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Full text of "L'espèce humaine"

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Museum of Comparative Zoology. 
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SCIENTIFIQUE INTERNATIONALE 


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XXIII 


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ETUDES SUR LES MALADIES ACTUELLES DES VERS-A-SOIE. In-40. 

NOUVELLES RECHERÇHES SUR LES MALADIES ACTUELLES DES VERS-A-SOIE. In-40, 

ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA SÉRICICULTURE (traduit en italien). In-12, 


PAR 


D. À DE QUATREFAGES 


Membre de l’Institut (Académie des Sciences), 
Professeur d’Anthropologie au Muséum d'histoire naturelle de Paris. 


PARIS 
LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Ci 


PROVISOIREMENT 8, PLACE DE L'ODÉON, 8 
La librairie sera transférée /08, boulevard Saint-Germain, le 1er octobre 1877 


1877 


Tous droits réservés. 


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L'ESPÈCE HUMAINE 


LIVRE PREMIER 


UNITÉ DE L’ESPÈÉCE HUMAINE 


CHAPITRE PREMIER 


EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE; RÈGNE HUMAIN; 
MÉTHODE ANTHROPOLOGIQUE. 


I. — Le naturaliste qui se trouve pour la première fois en 
présence d’un objet inconnu se demande instinctivement : qu'est 
cet objet? Cette question revient à celle-ci : à côté de quel 
autre vais-je le placer? À quel groupe, et d'abord, à quel règne 
appartient-il? Est-ce un minéral, une plante ou un animal ? 

La réponse n’est pas toujours facile. On sait que, dans ce 
qu’on pourrait appeler les bas-fonds de chaque règne, il existe 
des êtres ambigus dont la nature a longtemps fait hésiter ou 
fait même hésiter encore les naturalistes ; on sait que les poly- 
piers ont été regardés longtemps comme des végétaux et que 
les nullipores pris d’abord pour des polypiers sont aujourd’hui 
partagés entre les règnes végétal et minéral; on sait enfin que, 
encore aujourd’hui, les botanistes et les zoologistes se disputent 
ou se renvoient certaines diatomées. 

On s'est de même demandé : qu'est-ce que l’homme? et on a 
répondu à cette question en se plaçant à bien des points de vue. 
Pour le naturaliste, elle n’a qu’un sens et signifie : dans quel 
règne l’homme doit-il être placé? ou mieux : l’homme est-il un 
animal? Malgré tout ce qu'il présente d’exceptionnel lorsqu'on 
le compare aux mammifères, doit-il être rangé parmi eux? — 
Cette question est l’analogue de celle que dut se poser Peysonnel, 
lorsque, frappé des phénomènes spéciaux que lui présentaient 
les fleurs du corail, 1 se demanda si c'était bien là un végétal. 


DE QUATREFAGES. 1 


2 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE 


Évidemment, pour résoudre le premier problème posé par 
l'étude de l’histoire naturelle de l’homme, il faut se faire une 
idée nette de ce que sont ces grands groupes d'êtres que l'on, 
appelle des règnes; il faut se rendre compte de ce qui les distin- 
gue et les sépare les uns des autres et, par suite, de leur véritable 
signification scientifique. Pour cela, il suffit de commenter les 
phrases bien connues de Linné, en complétant la pensée de l’im- 
mortel Suédois par quelques idées empruntées à Pallas, à de 
Candolle et à une des notions fondamentales qu’Adanson et 
A. L. de Jussieu ont presque également contribué à introduire 
dans la science. 

IT. — Que l’on soit ignorant ou savant, il est impossible de ne 
pas voir avant tout dans ce qui existe deux sortes d'objets bien 
distincts : les corps bruts et Les êtres organisés. Ge sont ces deux 
groupes que Pallas a placés au-dessus des règnes sous la déno- 
mination d’emprres. La distinction en est habituellement facile 
et je me borne à rappeler quelques-unes des différences les plus 
essentielles. 

Les corps bruts, placés dans les conditions favorables, durent 
indéfiniment, sans rien emprunter, sans rien abandonner au 
monde ambiant; les êtres organisés, dans quelques conditions 
qu'on les place, ne durent que pendant un laps de temps déter- 
miné ; et, pendant cette existence, ils éprouvent à chaque instant 
des pertes de substance qu'ils réparent à l’aide de matériaux 
pris au dehors. Les corps bruts, même lorsqu'ils revêtent la 
forme arrêtée et définie de cristaux, se forment indépendam- 
ment de tout autre corps semblable à eux, ils ont dès leur début 
des formes arrêtées, ils grandissent par simple superposition de 
nouvelles couches; tout être organisé se rattache immédiate- 
ment ou médiatement à un être semblable à lui, à l’intérieur 
duquel il a paru d’abord sous forme de germe, il grandit et 
acquiert ses formes définitives par 2ntussusception. 

En d’autres termes, la fikation, la nutrition, la naissance et la 
mort sont autant de phénomènes caractéristiques de l'être orga- 
nisé et dont on ne trouve aucune trace dans les corps bruts. 

Pour moi comme pour Pallas Les corps bruts composent l’em- 
prre inorganique, et les êtres organisés l’emprre organique. 

Ici je dois faire une observation dont on comprendra facile- 
ment l'importance. | 

L'existence ‘des deux groupes, reconnus par le bon sens du 
vulgaire aussi bien que par la science de Pallas, est un fait abso- 
lument indépendant de toute hypothèse. Quelque explication 
que l’on propose pour rendre compte des ‘phénomènes diffé- 
rentiels qui les distinguent, ces phénomènes n’en existeront pa 
moins; le corps brut ne sera jamais un étre organisé. 

Tenter, sous un prétexte quelconque, de rapprocher et de con- 
fondre ces deux sortes d'objets, c’est aller à l’encontre de tous 
les progrès accomplis depuis plus d’un siècle et surtout dans ces 
dernières années en physique , en chimie, en physiologie. Il me 


RÈGNE HUMAIN 3 


paraît inexplicable que quelques hommes dont je reconnais 
d’ailleurs le mérite, aient tout récemment encore assimilé les 
cristaux aux êtres les plus simples, à ces organismes sarcodiques, 
comme les appelait Dujardin, qui les a découverts et en a donné, 
le premier, toute la théorie fondée sur des observations pré- 
cises. On a beau remplacer un nom par un autre, les choses res- 
tent les mêmes et le plasma n'a pas d’autres propriétés que le 
sarcode; les animaux dont ils paraissent former toute la subs- 
tance n’ont pas changé de nature. Or monères ou amœæbes, ces 
êtres sont les antipodes du cristal à tous les points de vue. 

Comme l’a fort bien dit M. Naudin , un cristal est assez sem- 
blable à une de ces piles régulières de boulets que l’on voit dans 
tous les arsenaux. Il ne s’accroît que par l’extérieur, comme la 
pile grandit lorsque l’artilleur ajoute une nouvelle couche de 
boulets ; ses molécules sont aussi immobiles que les sphères de 
fonte. C'est exactement le contraire dans l'être organisé; et, plus 
celui-ci est simple dans sa composition, plus le contraste s’ac- 
cuse. La petitesse des monères et des amœæbes s'oppose, il est 
vrai, à certaines observations. Mais j'en appelle à tous les natu- 
ralistes qui ont étudié certaines éponges marines à l’état vivant. 
Ils ont à coup sûr constaté, comme moi, l’activité étrange du 
tourbillon vital dans la substance quasi-sarcodique qui revêt leur 
squelette siliceux ou corné; ils ont vu l’eau de mer, dans laquelle 
on les place, s’altérer avec une rapidité qu’elle ne présente par 
son contact avec aucun autre animal. 

C’est que, dans l'être organisé, le repos du cristal est remplacé 
par un mouvement incessant ; c’est que chez lui, au lieu de rester 
indéfiniment immobiles et semblables à elles-mêmes, les molé- 
cules se transforment sans cesse, changeant de composition, 
engendrant des produits nouveaux, gardant les uns, expulsant 
les autres. Bien loin de ressembler à une pile de boulets, l'être 
organisé serait bien plutôt comparable à la réunion d’une multi- 
tude d'appareils physico-chimiques constamment en action pour 
brûler ou réduire les matériaux empruntés au dehors et usant 
sans cesse leur propre substance pour la renouveler incessam- 
ment. 

En d’autres termes, dans le cristal une fois constitué, les forces 
restent dans un état d'équilibre stable qui ne se rompt que sous 
l'influence de causes extérieures. De là, pour lui, la possibilité 
de durer indéfiniment, sans rien changer, pas plus à ses formes 
qu’à ses propriétés de toute nature. Dans l'être organisé, l’équi- 
libre est énstable, ou plutôt il n’y a jamais d'équilibre propre- 
ment dit. À chaque instant l'être organisé dépense aussi bien de 
la force que de la matiere, et il ne dure que par l’équivalence de 
l'apport et du départ. De là, pour lui, la possibilité de se modi- 
fier dans ses propriétés et ses formes sans cesser d'exister. 

Voilà les faits bruts, constatés en dehors de toute hypothèse ; 
et, en présence de ces faits, comment assimiler le cristal qui 
grandit dans une dissolution saline au germe qui devient suc- 


4 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE 


cessivement embryon, fœtus, animal complet? comment identi- 
fier le corps brut et l'être organisé? 

Les phénomènes séparent facilement ces deux groupes. En 
est-il de même des causes qui produisent les phénomènes ? 

Ici les naturalistes et les physiologistes se partagent. Les uns 
veulent que la cause ou les causes restent identiques et que des 
conditions à peu près accidentelles déterminent seules la diffé- 
rence des résultats en changeant leur mode d'action. Pour eux 
la formation d’un cristal ou d’une monère n’est qu'une question 
de résultante. 

D'autres, voient dans les êtres vivants le résultat d’une cause . 
absolument à part de celles qui agissent dans les corps bruts et 
rapportent à cette cause seule tout ce qui se passe dans ces êtres. 

Ces deux manières de voir me paraissent également mal 
fondées dans ce qu’elles ont d’exclusif. Incontestablement, des 
phénomènes identiques avec ceux qui caractérisent les corps 
bruts se retrouvent dans les êtres organisés, et l’on n’a, par con- 
séquent, aucune raison scientifique de les rattacher à des causes 
différentes. 

Mais les êtres organisés ont aussi leurs phénomènes propres 
radicalement distincts ou même opposés aux précédents. Tous 
peuvent-ils être rapportés à une ou à plusieurs causes identiques ? 
Je ne le pense pas. Voilà pourquoi, avec une foule d'hommes 
éminents de tout temps et de tout pays, et je crois avec la ma- 
jorité des savants qui honorent le plus la science moderne, j'ad- 
mets que les êtres organisés doivent leurs caractères distinctifs 
à une cause spéciale, à une force propre, à la vie qui s'associe chez 
eux aux forces inorganiques ; voilà pourquoi je regarde comme 
légitime de les appeler des êtres vivants. 

Je reviendrai du reste plus loin et à plusieurs reprises sur cet 
ordre de considérations pour bien faire comprendre dans quelle 

acception je prends ces mots : force, vte. 

III. — Les deux empires de Pallas se subdivisent eux-mêmes 
en règnes caractérisés de même par des faits, par des phéno- 
mènes spéciaux et qui vont en se compliquant de plus en plus à 
mesure que l’on s'élève dans l'échelle de la nature. 

Et d’abord, avec de Candolle j’admets pleinement l'existence 
d'un règne sidéral. — Pour qui considère autant qu'il nous est 
donné de le faire, le peu que nous connaissons de l’univers, les 
corps célestes, soleils ou planètes, comètes ou satellites, n'appa- 
raissent plus que comme les molécules d’un grand tout emplis- 
sant l’immensité indéfinie. Un phénomène général toujours le 
même, quoique varié dans ses formes, est comme l’attribut de ces 
corps. Tous, qu'ils soient gazeux ou solides, obscurs ou lumi- 
neux, incandescents ou refroidis, se meuvent dans des courbes 
de même nature en obéissant aux lois découvertes par Képler. 
On sait bien aujourd'hui, qu'il n’existe pas d'étoiles fires. 

Pour expliquer ce phénomène, les astronomes ont admis l’exis- 
tence d’une force qu'ils ont nommée la gravitation, laquelle a 


RÉGNE HUMAIN Es 


our effet de précipiter les astres les uns vers les autres, comme 
s'ils s’attiraient en obéissant aux lois de Newton. Or, on sait que 
le grand Anglais lui-même ne s'est pas prononcé sur le mode 
d'action de cette force, et qu'il hésitait entre l'hypothèse de 
l'attraction et celle de l’émpulsion. La première devait prévaloir 
comme plus en rapport avec les résultats immédiats de l’obser- 
vation; mais la seconde’ a compté aussi des partisans sérieux 
parmi lesquels je me borne à citer M. de Tessan. 

Ainsi, malgré tout son génie, Newton n'a pu nous dire quelle 
était la cause du mouvement des astres; il n’a pas même pu 
préciser le mode d'action immédiat de cette cause. Et pourtant, 
il n’est pas de terme scientifique plus universellement admis 
que celui de gravitation, il n'est pas de circonstance où l'on 
accepte plus généralement l'expression de force. C'est qu'en pré- 
sence de faits généraux et de groupes de phénomènes, il faut 
bien employer des termes qui simplifient le langage. Seulement 
il ne faut pas se faire illusion et croire avoir expliqué ce qu'on 
n’a fait que nommer. 

Dans les cas analogues à celui dont il s’agit, le mot force indi- 
que seulement qu'il y a là une cause inconnue donnant naissance 
à un groupe de phénomènes déterminés. En attribuant des noms 
particuliers à chacune des forces ou causes inconnues auxquelles 
on croit pouvoir rapporter certains groupes de phénomènes, on 
facilite l’exposition et la discussion des faits. L'homme de 
science sait fort bien qu'il ne va pas au-delà. 

C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que j'ai employé 
plus haut les expressions de force et de ve. Pour les astronomes, 
la gravitation est la cause inconnue du mouvement des astres; 
pour moi, la vie est la cause inconnue des phénomènes qui 
caractérisent Les êtres organisés. Je n’en sais pas moins que toutes 
deux, comme les autres forces générales, sont en réalité autant 
de x dont on n’a pas encore découvert l'équation. Je revien- 
drai tout à l'heure sur ces considérations. 

Toutefois, quelle que soit notre ignorance réelle, quelle que 
soit la cause dont il s’agit ici, et dûüt l'impulsion remplacer un 
jour l'attraction dans nos théories, les faits n’en resteraient pas 
moins les mêmes. Les astres n'en seraient pas moins disséminés 
dans l’espace et soumis aux lois de Képler et de Newton; ils 
n'en constitueraient pas moins un ensemble bien distinct par 
le rôle assigné aux corps qui le composent, par la nature des 
rapports qui les unissent. Ils n’en formeraient pas moins le 
règne sidéral. 

Ce règne sera donc caractérisé par un phénomène général, le 
mouvement képlérien, que l’on peut rapporter à une seule force : 
la gravitation. 

IV. — Revenons maintenant à la Terre, le seul corps céleste 
que nous puissions étudier en détail. Au surplus, les découvertes 
modernes donnent presque la certitude que, sous le rapport des 
éléments et des actions de ces éléments les uns sur les autres, la 


6 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE 


plus grande similitude existe entre tous les astres disséminés 
dans l’espace, entre tous ceux au moins qui font partie de notre 
ciel. 

Constatons d’abord que sur notre globe nous retrouvons le 
mouvement képlérien dans la chute des corps. La pesanteur re- 
présente ici l'attraction. La gravitation reparaît avec toutes ses 
lois, pesant sur les grains de poussière comme elle pèse sur les 
mondes. Les parties du tout, du cosmos, comme aurait dit Hum- 
boldt, ne pouvaient échapper à la force qui régit le tout. 

Mais à la surface de notre Terre et à son intérieur, aussi loin 
que nous avons pu y pénétrer par l'observation directe ou par 
l'induction scientifique, nous voyons apparaître d’autres mou- 
vements qui échappent aux lois de Képler et de Newton; nous 
voyons se manifester des phénomènes entièrement nouveaux et 
parfaitement distincts de ceux qui relèvent de la gravitation. Ce 
sont les phénomènes physico-chimiques. Très-nombreux, très- 
divers, ils ont été longtemps attribués à l’action de forces dis- 
tinctes que l’on appelait électricité, chaleur, magnétisme, etc. On 
sait comment la science moderne, les transformant pour ainsi 
dire les uns dans les autres, a démontré leur unité originelle. Les 
physiciens les ramènent tous à n'être qu'autant de manifesta- 
tions des ondulations de l’éther. La vibration de ce dernier est 
donc le phénomène fondamental d’où découlent tous les autres: 

Mais cet éther est absolument hypothétique ; sa nature est 
parfaitement inconnue ; nul ne sait d'où lui vient cette quantité 
de mouvement qui d’après les conceptions actuelles ne saurait 
être ni accrue ni diminuée. Or c’est là qu'est en réalité la cause 
inconnue de tous les phénomènes physico-chimiques. Pour ce 
motif et aussi pour la commodité du langage, nous donnerons 
un nom à cette cause inconnue, à cette force et nous l’appellerons 

éthérodynamie. 
:_ L'éthérodynamie n'est-elle qu’un cas particulier, une simple 
modification, ou un effet de la gravitation ? Ces deux forces ne 
sont-elles que des manifestations diverses d’une force plus géné- 
rale ? Quelques hommes éminents sont assez enclins à admettre 
l’une ou l’autre de ces hypothèses. Toutefois les faits me sem- 
blent être, jusqu’à ce jour, peu d’accord avec elles. L’éthérody- 
namie se manifeste jusque dans l’espace et parmi les astres par 
des phénomènes variables, localisés, temporaires ; l’action de la 
gravitation est une, universelle et constante. L'homme a de tout 
temps disposé jusqu’à un certain point de la première en pro- 
duisant à volonté de la chaleur et de la lumière ; la science mo- 
derne elle-même est sans action sur la seconde. On n'’augmente 
ni on ne diminue, on ne réfléchit, on ne réfracte, on ne polarise 
pas la pesanteur ; on ne l’arrête pas. Même dans la chute des 
corps, la régularité de l'accélération du mouvement atteste que 
la cause de ce mouvement ne subit aucune altération. Il n’y a 
donc pas ici une transformation de force comparable à celle qui 
se produit dans une machine mue par la chaleur ou l'électricité. 


RÈGNE HUMAIN ri 


Mais quels que puissent être les progrès de la science et duüt 
la théorie de M. de Tessan être confirmée par l’expérience, la 
différence des phénomènes n’en persisterait pas moins; les con- 
clusions à tirer des faits pour la question dont il s’agit ici reste- 
raient les mêmes. 

Il est presque inutile de rappeler que les phénomènes physico- 
chimiques produits par l’éthérodynamie peuvent porter sur des 
masses ou être exclusivement moléculaires. Dans tous les cas, 
ils sont, comme ceux qui dépendent de la gravitation, soumis à 
des lois invariables et se produisent toujours les mêmes quand 
ils s’accomplissent dans des conditions semblables. 

Il n'existe certainement aucun antagonisme entre la gravita- 
tion et l’éthérodynamie. Il n’en est pas moins vrai que l’action 
de la première est à chaque instant singulièrement troublée par 
celle de la seconde et que les phénomènes se passent comme si 
celle-ci annihilait celle-là. Ce fait est surtout frappant dans 
quelques-unes des expériences de physique les plus vulgaires. Les 
feuilles d’or du pendule électrique s’écartent, les balles de sureau 
s'élancent vers les corps électrisés malgré la pesanteur, et sont 
repoussées avec une rapidité supérieure à celle qui résulterait 
seulement de leur poids. Ces corps ont-ils pour cela cessé d’être 
pesants ? Non, à coup sûr, pas plus que les masses de fer que 
soulève un des énergiques aimants de M. Jamin. Seulement, dans 
les deux cas, l’éthérodynamie domine la gravitation et en mo- 
difie ou en dissimule l’action. 

Les corps terrestres qui ne présentent d’autres phénomènes 
que ceux qu'on peut rattacher à la gravitation et à l’éthérody- 
namie sont depuis Linné désignés sous le nom de corps bruts. 
Leur ensemble constitue le règne minéral. On voit que l’existence 
et la distinction de ce groupe sont parfaitement indépendantes 
de toute hypothèse ayant pour but d'expliquer les phéno- 
mènes. 

Le règne minéral est donc caractérisé par des phénomènes de 
deux sortes : phénomènes de mouvement képlérien, et phénomènes 
physico-chimiques attribuables à l’action de deux forces : La gra- 
vitation et l'éthérodynamie. 

V. — Les règnes sidéral et minéral forment l'empire inorga- 
nique. Au-delà commence le domaine des êtres organisés et 
vivants. Nous avons vu plus haut les phénomènes essentiels qui 
les distinguent. Ces phénomènes diffèrent essentiellement par 
leur nature de tous ceux qu’on observe dans les corps bruts. 
Voilà pourquoi il me paraît nécessaire de les attribuer à une 
cause spéciale, à la ve. 

Je sais que de nos jours quiconque emploie ce mot est volon- 
tiers accusé par bon nombre de physiciens et de chimistes, et 
aussi par toute une école physiologique, d'introduire dans la 
science une expression vague et presque mystérieuse. Celle-ci 


n'a pourtant rien de plus vague, rien de plus mystérieux que 
celle de gravitation. | 


8 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE 


Il est très-vrai que nous ne savons pas ce qu'est la vie; mais 
nous ne savons pas davantage ce qu'est la force qui meut et re- 
tient les astres dans leur orbite. Si les astronomes ont eu raison 
de donner un nom à {a force, à la cause inconnue, qui imprime 
aux mondes leurs mouvements mathématiques, les naturalistes 
ont bien le droit de désigner par un terme spécial la cause in- 
connue qui produit la filiation, la naissance et la mort. 

On voit que la vie n'est pas pour moi ce qu'elle était pour 
bien des anciens vitalistes, pas plus l’archè de van Helmont que 
le prencipe vital de Barthez. Son rôle me paraît être aussi diffé- 
rent de celui que lui attribuaient la plupart de nos prédéces- 
seurs, que lui attribuent encore quelques physiologistes. 

Loin d'animer seule les organes, elle y est largement associée 
aux forces dont nous avons déjà parlé. Les êtres vivants sont 
pesants et relèvent à ce titre de la gravitation; ils sont le siége 
de phénomènes physico-chimiques nombreux, variés, indispen- 
sables à leur existence et qui ne peuvent qu'être rattachés à l’ac- 
tion de l’éthérodynamie. Mais ces phénomènes s’accomplissent 
ici sous l'influence d'une force de plus. Voilà pourquoi les résultats 
en sont parfois tout autres que dans les corps bruts, pourquoi 
les êtres vivants ont leurs produits spéciaux. La vie n'est pas en 
antagonisme avec les forces brutes, mais elle domine et règle 
leur action par ses lois. Voilà comment elle leur fait produire, 
au lieu de cristaux, des tissus, des organes, des individus ; com- 
ment elle organise les germes ; comment elle maintient dans 
l’espace et dans le temps, à travers les métamorphoses les plus 
complexes, ces ensembles de formes vivantes définies que nous 
appelons les espèces. 

Que les antivitalistes veuillent bien y réfléchir et ils reconnai- 
tront qu'envisagés à ce point de vue les phénomènes vitaux 
n'ont rien de plus mystérieux que quelques-uns des plus vul- 
gaires phénomènes présentés par les corps bruts. L'intervention 
de la vie comme agent modificateur des actions purement éthé- 
rodynamiques est aussi facile à admettre que celle de l’éthéro- 
dynamie elle-même modifiant et surmontant l’action de la pe- 
santeur. Il est tout aussi étrange de voir un morceau de fer 
attiré et soutenu par un aimant que de voir le carbone, l'oxygène, 
l'hydrogène et l’azote s'unir et se disposer de manière à former 
une cellule animale ou végétale, au lieu de je ne sais quel com- 
posé Inorganique. 

J'ai soutenu bien souvent, et depuis bien des années, la doc- 
trine que je résume ici. Elle me semble hautement confirmée 
par les recherches entreprises pour éclaircir le problème dont it 
s’agit. En particulier les expériences de M. Bernard, relatives à 
l’action exercée par les anesthésiques sur les plantes aussi bien 
que sur les animaux, mettent entièrement hors de doute l’inter- 
vention chez les êtres organisés d’un agent distinct des forces 
physico-chimiques. En employant le mot de wie pour désigner 
cet agent je ne fais qu'user d’une expression consacrée, sans 


RÈGNE HUMAIN 9 


prétendre aller au-delà de ce que nous enseignent l'expérience 
et l'observation scientifiques. 

Les êtres chez lesquels la vie seule est venue s'ajouter à la 
gravitation et à l'éthérodynamie composent le régne végétal. Or 
ce groupe présente un fait général dont la signification me sem- 
ble ne pas avoir été suffisamment comprise. À part quelques 
phénomènes d’érretabilité inconsciente connus depuis longtemps 
jusque chez certains végétaux supérieurs, à part quelques faits, 
probablement du même ordre, constatés surtout sur certains 
corps reproducteurs de végétaux inférieurs, tous les mouve- 
ments qui se passent chez les plantes paraissent être produits 
uniquement par les forces brutes. En particulier tous les trans- 
ports de matière que supposent le développement et l'entretien 
d'un végétal quelconque se rattachent à des actions de ce genre. 
Croit-on qu'abandonnées à elles-mêmes ces forces, telles que 
nous les connaissons par des millions d'expériences, eussent 
construit un chène ou seulement édifié un champignon ? Croit-on 
surtout qu'elles eussent organisé le gland ou la spore et caché 
dans ces petits corps la faculté de reproduire les parents ? Sans 
elles pourtant le végétal n’existerait pas. Mais rien, ce me 
semble, ne fait mieux ressortir leur subordination réelle que 
l'importance de leur rôle dans les procédés d'exécution. On 
dirait des manœuvres élevant un édifice sous l’œil de l’archi- 
tecte qui a tracé le plan. 

Est-ce à dire que la vie soit une force intelligente, ayant cons- 
cience du rôle qu’elle joue et de la domination qu’elle exerce 
sur les forces brutes subordonnées ? Non certes. Comme ces 
forces, elle a ses lois générales et constantes. Toutefois nous ne 
trouvons pas dans l'application de ces lois, dans les résultats 
qu'elles amènent l’ab$solu mathématique des lois et des phéno- 
mènes de la gravitation ou de l’éthérodynamie. Leur mode d’ac- 
tion semble seulement osciller entre des limites qui restent in- 
franchissables. Cette espèce de liberté et les bornes qui lui sont 
imposées s’accusent par la diversité constante des produits de la 
vie, diversité qui contraste d’une manière si frappante avec l’u- 
niformité des produits de l’éthérodynamie. Tous les cristaux de 
même composition formés dans des circonstances identiques se 
ressemblent absolument ; on ne trouve jamais sur le même arbre 
deux feuilles exactement pareilles. 

En somme, le règne végétal est caractérisé par des phénomènes 
de trois sortes : phénomènes de mouvement képlérien, phénomènes 
Physico-chimiques et phénomènes vitaux que l’on peut rattacher à 
l’action de trois forces : la gravitation, l'éthérodynamie et la vre. 

VI. — Nous retrouvons chez les animaux tout ce que nous 
avons signalé chez les végétaux, et en particulier jusque chez 
les plus élevés, ces mouvements dus à l'irritabilité inconsciente 
dont les plantes présentent des exemples. Quelques hommes 
éminents, Lamarck entre autres, ont mème voulu ramener tous 
les actes accomplis par les animaux inférieurs à cet ordre de 


10 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE 


phénomènes. Mais l’auteur de la Philosophie zoologique partait 
ici d’une erreur anatomique depuis longtemps reconnue; et qui- 
conque a quelque peu vécu sur le bord de la mer, quiconque a 
suivi de près ce qui se passe dans le monde des vers et des z00- 
phytes, a certainement protesté contre cette manière de voir. 

De plus que le végétal, l’animal exécute des mouvements 
partiels ou de totalité parfaitement indépendants des lois de la 
gravitation ou de l'éthérodynamie. La cause déterminante et 
régulatrice de ces mouvements est évidemment en lui. C'est la 
volonté. Maïs la volonté elle-même est intimement liée à la sen- 
sibilité et à la conscience. Pour qui juge des animaux par ce que 
chacun de nous trouve en lui-même, l'expérience personnelle 
et l'observation comparative attestent que l'animal sent, juge et 
veut, c’est-à-dire qu'il rasonne, et, par conséquent, qu'il est entel- 
ligent. j 

Cette proposition sera, je le sais, combattue par des hommes 
dont je respecte profondément le savoir, et les objections me 
viendront de deux côtés. D’une part l’automatisme de Descartes 
refleurit en ce moment dans quelques écoles, appuyé cette fois 
sur la physiologie et les expériences de vivisection. Je suis loin 
de nier le haut intérêt qui s'attache à ces dernières et aux phé- 
nomènes d'actions réflexes. Mais les conséquences que l’on en 
tire me paraissent singulièrement exagérées; Carpenter leur a 
opposé avec raison l'expérience personnelle. J’ajouterai que l’é- 
tude d'animaux placés bien au-dessous de la grenouille et vrai- 
ment inférieurs conduirait sans doute à des interprétations fort 
différentes. Au reste, Huxley lui-même admet que les animaux 
sont probablement des automates Sensibles et conscients. Mais 
fussent-ils de pures machines, toujours faudrait-il reconnaître 
que ces machines fonctionnent comme Si elles sentaient, ju- 
geaient et voulaient. | 

D'autre part, on me reprochera, au nom de la philosophie et 
de la psychologie, de confondre certains attributs entellectuels de 
la raison humaine avec les facultés exclusivement sensitives des 
animaux. J’essaierai plus loin de répondre à cette critique tout 
en restant sur le terrain que ne doit jamais quitter le natura- 
liste : celui de l'expérience et de l’observation. [ei je me bornerai 
à dire qu'à mes yeux l’animal est éntelligent et que, pour être 
rudimentaire, son intelligence n’en est pas moins de méme nature 
que celle de l’homme. Ele est d’ailleurs fort inégalement re- 
partie entre les espèces animales ; sous ce rapport, il y a bien 
des intermédiaires entre l’huître et le chien. 

À côté des phénomènes qui sont du ressort de l'intelligence 
et du raisonnement, nous trouvons chez les animaux d’autres 
impulsions qui relèvent de l'instinct, impulsion aveugle au moins 
en apparence, qui souvent caractérise les espèces animales et 
qui s'impose aux individus. On confond trop souvent ces deux 
ordres de faits. Cette confusion s'explique. Avant tout, l'instinct 
a pour but d'arriver à un résultat déterminé et précis. Mais, dans 


RÈGNE HUMAIN ah | 


l’ensemble des voies et moyens nécessaires pour atteindre ce 
résultat, une part souvent fort large est faite à l'intelligence. La 
distinction n’est pas toujours facile. On comprend d’ailleurs que 
je ne puis entrer ici dans les détails qu'exigerait l'examen de 
cette question entièrement étrangère à celle qui nous occupe. 

En outre des actes intellectuels et instinctifs, on constate chez 
les animaux des phénomènes qui se rattachent intimement à ce 
que nous appelons caractère, sentiment, passion. Le langage fami- 
lier lui-même atteste que l'observation journalière a devancé 
sur ce point l'examen scientifique. 

Tous ces phénomènes sont entièrement nouveaux et n’ont 
aucune analogie avec ceux que nous ont montrés les règnes pré- 
cédents. Is motivent évidemment la formation d’un groupe de 
même valeur. Aussi le règne animal est-il universellement admis, 
indépendamment de toute théorie tendant à expliquer ce qui le 
caractérise. 

Des faits radicalement différents ne sauraient être attribués 
aux mêmes causes. Nous admettrons donc que les phénomènes 
caractéristiques de l’animalité tiennent à autre chose que ceux 
dont les règnes végétal ou minéral sont le théâtre. Ils sont d'’ail- 
leurs unis par des rapports trop étroits pour ne pas devoir être 
attribués à une cause unique. Par les motifs déjà indiqués, nous 
donnerons un nom à cette cause inconnue ; et, utilisant une expres- 
sion déjà consacrée, bien qu’elle me paraisse prêter à plus d’une 
critique, nous l’appellerons éme animale. 

L'âme animale soustrait-elle Les êtres qu’elle anime aux forces 
‘inférieures ? Nullement. Nous les retrouvons ici avec {ous leurs 
caractères. Pour soulever le moindre de ses organes, l’animal 
doit lutter contre la pesanteur ; il ne saurait accomplir le moin- 
dre mouvement sans l'intervention de phénomènes physico-chi- 
miques ; il ne respire et par conséquent il ne vit qu'en brülant 
constamment une partie de ses matériaux. Chez lui d’ailleurs, 
tout autant que chez les végétaux, les forces brutes et surtout 
l'éthérodynamie apparaissent avec leur double caractère de cons- 
tance, d’ubiquité dans l’accomplissement des phénomènes et de 
subordination à la vie, qui règle leur action chez lui comme 
chez le végétal. 

En outre, dans l’animal le plus élevé une large part est ré- 
servée à la vie purement végétative. L'organisme entier s’édifie 
sans aucune intervention apparente de l'âme animale. Bien plus 
un certain nombre d'organes et d'appareils échappent toujours 
plus ou moins à l'influence de cette dernière et semblent relever 
avant tout de la vie seule. Or ces organes, ces appareils sont 
précisément ceux dont dépend la nutrition et par conséquent la 
constitution et la durée de l’ensemble. Iei donc la vie, domina- 
trice dans le règne végétal, apparaît à son tour avec un carac- 
ère de subordination. On dirait qu’elle est essentiellement char- 
gée d'organiser et d'entretenir les instruments de l’âme animale. 

Quant à celle-ci, là même où son intervention est le plus 


49% EMPIRES ET RÉGNES DE LA NATURE 


accusée, elle ne se révèle à l'observation que par des mouve- 
ments volontaires. Or pour comprendre la nature, pour apprécier 
la signification de ces mouvements, l'expérience personnelle et 
le raisonnement nous sont nécessaires. Ce n’est qu'en se prenant 
lui-même pour norme que l'homme peut juger l'animal. C'est 
là un point sur lequel je reviendrai plus tard. 

Le règne animal est donc caractérisé par des phénomènes de 
quatre sortes : phénomènes de mouvement képlérien , phénomènes 
physico-chimiques, phénomènes vitaux, phénomènes de mouvement 
volontaire altribuables à l’action de quatre forces : la gravitation, 
l’'éthérodynamie, la vie et l'âme animale. 

VII. — Quel qu'abrégé que soit l'exposé qui précède, je crois 
devoir en condenser les résultats dans le tableau ci-joint : 


EMPIRES,. RÈGNES, PHÉNOMÈNES. NT CAUSES, 
l 


| Sidéral ei Phénomènes de mouve- 


; [| Inorganique. / CANDOLLE). ment képlérien. SE vd 
= (PALLAS.) HT Phénomènes de mouve- PAT af 
: ré ment Képlérien: = Phèno. | per ation. 
= £ mènes physico- chimiques. ÿ : 
2 Phénomènes de mouve- T 
TD 2e 
. LU végeun [ment Képléten. — Pie | perte = 
à (LINNÉ.) nomènes physico - Chimi- \ vis ÿ ; 
£ riose: ques. — Phénomènes L 
a | Organique. vitaux. 
És (PALLAS.) Phénomènes de mouve- 
ment képlérien, — Phé- Gravitation. — 
Animal nomènes  physico -chimi- / Ethérodynamie, — 
| (LINNÉ.) ques — Phénomènes vi- | Vie. — Ame ani- 
taux, — Phénomènes de | male. 


mouvement volontaire, 


De ce tableau et des développements qu'il résume ressortent 
les conclusions suivantes : 

1° Chaque règne est caractérisé par un certain nombre de 
phénomènes dont l'existence est indépendante de toute hypo- 
thèse, de toute théorie. 

90 Du règne sidéral au règne animal les phénomènes vont en 
se multipliant. 

3° En passant d’un règne à l’autre et procédant du simple au 
composé, on voit apparaître tout un ensemble de phénomènes 
complétement étrangers aux règnes inférieurs. 

4° Le règne supérieur présenté, indépendamment de ses phé- 
nomènes propres, les phénomènes caractéristiques de tous les 
règnes inférieurs. 

50 Chacun des groupes de phénomènes indiqués dans le ta- 
bleau se rattache à un petit nombre de phénomènes fondamen- 
taux pouvant être rapportés, dans certains cas avec certitude, 
dans d’autres cas avec plus ou moins de probabilité, à une cause 
unique. 

Go Toutes ces causes nous sont clement inconnues quant à 


RÈGNE HUMAIN 143 


leur nature et à leur mode d'action. Nous les connaissons uni- 
quement par les phénomènes. Par conséquent nous ne saurions 
rien préjuger au sujet des rapports plus ou moins étroits qui 
peuvent exister ou ne pas exister entre elles. 

7° Nous donnons néanmoins des noms à ces causes pour faci- 
liter le langage et rendre possible la discussion des faits. 

VIII. — Nous pouvons maintenant revenir au problème qui a 
motivé ces développements et nous demander : l’homme doit-il 
prendre place dans le règne animal? On voit que cet énoncé 
revient à celui-ci : l'homme est-il, oui ou non, distingué des ani- 
maux par des phénomènes importants, caractéristiques, abso- 
Jlument étrangers à ces derniers? — IL y a près de quarante ans, 
j'ai répondu affirmativement à cette question, et mes convictions, 
éprouvées par bien des controverses, se sont de plus en plus af- 
fermies. 

Mais ce n’est ni dans la disposition matérielle n1 dans le jeu de 
son organisme physique qu'il faut aller chercher ces phéno- 
mènes. À ce point de vue l’homme est un animal, rien de plus 
et rien de moins. Au point de vue anatomique, l’homme diffère 
moins des singes supérieurs que ceux-ci ne diffèrent des singes 
inférieurs. Le microscope révèle entre les éléments de l'or- 
ganisme humain et ceux de l'organisme animal des ressem- 
blances tout aussi frappantes; l’analyse chimique conduit au 
même résultat. Comme il était facile de le prévoir le jeu des 
éléments, des organes, des appareils est exactement le même 
chez l’homme et la bête. 

Les passions, les sentiments, le caractère établissent entre les 
animaux et nous des rapports non moins étroits. L'animal aime 
et haït ; on retrouve chez lui l’irritabilité, la jalousie, comme 
aussi la patience que rien ne lasse, la confiance que rien n'’é- 
branle. Dans nos espèces domestiques, ces différences s’accusent 
davantage ou peut-être seulement nous en rendons-nous mieux 
compte. Qui n’a connu des chiens enjoués ou hargneux, affec- 
tueux ou farouches, lâches ou courageux, familiers avec tout le 
monde ou exclusifs dans leurs affections ? 

Il y a encore chez l’homme de véritables instincts, ne füt-ce 
que celui de la sociabilité. Mais les facultés de cet ordre, si déve- 
loppées chez certains animaux, sont évidemment très-réduites 
chez nous au profit de l'intelligence. 

Le développement relatif de celle-ci établit certainement 
entre l’homme et l'animal une différence énorme. Mais ce n’est 
pas l'intensité d'un phénomène qui lui donne sa valeur au point 
de vue où nous sommes placés en ce moment; c’est uniquement 
sa nature. L'intelligence humaine et l'intelligence animale peu- 
vent-elles être considérées comme étant de même nature? Voilà 
la question. 

En général les philosophes, les psychologistes, les théolo- 
giens ont répondu par la négative et les naturalistes par l’affir- 
mative. Cette opposition se comprend sans peine. Les premiers 


14 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE 


s'occupent avant tout de l’âme humaine considérée comme un 
tout indivisible et lui attribuent toutes nos facultés. Ne pouvant 
méconnaître la similitude au moins extérieure de certains actes 
animaux et de certains actes humains, voulant néanmoins dis- 
tinguer nettement l'homme de la bête, ils ont donné de ces 
actes des interprétations différentes selon qu'ils étaient accom- 
plis par l’un ou par l’autre. Les naturalistes ont regardé de plus 
près les phénomènes, sans se préoccuper d'autre chose; et, lors- 
qu'ils ont vu l'animal se conduire comme ils l’auraient fait eux- 
mêmes dans des circonstances données, ils ont conclu qu'il y avait 
au fond similitude dans les mobiles de l’action. — Je demande 
la permission de rester naturaliste et de rappeler quelques faits 
en les envisageant à ce point de vue. in 

Les théologiens eux-mêmes acceptent qu'il y a chez l’animal 
sensation, formation et association d'images, imagination, pas- 
sion (R. P. de Bonniot). Ils conviennent que l'animal sent le 
rapport de convenance ou de disconvenance entre les objets 
sensibles et ses propres sens ; qu'il éprouve des attractions et 
des répulsions sensibles et agit parfaitement en conséquence, 
et que dans ce sens l'animal juge et raisonne (l'abbé A. Lecomte). 
À ce titre, ajoutent-ils, on ne saurait douter qu'il y ait dans la 
bête un principe supérieur à la simple matière et on peut même 
Jui donner le nom d'âme (R. P. Bonniot). Mais malgré tout, 
disent également les théologiens et les philosophes, l'animal ne 
saurait être intelligent parce qu'il n’a pas le sens intime, la cons- 
cence, la raison. : 

Laissons de côté pour le moment ce dernier mot auquel s’at- 
tache dans l'esprit de nos contradicteurs l’idée de phénomènes 
dont nous parlerons tout à l'heure. Est-il vrai que les animaux 
manquent de sens intime et n'ont pas conscience de leurs actes ? 
Sur quel fait d'observation repose cette croyance ? Chacun de 
nous sent par lui-même qu'il possède ce sens, qu'il jouit de cette 
faculté. Par le langage, il peut communiquer à autrui le résultat 
de son expérience personnelle. Mais cette source d’informa- 
tion manque lorsqu'il s’agit des animaux. Chez eux, pas plus 
que chez nous du reste, le sens intime, la conscience ne se révè- 
lent au dehors par aucun mouvement spécial, earactéristique. 
Donc, c’est uniquement en interprétant ces mouvements et en 
jugeant d’après nous-mêmes que nous pouvons nous faire une 
idée des mobiles qui font agir l’animal. 

En procédant de cette manière, il me paraît impossible de ne 
pas accorder aux animaux dans une certaine mesure la cons- 
cience de leurs actes. Sans doute ils ne s’en rendent pas un 
compte aussi exact que peut le faire un homme même illettré. 
Mais à coup sûr, lorsqu'un chat faisant la chasse aux moineaux 
en plate campagne, se rase dans les sillons et profite de la 
moindre touffe d'herbe pour avancer sans être vu, il sait ce qu'il 
fait aussi bien que le chasseur qui se glisse tout courbé de 
buisson en buisson. À coup sûr les jeunes chiens, les jeunes 


RÈGNE HUMAIN 15 


chats, qui luttent en grondant et se mordent sans se blesser, 
savent fort bien qu'ils jouent et qu’ils ne sont nullement en 
colère. 

Qu'on me permette de citer ici le souvenir de mes assauts 
avec un dogue de forte race qui avait toute sa taille, maïs était 
resté très-Jeune de caractère. Nous étions fort bons amis et 
jouions souvent ensemble. Aussitôt que je prenais vis-à-vis de 
lui l'attitude de la défense, il se précipitait sur moi avec tous les 
signes de la fureur et saisissait à pleine gueule le bras dont je 
me faisais un bouclier. fl aurait pu l’entamer profondément du 
premier coup ; jamais il ne m'a pressé d'une manière tant soit 
peu douloureuse. Je l'ai saisi bien des fois à pleine main par la 
mâchoire inférieure ; jamais il n’a serré les dents de manière à 
me mordre. Et cependant, l'instant d’après, ces mêmes dents 
entaillaient le morceau de bois que j'essayais de leur arracher. 

Évidemment cet animal savait ce qu’il faisait quand il simulait 
la passion précisément opposée à celle qu'il ressentait en réalité; 
lorsque, dans l’emportement même du jeu, il restait assez maître 
de ses mouvements pour ne jamais me blesser. En réalité il Jouait 
la comédie, et l’on ne peut jouer la comédie sans en avoir cons- 
cience. 

Je crois inutile d’insister sur tant d’autres faits que je pour- 
rais invoquer et je renvoie aux ouvrages des naturalistes qui se 
sont occupés de cette question, surtout à ceux de F. Cuvier. 
Mais, plus je réfléchis, plus je me confirme dans la conviction 
que l’homme et l'animal pensent et raisonnent en vertu d’une 
faculté qui leur est commune et qui est seulement énormément 
plus développée dans le premier que dans le second. 

Ce que je viens de dire de l'intelligence je n'hésite pas à le 
dire aussi du langage qui en est la plus haute manifestation. 
Il est vrai que l’homme seul a la parole, c’est-à-dire la voix arti- 
culée. Mais deux classes d'animaux ont la voëx. Il n’y a là encore 
chez nous qu'un perfectionnement immense, mais rien de radi- 
calement nouveau. Dans les deux cas, les sons, produits par l’air 
que mettent en vibration les mouvements volontaires imprimés 
à un larynx, traduisent des impressions, des pensées person- 
nelles, comprises par les individus de même espèce. Le méca- 
nisme de la production, le but, le résultat sont au fond les 
mêmes. | 

Il est vrai que le langage des animaux est des plus rudimen- 
taires et pleinement en harmonie sous ce rapport avec l’infério- 
rité de leur intelligence. On pourrait dire qu'il se compose 
presque uniquement d'interjections. Tel qu'il est pourtant, ce 
langage suffit aux besoins des mammifères et des oiseaux qui le 
comprennent fort bien. L'homme lui-même l’apprend sans trop 
de peine. Le chasseur distingue les accents de la colère, de 
l'amour, du plaisir, de la douleur, le cri d'appel, le signal 
d'alarme; il se guide à coup sûr d’après ces indications ; il repro- 
duit ces accents, ces cris de manière à tromper l’animal. Bien 


46 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE 


entendu que je laisse en dehors du langage des bêtes le chant 
proprement dit des oiseaux, celui du rossignol par exemple. 
Celui-ci me paraît dépourvu de toute signification, comme le 
sont les vocalises d’un chanteur, et je ne crois pas à la traduction 
de Dupont de Nemours. 

Ce n’est donc pas dans les phénomènes se rattachant à l’intel- 
ligence, qu'on peut trouver les bases d’une distinction fonda- 
mentale entre l'homme et les animaux. 

Mais on constate chez l’homme trois phénomènes fondamen- 
taux auxquels se rattachent une multitude de phénomènes 
secondaires et dont rien jusqu'ici n’a pu nous donner une idée, 
pas plus chez les êtres vivants que dans les corps bruts. 
4° L'homme a la notion du bien et du mal moral, indépendamment 
de tout bien-être ou de toute souffrance physiques ; 2° l’homme 
croit à des êtres supérieurs pouvant influer sur sa destinée ; 
3° l’homme croit à la prolongation de son existence après cette vre. 

Ces deux derniers phénomènes ont habituellement entre eux 
des connexions tellement étroites qu'il est naturel de les rap- 
porter à la même faculté, à la relgrosité. Le premier dépend de 
la moralité. 

Les psychologistes attribuent la religiosité et la moralité à la 
raison et font de celle-ci un attribut de l’homme. Mais ils ratta- 
chent à cette même raison les phénomènes les plus élevés de 
l'intelligence. À mes yeux ils confondent ainsi et rapportent à 
une origine commune des faits d'ordre absolument différent. 
Voilà comment ne pouvant reconnaître ni moralité, ni religiosité 
aux animaux, qui manquent en effet de ces deux facultés, ils sont 
conduits à leur refuser l'intelligence, dont ces mêmes animaux 
donnent selon moi des preuves à chaque instant. 

La généralité des phénomènes dont il s’agit est, je crois, indis- 
cutable, surtout depuis l'épreuve qu'elle a subie à la Société 
d'anthropologie de Paris où la question du règne humain a été 
longuement et solennellemeut traitée. Je ne saurais ici repro- 
duire cette discussion, même en abrégé, et je renvoie soit au 
résumé que j'en ai fait dans mon apport sur les progrès de l'an- 
thropologie en France, soit aux Bulletins mêmes de la Société. 
J'entrerai d’ailleurs dans quelques détails à ce sujet dans les cha- 
pitres consacrés aux caractères moraux et religieux des races 
humaines. 

Des trois faits que j'ai indiqués plus haut dérivent, comme au- 
tant de conséquences, une foule de manifestations de l’activité 
humaine. C’est à eux que se rattachent des coutumes, des insti- 
tutions de toute nature; seuls ils expliquent quelques-uns de 
ces grands événements qui changent la destinée des nations et 
la face du monde. 

Par les motifs que j'ai indiqués déjà à plusieurs reprises nous 
devons donner un nom à la cause inconnue à laquelle remontent 
les phénomènes de moralité et de religiosité. Nous l’appellerons 
l'âme humaine. 


RÈGNE HUMAIN 41% 


Je dois répéter ici une déclaration formelle que j'ai déjà faite 
souvent. En employant ce mot consacré par l'usage, j'entends 
me renfermer strictement dans les limites qu'imposent à qui- 
conque veut rester exclusivement fidèle à la science, l’expé- 
rience et l'observation. L'âme humaine est pour moi la cause 
inconnue des phénomènes exclusivement humains. Aller au delà 
serait empiéter sur le domaine de la philosophie ou de la théo- 
logie. A elles seules il appartient de sonder les problèmes redou- 
tables soulevés par l'existence du 7e ne sas quoi qui fait un 
homme d’un organisme tout animal, et je laisse à chacun le soin 
de choisir parmi les solutions proposées celle qui répond le 
mieux aux besoins de son cœur et de sa raison. 

Mais, quelle que soit cette solution, elle ne touche en rien aux 
phénomènes ; ceux que je signalais tout à l'heure ne sauraient 
en être ni amoindris ni modifiés. Or ils n'existent que chez 
l'homme et il est impossible*d’en nier l'importance. Ils distin- 
guent donc l'homme de l’animal au même titre que les phéno- 
mènes de l'intelligence distinguent l'animal du végétal, que les 
phénomènes de la vie distinguent le végétal du minéral. Ils sont 
donc les attributs d’un règne, que nous appellerons le Æègne 
humain. 

Gette conclusion semble me mettre en désaccord avec Linné 
dont je n’ai pourtant fait que développer et préciser la pensée. 
Eu effet l'immortel auteur du Systema Naturæ a placé son 
Homo sapiens parmi les mammifères dans la classe des primates 
et lui a même donné un gibbon pour congénère. C'est que, 
pour établir sa nomenclature, Linné a eu recours au système. 
Pour classer l’homme aussi bien que les autres êtres, il a choisi 
arbitrairement un certain nombre de caractères et a pris en 
considération seulement ceux que fournit le corps. 

Mais, le langage de Linné est bien autre dans les notes mêmes 
relatives au genre Æomo et plus encore dans l'espèce d’introduc- 
tion intitulée Zmperium Naturæ.Tà il met presque en opposition 
l’homme avec tous les êtres, avec les animaux en particulier; et 
cela dans des termes tels que la notion d’un règne humain en 
ressort invinciblement. 

C'est qu'ici Linné parle, non plus seulement de l'homme phy- 
sique, mais de l’homme {out entier. Or, grâce aux travaux d’A- 
danson, de Jussieu, de Cuvier, les naturalistes savent aujourd’hui 
qu'il faut agir ainsi pour juger des rapports vrais existant entre 
les êtres. La méthode naturelle ne permet plus de choisir tel ou 
tel groupe de caractères; elle veut que, tout en appréciant leur 
valeur relative, on tienne compte de tous. C’est elle qui m'a con- 
duit à admettre ce règne humain, proposé déjà sous des déno- 
Mminations diverses par quelques hommes éminents, mais dont je 
crois avoir donné une détermination plus précise et plus rigou- 
reuse. 


Le tableau tracé plus haut devra donc être complété de la 
manière suivante : 


DE QUATREFAGES,. ? 


18 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE 


PHÉNOMÈNES. CAUSES. 


Phénomènes de mouvement képlérien. Gravitation. — 


: — Phénomènes  physico-ehimiques. — } Ethérodynamie. — 
Règne humain. Phénomènes vitaux. — Phénomènes de { Vie. — Ame ani- 
mouvement volontaire. — Phénomènes de f male. — Ame hu- 

moralité et de religiosité. maine. 


Ainsi, dans le règne humain, nous trouvons à côté des phéno- 
mènes qui le caractérisent ceux que nous avons rencontrés dans 
tous les règnes inférieurs. Nous ne pouvons par conséquent que 
reconnaître comme agissant en lui toutes les forces, toutes les 
causes inconnues auxquelles nous avons attribué ces phénomènes. 
À ce point de vue, l’homme mérite le nom de mécrocosme qu'on 
lui a quelquefois donné. 

Nous avons vu dans le règne végétal les forces brutes fonc- 
tionner pour ainsi dire sous le contrôle de la vie, laquelle nous a 
montré plus tard dans l’animal des signes incontestables de sa 
subordination à l’âme animale. À son tour, celle-ci nous apparaît 
comme placée dans les mêmes conditions vis-à-vis de l’âme: 
humaine. Dans les actes humains les plus caractéristiques, l’in- 
telligence joue presque toujours le rôle le plus apparent au 
point de vue de l'exécution; mais elle est manifestement dirigée 
par l’âme humaine. Toute législation a la prétention de reposer 
uniquement sur la morale, sur la justice qui n’est qu'une forme 
de la première; dans le passé, dans le présent nous voyons des 
constitutions civiles se confondre avec le code religieux ; la cause 
immédiate des croisades, celle de l'expansion des Arabes et des 
conquêtes de l'Islam a été la ferveur religieuse. Certes le vrai 
législateur, le grand capitaine sont nécessairement des hommes 
d'une haute intelligence; mais n'est-il pas évident que, dans les 
cas dont je parle, cette intelligence à été mise au service de la 
moralité, de la religiosité et par conséquent de la cause inconnue 
à laquelle l’homme doit ces facultés ? 

Mais quelque prépondérant que soit le rôle dévolu à cette 
cause dans les actes exclusivement humains, elle n’est pour rien 
dans les phénomènes qui relèvent de l'intelligence seule. Le ma- 
thématicien de génie, qui poursuit la solution d’un problème 
transcendant à l’aide des abstractions les plus profondes, est 
complétement en dehors de la sphère morale ou religieuse, dans 
laquelle rentre au contraire l’homme ignorant et simple d’es- 
prit, qui lutte, souffre, meurt pour la justice ou pour sa foi. 

IX. — Il était nécessaire de rappeler l’ensemble de faits et 
d'idées que je viens de résumer pour faire comprendre et pour 
justifier la méthode qui seule peut nous guider dans les études 
anthropologiques. 

L'anthropologie a pour but l'étude de l’homme considéré 
comme espèce. Elle abandonne l'individu matériel à la physiologie, 


RÉGNE HUMAIN 19 


à la médecine, l'individu intellectuel et moral à la philosophie, à 
la théologie. Elle a donc son champ d'étude propre; et, par cela 
même, ses questions spéciales qu'on ne saurait souvent résoudre 
par des procédés empruntés aux sciences voisines. 

En effet, dans quelques-unes de ces questions, et dans les plus 
fondamentales, la difficulté tient à l'interprétation de phéno- 
mènes se rattachant à ceux qui caractérisent l’ensemble des 
êtres vivants. Par cela même qu'ils présentent une certaine 
obscurité chez l’homme, ce n’est pas en lui qu’on peut chercher 
les moyens dé s’éclairer, car il devient pour ainsi dire l’incon- 
nue du problème. Croire résoudre ce problème par l'étude de 
l’homme qui le présente, serait agir comme le mathématicien qui 
représenterait la valeur de x en fonction de cette x elle-même. 

Que fait le mathématicien ? Il cherche dans les données du 
problème un certain nombre de quantités connues équivalentes à 
la quantité inconnue ; et c’est à l’aide de ces quantités qu'il déter- 
mine la valeur de x. 

L’anthropologiste doit agir comme lui. Mais où ira-t-il cher- 
cher les quantités connues qui lui permettront de poser son 
équation ? 

La réponse à cette question se trouve dans ce que nous avons 
dit plus haut et dans le tableau des règnes. Pour avoir ses phé- 
nomènes propres et exclusivement humains, l’homme n’en est 
pas moins avant tout un être organisé et vivant. À ce titre il 
est le siége de phénomènes communs aux animaux et aux 
végétaux ; il est assujetti aux mêmes lois. Par son organisation 
physique, il n’est pas autre chose qu'un animal, quelque peu supé- 
rieur à certains égards aux espèces les plus élevées, leur infé- 
rieur sous d’autres rapports. À ce titre il présente des phéno- 
mènes organiques et physiologiques identiques à ceux des ani- 
maux en général, des mammifères en particulier, et les lois qui 
régissent ces phénomènes sont les mêmes chez eux et chez lui. 

Or les végétaux et les animaux ont été étudiés depuis bien 
plus longtemps que l’homme ; ils l’ont été à des points de vue 
exclusivement scientifiques et sans aucune trace des préoccupa- 
tions ou des partis pris que nous verrons trop souvent intervenir 
dans l'étude de l’homme. Sans avoir pénétré à beaucoup près 
tous les secrets de La vie animale ou végétale, la science est 
arrivée sur ce point à un certain nombre de résultats précis, 
incontestables, constituant un fond de connaissances positives, 
un point de départ assuré. — C’est là que l’anthropologiste doit 
aller chercher les quantités connues dont il peut avoir besoin. 

Toutes les fois qu'il y a doute au sujet de la nature ou 
de la signification d’un phénomène observé chez l'homme, il 
faut examiner chez les animaux, chez les végétaux eux-mêmes, 
les phénomènes correspondants ; il faut les comparer avec ce 
qui se passe chez nous et accepter comme démontrés les résul- 
tats de cette comparaison. Ce qui aura été reconnu vrai pour 
les autres êtres organisés ne peut qu'être vrai pour l’homme. 


20 EMPIRES ET RÈGNES DE LA NATURE 


Gette méthode est incontestablement scientifique. Elle n'est 
autre que celle des physiologistes modernes qui, ne pouvant 
faire des expériences sur les hommes, en font sur les animaux et 
concluent de ceux-ci à ceux-là. Toutefois, le physiologiste ne 
s'occupe que de l’endividu et par cela même il n'interroge guère 
que les groupes les plus rapprochés par leur organisation de 
l'être dont 1l veut éclairer l’histoire. L anthropologiste au con- 
traire étudie l'espèce. Les questions qui s'imposent à Jui sont 
beaucoup plus générales ; voilà pourquoi il est forcé de s’a- 
dresser aux plantes aussi bien qu'aux animaux. 

Cette méthode porte avec elle son criterium ; elle permet de 
contrôler les réponses diverses faites souvent à une même ques- 
tion. Le moyen d'appréciation est simple et d’une application 
facile. 

En anthropologie, toute solution pour être bonne, c’est-à-dire 
vraie, doit ramener l'homme, pour tout ce qui n’est pas exclusi- 
vement humain, aux lois générales reconnues chez les autres 
êtres organisés et vivants. 

Toute solution qui fait ou qui tend à faire de l'homme une 
exception, à le représenter comme échappant aux lois qui régis- 
sent les autres êtres organisés et vivants est mauvaise; elle est 
fausse. 

En raisonnant, en concluant ainsi, nous restons encore fidèles 
aux méthodes mathématiques. Pour être reconnue juste, la solu- 
tion d'un problème donné doit s’accorder avec les axiomes 
admis, avec les vérités précédemment démontrées; toute hypo- 
thèse conduisant à des conséquences en désaccord avec ces 
axiomes ou ces vérités est par cela même déclarée fausse. En 
anthropologie, l’axiome, la vérité servant de criterium, c'est 
l'identité fondamentale physique et physiologique de l'homme 
avec les autres êtres vivants, avec les animaux, avec les mam- 
mifères. Toute hypothèse en désaccord avec cette vérité doit 
être rejetée. 

Telles sont les règles absolues qui m'ont constamment guidé 
dans mes études anthropologiques. Je n’ai pas la prétention de 
les avoir inventées. Je n'ai guère fait que formuler ce qu'ont 
plus ou moins explicitement admis Linné, Buffon, Lamarck, 
Blumenbach, Cuvier, les deux Geoffroy Saint-Hilaire, J. Müller, 
Humboldt... Mais, d’une part mes illustres prédécesseurs ont rare- 
ment été suffisamment précis à ce sujet et ont trop souvent 
sous-entendu les motifs de leurs déterminations. D'autre part 
ces principes ont été et sont journellement oubliés ou méconnus 
par des hommes qui jouissent d’ailleurs à juste titre d’une grande 
autorité, Ayant à les combattre, je devais montrer nettement les 
notions générales qui servent de’ base à mes propres convictions 
scientifiques. Le lecteur pourra ainsi apprécier et juger les causes 
de ce désaccord. 


CHAPITRE II 


DOCTRINES ANTHROPOLOGIQUES GÉNÉRALES ; MONOGÉNISME 
ET POLYGÉNISME. 


I. — La place qui revient à l'homme dans le cadre général de 
l'univers une fois déterminée, la première question qui se pré- 
sente est celle-ci : existe-t-il une ou plusieurs espèces humaines? 

On sait que cette question partage les anthropologistes en 
deux camps. Les polygénistes regardent comme fondamentales 
les différences de taille, de traits, de coloration, etc., qui distin- 
guent les habitants de diverses contrées du globe ; les monogénistes 
ne voient dans ces différences que le résultat de conditions 
accidentelles ayant modifié en sens divers un type primitif. Pour 
les premiers il existe plusieurs espèces humaines parfaitement 
indépendantes les unes des autres; pour les seconds il n'y a 
qu'une seule espèce d'hommes, présentant aujourd'hui plusieurs 
races, toutes dérivées d’un tronc commun. 

Pour peu que l’on soit familier avec le langage de la zoologie, de 
la botanique ou de leurs applications, il est facile de voir qu'il y 
a là une question toute scientifique et toute du ressort des sciences 
naturelles. Malheureusement on est loin d’être resté toujours 
sur ce terrain. 

Un dogme, appuyé sur l'autorité d’un livre que respectent 
presque également les chrétiens, les juifs et les musulmans, a 
longtemps reporté sans contestation à un seul père, à une seule 
mère l’origine de tous les hommes. Pourtant la première atteinte 
portée à cette antique croyance s’appuyait sur ce même livre. 
Dès 1655, La Peyrère, gentilhomme protestant de l’armée de 
Condé, prenant à la lettre les deux récits de la création contenus 
dans la Bible ainsi que diverses particularités de l'histoire 
d'Adam et du peuple juif, s’efforçca de prouver que ce dernier seul 
descendait d'Adam et d'Eve ; que ceux-ci avaient été précédés 
par d’autres hommes, lesquels avaient été créés en même temps 
que les animaux sur tous les points de la terre habitable ; que 


29 DOCTRINES ANTHROPOLOGIQUES GÉNÉRALES 


les descendants de ces préadamites n'étaient autre chose que les : 
gentils, toujours si soigneusement distingués des juifs. On voit 
que le polygénisme, habituellement regardé comme un résultat 
de la libre pensée, a commencé par être biblique et dogmatique. 

La Peyrère avait attaqué le dogme adamique au nom du res- 
pect dù au texte d’un livre sacré. Les philosophes du xvrrre siècle 
parlèrent au nom de la science et de la raison. C’est à eux que 
remonte en réalité l’école polygéniste actuelle. Mais il est aisé de 
reconnaître que la plupart d’entre eux ne furent guidés dans leurs 
écrits que par l'esprit de controverse. Avant tout ils voulaient 
ruiner un dogme. Malheureusement la même préoccupation se 
retrouve dans un trop grand nombre d'écrits publiés de nos 
jours. De leur côté, certains monogénistes ont le tort de chercher 
dans les doctrines religieuses des arguments en faveur de leur 
thèse et d’anathématiser leurs adversaires au nom du dogme. 

Les passions sociales et politiques sont venues s’ajouter aux 
passions dogmatiques et antidogmatiques pour obscureir encore 
une question déjà fort difficile par elle-même. Aux Etats-Unis 
surtout, les esclavagistes et les négrophiles ont souvent lutté sur 
ce terrain. Bien plus, en 1844 M. Calhoun, ministre des affaires 
étrangères, ayant à répondre aux représentations que la France 
et l'Angleterre lui adressaient au sujet de l'esclavage, n'hésita pas 
à défendre les institutions de son pays en arguant des différences 
radicales qui séparaient selon lui le Nègre du Blanc. 

A côté des polygénistes qui obéissent à des préoccupations 
peu ou point scientifiques, 1l est des hommes de science désin- 
téressés et sincères qui croient à la multiplicité des origines 
humaines. Ce sont surtout des médecins, habitués à l'étude de 
l’ëndividu, mais peu familiers avec celle de l'espèce. Ge sont 
encore des paléontologistes que la nature de leurs travaux force 
à ne tenir compte que de ressemblances et de différences mor- 
phologiques, sans jamais appeler leur attention sur les faits de 
reproduction, de filiation. Ce sont enfin des entomologistes, des 
conchiliologistes, etc., qui, exclusivement préoccupés de distin- 
guer d'innombrables espèces par des caractères purement exté- 
rieurs, demeurent étrangers aux phénomènes physiologiques et 
jugent des êtres vivants comme ils jugeraient des fossiles. 

En revanche, le monogénisme compte parmi ses partisans 
presque tous les naturalistes qui ont porté leur attention sur les 
phénomènes de la vie, et parmi eux les plus illustres. En dépit 
de la différence de leurs doctrines Buffon et Linné, Cuvier et 
Lamarck, Blainville et les deux Geoffroy, Müller le physiologiste 
et Humboldt le voyageur s'accordent sur ce point. En dehors de 
toute influence que pourrait exercer le nom de ces grands 
hommes, je partage, on le sait, leur manière de voir. J'ai exposé 
à diverses reprises les motifs tout scientifiques de mes convic- 
tions et je vais essayer de les résumer en aussi peu de pages que 
possible. 

II. — Constatons d'abord l'importance de la question. Elle 


MONOGÉNISME ET POLYGÉNISME 928 


échappe à bien des esprits, et je l'ai entendu mettre en doute 
même par des hommes qui se livraient avec ardeur aux études 
anthropologiques. Il est pourtant facile de s’en rendre compte. 

Si les groupes humains ont apparu avec tous leurs caractères 
distinctifs isolément et sur les divers points où nous les montre 
la géographie, s'ils remontent à des souches originairement dis- 
tinctes et constituent autant d'espèces spéciales, leur étude est des 
plus simples ; elle ne présente pas plus de difficulté que celle des 
espèces animales ou végétales. La diversité des groupes n’a rien 
que de très-naturel. Il suffit de les examiner et de les décrire 
l'une après l’autre, en précisant leur degré d'affinité. Tout au 
plus y a-t-il à déterminer leurs limites et à rechercher l'influence 
que les groupes géographiquement rapprochés ont pu exercer 
les uns sur les autres. 

Si au contraire ces groupes remontent tous à une souche pri- 
mitive commune, s’il n'existe qu'une seule espèce d'hommes, les 
différences parfois si tranchées qui séparent les groupes nous 
posent un problème analogue à celui de nos races animales et 
végétales. En outre, on trouve des hommes sur tous les points du 
globe et il faut se rendre compte de cette dispersion ; il faut 
rechercher comment la même espèce a pu se faire à des conditions 
d'existence aussi opposées que celles qu'entraine l'habitat sous le 
pôle et sous l'équateur. Enfin, la simple affinité des naturalistes se 
transforme en parenté; et les problèmes de fikation viennent 
s'ajouter à ceux de variation, de migration et d’acclimatation. 

On voit qu'indépendamment de toute considération religieuse, 
philosophique ou sociale, la science est absolument différente 
selon qu'on la considère du point de vue polygéniste ou d’après 
les données du monogénisme. 

LIT. — Si la première de ces doctrines compte un si grand 
nombre d'adhérents, la raison en est sans doute en grande partie 
dans les causes indiquées plus haut. Mais sa simplicité sédui- 
sante, la facilité qu'elle semble apporter dans l'interprétation 
des faits y sont aussi pour beaucoup. Malheureusement ces avan- 
tages ne sont qu'apparents. Le polygénisme dissimule ou nie les 
difficultés ; il ne les supprime pas. Elles se révèlent à l’improviste 
comme des écueils sous-marins à quiconque cherche à aller 
quelque peu au fond des choses. 

Il en est de cette doctrine comme des systèmes de classifica- 
tion jadis employés en zoologie et en botanique et qui repo- 
saient sur un petit nombre de données arbitraires. Ils étaient 
fort commodes sans doute, mais avaient le tort grave de con- 
duire fatalement à l'erreur en brisant des rapports vrais, en 
imposant des rapprochements faux. 

Le monogénisme agit comme la méthode naturelle. Celle-ci 
met le zoologiste, le botaniste en face de chaque problème et 
leur en montre toutes les faces. Elle fait ainsi ressortir souvent 
l'insuffisance du savoir actuel ; mais par cela même elle détruit 
les illusions et empêche de croire expliqué ce qui ne l'est pas. 


2% DOCTRINES ANTHROPOLOGIQUES GÉNÉRALES 


Il en est de même du monogénisme. Lui aussi met l’anthropo- 
logiste en face de la réalité, le forçant à voir toutes les ques- 
tions, lui en montrant toute l'étendue, le contraignant trop 
souvent à confesser l'impuissance où il est de les résoudre. Mais, 
par cela même il le protége contre l'erreur, le provoque à de 
nouvelles recherches et de temps à autre le récompense par 
quelque grand progrès, qui demeure acquis à toujours. 

Je reviendrai plus loin sur ces considérations dont la justesse 
sera mieux comprise quand on aura passé en revue les princi- 
pales questions générales de l'anthropologie. Dès à présent j'ai 
à justifier aussi brièvement que possible ces critiques et ces 
éloges. 


CHAPITRE III 


L'ESPÈCE ET LA RACE DANS LES SCIENCES NATURELLES. 


I. — La question de l’unité ou de la multiplicité des espèces 
humaines peut se formuler dans les termes suivants : les diffé- 
rences qui distinguent les groupes humains, sont-elles des carac- 
tères d'espèce ou des caractères de race ? 

On voit que l’alternative roule toute entière sur les deux mots 
espèce et race. Il est donc absolument nécessaire de préciser, 
aussi exactement que possible, le sens de chacun d'eux. Et 
pourtant, il est des anthropologistes, comme Knox, qui déclarent 
oiseuse toute discussion, toute recherche à ce sujet. Il en est 
d’autres, comme le D' Nott, qui veulent supprimer la race, sauf 
à établir diverses catégories d'espèces. Pour soutenir leur doc- 
trine, ces auteurs mettent ainsi à néant le travail accompli 
depuis près de deux siècles par les plus illustres naturalistes et 
les milliers d'observations ou d'expériences faites par une foule 
d'hommes éminents sur les végétaux et les animaux. 

En effet, ce n’est pas sur un à priori, comme on le prétend à 
tort trop souvent, que reposent les notions de l'espèce et de la 
race. On n'y est arrivé que graduellement et par une voie toute 
scientifique. 

IT. — Le mot espèce est un de ceux qui existent dans toutes 
les langues possédant des termes abstraits. Il traduit done une 
idée générale, vulgaire. Cette idée est avant tout celle d’une 
très-grande ressemblance extérieure ; mais, même dans le lan- 
gage ordinaire, elle ne s’arrête pas là. La notion de filiation se 
Joint dans l’esprit le moins cultivé à celle de ressemblance. Pas 
un paysan n'hésitera à regarder comme de même espèce, les 
enfants d’un même père et d’une même mère, quelques diffé- 
rences apparentes ou réelles qui les distinguent. 

En réalité, la science n’a fait que préciser ce dont le vulgaire 
a seulement le pressentiment vague, et ce n'est même qu'assez 
tard et après une oscillation assez curieuse, qu'elle y est par- 


96 L'ESPÈCE ET LA RACE 


venue. Dès 1686, Jean Ray, dans son Æistoria plantarum, regarde 
comme étant de même espèce, les végétaux qui ont une origine 
commune et se reproduisent par semis, quelles que soient leurs 
différences apparentes. Il ne tient compte que de la filiation. 
Tournefort, au contraire, qui, le premier, a nettement posé la 
question en 1700, appelle espèce, la collection des plantes qui se 
distinguent par quelque caractère particulier. Il s'arrête unique- 
ment à la ressemblance. 

Ray et Tournefort ont eu quelques rares imitateurs qui, dans 
leurs définitions de l’espèce, s’en sont tenus à l’une des deux 
notions. Mais l'immense majorité des zoologistes et des bota- 
nistes ont compris qu'on ne pouvait les séparer. Il suffit pour 
s’en convaincre de lire les définitions qu'ils ont données. Chacun 
d’eux, pour ainsi dire, a proposé la sienne, depuis Buffon et Cuvier 
jusqu'à MM. Chevreul et C. Vogt. Or, quelqu'aient été leurs 
divergences sur d'autres points, ils s'accordent sur celui-ci. 
Les termes des définitions varient; chacun s'efforce de traduire 
du mieux possible, l’idée complexe de l'espèce; quelques-uns 
l’'étendent encore en y rattachant les idées de cyele ou de varia- 
tion; mais chez tous, la pensée est la même au fond. 

Quand ïil s’agit de chose aussi difficile que de trouver une 
bonne définition pour tout un ensemble d'idées, le dernier venu 
espère toujours pouvoir faire mieux que ses devanciers. Voilà 
pourquoi j'ai donné aussi ma formule. — Pour moi, « l’espèce 
«est l’ensemble des individus plus ou moins semblables entre 
« eux, qui peuvent être regardés comme descendus d’une paire . 
« primitive unique, par une succession ininterrompue et natu- 
« relle de familles. » 

Dans cette définition, comme dans celles de quelques-uns de 
mes confrères et entre autrès de M. Chevreul, la notion de res- 
semblance est atténuée; elle est subordonnée à la notion de 
filiation. C’est qu’en effet, d'individu à individu, il n'y a Jamais 
identité des caractères. Laissant même de côté les variations 
résultant du sexe ou de l’âge, il est facile de constater que tous 
les représentants d’un même type spécifique diffèrent en quelque 
chose. Tant que ces différences sont très-légères, elles consti- 
tuent les éraits individuels, les nuances, comme disait Isidore 
Geoffroy, qui permettent de ne pas confondre deux individus de 
même espèce. 

Mais les différences ne s'arrêtent pas à cette limite. Les types 
spécifiques sont variables, c'est-à-dire que les caractères physi- 
ques de toute sorte, se modifient dans leurs dérivés sous l’em- 
pire de certaines conditions, à ce point qu'il est souvent très- 
difficile de reconnaître la sp d’origine. C’est là encore 
un fait sur lequel s'accordent tous les naturalistes. Blainville 
lui-même, qui définissait l'espèce « l'individu répété et continué 
dans le temps et dans l’espace », Blainville, disons-nous, recon- 
naissait implicitement cette variabilité; car l'individu se mo- 
difie sans cesse et ne se ressemble nullement aux divers âges 


DANS LES SCIENCES NATURELLES 27 


de la vie. Il admettait d’ailleurs l'existence de races distinctes. 

La variabilité de l'espèce n’en à pas moins été le thème de 
discussions ardentes entre naturalistes. Aucun d'eux encore n’a 
oublié la mémorable lutte survenue à ce sujet, entre Cuvier et 
Geoffroy, lutte regardée par Gœthe comme plus importante que 
les plus graves événements politiques. De nos jours, une grande 
école à laquelle se rattachent en Angleterre, en Allemagne et 
ailleurs les plus illustres noms, a repris, en les modifiant à cer- 
tains égards, les idées de Lamarck et de Geoffroy ; elle les sou- 
tient en parlant de ce qu’elle appelle encore la variabilité de 
l'espèce. 

Ïl y a dans cette formule une grave confusion de mots. Dans 
la pensée de Lamarck et de Geoffroy, dans celle de Darwin et 
de ses disciples, l’espèce n’est pas seulement variable, elle est 
transmutable. Les types spécifiques ne se modifient pas seule- 
ment; ils sont remplacés par des types nouveaux. La vartation 
n’est pour eux qu'une phase d’un phénomène fort différent, la 
transformation. 

Je discuterai plus loin ces doctrines. Ici, je me borne à faire 
observer que là variabilité réelle, admise par les défenseurs 
mêmes de l’invariabilité dogmatique, par Blainville, par exemple, 
variabilité que j'accepte pleinement, n’a rien de commun avec 
la transmutabilité de Lamarck, de Geoffroy et de Darwin. — 
Précisons rapidement la nature et les limites de cette varia- 
bilité. 

IT. — Lorsqu'un trait individuel s'exagère et franchit une 
limite d’ailleurs assez mal déterminée, il constitue un caractère 
exceptionnel distinguant nettement de tous ses plus proches 
voisins l'individu qui le présente. Cet individu constitue une 
variété. 

Le même nom est dû à l’ensemble des individus qui, chez les 
végétaux se reproduisant par greffe, bouture, marcotte, etc., 
tirent leur origine du premier individu exceptionnel, sans pou- 
voir transmettre par génération normale les caractères distinc- 
üifs. J’emprunte ici à M. Chevreul, un exemple curieux de ces 
variétés multiples. — En 1803 ou 1805, M. Descemet découvrit 
dans sa pépinière de Saint-Denis, au milieu d’un semis d’acacias 
(Robinia pseudo-acacia), un individu sans épines qu'il décrivit 
sous l’épithète de spectabilis. C’est de cet individu multiplié par 
les procédés que fournit l’art du jardinier, que sont descendus 
tous les acacras sans épines répandus aujourd’hui dans le monde 
entier. Or, ces individus produisent des graines ; mais ces graines 
mises en terre n’engendrent que des acacias épineux. L'acacia 
spectabilis est resté à l’état de vartété. 

Celle-ci peut donc être définie : « Un individu ou un ensemble 
« d'individus appartenant à la même génération sexuelle, qui se 
« distingue des autres représentants de la même espèce par un 
« ou plusieurs caractères exceptionnels. » 

Il est facile de comprendre combien peuvent être nombreuses 


928 L'ESPÈCE ET LA RACE 


les variétés d’une seule espèce. Il n’est,en effet, presque aucune 
partie extérieure ou intérieure d’un animal où d’un végétal qui 
ne puisse s’exagérer, s’amoindrir, se modifier de cent manières, 
et chacune de ces exagérations, chacun de ces amoindrisse- 
ments, chacune de ces modifications caractérisera une variété 
de plus, à la seule condition d’être suffisamment accentuée. 

IV. — Lorsque les caractères propres à une variété devien- 
nent héréditaires, c’est-à-dire lorsqu'ils se transmettent de 
génération en génération aux descendants du premier individu 
modifié, il se forme une race. Par exemple, si un acacia sans 
épines arrivait à reproduire par graines des arbres semblables à 
lui et jouissant de la même faculté, l’acacia spectabilis cesserait 
d’être une simple variété ; il serait passé à l'état de race. 

La race sera donc : « L'ensemble des individus semblables, 
« appartenant à une même espèce, ayant reçu et transmettant, 
« par voie de génération sexuelle, les caractères d’une variété 
« primitive. » 

Ainsi, l'espece est le point de départ ; au milieu des 2ndividus 
qui la composent, apparaît la variété; quand les caractères de 
cette variété deviennent héréditaires, il se forme une race. 

Tels sont les rapports qui, pour tous les naturalistes, « de 
« Cuvier à Lamarck lui-même, » comme dit Isidore Geoffroy, 
règnent entre ces trois termes. C’est là une notion fondamentale 
qu'on ne doit jamais perdre de vue dans l'étude des questions 
qui nous occupent. C'est pour l'avoir oubliée, que les hommes 
du plus haut mérite ont parfois méconnu les faits les plus signi- 
ficatifs. 

On voit que la notion de ressemblance, très-amoindrie dans 
l'espèce, reprend dans la race une importance égale à celle de 
filiation. 

On voit aussi que le nombre des races issues directement 
d'une espèce, peut être égal au nombre des variétés de cette 
même espèce et par conséquent très-considérable. Mais, ce nom- 
bre tend à s’accroitre encore d’une manière indéfinie. En effet, 
chacune de ces races primaires est susceptible de subir des 
modifications nouvelles pouvant rester individuelles ou devenir 
transmissibles par voie de génération. Ainsi prennent naïs- 
sance des varsétés et des races secondaires, tertiaires, ete. Nos 
végétaux, nos animaux domestiques fournissent une foule 
d'exemples de ces faits. 

V. — En naissant ainsi les unes des autres, en se multi- 
pliant, les races peuvent prendre des caractères différentiels de 
plus en plus tranchés. Mais quelque nombreuses qu'elles soient, 
quelques différences qu'il y ait entre elles et pour si éloi- 
gnées qu'elles paraissent ètre du type primitif, elles n'en font 
pas moins partie de l'espèce d'où sont sorties les races pri- 
maires. 

Réciproquement, toute espèce comprend, indépendamment 
des individus qui ont conservé les caractères primitifs, tous ceux 


DANS LES SCIENCES NATURELLES 29 


qui composent les races primaires, secondaires, tertiaires, etc., 
dérivées du type fondamental. 

En d’autres termes, l’espece est l'unité et les races sont les 
fractions de cette unité. — Ou bien encore, l'espèce est le tronc 
d'un arbre dont les races de divers degrés représentent les mai- 
tresses branches, les rameaux, les ramuscules. La solidarité géné- 
rale et l'indépendance relative du tronc et des branches de 
l'arbre, traduisent d’une manière sensible les rapports existants 
entre l'espèce et ses races. 


CHAPITRE IV 


NATURE DES VARIATIONS DANS LES RACES VÉGÉTALES ET ANIMALES ; 
APPLICATION A L'HOMME. 


I. — On comprend maintenant ce que signifie la question que 
nous posions plus haut. Il s’agit de savoir si les groupes humains. 
que nous savons être différenciés par des caractères parfois très- 
apparents, sont les fractions d’une seule unité, les branches d'un 
même arbre, ou bien autant d'unités de valeur différente, autant 
d'arbres d’essences diverses. 

Pour résoudre ce problème, les documents historiques font 
absolument défaut. D'autre part, le problème étant posé chez 
l'homme, il faut évidemment en chercher la solution ailleurs. 

A qui donc s'adresser pour trouver une réponse sérieuse à 
cette question qui nous touche de si près? Evidemment aux 
naturalistes et aux naturalistes seuls. L'espèce et la race ont 
fait, depuis près de deux siècles, le sujet de leurs études; ils ont 
recueilli les observations, multiplié les expériences. Dans ces 
études ils n’ont été dirigés que par l'esprit scientifique ; et, placés 
en dehors des controverses de toute sorte, ils ont conservé toute 
leur liberté d'esprit. Les résultats ainsi acquis méritent toute 
confiance et fournissent des données sûres pour l’application de 
notre méthode anthropologique. 

Tout homme vraiment désireux de se faire une opinion sur 
l’unité ou la multiplicité des espèces humaines, devra donc 
rechercher chez les plantes comme chez les animaux, quels sont 
les faits, les phénomènes qui caractérisent la race et l'espèce; 
puis revenir à l’homme et comparer ce qui existe chez lui à ce 
que les botanistes, les zoologistes ont trouvé dans les deux autres 
règnes. Si les faits, les phénomènes qui distinguent les groupes 
humains sont ceux qui chez les autres êtres organisés et vivants 
différencient les espèces, il conclura légitimement à la multipli- 
cité des espèces humaines ; si ces phénomènes et ces faits sont 


NATURE DES VARIATIONS DANS LES RACES 31 


caractéristiques de la race dans les deux règnes inférieurs, il 
devra conclure en faveur de l'unité spécifique. 

C'est par cette voie que je suis arrivé au monogénisme, et j'ai 
la certitude qu’elle y conduira de même quiconque la suivra. 

II. — L'idée d'espèce, avons-nous vu, repose sur deux notions 
distinctes, celle de ressemblance et celle de fiation. Occupons- 
nous d’abord de la première. C'est celle à laquelle on s'arrête 
le plus souvent. Personne n'hésite à regarder comme de même 
espèce, deux individus très-semblables l’un à l’autre ; s'ils mon- 
trent, au contraire, des différences un peu accusées et que les 
renseignements manquent, on hésite ou l’on se prononce pour 
la négative. À 

L'esprit accepte aisément cette dernière conclusion, lorsqu'il 
s’agit des hommes. Une étude, continuelle quoique inconsciente, 
a formé notre œil, qui apprécie chez nos semblables les plus 
délicates nuances dans les traits, dans la couleur de la peau, 
dans l'aspect de la chevelure, ete. Or, cette délicatesse d’appré- 
ciation a ici un grave inconvénient. Elle conduit inévitablement 
à s'exagérer la valeur des différences existant de groupe à groupe 
et conduit par cela même à les regarder comme autant d’es- 
pèces. 

Mais, pour que ce jugement eût une valeur réelle, il faudrait 
avoir démontré au préalable que les variations d’un groupe 
humain à l’autre, sont en dehors de celles qu'on a constatées 
entre des groupes d'animaux et de plantes bien positivement 
connus pour n'être que des races d'une même espece. 

Or, il n’en est pas ainsi. Pour peu que l'on cherche à se 
rendre compte de la nature et de l'étendue des variations, on 
reconnaît bien vite que, dans les races animales et végétales, 
elles atteignent des limites que ne franchissent jamais, qu'attei- 
gnent rarement les différences entre groupes humains. 

LI. — Je n'ai pas à insister longuement sur les changements 
morphologiques et anatomiques des végétaux. Il suffit de rap- 
peler combien sont nombreuses et diverses, ces variétés de légu- 
mes, de fleurs, d'arbres fruitiers ou d'ornement dont le nombre 
s’accroît sans cesse. Chez ces derniers, il est vrai, la variété passe 
assez rarement à l’état de race. La greffe, le marcottage, ete., 
permettent de les multiplier avec promptitude et sûreté, comme 
l’acacia sans épines, et les jardiniers ont habituellement recours 
à ces procédés. Toutefois, même parmi les arbres fruitiers, un 
certain nombre de ces variétés se sont fixées d’elles-mêmes et se 
reproduisent par graines. Les pruniers, les pêchers, la vigne, en 
offrent des exemples. Quant aux plantes annuelles, aux légu- 
mes en particulier, on ne peut les conserver et les multiplier 
que de cette facon. Là, nous ne comptons que des races, et 
chacun sait combien elles sont nombreuses et variées. A lui 
seul, le chou (Brassica oleracea) en compte 47 principales, se 
sous-divisant chacune en un certain nombre de races secon- 
daires, tertiaires, ete. Or il est bien inutile d'insister sur la dis- 


32 . NATURE DES VARIATIONS DANS LES RACES 


tance qui sépare le chou cabus dont on fait la choucroûte, du 
chou-rave, dont on mange la racine, et du chou-fleur ou du 
brocoli. £ 

Il est bien évident qu'il n’y a pas là seulement altération des 
formes primitives. L'organisme est modifié dans ses éléments, 
qui s'accumulent et s'associent différemment selon les races. 
Mais ces éléments eux-mêmes sont souvent atteints dans ce 
qu'ils ont de plus intime. La diminution et la disparition de cer- 
tains acides, leur remplacement par le sucre, les saveurs, les 
parfums qui se développent et caractérisent certaines races de 
légumes et de fruits, attestent que les forces vitales de ces 
plantes ont éprouvé des modifications très-réelles, fidèlement 
transmises de génération en génération. . 

On m'objectera peut-être qu'il y a trop peu de ressemblance 
entre les organismes végétaux et animaux pour que la compa- 
raison précédente des faits anatomiques soit réellement utile. 
Il en est autrement des phénomènes physiologiques. 

Parmi nos végétaux cultivés, l’activité vitale présente parfois 
d’une race à l’autre des différences bien remarquables. Dans nos 
diverses races de blé, la rapidité du développement varie du 
simple au triple. Dans nos climats tempérés l'orge pamelle met 
cinq mois à germer, croître et mürir; en Finlande et en Laponie 
il n’a que deux mois pour parcourir ces mêmes phases de l’exis- 
tence. Enfin chacun sait que nos jardins maraïichers et fruitiers 
sont peuplés de races et de variétés, les unes précoces, les autres 
tardives. 

L'énergie des fonctions de reproduction varie parfois singuliè- 
rement selon les races. On connait ces rosiers qui fleurissent 
deux ou trois fois par an, ces fraisiers qui donnent des fruits 
pendant presque toute l’année. Il est des oranges farcies de 
pépins ; il en est d’autres qui en manquent presque entièrement. 
Enfin dans certaines bananes et dans le raisin de Corinthe les 
graines ont complétement disparu. On comprend que ces der- 
niers produits de l’industrie humaine n'existent qu'à l’état de 
varrété. | 

IV. — Nous rencontrons chez les animaux des faits correspon- 
dant exactement à ceux que viennent de nous montrer les 
plantes. De plus, nous trouvons chez eux des modifications por- 
tant sur les manifestations de ce Je ne sais quor que nous avons 
appelé l’âme animale. 

La diversité des races de nos espèces domestiques est trop 
connue pour qu'il soit nécessaire d'’insister sur ce point. Je me 
borne à rappeler que Darwin compte 150 races distinctes de 
pigeons et déclare ne pas les connaître toutes. Ces races sont 
d'ailleurs assez différentes pour devoir être réparties au moins 
dans quatre genres distincts, si on les considère comme autant 
d'espèces. Parmi les Mammifères, les chiens présentent des faits 
analogues. Lors de l’exposition canine de 1863, la Société d’ac- 
climatation, qui s'était montrée très-sévère dans l’admission des 


APPLICATION À L'HOMME 33 


sujets et n’avait accueilli que des types parfaitement purs, n’en 
réunit pas moins 77 races de chiens. Mais, la plupart appar- 
tenaient à l’Europe et surtout à la France ou à l'Angleterre. 
Presque toutes celles d'Asie, d'Afrique et d'Amérique manquaient 
au rendez-vous; et, en somme on est autorisé à penser qu'il 
existe au moins autant de races chez les chiens que parmi les 
pigeons. Quant aux différences morphologiques, il suffit de rap- 
peler les boule-dogues et les lévriers, les bassets et les danois, 
les grands griffons et les king-charles. À peine est-il besoin de 
faire observer que ces différences extérieures supposent dans le 
squelette, dans Les proportions et la forme des muscles, etc., des 
modifications correspondantes. Les différences anatomiques vont 
d’ailleurs plus loin. Par exemple, le cerveau du barbet est pro- 
portionnellement au moins double de celui du dogue. 

Comme chez les végétaux, nous avons chez les animaux des 
races à développement lent et d’autres qui grandissent et s’en- 
graissent rapidement. Comme chez les végétaux, la fécondité 
diminue chez les unes et s'accroît chez d’autres. Trop perfec- 
tionnées, c'est-à-dire trop éloignées de leur type naturel, les 
races animales comme les races végétales finissent par ne se 
reproduire qu'avec peine ou même pas du tout. En revanche, 
nos races ovines ordinaires n’ont qu'une portée d’un seul agneau 
par an; les hong-ti ont deux portées de deux agneaux chacune. 
La laie sauvage ne porte qu'une fois l’an et ne donne le jour 
qu'à six ou huit marcassins ; devenue domestique, elle met bas 
deux fois par an de dix à quinze petits porcs. Sa fécondité est 
done au moins triplée. Chez l’aperea, devenu le cochon d'Inde, 
elle est plus que septuplée. 

Chez les chiens, les habitudes imposées par l'éducation trans- 
mises et renforcées par l’hérédité finissent par prendre les appa- 
rences d'autant d’enstincts naturels qui caractérisent les races 
aussi nettement que des particularités physiques. C'est ce qu'ont 
mis hors de doute les expériences poursuivies par Knight pen- 
dant plus de trente ans. Pour rappeler le contraste qui existe 
parfois entre ces instincts acquis, il suffit de nommer les chiens 
courants et les chiens d’arrèt. Au point de vue du développe- 
ment relatif de l'intelligence proprement dite, la différence de 
race à race est aussi parfois très-marquée. Il suffit de com- 
parer à ce point de vue le barbet et le lévrier. 

V. — Si des animaux et des végétaux nous passons à l’homme, 
nous trouvons chez lui comme dans les deux règnes inférieurs 
des groupes distingués par des différences anatomiques, physio- 
logiques et psychologiques. Le plus souvent les mêmes organes, 
les mêmes fonctions nous présentent des modifications analo- 
gues. Quelle raison pourrait-on invoquer pour prétendre que, 
considérées dans leur nature, ces différences, ces modifications 
ont chez lui une signification plus grave et qu’elles caractérisent 
non des races, mais des espèces? Evidemment, aucune; ce serait 
raisonner en dépit de toutes les lois de l’analogie. Arguerait-on 


DE QUATREFAGES, 3 


34 NATURE DES VARIATIONS DANS LES RACES 


des variations que présentent les manifestations de la moralité 
et de la religiosité? Ge serait oublier que ces facultés sont les 
attributs du règne humain, qu'elles manquent à tous les autres 
règnes et que par conséquent elles échappent à toute compa- 
raison de ce genre. Pour ce qui est exclusivement humain 
l’homme ne peut être comparé qu'à l’homme. 

En résumé, les faits de variation et les différences existant 
chez l’homme de groupe à groupe sont de même nature que ces 
mêmes faits constatés de race à race chez les animaux et les 
végétaux. La nature de ces phénomènes ne peut donc pas être 
invoquée en faveur de la doctrine qui voit dans ces groupes 
autant d'espèces. 


CHAPITRE V 


._ ÉTENDUE DES VARIATIONS DANS LES RACES VÉGÉTALES ET 
ANIMALES ; APPLICATION A L'HOMME. 


I. — La question à laquelle est consacré ce chapitre est une 
de celles que je traite le plus flonguement dans mes cours. Elle 
a en effet une importance spéciale. À peu près tous les argu- 
ments polygénistes reviennent à celui-ci : «il y a trop de diffé- 
rence entre le Nègre et le Blanc pour qu'ils puissent être de 
même espèce. » Ces deux types sont les termes les plus éloignés 
dans la série humaine. Donc si l’on démontre que de races a 
races extrèmes, les limites de variation sont à peu près cons- 
tamment plus étendues chez les végétaux et les animaux que 
chez l’homme on aura sapé par la base toute la doctrine poly- 
géniste. 

Or, même en négligeant les végétaux au sujet desquels il ne 
peut rester de doute, en comparant seulement les animaux et 
l'homme organe par organe, fonction par fonction, il n’est pas 
fort difficile de se convaincre qu'il en est bien ainsi; à ce point 
qu’on en arrive à se demander pourquoi la variabilité est moins 
grande chez nous que chez les animaux. La démonstration 
complète de ce fait général exigerait des développements que 
je ne puis donner ici. Je me bornerai donc à citer quelques 
exemples. 

Il. — La coloration de la peau est un des caractères que l'œil 
saisit le plus aisément et qui frappe le plus. De là même vien- 
nent les expressions de Blanc, Jaune et Noir, fort improprement 
employées pour désigner les trois groupes fondamentaux de 
l'humanité. Constatons d’abord que ces dénominations ont le 
grave inconvénient de donner des idées parfaitement fausses. 
Parmi les Blancs il est des populations entières dont la peau est 
aussi noire que celle des Nègres les plus foncés. Je me borne à 
citer les Bicharis et autres peuples habitant les côtes afri- 
caines de la mer Rouge, les Maures noirs du Sénégal, etc. En 


36 ÉTENDUE DES VARIATIONS DANS LES RACES 


revanche il est des Vègres jaunes, comme les Boschismen, de teinte 
acajou clair ou café au lait, comme nous l’a appris Livingstone. 

Il n’en est pas moins vrai que la couleur est bien le caractère 
qui chez l’homme varie le plus, et lorsqu'on oppose le Vegre 
noër de charbon au Blanc blond à teint rosé, le contraste est frap- 
pant. Mais ce contraste se retrouve dans plusieurs de nos races 
animales, chez le chien, par exemple, dont la peau est habituel- 
lement noirâtre et blanche chez le caniche blanc. Il en est de 
même chez les chevaux, et ce fait était déjà connu d’Hérodote, 
qui signale comme supérieurs aux autres les chevaux blancs à 
peau noire. 

À elles seules nos races gallines présentent les trois couleurs 
extrêmes signalées chez l'homme. La poule gauloise a la peau 
blanche ; chez la cochinchinoise elle tire sur le jaune; elle est 
noire chez les poules nègres. Gelles-ci présentent parfois un fait 
semblable à celui que je rappelais à propos du cheval; la teinte 
foncée de la peau coïncide chez elles avec un plumage blane, 
comme chez la poule de soie du Japon. 

Ces mêmes poules nègres offrent au point de vue qui nous 
occupe plusieurs faits intéressants à signaler. En Europe, le 
mélanisme apparaît de temps à autre dans nos basses-cours et 
se propagerait infailliblement si on ne détruisait les sujets qui 
en sont atteints. C’est peut-être faute de cette précaution que 
les poules nègres se sont développées sur plusieurs points du 
globe, entre autres aux Philippines, à Java, aux îles du cap Vert 
et sur le plateau de Bogota, dont toutes les volailles remontent à 
des souches européennes. Le mélanisme se montre d’ailleurs 
dans des groupes de poules qui diffèrent de la manière la plus 
frappante sous d’autres rapports, chez la poule de soie comme 
chez nos races ordinaires. 

On voit que les poules nègres ne sont nullement une espece dis- 
tincte; on voit que l'apparition de la couleur noire n'est chez 
elle qu'un caractère accidentel pouvant naître dans des races 
d’ailleurs très-dissemblables et se propager ensuite par hérédité. 
Pourquoi admettre qu'il en a été autrement chez l’homme? 

Le mélanisme est d’ailleurs plus développé chez les poules 
que chez l'homme. Depuis longtemps on a reconnu que le eer- 
veau du Nègre présente une coloration plus foncée que celle du 
Blanc. Le fait est vrai. Mais M. Gubler a constaté que chez les 
Blancs à teint très-brun le cerveau est coloré exactement comme 
chez les Nègres, et que cette particularité était tantôt indivi- 
duelle, tantôt héréditaire dans certaines familles. Chez les 
poules aussi, le mélanisme pénètre à l’intérieur ; mais ce ne sont 
plus seulement les méninges qui présentent des faits analogues à 
ceux que présente l’homme noir. Ghez elles toutes les muqueuses, 
tous les plans fibreux et aponévrotiques, et jusqu'aux gaines 
musculaires possèdent la même coloration. La chair prend ainsi 
une apparence qui répugne, et c'est pour ce motif qu'on empè- 
che autant que possible la propagation des poules nègres. 


APPLICATION A L'HOMME 37 


Les différences de coloration s'expliquent assez aisément. On 
sait aujourd'hui à n’en pas douter que la peau du Nègre a exac- 
tement la même composition que celle du Blanc. Chez tous 
les deux on trouve les mêmes couches; le derme, le corps mu- 
queux et l’épiderme présentent exactement la même structure. 
_ Ges couches sont seulement plus épaisses chez le Nègre. Dans 
ces deux grandes races, le corps muqueux, placé entre les deux 
autres, est Le siége de la coloration. Il est formé par des cellules 
d’un jaune pâle chez le Planc-blond, d’un jaune plus ou moins 
brunâtre chez le Blanc-brun, d'un brun noirâtre chez le Negre. 
_ Des causes extérieures influent d’ailleurs sur l'organe et modi- 
fient la sécrétion colorée. Simon a montré que les taches de 
rousseur ne sont que des points de la peau du £lanc qui présen- 
tent les caractères de la peau du Vegre, et l’on sait qu'une inso- 
lation inaccoutumée chez les hommes et chez les femmes de 
notre race, la grossesse, chez ces dernières, est suffisante pour 
déterminer la formation de ces taches. 

Qu'y a-t-il d’étrange à ce qu'un ensemble de circonstances 
parmi lesquelles figurent une chaieur constante, une vive lu- 
mière, etc., étende au corps entier et rende durables ces modifi- 
cations circonserites et passagères chez nous? Lorsque nous trai- 
terons de la formation des races humaines, nous aurons à citer 
des faits qui prouvent clairement que ce n’est pas là une simple 
hypothèse. 

En définitive la couleur de la peau tient à une simple sécré- 
tion que peuvent modifier une foule de circonstances, comme 
on l’observe pour tant d’autres. Il n’y a donc rien d'étrange à 
voir des groupes humains, fort différents, d’ailleurs, se res- 
sembler sous ce rapport. Voilà pourquoi l'Hindou (aryan), le 
Bichari et le Maure (sémites), quoique de race blanche, prennent 
la même teinte et même une teinte plus foncée que Le Neégre 
proprement dit. Voilà aussi pourquoi celui-ci se rapproche, dans 
certains cas, des populations plus ou moins brunes appartenant 
au tronc blanc ou prend une couleur qui rappelle presque 
exactement celle des races jaunes. 

Ainsi se vérifie chez l’homme, comme chez les animaux, 
l’aphorisme formulé par Linné à propos des plantes : nimium 
ne crede colort. 

IT. — Je n'insisterai pas longuement sur les modifications 
de la chevelure et des villosités. Elles sont bien plus apparentes 
que réelles chez l’homme. Qu'ils soient blonds ou noirs, fins et 
d’un aspect laineux comme chez le Nègre ou gros et raides comme 
dans les races jaunes et rouges; que leur coupe transversale soit 
circulaire comme chez le Jaune, ovale comme chez le Blanc, ou 
elliptique comme chez le Nègre, les cheveux restent cheveux. Au 
contraire la toison laineuse de nos moutons est remplacée par 
un Jar court et lisse dans une partie de l'Afrique. En Amérique 
il en est de même chez les moutons de la Madeleine, dès qu'on 
cesse de les tondre ; et, en revanche, dans les hauts plateaux des 


38 ÉTENDUE DES VARIATIONS DANS LES RACES 


Andes, les sangliers acquièrent une sorte de laine grossière. 

Une épilation pratiquée avec un soin extrême a pu faire croire 
à quelques voyageurs qu'il existe des races humaines entière- 
ment glabres; on a plus tard reconnu cette erreur. Tous les 
hommes ont des poils dans les régions que chacun sait. Au con- 
traire il existe des chiens et des chevaux sans poils. En Amé- 
rique, dont tous les bœufs sont d'origine européenne, on voit 
les villosités devenir d’abord très-fines et rares chez les pelones 
et disparaître entièrement chez les calongos ; et, si ceux-ci ne se 
multiplient pas, c'est que l’on a soin de les tuer, les regardant 
comme des animaux dégénérés. 

Il est évident qu'à ces divers points de vue les variations se 
montrent plus étendues chez les animaux que chez l'homme. 

IV. — Ge fait devient bien plus évident lorsqu'il est possible 
de substituer des mesures exactes à de simples apprécia- 
tions et de comparer des chiffres. Les variations de la taille 
présentent cet avantage. Il est intéressant de comparer sous ce 
rapport les extrêmes de quelques races animales aux extrèmes 
constatés dans les groupes humains. 


ESPÈCES, DIFFÉRENCE, | RAPPORT, 


Chiens 
(longueur). 
Lapins 
(longueur). 
Cheval 
(hauteur). 
Mouton 
(hauteur), 
Homme y Boschisman , , 
(taille moyenne), | Patagon. 


- 


0,2 
0,3 
0,4 
0,3 
0,8 


— æ 19 © = © © © = © 


VASE S US 2 «0,0, SC: % 


hi 


On voit que la variation de race à race chez le cheval est 
deux fois plus considérable que chez l’homme, près de trois fois 
chez le mouton et le lapin, et quatre fois chez le chien. La diffé- 
rence est peut-être plus marquée encore chez la chèvre et le bœuf, 
à en juger par les termes de comparaison qu'emploient quelques 
voyageurs. 

Si, après nous être occupé des dimensions générales du corps, 
nous comparions les différences de proportion que présentent 
d’un côté les races animales, de l’autre les groupes humains, 
nous arriverions à des résultats analogues. Mais sans entrer ici 
dans les détails il suffit de rappeler au lecteur le chien lévrier 
et le basset. 

V. — Un des caractères extérieurs les plus singuliers et sur 
lesquels on a insisté souvent comme ne pouvant être qu'un ca- 
ractère d'espèce est celui que présentent les femmes boschis- 
manes. On sait qu'elles portent au bas des reins une masse grais- 
seuse dont la saillie est souvent considérable, cômme on peut le 


APPLICATION A L'HOMME 39 


voir dans la Vénus hottentote dont le moule est au Muséum. 
Cette stéatopygie se retrouve du reste chez certaines tribus nègres 
placées fort au nord de la race Houzouana. Bien plus Livingstone 
nous apprend que certaines femmes de Boërs, d'origine hollan- 
_daïise incontestable, commencent à en être atteintes. Ce déve- 

loppement local exagéré du tissu adipeux perd par cela seul la 
valeur qu'on a voulu lui attribuer. 

Mais la stéatopygie existät-elle seulement chez les Houzoua- 
nas, On ne pourrait pas pour cela la regarder comme un ca- 
ractere d'espèce, car on la constate chez les animaux où elle n’est 
qu'un caractère de race. Pallas a constaté ce fait chez certains 
moutons de l’Asie centrale. Chez ces animaux la queue dispa- 
rait et se réduit à un simple coccyx, à droite et à gauche duquel 
sont placées deux masses graisseuses hémisphériques pesant de 
trente à quarante livres. — Ici encore la variation est propor- 
tionnellement plus forte que chez la femme boschismane. 

Dira-t-on que ces moutons constituent une espèce à part? 
Non ; car lorsque les Russes amènent ces mêmes moutons hors 
des contrées où ils sont nés, la stéatopygie disparaît en quelques 
. générations. Ce n’est donc qu’un caractère de race, lequel ne 

peut se conserver que là où il a pris naissance, comme on l’ob- 
serve dans une foule d’autres cas. 

VI. — Il est évident que le caractère précédent est tout au- 
tant interne qu'extérieur ; il est évident aussi que la taille, les 
proportions du tronc et des membres, ne peuvent varier sans 
que le squelette et les muscles qui s’y attachent éprouvent des 
modifications correspondantes. Les caractères anatomiques chan- 
gent donc de race à race chez les animaux, aussi bien que les 
caractères extérieurs. Il est pourtant un certain nombre de faits 
qui relèvent plus directement de l'anatomie ; j'en citerai quel- 
ques cas. 

Chez le chien il existe normalement aux pieds de devant cinq 
doigts bien formés, aux pieds de derrière quatre doigts com- 
plets et un cinquième rudimentaire. Ce dernier disparaît chez 
certaines races presque toutes de petite taille. Dans certaines 
grandes races au contraire il se développe et devient égal aux 
quatre autres. Il y a alors formation d'os correspondants au 
tarse et au métatarse. 

Quelque chose d’analogue à ce que nous venons de voir chez 
le chien se montre aussi chez le porc, mais compliqué d'un phé- 
nomène nouveau. Ici le pied normal porte deux petits doigts 
latéraux rudimentaires et deux doigts médians ayant chacun leur 
sabot. Or dans certaines races déjà connues des anciens, il se dé- 
veloppe un troisième doigt médian et le tout est enveloppé dans 
un seul sabot. De jissipède qu'est le type normal de l'espèce, la 
race devient so/ipede. 

Rien de pareil ne se voit jamais chez l’homme. Dans toutes 
les races les pieds gardent leur composition ordinaire aussi bien 
chez le Boschisman que chez le Patagon. Toutefois quelques ex- 


40 ÉTENDUE DES VARIATIONS DANS LES RACES 


ceptions tératologiques avec tendance à l'hérédité se sont par- 
fois montrées. Nous en parlerons dans un autre chapitre. 

VII. — La colonne vertébrale est pour ainsi dire la portion 
fondamentale du squelette. Elle n’en varie pas moins. Je n’in- 
siste pas sur les différences que présente sa portion caudale. 
Je me borne à rappeler qu'il existe des races de chien, de mou- 
ton, de chèvre chez lesquelles la queue se réduit à n'être plus 
qu'un court COCCyx. 

Mais les portions centrales elles-mêmes peuvent être atteintes. 
Philippi nous apprend que les bœufs du Piacentino ont 13 côtes 
au lieu de 12 et, par conséquent, une vertèbre dorsale de plus. 
Dans le porc, Ey ton a vu les vertèbres dorsales varier de 13 à 15, 
les lombaires de 4 à 6, les sacrées de 4 à 5, les caudales de 13 à 
23, si bien que le total dans le porc d ‘Afrique est de 44 et de 54 
dans le pore anglais. 

Chez l'homme on a constaté parfois la présence d’une vertèbre 
de plus. Ces cas sont toujours restés individuels, sauf dans une 
famille Hollandaise citée par Vrolick. Mais aucun groupe hu- 
main ne présente ce caractère d’une manière même à peu près 
constante. Ce groupe existât-il, on voit que la variation serait 
encore ici bien moindre que chez les animaux. Sans même tenir 
compte de la queue, elle est trois fois pie forte chez ces der- 
niers. 

Bien entendu que je ne fais pas entrer en ligne de compte ce 
qu'on a dit tant de fois de prétendus hommes à queue. On sait 
de plus en plus à quoi s’en tenir à ce sujet. Mais les variations 
que présente la région caudale chez les animaux nous apprend 
que même un prolongement considérable du coccyx, dans un 
groupe humain, et la multiplication des vertèbres qui le compo- 
sent ne sauraient ètre considérés à priori comme un caractère 
spécifique. 

VII. — On aurait pu croire que la tête à raison de l’impor- 
tance des organes qui lui appartiennent échapperait aux modi- 
fications. Il n'en est rien, et ici encore la variabilité se montre 
bien plus grande chez les animaux que chez l’homme. Depuis 
longtemps Blumenbach avait fait remarquer qu'il y a plus de 
différence entre la tète du cochon domestique et celle du san- 
glier qu'entre celle du Blanc et du Nègre. Il n’est pas une de nos 
espèces domestiques dont les races ne se prêtent à la même ap- 
préciation, pour peu qu'on y regarde de près. Mais je me borne 
à rappeler au lecteur les têtes des chiens boule-dogue, lévrier 
et barbet. 

L'étendue des modifications que peut présenter la tête n'est 
nulle part mieux accusée que dans le bœuf camard, le gnato de 
Buenos-Ayres et de la Plata. Ce bœuf reproduit dans son espèce 
des modifications analogues à celles que le boule-dogue présente 
chez le chien. Toutes les formes sont plus raccourcies, plus tra- 
pues. La tête en particulier semble avoir éprouvé un mouvement 
général de concentration. La mâchoire inférieure, quoique rac- 


APPLICATION A L'HOMME 41 


courcie elle-même, dépasse la supérieure si bien que l’animal ne 
peut brouter aux arbres. Le crâne est tout aussi déformé que la 
face. Ce ne sont pas seulement les formes des os qui sont mo- 
difiées, ce sont aussi leurs rapports dont presque pas un, dit 
M. R. Owen, n’a été vraiment conservé. Cette race, parfaite- 
ment assise, n'en est pas moins d'origine bien récente; car, 

comme je le rappelais plus haut, tous les bœufs américains des- 
cendent de bœufs européens. Elle est déjà représentée dans le 
Nouveau-Monde par deux sous-races dont l’une, celle de Buenos- 
Ayres, a conservé ses cornes, tandis que celle du Mexique les a 
_ perdues. 

Il est presque inutile de faire remarquer qu aucun groupe hu- 
main ne présente quoi que ce soit d'analogue. 

IX. — Les quelques faits que je viens de citer me semblent 
suffisants pour justifier la proposition que j'émettais en tête de 
ce chapitre, savoir : que les limites de la variation sont à peu près 
toujours plus étendues entre certaines races animales qu'entre 
les groupes humains les plus éloignés. 

Par con<équent, quelque grandes que soient ou que parais- 

sent être les différences existant entre ces groupes d'hommes, 

leur attribuer la valeur de caractères spécifiques est une apprécia- 
tion absolument arbitraire. Il est pour le moins tout aussi ration- 
nel, tout aussi scientifique de ne voir dans ces différences que 
des caracteres de race et par cela même de rattacher tous les 
groupes humains à une seule espèce. 

On ne peut contester la légitimité de cette conclusion. Or, je 
le répète, elle suffit pour atteindre dans ses bases la doctrine 
polygéniste. En effet cette doctrine repose uniquement sur des 
considérations morphologiques. Ses partisans frappés uniquement 
des différences matérielles que présentent les groupes humains 
ont cru ne pouvoir en rendre compte qu'en admettant l’exis- 
tence de plusieurs espèces. En montrant que les faits de cette 
nature s'interprètent également dans l'hypothèse de l'unité spé- 
cifique, on place déjà pour ainsi dire le monogénisme et le poly- 
génisme sur le pied de l'égalité. 


CHAPITRE VI 


ENTRECROISEMENT ET FUSION DES CARACTÈRES DANS LES RACES 
ANIMALES ; APPLICATION A L'HOMME. 


Sans même quitter le terrain de la morphologie, on peut déjà 
montrer de quel côté se trouve le plus de probabilité d’être dans 
le vrai. 

On sait que tous les naturalistes regardent comme apparte- 
nant à la mème espèce tout ensemble d'individus passant de l’un 
à l’autre par nuances insensibles, quelque différents que soient 
les extrèmes. Toutes les grandes collections publiques renfer- 
ment des exemples de ce fait. 

À plus forte raison concluent-ils de même lorsqu'il y a entre- 
croisement de caractères. Get entrecroisement existe lorsqu'un 
caractère très-tranché et de nature à paraître exclusif se re- 
trouve dans un ou plusieurs individus fort différents sous les 
autres rapports et appartenant incontestablement à des groupes 
bien distincts. Il y a encore entrecroisement lorsque le même 
caractère varie de manière à ce que, considéré isolément, 1l 
conduirait à fractionner un groupe naturel et à en disséminer 
les fractions dans des groupes très-différents. 

Eh bien, aucune espèce animale ne présente à un plus haut 
degré que l’homme, ces diverses particularités essentiellement 
morphologiques. Lorsqu'on étudie avec quelque détail les grou- 
pes humains, la difficulté n’est pas de trouver les ressemblances, 
mais bien de préciser les différences. Plus on y regarde de près 
plus on voit celles-ci s’effacer et disparaître. On comprend alors 
ce que les voyageurs les plus dignes de foi comme d’Abbadie 
nous disent des contrées où vivent à côté l’un de l’autre le 
Nègre et le Blanc. Dans leurs extrêmes ces deux types sont certes 
bien distincts. Mais en Abyssinie, par exemple, où ils se sont ren- 
contrés et mêlés depuis longtemps, ce ne sont plus ni le teint, 
ni les traits, ni la chevelure qui caractérisent le Nègre; c’est uni- 
quement la saillie exagérée du talon. Mais à son tour ce carac- 


ENTRECROISEMENT ET FUSION DES CARACTÈRES 43 


tère perd toute sa valeur sur la côte occidentale d'Afrique, où 
des tribus nègres entières ont le pied fait comme nous. 

Voilà un exemple d'entrecroisement et je pourrais aisément 
les multiplier. J'ai déjà dit plus haut comment la couleur rap- 

 procherait les uns des autres des Hindous aryens ou dravidiens, 
des Nègres africains ou mélanèsiens des populations manifeste- 
ment sémitiques. Voici un exemple plus frappant peut-être. 
Desmoulins avait regardé la perforation de la fosse olécranienne 
comme un des caractères les plus tranchés de son espèce d'hom- 
mes austro-africaine. Eh bien, cette perforation s’est retrouvée 
dans des momies égyptiennes et guanches, sur un assez grand 
nombre de squelettes européens de l’époque néolithique, dont les 
crânes n'ont d’ailleurs aucun rapport avec celui des Boschis- 
mans, et jusque chez certains Européens de l’époque actuelle. 

L’entrecroisement des caracteres entre les groupes humains 
ressort bien plus vivement encore de la comparaison des don- 
nées numériques recueillies chez un certain nombre d’entre eux. 
Je me borne pour le moment à donner les résultats auxquels 
conduit l'étude de la taille lorsqu'on place en série les nombres 
qui la représentent. Plus tard nous rencontrerons bien d’autres 
exemples. 

Je reproduis ici le tableau publié dans le Voyage de la Novara 
par le D' Weïsbach. J'ai ajouté aux chiffres du savant autrichien 
quelques données relatives surtout aux plus petites races. J'ai en 
outre inscrit les maxima et les minima quand j'ai pu me les pro- 
curer, parce quils font sentir mieux encore que les moyennes 
l'étendue de la variation. 


Taille de diverses races humaines. 


q 

Mn nt LORS 1,000 | J1285 SN ENS ES 1,561 
Sbonso! (jeune) :............ 1800 VAT AS (MLOV) sent 1,363 
Boschismans (moy)! 1.370 | Allemands (min.) | 
Mincopie (min.) TAROT | Eartarés d'Orotschi, 06082 1,570 
1316 dre ARENA 1,380 | Kamschadales 
Aëtas (min.)........ SANS ere 1,396 | Malais de Malacca | 
SCMENTE (UD, U 1420 PDayakst-(tim.} list 1,574 
Mincopies (moy.)....,..,..., 1,436 | Australiens (min.) \ 
Boschisman (max.).......... 1,445 | Néocalédoniens (min.) ) 
Guanches ........,.....:.... 1,447 | Cochinchinoïis (moy.) ! ..... 1,515 
DÉMANSS (MOY.)......-..... 1,448 | Transgangiens (moy.) \ 
Pemanss (max)... PH Vamkorienss..2t 2e. 1,583 
Mincopies: (max.)........1..% MAR FIMOFeNS. Send ose du 1,586 
Oh... UE 1,482 | Amboiniens 1.595 
PneMens (min). .::....... 1,488 | Péruviens | 2 "RAS NE ne 
Papouas ET cr RARE RAC ARTE 1,489 | Battas l 1.597 
BHO: (min) Re... 4)4,020) Malmsn(mong.) there ? 
Batagons (min)... .......... 1,554 | Niccbariens tr: is se. 1,599 
Papone (moy.):\...2......, 1,532 | Australiens (moy.) ) 

MARS (En. | 5... 2. 2... 1,537 | Quichnas PU TEE 1,600 
Slaves LIU Di TROP RENE NET 1,540 | Anglais fmin.) \ 
Français JUMENT PORT PT EP 1,543 | Pouleyers (moy.)............ 1,610 
JaNanais (min). ..:......... DD PARDON, Jens se. + « 1,613 
NéBre RATE SR ARE RON EdNIRENST (TOY). 0401... 4,614 


4 


Australiens (moy.)......... + L'AORR 
Toulcous 1.620 
Guaranis CRC s 

Papous de Vaigiou.......... . 1,624 


Mincopies (max.)| 


Fuejiens (moy.) 
Californiens JR me 1,625 
Madurais 
Cingalais 
Ando-Péruviens 4470.02. 1,627 
Français du Midi 1.630 
Chinois (moy.) FE RAOEU 4 
NicobAMeRARere re sui AS RES A Li 
Belges (min.) 2. 4 DRE 1,632 
Slaves d'Autriche (min.)..... 1,634 
Roumains d'Autriche 1.635 
rt V'ARNRRNAMNEE RITES ,099 
Sy 
SL, DUMAS NN RE 1,637 
Dravidas (noyer. te 1,640 
ATAUCANS. AE D CREER LEE EU 1,641 
D'AVATOES DIE CRE RER S ele 1,643 
ANTISIBHAN AO AREC EN, L1n.H EL. 1,645 
Fuéjiens (max.) | 
Dee ee ANDRE ERA 1,650 
Dayaks (max.) \ 
DR DR Le. te bat 1,653 
D se eye cornet 1,655 
Francais (classes ouvr. moy.). 1,657 
Allemands d’Autriche........ 1,658 
Eskimaux de l'ile Melville .. 1,659 
Bonmains (min.)..,.,.:1000e 1,660 
Fuéjiens (max.) | 
RAIQUILOS PT a Dee sro 1,663 
Hottentots \ 
Français du Nord 1.665 
Arabes d'Algérie Ÿ **"'""""" 7 


Néocalédoniens !| Ù 
Moxos { m'oslon 40e 6 id 1,670 
PampÉeRe AMOy dl... 1,673 
Eskimaux de Savage-Island 
Hawaiens 1.676 
Néocaliforniens d 


Malais de Soolo 


Slaves d'Autriche (moy 

Russes me jet A0T8 
JATAMNIS 1.54 RO NAME ES nt 1,679 
Allemands | 

NÉDROSNDUR éhithtosreltet 1,680 
Charruas \ 

Francais (classes aisées moy.) 1,681 
Ojibbeways (min.) 1.68 
Natifs de Madras ET DT 
PONS. eu en ne eee dire 1,684 
Nègres de SOLDE 1,685 
DER NINOV.J RUMEUR... MEN 4,686 
Anglais (OV) PARCS 1,2. 1,687 
Indiens des Pampas......... 1,688 


Insulaire des Marquises la. 
Eskimau de Boothiasund 


ENTRECROISEMENT ET FUSION DES CARACTÈRES 


LRO OSEO EE REC 1,690 
Néozélandais. 4e... 1,695 
Puelches ) 
Nécre COMMANDER C ANS. , 1,700 
Tahitiens (min.) \ 
Lettes ) 
Insulaires de Rotuma !: ..... 1,701 
Courouglis (moy.) \ 
Roumains d'Autriche. ....... 1,102 
Kabyles ‘(moy #67 007 1,703 
Carolins | 4,20 1,705 
Mariannäils., ere res 1,108 
Anglais (max.) 
Eskimaux du détroit 1.71 
de:Kotzebuc ,: [°°° dir 
Australiens (max.) 
Pottowatomis | 
Caraibes an UiPAONf À, 124 
Rarakaïens \ 
TachiwWaChes Css 0e Ji 1,728 
Patagons (moy. D'ORB.) ...... 1,130 
Tscherkesses................ 1,731 
Patagons (moy. D'URY. ). Eve 3 1,132 
Sepoys dû Bengale. .#7. 200. 1,133 
Chinois (max), 1,744 
Niquallis 54% 51 50h IRAN ARCER 1,192 
Hawaïiens...4 esse 1,759 
Néozélandais: s 4.1 Fee LL OT 
Patagons (Moy. MUSTER. 
Allemands (max.) | | AN Le 
Polynésiens (moy). 5.0.4, 1,110 
PITCRTAIENS PES een MTL ALAN 
Roumains Aer.) 2. R REC 1,780 
Ojibbeways (moy.) | 1.781 
Agaces des Pampas ? *‘*"""" l 
Néocalédoniens Us ART 1,785 
Tahitiens (moy.) 1.786 
Insulaires des Marquises { , 
Insulaires de l'ile Stewart | 
Cafres su LS 
Hollandais \ 
Belges (max.) 
Slaves (max.) 
Aymaras (max.) sheet UE 
Insulaires des Mar- 
quises (max.) 
Tahitiens (max.) ae Fonte 1,803 
Nénrélandais..…;:°4tes te 1,815 
MAY Lin crc en PET ne 1,841 
Caraibes :....4:22 RE 1,868 
Ojibbeways (max TER Aer 1,875 
Insulaires de Schiffer........ 1,895 
Néozélandais (max.)......... 1,904 
Patagons du Nord(max.p'orB.) 1,915 
Patagons du Sud (max. Mus- 
TEREL) Lu ea MORE UNE 1,924 
Insulaires de Schiffer 1,930 


Insulaires de Tongatubon 


On voit à quels étranges rapprochements, à quel singulier 
mélange conduit la considération de la taille. Les nombres qui 


APPLICATION A L'HOMME 45 


représentent la capacité du crane, les indices céphaliques, le 
poids du cerveau distribués de même en série font ressortir le 
même résultat, comme on le verra plus loin. 

Il faut remarquer en outre que les moyennes sont en très- 
_grande majorité dans ce tableau. Or, on voit que les écarts entre 
ces moyennes sont moindres que les écarts entre le maximum et 
le minimum d’une même race, si bien que des races parfois 
très-éloignées viennent s’intercaler entre eux. 

Et maintenant que l’on compare par la pensée, non plus ces 
groupes, mais les individus qui les composent. N'’est-il pas évi- 
dent que, si on les rangeait par rang de taille, on passerait de 
l’un à l’autre avec des différences moindres d’un millimètre et 
n'est-il pas évident aussi que la confusion deviendrait encore 
bien plus grande qu'elle ne le paraît dans le tableau ? 

Eh bien, je le demande à quiconque s’est quelque peu occupé 
de zoologie et de zootechnie, est-ce dans un ensemble d'espèces 
que les affinités les plus évidentes seraient rompues par l'appli- 
cation de ce procédé ? N'est-ce pas au contraire dans les ensem- 
bles de races qu'on retrouve des faits tout pareils, comme chez 
le chien par exemple où le grand dogue et le doguin, le lévrier 
de Saintonge et la levrette de salon, le grand et le petit danois se 
trouveraient également séparés les uns des autres par une 
foule d’autres races, si on ne tenait compte que de la taille. 

L'entrecroisement et la fusion des caractères si marqués 
entre groupes humains sont inexplicables si on considère ces 
groupes comme des espèces, à moins d'admettre que les rap- 
ports morphologiques entre ces espèces humaines sont d’une na- 
ture tout autre que celle des rapports établis entre les espèces 
animales. Mais cette Aypothèse fait de l’homme une exception. 
Nous avons donc le droit de la regarder comme jausse. 

Au contraire si l’on ne voit dans ces groupes que des races 
d'une seule espèce, tous ces faits d’entrecroisement, de fusion, 
concordent avec ce que nous montrent les animaux et font ren- 
trer l’homme dans les lois générales. C’est donc là qu'est la 
vérité. 

Ainsi sans sortir des considérations morphologiques, qui répon- 
dent à la notion de ressemblance contenue dans la définition de 
l'espèce, nous serions en droit de conclure en faveur du mono- 
génisme. Mais, pour confirmer ce résultat et arriver à la certi- 
tude, il faut recourir à d’autres: faits, répondant à la notion de 
filiation, et chercher ce que nous apprend la physiologie dans les 
phénomènes de la génération. 


CHAPITRE VII 


CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES VÉGÉTALES ET ANIMALES ; 
MÉTISSAGE ET HYBRIDATION. 


I. — Les unions sexuelles chez les plantes comme chez les 
animaux peuvent avoir lieu entre individus de même espèce et de 
même race, ou bien de même espèce mais de races différentes, ou 
bien enfin d'espèces différentes. Dans les deux derniers cas il y a 
ce qu’on appelle un croisement. Ce croisement lui-même prend 
des noms différents selon qu'il a lieu entre races ou entre espèces 
différentes. Dans le premier cas il constitue un métissage; dans 
le second cas, une Aybridation. Quand ces unions croisées sont 
fertiles, le produit du métissage porte le nom de méhs ; le pro- 
duit de l'hybridation, celui d’Aybride. 

Si l’on à bien compris la différence des rapports existant 
entre la race et l'espèce, on doit être porté à admettre que le 
métissage et l’hybridation ne sauraient présenter les mêmes 
phénomènes. L'expérience et l'observation confirment cette vue 
de l'esprit. | 

Nous avons donc dans le croisement un moyen de recon- 
naître si les groupes humains ne sont que des races d'une même 
espèce ou bien des espèces distinctes. Il suffit pour cela d'étudier 
chez les autres êtres organisés et vivants les phénomènes du 
métissage et ceux de l’hybridation ; puis de comparer aux uns 
et aux autres ceux qui accompagnent le croisement opéré entre 
groupes humains. Si dans ce dernier cas les phénomènes sont 
ceux qui caractérisent l’Aybridation, on doit conclure que les 
groupes sont spécifiquement distincts et admettre la multiplicité 
des espèces humaines. Si le croisement entre hommes, morpho- 
logiquement différents, s'accompagne des phénomènes propres 
au métissage, on ne peut voir dans ces groupes qu'autant de races 
d’une même espèce; on doit se rallier à la doctrine de l'unité 
spécifique de tous les hommes. 

La question qui nous occupe devient donc toute physiologi- 


CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES 417 


que et relève uniquement de l'observation et de l'expérience. 
Pour la résoudre nous nous adresserons plus que jamais aux 
végétaux aussi bien qu'aux animaux. C'est par les phénomènes 
de la reproduction que les deux règnes se touchent de plus près. 
Lei il n’y a plus analogie seulement, il y a presque 2dentité. Et ce 
n’est pas le supérieur qui s’abaisse ; c’est l’inférieur qui s'élève. 
On dirait qu’ennoblie par l'importance de la fonction, la plante 
pour se reproduire devient temporairement animal. 

II. — Dans les deux règnes, les unions entre races de même 
espèce, c’est à dire le métissage, peut s’accomplir en dehors de 
. toute intervention de l’homme ou être dirigé par lui. Il est par 
conséquent naturel ou artificiel. 

Le métissage entre végétaux n’a pu être reconnu qu'à la suite 
de la distinction des sexes, faite en 1744. C’est à Linné que revient 
l'honneur de cette grande découverte. Il en comprit sur-le- 
champ toute la portée et se l’exagéra même, comme nous le ver- 
rons tout à l'heure. Linné admit que les unions croisées, obser- 
vées depuis des siècles chez les animaux, devaient se repro- 
duire entre les plantes et il expliqua ainsi l'apparition de tulipes 
flambées au milieu de plates-bandes primitivement composées de 
fleurs unicolores. L'observation, l'expérience ont mille fois con- 
firmé les premières vues du fondateur des sciences naturelles. 
On a reconnu de plus que le croisement peut s’accuser dans 
toutes les parties du végétal par un mélange de caractères sem- 
blable à celui qu'avait trahi la coloration des tulipes. M. Naudin 
entre autres, qui dans une seule année a suivi le développement 
de plus de douze cents courges, a vu les graines d’un même fruit 
reproduire toutes les races que renfermait le jardin livré à ses 
études. Il y avait eu super/fétation. C’est un fait d'une haute im- 
portance, car il démontre l'égalité d'action dont jouissait le 
pollen de toutes ces races, si différentes l’une de l’autre mor- 
phologiquement. Rien n’accuse mieux la facilité du croisement 
entre races. 

Le métissage naturel et spontané des animaux présente les 
mêmes caractères. Facilité par la locomotion, il s’accomplit 
chaque jour dans nos maisons, dans nos basses cours, dans nos 
fermes. La difficulté n’est pas de croiser les races, mais bien 
d'empêcher leurs mélanges et de les conserver pures. Des expé- 
riences précises faites au Muséum par Isidore Geoffroy ont mon- 
tré que chez les moutons, les chiens, les porcs et les poules, le 
métissage entre les races les plus différentes était toujours et 
certainement fécond. Ici, aussi, on constate souvent le phéno- 
mène de la superfétation. Des chiennes successivement courti- 
sées par des mâles de races diverses ont mis bas des petits qui 
accusaient jusqu'à trois et quatre souches distinctes. — Les 
choses s'étaient passées chez elles comme dans les courges de 
M. Naudin. 

On voit que l'homme n’a dù éprouver aucune difficulté à pro- 
voquer le métissage et que, lorsqu'il a jugé bon d'y recourir 


48 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES 


dans un but quelconque, il n’a eu qu'à le régler en choisissant 
les reproducteurs animaux ou végétaux. Aussi ce genre d'union 
est-il depuis longtemps entré dans la pratique journalière pour 
améliorer, modifier, diversifier de toute façon les êtres vivants 
sur lesquels s ‘exerce l’industrie humaine. — Il est inutile d'in- 
sister sur des faits connus de tous les jardiniers comme de tous 
les éleveurs, et je me borne à faire une remarque dont on sen- 
tira plus tard l'importance. 

On a vu plus haut qu'à force de perfectionner une race ani- 
male ou végétale, on arrivait parfois à rompre l'équilibre phy- 
siologique aux dépens de la faculté de reproduction. En pareil 
cas, le croisement avec une autre race moins modifiée réveille 
d'ordinaire la fécondité éteinte. Par exemple des pores anglais 
importés dans le midi de la France par M. de Ginestous cessè- 
rent de se reproduire après quelques générations. On les croisa 
avec la race locale plus maigre, moins précoce, et la fécondité 
reparut. 

Tous ces faits et leurs conséquences inévitables ont été admis 
par tous les naturalistes qui se sont occupés de ces questions. 
Darwin lui-même en avait reconnu la vérité dans son bel ou- 
vrage sur la Variation des animaux et des plantes. I] se bornaït 
alors à conclure que le croisement entre certaines races de 
plantes est moins fécond que celui qui s'opère entre certaines 
autres, proposition que personne n'aura l'idée de combattre. Il 
est allé plus loin dans les dernières éditions de son livre sur 
l’origine des espèces. Sans apporter de faits précis dont la signi- 
fication allàt au-delà des sages conclusions précédemment 
admises par lui, il invoque l'ignorance où nous sommes relati- 
vement à ce qui se passe entre variétés sauvages ; il conclut que 
l’on ne peut soutenir que le croisement entre variétés soit tou- 
jours tout à fait fertile. — C'est un de ces appels à l'inconnu, un 
de ces arguments où notre ignorance même est invoquée comme 
preuve, que l’on retrouve trop souvent chez ce penseur emporté 
par ses convictions. J'aurai à revenir sur ce point. Mais je con- 
state ici que, de l’aveu même de Darwin, tous les faits connus 
attestent la parfaite fertilité des métis. 

En résumé, le croisement entre races, le métissage, est un fait 
qui S accomplit spontanément et que l'homme provoque sans la 
moindre difficulté; les résultats en sont aussi certains que ceux 
de l'union entre individus de même race; bien plus, dans cer- 
tains cas la fécondité s'accroît ou reparaît sous l'influence de ce 
croisement. — Le croisement entre espèces, l'hybridation, va nous 
montrer des faits absolument contraires. 

IT. — Comme le métissage, l'hybridation peut être naturelle 
ou artificielle. 

La première est tellement rare que des naturalistes éminents 
ont mis en doute sa réalité. Toutefois on en connaît, selon 
M. Decaisne, une vingtaine d'exemples bien avérés chez les végé- 
taux. — Qu'est ce chiffre comparé à celui des milliers de métis 


MÉTISSAGE ET HYBRIDATION 49 


qui naissent chaque Jour sous nos yeux ! — Et pourtant les con- 
ditions matérielles de fécondation sont identiquement les mêmes 
pour les races et pour les espèces, et nos Jardins de botanique, 
groupant à côté les unes des autres une multitude de ces der- 
_nières, facilitent encore le croisement. 

Entre animaux sauvages et vivant en liberté l'hybridation est 
plus rare encore. On n’en connaît pas d'exemple chez les mam- 
mifères au dire d’Isidore Geoffroy, dont l'expérience a iei une 
double autorité. La classe des oiseaux seule présente quelques 
faits de cette nature, rencontrés presque tous dans l’ordre des 
gallinacés. D’après Valenciennes on n'en connaît pas chez les 
poissons. — Quand la domestication et la captivité interviennent, 
les croisements spontanés entre espèces différentes sont un peu 
moins rares. 

L'intervention intelligente de l’homme a multiplié d’une ma- 
nière remarquable les unions de ce genre surtout chez les végé- 
taux, mais elle n’a pu en étendre les limites. Linné avait cru pos- 
sible un croisement entre espèces de familles différentes. Mais dès 
1761 Kœlreuter montra qu'il s'était trompé. De ces études con- 
tinuées pendant 27 ans, de celles de M. Naudin, son digne émule, 
il résulte que le croisement artificiel ne réussit Jamais entre 
espèces de familles différentes et très-rarement entre espèces de 
genres différents; qu'il est toujours très-difficile et demande pour 
être mené à bien les plus minutieuses précautions ; qu'il échoue 
souvent entre espèces de même genre en apparence très-voi- 
sines, enfin qu'il est des familles entières où l'hybridation est 
impossible. Parmi ces dernières figure celle des cucurbitacées 
si bien étudiée par M. Naudin et où nous avons vu le métissage 
le plus absolu s’accomplir spontanément. — On ne saurait 
imaginer, on le voit, de contraste plus complet. 

Ge contraste s’accentue jusque dans les moindres détails. Par 
exemple, toute fleur ayant subi même le moins possible l’action 
du pollen de sa propre espèce devient absolument insensible à 
l’action d’un pollen étranger. — Quelle différence avec l'égalité 
d'action que nous ont montrée les divers pollens des races les 
plus éloignées! 

Tous les expérimentateurs s'accordent en outre à déclarer 
que même dans les unions entre espèces ayant le mieux réussi, 
la fécondité est constamment diminuée et souvent dans des 
proportions énormes. Une tête de pavot somnifère contient 
habituellement deux mille graines et plus. Dans un hybride de 
cette espèce Gœrtner n’en trouva que six qui fussent venues à 
bien. Toutes les autres avaient plus ou moins avorté. — Ici 
encore quel contraste avec le métissage ramenant la fécondité 
chez les porcs anglais de M. de Ginestous | 

L'hybridation présente chez les animaux exactement les 
mêmes phénomènes que chez les végétaux. L'homme en dé- 
tournant, en trompant des instincts impérieux, a pu multiplier 
les croisements entre espèces. Mais il n’a pu reculer les limites 


DE QUATREFAGES. 4 


50 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES 


fort étroites auxquelles s'arrête ce phénomène. Pas une union 
féconde n’a eu lieu d’une famille à une autre; de genre à 
genre elles sont extrêmement rares; d'espèce à espèce même 
elles sont loin d’être nombreuses, fait d'autant plus remarquable 
que l’hybridation animale date de loin: Le mulet était connu 
des Hébreux antérieurement au temps de David, et des Grecs à 
l’époque d'Homère ; les fitires et les musmons, produit du croi- 
sement du bouc avec la brebis et du bélier avec ia chèvre, ont 
recu leurs noms distinctifs des Romains. 

L'incertitude des résultats est encore un point sur lequel se 
ressemblent l’hybridation animale et végétale. La même expé- 
rience faite avec le même soin, par des expérimentateurs égale- 
ment habiles, tantôt échoue et tantôt réussit sans qu'on puisse 
en reconnaître les causes. Buffon et Daubenton ont maintes 
fois tenté de reproduire les titires et les musmons. Ils y sont 
parvenus deux fois ; Isidore Geoffroy a toujours échoué. Le croi- 
sement du lièvre et du lapin, tenté des milliers de fois sur une 
foule de points du globe, paraît n'avoir été obtenu que quatre 
ou cinq fois au plus. Le prétendu croisement du chameau et du 
dromadaire admis par Buffon et invoqué par Nott est certaine- 
ment une fable, d’après les détails qu'a bien voulu me donner 
M. de Khanikoff et que j'ai publiés ailleurs. En somme, de tous 
les faits connus on peut tirer cette conclusion, qu'il n'existe que 
deux espèces de mammifères, l’âne et le cheval, dont le croise- 
ment soit fécond à peu près partout et toujours. 

En résumé le croisement entre espèces, l’'hybridation est un fait 
extrêmement exceptionnel chez les végétaux, chez les animaux 
livrés à eux-mêmes; dans les deux règnes l’homme ne le pro- 
duit que difficilement et entre un nombre d'espèces très-res- 
treint ; quand il parvient à le produire la fécondité est diminuée 
à peu près constamment et le plus souvent dans une proportion 
très-considérable. 


CHAPITRE VIII 


CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES VÉGÉTALES ET ANIMALES ; 
MÉTIS ET HYBRIDES ; RÉALITÉ DE L'ESPÈCE. 


I. — Dès le premier degré, dans l’union du père et de la mère 
empruntés à deux souches différentes, la race et l'espèce nous 
montrent donc des phénomènes fort distincts et caractéristiques. 
Nous allons voir cette opposition s’accentuer encore chez les 
produits de ces unions, chez les métis et les hybrides. 

La nature mixte de ces êtres soulève plusieurs questions. Je 
me borne à examiner celles qui touchent à la filiation et ont 
par cela même pour nous un intérêt direct. On peut les formu- 
ler d’une manière générale dans les termes suivants : se forme- 
t-il naturellement ou peut-on obtenir artificiéllement des races 
métisses, c'est-à-dire dérivant de deux races distinctes, et des races 
hybrides, c’est-à-dire nées du croisement de deux espèces ? En 
d’autres termes encore, les métis et les hybrides conservent-ils 
pendant un nombre indéfini de générations, la faculté de se 
reproduire et de transmettre à leurs descendants les caractères 
mixtes qu'ils tiennent du premier père et de la première mère 
ayant servi au croisement ? 

Il. — Quand il s’agit de métis il n'y a pas de doute possible. 
Une expérience journalière s’accomplissant sans cesse, souvent 
sans l'intervention de l’homme, parfois malgré ses précautions, 
atteste que les métis de première génération sont aussi féconds 
que les parents, et transmettent à leurs fils une fécondité égale. 
Nos jardiniers, nos éleveurs mettent à chaque instant à profit 
cette propriété du métissage pour varier, modifier ou améliorer 
à leur point de vue les plantes ou les animaux sur lesquels porte 
leur industrie; les expériences précises de Buffon, des Geoffroy 
Saint-Hilaire père et fils, le témoignage de Darwin, bien signi- 
ficatif ici, mettent hors de doute que les unions de race en race 
restent fécondes, quelques différences morphologiques qu'il existe 
entre elles. Je me borne à citer un exemple emprunté à Darwin. 


92 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES 


Le gnato s’unit indifféremment dans les deux sens au bœuf 


ordinaire et le produit est fécond. 

Si diverses races d’une même espèce sont en contact habituel 
et abandonnées à elles-mêmes, elles se mêlent à tous les degrés. 
De là résultent des populations bâtardes, sans caractères précis, 
mais qui, étudiées méthodiquement, conduiraient par nuances 


insensibles aux divers types primitifs. C’est ainsi qu'ont pris 


naissance nos chiens de rue et nos chats de gouttières, restés 
parfaitement féconds en dépit des croisements cent fois répétés 
et dans tous les sens. 

Lorsque l’industrie humaine intervient, elle peut, avec des 
soins, régulariser le croisement entre deux races et obtenir ainsi 
une race métisse. Après quelques oscillations du côté des types 
paternel et maternel, celle-ci se consolide et s'assoit. Mais, quel- 
que constance qu ‘elle ait acquise dans son ensemble, il arrive 
presque toujours que quelques individus reproduisent à des 
degrés divers les caractères de l’un des types primitivement 
croisés. 

C'est ce phénomène que l’on a désigné sous le nom d'afa- 
visme. [1 se produit parfois au milieu des races appelées les 
plus pures et à la suite d’un seul croisement remontant à plu- 
sieurs générations. Darwin cite l'exemple d’un éleveur qui ayant 
croisé ses poules avec la race malaise, voulut ensuite les débar- 
rasser de ce sang étranger. Après quarante ans d'efforts il n’y 
était pas encore parvenu ; toujours le sang malaïis reparaissait 
chez quelques individus de son poulailler. 

Chez les animaux comme chez les végétaux, la fécondité 
universelle, facile, indéfinie, soit entre eux soit avec toutes les 
races de la même espèce, est un des caractères du métissage ; 
l’atavisme vient attester le lien physiologique qui unit tous les 
métis. 

IT. — L'hybridation va nous montrer un ensemble de phé- 
nomènes bien différents. 

Constatons d’abord avec M. Godron que dans l’hybride végé- 
tal l'équilibre physiologique est rompu au profit des appareils 
de la vie individuelle, aux dépens des appareils de la vie de l’es- 
pèce. La tige, les feuilles se développent habituellement d’une 
manière exagérée relativement aux fleurs. — L’hybride animal 
le plus commun, le mulet, présente un fait entièrement sem- 
blable. Il est plus fort, plus robuste, plus résistant que ses père 
et mère ; mais il est infécond. 

Cette infécondité n’est pourtant pas absolue chez tous les 
hybrides de première génération. Elle porte en général d’une 
manière toute spéciale sur les organes mâles. Kœlreuter, à qui 
il faut toujours remonter quand il s’agit des végétaux, avait 
déjà montré que, presque toujours, les antères ne renferment 
plus de véritable pollen, mais seulement des granulations irré- 
gulières. Les ovaires contiennent un peu moins rarement des 
ovules en bon état. Guidé par ces observations, Kœlreuter fé- 


HYBRIDATION — VARIATION DÉSORDONNÉE 93 


conda artificiellement des fleurs hybrides avec le pollen de l’es- 
pèce père, et obtint ainsi un végétal quarteron. En continuant 
ainsi il ramena promptement au type paternel les descendants 
du premier hybride, qui reprirent toutes leurs facultés généra- 
trices, mais perdirent en même temps toute trace du sang ma- 
ternel. Ces expériences ont été reprises et variées bien souvent ; 
le résultat a été constamment le même. 

Dans un petit nombre d’hybrides du premier sang, les élé- 

ments qui caractérisent les deux sexes demeurent aptes à la 
reproduction. Toutefois la fécondité est toujours énormément 
réduite. Sur ses hybrides de datura, M. Naudin ne recueillit que 
cinq ou six graines fertiles par plante. Toutes les autres avaient 
complétement avorté ou bien étaient dépourvues d'embryon. Les 
capsules elles-mêmes étaient de moitié plus petites que dans 
l’état normal. 
._ Si on marie entre eux deux de ces hybrides de premier sang, 
ils donnent des hybrides de seconde génération. Mais, dans la plu- 
part des cas, ceux-ci ou sont inféconds, ou présentent souvent du 
premier coup le phénomène du retour spontané tantôt à l’un des 
types parents, tantôt à tous les deux. M. Naudin croisa la pri 
mevère à grandes feuilles avec la primevère officinale ; 1 obtint 
un hybride intermédiaire entre les deux espèces, et qui porta 
sept grains fertiles. Celles-ci mises en terre donnèrent trois pri- 
mevères de l'espèce du père, trois primevères de l'espèce ma- 
ternelle et une seule plante hybride mais parfaitement infé- 
conde. 

Dans quelques cas plus rares encore la fécondité persiste pen- 
dant plusieurs générations. Mais alors se manifeste un phéno- 
mène curieux appelé par M. Naudin, qui l’a découvert, la varia- 
tion désordonnée. La linaire commune et la linatre à fleurs pour- 
pres avaient donné à cet éminent expérimentateur un hybride 
dont il put suivre les descendants pendant sept générations. A 
chacune d'elles, plusieurs individus reprenaient les caractères 
soit du père soit de la mère. Le reste ne ressemblait ni aux 
types primitifs, ni à l’hybride issu de leur croisement, ni aux 
plantes dont ils étaient les fils immédiats et ne se ressemblaient 
pas davantage entre eux. 

Ainsi dans les cas même où il respecte jusqu’à un certain 
point la fécondité, le croisement ne donne pas naissance à une 
race : il ne produit que des variétés incapables de transmettre 
leurs caractères individuels. Pour qu'il s’établisse une suite de 
générations présentant une certaine uniformité, il faut que 
l’hybride perde ses caractères mixtes et reprenne la livrée nor- 
male des espèces, comme le dit M. Naudin; en d’autres termes, 
il doit revenir à l’un des types parents. 

IV. — Tous les faits que nous venons de rencontrer dans les 
végétaux se retrouvent chez les animaux. Faisons remarquer 
d'abord que les deux seules espèces dont le croisement se 
montre à peu près régulièrement fécond, le cheval et l'âne, 


54 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES 


n'engendrent qu'un hybride à fécondité presque absolument 
nulle. Ici l'expérience date de loin. Il y a plus de deux mille ans 
qu'Hérodote regardait la fécondité des mulets comme un pro- 
dige, et près de dix-huit cents ans que Pline exprimait la même 
opinion. j 

On n'en lit pas moins dans quelques ouvrages que « la fécon- 
dité des mulets est aujourd'hui démontrée ; qu’elle se produit 
souvent dans les pays chauds, en Algérie en particulier. » Pour 
réduire à leur juste valeur ces assertions au moins singulières, 
il suffit de se rappeler l'effet que produisit en 1838, sur toutes les 
populations musulmanes de notre province africaine, l'annonce 
qu’une mule avait conçu près de Biskra. L'épouvante fut géné- 
rale, nous dit Gratiolet. Les Arabes crurent à la fin du monde et 
pour conjurer la colère céleste se livrèrent à de longs jeûnes. 
Heureusement la mule avorta. Mais longtemps après les Arabes 
ne parlaient encore qu'avec terreur de cet événement. 

S1 ce fait se répétait en Algérie, ne füt-ce que de temps à 
autre, il n'aurait pas produit une impression pareille chez un 
peuple aussi curieux de tout ce qui touche au cheval. Cette im- 
pression même atteste que les choses sont de nos jours ce 
qu’elles étaient du temps d’Hérodote. 

Les exemples de fécondité chez les hybrides de l’âne et du 
cheval n'ont jamais été signalés que chez la mule. On n’en con- 
naît pas un seul exemple chez le mulet mâle. Chez les oiseaux 
où l'infécondité de certains hybrides est moins absolue on 
retrouve quelque chose d’analogue. Tout est donc chez ces ver- 
tébrés comme dans les plantes; et chez eux aussi cette inéga- 
lité entre les deux sexes s'explique par l’examen anatomique et 
microscopique. Les organes mâles sont d'ordinaire peu déve- 
loppés et le liquide fécondateur est atteint jusque dans ses élé- 
ments essentiels. Les organes, les éléments femelles, quoique 
modifiés, sont relativement épargnés. 

Comme chez les végétaux, quelques hybrides échappent à la 
loi générale chez les animaux. Chez les oiseaux en particulier, 
on a obtenu un certain nombre — toujours d’ailleurs extrè- 
mement restreint — d’hybrides plus ou moins féconds. Mais 
chez les mâles la faculté de se reproduire est constamment 
affaiblie et disparaît habituellement avant l’âge ordinaire ; chez 
les femelles les pontes sont plus rares, les œufs moins nombreux 
et très-souvent clairs. — C'est exactement l’histoire des graines 
de datura que M. Naudin à vu avorter ou manquer d’embryon. 

IL faut d’ailleurs rayer du nombre des hybrides féconds un 
certain nombre d'exemples cités par quelques auteurs et que les 
faits mieux connus ou plus sainement appréciés montrent ne re- 
poser que sur des erreurs. Ainsi Hellenius a cru croiser le bélier de 
Finlande avec une chevrette de Sardaigne ; il avait confondu le 
mouflon alors mal connu avec le chevreuil. Il obtint ainsi des 
métis qui, croisés pendant deux générations avec le père, revin- 
rent au type de celui-ci. — IL est évident qu'il n'y a là que le 


FÉCONDITÉ DES HYBRIDES 55 


pendant des expériences de Kælreuter, ramenant également les 
hybrides à l’espèce paternelle par des croisements dirigés dans le 
même sens. 

On a pourtant chez les oiseaux et chez les mammifères eux- 
mêmes quelques exemples d’hybrides se reproduisant 2nter se 
pendant quelques générations, quatre ou cinq au plus. C'est à 
cet ordre de faits que se rattache en particulier la célèbre expé- 
rience de Buffon sur le croisement du chien et du loup. Elle fut 
malheureusement interrompue par la mort de notre grand natu- 
raliste à la quatrième génération. — Il n’y à là rien, on le voit, 
qui ne s'accorde pleinement avec ce que nous avons vu chez 
les végétaux hybrides, qui bien que dépassant ce chiffre n’ont 
pas donné de races hybrides. 

La fécondité et le nombre des générations qui se succèdent 
s’accroissent lorsque l’on donne au sang de l’une des espèces croi- 
sées la supériorité sur l’autre. Ce fait a été reconnu chez les vé- 
gétaux ; 1l se retrouve chez les mammifères. En croisant et re- 
croisant dans un ordre déterminé le bouc et la brebis, on obtient 


des hybrides appelés chabins qui possèdent , du sang du père 


et 8 du sang de la mère. Ces animaux produisent une toison 


recherchée dans l’Amérique du sud et sont l’objet d’une véritable 
industrie. Ils se maintiennent pendant quelques générations. 
Mais un moment vient où il faut recommencer tous les croise- 
ments qui leur donnent naissance, parce qu'ils retournent aux 
types des parents, « comme les végétaux », me disait M. Gay. 


Cette proportion des sangs — : + à — paraît être très- 


favorable au maintien des races hybrides, car c’est elle qui ca- 
ractérise les fameux /éporides, issus du lièvre et du lapin. Ges 
hybrides dont on a tant parlé se maintiennent-ils sans présenter 
le phénomène de retour? M. Roux l’a évidemment cru et 
M. Gayot l’affirme encore. Mais les témoignages de ceux qui ont 
constaté et combattu leurs dires, ne laisse guère place au doute. 
Isidore Geoffroy, qui avait d’abord cru à leur fixité et en avait 
parlé comme d’une conquête, n’a pas hésité plus tard à admettre 
le retour ; le fait a été constaté au Jardin d’acclimatation et 
M. Roux lui-même, au dire de M. Faivre, semble être revenu sur 
ses premières affirmations. Les observations et les expériences 
faites à la Société d'agriculture de Paris démontrent clairement 
que les léporides, envoyés ou présentés par les éleveurs eux- 
mêmes, étaient entièrement revenus au type lapin. Enfin M. San- 
son, discutant la question anatomique, est arrivé aux mêmes con- 
clusions. Au reste quiconque tiendra compte des observations 
faites par M. Naudin sur ses hybrides de Linaires reconnaîtra faci- 
lement que le retour et la variation désordonnée se sont montrés 
chez les léporides de l’abbé Cagliari, le premier qui ait obtenu 
un croisement fécond entre le lièvre et le lapin. 


56 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES 


Ces phénomènes ont également apparu d’une manière bien 
marquée à la suite du croisement du vers à soie de l’ailante 
(Bombyx cynthia) et du vers à soie du ricin (Bombyx arrindia), 
obtenus par M. Guérin Méneville. Les hybrides de première géné- 
ration furent presque exactement intermédiaires entre les deux 
espèces et semblables entre eux. Dès la seconde génération, cette 
uniformité disparut; à la troisième les dissemblances s'étaient 
accrues et une partie des animaux avaient repris tous les carac- 
tères soit de l’espèce paternelle, soit de l'espèce maternelle. A la 
septième génération, cette éducation curieuse fut détruite par 
les ichneumons. Mais, me disait son intelligent éleveur, M. Valée, 
à peu près tous les vers étaient revenus au type de l’arrindia. 
— Ici la similitude avec ce qui s'était passé chez les Linaires de 
M. Naudin est complète. 2107 

V. — Le phénomène du retour ramenant les descendants 
d’un hybride au type paternel ou maternel, la variation désor- 
donnée ont donné lieu à quelques interprétations qu'il est utile 
de rectifier et soulèvent des questions importantes. 

On a voulu assimiler la dernière aux oscillations que les métis 
présentent pendant quelques générations. Mais la pratique jour- 
nalière suffirait pour réfuter cette opinion. Chaque jour des éle- 
veurs croisent des races dans un but quelconque. Agiraient-ils ainsi 
si ce croisement avait pour résultat de produire un désordre com- 
parable, même de bien loin, à celui qu'ont montré les linaires de 
M. Naudin, les vers à soie de Guérin Méneville ? Non ; ils s’atten- 
dent à quelques irrégularités plus ou moins accentuées pendant 
les premières générations; mais ils savent que bientôt la race 
métisse s'assora, tandis que le désordre ne ferait que croitre si 
le croisement avait eu lieu entre espèces 

On a voulu encore regarder comme identiques les faits d'ata- 
visme et ceux de retour. Il y a entre eux une différence fonda- 
mentale. Le métis qui par atavisme reprend les caractères d’un 
de ses ancêtres paternels, par exemple, n’en conserve pas moins 
sa nature mixte. La preuve, c’est qu'il peut avoir des fils ou des 
petits-fils reproduisant au contraire les traits essentiels de ses 
propres ancêtres maternels. Darwin rapporte bien des exem- 
_ples de faits de cette nature empruntés à l'histoire agricole de 
son pays. Mais un des meilleurs à citer est celui que nous fournit 
la généalogie d’une famille de chiens observés par Girou de 
Buzareingues. Ges chiens étaient des métis de braque et d’épa- 
gneul. Or un mâle, braque par tous ses caractères, uni à une 
femelle de race braque pure, engendra des épagneuls. On voit 
que ce dernier sang n'avait nullement été annihilé et que le 
retour au type braque n'était qu'apparent. 

Il en est autrement dans les cas de retour se manifestant chez 
les hybrides. Ici l’un des deux sangs est irrévocablement expulsé. 
C'est là ce que permet d'affirmer, pour les mammifères, une ex- 
périence remontant jusqu’à l'époque romaine, ou tout au moins 
jusqu'au xvrre siècle. Les titires.et les musmons de ces temps-là 


HYBRIDATION — PHÉNOMÈNE DE RETOUR 57 


n’ont jamais eu de descendant atavique. Jamais on n'a vu naître 
un chevreau de l’union d’un bélier et d’une brebis, jamais un 
agneau n’a été fils d'un bouc et d’une chèvre. Il en est de même 
chez les végétaux, d’après le témoignage formel qu'a bien voulu 
me donner M. Naudin. 

: Bien loin d’être assimilables, les phénomènes d’atavisme et de 
retour sont absolument différents et caractérisent l’un le croise- 
ment entre races, l’autre le croisement entre espèces. Le pre- 
mier annonce la persistance des liens physiologiques entre tous 
les représentants plus ou moins modifiés d'une même espèce ; le 
second atteste la rupture complète des mêmes liens entre les des- 
cendants de deux espèces accidentellement rapprochées par 
l'hybridateur. 

VI. — Dans aucun des cas précédents, l’'hybridation à n’importe 
quel degré n’a donné naissance à une série d'individus descen- 
dant les uns des autres et conservant les mêmes caractères. On 
connaît pourtant une exception à ce fait général. Elle est unique 
et s’est produite dans le règne végétal à la suite du croise- 
ment du blé avec l’Æqulops ovata. 

L'hybride de premier sang de ces deux espèces se produit 
parfois naturellement et avait été regardé par Requien comme 
une espèce. Fabre, qui le rencontra également dans Les champs, 
y vit un commencement de transformation de l’ægilops en blé. 
Plus tard un hybride quarteron, accidentellement obtenu et 
cultivé pendant quelques années, lui donna des descendants 
semblables au 4lé touselle du Midi. C'était le résultat du retour ; 
mais Fabre, qui avait méconnu l’hybridation, crut à une trans- 
formation et se flatta d’avoir découvert le blé sauvage dans l’ægi- 
lops. 

M. Godron comprit au contraire la nature du phénomène et 
la démontra expérimentalement. Il croisa l’ægilops et le blé et 
obtint la première plante de Requien, l'ægélops triticoides de 
Fabre. Il croisa de nouveau cet hybride avec le froment et re- 
produisit le prétendu blé artificiel du botaniste montpellerin. Il 
lui donna le nom d’ægélops speltæformus. 
ce 
» à de sang 


de froment et i de sang d’ægilops que M. Godron cultive à 


C'est cette dernière forme ayant, comme on voit 


Nancy depuis 1857. L'habile naturaliste qui l’a produite croit 
ne pas avoir eu chez lui de cas de retour comme il s’en était 
montré à Montpellier et chez Fabre. Mais il déclare en 
même temps que des soins minutieux et spéciaux peuvent seuls 
conserver cette plante artificielle. Le terrain doit être préparé 
avec le plus grand soin et chaque grain disposé à la main dans 
la position voulue. Mises en terre sans soin ou jetées sur la 
couche, ces graines ne germent jamais. M. Godron estime que 
l'ægilops speltæformis disparaîtrait totalement, peut-être en une 
seule année, si on l’abandonnait à lui-même. 


58 CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES 


VII. — En résumé l'infécondité comme cas général et dans 
les exceptions une fécondité très-restreinte ; des séries brusque- 
ment coupées soit par l'infécondité, soit par la variation désor- 
donnée, soit par le retour sans atavisme, tels sont les caractères 
de l’hy bridation. 

Seul l’ægilops triticoïdes semble venir à l° encontre de tous les 
autres faits connus. Cette exception est sans doute bien remar- 
quable. Elle n’enlève pourtant rien à ce que nos conclusions ont 
de général. Produit de l’industrie humaine, cette plante hybride 
ne dure que grâce à la même industrie et ne saurait à aucun 
point de vue être assimilée à ces suites d'individus métis qui naïs- 
sent et se propagent à chaque instant sans nous et malgré nous, 
au milieu de nos races animales ou végétales. 

« Mais, disent les écrivains qui nient la réalité de la distinc- 
tion entre l'espèce et la race, ce que l’homme a fait la nature a 
bien pu le faire, car elle dispose de l’espace et du temps et par 
conséquent est plus puissante que l’homme. » Cette argumenta- 
tion repose sur une confusion d'idées et un singulier oubli de faits 
bien vulgaires pourtant. 

Oui certes, la nature est plus puissante que l’homme dans cer- 
tains cas et pour certaines œuvres ; mais l’homme a aussi son 
domaine où il est de beaucoup supérieur à la nature. Les forces 
naturelles agissent en vertu de lois aveugles et nécessaires dont la 
résultante est constante. Or l’homme a conquis la connaissance 
de ces lois; il s’en est servi pour combattre et maîtriser les forces 
naturelles les unes par les autres; il sait aujourd'hui exagérer les 
unes, affaiblir les autres ; il change ainsi leurs résultantes et par 
cela même il obtient des produits que la nature ne saurait réa- 
liser. Donnez à cette dernière tout le temps, tout l’espace que 
vous voudrez, tant qu'il y aura sur notre globe de l’eau et de 
l'air, elle ne pourra ni produire ni conserver le potassium, le so- 
dium à l’état métallique ; malgré les forces physico-chimiques, 
ou plutôt en les dirigeant, l’homme a obtenu et conserve ces deux 
métaux, comme il a obtenu et conserve l’ægilops triticoïdes que 
l’'inflexibilité des forces naturelles détruit, dès qu'on le livre à 
leur action. 


VIII. — L'infécondité, ou si l’on veut la fécondité restreinte et 
très-rapidement bornée entre espèces, l'impossibilité pour les 
forces naturelles livrées à elles-mêmes de produire des séries 
d'êtres intermédiaires entre deux types spécifiques donnés, est 
un de ces faits généraux que nous appelons une loz. Ce fait a 
dans le monde organique une valeur égale à celle qu'on attribue 
avec raison à l'attraction dans le monde sidéral. C’est grâce à 
cette dernière que les corps célestes gardent leurs distances res- 
pectives et suivent leurs orbites dans l’ordre admirable qu'a 
révélé l’astronomie. La lot d'infécondité des espèces produit le 
même résultat et maintient entre les espèces, entre les groupes 
divers, chez les animaux et les plantes, tous ces rapports qui, 


RÉALITÉ DE L'ESPÈCE 59 


aux âges paléontologiques aussi bien qu'à notre époque, font un 
si merveilleux ensemble de l’£mpire organique. 

Supprimez par la pensée dans le ciel les lois qui régissent 
l'attraction et voyez aussitôt quel chaos ! Supprimez sur la terre 
les lois du croisement et voyez quelle confusion ! Je ne sais 
guère où elle s’arrêterait. Après quelques générations, les grou- 
pes que nous appelons genres, familles, ordres et classes au- 
raient à coup sûr disparu ; les embranchements ne sauraient 
tarder à être atteints. Il ne faudrait certainement pas un grand 
nombre de siècles pour que le règne animal, le règne végétal 
présentassent le plus complet désordre. — Or l’ordre existe 
dans l’un et dans l’autre depuis l’époque où les premiers êtres 
organisés sont venus peupler les solitudes de notre globe; il n’a 
pu s'établir et durer que grâce à l'impossibilité où sont les es- 
pèces de se fusionner les unes dans les autres, par des croise- 
ments indifféremment et indéfiniment féconds. | 

IX. — Sous l'empire de préoccupations très-diverses et sur- 
tout en exagérant les doctrines transformistes que j'examinerai 
plus loin, un certain nombre d'écrivains, bien souvent étran- 
gers aux sciences naturelles, ont nié la réalité de l'espèce ; ils ont 
affirmé qu'il n’y avait pas de barrières sérieuses entre Les groupes 
désignés par ce mot et l’ont assimilée d’une manière plus ou 
moins formelle aux groupes toujours un peu arbitraires appelés 
genres, tribus, familles, ordres... Quoique bien succinctement 
résumés , les faits qui précèdent pourraient suffire pour leur. 
répondre. Il est pourtant nécessaire de mentionner les princi- 
pales objections qu'on leur oppose et d'indiquer comment on 
peut réfuter celles-ci. 

lo Il est inutile de s'arrêter aux plaisanteries bonnes ou mau- 
vaises, aux railleries, aux sarcasmes trop souvent adressés par 
certains écrivains à quiconque admet la réalité de l'espèce. Evi- 
demment ceux qui emploient de pareilles armes ne s'adressent 
pas aux hommes de science et font surtout appel aux passions. 
On n'en doit regretter que plus vivement de voir des hommes 
d'un incontestable mérite recourir à de semblables moyens. 

2° En ce moment, plus que jamais peut-être, un des reproches 
que l'on adresse à la croyance à l'espèce est d’être orthodoxe. 
Je ne comprendrai jamais quant à moi ce mélange des discus- 
sions scientifiques et de polémique dogmatique ou antidogma- 
tique. 

8° Je n'ai pas davantage à discuter avec les hommes qui, reje- 
tant de leur autorité privée tout un siècle de travaux accomplis 
par les plus grands naturalistes, par une multitude d'hommes 
éminents en botanique et en zoologie, déclarent qu'il est inutile 
de rechercher ce que sont l'espèce et la race et se moquent de 
Ceux qui prennent cette peine. À plus forte raison dois-je en 
dire autant de ceux qui regardent l’espèce et la race comme des 
groupes plus ou moins arbitraires, comparables au genre, à la 
famille, à l’ordre. Contentons-nous de remarquer qu’eux-mêmes 


GO CROISEMENT DES RACES ET DES ESPÈCES 


emploient à chaque instant les mots d'espèce et de race, et ne 
soyons pas surpris s'il leur arrive souvent de prendre une chose 
pour l’autre. 

X Après ce que nous avons vu, il est inutile d'entrer en dis- 
cussion avec les naturalistes qui ne basent la distinction des 
espèces que sur les caractères extérieurs. Eux aussi oublient 
toutes les expériences faites depuis Buffon jusqu'aux deux 
Geoffroy, depuis Kælreuter jusqu'à M. Naudin; ils oublient les 
milliers d'observations recueillies dans nos vergers, nos jardins, 
nos étables. Evidemment ne pas sortir des considérations mor- 
phologiques, négliger les données de la physiologie et les ensei- 
gnements de la filiation, c’est reculer au delà de Ray et de Tour- 
nefort, et toute discussion devient impossible. UE 
. 5° Quelques-uns de nos contradicteurs nous accordent que les 
choses sont bien aujourd’hui comme nous le pensons. « Mais, 
disent-ils, il est possible qu'il en ait été autrefois autrement. » 
— Que répondre à qui fonde son argumentation sur des possthr- 
létés ? Est-ce donc avec des possibilités que s’est faite la science 
moderne ? 

6° On a souvent reproché aux naturalistes la multiplicité des 
définitions de l’espèce. De la variété des termes employés par 
eux pour traduire les idées on a tiré la éonséquence qu'ils 
n'étaient pas d'accord sur les idées elles-mêmes. — C'est une 
erreur dont il est facile de se convaincre en relisant avec soin 
ces définitions. On reconnaîtra que chacun de leurs auteurs a 
seulement cherché à rendre d’une manière plus précise et plus 
claire la double notion résultant des faits de ressemblance et 
de filiation. En réalité les divergences ne commencent que là où 
s'arrêtent l'expérience et l'observation. C’est ce qui a fait dire à 
Isidore Geoffroy, quelque intéressé qu'il fût dans les discussions 
de cette nature : « Telle est l’espèce et telle est la race, non-seu- 
lement pour une des écoles entre lesquelles se partagent les natu- 
ralistes, mais pour toutes. » 

7° On prétend que la distinction de l'espèce et de la. race 
repose sur un cercle vicieux. Les naturalistes auraient décidé à 
priori qu’on nommerait espèces tous les groupes incapables de 
se croiser et races tous ceux entre lesquels le croisement serait 
possible. Invoquer la différence des phénomènes que présentent 
l’hybridation et le métissage est donc résoudre la question par 
la question. — Il y à là une erreur historique. Les naturalistes 
avaient rencontré l'espèce, la race, la variété avant de leur 
donner des noms. Ge sont l'expérience et l'observation qui leur 
ont appris à les distinguer. La connaissance des choses avait pré- 
cédé la terminologie. 

8° On ajoute que les discussions qui s'élèvent à chaque instant 
entre les naturalistes pour savoir si une espèce doit être con- 
servée ou regardée comme une race, pour décider du genre, de 
la famille, de l’ordre et parfois de la classe où on doit la placer, 
témoignent du peu de certitude des idées générales. — Ceux qui 


RÉALITÉ DE L’ESPÈCE 61 


parlent ainsi oublient le nombre immense des espèces acceptées 
et classées sans discussion. Ils ne veulent voir que les quelques 
cas où se manifestent des divergences d'opinion. Mais si des faits 
de ce genre prouvaient quoi que ce soit contre une science et ses 
données fondamentales, les théorèmes mathématiques eux- 
mêmes devraient être regardés comme n'offrant que bien peu 
de certitude, car on discute entre mathématiciens. 

9° J'ai répondu d’avance aux arguments tirés de la fécondité 
de certains hybrides en montrant à quoi elle se réduit. Les écri- 
vains qui ont insisté sur ce point ont habituellement oublié ce 
que nous enseignent la variation désordonnée et le retour sans 
atavisme. J'ai le regret d’avoir à placer parmi eux Darwin qui, 
dans ses derniers écrits, s'est montré bien moins réservé que 
dans ses premières publications. Dans ia dernière édition de son 
livre, il cite ce que j'ai dit du croisement du bombyx de l’ai- 
lante et du ricin ; il parle du nombre des générations obtenues ; 
mais il oublie de dire que la variation désordonnée s'était mon- 
trée dès la seconde génération et que le retour à l’un des types 
parents était à peu près complet à la fin de l’expérience. 

X. — L'espèce est donc une réalité. 

Eh bien, prenons un de ces ensembles d’irdividus plus ou 
moins semblables, mais toujours capables de contracter entre 
eux des unions fécondes ; avec M. Chevreul remontons par la 
pensée jusqu à son origine. Nous le verrons se décomposer en 
familles dont chacune provient médiatement ou immédiatement 
d’un père et d’une mère; à chaque génération nous verrons 
décroître le nombre de ces familles ; et, remontant toujours plus 
haut, nous arriverons à trouver pour terme initial une paire pri- 
mitive unique. 

En a-t-il été réellement ainsi ? N'y a-t-il eu en effet au début 
pour chaque espèce qu’une seule et unique paire ? Ou bien plu- 
sieurs paires, entièrement semblables morphologiquement et 
physiologiquement, ont-elles apparu simultanément ou successi- 
vement? — Ce sont là des questions de fait que la science ne 
peut ni ne doit aborder, car ni l’expérience ni l'observation ne 
lui apportent la moindre donnée pour les résoudre. 

Mais ce que la science peut affirmer, c’est que les choses sont 
comme st chaque espèce avait eu pour point de départ une paire 
primitive unique. | 


CHAPITRE IX 


CROISEMENT ENTRE GROUPES HUMAINS ; UNITÉ DE L'ESPÈCE 
HUMAINE. 


I. — Nous savons ce que sont l'espèce et la race ; les phéno- 
mènes du métissage et de l’hybridation nous donnent un moyen 
expérimental de les distinguer. Maintenant nous pouvons ré- 
pondre à la question qui a nécessité cette étude : existe-t-il une 
ou plusieurs espèces d'hommes ? Les groupes humains sont-ils 
des races ou des espèces ? 

A moins de prétendre que l’homme seul entre tous les êtres 
organisés échappe aux lois qui partout ailleurs commandent et 
régularisent les phénomènes de la reproduction, par conséquent 
à moins de faire de lui une exception unique précisément dans 
l’ordre des faits qui rapprochent le plus intimement tous les 
autres êtres, il faut bien admettre que lui aussi obéit aux lois du 
croisement. 

Donc, si les groupes humains représentent un nombre plus ou 
moins considérable d'espèces, nous devrons constater dans le 
croisement de ces espèces les phénomènes caractéristiques de 
l'hybridation. Si ces groupes ne sont que les races d'une même 
espèce, nous devrons retrouver dans leur croisement les phé- 
nomènes du métissage. 

II. — Eh bien, est-il nécessaire de rappeler ce que nous ont 
appris près de quatre siècles d'expérience et d'observation ? On 
peut le résumer en bien peu de mots. 

Depuis que Colomb a ouvert l’ère des grandes découvertes 
géographiques, le Blanc, ce terme supérieur extrême de l’'huma- 
nité, a pénétré à peu près sur tous les points du globe. Partout 
il a rencontré des groupes humains qui différaient considéra- 
blement de lui par leurs caractères de toute sorte; partout il a 
mêlé son sang au leur ; partout sur son passage on a vu naître 
des races métisses. 


Il y a plus. Grâce à une institution détestable, mäis dont les 


UNITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE 63 


résultats sont heureux pour l’anthropologie, l'expérience s’est 
complétée. Le Blanc a asservi le Nègre, il l’a transporté presque 
partout avec lui; et, là où les races locales ont consenti à s'unir 
à la race esclave, elles ont engendré partout des métis de ce 
terme inférieur. En Amérique le zambo est né à côté du mulätre 
et du mamaluco. 

Ce croisement a commencé il y a moins de quatre siècles, et 
déjà M. d'Omalius estimait, il y a quelques années, que les 


métis comptent pour à au moins, dans la population totale du 


globe, et l’illustre vieillard avait soin de dire qu'il ne s’agit ici 
que des métis de races extrèmes. 

Dans l'Amérique méridionale, où les Blancs, les Noirs et les 
indigènes sont en contact depuis longtemps et se sont plus rap- 
prochés, il est des Etats entiers où les métis sont en majorité, 
et où ilest surtout difficile de trouver un indigène de race pure. 
Al fallu user de subterfuges et de précaution pour amener 

ces unions et assurer la fécondité des produits ? Bien au con- 
traire. La tyrannie des Blancs, les méfaits de l'esclavage, prou- 
vent au delà de toute exigence, que la fécondité ne dépend ici 
nullement des circonstances, mais uniquement des liens physio- 
logiques existant entre tous les hommes depuis le dernier des 
Nègres jusqu’au premier des Blancs. 

Est-ce avec cette facilité, cette süreté, que l’on obtient les 
chabins et les léporides ? 

S'il fallait une preuve de plus pour attester la facilité avec 
laquelle les groupes humains se mêlent et se confondent, je la 
trouverais dans un de ces témoignages dont on ne saurait con- 
tester la valeur, parce qu'ils attestent le résultat d’une expé- 
rience journalière. En 1861, la législature californienne a déclaré 
déchu de ses droits et soumis à toutes les incapacités constitu- 
tionnelles imposées aux hommes de couleur, tout individu blanc 
convaineu d'avoir logé, cohabité ou vécu maritalement avec un 
individu nègre, mulâtre, chinois ou indien. La presse locale a 
proclamé bien haut, que cette mesure avait pour but de pré- 
venir la fusion, l’amalgamation des races. 

La législature californienne s’est conduite ici, comme le pro- 
priétaire d’un troupeau de race pure qu'il veut soustraire à tout 
mélange. Elle se montre même plus sévère, puisqu'elle rejette 
hors de la société légale, non-seulement les produits du croi- 
sement, mais encore le père et la mère de race blanche, qui 
ont failli. 

Est-ce d'espèce à espèce, que nos éleveurs d'animaux sont 
obligés de prendre de semblables précautions ? n'est-ce pas 
uniquement de race à race? 

Loin d’être stériles, les unions entre les groupes humains les 
plus distincts en apparence, sont parfois plus fécondes qu'entre 
individus pris dans le même groupe. « Les Hottentotes, nous dit 
Le Vaillant, obtiennent de leurs maris, trois ou quatre enfants. 


64 CROISEMENT ENTRE GROUPES HUMAINS 


Avec les Nègres, elles triplent ce nombre et plus encore avec les 
Blancs. » Pendant quatre années passées au Brésil, au Chili et 
au Pérou, M. Hombron a étudié ce phénomène, dans un grand 
nombre de familles. « Je puis affirmer, dit-1l, que les unions des 
Blancs avec les Américaines, m'ont présenté la moyenne de 
naissances la plus élevée. Venaient ensuite le Nègre et la Né- 
gresse, puis le Nègre et l’Américaine. » Les unions entre Améri- 
cains et Américaines venaient au dernier rang. 

Ainsi, le maximum de fécondité se présente ici dans un cas 
qui constituerait une hybridation pour les polygénistes ; : le mi- 
nimum se montre entre individus du même groupe, et c’est avec 
la femme empruntée à ce dernier que, grâce au croisement, le 
maximum est obtenu. 

Ces faits sont significatifs. Dans aucun croisement “entre 
espèces, on ne voit la fécondité s’accroître. Elle diminue, au 
contraire, à peu près constamment et souvent, avones-nous vu, 
dans une énorme proportion. Le croisement entre races nous a 
seul montré des faits analogues à ceux que signalent Hombron 
et Le Vaillant. 

IT. — Ainsi, en tout et partout, le croisement entre groupes 
humains montre les phénomènes du métissage, et jamais ceux 
de l’hybridation. 

Donc, ces groupes humains, quelque différents qu'ils puissent 
être ou nous paraitre, ne sont que /es races d'une seule et même 
espèce, et non des espèces distinctes. 

Donc il n'existe qu'une seule espèce humaine, en prenant ce 
mot espèce dans l’acception que nous lui avons reconnue en par- 
lant des animaux et des végétaux. 

IV. — Pour se refuser à cette conclusion, il faut ou nier tous 
les faits dont elle est la conséquence obligée, ou bien repousser 
la méthode suivie dans l'examen et l’appréciation de ces faits. 

Mais ces faits sont empruntés uniquement, ou à des expé- 
riences scientifiques exécutées en dehors de toute discussion, de 
toute controverse, par les hommes les plus autorisés ; ou tirés de 
ces grandes expériences journalières qui constituent la pratique 
de l’agriculture, de l’horticulture, de l'élevage. Les nier est donc 
bien difficile. 

Quant à la méthode, on a vu qu’elle repose en entier sur 
l'identité des lois générales régissant tous les êtres organisés et 
vivants. — Peu de vrais savants, à coup sûr, refuseront d'admet- 
tre ce point de départ. 

Eh bien, que les hommes de bonne foi, sans parti pris, sans 
préjugés, veuillent bien me suivre dans cette voie et étudier par 
eux-mêmes l’ensemble de faits dont j'ai à peine indiqué quel- 
ques-uns ; et, j'en ai la ferme conviction, ils concluront avec les 
grands hommes dont ; je ne suis que le disciple, avec les Linné, 
les Buffon, les Lamarck, les Cuvier, les Geoffroy, les Humboldt, 
les Muller, que tous les hommes sont de même espèce, qu'il n'existe 
qu'une seule espèce d'hommes. 


LIVRE Il 


ORIGINE DE L’ESPÈÉCE HUMAINE 


CHAPITRE X 


ORIGINE DES ESPÈCES; HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES; DARWINISME. 


I. — L'unité de l’espèce humaine soulève des questions géné- 
_rales et entraîne des conséquences qu'il nous faut maintenant 
examiner. 

La première question qui se présente à l'esprit est évidemment 
celle de l’origine. Sans sortir du domaine exclusivement scienti- 
fique, c’est-à-dire en s’en tenant à ce qu'enseignent l’expérience 
et l'observation, est-il possible d'expliquer l'apparition sur notre 
globe, de l'être qui forme un règne à lui seul? Je n'hésite pas à 
répondre non. 

Reconnaissons d’abord qu'on ne saurait isoler la question de 
l’origine de l'homme. Quelles que soient la cause ou les causes 
qui ont présidé à la naissance et au développement de l'empire 
organique, c’est à elles que remonte l’origine de tous les êtres 
organisés et vivants. La similitude de tous les phénomènes essen- 
tiels qu'ils présentent, l'identité des lois générales qui les régis- 
sent, ne permettent pas de supposer qu'il puisse en être autre- 
ment. Le problème des origines humaines devient donc celui de 
toutes les espèces animales et végétales. 

IL. — Ce problème a été abordé bien souvent et de bien des 
manières. Mais, nous ne devons tenir compte ici que des tenta- 
tives faites au nom de la science. Gellés-ci même n'ont d'intérêt 
Pour nous qu'à partir du moment où on a pu au moins poser 
nettement la question, chose impossible quand on ne s'était pas 
encore rendu compte de ce qu'est l'espèce organique. Dans un 
exposé historique des efforts tentés pour arriver à une solution, 
il est donc inutile de remonter au delà de Ray et de Tournefort. 


DE QUATREFAGES. ü 


66 ORIGINE DES ESPÈCES 


Ce n’est même que de 1748 et de la publication faite par de 
Maillet, que date le premier essai méritant d'arrêter un instant 
l'attention. 

Je n’ai pas à recommencer, ici, l'exposé que j'ai fait ailleurs 
des diverses théories proposées par cet ingénieux écrivain, par 
Buffon, Lamarck, Et. Geoffroy St-Hilaire, Bory de St-Vincent, 
et MM. Naudin, Gaudry, Wallace, Owen, Gubler, Külliker, 
Haeckel, Filippi, Vogt, Huxley, Mme Royer. Elies ont toutes 
cela de commun, qu’elles rattachent l’origine des espèces les 
plus élévées à des transformations subies par des espèces infé- 
rieures. Mais là s'arrête la ressemblance, et ces conceptions dif- 
fèrent souvent du tout au tout sur tous les autres points. En 
somme, on peut les partager en deux groupes principaux, selon 
que leurs auteurs préconisent la fransformation brusque ou la 
transformation lente. Les premiers admettent l'apparition subite 
d’un type nouveau engendré par un être tout différent; pour 
eux, le premier oiseau est sorti de l’œuf pondu par un reptile. 
Les seconds déclarent que les modifications sont toujours gra- 
duées, et que d’une espèce à l’autre il a existé de nombreux 
intermédiaires, reliant les deux points extrêmes; pour eux, les 
types ne se sont multipliés que lentement et par la différencia- 
lion progressive des êtres. 

En réalité, la première de ces deux conceptions n’a jamais 
été formulée de manière à présenter un véritable corps de doc- 
trine ; elle n’a jamais fait école. Les savants qui s’en sont fait Les 
promoteurs, se bornent le plus souvent à indiquer d’une ma- 
nière générale, la possibilité du phénomène, en l’attribuant à 
quelque accident. Tout au plus, invoquent-ils à l'appui de cette 
possibilité, quelques analogies empruntées à l’histoire du déve- 
toppement individuel ordinaire, à celle de la génération alter- 
nante, ou de l’hyper- métamorphose; ils ne justifient leurs asser- 
tions par aucun fait précis. 

Sauf, peut-être, l'hypothèse de M. Naudin dont il sera ques- 
tion plus tard, toutes les théories partant de la transformation 
brusque, méritent un reproche plus grave encore, celui de 
laisser en dehors les grands faits généraux que présente l’'em- 
pire organique. [l ne suffit pas d'expliquer par une hypothèse 
quelconque, la multiplication et la succession des types prinei- 
paux ou secondaires. Il faut surtout rendre compte des rapports 
qui relient ces types, de l’ordre qui règne dans tout cet ensem- 
ble et qui s’est maintenu depuis les temps paléontologiques, à 
travers les révolutions du globe, en dépit _ changements de 
faunes et de flores. 

L'accident, sans règle, sans loi, invoqué comme cause immé- 
diate des transformations spécifiques, est évidemment incapable 
d'interpréter ce grand fait; il n’explique pas davantage Ia géné- 
ralité des types fondamentaux et les affinités directes ou laté- 
rales existant entre leurs dérivés. 

Il en est autrement des théories se rattachant à la transfor- 


HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 67 


mation lente. Celles-ci touchent à toutes ces grandes questions 
et en donnent une solution plus ou moins plausible. Elles par- 
tent d’un certain nombre de principes dont les conséquences 
se déroulent de manière à rendre plus ou moins compte de 
l’ensemble et d’un grand nombre de détails. Elles constituent, 
en un mot, de véritables doctrines, et l’on comprend sans peine 
“ qu’elles aient rallié un certain nombre de disciples. 

Malheureusement, ces théories ont toutes le même défaut 
radical. Elles concordent avec un certain nombre de grands 
faits, se rattachant essentiellement à la morphologie des êtres; 
.mais elles sont en contradiction flagrante avec les phénomènes 
fondamentaux de la physiologie générale, non moins généraux, 
non moins certains que les premiers. Cette contradiction ne se 
révèle pas d'emblée et au premier coup d'œil. Voilà pourquoi 
ces doctrines ont entraîné, non pas seulement des esprits vul- 
gaires, mais encore des hommes de la plus haute valeur dont 
le seul tort est de se laisser aller à ne considérer qu'un des 
côtés de la question. 

On sait que toutes ces théories sont venues se fondre dans la 
doctrine qui porte, avec raison, le nom de Darwin. Entre les 
mains de ce naturaliste éminent à tant de titres, l'hypothèse de 
la transformation lente a pris une force et une apparence de 
vérité qu’elle n’avait jamais eue. Sans doute,bien avant Darwin, 
Lamarck avait formulé sa /o2 d'hérédité et sa lot de développe- 
ment des organes, auxquelles le naturaliste anglais n’a rien 
ajouté ; M. Naudin avait assimilé la sélection naturelle à la 
sélection artificielle ; Etienne Geoffroy St-Hilaire avait posé le 
principe du balancement des organes ; Serres et Agassiz avaient 
vu dans les phénomènes embryogéniques, la représentation de 
la genèse des êtres. Mais en prenant pour point de départ, la 
lutte pour l'existence ; en expliquant ainsi la sélection; en préci- 
sant les résultats de l’hérédité; en remplaçant les lois préétablies 
de Lamarck, par les lois de divergence, de continuité, de carac- 
térisation permanente et d’hérédité à terme; en expliquant ainsi 
l'adaptation des êtres à toutes les conditions d'existence, la purs- 
sance expansive des uns, la localisation des autres, les modifica- 
tions successives de tous, sous l’empire des lors de compensation, 
d'économie et de corrélation de croissance ; en appliquant ces 
données au passé, au présent, à l’avenir de la création animée 
toute entière, le savant anglais a formulé un corps de doctrine 
complet, dont il est impossible de ne pas admirer l’ensemble 
et souvent les détails. 

Je comprends la fascination exercée par cette conception 
tour à tour profonde ou ingénieuse, appuyée sur un immense 
savoir, anoblie par une loyale bonne foi. J'aurais sans doute 
cédé comme tant d’autres, si je n'avais depuis longtemps com- 
pris que toutes les questions de cette nature relèvent avant tout 
de la physiologie. Or, une fois l’attention éveillée, il ne m'était 
pas difficile de reconnaître le point où l’éminent auteur quitte 


68 ORIGINE DES ESPÈCES 


le terrain de la réalité, pour entrer dans celui des hypothèses 
inadmissibles. 

Ce que j'avais trouvé dans le transformisme en général, dans 
lé darwinisme en particulier, j'ai cru devoir le dire publique- 
ment. J'y étais autorisé par les nombreuses attaques trop.sou- 
vent formulées dans les termes les moins mesurés contre ce que 
je crois être le vrai et contre quiconque n'’admet pas la théorie 
nouvelle. Mais en réfutant les doctrines j'ai toujours respecté les 
hommes et rendu justice à leurs travaux. J'ai dit le bien comme 
le mal et suis resté constamment en dehors des polémiques aussi. 
ardentes que regrettables soulevées par le transformisme. 

J'ai été heureux de me faire à l’occasion l’avocat des belles. 
recherches faites par Darwin dans les sciences naturelles. Par cela 
même et au risque de me faire traiter d'esprit étroit rempli de 
préjugés, de vieillard attardé dans la routine, ete., etce., je crois 
avoir le droit de combattre le darwinisme en n’employant que les 
armes de la science. 

IT. — Il y a des points parfaitement inattaquables dans le 
darwinisme. En première ligne je citerai ce qu'il dit de la lutte 
pour l'existence, de la sélection qui en résulte. Certes, ce n'est. 
pas la première fois que l’on a constaté la première et compris 
au moins une partie du rôle important qui lui revient dans les 
harmonies générales de ce monde. Il suffit de rappeler ici les 
fables de La Fontaine. Mais personne n'avait insisté comme 
l’a fait Darwin sur la disproportion énorme qui existe entre 
le chiffre des naissances et celui des individus vivants, per- 
sonne n’avait recherché comme lui les causes générales de mort 
ou de survie produisant le résultat final. En rappelant que 
chaque espèce tend à se multiplier en suivant une progression 
géométrique, dont la raison est exprimée par le nombre d'en- 
fants qu’une mère peut engendrer dans le: cours de sa vie entière, 
le savant anglais a fait comprendre l'intensité des luttes directes 
ou indirectes soutenues par les animaux et les végétaux entre 
eux et contre le monde ambiant. À coup sûr, si la terre entière 
n'est pas envahie en quelques années par certaines espèces, si 
les fleuves et les océans ne sont pas comblés de même, c’est 
à ces luttes qu'on le doit. 

Il est non moins évident à mes yeux que les survivants ne 
peuvent devoir constamment la conservation de leur existence 
à une suite de hasards heureux. Chez l'immense majorité, la 
victoire ne peut être attribuée qu'à certains avantages spéciaux 
dont manquaient ceux qui ont succombé. La lutte pour l'existence: 
a donc pour résultat de tuer tous les individus inférieurs, de 
conserver seulement les individus supérieurs n'importe à quel 
titre. C’est là ce que Darwin a appelé la sélection naturelle. 

J'ai peine à comprendre que ces deux phénomènes aient pu 
être mis en doute ou même niés. Ce n'est pas là de la théorie, ce 
sont des faits. Bien loin de répugner à l'esprit, ils se présentent. 
comme inévitables et leurs conséquences se déroulent avec 


HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 69 


quelque chose de nécessaire et de fatal qui rappelle les loïs du 
monde inorganique. 

Le terme de sélection prête peut-être à la critique et le lan- 
gage, parfois trop figuré de Darwin, a pu donner une apparence 
de raison à ceux qui lui ont reproché d'attribuer à /a nature le 
rôle d’un être intelligent. Le mot d'élimination eùt été plus exact. 
Mais les explications données par l’auteur auraient dù prévenir 
certains reproches. Et d’ailleürs il est évident que la lutte pour 
l'existence entraînant l'élimination des individus les moins bien 
doués pour la soutenir, le résultat ressemble exactement à celui 
que produit la sélection humaine inconsciente. L'hérédité inter- 
vient alors chez les êtres libres comme chez ceux que nous éle- 
vons en captivité. Elle conserve et accumule les progrès faits à 
chaque génération dans une direction quelconque, et le résultat 
final est de produire dans les organismes certaines modifications 
anatomiques et physiologiques appréciables. 

Les mots de supérieur, inférieur ne doivent être pris ici que 

dans un sens relatif aux conditions d'existence dans lesquelles se 
trouvent placés les animaux ou les végétaux. En d’autres termes 
celui-là sera supérieur et vaincra dans la lutte pour l'existence 
qui sera le mieux adapté à ces conditions. Par exemple le rat 
noir et la souris ont eu également à combattre contre le sur- 
mulot arrivé en France dans le siècle dernier des rives du 
Volga. Le rat noir était à peu près aussi grand et aussi fort que 
son adversaire, mais moins féroce et moins fécond. IL a été à 
peu près exterminé, faute de refuges inaccessibles à l'ennemi. 
La souris bien plus faible, mais en même temps beaucoup plus 
petite, a pu se retirer dans des retraites trop étroites pour que le 
surmulot püt y pénétrer; elle a survécu au rat noir. 

Peut-on admettre que la sélection et l’hérédité agissent égale- 
ment sur ce 7e ne sas quor auquel se rattachent l'intelligence 
rudimentaire des animaux et leurs instincts? Avec Darwin Je 
n'hésite pas à répondre que oui. Chez les animaux, comme chez 
l’homme, tous les individus de même espèce ne sont pas égale- 
ment intelligents et n’ont pas rigoureusement les mêmes apti- 
tudes; certains instincts sont modifiables aussi bien que les 
formes. Nos animaux domestiques fournissent une foule d’exem- 
ples de ces faits. Certainement les ancêtres sauvages de nos 
chiens ne s’amusaient pas à arrêter le gibier. Livrés à eux- 
mêmes et placés sous l'empire de conditions d'existence nou- 
velles, les animaux changent parfois du tout au tout leur genre 
de vie. Les castors, troublés par les chassseurs, se sont dis- 
persés ; aujourd'hui ils ont cessé de construire des cabanes et 
creusent de longs boyaux dans la berge des fleuves. La lutte 
pour l'existence n’a pu qu'être favorable à ceux qui les premiers 
trouvèrent ce moyen nouveau d'échapper à leurs persécuteurs, 
et la sélection naturelle, en les conservant eux-mêmes et leurs 
descendants,’a fait d’un être sociable et bâtisseur un animal s0- 
litaire et terrier. 


70 ORIGINE DES ESPÈCES 


Jusqu'ici, on le voit, j'accepte comme fondé tout ce que Darwin 
nous dit de la lutte pour l'existence et de la sélection naturelle. 
Où je me sépare de lui, c'est quand il leur attribue la puissance 
de modifier indéfiniment les organismes dans une direction 
donnée, de manière à ce que les descendants directs d’une espèce 
constituent une autre espèce distincte de la première. 

IV. — La cause fondamentale de ce désaccord vient évidem- 
ment de ce que Darwin ne s’est pas nettement formulé à lui- 
même le sens qu'il attachait au mot espèce. Nulle part je n’ai pu 
découvrir dans ses ouvrages quelque chose de précis à cet égard. 
Ce n’est pas le moindre reproche que l’on soit en droit d'adresser 
à un auteur qui déclare avoir découvert le secret de l’origine des 
espèces. RTE 

Le plus souvent Darwin semble s’en tenir à une notion pure- 
ment morphologique assez peu arrêtée. Il oppose assez souvent 
l'espèce à la race, qu'il appelle aussi vartété, mais sans jamais 
préciser ce qu'il entend par l’une ou par l’autre. Il s'efforce d’ail- 
leurs de les rapprocher autant que possible, tout en reconnais- 
sant parfois une partie de ce qui les sépare. « Il faut, dit-il dans 
ses conclusions, traiter l'espèce comme une combinaison artifi- 
cielle nécessaire pour la commodité. » Ses disciples l’ont fidèle- 
ment suivi dans cette voie, et ceux qui tiennent à ce sujet le lan- 
gage le plus explicite, déclarent avec le maître que L'espèce n’est 
qu'une sorte de groupe conventionnel analogue à ceux dont on 
fait usage dans la classification. Quant aux races, elles ne sont 
que des espèces en voie de transformation. Or, après l'étude 
que nous avons faite, quelque courte qu'elle ait été, le lecteur 
sait, j'espère, à quoi s’en tenir et comprend à quelles confusions 
doivent inévitablement conduire un pareil vague et ce genre de 
conception. 

Malgré ce qu'a inévitablement d'ingrat une discussion de 
cette nature, suivons nos adversaires sur ce terrain mouvant et 
voyons d’abord si les faits morphologiques donnent à leur doctrine 
la moindre probabilité. | | 

Darwin admet lui-même et proclame à diverses reprises que 
le résultat de la sélection est essentiellement d'adapter les ani- 
maux et les plantes aux conditions d'existence dans lesquelles ils. 
sont appelés à vivre. Sur ce point encore je partage entièrement 
sa manière de voir. Maïs, une fois l'harmonie établie entre les 
organismes et le milieu, la lutte et la sélection ne peuvent avoir 
pour effet que de la consolider et par conséquent leur action de- 
vient stabilisatrice. 

Si le milieu change, elles rentreront en jeu pour établir un 
nouvel équilibré et des modifications plus ou moins marquées 
seront le résultat de leur action. Mais ces modifications seront- 
elles assez considérables pour enfanter une nouvelle espèce ? 
Voici un fait qui peut servir de réponse. 

On trouve de nos jours en Corse un cerf que ses formes ont 
fait comparer au basset et dont le bois diffère de celui de nos 


HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 71 


cerfs d'Europe. Pour qui s’en tient aux caractères morphologi- 
ques, c'est bien là une espèce distincte et on l’a-souvent con- 
sidérée comme telle. Or Buffon s'étant procuré un faon de cette 
prétendue espèce et l'ayant placé dans son pare, le vit en quatre 
ans devenir plus grand et plus beau que les cerfs de France 
plus âgés et regardés comme de belle taille. Ajoutons que les 
témoignages formels d'Hérodote, d’Aristote, de Polybe et de Pline 
attestent que du vivant de ces auteurs il n'existait de cerfs ni en 
Corse ni en Afrique. N’est-il pas évident que le cerf a été trans- 
porté du continent dans l’île; que sous l'empire de conditions 
nouvelles, l'espèce s'était momentanément modifiée morpholo- 
giquement, sans perdre l'aptitude à reprendre dans son milieu 
natal ses caractères primitifs ? 

Dira-t-on qu'avec le temps /a nature aurait pu compléter l’ex- 
périence et détacher complétement le cerf corse de sa souche 
première ? Non, pouvons-nous répondre, si tant est que l’expé- 
rience et l'observation soient de quelque poids en pareille ma- 
tière. 

Les espèces partiellement soumises à l'empire de l’homme 
fournissent une foule de faits qui permettent de comparer la 
puissance des forces naturelles livrées à elles-mêmes avec celle 
de l’homme, quand il s’agit de modifier un type spécifique. Dans 
toutes les races, les variétés artificielles sont infiniment plus 
nombreuses, plus variées, plus tranchées, que les races et variétés 
sauvages. Or nous avons eu beau pétrir et transformer ces orga- 
nismes, nous n'avons jamais obtenu que des races, jamais une 
espèce nouvelle. Darwin lui-même accepte implicitement cette 
conclusion dans son magnifique travail sur les pigeons; car il ne 
parle que des races colombines tout en disant que la’ différence 
des formes est telle que, si on les eüt trouvées à l’état sauvage, 
on aurait dû en faire au moins trois ou quatre genres. — Les 
bisets sauvages, souche première de tous nos pigeons domesti- 
ques, ne diffèrent au contraire que par des nuances. 

Le résultat est toujours le même, toutes les fois que nous pour 
vons comparer l’œuvre de la nature à la nôtre. Partout, lorsqu'il 
a mis la main sur une espèce animale ou végétale, l'homme en a 
changé les caractères, parfois en quelques années, beaucoup plus 
que la nature ne l’a fait depuis que cette espèce existe. Les ac- 
tions de milieu dont il sera question plus tard, la lutte pour l'exis- 
tence et la sélection naturelle comprises comme je viens de le 
dire, le pouvoir qu'a l’homme de diriger les forces naturelles 
et de changer leur résultante, rendent facilement compte de 
cette supériorité d'action. ; 

“Par conséquent, à rester sur le terrain des faits, à ne juger 
que par ce qui nous est connu, on peut dire que la morphologie 
elle-même autorise à penser que jamais une espèce n'en a en- 
fanté une autre par voie de dérivation. Admettre le contraire 
c'est en appeler à l'inconnu et substituer une posséhilité aux ré- 
sultats de l’expérience. 


72 ORIGINE DES ESPÈCES 


La physiologie permet d’être encore plus affirmatif. — Sur ce 
terrain-là aussi, l'homme s’est montré bien autrement puissant 
que la nature et par les mêmes raisons. Dans nos végétaux cul- 
tivés, dans nos animaux domestiques, ce n'est pas seulement 
la forme primitive qui a changé, ce sont aussi et surtout cer- 
taines fonctions. Si nous n'avions fait que grossir et déformer 
la carotte ou le raifort sauvages, ils n’en seraient pas moins 
restés immangeables. Il a fallu pour les approprier à notre goût 
réduire la production de certains éléments, en multiplier d’au- 
tres, c’est-à-dire modifier la nutrition, la sécrétion. Si les mêmes 
fonctions étaient restées ce qu'elles sont dans les souches sau- 
vages animales, nous n’aurions aucune de ces races que distingue 
la différence du pelage, de la production du lait, de l’aptitude 
aux travaux de force ou à la production de la viande. Si les ins- 
tincts eux-mêmes n'avaient obéi à l’action de l’homme, nous 
n’aurions pas dans le même chenil des chiens d’arrêt et des 
chiens courants, des truffiers et des ratiers. 

Rien de pareil ne s’est encore produit dans la nature. Ad- 
mettre que des faits analogues résulteront un jour du jeu des 
forces naturelles, c'est encore en appeler à l'inconnu, à la possihi- 
lité, à l'encontre de toutes les lois de l’analogie, de tous les résul- 
tats fournis par l'expérience et l’observation. 

La supériorité de l’homme sur la nature ressort tout aussi 
vivement dans le groupe des phénomènes qui touche de plus 
près aux questions qui nous occupent. 

Nous avons vu combien sont rares les cas d’hybridation natu- 
relle chez les végétaux eux-mêmes ; nous avons vu qu'on n’en 
connaît pas d'exemple chez les mammifères. Or, dès que l’homme 
est entré dans cette voie d’expérimentation, il a multiplié les hy- 
bridations chez les plantes; il en a produit chez les mammifères. 
Bien plus il a conservé pendant plus de vingt générations une 
suite hybride qu'il a su garantir du retour et de la variation 
désordonnée. Mais nous savons au prix de quels soins dure 
l’œgilops speltæformis; abandonnée à l’action des forces natu- 
relles, cette plante aurait bientôt disparu. 

La seule exception connue confirme donc {a lot d'infécondité 
entre espèces livrées à elles-mêmes. Or cette loi est en opposi- 
tion complète avec toutes les théories qui, comme le darwi- 
nisme, tendent à confondre l'espèce et la race. C’est ce qu'a fort 
bien compris Huxley et ce qui lui fait dire : « J’adopte la théorie 
de M. Darwin sous la réserve qu’on fournira la preuve que des 
espèces physiologiques peuvent être produites par le croisement 
sélectif. » 

Cette preuve n’a pas encore été fournie, car c'est par un 
étrange «abus de mots que l’on a appelé espèces les suites 
hybrides dont j'ai plus haut indiqué l’histoire, les léporides et 
les chabins. Mais le desideratum formulé par Huxley füt-il 
rempli, l’objection la plus forte aux doctrines darwinistes ne 
serait pas levée pour cela. 


HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 73 


En effet, dans cette théorie comme dans toutes celles qui repo- 
sent sur la transformation lente, la nouvelle espèce commence 
toujours par une vartété, possédant à l’état d'abord rudimen- 
taire un caractère qui va s’accentuant érés-lentement, de plus en 
plus, à chaque génération. Il en résulte qu'entre tous les indi- 
vidus qui se succèdent il n'existe jamais que des différences de 
race. Or, nous l’avons vu, entre races de même espèce la fécon- 
dité reste constante ; et par conséquent, dans l'hypothèse de 
Darwin comme dans celle de Lamarck, etc., les croisements fé- 
conds en tout sens et à tout degré confondraient constamment 
l'espèce souche et l'espèce dérivée tendant à se former. La 
même cause ayant produit les mêmes effets depuis le commen- 
cement des choses, le monde organique présenterait la plus 
extrème confusion au lieu de l’ordre que chacun sait. 

Il faut donc que Darwin lui-même et ses disciples Les plus 
_exagérés admettent qu'à un moment donné une de ces races 

devient subitement incapable de se croiser avec celles qui l’ont 
précédée. D'où viendra donc cette infécondité qui sépare les 
espèces ? Où et à quel moment sera rompu le lien physiologique, 
qui unit l'espèce souche à ses descendants modifiés, même quand 
la modification est portée aussi loin que du bœuf ordinaire au 
bœuf gnato? Quelle cause déterminera ce grand fait auquel 
tient toute l’économie de l'empire organique ? 

Dans son livre sur la variation des animaux et des plantes 
Darwin* répondait : « Les espèces ne devant pas leur stérilité 
mutuelle à l’action accumulatrice de la sélection naturelle et un 
grand nombre de considérations nous montrant qu’elles ne la 
doivent pas davantage à un acte de création, nous devons ad- 
mettre qu'elle a dû naître incidemment pendant leur lente for- 
mation et se trouver liée à quelques modifications inconnues de 
leur organisation. » 

Nous avons vu que, dans les dernières éditions de l’Origine des 

espèces, il refuse d'admettre comme générale la fécondité entre 
métis se fondant sur ce que l'on ne sait rien au sujet du croise- 
ment entre variétés (races) sauvages. 
_ Ainsi, pour admettre la transformation physiologique de la 
race en espèce, fait contraire à toutes nos connaissances posi- 
tives, Darwin et ses disciples repoussent les résultats séculaires 
de l'expérience, de l’observation et leur subtituent un accident 
possible et l'inconnu. 

La théorie darwiniste roule tout entière sur la possibilité de 
cette transformation. On voit sur quelles données repose l'hypo- 
thèse de cette possibilité. Eh bien, je le demande à tout esprit 
vraiment libre, à tout homme sans préjugés s'étant quelque peu 
occupé de sciences, est-ce sur de pareils fondements que l’on 
assoirait une théorie générale en physique ou en chimie ? 

V. — Au reste l'argumentation dont on vient de voir un 
exemple se retrouve à chaque page des écrits Darwinistes. Qu'il 
s agisse d’une question fondamentale, comme celle que nous ve- 


74 ORIGINE DES ESPÈCES 


nons d'examiner, ou d’un problème de détail tel que la transfor- 
mation de la mésange en casse-noix, on voit constamment ap- 
portés comme autant de raisons convaincantes la possihilité, le 
hasard, Va conviction personnelle Est-ce sur des données pareilles 
que repose la science moderne ? 

Darwin et ses disciples vont jusqu'à considérer, comme dé- 
monstrative en leur faveur, l'ignorance même où nous sommes 
au sujet de certains phénomènes. On les a souvent combattus 
au nom de la paléontologie en leur demandant de montrer une 
seule de ces séries qui doivent selon eux relier l'espèce parente à 
ses dérivés. Ils reconnaissent ne pouvoir le faire; mais, ils répon- 
dent que les faunes et les flores éteintes ont laissé fort peu de 
restes ; que nous connaissons seulement la moindre partie de ces 
antiques archives ; que les faits témoignant en faveur de leur doc- 
trine sont sans doute ensevelis sous les flots avec les continents 
submergés ; ete. « Cette manière de voir, conclut Darwin, atté- 
nue beaucoup, si elle ne les fait pas disparaître, les difficultés. » 
— Mais, je le demande encore, dans quelle branche des connais- 
sances humaines, autre que ces questions obscures, regarderait- 
on les problèmes comme résolus, précisément parce qu'on ne 
sait rien de ce qu'il faudrait savoir pour les résoudre ? 

VI. — Je n'ai pas à reproduire ici en entier l'examen que j'ai 
fait ailleurs des doctrines transformistes en général, du darwi- 
nisme en particulier. Ce qui précède suffira, j'espère, pour faire 
comprendre pourquoi je ne saurais accepter même la plus sédui- 


sante de toutes ces théories. A des degrés divers elles concordent 


avec certains faits généraux et rendent compte d’un certain 
nombre de phénomènes. Mais toutes sans exception n’atteignent 
ce résultat qu'à l’aide d’hypothèses en contradiction flagrante 
avec d’autres faits généraux, tout aussi fondamentaux que ceux 
qu'elles expliquent. En particulier, toutes ces doctrines reposent 
sur une dérivation progressive et lente, sur la confusion de la 
race et de l'espèce. Par conséquent elles méconnaissent un fait 
physiologique inniable; elles sont en opposition complète avec 
un autre fait, conséquence du premier et qui éclate à tous les 
regards, l'isolement des groupes spécifiques remontant aux pre- 
miers âges du monde, le maintien du cadre organique général 
à travers toutes les révolutions du globe. 

Voilà pourquoi je ne saurais être darwiniste. 

VII. — La théorie du savant anglais est certainement l'effort 
le plus vigoureux qui ait été fait pour remonter aux origines du 
monde organique par des procédés analogues à ceux qui nous 
ont éclairés sur la genèse du monde inorganique, c’est-à-dire en 
ne recourant qu'à l'intervention des causes secondes. Nous ve- 
nons de voir qu'il a échoué comme Lamarck. Ces hommes émi- 
nents auront des successeurs que tentera le même problème. 
Ceux-ci seront-ils plus heureux ? 

Personne n'est enclin moins que moi à fixer des bornes à 
l'extension du savoir humain. Toutefois le progrès de nos con- 


HYPOTHÈSES TRANSFORMISTES 79 


naissances scientifiques, en tout ce qui tombe sous les sens, est 
subordonné à certaines conditions. Jamais l'examen le plus at- 
tentif, même d’une œuvre humaine, n’apprendra rien sur les pro- 
cédés qui ont permis de la réaliser. Le plus habile horloger, s’il 
n’a fait des études parfaitement étrangères à sa profession, ne 
sait pas d’où vient le fer, comment on le transforme en acier, 
comment on lamine et l’on trempe un grand ressort. L'étude 
la plus minutieuse de ce ruban métallique qu'il connaît si bien 
ne lui dit rien sur l’origine, rien sur les procédés de fabrication. 
Pour en savoir davantage, il lui faut quitter son établi et visiter 
les hauts fourneaux, les ateliers de cémentation et Les laminoirs. 
Il en est de même des œuvres de la nature. Pour elle comme 
pour nous les phénomènes qui produisent sont fort différents 
des phénomènes qui conservent et de ceux qui se manifestent 
dans l’objet produit. 

L'étude anatomique et physiologique la plus complète d’un 

animal, d’un végétal adulte ne aeus aurait certes rien appris sur 
les métamorphoses de la cellule microscopique par laquelle 
commencent également le chien, l'éléphant et l’homme lui- 
même. 

Or jusqu'ici nous n'avons eu sous les yeux que des espèces 
toutes faites. Nous ne pouvons donc rien connaître encore rela- 
tivement à leur mode de production. 

Mais nous savons que la cause inconnue qui a donné nais- 
sances aux espèces éteintes et vivantes, s’est manifestée à di- 
verses reprises et par intermittence à la surface du globe. Rien 
ne permet de supposer qu'elle soit épuisée. Bien qu’elle paraisse 
avoir agi d'ordinaire à des moments qui correspondaient à de 
grands mouvements géologiques, il n’est pas impossible qu’elle 
ne soit à l’œuvre sur quelque point de notre terre, même à cette 
époque de calme relativement profond. S'il en est ainsi, peut-être 
quelque hasard heureux viendra jeter un peu de jour sur le 
grand mystère des origines organiques. Mais jusqu’au moment 
où l'expérience et l'observation nous auront appris quelque 
chose, quiconque voudra rester fidèle à la science sérieuse, ac- 
ceptera l'existence et la succession des espèces comme un fait 
primordial. Il appliquera à toutes ce que Darwin applique à son 
prototype seul; et, pour expliquer ce qui est encore inexplicable, 
il ne sacrifiera pas aux hypothèses, quelque ingénieuses qu'elles 
soient, le savoir précis, positif, conquis par près de deux siècles 
de travaux. 


CHAPITRE XI 


ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE. — HYPOTHÈSES DIVERSES. 


I. — Le chapitre précédent pourrait me dispenser de parler 
des applications qu'on a faites du darwinisme à l’histoire de 
l’homme. Toutefois, à part ce que le sujet a par lui-même de 
curieux, il est utile d’en dire quelques mots, car là aussi on 
trouve des enseignements. 

Lamarck avait cherché à montrer comment, en vertu de sa 
théorie de l'habitude, on pouvait concevoir la transformation 
directe du chimpanzé en homme. Les darwinistes s'accordent 
aussi pour rattacher l’homme aux singes. Pourtant aucun d'eux 
ne nous donne pour ancètre immédiat une des espèces actuelle- 
ment existantes; en cela ils s’éloignent de leur illustre précur- 
seur. On pourrait croire que Vogt s’est arrêté à cette donnée, si 
l’on prenait à la lettre quelques passages de ses Zecons sur 
l'homme. Mais le savant genevois a nettement exprimé sa pensée 
dans son Mémoire sur les microcéphales. C'est à un ancêtre anté- 
rieur, qu'il reporte le point de départ commun des deux types. 
Darwin, Wallace, Filippi, Lubbock, Haeckel, etc., rapprochent 
davantage l’homme et les singes. Le dernier formule ses conclu- 
sions dans ‘les termes suivants : « Le genre humain est un ra- 
muscule du groupe des catarrhiniens ; il s’est développé dans 
l’ancien monde et provient de singes de ce groupe depuis long- 
temps éteints. » 

Il. — Vogt se sépare de ses coreligionnaires scientifiques sur 
un point important. Il admet que diverses souches simiennes 
ont dû donner naissance aux divers groupes humains. Les popula- 
tions de l’ancien et du nouveau monde seraient ainsi descen- 
dues de formes différentes propres aux deux continents. — Dans 
cette hypothèse, l'Australie, la Polynésie où il n’y a jamais eu de 
singes, auraient dû se peupler par voie de migration. 

L’éminent professeur de Genève s’est d’ailleurs toujours borné 
à indiquer d’une manière assez vague ses conceptions relative- 


THÉORIES DE DARWIN ET DE HAECKEL y 


ment aux généalogies qu'il semble attribuer aux divers groupes 
humains. 

III. — Darwin et Haeckel ont été plus hardis. Le premier a 
publié un ouvrage considérable sur Za descendance de l'homme ; 
le second, dans son Histoire de la création des êtres organisés, a 
traité le même sujet avec détail et donné le tableau généalo- 
_gique de nos ancêtres supposés, à partir des animaux les plus 
simples connus. Le maître et le disciple sont à peu près tou- 
jours d'accord, et c'est même à Haeckel que Darwin renvoie le 
lecteur curieux de connaître avec détail la généalogie humaine. 
Voyons donc rapidement d'où nous fait venir le savant alle- 
mand. 

Haeckel donne pour premier ancêtre à tous les êtres vivants 
les monères, qui ne sont autre chose que des amabes tels que les 
comprenait Dujardin. De cette forme initiale, l’homme est arrivé 
. à celle que nous lui voyons en traversant vingt et une formes 

typiques transitoires. Dans l’état actuel des choses, ses plus pro- 
ches voisins sont les anthropoides ou singes catarrhiniens sans 
queue, tels que l’orang, le gorille, le chimpanzé,.… etc. Les uns 
et les autres remontent à la même souche, au type des singes 
catarrhiniens à queue ; ceux-ci descendent eux-mêmes des prost- 
miens, type représenté de nos jours par les makis, les Lloris, etc. 
Au-delà viennent les marsupiaux, qui forment le 17e degré de 
notre évolution, et il est inutile de remonter plus haut. 

Bien que la distance des anthropomorphes à l’homme paraisse 
peu considérable à Haeckel, il n’en a pas moins cru nécessaire 
d'admettre un intermédiaire entre nous et les singes les plus 
élevés. Cet être tout hypothétique, dont on n’a nulle part trouvé 
le moindre vestige, se serait détaché de la souche des catarrhi- 
niens sans queue et constituerait le 21e degré des modifications 
qui ont conduit à la forme humaine. Haeckel l'appelle l’homme 
singe où ptthécoide. {1 lui refuse le langage articulé ainsi que le 
développement de l'intelligence et la conscience du moi. 

Darwin admet aussi ce chainon entre l’homme et les singes. 
Il ne dit rien de ses facultés intellectuelles. En revanche il en 
trace le portrait physique en s'appuyant sur un certain nombre 
de particularités exceptionnelles observées dans l’espèce humaine 
et qu'il regarde comme autant de phénomènes d’atavisme partiel. 
« Les premiers ancêtres de l’homme, dit-il, étaient sans doute 
couverts de poils ; les deux sexes portaient la barbe ; leurs 
oreilles étaient pointues et mobiles ; ils avaient une queue des- 
servie par des muscles propres. Leurs membres et leur corps 
étaient sous l’action de muscles nombreux, qui ne reparaissant 
aujourd'hui qu'accidentellement chez l’homme, sont encore 
normaux chez les quadrumanes. L’artère et le nerf de l’'humérus 
passaient par un trou supracondyloïde. A cette période ou à une 
période antérieure, l'intestin émit un diverticulum ou cœcum 
plus grand que celui existant actuellement. Le pied, à en juger 
par l’état du gros orteil dans le fœtus, devait être alors préhen- 


78 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


sile et nos ancêtres vivaient sans doute habituellement sur les 
arbres dans quelque pays chaud, couvert de forêts ; les mâles 
avaient de grandes dents canines qui leur servaient d’armes 
formidables. » 

IV. — En accordant une queue à notre premier ancêtre direct, 
Darwin le rattache au type des catarrhiniens pourvus de cet 
appendice et par conséquent le recule d’un degré dans l'échelle 
des évolutions. À se placer sur le terrain de ses propres doc- 
trines, ce n’est pas encore assez et le savant anglais se met ici en 
contradiction aussi bien qu'Haeckel avec une des lois fondamen- 
tales qui prêtent le plus au darwinisme des séductions que je 
suis loin de nier. 

En effet, dans la théorie de Darwin les transformations n’ont 
lieu ni au hasard ni en tout sens. Elles sont commandées par 
certaines nécessités qu'entraîne l’organisation elle-même. Une 
fois l'organisme modifié dans un sens déterminé, il pourra bien 
subir des transformations secondaires, tertiaires, etc., mais il 
n’en conservera pas moins à jamais l'empreinte du type originel. 
C'est la où de caractérisation permanente, qui seule permet à 
Darwin de rendre compte de la filiation des groupes, de leur ca- 
ractérisation, de leurs rapports multiples. C’est en vertu de cette 
loi que tous les descendants du premier mollusque ont été des 
mollusques ; {ous les descendants du premier vertébré, des ver- 
tébrés. On voit qu'elle constitue un des fondements de la doc- 
trine. | 

Il suit de là que deux êtres appartenant à deux types distincts 
peuvent bien remonter à un ancêtre commun, qui n'était pas 
encore nettement caractérisé, mais qu'ils ne peuvent descendre 
l’un de l’autre. 

Or l’homme et les singes en général présentent au point de vue 
du type un contraste très-accusé. Les organes qui les constituent 
se répondent, avons-nous déjà dit, presque rigoureusement terme 
à terme. Mais ces organes sont disposés d’après un plan fort dif- 
férent. Chez l’homme ils sont coordonnés de telle sorte qu'il est 
nécessairement marcheur ; chez les singes, d’une façon telle qu'ils 
sont non moins impérieusement grimpeurs. 

C'est là une distinction anatomique et mécanique qu'avaient 
déjà fait ressortir pour les singes inférieurs les travaux de Vicq 
d’Azyr, de Lawrence, de Serres, etc. Les études de Duvernoy 
sur le Gorille, de Gratiolet et de M. Alix sur le Chimpanzé ont 
mis hors de doute que les anthropomorphes présentaient de tout 
point le même caractère fondamental. Il suffit d’ailleurs de jeter 
les yeux sur la planche où Huxley à figuré à côté les uns des 
autres un squelette humain et les squelettes des singes les plus 
élevés pour se convaincre qu'il en est bien ainsi. | 

La conséquence de ces faits, au point de vue de l’application 
logique de la loi de caractérisation permanente, est que l’homme 
ne peut descendre d’un ancêtre déjà caractérisé comme singe, 
pas plus d’un catarrhinien sans queue que d’un catarrhinien à 


THÉORIES DE DARWIN ET DE HAECKEL 79 


queue. — Un animal xarcheur ne peut pas descendre d’un 
animal grimpeur. C'est ce qu'a très-bien compris Vogt. Tout en 
plaçant l’homme au nombre des pramates, il n'hésite pas à 
déclarer que les singes les plus inférieurs ont dépassé le jalon- 
(ancêtre commun) d'où sont sortis en divergeant les différents 
types de cette famille. 

Il faut donc rejeter l’origine de l’homme au-delà du dernier 
singe, si l’on veut conserver une des lois les plus impérieusement 
nécessaires à l'édifice doctrinal darwiniste. On arrive ainsi aux 
prosèmiens de Haeckel, les loris, les indris, etc. Mais ces animaux 
sont aussi des grimpeurs ; il faut donc aller chercher encore plus 
loin notre premier ancêtre direct. Mais au-delà, la généalogie 
tracée par Haeckel nous présente les dédelphes. 

De l’homme au Kangourou la distance est grande, on en con- 
viendra. Or, ni la nature vivante ni les reste fossiles des animaux 
_éteints ne présentent les types intermédiaires qui devraient au 
moins la jalonner. Cette difficulté embarrasse fort peu Darwin ; 
nous savons qu'il y répond en disant que l’absence de rensei- 
gnements sur de pareilles questions est une preuve en sa faveur; 
Haeckel sera sans doute tout aussi peu embarrassé. Nous l’avons 
vu admettre un homme pithécoïde absolument théorique. et ce 
n'est pas la seule fois où il use de ce procédé en dressant son 
tableau généalogique. Voici entre autres ce qu'il dit des sozoures 
(14° degré), amphibies également inconnus à la science : « La 
preuve de leur existence ressort de la nécessité de ce type inter- 
médiaire entre le 13e et le 15° degré. » 

Eh bien, comme :il est maintenant démontré que, de par le 
darwinisme même, il: faut renvoyer les origines humaines au- 
delà du 18° degré, comme il devient par conséquent nécessaire 
de combler la lacune des marsupiaux à l'homme, Haeckel ad- 
mettra-t-il guatre groupes intermédiaires inconnus au lieu d'un? 
Complètera-t-il ainsi sa généalogie? — Ce n’est pas à moi de 
répondre. | 

V. — Darwin et Haeckel trouveront à coup sûr fort étrange 
qu'un représentant des vieilles écoles, qu'un homme qui croit à 
la réalité de l'espèce ait la prétention de connaître mieux qu'eux 
les applications des lois du darwinisme et de signaler de graves 
oublis dans les applications qu'ils en ont faites. Plaçons-nous 
donc sur le terrain des faits. Là nous allons trouver d’abord la 
preuve que toute cette généalogie pèche par la base et repose 
sur une erreur anatomique matérielle. 

Darwin et Haeckel rattachent tous deux la série simienne à 
un type qui serait représenté aujourd'hui par les lémuriens que 
le savant allemand désigne sous le nom de prosimiens. Darwin 
ne motive guère cette opinion que sur quelques caractères tirés 
en particulier de la dentition. Haeckel remonte à l’embryogénie. 

On sait que chez tous les mammifères à l’exception des mar- 
supiaux (kangourou, sarrigue) et des monotrèmes (ornitho- 
rynque, échidné), il existe un placenta, organe essentiellement 


80 ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE 


composé par un lacis de vaisseaux sanguins qui unit la mère au 
fœtus et sert à la nutrition de ce dernier. Chez les ongulés, les 
édentés et les cétacés, ce placenta est simple et diffus, c'est-à- 
dire que les villosités sanguines naissent sur toute la surface des 
enveloppes du fœtus et sont en rapport direct avec la surface 
interne de la matrice. Chez tous les autres mammifères et chez 
l’homme, le placenta est double ; la mère et le fœtus où mieux 

l'enveloppe externe de celui-ci en fournissent chacun la moitié. 
Une membrane spéciale appelée la caduque tapisse l'intérieur de 

la matrice et relie les placentas. Haeckel, attachant avec raison 

une grande importance à ces différences anatomiques, partage les 

mammifères en deux grands groupes : les #ndéciduates, qui man- 

quent de caduque, et les déciduates, qui en ont une. ONE 

Chez ces derniers le placenta peut entourer l’œuf mammalo- 
gique comme une ceinture (zonoplacentaires) ou bien former une 
sorte de gâteau circulaire plus ou moins développé (déscoplacen- 
laires). L'homme, les singes, les chauves-souris, les insectivores. 
et les rongeurs présentent cette dernière disposition et forment 
ainsi un groupe naturel auquel ne peut se rattacher aucun 
mammifère zonoplacentaire et, à plus forte raison, aucun #ndéci- 
duate. 

Haeckel ajoute sans la moindre hésitation ses prosimiens aux 
groupes que je viens d'énumérer, c’est-à-dire qu'il leur attribue 
une caduque et un placenta discoïdal. Or les recherches anato- 
miques de MM. Alphonse Milne Edwards et Grandidier, faites 
sur des animaux rapportés de Madagascar par ce dernier, ont 
mis hors de doute que les prosimiens du savant allemand man- 
quent de caduque et ont un placenta diffus. — Ge sont des 2ndé- 
ciduates. Loin de pouvoir être les ancêtres des singes, d’après 
les principes posés par Haeckel lui-même, ils ne peuvent pas 
même être regardés comme les ancêtres des mammifères zono- 
placentaires, des carnassiers par exemple, et doivent être ratta- 
chés aux ongulés, aux édentés ou aux cétacés. 

Darwin et Haeckel répondront peut-être que lorsqu'ils ont 
dressé leurs généalogies, l’'embryogénie des prosimiens n'était 
pas connue. Soit. Mais alors pourquoi les faire figurer dans le 
tableau comme un de ces intermédiaires auxquels on attache 
tant d'importance ? N'est-ce pas toujours le même procédé, 
consistant à considérer l'inconnu comme une preuve en faveur! 
de la théorie? | Re 

VI. — La nécessité bien démontrée, je pense, d’aller chercher 
ailleurs que chez les prosimiens l'intermédiaire obligé entre 
les marsupiaux et les singes n’infirmerait pas la parenté entre 
ces derniers et l’homme. Mais il est d’autres faits inconciliables 
avec cette hypothèse. . 

M. Pruner-Bey résumant les travaux descriptifs et anatomiques. 
faits jusqu’à ces dernières années, a montré que la comparai= 
son de l'homme aux anthropomorphes met en lumière un faït. 
général, sujet à fort peu d’exceptions, savoir : l'existence d'un. 


_THÉORIES DE HAECKEL. — L'HOMME PITHÉCOIDE 81 


ordre inverse dans le développement des principaux appareils 
organiques. Les recherches de Welker sur l'angle sphénoïdal de 
Virchow conduisent à la même conclusion; car cet angle dimi- 
nue chez l'homme à partir de la naissance, tandis que chez le 
singe il grandit sans cesse, au point parfois de s’effacer. C’est sur 
la base du crâne que le savant allemand à constaté cette mar- 
che inverse et l'importance de ce fait ne peut échapper à per- 
sonne. 

Un contraste tout pareil a été reconnu par Gratiolet sur le 
cerveau lui-même. Voici comment il résume ses observations à 
ce sujet. Chez le singe, les circonvolutions temporo-sphénoïdales, 
qui forment le lobe moyen, paraissent et s’achèvent avant les 
circonvolutions antérieures qui forment le lobe frontal. Chez 
l’homme au contraire, les circonvolutions frontales apparaissent 
les premières, et celles du lobe moyen se dessinent en dernier 


lieu. 


Il est évident, surtout d’après les principes les plus fondamen- 
taux de la doctrine darwiniste, qu'un être organisé ne peut 
descendre d’un autre être dont le développement suit une mar- 
che inverse de la sienne propre. Par conséquent l’homme ne 
peut, d'après ces mêmes principes, compter parmi ses ancêtres 
un type simien quelconque. 

VII. — J'ai dit plus haut que la paléontologie n’a rien pré- 
senté qui rappelât de près ou de loin le prétendu homme pi- 
thécoide de Haeckel. Ce qu'on n’a pas rencontré dans la nature 
morte, on a espéré le trouver parmi les êtres vivants. Vogt a 
comparé le cerveau des hommes microcéphales à celui des singes 
anthropomorphes, et Haeckel fait figurer dans son tableau 
généalogique les idiots, les crétins et les microcéphales comme 
représentants actuels de son homme privé de la parole. Ces êtres 
à cerveau réduit, à facultés incomplètes, sont pour ces deux sa- 
vants des cas d'atavisme, rappelant l’état normal de nos ancêtres 
directs les plus éloignés. 

Ici encore apparaît clairement un des caractères frappants de 
l’argumentation familière aux darwinistes. La microcéphalie, 
l’idiotie, le crétinisme constituent autant d'états tératologiques ou 


pathologiques. Ils appartiennent par conséquent à des groupes 


de faits très-nombreux depuis longtemps étudiés. Si quelques- 
uns de ces faits peuvent être regardés comme des phénomènes 
d'atavisme, pourquoi en serait-il autrement des autres? Pour- 
quoi dans les crétins, les microcéphales eux-mêmes, ne prendre 
qu'un seul caractère en lui attribuant cette qualité et renvoyer 
les autres à la tératologie, à la pathologie ? Il y a là évidem- 
ment une facon d'agir fout arbitraire, aussi opposée que possible 
à la véritable méthode scientifique. 

Après les travaux des tératologistes, après les expériences de 
Geoffroy si habilement reprises et complétées par M. Dareste, 
le rôle des causes pathogéniques, même des causes extérieures, 
sur la production des arrêts de développement ne saurait être 


DE QUATREFAGES, 6 


82 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


nié. Or la microcéphalie n’est autre chose qu'un arrêt de déve- 
loppement portant sur le crâne et son contenu. — Mais cet arrêt 
n’est pas isolé. D’autres organes, d’autres fonctions ont souffert 
chez les microcéphales. Tous ils se sont toujours montrés infé- 
conds; et certes, €e n’est pas l’infécondité que l’on peut considé- 
rer comme un phénomène atavique. 

Ainsi, chez les microcéphales, une cause tératogénique se 
montre manifestement en jeu sur un point de l’organisme, dans 


l’appareil reproducteur. Quelle raison peut-on invoquer pour 


attribuer à une cause toute différente, les altérations du crâne et 
du cerveau? En vertu de quel principe sépare-t-on deux faits, 
que l'observation a montré être si intimement liés l’un à l’autre? 
A quel titre invoque-t-on le premier comme un argument, tandis 
qu'on ne dit rien du second? N’est-il pas évident que cette façon 
d'agir est purement arbitraire et motivée uniquement par les 
besoins de la théorie ? 

Le plan général du cerveau se montre au fond le même chez 
tous les mammifères et chez l’homme. Sur ce point comme sur 
tout le reste, la ressemblance est plus grande quand on com- 
pare ce dernier aux anthropomorphes. Quand par une cause 
quelconque son cerveau s’altère et se réduit comme chez les mi- 
crocéphales, v a-t-il quoi que ce soit de surprenant à ce qu'il se 
manifeste de nouveaux rapprochements ? C'est le contraire que 
l’on ne comprendrait pas. 

C'est sur ce fait que Vogt a particulièrement insisté, et il a 


fait connaître dans ce sens plusieurs détails intéressants qui - 


enlèvent à quelques-uns des résultats de Gratiolet, ce qu'ils 
avaient de trop général. Maïs, circonstance bien remarquable, 


ce n’est pas avec les singes les plus élevés que s’établissent ces . 


nouveaux rapports. C'est avec les singes à queue prenante du 
nouveau monde, avec ces Platyrrhiniens exclus par Haeckel et 
Darwin de la série ancestrale humaïne. Aïnsi, la doctrine dar- 
winiste elle-même proteste contre le rapprochement entre les 
microcéphales et nos prétendus ancêtres pithécoïdes. 

Les rapports dont il s’agit ne vont pas d’ailleurs jusqu'à une 
similitude autorisant les conclusions du savant genevois. Sou- 
vent moins volumineux et moins plissés que ceux des singes 
anthropoïdes, a dit Gratiolet, les cerveaux de microcéphales me 
leur deviennent point semblables. Cette proposition reste vraie 
après le travail de Vogt. 

Il en est du squelette comme du cerveau. Ici j'invoquerai 


une autorité que ne peut récuser aucun de mes adversaires, celle | 


de Huxley. Après avoir protesté contre les dires de ceux qui 


déclarent « petites et insignifiantes les différences structurales 


existant entre l’homme et le singe, » l’éminent anatomiste 
ajoute que « chaque os de gorille porte une empreinte par la- 
quelle on peut le distinguer de l'os humain correspondant et 
que, dans la création actuelle tout au moins, aücun être inter- 


médiaire ne comble la brèche qui sépare l'homme du troglo- 


THÉORIES DE VOGT. — LES CARACTÈRES SIMIENS 83 


dyte. » Dans la conclusion générale de son livre, Huxley recon- 
naît en outre que les ossements humains fossiles découverts 
jusqu'ici n’indiquent encore aucun rapprochement vers la forme 
pithécoïde. 

VIII. — Après ces déclarations formelles d’un savant que ses 
convictions darwinistes mettent au-dessus de tout soupçon de 
partialité, comment se fait-il que l’on trouve à chaque instant 
l'expression de caractère stmien employée à propos des plus insi- 
gnifiantes modifications de je ne sais quel type humain que 
personne ne précise ? Il y a là tout au moins un abus de mots 
contre lequel j'ai souvent protesté. On vient de voir que cette 
manière de s'exprimer suppose un fait anatomique qui n'existe 
pas et par conséquent constitue une erreur. Elle a de plus l’in- 
convénient d’être prise à la lettre par les ignorants, parfois de 
faire illusion même aux hommes instruits, et de faire croire à 
des dégradations, à des rapprochements imaginaires. 

En fait, l'homme et les autres vertébrés sont construits sur un 
même plan fondamental. Entre lui et les autres êtres compris 
dans ce cadre il existe des rapports multiples. Or les êtres orga- 
nisés ne sont pas des cristaux mathématiquement définis dans 
leurs formes ; chez eux l’ensemble du corps et chacune des 
parties de cet ensemble oscilient dans des limites dont l'étendue 
n’a pas encore été précisée, mais est parfois considérable. Par 
ces oscillations mêmes les rapports habituels sont à chaque ins- 
tant modifiés, non pas seulement entre l'homme et les singes, 
mais entre lui et tous les autres vertébrés. Que l’on compare 
l’homme à un autre type animal quelconque, que l’on applique 
à cette comparaison la même méthode, les mêmes façons de dire 
et l’on verra à quelles singulières conclusions on arrivera. Je me 
borne à citer un exemple. 

Ge qui importe le plus dans le cerveau, ce n’est certainement 
pas son développement absolu. C’est Le rapport de ce développe- 
ment à celui du reste du corps. On est généralement d'accord 
sur ce point quand il s’agit des animaux. On ne saurait en juger 
autrement quand il s’agit de l’homme. Incontestablement sur ce 
terrain de supériorité et d’infériorité relative, où se placent si 
facilement certains anthropologistes à propos des races ou des 
individus , le rapport dont je parle constitue un des caractères 
les plus frappants et des plus essentiels. 

Eh bien, voici quelques-uns de ces rapports que j'emprunte au 
tableau donné par Duvernoy et dans lesquels le poids du cerveau 
est pris pour unité. 


PAT Et PRO ASIE Le 1 TE die: gp? 

OUTRE Fr de durs s ee EE SERRES 1: 25 

Homme 7,101 OPA PARLER AA à LOLULE LEE À : 30 

l ME ER LILI Z, RURAL à L2:80 
Moins rl ot ira Lt: 22 

2 EUR RO RAR RO ES LENS CREER 1: 25 

oen-oetls 2 RS INR RSERIER 1 : 28 


84 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


mulot.se sn: RS le TT M | 

Rongeurs SOUTIS REED AA UE EST TA À : 43 

: ue =. Hd CARD SSSR RE ACTE ENS). SRPSQUR ES 4 : 36 
Carnassiers | chiens......... HORS ….. 1:41 1: 305 
mésange à tête bleue........ ÉRCUE : 12 

| RE. 4 b2e DR. RS AUTRE A : 14 

Oiseaux mésange nonette, 41... LME 1 : 16 
| MOINE : 4. RS ALN, ee ts 20 

PIDSON.. Suede : « + DRE AT Fan 


L'homme dont il est ici question est le Blanc européen. Or de 
ce tableau il résulte que de l’enfance à la vieillesse Le rapport du 
cerveau au reste du corps va en diminuant. Dira-t-on pour cela 
que le jeune homme est dégradé relativement à l'enfant et que 
l’homme adulte ou le vieillard ont pris un caractere simien? 

On voit d’ailleurs qu'il faudrait s'entendre quant au mot 
simien lui-même. Si le gibbon, qui appartient au type de nos 
ancêtres supposés, a un cerveau relativement plus petit que nous, 
il en est autrement des trois cébiens portés au tableau. Ceux-ci 
sont bien supérieurs à l’anthropomorphe; les deux premiers 
présentent exactement le même rapport que l'enfant et le jeune 
homme ; le troisième l'emporte encore sur l’homme adulte. Mais 
tous les trois sont battus par les deux mésanges et le serin. 

Par conséquent, si l’on a le droit de regarder comme tournant 
au singe anthropomorphe la race humaine, ou l'individu humain 
dont le cerveau descend de quelques grammes au-dessous de la 
moyenne, on doit considérer la race, l'individu dont le cerveau 
s'élève au-dessus de cette moyenne comme se rapprochant des 
cébiens, ou même des passereaux, des conirostres. Si ce dernier 
rapprochement est inadmissible, le premier l’est également. 

Nous pouvons donc répéter avec le savant anatomiste dont 
j'ai tant de fois invoqué l'autorité : « le microcéphale, si réduit 
qu'il soit, n’est pas une bête ; ce n’est qu'un homme amoindri. » 
Ou bien encore avec M. Bert, dont le témoignagne ne saurait 
être suspect en pareille matière, nous pouvons dire qu'en se 
perfectionnant les singes ne se rapprochent pas de l’homme; et, 
reciproquement, qu'en se dégradant le type humain ne sé rap- 
proche pas des singes. 

IX. — De l’homme pithécoïde de Darwin et de Haeckel, de 
° l'homme privé de la parole et se défendant à coups de dents, à 
l’homme de nos jours, la distance est encore bien grande. Com- 
ment s’est-elle comblée ? Comment surtout s’est développée et a 
grandi cette intelligence qui devait asservir dans bien des cas la 
nature elle-même ? C'est Wallace qui va surtout nous répondre. 
au nom de la théorie dont il est un des fondateurs. Nous le ver- 
rons en même temps confesser l'impuissance de cette doctrine, 
lorsqu'il s’agit des attribus propres à l'espèce humaine. | 

On sait que ce naturaliste partage avec Darwin et M. Naudin, 
l'honneur d’avoir cherché dans la sélection naturelle, l’explica-. 
tion des origines organiques. Mais notre compatriote s’est borné 
à une esquisse, dont il a récemment complétement modifié le 


DÉVELOPPEMENT INTELLECTUEL. — IDÉES DE WALLACE 85 


caractère fondamental. Darwin a embrassé le problème dans 
l’ensemble et dans les détails ; il a ajouté à son premier ou- 
vrage plusieurs publications sur des sujets en apparence très- 
divers, mais qui toutes n’en concourent pas moins au même but. 
Il est à juste titre considéré comme le chef de l’école. 

. Wallace, qui faillit devancer Darwin dans la publication 
d'idées qui leur étaient communes à l'insu de tous deux, recon- 
naît partout Darwin pour maître. Il a traité un petit nombre de 
points dans des mémoires spéciaux qui n'ont Jamais une grande 
étendue. Ne cherchant pas à résoudre toutes les questions po- 
sées par la théorie, il n’a rencontré ni autant ni d'aussi sérieuses 
difficultés que son éminent émule. Cela même explique peut- 
être pourquoi il se montre habituellement plus précis et plus 
logique. Aussi a-t-il joui auprès des partisans du darwinisme 
d’une haute autorité jusqu’au moment où il a publié ses vues par- 
ticulières sur l’homme. 

Aux yeux de Wallace, l'utilité immédiate et personnelle est la 
seule cause qui mette en jeu la sélection. C'est bien là, au fond, 
la doctrine de Darwin; mais celui-ci se laisse parfois entrainer 
à des comparaisons ou à des métaphores, qui ont soulevé de 
vives critiques, qui lui ont peut-être fait illusion à lui-même, 
dont il use tout au moins pour tourner les difficultés. On ne 
rencontre jamais rien de semblable chez Wallace, qui accepte 
toutes les conséquences auxquelles le conduit ce principe 
absolu. 

Selon Wallace, l'utilité seule est suffisante, pour expliquer com- 
ment les formes animales inférieures ont pu engendrer les singes, 
et plus tard un être ayant à peu près tous les caractères physi- 
ques de l’homme actuel. Cette race vivait par troupeaux répandus 
dans les régions chaudes de l’ancien continent. Elle n’en man- 
quait pas moins de sociabilité réelle; elle percevait des sensa- 
tions, mais était incapable de réflexion; le sens moral, les sen- 
timents sympathiques, lui étaient inconnus. Ge n'était encore 
qu'une ébauche toute matérielle de l'être humain, mais supérieure 
néanmoins à l’homme à queue de Darwin, et à l’homme pithé- 
coïde de Haeckel. | 

Vers les premiers temps de l’époque tertiaire, ajoute Wallace, 
dans cet être anthropomorphe une cause inconnue vint accé- 
lérer le développement de l'intelligence. Bientôt, celle-ci joua 
un rôle prépondérant dans l'existence de l’homme. Le per- 
fectionnement de cette faculté devint incomparablement plus 
utile que n'importe quelle modification organique. Dès lors, la 
puissance modificatrice de la sélection se porta nécessairement 
à peu près en entier de ce côté. Les caractères physiques déjà 
acquis restèrent presque inaltérés, tandis que les organes de 
l'intelligence et l'intelligence elle-même se perfectionnèrent de 
génération en génération. Les animaux, sur lesquels n'avait 
pas agi la cause inconnue qui commença à nous séparer d'eux, 
continuèrent à se transformer morphologiquement, si bien que 


86 ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE 


de l’époque miocène à nos jours, la faune terrestre s’est renou- 
velée. Chez l'homme seul, le corps resta ce qu'il était. Nous ne 
devons donc pas être surpris de trouver à l’époque quaternaire, 
des crânes comme ceux de Denise et d’Engis, semblables à ceux 
des hommes de nos jours. 

La supériorité acquise par l'intelligence a d’ailleurs soustrait 
pour toujours notre espèce à la loi des éransformations mor- 
phologiques. Seuls, ses attributs intellectuels et moraux sont 
désormais soumis au pouvoir de la sélection, qui fera disparaitre 
les races inférieures et les remplacera par une race nouvelle, 
dont le moindre individu serait, de nos jours, un homme supé- 
rieur. 

Après avoir lu les pages que je viens de résumer, on ne-peut 
qu'être surpris de voir Wallace, déclarer que la sélection natu- 
relle agissant seule, aurait été incapable de faire d’un animal 
anthropoide, l'homme tel que nous le montrent les peuples les 
plus sauvages eux-mêmes. Il fait ainsi de l’espèce humaine, 
une exception aux lois qui, selon lui, régissent tous les autres 
êtres vivants. Il y a un double intérêt à suivre l’émule de Dar- 
win dans cette nouvelle voie. 

Wallace commence par rappeler que la sélection naturelle 
repose en entier sur le principe de l'utilité immédiate, relative 
uniquement aux conditions de la lutte actuellement soutenue 
par les individus qui composent une espèce. Darwin, dans tous 
ses ouvrages, proclame à diverses reprises, ce même principe 
sur lequel repose, en effet, tout ce qu'il dit de l'adaptation, de 
la possibilité des transformations régressives,… etc. 

De ce principe, il résulte nécessairement, que la sélection ne 
peut produire des variations nuisibles en quoi que ce soit, à un 
être quelconque. Darwin a souvent déclaré qu'un seul cas de 
cette nature bien avéré renverserait toute sa théorie. 

Mais il est évident, ajoute Wallace, que la sélection ne peut 
pas davantage produire une variation inutile ; elle ne peut donc 
pas développer un organe dans des proportions qui dépasse- 
raient son degré d'utilité actuelle. 

Or, Wallace montre fort bien qu'il y a, dans l’homme sauvage, 
des organes dont le développement est hors de toutes proportions 
avec leur utilité actuelle, et même des facultés, des caractères 
physiques, qui sont ou énutiles ou nuisibles, au moins à l'individu. 
« Mais, dit, s’il nous est démontré que ces modifications, dan- 
gereuses ou inutiles au moment de leur première apparition, 
ont présenté la plus haute utilité et sont maintenant indispen- 
sables au développement complet de la nature intellectuelle et 
morale de l’homme, nous devrons conclure à une action intel- 
ligente, prévoyant et préparant l'avenir, exactement comme 
nous le faisons, quand nous voyons l’éleveur se mettre à l’œuvre 
dans le but de produire une amélioration déterminée dans quel. 
que plante cultivée ou quelque animal domestique. » 

Le développement relatif du corps et du cerveau, organe de 


DÉVELOPPEMENT INTELLECTUEL. — IDÉES DE WALLACE 87 


_ l'intelligence, est un des points sur lequel insiste le plus notre 
auteur. La taille de l’orang, dit-il, égale à peu près celle d’un 
homme de taille moyenne ; le gorille est bien pius grand et plus 
gros. Néanmoins, si nous représentons par 10 le volume moyen 
du cerveau chez les singes anthropomorphes, ce même volume 
sera représenté par 26 chez les sauvages, et par 32 chez les 
hommes civilisés. Le savant anglais fait remarquer d’ailleurs, 
que chez les sauvages, chez les Esquimaux, par exemple, on 
trouve des individus chez lesquels la capacité du crâne atteint 
presque le maximum constaté chez les populations les plus déve- 
loppées. | 

En définitive, Wallace se fondant sur les expériences et les 
chiffres de Galton, admet que le cerveau des sauvages étant à 
celui de l’homme civilisé dans le rapport de 5 à 6, les manifes- 
tations intellectuelles sont au moins dans celui de À à 1000. — 
_ Le développement matériel est donc hors de toute proportion 

avec la fonction. Aux yeux de l’éminent voyageur, un cerveau 
un peu plus volumineux que celui du gorille, aurait parfaite- 
ment suffi aux habitants des iles Andaman, de l'Australie, de 
la Tasmanie ou de la Terre-de-Feu. 

Wallace explique le développement des idées de justice et de 
bienveillance par les avantages qui en résultent pour la tribu et 
pour les individus. Mais les facultés essentiellement endividuelles 
et sans utilité 2mmédiate pour autrui, échappent selon lui à la 
sélection. « Comment, dit-il, la lutte pour l’existence, la victoire 
des mieux adaptés et la sélection naturelle, auraient-elles pu 
venir en aide au développement de facultés mentales » telles 
que les conceptions idéales d'espace et de temps, d’éternité et 
d'infini, le sentiment artistique, les notions abstraites de nom- 
bre et de forme qui rendent possibles l'arithmétique et la 
géométrie ? 

A plus forte raison, ne peut-on rendre compte du développe- 
meut du sens moral chez le sauvage par des considérations 
tirées de l'utilité, soit endividuelle, soit collective. Wallace insiste 
assez longuement sur ce point; il cite des exemples qui prou- 
vent que ce sentiment, dans ce qu'il a de plus délicat et de plus 
opposé aux notions utilitaires, existe chez les tribus les plus 
barbares de l'Inde centrale. Il aurait pu multiplier iei ses cita- 
tions. On sait, entre autres, jusqu'où les Peaux-Rouges poussaient 
le respect de la parole donnée, dût-il les conduire à la torture et 
à la mort. 

L'examen physique de l’homme fournit aussi de nombreux 
arguments à notre auteur. « Il est parfaitement certain, dit-il, 
que la sélection naturelle ne peut avoir tiré d’un ancêtre couvert 
de poils le corps nu de l’homme actuel, car une modification 
pareille, loin d’être utile, aurait été nuisible au moins à certains 
égards ; » chez l’homme civilisé, la main exécute une multitude 
de mouvements dont les sauvages n’ont aueune idée, quoiqu'il 
n'existe aucune différence anatomique dans la structure des 


83 ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE 


membres supérieurs ; le larynx de nos chanteurs est construit 
comme celui des sauvages, et pourtant, quel contraste dans les 
sons qui sortent de l’un ou de l’autre !.… 

De tous ces faits, Wallace conclut que le cerveau, la main, le 
larynx du sauvage, possèdent des aptitudes latentes, qui, étant 
temporairement énutiles, ne sauraient être attribuées à l’action 


de la sélection naturelle. L'homme n’a pu d’ailleurs se les donner. 


à lui-même. Une intervention étrangère est donc nécessaire 
pour en expliquer l'existence. Wallace attribue cette interven- 
tion à une ntelligence supérieure, qui agirait sur l’espèce hu- 
maine comme celle-ci a agi sur le biset pour en tirer le pigeon 
grosse-gorge ou le messager, et qui employerait des procédé 
analogues. RQ 

En résumé, la sélection naturelle réglée par les seules lois de 
la nature, suffirait pour donner naissance aux espèces sauvages; 
la sélection artificielle où humaine produirait les races animales et 
végétales perfectionnées ; une sorte de sélection divine aurait fait 
l'homme actuel et peut seule le conduire à son maximum de 
développement intellectuel et moral. 

En avançant cette dernière hypothèse, Wallace déclare qu’elle 
ne porte aucune atteinte à la doctrine de la sélection naturelle, 
pas plus que celle-ci n’est infirmée par le fait de la sélection 
artificielle. Peu de personnes, croyons-nous, accepteront cette 
proposition. La raison d’être du darwinisme aux yeux des hom- 
mes de science, sa grande séduction auprès de tous ses parti- 
sans, c'est la prétention qu'il affiche de rattacher les origines 
organiques, celle de l’homme comme celle des plantes, à la seule 
action des causes secondes ; d'expliquer l’état actuel des êtres 
vivants par des lois physiques et physiologiques, comme la 
géologie et l'astronomie expliquent l’état actuel du monde ma- 
tériel par les lois seules de la matière. En faisant intervenir une 
volonté intelligente, comme nécessaire à la réalisation de l'être 
humain, Wallace s’est mis en opposition avec l'essence même 
de la doctrine. Ainsi en ont jugé la plupart des darwinistes qui 
l'ont un peu traité comme un transfuge. 

Je n’ai done pas à examiner la dernière hypothèse de Wal- 
lace. Toutefois il m'est permis de constater que la plupart des 
faits qui ont conduit un des fondateurs du darwinisme à se 
séparer de son chef sur un point aussi capital conservent toute 
leur valeur comme objections. Le tort de Wallace a été de ne 
pas comprendre que ce qu'il dit au sujet de l’homme, s'applique 
également aux animaux, et Claparède lui a justement adressé le 
reproche de manquer en cela de logique.Il a été moins heureux 
dans les réponses qu'il a faites à son ancien allié. Sans doute, 
pour qui se place exclusivement au point de vue darwiniste et 


accepte comme vrai tout ce dont j'ai essayé de montrer la. 


fausseté, plusieurs des difficultés soulevées par Wallace se 
résolvent assez aisément. Mais ce qu'il dit des aptitudes latentes 
en général, des facultés supérieures de l'esprit humain, du sens 


THÉORIES DE M. NAUDIN 89 


moral, est bien difficile à réfuter. Claparède n'a parlé que des 
premières. Darwin a voulu aller plus loin ; mais ses théories, 
ses hypothèses sur ces hautes questions, me semblent avoir peu 
satisfait ses disciples les plus dévoués. — Je ne saurais entrer 
ici dans une discussion qui, pour avoir quelque valeur, devrait 
être assez détaillée, et je renvoie le lecteur à l'ouvrage sur La 
descendance de l’homme et à mes articles du Journal des savants. 

X. — Je ne puis clore ce rapide exposé des origines attribuées 
à l'homme dans ces dernières années, sans parler de la nouvelle 
théorie proposée tout récemment par un botaniste éminent, 
dont j'ai eu bien souvent à rappeler les travaux. M. Naudin à 
été un des plus sérieux précurseurs de Darwin. Six ans avant le 
savant anglais, il assimilait l’action exercée par les forces natu- 
relles pour produire les espèces aux procédés mis en œuvre par 
l'homme pour obtenir des races ; il admettait la dérivation, la 
filiation des espèces ; il comparait le règne végétal à un arbre 
« dont les racines mystérieusement cachées dans les profon- 
deurs des temps cosmogoniques, auraient donné naissance à un 
nombre limité de tiges successivement divisées et subdivisées. 
Ces premières tiges représenteraient les types primordiaux du 
règne ; les dernières ramifications seraient les espèces actuel- 
les. » On ne saurait méconnaître, dans ces paroles, une concep- 
tion générale fort semblable au darwinisme. 

Aujourd’hui, M. Naudin propose une fhéorie évolutive fort 
différente. IL « exclut totalement l'hypothèse de la sélection 
naturelle, à moins qu'on ne change le sens de ce mot pour en 
faire le synonyme de survivance. » Il ne repousse pas moins 
énergiquement la pensée des modifications lentes qui exigent des 
millions d'années pour transformer une seule plante. Il insiste, 
au contraire, sur la brusquerie avec laquelle se sont manifestées 
la plupart des variations observées chez Les végétaux, et y voit 
une image de ce qui a dû se passer dans la genèse successive 
des êtres vivants. — Constatons en passant que, dans la der- 
nière édition de son livre, Darwin reconnaît la réalité de ces 
sauts brusques se manifestant sans intermédiaires d’une géné- 
ration à l’autre, et reconnaît ne pas en avoir tenu un compte 
suffisant dans ses premiers écrits. | 

M. Naudin admet un protoplasma ou blastème primordial, dont 
il ne prétend expliquer ni l’origine, ni l’entrée en action. Sous 
l'impulsion de la force organo-plastique ou évolutive, se sont 
formés des proto-organismes fort simples de structure, asexués 
et doués de la propriété de produire par bourgeonnement et 
avec une grande activité des meso-organismes semblables aux 
premiers, quoique déjà plus complexes. De génération en géné- 
ration les formes se sont multipliées, se sont accusées, et la 
nature a marché rapidement vers l’éfat adulte. Mais les êtres 
dont il s’agit ici n'étaient pas des espèces. Ce n'était pas des 
êtres achevés, ce n’était que des: sortes de larves dont l’uni- 
que rôle était de servir d’intermédiaires entre le blastème pri- 


90 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


mitif et les formes définitives. Dispersés dans diverses régions 
du globe, ils ont transporté partout les germes des formes 
futures que l’évolution devait en faire sortir. De créatrice qu’elle 
était d’abord, la force évolutive en s’épuisant par son action 
même est devenue conservatrice. Les formes se sont alors énté- 
grées. Toutefois, elles conservent un reste de plasticité; elles 
varient sous l'influence de certaines! conditions, et de là, résulte 
la multitude de formes que peut parfois présenter la même 
espèce. 

Les proto et meso-organismes portaient en eux-mêmes, 
chacun suivant son rang dans l’ordre évolutif, les rudiments 
des règnes, des embranchements, des classes, des ordres, des 
familles, des genres. Les points où ils se sont fixés sônt devenus 
autant de centres de création. Us n’ont pas d'ailleurs engendré 
simultanément toutes les formes qu'ils renfermaient en puis- 
sance. Il y a eu des intervalles considérables entre les émissions 
successives des êtres vivants, ce qui explique pourquoi les 
groupes de même ordre n’ont pas été contemporains. 

Les types organiques, même peu caractérisés, n'ont pu 
passer des uns aux autres. Les voies suivies par la force évolu- 
tive ont toujours divergé. « Imaginons, dit M. Naudin, le meso- 
organisme qui a été la souche des mammifères ; dès son appari- 
tion, tous les ordres de mammifères, y compris l’ordre humain, 
fermentaient en lui. Avant d’apparaître ils étaient virtuellement 
distincts, en ce sens que les forces évolutives étaient déjà distri- 
buées et particularisées de manière à amener, chacune à son 
heure, l’éclosion de ces divers ordres. C’est le même phénomène 
que celui du déroulement des organes dans un embryon en voie 
de croissance, où l'on voit sortir d’une gangue commune et uni- 
forme des parties d’abord semblables, mais que leur devenir 
propre entrainera chacune dans une direction déterminée. » 

M. Naudin invoque, on le voit, à l'appui de sa conception les 
phénomènes embryogéniques où les darwinistes vont également 
chercher des témoignages en faveur de leur théorie. Mais le 
savant botaniste attache plus d'importance encore aux méta- 
morphoses qui s’accomplissent en dehors de l’œuf. Il voit de 
véritables proto-organismes dans le pro-embryon des mousses, 
dans les larves des insectes, et de tant d’autres animaux infé- 
rieurs ; il insiste plus particulièrement sur les phénomènes de la 
génération alternante, comme présentant l’image de ce qui s’est 
passé jadis, ou, mieux, comme reproduisant en partie « Le pro- 
cédé ancien et général de la création. » 

Selon M. Naudin, l’homme a subi la loi commune, et le récit 
mosaïque est à la fois très-vrai et rempli d'enseignements. Dans 
sa première phase, l'humanité couve au fond d’un organisme. 
temporaire, déjà nettement distinet de tous les autres et qui ne 
peut contracter d'alliance avec aucun d'eux. C’est Adam, sorti 
du blastème primordial appelé mon dans la Bible. A cette épo- 
que il n’est, à proprement parler, ni mâle ni femelle ; les deux 


THÉORIES DE M. NAUDIN 91 


sexes ne se sont pas différenciés. « C'est de cette humanité 
larvée que la force évolutive va faire sortir le complément de 
l'espèce. Mais pour que ce grand phénomène s’accomplisse, il 
faut qu'Adam traverse une phase d'immobilité et d'inconscience 
très-analogue à l’état de nymphe des animaux à métamor- 
phoses. » C'est le sommeil dont parle la Bible, pendant lequel le 
travail de différenciation s’est accompli, au dire de M. Naudin, 
par un procédé de gemmation analogue à celui des méduses et 
des ascidies. L’humanité, ainsi constituée physiologiquement, 
aurait conservé assez de force évolutive pour produire rapide- 
ment les diverses grandes races humaines. 

Sans m'arrêter aux rapprochements établis par M. Naudin, 
je me bornerai à présenter au sujet de cet ensemble d'idées 
une seule observation; c’est qu’à proprement parler, il n’y a pas 
là une fhéorte scientifique. 

Lorsque nous fécondons artificiellement un œuf de grenouille, 
mous savons que nous déterminons toute une série de phéno- 
mènes ayant pour résultat la formation d’un germe, puis celle 
d'un embryon qui se constituera par une succession de méta- 
morphoses, d’un têtard qui en subira également et d’un animal 
définitif qui revêtira tous les caractères de l’espèce, — En tant 
que l’homme peut faire un être, nous faisons une grenouille en 
fécondant un œuf. 

Si la cause premiere, à laquelle M. Naudin rattache immédia- 
tement son blastème primordial, a mis en puissance dans ce 
blastème tous les êtres passés, présents et futurs, en même 
temps que la faculté de les manifester en temps convenable 
avec tous les caractères qui distinguent chacun d'eux, £lle a, en 
réalité, créé en bloc tous ces êtres. On ne voit plus quelle part 
d'action est réservée aux causes secondes, si ce n’est peut-être le 
pouvoir d'activer ou de retarder, de gêner ou de favoriser l’ap- 
parition des types de valeur diverse, dont le nombre et les rap- 
ports ont été immuablement arrêtés d'avance. Mais M. Naudin 
ne nous parle même pas de leur rôle dans cette évolution du monde 
organique. — La science qui ne s'occupe que des causes se- 
condes n’a donc rien à dire de la conception de M. Naudin. 
Elle ne peut lui adresser ni éloges ni critiques. 

XI. — Expliquer les origines du monde où nous vivons, celles 
des êtres qui nous entourent et la nôtre propre, est évidemment 
une des aspirations les plus générales de l'esprit humain. Les 
peuples les plus civilisés, comme les tribus les plus sauvages, 
ont satisfait d’une manière ou d’une autre à ce besoin. Les Aus- 
traliens eux-mêmes, quoi qu’on en ait dit, ont leur cosmogonie 
rudimentaire, qu'ont su se faire raconter ceux qui ont pris quel- 
que peine dans ce but. 

Partout l’homme a rattaché d’abord ses conceptions cosmo- 
goniques à ses croyances religieuses. Puis chez les anciennes 
nations les plus avancées, des esprits indépendants ont cherché 
dans les phénomènes naturels, l'explication de la nature. Mais 


99 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


faute de connaissances précises, leurs conceptions toutes hypo- 
thétiques n’ont au fond aucune valeur. 

Chez nous aussi la cosmogonie purement religieuse a long- 
temps été acceptée comme article de foi. Ge que l'on appelait la 
science se confondait avec le dogme, appuyé lui-même sur des 
interprétations de la Bible en harmonie avec le savoir du 
moment. 

La science proprement dite est chose toute moderne. La rapi- 
dité, la grandeur de ses développements, remplissent une des 
plus magnifiques pages de l’histoire humaine. Reposant en entier 
sur l'expérience et l'observation, il était impossible qu'elle n'eût 
pas à contredire certaines croyances, tirées d’un livre écrit 
dans un tout autre sens que le sien, et commenté à l’aide de 
données incomplètes où fausses. Entre les représentants du passé 
et ceux de l’ère nouvelle, la lutte était inévitable. Elle devait être 
vive et le fut. Elle a repris aujourd’hui plus que jamais. 

Des circonstances de toute nature ont ébranlé dans bien des 
âmes la vieille foi de nos ancêtres. Emportés par le courant 
général, bien des esprits en sont arrivés, en fait de croyances 
religieuses, à la négation absolue. Le besoin d'expliquer l’uni- 
vers n’en persiste pas moins dans ces intelligences tourmen- 
tées; et, ne croyant plus à la Bible, elles se sont adressées à la 
science. 

Celle-ci leur a déjà fait de magnifiques réponses en astro- 
nomie, en géologie. Devant des faits irréfutables, les derniers 
soutiens des anciennes interprétations bibliques ont dù reculer 
et se taire. Personne ne croit plus à l’immobilité de la terre, à 
la création en six jours de vingt-quatre heures, à l'apparition 
simultanée de tous les animaux ou de toutes les plantes. L'as- 
tronomie nous a fait assister à la genèse des mondes; la géo- 
logie nous a appris comment se sont formés les continents et les 
mers, les vallées et les montagnes, dévoilant ainsi quelques-uns 
des plus grands résultats dus à l’action des causes secondes 
dans l’empire inorganique. 

Reste l’empire organique, les plantes, les animaux et l’homme 
lui-même. Ici la curiosité s’exalte, le besoin d'explication de- 
vient plus pressant; mais malheureusement l observation, l° expé- 
rience font également défaut. 

Quelques hommes, éminents par la science et riches d’imagi- 
nation, ont cru pouvoir s'en passer. Faisant revivre les procédés 
des philosophes grecs, ils ont cru possible d'expliquer la nature | 
vivante et l'univers entier en reliant quelques faits par des con- 
ceptions à peu près exclusivement intellectuelles. Une fois sur 
cette pente, ils se sont aisément enivrés de leur propre pensée. 
Lorsque le savoir positif accumulé par le travail séculaire des 
plus illustres devanciers, a gèné leurs spéculations, ils l'ont pour 
ainsi dire jeté par-dessus bord; ils ont poussé jusqu'au bout le 
développement plus ou moins logique de leurs à priori et n’ont 
eu qu'ironie et dédain pour quiconque hésitait à les suivre. 


DOCTRINES SCIENTIFIQUES ET DOGMES RELIGIEUX 93 


Ces hommes ne pouvaient qu'être applaudis. Ils parlaient au 
nom de la science seule ; ils répondaient par là à des aspirations 
parfaitement justifiées en pareille matière; ils apportaient des 
théories séduisantes par leur ampleur, par la précision apparente 
des explications. Ils devaient, par conséquent, entrainer même 
les hommes de science qui n’allaient pas au fond des choses; à 
plus forte raison la foule, qui ne demande qu’à croire sur 
parole. 

La nature des résistances qu'ils ont parfois rencontrées devait 
ajouter à l’éclat de ce triomphe. Des hommes aussi imprudents 
que mal inspirés les ont attaqués au nom du dogme. La discus- 
sion scientifique à dégénéré en controverse ; les esprits se sont 
exaltés ; dans les deux camps on s’est cru obligé de nier tout 
ce qu'affirmaient les adversaires; on a fait assaut de violence, et 
les savants, qui prétendaient parler au nom de la libre pensée, 
ne se sont pas montrés les moins intolérants. 

Il est permis de rappeler aux uns le procès de Galilée, aux 
autres les théories de Voltaire niant l’existence des fossiles. 

D'autres hommes ont résisté à l'entrainement du jour; ils 
sont restés fidèles à la méthode, mère de la science moderne; 
ils ont soigneusement conservé l'héritage de savoir sérieux et 
précis, légué par les siècles passés. On n’a pas pour cela le 
droit de les accuser de routine, de voir en eux des esprits 
rétrogrades. Autant que les plus fougueux partisans des doc- 
trines soi-disant avancées, ils ont applaudi à tout progrès véri- 
table ; ils ont accueilli avec autant de faveur des conceptions 
nouvelles, à la condition pour elles de reposer sur l'expérience 
et l'observation. Mais lorsqu'on leur a posé des questions au- 
jourd’hui insolubles et qui le seront peut-être à jamais, ils n’ont 
pas hésité à répondre : — Nous NE SAVONS PAS ; — lorsqu'on & 
voulu leur imposer des doctrines purement métaphysiques , ils 
ont protesté au nom de l'expérience et de l'observation. 

Jose dire que je suis toujours resté dans les rangs de cette 
phalange à laquelle, en définitive, appartient l'avenir. Voilà 
pourquoi à ceux qui m'interrogent sur le problème de nos ori- 
gines, Je n'hésite pas à répondre au nom de la science : — JE 
NE SAIS PAS. 

Je n'anathématise pas pour cela ceux qui croient devoir agir 
autrement; je ne blâme pas outre mesure leurs hardiesses. 
L'étude des causes secondes a conduit l’homme à expliquer 

. Scientifiquement la constitution actuelle du monde inorganique ; 
il n’y a rien que de très-légitime dans les tentatives faites pour 
rendre compte de l’état actuel du monde organique par des 
causes de même nature. Peut-être le succès couronnera-t-il un 
jour ces efforts; et, dussent-ils rester à jamais infructueux 
comme ils l’ont été jusqu'ici, ils n’en ont pas moins une certaine 
utilité. Ces élans de l'imagination provoquent des recherches 
nouvelles, ouvrent des aperçus nouveaux, et servent ainsi la 
vraie science dans le monde des faits, comme dans celui des 


94 ORIGINE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


idées. Si Darwin n'avait pas été inspiré par ses préoccupations, 
il n'aurait probablement pas fait son excellent travail sur l’ori- 
gine des 450 races de pigeons, ni développé sa théorie de la 
lutte pour l'existence et de la sélection naturelle qui rend 
compte de tant de faits. | 

Malheureusement, pour avoir oublié les travaux de leurs de- 
vanciers, Darwin et ses disciples ont tiré de ces prémisses vraies 
des conséquences erronées; ils ont cru avoir expliqué ce qui ne 
l'était pas. Voilà ce que j'ai voulu montrer. Je me suis efforcé 
de résumer le débat : c’est au lecteur impartial et sans préjugés 
à choisir entre nous. 


‘4 


NAS. à à 


LIVRE III 


ANTIQUITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE 


CHAPITRE XII 


AGE DE L'ESPÈCE HUMAINE; ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE. 


I. — Sans rien préjuger de l’avenir nous avons dû reconnaître 
que le problème de l’origine spécifique de l’homme ne peut être 
résolu ni même abordé avec les données de la science du moment. 
Il n’en est pas tout à fait de même pour certaines questions qui 
se présentent naturellement à l'esprit après la précédente. 

Nous savons que notre globe a traversé plusieurs époques 
géologiques et paléontologiques ; nous savons que les êtres vi- 
vants n'ont pas apparu simultanément et que les faunes, les 
flores contemporaines ont été précédées par des faunes et des 
flores fort différentes. ILest naturel de se demander depuis quand 
l'homme habite cette terre et de chercher à déterminer le mo- 
ment où se montre cet être si semblable aux autres sous tant 
de rapports, si exceptionnel par ses facultés les plus nobles et 
qui domine tout ce qui l’entoure. 

Cette question de temps demande à être précisée ; il faut s’en- 
tendre sur le sens qu’on peut lui attribuer. 

Disons d’abord qu'il ne saurait s’agir ici de dates proprement 

dites. Celles-ci n'existent que dans l’histoire. Or l’humanité pri- 

mitive ne pouvait avoir d'histoire dans le sens scientifique du 
mot. La plupart des grandes religions ont cherché à combler 
cette lacune. Mais on sait que je m'interdis absolument toute 
conSidération puisée à cette source et que j'entends n’apporter 
ici que les résultats de l’expérience ou de l'observation. Je vais 
donc chercher jusqu'où l’on peut remonter avec l’aide de ces 
seuls guides et citerai d’abord quelques dates historiques comme 
termes de comparaison. 


96 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


IT. — Les Grecs et les Romains, auxquels s’arrête trop souvent 
l’éducatien classique, ne nous conduisent pas bien loin. Les pre- 
miers avaient les souvenirs beaucoup plus anciens que les se- 
conds et pourtant l'ère des Olympiades nous reporte seulement 
à l’an 776 avant notre ère ; d’après Hécatée de Milet, c’est du 1x° 
au x° siècle avant notre ère que les dieux ont cessé de s’unir aux 
mortels et la guerre de Troie est approximativement regardée 
comme ayant eu lieu au x1e ou au xue siècle. On le voit, dès cette 
époque la Grèce nous transporte en pleine mythologie ou mieux 
à ces temps légendaires qui mêlent la fable et la vérité. 

Les traditions aryanes vont plus loin. M. Vivien de Saint- 
Martin, résumant les travaux dont il est si bon juge, reporte vers 
le xvie ou le xvire siècle avant notre ère, l’arrivée des Hindous 
sur la rivière de Kaboul. Ces tribus n'étaient qu'un démem- 
brement de la grande émigration que le Zend Avesta ramène 
jusque vers le Bolor. On peut donc reculer celle-ci jusqu’au xx® 
ou xxv° siècle avant notre ère. | 

L'histoire juive, en la commençant à Abraham, remonte à 
peu près à la même époque (2296 ans); le déluge de Noé d’après 
l'estimation généralement reçue remonterait à l’an 3308. Soit 
environ 30 siècles. 

En Chine, le Chou-King place le règne de Hoang-Ti à 
l’an 2698 et celui d’Yao à l’an 2357 avant notre ère. Ce serait, 
à un siècle près, la date de la migration d'Abraham. 

L'Egypte n’a pas de Chou-King ; maïs ses monuments sont le 
plus magnifique des livres. Champollion nous a appris à le lire 
et nous le déchiffrons page à page. Or Lepsius et Bunsen pla- 
cent la 5° dynastie vers le xL° siècle, et d’après Mariette-bey les 
listes de Manéthon, au sujet desquelles l’éminent égyptologue 
fait d’ailleurs des réserves formelles, remonteraient jusqu'à 
l’an 5004 avant notre ère. Ainsi nous serions séparés des pre- 
miers temps historiques de l'Egypte par un intervalle d'environ 
70 siècles. Si au lieu de compter par années, l’on compte par 
vies d'hommes en ne les estimant qu'à 25 ans, on trouve que 
280 générations seulemeut nous séparent de ces temps qui sont 
pour l’histoire l’extrème du passé. 

Ces chiffres sont intéressants sans doute. Ils tendent à modi- 
fier quelques-unes des impressions reçues dans notre enfance ; 
mais ils ne nous disent rien sur l’antiquité de l’espèce humaine. 
Tout au plus, en nous montrant à cette époque dans la vallée du 
Nil des peuples assez civilisés pour posséder l'écriture et élever 
des monuments dignes de notre admiration, ils rejettent la pre- 
mière apparition de l’homme bien au-delà des limites qu'ils at- 
teignent. 

IT. — Les Egyptiens eux-mêmes ont donc un passé ahté-. 
rieur à toute histoire. A plus forte raison en est-il de même. 
pour les Chinois, les Hindous, les Grecs, et plus encore pour les … 
peuples moins bien doués ou accidentellement retardés dans 
leur évolution. Plonger dans cette obscurité avec. l'espoir d'y 


ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE 97 


trouver des points de repère certains et de découvrir ce dont 
les légendes elles-mêmes ne parlaient pas, eût paru il y a moins 
de trente ans une entreprise insensée. C'est pourtant l’œuvre 
qu'a accomplie une science née d'hier, Archéologie préhistorique. 
Aussi doit-on regarder comme une date mémorable l’année 1847 
où trois savants danois, un géologue, un zoologiste et un ar- 
chéologue, furent chargés par la Société des antiquaires du 
Nord de faire les études qui lui ont servi de fondement. En étu- 
diant les kjækkenmæddings et les marais tourbeux de leur pa- 
trie, Forchammer, Steenstrup et Worsaae ont fait pour l’histoire 
de l’homme ce que de Buch, Elie de Beaumont et Cuvier ont 
fait pour l’histoire du globe. 

Les Xjyækkenmæddings, littéralement débris de cuisine, sont es- 
sentiellement formés par des accumulations de coquilles placées 
sur le bord de la mer et atteignant parfois des dimensions con- 
sidérables. À ces coquilles sont mêlés des restes de poissons, des 
_ ossements d'oiseaux et de mammifères. L'homme seul a pu 

former ces amas et révèle d’ailleurs sa présence par les usten- 
siles, les outils, les armes qu'il à jadis égarés autour de lui et 
que l’on retrouve mêlés aux restes de ses repas. La pierre, pres- 
que toujours grossièrement taillée, en constitue la matière. Dans 
quelques-unes de ces collines artificielles on rencontre, au milieu 
de ces traces d’une industrie toute rudimentaire, quelques ob- 
jets également en pierre, mais dont le travail accuse un perfec- 
tionnement des plus remarquables. 

Les kjækkenmæddings révèlent donc l'existence d’une popu- 
lation aujourd’hui oubliée, vivant d’abord à l’état tout à fait 
sauvage, ayant acquis plus tard une certaine civilisation. Mais 
au point de vue chronologique ces renseignements sont bien in- 
complets. Le mélange d'instruments tantôt presque informes, 
tantôt merveilleusement travaillés, prête à des interprétations 
diverses qui se sont en effet produites. 

Il en est autrement des trouvailles faites dans les marais tour- 
beux et surtout dans ceux que les Danoïs appellent skovmoses, 
c'est-à-dire marais à forêts. Ceux-ci occupent des espèces d’en- 
tonnoirs de forme irrégulière, creusés dans les limons quater- 
naires, atteignant parfois une profondeur de dix mètres et plus. 
L'étude détaillée qu’en a faite surtout Steenstrup a conduit à y 
distinguer la région centrale ou marécage et la région extérieure 
ou région forestière. 

La première est formée par la cavité même de l’entonnoir. 
C’est le marais proprement dit, formé par des couches de tourbe 
qui remplissent la cavité et se sont superposées depuis sa forma- 
tion. Une maigre végétation avait poussé à la surface et partage 
en zones distinctes cette masse de débris végétaux. Ge sont, en 
procédant du haut en bas : 1° quelques arbres tels que le bou- 
leau, l’aulne, le noisetier, etc., mêlés à des bruyères ; 2° des 
pins (Pinus sylvestris) petits, rabougris, mais robustes, qui 
avaient poussé sur une tourbe où se reconnaissent des mousses 

DE QUATREFAGES. 7 


98 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


à organisation élevée, telles que les hypnum ; 3° une tourbe 
compacte, amorphe, dont on a eru longtemps ne pouvoir déter- 
miner les éléments, mais où MM. Steenstrup et Nathorst ont dé- 
couvert, en 1872, les restes incontestables de cinq espèces de 
plantes confinées aujourd’hui sous le cercle polaire, Savoir : 
Salix herbacea, S. polaris, S. reticulata, Betula nana, Dryas oc- 
topetala ; # une couche argileuse résultant évidemment de ma- 
tériaux enlevés par les pluies aux parois de la cavité, alors que 
celles-ci étaient encore à nu. - 

La région forestière occupe les parois elles-mêmes. Fà, 
abrités contre les vents, enfoncçant leurs racines dans un limon 
fertile, les arbres ont pris un magnifique développement. Or, on 
constate tout d'abord un fait bien remarquable. Le hêtre manque 
aux skovmoses. Aujourd’hui c’est lui qui constitue essentielle- 
ment les forêts danoïses ; c’est l’arbre national et les plus loin- 
taines traditions ne peuvent faire soupçonner qu'il ait jamais. 
manqué au Danemark. A sa place, les marais tourbeux ne mon- 
trent d’abord que des chênes (Quercus robur sessilifolia), qui ont 
disparu de ce pays à une époque antérieure à l’histoire et ne se 
retrouvent plus que sur quelques points du Jutland. Puis à me- 
sure que l’on creuse le marais, on voit les chênes se mélanger de 
pins. À leur tour ceux-ci prennent le dessus et occupent seuls 
les parties les plus profondes de la région. 

Chênes et pins, quand ils étaient abattus par la vieillesse, 
par un accident ou par l’homme, tombaient d'ordinaire vers. 
l’intérieur du marais. Là leurs branches entrelacées mainte- 
naient et consolidaient la tourbe, qui se trouvait aïnsi dans les 
conditions les meilleures pour garder en place tout corps solide 
tombé ou jeté dans le marécage. 

L'homme fréquentait les skovmoses et l’on sait qu'il ne sau- 
rait habiter quelque part sans égarer autour de lui une foule 
d'objets, ceux-là même souvent auxquels il tient le plus. Il a 
perdu dans ces marais des armes, des outils, des instruments de 
toute sorte et tous sont restés où ils étaient tombés. Les shov- 
moses sont devenus ainsi des espèces de musées chronologique- 
ment stratifiés, où chaque génération a laissé sa trace dans la 
tourbe contemporaine. On n’a eu qu'à les exploiter couche par 
couche pour acquérir une foule de notions précises sur les pré- 
décesseurs des Danois actuels, pour trouver dans ce passé sans 
histoire des dates relatives ou époques. C'est ainsi que les savants 
scandinaves sont arrivés à la belle conception des âges du fer, 
du bronze et de la pierre aujourd’hui universellement adoptée. Je 
n’ai pas à suivre ici le développement qu'ont reçu ces notions 
fondamentales, non plus que les applications qu'on en a fait aux. 
cités lacustres de la Suisse et ailleurs. Je n'ai pas davantage à . 
insister sur les divers degrés de eivilisation que trahit l’em- 
ploi des deux métaux et de la pierre polie ou taillée. Je me 
borne à faire remarquer qu’en Danemark l’âge du fer est tout 
entier compris dans la période de végétation du hêtre, tandis 


ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE 99 


que l'âge du bronze embrasse toute la période qui a vu croître 
le chène et la fin de celle que caractérise le pin. Enfin que le pin 
est l'arbre de l’âge de la pierre. 

La présence d'objets fabriqués de main d'homme atteste 
l'existence de celui-ci. Grâce à ces témoins irrécusables, on le 
suit aisément à travers les zones du chêne et du pin. Le nombre 
immense des objets abandonnés par lui dans la tourbe indique 
même l'existence de populations assez denses. Ces objets de- 
viennent au contraire fort rares en même temps que plus gros- 
siers dans la couche de tourbe amorphe. On à même cru long- 
temps qu'ils y manquaient et c'est encore Steenstrup qui les y a 
découverts associés à quelques débris de rennes. 

L'homme a done vécu en Danemark alors que végétaient au 
fond des skovmoses les plantes polaires, comme la Zefula nana, 
la salix polaris, ete.; il s'y montre accompagné du renne, ce qui 
complète la ressemblance entre l’état passé de ce pays et l’état 
actuel de la Laponie. Or, nous savons qu un pareil état de choses 
n’a pu exister dans les îles danoises qu'aux derniers temps de 
l’époque quaternaire, alors que les glaces, reculant du midi vers 
le nord, étaient encore bien loin d’être arrivées aux barrières que 
nous leur connaissons aujourd'hui. Nous pouvons donc affirmer 
que l’homme existait et vivait en Europe à l'aube même de l’é- 
poque géologique moderne. 

Ce fait est encore démontré par la découverte d’une station 
humaine faite par M. Fraas à Schussenried en Wurtemberg. Ici 
l’homme, dont la présence est attestée par des silex taillés de 
diverses façons, par des armes et des instruments en os, par des 
phalanges de renne transformées en sifflet, vivait avec le renne, 
le glouton, le renard polaire et cueillait des mousses aujourd’hui 
confinées au nord de l’Europe, les Æypnum sarmentosum, fluitans 
et aduncum var. Groënlandicum. Comme en Danemark, il semble 
avoir suivi pas à pas les glaciers, à mesure que ceux-ci en fon- 
dant livraient de nouvelles terres à son activité. 

IV. — Sans prétendre à la rigueur des dates historiques ni 
même à une approximation comme celle que permettent les tra- 
ditions aryanes ou les plus anciens monuments de l'Egypte, est- 
il possible d'évaluer le nombre d’années qui nous sépare des 
temps dont nous venons de parler ? 

Cette question a souvent préoccupé les géologues, les anthro- 
pologistes et diverses tentatives ont été faites pour y répondre. 
Mais les résultats sont encore loin d’être satisfaisants. [ls n’en 
sont pas moins dignes d'intérêt et propres jusqu'à un certain 
point à encourager des recherches nouvelles. La méthode est 
bonne ; il n’a manqué jusqu'ici que des données suffisamment pré- 
cises, et il est permis d'espérer qu'on les rencontrera tôt ou tard. 

Cette méthode est facile à comprendre. Admettons par exemple 
que la tourbe se forme régulièrement dans les skovmoses ; sup- 
posons, en outre, qu’une médaille reconnue pour être du x11° siè- 
cle ait été trouvée à 1»,50 de profondeur ; nous en conclurons que 


100 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


la couche de tourbe a mis environ 600 ans à se former. Pour con- 
naître l’âge d’une hache de bronze rencontrée plus profondément, 
à 8" par exemple, il suffira d'établir la proportion 1,50 : 600 :: 
8%: x; la hache serait vieille de 3200 ans et daterait du x1v° siècle 
avant notre ère. 

Plusieurs phénomènes naturels se prêtent à des calculs de ce 
genre. Tels sont les alluvions d’un fleuve, les atterrissements 
d'un lac, les érosions d’une berge ou d’un plateau, etc. Mais 
pour que les résultats de ces calculs aient une valeur réelle, il 
faut que le phénomène qui lui sert de base et les observations 
qui complètent les données satisfassent à trois conditions que 
M. Forel a fort bien précisées. 

1° A la rigueur le phénomène devrait être continu et régulier, 
ce qui ne se présente Jamais. Tout au moins, son action doit-elle 
pouvoir être regardée comme donnant une moyenne annuelle ou 
séculaire constante, par suite des compensations qui se produi- 
sent naturellement. 

2% Lorsque l’on prend pour chronomètre des couches super- 
posées, l’âge des couches servant de terme de comparaison doit 
être rigoureusement déterminé; la nature des objets comparés 
ne doit laisser aucun doute. 

3° On doit avoir la certitude que les objets trouvés dans une 
couche lui appartiennent réellement, qu'ils n’ont pas été dé- 
placés par quelque remaniement ou par leur seule pesanteur 
(tourbe). 

Qu'une seule de ces conditions ne soit pas remplie, le ré- 
sultat du calcul est nécessairement faux. Or jusqu’à ce jour on 
n’a pu satisfaire au programme posé par M. Forel avec une juste 
sévérité. Néanmoins, je le répète, il est intéressant de connaître 
les résultats fournis par ces essais de chronométrie préhistorique. 

Au premier abord les skovmoses sembleraient devoir se prêter 
utilement à des recherches de ce genre. Il n’en est rien. Steens- 
trup, si bon juge en pareille matière, après avoir estimé à 40 siè- 
cles le temps nécessaire pour la formation de la tourbe accu- 
mulée dans quelques-uns de ces marais, déclare qu'il en faut 
peut-être deux fois et même quatre fois autant. 

En réalité, l'incertitude des résultats tirés de l’accroissement 
des couches tourbeuses est bien plus grande que ne l’admet le 
savant danois. En ajoutant aux données recueillies par Brandt 
celles qu’a bien voulu me fournir mon confrère M. Résal, je 
trouve que pour une période de 443 ans l'accroissement annuel 
moyen de la tourbe est de 0,032. Mais cette moyenne résulte de 
nombres dont les extrèmes sont 0,065 et 0%,0065. C'est-à-dire 
que les moyennes trouvées par divers observateurs pour l’accrois- 
sement annuel de la tourbe varient de 1 à 10. 

Les calculs de MM. Gillieron et Troyon reposant sur les atter- 
rissements qui ont produit la retraite des lacs de Bienne et de 
Neuchâtel, n'ont que peu de rapport avec la question qui nous 
occupe. L'un et l’autre ont cherché l’âge de cités lacustres qui 


ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE ‘AOL 


sont probablement bien postérieures à l’époque qu'il s'agirait 
pour nous de déterminer. Notons toutefois les nombres de 
6,000 ans et de 3,300 ans trouvés par ces observateurs. 

Les résultats chronologiques tirés de l'étude d’atterrissements 
littoraux tels que ceux dont je viens de parler présentent des 
chances d'erreur que Vogt a justement signalées. On a cru pen- 
dant quelque temps pouvoir accepter avec plus de confiance 
ceux qui avaient pour base les recherches faites par M. Morlot 
sur le cône de déjection de la Tinière. Ce cône, coupé par le 
chemin de fer sur une longueur de 133" et une profondeur de 
7"7, avait présenté au milieu de sa masse de cailloux trois sols 
non remaniés présentant, le plus superficiel des tuiles et des mon- 
naies romaines, le second des poteries de l’âge du bronze et le 
troisième des ossement concassés, des charbons et divers objets 
qu'on peut rapporter à la fin de l’âge de la pierre. En fixant le 
commencement de l’époque romaine en Suisse au premier siècle 
de notre ère et la fin de la même période à l’an 563, en faisant 
quelques corrections dont le détail ne saurait trouver place ici, 
M. Morlot a cru pouvoir proposer les chiffres suivants comme 
autant de dates approximatives. 


Age de la couche romaine.......... 10 à 15 siècles. 
— de la couche de bronze........ 29, 42 
—. de la couché de la pierre. :.... 4T 70 
— du cône entier..... So DAÉ ER 14 110 


Ces chiffres sont peu élevés. Le nombre donné par M. Morlot 
comme indiquant la date de l’âge de la pierre en Suisse nous 
ramène à une antiquité qui ne dépasse pas celle que donnaient 
les monuments de l'Egypte ; et il est impossible de ne pas être 
frappé du contraste présenté dans les deux pays au point de 
vue de la civilisation. Pourtant il n'y aurait pas dans ce fait 
une raison pour mettre en doute les résultats annoncés par le 
savant suisse. Nous savons bien que l’homme ne s'élève pas 
partout en même temps et que les Ésquimaux en sont encore à 
l’âge de la pierre taillée. 

Mais on à adressé à M. Morlot bien d’autres critiques, d’où il 
résulte que les nombres fournis par le cône de la Tinière sont 
loin de pouvoir être acceptés comme donnant une approxima- 
tion réelle de la date que nous cherchons. 

V. — M. Forel, qui a pris une part active à cette discussion, a 
cherché à se rapprocher du but par une voie détournée. Au 
lieu de chercher directement l’âge d’un fait antéhistorique, il a 
proposé de recourir à la règle de fausse position qui permet de 
déterminer soit un maximum que les chiffres ne peuvent certai- 
nement pas dépasser, soit un minimum au-dessous duquel ils 
ne peuvent descendre. Il a appliqué cette idée aussi juste qu'in- 
génieuse au lac Léman. Ÿ 

On sait que l’eau du Rhône, surtout à l’époque des crues 
causées par la fonte des neiges, entre fort trouble dans le lac et 


402 AGE DE L'ESPÈCE HUMAINE 


en sort remarquablement limpide. Le limon ainsi déposé tend 
évidemment à combler le lac et a déjà remblayé une partie de la 
grande cavité que remplissaient les glaces de l’époque quater- 
naire. M. Forel a déterminé d’abord le volume annuel du dépôt 
limoneux. Il a cherché ensuite, en prenant pour point de départ 
les sondages effectués par de La Bèche, le volume du lac actuel. 
Il a pu évaluer ainsi le temps nécessaire pour que le limon du 
Rhône arrive à remblayer ce lac. Puis, admettant que la partie 
déjà comblée du Léman primitif avait une profondeur moyenne 
égale à celle du Léman actuel, il a comparé la surface des plaines 
alluviales déjà formées à la surface du lac lui-même. Le rapport 
est à peu près de un à trois. Ces plaines ont donc été déposées 
dans un temps égal au tiers de celui qui sera nécessaire pour 
combler le lac actuel. Or elles ont commencé à se former immé- 
diatement après la retraite des glaciers. La date ainsi obtenue 
est donc celle de l’époque géologique moderne. 

Telle est la voie par laquelle M. Forel arrive au chiffre de 
cent mille ans. C'est là un maximum probablement fort exa- 
géré. M. Forel l’a fort bien montré lui-même. Il à toujours 
pris des nombres minima pour évaluer l'apport alluvial ; il n’a 
compté dans toute l’année que 90 jours comme contribuant 
à cet apport; il n’a fait entrer dans son évaluation que le 
Rhône seul et n'a tenu aucun compte des autres rivières, ruis- 
seaux, ete. ; il n’a pas fait entrer en ligne de compte les inonda- 
tions, les pluies extraordinaires, les éboulements, etc. ; il a sup- 
posé que les crues du Rhône ont toujours été ce que nous les 
voyons aujourd’hui, tandis qu'elles ont dù être à l’origine beau- 
coup plus considérables et devaient enlever bien plus de maté- 
riaux aux montagnes tout récemment débarrassées de leur man- 
teau de glaces ; il n’a rien dit des galets, du sable qu'entraine 
nécessairement une rivière torrentueuse comme le Rhône ; etc. 

Le chiffre trouvé par M. Forel devrait donc subir une sérieuse 
réduction pour se rapprocher de la vérité. Sans chercher à 
rien préciser, nous pouvons admettre au moins, avec une certi- 
tude presque absolue, que la période géologique actuelle a com- 
mencé il y a moins de cent mille ans. 

D'autre part M. Arcelin a demandé aux terrains déposés par 
la Saône la solution du même problème. La rivière actuelle 
coule dans un lit creusé dans les alluvions de la Saône des 
temps quaternaires, mais dont elle a exhaussé les rives par les 
couches de limons déposées à chacune de ses crues. Les deux 
terrains se distinguent très-aisément l’un de l’autre. L'homogé- 
néité des alluvions modernes indique d’ailleurs un phénomène 
remarquablement régulier. Les rives de la Saône présentent sur 
divers points des berges plus ou moins abruptes constituant au- 
tant de coupes géologiques naturelles. Les érosions du fleuve 
mettent à nu dans ces coupes des objets qu'il a été facile de re- 
connaître pour appartenir à l'époque romaine, à l’âge du bronze 
et à celui de la pierre polie. Ges objets se présentent à une hau- 


ÉPOQUE GÉOLOGIQUE ACTUELLE 103 


teur constante attestant qu'ils sont bien en place. — Les berges 
de la Saône constituent donc un de ces chronomètres antéhisto- 
riques si précieux pour nous. 

MM. Arcelin et de Ferry ont cherché d'abord à déterminer 
directement l’âge de ces diverses couches. Les nombres ainsi 
obtenus présentent une certaine discordance, due sans doute à 
ce que M. de Ferry a basé ses calculs sur une seule coupe, tandis 
que ceux de M. Arcelin représentent les moyennes de chiffres 
relevés dans 33 stations. Quoi qu'il en soit, ce dernier a eu plus 
tard recours au procédé de M. Forel et à la règle de fausse posi- 
tion. Mais au lieu de chercher un maximum, c'est un minimum 
qu'il a täché de déterminer. Ses calculs ont donné le résultat 
suivant : 


Age de la couche romaine . ........... . 1500 ans. 
— — du Even LEE, 161 . 2250 
5: — de la pierre polie....... 3000 


— — des marnes quaternaires. 6750 


Ce serait là une antiquité fort modeste et qui nous ramène- 
rait à peu près exactement aux chiffres de Manéthon. Mais le 
minimum de M. Arcelin me paraît être exagéré en moins, plus 
encore que ne l’est en sens contraire le maximum de M. Forel. 
Je me borne à indiquer la plus forte des causes qui ont dû 
amener ce résultat. Le calcul de l’auteur repose sur l'hypothèse 
de l'égalité des crues et du dépôt limoneux pendant la période 
qui nous sépare de l’époque romaine et dans tous les temps 
antérieurs. [l confond ainsi des époques où le bassin de la Saône 
était abandonné à la seule nature et d’autres où ce même bassin 
a été déboisé, défriché et cultivé comme il l’est aujourd’hui. Or 
qui ne sait combien l’action des agents atmosphériques, des 
pluies en particulier, est plus puissante sur un pays en culture 
que sur des champs en friches ? Les couches supérieures ayant 
fourni à M.Arcelin la base de ses calculs ont dû amoindrir dans 
une proportion très-considérable le chiffre final, parce qu'elles 
se sont nécessairement formées beaucoup plus vite qu'une 
grande part des couches profondes. 

Je dirai donc du minimum de M. Arcelin ce que j'ai dit du 
maximum de M. Forel. Il nous laisse la certitude que la période 
géologique actuelle remonte à bien plus de sept ou huit 
mille ans. 

VI. — Quelles corrections devraient subir les chiffres extrê- 
mes que je viens de citer pour se rapprocher de la vérité ? C’est 
ce qu'il est encore impossible de dire. Mais on voit désormais la 
marche à suivre pour diminuer l'intervalle qui les sépare. Toute- 
fois les alluvions de la Saône me paraissent présenter des con- 
ditions d'incertitude qu'il sera difficile de surmonter et le meil- 
leur des chronomètres préhistoriques qui ait encore été décou- 
vert pour déterminer l’âge de la période actuelle me parait ètre 
le lac Léman. 


104 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


Pour perfectionner les premiers résultats atteints par M. Forel, 
il y aurait à tenir compte de toutes les circonstances indiquées 
plus haut et de quelques autres encore. Il faudrait surtout à dif- 
férentes époques de l’année, en temps sec, comme en temps de 
pluie, et sur tout le pourtour du lac, jauger le moindre ruisseau, 
le moindre ravin, mesurer le limon que ses eaux renferment, la 
masse des galets ou de sable qu'elles charrient. Cette tâche est 
au-dessus des forces d’un seul homme; elle ne dépasse pas ce 
que pourrait faire une Association formée dans ce but. Le pro- 
blème en vaudrait la peine, et les savants suisses, si justement 
fiers de leur beau lac, pourraient assez aisément s'entendre pour 
lui en demander la solution. 

Tels qu'ils sont, les travaux de MM. Arcelin et Forel conduisent 
a quelques conclusions importantes. Naguère on restreignait à 
un peu plus de six mille ans la durée totale de notre globe; les 
alluvions de la Saône démontrent qu'à elle seule l’époque géolo- 
gique actuelle compte plusieurs siècles de plus. D'autre part, sous 
l'empire des préoccupations darwinistes, on s’est mis à user du 
temps avec une facilité étrange et l’on a affirmé que des mil- 
lions d'années nous séparaient des temps glaciaires. Les atter- 
rissements du lac Léman nous enseignent que ces temps finis- 
saient 11 y a moins de cent mille ans. Comme le dit fort bien 
M. Forel, « ce n'est pas encore là de la chronologie historique ; 
c'est cependant un peu plus que de la simple chronologie géo- 
logique » ; et l’on voit une fois de plus l’expérience, l’observa- 
tion faire justice des conceptions purement théoriques 


CHAPITRE XIII 


AGE DE L'ESPÈCE HUMAINE ; — ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES. 


I. — Les skovmoses, la station de Schussenried, nous ont 
montré l’homme existant en Europe à la fin de l’époque gla- 
ciaire. Mais a-t-il traversé cette époque ? L’a-t-il précédée? A-t- 
il été par cela même contemporain d'espèces végétales et ani- 
males placées de tout temps au rang des fossiles? Nous pou- 
vons, on le sait, répondre affirmativement avec certitude à ces 
questions. On sait aussi que la démonstration de ce grand fait, 
une des plus belles conquêtes scientifiques des temps modernes, 
date pour ainsi dire d’hier. 

Cette démonstration repose sur des preuves aujourd’hui si 
bien acceptées qu'il suffit de les énumérer. Il est évident que des 
ossements humains, ensevelis dans une couche terrestre non re- 
maniée, attestent l’existence de l’homme au moment où se for- 
mait cette couche. Il est non moins évident que des silex taillés 
de main d'homme et transformés en haches, en scies, etc., que 
des bois d'animaux, faconnés en harpons ou en flèches sont au- 
tant de témoins irrécusables de l'existence des ouvriers. Enfin, 
lorsque des ossements humains se trouvent associés à des os- 
sements d'animaux dans la même couche non remaniée, il est 
encore hors de doute que l’homme et ces espèces animales ont 
été contemporains. | 

Bien des faits rentrant dans ces trois catégories avaient été 
constatés dès les premières années et dans le courant du siècle 
dernier. Dès 1700, les fouilles exécutées par ordre du duc Ebe- 
rhard Louis de Wurtemberg, à Canstadt, près de Stuttgard, mi- 
rent au jour un grand nombre d’ossements d'animaux éteints 
parmi lesquels se trouvait un crâne humain. Mais la nature de 
cette précieuse relique n’a été reconnue par Jœger qu’en 1835. 
À peu près à la même époque un Anglais, Kemp, recueillait 
dans Londres même, à côté de dents d’éléphants, une hache de: 


106 | AGE DE L'ESPÈCE HUMAINE 


pierre semblable à celles de Saint-Acheul. Plus tard Esper en Al- 
Jemagne, John Frère en Angleterre signalèrent des faits plus 
ou moins analogues. Mais ni lun ni l'autre ne pouvait en com- 
prendre la signification : : car la géologie était absolument dans 
l'enfance et la” paléontologie n'existait pas. 

IT. — C'est en 1893 seulement qu'Amy Boué présenta à Cuvier 
des ossements humains trouvés par lui dans le /oess du Rhin, 
aux environs de Lahr, dans le pays de Bade. Boué regardait ces 
ossements comme fossiles : Cuvier se refusa à admettre cette 
conclusion. On le lui a bien souvent reproché; on a été injuste. 
Cuvier avait vu trop souvent de prétendus hommes fossiles se 
transformer soit en mastodontes, soit en salamandres, soit même 
en simples blocs de grès bizarrement contournés, pour ne pas 
se tenir sur ses gardes; et, en présence d’un fait jusque-là uni- 
que, il crut plus sage d'admettre un remaniement qui aurait 
transporté dans le loess des ossements bien postérieurs à la for- 
mation de cette couche. 

Mais jamais Cuvier, quoi qu'on en ait dit, n’a nié la possibilité 
de trouver l’omme fossile. I a au contraire formellement admis 
l'existence de notre espèce comme antérieure aux dernières ré- 
volutions du globe. « L'homme pouvait, dit-il, habiter quelque 
contrée peu étendue, d'où 1l a repeuplé la Terre après ces évé- 
ments terribles. » On voit que les éloges et les reproches adressés 
à notre grand naturaliste à propos d'une opinion qu'il n'a ja- 
mais eue, sont également immérités. 

La réserve, exagérée peut- -être, que s imposait Cuvier, la 
croyance qu'on lui prêtait n’en pesèrent pas moins sur la science 
en ce qu'elles empêchèrent de comprendre la valeur des obser- 
vations recueillies par Tournal (1828-1829) dans l'Aude, par 
Christol (1829) dans le Gard, par Schmerling (1833) en Bel- 
gique, par Joly (1835) dans la Lozère, par Marcel de Serres 
(1839) dans l'Aude, par Lund (1844) au Brésil. En 1845 la pres- 
que totalité des savants vraiment autorisés partageait l'opi- 
nion si bien motivée par M. Desnoyers. Sans regarder comme 
impossible l’existence de l’homme fossile, ils ne pensaient pas 
qu'on l'eût encore découvert. 

C'est aux efforts persévérants d’un archéologue distingué, 
Boucher de Perthes, qu'est due la démonstration du fait si long- 
temps nié et aujourd hui universellement admis. Sous l'empire 
de certaines idées philosophiques, fort peu propres d’ailleurs à 
lui faire des disciples, il avait admis à priori l'existence d'êtres 
humains ayant précédé l’homme actuel dont ils devaient différer 
beaucoup. Il espérait retrouver soit leurs restes eux-mêmes; 
soit les produits de leur industrie dans les terrains d’alluvion 
supérieurs. Surveillant, soit par lui-même, soit par ses agents, 
l'exploitation des carrières de gravier situées près d'Abbevi 
il y recueillait une foule de silex plus ou moins grossièrement 
travaillés, mais portant l'empreinte irrécusable de la main de 
l’homme. Quelques-unes de ses publications (4847) amenèrent 


ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES 107 


chez lui des visiteurs qui à leur tour se mirent en quête. Bientôt 
M. Rigollot (1855), M. Gaudry (1856), retirèrent des carrières de 
Saint-Acheul des haches semblables à celles d’Abbeville et se 
déclarèrent convaincus. Les savants anglais Falconer, Prest- 
wich, Lyell, après avoir visité Ia collection de Boucher de*Per- 
thes, en firent autant et eurent de nombreux imitateurs. 

III. — Toutefois et malgré les découvertes qui se multipliaient 
dans les cavernes et dans les sablonnières, aux environs mêmes 
de Paris, on faisait aux partisans de l’homme fossile l’objec- 
tion que Cuvier avait opposée à Amy Boué. On attribuait à un 
remaniement opéré par les eaux la juxtaposition de restes d’ani- 
maux éteints et d’ossements humains ou d'objets fabriqués par 
l’homme. La haute autorité de M. de Beaumont prêtait une force 
nouvelle à cet argument. Il rapportait les alluvions des environs 
d'Abbeville à ses terrains des pentes, formés, disait-il, par des 

orages d'une violence exceptionnelle qui n’éclataient qu'une fois 

en mille ans et qui mélangeaient les matériaux arrachés à 
diverses couches. Quant aux trouvailles faites dans les cavernes, 
elles inspiraient encore moins de confiance que les autres, à 
raison de la facilité des affouillements causés par les remous, 
qui pouvaient fort bien aller déposer au cœur d'une couche 
sous-jacente des objets enlevés aux couches supérieures sans 
détruire ni les unes ni les autres. 

Beaucoup de bons esprits hésitaient donc encore, lorsque 
M. Lartet publia son remarquable travail sur la grotte d’Au- 
rignac (1861). fci le doute n'était plus possible. Cette grotte, 
ou mieux cet abri, était fermée au moment de la découverte 
par une dalle de pierre apportée de loin; M. Lartet décou- 
vrit, soit à l'intérieur, soit sur le seuil, les ossements de huit 
espèces animales sur neuf qui caractérisent le plus essentielle- 
ment les terrains quaternaires. Dans son mémoire il donna des 
détails sur les restes de chacune d'elles. Quelques-uns de ces 
animaux avaient été évidemment mangés sur place; leurs os, en 
partie carbonisés, portaient encore la trace du feu dont on re- 
trouvait les charbons et les cendres; ceux d’un jeune rhino- 
céros tichorhinus présentaient des entailles faites par des outils 
de silex, et leurs extrémités spongieuses avaient été rongées par 
un carnassier ; celui-ci révélait son espèce par ses coprolithes, 
reconnaissables pour être ceux de la hyena spelæa. 

La grotte ou abri d’Aurignac est creusée dans un petit massif 
montagneux, dépendant du plateau de Lanémézan, que n’a 
jamais atteint le diluvium pyrénéen. Elle échappait donc à 
toute objection tirée de l'intervention des courants d’eau. Aussi, 
les faits annoncés par M. Lartet furent-ils généralement acceptés 

_d’amblée avec toute leur signification. Ces faits montraient 
l’homme vivant au milieu de la faune quaternaire, utilisant 
Pour sa nourriture jusqu’au rhinocéros et suivi par la hyène de 
cette époque qui profitait des débris du repas. La coexistence de 
l’homme et de ces espèces fossiles était démontrée. 


108 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


Quelques retours offensifs des savants, fort rares d’ailleurs, qui 
refusaient de se rendre à ces témoignages eurent encore lieu, 
entre autres à propos de la découverte d’une mâchoire humaine 
faite à Moulin Quignon par Boucher de Perthes. Mais les trou- 
vailles devinrent si nombreuses que le dernier d’entre eux fut 
bientôt réduit à se taire et à laisser parler devant lui d'homme 
fossile sans élever la moindre protestation. 

IV. — Il serait trop long et vraiment inutile d'énumérer ici 
toutes ces découvertes. Je me borne à signaler quelques-unes 
des plus frappantes auxquelles se rattachent les noms de Lartet et 
de Christy, son dévoué collaborateur. Aux Eyzies, ces deux infati- 
gables chercheurs mirent à découvert un plancher stalagmitique, 
formé par une véritable brèche dont la pâte emprisonnait à la 
fois des silex taillés, des cendres, des charbons et des ossements 
de divers animaux quaternaires. De larges tables de cette brèche 
figurent aujourd'hui dans plusieurs collections. Dans cette même 
grotte ils découvrirent une vertèbre de jeune renne traversée 
par une lance en silex, qui s'était rompue dans l’os en donnant 
la mort à l'animal. Enfin M. Lartet eut la joie, en 1864, d'assister 
à la trouvaille d’une lame d'ivoire de mammout, sur laquelle un 
artiste de la Madeleine avait tracé avec un poincon de silex le 
dessin de l’animal lui-même. Sur cette antique gravure on re- 
trouve tous les traits du mammout, tel qu'on le rencontre encore 
parfois, conservé avec son épaisse fourrure et ses longues sores, 
dans les glaces de la Sibérie. 

Pour que l’homme ait pu tracer le portrait d’une espèce ani- 
male, il faut bien qu'il ait vécu à côté d'elle. Or les preuves de 
cette nature sont devenues rapidement plus nombreuses et plus 
frappantes. Dans l’Ariége, M. Garrigou a trouvé le dessin de 
l'ours des cavernes tracé sur un galet. M. de Vibraye a retiré de 
la grotte de Laugerie Basse le croquis d’un combat de rennes 
remarquablement gravé sur une plaque de schiste. Le même 
animal à été rencontré reproduit en sculpture dans le même 
abri et encore dans l’abri de Montastruc, d’où M. Peccadeau de 
l'Isle a extrait ses merveilleux manches de poignards. 

Je n'ai pas à parler ici de ces armes, outils, instruments de 
toute nature, depuis le simple couteau jusqu'à ces flèches et. 
harpons barbelés, à ces lances en feuilles de laurier, à ces poi- 
gnards dentelés et guillochés qui égalent tout ce que le Dane- 
mark a de plus beau. Il me suffit de constater que toutes ces. 
œuvres attestent l'existence de l’homme et que l’on compterait 
aujourd'hui par milliers les objets fabriqués par lui pendant 
l’âge géologique qui a précédé le nôtre. 

Sans être à beaucoup près aussi abondants, les restes des ou: 
vriers eux-mêmes ont été retrouvés à tous les étages des forma 
tions quaternaires. Bien que plusieurs Etats de l’Europe aien! 
apporté leur contingent dans cet ensemble de découvertes, la 
France et la Belgique tiennent de beaucoup le premier rang. 

Je ne saurais entrer ici dans des détails dont quelques-uns 


ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES 109 


seront mieux à leur place dans une autre partie de ce livre. Je 
me borne à mentionner la sépulture de Cro Magnon, mise à 
découvert par les ingénieurs du chemin de fer en 1860 non loin 
de la station des Byzies et qui nous a procuré le type d’une des 
races fossiles les mieux caractérisées. Je ne puis non plus passer 
sous silence les recherches aussi heureuses que patientes faites 
de 4867 à 1873 par M. Martin, dans les carrières des environs 
de Paris, recherches dont les résultats ont permis à M. Hamy 
de fixer la succession des types dans nos environs immédiats. 
Enfin je rappellerai les études de M. Dupont dans la vallée de la 
Lesse. Commencées en 4864, continuées pendant sept années 
avec une activité sans égale, elles ont accumulé dans le Musée 
de Bruxelles environ 80 000 silex taillés de main d'homme, 
40000 ossements d'animaux aujourd’hui déterminés, les crânes 
de Furfooz et une vingtaine de mâchoires parmi lesquelles figure 
_celle qui est devenue si célèbre sous le nom de mächorre de la 
Naulette. 

Ce n’est pas seulemerit en Europe que l'existence de l'homme 
fossile a été constatée. Déjà Lund avait annoncé en 1844 qu'il 
avait trouvé dans certaines cavernes du Brésil des ossements 
humains associés à des restes d'animaux disparus. Plus tard :il 
a rétracté ces dires, sans doute sous le coup des méfiances 
qu'inspirait à cette époque toute annonce de cette nature. Mais 
ses observations, qui n’ont malheureusement pas été publiées 
avec détail, étaient probablement justes. En 1867 M. W. Blake 
annonça au Congrès de Paris que, dans les dépôts aurifères de 
la Californie et surtout près du village de Sonora, on trouvait 
fréquemment des armes, des ustensiles et même des objets de 
parure en pierre associés à des ossements de mammout et de 
mastodonte. Le D' Snell, qui habite cette localité, en possède 
une grande et riche collection. Le D' Wilson avait publié quel- 
ques faits de même nature dès 1865. | 

V. — Il fallait pour se retrouver au milieu de ces richesses de 
tout genre les répartir d’une manière méthodique et les éche- 
lonner dans le temps. La prépondérance numérique des armes, 
outils, sculptures, gravures, ete., a conduit les archéologues à 
proposer diverses classifications essentiellement fondées sur la 
différence des types présentés par ces objets et sur la matière 
ayant servi à les façonner. Telle est celle que M. de Mortillet 
a appliquée au Musée de Saint-Germain. Mais les classifications 
de cette nature, très-commodes pour l’arrangement d’une col- 
lection publique, ont l'inconvénient d’être quelque peu artifi- 
cielles. Le naturaliste, l’anthropologiste, doivent se rallier de 
préférence aux données paléontologiques ou géologiques. 

Lartet avait préféré les premières. Il rattachait la division des 
temps quaternaires à la prédominance et à l'extinction des 
grands mammifères. L’ours des cavernes, qui disparut le pre- 
mier, lui a servi à désigner la période la plus ancienne; le mam- 
mout et le rhenocéros tichorhinus, qui lui ont survécu, ont carac- 


110 AGE DE L ESPÈCE HUMAINE 


térisé la seconde ; le renne et l’aurochs ont donné leurs noms à 
la troisième et à la quatrième. 

Cette classification a l'inconvénient d'être purement locale, 
parce que la disparition des espèces quaternaires n'a pas eu 
lieu partout en même temps et n’a pas été générale. En réalité 
l’âge du renne dure encore pour la Laponie et celui de l’aurochs 
se prolonge, un peu artificiellement il est vrai, dans les forêts de 
la Lithuanie. Mais, la méthode de Lartet rattache les groupes 
humains à des types animaux ; elle caractérise les époques par 
un événement paléontologique important ; elle conserve les rap- 
ports entre la succession des âges et les événements biologiques; 
elle présente donc de sérieux avantages, à la condition d’être 
prise pour ce qu'elle est. C'est ce qu'avait fort bien compris 
l’homme éminent qui l’a proposée; il ne l’appliquait qu’à la 
France. 

Depuis le moment où M. Lartet faisait ses belles études, de 
nouveaux faits ont été acquis; et, comme il est arrivé bien sou- 
vent, les distinctions, d’abord en apparence les mieux accusées, 
se sont en partie effacées. Aussi M. Dupont a-t-il proposé de 
réduire à deux les quatre âges de M. Lartet, ce qui est peut-être 
excessif, même pour la Belgique. M. Hamy de son côté a admis ” 
trois âges répondant aux niveaux fluviatiles moyens et nou- 
veaux de M. Belgrand. Cette répartition des temps quaternaires 
a l'avantage de se rattacher aux phénomènes géologiques ; elle 
perd au moins en partie le caractère trop exclusivement local ; 
elle doit par cela même être préférée. 

Plaçons-nous néanmoins pour le moment au point de vue de 
Lartet qui permet un rapprochement intéressant. Nous avons vu 
en Danemark la succession de trois espèces végétales : le hêtre, 
le chêne et le pin, nous conduire aux débuts de l’époque moderne 
actuelle. En France la disparition successive de quatre espèces 
animales, l’ours, le mammout, le renne et l’aurochs, qui exis- 
taient d’abord ensemble sur notre sol, caractérise de même 
autant d’époques embrassant toute la période quaternaire, 
L'homme les a vus vivre chez nous à côté les uns des autres; il 
s’est nourri de leur chair; il nous en a laissé des représentations 
dessinées et sculptées. 

VI. — Pouvons-nous le suivre plus loin et retrouver ses traces - 
jusque dans les temps tertiaires ? Falconer, l’éminent paléonto- 
logiste anglais prématurément enlevé à la science, n’hésitait pas 
à répondre affirmativement. Mais il n'’espérait rencontre 
l’homme tertiaire que dans l'Inde, et M. Desnoyers l’a décou= 
vert en France. rs 

C'est en 1863, dans la sablonnière de Saint-Prest, aux envi= 
rons de Chartres, que M. Desnoyers recueillit lui-même un tibia 
de rhinocéros portant des incisions, des entailles semblables 
celles qu'il avait vues bien souvent sur des ossements d'ours 
de rennes mangés par l’homme quaternaire. Une comparaison. 
attentive et des faits nombreux de même nature constatés dans 


ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES 111 


diverses collections l’autorisèrent à annoncer que l'homme re- 


montait au-delà des temps glaciaires et avait vécu à l’époque 
pliocène. R 

Mais M. Desnoyers n’apportait de preuves que d'une seule 
nature et qui, pour être appréciées à toute leur valeur, exigeaient 
une certaine habitude. Aussi son travail fut-il accueilli d’abord 
avec un peu de méfiance. On lui demandait de montrer, sinon 
l’homme pliocène lui-même, au moins des objets de son indus- 
trie et en particulier les armes qui avaient pu abattre, les cou- 
teaux qui avaient dépecé ces éléphants, ces rhinocéros, ces 
grands cerfs dont les ossements portaient lesstries plus ou moins 
profondes qu'il attribuait à l’homme. M. l'abbé Bourgeois répon- 
dit bientôt à ces exigences; et, en présence des silex taillés mis 
par lui sous les yeux des juges compétents, tous les doutes se 
dissipèrent. | 

Malheureusement le sable de Saint-Prest est considéré par 


d'assez nombreux géologues comme appartenant plutôt aux ter- 


rains quaternaires tout à fait inférieurs qu'aux formations fran- 
chement tertiaires. Il faut probablement le ranger dans ces pro- 
duits d’une période de transition qui séparent deux époques 
bien tranchées. Peut-être est-il contemporain du dépôt de la ca- 
verne de Victoria, dans l’Yorkshire, d’où M. Tiddeman a retiré 
un péroné humain et que ce naturaliste regarde comme formé 
peu avant le grand refroidissement glaciaire. En somme les 
découvertes de MM. Desnoyers et Tiddeman repoussent l’exis- 
tence de l’homme tout au moins jusqu'aux confins des temps 
tertiaires. 

Les découvertes faites en Italie nous conduisent plus loin. A 
diverses reprises, et dès 1863, quelques savants de ce pays 
avaient cru avoir trouvé dans des terrains incontestablement 
pliocènes des traces de l’action humaine et même des ossements 
humains. Toutefois, pour des raisons diverses, ces résultats furent 
successivement mis en doute et repoussés par les hommes les 
plus compétents. Mais M. Capellini vient de découvrir en 1876, 
des preuves plus sérieuses de l'existence de l’homme aux temps 
pliocènes dans les argiles de Monte Aperto, près de Sienne, et 
sur deux autres points. L’'éminent professeur de Bologne a ren- 
contré dans ces trois localités, dont l’âge est incontesté, des os 
de balœnotus portant de nombreuses et fortes entailles qui me 
paraissent ne pouvoir s'expliquer que par l’action d’un instru- 
ment tranchant. Dans plusieurs cas, l’os a éclaté sur une des 
faces de l'incision, tandis que l’autre est lisse et nettement déli- 
mitée. À en juger par les planches et les moulages, il est impos- 
sible de ne pas admettre que les coups ont été portés sur des os 
frais. Ces entailles diffèrent complétement de celles que présen- 
taient les os d’halitherium extraits des faluns miocènes de 
Pouancé. Autant celles-ci m'ont toujours paru ne pouvoir être 
attribuées à l’homme, autant celles dont il s’agit aujourd’hui me 
semblent ne pouvoir être que l’œuvre de sa main. L'existence de 


4112 AGE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


l’homme pliocène en Toscane est donc à mes yeux un fait acquis 
à la science. Toutefois je dois dire que cette conclusion n’est pas 
encore unanimement acceptée et que M. Magitot entre autres la 
conteste en se fondant sur ses expériences. 

VII. — Les recherches de M. l'abbé Bourgeois nous font 
remonter bien plus haut encore. Get habile et persévérant obser- 
vateur a découvert dans le département de Loir-et-Cher, dans la 
commune de Thénay, des silex dont la taille lui a paru ne pou- 
voir être attribuée qu’à l’homme. Or les géologues sont una- 
nimes pour placer les couches dont il s’agit ici parmi les ter- 
rains miocènes, en plein âge tertiaire moyen. 

Mais les silex de Thenay, généralement de petite taille, sont 
presque tous fort grossièrement taillés et bien des paléontolo- 
gistes, bien des archéologues n’ont vu dans leurs cassures que le 
résultat de chocs accidentels. En 1872, au Congrès de Bruxelles, 
la question fut soumise à une commission composée des hommes 
les plus compétents d'Allemagne, d'Angleterre, de Belgique, de 
Danemark, de France, d'Italie, et les juges se partagèrent. Les 
uns acceptèrent, d’autres repoussèrent tous les silex présentés 
par M. l'abbé Bourgeois. Quelques-uns déclarèrent qu'à leurs 
yeux un petit nombre de pièces seulement pouvaient être attri- 
buées à l’industrie humaine. Quelques autres enfin crurent de- 
voir réserver leur jugement et attendre de nouveaux faits. 

J'étais au nombre de ces derniers. Mais depuis lors, de nou- 
velles pièces découvertes par M. l'abbé Bourgeois ont levé mes 
derniers doutes. Une petite hache ou grattoir entre autres, pré- 
sentant de fines retouches régulières, ne peut, à mon avis, ‘avoir 
été façconnée que par l’homme. Je ne blâme pourtant pas ceux 
de mes confrères qui nient ou doutent encore. En pareille ma- 
tière il n’y a rien de bien pressant; et sans doute, l'existence 
de l’homme miocène sera démontrée, comme l’a été celle des 
hommes glaciaire et pliocène, — par des faits. 

VIT. — Ainsi l'homme existait à coup sûr pendant l'époque 
quaternaire et pendant l’âge de transition auquel appartiennent 
les sables de Saïint-Prest et les dépôts de Victoria ; il a vu, 
selon toute probabilité, les temps miocènes et par conséquent 
l'époque pliocène en entier. Y a-t-il des raisons pour croire 
qu'on le trouvera plus loin encore? La date de son apparition 
est-elle nécessairement attachée à une époque quelconque? Pour 
répondre à ces questions je ne vois qu'un seul ordre de faits que 
l’on puisse interroger. 

Nous savons que, par son corps, l’homme est un mammifère, 
rien de plus et rien de moins. Les conditions d'existence qui ont 
suffi à ces animaux ont dû Jui suffire de même ; là où ils ont 
véeu, il a pu vivre. Il peut donc avoir été le contemporain des. 
premiers mammifères et remonter jusqu'à l’époque secondaire. 

Des paléontologistes d’un grand mérite reculent devant cette 
proposition. [ls n'admettent pas même la possibilité de l’exis- … 
tence de l’homme aux temps miocènes. Toute la faune mamma- 


ÉPOQUES GÉOLOGIQUES PASSÉES 115 


logique de cette époque, disent-ils, a disparu ; comment l’homme 
seul aurait-il résisté aux causes assez puissantes pour amener le 
renouvellement complet de tous les êtres avec lesquels il a Le plus 
de rapports ? 

Je reconnais la force de l’objection ; mais je tiens compte aussi 
de l'intelligence humaine, qu'elle semble oublier. C’est évidem- 
ment grâce à cette intelligence que l'homme de Saint-Prest, 
de Victoria, de Monte Aperto a pu traverser deux grandes épo- 
ques géologiques. Il s'est défendu par le feu contre le refroidis- 
sement ; il a survécu au retour d’une température plus douce. 
Eh bien, n'est-il pas permis de penser que des hommes venus 
plutôt auraient trouvé dans leur industrie les ressources néces- 
saires pour lutter contre les conditions que leur aurait imposées 
même le passage des derniers temps secondaires aux premiers 

âges tertiaires? 

En fait, de l’aveu des juges les plus exigeants, l'homme a vu 
un des grands changements accomplis à la surface du globe ; il 
a vécu dans une de ces époques géologiques auxquelles on le 
croyait naguère absolument étranger; il a été le contemporain 
d'espèces mammalogiques qui n’ont pas même vu l'aurore de 
l'époque actuelle. Il n’y a donc rien d'impossible à ce qu'il ait 
survécu à d’autres espèces de la même classe, à ce qu'il ait 
assisté à d’autres révolutions géologiques, à ce qu'il ait paru sur 
le globe avec les premiers représentants du type auquel il appar- 
tient par son organisation. 

Mais c’est là une question de fait. Avant même de supposer 
qu il en ait été ainsi, il faut attendre d’avoir été renseigné par 
l'observation. 


DE QUATREFAGES, 8 


LIVRE IV 


CANTONNEMENT PRIMITIF DE L’ESPÈCE HUMAINE 


CHAPITRE XIV 


THÉORIE D’AGASSIZ ; — CENTRES DE CRÉATION. 


I. — A l'exception des Terres Australes, à peine entrevues, à 
l'exception de quelques îlots et de quelques déserts dont nous 
n’avons pas à tenir compte, toutes les régions abordées depuis 
que s’est ouverte l'ère des découvertes modernes, se sont mon- 
trées plus ou moins peuplées. En parcourant le globe dont il 
prenait possession, l'homme européen a rencontré l'homme 
partout, et la paléontologie quaternaire vient de nous le montrer 
sur les rivages les plus éloignés des deux continents. 

Ces populations si diverses sont-elles toutes filles du sol qu'elles 
habitent ? l’homme a-t-il pris naissance là où nous le montre 
l’histoire, là où les voyageurs l'ont rencontré ? ou bien, parti 
d’un certain nombre de points ou d’un seul, a-t-il envahi peu à 
peu la surface du globe ? En d’autres termes, l'homme aujour- 
d’hui cosmopolite, a-t-il été primitivement plus ou moins cantonné. 

Ces questions ont été tout à tour résolues dans les sens divers 
qu'elles comportent. Malheureusement ces solutions ont été trop 
souvent influencées par des considérations absolument étran- 
gères à la science. On s’est cru obligé d'adopter soit l’une soit 


| l’autre, au nom du dogme ou de la philosophie ; on a confondu 


cette question avec celle du monogénisme et du polygénisme, sans 
s’apercevoir que, sur ce point spécial, les deux doctrines doivent 


| conduire au même résultat quiconque reste fidèle aux données de 


| la science. On sait que celle-ci est notre seule guide ; voyons done 


ce qu'elle nous apprend à ce sujet. = 
IL. — La doctrine qui admet la multiplicité des origines géo- 
graphiques de l’homme, a été plus souvent affirmée que sou- 


116 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


tenue par des arguments plus ou moins sérieux. Agassiz est le 
seul naturaliste qui l'ait développée et précisée, en l’ appuyant sur 
des données générales. Il est done nécessaire d'examiner d’abord 
ces données. Un exposé même très-suceinct fera comprendre 
comment j'ai le regret de combattre ici un des hommes dont j'ai 
de tout temps estimé le plus le savoir et le caractère. 

Il y a de singuliers rapports et des contrastes non moins frap- 
pants entre Agassiz et les disciples les plus exagérés de Darwin. 
L'illustre auteur de l’£ssai sur la classification est aussi exclusi- 
vement morphologiste que ceux-c1 ; pas plus pour lui que pour 
eux, la notion de fiation ne fait partie de l’idée d'espèce ; comme 
eux, il déclare que les questions de croisement, de fécondité con- 
tinue ou restreinte n’ont au fond aucun intérêt. Il est permis d’at- 
tribuer ces opinions, si étranges chez un zoologiste aussi éminent 
qu'Agassiz, à la nature de ses premiers travaux. On sait qu'il dé- 
buta par ses celèbres recherches sur les poissons fossiles. Or, 
nous avons dit plus haut quelle influence exerce presque inévi- 
tablement l'étude des fossiles, chez lesquels on n’a à apprécier 
que des formes, où rien n’appelle l'attention sur l’enchaînement 
généalogique des êtres, où l’on ne rencontre jamais de père, de 
mère et d'enfants. | 

Mais tandis que les darwinistes admettent l'instabilité perpé- 
tuelle des formes spécifiques et leur #ransmutation, lillustre 
professeur de Cambridge croit à leur #mutabulité absolue. Sur 
ce point fondamental, il est l'antipode de Darwin. Dès 1840, 
tout en proclamant l'unité de L ‘espèce humaine, il admet que la 
diversité qu elle présente tient à des dfférences physiques primi- 
tives. Ce n’est là au fond qu'un polygénisme mitigé; et, comme 
toute doctrine polygéniste, celle-ci devait entraîner son auteur à 
mettre l’homme en contradiction avec les lois générales. En 1845, 
Agassiz acceptait lui-même cette conséquence, dans un mémoire 
sur la distribution géographique des animaux et des hommes. Il 
attribuait aux mêmes causes la diversité des uns et des autres. 
« Mais, ajoutait-il, tandis que dans chaque province zoologique 
les animaux sont d'espèces différentes, l'homme, malgré la au 
sité de ses races, forme toujours une seule et même espèce. 
L'année suivante il déclarait croire à « un nombre indéfini dé 
races d'hommes primordiales et créées séparément ». 

Agassiz a réuni et développé toutes ses idées dans un mé- 
moire inséré en tête du grand ouvrage polygéniste intitulé 
Types of mankind. On voit que Nott et Gliddon, les auteurs de 
ce livre, ne se sont nullement mépris sur la signification réelle 
d’une doctrine qui proclame l’unité spécifique de l’homme, tout 
en admettant que les races humaines ont été créées isolément 
avec tous les caractères qui les distinguent. Nous ne nous y 
tromperons pas davantage et nous verrons en Agassiz un véri- 
table polygéniste. 

A ce titre j'aurais à faire aux idées de l’éminent naturaliste 
toutes les objections que l’on a déjà vues. Mais de plus, l’associa- 


THÉORIE D’AGASSIZ 117 


tion singulière qu'il a tenté d'établir entre l'unité d'espèce et la 
caractérisation primordiale des races, l’a conduit à des contradic- 
tions et à des conséquences qui lui sont propres et qu'il n’est 
guère possible de passer sous silence. 

Pas plus que la plupart des polygénistes, Agassiz ne dit nulle 
part ce qu'il entend par le mot race. Il s’en sert néanmoins à 
chaque instant et, par exemple, il déclare être prêt à montrer que 
« les différences existant entre les races humaines sont de même 
nature que celles qui séparent les familles, genres et espèces de 
singes ou autres animaux... » « Le chimpanzé et le gorille, 
ajoute-t-il, ne diffèrent pas plus l’un de l’autre que le Mandingue 
du Nègre de Guinée ; l’un et l’autre ne diffèrent pas plus de 
l’orang que le Malais ou le Blanc ne diffèrent du Nègre. » 

La conséquence logique d’un langage aussi affirmatif n'est-elle 
pas que les hommes forment une famille zoologique comprenant 
plusieurs genres et plusieurs espèces, tout aussi bien que la 
famille des singes anthropomorphes ? Eh bien, non. Agassiz con- 
sacre un alinéa à déclarer que cette appréciation si nette s’ac- 
corde parfaitement avec l’idée de l’unité et ne met nullement en 
question la fraternité humaine. Dans un de ses premiers mé- 
moires sur les questions de cette nature, il avait déclaré que 
l’homme est un être exceptionnel, et l’on voit jusqu'où il poussait 
cette conséquence forcée de ses conceptions. 

Dañs une lettre adressée aux mêmes auteurs et imprimée dans 
les Indigenous races af the Earth, Agassiz revient sur le même 
sujet. Iei il insiste sur des considérations indiquées seulement 
dans son premier travail et que l’on est vraiment surpris de 
trouver sous sa plume. Pour démontrer que les mêmes causes 
locales ont agi sur l’homme et les animaux, il invoque la res- 
semblance de couleur existant selon lui entre le teint du Malais 
et le pelage de l’orang ; il compare au même point de vue les 
Négrittos et les Télingas aux gibbons. 

S'il était possible de prendre au sérieux ce rapprochement 
entre la peau d’un groupe humain et le pelage d’un animal, on 
ne manquerait pas d'arguments à opposer à l’auteur. Je me 
borne à rappeler que les gibbons noirs habitent Sumatra, préci- 
sément une de ces îles où vivent les hommes regardés par Agassiz 
comme étant de couleur d’orang. 

Entraîné par l’ardeur de la polémique contre les savants qui 
admettent pour l'homme l’unité d'origine géographique, Agassiz 
va bien plus loin encore. Il regarde les divers langages comme 
étant d'origine première aussi bien que tous les autres caractères. 
Les hommes, affirme-tl, ont été créés par nations, qui toutes ont 
paru sur le globe avec leur langue propre. Il assimile ces lan- 
gues aux voix des animaux; il raille les linguistes d’avoir cru 
trouver de l’une à l’autre une filiation quelconque. Pour lui, 
d'une langue humaine à une autre, il n’y a pas plus de rapport 
qu'entre le grondement des diverses espèces d'ours, le miaule- 
ment des chats des deux continents, le cancanage des canards, 


118 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


le chant des grives, qui toutes « lancent leurs notes harmonieuses 
et gaies, chacune dans son dialecte, qui n’est ni l'héritier ni le 
dérivé d’un autre. » 

À coup sür, les linguistes n’accepteront pas l'arrêt porté par 
Agassiz. Mais je dois aussi protester contre l'assimilation admise 
par cet illustre confrère. Si j'attribue un langage aux animaux, 
je n'oublie pas combien il est rudimentaire; je me souviens que 
jamais un animal n'a appris la langue d’un autre. Je sais trop la 
distance qu'il y a des énterjections animales, à la parole articulée, 
et je comprends autant que personne, que pour manier un 
pareil instrument, pour en tirer de véritables langues, il fallait 
avant tout l'intelligence supérieure de l’homme. 

Arrivé à ce point, Agassiz a dù sentir lui-même qu'il s'était 
fourvoyé et, qu’en essayant de fondre la notion d’une espèce 
humaine unique avec celle de plusieurs races d’origine distincte, 
il aboutissait à une impasse. Son dernier ouvrage ne porte que 
trop la trace de cet embarras. C’est probablement pour en sortir 
que l’auteur à fini par nier l’existence même de l’espèce. Après 
avoir repoussé une fois de plus le critérium tiré du croisement 
et des degrés de fécondité, il ajoute : « Avec lui disparaît à son 
tour la prétendue réalité de l'espèce opposée au mode d'exis- 
tence des genres, des familles, des ordres, des classes, des em- 
branchements. Ce qui en effet possède la réalité de l'existence, 
ce sont les individus. » | 

Ainsi, pour s'en être tenus à la morphologie, pour avoir mé- 
connu le côté physiologique de la question, pour s'être laissés 
guider par une logique, n'ayant pour point de départ que 
des données incomplètes, Agassiz et Darwin arrivent à un ré- 
sultat analogue. Tous les deux méconnaissent ce grand fait, 
compris par le bon sens vulgaire, démontré par la science et qui 
domine tout en zoologie comme en botanique, savoir : la divi- 
sion des êtres organisés en groupes élémentaires, fondamen- 
taux, qui se propagent dans l’espace et dans le temps. Mais 
Darwin, partant des phénomènes de variations que présentent 
ces êtres, ne voit que des races dans les espèces. Agassiz, unique- 
ment préoccupé des phénomènes de fixité, arrive à ne voir que 
des 2ndividus dans la nature vivante. Tous les deux oublient, que 
notre grand Buffon était allé successivement à ces deux extrêmes 
pour en revenir à la doctrine qui comprend et explique l’ensemble 
des faits, et qui se résume en ces mots : distinction de /a race et 
de l'espèce. 

IT. — En dépit de ces affirmations dogmatiques et lorsqu'il 
en vient à une application quelconque, Agassiz comme Lamarek 
autrefois, comme Darwin de nos jours, est bien obligé d'employer 
le mot espèce dans le sens que tant d’autres lui donnent. Dans le 
mémoire dont je m'occupe, il est à chaque instant question des 
espèces animales et végétales. Leur distribution géographique 
sert de base à la théorie des origines humaines. L'auteur admet 
qu'elles n’ont pu prendre naissance sur un seul et même point 


THÉORIE D’AGASSIZ 119 


du globe : que la création a eu lieu par places et que les espèces, 
rayonnant autour de ces centres, ont donné à la flore, à la 
faune actuelles tous leurs traits caractéristiques. 

Jusque-là, Agassiz ne fait qu'adopter la doctrine des centres 
de création, doctrine toute française, que Desmoulins a formulée, 
que M. Edwards a développée. 

Ce qui appartient à Agassiz, c'est d'avoir reproduit au nom 
de la science une idée émise d’abord au nom de la théologie 
par La Peyrère; c’est d’avoir donné à l'homme pour patrie pre- 
mière le globe tout entier; c'est d’avoir admis que les races : 
humaines avaient les mêmes lieux d'origine que les groupes 
d'espèces animales ou végétales, et d'avoir attaché une de ces 
races à chacun des centres de création; c’est d’avoir multiplié 
le nombre des créations humaines au point de professer que 
« l'homme a été créé par nations, » douées dès le début de tous 
leurs caractères distinctifs et parlant chacune sa langue propre. 

Au premier abord cette conception n’a rien d’absurde en elle- 
même, rien qui soit en contradiction avec ce que nous avons vu 
jusqu'ici. Nous avons dit plus haut que la physiologie conduit 
à dire : « tout est comme st les groupes humains descendaient 
d'une paire primitive unique. » Elle ne va pas au-delà. Pour 
qui s’en tient aux considérations tirées de cet ordre de faits, 
la théorie d’Agassiz pourrait donc être acceptée comme une 
hypothèse fort gratuite, il est vrai, mais commode pour rendre 
compte de la répartition et de la diversité actuelles des types 
humains. 

Il n’en est plus de même lorsqu'on interroge une autre bran- 
che des sciences naturelles, la géographie zoologique et botanique. 
Alors, il est facile de constater que les idées d’Agassiz condui- 
sent à faire de l’homme une exception, à le mettre en désac- 
cord avec les lois générales de la distribution géographique de 
tous les autres êtres organisés, et que par conséquent elles sont 
fausses. 

IV. — Je partage complétement la croyance d’Agassiz, en ce 
qui concerne les centres de création, ou mieux les centres d'appa- 
rition. 

Pour qui s’en tient aux données de l'observation et de l’expé- 
rience, il est évident que toutes les espèces animales et végétales 
n’ont pu prendre naissance sur un même point quelconque du 
globe. La première nous montre, dans les diverses régions, des 
espèces, des types différents, vivant naturellement dans des con- 
trées qui présentent à très peu près les mêmes conditions d’exis- 
tence. La seconde nous apprend que l’on peut transporter la 
plupart des espèces d’une région à l’autre et qu’elles y prospè- 
rent, quand les conditions d'existence sont équivalentes; qu'au 
contraire les espèces boréales et tropicales ne sauraient, même 
temporairement, être soumises à l’action des mêmes milieux; 
que ni les unes ni les autres ne résistent à l’action d’un climat 
tempéré. De tous ces faits il est impossible de ne pas conclure 


120 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


que les animaux et les plantes ont eu plusieurs points d’appa- 
rition. 

Mais si j'accepte cette doctrine seule conciliable avec les faits, 
c'est à la condition de la prendre tout entière et telle qu'elle 
ressort des études faites sur la répartition géographique de tous 
les êtres vivants. Or, les travaux de cette nature sont aujour- 
d’hui nombreux. 

Pour l’ensemble des végétaux phanérogames, nous avons 
l'ouvrage de M. Ad. de Candolle, devenu classique dès son 
apparition. 

Les animaux n'ont pas encore eu leur de Candolle. Le grand 
ouvrage de M. Alphonse Edwards comblera en partie cette 
lacune pour les régions les plus méridionales du globe. En atten- 
dant, des études importantes ont eu lieu sur quelques-unes des 
principales classes. Buffon par ses belles recherches sur la géo- 
graphie des mammifères a ouvert la voie où l’ont suivi les deux 
Geoffroy Saint-Hilaire, Fr. Cuvier, Andrew Murray ; Dumeril et 
Bibron ont étudié les reptiles au même point de vue; Fabricius, 
Latreille, Macley, Spence, Kirby, Lacordaire, ont fait de même 
pour les insectes; M. Milne Edwards a fait connaître la distribu- 
tion des crustacés; j'ai tâché d’en faire autant pour les anné- 
lides. Enfin de très-nombreux travaux, portant sur des groupes 
moins élevés, sont depuis longtemps dans la science et Agassiz 
lui-même a largement contribué à accroître nos connaissances 
sous ce rapport. 

De cet ensemble de recherches se dégagent un certain nombre 
de ces faits généraux que: nous appelons des lois. Si la concep- 
tion d’Agassiz est vraie, elle doit concorder avec ces lois. Or, le 
désaccord se manifeste dès le début. 

Constatons d’abord que cette conception renferme deux idées 
très-distinctes : celle du cosmopolitisme originaire de l'espèce 
‘humaine ; puis celle d’un lien géographique entre la race hu- 
maine et les groupes animaux ou végétaux, rencontrés dans un 
centre commun. Voyons ce que cette dernière peut avoir de 
vrai ou de faux. 

Pour Agassiz l'influence du centre d’apparition est générale 
et absolue. Elle s'étend à tous les produits du sol comme à 
ceux des eaux douces ou salées. Une contrée est caractérisée 
aussi bien par ses végétaux que par ses animaux et par son 
homme. À ses yeux, une force essentiellement locale semble 
avoir produit tous les êtres, ou du moins leur avoir imprimé un 
cachet commun. 

Cette généralisation était inévitable. Quiconque veut ratta- 
cher une race humaine à chaque centre d'apparition doit à plus 
forte raison localiser dans chacun d’eux la eause originelle de 
toutes les formes animales ou végétales qui le peuplent. Pour 
tous les êtres vivants la coïncidence géographique doit être 
absolue. 

Or. le plus souvent cette coïncidence n'existe pas. Des eaux 


THÉORIE D'AGASSIZ 191 


d’un fleuve aux berges qui l’enferment le contraste peut être 
frappant. C'est ce que montrent les découvertes d'Agassiz lui- 
même sur la faune ichtiologique de l’Amazone. Pour qui accepte 
les résultats publiés par l'illustre voyageur, 1l est évident que 
cette faune se divise en groupes bien plus cantonnés que ceux 
des faunes terrestres. Le même fait se montre sur les rivages de 
deux mers séparées par une terre même fort étroite. La faune, 
la flore terrestres de l’isthme de Suez sont les mêmes dans toute 
son étendue, tandis que M. Edwards n’a pas trouvé une seule 
espèce de crustacés commune à la Méditerranée et à Ia mer 
Rouge, et que l'étude des annélides m'a conduit au même 
résultat. 

Il y a plus, la même région peut être centre d'apparition 
pour une classe d'animaux et nuilement pour une autre. L’Aus- 
tralie, par exemple, est un centre des plus caractérisés pour les 
mammifères et s'isole à ce point de vue de toutes les terres voi- 
sines. Quand il s’agit des insectes, elle se confond au contraire 
avec la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, et les îles qui 
s'y rattachent. J'emprunte ce dernier fait à Lacordaire. Il a 
d'autant plus de valeur que cet entomologiste a multiplié les 
centres d'apparition bien plus qu'Agassiz, et en a rendu ainsi la 
caractérisation plus aisée. 

Ainsi la coïncidence admise par Agassiz, loin de s'étendre à 
tous les êtres organisés d’une région, n'existe même pas dans 
certains cas d’une classe à l’autre pour les animaux seuls. 

V.— Agassiz partage la surface entière du globe en neuf 
grandes régions ou Æoyaumes. Je ne puis ici exposer avec 
détail les nombreuses critiques auxquelles prêtent la délimita- 
ton et la caractérisation de ces centres. Je me borne à quelques 
courtes remarques sur chacun d'eux. 

1° Royaume polynésien. — Nous verrons plus loin qu'il est 
impossible de considérer la Polynésie comme un centre d’appa- 
rition humain. Cette région a été en entier peuplée par des mi- 
grations venant de l'archipel indien, et dont l’histoire peut être 
en partie reconstituée. Le premier royaume d’Agassiz doit être 
rayé en ce qui nous concerne, c'est un centre exclusivement 
animal et végétal. Au reste Agassiz, tout en le maintenant dans 
le texte et sur la carte, ne le fait pas figurer dans le tableau 
illustré qui résume ses idées. 

2° Royaume australien. — Agassiz englobe la Nouvelle-Guinée 
dans ce royaume. Il détruit par là l’homogénéité de la faune 
mammalogique. En même temps il réunit les diverses races 
humaines d'Australie aux Négritos et aux Papouas. Toute unité 
de type disparaît par cela même. 

3° Royaume malais ou indien. — Ce royaume comprend l'Inde, 
les archipels malais et les îles Andaman. Or, dans l'Inde, anté- 
rieurement à la conquête aryane, vivaient des Jaunes et des 
Noirs. Ces derniers se retrouvent encore à l’état pur dans les An- 
daman, dans la presqu'ile de Malacea ; la Malaisie présente un 


192 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


véritable fouillis de races très-diverses, allant du Blanc au Nègre; 
quant aux Malais proprement dits, ils sont bien plutôt une po- 
pulation uniformisée par l’action de l'islamisme qu'une race 
proprement dite ; ils présentent à un haut degré des caractères 
de métissage. Tous ces faits protestent contre la pensée de faire 
de ces régions un centre d'apparition humain. 

4 Faune hottentote. — Agassiz abandonne l'expression de 
royaume, quand il s’agit du sud de l'Afrique, sans motiver ce 
changement. Quoi qu'il en soit, c'est là une des régions qui se 
prêteraient le moins mal à l'application de sa théorie. Au point 
de vue zoologique et botanique, l'Afrique méridionale constitue 
un véritable centre. Le Boschisman et le Hottentot pourraient 
être considérés comme en étant le type humain caractéristique. 
Mais les Nègres de Delagoa et les Cafres viennent encore pro- 
tester contre cette coïncidence partielle. 

5° Royaume africain. — Cette région comprend pour Agassiz 
le reste de l’Afrique, sauf le littoral méditerranéen. Il y ajoute 
Madagascar et la moitié méridionale de la péninsule arabique. 
Or, au point de vue mammalogique, Madagascar constitue un 
petit centre à part, tandis que la population humaine y est très- 
mélangée. Les Hovas sont des Malais à peine modifiés, et chez 
les Sacalaves eux-mêmes les langues indiquent des rapports avec 
les Malayo-Polynésiens. Quant à la portion continentale de ce 
royaume, il suffit de remarquer qu'elle réunit des Nègres, des 
Abyssins, des Arabes, etc. L'histoire et l’état de choses actuel pro- 
testent également contre le rapprochement fait ici par l’auteur. 

6° Royaume européen. — Cette division comprend pour Agassiz 
tout le pourtour de la Méditerranée, la Perse et le Bélouchistan. 
Elle embrasse par conséquent des faunes et des flores fort di- 
verses ; elle mêle les populations aryanes, sémitiques et chami- 
tiques ; elle ne tient pas compte de l'histoire. Agassiz le recon- 
naît lui-même et déclare n’avoir pris en considération que les 
temps préhistoriques. Mais dès l’époque quaternaire, à elle seule 
la France nourrissait des races grandes et dolychocéphales, d’au- 
tres petites et brachycéphales. Enfin si Agassiz réunit les Per- 
sans aux Européens, il laisse en dehors les Hindous qui sont 
ethnologiquement leurs frères et les place dans un tout autre 
royaume. 

7 Royaume mongol ou asiatique. — Celui-ci renfermerait 
toute la partie centrale de l’Asie, à partir du Bolor et de l’Hima- 
laya et s’étendrait jusqu'au Japon. Le Mongol est pris pour type 
humain de cette vaste étendue. Maïs Agassiz oublie les Aryans 
du Bolor, les Yutchis blancs, les Japonais du même type, les 
Aïnos, etc. Il réunit donc tout au moins des populations se rat- 
tachant à deux des types extrêmes de l'humanité. 

8° Royaume américain. — Agassiz ne fait qu'un seul royaume 
de l’Amérique entière, tandis que tous les zoologistes, tous les 
botanistes s'accordent pour la partager au moins en deux grands 
centres bien caractérisés. Il adopte l'opinion de Morton qui 


THÉORIE D’AGASSIZ 193 


n’admet qu'une race humaine en Amérique, en dehors des Esqui- 
maux. Or, depuis la publication de l’Æomme américain de d'Or- 
bigny, il n’est plus permis de croire à cette uniformité. Toutes 
les études faites sur cette question ont d’ailleurs de plus en plus 
démontré la multiplicité des races admise par ce voyageur. De 
plus lorsqu'on compare les races humaines de l'Amérique à celles 
de l’ancien continent, on constate que, à part quelques excep- 
tions, des rapports assez étroits s’établissent avec l'Asie surtout 
par certaines populations de l'Amérique méridionale; lorsque 
l’on compare les faunes et les flores, c’est au contraire par l’Amé- 
rique septentrionale. Ces faits sont en opposition directe avec la 
théorie d’Agassiz. 

99 Royaume arctique. — Celui-ci mérite de nous arrêter un 
peu plus longtemps que les autres. Il comprend toutes les ré- 
gions boréales des deux continents. La limite méridionale, un peu 
arbitrairement fixée par Agassiz, s'arrête à la zone des forêts. 
Nulle région au monde ne présente à l'homme des conditions 
d'existence aussi identiques, parce que le froid les domine toutes. 
Aucune par conséquent ne semble pouvoir mieux se prêter à la 
justification des idées de l’auteur. Et pourtant les faits concor- 
dent aussi peu que possible avec sa théorie. 

Agassiz caractérise ce royaume par l'existence d’une plante 
et de six espèces animales, cinq mammifères et un oiseau. La 
plante est le lichen d'Islande (cenomyce rangiferina). Or, ce 
lichen est si peu caractéristique des régions polaires qu'on le 
trouve en France sur bien des points et jusqu'aux environs de 
Paris à Fontainebleau. M. Decaisne pense qu'il est mangé pen- 
dant l'hiver par nos lièvres et nos lapins, comme il l’est par les 
rennes en Laponie. Au reste les observations récemment faites 
en Groenland par l'expédition polaire allemande montrent que 
cette contrée qui, dans le royaume boréal, se prêterait le mieux 
aux conceptions d’Agassiz et qu'habitent les Esquimaux pur 
sang, ne possède presque aucune espèce végétale qui lui soit 
propre et que bon nombre d’entre elles se retrouvent dans les 
Alpes et au sommet des Vosges. C’est une conséquence du retour 
de la chaleur après l’époque glaciaire, les espèces qui la redou- 
taient ayant émigré en altitude aussi bien qu'en latitude. 

Parmi les espèces animales, l'ours blanc et le morse sont vrai- 
ment boréaux. On peut en dire autant du phoque groenlandais 
considéré comme espèce. Mais comme type on le retrouve par- 
tout; comme genre, il habite toutes les mers d'Europe. Le renne 
habitait en France à l'époque quaternaire; il vivait en Allemagne 
au temps de César; il descendait tous les ans jusqu'à la mer Cas- 
pienne du vivant de Pallas. La baleine franche visitait nos côtes 
avant d'avoir été chassée par l’homme. Enfin aujourd'hui encore 
leider niche tous les ans en Danemark à 10-13 degrés au sud. 
du cercle polaire. Ainsi sur six espèces données par Agassiz 
comme propres à son royaume arctique, trois au moins appar- 
üennent tout autant à son royaume européen. 


1924 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE.HUMAINE 


Certes, Agassiz mieux que personne était capable de caracté- 


riser nettement la région dont il s’agit par des espèces animales, . 


si la chose eût été possible. Il a échoué parce qu'il n'existe pas 
en réalité de faune vraiment boréale. Celle-ci résulte de l’exten- 
sion des faunes plus méridionales qui vont en s’appauvrissant a 
mesure qu'elles avancent vers le nord, mais qui changent fort 
peu de caractère. En réalité, ce prétendu royaume se morcelle 
en provinces indépendantes, ou mieux se rattachant aux régions 
placées plus au sud et par suite mieux partagées. « La région 
polaire, dit Lacordaire en parlant des insectes, est caractérisée, 
moins par la spécialité de ses produits que par leur petit nom- 
bre. » Tous ces faits sont encore la conséquence du peuplement 
des régions boréales à la suite de l’époque glaciaire. es 

L'homme du moins présente-t-il, sous le pôle, l’homogénéité 
que suppose la théorie? Pas davantage, quoi que prétende 
Agassiz à ce sujet. « Là, dit-il, vit une race d'hommes particu- 
lière, connue en Amérique sous le nom d'Esquimaux et ailleurs 
sous ceux de Lapons; de Samoyèdes et de Tchouktchis..…. L’uni- 
formité de leurs caractères tout le long des mers arctiques les 
rapproche d’une manière frappante de la faune à laquelle ils 
sont étroitement liés. » 

Il y a dans ces paroles d'Agassiz de graves erreurs anthropo- 
logiques et ethnologiques. L'uniformité de caractères dont il 
parle n’existe nullement. Il me suffit de rappeler que les Lapons 
sont une des races les plus brachycéphales et les Esquimaux 
une des plus dolichocéphales que l’on connaisse. En réalité ce 
sont deux races tellement distinctes qu'aucun anthropologiste 
n’a jamais eu la pensée de les réunir. 

Quant aux Samoyèdes et aux Tchouktchis, ils ne sont pas 
originaires des pays glacés où nous les trouvons aujourd'hui. 
Les premiers se rappellent être venus du midi et M. de Tchiat- 
chef a retrouvé leur souche originelle sur les confins de la Chine. 
Les seconds ne sont arrivés au détroit de Behring que depuis 
peu de temps, pour se soustraire à la conquête russe contre 
laquelle ils ont bravement lutté ; ils ont subjugué et absorbé les 
Yukagires qui les avaient précédés. Ils diffèrent en outre égale- 
ment des Esquimaux et des Lapons. 

Ainsi dans ce royaume arctique, où se trouvent réunies les 
conditions les plus favorables pour mettre en lumière ce qu'il 
peut y avoir de vrai dans les idées d’Agassiz, tout proteste.contre 
ces idées. Malgré ses vastes connaissances, l’auteur n'a pu le 
caractériser zoologiquement d’une manière précise ; la faune 
spéciale qu'il admet n'existe pas ; l'identité des populations 
proclamée par lui disparait devant le plus léger examen. 

En résumé la théorie qui rattache une race humaine à chaque 
centre d'apparition comme un produit local de ce centre, doit 
être rejetée par quiconque tient quelque peu compte des résultats 
de l'observation. 


« 
nl TA SR dde ns ns © mme. à nn de Don bé. 


CHAPITRE XV 


CANTONNEMENT PROGRESSIF DES ÊTRES ORGANISÉS ; CENTRES D'AP- 
PARITION ; CANTONNEMENT PRIMITIF DE L'HOMME. 


I. — Un homme éminent peut tirer des conséquences inexactes 
de l’existence des centres d'apparition sans que cette existence 
soit pour cela moins certaine. Sans être liées aux centres ani- 
maux ou végétaux, les races humaines pourraient avoir les 
leurs ; l’homme pourrait même avoir pris naissance partout où 
nous le rencontrons. Mais pour admettre ce cosmopolitisme ini- 
tial, il faudrait s'être assuré qu'il fait rentrer l’homme dans les 
lois générales. Or, nous allons voir que cette hypothèse est au 
contraire en désaccord avec tous les faits généraux présentés 
par les plantes aussi bien que par les animaux. 

IT. — Constatons d’abord qu'aucune espèce animale ou végé- 
tale n’habite comme l’homme le globe à peu près tout entier. 

La déclaration d’Ad. de Candolle est on ne peut plus précise en 
ce qui concerne les végétaux. « Aucune plante phanérogame, dit- 
il, ne s'étend sur la totalité de la surface terrestre. Il n’en existe 
guère que 18 dont l’aire atteigne la moitié des terres. Aucun 
arbre ou arbuste ne figure parmi ces plantes d’une extension si 
considérable. » — Cette dernière remarque se rattache à un 
ordre de considérations que nous retrouverons plus tard. 

Ne pouvant entrer ici dans l’examen de tous les faits que pré- 
sentent à ce point de vue les diverses classes du règne animal, 
Je me borne à donner quelques détails sur les oiseaux et les 
mammifères. 

On doit s'attendre à voir les premiers présenter des aires d’ha- 
bitat fort étendues à raison de leur mode de locomotion. En 
effet, nous trouvons parmi eux quelques-unes des espèces qui 
méritent le mieux l’épithète de cosmopolite. Elles n'’égalent 
pourtant pas l’homme sous ce rapport. 

Le biset, la souche de nos pigeons domestiques, s'étend du sud 
de la Norwége à Madère et à l’Abyssinie, des îles Schetland à 


126 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L'ESPÈCE HUMAINE 


Bornéo et au Japon ; mais 1l n'atteint ni l'équateur ni le cercle 
polaire; il manque à l'Amérique et à la Polynésie. 

Le vautour fauve occupe les régions tempérées de tout l’an- 
cien continent, traverse l'équateur en Afrique et descend jus- 
qu’au Cap. Mais on ne le rencontre ni dans nos régions boréales, 
ni en Amérique, ni en Polynésie. 

Le faucon pélerin est peut-être l'animal dont l’aire est la plus 
étendue. On le trouve en Amérique comme dans toutes les ré- 
gions chaudes ou tempérées de l’Ancien-Monde. On croit qu'il 
atteint l'Australie ; mais il ne se rencontre ni en Polynésie ni 
dans les régions polaires. 

Parmi les mammifères, les cétacés, grâce à leur énorme puis- 
sance de locomotion et à la continuité des mers, sembleraient 
se prêter à un véritable cosmopolitisme. Il n’en est rien pour- 
tant. Ils sont presque tous cantonnés dans des aires relativement 
assez restreintes et ne font que rarement des excursions en 
dehors de leurs limites habituelles. Le commodore Maury regar- 
dait la mer équatoriale comme apportant un obstacle invincible 
à leur passage d'un hémisphère à l'autre. On a cependant 
signalé deux exceptions à cette règle. Un rorqual à grandes 
mains (Megaptera longimana) et un Sibaldius laticeps auraient 
franchi cette barrière et seraient passé de nos mers boréales 
dans celles du Cap et de Java. Ces exceptions pourraient s’ex- 
pliquer aisément par diverses circonstances accidentelles. Accep- 
tons-les néanmoins comme trahissant un cosmopolitisme relatif 
exceptionnel ; il reste acqüis que ces deux espèces même n'ont 
jamais été rencontrées dans l'océan Pacifique. 

Au-dessus des cétacés, nous ne trouvons plus rien qui ressem- 
ble au cosmopolitisme. Laissant même de côté l'Océanie entière, 
nous ne trouvons plus comme espèces communes à l’ancien et 
au nouveau continent que deux ou trois ruminants, peut-être 
un ours, un renard, un loup. Toutes ces espèces sont d’ailleurs 
plus ou moins boréales et manquent dans les régions méridio- 
nales des deux mondes. Enfin, pas une seule espèce de cheirop- 
tères ou de quadrumanes n’habite à la fois l'Amérique et l’an- 
cien continent. 

À part les espèces que l’homme a disséminées en les faisant 
voyager avec lui, les animaux et les plantes occupent évidem- 
ment leur aire naturelle, dans laquelle est compris le centre 
autour duquel ils ont irradié. Nous voyons que, même après 
cette expansion, aucun d’eux n’a atteint une aire d'habitat com- 
parable à celle de l’homme. 

Admettre que l’espèce humaine est apparue partout où nous 
la trouvons, lui attribuer un cosmopolitisme initial, serait donc 
faire d'elle une exception unique, en contradiction avec les faits 
que présentent toutes les autres. L'hypothèse qui conduit à une 
pareille conséquence, doit être repoussée comme étant incon- 
ciliable avec les résultats de l'observation. Si l’homme est au- 
jourd’hui partout, c’est grâce à son intelligence et à son industrie, 


CANTONNEMENT PROGRESSIF DES ÊTRES ORGANISÉS 1927 


III. — Gette conclusion s'impose aux polygénistes eux-mêmes, 
à moins qu'ils ne veuillent repousser comme inapplicables à 
l’homme les lois de la géographie zoologique et botanique. 

En effet, pour tant qu'ils aient multiplié leurs espèces humai- 
nes, ils n’ont pu, quand ils s'étaient quelque peu occupés d'his- 
toire naturelle, que les réunir dans un même genre. Or, tout ce 
que nous venons de dire des espèces, s'applique également aux 
genres. L’aire d'habitat s'agrandit sans doute; et, par exemple, 
quelques genres de cétacés, les dauphins et les rorquals, se ren- 
contrent dans toutes les mers; parmi les-mammifères terrestres, 
chez les ruminants et les carnassiers, certains genres occupent 
plus ou moins l’ancien comme le nouveau continent. Mais ils 
manquent tous à la portion la plus étendue de l'Océanie. 

En outre, à mesure que les types s'élèvent, le nombre de ces 
genres à aires très-étendues va en diminuant. Les cheiroptères 
à nez découvert ont quelques genres communs à l’ancien et au 
_ noûäveau monde. Il -n’en est plus de même chez les cheiroptères 
à nez portant une membrane. Chez eux, pas plus que chez les 
quadrumanes, il n’y a plus un seul genre qui habite à la fois 
l'Amérique et l’ancien continent. 

Par conséquent, les polygénistes doivent admettre que les 
espèces dont ils composent leur genre humain, n’ont pu prendre 
naissance partout où l’on trouve des hommes aujourd’hui, 'à 
moins de vouloir faire de ce genre humain une exception frap- 
pante. 

IV. — Voulüt-on considérer les races humaines comme for- 
mant une famille composée de plusieurs genres et même un 
ordre comprenant plusieurs familles, on se heurterait aux mêmes 
difficultés. ù 

Laissons de côté les marsupiaux et les édentés, sur lesquels 
nous reviendrons. Il est vrai que les grands ordres normaux de 
mammifères terrestres, les ruminants, les rongeurs, les insec- 
tivores, les carnassiers, sont presque aussi cosmopolites que 
l’homme. Mais il n’en est déjà plus de même des cheiroptères 
dont pas un ne dépasse le cercle polaire. Quant aux quadru- 
manes, chacun sait qu'ils manquent à l’Europe, le rocher de 
Gibraltar excepté, à l'Amérique du nord, à la plus grande partie 
de l’Asie et de l'Océanie. Si bien que, même dans l’hypothèse 
extrème que j'indique ici, ce serait encore en dehors des types 
animaux les plus rapprochés de l’homme, et jusque chez les 
carnassiers ou les ruminants, qu'il faudrait aller chercher des 
analogies géographiques, en faveur du prétendu cosmopolitisme 
initial de l’ordre humain. 

V. — Ce resserrement des aires d'habitat des groupes ani- 
maux, manifestement en rapport avec leur degré d’élévation 
dans l’échelle des êtres, est un fait général qui se retrouve chez 
les végétaux. Écoutons encore sur ce point, ce que dit Ad. de 
Gandolle : « L'aire moyenne des espèces est d'autant plus petite 
que la classe à laquelle elles appartiennent a une organisation 


1928 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


plus complète, plus développée, autrement dit plus parfaite. » 

Le cantonnement progressif des êtres organisés, croissant à 
mesure qu'ils se perfectionnent, est donc une loi générale, — 
La physiologie rend aisément compte de ce fait. 

Le perfectionnement des organismes s’accomplit par la divi- 
sion du travail; et celle-ci exige la multiplication des appareils 
fonctionnels. À mesure que les instruments anatomiques devien- 
nent plus nombreux et plus spéciaux, les fonctions se spécia- 
lisent. Par cela même, les conditions d'harmonie entre l'être 
vivant et le milieu qui l'entoure, se précisent de plus en plus. 
Par suite, l’animal ou le végétal ne trouve plus ses vraies con- 
ditions de bien-être que dans une aire progressivement res- 
treinte. Au delà le milieu change, la lutte pour l'existence 
devient plus meurtrière et l'expansion de l'espèce, du genre, de 
la famille ou de l’ordre lui-même se trouve arrêtée. L'homme 
seul, armé contre le milieu de son 2ntelligence et de son 2ndus- 
trie, est aussi seul capable de surmonter des conditions d’exis- 
tence qui seraient une barrière infranchissable pour son orga- 
nisme matériel. 

La loi de cantonnement progressif est en opposition absolue 
avec la doctrine du cosmopolitisme initial de l'espèce humaine. 
En la laissant de côté, les polygénistes proprement dits pour- 
raient invoquer la diffusion des genres dauphin et rorqual ; les 
monogénistes-polygénistes de l'Ecole d’Agassiz pourraient arguer 
des faits indiqués plus haut dans les genres megaptera et sibal- 
dius ; les uns et les autres pourraient dire : la loi générale de 
cantonnement présente deux exceptions ; pourquoi l’homme 
n’en serait-il pas une troisième ? | 

L'analogie, on le voit, pècherait par la bäse. Les dauphins, 
les rorquals, les sibaldius appartiennent au dernier ordre des 
mammifères ; l'homme, à ne tenir compte que de son corps, 
appartient incontestablement à l'ordre le plus élevé. À moins de 
constituer une exception unique, c'est aux lois des groupes su- 
périeurs qu'il a dû obéir et non point à celles du groupe in- 
férieur. . 

Nous pouvons donc affirmer dès à présent que l’homme n’a 
pu être originairement cosmopolite. Mais nous pouvons aller 
encore plus loin. 

VI. — Sans avoir pris naissance sur tous les points où nous le 
rencontrons aujourd'hui, l'homme pourrait avoir eu plusieurs 
centres d'apparition. Examinons cette dernière question. Les 
lois du cantonnement progressif et de la caractérisation des 
centres permettent de la poser et de la résoudre. 

Reprenons à ce point de vue l'examen des groupes animaux, 
laissons de côté tous les types inférieurs et ne tenons compte 
que des anthropomorphes. Dans cette famille, la plus rapprochée 
de l’homme par son organisation, il y a aussi des degrés. La loi 
du cantonnement progressif s'applique à ce groupe restreint, 
tout comme à l’ensemble du règne. 


CENTRES D'APPARITION 129 


L'ensemble de la famille se rencontre en Asie, dans la pres- 
qu'ile de Malacca, dans l’Assam jusqu'au 26° N., à Sumatra, à 
Java, à Bornéo et aux Philippines; dans l’Afrique occidentale, 
du 40° S. jusqu'à 15° N. Mais le genre gibbon, le plus inférieur, 
occupe seul l’aire asiatique entière ; le genre orang est confiné à 
. Bornéo et à Sumatra. En Afrique, le genre chimpanzé va à peu 
près du Zaïre au Sénégal ; le gorille n'a été trouvé qu’au Gabon 
et peut-être chez les Aschantis. Occupât-il tout l’espace que les 
voyageurs ont encore laissé en blanc sur cette partie de nos 
cartes, son aire d'habitat n’en serait pas moins bien restreinte. 
Ainsi, à mesure que le type anthropomorphe s'élève, l’aire d’ha- 
bitat se restreint. 

À ne tenir compte que de l'organisme matériel, le type hu- 
main est incontestablement supérieur à celui de l’orang et du 
gorille. I a donc dü être primitivement cantonné tout autant 
que ces types animaux. On objectera peut-être que les grands 
singes sont en voie de disparition et que les quelques survivants 
ne sont que les {émoins d'une population jadis plus nombreuse. 
Ce serait là une hypothèse absolument gratuite, qui ne reposerait 
sur aucun fait ; et il est permis de répondre tout au moins, que 
le gorille et l’orang auraient bien pu durer là où vivent encore 
le chimpanzé et le gibbon. Or, que sont les aires occupées par 
eux comparées à l'aire humaine? 

VII. — Jusqu'ici, j'ai laissé de côté les types exceptionnels, tels 
que les marsupiaux, les édentés, les makis, etc. Je ne voulais 
pas arguer des formes aberrantes ; je tenais à montrer les Lors 
en action dans les espèces à organisme pour ainsi dire normal. 
Mais les types aberrants ont une haute valeur et nous apportent 
de nouveaux enseignements. 

Ces types caractérisent presque toujours, soit les grands 
centres d'apparition, soit les centres secondaires ou régions 
géographiques. Pour ne parler que des mammifères, je rappel- 
lerai que l'Australie a ses marsupiaux; l'Australie méridionale, 
l'ornithorinque ; l'Amérique boréale, le bœuf musqué; l’Amé- 
rique centrale, les édentés; l'Afrique, la girafe; l’Asie, le yack; le 
Cap, le gnou; Madagascar, les makis et l’aye-aye ; le Gabon, le 
gorille, etc. 

L'homme aussi est évidemment un type exceptionnel ou 
aberrant parmi les mammifères. Seul il est construit pour la 
station verticale ; seul il a de vrais pieds et de vraies mains; seul 
il présente un développement cérébral porté au plus haut degré; 
seul il possède cette supériorité d'intelligence qui fait de lui le 
maitre de tout ce qui l'entoure. 

Admettre que le type humain, ce type le plus perfectionné, 
ce genre exceptionnel entre tous,a pris naissance dans plusieurs 
centres d'apparition et n’en a caractérisé aucun, serait faire de 
lui une exception unique. À 

Pour si polygéniste que l'on soit, et quelque nombre d’es- 
pèces d'hommes que l’on admette, il faut reconnaitre que le 

DE QUATREFAGES, 9 


430 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L’ESPÈCE HUMAINE 


cantonnement primitif du genre humain dans un seul centre 
d'apparition et la caractérisation de ce centre par lui sont la 
conséquence logique de tous les faits attestés par la géographie 
zoologique. 

À plus forte raison, tout monogéniste verra dans l'espèce 
privilégiée qui domine toutes les autres, un de ces types spé- 
ciaux qui caractérisent le centre, la région où ils ont paru, 
comme l’ornithorinque, l’aye-aye, le gnou, caractérisent l’Aus- 
tralie méridionale, Madagascar, le Cap. 

En résumé, les lois de la géographie zoologique conduisent à 
voir avec certitude dans l'espèce humaine, le trait caractéristique 
d’un centre d'apparition unique. Elles permettent d'ajouter que ce 
centre n’a pas dû être plus étendu que celui du gorille et de l’arang. 

VIIL. — Est-il possible d'aller plus loin encore et de chercher 
à déterminer la position géographique du centre d'apparition 
humain? Je ne saurais aborder ici ce problème dans ses détails ; 
je me bornerai à en préciser le sens et à indiquer les solutions 
probables d’après les données de la science actuelle. 

Remarquons d'abord que,lorsqu'il s’agit d’une espèce animale 
ou végétale, de celles même dont l’aire est la plus circonscrite, 
personne ne demande le point précis où elle a pu se montrer 
pour la première fois. La détermination dont il s’agit a toujours 
quelque chose de très-vague et est forcément approximative. 
L'on ne saurait en demander davantage, quand il s’agit de l’es- 
pèce répandue aujourd'hui partout. Dans ces limites, il est 


permis de former au moins des conjectures ayant pour elles une : 


certaine probabilité. 

La question se présente avec des caractères assez différents, 
selon que l’on s'arrête aux temps présents ou que l’on tient 
compte de l’ancienneté géologique de l’homme. Toutefois, les 
faits ramènent dans les mêmes régions et semblent indiquer 
deux extrêmes. La vérité est peut-être entre eux deux. 

On sait qu'il existe en Asie une vaste région entourée au sud 
et au sud-ouest par l'Himalaya, à l’ouest par le Bolor, au nord- 
ouest par l’Ala-Tau, au nord par l’Altaï et ses dérivés, à l’est 
par le Kingkhan, au sud et au sud-est par le Felina et le Kuen- 
Loun. À en juger par ce qui existe aujourd’hui, ce grand massif 
central pourrait être regardé comme ayant renfermé le berceau 
de l'espèce humaine. 

En effet, les trois types fondamentaux de toutes les races hu- 
maines sont représentés dans les populations groupées autour 
de ce massif. Les races nègres en sont les plus éloignées, mais 
ont pourtant des stations marines où on les trouve pures ou 
métisses depuis les îles Kioussiou jusqu'aux Andaman. Sur les 
continent elles ont mêlé leur sang à presque toutes les castes et 
classes inférieures des deux presqu'iles gangétiques ; elle se 
retrouvent encore pures dans toutes deux, remontent jusq au 
Nepal et s'étendent à l’ouest jusqu’au golfe Persique et au lac 
Zareh. d’après Elphinstone. 


CANTONNEMENT PRIMITIF DE L'HOMME 131 


La race jaune pure ou mélangée par places d'éléments blancs 
paraît occuper seule l'aire dont il s’agit; elle en peuple le pour- 
tour au nord, à l’est, au sud-est et à l’ouest. Au sud elle se 
mélange davantage, mais elle n'en forme pas moins un élément 
important de la population. 

La race blanche, par ses représentants allophyles, semble 
avoir disputé l'aire centrale elle-même à la race jaune. Dans 
le passé nous trouvons les Yu-Tehi, les Ou-soun au nord du 
Hoang-Ho; de nos jours dans le petit Thibet, dans le Thibet 
oriental, on a signalé des îlots de populations blanches. Les 
Miao-Tsé occupent les régions montagneuses de la Chine; les 
Siaputh résistent à toutes les attaques dans les gorges du Bolor. 
Sur les confins de l’aire nous rencontrons à l’est les Aïnos et les 
Japonais des hautes castes, les Tinguianes des Philippines; au 
sud les Hindous. Au sud-ouest et à l'ouest l’élément blanc, pur 
ou mélangé, domine entièrement. 

Aucune autre région sur le globe ne présente une semblable 
réunion des types humains extrêmes distribués autour d’un 
centre commun. À lui seul, ce fait pourrait inspirer au natura- 
liste la conjecture que j'ai exprimée plus haut; mais on peut 
invoquer d’autres considérations. 

Une des plus sérieuses se tire de la linguistique. Les trois 
formes fondamentales du langage humain se retrouvent dans les 
mêmes contrées et dans des rapports analogues. Au centre et 
au sud-est de notre aire, les langues monosyllabiques sont repré- 
sentées par le chinois, le cochinchinois, le siamois, le thibétain. 
Comme langues agglutinatives, nous trouvons du nord-est au 
nord-ouest le groupe des ougro-japonaises, au sud celui des dra- 
vidiennes et des malaises, à l’ouest les langues turques. Enfin le 
sanscrit avec ses dérivés, et les langues iraniennes représentent 
au sud et au sud-ouest les langues à flexion. 

C'est aux types linguistiques accumulés autour du massif 
central de l’Asie que se rattachent tous les langages humains ; 
soit par le vocabulaire soit par la grammaire, quelques-unes de 
ces langues asiatiques touchent de très-près à des langages parlés 
dans des régions fort éloignées, ou séparées de l'aire dont il s’agit 
par des langues fort différentes. On sait que divers linguistes, 
M. Maury entre autres, rattachent intimement les langues dravi-. 
diennes aux idiomesde l'Australie, et que M. Pictet a retrouvé une 
foule de mots aryans dans nos plus vieilles langues européennes. 

Enfin c'est encore d'Asie que nous sont venus nos animaux 
domestiques les plus anciennement soumis. Isidore Geoffroy 
s'accorde entièrement sur ce point avec Dureau de la Malle. 

Ainsi, à ne tenir compte que de l’époque actuelle, tout nous 
ramène à ce plateau central ou mieux à cette grande enceinte. 
Là, est-on tenté de se dire, ont apparu et se sont multipliés les 
premiers hommes, jusqu’au moment où les populations ont dé- 
bordé comme d’une coupe trop pleine et se sont épanchées en 
flots humains dans toutes les directions. 


152 ORIGINE GÉOGRAPHIQUE DE L'ESPÈCE HUMAINE 


IX. — Mais les études paléontologiques ont conduit assez ré- 


cemment à des résultats qui peuvent modifier ces premières con- 


clusions. MM. Heer et de Saporta nous ont appris qu'à l’époque 
tertiaire la Sibérie et le Spitzhberg étaient couverts de plantes 
attestant un climat tempéré. À la même époque, nous disent 
MM. Murchisson, Keyserlink, de Verneuil, d’Archiac les baren- 
lands de nos jours nourrissaient de grands hervibores, le renne, 
le mammout, le rhinocéros à narines cloisonnées. Tous ces ani- 
maux se montrent chez nous au début de l’époque quaternaire. 
Ils me semblent ne pas être arrivés seuls. 

J'ai dit plus haut que les trouvailles de M. l’abbé Bourgeois dé- 
montrent à mes yeux l'existence en France de l’omme tertiaire. 
Mais tout semble annoncer qu'il ne comptait encore chez nous 
que de rares représentants. Les populations quaternaires au 
contraire étaient, au moins par places, aussi nombreuses que le 
permet la vie de chasseur. N'est-il pas permis de penser que, 
pendant l’époque tertiaire, l’homme vivait dans l’Asie boréale 
à côté des espèces que je viens de nommer et qu'il les chassait 
pour s’en nourrir, comme il les a plus tard chassées en France ? 
Le refroidissement força les animaux à émigrer vers le sud; 
l’homme dut les suivre pour chercher un climat plus doux et 
pour ne pas perdre de vue son gibier habituel. Leur arrivée 
simultanée dans nos climats, l’apparente multiplication subite 
de l’homme s’expliqueraient ainsi aisément. 

On pourrait donc reporter bien au nord de l'enceinte dont je 
parlais tout à l’heure et au moins jusqu’en Sibérie le centre d’ap- 
parition humain. Peut-être l'archéologie préhistorique et la 
paléontologie confirmeront-elles ou infirmeront-elles un jour 
cette conjecture. 

Quoi qu'il en soit, aucun des faits recueillis jusqu’à ce jour 
n'autorise à placer ailleurs qu'en Asie le berceau de l'espèce 
humaine. Aucun non plus ne conduit à chercher notre patrie 
originelle dans les régions chaudes soit des continents actuels soit 
d'un continent disparu. Cette pensée, bien souvent exprimée, 
repose uniquement sur la croyance que le climat du globe au 
moment de l’apparition de l’homme, était ce qu'il est aujour- 
d'hui. La science moderne nous a appris que c’est là une erreur. 
Dès lors rien ne s'oppose à ce que nos premiers ancêtres aient 
trouvé des conditions d'existence favorables jusque dans le nord 
de l’Asie, où nous ramènent tant de faits empruntés à l’histoire 
de l’homme, à celle des animaux et des plantes. 


LIVRE V 


PEUPLEMENT DU GLOBE 


CHAPITRE XVI 


MIGRATIONS PAR TERRE ; — EXODE DES KALMOUKS DU VOLGA. 


I. — Au point où nous sommes parvenus, la filiation des faits 
et de leurs conséquences pose un nouveau problème. La physio- 
logie nous a démontré qu'il n'existe qu'une espèce d'homme 
dont les groupes humains sont les races. La géographie zoologi- 
que nous a appris que cette espèce avait été primitivement can- 
tonnée dans un espace relativement très-restreint. Puisque nous 
la voyons aujourd’hui partout, c’est qu'elle s’est répandue en 
irradiant en tout sens à partir de ce centre. Le peuplement du 
globe par migrations est la conséquence forcée de ce qui précède. 

Les polygénistes, les partisans de l’autocthonie des peuples 
ont déclaré ces migrations 2mpossibles pour un certain nombre 
de cas et ont présenté cette impossibilité prétendue comme une 
objection à la doctrine que je défends. Ici encore c’est par des 
faits que je répondrai. 

IT. — J'avoue n'avoir jamais compris qu'on ait attribué quel- 
que valeur à cet argument. Les migrations se montrent à peu 
près partout dans l’histoire, dans les traditions et les légendes 
du nouveau comme de l’ancien monde. Nous les constatons chez 
les peuples les plus civilisés de nos jours et chez les tribus encore 
arrêtées aux plus bas échelons de la vie sauvage. À mesure que 
nos connaissances grandissent et dans quelques sens qu'elles 
s'étendent, elles nous font de plus en plus connaître les instincts 
voyageurs de l’homme. La paléontologie humaine, l'archéologie 
préhistorique ajoutent chaque jour leurs témoignages à ceux 
des sciences historiques. | 


À ne juger que par cette sorte de renseignements, le peuple- 


134 PEUPLEMENT DU GLOBE 


ment du globe entier par voie de migrations, de colonisations 
apparaît comme plus que probable. L'immobilité primordiale et 
ininterrompue d’une race humaine quelconque serait un fait en 
désaccord avec toutes les analogies. Sans doute, une fois consti- 
tuée, elle laissera en place, à moins d'événements exceptionnels, 
un nombre plus ou moins considérable et d'ordinaire la très- 
grande majorité de ses représentants ; mais, à coup sûr, dans le 
cours des âges elle aura essaimé. 

IT. — Les partisans de l’autochthonie insistent d’une manière 
spéciale sur deux ordres de considérations tirées les unes de l’état 
social des peuples dans l'enfance et dépourvus des moyens d’ac- 
tion que nous possédons, les autres des obstacles qu'une nature 
jusque-là indomptée devait opposer à leur marche. 

La première objection repose évidemment sur une apprécia- 
tion inexacte des aptitudes et des tendances développées chez 
l’homme par ses divers genres de vie. L'imperfection même de 
l’état social, loin d'arrêter la dissémination de l’espèce humaine, 
ne pouvait que la favoriser. Les peuples cultivateurs sont forcé- 
ment sédentaires ; les pasteurs, moins attachés au sol, ont besoin 
de rencontrer des conditions spéciales. Les chasseurs au con- 
traire, entraînés par leur genre de vie, par les nécessités qu'il 
impose et les instincts qu'il développe ne peuvent que se dissé- 
miner en tout sens. Il leur faut pour vivre de vastes espaces ; 
dès que les populations s’accroissent, même dans d’assez faibles 
proportions, elles sont forcées de se séparer ou de s’entre-détruire, | 
comme le montre si bien l’histoire des Peaux-Rouges. Les peu- 
ples chasseurs ou pasteurs sont donc seuls propres aux grandes 
et lointaines migrations. Les peuples cultivateurs seront plutôt 
colonisateurs. 

L'histoire classique elle-même confirme de tout point ces 
inductions théoriques. On sait ce qu'étaient les envahisseurs du 
monde romain, les destructeurs du Bas-Empire, les conquérants 
arabes. Le même fait s’est produit au Mexique. Les Chichi- 
mèques représentent ici les Goths et les Vandales de l’ancien 
monde. Si l’Asie a tant de fois débordé sur l’Europe, si le nord 
américain a envoyé tant de hordes dévastatrices dans les régions 
plus méridionales, c’est que dans ces deux contrées l’homme 
était resté barbare ou sauvage. 

IV. — Les obstacles naturels étaient-ils vraiment infranchissa- 
bles pour les populations dénuées de nos moyens perfectionnés 
de locomotion ? Cette question doit être examinée à deux points 
de vue, selon qu'il s’agit de migrations par terre ou par mer. 

Le premier cas nous arrêtera peu. On a vraiment trop exa- 
géré la faiblesse de l’homme et la puissance des barrières 
que pouvaient lui opposer les accidents du terrain, la végé- 
tation ou les faunes. L'homme a toujours su vaincre les bêtes 
féroces ; dès les temps quaternaires il mangeait le rhinocéros. 
Il n’a jamais été arrêté par les montagnes lors même qu'il 
traînait à sa suite ce qui pouvait rendre le passage le plus dif- 


EXODE DES KALMOUKS DU VOLGA 135 


ficile; Annibal a franchi les Alpes avec ses éléphants et Bona- 
parte avec ses canons. Les hordes asiatiques n'ont pas été ar- 
rêtées par le Palus Méotides, pas plus que Fernand de Soto par 
les marais de la Floride. Les déserts sont chaque jour sillonnés 
par des caravanes ; et quant aux fleuves, il n’est pas de sauvage 
qui ne sache les traverser sur un radeau ou une outre. 

En réalité, — l’histoire des voyages ne le prouve que trop — 
l'homme seul arrête l’homme. Quand celui-ci n'existait pas, rien 
ne s’opposait à l'expansion de tribus ou de nations avançant len- 
tement, à leur heure, se poussant ou se dépassant tour à tour, 
constituant des centres secondaires d’où partaient plus tard de 
nouvelles migrations. Même sur une terre peuplée, une race su- 
périeure envahissante ne procède pas autrement. C’est ainsi que 
les Aryas ont conquis l'Inde, c’est ainsi qu'avancent les Paouins 
qui, partis d’un centre encore inconnu, arrivent au Gabon sur un 
front de bandière d'environ quatre cents kilomètres. 

V. — Je pourrais m'en tenir à ces observations générales. 
Mais il peut être bon de rappeler succinctement un fait trop 
oublié quoique récent et qui montre comment une population 
entière peut effectuer une grande migration en dépit des ob- 
stacles de tout genre accumulés sur un espace immense. 

Vers l’an 1616, une horde de Kalmouks, poussée par des motifs 
que nous ignorons, abandonna les confins de la Chine, traversa 
l'Asie et vint s'établir dans le kahanat de Kazan sur les deux 
rives du Volga. Elle se plaçait ainsi sous la domination de la 
Russie qui accueillit volontiers ces colons et respecta leur gou- 
vernement patriarcal. En revanche les Kalmouks se montrèrent 
sujets fidèles et fournirent à diverses reprises de nombreux et 
braves corps de cavalerie à l’armée russe. Ge bon accord dura 
jusqu'au moment où l'impératrice Catherine, ayant à choisir 
entre deux prétendants nommés Oubacha et Zébeck-Dorchi, ap- 
pela le premier au commandement de la horde. Zébeck, furieux, 
imagina de se venger de la Russie en ramenant ses compatriotes 
en Chine. Secondé par le principal Lama, il entraîna Oubacha 
lui-même, et la conspiration, bien qu'englobant un peuple entier, 
fut conduite avec un tel mystère qu'elle échappa à la surveil- 
lance intéressée de la Russie. 

Le 5 janvier 1771, on vit les Kalmouks se réunir sur la rive 
gauche du Volga. De demi-heure en demi-heure, des groupes de 
femmes, d'enfants, de vieillards au nombre de 15 à 20 000 
portés sur des chariots ou des chameaux, partaient escortés 
par des corps de 10 000 cavaliers. Une arrière-garde forte de 
80 000 hommes d'élite couvrait les derrières des émigrants. 
Un officier russe, gardé comme prisonnier pendant une partie 
du voyage et qui nous a conservé ces détails, estime cet ensem- 
ble de populations à plus de 600 000 âmes. 

Les Kalmouks sentaient la nécessité de se hâter afin d’é- 
chapper aux efforts que devait inévitablement faire la Russie pour 
les retenir. En sept jours, ils avaient franchi plus de 400 lieues 


136 PEUPLEMENT DU GLOBE 


par un temps sec mais froid. Bien des bestiaux avaient suc- 
combé et le lait commença à manquer, même pour les enfants. 
On était arrivé sur les bords de la Djem. [ei commencèrent les 
premières épreuves sérieuses. Un clan entier comptant 9 000 ca- 
valiers fut massacré par les Cosaques. 

Cependant au premier avis de ce départ, qui transformait en 
désert une partie de son empire, Catherine avait envoyé une 
armée avec ordre de ramener les fugitifs. Ceux-ci avaient à tra- 
verser, à 80 lieues de la Djem, un défilé dont il fallait s'emparer 
à tout prix. On avança à marches forcées. Malheureusement la 
neige survint; il fallut s’arrêter pendant dix jours. Arrivés au 
défilé on le trouva occupé par les Cosaques ; toutefois ceux-ci 
furent tournés, défaits et massacrés par Zébeck. 

On passa; mais il fallait redoubler de vitesse, car l’armée russe 
approchait. On tua et on sala ce qui restait de bestiaux ; on 
abandonna sur la route tout invalide femme, enfant, vieillard ou 
malade ; l'hiver redoublait de rigueur, on brüla les bâts et les 
chariots, et néanmoins chaque campement était marqué par 
des centaines de cadavres gelés. Enfin le printemps vint alléger 
ces souffrances et aux premiers jours de juin on traversa la 
Torgaï qui se jette dans le petit lac d’Aksakal, au N. N. E. du 
lac Aral. — En cinq mois les émigrants avaient fait 700 lieues ; 
ils avaient perdu plus de 250 000 âmes ; de toutes leurs bêtes 
de somme il ne restait que les chameaux. L'officier russe, We- 
seloff, mis un peu plus tard en liberté, put regagner le Volga 
guidé uniquement par la traînée de cadavres laissés sur la route. 

Les malheureux fugitifs avaient cru pouvoir se reposer au- 
delà de la Torgaï. Mais l’armée russe suivait toujours et s'était 
même renforcée d’auxiliaires redoutables. C'étaient les Baskirs 
et les Kirghises, ennemis héréditaires des Kalmouks. Cette cava- 
lerie légère prit l'avance et il fallut bientôt la combattre tout en 
continuañt à fuir. Il fallut aussi tourner les déserts, où on auraït 
péri de faim, et se faire jour à travers les populations qui se 
levaient en armes pour protéger leur territoire contre des en- 
vahisseurs affamés. L'été avait fait place à l'hiver ; les émi- 
grants souffraient de la chaleur autant qu'ils avaient souffert du 
froid ; la mortalité restait la même. 

Enfin au mois de septembre la horde arriva sur les frontières 
de la Chine. Depuis plusieurs jours on manquait d’eau. A la vue 
d’un petit lac, chacun s’élanca pour se désaltérer; la débandade 
devint générale. Les Bäskirs et les Kirghises, qui n'avaient pas 
cessé un instant de harceler les fugitifs, s'élancèrent sur cette foule 
affolée et l’auraient peut-être exterminée. Heureusement, l’empe- 
reur Kien-Long chassait dans les environs accompagné comme 
à l'ordinaire d’une petite armée. Prévenu de l’arrivée de Kal- 
mouks, il les avait reconnus de loin; et, Les voyant attaqués, il se 
hâta de leur porter secours. Le bruit de son artillerie réveilla le 
courage de ceux qui se laissaient massacrer et leurs persécuteurs 
essuyèrent une sanglante défaite. Ajoutons que Kien-Long dis- 


EXODE DES KALMOUKS DU VOLGA 1937 


tribua à ceux qu'il avait sauvés des terres où leurs descendants 
vivent encore. 

L'Æxode des Kalmouks répond à tout ce que l’on pourrait 
avancer au sujet de l'impossibilité des migrations primitives par 
terre. En huit mois, malgré les rigueurs extrêmes du froid et du 
chaud, malgré les attaques incessantes d’ennemis implacables, 
malgré la famine et la soif, cette population a franchi un espace 
égal en ligne droite au huitième environ de la circonférence 
terrestre. En tenant compte des détours obligés, il faut peut-être 
doubler ce chiffre. Après un fait pareil, comment mettre en 
doute la possibilité de voyages plus longs encore pour une tribu 
marchant tranquillement, par étapes, et n'ayant à lutter que 
contre les difficultés du sol ou contre des bêtes fauves ? 


CHAPITRE XVII 


MIGRATIONS PAR MER; — MIGRATIONS POLYNÉSIENNES ; QUE 
MIGRATIONS A LA NOUVELLE-ZÉLANDE. 


‘ 


I. — La plupart des défenseurs de l’autochthonie reconnaissent 
que les migrations par terre n'ont au fond rien d’impossible ; 
mais il en est autrement, affirment-ils, des migrations par mer. 
Le peuplement de l’Amérique , surtout celui de la Polynésie 
par des immigrants venus de notre grand continent, est selon 


eux au-dessus de tout ce que pouvaient entreprendre et accom- 


plir des peuples dépourvus de connaissances astronomiques et 
de moyens perfectionnés de navigation. A les en croire, les condi- 


tions géographiques, le régime des vents et des courants devaient 


opposer une barrière insurmontable à toute entreprise de cette 
nature. 

Voyons, en commençant par la Polynésie, ce qu'il y a de vrai 
dans ces assertions. Ce sera pour ainsi dire prendre le taureau 
par les cornes, car aucune autre contrée du globe ne semble jus- 
fier au même degré les dires des autochthonistes. 

IF. — La Polynésie n’est pas précisément aussi isolée que l’on 
se plaît à le dire. La seule inspection des cartes eût suffi pour 
autoriser à penser qu'une population maritime, habituée à par- 
courir l’archipel malais, a dû plus d’une fois pousser jusqu’à la 
Nouvelle-Guinée. Ce fait est aujourd’hui au-dessus de toute con- 
testation. Au delà, les archipels de la Nouvelle-Bretagne et des 
îles Salomon mettent pour ainsi dire des navigateurs quelque 
peu aventureux sur la route des Fijis; une fois parvenus à cet 
archipel, pour peu qu'ils aient été poussés par l'esprit des décou- 
vertes, ils ont dû gagner assez facilement la Polynésie propre- 
ment dite. La Nouvelle-Zélande au sud, les Sandwich au nord 
restent toutefois en dehors de cet itinéraire indiqué par la géo- 
graphie. 

Pour que des marins hardis fussent arrêtés dans cette voie, il 


mm es de. mt ès nd ed da de SO à ed me RÉ ds ns É, de es. ns RS 2 2 


MIGRATIONS PAR MER 139 


aurait fallu que les vents et les courants fussent toujours con- 
traires et irrésistibles. Tant que l’on a cru à l’universalité dans 
ces régions et à la constance absolue des vents alizés, on a pu 
leur attribuer ce rôle. Mais les études faites dans l'intérêt du 
commerce, les écrits du commandant Maury, les cartes du capi- 
taine Kerhallet nons ont appris que le cloud-ring promène ses 
vents variables sur près de 20 degrés dans l'aire maritime dont 
il s’agit. Nous savons surtout que chaque année, la mousson 
renverse les alizés et souffle jusqu’au delà des Sandwich et de 
Taïti ; si bien, qu'au lieu d’avoir le vent contraire, les navires 
marchant à l’est l'ont des plus favorables pendant plusieurs 
mois. | 

Les considérations tirées des courants conduisent à peu près 
aux mêmes conclusions. Dans le Pacifique, le courant équatorial 
portant de l’est à l’ouest forme en réalité deux grands fleuves 
océaniques distincts séparés par un large contre-courant cou- 
_lant en sens inverse. Celui-ci longe au nord presque toute l’aire 
polynésienne ; il s'ouvre pour ainsi dire au débouché de l’ar- 
chipel indien. Tout indique qu'il a joué un certain rôle dans les 
faits de dispersion des races constatés dans toutes les provinces 
de l'Océanie et à l’est de la Malaisie. 

Enfin on sait que les phénomènes atmosphériques n’ont rien 
d’absolument régulier, pas plus dans les régions du Pacifique 
qu'ailleurs. Cette mer a comme les autres ses typhons, ses tem- 
pêtes, qui changent momentanément la direction des vents, qui 
entraînent les navires en dépit des courants. Les îles, les îlots 
dont elle est semée ont dù bien des fois recevoir des ‘narins égarés, 
et nous en citerons des exemples. 

Loin d’être 2mpossible, le peuplement de la Polynésie, par des 
navigateurs partis de l’archipel indien, est relativement facile à 
certains moments de l’année, à la seule condition que ces naviga- 
teurs soient hardis et ne craignent pas de perdre la terre de vue. 
Or on sait combien les populations malaises répondent à cette 
condition. 

Aussi les hommes qui ont tenu compte de toutes ces circons- 
tances, Malte-Brun, Homme, Lesson, Rienzi, Beechey, Wilkes,… 
n'ont-ils pas hésité à regarder la Polynésie comme ayant été 
peuplée par des migrations avançant de l’ouest à l’est. 

IIT. — Au contraire, les écrivains qui se sont arrêtés aux con- 
naissances naguère imparfaites que nous avions de ces mers et à 
la direction ordinaire des vents, ou bien ont cru à l’autochthonie, 
ou bien ont imaginé diverses théories pour expliquer la présence 
de l’homme dans cette multitude d’iles et d'ilots isolés. 

Ellis a cru que les Polynésiens avaient été portés d'Amérique en 
Océanie par les vents et les courants ; mais cette hypothèse n’a 
guère rallié d’adhérents. Elle est en contradiction trop évidente 
avec tous les caractères physiques, linguistiques et sociaux, qui 
rattachent les Polynésiens aux races malaises autant qu'ils les 
éloignent des Américains. 


440 PEUPLEMENT DU GLOBE 


Dumont d'Urville a proposé une théorie plus satisfaisante au 
premier abord et qui compte encore quelques partisans. A ses 
yeux la Polynésie serait le reste d’un grand continent qui se rat- 
tachaïit primitivement à l'Asie. Cette terre se serait affaissée à la 
suite de quelque révolution géologique ; la mer aurait couvert les 
plaines et les collines ; les sommets les plus élevés émergeraient 
seuls aujourd'hui, formant les archipels actuels. Les Polynésiens 
seraient les descendants des individus échappés à la catastrophe. 

Cette hypothèse a l'avantage de conserver les rapports brisés 
par celle d’Ellis. Et, circonstance curieuse, elle concorde avec la 
tradition du déluge telle que l'ont conservée les Tahitiens. Ceux- 
ci racontent que la grande inondation eut lieu sans pluies ni 
tempête. Ce fut la mer qui s’éleva et recouvrit la terre entière à 
l'exception d’un rocher plat qu'ils montrent encore et où se réfu- 
gièrent un homme et une femme. On pourrait croire qu'il n’y a 
dans ce récit qu’une méprise facile à comprendre. La mer ne 
monte jamais; mais la terre peut s’enfoncer et l’on s’y est trompé 
ailleurs qu'à Taïti. 

Toutefois on ne peut accepter la théorie de Dumont d'Urville. 
Elle est en contradiction avec les faits zoologiques, si bien étu- 
diés par Darwin et par Dana. Si l'Océanie montre dans les atols 
des traces d’affaissement, un grand nombre d'’iles présentent les 
preuves incontestables de soulèvement, et Taïti est précisément 
une de ces dernières. 

Mais l’argument le plus sérieux à opposer à d’Urville se trouve 


dans la population. S'il est un fait sur lequel s'accordent tous 


les voyageurs, c'est que des Sandwich à la Nouvelle-Zélande et 


des Tongas à l’île de Pâques, tous les Polynésiens appartiennent 


à la même race et parlent la même langue avec de simples va- 
riantes de dialecte. 

Or l'aire Polynésienne dont je viens d'indiquer les limites 
extrèmes est plus étendue que l’Asie entière. Que l’on songe à ce 
que serait une Polynésie Asiatique, si ce continent s’enfonçait 
sous les eaux ne laissant à découvert que le sommet de ses:mon- 
tagnes, où se réfugieraient quelques représentants des popula- 
tions actuelles! N’est-il pas évident que chaque archipel et sou- 
vent chaque île aurait sa race et sa langue particulières ? 

A elles seules, les considérations tirées de l’identité des popula- 
tions et des langages en Polynésie permettent d'affirmer que tous 
les insulaires ont une origine commune ; et par conséquent, que 
venus d’un point quelconque, ils ont peuplé successivement, en 
avançant d’archipel en archipel, le monde maritime où nous les 
avons découverts. 

M. Horatio Hale, l'éminent anthropologiste de l’expédition 
scientifique des Etats-Unis, a le premier abordé le problème 
dans sa généralité ; il l’a résolu autant que le permettaient les 
données recueillies avant lui et par lui-même ; il a tracé une 
première carte des migrations polynésiennes. De nouveaux faits 


ont été acquis depuis lors. Sir George Grey a publié les chants his- . 


MIGRATIONS POLYNÉSIENNES 141 


toriques des Maoris; Thomson, Shortland, Hochstetter ont fait 
connaître des traditions nouvelles ; M. Remy a publié l'histoire 
d'Hawaii rédigée par un indigène; M. Gaussin à remporté le 
prix de linguistique pour sa belle étude sur la langue polyné- 
sienne ; le Dépôt de la marine française a reçu des documents 
précis recueillis à Taïti, auxquels M. le général Ribourt, l'amiral 
Lavaud, l'amiral Bruat ont ajouté le fruit de leurs recherches 
personnelles. Ces matériaux inédits ont été libéralement mis à 
ma disposition et j'y ai joint quelques faits oubliés. J'ai pu ainsi 
confirmer, dans ce qu'elles ont de général, les conclusions de 
Hale, tout en y apportant quelques modifications importantes, 
et compléter, en la modifiant sur certains points, sa carte des 
migrations. On comprend que je ne pourrais ici entrer dans 
une discussion détaillée et je me permets de renvoyer le lecteur 
à mon livre sur les Polynésiens et leurs migrations. Je me borne à 
un court résumé des résultats dont il présente, je crois, la démons- 
tration. 

IV. — Les caractères physiques et linguistiques attestent égale- 
ment que les Polynésiens sont un rameau détaché de ces races 
malaises que des nuances, parfois assez accusées, partagent en 
groupes nombreux. C’est à quelqu'un de ces groupes les moins 
éloignés du type blanc que se rattachent les populations dont il 
s’agit. 

Le point de départ des migrations qui devaient s'étendre si 
loin dans l’est, a été l’île Bouro ou Bourou, figurée sur toutes les 
cartes entre Célèbes et Céram. Cette détermination, déjà propo- 
sée avec quelques doutes par Hale, me semble mise hors de doute 
par l’ensemble des traditions recueillies à Tonga par Mariner, 
dont le savant américain paraît ne pas avoir connu l'ouvrage. 

En sortant des mers malaises, les émigrants durent suivre à 
peu près l'itinéraire indiqué plus haut. Repoussés sans doute 
par les races noires qui alors comme aujourd’hui occupaient la 
Nouvelle-Guinée, ils franchirent la Mélanésie. Pourtant quelques 
canots, probablement isolés, poussèrent jusqu'à l'extrémité orien- 
tale de cette grande île et y fondèrent une colonie récemment 
découverte par le commandant Moresby. C’est elle qui a sans 
doute fourni aux petits archipels de la Mélanésie au moins une 
partie des éléments polynésiens qu'y ont signalés plusieurs 
voyageurs. Nous savons toutefois, grâce aux recherches de M. de 
Rochas, que l'élément polynésien du petit archipel des Loyalty 
provient d'une émigration venue vers 4730 des îles Wallis à la 
Nouvelle-Calédonie. 

Le grand courant de l’émigration dut laisser au sud toute la 
Mélanésie et on le voit se partager en trois branches. L'une 
arrive aux Samoas, une autre aux Tongas, une troisième aux 
Fijhis. Les deux premiers archipels étaient évidemment déserts ; 
le dernier avait déjà une population noire. Pourtant il y eut d’a- 
bord alliance entre elle et les émigrants. Mais plus tard la guerre 
de race éclata; les Malais furent chassés, laissant probablement 


142 PEUPLEMENT DU GLOBE 


derrière eux une partie de leurs femmes. Aïnsi se constitua aux 
Fijis la population dont les caractères mixtes ont frappé tous les 
voyageurs. 

Les Malais expulsés gagnèrent les îles Tongas. Les trouvant 
occupées par des compatriotes, ils les attaquèrent et les vain- 
quirent. Au lieu de les massacrer ou d'en faire des esclaves, ils 


inventèrent le servage, institution qu'on n'a rencontrée que dans 


cet archipel. 

Pendant que les colonies malaises fondées aux Fijis et à Tonga 
étaient dispersées ou désolées par une guerre fratricide, celles 
de l'archipel Samoa prospéraient. La population devenait de 
plus en plus dense ; l'esprit d'aventure n'était pas encore éteint ; 
de nouvelles émigrations prirent la mer, marchant dans la‘direc- 
tion qui avait conduit aux premières découvertes. À ce moment 
l’île Savaï à joué un rôle prépondérant attesté par toutes les 
traditions polynésiennes. On retrouve son nom à peine modifié 
par les dialectes locaux dans presque tous les archipels, aux 
Sandwich comme à la Nouvelle-Zélande, aux Marquises comme 
à Taïti et aux îles Manaïa. Enfin Tupaïa, en traçant la curieuse 
carte que Forster nous a conservée, désigne l'ile Savai comme 
la mère de toutes les autres et la figure comme bien plus grande 
que Taïti. C'est là une erreur; mais cette erreur même met hors 
de doute l'importance de cette localité au point de vue qui nous 
occupe. 

A l'exception d’une seule émigration qui de Tonga s’est portée 
directement aux Marquises, c’est de l’archipel Samoa et de l'ile 
de Savaï en particulier que paraissent être parties toutes les 
grandes expéditions qui ont formé ailleurs des centres secon- 
daires. Taïti et Les îles Manaïa sont les deux principaux. La pre- 
mière a peuplé le nord des Pomotous et en partie les Marquises, 
qui à leur tour ont envoyé ges colons aux Sandwich, où les 
avaient pourtant précédés des Taïtiens. Les secondes, où s’é- 
taient rencontré des Taïtiens et des Samoans, ont poussé leurs 
colonies jusqu’à Rapa, aux Gambiers, à l'extrémité sud-est de 
la Polynésie et jusqu’à la Nouvelle-Zélande au sud-ouest. 

V. — Nous n'avons guère que des renseignements isolés et 
fort incomplets sur la plupart de ces migrations. Suffisants pour 
mettre le fait hors de doute, ils ne nous disent rien sur les cir- 
constances qui l'ont accompagné ou suivi. Il en est tout autre- 
ment quand il s’agit de la Nouvelle-Zélande. Grâce aux chants 
recueillis par sir Georges Grey, nous avons l’histoire détaillée de 
cette colonisation. Cette exception est doublement heureuse en 
ce qu'elle nous renseigne sur une foule de points importants, et 
cela précisément au sujet de ces îles qui, rejetées bien loin du 
monde polynésien proprement dit, se prêtaient encore mieux que 
tout Le reste de cette aire aux hypothèses autochthonistes. Aussi 
me semble-t-il utile d'entrer ici dans quelques détails. 

Ce sont les habitants de Rarotonga, une des principales îles 
Manaïa, qui ont eu l’honneur de découvrir et de coloniser la 


MIGRATIONS POYNÉSIENNES 143 


Nouvelle-Zélande. Peut-être pourtant une émigration tongane 
est-elle venue se joindre à eux à une époque indéterminée. 

Le Christophe Colomb de ce petit monde fut un certain 
Ngahué, forcé de fuir sa patrie pour échapper aux persécutions 
d'une reine qui voulait lui enlever une péerre de jade. Le hasard 
sans doute le conduisit à la Nouvelle-Zélande. Il y découvrit plu- 
sieurs morceaux de jade qui lui permirent probablement de ren- 
trer en grâce auprès de la femme chef, car on ne voit pas qu'il 
ait été inquiété après son retour à Rarotonga. 

Pendant l'absence de Ngahué, une guerre générale était née 
dans son île. Les vaincus suivirent les conseils du voyageur qui 
les engageait à aller occuper avec lui la terre récemment décou- 
verte. Plusieurs chefs se réunirent et construisirent six canots 
dont les noms ont été conservés. Le chant traduit par sir Georges 
Grey nous apprend que l’un d'eux, lArawa, fut fait avec un arbre 
abattu à Rarotonga, qui est située de l’autre côté d'Hawaïki. Nous 
rencontrons ici une de ces Savai secondaires dont j'ai parlé plus 
haut. C'est de là que partirent Les émigrants. « Autrefois, dit un 
des chants déjà cités, nos ancêtres se séparèrent : les uns fu- 
rent laissés à Hawaïki, les autres vinrent ici dans des canots. » 

Ces mêmes chants racontent les accidents de la traversée, les 
tempêtes qu’eurent à supporter les navigateurs, les soins donnés 
aux premières cultures, les voyages d'exploration tentés sur 
cette terre nouvelle, les discussions qui s’élevèrent entre les di- 
vers équipages. Ils montrent que les liens avec la mère patrie 
subsistèrent pendant quelque temps, si bien qu'une jeune fille 
fit la traversée avec quelques compagnes et que des expéditions 
guerrières partirent tantôt d'Hawaïki, tantôt de La colonie, pour 
venger quelques-uns de ces outrages regardés par cette race 
sauvage comme exigeant du sang. 

Ces traversées n'ont rien qui doive étonner. Les Polynésiens 
savaient fort bien se diriger en mer en se guidant sur les étoiles; 
et, la route d’un point à un autre une fois reconnue, était ins- 
crite, si l’on peut s'exprimer ainsi, dans un chant qui ne s’ou- 
bliait plus. Ils avaient de l’ensemble de leur monde maritime 
une idée générale très-juste. La carte dessinée par Tupaïa, et 
que J'ai reproduite dans mon livre, vaut celles que dressaient 
nos savants du moyen-âge et embrasse une aire autrement éten- 
due. Tupaïa avait vu par lui-même plusieurs des îles qu'il a figu- 
rées. D'après les calculs de Cook il s'était avancé dans l’ouest à 
près de quatre cents lieues marines (2700 kilomètres). Mais c’est 
par les chants sacrés de sa patrie qu'il connaissait le reste de la 
Polynésie et qu'il a pu en tracer le croquis très-suffisamment 
exact. 

Quant aux canots dont il est ici question, ce n’était rien moins 
que ces doubles pirogues dont tous les voyageurs ont parlé avec 
admiration et que Cook déclarait être très-propres aux voyages 
de long cours. C’est là un fait qui ressort à diverses reprises de 
détails très-précis contenus dans quelques-uns des chants tra- 


144 PEUPLEMENT DU GLOBE 


duits par sir Georges Grey. Nous voyons par exemple un des 
chefs émigrants, Ngatoro- i-Rangi, « monter sur le toit de la 
maison construite sur la plate-forme qui joignait les deux ca- 
nots. » Ajoutons que l’Arawa et les autres navires pareils por- 
taient habituellement 140 guerriers, et l'on comprendra combien 
est dénuée de fondement l'assertion des écrivains qui déclarent 
ces trajets impossibles, faute de moyens de transport suffisants. 

VI. — Les documents de diverses natures que nous possédons 
aujourd'hui n'ont pas seulement permis de mettre hors de doute 
le fait général des migrations et de reconnaître les circonstances 
qui ont accompagné plusieurs d’entre elles. Ils nous mettent en- 
core à même d'indiquer avec une approximation très- suflisante 
la date de quelques-unes des plus importantes. 

C’est d'ordinaire par les généalogies des families princières 
que l’on arrive à ce résultat. Chacune d'elles forme une sorte de 
litanie qui se chante sur un rhythme précis et dont chaque verset 
comprend le nom d’un chef, celui de sa femme et celui de son 
fils. Tout individu capable de retenir une chanson de cent vers 
peut donc apprendre aisément la plus longue de ces généalogies. 
Confiées à la mémoire des arépos ou hommes archives , elles 
étaient conservées avec un soin jaloux. Thomson nous apprend 
qu'on a fait à la Nouvelle-Zélande une véritable enquête au 
sujet de ces documents verbaux, et leur authenticité a été si bien 
reconnue qu'ils font foi en justice comme nos parchemins. 


Or, aux Marquises, Gattanéwa, l’ami de Porter, descendant 
des premiers colons dans la partie tongane de l'archipel, ne : 


comptait que quatre-vingt-huit prédécesseurs. À Hawaï la généa- 
logie des Taméhaméha, d’après M. Remy, comprend soixante- 
quinze versets. En 1840, selon Williams, Rarotonga était gou- 
vernée par le vingt-neuvième descendant de Karika, le fondateur 
de la colonie. Aux Gambiers, M. Maïigret a vu le vingt-septième 
chef régnant depuis l'arrivée des premiers colons de Rarotonga. 

Hale a fort bien montré que la généalogie Hawaïenne ren- 
ferme au début, comme bien d'autres même en Europe, des 
personnages fabuleux. Il a cru devoir retrancher les vingt-deux 
premiers versets. On doit bien probablement faire une correc- 
tion analogue à celle des Marquises. Quant à celles de Raro- 
tonga et des Gambiers, elles sont trop récentes pour que la 
fable ait eu le temps de les vicier. 

Hale, guidé par quelques considérations que je ne saurais dis- 
cuter ici, a attribué à chaque verset de ces généalogies la valeur 
d’une génération, soit 25-30 ans. Mais Thomson et M, Remy, 
qui ont eu le temps de se renseigner d’une manière plus exacte, 
les regardent comme indiquant seulement les règnes. En caleu- 
lant la durée moyenne de ces règnes d’après celle que donne la 


liste des rois de France depuis Clovis jusqu'à Louis XVI, on 


arrive au chiffre de 21 as, 13. 
D'après ces données, l’arrivée des Tongans aux Marquises au- 
rait eu lieu vers l’an 419 de notre ère ; celle des Taïtiens aux 


3 
l 


MIGRATIONS POLYNÉSIENNES 445 


Sandwich vers 701 ; Karika aurait colonisé Rarotonga en 1207 ; 
les Gambiers auraient été peuplées en 1270. 

Pour la Nouvelle-Zélande, nous avons une double source d’in- 
formations et les résultats obtenus par ces deux voies concordent 
si bien qu'on ne saurait douter de leur exactitude. Les généa- 
logies de la plupart des chefs Maoris remontent à ces hardis 

pionniers dont j'ai indiqué l’histoire. Thomson, qui en à examiné 
plusieurs, estime que l’on peut porter en moyenne à vingt le 
nombre des chefs qui se sont succédé dans chaque famille 
depuis la colonisation. Prenant pour base la liste des rois 
d'Angleterre, il attribue à chaque règne de chef une durée de 
992 ans -:. Ces données le conduisent à l'an 1419. La liste des 
rois de France donnerait seulement l’an 1457. 

D'autre part, parmi les chants conservés par sir Georges Grey, 
il en est un qui raconte l’histoire du fils de Hotunui, un des 
. chefs colonisateurs de la Nouvelle-Zélande et de ses descendants 

immédiats. À la quatrième génération, on voit naître une fille, 
« de laquelle, ajoute la légende, sont descendus, en onze généra- 
tions, tous les principaux chefs aujourd'hui vivants de la tribu 
des Ngalipaoa. » En comptant 30 ans par génération, on trouve 
que la migration d'Hotunui avait eu lieu 450 ans avant le mo- 
ment où sir Georges Grey recueillait le document (1850 environ), 
ce qui reporte à l'an 1400. 

Ainsi, c’est au plus tôt dans les premières années du xv° siècle 
qu'ont pris terre à la Nouvelle-Zélande ces Maoris, dont les au- 
tochthonistes veulent faire des enfants du sol. 

VIL. — Je n'ai parlé jusqu'ici que des migrations plus ou 
moins volontaires, telles que peuvent en déterminer l'esprit d’a- 
venture , des troubles civils ou l'autorité d’un prêtre envoyant 
à la recherche de terres nouvelles un excédant de population. 
Mais lorsqu'il s’agit de la Polynésie, il faut, ai-je dit plus haut, 
tenir compte aussi des accidents de mer. On en connaît plusieurs 
exemples. C'est de cette manière qu'a été peuplée Toubouaï qui, 
vers la fin du siècle dernier, à quelques années d'intervalle, reçut 
trois canots partis d’iles différentes et dont l’un venait de Taïti. 
Tous les trois emportés par la tempête vinrent successivement 
aborder à cette île restée jusque-là déserte. | 

Telle est encore l’histoire du chef Touwari et de ses compa- 
gnons, hommes, femmes et enfants, découverts par le capitaine 
Beechey à l’île Byam-Martin qu'ils étaient en train de coloniser. 
Partis d’Anaa, île située à 400 kilomètres à l’est de Taïti, pour 
aller rendre hommage à Pomaré, ils furent surpris près de 
Maïatea par {a mousson venue plus tôt que d'ordinaire. Rejetés au 
sud-est, au milieu des Pomotous, ils abordèrent d’abord à l’île 
Barrow. Mais n’y trouvant aucun moyen d'existence, ils reprirent 
la mer et rencontrèrent l’île où les trouva le navigateur anglais. 

Get exemple est complet en ce qu'il réalise toutes les circons- 
tances indiquées par la théorie. Il constate des rapports réguliers 
entre îles placées à de grandes distances ; il précise une des cir- 


DE QUATREFAGES. 10 


146 PEUPLEMENT DU GLOBE 


constances qui ont dù plus d’une fois écarter de la route connue: 
ces hardis, navigateurs ; il montre comment un îlot isolé a pu 
recevoir tous les éléments d’une colonie ; il met hors de doute 
la possibilité de la dissémination s’opérant dans une direction 
exactement opposée à celle des vents alizés. Ajoutons que le 
trajet total de Maïatea aux îles Barrow et Byam-Martin est de 
plus de mille kilomètres, et l’on comprendra sans peine que la 
Polynésie se soit peuplée par colonisation volontaire ou acei- 
dentelle. 

VIIT. — Une dernière circonstance importante à signaler et qui 
est en désaccord complet avec toute hypothèse d’autochthonie, 
c’est qu’en abordant dans les îles où nous les avons découverts, 
les Polynésiens les trouvaient inhabitées. 

Les chants que nous devons à sir George Grey, montrent qu’à 
la Nouvelle-Zélande, la plupart des premiers immigrants ne ren- 
contrèrent aucune trace de population les ayant précédés. Un 
seul, nommé Manaïa, trouva sur un point la terre occupée par des 
indigènes. Cette exception, précisément parce qu’elle est unique, 
atteste qu'il s’agit d'une population peu nombreuse. Confinée 
dans les derniers rangs de la société maorie, elle en a quelque 
peu altéré le type. Le portrait publié par Hamilton Smith, et 
l’un des crânes que possède le Muséum, nous apprennent que 
ces prétendus indigènes étaient des Papous. Il est évident qu'ils 
étaient arrivés à la Nouvelle-Zélande par suite de quelque acci- 
dent analogue à ceux que je rappelais tout à l’heure, et n'avaient | 
pas même eu le temps de se multiplier assez pour occuper tous 
les rivages de l’île du nord. 

Les traditions des Sandwich rapportent un fait à peu près de 
même nature. Elles disent que les premiers colons venant de 
Taïti, trouvèrent dans ces îles des dieux et des esprits, qui ha- 
bitaient les cavernes et avec lesquels ils firent alliance. Il s’agit 
évidemment d’une population de troglodytes que la légende 
s’est plu à grandir et dont l’origine n’est pas difficile à trouver. 
Si Kadou, dont Kotzebue a conservé l’histoire, au lieu de par- 
tir des Carolines pour arriver aux îles Radak, était parti de ces 
dernières, s’il avait fait à peu près le même trajet dans la même 
direction, c’est aux Sandwich qu'il aurait pris terre. 

Le mélange des races polynésienne et micronésienne explique 
aisément le teint plus foncé et les traits moins purs des 
Hawaïens. Peut-être la même cause rendrait-elle compte des 
différences de traits, de mœurs, d'industrie, que présentent 
quelques tribus des Iles Basses. 

À part ces exceptions bien peu nombreuses et bien faibles, on 
le voit, toutes les îles de la Polynésie paraissent avoir été dé- 
sertes au moment où y abordèrent les navigateurs partis de 
Bourou ou leurs descendants. Ce fait est formellement attesté 
par les traditions pour les Kingsmill, Rarotonga, Mangarewa, les 
îles Tonbouaï, etc. La pureté de la race atteste qu'il en a été 
de même pour les Tongas, les Samoas, les Marquises, etc. 


MIGRATIONS POLYNÉSIENNES 147 


IX. — En résumé, les faits que j'ai dû me borner à indiquer 
contredisent en tout les théories des autochthonistes et con- 
duisent aux conclusions suivantes : La Polynésie, cette région que 
les conditions géographiques semblent au premier abord isoler 
du reste du monde, a été peuplée par voie de migration volon- 
taire, et de dissémination accidentelle, procédant de l’ouest à 
l'est, au moins pour l’ensemble. Les Polynésiens, venus de la 
Malaisie, et de l’île Bouro en particulier, se sont établis et cons- 
titués d’abord dans les archipels de Samoa et de Tonga ; de là 
ils ont successivement envahi le monde maritime ouvert devant 
eux ; ils ont trouvé désertes, à bien peu près, toutes les terres où 
ils ont abordé et n’ont rencontré que sur trois ou quatre points 
quelques tribus peu nombreuses de sang plus ou moins noir. 


CHAPITRE XVIII 


MIGRATIONS PAR MER; — MIGRATIONS EN AMÉRIQUE. 
I. — Le problème du peuplement se présente avec des condi- 


tions pour ainsi dire inverses en Polynésie et en Amérique. Re- 
lativement à cette dernière, il n'existe en réalité aucune difficulté 
géographique. Le voisinage des deux continents au détroit de 
Behring ; l'existence dans ce passage des îles Saint-Diomède dont 
la principale est placée presque exactement entre les deux terres 
opposées; la chaîne formée du Kamchatka à la presqu'’ile d’A- 
laska par les îles Aléoutiennes ; les habitudes maritimes de 
toutes ces populations; la présence sur les deux rivages opposés 
de populations Tchouktchis; les voyages qu'elles font d’un con- 
tinent à l’autre pour de simples affaires de commerce, ne peu- 
vent laisser de doute sur les facilités offertes aux races asiati- 
ques pour passer dans l'Amérique du nord, par les régions bo- 
réales. 

Plus au sud, le courant de Tessan, le Æouro-Sivo ou fleuve 
Noir des Japonais, ouvre une large route aux navigateurs. Ce 
courant a fréquemment jeté sur les côtes de la Californie des 
corps flottants, des jonques désemparées. Des faits de cette 
nature ont eu lieu de nos jours. Il est impossible qu'ils ne se 
soient pas produits avant les découvertes européennes. De tout 
temps les populations asiatiques maritimes ont dû être amenées 
en Amérique de tous les points que baigne le fleuve Noir. 

Le courant équatorial de l’Atlantique ouvre une route pareille 
conduisant d'Afrique en Amérique; et quelques faits, plus rares 
ilest vrai, montrent que des épaves ont suivi cette voie. L'homme 
a donc pu lui aussi être entraîné dans cette direction. 

II. — On ne saurait donc être surpris en rencontrant dans le 
Nouveau-Monde des représentants des races qui semblent ap- 
partenir originairement à l’ancien continent ; on comprend faci- 
ement la multiplicité des races américaines, contestée encore 


MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 149 


peut-être par quelques disciples de Morton, mais que le témoi- 
snage de Humboldt et l'ouvrage classique sur l’AÆomme améri- 
cain de d’Orbigny ont mis hors de doute pour tout esprit non 
prévenu. 

On n'a rencontré en Amérique d'hommes à teint noir qu’en 
très-petit nombre, et par tribus isolées au milieu de populations 
_ tout autres. Tels sont les Charruas du Brésil, les Caraïbes noirs de 
l'ile Saint-Vincent dans le golfe du Mexique, les Yamassis de la 
Floride, les Californiens à teint foncé, qui sont peut-être les 
hommes noirs dont parlent les traditions quichés et quelques 
vieux voyageurs espagnols. 

Telle est encore la tribu dont Balboa vit quelques représen- 
tants lors de sa traversée de l’isthme de Darien, en 1513. Toute- 
fois il résulte des expressions de Gomara qu'il s’agit ici de véri- 
tables Negres. Ce type était bien connu des Espagnols et s'ils 
avaient rencontré des hommes noirs à cheveux lisses, comme 
les Charuas, ils en auraient été certainement très-frappés et 
auraient signalé le fait. 

Le type blanc est plus largement représenté que le noir en 
Amérique. Le long de la côte Nord-Ouest, Meares, Marchand, La 
Pérouse, Dixon, Maurelle, ont signalé des populations qui sem- 
bleraient être de race blanche pure à en juger par quelques- 
unes de leurs descriptions. Sur le haut Missouri, les Kiawas, les 
Kaskaïas, les Lee Panis ont, assure-t-on, jusqu’à des cheveux 
blonds, attribut des races blanches les plus élevées. Au point de 
vue où nous sommes placés, les Mandans ont de tout temps 
appelé l'attention. De son côté, le capitaine Graa a trouvé au 
Groenland des hommes parlant esquimau, mais grands, élancés 
et blonds. Dans l'Amérique méridionale, Fernand Colomb, ra- 
contant les voyages de son père, compare les habitants de Gua- 
naani aux Canariens, et signale la population d'Espagnola (Saint- 
Domingue) comme plus belle et plus blanche encore. Au Pérou, 
les Charazanis étudiés par M. Angrand, ressemblent de même 
aux Canariens et se distinguent de toutes les tribus environ- 
nantes. L'abbé Brasseur de Bourbourg se croyait entouré d’A- 
rabes quand il avait autour de lui ses Indiens de Rabinal. Ils en 
avaient, dit-il, le teint, les traits, la barbe. Enfin Gomara et 
Pierre Martyr apportent des témoignages analogues et le der- 
nier parle des Indiens du golfe de Paria comme ayant les che- 
veux blonds (capillis flavis). 

Il est inutile d’insister sur les rapports anthropologiques de 
l'Amérique et de l’Asie. La plupart des voyageurs ont insisté 
sur ce point. J'ai entendu M. de Castelnau, dire : « Quand j'étais 
entouré de mes serviteurs Siamoïis, je me croyais en Amérique ; » 
et M. Vavasseur assistant à la visite des ambassadeurs Siamois 
me disait : « Mais voilà mes Botocudos. » Je dois toutefois faire 
observer que les crânes de la collection du Muséum indiquent 
moins de ressemblance que les caractères extérieurs. 

L'Amérique a d’ailleurs ses races distinctes, avec lesquelles se 


150 PEUPLEMENT DU GLOBE 


sont plus ou moins fondus les éléments étrangers. Elle a eu 
aussi son homme quaternaire. C’est là un fait que nous ne pou- 
vons oublier, et qui complique singulièrement le problème. 
Nous verrons plus tard que les révolutions géologiques n'’entrai- 
nent pas la disparition des races humaines existantes. A coup 
sûr, en Amérique, l’homme contemporain des Mastodontes a 
des descendants, comme nous avons, en Europe, des représen- 
tants de l’homme contemporain du mammout. Malheureusement 
nous ne connaissons encore aucun des caractères physiques de 
l’homme fossile américain. 

LIT. Mais les éléments ethnologiques bien caractérisés 
comme Mbiancs, jaunes et noirs que l'on rencontre de nos jours 
en Amérique ne men semblent pas moins avoir dû pénétrer 
dans ce continent par voie de migration. L'histoire atteste le 
fait pour un certain nombre de cas ; quelques considérations 
fort simples me semblent non moins probantes pour d'autres. 

Par exemple, nous ne trouvons d'hommes noirs en Amérique 
que sur des points où viennent aboutir soit le Kouro-Sivo, soit 
le courant équatorial de l’Atlantique ou ses divisions. Un coup 
d'œil jeté sur les cartes du capitaine Kérhallet fait vite com- 
prendre la rareté et la distribution de ces tribus. Il est évident 


que des éléments nègres plus ou meins purs ont été amenés des 


archipels asiatiques et de l’Afrique sur les côtes du Nouveau- 
Monde par quelques accidents de mer; là ils se sont mêlés aux 
races locales et ont formé ces groupes isolés, peu nombreux, que 
leur teint distingue de toutes les races environnantes. 

La présence de types sémitiques en Amérique, certaines tra- 
ditions de la Guyane et l’usage dans ce pays d’une arme toute 
caractéristique des anciens Canariens s'expliquent aisément de 
la même manière et l’explication repose sur des faits positifs. 
Deux fois dans le siècle dernier, en 1731 et 1764, de petits navires 
allant d’un point des Canaries à un autre ont été poussés par 
la tempête dans la région des vents alizés et du courant équa- 
torial ; ils ont été entraînés jusqu’en Amérique. Ge qui s’est passé 
de nos jours a dü se passer bien d’autres fois. Nous ne pou- 
vons donc être surpris de rencontrer, aux environs du golfe du 
Mexique, des populations plus ou moins voisines des Blancs afri- 
cains par leurs caractères physiques. 

IV. — La disposition géographique des continents explique 
aisément pourquoi le type jaune a des représentants nombreux 
en Amérique. En supposant, ce qui paraît contredit par quelques 
témoignages, que les côtes aient gardé leur configuration ac- 
tuelle depuis les derniers temps géologiques, les facilités du pas- 
sage sont bien suffisantes et les races asiatiques en ont large- 
ment profité. L'Amérique leur était connue bien avant que les 
Européens eussent sur ce point autre chose que des légendes, 
dont la signification est encore vivement discutée aujourd’hui. 

C'est à de Guignes qu'est due la découverte de ce fait dont 
l'importance ne peut échapper à personne. Il révéla à l'Europe 


MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 151 


ce que lui avaient appris les livres chinois. Ces livres parlent 
d'un pays, appelé Fou-Sang, situé à l’est de la Chine, à des dis- 
tances allant bien au-delà des limites de l'Asie. De Guignes 
n'hésita pas à l'identifier avec l'Amérique. Aux raisons tirées 
des livres chinois, il ajouta quelques faits isolés et jusque-là 
inaperçcus, empruntés à des Européens, à George Horne, à 
Gomara, etc. | 

Le travail de l’orientaliste français fut accueilli avec une sorte 
de répugnance assez singulière, mais qui s'explique. A part la 
méfiance que soulève toute découverte inattendue, certains es- 
prits voyaient avec peine les Européens devancés par les Asia- 
tiques dans le Nouveau-Monde ; il leur semblait qu’on détrônait 
Christophe Colomb. Un Prussien naturalisé Français prêta 
l'appui de son savoir incontestable à tous ceux qui ne deman- 
daient qu'à nier, et il fut presque unanimement convenu que 
de Guignes s’était trompé. On lui rend aujourd’hui plus de jus- 
 tice et quiconque étudiera la question sans parti pris lui don- 
nera raison à COUP sÜÛr. 

Klaproth voulait que le Fou-Sang ne fût autre chose que le 
Japon. Il oubliait que le pays dont parlent les auteurs chinois 
renferme du cuivre, de l'or, de l'argent, mais pas de fer. Cette 
caractéristique, inapplicable au Japon, convient au contraire à 
tous égards à l'Amérique. Pour soutenir son dire, il déclarait 
que les Chinois n'avaient pu ni reconnaître leur direction, ni 
mesurer exactement les distances dans leurs voyages. Il oubliait 
que la boussole était connue chez ces peuples deux mille ans 
avant notre ère et qu'ils possédaient des cartes géographiques 
fort supérieures à nos informes essais du moyen âge. 

Quant à la prétendue erreur de distance dont parlait Klaproth, 
elle n'existe pas. Paravey nous a appris que le Fou-Sang est 
placé à vingt mille Zz? de distance de la Chine. Or le Ze, selon 
M. Pothier, est égal à 444,5. En suivant le cours du Kouro-Sivo, 
ces données nous transportent précisément en Californie, là où 
vont s'échouer les jonques abandonnées ; elles démontrent ce 
qu indiquait la théorie, que ce courant avait servi de route pour 
aller d'Asie en Amérique. 

Paravey à publié le fac-simile d’une gravure chinoise représen- 
tant un lama. C'était à la fois répondre à une des objections de 
Klaproth et nous reporter bien au sud de la Californie. Parmi 
les productions du Fou-Sang, les auteurs chinois mentionnaient 
le cheval, qui n'existait pas, on le sait, en Amérique. Il est évident 
qu'ils désignaient par ce nom l'animal qui jouait au Pérou le 
rôle de bête de somme. Cette habitude d'appeler d'un nom 
commun les espèces que l’on connaît et les espèces nouvelles 
qui s'en rapprochent à certains égards, se constate ailleurs 
qu'en Chine. C’est ainsi que les conquistadores désignaient le 
Pouma sous le nom de /ion et le bison sous celui de vache. 

Mais les Chinois ont-ils donc étendu leurs voyages jusqu'au 
Pérou? C'est ce dont il est difficile de douter après le témoi- 


152 PEUPLEMENT DU GLOBE 


gnage précédent, après celui que renferme la Geografia del 
Peru de Paz Soldan. Voici la traduction d’un passage que je 
dois à M. Pinart : « Les habitants du village d’Eten dans la pro- 
vince de Lambayèque, département de la Libertad, semblent 
appartenir à une race différente de celles des contrées environ- 
nantes. Ils vivent et s’allient seulement entre eux, et parlent 
une langue que les Chinois, amenés au Pérou pendant les der- 
nières années, entendent parfaitement. » 

Les livres chinois étudiés par de Guignes et Paravey parlent 
des missions religieuses qui, vers le milieu du v° siècle, partirent 
du pays de Æ?-Pin pour porter au Fou-Sang les doctrines du 
Boudha. Les recherches de M. G. d'Eichthal ont pleinement con- 
firmé ces récits. Elles ont montré, entre les monuments, les 
figures boudhiques de l'Asie et les mêmes produits de l’art 
américain, des ressemblances incontestables. La comparaison 
des légendes a conduit l’auteur au même résultat. 

Au reste, d'après une encyclopédie dont M. de Rosny a traduit 
un passage, les Japonais ont eu connaissance du Fou-Sang qu'ils. 
appellent Fou-So et des missions parties du pays de X3-Pin pour 
cette contrée. Quoique restant dans le doute sur sa situation 
réelle, ils déclarent que le Fou-So et le Japon sont deux pays 
différents. 

À ces témoignages formels pris chez les Chinoïs et les Japo- 
nais, ajoutons ceux de deux Européens. Le premier est Gomara, 
témoin de la conquête du Mexique et contemporain des expé- 
ditions qui la suivirent. Il raconte que les compagnons de Fran- 
çois-Vasquez de Goronado, en remontant le long de la mer occi- 
dentale jusqu'au 40° degré, rencontrèrent des navires chargés de 
marchandises dont les matelots donnèrent à entendre qu'ils 
étaient en mer depuis un mois. Les Espagnols en concelurent 
qu'ils venaient du Catay ou de la Sena. 

Les navires dont il vient d’être question s’occupaient évidem- 
ment avant tout du commerce. Mais les relations n'étaient pas 
toujours aussi pacifiques entre les indigènes américains et ces 
hommes venus de l’occident. C’est ce qui résulte du témoignage 
d'un voyageur indien recueilli par Le Page du Prat. Moncacht- 
Apé (celui qui tue la peine) était certainement un homme remar- 
quable. Mû par le désir qui poussa Cosma de Kôrôs au Thibet, 
voulant découvrir la première patrie de sa tribu, il alla d’abord 
au nord-est jusqu'à l'embouchure du Saint-Laurent, revint en 
Louisiane et repartit pour le nord-ouest. Après avoir remonté le 
Missouri jusqu’à sa source, il traversa les montagnes Rocheuses 
et gagna l'Océan Pacifique en descendant un fleuve appelé par 
lui la Pelle Rivière et qui ne peut être que l’Orégon. 

Là, on lui parla d'hommes blancs, barbus, pourvus d'armes 
lançant le tonnerre, qui venaient chaque année dans un grand 
bâteau chercher du bois propre à la teinture et enlever des in- 
digènes pour les réduire en esclavage. Moncacht-Apé, qui con- 
naissait les armes à feu, conseilla à ses amis de préparer une 


MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 153 


embuscade. Les dispositions qu'il suggéra eurent un succès com- 
plet. Plusieurs agresseurs furent tués. L'Américain reconnut 
sans peine que ce n'était pas des Européens. Leurs vêtements 
étaient tout autres, leurs fusils plus lourds ; leur poudre était 
plus grossière et ne portait pas aussi loin. Tout indique qu'il 
s'agissait de Japonais, habitués à faire sur ce rivage d'Amérique 
des expéditions parfaitement semblables à celles de certains na- 
vires, qui vont chercher du bois de santal en Mélanésie et enlè- 
vent des Noirs quand ils le peuvent, pour les céder aux planteurs 
de coton sous le nom d’engagés. 

Le récit de Moncacht-Apé a été recueilli vers 1725, trois ou 
quatre ans avant la découverte du détroit de Behring, plus de 
trente ans avant les voyages qui ont fait connaître eux Européens 
la côte nord-ouest de l'Amérique. La précision des détails qu'il 
donne sur la direction générale des côtes, sur l'inflexion qu’elles 
présentent à la presqu'ile d’Alaska sont une preuve certaine de 
l'exactitude et de la véracité de son récit. 

En résumé, quoi qu'il en puisse coûter à l’orgueil européen, 
nous devons reconnaître que les Asiatiques Chinois et Japonais 
ont connu l'Amérique et l'ont exploitée de diverses façons long- 
temps avant les Européens. 

V. — Toutefois, ces nations civilisées dont les navires visi- 
taient l'Amérique, ne paraissent pas avoir fondé de grands éta- 
blissements capables de devenir le point de départ d’une popu- 
lation nouvelle. S'il en eût été ainsi, ils auraient laissé dans les 
langues plus de traces de leur passage. Or, à part la petite 
colonie chinoise dont j'ai parlé plus haut, on n’a guère de fait 
de ce genre qui puisse être regardé comme prouvé. On à men- 
tionné parfois quelques tribus californiennes comme parlant 
un dialecte japonais. M. Guillemin Taraire a reproduit ce 
renseignement à propos d'une tribu du comté de Santa-Bar- 
bara ; il ajoute que la langue de quelques autres renferme des 
mots japonais et chinois. Malheureusement les recherches de 
M. Pinart, loin de confirmer ces résultats, tendraient à les con- 
tredire et on ne peut que garder sur ce point une grande ré- 
serve. 

C'est surtout par le nord que me semblent avoir eu lieu les 
grandes migrations, et elles ont été accomplies par des popu- 
lations sauvages. Les traditions tirées par l’abbé Brasseur de 
Bourbourg des livres sacrés des Quichés, celles des Delawares, 
que nous a conservées Heckewelder, me paraissent bien instruc- 
üves à cet égard. En comparant les récits du missionnaire avec 
quelques-uns des faits de l’histoire mexicaine antérieure à la 
conquête, j'ai pu déterminer approximativement la date de 
l'arrivée des Peaux Rouges dans le bassin du Mississipi. Il ne me 
parait pas qu'on puisse la faire remonter au-delà du 1x ou du 
vin siècle au plus. 

. Ges mêmes traditions mettent en lumière un fait non moins 
important : c'est que les tribus Algonquines et Iroquoises, après 


154 PEUPLEMENT DU GLOBE 


avoir traversé la vallée du Mississipi, d'où elles chassèrent le 
peuple dont on étudie aujourd'hui les singuliers monuments, 
n’eurent plus à combattre et trouvèrent le pays inhabité jusqu’à 
la côte et bien loin vers le sud. Une conclusion analogue res- 
sort, quoique moins clairement, des traditions de quelques peu- 
plades de l'Amérique méridionale. Aïnsi, dans les deux moitiés 
du Nouveau-Monde peut-être, dans la portion septentrionale à 
coup sûr, on retrouve ces terres désertes que nous a déjà montrées 
la Poly nésie, et le prétendu autochthone américain d'Agassiz, de 
Morton, de Nott, de Gliddon, est au contraire un des derniers 
venus sur ce continent. 

En rapprochant ces faits du peu de densité des populations, 
de leur état social si peu avancé, partout ailleurs que dans les 
centres où étaient apparus des législateurs peut-être tous étran- 
gers au sol, on est involontairement conduit à penser que le 
peuplement général de l'Amérique par la plupart des races ac- 
tuelles, quoique remontant plus haut que celui de la Polynésie, 
est pourtant bien plus récent que celui de l’ancien monde. 

VI. — Ce n'est pas de l’Asie seule que l'Amérique a reçu ses 
habitants. L'Europe lui en a envoyé bien avant l'ère des grandes 
découvertes. En parlant ainsi je ne fais allusion ni à l’histoire 
de l’Atlantide, qui prête encore à tant d'interprétations, ni aux 
traditions phéniciennes et carthaginoises, non plus qu'aux pré- 
tentions des Basques et des Dieppois, quoiqu'elles paraissent 
s'appuyer sur quelques faits au moins curieux, ou aux traditions 
Irlandaises et Galloises, bien que Humboldt les ait regardées 
comme fort dignes de ‘fixer l'attention. Je ne veux parler que 
des voyages accomplis par les Scandinaves, tels que Rafn les à 
fait connaître d’après les sagas irlandaises et que M. Gravier 
vient de les exposer de nouveau avec détail. 

Il ne s’agit plus ici de faits isolés apparaissant dans la nuit 
des temps qu'ils éclairent seulement par place. C’est une histoire 
détaillée, embrassant plusieurs générations et donnant parfois 
des détails circonstanciés, qui expliquent certaines découwertes 
modernes en même temps qu'ils sont confirmés par elles. 

En 877 selon M. Gravier, peut-être dès 770 selon M. Lacroix, 
Gunnbjorn découvrait le Groënland. En-886, Erik le Rouge ou 
le Roux doublait le cap Farewell et bâtissait au fond d’un 
fiord sa maison de Brattahilda, dont les ruines retrouvées de nos 
jours ont été comparées à celles d’une ville. En 986, Bjarn Mé- 
riulfson, se rendant en Groënland, était emporté par la tempête 
jusqu'aux côtes de la Nouvelle-Angleterre. En 1000, Leif, fils 
d'Eric le Rouge, partait pour la terre découverte par Bjarn. 
Accompagné de 35 hommes, il descendait jusqu’à Rhode-Island, 
y découvrait la vigne et donnait le nom de Venland à la contrée 
dont il prenait possession ; il construisait Lerfsbudir, y passait 
l'hiver et constatait que le jour le plus court commençait à 
sept heures et demie pour finir à quatre heures et demie. Cette 
observation, qui concorde avec tous les autres détails, place 


MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 155 


Leifsbudir près de la ville actuelle de Providence par 41°, 24’, 
10” de latitude nord. 

Thorvald succède à son frère Leif. Suivi de 30 guerriers, 1l 
gagne le Vinland et passe l'hiver à Leifsbudir. Au printemps de 
1003, il descend au sud jusqu’à Long-Island, explore les terres 
voisines et revient en automne à son point de départ. L'été sui- 
vant il se tourne vers le nord. Près du cap Alderton, ses com- 
pagnons surprennent trois barques d’osier couvertes de cuir et 
massacrent huit des hommes qui les montaient. Le neuvième 
leur échappe ; il revient bientôt accompagné d’une foule de 
compatriotes qui lancent aux Scandinaves une nuée de flèches 
et s’enfuient. Mais Thorvald, blessé mortellement, est enterré 
dans cette terre où il avait exprimé le désir d’habiter. Peut-être 
est-ce son tombeau que l’on a découvert à la fin du dernier 
siècle dans l’île de Rainsford, près de Hull et du cap Alderston, 
car cette tombe en maçonnerie contenait un squelette et une 
épée à poignée de fer indiquant une époque antérieure au 
xv® siècle. | 

En 1007, Thorfinn, accompagné de sa femme Gudrida, part 
avec trois navires portant 160 hommes, quelques femmes et des 
bestiaux. Il s'agissait cette fois de fonder une colonie. On s'éta- 
blit non loin de Leifsbudir à Mount-Hope-Bay. Bientôt les voya- 
geurs furent visités par quelques indigènes, qu'il est facile de 
reconnaître pour des Esquimaux, à la description qu’en donne 
la Saga. Les rapports avec ces Skrellings furent d’abord pacifi- 
ques. Mais l’année suivante un acte de brutalité de la part d’un 
Scandinave amena la guerre et Thorfinn, quoique vainqueur, 
ne se croyant pas en sûreté, résolut de regagner sa patrie avec 
ses compagnons, sa femme et son fils Snorre, le premier Scan- 
dinave né en Vinland. 

Avant de quitter son établissement, ce chef voulut laisser une 
trace de sa présence. Telle est du moins l'opinion adoptée par 
les savants scandinaves et par M. Gravier au sujet du fameux 
Dighton Writing Rock. Ce bloc de gneiss, placé sur la rive 
droite du Tauton-River, tour à tour couvert et laissé à sec par 
la marée, porte un certain nombre de traits gravés sur une pro- 
fondeur d'environ huit millimètres Cette enscription, qui a donné 
lieu à de nombreuses discussions, a probablement une double 
origine. Schoolcraft nous apprend qu'un vieil indien, familier 
avec la pictographie américaine, a reconnu la main de ses com- 
patriotes dans un certain nombre de signes qu'il a pu expliquer, 
tout en avouant que d’autres lui étaient étrangers. En revanche 
Magnusen et ses émules n’ont également pu interpréter qu'une 
partie de ces mêmes signes. Ces derniers seraient pour eux un 
mélange de runes, de signes cryptographiques, et de figures 
se rapportant aux aventures de Thorfinn. On croit y reconnaitre 
Gudrida avec son fils Snorre, et la partie phonétique pourrait, 
paraît-il, se traduire de la manière suivante : CXXXI HOMMES DU 
NORD — ONT OCCUPÉ CE PAYS — AVEC THORFINN. Je dois ajouter 


156 PEUPLEMENT DU GLOBE 


toutefois que M. Whittlesey n’admet pas qu'il existe aux États- 
Unis une seule inscription alphabétique. On comprend d’ailleurs 
que l’opinion de l’antiquaire américain ne touche en rien à l’au- 
thenticité des Sagas qui racontent l’histoire de Thorfinn. 

Je ne puis reproduire iei toutes les aventures de Thorvard et 
de Freydisa, d’Ari Marson, de Bjorn Asbrandson, de Gudleif, 
de Hervador... Rappelons toutefois, à propos de ce dernier, que 
grâce aux indications contenues dans la Skalholt Saga,les savants. 
américains ont pu retrouver sur les bords du Potomac le tom- 
beau d’une femme tombée sous les flèches des Skrellings en 1051. 

VII. — Les colonies fondées dans le Groënland par Erik et 
ses imitateurs s'étaient rapidement multipliées; les deux côtes 
est et ouest s'étaient peuplées. Ces deux centres portaient les 
noms d'Osterbygd et de Vesterbyqd. Des documents consultés 
par M. F. Lacroix, il résulte que le premier possédait une cathé- 
drale, onze églises, trois ou quatre monastères, deux villes nom- 
mées Garda et Alba, cent quatre-vingt-dix gaards ou villages 
norvégiens; dans le second il y avait quatre églises et 90 ou 
110 gaards. Ges chiffres accusent évidemment une population 
assez nombreuse. Ce qui le démontre encore mieux, c'est que 
dès 4121, un Irlandais, Erik-Upsi, fut nommé évêque du Groën- 
land et eut dix-huit successeurs. Le Vinland relevait de ce dio- 
cèse. Les dimes de cette contrée figuraient au x1v° siècle parmi 
les revenus de l’église et s'acquittaient en nature. 

Cette prospérité et des rapports réguliers entre l’Europe, le 
Groënland et le Vinland, semblent avoir duré jusque vers le 
milieu du xiv® siècle. À cette époque, les Skrellings attaquèrent 
le Vesterbygd ; les secours envoyés par les autres établisse- 
ments arrivèreut trop tard, et la colonie occidentale fut détruite. 
L'Osterbydg subsista plus longtemps. En 148, il payait encore 
au Saint-Siége à titre de dime et de denier de Saint-Pierre 
3600 livres de dents de Morse. Mais dès avant cette époque la 
reine Marguerite, souveraine des trois royaumes scandinaves, 
poussée par des motifs diversement interprétés, avait défendu 
tout commerce avec les colonies groënlandaises ; un peu plus 
tard, des flottes de pirates, sorties on ne sait d’où, vinrent les ra- 
vager ; la terre et la mer se refroidirent progressivement; les 
voyages devinrent plus difficiles et cessèrent entièrement. Puis 
lorsqu’en 1721 le pasteur norvégien Hans Eggède amena sur ces 
terres glacées la première colonie moderne, il ne découvrit que 
des ruines et pas un seul descendant des compagnons d'Erik et 
de Thorfinn. Qu'étaient-ils devenus ? 

Une lettre adressée au pape Nicolas V, et citée par M.F. La- 
croix, jette quelque jour sur leur destinée. Elle est datée de 
1448 et nous apprend que trente ans auparavant des étrangers, 
venus des côtes américaines, avaient ravagé la colonie et mas- 
sacré ou emmené en esclavage la plupart des habitants des 
deux sexes. Un grand nombre étaient pourtant rentrés dans 
leurs anciennes demeures et demandaient des secours. 


MIGRATIONS PAR MER EN AMÉRIQUE 157 


Il est bien difficile de ne pas rattacher à ces derniers la po- 
pulation blanche, aux formes élevées et aux cheveux blonds, 
que le capitaine Graa a rencontrée sur la côte orientale du 
Groënland, dans son expédition à la recherche de l'Osterbygd. 
Bien qu'elle ait adopté la langue des Esquimaux, elle n’est cer- 
tainement pas de leur race. 

Mais, tous les descendants des hardis navigateurs qui avaient 
découvert l'Amérique se sont-ils résignés à vivre comme des 
Skrellings, à côté des ruines qui rappelaient la grandeur relative 
de leurs pères? Gette hypothèse me paraît inadmissible. Il me 
parait évident que la majeure partie des survivants a dù émi- 
grer et aller demander un asile à ce Vinland dont ils connais- 
saient l'existence. Peut-être ont-ils été repoussés par Les popu- 
lations métisses de Scandinaves et d’Esquimaux qui semblent 
avoir pris naissance d’assez bonne heure, qui étaient peut-être 
les envahisseurs dont parle la lettre citée par M. Lacroix ; peut- 
être aussi ont-ils rencontré des populations guerrières et inhos- 
pitalières comme celles dont parle la Saga de Gudleif. Mais ces 
fils des Normands auront alors poussé plus loin; et, à coup sûr, 
ils auront fini par rencontrer quelque plage hospitalière où 1ls 
se seront arrêtés. | 

VIII. — Quoi qu'il en soit, l’histoire des voyages scandinaves 
suffit pour expliquer l'apparition du type blanc, même du type 
blond, au milieu de populations américaines. Je n’hésite pas à 
rattacher à cette souche aryane les Esquimaux blanes de Char- 
levoix, les hommes à cheveux blonds de Pierre Martyr, les 
individus blonds dont parlent quelques traditions mexicaines, 
le chef sauvage blanc que rencontrèrent les Espagnols dans leur 
expédition de Gibola, etc. 

Par-dessus tout, cette découverte et ces invasions répétées 
des côtes américaines par les Scandinaves montrent ce qu'il faut 
penser de la prétendue impossibilité du peuplement de l’Amé- 
rique. Nous n'avons plus ici les doubles pirogues des Polyné- 
siens portant cent cinquante guerriers. C'est dans des barques 
montées par trente ou quarante hommes que Leif et Thorwald 
affrontent la mer Groënlandaise, atteignent le Vinland et en 
reviennent. En présence de pareils faits, peut-on regarder en- 
core nos moyens perfectionnés de navigation comme 2ndispen- 
sables à de longs voyages sur mer ? 

La civilisation moderne à mis entre nos mains d'immenses 
moyens d'action inconnus à nos pères. Elle nous permet d’ac- 
complir des œuvres qu'ils auraient cru ne pouvoir demander 
qu'à des puissances surnaturelles. La science a mis en nos mains 
la baguette des fées, et nous avons si bien pris l'habitude de 
l’employer à la satisfaction de nos moindres besoins, qu'il nous 
semble impossible de s’en passer. Nous oubliors trop les res- 
sources que l’homme porte en lui-même et qui font partie de 
sa nature originelle. Voilà pourquoi nous regardons les races 
moins avancées, moëns savantes, comme incapables de faire ce 


158 PEUPLEMENT DU GLOBE 


que nous n'oserions entreprendre sans l’aide que nous avons su 
nous créer. 

On vient de voir quel magnifique démenti l’histoire des Poly- 
nésiens et des Scandinaves donne à ces idées fausses, et com- 
bien elle justifie ces paroles de Lyell : « En supposant que le 
genre humain disparût en entier, à l'exception d’une seule 
famille , füt-elle placée sur l'Océan ou sur le nouveau Conti- 
nent, en Australie ou sur quelque îlot madréporique de l'Océan 
Pacifique, nous pouvons être certains que ses descendants fini- 
raient dans le cours des âges par envahir la terre entière, alors 
même qu'ils n’atteindraient pas un degré de civilisation plus 
élevé que les Esquimaux ou les insulaires de la mer du Sud. » 


LIVRE VI 


ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE 


CHAPITRE XIX 


INFLUENCE DU MILIEU ET DE LA RACE, 


I. — L'espèce humaine, partie d’un centre d'apparition uni- 
que, est aujourd'hui partout. Dans leurs innombrables voya- 
ges, ses représentants ont rencontré les climats les plus di- 
vers, les milieux les plus opposés et occupent aujourd’hui les 
régions polaires aussi bien que l'équateur. Il a donc fallu qu’elle 
possédât les aptitudes nécessaires pour se plier à toutes les con- 
ditions d'existence naturelles; en d’autres termes, qu'elle fût 
capable de s'acclimater et de se naturaliser là où nous la ren- 
controns. 

La possibilité pour l’homme de vivre et de prospérer dans des 
régions autres que celles où ont vécu ses pères a été niée d’une 
manière plus ou moins absolue par la plupart des polygénistes. 
Sans aller aussi loin, certains monogénistes ont admis qu'une 
race humaine, constituée dans un milieu donné, y était pour 
ainsi dire emprisonnée et ne pouvait en changer sans périr. 
D'autres écrivains ont soutenu des opinions absolument con- 
traires et ont admis qu'un groupe humain quelconque pouvait 
s’acclimater d'emblée n’importe où. 

Il y a des exagérations et des erreurs dans toutes ces doc- 
trines extrêmes. 

Il. — En dépit des assertions de Knox, le Français vit parfai- 
tement en Corse, à la condition d'éviter les marais du versant 
oriental inhabitables pour les insulaires eux-mêmes ; à la suite 
de la révocation de l’édit de Nantes, les fugitifs de la Provence 
et du Languedoc fondèrent des villages dans la vallée du Da- 
nube, donnant ainsi d'avance un démenti à l’une des assertions 


160 ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE 


du docteur anglais; les races anglaises et françaises transportées 
aux Etats-Unis et au Canada, n’ont pas dégénéré, quoi qu'en ait 
dit le même auteur. Pour s'être modifiés parfois d’une manière 
assez marquée, comme nous le verrons plus tard, les squatters 
yankees et les coureurs de bois canadiens, ne sont ‘certainement 
pas inférieurs aux premiers colons qui vinrent planter les dra- 
peaux de l’Europe au milieu des Peaux-Rouges. 

Knox et les anthropologistes qui se rattachent à lui de près 
ou de loin, attribuent à l’'émigration seule le maintien et l’ac- 
croissement des populations blanches en Amérique et ailleurs. 
A les en croire, l’Européen, transporté hors de sa patrie, perd, 
au bout de quelques générations, la faculté de se reproduire. Si 
le courant humain qui se dirige d'Europe vers les colonies 
venait à s'arrêter, on verrait, disent-ils, la population décroître 
rapidement; et, les races locales reprenant le dessus, les Etats- 
Unis reviendraient aux Peaux-Rouges, le Mexique aux petits- 
fils de Montézuma. 

Quelques chiffres répondront aisément à ces assertions. Je les 
emprunterai à l’histoire des races françaises qui, depuis le traité 
de Paris de 1763, n'ont que bien peu contribué directement au 
peuplement du Canada. On comptait dans cette contrée : 


En 1814, 275 000 habitants d'origine francaise. 
En 1851, 695 945 — 
En 1861, 1,037 770 À 


Dans l’État d'Ottawa, on comptait : 


En 1851, MpopaaHon totale. 15 000 
-_ française. 5 000 

En 1863, , population totale. 25 000 
française. 15 000 


L'histoire des Acadiens fournit des chiffres tout aussi rassu- 
rants. Des renseignements recueillis par M. Rameau il résulte 
que cette population descendait tout entière de 47 familles, 
représentant 400 âmes, en 1671. En 1755, elle comptait 
18 000 âmes. Dispersée et chassée par les Anglais, elle fut ré- 
duite au chiffre de 8 000 seulement. En 1861, elle était remon- 
tée à celui de 95 000 âmes. 

Si l’on calcule, d'après les nombres précédents, l’accroisse- 
ment annuel des populations françaises en Amérique, on trouve 
des chiffres égaux ou supérieurs à ceux que fournissent en Eu- 
rope les populations les plus favorisées. On voit que la race 
française ne présente aucun symptôme de disparition, dans le 
pays même choisi comme exemple par Knox. 

Sans entrer dans autant de détails, rappelons que des Fran- 
çais vivent et se sont propagés à Constance, non loin du Cap, 
depuis la révocation de l’édit de Nantes ; que ‘cette même région 
a reçu des colonies hollandaises, dont les descendants, les 
Boers, ont émigré et forment aujourd’hui la république de 


INFLUENCE DU MILIEU ET DE LA RACE 161 


Transvaal ; qu'ils ont été suivis au Cap par les Anglais qui enva- 
hissent progressivement la contrée entière; n'oublions pas le 
rapide accroissement des colonies Anglo-Australiennes; etc. 
Rappelons-nous, enfin, ces neuf familles de missionnaires visi- 
tées par M. de Delapelin en Polynésie, qui comptaient en tout 
soixante-neuf enfants, c’est-à-dire plus de sept et demi en 
moyenne; et il faudra bien reconnaître que l’Européen blanc 
le mieux caractérisé, vit et se propage dans les deux hémis- 
phères, aux antipodes et sur les terres natales des races les plus 
différentes. 

Au reste, la grande race-à laquelle il appartient lui-même, 
n’est pas originaire d'Europe. Elle est partie bien probablement 
des massifs du Bolor et de l’Hindou-Koh, où les Mamogis repré- 
sentent encore la souche originelle. En tout cas, le Zend-Avesta 
nous apprend qu'elle est sortie d’une région où l’été ne durait 
que deux mois, ce qui correspond à peu près au climat de la 
Finlande. D'étapes en étapes, elle est arrivée, d’un côté jusqu à 
l'extrémité de la presqu'ile gangétique et à Ceylan, de l’autre 
jusqu'en Islande et au Groënland. Puis, l’ère des grandes décou- 
vertes venue, elle à semé ses colonies dans l’univers entier, peu- 
plant des continents, remplaçant des races indigènes. 

Certes, à ne considérer que les faits généraux et le résultat 
de cette activité séculaire, nul ne peut refuser à la race aryane, 
la faculté de s’acclimater en dépit des conditions d'existence les 
plus diverses. Toutes les assertions de Knox et de ses disciples 
plus ou moins avoués tombent devant ces faits. 

Ce qui est vrai pour la race aryane l’est également pour la 
race nègre. Le Blanc a transporté le Noir à peu près partout ; 
et, sur les points du globe les plus éloignés, le Nègre vit à côté 
de son maître. Quant aux races jaunes, l'expérience commence à 
peine et déjà l’on peut prévoir qu'elle donnera les mêmes résul- 
tats. Les Chinois, les coolies sont passés d’Asie en Amérique ; 
peut-être les verrons-nous bientôt en Afrique et en Europe. 

Certains rameaux détachés des grands troncs ethniques ont 
déjà fait leurs preuves dans le même sens. Les Gypsies, aryans 
peut-être mélangés de Dravidiens, ont gagné l’Europe entière et 
sont aujourd'hui partout. Quant aux Juifs, on sait qu'ils sont 
vraiment cosmopolites, et que presque partout, en Prusse 
comme en Algérie, leur fécondité dépasse celle des races locales. 

IT. — Est-ce à dire qu’à mes yeux les races aryanes ou des 
races quelconques puissent s’acclimater toujours et d’emblée 
dans n'importe quelle localité? Non. Il est des régions funestes 
pour l’homme, à quelque groupe qu'il appartienne et pour si 
préparé qu'il semble être à en braver les influences. Tel est le 
vaste estuaire du Gabon. Le Nègre lui-même y dépérit. La con- 
stitution générale des habitants y est sensiblement affaiblie ; les 
fonctions de la reproduction paraissent atteintes d’une manière 
toute spéciale, et le nombre des femmes dépasse de beaucoup 
celui des hommes. On sait combien le climat de cette contrée 


DE QUATREFAGES. Af 


162 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE 


est dangereux pour l’'Européen ; et il sera curieux de voir si les 
Paouins subiront à leur tour l'influence délétère de ces côtes, 
dont ils approchent de plus en plus. 

Il n’est pas d’ailleurs nécessaire d’aller au loin chercher des 
exemples. Qui ne connaît de réputation les Maremmes et les 
marais de la Corse? Naguère en France, les étangs de la Dombe, 
la Gharente vers son embouchure, n'étaient guère moins dange- 
r'eux. 

Là même où les conditions sont beaucoup moins sévères, l'ac- 
climatation exige à peu près toujours de nombreux et dou- 
loureux sacrifices, qu'ont oubliés à tort quelques anthropolo- 
gistes. Ce fait n’est que trop naturel. Une race, qui s’est assise 
sous l'influence de certaines conditions d'existence, ne saurait 
en changer sans se modifier et par suite sans souffrir. C’est ce 
que nous verrons avec quelques détails dans le chapitre con- 
sacré à la formation de ces groupes dérivés de l'espèce. Ici je 
ne puis qu'indiquer la loi générale. 

IV. — En somme toute colonisation d’une contrée lointaine 
est avant tout une conquête tentée par la race immigrante. Or 
qu'il faille combattre l’homme ou le milieu , la victoire ne 
s’achète qu'au prix de vies humaines. Mais il ne faut pas s’exa- 
gérer l'étendue de pertes inévitables et nier la possibilité de l’ac- 
climatation. Il faut poser nettement le problème, et en recher- 
cher les données expérimentales; la solution en ressortira tout 
naturellement. 

Toute question d’acclimatation comprend deux termes, quisont : 
pour ainsi dire les composantes de la résultante que l’on cherche 
ou que l’on étudie. Ces deux termes sont la race et le milieu. — 
Nous connaissons déjà la signification précise du premier de ces 
deux mots ; nous reviendrons plus loin avec quelques détails 
sur ce qu’il faut entendre par le second. Prenons-le simplement 
ici comme représentant l’ensemble des conditions d'existence 

ue présente un lieu donné et montrons sa part d'influence dans 
l'acclimatation. 

Nous avons vu que certains milieux paraissent mortels pour 
toutes les races. Dans les cas de ce genre, on doit distinguer ce 
qui, dans cette insalubrité, tient à la région et ce qui est le 
résultat de circonstances accidentelles, provoquées parfois par 
l’homme lui-même. Le plateau de la Dombe, en France, était 
jadis aussi salubre que les contrées voisines, L'industrie exagérée 
des étangs l’avait transformé en une région pestilentielle, dont 
le séjour était aussi meurtrier pour les populations venues du 
dehors qu’auraient pu l'être les marigots du Sénégal. Aujour- 
d’hui des travaux d'assainissement tendent à lui rendre ses con- 
ditions premières. Il est évident qu’on ne peut reprocher à la 
Dombe une influence délétère que l'intelligence humaine sem- 
blait avoir pris à tâche de développer. 

Lors même que celle-ci n'intervient pas pour vicier le milieu, 
on ne peut imputer à une contrée les conditions défavorables 


INFLUENCE DU MILIEU ET DE LA RACE 163 


qu'elle oppose à l'habitation d’une race indigène ou étrangère, 
quand ces conditions tiennent à l’incurie des habitants ou à quel- 
que circonstance spéciale que la main de l’homme peut modifier, 
Privée des soins qui l’assainissaient et l’enrichissaient, la cam- 
pagne de Rome est devenue une succursale des marais Pontins. 
En revanche, les environs de Rochefort se sont assainis ; Bouf- 
farik, autrefois un des points les plus dangereux de l'Algérie, est 
devenu un centre de population florissant. Ce n’était donc pas 
les conditions naturelles générales qui rendaient ces localités 
dangereuses, surtout pour les étrangers; c’étaient de simples 
accidents. En les faisant disparaître, on a rendu l’acclimatation 
non-seulement possible, mais facile. | 

Considérées à ce point de vue, une foule de contrées qui 
semblent repousser toute immigration seront peut-être un jour 
très-favorables au développement des races colonisatrices. Dans 
tous les cas de cette nature, il faut évidemment distinguer le 
milieu normal du milieu accidentellement vicré. 

Je ne saurais entrer dans tous les détails que comporterait 
cette distinction et me borne à citer quelques faits. 

Les progrès mêmes de la civilisation ont parfois pour consé- 
quence la viciation d’un milieu donné. L’agglomération des 
populations humaines dans un espace relativement restreint, en- 
traine presque inévitablement ce résultat. C’est un des points 
que M. Boudin a le mieux mis en lumière par ses recherches 
statistiques sur la mortalité comparée dés campagnes et des 
casernes, par exemple. Nos grandes villès opposées aux habi- 
tations rurales présentent le même contraste et accusent en outre 
une action spéciale sur les fonctions de reproduction. M. Boudin 
n'a pu trouver un Parisien pur sang remontant à trois généra- 
tions. À Besançon, les familles urbaines s’éteignent en général 
en moins d’un siècle et sont remplacées par des familles rurales. 
Londres, m’a-t-on assuré, présente un phénomène analogue. 

Les navires, où vivent durant des mois entiers des hommes 
entassés dans des conditions d'hygiène très-imparfaites, dévelop- 
pent-ils des principes délétères, auxquels s’habitue peu à peu 
l'équipage, mais qui restent capables de provoquer les affections 
les plus graves au sein de populations voisines jusque-là flo- 
rissantes ? Est-ce à un phénomène de ce genre qu'il faut attri- 
buer, comme le croit Darwin, l’effrayante mortalité, la stérilité 
croissante des races polynésiennes ? Parmi les maladies appor- 
tées par les marins européens, faut-il compter la phthisie, qui 
serait devenue dans ces îles épidémique aussi bien qu'hérédi- 
taire? Les probabilités me semblent militer en faveur d’une 
réponse affirmative. Toujours est-il que ni la terre ni le ciel 
n'ont changé dans ces archipels depuis leur découverte; et pour- 
tant, les insulaites dû Pacifique disparaissent avec une rapidité 
navrante, tandis que leurs métis et les Européens pur sang eux- 
mêmes pfésentent un redoublement de fertilité : double démenti 
donné pat les faits aux doctrines autochthonistes. 


164 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE 


Il n’est pas toujours facile de déterminer ce qui, dans l’action 
plus ou moins délétère d’un milieu , tient à ses conditions nor- 
males et aux éléments viciateurs accidentels. Dans une contrée 
le sol, le froidet le chaud, la sécheresse et l'humidité ne sont 
pas tout. La différence présentée au point de vue de l’acclima- 
tation par les deux hémisphères en est un exemple frappant. 

A latitudes égales, les régions chaudes de l’hémisphère austral 
sont généralement bien plus accessibles aux races blanches que 
celles de l'hémisphère boréal. Du 30e au 35° degré de latitude 
nord on trouve l’Algérie et surtout une partie des Etats-Unis du 
sud, où l’acclimatation présente pour nous des difficultés sérieu- 
ses. À la même latitude, dans l’hémisphère austral, sont placées 
la partie méridionale du Cap et la Nouvelle-Galles, où toutes les 
races européennes prospèrent à peu près d'emblée. Les chiffres 
de M. Boudin précisent ces différences. Il a trouvé que la mor- 
talité moyenne des armées de France et d'Angleterre était en- 
viron onze fois plus forte dans notre hémisphère que dans l’hé- 
misphère opposé. 

Frappé de ce contraste, M. Boudin en a cherché la cause et l’a 
trouvée dans le plus ou moins de fréquence et de gravité des 
fièvres paludéennes. Au nord de l’équateur, ces fièvres remon- 
tent en Europe jusqu’au 59° dégré de latitude. Au sud, elles ne 
dépassent qu'assez rarement le tropique et s'arrêtent souvent en 
deçà. Taïti, qui n’est qu’à 18 degrés de l'équateur géographique 
et presque sous l'équateur thermal, en est exempte. Dans l'hémis- 
phère austral, les armées française et anglaise réunies comptent 
par année en moyenne 1,6 fiévreux sur 4000; dans l'hémisphère 
boréal, 224,9 sur 1000. 

Ainsi les fièvres paludéennes sont près de deux cents fois plus 
fréquentes au nord qu’au sud de l’équateur, bien que dans l’A- 
mérique méridionale et en Australie par exemple, de vastes 
espaces se couvrent d'eaux croupissantes sous un soleil brülant,. 
Elles sont surtout infiniment moins graves dans l'hémisphère 
austral. Les immenses lagunes de Corrientes n’engendrent que 
des fièvres légères. On sait combien sont dangereuses au con- 
traire celles des marais Pontins, bien plus éloignés pourtant de 
l'équateur. Il serait beaucoup plus difficile à l’Européen de vivre 
en Italie sur les bords du Garigliano qu’en Amérique sur ceux 
du Parana. | 

Malgré quelques expériences et quelques théories ingénieuses, 
ces différences entre des localités paraissant présenter des con- 
ditions physiques générales presque identiques ne sont pas 
encore expliquées. Mais les recherches de M. Boudin permettent 
de regarder comme très-probable que les miasmes paludéens 
sont le plus grand, souvent l’unique obstacle qui s'oppose à 
l’acclimatation de l’Européen dans la plupart des localités où 
l’entraine l'esprit d'entreprises. Il y a dans ce fait quelque chose 
d'instructif et d’encourageant. On sait quelle réunion de circons- 
tances engendre ces miasmes pestilentiels ; on sait comment il 


INFLUENCE DU MILIEU ET DE LA RACE 165 


est possible de les combattre. L'homme peut donc, où qu'il aille, 
lutter contre la nature et améliorer au moins ses conditions 
d’acclimatation. IL était impossible jusqu'ici d’assainir rapide- 
ment une contrée entière. C'était là un de ces travaux que le 
temps semblait seul pouvoir accomplir, trop souvent au prix 
d’hécatombes humaines. L'introduction de l’eucalyptus paraît 
devoir au moins diminuer ces sacrifices dans une large propor- 
tion. 

Pourtant, dût l'arbre amené d'Australie par M. Ramel jus- 
tifier toutes nos espérances, on n’en devrait pas moins apporter 
quelque soin dans le choix de la sfation. Je montrerai tout à 
l'heure comment, dans les contrées les plus dangereuses en ap- 
parence, il existe souvent des points circonscrits où l’acclima- 
tation se fait presque d'emblée. Il est clair que les nouveaux 
arrivants devraient rechercher avec soin ces localités privilégiées 
et y planter leur tente. C’est presque toujours le contraire qui s’est 
passé, qui se passe encore. On s’est laissé séduire avant tout par 
la beauté, par la fertilité des terres d’alluvion situées à l’embou- 
chure de quelque cours d’eau, sur les rives de quelque baïe propre 
à faciliter le commerce, sans songer à leur insalubrité. On s’y est 
installé, on y a bâti, sans s'inquiéter des pertes que comblaient de 
nouveaux arrivages ; et l’on est resté ainsi sur des plages pesti- 
lentielles comme celles de Batavia. 

V. — Je ne pourrais parler ici avec quelque détail des actions 
du milieu sur les races humaines sans anticiper sur des consi- 
dérations qui seront mieux à leur plâce dans un autre chapitre. 
Je me borne à indiquer un fait très-général et qui intéresse au 
plus haut degré le problème de l’acclimatation. 

On sait que les races animales et végétales d’une même espèce, 
tout en restant au fond accessibles aux mêmes influences, ont 
leurs aptitudes propres; et qu’en particulier, telle affection très- 
fréquente chez l’une sera au contraire rare chez l’autre. Il en est 
exactement de même pour les races humaines. 

Les miasmes paludéens agissent de la même manière sur tous 
les hommes. Le Nègre souffre et meurt de la fièvre sur les bords 
du Niger, mais beaucoup moins que le Blanc. Il y a plus : les 
deux races transportées dans l'Inde conservent à cet égard 
presque le même rapport. Comparé aux races locales, le Nègre 
garde encore la supériorité ; il est partout le moins atteint par 
les émanations paludéennes. Né dans une contrée où on les res- 
pire à peu près partout et toujours, descendant d’ancêtres qui 
dès les temps préhistoriques ont vécu dans cet air empoisonné, 
il est plus que tout autre homme acclimaté à ce milieu; par cela 
même il prospèrera sans peine là où le Blanc souffrira long- 
temps. 

En revanche, le Nègre a la poitrine délicate ; et aucune race 
n est aussi sujette à la phthisie, tandis que le Blanc européen 
et le Malais meurent bien plus rarement de cette maladie. 

Des différences extrèmes présentées par le Nègre et le Blanc 


166 ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE 


d'Europe il résulte que les conditions générales de l'acclimatation 
sont opposées pour ces deux races. Un air moyennement chaud 
mais imprégné d’émanations paludéennes est dangereux pour 
l'Européen ; un froid humide même modéré tue le Nègre. 

Ces quelques faits suffisent pour faire comprendre que les 
conditions de l’acclimatation varient de race à race; que le 
même milieu ne saurait exercer le même genre d'action sur des 
races différentes et que l’acclimatation complète, la naturalisation, 
ne peut résulter que de l'harmonie de ces deux termes : la race et 
le milieu. 


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CHAPITRE XX 


CONDITIONS DE L'ACCLIMATATION. 


I, — La possibilité d'établir l'harmonie dont j'ai parlé dans 
le chapitre précédent a été niée. On a prétendu quelle devait 
exister d'avance ; on a voulu rattacher à la simple accoutumance 
les faits d’acclimatation. Il est facile de montrer par ce qui s’est 
passé chez des animaux et chez des plantes, qu'il y a là quelque 
chose de plus et que l'organisme se modifie parfois dans ce qu’il 
a de plus intime, pour se plier aux ‘exigences d'un milieu in- 
flexible par sa nature. 

Les chrysanthèmes (Pyretrum sinense) qui ornent nos jardins 
sont, comme on sait, originaires de Chine. Apportés en France en 
1790, ils y fleurissaient et nouaient leurs fruits sans pouvoir les 
mürir, et le commerce seul alimenta nos parterres des graines 
nécessaires pendant plus de 60 ans. Les serres, les châssis n’a- 
vaient que très-imparfaitement réussi à les produire. En 1852, 
quelques pieds fleurirent et fructifièrent plutôt que les autres; les 
graines mürirent; et aujourd'hui, la France produit toute la 
graine dont elle a besoin. Un petit nombre de pieds acciden- 
tellement précoces ont acclimaté chez nous cette jolie fleur. 

L'histoirede l’oie d'Egypte (Anser ægyptiacus) est plusfrappante 
encore. Amenée en France en 1801 par Geoffroy Saint-Hilaire, 
celte espèce pondit d’abord au mois de décembre comme dans 
son pays natal. Elle élevait ses couvées en plein hiver et par 
conséquent dans des conditions peu favorables. On n’en éleva 
pas moins plusieurs générations au Museum. Or en 1844 la ponte 
vint en février; l’année suivante en mars, et en 1846 en avril. 
C'est à la même époque que pond notre oie ordinaire. N'’est-il 
pas évident que l'organisme de l’oie d'Egypte s’est accommodé 
aux conditions imposées par notre climat ? | 

Cette faculté merveilleuse des êtres vivants a même parfois 
ses inconvénients. Transportées à l'ile Bourbon, nos vignes don- 
.nent du raisin continuellement, si bien que le mélange des grap- 


168 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE 


pes à tous les degrés de développement et de maturité a été un 
obstacle à la production du vin. Les vers à soie ont fait de 
même ; ils ont pondu et coconné indifféremment en toute saison, 
et d'une manière si irrégulière qu’on a dû renoncer à les élever. 

L'acclimatation, c’est-à-dire l'adaptation physiologique à un mi- 
lieu nouveau, est un fait incontestable. Toutes nos races domes- 
tiques importées en Amérique y prospèrent aujourd'hui. Quand 
les conditions d'existence ont été à peu près celles de leur milieu 
natal, elles ont peu changé. Quand les conditions nouvelles ont 
été par trop différentes des anciennes, il s’est formé des races 
locales ; et, sans que l’industrie humaine y füt pour rien, on a vu 
paraître sur les froids plateaux des Condillères des porcs à laine, 
dans les chaudes vallées de la Madeleine des moutons à poils et 
dans les plaines brülantes de Mariquita des bœufs nus. Encore 
une fois, n'est-il pas évident que ces pores, ces moutons, ces bœufs, 
descendants de nos races des climats tempérés, se sont mis en 
harmonie avec le milieu? 

IT. — Mais, je le répète, cette harmonie ne s'obtient presque 
jamais sans luttes et sans sacrifices. À cet égard encore, l’homme 
ressemble aux animaux et aux plantes. Voyons d’abord ce que 
nous apprennent à ce sujet ces êtres organisés inférieurs. 

Chacun sait que nos cultivateurs reconnaissent deux sortes de 
blé, dont l’un se sème au printemps, l’autre en automne, et qui ne 
s’en récoltent pas moins à peu près à la même époque. Il est 
évident que les conditions du développement sont bien diffé- 
rentes pour toutes deux. Semer en automne du blé de printemps, 
c'était le changer de milieu et par conséquent tenterune expérience 
d’acclimatation. C’est ce qu'a fait le célèbre abbé Tessier. Gent 
grains de froment d'automne ont été semés au printemps ; ils 
ont tous levé et ont donné cent tiges herbacées qui ont parcouru 
les phases ordinaires de la végétation. Mais, dix pieds seulement 
ont formé des graines et celles-ci n’ont müri que sur quatre 
pieds. Gent graines de cette première récolte ont donné. cin- 
quante tiges fécondes. A la troisième génération, les cent graines 
ont donné du blé. L'expérience inverse a reproduit des résultats 
analogues. 

L'acclimatation du blé à Sierra Leone à présenté des particula- 
rités plus instructives encore. La première année, presque toute la 
semence monta en herbe ; les épis furent très-rares et très-peu 
fournis. Les graines de cette première récolte furent semées ; un 
grand nombre périt en terre sans germer. Les tiges survivantes se 
montrèrent un peu plus fécondes. Toutefois il fallut patienter et 
attendre plusieurs générations avant d'obtenir des récoltes nor- 
males. 

On voit que dans l'expérience de Tessier tous les individus, 
les grains de blé et leur germe, ont vécu; mais les graines ont 
manqué ou avorté plus ou moins. Il y a donc eu perte de géné- 
rations. Pareille chose s’est produite à Sierra Leone. Mais de 


plus, à la seconde semaille, une partie des graines ne lèva pas: il. 


es das nd à. 1 Lun à x a d'été 


CONDITIONS DE L'ACCLIMATATION 169 


y a done eu perte d'individus s'ajoutant à celle des générations. 

L'histoire de nos oïseaux de basse-cour importés en Amé- 
rique présente des faits tout aussi significatifs. À Cuzco, les 
pontes sont aujourd'hui aussi fécondes qu'en Europe. Pourtant 
Garcilasso de la Véga nous apprend que de son temps les œufs 
étaient rares et que les poulets s'élevaient mal. L'espèce s’est 
acclimatée depuis cette époque. 

Quand M. Roulin observa les oïes importées à Bogota, elles 
étaient arrivées sur ce haut plateau depuis une vingtaine d’an- 
nées, et pourtant elles n'avaient pas encore atteint leur fécon- 
dité normale. Toutefois elles en approchaïent; tandis qu'au 
début les pontes étaient très-rares. En outre un quart des œufs 
au plus donnait des produits et la moitié des poulets éclos péris- 
sait dès le premier mois. Ainsi d’une part l’éleveur de Bogota 
n'obtenait pas à beaucoup près autant d'œufs qu'il en aurait eu 
en Europe; d'autre part au bout d’un temps à peine égal au 
deux centième de la vie de l'oie, il obtenait de ces œufs à peine 
le huitième de ce qu'ils auraient produit en Europe. 

Cette histoire des oies de Bogota est des plus instruetives. On 
y trouve réunies au début toutes les circonstances qui auraient 
pu paraître justifier la prédiction d’un insuccès. L'infécondité 
relative des femelles attestée par la rareté des pontes, celle des 
mâles accusée par la forte proportion des œufs clairs, indiquaient 
une lésion physiologique profonde portant sur les organes dont 
le jeu assure seul la durée des espèces. La mortalité énorme 
des jeunes poulets trahissait une altération non moins grave 
des appareils de la vie individuelle. Cependant, à l’époque du 
voyage de M. Roulin, l’acclimatation était à peu près réalisée et 
certainement elle est complète aujourd'hui. 

Mais il avait fallu plus de vingt années pour que l'organisme 
de cet oiseau européen se fût mis en harmonie avec les condi- 
tions d’existence imposées par les hauts plateaux américains. 
Les éleveurs ont par conséquent dù subir bien des pertes por- 
tant sur les générations aussi bien que sur les individus. 

On voit ce qui s’est passé chez les poules et les oïes aussi bien 
que chez le froment. A la suite de l’émigration, le milieu à tué 
d'emblée les individus par trop rebelles aux exigences nouvelles. 
Un certain nombre de sujets ont résisté assez pour durer à peu 
près autant qu'ils l’eussent fait dans leur milieu natal ; mais leur 
organisme affaibli n'a pu se reproduire ou n’a enfanté que des 
êtres qui ont succombé rapidement. Pourtant, au milieu de ces 
désastres, quelques organisations privilégiées se sont dès le 
début plus ou moins pliées aux exigences nouvelles. Légèrement 
modifiées, elles ont transmis avec leurs heureuses aptitudes ce 
qu'elles avaient acquis. A leur tour les descendants ont fait des 
pas nouveaux dans la voie ouverte par leurs pères; et d'année en 
année, l'adaptation s’est complétée, l’acclimatation s’est réalisée. 

Mais il est facile de voir qu'iei les années représentent des 
générations, Ce n’est que du père au fils, par voie d’hérédité et 


470 ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE 


d'accumulation, que l'être vivant se modifie et s'harmonise pro- 
gressivement avec le milieu. Lors donc que nous étudierons, non 
plus une plante annuelle ou un oiseau capable de se reproduire 
au bout d’un an, mais des espèces ou des races à reproduction 
plus tardive, rappelons-nous que c’est par générations et non 
point par années qu'il faut compter. 

III. — Telles sont les données qui permettent de juger des 
tentatives d’acclimatation faites par l’homme lui-même. Je ne 
saurais trop le redire, en tant qu'êtres organisés et vivants, 
nous sommes soumis à toutes les lois générales qui régissent la 
vie et l’organisation dans les animaux et les plantes. Sans doute 
notre intelligence nous vient en aide dans nos batailles contre 
la nature ; mais la puissance que nous lui devons a malheureu- 
sement des bornes; et, nulle part peut-être, nous ne sommes plus 
désarmés que dans la lutte de tous les instants commandée par 
un changement prononcé de milieu. En pareil cas, les plus 
sages efforts ne sauraient soustraire l’homme à des vicissitudes 
plus ou moins analogues à celles qu'ont subies le blé à Sierra- 
Leone, les poules à Cuzco, les oïes à Bogota. 

Nous devons donc presque toujours accepter d'avance des 
sacrifices dont l'étendue et la gravité seront proportionnelles 
aux différences entre le point de départ et le point d’arrivée 
sous le rapport des conditions d'existence ; à peu près constam- 
ment il faut nous résigner à perdre un certain nombre d’indi- 
vidus et de générations. Le tout est de juger sainement les : 
faits, de ne pas s’en exagérer la portée, de voir jusqu'à quel 
point ils permettent d'espérer le succès en dépit des apparences. 
Si les pertes sont seulement égales à celles dont je viens de par- 
ler, à plus forte raison si elles sont moindres, on peut prédire 
une issue heureuse ; et, si la conquête vaut ce qu’elle doit coù- 
ter, il faut s’en fier à la persévérance et au temps. 

IV. — Ce qui s’est passé en Algérie confirme ces observa- 
tions. Au lendemain de la conquête, on se demandait à l’étran- 
ger aussi bien qu’en France si nous pourrions coloniser la terre 
enlevée aux Turcs et aux Arabes. Le docteur Knox proclama 
bien haut que cette colonisation était impossible, et que le 
Français ne pourrait jamais se propager ni même vivre en 
Afrique. Il faut bien le dire, cet arrêt trouva de nombreux et 
sérieux échos. Après les premières années d'occupation, les 
généraux comme les médecins conclurent à peu près tous de la 
même manière. M. Boudin appuya de chiffres désolants les 
appréciations de ses confrères, celles du maréchal Bugeaud, des 
généraux Duvivier et Cavaignac. 

Fort de ce que je savais s'être accompli sur des oiseaux, je 
n'hésitai pas à combattre ces prévisions décourageantes. Sans 
doute en 1845 la mortalité militaire et civile était bien plus con- 
sidérable en Afrique qu’en France ; sans doute le chiffre des 
décès l’emportait sur celui des naissances. Maïs l'immigration 
était alors abondante et continuelle. Or, si l’afflux de nouveaux 


CONDITIONS DE L'ACCLIMATATION 171 


arrivants comble les vides causés par le changement des condi- 
tions d'existence, il alimente aussi la mortalité en amenant sans 
cesse des recrues à cette bataille contre le milieu, — Les enfants 
mouraient en nombre presque double de celui qu’aceusaient nos 
statistiques françaises ; mais la proportion des morts était pour- 
tant beaucoup moins forte que chez les premières oies im- 
portées à Bogota. — Enfin, loin d’avoir faibli, la fécondité des 
femmes s'était accrue; les sources de la vie étaient donc bien 
moins atteintes ici que sur les hauts plateaux américains. 

_ De cet ensemble de considérations, je crus pouvoir conclure 
avec certitude que l’acclimatation des Français en Algérie était 
assurée et ne demanderait pas vingt générations. L'événement 
m'a donné raison bien plus tôt que je ne l’espérais. Le recense- 
ment de 1870 indiqua en Algérie dans la population de race 
européenne un accroissement de 25,000 âmes, dû presque en 
entier à l’excédant du chiffre des naissances sur celui des décès, 
L'action de la première génération née sur place commençait 
à se faire sentir. Ce résultat s’est accusé depuis lors d’une ma- 
nière encore plus sensible. Encore deux ou trois générations, et 
le Français créole vivra en Algérie tout comme ses ancêtres ont 
vécu en France. | 

Il y a d’ailleurs des distinctions à établir, au point de vue de 
la facilité de l’acclimatation en Algérie, entre les diverses races 
européennes, entre les habitants du nord et du midi de la 
France. Les statistiques recueillies par MM. Boudin, Martin et 
Foley ont clairement démontré que les Espagnols et les Maltais 
résistent au climat algérien infiniment mieux que les Anglais, 
les Belges et les Allemands. Or nos compatriotes du nord ont 
avec ces dernières populations les plus grandes ressemblances 
de race et d'habitat. Sous ce double rapport, les Français du 
midi se rapprochent au contraire des habitants de Malte et de 
l'Espagne. On pouvait donc, sans grand danger d'erreur, pré- 
dire que ces derniers avaient plus de chance de survie, soit pour 
eux-mêmes, soit pour leurs descendants que les Français d’ori- 
gine alsacienne ou flamande. L'expérience a encore pleinement 
confirmé ces déductions de la théorie. 

V. — Les enseignements qui découlent de ces faits, accomplis 
pour ainsi dire à nos portes et chez des races fort voisines, peu- 
vent certainement s'appliquer à des régions éloignées, à des 
milieux très-divers et plus tranchés, à des groupes humains 
bien autrement distincts l’un de l’autre que ne le sont les Fran- 
çais et les Belges. Néanmoins la conclusion qu’on pourrait en 
tirer n'aurait d'autre valeur que celle d’une formule générale 
dont la signification change avec les données. Quand il s’agit 
d’acclimatation, ces données ressortent toujours des deux élé- 
ments indiqués plus haut, la race et le milieu. Que l’un des 
deux vienne à varier, même en peu de chose et dans d’étroites 
limites, le résultat est forcément altéré et parfois d’une façon 
irès-inattendue. Toute question d’acclimatation constitue donc 


172 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE 


en réalité un problème à part, se décomposant parfois lui- 
même en plusieurs cas particuliers, qui comportent chacun une 
solution spéciale. Sans sortir de nos colonies, nous pouvons 
encore citer à ce sujet un exemple des plus frappants. 

Les anthropologistes comme les médecins ont souvent mis en 
question la possibilité pour l'Européen de s’acclimater dans les 
archipels du grand golfe mexicain, que la fièvre jaune et les in- 
fluences générales qui la développent rendent des plus meur- 
triers pour lui. Au premier abord, il est vrai, un certain nombre 
de faits généraux semblent mettre l’affirmative hors de tout dé- 
bat. Depuis la découverte de l'Amérique, ces îles ont toujours été 
occupées par nous; la race blanche, traînant le Nègre à sa suite, 
y a remplacé partout la race caraïbe. A cela, on répond que ces 
îles sont un des points du globe qu'affectionne le plus l’'émigra- 
tion, et que cette dernière entretient seule une population qui, 
livrée à ses seules forces, serait bientôt anéantie. On oppose 
chiffre à chiffre et statistique à statistique ; et, à se placer sur 
ce terrain sans analyser les faits, la question peut paraître des 
plus obscures. 

Pour la résoudre en ce qui nous touche de plus près, ne par- 
lons que de la Guadeloupe et de la Martinique. On sait que les 
Français ont colonisé ces deux îles depuis deux cent trente-cinq 
ans seulement. Même en comptant quatre générations par siècle 
en forçant les nombres, on voit que dix générations au plus se 
sont succédé sur ces terres, dont le milieu est des plus redou- 
tables pour l’Européen. Or il en à fallu plus de vingt pour accli- 
mater les oïes à Bogota. L'expérience n’est done pas complète. 
Pourtant, en présence des faits de longévité et de fécondité 
attestés par M. Simonot, nous n'hésiterons pas à partager ses 
convictions. Si la race française n’est pas encore entièrement 
acclimatée à la Martinique, à la Guadeloupe, on peut affirmer 
qu'elle le sera bientôt. 

li n’en est pas moins vrai que les statistiques attestent un 
excédant des décès sur les naissances. — Sans doute, maïs les 
renseignements qu'elles fournissent ont été présentés sans dis- 
tinction. On a réuni les créoles anciens et nouveaux, aussi bien 
que les immigrants de la veille, dans une appréciation com- 
mune. On a confondu ainsi des éléments au fond très-différents. 
Pour qu'un travail de cette nature eût une valeur sérieuse, il 
serait absolument nécessaire de diviser la population en caté- 
gories déterminées par l’ancienneté de l'immigration ; d’éva- 
luer cette ancienneté elle-même par le nombre des générations. 
En procédant ainsi, on constaterait à coup sûr, dans la morta- 
lité des groupes, des différences tranchées plus ou moins analo- 
gues à celles qu'ont montrées les générations de végétaux et 
d'animaux transportés en Afrique ou en Amérique. 

Les statistiques dont il s’agit sont encore viciées par un défaut 
que met parfaitement en lumière un travail de M. Walther, sur 
la Guadeloupe. Lui aussi a dressé des tableaux de mortalité. 


RS D 


et” 


CONDITIONS DE L'ACCLIMATATION 173 


Seulement, au lieu de prendre la population en bloc, il l'a 
étudiée commune par commune. Alors ont apparu des diffé- 
rences bien significatives. Considérée en masse, la population 
de la Guadeloupe présente un excédant annuel des décès sur 
les naissances représenté par 0,46, c’est-à-dire presque un 1/2 
pour 100. En présence de ce chiffre, les statisticiens dont je 
combats la manière de voir n'auraient pas manqué de conclure 
que l’Européen n'est pas acclimaté à la Guadeloupe, et de dire 
qu'au bout d’un temps facile à calculer cette population colo- 
niale s’éteindrait, si l'immigration ne venait sans cesse en com- 
bler les vides. 

Cependant , lorsqu'on examine le tableau de mortalité par 
commune, on arrive à des conclusions bien autres. Ces com- 
munes sont au nombre de trente et une. Or dans quinze d’entre 
elles le nombre des naissances l'emporte sur celui des décès. 
Dans la petite île de Marie-Galante, deux communes sur trois 
sont dans ce dernier cas. Ainsi, les chiffres effrayants des 
moyennes sont dus uniquement à l’exagération de la mortalité 
dans certaines communes et l’'Européen est acclimaté dans les 
autres. 

Les tableaux de mortalité recueillis en Algérie par M. Boudin 
présentent des faits analogues. Sur cent soixante-neuf localités, 
cinquante-cinq accusaient dès 1857 un excédant des naissances 
sur les décès. 

Le résultat général obtenu par M. Walther peut être traduit 
ainsi : la race française est acclimatée à la Guadeloupe dans 
quinze localités ; elle ne l’est pas dans les seize restantes. De 
ces deux propositions, la première doit être considérée comme 
définitivement acquise ; la seconde a besoin de confirmation, 
car 1l reste à examiner de plus près la population des com- 
munes les plus frappées, à les étudier par catégories. 

Quoi qu'il en soit, tout esprit juste reconnaïîtra qu'on ne sau- 
rait parler désormais de l’acclimatation à la Guadeloupe. I ne 
doit être question que de l’acclimatation à la Basse-Terre, à la 
Pointe-à-Pitre, à la Pointe-Noire, ete. 

VI. — Les Antilles françaises, comme la plupart de leurs sœurs, 
sont le théâtre de véritables expériences sur l’aptitude des di- 
verses races humaines à supporter ce milieu exceptionnel et l’un 
des plus difficiles à dominer. Le Nègre y a été trainé de force 
bien peu après la prise de possession par les Blancs ; il y a vécu 
comme esclave jusqu’à ces dernières années. Comme les fils su- 
bissaient la condition des parents, il est à peu près certain qu'au 
bout d’un temps donné la multiplication locale des Noirs aurait 
suffi à tous les besoins de l’agriculture et de l’industrie, si cette 
race s'était acclimatée. L'activité incessante de la traite semble 
démontrer que le chiffre des décès devait l'emporter de beaucoup 
sur celui des naissances. Le fait paraît avoir été mis hors de 
doute pour l'île de Cuba, pour la Jamaïque. Le général Tulloch, 
frappé de la mortalité des Nègres dans les Antilles anglaises, n’a 


174 ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE 


pas hésité à déclarer qu'une fois la traite supprimée, la race en- 
tière disparaîtrait de ces îles au bout d’un siècle. Les recherches 
de M. Boudin permettent de regarder cette assertion comme 
exagérée, du moins pour les possessions françaises. 

Pourtant, pas plus que l’auteur anglais, notre compatriote n’a 
tenu compte d’une circonstance dont l'importance ne saurait 
être méconnue. Je veux parler des conditions faites au Nègre 
par l'esclavage. Il est clair que la conduite et le caractère du 
maître entraient pour beaucoup dans les chances de vie et de 
mort de l’esclave. Sans se croire, sans être inhumain, on pouvait 
lui demander plus d'ouvrage que ne comportait sa nature, on 
pouvait violenter des instincts dont le jeu libre est nécessaire à 
la santé. Il en était certainement ainsi à Cuba, où l’on avaït gé- 
néralement pour principe de tirer tout le parti possible des 
esclaves, sauf à les renouveler plus souvent. Là est sans doute 
une des causes qui accroissaient outre mesure la mortalité d'une 
race mieux faite que la nôtre pour les climats intertropicaux. 
Les faits semblent justifier ces présomptions. Depuis l'abolition 
de l'esclavage, nous dit M. Elisée Reclus, la population nègre 
est en voie d’accroissement dans les îles anglaises. 

Quelque singulier que puisse paraître ce fait à quelques an- 
thropologistes, il ne serait que la répétition de ce qui s’est pro- 
duit au Brésil. Là aussi, disait-on, la traite seule entretenait une 
population noire destinée à diminuer et à disparaître dès que 


cesserait l'immigration forcée. Des documents authentiques ont 


établi que le contraire a eu lieu. La traite a été abolie bien 
avant l'esclavage dans ce grand empire. Pendant plusieurs an- 
nées, les propriétaires d'esclaves ne pouvant plus en acheter 
ont soigné ceux qu'ils possédaient ; et dès ce moment les Nègres 
se sont multipliés. C'est ainsi qu’à l’époque où florissaient les 
Missions des Jésuites, on voyait chez ces religieux qui s’occu- 
paient d'elle, la race noire s’accroître d’une manière prodi- 
gieuse, tandis qu'elle dépérissait dans les riches haciendas où 
elle était livrée à elle-même et sufmenée. AE 

A côté des Nègres créoles viennent aujourd'hui se placer dans 
nos Antilles françaises des engagés plus ou moins volontaires 
amenés des mêmes côtes d'Afrique, des Madériens représentants 
de la race blanche sémitique, des Chinois de race jaune , des 
coulies de l'Inde, presque tous dravidiens et tenant par consé- 
quent du Jaune et du Nègre mélanésien. Il sera curieux de cons- 
tater un jour ce que chacune de ces populations aura montré 
de résistance au terrible milieu qu'elles vont affronter. L'expé- 
rience n’en est encore qu'à son début. Toutefois M. Walther a 
recueilli déjà quelques données intéressantes. À la Guadeloupe, 
la mortalité annuelle pour les créoles est en moyenne de 3,28 
pour 100, celle des immigrants est de 9,66 pour les Chinois, 
de 7,68 pour les Nègres, de 7,12 pour les Hindous, de 5,80 pour 
les Madèriens. Malheureusement ces chiffres reposent sur des 
éléments insuffisants et diffèrent de ceux que M. Du Hailly a 


Re. 


ER ON Vo. 


CONDITIONS DE L’ACCLIMATATION 175 


donnés pour la Martinique. Les uns et les autres n'en doivent 
pas moins être enregistrés comme point de départ d’une étude 
qui commence. Ils n'ont d’ailleurs rien de désespérant. Il est 
clair par exemple que les Madèriens seront assez rapidement 
acclimatés à la Guadeloupe, comme ils le sont déjà à Cuba, et, 
_que si les races nègres, chinoises, hindoues, ont à éprouver des 
pertes beaucoup plus graves, l'habitat de nos colonies ne leur 
est point à jamais interdit, 

VII. — Le milieu, la nature de la race ne sont pas tout dans 
les problèmes multiples soulevés par l’acclimatation. L'homme, 
l'individu lui-même y apportent leurs éléments propres. Le sau- 
vage et l'Européen moderne sont placés par le fait seul de la dif- 
férence sociale qui les sépare dans des conditions parfois oppo- 
sées et qui ne sont pas toutes en faveur du dernier, 

Les merveilles mêmes de notre industrie, tout en facilitant 
l'immigration en pays lointains, la rendent plus dangereuse. Les 
_ chemins de fer et les steamers ont réduit à bien peu les plus 
longs voyages. Les terres que nos ancêtres ont mis des siècles à 
peupler, les distances que nos propres pères ne parcouralent 
qu'en plusieurs mois, nous les franchissons en quelques jours. 
Il y a là pour l’acclimatation une-difficulté de plus ajoutée à toutes 
les autres. Qui n’a entendu quelqu'un de ses amis constater sur 
lui-même les effets du simple trajet d'Alger à Paris? La brus- 
querie de cette transition ébranle l'organisme, bien qu'ayant 
pour résultat de le replacer dans son milieu naturel. L'ébranle- 
ment est nécessairement plus marqué quand le voyage se fait 
en sens inverse et qu'on va à l'encontre de ses habitudes physio- 
logiques au lieu d’y revenir. Et, quand après quelques jours de 
traversée, on aborde non plus en Algérie, mais aux Antilles ou à 
Rio de Janeiro, combien le choc doit être rude ! 

La civilisation moderne est aussi pour beaucoup dans les per- 
- tes qu’entraine tout établissement dans un milieu par trop diffé- 
rent du nôtre. Par suite de la sécurité dont elle entoure le pauvre 
comme le riche, du bien-être au moins relatif dont jouissent 
toutes les classes de la société, nous sommes peu préparés à la 
lutte pour l'existence. Sans remonter à l’homme primitif ou aux 
Aryas, rappelons-nous seulement Balboa, Pizare, Cortez, Soto, 
Monbars et leurs rudes compagnons. Nos générations actuelles 
résisteraient-elles comme eux? 

Ce n’est pas seulement par ses délicatesses que la civilisation 
nous rend moins propres à affronter Les chances de l’acclimata- 
tion. C’est encore, et surtout, par les vices qui trop souvent l'ac- 
compagnent. M. Bolot, commandant d’une compagnie de disci- 
pline qui construisait une jetée à Grand-Bassam, disait au capi- 
taine Vallon : « Un dimanche me met plus d'hommes à l'hôpital 
que trois jours de travail en plein soleil. » — C’est que le di- 
manche était consacré à la débauche. 4 

. Voici du reste un fait constituant pour ainsi dire une expé- 
rience telle qu'aurait pu l’imaginer un physiologiste. L'ile 


176 ACCLIMATATION DE L’ESPÈCE HUMAINE 


Bourbon passe pour une de ces localités funestes où l’Européen 
ne peut s’acclimater. Les tables de mortalité portant sur la po- 
pulation entière accusent en effet un excédant formidable des 
décès sur les naissances. Mais c’est encore là un de ces résultats 
en bloc qu'il faut discuter, si l’on veut en comprendre la signifi- 
cation vraie. 

Les Blancs de Bourbon forment en réalité deux classes, ou 
mieux deux races distinctes par les mœurs et les habitudes. La 
première comprend la population des villes et des grandes habi- 
tations qui mène la vie ordinaire des colonies et se garde surtout 
du travail de la terre, regardé par les créoles comme aussi désho- 
norant que meurtrier. L'autre comprend les Petits Blancs, des- 
cendants d'anciens colons qui, trop pauvres pour acheter des 
esclaves, avaient bien été forcés de cultiver le sol de leurs pro- 
pres mains. 

Eh bien, de ces deux classes de colons, c’est la première seule 
qui alimente la mortalité tant de fois signalée. Les Petits-Blancs 
font ce qu'avaient fait leurs pères ; ils habitent et cultivent les 
districts les moins fertiles de l'ile. Loin d’en avoir souffert, leur 
race a gagné et les femmes surtout sont remarquables par la 
beauté des formes et des traits. Cette race s’entretient parfai- 
tement par elle-même et semblerait être en voie d’accroisse- 
ment. Le croisement n’y est d’ailleurs pour rien, car le Petit- 
Blanc, très-fier de la pureté de sang qui fait sa noblesse, ne s’al- 
lierait à aucun prix avec le Nègre ou le coolie. 

C'est qu’à Bourbon, tandis que l’oisiveté et les habitudes 
qu'elle entraine tuaient le riche et ceux qui cherchaient à l’i- 
miter, le pauvre s’acclimatait grâce à la sobriété, à la pureté 
des mœurs et à un travail modéré. A lui seul ce fait doit être 
pour les anthropologistes et pour tout le monde un grave ensei- 
gnement à la fois scientifique et moral. 

VIIL. — En résumé, l’acclimatation, la naturalisation sont par- 
tout dans l’histoire, comme la migration dont elles sont la con- 
séquence. Nous les voyons s’accomplir Journellement sous nos 
yeux et porter sur les races les plus diverses, mais presque tou- 
jours au prix de vies humaines. Sur bien des points elles sont 
obtenues à bon marché, si bien que l'étude seule peut nous ap- 
prendre que nulle part le milieu nouveau ne perd complétement 
ses droits ; sur certains autres, principalement dans les contrées 
à climats extrêmes, elles entraînent des pertes considérables. Mais 
rien n'autorise à les nier. Tout prouve au contraire qu à la con- 
dition de subir les sacrifices nécessaires, toutes les races hu- 
maines pourraient vivre et prospérer à peu près dans tous les 
milieux non viciés par des causes accidentelles. 

IX. — Sur ce point comme sur bien d’autres, le présent fait 
comprendre le passé, qui d’ailleurs apporte ici sa part de lu- 
mière. Forts des expériences qui s’accomplissent sous nos yeux 
et de faits empruntés à l’histoire, nous pouvons nous faire une 
idée générale de la facon dont s’est peuplé le monde. 


CONDITIONS DE L ACCLIMATATION MTL 


À elle seule la race aryane nous enseigne pour ainsi dire l’his- 
toire de l'espèce entière. Nous la voyons sortir du Bolor et de 
l'Hindou-Koh, de cet Eeriéné Véedjo où l’été ne durait que deux 
mois, descendre en Boukharie, parcourir la Perse et le Caboul 
avant d'arriver dans le bassin de l’Indus. Onze stations jalonnent 
cette route franchie par les Aryas avant d'arriver au Gange. Là 
nous les retrouvons marchant pas à pas, tout en lançant en 
avant-garde quelques-uns de ces héros pieux qui tuaient les 
rakchassas et préparaient les conquêtes. Aujourd’hui la race est 
sous les tropiques dans l'Inde, sous le cercle polaire au Groën- 
Land, où les Norwégiens et les Danois modernes ont remplacé 
les rois de la mer; elle couvre une immense région à climat plus 
ou moins tempéré; elle a des colonies partout. 

L'espèce humaine à ses débuts a dû procéder comme les Aryas. 
Au sortir de leur centre de création, c’est lentement et d'étapes 
en étapes que les colons primitifs, ancêtres de toutes les races 
actuelles, ont marché à la conquête du monde désert. Par là ils se 
faisaient peu à peu aux conditions d'existence diverses que leur 
imposait le nord ou le midi, l’est ou l’ouest, le froid ou la chaleur, 
la plaine ou la montagne. Divergeant en tout sens et rencontrant 
des milieux différents, ils se mettaient graduellement en har- 
monie avec chacun d'eux. L'acclimatation, marchant ainsi du 
même pas que les conquêtes géographiques, était moins meur- 
trière. Certes, pour être adoucie par la lenteur de la marche, la 
lutte n’en existait pas moins. À coup sûr de nombreux pionniers 
sont tombés en route. Mais les survivants n'avaient en face d'eux 
que 5 nature et ils ont pu aller jusqu’au bout ; ils ont peuplé le 
monde. | 


DE QUATREFAGES. 12 


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LIVRE VII 


HOMME PRIMITIF. 
FORMATION DES RACES HUMAINES. 


CHAPITRE XXI 


HOMME PRIMITIF: 


I. — Le type primitif de l’espèce humaine a nécessairement 
dû s’effacer et disparaître. A elles seules, les migrations forcées 
et les actions de milieu devaient amener ce résultat. L'homme 
a traversé deux époques géologiques ; peut-être son centre d’ap- 
parition n’existe-t-il plus; en tout cas, les conditions y sont 
tout autres qu’au moment où l'humanité débutait. Quand tout 
changeaït autour de lui, l’homme ne pouvait rester immuable. 
Le métissage a certainement aussi eu sa part dans cette transfor- 
mation. Je reviendrai bientôt sur ces divers points que je me 
borne à indiquer ici. 

Mais d’autre part nous verrons que la tête osseuse de la plus 
ancienne race quaternaire se retrouve non-seulement en Aus- 
tralie dans quelques tribus, mais en Europe et chez des hommes 
qui ont Joué un rèle considérable parmi leurs compatriotes. Les 
autres races de la même époque, à en juger de même par la tête 
osseuse, ont parmi nous de nombreux représentants. Elles ont 
pourtant traversé une des deux révolutions géologiques qui nous 
séparent de notre souche originelle. Il n’y a donc rien d'impossi- 
ble à ce que celle-ci ait transmis à un certain nombre d'hommes 
peut-être dispersés dans le temps et dans l’espace, au moins 
une partie de ses caractères. 

Malheureusement on ne sait où chercher ces reproductions 
plus ou moins ressemblantes du type primitif; et, faute de ren- 
seignements, il serait impossible de les reconnaitre pour telles 
si on venait à les rencontrer. Ici l'observation seule ne peut donc 
fournir aucune donnée. Mais, éclairée par la physiologie, elle 
permet quelques conjectures. 


180 HOMME PRIMITIF 


IT. — On sait que chez les animaux l’atavisme fait reparaître 
souvent des caractères ancestraux, même après une sélection 
attentive portant sur des centaines de générations. Les vers à 
soie, à cocons blancs des Cévennes et les moutons à laine noire 
d'Espagne en fournissent des exemples. Chez l’homme, où la sé- 
lection n'existe pas, des faits de même nature doivent se pro- 
duire à plus forte raison. Quelques caractères de nos premiers 
ancêtres doivent se montrer isolément ou réunis dans toutes les 
races humaines ; peut-être en est-il qui se sont conservés dans 
un ou plusieurs groupes. Par conséquent en recherchant et en 
groupant ceux qui apparaissent d'une manière plus ou moins 
erratique, chez les races les plus dissemblables sous tous les au- 
tres rapports, nous pourrons reconstituer en partie avec quelque 
probabilité le type humain primitif. 

A ce titre il est difficile de ne pas attacher une importance 
réelle au prognathisme de la mâchoire supérieure. Ce trait ana- 
tomique se montre très-prononcé chez presque toutes les races 
nègres ; il est des plus accusé chez certaines races jaunes. Con- 
sidérablement atténué chez les Blancs, il y reparaît pourtant 
parfois à peu près aussi marqué que dans les deux autres grou- 
pes; il existait chez les hommes quaternaires. Tout semble indi- 
quer qu'il devait être assez fortement développé chez nos pre- 
miers ancêtres. 

Les phénomènes d’atavisme portant sur la coloration sont 


fréquents chez les animaux. On les constate également dans: 
l'espèce humaine. Gette considération me fait attacher une im- 


portance réelle à l'opinion de M. de Salles, qui attribue une che- 


velure rousse aux premiers hommes. On a signalé, en effet, dans 


toutes les races humaines, des individus dont les cheveux se rap- 
prochent plus ou moins de cette teinte. 

Les expériences de Darwin sur les effets du croisement entre 
races très-différentes de pigeons conduisent à la même conclu- 
sion. Il à vu, à la suite de ces croisements, reparaître dans les 
métis des particularités de coloration propres à l'espèce souche et 
qui avaient disparu dans les deux races parentes. Or dans nos 
colonies, le {erceron, fils de Mulâtre et de Blanc, a souvent les 
cheveux rouges. En Europe même, selon la remarque de M.Hamy, 
il nait souvent des enfants à cheveux rouges lorsque le père et la 
inère sont franchement, l’un brun et l’autre blond. Dans tous les 
. Cas de cette nature, on dirait que le caractère primitif se dé- 
gage par la neutralisation réciproque des caractères ethniques 
opposés accidentellement acquis. 

Examiné au microscope, le pigment cutané qui donne au corps 
humain sa teinte caractéristique présente sans doute des cou- 
leurs différentes, mais toujours le jaune y entre comme élé- 
ment colorant. En appliquant à l'homme les règles qu'Isidore 
Geoffroy a déduites de ses observations sur les animaux, on est 
conduit à penser que cette teinte devait dominer primitivement. 
A la suite du croisement du Blanc et du Nègre, c’est l'élément 


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HOMME PRIMITIF 181 


colorant jaune qui se dégage d’abord et parait habituellement 
prédominer. Aux colonies on désigne parfois les mulâtres par le 
terme général de jaunes. Ce résultat s'explique encore par les 
expériences de Darwin; et il est permis d'admettre que le teint pri- 
mitif de l’homme se rapprochait plus ou moins de cette couleur. 

Certains faits observés chez les Nègres semblent encore con- 
firmer cette conclusion. Ghez les populations les mieux caracté- 
risées appartenant à ce type, on a signalé l'apparition d’indi- 
vidus à teint plus clair, tantôt presque semblables au Blanc sous 
ce rapport, tantôt tirant plus ou moins sur le jaune, sans pré- 
senter aucun des phénomènes de l’albinisme tératologique. Il 
est permis d'attribuer à l’atavisme ces particularités de colora- 
tion individuelles. Or chez aucune race blanche ou jaune on n’a 
signalé des faits pouvant être regardés comme réciproques des 
précédents. 

Rien donc n'autorise à regarder la race Nègre comme ayant 
précédé les deux autres; et, au contraire, le contraste que je si- 
gnale permet de lui donner pour ancêtre une race à teint plus 
clair. 

D'autre part nous savons que la race aryane est la dernière 
venue. La question d’antériorité se trouve ainsi circonscrite entre 
les Sémites, les Allophyles et l’ensemble des races jaunes. Ce 
que j'ai dit plus haut de la couleur fondamentale mêlée comme 
élément au teint de toutes les races et les phénomènes du croi- 
sement donnent quelque probabilité en faveur des dernières. 

La linguistique semble confirmer cette manière de voir. Les 
langues monosyllabiques, accusant les premiers balbutiements du 
langage humain, n'existent que chez les races jaunes. Toutes les 
races nègres et les Blancs allophyles parlent des langues agglu- 
tinatives, répondant à la seconde forme donnée par l’homme à 
l'expression de sa pensée. Les Aryans et les Sémites ont les uns 
et les autres des langues à flexion. 

La philologie semble done conclure dans le même sens que la 
physiologie et donner même quelques probabilités de plus à ces 
conjectures, que je ne donne d’ailleurs que pour ce qu'elles sont. 

IT. — Nous ne connaissons pas l’homme primitif; nous le 
rencontrerions que, faute de renseignements, il serait impossible 
de le reconnaître. Tout ce que la science actuelle permet de dire 
à son sujet est que, selon toute apparence, il devait présenter 
un certain prognathisme et n’avait ni le teint noir ni les cheveux 
laineux. Il est encore assez probable que son teint se rappro- 
chait de celui des races jaunes et accompagnait une chevelure 
ürant sur le roux. Tout enfin conduit à penser que le langage 
de nos premiers ancêtres était un monosyllabisme plus ou moins 
accusé. 

Ce ne sont là que des conjectures et qui se réduisent à bien 
peu, mais du moins ce peu repose sur l'expérience et l’obser- 
vation. 

IV. — Nous ne pouvons former que des conjectures plus vagues 


182 HOMME PRIMITIF 


encore sur le degré de développement intellectuel qu'a présenté 
l'homme à sa naissance et pendant ses premières générations, 
Toutefois il est permis de penser qu il n’est pas entré sur la 
scène du monde avec la science innée, avec les industries ins- 
tinctives qu'y apportent les animaux. Encore moins a-t-il apparu 
tout civilisé, « adulte de corps et d'esprit, » comme le pense 
M. le comte Eusèbe de Salles. Toutes les traditions indiquent 
une période où le savoir humain est bien peu de chose, où 
l'homme ignore des industries bien élémentaires à nos yeux et 
que l’on voit naître successivement. Sur ce point la Bible s’ac- 
corde avec la mythologie classique. Les Hébreux ont leur Tu- 
balcaïn, comme les Grecs leur Triptolème. Les études préhisto- 
riques confirment de tout point pour notre Europe occidéntale 
ce développement progressif. Les industries tertiaires sont au- 
dessous des quaternaires. L'ensemble de l’histoire des races me 
semble présenter, au moins en partie, le tableau de celle de l’es- 
pèce; et la pensée remonte presque invinciblement à des temps 
où l’homme se trouvait en face de la création, armé seulement 
des aptitudes qui devaient prendre un si merveilleux dévelop- 
pement. 

Grâce à ces aptitudes, il a du moins de très-bonne heure 
satisfait aux premiers besoins de l'existence. L'homme mio- 
cène de la Beauce connaissait déjà le feu et taillait le silex. 
Quelque grossiers et rudimentaires que fussent ses instruments, 
il avait donc déjà une industrie et selon toute apparence se 
nourrissait en partie d'aliments cuits. À coup sûr, l’homme de 
Saint-Prest, avec ses petites flèches en losange taiïllées d’un 
seul côté, avec ses haches grossières, savait attaquer et vaincre 
les grands mammifères ses contemporains. Il possédait des 
racloirs, servant sans doute à préparer leurs peaux, des percoirs 
qui peut-être remplaçaient les aiguilles. Dès ces temps lointains 
sur lesquels la science n’a encore jeté pour ainsi dire qu’un 
éclair, l'homme se révèle done par deux grands faits et se 
montre supérieur à toute la création animale. 


CHAPITRE XXII 


FORMATION DES RACES HUMAINES SOUS LA SEULE INFLUENCE 
DU MILIEU ET DE L'HÉRÉDITÉ. 


I. — Les premiers hommes qui peuplèrent le centre d’appari- 
tion humain durent ne différer d’abord les uns des autres que 
par des traits individuels. Au début et pendant un laps de temps 
indéfini, l'humanité n’a pu qu'être homogène, comme l’est toute 
espèce animale ou végétale cantonnée dans une aire peu étendue. 

Aujourd’hui nous la voyons composée de groupes nombreux, 
ayant leurs caractères, propres et constituant autant de races 
distinctes. Comment ces races ont-elles pris naissance ? com- 
ment ont-elles grandi et se sont-elles multipliées ? 1 

Répondre à ces questions d’une manière rigoureuse, en re- 
montant des derniers effets aux premières causes, n’est pas en- 
core possible, ne le sera peut-être jamais. Toutefois la science 
peut aujourd’hui aborder ce problème dans ce qu'il a de géné- 
ral. Nous connaissons bien des circonstances dans lesquelles les 
variétés se montrent et les races se forment chez les animaux 
et les plantes; nous constatons chez l’homme un certain nombre 
dé phénomènes identiques ou fort semblables à ceux que pré- 
sentent à cet égard les deux règnes inférieurs. Nous sommes 
donc pleinement autorisés à conclure d'eux à nous, en ratta- 
chant les faits particuliers aux faits généraux. Cette étude est 
instructive à bien des égards. Malheureusement nous ne pou- 
vons l’aborder ici avec tous les détails qu’elle comporte ; nous 
ne pouvons que choisir quelques faits dans l’histoire des ani- 
maux pour justifier nos conclusions. 

Il. — Le problème de la formation des races humaines pré- 
sente deux cas fort distincts. L'homme a subi d’abord l’ac- 
tion seulement des agents modificateurs naturels. Sous cette in- 
fluence se sont formées des races pures. Puis ces races se sont 
rencontrées, se sont croisées ; les races métisses ont pris nals- 
sance. Sans être en antagonisme avec les forces naturelles, le 


184 FORMATION DES RACES HUMAINES 


croisement par ses phénomènes propres en modifie et en masque 
parfois les manifestations. Les deux cas demandent donc à être 
examinés séparément. Nous commencerons par le premier. 

II. — Toute espèce organique considérée dans son ensemble 
apparaît comme soumise à l’action de deux forces dont l'une 
tend à en maintenir, Pantre à à en modifier les caractères. À quelle 
cause peut-on rattacher cette double action? C'est là une ques- 
tion que se sont posée les plus grands penseurs, les plus émi- 
nents physiologistes, depuis Aristote et Hippocrate jusqu'à Bur- 
dach et à J. Müller. 

Ce ne sont pas les ressemblances existant entre les représen- 
tants d’une même espèce, entre les membres d'une même fa- 
mille, qui étonnent ces esprits d'élite ; ils s'accordent pour en 
trouver la raison dans l’hérédité. Le problème est pour eux dans 
les différences. Non pas seulement dans les différences consi- 
dérables telles qu'on les constate de race à race; maïs avant 
tout dans les nuances constituant les fraits individuels qui dis- 
tinguent le père du fils, le frère du frère. Là est en effet la diffi- 
culté fondamentale ; et pour la résoudre, on a proposé bien des 
hypothèses. Prosper Lucas, après les avoir discutées une à une, 
les a toutes regardées comme insuffisantes et a cru devoir ad- 
mettre à côté de l’hérédité qui conserve les types, une force spé- 
ciale, l’énnéité, qui les diversifie. 

Pourtant, sans recourir à une force nouvelle, on peut se ren- 
dre compte de la double tendance manifestée par les êtres vi- 
vants. Il suffit pour cela de pousser l’analyse des phénomènes 
un peu plus loin qu'on ne le fait d'ordinaire et de se faire 
une idée nette du rôle joué par le milieu et l’hérédité. En gé- 
néral, on attribue au premier une action partout et toujours 
modificatrice, à la seconde une action purement conservatrice. 
Or il est facile de montrer qu'il n’en est rien; et que, selon les 
circonstances, chacune de ces causes agit d’une manière inverse. 

IV. — En vertu des lois de l’hérédité le père et la mère ten- 
dent également à transmettre à leur progéniture les caractères 
qu'ils possèdent eux-mêmes. Quelque semblables qu'on les sup- 
pose, il y a toujours de l’un à l’autre certaines différences; la 
nature du nouvel être est nécessairement un compromis entre 
deux tendances différentes. Le fils ne peut donc jamais ressem- 
bler entièrement à son père. Chez lui les caractères communs aux 
deux parents seront facilement exagérés; les caractères opposés 
seront neutralisés ; les caractères différents engendreront une 
résultante distincte des deux composantes comme le vert l’est 
du jaune et du bleu. Aïnsi en vertu de ses tendances mêmes, et 
par suite du concours obligé des sexes, l’hérédité directe et èm- 
médiate devient à certains égards une cause de variation. 

L'hérédité médiate et indirecte, rapprochée avec raison par 
Burdach des phénomènes généagénétiques, l'atavisme, qui repro- 
duit brusquement avee une curieuse exactitude les caractères 
d’un ancêtre, parfois après des centaines de générations, jouent 


ACTION DU MILIEU ET DE L HÉRÉDITÉ 185 


aussi à coup sûr un rôle considérable dans la variation des traits 
individuels, dans les dissemblances qui séparent le père et la 
mère des enfants. 

Leur action, ajoutée à celle de l’hérédité directe, suffit pour 
expliquer l'apparition de certaines variétés, sans qu'il soit néces- 
saire d’invoquer l’innéité. 

V. — Mais la force héréditaire, qu'elle se manifeste d’une gé- 
nération à l’autre ou à travers plusieurs générations, fonctionne 
toujours sous l'influence du milieu et le rôle de ce dernier est 
manifestement prépondérant. 

Disons d’abord que ce mot doit être pris dans un sens beau- 
coup plus général qu'on ne le fait d'ordinaire. Buffon lui-même 
ne tenait guère compte que du climat, du plus ou moins de 
nourriture et des maux de l'esclavage, quand il s'agissait des 
animaux domestiques. Le milieu est pour moi quelque chose de 
bien plus complexe. Il comprend l’ensemble de toutes les condi- 
tions sous l’empire desquelles la plante, l'animal ou l’homme se 
constituent et grandissent à l’état de germe, d’embryon, de jeune, 
d’adulte. Faire un choix dans ces conditions, admettre les unes 
et les prendre en considération, rejeter et exclure les autres, 
c'est évidemment agir d’une manière tout arbitraire. Ne tenir 
compte que d’une certaine période de la vie, laisser par exemple 
en dehors toute la période intra-ovulaire ou intra-utérine, c’est 
mériter le même reproche. Au point de vue dont il s’agit ici 
l'existence d’un être ne peut pas se scinder, pas plus que le 
milieu sous l'empire duquel s’accomplit cette existence. 

Une foule de faits mettent hors de doute l’action du milieu 
sur le germe, sur l'embryon quelque protégé qu'il puisse paraître 
par les enveloppes de l’œuf, ou par les tissus de la mère. Les 
deux Geoffroy Saint-Hilaire ont bien montré que la monstruosité 
remonte aux premiers temps de la formation de l'être et indique 
dans certains cas les causes extérieures qui l'ont produite. Les 
expériences de M. Dareste ont confirmé et singulièrement étendu, 
en les précisant, ces premières conclusions. En mélant de la 
garance aux aliments d’une femelle de mammifères, Flourens a 
coloré en rouge les os du fœtus qu’elle portait. En plaçant les 
œufs d’une truite saumonée dans une eau qui ne nourrissait que 
des truites blanches, Coste à vu ces œufs pâlir progressivement 
et produire des truitons qui avaient perdu la coloration caracté- 
ristique de leur race. Pour grandir la taille de nos excellents 
petits chevaux de race camargue, il suffit de fournir à la mère 
pendant ja gestation une nourriture plus abondante que celle 
dont elle se contente habituellement dans sa vie demi-sauvage. 

Ainsi on constate de la manière la plus nette et par des expé- 
riences précises que le milieu, agissant sur l'embryon pendant la 
vie Intra-utérine ou intra-ovarique, est capable de produire d’une 
part les plus graves désordres tératologiques, d'autre part de 
simples et légères déviations. On est donc pleinement en droit 
d'attribuer à la même cause des modifications que leur plus ou 


186 FORMATION DES RACES HUMAINES 


moins d'importance place entre ces extrêmes. Invoquer l’innéité, 
pour expliquer leur apparition, est évidemment superflu. Nous 
rattacherons donc à des actions de même nature l’apparition du 
robinier sans épines dont nous avons parlé précédemment, celle 
du premier mouton ancon, né au Massachussets en 1791, celle 
du premier mouton Mauchamp, apparu en France en 1828, etc. 

Les races ancon et mauchamp ne se sont propagées que grâce 
à l’industrie humaine. Mais ces déviations brusques d’un type 
donné peuvent aussi s'étendre et se multiplier d’elles-mêmes. 
On sait que tous les bœufs de l’Amérique du sud descendent de 
la race cornue espagnole. Or, en 1770, il naquit au Paraguay un 
bœuf sans cornes. En quelques années, nous dit d’Azara, cette 
forme exceptionnelle avait comme envahi plusieurs provinces, 
Pourtant elle est loin d’être recherchée, parce que l'absence des 
cornes la rend bien moins facile à prendre au lasso, si bien 
qu'on a cherché à la détruire. Elle s'était donc bien propagée 
spontanément. 

Quiconque s’est quelque peu occupé d’embryogénie compren- 
dra sans peine que les actions de milieu aient surtout prise sur 
les organismes en voie de formation et d'évolution. Toutefois 
leur influence sur un animal, même adulte, est parfois tout aussi 
marquée. Nos moutons transportés en Amérique s’y sont géné- 
ralement acclimatés sans subir de grands changements. En par- 
ticulier ils ont conservé leur toison. Mais dans les plaines de la 


Méta ils ne la gardent qu’à la condition d'être régulièrement … 


tondus. Si on les abandonne à eux-mêmes, la laine se feutre, 
tombe par plaques et est remplacée par un poil court, raide et 
luisant. Sous l'influence de ce milieu brülant, le même individu 
est tour à tour une bête à laine et une bête à poil. Or l’innéité, 
telle que la conçoit Prosper Lucas, ne peut être invoquée à pro- 
pos de changements subis par un animal adulte, tandis que 
l’action du milieu apparaît ici d’une manière incontestable. 

VI. — Nous venons d'indiquer comment l’hérédité et le milieu 
peuvent donner naissance à une variété. Or, l'individu qui a 
commencé à dévier du type primitif devient parent à son tour; 
il tend à transmettre à ses fils les caractères exceptionnels qui 
le distinguent. Les mêmes faits se répètent chez eux; et, à cha- 
que génération, les actions de milieu s'ajoutent les.unes aux au- 
tres. Chaque fois aussi l’hérédité en transmet la somme à la 
génération suivante. La plus faible modification aïnsi accrue de 
père en fils conduit parfois aux changements les plus marquüés. 
Nos bœufs d'Europe, dans les plaines chaudes de Mariquita et 
de Neyba, ont perdu progressivement leurs poils, sont d’abord 
devenus pelones et auraient vite formé une race entièrement 
nue si on ne tuait régulièrement les calongos. En revanche, nos 
cochons devenus sauvages dans les paramos ont acquis une 
sorte de laine sous l’action d’un froid continu sans être excessif. 
Le chien de Guinée et le chien des Esquimaux présentent un 
contraste analogue entre races d’une même espèce. 


ACTION DU MILIEU ET DE L'HÉRÉDITÉ 187 


Dans les exemples qui précèdent, dans bien d’autres qu'il me 
faut passer sous silence, les actions dont il s’agit apparaissent 
comme modifiant les organismes pour les mettre en harmonie 
avec le milieu. Or on comprend qu'une fois qu’elles auront pro- 
duit le maximum d'effet possible elles ne pourront plus que sta- 

biliser de plus en plus le résultat obtenu, mais que jamais elles 
_ne sauraient déterminer de changement en sens contraire. La 
chaleur, qui a dépouillé peu à peu de son poil le bœuf calongo, 
ne le lui restituera pas; le froid qui a donné de la laine à 
nos porcs, ne les en dépouillera pas. Voilà donc le mulieu jouant 
le rôle d'agent de conservation, de stabilisation. 

VII. — Dans les lignes qui précèdent nous n'avons fait allusion 
qu'aux forces naturelles livrées à elles-mêmes. C'est à elles qu'est 
due la formation des races sauvages, que présentent toutes les 
espèces dont l'aire géologique est très-étendue, comme le renard, 
le chacal, le lion, etc. 

Ces races sont parfois assez différentes pour avoir été consi- 
dérées comme des espèces distinctes, tant qu'on ne connaissait 
pas les termes géographiques et zoologiques intermédiaires. Fré- 
déric Cuvier lui-même est tombé dans cette erreur à propos de 
chacals venus les uns de l'Inde et les autres du Sénégal, Toutefois 
les races sauvages ne sont jamais ni aussi nombreuses ni aussi 
distinctes les unes des autres que les races domestiques. 

Est-ce à dire que l’homme exerce autour de lui et par lui- 
même une sorte d'action magnétique, comme semblent l’admet- 
tre quelques auteurs ? Nullement. En réalité, il n’agit sur l’a- 
nimal qu’en mettant en jeu tantôt volontairement, tantôt à son 
insu les deux agents que nous avons rencontrés partout jusqu'ici : 
le milieu et l’hérédité. Par le fait seul de la domestication, de la 
stabulation qui en est à peu près toujours la conséquence, il 
change du tout au tout les conditions d'existence naturelles. En 
amenant à sa suite les esclaves qu'il s’est donnés, il diversifie 
encore les influences qui agissent sur eux. Prompt à saisir tous 
les moyens de les utiliser le mieux possible, il profite des moin- 
dres modifications présentant quelque avantage, les pousse jus- 
qu'à leurs dernières limites et produit ces races extrêmes dont 
nos expositions de races animales montrent de si curieux spé- 
cimens. 

Le grand moyen mis en œuvre par l’homme pour atteindre à 
_ des résultats qui semblent parfois tenir du merveilleux est la 
sélection. Dès qu'il a eu des animaux domestiques, il a distingué 
parmi eux des individus répondant mieux que les autres à ses 
intentions. Instinctivement en quelque sorte, inconsciemment, 
comme dit Darwin, il les a choisis pour reproducteurs. En écar- 
tant les types inférieurs à ses yeux, en n’employant à propager 
l'espèce que les types supérieurs, il a dirigé dans un sens déter- 
miné l’action de l’hérédité et a promptement créé des races. Or 
l'homme a agi ainsi depuis les temps dont parlent la Genèse et 
le Chou-King, c'est-à-dire depuis des milliers d'années. Est-il 


188 FORMATION DES RACES HUMAINES 


surprenant qu'il ait multiplié autour de lui des formes hérédi- 
taires plus où moins éloignées des types primitifs ? 

La sélection progressive aurait sans doute conduit à des résul- 
tats nombreux et variés. Aurait-elle permis la création des 
races dont les caractères touchent de près à l’hémitérie ? La ré- 
ponse à cette question est au moins douteuse. Maïs nous n'avons 
pas à la poser. Quand par une de ces actions de milieu dont l’o- 
rigine reste obscure, il se produit une forme animale presque 
tératologique, elle disparait bientôt par le mélange des sangs, si 
les unions sont abandonnées au hasard. Voilà pourquoi on n’ob- 
serve rien de semblable dans les races sauvages. Mais si cette 
forme se montre chez un animal domestique, si elle répond à un 
besoin ou à un caprice quelconque, la sélection intervient, la 
conserve, la multiplie. Voilà comment a pris naissance la race 
des moutons-loutres ou ancons, descendue en entier de l’unique 
bélier dont nous avons parlé plus haut. Voilà comment M. Graux 
de Mauchamp a tiré sa race de moutons à laine soyeuse d’un 
agneau mâle également unique. Ces deux exemples nous ap- 
prennent comment on a obtenu toutes ces races singulières qui, 
par quelques-uns de leurs caractères, semblent jurer avec le 
type même dont elles sont sorties. Dans l'espèce canine, nos 
bassets reproduisent l’ancon; le bœuf camard ou gnato, apparu 
en Amérique depuis la conquête, répond au boule-dogue, ete. 

VIII. — Les races, une fois formées sous l'empire de l’homme, 
se stabilisent par les mêmes causes qui leur ont donné nais- 
sance. Leurs caractères d’abord tout artificiels deviennent de 
plus en plus stables; si bien que, même un changement très-con- 
sidérable dans les conditions d'existence, ne les efface jamais 
entièrement. La nature acquise s'est pour ainsi dire fusionnée 
avec la nature primitive de l'être. 

C'est là un fait habituellement méconnu par les naturalistes, 
par les anthropologistes qui ont abordé ces questions. On a par 
exemple admis comme démontré que les races domestiques, ren- 
dues à la vie sauvage, reprenaient tous les caractères primitifs de 
l'espèce. C’est une erreur. Qu'il s'agisse des végétaux ou des 
animaux, ces races marronnes perdent en effet un certain nombre 
de traits et souvent les plus apparents, qu'ils devaient à la do- 
mestication ; ils en retrouvent d’autres qu'ils avaient perdus 
pendant leur esclavage; mais les premiers ne sont le plus souvent 
qu'atténués et masqués par les seconds. Si les arbres fruitiers 
échappés de nos vergers, si nos chevaux, nos chiens, nos bœufs, 
nos porcs devenus marrons avaient réellement repris le type pri- 
maitif de l'espèce, ils devraient présenter dans chacune des aires 
qu ils habitent l’uniformité si apparente chez les animaux qui 
n’ont jamais subi l'empire de l’homme. Or il n’en est rien. Ils 
devraient surtout ne plus conserver de trace des caractères ac- 
quis. Or ceux-ci persistent en partie. Van Mons a trouvé dans les 
Ardennes, à l’état de sauvageons, les pommiers et les poiriers de 
Belgique : les piquants avaient reparu, les fruits étaient rede- 


ACTION DU MILIEU ET DE L'HÉRÉDITÉ 189 


venus petits et acerbes; mais les principales variétés eultivées 
se reconnaissaient encore. J'ai constaté un fait semblable pour 
les pêchers à chair adhérente et à chair détachée du noyau dans 
une vallée des Cévennes. De son côté Martin de Moussy a reconnu, 
dans les hordes de chiens redevenus sauvages en Amérique, toutes 
les grandes races qui en avaient formé les éléments, bien qu’elles 
eussent revêtu les caractères généraux de la bête fauve. 

IX. — L'ensemble des observations recueillies chez les ani- 
maux et les plantes et dont Je puis à peine indiquer ici quel- 
ques-unes, permet de comprendre l'apparition et la multiplica- 
tion des races humaines , de rendre compte de quelques faits 
généraux, parmi lesquels il en est qui touchent de près à notre 
histoire. 

Constatons d’abord que chez l’homme, comme chez les ani- 
maux, apparaissent parfois des variélés rentrant dans les cas 
d’hémitérie. Les individus qui présentent à leur naissance ces 
caractères exceptionnels n’en vivent pas moins fort bien et ma- 
nifestent parfois une puissance de transmission bien remar- 
quable. Edward Lambert, né en 1717 de parents parfaitement 
sains, garda toute sa vie une sorte de carapace épaisse de plus 
d’un pouce, fendillée irrégulièrement de manière à lui mériter 
le nom d'homme porc-épic. Tous ses enfants au nombre de six et 
ses deux petits-fils héritèrent de cette étrange modification de 
la peau, bien que sa femme et sa bru n’en présentassent pas la 
moindre trace. Dans la famille de Colburn, quatre générations 
présentèrent la polydactylie apportée par l’aïeule du célèbre 
calculateur. À la quatrième, quatre enfants sur huit avaient 
encore des doigts surnuméraires, bien qu'à chaque génération 
le sang normal se füt mêlé au sang tératologique. 

Evidemment, si on avait agi sur les descendants de Lambert 
et de Colburn comme on l’a fait pour ceux du premier ancon, 
du premier mauchamp, on aurait obtenu deux races humaines, 
l’une à carapace cutanée, l’autre sexdigitaire. Mais ici la sé- 
lection a fait défaut et le sang exceptionnel, dilué à chaque 
nouveau mariage, a dù s'épuiser rapidement. 

X. — L'homme ne se soumet guère lui-même à la sélection, 
qu'il applique avec tant de succès aux animaux et aux plantes. 
Il ne produit done pas dans son espèce les variations extrêmes 
quil obtient ailleurs. Ainsi s'explique bien aisément pourquoi 
les limites de variation sont moins étendues chez lui que chez 
les races domestiques ou cultivées. Mais si, pour un motif quel- 
conque, 1l s'applique le procédé de la sélection, le résultat ne 
se fait pas attendre. En mariant les plus grandes femmes aux 
géants de leur garde, Frédéric-Guillaume et Frédéric IE avaient 
créé à Postdam une véritable race distinguée par sa haute taille. 
En Alsace un duc de Deux-Ponts, qui imita les souverains de la 
Prusse, obtint le même résultat. ! 

Il est une autre cause qui contribue puissamment à res- 
treindre chez l’homme l'étendue de la variation. C'est le pou- 


190 FORMATION DES RACES HUMAINES 


voir que lui donne son intelligence de se soustraire en partie 
aux actions de milieu. Partout il lutte autant qu'il le peut contre 
les influences extérieures capables de déranger l'équilibre qui 
fait son bien-être. Sous les tropiques, il s’ingénie pour échapper 
à la chaleur ; sous le cercle polaire, il perfectionne ses moyens 
de chauffage ; s’il émigre, il transporte avec lui, autant que pos- 
sible, ses mœurs, ses habitudes et redouble de soins pour lutter 
contre le milieu nouveau. Il n’y a rien d’étrange à le voir 
réussir à neutraliser dans une certaine mesure les influences 
modificatrices du monde extérieur. 

XI. — Mais le milieu ne perd pas ses droits pour cela ; quoi- 
que amoindrie, son action n’en est pas moins réelle. C’est là un 
fait que permet d'affirmer ce qui se passe dans nos grandes 
colonies d'outre-mer. Là, chaque grande race européenne est 
pour ainsi représentée par des sous-races dérivées et variant 
selon la localité. Les îles du golfe du Mexique, l'Amérique du 
Nord et du Sud, l’Australie elle-même si récemment colonisée 
ont, dès à présent, leurs races propres dont quelques-unes sont 
remarquablement caractérisées. 

Ne pouvant entrer ici dans le détail de tous ces faits de 
transformation, je me borne à indiquer quelques-uns de ceux 
qui ont été constatés aux Etats-Unis. On sait que la race 
anglaise ne s’y est guère implantée sérieusement qu'à l’é- 
poque des migrations puritaines, vers 1620, et de l’arrivée de 
Penn, en 1681. Deux siècles et demi, douze générations au plus, 
nous séparent de cette époque ; et pourtant, l’Anglo-Américain, 
le Yankee, ne ressemble plus à ses ancêtres. Le fait est tellement 
frappant que l’'éminent zoologiste Andrew Murray, cherchant à 
rendre compte de la formation des races animales, ne trouve 
rien de mieux que d’en appeler à ce qui s’est passé chez l’homme 
aux Etats-Unis. 

Les détails précis ne manquent pas d’ailleurs à ce sujet et 
sont attestés par une foule de voyageurs, par des naturalistes, 
par des médecins. Dès la seconde génération l’Anglais créole 
de l'Amérique du Nord présente dans ses traits une altération 
qui le rapproche des races locales. Plus tard la peau se des- 
sèche et perd son coloris rosé ; le système glandulaire est réduit 
au minimum ; la chevelure se fonce et devient lisse ; le cou 
s’effile ; la tête diminue de volume. A la face, les fosses tem- 
pue s’accusent ; les os de la pommette deviennent saillants; 
es cavités orbitaires se creusent; la mâchoire inférieure devient 
massive. Les os des membres s’allongent en même temps que 
leur cavité se rétrécit, si bien qu’en France et en Angleterre on 
fabrique pour les Etats-Unis des gants à part dont les doigts 
sont exceptionnellement longs. Enfin chez la femme, le bassin, 
par ses proportions, se rapproche de celui de l'homme. 

Ces changements sont-ils les signes d’une dégénérescence 
déjà accomplie, et d’une extinction prochaine, comme le prétend 
Knox ? Je crois à peine devoir répondre à cette assertion. Nous 


ACTION DU MILIEU ET DE L’HÉRÉDITÉ 191 


connaissons tous assez d’Américains et d’Américaines pour 
savoir que, pour s'être modifié, le type physique n’a pas baissé 
dans l'échelle des races ; et la grandeur sociale des Etats-Unis, 
les merveilles qu'ils accomplissent, l'énergie avec laquelle ils 
traversent les plus rudes crises prouvent qu’à tous les points de 
vue la race Yankee a gardé son rang. C’est tout simplement une 
race nouvelle faconnée par le milieu américain, mais qui est 
restée la digne sœur de ses ainées européennes et les dépassera 
peut-être un jour. 

Le Nègre transporté dans les mêmes contrées a subi aussi 
des changements remarquables. Son teint a pâli, ses traits ont 
gagné, sa physionomie s’est modifiée. « Dans l'espace de cent 
cinquante ans, nous dit M. Elisée Reclus, ils ont sous le rapport 
de l’apparence extérieure franchi un bon quart de la distance 
qui les séparait des Blancs. » L’appréciation de Lyell est à peu 
* près la même. De plus, en visitant deux églises de Nègres, à Sa- 
vannah, il a constaté que l’odeur si caractéristique de la race 
ne s’y faisait nullement sentir. Une longue expérience médicale 
à la Nouvelle-Orléans a montré au D' Visinié que le sang du 
Nègre créole avait perdu l'excès de plasticité qu'il présente en 
Afrique. Ajoutons avec MM. Reiset, de Lisboa, ete., avec Nott 
et Gliddon eux-mêmes, que chez le Nègre l'intelligence a grandi 
en même temps que le type physique se modifiait, et il faudra 
bien reconnaître qu'il s’est formé aux Etats-Unis une sous-race 
nègre dérivée de la race importée. L 

XII. — Ainsi le Blanc d'Europe et le Nègre d'Afrique, arrivés 
dans ce milieu également nouveau pour eux, se sont tous deux 
modifiés. Mais il y a plus : tous deux, selon M. Reclus, dont le 
témoignage est confirmé par celui de l’abbé Brasseur de Bour- 
bourg, se rapprochent des races indigènes. Ces deux écrivains 
semblent admettre qu’au bout d’un temps donné et quelle que 
soit leur origine, tous les descendants des Blancs ou des Nègres 
immigrés en Amérique seront devenus des Peaux-Rouges. 

Pour que deux observateurs aussi intelligents arrivent sur une 
question pareille à une conclusion identique et certainement fort 
inattendue, il faut que les faits parlent haut. Toutefois ils en 
ont forcé la signification, faute de s'être rendu suffisamment 
compte de la nature du problème. Que le Nègre et le Blanc 
remplacent quelques-uns de leurs traits, de leurs caractères, 
par des traits, par des caractères analogues à ceux des indi- 
gènes, il n’y a là rien que de fort naturel. Soumis à l’action du 
milieu qui à façonné les races locales, ils ne peuvent qu’en subir 
l'empreinte dans une certaine mesure. Mais ils ne se confon- 
dront pour cela ni avec elles ni entre eux, pas plus que le Blanc 
transporté en Afrique ne deviendra jamais un vrai Nègre, pas 
plus que les descendants européens d’un Nègre ne seront ja- 
mais de vrais Blancs. 

Cette impossibilité pour une race, de se transformer en une 
autre, est souvent opposée à titre d’objection à la doctrine 


492 FORMATION DES RACES HUMAINES 


monogéniste. Elle est pourtant la conséquence naturelle des phé- 
nomènes dont j'ai essayé de donner une idée suceincte, et 

s'explique aisément. Toute race est une résullante dont les 
composantes sont, d’une part l'espèce elle-même, et d'autre part 
la somme des actions modificatrices qui ont produit la déviation 
du type. On ne peut séparer l’un de l’autre ces deux éléments, 
et les-races marronnes nous ont appris jusqu’à quel point pouvait # 
aller la fusion. Toute race déjà assise, transportée dans le milieu 
qui en a formé une autre, se rapprochera sans doute de cette 
dernière ; mais elle gardera en partie sa première empreinte, 
comme l'ont fait les arbres fruitiers de Van Mons, les chiens 
sauvages de Martin de Moussy. 

Voilà ce qui se passerait même entre races primaires déta- 
chées directement du type primitif, et n'ayant subi que l’action 
d'un seul milieu bien déterminé. Mais, quand il s’agit du Nègre 
et du Blanc, la question est bien plus complexe. Ces deux types 
extrèmes représentent le dernier produit de deux séries d'ac- 
tions séculaires dont la diversité, la multiplicité sont indiquées 
par les stations géographiques elles-mêmes. L'Europe et l’Afri- 
que tropicale leur ont donné, si l’on peut s'exprimer ainsi, /a 
dernière façon; mais ils avaient été ébauchés bien avant d'at- 
teindre leur habitat actuel. En les transposant, on ne soumet 
done chacun d'eux qu'à une partie des influences qui ont fa- 
conné l’autre, et par conséquent il ne saurait y avoir jamais 
échange complet de caractères. 


XIIL __ Sans nier d’une manière absolue l’action du milieu !- 


sur l’homme, la plupart des polygénistes lui refusent le pouvoir: 
de donner naissance à des races nouvelles. À l’appui de leur 
négation, ils invoquent la persistance de certains types pendant 
un laps de temps considérable, et insistent principalement sur 
les faits empruntés à l'Egypte. Je joins ici bien volontiers mon 
témoignage au leur. Il est très-vrai que les peintures et les 
sculptures égyptiennes montrent chez les habitants de la vallée 
du Nil un type, ou mieux des types remarquablement uniformes ; 
et, quiconque a visité ces contrées, a certainement été frappé 
comme moi de l'extrême ressemblance des populations actuelles 
avec les populations passées. 

Mais, quelles raisons l’homme de la vallée du Nil aurait-il eues 
de varier? quelle cause autre que le croisement aurait pu 
déterminer une modification quelconque dans ses caractères 
physiques? Dans cette région exceptionnelle à tant d'égards, 
rien n’a changé depuis les temps historiques, ni la terre, ni le 
ciel, ni le fleuve; les mœurs, les habitudes, la vie journalière, 
sont restées ce qu ‘elles étaient au temps des Pharaons ; l'Egyp- 
tien va jusqu’à se servir, de nos jours d ustensiles parfaitement 
pareils à ceux qu ‘employaient ses ancêtres il y a cinquante ou 
soixante siècles. 

En Egvpte, toutes les conditions d'existence, par conséquent, 
toutes les actions de milieu sont done aujourd ‘hui les mêmes que 


ACTION DU MILIEU ET DE L'HÉRÉDITÉ 193 


dans les temps reculés dont les monuments ont conservé l’his- 
toire. Bien loin de tendre à modifier la race déjà assise, elles 
n’ont pu que la stabiliser de plus en plus. Dans l’ordre d'idées 
que je défends, ce qui serait inconcevable, c'est que le type 
égyptien eût changé. 

La persistance de ce type, loin d'être une objection à la 
manière dont je comprends l’action du milieu, la formation et 
le maintien des races, en est la confirmation. 

XIV. — En résumé, comme toutes les espèces animales et 
végétales , l'espèce humaine est variable dans une certaine 
mesure; comme les animaux et les plantes, l’homme a ses 
variétés et ses races, apparues et formées sous l’action des mèmes 
causes. 

Dans le règne humain, comme dans les deux autres règnes 
organiques, les causes premières de la variation sont le mélieu 
et l’hérédité. 

Dans les phénomènes de cet ordre, le milieu joue le rôle de 
régulateur suprême. Agent de modification s'il varie, il devient 
agent de stabilisation, s'il reste constant. 

Dans l’un et l’autre cas, son action a pour résultat l’harmo- 
nisation des organismes et des conditions d'existence. 

L'hérédité, conservatrice par essence, devient par cela même 
agent de variation lorsqu'elle transmet et accumule des actions 
de milieu modificatrices. 

XV. — Et maintenant il est facile de comprendre, dans ce 
qu'elle a de général, la formation des races humaines. 

L'homme a d’abord sans doute peuplé son centre d'apparition 
et les contrées immédiatement voisines. Puis il a commencé 
l'immense et multiple voyage qui date des temps tertiaires et 
dure encore aujourd'hui. Il a traversé deux époques géolo- 
giques; il en est à sa troisième. Il a vu le mammouth et le rhi- 
nocéros prospérant en Sibérie, au milieu d’une riche faune; tout 
au moins, il les a vus chassés par le froid jusque dans le midi 
de l’Europe ; il a assisté à leur extinction. Plus tard, lui-même a 
repris possession des baren-lands ; il a poussé ses colonies jusque 
dans le voisinage du pôle, peut-être jusqu’au pôle lui-même, en 
même temps qu'il envahissait les sables et les forêts des tropi- 
ques, atteignait l'extrémité des deux grands continents et peu- 
plait tous les archipels. 

Depuis bien des milliers d’années, l’homme a donc subi l’ac- 
tion de tous les milieux extérieurs que nous connaissons, celle 
de milieux dont nous pouvons tout au plus nous faire une idée. 
Les divers genres de vie auxquels il s’est livré, les différents 
degrés de civilisation auxquels il s'est arrêté ou élevé, ont 
encore diversifié pour lui les conditions d'existence. Etait-il 
possible qu'il conservät partout et toujours ses caractères pri- 
mitifs ? 

L'expérience, l'observation, conduisent à une conclusion tout 
opposée. 


DE QUATREFAGES. 13 


194 FORMATION DES RACGES HUMAINES 


En voyant l’Anglo-Saxon de nos jours, bien que protégé par 
toutes les ressources d’une civilisation avancée, subir l’action 
du milieu américain et se transformer en Yankee, il nous faut 
admettre qu'à chacune de ses grandes étapes, l'homme soumis à 
des conditions d'existence nouvelles, a dù s’harmoniser avec 
elles, et pour cela se modifier. Chacune de ces stations princi- 
pales a nécessairement vu se former une race correspondante. 
Les caractères primitifs, ainsi atteints successivement, se sont 
inévitablement altérés de plus en plus, en raison de la longueur 
du voyage et de la différence des milieux. Parvenus au bout de 
leur course, les petits-fils des premiers émigrants n'avaient cer- 
tainement conservé que bien peu des traits de leurs ancêtres. 

Le type humain primitif a probablement présenté, pendant 
un temps indéfini, ses caractères originels chez les tribus qui 
restèrent attachées au centre d'apparition de notre espèce. 
Quand vint l’époque glaciaire qui, selon toute apparence, ren- 
dit inhabitable la première patrie de l’homme, ces tribus durent 
émigrer à leur tour. Dès lors, la terre n’eut plus d’autochthones ; 
elle ne fut peuplée que de colons. En même temps, l’action 
modificatrice des milieux pesa sur les derniers venus qui, eux 
aussi, se transformèrent. 

À partir de ce moment, le type primitif. de l’homme a été 
perdu ; l'espèce humaine n’a plus été composée que de races, toutes 
plus ou moins différentes du premier modèle. | 


CHAPITRE XXII 


FORMATION DES RACES HUMAINES MÉTISSES. 


I. — Les races développées par la seule action du milieu et 
de l’hérédité ne sont pas restées isolées. Les premiers émigrants 
sortis du centre d'apparition, n’ont certainement pas poussé 
tout d’un trait et tout droit jusqu'à l'extrémité du rayon déter- 
miné par leurs premières étapes. Ils se sont arrêtés en route; ils 
ont formé des centres secondaires autour desquels ont irradié 
de nouvelles migrations. L'histoire des Lenni Lénapes, comme 
celle des Polynésiens, atteste que les choses ont dü se passer 
ainsi. Par conséquent, dans bien des cas, les premières races 
formées ont dû se rencontrer. Puis, les flots d’émigration se 
succédant les uns aux autres, les derniers venus trouvaient sur 
leur passage ceux qui les avaient précédés. Nous constaterons 
plus loin que des faits de cette nature se sont produits dès 
l’époque quaternaire. 

Pacifiques ou violentes, ces rencontres amenaient à chaque 
fois des pénétrations réciproques, et par conséquent des croëse- 
ments, des métissages. 

Les fondateurs de l'anthropologie, Buffon, Blumenbach et Pri- 
chard lui-même, se sont fort peu occupés du croisement entre 
races humaines et en ont méconnu l'importance. On ne saurait 
leur en faire un sérieux reproche. Les premiers manquaient de 
bien des données que nous possédons aujourd'hui. Prichard 
n'était ni naturaliste ni physiologiste. Rien d’ailleurs n’amenait 
d'une manière pressante leur attention sur les mélanges qui 
avaient pu s’accomplir dans des temps plus ou moins éloignés 
ou chez des peuples encore assez mal connus. 

Il n’est plus permis de nos jours de garder cette indifférence. 
D'une part, à mesure que l’on connaît mieux les populations 
humaines, on voit croître le nombre de celles qui doivent leur 
origine au croisement ; d'autre part, il est impossible de ne pas 
se préoccuper de ce qüi attend l'humanité, par suite du mouve- 


196 FORMATION DES RACES HUMAÏNES 


ment d'expansion et de mélange qui se manifeste de toute part. 
En voyant ce qui se passe actuellement, on est naturellement 
conduit à rechercher ce qui a pu se passer autrefois. 

Il. — Se forme-t-il aujourd’hui des races humaines métisses ? 
En présence des faits généraux que j'ai rappelés dans un cha- 
pitre précédent, cette question peut paraître étrange. Pourtant 
elle a été posée et on y a répondu négativement d’une manière 
plus ou moins formelle. Il est donc nécessaire d'en dire quel- 
ques mots. 

L'ère des croisements modernes peut être considérée comme 
datant de la découverte du nouveau monde. Toutefois le mé- 
lange des sangs ne s’est accompli sur une large échelle que plus 
tard, tout au plus après la conquête des Indes en 1515, celle du 
Mexique en 1520 et celle du Pérou en 1534. Trois siècles et 
demi à peine nous séparent donc de cette époque. Et pourtant 
M. d'Omalius, ne tenant compte que des produits du croisement 
entre le Blanc d'Europe et les diverses races colorées, porte 
à 18 millions le chiffre des métis. La population du globe étant 
évaluée à 1,200 millions le produit des unions croisées en repré- 
senterait déjà environ -:. 

On sait d’ailleurs combien la répartition des métis est irrégu- 
lière. D’immenses contrées n’ont pas été atteintes. Mais là où 
les populations se sont trouvées en contact intime, la propor- 
tion est bien autrement forte. Dans le Mexique et l'Amérique 
Méridionale, les métis forment au moins + de la population. À 

Mais, disent Knox et les autres anthropologistes qui adoptent | 
ses idées d’une façon plus ou moins explicite, ces métis sont en- 
tretenus uniquement par les unions croisées incessantes. Li- 
vrés à eux-mêmes et ne se renouvelant plus aux races pures, ils 
s’'éteindraient rapidement. — Je me borne à opposer quelques 
faits à ces assertions. | 

Au Cap, le croisement du Hollandais et du Hottentot avait 
donné naissance à des métis appelés Pasters, qui devinrent 
bientôt assez nombreux pour inspirer des craintes. On les bannit 
au-delà de l’Orange. Ils s’y sont constitués sous le nom de Gri- 
quas et leur population s'accroît rapidement. Une partie restée 
dans la colonie forme des villages, entre autres celui de la Nou- 
velle-Platberg. Les Basters s'unissent entre eux et les voyageurs 
signalent la fécondité de ces unions. 

Martius a vu les Cafusos, nés du croisement des Nègres mar- 
rons avec les indigènes du Brésil. Retirés dans les boïs où ils 
ont trouvé un refuge, ils y ont formé une race à part. 

L’amiral Jurien de La Gravière nous apprend qu'à Manille les 
métis d'Espagnols, de Chinois et de Tagals sont beaucoup plus 
nombreux que les souches mères. À Mindanao, les métis d’Es- 
pagnols et de Tagals forment la majorité des habitants. « La 
fusion des races, ajoute-t-il, s’est opérée avec une merveilleuse 
facilité sur ce coin de terre isolé. » 

Les Marquises, subissant le sort des autres terres polynésiennes, 


RACES MÉTISSES 197 


ont été dépeuplées par ce mal mystérieux qui semble devoir 
anéantir les populations océaniennes ; elles se repeuplent par 
les métis, nous dit M. Jouan. 

Sur toute la zone littorale de l'Amérique du sud, selon 
M. Martin de Moussy, les populations métisses sont prospères et 
en voie d’accroissement rapide. 

Terminons cette énumération en rappelant succinctement un 
fait bien connu et qui a toute la valeur d’une expérience précise. 

En 1789, à la suite d’une révolte, des matelots anglais au 
nombre de 9 vinrent s'établir dans le petit îlot de Pitcairn, dans 
l'Océan Pacifique, accompagnés de 6 Tahïtiens et de 15 Tahi- 
tiennes. Les Blancs s'étant conduits en tyrans, la guerre de race 
éclata. En 1793 la population était réduite à 4 Blancs et à 
10 Tahïtiennes. Bientôt la guerre s’alluma de nouveau entre les 
quatre chefs de la colonie et Adams resta seul. Maïs les unions 
avaient été fécondes ; les premiers métis grandirent et se ma- 
rièrent entre eux. Ils eurent de nombreux enfants. En 1895, le 
capitaine Beechey trouva à Pitcairn 66 individus. Vers la fin 
de 4830, la population était de 87 individus. En 1856, elle attei- 
gnait le chiffre de 193. Malgré les conditions déplorables du 
début, la race métisse de Pitcairn avait donc presque doublé en 
25 ans, et avait presque triplé en 33 ans. Or l’Angleterre, le 
pays d'Europe le plus favorisé sous ce rapport, ne double sa 
population qu’en 49 ans. Ainsi-les métis de Polynésiens et d’An- 
glais expatriés ont pullulé à Pitcairn environ deux fois plus que 
les Anglo-Saxons purs et placés dans leur milieu natal. 

Ainsi la race blanche, en se croisant avec les races les plus 
différentes par leurs caractères et leur habitat, à donné nais- 
sance à des populations mixtes qui grandissent depuis leur ap- 
parition. On ne voit et personne ne signale de raison pour que 
ce mouvement ascensionnel s’arrête ou même se ralentisse. 

IT. — Reste le croisement du Blanc et du Nègre. C’est à 
propos de celui-ci que l'on a cité quelques faits tendant à 
prouver que les métis ne peuvent se propager par eux-mêmes. 
Examinons-les rapidement. | 

Etwick et Long, dans leurs Æistotres de la Jamaique, ont as- 
suré que les mulâtres ne se reproduisent pas dans cette île au- 
delà de la troisième génération. Le D' Yvan a signalé un fait 
analogue à Java. Le D' Nott a trouvé que dans la Caroline du 
Sud, les mulâtres sont peu féconds, qu'ils ont la vie plus courte 
qu'aucune race humaine et meurent fréquemment en bas âge. 
Sans aller aussi loin, le D' Simonnot attribue à ces métis une 
sorte de neutralité ethnologique, « qui ne leur assure qu’une 
durée éphémère dès qu'ils sont abandonnés à eux-mêmes. » 

Rien de plus facile que d’opposer des faits contraires aux 
précédents. Je puis invoquer le témoignage de quelques-uns des 
auteurs mêmes que je viens de citer. Nott, après avoir formulé 
d'une manière générale les aphorismes que je viens de résumer, 
reconnaît qu'ils s'appliquent seulement à la Caroline du Sud, 


198 FORMATION DES RACES HUMAINES 


tandis que dans la Louisiane, la Floride et l’Alabama, les mulâtres 
‘ sont robustes, féconds et vivaces. Je tiens du D' Yvan lui-même 
que son observation ne concerne que Java et qu'il avait signalé 
le fait comme exceptionnel. 

En revanche, Hombron déclare que dans nos colonies « les 
Négresses et les Blancs offrent une fécondité médiocre ; les 
mulâtresses et les Blancs sont extrêmement féconds ainsi que 
les mulâtres et les mulâtresses. » Au milieu même du Golfe du 
Mexique le mulâtre, selon M. Rufz, « est bien développé, fort, 
alerte, plus apte que le Nègre aux applications industrielles et 
très-salace, » D'après M. Audain, dans la République Dominicaine . 
de Saint-Domingue, « il y a un tiers de Nègres, deux tiers de : 
mulâtres et une proportion insignifiante de Blancs, » Depuis 
longtemps cette population n’est alimentée par aucun arrivage 
nouveau ; elle s’entretient donc bien par elle-même. 

Je crois inutile de multiplier ces citations. Ajoutées aux chif- 
fres de Martin de Moussy, qui ne fait aucune exception à propos 
des mulâtres, elles suffisent pour préciser ce qui ressort d’ail- 
leurs du fait général, savoir : que le mulâtre est aussi vivace et 
aussi fécond que les autres races, au moins dans la très-grande 
majorité des points du globe où s’est formée cette population 
métisse. 

IV. — Je ne nie pas pour cela les faits avancés par Etwick, 
Long, Nott, Yvan, Simonnot. Je les accepte sans même les dis-. 
cuter, Que prouvent-ils en présence des autres faits si nombreux, 
si concluants ? Tout au plus que le développement de la race 
mulâtre peut être favorisé, retardé ou empêché par des circon- 
stances locales. En d’autres termes, qu'il dépend des influences 
re par l’ensemble des conditions d’existence, par le 
milieu. 

Nous voyons donc reparaître, dans la formation des races mé- 
tisses, cet élément dont l’action joue un si grand rôle dans l’his- 
toire naturelle de l’homme, et il fallait bien s’y attendre. 

Dans le résultat du croisement entre le Nègre et le Blanc à la 
Jamaïque, à Java, etc., son intervention pouvait être prévue. 
Les deux races sont étrangères à ces contrées fort redoutables, 
on le sait, aux races étrangères. La question du croisement se 
complique done ici des phénomènes, des difficultés de l'accli- 
matation. Est-il surprenant que des unions contractées dans des 
conditions pareilles ne présentent que des garanties précaires 
d'avenir ? 

Il y a d’ailleurs à tenir compte ici d’un élément constamment 
oublié et dont l'importance dans les questions de cette nature 
m'a toujours vivement frappé. Je veux parler de la moralité. 
Elle aussi fait partie des conditions d'existence ; elle est wn des 
éléments du milieu. Or, qu’on se reporte aux détails, peu nom- 
breux mais trop significatifs, donnés par quelques voyageurs sur 
l'existence des Européens aux colonies, à la Jamaïque en particu- 
lier; que l’on rapproche ces tristes données de celles que fournit 


RACES MÉTISSES 199 


l'observation journalière, et les questions de croisement, d'accli- 
matation, s'éclaireront d'un jour tout nouveau. Il faudra bien 
reconnaître que la mort des pères, l'extinction des descendants, 
ne sont souvent que la conséquence et la punition du déporable 
milieu moral qu'ils se sont fait et où ils ont vécu. 

V. — Mais le milieu physique a aussi son action propre. En 
voici un exemple probant. 

M. Simonnot a fait connaître des Sénégalais « qui associent à 
une peau franchement noire toutes les formes caractéristiques 
du Maure et cela à tous les âges. » Pour lui ces Maures noirs 
sont des métis. S'il en est ainsi, il faut au moins reconnaître que 
le sang blanc dominé de beaucoup, puisque toutes les formes 
appartiennent à ce type. Pour que la couleur du Nègre persiste 
malgré cette sémitisation profonde, il faut bien qu'une action 
locale, c’est-à-dire une action de milieu, ait neutralisé les lois 
ordinaires du métissage et juxtaposé la couleur d’une race aux 
traits et aux formes d’une autre. 

Si cette conclusion avait besoin d’être confirmée, elle le se- 
rait par les faits que cite Prosper Lucas. Il s’agit d’unions entre 
Nègres et Blancs accomplies en Europe. Dans la même famille 
on voit le sang noir prédominer à l’origine, puis perdre de son 
influence et s’effacer à peu près entièrement chez les derniers 
enfants. Dans une de ces observations, la mère appartenait à la 
race noire ; l’infidélité même n'aurait donc rien pu changer aux 
conditions de l’expérience. C'était bien le milieu qui blanchis- 
sait progressivement ces métis, lesquels auraient tous été noirs 
sur les bords du Sénégal. 

VI. — Quelques anthropologistes, tout en reconnaissant la mul- 
tiplicité et la fécondité des croisements entre races humaines, ne 
voient dans ce fait qu'une confusion de sang et se plaignent de 
ne trouver nulle part une race métisse d'origine récente qui soit 
bien caractérisée. En conséquence ils nient que le croisement 
ait pu être pour quelque chose dans la formation des races à 
caractères mixtes mais constants, qui font partie de la popula- 
tion du globe. 

Cette objection repose sur la méconnaissance des phénomènes 
qui accompagnent la formation des races animales par métis- 
sage. Tous les éleveurs savent fort bien que ce n’est pas du pre- 
mier coup que l’on produit par croisement une race déterminée 
et assise. En pareil cas le conflit, les compromis dont j'ai parlé 
précédemment s’accentuent avec plus d'énergie, par cela même 
qu'il faut marier et fondre deux natures dissemblables à certains 
égards. A elle seule l’hérédité immédiate et directe produit à 
chaque instant des phénomènes de fusion ou de juxtaposition, 
ou bien fait apparaître des traits nouveaux, résultant de deux 
caractères différents. L’hérédité médiate et indirecte aïinsi que 
l'atavisme interviennent avec persistance et produisent de nom- 
breuses irrégularités dans les générations qui se succèdent. Plus 
les races diffèrent et sont égales de sang, plus ces irrégularités 


200 FORMATION DES RACES HUMAINES 


sont marquées et persistantes. En 1800 la race ancon donnait 
encore des produits irréguliers. Il a fallu à M. Malingié plus de 
vingt ans pour asseoir sa race charmoise, de manière à ce qu’elle 
pût elle-même servir à de nouveaux croisements. 

L'’habile éleveur que je viens de nommer aussi bien que tous 
ses confrères n'ont d’ailleurs atteint leur but que grâce au 
choix minutieusement attentif des producteurs. Or, entre races 
humaines il ne peut être question de sélection. Les unions ont 
toujours lieu au hasard. De plus, dans l'immense majorité des 
cas, l'intervention continuelle d'individus de race pure accroît et 
prolonge la confusion. Cette absence d’uniformité dont s’étonnent 
les polygénistes s'explique bien aisément pour quiconque ne 
voit que des races dans les groupes humains. Au point de vue 
général, elle est fort instructive : si elle fait ressortir la diversité 
des races, elle atteste l'unité spécifique. Ge n’est pas d’espèce à 
espèce que le croisement présente de pareils phénomènes. Mais, 
à travers ce désordre, percent néanmôins dans les populations 
métisses de nos colonies des traits généraux communs qui ont 
attiré l'attention des voyageurs et ont été décrits. 

Ajoutons que lorsque, par suite de quelque circonstance, les 
produits de ces croisements se trouvent isolés et à l’abri de 
nouveaux mélanges, la race se caractérise assez vite. Les Cafusos, 
les Basters, les Griquas peuvent être cités à ce point de vue. Les 
Pitcairniens eux-mêmes, à l'époque de la visite de Beechey, com- 
mençaient à s’uniformiser. 

VII. — Dans le croisement entre races humaines inégales, le 
père appartient à peu près toujours à la race supérieure. Par- 
tout, surtout dans des amours passagères, la femme répugne à 
descendre ; l’homme est moins délicat. 

Au point de vue de l’avenir des races métisses, la prédomi- 
nance d'action d'un sexe sur le produit aurait donc une grande 
importance. La question a été posée dès l’origine des sociétés 
comme en font foi les lois de Manou,; elle a été maintes fois 
agitée par les penseurs et les physiologistes. Chacun des sexes a 
eu ses champions; et, des deux parts, on a cité des faits nom- 
breux. Tout bien pesé, il me paraît impossible de ne pas con- 
clure en faveur de l'égalité d'action. 

Toutefois cette égalité est purement virtuelle ; elle ne peut exis- 
ter en fait qu’à la condition d’une énergie procréatrice pareille 
dans les deux parents. Dès que l'équilibre est rompu, le sexe le 
plus fort l'emporte et le produit accuse cette supériorité. Les 
expériences de Girou de Buzareingue sur la procréation des 
sexes me paraissent on ne peut plus décisives à cet égard. 

Or ce qui est vrai de l’ensemble de l'organisme l’est égale- 
ment de ses diverses parties, de chacune de ses fonctions, de ses 
diverses énergies. Dans la formation du nouvel être, l’action de 
l'hérédité se décompose en autant de faits qu'il y a de traits à 
transmettre. Le père et la mère tendent tous deux à se repro- 
duire en entier dans le fils ; il v a lutte entre les deux natures, 


RACES MÉTISSES 201 


Mais la bataille, si l’on peut s'exprimer ainsi, résulte d’une foule 
de combats singuliers où chacun des parents peut être tour à 
tour vainqueur ou vaincu. 

Cette considération fort simple, qui ressort à mes yeux d’une 
foule de faits de détail, fait comprendre aisément bien des 
résultats dont s’étonnent les physiologistes, les anthropolo- 
gistes, etc. Après avoir attribué à la mère un rôle prépondérant, 
Nott déclare avec surprise qu’au point de vue de l'intelligence 
le mulâtre se rapproche davantage du père blanc. Mais l'énergie 
intellectuelle n'est-elle pas supérieure chez ce dernier à celle de 
la mère? et n'est-il done pas naturel qu’elle l'emporte dans la 
lutte des deux pouvoirs héréditaires ? On sait jusqu'où peut 
aller cette victoire et comment les deux natures peuvent pour 
ainsi dire se partager le produit de ce croisement. Lislet Geoffroy, 
entièrement Nègre au physique, entièrement Blanc par le carac- 
tère, l'intelligence et les aptitudes, en est un exemple frappant. 

Gette victoire des énergies supérieures s’accuse encore d’une 
autre manière bien remarquable dans le croisement des races 
blanches et noires. La première est de toutes la plus sensible 
aux influences paludéennes, la seconde celle qui leur résiste le 
mieux. Par cela même elle est presque à l'abri de la fièvre jaune. 
Eh bien, le mulâtre hérite de ce double pouvoir de résis- 
tance. Nott assure qu'il suffit d’un quart de sang nègre pour 
être protégé contre la fièvre jaune avec autant de certitude qu’on 
l’est par la vaccine contre la variole. 

Et maintenant on comprend que, dans le croisement entre 
races différentes, les métis devront présenter les caractères qui 
dans chacune d’ellés dominent les caractères correspondants 
chez l’autre. Si les énergies s’équilibrent il y aura habituel- 
lement compromis. Le Nègre et le Blanc diffèrent essentiellement 
par le teint et les cheveux ; la couleur des yeux est presque 
aussi variable chez l’un que chez l’autre. Chez le mulâtre, les 
deux premiers traits accusent à peu près toujours la double 
origine de l'individu ; le troisième n’a aucune fixité. 

Au contraire chez le métis de Blanc et d'Américain indigène, 
les yeux et les cheveux sont presque constamment empruntés 
au dernier. Humboldt à remarqué que ces deux traits persistent 
même après plusieurs générations à croisement unilatéral vers 
le Blanc. M. Ferdinand Denis a reconnu à ses yeux une descen- 
dante des caciques. En revanche, dans les mêmes croisements, 
la couleur du Blanc l'emporte sur celle de l'Américain dès la 
seconde, et même parfois dès la première génération. 

Le croisement du Slave et du Bouriate présente des faits sem- 
blables. Le métis a invariablement les cheveux et les yeux du 
second. 

VII. — « Au Brésil, dit Martin de Moussy, les sang-mêlé de 
toute origine pullulent et forment une population nouvelle qui 
va s indigénant chaque jour davantage , si l’on peut se ser- 
vir de cette expression, et se rapprochent sans cesse du type 


202 FORMATION DES RACES HUMAINES 


blanc, qui, d'après ce qui se passe dans toute l'Amérique du sud, 
finira avec le temps par absorber tous les autres. » Un fait ana- 
logue a été signalé à Buenos-Ayres, au Paraguay, etc. 

Peut-on voir dans ce résultat un signe de l’ascendant de la 
race blanche ? Je ne le pense pas. J’y vois bien plutôt la consé- 
quence de la tendance générale indiquée plus haut. A 

Dans les contrées dont il s'agit, la femme Négresse ou Indienne 
se croise aisément avec le Blanc, La métisse, issue de ces unions, 
fière du sang de son père, croirait déchoir en se livrant à un 
individu de race colorée et réserve toutes ses faveurs à ceux 
dont le croisement l’a rapprochée. La tierceronne, la quarte- 
ronne raisonnent et agissent de même. Dans ces régions où la 
couleur décide de la caste, c'est toujours à de plus blancs qu’elles, 
et par-dessus tout au blanc pur, qu'elles tendent à s'unir. 

De là il résulte que le croisement, quoique livré en apparence 
au hasard, est en réalité unélatéral et dirigé dans le sens supé- 
rieur, Il s'accomplit sous l'influence d’une véritable sélection 
inconsciente, et la prédominance du sang blanc est le résultat 
de cette sélection, 

De là aussi résultera tôt ou tard l'accomplissement de la 
prédiction faite par Martin de Moussy. Les races métisses feront 
en grande partie retour à la race supérieure. Mais, ramenées au 
type blanc par cette voie détournée et à travers tous les degrés 


du métissage, elles auront sur leurs similaires d'Europe un bien … 


grand avantage : elles seront acclimatées. 

Des phénomènes inverses semblent, au dire de M. Squiers, se 
passer au Pérou. [ci c’est au type indigène que la population 
métisse tend à retourner. Le fait s'explique, au moins en partie, 
par les relations qui, dès le début de la conquête, s’établirent 
entre les conquérants et la race conquise. 

Les premiers ne pouvaient mépriser outre mesure des vaincus 
aussi civilisés qu'eux-mêmes. Leurs chefs s’allièrent de bonne 
heure aux familles Incas et cet exemple fut suivi. Par suite, le 
préjugé de la couleur ne put exercer au Pérou la même action 
qu'au Brésil et à Buénos-Ayres. La prédominance numérique de 
la race locale et les actions du milieu eurent donc le champ 
libre, et leur double influence s’accuse dans le résultat signalé 
par M. Squiers. 

IX. — Le métissage humain, si général de nos jours, peut-il 
être un phénomène nouveau dans l’histoire de l'humanité? 
Evidemment non. Dans le passé comme dans le présent, tout 
contact un peu prolongé entre deux races, toute immigration, 
toute conquête a amené la formation d’une race métisse. C'est 
une des conséquences inévitables des instincts de l’homme et 
des lois physiologiques. 

Il est tout naturel que les polygénistes aient méconnu les 
faits de cette nature. Pour eux une population à caractères 
mixtes est une espèce comme une autre, intermédiaire entre deux 
types spécifiques donnés. Mais on s'explique moins facilement 


RACES MÉTISSES 203 


l'indifférence ou l'erreur des monogénistes. Evidemment, ce qui 
leur a manqué c’est la connaissance des phénomènes du eroise- 
ment chez les plantes, chez les animaux. En présence d'une 
race à caractères indécis, présentant des analogies plus ou 
moins éloignées avec deux types différents, ils ont été d’ordi- 
naire embarrassés et ont laissé la question de côté, ou tout au 
lus ont invoqué d'une manière vague l’action du milieu, 
.Ilest très-vrai que celui-ci, en rapprochant les races étran- 
gères de la race locale, conduit à des résultats analogues à ceux 
ui résultent du croisement. Nous en avons vu un exemple aux 
tats-Unis, Toutefois le métissage a ses phénomènes propres, 
qui persistent même après bien des générations. D'ailleurs aux 
indications tirées des caractères physiques et physiologiques 
s’en ajoutent d’autres empruntées à des ordres de faits très- 
différents et qui, dans bien des cas, permettent de conclure avec 
une certitude remarquable. Le mélange de croyances, de cou- 
tumes, de mœurs, fournit souvent des renseignements précieux, 
Mais la comparaison des langues surtout jette d'ordinaire un 
jour inattendu sur les problèmes en apparence les plus difficiles. 
De temps à autre la légende, l'histoire sont venues confirmer 
les inductions tirées des ordres de faits que je viens d'indiquer 
et attester la justesse de vues qui, au premier abord, pouvaient 
paraître hasardées. 
. Comme exemple je citerai les Cafres Zoulous. C’est un des 
groupes dont les divers polygénistes font une espèce distincte. 
Ils se distinguent en effet des autres races nègres par bien des 
caractères. Mais par ces caractères mêmes ils se rapprochent du 
type blanc. En outre divers voyageurs nous apprennent qu'ils 
présentent une grande variabilité de traits. Des missionnaires 
qui ont vécu parmi eux ajoutent que, dans la même famillle, 
dans des conditions qui rendent tout croisement impossible, on 
rencontre des individus Nègres par les cheveux et le teint, et 
d’autres dont les cheveux sont lisses et le teint marron. À eux 
seuls ces faits autoriseraient à voir dans les Zoulous une race 
métisse. 

La linguistique confirme cette conclusion. Les linguistes s’ac- 
cordent pour placer les langues cafres dans la famille des lan- 
gues zimbiennes, dont la grammaire et le vocabulaire sont fon- 
damentalement nègres, mais renferment aussi des éléments 
arabes, nilotiques et malgaches. La langue aussi bien que les 
caractères physiques annoncent donc un mélange de sang. 

La chronique découverte par le capitaine Guillain justifie ces 
conclusions en faisant connaître l’histoire des colonies arabes 
depuis Quiloa jusqu’à Sofala. Elle raconte les guerres soulevées 
pour la possession des mines d’or ; elle montre les vainqueurs 
expulsant les vaincus, et les forçant d'aller au sud chercher une 
nouvelle patrie. Il est évident que ces derniers ont franchi la 
baie de Delagoa, où ils ont laissé la race noire dans son état 
d'infériorité primitive, et sont allés plus loin s’allier volontai- 


204 FORMATION DES RACES HUMAINES 


rement ou involontairement à des tribus dont le type s’est ainsi 
relevé. | 

En définitive, loin d’être une espèce, les Zoulous sont une race 
métisse de Nègres et d’Arabes, de formation assez récente pour 
que l'hérédité médiate et l’atavisme en trahissent encore la 
double origine, qu'atteste également la linguistique, mais dans 
laquelle l'élément nègre conserve une très-grande supériorité. 

X. — La recherche des populations métisses, la détermination 
du rôle joué par chacun des éléments intervenus dans leur for- 
mation, sont au nombre des questions les plus intéressantes de 
l’anthropologie. Cette étude ne doit pas s'arrêter seulement aux 
populations chez lesquelles le mélange des caractères saute, pour 
ainsi dire, aux yeux. Elle doit porter aussi sur celles que l’on 
regarde généralement comme très-pures. On reconnaît alors que 
le mélange a pénétré là où on ne le soupçonnaïit guère. 

A la Chine et surtout au Japon, le sang blanc allophyle s’est 
mêlé au sang jaune, dans des proportions diverses ; le sang 
blanc sémitique s’est infiltré jusqu'au cœur de l'Afrique; les 
types nègre et houzouana se sont pénétrés réciproquement pour 
enfanter toutes ces populations cafres placées à l’ouest des Zou- 
lous arabisés ; les races malaises sont le résultat de l’amalgame, 
dans des proportions diverses, de Blancs, de Jaunes et de Noirs; 
les Malais proprement dits, loin d’être une espèce comme le 
veulent les polygénistes, ne sont qu'une population où, sous 
l'influence de l’islamisme, ces éléments multiples se sont plus 
complétement fusionnés, etc. 

J'ai cité au hasard les quelques exemples précédents, pour 
montrer comment les types les plus extrêmes de l'humanité ont 
contribué à former un certain nombre de races. Ai-je besoin 
d’insister sur les mélanges accomplis entre les types secondaires 
dérivés des premiers? En Europe, quelle population peut pré- 
tendre à la pureté de sang? Les Basques, eux-mêmes, que leur 
habitat, leurs institutions, leur langage semblaient deyoir le 
mieux protéger contre l'invasion du sang étranger, présentent 
sur certains points, au cœur de leurs montagnes, la trace évi- 
dente de la juxtaposition et de la fusion de races fort distinctes. 

Quant aux autres peuples échelonnés de la Laponie à la Médi- 
terranée, l'histoire classique, qui remonte pourtant bien peu 
haut dans le temps, suffit pour nous renseigner sur les métis- 
sages qu'ils ont inévitablement subis par suite des invasions, 
des guerres, des événements politiques et sociaux. L’Asie pré- 
sente, on le sait, le même spectacle; et, au cœur de l'Afrique, les 
Jagas, jouant le rôle des hordes de Gengis-Khan, ont brassé les 
tribus africaines d’un Océan à l’autre. 

XI. — A peine puis-je faire ici allusion aux faits généraux 
qui se dégagent de l’histoire détaillée des races. Quelque bref 
qu'il soit, cet appel à la mémoire du lecteur suffira, j'espère, 
pour motiver à ses yeux, les conclusions suivantes. 

Le milieu et l’hérédité ont façonné les premières races hu- 


RACES MEÉTISSES 205 


maines, dont un certain nombre a pu conserver pendant un 
temps indéterminé cette première empreinte, grace à l'isolement. 

Peut-être est-ce pendant cette période bien lointaine, que se 
sont caractérisés les trois grands types Nègre, Jaune et Blanc. 

Les instincts migrateurs et conquérants de l’homme ont 
amené la rencontre de ces. races primaires, et par conséquent 
des croisements entre elles. 

Quand les races métisses ont pris naissance, le croisement lui- 
même n'a fonctionné que sous la domination du milieu et de 
l'hérédité. 

Les grands mouvements de populations n’ont lieu qu’à inter- 
valles éloignés et comme par crises. Dans l'intervalle d’une crise 
à l’autre, les races formées par croisement ont eu le temps de 
s'asseoir et de s’uniformiser. 

La consolidation des races métisses, l’uniformisation relative 
des caractères à la suite du croisement, ont été forcément très- 
lentes par suite du défaut absolu de sélection. Par conséquent, 
toute race métisse uniformisée est en même temps très-ancienne. 

Les instincts de l'homme ont amené le mélange des races 
métisses, comme ils avaient produit celui des races primaires. 

Toute race métisse uniformisée et assise, a pu jouer, dans de 
nouveaux croisements, le rôle d’une race primaire. 

L'humanité actuelle s’est ainsi formée, sans doute pour la 
plus grande partie, par le croisement successif d’un nombre 
encore indéterminé de races. 

Les races les plus anciennes que nous connaïssions, les races 
quaternaires, n’en sont pas moins représentées encore de nos 
jours, soit par des populations généralement peu nombreuses, 
soit par des individus isolés, chez lesquels l’atavisme reproduit 
les traits de ces ancêtres reculés. C’est là un fait qui sera dé- 
montré plus loin. 


CHAPITRE XXIV 


INFLUENCE DU CROISEMENT SUR LES RACES HUMAINES MÉTISSES. 


I. — Le croisement des races humaines a-t-il été, sera-t-il 
utile ou nuisible à l'espèce considérée dans son ensemble ? Les 
disciples de Morton en Amérique, en France, MM. de Gobineau 
et Perrier, ont affirmé que le métissage humaïn avait ou aurait 
dans l’avenir, des conséquences désastreuses. Cette opinion est- 
elle fondée? Voyons ce que disent les faits. | 

M. de Gobineau en appelle à l’histoire et remonte aux pre- 
miers temps de l'humanité. Pour lui, trois races fondamentales, 
la noire, la jaune et la blanche, se sont formées à l’origine. La 
race jaune occupait l'Amérique entière; la race nègre, toutes les 
portions méridionales de l’ancien continent jusqu’à la mer Cas- 
pienne; la race blanche était cantonnée dans le centre de l’Asie. 
Les deux premières, aussi disgraciées au point de vue intellec- 
tuel et moral qu’au point de vue physique, incapables de s'éle- 
ver par elles-mêmes au-dessus de l'état sauvage, n'ont jamais 
vécu qu'à l'état de érébus. La troisième seule unissait à la 
beauté du corps les vertus guerrières, l'esprit d'initiative, d'or- 
ganisation, de progrès qui enfante les sociétés et la civilisation. 
Un jour vint où la race jaune déborda sur l'Asie; et, contour- 
nant d’abord le centre occupé par les Blancs, alla peupler les 
régions occidentales du vieux monde. Puis, ce flot continuant 
à monter submergea la race blanche qui, à son tour, com- 
mença à émigrer; et, en mêlant son sang à celui des races infé- 
rieures, donna naissance à tous les peuples qui se sont succédé 
sur la terre. Au début de cette ère nouvelle, Le sang blanc, plus 
pur et plus abondant, enfanta des civilisations supérieures. De 
plus en plus rare à chaque émigration nouvelle, il a perdu de 
son influence et les civilisations se sont amoindries à tous 
égards. Le dernier effort de la race rénovatrice a été l'invasion 
germanique qui a détruit le monde romain, Aujourd’hui elle est 
épuisée. Partout le sang blanc, vicié par le mélange, a perdu son 


INFLUENCE DU MÉTISSAGE 207 


efficacité première. L’humanité, par cela même, est en plein 
déclin. Bientôt le mélange sera complet. Ghaque individu aura 
dans les veines + de sang blanc contre ? de sang coloré, et 
nous retournerons alors inévitablement à la barbarie. Enfin les 
croisements répétés auront rendu l’espèce humaine inféconde ; 
elle s'éteindra et disparaîtra. 

Telle est, résumée en quelques mots, la théorie de M. de 
Gobineau. Acceptons-la avec toutes ses hypothèses, y compris 
celle des migrations d'Amérique en Asie, contraire à tout ce que 
nous savons sur ce point. S’en suit-il que l’auteur soit d'accord 
avec lui-même? Pour qu'il en fût ainsi, il serait nécessaire de 
montrer la race privilégiée, fondant à elle seule au moins une 
de ces grandes sociétés, une de ces civilisations, comme les 
appelle M. de Gobineau, dont l’histoire garde le souvenir. Or, 
l’auteur ne peut en citer aucune, et en est réduit à admettre 
que la civilisation exclusivement blanche, a existé au centre de 

l'Asie sans laisser d’autre trace que les tumuli, longtemps attri- 
bués aux Scythes, aux Tchoudes, etc. Mais tout le monde sait 
ce qu'ont été les Blancs, au sortir de leur centre asiatique. Dans 
l'Inde, ce sont les Aryans encore à demi pasteurs ; en Europe, 
ce sont les barbares qui ont détruit le monde romain. Les uns 
ou les autres étaient-ils civilisés à l’égal des Egyptiens ou des 
Grecs ? 

M. de Gobineau compte dix civilisations qu'il nomme : Assy- 
rienne, Indienne, Chinoise, Egyptienne, Grecque, Italique, Ger- 
manique, Alléghanienne, Mexicaine et Péruvienne. Toutes, 
d’après lui, ont pris naissance à la suite du mélange des Blancs 
avec des races colorées. Mais en admettant qu'il en ait été ainsi, 
n'est-il pas évident que ce mélange a amené partout un progrès 
immense ? Certes, les ruines de Ninive, de Thèbes, d'Athènes, de 
Rome, celles mêmes de Palanqué, annoncent des populations 
autrement civilisées que celles qui ont élevé les tumuli de l’Asie 
centrale. 

À vouloir tirer des faits qu'il admet ou suppose leurs consé- 
quences logiques, M. de Gobineau aurait dû regarder le métis- 
sage comme le plus puissant élément de progrès. Il adopte, nous 
l’avons vu, l'opinion opposée. À ses yeux, toutes ces civilisations, 
splendides sous les Assyriens et les Egyptiens, ont été s'’amoin- 
drissant, se rapetissant, et ce qui en reste de nos jours, ne mérite 
que le dédain. 

Sans être aveuglé par l’amour-propre, il est permis de pro- 
tester contre cette conclusion. Sans doute, nous n’élevons plus 
de tours de Babel, nous ne bâtissons plus de pyramides. Le 
gigantesque sans but ou employé à glorifier un seul homme, 
n'est plus de notre temps. Mais qu'une œuvre utile à tous se 
présente, reculons-nous devant la grandeur de la tâche? Le 
moment est en vérité mal choisi pour nous accuser de faiblesse. 
Le canal de Suez a été creusé sur une autre échelle que la rigole 
des Pharaons, et en perçant les Alpes pour faire passer un che- 


208 FORMATION DES RACES HUMAINES 


min de fer, nous avons accompli ce que l'antiquité n eût osé 
rêver. 

Il est encore vrai que, pris en masse, nous sommes moins 
artistes que les Athéniens. Mais sans sortir du domaine des arts, 
il est des points où nous serions leurs maîtres. À en juger par 
les anecdotes qui nous renseignent sur la nature du talent de 
leurs plus grands artistes, la peinture, la musique n'étaient pas, 
chez les Grecs, au niveau de la sculpture. Si nous n’avons pas 
de Phidias, ils n’ont eu ni leur Raphaël, ni leur Michel-Ange, pas 
plus que leur Beethowen ou leur Rossini. 

Mais surtout, quand il nous condamne à une infériorité radi- 
cale, M. de Gobineau oublie le caractère le plus saisissant des 
temps modernes. 11 méconnaît le développement scientifique sans 
exemple, sans analogie dans le passé, et qui donne à notre 
civilisation une physionomie absolument nouvelle. Nous, les fils 
de races cent fois croisées, nous sommes au moins les égaux de 
nos pères, mais nous ne leur ressemblons pas. Inférieurs à quel- 
ques égards, nous prenons largement notre revanche sous d’au- 
tres rapports. Nous manifestons la puissance humaine sous d’au- 
tres aspects. 

Quelque bien doué qu'il soit, l’homme ne saurait atteindre à 
la fois à tous les points extrêmes du champ livré à son activité. 
C'est pourquoi, dans le temps comme dans l’espace il existe, à 
côté des populations et des races inférieures, d’autres popula- 
tions, d’autres races plus élevées, égales entre elles, maïs diverses. : 
Voilà en réalité ce qu’enseigne la comparaison entre le présen 
et le passé de l'humanité. | 

IT. — M. Perrier est polygéniste et autochthoniste; chez lui 
l'expression de race pure équivaut au terme d'espèce. Médecin 
et médecin très-instruit, il aborde les questions d'anatomie, de 
physiologie et reproduit sur la fécondité bornée et la stérilité des 
métis humains, quelques-unes des opinions que j'ai déjà com- 
battues. Il s'occupe surtout des populations actuelles et s'efforce 
de démontrer la supériorité de celles qu'il regarde comme pures. 
Il cite en particulier les Arabes et vante leurs civilisations anti- 
ques et modernes. Maïs j'ai à lui opposer ici la même objection 
qu'à M. de Gobineau. Nous savons bien peu de chose des 
Himyarites et des Adiîtes. Caussin de Perceval les montre comme 
ayant joué à diverses reprises le rèle de conquérants ; mais de 
conquérants barbares et de mœurs bien sauvages. Lorsqu'ils. 
sortent de leurs déserts sous l'impulsion de l’islamisme apparais- 
sent-ils avec le cachet des peuples civilisés? Tout au contraire. 
C’est seulement après la conquête, à la suite des mélanges qu'elle 
entraine, que l’on voit naître en Afrique, en Asie, en Espagne, 
les grandes civilisations arabes. Celle qui s’est développée sur 
place et que Palgrave nous a révélée, équivaut-elle à celle des 
Almohades, des Almoravides, des Abassides ? Evidemment non. 
Ici encore le mélange se montre comme ayant amené un pro- 
grès des plus accusés. | 


INFLUENCE DU MÉTISSAGE 209 


M. Perrier insiste sur la beauté physique et en particulier sur 
celle des femmes. Acceptons ce critérium. La pureté du sang est- 
elle seule cause de cette beauté ? À ce compte, dans une même 
contrée, les populations les plus pures devraient avoir les plus 
belles, les plus jolies femmes. Mais par exemple en France les 
habitants de l'Auvergne, retirés dans leurs montagnes, se sont 
incontestablement moins mélangés que ceux de nos plaines du 
Midi, où se sont rencontrées tant de races différentes. Eh bien, la 
femme de la Haute-Auvergne peut-elle disputer le prix à la gri- 
sette d'Arles, de Toulouse ou de Montpellier ? Ces trois types 
féminins sont fort distincts; ils accusent hautement des mé- 
langes. Ils n’en sont pas moins remarquables sous le rapport 
dont il s’agit et sont incontestablement supérieurs à l’Auver- 
gnate. En Sicile, où se sont heurtées toutes les populations péri- 
méditerranéennes, j'ai constaté des faits analogues à Taormine, 
à Palerme, à Trapani, etc. 

Quant à la possibilité de rencontrer des femmes remarquables 
par leurs attraits dans les races métisses, lors même que le Nègre 
entre comme élément dans leur composition, la réputation des 
femmes de couleur, mulâtresses ou quarteronnes, l’atteste suffi- 
samment. Tous les voyageurs ont signalé la séduction qu'elles 
exercent sur les Européens. M. Taylor est plus explicite et 
c'est à Tristan da Cugna, ilot perdu à mi-chemin du Cap et de 
l’'Amérique méridionale, qu'il a fait ses observations. Là une popu- 
lation toute métisse de Nègres et de Blancs s’est assise dans l’iso- 
lement. Voici ce qu’en dit le voyageur anglais : « Tous les gens 
nés dans l'ile sont mulâtres mais extrêmement peu foncés, d’une 
taille admirablement prise. Presque tous ont le type européen, 
beaucoup plus que nègre. Parmi les jeunes filles il y en avait de 
si complétement belles de tête et de corps, que je ne merapjfelle 
pas avoir rien vu de si splendide. Et pourtant je connais tous 
les rivages de la terre, Bali et ses Malaises, la Havane et ses 
créoles, Taïti et ses nymphes, les Etats-Unis et leurs femmes les 
plus distinguées. » On conviendra que voilà un jugement en 
faveur des mulâtresses sérieusement motivé et rendu par un juge 
expérimenté. 

Ainsi la beauté féminine se rencontre chez certaines races 
métisses ; elle manque chez d’autres races regardées avec raison 
comme des plus pures, chez Les Boschismans ou les Esquimaux. 
Les adversaires du métissage ne sauraient donc trouver en elle 
un argument en leur faveur. 

LIT. — Quoique les croisements modernes ne remontent qu'à 
trois siècles, ils ont déjà produit des résultats qui mettent 
hors de doute que des races remarquables à tous les points de 
vue peuvent sortir du métissage. Les Paulistes du Brésil en sont 
un exemple frappant. La province de Saint-Paul a été peuplée 
par des Portugais et des Acoriens venus du vieux monde, qui 
s’allièrent aux Gayanazes, tribu chasseresse et pacifique, aux 
Carijos, race belliqueuse et cultivatrice. De ces unions régulière- 


DE QUATREFAGES. 14 


210 FORMATION DES RACES HUMAINES 


ment contractées, sortit une race dont les hommes ont été dis- 
tingués de tout temps par leurs belles proportions, leur force 
physique, leur courage indomptable, leur résistance aux plus 
dures fatigues. Quant aux femmes, leur beauté a fait naître un 
proverbe brésilien attestant leur supériorité. Gette population 
a fait preuve d'initiative à tous égards. Si elle a marqué jadis 
par des expéditions aventureuses ayant pour but la conquête de 
l'or ou l'enlèvement des esclaves, elle fut aussi la première qui, 
au Brésil, planta la canne à sucre et éleva d'immenses trou- 
peaux. « Aujourd’hui, nous dit M. F. Denis, le plus heureux 
développement moral comme le mouvement intellectuel le plus 
remarquable paraissent appartenir à Saint-Paul. » CAT 

Ces éloges donnés à une population à peu près en entier 
issue du métissage par un observateur sagace, qui a vécu long- 
temps au Brésil, contrastent avec les reproches adressés par 
l’immense majorité des voyageurs aux métis américains. On les 
peint généralement sous des couleurs fort noires. Tout en leur 
accordant la beauté physique et souvent aussi une intelligence 
prompte et facile, on leur refuse à peu près toute moralité. 
Admettons qu’en effet ils diffèrent à cet égard des Paulistes 
autant qu'on le dit; l'explication du contraste est facile à 
trouver. 

À Saint-Paul les premières unions furent dès l’abord réguliè- 
rement contractées, grâce à l'intervention des pères Nobréga et. 
Anchiéta. Par suite de diverses circonstances les mamalucos, nés 
de ces mariages, furent acceptés d'emblée comme les égaux des 
blancs purs. Le croisement s’accomplit donc ici dans des condi- 
tions normales, fait unique peut-être dans l’histoire de nos 
colonies. 

Ailleurs en effet, le métissage a eu pour point de départ les 
plus mauvaises passions ; les préjugés du sang ont fait regarder les 
métis comme entachés d’un vice originaire qui les mettait hors 
classe, on pourrait dire hors la loi. Eh bien, quel rameau de race 
blanche pure naissant, grandissant, vivant dans le mépris et . 
l'oppression conserverait un caractère élevé et moral ? Les pères 
blancs donnaïent-ils d’ailleurs des exemples capables d'’influer 
en bien sur les enfants qu'ils abandonnaïent ? qui ne saït le con- 
traire ? Débauche sans frein d’une part, soumission servile de 
l’autre, voilà ce que les parents apportaient dans la création de la 
race métisse. En fait de caractères moraux, que pouvait trans- 
mettre l’hérédité aux produits d’unions semblables? 

Si quelque chose doit surprendre, c’est que des métis produits 
dans des conditions aussi détestables aient déjà pu se relever. 
Or, c'est ce qui est arrivé, même pour les mulâtres, par- 
tout où le préjugé du sang moins fortement enraciné a pu être 
vaincu par le mérite personnel. Au Brésil la plupart des pein- 
tres et des musiciens sont mulâtres, disent MM. Troyer et de 
Lisboa. En confirmant ce témoignage M. Lagos ajoutait que la 
capacité politique et l'instinct scientifique ne sont guère moins 


INFLUENCE DU MÉTISSAGE 211 


accusés chez eux que les aptitudes artistiques. Plusieurs sont 
des docteurs, des médecins praticiens d’une grande distinction. 
Enfin M. Torrès Caïcédo me citait parmi les mulâtres de sa 
patrie des orateurs, des poètes, des publicistes et un vice-prési- 
dent de la Nouvelle-Grenade, qui est en même temps un écrivain 
distingué. 

Si rien de pareil ne se manifeste là où une réprobation sociale 
pèse sur l’homme de couleur, c'est que pas plus que le milieu 
physique, le milieu moral et social ne perd jamais ses droits. 
Mais ce qui précède suffit, je pense, pour prouver que, placé dans 
des conditions normales, le métis du Nègre et de l'Européen jus- 
tifierait sans doute partout ces paroles de notre vieux voyageur 
Thevenot : « Le mulâtre peut tout ce que peut le Blanc ; son 
intelligence est égale à la nôtre ». 

IV. — Tout en protestant contre les doctrines qui tendent à 
_ déprécier les races métisses, je suis loin de prétendre que le eroi- 
sement soit partout et toujours heureux. Incontestablement, si 
l'union a lieu entre individus de races inférieures, le produit 
restera au niveau des parents. Mais ces unions sont peu nom- 
breuses. Même dans l’Amérique du sud, le Zambo est relative- 
ment rare. Le Nègre apparaissant partout en esclave, a été mé- 
prisé par les populations indigènes, qui, malgré leur asservisse- 
ment, avaient conservé la liberté individuelle, et elles ont évité 
de se croiser avec lui. 

C'est le Blanc qui, éntraîné par son ardeur inquiète, a envahi 
le monde et multiplie chaque jour ses conquêtes, ses colonies. 
C'est lui qui va chercher chez elles les races colorées et mêle par- 
tout son sang au leur. À peu près toutes les populations métisses 
modernes le reconnaissent pour père; et cela même entraîne 
un double résultat. Ces races sont à la fois élevées au-dessus de 
la race mère et rapprochées les unes des autres, comme possé- 
dant un élément commun. 

Ce rapprochement ira-t-il jusqu’à la fusion, comme l'ont admis 
Serres et M. Maury ? Toutes nos races actuelles seront-elles tôt 
ou tard remplacées par une race unique, homogène, douée par- 
tout des mêmes aptitudes, régie par une civilisation commune ? 
Je ne le pense pas; et ce que nous avons vu permet d'affirmer 
que cette uniformisation est impossible. | 

Sans doute, le métissage, favorisé, multiplié par la facilité 
croissante des communications, me semble préparer une ère 
nouvelle. Les races de l'avenir moins différentes de sang, rap- 
prochées par les chemins de fer et Les steamers, auront bien plus 
de penchants, de besoins, d'intérêts communs. De là naîtra un 
état de choses supérieur à celui que nous connaissons, bien que 
notre civilisation me semble devoir grandir encore en dépit 
des malheurs présents et des orages qui s’annoncent. Nous 
savons comment se sont élargis successivement le monde grec, le 


monde romain, le monde moderne ; le monde futur embrassera 
le globe entier. 


012 FORMATION DES RACES HUMAINES 


Mais, pour être plus générale, plus diffuse, cette civilisation 
ne supprimera pas Certaines conditions d'existence, certaines 
différences de milieu. Or, tant qu'il existera des pôles et un équa- 
teur, des continents et des îles, des montagnes et des plaines, il 
subsistera des races distinguées par des caractères de toute 
nature, des races supérieures et inférieures au point de vue phy- 
sique, intellectuel et moral. En dépit des croisements, la variété, 
l'inégalité persisteront sur la terre. Mais dans son ensemble 
l'humanité se sera complétée; elle aura grandi; et les civilisa- 
tions de l'avenir, sans faire oublier celles du présent, les dépas- 
seront dans quelque direction encore inconnue, comme les nôtres 
ont dépassé leurs devancières. 


V. — Je viens de terminer l'exposé des questions les plus 
générales que soulève l'histoire de l'espèce humaine. 

Avant tout il a fallu résoudre celle de l'unité ou de la multi- 
plicité des espèces. Il est des anthropologistes, même fort dis- 
tingués, qui la regardent à peu près comme oiseuse, qui ny 
voient qu'une question de dogme ou de philosophie. Un peu de 
réflexion suffit cependant pour faire comprendre que la science 
tout entière change et se transforme selon qu'on l’envisage au 
point de vue monogéniste ou polygéniste. J'ai déjà signalé ce 
fait; qu'on me permette d'y revenir en quelques mots. 

Après la question fondamentale de l’unité vient la ques- 
lion d'ancienneté. Celle-ci se pose également dans les deux doc- 
trines. Mais le problème est simple et absolu pour le monogé- 
niste ; il est multiple et relatif pour le polygéniste. 

La question du lieu d'origine, qui se présente ensuite, n'existe 
en réalité que pour celui qui croit à l'unité spécifique des 
groupes humains. La doctrine de l’autochthonisme, tout en la 
multipliant, la réduit à des termes bien plus simples, puisqu'elle 
déclare nées sur place toutes les populations dont elle ne cons- 
tate pas la provenance étrangère et n’admet que des mouve- 
ments d'expansion. 

Pour le polygéniste la question générale des migrations n'existe 
pas. Pour les cas particuliers, l’autochthonisme supplée à tout. 
Celui qui regarde les Polynésiens comme ayant apparu sur les 
îlots du Pacifique n’a pas à chercher d’où ils peuvent être venus. 

La question d'acclimatation se réduit pour le polygéniste à un 
petit nombre de faits à peu près exclusivement modernes, les 
populations humaines étant à ses yeux naturellement faites pour 
vivre dans le milieu où elles sont nées. 

La question de la formation des races disparaît en entier pour 
le polygéniste, puisque les diverses espèces admises par lui 
ont apparu avec tous les caractères qui distinguent les divers 
groupes humains. Tout au plus a-t-il à s'inquiéter des résultats | 
de quelques croisements trop évidents pour être niés. 

La question de l'homme primitif n'existe pas pour le polygé- 


< 


INFLUENCE DU MÉTISSAGE 213 


niste, puisqu'il retrouve toutes ses espèces avec les caractères 
qu ‘elles ont eus dès le début. 

Personne, Je pense, ne contestera la vérité de ces propositions 
dont la conséquence forcée est que l'anthropologie est une 
science tout autre pour le monogéniste que pour le polygéniste. 

Le polygénisme semble simplifier singulièrement la science ; 
on dirait qu'il en supprime les difficultés les plus apparentes. 
En réalité il ne fait que les voiler ou les nier, et vient ainsi en 
aide tout au moins à la négligence. En même temps, il en fait 
naître d’autres, qui, quoique moins facilement aperçues, sont 
pourtant plus graves, car elles sont essentiellement de nature 
physiologique et restent insolubles par les lois générales de la 
physiologie. 

Le monogénisme semble au premier abord compliquer et mul- 
 tiplier les problèmes. En réalité il ne fait que les poser nettement. 
Par là même, il fait sentir la nécessité de longues et persévé- 
rantes études qu'il récompense de temps à autre par de grandes 
découvertes. Il a fallu près d’un siècle et les efforts combinés 
des voyageurs, des géographes, des physiciens, des linguistes, 
des anthropologistes, pour constater l'origine des Polynésiens, 
suivre leurs migrations et en retrouver la date. Mais ce travail 
une fois mené à bien, l’histoire de l’homme s’est trouvée enrichie 
d'une magnifique page, attestant une fois de plus l'intelligente 
activité de l'espèce humaine et ses conquêtes sur la nature. 


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LIVRE VIII 


RACES HUMAINES FOSSILES 


CHAPITRE XXV 


OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 


I. — L'homme tertiaire ne nous est connu que par quelques 
faibles traces de son industrie. Nous ne savons rien de lui-même. 
A diverses reprises on a cru avoir rencontré quelques parties de 
son squelette en France, en Suisse, et surtout en Italie. Mais 
toujours une étude plus attentive a forcé de reporter à des épo- 
ques relativement très-récentes les débris humains regardés un 
moment comme tertiaires. 

Il en est autrement de l’homme quaternaire. Nous avons sur 
celui-ci, des renseignements plus nombreux, plus précis que 
sur bien des races actuelles. Les grottes qu'il a habitées, celles 
où il a enseveli ses morts, les alluvions formées par les fleuves 
qui ont roulé ses cadavres nous ont conservé de nombreux 
ossements. Une quarantaine de localités dispersées dans l’Eu- 
rope entière, mais surtout dans la partie occidentale, ont 
cédé à nos collections près de quarante têtes plus ou moins 
intactes et de nombreux fragments du crâne ou de la face que la 
science a pu utiliser, des os du tronc et des membres en grande 
quantité et jusqu’à des squelettes entiers. Le spécimen le plus 
remarquable, dégagé de la terre qui le couvrait, mais conservé 
en place, a été apporté de Menton par M. Rivière et repose au- 
jourd’hui dans la galerie anthropologique du Muséum. 

Telle est la masse de faits, déjà fort considérable, où nous 
avons puisé, M. Hamy et moi, pour rédiger la première partie 
de nos Crania-Ethnica. On sait quelle est, en anthropologie, 
l’importance de la tête osseuse. A elle seule elle fournit les prin- 
cipaux éléments de la distinction des races humaines. L'étude 
et la comparaison des têtes quaternaires permettent donc d’ar- 


216 RACES HUMAINES FOSSILES 


river à des notions assez précises sur ces populations antiques, 
sur les principaux rapports et les différences les plus marquées, 
qui dès cette époque distinguaient les groupes humains. L’exa- 
men des os du tronc et des membres est venu d’ailleurs à l’ap- 
pui des résultats fournis par celui de la tête. Aussi croyons- 
nous pouvoir espérer que l'avenir, en complétant notre travail 
sur bien des points, en le modifiant peut-être sur quelques autres, 
en en comblant les lacunes, en confirmera du moins toutes les 
conclusions essentielles. 

On voit que je parle ici au nom de M. Hamy comme au mien. 
C'est qu'en effet ce que je vais dire de l’homme fossile est pres- 
que le résumé, non-seulement de notre livre, mais encore de 
bien d’autres études communes, de bien des causeries. En réa- 
lité, il est de mon collaborateur autant que de moi. 

II. — Rappelons d’abord brièvement dans quel milieu ont 
vécu les races humaines fossiles. 

L'époque quaternaire ou glaciaire faisait à l'homme de dures 
conditions d'existence. Ce qui existait alors de l'Europe était 
entouré de tout côté par la mer et subissait les conséquences 
d'un climat insulaire, c’est-à-dire très-humide et à température 
assez uniforme, mais refroidi, en grande partie du moins, par les 
glaces du pôle arrivant jusque dans notre voisinage. Des pluies 
torrentielles, fréquentes en toutes saisons, se changeaient en 
chute de neige sur les hauteurs et entretenaient les vastes gla- 
ciers dont on retrouve les traces autour de toutes nos chaînes de 
montagnes. D’immenses cours d’eau creusaient les vallées sur cer- 
tains points, et étendaient sur d’autres d’épaisses couches d’al- 
luvions. Cette terre noyée et tourmentée nourrissait une faune 
comprenant, à côté des espèces animales actuelles, des espèces 
dont une partie a disparu, dont une autre partie a émigré au loin. 
C'était d’une part le mammout (elephas primigentus), le rhinocéros 
à narines cloisonnées (rhënoceros tichorhinus), le cerf d'Irlande 
(megaceros hibernicus), l'ours des cavernes (ursus spelæus), l’'hyène 
des cavernes (hyena spelæa), le tigre des cavernes (els spelæa), 
le cheval (equus caballus) ; d'autre part le renne (cervus taran- 
dus), l'élan (cervus alces), le bœuf musqué (ovibos moschatus), 
l’aurochs (bison europeus), l’hippopotame (ippopotamus amphi- 
brus), le lion (fels leo spelæa). 

Tous ces animaux ont vécu à côté les uns des autres pendant 
une grande partie des temps quaternaires. Plus tard on les voit 
successivement s’éteindre ou s'éloigner. Au début de la période 
actuelle, la France, qui les avait tous possédés, ne gardait plus 
que le cheval ; encore faut-il admettre avec M. Toussaint que nos 
bêtes de somme ou de trait descendent de l'espèce fossile, opi- 
nion que sont loin de partager tous les paléontologistes. Re- 
marquons en passant que la même incertitude existe au sujet 
de l’hyène tachetée et de l'ours gris, regardés par quelques 
 paléontologistes comme des races remontant aux espèces des 
cavernes, 


OBSERVATIONS GÉNÉRALES M7 


L'homme a été, chez nous, le contemporain de toutes ces 
espèces. 

Les phénomènes qui ont donné à nos contrées leurs derniers 

traits n'ont pas eu constamment la même violence, et n'ont ni 
commencé ni fini brusquement. Ils ont présenté des périodes 
de calme et de recrudescence relative jusqu’au moment où les 
continents ont eu pris leur relief définitif, où les glaciers se sont 
trouvés renfermés dans leurs limites actuelles. 
. À ces oscillations du monde inorganique, répondent des mo- 
difications dans la nature vivante. Les principales espèces ani- 
males semblent prédominer tour à tour; les races humaines 
apparaissent successivement, grandissent et déclinent. 

Pendant que se déposaient les bas niveaux de nos vallées, le 
mammout, le rhinocéros, les grands carnassiers semblent jouer 
le premier rôle. L'homme leur dispute le sol, et se nourrit de 
leur chair. La lutte contre le milieu, contre les bêtes de cet 
ancien monde était terrible ; la race de ces temps primitifs porte 
à un haut degré le cachet de cette nature sauvage. 

Dans la période qui vit se former les moyens niveaux inférieurs, 
les grandes espèces animales habitaient encore toute l'Europe. 
Toutefois le nombre de leurs représentants semble diminuer ; des 
espèces moins redoutables se multiplient et le cheval en parti- 
culier forme au moins par places de nombreux troupeaux offrant 
à l’homme une nourriture abondante. Celui-ci était représenté 
surtout par une race douée d’aptitudes remarquables. On la 
voit à son début lutter avec autant de rudesse que la précédente 
et dans des conditions presque semblables ; puis perfectionner 
progressivement tous ses moyens d’action et les adapter aux 
conditions nouvelles qu'amène le progrès des temps. 

Au dépôt des moyens niveaux supérieurs, correspond une 
grande modification de la faune. Les grands carnassiers, le 
mammout deviennent de plus en plus rares, et finissent par dis- 
paraître ; le cheval ne domine plus ; le renne a pris sa place et 
couvre d'innombrables troupeaux, la terre qui se rassoit pro- 
gressivement. L'homme profite de ces changements. De nou- 
velles races bien distinctes des précédentes apparaissent sur notre 
sol. Celle de l’âge précédent se développe et atteint un certain 
degré de civilisation qu'attestent de véritables œuvres d'art. 

Enfin le fond des mers se soulève et l’Europe se complète. 
Les glaces du pôle sont refoulées dans leurs limites actuelles et 
le climat insulaire fait place à un climat continental avec ses 
extrèmes de chaud et de froid. Les glaciers de nos montagnes 
se resserrent et remontent progressivement. Les espèces animales 
qui ne trouvent plus sous la même latitude la température con- 
venable à chacune d'elles, émigrent les unes au midi, les autres 
au nord, ou sur les hautes montagnes. 

L'homme dut nécessairement ressentir le contre-coup de ces 
déchirements. Quand le gibier qui faisait le fond de sa nourri- 
ture s’éloigna pour ne plus revenir, une partie au moins de 


918 RACES HUMAINES FOSSILES 


la population dut le suivre et émigrer avec lui. Les sociétés 
naissantes furent ainsi ébranlées jusque dans leurs fondements ; 
et, tandis que certaines tribus s’éloignaient dans des directions 
opposées, celles qui restèrent en place subirent une décadence 
dont nous saisissons la trace dans les œuvres qu'elles ont laissées. 
Elles n'en furent que plus aisément absorbéés par les races su- 
périeures, qui amenèrent avec elles les animaux domestiques et 
substituèrent la vie pastorale à celle des peuples chasseurs. 

IT. — L'homme de l’époque quaternaire a laissé çà et là 
quelques-uns de ses ossements associés à ceux des animaux, ses 
contemporains. Toutefois les ossements humains dont il s’agit 
ici appartiennent presque exclusivement à l'Europe. L'homme 
fossile des autres parties du monde nous est encore à peu près 
inconnu. Lund l'avait rencontré dans certaines cavernes du 
Brésil. Mais on n’a sur cette découverte d’autres détails qu’une 
courte note et deux dessins de petite dimension publiés tout 
récemment par MM. Lacerta et R. Peixo. On a beaucoup parlé 
du crâne découvert par M. Witney en Californie. Malheureu- 
sement la description de cette pièce n’a pas encore paru, si bien 
que des doutes se sont produits à diverses reprises sur l’exis- 
tence même du fossile. Le témoignage récent de M. Pinart vient 
de les lever, mais a fait naître en même temps les doutes les 
plus sérieux sur l’ancienneté de cette pièce qui paraît avoir été 
trouvée dans un terrain remanié. 

Cette absence de fossiles humains recueillis hors de nos con- 
trées est des plus regrettables. Rien n’autorise à regarder l’Eu- 
rope comme le point de départ de l'espèce, ni le lieu de forma- 
tion des races primitives. C’est en Asie qu'il faudrait surtout les 
chercher. C’est là sur les versants de l'Himalaya, au pied du 
grand massif central, que Falconer espérait trouver l’homme 
tertiaire. Des recherches assidues et persévérantes pourraient 
seules vérifier les prévisions de l’éminent paléontologiste. Gette 
tâche pourrait être remplie par quelques-uns de ces officiers 
instruits que possède l’armée anglaise, par ces médecins mili- 
taires sortant des grandes institutions de Londres. Qu'ils se 
mettent à l’œuvre; qu'ils utilisent dans ce but les loisirs que leur 
laissent les congés dans quelque sanatarium de l'Himalaya ou 
des Nilghéries. Tout permet d'espérer qu'ils apporteront à la 
science de sérieuses et magnifiques découvertes. 

IV. — Quelques faits généraux, dont on comprendra facilement 
l'intérêt, se dégagent déjà des détails recueillis sans sortir des 
terres européennes. 

Constatons d’abord que, dès les temps quaternaires, l’homme 
ne présente pas l’uniformité de caractères que supposerait une 
origine récente. L'espèce est déjà composée de plusieurs races 
distinctes; ces races apparaissent successivement ou simultané- 
ment ; elles vivent à côté les unes des autres; et peut-être, comme 
l’a pensé M. Dupont, la guerre de races remonte-t-elle jusque-là. 

La présence de ces groupes humains nettement caractérisés à 


CARACTÈRES CRANIENS 219 


l'époque quaternaire, est à elle seule une forte présomption en 
faveur de l'existence antérieure de l’homme. L'influence d’actions 
très-diverses et longtemps continuées peut seule expliquer les 
différences qui séparent l’homme de la Vézère, en France, de 
celui de la Lesse, en Belgique. 

V. — Malgré quelques appréciations émises à un moment où 
la science était moins avancée et où les termes de comparaison 
manquaient, on peut affirmer qu'aucune tête fossile ne se rat- 
tache au type nègre africain ou mélanésien. Le vrai Nègre 
n'existait pas en Europe à l'époque quaternaire. 

Nous ne concluons pourtant pas que ce type n’a pris naissance 
que plus tard et date de la période géologique actuelle. De nou- 
velles recherches faites surtout en Asie et dans les contrées où 
vivent les peuples noirs sont encore nécessaires pour qu'on puisse 
conclure avec certitude sur ce point. Toutefois, on voit que jus- 
qu'ici les résultats de l'observation sont peu favorables à l'opi- 
nion des anthropologistes qui ont regardé les races nègres comme 
ayant précédé toutes les autres. 

VI. — Dans les têtes fossiles, comme dans les têtes modernes, 
nous trouvons, de race à race et d’individu à individu, des 
oscillations plus ou moins accusées dans les caractères. Mais il 
est bon de remarquer que dans les races connues ces oscillations 
sont souvent moins étendues que celles dont on a constaté 
l'existence dans les populations actuelles. Je n’en citerai qu'un 
exemple. L'indice céphalique de la race européenne la plus an- 
cienne, pris sur l’homme de Néanderthal qui en exagère les 
caractères, est de 72; celui du crâne de la Truchère appar- 
tenant aux derniers temps quaternaires est de 84,32; diffé- 
rence 12,32. Or, de nos jours, l'indice céphalique moyen des 
Esquimaux est de 69,30, celui des Allemands du sud, de 86,20; 
différence, 16,90. Aïnsi, entre les deux races extrêmes que sé- 
pare la majeure partie de l’époque glaciaire, l’oscillation de l’in- 
dice céphalique est moindre qu'entre deux races modernes con- 
temporaines. En outre, celles-ci atteignent en plus et en moins 
des limites plus étendues que les deux races fossiles. Ce fait 
s’expliquerait, peut-être, par des considérations multiples que je 
ne saurais aborder ie. 

Je dois d’ailleurs faire observer que le crâne de Lagoa Santa 
trouvé par Lund, que viennent de décrire MM. Lacerta et Peixoto, 
efface en grande partie la différence que je viens de signaler. Au 
dire des savants brésiliens, son indice céphalique est de 69,72, 
et descend presque aussi bas que l'indice moyen des Esquimaux. 

Il n’est pas sans intérêt de voir cette variabilité moindre des 
races fossiles s’accuser précisément à propos d’un des caractères 
qui a fait le plus souvent comparer aux singes quelques-unes de 
nos races inférieures actuelles. Parmi les têtes quaternaires, il 
en est que l’on peut considérer comme offrant le degré d’ortho- 
gnathisme moyen des races blanches elles-mêmes. La tête de 
Nagy-Sap, le n° 1 du Trou du frontal, une des femmes de Gre- 


220 RACES HUMAINES FOSSIRES 


nelle, ete., peuvent être cités à ce titre. D’autres, tels que le 
n° 2 du Trou du frontal, une autre femme de Grenelle, le vieillard 
de Cro-Magnon, quelques crânes du Solutré, etc., sont plus ou 
moins prognathes. Il en est qui égalent ou dépassent même sous 
ce rapport la moyenne de nos races nègres. Toutefois aucune 
d'elles n’atteint un degré de prognathisme égal à celui que pré- 
sentent certains individus appartenant aux types australiens 
inférieurs ou à la race cafre. 

Un autre ordre de caractères qui, sans avoir l'importance des 
précédents, n’en a pas moins une valeur réelle, présente des 
faits analogues. Je veux parler de la taille et de ses variations. 
M. Hamy l’a déterminée par la mensuration des fémurs et des 
humérus. Il résulte de ses recherches que le maximun présenté 
par le squelette de Menton est de 1",85, le minimum pris sur un 
des squelettes de Furfooz est de 1,50. La différence entre ces 
deux nombres, 0",35, est bien loin de celle qui existe éntre les 
extrèmes du tableau que j'ai donné plus haut. 

La moyenne des nombres trouvés par M. Hamy, 1,764, place 
la race de Cro-Magnon bien près des Patagons de Musters ; mais 
la race de Furfooz, avec sa moyenne de 1,530, reste bien 
au-dessus des Boschimans et des Mincopies. Elle est presque 
exactement au niveau des Lapons. 

Les oscillations se sont produites aussi bien dans le temps 
que dans l'espace. La plus ancienne race n’est pas la plus 
grande. Les squelettes de Néanderthal et de Brux donnent une 
moyenne de 1,705 seulement. La race de Cro-Magnon, supé- 
rieure par la taille à toutes les autres, se montre chronologique- 
ment intermédiaire entre elles. 

Sans doute, les généralisations précédentes reposent sur un 
nombre d'observations encore trop restreint pour pouvoir être 
regardées comme définitives. Mais elles répondent néanmoins 
à certaines assertions et tendent à dissiper plus d'un préjugé. 

VIT. — Dolichocéphale ou brachycéphale, grand ou petit, or- 
thognathe ou prognathe , l’homme quaternaire est toujours 
homme dans l’acception entière du mot. Toutes les fois que ses 
restes ont. permis d’en juger, on a retrouvé chez lui le pied, la 
main qui caractérisent notre espèce, la colonne vertébrale a 
montré la double courbure à laquelle Lawrence attachait une si 
haute importance et dont Serres faisait l’attribut du règne hu- 
main tel qu'il l’entendait. Plus on étudie et plus on s'assure que 
chaque os du squelette, depuis le plus volumineux jusqu'au plus 
petit, porte avec lui, dans sa forme et ses proportions, un certi- 
ficat d'origine impossible à méconnaîitre. 

À raison de son importance spéciale, la tête mérite que nous 
la considérions un instant à ce point de vue. 

Constatons d’abord que tous les os des têtes humaines mo- 
dernes se retrouvent dans les têtes fossiles avec les mêmes for- 
mes, et présentent les mêmes rapports. Soit qu'on les considère 
isolément, soit qu’on envisage leur ensemble, rien en eux ne peut 


CARACTÉRES GÉNÉRAUX 221 


qu'éveiller le souvenir de ce que nous voyons chaque jour. L'é- 
norme arcade surcillère de l’homme de Néanderthal elle-même 
ne peut dissimuler le caractère tout humain de ce crâne excep- 
tionnel, sur lequel je reviendrai tout à l'heure. 

Dans toutes les races fossiles on retrouve le caractère essen- 
tiellement humain de la prédominance du crâne sur la face. 
Chez elles comme chez nous, la boîte osseuse destinée à contenir 
le cerveau s’allonge et se rétrécit ou se raccourcit en s'élargis- 
sant, se surbaisse ou s'élève ; mais toujours elle conserve une 
capacité comparable à celle des crânes de nos Jours. Dans le 
crâne de Néanderthal, dont on a dit qu'il était le plus bestial 
connu, la capacité crânienne calculée par des savants qui certes 
ne cherchaient pas à l’exagérer, s'élève à 1220 centimètres cu- 
bes. Pour M. Schaaffhausen lui-même, elle est égale à celle des 
Malais et supérieure à celle des Hindous de petite taille. Dans le 
crâne brésilien de Lagoa Santa, elle est de 1388 centimètres 
cubes. 

Chez le grand vieillard de Cro-Magnon elle atteint selon 
. M. Broca 1590 centimètres cubes ; elle dépasse de 119 centimè- 

tres cubes la moyenne obtenue par le même savant sur 125 crà- 
nes parisiens du xix° siècle. 

Nous pouvons donc avec certitude appliquer à l’homme fossile 
que nous connaissons les paroles de Huxley. Pas plus aux temps 
quaternaires que dans la période actuelle, « aucun être intermé- 
diaire ne comble la brèche qui sépare l’homme du Troglodyte. 
Nier l'existence de cet abîme serait aussi blâmable qu'absurde. » 

Le savant éminent qui a écrit cette phrase, n’en saisit pas 
moins toutes les occasions qui se présentent pour signaler, dans 
diverses races humaines, ce qu'on appelle des traits, des carac- 
téres simiens. Y a-t-il là chez Huxley une contradiction regret- 
table? Evidemment non. Chez lui, comme chez d’autres vrais 
savants, ce n’est qu'un abus de langage contre lequel j'ai déjà 
protesté. Appartenant à la race blanche qui leur sert naturelle- 
ment de norme, préoccupés des similitudes anatomiques très- 
réelles qui existent entre l’homme et le singe, ils comparent 
constamment et uniquement, d’une part le Blanc, de l’autre 
l’anthropomorphe. Ils oublient que les oscillations des caractères 
morphologiques, résultats inévitables de la formation des races 
humaines, doivent nécessairement tantôt accroître, tantôt dimi- 
nuer quelque peu la distance qui sépare ces deux termes; ils se 
laissent aller à employer ces expressions figurées, que je lais- 
serais passer sans peine, si elles n'étaient parfois prises à la lettre 
volontairement ou involontairement. On sait que le savant 
anglais, lui-même, a dû protester énergiquement contre les 
conséquences tirées de ses paroles ou de ses écrits. 

De l’aveu de Huxley, les oscillations ne sont jamais assez 
étendues pour amener la confusion. Le caractère humain ne 
change done pas de nature; il ne devient pas sémeen. Les oscil- 
lations dont je parle se présentent parfois sur le même indi- 


299 RACES HUMAINES FOSSILES 


vidu, jusque sur le même os. Ghez le vieillard de Cro-Magnon 
dont je parlerai plus loin avec quelque détail, le fémur est à la 
fois le plus large et le plus épais que M. Broca ait mesuré chez 
l’homme et nous en avons trouvé de plus volumineux encore. 
Or, chez le Chimpanzé, ce même os est plus large et beaucoup 
plus mince. Est-il permis pour cela de dire que le fémur des 
Eyzies est d’une part sémien, et d'autre part plus qu'humain? 

En définitive, ce qui reste acquis, c’est la conclusion de 
Huxley, que je citais tout-à-l’heure. Les croyants à l’homme 
pithécoide doivent se résigner à le chercher ailleurs que chez les 
seules races fossiles que nous connaissions, et à recourir encore 
à l'inconnu. Il en est qui n’acceptent pas sans murmure cette 
nécessité, et qui protestent au nom de la phtlosophie. Laïissons- 
les dire, contents d’avoir pour nous l’expérience et l'observation. 

VIII. — Envisagées au point de vue de la forme générale du 
crâne, toutes les races fossiles se rapportent à deux types fonda- 
mentaux : l’un franchement dolichocéphale, l’autre passant pro: 
gressivement de la mésaticéphalie à une brachycéphalie très- 
prononcée. 

De vives discussions se sont élevées il y a quelques années 
pour décider lequel de ces deux types avait précédé l’autre. Cette 
question se rattachait elle-même à un ensemble d'idées géné- 
rales que l’on peut désigner sous le nom de fhéorie mongoloide. 

A la suite de fouilles faites dans d’anciennes tombes et quel- 
ques dolmens, Serres avait annoncé en 1854 que des habitants 
de la France comptaient des Mongols parmi leurs ancêtres. Bien 
auparavant plusieurs savants scandinaves, entre autres S. Nils- 
son, Retzius, Eschricht, ete., avaient rapproché des Lapons, 
c'est-à-dire d’une race Finnoise, les individus à tête globuleusé 
rencontrés dans les sépultures néolithiques et dans les tourbières 
de la Scanie. M. Pruner Bey, reprenant ces premières concep- 
tions avec les données récemment acquises sur l'ancienneté de 
l’homme, formula peu à peu tout un corps de doctrine remar- 
quable par sa simplicité et par le jour qu'il semblait jeter sur 
tout le passé de nos populations. 

Pour l’éminent anthropologiste, il existe encore de nos jours 
une vaste formation humaine qu'il désigne sous le nom demongo- 
loide, parce qu’elle lui paraît se rattacher à certains égards au type 
mongol proprement dit, tout en conservant un certain nombre de 
caractères qui la rapprochent des races blanches. Cette grande 
race, telle que l'entend M. Prumer Bey, occupe la plus grande 
partie du nord de l’ancien continent et s'étend jusqu'en Amé- 
rique. Elle est d’ailleurs représentée au centre et dans le midi 
de l’Europe par divers groupes plus ou moins isolés, tels que les 
Basques. Certaines populations historiques comme les Ligures 
lui ont appartenu. Tout indique donc qu’elle occupait jadis l’Eu- 
rope entière. Or elle-même descendrait de la race primitive 
quaternaire que font connaître les têtes fossiles trouvées par 
M. Dupont à Furfooz dans la vallée de la Lesse. La parenté, la 


DOLICHOCÉPHALES ET BRACHYCÉPHALES 293 


filiation dont ils’agit paraissent à M. Pruner Bey attestées par les 
formes générales de la tête et par ses proportions qui, dans toutes 
ces races, se rapprochent plus ou moins de la brachycéphalie. 

À ces vues générales on opposait l'existence des crânes, 
trouvés dans. le Néanderthal en Prusse, dans la caverne d'Engis 
en Belgique, dans les tufs de La Denise en Auvergne, dans le 
loess du Rhin à Eguisheim en Alsace. Toutes ces têtes sont doli- 
chocéphales. On les disait plus anciennes que celles de Furfooz. 

Mais, à ce moment, il existait au sujet de presque tous ces osse- 
ments des doutes de nature diverse qui pouvaient paraître légi- 
times, et la théorie de M. Pruner Bey n’en conquit pas moins de 
nombreux et sérieux disciples. En écrivant en 1875 mon /Æap- 
port sur les progrès de l'anthropologie, je crus devoir attribuer 
l’antériorité au type brachycéphale, tout en faisant des réserves 
formelles en faveur surtout du crâne d’'Eguisheim. La décou- 
verte de Cro-Magnon, dans le Périgord, vint montrer en outre 
- bientôt combien il fallait se garder encore de conclusions trop 
hâtées. En présence de ces grands dolichocéphales, incontesta- 
blemenñt antérieurs aux hommes de la Lesse, il était évident que 
la théorie mongoloïde devait subir de sérieuses modifications et 
_je n’hésitai pas à le reconnaître. | 

Depuis cette époque, de nouvelles découvertes ont enrichi la 

science et bien des points ont été éclaircis. Les anciens lits de la 
Seine, étudiés avec une sagacité remarquable par M. Belgrand, 
ont fourni un chronomètre relatif dont M. Hamy a su compren- 
dre les indications. Le travail présenté par lui au congrès de 
Stockholm ne peut laisser de doute. Jusqu'à ce jour le type doli- 
chocéphale s’est montré seul dans les graviers du fond de la 
plaine de Grenelle. Il y est représenté par la race de Canstadt. 
Il reparaît sous la forme de race de Cro-Magnon dans les 
alluvions, au niveau et au-dessous des blocs erratiques, à 3 et 
4 mètres de profondeur. C’est seulement au-dessus, à 250 et 
140 de profondeur, que se montrent les têtes se rapprochant 
plus ou moins de la brachycéphalie, 
. La superposition et par conséquent la succession des types est 
ici évidente. Sommes-nous autorisés pour cela à regarder les 
dolichocéphales comme ayant précédé partout les brachycé- 
phales? Peut-être doit-on conserver encore quelques doutes à cet 
égard. Quelques fragments appartenant probablement au der- 
nier type ont été recueillis à Clichy, bien peu au-dessus d’une 
calotte crânienne de la race de Canstadt, et la belle tête de Nagy- 
Sap en Hongrie a été retirée d’un loess bien caractérisé, mais 
dont l’âge ne paraît pas avoir été déterminé. 

Peut-être, quand de nouveaux faits seront venus lever les der- 
niers doutes, en arrivera-t-on à reconnaître que les deux types 
sont arrivés à peu de distance l’un de l’autre sur les terres qui 
devaient un jour être l'Europe; mais jusqu'ici tout milite en 
faveur de l’antériorité des dolichocéphales. En Amérique, le 
seule crâne fossile connu conduit à la même conclusion. 


« 


291 RACES HUMAINES FOSSÎLES 


Quoi qu'il en soit, la théorie mongoloïde dans ce qu'elle a eu 
d’absolu ne saurait désormais être acceptée. On ne peut réunir 
dans le même groupe et regarder comme étant de même race, 
l'homme de Cro- -Magnon et celui de Furfooz. Mais la concep- 
tion de M. Pruner Bey n'en reste pas moins vraie en partie; et 
l'honneur d'avoir rattaché les populations vivantes aux popula- 
tions fossiles ne saurait être disputé à cet éminent anthropolo- 
giste. Toutefois ce qu'il a dit d’une seule race doit être attribué 
à plusieurs. Les peuples de l’Europe occidentale tiennent à l’é- 
poque quaternaire, non par une racine unique, mais au moins 
par six et peut-être davantage. 

IX. — Distribuer méthodiquement les diverses races d’une 
espèce n’est jamais chose aisée. La difficulté se fait très-vive- 
ment sentir lorsqu'on étudie les races humaines vivantes ; elle 
grandit encore quand il s’agit des races fossiles. Les matériaux 
fussent-ils aussi abondants qu'ils sont rares, on n'a plus l'indi- 
vidu entier et on ne peut songer à appliquer la méthode natu- 
relle : on est forcé de s’en tenir à une classification systématique. 
C'est ce que nous avons dû faire, M. Hamy et moi; et sans par- 
tager les idées absolues émises autrefois par Retzius, nous avons 
pris la forme générale du crâne pour point de départ de notre 
classification. En agissant ainsi, nous n'avons du reste fait qu'imi- 
ter les paléontologistes dans leurs études des fossiles animaux. 

Nous avons déjà vu que les considérations tirées de cette forme 
conduisent à partager les hommes fossiles en deux groupes, 
l’un dolichocéphale, l’autre brachycéphale. C’est évidemment 
au premier que se rattacherait le crâne de Lagoa Santa qui doit, 
selon toute apparence, devenir le type d’une race distincte. Mais 


les documents relatifs à ce fossile sont encore trop incomplets : 


pour que je puisse m'y arrêter dans un résumé aussi succinet que 
celui-ci. 

Dans les deux groupes fondamentaux des différences existent 
à côté du caractère commun. Dans le premier, ces différences 
sont très-grandes et très-accusées; elles le sont généralement 
moins dans le second. Aussi avons-nous distingué nettement les 
deux types dolichocéphales, tandis que nous réunissons dans 


le même chapitre et comme en une sorte de famille, au moins 


une partie des races brachycéphales. 

On peut adresser certains reproches à cette nomenclature, et 
nous l’avons bien senti. Nous avons parfaitement compris que la 
tête de la Truchère est aussi distincte de celles de Furfooz que 
le crâne de Néanderthal l’est de celui de Cro-Magnon. Mais, 
d'une part, cette tête est le terme extrême d’une série graduée 
dont il nous semblait difficile de la détacher; d'autre part, ce 
fossile, au moment où nous écrivions, était entièrement isolé. 
Encore aujourd'hui il ne s’est montré de nouveau qu'aux temps 
de la pierre polie. Tout en lui faisant une place dans notre 
cadre, nous n'avions pas voulu écarter, d’une manière absolue, 
la pensée d’un cas individuel. 


sf ste tft 


CLASSIFICATION . 295, 


Quant aux autres types que nous avons placés dans le même 
chapitre avec le précédent, ils forment un groupe vraiment 
naturel, tout en ayant chacun ses caractères propres qu une 
étude attentive permet de reconnaître. Les races peuvent donc 
ètre circonscrites nettement. La race de Grenelle, en particulier, 
restera toujours bien distincte des deux races de Furfooz. Toute- 
fois, on ne trouve plus ici de caractères tranchés, frappant au 
premier coup d'œil, et les affinités ethniques sont évidemment 
plus étroites. Peut- être sera-t-il possible de remonter plus tard 
à la branche commune d’où sont issus ces trois rameaux. En 
somme, il fallait représenter l’état actuel de notre savoir sans 
toucher aux droits de l'avenir. Notre nomenclature satisfait, 
croyons-nous, à cette condition. 

Nous admettons donc deux races dolichocéphales, celles de 
Canstadt et de Cro-Magnon. Les races plus ou moins brachycé- 
phales sont au nombre de quatre. Sous le nom de races de Furfooz, 
nous comprenons deux races tirées de cette localité célèbre; la 
race de Grenelle et celle de la Trucheère empruntent également 
leur nom à celui des localités qui les ont fournies. 

Passons rapidement en revue toutes ces races. 


DE QUATREFAGES. 19 


CHAPITRE XXVI 


RACE DE CANSTADT. 


I. — Le nom de cette race est celui du village près duquel 
fut trouvé le premier fossile humain. En 1700, le duc Eberhard_ 
Ludwig de Wurtemberg faisait fouiller un oppidum romain aux 
environs de Stuttgard. Une portion de voûte crânienne d'homme 
fut recueillie au milieu de nombreux ossements d'animaux. Mais 
la géologie, la paléontologie, étaient encore à naître; et la nature 
de ce précieux fragment fut méconnue jusqu'au moment où 
Jaeger, en 1835, y vit un argument en faveur de la coexistence 
de l’homme et des grands mammifères éteints. En l'étudiant de 
pres, grâce a l’obligeance de M. Fraas, nous avons pu, M. Hamy 
et moi, le rattacher sans peine au fameux crâne de Néanderthal. 

IT. — Celui-ci a été découvert, en 1857, dans une petite ca- 
verne aux environs de Dusseldorf. Le squelette était entier. Mal- 
heureusement, les ouvriers qui le rencontrèrent, brisèrent et dis- 
persèrent ces ossements dont une partie seulement fut sauvée 
par le docteur Fuhlrott. Présentés la même année au congrès de 
Bonn, ils y devinrent le sujet d'études et de discussions qui se 
sont longtemps prolongées. M. Schaaffhausen, quoique allant 
parfois lui-même au-delà de la réalité, s'était placé tout d’abord 
sur le vrai terrain. Pourtant quelques anatomistes voulurent voir, 
dans cet individu, une espèce spéciale et même un genre nouveau. 
Surtout on le regarda comme intermédiaire entre l'homme et 
les singes, et l’on trouve encore, çà et là, des traces de ces 
interprétations. 

Ces exagérations n’ont eu d’autre cause qu’un trait, extrême- 
ment frappant, il est vrai, présenté par cette calotte cranienne. 
Chez l’homme de Néanderthal, les sinus frontaux ont pris un 
développement exceptionnel, et les arcades surcillères, presqué 
confondues sur le milieu de la glabelle, forment une saillie des 
plus étranges au-dessus de l'orbite. On n’a pas manqué d'’assi- 
miler cette conformation aux créles osseuses que les singes anthro- 


CRANE DE NÉANDERTHAL 297 


pomorphes présentent au même endroit. Puis, partant de cette 
donnée, on s’est efforcé de trouver, dans le reste du crâne, des 
caractères en harmonie avec ce trait simien. On a insisté sur 
son peu de hauteur, sur sa forme allongée, sur la saillie de sa 
région occipitale, etc. 

Avec un peu de bonne volonté, et tant qu'on l’a comparé 
seulement aux têtes modernes regardées comme normales, on a 
pu faire de l’homme de Néanderthal une espèce d’être à part. 
Mais, peu à peu, on a rapproché de ce type d’autres cränes 
également fossiles. Bien plus, sur divers points de l'Europe, on 
a signalé dansles dolmens, dans des sépultures moins anciennes, 
chez des personnages historiques et jusque sur des individus 
actuellement vivants, ces caractères déclarés uniques trop à la 
hâte. Alors il a bien fallu reconnaître que l’homme de Néan- 
derthal appartenait à une formation franchement humaine, à 
une race, dont il exagérait seulement certains traits. 

Cette race n’en est pas moins remarquable et parfaitement 
caractérisée. Chez tous les individus de sexe masculin on trouve 
plus ou moins accentuées les saïllies surcillères qui ont pris 
chez l’homme de Néanderthal un si singuliér développement. 
Le front étroit et bas paraît encore plus fuyant par suite de ce 
contraste. La voûte cränienne est très-surbaissée. Assez régulière 
dans ses deux tiers antérieurs, elle se relève au-delà sur l’écaille 
occipitale et se prolonge en arrière. L'ensemble du crâne est 
relativement étroit, et nous avons déjà vu que l'indice cépha- 
lique descend à 72. Tous ces os sont remarquables par leur 
épaisseur, qui dans le crâne d’Eguisheim atteint 11 millimètres. 
Quelques-uns de ces traits s’atténuent dans le crâne féminin. 
Les bosses surcillères disparaissent presque entièrement; la 
saillie de l’occipital, et surtout le relèvement de son écaille su- 
périeure, sont bien moins marqués ; l'indice céphalique remonte 
de un ou deux centièmes ; mais l’applatissement de la voûte et 
les autres caractères persistent. 

Le crâne de Néanderthal et tous ceux que l’on peut rattacher 
avec lui au type de Canstadt sont incomplets et manquent de 
face. Une seule tête, dont l’âge n'est malheureusement pas dé- 
terminé avec certitude, permet de combler cette lacune. C’est 
celle de Forbes Quarry, des environs de Gibraltar. Chez elle le 
crâne, le front rappellent entièrement ce que nous venons d’in- 
diquer ; des orbites énormes et presque circulaires, dont l'indice 
s'élève à 68, 83, répondent bien à ce qui en reste sur le crâne 
de Néanderthal, et masquent par leur bord externe la région 
temporale. Au-dessous , les os malaires descendent presque 
verticalement; les os du nez sont saillants ; l’orifice nasal est 
largement ouvert ; le maxillaire supérieur est sensiblement pro- 
gnathe ; enfin l’arcade dentaire dessine un fer à cheval rétréci en 
arrière. L'ensemble est rude et massif. Une face récemment 
découverte par M. Piette dans la grotte de Gourdan et que 
M. Hamy décrira prochainement est venue confirmer le rappro- 


298 RACES HUMAÎNES FOSSILES 


chement que nous avions établi entre la tête de Forbes Quarry 
et les autres restes de la race de Canstadt. Trouvée dans les 
couches inférieures de la grotte, associée à des silex du type du 
Moustier, cette pièce reproduit avec quelque adoucissement les 
caractères que nous venons d'indiquer. La mâchoire inférieure 
rappelle celle d’Arey. 

Si l’on joint à ces caractères ceux que fournit la célèbre màâ- 
choire de la Naulette, on doit ajouter que l’homme de Canstadt 
avait le menton très-peu marqué, et que le bas du visage dépas- 
sait parfois ce que présentent sous ce rapport la plupart des _ 
crâänes de Nègre guinéen. Mais les recherches de M. Hamy ont 
montré que le singulier maxillaire découvert par M. Dupont 
n’était, lui aussi, que la réalisation exagérée d’un type que l’on 
retrouve ailleurs considérablement adouci. 

En somme le crâne et la face de l’homme de Canstadt de- 
vaient présenter habituellement un aspect étrangement sauvage. 

Le corps paraît avoir été en harmonie avec la tête. Les quel- 
ques os des membres conservés plus ou moins intacts indiquent 
une taille de 1" 68 à 1" 73 seulement ; mais les proportions en 
sont athlétiques. Ils sont très-épais relativement à leur longueur, : 
et les saillies, les dépressions servant aux attaches musculaires 
sont remarquablement développées. Ajoutons que le tibia, extrait 
d’une carrière de Clichy par M. Bertrand, a présenté la forme 
aplatie que l’on a désignée par l’épithète de platycnémique et 
que les côtes du squelette de Néanderthal étaient sensiblement 
plus arrondies que d'ordinaire. 

III. — Jusqu'à ce jour la race de Canstadt est incontesta- 
blement la race européenne la plus ancienne. Elle a disputé le 
sol aux grands mammifères éteints, au mammout, au rhinocéros ! 
tichorinus, à l’ours et à l’hyène des cavernes. Elle appartient 
donc aux premiers temps de l’époque quaternaire. Pour 
M. Schaaffhausen, elle remonterait bien plus haut encore, et ne 
serait autre chose que l’homme tertiaire survivant à la dernière 
révolution géologique. 

Le savant qui a si bien fait connaître l'homme de Néanderthal 
n'invoque à l'appui de son opinion que ce qu il appelle l’enfé- 
rrorité typique de cet homme et de ceux qui s’en rapprochent. 
Cette raison serait à nos yeux insuffisante pour motiver sa 
manière de voir. Mais j'ai dit plus haut comment il est permis 
de penser que l’homme a suivi en Europe les grands mammi- 
fères sibériens chassés par le froid vers des contrées plus mé- 
ridionales. Il n’y aurait donc rien d’étrange à ce que la race, 
que tout indique avoir été la plus ancienne sur notre sol, fût 
également celle qui a accompli cette migration. Mais les hommes 
de Saint-Prest, ceux de Monte-Aperto, ceux surtout de Thénay, 
n'étaient-ils que ses pionniers ? L'avenir seul pourra répondre 
_ affirmativement ou négativement à cette question. 

Quoi qu'il en soit, les restes de l’industrie humaine accusent 
dès les premiers temps quaternaires. un progrès bien marqué. 


RACE DE CANSTADT 299 


L'outillage et l'armement se sont accrus et perfectionnés. Les 
andouillers du cerf, les mâchoires de l’ours ont été façonnés en 
armes ou en outils ; aux râcloirs, aux perçoirs, dont les formes 
sont de plus en plus accusées, se joignent les couteaux, les ci- 
seaux, les marteaux emmanchés; les haches, bien plus volu- 
mineuses, tantôt relativement minces, planes d’un côté, retou- 
chées de l’autre, tantôt épaisses, rudement taillées des deux 
côtés, avec ou sans talon, se rattachent aux types moustiérien et 
acheuléen de M. de Mortillet ; elles prennent des formes arrêtées 
qui permettent d'y reconnaître diverses modifications caractéri- 
sant certaines localités; la flèche a grandi; la lance est devenue 
une arme redoutable. Au milieu des plus basses alluvions qua- 
ternaires on rencontre de petits amas de coscinopora globularis 
et autres pêtits fossiles de Ia craie, tous percés naturellement 
ou artificiellement. Le seul moyen d'expliquer cette disposition 
est de regarder ces polypiers, ces coquilles comme ayant formé 
jadis des colliers ou des bracelets dont le lien a disparu. Aïnsi le 
goût de la parure, si développé chez les sauvages modernes, se 
manifeste dès cette époque. 

Si l’on compare ces industries, bien modestes encore, avec ce 
qui existe aujourd’hui, on peut se faire une idée approximative 
de ce qu'était la race de Ganstadt, alors qu’elle occupait peut- 
être l’Europe, dans les premiers temps quaternaires. Avec 
M. Lartet nous retrouverons dans les lances en obsidienne de 
la Nouvelle-Calédonie les pointes en silex des bas niveaux de la 
Somme ; la hache de certains Australiens nous rappellera comme 
à sir Charles Lyell la hache d’Abbeville. C'est de ces derniers et 
des Boschismans que je serais tenté de rapprocher l’homme de 
Néanderthal et ses pareils. Comme eux, il semble avoir mené le 
plus souvent une vie errante. On ne lui connaît que peu de 
demeures ou de lieux de rendez-vous, comme la caverne de la 
Naulette. Rien ne semble indiquer qu'il eut des lieux de sépul- 
ture, comme nous en trouverons plus tard. Tout annonce d’ail- 
‘leurs qu'il vivait uniquement en chasseur et rien ne permet 
de supposer qu'il ait connu l’agriculture, si remarquablement 
avancée chez certains Nègres mélanésiens. 

IV. — À en juger par la distribution géographique des restes 
rencontrés jusqu'à ce jour, la race de Canstadt, pendant l’époque 
quaternaire, occupait surtout les bassins du Rhin et de la Seine ; 
elle s’étendait peut-être jusqu’à Stängenäs, dans le Bohuslän ; 
certainement jusqu’à l'Olmo, dans l'Italie centrale ; jusqu’à Brux, 
en Bohême; jusqu'aux Pyrénées, en France ; probablement jus- 
qu'à Gibraltar. 

Cette race n’est pas confinée dans les temps géologiques. L’at- 
tention éveillée par les caractères étranges du crâne de Néan- 
derthal a fait entreprendre une foule de recherches qui ont rapi- 
dement tiré ce remarquable spécimen de l'isolement où il sem- 
blait d’abord devoir rester. MM. B. Davis, Busk, Turner, King, 
Carter Blake, Pruner Bey, Vogt, Huxley, Hamy, ont été plus 


230 RACES HUMAINES FOSSILES 


particulièrement heureux dans ces études et ont mis en lumière 
des rapports aujourd'hui généralement adoptés. 

De cet ensemble de travaux, il résulte que le type de Canstadt, 
parfois remarquablement pur, parfois aussi plus ou moins al- 
téré par les croisements, se retrouve dans les dolmens, dans les 
cimetières des temps gallo-romains, dans ceux du moyen-âge 
et dans les tombes modernes, depuis la Scandinavie jusqu’en 
Espagne, en Portugal et en Italie, depuis l’Ecosse et l'Irlande 
jusque dans la vallée du Danube, en Crimée, à Minsk et jusqu'à 
Orenbourg en Russie, Cet habitat comprend, on le voit, l’en- 
semble des temps écoulés depuis l’époque quaternaire jusqu’à 
nos jours, et l’Europe tout entière. 

M, Hamy a justement fait remarquer qu'il existe probable- 
ment dans l'Inde, au milieu des populations refoulées par l’in- 
vasion Aryane, des représentants du type Néanderthaloïde, Tou- 
tefois pour les retrouver-avec certitudé il faut aller jusqu'en : 
Australie, Nos études ont confirmé sur ce point le résultat de 
celles de Huxley. Parmi les races de cette grande île, il en est 
une répandue surtout dans la province de Victoria, aux environs 
de Port-Western, qui reproduit d'une manière remarquable les 
caractères de la race de Canstadt, 

Enfin, la race de Canstadt a eu aussi des représentants en 
Amérique. Un des dessins publiés par MM. Lacerda et Peixoto 
ne peut laisser de doute à cet égard. Il représente presque toute 
la partie supérieure d’une voûte crânienne trouvée dans la pro- 
vince de Geara, et dont la ressemblance avec celle d'Eguisheim 
est frappante. Malheureusement les savants brésiliens ne disent 


rien des conditions dans lesquelles ce précieux fragment était … 


placé au moment de la découverte, et nous ignorons s'il s’agit | 
d’un fossile ou d’un crâne datant de l’époque actuelle. 

V. — L'ensemble des faits qu'il me faut résumer en quelques 
lignes soulève un problème important et conduit à une con- 
clusion intéressante. 

Et d’abord, sommes-nous en droit de rattacher ethnologique- 
ment les crânes plus ou moins Néanderthaloïdes, recueillis aux 
antipodes comme en Europe, à la race dont les bas niveaux 
quaternaires ont gardé les restes ? La reproduction de ce type 
n'est-elle pas purement accidentelle? Les plus anciens crânes 
eux-mêmes ne doivent-ils pas leurs caractères remarquables à 
quelque condition pathologique, à une simple déviation du dé- 
veloppement normal, et en particulier à une soudure préma- 
turée des os du crâne ? / 

Ces diverses opinions ont été soutenues, et la dernière en par- 
ticulier a eu quelques partisans. Elle reposait surtout sur l’état 
des sutures ossifiées du crâne de Néanderthal. Mais ces mêmes 
sutures existent sur la calotte crânienne de Canstadt. Sur le 
frontal presque enfantin de La Denise, M. Sauvage a trouvé 
tous les traits du Néanderthal, bien que la suture médiofrontale 
elle-même subsistât encore en partie. Elle est entièrement ou- 


RACE DE CANSTADT 231 


verte dans le crâne de jeune homme extrait d’un tumulus du 
Poitou qu'a fait connaître M. Pruner Bey, et qu'il est impossible 
de ne pas rapprocher des précédents. 

Ainsi l’on ne peut attribuer à l’ossification prématurée des 
sutures la forme du crâne des hommes de Canstadt. À plus 
forte raison, les autres caractères si marqués du front et de la 
face échappent-ils à cette théorie, et il faut bien accepter que 
cet ensemble constitue un véritable type ethnique. 

En rencontrant ce type disséminé dans le temps et dans l’es- 
pace, toujours le même au fond et reparaissant parfois dans 
presque toute sa pureté native, on est forcé d'opter entre les 
deux interprétations suivantes : ou bien il y a là un fai d'ata- 
visme dont la généralité accuse l'importance ; ou bien la repro- 
duction de ces formes exceptionnelles au milieu des populations 
les plus diverses, dans les conditions de milieu les plus différentes, 
est due à un simple hasard. 

Les lois qui président à la formation et au maintien des races 
animales et végétales, et auxquelles l’homme ne peut échapper, 
ne permettent pas d'admettre cette dernière conclusion. Voilà 
_ pourquoi nous avons regardé, M. Hamy et moi, la race de 
Canstadt comme un des éléments des populations modernes. En 
Europe elle s’est fondue avec les races postérieures, mais accuse 
son existence passée par l'empreinte qu’elle impose, même de nos 
jours, à quelques rares individus ; en Australie, elle a peut-être 
encore des descendants directs dans les tribus de Port-Western. 

VI. — Les épithètes de bestrial, de simien, trop souvent appli- 
quées au crâne de Néanderthal et à ceux qui lui ressemblent, les 
conjectures émises au sujet des individus auxquels ils ont appar- 
tenu, pourraient faire penser qu’une certaine infériorité intel- 
lectuelle et morale se lie nécessairement à cette forme crâ- 
nienne. Il est aisé de montrer que cette conclusion serait des 
plus mal fondées. 

Au congrès de Paris, M. Vogt a cité l'exemple d’un de ses amis, 
le D' Emmayer, dont le crâne rappelle entièrement celui du Néan- 
derthal et qui n’en est pas moins un médecin aliéniste fort dis- 
tingué. En parcourant le musée de Copenhague, je fus frappé des 
traits néanderthaloïdes que présentait un des crânes de la col- 
lection ; il se trouva que c'était celui de Kay Lykke,gentilhomme 
danois qui a joué un certain rôle politique pendant le xvrr' siècle. 
M. Godron a publié le dessin de la tête de saint Mansuy, évêque 
de Toul au 1v° siècle, et cette tête exagère même quelques-uns 
des traits les plus saillants du crâne de Néanderthal. Le front est 
encore plus fuyant, la voûte plus surbaïissée et la tête s’allonge 
si bien que l'indice céphalique descend à 69,41. Enfin la tête de 
Bruce, le héros écossais, reproduisait aussi le type de Canstadt. 

En présence de ces faits, il faut bien reconnaître que même 
l'individu dont on a trouvé les restes dans la caverne de Néan- 
derthal a pu posséder toutes les qualités morales et intellec- 
tuelles compatibles avec son état social inférieur. 


CHAPITRE XXVII 
RACE DE CRO-MAGNON. 


I. — En 1858, dans la vallée de la Vézère, près du village des 
Eyzies, que les recherches de MM. Lartet père et Christy avaient 
déjà rendu célèbre, des ouvriers retirèrent de l’abri-sous-roche 
de Cro-Magnon, les ossements de trois hommes, d’une femme et 
d’un enfant que conservèrent à la science MM. Berton-Meyron et 
Delmarès. M. Louis Lartet, chargé d'étudier le gisement, déter- 
mina leur âge géologique ; MM. Broca et Pruner Bey les décri- 
virent avec toute la précision que l’on pouvait attendre de leur 
savoir, et les discussions, qui s’élevèrent entre ces deux éminents 
anthropologistes, firent encore mieux ressortir les faits essentiels. 
Les ossements de Cro-Magnon devinrent ainsi classiques presque 
au lendemain de leur découverte et nous ne pouvions mieux 
faire, M. Hamy et moi, que de grouper autour d'eux les restes 
humains qui leur ressemblent. De là, vient le nom que nous 
avons donné à notre seconde race dolichocéphale. 

Comme la précédente, celle-ci a son individu typique qui en 
exagère à certains égards les caractères et présente ainsi un 
terme de comparaison extrême. Le contraste n’en est que plus 
frappant. Entre l'homme de Néanderthal et le grand vieillard 
de Cro-Magnon le seul trait commun résulte des proportions du 
crâne. Ici l'indice céphalique 73,76 diffère, comme on voit, fort 
peu de celui que nous avons eu à signaler. Il descend d’ailleurs 
jusqu’à 70,05 dans un crâne de la même race trouvé à Solutré ; 
il est de 70,52 dans le fameux crâne d'Engis. C’est cette élonga- 
tion d'avant en arrière qui avait conduit Schmerling à rappro- 
cher de l’'Ethiopien plutôt que de l’'Européen l’homme fossile 
qu'il venait de découvrir. De là, est venue au moins en partie 
la théorie qui faisait du Nègre Le point de départ de notre espèce. 
M. Hamy, en rattachant le crâne d’Engis au type de Cro-Magnon, 
a ajouté un fait de plus à ceux qui sont en désaccord avec cette 
doctrine, 


RACE DE CRO-MAGNON 233 


Sous tous les autres rapports, la tête de Gro-Magnon et celle 
de Canstadt sont des plus dissemblables. Au lieu d’un front bas 
et fuyant placé au-dessus de ces crêtes surcillères qui ont fait 
penser au singe, au lieu d’une voûte surbaissée comme dans le 
crâne de Néanderthal et ses congénères, on trouve ici un front 
large s'élevant au-dessus de sinus frontaux assez peu accusés et 
une voûte présentant les plus belles proportions. Le frontal est 
remarquablement développé d'avant en arrière. La courbe 
fronto-occipitale se continue avec une régularité frappante, 
jusque un peu au-dessus du lambda. Là, elle s'infléchit pour 
former un méplat qui se prolonge sur la partie cérébrale de 
l’occipital. La région cérébelleuse du même os se porte brusque- 
ment en-dessous et présente de nombreuses et robustes em- 
preintes d’insertions musculaires. 

Ce crâne remarquable par ses belles proportions l’est encore 
par sa capacité. Selon M. Broca, qui n’a pu d’ailleurs opérer 
qu'avec des précautions propres à diminuer le chiffre, il jauge 
au moins 1590 centimètres cubes. J'ai déjà dit que ce nombre 
est très-supérieur à celui de la moyenne chez les Parisiens mo- 
dernes ; il l’est également à celle des autres races européennes 
actuelles. 

Ainsi, chez ce sauvage des temps quaternaires, qui a lutté 
contre le mammout avec ses armes de pierre, nous trouvons 
réunis tous les caractères crâniologiques généralement regardés 
comme les signes d’un grand développement intellectuel. 

Les traits de la face ne sont pas moins frappants que ceux du 
cräne. Dans les têtes que M. Pruner Bey appelle harmoniques, 
au crâne allongé d’arrière en avant correspond une face allongée 
de haut en bas. Lorsqu'il y a désaccord entre ces proportions 
la tête est dysharmonique. Ge dernier caractère est remarqua- 
blement marqué chez le vieillard de Cro-Magnon. Le diamètre 
transversal bizygomatique atteint une étendue rare même chez 
les brachycéphales harmoniques. Chez lui l'indice facial des- 
cend à 63. 

Cette exagération en largeur se retrouve dans tout le haut et 
les parties moyennes de la face. Les orbites, à bords presque 
rectilignes, sont remarquablement peu élevés et en revanche 
très-allongés. Aussi l'indice orbitaire descend-il ici au chiffre 
le plus bas qu'ait rencontré M. Broca : il n’est que de 61. 

Mais cette tendance à l'élargissement n’atteint ni la région 
médiane, ni la portion inférieure de la face. Le nez, dont les os 
sont hardiment projetés en avant et font une forte saillie, 
est étroit; par son indice, 45,09, il place le vieillard de Cro- 
Magnon parmi les lepthorhiniens de M. Broca. La mâchoire 
supérieure est également rétrécie relativement à la face qu'elle 
termine, et le bord alvéolaire est projeté en avant de manière 
à produire un prognathisme très-accentué. La mâchoire infé- 
rieure est remarquable surtout par la largeur de sa branche 
montante qui, d’après les recherches de M, Broca, dépasse sur 


234 RACES HUMAINES FOSSILES 


ce point toutes les autres mâchoires humaines connues. Gette 
largeur est de 49 millimètres. Loin d’être effacé et fuyant comme 
dans la race de CGanstadt, le menton, légèrement triangulaire, est 
avancé, 

Les caractères céphaliques du vieillard de Cro-Magnon se re- 
trouvent plus ou moins prononcés chez tous les hommes de la 
même race, Ils s'atténuent en général chez les femmes. Ainsi 
même chez celle dont la tête, malheureusement incomplète, a été 
recueillie non loin de celle du vieillard, on voit le crâne con- 
server ses belles lignes et même le front s'élever encore quelque 


peu. Maïs le méplat postérieur est moins accusé, la dysharmonie | 


est moins forte entre le crâne et la face. Celle-ci est relative- 
ment plus allongée, les orbites sont plus hauts, le nez est plus 
large, le prognathisme s’est atténué. On ne saurait néanmoins 
méconnaître la parenté ethnique de ces deux têtes, trouvées 
d’ailleurs ensemble et qui fournissent ainsi pour les deux sexes 
des termes de comparaison certains. 

La race de Cro-Magnon était grande. La moyenne déduite des 
mesures prises par M. Hamy sur un squelette et les os isolés de 


cinq hommes est de 1m,78. Le vieillard de Gro-Magnon avait 


environ 1,82 et l’homme de Menton, dont M. Rivière a re- 
cueilli le squelette entier et en place, atteignait 1,85. La 
femme de Cro-Magnon mesurait 1°,66. Ces os et tous ceux que 
l’on a pu en rapprocher indiquent en outre une race remarqua- 
blement robuste. [ls sont épais et solides. Chez tous les em- 
preintes musculaires sont des plus accusées. Chez le grand vieil- 
lard, les fémurs sont à la fois les plus larges et les plus épais qu'ait 


mesurés M. Broca, comme nous l’avons déjà dit. La ligne âpre 


en est egalement d’une largeur, d’une épaisseur insolite et forme 
une sorte de colonne ou de contre-fort saillant. 


En somme, chez les hommes de Cro-Magnon, un front bien 


ouvert, un grand nez étroit et recourbé, devaient compenser ce 
que la figure pouvait emprunter d’étrange à des yeux probable- 
ment petits, à des masseters très-forts, à des contours un peu 
en losange. A ces traits, dont le type n’a rien de désagréable et 
permet une véritable beauté, cette magnifique race joïgnait une 
haute stature, des muscles puissants, une constitution athlé- 
tique. Elle semble avoir été faite à tous égards pour lutter 
contre les difficultés et les périls de la vie sauvage. 

IT. — Nous avons déjà vu que la race de Cro-Magnon se mon- 
tre immédiatement au-dessus de celle de Canstadt dans les allu- 
vions de Grenelle: Elle est donc aussi fort ancienne, et a connu 
les grands mammifères aujourd’hui éteints ou émigrés. Plus 
sociable, plus sédentaire sans doute que la précédente, elle habi- 
tait des cavernes où elle a laissé de nombreux spécimens de son 
industrie ; elle ensevelissait ses morts sous des abris où on les a 
retrouvés. Une foule de chercheurs éminents ont exploité ces 
carrières scientifiques. Je ne puis les énumérer tous ici; mais il 
est un nom que l’on ne me pardonnerait pas d'omettre, celui 


prémintlt te 
n 


LES TROGLODYTES DE LA VÉZÈRE 995 


d'Edouard Lartet. On sait avec quelle sagacité persévérante, 
tantôt seul, tantôt associé à son ami Christy, cet homme aussi 
modeste que savant a fouillé le sol de ces grottes, et quels tré- 
sors il en a tirés; on sait tout ce qu'il apportait de sagacité pru- 
dente dans l'interprétation de ses belles découvertes; et, en lui 
décernant le titre de fondateur de la paléontologie humaine, on 
n'a été que juste. 

Grâce à lui et grâce à ceux qui ont marché sur ses traces, on 
possède les éléments essentiels d’une histoire de la race de Cro- 
Magnon. Presque sans sortir de cette vallée de la Vézère, dont 
le nom est si grand en anthropologie, on peut, comme a fait 
M. Broca, la suivre pas à pas. En effet, du village des Eyzies 
jusqu’à l'abri sous-roche du Moustier, sur un espace de douze à 
quatorze kilomètres, on ne rencontre pas moins de huit stations 
humaines, toutes devenues plus ou moins célèbres par les docu- 
ments divers qu'elles ont fournis. Ce sont la caverne du Moustier, 
l'abri du Moustrer, l'abri de la Madeleine, l'abri et la sépulture 
de Cro-Magnon, l'abri de ZLaugerie-Haute, l'abri de Laugerie- 
Basse, la caverne de la Gorge-d'Enfer, la caverne des E'yzies. 

La plus ancienne, celle du Moustier, se rattache par sa faune 
aux bas niveaux de Grenelle, et date au moins de la fin de l’âge 
de l’ours; celle de la Madeleine ne doit remonter que de peu 
au-delà de l’époque actuelle. Entre ces deux extrêmes, s’éche- 
lonnent les six autres, et l’ensemble jalonne, pour ainsi dire, les 
deux dernières périodes des temps quaternaires. Toutefois, pour 
se faire une idée nette du développement intellectuel et social 
de la race, pour comprendre jusqu’à quel point elle se prétait 
aux modifications du milieu, et quels progrès ou quelle déca- 
dence lui imposaieut ces modifications, il faut interroger les docu- 
ments qu'elle a laissés dans bien d’autres localités, et surtout dans 
les grottes et les abris de Bruniquel, dans les sépultures de Solutré, 
dans les grottes de Gourdan, de Duruty, de l’Homme-Mort, etc. 

Les hommes qui hantaïient la caverne du Moustier ne semblent 
pas s'être élevés beaucoup au-dessus de la race de Canstadt, à 
laquelle ils étaient peut-être associés, dont ils reproduisent pres- 
que les industries. Les conditions d'existence étaient pour eux à 
peu près les mêmes que dans l’âge précédent. Ils vivaient au 
milieu des grands mammifères dont ils avaient à se nourrir. Le 
cheval et l’aurochs étaient leur gibier habituel; mais le mam- 
mout, l'ours, et jusqu'au lion et à l’hyène des cavernes, servaient 
aussi à leurs repas. Pour lutter contre de pareils ennemis, ils 
employaient des espèces de têtes d’épieux et de lances minces, 
planes d'un côté, retaillées sur une seule face, tranchantes sur 
les bords et qui devaient constituer une arme formidable. Cette 
forme spéciale caractérise le éype moustiérien de M. de Mortillet. 
Les chasseurs de cette époque taillèrent leurs flèches sur le même 
modèle, mais en firent assez rarement usage ; il semble qu'ils 
dédaignaient les oiseaux, le petit gibier. Le reste de l'outillage 
resta à peu près le même que par le passé. 


236 RACES HUMAINES FOSSILES 


À Cro-Magnon, le progrès est sensible. Notre grand vieillard 
et ses compagnons eurent des armes, des outils en silex plus 
nombreux, plus variés, moins massifs. À en juger par les restes 
de leur cuisine, ils durent faire un usage fréquent de l’arc, pour 
atteindre les oiseaux et les petits mammifères, tandis qu'ils con- 
tinuaient à attaquer les grands animaux et surtout le cheval, 
avec la lance, l’épieu, et peut-être le poignard. 

A Laugerie-Haute, sur la Vézère, à Solutré, dans le Mâcon- 
ais, et d’autres stations contemporaines, la taille du silex attei- 
gnit un degré de perfection vraiment merveilleux. Parfois sans 
doute, les types anciens reparaissent à côté des formes modifiées 
par une expérience raisonnée, par une industrie perfectionnée. 
Pourtant, la prédominance de ces dernières est tellement mar- 
quée, qu'elle caractérise nettement cette époque. Les pointes de 
lances et de javelots s’effilent plus ou moins en forme de feuille 
de noyer, de laurier, de plantain, s’amincissent et deviennent 
parfaitement symétriques. Les pointes de flèches sont l’objet de 
soins tout particuliers. M. de Ferry a fort bien montré que la 
forme générale, le poids, l’angle d'ouverture, etc., étaient cal- 
culés de manière à s'adapter aux diverses distances de tir, aux 
nécessités de la chasse. Toutes ces armes retaillées à petits coups 
sur leurs deux faces, présentent en outre un fini d'autant plus 
remarquable qu'il ne se rencontre au même degré dans aucune 
autre partie de l'outillage. Elles ont mérité d’être prises pour un 
des termes de comparaison admis par M. de Mortillet, et consti- 
tuent son {ype solutréen. 

Essentiellement chasseurs, guerriers à coup sûr, les hommes 
de cette époque s’occupaient avant tout de leurs armes. Ils atta- 
chaient bien probablement un certain amour-propre à posséder 
les plus belles, les mieux taillées; mais, l’indifférence relative 
qu'ils montrent lorsqu'il s’agit d’autres objets, nous apprend que 
pour eux, le fini du travail avait surtout pour but de les rendre 
plus redoutables en accroissant leur pouvoir de pénétration. 
Plusieurs pièces osseuses rencontrées sur des points éloignés et 
appartenant à diverses époques, prouvent que ces armes de 
silex, maniées par des mains robustes, ne laissaient rien à désirer 
sous ce rapport. Je me borne à citer une vertèbre de renne, 
dont le corps a été percé d’outre en outre par une lance ou un 
javelot, et un tibia humain dont la tête a été traversée par une 
flèche près de la rotule. Dans les deux cas, le silex rompu est 
resté en place, attestant la bonté de l’arme et la force de celui 
qui s’en servait. : 

Au moment où se déposèrent les niveaux fluviatiles supérieurs, 
et où s’accentua la prédominance du renne, l’industrie des hom- 
mes de Cro-Magnon subit une transformation remarquable. Jus- 
que-là, le silex et, à son défaut, d’autres roches dures avaient 
fourni à la fois l’outil et l'instrument fabriqué à l’aide du pre- 
mier. Sans doute, dès les plus anciens temps, les os, les bois de 
cerf ou de renne, avaient été utilisés de temps à autre ; mais ils 


RACE DE CRO2MAGNON — INDUSTRIE 237 


ne jouaient, dans l'outillage ou l'armement, qu'un rôle presque 
insignifiant. À l’époque dont nous parlons, ils prirent une impor- 
tance croissante, et bientôt fournirent à peu près seuls la matière 
des armes. Le silex ne servit plus qu'à fabriquer des outils. En 
revanche, ceux-ci se multiplièrent et s’approprièrent aux usages 
les plus divers. C’est avec le silex que les troglodytes des Eyzies, 
de Laugerie-Basse, de la Madeleine et d’une foule d’autres sta- 
tions, sciaient et sculptaient leurs bois de renne pour en faire de 
robustes harpons portant, d’un seul côté, des pointes solides 
recourbées en arrière. C’est avec lui qu'ils effilaient des aiguilles 
pas beaucoup plus grosses que les nôtres, et en foraient le sas. 
Dans certains spécimens, celui-ci est d’une finesse telle que son 
percement est resté un problème jusqu’au moment où Lartet l’a 
reproduit de ses mains, en employant un des outils qu'il avait 
découverts. Toutefois, l’objet le plus caractéristique du {ype 
magdalénéen est la pointe de flèche régulièrement barbelée des 
deux côtés, et dont les dents portent des cannelures probable- 
ment destinées à recevoir quelque substance empoisonnée. 

La succession des industries que je viens d'indiquer n’a d’ail- 
leurs rien d’absolu. A mesure que les recherches et les décou- 
vertes se multiplient, on reconnaît de plus en plus que les 
diverses colonies de la race qui nous occupe, obéissant à des 
nécessités locales ou entrainées par les hasards de leur dévelop- 
pement, ne présentaient nullement une uniformité difficile à 
comprendre. Les dernières fouilles exécutées à Solutré par 
MM. Arcelin et l’abbé Ducrost, montrent les armes et les instru- 
ments du type magdalénéen comme antérieurs à ceux du type 
solutréen. Dès cette époque, comme de nos jours, il existait une 
certaine diversité qui explique la contemporanéité de types 
industriels différents dans ces peuplades de mème origine. 

III. — Ces armes plus légères, plus sûres, plus variées, annon- 
cent un changement dans le régime de nos troglodytes. [ls con- 
tinuent, il est vrai, à chasser la grosse bête quand elle se pré- 
sente; quelques rares mammouts, survivant aux modifications 
climatériques qui s’accentuent, tombent encore sous leurs coups; 
le cheval contribue aussi souvent à leurs repas. Toutefois, le 
renne prédomine de beaucoup dans les débris de leur cuisine. Il 
y est associé aux restes de petits mammifères, comme le lièvre 
et l’écureuil. Les oiseaux entrent pour une part assez considé- 
rable dans l'alimentation. Avec les ossements tirés de la seule 
grotte de Gourdan, si habilement exploitée par M. Piette, 
M. Alph. Edwards a pu en déterminer vingt espèces distinctes. 
Enfin, les hommes de l’âge magdalénéen se sont nourris aussi 
de poisson ; mais la pêche était encore pour eux une sorte de 
chasse. [ls n’employaient évidemment pas le fiket, et ne harpon- 
naient que les grandes espèces, le saumon dans le Périgord, le 
Prochet dans les Pyrénées. 

Transporter à leur demeure habituelle les grands animaux 
qui tombaient sous leurs coups, eût été trop pénible mème pour 


238 RACES HUMAINES FOSSILES 


nos robustes chasseurs. Aussi les dépeçaient-ils sur place, aban- 
donnant au moins le squelette du tronc. On ne trouve guère, 
dans les cavernes, que les os de la tête et des membres, encore 
sont-ils à peu près toujours fracassés. Comme tous les sauvages, 
les troglodytes de la Vézère étaient friands de cervelle et de 
moelle. Les os longs qui renferment cette dernière, ont été 
évidemment fendus d’une manière méthodique, de façon à mé- 
nager le contenu. MM. Lartet et Christy pensent même qu'on 
employait un ustensile exprès pour manger ce mêts délicat. Une 
sorte de spatule en bois de renne, à manche conique et richement 
sculpté, creusée et arrondie à son extrémité, a été regardée par 
eux comme une cutller à moelle. 

La quantité considérable de charbons et de cendres trouvés 
dans les stations de la Vézère, ne permet pas de douter que le 
feu ne servit à la cuisson des aliments. Mais son mode d'emploi 
est quelque peu problématique. On n'a trouvé aucune trace de 
poterie chez ces chasseurs, et rien n'indique qu'ils aient connu 
le four des Polynésiens. Ils devaient donc agir comme les peu- 
plades sibériennes qui, à la fin du dernier siècle, n'avaient que 
de la vaisselle de cuir ou de bois, et n’en faisaient pas moins 
bouillir l’eau qu'elle contenait en y jetant des cailloux forte- 
ment chauftés. 

Rien n’autorise à penser que l’homme de Cro-Magnon ait été 
cannibale. On ne trouve pas dans ses débris de cuisine ces os 
longs, fendus pour en extraire la moelle qui n’eussent pas man- 
qué d’être mêlés à ceux des grands animaux, si la chair humaine 
avait fait partie même accidentellement de ses repas. Toutefois, 
M. Piette a trouvé à Gourdan, de nombreux débris de crâne 
humain portant l'empreinte des couteaux de silex, et la trace de 
coups qui semblent les avoir brisés. Des axis, des atlas en grand 
nombre, des mâchoires brisées ou entières, accompagnent ces 
fragments de la boîte crânienne. Ces faits peuvent justifier 
l'opinion de M. Piette. Les guerriers de Gourdan, après avoir 
tué un ennemi, en rapportaient sans doute la tête dans leur 
demeure, la scalpaient et peut-être mêlaient la cervelle à quel- 
que breuvage comme font aujourd’hui quelques tribus des îles 
Philippines. Mais ils ne mangeaient pas la chair du vaincu, dont 
le cadavre décapité était probablement abandonné sur le champ 
de bataille. 

IV. — On ne fabrique pas des aiguilles comme celles dont je 
parlais plus haut, sans avoir quelque chose à coudre. Ce fait 
seul emporte l’idée de vêtements, La chasse fournissait la ma- 
üère première. L'art de préparer les peaux doit avoir été porté 
chez les tribus de cet âge aussi loin que chez les Peaux-Rouges, 
à en juger par les nombreux grattoirs et lissoirs qu’on trouve 
dans leurs stations. Les traces, laissées par les couteaux de silex 
sur les points où s’insèrent les longs tendons des membres chez 
le renne, montrent comment on se procurait le fil, Les vêtements, 
une fois cousus, devaient être ornés de diverses manières, comme 


RACE DE CRO-MAGNON — VIE, ARTS 239 


ils le sont chez les sauvages de nos jours. Sur le squelette décou- 
vert à Laugerie-Basse, par M. Massenat, on a trouvé une ving- 
taine de coquilles percées disposées par paires sur diverses par- 
ties du corps. Il ne s'agissait donc ici ni de collier, ni de bracelet, 
mais d’ornements distribués d’une manière à peu près symé- 
trique sur un vêtement. Le squelette de Menton, mis à jour par 
M. Rivière, a présenté des faits analogues. 

Le goût de la parure, si prononcé de nos jours chez les popu- 
lations les plus sauvages comme les plus civilisées, existait done 
chez les tribus troglodytiques de l’époque quaternaire. On a du 
reste de nombreuses preuves de ce fait. Dans une foule de sta- 
tions on a trouvé les éléments de colliers, de bracelets, etc. Le 
plus souvent des coquilles marines, parfois fossiles et empruntées 
aux couches tertiaires, composaient ces ornements. Mais l’homme 
de Cro-Magnon y joignait des dents de grands carnassiers ; il 
taillait aussi dans le même but des plaques d'ivoire, certaines 
pierres tendres ou dures, et même façonnait en argile des grains 
qu’il se contentait de laisser durcir au soleil. Enfin il se tatouait 
. ou tout au moins se peignait avec les oxydes de fer ou de manga- 
nèse dont on a trouvé à plusieurs reprises de petites provisions 
dans diverses stations et qui ont laissé leur trace sur les os de 
quelques squelettes, sur celui de Menton par exemple. 

V. — Jusqu'ici la race de Cro-Magnon ne se montre guère 
supérieure aux peuples chasseurs de l'Amérique, si ce n’est peut- 
être par l’habileté qu’elle a déployée dans la taille du silex. Mais 
les instincts artistiques qu’elle manifeste presque à ses débuts, 
le point où elle porte la gravure et la sculpture dans l’âge de la 
Madeleine, lui font une place tout exceptionnelle parmi les po- 
pulations dont l’évolution s’est arrêtée au degré le plus inférieur 
de l’état social. L’adoucissement relatif des conditions climaté- 
riques, la diminution des grands animaux féroces amenant la 
multiplication des espèces utiles et surtout celle du renne, placé- 
rent à cette époque l'homme de Cro-Magnon dans des conditions 
de bien-être inconnues à ses prédécesseurs. Il en profita pour dé- 
velopper d’une manière bien inattendue ses aptitudes les plus 
élevées. 

En général, il est vrai, la plupart des sculptures représentant 
des animaux laissent beaucoup à désirer. Sans doute on recon- 
nait les rennes reproduits en plein relief, sur les cailloux mar- 
neux de Solutré ; sans doute il est difficile de voir autre chose 
qu'un mammout dans la statuette en bois de renne recueilli à 
Montastruc. Toutefois ces spécimens ne donneraient qu’une assez 
triste idée de l’art magdalénéen. Heureusement les manches de 
poignard en ivoire trouvés par M. Peccadeau de l'Isle à côté du 
mammout corrigent cette impression. Tous deux représentent 
un renne accroupi, les jambes repliées, la tête allongée et les 
bois couchés le long du corps de manière à ne pas gêner la main 
qui tient cette poignée. Le naturel des attitudes, l'exactitude des 
proportions sont tels que de nos jours encore un sculpteur orne- 


240 RACES HUMAÏNES FOSSILES 


maniste traitant le même sujet, n’aurait guère rien de mieux à 
faire que de copier son antique prédécesseur. | 

Les dessins ou mieux les gravures sont bien plus nombreuses 
que les sculptures. Elles offrent aussi plus d'intérêt. Armés de 
leur pointe de silex, les artistes quaternaires de la race de Cro- 
Magnon ont buriné tour à tour l'os, les bois du renne, l’ivoire 
du mammout, les pierres de diverses natures. Tantôt ils ont 
cherché à reproduire les plantes ou les animaux qui frappaient 
leurs regards, tantôt ils se livraient à leur caprice et traçaient 
des dessins d’ornementation dans lesquels se rencontrent pres- 
que tous les motifs réinventés tant de siècles après. La multipli- 
cité, la variété de cette sorte de gravure annonce beaucoup d'i- 
magination et une véritable faculté d'invention. | 

La faculté d'imitation n’est pas moins accusée dans les dessins 
figurant des objets réels, des animaux en particulier. Ils sont 
souvent très-remarquables par la fermeté de la touche, accusant 
un sentiment profond de l’ensemble et reproduisant les détails 
avec une exactitude telle, que l’on reconnaît à coup sûr, non-seu- 
lement le groupe, mais l'espèce même représentée par l'artiste. 
On a retrouvé ainsi successivement le bœuf, l’aurochs, le che- 
val, le renne, l'élan, le cerf, le bouquetin, un cétacé, certains 
poissons, etc. En présence de ces représentations si fidèles, dont 
nous connaissons les modèles, il n’y a aucune raison pour dou- 
ter de l’exactitude avec laquelle ont été figurés certains animaux 
éteints. Cette considération bien simple donne un très-grand 
intérêt au dessin de l’ours des cavernes trouvé par M. Garrigou 
sur un schiste de Massat et à ceux du mammout découverts par 
Lartet dans les cavernes du Périgord. Grâce à ces derniers, et à 
ce que nous savons des mammouts conservés dans les glaces de 
la Sibérie, un artiste de nos jours pourrait tracer avec une exac- 
titude presque minutieuse le portrait de ce géant de l’ancien 
monde, depuis si longtemps disparu. 

VI. — L'homme ne figure que très-rarement parmi ces des- 
sins ou ces sculptures, et les représentations de notre espèce, 
rencontrées jusqu'ici, montrent une infériorité relative vraiment 
étrange à constater. La statuette d'ivoire trouvée par M. de 
Vibraye à Laugerie-Basse accuse à peine l'enfance de l’art. C'est 
une femme dont on reconnaît le sexe à un détail sans doute 
exagéré, mais allongée, roide et portant au bas des reins des pro- 
tubérances assez étranges. L'être humain accroupi retiré par 
M. l'abbé Landesque de la même localité est encore plus in- 
forme. Les dessins d'homme ou de femme ne sont guère meil- 
leurs, et le contraste qu'ils présentent parfois sur la même pièce 
avec des dessins d'animaux est des plus frappants. La femme au 
renne de M. l’abbé Landesque est grotesque, tandis que les jam- 
bes postérieures de l’animal, qui seules ont été conservées, pré- 
sentent toutes les qualités que je signalais plus haut et que l’on 
retrouve à la superbe tête de cheval gravée sur la face opposée 
de l'os. Dans l’homme a l’aurochs de M. Massénat, l’animal est 


RACE DE CRO“MAGNON — DESSINS 241 


très-beau de forme et de mouvement; l’homme ést raide, sans 
proportions, sans vérité. 
Ce contraste est trop grand et trop constant pour être acci- 
dentel. Il doit tenir à une cause que l’on trouverait peut-êtré 
dans quelque idée superstitieuse analogue à certaines croyances 
modernes. Lorsque Gatlin eut terminé son premier portrait de 
Peau-Rouge, une partie de la tribu le regarda comme un sor- 
cier dangereux qui avait enlevé au modèle quelque chose de 
son individu. Quelque idée analogue empêchait-elle les artistes 
de la Vézère d'étudier l'être humain ? Toujours est-il que, lors- 
qu'ils se hasardent à le reproduire, leur burin hésite et perd 
toutes ses qualités. 

Ces représentations imparfaites ne nous apprennent donc rien 
sur les traits, sur les proportions de la race. Tout au plus, si l’on 
accepte les interprétations de MM. l’abbé Landesque et Piette, 
pourrait-on dire qu'elle était remarquablement velue. Mais cette 
opinion qui repose principalement sur le dessin de la femme au 
renne me semble contredite par celui de l’homme à l'aurochs dont 

. la petite barbiche pointue remonte à peine jusqu’à l’angle de 
la mâchoire. Les hachures horizontales placées en travers des 
Jambes et du corps ne me paraissent pas pouvoir être prises 
pour des poils, car elles croisent à angle droit la direction qu’au- 
raient eue ces derniers. J’y verrais bien plutôt des lignes de pein- 
ture, sorte de décoration que nous savons avoir été en honneur 
chez ces tribus. 

VII. — Quelque mauvais qu'ils soient, les dessins dont je viens 
de parler fournissent pourtant quelques données sur le genre de 
vie de ces chasseurs. Celui de l’omme à l'aurochs nous apprend 
qu'ils poursuivaient les plus gros gibiers, nus comme font sou- 
vent les Peaux-Rouges, les cheveux relevés en touffe sur la tête 
et armés seulement de la lance ou du javelot. L'homme à la 
baleine est également nu, et le bras gigantesque qu'il étend 
jusqu’à la nageoire du cétacé semble indiquer qu'il a combattu 
et vaincu ce monstre, échoué sans doute sur quelque bas-fond. 
Mais de là même il résulte que l'homme quaternaire du Périgord 
quittait parfois ses montagnes et allait jusqu’au bord de la mer. 
Son contemporain des Pyrénées en faisait autant, comme l’attes- 
tent les gravures de phoques découvertes dans les grottes de 
Gourdan et de Duruthy. 

D'autre part, les stations placées le plus avant dans les terres 
ont souvent fourni des objets qui n’ont pu être pris que sur le 
bord de la mer. À Cro-Magnon on a trouvé plus de trois cents 
coquilles de Zéftorina littorea, espèce océanique. En revanche les 
Cypræa rufa et C. lurida, trouvées sur le squelette de Laugerie- 
Basse dont j'ai parlé plus haut, sont incontestablement méditer- 
ranéennes. Parfois les mollusques des deux provenances se ren- 
contrent au même lieu. Dans la grotte de Gourdan, au milieu des 
Pyrénées centrales, M. Piette a trouvé cinq espèces de l'Océan. 
une de la Méditerranée et cinq communes aux deux mers. Les 


DE QUATREFAGES. Ce 16 


242 RACES HUMAINES FOSSILES 


coquilles fossiles des stations du Périgord venaient générale- 
ment des faluns de la Touraine ; celles de Gourdan avaient dû 
être recueillies en partie dans les Landes et aux environs de Dax, 
éh partie non loin de Perpignan. Dans cette même grotte, 
M. Piette a rencontré une pierre ponce ayant servi à polir les ai- 
guilles et qui lui a paru provenir des terrains volcaniques d'Agde, 

De ces faits et de quelques autres analogues, M. Piette, M. de 
Mortillet ont cru pouvoir conclure que les tribus de la Vézère 
n'avaient aucune demeure fixe et vivaient à l’état nomade, 


visitant tour à tour les rivages des deux mers, chassant dans la 


montagne pendant la belle saison le gibier du moment, et se 
réchauffant l'hiver sous des climats plus doux. Nous ne saurions 
adopter cette hypothèse. La faune de plus en plus nombreuse 
des débris de cuisine dénote une population qui, à mesure qu’elle 
grandit de toute manière, utilise de mieux en mieux les ressour- 
ces de la contrée. Ces mêmes débris ont donné à Lartet des osse- 
ments de rennes de tout âge, y compris de jeunes faons. Notre 
maître à tous en a conclu que l’homme restait sur place pendant 


toute l’année et nous croyons qu'il était dans le vrai. Gertes | 


l’homme de Cro-Magnon, de la Madeleine, de Gourdan a dû se. 


tenir toujours à portée du renne, dont il tirait sa nourriture, ses 
armes, ses vêtements. Maïs les migrations de cet animal, sous 
l'influence d’un climat maritime à variations peu considérables, 
ne pouvaient être fort étendues; et, pour ne pas le perdre de 
vue, les troglodytes du Périgord ou des Pyrénées n'ont pas eu 
à faire des expéditions comme celles des Peaux-Rouges à la 
poursuite des bisons. 


Cette vie à demi sédentaire n’excluait pas les voyages et même « 


les voyages d’outre mer. Parmi les coquilles fossiles trouvées à 
Laugeric-Basse, il en est qui n'ont pu venir que de l'ile de 


Wight. Or, à l’âge du renne, il n'existait plus de communication : 


par terre entre la France et l’Angleterre. Comme l’a fait remar- 
quer M. Fischer, la présence de ces coquilles dans une station 
continentale suppose une navigation. 

Mais, était-ce bien l’homme de la Vézère qui allait chercher 
lui-même ces objets de parure au-delà du détroit? Il est difficile 
de croire que ces tribus montagnardes aïent traversé la mer. Il 
est bien plus probable que ce voyage était accompli par des 
contemporains, chez lesquels un long séjour sur la côte avait 
développé les instincts navigateurs. C’étaient eux sans doute qui 
rapportaient des îles anglaises ces coquilles regardées comme 
des bijoux précieux. Elles passaient ensuite de main en main 
par voie d'échange et arrivaient jusqu'aux vallées du Périgord. 
Un trafic de cette nature peut seul expliquer la présence d’une 
huître de la Mer Rouge dans la grotte de Thayngen explorée par 


M. C. Mayer, près de Schaffhouse. On sait du reste qu'un com- 


merce tout semblable amenait de nos ph des coquilles de 
l'Océan Pacifique jusque chez les tribus de Peaux-Rouges habi- 
tant les bords de l'Atlantique. 


__—— 


RACE DE CRO=MAGNON — ANIMAUX DOMESTIQUES 243 


VIII. — L'histoire de la race de Cro-Magnon, fondée sur les 
restes d'industrie qu'elle nous a légués, présente encore bien 
des questions résolues en sens divers par les savants les plus 
spéciaux. Je me borne à les indiquer sommairement. 

Entourées d'espèces animales qui nous sont aujourd’hui sou- 
mises, les tribus quaternaires se sont-elles bornées à les chas- 
ser? Le cheval, le renne, n'ont-ils jamais été domestiqués par 
elles ? 

M. Toussaint a répondu affirmativement pour le premier, 

M. Gervais pour le second. Les uns et les autres expliquent 
ainsi l'accumulation parfois prodigieuse des ossements de ces 
animaux. À Solutré, une espèce de brèche osseuse presque 
exclusivement formée d'os de cheval, entoure pour ainsi dire 
l’espace occupé par les foyers et les sépultures. Elle renferme 
les restes d’au moins quarante mille chevaux, parmi lesquels on 
ne rencontre qu'exceptionnellement soit des poulains, soit de 
vieilles bêtes. L’immense majorité a été abattue de quatre à 
huit ans. Aux yeux de M. Toussaint, cette accumulation étrange 
de débris provenant d’une seule espèce, le choix d'animaux 
dans la force de l’âge sont inexplicables si l’on n’admet pas 
l'existence de grands troupeaux où l’homme puisait à volonté. 
Les arguments invoqués en faveur de la domestication du renne 
sont à peu près de même nature. Toutefois M. Piette admet que 
celui-ci, longtemps chassé à l’état sauvage, a été domestiqué 
seulement vers la fin des temps quaternaires. Son opinion repose 
sur la proportion d'os de rennes qui grandit presque subitement 
dans les couches supérieures de la grotte de Gourdan. M. Piette 
en appelle aussi à certaines gravures montrant des rennes qui 
portent au cou l'apparence d’un licol. 

À ces raisons qui ne manquent évidemment pas de valeur, on 
répond que l’homme a pu fort bien apprivoiser quelques indivi- 
dus sans pour cela domestiquer l’espèce; que la multiplication, 
l’utilisation de certains gibiers sous l'empire des conditions 
générales et mieux comprises, rendent facilement compte de la 
préférence qu'on leur accorde à certains moments ; qu’un chas- 
seur expérimenté choisit sans peine dans un troupeau l’animal 
qu'il veut abattre. On explique ainsi sans trop de peine tous les 
faits invoqués par MM. Toussaint, Gervais, Piette, dans nos con- 
trées. Quant aux pays situés plus au nord, les faits recueillis par 
M. Fraas dans les grottes de la Souabe, et ses recherches linguis- 
tiques semblent venir à l'appui des opinions de ces savants. 
On voit que le problème de la domestication du cheval et du 
renne par l'homme quaternaire demande encore de nouvelles 
études et peut prendre un caractère tout local. 

J'en dirai à peu près autant de l’organisation sociale. A coup 
sûr les tribus de la Madeleine, de Bruniquel, devaient recon- 
naître des chefs, et c’est pour eux sans doute que l’on sculptait 
ces poignards en ivoire de mammout dont j'ai parlé plus haut. 
C'étaient évidemment des armes de parade. Mais en était-il de 


244 RACES HUMAINES FOSSILES 


même partout? Existait-il, même parmi eux, une véritable 
hiérarchie dont chaque grade était reconnaissable à certains 
insignes ? On a cru trouver la preuve de ces faits dans de grandes 
pièces en bois de renne présentant un type assez uniforme, 
volontairement amincies et habituellement décorées avec un 
soin tout particulier. Tantôt elles sont entières, tantôt vers l’une 
de leurs extrémités elles sont percées de un à quatre grands 
trous ronds, qui parfois entament le dessin primitivement tracé. 
Ces singuliers objets ne sont certainement pas des armes. On 
y a vu des bâtons de commandement, et cette interprétation parait 
plausible. Toutefois n’est-on pas allé un peu loin en regardant 
le nombre des trous comme indiquant la dignité du possesseur, 
en admettant par conséquent que ces tribus reconnaissaient des 
chefs de cinq grades distincts? 

L'homme quaternaire dont nous parlons croyait-il à une autre 
vie ? Avait-il une religion ? tés 

La réponse à la première de ces questions ne peut être dou- 
teuse. Le soin donné aux sépultures atteste que les chasseurs 
de Menton, comme ceux de Solutré et de Gro-Magnon, pen- 
saient que leurs morts auraient des besoins au-delà de la tombe. 
Ce que nous savons-de tant de peuples sauvages de l'époque ac- 
tuelle ne permet pas d'interpréter autrement l’ensevelissement 
avec le corps, des vivres, des armes, des objets de parure, 
placés à côté du défunt. 

Le problème de la religion est plus difficile à résoudre. Il est 
bien probable que l’homme de cet âge avait des croyances plus 
ou moins semblables à celles que nous savons exister chez les 
peuples menant à peu près le même genre de vie. Il est difficile 
de ne pas voir de véritables amulettes dans un grand nombre de 
petits objets, tous percés de manière à pouvoir être portés au 
cou, et sans doute les troglodytes de la Vézère ou des Pyrénées 
leur attribuaient des vertus analogues à celles que leur prêtent 
encore aujourd’hui bien des tribus sauvages. M. Piette a décou- 
vert qu'une de ces amulettes consiste en une plaque percée au 
centre d’où. partent des rayons divergents ; il a trouvé un em- 
blème analogue répété trois fois sur un bâton de commandement. 
Il admet que ce sont autant d'images du soleil, et j'accepterais 
assez volontiers cette interprétation. Mais ne dépasse-t-il pas 
les limites d’une induction légitime, lorsqu'il conclut de ce fait 
que l’homme de Gourdan adorait cet astre et avait inventé le 
Dieu solaire, qui aurait été retrouvé plus tard par les Egyptiens 
et les Gaulois ? 

IX. — En résumé la race de Cro-Magnon était belle et intel- 
ligente. Dans l’ensemble de son développement, elle me semble 
présenter de grandes analogies avec la race Algonquine , telle 
que la font connaître les premiers voyageurs et surtout les 
missionnaires ayant vécu longtemps parmi ces Peaux-Rouges. 
Elle en avait sans doute les qualités et les défauts. Des scènes 
violentes se passaient sur les bords de la Vézère; nous en avons 


RACE DE CRO-MAGNON — ÉTAT SOCIAL 245 


pour preuve le coup de hache qui a enfoncé le crâne à la femme 
de Cro-Magnon. En revanche, les sépultures de Solutré, en 
nous livrant plusieurs têtes de femmes et d'hommes édentés, 
semblent attester que la vieillesse recevait des soins particuliers 
dans ces tribus et était par conséquent honorée. Cette race a cru 
à une autre vie; et le contenu des tombes semble prouver que sur 
les bords de la Vézère et de la Somme on comptait sur les prai- 
ries bienheureuses, comme sur les rives du Mississipi. 

Comme l’Algonquin, l’homme du Périgord ne s’est pas élevé 
au-dessus du degré le plus inférieur de l’état social; il est resté 
chasseur, tout au moins jusque vers la fin des âges qui le virent 
apparaître dans nos montagnes. C’est donc à tort que l’on a 
prononcé à son sujet le mot de civihsation. Pourtant il était 
doué d’une intelligence élastique, perfectible. Nous l'avons vu 
progresser et se transformer tout seul, fait dont on ne trouve 
aucune trace chez son similaire américain. Par là, il lui est 
vraiment supérieur. Enfin ses instincts artistiques, les œuvres 
remarquables qu'il a laissées, lui assignent une place à part 
parmi les races sauvages de tous les temps. 

X. — Pendant toute la première partie de l’âge du renne, la 
race de Cro-Magnon s’est maintenue dans l’état dont j'ai indi- 
qué les principaux traits. Mais à partir de la seconde moitié du 
même âge, quand se déposaient le diluvium rouge et le Iæss su- 
périeur, il se manifeste chez elle une véritable décadence qui 
s’accentue de plus en plus. Le travail de l’os et du bois de renne 
diminue et redevient plus grossier ; la taille du silex au con- 
traire reprend faveur; et sur quelques points, comme dans la 
grotte découverte à Saint-Martin d'Excideuil par M. Parrot, 
elle atteint un fini des plus remarquables. Mais ce perfectionne- 
ment lui-même semble accuser l'approche de temps nouveaux 
et trahir l'influence d'un élément étranger. 

C'est que pendant cette période le milieu général se modifiait. 
Le sol européen achevaït de sortir des flots ; le climat maritime 
faisait place au climat continental; le ciel se rassérénait ; de 
chauds étés succédaient à des hivers plus froids, mais moins 
pluvieux ; par suite les glaciers reculaient et se renfermaient 
dans leurs limites actuelles; par suite aussi la faune se parta- 
geait. Les animaux amis du froid et organisés pour la vie de 
montagnes, comme le chamois et le bouquetin, se contentèrent 
d'émigrer en altitude et suivirent les glaces dans leur retraite 
vers nos plus hauts sommets. Le renne, qui n’est nullement 
grimpeur, dut émigrer en latitude et remonter vers le nord. 
Ses troupeaux devinrent de plus en plus rares, et finirent par 
disparaître de nos contrées où, même domestique, il n’aurait pu 
durer longtemps. La société humaine, qui depuis des siècles sans 
doute vivait de cet animal et tirait de lui ses vêtements, ses 
armes, ses outils, dut être profondément ébranlée. Avec Île 
renne, elle perdait pour ainsi dire sa raison d’être. 

Qu'arriva-t-il alors ? D’après MM. Cartailhac, Forel, de Mor- 


216 RACES HUMAINES FOSS 


tillet, l'homme disparut ou émigra avec l'animal qui lui était 
devenu nécessaire, et les vallées du Périgord, du Mâconnais, 
des Pyrénées, restèrent désertes. Pour eux, après la fin de l’âge 
du renne, il y a une large et profonde lacune, un grand hiatus 

endant lequel la faune se renouvelle, après lequel apparaît 
ne TS une nouvelle race d'hommes qui polissait la pierre 
au lieu de la tailler, et s’entourait d'animaux domestiques. 

Malgré l’incontestable autorité des savants que je viens de 
nommer, leur opinion n'a rallié, croyons-nous, que de bien 
rares partisans, et a été vivement combattue. Sans doute il est 
possible, il est même probable qu'un certain nombre de stations 
furent abandonnées à l’époque dont nous parlons, et que leurs 
habitants allèrent chercher vers le nord les conditions clima- 
tériques et les facilités pour la chasse auxquelles ils étaient 
habitués, Mais d’autres tribus restèrent en place, se plièrent 
aux nécessités nouvelles, adoptèrent les armes, les mœurs des 
populations immigrantes et se confondirent avec elles. Je ne 
puis entrer ici avec M. Cazalis de Fondouce dans toutes les con- 
sidérations géologiques, zoologiques et archéologiques qui jus- 
tifient cette manière de voir. Je me borne à citer quelques faits 
qui relèvent surtout de l'anthropologie. 

MM. Louis Lartet et Chapelain Dupare ont découvert près 
de Sorde, dans le département des Basses-Pyrénées, un abri 
qui, méthodiquement fouillé, a montré dans sa couche inférieure 
un crâne et des ossements humains associés à un collier de 
dents de lion et d'ours. Au-dessus, et se confondant avec elle, 
était placé un épais foyer d’où les explorateurs ont retiré des 
flèches barbelées du type magdalénéen, et de nombreux instru- 
ments et outils du même âge. Des ossements de cheval, de 
bœuf, se mêlaient à ces produits de l’industrie humaine. Le 
renne ne manquait pas à ces débris de cuisine, mais cette espèce 
était plus rare que les autres. Enfin au-dessus du foyer, et par- 
fois engagée dans sa portion supérieure, se trouvait une couche 
pétrie pour ainsi dire d’ossements humains. Là, les habiles 
explorateurs ont recueilli quelques silex taillés semblables aux 
précédents ; mais ils y ont trouvé aussi une lame étroite et mince, 
ainsi qu'un poignard triangulaire qui, par la forme, par la na- 
ture du travail, se rattachent intimement aux plus beaux pro- 
duits de l’art de la pierre polie. 

La sépulture supérieure contenait les restes de plus de trente 
individus. Ces ossements ont été portés au Museum, et M. Hamy 
n’hésita pas à les rapporter à la race de Cro-Magnon. Je n'ai eu 
qu'à confirmer ce premier jugement, car il n'y avait pas de 
doute possible. Sur les os des membres aussi bien que sur les 
crânes on retrouvait tous les caractères devenus classiques de-, 
puis les beaux travaux de MM. Broca et Pruner Bey. 

Aïnsi, dans cette curieuse grotte de Sorde, nous voyons super- 
posés deux types archéologiques, la pierre taillée et la pierre 
polie ; nous ne trouvons qu'une seule race humaine, celle de 


RACE DE CRO-MAGNON — DURÉE 247 


Cro-Magnon. N'est-il pas évident que cette race à connu ici les 
derniers temps de l’âge du renne, et les premiers de l'époque 
actuelle ? 

Tout en s’accommodant à des conditions d'existence nouvelles, 
en acceptant les industries d'étrangers plus avancés qu'elle, la 
petite tribu de Sorde semble avoir conservé intacte la pureté de 
son sang. Mais il n’a pu en être partout de même, et l'invasion 
devait entrainer des croisements. [ci encore, les faits justifient 
pleinement ce qu’indiquait la théorie. 

Dans la caverne de l'Homme-Mort, située sur un haut plateau 
de la Lozère, et qu'ont si bien étudiée MM. Broca et Prunières, 
on n’a trouvé que des animaux de l’époque actuelle; point de 
renne, pas même de cheval, de bœuf ou de cerf. En outre, une 
pointe de lance ou de javelot à été fabriquée avec un fragment 
de hache en pierre polie. On se trouve donc ici en présence d’une 
population bien postérieure aux temps quaternaires et très- 
probablement contemporaine de celle qui élevait de nombreux 
dolmens dans le voisinage. 

Or, les restes de cette population montrent à un haut degré 
la trace du type de Cro-Magnon altéré en partie peut-être par 
l’action du nouveau milieu, mais aussi par des mélanges ethni- 
ques. La taille a sensiblement diminué; elle est descendue à 
1m 62 en moyenne. La largeur du haut de la face s’est atténuée; 
l’ensemble de la tête est devenu presque harmonique. Mais la 
dolichocéphalie persiste ; les lignes du crâne sont restées à peu 
près les mêmes; les orbites sont toujours allongés, l'orifice nasal 
étroit, Surtout les os des membres ont, en grande majorité, 
conservé leurs traits si caractéristiques. Les péronés ont les 
cannelures rencontrées à Cro-Magnon; les tibias sont platycné- 
miques ; les fémurs présentent cette ligne âpre, renflée en con- 
trefort qui constitue un des traits les plus curieux de la race; 
enfin les cubitus ont tous la cavité sigmoïde, la courbure tant 
de fois signalée comme semienne. Mais en même temps apparaît 
un trait jusqu'ici étranger à la race pure de Cro-Magnon. La 
fosse olécranienne de l’humérus est perforée sur un nombre de 
sujets atteignant la proportion de 26 et peut-être de 33 0/0. A 
lui seul, ce trait que nous trouverons dans d’autres races fossiles, 
indiquerait un métissage , et confirme les inductions qu'on 
pouvait déjà tirer de la diminution de la taille, des modifications 
de la face, etc. 

Sur les deux crânes, sur les quelques ossements de Géménos, 
près de Marseille, et que M. Marion a sauvés de la destruction, 
on constate des faits analogues. 

Ainsi, dans la Lozère, comme aux environs de Marseille, la 
race de Cro-Magnon apparaît en plein temps de la pierre polie, 
mais avec un mélange de caractères qui accusent l'influence d’un 
sang étranger. Sur le littoral méditerranéen comme dans les 
hautes Cévennes, nous la surprenons au moment où ses tribus 
commencent à se fusionner avec celles qui leur apportaient les 


248 RACES HUMAINES FOSSILES 


premiers éléments de la civilisation moderne. Il n'y a rien 
d'étrange à ce que de simples chasseurs aient été plus ou moins 
absorbés par la population plus dense qui possédait des bestiaux 
et élevait des dolmens. ; 

XI. — Mais, pas plus que celle de Canstadt et moins encore, 
la race de Cro-Magnon n’a réellement disparu. On la suit à 
travers les âges, on la retrouve dans certaines populations de 
nos Jours. 

A Solutré, dans les tombes néolithiques placées à côté des sépul- 
tures quaternaires, les vieux chasseurs de chevaux sont repré- 
sentés par leurs descendants dont on retrouve les crânes plus 
ou moins modifiés. Dans les grottes sépulcrales de la Marne, si 
habilement et si fructueusement exploitées par M. J. de Baye, le 
type de Cro-Magnon s'associe à ceux de quatre autres races qua- 
ternaires et à une race néolithique. En Allemagne, près du Tau- 
nus; en Belgique, dans les cavernes d'Hamoir et à Nivelles.; aux 
environs de Paris, dans les alluvions récents de Grenelle; dans 
les glaises du port de Boulogne, etc., on a trouvé des restes 
humains datant de la même époque, appartenant à la même 
race. Dans l’Aisne, en fouillant un cimetière gaulois de l’âge 
du fer, M. Piette a rencontré un squelette de Cro-Magnon. A 
Paris même, les fouilles de l’Hôtel-Dieu, celles du boulevard de 
Port-Royal, etc., ont livré des crânes de la même race remon- 
tant probablement au ve siècle, et il en est de plus récents. On 
en trouvera certainement de modernes. J'ai moi-même, par 
deux fois, constaté chez des femmes, des traits qui ne pouvaient 
s’accorder qu'avec l’ossature crânienne et faciale de la race dont 
nous parlons. Chez l’une d'elles, la dysharmonie de la face et du 
crâne était au moins aussi marquée que chez le grand vieil- 
lard de Cro-Magnon : l’œil enfoncé sous la voûte orbitaire avait 
le regard dur ; le nez était plutôt droit que courbé, les lèvres 
un peu fortes, les masséters très-développés, le teint très-brun, 
les cheveux très-noirs et plantés bas sur le front. Une taille 
épaisse à la ceinture, des seins peu développés, des pieds et des 
mains relativement petits, complétaient un ensemble qui, sans 
être attrayant, n'avait rien de repoussant. 

Les études de M. Hamy ont étendu et agrandi ce champ de 
recherches. Il à retrouvé le type dont nous parlons dans la 
collection de crânes basques de Zaraus, recueillie par MM. Broca 
et Vélasco; il l’a suivi jusqu’en Afrique dans les tombes méga- 
lithiques explorées surtout par le général Faidherbe, et chez les 
tribus Kabyles des Beni-Masser et du Djurjura. Mais c'est princi- 
palement aux Canaries, dans la collection du Barranco-Hundo 
de Ténériffe, qu'il a rencontré des têtes dont la parenté ethnique 
avec le vieillard de Cro-Magnon est vraiment indiscutable. 
D'autre part, quelques termes de comparaison, malheureuse- 
ment bien peu nombreux, lui font regarder comme probable 
que les Dalécarliens se rattachent à la même souche. 

XIT. — Quelque étranges que puissent paraître ces résultats, 


SURVIVANTS DE L'ÉPOQUE QUATERNAIRE 249 


ils ne sont que la répétition, dans l'espèce humaine, de ce qui a 
déjà été constaté chez les animaux. Depuis longtemps, Lartet a 
montré qu'à la fin de l'âge quaternaire et pendant que les 
espèces propres à cet âge achevaient de disparaître, les survi- 
vantes se partagèrent en trois groupes. Les unes restèrent sur 
place ; d’autres émigrèrent au nord, d’autres au midi. Peut-être 
ces dernières ne firent-elles que persister en Afrique, d’où elles 
nous avaient envoyé leurs représentants, et où nous les retrou- 
vons encore, tandis que leurs colonies, un moment florissantes 
chez nous, périssaient sous l'influence des hivers de l’âge actuel. 
Au reste, comme l’on explique l’ancien mélange des faunes et 
l'espèce de départ qui en a amené la séparation, il n’y a rien 
de surprenant à voir les populations humaines présenter un fait 
analogue. 

Pendant l’époque quaternaire, la race de Cro-Magnon avait 
en Europe son principal centre de population dans le sud-ouest 
de la France. Le petit bassin de la Vézère était, pour ainsi dire, 
sa capitale; ses colonies s’étendaient jusqu'en Italie, dans le 
. nord de notre pays, dans la vallée de la Meuse, etc., où elles se 
juxtaposaient à d’autres races dont il sera bientôt question. Mais 
peut-être elle-même n'était-elle qu'un rameau de population 
africaine émigré chez nous avec les hyènes, le lion, l’hippopo- 
tame, etc. En ce cas il serait tout simple qu’elle se retrouvât 
de nos jours, dans le nord-ouest de l'Afrique et dans les îles où 
elle était plus à l’abri du croisement. Une partie de ses tribus, 
lancée à la poursuite du renne, aura conservé, dans les Alpes 
scandinaves, la haute taille, les cheveux noirs et le teint brun 
qui distinguent les Dalécarliens des populations voisines; les 
autres, mêlées à toutes les races qui ont successivement envahi 
notre sol, ne manifesteraient plus leur ancienne existence que 
par des phénomènes d’atavisme, imprimant, à quelques indi- 
vidus, le cachet des antiques chasseurs du Périgord. 


CHAPITRE XX VIII 


RACES DE FURFOOZ. 


1, — En donnant le nom d’une localité justement célèbre en 
anthropologie à cet ensemble de races, en l’appliquant spécia- 
lement aux deux premières, nous avons surtout voulu, M. Hamy 
et moi, consacrer le souvenir des longs et consciencieux travaux 
qui ont amené la découverte de l'homme quaternaire en Bel- … 
gique. Il est presque inutile de rappeler qu'elle est due, après 
Schmerling, à M. Dupont, qui a fouillé pendant sept ans, de 
1864 à 1871, plus de soixante cavernes ou abris-sous-roche, d’où 
il a retiré, indépendamment de ses fossiles humains, environ 
quarante mille ossements d'animaux , et quatre-vingt mille 
pierres taillées de main d'homme. La race de Grenelle a été 
trouvée par M. Emile Martin, en 1867, dans les carrières de : 
gravier ouvertes aux environs de Paris, et caractérisée plus tard 
par M. Hamy.La race de la Truchère a été rencontrée par . 
M. Legrand de Mercey dans une berge de la Seille, près de la … 
Jocalité dont elle porte le nom. 3 

IT. — Considérés au point de vue de la forme générale du … 
crâne, ces quatre types s’échelonnent d’une manière presque 
régulière. L'indice céphalique 79, 31 place la race de Furfooz 
n° À parmi les mésaticéphales ; la race de Furfooz n° 2 devient 
sous-brachycéphale par son indice 81, 39; celle de Grenelle, : 
dont l'indice s'élève à 83, 53 chez l’homme, et à 83, 68 chez la . 
femme, est bien près de la brachycéphalie proprement dite. Il 
en est de même de celle de la Truchère, dont l'indice est de. 
84, 32. 

Finissons-en tout de suite avec cette dernière qui, représentée . 
jusqu'ici, dans les temps quaternaires seulement par une tête. 
est, par cela même, bien moins intéressante que ses sœurs. Chez 
elle, le crâne et la face sont remarquables par une dysharmonie … 
aussi tranchée que dans la tête de Cro-Magnon; mais le désac- 
cord est inverse. Ici c’est le crâne qui est large et court, tandis 


RACES DE LA TRUCHÈRE ET DE GRENELLE 251 


que la face s'allonge. Le premier, vu de face, présente un aspect 
pentagonal très-marqué. Tous les os en sont très-développés 
dans le sens transversal, à l'exception de la moitié inférieure du 
coronal, qui se rétrécit brusquement pour former un front assez 
étroit. L'ensemble de la face est relativement petit et étroit. 
Le nez est très-grand et long ; les pommettes massives sont peu 
marquées, et la mâchoire supérieure est légèrement prognathe. 

Les deux races de Furfooz, celle même de Grenelle ont entre 
elles un certain air de famille qui n'exclut pas l'existence de 
caractères distinctifs. Ainsi, dans la race mésaticéphale de Fur- 
fooz, la courbe antéro-postérieure du crâne dessine au-dessus 
des arcs surcillers petits, mais bien marqués, un front très- 
fuyant, et se continue sans présenter d'autre inflexion qu'une 
légère dépression aux sutures. La face est large et l'indice en est 
presque le même que celui de la race de Cro-Magnon. Mais 
grâce au raccourcissement du crâne, la tête est harmonique, au 
lieu d'être dysharmonique comme chez les troglodytes du Péri- 
gord, Un nez'légèrement concave, maïs assez saillant, des or- 
bites carrés, des fosses canines peu marquées, une mâchoire 
supérieure presque ortognathe complètent cette face dont l’os- 
sature entière a quelque chose de sec et de fin. 

Dans la race sous-brachycéphale de la même localité, le front 
se relève et monte assez droit jusqu'au niveau des bosses laté- 
rales. Puis la courbe s’affaisse brusquement jusque vers le 
premier tiers des pariétaux, où elle s’infléchit davantage et rede- 
vient à peu près régulière jusqu'au trou occipital. A la face, 
nous retrouvons à peu près le même indice; mais les orbites et 
le nez s’allongent, les fosses canines se creusent profondément, 
la mâchoire supérieure se projette en avant, les dents prennent 
la même direction et le prognathisme est très-accusé. 

Dans la race de Grenelle, la glabelle très-prononcée et des ares 
surcillers fortement renflés impriment une direction légèrement 
oblique à la base du front. Mais bientôt la courbe se relève et 
se développe régulièrement sans ressaut ni méplat. Vu de face, 
le crâne apparaît comme aussi bien proportionné que de profil. 
La face s’harmonise avec lui. Les pommettes sont rugueuses et 
bien accusées; les fosses canines, hautes, mais peu profondes ; 
les orbites se rapprochent de la forme carrée; les os du nez 
sont concaves et assez saillants. Enfin, la mâchoire et les dents 
sont également prognathes, mais moins que dans la race précé- 
dente. 

III. — Les hommes de Grenelle, et surtout ceux de Furfooz 
étaient de petite taille. Les premiers atteignaient encore une 
moyenne de 1" 62, mais les seconds descendaient à 1" 53. C’est 
presque exactement la taille moyenne des Lapons. Toutefois, 
cette stature réduite n’excluait ni la vigueur ni l’agilité néces- 
saire aux populations sauvages. Les os des membres et du tronc 
sont robustes, et les saillies, les dépressions de leur surface, 
accusent un développement musculaire très-prononcé. 


92592 RACES HUMAINES FOSSILES 


A part cette robusticité générale, supérieure à ce qu’on ren: 
contre habituellement, le squelette des hommes de Furfooz et de 
Grenelle ressemble fort à celui des hommes d'aujourd'hui. Les 
übias, en particulier, reprennent la forme prismatique trian- 
gulaire que nous leur connaïssons. Toutefois on voit apparaitre 
un caractère qui ne s'est encore montré que dans la caverne de 
l’'Homme-Mort où nous l’avons considéré comme un signe de 
métissage. La fosse olécranienne est souvent perforée dans les . 
races dont il s’agit en ce moment. En Belgique, M. Dupont a 
trouvé que cette disposition existait chez les hommes de la. 
Lesse dans la proportion de 30 0/0. M. Hamy la porte à 28 0/0 . 
chez l’homme fossile de Grenelle, et à 4, 66 0/0 seulement chez 
les Français de nos jours. 

IV. — Les races de Furfooz, venues après celles dont nous | 
avons esquissé l’histoire, ont dù les rencontrer et parfois s’asso- 
cier avec elles. Nous avons la démonstration de ce fait en par- 
ticulier à Solutré, où l’on a trouvé à côté des crânes de Cro- - 
Magnon deux têtes se rattachant à notre race de Grenelle. En 
pareil cas le développement intellectuel et social a dû marcher 
à peu près de pair chez les hommes réunis en une seule tribu. 

Mais, nos brachycéphales ont eu aussi leurs centres de popu- 
lation propres où nous pouvons les étudier chez eux. C’est sur- 
tout en Belgique et dans la vallée de la Lesse que ces recher- 
ches ont été faites par M. Dupont. Pour donner une idée de ce 
qu'étaient les hommes de Furfooz nous n'avons qu'à reproduire, 
en l’abrégeant, ce que nous en a dit le savant explorateur de ces 
cavernes. 

V. — Comme les hommes de la Vézère, ceux de la Lesse habi- . 
taient les cavernes. Une de leurs stations complètes comprenait 
la grotte où ils séjournaient et une grotte funéraire. M. Du-. 
pont les a rencontrées presque juxtaposées à Furfooz, où le 7rou 
des Nutons a présenté tous les caractères d’une habitation hu- 
maine et le 7rou du frontal ceux d’un lieu d’inhumation. A elles 
deux ces localités auraient fourni bien des matériaux à l'histoire | 
de ces antiques peuplades. Toutefois le trou de Chaleux V'em- 
porte peut-être à cet égard. L'homme l’a habité longtemps et 
y a laissé une accumulation considérable de ces débris qu'ex- 
ploite aujourd’hui la science. Puis un jour la voûte s’écroula ; 
les habitants échappèrent abandonnant ce que renfermait leur 
demeure. Aussi, lorsque la pioche vint attaquer ce monceau de 
décombres, on retrouva tout en place comme au moment de la. 
catastrophe, et c'est à bon droit qu’on a appelé la grotte de 
Chaleux une petite Pompéi quaternaire. 

Pour pourvoir à ses divers besoins l'homme de Chaleux a uti- 
lisé surtout le silex et les bois de renne. Le premier formait la 
base de son outillage ; mais il s’est donné peu de peine pour en 
varier ou en perfectionner la taille. Les lames étroites, allongées, 
taillées à un seul éclat sur une face, à deux ou trois sur la face op- 
posée et que l’on nomme des couteaux, semblent être le point de … 


RACES DE FURFOOZ 953 


départ de tous les outils. Dentelées sur un de leurs tranchants, 
elles deviennent des scées ; arrondies et retaillées à l’une de leurs 
extrémités, elles se transforment en racloërs très-propres à ra- 
tisser et épiler les peaux; amincies, effilées à petits coups, elles 
fournissent des poinçons, des perçoirs, etc. Quant aux bois 
de renne, divisés en troncons de dix à quinze centimètres, ils 
étaient ensuite modelés de manière à armer des lances ou des 
javelots. Peut-être aussi recevaient-ils parfois une pointe en 
silex. Mais M. Dupont assure que rien ne permet de supposer 
chez ces troglodytes l'emploi de l'arc et de la flèche. 

La tribu de Chaleux était donc beaucoup moins bien armée 
que celles de la Vézère ou de Solutré. Elle n'en chassait pas 
moins le gros gibier et savait aussi atteindre le petit. Son an- 
cienne demeure a fourni les restes de nombreux chevaux, de 
plusieurs bœufs, de quelques rennes, de seize renards, de cinq 
sangliers, de trois chamois, de trois aurochs, d’un ours brun, 
d’un antilope Saïga, etc. 

On y a trouvé en outre des ossements de lièvre, d'écureuil, de 
rat d’eau, de rat de Norwége, etc. ; les débris de plusieurs oi- 
seaux, entre autres du Lagopède des neiges ; des restes de pois- 
sons d’eau douce. La faune du Trou des Nutons est à peu près 
la même, mais la proportion des espèces est parfois intervertie. 
On y a rencontré beaucoup moins de chevaux et beaücoup plus 
de sangjliers. Ici d’ailleurs, comme dans les stations de la race 
de Cro-Magnon, les grandes espèces ne sont guère représentées 
que par les os de la tête et des membres et tous les os à moelle 
ont été soigneusement fendus. 

Comme la race précédente, celle de Furfooz employait la peau 
des animaux abattus à faire des vêtements. Nous en avons la 
preuve dans les aiguilles en os trouvées à Chaleux. Mais ici elles 
sont bien plus grossières que celles de la Madeleine et des au- 
tres stations analogues. Courtes, épaisses, elles pourraient être 
prises pour de petits poinçons sans le sas dont elles sont per- 
cées. 

VI. — Les troglodytes belges étaient en somme fort en retard 
sur ceux du Périgord et du Mâconnais à bien des points de vue. 
Les monuments de leur industrie sont bien inférieurs à ce que 
nous avons vu chez leurs prédécesseurs et ils ne montrent aucun 
indice des aptitudes artistiques si remarquables chez l’homme 
de la Vézère. Ils le dépassent pourtant sur un point essentiel : 
ils avaient inventé ou reçu d’ailleurs l’art de fabriquer une po- 
terie grossière. M. Dupont en a trouvé des débris dans toutes 
les stations qu'il a explorées et a retiré du 7rou du frontal des 
fragments en nombre suffisant pour reconstituer le vase dont 
ils avaient fait partie. 

Ce fait et quelques autres, qu'il serait trop long d'exposer ici, 
ont conduit quelques-uns des savants les plus compétents, entge 
autres MM. Cartailhac et Cazalis de Fondouce, à regarder le Trou 
du frontal et les autres stations contemporaines comme appar- 


254 RACES HUMAINES FOSSILES 


tenant aux temps de la pierre polie et non à ceux de l’époque 
quaternaire. 

Mais la composition de la faune trouvée dans les grottes de 
Chaleux et de Furfooz ne nous paraît pas permettre d'accepter 
cette opinion, qui repose principalement sur des considérations 
archéologiques. Ge serait reculer bien loin l’âge de la pierre. 
polie que de le reporter à une époque où le chamois, le bou=. 
quetin, l’antilope Saïga vivaient en Belgique avec le rat de Nor= 
wége et le Lagopède des neiges. Il y a peut-être là une question. 
à étudier ; mais la réunion de ces espèces aux environs de Di-, 
nant est pour nous une preuve que les temps quaternaires du- 
raient encore. 

VIT. — Les troglodytes de Belgique se peignaient la figure et 
peut-être le corps comme ceux du Périgord. Les objets de pa=. 
rure étaient à Chaleux et à Furfooz à peu près ceux que nous 
avons vus en usage dans le midi de la France. Toutefois on ne 
voit figurer parmi eux aucun objet emprunté à la faune marine, 
Ce fait a quelque chose de singulier, car l’homme de la Lesse 
allait parfois chercher ses boux, aussi bien que la matière pre 
mière de ses outils et de ses armes, à des distances bien plus” 
grandes que celle qui le séparait de la mer. 

En effet les principaux ornements des hommes de la Lesse 
étaient des coquilles fossiles. Quelques-unes étaient empruntées, 
il est vrai, aux terrains devoniens du voisinage; mais la plu- 
part venaient de fort loin, et en particulier de la Champagne et 
de Grignon près de Versailles. Les silex, dont nos troglodytes « 
faisaient une si grande consommation, étaient tirés, non du Haï- 
naut ou de la province de Liége, mais presque tous de la Cham- 
pagne. Il en est même qui ne peuvent avoir été ramassés qu’en. 
Touraine, sur les bords de la Loire. En jugeant d’après les pro- 
venances de ces divers objets; on pourrait dire que le monde 
connu des troglodytes de la Lesse s'élevait à peine de trente à 
quarante kilomètres au nord de leur résidence, tandis qu'il s'é- 
tendait à quatre ou cinq cents kilomètres vers le Sud. pe 

Il ÿ a dans ce fait quelque chose de fort étrange, mais dont 
M. Dupont nous paraît avoir donné une explication au moins 
fort plausible. Selon lui deux populations, deux races peut-être 
auraient été juxtaposées dans les contrées dont il s’agit pendant 
l’époque quaternaire. Entre elles aurait existé une de ces haïines 
pour ainsi dire instinctives, pareille à celle qui règne entre les 
Peaux-Rouges et les Esquimaux. Cernés au Nord et à l'Ouest par 
leurs ennemis qui occupaient le Hainaut, les indigènes de la 
Lesse ne pouvaient s'étendre qu’au Sud; et c’est par les Ardennes 
rs communiquaient avec les bassins de la Seine et de la. 

oire. 

Mais faisaient-ils eux-mêmes les longs et pénibles voyages . 
qui seuls pouvaient leur procurer les coquilles dont ils se pa- 
raient et l'énorme quantité de silex qu'ils ont taillés dans leurs 
cavernes ? Avec M. Dupont nous n’hésitons pas à dire que rien 


RACES DE FURFOOZ 259 


n’est moins probable. Tout prouve au contraire qu'ils s’appro- 
visionnaient à l’aide d’un véritable trafic, organisé d’une ma- 
nière régulière et sur une large échelle, soit qu'il existât des 
peuplades vouées à cette industrie comme on en connait divers 
exemples de nos jours; soit que coquilles et silex passant de 
mains en mains parvinssent, par voie d'échanges successifs, 
jusque sur les bords de la Lesse. On ne saurait expliquer autre- 
ment l’abondance à Chaleux, à Furfooz, etc., des silex étran- 
gers à ces localités, la prodigalité avec laquelle on en usait, 
l’insouciance évidente apportée à la conservation des outils dont 
ils étaient la matière première. 

VIII. — Contrairement à ce que nous avons vu chez les 
hommes de Cro-Magnon, ceux de Furfooz paraissent avoir été 
éminemment pacifiques. M. Dupont n’a rencontré ni dans leurs 
grottes ni dans leurs sépultures aucune arme de combat, et il 
leur applique ce que Ross rapporte des Esquimaux de la baie 
de Baffin, qui ne pouvaient comprendre ce qu'on entendait par 
la guerre. 

Dans la grotte sépulcrale du frontal, où la tribu des Nutons 
ensevelissait ses morts, on a trouvé comme à Cro-Magnon mêlés 
aux ossements humains une foule d'objets attestant la croyance 
à une autre vie. C'étaient des coquilles perforées, des ornements 
en fluorine, des plaques de grès portant quelques ébauches de 
dessin, le vase dont nous avons parlé plus haut, des instruments 
en silex choisis. Tous ces objets sont d’ailleurs de même nature 
que ceux du Trou des Nutons. Il est évident qu'ils avaient été 
déposés dans le caveau mortuaire avec la pensée qu'ils servi- 
raient aux besoins des défunts dans la nouvelle existence qui 
commençait pour eux. 

Un autre fait sur lequel M. Dupont a insisté avec raison ajoute 
aux probabilités tirées de considérations diverses qui permet- 
tent d'attribuer à ces hommes quaternaites une sorte de religion 
plus ou moins voisine du fétichisme. Dans le trou de Chaleux, 
un cubitus de mammouth était placé à côté du foyer sur une 
plaque de grès. Or le mammouth n'existait plus en Belgique à 
la fin de l’âge du renne, et cet os a dû être rencontré dans les 
alluvions de l’âge précédent. Sans doute il aura été l'occa- 
sion d’une méprise qui s’est produite de nos jours mêmes ; il 
aura été regardé comme ayant appartenu à quelque géant; et, la 
place d'honneur qui lui avait été attribuée dans la demeure des 
troglodytes, semble annoncer qu'il était devenu l’objet de leur 
vénération. 

IX. — On n’a encore rencontré dans les terrains quaternaires 
en dehors des localités déjà mentionnées, que fort peu de restes 
des deux races de Furfooz etde Grenelle. Les premières sont repré- 
sentées pourtant dans les bassins de la Somme et de l’Aude ; la 
troisième a été retrouvée sur deux où trois points du bassin de 
la Seine. Nous avons vu qu’elle existait à Solutré et le crâne de 
Nagy-Sap en Hongrie doit probablement lui être rapporté. Ces 


256 RACES HUMAINES FOSSILES 


quelques faits suffisent pour montrer que dès l’époque gla- 
ciaire les races dont il s’agit occupaient une aire étendue. 

Dans les temps néolithiques, nous voyons les mésaticéphales 
de Furfooz s'étendre du Var et de l'Hérault jusqu’à Gibraltar ; 
les sous-brachycéphales sont représentés de Verdun à Boulogne- 
sur-Mer et au Camp-Long de Saint-Césaire ; ils ont mêlé leur sang 
à ceux des anciens habitants de Cabeco d’Arruda en Portugal. 

La race brachycéphale de Grenelle est pourtant celle qui a 
laissé les traces les plus profondes. Elle a été retrouvée en 
France dans plusieurs dolmens, en Angleterre dans les Round- 
Barrows. En Danemark, elle constitue le type brachycéphale 
d'Eschricht et, en Suède, elle forme un douzième du nombre 
total des têtes retirées des dolmens par Retzius et ses succes- 
seurs. 

L'intervention de ces diveres races dans la formation des races 
actuelles n’est pas moins évidente. Mais la caractérisation pré- 
cise en est souvent difficile. Des croisements accomplis entre ces 
groupes fort voisins en ont plus ou moins confondu les types. 
Puis d’autres éléments brachycéphales, entre autres, la race cel- 
tique, telle que M. Broca l’a caractérisée, sont venus ajouter à 
la confusion. Toutefois, en visitant la vallée de la Lesse, bien 
des membres du Congrès d'Anthropologie préhistorique ont re- 
connu des têtes et des figures portant d’une manière évidente 
l'empreinte du sang des races fossiles locales, et ces traces sont 
encore plus fréquentes dans la population rurale qui alimente 
les marchés d'Anvers. 

C’est encore la race de Grenelle qui ressort avec le plus de 
persistance dans les populations actuelles. Les nombreux crânes 
parisiens que possède le Museum en fournissent plusieurs exem- 
ples. Toutefois le type apparaît très-rarement à l’état de pureté. 
Ce fait tient probablement à deux causes. D'une part, les condi- 
tions d'existence nouvelles imposées aux races quaternaires par. 
le changement de milieu ont dû altérer quelques-uns de leurs 
caractères. D'autre part des éléments nouveaux, peu différents 
d’ailleurs de l’élément fossile, sont venus s'ajouter à lui. Si l’on 
compare les crânes de Grenelle aux crânes lapons, comme l’a 
fait M. Hamy, on trouve que par l'étendue de la courbe horizon- 
tale, par la longueur des diamètres antéro-postérieurs et trans- 
verses, par les indices céphaliques, les premiers se placent à peu 
près exactement entre les deux plus grandes séries connues de 
crânes lapons. Sans doute on constate des uns aux autres cer- 
taines différences. Par exemple, la voûte crânienne est plus sur- 
baissée chez le Lapon que chez l’homme de Grenelle ; mais en 
somme les analogies l’emportent notablement sur les diffé- 
rences. 

Déjà, grâce à l'étude des vieilles sépultures de leur patrie, 
Retzius père, Sven Nilsson, Eschricht, etc., avaient reconnu la 
grande extension d’une race brachycéphale ancienne, identifiée 
par eux avec les vrais Lapons. Au dernier congrès de Stockholm 


à LÉ dt 


"hs EEE 


TYPE LAPONOÏDÉ 251 


M. Schaaffhausen apportait un exemple de plus à l’appui de 
cette opinion. | 

En tenant compte de tous ces faits, nous avons été conduits, 
M. Hamy et moi, à admettre un {ype laponoide auquel se ratta- 
chent avec la race de Grenelle un grand nombre de populations 
échelonnées dans le temps et répandues à peu près dans l’Eu- 
rope entière. En particulier ce type est représenté presque à l'état 
de pureté dans les Alpes du Dauphiné. Une curieuse collection 
de crânes recueillie par M. Hoël ne peut laisser de doute sur ce 
point. Nous avons donc confirmé, en la précisant davantage et 
la reportant plus haut dans le temps, une de ces vues géné- 
rales comme l'anthropologie en doit tant aux savants scandi- 
naves. 

X. — Ainsi les races de Furfooz et de Grenelle, les dernières 
venues de l’époque quaternaire, se sont rencontrées pendant les 
temps glaciaires avec les races dolichocéphales qui les avaient 
precédées. Sur certains points elles se sont associées à elles; sur 
d'autres elles ont conservé leur autonomie; elles ont eu le même 
sort. Elles aussi ont assisté à la transformation du sol et du 
climat que nous avons vu porter le trouble dans les sociétés 
naissantes de la race de Cro-Magnon ; elles aussi ont vu les con- 
ditions d'existence se transformer progressivement ; et les con- 
séquences de ces changements ont été pour elles ce que nous 
avons déjà dit. 

Un certain nombre de tribus ont marché vers le nord à la 
suite du renne et des autres espèces animales qu'elles étaient 
habituées à regarder comme nécessaires à leur existence ; elles 
ont émigré en latitude. D’autres pour le même motif ont émigré 
en altitude, accompagnant le bouquetin et le chamois dans nos 
chaînes de montagnes dégagées par la fonte des glaciers. D’au- 
tres enfin sont restées en place. Les deux premiers groupes 
ont pu rester plus longtemps à l’abri des mélanges ethniques. 
Les tribus composant le troisième se sont promptement trouvées 
en présence des immigrants brachycéphales et dolichocéphales 
de la pierre polie et ont été facilement subjuguées, absorbées 
par eux. 

XI. — En arrivant en Europe, les hommes de la pierre polie 
n'y trouvèrent pas seulement les dernières races dont il vient 
d'être question. [ls y rencontrèrent toutes les races quaternaires. 
C'est ce qu'attestent plusieurs des faits déjà indiqués; c’est ce 
que prouve à elle seule la magnifique collection de squelettes et 
de crânes extraits par M. de Baye des grottes sépulcrales de la 
Marne. A l'exception du type de Canstadt, tous ceux que nous 
venons de décrire semblent s'être donné rendez-vous dans cette 
localité remarquable. Celui de la Truchère lui-même y est repré- 
senté par une tête presque aussi caractérisée quecelle de la Seille. 
Le fond de cette population néolithique n’en appartient pas moins 
à un type nouveau venu. Il est presque inutile d'ajouter que, 
vieilles ou récentes, toutes ces races se sont croisées et que le 


DE QUATREFAGES, 17 


258 RACES HUMAINES FOSSILES 


métissage se trahit ici comme d'ordinaire tantôt par la fusion, 
tantôt par la juxtaposition des caractères. 

Par infiltration ou par conquête, de nouvelles races se mêlè- 
rent aux précédentes avant même l’arrivée des premiers Aryans. 
Ceux-ci allèrent jusqu'aux extrémités occidentales du continent, 
laissant au nord et au sud des régions entières où persistèrent 
leurs prédécesseurs. Puis vinrent les invasions historiques. C’est 
du mélange de tous ces éléments brassés par la guerre, fusionnés 
par les habitudes de la paix, que sont sorties nos populations 
europénnes. 

XII. — L'homme a été le seul agent essentiel des nouveaux 
groupements ethniques. À partir des premiers temps de la pierre 
polie, la terre et le ciel sont restés les mêmes dans notre monde 
occidental. L'homme européen a donc pu obéir aux lois de son 
évolution, fonder, modifier ou détruire ses associations, ses s0- 
ciétés, traverser les âges du bronze et du fer aussi bien que les 
temps historiques, sans avoir à compter avec les forces invin- 
eibles qui arrétèrent peut-être l'essor des chasseurs de Cro- 
Magnon. 

Jusqu'à quel point le passé anthropologique du reste du 
monde ressemble-t-il à celui de l’Europe? La science répondra 
sans doute un jour à cette question, mais nous ne pourrions 
aujourd'hui que former des conjectures. Il est plus sage de 
s'abstenir, heureux d’avoir déchiffré, en moins d’un demi- 
siècle, un chapitre à peu près entier de cette histoire paléonto- 
logique et préhistorique de l’homme dont nos pères ne soup- 
çonnaient même pas l'existence. 


LIVRE IX 


RACES HUMAINES ACTUELLES, 
CARACTÉRES PHYSIQUES. 


CHAPITRE XXIX 


OBSERVATIONS GÉNÉRALES. — CARACTÈRES EXTÉRIEURS. 


[. — Jai cru devoir présenter avec quelque détail ce que nous 
savons des races humaines fossiles. L'intérêt, la nouveauté du 
sujet m'y engageaient, et son peu d’étendue permettait de le 
faire. Mais je ne saurais traiter de la même manière l’histoire 
des races actuelles. À vouloir les étudier isolément, je pourrais 
à peine consacrer quelques lignes à chacune d'elles. Même en 
les groupant par famulles, je ne pourrais en donner qu'une idée 
incomplète et vague, sous peine de dépasser de beaucoup les 
limites de ce travail. 

Il me paraît donc préférable d’agir comme les botanistes, les 
zoologistes, qui commencent toujours par faire connaître d’une 
manière générale la nature et la signification des caractères du 
groupe dont ils vont s'occuper. Ges notions, portant sur l’en- 
‘ semble, sont d’ailleurs toujours nécessaires, Elles permettent 
seules de saisir et de comprendre certains résultats généraux. 
Quand il s'agit des races dérivées d’une seule et même espèce, 
elles deviennent encore plus indispensables, parce que, tout 
autant que les preuves directes, elles font ressortir et mettent 
en évidence l'unité d’origine spécifique de ces races. 

Il, — Si l’on connaissait l’homme primitif, on regarderait 
comme caractérisant les races tout ce qui les éloignerait de ce 
type. Faute de ce terme de comparaison naturel, on a pris le 
Blanc européen pour norme et c’est à lui que l’on a comparé les 
autres groupes humains. Cela même a conduit à une tendance 
qu'il nous faut d’abord signaler. 


260 RACES HUMAINES ACTUELLES 


Entrainés par certaines habitudes d’esprit et par un amour 
propre de race qui s'explique aisément, bien des anthropo- 
logistes ont cru pouvoir interpréter les différences physiques 
qui distinguent les hommes les uns des autres et considérer 
comme des caractères d’infériorité ou de supériorité de simples 
traits caractéristiques. Parce que l’Européen a le talon court, 
et certains Nègres le talon long, on a voulu voir dans ce der- 
nier un signe de dégradation. On oubliait les remarques si 
justes, faites à ce sujet par Desmoulins à propos des Bochis- 
mans. Parce que la plupart des civilisations ont pris naissance 
chez des peuples dolichocéphales, on a regardé la tête allongée 
d'avant en arrière comme la forme supérieure. On oubliait 
que les Nègres et les Esquimaux sont généralement dolicho- 
céphales au premier chef et que les brachycéphales européens 
sont partout les égaux de leurs frères à tête longue. 

Toutes les interprétations analogues sont absolument arbi- 
traires. En fait, la supériorité entre groupes humains s’accuse 
essentiellement par le développement intellectuel et social ; elle 
passe de l’un à l’autre. Tous les Européens étaient de vrais sau- 
vages quand déjà les Chinois et les Egyptiens étaient civilisés. 
Si ces derniers avaient jugé de nos ancêtres comme nous jugeons 
trop souvent des races étrangères, ils auraient trouvé chez eux 
bien des signes d’infériorité, à commencer par ce teint blanc 
dont nous sommes si fiers et qu'ils auraient pu regarder comme 
accusant un étiolement irrémédiable. 

La supériorité fondamentale d’une race se traduit-elle réelle- 
ment au dehors par quelque signe matériel? Nous l’ignorons en- 
core. Mais lorsqu'on y regarde de près, tout tend à faire penser 
qu’il n’en est rien. En m'’exprimant ainsi, je sais que je m'écarte 
des opinions généralement admises et me mets en contradiction 
avec des hommes dont j'estime au plus haut point les travaux. 
Mais j'espère donner plus loin des preuves décisives en ma 
faveur. 

Il n’en existe pas moins des différences de tout genre d’un 
groupe humain à l’autre. Il faut les prendre pour ce qu’elles sont, 
pour des caractères de race, des caractères ethniques. Le rôle de 
l’anthropologiste est avant tout de les reconnaître, de s’en servir 
pour délimiter les groupes, puis de rapprocher ou d’écarter 
selon leurs affinités les races ainsi caractérisées. En d’autres 
termes, son œuvre est celle du botaniste et du zoologiste décri- 
vant et classant des plantes ou des animaux. 

Des esprits impatients ou aventureux me reprocheront peut- 
être de rendre la science de l’homme trop descriptive. Je ne 
m'en défendrai qu'à demi. Pourvu que la description embrasse 
l'être entier, elle nous le fait connaître. En se plaçant à ce point 
de vue, on reste sur le terrain du savoir positif et l’on court bien 
moins risque de s’égarer dans les hypothèses. 

Je n’en reconnais pas moins à l’anthropologiste le droit et 
presque le devoir de rechercher les causes qui ont pu amener 


CARACTÈÉRES GÉNÉRAUX 261 


l'apparition des traits qui caractérisent les races. L'étude des 
actions de milieu donne parfois à ce sujet de précieuses indica- 
tions. L'évolution de l'être humain depuis son apparition à l’état 
d’embryon jusqu'à l’état adulte fournit surtout des données 
d’un haut intérêt. Un simple arrêt, un léger excès dans les phé- 
nomènes évolutifs sont, me paraît-il, la cause des principales 
différences qui séparent les races et en particulier les deux 
extrêmes, le Nègre et le Blanc. 

Je sais bien que l’on a voulu remonter plus haut. Sous l’in- 
fluence plus ou moins ressentie des doctrines transformistes, 
c'est chez les animaux et surtout chez les singes que l’on va 
trop souvent chercher des termes de comparaison, quand il s’agit 
d'apprécier ces différences. Des hommes éminents, sans même 
adopter ces doctrines, emploient fréquemment les expressions 
de caractère simien, caractère d'animalté. Pourquoi oublier l’em- 
bryon, le fœtus humains ? Pourquoi ne pas se souvenir même de 
l'enfant ? Qu'on interroge leur histoire. Elle fournit tous les élé- 
ments d’une fhéorie évolutive humaine bien plus précise à coup 
sûr et plus vraie que la théorie simienne. C’est encore là un ré- 
sultat qui ressortira, j'espère, des faits que j'aurai à citer. 

Mais que j'aie pu expliquer ou non l’apparition des traits spé- 
ciaux qui distinguent les races et quelle que soit l'origine qu’on 
puisse leur attribuer, je ne prendrai le mot de caractère que 
dans l’acception qu’on lui donne en botanique et en zoologie. 

LIT. — Une espèce animale n’est pas caractérisée seulement par 
les particularités qu'offre son organisme physique. Nul ne fera 
l’histoire des abeïlles ou des fourmis sans parler de leurs ins- 
üncts, sans montrer en quoi ils diffèrent d’une espèce à l’autre. 
À plus forte raison dans l’histoire des races humaines doit-on 
signaler ce qu'elles ont de caractéristique dans leurs manifesta- 
tions intellectuelles, morales et religieuses. Bien entendu qu’en 
abordant cet ordre de faits, l’anthropologiste n’en doit pas 
moins rester exclusivement naturaliste. 

Cette considération bien simple suffit pour déterminer la 
valeur relative qu’on doit attribuer en anthropologie aux carac- 
tères de divers ordres. Ici comme en botanique et en zoologie, 
c'est aux plus persistants que revient le premier rang. Or, un 
homme, une tribu, une population entière peuvent changer en 
quelques années d'état social, de langue, de religion, ete. Ils ne 
modifient pas pour cela leurs caractères physiques extérieurs ou 
anatomiques. C’est donc à ces derniers que l’anthropologiste 
attachera le plus d'importance, contrairement à ce que feraient 
à coup sûr le linguiste, le philosophe et le théologien. 

Nous verrons toutefois que, dans quelques cas très-rares, les 
caractères linguistiques l’emportent sur les caractères physiques, 
en ce sens qu ils fournissent des indications plus frappantes au 
sujet de certaines affinités ethniques. ik 

Considéré au point de vue physique, l’homme présente des 
caractères que l’on peut rapporter à quatre catégories dis- 


262 RACES HUMAINES ACTUELLES 


tinctes, savoir : Des caractères extérieurs, des caractères anato- 
miques, des caractères physiologiques, des caractères patholo- 
iques, 

ru — (GARACTÈRES EXTÉRIEURS. — ZJaille. — Tous les éle- 
veurs regardent la taille comme un caractère de race quand il 
s'agit d'animaux. Elle est aussi un des traits qui frappent le 
plus vivement chez l'homme. Ce caractère se montre parfois 
comme étant bien évidemment sous la dépendance des condi- 
tions d'existence. Une nourriture abondante et saine grandit 
rapidement nos animaux domestiques. Il a suffi d’abriter et 
d'alimenter avec quelque soin les juments de la Camargue pour 
relever la taille de cette excellente race chevaline. Chez l’homme, 
M. Durand (de Gros), confirmant une observation déjà due à 
Ed. Lartet, a constaté que, dans l’Aveyron, les populations des 
cantons calcaires l’emportent sensiblement par la taille sur celles 
des cantons granitiques ou schisteux. Il ajoute avec le Dr Al- 
bespy, que le chaulage des terres dans les portions non cal- 
caires de ce territoire a relevé la taille moyenne de deux, trois 
et même quatre centimètres dans les terrains les plus ancienne- 
ment chaulés. 

Mais d'autre part, il est incontestable que des races de taille 
fort différente vivent côte à côte sans qu'il soit possible jusqu'ici 
d'indiquer la cause de cette diversité. Les Nègres nains Akkas 
et Obongos semblent placés dans des conditions entièrement 
semblables à celles que subissent les tribus voisines, bien supé- 
rieures par la taille. 

J'ai donné plus haut 163 tailles de races humaines. J'ai 
insisté suffisamment sur les conséquences qui en ressortent au 
point de vue de la série et de l’entrecroisement des caractères. 
Mais on peut tirer de ces chiffres quelques autres résultats qui 
ne sont pas sans intérêt. 

La moyenne générale donnée par ces nombres serait de 
1,635, Je la regarde comme un peu trop forte, les mesures 
faisant défaut plutôt pour les petites races que pour les grandes, 
Elle ne saurait toutefois s’écarter beaucoup de la vérité et on 
peut l’accepter provisoirement. 

On voit sur le tableau que les Roumains et les Magyars repré- 
senteraient à ce point de vue précisément la moyenne de l’hu- 
manité. 

Les oscillations des tailles moyennes au-dessus et au-dessous de 
cette moyenne générale s'élèvent pour les Patagons à + Ow,115, 
pour les Boschismans à — 0m,265. Les oscillations individuelles 
sont de + 0",295 pour l’indigène de Tongatabou, et de — 0m,495 
où — 0%,635 pour les Boschismans. \ 

On voit sur le tableau que les oscillations au-dessous de la 
moyenne générale sont moins nombreuses que les oscillations 
au-dessus. Ge résultat peut tenir au fait que j'indiquais tout à 
l'heure. Toutefois il me paraît probable que le nombre des 
races à taille plus élevée que la moyenne l'emporte sur celui 


CARACTÈRES EXTÉRIEURS —- TAILLE, PROPORTIONS 263 


des races à taille inférieure. La différence de nombre est com- 
pensée par l'étendue plus que double des oscillations en moins, 

Entre la moyenne la plus élevée observée chez les Patagons 
du Sud et la moyenne la plus basse trouvée chez les Boschismans, 
on constate une différence de 0",554. La différence entre indi- 
vidus serait de 0,930. Mais je crois devoir l’abaisser à 0",790 
en adoptant pour minimum la taille de 4®,14 donnée par Barrow 
comme étant celle d’une Boschismane qui avait eu plusieurs 
enfants, Nous avons ainsi la certitude de ne pas prendre un 
cas de nanisme tératologique pour un état normal possible, 

Les voyageurs n'ont qu'assez rarement mesuré isolément les 
hommes et les femmes. En réunissant les données de cette 
nature que j'ai pu me procurer, on trouve que la différence 
moyenne entre les deux sexes est de 0,141 et le rapport moyen 
de 0,973, la femme étant partout moins grande que l’homme, 
Chez les Lapons, selon Capel Brooke et Campbell, la différence 
moyenne s'élève à 0",278 ; en Autriche, elle descendrait selon 
Liharzik à 0",037. 

V, — Proportions du corps et des membres. — Dans toutes nos 
races d'animaux domestiques, le. développement relatif des di- 
verses parties du corps, les proportions, ont une valeur carac- 
téristique égale et souvent supérieure à celle de la taille. Per- 
sonne ne songera à séparer le plus grand lévrier de la levrette, 
Il ne saurait en être entièrement de même pour l’homme. Chez 
l'animal, les races sont façconnées par une sélection plus ou 
moins éclairée, et dans des buts déterminés. Les proportions dés 
diverses régions du corps acquièrent ainsi une fixité, qui ne 
saurait se rencontrer dans les races humaines par suite de l’ab- 
sence de sélection. 

Cette variabilité se constate même lorsqu'il s’agit des rapports 
les plus simples et que l’on pourrait croire fondamentaux. Tel 
est le rapport de la hauteur de la tête à la hauteur totale. Gerdy, 
qui s’est occupé d’une manière spéciale de cette question, a vu 
la taille des Français être rarement au-dessus de 75 têtes, Le plus 
souvent d’un peu plus de 8 têtes, et quelquefois de 9. L'idéal 
artistique n’est pas plus fixe que la réalité, en dépit des règles 
mathématiques proposées depuis Vitruve jusqu'à Liarzick et 
Silberman. Le tableau dressé par Audran montre la variation, 
allant de 72 têtes (le Terme égyptien) à 7{# (l’Hercule Far- 
nèse). Entre ces deux extrêmes, la différence est précisément 
d'une demi-tête. Les peintres ont pris encore plus de liberté, 
Raphaël n'a donné que 6 têtes à quelques-uns de ses person- 
nages, Michel-Ange leur en accorde huit et plus. 

L’Apollon pythien (7# têtes), le Laocoon (727 têtes) n’en sont 
pas moins des chefs- d'œuvre et nous admirons justement à 
légal l’un de l’autre les deux grands maîtres italiens. C’est que 
pas plus que chez les autres êtres organisés, l'organisme chez 
l'homme n’est soumis à des lois absolues, à un développement 
rigoureusement déterminé. 


9264 / RACES HUMAINES ACTUELLES 


Sans doute on a constaté entre certaines races humaines des 
différences de proportions généralement assez tranchées pour 
servir de caractère. Mais il arrive assez souvent que chez quel- 
ques individus l'ordre de ces différences est interverti. C'est 
encore là un exemple d’entrecroisement. 

Ainsi le Nègre africain a en moyenne le membre supérieur, de 
l'épaule au poignet, relativement plus long que le Blanc euro- 
péen, et nous reviendrons plus loin sur ce point. Pourtant des 
mesures de Quételet il résulte qu'un Nègre, bien connu dans les 
ateliers où 1l servait de modèle, avait les bras plus courts que 
les soldats et un modèle belges pris pour termes de compa- 
raison. 

Au reste les nombres trouvés par Quételet placent dans l’ordre 
suivant les individus sur lesqnels ont porté ses observations : 
1° moyenne de dix soldats belges ; 2° un chef Ojibbeway ; 3° un 
modèle belge et un Cafre Zoulou ; 4° un Cafre Amaponda ; 5° le 
modèle nègre ; 6° trois jeunes Ojibbeways ; 7° Cantfield, Hercule 
des Etats-Unis. L'entrecroisement apparaît encore ici d’une ma- 
nière bien marquée, et c'est dans la race blanche que le savant 
bruxellois a rencontré les deux.extrèmes. 

Dans la caractéristique générale des races nègres, on voit 
souvent figurer à la fois le peu de développement et la position 
relativement trop élevée du mollet. Je ne connais pas de rensei- 
gnements précis sur le dernier de ces caractères. Quant au pre- 
mier, il a été présenté comme trop général. Ge sont deux Noirs, 
le Cafre Amaponda et le modèle nègre qui dans les tableaux 
de Quételet présentent le maximum (0%,410) et le minimum 
(0",328) de développement de cette partie. Ils sont séparés l’un 
de l’autre par les Belges, les Ojibbeways et Cantfield. 

En somme, des moyennes prises sur les diverses régions du 
corps donneront sans doute des résultats utiles pour la distinc- 
tion des races. Mais encore faudra-t-il tenir compte de bien des 
conditions. Tous les peuples chasseurs, y compris les Austra- 
liens, disent les voyageurs qui ont pénétré chez eux, pourraient 
fournir des modèles à la statuaire, et sont généralement remar- 
quables par la symétrie et la beauté des proportions. A cet 
égard les populations civilisées, celles de nos grandes villes sur- 
tout, présentent une infériorité déplorable. Notre type fonda- 
mental est-il donc disgracié à cet égard? Non, certes. Mais la civi- 
lisation elle-même, par les facilités d'existence qu’elle procure, 
par les vices qu’elle entraîne, par les individus chétifs qu’elle 
conserve, introduit dans la race des éléments de dégradation. 
Encore ici apparaît dans tout son plein l'influence du milieu. 

VI. — Coloration. — Avec tous les anthropologistes, je recon- 
nais à la couleur de la peau une grande valeur comme carac- 
tère. [Il ne faut pourtant pas s’en exagérer l'importance. On sait 
aujourd’hui qu'elle ne résulte pas de l'existence ou de la dispa- 
rition de couches spéciales. Blanche ou noire, la peau comprend 
toujours un derme blanc arrosé par de nombreux capillaires, un 


CARACTÈRES EXTÉRIEURS — COLORATION 265 


épiderme plus où moins transparent et incolore. Entre deux est 
placé le corps muqueux, dont le pigment seul en réalité varie 
selon les races de quantité et de couleur. | 

Toutes les couleurs que présente la peau humaine ont deux 
éléments communs, le blanc du derme et le rouge du sang ; en 
outre chacune a son élément propre résultant de la coloration 
du pigment. Les rayons réfléchis par ces divers tissus se fondent 
en une résultante, qui produit les teintes spéciales et traversent 
l’épiderme. Ge dernier joue le rôle d’un verre dépoli. Plus il est 
délicat et fin, mieux on perçoit la couleur des parties sous- 
jacentes. 

Cette disposition explique pourquoi chez certaines races co- 
lorées, par exemple aux Sandwich, ce sont les classes aisées et 
vivant à l’abri qui ont souvent le teint le plus foncé. Chez elles 
le häle masque la coloration pigmentaire, comme il masque chez 
nous la teinte du derme et de ses vaisseaux. 

On comprend aussi, d’après ce qui précède, pourquoi le Blanc 
est le seul dont on puisse dire qu'il pat et rougit. C'est que 
que chez lui le pigment laisse apercevoir les moindres diffé- 
rences dans l’afflux du sang sur le derme. Chez le Nègre, comme 
chez nous, le sang a aussi sa part dans la coloration dont il avive 
et modifie la teinte. Quand ce liquide manque, le Nègre devient 
gris, par la fusion du blanc du derme et du noir du pigment. 

Chacun sait, qu'au point de vue de la coloration, les races 
humaines peuvent être partagées en quatre groupes principaux : 
les races blanches, les races jaunes, les races noires et les races 
rouges. Mais il faudrait se garder d’attacher à ces expressions 
un sens absolu. Tout groupement de races fondé uniquement 
sur la couleur romprait des rapports étroits et conduirait à des 
rapprochements en désaccord évident avec l’ensemble des 
autres caractères. Ce point de vue systématique n'en fait pas 
moins ressortir quelques faits généraux intéressants. 

Les races à teint blanc présentent assez d’homogénéité. Par 
l’ensemble de leurs caractères, elles appartiennent presque exclu- 
sivement au type qui emprunte son nom à cette sorte de colo- 
ration. Il est d’ailleurs inutile d’insister sur les différences de 
teintes que celle-ci présente de la femme anglaise ou allemande 
des hautes classes au Portugais et surtout à l’Arabe. Toutefois 
dans les régions boréales et dans le centre de l’Asie, quelques 
populations, les Tehouktchis par exemple, paraissent réunir à un 
teint blanc certains caractères qui les rattachent aux jaunes. 

Chez le Blanc le plus pur, l'épiderme perd aisément sa transpa- 
rence dès que le teint se fonce. On ne peut alors reconnaître les 
veines sous-cutanées qu'à leur saillie. Ce n’est que chez les indi- 
vidus à peau très-fine et très-transparente que leur trajet est 
indiqué par la couleur bleuâtre bien connue. Toutes les fois que 
ce trait sera signalé chez une population quelconque on peut la 
rattacher avec certitude au type blanc. Voilà pourquoi je n’ai 
pas hésité à placer parmi les Allophyles quelques-unes des tribus 


266 RACES HUMAINES ACTUELLES 


les plus sauvages des côtes nord-ouest de l'Amérique septen- 
trionale et les Tchouktchis dont je parlais tout à l’heure. 

Les populations à peau noire sont loin d’être aussi homogènes 
que les précédentes. Tous les hommes noërs ne sont pas des Vègres ; 
il en est que l'ensemble des caractères plus importants rattache 
forcément au tronc blanc. Tels sont par exemple les Bicharis et 
autres populations négroïdes des bords de la Mer Rouge, dont la 
peau est bien plus noire que celle de certains Nègres, mais dont 
la chevelure et les traits sont parfaitement sémitiques. 

Chez les Nègres proprement dits les teintes varient peut-être 
plus encore que chez le Blanc. Sans aller plus loin que le Caire 
on peut voir des individus qui, sans traces de métissage, vont du 
brun fortement enfumé au noir de charbon. Les Yolofs sont d’un 
noir bleuté rappelant l’aile du corbeau, et Livingstone parle de 
quelques tribus du Zambèze comme étant de couleur café au 
lait, Mais peut-être le métissage est-il pour quelque chose dans 
cette modification extrême du teint. | 

Les populations à peau jaune présentent des faits analogues 
aux précédents, mais moins nombreux et moins frappants. 
Peut-être cette différence tient-elle seulement à la difficulté de 
saisir les nuances de la couleur fondamentale. Toujours est-il 
qu'un jaune plus ou moins accusé caractérise également le grand 
tronc mongolique et la race Houzouana ou Boschismane qu'il est 
impossible de séparer des Nègres. D'autre part cette même teinte 
ressort si bien chez les mulâtres qu'on les désigne souvent sous 
le nom de Jaunes, par opposition aux Noirs et aux Blancs. 

Des quatre couleurs auxquelles on peut ramener le teint des 
races humaines la moins caractéristique est la rouge. On a voulu 
en faire l’attribut des Américains. C’est une erreur. D'une part en 
Amérique les races péruvienne, autisienne, araucanienne.. sont 
d'un brun plus ou moins foncé, les Brasilio-Guaraniens d’une 
couleur jaunâtre à peine teinté de rouge, ete. D'autre part on 
a trouvé à Formose une tribu aussi rouge que les Algonquins, et 
des teints plus ou moins cuivrés se rencontrent chez des popula- 
tions coréennes, africaines, etc. 

La teinte rouge apparait d’ailleurs par le fait seul du croise- 
ment entre races qui ne la possèdent ni l’une ni l’autre. Fitz 
Roy nous apprend qu'à la Nouvelle-Zélande elle caractérise 
souvent les métis d’Anglais et de Maori. Ce fait même explique 
pourquoi on la rencontre chez plusieurs des populations indi- 
quées plus haut. C'est chez l’homme un de ces faits qui montrent 
comment le métissage peut amener l'apparition de caractères 
nouveaux. 

En somme on voit que la couleur de la peau, tout en fournis- 
sant d'excellents caractères secondaires, ne saurait être prise 
pour point de départ d’une classification des races humaines. 
Pour l’homme comme pour la plante on doit se rappeler l’apho- 
risme de Linné : « nimium ne crede colori ». 

J'en dirai tout autant et plus encore de la couleur des yeux. 


CARACTÈRES EXTÉRIEURS — PEAU, PERSPIRATION 267 


Sans doute la couleur noire se montre habituellement chez les 
races colorées et le bleu d’azur n'existe guère que chez les popu- 
lations blondes. La première teinte parait même être constante 
chez les jaunes et chez certains Blancs allophyles. Mais, chez 
les Nègres même, on rencontre souvent des yeux bruns, parfois 
des yeux gris. | 

Tout autant que celle de la peau, la couleur des yeux est une 
résultante due à la fusion des teintes réfléchies par les diverses 
couches de l'iris, avivées par la couleur du sang et perçues à 
travers la cornée transparente. De là vient la difficulté qu'ont les 
peintres à rendre l'effet général. 

VII. — La peau et ses prencipales annexes. — La peau, qui re- 
couvre le corps entier, est un véritable appareil composé d'or- 
ganes anatomiquement et physiologiquement distincts. Le prin- 
cipal est l'organe cutané ou peau proprement dite, à laquelle s’a- 
joutent à titre d’annexes les organes producteurs de villosités, 
les glandes sudoripares, les glandes cutanées et quelques autres dont 
nous n’avons pas à nous occuper. 

Dans ses extrêmes, la surface de la peau est tantôt sèche et 
rude, tantôt souple et comme satinée. Le premier cas est géné- 
ralement celui des races boréales, le second celui de plusieurs 
races habitant les pays chauds, comme les Nègres et les Polyné- 
siens. 

Les deux faits s'expliquent assez aisément par l’action de la 
température seule. Le froid resserre les tissus, refoule à l'inté- 
rieur le sang ou en enraye la circulation à la superficie du corps. 
Il doit par conséquent amoindrir l’activité fonctionnelle de la 
peau proprement dite et en particulier diminuer la perspiratron. 
La chaleur, au contraire, fait affluer le sang à la surface du 
corps, active les fonctions de la peau et surtout la persprration. 
Celle-ci produisant à la surface du corps une évaporation con- 
stante, entretient la souplesse de la couche épidermique et la 
fraicheur habituelle qui fait rechercher les Négresses dans les 
harems. | 

Cette action de la chaleur, la suractivité de l'organe cutané, 
qui en est la suite, ont d’ailleurs d’autres conséquences qui s’en- 
chaînent et expliquent quelques-uns des faits signalés par les 
voyageurs et les anthropologistes. 

M. Pruner Bey a fortement insisté sur l'épaisseur des couches 
cutanées, sur celle du derme en particulier chez le Nègre. Cette 
épaisseur n'est-elle pas la conséquence naturelle de l’afflux des 
principes nutritifs amenés par le sang, sans cesse appelé à la 
surface du corps pour suffire à la perspiration ? 

On à remarqué depuis longtemps que les Nègres et les autres 
races des pays chauds suent beaucoup moins que les races des 
pays tempérés. Les faits précédents rendent compte de celui-ci. Le 
sang, amené sans cesse à la périphérie et dans l’organe cutané, 
afflue moins dans les glandes sudoripares, profondément enfon- 
cées sous le tissu adipeux. Entre la transpiration et la perspiration, 


_ 268 RACES HUMAINES ACTUELLES 


il doit exister, par suite de la position des organes, un véritable 
balancement. 

Il est probable qu'une des difficultés de l’acclimatation vient 
de ce que ces deux fonctions doivent changer d'activité pro- 
portionnelle quand on passe d’un climat tempéré à un climat 
intertropical ou vice versa. Des recherches de Krause il résulte 
que le corps d’un Européen porte plus de 2 281 000 glandes 
sudoripares. Le volume de tous ces petits organes réunis serait 
d'environ 40 pouces cubes. Le changement brusque des fonc- 
tions ne saurait donc être indifférent. D'ailleurs les glandes sé- 
bacées, plus petites mais bien plus nombreuses que les sudori- 
pares, participent à ce mouvement et il ne peut qu’en résulter 
pour l’organisme une secousse sérieuse. 

Les villosités sont ou très-rares ou absolument nulles à la sur- 
face du corps du Nègre, sauf les quelques points toujours garnis 
de poils chez l’homme. En revanche, l'appareil glandulaire 
cutané est chez lui extrêmement développé. 

Ces deux faits se rattachent encore à la même cause et s’ex- 
pliquent par le balancement d'organes connexes. Le sang, 
appelé à la surface du corps, abandonne les bulbes pileux trop 
profondément enfoncées ; mais, par la même raison, il afflue 
dans les glandes sébacées qui sont placées superficiellement. Il 
est tout simple que les premiers s’atrophient et que les secondes 
se développent exceptionnellement. 

Ce développement lui-même rend compte de l’exagération de 
l'odeur propre à la race nègre. On sait qu'un navire négrier est 
reconnu pour tel à l’odorat. Mais les populations africaines ne 
sont pas seules caractérisées de cette manière. Humboldt nous 
apprend que les Péruviens distinguent l'odeur de l’indigène, celle 
du Blanc et celle du Nègre et leur ont donné les noms de posco, 
pezuna et graio. Chez nous-mêmes, chaque individu a son odeur 
propre que distingue fort bien l’odorat délicat du chien. 

VIII. — Vallosités, barbe, cheveux. — Les villosités représentent 
chez l’homme le poil des mammifères ; mais tandis que ceux-ci 
en sont toujours couverts, à l'exception de quelques races spé- 
ciales, telles que les chiens turcs, les bœufs calongos, ete., l’homme 
n'en porte généralement en qualité notable que sur quelques 
points restreints. Chez le Nègre africain, chez la plupart des 
races jaunes, il n’en existe sur le corps que dans ces points pri- 
vilégiés. Toutefois la pratique de l'épilation, commune à un 
grand nombre de populations colorées, a fait exagérer la fré- 
quence et l'intensité de ce caractère. Eckewelder nous repré- 
sente les guerriers Peaux-Rouges, dans leurs moments de loisir, 
occupés à s’arracher les moindres villosités avec de petites pinces 
fabriquées expressément pour cet usage. 

Les races blanches sont généralement plus ou moins velues, 
et parmi elles les Aïnos ont été depuis longtemps signalés comme 
présentant ce trait à un degré tout à fait exceptionnel. Les 
photographies du colonel Marshal permettent : d'affirmer que 


CARACTÉRES EXTÉRIEURS — BARBE, CHEVEUX 269 


les Todas ne leur cèdent en rien sous ce rapport. Ici les villosités 
forment chez certains individus une véritable fourrure, surtout 
aux membres inférieurs. 

De toutes les villosités du corps humain, celles qui couvrent 
la face et le crâne ont à juste titre attiré davantage l'attention. 
Toutes les races ont des cheveux ; mais il en est un assez grand 
nombre qui ont été signalées comme étant absolument imber- 
bes, en Asie, en Amérique, en Afrique. Pallas, Humboldt, 
MM. Brasseur de Bourbourg, Pruner Bey, ont fait justice de ces 
assertions et montré que l'épilation, soigneusement pratiquée, 
leur a seule donné naissance. Toutes les races humaines sont 
plus ou moins barbues. Toutefois on constate de grandes diffé- 
rences à cet égard, même chez des races appartenant au même 
type fondamental. Certains Nègres mélanésiens présentent, sous 
ce rapport, un contraste frappant avec leurs frères africains. 

La chevelure est bien plus constante que la barbe au point 
de vue de la quantité. Cependant elle paraît être sensiblement 
plus fournie chez quelques races boréales, qui ont en outre un 
duvet plus abondant que celui des races des pays tempérés. Il 
y a là accord complet avec ce qu'on sait des animaux. 

Chez certaines races nègres, les Boschismans de l'Afrique aus- 
trale, les Mincopies des îles Andaman, les Papous de la Méla- 
nésie et aussi quelques tribus africaines, les cheveux forment 
sur la tête des espèces de petits îlots, séparés par des espaces 
parfaitement glabres. De là résultent ces chevelures en grains 
de poivre signalées par divers voyageurs. Chez la plupart des 
Nègres africains, chez les Jaunes et les Blancs, la répartition des 
cheveux est au contraire uniforme. 

On sait combien varie la couleur de la chevelure. Quelques 
faits généraux se dégagent pourtant au milieu de tous les cas spé- 
ciaux. J'ai déjà dit qu’on trouve sporadiquement dans toutes les 
races des individus à cheveux plus ou moins rouges ou roux. Sauf 
cette exception, toutes les races colorées ont les cheveux noirs. 
Les cheveux blonds ont été longtemps regardés comme étant 
l'apanage d’un petit nombre de groupes aryans. Toutefois, selon 
M. Pruner Bey, on les rencontre aussi parfois chez les Sémites 
d'Asie, et l’on sait, à n’en pas douter, qu'ils sont très-fréquents 
chez les Kabyles. Les faits de même nature que Pierre Martyr, 
P. Kes, James, etc., ont signalés en Amérique chez les Pariens, 
les Lee-Panis, les Kiavas, etc., s’expliqueront sans doute un jour 
par des migrations et des croisements. Il me paraît presque évi- 
dent, par exemple, que les Scandinaves ont dû porter leur che- 
velure blonde chez plusieurs tribus du littoral américain, et que 
les faits signalés par Pierre Martyr sont un des témoignages de 
leur extension au-delà du golfe du Mexique. 

La forme de la chevelure prise dans son ensemble a aussi 
quelque chose de caractéristique. Chacun connaît la prétendue 
lle laineuse du Nègre couverte de cheveux très-courts et crépus. 
La chevelure très-longue et raide des populations jaunes, amé- 


270 RACES HUMAINES ACTUELLES 


ricaines, etc., contraste avec la précédente d’une manière frap- 
pante. Celle des races blanches, souvent bouclée, tient presque 
le milieu entre ces deux extrêmes. 

Get aspect général coïncide d'ordinaire avec des différences 
de structure et de forme générale de la tige. Brown avait déjà 
montré que celle-ci, coupée transversalement, présente une 
section qui varie de l’ellipse allongée chez le Nègre au cercle 
chez le Peau-Rouge, et que le cheveu de l’Anglo-Saxon consti- 
tuait un terme moyen. M. Pruner Bey a repris cette étude et 
fait connaître la forme de la coupe transversale des cheveux 
dans plusieurs races appartenant aux trois types fondamentaux. 
Il a montré que l’ellipse allongée caractérise les races nègres en 
général aussi bien que la race hottentote-boschismane; que 
les formes ovalaires sont essentiellement le partage des popu- 
lations aryanes ; que les formes circulaires plus ou moins régu- 
lières caractérisent les races jaunes, américaines, etc., et qu'à 
cet égard les races blanches allophyles (Basques) paraissent se 
rapprocher des précédentes. 

Brown et Pruner Bey s’accordent d’ailleurs pour témoigner 
que sur les têtes de métis on trouve un mélange de formes. C'est 
exactement ce qui se passe souvent dans le croisement du méri- 
nos avec les races de moutons à laine grossière. 

Je n'ai parlé jusqu'ici que des caractères fournis par la barbe 
et la chevelure abandonnées à elles-mêmes. Mais on sait com- 
bien l’amour de la parure, cet instinct un des plus caracté- 
ristiques de l’homme, s’est ingénié à modifier la nature sur ces 
deux points. Il est résulté de là des caractères, artificiels sans 
doute, mais qui ont parfois une valeur très-réelle. Ce côté de la 
question a été souvent abordé, et M. E. Cortambert en a fait 
l’objet d’un travail où il a résumé les recherches de ses prédé- 
cesseurs en y joignant les siennes propres. 

IX.— Traits du crâne et de la face. — Au point de vue de l'an- 
thropologie descriptive comme au point de vue anatomique, la 
tête se compose essentiellement de deux régions, le crâne et la 
face. Le premier recouvert seulement par le cuir chevelu, qui 
en suit tous les contours, ne présente en réalité que des caractè- 
res ostéologiques. La forme générale, les proportions, etc., sont 
à très-peu de chose près sur l’homme vivant les mêmes que sur 
le squelette. Aussi est-ce en parlant de ce dernier que j'entre- 
rai à ce sujet dans quelques détails. Ici je me bornerai à faire 
remarquer que l'inégalité d'épaisseur de la peau et des quelques 

lans musculaires sous-jacents nécessite quelques corrections, 
orsqu'on veut comparer les mesures prises sur le vivant à celles 
que fournit la tête osseuse. Par exemple la présence des muscles 
temporaux augmente d’une manière assez sensible le diamètre 
transverse maximum. Par suite le rapport de celui-ci au dia- 
mètre antéro-postérieur se trouve élevé. Ce rapport, qui cons- 
titue l’éndice céphalique, est un des caractères dont les anthropo- 
logistes ont à se préoccuper le plus souvent et il était important 


CARACTÈRES EXTÉRIEURS — CRANE, FACE 271 


de déterminer la correction à faire en cas de comparaison. 
M. Broca a montré qu'elle est de deux unités lorsqu'on exprime 
le rapport comme je le dirai plus loin. 

Il n'en est pas de la face comme du crâne. Ici, les parties 
molles surajoutées jouent un rôle dont l'importance a été tour à 
tour exagérée ou méconnue. William Edwards voulait que l’on 
jugeât des races comme des individus, exclusivement par les 
traits du visage. Serres, partant de ce fait que la charpente 
osseuse détermine la forme générale et les proportions de la face, 
demandait que l’on s’en tint uniquement aux caractères ostéo- 
logiques. Tous deux étaient trop exclusifs. 

Sans doute le squelette est pour beaucoup dans les caractères 
les plus superficiels de la face. Mais, les muscles, le tissu cellu- 
laire et adipeux, les cartilages sont ici bien autrement déve- 
loppés que sur le crâne; et, de leur plus ou moins d'extension, 
de leurs rapports variés résultent des différences de traits qui 
constituent autant de caractères. Malheureusement il est sou- 
vent fort difficile de préciser ceux-ci. Les descriptions les plus 
détaillées sont rarement suffisantes et les mensurations les plus 
exactes sont loin de donner une idée de certaines variations de 
la figure humaine. Par exemple elles ne sauraient faire com- 
prendre la différence, pourtant très-sensible pour l'œil, qui dis- 
tingue le nez du Nègre guinéen de celui du Nègre nubien. 

Le nez est pourtant celui des traits de la face qui se prête le 

mieux aux investigations de ce genre. Sa longueur est déter- 
minée par le point d'attache des os nasaux au frontal et la posi- 
tion de l’épine nasale; sa largeur à la racine dépend de l'angle 
formé par les os nasaux; sa largeur à la base est plus ou 
moins en rapport avec l'ouverture antérieure des fosses nasales. 
Mais la forme et le développement des cartillages, ainsi que 
l'épaisseur des narines peuvent sur deux têtes osseuses très-sem- 
blables modifier considérablement le type même de cet organe ; 
et l'indice nasal extérieur ne peut donner aucune idée de ces 
variations. L'étude de M. Topinard à ce sujet n’en a pas moins 
un intérêt réel; mais au point de vue de la caractérisation des 
races, les recherches faites par M. Broca sur l’endice nasal ostéo- 
logique, dont il sera question plus loin, ont une valeur bien plus 
sérieuse. 
_ Les caractères tirés du nez observé sur le vivant n’en ont pas 
moins une grande importance. Get organe est plus ou moins 
écrasé, large et épaté à sa base chez presque tous les Nègres, 
chez la plupart des Jaunes, chez certains Blancs allophyles ; il 
est au contraire étroit et saillant dans les belles races blanches. 
Ces deux types généraux présentent d’ailleurs des variations 
secondaires dont le dessin peut seul donner une idée. 

J'en dirai autant à propos de la bouche. Les mille nuances de 
dimensions et de forme qu’elle peut présenter, depuis le Nègre 
guinéen aux lèvres énormes et comme retroussées jusqu’à cer- 
tains Blancs afyans ou sémites, ne sauraient ni se mesurer ni se 


272 RACES HUMAINES ACTUELLES 


décrire. On ne peut guère qu'indiquer les caractères généraux 
quand ils deviennent très-tranchés. Remarquons toutefois que 
la grosseur des lèvres ressort outre mesure chez les Nègres, par 
suite de la projection en avant des maxillaires et des dents. 

La bouche nègre présente un autre caractère qui me semble 
avoir été généralement méconnu et qui m'a toujours frappé. 
C'est une sorte d’empâtement placé au bord externe des com- 
missures, et qui semble s'opposer à ces petits mouvements des 
coins de la bouche qui jouent un si grand rôle dans la physio- 
nomie. Les dissections de M. Hamy ont rendu compte de ces 
faits. Elles ont montré que chez les Nègres les muscles de cette 
région sont à la fois plus développés et moins distincts que chez 
le Blanc. 

Indépendamment de la couleur de l'iris, l’œil présente encore 
dans le développement des paupières, dans les dimensions de la 
fente palpébrale, des différences qui constituent autant de earac- 
tères ayant parfois une valeur réelle. Tout le monde connaît les 
yeux chinois, inclinés de bas en haut et de dedans en dehors. Ils 
ont été regardés comme propres aux races Jaunes pures ou mé- 
tisses. Pourtant ces yeux obliques se retrouvent assez souvent 
en Europe, chez des femmes principalement, et s’allient parfois 
à un teint d’une blancheur et d’une fraîcheur presque excep- 
tionnelles, ainsi qu'à des traits unanimement regardés comme 
des plus agréables. 

La forme générale du visage et quelques autres particularités 
tirées de la saillie des pommettes, de la forme et de la proémi- 
nence ou du retrait du menton, etc., prêteraient à quelques 
considérations analogues aux précédentes. Maïs ici encore les 
caractères extérieurs manquent de la précision que nous trouve- 
rons dans les caractères ostéologiques. 

X. — Caractères tirés du tronc et des membres. — En parlant 
des proportions j'ai déjà indiqué quelques-uns de ces caractères; 
jy reviendrai à propos du squelette. Je me bornerai donc ici à 
faire une courte remarque et à signaler deux traits remar- 
quables. 

Une des particularités qui, pour nos yeux européens, contri- 
bue le plus à la beauté du corps, est la différence des diamètres 
transverses de la poitrine, de la ceinture et des hanches. Un corps 
tout d’une venue nous paraît disgracieux. C’est un trait qui se 
retrouve chez plusieurs races jaunes et américaines. La com- 
paraison de ces diamètres fournirait des indices intéressants à 
comparer, Mais on n’a guère pris que celui de la poitrine ou 
plus généralement la circonférence de cette partie du corps. À 
en juger par les nombres donnés par divers auteurs, les Në- 
gres de Fernando-Po auraient la poitrine la plus développée. 
Chez eux la circonférence serait de 95c,2. Les Anglais viendraient 
ensuite et le minimum observé l’aurait été chez les Todas, dont 
le thorax n'aurait que 81°,8 de circonférence. 

Les Hottentotes et surtout les Boschimanes présentent à un 


CARACTÉRES EXTÉRIEURS — STÉATOPYGIE, TABLIER 273 


haut degré deux particularités que l’on a cru longtemps leur être 
spéciales, mais qui se sont retrouvées ailleurs. Je veux parler de 
la stéatopygre et du tablier. La première consiste dans un dévelop- 
pement étrange des couches graisseuses dans la région fessière, 
d’où résulte une énorme protubérance. La Vénus Hottentote, 
dont le moule en pied existe au Muséum, en présente un bon 
exemple, mais il parait que ce caractère peut s’exagérer encore 
davantage. C’est la reproduction chez l’homme d’un trait signalé 
par Pallas comme caractéristique de certaines races.de mou- 
tons de l’Asie centrale, chez lesquelles l’atrophie de la queue 
coïncide avec l'apparition d'énormes loupes graisseuses. 

La stéatopygie a été signalée chez diverses populations noires 
et négroïdes. Elle était très-reconnaissable chez une reine de 
Poun figurée sur le temple égyptien élevé par M. Mariette, pour 
l'exposition de 1867. Livingstone assure qu'elle commence à se 
manifester chez certaines femmes Boërs, qui sont pourtant de 
race blanche bien pure. Mais nulle part elle n’est aussi pronon- 
cée que chez les Boschimanes et elle constitue un des caractères 
les plus frappants de la race. 

Il n’en est pas entièrement de même du fablier, résultant du 
développement exagéré des petites lèvres, qui saillent en dehors 
de la vulve et pendent en haut des cuisses. Ce trait se re- 
trouve plus ou moins développé dans une foule de races et a 
donné lieu à la pratique de la circoncision chez les femmes. En 
Europe, il n’est pas sans doute de médecin accoucheur qui n'ait 
eu quelque occcasion de le constater chez des Blanches parfaite- 
ment pures.’ Toutefois il paraît que chez les Boschimanes le 
tablier atteint parfois des dimensions que l’on n’observe pas 
ailleurs. Chez la Vénus Hottentote, le moulage que possède le 
Muséum donne 55 millimètres de longueur à droite et 61 à 
gauche ; la largeur est de 34 millimètres à droite et de 32 à 
gauche. L'épaisseur, partout la même, est de 15 millimètres. 


DE QUATREFAGES. 18 


CHAPITRE XXX 


CARACTÈRES ANATOMIQUES. 


Î. — Caractères ostéologiques. — Sans méconnaitre la très-grande 
valeur des caractères extérieurs, j’attache avec presque tous les 
anthropologistes, dans la plupart des cas, une importance plus 
grande encore aux caractères anatomiques. Malheureusement, 
l'anatomie comparée des races humaines est encore peu avan- 
cée. En réalité, les parties solides, le squelette a pu seul être 
sérieusement examiné. L'étude des parties molles a été à peine 
abordée. Pour ce motif et pour bien d’autres, je distinguerai ces 
deux ordres de faits, et résumerai séparément ce que nous 
savons sur les caractères ostéologiques et les caractères organiques. 

Le squelette, charpente du corps, présente les mêmes régions 
que celui-ci; on peut y distinguer la tête, le tronc, les extré- 
mités, Chacune de ces régions offre des particularités plus ou 
moins en rapport avec la diversité des groupes humains. Les 
mieux étudiées et très-heureusement les plus importantes, sont 
fournies par la tête. Depuis quelques années, les collections 
cräniologiques se sont singulièrement accrues ; et, dans toute 
l’Europe, on s’est mis à les étudier avec une égale ardeur. Les 
méthodes, les instruments crâniométriques se sont multipliés, 
peut-être un peu au-delà des besoins réels. MM. Vogt et Topinard 
ont fort bien résumé cet ensemble de recherches. Je ne puis que 
renvoyer à leurs publications. Ici je ne saurais même reproduire 
tous les résultats déjà acquis, et je dois me borner à indiquer 
quelques-uns des principaux. 

IT, — Caractères tirés du crâne seul, — Au point de vue anthro- 
pologique, aussi bien que sous le rapport anatomique, la tête 
osseuse se subdivise en crâne et en face. Chacune de ces régions 

onne en effet ses indications propres. En outre, de leurs rap- 
ports réciproques naissent encore de nouveaux caractères. Pas- 
sons-les rapidement en revue. 

La forme générale du crâne dépend, avant tout, du rapport 
existant entre la longueur mesurée d'avant en arrière, et la lar- 
geur prise d’un côté à l’autre. C'est à Retzius que revient l’hon- 
neur d’avoir compris l'importance de ce rapport. Il s’en servit 


ENTER I 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — INDICE CÉPHALIQUE 279 


pour établir la distinction entre les races dolichocéphales ou à 
tête longue, et les races brachycéphales ou à tête courte. 

Retzius avait regardé les rapports 7 : 9 ou 8 : 10 comme repré- 
sentant la limite, laissée par lui incertaine, de la dolichocéphalie 
et de la brachycéphalie. M. Broca a proposé de comprendre 
dans un troisième groupe, les crânes dont la longueur et la lar- 
geur présenteraient un rapport compris entre ces limites, et 
tous les anthropologistes admettent maintenant avec lui des 
races mésaticéphales. En ramenant ces rapports à la forme 
décimale, en créant le terme d'indice céphalique horizontal uni- 
versellement adopté aujourd’hui, M. Broca a d’ailleurs facilité 
singulièrement l'étude de ce caractère et la discussion des idées 
qu'il peut faire naître. Sa subdivision en deux des groupes 
extrèmes, présente aussi, dans certains cas, des applications 
utiles. Mais lui-mème a fort bien montré qu'il ne faut pas aller 
trop loin dans cette voie. 

Il y a eu, ce me semble, un peu d’arbitraire dans la délimita- 
tion de la dolichocéphalie, de la mésaticéphalie, de la brachycé- 
phalie. Ce fait me paraît ressortir des tableaux suivants, que 
jemprunte à MM. Broca et Pruner Bey. Ils reproduisent les 
moyennes trouvées par ces éminents observateurs. Seulement 
j'ai substitué l’ordre sérial à la distribution purement géogra- 
phique admise par M. Pruner. J'ai, en outre, ramené les deux 
notations au centième, ce qui présente à l'esprit quelque chose 
de plus net et met en saillie un résultat général. 


Indices des races humaines d'après M. Pruner Bey. 


Races. Indices Races, Indices 
Américains des Pampas de Pur Rte PAPE | 
Bogatas ete sise. ; emmes 0,80 
Américains de Vera-Paz...... 0,87 | Indo-Chinois 
Allemands du Sud na | 0.86 | Tagals | : 
Allemands du Sud (feinimes PA DelGES ne Punta de ae sh 10,49 
ane dé Hs \ 
Annarnités URBIEPEN EE SUUSE 0 OVas 
Turcs brachycéphales ! Papous à nez aquilin 
ne En ME LE 
av i 
Bornéens Bellovaques (hommes) 
Péruviens brachycé- Grecs modernes 
MHales : _,  - .)..481 0,84 | Kabyles (femmes) 
Puelches Juifs (femmes) 
Lapons Kourouglis (hommes et 
Anciens FA eq femmes) 18 
brachycéphales Néo-Guinéeñs ; 
Éinouls 0.83 Américains intermédiaires 
Bretons brachycéphales EE ? * | Araucans (hommes) 
Pie)  “hbiwe| anter Gimens Pat: 77 
Male Med (femmes) \ Kabylés at 
alais (femmes) .-.......::5.., 0,81 | Aëtas (hommes 
Néo-Guinéens  brachycé- | _ | Tasmaniens (femmes) 0.76 
phales 0, 80 | Celtes dolichocéphales (‘°° à 
Mexicains \ Scandinaves (hommes) 


276 RACES HUMAINES ACTUELLES 


Races, Indices. Races. Indices, 

Bretons dolichocéphales)...... 0,76 | Araucans (femmes).......... 0,74 
Italiens modernes Nègres (femmes) 
Mulâtres (hommes et Kaîres 

femmes) Sémites Indous 0.73 
Arabes Anciens Celtes (hommes{° ‘""  ? 
Sacalaves (hommes) et femmes) 
Néo-Zélandais Irlandais 
Kanaks dolichocéphales |. .... 0,75 | Nègres (hommes) 
Micronésiens Sacalaves (femmes) 
Tasmaniens (hommes) Australiens (femmes) 
Néo-Guinéens(femmes) | Brahmanes se cRÈS 0,72 
Turcs dolichocéphales Dravidas 
Etrusques Persans 
Phéniciens Bellovaques (femmes) 
Scandinaves (femmes) Boschismans 0.70 
Taïtiens Hottentots (femmes) TE AE 
Américains du Brésil, {...... 0,74 | Hottentots (hommes) … 0.69 

Pérou, etc. Estuaux | 11114 ST PRE 4 


Indices des races humaines d'après M. Broca. 


Races. Indices. Races. Indices. 


Le he es: rie LS pcs non dé- HÉPUNA 0,78 
Amérique, crânes déformés. 0 92 


Syriens de Gébel-Cheikh lé- | Sous-dolichocéphales. 


gèrement déformés Basques Espagnols de } 


Lapons | Zaraus (be 0,77 
Bavière et Souabe | Gaulois de l’âge du fer ! 
Auvergnats de Saint- |..... 0,84 | Malgaches | 

Nectaire \ Chinois 
Finnois Coptes 
lutio - Chine LP" ere dE Penn Mérovingiens [°° sé 

Sous-brachycéphales. A 

ne Fr viol Polynésiens 

ussie d'Europe 2| Fo : 
Bretons des Côtes-du-Nord Dre ÉSJpie An AE 

(cantons gallois) Corses d’Avapezza du 
Javanais xvine siècle .. 0,75 
Turcs | Bohémiens de Roumanie 
Mongols divers 0.81 | Papous 
Bretons des Côtes-[°"""""""""" Préhce du nord, âge de | 

du-Nord (cant. la pierre polie j 

bretonnants), 
Estoniens F8 0.80 Dolichocéphales vrais. 
Basques français °°°": ; Kab 

REA abyles NL 
Mésaticéphales. Arabes . 4 .…..... ..….. , 

Amérique septentrionale \ Nubiens d’Éléphantine 

non déformés France du midi; pierre 
Amérique méridionale polie (cav. Hom.-mort.) 

non déformés France ; pierre taillée sis 100, 18 
Malais non Javanais 0.79 | Nègres de l'Afrique 
France du Nord, âge du L occidentale 

bronze Bengalais | 
Parisiens du xvi siècle Cafres |. 0 72 
Parisiens du xrre siècle Hottentots et Boschismans | °  ? 
Parisiens du xix° siècle  , Australiens 
Gallo-Romains ) 0.78 Néo-Calédoniens !....... ... vi di 
Roumains mari 4 Esquimaux \ 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — INDICE CÉPHALIQUE 277 


Ces deux tableaux se complètent et se confirment l’un l’autre 
pour tous les résultats généraux. Les différences secondaires qui 
les distinguent, tiennent sans doute d’une part au nombre des 
crânes dont chacun des auteurs a disposés pour obtenir ses 
moyennes ; d'autre part à quelque diversité dans l'emploi de ces 
matériaux. M. Pruner Bey {a distingué les sexes que M. Broca a 
réunis; ce dernier a groupé ensemble les Hottentots et les Bos- 
chismans, séparés par M. Pruner, etc. 

Du tableau de M. Broca, il résulte que la moyenne de tous 
ces indices, en laissant de côté les têtes déformées est de 0,78. 
Au point de vue numérique, ce serait celui de la vraie mésaticé- 
phalie. Le groupe moyen devrait, ce me semble, s’abaisser autant 
qu'il s'élève, et par conséquent absorber au moins une partie des 
sous-dolichocéphales de M. Broca. En fait, de l'inspection des deux 
tableaux, il résulte que les indices au-dessus de 0,74 et au-des- 
sous de 0,79, comprennent le plus grand nombre des races 
appartenant aux trois types fondamentaux et venant de toutes 
les parties du monde. La véritable mésaticéphalie me semble- 
rait devoir être comprise entre ces limites. Je ne propose pour- 
tant pas de changer celles qui ont été adoptées. 

Ces tableaux prêtent à bien d’autres observations ;je me borne 
à indiquer les principales. 

M. Pruner Bey a poussé ses calculs jusqu'aux millièmes, 
M. Broca jusqu'aux dix-millièmes. Je me suis arrêté aux cen- 
tièmes, pour que l'œil saisit plus aisément la série formée par 
ces nombres si importants dans la caractéristique des races. 
Qu'on veuille bien se rappeler que la plupart sont des moyennes 
prises sur un certain nombre de crânes. Si l’on avait pour chaque 
race un nombre suffisant de sujets, et que l’on plaçât en série 
les indices pris sur chacun d'eux, à coup sûr la distance de l’un 
à l’autre ne serait plus seulement de 0,01; elle descendrait à 
0,001 et au-delà. Le passage d’un individu à l’autre par nuances 
insensibles ne peut ici être mis en doute, pas plus que pour la 
taille. 

Il est inutile d’insister longuement sur l’entre-croisement, si 
bien mis en évidence par les deux tableaux. On voit que le même 
indice place à côté les unes des autres, les races les plus dispa- 
rates, l’Allemand du sud à côté de l’Annamite, le Breton à côté 
du Kalmouk, le Belge à côté du Tagal, le Parisien à côté du 
Malais, l'Italien à côté du Maori, etc., et que par leurs indices 
divers, les races blanches sont dispersées au milieu de presque 
toutes les races colorées. Je n’ai pas besoin de revenir sur les 
conséquences à tirer de ces faits, au point de vue de la ques- 
tion du monogénisme. 

Les races jaunes et noires sont moins disséminées que les 
blanches. Les premières sont brachycéphales ou mésaticéphales ; 
les secondes sont toutes dolichocéphales à l'exception des Aëtas. 
J'ai montré que ces derniers appartiennent à un ensemble de 
populations s'étendant des îles Andaman et des Philippines, 


978 RACES HUMAINES ACTUELLES 


jusqu'en Mélanésie au détroit de Torrès, pénétrant la Nouvelle- 
Guinée et formant au milieu de la population nègre mélané- 
sienne, une branche spéciale. 

Quelque chose de pareil paraît exister en Afrique. Cette 
découverte, fort contraire aux idées générales reçues jusqu'ici, 
est due à M. Hamy. Cet habile chercheur avait reconnu la bra- 
chycéphalie sur six crânes pris dans les collections de Paris, et 
venant tous des environs du Cap Lopez ou des embouchures du 
Fernand Vaz. Plus tard, M. Duchaillu ayant rapporté des mêmes 
contrées 93 têtes osseuses dont les Anglais firent connaître les 
mesures, M. Hamy calcula les indices et trouva que 27 de ces 
crânes étaient brachycéphales ou mésaticéphales. Tout indique 
done que le {ronc nègre présente en Afrique une branche spéciale 
correspondant aux Négritos. Ce résultat est confirmé par les 
observations de Schweinfurth, qui place les Niams-Niams et 
quelques tribus voisines parmi les brachycéphales. | 

On voit que l'indice céphalique horizontal ne saurait servir 
de point de départ pour une classification des races humaines, 
comme l'avait cru Retzius. Mais on voit aussi que dans la carac- 
térisation des groupes secondaires, il conserve toute la valeur 
que lui attribuait son inventeur. 

Les moyennes extrêmes portées sur le tableau de M. Pruner 
Bey, ont été trouvées dans deux races américaines, les Esqui- 
maux et les habitants des Pampas de Bogota, etc. Quelques 
différences qui séparent ces races, elles n’appartiennent certai- 
nement ni l’une ni l’autre, soit au tronc blanc soit au tronc 
nègre. C’est avec le type Jaune qu'elles ont le plus d’affinité. 

D'une moyenne extrème à l’autre, les indices céphaliques 
diffèrent de 0,246, selon M. Pruner ; selon M. Broca, de 0,1455 
seulement. Cette différence tient surtout à ce que M. Broca 
rejette comme déformés des crânes que M. Pruner semble 
accepter sans observation. Au reste, les indices individuels pré- 
sentent un écart bien plus considérable comme il était aisé de le 
prévoir. Huxley a fait connaître un Mongol dont l'indice s'élève 
à 0,977, et un Néo-Zélandais, à coup sûr de souche mélané- 
sienne, chez lequel il descend à 0,629. La différence est donc 
de 0,348. | 

Les rapports généraux de longueur et de largeur dans le crâne 
des races humaines, apparaissent dès la naissance. Toutefois, 
des recherches de Gratiolet il résulte que la dolichocéphalie 
tient à un développement relatif des os qui varie avec l’âge. 
Chez le nouveau-né, elle serait essentiellement occiprtale ; tempo- 
rale dans l'enfant, et frontale chez l’homme adulte. Chez la 
femme, l’élongation du crâne serait essentiellement due à la 
longueur des temporaux. Sous ce rapport, la femme resterait 
donc enfant toute sa vie. 

Partant de ces premiers résultats, le même observateur a 
comparé, au même point de vue, les Blancs dolichocéphales aux 
Nègres africains et mélanésiens. Il a trouvé que la dolichocé- 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — MESURES CRANIENNES 279 


phalie frontale du premier était remplacée dans les deux races 
noires par une dolichocéphalie occipitale. M. Broca a constaté 
le même fait chez les Basques comparés aux Parisiens. La 
distinction proposée par M. Gratiolet, fournit donc un caractère 
secondaire, qui peut être utile dans certains cas, mais qui n’a 
pas à beaucoup près la signification qu'on a voulu parfois lui 
attribuer. On a voulu voir dans la dolichocéphalie occipitale, 
un caractère séparant profondément le Nègre du Blanc; les 
observations de M. Broca montrent qu'il n’en est rien et, des 
observations de Gratiolet, il résulte qu'il y a là seulement persis- 
tance d’un état antérieur commun. Le Nègre et le Basque conser- 
vent pendant toute leur vie le trait céphalique du nouveau-né 
parisien, par suite d’un de ces arrêts d'évolution que nous verrons 
de plus en plus jouer un rôle considérable dans la caractérisa- 
tion des races humaines. 

L'étude de l'indice céphalique horizontal prêterait encore à 
bien des remarques. Je me borne à rappeler les résultats statis- 
tiques de M. Diétrici. De ses relevés, il résulterait que la popu- 
lation totale du globe étant de 1288 millions d’âmes, elle comp- 
terait 1026 millions de dolichocéphales, et seulement 262 millions 
de brachycéphales. Mais le savant berlinois comprend dans la 
première catégorie, les Chinois qui sont mésaticéphales et 
comptent à eux seuls pour 421 millions. En somme, des tableaux 
de MM. Broca et Pruner Bey et des autres données recueillies 
jusqu'ici, il me semble résulter que les mésaticéphales doivent 
être bien plus nombreux que les brachycéphales ou les dolicho- 
céphales. Si l’on prend la mésaticéphalie dans le sens indiqué 
plus haut, ces derniers à leur tour l’emporteraient sur les bra- 
chycéphales, grâce surtout aux populations noires africaines, 
que nous apprenons chaque jour être bien plus denses que l’on 


. ne croyait naguère. 


Retzius n'avait comparé que les diamètres maxima antéro- 
postérieur et transverse. Après lui, on a cherché le rapport entre 
le premier et la hauteur du crâne. On à obtenu aïnsi l'indice 
céphalique vertical, dont l'importance est aussi facile à compren- 
dre. Il figure également sur le tableau de M. Pruner Bey, et 
prêterait à des considérations analogues aux précédentes. Mais 
je ne saurais, sans dépasser les bornes de ce livre, entrer dans 
tous ces détails. Pour le même motif, je ne dirai rien des autres 
mensurations du crâne, diamètres frontaux maximum et mini- 
mum, crconférence totale, courbe antéro-postérieure, et autres, etc. 

La composition du crâne ne peut varier que dans des limites 
fort étroites. Toutefois, chez les Nègres, chez les anciens Egyp- 
tiens, etc., la portion écailleuse du temporal s'unit parfois au 
frontal sans l’interposition partielle des ailes du sphénoïde. 
C'est là un fait remarquable, car il est en contradiction avec le 
principe des connexions, si justement regardé par Etienne Geof- 
froy, comme un des plus essentiels de l’anatomie comparée. 

Dans le cas précédent, la composition du crâne est altérée 


280 RACES HUMAINES ACTUELLES 


par la suppression d’une suture normale. Elle peut l'être aussi 
par l’apparition d'une suture anormale, partageant un os unique 
en deux os distincts. C’est ce qui arrive quand l’occipital semble 
se dédoubler pour laisser sa partie supérieure distincte. De là, 
résulte ce qu'on a nommé l'os épactal, l'os des Incas, parce que 
Rivero, Tschudy, avaient cru voir dans cette disposition, un 
caractère propre à ces peuples. Mais M. Jacquart a montré qu'il 
y avait là, seulement un arrêt dans l’évolution de l’occipital, 
arrêt dont les races humaines les plus diverses présentent des 
exemples. C'est à un phénomène analogue qu'est dû la persis- 
tance de la suture médio-frontale. Elle aussi se rencontre sans 
doute partout, mais bien plus souvent chez la race blanche 
aryane que chez les races colorées et surtout que chez les Nègres. 

Ces faits se rattachent d’ailleurs à un ensemble d'observations 
et d'idées sur lesquelles Gratiolet a insisté à diverses reprises. 
D'après cet ingénieux observateur, les sutures antérieures se- 
raient les premières à se souder chez les races inférieures, tandis 
que, dans les races supérieures, l’oblitération commencerait par 
les sutures postérieures. En outre, la totalité des sutures ten- 
drait à disparaître de bonne heure chez les races sauvages, 
tandis que l'isolement des os du crâne persisterait chez les races 
cultivées et en particulier chez le Blanc européen. Cette disposi- 
tion permettrait un développement du cerveau continu, quoique 
de plus en plus lent. Gratiolet expliquait ainsi la jeunesse intel- 
lectuelle, si remarquable chez certains hommes qui ont cons- 
tamment exercé leur intelligence. Les recherches statistiques du 
D' Pomerol, tout en enlevant à cette théorie ce qu'elle avait 
d’absolu, semblent la confirmer à quelques égards. 

Ne pouvant passer en revue tous les caractères crâniens, je 
laisse de côté ceux que l’on a tirés de la saillie de divers os, des 
indices occipital de Broca, céphalo-spinal de Mantegazza, etc. Je 
ne dirai que quelques mots de la position du trou occipital et de 
l'angle sphénoïdal de Welker, mais j'insisterai un peu plus sur 
la capacité du crâne. 

D'Aubenton avait montré dans un travail spécial que le trou 
occipital est toujours placé chez les animaux plus en arrière que 
chez l’homme. Sæœmmering exprima la pensée qu'il était chez le 
Nègre plus en arrière que chez le Blanc et cette opinion, que sem- 
blaient confirmer quelques mensurations, fut facilement acceptée 
par quelques anthropologistes qui virent dans ce fait un caractère 
stmien. Mais on n’arrivait à ce résultat qu’en appréciant la posi- 
tion de l’orifice par rapport à la longueur totale de la tête y 
compris la face. Or il est bien évident que celle-ci, venant à se 
développer en avant par suite du prognathisme, le trou occipital 
devait paraître reculé d'autant. 

Les recherches de M. Broca sur les projections cräniennes per- 
mettent de ramener ce petit problème à ses véritables termes et 
d'en donner la solution. M. Broca a comparé 60 Européens et 
35 Nègres. Représentant par 1,000 la propection totale, il trouva 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — ANGLE SPHÉNOIDAL 281 


que chez les premiers la propection antérieure est représentée 
par 475 et chez les seconds par 498. Le bord antérieur du trou 
occipital est donc plus en arrière du bord alvéolaire chez le 
Nègre que chez le Blanc, et la différence est de 23. Mais cette 
projection comprend avec la projection cränienne antérieure, la 
propection facrale ; et celle-ci est de 65 pour l'Européen, de 138 
pour le Nègre. Si on la retranche de la première, on trouve que 
la projection cränienne seule l'emporte chez le Blanc et que la 
différence est de 50. 

Ces nombres nous apprennent que, relativement au crâne 
auquel il appartient, le trou occipital est placé plus en avant 
chez le Nègre que chez le Blanc, ce qui n'est rien moins que 
vrai pour les singes. Ces mêmes nombres font ressortir la diffé- 
rence réelle qui distingue ici les deux races, savoir le prolonge- 
ment en avant de la face. 

Au point de vue de ces comparaisons entre l'homme et les 
singes, l'angle sphénoïidal découvert par M. Virchow, étudié par 
M. Welker et que l’on peut, grâce à M. Broca, mesurer sans 
seier les têtes, présente un intérêt spécial. Il présente chez nous 
et chez les Quadrumanes par suite des progrès de l’âge une évo- 
lution inverse. C’est ce qui résulte des chiffres ci-joints em- 
pruntés à Welker : 


HOMMES. SINGES. 

8 Nouveaux-nés....... . Ars 4; Sajou: nouveau-né.:.1,... 22" 140 
10 Enfants de 10-15 ans....... Ar RL AQuité. : Lib dada: 174 
30 Allemands URSS A 134 ne Le LS 
Différence... .... — 7° | Orang jeune... A 7 AA 155 

Eds adulées core anne 172 

| C5 AA 9 C3 2 ÉRRAR ER DAS se! 114 

Différence. ..... —+ 19 


J'ai déjà insisté sur ce que les faits de cette nature ont d'in- 
conciliable avec les théories qui attribuent à l'homme pour 
ancêtre un être plus ou moins pithécoïde. 

Quand on s’est occupé de la cavité cränienne, on a eu surtout 
pour but de suppléer au défaut de renseignements sur le volume 
et le poids du cerveau. Or, à ce point de vue, on peut facilement 
être induit en erreur. La boîte osseuse et son contenu se déve- 
loppent, au moins jusqu’à un certain point, d’une manière indé- 
pendante. C'est ce qui résulte très-clairement d’un fait recueilli 
par Gratiolet, et que l’on oublie trop. Il s’agit d’un enfant nou- 
veau-né, chez lequel le crâne présentait la conformation nor- 
male. Le cerveau manquait néanmoins presque en totalité. Chez 
les hommes bien conformés, les sinus, les enveloppes du cerveau 
peuvent fort bien présenter plus ou moins de développement 
selon les individus et les races, et influer sur les dimensions rela- 
tives du cerveau. , 

En outre, la mesure exacte de la capacité du crâne présente 


289 RACES HUMAINES ACTUELLES 


des difficultés qu'on n'a pu encore surmonter entièrement, 
Malgré les perfectionnements apportés par M. Broca à la mé- 
thode des grains de plomb, le même crâne cubé par le même 
observateur, dans une même séance, donne des indications assez 
différentes tantôt en plus, tantôt en moins. 

Il y a en outre à tenir compte de particularités dont on a 
longtemps méconnu l'importance, et qui nécessiteraient de sé- 
rieuses corrections. On sait depuis plusieurs années que la taille 
influe sur le poids du cerveau. Elle ne saurait être sans influence 
sur la cavité qui renferme ce dernier. M. Broca a montré de 
plus que le sexe est par lui-même une cause de variation. Chez 
la femme la capacité du crâne est en moyenne toujours moindre 
que chez l’homme et la différence varie d’une race à l’autre. 

Toutefois lorsqu'on opère sur un nombre suffisant de têtes os- 
seuses, les causes d'erreur doivent se compenser, et les moyennes 
peuvent être acceptées comme donnant des résultats suffisam- 
ment approchés de la vérité. Surtout les résultats obtenus par 
le même observateur sont comparables entre eux, et l’on peut 
en tirer certaines conséquences. Rien n'empêche donc de voir 
dans la capacité crànienne un caractère très-digne d’être étudié. 
Mais il ne faut pas s’en exagérer la signification. 

Au point de vue de la distinction des races extrêmes, M. Broca 
est arrivé au résultat suivant. La capacité crânienne de l’Aus- 
tralien étant représentée par 100, celle du Nègre africain est de 
111,60 et celle des races blondes européennes de 124,8. 

J'emprunte à mon éminent collègue le tableau suivant publié 
par M. Topinard dans son Anthropologie. Ge tableau donne la 
capacité crânienne moyenne en centimètres cubes pour un cer- 
tain nombre de races dans les deux sexes. Seulement j'ai subs- 
titué l’ordre sérial chez les hommes à la répartition à peu près 
géographique de l’auteur et calculé la différence entre les sexes, 


RACES. HOMMES. | FEMMES, | Différence, 


er ne ana 


Caverne de l’Homme-Mort, pierre polie...,..,.... 1616 1507 109 
Bretons Gallois ....... AA Ce ARTS 1599 1426 173 
AUVEPENALES 506,5 2.600 0 148 Gite ALT LUE 1598 1445 153 
Basques Espagnols. ............ PP PORN OR shit À 5 DTA 1356 218 
BC OT NL. PSC RNA 1564 1366 198 
Parisiens contemporains TS RATE AUS à sn as TE ER 1558 1337 221 
Guanches..,,.,... ride dt bee DSL Ce 1557 1353 204 
Corses ....,. Be =fie doi NS DST GOOE 20e : 1552 1367 185 
ÉSquiIMAUX, 2452 2,7, HA .... CHARME AI LETT] 1539 1428 111 
Chinois ...... toto rtoetoe este tee se eut 1518 1333 135 
Merovingiens., se. 9 Me rer El 1504 1361 143 
Néb-Calédoniens. SN... oi ARE desc 1460 1330 130 
Nègres de l’Afrique occidentale . auadss des Pie 1430 1251 179 
CAMIONS... : , Ana de es a de 5 60 6 0 0e DT à 1452 1201 251 
AUBERPNS. 4. 62, 0 is AU AS RUE Er. 1347 1181 156 
Nabieea is. anhia tre tet ee... .….. 1329 1298 31 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — CAPACITÉ CRANIENNE 283 


Nous retrouvons ici des faits d'entrecroisement analogues à 
ceux que j'ai signalés tant de fois. Les Mérovingiens, race blan- 
che au premier chef, sont placés entre les Ghinoiïs jaunes et les 
Néo-Calédoniens, Nègres mélanésiens. 

Mais surtout on voit par ce tableau à quelles graves erreurs 
on serait conduit si l’on voulait juger du développement intel- 
lectuel d'une race par la capacité de son crâne. À ce compte 
les troglodytes de la caverne de l’Homme-Mort, hommes et 
femmes, auraient été supérieurs à toutes les races inscrites au 
tableau y compris les Parisiens modernes, et les Chinois ne vien- 
draient qu'après les Esquimaux. Sans doute, les populations 
françaises occupent le haut du tableau et les diverses races nè- 
gres sont aux derniers rangs. Mais là encore en voyant les Nu- 
biens venir après les Australiens, on ne peut admettre qu'il y 
ait un rapport réel entre la grandeur de la cavité crânienne et 
le développement social. Nous retrouverons au reste des ques- 
tions de même nature en nous occupant du cerveau. 

Le tableau suivant, que j'emprunte à Morton, n'est pas moins 
instructif que le précédent. Il comprend un plus grand nombre 
de races. De plus le savant américain a donné non-seulement 
les moyennes, mais aussi les maxima et les minima résul- 
tant de ses recherches. Ses mesures sont exprimées en pouces 
cubes. Comme il ne s’agit pas de les comparer à celles qu'ont 
obtenues d’autres observateurs, je n'avais pas à en faire la réduc- 
tion en centimètres. Je me suis borné encore à disposer les 
moyennes en série décroissante et à calculer les différences 
entre les maxima et les minima. 


Anglais. ..,,... ss set .... ..... .... 
Germains : l 
Anglo-Américains ste s ere tss sets es 


Arabes. hornet st... 4... LE] ... 
Gréco-Égyptiens des catacombes .,....., ANNEES Ci 
Irlandais ..... . 


Arméniens 
Circassiens 
Jroquois 
Lénapes 
Chérokés 
Shoshones 
Nègres d'Afrique 

Polynésiens DER A 

Chinois 

Nègres créoles d'Amérique du Nord f*‘**"*"*"""""" 
Indous , 

Anciens Égyptiens des catacombes :,,,..,,..,,.,.. 
Fellahs \ 
MEME, ie con dos 
Péruviens l 

Australiens 
Hottentots 


7 HONMRe «| <'ie réel Pal 


284 RACES HUMAINES ACTUELLES 


Ce tableau, emprunté à un des apôtres les plus éminents du 
polygénisme, me semble de nature à faire réfléchir quiconque 
tient compte des faits. 

Nous voyons les Chinois placés par leur capacité crânienne 
moyenne au-dessous des Polynésiens, des Nègres d'Afrique, des 
tribus sauvages de l'Amérique du Nord. Est-ce vraiment le rang 
que leur assigne leur civilisation ? 

Dans le tableau de Morton, les Nègres créoles d'Amérique 
tombent au-dessous des Nègres d'Afrique par le développement 
moindre de la même cavité. Meigs a confirmé ce fait curieux 
à bien des titres et donne même des nombres plus distants : 
80,8 pour les premiers, 83,7 pour les seconds. Pourtant tous 
les témoignages sont unanimes pour reconnaître que les Nègres 
nés en Amérique sont intellectuellement supérieurs à leurs frères 
africains. Nott lui-même convient qu'il en est ainsi. Chez eux 
donc l'intelligence croît quand la capacité crânienne diminue. 

Ce résultat est d’autant plus singulier que les recherches de 
M. Broca sur les crânes parisiens du xur* au xix° siècle montrent 
la capacité crânienne grandissant avec le mouvement intellec- 
tuel général. Les mesures prises par le même observateur sur 
des individus appartenant aux classes livrées à l'étude et aux 
classes illettrées conduisent à la même conclusion. 

Les nombres recueillis par Morton et par Meigs n’en subsis- 
tent pas moins ; et cette expérience, portant sur des populations 
nombreuses de la même race, me semble mettre hors de doute, 
ce qui ressortait déjà clairement de la comparaison de races 
différentes, savoir : que le développement des facultés intellec- 
tuelles de l’homme est dans une très-large mesure indépen- 
dant de la capacité du crâne et du volume du cerveau. Toute- 
fois cette indépendance ne saurait être absolue. Nous verrons 
plus loin quelles limites on peut lui reconnaître. 

Ici je dois me borner à constater que là diminution du crâne 
est, dans l’Amérique du Nord, un des caractères de la race nègre 
créole dérivée de la race nègre africaine. 

Nous retrouvons dans ce tableau l’entrecroisement des races 
accusé par les moyennes. Les Indous, les anciens Egyptiens sont 
séparés des autres races blanches par les Nègres, les Chinois, les 
Polynésiens, les Peaux-Rouges. 

Mais les maxima et les minima montrent bien mieux encore 
jusqu'où serait porté ce mélange, si l’on comparait les indi- 
vidus. Grâce à leur maximum de 83, des Hottentots et des Aus- 
traliens passeraient avant des Germains, des Anglo-Américains 
dont le minimum n'atteint pas ce chiffre. À plus forte raison 
s’en trouverait-il au milieu de toutes les autres races que les 
nombres moyens placent avant eux. Il y a plus. Entre la 
moyenne la plus élevée et la plus basse, entre l'Anglais et le 
Hottentot ou l’Australien, la différence de capacité crânienne 
moyenne n’est que de 21 pouces cubes. La différence du maxi- 
mum ou minimum est précisément la même chez les Chinois 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — INDICE FACIAL 285 


et très-supérieure dans neuf autres races ; elle est de plus du 
double chez les Germains et les Péruviens. 

Est-il parmi les plantes ou les animaux un seul genre dont les 
espèces présentent des faits analogues à ceux qui ressortent des 
mesures prises par Morton? Non, et à lui seul ce tableau suffirait 
pour démontrer que les groupes humains sont des races, fort peu 
uniformes faute de sélection, et nullement des espèces. 

III. — Caractères tirés de la face seule. — L'ensemble de la 
face prête à des appréciations analogues à celles que fournit 
l'examen du crâne. Get ensemble peut être large ou allongé; et, 
à vouloir distinguer ces deux formes par des épithètes particu- 
lières, on pourrait employer celles de euryopse, dolichopse (olu, 
masque de théâtre). 

Bien plus accidentée que le crâne, la face prète à des observa- 
tions beaucoup plus multipliées. Chacun de ses traits mériterait 
de nous arrêter si nous écrivions un ouvrage détaillé, et cela 
d'autant plus que cette étude attentive date seulement d’un 
assez petit nombre d'années. Faute d'espace, je me borne à 
indiquer la nature des caractères et à signaler quelques-uns des 
principaux résultats. 

Sur le vivant, la longueur de la face s’estime de la limite des 
cheveux à l’extrémité-du menton. Mais les mesures de cette 
nature sont difficiles à se procurer quand il s’agit des races 
exotiques. On a donc eu recours aux têtes osseuses. Chez celles-ci 
la mächoire inférieure manque très-souvent, et les dents elles- 
mêmes sont trop fréquemment tombées. On s’est donc arrêté 
à prendre pour limite inférieure de la longueur de la face le 
bord alvéolaire de la mâchoire supérieure. Le point sus-nasal de 
M. Broca sert de limite supérieure. L'intervalle compris entre 
ces points est toujours moindre que la largeur mesurée sur les 
arcades zygomatiques. En multipliant par 100 la longueur de la 
face et en divisant par la largeur, M. Broca a obtenu l'indice 
facial dont voici des exemples que je lui emprunte avec M. To- 
pinard. 


LIEN LITE 11 PROPRES DEN CAUTSE D DAS 13,4 
Nègres.sivslss NE CIREUR EL AIPERE ER CUUR MAS À 68,6 
Bretons-Gallois. ss uiaindis. Nage - dt se 68,5 
AUVETEDAIS TE NNE Les aie CENTS Ph 4 67,9 
Néo-Calédoniens.............. RALMV ES nos 66,2 
Parisléns is MARIO LEE SUR na aire SN 65,9 
Australiens... Li FETE HAL PQ. 24105, 0 
Tasmaniens ......... ture R aile d ds Asa rien 02,0 


Quelque peu nombreux que soient ces exemples, ils motive- 
raient des remarques analogues à celles que j'ai déjà présentées 
à diverses reprises et que je crois inutile de répéter. 

Le nez est un des traits les plus frappants de la figure humaine. 
Sa forme générale, ses dimensions fournissent quelques-uns des 
caractères extérieurs les plus propres à distinguer les races. 
Mais les variations morphologiques de cet organe, assez difficiles 


286 RACES HUMAINES ACTUELLES 


à préciser, avaient été négligées. M. Topinard a comblé cette 
lacune et montré qu'il est possible, même sur des bustes moulés, 
de prendre des mensurations conduisant à des indices. Toutefois 
c’est jusqu'à présent la tête osseuse qui a fourni les indications 
les plus nettes. La largeur du nez, prise à l'ouverture des fosses 
nasales et multipliée par 100, comparée à la longueur comprise 
entre l’épine et l’articulation naso-frontale, ont fourni à M. Broca 
les termes du rapport exprimé par son #ndice nasal, et l'étude 
qu'il en a faite l’a conduit à des résultats importants. 

Les mesures prises sur plus de 1,200 têtes de toutes races 
ont donné à M. Broca comme indice nasal moyen 50,00. Chez 
les diverses races cet indice varie de 42,33 (Esquimaux) à 58,38 
(Houzouanas). On voit que l'écart est de 16,05 seulement. Les 
variations individuelles sont bien autrement étendues et vont de 
72,22 (Houzouanas) à 35,71 (Roumains), donnant ainsi un écart 
maximum de 36,51. 

La différence du maximum au minimum dans la même race 
est aussi fort considérable. Quand elle va au-delà de 40, M. Broca 
semble l’attribuer à peu près exclusivement à un métissage. Il a 
fait de cette idée une application ingénieuse à l’histoire du croi- 
sement des Francs avec les races qui les avaient précédés sur 
notre sol. Mais il est difficile d'admettre qu'il en soit toujours 
ainsi en voyant cette différence s'élever à 21,98 chez les Nègres 
de l’Afrique occidentale, et à 25,05 pour les Hottentots et les 
Boschismans. Il me semble qu'il n’y à ici que la répétition d’un 
fait que nous avons déjà constaté à propos de la capacité des 
cràânes. | 

M. Broca s'est servi de son indice nasal pour répartir à ce 
point de vue toutes les races humaines en trois groupes. Chez 
les races à nez moyen ou mésorhiniennes, l'indice varie de 48 à 
53 exclusivement, Au-dessous viennent les races à nez étroit et 
allongé ou leptorhiniennes; au-dessus celles à nez élargi, plus 
ou moins épaté, ou platyriniennes. 

Les groupes ainsi obtenus sont assez homogènes. Les lep- 
torhiniens ne comprendraient que des Blancs si les Esquimaux 
ne venaient s’y mêler d'une manière fort inattendue. Le groupe 
des platyrhiniens est composé exclusivement de Nègres et réunit 
toutes les races de ce type étudiées par M. Broca, à l'exception 
des Papous, peut-être métissés. Les mésorhiniens embrassent 
l’ensemble des races jaunes, ainsi que les Polynésiens, tous les 
Américains et les Papous dont je viens de parler. On rencontre 
aussi dans ce groupe des Blancs allophyles, les Esthoniens et 
les Finnois, qui se trouvent ainsi éloignés des Aryans et des 
Sémites. 

En somme, à ne considérer que les moyennes, l'indice nasal 
pris pour base de répartition rompt bien moins de rapports 
naturels que les caractères dont il a été question jusqu à pré- 
sent. À part les exceptions que je viens d'indiquer, l’entrecroi- 
sement n'apparaît ici qu'entre races appartenant au même type. 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES : INDICES NASAL, ORBITAIRE 287 


Mais dès qu'on tient compte des variations individuelles, le mé- 
lange tant de fois signalé reparaît. 

M. Broca a étudié l'indice nasal non-seulement chez l'adulte, 

mais encore chez l’homme en voie d'évolution. Il a trouvé que 
chez un embryon de trois mois cet indice était de 76,80 ; chez 
un fœtus à terme, de 62,18; chez un enfant de six ans, de 
50,20 ; chez les Parisiens modernes, de 46,81. L'indice va donc 
en diminuant à mesure que le corps se rapproche de sa forme 
définitive.-De ce fait l’auteur conclut que les écarts observés 
dans une même race peuvent tenir souvent à un arrêt de déve- 
loppement, ou mieux à un arrêt d'évolution, et il paraît disposé 
à rattacher à la même eause le platyrhinisme des races noires. 
Il revient ainsi aux idées émises par Serres sur la cause générale 
des caractères du Nègre, idées que nous examinerons ailleurs. 
Je regarde comme très-juste cette manière d'envisager l’origine 
de l’un des traits distinctifs qui distingue le plus nettement la 
race noire. Mais ce n’est pas seulement à l'indice nasal que cette 
donnée est applicable, comme je l’ai déjà montré. 

L'indice orbitaire étudié encore par M. Broca s'obtient en 
multipliant par 100 le diamètre vertical de l'orbite et en divisant 
le produit par le diamètre horizontal. Considérées à ce point de 
vue, les races se partagent en trois groupes, savoir : les mé- 
-gasèmes, dont l'indice moyen s'élève à 89 et au-delà ; les méso- 
sèmes, dont l'indice varie de 83 à 89 exclusivement, et les micro- 
sèmes, dont l'indice descend au-dessous de 83. 

Le plus fort indice moyen constaté par M. Broca se rencontre 
chez les Aymaras, où il monte jusqu’à 98,8. Mais on sait que ces 
peuples se déformaient artificiellement le crâne, et cette pratique 
peut avoir influé sur la forme de l'orbite. Le maximum sur des 
têtes normales a été observé chez les Polynésiens d'Hawaï; il 
est de 95,40. Les Guanches de Ténériffe présentent le chiffre 
minimum de 77,01. 

L'écart maximum moyen est donc de 18,30. 

Mais ici comme partout les variations individuelles sont bien 
autrement considérables. Sans même tenir compte des Aymaras 
dont l’indice dépasse parfois 109, M. Broca a trouvé 108,33 chez 
une Chinoise, 105 chez un Chinois et un Indien Peau-Rouge, 
100 chez deux femmes des Iles-Marquises, une Péruvienne, un 
Malais, un Mexicain, une Indo-Chinoïise, une femme de l’An- 
cienne-Egypte, une Auvergnate et une Parisienne. Il est inutile 
d’insister sur la signification de ces rapprochements. 

Le plus petit indice orbitaire connu est celui du vieillard de 
Cro-Magnon que nous avons vu être de 61,36. Au-dessus s’éche- 
lonnent, à une faible distance les uns des autres, un Tasmanien; 
un Mérovingien, l’homme de Menton (de même race que celui 
de Cro-Magnon), un Guanche de Ténériffe, un Néo-Calédonien, 
un Australien, un Nubien, un Cafre, un Basque espagnol, un 
PR et enfin la femme de Cro-Magnon, dont l'indice est 

e 71,25. 


288 RACES HUMAINES ACTUELLES 


L'écart individuel maximum est donc de 46,87. 

En jetant un coup d'œil sur le tableau de M. Broca, on voit 
que les races blanches ont des représentants dans les trois 
groupes. Les Hollandais de Zaandam figurent parmi les méga- 
sèmes entre les indigènes du Mexique et ceux du nord-ouest 
Américain. Les Bretons gallois sont placés dans le même groupe 
entre les Chiliens et les Indo-Chinois. Les Blancs sont en très- 
forte majorité dans le groupe des mésosèmes et sont encore les 
plus nombreux dans celui des microsèmes. Une de leurs popu- 
lations, celle de Ténériffe, termine même la série, précédée 
immédiatement par les Tasmaniens et les Australiens. 

Ainsi en ce qui touche la race blanche , l'indice orbitaire 
moyen met en relief un entrecroisement comparable à tout ce 
que nous avons vu précédemment. Il en est autrement pour les 
deux autres types fondamentaux. Ceux-ci sont nettement sé- 
parés par ce caractère. Toutes les races jaunes sont mégasèmes, 
car pour moi les Lapons, comptés par M. Broca comme leur 
appartenant, sont en réalité des Blancs allophyles. Toutes les 
races nègres sont mésosèmes ou microsèmes. La différence est 
de 4,03 entre les indigènes du Brésil représentant les derniers 
mégasèmes non déformés, et les Papous de l'ile Toud, qui, de 
tous les Noirs, ont l'indice orbitaire le plus élevé. 

Bien entendu que si l’on prenait en considération les variations 
individuelles , l’entrecroisement habituel reparaîtrait. La diffé- 
rence de 9,89 qui sépare l’homme de Cro-Magnon de la femme 
de même race en est la preuve. 

M. Broca a étudié l'influence du sexe et de l’âge sur l'indice 
orbitaire. Je ne puis le suivre dans ces détails, quelque intéres- 
sants qu'ils soient. Disons seulement que, comme l'indice nasal, 
celui dont il s’agit ici diminue par les progrès de l’évolution et 
reste dans toutes les races plus grand chez la femme que chez 
l’homme. La première pendant toute sa vie conserve donc sous 
ce rapport un certain caractère infantile. 

Gette observation s'applique également aux races distinguées 
par la grandeur de leur indice orbitaire. Les races jaunes, les 
Chinois compris, présentent donc, si on les compare aux races 
blanches, un arrêt d'évolution. Les Chinois n’en sont pas moins 
bien supérieurs à toutes les races noires mésosèmes ou micro- 
sèmes, et en particulier aux Australiens et aux Tasmaniens, 
qui occupent les deux avant-derniers rangs sur le tableau. Tou- 
jours en prenant la race blanche pour norme, on doit regarder 
ces deux populations comme présentant un excès d'évolution; 
mais cet excès est encore plus marqué chez les Guanches de 
Ténériffe, que leur genre de vie met sensiblement au-dessus des 
Tasmaniens et des Australiens. 

De ces faits ressort une conclusion générale, savoir : que les 
caractères résultant d’un arrêt ou d’un excès d'évolution ne 
sont pas par eux-mêmes un signe d’infériorité ou de supériorité. 

M. Broca a eu l’heureuse idée de comparer l'indice orbitaire 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES = PROGNATHISME 289 


des singes à celui de l'homme. Comme il était facile de le pré- 
voir, les lois du développement sont les mêmes dans les groupes 
simiens les plus élevés que chez l’homme. L'influence du sexe et 
de l’âge se fait sentir chez le gorille, l’orang, le chimpanzé, le 
gibbon comme chez nous. Elle paraît être moins prononcée chez 
les singes inférieurs. 

L'indice orbitaire partage l’ensemble des Quadrumanes comme 
l’ensemble des hommes en mégasèmes, mésosèmes et micro- 
sèmes. Mais ce caractère réunit les anthropomorphes aux types 
les plus inférieurs, aux cébiens, aux lémuriens eux-mêmes, que 
nous savons aujourd'hui se rattacher par leur embryogénie aux 
ruminants, ou aux édentés. Chez les pithéciens, les genres se 
partagent entre ces trois groupes. M. Broca tire de ces faits la 
conclusion fort juste qu'on ne saurait attribuer à l'indice orbi- 
taire aucune valeur caractéristique de nature sériaire. 

Chacun sait que chez le Nègre la face entière et surtout la 
portion inférieure est projetée en avant. On a donné à ce trait 
le nom de prognathisme. Sur le vivant il est exagéré par l'épais- 
seur des lèvres. Mais il se retrouve aussi sur la tête osseuse et en 
constitue un des caractères les plus frappants. M. Topinard l’a 
étudié d’une manière spéciale et par une méthode personnelle. 
Il a séparé avec raison le prognathisme facial, qui embrasse la tota- 
lité de la face, des divers prognathismes maxillaires et dentaires 
que j'avais depuis longtemps proposé de distinguer. Ici l'indice 
est fourni par le rapport existant entre la hauteur et la projec- 
tion horizontale de la région étudiée. Mais M. Topinard a récem- 
ment substitué à cet indice, l’angle formé par les lignes de profil 
avec le plan horizontal. C’est une modification heureuse en ce 
qu'elle présente à l'esprit quelque chose de très-précis. 

Des divers prognathismes le plus important est celui qui inté- 
resse la portion du maxillaire placée au-dessous du nez et com- 
prenant les alvéoles des incisives et des canines. C'est le progna- 
thisme alvéolo-sous-nasal ou prognathisme maxillaire supérieur. 
C'est lui que l’on oppose chez le Nègre à l’orthognathisme du 
Blanc. Ce caractère prèterait à des remarques analogues à celles 
que j'ai déjà eu si souvent à faire. C'est ce qui résulte bien clai- 
rement du résumé suivant que j'emprunte presque textuellement 
au livre de M. Topinard. 

Toutes les races, tous les individus sont plus ou moins pro- 
gnathes. En général les races d'Europe le sont peu ; les races 
Jaunes et polynésiennes le sont beaucoup plus; les races nègres 
davantage encore. Remarquons toutefois que même les indices 
moyens placent les Tasmaniens (76°,28) au-dessus des Finnois et 
des Esthoniens (759,53) et bien près des Mérovingiens (76°,54). 

Le minimum de prognathisme ou maximum d'orthognatisme 
se rencontre chez les Guanches (81°,34). L’extrème opposé se 
trouve chez les Namaquois et les Boschismans (59°,88). Les 
moyennes établissent des limites entre les diverses subdivisions * 
des grandes races fondamentales. Mais les variations indivi- 


DE QUATREFAGES. 19 


290 RACES HUMAINES ACTUELLES 


duelles font, comme partout, disparaître ces distinctions. Dans 
toutes les races il y a des exceptions, des Nègres aussi peu pro- 
gnathes que des Blancs et des Blancs excessivement prognathes. 
M. Topinard voit dans ces cas exceptionnels des faits de métis- 
sage, d’atavisme, ou des phénomènes pathologiques. Il y a cer- 
tainement du vrai dans cette manière de voir. J'ai depuis long- 
temps rattaché à l’atavisme le prognathisme, parfois si curieuse- 
ment prononcé chez quelques Parisiennes. Mais il faut aussi 
tenir compte de ces oscellations de caractères que l’on rencontre 
partout dans les races, non soumises à la sélection dans un but 
spécial. 

En tout cas on ne saurait invoquer l’arrèt de développement 
pour expliquer l'existence d’un prognathisme des plus accusés 
chez certains individus de race blanche incontestablement pure. 
En effet, loin de diminuer avec l’âge comme les précédents, ce 
caractère s'accroît. Chez l’'Européen même, l'enfant est manifes- 
tement plus orthognathe que l'adulte. Chez les Nègres, Pruner 
Bey a fait observer depuis longtemps, et j'ai constaté par moi- 
même que l'enfant ne présente à peu près aucune trace de ce 
trait si caractéristique chez ses parents. C’est seulement à l’é- 
poque de la puberté qu'il apparaît et se prononce rapidement. 
La projection de la mâchoire en avant est donc dans les deux 
races un fait d'évolution normal, plus accusé seulement dans 
l’une que dans l’autre. Loin d’être le résultat d'un arrét, le pro- 
gnathisme accuse un excès de développement. 

La théorie absolue de Serres, qui ne voulait voir dans le Nègre 
qu'un Blanc frappé d’un arrêt de développement général, est 
donc ici en défaut. En réalité, dans la race noire l’évolution 
organique reste en deçà de ce qu’elle est en moyenne chez 
le Blanc à certains égards et va au-delà de cette moyenne sous 
d’autres rapports. C'est là un fait sur lequel j'ai insisté depuis 
bien longtemps dans mes cours au Muséum et que confirment, 
on le voit, les travaux plus précis de ces dernières années. 

On voit aussi que, pour rendre compte des différences qui sépa- 
rent le Nègre du Blanc, il n’est nullement nécessaire de recourir 
à des phénomènes d’atavisme remontant aux animaux. De sim- 
ples oscillations en plus ou en moins dans l’évolution normale 
de l’homme suffisent pour les expliquer. Je me crois donc de 
plus en plus en droit d’opposer à la {héorie évolutive simienne la 
théorie évolutive humaine. ‘ 

Les arcades zygomatiques, l’os malaire, le maxillaire supérieur, 
le maxillaire inférieur fournissent encore à l’anthropologiste 
divers caractères plus ou moins essentiels et qui acquièrent par- 
fois, à propos d’une race donnée, une valeur supérieure à celle 
qu'ils ont ailleurs. Tel est le peu de hauteur de la voëte palatine 
chez les Lapons. Mais je ne saurais entrer ici dans ces détails et 
je renvoie le lecteur aux livres et aux mémoires spéciaux. 

IV. — Caractères tirés de la tête osseuse considérée dans son 
ensemble. — Lorsqu'au lieu d'étudier isolément la face et le crâne 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — ANGLE FACIAL 291 


on les envisage dans leurs rapports réciproques, on voit appa- 
raître de nouveaux traits fournissant autant de caractères parmi 
lesquels il en est de réellement importants. 

Rappelons d’abord qu'il peut y avoir harmonie ou dysharmonte 
entre ces deux grandes régions. La tête est harmonique chez le 
Nègre dont le cräne et la face sont également allongés, chez le 
Mongol qui réunit les deux caractères contraires ; elle est dyshar- 
monique, avons-nous vu, chez le vieillard de Cro-Magnon et chez 
l’homme de la Truchère, maïs par des raisons inverses. 

Cuvier a cherché le rapport du crâne et de la face en sciant la 
tête d'avant en arrière et mesurant directement les surfaces de 
la section. Il a trouvé que chez le Blanc la face représente en- 
viron les 0,25 du crâne, les 0,30 chez le jaune, et les 0,40 chez 
le noir. Ges résultats concordent pleinement avec ceux qu'a 
fournis l'étude du prognathisme. 

Cette différence relative du développement de la face conduisit 
Camper à la conception de son célèbre angle facial. Frappé de 
voir les peintres représenter les Nègres comme des Blancs peints 
en noir, il rechercha les caractères anatomiques de la tête dans 
les trois types humains, et signala comme propre à les distin- 
guer l’angle formé par deux lignes : l’une allant du conduit au- 
ditif à la racine du nez, l’autre tangente au front et à l’os du nez, 
toutes deux étant tracées sur une projection verticale du modèle. 
Camper se servit de sa méthode pour distinguer les produits de 
l’art grec de l’art romain. Il traça ainsi une échelle décroissante 
des chefs-d'œuvre de la statuaire aux singes non adultes. Je la 
reproduis, non pour sa valeur réelle, maïs à raison de l’impor- 
tance qu'on lui a attribuée. Voici d’après Camper les variations 
de l’angle facial. 


Statues grecques......... AREA EN AELE AT EE LEUR PSS LS 100° 
SHAGIOS TOMIALNOS, 2 0e. Lio HE 95 
MAÉ niene he Ci tien, Ce tin et dub de 80 
Race jaune... LAS Le FPE RAR RE ns 75 
RO re sr ae ss ro ce ea da eos oo ot 70 
Singes supérieurs jeunes... 44... se. 6% 65 


Geoffroy Saint - Hilaire et Cuvier, M. Jules Cloquet, Jac - 
quard ont adopté diverses manières de déterminer l’angle facial ; 
Morton, Jacquard, M. Broca ont imaginé des instruments pour 
le mesurer directement. M. Topinard, après avoir examiné 
les diverses méthodes, se prononce avec raison pour celle de 
Cloquet, qui place le sommet de l’angle au bord alvéolaire. 
Jacquard avait choisi l’épine nasale, tout en faisant remar- 
quer que la différence des deux angles ainsi obtenus pouvait 
servir à mesurer le prognathisme. | 

Camper, ou plutôt ceux qui sont venus après lui, ont voulu 
voir dans la grandeur de l'angle facial un signe de supériorité 
intellectuelle. Son échelle graduée a évidemment entraîné dans 
cette fausse voie. Les faits pathologiques auraient dû suffire pour 


299 RACES HUMAINES ACTUELLES 


montrer combien on s’égarait. Le travail de Jacquärt a mis du 
reste ce fait hors de doute. L'auteur a constaté dans la popula- 
tion blanche et intelligente de Paris une différence de 16», c’est- 
à-dire 6° de plus que la distance admise depuis Camper comme 
séparant le Nègre du Blanc. Jacquart a de plus constaté chez 
nous l'existence de l'angle facial de 90, angle que Camper 
croyait appartenir seulement aux représentations idéalisées de 
la forme humaine. Or cette supériorité angulaire remarquable 
n'était nullement accompagnée d'une intelligence réellement 
exceptionnelle. 

Si de la signification psychologique nous passons à la signi- 
fication anatomique, j'aurai à faire des remarques analogues. 
On a beaucoup discuté pour savoir par quel point devait passer 
en haut la ligne faciale qui, avec la ligne horizontale, forme 
l'angle de Camper. On a voulu éviter les sinus frontaux et cher- 
cher dans l’angle facial des indications relatives aux dimensions 
de l’encéphale et non celles de tel ou tel os. Je pense au contraire 
qu'il faut se contenter de ces dernières et ne pas aller au delà. 
Il est évident que les dimensions de l’encéphale sont indépen- 
dantes de la position du point frontal, et qu'il peut être plus 
ou moins étendu à droite, à gauche et en arrière de ce point, 
sans que l’angle facial en soit affecté d’une manière quelconque. 

La détermination exacte des moyennes de l’angle facial n’en 
aurait pas moins sa valeur, comme toutes celles qu'on peut re- 
lever sur le corps humain, s'il y avait entre ces moyennes une 
distance suffisante. Mais M. Topinard a montré que cette diffé- 
rence n'atteint pas trois degrés. Sans renoncer d’une manière 
absolue aux idées de Camper, on voit que la science possède 
aujourd’hui des caractères préférables à celui qu'il avait décou- 
vert. 

Un angle plus important est l'angle parrétal antérieur, formé 
par deux lignes tangentes de chaque côté de la tête au point 
le plus saillant de l’arcade zygomatique et à la suture fronto- 
pariétale. En prenant le second point de repère sur le point le 
plus saillant des bosses pariétales, on obtient l'angle pariétal 
postérieur. Prichard avait donné le nom de fêtes pyramidales 
à celles chez lesquelles ces lignes convergent. J’ai cherché à le 
mesurer directement avec un instrument de mon invention et 
mes premières recherches me conduisirent à des résultats que 
je crois intéressants. Cet angle a son sommet tantôt en haut, 
tantôt en bas et peut aussi être nul, quand les deux tangentes 
sont parallèles. Il est donc tantôt positif, tantôt négatif. Ce der- 
nier Cas se présente toujours chez des fœtus et enfants nou- 
veaux-nés de toute race. L’angle négatif se retrouve aussi chez 
les adultes. Ce trait paraît avoir été très-prononcé chez Guvier, 
à en juger par un beau portrait du grand naturaliste encore 
jeune. Je l'ai trouvé de — 18° et de — 22° chez deux personnes 
vivantes, toutes deux remarquables par leur intelligence. Le 
maximum positif que J'ai observé sur un crâne d'Esquimau était 


: >. Di ras 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — ANGLE PARIÉTAL 293 


— 14. Dans mes cours, j'ai employé ce caractère pour compléter 
la caractéristique d’un grand nombre de races, mais n'ai rien 
publié de détaillé. 

M. Topinard vient de combler cette lacune dans un travail 
qui confirme, en les complétant, tous mes premiers résultats. 
Ses recherches, portant uniquement sur des têtes osseuses, lui 
ont donné comme limites de variations individuelles — 5° et 
+ 30°; comme limites des moyennes + %, 5 et + 20°,3. C’est 
chez les Néo-Calédoniens qu'il a trouvé les têtes les plus pyrami- 
dales. Enfin il a vu chez les enfants âgés de 4 mois à 16 ans 
l’angle négatif décroître de — 24° à 0° et s'élever à 70. 

Ainsi l’angle pariétal négatif n’est en réalité chez l’adulte qu’un 
caractère fœtal ou infantile persistant. Il est évidemment le ré- 
sultat d’un arrêt de développement ou mieux d’un arrêt d'évolu- 
tion. Or nous venons de voir que ce caractère peut exister chez 
des individus doués d’une intelligence supérieure à celle de la 
moyenne, et jusque chez des hommes de génie. Un arrêt d'évo- 
lution, la trace persistante d’un état fœtal ou infantile n’est donc 
pas nécessairement , pas plus pour les individus que pour les 
races, un caractère d'infériorité. 

Deux vues générales de la tête rentrent dans l’ordre d’études 
que j'examine en ce moment. Blumenbach a regardé et figuré 
la tête humaine de haut en bas. C’est la norma verticalis, fort utile 
en ce qu'elle permet d'apprécier la forme générale du crâne et 
quelques-uns de ses rapports avec les saïllies de la face. Owen 
a pour ainsi dire regardé de bas en haut, et insisté sur les diffé- 
rences que la surface inférieure présente de l’homme aux singes 
les plus élevés. Ces deux vues mettent en évidence bien des 
caractères de détail que je ne puis même mentionner ici. 

Dans cette revue, forcément très-incomplète, j'ai dû passer 
sous silence bon nombre de caractères qui ont souvent une 
importance très-réelle. La plupart s’obtiennent par la méthode 
des projections si heureusement perfectionnée par M. Broca, et 
à l’aide d'instruments dont les uns existaient déjà, comme le 
diagraphe, dont d’autres ont été imaginés par divers inventeurs, 
parmi lesquels on doit encore signaler surtout M. Broca. 

V. — Squelette du tronc. — J'ai insisté un peu longuement 
sur les caractères tirés du squelette de la tête. Je serai plus 
court pour les autres régions. Ce n’est pas qu'elles ne four- 
nissent peut-être des caractères aussi importants; mais ils ont 
été bien moins étudiés, et la faute n’en est pas toute aux anthro- 
pologistes. Il n’est déjà pas aisé de se procurer des têtes osseuses 
de races humaines, lors même qu'il s’agit de populations placées 
à nos portes ; il est bien autrement difficile de réunir un certain 
nombre de squelettes entiers. 

La cage thoracique présente quelques faits intéressants et 
suffisamment constatés. Par suite de la forme du sternum, du 
plus ou moins de courbure des côtes, elle est généralement 
large et effacée chez le Blanc, étroite et proéminente chez le 


294 RACES HUMAINES ACTUELLES 


Nègre et le Boschisman. D’après d'Orbigny, elle seraitplus haute 
chez certains Américains. Un fait analogue à été signalé chez 
quelques populations de l’Asie-Mineure. 

Le bassin est la portion du squelette du tronc la plus étudiée, 
ce qui s’explique par les applications qu'on pouvait faire de ces 
recherches à l’art des accouchements, D'ordinaire on s’est borné 
à compärer le Blanc et le Nègre. Vrolick, Weber, MM. Joulin, 
Pruner Bey, et tout récemment M. Verneau, sont allés bien plus 
loin. Le dernier n’a malheureusement pas publié encore ses con- 
clusions relativement à la distinction des races. Vrolick avait 
insisté sur quelques particularités du bassin de la Vénus hotten- 
tote, et cherché à établir entre elle et le singe certains rappro- 
chements. | 

Weber avait trouvé que chacune des races étudiées par lui, 
présentait dans son bassin une forme prédominante qui deve- 
nait par cela même caractéristique. Il regardait l'ouverture du 
détroit supérieur comme étant généralement ovale, et à grand 
diamètre transverse chez le Blanc; quadrilatère et à grand dia- 
mètre transverse chez les Mongols ; ronde et à diamètres égaux 
chez les Américains ; cunéiforme et à grand diamètre antéro-pos- 
térieur chez les Nègres. 

M. Joulin a combattu à peu près toutes les propositions de 
Vrolik et de Weber ; il paraît vouloir refuser au bassin toute 
valeur caractéristique. M. Pruner Bey a facilement montré ce 
qu'il y a au moins de fort exagéré dans cette négation et précisé 
les caractères qui distinguent, à ce point de vue, le Blanc du 
Nègre et du Boschisman. 

Le travail de M. Verneau, bien plus complet que ceux de ses 
prédécesseurs, mais dont nous ne connaissons encore que la 
partie. anatomique, éclaircira certainement les questions posées 
par ces controverses. Dès à présent, du reste, le travail de 
M. Verneau confirme ce qu'ont dit la plupart de ses prédéces- 
seurs, sur la réalité des caractères de race que l’on peut trouver 
dans le bassin. 

Parmi ces caractères, il en est qui ont été signalés chez le 
Nègre comme autant de signes d'animalité. M. Pruner Bey, lui- 
même, dérogeant ici à ses habitudes, emploie cette expression, 
tout en l’atténuant par ses explications. Il me semble bien plus 
naturel d’y voir la trace d’un état normal à une certaine époque, 
et qui persiste plus ou moins selon la race. 

En effet, on à insisté principalement sur la verticalité des 
iléons, et sur l'agrandissement du diamètre antéro-postérieur 
dans le bassin nègre, comme rappelant ce qui se voit chez les 
mammifères en général, chez les singes en particulier. Mais les 
mêmes traits anatomiques se retrouvent extrêmement caracté- 
risés chez les fœtus, chez les enfants du Blane lui-même. Ils 
persistent, le dernier surtout, jusqu’à l’âge de sept ans et plus. 
Leur existence, chez le Nègre, n’est donc autre chose que le 
résultat d’un arrêt relatif dans l’évolution de cette région du 


CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES — TRONC, MEMBRES 29 


squelette. C'est encore un caractère fœtal, un caractère infantile ; 
ce n’est pas un caractère d'animalité. 

VI. — Squelette des membres. — À propos des races fossiles, 
j'ai déjà eu à signaler certains caractères morphologiques des os 
des membres, entre autres celui de la perforation de la fosse 
olécranienne. Ce caractère se retrouve chez les Boschismans, les 
Guanches, les anciens Egyptiens et chez nous-mêmes. Il semble 
apparaître dans l’Europe occidentale avec les races brachycé- 
phales quaternaires. M. Dupont l’a rencontré chez les hommes 
de la Lesse dans la proportion de 30 °/,; selon M. Hamy, cette 
proportion est de 28 °/, dans la race fossile de Grenelle et de 
4,66 °/, seulement dans la population actuelle. 

J'ai déjà dit aussi que le membre supérieur est un peu plus 
long chez le Nègre que chez le Blanc. Cette différence résulte 
essentiellement de l’élongation relative de l’avant-bras. M. Broca 
comparant le radius à l’humérus, dans les deux races, a trouvé 
19,43 pour le Nègre, et 73,82 pour l’Européen. M. Hamy, qui a 
disposé des matériaux les plus nombreux et mesuré un peu 
autrement, a obtenu les nombres 78,04 et 72,19. 

Cette élongation du radius, relativement plus grande chez le 
Nègre que chez le Blanc, est un des traits à propos desquels on 
a répété le plus souvent l'expression de caractère simien. On sait, 
en effet, que chez les anthropomorphes, les deux régions du 
bras sont moins inégales que chez l’homme; et chez l'orang, la 
longueur du radius égale celle de l’humérus. 

Les recherches de M. Hamy permettent d'envisager ce qui 
existe chez le Nègre à un point de vue tout humain et plus vrai. 
Get anthropologiste a suivi l’évolution du membre supérieur et 
cherché les changements qu'elle entraîne dans le rapport dont 
il s’agit. Voici le tableau qui résume les résultats de cette étude : 


PMDEVON de’ 2 mois 1/2. 5.3... RER 88,88 
Fœtus de "5 —"#% mois 1. sie + SE US 
—- ét Dimois 12. OUEA 6 80,42 
— débile 2 AMOÏSssers 4e ee den 08 117,68 
— DÉS 00 MOIS, d. 4 Ed ste id PO nr 
RATES 0e RE AOJOUTS 2... 0e se eue o » « 16,20 
— de 411 — 20 jours .....,........ 10 94,78 
— dE SD One, doi denis à à 14,51 
— DO CEA RE UE ant vis 13,03 
— de 6 mois à 2 AS... Dre 72,46 
2. de 5 — 13 1/2 ans... SUR Dee 72,30 


On voit que le développement normal du membre supérieur 
chez l’homme, tend sans cesse à abaisser le rapport dont il s’agit. 
On voit aussi que la moyenne du Nègre est à peu près celle d’un 
fœtus blanc de cinq mois. Chez lui, l’élongation du radius s'ex- 
plique donc tout naturellement par un arrêt de l’évolution, sans 
qu'il soit nécessaire de le rapprocher des singes. Sous quel pré- 
texte, recourir à la théorie simienne à propos de ce caractère, 


après avoir reconnu qu'elle est inapplicable dans d’autres cas, 
comme nous venons de le voir? 


296 RACES HUMAINES ACTUELLES 


Le membre inférieur présente des faits analogues. D’après les 
nombres empruntés par M. Topinard à M. Broca, le tibia com- 
paré au fémur, donne les rapports 81,33 pour le Nègre, et 79,72 
pour le Blanc. 

En additionnant les nombres qui expriment la longueur de 
l’'humérus et du radius, on a la longueur totale du membre supé- 
rieur, moins la main ; en agissant de même pour le fémur et le 
tibia, on obtient celle du membre inférieur, moins le pied. 

Les rapports du premier au second sont 68,27 chez le Nègre, 
et 69,73 chez le Blanc. 

Voici, pour quelques autres races, le tableau dressé par M. To- 
pinard, d’après ses propres recherches et celles de divers 
auteurs. 


Rapport du Rapport du | Rapport du 
membre inf. au radius à tibiä au 


membre sup l’'humérus. fémur. 


AOADIDILOS 5. eo co 8e PNR se 2 | 67,5 


| 76,7 67,5 
Tamanient 0... TUi AA T EE | 68,2 83,5 84,3 
Ainos | | 68.4 75,2 76,8 
Boschismans 0e: 2000000260 s ves | ? 1593 83,5 
Andamans ,....,... PER APENNSREN CEE CURE | 70,3 79,9 81,8 
Australiens is 4882. Abri, | 20,7 75,6 76,9 
Noirs de Pondichéry......... PE a (ral 11,7 82,9 84,4 


On voit que, par ce caractère, le Blanc européen se trouve 
placé entre le Nègre d'Afrique et l’Andaman. 

J'ai déjà parlé de quelques modifications morphologiques 
remarquables, telles que la saillie de la ligne âpre du fémur, le 
platycnémisme du tibia, etc. Je n'ai pas à y revenir. La cla- 
vicule, le pied, la main, prêteraient encore à bien des détails 
qu'il me faut passer sous silence. Je me borne à rappeler qu'en 
Abyssinie, ce ne sont ni la couleur, ni la chevelure, qui sont 
sensées caractériser le vrai Nègre, mais seulement la saillie rela- 
tivement exagérée du talon. Mais ce signe prétendu infaillible 
manque chez certaines races nègres, non-seulement chez les 
Yoloffs, dont le membre inférieur ressemble au nôtre, mais 
aussi chez les Bambaras, qui ont le pred plat. 

VIL. — Caractères tirés des parties molles ; système nerveux. — 
Après nous être occupés des formes extérieures du corps, après 
avoir passé en revue le squelette, nous aurions à prendre un à 
un les appareils organiques et à les étudier à leur tour. Malheu- 
reusement les faits recueillis deviennent ici de plus en plus rares, 
alors que les observations auraient besoin d’être plus multipliées 
pour donner des résultats d’une valeur précise. Cette étude, à 
peine commencée, n’a porté en réalité Jusqu'ici que sur deux 
des termes les plus éloignés de la série humaine : le Blanc euro- 
péen et le Nègre d'Afrique. Cela même m'autorise à être très- 
succinct dans l'exposé des résultats obtenus. 


Æ_ 
se 


SR à 


CARACTÈRES ANATOMIQUES — CERVEAU 297 


Le système nerveux, dont Cuvier a dit qu'il est l'animal tout 
entier, est heureusement celui sur lequel nous possédons peut- 
être le plus de notions comparatives. Tout d’abord nous rencon- 
trons un fait général signalé par Sæmmering, et que les magni- 
fiques préparations de Jacquart, exposées dans les galeries du 
Muséum, mettent hors de doute. Relativement au Blanc, le Nègre 
présente une prédominance marquée des expansions nerveuses 


périphériques. Les troncs sont chez lui plus gros, les filets plus 


nombreux, ou peut-être seulement plus faciles à isoler et à con- 
server par suite de leur volume même. En revanche, les centres 
cérébraux, ou au moins le cerveau paraissent être inférieurs en 
développement. 

En effet, malgré ce qu'ont dit à ce sujet Blumenbach et Tied- 
mann, le-cerveau du Nègre est en moyenne moins volumineux 
que celui du Blanc. Ce fait, il est vrai, résulte surtout des induc- 
tions tirées du jaugeage des crânes. Mais les estimations faites 
d’après le poids, confirment ce résultat. 

Sept cerveaux de Nègres, pesés par M. Broca, donnent une 
moyenne de 1316£'. En réunissant les diverses pesées faites en 
Europe, je ne trouve pourtant pour moyenne, que 12485", c’est- 
à-dire presque exactement la moyenne de la femme blanche. Le 
poids moyen des cerveaux européens adultes est de 1405:r,88. 
Mais dans l’une et dans l’autre race, les oscillations individuelles 
sont portées fort loin. Un des cerveaux de Noir étudiés par 
M. Broca, pesait 1500 grammes; Mascagni en a eu un de 15878, 
un autre de 738 gr. seulement. 

En réalité, le Blanc européen a été seul étudié sérieusement 
au point de vue du développement cérébral évalué par le poids. 
Le mérite d’avoir fourni les éléments de cette étude appartient 
incontestablement à Rud. Wagner. Réunissant aux recherches 
de Tiedmann, Sims, Parchappe, Lélut, Huschke, Bergmann, le 
résultat bien plus considérable des siennes propres, ce savant 
avait dressé le tableau de 964 cerveaux, dont le poids avait été 
obtenu directement après en avoir enlevé les enveloppes ; il les 
avait échelonnés, en commençant par les plus lourds et finissant 
par les plus légers. Mais 1l n'avait pas tenu compte des circons- 
tances d'âge, de sexe, de santé, de maladie, etc. Les résultats 
auxquels il était arrivé, avaient donc besoin d’être contrôlés 
et pouvaient être complétés. M. Broca s’est acquitté de cette 
tâche. Il a extrait de la liste de Wagner une série de 347 cas de 
cerveaux sains, et c’est sur eux exclusivement qu'ont porté ses 
études. 

De cet ensemble de recherches résultent un certain nombre 
de propositions générales qu’on peut formuler de la manière 
suivante : 

1° Toutes choses égales d’ailleurs, le poids du cerveau varie 
proportionnellement ou presque proportionnellement à la taille. 
D'après Parchappe, deux groupes d'hommes ayant en moyenne 
1%,74 et 1",63, avaient des cerveaux dont le poids moyen était 


298 RACES HUMAINES ACTUELLES 


de 1330 grammes et 1254 grammes. Dans cet exemple, le rap- 
port différentiel 6 °/, est exactement le même pour la hau- 
teur du corps et le poids du cerveau. Cette influence de la taille 
permet d'interpréter et de comprendre les faits annoncés par 
M. Sanford Hunt. Des chiffres donnés par cet anatomiste, il 
résulterait que le cerveau des soldats Anglo-Américains pèse en 
moyenne de 19 à 14 grammes, ou de 1,33 à 0,99 °/, de plus que 
la moyenne des cerveaux européens déduite des tableaux de 
Wagner. Mais l'écrivain américain ne tient pas compte de la 
différence des tailles qu'il fait pourtant connaître. Or, de ses 
chiffres mêmes, il résulte que les Américains l’emportent à cet 
égard de 3,10 °/, sur la moyenne des soldats anglais et français. 
L'accroissement n'est donc qu’apparent et l’on devrait même : 
croire à une diminution rélative du cerveau. . 

2° Toutes choses égales d’ailleurs, le cerveau de la femme est 
un peu moins pesant que celui de l’homme. M. Broca a -mon- 
tré qu'il en est ainsi à tous les âges de la vie. Maïs cette diffé- 
rence me paraît tenir à peu près exclusivement à celle de la 
stature du corps. En prenant la femme pour terme de compa- 
raison, et représentant par 100 sa taille et le poids de son cer- 
veau, on trouve pour l’homme 109,43 et 109, 34. Ge dernier 
rapport est celui qu'a donné Parchappe. M. Broca a trouvé 
109,63. On voit que le rapport des tailles est intermédiaire. 

3° La moyenne maximum de l’Européen se montre de l’âge 
de trente à quarante ans. Elle est alors de 1262 grammes pour 
la femme et 1410er,36 pour l’homme ; soit en centièmes, 100 et 
111,7. La moyenne pour la période entière de l’âge mûr, prise 
de 30 à 50 ans, est de 1405,88 pour l’homme, et de 19261,50 
pour la femme. 

40 À partir de ce maximum, le poids du cerveau paraît dimi- 
nuer progressivement et d’une manière plus ou moins continue. 
Du moins les calculs portant sur les périodes décennales, révè- 
lent chez l'homme comme chez la femme, des moyennes qui 
vont en décroissant. Cette diminution est probablement en rela- 
tion avec la diminution de la circonférence horizontale du crâne 
et le développement des sinus frontaux, depuis longtemps signa- 
lés par Camper. 

50 Chez le Blanc européen, pour qu'un cerveau soit apte à 
fonctionner, il doit peser au moins 975 grammes pour la femme 
et 1133 grammes pour l’homme. Ces chiffres résultent de la 
discussion du tableau de Wagner; mais ils sont trop élevés, à 
en juger par quelques-uns des chiffres de Hunt. Chez les Bos- 
chismans, les Australiens et probablement bien d’autres races, 
le poids du cerveau peut descendre jusqu’à 9078, sans que les 
facultés intellectuelles soient abolies. 

Ajoutons que cet organe peut d’ailleurs descendre bien au- 
dessous de ce poids sans que la vie s'arrête et même sans que 
l'intelligence disparaisse d’une manière absolue comme chez 
quelques microcéphales. Les plus petits cerveaux que l’on ait 


CARACTÈRES ANATOMIQUES — POIDS DU CERVEAU 299 


pesés sont ceux de Teite, cité par Wagner, 300, et celui de la 
femme qui a fait le sujet d’un mémoire de M. Gore, 283%,75, Ces 
cerveaux sont sensiblement inférieurs en poids à ceux du gorille 
et de l'orang. 

60 Chez le Blanc européen, le poids maximum d’un cerveau 
sain atteint peut-être 2231 grammes (Cromwell), ou même 
29238 grammes (PZyron). Mais ces nombres n’ont pas toute la 
certitude désirable. Le poids du cerveau de Guvier est au con- 
traire attesté par le procès-verbal d’autopsie rédigé par le pro- 
fesseur Bérard; il est de 1829:r,96. M. Sanford Hunt en cite 
un autre de 1842 grammes. On peut regarder ces nombres 
comme indiquant la limite supérieure que le poids du cerveau 
humain peut atteindre dans la race blanche, sans que la santé 
générale paraisse en souffrir. 

Les nombres tirés par M. Hunt des chiffres donnés par divers 
auteurs pour 278 cerveaux de Blancs européens concordent assez 
bien avec les précédents. La moyenne des premiers est de 
1403 grammes. Le maximum atteint le chiffre cité plus haut, 
de 1842 grammes ; le minimum descend à 963 grammes, poids 
bien remarquable par sa petitesse, car il est au-dessous de celui 
qui, d’après le tableau de Wagner, semble entraîner l’idiotie. 
Les résultats obtenus par M. Hunt sur ses compatriotes Noirs et 
Blancs présentent à titre de comparaison un intérêt spécial. Les 
cerveaux de 24 soldats américains Blancs ont pesé en moyenne 
1424 grammes en nombre rond. Le maximum est de 1814 gram- 
mes ; le minimum, de 1247 grammes. Les cerveaux de 141 Nègres 
ont donné une moyenne de 1331 grammes, supérieure à celles qui 
résultent des recherches faites en Europe. Le maximum a été de 
1507 grammes ; le minimum, de 1043. 

Les observations de M. Hunt, sur 240 métis de Blanc et Nègre, 
conduisent à des conclusions intéressantes. En voici le résumé : 


Chez les Métis ayant 3 de sang blanc, le cerveau pèse 


lnypen moyennédiaibeis het 24; 4390 gr. 
= MR ee nel Horn 9 1334 

_ 
s cd 1319 

4 
- RARES bi PA EE 1308 

8 0 

LU Dee D IDIDIS REUTERS 1980 

16 


On voit que le poids du cerveau diminue en même temps que 
le sang blanc. Mais il est surtout curieux de voir chez les métis 
ayant encore une assez forte proportion de sang supérieur, ce 
poids tomber au-dessous de celui des Nègres purs. La moyenne 
a été prise sur 22 individus, et la différence, 86 grammes, est 
trop forte pour ne pas être prise en sérieuse considération. On 
dirait qu'il se produit ici un phénomène analogue à celui que 


300 RACES HUMAINES ACTUELLES 


présente la couleur. Certains métis, chez lesquels le sang noir 
prédomine, ont une teinte plus foncée que celle de la race nègre 
originelle. 

Pour épuiser le peu que l’on sait au sujet des races exotiques, 
ajoutons que chez un Hottentot étudié par Wyman, le cerveau 
pesait 1417 grammes. Ce poids supérieur à celui de la moyenne 
des Européens, constate une fois de plus cet entrecroisement 
des races, sur lequel j'ai si souvent appelé l'attention, mais qui 
a peut-être ici une signification encore plus grave qu'ailleurs. 

Depuis le beau travail de Gratiolet Sur les plis cérébraux de 
l’homme et des primates, l’étude des circonvolutions cérébrales 
a pris en anthropologie une importance réelle, mais que l’on 
a quelque peu exagérée. Les recherches de MM. Dareste et Baïl- 
larger ont montré que le développement de ces plis tenait en 
grande partie à celui de l’encéphale lui-même; et l'influence 
exercée par la taille rend facilement compte de certains faits 
jusque-là embarrassants. Toutes choses égales d’ailleurs, dans 
toutes les races petites le cerveau sera moins plissé que dans les 
races grandes. 

Mais, en dehors de cette influence, il paraît en outre bien cons- 
taté que dans les races sauvages le nombre et la complication 
des circonvolutions cérébrales est moindre que dans les races 
intelligentes et policées. La culture intellectuelle semblerait donc 
exercer son action d’une manière spéciale sur les couches cor- 
ticales et en favoriser le développement. 

Les extrêmes connus jusqu’à ce jour pour le caractère dont 
il s'agit ont été présentés par la Vénus hottentote et par Cuvier. 
Le cerveau de la première est le plus simple qui ait été trouvé 
sur une personne intelligente. Il rappelle à bien des égards celui 
des idiots. Le cerveau de Cuvier, qui n’a malheureusement été 
ni moulé ni figuré, se distinguait, au dire des habiles anatomistes 
qui ont pu le voir, par la complication extraordinaire des plis, 
la profondeur des anfractuosités. En outre chaque circonvolu- 
tion était comme doublée par une sorte de crète arrondie. 
Malgré ces caractères exceptionnels, personne à coup sûr n’aura 
l’idée de placer notre grand naturaliste dans une espece différente 
de celle à laquelle appartiennent ses contemporains. On ne peut 
pas davantage voir dans la simplification du cerveau de la Vénus 
hottentote un caractère spécifique. 

Lorsque les obéervations comparatives auront été suffisam- 
ment multipliées, on trouvera sans doute dans les proportions 
relatives de certaines régions du cerveau des caractères plus ou 
moins accentués. Par exemple, si l'observation du D' Nott se con- 
firme, le cervelet chez le Peau-Rouge déborderait le cerveau, 
tandis qu'il est, comme on sait, débordé par ce dernier chez 
le Blanc et le Nègre. Le même organe est plus long chez le 
Nègre et plus large chez le Blanc. 

Depuis longtemps des naturalistes, des voyageurs, des anato- 
mistes, avaient annoncé que le cerveau du Nègre se distingue 


CARACTÈRES ANATOMIQUES — VAISSEAUX, GLANDES 301 


du cerveau du Blanc par sa couleur noirâtre. Une expérience 
faite à Paris dans le service de M. Rayer et dont j'ai déjà dit quel- 
ques mots, confirma le fait général. J'ai déjà indiqué comment 
M. Gubler, qui l’avait préparée, voulut voir s'il n'existait pas de 
termes moyens. Il examina au point de vue de la coloration les 
cerveaux provenant d'individus appartenant tous à la race blan- 
che, mais dont le teint présentait des différences de coloration, 
et constata que la coloration interne est en rapport direct avec 
la coloration extérieure. Chez les individus blonds à yeux bleus, 
à peau blanche et rosée, la matière pigmentaire semble faire 
entièrement défaut. Chez les individus bruns de peau, à che- 
veux et à poils noirs, à iris très-foncé, « non-seulement le cer- 
veau enveloppé de ses membranes offre une nuance bistrée, mais 
une couche de matière noire, tout à fait comparable à celle du 
Nègre, couvre la protubérance, le bulbe rachidien et quelques 
autres points des centres nerveux. » 

Ainsi, à l'intérieur comme à l’extérieur, la coloration des tissus 
présente cette série graduée sur laquelle j'ai déjà si souvent 
appelé l'attention. Ainsi disparaît ce qu'on avait attribué d’ab- 
solu à une particularité sur laquelle on avait insisté comme sépa- 
rant le Nègre du Blanc au point d’en faire deux espèces distinctes. 

VIII. — Systèmes vasculaires et respiratotres. — Gonsidérés dans 
leur ensemble, le système vasculaire du Nègre et celui du Blanc 
présentent quelque chose d’analogue à ce que nous a montré le 
système nerveux. Selon Pruner Bey, l'appareil veineux prédomine 
visiblement sur l’appareil artériel chez le Noir; et, ici encore, 
les belles préparations de Jacquart sont la preuve matérielle de 
l'exactitude des observations du savant que je viens de citer. 
Cette prédominance semble s'étendre jusqu'aux cavités droites 
du cœur. | 

Les poumons sont moins développés chez le Nègre que chez 
le Blanc. M. Pruner Bey les a trouvés comme refoulés en haut 
par le développement des viscères abdominaux. Peut-être rat- 
tachera-t-on un jour à cet ensemble de conditions anatomiques 
les caractères propres au sang du Nègre signalés dans un chapitre 
précédent. 

Nous avons vu l’appareil glandulaire cutané plus développé 
chez le Nègre que chez le Blanc. Les études de M. Pruner Bey 
montrent le même fait se reproduisant tout le long du canal in- 
testinal, dont la surface est partout accidentée par la saillie des 
organés sécréteurs, principalement dans l'estomac et dans le 
colon. Les grandes glandes qui se rattachent au tube digestif sont 
également remarquablement développées, surtout le foie. Il en 
est de même des capsules surrénales. Tous ces organes présentent 
un état habituel d’hypérémie veineuse. Enfin les mucosités intes- 
tinales sont très-épaisses et ont l’apparence d’un corps gras. 
Peut-être des faits de même nature se retrouveront-ils chez la 
plupart des races intertropicales. Nous savons déjà que chez 
les Javanais le foie est aussi développé que chez les Nègres. 


CHAPITRE XXXI 


CARACTÈRES PHYSIOLOGIQUES. 


I. — L'histoire spéciale des races humaines présente un assez 
grand nombre de faits physiologiques intéressants, à la fois 
suffisamment différents et précis pour pouvoir servir de carac- 
tères distinctifs. On trouve sous les tropiques des populations re- 
marquablement sobres et vivant exclusivement de substances 
végétales, sans que l'organisme en souffre ; dans les régions po- 
laires, il en est d’autres qui se gorgent d'aliments gras que re- 
pousseraient nos organes digestifs; la respiration, la circulation, 
la chaleur animale, les sécrétions, etc., présentent aussi quelques 
variations légères de l’homme blanc au Nègre ; l'énergie de la 
force musculaire, la manière de la dépenser varient parfois dans 
des limites assez étendues d’une race à l’autre ; la sensibilité gé- 
nérale, et par suite l'aptitude à sentir la douleur, est fort inéga- 
lement développée. La même opération chirurgicale ne fait pas 
souffrir un Chinois comme un Européen. 

Mais la plupart de ces traits touchent à des particularités qui 
ne peuvent trouver place dans des considérations générales. Plu- 
sieurs sont la conséquence de faits antérieurs et se rattachent à 
des conditions de milieu, à des habitudes, etc., parfois même à 
des croÿances où à des institutions. Même en se bornant à une 
simple esquisse, il faudrait entrer dans des détails incompatibles 
avec le plan de ce livre, si on voulait aborder l’ensemble de ces 
questions. Je me bornerai donc à indiquer ici quelques phéno- 
mèênes généraux pour justifier ce qui précède. 

IT. — Disons d’abord quelques mots d’un ensemble de faits et 
d'idées qui a bien souvent soulevé des discussions ardentes. Je 
veux parler des rapports plus ou moins étroits à admettre entre 
le développement de l'intelligence et celui du cerveau. Cette 
question peut paraître au premier abord toucher presque uni- 
quement à l'étude de l'individu. Mais, par les applications qu’on 
en a faites à l'appréciation de la valeur intellectuelle des races, 
elle a pris pour l’anthropologie générale un intérêt réel. 


FONCTIONS ET POIDS DU CERVEAU 303 


Nulle part peut-être cette question n’a été traitée plus à fond 
et par des juges plus compétents qu’à la Société d'anthropologie 
de Paris et dans la grande discussion de 1861. Bien des orateurs 
y prirent part. Mais les deux principaux champions des doc- 
trines opposées furent d’une part Gratiolet et de l’autre M. Broca. 
A prendre à la lettre quelques-unes de leurs déclarations, on 
aurait pu les croire séparés par un abîme. Or, lorsqu'on relit, en 
dehors de l’excitation du moment, les résumés rédigés par eux- 
mêmes, on voit qu'il n’en est rien en réalité et que, loin d’être 
divisés en principe, ils sont bien près de s'entendre. 

Gratiolet met bien au-dessus du poids et de la forme « la force 
qui vit dans le cerveau et qui ne peut être mesurée que par ses 
manifestations ». Mais, il est loïn de nier d’une manière absolue 
l'influence du développement cérébral ; il reconnaît qu’au-des- 
sous d’une certaine limite le cerveau humain ne fonctionne plus 
d’une manière normale. Cette limite est, selon lui, de 900 gram- 
mes pour la femme. 

M. Broca porte ce nombre à 907 grammes et ajoute que, pour 
l’homme, la limite est de 1,049 grammes. Il attribue une grande 
importance au volume du cerveau apprécié soit directement, 
soit par le poids, soit par la capacité du crâne. Mais à diverses 
reprises il proteste de la manière la plus formelle contre la pensée 
qu’on pourrait lui prêter d’avoir voulu établir un rapport absolu 
entre le développement de l'intelligence et le volume ou le poids 
du cerveau. « Il ne peut, dit-il, venir à la pensée d’un homme 
éclairé de mesurer l'intelligence en mesurant l’encéphale. » 

Les deux tableaux ci-joints empruntés à M. Broca suffisent 
pour montrer combien ces paroles sont vraies. 


Poids moyen du cerveau chez l'homme, 


MOD R TA ON. 1. 2 Rp EPA EU ARE RE EE 985 & ,15 
DRE AD AA sue eu rene de em Pan uen e de 718 0 o TR Re 1465 ,27 
110 ART 1 07 CONERAIENRSS REES EE RER ERIE DIET Honstal s 1341 ,53 
De 31 à 40 ans...... AR te she ft éd À Ps dre où à 1410 ,36 
sean vie eo de dé, e RENE EEE 1394 ,41 
De RO a rte RU nus » el ER SP E 1341 ,19 

M D EC 125 EN UN OU Nr EMNNPRMINNNIRNRSNREESRS à IAA 1326 ,21 


Poids du cerveau de quelques hommes éminents. 


Nom, Age. Qualité. Poids du cerveau, 
PIDIVIOT . ones soc 63 ans. naturaliste ......... 1829 er ,96 
PETOD eee Ar sr FSC ARNO TDOREC MAMA, 1807 ,00 

27 Lejeune-Dirichlet.. 54 ans.  mathématicien...... 1520 ,00 
34 Fuchs....... ses. :: 02-ans -pathologistes.....….. 1499 ,00 
LAN CET RE MOMENNENR 18 ans. mathématicien ...... 1492 ,00 
B2rDupuytren....,.. 58 ans. ‘chirurgien... F9: PNR; 00 
QAHérmann. esse 51 ans.  philologiste.........  :4358 ,00 
158 Haussmann. ..... 11 ans. minéralogiste ...... « 1226 ,00 


Les numéros placés avant le nom de chaque personnage indi- 
quent le rang occupé par celui-ci sur la liste des 347 cas de 


304 RACES HUMAINES ACTUELLES 


cerveaux sains relevée par M. Broca sur le tableau général de 
Wagner. On voit que le célèbre minéralogiste Haussmann est 
bien près de se trouver au milieu de cette liste et qu'il est séparé 
de ses éminents collègues par un bon nombre d'’inconnus. Re- 
marquons encore que le poids de son cerveau est de 100 gram- 
mes au-dessous du poids moyen des hommes de son âge. En 
revanche tous les autres possédaient un cerveau plus lourd que 
la moyenne. 

L’exception que présente Haussmann, la manière dont tous 
ces hommes éminents sont disséminés au milieu de morts vul- 
gaires suffiraient pour faire repousser tout rapprochement exa- 
géré entre la grandeur de l'intelligence et celle du cerveau. Gette 
conséquence ressort plus nettement encore lorsqu'on groupe les 
mêmes chiffres comme Gratiolet, en rapprochant les plus voisins 
et prenant la moyenne. On trouve alors pour le premier groupe 
(Cuvier, Byron) un poids moyen de 18185", 48; pour le second 
groupe (Dérichlet, Fuchs, Gauss, Dupuytren), 1487 grarames; 
pour le troisième (Hermann Hausmann), 1292 grammes. Le 
dernier chiffre est inférieur au poids moyen des cerveaux alle- 
mands, c’est-à-dire des compatriotes des deux hommes éminents 
dont il s'agit. 

Cette remarque est importante. Dans la question actuelle on ne 
doit pas comparer seulement entre elles les célébrités qui figu- 
rent sur le tableau de Wagner : il faut Les rapprocher de tout le 
monde et des malades aussi bien que les autres. Agir autrement 
serait le moyen de faire croire qu'on a voulu esquiver une diffi- 
culté, en évitant de ramener la pensée sur ce fait qu'immédiate- 
ment après le cerveau de Byron, bien avant le cerveau de Gauss, 
vient le cerveau d’un fou. Le génie et la folie se toucheraient-ils 
donc de si près ? L’ampleur, le poids, les caractères particuliers 
du cerveau de Cuvier seraient-ils vraiment dus à une hypertro- 
phie qui s’est arrêtée juste à temps, comme le pensait Gratiolet ? 

IT. — Quelque abrégé et tronqué que soit cet exposé de faits, 
il suffit, ce me semble, pour motiver des conclusions applicables 
également aux individus et aux races. 

Ce n'est certes pas faire du spiritualisme exagéré que de juger 
de l’action du cerveau comme on juge de l’action d’un musele. 
Or, dans celui-ci le volume, la forme sont-ils tout ? Non. L'expé- 
rience, l'observation l’attestent chaque jour. Souvent l'énergie 
de l'appareil fait plus que compenser ce qui lui manque sous 
le rapport de la masse. Plusieurs autres systèmes organiques 
fourniraient des faits analogues et connus de tous les médecins, 
de tous les physiologistes. Admettre qu'il en est autrement du 
cerveau, en l'absence même de toute observation directe, serait 
une hypothèse purement gratuite ; en présence des tableaux de 
Wagner ce serait nier l'évidence. Avec son petit cerveau, Haus- 
mann, le correspondant de l’Institut de France, a évidemment 
battu, dans le champ clos de l'intelligence, la presque totalité de 
ses contemporains à grosse tête. 


ne 2 dl Gt, LE SSSR 


CARACTÈRES PHYSIOLOGIQUES — GESTATION 9305 


Mais, d’un autre côté, au-delà d’un certain amoindrissement, 
l'appareil musculaire devient incapable d'efforts. IL est tout 
simple qu'il en soit de même du cerveau. Il n’y a donc rien que 
de très-naturel à le voir faiblir jusqu'à l'impuissance, quand il 
descend au-dessous d’un certain volume et d’un certain poids. 
M. de Bonald lui-même n’eût pu trouver étrange qu'une #ntelli- 
gence, n'ayant pour la servir que des organes 2mpar/fails ou presque 
nuls, ne se manifestât que d’une manière incomplète. 

Ainsi, en dehors de toute idée dogmatique ou philosophique, 
nous sommes conduits à admettre qu'il existe un certain rapport 
entre le développement de l'intelligence et le volume, le poids 
du cerveau. Mais en même temps, nous devons reconnaître que 
l'élément matériel, accessible à nos sens, n’est pas le seul qui doive 
entrer en ligne de compte. Derrière lui se cache une inconnue, une 
x jusqu'ici indéterminée et qui ne se reconnaît qu'à ses effets. 

IV. — De là même il résulte qu’on ne saurait être trop réservé 
dans l’appréciation à porter sur une race d’après les dimensions 
de son crâne et le développement relatif des os qui le com- 
posent. Gratiolet proposait de distinguer des races frontales, 
pariétales et occipitales caractérisées par la prédominance des 
régions antérieure, moyenne et postérieure du crâne et du cer- 
veau. Si l’on prend le mot de caractère dans le sens des natura- 
listes, il n’y a aucun inconvénient à accepter ces dénominations. 
Mais aller au-delà, attribuer à l’une ou à l’autre de ces races une 
supériorité quelconque en vertu de l’un ou l’autre de ces carac- 
tères, serait entrer en pleine hypothèse. En fait, les Basques, 
avec leur dolichocéphalie occipitale, ne sont nullement inférieurs 
aux dolichocéphales frontaux de Paris. 

V. —- Parmi les phénomènes où l’on serait tenté « à priori » 
d'aller chercher des caractères ethnologiques, il faut compter 
d’abord ceux de l'évolution organique aux divers âges. Or, 
l'examen des faits met en lumière le fait capital que toutes les 
races humaines présentent à cet égard une uniformité remar- 
quable. Quand l se manifeste des différences quelque peu tran- 
chées, elles offrent avec les actions du milieu une coïncidence 
telle qu’il est impossible de ne pas y voir une relation de cause 
à effet, et cela mème produit entre populations incontestable- 
ment de même origine un entrecroisement des plus significatifs. 
Ainsi, l’ensemble des phénomènes physiologiques considérés 
comme caractères, apporte une preuve de plus en faveur de la 
doctrine monogéniste. Quelques exemples suffiront pour justifier 
ces propositions. 

VI. — Constatons d’abord que la durée de la gestation est la 
même pour toutes les races humaines. C'est là un fait dont la 
haute importance est facile à comprendre. 

On sait, en effet, que la vie intra-utérine présente dans un 
même groupe zoologique, et parfois entre espèces fort voisines 
d’ailleurs, une disparité notable. Si les hommes constituaient un 
genre, il serait bien étrange qu'ils échappassent à cette loi, et 


DE QUATREFAGES, 20 


\ 


306 RACES HUMAINES ACTUELLES 


qu'il n’y eùt pas de groupe à groupe sous ce rapport des diffé- 
rences, qui auraient été certainement signalées. Ces différences 
même pourraient exister dans une certaine mesure sans qu’on 
pût y voir un caractère spécifique, car on les constate dans nos 
races d'animaux domestiques où elles paraissent offrir une cer- 
taine relation avec la taille. La gestation est de 63 jours dans les 
grandes races de chiens : de 59 à 63 chez les petits. C’est préci- 
sément les nombres observés à la ménagerie pour le temps de 
gestation du chacal, souche sauvage du chien. Maïs le loup, 
quelque voisin qu'il soit morphologiquement de quelques races 
canines, porte cent et quelques jours. 

La période d'allaitement est très-variable quant à la durée 
chez les diverses populations humaines. Sans même sortir de 
France, on constaterait aisément à ce sujet des différences allant 
presque du simple au double. Il est évident qu'ici les mœurs, les 
habitudes, etc., jouent un rôle prépondérant, et que la question 
des races n'intervient que dans une mesure inappréciable. Chez 
les Nègres, l'allaitement est habituellement de deux ans et il 
dure tout autant chez toutes les populations orientales. Il est de 
cinq ans en Chine. Mais, nous dit M. Morache, la mère chinoïse 
le prolonge uniquement dans le but de retarder la réapparition 
des règles, qui dans cette race féconde est rapidement suivie 
d’une nouvelle grossesse. La possibilité d’un allaitement aussi 
prolongé n’a rien de surprenant. On sait, en effet, que la sécré- 
tion du lait s'entretient par l’usage. Ghez nous-mêmes, au dire 
de Désormeaux, on a vu des nourrices suffire successivement à 
trois et à quatre nourrissons. 

VII. — A la période d'allaitement succède l’état d'enfance, état 
bien distinct de ceux qui lui succéderont. L’être humain n’est 
encore ni homme ni femme. Le moment où le sexe se caracté- 
rise est une des grandes époques de la vie, et il est curieux de 
voir que cette époque arrive plus tôt ou plus tard dans des limites 
remarquablement étendues. 

A raison des phénomènes qui se passent alors chez elle et qui 
permettent une observation précise, c’est la femme qui doit plus 
spécialement servir ici aux recherches de l’anthropologiste. Or, 
en prenant les chiffres extrêmes, recueillis par divers observa- 
teurs, sur plusieurs populations du globe, on trouve que l’âge 
minimum auquel les femmes deviennent pubères est celui de 
huit à neuf ans chez les Eboes observés par Oldfield, et l’âge 
maximum celui de dix-huit à vingt ans constaté par Rush chez 
quelques tribus américaines du Nord. En dehors de ces chiffres 
exceptionnels, on trouve comme extrêmes généraux dix à onze 
ans d’une part, quinze à seize ans de l’autre. 

Les écarts, on le voit, sont considérables et on est naturellement 
amené à se demander s'ils présentent une certaine fixité dans 
les groupes humains. De nombreuses statistiques recueillies sur 
ce sujet, sembleraient justifier une réponse absolument négative 
à cette question. 


CARACTÈRES PHYSIOLOGIQUES — PUBERTÉ 307 


Et d’abord, il est hors de doute que le milieu joue ici un grand 
rôle. Des recherches de M. Brierre de Boismont il résulte que, 
dans une même localité, le plus ou moins d’aisance et le genre 
de vie qui en est la suite produit une variation moyenne de qua- 
torze mois. À Paris, les femmes de la classe pauvre sont pubères 
à quatorze ans et dix mois ; celles de la classe moyenne, à qua- 
torze ans et cinq mois ; celles de la classe riche, à treize ans et 
huit mois. 

Le genre de vie suffit pour produire des différences bien mar- 


quées dans l’âge auquel la femme devient apte à se reproduire. 


À Strasbourg comme à Paris, la jeune fille de la campagne est 
en retard sur la citadine. La différence est d'environ 8 1/2 mois 
pour Strasbourg, de 4 1/2 mois pour Paris. En Alsace comme 
sur les bords de la Seine, la rudesse des travaux de la campagne 
active les fonctions de la vie individuelle aux dépens de celles 
qui touchent à la vie de l'espèce. 

L'influence de la température est encore une de celles qu’on 
ne peut révoquer en doute. M. Raciborski, réunissant à ses pro- 
pres recherches celles d’un grand nombre d’autres médecins, a 
même cru pouvoir conclure que chaque degré de latitude abaisse 
ou élève d’un peu plus d’un mois l’âge de la puberté, selon qu’on 
marche dans le sens de l'équateur ou du pôle, à condition que la 
température croisse ou décroisse comme la latitude. 

L'action des trois causes que je viens d'indiquer se révèle clai- 
rement. Mais, nous l'avons déjà dit, l’alimentation, la tempéra- 
ture, le genre de vie même, ne constituent pas à eux seuls le 
milieu. Bien d’autres influences agissent encore sur l’organisme. 
Le plus ou moins de lumière et le plus ou moins de rayons acti- 
niques, par exemple, ne saurait être indifférent. 

Cet ensemble d'actions explique comment l’âge de la puberté 
varie avec l'habitat dans la même race; comment des femmes, 
appartenant au même rameau de la race blanche aryane, peu- 
vent présenter les nombres extrêmes que j'ai indiqués plus haut. 
Chez elles, les Suédoises et les Norwégiennes sont pubères à 
15-16 ans, les Anglaises à 13-14; mais les créoles anglaises de la 
Jamaïque le sont à 10-11 ans. À Antigoa, les Négresses et les 
Blanches transportées dans un milieu commun, ne présentent 
plus de différence sous ce rapport, ete. On voit aussi pourquoi 
des femmes appartenant aux populations et aux races les plus 
diverses, les Suédoises et les Dacotas, les Corfiotes et les Potowa- 
tomies, les Anglaises et les Chinoises, arrivent à la puberté au 
même âge. 

La race n'est-elle donc absolument pour rien dans le phéno- 
mène physiologique dont nous parlons ? 

Quelques faits paraîtraient autoriser à penser le contraire. 
Les femmes Esquimaux du Labrador sont aussi précoces que les 
Négresses de nos colonies. Entre les Potowatomies (A/gonquins) 
et les Dacotas (Szoux) il y aurait chez les femmes un an de dif- 
férence en moyenne dans l'apparition des premiers phénomènes 


308 RACES HUMAINES ACTUELLES 


de la puberté. On pourrait citer encore quelques observations 
de même nature empruntées à divers voyageurs. Ges faits n'ont 
d’ailleurs rien qui doive surprendre. Ils ne font que reproduire 
dans l'espèce humaine ce que nous observons tous les jours chez 
nos animaux domestiques, chez nos végétaux cultivés qui tous 
ont des races précoces et des races tardives. 

M. Lagneau a étudié cette question pour la France en parti- 
culier. Il a été conduit à admettre que les conditions de milieu 
ne suffisent pas pour expliquer les différences résultant de ses 
recherches, et que l’époque de la puberté, se rattachant à la 
rapidité du développement de l'organisme, varie quelque peu 
selon la race. M. Lagneau n’a présenté cette conclusion qu'avec 
une grande réserve, et elle paraît pouvoir être acceptée dans les 
limites qu'il a posées lui-même. 

Ces limites sont d’ailleurs fort restreintes. Elles varient de 
quatorze ans et cinq Jours à seize ans un mois et vingt-quatre 
jours. Le chiffre minimum est fourni par la population féminine 
de Toulon ; le chiffre maximum par les femmes de Strasbourg. 
Mais, entre ces deux localités, il y a environ trois degrés de lati- 
tude et cinq degrés de température moyenne de différence. En 
outre, Toulon jouit d’un climat à variations peu marquées, le 
climat de Strasbourg est au contraire relativement excessif; à 
Toulon, la lumière est vive, elle est voilée à Strasbourg ; la Tou- 
lonaise vit au grand air et respire l'air stimulant de la mer, la 
Strasbourgeoise vit à la maison et respire un air habituellement 
humide; la première boit du vin, la seconde de la bière. Toutes 
ces conditions dont les unes tendent à stimuler, les autres à dé- 
biliter, doivent aussi avoir une certaine influence. En tenant 
compte de ces diverses circonstances, on voit, qu'au moins en 
France, l'influence de la race ne dépasserait guère celle que le 
plus ou moins d’aisance exerce sur la population d’une même 
ville. | 

Les recherches de M. Lagneau portent également sur l’époque 
à laquelle arrive pour l’homme comme pour la femme l'extinc- 
tion des facultés reproductrices. Lei les documents sont moins 
nombreux et moins précis. Toutefois, du peu que nous savons 
sur ce point, il semble résulter que la ménopause prêterait à 
des conclusions fort analogues à celles que nous venons d'’in- 
diquer. 

VIIT. — On pourrait assez facilement être amené à penser que 
la précocité et le retard dans le développement organique, accu- 
sés par l’âge auquel apparaît la puberté, doivent entrainer une 
durée proportionnellement plus courte ou plus longue de la vie 
humaine. Les observations précises sont loin d’être encore assez 
nombreuses et assez complètes pour qu'on puisse résoudre avec 
une certitude entière ce problème important. Toutefois, la plu- 
part des faits que nous connaissons ne semblent guère venir à 
l'appui des conclusions théoriques admises par quelques anthro- 
pologists, entre autres par Virey. Tout semble indiquer au con- 


CARACTÈRES PHYSIOLOGIQUES — DURÉE DE LA VIE 309 


traire que les bornes de la vie sont à bien peu près les mêmes 
pour toutes les races humaines, 4 la condition qu'elles soient 
placées dans les conditions d'existence relativement aussi favo- 
rables. 

Il est évident, en effet, que ces conditions ont une influence 

des plus marquées sur la durée des organismes. Ce n’est pas 
quand il s’agit de la vie qu'on nie l'action du milieu. 
… ci aussi apparaît la nature multiple de ce milieu. Des relevés 
statistiques de Boudin, il résulte qu'en 67 ans, de 1776 à 1843, 
la vie moyenne de l’homme en France s’est allongée de 11 ans. 
Elle a donc gagné 60 jours par an; elle a atteint un des chiffres 
les plus élevés que présentent à cet égard les populations euro- 
péennes (36,45 ans). La température a-t-elle changé ? Le climat 
s'est-il modifié? Non. Maïs les conditions générales de l'existence 
se sont améliorées et le résultat s’accuse par ces chiffres bien 
significatifs. 

La vie moyenne des Blancs européens, les seules populations 
sur lesquelles on possède des données suffisamment exactes, 
oscille entre 28,18 ans (Prusse) et 39,8 ans (Schleswig, Holstein, 
Lauenbourg). C’est une différence de plus de 11 ans. 

Les tableaux de la vie moyenne, réunis par Boudin et emprun- 
tés à Haiïin et à Bernouilli, mettent hors de doute, qu'au moins 
parmi nos populations européennes, la longévité moyenne n’est 
que pour bien peu une affaire de race, si tant est que la race y 
. soit pour quelque chose. Les Etats allemands présentent une 
variation de 28,18 ans (Prusse) à 36,8 ans (Hanovre). 

La température, au moins considérée isolément, ne semble 
pas non plus influer d’une manière notable, Naples tenant pres- 
que le milieu entre les nombres précédents (31,65 ans). 

Ces faits, recueillis chez les populations les mieux connues, 
permettent de penser que, foutes choses égales d'ailleurs, la durée 
de la vie doit être à peu près la même partout. On comprend 
que toute comparaison rigoureuse devient ici impossible, faute 
de documents statistiques proprement dits. Toutefois un certain 
nombre de faits recueillis par divers voyageurs chez des peuples 
de races fort différentes et placés dans des conditions d'existence 
parfois opposées, paraissent justifier cette conclusion. 

Tous les voyageurs qui ont pu en juger par eux-mêmes ont 
parlé des Lapons comme atteignant en général une grande vieil- 
lesse ; les hommes de 70 à 90 ans ne sont pas rares chez eux. 

Au dire des voyageurs les plus autorisés, la plupart des popu- 
lations américaines parviennent de même à un âge avancé, et 
souvent sans porter les traces extérieures de la décrépitude. 
Quelque rude et parfois précaire que soit leur genre de vie, les 
représentants de ces races ne le cèdent donc pas aux Européens 
sous le rapport de la durée de la vie. 

En est-il autrement du Nègre, comme le pensait Virey? Tout 
paraît démontrer le contraire. Même transporté hors de chez lui 
et placé dans des conditions que nous avons vu lui être peu fa- 


310 RACES HUMAINES ACTUELLES 


vorables, le Nègre vit aussi longtemps que l’Européen. C’est ce 
qui résulte des registres d'esclaves consultés par Prichard dans 
les Indes occidentales. Get anthropologiste a montré, par des 
exemples puisés à diverses sources, que les centenaires n'étaient 
rien moins que rares parmi les individus de cette race dissé- 
minés sur divers points de l’Amérique.Des documents qu'il cite, 
il résulte même que, dans l'Etat de New-Jersey, on a compté 
lors d’un recensement officiel un peu plus d’un centenaire nègre 
sur mille, tandis qu'il n'existait qu'un centenaire blanc sur cent 
cinquante mille. | 

Pourtant, Adanson, Winterbottom, etc., affirment que le 
Nègre du Sénégal et de la Guinée vieillit de bonne heure, et le 
second ajoute que les individus de cette race atteignent rare- 
ment un âge avancé. Le docteur Oldfield, dans la grande expé- 
dition des Anglais sur le Niger, fait la même remarque pour la 
partie du pays qui avoisine la rivière Nunn, région marécageuse 
et couverte d’une végétation luxuriante qu'entretiennent les 
inondations. Maïs arrivé plus haut sur le grand fleuve et par- 
venu dans les pays découverts de Nyffé, il rencontra au con- 
traire un grand nombre de vieillards qui devaient avoir dépassé 
80 ans et visita un vieux chef qu'il dit être âgé de 115 ans. 

Ces faits n'ont rien de contradictoire. Ils nous apprennent 
seulement que le Nègre subit la loi commune à tous les autres 
hommes. Il a beau s'être façonné aux conditions d'existence que 
le Blanc a tant de peine à supporter, quand ces conditions s’ag- . 
gravent et dépassent une certaine limite, il en souffre et sa vie 
s’abrége. L’indigène des rives de la Nunn est placé comme Negre 
dans un milieu correspondant à celui que subissaient naguère 
en France les Plancs de la Dombe, et pour tous deux le résultat 
était le même. 

Mais en dehors de ces localités exceptionnelles, et quand les 
conditions sont également bonnes, la durée de la vie paraît être 
la même pour les deux races typiques les plus éloignées l’une 
de l’autre dans l’espèce humaine. Tout au moins constate-t-on 
les mêmes limites extrêmes chez le Nègre et chez le Blanc. 


CHAPITRE XXXII 


CARACTÈRES PATHOLOGIQUES. 


I. — Tout autant que l’état physiologique, l’état patholo- 
gique présente dans les divers groupes humains des particula- 
rités qui peuvent être considérées comme des caractères. Ces 
caractères sont même parfois plus tranchés, parce que les phé- 
nomènes morbides sont souvent très-accusés. Cette question 
offre un grand intérêt; mais pour la traiter avec le détail qu’elle 
mérite, il faudrait un temps et un espace qui me manquent éga- 
. lement. Je me bornerai donc à rappeler quelques faits géné- 
raux déjà acquis et à citer quelques exemples, pour préciser la 
nature et la signification des faits pathologiques envisagés au 
point de vue anthropologique. 

IT. — Jusqu'ici, quand il s’est agi du milieu, nous n’avons 
guère envisagé que son action modificatrice; mais tout le monde 
admet qu'il agit aussi d’une manière perturbatrice. Au fond, les 
maladies n’ont le plus souvent d’autres causes que des actions 
de ce genre. 

Nous voilà donc ramenés à des considérations analogues à 
celles que nous avons tant de fois rencontrées. Rappelons en 
quelques mots les résultats généraux de nos études précédentes, 

4o Chez tous les hommes, la nature fondamentale est iden- 
tique. 

2 Dans les divers groupes humains, cette nature fondamen- 
tale s’est modifiée sur certains points, par cela seul qu'il se for- 
mait des races distinctes 

3° Dans chacun de ces groupes, c’est sous l'influence du mi- 
lieu que se sont développés les divers caractères et les aptitudes 
spéciales constituant une sorte de nature acquise. 

Evidemment, lorsque l’action perturbatrice, cause de la ma- 
ladie, portera sur ce qu'il y a de fondamental, les mêmes causes 
produiront des effets semblables au fond ; au contraire, lorsque 
cette action s’exercera sur ce que chaque race a d'acquis et de 
spécial, les mêmes causes produiront des effets différents. En d’au- 


312 RACES HUMAINES ACTUELLES 


tres termes, de l'unité de l'espèce et de la multiplicité des races il 
résulte qu'il doit exister chez tous les hommes des maladies 
communes et variant tout au plus quant aux phénomènes acces- 
soires ; mais qu'on doit rencontrer aussi des maladies plus ou 
moins spéciales à certains groupes humains. 

Toutefois l'immense majorité des maladies doit être commune 
à tous les hommes et présenter seulement des modifications d’un 
groupe à l’autre. Par exemple une race pourra être ou plus 
accessible ou plus réfractaire qu'une autre à certaines affections. 

Faisons remarquer en passant et sans insister sur des faits 
connus de tous les agriculteurs, de tous les éleveurs, que les races 
de toutes les espèces végétales cultivées depuis longtemps et de 
toutes les espèces animales soumises depuis des siècles à la do- 
mesticité présentent des phénomènes analogues. 

Les propositions que je viens d'annoncer se déduisent très- 
naturellement des faits précédemment exposés et des principes 
admis au début de ce livre. Elles sont remarquablement d’ac- 
cord avec les résultats de l'expérience et de l'observation 

IIT. — Que la presque totalité des maladies soit commune à 
toutes les races humaines, c’est ce qui ressort de plus en plus 
des études chaque jour plus nombreuses faites sur ce sujet. 

On a bien souvent mis en opposition, au point de vue patho- 
logique, le Nègre et le Blanc ; on a affirmé que le premier vivait 
indemne là où le second succombait. Les fièvres paludéennes, 
la dyssenterie, les hépatites avec abcès du foie, si redoutables 
aux Européens, épargnent, prétendait-on, l'habitant des côtes de 
Guinée, du Sénégal, du Gabon. C'étaient là autant d’exagéra- 
tions qu'avaient déjà réduites à leur juste valeur les observations 
de Winterbottom, d'Oldfield, ete. Les travaux plus récents con- 
firment de tout point ces indications déjà anciennes : « La dys- 
senterie et l’hépatite, nous dit M. Berchon, sévissent sur la race 
nègre comme sur la race blanche... Les fièvres pernicieuses, 
qui, avec les deux maladies dont nous venons de parler, for- 
ment la trilogie pathognomonique de la pathologie sénégalaise, 
atteignent de préférence les Européens; mais les Noirs sont loin 
d'en être exempts. » 

Ces dernières paroles sont confirmées d’une manière bien re- 
marquable par les chiffres inscrits dans le tableau ci-joint, que 
j'emprunte à M. Boudin. Il résume les documents officiels an- 
glais relatifs à la mortalité annuelle sur 14000 hommes à Sierra- 
Leone de 1829 à 1836. | 


Maladies Blanes Nègres 
Fièvres paludéennes...,..... 410,2 
Fièvres éruptives............ 
Maladies du poumon........ 
Maladies «du foie. ….....52,4 
Maladies gastro-intestinales.. 
Maladies du système nerveux. 
Hydropisies ....... 1 4 2 Fe 
Autres maladies............. 


- 


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7 


… 
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ET 


CARACTÈRES PATHOLOGIQUES — ÉPIDÉMIES 313 


Sierra-Leone est une des stations les plus insalubres pour le 
Blanc ; c'est au contraire un des points où la mortalité est la 
plus faible pour le Nègre. Le rapport qui accuse cette différence 
est vraiment effrayant (483,0 à 30,1). Le tableau nosologique 
n’en est pas moins le même pour les deux races; car si les soldats 
anglais ne présentent pas de fièvres éruptives dans ce relevé, 
on sait bien que les races blanches n’en sont nullement 
exemptes. | 

D'autres tableaux dressés par M. Boudin à l’aide des mêmes 
documents mettent encore plus en relief Le fait fondamental dont 
il s’agit ici. L'un d'eux fait connaître la mortalité comparée du 
Nègre et du Blanc par les fièvres paludéennes pour dix-sept 
localités réparties sur presque tous les points du globe, de Gi- 
braltar à la Guyane, et de la Jamaïque à Ceylan. Le chiffre des 
décès est toujours de beaucoup plus considérable pour les Euro- 
péens ; mais il monte ou s’abaisse à peu près toujours en même 
temps et dans la même localité pour les deux races, quand toutes 
deux sont expatriées. | 

Est-il nécessaire de rappeler que toutes les grandes épidémies 
sont communes à toutes les races, et que la peste ou le choléra 
frappent indifféremment le Blanc, le Jaune ou le Noir ? Quant à 
la fièvre jaune, elle est si peu spéciale, elle est tellement sous 
la dépendance des habitudes de milieu, que les Mexicains des 
terres froides ont à la redouter autant que les Européens eux- 
mêmes; et que, dans les îles du golfe du Mexique, les Blancs 
créoles subissent presque impunément les influences si meur- 
trières pour les immigrants. 

IV. — Les maladies éruptives, la variole en particulier, sem- 
blent avoir été inconnues en Amérique jusqu’au moment où les 
Européens les apportèrent dans ce continent. En revanche, celui- 
ci leur donna quelques-unes des formes les plus graves de la 
syphylis, qui ont caractérisé la terrible épidémie du xv° siècle. 
Dans ce funeste échange, les deux maladies se sont remarqua- 
blement aggravées en passant d’une race à l’autre ; si bien que 
les populations nouvellement frappées ont souffert infiniment 
plus que celles qui leur avaient communiqué le mal. En Amé- 
rique, des populations entières, atteintes de fièvres éruptives 
ont disparu et parfois avec une rapidité foudroyante. La célèbre 
tribu des Mandans, bloquée par les Sioux et ne pouvant fuir le 
fléau, fut anéantie en quelques jours tout entière à l'exception de 
quelques individus absents. Catlin, à qui nous devons ces détails 
et qui les tenait de Blancs protégés par la vaccine, ajoute que 
les malades atteints par le fléau succombaïent en deux ou trois 
heures. En revanche on sait ce que furent en Europe les suites de 
l'infection qui, de nos jours encore, empoisonne trop souvent les 
sources mêmes de la vie. 

Ainsi, une race humaine peut ne pas connaître soit une ou 
plusieurs maladies, soit certaines formes morbides, bien que 
n'étant que trop apte à les contracter. Quand elle est atteinte, 


9314 RACES HUMAINES ACTUELLES 


elle peut même présenter ce mal, nouveau pour elle, avec une 
violence jusque-là inconnue. 

V. — Ilest des maladies qui tout en restant communes, frap- 
pent certaines races humaines de préférence à d’autres. Celles- 
ci jouissent donc comparativement à celles-là d'une 2mmunité 
relative. C'est ce qui résulte déjà de ce que nous avons vu. Ajou- 
tons que ces différences d'action d’une même cause pathogénique 
s’accusent même en cas d’épidémie. Lorsque le choléra frappa 
la Guadeloupe en 1865 et 1866, la mortalité fut de 2,70 °/, chez 
les Chinoïs, de 3,86 chez les Hindous, de 4,31 chez les Blancs, de 
6,32 chez les mulâtres, de 9,44 chez les Nègres. Toutes ces races 
étant étrangères, ces chiffres recueillis par M. Walther n’en 
offrent que plus d'intérêt. 

Parfois il y a comme une sorte de balancement et de récipro- 
cité entre deux races relativement à deux causes de mort. J’ai 
déjà signalé, en parlant de l’acclimatation, le contraste que pré- 
sentent à ce point de vue le Nègre et le Blanc. De toutes les races 
humaines, la blanche est la plus sensible, la noire la plus réfrac- 
taire aux émanations paludéennes. En revanche, la race nègre 
souffre plus qu'aucune autre de la phthisie, tandis que la race 
blanche se confond à peu près sous ce rapport avec d’autres 
groupes, avec les Malais par exemple. 

Mais, d’une part, il existe des immunités plus complètes que 
celle que possèdent les Nègres contre les affections paludéennes; 
et, d'autre part, ces immunités peuvent se perdre, soit pour 
tout un groupe de population, soit pour des individus isolés. 
J'emprunte ici deux exemples frappants au livre de M. Boudin. 

L’éléphantiasis, cette affection qui déforme parfois d’une ma- 
nière si étrange certaines parties du corps humain, existe aux 
Indes et à la Barbade. Dans cette dernière île, les Nègres furent 
les seuls à être atteints de cette hideuse maladie jusqu’en 1704. 
Dans cette année un Blanc en fut frappé pour la première fois. 
Mais le mal fit des progrès, et dès 1760 il était répandu dans la 
population créole. Les Blancs d'origine européenne ont échappé 
jusqu'ici. 

L’éléphantiasis de l'Inde existe à Ceylan. Là aussi elle n’at- 
taque que les indigènes, les créoles et les métis. Les Européens, 
les Hindous, étrangers à l’île, en sont exempts. Scott, cité par 
M. Boudin, affirme qu'on ne connaît qu'un seul cas de cette 
maladie chez un Blanc d'Europe. Mais cet individu habitait l’île 
depuis trente ans ; l’acclimatation avait été portée chez lui assez 
loin pour lui faire perdre son #mmunité ethnologique. 

En revanche, nous avons vu en parlant de l’acclimatation que 
les créoles vivent fort bien et prospèrent dans certaines localités 
des plus dangereuses pour les immigrants. Ils ont done acquis, au 
prix des sacrifices subis par les générations précédentes, une 
immunité relative qui manque à la majorité des Européens. 

En acquérant une de ces immunités relatives, la race peut en 
perdre une autre. Lors de l'épidémie cholérique dont je parlais 


CARACTÈRES PATHOLOGIQUES —"IMMUNITÉS RELATIVES 315 


tout à l'heure, les Blancs et les Nègres créoles furent sensible- 
ment plus frappés que les Blancs et les Nègres récemment immi- 
grés et par suite non encore acclimatés. Ainsi, le milieu de la 
Guadeloupe, et probablement celui des autres îles mexicaines, 
apparaît comme exerçant une double action. D'une part il di- 
minue dans une proportion considérable l'aptitude à contracter 
la fièvre jaune; d'autre part il rend l'organisme humain sensi- 
blement plus accessible à l'influence cholérique. 

= VI. — Des faits aussi significatifs se passent de commentaires. 
On voit ce que sont ces ëmmunités relatives dont quelques poly- 
génistes ont voulu faire des caractères spécifiques. Sans avoir à ce 
point de vue une importance à beaucoup près aussi grande que 
les phénomènes physiologiques, les phénomènes pathologiques 
_ attestent comme eux la nature fondamentalement identique de 
tous les groupes humains. Relevant essentiellement de la nature 
acquise dans ce qu'ils ont de spécial, ils accusent un peu mieux 
que les phénomènes physiologiques la différence des races. Mais 
les uns et les autres sont également fonctionnels ; et, les fonc- 
tions, s’accomplissant nécessairement sous l'influence immédiate 
du milieu, ils accusent presque au même degré l’action prépon- 
dérante de ce dernier. 

VIT. — On ne saurait toucher aux questions de pathologie 
ethnique sans dire quelques mots de l'étrange et funeste influence 
que la race blanche semble exercer sur certaines races infé- 
rieures dont elle vient envahir l’habitat. 

Nulle part ce douloureux phénomène n'est aussi frappant 
qu’en Polynésie. Ici Les chiffres ont une éloquence navrante. 

Aux Sandwich, Cook évaluait Ig chiffre de la population à 
300 000 âmes. En 1861 on n’en comptait que 67084, soit envi- 
ron les 0,22 de la population primitive. 

A la Nouvelle-Zélande Cook trouva 400000 Maoris. En 1858 
il en restait 56049 soit les 0,14. Depuis cette époque la dépopu- 
lation a continué. De 1855 à 1864 la perte a été de 0,22 pour la 
province de Rotorua, les Lacs et Maketou; elle a été de 0,19 en 
deux ans de 1859 à 1861 aux îles Chatam. 

Aux Marquises, en 1813, Porter comptait 19000 guerriers, 
ce qui suppose une population de 70 à 80 000 âmes. En 1858 
M. Jouan trouvait 2500 à 3000 guerriers et environ 11 000 ha- 
bitants, soit moins des 0,14. 

Des estimations comparées de Cook et de Forster il résulte 
qu'à Taïti la population était au moins de 240 000 âmes. En 
1857 le recensement officiel n’en comptait plus que 7212, c’est- 
à-dire un peu plus des 0,03. 

Ges faits, fussent - ils purement locaux, n’en seraient pas 
moins étranges. Mais ils se reproduisent partout, jusque dans 
les îlots les plus isolés, jusqu'aux îles de Bass, qui forment la 
limite extrême de la Polynésie au sud-est. Au commencement de 
ce siècle, Devies y comptait 2000 habitants ; en 1874, Mæren- 
hout n’en trouvait que 300, soit les 0,45. 


316 RACES HUMAINES ACTUELLES 


Tous les chiffres précédents sont empruntés à la Polynésie 
orientale, qui, comme on sait, a la première attiré les Euro- 
péens. Mais les archjpels occidentaux commencent depuis quel- 
ques années à être envahis à leur tour et la population décroit 
déjà d’une manière sensible aux îles Tonga, à Vavau, à Tonga- 
tabou, etc. Le même fait paraît se produire aux Fijis. 

Ce n'est pas seulement la mortalité qui grandit chez cette 
- malheureuse race polynésienne ; c'est aussi la natalité qui 
diminue. Le fait a été signalé depuis longtemps d’une ma- 
nière générale. Les chiffres suivants le précisent d’une manière 
étrange. Dans l'archipel des Marquises, à Taïo-Hae, M. Jouan 
a vu en trois ans la population tomber du chiffre de 400 à 
celui de 250 sans qu'on eût à enregistrer plus de trois ou 
quatre naissances. Aux Sandwich, sur 80 femmes légitimement 
mariées, M. Delapelin n’en trouvait que 39 qui fussent mères. 
On ne comptait que 19 enfants dans les vingt principales familles 
de chefs. Enfin en 1849 la statistique officielle citée par M. Remy, 
accuse 4,520 décès, et 1,422 naïssances seulement. Il en est de 
même à l’autre extrémité de la Polynésie. A la Nouvelle-Zélande, 
dit M. Colenso, les mariages sont rarement féconds. Les sept 
chefs principaux de Ahuriri sont sans enfants, à l'exception de 
Té-Hapuku ; mais de quatre fils mariés que possède ce dernier, 
trois n’ont pas encore de famille. Ici sur 11 mariages 9 étaient 
restés inféconds. 

On a voulu rattacher ces phénomènes douloureux à bien des 
causes. On a invoqué tour à tour les guerres, les famines, les 
épidémies, etc.; mais ces fléaux n'ont sévi que localement. On a 
parlé de la syphilis ; mais on oubliait que la mère d’OEdidée 
était morte de cette maladie avant le voyage de Wallis lui- 
même. On a accusé l’ivrognerie introduite, dit-on, par les Euro- 
péens ; mais avant l’importion de nos spiritueux , les Polyné- 
siens savaient fort bien s’enivrer avec leur kava, plus redoutable 
que l’eau-de-vie. Quant à la débauche, on sait jusqu'où les indi- 
gènes l'avaient portée. Sur ce point les Aréoïs n'avaient rien 
laissé à faire aux Européens. 

Une civilisation trop élevée porte-t-elle en elle-même quelque 
chose d’incompatible avec l’existence des races inférieures? L’em- 
pire exercé par l'étranger, l’envahissement du sol, la violence 
faite à la religion, aux mœurs, inspirent-ils à ces hommes jadis 
libres et fiers, un découragement tel qu'ils se refusent à avoir 
des héritiers ? On pourrait admettre que ces causes morales sont 
pour quelque chose dans ce qui se passe à Taïti, aux Sandwich, 
à la Nouvelle-Zélande. Mais comment appliquer cette explica- 
tion aux archipels où la race locale est restée dominatrice et a 
conservé avec son ancien genre de vie toutes les traditions de 
ses ancêtres? Or tel était le cas pour les Marquises, à l'époque 
du séjour de M. Jouan et du P. Mathias; les Samoa, les Tonga 
n'ont encore que de rares habitants européens. 

Deux chirurgiens de marine, MM. Bourgarel et Brulfert ont 


Li dit ‘lan 1 ie Ludo Été se. À LÉ RS 


DÉCADENCE DES RACES POLYNÉSIENNES 317 


seuls jeté quelque jour sur ce douloureux problème. Le premier 
a trouvé {oujours des tubercules dans le poumon des morts 
soumis à l’autopsie. Le second nous dit que presque tous les 
Polynésiens souffrent de toux opiniâtres, et que sous ces catarrhes 
bronchiques on trouve la tuberculose presque huit fois sur dix. 
Or la phthisie ne figure pas sur les listes de maladies dressées par 
les anciens voyageurs. L'avons-nous donc importée dans ces îles? 
En se développant sous un ciel nouveau, chez une race qui ne 


la connaissait pas encore, cette affection a-t-elle pris une forme 


plus terrible, comme nous en avons vu des exemples ? Déjà 
héréditaire chez nous, est-elle devenue en Polynésie endémique 
ou épidémique ? S'il en est ainsi, on peut dire que c'en est fait de 
la race polynésienne. Encore un demi-siècle, un siècle au plus 
et elle aura disparu, au moins comme race pure ; elle aura été 
remplacée par les métis, qui déjà aux Marquises commencent à 
relever le chiffre de La population. 


LIVRE X 


CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 
DE L’ESPÈCE HUMAINE. 


CHAPITRE XXXIII 


CARACTÈRES INTELLECTUELS. 


I. — Je réunis dans ce livre et sous un titre commun l’exa- 
men sommaire des caractères relevant de l'intelligence, de la 
moralité et de la religiosité. On me reprochera peut-être de 
rapprocher ainsi, outre mesure, des phénomènes que j'ai attri- 
bués ailleurs à des causes différentes, et par suite de tomber dans 
une contradiction au moins apparente. Mais d’une part, après 
ce que j'ai dit à ce sujet dans le premier chapitre, il ne peut 
exister de doute sur la manière dont j'envisage cette question ; 
d'autre part les phénomènes intellectuels prennent chez l’homme 
un développement tel, que parfois ils s'élèvent presque au rang 
d’attributs, et méritent à ce titre d’être placés non loin des phé- 
nomènes purement humains. 

IL. — Dans les chapitres précédents, nous avons passé en revue 

l’homme physique. Mais nous ne sommes pas seulement, comme 
le végétal, une certaine portion de matière organisée et vivante. 
Il y a de plus en nous un quelque chose qui sent, qui Juge, qui 
raisonne et qui veut. Ge quelque chose, dont le naturaliste n’a à 
rechercher ni l’origine ni la nature, se manifeste par des actes, 
par des faits. Ces faits diffèrent d’une race humaine à une autre. 
Ils peuvent, #/s doivent être considérés comme des caractères, au 
même titre que les actes de nos races animales, telles que les 
chiens d'arrêt ou les chiens courants, les ratiers ou les chiens 
de berger. 

On le voit, tout en abordant un terrain généralement regardé 
comme appartenant en propre à la philosophie, l'anthropologie 
n’en respecte pas moins le domaine de cette dernière. A celle-ci 
de s'inquiéter de la distinction à établir entre l'esprit et la ma- 


320 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


tière, de rechercher le lien mystérieux qui unit l’être physique 
et l'être intellectuel ; à celle-là de connaître les manifestations 
diverses qui résultent de cette alliance, à y trouver les signes 
distinctifs, caractéristiques, pour les groupes qu'elle étudie. La 
première remonte aux causes; la seconde s’en tient aux effets, 
et, par conséquent, ne franchit pas les limites des sciences 
naturelles. 

Par cela même, nous rencontrons ici tout d’abord, lorsqu'il 
s’agit de l’homme, une difficulté que nous avons déjà signalée. 
En abordant l'examen des faits psychologiques, la science ne 
trouve guère que des détails à relever, comme lorsqu'elle étudie 
les caractères physiologiques. [ei tout autant qu'ailleurs, le milieu 
joue un rôle considérable. S'il influe sur les manifestations de 
la vie organique, il n'influe guère moins sur des actes tradui- 
sant ce qu'il y a en nous d’actif et de réagissant. Et, non-seu- 
lement notre intelligence se plie à toutes les conditions actuelles, 
mais en outre, accumulant et combinant par la mémoire tous 
les faits antérieurs, elle en multiplie à l'infini l'influence et se 
crée à elle-même des conditions nouvelles d’où résultent inces- 
samment des phénomènes nouveaux. 

L'étude des caractères intellectuels doit donc être reportée, 
pour la plus grande partie, à l'examen détaillé des races. Toute- 
fois, on peut aborder ici quelques-uns d’entre eux dans ce qu'ils 
ont de plus général, ne füt-ce que pour mieux faire comprendre 
ce qu'ont de vrai les lignes qui précèdent. 

HI. Langage. — « Les animaux ont la voix ; l’homme seul 
a la parole. » Cette vérité, proclamée par Aristote, est univer- 
sellement acceptée de nos jours. Tout le monde reconnait qué 
le langage est un des plus hauts attributs de l’espèce humaine. 
Les langues, c'est-à-dire les formes variées que le langage revêt 
chez les diverses races humaines et leurs subdivisions, ont, par 
cela même, comme faits différentiels et caractéristiques, une 
importance à part. 

Sans être linguiste, l’anthropologiste peut fort bien s'emparer 
des résultats acquis par la linguistique et les comparer à ceux 
auxquels conduit l'étude des caractères physiques. Lorsque par 
deux voies aussi différentes on arrive aux mêmes conclusions, 
on a évidemment la plus grande chance d’être dans le vraï. 

Or dans mes cours au Muséum, en faisant l’histoire détaillée 
des diverses races, j'ai eu souvent à pousser fort loin la compa- 
raison dont je viens de parler. À peu près toujours j'ai trouvé 
l'accord le plus frappant entre la linguistique et l'anthropologie 
descriptive. Lorsque par exception il se manifeste un désaccord 
ou mieux un contraste comme celui qui existe entre les carac- 
tères physiques et la langue des Basques comparés aux popula- 
tions voisines, toujours comme chez eux, le problème présente 
des difficultés spéciales à quelque point de vue qu'on l’en- 
visage. He 

C'est surtout chez les races métisses que se manifeste la con- 


CARACTÈRES INTELLECTUELS — LANGAGE 321 


cordance générale que je signale. Souvent la langue accuse à 
la fois les mélanges , leur succession, la nature de l’isfluence 
exercée par les éléments divers qui ont concouru à leur for- 
mation. En voici un exemple frappant. 

Tous les polygénistes ont fait des Malais une de leurs espèces 
humaines ; bien des monogénistes ont vu en eux une des princi- 
pales races. J'ai montré depuis longtemps, qu'ils ne sont en réa- 
lité qu'une race mixte dans laquelle se sont associés des élé- 
ments blancs, jaunes et noirs et tenant de près aux Polynésiens. 
Ces faits ressortent chaque jour davantage, à mesure que l’on 
connaît mieux ces deux familles sorties d’une souche commune. 
A mesure aussi que l’on a étudié davantage l’histoire de ces 
contrées, on a reconnu qu'entre la région insulaire et le conti- 
nent il a existé des rapports plus étroits qu'on ne l’a cru long- 
temps. Tels sont les résultats auxquels arrive l'anthropologie. 

De leur côté les linguistes n’ont trouvé à former qu'une seule 
famille lnguistique avec l’ensemble des langues malaises et poly- 
nésiennes considérées au point de vue de la grammaire. Quant 
au vocabulaire, voici les résultats qu'il a donnés à Ritter. 

Sur 100 mots le malais comprend : 


50 mots polynésiens répondant tous à un état social très-inférieur, ne 
désignant que des arts ou des objets nommés dans 
toutes les langues (ciel, terre, lune, montagne, 
main, œil, etc.). 

21 mots malayous annonçant une civilisation plus avancée et l'existence 
d'industries déjà perfectionnées (kriss). 

16 mots sanscrits exprimant des idées religieuses et des abstractions 
(temps, cause, sagesse, etc.). 

5 mots arabes relatifs à la mythologie, à la poésie, etc. 

2 mots javanais dravidiens, persans, portugais, hollandais ou anglais, 
presque tous relatifs au commerce. 


On voit que la langue des Malais traduit pour ainsi dire sous 
une autre forme exactement les mêmes faits que leurs carac- 
tères physiques. 

IV. — Quoique naturaliste, et disposé, par cela même, à 
attribuer aux caractères tirés de l’homme physique une im- 
portance habituellement prépondérante, je ne puis leur recon- 
naître cette supériorité comme absolument constante. Quelques 
faits parlent trop haut. Sans leur langue si spéciale, personne 
n’eüt hésité à voir dans les Basques les frères des autres Euro- 
péens méridionaux. Leur dolichocéphalie spéciale eût-elle été dé- 
couverte, comme elle l’a été par M. Broca, on n'aurait pas eu 
la pensée d’en faire des Blancs allophyles. Il en est de même des 
peuples du Caucase, si longtemps regardés, précisément à cause 
de leurs caractères physiques, comme la souche pure des popu- 

lations blanches européennes. Il faut donc reconnaître que, dans 
certains cas, la langue a une importance caractéristique supé- 
rieure à celle des traits extérieurs et des faits anatomiques, ou 
que du moins elle fournit des indications plus faciles à saisir. 


DE QUATREFAGES. Pa | 


322 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


Cette alternance de valeur entre certains caractères n’étonnera 
pas les naturalistes au courant des résultats de la zoologie mo- 
derne. Ils savent qu'il en est de même quand il s’agit des espèces 
animales. Chez les vertébrés, l’appareil respiratoire fournit des 
caractères de premier ordre et dominateurs ; chez les annelés 
et dans les types secondaires, où cette fonction est moins rigou- 
reusement localisée, des familles, parfaitement semblables à tous 
autres égards, ont des branchies très-développées ou en manquent 
totalement. Chez eux, les caractères tirés des organes de la res- 
piration sont évidemment secondaires et subordonnés. S'il en est 
ainsi d'espèce à espèce et de groupe à groupe, ne soyons pas sur- 
pris qu’il en soit de même, à plus forte raison, de race à race. 

V. — Dans les applications anthropologiques de la seience 
du langage, tout le monde s'accorde pour reconnaître une im- 
portance de beaucoup supérieure à la grammaire comparée au 
vocabulaire ; et il est évident qu'il ne saurait en être autrement. 
Mais n’a-t-on pas, dans certains cas, dédaigné par trop les-ren- 
seignements qu’on peut tirer du dernier ? Les résultats auxquels 
Yung avait été conduit par le calcul des probabilités me sem- 
blent bons à rappeler ici. L'illustre savant s'était demandé quel 
nombre de mots semblables dans deux langues différentes était 
nécessaire pour qu'on püt être autorisé à considérer ces mots 
comme ayant appartenu à la même langue. De ses calculs, il 
résulte que la communauté d’un seul mot n’a aucune significa- 
tion. Mais la probabilité d’une même origine est déjà de trois 
contre un, quand il y à deux mots communs ; de plus de dix 
contre un, quand il y en a trois. Quand le nombre des mots com- 
muns est de six, la probabilité est de plus de dix-sept cents, et 
de près de cent mille, quand il est de huit. 

IL est donc presque certain que huit mots communs à deux 
langues différentes ont primitivement appartenu à un même lan- 
gage, et lorsqu'ils sont isolés au milieu d’une langue à laquelle 
ils n’appartiennent pas, on doit les regarder comme mportés. 
Ces conclusions du savant anglais ont une importance très- 
grande. Elles tendent à faire envisager autrement que ne le font 
bien des anthropologistes les relations de peuple à peuple, 
faire admettre des communications dont on serait porté 
douter. ; 

VI. — Tout en reconnaissant l'importance très-réelle des ca- 
ractères linguistiques, on ne saurait les prendre seuls pour 
guides dans l'appréciation des rapports ethnologiques. Une lan- 
gue peut s'étendre sur place et être remplacée; alors le linguiste 
exclusif croira à l’anéantissement d’une race ou d’une popula- 
üon en réalité florissante. C’est ce qui est arrivé pour les Cana- 
ries. Les descendants des Guanches ayant tous adopté l’espa- 
gnol, on à cru qu'il n'en existait plus jusqu'au moment où 
M. Berthelot a démontré qu'ils forment en réalité le fond de la 
population dans tout l’archipel. | 

VII. — Le monogénisme et le polygénisme ont lutté et luttent 


à 
à 


—— 


CARACTÈRES INTELLECTUELS — LANGAGE 9323 


encore aujourd'hui sur le terrain de la linguistique comme sur 
celui de l’organographie. Ainsi qu'il est arrivé trop souvent, la 
question seientifique a été obscurcie par des considérations fort 
étrangères à la science ; et cela avec d'autant moins de raison 
que les doctrines opposées sont ici bien moins en cause que l’on 
ne paraît le croire. 

Au point de vue linguistique, le problème peut se poser en ces 
termes : a-t-il existé dans le passé une langue primitive unique 


d’où sont sorties toutes les langues mortes ou vivantes ? Ou bien 


a-t-il existé et existe-t-il encore des langues qu'il soit impossible 
de ramener à une origine commune ? 

On comprend la réponse des linguistes polygénistes. Arguant 
des différences qui séparent certaines familles de langues, ils les 
déclarent érréductibles et concluent avec Crawfurd, M. Hovelac- 
que, etce., « à la pluralité originelle des races qui ont été formées 
avec elles. » D'autre part cette irréductibilité est niée par Max 
Müller qui, sans affirmer encore l'existence de la langue primi- 
tive, laisse entrevoir que dans sa pensée c'est à la démonstra- 
tion de ce fait qu'’aboutiront les recherches linguistiques. 

Complétement étranger aux études de cette nature, je ne sau- 
rais avoir une opinion sur les questions spéciales. Je me borne 
à constater quelques faits généraux et à signaler le sens dans 
lequel ils me semblent se prononcer. 

L'irréductibilité sur laquelle s'appuient les linguistes poly- 
génistes rappelle l'argument fondé sur les caractères physiques 
et consistant à opposer le Nègre au Blanc. Cet argument a eu 
longtemps une certaine apparence de force qu'il à perdu à me- 
sure que l’on a connu de plus nombreux intermédiaires entre 
ces deux extrêmes. Il me semble que la marche générale de la 
linguistique conduit au même résultat. Tous les linguistes rap- 
prochent aujourd’hui bien des langues que l’on eût cru irréduc- 
tibles au commencement de ce siècle. 

Un certain nombre de langages resteraient isolés que ce fait 
n’aurait rien de démonstratif contre l’unité spécifique des hom- 
mes. Dans toutes les écoles linguistiques, on reconnaît que les 
langues sont variables et périssables. Or nous ne connaissons 
pas toutes les langues mortes; et s'il manque un certain nombre 
d’anneaux à la chaîne, il est tout simple que des rapports ayant 
jadis existé soient à jamais perdus pour nous. 

Que l’on relise d’ailleurs les observations faites par Lubbock 
sur l’origine des racines et l’on admettra sans peine qu'un cer- 
tain nombre d’entre elles doivent presque inévitablement ne 
pas être communes à toutes les langues. Quiconque pense que 
le langage n’est pas un fait, divin, qu'il.est d'invention et de 
création humaine, ne peut qu'adopter sur ce point les conclu- 
sions du savant anglais. Or pour peu que ces différences radi- 
cales soient nombreuses, elles entraînent nécessairement l’irré- 
ductibilité, sans que celle-ci puisse être invoquée comme argu- 
ment contre la doctrine monogéniste. 


324 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


À l'appui de cette conclusion, je suis heureux de pouvoir invo- 
quer le témoignage d’un juge à la fois bien compétent et fort 
peu suspect. Dans son livre sur Za vie du langage, M. Whitney 
a examiné cette question, Comme Crawfurd, comme M. Hove- 
lacque, le linguiste américain admet qu'il existe des familles 
linguistiques que l’on ne saurait rattacher à une origine com- 
mune. Mais il ne s'arrête pas au fait brut ; il en montre et en 
discute les causes. Puis il formule dans les termes suivants la 
conclusion générale de cette discussion : « L’incompétence de la 
science linguistique pour décider de l’unité ou de la diversité 
des races humaines paraît être complétement et irrévocable- 
ment démontrée. » 

Quoi qu'il en soit, les résultats acquis dès à présent mettent 
en lumière un fait dont l'importance ne saurait, ce me semble, 
être méconnue. En prenant pour guide l'ouvrage d’un homme 
dont la compétence est hors de discussion, en dressant le tableau 
des familles linguistiques admises par M. Maury, en représen- 
tant par des lignes les rapports signalés par ce savant, on voit 
qu'il existe de langues à langues un entrecroisement de carac- 
tères fort analogue à celui que j'ai tant de fois montré chez des 
groupes humains. | 

Personne n’a soutenu l'hypothèse des origines multiples des 
langues avec plus de fermeté qu'Agassiz. Dans le mémoire que 
j'ai combattu au point de vue géographique, il s'était déjà nette- 
ment expliqué sur ce point. Il a développé plus tard les mêmes 
idées. J’ai déjà dit comment selon lui les hommes ont été créés 
par nalions, comment chacune de celles-ci a reçu, en même 
temps que tous ses traits physiques, son langage particulier 
éclos ainsi de toutes pièces et aussi caractéristique que la voix 
d’une espèce animale. Je crois devoir insister iei sur ce point et 
citer le texte lui-même. « Qu'on suive sur une carte, dit Agassiz, 
la distribution géographique des ours, des chats, des ruminants, 
des gallinacés ou de toute autre famille : on prouvera avec tout 
autant d’évidence que peuvent le faire pour les langages hu- 
mains n'importe quelles recherches philologiques, que le gron- 
dement des ours du Kamtchatka est allié à celui des ours du 
Thibet, des Indes Orientales, des Iles de la Sonde, du Népaul, 
de Syrie, d'Europe, de Sibérie, des Etats-Unis, des Montagnes 
Rocheuses et des Andes. Cependant tous ces ours sont consi- 
dérés comme des espèces distinctes n’ayant en aucune façon 
hérité de la voix les uns des autres. Les différentes races hu- 
maines ne l'ont pas fait davantage. Tout ce qui précède est 
encore vrai du caquetage des gallinacés, du cancanage des ca- 
nards aussi bien que du chant des grives, qui toutes lancent 
leurs notes harmonieuses et gaies, chacune dans son dialecte, 
lequel n’est ni l'héritier ni le dérivé d’un autre, bien que toutes 
chantent en grivien. Que les philologues étudient ces faits et, s'ils 
ne sont pas absolument aveugles à la signification des analogies 
dans la nature, ils}en arriveront eux-mêmes à douter de la pos- 


CARACTÈRES INTELLECTUELS — LANGAGE 325 


sibilité d’avoir confiance dans les arguments philologiques em- 
ployés à prouver la dérivation génétique. » 

Agassiz est logique, et il pousse jusqu'au bout les consé- 
quences de sa théorie. Mais il oublie un grand fait que l’on peut 
opposer à luiet à tous ceux qui, de près ou de loin, se rattachent 
à cet ordre d'idées. 

Jamais une espèce animale n’a échangé sa voix contre celle 
d'une espèce voisine. L’ânon allaité par une jument et isolé au 
milieu des chevaux ne désapprend pas à braire pour apprendre 
à hennir. Au contraire, chacun sait bien que le Blanc le plus 
pur, placé dès son bas âgé au milieu des Chinois ou des Austra- 
liens, ne parlera que leur langage et que la réciproque est éga- 
ment vraie. 

C’est que la voëx animale est un caractère fondamental, tenant 
évidemment à la nature de l'être, susceptible de légères modi- 
fications, mais ne pouvant disparaître et se transmettant intégra- 
lement ; c'est un caractère d'espèce. 

La langue humaine n’est rien de pareil. Elle est essentielle- 
ment variable et se modifie de génération en génération ; elle se 
transforme, elle emprunte et elle perd; elle est remplacée par 
une autre ; elle est manifestement sous la dépendance de l'in- 
telligence et du milieu. On ne peut donc voir en elle qu’un 
caractère secondaire, un caractere de race. 

Au point de vue linguistique, l’attribut spécifique de l’homme 
n’est pas la langue spéciale qu'il emploie; c’est la faculté d'arti- 
culation, la parole qui lui a permis de créer un premier langage 
et de le varier à l'infini, grâce à son intelligence et à sa vo- 
lonté plus ou moins impressionnées par une foule de circons- 
tances. ; 

Ici encore, je suis heureux de pouvoir étayer des opinions que 
j'ai soutenues depuis bien longtemps en citant les conclusions 
de M. Whitney sur ce point. « Maintenant, dit ce savant lin- 
guiste, prétendre pour expliquer la variété des langues que le 
pouvoir de s'exprimer a été virtuellement différent dans les 
différentes races ; qu’une langue a contenu, dès l’origine et dans 
ses matériaux primitifs, un principe formatif qui ne se trouvait 
pas dans une autre ; que les éléments employés pour un usage 
formel, étaient formels par nature, et ainsi de suite, c’est là de 
la pure mythologie. » 

VIII. Rapports généraux des langues et des races humaines. — 
Tout le monde admet que les langages humains se ramènent à 
trois groupes fondamentaux, comprenant l’un les langues mo- 
nosyllabiques ou isolantes, le second les langues agglutinatives 
ou composantes, le troisième les langues à flexion. Ainsi, il 
existe trois types linguistiques comme trois types physiques. Il 
n'est pas sans intérêt de rechercher quels rapports se manifes- 
tient entre les caractères empruntés à ces deux ordres de consi- 
dérations. 

Les langues monosyllabiques représentent l’élat le plus rudi- 


3206 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


mentaire du langage humain, qui n’est en outre arrivé à la 
flexion qu'en passant par la période d’agglutination. Consi- 
dérées à ce point de vue, les langues ont été en se perfection- 
nant progressivement, et il est naturel de se demander si le 
degré général d’élévation des races correspond à celui du déve- 
loppement du langage. 

En juxtaposant les résultats des études linguistiques et physi- 
ques, on reconnaît bien vite qu'il n’en est rien. La langue mono- 
syllabique par excellence, le chinois, est parlée par une des 
populations les plus anciennement civilisées et dont le fond 
appartient au type jaune. Les tribus les plus bas placées relevant 
du type nègre, parlent, au contraire, des langues agglutinatives, 
c'est-à-dire parvenues au second rang. J'ai déjà signalé ce fait 
et insisté sur les conséquences qui en ressortent, relativement à 
l’antiquité relative des groupes humains. 

Toutefois, on doit remarquer que le plus grand nombre des 
Blancs parlent des langues qui ont atteint le plus haut degré de 
développement, des langues à flexion. Les Blancs allophyles 
seuls en sont encore à l’agglutination. 

Si, après avoir lu ce que les linguistes nous ont appris sur la 
distribution des races! on jette les yeux sur la carte, on cons- 
tate encore quelques faits généraux assez intéressants. 

Les langues monosyllabiques s’y montrent comme cantonnées 
en Asie seulement et occupant un espace fort restreint. Elles ont 
dû même former autrefois une sorte d’ilot borné par la mer à 
l’est, et sur tous les autres points par des langues agglutinatives. 
La conquête aryane les a seule mises en contact avec les langues 
à flexion. 

Celles-ci, aujourd’hui répandues partout, ont longtemps été 
confinées dans l’ancien continent, dont elles étaient loin d'’ail- 
leurs d'occuper la plus grande partie. Leur expansion date des 
grandes découvertes modernes. 

Les langues à développement intermédiaire, les langues agglu- 
tinatives, occupaient avant cette époque, comme aujourd'hui 
encore, la majeure partie du sol. Nous ignorons à quel moment 
elles ont perdu du terrain en Europe; mais déjà nous pouvons 
presque affirmer qu'elles y ont dominé jadis. Probablement elles 
occupaient en entier cette partie du monde avant l'invasion ou 
l’infiltration aryane. Peut-être furent-elles parlées par l’homme 
quaternaire. Quoi qu'il en soit, avant les grandes émigrations 
toutes récentes des races européennes, les langues agglutinatives 
avaient conservé la plus grande partie de l’Asie, la presque 
totalité de l’Afrique, l'Amérique et l'Océanie entières. 

En relevant approximativement les aires occupées par les 
trois groupes fondamentaux de langues, on trouve que les lan- 
gues agglutinatives occupaient naguère à elles seules environ ;; 
du sol, les langues à flexion ;, les langues monosyllabiques ;; ; 
soit, à peu près, LE 2° et .$.. | 

Les langues agglutinatives l’'emportent encore sur les autres 


CARACTÈRES INTELLECTUELS — ÉCRITURE 327 


par leur nombre. Et enfin le chiffre des nations, peuplades ou 
tribus parlant ces mêmes langues est aussi bien supérieur à 
celui des groupes qui parlent des langues monosyllabiques et 
des langues à flexion. 

Mais on sait combien peu la population d’une contrée est en 
rapport, soit avec l'étendue des terres, soit avec le nombre des 
groupes humains qui la peuplent. Pour se faire une idée de 
l'importance du rôle joué à la surface du globe par une langue 
ou un groupe de langues, il faut compter les individus qui en 
font usage. Or, en rapprochant les données statistiques et lin- 
guistiques dues à MM. d'Omalius et Maury, on trouve que les 
langues à flexion sont parlées par 536 900 000 êtres humains ; 
les langues monosyllabiques par 449 000 000; les langues agglu- 
tinatives par 216 550 000 seulement. 

IX. Æcriture. — L'écriture est, pour ainsi dire, à la parole ce que 
celle-ci est à la pensée. Toutefois par sa nature même elle fournit 
assez peu de données précises à l’anthropologiste. Inventée sur 
un nombre de points fort restreint, elle s’est communiquée de 
proche en proche et par initiation. En passant d’une nation à 
l’autre, les représentations graphiques du langage se sont sou- 
vent sensiblement modifiées ; et, à ce point de vue, elles peuvent, 
sans doute, être d’un véritalble secours à l’ethnologie. Mais il 
n'existe aucun rapport réel entre les diverses formes qu’elles 
affectent et les groupes humains qui les emploient. 

On ne peut guère rattacher à l'écriture les pierres diverse- 
ment disposées qui servaient aux néophytes mexicains à se rap- 
peler leurs prières ou les procédés purement mnémotechniques 
signalés par divers voyageurs, tels que les Wampum des Peaux- 
Rouges. Cependant ces derniers et surtout les Quipos, chinois, 
thibétains et péruviens, étaient quelque chose de plus. Ici, la 
couleur et le mode de juxtaposition des fragments de coquilles 
ou de bois enfilés, les nœuds et la couleur des cordelettes avaient 
une valeur conventionnelle permettant d'exprimer des idées, des 
nombres multiples et élevés, etc. Au Pérou, on écrivait ainsi, 
paraît-il, de véritables livres. Malheureusement, comme le dit 
M Maury, il est aujourd’hui impossible de débrouiller ces sin- 
guliers textes. 

La pictographie même rudimentaire, telle qu'elle existait et 
existe encore chez les Peaux-Rouges où Schoolcraft l’a fort bien 
étudiée, a probablement été partout le point de départ de l’écri- 
ture proprement dite. On sait que la pictographie ressemble assez 
à nos rébus et qu'elle a ses monuments, découverts par plusieurs 
voyageurs en Sibérie, dans l'Amérique du Nord, dans le bassin 
de l’Orénoque et jusqu’en Patagonie. 

Lorsque le symbolisme s’introduit dans la pictographie, il 
semble qu'il y ait un pas de fait, bien que de graves erreurs 
puissent être la suite de cette manière de représenter les événe- 
ments , lorsque le sens du symbole s'oublie. Les Virginiens 
avaient figuré un cygne blanc vomissant du feu pour représenter 


328 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


les Européens, leurs vaisseaux et leurs armes. Il y avait évidem- 
ment là le germe de quelque légende. Cette observation à elle 
seule permet de comprendre et d'interpréter quelques-unes des 
traditions, fabuleuses dans la forme, très-réelles au fond, qui 
ont été recueillies sur le passé de certaines tribus américaines. 
Toutefois le symbolisme a l’avantage d’habituer l'esprit à se 
détacher de la reproduction matérielle des objets. Plus tard on 
passe assez aisément à la réduction graphique du symbole, puis 
au signe 1déographique. Enfin, l’aiguillon de la nécessité aidant, 
on arrive au signe phonétique. 

Même lorsqu'elle s’en tient à la représentation de la syllabe, 
l'écriture accomplit un immense progrès. Il semble que, malgré 
leur contact avec des populations plus avancées et quoique ayant 
eu sous les yeux des exemples d'écriture alphabétique, certaines 
races ne peuvent pas aller au-delà. C’est au moins ce qui s’est 
passé de nos jours chez les Cherokees en Floride et chez les 
Vei sur la côte d'Afrique. Séquoyah et Doala Bukara, dans 
leurs efforts pour imiter les Yankees et les Arabes, n’ont inventé 
que des syllabaires. Et pourtant, les journaux imprimés par le 
premier portaient, à côté du texte cherokee, la traduction 
alphabétique anglaise. 

Il est inutile d’insister sur l’immense supériorité de l'écriture 
alphabétique. Ce moyen, à la fois si simple et si complet de 
fixer la parole, s’est toujours présenté comme quelque chose de 
merveilleux à l’esprit de ceux qui ne le connaissaient pas; et les 
anciens, frappés de son utilité, ignorant comment l’homme y . 
était arrivé peu à peu et par degrés, n'avaient pas hésité à le 
considérer comme d'invention divine. Cicéron lui-même semble 
prêt à partager cette opinion. On sait aujourd’hui que l’hon- 
neur de cette grande découverte appartient en réalité aux 
Phéniciens. 

Mais ce n’est pas d'emblée et par eux seuls, que les Phéni- 
ciens arrivèrent à ce résultat. MM. Wuttke et Lenormand ont 
avec raison fait remonter aux Egyptiens, l'honneur de l'avoir 
préparé et presque atteint. L'écriture égyptienne avec ses signes 
figuratifs, idéographiques et phonétiques, nous montre toute la 
route qu'a parcourue l'esprit humain pour s'élever de la simple 
pictographie à l'alphabet. Malheureusement, les Egyptiens en- 
chaînés par l’ensemble de leur passé, par la masse même des 
idées et des faits représentés avec leur écriture compliquée, 
surtout peut-être par la tradition religieuse, ne purent se dé- 
barrasser de ce qu'il y avait d’encombrant dans leur système 
d'écriture. Un peuple étranger, libre de ces entraves, pouvait 
seul, comme l’a dit M. Maury, opérer ce triage. 

L’alphabet phénicien une fois trouvé, se répandit rapide- 
ment. Mais en même temps il dut se modifier pour répondre 
tantôt à de véritables besoins, tantôt à de simples convenances 
ou à des caprices. M. Lenormand admet cinq grandes familles 
d'écriture, comme représentant cette filiation. Ce sont les fa- 


CARACTÈRES INTELLECTUELS — ÉTAT SOCIAL 399 


milles sémitiques, gréco-italique, occidentale ou ibérienne, sep- 
tentrionale et indo-homérite. Celle-ci a peut-être pour point 
de départ l'alphabet de l’Yemen, qui, porté dans l'Inde vers le 
ire ou 1v° siècle de notre ère, a engendré presque tous les alpha- 
bets orientaux. 

L'Egypte et la Phénicie n'ont pas été les seuls centres où ait 
pris naissance l’art d'écrire. Le même fait s'est produit dans 
l’ancien monde en Mésopotamie et en Chine, au Mexique, dans 
le Nouveau continent. Partout l'écriture hiéroglyphique, née 
elle-même de la pictographie, a été le point de départ; mais 
dans chacun d'eux, l'écriture s’est arrêtée à des niveaux divers. 

Les écritures cunéiformes n’ont pas atteint l’alphabet, et pa- 
raissent consister en un mélange de signes idéographiques et 
syllabiques. En Chine, l'écriture est restée idéographique. Mais 
sous l'influence des missionnaires boudhiques, qui ont fait con- 
naître dans l'extrême Orient l'alphabet dévânagari, les Japo- 
nais et les Coréens, après avoir imité servilement les Chinois, 
sont arrivés les premiers, au syllabisme, les seconds à un véri- 
table alphabet. 

Au Mexique, l'écriture consistait en un mélange encore très- 
confus de signes symboliques, idéographiques et phonétiques, 
ces derniers représentant tantôt des syllabes, tantôt de simples 
lettres. La découverte faite par l’abbé Brasseur de Bourbourg 
semble indiquer qu’au Yucatan, on était allé plus loin, et que 
les inscriptions de Palanqué sont vraiment alphabétiques. Il 
est bien vivement à regretter que, jusqu’à ce jour, on n'ait pas 
utilisé les importantes données dues à l’ancien curé de Rabinal. 
La lecture des inscriptions de l’Amérique centrale aurait un 
bien autre intérêt que le déchiffrement de quelques stèles égyp- 
tiennes de plus. 

Quoi qu'il en soit, on comprend que la multiplicité, la variété 
des alphabets, et leur filiation même, fournissent à l’anthropolo- 
giste, des caractères d’une haute importance et très-propres à 
constater d'anciens rapports entre des groupes humains parfois 
fort éloignés. 

X. Etat social. — L'homme est un être essentiellement social. 
« Si quelqu'un montait au ciel seul et entendait seul l'harmonie des 
mondes, il ne jouirait pas de ces merveilles, » a dit un sage de 
la Grèce. Aussi trouvons-nous partout l'espèce humaine réunie 
en sociétés plus ou moins nombreuses. Toujours, sauf dans 
quelques cas exceptionnels qui s'expliquent d'ordinaire par une 
dispersion violente, ces sociétés comptent un nombre plus ou 
moins considérable de familles et méritent au moins le nom 
de peuplades. 

Quelque restreintes ou nombreuses que soient les peuplades, 
les tribus, les nations, on a depuis longtemps constaté chez 
elles trois états sociaux élémentaires, se rattachant tous trois à 
la satisfaction du premier et du plus impérieux de tous les be- 
soins, celui de se nourrir. Ces trois états présentent d’ailleurs 


390 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


une certaine gradation. L'homme ne compte d’abord pour sa 
subsistance que sur une industrie journalière ; il chasse les 
animaux terrestres ou aquatiques : il est chasseur ou pêcheur. 
Plus tard il a soumis à son empire des espèces herbivores et 
trouve dans ses troupeaux des ressources assurées : il est pas- 
teur. Enfin c’est à la terre même qu'il s'adresse; il multiplie, 
il soigne certains végétaux que l’expérience lui a fait connaître : 
il est cultivateur. Dans ce dernier cas, son régime est fonda- 
mentalement végétal; dans les deux premiers, la chair forme 
la base de sa nourriture. 

IL est évident que ces divers genres de vie placent l’homme 
dans des milieux fort différents, en lui imposant certaines néces- 
sités, en exigeant le développement de facultés physiques et 
intellectuelles parfois assez peu semblables. Ainsi prendront 
naissance et se développeront par l'exercice et l’hérédité, cer- 
taines particularités physiques et intellectuelles qui finiront par 
caractériser des races. 

Le chasseur et le pêcheur présentent quelques points de con- 
tact dans leur genre de vie. L'un et l’autre ont à déployer tour 
à tour, et parfois en même temps, selon les animaux qu'ils atta- 
quent, beaucoup de patience et de courage ; chez eux l'esprit de 
ressources doit être sans cesse en éveil. L'un et l’autre, même 
placés dans des conditions favorables, passent par des alterna- 
tives d'activité extrême et de repos presque complet. Mais le 
cercle d’action du pêcheur est en somme moins étendu que 
celui du chasseur, et il n’est pas forcé, comme celui-ci, d’exer- 
cer toutes ses facultés physiques. Il n'aura probablement jamais 
ni la même finesse de l’ouie ni la même agilité. Ni l’un ni 
l’autre d’ailleurs ne se trouvent dans des conditions favorables : 
au développement intellectuel proprement dit. 

Le pasteur a déjà bien plus d'indépendance à certains égards, 
en même temps qu'il est astreint à plus de régularité. Son len- 
demain est toujours assuré. Les soins journaliers une fois don- 
nés à son bétail, il peut s’abandonner à la réflexion, à la rêverie, 
et ses instincts intellectuels ont toute facilité pour se développer. 

Il en est, à plus forte raison, de même pour le cultivateur. Les 
semailles et la récolte sont pour lui des moments d'activité phy- 
sique inévitables. Entre les deux, il peut se reposer à loisir et 
appliquer à toute autre chose les facultés dont il est doué. 

Ces trois modes élémentaires de la société humaine entraînent 
des conséquences immédiates. 

Nulle part le gibier proprement dit n’est suffisamment abon- 
dant pour nourrir indéfiniment des populations quelque peu 
nombreuses, accumulées sur un même point. L'homme chas- 
seur à donc besoin d’un grand espace autour de lui ; il ne peut 
guère former que des communautés restreintes. Dès que celles- 
ci grandissent, il faut forcément qu’elles se morcellent. Les 
pêcheurs peuvent former des agglomérations plus considérables, 
surtout sur les côtes d’une mer poissonneuse. Toutefois, là même, 


CARACTÈRES INTELLECTUELS — ÉTAT SOCIAL 331 


le chiffre des populations est encore forcément restreint dans 
d'assez étroites limites. 

L'état pastoral permet la formation de hordes plus nom- 
breuses; mais il nécessite aussi l'existence de vastes espaces 
exclusivement livrés aux bestiaux. Comme la chasse, bien qu’à 
un moindre degré, il commande le morcellement. 

La culture du sol seule permet le développement d'une popu- 
lation à la fois dense et continue. 

Le chasseur, par suite même de ses habitudes de lutte, sera 
inévitablement guerrier; la guerre n’est au fond qu’une chasse à 
l’homme. Chez lui toute discussion pour un terrain de chasse 
deviendra aisément une: guerre, car il s’agit de sa subsistance. 
Cette guerre sera sans merci, car tout prisonnier est pour lui 
non-seulement inutile, mais nuisible; c'est une bouche à nourrir. 
Le chasseur le tuera ; et pour peu que la passion d’une part, 
l’amour-propre de l'autre entrent en jeu, il le fera périr dans 
des tourments supportés avec une héroïque fermeté. 

Le pasteur aussi sera assez souvent entrainé à la lutte armée; 
il a à défendre ses pâturages et ses bestiaux. Maïs chez lui la 
guerre s’adoucira; le prisonnier peut lui être utile. On rejettera 
sur lui les soins à donner au bétail; et, en retour, on le nourrira 
sans avoir à faire de sacrifice ; il sera esclave. 

N'’était le besoin de s’entre-détruire, qui semble inné chez 
l'homme et que la civilisation n’a pu encore extirper, les peuples 
cultivateurs n’auraient aucune raison pour se faire la guerre ; 
ils en auraient beaucoup pour l’éviter. Mais, du moins, chez eux 
elle devient de moins en moins cruelle. Le prisonnier peut ici 
encore être utilisé. On le réduira d’abord en esclavage. Puis, on 
reconnaîtra qu'un certain degré de liberté peut être profitable 
au maître, et d’esclave il passera serf. 

Les trois états que je viens d'indiquer existent sur le globe ; 
dans chacun des trois grands types de l’humanité on peut encore 
aujourd'hui en signaler des exemples. Les Blancs des tribus de 
la côte nord-ouest d'Amérique sont pêcheurs ; des populations 
arabes en sont encore à l’état pastoral par lequel sont passés 
les Aryans, pères des Indiens actuels si essentiellement agricul- 
teurs. Chez les Jaunes, les Tongouses de la Daourie sont peut- 
être le type le plus complet du peuple chasseur, comme les 
hordes de l’Asie centrale le sont des peuples pasteurs, et les 
Chinois des peuples cultivateurs. Chez les Nègres enfin, les Tas- 
maniens étaient exclusivement chasseurs et pêcheurs, les Cafres 
sont essentiellement pasteurs, les Guinéens cultivateurs. 

Ainsi, la nature fondamentale de l’état social n’est pas un ca- 
ractère de race. Les trois types physiques présentent les trois 
types sociaux. 

De ce fait seul, on pourrait conclure qu'entre les trois grands 
types humains, envisagés au point de vue de la civilisation, il 
n'y a pas ces différences radicales qu'ont admises à priori quel- 
ques auteurs. , 


332 CARACTÈRES. PSYCHOLOGIQUES 


Cette conclusion ne peut ressortir clairement que d’une étude 
détaillée des races. Je puis ici seulement l’énoncer, en insistant 
sur ce point que, malgré les assertions contraires de M. de Go- 
bineau, il existe encore aujourd’hui des Blancs à l’état sauvage 
le mieux caractérisé. Qu'on lise les détails donnés sur certaines 
populations Koluches par Cook, La Pérouse, Meares, Marchand, 
Dixon, le docteur Scouler, ete., et on sera bien forcé de recon- 
naîtré que ces pêcheurs dont les femmes se barbouillent de graisse, 
de suie et portent la botoque, sont à la fois de vrais Blancs et de 
vrais sauvages, qui, sous bien des rapports, doivent prendre place 
fort au-dessous du Nègre d’Ardra ou de Juida. 

D'autre part, les noms mêmes que je viens de tracer, ceux 
surtout de Ghanata, de Sonrhaï, de Melle que Barth nous a fait 
connaître, suffisent pour prouver que le Nègre le mieux carac- 
térisé, le Végre type, peut s'élever par lui-même à un état social 
assez avancé. On à dit, que sans être sauvage il était resté bar- 
bare, comme l'étaient nos ancêtres Germaïins ou Gaulois. Cette 
appréciation n'est pas juste ; le Nègre est arrivé bien plus haut. 
Les annales d’Amed Baba démontrent qu’au moyen âge le 
bassin du Niger a contenu des empires fort peu inférieurs à 
certains égards à bien des souverainetés européennes de la 
même époque. 

Quant aux races jaunes, il suffit de rappeler que la race 
aryane tout entière était encore plongée dans la barbarie à l’é- 
poque où la Chine connaissait le calendrier, avait déterminé la 
forme de la terre et reconnu l’aplatissement des pôles, tissait des 
étoffes de soie et avait une monnaie. 

XI. — Doit-on conclure de ces faits et de tous les faits ana- 
logueé que je ne puis citer, que les races humaines sont égales 
entre elles, qu’elles ont toutes les mêmes aptitudes et peuvent 
s'élever à tous égards au même degré de développement intel- 
lectuel ? Ce serait s’écarter du vrai et tomber dans une exagéra- 
tion évidente. Ici encore, il faut en revenir à la comparaison de 
l’homme avec l'animal. De ce que toutes les races de chiens 
appartiennent à une seule et même espèce, s’ensuit-il qu'elles 
aient les mêmes aptitudes ? Un chasseur prendra-t-il indifférem- 
ment un braque ou un blood-hound pour en faire un chien 
d'arrêt ou un chien courant ? demandera-t-il au chien des rues 
de valoir l’un ou l’autre de ces pur-sang? Evidemment non. Or, 
nous ne devons jamais oublier que, pour être au-dessus de l’ani- 
mal et pour être autre chose que lui à certains égards, l'homme 
n’en est pas moins soumis à toutes les lois générales de l’anima- 
lité. La loi de l’hérédité est une de celles auxquelles il ne peut 
se soustraire ; et c’est elle qui, sous l'influence des milieux, fa- 
conne les races et les fait ce qu’elles sont. 

Quand des siècles ont passé sur un groupe d'hommes, quand 
de génération en génération et sous l'influence de certaines con- 
ditions physiques, intellectuelles, morales, l'être entier a pris 
un certain pli, nous ne savons encore au juste ce qu'il faut de 


CARACTÈRES INTELLECTUELS — SAUVAGERIE 333 


temps et de circonstances nouvelles pour effacer cette empreinte 
et renouveler la race. En tout cas, elle ne peut s'élever qu’en se 
modifiant, et de là même résulte une race nouvelle, une race 
dérivée. 

L'ensemble de conditions qui à fait les races, a eu pour ré- 
sultat d'établir entre elles une inégalité actuelle qu'il est impos- 
sible de nier. Telle est pourtant l’exagération dans laquelle sont 
tombés les négrophiles de profession, lorsqu'ils ont soutenu que 
le Nègre, dans le passé et {e/ qu'il est, est l'égal du Blanc. Un 
seul fait suffit pour leur répondre. 

Les découvertes de Barth ont mis hors de doute ce dont on 
pouvait douter jusqu’à lui, l'existence d’une histoire politique 
chez les Nègres. Mais cela même ne fait que mettre encore plus 
en relief l’absence de cette histoire intellectuelle qui se traduit 
par un mouvement général progressif, par des monuments litté- 
raires, artistiques, architecturaux. Livrée à elle-même, la race 
nègre n’a rien produit dans ce genre. Les peuples de couleur 
noire qu'on a voulu lui rattacher, pour déguiser cette infé- 
riorité par trop manifeste, ne tiennent à elle tout au plus que 
par des croisements dans lesquels domine le sang supérieur. 

XII. — Faut-il pour cela passer à l'extrême opposé, et admettre 
qu'il est des races radicalement incapables de s'élever au-dessus 
de l’état social dans lequel ont vécu leurs ancêtres? Cette ques- 
tion a été bien des fois posée ; elle a été résolue en deux sens 
différents. 

S'appuyant sur un certain nombre de faits empruntés à l’A- 
mérique et à l'Océanie, aussi bien qu’à l'Afrique, on a cherché à 
démontrer que certaines populations humaines étaient fatale- 
ment vouées à l’état sauvage. Les partisans de cette opinion ont 
surtout cité comme exemple les indigènes de l’Amérique du 
Nord et les Australiens. Pourtant, quiconque y regardera sans 
parti pris, verra facilement, parfois dans les faits mêmes invo- 
qués par ceux qui les condamnent, la preuve évidente que, 
placées dans des conditions favorables, ces races sauraient s'é- 
lever bien au-dessus de l’état où nous les avons trouvées et nous 
atteindre assez vite au moins à certains égards. 

En ce qui concerne les Peaux-Rouges et les groupes voisins, 
le grand ouvrage de Schoolcraft, plusieurs Æeports publiés de- 
puis ne peuvent laisser aucun doute. 

Ce qui reste des Iroquois forme aujourd’hui, sur les bords du 
Cattaraugus, une population agricole et laborieuse qui a ses 
écoles, son imprimerie, ses journaux. Il est inutile d'insister sur 
ce que sont devenus les Kreecks, les Cherokees, les Choctaws. On 
sait que, d’elles-mêmes, toutes ces nations du sud étaient entrées 
en pleine voie de civilisation sédentaire, cultivaient le coton et 
en exportaient, publiaient des journaux écrits dans leur langue 
et imprimés en caractères imaginés par un des leurs. Le gou- 
vernement de Washington les chassa de leurs terres, pour les 
transporter dans le bassin de l’Arkansas. Là, elles se sont remises 


334 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


à l’œuvre, et parmi leurs fermes il en est, disent les voyageurs, 
qui peuvent rivaliser avec celles des Yankees. 

Mais, reprend-on, les Algonquins, les Dacotahs, se sont re- 
fusés à toutes les tentatives faites pour les rapprocher des Blanes 
et de la civilisation. C'est une erreur, ou plutôt ce n’est qu'une 
moitié de vérité; et cela même apporte à qui veut le voir un 
grand enseignement. Les Algonquins (vrais Peaux-Rouges), les 
Dacotahs (Sioux) se sont partagés. Les uns ont renoncé à leur 
ancien genre de vie, et ont imité les Cherokees, les autres y ont 
persévéré : tant ce caractère, prétendu indélébile, est au con- 
traire variable, tant il est sous l'empire de mille petites circons- 
tances locales ! 

En fait, il ne s’est rien passé chez les indigènes américains 
que nous ne puissions constater chez les Blancs. A côté de l’A- 
rabe des villes, vit l’Arabe du désert et des tentes. De même, 
dans l’Amérique du Nord, les indigènes livrés à eux-mêmes s’é- 
taient scindés sur certains points. Dans le bassin du Rio del 
Norte et au delà, à côté des habitants des pueblos, citadins et 
agriculteurs, vivaient des tribus errantes de chasseurs. Les se- 
conds pillaient parfois les premiers ; mais les uns et les autres 
ne s’en reconnaissaient pas moins pour frères. 

Ce qui s'était passé spontanément se passe encore sous la 
pression des Blancs. Y a-t-il à cela quelque chose d'étrange ? 
En tout cas, lorsque la moitié d’une même population trans- 
forme son état social, on ne peut dire qu’elle est incapable de 
le faire en totalité, en se fondant sur ce que l’autre moitié est 
restée en arrière. À raisonner ainsi, on pourrait soutenir avec 
autant et plus de raison, qu'une bonne partie des Européens est 
incapable d'apprendre à lire. 

Restent les Australiens. 

C’est un sujet que je n’aime pas à aborder. Sur aucun point 
du globe, peut-être, le Blanc ne s’est montré aussi impitoyable 
envers les races inférieures, qu’en Australie ; nulle part il n’a 
aussi audacieusement calomnié ceux qu'il dépouillait et exter- 
minait. Pour lui, les Australiens n’ont plus été des hommes. Ge 
sont des êtres qui « réunissent toutes les choses mauvaises que 
ne devrait jamais présenter l'humanité, et plusieurs dont rougi- 
raient les singes, leurs congénères. » (BuTLER Eare.) Sans doute, 
des voix honorables ont protesté contre ces terribles paroles, 
adressées aux convicts qui allaient chercher fortune en Aus- 
tralie; mais que pouvaient-elles, alors que toutes les mauvaises 
passions étaient surexeitées et s’appuyaient sur de semblables 
arguments, étayés eux-mêmes d’assertions données comme scien- 
tifiques ? On sait quel a été le résultat de ces lecons en Tas- 
manie, en Australie ; et ceux qui voudraient se renseigner plus 
au long, peuvent consulter les voyageurs de toute nation, Dar- 
win comme du Petit-Thouars. 

Soutenir encore aujourd'hui que les Australiens sont ce qu'ont 
voulu en faire Bory de Saint-Vincent et les anthropologistes de 


CARACTÈRES INTELLECTUELS — SAUVAGERIE 339 


cette école, c’est nier des faits évidents, constatés par une foule 
de voyageurs de toute sorte. Pas plus que les autres races hu- 
maines, celle-ci ne s’est montrée absolument sauvage. Elle avait 
ses institutions de peuple chasseur. La famille, la tribu, la na- 
tion, étaient organisées chez elle et réparties en véritables clans, 
dont on possède la liste. Les Australiens, plus avancés sur ce 
point que les Tahitiens, savaient se partager le sol, et les limites 
fixées étaient religieusement respectées, sauf en temps de guerre. 
Je reviendrai ailleurs sur leurs caractères religieux et moraux. 
Il ne s’agit ici que de leurs caractères intellectuels, et je me 
borne à ajouter, que ces sauvages avaient des villages de huit 
cents à mille habitants, qu'ils savaient creuser des canots, qu'ils 
tissaient des filets pour la chasse et la pêche, ayant parfois 
quatre-vingts pieds de long et capables de résister aux efforts 
d’un kanguroo. 

Tout cela, dira-t-on, ne constituait pas un état social bien 
avancé. Soit ; mais les Australiens sont-ils incapables, comme 
on l’a tant dit, comme on le répète encore, de s'élever au-dessus 
de cette condition ? 

Mais qu'on lise les écrits de Dawson, qui avait fait de ces sau- 
vages des espèces de fermiers, ceux de Salvado, qui a trouvé 
en eux des ouvriers aussi dévoués qu'utiles, ceux de Blosseville 
déclarant qu'on s’est estimé heureux de pouvoir recourir à eux 
quand la fièvre d'or fit manquer les bras européens, et on res- 
tera convaincu de tout ce qu'il y a d’inexact dans les asser- 
tions émises au sujet de l'incapacité radicale des Australiens. 
Enfin, si l’on conserve quelque doute, qu'on se reporte à ces 
tribus fixées et cévilisées par William Buckley, le soldat déser- 
teur, et il faudra bien convenir que la faculté de s'élever au- 
dessus de leur état passé existe chez les Australiens, comme 
chez les autres populations humaines. 

XIII. — Deux causes tendent à égarer notre jugement quand 
il s’agit d'apprécier l’état social des races. 

La première tient à la manière dont nous jugeons l’ensemble de 
la population à laquelle nous appartenons. Enfants des classes 
instruites et policées, nous oublions cette partie de la nation 
qui est restée si loin en arrière, qui profite sans doute du tra- 
vail des classes intelligentes, mais qui ne les suit nullement ou 
très-peu dans leurs voies progressives. Il n’est pas un pays de 
l'Europe où l’on ne puisse rencontrer une foule de faits justi- 
fiant ce que je me borne à énoncer ici. Si Lubbock avait re- 
gardé un peu plus autour de lui, à coup sür il aurait modifié 
bien des conclusions de son livre. 

L'autre cause dépend de notre orgueil de race, des préjugés 
de notre éducation, qui nous empêchent d’aler quelque peu au 
fond des choses et de reconnaître des ressemblances extrêmes, 
presque des identités, pour peu qu'elles soient voilées par les 
moindres différences de formes ou de mots. Il a fallu bien du 
temps pour qu'on s’aperçût combien l’organisation des Maori 


336 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


ressemble à celle des anciens Ecossais. Et pourtant si l’on fait 
abstraction de l’anthropophagie chez les uns, chez les autres 
des emprunts faits aux populations voisines, on sera conduit à 
admettre qu’à l'époque où Cook visitait les Néo-Zélandais, ceux- 
ci offraient des ressemblances étranges avec les Highlanders de 
Rob Roy et de Mac Yvor. Quant aux £nfants du brouillard, 
frères des autres clans d’Ecosse, étaient-ils bien au-dessus des 
tribus australiennes ? 

Concluons que la civilisation, avec son cortége de lumières 
. et de connaissances en tout genre, est un fait exceptionnel au 
milieu même des populations les plus privilégiées, et que celles- 
ei ont eu et ont encore sur leur propre territoire leurs repré- 
sentants sauvages. Ajoutons que ce fait s’est produit à des de- 
grés divers chez les races noires et jaunes. Enfin en songeant à 
notre passé, gardons-nous de refuser aux autres races des apti- 
tudes qui sont restées cachées pendant des siècles chez nos 
ancêtres avant de se développer, qui sont encore à l’état latent 
chez un trop grand nombre de nos compatriotes, de nos con- 
temporains. 

XIV. — Dans son remarquable ouvrage sur les Origines de la 
Civilisation, sir John Lubbock admet que la « condition primi- 
tive de l’homme était un état de barbarie absolue. » Maïs il ne 
dit pas ce qu'il entend par ces paroles. Y a-t-il eu vraiment des 
hommes vivant pendant des siècles dans l’état que dépeignent 
les traditions chinoises, des hommes ne reconnaissant aucune 
loi, dépourvus d'industrie, ignorant l'usage du feu, abandonnant 
leurs morts sans sépulture, vivant sur les arbres ?.. Il est gran- 
dement permis d'en douter, car tous les faits connus protestent 
contre cette conclusion. 

Partout où l’on a pu pénétrer quelque peu dans la connais- 
sance de la vie des tribus sauvages, on les a trouvées assujetties 
à des lois qui, pour ne pas être écrites, n'en sont pas moins 
rigoureusement observées. C’est là un fait que proclame Lubbock 
lui-même. Sans doute ces lois nous paraissent souvent iniques 
ou barbares. Mais parfois il y a, Jusque dans leurs sévérités en- 
vers certaines classes de la population, la trace des sentiments 
les plus justes, les plus louables. Certes on ne saurait approuver 
le code australien dans les dispositions qui font de la femme une 
misérable esclave; les priviléges qu'il réserve aux chefs sont 
peut-être excessifs ; mais comment ne pas être frappé de le voir 
attribuer à l’âge les mêmes avantages qu'au rang ? Le respect 
pour la vieillesse était un trait de mœurs que les Athéniens 
louaient chez les Spartiates ; nous pouvons bien lui reconnaître 
sa valeur chez les Australiens. 

On a parlé quelquefois de races ou de populations arboricoles, 
tels que les Orang-Kubus, certains Noirs de la Nouvelle- 
Guinée, etc. On les a décrites comme vivant habituellement sur 
les arbres, à la manière des singes. Earle a réduit ces exagé- 
rations à leur juste valeur. Il a montré que sur certaines côtes 


CARACTÈRES INTELLECTUELS — INDUSTRIES 391 


bordées par une ceinture de palétuviers, 1l est plus facile de 
cheminer sur les branches rapprochées et entrelacées que de se 
frayer un passage à travers le lacis des racines aériennes plon- 
geant dans une couche épaisse de boue. Il a vu plusieurs fois Les 
marins européens franchir en file et le mousquet en bandoulière, 
les marais de cette nature, comme le font les Indiens. On voit 
qu'il n’est nullement nécessaire d’être absolument sauvage et 
proche parent des singes pour voyager de cette façon. 

Les Tasmaniens, une des populations les plus errantes que 
l’on puisse citer, ne dressaient que des abris temporaires; mais 
ils brülaient leurs morts et leur élevaient des mausolées de 
branchages et d’écorces que Péron a décrits et figurés. Je viens 
de rappeler que les Australiens avaient leurs institutions, leurs 
industries. La Tasmanie et l'Australie sont incontestablement 
les points où l’homme se montre à nous dans son: moindre degré 
de développement humain. Et pourtant nous n’y voyons nulle 
part cette barbarie absolue que semble admettre le savant anglais. 

Pour si loin que l’on remonte dans notre passé, nous consta- 
tons des faits analogues. Le peu que nous savons de l’homme 
tertiaire nous le montre en possession du feu et taillant Le silex. 
Il a déjà ses industries, et ce seul fait atteste que son genre de 
vie était autre que celui de la brute. 

Il ne pouvait en être autrement. Quelle que soit la cause qui 
a déterminé l'apparition de l’homme à la surface du globe, il 
a été dès l’origine en possession de sa nature spécifique; il 
a eu d'emblée son intelligence et ses aptitudes, engourdies sans 
doute et sommeillant encore, mais prêtes à s'éveiller sous l’ai- 
_guillon de la nécessité. Pour se nourrir, pour se défendre contre 
le monde extérieur, il ne pouvait que recourir à elles; et les 
moindres manifestations de ces facultés supérieures ont néces- 
sairement tracé, dès le debut, entre lui et la brute, une ligne 
de démarcation. 

XV. — L'intelligence et les aptitudes de l’homme ont enfanté 
mille manifestations auxquelles on peut donner le nom général 
d'endustries. Pacifiques ou guerrières, en rapport avec l'individu 
ou avec l’ensemble de la population, elles diffèrent bien souvent 
de race à race, de peuple à peuple, quelquefois presque de tribu 
à tribu. La plupart peuvent par conséquent être considérées 
comme autant de caracteres propres à distinguer les divers 
groupes de l'espèce humaine. Mais on comprend que les ques- 
tions de cette nature ne peuvent être abordées que dans une 
histoire détaillée, et je dois me borner ici à constater un de ces 
faits généraux qui à eux seuls séparent l’homme des animaux. 

Ces derniers n'ont que des besoins physiques; ils y satisfont 
le plus complétement possible. Mais, ce but atteint, ils ne vont 
pas au-delà. L'animal livré à lui-même ne connaît pas de su- 
perflu ou le soupçonne à peine. Par suite ses besoins restent 
toujours les mêmes. 

Qu'il s'agisse de l’esprit ou du corps, l’homme, au contraire, 

DE QUATREFAGES. 22 


338 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


court sans cesse après le superflu, bien souvent aux dépens de 
l'utile, parfois au détriment du nécessaire. Il résalte de là que 
ses besoins grandissent de jour en jour. Le luxe de la veille de- 
vient pour lui l'indispensable du lendemain. 

Ge fait se retrouve chez les sauvages aussi bien que chez les 
peuples civilisés. Il faut donc voir en lui un de ces caractères 
qui tiennent à la nature même des êtres. Envisagé systémati- 
quement et à ce point de vue, l’homme pourrait être défini un 
animal qui a besoin de superflu, à aussi juste titre qu'on l’a appelé 
un animal raisonnable. 

Les moralistes ont de tout temps blâmé sévèrement cette ten- 
dance, et condamné ces appétits insatiables qui demandent tou- 
jours plus et autre chose qu'ils n’ont. Je ne saurais partager 
cette manière de voir. Loin de blâmer en principe ce qui n’est 
au fond que le désir du mieux, je ne puis y voir qu'un des plus 
nobles attributs de l’homme. Cette faculté est, en réalité, la 
plus sérieuse cause de sa grandeur. Le jour où l’homme serait 
pleinement satisfait, le jour où il n’aurait plus de besoins, il 
s’arrêterait et le progrès, cette grande et sainte loi de l’huma- 
nité, s’arrêterait aussi. 

En réalité, c’est le besoin du superflu qui a développé toutes 
nos industries ; c’est lui qui a enfanté les sciences et les beaux- 
arts sans lesquels vivent fort bien tant de races, tant de nations 
et, au milieu même de nous, des populations entières. Par con- 
séquent, sous toutes réserves quant aux applications mauvaises, 
il faut l’accepter, d'abord comme un fait, puis comme un bien. 


CHAPITRE XXXIV 


CARACTÈRES MORAUX. 


I. — Malgré ce qu'ils acquièrent chez nous d’exceptionnel et 
d'élevé, les phénomènes intellectuels, pris à titre de caractères, 
n'isolent pas l’homme des animaux. Il en est autrement des 
phénomènes moraux et religieux. Ceux-ci, avons-nous vu, sont 
essentiellement propres au règne humain ; ils sont les attributs 
de notre espèce. Examinons-les rapidement en nous plaçant tou- 
jours au même point de vue. 

En restant rigoureusement dans le domaine des faits, en évi- 
tant avec soin le terrain de la philosophie et de la théologie, 
nous pouvons affirmer avec assurance qu'il n’est pas de société 
ou de simple association humaine dans laquelle la notion du 
bien et du mal ne se traduise par certains actes regardés par les 
membres de cette société ou de cette association comme mora- 
lement bons ou comme moralement mauvais. Entre voleurs et 
pirates même, le vol est regardé comme un méfait, parfois 
comme un crime, et sévèrement puni, la délation est taxée d’in- 
famie ; les faits signalés par Wallace chez les Kurubars et les 
Santals montrent combien le sentiment du bien et du vrai 
moral est antérieur à l'expérience et indépendant des questions 
d'utilité. 

Sir John Lubbock, dans un livre que connaissent à coup sûr 
tous mes lecteurs, n’en admet pas moins que le sens moral 
manque chez les sauvages. A l’appui de cette manière de voir, 
il cite quelques affirmations générales et vagues, portant plus 
particulièrement sur les Australiens, les Taïtiens, les Peaux- 
Rouges, etc. Les affirmations de l’éminent naturaliste ont été 
trop souvent répétées pour qu'il ne soit pas nécessaire de les 
examiner en peu de mots. 

Et d’abord je pourrais leur opposer de nombreuses citations 
de même nature. Je me borne à rappeler les paroles de Wal- 
lace parlant des tribus au milieu desquelles il à vécu. « Chaque 
individu, dit-il, respecte scrupuleusement les droits de son 


340 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


voisin, et ces droits ne sont que rarement enfreints. » Est-il 
possible d'admettre que ce respect ne repose pas sur quelque 
chose d ‘analogue à ce que nous appelons moralité? Je montrerai 
d’ailleurs tout à l'heure qu'il en est bien ainsi. 

Au reste Lubbock semble s'être réfuté lui-même en con- 
statant dans son livre le peu de liberté réelle dont jouissent les 
sauvages. Il les montre avec raison comme étant esclaves d’une 
multitude de coutumes ayant force de loi, qui réglementent 
presque toutes les actions. Or parmi ces coutumes, il en est un 
grand nombre qui sont en désaccord avec les passions les plus 
naturelles, telles que les instincts reproducteurs , le choix de la 
nourriture, etc. Les enfreindre, c'est encourir un châtiment sou- 
vent terrible. N’est-il pas é évident que la plupart d’entre elles 
ne peuvent avoir pour fondement que l’idée plus ou moins nette 
de bien et de mal? 

Mais la notion dont il s’agit est comme les formules mathé- 
matiques. Le résultat de la solution d'une équation générale 
varie avec les données; et, selon celles-ci, il peut être affecté 
tantôt du signe plus, tantôt ‘du signe moins. De même la moralité 
varie dans ses manifestations en vertu d’une foule de circons- 
tances tenant elles-mêmes à des causes multiples. Les mêmes 
actes sont souvent regardés comme bons, ou comme mauvais, 
ou comme indifférents, selon l’organisation sociale, la religion, 
les traditions de la société au milieu de laquelle ils s’accom- 
plissent. 

Ces actes ne cessent pas pour cela de tenir à une faculté 
essentiellement humaine; et, soit par eux-mêmes, soit par l’idée 
qui s'attache à chacun d'eux dans les divers groupes humains, 
ils fournissent par conséquent au naturalste de véritables carac- 
tères au même titre que l'intelligence. 

À plus forte raison en est-il ainsi quand cet ordre de faits et 
d'idées enfante des enstitutions. Celles-ci prennent parfois une 
apparence tellement caractéristique, qu’au premier coup d'œil 
elles semblent isoler un peuple, une race, et que la réflexion 
est nécessaire pour retrouver les vrais rapports qui unissent à 
d’autres populations, à d’autres races, le groupe qui présente 
cette particularité. Le {abou des Polynésiens a été longtemps 
considéré par bien des écrivains comme quelque chose d’abso- 
lument spécial, tandis qu'en réalité le {abou civil se retrouve 
chez tous les peuples européens et que la loi mosaïque est d’un 
bout à l’autre un code tabouéen fondé sur la religion. 

Pour voir le vrai dans cette étude, il faut l’aborder avec une 
impartialité parfaite, avec toute la liberté d'esprit qu'un z0010- 
giste apporte à l'examen des caractères physiques d’un mam- 
mifère ou d’un oiseau. Il faut se garder de juger les peuples 
étrangers, civilisés, barbares ou sauvages, avec nos idées pro- 
pres et actuelles. Agir autrement, c'est s’exposer à tomber dans 
l'injustice et dans l'erreur. Un léger retour sur nous-mêmes, 
sur l’histoire de notre race et de nos populations les plus avan- 


CARACTÈRES MORAUX — BLANCS ET NÈGRES 341 


cées, est souvent utile pour apprécier avec justesse les caractères 
moraux de tribus, de peuplades que nous aimons beaucoup trop 
à nous figurer comme placées à une grande distance au-dessous 
de notre niveau. 

Il. — Moyennant cette précaution et en s’en tenant aux faits 
généraux, il est difficile de ne pas être frappé de la profonde 
ressemblance que les manifestations morales établissent entre 
tous les hommes, pour le bien comme pour le mal; et, chose 
triste à dire, surtout peut-être sous ce dernier rapport. On a 
par exemple insisté bien des fois sur les débauches infâmes des 
areoïs polynésiens, sur les vices hideux de quelques populations 
américaines. Mais songeait-on alors aux orgies de la Grèce et 
de Rome, à certains repaires de nos plus grandes villes, aux 
effrayantes révélations qui sortent de temps à autre des bureaux 
de la police dans nos plus fières capitales ? 

Au fond, au point de vue moral, le Blanc, même civilisé, ne 
vaut guère mieux que le Nègre, et trop souvent dans sa con- 
duite au milieu des races inférieures, il a justifié l'argument 
qu'un Malgache opposait à un missionnaire : « Vos soldats cou- 
chent avec toutes nos femmes... Vous venez voler notre terre, 
piller le pays et nous faire la guerre, et vous voulez nous im- 
poser votre Dieu, disant qu'il défend le vol, le pillage et la 
guerre | Allez, vous êtes blancs d’un côté et noirs de l’autre ; et, 
si nous passions la rivière, ce n’est pas nous que les caïmans 
prendraient. » 

Voilà l’appréciation d’un sauvage, voici celle d’un Européen, 
de M. Rose, jugeant ses propres compatriotes. « Les peuples 
sont simples et confiants quand nous arrivons, perfides quand 
nous les quittons. De sobres qu'ils étaient, nous les faisons ivro- 
gnes ; de courageux, lâches; d’honnêtes gens, voleurs. Après 
leur avoir inoculé nos vices, ces vices mêmes nous servent d’ar- 
gument pour les détruire. » 

Quelque sévères que puissent paraître ces jugements, ils sont 
malheureusement vrais, et l’histoire des rapports des Européens 
avec les populations qu'ils ont rencontrées en Amérique, au 
Cap, en Océanie, ne les justifierait que trop. Quant à l’Afrique, 
il suffit, ce me semble, des mots de traite et d’esclavage pour que 
l’Européen ne vante pas trop haut la moralité de sa race. 

Dira-t-on qu'il s’agit de crimes accomplis depuis longtemps 
et qui ne se renouvelleront plus, dira-t-on que l'esclavage a été 
aboli dans nos colonies pour ne plus reparaître ? La réponse ne 
serait que trop aisée et je pourrais à coup sûr m'en remettre aux 
souvenirs de plus d’un de mes lecteurs. En tout cas cette allé- 
gation ne pourrait porter que sur les Blancs aryans. Les Blancs 
sémites ont conservé l'esclavage et les récits de tous les voya- 
geurs, ceux surtout de Barth, de Livingstone, de Nachtigall, de 
Schweinfurth, nous ont trop appris ce qu'est encore la traite 
dans l’Afrique orientale. Mais le Blanc aryan lui-même a-t-il 
cessé de mériter tout reproche à cet égard? Pour répondre à 


342 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


cette question je me bornerai à résumer quelques faits qui da- 
tent d’hier pour ainsi dire. Pour si doulôureux qu'en soit le récit, 
il aura cette utilité de montrer ce qui existe encore de sauva- 
gerie chez les nations les plus civilisées. Je les emprunte à M. A. 
H. Markham, commandant du osario, que le gouvernement an- 
glais avait chargé de parcourir les ar chipels de Santa-Cruz et des 
Nouvelles-Hébrides pour réprimer les actes dont il s’agit. La vé- 
racité, l'exactitude de ce témoin qui écrivait en 1873, sont donc 
malheureusement indiscutables. 

Le commerce du santal a pris il y a une quarantaine d'années 
un développement qui s'explique par le haut prix que les Chi- 
nois attachent à ce bois. Des spéculateurs armèrent des navires 
et allèrent exploiter les forêts des îles mélanésiennes. Les indi- 
gènes s'opposèrent naturellement à cette dévastation ; on leur 
répondit à coups de fusil. En 1842 les équipages de deux vais- 
seaux anglais abordèrent à l’île Sandwich, une des plus riantes 
de l’archipel des Nouvelles-Hébrides. Les insulaires s ‘epposant à 
l'abattage de leurs bois, les Blancs tirèrent sur eux, en tuè- 
rent vingt-six, en refoulèrent un grand nombre dans une Ca- 
verne, et les y enfumèrent jusqu’au dernier. 

Les atrocités commises par les voleurs de santal ont été dépas- 
sées par celles des pirates qui se livrent au trafic des travailleurs 
(Labour trafic, labour trade). Gelui-ci a pris naissance et a grandi 
avec les plantations de coton que la guerre civile des Etats-Unis 
a multipliées dans les colonies anglaises, non-seulement en Aus- 
tralie, mais encore aux Fijis et jusque dans quelques-unes des 
Nouvelles-Hébrides. 

Le manque de bras s'étant fait sentir, le capitaine Towns eut la 
pensée de recourir aux Noirs indigènes de la mer du Sud et de 
les attirer par l’appât du salaire. Le succès couronna cette ten- 
tative et le capitaine eut bientôt des imitateurs. Dans le prin- 
cipe, on engageait les insulaires pour un temps fixe et on se 
chargeaïit de les rapatrier. Mais les gains considérables obtenus 
ainsi surexcitèrent la cupidité, et des négriers se mirent à en- 
lever les Papous pour les transporter sur les plantations où les 
attendait un véritable esclavage. Cette traite a pris une extension 
telle qu’on lui a donné un nom qu’elle partage avec le vol des 
enfants. On l'appelle kidnapping, et cette expression a été con- 
sacrée par des actes officiels. 

Tous les moyens paraissaient bons aux Azdnappers pour se 
procurer à rien ne coûte leur cargaison humaine. Je pourrais 
emprunter ici bien d’horribles détails à M. Markham. Je ne 
citerai qu'un seul fait. À Florida, une des îles Salomon, un brick 
vint s'arrêter à quelque distance de la côte. Un canot chargé de 
naturels s’en étant approché, une manœuvre, en apparence acci- 
dentelle, Le fit chavirer. Les chaloupes furent immédiatement 
mises à la mer, comme pour porter secours aux naufragés. Mais 
les spectateurs placés sur les récifs ou sur d’autres canots virent 
les matelots européens saisir ces malheureux et leur couper la 


CARACTÈRES MORAUX — TRAITE DES COOLIES 943 


tête avec un long couteau sur le plat-bord des chaloupes. L'œuvre 
accomplie, celles-ei retournèrent au brick qui prit immédiate- 
ment le large. Les têtes ainsi recueillies étaient destinées à payer 
l'engagement d’un certain nombre de travailleurs. Dans plu- 
sieurs de ces îles mélanésiennes, le guerrier vainqueur décapite 
le vaincu et en emporte la tête; il est d'autant plus respecté qu'il 
possède un plus grand nombre de ces trophées. Eh bien, il avait 
été convenu entre quelques chefs et quelques commandants de 
navire que ces derniers se procureraient des têtes et recevraient 
en échange un certain nombre d'individus vivants engagés pour 
un ou deux ans. 

Il va sans dire que le terme de l'engagement arrivé, la plupart 
de ces malheureux Papous ne retrouvaient pas pour cela leur 
liberté. En 1867, par exemple, on eut la preuve que, sur trois 
cent quatre-vingt-deux insulaires engagés pour trois ans et qui 
auraient dù être rapatriés, soixante-dix-huit seulement avaient 
été ramenés chez eux. | 

On comprend que ces navires, chargés de malheureux enlevés 
par force ou par ruse, ont dû être le théâtre de terribles scènes. 
Le commandant du Æosario cite encore ici bien des faits. Je me 
borne à lui emprunter le récit de ce qui s’est passé à bord du 
Carl. Au surplus, l’histoire de ce négrier doit, ce me semble, 
présenter un résumé de toutes les atrocités du kidnapping. 

Le Carl quitta Melbourne en 1871, dans le but avoué d'aller 
engager des travailleurs noirs. Il amenait, à titre de passager, un 
certain D' James Patrick Murray, intéressé dans l’entreprise et 
qui semble avoir joué le rôle de chef. Arrivés aux Nouvelles- 
Hébrides, les kidnappers paraissent avoir tenté d’abord inutile- 
ment de se procurer des travailleurs par des moyens licites. Ils 
eurent bientôt recours à d’autres procédés. A l’ile Palmer, l’un 
d'eux s’habilla en missionnaire, espérant attirer ainsi à bord les 
insulaires qui, heureusement, éventèrent le piége. Dès ce mo- 
ment, les négriers n’eurent recours qu'à la violence. Leur pro- 
cédé consistait à approcher des canots montés par les Papous, à 
les briser ou à les faire chavirer en y lançant quelques-uns de 
ces gros saumons de fonte qui servent de lest. On capturait 
ensuite aisément les équipages. 

Quatre-vingts noirs avaient été ainsi réunis. Pendant le jour, 
on les laissait monter sur le pont ; le soir, on les entassait dans 
la cale. Dans la nuit du 12 septembre, les prisonniers firent 
quelque bruit. On les fit taire en tirant un coup de pistolet au- 
dessus de leur tête. La nuit suivante, le bruit recommença et on 
essaya de l’arrêter par le même moyen. Mais les Noirs s'étaient 
mis à briser les lits de camp et, ainsi armés, ils attaquèrent l’é- 
coutille. L'équipage entier, matelots et passagers, se mit alors à 
ürer dans le tas. Le feu dura huit heures. On le suspendait par 
moments, mais il recommençait au moindre bruit. 

Le jour venu et tout paraissant tranquille, les écoutilles furent 
largement ouvertes et l’on invita à sortir ceux qui pourraient le 


344 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


faire. Il en vint cnq : tout le reste était mort ou blessé. On se 
hâta de jeter à la mer les cadavres et l’on y Jeta en même temps 
seize individus vivants qui avaient été gravement atteints. 

Trouverait-on chez les tribus les plus sauvages beaucoup d’in- 
dustries plus infâmes que le kidnapping, beaucoup de faits plus 
atroces que ceux dont se sont rendus coupables /e Docteur Mur- 
ray et ses émules? 

Hâtons-nous de dire que les législatures locales et les cham- 
bres anglaises ont édité des lois et des règlements sévères pour 
prévenir et punir les crimes des kidnappers. Malheureusement 
les colons, plus ou moins intéressés à se pourvoir de travailleurs 
à bon marché, se montrent remarquablement indulgents envers 
ceux qui s'occupent de leur procurer des engagés. Quelques offi- 
ciers de la marine anglaise l'ont appris à leurs dépens. Le capi- 
taine Montgomérie, commandant de /a Blanche, avait saisi 
comme négrier et envoyé à Sydney le schooner Challenge. Il fut 
prouvé qu'à deux reprises les hommes du Challenge avaient 
enfermé dans la cale des Noirs frauduleusement attirés sur le 
navire; qu'ils en avaient amené deux aux Fijis en usant de vio- 
lence ; que les autres n’avaient été relâchés que parce que dans 
leur désespoir ils s'étaient mis à attaquer à coups de hâche les 
flancs du navire pour le couler ; enfin, que ces malheureux 
avaient dû regagner à la nage leur île dont /e Challenge était 
éloigné de onze kilomètres environ. Malgré ces faits si graves, 
le Challenge fut acquitté. En revanche, le capitaine Montgo- 
merie fut condamné à 900 livres sterling de dommages et inté- 
rêts envers les actionnaires de ce navire. 

IT. — S'il n’est que trop aisé de retrouver chez nous le mal 
signalé chez les sauvages il est facile heureusement de montrer 
chez ces peuples que nous méprisons et accusons si aisément, les 
sentiments sur lesquels reposent nos propres sociétés, le bien qui 
en somme y prédomine, les vertus que nous honorons le plus. 
Mais on comprend que je ne saurais entrer ici dans des détails 
incompatibles avec la nature de ce travail. Bornons-nous à jeter 
un coup d'œil rapide sur ce que les hommes-en général pensent 
de la propriété, du respect de la vie humaine, du respect de sot- 
même, et comparons ce que les voyageurs nous ont appris sur 
quelques-unes des races les plus inférieures avec ce que nous 
savons de la nôtre et de nous-mêmes. 

On a dit bien souvent, en parlant de certaines races, de cer- 
taines peuplades, qu'elles n’ont aucune idée de la propriété. Pour 
qui y regarde de près, c’est là une erreur. Chez les peuples 
guerriers, chasseurs ou pêcheurs, pour si bas qu'ils soient 
placés dans l'échelle humaine, les armes, les engins sont une 
propriété personnelle, et les témoignages des voyageurs qui 
se sont quelque peu préoccupés de la question sont très-expli- 
cites sur ce point. Le Muséum possède un boomerang portant 
quelques signes grossièrement taillés. M. Thozet, le donateur, 


x 


ayant montré cette arme à un Australien de son voisinage, 


CARACTÈRES MORAUX — PROPRIÉTÉ 345 


celui-ci reconnut immédiatement à ces signes à qui elle avait 
appartenu. 

Mais chez les populations sauvages ou barbares la propriété 
prend, en outre, une autre forme. Quand il s’agit du sol, elle 
relève souvent du clan, de la tribu, de la nation. Les {errains de 
chasse des Peaux-Rouges se sont retrouvés partout où la civi- 
lisation s’est arrêtée au niveau dont ils étaient les représentants 
à l'époque des découvertes. Dans la Nouvelle-Hollande, chez ces 
peuples dont on a voulu faire des singes dégénérés, cette espèce 
de propriété existe, et le droit qui la régit est d’une rigueur telle 
que l’Australien ne pénètre sur la propriété d’une tribu voisine 
qu'avec une permission expresse. Agir autrement équivaut à une 
déclaration de guerre. Nos terrains communaux et les rixes an- 
nuelles qui s’élevaient naguère, qui s'élèvent encore peut-être 
en dépit des traités officiels, entre les bergers français et espa- 
gnols, peuvent donner une idée de cet état de choses. Chez cer- 
taines tribus australiennes, la propriété territoriale est encore 
plus divisée et plus précise; chaque famille a ses terrains de 
chasse, dont les fils héritent à l’exclusion des filles. 

Chez les peuples les plus sauvages, quand on a pu connaître 
sérieusement leurs mœurs, on s’est aperçu que le vol est regardé 
comme chose mauvaise et qu'il est puni. Chez les Australiens 
le braconnage est puni de mort. 

Mais le vol n’est un crime que lorsqu'il est commis dans cer- 
taines circonstances. Dans d’autres, au contraire, il est regardé 
comme digne de louange. Dérober à l'ennemi ses chevaux, son 
bétail, est un acte d'adresse dont on se vante. Ge n’est plus voler, 
c’est faire la guerre. Or, pour le sauvage, à peu près toujours l’é- 
tranger est un ennemi. Il en est encore de même chez bon nombre 
de peuples aryans ou sémites. N’en était-il pas de même chez les 
nations classiques auxquelles se rattache notre civilisation ? 

Rien de plus fréquent que d’entendre les voyageurs accuser 
des races entières d’un irrésistible penchant au vol. Ce reproche 
a été adressé, entre autres, aux populations insulaires de la mer 
du Sud. Ces peuples, répète-t-on avec indignation, volaient jus- 
qu'aux clous des navires ! Mais ces clous, c'était du er ; et, dans 
_ ces iles dépourvues de métaux, un peu de fer était à juste titre 

regardé comme un trésor. Eh bien, je le demande à tous mes 
lecteurs, qu'un navire doublé et chevillé en or, cloué de diamants 
et de rubis, vienne atterrir dans un port quelconque d'Europe, 
sa doublure, ses clous seront-ils bien en sûreté? Et ne se trouvera- 
t-1l pas bien des gens prêts à raisonner comme les Nègres, qui 
ne se font aucun scrupule de voler un Blanc ? « Vous êtes si ri- 
ches! » disent-ils, quand on leur reproche quelque méfait de ce 
genre. 

Mais ces mêmes Nègres respectent fort bien la propriété les 
uns des autres. Le vol ne paraît pas être plus fréquent entre eux 
qu'il ne l’est chez nous entre Européens, et le voleur est puni 
sur la côte de Guinée tout comme en Europe. 


346 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


Peut-être faut-il rapporter à la notion de propriété la manière 
dont l’adultère est envisagé chez quelques peuples. Là où la 
femme s’achète, il est évidemment une violation des droits du 
propriétaire. Toutefois, même chez les tribus les plus sauvages, 
on constate souvent de la manière la plus positive, quelque 
chose de plus élevé et se rattachant à des idées morales ou s0- 
ciales telles que nous les comprenons nous-mêmes. La gravité 
de la peine encourue par le coupable ne permet guère de douter 
qu’il en soit ainsi. L'Australien, non corrompu par le voisinage 
des Blancs et par l’eau-de-vie, ne pardonne jamais à celui qui a 
blessé la pudeur de sa femme et le tue à la première occasion. 
Chez les Hottentots, la mort est aussi la punition de l’adultère. 
Chez les Nègres de la Côte-d'Or, le coupable s'arrange d’ordi- 
naire avec l'offensé, s’il s’agit d’une des femmes de troisième 
ordre, qui ne sont guère que des concubines. Mais s’il s’agit de 
la grande femme ou de la femme fétiche, la mort, ou tout au 
moins la ruine du coupable, suffit seule à venger l’offense. 

Les Négresses ne sont pas pour cela des Pénélopes. Je ne pré- 
tends nullement récuser sur ce point l’accord unanime des voya- 
geurs ; et les maris, comme nous venons de le dire, n’invoquent 
pas toujours la rigueur du code local. Quelle conséquence légitime 
peut-on tirer de ce fait ? Seulement que les mœurs et la loi sont 
en contradiction chez ces races. Maïs n’en est-il pas souvent de 
même chez nous? L'’adultère ne se montre-t-il impunément 
que chez les Nègres? Les maris complaisants n’existent-ils que 
chez les Australiens ? 

IV. — Le respect de la vie humaine est universel. Partout le 
meurtrier est puni. Mais, chez nous-mêmes, le meurtre suppose 
certaines conditions. En dépit de la jurisprudence actuelle, celui 
qui tue son adversaire dans un duel loyal n’est tenu pour un 
meurtrier par personne ; celui qui tue ou fait tuer en bataille 
rangée beaucoup d’ennemis est un héros. 

Chez le sauvage, la formule est encore plus élastique. Comme 
je le rappelais tout à l'heure, pour lui tout étranger est presque 
toujours un ennemi, et le tuer n’est pas un crime : c’est souvent 
un titre de gloire. En outre, chez la plupart des peuples sauvages 
où barbares, le sang exige du sang; et la vengeance, pour être 
accomplie, n'a pas besoin d'atteindre le vrai coupable. Tout 
individu de la même famille, de la même tribu, de la même na- 
tion, peut et doit payer pour lui, si l’occasion se présente. Quand 
Takouri massacrait par trahison le capitaine Marion du Fresne 
avec ses seize matelots, il ne faisait qu'obéir à la loi de son pays; 
il vengeait son parent Nagui Noui enlevé par trahison trois 
ans auparavant par Surville, qui avait voulu punir le vol d’un 
canot. Voilà comment tant d’Européens innocents ont péri vic- 
times des méfaits de quelques-uns de leurs compatriotes et 

comment une réputation imméritée de férocité s’est attachée à 
certaines peuplades. ; 

Mais rappelons-nous que l'Ecossais et le Corse n'agissaient 


CARACTÈRES MORAUX — PUDEUR, HONNEUR 347 


guère autrement dans leur vendetta. Chez eux, comme chez le 
Peau-Rouge, le Maori, le Fijien, le sang de tout membre de la 
famille ou du clan pouvait laver le sang versé par un autre. En 
pareil cas, pas plus chez les Européens que chez les sauvages, 
ce que nous appelons aujourd'hui un guet -apens n’était consi- 
déré comme acte de làcheté ou de trahison. Rappelons-nous, 
d’ailleurs, qu'au moyen âge les chefs les plus haut placés de nos 
sociétés européennes n'hésitaient pas à agir de même ; rappelons- 
nous que nos commandants de navires, ayant à punir quelque 
attaque de sauvages, bombardent et brülent sans scrupule les 
premiers villages venus avec la presque certitude que bien des 
innocents payeront pour les coupables, et peut-être alors serons- 
nous moins sévères. 

Au point de vue du respect de la vie humaine la race blanche 
européenne n’a rien à reprocher aux plus barbares. Qu'elle, fasse 
un retour sur sa propre histoire et se souvienne de quelques- 
unes de ces guerres, de ces journées ‘écrites en lettres de sang 
dans ses propres annales. Qu'elle n'oublie pas surtout sa con- 
duite envers ses sœurs inférieures ; la dépopulation marquant 
chacun de ses pas autour du monde; les massacres commis de 
sang-froid et souvent comme un jeu ; les chasses à l’homme orga- 
nisées à la façon des chasses à la bête fauve ; les populations 
entières exterminées pour faire place à des colons européens : 
et 1l faudra bien qu'elle avoue que, si le respect de la vie humaine 
est une loi morale et universelle, aucune race ne l’a violée plus 
souvent et d’une plus effroyable façon qu'elle-même. 

V. — La pudeur et le sentiment de l’honneur sont certaine- 
ment deux des principales manifestations du respect de soi- 
même. Ni l’une ni l’autre ne manquent chez les peuples sau- 
vages. Mais, la première surtout, se manifeste souvent par des 
coutumes, des pratiques fort opposées aux nôtres ou n’ayant 
avec elles aucun rapport. De là bien des méprises, comme celle 
qui a fait prendre, chez certains Polynésiens, pour un raffine- 
ment d'impudique sensualité ce qui n’est pour eux qu'un acte de 
pudeur élémentaire. 

Je pourrais multiplier les exemples de cette nature. À quoi 
bon ? N’en est-il pas de même de la politesse ? Nous nous levons 
et nous nous découvrons la tête devant un étranger, un su- 
périeur : en pareil cas le Turc garde sa coiffure et le Polyné- 
sien s’assied. Pour différer complétement dans la forme, les 
actes ne sont-ils pas inspirés par des sentiments identiques ? La 
faculté qu'ils accusent n'est-elle pas partout la même? 

Il en est encore ainsi, pour le sentiment de l'honneur. Ici 
pourtant, plus qu'ailleurs, nous rencontrons des conceptions 
remarquablement d'accord avec les nôtres. L'histoire des peuples 
sauvages fourmille de traits d’héroïsme guerrier, et rien de plus 
commun que de voir les sauvages préférer la torture et la mort 
à la honte. L’Algonquin, l’Iroquois provoquent leurs bourreaux 
à inventer de nouveaux supplices; le chef cafre demande comme 


348 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


une grâce d'être jeté aux crocodiles plutôt que de perdre la 
plume qui représente pour lui l'épaulette et de servir comme 
simple soldat après avoir commandé; l’Australien a son duel 
plus logique que le nôtre, et toujours sérieux. 

‘ . Ce que nous.appelons la générosité chevaleresque, quand il 
s’agit des Européens, ne manque pas davantage chez les sau- 
vages. Dans nos luttes à Taïti plus d’un de nos officiers a dû 
la vie à ce sentiment. La paix une fois conclue, l'amiral Bruat 
demandait à un chef taïtien, qui l'avait eu pendant une heure 
au bout de sa carabine pendant qu'il se baignaïit, pourquoi il 
n'avait pas tiré : « J'aurais été déshonoré aux yeux des miens si 
j'avais tué nu et par surprise un chef tel que toi, » répondit le 
sauvage. Qu'eût fait, qu’eût dit de mieux l’homme le plus civi- 
lisé ? 

Chez les Peaux-Rouges, chez les Australiens eux-mêmes, nous 
pourrions citer bien des actes divers accusant des sentiments de 
même nature. 

VI. — En résumé, s'ilest douloureux de reconnaître le mal 
moral chez les races, chez les nations qui ont porté au plus haut 
degré la civilisation sociale, il est consolant de constater le bien 
chez les tribus les plus arriérées et de le voir chez elles avec ce 
qu'il a de plus élevé, de plus délicat. Nulle part, l'identité fonda- 
mentale de la nature humaine ne s’accuse d’une manière plus 
évidente. 

Est-ce à dire que tous les groupes humains soient au même 
niveau sous le rapport moral? non certes. À ce point de vue 
comme au point de vue intellectuel, ils peuvent figurer ou plus 
haut ou plus bas dans l'échelle, bien qu'aucun d’eux ne rétro- 
grade jusqu'au zéro. C’est précisément cette inégalité morale 
qui a pour l’anthropologiste un intérêt à la fois scientifique et 
pratique. Le développement même de la faculté, les actes qu'elle 
inspire , les institutions dont elle est la base, présentent des 
différences assez grandes pour qu’on puisse trouver des carac- 
tères dans cet ordre de faits. 


CHAPITRE XXXV 


CARACTÈRES RELIGIEUX. 


I. — Si l’impartialité scientifique et le calme d’esprit sont né- 
cessaires dans l’étude des phénomènes moraux, ils sont bien 
plus indispensables encore quand il s’agit de se rendre compte 
des faits dépendant de la religiosité. Malheureusement cette 
condition est trop rarement remplie. La passion se mêle avec 
une regrettable facilité à tout ce qui ressemble à une question 
religieuse. Bien d’autres causes, faciles à constater, se joignent à 
elle pour égarer le jugement, et il n’est pas difficile d'expliquer 
comment, sous ces influences diverses, on à pu méconnaïitre de 
très-bonne foi les manifestations de la religiosité dans des por- 
tions plus ou moins considérables de l'humanité. 

La plus fréquente des causes d'erreur sur lesquelles je crois 
devoir appeler l'attention, a sa source dans la haute opinion que 
l’'Européen a de lui-même, dans la dédain qui préside habituelle- 
ment à ses rapports avec les autres populations, et surtout avec 
celles qu'il traite avec plus ou moins de raison de barbares ou de 
sauvages. Par exemple, un voyageur qui, d'ordinaire, parle fort 
mal leur langue, interpellera quelques individus sur les délicates 
questions de la divinité, de la vie future, ete. ; ses interlocuteurs, 
ne le comprenant pas, feront quelques signes de doute ou de 
dénégation sans aucun rapport avec les questions posées; à 
son tour, l'Européen se méprendra. Lui qui déjà ne voyait en 
eux que des êtres infimes, incapables de toute conception tant 
soit peu élevée, en conclura sans hésiter que ces peuples n’ont 
aucune notion ni de Dieu ni d’une autre vie ; et son assertion, 
bientôt répétée, sera facilement acceptée comme vraie par des 
lecteurs qui ont des peuples étrangers à notre civilisation à peu 
près les mêmes opinions que lui. L'histoire des voyages nous 
fournirait ici de nombreux exemples. Les Cafres, les Hotten- 
tots, etc., ont été maintes fois cités comme des peuples athées ; 
on sait bien aujourd’hui qu'il n’en est rien. 

Le voyageur parlât-il aisément la langue du pays, il peut 


390 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


encore être aisément induit en erreur. Les croyances religieuses 
touchent à ce que notre être a de plus intime ; le sauvage ne 
met pas volontiers son cœur à nu devant un étranger qu'il re- 
doute, dont il sent la supériorité et qu'il a vu souvent prêt à 
méconnaître ou à railler ce qu'il a toujours regardé comme le 
plus respectable. La difficulté qu'un Parisien éprouve en France 
à s'initier aux superstitions du matelot basque ou du paysan 
- bas-breton, doit lui donner la mesure de celles qu'il trouverait à 
faire expliquer sur de pareilles matières un Cafre ou un Austra- 
lien. Campbell eut bien de la peine à obtenir de Makoum l’aveu 
que les Boschismans admettaient l'existence d’un dieu mâle et 
d’un dieu femelle, d’un bon et d’un mauvais principe ; il laissa 
bien d’autres découvertes et bien plus importantes à faire à 
MM. Arbousset et Daumas. Wallis, après un mois d'intimité 
avec les Taïtiens, déclara que ces insulaires étaient sans culte, 
tandis que le culte se mêle pour ainsi dire à leurs moindres actes. 
Il n’avait vu que de simples cimetières dans les moraï, dans ces 
temples vénérés dont aucune femme ne peut même toucher la 
terre sacrée | 

La vive foi d'un missionnaire est souvent aussi une cause d'’er- 
reur. Quelle que soit la communion chrétienne qu’il représente, 
il arrive d'ordinaire au milieu des peuples qu'il veut convertir 
avec la haine de leurs croyances, qui pour lui sont œuvres du 
démon. Trop souvent il ne cherche ni à s’en rendre compte, ni : 
même à les connaître ; sa seule préoccupation est de les détruire. 
Je pourrais nommer ici un de ces apôtres par trop zélés qui ne 
voit dans la religion brahmanique que le comble de la barbarie 
uni au comble du ridicule. Il est évident que les croyances bien 
autrement rudimentaires d’un Cafre ou d'un Australien ne sau- 
raient être une religion aux yeux d’un pareil juge. Ce qu'il pense, 
il le dit, il l’imprime; et la liste des populations dites athées 
compte un nom de plus. 

Heureusement, parmi les Européens laïques il en est qui, 
établis à poste fixe au milieu des populations, s’initient à leurs 
usages, à leurs mœurs, de manière à les comprendre et à aller 
au fond des choses voiïlées, pour celui qui ne fait que passer, par 
des formes choquantes ou bizarres. Parmi les missionnaires il en 
est qui, plus indulgents parce qu'ils sont plus éclairés, savent 
reconnaître l’idée religieuse quelque affaiblie qu'elle soit, quelque 
transformation qu'elle ait subie. Peu à peu la lumière se fait, et 
c’est ainsi que successivement les Australiens, les Mélanésiens, 
les Boschismans, les Hottentots, les Cafres, les Béchuanas ont dû 
être retranchés du nombre des peuples athées et être reconnus 
pour religieux. 

IT. — Niera-t-on la justesse de cette conclusion? Refusera-t-on 
d'accorder à ces peuples une religion proprement dite, de voir 
de véritables divinités dans des êtres qui reçoivent un tribut de 
respect affectueux ou de terreur, des hommages et des prières 
de la part des populations qui les redoutent ou espèrent en eux? 


CARACTÈRES RELIGIEUX — BOUDDHISME 351 


Ce serait possible. Ici encore notre orgueil européen me semble 
avoir bien souvent conduit à de fausses conséquences. Croyants 
ou incrédules, libres penseurs ou chrétiens fervents, nos savants, 
nos philosophes ont trop présente à l'esprit l’idée de la divinité 
telle que la conçoivent nos classes les plus cultivées. Souvent, 
pour peu que cette idée s’abaisse ou se modifie, ils ne la recon- 
naissent plus ; pour peu que les conséquences qu'on en tire sur 
l'origine, la nature et la destinée de l’homme ou de cet univers 
diffèrent de celles qu'ils admettent eux-mêmes ou qu'ils sont ha- 
bitués à en entendre tirer, il n’y a plus pour eux de religion. 

Je ne puis expliquer que de cette manière le jugement. porté 
. sur une portion bien considérable de l'humanité par un certain 
nombre de savants, de penseurs éminents, parmi lesquels on 
compte notre illustre orientaliste Burnouf. A ses yeux le boud- 
dhisme est un véritable athéisme. Dans un livre qui a obtenu un 
succès mérité, M. Barthélemy Saint-Hilaire a soutenu cette ma- 
nière de voir avec un talent et un savoir également incontes- 
tables. Il a de plus placé à côté des croyances bouddhistes, peut- 
être même au-dessous, celles qui les avaient précédées chez les 
Mongols, les Chinois et les Japonais. Aïnsi, pour mon éminent 
confrère, la presque totalité des races jaunes, bien plus du tiers 
de l'humanité, sont athées. | 

Mais en formulant cette conclusion le savant auteur du Boud- 
dah consultait avant tout sa propre raison et ses conceptions 
personnelles. « Les peuples bouddhiques, dit-il, peuvent être 
« sans aucune injustice regardés comme des peuples athées. 
« Ceci ne veut pas dire qu'ils professent l’athéisme, et qu'ils se 
«font gloire de leur incrédulité avec cette jJactance dont on 
« pourrait citer plus d’un exemple parmi nous; ceci veut dire 
« seulement que ces peuples n'ont pas pu s'élever, dans leurs 
« méditations les plus hautes, jusqu’à la notion de Dieu. » 

Dans ces quelques lignes apparaît clairement toute la pensée 
du livre et la cause du désaccord qui me sépare de M. Barthé- 
lemy Saint-Hilaire. Les bouddhistes, qui mettent des dieux par- 
tout dans leurs légendes, qui partout ont semé des temples con- 
sacrés à ces divinités, qui les redoutent et les adorent, qui ont 
fait de la prière une institution, qui admettent le dogme de la 
vie future et celui de la rémunération, ne se sont pas fait de Dieu 
l’idée à laquelle nous sommes tous plus ou moins parvenus : 
donc ils sont athées. Telle est évidemment la préoccupation sous 
l'empire de laquelle a été écrit cet ouvrage, que devra lire d’ail- 
leurs quiconque tient à se faire des idées précises sur quelques- 
unes des graves questions si vivement controversées de nos 
jours. 

Le savant qui a vu l’athéisme dans le bouddhisme devait à plus 
forte raison porter le même Jugement sur les anciennes croyances 
du Japon, de la Chine et de la Mongolie. Pourtant là aussi on 
croyait à de nombreuses divinités, toujours subordonnées à un 
Dieu suprême incréé et créateur. Au Japon, nous dit Siebold, 


352 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


on ne comptait pas moins de sept dieux célestes et huit millions 
. de kamis ou esprits, dont 492 étaient des dieux supérieurs. Les 
Kamis inférieurs, au nombre de 2640, étaient des hommes déifiés. 
En Chine, la réforme de Lao-tseu et de Khoung-tseu eut en 
partie pour but la destruction de l'idolâtrie , et l’idolâtrie n’est 
pas l’athéisme. C'est surtout de superstition et non d’athéisme 
que les voyageurs taxent les populations du nord êt du centre 
de l'Asie. Elles aussi ont leurs idoles. Il en est de même de 
toutes les populations boréales. Dans l’île sacrée de Waygatz, 
près du détroit de ee nom, en 1827, les missionnaires brûülèrent 
420 images accumulées sur le seul promontoire de Haye-Salye. 
Partout dans cette aire si vaste, on croyait ou l’on croit encore 
à des esprits habitant les rochers, les arbres, les montagnes, les 
corps célestes, et on leur adressait des hommages intéressés. 

Mais partout aussi on croyait à un dieu suprême, ayant créé 
ces esprits eux-mêmes et conservant tout ce qui existe. Les 
Lapons et les Samoyèdes avaient ou ont encore sur ce point les 
mêmes idées que les anciens Chinois. Leur /ubmel, leur Num 
répond exactement au Chang-ti de Khoung-tseu lui-même, et 
des locutions populaires montrent qu'ils le regardent comme : 
le premier dispensateur de tout bien. Num tad (que Num m'ac- 
corde), Num arka (que Dieu soit remercié), reviennent, paraît-il, 
souvent dans le lañgage des Samoyèdes. Cette croyance à un 
dieu suprême et à des esprits secondaires, fort nombreux mais 
présentant une certaine hiérarchie, était bien ancienne en Asie 
puisque nous voyons l’empereur Chun, 2225 ans avant notre 
ère, « faire les sacrifices au Souverain suprême du Ciel, et les 
cérémonies usitées envers les six grands esprits, ainsi que celles 
usitées pour les montagnes, les fleuves et les esprits en général. » 

Des croyances de cette nature, attestées et sanctionnées par 
des actes publics, peuvent-elles être regardées comme athées? 
Tout au moins faudrait-il ajouter qu'il s’agit d’un athéisme fort 
différent de celui qu'ont professé et professent de nos jours quel- 
ques écoles philosophiques européennes. 

IT. — J'aurais des observations analogues à faire au sujet des 
opinions émises par sir John Lubbock dans les deux ouvrages 
qui lui ont mérité en anthropologie une réputation égale à celle 
qu'il possédait déjà comme naturaliste. « Il est difficile, dit-il, 
de supposer que des sauvages assez grossiers pour ne pas pou- 
voir compter leurs propres doigts, aient des conceptions intel- 
lectuelles assez avancées pour posséder un système de croyances 
digne du nom de religion. » 

Laissons de côté ce que l’auteur dit ici de la numération qui 
repose pour moi sur une appréciation inexacte. Ces mots « digne 
du nom de religion » ne nous apprennent-ils pas que, comme 
M. B. Saint-Hilaire, sir John Lubbock prend ses propres con- 
ceptions en matières religieuses comme criterium de celles des 
sauvages ? 

Pour sir John Lubbock l’athéisme est « non pas la négation de 


CARACTÈRES RELIGIEUX — ATHÉISME 399 


l'existence d'un Dieu, mais l’absence d'idées définies à ce sujet. » 
Ici, comme M. Barthélemy Saint-Hilaire, le savant anglais donne 
au mot athéisme un sens fort différent de celui qu'il a eu jus- 
qu'ici. En outre il cite ailleurs sans commentaire plusieurs pas- 
sages dont le sens implique évidemment la négation de toute 
divinité, et lui-même s'exprime par moments de telle sorte que 
telle parait ètre sa conviction, au moins au sujet de certains 
sauvages. Ainsi les témoignages qu'il apporte et ses propres 
dires sont-ils souvent invoqués à l’appui de l'opinion qui refuse 
la religiosité à certains groupes humains. 

Mais le choix des citations dont il s’agit ici me semble prêter 
à une objection grave. Lorsque les écrivains auxquels je réponds 
ont à choisir entre deux témoignages, l’un affirmant, l’autre 
niant l'existence de croyances religieuses dans une population, 
c’est toujours le dernier qui leur paraît devoir être accepté. Ils 
ne mentionnent pas même le plus souvent les témoignages con- 
traires, quelque précis, quelque autorisés qu'ils puissent être. 

Or il est évidemment bien plus facile de ne pas voir ce que 
tant de causes peuvent dérober à nos yeux que de le découvrir. 
Quand un voyageur affirme avoir constaté les sentiments reli- 
gieux chez une population que d’autres avaient déclaré en être 
dépourvue, quand il donne des détails formels sur une question 
aussi délicate, il a certainement en sa faveur au moins la pro- 
babilité. Je ne vois pas de raison qui puisse autoriser à ne pas 
tenir compte de ce témoignage positif, à accepter sans contrôle le 
témoignage négatif. Gest pourtant ainsi que l'on agit trop souvent. 

Je pourrais justifier ce reproche en prenant un à un à peu 
près tous les exemples de populations prétendues athées signalées 
par divers auteurs. Je me borne à quelques-uns des plus frap- 
pants. | 

A propos des Américains, on cite Robertson, lequel affirme 
qu'on a découvert en Amérique plusieurs tribus qui n'ont aucune 
notion d’un être suprême et aucune cérémonie religieuse. On 
n'oppose pas à cette assertion les renseignements, bien précis 
pourtant, dus à d'Orbigny. L'auteur de l'Homme Américain méri- 
tait d'autant moins cet oubli, qu'il conteste précisément les opi- 
nions émises à ce sujet par divers écrivains et par Robertson 
lui-même. « Quoique plusieurs auteurs, dit-il, aient refusé toute 
religion à certains Américains , il est évident pour nous que 
toutes les nations, même les plus sauvages, en avaient une quel- 
conque. » D'Orbigny développe cette pensée en donnant des dé- 
tails sur les dogmes acceptés chez toutes les races de l’Amérique 
méridionale, et il montre chez toutes la croyance à une autre 
vie, attestée par des cérémonies funèbres. N'y a-t-1l pas là quel- 
que chose de plus sérieux que la simple assertion négative em- 
pruntée à un voyageur ! 4 

Dira-t-on que d’ Orbigny n’a parlé que des tribus de l'Amérique 
méridionale et que c’est dans le nord de ce continent qu'il faut 
chercher les populations athées ? Sur la foi du P. Baegert, on 


DE QUATREFAGES, 23 


354 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


cite en effet les Californiens, qui n'auraient eu ni gouvernement, 
ni religion, ni idoles, ni temples, ni culte. Mais on ne dit rien 
des faits observés par M. de Mofras, et qui contredisent absolu- 
ment cette assertion. Les Californiens, nous dit ce voyageur, 
croient à un Dieu supérieur. « Ce Dieu n’a eu ni père ni mère. 
— Son origine est entièrement ignorée; ils croient qu'il est pré- 
sent partout; qu'il voit tout, même au milieu des nuits les plus 
obscures; qu'il est invisible à tous les yeux; qu'il est l'ami des 
bons et qu'il châtie les méchants. » Les Californiens élèvent des 
temples où si l’on veut des chapelles ovales, de 10 et 12 pieds de 
diamètre, qui jouissent du droit d'asile même en cas de meurtre. 
Evidemment les Californiens doivent être rayés de la liste des 
populations athées, et la notion qu'ils ont de leur Dieu supérieur 
est au contraire remarquablement élevée. Sur ce point ces pau- 
vres sauvages ont dépassé de beaucoup les Grecs et les Romains. 

Les Californiens sont au nombre des tribus humaines les 
moins élevées dans l'échelle sociale; mais il en est que l’on re- 
garde comme placées bien au-dessous, les Mincopies, par exemple. 
Quelques écrivains, adoptant les idées de Mouat, les regardent 
comme athées. Ils ne disent rien des témoignages du major Michel 
Symes et de M. Day. Le premier rapporte ce qu'il tient du capi- 
taine Stockoe, qui a vécu plusieurs années au milieu de £ces 
insulaires ; le second raconte ce qu'il a vu. De ces témoignages, 
il résulte que les Mincopies adorent le soleil comme source pre- 
mière de tout bien; la lune comme puissance secondaire ; les 
génies des bois, des eaux et des montagnes, comme agents des 
premières divinités. [ls croient qu'un esprit malfaisant excite 
les tempêtes, et tantôt ils cherchent à le calmer par des chants, 
tantôt ils le menacent de leurs flèches. Ces mêmes Mincopies 
croient à une autre vie et entretiennent un feu allumé sous 
l’échafaudage qui porte le cadavre d'un chef pour calmer son 
puissant esprit. 

On accepte le témoignage de Le Vaillant, relativement à l’ab- 
sence de toute religion chez les Hottentots. On se tait au sujet 
de l’opinion contraire émise par Kolben, dont l'exactitude et 
la véracité, jadis mises en doute, sont aujourd’hui hors de soup- 
çon après l'enquête faite par Walkenaer. Kolben ne faisait du 
reste que confirmer ce qu'avaient dit ses prédécesseurs Saar, 
Tachard et Boeving. Il avait en outre le grand avantage d'étu- 
dier les indigènes avant qu'ils n’eussent été refoulés et dis- 
persés par les Européens. Or Kolben nous dit que les Hottentots 
croyaient à un Dieu créateur de tout ce qui existe, ne faisant 
jamais mal à personne et demeurant au-delà de la lune. Ils le 
nommaient Gounja Ticquoa, c'est-à-dire Dieu des Dieux. Ils 
reconnaissaient aussi une divinité méchante nommée Touquôa. 
La lune était à leurs yeux un gounja inférieur. Ils croyaient 
d’ailleurs à une autre vie , car ils redoutaient les revenants et 
rendaient une sorte de culte à leurs grands hommes en consa- 
crant à leur mémoire un champ, une montagne, une rivière, 


CARACTÈRES RELIGIEUX — ATHÉISME | 355 


devant lesquels ils donnaient en passant des signes de respect. Ces 
détails, donnés par le vieux voyageur prussien, concordent avec 
ceux que Campbell a recueillis de la bouche d'un chef Houzouana. 

Burchell, affirme-t-on, n’a vu aucune religion chez les Cafres 
Bachapins. Cependant, et Lubbock le constate lui-même ail- 
leurs, on trouve dans les écrits de ce voyageur que les Bacha- 
pins croient à un être malfaisant nommé Woulimo, auquel ils 
attribuent tout ce qui leur arrive de fàcheux. Pour se dé- 
fendre contre lui, ils se couvrent d’amulettes et ont bien d’au- 
tres superstitions. Il est bien évident que Burchell n’a pas su 
tout ce que croient les Bachapins, soit qu'il n’attachât pas grande 
importance à cette recherche, soit qu'il ait été arrêté par la diffi- 
culté sur laquelle a insisté Kolben et que je signalais plus haut. 

Ainsi les Bachapins croient à un être supérieur, mais méchant, 
à une sorte de Diable. IL serait bien singulier qu'ils ne crussent 
pas à une espèce de Dieu. Schweinfurth pense avoir reconnu 
quelque chose d’analogue chez les Bongos; mais lui-même in- 
siste à diverses reprises sur la difficulté de savoir au juste à quoi 
s’en tenir sur les questions de cette nature. Admettons toutefois 
que le fait soit vrai pour ces Nègres aussi bien que pour les Ba- 
chapins. On ne pourrait y voir qu’un phénomène accidentel et 
local, nullement un caractère de race. Je reviendrai plus loin sur 
les Nègres; je n’ajoute que quelques mots au sujet des Bachapins. 

Cette population n'est qu'une portion de la race Cafre Bé- 
chuana. Or grâce à Livingstone, à M. Cazalis, etc., nous avons 
au sujet des croyances religieuses de ces tribus en général des 
détails fort précis et d’une authenticité incontestable. Les Bas- 
soutos ont leurs légendes, leur cosmogonie, leur mythologie 
rudimentaire. Ils admettent l'existence d’un être qué tue par la 
foudre ; ils lui donnent le nom de Moréna, littéralement étre intel- 
ligent qui est en haut; ils ont en outre des Molimos, espèces de 
Dieux lares que l’on prie, à qui l’on offre des sacrifices, en l’hon- 
neur desquels on se purifie; ils croient à une autre vie, à un 
autre monde placé au centre de la terre, et qu'ils appellent 
l'abyme qui ne se remplit jamais. Les Béchuanas croient si bien 
aux revenants, que le féroce Dingan n'’osait pas sortir le soir, de 
peur de rencontrer le spectre de Chaka, assassiné par lui. 

IV. — Le résultat de mes investigations est exactement l’op- 
posé de celui auquel sont arrivés M. Saint-Hilaire et sir John 
Lubbock. Obligé, par mon enseignement même, de passer en 
revue toutes les races humaines, j’ai cherché l’athéisme chez les 
plus inférieures comme chez les plus élevées. Je ne l’ai ren- 
contré nulle part, si ce n’est à l’état individuel ou à celui d'écoles 
plus ou moins restreintes, comme on l’a vu en Europe au siècle 
dernier, comme on l'y voit encore aujourd'hui. 

Est-il vrai que des faits analogues se soient produits ailleurs, 
et que quelques tribus Américaines, quelques populations poly- 
nésiennes ou mélanésiennes, quelques hordes de Bédouins aient 
totalement perdu les notions de la divinité et d’une autre vie? 


350 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


La chose est certainement possible. Mais à côté d'elles vivaient 
d’autres tribus, d’autres populations, d’autres hordes, exactement 
de même race, et où s'était conservée la foi religieuse. C'est ce 
qui résulte des exemples mêmes cités par Lubbock. 

Là est le grand fait. L’athéisme n'est nulle part qu'à l’éfat 
erratigne. Partout et toujours, la masse des populations lui à 
échappé; nulle part, ni une des grandes races humaines ni même 
une division quelque peu importante de ces races n’est athée. 

Tel est le résultat d’une enquête qu'il m'est permis d'appeler 
consciencieuse et qui avait commencé bien avant mon entrée 
dans la chaire d'anthropologie. Il est vrai que dans ces recher- 
ches j'ai procédé, j'ai conclu, non pas en penseur, en croyant 
ou en philosophe, tous plus ou moins préoccupés d’un idéal 
qu'ils acceptent ou qu'ils combattent; mais exclusivement en 
naturaliste qui, avant tout, cherche et constate des faits. 

Dans l'étude scientifique des religions, il faut se garder d’agir 
à la manière du physiologiste qui, n'ayant soumis à ses expé- 
riences que des vertébrés, refuserait de reconnaître chez les ani-: 
maux inférieurs les fonctions caractéristiques de l’animalité, 
parce qu'elles y sont plus simples et plus obscures. Ici, plus 
qu'ailleurs peut-être, il faut imiter les naturalistes modernes, 
qui ont su retrouver les fonctions fondamentales jusque chez les 
derniers Mollusques et les derniers Zoophytes, là même où 
manque parfois tout appareil spécial. 

Le physiologiste ne méconnaît pas l'existence d’un phéno- 
mène parce qu'il s’accomplit en un lieu et par des procédés autres 
que ceux qu'il est habitué à rencontrer. Chez la presque totalité 
des animaux, Jusque chez les plus simples, la chimification se fait 
à l’intérieur du corps. Chez les Physalies, le même acte physio- 
logique s'opère au dehors, entre les nombreux appendices qui 
servent à la fois de bras et de bouches à ces singuliers Zoo- 
phytes. Malgré l'étrangeté du procédé, la fonction n’a ni dis- 
paru, ni changé de nature aux yeux de l’homme de science. 

Le naturaliste qui fait l’histoire de l’homme, l’anthropologiste, 
ne doit ni agir ni juger autrement. Quelque simple, quelque 
incomplète, quelque naïve et enfantine qu'elle soit, quelque 
absurde qu'elle paraisse, une croyance ne saurait perdre à ses 
yeux son caractère, dès qu’elle se rattache à ce que les religions 
développées ont de commun et d’essentiel. 

Or, quels que soient chez ces dernières les dogmes et les doc- 
trines, on trouve comme formule générale, et qui: les embrasse 
toutes, les deux points suivants : croire à des êtres ‘supérieurs 
à l’homme, pouvant influer en bien ou en mal sur sa destinée ; 
admettre que pour l’homme l'existence ne se borne pas à la vie 
actuelle, mais qu'il lui reste un avenir au delà de la tombe. 

Tout peuple, tout homme croyant à ces deux choses est rele- 
gteux, et l'observation démontre chaque jour de plus en plus 
l’universalité de ce caractère. 

Comme l'intelligence, comme la moralité, la religiosité a 


CARACTÈRES RELIGIEUX — PETITES RELIGIONS 304 


d’ailleurs ses degrés et ses manifestations diverses. Rechercher 
ces manifestations, en constater la nature et l'intensité dans les 
divers groupes humains, telle est la tâche de l’anthropologiste. 
Pour rester fidèle à la méthode naturelle, il n’en devra négliger 
aucune. Parfois la plus rudimentaire aura plus d'intérêt pour lui 
qu'une religion achevée, parce qu'elle mettra mieux à nu les pre- 
miers éléments religieux. Dans le développement progressif de 
ceux-ci, dans l'harmonie ou le désaccord existant entre ce déve- 
loppement et celui de l'intelligence et de la moralité, il trouvera 
bien des traits caractéristiques propres à distinguer les races et 
parfois leurs subdivisions. 

V. — Le point de vue du naturaliste diffère donc, à certains 
égards, de celui où se sont placés jusqu ici la plupart des hommes 
éminents qui s'efforcent de fonder la Sccence des religions. M. Emile 
Burnouf lui-même, qui a si bien caractérisé cette science nou- 
velle, qui a si bien montré en quoi elle diffère de la théologie, 
qui à si Justement insisté sur la nécessité d'élargir le cadre de 
ces sortes d’études et de ne plus se borner aux croyances des 
populations européennes anciennes et modernes, M. Burnouf me 
semble encore avoir cédé aux préoccupations qu'il combat. 

En effet, cet auteur distingue les religions en grandes et en 
petites. Les premières sont pour lui : le christianisme, le judaïsme, 
le mahométisme, le brahmanisme et le bouddhisme. Il ne s’oc- 
cupe que d'elles et laisse toutes les autres dans l'ombre. M. Bur- 
nouf peut, il est vrai, arguer du nombre relatif des croyants. 

Voici en effet quelle est, d’après les dernières recherches de 
M. Hübner, la statistique religieuse générale du globe : 


(sCatheliques. 1.442 Eat re millions. 
Chrétiens \ PEDTES RAS 2 Je etes ca CU 110 
400 millions ( RO SRMARRNRE Merad ae ES 80 
Sectes diverses ............ 10 
Bouddhistes. ...... ARTS We 500 
Brahmanistes............ re OL 
Non chrétiens Mahométans. ..... SR PPS 80 

J921/Aunlhionss ) Israélites .......,.:..1.. LE 6 1/2 

Religions diverses connues. 240 
Religions inconnues ....... 16 

10 LORS 01902 1/2 miitons: 


Le même auteur porte à melle environ le nombre des religions 
ou des sectes qui se partagent l'humanité. Les petites religions for- 
ment incontestablement la très-grande majorité et présentent, au 
moins à certains égards, une variété de conception égale ou supé- 
rieure à tout ce que l'on a signalé dans les grandes. M. Burnouf 
agit donc comme le naturaliste qui voudrait juger du règne 
animal par les seuls vertébrés et négligerait tout le reste, c'est- 
à-dire les trois quarts des types fondamentaux et un nombre bien 
plus considérable de types secondaires. 

Sans même parler du christianisme, les grandes religions de 
M. Burnouf nous intéressent sans doute à bien des égards, à 


358 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES: 


raison des rapports que quelques-unes d'elles ont avec les 
croyances de la presque totalité des Européens, à raison aussi 
de l'importance historique, sociale ou politique des nations qui 
les professent. Mais, les considérations de cette nature sont loin 
d’être tout en seience. Les mammifères nous sont d’une bien 
plus grance utilité que les vers ou les zoophytes : pourtant, le 
zoologiste s'intéresse à ceux-ci à l'égal de ceux-là; et chaque 
jour montre davantage combien l'étude de ces organismes sim- 
plifiés est utile, souvent nécessaire, pour bien connaître les orga- 
nismes plus complexes des animaux supérieurs. 

L'examen des petites religions rendra un service analogue à 
la science de leurs grandes sœurs. Peut-être sera-ce au milieu 
d'elles qu'il faudra aller chercher les origines de ces croyances 
qui englobent aujourd'hui tant de millions d'hommes ; sou- 
vent, nous n'en doutons pas, sous une forme ou sous une autre, 
on retrouvera leurs traces à côté ou dans le sein même des reli- 
gions les plus développées et qui semblent s’en être éloignées le 
plus. Sur ces deux points, du reste, nous nous entendrions, je 
crois, aisément avec M. Burnouf, et sir John Lubbock. 

VI. — Ce dernier, dans ses Origines de la civilisation, a cherché 
en effet à retracer le développement graduel de la religion chez 
les races humaines inférieures. Malheureusement il me semble 
avoir d'ordinaire évalué trop bas la valeur de la plupart de ces 
conceptions et méconnu ce qu'il y a de remarquablement élevé 
dans plusieurs d’entre elles. Cela même peut-être l’a conduit à 
regarder la religion comme proportionnelle à la civilisation et 
ne s’élevant qu'avec elle. Je ne puis partager cette manière de 
voir ; et le désaccord entre Lubbock et moi vient encore en 
grande partie de ce que j'ai tenu compte de certains témoigna- 
ges qui paraissent avoir échappé au savant anglais. Quelques 
exemples justifieront ces observations. 

De tous les peuples sur les croyances desquels nous possédons 
des renseignements à peu près suffisants, les Australiens sont 
certainement ceux qui doivent figurer au dernier rang. Sur ce 
point je suis entièrement d'accord avec sir John Lubbock. Mais 
je ne puis penser avec lui que ces populations ne croient à 
l'existence d'aucun Dieu, quel qu'il soit; qu'ils ne prient jamais; 
qu'ils n’ont aucun culte quelconque. 

A l’appui de son opinion, mon éminent confrère cite Eyre, 
Collins, Mac Gillivray ; mais il oublie Cunningham, Dawson, 
Wilkes, Salvado, Stanbridge. En comparant les renseignements 
recueillis par ces voyageurs sur divers points de la Nouvelle-Hol- 
lande, on voit se produire partout un même fond de croyances, 
qui méritent bien d’être appelées rebigieuses. 

Les Australiens admettent un bon principe appelé selon les 
localités Coyan, Motogon, Puppérimbul, dont ils parlent tantôt 
comme d’une sorte de géant, tantôt comme d’un esprit. Coyan 
fait le bien et a presque pour spécialité de faire retrouver les 
enfants égarés. Pour se le rendre favorable , on lui offre des 


CARACTÈRES RELIGIEUX — AUSTRALIENS _ 399 


dards. Si l'enfant ne se retrouve pas, on en conclut qu'il est 
irrité. À la Nouvelle-Nursie, Motogon est créateur. Il lui a suffi 
de crier : Terre, parais! Eau, parais! et de souffler pour donner 
naissance à ce qui existe. Sans être aussi précis, les indigènes 
du lac Tyrril attribuent la création du soleil à Puppérimbul, 
qui appartenait à une classe d'êtres semblables aux hommes, mais 
qui a été transportée au ciel avant la venue de la race actuelle. 
Dans l’Australie du sud-est, Goyan surveille le mauvais principe 
nommé Potoyan, Wandong, Cienga, qui rôde la nuit pour dé- 
vorer les hommes aussi bien que les enfants, et contre lequel 
on se protége avec le feu. La lune est encore pour les Austra- 
liens un être malfaisant dont le soleil répare les méfaits; di- 
vers génies bons et mauvais, Palumbals et Wanguls, complètent 
cette mythologie rudimentaire, qui a aussi ses monstres fabu- 
leux, ses grands serpents cachés dans les eaux profondes, etc. 
Les Australiens croient en outre à une sorte d’immortalité de 
l’âme qui passerait successivement de corps en corps. Mais 
avant de trouver une nouvelle demeure, les esprits des défunts 
errent quelque temps dans les forêts, et bien souvent on à cru 
les voir ou les entendre. 

Certes ce ne sont pas là des croyances bien élevées. IL y a 
pourtant toute autre chose que ne porterait à le croire la ma- 
nière dont s'exprime sir John Lubbock. L'idée de la création 
par la parole et le souffle d’un être puissant est incontestable- 
ment une conception des plus élevées, et elle apparaît nettement 
chez quelques tribus; l’offrande et la prière ont été constatées 
chez d’autres. Chez toutes se montre en germe cette croyance 
au dualisme, à cet antagonisme de puissances surhumaines bien- 
veillantes et malfaisantes qui se retrouve dans les plus grandes 
religions et qui est à la racine du christianisme lui-même. Quant 
à la foi en une autre vie, personne dans ces derniers temps ne 
l’a, je crois, refusée aux Australiens. 

Lorsqu'il s’agit de la religion des Polynésiens, Lubbock cite 
surtout Mariner, Williams et sir Georges Grey. Ces témoins sont 
irrécusables quand ils affirment ce qu'ils ont appris. Mais leur 
silence sur certains points ne permet plus d'affirmer qu'il existe 
là de véritables lacunes. D’autres voyageurs sont allés bien plus 
loin qu'eux, ont connu ce qu'ils avaient ignoré, et nous l'ont 
appris. Mœrenhout, le premier, je crois, a publié des documents 
originaux sur les plus vieilles traditions taïtiennes. D'autres 
sont venus après lui; et, grâce à des circonstances particulières, 
j'ai pu profiter de ces études. Dans le livre que j'ai publié huit 
ans avant celui de Lubbock, j'ai revu et discuté les principaux 
documents dus au commandant Lavaud, au général Ribourt, 
au missionnaire Orsmond, à M. Gaussin, etc. Tous ces docu- 
ments, recueillis auprès de chefs appartenant aux plus vieilles 
familles et bien au courant des traditions de leurs ancêtres, ont 
un caractère d'authenticité incontestable et jettent un jour tout 
nouveau sur ce qu'était la religion, au moins à Taïti. Je crois 


360 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


avoir assez nettement précisé ce qu'étaient ces croyances reli- 
gieuses, et mis hors de doute, qu à côté de notions relevant uni- 
quement de la superstition, les Taïtiens étaient arrivés à des 
conceptions remarquables par leur pureté et leur élévation. 

Constatons d’abord que dans cette île où Wallis déclarait 
n'avoir pu découvrir la moindre trace de culte, le culte se mêlait 
au contraire aux moindres actes de la vie. Cela même avait en- 
trainé de tristes conséquences. Le formalisme avait emporté tout 
le reste. Confiant dans ses pratiques, dans les prières de ses 
prêtres, dans l’indulgence de ses dieux, le Taïtien croyait pou- 
voir se permettre à peu près tout. Chez lui, la foi la plus profonde 
et la plus naïve s’unissait aux mœurs les plus violentes, les plus 
licencieuses. Mais l’Europe entière du moyen-âge et, de nos 
jours encore, bien des provinces qui ne sont nullement en ar- 
rière à d’autres égards, n’offrent-elles rien de semblable ? 

Les Taïtiens n’en croyaient pas moins à une autre vie, à des 
récompenses, à des punitions après la mort. Leur paradis, dont 
ils faisaient une description séduisante, était réservé aux chefs et 
à ceux qui avaient fait aux dieux, c'est-à-dire aux prêtres, des 
largesses suffisantes. N'est-ce pas ce que l’on cherchait, ce que l’on 
cherche encore chez nous, à obtenir par des fondations pieuses? 

Les âmes des autres morts dont la vie avait été régulière 
allaient immédiatement dans Po, dans l'obscurité, espèce de /mbes 
où paraissent n'avoir existé ni peines, n1 plaisirs bien vifs. 
Mais les âmes coupables étaient condamnées à avoir un certain 
nombre de fois la chair grattée sur tous les os. Les péchés expiés, 
elles étaient également admises dans Po. Les Taïtiens admettaient 
donc une sorte de purgatoire et pas d'enfer. Remarquons en- 
core que le supplice imposé aux coupables suppose une sorte 
de matérialité de l’âme. Mais n’en est-il pas de même des tour- 
ments que presque toutes nos populations chrétiennes croient 
encore réservés au pécheur précipité dans les flammes de l'enfer ? 

Le panthéon taïtien était aussi bien hiérarchisé, mais beau- 
coup plus nombreux que celui des Grecs et des Romains. Au 
bas de l'échelle se trouvaient les innombrables 7%s, chargés de 
présider à tous les lieux, et de plus aux moindres actions, aux 
moindres mouvements de l’âme, et jusqu'aux désirs du jour et 
de la nuit. Au-dessus venaient les Oromotouas, qui représentaient 
les dieux domestiques, les Lares et les Mânes des anciens. Les 
Atouas inférieurs, résidant sur la terre, habitant les eaux, les 
bois, les vallées, les montagnes, répondaient assez bien aux 
Faunes, Sylvains, Dryades, Oréades, etc. En outre c'est parmi 
les divinités de cet ordre que les diverses professions choïsis- 
saient un patron. Les chanteurs, les chorégraphes, les médecins 
en comptaient quatre, les navigateurs douze, les cultivateurs 
treize. Les dieux du premier rang étaient les Afouas proprement 
dits. Geux-c1 étaient également fort nombreux. Mais neuf d’entre 
eux, créés (ortort) directement par Taaroa, avant la formation de 
l’homme, composaient, à proprement parler, la famille divine. 


CARACTÈRES RELIGIEUX — POLYNÉSIENS 301 


Enfin, au-dessus de toutes ces divinités, était placé le Dieu 
suprême. Il ne peut y avoir de doute sur l’idée que les Taïtiens 
se faisaient de celui-ci. Les traditions recueillies à diverses 
époques par des personnes différentes, et auprès d'individus 
également différents, s’accordent parfaitement sur ce point. 
Le chant recueilli par Mœrenhout de la bouche même d’un 
harépo débute ainsi : « Il était : Taaroa était son nom; il se te- 
nait dans le vide. Point de terre, point de ciel, point d'hommes. » 
Le manuscrit du général Ribourt le déclare toivi n'ayant pas 
eu de parents et existant depuis un temps immémorial. Le chant 
sacré traduit par M. Gaussin commence par la déclaration sui- 
vante : « Taaroa, le grand ordonnateur, est la cause de la 
terre. Taaroa est toïvi; 1l n’a point de père, point de postérité. » 

Pour les Taïtiens ce Dieu incréé était d’ailleurs bien près 
d’être un pur esprit et l'était à coup sûr pour les insulaires les 
plus éclairés. Certaines traditions lui donnent un corps ; mais, 
dit le manuscrit du général Ribourt, ce corps est invisible, et 
encore n'est-ce « qu’une coquille qui se renouvelle souvent et 
que le Dieu perd comme un oiseau perd ses plumes. » Dans le 
chant de Mæœrenhout, c'est lui qui se change en l’univers ; mais 
« l'univers grand et sacré n’est que la coquille de Taaroa. » Dans 
celui de M. Gaussin, Taaroa met la tête en dehors de son enve- 
loppe et son enveloppe s’évanouit et devient la terre. Dans le 
magnifique dialogue traduit aussi par M. Gaussin, et dans lequel 
Taaroa fait pour ainsi dire l'appel de toutes les parties de l’uni- 
vers qui lui répondent, il est dit : « L’âme de Taaroa resta 
Dieu. » Malheureusement, la création terminée, ce Dieu paraît 
rentrer dans le repos et abandonner aux divinités inférieures 
le gouvernement de ce monde. 

On voit qu'ici encore nous sommes, quant à la conception pre- 
mière, bien loin, bien au-dessus du Zeus des Grecs ou du Jupiter des 
Romains. Et pourtant qui songerait à comparer la civilisation taï- 
tienne à la civilisation, aux œuvres intellectuelles de la Grèce? 
C’est un des mille faits qui démontrent l'indépendance des phé- 
nomènes de l'intelligence et des phénomènes de la religiosité. 

Ce n’est pas seulement à Taïti que l’on a constaté ce spiri- 
tualisme élevé, caché sous des apparences bien différentes. Les 
grossières images, les {00s placés dans les moraï ont été regar- 
dés par presque tous les voyageurs comme des statues d’atouas. 
Elles ne sont en réalité que des espèces de {abernacles évidés en 
dedans et destinés à recevoir certains objets, les offrandes, etc. 
Un prêtre des îles Sandwich raconta à Byron que dans son en- 
fance il lui était arrivé de manger ce qui avait été déposé dans 
les images sacrées. Surpris et réprimandé par son père, il s’ex- 
cusa en. disant avoir reconnu par diverses expériences que ces 
dieux de bois ne voyaient ni n’entendaient. Le vieux prêtre lui 
dit alors d’un ton sévère : « Mon fils, le bois, à la vérité, n’en- 
tend ni ne voit; mais l'esprit, qui est en haut, voit et entend tout 
et punit les mauvaises actions. » 


362 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


Chez nous-mêmes se fait-on toujours une idée aussi nette de 
la distinction entre l'esprit et le bois? 

La religion taïtienne avait cela de remarquable, qu'elle ne 
présentait aucune trace de manichéisme. En réalité elle ne 
comptait que des dieux et pas de dables. Il est vrai que les 
prêtres parlaient au nom des Atouas, et que les sorciers, haïs et 
redoutés à Taïti comme ailleurs, s’adressaient uniquement aux 
Tiis. Mais ceux-ci n'étaient nullement regardés comme en lutte 
avec les Atouas. Mæœrenhout nous apprend que leurs images figu- 
raient à titre de gardiens à l'entrée des moraï et des terres sacrées. 

Sans être aussi nettement formulées que chez les Taïtiens, . 
les croyances religieuses chez les Peaux-Rouges Algonquins et 
Mingwés sont très-supérieures à certains égards. Leur Grand- 
Esprit, le Michabou des Algonquins, le Agrescoué des Iroquois, 
est le père de tout ce qui existe. C’est à lui seul que l’on rend 
un véritable culte en fumant le calumet sacré vers les quatre 
points de l'horizon et vers le zénith. Créateur de tout ce qui 
existe, il ne se désintéresse pas de son œuvre comme Taaroa. 
Par lui-même ou par ses messagers, il veille sur ses enfants et 
dirige les événements de ce monde. Aussi est-ce surtout à lui 
que le Peau-Rouge adresse avant tout ses prières quand il de- 
mande, ses actions de grâces quand il a réussi. Je pourrais 
multiplier ici les exemples, les citations. Je me borne à repro- 
duire en partie le chant des Lénapes partant pour la guerre, 
tel qu'il nous a été conservé par Heckewelder. C’est un chant 
national, et à lui seul il réfute bien des assertions étranges jour- 
nellement répétées au sujet des populations qui occupaient na- 
guère le territoire des Etats-Unis. 

« O pauvre de moi! — qui vais partir pour combattre l’en- 
nemi — et ne sais si je reviendrai — jouir des embrassements 
de mes enfants et de ma femme. » 

« O pauvre créature — qui ne peut disposer de sa vie — qui 
n’a aucun pouvoir sur son corps — mais qui tâche de faire son 
devoir — pour le bonheur de sa nation. » 

« OÔ toi Grand-Esprit d’en haut — prends pitié de mes enfants 
— et de ma femme! Empêche-les de s’affliger à cause de 
moi! — Fais que je réussisse dans mon entreprise ; — que je 
puisse tuer mon ennemi, — et rapporter les trophées de 
guerre. » 

« Donne-moi la force et le courage de combattre mon ennemi, 
— permets que je revienne encore voir mes enfants, — voir ma 
femme et mes parents. — Prends pitié de moi et me conserve 
la vie, — et je t'offrirai un sacrifice. » 

Sans doute au-dessous du Grand-Esprit on trouve chez les 
Peaux-Rouges un nombre immense de Manitous dont l’un, habi- 
tant au centre de la terre, est une sorte de démon. Mais ces êtres 
bons ou méchants, bien que pouvant influer sur la destinée de 
l’homme, n’ont rien du caractère de la divinité. Ge ne sont que 
des espèces de génies, de fées, d’ogres, etc., plus ou moins sem- 


CARACTÈRES RELIGIEUX — PEAUX-ROUGES, NÈGRES 363 


blables à ceux dont parlent les contes orientaux, et qui tous 
dépendent absolument du Grand-Esprit. Celui-ci seul est tout- 
puissant, et le mauvais faible et borné dans son pouvoir. 

La croyance à une autre vie était en outre universelle chez 
ces populations. Elles avaient relativement à l’autre monde, à 
la transmigration des âmes, à la multiplicité des existences, des 
idées assez vagues; mais dans plusieurs légendes recueillies soit 
par les premiers voyageurs, soit dans ce siècle même par 
Schooleraft, on trouve formulée de la manière la plus explicite 
la doctrine des récompenses promises aux bons, des peines qui 
attendent les méchants. 

Tout autant que n'importe quel peuple, et bien plus que les 
Arabes antérieurs à Mahomet , les Algonquins et les Mingwés 
méritent d’être regardés comme monothéistes. Rien ne permet 
d’ailleurs de supposer que chez eux ces croyances spiritualistes 
fussent dues à l'intelligence exceptionnelle d’un individu isolé 
qui aurait joué le rôle de prophète à la façon de Mahomet. Elles 
ont tous les caractères d’une manifestation spontanée des ins- 
tincts de la race elle-même. Or ce fait est d'autant plus remar- 
quable, que ces Peaux-Rouges, presque exclusivement chasseurs, 
s'étaient arrêtés bien près des derniers rangs de l’échelle sociale. 

Les Nègres Guinéens, bien supérieurs aux Algonquins et aux 
Mingwés, au point de vue de la civilisation, leur sont fort infé- 
rieurs sous le rapport religieux. Toutefois, ne parler que de leur 
fétichisme, c’est être profondément injuste envers eux. Il n’y a là 
en réalité qu’une forme superstitieuse plus ou moins intimement 
associée à un fond de croyances bien autrement élevées. Iei 
encore la foule des observateurs s’est arrêtée à ce qui frappait 
immédiatement ses regards ; mais heureusement il s’en est trouvé 
d’autres qui ont su voir au-delà de ces premières apparences. 

De nombreux témoignages, trop unanimes pour pouvoir être 
mis en doute, prouvent que du cap Vert au cap Lopez on croit 
à un Dieu suprême, invisible, qui a créé tout ce qui existe. Chez 
les Dahomans, ce Dieu lui-même serait soumis à un être plus 
élevé, qui, disent ces Nègres, est peut-être le Dieu des Blancs. 
Le plus souvent, il est vrai, on regarde cette divinité suprême 
comme gouvernant l'univers par l’intermédiaire de ses ministres; 
mais souvent aussi, on lui attribue une intervention directe. Alors 
on l’implore, on la remercie, on lui adresse des prières dont on 
connaît quelques formules. Dans celle que d’Avezac a recueillie 
de la bouche d’Oché-Fécoué, les Yebous demandent à Obbä-el- 
Orun (Aot du ciel) de les préserver de la maladie et de la mort. Ils 
ajoutent : « Orissa (Dieu), donnez-moi la fortune et la sagesse. » 

À côté du Pieu bon, se trouve pour presque tous les Guinéens 
le mauvais esprit, très-puissant aussi. On cherche à l’apaiser par 
des offrandes. Les Nègres croient parfois le voir ou l’entendre 
la nuit. Mais on sait bien que ce n’est pas seulement sur les 
côtes de Guinée que l’on s’imagine avoir de pareilles visions. 

Au-dessous viennent les dieux inférieurs, fort nombreux et 


364 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


parfois hiérarchisés. Ge sont eux qui sont envoyés dans les fétiches 
pour surveiller et protéger les hommes. Le fétiche, d’après le 
témoignage de prêtres et de Nègres fort croyants, n’est pas /e 
Dieu lui-même, 11 n’est que la demeure du Dieu. 

Tous les Guinéens croient à une autre vie, mais ont sur ce 
sujet des opinions fort différentes, En général ils la regardent 
comme à peu près semblable à celle-ci. Quelques-uns ont une 
idée confuse de la métempsycose ou pensent devoir renaitre 
dans un enfant. Les Issinois croient à l'immortalité de l’âme, 
qui, en quittant cette terre, va renaître dans un autre monde 
placé au centre du globe et réciproquement. C’est presque /a 
vie alternante, telle que l’avait-conçue Hippolyte Renaud, officier 
d'artillerie distingué, et un de ces penseurs qui ont éprouvé le 
besoin de s'expliquer la destinée de l’homme. | 

L'idée d'une rémunération est nettement formulée chez bien 
des tribus guinéennes. Pour quelques-unes d’entre elles les sages, 
les intelligents deviennent les messagers des dieux ; les mé- 
chants sont noyés en passant un certain fleuve et meurent pour 
toujours ou deviennent des démons. Chez d’autres, les âmes de 
ceux qui ont mal vécu vont chez le mauvais esprit, mais on 
peut les en retirer par des offrandes faites aux dieux. Voilà 
donc chez les Nègres l’idée du purgatoire et du rachat à côté de 
l’idée d'enfer. 

VII. — Je crois en avoir dit assez pour mettre hors de doute 
un fait complétement indépendant de toute hypothèse, et qui 
me semble avoir une sérieuse importance. C’est que souvent 
des idées extrêmement élevées et se rapprochant singulièrement 
de celles dont s’honorent les grandes religions, existent aussi dans 
les petites, quoique masquées par d’autres notions de nature 
inférieure. C'est que presque partout, et probablement partout, 
il faut distinguer la religion de la superstition. Mais pour recon- 
naître cet or au milieu de sa gangue, il faut du temps, une 
étude sérieuse et un esprit vraiment dégagé de préjugés. 

Sans doute, la superstition et la religion sont souvent comme 
fusionnées dans les croyances de certaines races, de même que 
chez elles le sorcier et le prêtre se confondent dans un seul per- 
sonnage. Mais il n’en est pas toujours ainsi; et, lors même que 
le rapprochement produit une confusion apparente, on doit évi- 
demment chercher à distinguer ces deux éléments. Or, ce tra- 
vail a été trop souvent négligé quand il s’agit des races infé- 
rieures. [ei encore je retrouve à chaque pas l'influence fâcheuse 
de l’orgueil européen. Certes, l'écrivain le moins croyant ne rat- 
tachera pas au christianisme, tel qu'il est entendu de nos jours 
en France, les contes sombres ou riants recueillis dans nos cam- 
pagnes par les Villemarqué, les Souvestre, etc. Il les placera, avec 
toutes les pratiques qui s’y rattachent, dans ce qu'on peut appeler 
la mythologie populaire. Eh bien, l'homme de science ne doit-il 
pas faire une distinction pareille, quand il cherche à apprécier 
la religion proprement dite des nations barbares ou sauvages ? 


CARACTÈRES RELIGIEUX — SUPERSTITIONS 309 


À qui demanderait comment le fétichisme a pu s'implanter 
en Guinée à côté de la notion d’un être suprème, créateur et 
ordonnateur de tout ce qui existe, comment le chamanisme 
peut se concilier chez les populations boréales avec la croyance 
à ce même Dieu dont Gengis-Khan se faisait une idée si grande 
et si élevée, je demanderais comment les plus étranges supersti- 
tions ont pu être jadis acceptées par toutes les sectes chrétiennes, 
comment il se fait qu'elles existent encore parmi nous. Certes, 
parmi nos classes éclairées, ni protestants, ni catholiques n'’in- 
tenteraient aujourd’hui un de ces procès de sorcellerie si com- 
muns il n’y a guère que deux ou trois siècles, et que suivirent 
si souvent des condamnations et des supplices. Mais, dans nos 
campagnes un peu reculées, la croyance aux sorciers est restée 
aussi ferme qu'elle l'était partout au moyen-âge. Les journaux 
nous révèlent de temps à autre des actes, qui prouvent qu’aban- 
données à elles-mêmes, ces populations brüleraient volontiers 
encore les malheureux soupçonnés d’avoir 7eté des sorts; pour 
se garder contre les maléfices, le mauvais œil, etc., ces mêmes 
populations ont bien souvent recours à des pratiques fort sem- 
blables à celles que les voyageurs signalent comme la preuve 
_de l’infériorité de certaines races. Au fond les amulettes de nos 
paysans ne sont que les grisgris des Nègres. 

Sur tous ces points et sur bien d’autres, tous les chrétiens 
aryans ont cru ce que nous reprochons fièrement aux Nègres 
et aux Mongols de croire. Toutes les communions chrétiennes 
ont sanctionné, parfois sanctifié ces absurdes superstitions. 

L’anthropologiste, qui fait de la science et non de la théologie, 
qui doit rechercher dans les religions inférieures ce qu'elles ont 
de pur, ne doit pas davantage hésiter à signaler dans les reli- 
gions supérieures, le singulier alliage dont je viens de citer un 
exemple vulgaire. 

De ce double travail ressortira, je pense, pour tout le monde, 
un fait général sur lequel j'ai bien des fois appelé l'attention, 
el qu'on peut formuler dans les termes suivants : grandes ou 
petites, les religions se rapprochent surtout par ce qu'il y a 
dans chacune d'elles de plus élevé et de plus infime; elles sont 
surtout séparées par les formes et les notions intermédiaires. 

VIII. — A diverses reprises on a signalé ce fait, qu'une reli- 
gion, remplacée par une autre, laisse dans celle-ci des traces 
plus ou moins accusées. Bien souvent aussi les divinités de la 
première, sans disparaître totalement, subissent une singulière 
déchéance et ne trouvent de place que dans le domaine des 
superstitions populaires. Qui de nos lecteurs n’a présents à l’es- 
prit les articles à la fois si sérieux et si charmants de H. Heïine 
sur les pauvres dieux de l’Olympe grec et romain, passés à l’état 
de personnages légendaires? Ces représentants de la mythologie 
classique sont allés rejoindre, dans le fond de croyances popu- 
laires, bon nombre de divinités germaniques et scandinaves; 
mais les uns et les autres n’avaient-ils pas des prédécesseurs ? 


366 CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES 


Depuis les temps quaternaires jusqu’à nos jours, bien des 
races ont habité l'Europe. Aucune sans doute n’a complétement 
péri. Elles se sont successivement refoulées, et plus ou moins 
absorbées; elles ont mêlé leur sang. Les croyances, même celles 
de nos ancêtres les plus reculés, ont-elles pu se perdre entiè- 
rement ? Je ne le pense pas. Sans doute une portion en aura été 
oubliée, mais bien probablement aussi une bonne part a sur- 
vécu, plus ou moins altérée par ce qu’apportait chaque immi- 
gration nouvelle. Ainsi se sera formée peu à peu cette mytho- 
logie populaire, qui a résisté aux doctrines officielles et a su se 
faire une place à côté d'elles. 

Ce qui s’est passé chez nous ne peut que s'être passé ailleurs. 
Peut-être démontrera-t-on un jour que de là vient principale- 
ment ce qu'ont de commun les croyances religieuses de peuples 
séparés par leurs divers degrés de civilisation, aussi bien que 
par la géographie. Pt 

X. — La science des religions n'existe pas encore, a dit 
M. Burnouf. Cela est vrai, surtout en se plaçant au point de 
vue que je viens d'indiquer. Toute classification générale est 
donc prématurée. Pour en essayer une, attendons de connaître 
au moins d’une manière passable, non pas seulement les grands 
corps de doctrines étayés d’une métaphysique profonde qu'ont 
acceptés les nations civilisées, mais aussi les croyances plus 
simples, plus naïves, qui les ont précédés, dont plusieurs exis- 
tent encore. Alors seulement on pourra tracer le cadre et les 
subdivisions renfermant les diverses manifestations de la faculté 
religieuse commune à tous les êtres humains. Alors aussi on 
pourra suivre le développement de cette faculté et en marquer 
les étapes, par un procédé analogue à celui de l’'embryogéniste, 
qui étudie les diverses phases traversées par le même être pour 
atteindre à son état parfait. 

Telle qu'elle est pourtant, ne consistant encore qu'en faits 
isolés ou reliés simplement par groupes, la science des religions 
a déjà une importance marquée en anthropologie. Elle met 
hors de doute un des caractères fondamentaux de l'espèce hu- 
maine ; elle fournit des faits assez tranchés pour servir à carac- 
tériser certains groupes humains ; elle révèle des rapports; elle 
ajoute son témoignage à celui de la linguistique pour éclairer 
la filiation de certaines races, pour attester d’antiques commu- 
nications entre des peuples longtemps regardés comme entiè- 
rement isolés les uns des autres. A ces titres divers, elle ne sau- 
rait être négligée par ceux qui veulent embrasser dans son en- 
semble l’histoire naturelle de l'Homme. 


FIN. 


TABLE DES MATIÈRES 


LIVRE PREMIER 
UNITÉ DE L'ESPÈCE HUMAINE. 


CHAPITRE PREMIER. — Empires et règnes de la nature ; règne humain ; 
méthode anthropologique........... €, x PE PME Ar Ce De 
CuapitRE Il. — Doctrines anthropologiques générales ; monogénisme 
et polygénisme...... RAR Mer dsl DE es ose TRE 
CHAPITRE III. — L'espèce et la race dans les sciences naturelles... 
Caapirre IV. — Nature des variations dans les races vénétales À 
animales; application à l’homme............. vu sal Date Rope ue É daié 
CHariTRE V. — Étendue des variations dans les races végétales et 
animals applicauon 4 ROME... 7... 07... ER rc re nie 
CaapirRE VI. — Entrecroisement et fusion des caractères dans les 
racesanimales : application, æd'hontmels.ty..............1.0.92. 
CuapirRe VII. — Croisement des races et des espèces végétales et 
animales ; métissage et hybridation ........ ed au Sat n 
CHapirre VIII. — Croisement des races et des espèces végétales et 
animales; métis et hybrides ; réalité de: l'espèee s4,4 4e 224 Ja 
CHapiTRE IX. — Croisement entre groupes humains; unité de l’es- 
CO Mn A PE CEE UE Cr D DO N  D lPÉPT OT 


LIVRE Il 
ORIGINE DE L'ESPÈCE HUMAINE. 


CHAPITRE X. — Origine des espèces ; hypothèses transformistes ; dar- 
HI C 0 NS PAR ES Pat axe d'en SARA RENR CESR LE SLT 


CHariTRE XI. — Origine de l'espèce humaine. — Hypothèses diverses. 


LIVRE III 
ANTIQUITÉ DE L'ESPÈCE HUMAINE. 


CuaritTRe XII. — Age de l'espèce humaine; époque géologique ac- 


LE EN CROSS RES Es D RPITUTE ONE PPT TN PEN ET 
CaApitRE XIII. — Age de l'espèce De époques géologiques 
DAPSUES. DES EE NACRE SEE Te Anis à e LIL 
LIVRE IV 
CANTONNEMENT PRIMITIF DE L'ESPÈCE HUMAINE. 
CHaAPiTRE XIV. — Théorie d'Agassiz ; centres de création....... IE 


CuapirRe XV. — Cantonnement progressif des êtres organisés ; cen- 
tres d'apparition; cantonnement primitif de l'homme..........., 


51 


62: 


76. 


368 TABLE DES MATIÈRES 


-LIVRE V 
PEUPLEMENT DU GLOBE. 


CaapiTRe XVI. — Migrations par terre; exode des Kalmouks du Volga. 133 
CHAPITRE XVII. — Migrations par mer; migrations polynésiennes ; . 
migrations à la Nouvelle-Zélande.......... RTE 0 138 


Caaprrre XVIII. — Migrations par mer ; migrations en Amérique... 148 


LIVRE VI 
ACCLIMATATION DE L'ESPÈCE HUMAINE. 
CHAPITRE XIX. — Influence du milieu et de la race..........,.,..., 159 
CHAPITRE XX. — Conditions de l’acclimatation...............,..... 167 
LIVRE VII | | P 
HOMME PRIMITIF. — FORMATION DES RACES HUMAINES. L 
Crarmee XXE Moime primitif... 20 not 179 LU 
CHAPITRE XXII. — Formation des races humaines sous la seule in- L 
faencerqu milieu et de l'hérédité 250 050 COR ee 183 : 
CHAPITRE XXIII. — Formation des races humaines métisses ........ 195 F 
CaariTRE XXIV. — Influence du croisement sur les races humaines | 
MÉDBSES : :!, RASE RE RE de ARE SNL DE en ER EE 206 b | 
LIVRE VII (à 
RACES HUMAINES FOSSILES. 
CHAPITRE XXV. — Observations générales.....,,.:.......,....... 24ù 
CHAPITRE XXVI. — Race de Canstadt'...... BELL ER EE ue RÉGIE UREE 226 
CHapPiTRE XXVII. — Race de Cro-Magnon ...............,... RU GAS 232 
CHAPITRE XXVIII. — Races de Furfooz................... s'HR EURE 250 
LIVRE IX 
RACES ACTUELLES ; CARACTÈRES PHYSIQUES. 
CHapiTRe XXIX. — Observations générales; caractères extérieurs. 259 
CHAPITRE XXX. — Caractères anatomiques.................... + 16 0 OT 
CHAPITRE XXXI. — Caractères physiologiques.......... sn VU . 1102 
CHapirRe XXXII. — Caractères pathologiques........ ....,......... 811 
LIVRE X 
CARACTÈRES PSYCHOLOGIQUES DE L'ESPÈCE HUMAINE. 
CHAPITRE XXXIII. — Caractères intellectuels ..... na de ei SSOENRRS À OIR 
Cnaprrre XXXIVSE- Caractères moraux .:4,.2,., LS ORNE D: 
CHapiTRE XXXV. — Caractères religieux....... sos lpedte dei ess PR 


Coulommiers, — imprimerie ALBERT PONSOT et P, BRODARD.