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* • - ■ - • -
Les Époques
de la
Pensée de Pascal
À
T.' •
1
DU MÊME AUTEUR
A LA MÊxME LIBRAIRIE
B. Pascal, les Pensées. — Texte critique (édition couronnée par
rAcadémie Française, prix Saintour). In-4'*, lxl-469 pages. Fasc.
Vides Collectanea Fnburgensia. 1896, Paris, Fontemoing et Fri-
bourg, B. Veith. 20 fr.
B. Pascal, Abrégé de la vie de Jésus. — Texte critique. In-8*>, viii-
62 pages, 1897. Paris, Fontemoing et Fribourg, B. Veith. 2 fr.50.
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moderne, avec une préface de Joseph Bédier. Petit in-16 carré,
xLvii-135 pages, 1901. 2fr. 50.
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Étude sur Sainte-Beuve. — Formation de son esprit et de sa mé-
thode critique.
1
il
CnSTAVE MICHAUT
Les Époques
de la
Pensée de Pascal
DEU)(IËiV|e ËQITIQN, REVUÇ gT AUQMENTËE
ANCIENNE LIBRAIRIE TIIORIN £T FILS
ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR
4, RUE LE GOFF, 4
190a
V,
AVERTISSEMENT
DE LÀ DEUXIÈME ÉDITION
J'ai pensé qu'il pouvait être utile de mettre à
la portée d'un plus grand public, dans un format
plus commode et à un prix plus accessible, l'étude
que j'avais publiée sur Pascal comme introduction
à mon édition critique des Pensées {CoUectanea
Friburgensia^ VI, Fribourg, Suisse, 1896, cou-
ronnée par l'Académie Française : prix Saintour).
Je l'ai revue avec soin ; j'y ai corrigé les
erreurs qu'on avait bien voulu m'y signaler; j'y ai
ajouté bon nombre d'additions, en m'inspirant de
ce qu'il a paru de meilleur sur Pascal depuis 1896.
Je dois surtout beaucoup à MM. Brunschvigg
[Pensées et opuscules^ Hachette, 1897, 2^ édition,
1900), Lanson (article Pascal de la Grande Ency-
clopédie^^ divers articles dans la Revue d'histoire
littéraire)^ Giraud [Pascal^ l'homme^ C œuvre ^
rinfluence^ 2^ édition, Fontemoing, 1900), Bou-
TROux [Pascal^ les grands écrivains Français,
Hachette, 1900) et Hatzfeld [Pascal^ les grands
139435
CéimLi,:r -J:-
VIII AVERTISSEMENT
philosophes, Alcan, 1901). J'ai eu aussi entre les
mains, grâce à M. Giraud, un extrait des notes
prises par Taine sur Pascal à l'Ecole Normale et
j'en ai pu tirer quelques remarques intéressantes.
Je voudrais être sûr d'avoir bien su mettre à
profit les secours précieux que j'ai trouvés dans
ces divers ouvrages ^
G. Michaux.
Décembre 1901.
1. Les deux gravures insérées dans lo corps de Touvrage repré-
sentent Pascal jeune et l*ascal sur son lit de mort; on dirait que le
premier portrait a été fait à dessein pour donner à la postérité une
image du brillant jeune homme à (]ui le « monde » plut (luelque
temps et qui lui plut; mais le masque, que nous a conservé la
piété de ses proches et de sa famille religieuse, nous offre, par une
éloquente antithèse, la face austère et noble de Tascîète. Je remer-
cie M. Gazier, «pii m'a aimablement communiqué ces deux
épreuves.
J'ai mis en frontispice la fameuse Cène de Philippe de Gham-
IKiigne, non seulement pour sa beauté propre et la convenance
qu'il y a entre Pascal et le peintr»' de Port-Royal, mais aussi à
cause du petit problème que soulève ce tableau. On a cm — et
cette opinion s'appuie du témoignage de Sainte-Beuve — que, dans
la Cène^ «les figures des apôtres étaient copiées de celles des soli-
taires» {Port-Royal^ 1, 26): saint Jean serait l'avocat Antoine
Lemaître; saint Pierre, Tabbé de Sainl-(^yran ; Judas, Antoine Ar-
nauld, ou, d'après d'autres, l.a Motlie Le Vayer, et le discii)lc du
bord du tableau, Pascal. M. Gazier dément énergicpiement cette
légende {Philippe et Jean-Iiap liste de Cliampui(/ne, Collection des
Artistes célèbres^ 1802, p. 'fO). On comprend" cependant (lu'elle soit
née précisément à cause de Pascal : le disciple sous les traits de
qui Ton a cru le reconnaître le rai)2)elle assurément d'une façon
étrange ((^f. Catalogue Villot des peintures du Louvre^ Ecole fla-
mande)-^ et il ne semble pas illégitime de se demander si le peintre
n'a i)as été frappé de la i»bysionomie de Pascal et, sans vouloir
expressément la repnxluire, ne l'a pas — inconscienunent peut-
être — retrouvée sous S(m pinceau. J'aime à met Ire It-s lecteurs
à môme de se prononcer persoimellement.
G. M.
%
LES ÉPOQUES
DE LA
PENSÉE DE PASCAL
Il est impossible de bien comprendre l'œuvre de
Pascal et plus particulièrement les Pensées^ si Ton
ignore sa vie ; et parmi les écrivains du xvii" siècle,
c'est un de ceux dont il importe le plus de
connaître Thistoire pour se rendre un compte exact
de leurs opinions et pour arriver à une pleine intelli-
gence de leurs écrits.
D'autres apologistes de la religion chrétienne ont
du premier pas atteint le but et, fermement atta-
chés tout d'abord à un principe unique, ils n'ont fait
ensuite qu'en développer les conséquences : un Bos-
suet par exemple, immuable dans sa doctrine,
n'emploie tout son génie qu'à dérouler en quelque
sorte, du centre de son orthodoxie, Ig théologie, la
métaphysique, la morale, la politique et l'histoire.
Pascal, lui, s'y' est repris à plusieurs fois avant
d'arriver à l'entier repos dans la foi janséniste.
Quoiqu'en réalité il ait moins varié qu'on ne le
croirait à première vue et peut-être qu'il ne se l'est
1
2 LES EPOQUES
imaginé lui-mtlme, il a paru cependant, aux diverses
périodes de sa vie, dirigé tour à tour par des prin-
cipes de conduite bien différents. De ces variations,
nous retrouvons la trace dans les pages qu'il a
écrites à chacune de ces époques : souvent nous y
rencontrons des contradictions apparentes que sa
biographie nous permet de résoudre, ou des contra-
dictions réelles que sa biographie nous explique et
dont elle nous fait mieux comprendre le sens et la
portée. Pour pénétrer plus profondément sa pensée,
il est donc nécessaire d'examiner attentivement de
quel point il est parti, à quel point il est arrivé et
par quels chemins, de traverse pour ainsi dire, il y
est quelquefois parvenu.
Sans doute, toutes les œuvres de Pascal n'exigent
point également pour être comprises cette connais-
sance intime de sa vie. On peut ne la point connaître
et ne rien trouver d'obscur dans ses Traités scien-
tifiques. Au contraire, ce sont eux qui nous éclairent
sur rhistoire de sa pensée, puisqu'ils nous révèlent
une face de son génie, qu'ils nous appreanent par
leur seule existence vers quel ordre d'idées son es-
prit s'est tourné un certain temps, qu'ils nous
attestent combien il fut parfois éloigné du mépris
janséniste de la science, qu'ils nous expliquent enfin
certaines de ses habitudes de raisonnement et cer-
tains caractères de sa méthode.
Pour les Provinciales déjà, il n'est point inutile
DE LA PENSEE DE PASCAL 3
J'ôtre informé de sa biographie. Si elles sont des
œuvres de polémique, inspirées par les Arnauld et
les Nicole, construites avec les matériaux qu'ils
avaient fournis, revues et corrigées d'après leurs
conseils, composées dans un intérêt de secte par
le «Secrétaire du Port-Royal* », elles sont aussi
de l'auteur des Pensées, et sa personnalité s'y révèle
mieux quand on connaît les événements qui ont
alors fait naître et enflammé son zèle.
Mais cela est encore bien plus nécessaire pour les
Pensées et les Opuscules théologiques ou philoso-
phiques. Car ces divers ouvrages n'étaient point
destinés à être publiés ou bien ne devaient pas
l'être dans la forme où nous les possédons actuelle-
ment. Dans les uns, écrits par Pascal pour lui-
même ou pour ses proches, nous saisissons pour
ainsi dire son âme toute nue, précisément parce
qu'il ne songeait point au public ; et dans les autres
nous la surprenons de même, parce qu'ils n'étaient
point encore prêts pour le public. Sainte-Beuve a
dit^ que « Pascal, admirable quand il achève, est
peut-être encore supérieur là où il fut interrompu ».
Il n'entendait parler que de la forme, mais son ju-
gement n'est pas moins vrai du fond. Les Pensées
i. PP. Annat et NouET, Réponses aux Lettres provinciales publiées
par le secrétaire du Port-Royal... (Liège, 1657.)
2. Port-Royal, t. IH, p. 464. — Cf. aussi p. 391 : que ces fragments
« nous font mieux voir et plus à fond Pascal lui-même ».
k^
4 LES EPOQUES
achevées et publiées par Pascal, c'aurait été sans
doute un beau livre, d'une noble architecture et
d'un art admirable; mais c'aurait été une Apologie
du christianisme^ où le « moi haïssable » de Fau-
teur se serait le plus possible effacé et aurait en
partie^ disparu. Tel quel au contraire, c'est le re-
cueil de ses idées, de ses impressions, de ses émo-
tions quotidiennes, presque le journal de sa vie
morale.
Puisque le livre a ce caractère, puisque au corps
de Touvrage dogmatique s'ajoutent certainement
des pensées étrangères inspirées à Pascal par les
événements de sa vie et datant des époques les
plus diverses, on voit combien il importe pour les
bien comprendre toutes de connaître ces événe-
ments. Ainsi, on expliquera tel passage mal inter-
prété en le rapprochant du fait qui Ta suggéré à
l'auteur ; on supprimera les contradictions appa-
rentes en replaçant chaque opinion dans le temps
auquel elle appartient ; on entendra mieux les pen-
sées d'une période en leur opposant les pensées
contraires d'une période différente. Pour l'ensemble
même de l'ouvrage, nous nous rendrons mieux
compte de la conception du livre et du but que se
1. Je dis en partie. Car on pourrait m'objecter que Bossuet, par
exemple, bien qu'il ne cherche point à se mettre en scène, n'est
pas absent de son Histoire des Variations, et que le « moi » de
Pascal transparaît dans les Provinciales qu'il a lui-même rendues
publiques. Je dis seulement qu'il y parait moins à nu.
DE LA PENSEE DE PASCAL 5
proposait Pascal, quand nous connaîtrons les cir-
constances qui en ont fait naître l'idée chez lui, ce
qui s'est passé pendant qu'il récrivait, et le public
de lecteurs auxquels il le destinait ; nous sentirons
mieux aussi ce qu'il peut y avoir d'original dans
la méthode et dans le ton môme de cette Apologie^ si
nous y retrouvons le souvenir et le remords d'un
état d'esprit semblable à celui qu'il y veut guérir ;
enfin, nous comprendrons mieux les dogmes qu'il
embrasse et la morale qu'il en fait découler, quand
nous le verrons, à la fin de sa vie, tout sacrifier
pour les défendre et pour la suivre.
En un mot, la vie de Pascal a réagi sur son
œuvre : il en faut connaître les variations pour com-
prendre les contradictions de ses écrits et c'est
souvent par Textérieur, pour ainsi dire, qu'il fau-
dra éclairer ses Pensées, Sa biographie est l'illustra-
tion, et comme la lumière de son œuvre ^
1. Je citerai toujours les trois éditions :
Havet (Deiagrave, 1897) : H. {tome et page ou
article et pensée) ;
Michaut(Fribourg, CoZZ. F/'i7>.,1896) : M. [pensée) \
Brunschvicg (Haciiette, 1300) : B. [page ou pensée);
et pour les écrits qu'elles n'ont pas recueillis,
Lahure (Hachette, 1866) : L. [tome et page).
L'abréviation L. 0. M. [page) désigne l'édition des Lettres,
Opuscules et Mémoires de A/™" Périer et de Jacqueline, sœurs de
Pascal et de Marguerite Périer, sa nièce, donnée par Faugère
(Paris, Vaton, 1845).
%
PREMIÈRE ÉPOQUE
1635-1646
/
LE MILIEU
LA FAMILLE DE PASCAL *. RANG, FORTUNE. ETIENNE
PASCAL : SES IDÉES ET SES SENTIMENTS EN MATIÈRE
DE RELIGION ; SON GOUT POUR LES SCIENCES ET SES
TRAVAUX. ÉDUCATION DE PASCAL.
L'auteur, quel qu'il soit, du Discours sur les Pas-
sions de V Amour a dit : « Je voudrais ne compter
[la vie] que depuis la naissance de la raison et de-
puis qu'on commence à être ébranlé par la raison,
ce qui n'arrive pas ordinairement avant vingt ans:
avant ce temps, on est un enfant; et un enfant n'est
pas un homme ^ » Mais l'enfant prépare l'homme et
les premières impressions reçues dans une âme en-
core tendre par une raison qui s'éveille agissent
puissamment sur un jeune esprit et contribuent
pour une large part à former la pensée.
\. H., t. H, p. 232; B., p. 124.
10 LA PENSÉE DE PASCAL, I
Pour Pascal en particulier, il est d^autant plus
nécessaire d'étudier de près ses premières années,
qu'il y a reçu une éducation exceptionnelle. On sait
en effet qu'Etienne Pascal, ayant perdu sa femme,
Antoinette Bégon, en 1626, voulut dès lors se con-
sacrer entièrement à ses enfants. Il ne put se ré-
soudre à confier son fils à des étrangers, ne le fit
entrer dans aucun collège et fut toujours son
unique maître ^ Il a donc pu diriger k sa guise l'es-
prit de son fils, et le pénétrer de ses propres senti-
ments. Comme Pascal avait alors trois ans, sa sœur
Gilberte cinq, et Jacqueline un 2, qu'ils ont grandi
sans être jamais séparés, l'intimité a dû être très
grande entre eux et, malgré l'absence d'une mère"^,
la famille de Pascal a eu sur lui une très puissante
action, sans obstacle ni contrepoids : elle l'a un
peu façonné à son image, et la connaître, c'est com-
mencer à le connaître.
La famille de Pascal avait été anoblie par
Louis XI ^. Sur l'acte de naissance du fils^ le père
est qualifié de « noble », la mère de « noble demoi-
1. M"* Péribr, Vie de Biaise Pascal, H., t. I, p. lxiii; B., p. 2.
2. Il était né le 19 juin 1623; Gilberte (M- Périer), le 3 jan-
vier 1620; et Jacqueline (sœur Euphémie), le 4 octobre 1625. Etienne
Périer avait eu une autre enfant morte en bas âge (Anthonia).
3. Ce qu il y a d'un peu dur dans le caractère de Pascal ne
s'expliquerait-il pas — dans une certaine mesure — par cette édu-
cation exclusivement virile, où manquait la tendresse mater-
nelle ?
4. L. 0. M., Mémoire de Marguerite Périer, p. 418.
5. Ibid.j Appendice 1, p. 475.
ft
LE MILIEU 11
selle », et, dans son épitaphe, lui-même est appelé
écuyer. Nous savons, d'ailleurs, qu'il avait des
armoiries S puisqu'il les a changées après le miracle
de la Sainte-Epine. Il était donc d'une bonne
noblesse de robe; et, à considérer leur tableau
généalogique 2, il semble qu'il y ait eu comme une
dynastie des Pascal dans les cours de justice de
l'Auvergne. Toutefois, si ancienne que fût sa
noblesse, elle était cependant assez modeste : la
noblesse de robe ne pouvait rivaliser avec la
noblesse d'épée, et un magistrat de Parlement de
province n'est pas un de ces personnages de
marque qui priment en tout lieu. Ainsi sa nais-
sance le plaçait à un rang intermédiaire, plus
éloigné du peuple que des gentilshommes de grande
race, dans cette haute bourgeoisie qui formait la
classe la plus sérieuse de l'Etat.
Son père, Etienne Pascal, possédait vraisembla-
blement une certaine fortune. Nous n'avons point à
ce sujet de renseignements très précis et trèssûrs^;
nous savons seulement qu'il avait placé son bien
en rentes sur l'Hôtel de Ville, puisqu'il fut un ins-
1. Il prit un œil (ou un ciel) entouré d'une couronne d'épines.
(Sainte-Beuve, Port-Royal^ III, 184.) — Seulement ces armoiries
n'étaient peut-être qu'un cachet.
2. L. 0. M., Appendice 2, p. 476.
3. GoNOD, Recherches sur la maison où B. Pascal est ne, et sur
la fortune d'Etienne Pascal (Glermont, 1847). Cf. Maurice Barrés,
Peut-on conserver et doit-on conserver la maison de Pascal (Écho
de Paris, 7 et 14 septembre 1900).
12 LA PENSÉE DE PASCAL, I
tant compromis par ses protestations contre le
retranchement d'un quartier ^ Mais, pour qu'il
renonçât à sa charge lucrative- et qu'il vint s'éta-
blir à Paris sans y solliciter aucune fonction, lui
qui avait un fils à élever et deux filles qu'alors il
comptait bien marier toutes deux, il fallait assuré-
ment que ses revenus lui assurassent une existence
indépendante.
Il est vrai que, en 1653, nous verrons Pascal es-
sayer de retenir une part de la fortune paternelle
que Jacqueline veut donner au couvent; la mère
Agnès reconnaîtra alors « qu'il ne lui reste pas as-
sez pour vivre comme les autres de sa condition'^ » ;
et M""® Périer nous apprend que, plus tard, il avait
1. En 1630, Etienne Périer avait vendu sa charge et la plus
grande partie de ses biens et, en 1631, il s'était transporté avec
tous les siens à Paris, où il comptait trouver plus de ressources
pour l'éducation de son fils. 11 avait alors placé sa fortune en
rentes sur l'Hôtel de Ville. En 1638, le chancelier Séguier retrancha
un quartier de ces rentes et les porteurs se plaignirent : « 11 se dit
ce jour-là des paroles et même, on fit quelques actions un peu
violentes et séditieuses. » Comme Etienne Pascal « s'était ren-
contré chez M. le chancelier avec beaucoup d'autres personnes
qui avaient intérêt comme lui, aux rentes de l'Hôtel de Ville », il
fut pris pour un des meneurs, et le cardinal le désigna avec trois
autres pour être mis à la Bastille. Etienne Pascal se cacha : il
revint au mois de septembre seulement, lorsque Jacqueline fut
atteinte de la petite vérole: encore passa-t-il l'hiver enfermé dans
sa maison. Il ne rentra en grâce qu'en avril 1639, après que Jac-
queline eût joué, avec d'autres enfants, ÏAmour tijrannique de
Scudéry devant le cardinal et eût su lui plaire (Cf. M"" Périer,
Vie de Jacqueline Pascal, et Jacqueline Pascal, Letlve à son père,
du 4 avril 1639, dans L. 0. M., p. 305).
*2. n était second président en la Cour des aides de Clermont.
3. Cf. L. O.M., Relalion de sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie.
p. m.
LE MILIEU i3
« peu de bien », que sa dépense « excédait son re-
venu^ », et que parfois il était réduit à emprun-
ter. Mais la fortune de son père était en ce moment
partagée entre ses sœurs et lui ; ses maladies
longues et pénibles lui avaient coûté beaucoup ; sa
vie mondaine, à l'époque où parle la mère Agnès,
devait Tentraîncr h des frais assez considérables, car
il voulait sans doute égaler en tout les jeunes gens
plus riches que lui avec lesquels il était lié; et, à
la fin, c'étaient ses aumônes excessives qui le for-
çaient à recourir aux banquiers. Dans la première
période de sa vie, nous ne voyons jamais trace
d'une pareille gêne et il a certainement vécu à son
aise, sans privation, môme du superflu.
La riche bourgeoisie et la noblesse de robe, sous
l'Ancien Régime, ont toujours afl'ecté ime certaine
indépendance en matière de religion. C'est parmi les
notables et les magistrats que se sont recrutés les
défenseurs les plus obstinés des libertés gallicanes
menacées par les ultramontains. Et, h l'égard même
de l'église gallicane ou du moins à l'égard du
clergé, ils se piquaient de garder leur libre juge-
ment et leur libre parler. Avec l'originalité et la
verve en moins, avec la décence et la gravité en
plus, la plupart semblent avoir eu les opinions qu'a
exprimées un Guy-Patin, par exemple : leur reli-
gion était solide, leur piété sincère, leur cœur
1. Vie de Pascal^ H., t. I, p. lxxx; B., p. 27.
14 LA PENSÉE DE PASCAL, I
chrétien, mais leur langue franche et volontiers
hardie. C'est pour cela d'ailleurs qu'ils ont si facile-
ment accepté le jansénisme^ : cette doctrine austère
satisfaisait à leurs tendances morales et à leur sé-
rieux professionnel ; et elle se refusait à subir le
joug de Rome, dans le temps oii le gallicanisme
semblait s'y résigner — précisément pour la mieux
combattre.
Magistrat et d'une famille de magistrats, Etienne
Pascal apportait dans les choses de la religion la
môme gravité respectueuse, tempérée par la même
liberté. Sa foi, sans aucun doute, était sans ré-
serves : l'air du siècle était chrétien et le père de
Pascal ne s'y sentait point gêné. C'est sans restric-
tion aucune qu'il pouvait protester de son très
grand respect pour la religion; et c'est tout natu-
rellement qu'il l'inspirait à son fils, « lui donnant
pour maxime que tout ce qui est l'objet de la foi
ne le saurait être de la raison, et beaucoup moins
y être soumis 2 ».
Toutefois c'était im peu,semble-t-il, cette « reli-
gion de coutume » dont parle Pascal, en déplorant
qu'elle soit celle de tant de chrétiens -K Uniquement
acceptée par l'esprit, elle ne pénétrait point, pour
ainsi dire, jusqu'au cœur; elle n'était pas l'unique
1 . Comme le protestantisme, à l'époque de François I" et Henri II,
le stoïcisme au xvi* siècle.
2. M"* Périer, Vie de Pascal. H., t. I, p. lxix; B., p. 11.
3. Pensées, H., x,8 ; M., 424; B., 252.
LE MILIEU 15
inspiratrice des actions, la seule règle de la con-
r
duite. La religion aisée, indulgente, d'Etienne Pas-
cal se conciliait sans peine avec les obligations et
les plaisirs de la vie profane et mondaine : comme
le dit sévèrement Thistorien de Port-Royal: « Il
avait de la piété, mais elle n'était pas éclairée. Une
connaissait pas encore les devoirs de la vie chré-
tienne et il croyait pouvoir allier des vues de for-
tune avec l'Evangile ^ » Ces sentiments ont plus
tard laissé quelques traces dans la conduite d'Etienne
Pascal, môme après sa conversion : comment expli-
quer autrement que lui, un janséniste fervent, ait
jusqu'à sa mort interdit à sa fille Jacqueline l'en-
trée du couvent?
Et môme, la famille de Pascal était d'abord telle-
ment éloignée des voies d'un christianisme aus-
tère qu'elle avait contre la vie religieuse des pré-
ventions qui ne sont point sans nous surprendre.
M"' Périer ne nous dit-elle pas de celle qui sera
plus tard sœur Euphémie : « qu'elle avait un grand
éloignement et même un peu de inépris pour la re-
ligion [c'est-à-dire ici le couvent], parce qu'elle
croyait qu'on pratiquait des choses qui n'étaient pas
capables de satisfaire un esprit raisonnable 2. » Il
r
n'est pas jusqu'à ce respect qu'Etienne Pascal
1. Histoire générale de Port-Royal^ t. III.
2. M"* PéRiBR, \ie de Jacqueline^ L. G. M., p. 61,
L.-_.
16 LA PENSEE DE PASCAL, [
manifestait pour la religion, en séparant si nette-
ment les choses de la raison des choses de la foi,
qui n'atteste le même état d'esprit. Un partage si
net, si absolu, a sans doute pour but de ne point
compromettre ou dégrader la religion en y mêlant
rien de profane ; mais n'est-il pas vrai que de lui
réserver si scrupuleusement son domaine, c'est
aussi lui interdire le domaine de la raison, c'est
séculariser, ou, comme nous dirions, laïciser toute
une partie de la vie ? Un respect qui interdit toute
familiarité avec les choses saintes mène peut-être
tout droit à une certaine indifférence pratique.
Sans doute, cette indifférence n'est point du tout
celle que nous pourrions trouver dans la bourgeoisie
de notre temps. Le siècle est alors si généralement
croyant, l'esprit de cette génération est si naturel-
lement tourné vers la religion, que cette tiédeur se
concilie fort bien avec une foi sincère et même
superstitieuse. Déjà le lien est rompu qui avait si
étroitement rattaché la raison et la foi*; mais,
pendant quelque temps encore, elles feront route
de conserve. En un mot, l'indépendance de la pensée
chez le père de Pascal est celle d'un homme modéré,
ami de la tradition et de la règle, élevé au milieu
des enseignements du christianisme, en un temps
voisin de celui où des incrédules comme le prince
1. Cf. GiRAUD, Pascal^ p. 8 sq. ; État des espints et des doctrines
en France entre 1620 et 1640.
LE MILIEU 17
de Condé et la princesse Palatine, ne se sentant
point sûrs dans leur impiété, avaient besoin de s'y
encourager et essayaient dans celte intention de
brûler un morceau de la vraie croix.
Nous en avons une preuve bien significative dans
Tétrange histoire de sorcellerie que raconte Margue-
rite Périer^ Biaise encore tout jeune étant grave-
ment malade, une sorcière fut contrainte d'avouer
qu'elle lui avait jeté un sort; menacée et battue par
le grand-père, elle sauva l'enfant, en transportant
le sort sur un chat qui mourut. L'état d'esprit d'un
homme instruit, d'un magistrat, qui ajoute foi à ces
incantations, nous est devenu étranger : les hommes
les plus religieux de notre temps sont jaloux d'éviter
le reproche de superstition; mais c'est une preuve
du moins qu'au xv!!"* siècle, on était singulièrement
plus enclin à croire au surnaturel que nous ne le
sommes aujourd'hui, et Pascal lui-même a continué
de croire aux sortilèges '-\ En tout cas, ce récit de
Marguerite Périer doit être noté : une époque où
de semblables croyances sont ré])andues est plus
capable aussi d'une foi sans réserve.
Mais, à ce moment, le père de Pascal n'est pas encore
arrivé à la ferveur passionnée du jansénisme. 11 est
tout au monde, tout aux'études profanes. Nous avons
1. L. 0. M. Mémoire de M.irfçueritc Pcricr, p. 447. — Voir aussi
Tépisode de la sorcière (iansTextraordiiiairc histoire de M. de Basolc
(Recueil d'Utrecht, p. 174).
2. Cf. Pensées, H., xxiii, 23 ; M., 773 et 422; B., 817 et 818.
2
18 LA PENSEE DE PASCAL, I
peu de renseignements sur ce qu'il pensait de la
philosophie de Descaries ; mais nous savons que
le P. MersenneS le factotum de Descartes et son
représentant à Paris, qui tenait les savants au
courant des idées de son maître, était en relations
étroites avec Etienne Pascal. De plus, le principe
de la séparation de la raison et de la foi — qui
d'ailleurs se trouve déjà dans Montaigne — est un
des principes fondamentaux du cartésianisme :
Tauteur du Discours de la méthode a toujours témoi-
gné — ou atlecté — pour la religion et la morale
ce même respect (jue professait Etienne Pascal.
Enlin la méthode, sinon la philosophie de Descartes,
était bien faite pour plaire à ce chrétien qui
n'avait rien d'un ascète. C'est seulement quand une
croyance est très vivante en nous que nous pensons
à tout examiner à sa lumière, à en faire, pour ainsi
dire, la pierre de touche des théories étrangères. Le
cartésianisme ne pourra s'accorder avec le jansé-
nisme^ qui méprise le monde et la science; il s'accor-
\. Marin Mersenne (1.j88-1G48), religieux minime, ami déjeunasse
de Descartes au collège de ï^a Flèche. En philosophie et en théo-
logie, il est un des devanciers de Iluet, et comme lui, appuyait
volontiers la foi sur le scepticisme. En science, il s'occupait surtout
de mathématiques. Cf. l'article d'HAUHÉAu {Nouvelle bibliographie
générale de Firmin Didot).
2. Cf. Bhunetière, Etudes critiques^ 4° série : Jansénistes et Car-
tésiens. — Taine disait de Descartes : « Mauvais chrétien. On a
même cru que ses pratiques religieuses n'étaient que des conces-
sions aux exigences religieuses du temps. Il n'a point l'esprit chré-
tien; il se fait une morale provisoire; il cherche les hautes vérités
métaphysiques, comme si elles n'étaient pas de la religion. Il met la
LE MILIEU ♦ i9
dait sans peine avec ce christianisme facile qui se
concilie sans peine avec toutes les jouissances hon-
nêtes de la vie et toutes les curiosités de l'esprit.
En effet, Etienne Pascal se livrait avec ardeur et
sans aucun scrupule aux recherches scientifiques.
La conformité des goûts et des connaissances
l'avait lié avec le P. Mersennc, avec les trois ma-
thématiciens et géomètres, RobervaU, Fermât-,
religion dans un coin de son esprit, sans la toucher pour s'en ser-
vir ni pour l'attaquer. La religion consiste pour lui en la croyance
machinale aux dogmes et en les pratiques qui en suivent. Il ne
voit dans la religion que la matière^ le dogme et les rites, non le
fond^ la philosophie et la morale » {Notes inédites). — Il faut
noter pourtant que l'opposition foncière du cartésianisme et du
jansénisme est longtemps restée inaperçue (Voir les preuves
significatives qu'en donne Lanson, Littérat. française, p. 396, et se
souvenir de la sympathie que des hommes comme BéruUe por-
taient à Descartes. Cf. aussi Blondel, le Christianisme de Descaries ^
dans Rev. de métaphysique^ juillet 1896).
1. GUles Persone de Roberval (1602-1675), professeur pendant
quarante ans au Collège de France. Il « était un géomètre de
génie. Il fit avancer la théorie de la Cycloïde, que seul Pascal
acheva ; il inventa la méthode des indivisibles, qui était une ap-
plication géométrique de ce que devait être en analyse pure le
calcul différentiel et il traça la voie à Newton par sa méthode géo-
métrique pour déterminer la tangente à une courbe quelconque. »
(Bruxschvico, p. 7, note.) Il fut l'adversaire obstiné de Descartes
depuis 1638, parce que Descartes avait paru faire peu de cas de
ses travaux sur l'aire de la cycloïde.
2. Pierre de Fermât (1601-1665), conseiller au Parlement de Tou-
louse. « Avant Descartes peut-être, il avait appliqué la méthode
de l'algèbre à la résolution des lieux géométriques; en tout cas,
il fut le seul à indiquer une méthode pour résoudre les problèmes
de maximum et de minimum qui était le pressentiment du calcul
différentiel. D'autre part, il fut l'un des premiers qui étudièrent le
calcul des probabilités et ses profondes spéculations sur les
nombres sont célèbres ; certains théorèmes dont il n'a pas donné
la démonstration, tout en faisant savoir qu'il la possédait, de-
meurent aujourd'hui sans démonstration. » (Brunschvicg, loc. cil.)
Il eut, lui aussi, un différend retentissant avec Descartes. Cf. l'ar-
ticle enthousiaste et détaillé de la Nouvelle Biographie (générale.
20 * LA PENSEE DE PASCAL, I
Desargues*, avec Carcavi^, Mydorgo*\ Le Railleur^,
et d'autres savants. Toutes les semaines, on se réu-
nissait chez le P. Mersenne pour s'y communiquer
des travaux, se proposer des problèmes de mathé-
matiques ou des questions de physique et discuter
les inventions des étrangers, avec qui on entre-
tenait un commerce réglé de lettres. C'est à cette
libre académie, devenue plus tard l'Académie des
1. Gaspard Desargues de Lyon (1593-1662). 11 « s'occupait prin-
cipalement des propriétés des coniques et de la géométrie segmen-
taire ; mais il apportait dans cette étude un esprit généralisateur
qui faisait Tadmiration de Descartes. Il s'est livré aussi à Tétude
des questions relatives à la représentation des solides et la coupe
des pierres, et par là, il a mérité d'être appelé par Poncelet le
Monge de son siècle. Très habile en architecture et en mécanique,
il essaya d'initier les architectes de son temps aux méthodes scien-
tifiques». (Brunscbvico, loc. cit.) Dans ses Basais pour les coniques^
Pascal se reconnaît son disciple : « Nous démontrerons aussi la
propriété suivante, dont le premier inventeur est M. Desargues,
lyonnais, un des plus grands esprits de ce temps et des plus
versés aux mathématiques, et entre autres, aux coniques, dont
les écrits sur cette matière, quoiqu'en petit nombre, en ont
donné un ample témoignage à ceux qui auront voulu en recevoir
l'intelligence, ie veux bien avouer que je dois le peu que j'ai
trouvé en cette matière à ses écrits, et que j'ai tâché d'imiter,
autant qu'il m'a été possible, sa méthode sur ce sujet. » (L., III,
p. 184.) C'est sur cette phrase que Descartes, avec quelque mal-
veillance, s'appuya pour soutenir que les Essais n'avaient aucune
originalité.
Les trois géomètres précédents sont les véritables maîtres de
Descartes. (Voir sur eux Desboves, Etude sur Pascal et les géo-
mètres contemporains. Delagrave, 1878.)
2. Pierre de Garcavi, lyonnais lui aussi (? — 1684), conseiller au
grand conseil de Paris, puis sous Colbert, bibliothécaire du roi;
un des premiers membres de l'Académie des sciences.
3. Claude Mydorge (1583-1647), lié avec Descartes au siège de la
Rochelle, prit le parti de Fermât contre Descartes, mais s'entremit
entre eux comme médiateur. Il s'est adonné surtout à la fabrica-
tion de verres et de miroirs perfectionnés pour les études de phy-
sique.
4. Le Pailleur, parmi ces savants, était surtout un amateur.
LE MILIEU 21
sciences*, que Pascal a dédié plusieurs ouvrages
en 1654 : Ceieberrimœ matheseos Academiœ Pari-
siensi ; et le père de Pascal y tenait une place im-
portante. Nous le voyons toujours s'intéresser vive-
ment aux inventions de son fils : c'est à lui que
Pascal dédia ses Nouvelles expériences touchant le
vide (1647), et c'est lui qui, en 1648, écrivit au
1. L'Académie des Sciences ne fut fondée qu'en 1666. Auparavant,
les réunions des savants s'étaient faites chez le P. Mersenne, puis
« chez de Montmor, maître des requêtes, et ensuite chez Thévenot»
(Fontenelle). Il est à remarquer que, sauf le P. Mersenne, la plupart ,
de ces savants étaient adversaires de Descartes; Gassendi même
prit part à ces assemblées. On s'explique ainsi que Pascal et
Descartes n'aient jamais vraiment sympathisé ensemble. Mais
l'opposition vient surtout peut-être de la différence de leurs esprits.
— Cf. Taine, Différence et contraste entre Pascal et Descaries :
« L'un, modéré en tout, cherchant tant qu'il ne trouve pas l'évidence,
mais s'arrêtant alors, doué d'une curiosité calme, n'ayant point
d'angoisse et d'excès dans son amour de savoir, douteur par
méthode et non par nature, aimant la science seule, s'occupant
moins de morale que de métaphysique et de géométrie, savant
par excellence et bien plus qu'homme, heureux et tranquille dans
la conscience de sa certitude, ayant quelque chose de froid, un
peu égoïste, ne cherchant qu'à repaître son esprit de vérités abs-
traites et pures, ne s'occupant guère du problème de la destinée
humaine. Pascal, au contraire, tout passion, tout ardeur, esprit
impétueux aux éclairs de génie, comprenant le vrai non par une
méthode logique et lente, par des illuminations d'intelligence,
d'une imagination extrêmement vive et nette; prompt d'esprit,
pénétrant d'un coup et par un mouvement instantané jusqu'au
fond de plusieurs vérités profondes ; éclairant tout d'un coup un
abtme; âme pleine de douleur, d'anxiétés, de doutes, cherchant la
vérité avec gémissements et angoisses » {Notes inédiles). — Voir
là-dessus, Baillbt, Vie de Descaries (Paris, 1691); IIavet, Descartes
et Pascal [Rev. politique et littéraire^ 29 août 1885) ; Adam, Pascal
et Descartes (Rev. philosophique, 1887, t. II) ; Fouillée, Descartes
(Hachette, 1893); P. Tanxery, Descartes physicien {Rev. de meta-
physique^ juillet, 1896) ; Bernard Bhuxues, le Mécanisme cartésien
et la physique actuelle {Quinzaine^ V" juillet, 15 décembre 1893)
15 janvier 1897) ; Brunschvico, p. 42-43; Giral'd,p. 23-24 et 32-33; le
lieutenant Périer dans le Pascal d'IlATZFELo.
22 LA PENSEE DE PASCAL, I
P. Noël la longue et énergique épître, où il défend
à la fois et les théories scientifiques et Thonneur
de son fils.
Pourtant il ne fit point aux sciences une part
excessive dans l'éducation de Pascal. Au contraire,
« comme il savait que la mathématique est une
science qui remplit et qui satisfait beaucoup l'esprit,
dit M""^ Périer, il ne voulut point que mon frère en
eût aucune connaissance, de peur que cela ne le
rendît négligent pour la [langue] latine et les autres
langues dans lesquelles il voulait le perfectionner ».
Et il avait caché les livres de mathématiques, se
gardant môme de parler de cette science en pré-
sence de l'enfant. On sait comment ses précautions
furent déjouées et comment un beau jour il sur-
prit son fils occupé à se démontrer à lui-même,
avec des « barres » et des « ronds » la trente-deuxième
proposition du premier livre d'Euclide : que la somme
des angles d'un triangle est égale à deux droits'.
Selon M"'*' Périer, Pascal avait réellement réin-
venté les mathématiques, posant d'abord de lui-même
des définitions et des axiomes, et trouvant la série
successive des démonstrations antérieures. Ce pro-
dige a paru incroyable. L'historien des mathéma-
tiques, Montucla, a supposé que Pascal n'avait peut-
être pas suivi la marche même d'Euclide : « Cette
proposition dérive de deux autres des lignes paral-
1. Vie de Pascal. IL, t. I, p. lxv ; B., p. 5.
LE MILIEU 23
lèles qu'il n'est pas impossible à un esprit juste et
né pour la géométrie d'apercevoir, quoique peut-
être il ne pût se les démontrer rigoureusement ^ »
Tallemant des Réaux était même allé plus loin; et,
nous ne savons sur quel fondement, il raconte que
Pascal avait lu en cachette un Euclide et en avait
compris seul les six premiers livres-. Mais, en
admettant même la version la plus modeste, l'apti-
tude de Pascal aux mathématiques et son génie n'en
resteraient pas moins merveilleux.
r
M™* Périer nous dit aussi qu'Etienne Pascal avait
une méthode particulière — toute de raisonnement
et de logique — pour enseigner le latin, le grec, et
« les diverses parties de la philosophie ». Et, d'après
les renseignements qu'elle nous donne, il est aisé
de voir que l'éducation de Pascal fut, sinon exclu-
sivement scientifique, au moins toute philosophique
et intellectuelle^.
Fût-ce, comme Etienne Pascal le craignait, parce
que les sciences ont exclusivement absorbé l'esprit
de son fils? Fût-ce parce que le père était lui-môme
peu capable de bien enseigner tout ce qui échap-
pait à sa compétence de savant? Toujours cst-il que
Pascal ne paraît pas avoir connu grand'chose en
1. Histoire des mathématiques (Agasse, Paris, an Vil), t. If,
p. 62.
2. lUstoinettes, 188-189.
3. Vie de Pascal^ IL, t. I, p. lxiv; B., p. 3 sq. — Cf. Adam,
Éducation de Pascal {Revue bourguignonne de Venscignement
secondaire et de renseignement supérieur^ 1888.)
24 LA PENSEE DE PASCAL, I
dehors de la géométrie et la physique. Il parle
assez rarement des anciens, et, d'ordinaire, ce qu'il
en sait lui vient de Montaigne*. De la littérature
française, il n'a guère lu que ce même Montaigne,
et son disciple Charron-, quelques traités de
Du Vair-^, peut-être quelques œuvres de saint Fran-
çois de Sales'', les pièces de Corneille qui était lié
avec sa famille^, Descartes naturellement, plus tard
Balzac et peut-être quelques autres ouvrages h la
mode^'. Quant aux études plus sérieuses de théo-
logie et de philosophie, il s'y est adonné trop tard
pour en être bien instruit, s'il faut en croire et
Nicole', et cet oratorien qui le trouvait « si
1. Il a lu Épitecte, mais sans doute dans la traduction du
P. Goulu ou dans celle de Du Vair (Cf. Giraud, loc. cit., p. 21,
note). — lia peut-être lu Gicéron, dont il blâme les « fausses beautés »
(Pensées^ IL, vu, 35; M., 739; B., 31); mais il se peut aussi qu'il
ait emprunté ce jugement à Montaigne ou au chevalier de Méré
(Cf. surtout Œuvres, II, 2). — Il connaissait Sénéque [Reo. d'Hisl.
lut. de la France, 1897, p. 315-316). — En revanche, il n'avait « au-
cune leinlure » (rilouiérc et, à en croire une phrase (équivoque
d'ailleurs) d'un janséniste obscur, < il n'avait jamais pu le goûter »
(Port-Royal, IV, 600).
2. Cf. Pensées, H., vi, 33; M., 446; B., 62.
3. Cf. Fr. Collet, Un fait inédit de la vie de Pascal (Paris, 1848).
4. Cf. Strowski, Saint François de Sales (Pion, 1898), liv. V,
ch. V : Les traces de cette doctrine [du Traité de V amour de Dieu]
dans Pascal et Rossuet.
5. C'est lui qui a remercié les juges des Palinods de Rouen, au
nom de la famille de Jacqueline (1640).
6. Cf. Pensées, H., xxv, 68; M., 756; B.,13, où il fait mention
d\irf amène ou le grand Cyrus. — Voir aussi la Première lettre
de Racine à l'auteur des Visionnaires.
7. Nicole traite Pascal de «Ramasseur de coquilles» (PoW-Boya/,
m, 184, note). — Cf. dans VÉloge de Pascal du même Nicole: «Non
enim eruditione multiplici laborisque diligentia [ingenium] cen-
sendum est : sit doctorum vulgaris illalaus, non ejus sane qui ad
inveniendas potius quam ad discendas scientias natus erat. »
LE MILIEU 25
intelligent, mais si ignorant^ ». 11 se peut que ces
théologiens exagèrent et qu'ils fassent simplement
allusion à une ignorance bien naturelle des arcanes
de la théologie ; mais il n'en est pas moins vrai que
Pascal avait assez peu lu et que toutes ses connais-
sances historiques dans les Provinciales et dans les
Pensées lui viennent ou de Montaigne, ou des notes
fournies par Port-Royal, ou de quelques livres très
spéciaux, comme le Pugio Fidei-,
Ainsi, grâce à Téducation qu'il avait reçue et à
ses dispositions merveilleuses'^, Pascal se précipita
dans d'étude des sciences avec l'impétuosité de sa
nature ardente. Il s'y mit tout entier, et les travaux
de géométrie et de physique suffirent d'abord à
cette imagination si fougueuse et à cette sensibilité
plus tard si emportée.
1. Le P. Thomassin de l'Oratoire. {Port-Royal^ III, 8o, note).
2. Cf. la Préface de rédition Molimek. — Aurait-il lu aussi le
Commentaire sur la vie d'Appollonius d'ÀRTUS Thomas, et le Trac-
latus de reprohatione sententiœ Pilât i de Ludovicus Montaltus ?
(VoirTarticle de M. Jovy et la Rev. cVHist. litt., 1895, p. 248.)
— Aurait-il lu la Morosophie de Guillaume de la Perrière ? (Voir
l'article de M. Parturier dans la Rev. cVlUst. litl., 1900, p. 297.)
3. Cf. notamment, pour sa <f promptitude aux nombres » et sa
« mémoire prodigieuse » des choses encore plus que des mots,
Port'Royalj II, 501-502 et 462. — Rapprocher de ces dispositions
extraordinaires et de cette éducation anormale, les dispositions et
l'éducation d'un autre savant, moderne celui-là, Joseph Bertrand.
{Eloge par M. Darbocx, Académie des sciences, 16 décembre 1901.)
11
LES DÉBUTS
LA JEUNESSE DE PASCAL l LA RELIGION ET LE MONDE. —
PREMIERS TRAVAUX SCIENTIFIQUES. PASCAL A ROUEN I
LA MACHINE ARITHMÉTIQUE. AMOUR DE LA SCIENCE
ET DE LA GLOIRE.
C'est dans tout le feu de cet enthousiasme pour
la science que Pascal passa de Tenfance h la jeu-
nesse, de Tâge où Ton reçoit docilement les inspi-
rations des parents et des maîtres, à Tâge où « Ton
commence à être ébranlé par la raison ». Ce ne fut
chez lui qu'une insensible transition. Guidé dès ses
plus jeunes années par un père attentif, il a, en
toute confiance, accepté ses leçons, suivi ses idées,
acquis peu h peu ses opinions et même ses goûts.
En particulier, il ne fait aucune difficulté d'ad-
mettre l'absolue séparation de la raison et de la
foi. Nous avons à ce sujet le témoignage très pré-
cis de M"'*' Périer. Elle voit une protection spéciale
' LES DÉBUTS 27
de Dieu dans la façon dont son frère a été préservé
« du libertinage en ce qui touche la religion, ayant
toujours borné sa curiosité aux choses naturelles ».
Les leçons d'Etienne Pascal « avaient fait, dit-elle,
une si grande et si vive impression sur son esprit
que, quelque discours qu'il entendît faire aux
libertins, il n'en était nullement ému ; et quoiqu'il
fût fort jeune, il les regardait comme des gens qui
étaient dans ce faux principe, que la raison humaine
est au-dessus de toutes choses et qui ne connais-
saient pas la nature do la foi; et ainsi, cet esprit
si grand, si vaste et si rempli de curiosité, qui
cherchait avec tant de soin la cause et la raison de
tout, était en môme temps soumis à toutes les
choses de la religion comme un enfant; et cette
simplicité a régné en lui toute sa vie ' ». On retrouve
en effet la trace de tels sentiments même dans
ses ouvrages profanes. C'est ainsi, qu'à la fin de son
Traité des sections coniques (1639-1640) il écrit :
c< Si l'on juge que la chose mérite d'être continuée,
nous essaierons de la pousser jusqu'où Dieu nous
donnera la force de la conduire-. » Cette mention
de Dieu à la fin d'un ouvrage de géométrie est
tout au moins le témoignage d'une foi assez pré-
sente.
Cependant, les sentiments religieux de Pascal,
1. Vie de Pascal^ II., t. I, p. lxix ; B., p. 11,
2. L., 111,183.
28 LA PENSÉE DE PASCAL, I
pour être sincères, n'avaient rien de cette intransi-
geance à laquelle ils sont arrivés plus tard. Ses
sœurs, tout en affirmant la persistance de sa foi,
ne disent rien sur la piété qu'il aurait manifestée
dans sa jeunesse. Or, pour qui a lu le Nécrologe
de Port-Royal^ il est bien certain qu'on n'eût point
oublié de noter cette piété, si elle avait eu rien de
remarquable.
Lisons d'ailleurs la Prière sur le bon usage des
maladies, qui doit faire allusion à cette époque,
puisque les éditeurs nous apprennent que Pascal
«la composa étant encore jeune». Il y reconnaît
que " sa vie passée a été exempte de crimes »,
c'est-à-dire sans doute d'inconduite et d'incrédulité,
car, dans son ardeur janséniste, l'incrédulité lui
eût paru un crime. Mais il s'y reproche « sa négli-
gence continuelle, le mauvais usage des sacre-
ments, le mépris de la parole de Dieu, l'oisiveté,
et l'inutilité totale [au point de vue du salut, évi-
demment] de ses actions et de ses pensées, enfin,
la perte du temps que Dieu lui avait donné pour
l'adorer*». Il a aimé le bonheur, envié « une for-
tune avantageuse, une réputation glorieuse, une
santé robuste », parce qu'elles lui permettaient « de
s'abandonner avec moins de retenue, dans l'abon-
dance des délices de la vie et d'en mieux goûter
1. l viii, H., t. II, 223 sq. ; B., p. 56.— Cf. H. Joly, Mainte
Thérèse (Lecoflre,^1902), p. 32.
LES DEBUTS 29
les plaisirs*». Son cœur était «rempli des idées,
des soins, des inquiétudes et des attachements du
monde ^ » et le monde « a été l'objet de ses dé-
lices^».
En effet, la situation du père de Pascal était
devenue assez brillante pour que son fils fût davan-
tage porté aux distractions profanes et se laissât
un peu séduire au monde ^. Etienne Pascal avait
été nommé, en 1639, intendant pour les tailles en
Normandie, conjointement avec M. de Paris. On
sait quelle était la presque omnipotence des inten-
dants en province et quel personnage ils y jouaient.
Ajoutons que les deux intendants, à partir de 1643,
exercèrent un pouvoir extraordinaire en raison de
la révolte des Va-nu-pieds et que le terrible cardi-
nal de Richelieu avait montré pour le père de Pascal
une indulgence rare, puis une bienveillance flat-
teuse. Aussi devait-il compter parmi les notables
de Rouen et avoir des relations avec la plus haute
société : dans l'affaire du frère Saint- Ange, nous
voyons Pascal en visite chez des conseillers du par-
lement et lié avec des jeunes gens de la noblesse
de robe. La famille avait donc des idées profanes :
c'est alors (1641) que Gilberte épousa son cousin
1. 8 IX.
2. g IV.
3. g V.
4. Cf. Bouquet, articles sur Pascal à Rouen [Bulletin de la Com-
mission des antiquités de la Seine-Inférieure^ i^^^\ Journal de
Bouen, juillet 1888).
30 LA PENSÉE DE PASCAL, I
Périor, et il ne semble pas qu'en cette occasion
personne se soit fait les scrupules que se feront
plus tard et Port-Royal et Pascal et M"'*' Périer
elle-même. Ainsi, Pascal, jeune, heureux, « parfai-
tement beau* », fier de la prospérité de sa maison,
appuyé sur la protection du tout-puissant cardinal,
ouvrait son ûme à Tespérance et h la vie.
D'ailleurs, il n'avait pas seulement toutes les
faveurs de la fortune, il avait déjà la gloire. Le
bruit de ses étonnantes aptitudes scientifiques s'était
répandu, et Descaries lui-même — si prompt du
reste à s'inquiéter — en avait pris ombrage. 11
persistait' ù soutenir que le Traité des sections
coniques ne pouvait pas être du jeune Pascal, mais
que son père, le véritable auteur, lui en cédait
sans doute Thonneur, par amour paternel. Du
moins, l'invention de la Machine arithmétique ne
fut pas contestée au jeune homme. C'est pour aider
son père dans « les calculs infinis » que lui impo-
sait la tenue des livres, qu'il en avait conçu l'idée ;
et, pour parachever son invention, il se donna une
peine hors de proportion assurément avec l'utilité
qu'on en peut retirer -^
Cette recherche passionnée, qui ruine sa santé
déjà ébranlée, cette obstination à triompher des
1. L. 0. M. Métnoire de Marguerite Périer, p. 444.
2. Lettre au P. Mersenne .
3. Cf. Bertrand, Blaùie Pascal (Galmann-Lévy, 1891), et, au con-
traire, radiniration de Leibniz.
LES DEBUTS 31
difficultés théoriques ou matérielles, des atteintes
de la maladie ou des maladresses des ouvriers,
nous révèlent un trait important du caractère de
Pascal. Toute sa vie, il se jettera avec le même élan
dans la voie qu'il vient de découvrir, il luttera
contre la nature, contre les autres, contre lui-môme,
tant qu'il n'aura pas atteint le but qu'il « cherche
en gémissant » ou réalisé l'idéal qu'il a rêvé. Pour
le moment (1645), il est tout géomètre, et il place
au premier rang cette « véritable science, qui, par
une préférence toute particulière, a l'avantage de
ne rien enseigner qu'elle ne démontre^ ».
Ce n'est pas tout : à cette date, son ardeur pour
la science est encore excitée par l'amour de la
gloire. Sa Machine enfin achevée, il se hâte d'en
rendre la description publique, afin que tous la
connaissent et sachent « qu'elle est le coup d'essai
d'un jeune homme de vingt ans-». Ce n'est rien
moins qu'un personnage illustre comme le chan-
celier Séguier qu'il choisit, pour lui dédier sa
découverte. Et, dans son Avis à ceux qui verront la
Machine arithmétique^ rien n'est plus curieux que
la fierté avec laquelle il énumère soigneusement
les difficultés qu'il a vaincues, si ce n'est l'empor-
tement avec lequel il se plaint que des ouvriers
maladroits, en construisant de mauvaises machines,
1. Dédicace au cîiancelier Réguler (164.')), B., p. 47.
2. Ibid.
>..
32 LA PENSÉE DE PASCAL, I
discréditent la sienne et compromettent sa gloire.
II n'a pas assez de mépris ironique pour le « bon-
homme » qui, sans rien connaître aux sciences, « a
eu la hardiesse » de rivaliser avec lui, pour la
machine imparfaite, « Tavorton » qu'il a produit, et
pour la naïve admiration de « ceux qui n'y con-
naissent rien » ; et son premier mouvement de
dépit à cette vue le pousse à tout laisser là sur le
champ K C'est bien la marque de ce goût de Texcel-
lence, libido excellendi^ dont M™® Périer nous
1. Voici ce texte très curieux : «Cher lecteur, » dit- il, après avoir
mis en garde contre les « mauvaises copies de cette machine qui
pourraient être produites par la présomption des artisans », « cher
lecteur, j'ai sujet particulier de te donner ce dernier avis, après
avoir vu de mes yeux une fausse exécution de ma pensée faite par
un ouvrier de la ville de Rouen, horloger de profession, lequel, sur
le simple récit qui lui fut fait de mon premier modèle que j'avais
fait quelques mois auparavant, eut assez de hardiesse pour en
entreprendre un autre, et qui, plus est, par une autre espèce de
mouvement ; mais, comme le bonhomme n'a d'autre talent que
celui de manier adroitement ses outils, et qu'il ne sait pas seule-
ment si la géométrie et la mécanique sont au monde : aussi (quoi-
qu'il soit très habile en son art, et même très industrieux en
plusieurs choses qui n'en sont point), ne fit-il qu'une pièce inutile,
propre véritablement, polie et très bien limée par le dehors, mais
tellement imparfaite au dedans, qu'elle n'est d'aucun usage. Tou-
tefois, à cause seulement de sa nouveauté, elle ne fut pas sans
estime parmi ceux qui n'y connaissaient rien, et, nonobstant tous
les défauts essentiels que l'épreuve y fit reconnaître, ne laissa pas
de trouver place dans le cabinet d'un curieux de la même ville
rempli de plusieurs autres pièces rares et ingénieuses. L'aspect de
ce petit avorton me déplut au dernier point, et refroidit tellement
l'ardeur avec laquelle je faisais alors travailler à l'accomplisse-
ment de mon modèle, qu'à l'instant même, je donnai congé à tous
mes ouvriers, résolu de quitter entièrement mon entreprise, par la
juste appréhension que je conçus qu'une pareille hardiesse ne pût
venir à plusieurs autres, et que les fausses copies qu'ils pouvaient
produire de cette nouvelle pensée n'en ruinassent l'estime dès sa
naissance avec l'utilité que le public pouvait en recevoir. Mais
LES DEBUTS 33
apprend que plus tard il se défendait attentive-
ment *.
Ainsi, dans cette première période de sa vie,
l'amour de la science et l'amour de la gloire capti-
vaient toutes les puissances de son âme, et la
religion, réduite h un rôle effacé, n'occupait qu'une
place secondaire dans sa pensée et dans ses actions.
« Il était bien éloigné de Dieu, dit l'austère his-
torien de Port-Royal, puisqu'il aimait les diver-
tissements qui ne peuvent s'accorder avec son
esprit 2. »
quelque temps après, M. le chancelier, ayant daigné honorer de
sa vue mon premier modèle, et donner le témoignage de l'estime
qu'il faisait de cette invention, me fit commandement de la
mettre en sa perfection; et, pour dissiper la crainte qui m'avait
retenu quelque temps, il lui plut de retrancher le mal dès sa
racine, et d'empêcher le cours qu'il pouvait prendre au préjudice
de ma réputation et au désavantage du public, par la grâce qu'il
me fit de m'accorder un privilège, qui n'est pas ordinaire, et qui
étouffe avant leur naissance ces avortons illégitimes qui pourraient
être engendrés ailleurs que de la légitime et nécessaire alliance de
la théorie avec l'art, y- (L , t. 111, p. 188.) — Il faut avouer qu'il
y a loin de ce style au style des Provinciales et des Pensées.
1. Cf. Augustinus^ t. Ill, l. lll, ch. viii. — Il faut pourtant croire
que malgré lui, il lui en est resté quelque chose jusqu'à la fin:
« Dans les conversations, dit l'historien de Port-Royal, il paraissait
un peu dominemt et décisif à ceux qui ne le connaissaient pas ;
mais on reconnaissait bientôt que ce n'était que la vivacité et la
justesse de son esprit qui le faisaient ainsi parler. » {histoire de
Vahbaye de Port-Royal^ t. IV.)
2. Histoire générale de Port-Royal, t. III.
.3
DEUXIÈME EPOQUE
1646-1649
I
LE PBEMIEB JANSÉNISME
LA PREMIÈRE « CONVERSION » I NATURE, CIRCONSTANCES,
CAUSES. LES ÉCRITS JANSÉNISTES : PRIÈRE SUR LE
BON USAGE DES MALADIES, LETTRE SUR LA MORT,
LETTRES, ETC. l'aFFAIRE SAINT-ANGE.
C'est dans le courant de l'année 1646 qu'eut lieu
ce qu'on appelle la « première conversion » de Pas-
cal. Cette expression est universellement admise et
comme consacrée par la longue habitude de tous
ceux qui ont parlé de lui ; mais il importe d'en bien
éclaircir le sens. Nous savons assez exactement ce
qu'il était avant et ce qu'il fut après la première
conversion : le mot ne risque donc pas ici de nous
induire en erreur ; au contraire, les années mon-
daines qui ont procédé la seconde, nous sont mal
connues; et, à prendre le terme dans sa significa-
tion ordinaire, nous pourrions en tirer des conclu-
sions excessives sur cette période obscure.
38 LA PENSÉE DE PASCAL, II
Dans une conversion. l'intelligence joue un rôle,
puisque la vérité d'une doctrine et la fausseté d'une
autre sont saisies par Tesprit; la sensibilité enjoué
un aussi, puisque des mobiles affectifs peuvent avoir
déterminé ou favorisé l'adhésion de l'intelligence ;
la volonté enfin joue le sien, puisque le converti
doit conformer désormais sa vie à sa nouvelle foi.
Or pour nous, c'est avant tout ce qu'il y a A^intel-
lectiiel dans une conversion, qui la constitue à pro-
prement parler : on se convertit quand on change
de croyance, quand on passe d'une doctrine hétéro-
doxe ou de la négation de toute doctrine religieuse
à une doctrine orthodoxe.
Il n'en est pas toujours de même au xvu" siècle.
Sans doute on y parle de la « conversion » de Tu-
renne et la grande affaire du siècle finissant sera la
i< conversion » des protestants. Mais dans bien des
cas le mot a une portée de beaucoup plus restreinte.
Se convertir alors, ce n'est plus changer de croyance,
c'est revenir pour s'y attacher plus fermement à
une doctrine quelque peu délaissée, c'est se dégager
de la vie du monde pour renaître à la vie chré-
tienne. M"' de Longueville, M""' de Sablé, M"'*^ de la
Vallière se sont «converties » ; or, si elles avaient
commis des fautes retentissantes, enfreint les lois
de la morale et de la religion, elles ne s'étaient
point abandonnées à une impiété systématique;
c'est donc uniquement la réforme de leurs mœurs
LE PREMIER JANSENISME 39
que l'on veut désigner par ce mot. A plus forte rai-
son en scra-t-il de même de Pascal : il n'a pas à se
reprocher de pareils écarts de conduite, il s'est tout
au plus laissé aller à une certaine indifférence reli-
gieuse; il n'y a pas là matière à une abjuration, à
une conversion véritable.
Ajoutons que ceux qui ont les premiers employé
cette expression étaient des jansénistes ; et les jan-
sénistes avaient leur vocabulaire à eux. Le jansé-
nisme ayant tous les caractères d'une secte, par le
petit nombre des fidèles, par les soupçons qu'il exci-
tait et les persécutions qu'il avait à subir, par les
voies mystérieuses dont il était contraint d'user, par
l'opposition tranchée qu'il voyait entre la pureté dé
ses doctrines et la corruption des dogmes dans
TEglise, par l'austérité morale qu'il affichait, était
facilement porlé à se servir de bien grands mots.
Pris individuellement, chacun y était humble, car
une foi sincère lui en faisait un devoir; mais il en
est un peu de l'humilité dans les sectes comme de
la pauvreté dans les ordres mendiants : tous les
membres de Tordre méprisent réellement les
richesses pour leur propre compte, mais ils les
recherchent pour le compte de la société; et le
désintéressement qu'ils se reconnaissent, le senti-
ment du devoir auquel ils se croient tenus, un reste
d'amour-propre caché sous la forme de l'esprit de
corps, les rendent d'autant plus hardis dans cette
40 LA PENSEE DE PASCAL, II
poursuite qu'ils s'y efforcent en toute sûreté de
conscience. Ainsi le janséniste, reportant sur le
petit troupeau dont il fait partie tout Tamour-propre
dont il se dépouille, convaincu de posséder lui et
les siens la vérité absolue, est poussé à exagérer en
parole la distance qui le sépare de ceux qui ne sont
pas fidèles et à transformer des nuances de doctrine
en des oppositions violentes. Toutes les sectes qui
ont la prétention de réformer le monde en sont là, ;
et les termes si forts qu'emploient les jansénistes
ne doivent pas plus être pris à la lettre que les exa-
gérations des puritains par exemple.
La conversion de Pascal aura donc consisté à pas-
ser d'une tiédeur respectueuse au zèle enflammé des
stoïciens du christianisme ; mais cette transforma-
tion s'est faite dans le sein de l'Eglise et il n'a pas
eu à y rentrer, puisqu'il n'en était pas sortie
On connaît les circonstances de cette conversion.
r
Etienne Pascal, au mois de janvier 1646, s'était dé-
mis la cuisse en tombant sur la glace. lient recours
à deux gentilshommes du pays, La Bouteillerie et
Deslandes, tous deux disciples du curé janséniste
de Rouen, Guiilebert, et devenus guérisseurs assez
habiles en soignant les pauvres. Ils s'installèrent
pendant trois mois chez lui et y répandirent la bonne
1. Cf. une «conversion)/ du même genre chez sainte Thérèse
dans les premières années de sa vie religieuse (H. Joly, loc. cit.,
p. 31-33).
LK PREMIER JANSENISME 41
parole de la doctrine nouvelle. «On voulut lire les
livres de piété qu'ils lisaient, afin de s'instruire de
la religion comme ils relaient. Ce fut ainsi que la
famille de Pascal commença à prendre connaissance
des ouvrages de Jansénius [par la lecture du Dis-
cours sur la Réformation de r homme intérieur^ dont
il est l'auteur], de ceux de M. de Saint-Cyran, de
. M. Arnauld et d'autres de ce genre dont la lecture
ne fit qu'augmenter le désir qu'ils avaient de se
donner à Dieu^ »
C'est alors que Pascal prit la résolution « de ne
vivre que pour Dieu, et de n'avoir point d'autre
objet que lui*^ ». Son esprit de géomètre fut frappé
de la logique du raisonnement janséniste ; l'austé-
rité de cette doctrine qui lui offrait la joie sombre
du sacrifice a séduit son âme emportée ; et il l'a
embrassée avec d'autant plus d'ardeur que son ima-
gination avait été déjà ébranlée et sa sensibilité
surexcitée par les atteintes de la maladie.
En effet, la santé de Pascal était alors gravement
compromise. Dès son enfance déjà, il avait dû être
assez débile, puisque l'on crut à un sort jeté sur lui.
Plus tard, son travail incessant, son application
exclusive aux matières ardues de la science l'affai-
blirent encore ; et lui-même déclare qu'à partir de
1. Histoire générale de Porl-Royal, t. III. — Pour le Discours^
voir Pappendice 2.
2. M** PiRiBR, Vie de Biaise Pascal. IL, 1. 1, p. lxviii; B., p. 11.
42 LA PENSÉE DE PASCAL, II
dix-huit ans il ne passa plus un jour sans douleur.
A cela vint s'ajouter la fatigue extrôme que lui
causèrent Tinvention et Icxécution de sa Ma-
chine arithmétique. 11 fut atteint d'une paralysie
qui le tenait « depuis la ceinture jusqu'en bas* », il
ne pouvait marcher sans béquille : ses jambes et
ses pieds restèrent inertes, froids et comme morts.
Jusqu'au temps de sa vie mondaine, il fut sous le
coup de cette maladie. En 1648, il dut aller se faire
soigner à Paris, et dans sa Lettre à M"'' Périer, du
26 janvier, il se plaint « que son indisposition l'em-
pôche d'écrire, et qu'il ait peu d'heures de loisir et
de santé- ». Lui qui s'était ouvert si naturellement
aux joies du monde, on voit quel désespoir lui
eussent causé ses infirmités continuelles sans le
secours de sa foi; mais elle avait saisi son esprit
et rempli son cœur, elle le consolait de ces dis-
grâces en les lui montrant comme une faveur toute
spéciale, la marque de la prédestination et un effet
de la miséricorde de Dieu pour lui.
C'est le témoignage de Pascal lui-même qui
nous permet d'affirmer que sa maladie est pour
beaucoup dans sa conversion. Dans la Prière sur
le bon usage des tnalndies^ il rappelle « les maux
qu'il souffre et ceux qui le menacent » et il invoque
1. L. 0. M., Mémoire de Marguerite Périer, p. 452. Cf. Ciiakles
Bixet-Sanglé. La maladie de Pascal {Aîinales viédico-psi/cholo-
giques^ mars-avril 1809).
2. B., p. 84.
LE PREMIER JANSENISME 43
comme un titre auprès de Dieu « les plaies que la
main de Dieu lui a faites^ ». 11 lui semble, pour
ainsi dire, que ces soufifrances lui donnent des droits
et qu'il y a comme un compte ouvert entre Dieu et
lui. Oui, c'est par pure bonté que son Créateur Ta
mis « dans l'incapacité de jouir des douceurs de
la santé et des plaisirs du monde », qu'il a « détruit
à son égard toutes choses dans Taffaiblissement où
il Ta réduit », qu'il Ta << plongé dans cette espèce
de mort, séparé du monde, dénué de tous les objets
de ses attachements », pour le retirer « de Tusage
criminel et délicieux du monde^ ». Mais il est juste
alors que Dieu achève son œuvre : « il ne Ta pas
laissé languir sans consolation dans les souffrances
naturelles » ; qu'il ne l'abandonne donc point c aux
douleurs de la nature, sans les consolations de
l'Esprit divin », qu'il « console maintenant et
adoucisse ses souffrances par la grâce de son Fils
unique », pour le combler enfin « d'une béatitude
toute pure, dans la gloire de son Fils unique^ ».
Bien significatifs encore sont le ton de résignation
de la fin et la prière touchante qui y est faite au
Souverain Maître de disposer le cœur et la volonté
de Pascal à la souffrance.
Ainsi ses douleurs excessives ne lui arrachent
1. g IX. H., t. II, p. 228; B., 61
2. g m.
3. \ IX.
44 LA PENSÉE DE PASCAL, II
pas seulement des plaintes, mais encore et surtout
elles prédisposent son âme à la foi. Elles ont fortifié
en lui cette conviction qu'il doit être récompensé.
Elles lui ont en quelque sorte persuadé (bien que
cette idée ne s'accorde pas avec la gratuité de la
grâce), que Dieu serait injuste s'il ne lui envoyait
point des grâces particulières, et que, par suite, le
jansénisme où il s'engage est la vraie, la seule
vraie doctrine.
11 fut donc le « premier touché », mais il entraîna
vite toute sa famille à sa suite. « Il eut, dit le Recueil
(PUtrecht^ assez de peine à faire comprendre à Jac-
queline qu'elle ne pouvait allier deux choses aussi
contraires, Tesprit du monde qu'elle aimait et celui
de la piété qu'elle commençait à goûter, qu'il n'était
pas possible, selon l'Evangile, de servir en même
temps Dieu etle monde. . . Enfin, il réussit par ses dis-
cours et par ses exemples à lui persuader de ne plus
penser qu'à Dieu; dont [ce dont] elle lui témoigna
toujours une grande reconnaissance, se regardant
comme sa fille*. » Dès lors elle ne se conduisit que
d'après ses avis, et c'est par son conseil qu'elle
refusa un beau mariage et qu'elle songea plus tard
à entrer en religion. C'est aussi Pascal qui « con-
vertit » son père, son autre sœur et son beau-frère
à la lin de cette même année 1646. La ferveur de sa
1. p. 251.
LE PBEMIBB JANSENISME 45
foi était contagieuse et lui donnait sur ses proches
un ascendant irrésistible^.
Le fond du jansénisme, on le sait, c'est l'impor-
tance donnée aux deux dogmes de la tache origi-
ginelle et de la grâce. La nature, pour un jansé-
niste, est depuis la chute absolument corrompue et,
par elle-même, ne saurait tendre qu'au mal : les
instincts de l'homme sont pervers, sa raison impuis-
sante à découvrir la vérité, sa volonté dépravée.
C'est par un don purement gratuit de Dieu que
l'homme est remis au rang pour lequel il était fait
et dont il est déchu : Dieu seul lui montre la vérité
et lui donne la foi. Dieu seul lui montre le bien et
lui donne la force de l'accomplir. Encore s'est-il
réservé le droit d'élire qui il plaît; c'est à son gré,
par une sorte de caprice, qu'il prédestine invincible-
ment les hommes ou au salut ou au malheur éter-
nels. Telles sont bien les idées qu'expriment tous
les écrits de Pascal à cette époque- : la Prière sur
le bon usage des maladies^ et quelques Lettres à
Jacqueline et à M™* Périer. Ajoutons-y la Lettre sur
la mort de son père, qui, bien que postérieure de
1. Cf. D*" Charles BiNET, la Suggestion religieuse et réciproque
dans la famille de Pascal (Rev. de Vhypnotisme^ décembre 1896).
« Hypnotisme »,« suggestion», ces facéties sont renouvelées de
celle du D' Lélut. — Cf. aussi Garsonnet, Port-Royal et la méde-
cine aliéniste (Paris, 1868).
2. Taine : « Pascal parle avec une austérité dure de nouveau
converti, une farouche aversion pour le monde, une dévotion
âpre : cette dévotion est comme un réseau d'épines qui Tenveloppe
tout entier. » {Note citée par Giraud, Essai sur Taine^ p. 48.)
46 LA PENSÉE DE PASCAL, II
quelques années et datant de sa vie mondaine, est
pleine des mômes croyances réapparues en lui sous
le coup de la douleur.
« Heureux, s'écrie Pascal, dans la Prière sur le
bon usage des maladies^ heureux ceux qui, avec
une liberté entière et une pente invincible de leur
volonté, aiment parfaitement et librement ce qu'ils
sont obligés d'aimer nécessairement* »; et il
reconnaît humblement, que tout ce qu'il a de bon
en lui, lui vient de Dieu seul, « car les mouve-
ments naturels de son cœur se portant vers les
créatures ou vers lui-même, ne peuvent qu'irriter
le Seigneur- »; « ni la maladie, ni la santé, ni les
discours, ni les livres, ni les Ecritures sacrées, ni
l'Evangile, ni les mystères les plus saints, ni les
aumônes, ni les jeûnes, ni les mortifications, ni les
miracles, ni l'usage des Sacrements, ni le sacrifice
du Corps de Jésus-Christ, ni tous les efforts de
l'homme, ni ceux de tout le monde ensemble ne
peuvent rien du tout, si Dieu n'accompagne toutes
ces choses d'une assistance tout extraordinaire de
sa grâce^ » ; car « le monde est naturellement l'objet
des délices de l'homme, bien qu'il sente qu'il ne
peut aimer le monde sans déplaire à Dieu, sans
se nuire et sans se déshonorer^ ». L'idée de la
1. g V.
2. g VI.
3. g IV.
4. i V.
LE PREMIER JANSENISME 47
corruption profonde de l'homme, de la perversité
du monde, de la distinction arbitraire des élus et
des réprouvés, de la toute-puissance de la grâce,
voilà, avec des cris de douleur et d'humbles remer-
ciements, toute cette longue prière.
Nous retrouvons les mêmes principes rigides et la
môme ferveur dans les lettres que Pascal écrivit de
Paris à M"'* Périer en janvier 1648 et que Jacque-
line et Pascal écrivirent à M™® Périer aux mois
d'avril et de novembre de la même année ' : on sait
que Pascal et Jacqueline, en ce moment à Paris,
suivaient régulièrement les sermons de Singlin et
avaient des relations étroites avec Port-Royal. Se-
lon Pascal « il n'est point de crime qui ne soit plus
injurieux pour Dieu, et plus détestable que d'aimer
souverainement les créatures » ; et ils ne sont
« véritablement parents )),Gilberte, Jacqueline et
lui, que depuis le jour où ils ont été unis par la
grâce (avril). On ne peut, suivant lui, apercevoir
« les moyeng de salut sans une lumière surnatu-
relle » (avril) ; et la seule manière de les connaître,
c'est « de les connaître par le mouvement intérieur
de Dieu » ; par conséquent, remercier les hommes
qui se sont entremis pour faire connaître la vérité,
c'est <( former une petite opposition à la vue de
Dieu » (novembre). Mais c'est peut-être la lettre du
mois de janvier qui nous peint le mieux la vivacité
1. B., p. 84 (26 janvier), 87 (1 avril), 91 (3 novembre).
48 LA PENSEE DE PASCAL, II
des sentiments religieux dont il était enflammé. Il
y encourage Jacqueline à u la continuation du
grand dessein » que Dieu lui a inspiré, c'est-à-dire
à entrer en religion, et nous le saisissons là dans
toute la ferveur de son prosélytisme. Il ne se con-
tente pas d'avoir amené sa sœur au jansénisme, il
veut encore pousser plus loin dans la voie dé la
perfection. La vie religieuse lui semble la seule
digne d'une âme à qui Dieu a révélé la vérité.
La Lettre sur la mort de son père respire d'un
bout à l'autre les mêmes sentiments* : mépris delà
vie, car « tout ce qui est dans les hommes est abo-
minable » ; — soumission aux décrets de la Provi-
dence, car « Dieu n'a pas abandonné ses élus au
caprice et au hasard » ; — défiance de la nature,
car « elle nous tente continuellement et l'appétit con-
cupiscible désire souvent »; — espoir en la grâce
de Dieu, car « sans Lui, nous ne pouvons rien faire,
et ses plus saintes paroles ne prennent point en
nous» ; — enfin, un effort effrayant pour se détacher
des sentiments naturels, pour considérer la mort
d'un père « comme une suite indispensable, inévi-
table, juste, sainte, utile au bien de l'Eglise et à l'exal-
tation de la grandeur de Dieu, d'un arrêt de sa Pro-
vidence », pour « vouloir avec Lui, en Lui et pour
Lui, la chose qu'il a voulue ». Et pourtant, Pascal
n'est pas encore arrivé au détachement austère de la
4. H., t. II, p. 235; B., p. 95.
LE PREMIER JANSÉNISME 49
dernière période de sa vie ; il semble que de temps
en temps sa volonté fléchisse et que sa voix fai-
blisse dans larécitalion de ces durs conseils, quand
il invite ses sœurs à reporter chacune sur l'autre
et sur lui Tamour qu'ils avaient pour leur père et à
« hériter de TaiTection qu'il leur portait pour
s'aimer encore plus cordialement s'il est possible ».
Nous avons une autre preuve de 4'ai'deur de ses
croyances dans raffaire de Jacques Forton, dit Saint-
Ange (février-avril 1()47). Cet ancien religieux ', con-
versant avec quelques jeunes gens, avait soutenu,
entre autres thèses suspectes : « qu'un espritvigou-
reux peut, sans la foi, parvenir par son raisonnement
à la connaissance de tous les mystères de la religion,
que la foi n'est aux faibles qu'un supplément au dé-
faut de leur raisonnement, etc.. » Ces opinions de-
vaient évidemment révolter l'esprit de Pascal : elles
contredisaient cette idée de la séparation de la raison
et de la foi qui lui était si chère et rendaient inutile
l'intervention de la grâce pour la conversion des
hommes. Aussi n'est-il pas étonnant quïl se soit
opposé de tout son pouvoir à la propagation de ces
doctrines et qu'il ait poursuivi âprement Saint- Ange
jusqu'à ce que ce dernier les eût désavouées.
1. Cf.' Cil. Uhbain, Un épisode de la vie de J.-P. Camus et de Pascal.
{Revue d'histoire littéraire, l.j janvier 1895). Cet article complète
celui de Cousin sur le môme sujet [Bibliothèque de VÊcole des
Chartes^ 7 octobre 1843). — Voir aussi de BEAiiiErAiRE, 1\'\ffaire
Saint-Ange {Actes de V Académie de Houe n. lî)01).
4
50 LA PKNSKE \)K PASCAL, II
11 est môme curieux de voir combien son zèle
dépassa celui de J.-P. Camus, évoque de Belley,
et suppléant de M^*^ de Harlay; Tarchevéque de
Uouen paraît presque avoir eu peur de Pascal, et il
semble, à vrai dire, plus désireux de le satisfaire
que personnellement préoccupé de cette hérésie.
11 est bien certain du reste, que, comme le dit sa
sœur, Pascal s'est proposé uniquement de « dé-
tromper Frère Saint-Ange lui-même, et de l'empê-
cher de séduire les jeunes gens* », et la sincérité
de son désintéressement doit un peu excuser le
trop grand acharnement qu'il mit dans cette affaire.
Le sentiment du devoir qui le rend ici persécuteur
est le môme qui plus tard fera de lui un martyr -.
1. Vie de Pascal^ H., t. I, p Lxix; B., p. 12.
2. M. Brnnschvicg fait une remarque curieuse, c'est que Jacques
Forlon, ou frère Saint-Ange, a peut-otrc le premier inspiré à
Pascal cette idée de la conciliation des contraires, qui tient une
si grande place dans les Pensées. Il disait « que ni les jésuites, ni
Jansénius n'avaient connu entièrement la vérité, mais seule-
ment une partie d'icelle... que, pour son sentiment, il embrassait
ce qu'il y avait de véritable dans toutes ces deux opinions, et
qu'en cela consistait l'excellence de sa doctrine, que tout ce qui se
rencontrait de véritable, épars dans toutes les opinions, se ren-
contrait, ramené en son lustre dans sa doctrine, et que tous les
sentiments, même les plus extravagants des anciens philosophes,
et les opinions qui semblaient les plus ridicules quand on les con-
sidérait détachées des vrais principes, étaient néanmoins véri-
tables et paraissaient très conformes à la raison, unies aux prin-
cipes de sa doctrine, parce f(u'on connaît toujours la vérité, et
qu'on ne se trompe jamais qu'en n'en connaissant qu'une partie,
ou en excluant quelque chose... », etc. Cf. Cousin, loc. cit.
Il
SCIENCE ET JANSÉNISME
TRAVAUX, DÉCOUVERTES ET POLÉMIQUES SCIENTIFIQUES '.
LA PESANTEUR DE l'aIR, LE VIDE, l'ÉQUILIBRE DES
LIQUEURS, ETC. — LE JANSÉNISME ET LES ÉTUDES PRO-
FANES.
Ce n'est point cependant que Pascal en fût déjà
à mépriser entièrement la raison. S'il niait qu'elle
eût assez d'autorité dans les matières delà foi, il en
reconnaissait du moins la puissance dans le do-
maine qui lui appartient et la regardait même
comme un auxiliaire quelquefois utile de la foi. Il
soutenait à M. Rebours, disciple de Saint-Cyran,
« que l'on peut, suivant les principes même du sens
commun, démontrer beaucoup de choses que les
adversaires disent lui être contraires, et que le rai-
sonnement bien conduit portait à les croire quoi-
qu'il faille les croire sans V aide du raisonnement^ ^k
1. Lettre k M-* Périer, 26 Janvier 1648. B., p. 86.
52 LA PENSÉE DE PASCAL, II
Tout en la maintenant à la seconde place, il
n*anéantissait donc pas encore la raison en face de
la foi.
Si d'ailleurs il n'adoptait pas les principes du
cartésianisme, toujours est-il qu'il continuait d'en
appliquer la méthode. Sans doute il est opposé à
la « manière subtile » de Descartes, mais dans l'en-
trevue qu'il eut avec le philosophe au mois de
septembre 1G47, il s'en attira cet éloge « qu'il par-
lait avec raison ^ » et qu'on avait plaisir à dis-
cuter avec lui. De plus, dans tout le cours de sa
polémique avec P. Noël, il emploie une méthode
et professe des principes tout cartésiens : — l'indé-
pendance de la raison dans la science et dans
l'étude des phénomènes naturels : « Nous réservons
pour les mystères de la foi que le Saint-Esprit lui-
même nous a révélés cette soumission d'esprit qui
qui porte notre croyance à des mystères cachés aux
sens et h la raison; » — la seule autorité de l'évi-
dence : « On ne doit jamais porter un jugement
décisif... que ce que l'on affirme ne paraisse si clai-
rement et si distinctement de soi-même aux sens
étala raison... que l'esprit n'ait aucun moyen de
douter de sa certitude fet c'est ce qu'on appelle
axiomes ) ou qu'il ne se déduise par des consé-
quences infaillibles et nécessaires des axiomes, etc.»
— et par suite le rejet de toute autre autorité sinon
1. L. 0. M., Lettre de Jacqueline, 25 septembre, p. 310.
SCIENCE ET JANSENISME 53
en matière d'histoire ou de foi : « Sur les sujets de
cette matière, nous ne faisons aucun fondement
sur les autorités nous n*y avons nul égard que
dans les matières historiques. » Et il le répèle encore
dans son Récit de quelques expériences sur téqui-
libre des liqueurs : « Il n'est pas permis de nous
départir légèrement des maximes que nous tenons
de Tantiquité, si nous n y sommes obligés par des
preuves indubitables et invincibles. Mais, dans ce
cas, je tiens que ce serait une extrême faiblesse de
s'en faire le moindre scrupule ^ » Voilà certes des
professions de foi qui ne sont pas d'un pyrrhonien,
ni d'un ennemi de la raison.
Il y a même une contradiction singulière entre
les préceptes du jansénisme et son amour pour la
science, comme entre les affirmations des jansé-
nistes et la vérité des fails. Dans tous ses écrits, et
notamment dans son Discours de la Réformation de
r homme intérieur dont Pascal avait, nous dit-on,
été très frappé, Jansénius attaque très vivement
les trois concupiscences et entre autres la concu-
piscence du savoir, libido sciendi. 11 y blâme « cette
recherche des secrets de la nature qui ne nous
regardent point, qu'il est inutile de connaître, et
que les hommes ne veulent savoir que pour les
savoir seulement » ; car « lorsque nous sommes
revenus à nous-mêmes et que nous nous élevons
1. L., m, 8-49.
54 LA PENSEE DE PASCAL, II
pour contempler cette beauté incomparable de la
la vie éternelle, où réside la connaissance certaine
et salutaire de toutes les choses, cette multitude
d'images et de fantômes, dont la vanité a rempli notre
esprit et notre cœur, nous attaque et nous porte en
bas ^ ». De son côté le Recueil (TUtrecht dit : « [Pascal]
comprit que la religion chrétienne oblige à ne vivre
que pour Dieu, à ne rechercher que lui, à ne tra-
vailler que pour lui plaire... 11 résolut de terminer
les curieuses recherches auxquelles il s'était appli-
qué tout entier jusqu'alors, pour ne penser qu'à
Tunique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.
Il ne fit plus d'autre étude que celle de la religion '-. »
Or, dans cette période de ferveur, où il aurait
dû ne pas s'occuper, et où l'on nous dit qu'il ne
s'est pas occupé des sciences, nous le voyons, au
contraire, y travailler sans cesse. En 1646, il répète
à Rouen, avec M. Petit, les expériences que Tori-
celli avait faites en Italie et prouve la pesanteur
de l'air; — et c'est Tannée de sa cojiversion. En
1647, il publie ses Nouvelles expériences sur le vide^
il a des entrevues et des discussions scientifiques
avec Descartes, il soutient sur des sujets de
sciences une polémique avec le P. Noël, il en-
tretient Le Tailleur de ses théories sur le vide.
1. Cité par Sainte-Beuve, Port-Royal, t. II, p. 479-480. — Cf.
appendice 2.
2. P. 250. D'après M— Périer, H., t. I, p. lxviii; B., p. 11.
SCIENCE ET JANSENISME 55
il prie M. Périer de faire des expériences sur le
Puy-de-Dôme; — et c'est Tannée où il donne libre
carrière à l'intempérance de son zèle contre le
frère Saint-Ange, Tannée où probablement il écrit
la Prière sur le bon tirage des maladies. En 1648, il
est toujours en discussion avec le P. Noël, il s'oc-
cupe des expériences dont son beau-frère lui a enfin
transmis la relation, il publie son Récit de quelques
expériences sur f équilibre des liqueurs; — et c'est
Tannée où il écrit à ses suMirs des lettres qui res-
pirent un tel détachement du monde, où il accom-
pagne Jacqueline aux sermons de Singlin et se mot
en relations directes avec Port-Royal, Tannée où
il pousse sa sœur au couvent et se charge de de-
mander lui-môme l'autorisation paternelle. Ajou-
tons que de 16 i7 à 1651, il travaille à son Traité
du vide dont il nous reste un fragment de préface^,
qu'il continue h perfectionner la Machine arithmé-
tique, qu'il sollicite et obtient, en 1649, un privi-
lège royal, pour s'en réserver la gloire et le profit
exclusifs.
Et non seulement il s'occupe de sciences; mais
on dirait qu'il s'y donne tout entier- : il était.
1. Cf. Nourrisson, De ridée du plein et du vide chez Descarfes
et Pascal {Séances de VAc. des sciences morales^ 1881), et Pascal
physicien et philosophe (Perrin, 1888).
2. Lisez la Préface du liécil des expériences sur le vide, et re-
marquez combien s'y montre l'orgueil de sa découverte, et comme
il y tient : « J'ai jugé à propos de vous donner cet abrégé par
avance, parce qu'ayant fait ces expériences avec beaucoup de
58 LA PENSÉE DE PASCAL, II
Domal, ne s'en est fait d'étudier les lois civiles. Il
n'aura pas poussé jusqu'au bout la logique de ses
doctrines et il se sera refusé à voir les consé-
quences extrêmes et pénibles pour lui, de ses prin-
cipes étroits.
Ou bien, peut-être croyait-il déjà à l'inutilité des
sciences et comprenait-il l'opposition qu'il y a entre
le jansénisme pur et la curiosité profane, mais sans
pouvoir résister au démon de la géométrie et de la
physique, h Tamour invincible pour la science dont
il était dominé. Il a parlé quelque part*, des preuves
métaphysiques « qui frappent peu et qui ne servent
aux hommes que dans l'instant qu'ils voient la
démonstration, car, une heure après, ils craignent
de s'être trompés». Peut-être en est-il de même de
son mépris systématique pour les sciences. Quand
il lisait Jansénius, quand il écoutait Singlin, quand,
sous le coup de la souffrance, il écrivait sa Prière
sur le bon usage des maladies^ alors certes il mépri-
sait bien sincèrement la science. Mais, une fois ces
moments d'ardeur passés, après quelque intervalle
écoulé, l'exemple de son père moins rigide que lui,
les lettres des savants ses correspondants, la nou-
veauté des théories proposées, Tétrangeté des faits
récemment découverts, l'originalité d'un problème,
tout cela le tentait, sollicitait invinciblement son
esprit (comme le lit plus lard la Roulette, à une
1. Pensées, IL, x. . î : M., 544 : IL, HiS.
SCIENCE ET JANSENISME 59
époque cependant où il était bien désabusé) et il se
laissait aller à s'occuper de la science, se flattant
peut-être que c'était la dernière fois.
Mais que Ton adopte l'une ou l'autre de ces hypo-
thèses, un fait reste certain : son jansénisme, si
fervent qu'il pût être, n'avait pas encore pénétré
jusqu'à la partie la plus intime de son âme; Pascal
ne l'avait pas converti pour ainsi dire en son sang
et en sa chair ; tout au fond de son cœur, la jeu-
nesse, la nature, les instincts irrésistibles de
l'homme s'agitaient sourdement. En dépit de ses
efforts, il n'était point parvenu à cet idéal que,
dans son exagération passionnée, il appelle 1' « abê-
tissement». Et c'est pour cela qu'il a pu, pendant
quelque temps encore, échapper à la contrainte de
ses théories : il y a en lui quelque chose qui répugne
à mourir au monde, et avant la dernière et défini-
tive victoire de sa volonté, son cœur veut un mo-
ment s'épanouir et fleurir à la vie.
.oliCèr.. ...
TROISIÈME ÉPOQUE
1649-1654
PÉRIODE MONDAINE
INTERRUPTION FORCÉE DES ÉTUDES DE PASCAL I VOYAGE
EN AUVERGNE. LIAISON AVEC LE DUC DE ROANNEZ :
RETOUR AUX ÉTUDES ET AUX TRAVAUX SCIENTIFIQUES.
En effet, tout engagé qu'il ait paru un moment
dans la voie du salut, il ne laissa point cependant
de revenir peu à peu au monde. Il se détendit
quelque peu de la sévérité de ses principes et de la
rigidité de sa conduite : comme dit plus tard le
Recueil d'Utrecht, « il regarda un peu derrière lui ».
« L'application prodigieuse qu'il avait donnée aux
sciences, lui avait causé diverses incommodités, qui
engagèrent les médecins à lui ordonner de quitter
toute étude... 11 s'engagea insensiblement à revoir
le monde, à jouer, à se divertir pour passer le
temps*. »
1. Recueil d'Utrecht^ p. 257.
6# :.A i'EN<F:E bE S'AS^AL. III
•iVsl là une des péri».»de> les plus inléressantes
de la vie de Pascal et Jonl la pleine connaissance
jellerail un grand j«»ur et sur le reste de sa vie et
sur ses écrits. Suivant l'idée que l'un se fait de son
genre de vie entre IGiîJ et l*>5i, on est en effet
porté à retrouver dans les Pensées une inspiration
toute différente : on y voit ou la démarche suprême
dun sceptique, effrayé du néant où il s'égare et qui
recourt désespérément à la foi, ou la conversion
d'un libertin -, ou un simple retour à la ferveur
janséniste après un instant dattiédissement de la
foi et de sécheresse de cœur. Et ce qu'on lit, ce
qu'on croit d»*viner dans les phrases inachevées et
entre les lignes des Pensées, varie naturellement
suivant que l'on admet l'un ou l'autre.
Ce qui rend la question plus difficile, c'est qu'il
nous reste de lui peu d'écrits authentiques, dans
lesquels nous puissions retrouver l'état de son esprit
et de ses croyances à cette époque ; nous en sommes
réduits au témoignage de ses deux sœurs. Or, si le
jansénisme plus tendre de M""* Périer la pousse à
jeter un voile sur les erreurs de son frère mort, le
jansénisme intransigeant de Sœur Euphémie la
pousse au contraire a user do bien grands mots en
parlant de ses égarements. Toutes deux sont donc
un peu suspectes et la vérité doit être entre les
atténuations de Tune et les exagérations de l'autre.
C'est par degrés que Pascal en vint au point
PERIODE MONDAINE 65
d'inspirer de si vives inquiétudes à sa sœur Jac-
queline. Son zèle a môme dû commencer à se relâ-
cher du vivant et du consentement de leur pôre^,
tout janséniste que fût ce dernier. Etienne Pascal
avait appris avec un mélange de joie chrétienne et
de douleur paternelle que sa fille voulait se faire
religieuse. Ses sentiments de père furent les plus
forts; il lui opposa un refus formel, blâma vive-
ment Pascal d'avoir encouragé sa sœur et s'efforça
de les ramener tous deux à la vie de la société. Du
mois de mai 1649 au mois de juin 1650, il emmena
ses enfants en Auvergne. 11 espérait que, dans ce
pays, où il avait beaucoup de parents et de rela-
tions, où il aurait beaucoup de visites à faire et à
recevoir, ses enfants seraient contraints de vivre au
milieu du monde et y reprendraient goût. Ses pre-
jets furent déçus par la fermeté de sa fille; elle sui-
vit dès lors un régime tout monacal où se fortifia
sa vocation-; mais ils réussirent du moins pour
Biaise. Désœuvré, privé par Tordre des médecins
1. M. Gazier {But. de la liltérat. française^ Colin, 1897, p. 500)
croit que c'est après la mort de son père, en 1652, que Pascal
« s*enfonça dans le monde ». Il semble bien pourtant que son
« relâchement » ait dû commencer plus tôt : on comprend bien
mieux un retour passager au jansénisme sous le coup de la douleur,
qu'un amour subit de la vie mondaine, moins de trois mois après
la mort de son père. D'ailleurs, les témoignages du Recueil cVVlrec ht
et de Marguerite Périer sont formels : « La mort de mon père ne lui
donna que plus de facilité et de moyens pour cow^mwe?^ ce train de
vie. » (Recueil^ p. 238.) « Mon grand-père mourut ; il continua à se
mettre dans le monde. » (Marguerite Péhie», L. 0. M., p. 43.)
2. M"* Périer, Vie de Jacqueline (L. 0. M., p. 66).
3
\
66 LA PENSEE DE PASCAL, m
de ses occupations ordinaires, il se lança pour se
distraire dans la société de Clermonl. Il v tint sa
place parmi les Leaux esprits de la ville, s'il faut
en croire Fléchier. qui nous le représente fort em-
pressé auprès de la « Sapho du pays^ ».
Une fois de retour à Paris, il continua. Sans
doute, le chagrin qu'il eut de la mort de son
père le ramena quelque temps aux pensées de l'as-
cétisme le plus austère. Mais cetle mort le laissait
seul puisque Gilberte était mariée et que Jacque-
line, <( la personne du monde qu'assurément il ai-
mait le plus->», entrait à Port-Royal malgré les
efforts qu'il faisait pour l'en empêcher 3. Il se laissa
1. Mémoires sur les grands jours d'Auvergne. — D'autres auteurs
rafjportent cette anecilote nu second voyaige de Pascal, en juini652.
Cf. Adam, l.'n si'jour de Pascal en Auvergne [Rev. bourguignonne de
l'ensnif/nement secondaire et de renseignement supérieur, 1887).
2. M""" i*hiiiKH, Vie de Pascal. H., t. I, p. Lxxxiii ; B., p. 30.
3. il faut que je reproduise ici le récit qu'a laissé M-* Périer de
cett*; séparation. Ce n'est pas seulement dans sa simplicité natu-
relle et dans sa froideur voulue, une des plus belles pages de
notre littérature: ce n'est pas seulement un document qui nous
révc'le les âmes de ces trois personnes; c'est aussi pour moi un
arf(uinont : combien Pascal n'a-t-il pas dû se trouver désemparé,
abandonné subitement d'une telle sœur, et dans de telles circons-
tances ? ^
« Au mois de septembre de l'année 1651, écrit M"* Périer, mon
père étant tombé malade de la maladie dont il mourut, elle [Jac-
queline] s'appliqua à lui rendre service avec tout le soin imagi-
nable jour et nuit. On peut dire qu'elle ne faisait autre chose; car,
lorsqu'elle voyait qu'elle n'était pas nécessaire auprès de lui, elle
se retirait dans son cabinet où elle était prosternée en larmes,
priant sans c«^sse pour lui, comme elle me l'a dit elle-même. Enfin,
nonobstant tout cela, Dieu en disposa selon sa volonté, et mon
père mourut le iii septembre. On nous le fit savoir à l'heure
même; mais comme j'étais en couches, nous ne pûmes être à Paris
qu'à la fin du mois de novembre. Dans cet intervalle, mon frère,
PERIODE MONDAINE 67
entraîner par son ennui et par ses amis, il s'aban-
donna à l'élan de sa jeunesse trop tôt et trop violem-
ment comprimée.
Ce fut précisément dans cette année 1651,
qui était sensiblement affligé et qui recevait beaucoup de conso-
lations de ma sœur, s'imagina que sa charité la porterait à de-
meurer avec lui au moins un an, pour lui aider à se résoudre
dans ce malheur. Il lui en parla, mais d'une manière qui faisait
tellement voir qu'il s'en tenait assuré qu'elle n'osa le contredire,
de peur de redoubler sa douleur, de sorte que cela l'obligea de
dissimuler jusqu'à notre arrivée. Alors elle me dit que son inten-
tion était d'entrer en religion aussitôt que nos partages seraient
faits ; mais qu'elle épargnerait mon frère en lui faisant accroire
qu'elle y allait faire seulement une retraite. Elle disposa toutes
choses pour cela en ma présence. Nos partages furent signés le
dernier jour de décembre, et elle prit jour pour entrer le 4 janvier.
La veille de ce jour-là, elle me pria d'en dire quelque chose à
mon frère, le soir, afin qu'il ne fût pas si surpris. Je le fis avec
le plus de précaution que je pus; mais, quoique je lui dise que ce
n'était qu'une retraite pour connaître un peu cette sorte de vie, il
ne laissa pas d'en être fort touché. Il se retira donc fort triste
dans sa chambre, sans voir ma sœur qui était alors dans un petit
cabinet où elle avait accoutumé de faire sa prière. Elle n'en sortit
qu'après que mon frère fût hors de la chambre, parce qu'elle crai-
gnait que sa vue ne lui donnât au cœur. Je lui dis de sa part les
paroles de tendresse qu'il m'avait dites, après quoi nous nous allâmes
tous coucher. Mais quoique je consentisse de tout mon cœur à ce
qu'elle faisedt, à cause que je croyais que c'était le plus grand
bien qui lui pût arriver, néanmoins la grandeur de cette résolution
m'étonnait de telle sorte et m'occupait si fort l'esprit, que je n'en
dormis point de toute la nuit. Sur les sept heures, comme je
voyais que ma sœur ne se levait point, je crus qu'elle n'avait pas
dormi non plus, et j'eus peur qu'elle ne fût incommodée, de sorte
que j'allai à son lit, où je la trouvait fort endormie. Le bruit que
je fis l'ayant réveillée, elle me demanda quelle heure il était; je le lui
dis, et lui ayant demandé comment elle se portait, et si elle avait
bien dormi, elle me dit qu'elle se portait bien et qu'elle avait fort
bien dormi. Ainsi elle se leva, s'habilla et s'en alla, faisant cette
action comme toutes les autres, dans une tranquillité et une égalité
d'esprit inconcevables. Nous ne nous dîmes point adieu, de crainte
de nous attendrir, et je me détournai de son passage, lorsque je
la vis prête à sortir. Voilà de quelle manière elle quitta le monde.
Ce fut le 4 janvier de l'année 1652, étant alors âgée de vingt-
■ix ans et trois mois. » (L. 0. M., p. 72-73.)
68 LA PENSKE DE PASCAL, III
semble-t-il, qu'il entra en relations de plus en
plus étroites avec le jeune duc de Roannez^ Leur
liaison fut bientôt si intime qu'il eut une chambre
à rhôtel de son « cher ami », qu'il l'accompagna
dans un voyage h son gouvernement du Poitou'-' et
qu'il se crut plus tard obligé de lui demander per-
mission, quand il voulut se retirer du monde. Par
l'intermédiaire du duc, il se trouva introduit dans
la société du chevalier de Méré-^, le grand maître de
la politesse et le professeur des belles manières du
temps, du joueur Miton'*, du « libertin » Des Bar-
1. Arthur Goufûer, duc de Roannez, mort en 1696. Il était tout
jeune à ce moment-là, puisqu'il « n'avait guère que vingt-quatre
ans », quand l'exemple de Pascal le convertit.
2. Cf. Fk. Collet, Un fait inédit de la vie de Pascal; Moliniek,
Préface des Pensées de Pascal (Lemerre, 1877-79), p. 15; Adau, Un
séjour de Pascal en Auvergne. — Notons, pour ce voyage vu
Poitou, que Sainle-Bcuve hésitait à y croire: « la conjecture qu'il
[Collet] émet me paraît très sujelto à contestation, et elle reste à
mes yeux fort douteuse» {Porf. lilt.s lll, 95, note).
3. Georges Brossin, chevalier de Méré (1610-1685). Il était con-
sidéré comme le type de « l'honnête homme », et n'avait que le
tort d'en faire un peu trop profession : « Vhonnêteté fut pour lui
une religion et l'ardeur de son zèle l'entraîna à trop faire le prédi-
cateur ; du moins fit-il de nombreuses conversions» (Brunschvicg,
p. 117). Voir sur le chevalier de Méré, Sainte-Beuve (Por. lilt.,
III, 85) ; NouKHissoN, Pascal et le chevalier de Méré {Correspondant,
10 mai 1882); Tarlicle de G. Deschamps {le Temps, 14 juillet 1895);
la page de Taixe (Giraud, Essai sur Taine, 3' édition, Hachette,
1902, p. 220); et l'article de M. Faguet {Rev. des Cours et Con-
férences, 26 mars et 9 avril 1896).
4. Homme du monde, lui aussi, mais plus indifférent et plus
désabusé que Méré, le Mérimée du temps, selon Theureuse compa-
raison de Giraud {Pascal, 43). Il a peut-être, aux yeux de Pascal,
plus pleinement réalisé le type de l'honnête homme que Méré lui-
même. Brunschvicg (p. 118) cite une lettre de Méré à Miton :«Ce
que vous me mandez de notre ami est admirable, et la préférence
sur Descartes et sur Platon dont il m'honore m'a bien fait rire... »,
et croit que Fami en question est Pascal ; cela « donnerait la me-
PERIODE MONDAINE 69
reaux*, de la duchesse d'Aiguillon et de M""* de Sablé.
Grâce aux uns et aux autres, le savant reparut et le
mondain apparut en lui.
Son amitié avec le duc de Roannez était née d'une
communauté de goûts et d'études scientifiques. Les
quelques mois de repos qu'il avait pris lui per-
mirent de revenir à ses travaux. Son enthousiasme
semble même s'accroître. Dans la Lettre qu'en 1652,
il adresse à la reine Christine en lui envoyant sa
Machine-, il fait un magnifique éloge de la science.
Il y compare le pouvoir dos savants sur les esprits
inférieurs à celui des rois sur leurs sujets, et ce
n'est pas le pouvoir des rois qu'il met au premier
rang : « Le pouvoir des rois sur les sujets n'est,
ce me semble, qu'une image du pouvoir des esprits
sur les esprits qui leur sont inférieurs, sur lesquels
ils exercent le droit de persuader, ce qui est parmi
eux ce que le droit de commander est dans le gou-
vernement politique. Ce second empire me paraît
sure de Fimpression faite sur lui par Miton ». De fait, Pascal, qui
dans ses Pensées se souvient de Méré sans le citer jamais, cite plu-
sieurs fcis Miton (11., xxv, 92 bis, 92 ter, vi, 20; M, 818, 747,
207; B., 192, 448, 4oo)l.
1. 1602-1673, l'épicurien, auteur après sa conversion, du fameux
sonnet :
« Mon Dieu, tes jugements sont remplis d'équité, etc. »
C'est de lui que Guy-Patin disait : « 11 a infecté bien des pauvres
jeunes gens i\c son libertinage; sa conversation était bien dango-
rcuso cl fort postilento au public. » Et Boursault lui envoyait une
loltro : «A M. Des BaiTeaux,qui ne croit en Dieu que lorsqu'il est
iiinladr. »
2. Elle la lui avait fait demander par son médecin, Bourdelot.
70 LA PENSÉE DE PASCAL, III
d'un ordre d'autant plus élevé, que les esprits sont
d'un ordre plus élevé que les corps et d'autant plus
équitable qu'il ne peut être départi et conservé que
par le mérite, au lieu que l'autre peut l'être par la
naissance, ou par la fortune ^ »
Pour le moment, on le voit, Pascal ne trouve
rien à mettre au-dessus de la gloire de la science;
le temps n'est pas venu encore, où il proclamera
que la distance des corps aux esprits n'est rien en
présence de la distance « infiniment plus infinie, des
esprits à la charité », et où il abîmera la grandeur
d'Archimède devant la sainteté de Jésus-Christ 2.
En 1651, il écrit plusieurs lettres fort vives à
M. de Ribeyre pour se défendre d'avoir dépouillé
Torricelli de ses découvertes et pour réfuter les
thèses de quelques Jésuites qui l'en accusaient^; il
y annonce aussi qu'il a achevé le Traité sur le vide.
Va\ 1651 encore, il travaille à ses traités De réqiii-
lihre (les liqueurs^ et De la pesanteur de la masse de
l'air qu'il songe à publier en 1653. En 1654, il
1. B., p. 112. — Cf. Mahc-Aurèle, VIII, m: «Que sont Alexandre,
Clésar, Pompée, en face de Diogène, Heraclite, Socrate ? car ceux-
ci connaissaient les choses, leurs causes, leur nature etc. »
2. Pensées, H., xvii. 1 ; M.. 138; B., 793.
3. « 11 y a de certaines personnes aimant la nouveauté, qui veulent
se dire les inventeurs d'une certaine expérience, dont Torricelli est
l'auteur, qui a été faite en Pologne; et, nonobstant cela, ces per-
sonnes voulant se l'attribuer, après l'avoir faite en Normandie,
sont venues la publier en Auvergne. » Prologue des thèses soute-
nues dans le Collège des Jésuites de Montfervand (L., 111, 73).
4. Cf. Thurot, Recherches historiques sur le principe d'Archi-
mède [Rev. archéol.y 1868).
/
PERIODE MONDAINE 71
présente dix Mémoires à l'Académie des sciences ^
entretient avec Fermât une discussion par lettres
sur les jeux de hasard et le calcul des probabilités
et écrit ses traités du triangle arithmétique et des
ordres numériques'^. Il était donc tout à la science.
D'ailleurs, le fragment que nous possédons de
son Traité du vide nous le montre fort cartésien. 11
s'y occupe moins du vide en lui-même que de graves
questions de méthode. Gomme Descartes, il met à
part la religion et les faits surnaturels mais pro-
clame en tout le reste l'indépendance de la raison;
comme lui, il affiche un certain dédain des études
historiques et dénie toute valeur aux témoignages
des anciens dans les choses d'observation et de rai-
sonnement; il n'est pas jusqu'à ce passage obscur,
sur « l'incertitude des choses les plus vraisem-
blables si elles ne sont pas comprises dans les
Livres sacrés^ », qui ne paraisse correspondre h
cette théorie de Descartes : le principe de l'évidence
« n'est assuré qu'à cause que Dieu est, ou existe^ ».
11 n'y a pas là une simple rencontre d'opinions.
Pascal, à cette époque, était bien un disciple de
Descartes : « Descartes que vous estimez tant », lui
1. Ou du moins à la libre Académie qui la précéda, et dont nous
avons parlé plus haut.
2. Délègue {Essai sui^ les travaux de Pascal touchant la géomé-
trie infinitésimale, Dnnkerque, 1869) a montré que ce dernier traité
contient déjà toute la substance du calcul dilTérentiel et intégral.
3. H., t. II, p. 267; B., p. 75.
4. Discours de la méthodej partie IV.
LiC#^.^ /
72 LA PENSÉE DE PASCAL, III
dit Méré dans sa lettre. Et comme nous savons
qu'il rejetait cependant certaines doctrines du philo-
sophe (matière subtile, « manière d'expliquer toutes
choses ))), il apparaît que son admiration s'adresse
surtout à la méthode rationnelle inaugurée par
Descartes.
Ce trait est à noter, car il persistera : môme chez
l'auteur des Pensées, contempteur de la science et
de la philosophie, on retrouvera les habitudes
d'esprit du géomètre et du logicien.
\
II
LE MONDE ET LES LETTRES
influence du chevalier de méré. la rhétorique
de pascal. — discours sur les passions de
l'amour.
Si Tamitié du duc de Roanncz ramena Pascal à
son ancien amour de la science, sa liaison avec le
chevalier de Méré eut sur lui bien plus d'influence
encore, car elle lui ouvrit une voie nouvelle. C'est
avec Méré qu'il fit son apprentissage du monde.
Jusqu'alors en effet il n'avait gut>re eu d'occasions
de se former à Télégance et aux belles manières.
A son premier séjour à Paris (1631-1639), il était
bien jeune pour s'instruire du bel usage; puis,
Etienne Pascal, voyait plutôt les savants, gens de
bonne compagnie mais de vie bourgeoise, que les
courtisans ou les grands seigneurs, et sa disgrâce
momentanée (1638-1639) n'était pas pour favoriser
l'éducation mondaine de son fils. De seize à vingt-
74 LA PENSEE DE PASCAL, m
cinq ans 1639-1648;, le jeune homme était resté à
Rouen, fréquentant surtout chez les familles des
conseillers du Parlement, que j'imagine peu au
courant de la dernière mode parisienne et des élé-
gances du Louvre. Il était bien revenu à Paris pour
y demeurer de 1648 à 1649; mais il ne voyait alors
que Port-Royal. Aussi ne nous étonnerons-nous
pas qu'en débutant dans le monde il s'y soit montré
à la fois trop géomètre et trop provincial. Dans la
lettrt* fameuse qu'il lui a adressée, Méré lui
reproche de causer comme on démontre, et de
mettre ses idées ou les idées des autres en forme
de théorème * ; et, dans le Traité de l'Esprit^ où il
1. Il est bon de citer ici quelques passages importants de cette
lettre incroyable : « Vous souvenez-vous de m'avoir dit une fois
que vous n étiez plus si persuadé de Vexcellence des mathéma-
iiques* Vous mVorivez à cette heure quejcoows en ai tout à fait
désabusé et que je vous ai découvert des choses que vous n'eussiez
jamais vues, si vous ne m'eussiez connu. Je ne sais pourtant
Monsieur, si vous m'êtes si obligé que vous le pensez. Il vous
reste encore une habitude que vous avez prise en cette science, à
ne jutjer de yuoi que ce soit que par vos longues démonstration y
qui le plus souvent sont fausses. Ces longs raisonnements, tirés
de ligne en ligne, vous emptVhent d'abord d'entrer en des con-
naissances plus hautes, qui ne trompent jamads. Je vous avertis
aussi que vous perdez par là un grand avantage, car lorsqu'on a
Tesprit vif et les yeux fins, on remarque à la mine et à lair des
personnes qu'on voit quantité de choses qui peuvent beaucoup
servir; et si vous demandiez, selon votre coutume^ à celui qui sait
profiter de ces sortes d'observations, sur quels principes elles sont
fondées, peut-être vous dirait-il qu'il n'en sait rien, et que ce ne
sont des preuves que pour lui. Vous croyez d'ailleurs que, pour
avoir l'esprit juste et ne pas faire un fau.x raisonnement, il vous
suffit de suivre vos figures sans vous en éloigner; et je vous jure
que ce n'est presque rien non plus que cet art de raisonner par
les règles dont les petits esprits et les demi-savants font tant de
cas. Le plus difficile et le plus nécessaire pour cela, dépend de
\^,
LE MONDE ET LES LETTRES 75
semble bien faire allusion à Pascal, il le représente
comme un grand mathématicien, mais « qui ne
pénétrer en quoi consistent les choses qui se présentent, soit qu'on
veuille les opposer ou les comparer, ou les assembler ou les sépa-
rer, et dans les discours, en tirer des conséquences bien justes.
Vos nombres ni ce raisonnement artiûciel ne font pas connaître
ce que les choses sont : il faut les étudier par une autre voie; mais
vous demeurez toujours dans les erreurs où les fausses démonstra-
tions de la géométrie vous ont jeté^ et je ne vous croirai point tout
à fait guéri des mathématiques, tant que vous soutiendrez que
ces petits corps, dont nous disputâmes l'autre jour, se peuvent
diviser jusques à l'infini... Je vous apprends que dès qu'il entre
tant soit peu d'infini dans une question, elle devient inexplicable,
parce que l'esprit se trouble et se confond ; de sorte qu'on en
trouve mieux la vérité par le sentiment naturel que par vos démons-
trations... Vous savez que j'ai découvert dans les mathématiques
des choses si rares, que les plus savants des anciens n'en ont
jamais rien dit, et desquelles les meilleurs mathématiciens d'Eu-
rope ont été surpris. Vous avez écrit sur mes inventions, aussi
bien que M. Huguens [Huygens], M. de Fermât et tant d'autres qui
les ont admirées. Vous devez juger par là que je ne conseille h
personne de mépriser cette science, et, pour dire le vrai, elle peut
servir pourvu qu'on ne s'y attache pas trop ; car d'ordinaire, ce
qu'on y cherche si curieusement me parait inutile, et le temps
qu'on y donne pourrait être mieux employé. 11 me semble aussi
que les raisons qu'on trouve en cette science, pour peu qu'elles
soient obscures ou contre le sentiment, doivent rendre les consé-
quences qu'on en tire fort suspectes, surtout, comme je l'ai dit,
quand il s'y mêle de l'infini... IJ faut se souvenir que le bon sens
ne se trompe guère^ et qu'à la réserve des choses surnaturelles,
tout ce qui le choque est faux... Nous ignorons plusieurs choses
dont nous ne devons parler que douteu sèment, conmie nous en
connaissons beaucoup d'autres que nous pouvons décider... : dou-
tons si la lune cause le flux et le reflux de l'océan, si c'est la terre
ou le ciel qui tourne, et si les plantes qu'on nomme sensitives
ont du sentiment; mais assurons que la neige nous éblouit, que
le soleil nous éclaire et nous échauffe, et que Vespril et l'honnêteté
sont au-dessus de tout... Du reste, vous espérez de connaître tout
à force d'étudier le monde, je veux dire le monde naturel, dans la
simplicité qu'il a plu à Dieu de le créer ; car, pour le monde artifi-
ciel qui dépend des institutions des hommes, vous le nér/ligez à
comparaison de Vautre et je vous en sais bon gré. Aussi, je prends
garde que les gens de ce monde artificiel ne se mettent pas en
peine de l'autre, et, lorsqu'on leur en parle, c'est un langage qui
les surprend. Mais je vous avertis qu'outre ce monde naturel qui
76 LA PENSEE DE PASCAL, IH
sait que cela » et « qui n'a pas les agréments du
monde* ».
A celte époque donc, Pascal n*élait pas encore
cet <' honnête homme » dont on ne peut dire « ni :
il est mathématicien, ni : prédicateur, ni : éloquent;
mais : il est honnêle homme ^ » ; car, comme le disait
Méré, « un honnête homme n'a pas de métier^ ».
Avec cet inconscient pédantisme, Pascal montrait
un goût bien retardataire et des admirations qui
sentaient leur province. Nous l'avons vu séduit par
le bel esprit d'une <. Sapho » auvergnate ; et au
début de son voyage avec Méré, il semblait faire
grand cas des « écrits de du Vair ou des bons mots
du lieutenant criminel d'O ». Mais il avait Tesprit
naturellement vif et fin : il vit bien que ses juge-
ments étaient démodés et paraissaient ridicules aux
parisiens qui raccompagnaient ; il observa dès lors
tombe sous la connaissance des sens, il y en a un autre invisible
et que c'est dans celui-là que vous pouvez atteindre à la plus
baute science. Ceux qui ne s'informent que du monde corporel
jugent pour l'ordinaire fort mal, et toujours grossièrement,
comme hescarlea que vous estimez tant... » {Lettre^ xix.)
Dans cette lettre — d'un ton un peu bien cavïilier : Leibniz
indigné renvoie dédaigneusement Méré à l'école {Œuvres, 11, 92).
— nous trouvons de précieux renseignements sur les idées de
Pascal à cette époque, et sur le genre de conseils que Méré a pu
lui donner. N'y trouvons-nous pas aussi le germe de certaines
Pensées, sur l'esprit de finesse et de géométrie (H., vu, 2 bis: M..
fi39 ; B., 1) par exemple, peut-être aussi sur les trois mondes
écbelonnés de la matière, de l'esprit et de la charité* (H., xvii, 1:
M., 138; B., 793)?
i. Cf. Collet, loc. cit. — Et se souvenir d'ailleurs quo son hypo-
thèse n'est pas «iémontrée.
2. Pensées, H., vi, 15 Aw,lo 1er; M., 21, 74i; B., 36. 35.
3. Tome I.p. 190.
\
LE MONDE ET LES LETTRES 77
silencieusement, s'informa avec soin et, à l'arri-
vée, il était déjà corrigée C'est bien ainsi qu'on
se le représente en effet, un peu arriéré, un peu
gauche, mais suppléant vite aux lacunes de son
éducation mondaine par la pénétration de son
intelligence et par la justesse de son coup d'oeil.
C'est à ce moment sans doute, que Pascal consi-
dérant le (* long temps qu'il avait passé dans l'étude
des sciences abstraites... commença l'étude de
l'homme - ». 11 reconnut que la méthode des mathé-
matiques n'était point la seule, et qu'elle ne pou-
vait rien hors de son domaine. A côté des principes,
des axiomes et de leurs conséquences, qu'il avait
jusque-là regardés comme les uniques objets de la
connaissance rationnelle (la religion étant à part),
il aperçut des choses plus compliquées, plus déli-
cates et plus subtiles, les choses vivantes de l'esprit
humain et de la société, qu'il faut avoir « bonne
vue » pour voir : il distingua l'esprit de géométrie
et l'esprit de finesse*^. Le premier c'était l'esprit
« aux vues nettes, dures et inflexibles », la mé-
thode sévère qui lui avait permis de faire ses décou-
vertes. Mais il y renonçait en partie, il ne voulait
plus se rendre ridicule en procédant, toujours par
principes, démonstrations et conséquences. 11 vou-
1. Cf. Collet, loc. cit. — Toujours si son hypothèse est admise.
2. Pensées, H., vi, 23 ; M., 708 ; B., 144.
3. Pensées, H., vu, 2, 2 bis; M., 452, 639 ; B., 1, 2.
78 LA PENSÉE DE PASCAL, m
lait acquérir cette « souplesse de pensée qui s'ap-
plique en même temps aux diverses parties » des
objets, ou comme le lui dit Méré, avoir désormais
« Tesprit fin et les yeux fins, pour remarquer à la
mine et à Tair des personnes qu'il verrait quantité
de choses qui pourraient beaucoup servir* ». Il
voyait bien que le chevalier son modèle n'était
point un esprit géométrique, lui « qui ne se pouvait
du tout tourner vers les principes de la géométrie » ;
mais il espérait pour son compte, concilier les
deux, « posséder à la fois et la force et la flexibilité
de Tesprit ».
Ainsi, ce queTusage exclusif de la méthode géo-
métrique aurait pu donner à son intelligence de
trop formaliste et de trop étroit, il s'en défaisait
peu à peu, puisqu'il en arrivait à comprendre « qu'il
y a des choses tellement délicates et si nombreuses,
qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les
sentir et [pour] juger droit et juste, selon ce senti-
ment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer
par ordre comme en géométrie^ parce qu'on n'en pos-
sède pas ainsi les principes, et que ce serait une
chose infinie de l'entreprendre^ ». Et pour la pre-
mière fois apparaît chez lui ce mépris de la démons-
tration, cette confiance en l'intuition directe, au sen-
timent instinctif, que nous verrons dans X^sPensées,
1. Lettre de Méré.
2. Pensées, H., vu, 2 his\ M., 639; B., 1.
LE MONDE ET LES LETTRES 79
Mais, pour acquérir ce « sens délicat et net )),ce
ne sont rien que des conseils, si bons soient-ils ;
il faut la pratique, il faut se mêler à la vie ou
« môme s'y enfoncer », se former insensiblement
par la fréquentation des « honnêtes gens » et des
dames ^ « La science et Térudition, dit Méré, produi-
sent beaucoup de sots et c'est en pratiquant ceux
qui ont de Tesprit qu'on devient honnête homme '^. »
C'est ce que fit Pascal, qui se mit en relations avec
les amis du duc et du chevalier. Ainsi, nous savons
par la gazette de Loret du 14 avril 1652, qu'il fit
une sorte de conférence privée chez la duchesse
d'Aiguillon'^ et on le vit assez souvent chez M""® de
1. Méré, III, 12. — « Le chevalier recommande beaucoup cet en-
tretien aux dames ; c'est là seulement que l'esprit se fait et que
rhonnôte homme s'achève; car, comme il le remarque très bien,
les hommes sont tout d'une pièce tant qu'ils restent entre eux. »
(Saixte-Belve, Port. tilt. 111, 88.)
2. Ibid., 11,46.
3. « Je me reucontrai, raulre jour
Dedans le petit Luxembourg,
Auquel beau lieu que Dieu bénie,
Se trouve grande compagnie.
Tant duchesses que cordons-bleus.
Pour voir les effets merveilleux
D'un ouvrage d'arithmétique,
Autrement de mathématique.
Où, par un secret sans égal,
Un auteur qu'on nomme Pascal
Fit voir une spéculative
Si claire et si persuasive,
Touchant le calcul et le jet
Qu'on admira le grand projet.
Il fit encore sur les fontaines
Des démonstrations si pleines
Desprit et de subtilité.
Que Ion vit bien, en vérité.
Qu'un très beau génie il possède,
Et qu'on le traita d'Ai'chimède ».
{La Muse historique.)
80 l.A PKNSEE DE PASCAL, III
Sablé, dont le salon précieux était alors florissant.
A ce moment, « toute la France », comme ditM""" de
Sévigné — c'est-à-dire la partie la plus brillante de
la société, le Tout-Paris d'aujourd'hui — toute la
France s adonnait aux lettres. L'hôtel de Rambouil-
let avait ofl'ert Texemple et le modèle des ruelles
littéraires et de tous côtés on Timitait. Méré, l'arbitre
de toutes les élégances, qui suivait la mode quand
il ne la faisait pas, devait avoir des principes à lui
sur le bon goût. Il dut servir de guide à Pascal, qui
semble avoir jusque-là singulièrement négligé les
lettres. C'est alors, sans doute que l'auteur des
Peîîsées fit sa rhétorique^ : c'est alors qu'il comprit
la supériorité du naturel sur les faux clinquants du
mauvais goût, les défauts de certaines façons vicieuses
de s'exprimer, le ridicule des vaines périphrases,
des fausses antithèses, des puériles élégances; c'est
alors qu'il lut des romans, qu'il fréquenta la
comédie et en goûta le charme dangereux, qu'il
apprit à discuter congrûment des mérites d'un
sonnet-, etc. Tout cela, il l'eût sans doute trouvé
1. Pensées, II., vu, 25, 28, xxv, 2;>, 25 bis, 25 /er, 130, xxiv, 94,
VII, 20, 22, xxv, r»8. XXIV, 64, vu, 24, etc. ; M., 329, 701, 334,753,
363, 23, 450, 326, 756,956, 328, etc.; B., 33, 29, 56, 15, 59, 54, 30,19,
27, 13, il, 32, etc. — Cf. Espinas, la Théorie littéraire de Pascal
{Annales de la Faculté de Bordeaux, t. 111) ; Filoz, l'Esthétique de
i^ascaZ (La Rochelle, 1884); Boltuoux, VArt de persuader d'après
Pascal {Rev. des Cours et Conférences, 11 mai 1898); E. Faguet, les
Idées littéraires de Pascal {Rev. des Cours et Conférences^ 13 dé-
cembre 1900); et G. Michaux, appendice 5.
2. Pascal a-t-il, lui aussi, commis de petits ouvrages dans le
LE MONDE ET LES LETTRES 81
OU fait par lui-même ; mais les conseils du cheva-
lier n'y ont point été inutiles.
Les belles lettres et la galanterie formaient les
occupations ordinaires des « précieuses » et des
« honnêtes gens ». Les Pensées sur l'éloquence, le
goût et l'art d'écrire nous sont une preuve que
Pascal s'est, comme les autres, occupé de littéra-
ture ; le Discours sur les Passions de V Amour nous
serait un témoignage qu'il n'a pas non plus négligé
la galanterie *. L'authenticité de ce morceau a été
contestée, et pour des raisons qui ne sont pas sans
goût précieux à la mode du temps? On lui attribue les deux pièces
de vers suivantes :
Les plaisirs innocents ont choisi pour asile
Ce palais, où l'art semble épuiser son pouvoir :
Si l'œil de tous côtés est charmé de le voir.
Le cœur à l'habiter goûte un bonheur tranquille.
On y voit dans mille canaux
Folâtrer de jeunes Naïades,
Les dieux de la terre et des eaux
Y choisissent leui's promenades ;
Mais les maitres de ces beaux lieux
Nous y font oublier et la terre et les cieux.
II
De ces beaux lieux, j(;une et charma nie hôtesse,
Votre crayon m'a tracé le dessin,
J'aurais voulu suivre de votre main
J^a grâce et la délicatesse.
Mais pourquoi n'ai-je pu, j)eignant ces dieux en lair,
Pour rendre plus brillante une aimable <léesse
Lui donner vos traits et votre air?
Ces deux morceaux seraient écrits de sa main au dos de deux
tableaux du château de Fontenay-le-Gomte, près de Poitiers. Ils
dateraient de son voyage en Poitou, de l'époque où il voulait faire
le mondain, sans s'être encore dépouillé de ses goûts provinciaux ;
ia « Sapho » de Clermont les eut admirés.
1. Cf. Nouvelle édition par G. Micuaut (Fontemoing, 1900).
6
82 LA PENSÉE DE PASCAL, UT
valeur*. Les arguments contraires paraissent pour-
tant plus plausibles encore : il y a dans le Discours
bien des idées de Pascal et, chose plus significative
encore, des expressions qui lui sont propres ; bien
des traits (.^datants y révèlent son génie ; et Ton no
doit pas trop s'arrêter au contraste que présentent
avec le reste de sa vie les thi?ories presque épicu-
riennes qui s'y expriment : car, enfin, il faut bien
que Pascal ait fait quelque chose pour mériter les
anathèmes de la mère Agnès. A ces raisons, s'en
ajoute une autre — extérieure celle-là — et qui
cependant n'est point non plus sans force. Ce texte
nous est parvenu dans un recueil d'écrits jansé-
nistes avec la mention : <* On Tattribue à M. Pascal. »>
Or, pour qu\m janséniste, un disciple de cette doc-
trine ascétique, ait attribué au grand homme du
parti une œuvre qui respire des sentiments si pro-
fanes et presque païens, ne faut-il point qu'il n'ait
pu faire autrement et que les probabilités accumu-
lées aient forcé sa conviction 2?
Mais, si Ton admet que ce discours est bien de
Pascal, toutes les difficultés ne sont pas encore ré-
solues. La vraie question est de savoir ce que fau-
teur y a mis de lui-même, dans quelle mesure il y
1. Mais alors de qui serait-il? S'il était de Méré, il est assez
remarquable pour qu'on l'ait imprimé dans ses œuvres. En tout
cas, il serait assurément de quelqu'un de son groupe.
2. J'ai un scrupule : les jansénistes avaient-lis tous autant d'es-
prit critique que je le suppose ici? La lecture du Recueil d'Utrecht
lui-môme ne m'encourage guère à le penser.
LE MONDE ET LES LETTRES 83
traduit — et nous révèle — des sentiments réel-
lement éprouvés. Je l'avoue, il ne me semble pas
que dans ce discours respire une passion véritable
et rien ne m'y paraît prouver qu'à l'époque où il l'a
écrit, Pascal eût quelque amour au cœur. Quand
j'y considère la subtilité des idées, les sentiments
si raffinés, l'union étrange de la préciosité et de la
logique, les distinctions forcées, ce qu'on sent là
de recherche ou même d'affectation, je croirais plu-
tôt que Pascal a simplement voulu faire œuvre de
littérateur. Ce pourrait être la solution d'un de ces
problèmes de casuistique galante comme on aimait
à en agiter dans la chambre bleue de l'incomparable
Arthénicc. Beaucoup des pensées que l'on rencontre
dans cet ouvrage, si improprement appelé discours ^,
sont en réalité des sentences détachées, souvent ai-
guisées en traits et qui ont des airs de maximes.
On se demande alors si Pascal ne l'aurait pas écrit
pour M"*" de Sablé : on sait en effet que l'un des
fragments des Pensées a été retrouvé dans les pa-
piers de la marquise, à qui sans doute l'auteur l'avait
communiqué; le discours a pu avoir la même des-
tination. Ce serait donc une œuvre faite pour le pu-
blic, et non pas un de ces opuscules, pour ainsi
dire confidentiels, que Pascal écrivit pour lui seuP.
1. Cf. Sully-Pkuduomme, Examen du discou7's sur les passiojis de
V amour {Rev, des Deux Mondes, 15 juillet 1890).
2. On sait pourtant que M. Boutiioux — avec qui il est inquiétant
de ne pas se sentir d'accord — écrit : « U est certain que plusieurs
84 LA PENSEE DE PASCAL, lU
Est-ce à dire cependant qu'il n'y faille voir qu'un
jeu d'esprit et que nous n'en puissions rien conclure
sur les sentiments qu'il éprouvait alors ? On n'ose-
rait point aller jusque-là. Et tout d'abord, le choix
du sujet est bien significatif. Que Pascal étudie
avec une si évidente complaisance une passion qui
met la créature en un rang réservé par le Jansé-
nisme au seul Créateur, voilà qui doit nous étonner.
Qu'elle est loin l'austérité de ces lettres à M"'' Pé-
ricr (i()48), où il semble fouler aux pieds les affec-
tions naturelles pour ne célébrer que les affections
plus hautes qu'inspire la grâce divine ^ ! Et dans
le ton aussi, se rc'vèle un état de l'esprit ou plutôt
du cœur, bien nouveau chez Pascal. Ces mots ar-
dents, cette peinture du bonheur qu'apporte Tamour,
cette proclamation des droits de l'amour confondu
avec la raison môme, si tout cela n'est pas d'une
âme dojà éprise, ce n'est pas du moins d'une âme
passa^fcs font l'effet d'une confidence... Il est vraisembl&ble qu'il a
aimé et mAme qu'il a aimé une personne de condition supérieure à
la sienne. » [Pascal, p. 61.) C'était aussi l'avis de Cousin {Des Pen-
sées de lUfscaf, Ladrange et Joubert, 1847), de Havet (édition des
Pensées), et de Uavaiss(jn [la Philosophie de Pascal : Rev. des Deux
Mondes^ 15 mars 1897). Fauokhe (édition des Pen^e'c»), de Lescube
(édition du Discours, librairie des Bibliophiles, 1881), Ricard {les
Premiers Jansénistes pI Port-Royal, Pion, 1883), Dérome (édition
des Provinciales^ (inrnier, 188.-i) et M. Molimeh peut-être (édition
Lcmerrr, 1877) vont jusqu'à nommer M"' de Koannez. De l'avis
oppose sont Saintk-Beivk (Porl-Rof/al, II, 509), MM. Gazibr {le
Roman de Pascal, Rev politique et littéraire^ 24 novembre 1877),
fiiHAUu (p. 46), BuiîNSciivicr, (p. 123), et M. Bruxetière, qui, lui,
semble même douter de l'authenticité du discours {De quelques iror
vatij' récents sur Pascal^ dans Etudes critiques^ 111, 42).
1. B., p. 84 sq.
LE MONDE ET LES LETTRES 85
indifférente. « A force de parler d'amour, dit-il, on
devient amoureux. » Pour lui, môle comme il l'était
aux discussions sentimentales des précieuses, son
imagination fut ébranlée : « le cœur rempli de toutes
les beautés et de toutes les douceurs de Tamour,
l'âme et l'esprit persuadés de son innocence, il était
tout préparé à en recevoir les premières impres-
sions, ou plutôt à chercher l'occasion de les faire
naître dans le cœur de quelqu'un pour recevoir les
mômes plaisirs et les mêmes sacrifices^ », comme
quand il sortait de la comédie. Mais rien ne nous
autorise à croire que cette vague disposition à la
tendresse ait trouvé oii se prendre : on s'accorde gé-
néralement à rejeter le roman de son amour pour
M"* de Roannez -. Marguerite Périer nous dit qu'il
songeait à se marier^ ; et le Discours parle du plaisir
d'aimer « sans égalité de condition » et « sans l'oser
dire». Ce renseignement et ces allusions ne se con-
cilient guère ; mais pourquoi y voir des allusions?
On a cru aussi que Pascal à cette époque se se-
rait occupé de politique, et avec des vues person-
nelles d'ambition^ : mais il n'y en a nulle trace
1. Pensées, H., xxiv, 64; M., 956; B., 11.
2. Cf. Gazier, loc. cit.
3. L. 0. M., p. io3 : « Il prit la résolution de suivre le train com-
mun du monde, c'est-à-dire de prendre une charge et se marier;
et, prenant ses mesures pour Vun et pour Vautre^ il en conférait
avec ma tante... qui gémissait... »
4. M. DÉRoaiE, Introduction à l'édition des Provinciales (Garnier);
J. Denis, Vues politiques et sociales de Pascal (Gaen, Delcsques,
in-8% 1893).
86 I.A PENSEE DE PASCAL, III
dans SCS œuvres. Tout ce qu'il a pu écrire de plus
dur sur la faiblesse des rois, de plus hardi sur Tin-
justice de rhérédité et de la primogéniture, de plus
méprisant dans sa défense de la hiérarchie sociale
par ses raisons de derrière la tête, tout cela, comme
ses attaques contre la science ou la justice, rentre
dans le plan général de la grande attaque qu'il a
menée contre la nature et la société humaines. As-
surément, il n'a pas pu voir la Fronde sans y ap-
prendre beaucoup; sous ses yeux, le pouvoir royal
fut discuté, les principes du gouvernement livrés à
la polémique des pamphlétaires, la révolte un ins-
tant victorieuse, et la personne môme des rois me-
nacée ; c'est bien de là que doit lui venir l'audace
de quelques-uns de ses jugements. Mais, nous sa-
vons par M""*" Périer, qu'il s'indignait fort de rebel-
lions des frondeurs, et qu'il refusa « des avantages
considérables» pour ne point s'y associera II es!
bien peu vraisemblable qu'il ait pris aux aiïairos
publiques un autre intén^t que celui qu'y prend un
sujet fidèle : « Pour le monde artificiel qui dépend
des institutions des hommes, lui dit Méré, vous le
négligez et je vous en sais bon gré^ »
1. II., t. I, p. Lxxxv; B., p. 32. — M*"" Pcrier insiste là-dessus parce
que les Jansénistes étaient suspects : « Le roi était prévenu, dit
Racine, [c'est-à-dire: avait celte prévention que] que les Jansé-
nistes n'étaient pas bien intentionnés pour sa personne et pour son
état; et ils avaient eux-mêmes, sans y penser, donné occasion de
lui inspirer ces sentiments, etc. » {Abréf/é de r/iist. de Port-Royal.)
2. Lettre à Pascal.
\..;.
III
LA « DISSIPATION » DE PASCAL
CONFLIT DE M™' PÉRIER ET DE PASCAL AVEC SŒUR
EUPUÉMIE. LE « LIBERTINAGE » AU XVII® SIÈCLE.
ATTIÉDISSEMENT DES SENTIMENTS RELIGIEUX DE
PASCAL.
Les occupations scientifiques et les éludes litté-
raires, la vie du monde et la fréquentation des sa-
lons ne remplissaient pas seules la vie de Pascal.
« Il s'était engagé insensiblement à revoir le monde,
h youer, à se divertir, dit le Recueil d'Utrecht, Au
commencement, cela était modéré, mais enfin il se
livra tout entier à la vanité, à l'inutilité, au plaisir
et à l'amusement, sans se laisser aller cependant à
aucun dérèglement honteux *. » Nous savons que
Miton et Méré étaient joueurs, etMéré, dans plusieurs
de ses lettres, se plaint des créanciers importuns.
1. P. 237.
88 LA PENSÉE DE PASCAL, m
Entraîné à les imiter, Pascal se trouva vite dans
rembarras, car sa fortune ne lui permettait pas des
dépenses excessives : «il avait peine à vivre comme
ceux de sa condition », avoue la sévère mère Agnès
elle-même ^
C'est sans doute par cette raison qu'il faut expli-
quer ses dissentiments passagers avec Sœur Euphé-
mie. Après la mort d'Etienne Pascal, il aurait bien
voulu retenir auprès de lui sa sœur Jacqueline;
mais si elle avait obéi à un père, elle n'entendait
point se soumettre aux volontés de son frère. Il eut
beau faire l'opposition la plus vive : elle n'en tint
aucun compte et il fut réduit à lui accorder d'assez
mauvaise grâce son consentement — quand elle
se fut arrangée de manière à s'en pouvoir passer.
Seulement quand Jacqueline, du couvent où elle
s'était retirée, écrivit à M""® Périer et à Pascal qu'elle
voulait donner son bien aux pauvres, ils s'en offen-
sèrent tous deux. Invoquant certains arrangements
de famille qu'elle avait signés avant d^entrer à Port-
Royal, ils lui firent observer que leurs biens étaient
restés indivis, qu'elle n'avait pas le droit d'en dis-
poser; ils la menacèrent même d'un procès, dans des
lettres séparées mais « d'un même style, où sans
lui dire qu'ils fussent choqués, ils la traitaient ce-
pendant comme l'étant beaucoup ». En un mot w ils
prirent tous deux les choses dans un esprit tout sé-
1. L. 0. M., p. 201. Relation de Sœur Euphémie.
LA « DISSIPATION » DE PASCAL 89
culier* ». Jacqueline dépeint avec beaucoup de force
le chagrin dans lequel la plongea cette conduite im-
prévue. Son frère, dans une visite qu'il lui fit, vit
son désespoir et en fut touché : « De son propre
mouvement, il se résolut à mettre ordre à cette
affaire, s'offrant même de prendre sur lui toutes les
charges et tous les risques du bien. » Mais, à
ce qu'il semble, ce fut plus par point d'honneur
et par amour fraternel que par esprit de dévotion.
Que faut-il penser de cette affaire et jusqu'à quel
point devons-nous l'en blâmer? Tout d'abord il faut
bien noter qu'il était dans son droit et Jacqueline
elle-même le reconnaît- : s'il a soutenu ses inté-
rêts avec un peu d'âpreté, il ne voulait point dé-
pouiller sa sœur. Puis M'"'' Périer qui, elle, n'était
pas mondaine et avait gardé sa ferveur janséniste,
s'était rangée de son côté et voulait comme lui em-
pêcher Jacqueline de faire des libéralités au cou-
vent. Légalement parlant, il est irréprochable. Mais
enfin il n'avait pas comme M. et M'"'' Périer à dé-
fendre les intérêts et à assurer l'avenir de plusieurs
enfants, il ne songeait en cela qu'à lui-même et à
ses plaisirs : « Il était trop du monde et même dans
1. L. 0. M., p. 179. Relation de Sœur Eupliémie.
2. «Je sais bien qu'à la rigueur elles [les «raisons de chicane»
qu'alléguaient Pascal et M"" Périer] étaient véritahles, mais nous
n'avions pas accoutumé d'en user ensemble » [Relation, L. 0. M.,
p. 180). — Cf. Barroux, Pièces notaHéea concernant Pascal [Bulletin
du Comité des travaux historiques, p. 148. Leroux, 1888) ; et
V* DB Grouchy, Pièces notariées concernant Pascal [Bulletin de la
Société d'Histoire de Paris, mars-avril 1890).
00 LA PENSÉE DE PASCAL, III
la vanité et les amusements, pour préférer les au-
mônes que voulait faire sa sœur, à sa commodité
particulière * . »
A ceux qui vivaient dans le véritable esprit du
jansénisme, son état paraissait désespéré, et ils se
disaient avec la mère Agnès ([u'a il n'y avait pas même
lieu d'attendre un miracle de la grâce en une personne
conwie lui ». Jusqu'où s'est-il donc laissé aller?
comment se comporta-t-il à l'égard des préceptes
moraux et des enseignements dogmatiques de la reli-
gion ? en un mot, fut-il ou ne fut-il pas « libertin » ?
Pour co qui est du libertinage au sens moderne
de ce mot, du libertinage des mœurs, nous pouvons
hardiment répondre que non. « Il n'avait point
d'attache pour les autres, dit M"'' Périer ; je ne parle
pas de ces attaches criminelles et dangereuses, cela
est grossier, et tout le monde le voit bien, etc...*^. »
Songeons à Timporlance que le christianisme
à toujours attachée à celte vertu de la chasteté ;
rappelons-nous que, pour des dévots, comme ledit
La Bruyère '^ l'incontinence est le plus horrible des
crimes ou même le seul crime qu'ils connaissent;
relisons les pages où Saint-Cyran interdit la prê-
trise à tout homme qui aurait une fois péché contre
1. L. 0. M., p. 196.
2. II., 1. 1, p. Lxxxiii; B.,p.30. Et un peu plus haut: « Sa pureté...,
vie. » — On sait que Pascal avait «effacé clans son livre de Montaigne
tout ce qui était contre la cliasteté » {Port-Royal^ IV, 599).
3. De la mode.
LA « DISSIPATION » DE PASCAL 91
la chasteté; et nous demeurons convaincu que, si
Pascal eût commis une faute de cette nature, il
en eût éprouvé de vifs remords, dont Texpression se
retrouverait dans ses écrits. Or, dans les passages
où il exprime le plus pleinement l'idée de Thumi-
lité chrétienne, où il a le sentiment le plus fort de
la corruption des hommes, on ne sent pas Thumilia-
tion cuisante qu'il eût éprouvée à ce seul souvenir,
on ne voit pas, pour ainsi dire, la rougeur de la
honte dont il eût été saisi.
La chose est d'abord moins claire en ce qui re-
garde le libertinage de la pensée, l'incrédulité. Et
comme il ne nous resle pas de document bien pré-
cis sur cette période de la vie de Pascal, il nous
faut avant tout rappeler quel était l'état général des
esprits alors et plus particulièrement quel il était
dans la société de Méré.
A la fin du xvi° siècle, le catholicisme Tavait défi-
nitivement emporté en France; mais les luttes qu'il
avait dû soutenir n'avaient pas laissé do l'affaiblir.
A la suite des polémiques violentes entre les ré-
formés et les catholiques, où chacun s'appuyant sur
la m ùme révélation l'interprétait différemment, à la
suite des excès qui, dans les deux camps, avaient
déshonoré les doctrines, à la suite d'une sorte de
renaissance du naturalisme et de la philosophie an-
ciennes, surtout du stoïcisme et de l'épicuréisme, un
vif ébranlement avait été donné aux esprits : beau-
92 LA PENSEE DE PASCAL, m
coup s'arrêtèrent à Tincuriosîté et h l*indifférence,
d'autres allèrent jusque un vague panthéisme,
h une confuse adoration de la Nature. C'étaient
ces « athées »» dont le P. Garasse atout au long com-
battu les doctrines et dont le nombre à Paris môme
effrayait le P.Mersenne*. Montaigne était leur chef
(le chœur : on sait quel vif succès et combien d'édi-
tions eurent alors les Essais; on sait tout ce que Pas-
cal lui a fait d'emprunts el comme il s'est cru obligé
(le lecombattre.Aprèslui,venaient un certain nombre
d'écrivains, à des degrés divers sceptiques, indiffé-
rents, ou incrédules : Charron peut-être, à coup sûr
Gabriel Naudé, LamotheLe Vayer, Guy- Patin, Théo-
phile de Viau, Saint-Evremond, Des Barreaux, etc.
Le libertinage existait donc bien, et c'était même en
partie contre Inique réagissait le jansénisme, comme
la préciosité avait réagi contre la grossièreté de la
littérature et des mœurs.
Mais les « libertins » du xvii* sii^cle ne ressemblent
guère aux « philosophes » du xviii®. Leur incrédu-
lité est plus pratique que théorique ; et s'ils
s'affranchissent des enseignements de l'Eglise, ils
ne se soucient guère de substituer des théories
1. Voir P. Garasse, Doctrine cuneuse des beaux espnts de ce
temps (1623 ; — P. Mersenxe. Quaestiones celeberHmae in Genesim
cum accuiTata textus explicnlione. In hoc volumine athei et deislœ
impiKjnanlar (1623) : avec la liste des athées du temps; —
IJossuET, Oraison funèbre d'Anne de Gonzague; — J. Denis, Scep-
tiques et libertins de In première moitié du xvn* siècle (Caen^
Delesques, in-8', 1893); — U. Thamin, la Philosophie morale en
France au xvii* siècle [Revue des Cours^ 2 janvier 1896).
LA «DISSIPATION» DE PASCAL 93
bioD nettes aux dogmes chrétiens. Ils n'en sont pas
encore à la propagande ouverte, ils n'en sont qu'à
Tindififérence. En effet, ils avaient des tendances
plutôt que des doctrines ^ Comment en eût-il été
autrement, puisque ni la critique religieuse ni
l'exégèse n'étaient encore nées ? Aussi leur scepti-
cisme ne ressemblait-il point à l'incrédulité tran-
quille à laquelle peut arriver de nos jours un
homme qui rejette les religions révélées. 11 était
chancelant, incertain de lui-même, et bien souvent,
comme pour un La Fontaine ou pour un Des Bar-
reaux, la peur de la mort suffisait à les convertir.
Ce n'était pas de l'incrédulité véritable, c'était plu-
tôt de l'impiété.
Descartes, sans le savoir peut-être et surtout
sans le vouloir*, leur fit faire un pas de plus : il
leur apprendra à mettre purement et simplement à
l'écart les choses religieuses, comme ne dépendant
point de la raison. Grâce à lui, de l'irréligion pro-
vocante, on passera à un respect affecté; et ce res-
pect n'est qu'un acheminement vers l'irusouciance
absolue, chose plus grave que l'irréligion.
Au fond, Méré ne se distingue guère des liber-
tins. Comme eux, il pense que « la vie ne mérite
1. Voir Brumstiére, Eludes critiques: 4* série, la philosophie de
Molière; 5* série, la formation de Vidée de Progrès.
2. Voir Bruxktière, Etudes critiques : 4* série, Jansénistes et Car-
tésiens; — Lan8u>% V Influence de Descartes sur la littérature fran-
çaise {Revue de métaphysique ^ juillet 1896); — et Blondel, loc, cit.
94 LA PENSÉE DE PASCAL, III
pas qu'on se mette si fort en peine de quelle manière
on la passe » ; comme eux, « il ne songe qu'à bien
vivre, ou pour mieux dire, à passer la vie agréa-
blement». De même, si Miton croit en Dieu, c'est
« par bénéfice d'invpntaire » ; s'il écrit un Traité de
rimmorfalitv de Vdme^ c'pst à condition de pouvoir
dire à TonMlle de ses amis en le leur montrant
« qu'il <Uait De la mortalité^ ». Mais le libertinage
à la Théophile était trop inconvenant et trop
débraillé, le libertinage à la Guy-Patin, trop
bourgeois et trop gaulois pour être bien vu dans
la société polie. Il semble que pour le chevalier
et ses amis, la religion ait fait partie d'un ensemble
d'élégances et de convenances, dont un « honnête
homme » ne peut s'affranchir. Leur indilTérence
religieuse restait contenue dans les strictes limites
du bon ton-.
Pascal ne pouvait point échapper à l'influence du
milieu où il vivait. Sa résistance à la vocation de
sa sœur, en est une preuve suffisante. C'était un
sentiment bien naturel qui le poussait h garder
avec lui la seule personne qui lui restât après le
1. Salnïe-Belvk, Purl-Roi/al, 111. 30:î iiole.
2. Ils faisaient, pour des raisons de convenance mondaine, ce que
faisait un ancien doyen de la Faculté des Lettres de Paris pour des
raisons de convenance civique : « Le cardinal Lavigerie, encore
abbé et professeur en Sorbonne, vit un jour à sa messe M. Victor
Le Clerc. L'abbé félicita Tilluslre humaniste de cette piété qu'il ne
soupçonnait pas. « Je vais à la messe, répondit M. Le Clerc, parce
« que Gicéron me Va prescrit dans son Traité des lois. » (Strowski,
loc. cit.^ p. 13.)
\J
LA « DISSIPATION )> DE PASCAL 95
mariage de Gilberte et la mort de son père ; mais
que sont les sentiments naturels pour un vrai jan-
séniste, pour un homme qui sait encore comprendre
les mystérieux appels de la grâce ?
Et pourtant, quoi qu'en pensât la mère Agnès,
tout n'était point perdu. Dans sa préface du Traité
du vide (de 1647 h 1451?), Pascal parle avec «hor-
reur » de la « malice » et de V «insolence des témé-
raires » qui^ « employant le raisonnement seul dans
la théologie la profauent impunément^ ». On
reconnaît bien les traces de l'ancienne flamme et
l'on retrouve celui qui a si vivement poursuivi la
punition du F. Saint-Ange. Et puis partout où plus
tard il parlera des incrédules, il n'a point, ce me
semble, le langage d'un homme qui connaîtrait
leur état par sa propre expérience. « Cette négli-
gence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de
leur tout, [r]irrite phis qu'elle ne [l'jattendrit; elle
[l'Jétonne et l'épouvante : c'est un monstre pour
[lui]. » Il y voit «un enchantement incompréhen-
sible^ un assoupissement surnaturel » ; il en montre
les raisons dans un amour-propre mal placé; il fait
voir le ridicule et la bassesse des arguments de
« ces gens-là »: il juge que « rien n'accuse davantage
une extrême faiblesse d'esprit, que de ne pas con-
naître le malheur d'un homme sans Dieu'^... ». Par-
1. H., t. II, p. 266; B., p. 76.
2. Pensées, H., ix, 1; M., 898; B., 194.
96 LA PENSÉE DE PASCAL, lU
lerait-il ainsi s'il eût été lui-même incrédule et
témoignerait-il un si rude mépris pour ses com-
pagnons de misère? 11 a bien pu dire, dans le
parchemin qu'il portait toujours sur lui, qu'il avait
« fui, renoncé, crucifié » Jésus-Christ; mais de ces
exagérations d'une âme passionnée, il serait témé-
raire de tirer des conclusions trop précises.
Comme un feu qui dort sous la cendre, ses sen-
timents s'étaient affaiblis peu à peu : les soucis du
monde occupaient toutes les facultés de son âme;
mais au fond de son cœur la foi vivait toujours.
Qu'un effort, qu'une vive secousse le tire du tour-
billon mondain auquel il s'est laissé entraîner, et,
sans avoir besoin d'arracher en quelque sorte
l'incrédulité de son cœur, il lui suffira, pour se
convertir, de rentrer en lui-même.
QUATRIEME ÉPOQUE
1654-1(36^
«
.. _■■ cl
1
DEFmiTIVE CONVERSION
LES CAUSES : L ACCIDENT DE KEUILLY, LA MALADIE, LE
DÉSENCHANTEMENT, l'iNFLUENCE DE JACQUELINE, LE
TRAVAIL INTÉRIEUR DE SA PENSÉE. l'eXTASE, LE
SERMON SUR LE (( COMMENCEMENT DE LA VIE DES
CHRÉTIENS». PASCAL A PORT-ROYAL.
Les vains amusements du monde n'avaient pas
en eux de quoi remplir Tâme de Pascal. « L'homme,
dit-il, n'est produit que pour l'infinité ^ » Aussi,
quand il se fût convaincu que tout ce qui est
humain est périssable et «fini», il revint h la
religion, qui seule pouvait le satisfaire. Quelles
sont les causes de cette seconde « conversion ^ », oii
1. Préface du Traité du Vide, H., t. II, p. 270; B., p. 79.
2. Od a dit sur cette seconde conversion bien des choses roma-
nesques, et les Encyclopédistes — qui ne péchaient pas en général
par excès d*imagination, mais qui avaient leur idée — ont préparé
wne ample matière à l'imagination des Romantiques. Par réaction
maintenant, on tendrait volontiers à négliger ou à nier en bloc tous
les faits dont les uns et les autres ont tiré parti : et M. Boutroux
• * * - n* * •'
* * . - "
400 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
les jansénistes ont vu un coup de la grâce et la main
de l)ieu même ? « Le Seigneur le poursuivait depuis
longtemps, dit Thistorien de Port-Royal ^... et la
Providence disposa divers cvc^nements pour le déta-
cher peu à peu de ce qui était l'objet de ses passions. »
L'un de ces événements providentiels fut-il
Taccidont du pont de Neuilly^? Cette aventure ne
paraît pas avoir eu dans la vie de Pascal Timpor-
tance qu'on a voulu lui donner. Sans doute, quand
ses chevaux emportés furent précipités dans le
fleuve et qu'il n'échappa lui-môme à la mort que
(qui, en cela, je l'avoue, me paraît aller un peu loin) passe sous
silence (ch. iv) môme les mieux attestés, les conversations et
les sollicitations de Jacqueline par exemple. Ne pourrait-on trou-
ver un moyen terme et suivre la v(»ie intermédiaire que suit Sainte-
Beuve quand il parle de la conversion de Rancô [Port, cont., 1,
p. j4 sq.)? Il dément les légendes mensongères (la tête coupée de
M"'° de Montbazon) ; il indique sans insister les événements dra-
matiques (jui ont pu le frapper (« la mort de quelques personnes
de considération du nombre de ses meilleurs amis ») ; enfin il s'at-
tache surtout il mettre en lumière les faits simples et presque vul-
gaires qui ont donné occasion au travail intérieur de sa pensée (la
rencontre du bei'ger). Et alors il conclut avec justesse, avec péné-
tration, et avec raison, me scmblc-t-il : « Je ne crois pas que je
m'abuse, il me semble que la pensée divine, si elle se ménage l'en-
trée dans les cœurs mortels, doit le faire souvent par ces voies si
paisibles et si unies, et, qu'après les grands coups portés^ il lui
su/'/if, pour f/ar/ner à elle, de ces simples cl dirins enchanlemenh*
(p. o7). — ci". j»Mnr Xriiilly. Vorl-Hunnl, III, 380 ri .'iOi.
\. Tome III, liv. ix.'
2. ('et accident est connu, il « si vrai, j)ar un témoin unique,
anonyme, de troisième ou quatrième main :« M. Arnould de Saint-
Victor, curé de Chambourcy, dit qu'il a appris de M. le prieur de
Barillon, ami deM'"' Périer, que, etc.. » (L. 0. M., p. 470. Cf. Délègue,
Élude sur la dernière conversion de Pascal (Paris, 1869) et le silence
de M. Boutroux). — Pourtant, le Recueil d'Utrecht en parle dan.^
un mémoire qu'il affirme « fait sur un assez grand nombre de
]tièces originales Irourécs pamni lo>i papiers de .V"'" Marr/uerile
Périer^ (p. i>:JS).
DEFINITIVE CONVERSION 101
par la rupture inespérée des traits — si cela eut
lieu en effet, — il dut éprouver une certaine frayeur ;
mais, ni le témoignage bien postérieur de Tabbé
Boileau *, ni Tinsistance suspecte de Voltaire-, ne
suffisent à nous persuader que son esprit en ait été
ébranlé pour le reste de sa vie : l'anecdote de
Tabîme, que depuis ce jour, il aurait vu sans cesse
ouvert à ses côtés, paraît controuvée-\ D'ailleurs,
un tel accident ne saurait être, à lui seitl,, la cma^e
d'une conversion : ce n'en peut être que l'occasion.
Pour qu'il produisît un tel changement, il fallait
que le cœur et l'esprit de Pascal y fussent prédis-
posés. Un franc libertin, un athée paisible dans son
1. '« Cela me fait souvenir de M. Pascal dont la comparaison ne
vous déplaira pas... Ce grand esprit croyait toujours voir un abîme
à son côté gauche et y faisait mettre une chaise pour se rassurer;
je sais l'histoire d'origine. Ses amis, son confesseur, son directeur
avaient beau lui dire qu'il n'avait rien à craindre, il convenait de
tout cela avec eux, car il n'était nullement visionnaire; et un quart
d'heure après, il se creusait de nouveau le précipice qui l'effrayait. »
Écrit à une demoiselle atteinte de terreurs imaginaires {Lettres sur
divers sujets de morale et de piété. Paris, 1737, t. i, p. 206).
2. « Qu'on ne se lasse pas de répéter que, depuis l'accident de
Neuilly, le cerveau de Pascal était dérangé» {Lettre à Condorcet).
Et ces autres passages que cite Hatzfeld (/'ascaZ, Alcan, 1901) : « il
n'est pas étonnant qu'un homme d'un tempérament délicat, d'une
imagination triste comme Pascal, soit, t\ force de mauvais régime,
parvenu à déranger les organes de son cerveau. » — «... C'est une
chose bien singulière que Pascal et Abadie, les deux défenseurs de
la religion chrétienne que l'on cite le plus, soient tous deux morts
fous. »
;^. Le Recueil d*Utrecfd., qui regarde i)Ourtant l'accident du pont
de Neuilly comme un des divers événements que « la Providence
disposa pour le détacher peu à peu de ce qui était l'objet de ses
passions », dit simplement : « Cet accident fît prendre à M. Pascal
la résolution de rompre ces promenades et de mener une vie plus
retirée» (p. 2r>8).
402 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
incr(?dulit(^ n'en eût guère tiré d'autre enseigne-
ment qu'une leçon de prudence. Enfin, et surtout,
les premiers troubles de conscience qu'éprouva
Pascal lui sont antérieurs ^ : il n'en est donc certai-
nement pas le motif.
Faut-il attribuer sa conversion h Tétat chancelant
de sa santé et au désespoir qu'il a pu éprouver de
se voir privé parla maladie des joies de ce monde?
Nous savons, on effet, qu'à ce moment, le mal dont
avait déjà souffert Pascal lui était revenu. Quand
Jacqueline annonce à M"** Périer le retour édifiant
de son frère, elle ajoute : « Quoiqu'il se trouve
plus mal qu'il n'ait fait depuis longtemps, cela ne
l'éloigné nullement de son entreprise ; » et dans la
lettre suivante, elle rappelle que les médecins lui
avaient défendu de veiller et de jeûner, et rapporte
que maintenant il ne peut même plus souper 2.
D'autre part, à lire les pensées de Pascal sur la
mort, il semble que l'idée en ait étrangement
occupé son esprit. Dans le Mystère de Jésus, il
entend le Rédempteur lui-môme qui lui dit : « Les
médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la
fin. » 11 semble qu'il éprouve de l'horreur quand il
pense qu'on « mourra seul » et comme un tremble-
1. Cf. le récit de Jacqueline : «Tout ce que je puis vous dire,
c'est... (ju'encorc qu'il ait, drpvis plus d'un an, un grand mépris
du monde, etc. » Lettre du 8 décembre 1654 (L. 0. M., p. 352^.
2. Lettres du 8 décembre 1654 et du 25 janvier 1655 (L. O. M.,
p. 352, 356)
^
DÉFINITIVE CONVERSION 103
ment physique quand il s'écrie : « C'est une chose
horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on possède ^ »
Si la pensée de la mort — et plus encore, du juge-
ment qui la suit — produisait sur lui cette impres-
sion de trouble profond, n'est-il pas naturel qu'il
ait regardé la maladie comme un avertissement
d'en haut et qu'il ait cherché dans la foi l'assurance
d'une vie éternelle?
D'ailleurs, le désenchantement amené par la ma-
ladie peut avoir été accru encore par les déceptions
qu'il aura trouvées dans cette vie où il s'était jeté
avec tant d'ardeur, « dans ce bourbier du monde »
qu'il avait « embrassé avec tant d'empressement'-^ ».
Les esprits ardents comme était le sien vont vite au
bout des choses. Son imagination s'était forge des
chimères sur le monde où il pénétrait; la réalité le
désabusa. Il y vivait avec de jeunes gens dont le
rang et la fortune étaient supérieurs aux siens; et,
quelque effort qu'il fît pour les égaler, il ne pouvait
ni se donner la noblesse de race ni augmenter ses
revenus insuffisants. L'amitié même du duc de
Roannez ne parvenait pas à dissimuler la différence
des situations et des fortunes, et Pascal devait res-
sentir une certaine humiliation à jouir d'un luxe
qui n'était pas à lui. N'y a-t-il pas un souvenir per-
2. Pensées, H., xxiv, 16 bis; M., 492; B., 212.
3. Lettres de Jacqueline à Pascal du 19 janvier 1655 (L. 0. M.,
p. 333;.
104 LA PENSKi: DE PASCAL, IV
sonnet ' dans cotto pensée : « Les choses qui nous
tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien,
ce n'est souvent presque rien. C'est un néant f/ur
Ho/rt* imagination grossi/ en montagne »? Et n'y a-t-il
pas une trace de ces mortifications d'amour-propro
dans le ton amer dont il parle de la noblesse, qui
a drs dix-tiuit ans met un tiomnie eu passe, connu
et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité
à cinquante >» et lui fait « gagner trente ans, sans
peine- >»? Il avait cru trouver le bonheur, et n'avait
trouvé que désappointement et désenchantement.
Ajoutons-y surtout riniluence de Jacqueline,
devenue Steur Kuphémie•^ C'était la personne qu'il
aimait le plus, nous dit l'historien de Port-Royal;
•< car il y avait une telle correspondance entre leurs
sentiments qu'ils convenaient de tout; leurs deux
cœurs n'étaient qu'un cu»ur et ils trouvaient l'un
dans l'autre des consolations qui ne se peuvent
comprendre qut* par ceux qui y ont passé »>. Ils
avaient tous deux nu^me nature d'esprit et môme
raractore; c'était avcM* elh» (|ue Pascal avait le ])liis
vécu ; il TavîMl convertie, puis poussée aij couvent;
il lui devait les émotions religieuses les plus pro-
1. Pensées, IL, v, 18: M.. 3:iG: D.. 8."» (et la première rédarlion :
cacher sa naissance) et U., v. L'I; M., 027; IL, 322.
•2. Pensées, IL, v, 1".: M., 027; D., 322.
3. C'est la seule cause que M*"" Périer allègue : « Comme Dieu
l'appelait à une grande perferlion... il se servit de ma sœur pour
ce dessein .. Elle lui persuada ce qu'il lui avait persuadé le premier,
de quitter absolument le monde...» (IL, t. I. p. i.xxii; B , p. 1"».'
DÉFINITIVE CONVERSION lOo
fondes : c'était Tenfant de son âme et elle aimait à
s'appeler sa fille. D'autant plus passionnée qu'elle
s'appliquait h mieux réprimer les mouvements de
son cœur, douée d'une persévérance inébranlable
qu'elle montra plus tard dans sa lutte avec Rome,
enfoncée dans son jansénisme par la persécution
qu'elle voyait approcher*, Jacqueline se sentait
attachée à lui non seulement par les liens de la
parenté naturelle, mais encore par les liens bien
plus forts d'une parenté mystique. Elle ne pouvait
se décider à laisser Pascal perdre son ame et, « gé-
missant de voir celui qui lui avait fait connaître le
néant des choses du monde, s'y plonger lui-môme
de plus en plus, elle lui en parlait avec autant de
douceur que de force^». Accueilli à toutes ses
visites par des prières et des exhortations pres-
santes, gagné par la ferveur qu'il sentait dans les
paroles de sa sœur, comment Pascal aurait-il pu se
défendre, lui qui déjà chanceUnt et se trouvait en
lutte avec lui-nii^me?
En effet, si toutc^s ces causes (mt favorisé la
seconde conversion de 1 fiscal, elles ne suffisent
point à l'expliquer. Des incrédules ont pu souffrir
de pareilles déceptions, supporter de pareilles dou-
leurs physiques, ôtre en butte aux mômes suppli-
1. Cf. Sainte-Kei-vk, Pnrl-IUnjal, III,3.")0 s<|<|.; Coi^is, Jargueline
Pascal (Didier, 1845); Mahie Dltoit, Jacqueline Pascal (Fischbacher,
1897).
2. Histoire ffénérale de Port-Royal, t. 111.
iOfi LA PENSEE DE PASCAL, IV
cations pionses, sans en être ébranlés. Pour lui, il
était dans cot état que les mystiques de tous les
temps appellent l'état de sécheresse, où le croyant
voit supprimée la communication entre Dieu et lui,
où son âme est impuissante à éprouver les senti-
ments d'amour divin dont elle était auparavant inon-
dée. Mais la foi n'était point complètement étouffée
en lui : affaissée pour ainsi dire sur elle-même, elle
commcMiçait dés lors à se réveiller. Sa conversion a
été amenée, préparée de loin par le sourd et lent
travail de sa pensée intérieure. Ce n'a pas été un
brusque retour h la vérité, le coup de foudre du
chemin do Damas, une de ces révolutions morales
qui, du jour au lendemain, bouleversent une âme;
c'a été une lente évolution traversée de contradic-
tions et de luttes, l'accroissement progressif du
germe de foi qui subsistait en lui. Pour un incré-
dule qui se convertit, il y a, semble-t-il,un moment
précis où il cesse d'être incrédule : il y a une rup-
ture dans sa pensée. Une preuve nouvelle que Pas-
cal n'a pas été incrédule, ce serait donc que sa con-
version s'est faite insensiblement.
Vers la iin de septembre, il s'ouvrit à sa sœur
«d'une manière qui lui lit pitié»; il lui avoua',
que, « parmi toutes les choses qui pouvaient contri-
buer à lui faire aimer le monde et auxquelles on
avait raison de le croire fort attaché, il était de telle
1. Lettre de Jacqueline du 25 janvier 1655 (L. 0. M., p. 356).
DEFINITIVE CONVERSION 107
sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aver-
sion extrême qu'il avait des folies et des amuse-
ments du monde, et par le reproche continuel que
lui faisait sa conscience, qu'il se trouvait détaché
de toutes choses, d'une telle manière qu'il ne l'avait
jamais été de la sorte, ni rien d'approchant». Et,
depuis ce jour, il lui fit des visites « si fréquentes
et si longues qu'il semblait qu'elle n'avait plus
d'autre ouvrage à faire que de l'entretenir».
Mais, malgré ces bonnes dispositions, tout n'était
point fini ; son esprit combattu ne pouvait se déta-
cher du monde : « 11 était, disait-il, dans un si grand
abandonnement du côté de Dieu, qu'il ne sentait
aucun attrait de ce côté-là ; il s'y portait néanmoins
de tout son pouvoir, mais il sentait bien que c'était
plus sa raison et son propreesprit qui l'excitaient, que
non pas le mouvement de l'esprit de Dieu. » Dans
cet état pénible, il ne pouvait trouver le bonheur
ni dans le monde ni dans la religion : l'un le fati-
guait et inquiétait sa conscience tourmentée, l'autre
n'avait encore point de charme pour lui et lui lais-
sait toute sa sécheresse de cœur. Pour nous servir
des termes dont il use dans son opuscule Sur la con-
version du pécheur : « Un scrupule continuel com-
battait son âme dans la jouissance... des choses oii
elle s'abandonnait auparavant avec une pleine effu-
sion de cœur; mais elle trouvait encore plus d'amer-
tume dans les exercices de piété que dans les vani-
i08 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
trs (lu mondée » C'est apparemment le souvenir de
ces luttes qui lui faisait dire plus tard : « Il est vrai
qu'il y a bien do la peine en entrant dans la piété...
Notre cœuT se sent déchiré entre des efforts con-
Iniires, clc.^ »
Ces troubles continuels trouvèrent enfin leur
l(»rm(» le 23 novembre 1651, dans Textase qu'il
eut, le soir, entre dix heures et demie et minuit.
(]ette extase n'a donc pas été la cause, mais bien
plutôt le couronnement de sa conversion. Elle fait
connaître la date où cessèrent définitivement ses
incertitudes, où furent rompues sans retour les
dernières de ces a horribles attaches » qui le
retenaient au monde : h partir de ce jour, il vit
clairement le but fuyant qu'il cherchait en vain
jusqu'alors, et il s'en saisit pour jamais.
Mais, si b» sens et la portée de cet événement
no sauraioni otre douteux, il n'en est pas ainsi de
sa nature mônu». L'« Amulette » — disons avec lo
W Guerrier le Mémorial, pour éviter le mot fâcheux
que Condorcet a lancé non sans motif — le Mémo-
rial donc est-il simplement la formule écrite dos
fermes résolutions que Pascal aurait prises après une
méditation nocturne et ([u'il tenait à conserver tou-
jours sous ses yeux? Y a-t-il quelque chose de plus
et serait-ce le picnix monument d'une grAce toute
i. U., t. II, p. 31u;D., p. 197.
2. Pensées, H., xxiv, 61 tev\ M., 2.j9; B., 498.
/
1
DEFINITIVE CONVERSION 109
spéciale qu'il aurait tenue de la bonté de Dieu, d'un
ravissement*? La vue seule du fac-similé du papier
trouvé dans les habits de Pascal suffit à prouver
qu'il ne s agit point simplement d'un acte de bon
propos. Ce mot Feu détaché au début, cette croix
radiée qui domine, ces cris «joie, joie, pleurs de
joie! » cet appel « mon Dieu, me quittcrez-vous? »,
tout cela ne peut s'expliquer que si Ton admet
qu'après une méditation intense et une oraison
passionnée, il se sentit en présence de Dieu^. Et,
1. Cf. FoissET, Sur Vauiulclte de Pascal [Annales de philosoplùe
chrétienne^ 183o).
2. Cf. la première apparition à sainte ïtirrèse (H. Joly, p. 33).
Voir aussi la nuit du P. Gratry et do Sécrétan (P. Chai:vin, le P.
iiralry, Biuuil, 1901, p. lo et p. 21). — C'est ce que le D' Lélut
appelait une '< hallucination o : VAmulelLe de Pascal, pour servira
l histoire des hallucinalions (Bailliore, 1846). Cr. D*" Charles Bl\ei-
Sanglk, la Maladie de Pascal (Annales médico-psychologiques,
luars-avril 1899) : Pascal est un «neurasthénique héréditaire»!
De bonne foi, qu'est-ce qu'un homme, je ne dis pas janséniste, ni
catholique, ni chrétien, ni même religieux, mais un peu intelligent
[les choses religieuses, peut trouver là qui ressemble à une hallu-
cination ou à de la neurasthénie? En face de ces conceptions
étroites, et pour ainsi dire grossières de la «raison», donnons-
nous le plaisir de relire une page admirable et profonde, où un
L'crivnin, en bien des points si éloigné de Pascal, se montre digne
le lui et peut aider à le comprendre.
« La raison, qui est la fille aînée de notre intelligence, doit s'as-
seoir sur le seuil de notre vie morale, après avoir entr'ouvert les
)ortes souterraines derrière lesquelles sommeillent prisonnières les
orces vives et instinctives de notre être. Elle attend, sa l.'nnpe i\
a main; et sa seule présence rend ce seuil Inabordable à tout ce
:jui n'est pas encore conforme à la nature de la lumière. Plus avant,
lans les régions où ses rayons ne pénètrent pas, la vie obscure
îontiDue. Elle ne s'en inquiète point, elle s'en réjouit au contraire.
211e sait qu'aux yeux du Dieu qu'elle désire, tout ce qui n'a pas
ranchi l'arcade lumineuse, songe, pensée, acte même, ne peut rien
ijouter, ne peut rien enlèvera l'être idéal qu'elle forme. Le devoir
le sa flamme est d'être aussi claire, aussi étendue que possible, et
le ne pas abandonner son poste. Elle n'iiésitc j)as tant qu'il n\v a
110 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
dans le Mystère de Jésus, ce dialogue que Pascal
enji^agti avec son Sauveur n'est-il point un souvenir
de cette preniièiv entrevue, où il se serait directe-
ment entrot(Miu avec le Dieu vivant, « d'Abraham,
(Tlsaac et de Jacob »? C'est ce ravissement qui a fait
cesser en lui la sécheresse de Tâme dont il se plai-
gnait à sa sœur, et qui aura mis enfin d'accord
son cuMir touché et sa raison convaincue.
Pourtant tout n'était pas fini encore. Si Pascal pro-
mettait dans son Mémorial : « Soumission totale à
Jésus-(ihrist et à mon directeur », c'est qu'il avait
(( cru de telle sorte que [sa sœur] ne le connaissait
plus... en rhu milité, en la soumission, en la défiance
et au mépris de soi-même ». Mais restait à choisir ce
qu'une agitation d'instincts inférieurs et de ténèbres. Mais il arrive
que parmi les captives ({ui s'éveillent, des forces plus éclatantes
qu'eile-méine s'approchent de l'entrée. Elles répandent une lumière
plus iuiuiatérlelle, plus dill'use, plus incompréhensible que celle
de la flamme nette et ferme que protège sa main. Ce sont les
puissances de l'amour, du bien inexplicable, d'autres plus mysté-
rieuses, plus infinies encore qui demandent à passer. Que faire?
Si elle s'est as^i.-ti- sur le seuil, alors qu'elle n'avait pas acquis le
droit de s'y asseoir pnrco qu'elle n'avait pas encore eu le courage
d'apprendre qu'elle n'él.iii jtMs soiilo au monde, elle se trouble, elle
a peur, elle referme les portes; et si jamais elle se résout à les
rouvrir, elle ne retrouve (|u'une poignée de cendres légères au bas
des marches sombres. Mais si sa force ne tremble pas, parce que
tout ce qu'elle n'a pu apprendre lui a du moins appris qu'aucune
lumière n'est dangereuse, que dans là vie de la raison on peut ris-
'/uer la raison même dans une clarté plus grande^ d'ineffables
échanges auront lieu, de lampe à lampe, sur le seuil. Des gouttes
d'une huile inconnue se mêleront avec l'huile de la sagesse humaine ;
et, quand les blanches étrangères seront passées, la flamme de sa
lampe, à jamais transformée, s'élèvera plus haute, plus puissante
et plus pure entre les cu'onnes du porche agrandi. » (Maurice
M.4:ili.i,i.n':k. la Sa(/esse et la destinée, Charpentier, p. 78 sq.)
DÉFINITIVE CONVERSION 111
directeur auquel il se soumettrait « d'un assujétis-
sement parfait » ; et là dessus « il eut à rendre en
lui-môme bien des combats ». Sans doute, il y avait
M un reste d'indépendance caché dans le fond du
cœur, qui faisait arme de tout » ; car tout persuadé
qu'il fût « qu'il lui fallait [un guide] et quoique
celui qui lui fallait fût tout trouvé et qu'il ne pût
penser à d'autres », il hésitait encore : « La défiance
qu'il avait de lui-même faisait qu'il craignait de se
tromper par trop d'affection, non pas dans les qualités
de la personne, mais sur la vocation dont il ne
voyait point de marque certaine ^ »
Cette fois encore, la voie lui fut montrée. « Dieu
permit, dit Marguerite Périer-, qu'un jour de la Gon-
1. Lettre de Jacqueline, 25 janvier 1655 (L. 0. M., p. 358).
2. Mémoire de Marguerite Périer (L 0. M., p. 453-454). —
J'insiste sur ces détails, parce qu'il y a ici des opinions bien diffé-
rentes. Pour M. Délègue {loc. cit.), suivi en cela par MM. Giraud
et Boutroux, Marguerite Périer se trompe : le sermon décisif aurait
eu lieu la fête de la Présentation de la Vierge, le 21 septembre,
deux jours avant Textase, qu'ainsi il aurait en quelque sorte pro-
iroquée. Et Ton voit bien ce qui a amené cette hypothèse : l'extase
resterait ainsi le couronnement et pour ainsi dire le bouquet
de la conversion. — Le sujet du sermon, dit M. Délègue, ne se
rapporte pas bien à la fête de la Conception. — Cet argument me
parait assez faible : les prédicateurs n'accrochent pas toujours 1res
exactement leurs sujets ni à leur texte ni àleur jour ; et d'ailleurs,
il n^est pas absurde, à propos de la Conception de la sainte
Vierge, de parler « du commencement de la vie des chrétiens ». — Le
Mémorial, dit-il encore, « prouve qu'à cette date Pascal s'était déjà
définitivement rangé sous l'austère direction du Port-Royal «. —
Ost tirer trop les choses à soi; le Mémorial prouve que Pascal
s'était donné à Dieu, qu'il s'était promis d'obéir à son directeur ;
mai:i ce directeur était-il déjà choisi ? La lettre de Jacqueline, du
2.*j janvier (cf. les passages que j'en ai oilés dans lo texte), inoiiLn*
précisément que ce choix ne fut pas immédiat et qu'il y eut v^ bleu
des combats » : je placerais ces combats entre le 23 novembre et
t
\L.
112 LA PEN8KK DE 1»ASCAL, IV
c<*ptioii do la sainte Vierge, il allât voir ma tante
<»t demeurât au parloir avec elle durant qu'on
le s décembre. — Enûn, dit M. Deiègiie, dans sa lettre du 8 décembru,
Jacqueline « annonçait à M"" Périer la conversion de son frère
comme un fait déjà accompli au moins depuis quelques jours».
— La conversion, oui ; mais il faut noter que Jacqueline ajoute «sans
néanmoins qu'il ait encore déterminé dans quel genre de vie »; or,
selon Marfçuerite Périer, c'est ce discours qui lui a fait voir quel
j^enre de vie il devait embrasser et c'est « peu de jours après»
que Pascal « se détermina à rompre entièrement avec le monde».
Si le sermon est du 21 se[)tembre, et si dix-sept jours après Pascal
est encore hésitant, que vient- on nous parler de Tinfluence déci-
sive et immédiate de ce sermon?
Des deux lettres de Jacqueline je tirerais des conclusions
toutes contraires à celles de M. Délègue. Dans la lettre du 25 jan-
vier, Jacqueline divise Thistoire de son frère en trois moments:
1* il est converti, mais hésite sur le choix d'un guide ; 2' U accepte
comme guide M. Singlin: .V « après cela néanmoins, ce ne fut
pas fait, car il fallait bien d'autres choses pour faire résoudre
M. Singlin ^•. Dans la lettre du S décembre, nous en sommes
juste au st'cuutl liiuuicnt : 1" Pascal est < dans un grand désir
frétre tout |à Dieu], sans néanmoins qu'il ait encore déterminé
dans quel genre de vie >-• : *2" « il est tout rendu à la conduite de
M. S... et J'espère que ce sera dans une soumission d'enfant, car
il ne lui a pas encore accordé ; j'espère néanmoins qu'à la fin il
ne nous refusera pas ». — D'après cela il me semble : que Pascal,
qui, avant le S décembre, hésitait à prendre pour directeur M. Sin-
glin malgré les exhortations de sa sœur, est revenu ce jouMà
lui dire qu'il se « rendait à sa conduite » ; — que Jacqueline Périer,
qui connaît <v rappn'hension [qu'a M. SinglinJ de s'engager en de
pareilles atfaires » et l'infirmité qui « lui enôtcpres(|ue le moyen»,
a peur d'un refus, mais espère ])ourtant en sa charité : — enfin qu'elle
se hâte le jour mcme de prévenir sa sœur de ce <*onsentement,
pour elle si prc«'ieux. de son frère : la lettre est visiblement
écrite hâtivement (<t tnut c(» que je puis vous dire, n'ayant pas de
temps... »l.'. ; cl l'est visiblement la premièrefois que Jacqueline
parle à su soMir des dispositions de son frère (<t 11 n'est pas rai-
sonnable que vous ignoriez plus longtemps.., etc. ?>}; elle a donc
attendu pour le faire que Pascal eût choisi son guide : eût-elle
gardé dix-sept jours une nouvelle si grave, qui la réjouissait
tant et qui devait tant réjouir M"» Périer?
Mais il y a encore i(!i des difficultés. Dans sa lettre du 8 dé-
cembre, Jacqueline Pascal ne dit pas un mot du sermon que
Pascal aurait entendu ce jour-là (ou en tout cas avant ce jour-là):
dans sa lettre du :*.'i janvier elle dit : «Je ino contenterai de lui
DEFINITIVE CONVERSION 113
disait nones avant le sermon. Lorsqu'il fut achevé
de sonner, elle le quitta et lai, do son côté, entra
dans Téglise pour entendre le sermon, sans savoir
que c'était là oîiDieu Tattendait. 11 trouva le prédi-
cateur en chaire, aussi il vit bien que ma tante ne
pouvait pas lui avoir parlé ; le sermon fut, au sujet
de la Conception de la sainte Vierge, sur le commen-
dire... [suivenl ses raisons]... Il ne me souvient plus si ce fut cela
qui le fit rendre, ou si ce fut la grâce qui croissait dans lui comme
à vue d'œil, qui dissipa tous les nuages qui s'opposaient à un si
heureux commencement sans se servir de raisons; mais, quoi qu'il
en soit, il fut bientôt rendu », et du sermon pas un mot non plus.
Pourtant, Marguerite Périer n'a certainement inventé ni Texis-
tence ni le plan ni l'influence du sermon. Comment expliquer ce
silence? — Il est à remarquer que personne, du vivant de Pascal, n'a
parlé de l'extase et le Mémorial, on le sait, n'a été découvert
qu'après sa mort. Je croirais volontiers que, par humilité, par
une sorte de pudeur religieuse, il aura gardé le silence sur ces
choses, où il aura cru reconnaître l'intervention toute spéciale de
Dieu en sa faveur : plus tard, il aura pu révéler celui des deux
signes divins oi'i Dieu s'était manifesté de la manière la plus
commune, sans parler à personne (si ce n'est peut-être à son
directeur et sous le secret de la direction) de l'extase, du signe
le plus miraculeux et le plus exceptionnel.
Enfin, de qui est ce sermon ? Tout le monde, je crois (sauf
M. Délègue : « un prédicateur dont le nom ne nous est pas par-
venu »), nomme M. Singlin. Et, en effet, le sermon a été publié
dans les Instimctions chrétiennes de Singlin (Cf. Gazier, Litt. franc.
de Colin, t. IV, p. 591). Seulement ces instructions ont été rédigées
non par Singlin, mais par Lemaîtrc de Sacy ou même le grand
Amauld, sur les canevas de Singlin {ibicL, p. 5G7). Où ont-ils pris
ce canevas-ci? Dans les papiers de Singlin? Alors l'attribution
est certaine et encore il se pourrait cjne ce ne fût pas le discours
entendu par Pascal, mais un discours sur le même sujet. Mais ne
l'auraient-ils pas pris dans le texte de Marguerite Périer, en l'attri-
buant à Singlin, comme le Recueil (VVtrecht, pour cette seule
raison que Singlin était le directeur de Port-Koyal et, sans doute,
son prédicateur ordinaire? Dans ce dernier cas, pour maintenir
Pattribution commune, il faudrait d'abord résoudre quelques diffi-
cultés. — Si c'était M. Singlin qui eût parlé, ce sermon aurait eu
bien moins d'importance pour Pascal : l'incertitude qui le tour-
mentait était de savoir s'il devait suivre les conseils de M. Singlin,
8
Ïl4 :.A Î'EXSKE ItE PASCAL, H'
c»/mc-nt de la vie îles chréliens et sur Timportaiice
lie les rendre >aints en ne s'engageant pas comme
font presque tous l«^s irens du monde, par Thabitude,
par la coutume et par des raisons do bienséance
toutes humaines dans des char^s et dans des ma-
riages: il montra comment il fallait consulter Dieu
avant que de s'y engager et bien examiner si on
pouvait faire son salut et si on n'y trouverait point
d'obstacles. Comme c'rtait \h précisément son état et
se d'-cid' r |irt-riscuient sur le disi-ours de M. Singlin, c'est une
espèce de itrrolr vii-ii-ux. D'autre part, d'aprôs Marguerite Périer,
re i{iii l'a frappr. c'est que < tout rela ait été dit pour lui », alors
qu'il était sûr que Jai'queline n'avait pas prévenu le prédicateur;
cela ne peut s'entendre que d'un prédicateur de passage et qui
vient au rouvent juste avant son sermon; Jacqueline avait eu
mille occasitins dt-puis bien des jours d'entretenir M. Singlin de
l'état de son frère, et sans doute elle lui en avait parlé, ou tout au
moins Pascal pouvait penser qu'elle lui en avait parlé. — De plus,
si cent été .M. Singlin. Jacqueline n'aurait pas manqué de faire
d'elle-mt>me le rai»prochement que Pascal a fait entre ce sermon
et ses préoccupations, surtout, si comme il est bien probable, elle
avait parlé de son frère à M. Singlin: avec le culte qu'elle portait
à son directeur, elle n'eût pas manqué île lui attribuer le mérite
d'avoir enfin vaincu les hésitations de Pascal, et elle ne dirait pas :
<' 11 ne me souvient plus si, etc. »> — Enûn. M. Sin^^lin prêchait-il
alors? 11 est bien invraisemblable qu'il ait pu supporter en décem-
bre la fatigue de la chaire, alors qu'il continuait le mois suivant à
ne pouvoir supporter la fatigue, bien moindre, des conversations de
direction : « Son infirmité qui continue toujours, dit Jacqueline
le 2.'J janvier, lui en ôte presque le moyen, parce qu'il ne saurait
presque parler sans se faire un grand mal.» — D'après tout cela,
il me semble que le sermon dut être d'un prédicateur d'occasion
et c'est là précisément ce qui aura le plus frai)pé l'esprit et l'ima-
gination de Pascal : les paroles de M. Singlin — informé de tout ou
qui pouvait l'être — eussent été à ses yeux des avis humains ; les
paroles d'un inconnu, qui ne le connaissait pas et qui parlait si
bien «pour lui ?>. c'étaient des avis divins. On retrouve d'ailleurs
dans l'histoire d(; Port-Koyal des épisodes analogues : n'est-ce pas
par l'indigne Père Basile que Dieu, dans le sermon de 1608, aurait
<» converti » la mère Angélique et commencé la réforme de Port-
Royal ? (Cf. Port'RoyaL t. I, p. 92.)
DEFINITIVE CONVERSION 115
sa disposition et que le prédicateur prêcha avec
beaucoup de véhémence et de force, il fut vivement
touché, et croyant que tout cela avait été dit pour
lui, il le prit de même. » Ainsi, il lui sembla que
par la bouche de son ministre, Dieu lui-môme
venait l'appeler ; quelque temps après il répondait:
« Seigneur, me voici! »
En janvier 1655, à l'âge de trente-deux ans,
il quittait le monde et entrait à Port-Royal : il
faisait sa « renonciation totale et douce », il se sou-
mettait « d'une soumission totale à Jésus-Christ et
à son directeur )),M. Singlin.
L -'■.
II
LA RETRAITE A PORT-ROYAL
LES SCIENCES l DE l'eSPRIT GÉOMÉTRIQUE. LA PHILO-
SOPHIE : ENTRETIEN AVEC M. DE 8AC1. — LA
THÉOLOGIE : LES PREMIÈRES PROVINCIALES.
En renonçant au monde, Pascal n'avait pas en-
core, semble-t-il, abjuré toutes les vanités de
l'esprit.
« 11 était revenu au vain amour des sciences,»
dit riiistorien de Port-RoyaP. Singlin, après avoir
accepté de diriger sa conscience sur les instances
de sœur Euphémie, l'avait exhorté « à faire un
voyage h la campagne, pour être plus à soi qu'il
n'était à cause du r(»tour de son bon ami [le duc
de RoannezJ qui l'occupait tout entier-^ ». Pascal
s'était retiré dans une des maisons de M. de Luynes,
au château de Vaumurier, puis, ne se trouvant pas
1. Tome m.
2. Letti'e de Jacqueline du 25 janvier 1655 (L. 0. M., p. 361).
LA RETRAITE A PORT-ROYAL 117
assez seul, il avait demandé une cellule à Port-
Royal. Or Port-Royal à cette époque était tout car-
tésien, et M. de Liancourt, Arnauld, Nicole, qui
s'occupaient de science, appliquaient dans leurs
discussions de logique, de géométrie, de physique,
les principes tout cartésiens que ces derniers ont
exposés plus tard dans la Logique de Port-Royal,
Peut-être Pascal se <Tut-il autorisé par l'exemple
de chrétiens si austères et de jansénistes si éclai-
rés à s'occuper encore des sciences ; et ils ne s'y
opposèrent nullement : Singlin n'avait-il pas décidé
que « M. Arnauld lui prêterait le collet en ce qui
regardait les hautes sciences ^ » ?
Seule, sa sœur, son ancienne directrice, s'en
inquiétait un peu et lui murmurait doucement
quelques observations : « Je ne sais... comment
M. de Saci s'accommode d'un pénitent si réjoui et
qui prétend satisfaire aux vaines joies et aux diver-
tissements du monde par des joies un peu plus rai-
sonnables et par des jeux d'esprit plus permis^ au
lieu de les expier par des larmes continuelles 2. »
Elle l'aurait volontiers réduit aux seuls travaux
intellectuels qui pouvaient être utiles aux Petites
Écoles^ : l'invention d'une méthode nouvelle pour
1. Fontaine. — Cf. H., t. I, p. cxxiii; B., 147.
2. Lettre du 19 janvier 16:io (L. 0. M., p. 354).
3. Cf. Cadet, l'Éducation à Port-Royal (Hachette, 1887), et Carré,
les Pédagogues de Port-Royal (Delagrave, 1887).
118 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
apprendre h lire aux enfants*, et la rédaction A'Élé'
mpiifs dp f/é orné (rie-.
Ces «< Messieurs •> étaient moins sévères; plusmo
d(Tés, ils semblent avoir voulu ménager davantage
la transition à leur disciple. Ils voulaient aussi pro-
fiter, i)our leur maison et pour eux, de son génie
pour les sciences et c'est sans doute avec leurs
encouragemt^nls qu'il écrivit alors comme préface
à ses Élviticnfs de geut)iélrie les deux fragments De
r^sprit (jrinndtriqiic. 11 y fait assez ouvertement ses
réserves sur la doctrine de Descartes; il v araoin-
drit le pouvoir de la raison — dans les choses
humaines, puisque « tout ce qu'il y a d'hommes
sont presque toujours emportés à croire, non par
la preuve, mais par l'agrément -^ » — dans les
choses divines, puisque « Dieu ne verse ses lu-
mières dans les esprits qu'après avoir dompté la
rébellion de la volonté, par une douceur toute
céleste (|ui la charme et qui l'entraîne'* ». Et pour-
tant il y professe encore une haute estime pour la
géométrie, et lui fait la part assez belle : la géomé-
trie excelle aux trois principaux objets qu'on peut
avoir dans l'étude de la vérité, de la découvrir
quand on la cherche, de la démontrer quand on la
1. Lettre de Jacqueline du 20 octobre IGiio (L. 0. M., p. 372j.
2. Arnauld, dit-on. les trouvaconfus et leur opposa ses Nouveaux
éléments de r/éométrie. Pascal, alors, jeta au feu son essai (Cf. Adaji
et Brinschvk'.o, p. 16;^).
3. IL, t. II, p. 200; n., p. 185.
4. H., t. Il, p. 297: lî., p. 180.
LA RETRAITE A PORT-ROYAL 119
possède, de la discerner d'avec le faux quand on
l'examine; ses démonstrations sont méthodiques
et parfaites; ce qui passe la géométrie nous sur-
passe ; Tordre géométrique est « le plus parfait entre
les hommes* », etc.
Il ne renonçait point non plus à la philosophie ;
et môme il y était ramené par ses conversations
avec MM. de Port-Roval. « M. de Saci, dit Fon-
laine, dans ses Mémoires, crut devoir mettre
M. Pascal sur son fond et lui parler des lectures de
philosophie dont il s'occupait le plus... M. Pascal
lui dit que ses deux livres les plus ordinaires avaient
été Epictète et Montaigne, et lui fit de grands
éloges de ces deux esprits^. » Dans cet Entretien
que nous a conservé Fontaine, Pascal semble en-
core faire cas de « ces études philosophiques dont les
chrétiens retirent si peu d'utilité». Assurément il
met en pleine lumière la contradiction des deux
systèmes, qui ne voient, l'un que la grandeur,
l'autre que la bassesse de l'homme ; il manifeste
« une grande joie de voir la superbe raison si invin-
ciblement froissée par ses propres armes»; il in-
siste sur ridée que seule la religion chrétienne
peut résoudre ces contrariétés et concilier le Manuel
avec les Essais, Mais du moins il reconnaît que ces
contrariétés mêmes ont un bon résultat, puis-
i. Passim.
'2. II., t. I, p. cvxiii; B., 1-48.
120 LA PENSER DE PASCAL, IV
qu' « elles Tont conduit à la véritable religion ));et
dans Tallure générale de Texposé, dans le ton dont
il s'exprime, il conserve encore une certaine modé-
ration qu'il n'aura [)lus, quand il s'écriera un jour:
(( Quelle chimère est-ce donc que Thomme...
cloaque d'incertitude et d'erreur* ! »
C'est que, après la victoire qu'il venait enfin de
remporter sur le monde et sur lui-même, un grand
apaisement s'était fait en lui. Délivré des remords
qui le tourmentaient auparavant, heureux de se
retrouver en union de sentiments avec ceux qu'il
aimait, désormais sAr de la voie dans laquelle il
allait s'en}::îiger, il avait acquis la joie et la sérénité
chrélienn<»s et sou bonheur s'accroissait du souve-
nir de ses an«;oisses passées. « J'ai, lui écrivait Jac-
queline le 19 janvier lôoT), j'ai autant de joie de
vous trouver ^ai dans la solitude, que j'avais de
douleur quand je voyais que vous l'étiez dans le
monde -. » Pour cpn» la foi de Pascal prenne un carac-
tère plus ascélique et plus sombre, il faudra qu'elle
soit surexcitée par la contradiction, enflammée
encore par le miracle de la Sainte-Epine, attristée
par la persuasion où il sera que les autres hommes
se damnent et qu'il ne peut guère pour leur salut.
La joie de Port-Royal tout entier avait été grande
à la. conversion de Pascal; et ce triomphe dut con-
1. n., 1, 1;M., 600; B.. 72.
2. L. 0. M., p. 353.
LA RETRAITE A PORT-ROYAL 121
soier un peu les jansénistes des persécutions qu'ils
commençaient à souffrir. Pour le dogme, ils sou-
tenaient une doctrine suspecte et contre laquelle
s'élevaient beaucoup de théologiens*; pour la dis-
1. Cf. BossuBT, raison funèbre de Xicolas Cornet : « Sage, tran-
quille et posé qu'il était, il se mit à considérer attentivement quelle
était cette nouvelle doctrine [le mot est dur pour Jansénius, qui se
pique au contraire de n'être pas « nouveau » et appelle toujours ses
adversaires : « récentes », « recentiores »] et quelles étaient les
personnes qui la soutenaient. Il vit donc que saint Augustin, qu'il
tenait le plus éclairé et le plus profond de tous les docteurs, avait
exposé à rËglise une doctrine toute sainte et apostolique touchant
la grâce chrétienne ; mais que, ou par la faiblesse naturelle de l'es-
prit humain, ou à cause de sa profondeur ou de la délicatesse des
questions, ou plutôt par la condition nécessaire et inséparable de
notre foi, durant cette nuit d'énigmes et d'obscurités, cette doctrine
céleste s'est trouvée nécessairement enveloppée parmi des difficul-
tés impénétrables : si bien qu'il y avait à craindre qu'on ne fût
jeté insensiblement dans des conséquences ruineuses à la liberté
de l'homme. Ensuite il considéra avec combien de raisons toute
rÉcole et rÉglise s'étaient appliquées à défendre ces conséquences ;
et il vit que la Faculté des nouveaux docteurs en était si prévenue
qu^au lieu de les rejeter, ils en avaient fait une doctrine propre :
si bien que la plupart de ces conséquences que tous les théologiens
avaient toujours regardées jusqu'alors comme des inconvénients
fâcheux, au-devant desquelles il fallait aller pour bien entendre la
doctrine de saint Augustin et de l'Église, ceux-ci les regardaient,
au contraire, comme des fruits nécessaires qu'il en fallait recueillir,
et que ce qui avait paru à tous les autres comme des écueils contre
lesquels il fallait craindre d'échouer le vaisseau, ceux-ci ne crai-
gncdent point de nous le montrer comme le port salutaire auquel
devait aboutir la navigation. » Et plus loin, après avoir, selon saint
Grégoire de Nazianze, caractérisé les fauteurs de troubles dans
rÉglise, esprits <i excessifs, insatiables et portés plus ardemment
qu'il ne faut aux choses de la religion », Bossuct continue : « Notre
sage et avisé syndic jugea que ceux desquels nous parlons étaient
à peu près de ce caractère, grands hommes, éloquents, hardis,
décisifs, esprits forts et lumineux : mais plus capables de pousser
les choses à l'extrémité que de tenir le raisonnement sur le pen-
chant, et plus propres à commettre ensemble les vérités chrétiennes
qu'à réduire à leur unité naturelle : tels enfin, pour dire en un
mot. qu'ils donnent beaucoup à Dieu et que c'est pour eux une
grande grâce de céder entièrement à s'abaisser sous l'autorité
suprême de l'Église et du Saint-Siège. »
122 l.A PENSÉE DE PASCAL, IV
cipliIU»^ ils prêchaient une réforme intérieure de
TEglise par un retour à Taustérité des premiers
Ages; et le clergé, comme les fidèles, refusait en
général de les suivre. Pascal avait naturellement
embrassé ces idées avec son emportement habituel.
Dans sa Comparaison des chrélie?is des premiers
/emps avec ceux d'aujotinrhui (1(555?)^, il insiste
avec amertume sur le relâchement extrême de
rh]glise et voudrait y porter remède. Mais c'est
dans les Provinciales que se trouvent au plus haut
point unies ces deux exigences — d'ailleurs con-
nexes — du jansénisme : la réforme du dogme et
la réforme de la morale. En effet, si douze ou treize
Provinciales sont consacrées à la question de la
casuistique et de la morale facile, il y en a cinq
([ui sont exclusivement remplies par la théorie de
la grAce. Sans doute, les Provinciales qui traitent
1. BossiKT, loc.cil. « Quel(|ues [docteurs], non moins extrômes
[que ceux qui <^ portent des coussins sous les coudes des pécheurs»],
ont tenu l«'s consciences captives sous des rigueurs très injustes :
ils ne peuvent supporter aucune faiblesse, ils traînent toujours
Tenfer après eux, et ne fulminent que des anathèmes... Que dirai-je
de ceux qui détruisent par un autre excès [que l'excès des casuistes],
Tesprit de la piété: qui trouvent partout des crimes nouveaux et
accablent la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu nous
impose? Qui ne voit que cette rigueur enfle la présomption, nour-
rit le dédain, entretient un chagrin superbe et un esprit de fastueuse
singularité, l'îiit parait re la vertu lrf>p pesante, l'Evangile excessif,
le christianisme impossible?... Cimix qui mettent la vertu trop haut,
à qui toutes les faiblesses paraissent des crimes horribles, ou qui,
des conseils de perfection, font la loi commune de tous les fidèles,
ne doivent pas se vanter d'aller droitement, sous prétexte qu'ils
semblent chercher une régularité plus scrupuleuse.»
2. 11., t. II. p. :121: n., 201.
V...
LA RETRAITE A PORT-ROYAL 123
de la morale ont dans la suite paru être les plus
importantes et exercer Tinfluence la plus vive :
mais leur succès tient assurément à des causes où
la théologie et la morale n'ont qu'une part assez
restreinte : leur mérite littéraire a séduit les con-
naisseurs ; les ennemis des Jésuites les ont portées
aux nues, pour ébranler le crédit de la puissante
Société; les ennemis du christianisme en ont tiré
parti pour discréditer l'Eglise elle-môme, la con-
fession et la direction de conscience. Néanmoins, si
Pascal a jugé utile à sa cause de faire dans ces
douze lettres une diversion efficace contre l'adver-
saire, on peut être certain que celles oii il expose
le dogme janséniste de la grâce ne sont point à ses
yeux les moins importantes ^ Bien plus, la question
1. Car les questions qui y sont traitées sont pour un catholique
et un chrétien de la plus haute importance. On demandait d'abord
à la Sorbonne : Dans ses Lettres à une -personne de condition et à
un duc et pair ^ Arnauld, par la fameuse distinction du droit et du
fait^ ne cherchait-il pas un subterfuge pour maintenir les doctrines
condamnées, tout en paraissant se soumettre? C'est la question de
rinfaillibilité de l'Église : si l'Église ne peut valablement décider
que telle doctrine est ou n'est pas dans tel ouvrage, sa décision
n'aura jamais de valeur pratique, son autorité pourra toujours être
éludée, et son infaillibilité reste théorique et platonique. On deman-
dait encore à la Sorbonne : Dans ces mêmes lettres, Arnauld no
reprenait-il pas pour son compte la première proposition condam-
née, que la grâce nécessaire est parfois refusée aux justes? C'est la
question du libre arbitre : si Dieu ne refuse jamais sa grâce à un
juste qui le prie comme il faut, mais si <:eu.\-li'i seuls le prient
comme il faut qui ont reçu gratuitonirnt la gnlce spéciale de prier
ainsi, la grâce est tout, la liberté humaine n'est rien, et la ditlerence
entre le catholicisme et le calvinisme s'atténue singulièrement. Pour
un homme comme Pascal, il est peu de débats plus graves. — Une
autre preuve de l'importance des questions aux yeux de Pascal, c'est
la fausseté delà situation où il se laisse mettre pour vouloir à la
124 LA PENSEE DE PASCAL, TV
de la casuistique n'attire son attention que pour se
rattacher (Mroitement à la question de la grâce^
Car il est évident qu'une morale relâchée ou même
indulfçonte ne s'accorde point avec un sentiment
bien profond de la perversité foncière de l'homme
et de la déchéance originelle : si la nature, sans la
grâce, suffit pour observer la loi morale, c'est que
fois niainlrnir In doctrine janséniste et proclamer rinfaillibilité de
rÉjiiise, et les elforts désespérés qu'il fait pour sortir de cette im-
passe : s'il n'y îi pas de jansénisme s'il n'existe aucune différence
entre le jansénisme et le nouveau thomisme (Prov.^ xvn et xvm),
pourquoi toutes ces p()lémi(|nes, et pourquoi ne pas se soumettre? Si
l'hl^lise est infaillible, pourquoi lui dénier en fait cette infaillibilité
qu'on lui rt'(!onnait en droit? Pascal a beau faire, il ne s'en tire que
par des arguties et fies chicanes. — Une dernière preuve enfin, c'est le
sacrifice aur(uel il s'est résif^né. quand, pour sauvegarder la «vérité»,
il a rompu avec Home. 11 avait protesté jadis — avec quelle solen-
nité! — qu'il ne se séparerait jamais de « l'Église catholique, apos-
tolique et romaine, dans laquelle il voulait vivre et mourir, et dans
la coïiDnun'inn avec le pape, son souverain chef^ hors de laquelle il
étail très persitadr qu'If uf/ a pas de salut t, (Prov.^ xvii). Et le
pape le condanmo, et Pascal ne peut pas se dissimuler qu'il con-
damner avec lui .lansénius. Alors seulement il distingue avec netteté
entre l'Kglise et Rome; alors il dit h Rome : «Vous avez condamné
la vérittî: j'en aj>pelle à l'Kglise universelle et à Dieu : ad tuum,
Pomine Jesu, Irihunul appello. » Combien ce pas a dû lui coûter, et
comme il a fallu (pie la doctrine de la grâce lui parût plus pré-
cieuse que tout au monde.
1. Un a essaya de démontrer que la casuistique est légitime,
nécessaire, et qu'elle a existé dès l'antiquité dans les écoles les
plus sévères [f'f. Thamin, Un jn'oblème moral dans V antiquité, Elude
sur la casuistique stoïcienne, i8S4, et BitUNKTiÈRE, Une apologie de
la casuistique {llist<tire et littérature, t. 11] et l'on a assurément
raison contre Pascal. Mais cet argument l'eùt-il convaincu? et
Texeuiple d(; païens lui eût-il paru probant? Eût-il même été con-
vaincu par l'exemple «les chrétiens depuis le xii" siècle environ, lui
dont le maître, Jansénius. faisait profession de se rattacher direc-
tement aux Pères et à saint Augustin en particulier? (Cf. la note de
GiHAi:i), p. 88.) — Il faut reconnaître d'ailleurs que personne n'a nié
les abus de certains casuistes ; ce qu'on a reproché à Pascal, c'a été
d'attribuer ces abus à tous les Jésuites et aux seuls Jésuites. Bour-
daloue s'en plaint avec amertume et s'écrie, visant à la fois la
LA RETRAITE A PORT-ROYAL 125
cette morale est «toute païenne ». Voilà pourquoi
Pascal devait attaquer la morale des Jésuites
comme il attaquait leur doctrine de la grâce : il
voyait dans Tune un principe faux, dangereux et
hérétique et dans l'autre une conséquence très lo-
gique de la première ^ mais par là même fausse,
dangereuse et hérétique.
Dans la polémique qui s'ensuivit, il arriva naturel-
Théologie morale des Jésuites et les Provinciales : « La loi de Dieu
nous défend d'attaquer même la réputation d'un particulier; mais,
par un secret que l'Évangile ne nous a point appris, on prétend,
S8U1S se départir de l'étroite morale qu'on professe, avoir droit de
s'élever contre des corps entiers, de leur imputer des intentions,
des vues, des sentiments qu'ils n'ont jamais eus; de les faire pas-
ser pour ce qu'ils ne sont point, et de ne vouloir jamais les con-
naître pour ce qu'ils sont; de recueillir de toutes parts tout ce qu'il
peut y avoir de mémoires scandaleux qui les déshonorent, et de
les mettre sous les yeux du public avec des altérations, des expli-
cations, des exagérations qui changent tous les faits et les pré-
sentent sous d'affreuses images. » [Sermonsiir [fiSéve'ritéchréiieune.)
Cf. entre autres le P. Daniel, Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe,
1694-1696, et Lettres de Vabbé... à Eudoae, 1698; abbé Maynahd,
Pascal, sa vie, son œuvre, son caractèi^e et ses écrits (Dezobry, 1850);
Bertrand, les Provinciales {Rev. des Deux Mondes, i"' septembre
1890); Bruxetière, Des Provinciales à propos de discussions récentes
(Études critiques, 4" série); M«' d'Hulst, Une nouvelle appréciation
des Provinciales {Correspondant, 27 septembre 1890).
1. J'ai dit plus haut que Pascal avait fait une «diversion». Ce
mot doit être expliqué. Quand Pascal a entamé la discussion morale,
et, laissant là les débats sur la grâce, s'en est pris à la casuistique,
je crois bien en effet que, dans sa pensée, c'était une diversion. 11
s'agissait de reposer le public des discussions abstraites de théolo-
gie ; il s'agissait surtout d'enlever à l'avance toute valeur à la sen-
tence inévitable qui allait frapper Arnauld en rendant ridicules ou
odieux ceux qui la provoquaient ; et Pascal sans doute ne prévoyait
pas lui-même qu'il tarderait tant à revenir à la théologie pure. —
Mais à prendre les choses d'un peu haut, cette diversion n'en est
pas une : Pascal est en plein dans son sujet quand il traite de la
morale, parce que la différence entre la morale des casuistes et la
morale des jansénistes n'est qu'un signe, une traduction pour ainsi
dire, de Popposition que présente leur conception de la vie chré-
l-2i'. LA PENSÉE DE PASCAL, IV
l»»mont Lv qui se proiliiit dans toutes les discussions :
les deuxparlis s'obstinèrent chacun dans sa thèse',
virent de plus en plus clairement la fausseté de la
tlirse opposée, en conclurent vite à la mauvaise foi
et il la malice de leurs adversaires, si bien qu a
nn'sureque leurs doctrines allaient se pn5cisant, leur
conviction allait s'exaspérant. Les objections et les
pamphlets, en (ddi^eant Pascal à une logique plus
ticiiiii* : les nus veulent anéantir la nature devant la Ini divine, les
autres sfflV»rofnt île ouncilier la nature et la loi divine, les uns
CFnient i|i:e rhi>ninie n'est rien et ne peut rien que le mal, les
autr<>> rn<ifnt ifui* l'huninu' peut coopérer à snn salut. Montrer le
vicf lie la nMrili' dt-s Jésuites, ce sera donc montrer l'erreur des
principes dmit elle déc«inl«'. en particulier de leur doctrine sur la
m;u'r. c'est rnntiinu'r ia ;>» rut e guerre sur un terrain tout voisin.
1. 11 ne saurait être iiucstinn de mettre en doute la bonne foi de
Pascal. M:iis il faut bii'n rerunnaitre qu'il y a dans sa conduite de
petites rhoses fâcheuses. Il semble équivoquer un peu trop habile-
ment sur li's termes quand il «léclare n' « être pas du Port-Royal ».
N y a-t-il pas I.« nn peu de restriction mentale? — Lui qui poussait
les hauts cris de re qu'on eiit tiré les cinq propositions de VAugus-
iinns. n'.-i-t-il pas usé du même procédé d'abréviation et d'élagage
piMir tirer les décisions scandaleuses des livres des casuistes, et, ce
qui est plus .i:rave. n'a-t-il pas ^ une fois ou deux supprimé ou rem-
plai-é p.ir un ete. des décisions de saint Thomas, conformes aux
dérisions des casuistes qu'il traitait de relâchées» (Lanson. Grande
Eni'tjclnpèil'ie/i Cf. l'orl-:.nf/al. 111. \'2il sq. — Mais surtout n'a-t-il
pas .-idmis un peu tr«ip lé^rèrement les renseignements qu'on lui
ftiurnissait autmirde lui? (-f. l*urt-HnyuL V, 7'J n«)te.) 11 écrit: «Si
la curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont dans Jaii-
sénius. Son livre n'est ni si rare ni si ^ros que je ne puisse le lire
tout enliiT piiur m'enéclaircir. ^> Pourquoi cette curiosité ne l'a-t-elle
[)as pris? ou si elle la pris v{ t-lU" a «lu le premlre". pourquoi dit-il que
non? Om lui a répété qu'il est impossible de trouver les cinq pro-
positions niul ti mut dans ['Atit/usflnus: et lui, qui sait si bien quand
il le veut «iécouvrir le faible d'un raisomiement. il ne réfléchit pas que
ce « mot à mot •> M tout l'air et la valeur) d'une chicane de mauvais
plaideur, que la seule cht»se im|MH'tantf est de savoir si elles y sont
quant au sens: il ne se demande pas s'il y a vraiment une différence
entre les prupo-itions condanmée< et les doctrines authentiques de
Jansénius. (If. d'ailleurs sur VAut/usinitts et les cinq propositions
l'appeuilice '.\.
LA RETRAITE A PORT-ROYAL 127
étroite et plus serrée, le forcèrent à suivre sa doc-
trine jusqu'au bout et à pousser jusqu'à ses consé-
quences les plus éloignées le dogme terrible de la pré-
destination. La présence continuelle de ces croyances
dans son esprit les lit pénétrer de plus en plus dans
dans son âme, les incorpora pour ainsi dire à sa
substance pensante et en fit invinciblement les prin-
cipes directeurs de sa raison, de son imagination et
de sa conduite. Assiégé dans Port-Royal, ce fort du
jansénisme, par les pamphlétaires, par les Jésuites,
"par la Sorbonne, par le gouvernement, parle Pape,
il fut bien vite saisi de la fièvre qui animait tous les dé-
fenseurs, et sa foi n'admit plus aucun tempérament.
Cette chaleur toujours croissante, nous la sentons
d'une manière assez évidente dans la succession de
ses Provinciales, Dans les trois premières, où cepen-
dant il agite les graves matières de la grâce et expose
les subtilités d'une chicane théologique, il a pris un
tour et un air cavaliers, tout nouveaux alors dans
la polémique religieuse. Il se souvient des élégances
mondaines qu'il a jadis acquises dans les salons, et
traite ces questions obscures avec l'agrément d'un
hoaime du monde et la souplesse d'un homme d'es-
prit : l'auteur de VArt de persuader^ désireux de plaire
à son public, sait bien lui faire quelques sacrifices
et ne recule point môme devant les jeux de mots '.
1. Lettre i (les mots prochain et suffisant). Cf. les assonances
comiques de la y*.
12S LA PENSEE DE PASCAL, TV
(Ve>\ Lion mieux em-ore. quand, avec la quatrième
lettre, il conimenc»' la comédie et pose devant nous
la candide lif^ure do ce bon Père Jésuite, si plein de
bonnes intentions et si naïvement malhonnête
homme, mauvais chrétien et mauvais prêtre. Alors,
apW's un si^ne d'intelligence au public, il Tentre-
prend, le circonvient, le trouble et, sans que sa
victime s'en doute, il lui arrache les aveux les plus
comprometlants, soit qu'il le pique par une feinte
incrédulité, >oit »ju'il Texcitr par une admiration
simuléi*. si»it «ju'il l'encourage par une curiosité
admirative. soit qu'il le [jousse à s'enferrer davan-
laue |mr d«*s protestations indignées.
Mais, quand il connaît mieux la morale qu'il ridi-
culisait d'abord sur la parole de Port-KoyaP, quand
il a découvert tous les scandales de la casuistique
relîlcliée, la profanation des sacrements qu'elle
I. Il s'est servi «l'îiltonl ilu recueil janséniste. Théologie morale
des jpsiiilea, ej'fraife fulèlemenl tic leurs livreai^* édition, 1644}, et
«les notes qne lui fnurnissaiLiit ses amis «le Port-Koj'al. Cf. Lassos,
les i*iin:inc'iales et le livre de la tliéolugie morale des jésuites (Ren.
dliisl.im . l;j avril i'JUO et la nnte sur les /Voriric/a/f;^ publiée par
M. (iazier 'llisl. de la litl . /ranraise, Colin, t. IV, p. 591; : <nLes 1",
2". 3*. i' «Mit èti." laites à Paris. — M. Nirule corrigea la 2" à Paris.
— La 'A" a été revue à Paris par M. Nirule. — Les 6*, 1* et 8' ont
été revue-; par M. Nirule à l'hùtel «les Ursins. — Les 9*, 11, 13', 14*
et l;*"«iMl été revui's chez M. ilanielin, demeurant près Port-Royal
(lu faubourg; avec M. Arnauld. — M. Nicole n'a eu aucune part à
la l()^ — Le dessein de la L'i' et de la 14' est de M. Nicole. — La 15*
est toute <le .M. Pascal, mais il y a fourré une partie de la matière
(jue M. Nicole avait donnée pour la 16". — La 18' a été faite sur
la ÎJ' disquisition de Paul Irénée, qui est M. Nicole. — La réponse
à la réfutation de la 12^ est de M. Nicole. — On peut juger que
M. Arnauld a eu part à la 3" par ces lettres qui se voient à la fin
LA RETRAITE A PORT-ROYAL 129
autorise, Tabus qu'elle fait de la parole divine, la com-
plicité qu'elle offre aux crimes des pc^cheurs», alors
il ne peut continuer sur ce ton de raillerie. Nous
sentons, dans ses lettres, monter de plus en plus le
grondement de sa colère intérieure^, jusqu'à ce
qu'enfin il éclate et rejette désormais tout masque :
« mon Père, il n'y a point de patience que vous
ne mettiez à bout et on ne peut ouïr sans horreur
les choses que je viens d'entendre ! » C'est qu'entre
cette dixième lettre et les précédentes, il s'était
passé un événement capital dans sa vi(» : le miracle
de la Sainte-Epine, qui eut lieu à Port-Royal, le
24 mars 1656, pourlaguérison de Marguerite Périer,
sa nièce et sa filleule.
K.A.A.B.P.A.F.D.E.P. lesquelles signifient Biaise Pascal, Auver-
gnat, fils d'Etienne Pascal et Antoine Arnauld. » [Catalogue des
écrits sur la grâce et autres matières, fait par M. Fouillou (inédit).]
C'est plus tard seulement que Pascal a lu lui-môme « deux fois
Escobar tout entier » et sans doute aussi qu'il a toujours pris soin
de vérifier le contexte [Recueil cVUl redit, p. 280).
1. Cf. Provinciale xi : «Car, mes Pères, puisque vous m'obligez
d'entrer en ce discours, je vous prie de considérer que, comme les
vérités chrétiennes sont dignes d'amour et de res[)ect, les erreurs
qui leur sont contraires sont dignes de mépris et de haine, parce
qu'il y a deux choses dans les vérités de notre religion : une beauté
divine qui les rend aimables, et une sainte majesté qui les rend
vénérables; et qu'il y a aussi deux choses dans les erreurs : V im-
piété qui les rend horribles, et Y i)n pertinence i\m les rend ridi-
cules^ etc. » Et Provinciale xii : « Vous croyez avoir la force et
l'impunité; mais je crois avoir la vérité et Yiyinocence, etc. h
2. CSoière excitée encore par le déluge de réponses, de pamphlets
et d'injures qui fondirent sur lui (Voir la liste dans Lansox.
Grande Encyclopédie et dans Backeh et Sommkhvugel Uildiothèque
des éciHvains de la Compagnie de Jésus, Liège, Paris, 187G-1890) et
plus encore peut-être par la cynique Apologie du P. Pirot (1C57).
III
ÂPRES LE MIBÂCLE
LES DERMKRKS PROVINCIALES. LES LETPRES A m"*" DE
R0ANM:Z. — LES PENSÉES. — ASCÉTISME l MÉPRIS DE
LA SCIEMIE ET DE LA PUILOSOPUIE, RENONCIATION AIX
AFFECTIONS NATURELLES ET A l'aMOUR-PROPRE, OBSTI-
NATION JANSÉNISTE.
L'influence que le miracle a exercée sur l'esprit
de Pascal ne saurait être exagérée. Tout d'abord, il
le persuada de la vérité de sa cause et de la sainteté
de la lutte (juil soutenait. « Quelque temps aupa-
ravant, il avait eu un entretien avec un homme sans
religion, qui concluait de ce qui se passait dans
l'Eglise, qu'il n'y avait point de Providence
M. Pascal ri'pondit sans hésiter qu'il croyait les
miracles nécessaires et qu'il ne doutait point que
Dieu n'en lit incessamment L » Et voici que dans ce
1. Recueil (TUlrecht, p, 300. — Est-ce Méré (B^unschvicg, p. 323)?
• '
APRES LE MIRACLE 13i
couvent de Port-Royal, asile du jansénisme, que tant
de « cruels et lâches persécuteurs » présentaient
comme un séminaire de l'hérésie, Dieu lui-même
manifestait sa volonté d'une manière éclatante. Au
milieu du siècle stupéfait, on l'entendait « cette voix
sainte et terrible qui étonne la nature, et qui con-
sole l'Eglise* », et le Crucifié répondait pour les
religieuses calomniées. Pour méconnaître un tel
miracle, pour ne point voir la main de Dieu, ne
fallait-il pas que les ennemis de Port-Royal fussent
aveuglés ? et cet aveuglement n'était-il point inex-
plicable si Ton ne recourait h la volonté divine et au
dogme de la prédestination? Oui, c'était bien là l'un
de ces miracles faits non point pour éclairer les
incrédules, mais pour perdre définitivement ceux
que les décrets incompréhensibles de la Providence
avaient condamnés à la damnation éternelle, ceux
qu'elle voulait « empêcher de croire ». Qu'était-ce à
dire sinon que combattre pour le jansénisme, c'était
combattre pour Dieu même : tout le christianisme
était ramené au jansénisme et la véracité de
l'Evangile confirmait celle de VAufpfstimfs. « L'Eglise
est sans preuves, s'ils [les négateurs du miracle]
ont raison ^\ » M""" Périer nous atteste que ce fut
cette occasion qui a fait naître en son esprit la
i. Provinciale^ xvi. — Cf. Hippolyte Blanc, le Merveilleux dans le
fansénisme, le magnétisme, le méthodisme et le baptisme améri-
cains, Tépidémie de Morzine, le spiritisme (Paris, in-8', 1865).
2. II. XXV, Gl; M., 799; B., 813.
132 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
première id<?c do Y Apologie de la Religion chré-
//>///</'' : puisqiril avait trouvé pour sa foi un fonde-
ment inébranlable, visible h tous ceux que n'égarait
point la malédiction divine, il se serait cru coupable
de ne point coopérer selon son pouvoir à l'œuvre de
la grâce.
11 y a plus : Pascal était personnellement intéressé
dans ce prodige. « Il paraissait, dit l'historien de
Port-Uoyal, que Dieu avait accordé ce miracle non
s(»ub»ment aux prières et aux besoins de Port-Royal,
mais encore à la foi de M. Pascal^. » Dans sa dis-
cussion avec r< liommr sans religion », il s'était en
([uelque sorte porté jrarantde la Divinité, en assu-
rant ([u'elle se prononcerait par un miracle. «La
joie qu'il eut de voir le Seigneur s'intéressera la
parole qu'il avait donnée fut si grande qu'il en était
1. If., t. f, p. Lxxiv; V., p. 18. — Je ne sais pas pourquoi
M. (iirau'l fp. 109). trouve les témoignages à ce sujet insufiisam-
iiient précis. Celui fie M"* Périer, on le voit, est très clair: celai
<rKticnne Prrier dans sa /V^/«ce (« Pascal conçut le dessein de cet
ouvra^'e plusieurs années avant sa mort >>) s'accorde parfaitement
avec lui; et celui de Marguerite Périer (« il s'engagea durant sa
retraile à travailler contre les athées » L. 0. M. 436) le confirme
encore. M. Gir.iud voudrait faire de ïApolof/ie Touvrage de toute
la vie rit; Pascal depuis sa première conversion, parce qu'on lui
voit dès cette époque exprimer Tidée de la possibilité d'une
démonstration du christianisme (lettre du 26 janvier 1648), et
parce qu'on retrouva dans les Pensées des traces de sa vie mon-
daine. Mais il est tout naturel que Pascal ait rais son expérience
de la vie mondaine à profit, et cela ne prouve pas qu'il l'ait faite
pour la mettre à profit; et si Pascal a songé dès 1648 cpi'il était
|)()ssiblc de faire une Apologie^ cela ne prouve pas qu'il ait dès
lors songé i\ la ctunposer lui-mAme. Et les témoignages contraires
sont là.
1. Recueil iTVtrechl,^. 300.
V
APRÈS LE MIRACLE 133
pénétrée >. Et puis, Tenfant qui avait été Tobjet
d'une faveur si précieuse, était sa nièce dans l'ordre
du sang, sa fille dans Tordre de la grâce. N'était-ce
point un signe que Dieu avait pour agréable l'œuvre
de Pascal et qu'il le désignait comme son défenseur ?
Cette consécration même lui dictait son devoir.
« Comme Dieu n'a pas rendu de famille plus heureuse,
s'écrie-t-il, qu'il fasse aussi qu'il n'en trouve pas de
plus reconnaissante- ! » Et il s'élança de nouveau à
la lutte, avec un courage raffermi et une confiance
inébranlable.
Cette ardeur nouvelle ne tarda point à se mani-
fester. Il poursuivit avec plus de vigueur ceux qu'il
regardait comme des réprouvés : le ton des Provin-
ciales s'élève de la raillerie à l'indignation ; ce no
sont plus des comédies, ce sont des discours de
malédiction et d'anathème'^ En môme temps il sui-
1. Recueil d'Utrecht, p. 301.
2. H., XXV, 205; M., 257; B., 856.
3. Les Provinciales ont été interrompues en plein succès (1G57).
Pourquoi? Selon M. Gazier, c'était «par principe de religion» :
Pascal craignait l'orgueil, il craignait (cédant en cela à l'influence
de la mère Angélique) d'offenser la charité, il craignait de paraître
se substituer à Dieu même qui avait parlé par le miracle; c'était
aussi par prudence : on négociait à ce moment une paix de l'Eglise;
c'était enûn par déférence pour l'assemblée du clergé : elle s'était
émue des excès de la morale relâchée et des abus de la casuistique
{Histoire de la littérature française^ IV, 603 sqq. et Herue critique^
29 juillet 1901, p. 71). — Pour M. Lanso.n, aucune de ces raisons
n'est valable ou du moins décisive; la vraie raison, c'était la publi-
cation de la bulle d'Alexandre VU à Paris, le 12 avril : pour ne pas
être réduit à accepter cette bulle (ce que les jansénistes ne vou-
laient pas) ou à la refuser (ce qui était dangereux), il fallait tra-
vailler à empocher le Parlement de l'enregistrer; et Pascal, laissant
Ll
134 ÎJl PENSEE DE PASCAL, IV
vait avoc un zMo pieux et tendre les progrès de la
grâce chez ceux qu'il regardait comme des élus.
C'est alors qu'il écrivit ses lettres à M'*' de Roannez,
suMir de son intime ami et attirée comme son frèro
au jansénisme. Il enseigne à cette jeune fille la ter-
rible doctrine de la grùce, don gratuit, toujours
renouvelé, toujours précaire et toujours indispen-
sal)l<»'. Il lui montre», avec force l'horreur de co
monde, « maison pestiférée et embrasée », horrible
au point de rendre «< la mort souhaitable » et dont
il faut absolument sortir*. 11 l'encourage donc à
rompre le lien qui l'y tient attachée, quoiqu'il
sache j)ar lui-même « qu'on ne se détache jamais
sans douleur » et qu'<( on souiïre bien-*». Quand
elle a pris enlin son parti, il entre « dans une espé-
rance admirable », tout heureux de ne plus « rien
craindre pour cdle' ». Et dès lors il travaille à la
maint(»nir dans ses saintes résolutions: ou bien il
l'encourage en lui faisant entrevoir « les trônes où
ceux qui auront toul quitté jugeront le monde avec
Jésus-(]hrist », ou bien il la remplit d'une crainto
les Provinciales, se donne h celte tâche dans la Lettre d'un avocat
[y juin). Les jansénistes furent vaincus (lit de justice, 8 décembre):
niais <L juste à ce moment l'occasion s'otï'rit de renouveler la lutte
sur le terrain de la morale », et Pascal collabore aux Facfums des
curés, ou même en écrit ((uelques-uns {Après les Provinciales daus
lieuue d'hisloire interdire, janvier 1901).
1. H. let. i; W. lel. vi.
2. H., l. IX ; B., /. I.
3. H., l. IV ; B., l. II.
4. H., l. V ; B., l. III.
APRES LE MIRACLE 135
salutaire en lui répétant '< qu'elle peut encore tomber
et être au nombre malheureux des jugés * ». Quand
il craint qu'elle ne fléchisse, il l'exhorte à la joie
chrétienne que doivent avoir ceux qui ont renoncé
au monde, « car la vie des chrétiens n'est pas une
vie de tristesse, et on ne quitte les plaisirs que pour
d'autres plus grands- ». Pour la mieux lier ii Port-
Royal, il la tient au courant des faits qui inté-
ressent le parti ; il la renseigne sur la conduite à
tenir et sur les précautions à observer ; il calme ses
scrupules quand les jansénistes sont condamnés
par l'autorité religieuse, et semblent prêts à se
séparer du pape ^. En un mot, il s'est fait son direc-
teur de conscience ; il se croit auprès de la sœur et
du frère l'instrument de la grâce divine ; de toutes
ses forces il veut l'arracher au monde, l'entraîner
à la vérité, la tirer vers son Dieu ^.
Car, si jusqu'alors il y avait encore « quelque
chose d'humain » dans ses doctrines et dans sa con-
duite, à partir du miracle, il s'absorba tout entier
dans l'amour divin et méprisa toute chose qui ne
tendait point ou à son salut ou à Pédification des
autres. Comment aurait-il pu hésiter, lui que des
merveilles, coup sur coup répétées, avaient « éveillé
1. H., /. m; B., l. v.
2. H., /. VI ; B., l. VII.
3. H., /. I et II ; B., l. vi et iv.
4. Cf. Lyon G. La conversion de .!/"• de Uoannez (Pau, 1879) ;
i»E Lescurb, Pascal et M"» deRoannez {CotTespondant^ 25 août 1881) ;
Adam, Pascal et 3/"* de Roannez (Dijon, 1891).
b ., . .
136 LA PENSEE DE PASCAL, IV
du sommeil où il se reposait à l'ombre de la
morl^ », lui que Dieu était venu pour ainsi dire
prendre par la main pour le mener h la vérité?
C'est donc alors, qu'au milieu des souffrances de la
maladie ot dos discussions théologiques, il jette au
hasard sur le papier les pensées qu'il devait plus
tard ou reprendre ou combattre dans son Apologie,
11 est difficile, il est probablement impossible
dr reconstituer le plan des Pensées'^ : les témoignages
extérieurs, ceux de M""*" Périer et de son fils ne con-
cordent pas ; le livre n'était pas assez avancé pour
qu'on en puisse retrouver lacomposition ; d'ailleurs
tout porle h croire qu'elle n'était pas encore com-
|)lèlement arrêtée dans l'esprit de l'auteur •: les
noies que nous avons conservées sur Vordre nous
le montrent hésitant encore entre divers plans,
sans en prrl'érer aucun ; enfin toutes les idées qui
devaient faire le fond de V Apologie ne sont peut-
être pas indiquées, et, au contraire, peut-être cer-
taines pensées sont-elles développées qui ne devaient
point faire partie du livre achevé, peut-être cer-
taines autres datent-elles d'une époque antérieure.
1. Vritu-e sur le hon iisaf/c.
'2. C.W a])|>('n(li((.' \. — Vuir sm* sa manière de coDiposer le lé-
iiioiirM.i^n' <|"iiM janséniste? : <' ... M. Nicole m'a dit que quelquefois
il l'cvciiail tic la jUMum'iiadr ave»* les ongles chargés de caractères
(juil I Tarait dessus avec une épingle : ces caractères lui remettaient
(lans l'espril diverses j»ensées <]ni auraient pu lui échapper, en sorte
que ce grand homme revenait chez lui comme ime abeille chargée
«le miel. » (J'orf-lioyal, IV, o9î>.)
APRES LE MIRACLE 137
Comment veut-on fixer la place des diverses pen-
sées, alors qu'on ne peut même pas distinguer avec
une suffisante certitude celles qui auraient défini-
tivement pris place dans V Apologie de celles qui en
auraient été exclues. — On dira, par exemple, qu'il
faut évidemment mettre h part les morceaux sur
la rhétorique et sur le style. — Qu'en sait-on? Qui
nous dit que dans son livre achevé, Pascal n'au-
rait pas trouvé une place où insérer ses ré tl exions
sur l'art d'écrire et de persuader ? Il aurait pu s'en
servir dans sa peinture des misères de la nature
humaine, pour prouver que l'homme est naturelle-
ment incapable de la vérité, puisqu'il ne l'accepte
pas lorsqu'elle lui est présentée toute nue, puisque,
au lieu de le convaincre en s'adressant à sa seule
intelligence, on est obligé de le persuader, en char-
mant sa sensibilité, en séduisant sa volonté, en par-
lant même à son corps par une éloquence toute
physique. Ou bien (et ceci est plus vraisemblable,
d'après le témoignage d'Etienne Périer^),il les eut
utilisées dans la préface de son livre pour expliquer
l'ordre et la conduite de son argumentation. — On
dira encore que les pensées dirigées contre les
Jésuites ou consacrées à la polémique janséniste
1. Etienne Périek, Préface de Port-Royal :« Après quil [Pascal]
leur eût fait voir [« à plusieurs personnes très coiishlérables de
ses amis», lisez aux solitaires] quelles sorti les preuves qui font
le plus d'impression sur Vespril des hommes et qui sont les plus
propres à les persuader^ il entreprit de montrer, etc.. »
138 LA PENSEE DK PASCAL, IV
font plutôt partie des Provinciales que de VApo-
lofjie. — Mais n'est-ce pas oublier la place que tient
la doctrine janséniste dans la religion de Pascal?
\a\ religion qu'il veut drfendre, ce n'est pas seule-
ment le christianisme, c«» n'est pas seulement le
catholicisme : c'est le catholicisme de saint Augus-
tin, disait-il, de Jansénius, disaient ses adversaires,
en tout cas, un catholicisme où le dogme du don
gratuit de la grâce étoulîait la croyance au libre
arbitre. Ces pages donc, ou ces lignes interrompues,
(|ui ne paraissent pas tout d'abord appartenir à
VA/)o/of/ip, expriment cependant les idées fonda-
mentales qui y eussent été démontrées, et, fort
vraist'mhlablemcnt, Pascal les y eût introduites en
grand nombre *, après leur avoir enlevé un peu leur
formo aggressive et leur caractère de polémique. —
Ou bi(»n, on dira avec M. Molinier -, que les pensées
sur les miracles ne font pas non plus partie inté-
grante de son livre. — Est-ce bien sûr? M"* Périer,
après avoir parlé du miracle de la Sainte-Epine
ajoute : « (> fH/ celle occasion qui fit paraître cet
extrême désir qu'il avait de travailler à réfuter les
principaux et les plus faux raisonnements des
athées. » Pascal lui-même énumère ainsi les preuves
1. M. BuLNKTiKHE {ELuiips criliçues, i" série, p. 90) cite avec
raison à ce propos un autre i)assage «TEtienne Périer : « H vou-
lait déclarer la {fuerre... aux chrétiens et aux catholiques, qui,
étant dans le sein de l'Eglise, ne vivent pas néanmoins selon la
pureté (les maximes <le l'Evangile. ^> Lisez les Jésuites.
t>. T. 11, p. 330.
APRÈS LE MIRACLE 139
de la religion : « Morale, doctrine, miracles^ pro-
phéties, figures. » 11 répète k chaque instant que
« les miracles discernent la doctrine », qu'il est
impossible de croire contre les miracles, ou de
croire sans les miracles : et les pensées sur les
miracles ne feraient point partie de son Apologie !
On le voit, il est bien difficile d'affirmer que telle
pensée, tel groupe de pensées doivent être ou retran-
chés ou nécessairement placés à tel ou tel endroit.
Mais nous ne cherchons pas ici à reconstituer
cette Apologie mutilée, à rebâtir ce qui paraît n'avoir
jamais été bAti *. Il nous suffit d'en apercevoir l'ins-
piration maîtresse, d'y découvrir Tétat d'esprit de
Pascal à cette époque, et pour cela, les Pensées
telles qu'elles sont, sont assez claires.
Une des originalités de Pascal comme apologiste ',
c'est qu'il ne part point de la Révélation pour la propo-
1. Cf. Bruxetièkb, le Problème des Pensées de Pascal [Eludes
ctnliqueSy !'• série), et De quelques travaux récents sur Pascal
{îbid., 3* série), et l'appendice iv.
2. Sur Tapologétique de Pascal, les travaux sont innombrables.
Outre les préfaces et introductions des diverses étlitions, notons
encore les études de Vinet, jE/M^/es sur Pascal (Fischbacher, 1848);
Recolin, r Apologétique dans Pascal (Toulouse, 1850,; Lescokur.
De Vouvrage de Pascal contre les athées (Dijon, 1850) ; Navu.le,
l'Apologie de Pascal a-l-elle vieilli? {bibliothèque universelle,
juillet 1855); Chavaxxes, A. Vinet c<nnme apologiiite, 1'» partie :
Vinet et Pascal (Leyde, 1803); E.mpaht, Pascal philosophe et apo-
logiste (Annales de philosophie chrétienne, 1880) ; A. Goky, les
Pensées de Pascal considérées comme apologie du christianisme
(Fischbacher, 1883) ; Schbmer, la Religion de Pascal (Eludes litté-
raires, t. IX, Cal. Lévy, 1885), et auparavant ses articles dans la
Revue de théologie et de philosophie chrétienne (1858); Sully-Pui-
DHOMUR, la Méthode de Pascal [Revue de Paris, 1" septembre 1894);
GiHAUD, Encore Vapologétique de Pascal [Revue du clergé fran-
k .
140 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
seraux hommes: il part de l'état actuel de Thomme,
pourTamener à confesser qu'il a besoin de la Révéla-
tion afin de se comprendre lui-môme. C'est la raison
de la place que tiennent dans les Pensées les considé-
rations sur la nature humaine : elle est si grande que
Condorcet a pu essayer d'en éliminer la théologie et
mAme l'exposé du christianisme, et faire de Pascal
un moraliste au lieu d'un apologiste. Puisque Pascal
a procédé de la sorte, puisqu'il a voulu montrer le
mal avant d'offrir le remède, il nous est plus facile
d'entendre sa conception de la vie, de saisir ce qu'il
y a de personnel dans ses doctrines, de suivre dans
sa propre conduite Tappiication inflexible des der-
nières conséquences du jansénisme ^
On comprend qu'en étudiant la nature humaine
çais, 25 septembre 1900. Cf. aussi son esquisse d'une histoire
(le l'apologétique avant Pascal {Pascal, p. 149, note) ; et enfin la
remarquable étude du P. Laberthonnièke, l'Apologétique et la
méthode de Pascal {Revue du clergé finançais, i"' février 1901). —
Sur ce sujet, je lis dans les Notes inédites de Taine : « Caractère
particulier de cet ouvrage. Pascal combattes incrédules chez eux,
je veux dire qu'il accepte les objections, les expose avec force,
n'en omet aucune, en sent toute la portée, prévoit celles qu'on n'a
pas encore faites, en sent tout le sérieux. Les autres, comme
Bossuet, par exemple, traitent les objections de trop haut, les
méprisent trop, ne tes voient pas, les réfutent à peine, ne con-
vainquent que les croyants, ne se battent pas véritablement. —
Pascal est loyal et géomètre et fait des aveux étonnants, que
beaucoup de chrétiens ne feraient pas, etc. »
1. Cf. SoLRiAU (P«.9ca/, Société d'impriuierie et de librairie, 1898,
et le Jansénisme des Pensées de Pascal, Revue in 1er nationale de
renseignement, lo nov. 1896), qui fait des Pensées une vraie Apolo-
gie du jansénisme ; et le chanoine Didiot {Pensées, Desclée et
Brouwer, 1896). — Cf. en sens contraire la préface du chanoine
(jrUTHLiN {Pensécs, Lethielleux, 1896j, et Hatzfeld, qui réduisent le
jansénisme de Pascal a si peu que rien.
APRÈS LE MIRACLE 141
du point de vue janséniste et à la lumière du dogme
de la chute, Pascal l'ait jugée mauvaise, perverse
par elle-même et corrompue par le péché. Il est
donc pessimiste ^ Mais, au dogme du péché originel,
le jansénisme oppose le dogme de la grâce, à la
déchéance de l'homme par Adam et en Adam, il
oppose la rédemption des élus par les mérites gra-
tuits du Sauveur. Aussi le pessimisme de Pascal
n'est-il point absolu : il s'arrête au seuil de la vie
future, il cesse même d'être vrai, en cette vie, pour
ceux que la grâce tire du péché et prédestine au salut.
C'est parmi ceux-là qu'il faut être. Une seule chose
est donc importante pour l'homme, la foi en la véri-
table religion; tout le reste n'est rien. Autant Pascal
admire, vénère, aime la religion, autant il méprise
tout le reste : le corps et ses misères, la raison et
ses faiblesses, la sensibilité et ses égarements.
Le corps, cette chair de péché, c'est la source de
la volupté, libido sentiendi^ la première des trois
concupiscences. Tous les plaisirs en sont vains et
toutes les jouissances pernicieuses. On voit sans
peine combien Pascal le devait haïr, avec quelle
joie amère il en devait étaler les infirmités et les
disgrâces, avec quelle force déplorer l'empire
qu'il exerce sur l'âme, avec quelle indignation
railler le honteux servage de ceux qui vivent
1. Cf. Camille Hos, Du pessimisme de Pascal {Annales de philosophie
chrétienne, oct. 1877); et Duret {Facul. cath. de l'Ouest, oct. 1901).
142 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
esclaves de leur corps. C'est là d'ailleurs une idée
qui lui devait paraître si évidente, un lieu com-
mun tant rebattu par les prédicateurs et même par
les philosophes qu'il n'a pas cru devoir insister.
Mais M"' Périer s'est chargée de le faire pour lui
en racontant sa vie, cette vie qui, selon Bayle*, est
plus efficace pour désarmer les impies, que cent
volumes de sermons. « 11 avait fondé tout le règle-
ment de sa vie, écrit-elle, sur cette grande maxime
de renoncer à tout plaisir. » On connaît les témoi-
gnages qu'elle rapporte de son ascétisme : la cein-
ture à pointes de fer, la mortification continuelle
des sens, l'habitude qu'il avait prise de ne point
goûter ce qu'il mangeait, la ration de nourriture
qu'il s'imposait invariablement malgré le dégoût
ou la faim, la « fuite de toutes les commodités »,
en un mot les pratiques de pénitence les plus dures
que n'interrompait môme point la violence de sa
maladie. Il acceptait toutes les douleurs, non point
seulement avec résignation, mais encore avec
reconnaissance, « car il connaissait le danger de
la santé » et savait que les « disgrâces sont un
effet de la miséricorde de Dieu pour ses élus- ».
Le récit de ses'- souffrances et la peinture de sa
pieuse soumission sont vraiment touchantes dans
la relation de M"''' Périer. La pensée constante de
1. Nouvelles de la République des lettres, décembre 1684.
2. Prière sur le bon usage.
APRÈS LE MIRACLE 143
la mort Taidait encore à s'élever an défachement
absolu : « Il n'est pas besoin d'avoir l'âme fort
élevée ponr comprendre qu'il n'y a point ici de
satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs
ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et
qu'enfin la mort qui nous menace doit infaillible-
ment nous mettre en peu d'années dans l'horrible
nécessité d'être éternellement ou anéantis ou mal-
heureux* ». Ainsi, il en était venu maintenant à
mépriser facilement les séductions des plaisirs sen-
suels : il se sentait né pour l'infinité et ne pouvait
donner son cœur à ce qui ne dure qu'un jour.
Mais il avait plus de peine à se libérer de la
concupiscence de l'esprit, libido sciendi -. Une fois
encore, par un amour invincible de la géométrie
et par le travail involontaire de son esprit, il en
revint à la science et se défendit mal du désir de
la gloire : c'est à loccasion de la roulette. Encore
faut-il remarquer que c'est malgré lui pour ainsi dire
et pendant les insomnies causées par la souffrance
qu'il avait résolu le problème; que, s'il se décida
à porter un défi aux géomètres, ce fut sur les con-
seils du duc de Roannez (car il crut, — avec un peu
de complaisance — qu'en triomphant, il donnerait
à son Apologie plus d'autorité sur l'esprit des sa-
1. Pensées, II., ix, 1; M., 898; B., 194.
2. Sur l'œuvre scientifique de Pascal, outre les ouvrages déjà
cités, voir le discours de Cornu, à rinauguration de la statue de
Pascal [Bulletin de Vassociation scientifique de Fm;ice, octobre 1880).
144 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
vants *) ; et qu'enfin il essayait au moins de dérober
son nom sous le pseudonyme d'Amos Detton ville.
Mais le concours de la Roulette (1658-1659),
dans lequel peut-être il soutint un peu âprement
ses droits 2, fut le dernier témoignage de cet amour
qu'il avait jadis montré pour les sciences. Désor-
mais il s'interdit d'employer son temps à ces
sortes de choses : en quoi ces vaines occupations
importent-elles au salut? en quoi peuvent-elles
assurer la vie éternelle ? Et c'est l'inventeur de la
Machine arithmétique^ qui écrit : « Je trouve bon
qu'on n'approfondisse point l'opinion de Copernic ;
mais ceci!... 11 importe à toute la vie de savoir si
l'âme est mortelle ou immortelle'^ »; c'est l'auteur
des Expériences sur le vide^ qui note pour lui-
même : « Ecrire contre ceux qui approfondissent
trop les sciences^. » En 1660, dans une Lettre à
1. L. 0. M. Mémoires de Marguerite Périer, p. 457 ; « M. de
Roannez lui dit qu'il y avait un bien meilleur usage à en faire;
que, dans le dessein où il était de combattre les athées, il fallait
leur montrer qu'il en savait plus qu'eux tous en ce qui regarde
la géométrie et ce qui est sujet à la démonstration, et qu'ainsi
s'il se soumettait à ce qui regarde la foi, c'est qu'il savait jusques
où devaient porter les démonstrations. » — Il est à remarquer que
Pascal n'a pu se modérer et qu'il a fait plus que ne l'exigeait son
programme strict : les problèmes qu'il résout dans ses lettres à
Siuze sont du luxe.
2. Cf. Marie, Histoire des sciences mathématiques et physiques.
t. IV: Bertrand, Sur deux lettres peu connues de Pascal {Journal
des savants, mai ^890) et Hatzfeld, p. i62 sqq. — Voir aussi P.
Tannery, Pascal et Lalouère (Mémoires de la Société des sciences
physiques et naturelles, Bordeaux, 1885); Raoul Rosières, la Décou-
verte de la cycloïde (Revue générale des sciences, 30 juillet 1890).
3. H., XXIV, 17 bis; M., 67; B., 218.
4. H., XXIV, 100; M., 942; B., 76.
APRÈS LE MIRACLE 145
Fermât, il lui dit que, si la géométrie est le plus
« haut exercice » de l'esprit, elle est bien inutile, et
il ajoute: « Elle est bonne pour faire l'essai, mais
non l'emploi de notre force... de sorte que je ne
ferais pas deux pas pour elle... Je suis dans des
études si éloignées de cet esprit, qu'à peine je
me souviens qu'il y en ait^ » La science des lignes
et des corps n'est plus, aux yeux de Pascal, qu'une
curiosité stérile-.
La môme indifférence s'étend aussi à la philo-
sophie. Déjà, après la nuit de l'extase, Pascal invo-
quait le « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob,
non des philosophes et des savants ». A plus forte
1. B., p. 229.
2. M. Lanson va même jusqu'à penser que le fameux argument
du pari — où le géomètre semble reparaître sous l'apologiste —
« n'a peut-être jamais été destiné à V Apologie : ... Pascal, dans son
Apologie, a conçu quelque chose de plus relevé que cet étrange
morceau, destiné sans doute à faire effet sur quelque géomètre
libertin» (Granc/e Encyclopédie). Taine, au contraire, disait : « C'est
dans ce dernier morceau qu'est tout Pascal » {Notes inédites) ; ce
qui paraitbien exagéré. — Dès la première édition, Port-Royal avait
mis en tête du pari la note suivante : « Avis. Presque tout ce qui
est contenu dans ce chapitre ne regarde que certaines sortes de
personnes qui, n'étant pas convaincues des preuves de la religion
et encore moins des raisons des athées, demeurent en un état de
suspension entre la foi et l'infidélité. L'auteur prétend seulement
leur montrer par leurs propres principes et par les simples lumières
de la raison qu'ils doivent juger qu'il leur est avantageux de croire
et que ce serait le parti qu'ils devraient prendre, si ce choix dépen-
dait de leur volonté. D'où il s'ensuit qu'au moins en attendant qu'ils
aient trouvé la lumière nécessaire pour se convaincre de la vérité,
ils doivent faire tout ce qui les y peut disposer et se dégager de
tous les empêchements qui les détournent de cette foi, qui sont
principalement les passions et les vains amusements.» Et il me
semble qu'on doit déduire de là une opinion intermédiaire entre
celle de Lanson et celle de Taine. Le pari n'exprime pas la pensée
10
146 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
raison, depuis le miracle, ne voit-il plus que le
Dieu caché et jaloux du jansénisme. A quoi bon
alors ces études philosophiques, superQues si elles
aboutissent à des résultats conformes aux ensei-
gnements de l'Eglise, trompeuses et malfaisantes
si elles les contredisent : « Descartes est inutile et
incertaine » Assurément, la raison peut préparer
les voies à la foi ; c'est bien dans celte intention
que Pascal écrit ses Pensées^ et c'est précisément
ce qui s'est produit dans son àme, au moment de
sa conversion où il sentait que « c'était plus sa
raison et son propre esprit qui l'excitaient à ce
qu'il connaissait le meilleur, que non pas le mou-
vement de l'esprit de Dieu'-». Mais qu'est-ce que
de Pascal, mais celle d'une certaine catégorie de gens qui peuvent
être sensibles à des arguments de cette valeur et de cette nature ;
mais le pari n'en peut pas moins faire partie de V Apologie^ parce
que V Apologie s'adresse aussi à ces gens-là et que c'est pour les
convaincre que Pascal se met provisoirement dans leur état d'es-
prit. — Cf. sur le pari, [Fontexelle], Bé flexions sur l'argument de
M. Pascal et de M. Locke concernant la possibilité d'une autre vie
à venir (édition do (^oxdorcet) ; La Place, Ttiéorie analytique des
probabilités, Introduction; Lescoeuk, loc. cit.; Renouviek, le Pari
de Pascal et le pari de W. James {Critique philosophique, 18 sep-
tembre 1878); Bertrand, les Lois du hasard {Rev. des Deux Mondes,
15 avril 1884); Sullv-Prudhomme, le Pyrrhonisme, le dogmatisme
et la foi dans Pascal; le Sens et la portée du pari de Pascal {Rev.
des Deux Mondes, 15 octobre, 15 novembre 1890); Yves le Querdec,
le Pari de Pascal {le Monde. 4 novembre 1890) ; Dugas et Riquier,
le Pari de Pascal {Rev. philosophique, septembre 1900) ; Riquier,
ù propos du pari de Pascal {Rev. philos., décembre 1900); Lachelier,
Soles sur le pari de Pascal {Revue philosophique, juin 1901,
îivcc les divers articles qui les ont provoquées); Kiquier, le Pari
sur Dieu {Rev. occidentale, l"" septembre 1901).
1. IL, XXIV, 100 1er; M., 663; B., 78.
"1. L. 0. M., Lettre de Jacqueline, p. 357.
i
APRES LE MIRACLE 147
cela sans la grâce de Dieu ? « qu'il y a loin de la
. connaissance de Dieu à TaimerM » — et la connais-
sance est inutile sans l'amour. Qu'on ne lui dise
donc point que la raison seule peut conduire à
Dieu et suppléer à la foi : c'est pour cette hérésie
qu'il a si vivement poursuivi le frère Saint-Ange,
et il n'a point de plus âpre plaisir que de démontrer
à tous les admirateurs de la philosophie la banque-
route de la raison. « Les preuves métaphysiques,
éloignées du raisonnement des hommes, et trop
impliquées, frappent peu- », et ne persuadent que
sur l'instant; il est donc vain de vouloir prouver
par des raisons naturelles ou l'existence de Dieu ou
la Trinité. Non seulement Pascal « ne se sentirait
pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi
convaincre des athées endurcis, mais encore, cette
connaissance, sans Jésus-Christ, est stérile. « Quand
un homme serait persuadé que les proportions des
nombres sont des vérités surnaturelles, éternelles,
et dépendantes d'une première vérité en quoi elles
subsistent, et qu'on appelle Dieu, il ne serait pas
beaucoup avancé pour son salut ^. »
On voit ce qu'est devenu le principe de la sépara-
tion de la raison et de la foi, jadis inculqué à Pascal
par son père : le domaine de la raison est déplus en
1. Pensées, H., xxv, 21 ; M., 868; B., 280.
2. H., X, 5; M., 544; B., 543.
3. H., X, 5; M., 919, §11; B., 556.
148 LA PENSEE DE PASCAL, IV
plus réduitet là même son autorité est singulièrement
amoindrie. Il faut se « moquer de la philosophie* » ;
car elle ne peut aboutir qu'à l'athéisme ou au
déisme, « deux choses que la religion chrétienne
abhorre presque également-». Aucune philosophie
ne vaut « une heure de peine •^)), puisque aucune
philosophie ne donne la seule chose utile, la foi.
Et tel est l'emportement de colère dont est saisi
Pascal contre cette « raison impuissante'* » qu'il en
veut d'un seul coup montrer toutes les misères.
Non seulement il renie Descartes son ancien maître,
qui, délaissant la révélation, a fondé sa doctrine
sur des principes rationnels; mais encore, il pour-
suit cette raison jusqu'en ses derniers retran-
chements. Il montre, après Montaigne, que cette
faculté superbe est troublée par une mouche, par
un éternuement; il la montre séduite, corrompue
par les passions et par la volonté pervertie, accep-
tant à la fin pour vrai ce qu'elle savait faux aupa-
ravant; il montre toutes les chances d'erreur que
les préjugés, les traditions, les livres, les conver-
sations accumulent devant les hommes "»; enfin, tout
comme l'auteur des Essais l'avait fait avant lui, il
« gourmande fortement et cruellement la raison
1. H., VII, 34; M., 412; B., 4.
2. H., XI, 10 bis; M., 919; B., 556.
3. H., XXIV, 100 bis; M., 371: B., 79.
4. H., VIII, 1; M., 536; B., 434.
5. Passim.
i
APRÈS LE MIRACLE 149
dénuée de la foi^ il lui fait douter si elle est rai-
sonnable... et il la fait descendre de Texcellence
qu'elle s'est attribuée^ ».
Pour s'élever plus haut encore dans la foi, ce
n'était point assez d'avoir rejeté les plaisirs du
corps, d'avoir renoncé aux joies de l'intelligence,
1. Entrelien avec M. de Saci, H., t. I, p. cxxix; B., p. lî>4. —
Remarquer la restriction : « la raison dénuée de la foi. t> C'est pour
ne l'avoir pas remarquée que, depuis Cousin, on a fait tant de
développements romantiques sur le scepticisme de Pascal. Et cette
()l)inion a été reçue par les esprits les plus divers : « On sent, disait
Taine. à l'obstination que Pascal met à revenir sur ses réfutations
qu'il n'est jamais content, qu'il doute, qu'il lui reste au fond de
l'âme une goutte de scepticisme qui l'empoisonne et corrompt la
force de toutes les preuves qu'il a données» {Notes inédites); et
l)lus récemment M. Jules Lemattre, dans son sonnet sur Pascal,
montrait : « Lacroix du Rédempteur tremblant comme un roseau. »
— Mais Pascal n'est pas sceptique ; il est à la fois pyrrhonien et
dogmatique, parce que le christianisme lui offre le moyen de con-
cilier ces deux doctrines qui paraissent incompatibles. Il en est
de l'opposition des sceptiques et des dogmatiques comme de
l'opposition de Montaigne et d'Epictète : elle se réconcilie dans la
« vérité de l'Evangile : c'est elle qui accorde les contrariétés par
un art tout divin et, unissant tout ce qui est de vrai et chassant
tout ce qu'il y a de faux, elle en fait une sagesse véritablement
céleste, où s'accordent ces o})))osés qui étaient incompatibles dans
les doctrines humaines» (Entretien). — Cf. sur le scepticisme de
Pascal, CoLSix {toc. cil.) ; Thomas, De Pascali an vere scepticus
fuerit (Crapelet, 1844); Sainte-Beuve, Porf-Roi/al et plus particu-
lièrement 7*o;7. Conf. (V. p. 214-215); abbé Flottes, Etudes sur
7*rtst'a/ (Paris, Montpellier, 184G); P. Jaxet, le Scepticisme moderne^
Pascal et Kant {Hev. des Deux Mondes^ 15 mars 1865); Saisset, le
Scepticisme : Énésidème^ Pascal et Kant {Varis, 1865); Gl'Illard,
lue Explication du scepticisme de Pascal (Lyon, 1883); Droz,
Essai sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des
Pensées (Alcan, 1886). — Sur sa philosophie, voir outre les
ouvrages déjà cités, Ravaissox, la Philosophie de Pascal (Revue
des Deux Mondes, 15 mars 1887) ; Ravii, la Philosophie de
Pascal (Annales de la Faculté de Bordeaux, 1890); Ghiaud, fa
Philosophie de l^ascal (Quinzaine, 1 février 1897); H.Berr, Pascal
et sa place dans l'histoire des idées (Revue de sj/nthese historique,
octobre 1900).
150 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
il fallait sacrifier aussi la douceur des tendres
aiïections. Pascal, que toute sa vie nous montre si
ardent, si emporté dans tous ses sentiments*, eut
encore h se dépouiller de ses attachements ter-
restres. « S'il y a un Dieu, nous devons n'aimer
que lui, et non les créatures passagères... Donc
tout ce qui nous invite h nous attacher aux créa-
tures est mauvais, puisque cela nous empêche ou
de servir Dieu, ou de le chercher...'-»; et inverse-
ment « il est faux que nous soyons dignes que les
autres nous aiment ; il est injuste que nous le vou-
lions »; car « en fomentant et en souffrant ces atta-
chements, on occupe un cœur qui ne doit être qu'à
Dieu seul : c'est lui faire un larcin de la chose du
monde qui lui est le plus précieuse^ ». D'après ces
principes, il en arrive, lui, un chrétien, à presque
interdire le sacrement du mariage, à dire que c'est
un « crime » d'engager ses enfants dans de tels
liens, à appeler les maris, même chrétiens, de
« francs païens devant Dieu'* ». Lui-même d'ailleurs
conformait le plus possible sa conduite à ces doc-
trines d'ascète : sa sœur Gilberte nous raconte
comment il s'efforçait de la détacher de lui et de
décourager son affection en la rebutant; elle cite la
\. Cf. les «grands excès» auxquels s'attendait Jacqueline de
<i son humeur bouillante» (L. 0. M., Lettre à M""* Périer, p. 333).
2. H., XXIV, 54; M., 18; B., 479.
3. H., XXIV, 56; M., 14; B , 477.
4. Lettre à M»- Périer, 1639; B., p. 227.
APRÈS LE MIRACLE 151
pensée qu'il portait toujours écrite sur lui : « Il est
injuste qu'on s'attache à moi...* », où ces senti-
ments et leurs causes sont si fortement exprimés ;
et elle rappelle sa paisible résignation à la mort de
Jacqueline. Et pourtant ce n'était point sécheresse
de cœur, ni égoïsme de fanatique uniquement
préoccupé de son salut : c'était mortification volon-
taire. Il avait en lui une bien vive puissance
d'aimer, cet homme qui s'en défendait avec tant de
soin, qui travaillait avec tant de passion à conver-
tir les malheureux incrédules, qui, jusqu'aux der-
niers temps de sa vie, a montré une si profonde
tendresse pour les pauvres et dont la dernière
œuvre, si péniblement entreprise, est un livre de
prosélytisme et de charité^.
Enfin, pour pousser l'anéantissement de son moi
jusqu'au bout, Pascal devait abjurer tout reste
d'amour-propre. Il se surveillait entièrement contre
la passion de primer, cupido excellendi, concu-
piscence que Jansénius a mise au rang des deux
autres, et dont un esprit entier comme le sien de-
vait avoir peine à se défendre. D'après M""^ Périer^,
il s'en défendait jusque dans la façon de faire la
charité, « croyant que la manière la plus agréable à
Dieu était de servir les pauvres pauvrement... sans
1. H., t. I, p. Lxxxiv; B., p. 31.
2. L'abbé Mayxard cite avec raison à ce propos le passage : « Si
ce discours vous plaît, etc. » H., x, 1 ; M., B; B., 233.
3. H., t. I, p. Lxxxi; B., p. 28.
iS2 LA PENSEE DE PASCAL, IV
se remplir l'esprit de ces grands desseins qui
tiennent de cette excellence dont il blâmait la
recherche en toute chose ». Ce désir de primer,
c'était bien là, si je ne me trompe, son point faible,
le défaut qu'il a dû avoir le plus de peine à répudier.
Nous l'avons toujours vu défendre ses droits, son
avis, son sens propre avec beaucoup de vivacité
dans toutes les discussions scientifiques qu'il a
soutenues et, d'après un témoignage rapporté par un
Janséniste naïf, à Port-Royal, quand il discutait,
c'était avec un iel emportement qu'on l'eût cru
toujours en colère et prêt « à jurer* ». C'est pour-
quoi sa sœur Jacqueline signale avec admiration
« son humilité^, sa soumission, sa défiance, son
mépris de soi-même, son désir d'être anéanti dans
l'estime et la mémoire des hommes », toutes vertus
que sa seconde conversion avait fait naître en lui
et qui n'ont pu que croître à mesure que croissait
aussi son ascétisme.
Ainsi Pascal, rejetant tout ce qui le pouvait dis-
traire de cette unique contemplation du salut dans
laquelle il s'absorbait, restait les yeux fixés vers le
ciel. L'amour divin remplissait à lui seul toute son
âme ; alors il sentait véritablement Dieu présent dans
son cœur et s'unissait à lui par la contemplation ;
alors, il avait avec lui des dialogues surnaturels,
i. L. 0. M., p. 471.
2. L. 0. M., Lettre de Jacqueline du 25 janvier 1655, p. 358.
APRES LE MIRACLE 153
comme celui du Mystère de Jésus, La méditation
assidue des mômes idées et des mêmes dogmes, la
lecture de TEvangile qu'il savait par cœur^ des
Psaumes, notamment du Psaume CXVIII rempli du
dogme de la grâce, le souvenir des faveurs éton-
nantes que Dieu lui avait faites, nourrissaient sa
foi; et il s'exaltait de plus en plus, dans une com-
munication directe avec Dieu, arrivant de plus en
plus à ce myslicismc qui fait les saints et les mar-
tyrs, mais qui fait aussi les hérétiques.
Pascal en effet, dès le début de la querelle jansé-
niste, et notamment dans le débat qui s'ouvrait
sur les cinq propositions-, avait protesté de son très
grand respect pour le Pape. Ses pamphlets contre
la Faculté de théologie de Paris, sa résistance aux
évoques français ne pouvaient pas alors lui être
1. C'est alors sans doute qu'il composa V Abrégé de la vie de Jésus
d'après la Séries VUœ J. C. juxta ordinem temporum qui termine
le TetrateuchuSs sine commenlarius in sancla J. C. Evangelin de
Jansénius. Cf. Préface de l'édition Molinier (dans l'édition des Pen-
sées) et de l'édition Michaut (Fribourg, 1896) et la Lettre de Michaut
à M. Molinier {Revue critique, 24 mai 1897).
2. Fabriquées par leurs ennemis suivant les jansénistes, et qui
ne se trouvaient qu' « incognito » dans VAugustinus, selon le mot
du chevalier de Gramont. Pour Bossuet au contraire, elles étaient
« l'âme du livre » et il déclarait Arnauld « inexcusable d'avoir tourné
toutes ses études au fond pour persuader au monde que la doctrine
de Jansénius n'avait pas été condamnée f>. Cf. Oraison funèbre de
\icolas Cornet : « C'est de cette expérience, de cette exquise con-
naissance et du concert des meilleurs cerveaux de la Sorbonne que
nous est né cet extrait des cinq propositions, qui sont comme les
justes limites par lesquelles la vérité est séparée de l'erreur, et qui
étant, pour ainsi parler, le caractère propre et singulier des nou-
velles opinions, ont donné le moyen à tous les autres de courir
unanimement contre leurs nouveautés inouïes. »
154 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
reprochés; et convaincu delà sainteté de sa cause,
ne doutant point par conséquent que la Cour de
Rome ne lui donnât raison, il écrivait à M"* de
Roannez : « Toutes les vertus, le martyre, les aus-
térités et toutes les bonnes œuvres sont inutiles
hors de l'Eglise et de la Communion du Chef de
rÉglise qui est le Pape. Je ne me séparerai jamais
de sa communion; au moins je prie Dieu de m'en faire
la grâce : sans quoi je serais perdu pour jamais*. »
Mais Rome parla, et ce ne fut point aux jansénistes
qu'elle donna raison. Alors, par une méthode plus
ingénieuse que franche et surtout moins respec-
tueuse qu'il ne voulait bien le croire, il s'efforça,
tout en acceptant les Rulles d'en interpréter les
tçrmes, et d'expliquer en faveur du jansénisme les
condamnations les plus formelles 2; en un mot il
accepta comme les autres la distinction du droit et
du fait, et recourut plus qu'il n'eût convenu à l'au-
teur des Provinciales aux subtilités d'une casuistique
janséniste.
Le jour vint pourtant où le Souverain Pontife
lui renvoya Vimpudentissime mentiris qu'il avait
adressé aux Jésuites. Le Pape déclara savoir
par lui-môme que les cinq propositions étaient réel-
lement dans Jansénius et les condamna une fois de
plus, au sens qu'elles y avaient. 11 ne restait plus
1. H., t. Il, p. 328, Lettre 1; B., p. 27&, Lettre VL •
2. Cf. la Provinciale xviii.
• «
APRÈS LE MIRACLE 155
de subterfuge possible. Il fallait ou se soumettre
OU se séparer de la communion du Chef deTEglise.
Alors Pascal soutint nettement que le pape avait
condamné le vrai dogme de la grâce, au sens de
Jansénius et de saint Augustin, que par suite il
était dans Terreur, et que signer le formulaire
imposé, même avec des restrictions, c'était ou tra-
hir la vérité et égarer les fidèles ou la compromettre
et les scandaliser. Seul de son avis, il le soutint
avec la plus grande énergie contre ses amis chan-
celants; et, un jour, désespéré de leur défection,
après un long débat, il perdit connaissance ^ On
comprend bien le sentiment qui l'animait : puisque
Dieu lui-même avait témoigné en faveur du jansé-
nisme, il fallait tout braVer, pour soutenir cette
cause sacrée, tout, jusqu'à l'excommunication,
comme saint Athanase^. Le dogme de l'infaillibilité
pontificale n'avait point encore été défini, il est vrai ;
mais comment cette obstination s'accordait-elle
avec les déclarations répétées de Pascal, que «< le
corps n'est pas plus vivant sans le chef, que le chef
sans le corps ^ »? Comment s'accordait-elle avec le
principe d'autorité, qui est le fondement du catho-
licisme? Comment avec cette prétention singulière
1. Novembre 1661. Cf. la Lettre de M"" Périer au curé de Saint-
Etienne du Mont et le récit de Marguerite Périer (L. 0. M., p. 88
et 464).
2. Pensées, H., xxv, 37; M., 206; B., 455.
3. Lettre à M"« de Roannez, H., t. Il, p. 328; B., p,;,,.,^^^'; et /Vo-
vinciales xvii et xviii.
i56 LA PENSEE DE PASCAL, IV
de rester quand môme dans l'Eglise romaine? La
contradiction était insoluble, et Pascal n'aurait pu
en sortir sans la bénignité du curé de Saint-Etienne
du Mont, qui, pour lui accorder les derniers sacre-
ments, n'exigea pointdelui une rétractation. Araoins
d'un revirement que rien ne nous fait prévoir, il
allait droit au schisme, et, avec sa logique fougueuse,
il paraît hors de doute qu'il s'y filt enfoncé.
Je ne fais point cette remarque pour le plaisir
d'opposer Pascal à lui-même*, ni pour jeter un
1. Je corrigeais les épreuves de ce livre, quand il m'a été donné
d'entendre la belle conférence sur VilEuvre de Calvin^ prononcée à
Genève par M. Brunetière, le 17 décembre 1901. ïl y soulevait une
question qui nous intéresse particulièrement ici :«I1 est une
observation, disait-îl, que je ne puis m'empêcher de faire, et la
voici : c'est, Messieurs, que, dans le christianisme et hors du
christianisme, je veux dire chez les anciens, ceux qui ont le plus
attribué à la grâce, calvinistes ou jansénistes, ou au destin comme
les stoïciens, sont aussi ceux qui ont donné le plus d'importance
à l'éducation de la volonté. Comment cela se fait-il? Comment,
ceux qui sont allés jusqu'à faire de Dieu l'auteur du péché sont-ils
aussi les mêmes qui se sont foimé du pouvoir de notre volonté,
l'idée la plus haute et la plus généreuse? Gomment se résout le
problème? Je ne sais ! Je constate seulement la vérité du fait. En
tout temps et partout, c'est le pélagianisnie qui tend à la dissolu-
tion des volontés. Volens, quo jiollem perveneram^ a dit saint
Augustin : c'est de nous croire libres, qui nous conduit commu-
nément à la perte ou à l'abdication de notre liberté. Nous n'y
renaissons, nous n'en recouvrons le libre exercice, que sous la
condition ou dans l'ordre de la grâce. »
Si j'osais essayer de résoudre le problème, j'invoquerais plu-
sieurs raisons.
Et d'abord, c'est l'auslérité môme du sto'ïcisme, du calvinisme,
du jansénisme, qui, en pratique, en fait des morales de l'effort.
Elles demandent en etïet beaucoup à l'homme. Pour elles, tout
ce qui n'est pas l'œuvre de l'intelligence souveraine ou du Dieu par-
fait, tout ce qui procède de la matière inerte et grossière ou de
l'homme gâté parla chute, tout cela est ou irrémédiablement mau-
vais ou de valeur morale nulle. Ainsi, il n'y a pas de degrés interpo-
sés entre le mal et le bien, pas de nuances intermédiaires entre le vice
APRÈS LE MIRACLE lb7
soupçon sur sa bonne foi, qui est indubitable, ni
pour montrer la fausseté de la situation des jansé-
nistes, catholiques excommuniés par le pape,
hérétiques combattus par les ennemis du catholi-
et la vertu ; la différence est nette et absolue : ce sont des doctrines du
tout ou rien. Alors l'homme ne tend à rien moins qu'à la perfection
même. Or, demander beaucoup aux hommes, c'est le meilleur moyen
d'en obtenir beaucoup. Si l'on met à trop bon marché la sagesse, la
sainteté, leur âme s'assure qu'il est facile d'y parvenir et s'y essaye
nonchalamment; elle se persuade qu'elle n'y réussira pas moins
bien, pour s'abandonner quelquefois à la négligence et à l'apathie ;
énervée par cette confiance, elle pactise avec sa paresse, elle s'en-
dort ou se dissipe, et, parce qu'on lui demande peu, elle se con-
tente de moins encore. Au contraire, si la tâche qu'on leur propose
est immense et paraît effrayante, ceux des hommes qui n'en sont
pas (lès l'abord découragés en sont élevés au-dessus d'eux-mêmes:
ils sentent qu'ils doivent lutter et qu'il leur importe de se préparer
à cette lutte ; tous les ressorts de leur volonté sont tendus, toute
leur activité est en éveil ; et la considération même de la tâche
presque impossible l'empêche de s'assoupir jamais. Voilà pour-
quoi le stoïcien, le calviniste, le janséniste, à la grandeur de la
t.îche proportionnant la grandeur de son effort, ramasse toutes ses
énor*;ies et déploie toute sa volonté.
Mais comment se fait-il que tous les hommes ne soient pas dès
l'abord découragés des exigences d'une telle morale? 11 semble
bien que la plupart devraient l'ôtre. — C'est qu'en effet, la plupart
(les hommes n'adoptent point de pareilles doctrines : c'est une mino-
rité seulement, une élite, Vélite de ceu.r-là préc /s'ornent, qui se trou-
vaient déjà adaptés à un tel effort. Car les vérités morales, on le
sait bien, ne sont point comme les vérités mathématiques, des
notions abstraites que saisit l'intelligence nue et qui s'imposent
d'autant plus invinciblement à elle que rien ne la pousse à les
rejeter. Elles sont un objet non de démonstration logique, mais de
croyance, et la disposition personnelle de chacun a une grande
part dans la formation de cette croyance. Que ces doctrines ré-
pugnent ou qu'elles plaisent à sa volonté, à sa sensibilité, à son
imagination, à son tempérament môme, et l'homme est déjà porté,
avant tout examen intellectuel, à les rejeter ou à les adopter.
Ainsi, d'ordinaire, par une sorte de sélection, les hommes qui
s'attachent à la morale austère du stoïcisme, du calvinisme, du
jansénisme, et surtout ceux qui persistent à s'y conformer, sont
ceux chez lesquels la volonté est naturellement la plus forte, le
tempérament le plus énergique ; la même raison qui la leur a
fait élire entre toutes, la leur fait aussi comme naturellement,
158 LA PENSÉE DE PASCAL, IV
cisme. Mais il me semble que les luttes morales de
Pascal dans cette grave question ont été encore plus
violentes que celle qu'il a soutenues pour se défaire
comme instinctivement pratiquer; et la puissance de leur volonté
s'accroît encore chaque jour, de tout ce qu'y ajoutent chaque jour
l'exercice, l'habitude, la « machine ».
Reste pourtant la difficulté logique : N'y a-t-il pas contradiction
entre soutenir que la volonté est radicalement impuissante, et
fournir cependant soi-même ou exiger des autres un si puissant
eflort de volonté ? — Mais d'abord ceux qui pratiquent une doc-
trine, ne sont pas aussi sensibles, que ceux qui l'étudient, aux
contradictions qu'elle peut présenter : ils la vivent, et leur expé-
rience impose silence à leur logique que la réalité dément, tandis que
les autres essayent de la reconstruire idéalement et que rien ne
vient réfuter les protestations de leur logique. — Puis, quand il
s'agit de l'ctfort exigé des autres^ il n'y a pas contradiction : « Plus
rhomine est faible, plus il y a raison de l'armer, même quand cette
armure devrait être nulle sans la consécration de Dieu. C'est à
l'homme de tout faire ; c'est à Dieu ensuite de voir. » {Port-RoyaL
III, 4i)0.) — Enfin, (juaud il s'agit de l'effort personnel, par un
biais, la contradiction elle-même s'évanouit; car au moment où
l'homme déploie le plus énergiquement sa volonté^ il s'imagine
quelle nest plus sa volonté'. En effet, sans qu'il en ait toujours
ccmscience, il se considère, lui en particulier, comme du nombre
des Sages ou des Elus. H n'y a point eu, que je sache, de stoï-
cien, de calviniste, de janséniste digne d'être connu et remarquable
par' cette puissance de volonté, qui se soit cru exclu de la sagesse
ou du salut. Ceux qui le croient, ou se désespèrent et passent leur
vie à trembler, ou sont dévorés de scrupules contradictoires et
changent à tout moment d'intention et de but, ou se dégoûtent de
la doctrine et l'abandonnent, ou enfin s'en remettent à un guide,
qui leur communique son courage. Mais les autres — les seuls
qui comptent — ne se laissent point paralyser ou détourner ainsi.
A leurs yeux, ce n'est plus eux qui agissent en eux, c'est le Tout
ou c'est Dieu. « Nous sommes toujours les maîtres » de notre vo-
lonté, dit M. Ilamon, « lorsque, par un effet de sa miséricorde,
nous l'avons sou/nise à celle de Dieu. » {Port-Royal, IV, 307.) Alors
disparaissent tous les obstacles qui, chez le commun <les hommes,
arrêtent le victorieux essor de la volonté : plus d'obstacles inté-
rieurs : car il leur est facile de rejeter les idées opposées, les senti-
ments contraires à leur volonté présente, tant ils les savent choses
inférieures, tendances méprisables, tentations dangereuses; plus
d'obstacles extérieurs : car tout ce qui s'oppose à leur action
devenue divine n'a aucune valeur à leurs yeux ; car les échecs
APRÈS LE MIRACLE 159
de Tamour de la science, de sa croyance en la rai-
son, de ses affections de famille et des jouissances
de la vie. Alors, il avait la joie forte du sacrifice, Tap-
probation de l'Eglise, les exemples des Pères et
des saints, les encouragements de sa famille et de
ses amis. Pour la signature aucontraire, il a contre
lui et TEglise non janséniste, et les principes qu'il
a jusqu'à ce jour professés, et ses amis, les chefs
mêmes de sa secte, le directeur de sa conscience.
Aurait-il eu le courage de persister seul contre
tous, si le miracle ne lui avait paru comme le sceau
d'un contrat contracté entre Dieu et lui? Dieu Ta
chargé de défendre la vérité : que lui importe le
reste? il rejettera tout ce qui contredit la parole
divine, fût-ce la bulle du pape. C'est la logique
même de sa croyance, c'est le miracle qui le jette
dans rhérésie.
mêmes ne les découragent point, persuadés comme ils le sont,
que la puissance suprême qui agit en eux prévaudra toujours ;
car ils n'ont plus môme à chercher les moyens d'accommoder
leur volonté à ces lois que le commun des hommes reçoit du
dehors : leur loi à eux est en eux, est leur activité même. Et c'est
pour cela, me semble-t-il, que leur volonté reste si ferme, si cons-
tante et si forte : rien ne peut fléchir celle de Pascal, parce qu'il
sent qu'elle n'est point sienne, il sent qu'elle est de Dieu même.
CONCLUSION
11
Et maintenant si nous reprenons la vie de Pas-
cal pour l'examiner dans son ensemble, trois
choses nous semblent avoir ou simultanément ou
tour à tour rempli son àme : la science, le monde,
la religion.
Pendant les trois premières périodes de sa vie,
c'est-à-dire jusqu'à sa conversion définitive, il reste
fidèle à la science. Dans la première période (1635-
1646), les travaux scientifiques auxquels l'ont pré-
paré son merveilleux génie et l'éducation métho-
dique qu'il avait reçue s'accordent tout naturellement
avec la tiédeur d'une foi paisible et d'une religion
de coutume. Il se signale, malgré sa jeunesse, par
d'heureuses inventions ou de brillants travaux, et
acquiert une gloire précoce. L'étude des sciences
fait alors, pour ainsi dire, partie intégrante de sa
vie intellectuelle, si bien qu'il trouve moyen de la
concilier avec la rigueur de son premier jansénisme
(1646-49). Peut-être est-ce un peu contradictoire;
mais qui peut se flatter de mettre dans sa vie une
logique absolue ? lui-même n'y parviendra que par
de longs efforts, et par une surveillance continuelle
164 LA PENSÉE DE PASCAL
(le sa propre pensée. Ces travaux scientifiques s'ac-
cordônt mieux avec la quasi-indifférence religieuse
de sa vie mondaine (1649-1654), et cependant, Pas-
cal s'en laisse distraire un peu, semble-t-il, par les
plaisirs et les distractions du monde. Peut-être y
revient-il pourtant, vers la fin de cette période, au
moment où, lassé de la frivolité de sa vie, il aspire
à des choses plus sérieuses et s'achemine à sa se-
conde conversion. En somme donc, dans les trois pre-
mières parties de sa vie, il reste physicien, géomètre,
cartésien : il admet sans réserve que la science et
la philosophie ont leur valeur, que la raison a son
autorité.
Après la science viennent les hommes. Après les
phénomènes naturels, c'est la société qui le séduit.
D'abord les circonstances, les voyages, sa jeunesse,
Texil de son père, le séjour à Rouen, l'ont empêché
de se créer à Paris des relations bien suivies; plus
tard, sa première ferveur janséniste lui interdira
d'en rechercher. Mais, maintenant tout se rencontre
pour lui faciliter l'entrée du monde : il demeure h
Paris; il y vit indépendant; sa santé s'est pour
un temps améliorée ; des études communes lui ont
valu l'amitié d'un grand seigneur qui l'introduit
dans le cercle de ses amis ; la conversation d'un
Méré, d'une M''''' de Sablé, le forme aux belles niâ-
mes; les occupations littéraires des salons d'alors
'Tieltent de combler les lacunes de son édu-
CONCLUSION 165
cation première. Il vit dans ce monde, il s'y jette
avec l'emportement de la jeunesse: il y étudie les
héros et les héroïnes de la Fronde ; grâce aux dé-
sordres des guerres civiles, il peut voir les dessous
de l'âme humaine ; et il en sort, désabusé comme
comme un La Rochefoucauld, mais non point misan-
thrope. Il a été trop séduit pour mépriser complè-
tement les hommes : s'il s'indigne, s'il s'emporte
contre eux, c'est qu'il les aime encore.
C'est dans la religion qu'il vient chercher un re-
mède à ses déceptions (1654). Seule, en effet, elle
pouvait consoler son cœur ; car, malgré les appa-
rences, il ne lui avait jamais été infidèle. Pascal n'a
point été réellement incrédule. Pour les deux périodes
de jansénisme, la chose n'est pas douteuse ; elle
paraît sure aussi pour les années qui ont précédé
sa première conversion. A vrai dire, le problème
ne se pose que pour la période mondaine. Sans
doute, comme il le dit lui-même, « il a fui, re-
noncé, crucifié Jésus-Christ » ; mais, la violence
janséniste de ces expressions ne prouve rien, et
tout semble au contraire attester qu'il n'a jamais
oublié sa foi. 11 y a eu lutte chez lui entre la nature
et la grâce, entre ses instincts de bonheur et sa
conception ascétique de la vie. Un moment, il en
est arrivé, sous la conduite des Miton et des Méré,
à un épicurisme pratique, et il a dit : « l'homme
est né pour le plaisir. » Mais cela n'est pas incon-
166 LA PENSÉE DE PASCAL
ciliable avec un reste de foi; et, si un christianisme
mondain est un christianisme peu conséquent avec
lui-môme, il ne laisse cependant pas d'exister. Au
fond de son cœur persistaient encore les enseigne-
ments qu'il avait reçus d'un père religieux, et le
souvenir mal éteint des vives émotions de son pre-
mier jansénisme. Quand disparut l'agitation passa-
gère qui avait troublé l'imagination et la sensibilité
de Pascal, la foi un instant assoupie se ranima, et
pour ne plus cesser de consumer son âme. Hera-
clite dit que le feu divin qui compose la substance
de l'univers, tour à tour grandit et décroit, s'assou-
pit et brille de nouveau, sans jamais cesser d'être.
Telle me paraît la foi de Pascal : elle a eu son
rythme, elle a eu ses attiédissements et ses ardeurs,
mais jamais au fond de son âme n'a cessé de brû-
ler cette flamme infatigable ot divine : Tuiip Osîcv,
'ay.aii-aTov Tup.
APPENDICES
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ï
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1 '
APPENDICE I
TABLEAU CHRONOLOGIQUE
1617 Etienne Pascal épouse Antoinette
Bégon.
24 décembre Naissance d'Anlhonia Pascal
(morte en bas âge).
1620 3 janvier Naissance de Gilberte Pascal
(M"« Périer).
1623 19 juin Naissance de Biaise Pascal.
27 juin Baptême de Pascal {acte L. 0. M.,
475; B., p. 2, note).
1625 Guérison étrange de Biaise Pas-
cal.
4 octobre Naissance de Jacqueline Pascal
(Sœur Euphémie).
Transfert de Port-Royal à Paris.
1626 Mort d'Antoinette Bégon, mère
de Pascal, âgée de vingt-huit
ans.
1628-1638 Travaux de Roberval sur la rou-
lette, d'où naît sa querelle avec
Descartes.
1630 Etienne Pascal vend sa charge de
second président en la cour
royale des aides de Glermont.
1631 Etienne Pascal s'établit à Paris
avec sa famille.
f:** LA PENSEE DE PASCAL
1633 15 arnl Naissaoce de M'- de Roannez
ducb'^se de la Feuillade .
Publication do Chapelet secret du
Saint-Sacrement. — Première?
attaques contre Port-Royal.
1635 Pa5^ral étudie seul la eéométrie.
— Il écrit un Traité dea sons •?.
16^*6 L'abbé de Saint-C\Tan. directeur
«
de Port-Roval.
1 6 août Lettre d'Etienne ^ Pascal et de
Roberval à Fermât iL., IIl,
208 .
1037 Essais philosophiques de Descartes.
1638 mars Etienne Pascal, compromis dans
des manifestations contre le
retranchement d^un quartier
des rentes de l'Hôtel de Ville,
se réfugie en Auvergne.
6 mai Mort de Jansénius.
14 mai Arrestation de Saint-Cyran.
décembre Lettre de Gilberte Pascal à son
père sur la maladie de sa sœur
(L. 0. M., p. 782>
4639 3 avril Jacqueline joue devant Richelieu
V Amour tyranmquede Scudéry
et obtient la grâce de son père
[Lettre du 4 avril. L. 0. M.,
p. 305).
fin de Tannée Etienne Pascal intendant pour les
tailles en Normandie, conjoin-
tement avec M. de Paris.
dans l'année Pascal travaille au Traité des sec-
1. Et non <le Biaise. Cf. Adam, VÉducalion de Pascal, toc. cit.
2. Cette lettre est datée dans L. O. M. de 1658. par une erreur
évidente. — Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'elle est adressée à
« M. Pascal, président en la Cour des aides de Clermont-Ferrand,
à Clermont » ; Etienne Pascal avait sans iloute ganlé son titre,
même après avoir cédé sa charge et même dans la disgrâce où il
était alors.
APPENDICE I 171
tions coniques, et publie les Es-
sais pour les coniques (L., III,
182).
1640 Pascal et sa famille à Rouen.
1640-1642 Pascal travaille à sa Machine arith-
métique. — Premier ébranle-
ment grave de sa santé.
Publication posthume de VAugus-
tinus de Jansénius.
Les Jésuites d'Anvers publient
Vlmago primi sœculi Soc. Jesu,
décembre Première victoire de Jacqueline
aux Palinods de Rouen. Cor-
neille remercie les juges.
1641 Gilberte Pascal épouse son cou-
sin, Florin Périer, conseiller à
la Cour Royale des Aides de
Clermont.
6 mars Le Pape Urbain VIII condamne
l'hérésie prédestinatienne de
Baïus (Bulle In eminenti),
décembre Seconde victoire de Jacqueline
aux Palinods.
1643 31 janvier Lettre de Pascal à M°»« Périer (B.,
p. 43; L., III, 102).
février Saint-Cyran mis en liberté.
août Arnauld publie la Fréquente com-
munion,
11 octobre Mort de Saint-Cyran.
Arnauld, Théologie morale des
Jésuites (sans lieu ni date, 2« édi-
tion en 1644).
1644 février Pascal présente au grand Condé
sa Machine arithmétique (lettre
de Bourdelot du 26 février).
- Le P. Mersenne fait connaître en
France les expériences de Tor-
ricelli.
172 LA PENSEE DE PASCAL
1645 Pascal écrit VÉpitre ik'dicatoire
au chancelier Séguier ^B., p. 4"» ;
L., III, 185-, et VAvis à ceux
qui verront la Machine arithmé-
tique (L., III, 187).
Arnauld publie sa Tradition de
r Eglise sur le sujet de la péni-
tence et de la communion.
Publication posthume des Lettres
chrétiennes et spirituelles de
Saint-Cyran.
27 décembre Date des Lettres patentes nom-
mant Etienne Pascal conseiller
d^Etat.
1646 janvier-avril Etienne Pascal se démet la cuisse.
— La Bouteillerie et Deslandes
« convertissent » Pascal. —
Pascal « convertit » Jacqueline.
Elle refuse la main d'un Con-
seiller au Parlement.
avril '. Naissance de Marguerite Périer,
nièce et filleule de Pascal.
octobre-décembre.. Pascal et M. Petit répètent à
Rouen les expériences de Tor-
ricelli.
fin de l'année Pascal <- convertit » M. et M»"" Pe-
rler, venus à Rouen.
1G47 2 février-30 avril... . Affaire Saint-Ange.
automne Pascalestatteintdeparalysie.il va
consulter les médecins de Paris.
23 et 24 septembre.. Entrevues de Descartes et de
Pascal à Paris (Lettre de Jac-
queline du 25 septembre.
L. 0. M., p. 309j.
4 octobre Pascal publie ses Nouvelles expé-
riences touchant le vide, faites
dans des tuyaux avec diverses
liqueurs (L., III), 1).
APPENDICE I 173
(1647) 15 novembre Lettre à M. Périer (B., p. 68; L.,
ni, 138).
fin de i647-début de Polémique avec le jésuite Noël
1648. sur le vide : Première lettre du
P. Noël; Lettre de Pascal (29 oc-
tobre) ; Deuxième lettre du
P. Noël; le P. Noël dédie au
prince de Conti le Plein du
vide; Lettre de Pascal à M. Le
Pailleur (L., III, 8-40).
1647-1651 Pascal travaille à un Traité du
vide. — Il en écrit la Préface
(H., t. II, p. 266; B., p. 74; L.,
III, 18) ; et rédige les deux traités
de l'équilibre des liqueurs et de
la pesanteur de la masse de Vair,
L., III (83-128). (Ces traités
« tout près à imprimer » en
1651, qui devaient paraître en
1654, ne furent publiés qu'en
1663.)
1647 (?) 1648 (?) Pascal écrit la Prière sur le bon
usage des maladies (H., t. II,
p.223;B.,p. 57; L., II, 28).
1648 premiers mois Premières relations directes de
Pascal avec Port-Royal. — Vo-
cation de Jacqueline.
premiers mois Lettre d'Etienne Pascal au P.
Noël (L., III, 28).
26 janvier Lettre de Pascal à M™*^ Périer
(donnée dans quelques éditions
comme lettre à Jacqueline)
(B., p. 84; L., II, 102).
1'='' avril Lettre de Jacqueline et de Pascal
à M°»« Périer (B., p. 87; L., Il,
104).
6 avril Lettre de Descaries au P. Mer-
senne (sur la question du vide).
174 LA PENSEE DE PASCAL
(1648) mai Suppression des intendants.
Etienne Pascal à Paris.
19 juin Lettre de Jacqueline à son père,
pour obtenir d'entrer au cou-
vent (L. 0. M., p. 318).
juin Etienne Pascal refuse à sa fille
la permission d'entrer au cou-
vent. Relations secrètes de Jac-
queline avec Port-Royal.
19 septembre Expérience de M. Périer sur le
Puy-de-Dôme, à la demande de
Pascal (Lettre de M. Périer, du
22).
septembre-octobre.. Expériences de Pascal à la tour
Saint-Jacques.
fin de l'année Pascal publie le Récit de la grande
expérience de f équilibre des li-
queurs (L. III, 138).
fin de l'année « Brouillerie » entre Pascal, Jac-
queline et leur père d'une part,
M°*« et M. Périer d'autre part,
au sujet d'une maison de cam-
pagne que veut bâtir M. Périer.
5 novembre Lettre de Jacqueline et de Pascal
à M"^° Périer (B., p. 91 ; L., II,
106).
1649 janvier '. mars 1651. Observations de M. Périer sur la
pesanteur de l'air (le récit en
îi (Hé publié par lui-même en
1663. L., III, 147).
22 mai Pascal obtient un Privilège pour
la machine arithmétique (L.,
m, 205).
mai Départ d'Etienne Pascal pour
l'Auvergne avec Biaise et Jac-
queline.
11 juin Lettre de Descartes à Carcavi (sur
la question du vide).
APPENDICE 1 175
^1649) juillet Nicolas Cornet, syndic de la Fa-
culté de théologie, défère à la
Faculté 7 propositions jansé-
nistes (réduites ensuite à 5).
17 août Lettre de Descartes à Carcavi
(sur la question du vide).
octobre Expériences de Descartes sur le
vide, à Stockholm.
1650 H février Mort de Descartes.
juin Pascal quitte l'Auvergne.
novembre Retour d'Etienne Pascal et de
Jacqueline à Paris.
1651 Liaison de Pascal avec le duc de
Roannez.
25 juin Thèses soutenues contre Pascal,
au collège des jésuites de Cler-
mout-Ferrand en présence de
M. de Ribeyre.
juillet-août Correspondance avec M. de Ri-
beyre : Première lettre de Pas-
cal (12 juillet) ; Réponse de
M. de Ribeyre (26 juillet);
Deuxième lettre de Pascal (S août)
(L.,ni, 73-81).
24 septembre Mort d'Etienne Pascal.
Épitaphe d'Etienne Pascal, par
Biaise Pascal (L. CM., p. 405;
B., p. 107, note).
17 octobre Lettre sur la mort (H., L II, p. 235 ;
B., p. 95; L, II, 20).
19 octobre Pascal constitue à Jacqueline une
rente de 700 livres*.
20 octobre Jacqueline fait donation à Pascal
de 8.000 livres.
22 octobre Pascal constitue à Jacqueline
une renie de 500 livres. —
1. Cf. Bauholx et GivouciiY, ouvrages cités.
176 LA PENSEE DE PASCAL
(1651) 22 octobre Jacqueline fait donation à Pas-
cal de l'usufruit des biens
qu'elle aura le Jour de sa pro-
fession en religion, ou le jour
de son décès, si, étant mariée,
elle meurt sans enfants.
23 octobre Jacqueline fait donation à son
frère de 8.000 livres. — Pascal
constitue à sa domestique,
Louise Deffaud, une rente via-
gère de 400 livres (Gilberte et
Jacqueline se chargent chacune
d'un tiers de cette rente, par
acte du l'^' mars 1652).
25 octobre Pascal constitue à Jacqueline une
rente de 400 livres.
26 octobre Jacqueline fait donation à Pas-
cal de toutes les rentes qui lui
écherront dans le partage de
la succession de leur père.
31 décembre Signature des partages entre les
héritiers de Etienne Pascal.
Réimpression du Pugio Fidei de
Raymond Martin (Paris).
Mystère de la mort de Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ, par Jacque-
line (L. 0. M. p. 147) <.
1652 4 janvier Jacqueline entre au couvent mal-
gré son frère.
12 février Acte notarié, par lequel Pascal
reconnaît avoir touché les ar-
rérages de rentes que son père
s'était constituées par contrat
du 2 janvier 1635.
7 mars Lettre de Jacqueline pour obte-
nir le consentement de son
frère (L. 0. M., p. 334).
1. A rapprocher du Mystère de Jésus.
APPENDICE I 177
(1652) 14 mars Lettre de Bourdelot, médecin de
la reine Christine, à Pascal
Pascal écrit ultérieurement sa
Lettre dédicatoire à la reine
Christine (B., p. 111; L., III,
203).
7-14 avril Conférence de Pascal chez la du-
chesse d'Aiguillon.
26 mai Vêture de Jacqueline.
8 juillet Contrat de constitution des
16.000 livres données à pascal,
les 20 et 23 octobre 1651. —
Pascal fait donation à Port-
Royal de 4.000 livres à toucher
après son décès, s'il meurt sans
enfants.
Pascal fabrique le modèle défi-
nitif de sa Machine arithmé-
tique (actuellement au Con-
servatoire des arts et métiers).
juillet-octobre (?).., Pascal en Poitou avec le duc de
Roannez et Méré.
octobre Second voyage de Pascal en Au-
vergne ^ (?)
Balzac publie le Socrate chrétien,
1652 (?) 1653 (?) Discours sur les Passions de V amour
(H., t. II, p. 251; B., p. 123; L.,
II, 49).
1 653 janvier Les Jésuites publient ÏAlmanach
de la déroute et confusion des
Jansénistes,
6 janvier Lettre à Huygens (publiée par Bie-
rens d'Haan, 1890).
5 février. Réponse de Huygens.
mai Désaccord de Pascal et de
^me périer avec Jacqueline,
1. Cf. Adam, Un séjour de Pascal en Auvergne (Revue de l'ensei-
gnement secondaire et supérieur, 1887).
12
178 LA PENSEE DE PASCAL
(afTaire de la dot). — Retour de
Pascal à Paris.
(1653) 31 mai Le Pape Innocent X condamne
les cinq propositions (Bulle In
occasiofie),
4 juin Pascal fait donation à Port-Royal
d'une somme de 5.000 livres
et d'une rente de 1.500 livres
moyennant pension viagère de
250 livres, et annule la dona-
tion du 8 juillet 1652.
5 juin Profession de Jacqueline.
6 juin Lettre de Pascal à M. Périer (B.,
p. 139; L., H, 109).
10 juin Relation de Sœur Jacqueline de
de Sainte-Euphémie (L. 0. M.
p. 177).
dans Tannée Pascal occupé de nouveau du
vide, de la pesanteurde Tair, de
réquilibre des liqueurs.
sept.-déc Visites fréquentes de Pascal à sa
sœur Jacqueline.
1654 janvier De Saci publie les Enluminures
du fameux almanach des Jé-
suites.
Pascal écrit le Traité du triangle
arithmétique) Divers usages du
triangle arithmétique; et le
Traité des ordres numériques
(publiés en 1665) (L., III, 243-
321).
Lettre « Celeherrimœ Matheseos
Academix Parisiensi » : envoi
des Mémoires De numericarum
potestatum ambitibus; Circa nu-
méros aliorum multipliées ; an-
nonce des Mémoires De numeris
magico magicis; Promotus Ap^
APPENDICE I i79
pollionius Gallus; Tactiones
sphericœ; Tactiones conicse;Loci
solidi; Loci plani; Conicorum
opus completum; Perspectivse
methodm ; A leae geometria ; Gno-
monta; Miscellanea (L., III,
219).
(1654-) mai Les évêques de France, sauf 4,
condamnent les 5 proposi-
tions.
juillet-octobre Correspondance avec Fermât :
Première lettre (29 juillet);
Deuxième lettre (24 août) ; Troi-
sième lettre (27 octobre) : calcul
des probabilités (L., III, 220-
235).
8 novembre Accident du pont de Neuilly.
23 novembre Le ravissement.
8 décembre Sermon (dit de M. Singlin)
qui détermine Pascal à renon-
cer au monde. — Lettre de
Jacqueline à M°® Périer sur la
conversion de leur frère (L. 0.
M., p. 353).
1654 (?) 1655 (?)... Pascal écrit le Traité de V esprit
géométrique et sur fart de per-
suader* (H., t. Il, p. 278; B.
p. 164; L., III, 163}.
Pascal assiste aux conférences
des Messieurs de Port-Royal
pour la traduction du Nouveau
Testament, dite traduction de
Mons.
1655 7-21 janvier Pascal chez le duc de Luynes,
au chûteau de Vauraurier, et à
Port-Royal-des-Champs.
1. M. LansoiL {Grande Encyclopédie) sépare ces deux fragments
et suppose le premier antérieur, le second postérieur à lacoaversion.
*
180 LA PENSÉE DE PASCAL
(1655) 19 Janvier Leiire de Jacqueline à Pascal sur
sa conversion (L. 0. M., p. 353).
j.i 25 janvier-8 février. Lef^re de Jacqueline à M™« Périer
sur la conversion de leur
frère (L. 0. M., p. 356).
31 janvier L'absolution est refusée à M. de
Liancourt, janséniste.
24 février Arnauld publie sa Lettre à une
personne de condition.
10 juillet Arnauld publie sa Seconde lettre
à un duc et pair de France,
26 octobre Lettre de Jacqueline sur la « mé
thode pour apprendre à lire «
imaginée par Pascal (L. O. M.,
p. 372).
1-29 décembre Jugement d' Arnauld en Sorbonne.
décembre Pascal à Paris.
dans Tannée (?) Entretien avec M. de Saci (H., t. I,
— p. cxxi ; B., p. 146 ; L., II, 5).
Comparaison des chrétiens, etc.
(H., t. JI, p. 321; B., p. 201;
L., 11, 34). — Sur la conversion
du pécheur (R., t. II, p. 315; B.,
p. 196; L. 11, 37) <.
Wallis publie son Arithmetica
infinitorum.
1655-1662 Abrégé de la vie de Jésus,
1656 7 janvier Séguier prend la présidence des
* assemblées de la Sorbonne.
t 14 janvier Décision delà Sorbonne favo-
i rable à la censure d' Arnauld
^ (question de fait).
: 18 janvier Lettre d'Arnauld à la Faculté.
23 janvier Première Provinciale.
1. M. Lanson {Grande Encyclopédie) place la Conversion à la fin
de 1654. — Ces deux derniers écrits pourraient d'ailleurs appartenir
à la période du 1°' jansénisme (1646-1649).
v
I ■
APPENDICE I 181
(1656) 24 janvier Les tenants d'Arnauld se retirent
^ de la Sorbonne.
29 Janvier Deuxième Provinciale (parue le
5 février).
29Janvier-18 février. Lecture et confirmation de la
censure ; expulsion d'Arnauld.
2 février Réponse du Provincial. — Arres-
tation du libraire Sevreux.
9 février Troisième Provinciale {parueAe 12).
25 février Quatrième Provinciale.
20 mars Cinquième Provinciale. — Disper-
sion des solitaires.
24 mars Miracle de lasainte Épine. Cf.
Lettres de Jacqueline à M™®
Périer (29 mars, 31 mars). L. 0.
M., p. 375 sqq. — Fermeture
des Petites Écoles.
10 avril Sixième Provinciale.
25 avril Septième Provinciale.
12 mai Le curé de Saint-Roch propose
aux curés de Paris d'examiner
les écrits des casuistes.
28 mai Huitième Provinciale.
mai-août Les curés de Houen défèrent les
casuistes à l'assemblée du
clergé.
3 juillet Neuvième Provinciale.
2 août Dixième Provinciale.
18 août Onzième Provinciale.
1-15 septembre Le^freà M"« de Roannez*( H., t. II,
p. 341 {lettre ix); B., p. 208
(let. i); L.,II, 48 (/e<. ix).
9 septembre Douzième Provinciale.
13 septembre Avis de MM. les curés de Paris
(attribuée tort à Pascal) (L., 11,
113).
1. Voir Adam, Pascal et M^^'de Hoannez.
182 LA PENSÉE DE PASCAL
(1650) 24 septembre Lettre à M"« de Roannez (H.,
t. H, p. 333 [let. IV) ;B., p. 211
ilet. Il), L., II, 44 (ieLiy).
30 septembre Treizième Provinciale.
i**' octobre Pascal constitue à son beau-frère
Périerune rente de 1.060 livres,
moyennant une pension via-
gère de 240 livres.
8 octobre (?) Lettre à M"« de Roannez» H., t. II,
p. 334(/e^v);B.,p.212((e^III):
L., II. p. 44 {let^ V).
iC octobre Alexandre VII condamne les cinq
propositions (bulle Ad sanctam
Beati Pétri sedem).
22 octobre lettre à M"« de Roannez •■ H, t. II,
p.329(/ef. ii);B.,p.213 (/e/.iv ;
L.. Il, 41 (let. II).— Constata-
tion juridique du miracle de la
sainte Épine. Cf. Lettres de Jac-
queline, 24, 30 octobre \ L. O.
M., p. 584).
23 octobre Quatorzième Provinciale.
novembre Les curés de Paris dénoncent
trente-huit propositions des
casuistes.
5 novembre Lettre à M'*«de Roannez H., t. II.
p.33l {let.ui<; B..p. 2i5{/er.v :
L., II, 42 [let. III et IL lOi .
12 novembre Le«re à M"« de Roannez H, t. II.
p. 327 let.i :B.,p.2^8(/e^vI :
L.. II, 40 (/eL 1 .
24 novembre L'assemblée du clergé nomme
une commission pour exami-
ner les livres des casuistes.
25 novembre Quinzième Provinciale.
novembre-déc. 1 . . Lettre à M"« de Roannez i H, t. II.
p. 336 Jet. VI : B., p. 220
let. VII ; L.» H, 45 let. vi .
APPENDICE I 183
(I606) 4 décembre Seizième Provinciale.
10 décembre (?) Lettre à M"« de Boannez (H., 1. 11,
p. 338 {let. vu); B., p. 222 (/c«.
viii); L., II, 46 {let. vu).
24 décembre Lettre à M"® de Boannez (H., t. Il,
p. 340 {let. viii); B., p. 224
{let. ix); L. 11,47 {let. viii).
fin de l'année Le P. Annat publie la Bonne foi
des jansénistes en la citation des
auteurs.
après le 24 mars (?) . Pascal adresse à Tabbé de Barcos
ses Questions sur les miracles
(L, II, 1) ; — et prépare une
Réponse à un écrit sur les miracles
de la sainte Epine (L., II, 298).
Pascal écrit la Lettre sur la possi-
bilité d'accomplir les commande-
ments de Dieu (L., II, 57) ; la
Dissertation sur le véritable sens
decesparoles, etc. (L., II, 81) ; le
Discours oit Von fait voir qu'il
n'y a pas derelation, etc. (L., II,
94)».
Les PP. Nouet, Annat, Brisacier
puhVieniles Réponses aux Lettres
Provincialespubliéespar le secré-
taire du Port-Royal contre les
Pères de la Compagnie de Jésus
(Liège).
1057 23 janvier Dix-septième Provinciale {^avue le
19 février.)
l'^'' février L'assemblée du clergé ordonne,
contre les casuistes, la réim-
pression des instructions pour
les confesseurs,de saint Charles
Borromée.
\ . M. Lanson {Grande Encyclopédie) placerait ces écrits avant les
1 Provinciales^ fin de 1653.
1S4 LA PENSÉB DB PASCAL
(1657) 9 février Le parlement d'Aix condamne
les seize premières Provinciales.
47 mars Les évêques de France rédigent
le l»"" formulaire.
24 mars Dix-huitième Provinciale.
Le P. Annat publie sa Réponse à
la dix-septième Provinciale.
Pascal commence une Dix-neu-
vième Provinciale.
12 avril Publication à Paris de la bulle
d'Alexandre VIL
1«' juin Lettre d'un avocat au Parlement
à Vun de ses amis touchant l'in-
quisition que Von veut établir
en France, à V occasion de la
nouvelle bulle du pape
Alexandre VII : de Pascal*
(saisie le 8 juin).
juillet M^*<^ de Roannez entre à Port-
Royal.
6 septembre La Congrégation de Tlndex con-
damne les Provinciales (con-
damnation affichée en octobre
à Paris).
3 novembre M'^® de Roannez est ramenée de
force dans sa famille.
fin de l'année Le P. Pirot publie VApologie des
casuistes.
i9 décembre Enregistrement de la bulle.
Premières éditions des Provin-
ciales en volume.
1657-1662 Pascal travaille à son Apologie de
la religion.
1658 janvier Les curés de Paris dénoncent
VApologie des casuistes.
1. Cf. pour cette lettre, les factums, requêtes et mandements,
Lanson, Après les Provinciales {Rev. d'hisl. litt.^ janvier 1901).
APPENDICE I 185
(1658) février i®*" Factum des curés de Paris :
de Pascal (L., II, 115).
février Factum des curés de Rouen ; at-
' tribué à tort à Pascal (L., II,
252).
l»' avril 2® Factum des curés de Paris : de
Pascal (L., II, 123).
7 mai 3* Factum des curés de Paris :
attribué à tort à Pascal (L., II,
131).
23 mai 4* Factum des curés de Paris :
attribué à tort à Pascal (L., II,
152).
1 1 juin 5" Factum des curés de Paris :
de Pascal (L., II, 159).
juin Pascal institue le concours de la
Roulette : Problèmes sur la
cycloïde; Problemata de cy-
cloïde (L., III, 322).
15 juillet Factum des curés de Nevers :
peut-être de Pascal (L. II, 264).
— Factum des curés d'Amiens :
attribué , probablement à tort, à
Pascal (L.,Il, 268).
24 juillet 6« Factum des curés de Paris :
de Pascal (L., II, 16).
juillet La Sorbonne condamne V Apolo-
gie des casuistes,
21 septembre Requête des curés d'Évreux :
attribuée sans preuve à Pascal
(L., II, 283).
7-10 octobre Concours de la Roulette : Ré-
flexion sur les conditions, etc.,
Annoiata in quasdam, etc. ;
Histoire de la Roulette, His-
toriatrochoïdis(L.,ni,32S'33%).
8 novembre Censure de l'Apologie des casuistes,
par Tévêque de Nevers : attri-
4
186 LA PENSÉE DE PASCAL
buée sans preuves à Pascal
(L., Il, 292).
(1658j 25 novembre Concours de la Roulette : Récii de
l'examen et du jugement ^ etc.
(L., m, 349).
Projet de Mandement : de Pascal
(L., Il, 294).
27 novembre MandemenMes vicaires généraux:
inspiré par Pascal (L., II, 326).
Traduction latine des Provin-
ciales j par Wendrock (Nicole).
déc. à janv. 1859 Lettre de A, DettonvUle à Carcavi,
contenant quelques-unes de ses
inventions^ etc. ; Lettre de Car-
cavi à DettonvUle; Lettre de
DettonvUle à Carcavi sur la
méthode générale; Traité des
trilignes rectangles et de leurs
onglets; Propriétés des sommes
simples, triangulaires et pyra-
ramidales; Traité des sinus du
quart du cercle ; Traité des arcs
de cercle; Petit traité des solides
circulaires; Traité général de
la Roulette; Lettre de Detton-
vUle à Huygens; Lettre de Det-
tonvUle à Sluze; Lettre de Det-
tonvUle à M, A. D. D. S. (Des-
prez, 1658-1659) (L., III, 326).
Huygens publie son De ratioci-
niis in ludo aleœ (sur le pro-
blème des paris).
Lettre de M™<^ Périer (ou de Jac-
queline), sur les problèmes de
Pascal (L. 0. M. p. 79).
1658 (?)-16d9 (?) Lettres de Pascal au P. Lalouère
(publiées dans le livre Vête-
rum geometria, etc., 1660).
APPENDICE I 187
1658 (?) 1659 (?) Pascal expose le plan de soni4po-
logie (Cf. la Préface de Périer).
1659 4 janvier Censure de Y Apologie des ca-
suistes, par Tévêque de Rouen :
attribuée à tort à Pascal (L., II,
288).
29 Janvier Concours de la Roulette : Suite
de Vhistoire de la Roulette, oti
l'on voit, etc. (L., IIÏ, 352).
8 février 7® Factum des curés de Paris :
attribué à tort à Pascal (L., II,
176).
25 juin 8'' et 9« factum des curés de Pa-
ris : ne sont pas de Pascal.
26 août V Apologie des casuistes condam-
née à Rome.
3 1 août Acte notarié par lequel Pascal
donne en location la 3® arcade
de la halle au blé à lui appar-
tenant.
10 octobre 10° factum des curés de Paris :
n'est pas de Pascal.
Wallis publie le Traité du cy-
cloïde,
Lettre de Pascal à M"'*^ Périer (B.,
p. 227; L.,II, 109).
1660 — ? — Troi'i discours sur la condition des
grands (U., t. II, p. 348; B.,
p. 231; L., II, 15).
iO août Lettre de Pascal à Fermât (B.,
p. 228; L., 111,237).
23 septembre Le conseil du roi condamne la
traduction de Wendrock,
14 octobre La traduction de Wendrock brû-
lée à Paris.
16 novembre Lettre de Jacqueline à Pascal,
sur des enfants dont il s'est
occupé (L.O.M.,p. 396).
é
188 LA PENSEE DE PASCAL
(1660) décembre Lettre de Pascal à la marquise
de Sablé (B., p. 230; L., II,
110).
Le P. Lalouère publie son livre
Veterum geometria promota in
septem de cycloïde libris.
1661 février Rédaction du formulaire défini-
tif, dont la signature doit être
exigée des ecclésiastiques.
mars-avril Port-Royal privé de novices. —
Expulsion des solitaires.
Lettre de Pascal à M™<^ Périer
(B., p. 243; L., II, 110).
8 juin Ordonnance des vicaires généraux
sur la signature : a été attri-
buée à l'inspiration de Pascal
(L., 11, 326).
23 juin Lettre de Jacqueline à la sœur
Angélique sur la signature et
lettre à Arnauld (?) (L. O. M.,
p. 402).
2i juillet Déclaration des curés de Paris :
a été attribuée à Tinspiration
de Pascal (L., 11, 329).
4 octobre Mort de Jacqueline Pascal.
31 octobre Second mandement des vicaires
généraux.
novembre Discussion de Pascal avec ces
« Messieurs» sur la signature : .
scène de Tévanouissement.
Pascal compose VÉcrit sur la
signature de ceiiXy etc. (B.,
p. 239; L.,11, 3).
1662 janvier Lettres patentes du roi pour
l'entreprise des omnibus.
18 mars Premier voyage des omnibus
dans Paris.
21 mars Lettre de M"»» Périer et de Pascal
APPENDICE I 189
à Arnauld de Pomponne sur les
omnibus (B., p. 247 ; L. 0. M.,
p. 84).
(1662) Lettre à Domat (B., p. 244).
23 juillet Pascal loue à Paris une maison
pour M. Périer.
3 août Testament de Pascal (Faugère,
Vie de Jésus, 1846 ; B., p. 250).
19 août Mort de Pascal.
21 août Enterrement de Pascal.
Chronologie posthume pour servir a l'histoire
DES ŒUVRES DE PaSCAL
1 603 Traités de Véquilibre des liqueurs et
de la pesanteur de la masse de l'air
(Desprez); Traité du triangle
arithmétique avec quelques autres
traités sur la même matière,
(Divers usages du triangle
arithmétique ; Traité des ordres
numériques). (Desprez.)
1665 Trois discours sur la condition des
grands (dans le Traité de l'édu-
cation d'un prince, de Nicole).
16*0 Prière sur le bon usage, etc. ; Lettre
sur la mort (extraits); Lettre
àW^^de Roannez (extraits) dans
Tédition des Pensées.
Les Pensées édition princeps ^
(Desprez). — Les éditions ulté-
rieures introduisent successi-
vement des pensées nouvelles.
1. Les premières éditions des Pensées ont fort occupé les biblio-
graphes. Avant la Troisième en 348 pages, et datée <le 1671, il y a
en effet : !• l'exemplaire unique de la Bibliothèque Nationale
^Ré serve D. 21, 374), en 365 pages, sans approbation après la Pré-
%
490 LA PENSEE DE PASCAL
1727 Fragments (dans Troisième lettre
à M. de SoissonSj par Colbert,
évêque de Montpellier).
1 728 Entretien avec M, Saci (premier
texte) ; De V esprit géométrique
( fragme n 1 1 1 ) ; De V amour-propre
(dans Continuation des mémoires
de littérature et d'histoire, de
Desmolets).
d736 Entretien avec M. de Saci
(deuxième texte) (dans .Mé-
moires de Fontaine).
4776 De l'esprit géométrique (fragment
I incomplet) (dans l'édition
Condorcet).
Edition « philosophique » des Pen-
sées, de Condorcet (Paris, 1776
face, et daté de 1669. — 2" Une édition non numérotée (donc pre-
mière), en 365 pages, avec approbations, avec erratum au verso du
privilège, et datée de 1670. — 3" Une édition non numérotée (<lonc
première), en 334 pages (en réalité 358, par suite d'erreurs <Ians la
pagination), où Terratum est supprimé et les fautes qu'il signalait
corrigées, et datée de 1670. — 4^ Une édition, dite seconde, en
334 pages, et datée de 1670. — 5* Une édition, dite seconde, en
348 pages, et datée de 1670.
J'appellerais Tédition de 1669, faite pour les amis de Port-Royal,
Edition dressai; celle de 1670 en 365 pages, VEdilion première-Pre-
mière (véritable édition princeps); celle de 1670 en 334 pages,
VEdilion seconde-Première : la « seconde » en 334 pages, VEdilion
première- Deuxième, enfin « la seconde » en 348 pages, VEdilion
seconde- Deuxième. Ce nombre inusité d'éditions en une année
prouve évidemment le succès qu'ont eu les Pensées dès le début ;
mais on sait aussi que Port-Royal a tenu à en multiplier artificiel-
lement le nombre afin d'esquiver les exigences de l'archevêque de
Paris. M. de Paris avait demandé qu'on insérât en tête de la
seconde édition la prétendue rétractation de Pascal à son lit de
mort : on se hâta de donner une « seconde édition » conforme à la
première afin de le mettre en présence du fait accompli {Lettre
d'Arnauld à Périer, 13 mars 1670). — Cf. l'article Pascal de Brunet,
la préface de la réimpression de Sacy, l'article du P. Com tet : Un
problème bibliographique : quelle est V édition princeps des Pensées.
(Eludes religieuses, juin 1894).
APPENDICE I 19i
Londres et Paris, 1778-1882).
1779 Préface du Traité du vide (incom-
plète); Comparaison d£S chré-
tiens,..,; De la conversion du
pécheur; De l'esprit géométrique
(complet); Traités et correspon-
dances scientifiques (dans l'édi-
tion Bossuï).
Edition des œuvres complètes par
Tabbé Bossut (5 vol. in-8<»)
Detune (Nyon). La Haye (Paris).
— (Autres éditions des œuvres
complètes : Lahure, Hachette
(1866) ; Faugère-Bruxschvicg,
Hachette, 1887-19... coll. des
grands écrivains.)
1783 Edition critique des Pensées par le
P. André (Nyon, Paris).
1835 Essai de reconstitution des Pen-
sées dans rédition Frantin
(Dijon, 1835; Paris, 1870).
1841-1844 Lettre sur la mort (complète);
Lettres à Af '•« de Roannez (com-
plètes); Discours sur les passions
de l'amour; Lettres diverses [dtins
les diverses publications de
Cousin, réunies dans ses Etudes
sur Pascal) (Didier 1841-1857).
4844 Préface du Traité du vide (com-
plète); Lettres diverses (dans
rédition Faugère).
Première édition des Pensées
d'après les manuscrits, par
Faugère (Andrieux).
1846 Abrégé de la vie de Jésus-Christ ^
édition de Faugère (Andrieux).
— Autres éditions : dans Tédi-
tion MoLiNiER ; à part : Lescure
<
DISCOURS DE LA RÉFOHMATION DE L HOMME INTÉRIEUR
II n'y a ri«>n dans le monde
qut; concupiscence de la ebair,
concupiscence des yeux et or-
gueil de la rie.
Del'l^pltre i de saint Jean,
cbap. '2,)
AVANT-PRUPUS
C'est un ordre de la nature et de la providence divine, que
tout ce qui est sujet à leurs lois, et renfermé dans leurs lois
et renfermé dans leurs borner, retourne à son origine par
un mouvement perpétuel. De là vient que tout ce qui naît
de la terre, se va rejoindre à la tern* d'où il a été tiré ; que
tous les fleuves rentrent dans la mer d'où ils sont sortis; et
que tout ce qui est composé des éléments se résout en ces
mêmes éléments. Et cet ordre est établi p.ir une loi si im-
muable et si universelle, que Ton en voit même quelques
marques et quelques traits en la corruption des choses, dans
laquelle elles perdent leurs premi(*res(fiialités, ot sortent de
leur état naturel.
Car c'est de là que vient ce grand poids qui entraine toutes
les créatures à la destruction de leur être, et qui les ferait
tomber dans Tabîme du néant, si elles n'étaient soutenues
de la parole qui soutient tout l'univers. El cette inclination
générale est comme un trait marqué de la main de la nature,
qui fait voir à tous ceux qui ont les yeux assez bons pour
le reconnaître, quelle est Torigine de toutes les choses
créées.
C'est ce qui a fait que les anges et le premier homme ne
sont pas demeurés dans le comble de la gloire où Dieu les
APPENDICE II 195
avait mis au commencement ; mais s'étant trouvés comme
dans un pays étranger, ils ont quitté Dieu et sont tombés en
bas ainsi que dans leur patrie naturelle ; et fussent passés
jusqu'au néant si Dieu ne les eût soutenus dans leur chute
par une bonté toute-puissante.
Après cela devons-nous nous étonner qu'il n'y ait point de
république si sage dans sa police ni si affermie dans sa puis-
saace dont la vigueur ne se relâche par la révolution des
siècles, ni d'Ordre Religieux de qui la règle soit établie avec
tant de pureté, gardée avec tant de soin, et confirmée avec
une observance si étroite, que les esprits venant à se refroi-
dir, l'austérité qui lui est si salutaire ne commence à se relâ-
cher, et qu'ensuite la corruption s'augmentant toujours peu
à peu à mesure que les mauvaises coutumes croissent, il ne
tombe dans le premier désordre du commun des hommes ?
De sorte qu'ainsi que les arbres que l'on plie avec grand
effort se remettent avec d'autant plus de violence dans leur
état naturel, aussitôt que la main qui les tenait les laisse
aller : De même en un sens contraire, depuis que la nature
humaine a été corrompue, et comme courbée par le péché,
elle ne peut plus être redressée que par une force extrême ;
et aussitôt qu'on la laisse à elle-même, et qu'on l'aban-
donne, elle se précipite par son propre poids dans le vice de
son origine.
Mais on ne doit pas admirer que cette loi soit gravée si
profondément dans toutes les parties de la nature, puis-
qu'on en voit reluire des traces si claires, dans l'ordre selon
lequel le Créateur gouverne les créatures qui se sont
éloignées de lui, et qui sont tombées dans la désobéissance.
Car y a-t-il rien de plus magnifique et de plus illustre en
tous ses ouvrages, que d'avoir tellement opposé sa grâce au
péché de l'homme qu'il avait créé à son image, qu'au lieu
que le péché le portait vers le néant dont il avait été tiré,
sa grâce l'a fait revenir à l'auteur de son être, et à la source
de tous ses biens ?
Ainsi Dieu a mieux aimé refaire le vase qui était tombé de
ses mains, et lui rendre la première figure qu'il lui avait
donnée, que de le jeter après qu'il a été rompu, ou de briser
i
196 LA PENSÉE DE PASCAL
les pièces qui en étaient restées, et en faire un autre tout
de nouveau.
Cette conduite de la Sagesse éternelle a dans les siècles
passés, aussi bien que dans le nôtre, servi de guide aux
grands hommes du Christianisme, et leur a fait juger qu'ils
travailleraient plus utilement s'ils remettaient le plus ancien
et le plus célèbre Institut de Religieux dans la splendeur
qu'il a eue lors de son origine et de sa naissance, et retra-
çaient sur la face de cet Ordre qui était si défigurée sa
beauté première et naturelle, que s'ils y ajoutaient de nou-
veaux traits, et des couleurs étrangères.
Et certes, lorsque l'antiquité se trouve établie par une
sagesse toute divine, qu'elle a été éprouvée par un long
usage de plusieurs siècles, et qu'elle a acquis l'approbation
publique par les bons effets qu'elle a produits, elle doit être
préférée à toute sorte de nouveauté.
Et je ne puis assez m'étonner que quelques-uns aient tant
d'amour pour eux-mêmes, ou tant de mépris pour les
autres, ou tant de vaines appréhensions pour l'avenir, qu'ils
aiment mieux être seuls à bhlmer des entreprises si saintes,
que de joindre leurs applaudissements aux louanges qu'elles
reçoivent des personnes qui les favorisent.
Mais puisque la justice a trouvé autrefois des accusateurs,
et que l'on a voulu faire croire que c'était une perfection de
la nature que d'être chauve, la piété peut bien trouver des
censeurs : Et je m'efforcerais de leur inspirer l'estime qu'ils
doivent avoir d'un dessein si pur et si glorieux, en le louant
autant qu'il le mérite, si je ne craignais comme saint Au-
gustin a dit en une pareille rencontre ^ que si j'employais
les lumières du discours et les ornements d'un panégyrique,
je donnerais lieu de croire que le sujet aurait eu besoin de
cet éclat emprunté, et qu'il n'aurait pas eu assez de sa seule
beauté naturelle pour plaire à des juges équitables.
Mais afin de contribuer ce que je puis pour vous aider un
peu dans vos principaux exercices par lesquels vous tendez
vers le ciel, j'ai résolu de vous dire quelque chose, autant
i. De moribus EccL, ch. 32.
i
APPENDICE II 197
que ma faiblesse me le peut permettre, non de rexcellence
ni de la réformatioa de la discipline monastique, mais de la
corruption et du renouvellement de l'esprit humain, qui est
tout le fruit de la discipline régulière; et d'expliquer en
détail de quelle manière il est tombé dans la corruption, et
quelle est la voie la plus courte par laquelle il peut retourner
à son principe, et recouvrer la perfection et la pureté de
son origine.
En quoi je tâcherai, autant que Dieu m'en fera la grâce, de
marcher sur les pas, et d'employer même les paroles de
celui qui a pénétré davantage dans les replis les plus cachés
du cœur de l'homme, et dans les mouvements les plus se-
crets et les plus imperceptibles des passions, je veux dire de
saint Augustin; afin que sous l'autorité d'un si grand Docteur,
dont je recueillerai les pensées qui sont répandues en divers
endroits de ses œuvres, je ne craigne point d'avancer rien
témérairement, ni vous de recevoir avec trop de déférence,
et si vous voulez passer plus avant, de suivre avec trop
d'ardeur des règles si pures et si chrétiennes.
COMMENCEMENT DIT DISCOURS
Lorsqu'il plut à Dieu, dont la bonté est aussi infinie que
la grandeur, de tirer de la source inépuisable de ses grâces
et de sa puissance une créature, qui bien que terrestre fût
néanmoins digne du ciel tandis qu'elle demeurerait unie à
son Créateur, il lui donna une âme immortelle qu'il mit dans
un corps qui pouvait, s'il eût voulu, ne point mourir.
Il donna à cette âme la lumière de l'intelligence, et la
liberté de la volonté ; et à l'être de la nature, il ajouta le
don de la grâce, par laquelle il contemplait de l'œil très pur
et très clair de son esprit la vérité immuable, et était uni et
attaché à son auteur d'une affection toute sainte et d'un
amour tout divin.
Y avait-il rien alors parmi les créatures de plus grand que
lui, puisque étant joint au premier principe de toutes choses,
il s'élevait dans l'éternité de cette lumière incompréhen-
4
198 LA PENSÉE DE PASCAL
sible ? et y avait-il une connaissance plus parfaite que la
sienne, puisqu'il était éclairé de la lumière de cette éternité
bienheureuse ?
Cette union et cette intelligence produisaient une joie et
un plaisir ineffable dans son esprit par la possession d'un si
grand bien, et la vigueur de Ti m mortalité dans son corps:
et ces deux grâces suprêmes conservaient une profonde
paix dans les deux parties dont il était composé, et donnaient
le moyen à son esprit de suivre Dieu sans aucune résistance,
et à son corps de suivre son esprit sans aucune peine.
Il ne lui manquait rien de tout ce qu'il pouvait désirer et
posséder légitimement, et il n'y avait rien qui pût troubler sa
félicité intérieure et extérieure; mais il n'était pas encore
affermi dans cet état par cette dernière fermetr qui lui eût
fait aimer cette sagesse divine jusqu'à s'oublier soi-même,
et jusqu'à oublier encore sa propre grandeur, en la compa-
rant avec cette grandeur infinie : de sorte qu'ayant com-
mencé à s'apercevoir de son bonheur, et à reconnaître quel
il était, il fut ébloui et charmé de sa beauté; il commença à
se regarder avec plaisir; et par ce regard qui le rendit
comme l'objet de ses propres yeux, et détourna sa vue de
Dieu pour la tourner toute sur soi-même, il tomba dans la
désobéissance.
Car il ne fit pas remonter, comme il devait, le ruisseau qui
lui paraissait si agréable, vers la source d'où il était sorti,
mais il se détacha de son auteur; il voulut n'être plus qu'à soi,
et se gouverner par sa propre autorité, au lieu de recevoir la
loi de celui qui la lui devait donner.
Il se perdit de cette sorte, en voulant s'élever contre l'ordre
de la nature et de la raisun : n'y ayant point d'élèvement plus
extravagant et plus injuste que de quitter le principe suquel
on doit demeurer inséparablement attaché, pour se rendre
comme le principe de soi-même, la règle de sa vie, l'origine
de ses connaissances, et la source de sa félicité.
Et qu'est-ce que l'orgueil, sinon que le désir de cet injuste
grandeur? et d'où vient ce désir sinon de l'amour que
l'homme se porte? et à quoi se termine cet amour, sinon à
quitter ce bien souverain et immuable que l'on doit aimer
plus que soi-même?
APPENDICE II 199
Ainsi l'orgueil ayant corrompu la volonté de Thomme,
comme si par cette enllure ses yeux se fussent fermés et
obscurcis, les ténèbres se formèrent en même temps dans
son esprit; et il devint aveugle jusqu'à tel point, que Tun des
deux crut que le Serpent lui disait la vérité, et l'autre, que
se rendant compagnon dans le crime de celle qui était sa
compagne dans sa vie et dans son bonheur, sa désobéissance
au commandement de Dieu ne serait qu'une faute pardon-
nable.
Enfin, après qu'il eut perdu les plaisirs de cette félicité
spirituelle, il en rechercha de charnels et de grossiers dans
les choses les plus basses, ^uc, dit l'Ecriture ^ 'prit du fruit
de rarbre, et en mangea, et en donna à son mari lequel en
mangea aussi.
I/homme perdit en cette manière la possession de cette
éternité si haute et si élevée, de cette vérité et de cette sagesse
si immuable, et de ces délices de l'esprit si pures et si excel-
lentes, et ayant voulu se rendre le principe de sa grandeur,
de sa connaissance et de sa félicité, il devint superbe, curieux
et sensuel, et engagea toute sa postérité dans ses dérègle-
ments et dans ses vices.
Car s'étant vu abandonné à lui-même aussitôt qu'il eut
l'expérience du bien et du mal, il sentit sa pauvreté; et ce
sentiment le porta à vouloir imiter, mais par une imitation
déréglée et pleine d'aveuglement, la grandeur, la science et
la béatitude «livines qu'il avait goûtées et auxquelles il avait
été uni par cet état admirable de gloire, de lumière et de
bonheur. Il devint esclave de ces trois passions désordonnées
qui lui inspiraient sans cesse un désir ardent de réparer la
perte qu'il a faite, et de recouvrer la félicité qu'il a méprisée,
cherchant ainsi la consolation de son malheur dans l'ombre
de ces grands biens dont il avait une véritable et une parfaite
jouissance.
Ce sont là les derniers efforts de l'homme blessé d'une
plaie mortelle. Ce sont les derniers mouvements d'un corps
qui n'a plus qu'un peu de vie, par lesquels il témoigne qu'il
l. Gènes. y 3.
'4
200 LA PENSEE DE PASCAL
n'est pas encore tout à fait mort. Et enfin ce sont là les
trois sources de tous les vices et de toute la corruption de
rhorame, selon la doctrine constante et perpétuelle de saint
Augustin K
Et certes il n'y a point d'espèce de tentation dont Je diable
se serve pour fouler aux pieds ceux qu'il a fait tomber, ou
faire tomber ceux quï sont debout, qui ne soit comprise
dans l'étendue de l'orgueil, de la curiosité, ou des plaisirs
sensuels.
Car depuis qu'il a éprouvé la force de ces armes par
l'extrême facilité avec laquelle il remporta la victoire sur le
premier homme, il les a commo dédiées et consacrées à la
perte et à la ruine de tous les hommes.
Par ces paroles. Du jour que vous mangerez de ce fruit, il a
imprimé jusque dans les moelles et dans tous les organes,
de la chair le sentiment et le désir des voluptés les plus
basses ; par les paroles suivantes, Vos yeux seront ouverts, et
vous connaîtrez le bien et le mal. il leur a inspiré une curio-
sité toujours inquiète; et par ces dernières, Vous serez comme
(les dieux, il a versé dans leurs cœurs le venin si pénétrant et
si caché de l'orgueil 2.
Et c'est pour cela que notre Roi étant venu^ pour guérir
l'homme de res trois blessures, a été attaqué en ces troi*
manières, et a rompu la pointe de ces trois flèches par le
bouclier de sa vérité, alin que ses imitateurs ne craignissent
plus les armes par lesquelles ils avaient été vaincus.
Le diable le tenta par la volupté de la chair, lorsqu'il lur
demanda qu'il changent les pierres en pain; par la curiosité
de savoir et de connaître, lorsqu'il le voulut porter à tenter
Dieu, et à éprouver si les anges le soutiendraient; et enfin
par l'orgueil, lorsqu'il lui promit tous les royaumes du
monde : ayant gardé pour faire tomber le Créateur le même
ordre dont il s'était servi pour faire tomber la créature. Le
diable employa toutes ses machines, et épuisa tout son arse-
1. De vera relig., chap. 38; Confess., I. m, chap. 8; et ailleurs^
2. Gènes. ^ 3.
3. Mafth., 4.
APPENDICE II 20*
nal dans ces trois attaques; et c'est pourquoi l'Évangile ditr
Toute la tentation étant finie, le diable se relira de luiK
Ce sont ces trois passions que l'apôtre saint Jean a mar~
quées divinement et en peu de paroles, lorsqu'il a dit :
Qu'il ny a rien dans le monde que concupiscence de la chair j
concupiscence des yeux, et orgueil de la vie^. Et quiconque les-
examinera avec soin, reconnaîtra que toute l'impureté qui
corrompt le corps et l'esprit de l'homme, et tous les crimes
qui troublent la société humaine, découlent de ces trois^
sources, et que ces ruisseaux se sèchent, lorsque ces sources
sont arrêtées.
Car qu'y a-t-il autre chose dans tout l'homme que le corps
et l'âme? et qu'y a-t-il dans l'âme que l'esprit et la volontét
Or la volonté a reçu l'impression de l'orgueil, l'esprit celle
de la curiosité, et le corps celle des désirs de la chair.
Je sais bien qu'il y en a qui croient que l'apôtre a voulu
marquer la passion des richesses par la concupiscence des
yeux ; et d'autres qui sont en peine de savoir sous laquelle
des trois espèces on la doit mettre. Mais l'avarice n'est Jamais-
la première passion, le bien n'étant désiré que pour satis-
faire à l'une de ces concupiscences, ou à deux, ou à toutes
les trois ensemble, et servant de ministre et non de chef aux
mouvements vicieux, soit de l'esprit, soit du corps.
Et c'est pour cela que toutes les personnes vertueuses qui
travaillent à purifier leur âme et à renouveler leur esprit
selon l'image de celui qui Ta créé, doivent s'étudier à re-
connaître la nature et les effets de ces passions, et s'instruire
avec soin de l'ordre et des règles qui sont établies pour les
guérir, afin qu'elles puissent recouvrer la pureté qu'elles ont
perdue.
PREMIÈRE PARTIE
Des voluptés de la chair
La concupiscence de la chair est le premier ennemi que
l'on trouve à combattre lorsque l'on entre dans la voie de
1. Luc, 4.
2. Joan.y 2.
202 J.A PENSEE DE PASCAL
celte réformation spirituelle ; et c'est aussi la première
passion que tous ceux qui d(^sirent d'être vertueux tâchent
de régler et de dompter par le frein de la tempérance, étant
la plus grossière et la plus sensible à ceux qui s'efforcent de
passer des ténèbres dans la lumière, et la plus aisée à vaincre
à ceux qui sont faibles.
Elle est appelée la concupiscence ou le désir de la chair,
parce que le plaisir vers lequel elle se porte avec violence se
ressent dans la chair, et entre par les cinq sens comme par
autant de portes.
Car l'esprit de Thorame ayant malheureusement perdu le
sentiment des délices intérieures, se répand dans les exté-
rieures, s'efTorçant de retenir au moins par les sens cor-
porels, qui sont les plus basses et les plus grossières de ses
puissances, ce plaisir céleste qui l'abandonne, ou d'en
récompenser la perte par d'autres plaisirs.
C'est là que la volupté règne comme dans son empire ; et
tous ceux qui vivent selon la chair combattent sous ses
enseignes, comme ceux qui vivent selon l'esprit lui résistent
pour la dompter et pour la vaincre.
Mais encore que l'amour de la tempérance nous empêche
de nous abandonner à ces plaisir s, néanmoins l'âme combat
elle-même ses saintes intentions par les mouvements déré^
glés qui l'agitent et qui la troublent, et un certain désir de
volupté la pousse, quoique avec répugnance et contre sa
volonté même, à la jouissance des choses où l'ardeur de son
inclination la porte.
Ce mouvement si violent n'est rien (junne passion générale
et un désir déréglé de ressentir en quelque manière que ce
soit les plaisirs qu'il n'est pas permis d'aimer. Et cette jiassion
de la volupté, par quelque porte Je nos sens qu'elle s'efforce
d'entrer dans notre âme, est entièrement contraire à
Tamour de la sagesse, et ennemie des vertus.
L'unique règle que Ton doit suivre pour la pouvoir vaincre,
est cette règle si abrégée de la vie chrétienne, laquelle saint
Augustin a marquée à plusieurs endroits de ses écrits, et éta-
blie sur des fondements inébranlables, bien que quelques-
uns ne l'aient pu entendre, ou qu'ils l'aient même improuvée :
APPENDICE II 203
Qu'encore que Ton puisse faire beaucoup de choses comme
en passant par la volupté, on ne doit rien faire néanmoins
pour la volupté par Tinstinct de cette passion déréglée que le
péché a gravée dans nous.
C'est là répreuve de la vertu des Saints, et la carrière
pénible de leurs exercices et de leurs combats : Car lorsque
les nécessités de la vie nous obligent à user de la volupté qui
est jointe aux sens du €orps, pour faire quelque chose de
bon et d'utile en passant par elle sans s'y arrêter, il arrive
souvent que nous en abusons, et que nous nous y attachons
de telle sorte, que nous n'agissons plus que par elle. Et au
lieu qu'il faut user des sens corporels selon les besoins de la
nature, et non selon la concii^iscence, c'est-à-dire qu'il en
faut user pour le discernement des choses que nous devons
approuver ou improuver, prendre ou rejeter, désirer ou
fuir comme salutaires ou pernicieuses pour la conservation
de notre corps et de notre vie, ce plaisir dangereux se pré-
sente à nous, et parait d'abord comme un serviteur qui suit
son maître ; mais souvent il fait tant d'efforts pour le devan-
cer, qu'il nous porte à faire pour lui ce que nous voulions
faire pour la seule nécessité. Ce qui arrive principalement à
cause que la nécessité n'a pas la même étendue que le plai-
sir, y ayant assez pour le nécessaire, lorsqu'il y a peu pour
l'agréable.
Et ainsi ce mouvement désordonné formant des nuages
dans notre esprit, nous ne pouvons juger qu'incertainement
si c'est encore le besoin que nous avons de nos sens qui
nous conduit, ou si c'est l'enchantement trompeur de la
volupté qui nous emporte ; et l'ûme qui est charnelle se
plaît dans cette incertitude : elle se réjouit de ce que les
bornes qu'elle ne doit point passer ne paraissent pas, afin
qu'elle satisfasse la passion du plaisir, sous l'apparence spé-
cieuse de la seule nécessité. Et ainsi au lieu qu'usant de ses
sens elle ne devait sentir du plaisir que parce qu'elle était
contrainte de passer par la volupté, n'y ayant point d'autre
passage, elle reconnaît à la fm que la concupiscence a rendu
celte volupté l'objet et le but de son sentiment.
Le discernement de cette illusion n'est pas difficile dans
204 LA PENSEE DE PASCAL
Tabsence des choses que nous désirons, lorsque nous en con-
sidérons la cause avec soin, et que nous examinons si
c'est la nature qui nous demande ce qui lui est nécessaire^
ou si c'est la volupté qui nous flatte. Mais dans la présence
des choses qui plaisent à nos sens, on ne saurait assez
exprimer combien la passion excite de nuages et de fumées
dans notre esprit, et en nous obscurcissant les yeux, nous
empêche de reconnaître si c'est la nécessité ou le plaisir qui
nous fait agir.
De là natt ce doute qui arrive d'ordinaire aux âmes reli-
gieuses, qui, se trouvant émues de dévotion et de piété lors-
qu'elles entendent chanter un Psaume, sont en peine en
même temps de juger si c'est la piété qui aime le sens des
paroles, ou si c'est la passion de l'ouïe qui en aime seulement
le son : parce que selon la règle très véritable de la vertu
chrétienne, il n'est pas permis de repaître son esprit ni ses
oreilles de la seule douceur et de la seule harmonie des sons
et des voix.
De là vient encore ce combat, qui arrive tous les jours
entre la tempérance et la concupiscence, lorsque nous répa-
rons les ruines de notre corps par la nourriture : étant inex-
primable combien la concupiscence nous dresse d'embûches,
et comme elle nous empêche de remarquer quelles sont les
bornes de la nécessité de la vie pour laquelle nous mangeons
et nous buvons, comme elle les change, comme elle les
couvre, comme elle les passe, et comme elle nous fait
croire que ce qui suffit, ne suffit pas : nous laissant gagner
par ses attraits et par ses amorces, et nous persuadant que
nous mangeons encore pour notre santé, lorsque nous ne man-
geons plus que pour produire des crudités, et des indigestions
de notre estomac, ainsi que nous l'avouons après, en nous
repentant de notre faute. Tant il est vrai que la concupis-
cence ne saurait découvrir ce point et ce terme qui borne
l'étendue de la nécessité et du besoin, et que l'expérience
confirme cette parole d'un ancien : Que d'ordinaire le repentir
suit la volupté !
De sorte qu'autant qu'il est aisé de dire que nous pouvons
faire plusieurs choses avec plaisir, mais comme en passant;
APPENDICE II 205
autant il est difficile d'être tellement sur ses gardes dans
toutes ses actions, que Ton ne fasse rien par le seul mouve-
ment du plaisir, et pour le plaisir.
Et cette difQculté est principalement sensible à ceux qui
ont déclaré la guerre à tous les plaisirs, et qui n'en ayant
pas la liberté de les retrancher d'un seul coup, à cause des
nécessités temporelles qui les y engagent, travaillent à les
réduire dans la modération, et dans les règles de la tempé-
rance.
Car où trouvera-t-on un homme, qui étant comme Job
dans l'abondance de toutes sortes de biens, et qui devenant
très pauvre en un moment, de très riche qu'il était, demeure
aussi ferme que lui, aussi immobile, aussi attaché à Dieu, et
qui montre par ses actions qu'il n'était pas possédé des ri-
chesses, mais que c'étaient les richesses qui étaient possédées
de lui, et lui de Dieu ?
Certes si les hommes avaient cette vertu dans le Christia-
nisme où nous sommes, on ne se mettrait pas fort en peine
de nous défendre la possession des biens pour pouvoir
devenir parfaits : étant beaucoup plus admirable de n'y être
point attaché, quoiqu'on les possède, que de ne les point
posséder du tout. Et quiconque résoudra d'employer tous
ses efforts pour s'élever au sommet de la perfection, laquelle
consiste au retranchement de ses plaisirs selon la règle
immuable de la vérité, et travaillera ou à se priver tout à
fait des voluptés des sens, comme des sons, des couleurs,
des senteurs, des mets délicats, des autres attraits de la chair,
ou à les modérer par la tempérance, sera forcé de confesser
que cette maxime est très véritable. Il éprouvera qu'il est
de toutes les délices des sens ce qu'il est des richesses; et sa
propre conscience l'obligera d'avouer, qu'il est plus aisé de
ne point user de tous ces plaisirs, bien que légitimes, que
d'en user sans commettre beaucoup de fautes.
20H LA PENSEE DE PASCAL
SECONDE PARTIE
De la curiosité
Voilà la règle que l'on doit suivre pour savoir ce que Ton
doit refuser ou accordera celte première passion qui est la
plus honteuse de toutes, et que l'Apôtre appelle la concu-
piscence de la chair. Mais celui à qui Dieu aura fait la grâce
do la vaincre, sera attaqué par une autre d'autant plus
trompeuse, qu'elle paraît plus honnête.
C'est une curiosité toujours inquiète, qui a été appelée de
ce nom à cause du vain désir de savoir, et que l'on a palliée
du nom de science.
Fille a mis le siège de son empire dans l'esprit, et c'est
là qu'ayant ramassé un grand nombre de diiTérentes images
elle le trouble par mille sortes d'illusions, et ne se contente
pas d'agir sur lui, mais se produit encore au dehors par tous
les organes des sens.
Car le péché a imprimé dans l'àme une passion volage,
indiscrète et curieuse, qui souvent l'engage même dans les
périls, et la porto à se servir des sens, non plus pour prendre
plaisir dans la chair comme auparavant, mais pour faire des
épreuves, et acquérir des connaissances par la chair. Et d'au-
tant qu'elle consiste en un désir de connaître, et que la vue
est le premier de tous les sens pour ce qui regarde la con-
naissance, le Saint-Esprit l'aappelée l a concupiscence des y eux ^.
Que si vous voulez reconnaître quelle différence il y a entre
les mouvements de la volupté et ceux de cette passion, vous
n'avez qu'à remarquer que la volupté charnelle n'a pour but
que les choses agréables, au lieu que la curiosité se porte
vers celles mômes qui ne le sont pas, se plaisant à tenter, à
éprouver et connaître tout ce qu'elle ignore.
Le monde est d'autant plus corrompu par cette maladie
1. Joan., 2.
APPENDICE II 207
de Tâme, qu'elle se glisse sous le voile de la santé, c'est-à-
dire de la science.
C'est de ce principe que vient le désir de se repaître les
yeux par la vue de cette grande diversité de spectacles ; de là
sont venus le Cirque et TAmphithéâtre, et toute la vanité des
Tragédies et des Comédies ; de là est venue la recherche des
secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu'il est
inutile de connaître, et que les hommes ne veulent savoir
que pour les savoir seulement; de là est venue cette exécrable
curiosité do l'art magique ; de là viennent ces mouvements
de tenter Dieu dans la religion chrétienne, lesquels le diable
inspire aux hommes, portant même les personnes saintes à
demander à Dieu des miracles, par le seul désir d'en voir, et
non pas par l'utilité qui en doive naître.
Saint Augustin a été combattu en plusieurs manières de
ces sortes de tentations; et notre Roi même en a été attaqué.
Mais qui pourrait exprimer en combien de choses, quoique
basses et méprisables, notre curiosité est continuellement
tentée; et combien nous manquons souvent lorsque nos
oreilles ou nos yeux sont surpris et frappés de la nouveauté
de quelque objet, comme d'un lièvre qui court, d'une arai-
gnée qui prend des mouches dans ses toiles* et plusieurs
autres rencontres semblables, combien notre esprit en est
touché et emporté avec violence?
Je sais que ces choses sont petites; mais il s'y passe ce
qui se passe dans les grandes : la curiosité avec laquelle on
regarde une mouche, et celle avec laquelle on considère
un éléphant, étant un effet et un symptôme de la même
maladie.
Mais cette passion se glisse encore jusque dans les choses
sacrées et se couvre du voile de la Religion. C'est elle qui
nous porte à inventer avec tant de soin, ou à contempler
avec tant d'ardeur toutes ces nouveautés dans la structure
des Églises, dans la pompe des cérémonies, et dans toutes
ces autres choses extraordinaires et affectées, qui font assez
voir qu'elles naissent de cette maladie, quoique couvertes
1. Il y a dans le latin Sfellio, un lézard.
208 LA PENSEE DE PASCAL
-d'un prétexte de piété, puisqu'elles sont d*autant plus
-agréables qu'elles sont plus rares et plus surprenantes.
Et cette envie que nous avons d'entendre ou de dire des
nouvelles, ne témoigne-t-elle pas assez clairement par Tin-
-quiétude dont elle trouble la tranquillité de notre esprit, de
quelle source elle tire son origine? Car pourquoi nous autres
qui sommes particuliers et qui ne sommes point mêlés dans
le gouvernement de l'État, nous mettrons-nous en peine de
savoir ce qui se fait en Asie, quelles entreprises forme la
France, et quelle princesse le roi de Pologne veut épouser?
Et enfin quel besoin avons-nous d'être informés de tout ce
•qui se passe au dedans ou au dehors de notre pays, sur la
terre ou sur la mer?
Que si l'exercice d'un ministère public demande que l'on
soit instruit de toutes les nouvelles qui arrivent, ce n'est pas
-alors un vain désir de savoir, mais une juste obligation de
faire sa charge.
Car en tout en ceci la règle de la vie chrétienne est de
ne pas changer en une mauvaise et superflue curiosité le
•soin d'apprendre et de connaître ce (|ue l'on ignore; mais
de s'en servir pour la nécessité que l'on a d'approuver ou
d'improuver les choses, alîn d'tUre instruits de ce que nous
devons rechercher ou fuir, pour vivre chrétiennement et
nous acquitter de notre devoir.
Que si cette passion inquiète nous fait passer ces bornes
qui sont celles de la sagesse et de la modération de Tesprit,
•doit-on trouver étrange si, lorsque nous sommes revenus à
nous-mêmes, et que nous nous élevons pour contempler
cette beauté incomparable de la vérité éternelle où réside
la connaissance certaine et salutaire de toutes les choses,
cette multitude d'images et de fantômes dont la vanité a
rempli notre esprit et notre cœur, nous attaque et nous porte
en bas, et semble comme nous dire : Où allez-vous étant
couverts de taches, et si indignes de vous approcher de Dieu?
où allez-vous? Et ainsi nous sommes punis justement dans
la solitude, des péchés que nous avons commis dans le com-
merce du monde.
APPENDICE II 209
TROISIEME PARTIR
De r orgueil
Notre esprit étant purifié en surmontant ces deux passions,
sa propre victoire en fera naître une troisième que l'Apôtre
nomme l'orgueil de la vie*; qui est plus trompeuse et plus
redoutable qu'aucune des autres, parce que lorsque l'homme
se réjouit d'avoir surmonté ces deux premiers ennemis de
la vertu, ou même cette dernière passion, elle s'élève de la
joie qu'il a de cette victoire, et lui dit: Pourquoi triomphes-
tu ? je vis encore, parce que tu triomphes. Ce qui vient de
ce que l'homme se plaît à triompher d'elle avant le temps,
comme s'il l'avait déjà tout à fait vaincue, au lieu qu'il n'y
a que la seule lumière da midi de l'éternité qui puisse dis-
siper ses dernières ombres.
Il n'est pas croyable combien les âmes vertueuses offrent
de larmes, de gémissements et de prières à Dieu, et combien
elles implorent l'assistance de la grâce et le soutien de sa
main puissante pour pouvoir dompter et comme fouler aux
piedà cette bête furieuse.
Car cette parole de saint Augustin est très véritable, Que
le vice qui le premier a vaincu rame, est le dernier dont elle
demeure victorieuse; et que le désordre dans lequel elle est
tombée lorsqu'elle s'est éloignée de Dieu, est le dernier qu'elle
quitte lorsqu'elle retourne à lui^.
La raison de cela est, qu'il y a un désir d'indépendance
gravé dans le fond de l'âme et caché dans les replis les
plus cachés de la volonté, par lequel elle se plaît à n'être
qu'à soi, et à n'être point soumise à un autre, non pas
même à Dieu.
Si nous n'avions point cette inclination, nous n'aurions
point de difficulté à remplir ses commandements; et l'homme
1. .loan.y 2.
2. Enar. in Psal.^ 7, et Expos. I in Psal., 28.
i'é
210 LA PENSEE DE PASCAL
eût rejeté sans peine ce désir d'indépendance lorsqu'il le
conçut la première fois : étant visible qu'il n'a désiré autre
chose dans son péché, sinon de n'être plus dominé de per-
sonne, puisque la seule défense de Dieu qui avait la domi-
nation sur lui, devait l'empêcher de commettre le crime
qu'il a commis.
Que s'il eût bien considéré cette défense, il n'aurait con-
sidéré que la volonté de Dieu; il n'aurait aimé que la volonté
de Dieu; il n'aurait suivi que la volonté de Dieu et Taurait
préférée à celle de l'homme.
Mais l'esprit humain s'éloignant de cette sagesse, de cette
vérité et de cette volonté immuable, à l'empire et à la conduite
de laquelle il est naturellement soumis, a voulu ne dépendre
plus que de soi, et ne reconnaître plus cette volonté souve-
raine et éternelle pour la règle de la sienne ; mais régner
par soi-même, sur soi-même, et se gouverner par sa propre
autorité, au lieu de demeurer soumis à celle de Dieu. Ce qui
certes était le comble de l'orgueil et de l'insolence.
Et c'est pourquoi il était impossible qu'ayant voulu élever
s i volonté propre au-dessus de la volonté et de la puissance
d'un supérieur aussi grand qu'était le sien, cette propre
volonté venant comme à tomber sur lui, ne l'accablât sous
le poids de sa chute, et sous la pesanteur de ses ruines. Et de
là il est arrivé, par une juste punition d'une telle désobéis-
sance, que l'homme a maintenant de la peine à se soumettre
à la volonté divine, c'est-à-dire à obéir à la justice. Et on ne
saurait se convertir à la justice si ce défaut n'est surmonté
par l'assistance de la grâce ; ni jouir de la paix que la jus-
tice apporte avec elle, si l'on n'en est guéri par l'opération
de la même grâce. Ainsi à mesure que notre volonté propre
diminue par le progrès que l'on fait dans la vertu, on désire
de dépendre plutôt d'un autre, que d'être maître de soi-
même, et d'être plutôt gouverné par la vérité et par la volonté
de Dieu, que par sa propre puissance.
Car nul saint, d'autant plus qu'il a de sainteté en cette
vie, ne se réjouit de cette propre puissance ; mais seulement
de celle de Dieu, qui lui donne le pouvoir de faire tout le
bien, jusqu'à ce qu'il arrive à cette santé dont l'âme jouira
APPENDICE II an
dans la vie future, où personne n'aimera plus sa propre puis-
sance, ni sa propre volonté, mais où la puissance immuable
de la vérité et de la sagesse, c'est-à-dire Dieu même, seiu
tout en tous.
Ainsi cette plaie peut bien se fermer et se guérir en partie
avant ce temps. Mais elle ne peut être guérie tout à fait que
par un miracle extraordinaire de celui qui comme Dieu et.
comme Sauveur du monde a eu une humilité aussi infinie
que sa puissance : tant ce dard dont le diable' perça le cœur
de notre premier père, lorsqu'il lui dit : Vous serez comme des
dieux ^f a pénétré dans le nôtre, et a laissé sa pointe et son
fer dans le fond de nos moelles et de nos entrailles.
C'est une qualité propre à Dieu, et incommunicable à tout
autre qu'à lui seul, d'être maître de soi-même, de n'avoir
point d'autre règle que sa volonté, et de se gouverner par
les seules lois de son pouvoir absolu et souverain. Et il est
aussi juste comme il est nécessaire, que celui qui n'est
dominé de personne, domine par sa toute-puissance sur
toutes les créatures.
Mais cette première plaie du péché qui a blessé le premier
homme et l'a rendu comme un esclave fugitif de devant la
face de son maître, lui a imprimé dans toutes ses afTections
une ardente passion d'imiter cette souveraineté de Dieu et
celte éminence de son être ; et d'en tracer une image téné-
breuse dans ses crimes et dans ses désordres, soit qu'il pèche
étant seul, soit qu'il pèche étant avec d'autres. Et ainsi Ton
voit dans la vie de tous les hommes quel était le dessein du
premier homme lorsqu'il se retira de l'obéissance qu'il devait
à Dieu : les actions des enfants portant toutes les marques
de la faute de leur père.
Et comme les Romains, qui ont été une branche de cette
souche, voulurent délivrer leur patrie, c'est-à-dire se délivrer
eux-mêmes de la domination de leurs premiers rois, et en-
suite se rendre maîtres des autres peuples, n'estimant rien
si honteux que d'obéir, ni rien si glorieux que de commander :
De même tous les hommes en général ayant secoué le joug
{. Gènes., 3.
212 LA PENSER DE PASCAL
de cette v<»rité et coite volonté toute-puissaote, se plaisent
d'abord à <Hre maîtres d'eux-mêmes, et chacun d'eux désire
ensuite s'il est possible, d'être seul maître de tous les autres.
Ainsi l'homme violant toutes les règles de la raison et de la
nature, veut imiter la toute-puissance divine ; et au lieu quil
n'y ait que Dieu seul qui doive dominer sur toutes les dmeSj ef
dont la domination soit utile et salutaire^ l'homme, dit excel-
lemment saint Augustin, veut tenir la place de Dieu, tant pour
soi que pour les autres, autant qu'il lui est possible ; et il aime
mieux réyner sur soi-même et sur autrui, que de laisser Dieu
régner sur ses créatures^.
De là vient que la passion de l'orgueil à laquelle toute la
la race des hommes a été abandonnée par une si juste puni-
tion, afîecte l'unité qui est propre à Dieu, et nous porte à
rechercher, ou de commander seuls à tous les autres, si tous
le souffrent par humilité ou par contrainte, ou au moins
d'être plus élevés que tous les autres, si par un semblable
orgueil ils ne veulent pas souffrir notre empire. Car nous
ne pouvons endurer que Dieu seul domine sur nous, et sur
tous les autres; mais nous voulons dominer sur les autres au
lieu de Dieu : tant il est vrai ce que dit saint Augustin, Que
Vhomme ne cherche rien avec plus de passion que la puissance et
V autorité'^.
Mais comme il n'y a point de plus grande puissance en
rhomme que celle que les vertus véritables établissent dans
Tesprit, ceux qui ont parfaitement appris par l'étude, ou par
l'expérience, combien il y a de degrés par lesquels on sur-
monte les vices, reconnaissent aisément que le vice de
Torgueil est le plus redoutable de tous, et presque le seul
redoutable aux âmes parfaites : leur étant d'autant plus dan-
gereux, qu'ils savent y avoir en eux plus de qualités capables
de les porter à se plaire dans la vue d'eux-mêmes.
Car n'y ayant rien parmi les créatures de si excellent que
l'âme raisonnable, c'est une suite comme naturelle, que
l'âme qui est pure plaise davantage à elle-même que toutes
les autres créatures.
1. Lib. 83 q.q., quaest.^ 99.
2. Tract. 43 in Joan.
APPENDICE II 213
Or il serait besoin d'un long discours pour montrer com-
bien il lui est périlleux, voire pernicieux, de se plaire à soi-
même, et de tomber ainsi dans cette enflure delà vanité, qui
la rend malade, jusqu'à ce qu'elle jouisse dans le ciel de la
vue de ce bien souverain et immuable, par la comparaison
duquel elle se méprisera elle-même, par Tamour duquel elle
ne s'aimera plus elle-même, et de l'esprit duquel elle sera
tellement remplie, qu'elle le préférera à soi-même, non seu-
lement par la raison humaine, mais par un amour divin et
un amour éternel.
Ces sentiments entrent dans l'esprit de celui qui revient à
soi, lorsqu'il se sent pressé de la faim, et qu'il dit dans son
cœur : // faut que je me lève, et que faille trouver mon père*,
ne trouvant rien qui lui soit si contraire dans ce retour, et
qui lui ferme davantage la porte de la maison de son père,
que de s'enfler d'orgueil et de vanité par l'amour et l'estime
de soi-même, et par la fausse opinion de grandeur que l'âme
s'attribue lorsqu'elle ne jouit pas seulement de la santé.
De là vient que l'humilité est si honorée dans la cité de
notre Dieu, et si recommandée à ses citoyens qui sont étran-
gers sur la terre, et qu'elle est encore si célèbre par l'exemple
de son Roi, qui est le modèle de toute sorte de réformation.
De là vient que tous les crimes des méchants, et tous les
péchés des bons, soit d'ignorance, soit de connaissance, sont
ou la peine ou le remède de l'orgueil.
Ce qui est si vrai, que le diable n'eût pas fait tomber
l'homme dans cette faute si visible et si apparente, et dans
cette action extérieure par laquelle il viola le commande-
ment de Dieu, si l'orgueil ne l'eût point fait entrer aupara-
vant dans l'estime de soi-même.
Ce fut ce mouvement qui lui fit trouver cette parole, Vous
serez comme des dieux, si douce et si agréable ^ ; étant très
vrai, selon l'Écriture, que l'orgueil précède la chute et que
l'âme s'élève avant qu'elle tombe 3.
Or cette chute et cette ruine qui se fait au dedans par
1. Luc, 15.
2. Genès., 3.
3. Prov,, 16.
su LA PENSEE DE PASCAL
Torgueil précède celle qui se fait au dehors lorsque rhomme
ne s'aperçoit pas qu'il est déjà tombé par la première. Ainsi
Dieu lui avait défendu cette action extérieure, qui étant com-
mise ne pouvait plus se couvrir d'aucune ombre de justice,
comme l'orgueil a accoutumé de faire ; afin qu'il apprit par
la confusion que lui donnerait son péché, combien il s'était
trompé dans l'opinion avantageuse qu'il avait conçue de soi-
même.
C'est pourquoi il est utile à ceux qui sont vains de tomber
dans quelque prché public et visible ; afin que la honte de
ce péché leur fasse perdre cette bonne opinion d'eux-mêmes
qui les avait déjà fait tomber avant que leur chute fût
manifeste.
Ainsi celui qui disait dnns son abondance: Je ne serai jamais
ébranlé *j fut guéri par ce remède terrible qu'il reçut de la
main et de la miséricorde de Dieu. Et ayant éprouvé le mal
que lui avait causé la présomption qu'il avait eue de sa propre
force, et le bien que la grâce de Dieu lui avait apporté, il
dit : Seigneur, votre grâce et votre volonté était le soutien de
ma force et de ma gloire : vous avez détourné votre visage de moi
et aussitôt je suis tombé dans le trouble^. Dieu avait retiré de
lui pour un peu de temps ce qui lui donnait de l'amour-
propre; afin qu'il sût que ces dons et ces faveurs venaient
du ciel, et non de lui-mrme, et qu'il apprît à n'en avoir plus
de vanité.
C'est ainsi que Dieu guérit cette enflure de l'orgueil lors-
qu'il exerce sa miséricorde vers une personne, et qui lui
donne le moyen de se relever; afin que l'âme qui avant sa
chute n'avait pas voulu, comme elle devait, mettre toute sa
confiance en la seule grâce de Dieu, revienne à lui après
cette épreuve de sa faiblesse, et s'attache à son service avec
plus de confiance et d'humilité.
C'est pour cela que Dieu permet aussi que ceux mêmes qui
tâchent de le servir humblement n'ont pas toujours le pou-
voir d'entreprendre, de faire ou d'accomplir une bonne
œuvre ; mais se trouvent tantôt dans la lumière et tantôt
1. Psalm. 29.
2. Psalm, 29.
APPENDICE II 215
dans les ténèbres, tantôt dans le plaisir et tantôt dans le
dégoût, tantôt dans Tardeur et tantôt dans le refroidisse-
ment : afin qu'ils sachent que la connaissance et la force
qu'ils ont dans les actions vertueuses, n'est pas un effet de
leur propre puissance, mais un don de la libéralité de Dieu,
et que par cette vicissitude du trouble et du calme de leui*
esprit, ils se guérissent de la maladie de la vaine gloire.
C'est pour cela aussi que Dieu qui est infiniment bon, rn)
donne pas quelquefois à ses Saints mômes, ou une connais-
sance certaine, ou ce plaisir victorieux de tous les autres, qui
est nécessaire pour entreprendre une bonne œuvre : afin de
leur faire connaître par cette épreuve, que la lumière et la
douceur de l'influence qui rend leur terre féconde en excel-
lents fruits, vient du ciel, et non pas d'eux-mêmes.
Et enfin c'est pour cela que quelquefois il diffère tant à
guérir ses élus mêmes de quelques défauts, quoiqu'ils lui
demandent leur guérison avec des gémissements, des cris el
des larmes, et qu'il permet qu'ils tombent et se relèvent
durant le cours de plusieurs années : de peur que la trop
grande facilité qu'ils auraient à bien vivre ne les corrompe,
et qu'ils ne deviennent malades d'un mal plus caché et plus
dangereux que celui qui les afUige.
Car en ces rencontres le dessein de Dieu n'est pas de les
perdre, mais de les rendre humbles. 11 veut empêcher que se
voyant dans une pleine tranquillité, ils ne disent en leur
cœur : Toutes ces actions sont Vouvrage de nos mains et de
notre force, et non du Seigneur^.
Jugez par là, je vous supplie, combien ce mal est perni-
cieux, puisqu'il a besoin d'un remède si funeste, et qu'ainsi
que les médecins chassent le poison par d'autres poisons,
de même le péché de l'orgueil ne se guérit que par d'autres
péchés.
C'est pour cela encore que le même Dieu, dont la bonté
est infinie, ne veut pas étouffer cet aiguillon de la chair,
c'est-à-dire des désirs impurs et charnels, dans les hommes
les plus saints, et qui ont triomphé de toutes les voluptés, dans
Jes Apôtres mêmes, et dans le plus élevé des Apôtres, quoi-
1. Deut., 32.
216 LA PENSÉE DE PASCAL
qu'il Ten ait prié trois diverses fois, mais le lui laisse jusqu'à
la mort : parce que dans le misérable état où sont réduits les
hommes durant cette vie, il y a encore un ennemi encore
plus redoutable qui est l'orgueil; et que lorsque Ton combat
cos désirs de la chair, l'esprit reconnaît le péril qu'il court à
toute heure, au lieu qu'il s'enflerait de vanité s'il était en
[)aix ou «in repos, y étant sujet par son extrême faiblesse,
jusqu'à ce que la fragilité humaine soit guérie si parfaite-
ment, qu'elle ne puisse plus craindre de se corrompre par
l'intempérance de l'esprit, ni de s'enfler par relèvement du
cœur : ce qui ne peut être qu'en l'autre vie.
Cette conduite de Dieu a été figurée par un grand mystère
dans le peuple Juif, à (|ui Dieu laissa quelques peuples des
Chananéens qui lui firent longtemps la guerre, et qu'il ne
dompta qu'avec beaucoup de temps et de peine.
C'est ce qui nous montre que lorsque Dieu exerce sa
miséricorde, il modère dans les cœurs de ses enfants les
excès d'une trop grande félicité, afin de faire tourner à leur
profit les vices mêmes, et leurs péchés, non seulement lors-
qu'ils les surmontent, mais aussi lorsqu'ils les craignent, et
qu'ils les commettent. De sorte qu'il les rend victorieux pour
signaler la puissance de sa grâce, et permet quelquefois
qu'ils soient vaincus pour réprimer leur orgueil : sachant
qu'ils ne pourraient supporter saintement et avec modéra-
tion la soudaine pros[)érité*de leur victoire, ou qu'ils établi-
raient dans leur propre force l'assurance de la pouvoir
acquérir.
Or, les épreuves de leur faiblesse les tirent de cette erreur,
parce que lorsqu'ils sentent qu'ils ne peuvent avoir d'eux-
mêmes ce qu'ils désirent d'avoir et que par cette vaine con-
fiance en leur propre vertu ils perdent même ce qu'ils
avaient, ils apprennent parla, d'où ils tiennent tout ce qu'ils
ont; et cette reconnaissance les [porte à ne se regarder plus,
mais à regarder celui qui les tire des pièges et des embûches.
Car ce n'est pas sans un grand et profond secret de la
sagesse divine, que la vie des justes mêmes est si pleine de
tentations, est sujette à tant d'erreurs, est environnée de tant
de pièges, est agitée de tant de périls, est assiégée de tant de
APPENDICE II 217
peines, et est accablée de tant de péchés, dont nulle pru-
dence humaine ne peut se garder, et que nulle industrie ni
nulle force ne peut surmonter : ce qui a fait dire à l'Apôtre
avec une grande raison : Qu'à peine le juste sera sauvé ^
Et pourquoi le jusie même aura-t-il de la peine à se sauver?
Dieu a-l-il de la peine à sauver le Juste ? ou Dieu nous envie-
t-il la facilité do notre salut? Nullement. Pourquoi donc
souHre-l-il qu'il soit si facile de pécher, et si difficile de
bien vivre, qu'outre tout ce que je viens de dire les plus
justes mêmes ont besoin durant leur vie d'un continuel
pardon des fautes qu'ils commettent continuellement? Je
sais bien qu'il n'y a pas non plus d'injustice que d'impuis-
sance en Dieu. Mais je sais aussi que Dieu résiste aux superbes,
et quii donne sa grâce aux humbles ^. ])ieu, quoi(|ue tout-
puissant, ne veut pas nous délivrer de tant de maux avec
facilité, afin de dompter notre présomption et notre audace.
Ce n'est pas qu'il veuille nous ôter l'espérance de nous
sauver ; mais il veut nous montrer combien la nature de
l'homme a été justement condamnée à cause de son orgueil :
il la laisse dans l'impuissance et dans la faiblesse afin que
les forces humaines lui manquant, elle soit contrainte
d'avoir recours à lui comme son unique libérateur ; qu'elle
quitte cette confiance qu'elle a en soi-même touchant la
fuite des vices et la pratique des vertus, cette présomption
qui lui est si naturelle, qui est si profondément enracinée
dans toutes ses moelles et dans tous ses os ; et qu'elle soit
forcée de reconnaître le besoin qu'elle a du secours de son
Sauveur, et d'implorer l'assistance de sa grâce.
Dieu fait cela dans ses élus, tant par ses faveurs que par
ses punitions; il leur persuade cette vérité, tant par l'igno-
rance où il les laisse, que par la science qu'il leur donne; et
il leur enseigne cette doctrine si salutaire, tant par les
périls où ils se voient exposés, et par les difficultés qu'ils
ont à vaincre, que parles fautes et les péchés où ils tombent.
Et il agit ainsi, à ce que j'en puis juger par la lumière qu'il
me donne, de peur que selon la parole de l'Écriture ils ne
1. Petr., 4.
1. Jacob j \.
218 LA PENSKE DE PASCAL
sacrifient à leurs propres rets pour se délivrer de tant
d'ennemis, et qu'ils ne se flattent après leur délivrauce, au
lieu de rendre gloire à Dieu qui est leur unique libérateur.
Ainsi Dieu les étonnant au dehors par tant de difficultés,
les châtiant par tant de chutes, et les éclairant au dedans
par son esprit, ils reconnaissent qu'il leur accorde la victoire
sur le péché lorsqu'ils n'ont point d'orgueil, qu'il la leur
retarde et la leur rend difficile de peur qu'ils n'en aient, et
qu'il la leur refuse, lorsqu'ils en ont et à cause qu'ils en ont.
La frayeur que leur causent les périls qu'ils courent, leur
sert pour marcher avec plus de prudence sous la conduite
de la grâce; le trouble et l'abattement que leur laissent les
difficultés qu'ils sentent dans le combat, leur sert pour sou-
pirer vers la grâce avec plus d'ardeur; et la honte de se voir
vaincus et terrassés par le péché, leur sert pour retourner à
la grâce avec plus d'humilité et de connaissance, et enfin
voyant que leur propre force pour fuir le mal, et pour
acquérir le bien et le conserver, n'est (|ue faiblesse, et
que ce fondement de leur vaine conliance est ruiné de toutes
parts, ils ne sont plus orgueilleux comme auparavant, et ils
se guérissent peu à peu de cette maladie de l'âme, afin qu'au
moins après toutes ces épreuves celui qui se glorifie ne se
glorifie plus qu au Seigneur *.
Après cela qui ne louera la grandeur de la sagesse divine?
qui n'abandonnera tous les moments de sa vie et de sa mort,
tout le progrès et tout le retardement de la réformation de
ses mœurs, à une bonté si soigneuse de notre salut, et si
prodigue de ses faveurs; à un Dieu qui se présente pour nous
secourir lorsque nous croyons qu'il nous ait entièrement
abandonnés, et qui nous donne des remèdes d'autant plus
souverains qu'ils sont plus cachés et plus invisibles, lorsque
nous désespérons de son assistance?
Ces détours et ces artifices dont Dieu se sert pour nous
sauver, ne sont-ils pas merveilleux? Et n'est-ce pas ce que
ressentait le prophète lorsque troublé par ces sortes de com-
bats, et comme lassé et ennuyé de ces exercices pénibles, il
1. Cor., 1.
APPENDICE II 219
s'écrie tout d'un coup: Mais, Seigneur Jusqu'à quand ^'i Qu'est-
ce à dire jusqu'à quand? demande saint Augustin 2. Et il
introduit Dieu qui répond : Jusquesà ce que vous ayez éprouve
que c'est de moi seul de qui vous dei:€z attendre toute votre
assistance : Car si je vous la donnais plus tôt, vous ne sentiriez
pas le travail et la peine du combat; et si vous ne les sentiez pas,
vous vous appuieriez avec vanité sur vos propres forces; et cette
vanité vous empêcherait de remporter la victoire. Il est écrit
pourtant : « Vous n'aurez pas encore achevé de m" invoquer que je
viendrai et vous dirai : Me voici prêt de vous secourir, » Mais
Dieu ne laisse pas de nous secourir lorsqu'il diffère de nous
secourir; le retardement de son secours est un secours; et sus-
pendant son assistance, cest en cela même qu'il nous assiste,
puisque s'il accomplissait nos désirs précipités, nous ne
pourrions recevoir de lui V7ic santé si parfaite et si accomplie.
CONCLUSION
Que ces vérités vous servent de consolation dans vos tra-
vaux, généreux athlètes de Jésus ! et si dans cette guerre
que vous avez déclarée à toutes les passions de l'âme,
desquelles je vous ai peut-être entretenus trop longtemps,
vous sentez une division et une révolte dans votre esprit, si
vous-mêmes résistez à vous-mêmes; et si cette résistance
vous empêche de vaincre cet ennemi que vous avez à com-
battre, c'est-à-dire vous-mêmes, et de le dompter aussi abso-
lument que vous le souhaiteriez, ne vous défiez pas pour cela
de l'amour que Dieu vous porte. Que la douleur d'une
blessure que vous aurez reçue dans ce combat, ne vous fasse
pas quitter Tépée ni le bouclier; mais humiliez-vous devant
Dieu, et croyez que cette conduite de sa providence a été
l'effet d'une insigne miséricorde qu'il exerce invisiblement
sur vous, afin de vous guérir d'un autre mal plus secret et
plus dangereux, et dont sans une faveur tout extraordinaire
1. Psalm. 6.
2. Serm. 3 de Verb. apost., c. 7
220 LA PENSEE DE PASCAL
et qu'elle est aussi rare qu'elle est éniinente, on ne se
garantit que par les chutes et par les péchés.
Guth'issez-vous de Torgueil, dit saint Augustin', et vous ne
pécherez plus, parce que nous avons d'autant plus d'amour
de Dieu que nous avons moins d'orgueil. Or l'amour de Dieu,
qui est la charité, ne commet point de péché, parce qu'i/ ne
fait point de mal 2, et il efface ceux qu'on a commis, parce
qu'il couvre la multitude des péchés ^. Mais tenez pour une
maxime constante que vous ne serez jamais délivrés de vos
péchés, que lorsque non seulement vous saurez par la foi
qui est commune à tous les catholiques, ou par la doctrine
qui est propre aux savants, mais que vous connaîtrez encore
par expt'*rience, et sentirez par de certains mouvements
d'amour (|ui proc<»dent du cœur, cette vérité si importante,
que c'est Dieu qui forme en nous et la volonté d'agir, et VaC"
complissement de V action * ; que nous ne pouvons rien penser
de nous-m(>mes comme de nous-mêmes, mais que tout notre
pouvoir vient de Dieu ; et que perdant ainsi toute la con-
fiance que vous pourriez avoir en vos propres forces, vous
n'espériez qu'en la seule miséricorde, quoique vous ne lais-
siez pas d'agir de toute votre puissance et avec tous les efforts
qui vous sont possibles
Appuyez-vous sur le secours de celui dont vous avez
éprouvé l'amour par la vocation qu'il vous a donnée par un
institut si excellent ; et dans le dessein qu'il vous a inspiré
d'établir si utilement une réforme intérieure et extérieure,
courez avoc allégresse pour emi»orter le prix de sa vocation
éternelle.
x\o craignez point les langues de ceux qui traversent une
entreprise si salutaire, plutôt par passion que par jugement.
Cet établissement est si saint, que s'ils ont assez d'injustice
pour le décrier en secret, ils n'auront pas assez de hardiesse
pour le blâmer ouvertement, de peur que la voix publique
qui est pour vous, ne s'élève contre eux et ne les condamne.
1. Tract. '25 in Joan , 1. 8, de Triti., ch. 8.
2. Cor., 13.
3. Petr., 4.
4. Phil., 2.
APPENDICE II 221
Continuez seulement comme vous avez si bien commencé.
Vous vaincrez par votre persévérance ceux qui tâchent de
vous vaincre par leurs oppositions et par leurs efforts. Ils ne
résistent que tant qu'ils espèrent qu'on leur pourra céder ;
et lorsque votre immobile constance les aura vaincus, vous
aurez pour panégyristes, et possible même pour imitateurs
ceux que vous avez maintenant pour envieux et pour adver-
saires.
Gonsolez-vQUs par cette espérance, et ayez soin d'entre-
tenir et d'allumer toujours de plus en plus dans votre cœur
ce feu céleste qui vous embrase. Par ce moyen tous les
vents et toutes les tempêtes que les médisances des hommes
ou la malice des démons exciteront contre vous, serviront
plutôt à enflammer votre zèle qu'à l'éteindre.
Ayez donc bon courage ; fortifiez-vous en notre Seigneur ;
préparez-vous à combattre les puissances de l'air, et vos
propres passions ; dépouillez le vieil homme et en vous
revêtant du nouveau, reformez-vous par le renouvellement
de vos esprits et de vos cœurs, qui est le seul but et la fin
véritable de toute réforme et de toute discipline.
Mais (le peur que, selon la fragilité commune à tous les
hommes, votre esprit ne se laisse abattre dans une entre-
prise si difficile, en se voyant privé de cette fausse consola-
tion que donnent les plaisirs et les vanités du siècle, donnez
à Dieu tout cet amour que vous avez tiré des choses du monde.
Et puisque vous êtes consacrés à son service, rendez-le
Tunique objet et Tunique centre de toutes vos affections.
Vous ne sauriez étouffer le désir des voluptés temporelles,
si vous ne sentez un peu la douceur des éternelles : Goûtez
et voyez que le Seigneur est doux *, dit le Prophète. Si l'amour
de Dieu brûle dans vos cœurs, et les remplit de cette dou-
ceur céleste, il consumera comme un feu toutes les peines
et toutes les résistances que vous éprouverez en vous-mêmes ;
et vous surmonterez avec plaisir toutes sortes de difficultés,
car il n'ya rien de si durni de si pénible, que le feu de Tamour
n'amollisse et ne surmonte. Lorsque Tâme en est embrasée,
et que cette flamme divine la ravit en Dieu, elle passe par-
1. Psalm. 33.
222 LA PENSEE DE PASCAL
dessus tous les obstacles, soit intérieurs, soit extérieurs;
elle s'affranchit des liens et de la tyrannie du corps ; elle se
détache de la chair et du sang ; et libre de toutes les pas-
sions terrestres, elle vole avec les ailes si pures dont rameur
chaste et invincible se sert pour s'élever jusque dans le sein
de Dieu, jusque dans les bras de cet Époux immortel des
âmes saintes. Les amants ne trouvent rien de pénible dans
leurs peines, et ne trouvent point de peines dans leur amour,
ou ils ne sentent point leurs travaux, ou s'ils les sentent, ils
les aiment.
Animez-vous donc de zèle pour la grandeur de cette éter-
nité qui brille là-haut, pour la certitude de cette vérité im«
muable, et pour le torrent de ces délices divins ; et vous
n'aurez plus que du dégoût et du mépris pour cet élèvement
funeste de la vaine gloire, pour ces désirs inquiets de la
curiosit('î de savoir, et pour ces attraits impurs de la volupté.
Vous trouverez en abrégé dans l'amour divin tout ce que
ces passions cherchent et empruntent des créatures viles et
périssables.
Car elles ne cherchent que la grandeur, la connaissance et
le plaisir. Et y a-t-il rien de si grand et de si sublime que
cet amour par lequel l'âme, en dissipant les ténèbres des
choses créées, s'élève dans cette lumière si pure et si calme
de l'éternité, et en se soumettant à celui seul qui est le prin-
cipe de la grandeur et de la gloire, regarde toutes les choses
du monde avec mépris, les considère comme étant au-des-
sous d'elle, et les croit indignes de posséder ses afFections?
Y a-t-il rien de si intelligent et de si sage que cet amour
par lequel on n'aime que la vérité et la sagesse éternelle?
Et enfin y a-t-il rien de si délicieux que cet amour par lequel
la source môme de tous les plaisirs se répand tout entière
dans notre cœur ? Ainsi vous arriverez enfin à un état si
parfait que ni votre élévation ne sera plus sujette à l'abais-
sement, ni vos connaissances à l'erreur, ni vos délices aux
déplaisirs. Ce que je supplie Celui dont l'être est l'éternité,
dont la science est la vérité et dont la joie est la charité, le
Père, le Fils et le Saint-Esprit, de vous accorder par sa
grâce. Ainsi soit-il.
APPENDICE III
L AUGUSTINUS ET LES CINQ PROPOSITIONS
On ne saurait parler de Pascal sans connaître le jansénisme : et
Ton ne saurait connaître le jansénisme, sans avoir au moins une
idée de VAugnstinus. M. Brunetière, dans sa remarquable édition
classique des Provinciales (Hachette, 1891), a donné en appendice
une table sommaire des trois volumes de cet énorme ouvrage
^appendice, p. 149-153) ; M. Brunschvicg, dans la non moins remar-
quable édition des Pensées qu'il a publiée à la même librairie
(2* édition, 1900), a résmné à son tour ÏAuguslinus (p. 49-53). J'en
donne ici une analyse janséniste (celle de don Gerberon) qui m'a
paru exacte et claire : avec ces trois secours, on pourra, me semble-
t-il, bien comprendre l'essentiel de la doctrine.
D'autre part, on sait quelles polémiques sans fin se sont élevées sur
les cinq propositions, soit sur elles-mêmes, leur orig^ine et leur authen-
ticité, soit sur le sens qu'il convient de leur aitribuer. Pour per-
mettre aux lecteurs de se faire une opinion personnelle sur ces
points, je donne ici : 1** les cinq propositions ; 2" les passages de
VAugtistinus auxquels elles m'ont paru se rapporter le plus exac-
tement ; 3" enfin l'interprétation que Vécrit à trois colonnes leur
attribue et déclare orthodoxe. {L'écrit à trois colonnes^ présenté à
Innocent X par les députés jansénistes, le 19 mai 1653, offre simul-
tanément en trois colonnes, trois sens différents de chacune des
propositions : 1* à gauche, le sens hérétique et calviniste qui était
répudié; 2* à la droite, le sens imputé aux Molinistes ; 3* au milieu,
le sens selon lequel « ces propositions appartiennent à la foi, sont
de saint Augustin et indubitables dans sa doctrine ».) Avec cela
qu'on juge — si Ton se sent assez compétent en théologie pour le
faire.
224 LA PENSEE DE PASCAL
VAUGUSTINUS
Cornélius Jansenius, docteur en théologie de TUniversitéde
Louvain, voyant donc qu'on n'avait pu arrêter le cours de
ces opinions [du P. Moliua et du P. Léonard Lessîus, S. S.
J.J.]en les déclarant hérétiques et pélagiennes [ par les
actes de la Congrégation de aiuciliis, où elles auraient été
« déclarées pélagiennes et rejetées et condamnées comme
telles », sans que la bulle qui « en fut dressée «ait étépubliée,
par égard pour la Compagnie de Jésus], crut que le moyen
le plus efficace pour maintenir la foi de TÉglise, et pour
défendre la gnlce de Jésus-Christ contre ces nouveaux théo-
logiens, était de leur opposer le grand saint Augustin, qui
avait terrassé les anciens ennemis de la grâce, et de qui
l'Église a tant de fois déclaré qu'on devait apprendre ce
qu'on doit croire touchant ce mystère. Ce théologien jugea
donc qu'il fallait composer un ouvrage, où l'on vît clairement
et distinctement toute la doctrine de ce saint Docteur tou-
chant la grâce ; c'est-à-dire tous les principes, toutes les con-
clusions et toutes les preuves, dont saint Augustin s'est servi
pour expliquer et pour soutenir contre les hérétiques péla-
giens et demi-pélagiens, d'un côté la décadence et la faiblesse
de l'homme, et de l'autre, la nécessité et la force de la grâce
du Sauveur.
Il joignit à une étude si opiniâtre de très fréquentes et de
très ferventes prières, demandant au Père des lumières celle
qui lui était nécessaire pour ne se point égarer, et pour suivre
sans détour celui que Dieu a donné à l'Église pour être le
Docteur de sa grâce ; et en même temps la force dont il avait
besoin pour enseigner et soutenir sa doctrine contre les
intrigues, les efforts et les violences de ceux qu'il prévoyait
se devoir élever contre elle, et devoir armer toutes les puis-
sances contre ceux qui oseraient la défendre : comme on le
voit dans ses lettres et comme on l'a remarqué ci-devant en
l'abrégé de sa vie.
APPENDICE III 225
Rempli de cet esprit de lumière et de force, il vint enfin
heureusement à bout de son dessein. Et comme il ne pré-
tendait rien avancer de soi-même, mais être l'interprète de
saint Augustin, et rapportersessentiments avec toute l'exacti-
tude et la fidélité possible, il pensa qu'un rcrit, où il ne prê-
tait que sa plume à cet incomparable Docteur, ne devait point
avoir d'autre titre que celui-ci : r Augustin de Cornélius Jansc-
7iius, dvéque cVIpre : CoB:^KLn Jansenii, Episcopi Iprensis, Augus-
TiNus^. H divisa cet ouvrage en trois parties ou tomes.
Dans le premier'-* qui contient huit livres •^ il s'occupe à rap-
porter distinctement tous les points de l'hérésie tant des péla-
giens que des demi-pélagiens, pour faire voir en quoi cette
hérésie consistait ; d'où il était aisé de voir les rapports que
cette hérésie et les opinions des théologiens qu'on appelle
Molinistes, ont entre elles.
Dans le second tome ^, il monlre: 1** en forme de ques-
tion préliminaire*^ que les vérités chrétiennes ni nosmystères
1. Exactement : Cornelu Jansemi Episcopis Ifkensis AunusTiNus,
sive doclrina sancli Aurfustini de humanap nalurae sanilale, œrjri-
Ludine^ medicina, adversus Peloffianos et MassilienseSj tribus tomis
comprehensa.
2. ToMUS PRIMUS, in quo hœres'is et mores Pelagii contra naturae
hiimanœ sanîtatem, œfjritudinem et medicinam ex sancto Auqus-
tino recensentur.
3. Un livre d'histoire (i) ; un des erreurs des Pélagiens sur la
nature du premier homme (ii), à quoi répond le De statu naturae
innocentis du tome second; un de leurs erreurs sur la nature
déchue (in), à quoi répond le De statu naturœ lapsœ du tome second;
un de leurs erreurs sur le pouvoir qu'aurait la nature humaine de
pratiquer la vertu par elle-même (iv), à quoi répond le De statu
naturœ purœ du tome second ; un sur les trois états du Pélagia-
nisme avant sa condamnation : <c Ethnicismus, seîni-etfmicismus,
Judaismus » (v); trois sur la nouvelle forme qu'a prise le Pélagia-
nisme depuis sa condamnation : « Seml-christianis7nus, semi-pela-
(jianismus » (vi, vu, viu).
^. ToMcs SECCNDUS, in quo fj e nui nn sent entra sancti Augustini.de
humanae naturae stantis, lapsœ^ purœ statu et viriljus^ eruitur et
expllcatur.
V). Liber proœmialis, in quo limites humanœ rationis in rébus
theohgicis induffantur^ et aucforitas sancti Auf/ustini in tradendo
mt/sterio prœdestinalionis et fjraliœ declaratur.
lu
'2'ltf LA l'ENSEE DE PASCAL
et surtout celui de la gr;ke ne sont pas du ressort de l'esprit
naturel, mais dépendent d'une autorité supérieure, et qu'on
n'en doit pas Ju^er par des raisonnements humains, mais par
des lumiêr»is plus pures et plus sûres, qui se tirent de l'Écri-
ture, des Conciles et des saints F'crres * ; 2* que TÉglise recon-
nait saint Augustin j»our son Docteur en la matière de la
la gtàce, et «ju'ell • n'a p<^»int il'aiitre doctrine sur ce mys-
tère, que celle de ce grand saint ; 3" que par conséquent
pour ne point s'écirter de la foi et de la doctrine de
l'Église au sujet de la grâce, on doit suivre exactement et
sans écouter les raisonnements de l'esprit humain, ce que
lEcrilure >ainte nous en découvre, et que les Conciles en
ont détini, et c»* «pie saint Aucfustin. avec les saints Pères qui
l'ont suivi, nous en a enseiîrni*. Ensuite il traite de la grûce
et dubonheurdes aimes ^t de l'hommeavant sa chute*, rédui-
sant dans un bel on Ire tout ce que ce saint nous en a dit. et
répon<lant à tout ce qu'on lui pouvait opposer. De là il
passe à l'état de l'homme crimin<=»l et misérable^, expliquant
par saint Augustin la nature et ces suites funestes du péché
uricinel ; et comment tous les hommes naissent criminels et
esclaves du péché, demeurant sous la domination de la con-
cupiscence et dans les ténèbres d** l'ignorance, jusqu'à ce
1. Quand on a vu combien Pascal était imbu dés l'enfance de
l'idée de l.i séparation fie la raison et de la foi, on ne peut s'em-
pêcher de trouver (\\\"i\ y avait romme une harmonie préétablie
entre VAwju-^Unus et lui Peut-être ^l'ailieurs M"* Périer a-t-elle été
précisément aine)[iée par son jansénisme, sinon à exagérer l'impor-
tance de cette doctrine en son esprit, du moins à la faire plus
explicitement et plus constamment consciente qu'elle ne l'a été en
effet jusqu'à 1 1 première conversion. — « Autant qu'aux lecteurs
des Provincial es ^ nous recommandons à ceux des Pensées le cha-
pitre VI de ce Livre préliminaire : <i Duplex modus penetrandi m\'s-
« teria Dei, tiumana ratione et charitate [cestrk-dïre par la raison
1 et par le cœur] : ille periculosus est, proprius philosophorum.
( istc tutus christianorum... i> Ainsi qu'on le voit, c'est le fond
même de ce qu'aurait été VApolorjie de Pascal. »(BRL'7rETiÊiiE. édition
classique des Provinciales. Hachette, 1891, p. 151, note.)
2. ffe sfahi nnLurip inîiocen'ii un livre.
'.',. Vf h: n tu nnluiip /njf.a/' : qmlrfr livtv> : un sur le péché origi-
w\ I ; un siir l*.s \tf'\rji< du p'^c'.ié ori;iriiiel u;; deux sur le libre
arbitre dcpui.> in p'jciié m et IV;.
APPENDICE ni 227
que la grâce du Sauveur les éclaire, et les délivre de ces
ténèbres et de cet esclavage. Enfin il vient à l'état que
Icîs théologiens appellent de pure nature ^, et il fait voir
évidemment que c'est renverser tous les principes de la doc-
trine que saint Augustin a soutenue jusqu'à la mort contre
les pélagiens, et ruiner la nécessité de la grâce, que de
reconnaître la possibilité de cet état: rien n'étant plus opposé,
selon ce saint docteur, à la sagesse de Dieu, à sa bonté et à
sa justice, que de donner l'être à une créature raisonnable,
en l'abandonnant, tout innocente qu'elle soit, à elle-même,
sans la vouloir faire jouir de sa gloire, sans lui donner nul
secours pour y arriver, ou en lui faisant même souffrir les
misères de cette vie et la mort, qui ne peuvent être que la
peine du péché.
Dans le troisième tome 2, Jansenius traite de la guérison de
l'homme, et de son rétablissement en la liberté qu'il avait per-
due par le péché. C'est là qu'il rapporte avec beaucoup de
netteté et de fidélité tout ce que saint Augustin a écrit pour
expliquer et pour soutenir la nécessité de la grâce, et la pré-
destination gratuite et a^olue, contre les hérétiques péla-
giens et demi-pélagiens 3.
L'on joignit à ce grand ouvrage un écrit *, où Jansenius
1. De statu naturae purge (trois livres). «Comme Sainte-Beuve
l'a quelque part observé, Jansenius, dans les deux premiers livres
de cette partie de son ouvrage, mais surtout dans le second, a ras-
semblé par avance, contre l'utopie des philosophes du xvni* siècle,
de Diderot et de Rousseau notamment, tout ce qu'il y a d'argu-
ments qui démentent la prétendue bonté de la nature humaine. »
(BRUNETièRE, ibid.)
2. ToMUS TERTius, iti çuo çenuina sententia profundissimi docto-
ris Augustim\ de auxilio gratiae medicinalis Christi Salvatoris et de
praedestinatione hominum, et Angelorum^ proponitur, ac dilucide
ostenditur.
3. De gratia Christi Salvatoris, dix livres : cinq sur la grâce
elle-même, sa nature, son essence, ses divisions, ses effets (i, 11, m,
IV, v) ; deux sur le libre arbitre (vi et vu) ; un sur la conciliation
de la pràce et du libre arbitre (vni) ; deux sur la prédestination et
la réprobation ix et x).
4. Erroris Massiliensium et ovinionis quorumdam recentionim
parallelon et statera. « L'on joignit, » dit dom Gerberon; mais il
ne faut pas entendre par là que ce fût contre les intentions de Jan-
228 LA PENSEK DE PASCAL
avait fait un parallèle fort exact des sentiments et des
maximes de quelques théologiens de la Société, avec les
erreurs et les faux principes des demi-pélagiens de Mar-
seille. Et c'est celte pièce qui lui a principalement attiré
autant d'ennemis (ju'il y a de jésuites, et de théologiens
enltMés des opinions de ces auteurs : comme on le verra
dans la suite de celte histoire.
Quand Jansenius eut achevé son Augustin, sa première
])ensée fut de la dédier à Urbain VIII qui gouvernait pour lors
l'Eglise: et il écrivit même une très belle lettre pour Sa Sain-
teté, au Jugement de laq-ielle il se soumettait, lui et son
ouvrage, avec un très i)rofond respect et une parfaite obéis-
sance. Cette lettre ne fut point envoyée, ni même mise à la
tête de son ouvrage : je n'en saurais deviner la cause. Je croi-
rais aisém«;nt que Jansenius se sentant subitement attaqué
de la pesl(», et en peu d'heures proche de la mort, jugea
qu'il était plus à propos de disposer de son ouvrage et de
déclarer sa soumission à l'Église par un testament que par
une simple lettre. Ce qu'il fit en effet un peu avant de mou-
rir, ayant conçu son testament en ces termes: <' Je, Corneille
par la grâce de Dieu et du Siège apostolique, évoque d'Ipres,
donne de ma franche volonté à Héginald Lamée, mon cha-
pelain, tous mes écrits touchant l'explication de saint Augus-
tion : tant paice qu'il a eu la peine de les écrire et de les
dicter, que parce qu'on ne saurait corriger la copie sans
l'original. Néanmoins je fais cette donation en voulant qu'il
confère et qu'il dispose de bonne foi d(; l'impression avec
M. Libert Fromond, recteur magnifuiue, et M. Henri Cale-
nus, chanoine de Malines. Mon sentiment est qu'on y peut
diflicilement trouver quelque chose à changer. Si toutefois
le Saint-Siège veut qu'on y change quelque chose, je suis
sénius : pour lui, le parallelon fait partie intégrante de VAugustl-
nus et il y renvoie aux livres précédents de l'ouvrage (voir plus
loin (|u;itriènie proposition). « Nous avons déjà dit... que c'était
dans cet Appendice de VAuf/uslinu,<i qu'il fallait voir l'origine même
du livre. Répétons cependant encore que, dirigé nommément
contre Molina, Suarez, Vasquez et Lessius, il l'était donc unique-
ment contre les Jésuites; et qu'il est assez naturel que la Société
s'en soit émue. ^ ^Bru.netière, ibid.^ p. l'iS.)
*
i
APPENDICE III 229
enfant d'obéissance, et enfant obéissant de TÉglise romaine,
en laquelle J'ai toujours vécu jusqu'au lit de la mort. C'est
ma dernière volonté. Fait le sixième mai 1636. Corneille,
évêque d'Ipres. » Il y avait mis son sceau.
Histoire générale du jansénisme, par M. l'abbé*** [dom Ger-
beron] (Amsterdam 1700), t. I, p. 2-7.
B
LES CINQ PROPOSITIONS
PREMIERE PROPOSITION
Aliqua Dei prœcepta hominibus justis volentibus, et conan-
tibus secundum prœsentes quas habeant vires, sunt impossi-
bilia : deest quoque illis gratia qua possibilia fiant.
TEXTE DE l'aUGUSTINUS
HfDC igitur omnia plenissime planissimeque demonstrant,
nihil esse in sancti Augustini doctrina certius ac fundatius,
quam esse prœcepta quœdam, quîc hominibus non tantum
infidelibus, excœcatis, obduratis, sed fidelibus quoque et
justis, volentibus, conan tibus secundum prœsentes quas
habent vires, sunt impossibilia; déesse quoque gratiam, qua
fiant possibilia : hoc enim sancti Pétri exemplo ahisque mul-
tis quotidie manifestum esse, qui tentaptur ultra quam pos-
sint sustinere : nec illam implendi talia prœcepta difficul-
tatem inde profîcisci, quod actus implendi debeal esse super-
naturalis vcl meritorius, vel aliquid simile (quœ Augustino
nunquam in mentcm venerunt), sed ex eo quod vires volun-
tatis infirmœ sunt, propter concupiscentiam a volendo bono
retrahentem; cujus renisu fit, ut vires voluntatis distra-
hantur, atque ita homo non plene velit, non intègre velit,
non tota voluntate velit. Talem autem voluntatem non esse
230 LA PENSÉE DE PASCAL
idoneam ut superet alteram vetustate roboratam, quia per
illani iiondum potest homo tantum velle, quantum sufficit
ut volendo faciat : poterit autera cum habuerit magnam et
robustam. Ilanc vero sibi tribuere, non esse potestatis hu-
manœ, sed sol i us gratia» Dt'i, quam propterea ex fide invoca-
mus. Ut si forte tentari cœperimus a concupiscentia nostra,
adjutorio ejus non dcaeramurf ut in eo possimus vincere, ne
ahstrahamur illecti Jau, 2, de pec. merit. c. 4). Nam postquam
semel homo in pcccatuni prœcipilatus est, vitium quoddam
volendi sua voluntnle contraxit, ubiamissis viribus, nonea qua
vulncmtus est, roluntatis seu volendi facilitate sanatur (ibid.).
Ad liani' igitur saiiilatem voluntatis assequendam, ut quera-
adnioduni sul)in<lo in'ccssarium est, fortiter, plene atque
intègre vello possimus, repugnantis([ue libidinis seu contra-
riai voluntatis nmlus viucere, graiiam invocamus, hoc ipso
clarissima voce protll^Mites, déesse nobis sufflcientem ad
illa pruicepta facienda potestatem.
Augustinus (éd. de 1652), t. III, De gratia Christi Salvato-
ris, liv. III, ch. xiii, p. i3Sb-139c
KCRIT A TROIS COLONNES
Cette proposition dite « malicieusement tirée hors de son
lieu et exposée à la ccîusure » est ainsi expliquée : « Quelques
commandements do Dieu sont impossibles à quelques justes
qui veulent et (jui s'efforcent faiblement et imparfaitement
selon l'étendue des forces qu'ils ont en eux, lesquelles sont
petites et faibles : c'est-à-dire qu'étant destitués du secours
efficace qui est nécessaire pour vouloir pleinement et pour
faire, ces commandements leur sont impossibles, selon cette
possibilité prochaine et complète dont la privation les met
en état de ne pouvoir effectivement accomplir ces comman-
dements. Kt ils manquent de la grâce efficace, par laquelle
il est besoin (|ue ces commandements leur deviennent pro-
chainement et entièrement possibles ; ou bien ils sont
dépourvus de ce secours spécial sans lequel l'homme justifié,
comme dit le (^.oncile de Trente, ne saurait persévérer dans
la justice qu'il a reçue, c'est-à-dire dans l'observation des
commandements de Dieu. »
APPENDICE III 231
II
DEUXIEME PROPOSITION
[nteriori gratiae in statu naturap lapsœ nunquam resistitur.
TEXTE DE l'aUCUSTINUS
Quod si quis adhuc luculentiiis naturam gratine Christi rae-
dicinalis, [c'est-à-dire gratia voluntatis œgrotœ, d'après la
chute, que Jansenius a montrée bien différente de la gratia
voluntatis san^n, d'avant la chute : il y a en effet deux sortes
de secours, le secours sans lequel une chose ne se fait pas,
<« adjutoriuin sine quo non »>, et. le secours par lequel une
chose se fait, « adjutorium quo » ; ainsi la nourriture est néces-
saire à la vie, mais on peut la recevoir sans en user, c'est
un adjutorium sine ({uo non, la béatitude est nécessaire au
bonheur parfait et si on la reçoit, par cela même on est
heureux, c'est un adjutorium quo ; la grâce d'avant la chute
était un adjutorium sine quo non, la grâce d'après la chute
est un adjutorium quo(t. IIÏ,1. II, ch. l-4)],prout ab Augus-
tino intellecta descriptaque fuit, audire expressam, et intel-
ligere desideret, proprietates ejus genuinaî quibus ab eo
delineata est, et epitheta quibus depicta, et elogia quibus
efficacia ejus celebrala est, atlendenda sunt. Yidebit enim
non talem gratiam ab eo prœdicatam esse, qualem recen-
tiores nonnulli tradunt, quœ videlicet curiosa exploratione
voluntatis ac dispositionum ejus indigeat, ne forte pergratiam
imlsata nolit ac dissentiat : non talem qua? instar alicujus
habitus, impulsum ad operandum ab ipsa expectet volun-
late : non talem qua» dominatrici famulando voluntati, vel
induit, vel non influit, prout imperanti sese determinare vel
hœreie placet; sed prorsus talem quie simul ac puisât fores,
rumpit ostia, repugnantemque domat voluntatem, tollit
omnem ejus resistentiam, rapit eam secum, et ex invita
volentem ac se determinantem ineffabili sua vitale ac potes-
tate facit Hanr ergo medicinalis gratia^ naturam non
lani sorvientem quam dominanlem nutibus fpgrolîe volunta-
232 LA PENSEE DE 1»ASCAL
lis, noc talem sine qua non polest a^gra voluntas velle, sed
(jua Dcus invicto fîicit ut velint, nobis.
Tome III, liv. II, ch. xxiv, p. 80b-8iâ
Voir aussi lo cha[)itie xxv : Ejus effîcacissima natura decla-
ratur ex eo quod nulla prorsim effectu caret, sed eum in omnibus
quilnis datiir, infaiUihiliter operatur; il commence ainsi :
H.TDc itaque est vera ratio et radix, cur nulla omnino medici-
nalis Christi gralia efToctu suo careat, sed omnis effîciat ut
voluntas volit, et aliquid operotur... (p. 83b).
Voir enfin le chapitre xxvii : Diiohus scopuHs occurritur,
qiiomodo nulla Christi gratia effectu careat : itemque cur Au-
(fustinus loquatur de sola (jraiia efficaci, non sufficiente; Jan-
senius s'y fait cette objection : Hespondebit fortassis aliquis
magis in Scholasticorum scriptis, quam Augustin! revolven-
(lis exercitatus, hœc omnia qUcT produximus, eum de gratia
tantum efficaci tradidisse, nihil vero iinpedire, quin alia;
nonnullaî gratiaî per hominis voluntalem effectu careant; à
quoi il répond: Respondeo nihil veriusdiciposse, quam quod
omnia quîe hactenus protulimus, de gratia efficaci Augusti-
nus dixerit atque intellexerit. Cujus rei causa est, quod nul-
lam agnovit aliam actualem ('Jiristi gratiam, nec agnoscere
potuerit, nisi régulas omnes fundamentales qubus innixus
naturam gratia» medicinalis tradidit et explicuit, vellet interi-
niere (p. 87a).
Écwrr A TROIS colonnes
Cette proposition dite «fabriquée et exposée à la censure »
est ainsi ex})liquée : « On ne résiste jamais à la grâce de
Jésus-Christ qui est précisément nécessaire pour chaque
œuvre de piété : c'est-à-dire, elle n'est jamais frustrée de
l'effet pour lequel Dieu la donne effectivement. »
IIÏ
T.noisik.ME riioposrnoN
Ad merendum et demerendum, in slatu naturœ lapsai,
non requiritur in homine libertas a necessitate, sed sufficit
libertas a coactione.
APPENDICK III 233
TEXÏK DE L\\rGi;SÏINLS
Doclrina igitur Augustini est necessitatem illani primam
[Jansenius au début du chapitre a distingué deux nécessités :
la première «quai operatur efrectumsuum etsi noiis, seu quan-
tumcunique renitaris », la seconde « quasimpliciternecesse est
aliquid fieri sine renisuvoluntatis ))|, prout etiam naturam sic
explicatam complectitur (ncc aliud est lespectu voluntatis,
quam quaîdam vis aut violentia aut coactio, qua operatur id
quod potest, etiara nolente voluntatej capilaliter repugnare
liberlali eamque funditus periraere ; non autem illam neces-
sitatem quœ est simul voluntaria, qua scilicet simpliciter
necesse est aliquid fieri non répugnante sed immutabiliter
volente voluntate.Mira videbitur Scholasticis ista doctrina, et
tamen in Augustini principiis est indubilata. Quffî quamvis
apertissime sequatur ex principiis jam probatis, juxta qua?
esse liberum arbitrium, non est aliud quam habere actum
in poteslate, et in potestate habere, non est aliud quam fieri
quando voîumus, quod omnium maxime in quacumque voli-
tione locum habet (quemadmodum instantissime docentem
et inculcantem Augustinum audiviuius), operœ pretium tamen
est, ipsum illum Doctorem propriis verbis ex propiis principiis
id ipsum deducentem intelligere, ne quis forte aliquibus
ratiocinationis prœstigiis sibi illudi putet.
Tome III, liv. VI, ch. vr, p. 266â
Voir aussi le chapitre xxxiv : Solvuntur generaliter Scrlpturœ
Patres et Concilia quœ requirunt indifferentiam ad utrumlihct :
Jansenius y fait cette constatation : Hominum viatorum non
solum coactionis expertem esse liberlatem,sed etiam nèces-
sitatis immutabilis voluntaria», hoc est, eam ad utrumque
indin'erontem esse, cuni Scripluris, Augustino et Patribus, et
ratholica fide fatemur perlibenter; mais il répond que si
c'est là le caractère le plus certain de la liberté dans la créa-
ture raisonnable, ce n'en est pas la cause ou la raison, et il
conclut : Quamobrem quando Scriptura?, vel Patres, vel Con-
cilia, indifferentiam illam agendi boni et mali, et arbitrii
llexibilitatem ad utramlibet partem urgent, aut judicant,
234 LA PENSEE DE PASCAL
aul |Movoranf, per <inam videlicet possimus si volumus beiie
vol maie vivcre, velle vel nolle, divinop inspiration! libère
consonlire, eamque abjicere, Deo vocanti libère consentire
vel (lissentire, certum liberi arbitrii slatum respiciunt, cui
bujusmodi llexibilitas propria et sempor prœsto est, non
autom «juasi continiio non osset liberum quicquid hujus-
modi llt^xibili in utrumlibet potestate caret p. 300 a et b;.
FÎCniT A TROIS COLONNES
Cette proj)osition dite «« fabriquée et exposée à la cen-
sure » est ainsi expliqut*e : c Pour m<''riter et d«'» mériter dans
IVlat de la natuio corrompue, il n'est point requis en
rhonjmc une liberté qui l'exempte d'une infaillibilité et d'une
c«'i titudiî nt*c(îssaire ; mais il suffit (|u'il ail une liberté qui le
délivre de la conlrainte et qui soit accompagnée du Jugement
et de l'exercice de la raison, si l'on considère précisément
l'essence de la liberté et du mérite : quoique à raison de
l'état où nous sommes en cette vie, notre âme se trouve tou-
jours dans cetle indifférence par laquelle la volonté, lors
même qu'elle est conduite et gouvernée par la grâce prochai-
nement nécessaire et efficace ]>ar elle-même, peut ne vouloir
pas. Cela est toutefois en telle sorte qu'il n'arrive jamais
qu'elle ne veuille pas, lorsqu'elle est actuellement secourue
de cette grâce.
IV
QUATRIEME PROPOSITION
Semipelagiani admittebant pra»venientis gratiœ interioris
necessitalem ad singulos actus, etiam ad initium iidei, et in
hoc erant h;eretiri, quod voilent oaiii gratiam esse talem, cui
posset humana voluntiis resistore vel obtemperare.
TEXTE DE l'aUUISTIM s
Per istas ergo naturœ reliqnias, seu superstitem a peccati
ruina libertatem, hominom dicebant posse credere, posso
APPENDICE III 23b
orare, posse desiderare medicum. Atque ita initium fidei,
seu primos actus fidei, et orationis in sua potestate colloca-
bant(LiB. 8 de Haer. Pelag. c. 12 et 13). Quae sententia Mas-
siliensium celeberrime apud Recentiores innotuit, nec hoc
loco probationis eget, quia copiose alibi tradita est.
Et quamvis eam tanquam proscriptam jam olim hseresin
detestentur, quia tamen non satis circumspecte Massilien-
sium sensa pondérant, id quod generatim et in confuso ex
catholica fide damnant, in particulari inter opiniones suas
capitales récépissé vidcntur. Ex professo quippe eodem quo
Massilienses modo docent, hominem ex istis primœvœ liboi-
tatis reliquiis posse credere, sperare, medicum desiderare,
et implorare,' si velit. Nam quod per illam gratiam sine qva
non, seu sufficientem et congruam, se extra erroris aleani
constitutos putant, id ipsum non potuit Massiliensesaberrore
defendere, ut jam alibi diversis locis explicatum est. Talis
enim gratia, sicut et habitus bonus nulla ralione impedire
potest, quo minus opus quod sequitur, sit opus liberiarbitrii,
et humanîP voluntatis effectus non donum spiritale gratin»
Dei. Quod eliam aliis locis abunde demonstratum est.
(Vide supra Nota 42 et L. 8 De H^e. Pelag., c. 6, 7 et sqq.
Vide Lib: DeGrat. primi hom., g. 15 et 10, et Lib. ii De Grat.
Ghristi Salvat., cap. g.)
Tome III. Erroris Massiliensum et opinionis quorumdam
Recentiorum parallelon et statera. Ch. m, note 54,
p. 465â.
KGRIT A trois GOLONNES
Gette proposition dite « fabriquée et exposée à la censure»
est ainsi expliquée: « Les demi-pélagiens admettaient la
nécessité de la grâce prévenante et intérieure pour com-
mencer toutes les actions, même pour le commencement de
la foi : et leurs sentiments étaient hérétiques en ce qu'ils
voulaient que cette grûce fût telle que la volonté lui obéît ou
la rejetât comme il lui plairait, c'est-à-dire que cette grâce
ne fût pas efficace. »
236 LA PKNSKE UE PASCAL
V
CINUIIKMK TROPOSITION
Seniipelagiaiuim estdicere Ghristum pro omnibus omnino
hominibus inorLuiim esse et sanguinem fudisse.
TEXTE DE L AI'C.USTrM'S
Quji» sane ciini in Augustini doctrina, perspicua certaquc
sini, nnllo modo principiis ejusconsentaneumest, utChristus
Doniinus, vel pro infidoliuin in infidelitate morientium, vel
pro Jiistorum non perseverantium alterna sajute mortuus
esso, sanguinein fudisse, semeptisum redemptionem dédisse,
palreni orasso scntiatur. Scivit, onini quo quisque jam ab
aîterno pra*destinatus erat, scivit hoc decretum neque ullius
I)retii oblatione mutandum esse, nec seipsum velle mutare.
Ex quo factuiii est, ut Juxta sanctissimum Doctorem, non
magis palrem pro a'terna liberationo ipsorum, quam pro
diaboli doprecatus fueiit. Sed si cpiid pro illis rogavit pa-
trern, pro teinporalibus quibusdam justitijoefFectibus rogavit,
et pro iisdem obtinendis oblulit pretium, fuditque sangui-
nein suum. Cujus modi oratio et oblatio, quia valde dimi-
nuta est, panimque reprobis, multum vero praîdestinalis
prodesl, ut infra declarandum est, liinc fluxit, ut passim in
scriptis suis Augustinus oblationeni sanguinis et mortis et
orationum Christ i fere ad solos electos restringere soleat.
Quemadmodum jam abunde declaravimus. Hinc etiam lluxit
id de quo supra Jam fusius disseruimus, quod nunquam
b)cum illum apostolicum, Drus mit omncs hommes salvos
ficrl, ad omnes omnino liomines extendi ])assus fuerit, sed
semper ita (quam vis por diversas interpretationes) intelligen-
dum esse contenderit, ut in solis pra>destinatis efîeclum
suum voluntas illa sortiretur. Quod quidem tanta docuit
securitate atque vehementia, ut qui locum de omnibus omnino
hominibus exponerent generaliter, dicat non intelligere
APPENDICE III 237
omnlno qua lociitione hoc ab Apostolo dictum fuerit (In
Epist. 107). Sicut ergo non voluit voluntatem Dei ad salulem
omnium omnino hominum extendi, sed illorura duntaxat,
(jui ex omni gente et lingua, ex omni hominum génère prai-
destinali sunt, ila nec volUit elîectus istius voluntatis, hoc
est mortem, sanguinem, i*edempLionem, propiliationera,
orationem Ghristi ad omnes homines dilatari, sed vel ad
solos illos qui prœdestinati sunt, quatenus pro œterna et
totali eorum sainte offeruniur; vel certealiquatenus quoque
ad ilios qui ratione temporalis fidei aut charitalis, elîectus
aliquos redemplionis et propitiationis assequuntur. Nam illa
extensio tam vaga modernorum scriptorum non alio ex
capite, quam ex ista generali et indifferenti voluntate Dei
erga salutem omnium, et ex illa sufficientis, gratiaî omnibus
conferendie preparatione lluxit ; quorum utrumque Augus-
tinus, Prosper, Fulgentius, et antiqua Ecclesia velut machi-
nam a semi-pelagianis introductam repudiavit: eo quod
non alia ex causa excogitata esset, quam ut Deo erga quod-
libet indifferenter se gerente, et arbitrio, velut in innocentiie
statu, per suffîcientissimam gratiam ad equilibrium redacto,
tota discretio hominum, ultimo ex hominibus, hoc est, ut
olim Prosper (Garm. de Ingrat.) dixit, ex fonte volendi
peteretur.
Tome III, liv. III, ch. xx, p. 166b.
KCIUT A TROIS COLONNKS
Cette proposition dite « fabriquée et exposée àla censure »
est ainsi expliquée : « C'est parler en demi-pélagien de dire
que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, en particu-
lier, sans en excepter un seul, en sorte que la grâce néces-
saire au salut soit présentée à tous, sans exception de per-
sonne, par sa mort; et qu'il dépende du mouvement et de la
puissance de la volonté d'acquérir ce salut par cette grùce
générale, sans le secours d'une autre grâce efficace par elle-
même. »
APPENDICE IV
QUELQUES PLANS DES PENSÉES
Est-il possible de retrouver le plan des Pensées ? C'est ce
que bien des critiques et des éditeurs se sont demandé de-
puis la première publication. Je ne le crois point * : s'il me
paraît qu'on peut raisonnablement se flatter de restituer dans
ses grandes lignes le dessein général de Pascal, il ne me
fîemble pas qu'on puisse avec sûreté classer les fragments
qu'il nous a laissés dans l'ordre qu'il leur eût donné. Beau-
1. J'éuuméreiai seulement les raisons qu'invoque avec tant de
fnice M. Brunetièrc {Etudes critiques, 1" série : le Problème des
pensées de Pascal^ et 2" série : De quelques travaux récents sur Pas-
cal) contre une pareille tentative : 1° Port-Royal, qui connaissait
intimement les idées de Pascal, qui l'avait entendu lui-même
exposer son prni'rt et le but de son livre, qui possédait tous les
textes et les documents que nous avons conservés et d'autres que
nous avons perdus. Port-Royal a d'abord tenté de restituer le plan
de V Apologie^ et s'est vu obligé d'y renoncer. — 2** Les sources exté-
rieures dont nous pourrions nous servir : l'exposé de M"*' Périer
dans la Vie de Pascal ^eeXm de Filleau de la Chaise dans le Discours
sur les pensées de M. Pascal^ le résumé d'Etienne Périer dans sa
Préface, Y Enl retien arec M. de Saci, qui, selon Havet, est la clef
des Pensées, ces sources ne sont pas d'accord et ne paraissent pas
même pouvoir se concilier. — 3" Les indications disséminées dans
les Pensées ne s'accordent pas non plus toujours entre elles ; beau-
coup font allusion à des parties, à des chapitres dont il ne reste
rien : ce* qui semble bien prouver que dans l'esprit de Pascal, le
plan définitif n'était nullement arrêté. — 4' Ce plan efit-il été arrêté
et nous lût-il connu, que nous ne saurions en toute sûreté, ni choi-
sir cniro plusieurs variantes la leçon détinitive, ni faire leur place
APPENDICE IV 239
coup pourtant Tout tenté : Frantin (1835), Faugère (1844),
Aslié (1857), Rocher (1873), Molinier (1877), Guthlin (1896), etc. ;
et leur nombre même semble prouver la difficulté sinon
l'impossibilité de la tâche. Ces efforts pourtant ne sont pas
inutiles ; ils ne nous rendent pas le livre de Pascal, mais cha-
cune de ces expositions ou de ces éditions, offrant une con-
ception nouvelle des Pensées, en présente comme un com-
mentaire succinct. C'est pourquoi il me paraît bon de donner
ici quelques-uns de ces plans, d'après les sources et les
principaux éditeurs ou critiques.
aux pensées rayées par Pascal lui-même, ni rattacher aux chapitres
auxquels elles se rapportent les citations qu'il avait notées : quanrl
bien même nous aurions pu relever les murs du monument, nous
n'en retrouverions pas la distribution intérieure et nous n'oserions
pas « le débarrasser seulement de ses échafaudages, crainte qu'il
ne croule».
A ces raisons si démonstratives, j'ajouterai seulement une cons-
tatation (le fait. Les diverses éditions qui ont prétendu restituer
VApolof/ie^ diffèi-ent entre elles, non seulement dans les petits
détails, mais même dans les grandes lignes : un catholique comme
le chanoine Hocher voit dans les Pensées un ouvrage d'apologétifiue
catholique; un protestant comme Astié les tire à lui et au protes-
tantisme ; un « rationaliste » comme M. Molinier estime au con-
traire que la partie qui « roule sur des questions obscures de théo-
logie ou d'histoire religieuse » reste « infiniment au-dessous » de
l'autre. N'est-il pas évident qu'en lisant les Pensées ordonnées
d'après ces idées préconçues, nous ne lisons plus Pascal : à chaque
fois c'est du nouveau, puisque la «disposition des matières est
nouvelle ».
240
LA PENSEE DE PASCAL
A
D'APRÈS FILLEAU DE LA CHAISE ET ÉHENNE PËRIER
Vers 1C58, dans un
« discours de deux ou
trois heures », Pascal
expos.'i <à Port -Royal
« le plan de tout son
ouvrage : il r(?pr«''senta
ce qui devait en faire
le sujet et la matière,
il en rapporta en abréfçé
les raisons et les prin-
cipes et il expliqua
Tordre et la suite des
choses qu'il y voulait
traiter ». Ses auditeurs
en furent frappés. Après
la mort de Pascal ils
essayèrent de restituer
cet exposé ; et nous
Pavons sous une forme
assez développée dans
le Discours sur les
Pensées de M. Pascal,
par FilleaidelaCiiaisb
(1072 et édition des Pen-
sées de 107:1, et dans
la ]* ré face i>'Étif.nxe
Péhiek (édition de 1070).
Sainte-Beuve {Port-
Kot/aL III, 21j a étudié
ce plan l'a précisé et
compl«Hé : le voici
rrsunié en tableau ; les
additions de Sainte-
Beuve sont en italique.
PREFACE
J)e la méthode et de l'art de per-
suader : la raison et le cœur :
a] Insuffisance des preuves méta-
physiques, scientifiques, tirées
de la nature;
b) Preuves historiques et morales,
seules efficaces.
PARTIE I
PUKPAHATION A LA RKCHERCIJE
\. Etat de rhomme :
a) Vhomme devant la nature :
disproportion.
b) Nature de Thomme :
1° V amour-propre ;
2° Faiblesse ;
3" (irandeur et misère :
contrariétés.
II. h'où nécessité de rechercher la
vérité : contre rindifîérenco des
athées.
PARTIE II
LA REÇUE lie HE
I. Impuissance des philosophes.
II. Fausseté des autres religions.
III. Le peuple juif:
a) Ses avantages ;
h) Son livre :
APPENDICE IV 241
io Un Dieu créateur,
2° Péché originel,
4° Libérateur promis;
c) Sa religion.
PARTIE III
LA DÉMONSTRATION
I. Preuves de l'Ancien Testament :
a) Authenticité et véracité du
livre (Moïse);
h\ Miracles;
c) Figures;
d) Proi)héties.
II. Preuves du Nouveau Testament:
a) Jésus-Christ;
h) Les apôtres;
c) Etablissement de la religion;
(I) La morale : le vrai chrétien.
16
242
LA PENSEE DE PASCAL
B
D'APRÈS M- PÉRIER
Ce plan est très va-
gue. M"" Périer s'étend
d'abord très longue-
ment sur la preuve des
miracles snns nous en
indiquer la place (« il y
a des miracles, il y a
donc'... etc. »); c'est
seulementcn terminant
qu'elle note par quoi
commençait Pascal
(« quand il avait à con-
férer avec quelques
athées*-... etc. »); dans
l'intervalle, elle dit
bien quel genre de
preuves il n'eût pas
employées •\ mais elle
caractérise la religion
chrétienne sans laisser
voir nettement quel
ordre Pascal eût donné
à cet exposé * ; et si elle
désigne assez claire-
ment les preuves mo-
rales («il ne voulait rien
dire... où l'homme ne
se trouvât intéressé de
prendre part... en sen-
tant lui-môme •''...etc.»),
elle formule les autres
en termes bien peu
précis (« l'homme se
trouvait intéressé... en
voyant clairement qu'il
ne pouvait prendre un
meilleurparti*... etc.»).
— On peut conjecturer
de là le plan ri-joint.
-
PRÉFACE
Contre rindifférence des athées >.
APOLOGIE
L Insuflisance des preuves méta-
physiques, scientifiques, tirées de
la nature^.
H. Les preuves efficaces :
a) Preuves historiques^ : mi-
racles, prophéties, figures,
etc. ;
b) Preuves morales^ : nature
de rhomme, sa misère,
besoin d'un médiateur;
c) Preuve dupari<^(?).
lïl. La religion* :
a) Le Dieu des chrétiens;
b) Jésus-Christ médiateur et
modèle ;
c) Le vrai chrétien.
APPENDICE IV
2i3
D'APRÈS FAU6ÈRE
Faugère est le pre-
mier qui ait essayé de
retrouver le plan de
Pascal, avec des ren-
seignements assez pré-
cis (Frantin n'avait que
le texte de Port-Royal).
Voici son plan ; sont en
italiques, les titres
ajoutés à ses chapitres
ou à ses groupes de
chapitres, pour en indi-
quer plus nettement le
contenu.
Sont éliminées de
VApologie les pensées
diverses, sur le vide, la
géomélrie, la condition
des grands, les pensées
sur Vart de persuader,
Véloquence et le style,
les pensées sur les Jé-
suites et les Jansénistes,
le Pape et VEglise, les
Provinciales, et les
pensées sur Vordre.
PREFACE
Contre V indifférence des athées
(Préface générale et notes).
PARTIE I
MISÈRE DE l'homme SANS DIEU
I. Nature de r homme :
a) Divertissement;
b) Puissances trompeuses ;
c) Disproportion;
d) Grandeur et misère.
II. Impuissance des philosophes (Sys-
tèmes des philosophes).
PARTIE II
FÉLICITÉ DE l'uOMME AVEC DIEU
I. Insuffisance des preuves métaphy-
siques scientifiques, tirées de la
nature (Préface de la seconde
partie).
II. Nécessité de la foi (Que l'homme
sans la foi ne peut connaître le
vrai bien ni la vraie justice).
III. La religion :
a) Caractères de la vraie reli-
gion ;
6) Moyens d'arriver à la foi.
IV. Les preuves :
a) Le peuple juif;
b) Miracles;
c) Figures;
d) Prophéties;
e) Jésus-Christ;
f) De la religion chrétienne.
244
LA PENSÉE DE PASCAL
D
D'APRÈS MOLINIER
Molinier est, après
Faiif,'ère, le premier qui
ne soit reporté per-
sonii('llen)ent au ma-
nuscrit. Sont en itali-
ques les titres ajoutés
à ses (chapitres ou à ses
^roupf's «le clia[)itres
pour en in<iiquer plus
netteuient le contenu.
PREFACE
Contre Vindifférence des athées (Pré-
face générale et notes).
PARTIE I
MISÈRK DK l'homme SANS DIEU
I. L homme devant la nature (Dispro-
portion ).
II. Nature de r homme :
a) Divertissement;
6i (irandeur et misères;
c) Puissances trompeuses et
imagination ;
r/j Justice, coutumes et préjugés ;
e) Faiblesse, inquiétude et dé-
fauts.
PARTIE II
FKLICITK DK l/llOMME AVEC DIEU
I. Insuf/lsance des preuves métaphy-
siques, scientifiques, tirées de la
nature (Préface de la seconde
partie).
II. Nécessité de rechercher la vérité.
III. Impuissance des philosophes.
IV. Fausseté des autres religions (Pen-
sées sur Mahomet et la Chine).
V. Les preuves :
a) De l'Ancien Testament :
1° Du peuple juif;
2° Authenticité des livres
saints.
APPENDICE IV
245
Sont éliminées de
l'Apoloffie les pensées
diverses^ les j3ensées
sur le style, les pen-
sées sur les Jésuites et
les Jansénistes les pen-
sées sur l'ordre et les
pensées sur les mi-
racles.
b) Des Deux Testaments :
i° Prophéties;
2° Fujurcs (Des figures en
général et de leur légiti-
mité, Que la loi des Juifs
était figurative).
c) De la reliyion chrétienne :
1° Caractères de la vraie
religion;
2° Excellence de la reli-
gion chrétienne;
3° Péché originel;
4° Perpétuité de la religion
chrétienne;
D° Preuves de la religion
chrétienne;
6° Jésus-Chmt (Preuves de
la divinité de Jésus-
Christ, Mission et gran-
deur. Mystère de Jésus).
7° Du vrai juste et du vrai
chrétien.
APPENDICE V
LA RHÉTORIQUE DE PASCAL
Pascal, dans la y)reniicrc partie de sa vie, avait été unique-
ment i:('onnètre. Nalurelloinent porté par son génie extraor-
dinaire à rétn<le des sciences mathématiques, il y avait
encore élé ponssé par rexemide de son père; et la précau-
tion môme (juavait prise Élienne Pascal de lui interdire cet
ordre de travaux * n'avait fait qu'exciter sa curiosité par
l'at Irait du mystère. Aussi, dès qu'on le lui avait permis, s'y
élait-il adonné avec passion. Il semble que, pendant long-
temps, il n'ait rien vu en dehors des mathématiques, et qu'il
ait eu en leurs résultats comme en leur méthode une con-
liance absolue et une confiance sans réserve. Sans doute,
comme nous ra[»|nend M"*'' Périer, il n'admettait point que
le raisonnement fnt valable dans les choses de la foi. Mais —
même à l'époque de sa prcMuière ferveur janséniste — il pré-
tondait restreindre ce domaine réservé: il pensait que
« beaucoup de choses » de la religion pouvaient être démon-
trées « suivant les principes du sens commun» ; que, si la foi
était un don de Dieu, la raison en pouvait du moins établir
les fondements^. Kt, pour les choses humaines, il ne faisait
point de distinction : elles lui paraissaient toutes pouvoir être
traitées more ycomctrico^ comme dira Spinoza^.
1, « Goumic il sav.'iit que l.i mathématique est une science qui
rcnijjlit et ijui satisfait I)ejiU(MU[> Tospril, il ne voulut point que
mon frère en eût aucune counaissunce » (M°" Périer).
'2. Lettre à sa sn'ur janvier 1()48;.
:{. Cf. la Lettre imi»crtineiite du chevalier de Méré à Pascal. Vous
aviez, lui dit-il, pris <lans la géométrie l'habitude « de ne juger de
quoi que ce soit que par vos longues démonstrations ».
\
V
APPENDICE V 247
Une nouvelle vie s'ouvrit pour lui, un plus large horizon
se dévoila devant ses yeux, quand, « dégoûté » des sciences
abstraites, il « commença l'étude de l'homme <». Introduit
dans la société du duc de Roannez, du brillant chevalier de
Méré, de Miton et de leurs amis, reçu dans les salons raffi-
nés comme celui de M™*' de Sablé ou de la duchesse d'Aiguillon,
il découvrit u le monde ». Tout d'abord, s'il faut en croire la
lettre fameuse que lui écrivit un jour Méré, il essayait d'ap-
pliquer à la vie et aux hommes les formes rigides et les pro-
(M'dés méthodiques de la géométrie. Mais, il s'aperçut bien
vile — plus encore par son propre tact que par les avertisse-
ments de ses amis^ — qu'en cela il faisait fausse route. Moins
'< [)ersuadé de l'oxcellence des mathématiques-'^ », il comprit
que des études différentes demandaient des procédés diffé-
rents. Ce n'est point qu'il ait absolument cessé d'avoir con-
(iance en la logique : il était trop géomètre pour cela, et dans
VArt de persuader, il soutient encore que la méthode de la
géométrie surpasse toutes les autres, car c'est elle qui se
rapproche le plus de la démonstration parfaite — et chimé-
rique — dont il avait conçu l'idée, et qui consisterait à tout
prouver. Mais, du moins, en face des « sciences extérieures »,
il vit un autre sujet d'études: « la science des mœurs* »; il
reconnut que l'homme n'est pas une pure intelligence, qu'il
est presque impossible de s'adresser toujours à sa seule raison
par des arguments abstraits*, et que la logique, hors de son
\. If., VI. 23: M., -US;!}.. Ii4.
2. Méré iic lui inéiiage.iit pas ces avcilissemciils (Cf. la Lettre
(ii'jà citée). Mais, ailleurs, il recniiiiaîl les propres que Pascal a su
faire de lui-même : «Nous ne pensions à rien moins qu'à le désa-
buser; cei)en(lant, nnus lui parlions <le bonne foi. Deux ou trois
jours s'étant écoulés de la sorte, il eut quelque défiance de ses sen-
timents, et, ne faisant plus qu'écouter et qu'interroger pours'éclair-
cir sur les sujets qui se i)résentaient, il avait des tablettes qu'il
tirait de temps en temps, où il mettait quelques observations, etc. »
{f)e l esprit).
l\. Paroles de Pascal rapportées par Méré (Letlre). — « Excellence »
a ici la plénitude de son sens : supériorité, prééminence.
■i. II., VI, 41; M., 226; B., 67.
:;. H., VI, :{«): .M., 340:1J., \q:\.
248 LA PENSf:E DE PASCAL
domaine, devient absurde ^ C'est alors que se présenta à son
esprit la théorie d'un art de persuader autre que la dé-
mon.^tration géométrique ; c'est alors qu'il se fit une rhétorique.
A partir de ce moment, Pascal eut beau renoncer au
monde, il ne cessa plus de s'occuper de ces questions. Ou,
pour mieux dire, plus il renonçait au monde, plus il s'occu-
pait passionnément de ces questions, car elles prenaient pour
lui une tout autre importance. Jadis, quand il était adonné
aux vanités de l'esprit, il les traitait pour son plaisir : il vou-
lait atteindre à la perfection littéraire ou la mieux goûter
chez les autres. Maintenant, il les traite pour son devoir : il
se sent tenu de coopérer suivant ses forces et par les moyens
naturels à Tœuvre surnaturelle de la gnlce, de répandre dans
les âmes les semences de vérité que Dieu pourra rendre
fécondes et salutaires. L' « honnête homme » a fait place au
chrétien fervent; l'amateur ou l'artiste à l'apôtre; et c'est
l'ardeur même de sa charité qui le pousse à mieux étudier
l'art de persuader, jjour en mieux employer les ressources 2.
Avant de parler, il supplie Dieu de rendre ses paroles con-
vaincantes; c'est à Lui qu'il demande — si l'on ose ainsi par-
ler — des leçons dt; rhétorique : « Si ce discours vous plaît
et vous semble fort, sachez qu'il est fait par un homme qui
s'est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet Être
inlîni et sans parties auquel il soumet tout le sien, de se sou-
mettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa
gloire 3. )) Ainsi s'expliciuent le nombre et la variété des pen-
sées sur l'esprit, le style, la rhétorique -*; ainsi se comprend
la phrase de la Logique de Port-Royal: « Feu M. Pascal qui
savait autant de véritable rhétDrique que personne en ait
jamais su... » ; ainsi se vérifie le jugeaient de M™® Perler:
\
1. IL, VI, 49; M., 380; B., 393. )
2. C'est par une rhétorique qu'Etienne lîérier fait commencer
ï Apologie dans le résumé qu'il en donne : '^a Après qu'il leur eût
fait voir quelles sont les preuves ((ui font le iplus d'impression sur
l'esprit des hommes et qui sont les plus pro «'es à les persuader, il
entreprit de montrer, etc.» {Préface de Pqrt'-Royal).
3. IL, X, 1;M., 6; B., 223.
4. M. Brunschvicg en compte cinquante-neuf uniquement consa-
crées à ces sujets.
Y
APPENDICE V 249
« Il avait une éloquence naturelle qui lui donnait une facilité
merveilleuse à dire ce qu'il voulait; mais il avait ajouté à
cela des règles dont on ne s'était pas encore avisé et dont il
se servait si avantageusement qu'il était maître de son style:
eu sorte que, non seulement il disait ce qu'il voulait, mais il
le disait en la manière qu'il voulait, et son discours faisait
reflet qu'il s'était proposé » ; — ainsi se justifie enfin la pré-
sente étude.
Le principe fondamental de la rhétorique de Pascal, c'est
la distinction des « deux entrées par où les opinions sont
reçues dans l'âme ' », Tentendement et la volonté (ou le
cœur). Ce n'est pas, comme il le reconnaît lui-même, que la
volonté « forme la créance » ; mais elle n'en a pas moins une
part prépondérante dans la conviction, parce qu'elle prévient
l'esprit contre les opinions dont elle est heurtée, pour les
opinions dont elle est flattée ^. JDans rAt-L(^.^i?.^7.'*^^^^?rï.Ptisc^l
— géomètre encore — proteste contre cet abus: il trouve
« cette voie (la volonté) basse, indigne, étrangère » ; il y voit
une des preuves de la faiblesse et de la perversité humaines ;
il n'admet comme légitime l'intervention du cœur que pour
les choses de la religion. Mais, plus tard, à mesure que lui-
même obéit davantage aux inspirations de son cœur, il lui
apparaît de plus en plus clairement que (( le cœur a ses rai-
sons que la raison ne connaît pas^ », qu'il a « son ordre '' »
à lui, et il en arrive à le proclamer supérieur à l'esprit lui-
même.
1. Aï'l de persuader.
2. H., III, 10; M., 348; B., 99. — La déQionstration ne s'adresse
donc pas d'une part à rentendement, — d'autre part à la volonté;
mais d'une part à l'entendement seul, — d'autre part à la volonté,
puis à l'entendement, ou, pour mieux dire, à rentendement par la
volonté.
3. H., XXIV, 5; M., 11: B., 277.
4. H., vu, 19; M., 136; B., 283.
■ /
250 LA PENSEE DE PASCAL
Quoi qu'il en soit, à Topoque même où Pascal s'indigne
contre ces « caprices téméraires de la volonté », il est bien
obligé d'en tenir compte. Et, puisqu'il y a deux « portes »
par où les vérités sont rerues dans lame, il doit distinguer
deux méthodes différentes, deux parties distinctes de l'art de
persuader : l'art de convaincre et l'art d'agréer.
Laissons ici de cot<' l'art de convaincre. 11 s'adresse à
l'entendement seul : il a pour objet les vérités « qui se tirent
par une conséquence nécessaire des principes communs etdes
vérités avouées», soit qu'elles n'aient aucun rapport avec les
tendances de notre volonté, soit qu'elles s'accordent avec elles.
L'art de convaincre n'est donc pas autre chose que le pur
raisonnement et (lue la logique : il se ramène en dernière
analyse à la démonstration géométrique. Pascal nous en
donne les règles ; mais, j)ar leur nature même, ce sont les
règles de la discussion scientifique et non de la rhétorique.
L'art d'agréer, lui, s'adresse au cœur autant qu'à l'esprit;
ou plutôt, il s'adresse avant tout au cœur, qui détient en
quoique sorte les clefs de l'entendement. Il a pour objet la
démonsUalion des vérités dont il est difficile de démontrer
nettement la liaison avec « les principes communs et les
vérités avouées », parce qu'elles sont hostiles à nos tendances,
contraires à la réalisation de nos désirs. On ne saurait donc
suivre ici la marche directe et, pour ainsi dire, rigide des
démonstralious géométriques: on n'attaque point l'entende-
ment de front, on s'en rend maître par un mouvement tour-
nant, en conciuérant d'ahord la volonté. L'art d'agréer a donc
sa mélhode à lui, méthode plus vivante et plus souple, qui
est précisrment ce que nous appelons du nom de rhétorique.
Si telle est la définition de la rhétorique, on voit aisément
quelles sont les règles principales qui s'en déduisent. Dans
l'art d'agréer, l'entendement et la volonté sont tous deux,
mais inégalement intéressés : ils doivent être tous deux, mais
inégalement satisfaits.
L(.' rùle de rcnlendemenl est secondaire, mais il n'est point
nul, et l'espiit a toujours ses exigences. Quand la chose à
démontrer, admise i)ar la volonté, en arrive enfin à subir le
contrôle de l'esprit, elle ne doit point lui être inacceptable:
\
APPENDICE V 251
« Il faut en tout dialogue ou discours qu'on puisse dire à
ceux qui s'en offensent: De quoi vous plaignez-vous^?»
Pascal en effet n'entend point donner des leçons de sophis-
tique : r.-jrt.d'fi gréer n'est p n^ir Ini qn>n ïïl^Y^" approprié à
la faiblesse humaine de menerTliorhrfté k là Venté. On pré-
sentera donc à l'entendement la vérité pour laquelle il est
fait et qu'il réclame : si on lui présentait l'erreur 2, la volonté
fût-elle disposée à l'admettre, il se révolterait. Et d'autre
part, il faut tâcher de lui faciliter cette reconnaissance de la
véritt'î : on la lui présentera de telle sorte qu'il n'ait point de
difficulté à l'admettre ^, « que ceux à qui l'on parle puissent
Tentendre sans peine et avec plaisir* ». Cette satisfaction
donnée aux exigences essentielles de l'entendement, c'est le
seul point qui soit commun à l'art de convaincre et à Tart
d'agréer.
Mais la part faite à la satisfaction de la volonté des audi-
teurs est bien plus importante, comme il convient. Il faut,
avant tout, établir une exacte « correspondance entre l'esprit
et le cœur de ceux à qui l'on parle d'un côté, et de l'autre,
les pensées et les expressions dont on se sert^ ». C'est ici
qu'éclate clairement la différence entre l'art de convaincre
et l'art d'agréer. Par le premier, on s'adresse à ce qu'il y a
de plus universel, de commun à tous les hommes, d'immua-
blement identique dans toutes les âmes, à la raison pure : il
n'y a donc pas lieu de varier la méthode, suivant que l'on
veut convaincre tel ou tel. Par le second, on s'adresse à la
sensibilité, élément de l'ame essentiellement individuel,
variable de nature ou de degré d'un homme à l'autre, ou
même dans un seul homme à des moments différents : il
faut donc adapter son discours au caractère particulier de la
1. IL, XXIV, 95; M., 698; B., 188.
2. L'erreur connue comme telle par l'esjH'it, évidemment.
3. Soit une vérité que Tauditeur ait tout iiitér*!^t à admettre : sa
volonté nous est acquise; la forme sous laquelle on présentera
cette vérité à son esprit n'est cependant pas IndifTérente : entre
deux façons de l'exposer, il faudra choisir la plus claire, la plus
facilement intelligible.
4. IL, XXIV, 87; M., 989; B., 16.
252 LA PENSEE DE PASCAL
porsonnc à convaincre ou a sa disposition particulière au
moment donn*». Dans la gt^ométrie, la v^?rité s'impose : aussi
so prés«»nto-t-olIfi ouvertement, comme un maître dans son
domaine. Au contraire, en dehors des sciences abstraites, la
véritf^ s'insinue : elle entre dans la place à la dérobée, grâce
à mille sul)lerfuges, comme un usurpateur qui veut com-
plaire à tous pour les séduire, et non comme un roi fort de
son autorité : « Klocjuence qui persuade par douceur non
par. empire, en tyran non en roi*. » En proportionnant
ainsi son discours aux sentiments de Tauditeur, en touchant
à ce qu'il y a en lui de plus intime et de plus personnel, on
se le concilie tout entier; la volonté charmée conspire avec
nous, et la persuasion se coule dans l'esprit, d'un mouve-
ment irrésistible et doux 2.
Mais par quels moyens mettre ainsi d'accord son discours
et les sentiments de l'auditeur? Il faut être doué de 1' « esprit
de finesse ». L'esprit de iînesse, en eflet, est « une souplesse
de pensée », une sorte de tact délicat et subtil qui nous per-
met de pénétrer les âmes, d'y saisir les sentiments les plus
fugitifs et les plus mobiles, d'anatomiser les fibres les plus
déliées du cœur. « Il n'est question que d'avoir la vue bonne,
mais il faut l'avoir bonne ^ » ; on peut alors se faire une idée
exacte du cœur de la personne à convaincre, sentir quelle
sorte d'arguments la |)euvent toucher, et les mettre en
usage. Par un etfort de pensée, on prendra pour un temps
ses sentiments, on « fera essai sur son propre cœur » de
l'efTet que produit le discours, et l'on pourra tout disposer
à coup sûr, pour que « l'auditeur soit comme forcé de se
rendre ^ ».
Reste à savoir par quels procédés nous pourrons acquérir
cet esprit de finesse si nécessaire. Il n'y en a point. On a
l'esprit de finesse, comme on a l'esprit de géométrie, par un
don gratuit de la nature, par une bonne fortune que rien ne
saurait préparer. Aussi, lorsqu'on n'en est point naturelle-
1. IL, XXV, as bis; M., 334; B., lu.
2. IL, VII, 14: M., 610; B., lOG.
3. H., VII, 2 bis; M., 639; B., 1.
4. IL. xxiv, 87; M., 989; B.. 16.
^,
APPENDICE V 253
ment doué, il est impossible de remédier à cette disgrâce.
Pour chercher à se former l'esprit et le sentiment par des
conversations, des lectures, ou tout autre moyen, il faudrait
déjà pouvoir faire un choix, c'est-à-dire avoir l'esprit formé.
« Ainsi cela fait un cercle d'où sont bienheureux ceux qui
sortent < » ; et ils n'en peuvent sortir que par une rencontre
heureuse, qui les aura fait entrer dans une société comme
celle que Pascal lui-même a rencontrée autour du duc de
Roannez et de Méré.
Pour ceux qui n'ont pas l'esprit fin, tous les préceptes de
rhétorique sont inutiles : à quoi bon en effet offrir une
méthode à celui qui n'a point les facultés indispensables pour
s'en servir? Quant aux autres, à qui le sort favorable a accordé
cette précieuse prérogative, assurément ils ont une règle.
Seuls, ils peuvent juger de ce « modèle d'agrément et de
beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature...
et la chose qui nous plaît»; seuls, ils ont le « bon goùt^ ;>;
seuls, ils peuvent porter sur les choses de l'esprit des juge-
ments absolus et certains : ils peuvent dire « il faut 3 », ils
ont leur montre *. Mais, qnnnr] j) «'agit, dt^ pr^^risf^r l es règle s
de cette méthode si <• difQcile», si « subtile », si « admi-
rable », Pascal se dérobe et se déclare incompétent. Sans
doute, elles existent; et même, elles sont « aussi sûres, aussi
efficaces » que celles de la démonstration mathématique;
mais combien difficiles à formuler! Elles supposent, en effet,
une connaissance approfondie de la sensibilité si variable el
si inconstante, elles exigent une étude perspicace de l'âme
de tous les hommes, dans les diverses situations, dans les
divers moments de leur vie, dans la complexité insaisissable,
dans la mobilité fugitive de leurs sentiments et de leurs pas-
sions. Aussi, Pascal, effrayé de l'immense labeur de cette
tâche, « s'y sent tellement disproportionné qu'il croit la chose
absolument impossible •» ».
1. H., VII, 16; M., 136; B., 6. — C'est encore une prédestination-
2. H., VII, 24; M., 328; B., 32.
3. H., VII, 20; M., 450; B., 49.
4. H., VII, 7; M., 342; B., 5.
5. Art de persuader.
254 LA PENSEE DE PASCAL
il
II
Par Itï, la rhétorique, un instant élevée, en théorie, à la
dignité et à la certitude d'une méthode scientifique, rede-
vient, en fait, un art. C'est-à-dire que Pascal ne prétend pas
indiquer une voie unique que tous doivent suivre : il rend à
tous les esprits la liberté de se créer chacun sa méthode,
suivant sa nature propre, la nature de l'auditeur et les cir-
constances. Il a philosophiquement établi que la rhétorique
est l'art d'agréer pour persuader. Mais, une fois ce but indi-
qué, il ne réunira point on un corps de doctrine un certain
nombre de préceptes impératifs : il ne donnera pas de re-
cettes pour y atteindre. Tout ce qu'il peut faire, c'est d'indi-
quer quelle doit être la nature des moyens mis en œuvre,
étant donnés les traits généraux de la nature humaine ; mais
il laissera à chacun le soin de trouver quels moyens particu-
liers doivent être employés dans chaque cas particulier: « il
n'y a point de règle générale ^ ». Il n'étudiera donc point les
procédés, mais les conditions de l'art d'agréer.
Or, il est deux qualités que Pascal a jugées des conditions
essentielles de l'art d'agréer: c'est l'ordre et le naturel.
Il faut de l'ordre dans les discours. Nous avons vu, en effet,
qu'il est indispensable de satisfaire l'esprit. Il a besoin de
comprendre. Et, puisque comme << les mots forment
d'autres pensées par leur différente disposition », de même
les « mêmes pensées forment un autre corps de discours
par une disposition différente^ », il importe de tout disposer
pour la plus grande commodité de l'entendement. Mais, ce
serait une chose bien simple que l'ordre, s'il ne consistait
qu'en une « disposition des matières » intelligible ; et il
n'y aurait pas lieu de tellement insister. La chose est plus
compliquée. La volonté réclame à son tour, et l'ordre le plus
1. H., VII, 21; M., 278; IL, 48.
2. IL, VII, 9, et XXV, 128; M., 715 61472; B., 22 et 23.
APPENDICE V 255
intelligible n'est pas toujours celui qui lui agrée le plus : il
lui paraît parfois « ridicule ^ ». De là vient toute la difficulté ;
de là vient que « la dernière chose qu'on trouve en faisant
un ouvrage est de savoir celle qu'il faut mettre la première 2 ».
Il s'agit en effet, tout en respectant la logique du raisonne-
ment, de mettre au premier plan, en valeur, ceux des argu-
ments qui peuvent le mieux toucher la volonté. Il n'est donc
point possible de donner par avance les règles de cet ordre :
c'est d'après la connaissance qu'il a de la personne de l'au-
diteur, et d'après la nature de son sujet, que celui qui veut
convaincre disposera son discours. Ainsi, Pascal veut écrire
ses pensées « sans ordre et non pas peut-être dans une con-
fusion sans dessein » ; car c'en est « le véritable ordre, et
qui marquera toujours son objet par le désordre même. Il
ferait trop d'honneur à son sujet s'il le traitait avec ordre,
puisqu'il veut montrer qu'il (ce sujet) en est incapable 3 ».
On s'explique alors le nombre et la variété des pensées rela-
tives à la disposition : Pascal voulait s'adresser à tous les
hommes; et, « connaissant le pouvoir de l'ordre », il cher-
chait par des tâtonnements successifs à adapter son plan à
la fois aux nécessités de son Apologie et aux sentiments
variés qu'il pouvait supposer dans les âmes. C'aurait été
même là, suivant lui, son originalité la plus indiscutable :
« Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau : la dis-
position des matières est nouvelle'.» Et l'on comprend
mieux maintenant quelle valeur avait à ses yeux cette
réponse : donner un ordre nouveau à ses arguments, c'est
leur donner une force et presque un sens nouveaux.
Le naturel, lui, est surtout nécessaire pour charmer la
volonté. Quand l'éloquence n'est qu' « une peinture de la
pensée », un « portrait » fidèle de la réalité s, au lieu d'un
auteur, on est « étonné et ravi de trouver un homme <^ » ; et,
1. II., VII, 17; M., 136; B., 283.
2. H., VII, 29; M., 985; B., 19.
3. H., V, 1;M, 341;B.,jij.
4. H., VII, 9; M.. 715; F., 22.
5. H., XXIV, 87 bis; M. 353; B., 2G.
6. H., VII, 28; M., 70-4; B., 29.
f'
|i
2o6 LA PENSEE DE PASCAL
comme son discours naturel nous peint dans toute leur
vrrité les sentiments et les passions que nous trouvons en
nous-mêmes, on sympathise avec lui : cela « nous le rend
aimable », et « cette communauté d'intelligence... incline
nécessairement le cœur à Taimer^ ». LWme de l'auditeur est
donc par avance séduite; elle est prête à recevoir sur la foi
de cet homme qu'elle aime toutes les vérités qu'il lui vou-
dra proposer. Ajoutons n cela qu'un discours naturel, trou-
vant en nous, précisément parce qu'il est naturel, une
correspondance parfait*?, semble nous suggérer bien plus
que nous imposer des raisons; or, « on se persuade mieux
pour l'ordinaire par les raisons qu'on a soi-même trouvées
(jue par celles qui sont venues dans l'esprit des autres- ».
C'est pour cette double raison, par exemple, que la simpli-
cité et la naïveté du slyle «le l'Évangile contribuent à aug-
menter la confiance du lecteur -^ 11 faut donc chercher'tou-
Jours le terme qui exprime le plus exactement notre
pensée, dire « répandre », « verser » ou « renverser »
« selon l'intention » ; car cette précision rend le style
plus naturel*. Il faut éviter l'emphase; car 1' « éloquence
continue ennuie », et la véritable élo(iuence, celle des faits,
'< se moque de l'éloquence » vaine et fausse des grands mots^.
Il faut éviter la pédanterie ; car celui qui « a mis l'enseigne
de poète, de mathématicien, etc. », ne voit que son métier;
or, « l'homme est plein <.le besoins et n'aime que ceux qui
les peuvent remplir tous », c'est-à-dire il n'aime que 1' «hon-
nête homme 6 ». Il faut éviter l'affectation : car les « termes
bizarres » que les gens de mauvais goût prennent pour la
« beauté poétique », n'a pas plus de rapport avec la véritable
beauté conforme au ^< bon modèle », que les « reines de vil-
lage» avec les véritables reines'. En un mot, tout ce qui farde
1. II., VII. 26: M., ()80; 13.. 14.
2. 11., VII, 10; M., 435; B., 10.
8. H., XIX, 2: M., \:U; B., " o.
4. H., XXV, 132; M., 319; B., 53.
5. IL, VII, 34, et vi, 40; M., 412 et 528; H^ 4 et 355.
6. 11., VI, 15; M., 330; B., 34.
7. 11., vn, 24 et 25: M., 328 ef 329; B., 32
V
APPENDICE V 237
et déguise la nature \ tout ce qui y ajoute et par suite la
\ fausse^, les bons mots cherchés^, l'abus des périphrases -*, les
antithèses forcées"^, le souci excessif de la forme et de Télé-
\^ gance^, les fausses beautés que tant de gens admirent', tout
ela doit être également rejeté. Le meilleur style est le style
ïù. plus simple^, parce qu'il n'exclut pas l'agréable, mais que
^a;5réable^« y est lui-môme pris du vrai^ ». Mais ici encore,
il n*est point possible de donner des règles trop précises, ou
du moins, ces règles restent inutiles à ceux qui ne sont pas
naturelîement « fins )>. Pour reconnaître ce qui est simple
et naturel, il faut avoir le bon goût et l'esprit de finesse :
et ce ne s«pnt point choses qui s'enseignent. Quand Pascal
relève, poii'J' les blâmer, un certain nombre de mots et
d'expression^ *^, il se laisse guider par son tact et par le goût
de ses amis, ) non point par des préceptes formels, par des
règles . en ce 3 matières, « il n'y en a point ^^ ».
On voit que.ye est l'originalité de la rhétorique de Pascal.
Elle se distingiîie essentiellement de toutes celles qui l'ont
précédée, en et* qu'elle ne cherche point à formuler de
règles pratiques I pour ceux qui veulent écrire. Pascal n'a
point réuni un enV^"^^^^ ^^ recettes qui permettent au pre-
mier venu, bien oJ.u mal doué de la nature, de persuader ses
auditeurs. D'un pri J^cipe philosophique, la distinction de deux
« organes de la cré'^nce », entendement et volonté, il a déduit
et l'objet de la rhéivorique : persuader les vérités non géomé-
triques — et sa métS^o^G : agréer pour persuader — et les
V
1. H., VII, 20; M., 450;B.,A49.
2. H., XXIV, 87 bis; M., 353; -B., 26.
3. H.,vi, 19;M.,686;B., 46.^
4. H., vil, 20; M., 450; B., 49 !•
5. H., vu, 22; M., 326; B.,27.'*
6. H., VII, 21; M., 278; B., 48. V*^
7. H., VII, 35; M., 739; B., 31. i
8. H., VII, 17 bis; M., 770 ^is; B.tf» 18.
^. H., vu, 27; M., 636; B., 25.
10. H., VI, 51 et 54 ; xxv, 25, 25 S^^*» 25 1er, 130, 130 bis, 131 et 132 ;
M., 529, 339, 334, 753, 363, 594, 6 M, 319; B., 38, 57, 56, 15, 59, 54, 55,
52, 53.
11. H., VII, 21; M., 278; B.,y
17
IT
.^
258 LA PENSEE DE PASCAL
règles gén«?rales ds celte méthode : 1° adopter pour chaque
auditeur et dans chaque circonstance un ordre approprié à cet
auditeur et à cette circonstance et 2° ne pas s'éloigner de la
nature. Mais il s'arrête là. Dès lors, toutes les remarques qu'i*
a pu faire n'ont point l'autorité de préceptes systématique: '
ce ne sont que des observations particulières qu'il a dues?*
conversations de ses amis du monde, que lui ont suggérées?
lectures, que lui ont fournies ses réflexions sur CApof^ iajk
qu'il méditait et sur los moyens de la rendre convain' , caïte.
^ rhjHoi'ique <'st donc faite pour lui seul. Et c'est r . ^k
là «jue lui vient son caractère extérieur le plus fr - ^\\
côté de remaniues très profondes et (jne seul un F ^ •igU^
vait faire, elle présente sur le môme plan des ♦' , . ./;^iniSâ!
presque banales. L'originalité de la rhétorique « , ««.l'^*^
moins dans les formules auxquelles il arrive , , .. ^nja^^
façon dont il v arrive et dans le fondement ; ." »^aii1o'
\., , \ lement notre»"**-^
qu il a su leur donner.
^ « renverser »
<L rend le style
Jly V « éloquencf
;e, celle des faits
des grands mots*
« a mis l'enseigni
i>it que son métier
aime que ceux qu
1 n'aime que l' « hor
dtion : car les «teniw
:» goût prennent pour
e rapport avec la véritaJ
le », que les « reines de
En un mot, tout ce qui fa
\ 528; »„ 4 et 355.
■
APPENDICE VI
CINQ TRAVAUX RÉGENTS SUR PASCAL
li donné dans mon Avertissement, la liste des cinq prin-
ux ouvrages parus sur Pascal depuis 1896, dont j'ai tiré
lus de profit. Il me paraît bon d'en présenter ici un bref
lien, et surtout de relever exactement les points où Je
uis pas complètement d'accord avpc les cinq auteurs.
nd il s'agit de faits, j'aime à croire que j'ai eu pourtant
noins des apparences de raisons pour ne pas me ranger
ur avis, et les lecteurs auront l'indication des petits pro-
ies qu'on peut soulever à propos de ces faits. Quand il
it d'appréciations ou d'interprétations, l'exposé exact de
vergence aura peut-être l'avantage de préciser à la fois
nion de MM. Brunschvicg, Lanson, Giraud, Boutroux et
feld, et celle de leur contradicteur.
jlUNSGHVICG. BLAISE PASCAL, PENSÉES ET OPUSCULES.
►fBrunschvicg a publié à la librairie Hachette une remar-
T) édition classique des Pensées et des Opuscules (1896;
X édition, 1900). Ce livre a eu un succès mérité. Et,
md, la conception même en est des plus ingénieuses,
nschvicg a observé que la plupart des ouvrages dési-
u nom d'Opuscules se rapportent à des circonstances
^oinées de la vie de Pascal, et sont comme des pages
260 LA PENSEE DE PASCAL
éparses d'une autobiographie. Il les a donc publiés dans
leur succession chronologique en les reliant par un commen-
taire suivi : ce sont, pour ainsi dire, les bornes milliaires
qui guident nos pas le long de la route, au bout de laquelle
se dresse la majestueuse ruine des Pensées. De plus et sur-
tout, il est difficile de dire à qui n'a pas lu ce livre, quelle
intôlligence pénétrante, subtile et pourtant tn^s prudente,
M. Brunschvicg a déployée dans tout ce commentaire intro-
ductif ; et l'édition proprement dite des Pensées ainsi que les
notices et notes qui l'accompagnent sont dignes du début.
Voici quelques observations.
P. 15 : « Cet unique témoignage, suffisant pour établir la
matérialité du fait [l'accident de Neuilly], ne l'est pas, quant
aux conséquences morales de ce fait. « — Cela me paraît
très juste ; mais ne serait-il pas bon de dire que c'est le
Recueil (VUtrecht lui-même, qui a paru lui donner Timpor-
tance morale qu'il n'a pas?
, P. 119 : Y a-t-il une preuve que ce fut dans la traduction
de du Vair que Pascal avait lu Épictète? Si non, cette affir-
mation s'appuie uniquement sur l'hypothèse de Collet; si
oui, elle l'appuierait : et cela serait assez important.
P. 121 : M. Hrunschvicg place au second voyage de Pascal
en Auvergne (1652-53) son empressement auprès de la
« Sapho » du lieu. Pour moi, je la place plutôt au premier
voyage (1649). J'ai des doutes sur la «Sapho» auver-
gnate et la croirais volontiers un peu provinciale. Pas-
cal a pu être désireux de lui plaire quand il admirait
encore et du Vair et « les bons mots du lieutenant crimi-
nel d'O. » ; mais depuis qu'il connaît Miton et Méré et
la cour? depuis qu'il est « revenu de si loin »? Ou alors, il
faudrait avoir des raisons de croire que celle « précieuse »
de Clermont était vraiment du « dernier cri » de Paris : les
communications étaient-elles si faciles et les modes se répan-
daient-elles si vite dans la première moitié du xvii«î siècle?
P. 143 : « Ce fut le choix du directeur qui fut la cause
des plus violents combats que Pascal eût avec lui-même. »
— M. Brunschvicg dit cela après le Mémorial, Cela me paraît
très bien vu. Mais je serais curieux de savoir ce qu'il pense
APPENDICE .VI 261
du sermon : est-il antérieur ou postérieur au Mémorial ? Ou
peut-être M. Brunscliivcg n'atlaclie t-il pas d'importance au
sermon, dont il ne parle pas?
P. 146 : On aimerait savoir d'après quels principes est éta-
bli le texte de VEntretien, Est-ce un choix arbitraire de
variantes? Est-ce un mélange de plusieurs textes? L'établis-
sement définitif d'un texte critique paraît désirable et ten-
tant. Qui le fera?
P. 164 sqq. : M. Brunschvicg parait présenter le traité de
V Esprit géométrique eiV Art de persuader comme deux fragments
contemporains d'un même essai. Ne serait-il pas plus pru-
dent de les séparer?
P. 226 : « Les scrupules du chrétien qui se défend contre
la gloire du monde. » — Assurément; mais ne faut-il pas
noter qu'à certain moment du concours, ils ont parlé un peu
bas, ces scrupules? Sachons avouer les faiblesses même
d'un Pascal.
P. 255 : « Le Recueil d'Utrccht, auquel nous devons les
indications les plus précises sur l'histoire du jansénisme. »
— Avouerai-je que Je me défie un peu — non delà véracité,
grand Dieu! — mais de la critique du Recueil d'Utrecht? Je
crains que l'auteur n'ait facilement accepté sans les témoi-
gnages faire entre eux de différence, et brouillé un peu les
choses : je rappelais plus haut sa responsabilité dans la lé-
gende de Neuilly.
Même page : Voici un des rares endroits où je trouve
M. Brunschvicg un i)eu hardi. L'homme sans religion est-il
bien sûrement Méré ? Et ce qui m'en fait précisément douter,
c'est le trop heureux parti que M. Brunschvicg tire de cette
supposition à la page 257 : de Saci et la religion, Méré et le
monde, Hoannez et la science, voilà de ces correspondances
symélricjues qui sont séduisantes, mais qu'il ne faut accueil-
lii" que sur des preuves, parce çue séduisantes.
P. 257 : L'argument du pari serait postérieur à l'exposé oral
tle r Apologie fait par Pascal et l'idée lui en serait venue à
propos de la rouLtte, grâce à l'avis que lui donna le duc de
Hoannez de mettre son génie mathématique au service de la
foi. — L'hypothèse est séduisante et bien présentée. Pour-
262 LA PENSEE DE PASCAL
tant si le pari se rattache naturellement à un travail scien-
tifiquo, c'est à la solution du problème des partis, qui est bien
antérieure. D'autre part, M. Brunschivcgdit (page 287) «Targu-
menl du pari est une partie capitale dans les Pensées >k Entre
1657 ou 16.'>8 et sa mort, Pascal aurait donc modifié les
Pensées sur un point capital, et, notons-le, capital non seu-
lement au point de vue du plan, mais pour le fonds même
des choses?
Quant aux Pensées mêmes et à Tordre que M. Brunschvicg
leur a donné, on ne peut qu'approuver — dans les grandes
lignes — du moment que l'on comprend l'impossibilité de
retrouver le j»lan authentique.Ily aurait cependant quelques
observations de détail à faire. Je ne puis m'empêcher de
trouver que la séparation des pensées 227 et 244, 553 et 791,
56 et 15, etc., qui sont unies, des pensées 766 et 736 qui sont
voisines dans le manuscrit est un peu arbitraire. Quant aux
pensées 81 et 82, M. Hrunschvicg a certainement eu tort de
les scinder sous deux numéros : elles se continuent très net-
tement dans le manuscrit; le commencement de la pensée 82
(L'homme n'est qu'un sujet, etc,) est visiblement la correc-
tion des dernières lignes de 81, et la note que M. Brunschvicg
a mise en tête de la pensée 82, est, dans le manuscrit, mise à
la fin et s'applique à 81X82 : c'est par tout le long morceau
intitulé Imagination que Pascal voulait « commencer le
chapitre des puissances trompeuses ». Mais ces choses sont
inévitables et elles sont d'ailleurs si rares qu'elles ne diminuent
en rien lahaute valeur de ce livre : puisque c'estM. Brunschvicg
qui en est chargé, nous aurons une bonne édition des Pensées
dans la Collection des grands écrivains de la librairie Hachette.
B
M. LANSOiN. AHTICLE PASCAL DE LA GRANDE
ENCYCLOPÉDIE.
M. Lanson a publié dans la Grande Encyclopédie un long
article de 21 colonnes en petit texte (pages 18-31), qui
vaut bien des livres et contient plus de matière que de
APPENDICE VI 263
gros volumes. On a pu s'assurer avec quel soin cet article a
été préparé quand M. Lanson a publié à part quelques-uns
de ses travaux d'approches {les Provinciales et le livide de la
théologie morale des Jésuites, Après les Provinciales, dans Rev.
d'hist. litt., 15 avril 1900, janvier 1901); mais il n'était pas
besoin de cette preuve pour le voir. Vie et travaux de Pascal,
son caractère et son œuvre, polémique et doctrine des Pro-
vinciales, philosophie et théologie des Pensées, tout cela est
excellemment traité, avec une rare pénétration et une force
remarquable : la brièveté un peu décisive qu'on y note par-
fois est une nécessité d'un dictionnaire encyclx)pédique où la
concision est de rigueur. Dans tout cet article les remarques
précieuses abondent; j'ai surtout été frappé de celles-ci :
P. 20* : Pascal (avec Descartes), le premier exemplaire du
savant pour qui la littérature, ce sont des pensées vagues et
des généralisations arbitraires.
P. 21« : Superbe et violence même de son caractère (cf 22*
« les passions de son âme irascible >>).
P. 22* : Pascal inventeur de la « banqueroute de la
science », dans le sens tout relatif où on l'a récemment
exposée, ou, pour reprendre le seul terme authentique,
inventeur des « faillites partielles » de la science : « il en
évalue les résultats; elle est inutile à l'homme, entendezpour sa
fin qui est le bonheur » ou la moralité, ou la sainteté même.
P. 29^ : Pascal inventeur ou précurseur de l'exégèse mo-
derne, sinon dans ses procédés actuels, au moins dans son
but final et dans sa méthode générale.
Et tout ce qui est dit des Provinciales et des Pensées,
Mais voici quelques objections ou remarques :
P. 21*-22^ : Le divertissement de Pascal commence après la
mort de son père et l'entrée de Jacqueline au couvent. —
Mais il est certainement antérieur à l'entrée de Jacqueline au
couvent, puisque c'est par le relâchement religieux de Pascal
qu'on peut expliquer sa résistance et sa conduite dans l'afTaire
de la dot. Et les textes de Marguerite Périer, du Recueil
d'Utrecht, nous le font croire antérieur à la mort du père, puis-
qu'ils disent que Pascal après cette mort continua à se donner
au monde. Noter que M™« Périer, racontant comment Jacque-
26 i LA PENSEE DE PASCAL
line s'est défondue du monde pendant les dix sept-mois de
séjour en Auvergne (1649-1650), ne dit rien de la conduite
de Pascal.
P. 22« : Il serait bon de noter (jue les Périer, qu'on
n'accuse pas de dissipation, étaient avec Pascal dans Taffaire
de la dot.
P. 22'* : La « (h'bauche d'esprit >, « il y eutun moment où
la foi parut s'éteindre » — ces termes ne sont-ils pas un pou
trop forts ?
P. 22'' : « En septembre IGîit, il se remet à la direction de
M. Sini;lin et do sTi sœur. » — Miis c'est dans une lettre du
8 décembre que Jacqueline nous le représente pour la pre-
mière fois « rendu à la conduite de M. Singlin » ; et cela ne
doit pas être depuis longlomps, puisqu'elle ne sait pas encore
si Singlin consentira.
P. 22'* : « Un sermon de M. Singlin le confirme. » — Mais
le seul témoignage où il soit parlé de sermon (c'est celui de
Marguerite Péiior et «îlle ne nomme pas Singlin), dit :
" c'était là où Dieu l'attendait » : c'est donc plus qu'une
« conlirmation » ; il y a après le sermon quelque chose de
nouveau dans Pascal.
P. 22'^ : « Il avait cherch' le bonheur dans l'activité du
cœur, dans l'amour. » — On aimerait savoir ce que M. Lanson
entend exactement par là, je veux dire ce qu'il y a exacte-
ment à ses yeux dans le IH<cours sur les passions de Vamour.
P. 27" : « Malgré la profession de soumission à son direc-
teur... il ne s'est soumis (ju'à lui-même, à sa pensée et à sa
passion. » — Cela ne s'expliquerait-il pas par la polémique
des Vrovinciales? Elle l'aurait amené à sentir que le direc-
teur peut égarer son pénitent, que son pénitent doit agir
d'après sa conscience à lui et non sur la foi d'autrui : par un
choc en retour, Pascal aurait été le premier à subir l'influence
des Provinciales.
P. 30'* : Le procédé logique des Pensées : Pascal regarde
les choses de deux points de vue opposés : il a ainsi deux
vérités contraires mais non contradictoires; il les concilie
en s'élevant à un point de vue supérieur, d'où elles appa-
raissent également vraies. — Cette remarque est fort juste.
APPENDICE VI 265
Mais d'où vienl que ce procédé n'a pas écarté Pascal de la
théorie de la grâce? Le libre arbitre agit; la grâce agit; du
point de \Tie humoiu cela paraît contradictoire; mais si nous
pouvions nous élever au point de vue divin, nous verrions
qu'il n'y a pas conlradiclion : c'est la théorie de Bossuet. Si
Pascal ne s'en est pas tenu là, cela ne vient-il pas des ten-
dances sc/enfi/îg'Mcs de son esprit? il n'a pas pu se résoudre,
comme Bossuet. à admettre la conciliation, il a voulu la con-
naître; et alors il faut combiner le libre arbitre et la grâce :
or, cela ne se peut faire qu'en subordonnant l'un des deux à
l'autre.
L'article de M. Lnnson est le sommaire d'un beau livre.
A voir, dans celui-là comme dans ceux de la Revue cVhistoire
littéraire, la richesse et la sùrelé de son information, la préci-
sion et la justesse de ses solutions des principaux problèmes,
à voir aussi peut-être l'impatience avec laquelle il relève
les faiblesses d'ouvrages antérieurs, on peut croire que
M. Lanson mrdite sur Pascal un grand ouvrage d'en-
semble, qu'il est tout prêt à traiter. Espérons-le : ce sera
certes un des écrits les plus précieux (jue nous puissions
avoir sur Pascal.
M. GIRAUD. PASCAL, LIIOMME, LŒUVRE, LINFLUESCE.
M. Giraud avait publié — à trop peu d'exemplaires — les
notes d'un cours sur Pascal qu'il avait professé à l'Université
de Fribourg durant le semestre d'été 1898. Devant l'accueil
que les pascalisants ont fait à cet ouvrage, il s'est décidé à
en donner une seconde édition augmentée et plus accessible
au grand public. Il faut l'en remercier; car ces 21 leçons,
sous leur forme condensée, nous font admirablement con-
naître la vie, le caractère, les œuvres, les idées, l'influence
et les mérites de Pascal. Très bien informé de ce qui a été
écrit jusqu'à présent sur son auteur, habile à exposer l'état
actuel des questions qui le concernent, M. Giraud nous offre
un fidèle résumé et un précieux inventaire de tous les
266 LA PENSEE DE PASCAL
ouvrages qui ont précédé le sien; mais de plus, il abonde en
idées personnelles, en réflexions originales toujours intéres-
santes mémo si elles peuvent être discutables, et sa sympa-
thie visible pour Pascal donne un attrait de plus à son livre,
de la vie à sa science.
Je n'ai pas le courage de reprocher à M. Giraud la forme
qu'il il donnée à son livre, la forme de notes. J'en sais bien
les inconvénients: la lecture en est plus aride; les idées
parfois restent un peu énigmatiques, trop peu nuancées et
moins vraies peut-être qu'elles ne l'eussent été si l'auteur
en les développant y eut apporté les restrictions et les atté-
nuations nécessaires. Mais il a su tirer de cette rédaction
austère tous les avantages qu'elle comporte : il y a entassé
une masse énorme de faits et d'idées, comprimés pour ainsi
dire et réduits à leur plus petit volume; et s'il a fait preuve
d'une sorte de dévouement en nous livrant ses notes, j'es-
père que plus tard il reprendra ce canevas, et nous donnera
sur Pascal le livre complet dont il s'est montré capable.
Mais voici d'autres objections que je ferai à M. Giraud au
fur et à mesure que son livre m'en offrira l'occasion.
P. 39-40 : Il me semble que M. Giraud exagère un peu la
logique et la continuité de la vie de Pascal; il en arrive à
présenter la période mondaine de sa vie comme une sorte
d'expérience : à l'en croire, « un secret instinct l'avertissait
que son expérience de la vie n'était pas complète... qu'il se
devait à lui-même et à la logique d'éprouver et d'épuiser les
diverses conceptions de la vie avant de s'arrêter à une seule » ;
plus loin (p. 44 et 45), Pascal « veut éprouver... la sagesse
purement humaine », il en « prétend faire le tour» et, o entre
1652 et 1654, il profite de son court passage dans le monde
pour se livrer à une vaste enquête sur V homme ». — Que Pascal,
pendant son passage dans le monde, ait en effet observé les
choses et les hommes, qu'il ait profité plus tard dans son
Apologie des remarques qu'il avait ainsi amassées, cela est
certain. Mais qu'il se soit livré au monde pour en tirer ce
profit, qu'il ait eu ce « dessein plus ou moins conscient »
(p. 45), j'en doute fort. M. Giraud lui-même .me fournit des
arguments contre sa thèse : ne met-il pas en lumière
»
APPENDICE VI 267
r « esprit tout séculier » dont Pascal était alors animé (p. 42)
et sa « tiédeur » religieuse (p. 46) et la « satiété », les « scru-
pules de conscience » (p. 48), qu'il n'a pu avoir que s'il s'était
vraiment abandonné au monde? Ce sont les Restif de la
Bretonne qui font des expériences de ce genre — ou qui le
prétendent <•
P. 52 : En comparant la « conversion » sentimentale de
Pascal à la « conversion » sentimentale de Chateaubriand,
n'y aurait-il pas lieu de rappeler expressément la différence
essentielle qu'il y a eu entre elles? La conversion de Cha-
teaubriand, sentimentale dans son mobile, a été intellectuelle
dans ses résultats, puisqu'il avait été disciple des philosophes
et qu'il a dû revenir à la foi. Pascal, lui, n'a dû revenir qu'à
la ferveur, comme le note M. Giraud.
P. 57 : « Pascal aurait pu aisément découvrir le calcul des
probabilités. » — Peut-être ; mais ne suffit-il pas de louer Pas-
cal des mérites qu'il a eus sans le louer encore des mérites
qu'il aurait pu avoir?
Même page. — On sait que Pascal n'a pas inventé la
brouette.
P. 65 : En quel sens M. Giraud entend-il sa phrase que
« le Cid est tout imprégné de romantisme comme au reste
l'œuvre entière de Corneille »? Accepte-t-il la thèse qu'à
soutenue M. Deschanel dans le Romantisme des Classiques ?
Veut-il peut-être parler seulement de « romanesque »? Voilà
un cas où il eût été bon de développer sa pensée.
P. 72 : Pascal a-t-il « considéré la polémique des Provin-
ciales comme un excellent moyen de préparer et d'intéres-
ser l'opinion » à son Apologie? M.. Giraud le soutient parce
1. Je ne comprends pas très bien le parti que M. Giraud prétend
tirer du passage qu'il cite de la préface d'Etienne Périer (p. 40,
note). Après avoir remarqué que Etienne Périer a « attén^^é » ce
qu'il avait à dire sur la période mondaine, M. Giraud soutient qu'il
a eu «le sentimen" de la continuilé» de la vie de Pascal. — Mais
Etienne Périer avoue pourtant que Pascal « a été détourné quelque
temps de son dessein » apologétique, et c'est là précisément ce que
M. Giraud tendrait à nier; et si encore cet aveu même est un aveu
«atténué», alors Etienne Périer contredit formellement M. Giraud.
268 I.A PENSEE DE PASCAL
qu'il a toujours ce désir de retrouver la « continuité » et
l'unité de la vie de Pascal. Pour moi, sans nier le lien qui
rattache la doctrine des Provinciales k la doctrine des Pensées,
je croirais que Pascal a momentanément renoncé à son Apolo-
î/ie pour combattre les jésuites ; il se disposait à lutter contre
If'S ennemis du dehors (impies, juifs, protestants) quand il
lui a paru qu'un ennemi intérieur le menaçait, et il a tout
quitté pour réduire celui-là : il fallait sauver la maison avant
de songer à l'agrandir. M. Giraud lui-même me paraît ail-
leurs (p. 74-75 et H6-1I7) démontrer qu'il y a un lien moins
étroit entre les ProKincialcfi et les Pensées.
P. 73 : Pascal a-t-il lu deux fois Escobar avant d'écrire les
Provinciales ou même celles des Provinciales qui sont diri-
gées contre la casuistique ? Ou l'a-t-il lu au cours même de la
polémique? C'est, je crois, la dernière alternative qui est
vraie et il aurait été bon de l'indiquer.
P. 8ir et 90 : M. fiiraud n'exagère-t-il pas un peu le rôle de
Pascal comme « fondateur de la prose et de la littérature
classiques »? Jadis, M. Krantz avait ainsi loué — et peut-être
surfait — Descartes. Ne pourrait-on pas partager ce mérite
entre ces deux écrivains et un certain nombre d'autres,
bien inférieurs du reste, comme Balzac? Ce sont là, me
semble-t-il, des tâches collectives dont nul ne saurait avoir
le mérite exclusif.
P. 85 : M. fiiraud est-il sûr que les w persécutés » soient
toujours et nécessairement jusqu'à la fin de bonne foi? Ne
leur arrive-t-il pas, à eux aussi, de s'aigrir, de se laisser aller
à la passion, de s'enfoncer dans l'entêtement?
P. 100 : En parlant des Provinciales, M. Giraud dit : par
elles, « dans le monde, durant un demi-siècle, ont été para-
lysés les oflorts des « libertins » ; il y faudra d'ailleurs aussi
les Pensées». — Cela est-il vrai des Provinciales? N'ont-elles pas
au contraire favorisé les libertins, puisque (c'est M. Giraud
qui le ditj Pascal y a, « sans s'en douter, fourni des armes,
des prétextes et des arguments contre la religion elle-même »
(même page, voir aussi les pages 204-205}?
P. 103 : « Ce qui aurait pu arriver si Pascal avait vécu et
connu Bossuet. » — N'est-ce pas là une question chimérique,
insoluble et partant oiseuse?
APPENDICE VI 269
P. 139 : <f S'il a ^crit son Apologie, c'est presque autant
peut-ôtre pour se satisfaire lui-même que pour convertir les
autres. » — Satisfaire aux exigences de sa charité pour les
âmes? sans doute; mais les deux motifs sont inséparables. A
les distinguer ainsi, et à les opposer, M. Giraud me paraît enle-
ver aux Pensées une partie de leur caractère propre; ce qui
domine en elles, c'est l'ardeur du prosélytisme. Si Pascal
avait voulu « se satisfaire », il eût écrit des méditations, ou
même il n'eût rien écrit et se fût livré à des actes de piété,
de mortification, etc.
P. 137-140 : N'y a-t-il pas quelque abus dans ces comparai-
sons entassées de Pascal écrivain avec Taine, Rembrandt,
Shakespeare, Milton, Dante, sainte Thérèse, l'auteur de
Vlmitation, Bossuetet Hugo? Ce sont de bien grands noms et
il y en a beaucoup.
p. 142 : Je ne crois pas que la doctrine janséniste et le
dogme de la Prédestination soient incompatibles avec l'idée
d'écrire une Apologie. Une apologie peut toujours être utile,
ne fût-ce que pour préparer les voies et inspirer au lecteur
le désir de la grâce ; elle peut être pr/cisément le moyen
dont Dieu se servira pour ouvrir les yeux à ceux qu'il aura
choisis (cf. M. Giraud lui-même, p. 143-144 et les notes, et
p. 175 et 177). Si le raisonnement de M. Giraud était exact, le
janséniste n'aurait eu que faire de la Bible et de l'Évangile,
puisque les impies les lisent sans être convaincus si Dieu ne
les éclaire, et que les élus eux-mêmes n'en tirent pas leur
lumière mais l'ont reçue par un don gratuit. (Cf. la citation
de la page 129-130 : « Si ce discours vous plaît. »)
P. 157. Note : M. Giraud a-t-il vérifié si ce M. de laMothe
Fénelon <' qui n'était pas un théologien » était bien le futur
archevêque de Cambrai? En 1670, Fénelon n'avait que dix-
huit ans: c'est bien jeune pour un homme « très habile », au
jugement de qui l'archevêque de Paris accorde tant d'impor-
tance; et il devait être au moins étudiant en théologie et un
peu « du métier ». Il me paraîtrait intéressant de résoudre
sûrement la question.
p. 171 : Il me semble que la conception de la nature
qu'expose M. Giraud est plus cartésienne que pascalienne.
270 LA PENSEE DE PASCAL
Pascal n'admet pas que Dieu « ait donné une chiquenaude
pour mettre le monde en mouvement » ; il croit son action
toujours présente et toujours nécessaire pour maintenir les
lois fixes de la nature; et c'est ainsi que la croyance au
miracle s'accorde en lui avec les conceptions du savant : il
n'y a pas contradiction entre la permanence des lois de la
nature et la possibilité du miracle, puisque cette perma-
nence elle-même est un miracle continu.
P. 206 : Assurément Bossuet, Bourdaloue, Racine, Boileau
et La Bruyère, etc., ont cru à la perversité de l'homme; mais
ils y auraient cru sans Pascal et je ne crois pas qu'on puisse
lui attribuer à ce point de vue la moindre influence ; ce n'est
pas lui qui a inventé le dogme du péché originel, ce n'est
même pas lui qui le leur a fait accepter.
P. 236 : Est-il exact que Tœuvre de Pascal « oriente tout un
siècle de notre littérature »? Je crains qu'il n'y ait encore là
un excès d'admiration.
Mais si je ne suis pas toujours de l'avis de M. Giraud, et si,
comme on l'a vu, je lui cherche des querelles, je suis d'au-
tant moins suspect quand je lui fais les éloges qu'il mérite.
Je m'associe sans réserve à ceux que lui a adressés un
pascalisant aussi autorisé que M. Boutroux : après avoir
directement félicité l'auteur, M. Boutroux, présentant le
livre à l'Académie des sciences morales, en a dit : « Ce sera
l'auxiliaire presque indispensable de quiconque voudra s'oc-
cuper de Pascal ». Gomme nous serions aises et reconnaissants
si nous possédions un ouvrage aussi complet, aussi sérieux,
aussi remarquable sur tous nos grands écrivains î
D
M. BOUTROUX, PASCAL.
Le livre de M. Boutroux était impatiemment attendu; les
auditeurs du cours où il a d'abord été professé nous en
avaient fait espérer beaucoup ; et ni cette attente ni ces espé-
rances n'ont été trompées. On a vu peu d'exemples d'un
APPENDICE VI 271
effort aussi heureux et aussi constamment heureux pour
revêtir les idées, les sentiments, Tâme même de Fauteur à
étudier et pour s'identifier aussi pleinement avec lui. Les
recherches approfondies de M. Boutroux sur son sujet, sa
maîtrise en philosophie, sa pénétration psychologique, et
sans doute aussi une certaine affinité naturelle avec Pascal,
lui ont permis de nous donner un livre hors pair : Taccent
pascalien de la petite introduction de M. Boutroux suffirait
à en convaincre ceux-là même qui ne le connaîtraient pas
ou qui n'auraient lu que cette page du livre. Il a donc admi-
rablement réussi dans sa tentative. Il a trop bien réussi :
parfois, nous sommes aussi embarrassés devant certaines
pages de M. Boutroux sur les actes de Pascal que devant ces
actes eux-mêmes, parce que nous ne pouvons plus séparer
le héros de son historien, et que nous voudrions pourtant
bien savoir ce que l'historien pense, en son nom, de son
héros.
Je note ici, page par page, les observations que m'a sug-
gérées cette lecture.
P. 8 : « Là personne de confiance que M™« Périer appelle
ma fidèle, » — Je ne me souviens pas d'avoir lu cette expres-
sion dans les lettres de M°»° Périer. Elle est au contraire
dans les lettres de Jacqueline {Lettres opuscules, etc., édit.
Faugère, p. 323 et 342) ; mais n'y désigne-t-elle pas
M™* Périer elle-même? « M. Périer, mon frère et ma fidèle
vous baisent très humblement les mains », dit Jacqueline à
son père ; et à son frère ; « J'écris à ma fidèle ; je vous supplie
de la consoler si elle en a besoin et de l'encourager. Je lui
mande que si elle s'y sent disposée et qu'elle croie que je la
pourrai encore davantage fortifier, je serai ravie de la voir ;
mais que si elle vient pour me combattre, je l'avertis qu'elle
perdra son temps. » Cela me paraît se rapporter à Gilberte
(cf. Cousin, Jacqueline Pascal, p. 182).
P. 22 : « Il résolut notamment de mettre fin à ces curieuses
recherches auxquelles il s'était appliqué jusqu'alors. » —
Mais il n'y a pas renoncé du tout (cf. p. 31, 37, 47) et
j^me Périer qui nous le dit se trompe : entre 1647 et 1649 les
travaux scientifiques se mêlent aux écrits jansénistes. Il ne
272 LA PENSEE DE PASCAL
semble pas qu'il y ait là « oscillation » entre le monde et
Dieu. M. Boutroux remarque fort justement (p. 47 et 70) que
la première conversion de Pascal a été surtout « intellec-
tuelle » : t< il n'appartient donc en réalité ni à la science ni
à la religion. Toutes deux sont des objets extérieurs dont il
contemple la vérité. Et ainsi, il peut se prêter à la fois à la
religion et à la science » ; ce sont les expressions de M. Bou-
troux (p. 47), je n'y ai changé qu'un mot : à la fois au lieu de
tour à tour.
P. 58 : La « Sapho » de Glermont-Ferrand « ne pouvait
souffrir les compliments vulgaires ». — Cathos et Madelon
non plus, n'en déplaise à Fléchier ; et je voudrais être bien
sûr que cette Sapho avait réellement bon goût, pour être sûr
que c'est en 18o2, après Méré, que Pascal l'a admirée.
P. ()l : « 11 est vraisemblable qu'il a aimé. » — S'il avait
aimé, n'y en aurait-il pas eu des traces autres que \e Discours;
et, s'il y en avait eu des traces, quelque janséniste (hors des
siens) ne l'aurait-il pas su, et ne se serait-il pas dépêché de le
consigner pour faire mieux ressortir la puissance qu'a eue
sur lui l'appel de la gnlce? Il y a bien des saints qu'on loue
ainsi, pour ainsi dire, de la profondeur du « bourbier » dont
ils ont été retirés : ne l'aurait-on pas fait pour Pascal? Du
reste j'avoue qu'il ne peut y avoir sur ce sujet que des sup-
positions et pas de démonstration indiscutable.
P. 68-84 : Voilà un chapitre très original, où M. Boutroux,
cherchant les causes de la seconde conversion, supprime à la
fois toutes celles qu'on a coutume d'alléguer. — Je le com-
prends très bien pour l'accident de Neuilly : comme cause^ il
n'a aucune valeur; et toute l'histoire qu'on a échafaudée
là-dessus mérite ou le silence que lui réserve ici M. Boutroux
ou l'allusion méprisante qu'il y fait page 196. Mais n'y a-t-il
pas d'autres causes, et, sans insister sur celles qui sont seu-
lement vraisemblables, n'y en a-t-il pas une qui nous est
attestée, l'influence de Jacqueline? M. Boutroux représente
Jacqueline comme toute passive ; pourtant M™« Périer écrit:
« Gomme mon frère la voyait souvent, elle lui en parlait
souvent aussi; et enfin elle le fit avec tant de force et de dou-
ceur^ qu'elle lui persuada, etc. » : voilà qui est formel. Cela
.VPPENDICE VI 273
me gêne un peu poursuivre M. Boutroux, et pourtant j'au-
rais plaisir à le suivre : ce chapitre est une analyse admi-
rable.
P. 71: L'argument du pari serait de 1654. — L'hypothèse
est fort plausible ; mais apparaît toujours cette objection :
pourquoi le résumé d'Etienne Périer ne le contient-il pas?
c'est cependant une chose assez frappante et qui aurait fait
impression sur des auditeurs. D'autre part, rattacher le pari
au concours de la roulette comme M. Brunschvicg, n'est pas
non plus sans difficultés. La théorie de M. Lanson (que le
pari avait un but à part et n'appartenait pas à V Apologie) a du
moins l'avantage de supprimer le problème ; mais n'est-elle
pas un peu absolue ?
P. 79 : Le sermon de M. Singlin. — C'est une question bien
difficile à résoudre, si le sermon est du 21 novembre ou du
8 décembre. — De plus, si le sermon est de M. Singlin,
puisque Jacqueline, comme il est dit p. 75, « a informé [de l'état
de son frère] quelques personnes de Port-Uoyal » et assuré-
ment M. Singlin, Pascal n a pas lieu de s'étonner que " par
une conduite spéciale de la Providence, tout cela ait été dit
exprès pour lui » ; dans ce cas, en effet, c'est trop visible-
ment et trop humainement dit exprès pour lui.
P. 80 : Le ravissement, couronnement de la conversion
complète et sans réserve. — M. Boutroux doit le considérer
ainsi, puisqu'il a placé le sermon deux jours avant. Mais sans
doute Pascal, converti sans réserve, en a tout de suite averti
sa sœur tant aimée qui en devait être si heureuse. Je suis
frappé alors que Jacqueline attende jusqu'au 8 décembre
pour communiquer cette nouvelle à sa sœur ; je suis frappé
du ton de cette lettre hâtive, s'il ne s'est rien passé ce jour-là
qui la provoque ;etje suis frappé aussi que dans cette lettre,
Jacqueline parle des hésitations récentes de Pascal, si ces
hésitations avaient cessé dès le 21 novembre.
P. 91 : « Lié aux personnes de Port-Royal, il ne crut pas
faire partie d'une communauté. » — N'est-ce pas ce qu'on
appelle au théâtre une « préparation » ? M. Boutroux songe
visiblement ici à l'affirmation future des Provinciales : « Je ne
suis pas du Port-Royal » (p. 134). Cette affirmation sera à
18
^74 LA PENSÉE DE PASCAL
examiner. Mais ici, ne pouvons-nous pas dire que celle
remarque, dans la psycho-biographie de Pascal, est un ana-
chronisme ? A ce moment-là assurément, Pascal n'a pas et
cette distinction à faire, et il n'a sans doute pas mène songé
à se demandtM* s'il y avait une différence de situation entre
ces " Messieurs » et lui : c'est une idée qui n^a dû lui venir
que plus tard, quand elle a pu lui être ntile. Je noterai que
M. (iazier «Miit tout naturellement à celte date : <« Pascal,
devenu /'u/i défi Messieurs de Part-Royal, fut admis sans délai
aux conférences qu'ils avaient organisées entre eux » Hist.
litt. française, IV, r»92 , et cette formule 5po/if/iiiée vaut d'être
remarqu^'*e.
P. 95 : Il semble qu'à la page 95, M. Boutroux fasse dater
do 1655 ridée d'une tipolo'/ie; que, page 100, il atténue un peu
et roprés^nte celte idéi* comme plus vague; que, page 141,
il la fasse naître du miracle. Si j'ai bien compris, la première
pensée de la possibilité et de l'intérêt tïu^e apologie, la pré-
occupation de la méthode qu'elle exigerait, seraient de 1655,
l'intention forniflle et l'entreprise même, d'après le mi-
racle ? Mais est-ce que les éludes de 1055 ne se rapporteraient
pas plus simplement aux travaux d'Arnauld et de Nicole,
d'où devait sortir plus tard la Logique de Port-Royal?
P. 125 : faute d'impression : avril pour mars, si je ne me
trompe.
P. 134: « Je ne suis pas du Port-Hoyal. » — J'ai beau faire, je
ne peux pas ne pas voir là une espèce de jeu verbal autour
d'une vérité gênante ; et cela me choque. Ces « Messieurs »
de Port-Uoyal ne formaient pas un couvent, une corporation
régulière où l'on entrât et d'où l'on sortît par un acte en
forme; c'était une libre réunion rattachée par un lien spi-
rituel bien plus(jue matériel ; et Pascal était lié par ce lien. H
éciivait pour eux, en leur nom : c'étaient eux qui l'en
avaient prié ; c'étaient eux qui collaboraient avec lui ; leurs
idées, leurs sentiments, leurs désirs, leurs espérances, leurs
amis et leurs ennemis, tout leur était commun avec Pascal :
qu'est-ce qu'il faut de plus pour « être du Port-Royal » ?
Certes je ne dis pas que ce soit un mensonge, mais enfin,
c'est bien une équivoque.
APPENDICE VI 275
P. 135 : w Ils nient que ces propositions se trouvent mot à
mot dans Jansénius. » — Cependant, elles y sont « à peu
près ». On aimerait savoir ce que pense M. Boutroux de ce
mot àmot qui revient sans cesse sous la plume des jansénistes
et de la valeur qu'il accorde à cette réponse.
Même page. —^ Peut-on vraiment dire que poser la question
de fait ou la question de l'obéissance à une décision de
l'Église portant sur un fait, ce soit « confondre les méthodes » ?
Et si le philosophe et le savant dans Pascal ont pu penser
ainsi, le catholique en lui a-t-il le droit de penser ainsi (en-
tendez : tant qu'il n'a pas nettement distingué l'autorité du
pape de l'autorité de l'Église ; et il me semble bien qu'en
èiïei il ne l'a distinguée nettement que plus tard)?
P. 136 : Peut-on dire qu'en effet « les jansénistes admettent
la coopt''ralion du libre arbitre » ? Ce sont des questions très
subtiles et très ardues ; M. Boutroux expose à merveille
l'opinion de Pascal ; on aimerait à le voir se prononcer lui-
même : l'opinion d'un philosophe tel que lui vaut d'être
entendue ; je dirais même qu'elle est plus précieuse que
celle d'un théologien, prévenu sur ce point en un sens ou en
l'autre, suivant l'école à laquelle il appartient.
P. 142 : M. Boutroux croit que Pascal avait « déterminé les
lignes principales de son plan », quand il l'exposa à Port-
Royal. Dans ce plan tel (ju'il le reconstitue (p. 178), le pari a
sa place ; et le pari a été imaginé dès 1654 (p. 71). Alors
pourquoi Etienne Prrier n'en parle-t-il pas ? C'est toujours
ce problème, insoluble sans doute. Pour soutenir contre
M. Lansonque le pari entre dans YApologiey M. Boutroux ne
pourrait-il pas se servir de ces mots (si vagues, je l'avoue) de
M™° Périer : « En voyant clairement qu'il ne pouvait prendre
un meilleur parti, ni plus raisonnable, etc. » ?
On voit combien le livre de M. Boutroux soulève de ques-
tions , niai> on ne voit pas assez et je n'ai pas assez dit com-
bien il en résout, et avec quelle maîtrise de son sujet, avec
quelle intelligence puissante et fine, avec quelle émotion in-
time, M. Boutroux reconstitue le dessein des Pensées, et, plus
encore, déroule et dénoue devant nous le drame intérieur
dont l'âme de Pascal fut le théâtre.
276 LA PENSÉE DE PASCAL
E
M. IIATZFELD. PASCAL.
M. Ilatzfeld sV'tait chargé de traiter le Pascal de la collection
dil<i (les Grands Philosophes qu'édite la librairie Alcan. Il avait
(Hé désigné pour cette tùche à cause de la connaissance parti-
culiôn» qu'on lui savait de Pascal et à cause de la réputation
(ju'avîiicnl à Louis-le-Grand ses levons sur Tauteur des Pensées.
Maihoureusoinent, s'il a pu achever son livre, la mort ne lui
a pas pormis de le revoir, ni de le publier lui-même.
La premiôre originalité du Pascal de M. Hatzfeld, c'est que
la [»artie scientifique y est enlin traitée par un homme du
nit'lier le lioiilenant Perrier. Cette partie — que je ne puis
Juger en elle-même — se lit avec beaucoup d'intérêt. 11 est
peut-être peimis de trouver que la conclusion sévère du lieute-
nant Perrier : « il est le premier parmi les seconds »> (p. 191),
Jure un j)eu avec les éloges enthousiastes qui la précèdent
(p. 141, 148,170, 187, etc.). Le lieutenant aurait dû,mesemble-
t-il, plus clairement qu'il ne Ta fait, séparer son appréciation
sur le {/énie scientifique de Pascal, de son appréciation sur son
u-uvre scientifique : C'est l'œuvre qu'il faut mettre au second
r.mg, puisque toutes sortes de raisons ont empêché Pascal
de donner à la srience tout ce qu'il aurait pu; mais le génie
était de premier ordre, — du moins si j'en crois le lieutenant
lui-même.
(Juant à la partie de M. Hatzfeld, ce qui la distingue entre
toutes, ("'est que c'est un ouvrage à thèse. L'intention visible
de Fauteur, c'est de défendre la stricte orthodoxie de Pascal
contre les attaques les plus opposées :
1" Que vient-on nous parler de la « dissipation » de Pascal,
de (' plaisirs mondains»? Il songeait à se marier, à acheter une
charge et s'occupait de sciences, voilà tout (p. 38 et suiv.)
— Mais au lieu de :* dissipation » on peut parler de « tiédeur»
et cette tiédeur, je crois, ne peut être niée : tous les docti-
ments, tous les faits nous attestent qu'entre 1651 et 1653 (au
moins), il y eu non seulement un arrêt, mais même un recul
APPENDICE VI 277
dans la marche de Pascal vers la perfection. S'il y en a eu qui
aient eu le tort de Texagérer, est-ce une raison pour la
nier absolument ?
2° Que vient-on nous parler de jansénisme? Pascal n'est
pas janséniste : « Tandis que les jansénistes soutiennent que
Teffort de l'homme pour connaître la vérité est stérile et que
Dieu seul la donne à qui il lui plaît, Pascal déclare que
l'homme coopère à cette grâce sans laquelle il n'y a pas de
certitude complète et durable. » (P. 110.) Toutes les fois qu'il
le peut, M. Hatzfeld note les différences qu'il croit voir entre
les doctrines des vrais jansénistes et les doctrines de Pascal ;
voir p. 233 note, et surtout p. 275 : « Constater que l'apo-
logétique de Pascal se fonde sur l'initiative de la volonté,
c'en est assez pour se convaincre qu'elle est incompatible
avec l'erreur du jansénisme qui déclare l'effort de l'homme
inutile à son salut... » et ce qui suit. — Mais cette « coopéra-
tion de l'homme » cette « initiative de la volonté », d'où pro-
cèdent-elles? du libre arbitre de l'homme? de l'action de
Dieu? Si c'est du libre arbitre, Pascal n'est pas janséniste;
mais il semble bien qu'il les rapporte au contraire à l'action
de Dieu, et alors il est janséniste.
Voici d'autres remarques de détail :
P. XII : Puisque M. Hatzfeld n'a pas corrigé lui-même les
épreuves de son livre, on peut se demander s'il faut lire
« il défend les jansénistes ahufiés par l'apparence d'ortho-
doxie... » ou « abusé » ?
P. 27 : Il y a une contradiction : Le parlement de Paris de-
mande /t* 1 5 yi/iZ/e^ la suppression des intendants; Etienne
Pascal rentre donc à Paris au mois de mai de cette année.
P. 35 de même : Pascal rentre en juin ; trois mois aprt's, en
novembre, son père revient à Paris.
P. 44 : M. Hatzfeld rejette l'hypothèse de Collet; mais,
p. 33, il s'est appuyé sur cette hypothèse pour appli(juer à
Pascal un mot de Méré.
P. 48 : Picard. — Faute d'impression : ce gate-niéli(ir
s'appelait Ricard.
P. 94 : M. Hatzfeld signale un emprunt u visible » de
Bossuet aux Pensées.
278 LA PENSEE DE I»ASCAL
P. 128 : Bouillet. — Faute d'impression : Baillet.
P. i34 : '< Il érrivil en 16;i3 des traités, etc. » — Non : ces
traités ont bien dû paraître en 1054, mais ils étaient « prêts »
dès 1651.
P. 194 : Prédestinations. — Faute d'impression : Prédes-
tinatiens.
P. 229 et suiv. : >f. Hatzfeld restituant le plan des Pensées,
ajoute aux résumés de Filleau de la Chaise et d'Etienne Périer
une partie supplémentaire : « 3° les preuves étant insufli-
santes, etc. » Cela le force (p. 260 note 2) à aller chercher
dans Filleau de la Chaise et dans Etienne Périer deux |ms-
sages que ces auteurs ne rattachent pas à leur exposé du
plan. — N'y a-t-il pas là un procédé arbitraire et une erreur
probable ?
C'est surtout sur les Provinciales , me semble-t-il, que le
livre de M. Hatzfeld est intéressant : il y expose avec beau-
coup de force et de précision la question de la grâce et la
solution orthodoxe du problème.
INDEX ALPHABÉTIQI E
Abadie, 100.
Abréffé de la vie de Jésus, l.*>3.
ACADKMIEDES SCIENCES, 20, 21, 71.
Adam, 21, 23, 66, 68, 118, 135,
no, 177, 181.
Agnès (mère), 12, 13, 82, 88, 90, 95.
Aiguillon (duchesse d'), 69, 79, 247.
Alexandre, 70.
Angélique (mère), 114, 133.
Apologie. V. Pensées.
Archiraède, 70.
Arnauld,3, 41, 113,117, 118, 123,
125, 128, 129, 153, 190, 193, 27 'k
Arnauld d'Andilly, 193.
Art de persuader, 127, 2 H, 249,
261.
Astié, 239.
Artus Thomas, 25.
Avis à ceux qui verront la ma-
chine arithmétique, 31, 32.
U
Backer (le P.), 129.
Baillet, 21, 278.
Balzac, 24, 268.
Barreaux (des), 68, 92
Barrés (Maurice), 11.
Barroux, 89, 175.
Bascle (de), 17.
Bayle, 142.
, 93.
Beaurepaire (de), 49.
Bégon (Antoinette), 10.
Berr, 149.
Bertrand (Joseph), 25, 30, 125, 1 44,
146.
Binet-Sanglô, 42, 45, 109.
Blanc (Ilippolyte), 131.
Blondel, 19, 93.
Boileau (abbé), ICO.
Bos, 141.
Bossuet, 1, 4,24,92,121,122,153,
265, 208, 269, 270, 277.
Bouteillerie (La), 40, 193.
Bouquet, 124.
Bourdaloue, 124, 270.
Bourdelot, 69.
Boursault, 69.
Boutroux, 80, 83,99, lll,270,sqq.
Brunet, 190.
Brunetière, 18, 84, 93, 124, 125,
138, 139, 156,223, 226, 227, 228,
238.
Brunhes (Bernard), 23.
Brunschvicg, 19, 20,21,50,68,84,
118,130, 223,248, 259 sqq.,273.
Bruyère (La), 90, 270.
Cadet, 117.
(^amus, 50.
Carcavi, 20.
I.A PEXS&E DE PASCAL
n,iti.:;j.ii.in.i6v.
CtiRteniihi-inni, i07.
i:ili<v;iii[j('s, l;it).
ilhriî-tiiie lie Siièile. 1111.
Ckénm, 21.
CIrinrnrel [dnni;. I<j:t.
acre (Victor Le'. US.
Ci>]U'l(Fr.'..:>l,6n. Ihi. 77.26«.2n.
Ci.riilft ni: V. . l'JO.
ri.n(l..rrp1. ll)(l, inN.
Conrerswn -lu prcbr-ir {de l(i).
. w. :;o. XI. tu:;, 119.2-1.
Duret. IH.
Diitoit (Marie), lo:k
■Wft; .W. de Saci. 119,
K|>i.lùlo, 2i, 119. (i9. 260.
Fspinas, »iO.
Esprit géomélriqut {de C\ IIH,
Dniiiel 'le l>.\ 125.
Faclunu det curit. 13*.
Dnrlifiux.i:;.
Fn/iuel. es. U.
DHiJBiie. 11. i«0. tll sqq.
KauK^res, Kt,239, 2(3.
Ileiiis J. . Nr>. 92.
IKTiimu. Xi. s:i.
Ft-ntlon. 269.
Kenuut. 19, 20, 11, 1«.
DeiarKiiea, 20.
Filleau lie la Chaise, 239.210,218
Dtsi'iives. 2U.
Filoï, 80.
Dexcnrtps. |M, m, 20. ^t. 2i
30.
Fléchicr, 6fi, T.i.
r,È. :n, r.u, bx. ii. 12, an.
I«,
Flottes (nbbÉ). 119.
im, 1 vu. atis. 26K.
Foisset, 109.
FoDluiue, 117. 119.
[Jcsi-hnnel, aiil.
FimUiine (La), 93.
Dcslnmlcii. 1». 19:i.
Fonlendlu, 2I.14B.
Iliiliul 'rhniKnlK-!. UU.
Fc)rtim {J«ci|ues). V. Saint-.4n)i¥
lii.<j.'<-nr-. -U.
Kuuilli'e. 21.
Iilsr..„r> ,1e l» m^'llio'lp. ]K
71.
F.niiUon, 120.
l>iS'iiiir>^ sur Irn /mashins
ilr
Franuois de Sales (snintl. ai.
Vmxnm: :\. ^\.în.
Kranliii. 419. 'iVIi.
INDEX ALPHABETIQUE
G
Gallicwissie, 13, U.
Garasse (le P.). 92.
Garsonnet, 45.
Gnssendi. 21.
Gazier, 65, Ri, R3, H3, 128, 133,
274.
Géométrie (Eléments de). 117.
Gerberon (doiïi). S23 nqq.
fiiraud {V.), 16, 21, 21, i% 6R, 84,
m, 132, 139, U«, 193, 261 sqq.
GoDOd, 11.
Gory, 139.
Goulu (le P.), 21.
Gramont (chevalier de), 153.
§ 109.
Grouchy (vicomte île), 89, 115.
Guerrier (le P.), 108.
Guillard, U9.
GuUlebert, 40.
Gûthlin (chanoine), I tO, 2.19.
Guy Patin, 13, 69, 92. 94.
H
Hamelin, 128.
Hamon, 1^8.
Harlay (de), .10.
HaUfeld,21. 101. 140,216.
Hauréau. IS,
llavet, 21, Ki, 238.
Heraclite, 10.
Homère, 24.
Huet, IS.
Hulst (M"d').125.
Janet, 1*9.
jAxslbis>ii!,li,IB,31 sqq.,51sqq..
122 sqq.,l.'i3, 154,155. 156 sqq..
163,163, 193, 223 sqq., 277.
Jansùnius, tl, Ô3, 122 sqq., 13X,
151, 1ï:I, 193 sqq., 223 sqq.
Joly, 28. 40. 109.
Jovy, 25
Laberthonnière (le P.), 140.
Laohelier, 146.
La Mothe Le Vayer, 01.
,126,128, 133, un,
119, 183, 184, 262 sqq., 215.
Laplace, 146.
Lemaître (Jules), 1 19.
Lescopur. 139. 146.
Lescure (de), 84, 135.
Lrllrex d'un avocat, 134.
— « Chrûtine. 69.
— à Fermai, 145.
— « Gilberte et Jacqueline,
42, 43, 41, 81.
— sur la Mort, 45, 48.
— au P. Noil, 54.
— il M. Le Pailleur, 35.
— « M. de Ribeyre, 10.
— à J/"* de Roannez. 134.
Liancourt (de), 117.
Lofiique de Porl-Royal, 111, 248.
214.
Longuevilie (M" de), 38.
Loret, 79.
Luyiies (duc de), 116.
Lyon (G.), 135.
Machine arithmétique, 30, 31, 42,
.■15, 69, 144.
Maeterlinck, 109.
Marc-Aurèle, lU.
Marie, US.
Maynard (abbé), 123, 151.
Mémorial, im, 113.
Min; at, 6X, 72, 73 sqq., 81, 91,
2W2
I.A PENSEï: DK PASCAL
93, i30, 164, Km. 240, 247, 2:in.
260, 261,272.
Mersenne (le P.}, 18, l!>. 21, 02.
Miton. 6K, 87, 94, 16.;, 247. 260.
Moliaier. 25, 68, 84, 138, 1:;:î,
239, 244.
Montaigne, 18, 24, 2r>, 90. 1)2.
119, 149.
Montaltus. 2.;.
Montmor, 21.
Moiiturla. 22.
Mydorge, 20.
Mtjstère de Jésus, 110, i:i3, 176.
N
Xaudé, 72.
Navillo, 139.
Newton, 19.
Nicole, 3, 24, 117, 12s, 1.36, 274.
Noël (le P.), 22, :i2, :i4, n-i, :i6.
Nourrisson, .*;.*>, (;s.
Nouvelles eape'rietices touchant
le ride, 21, :i4. .m, 144.
I»aillcur (Le), 20. :;4.
Palatine (la princesse), 17.
Paris (M. de), 29.
Parturier, 2."i.
Pascal (Etienne), 10 sqq., 20. 29,
40, 65, 73, SS, 129.
Pascal (Gilberle). V. Pt-rler (M-"-).
Pascal (Jacqueline), 10, 12, 15,
24, 44, 47, 48, 55, 64, 65, 66, 88
S(|(|.,102, 104, m sqq., 116, 117,
120, 151, 152,263,271, 272, 273,
277.
Pensées, 1, 3, 5, 33, 50, 64, 72, 76,
78, 80, 1.36 sqq., 193, 238 sqq.,
248, 255, 259 sqq., 264, 266, 267,
268, 274, 278.
Périer (Etienne), 132, 136, 137,
1.38, 238, 240, 246. 245. 267, 273,
275, 278.
Périer (Florin), 30, i4. y). 88. 89.
264.
Périer (M-';, 10, 12, 15, 22, 23, 26,
29, 30, 32, 44, 47. 37, 64. 66, 68,
86, 88, 89, 90, 94, 102, 131, 132,
136, 1.38, 142, 1.50, 151,226,242.
246, 263,271,272. 275.
Périer (Marguerite), 17, 85, 111
.sqq., 129, 133, 263.
Perrier (lieuteiiiinl). 21, 276.
Perrière (La), 25.
Petit, 54.
Pirot (le P.), 129.
Pompée, 70.
Poncelet, 20.
Prière sur le bon usage^ 28, 42,
45, 46, 55, 58, 136.
Propositions [les Cinq), 123, 126,
1.53 sqq , 223 sqq., 273.
Pkotestantisme, 14, 91, 136 sqq.
Provinciales, 2, 33, 56, 122 sqq.,
133, 138, 134, 264, 267, 268, 273,
278.
Puf/io fidei, 25.
Q
Querdec (Le), 146.
H
Racine, 24, 86.
Ilancé, 100.
Hauh, 149.
Uavaisson, 84, 149.
Rebours, 51.
Récit de quelques expériences sur
Vèquilibre des liqueurs, 33, 35.
Recolin, 139.
Renouvier, 146.
Restif de La Bretonne, 267.
Rhktorique, 80 sqq., 137, 246 sqq.
INDEX ALPHABETIQUE
283
Ribeyre (de), 70.
Ricard (M^'), ^^ 217.
Richelieu, 12, 21).
Riquier, 140.
Roannez (duc de), 68, 69, 73, 103,
116, 143,247, 253, 261.
Roannez (M"° de), 84, 8r,, 134,
I3r), irii.
Roberval, 10.
La Rochefoucauld, 16.';.
Rocher, 239.
Rosières (Raoul), 144.
Roulettes 58, 143, 144, 261.
Stoïcisme, 14, 91, 156 sqq.
Strowski, 24, 94.
SuUv-Prudhomme. 83, 130. 1 4(i.
Sablé (M** de), 38, 69, 80, 83, 164,
247.
Saci (de), 113, 117, 119, 261.
Sacy (de), 190.
Saint-Ange (frère), 29, 49, 50, 55,
75, 95, 147.
Sainte-Beuve, 3, H, 68, 70. 84, 94,
100, 105, 126, 149, 240.
Saint-Cyran, 41, 51, 00, 193.
Saint-Evremont, 92.
Saisset. 149.
SCKPTICISME, 18, 148.
Schérer, 139.
Scudéry, 12.
Scudéry(M"-de),24.
Secrctan, 105.
Séguier, 12, 31.
Sénèque, 24.
Sévigné (M"- de), 80.
Singlin, 55, 58, 112 sqq., 115, 116,
117, 264, 273.
Socrate, 70.
Sommervogel (le Père\ 129.
Souriau, 140.
Tairie, 18, 21, 45, 08, 140. 145.
1 40, 260.
Tallemant des Réaux, 23.
Tannery (Paul), 21, 144.
Tharain, 92, 124.
Thérèse (sainte), 28, 40, 109, 269.
Thévenot, 21.
Thomas, 140.
Thomassin (le P.), 25.
Thurol, 70.
Torricelli, 54, 70.
Traité de Véqu'dibre des liqueurs^
70.
Traité des ordres numériques^ 71.
Traité de la pesanteur de la masse
de Vair, 70.
Traité des sections coniques^ 27,
30.
Traité du vide, 55, 70, 71, 95.
Turenne, 38.
U
Urbain (abbé), 45.
Vair (du), 24, 70, 260.
Vallière (M"" de La), 38.
Viau (Théophile), 92, 94.
Vinet, 139.
Voltaire, 100.
4#
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Avertissement de la deuxième édition v
LES ÉPOQUES DE LA PENSÉE DE PASCAL
PREMIÈRE ÉPOQUE : 1623-1646
I. Le milieu. — La famille de Pascal : rang, fortune. —
Etienne Pascal : ses idées et ses sentiments en matière
de religion; son goût pour les sciences et ses travaux.
— Éducation de Pascal 7
11. Les débuts. — La jeunesse de Pascal : la religion et le
monde. — Premiers travaux scientifiques. — Pascal à
Rouen : la machine arithmétique. — Amour de la
science et de la gloire 26
DEUXIÈME ÉPOQUE : 1646-1649
I. Le premier jansénisme. — La première «conversion» :
nature, circonstances, causes. — Les écrits jansénistes :
Prière sur le bon usage des maladies. — Lettre sur la
mort. — Lettres, etc. — L'affaire Saint- Ange 35
II. Science et jansénisme. — Travaux, découvertes et polé-
miques scientifiques ; la pesanteur de Tair, le vide,
l'équilibre des liqueurs, etc. — Le jansénisme et les
études profanes 51
TROISIÈME ÉPOQUE : 1649-1654
I. Période mondaine. — Interruption forcée des études de
Pascal : Voyage en Auvergne. — Liaison avec le duc
de Roannez : retour aux études et aux travaux scien-
tifiques 61
286 TABLE DES MATIÈRES
II. Le monde et les lettres. — Influence du chevalier de
Méré : la rhétorique de Pascal, le discours sur les pas-
sions de l'amour 73
m. La « dissipation» de Pascal. — Conflit de M"** Périer et de
Pascal avec sœur Euphémie. — Le « libertinage » au
XVII" siècle. — Attiédissement des sentiments religieux
de Pascal 87
\
QUATRIÈME ÉPOQUE : 1654-1662
1. Définitive conversion. — Los causes : l'accident de Neuilly,
la maladie, le désenchantement, Tinfluence de Jacque-
line, le travail intérieur «le sa pensée : l'extase, le ser-
mon sur « le commencement de la vie des chrétiens».
— Pascal à Port-Royal 97
II. La retraite à Port-Royal. — Les sciences : de l'esprit
géométrique. — La philosophie : entrelien avec M. de
Sari. — La théologie : les premières provinciales 116
m. Après le miracle. — Les dernières provinciales, les lettres
de M"" de Roannez, les pensées. — Ascétisme, mépris
de la science et de la philosophie, renonciation aux
afl'ections naturelles et à l'amour-propre. — Obstina-
tion janséniste 1 oO
Conclusion 161
APPENDICES :
Appendice 1. — Tableau chronologique 169
Appendice 11. — Le discours de la réformation de rhoiiime
intérieur 193
Appendice 111 — L'Augustinus et les cinq propositions 223
Appendice IV. — Quelques plans des Pensées 238
Appendice V. — La rhétorique de Pascal 24(i
Appendice VI. — Cimi travaux récents sur Pascal 259
Index alpii abktique 279
Tours, linp. Deslis Frères. 6, rue Gambclta.