge, qui
raisonne et qui veut. Ge quelque chose, dont le naturaliste n’a à
rechercher ni l’origine ni la nature, se manifeste par des actes,
par des faits. Ces faits diffèrent d’une race humaine à une autre.
Ils peuvent, #/s doivent être considérés comme des caractères, au
même titre que les actes de nos races animales, telles que les
chiens d'arrêt ou les chiens courants, les ratiers ou les chiens
de berger.
On le voit, tout en abordant un terrain généralement regardé
comme appartenant en propre à la philosophie, l'anthropologie
n’en respecte pas moins le domaine de cette dernière. A celle-ci
de s'inquiéter de la distinction à établir entre l'esprit et la ma-
320 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
tière, de rechercher le lien mystérieux qui unit l’être physique
et l'être intellectuel ; à celle-là de connaître les manifestations
diverses qui résultent de cette alliance, à y trouver les signes
distinctifs, caractéristiques, pour les groupes qu'elle étudie. La
première remonte aux causes; la seconde s’en tient aux effets,
et, par conséquent, ne franchit pas les limites des sciences
naturelles.
Par cela même, nous rencontrons ici tout d’abord, lorsqu'il
s’agit de l’homme, une difficulté que nous avons déjà signalée.
En abordant l'examen des faits psychologiques, la science ne
trouve guère que des détails à relever, comme lorsqu'elle étudie
les caractères physiologiques. [ei tout autant qu'ailleurs, le milieu
joue un rôle considérable. S'il influe sur les manifestations de
la vie organique, il n'influe guère moins sur des actes tradui-
sant ce qu'il y a en nous d’actif et de réagissant. Et, non-seu-
lement notre intelligence se plie à toutes les conditions actuelles,
mais en outre, accumulant et combinant par la mémoire tous
les faits antérieurs, elle en multiplie à l'infini l'influence et se
crée à elle-même des conditions nouvelles d’où résultent inces-
samment des phénomènes nouveaux.
L'étude des caractères intellectuels doit donc être reportée,
pour la plus grande partie, à l'examen détaillé des races. Toute-
fois, on peut aborder ici quelques-uns d’entre eux dans ce qu'ils
ont de plus général, ne füt-ce que pour mieux faire comprendre
ce qu'ont de vrai les lignes qui précèdent.
HI. Langage. — « Les animaux ont la voix ; l’homme seul
a la parole. » Cette vérité, proclamée par Aristote, est univer-
sellement acceptée de nos jours. Tout le monde reconnait qué
le langage est un des plus hauts attributs de l’espèce humaine.
Les langues, c'est-à-dire les formes variées que le langage revêt
chez les diverses races humaines et leurs subdivisions, ont, par
cela même, comme faits différentiels et caractéristiques, une
importance à part.
Sans être linguiste, l’anthropologiste peut fort bien s'emparer
des résultats acquis par la linguistique et les comparer à ceux
auxquels conduit l'étude des caractères physiques. Lorsque par
deux voies aussi différentes on arrive aux mêmes conclusions,
on a évidemment la plus grande chance d’être dans le vraï.
Or dans mes cours au Muséum, en faisant l’histoire détaillée
des diverses races, j'ai eu souvent à pousser fort loin la compa-
raison dont je viens de parler. À peu près toujours j'ai trouvé
l'accord le plus frappant entre la linguistique et l'anthropologie
descriptive. Lorsque par exception il se manifeste un désaccord
ou mieux un contraste comme celui qui existe entre les carac-
tères physiques et la langue des Basques comparés aux popula-
tions voisines, toujours comme chez eux, le problème présente
des difficultés spéciales à quelque point de vue qu'on l’en-
visage. He
C'est surtout chez les races métisses que se manifeste la con-
CARACTÈRES INTELLECTUELS — LANGAGE 321
cordance générale que je signale. Souvent la langue accuse à
la fois les mélanges , leur succession, la nature de l’isfluence
exercée par les éléments divers qui ont concouru à leur for-
mation. En voici un exemple frappant.
Tous les polygénistes ont fait des Malais une de leurs espèces
humaines ; bien des monogénistes ont vu en eux une des princi-
pales races. J'ai montré depuis longtemps, qu'ils ne sont en réa-
lité qu'une race mixte dans laquelle se sont associés des élé-
ments blancs, jaunes et noirs et tenant de près aux Polynésiens.
Ces faits ressortent chaque jour davantage, à mesure que l’on
connaît mieux ces deux familles sorties d’une souche commune.
A mesure aussi que l’on a étudié davantage l’histoire de ces
contrées, on a reconnu qu'entre la région insulaire et le conti-
nent il a existé des rapports plus étroits qu'on ne l’a cru long-
temps. Tels sont les résultats auxquels arrive l'anthropologie.
De leur côté les linguistes n’ont trouvé à former qu'une seule
famille lnguistique avec l’ensemble des langues malaises et poly-
nésiennes considérées au point de vue de la grammaire. Quant
au vocabulaire, voici les résultats qu'il a donnés à Ritter.
Sur 100 mots le malais comprend :
50 mots polynésiens répondant tous à un état social très-inférieur, ne
désignant que des arts ou des objets nommés dans
toutes les langues (ciel, terre, lune, montagne,
main, œil, etc.).
21 mots malayous annonçant une civilisation plus avancée et l'existence
d'industries déjà perfectionnées (kriss).
16 mots sanscrits exprimant des idées religieuses et des abstractions
(temps, cause, sagesse, etc.).
5 mots arabes relatifs à la mythologie, à la poésie, etc.
2 mots javanais dravidiens, persans, portugais, hollandais ou anglais,
presque tous relatifs au commerce.
On voit que la langue des Malais traduit pour ainsi dire sous
une autre forme exactement les mêmes faits que leurs carac-
tères physiques.
IV. — Quoique naturaliste, et disposé, par cela même, à
attribuer aux caractères tirés de l’homme physique une im-
portance habituellement prépondérante, je ne puis leur recon-
naître cette supériorité comme absolument constante. Quelques
faits parlent trop haut. Sans leur langue si spéciale, personne
n’eüt hésité à voir dans les Basques les frères des autres Euro-
péens méridionaux. Leur dolichocéphalie spéciale eût-elle été dé-
couverte, comme elle l’a été par M. Broca, on n'aurait pas eu
la pensée d’en faire des Blancs allophyles. Il en est de même des
peuples du Caucase, si longtemps regardés, précisément à cause
de leurs caractères physiques, comme la souche pure des popu-
lations blanches européennes. Il faut donc reconnaître que, dans
certains cas, la langue a une importance caractéristique supé-
rieure à celle des traits extérieurs et des faits anatomiques, ou
que du moins elle fournit des indications plus faciles à saisir.
DE QUATREFAGES. Pa |
322 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
Cette alternance de valeur entre certains caractères n’étonnera
pas les naturalistes au courant des résultats de la zoologie mo-
derne. Ils savent qu'il en est de même quand il s’agit des espèces
animales. Chez les vertébrés, l’appareil respiratoire fournit des
caractères de premier ordre et dominateurs ; chez les annelés
et dans les types secondaires, où cette fonction est moins rigou-
reusement localisée, des familles, parfaitement semblables à tous
autres égards, ont des branchies très-développées ou en manquent
totalement. Chez eux, les caractères tirés des organes de la res-
piration sont évidemment secondaires et subordonnés. S'il en est
ainsi d'espèce à espèce et de groupe à groupe, ne soyons pas sur-
pris qu’il en soit de même, à plus forte raison, de race à race.
V. — Dans les applications anthropologiques de la seience
du langage, tout le monde s'accorde pour reconnaître une im-
portance de beaucoup supérieure à la grammaire comparée au
vocabulaire ; et il est évident qu'il ne saurait en être autrement.
Mais n’a-t-on pas, dans certains cas, dédaigné par trop les-ren-
seignements qu’on peut tirer du dernier ? Les résultats auxquels
Yung avait été conduit par le calcul des probabilités me sem-
blent bons à rappeler ici. L'illustre savant s'était demandé quel
nombre de mots semblables dans deux langues différentes était
nécessaire pour qu'on püt être autorisé à considérer ces mots
comme ayant appartenu à la même langue. De ses calculs, il
résulte que la communauté d’un seul mot n’a aucune significa-
tion. Mais la probabilité d’une même origine est déjà de trois
contre un, quand il y à deux mots communs ; de plus de dix
contre un, quand il y en a trois. Quand le nombre des mots com-
muns est de six, la probabilité est de plus de dix-sept cents, et
de près de cent mille, quand il est de huit.
IL est donc presque certain que huit mots communs à deux
langues différentes ont primitivement appartenu à un même lan-
gage, et lorsqu'ils sont isolés au milieu d’une langue à laquelle
ils n’appartiennent pas, on doit les regarder comme mportés.
Ces conclusions du savant anglais ont une importance très-
grande. Elles tendent à faire envisager autrement que ne le font
bien des anthropologistes les relations de peuple à peuple,
faire admettre des communications dont on serait porté
douter. ;
VI. — Tout en reconnaissant l'importance très-réelle des ca-
ractères linguistiques, on ne saurait les prendre seuls pour
guides dans l'appréciation des rapports ethnologiques. Une lan-
gue peut s'étendre sur place et être remplacée; alors le linguiste
exclusif croira à l’anéantissement d’une race ou d’une popula-
üon en réalité florissante. C’est ce qui est arrivé pour les Cana-
ries. Les descendants des Guanches ayant tous adopté l’espa-
gnol, on à cru qu'il n'en existait plus jusqu'au moment où
M. Berthelot a démontré qu'ils forment en réalité le fond de la
population dans tout l’archipel. |
VII. — Le monogénisme et le polygénisme ont lutté et luttent
à
à
——
CARACTÈRES INTELLECTUELS — LANGAGE 9323
encore aujourd'hui sur le terrain de la linguistique comme sur
celui de l’organographie. Ainsi qu'il est arrivé trop souvent, la
question seientifique a été obscurcie par des considérations fort
étrangères à la science ; et cela avec d'autant moins de raison
que les doctrines opposées sont ici bien moins en cause que l’on
ne paraît le croire.
Au point de vue linguistique, le problème peut se poser en ces
termes : a-t-il existé dans le passé une langue primitive unique
d’où sont sorties toutes les langues mortes ou vivantes ? Ou bien
a-t-il existé et existe-t-il encore des langues qu'il soit impossible
de ramener à une origine commune ?
On comprend la réponse des linguistes polygénistes. Arguant
des différences qui séparent certaines familles de langues, ils les
déclarent érréductibles et concluent avec Crawfurd, M. Hovelac-
que, etce., « à la pluralité originelle des races qui ont été formées
avec elles. » D'autre part cette irréductibilité est niée par Max
Müller qui, sans affirmer encore l'existence de la langue primi-
tive, laisse entrevoir que dans sa pensée c'est à la démonstra-
tion de ce fait qu'’aboutiront les recherches linguistiques.
Complétement étranger aux études de cette nature, je ne sau-
rais avoir une opinion sur les questions spéciales. Je me borne
à constater quelques faits généraux et à signaler le sens dans
lequel ils me semblent se prononcer.
L'irréductibilité sur laquelle s'appuient les linguistes poly-
génistes rappelle l'argument fondé sur les caractères physiques
et consistant à opposer le Nègre au Blanc. Cet argument a eu
longtemps une certaine apparence de force qu'il à perdu à me-
sure que l’on a connu de plus nombreux intermédiaires entre
ces deux extrêmes. Il me semble que la marche générale de la
linguistique conduit au même résultat. Tous les linguistes rap-
prochent aujourd’hui bien des langues que l’on eût cru irréduc-
tibles au commencement de ce siècle.
Un certain nombre de langages resteraient isolés que ce fait
n’aurait rien de démonstratif contre l’unité spécifique des hom-
mes. Dans toutes les écoles linguistiques, on reconnaît que les
langues sont variables et périssables. Or nous ne connaissons
pas toutes les langues mortes; et s'il manque un certain nombre
d’anneaux à la chaîne, il est tout simple que des rapports ayant
jadis existé soient à jamais perdus pour nous.
Que l’on relise d’ailleurs les observations faites par Lubbock
sur l’origine des racines et l’on admettra sans peine qu'un cer-
tain nombre d’entre elles doivent presque inévitablement ne
pas être communes à toutes les langues. Quiconque pense que
le langage n’est pas un fait, divin, qu'il.est d'invention et de
création humaine, ne peut qu'adopter sur ce point les conclu-
sions du savant anglais. Or pour peu que ces différences radi-
cales soient nombreuses, elles entraînent nécessairement l’irré-
ductibilité, sans que celle-ci puisse être invoquée comme argu-
ment contre la doctrine monogéniste.
324 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
À l'appui de cette conclusion, je suis heureux de pouvoir invo-
quer le témoignage d’un juge à la fois bien compétent et fort
peu suspect. Dans son livre sur Za vie du langage, M. Whitney
a examiné cette question, Comme Crawfurd, comme M. Hove-
lacque, le linguiste américain admet qu'il existe des familles
linguistiques que l’on ne saurait rattacher à une origine com-
mune. Mais il ne s'arrête pas au fait brut ; il en montre et en
discute les causes. Puis il formule dans les termes suivants la
conclusion générale de cette discussion : « L’incompétence de la
science linguistique pour décider de l’unité ou de la diversité
des races humaines paraît être complétement et irrévocable-
ment démontrée. »
Quoi qu'il en soit, les résultats acquis dès à présent mettent
en lumière un fait dont l'importance ne saurait, ce me semble,
être méconnue. En prenant pour guide l'ouvrage d’un homme
dont la compétence est hors de discussion, en dressant le tableau
des familles linguistiques admises par M. Maury, en représen-
tant par des lignes les rapports signalés par ce savant, on voit
qu'il existe de langues à langues un entrecroisement de carac-
tères fort analogue à celui que j'ai tant de fois montré chez des
groupes humains. |
Personne n’a soutenu l'hypothèse des origines multiples des
langues avec plus de fermeté qu'Agassiz. Dans le mémoire que
j'ai combattu au point de vue géographique, il s'était déjà nette-
ment expliqué sur ce point. Il a développé plus tard les mêmes
idées. J’ai déjà dit comment selon lui les hommes ont été créés
par nalions, comment chacune de celles-ci a reçu, en même
temps que tous ses traits physiques, son langage particulier
éclos ainsi de toutes pièces et aussi caractéristique que la voix
d’une espèce animale. Je crois devoir insister iei sur ce point et
citer le texte lui-même. « Qu'on suive sur une carte, dit Agassiz,
la distribution géographique des ours, des chats, des ruminants,
des gallinacés ou de toute autre famille : on prouvera avec tout
autant d’évidence que peuvent le faire pour les langages hu-
mains n'importe quelles recherches philologiques, que le gron-
dement des ours du Kamtchatka est allié à celui des ours du
Thibet, des Indes Orientales, des Iles de la Sonde, du Népaul,
de Syrie, d'Europe, de Sibérie, des Etats-Unis, des Montagnes
Rocheuses et des Andes. Cependant tous ces ours sont consi-
dérés comme des espèces distinctes n’ayant en aucune façon
hérité de la voix les uns des autres. Les différentes races hu-
maines ne l'ont pas fait davantage. Tout ce qui précède est
encore vrai du caquetage des gallinacés, du cancanage des ca-
nards aussi bien que du chant des grives, qui toutes lancent
leurs notes harmonieuses et gaies, chacune dans son dialecte,
lequel n’est ni l'héritier ni le dérivé d’un autre, bien que toutes
chantent en grivien. Que les philologues étudient ces faits et, s'ils
ne sont pas absolument aveugles à la signification des analogies
dans la nature, ils}en arriveront eux-mêmes à douter de la pos-
CARACTÈRES INTELLECTUELS — LANGAGE 325
sibilité d’avoir confiance dans les arguments philologiques em-
ployés à prouver la dérivation génétique. »
Agassiz est logique, et il pousse jusqu'au bout les consé-
quences de sa théorie. Mais il oublie un grand fait que l’on peut
opposer à luiet à tous ceux qui, de près ou de loin, se rattachent
à cet ordre d'idées.
Jamais une espèce animale n’a échangé sa voix contre celle
d'une espèce voisine. L’ânon allaité par une jument et isolé au
milieu des chevaux ne désapprend pas à braire pour apprendre
à hennir. Au contraire, chacun sait bien que le Blanc le plus
pur, placé dès son bas âgé au milieu des Chinois ou des Austra-
liens, ne parlera que leur langage et que la réciproque est éga-
ment vraie.
C’est que la voëx animale est un caractère fondamental, tenant
évidemment à la nature de l'être, susceptible de légères modi-
fications, mais ne pouvant disparaître et se transmettant intégra-
lement ; c'est un caractère d'espèce.
La langue humaine n’est rien de pareil. Elle est essentielle-
ment variable et se modifie de génération en génération ; elle se
transforme, elle emprunte et elle perd; elle est remplacée par
une autre ; elle est manifestement sous la dépendance de l'in-
telligence et du milieu. On ne peut donc voir en elle qu’un
caractère secondaire, un caractere de race.
Au point de vue linguistique, l’attribut spécifique de l’homme
n’est pas la langue spéciale qu'il emploie; c’est la faculté d'arti-
culation, la parole qui lui a permis de créer un premier langage
et de le varier à l'infini, grâce à son intelligence et à sa vo-
lonté plus ou moins impressionnées par une foule de circons-
tances. ;
Ici encore, je suis heureux de pouvoir étayer des opinions que
j'ai soutenues depuis bien longtemps en citant les conclusions
de M. Whitney sur ce point. « Maintenant, dit ce savant lin-
guiste, prétendre pour expliquer la variété des langues que le
pouvoir de s'exprimer a été virtuellement différent dans les
différentes races ; qu’une langue a contenu, dès l’origine et dans
ses matériaux primitifs, un principe formatif qui ne se trouvait
pas dans une autre ; que les éléments employés pour un usage
formel, étaient formels par nature, et ainsi de suite, c’est là de
la pure mythologie. »
VIII. Rapports généraux des langues et des races humaines. —
Tout le monde admet que les langages humains se ramènent à
trois groupes fondamentaux, comprenant l’un les langues mo-
nosyllabiques ou isolantes, le second les langues agglutinatives
ou composantes, le troisième les langues à flexion. Ainsi, il
existe trois types linguistiques comme trois types physiques. Il
n'est pas sans intérêt de rechercher quels rapports se manifes-
tient entre les caractères empruntés à ces deux ordres de consi-
dérations.
Les langues monosyllabiques représentent l’élat le plus rudi-
3206 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
mentaire du langage humain, qui n’est en outre arrivé à la
flexion qu'en passant par la période d’agglutination. Consi-
dérées à ce point de vue, les langues ont été en se perfection-
nant progressivement, et il est naturel de se demander si le
degré général d’élévation des races correspond à celui du déve-
loppement du langage.
En juxtaposant les résultats des études linguistiques et physi-
ques, on reconnaît bien vite qu'il n’en est rien. La langue mono-
syllabique par excellence, le chinois, est parlée par une des
populations les plus anciennement civilisées et dont le fond
appartient au type jaune. Les tribus les plus bas placées relevant
du type nègre, parlent, au contraire, des langues agglutinatives,
c'est-à-dire parvenues au second rang. J'ai déjà signalé ce fait
et insisté sur les conséquences qui en ressortent, relativement à
l’antiquité relative des groupes humains.
Toutefois, on doit remarquer que le plus grand nombre des
Blancs parlent des langues qui ont atteint le plus haut degré de
développement, des langues à flexion. Les Blancs allophyles
seuls en sont encore à l’agglutination.
Si, après avoir lu ce que les linguistes nous ont appris sur la
distribution des races! on jette les yeux sur la carte, on cons-
tate encore quelques faits généraux assez intéressants.
Les langues monosyllabiques s’y montrent comme cantonnées
en Asie seulement et occupant un espace fort restreint. Elles ont
dû même former autrefois une sorte d’ilot borné par la mer à
l’est, et sur tous les autres points par des langues agglutinatives.
La conquête aryane les a seule mises en contact avec les langues
à flexion.
Celles-ci, aujourd’hui répandues partout, ont longtemps été
confinées dans l’ancien continent, dont elles étaient loin d'’ail-
leurs d'occuper la plus grande partie. Leur expansion date des
grandes découvertes modernes.
Les langues à développement intermédiaire, les langues agglu-
tinatives, occupaient avant cette époque, comme aujourd'hui
encore, la majeure partie du sol. Nous ignorons à quel moment
elles ont perdu du terrain en Europe; mais déjà nous pouvons
presque affirmer qu'elles y ont dominé jadis. Probablement elles
occupaient en entier cette partie du monde avant l'invasion ou
l’infiltration aryane. Peut-être furent-elles parlées par l’homme
quaternaire. Quoi qu'il en soit, avant les grandes émigrations
toutes récentes des races européennes, les langues agglutinatives
avaient conservé la plus grande partie de l’Asie, la presque
totalité de l’Afrique, l'Amérique et l'Océanie entières.
En relevant approximativement les aires occupées par les
trois groupes fondamentaux de langues, on trouve que les lan-
gues agglutinatives occupaient naguère à elles seules environ ;;
du sol, les langues à flexion ;, les langues monosyllabiques ;; ;
soit, à peu près, LE 2° et .$.. |
Les langues agglutinatives l’'emportent encore sur les autres
CARACTÈRES INTELLECTUELS — ÉCRITURE 327
par leur nombre. Et enfin le chiffre des nations, peuplades ou
tribus parlant ces mêmes langues est aussi bien supérieur à
celui des groupes qui parlent des langues monosyllabiques et
des langues à flexion.
Mais on sait combien peu la population d’une contrée est en
rapport, soit avec l'étendue des terres, soit avec le nombre des
groupes humains qui la peuplent. Pour se faire une idée de
l'importance du rôle joué à la surface du globe par une langue
ou un groupe de langues, il faut compter les individus qui en
font usage. Or, en rapprochant les données statistiques et lin-
guistiques dues à MM. d'Omalius et Maury, on trouve que les
langues à flexion sont parlées par 536 900 000 êtres humains ;
les langues monosyllabiques par 449 000 000; les langues agglu-
tinatives par 216 550 000 seulement.
IX. Æcriture. — L'écriture est, pour ainsi dire, à la parole ce que
celle-ci est à la pensée. Toutefois par sa nature même elle fournit
assez peu de données précises à l’anthropologiste. Inventée sur
un nombre de points fort restreint, elle s’est communiquée de
proche en proche et par initiation. En passant d’une nation à
l’autre, les représentations graphiques du langage se sont sou-
vent sensiblement modifiées ; et, à ce point de vue, elles peuvent,
sans doute, être d’un véritalble secours à l’ethnologie. Mais il
n'existe aucun rapport réel entre les diverses formes qu’elles
affectent et les groupes humains qui les emploient.
On ne peut guère rattacher à l'écriture les pierres diverse-
ment disposées qui servaient aux néophytes mexicains à se rap-
peler leurs prières ou les procédés purement mnémotechniques
signalés par divers voyageurs, tels que les Wampum des Peaux-
Rouges. Cependant ces derniers et surtout les Quipos, chinois,
thibétains et péruviens, étaient quelque chose de plus. Ici, la
couleur et le mode de juxtaposition des fragments de coquilles
ou de bois enfilés, les nœuds et la couleur des cordelettes avaient
une valeur conventionnelle permettant d'exprimer des idées, des
nombres multiples et élevés, etc. Au Pérou, on écrivait ainsi,
paraît-il, de véritables livres. Malheureusement, comme le dit
M Maury, il est aujourd’hui impossible de débrouiller ces sin-
guliers textes.
La pictographie même rudimentaire, telle qu'elle existait et
existe encore chez les Peaux-Rouges où Schoolcraft l’a fort bien
étudiée, a probablement été partout le point de départ de l’écri-
ture proprement dite. On sait que la pictographie ressemble assez
à nos rébus et qu'elle a ses monuments, découverts par plusieurs
voyageurs en Sibérie, dans l'Amérique du Nord, dans le bassin
de l’Orénoque et jusqu’en Patagonie.
Lorsque le symbolisme s’introduit dans la pictographie, il
semble qu'il y ait un pas de fait, bien que de graves erreurs
puissent être la suite de cette manière de représenter les événe-
ments , lorsque le sens du symbole s'oublie. Les Virginiens
avaient figuré un cygne blanc vomissant du feu pour représenter
328 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
les Européens, leurs vaisseaux et leurs armes. Il y avait évidem-
ment là le germe de quelque légende. Cette observation à elle
seule permet de comprendre et d'interpréter quelques-unes des
traditions, fabuleuses dans la forme, très-réelles au fond, qui
ont été recueillies sur le passé de certaines tribus américaines.
Toutefois le symbolisme a l’avantage d’habituer l'esprit à se
détacher de la reproduction matérielle des objets. Plus tard on
passe assez aisément à la réduction graphique du symbole, puis
au signe 1déographique. Enfin, l’aiguillon de la nécessité aidant,
on arrive au signe phonétique.
Même lorsqu'elle s’en tient à la représentation de la syllabe,
l'écriture accomplit un immense progrès. Il semble que, malgré
leur contact avec des populations plus avancées et quoique ayant
eu sous les yeux des exemples d'écriture alphabétique, certaines
races ne peuvent pas aller au-delà. C’est au moins ce qui s’est
passé de nos jours chez les Cherokees en Floride et chez les
Vei sur la côte d'Afrique. Séquoyah et Doala Bukara, dans
leurs efforts pour imiter les Yankees et les Arabes, n’ont inventé
que des syllabaires. Et pourtant, les journaux imprimés par le
premier portaient, à côté du texte cherokee, la traduction
alphabétique anglaise.
Il est inutile d’insister sur l’immense supériorité de l'écriture
alphabétique. Ce moyen, à la fois si simple et si complet de
fixer la parole, s’est toujours présenté comme quelque chose de
merveilleux à l’esprit de ceux qui ne le connaissaient pas; et les
anciens, frappés de son utilité, ignorant comment l’homme y .
était arrivé peu à peu et par degrés, n'avaient pas hésité à le
considérer comme d'invention divine. Cicéron lui-même semble
prêt à partager cette opinion. On sait aujourd’hui que l’hon-
neur de cette grande découverte appartient en réalité aux
Phéniciens.
Mais ce n’est pas d'emblée et par eux seuls, que les Phéni-
ciens arrivèrent à ce résultat. MM. Wuttke et Lenormand ont
avec raison fait remonter aux Egyptiens, l'honneur de l'avoir
préparé et presque atteint. L'écriture égyptienne avec ses signes
figuratifs, idéographiques et phonétiques, nous montre toute la
route qu'a parcourue l'esprit humain pour s'élever de la simple
pictographie à l'alphabet. Malheureusement, les Egyptiens en-
chaînés par l’ensemble de leur passé, par la masse même des
idées et des faits représentés avec leur écriture compliquée,
surtout peut-être par la tradition religieuse, ne purent se dé-
barrasser de ce qu'il y avait d’encombrant dans leur système
d'écriture. Un peuple étranger, libre de ces entraves, pouvait
seul, comme l’a dit M. Maury, opérer ce triage.
L’alphabet phénicien une fois trouvé, se répandit rapide-
ment. Mais en même temps il dut se modifier pour répondre
tantôt à de véritables besoins, tantôt à de simples convenances
ou à des caprices. M. Lenormand admet cinq grandes familles
d'écriture, comme représentant cette filiation. Ce sont les fa-
CARACTÈRES INTELLECTUELS — ÉTAT SOCIAL 399
milles sémitiques, gréco-italique, occidentale ou ibérienne, sep-
tentrionale et indo-homérite. Celle-ci a peut-être pour point
de départ l'alphabet de l’Yemen, qui, porté dans l'Inde vers le
ire ou 1v° siècle de notre ère, a engendré presque tous les alpha-
bets orientaux.
L'Egypte et la Phénicie n'ont pas été les seuls centres où ait
pris naissance l’art d'écrire. Le même fait s'est produit dans
l’ancien monde en Mésopotamie et en Chine, au Mexique, dans
le Nouveau continent. Partout l'écriture hiéroglyphique, née
elle-même de la pictographie, a été le point de départ; mais
dans chacun d'eux, l'écriture s’est arrêtée à des niveaux divers.
Les écritures cunéiformes n’ont pas atteint l’alphabet, et pa-
raissent consister en un mélange de signes idéographiques et
syllabiques. En Chine, l'écriture est restée idéographique. Mais
sous l'influence des missionnaires boudhiques, qui ont fait con-
naître dans l'extrême Orient l'alphabet dévânagari, les Japo-
nais et les Coréens, après avoir imité servilement les Chinois,
sont arrivés les premiers, au syllabisme, les seconds à un véri-
table alphabet.
Au Mexique, l'écriture consistait en un mélange encore très-
confus de signes symboliques, idéographiques et phonétiques,
ces derniers représentant tantôt des syllabes, tantôt de simples
lettres. La découverte faite par l’abbé Brasseur de Bourbourg
semble indiquer qu’au Yucatan, on était allé plus loin, et que
les inscriptions de Palanqué sont vraiment alphabétiques. Il
est bien vivement à regretter que, jusqu’à ce jour, on n'ait pas
utilisé les importantes données dues à l’ancien curé de Rabinal.
La lecture des inscriptions de l’Amérique centrale aurait un
bien autre intérêt que le déchiffrement de quelques stèles égyp-
tiennes de plus.
Quoi qu'il en soit, on comprend que la multiplicité, la variété
des alphabets, et leur filiation même, fournissent à l’anthropolo-
giste, des caractères d’une haute importance et très-propres à
constater d'anciens rapports entre des groupes humains parfois
fort éloignés.
X. Etat social. — L'homme est un être essentiellement social.
« Si quelqu'un montait au ciel seul et entendait seul l'harmonie des
mondes, il ne jouirait pas de ces merveilles, » a dit un sage de
la Grèce. Aussi trouvons-nous partout l'espèce humaine réunie
en sociétés plus ou moins nombreuses. Toujours, sauf dans
quelques cas exceptionnels qui s'expliquent d'ordinaire par une
dispersion violente, ces sociétés comptent un nombre plus ou
moins considérable de familles et méritent au moins le nom
de peuplades.
Quelque restreintes ou nombreuses que soient les peuplades,
les tribus, les nations, on a depuis longtemps constaté chez
elles trois états sociaux élémentaires, se rattachant tous trois à
la satisfaction du premier et du plus impérieux de tous les be-
soins, celui de se nourrir. Ces trois états présentent d’ailleurs
390 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
une certaine gradation. L'homme ne compte d’abord pour sa
subsistance que sur une industrie journalière ; il chasse les
animaux terrestres ou aquatiques : il est chasseur ou pêcheur.
Plus tard il a soumis à son empire des espèces herbivores et
trouve dans ses troupeaux des ressources assurées : il est pas-
teur. Enfin c’est à la terre même qu'il s'adresse; il multiplie,
il soigne certains végétaux que l’expérience lui a fait connaître :
il est cultivateur. Dans ce dernier cas, son régime est fonda-
mentalement végétal; dans les deux premiers, la chair forme
la base de sa nourriture.
IL est évident que ces divers genres de vie placent l’homme
dans des milieux fort différents, en lui imposant certaines néces-
sités, en exigeant le développement de facultés physiques et
intellectuelles parfois assez peu semblables. Ainsi prendront
naissance et se développeront par l'exercice et l’hérédité, cer-
taines particularités physiques et intellectuelles qui finiront par
caractériser des races.
Le chasseur et le pêcheur présentent quelques points de con-
tact dans leur genre de vie. L'un et l’autre ont à déployer tour
à tour, et parfois en même temps, selon les animaux qu'ils atta-
quent, beaucoup de patience et de courage ; chez eux l'esprit de
ressources doit être sans cesse en éveil. L'un et l’autre, même
placés dans des conditions favorables, passent par des alterna-
tives d'activité extrême et de repos presque complet. Mais le
cercle d’action du pêcheur est en somme moins étendu que
celui du chasseur, et il n’est pas forcé, comme celui-ci, d’exer-
cer toutes ses facultés physiques. Il n'aura probablement jamais
ni la même finesse de l’ouie ni la même agilité. Ni l’un ni
l’autre d’ailleurs ne se trouvent dans des conditions favorables :
au développement intellectuel proprement dit.
Le pasteur a déjà bien plus d'indépendance à certains égards,
en même temps qu'il est astreint à plus de régularité. Son len-
demain est toujours assuré. Les soins journaliers une fois don-
nés à son bétail, il peut s’abandonner à la réflexion, à la rêverie,
et ses instincts intellectuels ont toute facilité pour se développer.
Il en est, à plus forte raison, de même pour le cultivateur. Les
semailles et la récolte sont pour lui des moments d'activité phy-
sique inévitables. Entre les deux, il peut se reposer à loisir et
appliquer à toute autre chose les facultés dont il est doué.
Ces trois modes élémentaires de la société humaine entraînent
des conséquences immédiates.
Nulle part le gibier proprement dit n’est suffisamment abon-
dant pour nourrir indéfiniment des populations quelque peu
nombreuses, accumulées sur un même point. L'homme chas-
seur à donc besoin d’un grand espace autour de lui ; il ne peut
guère former que des communautés restreintes. Dès que celles-
ci grandissent, il faut forcément qu’elles se morcellent. Les
pêcheurs peuvent former des agglomérations plus considérables,
surtout sur les côtes d’une mer poissonneuse. Toutefois, là même,
CARACTÈRES INTELLECTUELS — ÉTAT SOCIAL 331
le chiffre des populations est encore forcément restreint dans
d'assez étroites limites.
L'état pastoral permet la formation de hordes plus nom-
breuses; mais il nécessite aussi l'existence de vastes espaces
exclusivement livrés aux bestiaux. Comme la chasse, bien qu’à
un moindre degré, il commande le morcellement.
La culture du sol seule permet le développement d'une popu-
lation à la fois dense et continue.
Le chasseur, par suite même de ses habitudes de lutte, sera
inévitablement guerrier; la guerre n’est au fond qu’une chasse à
l’homme. Chez lui toute discussion pour un terrain de chasse
deviendra aisément une: guerre, car il s’agit de sa subsistance.
Cette guerre sera sans merci, car tout prisonnier est pour lui
non-seulement inutile, mais nuisible; c'est une bouche à nourrir.
Le chasseur le tuera ; et pour peu que la passion d’une part,
l’amour-propre de l'autre entrent en jeu, il le fera périr dans
des tourments supportés avec une héroïque fermeté.
Le pasteur aussi sera assez souvent entrainé à la lutte armée;
il a à défendre ses pâturages et ses bestiaux. Maïs chez lui la
guerre s’adoucira; le prisonnier peut lui être utile. On rejettera
sur lui les soins à donner au bétail; et, en retour, on le nourrira
sans avoir à faire de sacrifice ; il sera esclave.
N'’était le besoin de s’entre-détruire, qui semble inné chez
l'homme et que la civilisation n’a pu encore extirper, les peuples
cultivateurs n’auraient aucune raison pour se faire la guerre ;
ils en auraient beaucoup pour l’éviter. Mais, du moins, chez eux
elle devient de moins en moins cruelle. Le prisonnier peut ici
encore être utilisé. On le réduira d’abord en esclavage. Puis, on
reconnaîtra qu'un certain degré de liberté peut être profitable
au maître, et d’esclave il passera serf.
Les trois états que je viens d'indiquer existent sur le globe ;
dans chacun des trois grands types de l’humanité on peut encore
aujourd'hui en signaler des exemples. Les Blancs des tribus de
la côte nord-ouest d'Amérique sont pêcheurs ; des populations
arabes en sont encore à l’état pastoral par lequel sont passés
les Aryans, pères des Indiens actuels si essentiellement agricul-
teurs. Chez les Jaunes, les Tongouses de la Daourie sont peut-
être le type le plus complet du peuple chasseur, comme les
hordes de l’Asie centrale le sont des peuples pasteurs, et les
Chinois des peuples cultivateurs. Chez les Nègres enfin, les Tas-
maniens étaient exclusivement chasseurs et pêcheurs, les Cafres
sont essentiellement pasteurs, les Guinéens cultivateurs.
Ainsi, la nature fondamentale de l’état social n’est pas un ca-
ractère de race. Les trois types physiques présentent les trois
types sociaux.
De ce fait seul, on pourrait conclure qu'entre les trois grands
types humains, envisagés au point de vue de la civilisation, il
n'y a pas ces différences radicales qu'ont admises à priori quel-
ques auteurs. ,
332 CARACTÈRES. PSYCHOLOGIQUES
Cette conclusion ne peut ressortir clairement que d’une étude
détaillée des races. Je puis ici seulement l’énoncer, en insistant
sur ce point que, malgré les assertions contraires de M. de Go-
bineau, il existe encore aujourd’hui des Blancs à l’état sauvage
le mieux caractérisé. Qu'on lise les détails donnés sur certaines
populations Koluches par Cook, La Pérouse, Meares, Marchand,
Dixon, le docteur Scouler, ete., et on sera bien forcé de recon-
naîtré que ces pêcheurs dont les femmes se barbouillent de graisse,
de suie et portent la botoque, sont à la fois de vrais Blancs et de
vrais sauvages, qui, sous bien des rapports, doivent prendre place
fort au-dessous du Nègre d’Ardra ou de Juida.
D'autre part, les noms mêmes que je viens de tracer, ceux
surtout de Ghanata, de Sonrhaï, de Melle que Barth nous a fait
connaître, suffisent pour prouver que le Nègre le mieux carac-
térisé, le Végre type, peut s'élever par lui-même à un état social
assez avancé. On à dit, que sans être sauvage il était resté bar-
bare, comme l'étaient nos ancêtres Germaïins ou Gaulois. Cette
appréciation n'est pas juste ; le Nègre est arrivé bien plus haut.
Les annales d’Amed Baba démontrent qu’au moyen âge le
bassin du Niger a contenu des empires fort peu inférieurs à
certains égards à bien des souverainetés européennes de la
même époque.
Quant aux races jaunes, il suffit de rappeler que la race
aryane tout entière était encore plongée dans la barbarie à l’é-
poque où la Chine connaissait le calendrier, avait déterminé la
forme de la terre et reconnu l’aplatissement des pôles, tissait des
étoffes de soie et avait une monnaie.
XI. — Doit-on conclure de ces faits et de tous les faits ana-
logueé que je ne puis citer, que les races humaines sont égales
entre elles, qu’elles ont toutes les mêmes aptitudes et peuvent
s'élever à tous égards au même degré de développement intel-
lectuel ? Ce serait s’écarter du vrai et tomber dans une exagéra-
tion évidente. Ici encore, il faut en revenir à la comparaison de
l’homme avec l'animal. De ce que toutes les races de chiens
appartiennent à une seule et même espèce, s’ensuit-il qu'elles
aient les mêmes aptitudes ? Un chasseur prendra-t-il indifférem-
ment un braque ou un blood-hound pour en faire un chien
d'arrêt ou un chien courant ? demandera-t-il au chien des rues
de valoir l’un ou l’autre de ces pur-sang? Evidemment non. Or,
nous ne devons jamais oublier que, pour être au-dessus de l’ani-
mal et pour être autre chose que lui à certains égards, l'homme
n’en est pas moins soumis à toutes les lois générales de l’anima-
lité. La loi de l’hérédité est une de celles auxquelles il ne peut
se soustraire ; et c’est elle qui, sous l'influence des milieux, fa-
conne les races et les fait ce qu’elles sont.
Quand des siècles ont passé sur un groupe d'hommes, quand
de génération en génération et sous l'influence de certaines con-
ditions physiques, intellectuelles, morales, l'être entier a pris
un certain pli, nous ne savons encore au juste ce qu'il faut de
CARACTÈRES INTELLECTUELS — SAUVAGERIE 333
temps et de circonstances nouvelles pour effacer cette empreinte
et renouveler la race. En tout cas, elle ne peut s'élever qu’en se
modifiant, et de là même résulte une race nouvelle, une race
dérivée.
L'ensemble de conditions qui à fait les races, a eu pour ré-
sultat d'établir entre elles une inégalité actuelle qu'il est impos-
sible de nier. Telle est pourtant l’exagération dans laquelle sont
tombés les négrophiles de profession, lorsqu'ils ont soutenu que
le Nègre, dans le passé et {e/ qu'il est, est l'égal du Blanc. Un
seul fait suffit pour leur répondre.
Les découvertes de Barth ont mis hors de doute ce dont on
pouvait douter jusqu’à lui, l'existence d’une histoire politique
chez les Nègres. Mais cela même ne fait que mettre encore plus
en relief l’absence de cette histoire intellectuelle qui se traduit
par un mouvement général progressif, par des monuments litté-
raires, artistiques, architecturaux. Livrée à elle-même, la race
nègre n’a rien produit dans ce genre. Les peuples de couleur
noire qu'on a voulu lui rattacher, pour déguiser cette infé-
riorité par trop manifeste, ne tiennent à elle tout au plus que
par des croisements dans lesquels domine le sang supérieur.
XII. — Faut-il pour cela passer à l'extrême opposé, et admettre
qu'il est des races radicalement incapables de s'élever au-dessus
de l’état social dans lequel ont vécu leurs ancêtres? Cette ques-
tion a été bien des fois posée ; elle a été résolue en deux sens
différents.
S'appuyant sur un certain nombre de faits empruntés à l’A-
mérique et à l'Océanie, aussi bien qu’à l'Afrique, on a cherché à
démontrer que certaines populations humaines étaient fatale-
ment vouées à l’état sauvage. Les partisans de cette opinion ont
surtout cité comme exemple les indigènes de l’Amérique du
Nord et les Australiens. Pourtant, quiconque y regardera sans
parti pris, verra facilement, parfois dans les faits mêmes invo-
qués par ceux qui les condamnent, la preuve évidente que,
placées dans des conditions favorables, ces races sauraient s'é-
lever bien au-dessus de l’état où nous les avons trouvées et nous
atteindre assez vite au moins à certains égards.
En ce qui concerne les Peaux-Rouges et les groupes voisins,
le grand ouvrage de Schoolcraft, plusieurs Æeports publiés de-
puis ne peuvent laisser aucun doute.
Ce qui reste des Iroquois forme aujourd’hui, sur les bords du
Cattaraugus, une population agricole et laborieuse qui a ses
écoles, son imprimerie, ses journaux. Il est inutile d'insister sur
ce que sont devenus les Kreecks, les Cherokees, les Choctaws. On
sait que, d’elles-mêmes, toutes ces nations du sud étaient entrées
en pleine voie de civilisation sédentaire, cultivaient le coton et
en exportaient, publiaient des journaux écrits dans leur langue
et imprimés en caractères imaginés par un des leurs. Le gou-
vernement de Washington les chassa de leurs terres, pour les
transporter dans le bassin de l’Arkansas. Là, elles se sont remises
334 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
à l’œuvre, et parmi leurs fermes il en est, disent les voyageurs,
qui peuvent rivaliser avec celles des Yankees.
Mais, reprend-on, les Algonquins, les Dacotahs, se sont re-
fusés à toutes les tentatives faites pour les rapprocher des Blanes
et de la civilisation. C'est une erreur, ou plutôt ce n’est qu'une
moitié de vérité; et cela même apporte à qui veut le voir un
grand enseignement. Les Algonquins (vrais Peaux-Rouges), les
Dacotahs (Sioux) se sont partagés. Les uns ont renoncé à leur
ancien genre de vie, et ont imité les Cherokees, les autres y ont
persévéré : tant ce caractère, prétendu indélébile, est au con-
traire variable, tant il est sous l'empire de mille petites circons-
tances locales !
En fait, il ne s’est rien passé chez les indigènes américains
que nous ne puissions constater chez les Blancs. A côté de l’A-
rabe des villes, vit l’Arabe du désert et des tentes. De même,
dans l’Amérique du Nord, les indigènes livrés à eux-mêmes s’é-
taient scindés sur certains points. Dans le bassin du Rio del
Norte et au delà, à côté des habitants des pueblos, citadins et
agriculteurs, vivaient des tribus errantes de chasseurs. Les se-
conds pillaient parfois les premiers ; mais les uns et les autres
ne s’en reconnaissaient pas moins pour frères.
Ce qui s'était passé spontanément se passe encore sous la
pression des Blancs. Y a-t-il à cela quelque chose d'étrange ?
En tout cas, lorsque la moitié d’une même population trans-
forme son état social, on ne peut dire qu’elle est incapable de
le faire en totalité, en se fondant sur ce que l’autre moitié est
restée en arrière. À raisonner ainsi, on pourrait soutenir avec
autant et plus de raison, qu'une bonne partie des Européens est
incapable d'apprendre à lire.
Restent les Australiens.
C’est un sujet que je n’aime pas à aborder. Sur aucun point
du globe, peut-être, le Blanc ne s’est montré aussi impitoyable
envers les races inférieures, qu’en Australie ; nulle part il n’a
aussi audacieusement calomnié ceux qu'il dépouillait et exter-
minait. Pour lui, les Australiens n’ont plus été des hommes. Ge
sont des êtres qui « réunissent toutes les choses mauvaises que
ne devrait jamais présenter l'humanité, et plusieurs dont rougi-
raient les singes, leurs congénères. » (BuTLER Eare.) Sans doute,
des voix honorables ont protesté contre ces terribles paroles,
adressées aux convicts qui allaient chercher fortune en Aus-
tralie; mais que pouvaient-elles, alors que toutes les mauvaises
passions étaient surexeitées et s’appuyaient sur de semblables
arguments, étayés eux-mêmes d’assertions données comme scien-
tifiques ? On sait quel a été le résultat de ces lecons en Tas-
manie, en Australie ; et ceux qui voudraient se renseigner plus
au long, peuvent consulter les voyageurs de toute nation, Dar-
win comme du Petit-Thouars.
Soutenir encore aujourd'hui que les Australiens sont ce qu'ont
voulu en faire Bory de Saint-Vincent et les anthropologistes de
CARACTÈRES INTELLECTUELS — SAUVAGERIE 339
cette école, c’est nier des faits évidents, constatés par une foule
de voyageurs de toute sorte. Pas plus que les autres races hu-
maines, celle-ci ne s’est montrée absolument sauvage. Elle avait
ses institutions de peuple chasseur. La famille, la tribu, la na-
tion, étaient organisées chez elle et réparties en véritables clans,
dont on possède la liste. Les Australiens, plus avancés sur ce
point que les Tahitiens, savaient se partager le sol, et les limites
fixées étaient religieusement respectées, sauf en temps de guerre.
Je reviendrai ailleurs sur leurs caractères religieux et moraux.
Il ne s’agit ici que de leurs caractères intellectuels, et je me
borne à ajouter, que ces sauvages avaient des villages de huit
cents à mille habitants, qu'ils savaient creuser des canots, qu'ils
tissaient des filets pour la chasse et la pêche, ayant parfois
quatre-vingts pieds de long et capables de résister aux efforts
d’un kanguroo.
Tout cela, dira-t-on, ne constituait pas un état social bien
avancé. Soit ; mais les Australiens sont-ils incapables, comme
on l’a tant dit, comme on le répète encore, de s'élever au-dessus
de cette condition ?
Mais qu'on lise les écrits de Dawson, qui avait fait de ces sau-
vages des espèces de fermiers, ceux de Salvado, qui a trouvé
en eux des ouvriers aussi dévoués qu'utiles, ceux de Blosseville
déclarant qu'on s’est estimé heureux de pouvoir recourir à eux
quand la fièvre d'or fit manquer les bras européens, et on res-
tera convaincu de tout ce qu'il y a d’inexact dans les asser-
tions émises au sujet de l'incapacité radicale des Australiens.
Enfin, si l’on conserve quelque doute, qu'on se reporte à ces
tribus fixées et cévilisées par William Buckley, le soldat déser-
teur, et il faudra bien convenir que la faculté de s'élever au-
dessus de leur état passé existe chez les Australiens, comme
chez les autres populations humaines.
XIII. — Deux causes tendent à égarer notre jugement quand
il s’agit d'apprécier l’état social des races.
La première tient à la manière dont nous jugeons l’ensemble de
la population à laquelle nous appartenons. Enfants des classes
instruites et policées, nous oublions cette partie de la nation
qui est restée si loin en arrière, qui profite sans doute du tra-
vail des classes intelligentes, mais qui ne les suit nullement ou
très-peu dans leurs voies progressives. Il n’est pas un pays de
l'Europe où l’on ne puisse rencontrer une foule de faits justi-
fiant ce que je me borne à énoncer ici. Si Lubbock avait re-
gardé un peu plus autour de lui, à coup sür il aurait modifié
bien des conclusions de son livre.
L'autre cause dépend de notre orgueil de race, des préjugés
de notre éducation, qui nous empêchent d’aler quelque peu au
fond des choses et de reconnaître des ressemblances extrêmes,
presque des identités, pour peu qu'elles soient voilées par les
moindres différences de formes ou de mots. Il a fallu bien du
temps pour qu'on s’aperçût combien l’organisation des Maori
336 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
ressemble à celle des anciens Ecossais. Et pourtant si l’on fait
abstraction de l’anthropophagie chez les uns, chez les autres
des emprunts faits aux populations voisines, on sera conduit à
admettre qu’à l'époque où Cook visitait les Néo-Zélandais, ceux-
ci offraient des ressemblances étranges avec les Highlanders de
Rob Roy et de Mac Yvor. Quant aux £nfants du brouillard,
frères des autres clans d’Ecosse, étaient-ils bien au-dessus des
tribus australiennes ?
Concluons que la civilisation, avec son cortége de lumières
. et de connaissances en tout genre, est un fait exceptionnel au
milieu même des populations les plus privilégiées, et que celles-
ei ont eu et ont encore sur leur propre territoire leurs repré-
sentants sauvages. Ajoutons que ce fait s’est produit à des de-
grés divers chez les races noires et jaunes. Enfin en songeant à
notre passé, gardons-nous de refuser aux autres races des apti-
tudes qui sont restées cachées pendant des siècles chez nos
ancêtres avant de se développer, qui sont encore à l’état latent
chez un trop grand nombre de nos compatriotes, de nos con-
temporains.
XIV. — Dans son remarquable ouvrage sur les Origines de la
Civilisation, sir John Lubbock admet que la « condition primi-
tive de l’homme était un état de barbarie absolue. » Maïs il ne
dit pas ce qu'il entend par ces paroles. Y a-t-il eu vraiment des
hommes vivant pendant des siècles dans l’état que dépeignent
les traditions chinoises, des hommes ne reconnaissant aucune
loi, dépourvus d'industrie, ignorant l'usage du feu, abandonnant
leurs morts sans sépulture, vivant sur les arbres ?.. Il est gran-
dement permis d'en douter, car tous les faits connus protestent
contre cette conclusion.
Partout où l’on a pu pénétrer quelque peu dans la connais-
sance de la vie des tribus sauvages, on les a trouvées assujetties
à des lois qui, pour ne pas être écrites, n'en sont pas moins
rigoureusement observées. C’est là un fait que proclame Lubbock
lui-même. Sans doute ces lois nous paraissent souvent iniques
ou barbares. Mais parfois il y a, Jusque dans leurs sévérités en-
vers certaines classes de la population, la trace des sentiments
les plus justes, les plus louables. Certes on ne saurait approuver
le code australien dans les dispositions qui font de la femme une
misérable esclave; les priviléges qu'il réserve aux chefs sont
peut-être excessifs ; mais comment ne pas être frappé de le voir
attribuer à l’âge les mêmes avantages qu'au rang ? Le respect
pour la vieillesse était un trait de mœurs que les Athéniens
louaient chez les Spartiates ; nous pouvons bien lui reconnaître
sa valeur chez les Australiens.
On a parlé quelquefois de races ou de populations arboricoles,
tels que les Orang-Kubus, certains Noirs de la Nouvelle-
Guinée, etc. On les a décrites comme vivant habituellement sur
les arbres, à la manière des singes. Earle a réduit ces exagé-
rations à leur juste valeur. Il a montré que sur certaines côtes
CARACTÈRES INTELLECTUELS — INDUSTRIES 391
bordées par une ceinture de palétuviers, 1l est plus facile de
cheminer sur les branches rapprochées et entrelacées que de se
frayer un passage à travers le lacis des racines aériennes plon-
geant dans une couche épaisse de boue. Il a vu plusieurs fois Les
marins européens franchir en file et le mousquet en bandoulière,
les marais de cette nature, comme le font les Indiens. On voit
qu'il n’est nullement nécessaire d’être absolument sauvage et
proche parent des singes pour voyager de cette façon.
Les Tasmaniens, une des populations les plus errantes que
l’on puisse citer, ne dressaient que des abris temporaires; mais
ils brülaient leurs morts et leur élevaient des mausolées de
branchages et d’écorces que Péron a décrits et figurés. Je viens
de rappeler que les Australiens avaient leurs institutions, leurs
industries. La Tasmanie et l'Australie sont incontestablement
les points où l’homme se montre à nous dans son: moindre degré
de développement humain. Et pourtant nous n’y voyons nulle
part cette barbarie absolue que semble admettre le savant anglais.
Pour si loin que l’on remonte dans notre passé, nous consta-
tons des faits analogues. Le peu que nous savons de l’homme
tertiaire nous le montre en possession du feu et taillant Le silex.
Il a déjà ses industries, et ce seul fait atteste que son genre de
vie était autre que celui de la brute.
Il ne pouvait en être autrement. Quelle que soit la cause qui
a déterminé l'apparition de l’homme à la surface du globe, il
a été dès l’origine en possession de sa nature spécifique; il
a eu d'emblée son intelligence et ses aptitudes, engourdies sans
doute et sommeillant encore, mais prêtes à s'éveiller sous l’ai-
_guillon de la nécessité. Pour se nourrir, pour se défendre contre
le monde extérieur, il ne pouvait que recourir à elles; et les
moindres manifestations de ces facultés supérieures ont néces-
sairement tracé, dès le debut, entre lui et la brute, une ligne
de démarcation.
XV. — L'intelligence et les aptitudes de l’homme ont enfanté
mille manifestations auxquelles on peut donner le nom général
d'endustries. Pacifiques ou guerrières, en rapport avec l'individu
ou avec l’ensemble de la population, elles diffèrent bien souvent
de race à race, de peuple à peuple, quelquefois presque de tribu
à tribu. La plupart peuvent par conséquent être considérées
comme autant de caracteres propres à distinguer les divers
groupes de l'espèce humaine. Mais on comprend que les ques-
tions de cette nature ne peuvent être abordées que dans une
histoire détaillée, et je dois me borner ici à constater un de ces
faits généraux qui à eux seuls séparent l’homme des animaux.
Ces derniers n'ont que des besoins physiques; ils y satisfont
le plus complétement possible. Mais, ce but atteint, ils ne vont
pas au-delà. L'animal livré à lui-même ne connaît pas de su-
perflu ou le soupçonne à peine. Par suite ses besoins restent
toujours les mêmes.
Qu'il s'agisse de l’esprit ou du corps, l’homme, au contraire,
DE QUATREFAGES. 22
338 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
court sans cesse après le superflu, bien souvent aux dépens de
l'utile, parfois au détriment du nécessaire. Il résalte de là que
ses besoins grandissent de jour en jour. Le luxe de la veille de-
vient pour lui l'indispensable du lendemain.
Ge fait se retrouve chez les sauvages aussi bien que chez les
peuples civilisés. Il faut donc voir en lui un de ces caractères
qui tiennent à la nature même des êtres. Envisagé systémati-
quement et à ce point de vue, l’homme pourrait être défini un
animal qui a besoin de superflu, à aussi juste titre qu'on l’a appelé
un animal raisonnable.
Les moralistes ont de tout temps blâmé sévèrement cette ten-
dance, et condamné ces appétits insatiables qui demandent tou-
jours plus et autre chose qu'ils n’ont. Je ne saurais partager
cette manière de voir. Loin de blâmer en principe ce qui n’est
au fond que le désir du mieux, je ne puis y voir qu'un des plus
nobles attributs de l’homme. Cette faculté est, en réalité, la
plus sérieuse cause de sa grandeur. Le jour où l’homme serait
pleinement satisfait, le jour où il n’aurait plus de besoins, il
s’arrêterait et le progrès, cette grande et sainte loi de l’huma-
nité, s’arrêterait aussi.
En réalité, c’est le besoin du superflu qui a développé toutes
nos industries ; c’est lui qui a enfanté les sciences et les beaux-
arts sans lesquels vivent fort bien tant de races, tant de nations
et, au milieu même de nous, des populations entières. Par con-
séquent, sous toutes réserves quant aux applications mauvaises,
il faut l’accepter, d'abord comme un fait, puis comme un bien.
CHAPITRE XXXIV
CARACTÈRES MORAUX.
I. — Malgré ce qu'ils acquièrent chez nous d’exceptionnel et
d'élevé, les phénomènes intellectuels, pris à titre de caractères,
n'isolent pas l’homme des animaux. Il en est autrement des
phénomènes moraux et religieux. Ceux-ci, avons-nous vu, sont
essentiellement propres au règne humain ; ils sont les attributs
de notre espèce. Examinons-les rapidement en nous plaçant tou-
jours au même point de vue.
En restant rigoureusement dans le domaine des faits, en évi-
tant avec soin le terrain de la philosophie et de la théologie,
nous pouvons affirmer avec assurance qu'il n’est pas de société
ou de simple association humaine dans laquelle la notion du
bien et du mal ne se traduise par certains actes regardés par les
membres de cette société ou de cette association comme mora-
lement bons ou comme moralement mauvais. Entre voleurs et
pirates même, le vol est regardé comme un méfait, parfois
comme un crime, et sévèrement puni, la délation est taxée d’in-
famie ; les faits signalés par Wallace chez les Kurubars et les
Santals montrent combien le sentiment du bien et du vrai
moral est antérieur à l'expérience et indépendant des questions
d'utilité.
Sir John Lubbock, dans un livre que connaissent à coup sûr
tous mes lecteurs, n’en admet pas moins que le sens moral
manque chez les sauvages. A l’appui de cette manière de voir,
il cite quelques affirmations générales et vagues, portant plus
particulièrement sur les Australiens, les Taïtiens, les Peaux-
Rouges, etc. Les affirmations de l’éminent naturaliste ont été
trop souvent répétées pour qu'il ne soit pas nécessaire de les
examiner en peu de mots.
Et d’abord je pourrais leur opposer de nombreuses citations
de même nature. Je me borne à rappeler les paroles de Wal-
lace parlant des tribus au milieu desquelles il à vécu. « Chaque
individu, dit-il, respecte scrupuleusement les droits de son
340 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
voisin, et ces droits ne sont que rarement enfreints. » Est-il
possible d'admettre que ce respect ne repose pas sur quelque
chose d ‘analogue à ce que nous appelons moralité? Je montrerai
d’ailleurs tout à l'heure qu'il en est bien ainsi.
Au reste Lubbock semble s'être réfuté lui-même en con-
statant dans son livre le peu de liberté réelle dont jouissent les
sauvages. Il les montre avec raison comme étant esclaves d’une
multitude de coutumes ayant force de loi, qui réglementent
presque toutes les actions. Or parmi ces coutumes, il en est un
grand nombre qui sont en désaccord avec les passions les plus
naturelles, telles que les instincts reproducteurs , le choix de la
nourriture, etc. Les enfreindre, c'est encourir un châtiment sou-
vent terrible. N’est-il pas é évident que la plupart d’entre elles
ne peuvent avoir pour fondement que l’idée plus ou moins nette
de bien et de mal?
Mais la notion dont il s’agit est comme les formules mathé-
matiques. Le résultat de la solution d'une équation générale
varie avec les données; et, selon celles-ci, il peut être affecté
tantôt du signe plus, tantôt ‘du signe moins. De même la moralité
varie dans ses manifestations en vertu d’une foule de circons-
tances tenant elles-mêmes à des causes multiples. Les mêmes
actes sont souvent regardés comme bons, ou comme mauvais,
ou comme indifférents, selon l’organisation sociale, la religion,
les traditions de la société au milieu de laquelle ils s’accom-
plissent.
Ces actes ne cessent pas pour cela de tenir à une faculté
essentiellement humaine; et, soit par eux-mêmes, soit par l’idée
qui s'attache à chacun d'eux dans les divers groupes humains,
ils fournissent par conséquent au naturalste de véritables carac-
tères au même titre que l'intelligence.
À plus forte raison en est-il ainsi quand cet ordre de faits et
d'idées enfante des enstitutions. Celles-ci prennent parfois une
apparence tellement caractéristique, qu’au premier coup d'œil
elles semblent isoler un peuple, une race, et que la réflexion
est nécessaire pour retrouver les vrais rapports qui unissent à
d’autres populations, à d’autres races, le groupe qui présente
cette particularité. Le {abou des Polynésiens a été longtemps
considéré par bien des écrivains comme quelque chose d’abso-
lument spécial, tandis qu'en réalité le {abou civil se retrouve
chez tous les peuples européens et que la loi mosaïque est d’un
bout à l’autre un code tabouéen fondé sur la religion.
Pour voir le vrai dans cette étude, il faut l’aborder avec une
impartialité parfaite, avec toute la liberté d'esprit qu'un z0010-
giste apporte à l'examen des caractères physiques d’un mam-
mifère ou d’un oiseau. Il faut se garder de juger les peuples
étrangers, civilisés, barbares ou sauvages, avec nos idées pro-
pres et actuelles. Agir autrement, c'est s’exposer à tomber dans
l'injustice et dans l'erreur. Un léger retour sur nous-mêmes,
sur l’histoire de notre race et de nos populations les plus avan-
CARACTÈRES MORAUX — BLANCS ET NÈGRES 341
cées, est souvent utile pour apprécier avec justesse les caractères
moraux de tribus, de peuplades que nous aimons beaucoup trop
à nous figurer comme placées à une grande distance au-dessous
de notre niveau.
Il. — Moyennant cette précaution et en s’en tenant aux faits
généraux, il est difficile de ne pas être frappé de la profonde
ressemblance que les manifestations morales établissent entre
tous les hommes, pour le bien comme pour le mal; et, chose
triste à dire, surtout peut-être sous ce dernier rapport. On a
par exemple insisté bien des fois sur les débauches infâmes des
areoïs polynésiens, sur les vices hideux de quelques populations
américaines. Mais songeait-on alors aux orgies de la Grèce et
de Rome, à certains repaires de nos plus grandes villes, aux
effrayantes révélations qui sortent de temps à autre des bureaux
de la police dans nos plus fières capitales ?
Au fond, au point de vue moral, le Blanc, même civilisé, ne
vaut guère mieux que le Nègre, et trop souvent dans sa con-
duite au milieu des races inférieures, il a justifié l'argument
qu'un Malgache opposait à un missionnaire : « Vos soldats cou-
chent avec toutes nos femmes... Vous venez voler notre terre,
piller le pays et nous faire la guerre, et vous voulez nous im-
poser votre Dieu, disant qu'il défend le vol, le pillage et la
guerre | Allez, vous êtes blancs d’un côté et noirs de l’autre ; et,
si nous passions la rivière, ce n’est pas nous que les caïmans
prendraient. »
Voilà l’appréciation d’un sauvage, voici celle d’un Européen,
de M. Rose, jugeant ses propres compatriotes. « Les peuples
sont simples et confiants quand nous arrivons, perfides quand
nous les quittons. De sobres qu'ils étaient, nous les faisons ivro-
gnes ; de courageux, lâches; d’honnêtes gens, voleurs. Après
leur avoir inoculé nos vices, ces vices mêmes nous servent d’ar-
gument pour les détruire. »
Quelque sévères que puissent paraître ces jugements, ils sont
malheureusement vrais, et l’histoire des rapports des Européens
avec les populations qu'ils ont rencontrées en Amérique, au
Cap, en Océanie, ne les justifierait que trop. Quant à l’Afrique,
il suffit, ce me semble, des mots de traite et d’esclavage pour que
l’Européen ne vante pas trop haut la moralité de sa race.
Dira-t-on qu'il s’agit de crimes accomplis depuis longtemps
et qui ne se renouvelleront plus, dira-t-on que l'esclavage a été
aboli dans nos colonies pour ne plus reparaître ? La réponse ne
serait que trop aisée et je pourrais à coup sûr m'en remettre aux
souvenirs de plus d’un de mes lecteurs. En tout cas cette allé-
gation ne pourrait porter que sur les Blancs aryans. Les Blancs
sémites ont conservé l'esclavage et les récits de tous les voya-
geurs, ceux surtout de Barth, de Livingstone, de Nachtigall, de
Schweinfurth, nous ont trop appris ce qu'est encore la traite
dans l’Afrique orientale. Mais le Blanc aryan lui-même a-t-il
cessé de mériter tout reproche à cet égard? Pour répondre à
342 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
cette question je me bornerai à résumer quelques faits qui da-
tent d’hier pour ainsi dire. Pour si doulôureux qu'en soit le récit,
il aura cette utilité de montrer ce qui existe encore de sauva-
gerie chez les nations les plus civilisées. Je les emprunte à M. A.
H. Markham, commandant du osario, que le gouvernement an-
glais avait chargé de parcourir les ar chipels de Santa-Cruz et des
Nouvelles-Hébrides pour réprimer les actes dont il s’agit. La vé-
racité, l'exactitude de ce témoin qui écrivait en 1873, sont donc
malheureusement indiscutables.
Le commerce du santal a pris il y a une quarantaine d'années
un développement qui s'explique par le haut prix que les Chi-
nois attachent à ce bois. Des spéculateurs armèrent des navires
et allèrent exploiter les forêts des îles mélanésiennes. Les indi-
gènes s'opposèrent naturellement à cette dévastation ; on leur
répondit à coups de fusil. En 1842 les équipages de deux vais-
seaux anglais abordèrent à l’île Sandwich, une des plus riantes
de l’archipel des Nouvelles-Hébrides. Les insulaires s ‘epposant à
l'abattage de leurs bois, les Blancs tirèrent sur eux, en tuè-
rent vingt-six, en refoulèrent un grand nombre dans une Ca-
verne, et les y enfumèrent jusqu’au dernier.
Les atrocités commises par les voleurs de santal ont été dépas-
sées par celles des pirates qui se livrent au trafic des travailleurs
(Labour trafic, labour trade). Gelui-ci a pris naissance et a grandi
avec les plantations de coton que la guerre civile des Etats-Unis
a multipliées dans les colonies anglaises, non-seulement en Aus-
tralie, mais encore aux Fijis et jusque dans quelques-unes des
Nouvelles-Hébrides.
Le manque de bras s'étant fait sentir, le capitaine Towns eut la
pensée de recourir aux Noirs indigènes de la mer du Sud et de
les attirer par l’appât du salaire. Le succès couronna cette ten-
tative et le capitaine eut bientôt des imitateurs. Dans le prin-
cipe, on engageait les insulaires pour un temps fixe et on se
chargeaïit de les rapatrier. Mais les gains considérables obtenus
ainsi surexcitèrent la cupidité, et des négriers se mirent à en-
lever les Papous pour les transporter sur les plantations où les
attendait un véritable esclavage. Cette traite a pris une extension
telle qu’on lui a donné un nom qu’elle partage avec le vol des
enfants. On l'appelle kidnapping, et cette expression a été con-
sacrée par des actes officiels.
Tous les moyens paraissaient bons aux Azdnappers pour se
procurer à rien ne coûte leur cargaison humaine. Je pourrais
emprunter ici bien d’horribles détails à M. Markham. Je ne
citerai qu'un seul fait. À Florida, une des îles Salomon, un brick
vint s'arrêter à quelque distance de la côte. Un canot chargé de
naturels s’en étant approché, une manœuvre, en apparence acci-
dentelle, Le fit chavirer. Les chaloupes furent immédiatement
mises à la mer, comme pour porter secours aux naufragés. Mais
les spectateurs placés sur les récifs ou sur d’autres canots virent
les matelots européens saisir ces malheureux et leur couper la
CARACTÈRES MORAUX — TRAITE DES COOLIES 943
tête avec un long couteau sur le plat-bord des chaloupes. L'œuvre
accomplie, celles-ei retournèrent au brick qui prit immédiate-
ment le large. Les têtes ainsi recueillies étaient destinées à payer
l'engagement d’un certain nombre de travailleurs. Dans plu-
sieurs de ces îles mélanésiennes, le guerrier vainqueur décapite
le vaincu et en emporte la tête; il est d'autant plus respecté qu'il
possède un plus grand nombre de ces trophées. Eh bien, il avait
été convenu entre quelques chefs et quelques commandants de
navire que ces derniers se procureraient des têtes et recevraient
en échange un certain nombre d'individus vivants engagés pour
un ou deux ans.
Il va sans dire que le terme de l'engagement arrivé, la plupart
de ces malheureux Papous ne retrouvaient pas pour cela leur
liberté. En 1867, par exemple, on eut la preuve que, sur trois
cent quatre-vingt-deux insulaires engagés pour trois ans et qui
auraient dù être rapatriés, soixante-dix-huit seulement avaient
été ramenés chez eux. |
On comprend que ces navires, chargés de malheureux enlevés
par force ou par ruse, ont dû être le théâtre de terribles scènes.
Le commandant du Æosario cite encore ici bien des faits. Je me
borne à lui emprunter le récit de ce qui s’est passé à bord du
Carl. Au surplus, l’histoire de ce négrier doit, ce me semble,
présenter un résumé de toutes les atrocités du kidnapping.
Le Carl quitta Melbourne en 1871, dans le but avoué d'aller
engager des travailleurs noirs. Il amenait, à titre de passager, un
certain D' James Patrick Murray, intéressé dans l’entreprise et
qui semble avoir joué le rôle de chef. Arrivés aux Nouvelles-
Hébrides, les kidnappers paraissent avoir tenté d’abord inutile-
ment de se procurer des travailleurs par des moyens licites. Ils
eurent bientôt recours à d’autres procédés. A l’ile Palmer, l’un
d'eux s’habilla en missionnaire, espérant attirer ainsi à bord les
insulaires qui, heureusement, éventèrent le piége. Dès ce mo-
ment, les négriers n’eurent recours qu'à la violence. Leur pro-
cédé consistait à approcher des canots montés par les Papous, à
les briser ou à les faire chavirer en y lançant quelques-uns de
ces gros saumons de fonte qui servent de lest. On capturait
ensuite aisément les équipages.
Quatre-vingts noirs avaient été ainsi réunis. Pendant le jour,
on les laissait monter sur le pont ; le soir, on les entassait dans
la cale. Dans la nuit du 12 septembre, les prisonniers firent
quelque bruit. On les fit taire en tirant un coup de pistolet au-
dessus de leur tête. La nuit suivante, le bruit recommença et on
essaya de l’arrêter par le même moyen. Mais les Noirs s'étaient
mis à briser les lits de camp et, ainsi armés, ils attaquèrent l’é-
coutille. L'équipage entier, matelots et passagers, se mit alors à
ürer dans le tas. Le feu dura huit heures. On le suspendait par
moments, mais il recommençait au moindre bruit.
Le jour venu et tout paraissant tranquille, les écoutilles furent
largement ouvertes et l’on invita à sortir ceux qui pourraient le
344 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
faire. Il en vint cnq : tout le reste était mort ou blessé. On se
hâta de jeter à la mer les cadavres et l’on y Jeta en même temps
seize individus vivants qui avaient été gravement atteints.
Trouverait-on chez les tribus les plus sauvages beaucoup d’in-
dustries plus infâmes que le kidnapping, beaucoup de faits plus
atroces que ceux dont se sont rendus coupables /e Docteur Mur-
ray et ses émules?
Hâtons-nous de dire que les législatures locales et les cham-
bres anglaises ont édité des lois et des règlements sévères pour
prévenir et punir les crimes des kidnappers. Malheureusement
les colons, plus ou moins intéressés à se pourvoir de travailleurs
à bon marché, se montrent remarquablement indulgents envers
ceux qui s'occupent de leur procurer des engagés. Quelques offi-
ciers de la marine anglaise l'ont appris à leurs dépens. Le capi-
taine Montgomérie, commandant de /a Blanche, avait saisi
comme négrier et envoyé à Sydney le schooner Challenge. Il fut
prouvé qu'à deux reprises les hommes du Challenge avaient
enfermé dans la cale des Noirs frauduleusement attirés sur le
navire; qu'ils en avaient amené deux aux Fijis en usant de vio-
lence ; que les autres n’avaient été relâchés que parce que dans
leur désespoir ils s'étaient mis à attaquer à coups de hâche les
flancs du navire pour le couler ; enfin, que ces malheureux
avaient dû regagner à la nage leur île dont /e Challenge était
éloigné de onze kilomètres environ. Malgré ces faits si graves,
le Challenge fut acquitté. En revanche, le capitaine Montgo-
merie fut condamné à 900 livres sterling de dommages et inté-
rêts envers les actionnaires de ce navire.
IT. — S'il n’est que trop aisé de retrouver chez nous le mal
signalé chez les sauvages il est facile heureusement de montrer
chez ces peuples que nous méprisons et accusons si aisément, les
sentiments sur lesquels reposent nos propres sociétés, le bien qui
en somme y prédomine, les vertus que nous honorons le plus.
Mais on comprend que je ne saurais entrer ici dans des détails
incompatibles avec la nature de ce travail. Bornons-nous à jeter
un coup d'œil rapide sur ce que les hommes-en général pensent
de la propriété, du respect de la vie humaine, du respect de sot-
même, et comparons ce que les voyageurs nous ont appris sur
quelques-unes des races les plus inférieures avec ce que nous
savons de la nôtre et de nous-mêmes.
On a dit bien souvent, en parlant de certaines races, de cer-
taines peuplades, qu'elles n’ont aucune idée de la propriété. Pour
qui y regarde de près, c’est là une erreur. Chez les peuples
guerriers, chasseurs ou pêcheurs, pour si bas qu'ils soient
placés dans l'échelle humaine, les armes, les engins sont une
propriété personnelle, et les témoignages des voyageurs qui
se sont quelque peu préoccupés de la question sont très-expli-
cites sur ce point. Le Muséum possède un boomerang portant
quelques signes grossièrement taillés. M. Thozet, le donateur,
x
ayant montré cette arme à un Australien de son voisinage,
CARACTÈRES MORAUX — PROPRIÉTÉ 345
celui-ci reconnut immédiatement à ces signes à qui elle avait
appartenu.
Mais chez les populations sauvages ou barbares la propriété
prend, en outre, une autre forme. Quand il s’agit du sol, elle
relève souvent du clan, de la tribu, de la nation. Les {errains de
chasse des Peaux-Rouges se sont retrouvés partout où la civi-
lisation s’est arrêtée au niveau dont ils étaient les représentants
à l'époque des découvertes. Dans la Nouvelle-Hollande, chez ces
peuples dont on a voulu faire des singes dégénérés, cette espèce
de propriété existe, et le droit qui la régit est d’une rigueur telle
que l’Australien ne pénètre sur la propriété d’une tribu voisine
qu'avec une permission expresse. Agir autrement équivaut à une
déclaration de guerre. Nos terrains communaux et les rixes an-
nuelles qui s’élevaient naguère, qui s'élèvent encore peut-être
en dépit des traités officiels, entre les bergers français et espa-
gnols, peuvent donner une idée de cet état de choses. Chez cer-
taines tribus australiennes, la propriété territoriale est encore
plus divisée et plus précise; chaque famille a ses terrains de
chasse, dont les fils héritent à l’exclusion des filles.
Chez les peuples les plus sauvages, quand on a pu connaître
sérieusement leurs mœurs, on s’est aperçu que le vol est regardé
comme chose mauvaise et qu'il est puni. Chez les Australiens
le braconnage est puni de mort.
Mais le vol n’est un crime que lorsqu'il est commis dans cer-
taines circonstances. Dans d’autres, au contraire, il est regardé
comme digne de louange. Dérober à l'ennemi ses chevaux, son
bétail, est un acte d'adresse dont on se vante. Ge n’est plus voler,
c’est faire la guerre. Or, pour le sauvage, à peu près toujours l’é-
tranger est un ennemi. Il en est encore de même chez bon nombre
de peuples aryans ou sémites. N’en était-il pas de même chez les
nations classiques auxquelles se rattache notre civilisation ?
Rien de plus fréquent que d’entendre les voyageurs accuser
des races entières d’un irrésistible penchant au vol. Ce reproche
a été adressé, entre autres, aux populations insulaires de la mer
du Sud. Ces peuples, répète-t-on avec indignation, volaient jus-
qu'aux clous des navires ! Mais ces clous, c'était du er ; et, dans
_ ces iles dépourvues de métaux, un peu de fer était à juste titre
regardé comme un trésor. Eh bien, je le demande à tous mes
lecteurs, qu'un navire doublé et chevillé en or, cloué de diamants
et de rubis, vienne atterrir dans un port quelconque d'Europe,
sa doublure, ses clous seront-ils bien en sûreté? Et ne se trouvera-
t-1l pas bien des gens prêts à raisonner comme les Nègres, qui
ne se font aucun scrupule de voler un Blanc ? « Vous êtes si ri-
ches! » disent-ils, quand on leur reproche quelque méfait de ce
genre.
Mais ces mêmes Nègres respectent fort bien la propriété les
uns des autres. Le vol ne paraît pas être plus fréquent entre eux
qu'il ne l’est chez nous entre Européens, et le voleur est puni
sur la côte de Guinée tout comme en Europe.
346 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
Peut-être faut-il rapporter à la notion de propriété la manière
dont l’adultère est envisagé chez quelques peuples. Là où la
femme s’achète, il est évidemment une violation des droits du
propriétaire. Toutefois, même chez les tribus les plus sauvages,
on constate souvent de la manière la plus positive, quelque
chose de plus élevé et se rattachant à des idées morales ou s0-
ciales telles que nous les comprenons nous-mêmes. La gravité
de la peine encourue par le coupable ne permet guère de douter
qu’il en soit ainsi. L'Australien, non corrompu par le voisinage
des Blancs et par l’eau-de-vie, ne pardonne jamais à celui qui a
blessé la pudeur de sa femme et le tue à la première occasion.
Chez les Hottentots, la mort est aussi la punition de l’adultère.
Chez les Nègres de la Côte-d'Or, le coupable s'arrange d’ordi-
naire avec l'offensé, s’il s’agit d’une des femmes de troisième
ordre, qui ne sont guère que des concubines. Mais s’il s’agit de
la grande femme ou de la femme fétiche, la mort, ou tout au
moins la ruine du coupable, suffit seule à venger l’offense.
Les Négresses ne sont pas pour cela des Pénélopes. Je ne pré-
tends nullement récuser sur ce point l’accord unanime des voya-
geurs ; et les maris, comme nous venons de le dire, n’invoquent
pas toujours la rigueur du code local. Quelle conséquence légitime
peut-on tirer de ce fait ? Seulement que les mœurs et la loi sont
en contradiction chez ces races. Maïs n’en est-il pas souvent de
même chez nous? L'’adultère ne se montre-t-il impunément
que chez les Nègres? Les maris complaisants n’existent-ils que
chez les Australiens ?
IV. — Le respect de la vie humaine est universel. Partout le
meurtrier est puni. Mais, chez nous-mêmes, le meurtre suppose
certaines conditions. En dépit de la jurisprudence actuelle, celui
qui tue son adversaire dans un duel loyal n’est tenu pour un
meurtrier par personne ; celui qui tue ou fait tuer en bataille
rangée beaucoup d’ennemis est un héros.
Chez le sauvage, la formule est encore plus élastique. Comme
je le rappelais tout à l'heure, pour lui tout étranger est presque
toujours un ennemi, et le tuer n’est pas un crime : c’est souvent
un titre de gloire. En outre, chez la plupart des peuples sauvages
où barbares, le sang exige du sang; et la vengeance, pour être
accomplie, n'a pas besoin d'atteindre le vrai coupable. Tout
individu de la même famille, de la même tribu, de la même na-
tion, peut et doit payer pour lui, si l’occasion se présente. Quand
Takouri massacrait par trahison le capitaine Marion du Fresne
avec ses seize matelots, il ne faisait qu'obéir à la loi de son pays;
il vengeait son parent Nagui Noui enlevé par trahison trois
ans auparavant par Surville, qui avait voulu punir le vol d’un
canot. Voilà comment tant d’Européens innocents ont péri vic-
times des méfaits de quelques-uns de leurs compatriotes et
comment une réputation imméritée de férocité s’est attachée à
certaines peuplades. ;
Mais rappelons-nous que l'Ecossais et le Corse n'agissaient
CARACTÈRES MORAUX — PUDEUR, HONNEUR 347
guère autrement dans leur vendetta. Chez eux, comme chez le
Peau-Rouge, le Maori, le Fijien, le sang de tout membre de la
famille ou du clan pouvait laver le sang versé par un autre. En
pareil cas, pas plus chez les Européens que chez les sauvages,
ce que nous appelons aujourd'hui un guet -apens n’était consi-
déré comme acte de làcheté ou de trahison. Rappelons-nous,
d’ailleurs, qu'au moyen âge les chefs les plus haut placés de nos
sociétés européennes n'hésitaient pas à agir de même ; rappelons-
nous que nos commandants de navires, ayant à punir quelque
attaque de sauvages, bombardent et brülent sans scrupule les
premiers villages venus avec la presque certitude que bien des
innocents payeront pour les coupables, et peut-être alors serons-
nous moins sévères.
Au point de vue du respect de la vie humaine la race blanche
européenne n’a rien à reprocher aux plus barbares. Qu'elle, fasse
un retour sur sa propre histoire et se souvienne de quelques-
unes de ces guerres, de ces journées ‘écrites en lettres de sang
dans ses propres annales. Qu'elle n'oublie pas surtout sa con-
duite envers ses sœurs inférieures ; la dépopulation marquant
chacun de ses pas autour du monde; les massacres commis de
sang-froid et souvent comme un jeu ; les chasses à l’homme orga-
nisées à la façon des chasses à la bête fauve ; les populations
entières exterminées pour faire place à des colons européens :
et 1l faudra bien qu'elle avoue que, si le respect de la vie humaine
est une loi morale et universelle, aucune race ne l’a violée plus
souvent et d’une plus effroyable façon qu'elle-même.
V. — La pudeur et le sentiment de l’honneur sont certaine-
ment deux des principales manifestations du respect de soi-
même. Ni l’une ni l’autre ne manquent chez les peuples sau-
vages. Mais, la première surtout, se manifeste souvent par des
coutumes, des pratiques fort opposées aux nôtres ou n’ayant
avec elles aucun rapport. De là bien des méprises, comme celle
qui a fait prendre, chez certains Polynésiens, pour un raffine-
ment d'impudique sensualité ce qui n’est pour eux qu'un acte de
pudeur élémentaire.
Je pourrais multiplier les exemples de cette nature. À quoi
bon ? N’en est-il pas de même de la politesse ? Nous nous levons
et nous nous découvrons la tête devant un étranger, un su-
périeur : en pareil cas le Turc garde sa coiffure et le Polyné-
sien s’assied. Pour différer complétement dans la forme, les
actes ne sont-ils pas inspirés par des sentiments identiques ? La
faculté qu'ils accusent n'est-elle pas partout la même?
Il en est encore ainsi, pour le sentiment de l'honneur. Ici
pourtant, plus qu'ailleurs, nous rencontrons des conceptions
remarquablement d'accord avec les nôtres. L'histoire des peuples
sauvages fourmille de traits d’héroïsme guerrier, et rien de plus
commun que de voir les sauvages préférer la torture et la mort
à la honte. L’Algonquin, l’Iroquois provoquent leurs bourreaux
à inventer de nouveaux supplices; le chef cafre demande comme
348 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
une grâce d'être jeté aux crocodiles plutôt que de perdre la
plume qui représente pour lui l'épaulette et de servir comme
simple soldat après avoir commandé; l’Australien a son duel
plus logique que le nôtre, et toujours sérieux.
‘ . Ce que nous.appelons la générosité chevaleresque, quand il
s’agit des Européens, ne manque pas davantage chez les sau-
vages. Dans nos luttes à Taïti plus d’un de nos officiers a dû
la vie à ce sentiment. La paix une fois conclue, l'amiral Bruat
demandait à un chef taïtien, qui l'avait eu pendant une heure
au bout de sa carabine pendant qu'il se baignaïit, pourquoi il
n'avait pas tiré : « J'aurais été déshonoré aux yeux des miens si
j'avais tué nu et par surprise un chef tel que toi, » répondit le
sauvage. Qu'eût fait, qu’eût dit de mieux l’homme le plus civi-
lisé ?
Chez les Peaux-Rouges, chez les Australiens eux-mêmes, nous
pourrions citer bien des actes divers accusant des sentiments de
même nature.
VI. — En résumé, s'ilest douloureux de reconnaître le mal
moral chez les races, chez les nations qui ont porté au plus haut
degré la civilisation sociale, il est consolant de constater le bien
chez les tribus les plus arriérées et de le voir chez elles avec ce
qu'il a de plus élevé, de plus délicat. Nulle part, l'identité fonda-
mentale de la nature humaine ne s’accuse d’une manière plus
évidente.
Est-ce à dire que tous les groupes humains soient au même
niveau sous le rapport moral? non certes. À ce point de vue
comme au point de vue intellectuel, ils peuvent figurer ou plus
haut ou plus bas dans l'échelle, bien qu'aucun d’eux ne rétro-
grade jusqu'au zéro. C’est précisément cette inégalité morale
qui a pour l’anthropologiste un intérêt à la fois scientifique et
pratique. Le développement même de la faculté, les actes qu'elle
inspire , les institutions dont elle est la base, présentent des
différences assez grandes pour qu’on puisse trouver des carac-
tères dans cet ordre de faits.
CHAPITRE XXXV
CARACTÈRES RELIGIEUX.
I. — Si l’impartialité scientifique et le calme d’esprit sont né-
cessaires dans l’étude des phénomènes moraux, ils sont bien
plus indispensables encore quand il s’agit de se rendre compte
des faits dépendant de la religiosité. Malheureusement cette
condition est trop rarement remplie. La passion se mêle avec
une regrettable facilité à tout ce qui ressemble à une question
religieuse. Bien d’autres causes, faciles à constater, se joignent à
elle pour égarer le jugement, et il n’est pas difficile d'expliquer
comment, sous ces influences diverses, on à pu méconnaïitre de
très-bonne foi les manifestations de la religiosité dans des por-
tions plus ou moins considérables de l'humanité.
La plus fréquente des causes d'erreur sur lesquelles je crois
devoir appeler l'attention, a sa source dans la haute opinion que
l’'Européen a de lui-même, dans la dédain qui préside habituelle-
ment à ses rapports avec les autres populations, et surtout avec
celles qu'il traite avec plus ou moins de raison de barbares ou de
sauvages. Par exemple, un voyageur qui, d'ordinaire, parle fort
mal leur langue, interpellera quelques individus sur les délicates
questions de la divinité, de la vie future, ete. ; ses interlocuteurs,
ne le comprenant pas, feront quelques signes de doute ou de
dénégation sans aucun rapport avec les questions posées; à
son tour, l'Européen se méprendra. Lui qui déjà ne voyait en
eux que des êtres infimes, incapables de toute conception tant
soit peu élevée, en conclura sans hésiter que ces peuples n’ont
aucune notion ni de Dieu ni d’une autre vie ; et son assertion,
bientôt répétée, sera facilement acceptée comme vraie par des
lecteurs qui ont des peuples étrangers à notre civilisation à peu
près les mêmes opinions que lui. L'histoire des voyages nous
fournirait ici de nombreux exemples. Les Cafres, les Hotten-
tots, etc., ont été maintes fois cités comme des peuples athées ;
on sait bien aujourd’hui qu'il n’en est rien.
Le voyageur parlât-il aisément la langue du pays, il peut
390 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
encore être aisément induit en erreur. Les croyances religieuses
touchent à ce que notre être a de plus intime ; le sauvage ne
met pas volontiers son cœur à nu devant un étranger qu'il re-
doute, dont il sent la supériorité et qu'il a vu souvent prêt à
méconnaître ou à railler ce qu'il a toujours regardé comme le
plus respectable. La difficulté qu'un Parisien éprouve en France
à s'initier aux superstitions du matelot basque ou du paysan
- bas-breton, doit lui donner la mesure de celles qu'il trouverait à
faire expliquer sur de pareilles matières un Cafre ou un Austra-
lien. Campbell eut bien de la peine à obtenir de Makoum l’aveu
que les Boschismans admettaient l'existence d’un dieu mâle et
d’un dieu femelle, d’un bon et d’un mauvais principe ; il laissa
bien d’autres découvertes et bien plus importantes à faire à
MM. Arbousset et Daumas. Wallis, après un mois d'intimité
avec les Taïtiens, déclara que ces insulaires étaient sans culte,
tandis que le culte se mêle pour ainsi dire à leurs moindres actes.
Il n’avait vu que de simples cimetières dans les moraï, dans ces
temples vénérés dont aucune femme ne peut même toucher la
terre sacrée |
La vive foi d'un missionnaire est souvent aussi une cause d'’er-
reur. Quelle que soit la communion chrétienne qu’il représente,
il arrive d'ordinaire au milieu des peuples qu'il veut convertir
avec la haine de leurs croyances, qui pour lui sont œuvres du
démon. Trop souvent il ne cherche ni à s’en rendre compte, ni :
même à les connaître ; sa seule préoccupation est de les détruire.
Je pourrais nommer ici un de ces apôtres par trop zélés qui ne
voit dans la religion brahmanique que le comble de la barbarie
uni au comble du ridicule. Il est évident que les croyances bien
autrement rudimentaires d’un Cafre ou d'un Australien ne sau-
raient être une religion aux yeux d’un pareil juge. Ce qu'il pense,
il le dit, il l’imprime; et la liste des populations dites athées
compte un nom de plus.
Heureusement, parmi les Européens laïques il en est qui,
établis à poste fixe au milieu des populations, s’initient à leurs
usages, à leurs mœurs, de manière à les comprendre et à aller
au fond des choses voiïlées, pour celui qui ne fait que passer, par
des formes choquantes ou bizarres. Parmi les missionnaires il en
est qui, plus indulgents parce qu'ils sont plus éclairés, savent
reconnaître l’idée religieuse quelque affaiblie qu'elle soit, quelque
transformation qu'elle ait subie. Peu à peu la lumière se fait, et
c’est ainsi que successivement les Australiens, les Mélanésiens,
les Boschismans, les Hottentots, les Cafres, les Béchuanas ont dû
être retranchés du nombre des peuples athées et être reconnus
pour religieux.
IT. — Niera-t-on la justesse de cette conclusion? Refusera-t-on
d'accorder à ces peuples une religion proprement dite, de voir
de véritables divinités dans des êtres qui reçoivent un tribut de
respect affectueux ou de terreur, des hommages et des prières
de la part des populations qui les redoutent ou espèrent en eux?
CARACTÈRES RELIGIEUX — BOUDDHISME 351
Ce serait possible. Ici encore notre orgueil européen me semble
avoir bien souvent conduit à de fausses conséquences. Croyants
ou incrédules, libres penseurs ou chrétiens fervents, nos savants,
nos philosophes ont trop présente à l'esprit l’idée de la divinité
telle que la conçoivent nos classes les plus cultivées. Souvent,
pour peu que cette idée s’abaisse ou se modifie, ils ne la recon-
naissent plus ; pour peu que les conséquences qu'on en tire sur
l'origine, la nature et la destinée de l’homme ou de cet univers
diffèrent de celles qu'ils admettent eux-mêmes ou qu'ils sont ha-
bitués à en entendre tirer, il n’y a plus pour eux de religion.
Je ne puis expliquer que de cette manière le jugement. porté
. sur une portion bien considérable de l'humanité par un certain
nombre de savants, de penseurs éminents, parmi lesquels on
compte notre illustre orientaliste Burnouf. A ses yeux le boud-
dhisme est un véritable athéisme. Dans un livre qui a obtenu un
succès mérité, M. Barthélemy Saint-Hilaire a soutenu cette ma-
nière de voir avec un talent et un savoir également incontes-
tables. Il a de plus placé à côté des croyances bouddhistes, peut-
être même au-dessous, celles qui les avaient précédées chez les
Mongols, les Chinois et les Japonais. Aïnsi, pour mon éminent
confrère, la presque totalité des races jaunes, bien plus du tiers
de l'humanité, sont athées. |
Mais en formulant cette conclusion le savant auteur du Boud-
dah consultait avant tout sa propre raison et ses conceptions
personnelles. « Les peuples bouddhiques, dit-il, peuvent être
« sans aucune injustice regardés comme des peuples athées.
« Ceci ne veut pas dire qu'ils professent l’athéisme, et qu'ils se
«font gloire de leur incrédulité avec cette jJactance dont on
« pourrait citer plus d’un exemple parmi nous; ceci veut dire
« seulement que ces peuples n'ont pas pu s'élever, dans leurs
« méditations les plus hautes, jusqu’à la notion de Dieu. »
Dans ces quelques lignes apparaît clairement toute la pensée
du livre et la cause du désaccord qui me sépare de M. Barthé-
lemy Saint-Hilaire. Les bouddhistes, qui mettent des dieux par-
tout dans leurs légendes, qui partout ont semé des temples con-
sacrés à ces divinités, qui les redoutent et les adorent, qui ont
fait de la prière une institution, qui admettent le dogme de la
vie future et celui de la rémunération, ne se sont pas fait de Dieu
l’idée à laquelle nous sommes tous plus ou moins parvenus :
donc ils sont athées. Telle est évidemment la préoccupation sous
l'empire de laquelle a été écrit cet ouvrage, que devra lire d’ail-
leurs quiconque tient à se faire des idées précises sur quelques-
unes des graves questions si vivement controversées de nos
jours.
Le savant qui a vu l’athéisme dans le bouddhisme devait à plus
forte raison porter le même Jugement sur les anciennes croyances
du Japon, de la Chine et de la Mongolie. Pourtant là aussi on
croyait à de nombreuses divinités, toujours subordonnées à un
Dieu suprême incréé et créateur. Au Japon, nous dit Siebold,
352 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
on ne comptait pas moins de sept dieux célestes et huit millions
. de kamis ou esprits, dont 492 étaient des dieux supérieurs. Les
Kamis inférieurs, au nombre de 2640, étaient des hommes déifiés.
En Chine, la réforme de Lao-tseu et de Khoung-tseu eut en
partie pour but la destruction de l'idolâtrie , et l’idolâtrie n’est
pas l’athéisme. C'est surtout de superstition et non d’athéisme
que les voyageurs taxent les populations du nord êt du centre
de l'Asie. Elles aussi ont leurs idoles. Il en est de même de
toutes les populations boréales. Dans l’île sacrée de Waygatz,
près du détroit de ee nom, en 1827, les missionnaires brûülèrent
420 images accumulées sur le seul promontoire de Haye-Salye.
Partout dans cette aire si vaste, on croyait ou l’on croit encore
à des esprits habitant les rochers, les arbres, les montagnes, les
corps célestes, et on leur adressait des hommages intéressés.
Mais partout aussi on croyait à un dieu suprême, ayant créé
ces esprits eux-mêmes et conservant tout ce qui existe. Les
Lapons et les Samoyèdes avaient ou ont encore sur ce point les
mêmes idées que les anciens Chinois. Leur /ubmel, leur Num
répond exactement au Chang-ti de Khoung-tseu lui-même, et
des locutions populaires montrent qu'ils le regardent comme :
le premier dispensateur de tout bien. Num tad (que Num m'ac-
corde), Num arka (que Dieu soit remercié), reviennent, paraît-il,
souvent dans le lañgage des Samoyèdes. Cette croyance à un
dieu suprême et à des esprits secondaires, fort nombreux mais
présentant une certaine hiérarchie, était bien ancienne en Asie
puisque nous voyons l’empereur Chun, 2225 ans avant notre
ère, « faire les sacrifices au Souverain suprême du Ciel, et les
cérémonies usitées envers les six grands esprits, ainsi que celles
usitées pour les montagnes, les fleuves et les esprits en général. »
Des croyances de cette nature, attestées et sanctionnées par
des actes publics, peuvent-elles être regardées comme athées?
Tout au moins faudrait-il ajouter qu'il s’agit d’un athéisme fort
différent de celui qu'ont professé et professent de nos jours quel-
ques écoles philosophiques européennes.
IT. — J'aurais des observations analogues à faire au sujet des
opinions émises par sir John Lubbock dans les deux ouvrages
qui lui ont mérité en anthropologie une réputation égale à celle
qu'il possédait déjà comme naturaliste. « Il est difficile, dit-il,
de supposer que des sauvages assez grossiers pour ne pas pou-
voir compter leurs propres doigts, aient des conceptions intel-
lectuelles assez avancées pour posséder un système de croyances
digne du nom de religion. »
Laissons de côté ce que l’auteur dit ici de la numération qui
repose pour moi sur une appréciation inexacte. Ces mots « digne
du nom de religion » ne nous apprennent-ils pas que, comme
M. B. Saint-Hilaire, sir John Lubbock prend ses propres con-
ceptions en matières religieuses comme criterium de celles des
sauvages ?
Pour sir John Lubbock l’athéisme est « non pas la négation de
CARACTÈRES RELIGIEUX — ATHÉISME 399
l'existence d'un Dieu, mais l’absence d'idées définies à ce sujet. »
Ici, comme M. Barthélemy Saint-Hilaire, le savant anglais donne
au mot athéisme un sens fort différent de celui qu'il a eu jus-
qu'ici. En outre il cite ailleurs sans commentaire plusieurs pas-
sages dont le sens implique évidemment la négation de toute
divinité, et lui-même s'exprime par moments de telle sorte que
telle parait ètre sa conviction, au moins au sujet de certains
sauvages. Ainsi les témoignages qu'il apporte et ses propres
dires sont-ils souvent invoqués à l’appui de l'opinion qui refuse
la religiosité à certains groupes humains.
Mais le choix des citations dont il s’agit ici me semble prêter
à une objection grave. Lorsque les écrivains auxquels je réponds
ont à choisir entre deux témoignages, l’un affirmant, l’autre
niant l'existence de croyances religieuses dans une population,
c’est toujours le dernier qui leur paraît devoir être accepté. Ils
ne mentionnent pas même le plus souvent les témoignages con-
traires, quelque précis, quelque autorisés qu'ils puissent être.
Or il est évidemment bien plus facile de ne pas voir ce que
tant de causes peuvent dérober à nos yeux que de le découvrir.
Quand un voyageur affirme avoir constaté les sentiments reli-
gieux chez une population que d’autres avaient déclaré en être
dépourvue, quand il donne des détails formels sur une question
aussi délicate, il a certainement en sa faveur au moins la pro-
babilité. Je ne vois pas de raison qui puisse autoriser à ne pas
tenir compte de ce témoignage positif, à accepter sans contrôle le
témoignage négatif. Gest pourtant ainsi que l'on agit trop souvent.
Je pourrais justifier ce reproche en prenant un à un à peu
près tous les exemples de populations prétendues athées signalées
par divers auteurs. Je me borne à quelques-uns des plus frap-
pants. |
A propos des Américains, on cite Robertson, lequel affirme
qu'on a découvert en Amérique plusieurs tribus qui n'ont aucune
notion d’un être suprême et aucune cérémonie religieuse. On
n'oppose pas à cette assertion les renseignements, bien précis
pourtant, dus à d'Orbigny. L'auteur de l'Homme Américain méri-
tait d'autant moins cet oubli, qu'il conteste précisément les opi-
nions émises à ce sujet par divers écrivains et par Robertson
lui-même. « Quoique plusieurs auteurs, dit-il, aient refusé toute
religion à certains Américains , il est évident pour nous que
toutes les nations, même les plus sauvages, en avaient une quel-
conque. » D'Orbigny développe cette pensée en donnant des dé-
tails sur les dogmes acceptés chez toutes les races de l’Amérique
méridionale, et il montre chez toutes la croyance à une autre
vie, attestée par des cérémonies funèbres. N'y a-t-1l pas là quel-
que chose de plus sérieux que la simple assertion négative em-
pruntée à un voyageur ! 4
Dira-t-on que d’ Orbigny n’a parlé que des tribus de l'Amérique
méridionale et que c’est dans le nord de ce continent qu'il faut
chercher les populations athées ? Sur la foi du P. Baegert, on
DE QUATREFAGES, 23
354 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
cite en effet les Californiens, qui n'auraient eu ni gouvernement,
ni religion, ni idoles, ni temples, ni culte. Mais on ne dit rien
des faits observés par M. de Mofras, et qui contredisent absolu-
ment cette assertion. Les Californiens, nous dit ce voyageur,
croient à un Dieu supérieur. « Ce Dieu n’a eu ni père ni mère.
— Son origine est entièrement ignorée; ils croient qu'il est pré-
sent partout; qu'il voit tout, même au milieu des nuits les plus
obscures; qu'il est invisible à tous les yeux; qu'il est l'ami des
bons et qu'il châtie les méchants. » Les Californiens élèvent des
temples où si l’on veut des chapelles ovales, de 10 et 12 pieds de
diamètre, qui jouissent du droit d'asile même en cas de meurtre.
Evidemment les Californiens doivent être rayés de la liste des
populations athées, et la notion qu'ils ont de leur Dieu supérieur
est au contraire remarquablement élevée. Sur ce point ces pau-
vres sauvages ont dépassé de beaucoup les Grecs et les Romains.
Les Californiens sont au nombre des tribus humaines les
moins élevées dans l'échelle sociale; mais il en est que l’on re-
garde comme placées bien au-dessous, les Mincopies, par exemple.
Quelques écrivains, adoptant les idées de Mouat, les regardent
comme athées. Ils ne disent rien des témoignages du major Michel
Symes et de M. Day. Le premier rapporte ce qu'il tient du capi-
taine Stockoe, qui a vécu plusieurs années au milieu de £ces
insulaires ; le second raconte ce qu'il a vu. De ces témoignages,
il résulte que les Mincopies adorent le soleil comme source pre-
mière de tout bien; la lune comme puissance secondaire ; les
génies des bois, des eaux et des montagnes, comme agents des
premières divinités. [ls croient qu'un esprit malfaisant excite
les tempêtes, et tantôt ils cherchent à le calmer par des chants,
tantôt ils le menacent de leurs flèches. Ces mêmes Mincopies
croient à une autre vie et entretiennent un feu allumé sous
l’échafaudage qui porte le cadavre d'un chef pour calmer son
puissant esprit.
On accepte le témoignage de Le Vaillant, relativement à l’ab-
sence de toute religion chez les Hottentots. On se tait au sujet
de l’opinion contraire émise par Kolben, dont l'exactitude et
la véracité, jadis mises en doute, sont aujourd’hui hors de soup-
çon après l'enquête faite par Walkenaer. Kolben ne faisait du
reste que confirmer ce qu'avaient dit ses prédécesseurs Saar,
Tachard et Boeving. Il avait en outre le grand avantage d'étu-
dier les indigènes avant qu'ils n’eussent été refoulés et dis-
persés par les Européens. Or Kolben nous dit que les Hottentots
croyaient à un Dieu créateur de tout ce qui existe, ne faisant
jamais mal à personne et demeurant au-delà de la lune. Ils le
nommaient Gounja Ticquoa, c'est-à-dire Dieu des Dieux. Ils
reconnaissaient aussi une divinité méchante nommée Touquôa.
La lune était à leurs yeux un gounja inférieur. Ils croyaient
d’ailleurs à une autre vie , car ils redoutaient les revenants et
rendaient une sorte de culte à leurs grands hommes en consa-
crant à leur mémoire un champ, une montagne, une rivière,
CARACTÈRES RELIGIEUX — ATHÉISME | 355
devant lesquels ils donnaient en passant des signes de respect. Ces
détails, donnés par le vieux voyageur prussien, concordent avec
ceux que Campbell a recueillis de la bouche d'un chef Houzouana.
Burchell, affirme-t-on, n’a vu aucune religion chez les Cafres
Bachapins. Cependant, et Lubbock le constate lui-même ail-
leurs, on trouve dans les écrits de ce voyageur que les Bacha-
pins croient à un être malfaisant nommé Woulimo, auquel ils
attribuent tout ce qui leur arrive de fàcheux. Pour se dé-
fendre contre lui, ils se couvrent d’amulettes et ont bien d’au-
tres superstitions. Il est bien évident que Burchell n’a pas su
tout ce que croient les Bachapins, soit qu'il n’attachât pas grande
importance à cette recherche, soit qu'il ait été arrêté par la diffi-
culté sur laquelle a insisté Kolben et que je signalais plus haut.
Ainsi les Bachapins croient à un être supérieur, mais méchant,
à une sorte de Diable. IL serait bien singulier qu'ils ne crussent
pas à une espèce de Dieu. Schweinfurth pense avoir reconnu
quelque chose d’analogue chez les Bongos; mais lui-même in-
siste à diverses reprises sur la difficulté de savoir au juste à quoi
s’en tenir sur les questions de cette nature. Admettons toutefois
que le fait soit vrai pour ces Nègres aussi bien que pour les Ba-
chapins. On ne pourrait y voir qu’un phénomène accidentel et
local, nullement un caractère de race. Je reviendrai plus loin sur
les Nègres; je n’ajoute que quelques mots au sujet des Bachapins.
Cette population n'est qu'une portion de la race Cafre Bé-
chuana. Or grâce à Livingstone, à M. Cazalis, etc., nous avons
au sujet des croyances religieuses de ces tribus en général des
détails fort précis et d’une authenticité incontestable. Les Bas-
soutos ont leurs légendes, leur cosmogonie, leur mythologie
rudimentaire. Ils admettent l'existence d’un être qué tue par la
foudre ; ils lui donnent le nom de Moréna, littéralement étre intel-
ligent qui est en haut; ils ont en outre des Molimos, espèces de
Dieux lares que l’on prie, à qui l’on offre des sacrifices, en l’hon-
neur desquels on se purifie; ils croient à une autre vie, à un
autre monde placé au centre de la terre, et qu'ils appellent
l'abyme qui ne se remplit jamais. Les Béchuanas croient si bien
aux revenants, que le féroce Dingan n'’osait pas sortir le soir, de
peur de rencontrer le spectre de Chaka, assassiné par lui.
IV. — Le résultat de mes investigations est exactement l’op-
posé de celui auquel sont arrivés M. Saint-Hilaire et sir John
Lubbock. Obligé, par mon enseignement même, de passer en
revue toutes les races humaines, j’ai cherché l’athéisme chez les
plus inférieures comme chez les plus élevées. Je ne l’ai ren-
contré nulle part, si ce n’est à l’état individuel ou à celui d'écoles
plus ou moins restreintes, comme on l’a vu en Europe au siècle
dernier, comme on l'y voit encore aujourd'hui.
Est-il vrai que des faits analogues se soient produits ailleurs,
et que quelques tribus Américaines, quelques populations poly-
nésiennes ou mélanésiennes, quelques hordes de Bédouins aient
totalement perdu les notions de la divinité et d’une autre vie?
350 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
La chose est certainement possible. Mais à côté d'elles vivaient
d’autres tribus, d’autres populations, d’autres hordes, exactement
de même race, et où s'était conservée la foi religieuse. C'est ce
qui résulte des exemples mêmes cités par Lubbock.
Là est le grand fait. L’athéisme n'est nulle part qu'à l’éfat
erratigne. Partout et toujours, la masse des populations lui à
échappé; nulle part, ni une des grandes races humaines ni même
une division quelque peu importante de ces races n’est athée.
Tel est le résultat d’une enquête qu'il m'est permis d'appeler
consciencieuse et qui avait commencé bien avant mon entrée
dans la chaire d'anthropologie. Il est vrai que dans ces recher-
ches j'ai procédé, j'ai conclu, non pas en penseur, en croyant
ou en philosophe, tous plus ou moins préoccupés d’un idéal
qu'ils acceptent ou qu'ils combattent; mais exclusivement en
naturaliste qui, avant tout, cherche et constate des faits.
Dans l'étude scientifique des religions, il faut se garder d’agir
à la manière du physiologiste qui, n'ayant soumis à ses expé-
riences que des vertébrés, refuserait de reconnaître chez les ani-:
maux inférieurs les fonctions caractéristiques de l’animalité,
parce qu'elles y sont plus simples et plus obscures. Ici, plus
qu'ailleurs peut-être, il faut imiter les naturalistes modernes,
qui ont su retrouver les fonctions fondamentales jusque chez les
derniers Mollusques et les derniers Zoophytes, là même où
manque parfois tout appareil spécial.
Le physiologiste ne méconnaît pas l'existence d’un phéno-
mène parce qu'il s’accomplit en un lieu et par des procédés autres
que ceux qu'il est habitué à rencontrer. Chez la presque totalité
des animaux, Jusque chez les plus simples, la chimification se fait
à l’intérieur du corps. Chez les Physalies, le même acte physio-
logique s'opère au dehors, entre les nombreux appendices qui
servent à la fois de bras et de bouches à ces singuliers Zoo-
phytes. Malgré l'étrangeté du procédé, la fonction n’a ni dis-
paru, ni changé de nature aux yeux de l’homme de science.
Le naturaliste qui fait l’histoire de l’homme, l’anthropologiste,
ne doit ni agir ni juger autrement. Quelque simple, quelque
incomplète, quelque naïve et enfantine qu'elle soit, quelque
absurde qu'elle paraisse, une croyance ne saurait perdre à ses
yeux son caractère, dès qu’elle se rattache à ce que les religions
développées ont de commun et d’essentiel.
Or, quels que soient chez ces dernières les dogmes et les doc-
trines, on trouve comme formule générale, et qui: les embrasse
toutes, les deux points suivants : croire à des êtres ‘supérieurs
à l’homme, pouvant influer en bien ou en mal sur sa destinée ;
admettre que pour l’homme l'existence ne se borne pas à la vie
actuelle, mais qu'il lui reste un avenir au delà de la tombe.
Tout peuple, tout homme croyant à ces deux choses est rele-
gteux, et l'observation démontre chaque jour de plus en plus
l’universalité de ce caractère.
Comme l'intelligence, comme la moralité, la religiosité a
CARACTÈRES RELIGIEUX — PETITES RELIGIONS 304
d’ailleurs ses degrés et ses manifestations diverses. Rechercher
ces manifestations, en constater la nature et l'intensité dans les
divers groupes humains, telle est la tâche de l’anthropologiste.
Pour rester fidèle à la méthode naturelle, il n’en devra négliger
aucune. Parfois la plus rudimentaire aura plus d'intérêt pour lui
qu'une religion achevée, parce qu'elle mettra mieux à nu les pre-
miers éléments religieux. Dans le développement progressif de
ceux-ci, dans l'harmonie ou le désaccord existant entre ce déve-
loppement et celui de l'intelligence et de la moralité, il trouvera
bien des traits caractéristiques propres à distinguer les races et
parfois leurs subdivisions.
V. — Le point de vue du naturaliste diffère donc, à certains
égards, de celui où se sont placés jusqu ici la plupart des hommes
éminents qui s'efforcent de fonder la Sccence des religions. M. Emile
Burnouf lui-même, qui a si bien caractérisé cette science nou-
velle, qui a si bien montré en quoi elle diffère de la théologie,
qui à si Justement insisté sur la nécessité d'élargir le cadre de
ces sortes d’études et de ne plus se borner aux croyances des
populations européennes anciennes et modernes, M. Burnouf me
semble encore avoir cédé aux préoccupations qu'il combat.
En effet, cet auteur distingue les religions en grandes et en
petites. Les premières sont pour lui : le christianisme, le judaïsme,
le mahométisme, le brahmanisme et le bouddhisme. Il ne s’oc-
cupe que d'elles et laisse toutes les autres dans l'ombre. M. Bur-
nouf peut, il est vrai, arguer du nombre relatif des croyants.
Voici en effet quelle est, d’après les dernières recherches de
M. Hübner, la statistique religieuse générale du globe :
(sCatheliques. 1.442 Eat re millions.
Chrétiens \ PEDTES RAS 2 Je etes ca CU 110
400 millions ( RO SRMARRNRE Merad ae ES 80
Sectes diverses ............ 10
Bouddhistes. ...... ARTS We 500
Brahmanistes............ re OL
Non chrétiens Mahométans. ..... SR PPS 80
J921/Aunlhionss ) Israélites .......,.:..1.. LE 6 1/2
Religions diverses connues. 240
Religions inconnues ....... 16
10 LORS 01902 1/2 miitons:
Le même auteur porte à melle environ le nombre des religions
ou des sectes qui se partagent l'humanité. Les petites religions for-
ment incontestablement la très-grande majorité et présentent, au
moins à certains égards, une variété de conception égale ou supé-
rieure à tout ce que l'on a signalé dans les grandes. M. Burnouf
agit donc comme le naturaliste qui voudrait juger du règne
animal par les seuls vertébrés et négligerait tout le reste, c'est-
à-dire les trois quarts des types fondamentaux et un nombre bien
plus considérable de types secondaires.
Sans même parler du christianisme, les grandes religions de
M. Burnouf nous intéressent sans doute à bien des égards, à
358 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES:
raison des rapports que quelques-unes d'elles ont avec les
croyances de la presque totalité des Européens, à raison aussi
de l'importance historique, sociale ou politique des nations qui
les professent. Mais, les considérations de cette nature sont loin
d’être tout en seience. Les mammifères nous sont d’une bien
plus grance utilité que les vers ou les zoophytes : pourtant, le
zoologiste s'intéresse à ceux-ci à l'égal de ceux-là; et chaque
jour montre davantage combien l'étude de ces organismes sim-
plifiés est utile, souvent nécessaire, pour bien connaître les orga-
nismes plus complexes des animaux supérieurs.
L'examen des petites religions rendra un service analogue à
la science de leurs grandes sœurs. Peut-être sera-ce au milieu
d'elles qu'il faudra aller chercher les origines de ces croyances
qui englobent aujourd'hui tant de millions d'hommes ; sou-
vent, nous n'en doutons pas, sous une forme ou sous une autre,
on retrouvera leurs traces à côté ou dans le sein même des reli-
gions les plus développées et qui semblent s’en être éloignées le
plus. Sur ces deux points, du reste, nous nous entendrions, je
crois, aisément avec M. Burnouf, et sir John Lubbock.
VI. — Ce dernier, dans ses Origines de la civilisation, a cherché
en effet à retracer le développement graduel de la religion chez
les races humaines inférieures. Malheureusement il me semble
avoir d'ordinaire évalué trop bas la valeur de la plupart de ces
conceptions et méconnu ce qu'il y a de remarquablement élevé
dans plusieurs d’entre elles. Cela même peut-être l’a conduit à
regarder la religion comme proportionnelle à la civilisation et
ne s’élevant qu'avec elle. Je ne puis partager cette manière de
voir ; et le désaccord entre Lubbock et moi vient encore en
grande partie de ce que j'ai tenu compte de certains témoigna-
ges qui paraissent avoir échappé au savant anglais. Quelques
exemples justifieront ces observations.
De tous les peuples sur les croyances desquels nous possédons
des renseignements à peu près suffisants, les Australiens sont
certainement ceux qui doivent figurer au dernier rang. Sur ce
point je suis entièrement d'accord avec sir John Lubbock. Mais
je ne puis penser avec lui que ces populations ne croient à
l'existence d'aucun Dieu, quel qu'il soit; qu'ils ne prient jamais;
qu'ils n’ont aucun culte quelconque.
A l’appui de son opinion, mon éminent confrère cite Eyre,
Collins, Mac Gillivray ; mais il oublie Cunningham, Dawson,
Wilkes, Salvado, Stanbridge. En comparant les renseignements
recueillis par ces voyageurs sur divers points de la Nouvelle-Hol-
lande, on voit se produire partout un même fond de croyances,
qui méritent bien d’être appelées rebigieuses.
Les Australiens admettent un bon principe appelé selon les
localités Coyan, Motogon, Puppérimbul, dont ils parlent tantôt
comme d’une sorte de géant, tantôt comme d’un esprit. Coyan
fait le bien et a presque pour spécialité de faire retrouver les
enfants égarés. Pour se le rendre favorable , on lui offre des
CARACTÈRES RELIGIEUX — AUSTRALIENS _ 399
dards. Si l'enfant ne se retrouve pas, on en conclut qu'il est
irrité. À la Nouvelle-Nursie, Motogon est créateur. Il lui a suffi
de crier : Terre, parais! Eau, parais! et de souffler pour donner
naissance à ce qui existe. Sans être aussi précis, les indigènes
du lac Tyrril attribuent la création du soleil à Puppérimbul,
qui appartenait à une classe d'êtres semblables aux hommes, mais
qui a été transportée au ciel avant la venue de la race actuelle.
Dans l’Australie du sud-est, Goyan surveille le mauvais principe
nommé Potoyan, Wandong, Cienga, qui rôde la nuit pour dé-
vorer les hommes aussi bien que les enfants, et contre lequel
on se protége avec le feu. La lune est encore pour les Austra-
liens un être malfaisant dont le soleil répare les méfaits; di-
vers génies bons et mauvais, Palumbals et Wanguls, complètent
cette mythologie rudimentaire, qui a aussi ses monstres fabu-
leux, ses grands serpents cachés dans les eaux profondes, etc.
Les Australiens croient en outre à une sorte d’immortalité de
l’âme qui passerait successivement de corps en corps. Mais
avant de trouver une nouvelle demeure, les esprits des défunts
errent quelque temps dans les forêts, et bien souvent on à cru
les voir ou les entendre.
Certes ce ne sont pas là des croyances bien élevées. IL y a
pourtant toute autre chose que ne porterait à le croire la ma-
nière dont s'exprime sir John Lubbock. L'idée de la création
par la parole et le souffle d’un être puissant est incontestable-
ment une conception des plus élevées, et elle apparaît nettement
chez quelques tribus; l’offrande et la prière ont été constatées
chez d’autres. Chez toutes se montre en germe cette croyance
au dualisme, à cet antagonisme de puissances surhumaines bien-
veillantes et malfaisantes qui se retrouve dans les plus grandes
religions et qui est à la racine du christianisme lui-même. Quant
à la foi en une autre vie, personne dans ces derniers temps ne
l’a, je crois, refusée aux Australiens.
Lorsqu'il s’agit de la religion des Polynésiens, Lubbock cite
surtout Mariner, Williams et sir Georges Grey. Ces témoins sont
irrécusables quand ils affirment ce qu'ils ont appris. Mais leur
silence sur certains points ne permet plus d'affirmer qu'il existe
là de véritables lacunes. D’autres voyageurs sont allés bien plus
loin qu'eux, ont connu ce qu'ils avaient ignoré, et nous l'ont
appris. Mœrenhout, le premier, je crois, a publié des documents
originaux sur les plus vieilles traditions taïtiennes. D'autres
sont venus après lui; et, grâce à des circonstances particulières,
j'ai pu profiter de ces études. Dans le livre que j'ai publié huit
ans avant celui de Lubbock, j'ai revu et discuté les principaux
documents dus au commandant Lavaud, au général Ribourt,
au missionnaire Orsmond, à M. Gaussin, etc. Tous ces docu-
ments, recueillis auprès de chefs appartenant aux plus vieilles
familles et bien au courant des traditions de leurs ancêtres, ont
un caractère d'authenticité incontestable et jettent un jour tout
nouveau sur ce qu'était la religion, au moins à Taïti. Je crois
360 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
avoir assez nettement précisé ce qu'étaient ces croyances reli-
gieuses, et mis hors de doute, qu à côté de notions relevant uni-
quement de la superstition, les Taïtiens étaient arrivés à des
conceptions remarquables par leur pureté et leur élévation.
Constatons d’abord que dans cette île où Wallis déclarait
n'avoir pu découvrir la moindre trace de culte, le culte se mêlait
au contraire aux moindres actes de la vie. Cela même avait en-
trainé de tristes conséquences. Le formalisme avait emporté tout
le reste. Confiant dans ses pratiques, dans les prières de ses
prêtres, dans l’indulgence de ses dieux, le Taïtien croyait pou-
voir se permettre à peu près tout. Chez lui, la foi la plus profonde
et la plus naïve s’unissait aux mœurs les plus violentes, les plus
licencieuses. Mais l’Europe entière du moyen-âge et, de nos
jours encore, bien des provinces qui ne sont nullement en ar-
rière à d’autres égards, n’offrent-elles rien de semblable ?
Les Taïtiens n’en croyaient pas moins à une autre vie, à des
récompenses, à des punitions après la mort. Leur paradis, dont
ils faisaient une description séduisante, était réservé aux chefs et
à ceux qui avaient fait aux dieux, c'est-à-dire aux prêtres, des
largesses suffisantes. N'est-ce pas ce que l’on cherchait, ce que l’on
cherche encore chez nous, à obtenir par des fondations pieuses?
Les âmes des autres morts dont la vie avait été régulière
allaient immédiatement dans Po, dans l'obscurité, espèce de /mbes
où paraissent n'avoir existé ni peines, n1 plaisirs bien vifs.
Mais les âmes coupables étaient condamnées à avoir un certain
nombre de fois la chair grattée sur tous les os. Les péchés expiés,
elles étaient également admises dans Po. Les Taïtiens admettaient
donc une sorte de purgatoire et pas d'enfer. Remarquons en-
core que le supplice imposé aux coupables suppose une sorte
de matérialité de l’âme. Mais n’en est-il pas de même des tour-
ments que presque toutes nos populations chrétiennes croient
encore réservés au pécheur précipité dans les flammes de l'enfer ?
Le panthéon taïtien était aussi bien hiérarchisé, mais beau-
coup plus nombreux que celui des Grecs et des Romains. Au
bas de l'échelle se trouvaient les innombrables 7%s, chargés de
présider à tous les lieux, et de plus aux moindres actions, aux
moindres mouvements de l’âme, et jusqu'aux désirs du jour et
de la nuit. Au-dessus venaient les Oromotouas, qui représentaient
les dieux domestiques, les Lares et les Mânes des anciens. Les
Atouas inférieurs, résidant sur la terre, habitant les eaux, les
bois, les vallées, les montagnes, répondaient assez bien aux
Faunes, Sylvains, Dryades, Oréades, etc. En outre c'est parmi
les divinités de cet ordre que les diverses professions choïsis-
saient un patron. Les chanteurs, les chorégraphes, les médecins
en comptaient quatre, les navigateurs douze, les cultivateurs
treize. Les dieux du premier rang étaient les Afouas proprement
dits. Geux-c1 étaient également fort nombreux. Mais neuf d’entre
eux, créés (ortort) directement par Taaroa, avant la formation de
l’homme, composaient, à proprement parler, la famille divine.
CARACTÈRES RELIGIEUX — POLYNÉSIENS 301
Enfin, au-dessus de toutes ces divinités, était placé le Dieu
suprême. Il ne peut y avoir de doute sur l’idée que les Taïtiens
se faisaient de celui-ci. Les traditions recueillies à diverses
époques par des personnes différentes, et auprès d'individus
également différents, s’accordent parfaitement sur ce point.
Le chant recueilli par Mœrenhout de la bouche même d’un
harépo débute ainsi : « Il était : Taaroa était son nom; il se te-
nait dans le vide. Point de terre, point de ciel, point d'hommes. »
Le manuscrit du général Ribourt le déclare toivi n'ayant pas
eu de parents et existant depuis un temps immémorial. Le chant
sacré traduit par M. Gaussin commence par la déclaration sui-
vante : « Taaroa, le grand ordonnateur, est la cause de la
terre. Taaroa est toïvi; 1l n’a point de père, point de postérité. »
Pour les Taïtiens ce Dieu incréé était d’ailleurs bien près
d’être un pur esprit et l'était à coup sûr pour les insulaires les
plus éclairés. Certaines traditions lui donnent un corps ; mais,
dit le manuscrit du général Ribourt, ce corps est invisible, et
encore n'est-ce « qu’une coquille qui se renouvelle souvent et
que le Dieu perd comme un oiseau perd ses plumes. » Dans le
chant de Mæœrenhout, c'est lui qui se change en l’univers ; mais
« l'univers grand et sacré n’est que la coquille de Taaroa. » Dans
celui de M. Gaussin, Taaroa met la tête en dehors de son enve-
loppe et son enveloppe s’évanouit et devient la terre. Dans le
magnifique dialogue traduit aussi par M. Gaussin, et dans lequel
Taaroa fait pour ainsi dire l'appel de toutes les parties de l’uni-
vers qui lui répondent, il est dit : « L’âme de Taaroa resta
Dieu. » Malheureusement, la création terminée, ce Dieu paraît
rentrer dans le repos et abandonner aux divinités inférieures
le gouvernement de ce monde.
On voit qu'ici encore nous sommes, quant à la conception pre-
mière, bien loin, bien au-dessus du Zeus des Grecs ou du Jupiter des
Romains. Et pourtant qui songerait à comparer la civilisation taï-
tienne à la civilisation, aux œuvres intellectuelles de la Grèce?
C’est un des mille faits qui démontrent l'indépendance des phé-
nomènes de l'intelligence et des phénomènes de la religiosité.
Ce n’est pas seulement à Taïti que l’on a constaté ce spiri-
tualisme élevé, caché sous des apparences bien différentes. Les
grossières images, les {00s placés dans les moraï ont été regar-
dés par presque tous les voyageurs comme des statues d’atouas.
Elles ne sont en réalité que des espèces de {abernacles évidés en
dedans et destinés à recevoir certains objets, les offrandes, etc.
Un prêtre des îles Sandwich raconta à Byron que dans son en-
fance il lui était arrivé de manger ce qui avait été déposé dans
les images sacrées. Surpris et réprimandé par son père, il s’ex-
cusa en. disant avoir reconnu par diverses expériences que ces
dieux de bois ne voyaient ni n’entendaient. Le vieux prêtre lui
dit alors d’un ton sévère : « Mon fils, le bois, à la vérité, n’en-
tend ni ne voit; mais l'esprit, qui est en haut, voit et entend tout
et punit les mauvaises actions. »
362 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
Chez nous-mêmes se fait-on toujours une idée aussi nette de
la distinction entre l'esprit et le bois?
La religion taïtienne avait cela de remarquable, qu'elle ne
présentait aucune trace de manichéisme. En réalité elle ne
comptait que des dieux et pas de dables. Il est vrai que les
prêtres parlaient au nom des Atouas, et que les sorciers, haïs et
redoutés à Taïti comme ailleurs, s’adressaient uniquement aux
Tiis. Mais ceux-ci n'étaient nullement regardés comme en lutte
avec les Atouas. Mæœrenhout nous apprend que leurs images figu-
raient à titre de gardiens à l'entrée des moraï et des terres sacrées.
Sans être aussi nettement formulées que chez les Taïtiens, .
les croyances religieuses chez les Peaux-Rouges Algonquins et
Mingwés sont très-supérieures à certains égards. Leur Grand-
Esprit, le Michabou des Algonquins, le Agrescoué des Iroquois,
est le père de tout ce qui existe. C’est à lui seul que l’on rend
un véritable culte en fumant le calumet sacré vers les quatre
points de l'horizon et vers le zénith. Créateur de tout ce qui
existe, il ne se désintéresse pas de son œuvre comme Taaroa.
Par lui-même ou par ses messagers, il veille sur ses enfants et
dirige les événements de ce monde. Aussi est-ce surtout à lui
que le Peau-Rouge adresse avant tout ses prières quand il de-
mande, ses actions de grâces quand il a réussi. Je pourrais
multiplier ici les exemples, les citations. Je me borne à repro-
duire en partie le chant des Lénapes partant pour la guerre,
tel qu'il nous a été conservé par Heckewelder. C’est un chant
national, et à lui seul il réfute bien des assertions étranges jour-
nellement répétées au sujet des populations qui occupaient na-
guère le territoire des Etats-Unis.
« O pauvre de moi! — qui vais partir pour combattre l’en-
nemi — et ne sais si je reviendrai — jouir des embrassements
de mes enfants et de ma femme. »
« O pauvre créature — qui ne peut disposer de sa vie — qui
n’a aucun pouvoir sur son corps — mais qui tâche de faire son
devoir — pour le bonheur de sa nation. »
« OÔ toi Grand-Esprit d’en haut — prends pitié de mes enfants
— et de ma femme! Empêche-les de s’affliger à cause de
moi! — Fais que je réussisse dans mon entreprise ; — que je
puisse tuer mon ennemi, — et rapporter les trophées de
guerre. »
« Donne-moi la force et le courage de combattre mon ennemi,
— permets que je revienne encore voir mes enfants, — voir ma
femme et mes parents. — Prends pitié de moi et me conserve
la vie, — et je t'offrirai un sacrifice. »
Sans doute au-dessous du Grand-Esprit on trouve chez les
Peaux-Rouges un nombre immense de Manitous dont l’un, habi-
tant au centre de la terre, est une sorte de démon. Mais ces êtres
bons ou méchants, bien que pouvant influer sur la destinée de
l’homme, n’ont rien du caractère de la divinité. Ge ne sont que
des espèces de génies, de fées, d’ogres, etc., plus ou moins sem-
CARACTÈRES RELIGIEUX — PEAUX-ROUGES, NÈGRES 363
blables à ceux dont parlent les contes orientaux, et qui tous
dépendent absolument du Grand-Esprit. Celui-ci seul est tout-
puissant, et le mauvais faible et borné dans son pouvoir.
La croyance à une autre vie était en outre universelle chez
ces populations. Elles avaient relativement à l’autre monde, à
la transmigration des âmes, à la multiplicité des existences, des
idées assez vagues; mais dans plusieurs légendes recueillies soit
par les premiers voyageurs, soit dans ce siècle même par
Schooleraft, on trouve formulée de la manière la plus explicite
la doctrine des récompenses promises aux bons, des peines qui
attendent les méchants.
Tout autant que n'importe quel peuple, et bien plus que les
Arabes antérieurs à Mahomet , les Algonquins et les Mingwés
méritent d’être regardés comme monothéistes. Rien ne permet
d’ailleurs de supposer que chez eux ces croyances spiritualistes
fussent dues à l'intelligence exceptionnelle d’un individu isolé
qui aurait joué le rôle de prophète à la façon de Mahomet. Elles
ont tous les caractères d’une manifestation spontanée des ins-
tincts de la race elle-même. Or ce fait est d'autant plus remar-
quable, que ces Peaux-Rouges, presque exclusivement chasseurs,
s'étaient arrêtés bien près des derniers rangs de l’échelle sociale.
Les Nègres Guinéens, bien supérieurs aux Algonquins et aux
Mingwés, au point de vue de la civilisation, leur sont fort infé-
rieurs sous le rapport religieux. Toutefois, ne parler que de leur
fétichisme, c’est être profondément injuste envers eux. Il n’y a là
en réalité qu’une forme superstitieuse plus ou moins intimement
associée à un fond de croyances bien autrement élevées. Iei
encore la foule des observateurs s’est arrêtée à ce qui frappait
immédiatement ses regards ; mais heureusement il s’en est trouvé
d’autres qui ont su voir au-delà de ces premières apparences.
De nombreux témoignages, trop unanimes pour pouvoir être
mis en doute, prouvent que du cap Vert au cap Lopez on croit
à un Dieu suprême, invisible, qui a créé tout ce qui existe. Chez
les Dahomans, ce Dieu lui-même serait soumis à un être plus
élevé, qui, disent ces Nègres, est peut-être le Dieu des Blancs.
Le plus souvent, il est vrai, on regarde cette divinité suprême
comme gouvernant l'univers par l’intermédiaire de ses ministres;
mais souvent aussi, on lui attribue une intervention directe. Alors
on l’implore, on la remercie, on lui adresse des prières dont on
connaît quelques formules. Dans celle que d’Avezac a recueillie
de la bouche d’Oché-Fécoué, les Yebous demandent à Obbä-el-
Orun (Aot du ciel) de les préserver de la maladie et de la mort. Ils
ajoutent : « Orissa (Dieu), donnez-moi la fortune et la sagesse. »
À côté du Pieu bon, se trouve pour presque tous les Guinéens
le mauvais esprit, très-puissant aussi. On cherche à l’apaiser par
des offrandes. Les Nègres croient parfois le voir ou l’entendre
la nuit. Mais on sait bien que ce n’est pas seulement sur les
côtes de Guinée que l’on s’imagine avoir de pareilles visions.
Au-dessous viennent les dieux inférieurs, fort nombreux et
364 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
parfois hiérarchisés. Ge sont eux qui sont envoyés dans les fétiches
pour surveiller et protéger les hommes. Le fétiche, d’après le
témoignage de prêtres et de Nègres fort croyants, n’est pas /e
Dieu lui-même, 11 n’est que la demeure du Dieu.
Tous les Guinéens croient à une autre vie, mais ont sur ce
sujet des opinions fort différentes, En général ils la regardent
comme à peu près semblable à celle-ci. Quelques-uns ont une
idée confuse de la métempsycose ou pensent devoir renaitre
dans un enfant. Les Issinois croient à l'immortalité de l’âme,
qui, en quittant cette terre, va renaître dans un autre monde
placé au centre du globe et réciproquement. C’est presque /a
vie alternante, telle que l’avait-conçue Hippolyte Renaud, officier
d'artillerie distingué, et un de ces penseurs qui ont éprouvé le
besoin de s'expliquer la destinée de l’homme. |
L'idée d'une rémunération est nettement formulée chez bien
des tribus guinéennes. Pour quelques-unes d’entre elles les sages,
les intelligents deviennent les messagers des dieux ; les mé-
chants sont noyés en passant un certain fleuve et meurent pour
toujours ou deviennent des démons. Chez d’autres, les âmes de
ceux qui ont mal vécu vont chez le mauvais esprit, mais on
peut les en retirer par des offrandes faites aux dieux. Voilà
donc chez les Nègres l’idée du purgatoire et du rachat à côté de
l’idée d'enfer.
VII. — Je crois en avoir dit assez pour mettre hors de doute
un fait complétement indépendant de toute hypothèse, et qui
me semble avoir une sérieuse importance. C’est que souvent
des idées extrêmement élevées et se rapprochant singulièrement
de celles dont s’honorent les grandes religions, existent aussi dans
les petites, quoique masquées par d’autres notions de nature
inférieure. C'est que presque partout, et probablement partout,
il faut distinguer la religion de la superstition. Mais pour recon-
naître cet or au milieu de sa gangue, il faut du temps, une
étude sérieuse et un esprit vraiment dégagé de préjugés.
Sans doute, la superstition et la religion sont souvent comme
fusionnées dans les croyances de certaines races, de même que
chez elles le sorcier et le prêtre se confondent dans un seul per-
sonnage. Mais il n’en est pas toujours ainsi; et, lors même que
le rapprochement produit une confusion apparente, on doit évi-
demment chercher à distinguer ces deux éléments. Or, ce tra-
vail a été trop souvent négligé quand il s’agit des races infé-
rieures. [ei encore je retrouve à chaque pas l'influence fâcheuse
de l’orgueil européen. Certes, l'écrivain le moins croyant ne rat-
tachera pas au christianisme, tel qu'il est entendu de nos jours
en France, les contes sombres ou riants recueillis dans nos cam-
pagnes par les Villemarqué, les Souvestre, etc. Il les placera, avec
toutes les pratiques qui s’y rattachent, dans ce qu'on peut appeler
la mythologie populaire. Eh bien, l'homme de science ne doit-il
pas faire une distinction pareille, quand il cherche à apprécier
la religion proprement dite des nations barbares ou sauvages ?
CARACTÈRES RELIGIEUX — SUPERSTITIONS 309
À qui demanderait comment le fétichisme a pu s'implanter
en Guinée à côté de la notion d’un être suprème, créateur et
ordonnateur de tout ce qui existe, comment le chamanisme
peut se concilier chez les populations boréales avec la croyance
à ce même Dieu dont Gengis-Khan se faisait une idée si grande
et si élevée, je demanderais comment les plus étranges supersti-
tions ont pu être jadis acceptées par toutes les sectes chrétiennes,
comment il se fait qu'elles existent encore parmi nous. Certes,
parmi nos classes éclairées, ni protestants, ni catholiques n'’in-
tenteraient aujourd’hui un de ces procès de sorcellerie si com-
muns il n’y a guère que deux ou trois siècles, et que suivirent
si souvent des condamnations et des supplices. Mais, dans nos
campagnes un peu reculées, la croyance aux sorciers est restée
aussi ferme qu'elle l'était partout au moyen-âge. Les journaux
nous révèlent de temps à autre des actes, qui prouvent qu’aban-
données à elles-mêmes, ces populations brüleraient volontiers
encore les malheureux soupçonnés d’avoir 7eté des sorts; pour
se garder contre les maléfices, le mauvais œil, etc., ces mêmes
populations ont bien souvent recours à des pratiques fort sem-
blables à celles que les voyageurs signalent comme la preuve
_de l’infériorité de certaines races. Au fond les amulettes de nos
paysans ne sont que les grisgris des Nègres.
Sur tous ces points et sur bien d’autres, tous les chrétiens
aryans ont cru ce que nous reprochons fièrement aux Nègres
et aux Mongols de croire. Toutes les communions chrétiennes
ont sanctionné, parfois sanctifié ces absurdes superstitions.
L’anthropologiste, qui fait de la science et non de la théologie,
qui doit rechercher dans les religions inférieures ce qu'elles ont
de pur, ne doit pas davantage hésiter à signaler dans les reli-
gions supérieures, le singulier alliage dont je viens de citer un
exemple vulgaire.
De ce double travail ressortira, je pense, pour tout le monde,
un fait général sur lequel j'ai bien des fois appelé l'attention,
el qu'on peut formuler dans les termes suivants : grandes ou
petites, les religions se rapprochent surtout par ce qu'il y a
dans chacune d'elles de plus élevé et de plus infime; elles sont
surtout séparées par les formes et les notions intermédiaires.
VIII. — A diverses reprises on a signalé ce fait, qu'une reli-
gion, remplacée par une autre, laisse dans celle-ci des traces
plus ou moins accusées. Bien souvent aussi les divinités de la
première, sans disparaître totalement, subissent une singulière
déchéance et ne trouvent de place que dans le domaine des
superstitions populaires. Qui de nos lecteurs n’a présents à l’es-
prit les articles à la fois si sérieux et si charmants de H. Heïine
sur les pauvres dieux de l’Olympe grec et romain, passés à l’état
de personnages légendaires? Ces représentants de la mythologie
classique sont allés rejoindre, dans le fond de croyances popu-
laires, bon nombre de divinités germaniques et scandinaves;
mais les uns et les autres n’avaient-ils pas des prédécesseurs ?
366 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES
Depuis les temps quaternaires jusqu’à nos jours, bien des
races ont habité l'Europe. Aucune sans doute n’a complétement
péri. Elles se sont successivement refoulées, et plus ou moins
absorbées; elles ont mêlé leur sang. Les croyances, même celles
de nos ancêtres les plus reculés, ont-elles pu se perdre entiè-
rement ? Je ne le pense pas. Sans doute une portion en aura été
oubliée, mais bien probablement aussi une bonne part a sur-
vécu, plus ou moins altérée par ce qu’apportait chaque immi-
gration nouvelle. Ainsi se sera formée peu à peu cette mytho-
logie populaire, qui a résisté aux doctrines officielles et a su se
faire une place à côté d'elles.
Ce qui s’est passé chez nous ne peut que s'être passé ailleurs.
Peut-être démontrera-t-on un jour que de là vient principale-
ment ce qu'ont de commun les croyances religieuses de peuples
séparés par leurs divers degrés de civilisation, aussi bien que
par la géographie. Pt
X. — La science des religions n'existe pas encore, a dit
M. Burnouf. Cela est vrai, surtout en se plaçant au point de
vue que je viens d'indiquer. Toute classification générale est
donc prématurée. Pour en essayer une, attendons de connaître
au moins d’une manière passable, non pas seulement les grands
corps de doctrines étayés d’une métaphysique profonde qu'ont
acceptés les nations civilisées, mais aussi les croyances plus
simples, plus naïves, qui les ont précédés, dont plusieurs exis-
tent encore. Alors seulement on pourra tracer le cadre et les
subdivisions renfermant les diverses manifestations de la faculté
religieuse commune à tous les êtres humains. Alors aussi on
pourra suivre le développement de cette faculté et en marquer
les étapes, par un procédé analogue à celui de l’'embryogéniste,
qui étudie les diverses phases traversées par le même être pour
atteindre à son état parfait.
Telle qu'elle est pourtant, ne consistant encore qu'en faits
isolés ou reliés simplement par groupes, la science des religions
a déjà une importance marquée en anthropologie. Elle met
hors de doute un des caractères fondamentaux de l'espèce hu-
maine ; elle fournit des faits assez tranchés pour servir à carac-
tériser certains groupes humains ; elle révèle des rapports; elle
ajoute son témoignage à celui de la linguistique pour éclairer
la filiation de certaines races, pour attester d’antiques commu-
nications entre des peuples longtemps regardés comme entiè-
rement isolés les uns des autres. A ces titres divers, elle ne sau-
rait être négligée par ceux qui veulent embrasser dans son en-
semble l’histoire naturelle de l'Homme.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE PREMIER
UNITÉ DE L'ESPÈCE HUMAINE.
CHAPITRE PREMIER. — Empires et règnes de la nature ; règne humain ;
méthode anthropologique........... €, x PE PME Ar Ce De
CuapitRE Il. — Doctrines anthropologiques générales ; monogénisme
et polygénisme...... RAR Mer dsl DE es ose TRE
CHAPITRE III. — L'espèce et la race dans les sciences naturelles...
Caapirre IV. — Nature des variations dans les races vénétales À
animales; application à l’homme............. vu sal Date Rope ue É daié
CHariTRE V. — Étendue des variations dans les races végétales et
animals applicauon 4 ROME... 7... 07... ER rc re nie
CaapirRE VI. — Entrecroisement et fusion des caractères dans les
racesanimales : application, æd'hontmels.ty..............1.0.92.
CuapirRe VII. — Croisement des races et des espèces végétales et
animales ; métissage et hybridation ........ ed au Sat n
CHapirre VIII. — Croisement des races et des espèces végétales et
animales; métis et hybrides ; réalité de: l'espèee s4,4 4e 224 Ja
CHapiTRE IX. — Croisement entre groupes humains; unité de l’es-
CO Mn A PE CEE UE Cr D DO N D lPÉPT OT
LIVRE Il
ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE.
CHAPITRE X. — Origine des espèces ; hypothèses transformistes ; dar-
HI C 0 NS PAR ES Pat axe d'en SARA RENR CESR LE SLT
CHariTRE XI. — Origine de l'espèce humaine. — Hypothèses diverses.
LIVRE III
ANTIQUITÉ DE L'ESPÈCE HUMAINE.
CuaritTRe XII. — Age de l'espèce humaine; époque géologique ac-
LE EN CROSS RES Es D RPITUTE ONE PPT TN PEN ET
CaApitRE XIII. — Age de l'espèce De époques géologiques
DAPSUES. DES EE NACRE SEE Te Anis à e LIL
LIVRE IV
CANTONNEMENT PRIMITIF DE L'ESPÈCE HUMAINE.
CHaAPiTRE XIV. — Théorie d'Agassiz ; centres de création....... IE
CuapirRe XV. — Cantonnement progressif des êtres organisés ; cen-
tres d'apparition; cantonnement primitif de l'homme...........,
51
62:
76.
368 TABLE DES MATIÈRES
-LIVRE V
PEUPLEMENT DU GLOBE.
CaapiTRe XVI. — Migrations par terre; exode des Kalmouks du Volga. 133
CHAPITRE XVII. — Migrations par mer; migrations polynésiennes ; .
migrations à la Nouvelle-Zélande.......... RTE 0 138
Caaprrre XVIII. — Migrations par mer ; migrations en Amérique... 148
LIVRE VI
ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE.
CHAPITRE XIX. — Influence du milieu et de la race..........,.,..., 159
CHAPITRE XX. — Conditions de l’acclimatation...............,..... 167
LIVRE VII | | P
HOMME PRIMITIF. — FORMATION DES RACES HUMAINES. L
Crarmee XXE Moime primitif... 20 not 179 LU
CHAPITRE XXII. — Formation des races humaines sous la seule in- L
faencerqu milieu et de l'hérédité 250 050 COR ee 183 :
CHAPITRE XXIII. — Formation des races humaines métisses ........ 195 F
CaariTRE XXIV. — Influence du croisement sur les races humaines |
MÉDBSES : :!, RASE RE RE de ARE SNL DE en ER EE 206 b |
LIVRE VII (à
RACES HUMAINES FOSSILES.
CHAPITRE XXV. — Observations générales.....,,.:.......,....... 24ù
CHAPITRE XXVI. — Race de Canstadt'...... BELL ER EE ue RÉGIE UREE 226
CHapPiTRE XXVII. — Race de Cro-Magnon ...............,... RU GAS 232
CHAPITRE XXVIII. — Races de Furfooz................... s'HR EURE 250
LIVRE IX
RACES ACTUELLES ; CARACTÈRES PHYSIQUES.
CHapiTRe XXIX. — Observations générales; caractères extérieurs. 259
CHAPITRE XXX. — Caractères anatomiques.................... + 16 0 OT
CHAPITRE XXXI. — Caractères physiologiques.......... sn VU . 1102
CHapirRe XXXII. — Caractères pathologiques........ ....,......... 811
LIVRE X
CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES DE L'ESPÈCE HUMAINE.
CHAPITRE XXXIII. — Caractères intellectuels ..... na de ei SSOENRRS À OIR
Cnaprrre XXXIVSE- Caractères moraux .:4,.2,., LS ORNE D:
CHapiTRE XXXV. — Caractères religieux....... sos lpedte dei ess PR
Coulommiers, — imprimerie ALBERT PONSOT et P, BRODARD.