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Full text of "Les poètes de la Savoie"

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LES 


POÈTES 


DE  LA 


SAVOIE 


IMPRIMERIE   DE   CH.   BURDET 


LES 


POETES 


DE 


LA  SAVOIE 


JULES   PHILIPPE 

SECRÉTAIRE    DE    LA    SOCIÉTÉ    FLCRIMONTAME 

MEIilBRE  CORRESPONDAIiT 

DE  LA  SOCIÉTÉ  D'HISTOIRE   ET  D'ARCHÉOLOGIE  ,  ET  DE  L'IKSTITDT 

DE    GEIIÈVE 


ANNECY 

JILES  PHILIPPE,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 
1865 


ALPHONSE  DE  LAMARTINE 


On  d&cua/tâ  ce  ^^eciiac  au  c/ia?i//<e  d  c/wrc. 
i-accMn/iuJ  U7i  cCenae'^  ca??i?ne  a(/^?îiw{âca?<  ae  dej 
œ^cured  câ  cMmne  e/?/-a?iâ  cùi  /ia.7/d  rcaciuc/'  (f  ce 
cMidacfe   un    de   dcj  A/uj   da/^<z;   uccr/i/j. 

^uf/je  ce  ?/iau(jéc  àe/nafr/?i(fyc  de  d y  //f/tu  * 
é/uc  <^^  cCe  recO'7?/uc/ï</a?ice  cojd/uâiifff  à  ac/ouaj* 
Cea  atnefài^fn&f  d(P7d  don    crcu^   u   elc   aO-rcuv^'. 


JULES  PHILIPPE. 


ty^ntiecu ,     /^^  aclcw^e    ^^64. 


INTRODUCTION 


1 


La  publication  d'un  recueil  de  vers  paraîtra 
peut-être,  à  quelques  hommes  de  notre  époque, 
une  entreprise  au  moins  téméraire.  La  poésie, 
depuis  de  longues  années ,  a  tellement  perdu  de 
son  prestige,  qu'un  poète,  pour  bien  des  gens, 
n'est  qu'un  être  inutile  qu'ils  écoutent  quelque- 
fois par  complaisance,  mais  dont  l'effort  les  fait 
sourire.  Ces  censeurs  importants  croient  avoir 
fait  preuve  de  bon  goût  et  acte  de  haute  cri- 
tique, lorsqu'ils  ont  laissé  tomber  dédaigneu- 
sement de  leurs  lèvres  la  qualification  de  poète, 
à  l'adresse  d'un  écrivain  qui  cherche  à  réveiller 


8  INTRODUCTION. 

les  grandes  pensées  par  l'expression  du  senti- 
ment poétique. 

Cette  transformation  subie  par  le  goût  lit- 
téraire et  qui  s'est  manifestée  depuis  tantôt 
vingt  ans,  alors  que  les  Lamartine,  les  Victor 
Hugo  et  d'autres  génies  avaient  déjà  brillé  d'un 
vif  éclat,  peut  être  attribuée,  ce  nous  semble ,  à 
deux  causes  principales.  D'abord,  aux  événe- 
ments politiques  qui  ont  pesé  sur  la  France  dans 
les  temps  modernes;  en  second  lieu,  et  surtout, 
à  la  direction  imprimée  à  l'esprit  public. 

Les  grandes  agitations ,  on  le  sait ,  sont  loin 
d'être  favorables  aux  études  littéraires  ;  lorsque 
le  canon  gronde  dans  les  cités  ou  môme  sur  des 
plages  lointaines,  l'esprit  poétique,  fût-il  le 
plus  parfait,  est  mal  venu  à  vouloir  chanter 
le  calme,  le  bonheur,  la  liberté.  Cependant  il 
ne  serait  pas  exact  de  dire  que  les  grandes 
commotions  qui  ébranlent  parfois  les  peuples 
anéantissent  tout  sentiment  poétique.  Si,  en 
temps  de  trouble,  le  poète  est  forcé  d'écrire 
l'épée  au  poing,  il  peut  encore  exprimer  de 
grandes  et  nobles  pensées  qui  auront  leur  écho 


INTRODUCTION.  9 

dans  les  cœurs  patriotiques  ;  il  devra  aban- 
donner, il  est  vrai,  le  terrain  le  plus  propre  à 
inspirer  sa  muse  au  point  de  vue  de  l'art  pur; 
mais  il  lui  reste  à  décrire,  dans  un  langage 
élevé,  les  hauts  faits  des  armées  du  droit  et  de 
la  justice. 

L'ennemi  principal  de  la  poésie  se  trouve 
dans  l'appétit  matériel  que  l'on  a  réussi  à  surex- 
citer au  sein  des  masses. 

La  révolution  de  1848,  faite  d'abord  sous 
d'heureux  auspices,  fut  bientôt  atteinte  d'une 
maladie  terrible  dont  la  crise  lui  devint  si  fu- 
neste dans  les  journées  de  Juin,  et  qui  détourna 
définitivement  l'esprit  public  des  idées  médi- 
tatives pour  le  jeter  dans  le  gouffre  où  se 
débattent  pelé -mêle  les  passions  grossières; 
la  poésie  reçut  à  cette  époque  un  coup  terrible. 
Ce  fut  en  vain  qu'un  grand  poète,  auquel  nous 
avons  été  heureux  de  dédier  ce  recueil,  essaya 
de  résister  au  courant  fangeux  qui  entraînait 
hommes  et  choses;  la  lutte  de  l'esprit  contre 
le  corps  ne  fut  pas  de  longue  durée,  et  avec 
l'honnête  homme  politique  tomba,  osons  le  dire, 


10  INTRODUCTION. 

rhonnôte  idée  littéraire.  On  avait  fait  appel  au 
ventre ,  et  le  ventre  avait  répondu ,  ainsi  que  lo 
disait  énergiquement  un  homme  politique.  Or, 
lorsque  le  ventre  parle,  le  cœur  se  tait. 

Dès  lors,  si  le  mal  a  changé  de  nature,  il  n'eu 
existe  pas  moins.  Où  ont  tendu  jusqu'à  ce  jour 
les  efforts  des  masses,  si  ce  n'est  à  la  prompte 
satisfaction  des  appétits  matériels?  La  bouche 
du  fusil  ou  du  canon  n'aboie  plus  la  faim  sur  la 
place  publique ,  mais  la  soif  de  l'or,  de  l'or  qui 
conduit  à  toutes  les  jouissances  physiques  ,^ 
n'a- 1- elle  pas  amplement  remplacé  le  cri  du 
ventre?  L'idée  est  à  la  spéculation;  l'argent 
seul  domine  et  parle  en  maître;  la  base  de  la 
morale ,  aux  yeux  de  la  masse ,  est  la  pièce  de 
monnaie.  C'est  à  qui  arrivera  le  plus  tôt  au  but 
tant  désiré  :  à  la  richesse  ;  les  fortunes  se  font  et 
se  défont  en  un  jour;  la  Bourse  est  devenue  le 
temple  favori,  et  la  corbeille  des  agents  de 
change  est  le  sanctuaire  où  trône  la  divinité 
moderne.  Il  nous  en  coûte  de  l'avouer,  mais  la 
folie  du  jour  a  gagné  jusqu'à  certains  littérateurs 
qui,  par  profession,  auraient  dû  être  les  der- 


INTRODUCTION.  i\ 

niers  à  se  laisser  entraîner  dans  le  vil  tourbillon 
du  gain. 

Après  avoir  distribué  aux  hommes  tous 
les  biens  de  la  terre ,  Dieu ,  selon  la  légende  al- 
lemande, en  vit  un  qui  songeait  à  l'écart,  un 
poète  ;  —  il  lui  dit  :  «  Pau\Te  rêveur  oublié ,  je 
n'ai  plus  rien  à  te  donner,  mais  je  t'accorde  le 
droit  de  mépriser  ce  que  j'ai  donné  aux  au- 
tres. »  Aujourd'hui ,  beaucoup  des  privilégiés 
delà  muse  ont  abdiqué  ce  droit,  et  nous  avons 
pu  voir  des  écrivains  de  mérite  se  faire  photo- 
graphes ou  confiseurs  pour  mieux  attraper  la 
fortune.  Au  milieu  de  ce  mercantilisme,  le  cœur 
et  la  poésie  sont  devenus  ce  qu'ils  ont  pu. 

Il  y  aurait  toutefois  injustice  à  ne  pas  re- 
connaître qu'il  se  produit  actuellement  une  cer- 
taine réaction  morale  qui  tend  à  paralyser 
l'action  délétère  du  souffle  matérialiste,  dont 
l'atmosphère  intellectuelle  est  infectée.  Un  re- 
tour vers  des  doctrines  plus  saines  se  manifeste 
sur  tous  les  points  de  la  France,  au  nom  de 
la  décentralisation  littéraire;  quelques  esprits 
d'élite,  outrés  do  se  voir  ontraînor  par  la  mo- 


12.  INTRODUCTION. 

tropole  vers  le  gouffre  au  fond  duquel  s'agitent 
tous  les  vices  du  jour,  essayent  de  lutter  contre 
la  tendance  fatale ,  et  le  point  de  départ  de  leur 
lutte  est  de  vouloir  rendre  à  la  poésie  le  haut 
rang  dont  on  Ta  fait  déchoir. 

C'est  que,  en  effet,  la  poésie  est  appelée  à 
exercer  une  action  civilisatrice  des  plus  puis- 
santes; par  le  langage  élevé  que  lui  impose  le 
choix  des  sujets  qu'elle  doit  traiter,  elle  jouit  du 
privilège  de  ranimer  dans  le  cœur  de  l'homme 
les  nobles  passions  que  Dieu  y  déposa  ;  donnant 
à  l'expression  de  l'idée  une  tournure  gracieuse 
ou  grande,  et  harmonieuse  toujours,  ce  qui  l'a 
fait  nommer  la  langue  des  dieux,  elle  arrive 
au  cœur  aussi  bien  par  les  yeux  que  par  les 
oreilles,  et  produit  ce  trouble  divin  qui  ne 
laisse  plus  de  place  aux  mauvaises  passions; 
l'homme,  sous  son  influence,  s'abandonne  tout 
entier  aux  rêves  heureux  qui  effacent  momen- 
tanément les  tristes  réalités  d'ici -bas.  La  poésie 
est  une  partie  de  la  religion  du  cœur;  elle  en- 
seigne à  l'humanité  l'amour  du  beau  et  du  bon  ; 
elle  combat  avec  avantage  les  faiblesses  sociales. 


INTRODUCTION.  15 

C'est  donc  une  heureuse  tentative  que  celle 
que  nous  venons  de  signaler,  et  nous  estimons 
que  tout  homme  soucieux  du  triomphe  de  la 
vérité  et  du  bien  doit  donner  son  appui  à  l'œuvre 
régénératrice.  Tel  est  le  motif  qui  nous  a  engagé 
à  publier  une  édition  nouvelle  et  entièrement  re- 
fondue de  ce  recueil,  qui  a  paru  pour  la  première 
fois  en  1849,  sous  le  titre  de  la  Savoie  'poétique. 


II 


Afin  de  présenter  de  l'intérêt,  un  recueil 
de  ce  genre ,  pour  ce  qui  concerne  la  Savoie ,  ne 
peut  contenir  que  des  citations  de  nos  poètes 
postérieurs  au  siècle  passé,  puisque  ce  n'est 
qu'à  dater  du  commencement  du  siècle  actuel 
(^ue  la  Savoie  a  pris  un  rang  distingué  dans  la 
poésie  française.  Il  ne  nous  paraît  pas  inutile, 
toutefois ,  de  jeter  un  coup  d'œil  rapide  sur  les 
époques  antérieures ,  et  de  mettre  sous  les  veux 


14  INTRODUCTION. 

des  lecteurs  un  historique  succinct  de  la  poésie 
ancienne  dans  nos  contrées. 

Nous  aurions  voulu,  tout  d'abord,  pouvoir 
citer  quelques  œuvres  de  trouvères  savoyards, 
car  l'étude  des  poètes  de  la  première  époque  du 
moyen  âge  présente  un  grand  intérêt,  non- seu- 
lement au  point  de  vue  littéraire,  mais  encore 
au  point  de  vue  historique.  Le  rôle  des  trouvères 
fut  plus  important  qu'on  ne  se  l'imagine  com- 
munément :  née  après  la  chute  de  l'empire  que 
Charlemagne  avait  essayé  de  constituer  sur  les 
ruines  faites  par  les  grandes  invasions  des  bar- 
bares, la  poésie  épique  française  s'établit  au 
milieu  d'une  société  nouvelle,  qui  formait  un 
premier  point  intermédiaire  entre  l'ancien  ré- 
gime d'esclavage  et  l'état  de  liberté  moderne*. 
Alors  apparurent  les  poètes  ambulants  qui  allè- 
rent conter  dans  tous  les  châteaux,  dans  toutes 
les  cours  féodales ,  les  hauts  faits  des  chevaliers 
ou  les  grandes  épopées  nationales;  ces  poètes 
furent  le  seul  lien  qui  unit  les  différentes  po- 

*  Histoire  de  la  langue  française,  par  M.  Litlrë. 


INTRODUCTIOX.  i5 

pulations  entre  elles ,  en  réveillant  le  patriotisme 
dans  tous  les  cœurs,  en  groupant  les  esprits 
dans  une  idée  commune  de  nationalité ,  à  cette 
époque  où  la  société  française  n'était  pas  encore 
sortie  de  l'état  de  confusion  dans  lequel  l'avait 
jetée  le  démembrement  de  l'empire. 

La  poésie  des  trouvères  français,  bien 
qu'elle  renfermât  des  œuvres  d'un  grand  mé- 
rite, et  qui  furent  appréciées  même  par  les 
peuples  voisins ,  ne  se  transmit  pas  sans  inter- 
ruption aux  générations  postérieures;  d'autres 
idées  vinrent  préoccuper  les  esprits,  et  les 
chants  héroïques ,  qui  avaient  charmé  la  société 
féodale  de  la  première  époque,  disparurent  ou 
restèrent  enfouis,  pendant  des  siècles,  dans  les 
archives  des  familles  nobles  ou  des  municipa- 
lités. Ce  n'a  été  que  dans  l'époque  moderne  que 
les  érudits  français  ont  découvert  et  remis  au 
jour  les  œuvres  des  anciens  temps  ;  c'est  ainsi 
que  nous  avons  pu  apprécier  le  mérite  des 
poésies  du  roi  de  Navarre  et  du  châtelain  de 
Coucy,  et  des  poèmes  héroïques  de  Raoul  de 
Cambrai  et  de  tant  d'antres. 


i6  INTRODUCTION. 

La  Savoie ,  il  n*y  a  pas  à  en  douter,  a  eu  ses 
trouvères  aussi  bien  que  toutes  les  provinces 
françaises,  et  les  châteaux  des  seigneurs  sa- 
voyards ont  retenti  des  chants  et  des  récits 
dans  lesquels  les  poètes  célébraient  les  exploits 
des  descendants  d'Humbert  -  aux  -  Blanches  - 
Mains,  et  excitaient  le  patriotisme  de  cette 
noblesse  remarquable  qui  peupla  nos  vallées. 
Malheureusement,  nous  n'avons  encore  re- 
trouvé aucune  des  œuvres  de  nos  vieux  poètes. 
Ceci  n'a  rien  qui  doive  étonner,  si  l'on  se  remet 
en  mémoire  les  bouleversements  politiques 
dont  notre  contrée  a  été  le  théâtre  depuis  la 
constitution  des  états  de  Savoie;  nos  archives, 
pillées  par  les  peuples  voisins  qui  nous  ont 
envahis  si  souvent ,  ont  vu  disparaître  de  leurs 
rayons  la  plus  grande  partie  de  nos  titres  his- 
toriques et  littéraires.  Aussi,  ne  pouvons-nous 
retrouver  des  traces  certaines  de  nos  poètes 
que  vers  la  fin  du  xv«  siècle.  A  dater  de  cette 
époque ,  l'imprimerie  vint  donner  \m  élan  tout 
nouveau  aux  études  littéraires  dans  nos  cités, 
et  un  assez  grand  nombre  de  lettrés  savoyards 


INTRODUCTION.  17 

publièrent  des  travaux  poétiques,  non- seule- 
ment en  français,  mais  aussi  en  latin,  cette 
dernière  langue  étant  alors  en  grand  honneur 
chez  les  hommes  de  quelque  savoir. 

Cependant,  nos  principaux  versificateurs  de 
cette  époque  n'acquirent  pas  leur  réputation  en 
Savoie  même;  ils  durent  rechercher  en  France 
ou  en  Italie  un  peu  de  cette  renommée  qu'il  est 
si  difficile  d'obtenir  sans  passer  par  les  épreuves 
des  grands  centres,  épreuves  suivies  de  plus 
d'un  mécompte  et  qui  ont  découragé  ou  frappé 
de  mort  plus  d'un  génie. 

Le  premier  poète  savoyard  dont  les  œuvres 
aient  été  remarquées  fut  André  de  la  Vigne ,  qui 
occupa  un  rang  assez  distingué  parmi  les  lettrés 
français  dans  les  dernières  années  du  xv^  siècle. 
Son  origine  savoyarde  a  été  contestée  par  quel- 
ques biographes ,  mais  la  plupart  l'ont  regardé 
comme  un  de  nos  compatriotes.  D'abord  secré- 
taire du  duc  de  Savoie ,  André  de  la  Vigne  devint 
ensuite  orateur  du  roi  Charles  VIII.  Il  accom- 
pagna ce  prince  dans  son  expédition  de  Naples 
en  1494  et  1495 ,  et  fut  chargé  de  la  rédaction  du 


18  INTRODUCTION. 

Journal.  Son  principal  ouvrage  est  intitulé  :  le 
Vergier  d* honneur,  de  V entreprise  et  voyage  de  Napîes  ; 
auquel  est  compris  comment  le  roy  Charles,  huitième 
de  ce  nom ,  à  hanyère  déployée ,  passa  et  repassa ,  de 
journée  en  journée,  depuis  Lyon  jusqu'à  Naples.  1 
Ensemble  plusieurs  autres  choses,  Paris,  sans  date, 
in-fol.  gothique.  Cet  ouvrage,  dont  la  première 
édition  est  très- rare,  a  été  réimprimé  plusieurs 
fois  en  tout  ou  en  parties  détachées  avec  des 
additions  d'autres  auteurs  et  particulièrement 
d'Octavien  Saint -Gelais. 

André  de  la  Vigne  a  aussi  publié  les  ou- 
vrages suivants  : 

^0  Ballades  de  Bruyt  Commun  sur  les  alliances 
des  roy  s ,  des  princes  et  provinces ,  avec  le  trem- 
blement de  Venise ,  petit  in  -  4»  gothique ,  de 
quatre  feuillets,  sans  date  ni  indication  de 
lieu  ; 

2o  Libelle  des  cinq  villes  d'Italie  contre  Venise 
(  Rome ,  Naples ,  Florence ,  Gtnes  et  Milan  ) , 
Lyon,  sans  date,  in-4o; 

30  Atteinte  portas  de  Gênes  ;  ballades  relatives 
aux  guerres  de  Louis  XII  ; 


INTRODUCTION.  19 

4**  Epitaphes  y  en  rondeaux ,  de  la  reine  (  Anne 
de  Bretagne) ,  in-8<>. 

Malgré  son  talent,  malgré  ses  places  à  la 
cour,  André  de  la  Vigne  ne  vécut  pas  dans  l'ai- 
sance, et  souvent  il  se  plaignit  dans  ses  vers 
de  manquer  de  tout  ce  qui  est  le  plus  néces- 
saire à  la  vie.  Il  formula  ses  doléances  dans  la 
pièce  suivante  qu'il  adressa  à  Charles  VIII  : 

Secoures-moi,  ou  l'hôpital  m'aboye, 
Commandement  où  je  ne  desdis  point. 
Haut  et  du  col,  si  m'a  faict  ce  train  suivre, 
A  Chambéry  pour  chanter  contrepoint. 
Royal  servant  me  fit  l'œuvre  poursuivre  ; 
En  ce  faict  cy  ne  pris  par  quelque  voye  ; 
Secoures- moi,  ou  l'hôpital  m'aboye. 

Si  André  de  la  Vigne  traîna  péniblement 
son  existence  de  poète  en  France ,  plus  heureux 
que  lui,  François  Miossingien*,  d'Annecy,  se  fit 
admirer  à  peu  près  à  la  môme  époque  en  Italie 
par  ses  poésies  latines ,  et  récolta  de  toutes  parts 
éloges  et  honneurs.  Son  premier  essai  fut  une 

•  Quclqu(»8  auteurs  onl  ('irit  Miossingen  ou  cworc  Miozingen. 


20  INTRODUCTION. 

traduction  des  Elégies  de  J.-B.  Mantouan  contre 
les  plaisirs  fous  et  impudiques  de  Vamour,  imprimée 
à  Aimecy  en  i556.  Il  est  à  supposer  que  ce  fut 
cette  traduction  qui  accrédita  Miossingien  au- 
prèis  des  lettrés  italiens.  On  sait  que  Jean -Bap- 
tiste Spagnoli,  surnommé  le  if arKouan^  jouit  de 
son  temps  de  la  réputation  d'un  poète  de  pre- 
mier ordre ,  réputation  qu'il  mérita  bien ,  si  l'on 
admet  qu'on  doive  mesurer  le  talent  d'un  auteur 
au  nombre  d' œuvres  qu'il  produit;  sous  ce  rap- 
port, Spagnoli  n'eut  rien  à  envier  à  ses  rivaux, 
car  il  composa,  outre  divers  ouvrages  en  prose, 
plus  de  cinquante -cinq  mille  vers.  Quoi  qu'il  en 
soit,  Frédéric  II,  premier  duc  de  Mantoue,  se 
prit  d'une  violente  admiration  pour  son  poète 
national,  et,  en  1550,  il  fit  élever  sur  la  principale 
place  de  sa  capitale  la  statue  de  J.-B.  Mantouan 
à  côté  de  celle  de  Virgile*.  Il  fit  plus,  pour  ré- 
compenser Miossingien ,  dont  la  traduction  était 
précédée  des  plus  grands  éloges  à  l'adresse  de 
J.-B.  Spagnoli,  il  érigea  aussi  une  statue  au 

*  I.-B.  Manlouan  mourut  on  1516. 


INTRODUCTION.  21 

poète  annécien,  qui  ne  dut  pas  se  gonfler  de 
peu  d'orgueil  en  se  voyant  placer,  pour  ainsi 
dire,  sur  le  même  piédestal  que  l'auteur  de 
V  Enéide. 

Miossingien,  dans  ses  œuvres  originales, 
adopta  le  genre  de  celui  dont  il  avait  traduit  les 
vers  et  qu'il  avait  choisi  pour  maître  ;  il  publia  : 

i»  Elegiœ  contra  amorem  el  de  naturâ  amoris 
Carmen  Juvénile,  Paris  et  Anvers ,  1576  ; 

^2^  Contra  poetas  impudice  loquentes  Carmen, 
Rome,  1587. 

Dans  le  milieu  du  xvi©  siècle ,  un  autre  poète 
savoyard,  Marc -Claude  de  Buttet,  brilla  d'un 
certain  éclat  au  milieu  des  beaux  esprits  qui 
trônaient  dans  la  capitale  de  la  France. 

Né  à  Chambéry,  d'une  famille  qui  a  fourni 
plusieurs  hommes  distingués,  Marc -Claude  de 
Buttet  se  rendit  à  Paris  pour  achever  ses  études. 
Là,  après  s'être  appliqué  sérieusement  aux  let- 
tres grecques  et  latines ,  il  se  lança  dans  l'arène 
littéraire  où  des  novateurs  essayaient  de  diriger 
le  mouvement  intellectuel ,  se  lia  avec  Ronsard , 
du  Bellav,  Daurat  et  lours  éinulos,  rt  réussit  à 


22  INTRODUCTION. 

se  faire  protéger  par  le  cardinal  de  Chàtillon. 
Cédant  à  la  manie  qui  atteignit  presque  tous  les 
littérateurs  de  son  époque,  Buttet  visa,  non  plus 
heureusement  que  ses  confrères ,  à  introduire  de 
nouveaux  mots  dans  la  langue  française,  et  il 
prétendit  môme  à  l'honneur  d'avoir  écrit  le 
premier  en  français  des  vers  saphiques  me- 
surés, projet  bizarre,  dit  C.-M.  Pillet  *,  que 
Baïf  avait  déjà  tenté  avant  lui  et  avec  aussi  peu 
de  succès. 

Il  a  publié  : 

lo  Apologie  pour  la  Savoie,  contre  Barthélèmi 
Aneau,  de  Bourges,  Lyon,  Benoît,  1554,  in-S^; 

2»  Ode  sur  la  paix  (de  Vervins),  Paris, 
Buon,i559; 

3o  Epithalame  pour  les  nopces  de  Philibert  - 
Emmanuel  de  Savoye  et  de  Marguerite  de  France, 
Paris,  R.  Estienne,  1559,  in-4o.  Cette  pièce  est 
composée  de  plus  de  six  cents  vers  héroïques  ; 

40  VAmalthée,  Paris,  1560,  revue  et  réim- 
primée à  Lyon  en  1572  et  en  1575  ; 

•  Biographie  universelle  dr  Miohaud. 


INTRODUCTION.  25 

5®  Le  Premier  Livre  des  vers  de  Marc -Claude  de 
Buttet,  Savoysien,  auquel  a  esté  ajousté  le  second, 
ensemble  rAmalthée,  Paris,  Fézandal,  1561 ,  in -8°, 
et  Paris ,  de  Marnef ,  1588  ; 

6»  Chant  sur  la  convalescence  d'Emmanuel- Phi- 
libert; sur  la  venue  de  la  duchesse  de  Nemours,  Cliam- 
béry,  1563,  in-4o; 

7°  Le  Tombeau  de  Marguerite  de  Savoy e,  1575  ; 

8°  Eloge  d'Emmanuel  -  Philibert  de  Pingon, 
Turin,  1582. 

Il  a  laissé  en  manuscrit  :  Job,  poème  héroï- 
que; la  Maison  ruinée;  Eloijes  en  vers  des  plus  il- 
lustres personnages  de  Savoie  et  mie  Ode  à  Marguerite 
de  France  *. 

De  tous  ces  ouvrages,  aujourd'hui  fort 
rares ,  celui  qui  contribua  le  plus  à  établir  la 
réputation  de  Buttet  fut  VAmalthée,  récit  d'amour 
tout  à  fait  dans  le  goût  de  l'époque,  et  composé 
de  cent  vingt- huit  sonnets  où  il  n'est  question 
que  de  l'amour  désespéré  de  l'auteur  pour 
son    objet    aimé,  qu'il    avait    appelé   du    nom 

•  Vt»ir  l'ouvrage  déjA  cilé  ol  l.i  liibliothcqne  frauçnisc  de  Goujcl. 


24  INTRODUCTION. 

d'Amalthée.  Qu'il  nous  soit  permis  de  citer 
l'analyse  qui  en  a  été  publiée  dans  le  Courrier 
des  Alpes,  journal  de  Chambéry*: 

«  Claude  de  Buttet  n'était  pas  homme  à  se 
rendre  amoureux  d'une  simple  grisette ,  et  sous 
ce  nom  pastoral  d'Amalthée  est  cachée  ime  belle 
demoiselle  de  la  cour,  qu'il  vit  à  Blois  pour  son 
malheur.  C'était  la  fille  imique  du  comte  d'En- 
tremons.  Il  dit  à  ses  amis  du  Bellay  et  Dusaultels 
qu'il  riait  en  les  entendant  parler  de  l'amour, 
car  il  croyait  que  c'était  par  feinte  qu'ils  chan- 
taient dans  leurs  vers  leurs  trop  insensibles 
maîtresses  ;  mais  le  dieu  l'a  frappé  d'un  de  ses 
traits ,  il  invoque  la  mort  comme  un  remède  à 
ses  maux,  et  sa  seule  consolation  est  d'exhaler 
ses  plaintes  poétiques.  Il  s'ennuie  en  Savoie ,  car 
mon  soleil,  dit- il,  est  en  France,  et  ici  : 

A  mes  soucis  obscurs  ne  vient  point  faire  jour... 

Feroient  bien  mes  larmes 

Un  autre  Styx,  Cocyte  et  Phlégéton. 

*  Courrier  des  Alpex,  mx^,  n"  89.  Arl.  signé  Reynaod, 


INTRODUCTION.  25 

«  Ce  qui  le  rend  surtout  épris  de  sa  nym- 
phe cruelle,  c'est  son  bel  œil  vair,  bien  pré- 
férable à  l'œil  noir,  puis  : 

La  rose  vive  embellie  en  son  sang 
Vint  honorer  le  fruit  de  sa  charnure , 
Le  plus  fin  or  jaunit  sa  chevelure. 
Son  cou  blanchit  de  Tivoire  plus  blanc... 
Il  n'y  a  rien,  en  la  chaste  et  honneste. 
Du  pié  gentil  jusqu'à  sa  belle  teste. 
Qui  ne  soit  rare,  admirable  et  divin. 

«  La  querelle  des  classiques  et  des  roman- 
tiques a  fait  oublier  celle  de  la  prééminence  des 
brunes  et  des  blondes;  je  me  garderai  bien  de 
vouloir  la  ressusciter  en  critiquant  ce  portrait 
d'Amalthée  :  je  trouve  tout  naturel  que  de 
Buttet,  qui  n'était  pas  brun,  ait  aime  sérieuse- 
ment une  belle  aux  cheveux  d'or;  mais  il  est 
plus  coupable  lorsqu'il  dit  des  injures  aux  yeux 
noirs  : 

Loue  ritale  au  bel  œil  gros  et  noir 
Plaisir  nuisant  d'une  âme  trop  lassive; 
Moi,  plus  constant,  il  faut  que  je  décrive 
Le  bel  œil  vair  qu'à  mon  gré  j'ai  pu  voir. 


26  INTRODUCTION. 

«  Suit  la  description  dont  je  vous  fais  grâce  , 
pour  vous  citer  quelques  sonnets  en  entier  : 

Dix  et  neuf  ans  j'avois  heureusement 
Gardant  toujours  mon  innocence  entière, 
Et  le  poil  d'or  de  ma  barbe  première 
Su  mon  menton  se  montrait  seulement. 

Alors  qu'amour  trop  cauteleusement. 
En  me  flattant  d'une  douce  manière, 
Me  fit  ton  serf,  mesme  avec  la  prière 
Me  promettoit  un  brave  tretemenl. 

Mais  je  n'ai  eu  que  peine  à  ton  service 

Que  mal,  qu'ennui,  et  sans  faire  un  seul  vice. 

Pour  tout  guerdon,  je  n'emporte  que  blâme. 

Avec  la  mort  que  j'atten  brefvement 

Voilà  le  bien ,  voilà  l'avancement 

Que  j'ai  gagné  pour  vous  servir,  madame. 

«  Il  n'est  personne  qui  ne  sache  par  cœur  le 
fameux  sonnet  de  la  Belle  Matineuse  de  Maleville , 
poète  né  en  1597.  Le  grave  et  docte  Ménage  l'a 
jugé  digne  d'une  dissertation  particulière,  où  il 
en  examine  les  beautés  dans  les  plus  grands  dé- 
tails. Plusieurs  poètes  étaient  entrés  en  lice  pour 
écrire  un  sonnet  sur  le  même  sujet  ;  mais  le  ce- 


INTRODUCTION.  27 

lèbre  Voiture  fut  vaincu  par  Maleville,  comme 
tous  les  autres  immortels.  On  disait  alors  d'eux 
qu'avec  beaucoup  (T amour -propre  ils  ne  faisaient 
que  des  sots  nets.  De  Buttet,  si  je  ne  me  trompe, 
a  exprimé  dans  les  vers  suivants  la  même  pensée 
que  Maleville,  et  celui-ci  doit  être  considéré 
seulement  comme  un  copiste,  bien  supérieur  à 
l'original  : 

Jà  le  matin,  que  l'orient  redore , 
D'ardant  vermeil  et  de  perles  s'ornoit. 
Et  bravement  tout  en  roses  tournoit 
Le  char  serein  de  l'indienne  aurore. 

Las!  le  souci  qui  sans  fin  me  dévore 
Un  seul  espoir  de  paix  ne  me  donnoit  ; 
L'aube  à  grand  tort  plutôt  me  ramenoit 
Mille  tourmens  et  mille  mors  encore. 

Quand  derrier  moi,  au  bout  d'un  gai  préau. 
Ma  nymphe  émeut  un  orient  nouveau 
Qui  éclaira  mes  nocturnes  angoisses. 

Pardonnes  moi,  ô  vous,  célestes  dieux. 
Luire  la  vie  de  corps,  de  front  et  d'yeux. 
Plus  belle  encor'  que  ne  sont  vos  déesses. 

«  Le  sonnet  suivant  de  VAmalthée  est  plein 
(lo  grâce  par  sa  simplicité  : 


28  INTRODUCTION. 

Toujours  ne  sera  d'or  ton  poil  qui  s'entrelace , 

Ni  de  perles  avec  ton  blanc  ordre  de  dens, 

Ni  deux  beaux  astres  clairs  tes  yeux  doux  regardans. 

Ni  de  roses  et  de  lis  le  vif  teint  de  ta  face. 

Beauté,  comme  une  fleur,  tantôt  naît,  tantôt  passe; 

L'une  peu  d'heures  dure  et  l'autre  bien  peu  d'ans , 

Et  ne  se  renouvelle  ainsi  que  les  serpens 

A  qui  nature  plus,  ce  semble,  a  fait  de  grâce. 

«  Marc -Claude  de  Buttet  excellait  dans  le 
genre  grotesque ,  et  il  a  tracé  dans  son  Amalthèe 
divers  portraits  où  l'on  reconnaît  le  crayon  d'un 
poétique  Calot.  Il  n'ignorait  pas  que  l'excès  de 
laideur,  c'est  le  beau  en  poésie  lorsqu'on  veut 
peindre  ce  qui  ne  l'est  pas.  Peut-être  aussi  a-t-il 
voulu  introduire  quelque  diversité  dans  un 
poème  où ,  dans  trois  cent  vingt  et  un  sonnets , 
il  ne  parlait  guère  que  d'amour  et  de  sa  belle. 
Il  dit  en  s'adressant  à  lui-même  : 

Sot  éborgné  de  cerveau  et  de  teste 
Qui  serois  bon  pour  tôt  épouvanter 
Un  vol  d'oiseaux ,  quand  il  va  se  jeter 
Trop  importun  sur  la  semée  en  qucste.... 


INTRODUCTION.  29 

Or  çà,  Cyclope,  en  contemplant  ton  estre , 
Plus  je  te  voi ,  plus  je  te  treuve  beau  : 
Le  ciel  te  fit  d'un  bastiment  nouveau. 
Mais  à  grand  tort  il  rompit  ta  fenestre. 

Silène  ainsi  sur  l'ane  mal  adextre 

S'alloit  penchant  :  toi ,  gros  comme  un  tonneau , 

Tu  vas  levant  ton  enviné  museau 

Et  vois  en  l'air  les  arondelles  naistre. 

Ton  luminaire  est  dans  ton  chef  couvé , 

Tu  as  le  groin  tout  de  bave  lavé. 

Tu  as  trois  nez,  et  n'as  dent  qui  entame. 

Quand  tu  discours,  ta  grande  joue  s'abbat, 
Ta  peau  hérisse  un  moustache  de  chat, 
0  l'Adonis,  délices  de  madame. 

«  Vous  devez  bien  penser  que  c'était  en 
pure  perte  qu'une  femme  se  serait  rendue  amou- 
reuse de  Claude  de  Buttet  ;  il  veut  être  fidèle  à 
son  ingrate,  et  repousse  ainsi  d'une  manière 
peu  galante  une  dame  de  la  cour  qui  se  vantait 
d'être  son  Amalthée  : 

Mais  cuides-tu,  vieille,  que  ton  langage, 
Ton  dos  recreu,  ni  que  ta  sèche  main , 
Pour  moi  soient  forts?  tu  me  flattes  en  vain, 
Mon  cœur  navré  sent  bien  une  aulre  image. 


30  INTRODUCTION. 

Te  souvient -il,  quand  le  roi  fut  à  Chartres, 
Que  tu  me  vis  si  belle  en  or  et  martres  : 
De  toi,  dis-tu,  mon  cœur  étoit  jà  point. 

J'ai  la  mémoire  encore  plus  lointaine  : 

Je  me  souvien  d'Andromaque  et  d'Heleinc, 

D*Hecube  non ,  je  ne  m'en  souvien  point. 

Pour  ne  t' avoir  qu'un  jour  ou  deux  hantée 
Encor  pour  rire,  et  voir  tout  sec  rider. 
Ton  front  plâtré,  hideux  à  regarder, 
Vieille...  à  mon  gré  édentée. 

Te  faisant  croire  estre  mon  Amalthée, 
Tu  fais  la  nymphe,  et  pour  me  mignarder  ; 
Mais  de  quel  trait!  ma  foi!  viens  œillarder 
Qui  des  glaçons  plutôt  seroit  tentée. 

Soleil  des  morts,  éclipse  de  nature. 
Oh!  laisse  moi  :  larve,  je  t'en  conjure. 
Ne  me  suis  plus  :  je  vomirais  mon  cœur. 

Un  froid  hiver  jà  sur  mes  membres  tombe , 

tu  me  donnerois  la  tombe 

Quoi  !  seulement  en  te  voyant  je  meurs. 

«  On  remarque,  intercallés  avec  art  dans 
V Amalthée,   plusieurs  sonnets  à  la  louange   de 


INTRODUCTION.  31 

Pelletier*,  Lambert,  du  Bellay,  Ronsard  ou  ses 
autres  amis  ;  ils  interrompent  agréablement 
l'uniformité  de  ces  chants  par  une  tournure 
très  -  heureuse  et  toujours  variée: 

La  Savoie  au  dos  fort  et  l'invincible  France 
Pour  Martigue  et  Seissel ,  jà  mors ,  se  débattoient 
Et  de  leurs  yeux  de  grands  fleuves  flottoient , 
S'arrachant  les  cheveux  et  pleurant  leur  défense. 

La  Savoie  avança  qu'elle  estoit  leur  naissance 
Et  la  France  répond  :  Pour  moi  ils  combattoient. 
L'une  dit  :  Je  les  fis  ;  l'autre  :  Miens  ils  étoient , 
S'obstinant  à  grans  cris  en  avoir  jouissance. 

Le  ciel,  qui  les  ouit,  interrompit  leur  ire. 

Mais  non  pas  leur  douleur,  et  haut  tonnant  va  dire. 

Paix  là,  ils  sont  à  moi  :  deux  dieux  je  les  ai  faits. 

La  Savoie  à  jamais  sera  dite  leur  mère  ; 

La  France,  qui  les  eut,  leur  nourrice  plus  chère; 

A  l'immortalité  je  donne  leurs  beaux  faits. 

<(  Claude  de  Buttet,  à  ce  qu'il  paraît,  avait 
reconnu  le  vide  des  choses  de  cette  terre.   En 


'  Pelletier,  pendant  longtemps,  a  été  considérd  comme  Savoyard, 
et  c'est  pourquoi  nous  l'avions  fait  figurer  au  nombre  de  nos  poètes  dans 
la  première  édition  de  ce  recueil.  Mais,  dès  lors,  Joseph  Dcssaix  a  prouvé 
d'une  manière  irrëfutahlf  que  cet  écrivain  »Mait  originaire  du  Mans. 


32  INTRODUCTION. 

terminant  son  Amalthée,  il  invoque  Dieu  à  son 
secours  ;  c'est  cette  beauté  souveraine ,  dont  la 
créature  est  une  faible  image,  qu'il  jure  d'adorer 
à  l'avenir,  et  il  finit  en  s'écriant  : 

0  sage  tems  de  toute  chose  maître! 
Avec  tes  pas,  tu  donnes  à  connoître 
A  l'ignorant  où  réside  le  bien. 

•Heureux  qui  tout  à  la  vertu  s'épreuve! 
Car  à  la  fin  tout  bien  cherché  je  treuve 
Que  ce  qui  plaît  en  ce  monde  n'est  rien.  » 

Buttet ,  outre  ses  poèmes ,  a  composé  quel- 
ques vers  dans  le  genre  épigrammatique ,  parmi 
lesquels  nous  citerons  les  suivants ,  qu'il  adressa 
à  C.  Lambert,  un  de  ses  amis  de  Chambéry  : 

Bref,  mon  Lambert,  l'or  tout  domine. 
Maintenant  l'or  est  adoré  ; 
Chacun  veut  Tor,  chacun  le  prise. 
Voici  un  vrai  siècle  doré. 

Son  épitaphe,  qu'il  composa  lui -môn^e,  ré- 
sume sa  vie  tout  employée  à  soupirer  d'amour, 
et,  n'était  le  sentiment  de  présomption  qui  les 
dépare,  ces  vers  seraient  irréprochables  pour 
leur  époque  : 


INTRODUCTION.  5o 

Ci  dedans  est  l'amant  qui  sacra  sa  jeunesse 
Aux  neufs  sœurs,  et  aima  une  demi -déesse; 
Bien  digne  d'être  aimé  d'un  amour  aussi  fort, 
Par  ses  vers  il  la  fit  ici  bas  immortelle, 
Décrivant  ses  beautés;  toutefois  la  cruelle 
Ah  !  trop  ingratement  lui  a  donné  la  mort. 

Un  autre  poète  savoyard ,  Claude  Mermet , 
se  fit  connaître  dans  la  dernière  moitié  du  xvi® 
siècle,  et  ce  qui  augmente  son  mérite,  c'est  qu'il 
réussit  à  obtenir  une  certaine  réputation  sans 
aller  chercher  un  appui  auprès  des  beaux  esprits 
de  Paris,  comme  l'avait  fait  Buttet. 

Claude  Mermet*,  né  vers  i550  à  Saint-Ram- 
bert ,  dans  le  Bugey,  qui  faisait  encore  partie  de 
la  Savoie,  était  notaire  en  1585  :  il  habitait  alors 
Lyon  où  il  s'était  sans  doute  fixé ,  ainsi  que  le 
fait  observer  la  Biographie  universelle  de  Michaud, 
afin  de  pouvoir  surveiller  l'impression  de  ses 
ouvrages.  Etant  revenu  en  Savoie,  il  fut  nommé 
secrétaire  ducal  et  ensuite  châtelain  de  sa  ville 
natale.  Il  mourut  après  1601.  Ses  ouvrages  sont 
les  suivants  : 

*  El  non  MnrmM .  ainsi  quo  !"n  '^«rit  Grill"!. 


34  INTRODUCTION. 

i^  La  Boutique  des  usuriers,  avec  le  recouvre- 
ment et  abondance  des  bleds  et  vins,  en  vers,  Paris , 
1575,  in -80; 

2o  La  Pratique  de  Vorthographe  française,  avec  la 
manière  de  tenir  livre  de  raison,  coucher  cédules  et 
lettres  missives,  en  vers,  Lyon,  1585,  in -16; 

30  La  Tragédie  de  Sophonisbe,  où  se  verra  le 
désastre  qui  lui  est  advenu  pour  avoir  été  promise  à  un 
mari  et  épousée  par  un  autre,  etc.,  Lyon,  Léonard 
Odet,  1585,  m-8».  Le  duc  de  la  Vallière,  dans 
sa  Bibliothèque  du  théâtre  français,  tome  m, 
page  244,  indique  cette  pièce  très- rare  comme 
une  traduction  de  Trissino; 

40  Le  Temps  passé  de  Claude  Mermet,  de  Sainct- 
Rambert  en  Sauoye,  œuvre  poétique  senlentieuse  et 
moralle ,  pour  donner  profitable  récréation  à  toutes 
gens  qui  aiment  la  vertu,  Lyon,  Fr.  Arnoullet, 
1585,  petit  in-8».  Il  existe  plusieurs  éditions  de 
ce  recueil  rare  et  curieux,  dont  la  dernière  est 
de  1601  et  qui  fut  publiée  avec  des  corrections 
de  l'auteur*. 

*  Voir,  pour  plus  «le  détails,  Branel,  Manuel  du  libraire. 


INTRODUCTION.  35 

Les  Annales  poétiques  contiennent  plusieurs 
poésies  de  Claude  Mermet,  qui  sont  remarqua- 
bles, dit  la  Biographie  universelle^  par  le  naturel, 
la  simplicité  et  une  certaine  tournure  épigram- 
matique.  Voici  un  de  ses  quatrains  : 

Les  amis  de  l'heure  présente 
Ont  le  naturel  du  melon , 
Il  en  faut  essayer  cinquante 
Avant  d'en  rencontrer  un  bon. 

L'épigramme  suivante  est  d'un  goût  plus 
contestable  : 

Tu  dis  que  tu  es  gentilhomme 
Par  la  faveur  du  parchemin , 
Si  un  rat  se  trouve  en  chemin 
Tu  seras  puis  simplement  homme. 

A  la  même  époque ,  Claude  Guichard , 
concitoyen  de  C.  Mermet  et  connu  surtout  par 
ses  ouvrages  historiques ,  publia  quelques  essais 
poétiques,  entre  autres  V Alphabet  moral,  dédié 
au  Dauphin ,  qui  devint  le  roi  Louis  XIII. 

Il  y  a  lieu  de  croire  que  cet  ouvrage  est  le 
nn'^'mc^  qui  pnrut  onsnito  sous   c(^  titro  :  La  fleur 


36  INTRODUCTION. 

de  la  poésie  morale  de  ce  temps ,  consacrée  à  la  fleur 
des  roys ,  le  roy  des  fleurs  de  lys ,  Lyon ,  1614,  in-S®  * . 

Guichard  composa  aussi  en  vers  des  Eloges 
des  comtes  et  ducs  de  Savoie,  qui  sont  restés 
manuscrits. 

Pour  en  finir  avec  le  xvi«  siècle ,  nous  cite- 
rons deux  poètes  annéciens ,  Laurent  Marescot , 
chanoine  de  la  cathédrale  d'Annecy,  et  Claude 
Nouvellet,  docteur  de  Sorbonne.  Le  premier 
publia  à  Paris,  en  4584,  plusieurs  poésies  la- 
tines, et  le  second,  que  son  esprit  satirique 
entraînait  vers  la  forme  facétieuse ,  composa  : 

i^  Le  Braquemart,  poème  en  cent  sonnets  ; 

2®  Odes  sur  les  funérailles  du  chevalier  de  Voyer, 
Paris,  1571  ; 

3°  Les  Divinailles,  en  style  burlesque,  Lyon, 
1571  *•. 


*  Voir  Biogr.  univ.,  au  nom  Guichard. 
**  Voir  Grillel,  Dict.  hist.,  tome  i,  p.  284. 


INTRODUCTION.  37 


III 


Au  commencement  du  xyii®  siècle ,  le  goût 
des  lettres  et  des  sciences  était  universellement 
répandu  en  Savoie ,  et  nous  ne  croyons  pas  que 
l'on  puisse  trouver  dans  notre  histoire  une  autre 
époque  où  le  progrès  intellectuel  ait  été  si  mar- 
qué. Cela  tint  à  plusieurs  causes ,  dont  la  prin- 
cipale fut  l'émigration  des  jeunes  hommes  qui  se 
destinaient  à  l'état  ecclésiastique ,  à  la  magis- 
trature, à  la  médecine  et  aux  autres  professions 
libérales.  Déjà,  dans  la  dernière  moitié  du  siècle 
précédent,  nos  prêtres,  nos  jurisconsultes  et 
nos  médecins  allaient  faire  leurs  études  soit  en 
France ,  soit  en  Italie ,  et  cette  coutume  se  per- 
pétua pendant  longtemps;  presque  tous  nos 
docteurs  en  théologie  sortaient  de  la  Sorbonne, 
et  un  grand  nombre  d'avocats  et  de  médecins 
prenaient  leurs  grades  dans  les  universités  ita- 
liennes. On  conçoit  quelle  influence  heureuse 
exercèrent  sur  le  pays  toutes  ces  jeunes  intelli- 


38  INTRODUCTION. 

gences ,  excitées  par  les  exemples  qu'elles 
avaient  eus  sous  les  yeux  dans  les  centres  où  la 
science,  la  littérature,  l'éloquence,  étaient  en 
grand  honneur  ;  l'ardeur  au  travail  régnait  chez 
ces  hommes  encore  tout  éblouis  des  fêtes  de 
l'intelligence  auxquelles  ils  venaient  d'assister, 
et  ils  employaient  tous  leurs  efforts  à  faire  par- 
tager à  leurs  compatriotes  le  noble  enthousiasme 
qui  les  animait.  Les  pièces  d'éloquence ,  les  orai- 
sons funèbres ,  les  panégyriques ,  occupaient  la 
place  principale  dans  notre  littérature  de  ce 
temps;  le  clergé  surtout  se  faisait  remarquer 
par  ses  tendances  littéraires;  il  n'était  pas  un 
chanoine  des  chapitres  de  la  Savoie  qui  ne  s'es- 
sayât à  l'éloquence  religieuse,  et  quelques-uns 
avec  des  succès  constatés  même  à  Paris  et  dans 
les  principales  villes  de  France. 

Une  circonstance  heureuse  vint  donner  un 
élan  plus  vif  encore  à  l'étude  des  belles -lettres 
en  Savoie ,  au  commencement  du  xvii®  siècle  ; 
ce  fut  la  rencontre  de  François  de  Sales  et  d'An- 
toine Favre,  à  Annecy.  Ces  deux  génies  possé- 
daient à  un  égal  degré  l'amour  de  la  science  et 


INTRODUCTION.  59 

des  lettres  ;  le  premier,  homme  d'un  esprit  élevé 
et  porté  à  la  méditation,  au  cœur  fait  pour 
aimer,  cherchait  dans  les  harmonies  de  la  nature 
l'inspiration  naïve  qui  lui  a  dicté  des  pensées  si 
touchantes  et  si  belles  de  simplicité;  le  second, 
esprit  judicieux,  profond,  passionné  pour  la 
règle,  traitait  de  main  de  maître  les  grandes 
questions  sociales ,  réglementait  le  droit  public  ; 
la  science  était  son  domaine.  Ces  deux  hommes 
se  complétaient  ainsi  l'un  l'autre,  et  de  leur 
union  naquit  un  centre  d'action  qui  étendit  son 
influence  sur  toutes  les  branches  des  connais- 
sances humaines  dans  notre  pays.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'étonner  si  le  programme  de  l'Académie 
Florimontane ,  qu'ils  fondèrent  de  concert  en 
1607,  se  trouva  étendu,  et  si,  pour  être  admis 
dans  le  sein  de  l'illustre  compagnie,  le  règle- 
ment exigea  que  l'on  fût  habile  en  tous  genres,  et 
bien  près  de  V encyclopédie  \ 

L'Académie  Florimontane,  comme  on  doit 
le  penser,  ne  put  qu'imprimer  une  nouvelle  force 

•  Voir,  pour  de  plus  amples  détails,  les  Gloires  de  la  Savoie,  p.  9. 


40  INTRODUCTION. 

au  mouvement  littéraire  qui  s'était  déjà  large- 
ment manifesté  en  Savoie  ;  l'exemple  donné  par 
révoque  et  par  le  premier  magistrat  d'Annecy 
dut  porter  rapidement  ses  fruits. 

Parmi  les  membres  de  l'Académie  on 
compte  quelques  lettrés  qui,  malgré  leur  ca- 
ractère grave ,  ne  dédaignèrent  pas  de  versifier, 
entre  autres  Claude  Nouvellet ,  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  et  qui  vivait  encore  à  cette  époque; 

Del  Bène,   évoque   d'Alby  et  auparavant  abbé 

• 

d'Hautecombe,  à  qui  Ronsard  dédia  son  Art 
poétique  ;  Louis  de  Sales ,  frère  de  François ,  mi- 
litaire distingué  et  poète  dans  ses  heures  de 
loisir.  François  de  Sales,  lui-même,  s'essaya 
dans  le  vers,  et  son  ami,  son  coopérateur  litté- 
raire, se  fit  aussi  poète  pour  se  reposer  des 
études  sérieuses  qui  occupaient  la  majeure 
partie  de  son  temps. 

«  Ce  fut  non -seulement  en  protégeant  les 
lettres,  mais  en  les  cultivant,  dit  M.  Avet  *,  que 
Favre  se  montra  digne  de  leur  ouvrir  un  asile 

*  Eloge  du  président  Favre ,  ChambCry,  1824. 


INTRODUCTION.  A\ 

eii  Savoie.  Ne  s'y  livrant  qu'avec  mesure,  ne 
trahissant  ni  ses  devoirs  ni  sa  destinée,  il  fut 
loin  de  croire  que  d'aussi  nobles  délassements 
pussent  déroger  à  la  dignité  d'un  magistrat. 
Leibnitz ,  le  grand  Newton  et  plus  tard  d' Agues- 
seau  n'ont  point  dédaigné  le  commerce  des 
Muses.  Ils  goûtèrent  dans  leur  sein  cette  volupté 
chaste  qui  épure  le  cœur  et  orne  la  raison.  De 
tout  temps  les  philosophes  les  plus  austères  ont 
rendu  hommage  à  cet  art  divin,  qui  embellit  la 
pensée  par  l'harmonie.  Favre,  qui  savait  allier 
les  sciences  de  goût  avec  celles  de  raisonne- 
ment, ne  vit  dans  la  poésie  que  la  plus  sublime 
expression  que  l'homme  puisse  donner  aux  vé- 
rités éternelles;  sa  muse  fut  éminemment  grave 
et  religieuse  :  elle  s'éleva  munie  jusqu'à  la  tra- 
gédie. Le  premier  fruit  de  ses  délassements 
poétiques  fut  une  pièce  intitulée  :  Les  Gordiens 
et  les  Maximins,  ou  VAmbilion,  premiers  et  derniers 
essais  de  poésie  d'Antoine  Favre*.  Le  sujet  est  en- 

•  Celle  pièce  très- rare  forme  une  brochur»^  de  200  p.  iri-i".  Elle 
porte  pour  liire  :  Les  Gordiens  et  les  Maximins,  ou  fAmbiiUm,  œuvre 
lragii|ne.  Premiers  et  derniers  essais  de  poésie  d'Anloine  Favre;  Cliam- 
béry,  chez  Claude  Pomard ,  1389. 

2 


42  INTRODUCTION. 

tièreraent  pris  dans  le  passage  de  l'histoire 
romaine  qui  retrace  la  lutte  ambitieuse  des  deux 
Gordiens  contre  Jules  Maximin,  et  la  catas- 
trophe qui,  sous  les  murs  d'Aquilée,  termina 
les  jours  de  cet  odieux  empereur. 

«  Cette  tragédie,  qui  tient  à  l'enfance  do 
l'art,  n*est  à  la  vérité  que  de  l'histoire  dialoguée. 
Il  est  aisé  de  s'apercevoir  qu'aucune  espèce 
d'unité  n'a  pu  être  respectée.  Le  premier  et  le 
quatrième  acte  se  passent  en  Afrique ,  le  second 
et  le  troisième  en  Germanie  ;  au  commencement 
du  cinquième  acte,  la  scène  s'ouvre  en  Ger- 
manie ,  et ,  à  la  fin  du  même  acte ,  on  est  subi- 
tement emporté  aux  portes  d'Aquilée.  Favre  n'a 
point  fait  ime  infidélité  complète  à  la  jurispru- 
dence, car  il  a  eu  soin  de  mettre  en  scène  les 
célèbres  jurisconsultes  Ulpien  et  Modeslin  :  le 
premier,  comme  confident  de  Gordien;  le  se- 
cond, comme  précepteur  du  jeune  Maxime.  A 
travers  toutes  ces  invraisemblances  et  toutes 
ces  imperfections,  qui  sont  du  siècle  encore 
plus  que  de  l'auteur,  la  tragédie  de  Favre  offre 
quelques  beautés  réelles  dont  on  doit  lui  tenir 


INTRODUCTION.  43 

compte  :  il  a  de  la  dignité  dans  les  sentiments , 
de  rélévation  dans  les  idées.  On  aperçoit  dans 
quelques  scènes  un  essai  de  ce  dialogue  serré , 
interrompu ,  si  propre  à  exprimer  les  passions 
fortes  et  dont  Corneille,  plus  d'un  demi -siècle 
après,  a  tracé  le  modèle.  En  général,  le  style  de 
Favre  est  nerveux  :  quoiqu'un  grand  nombre 
d'expressions  aient  vieilli,  il  est  tel  passage 
qu'on  peut  lire  avec  intérêt  : 

«  Gordien,  repoussant  avec  force  l'idée  d'une 
révolte  contre  Maximin,  répond  ainsi  aux  so- 
phismes  de  l'insurrection  : 

Comment  irai -je  donc  m'arracher  à  mon  prince? 

Armer  seul  contre  lui  sa  paisible  province  ? 

Le  Peuple  ou  le  Sénat  peut- il  faire  pour  moi 

Que  je  ne  sois  parjure  en  parjurant  ma  foi? 

La  Foi ,  fille  des  dieux ,  doit  être  inviolable  ; 

Nos  folles  passions  ne  la  rendent  muable. 

Par  la  seule  raison  il  la  faut  mesurer, 

Et  la  raison  ne  peut  ses  règles  altérer. 

Comment,  Antoine,  donc,  voudrions -nous  entreprendre 

De  combattre  celui  que  nous  devons  défendre, 

Qui  nous  tient  l'arme  en  main?  Ne  te  souvient- il  point 

Des  discours  que  j'ai  faits  tant  de  fois  sur  ce  point. 


44  INTRODUCTION. 

Débattant  au  Sénat  si  d'Iléliogabale 
L'on  devait  réprimer  la  luxure  brutale? 

Je  disais,  et  ma  voix  fut  du  Sénat  suivie. 
Qu'au  Peuple  il  n'appartient  Je  maîtriser  la  vie 
De  celui  que  des  dieux  le  vouloir  tout -puissant 
Va,  de  leurs  fortes  mains,  sur  nos  chefs  bénissant. 

Maximin  n'est -il  pas  empereur  légitime? 

N'avons -nous  eu  l'honneur  de  ses  guerres  heureuses? 

N'avons -nous  embrassé 

Le  bien  et  le  profit  qu'il  nous  a  pourchassé  ? 
Pourquoi  voudrions -nous  l'avoir  pour  adversaire? 

Faut -il  que  sa  fureur  nous  rende  furieux? 
Que  sa  déloyauté  nous  rende  ambitieux? 


» 


Nous  avons  vu  que  Favre ,  en  publiant  les 
Gordiens  et  les  Maximins ,  avait  déclaré  qu'il  ne 
donnerait  plus  cours  à  sa  verve  poétique.  Il  ne 
tint  pas  promesse ,  et  la  cause  de  sa  nouvelle 
infidélité  à  la  jurisprudence  semble  se  trouver 
dans  sa  liaison  avec  l'auteur  de  VAstrée,  Honoré 


INTRODUCTION.  45 

d'Urfé,  qui  habitait  la  Savoie  à  cette  époque. 
Il  publia,  en  1602,  des  Entreliens  spirituels,  dans 
lesquels,  ainsi  que  le  dit  M.  Sayous  *,  il  mit  la 
dévotion  en  sonnets  amoureux. 

Les  Entretiens  contiennent  trois  centuries 
de  sonnets  :  la  première  est  consacrée  à  V Amour 
divin  et  à  la  Pénitence;  la  seconde,  au  Saint- Sa- 
crement, et  la  troisième,  au  Mystère  du  Saint- 
Rosaire.  L'auteur,  en  commençant,  annonce 
qu'en  l'âge  d'aimer  il  méprisait  l'amour  ;  à  qua- 
rante-cinq ans  il  veut  chanter  ce  sujet,  si  riche 
et  plantureux  ;  mais  il  veut  le  chanter  à  sa  façon  : 

Je  change  maintenant  et  d'ùge  et  de  désir  : 
Je  veux  chanter  d'amour,  l'amour  soit  mon  plaisir. 
Pourvu  qu'à  toi,  mon  Dieu,  tout  mon  amour  s'adresse. 
Hé!  n'est-ce  la  raison  qu'il  t'offre  tous  ses  vœux. 
Puisque  c'est  par  toi  seul  qu'aimer  même  je  veux  ? 
Ta  gloire  soit  mon  but ,  ta  grâce  ma  maîtresse. 

Cette  entrée  en  matière  indique  suffisam- 
ment le  but  des  Entretiens  qui ,  à  tout  prendre', 
vfJent  mieux  que  leurs  devanciers.  On  y  ren- 

*  Histoire  de  la  liUerafure  française  à  l'étranger^  tom.  i. 


46  INTRODUCTION. 

contre  quelques  élans  remarquables,  et,  malgré 
le  sentimentalisme  outré  qui  y  domine,  on  y 
trouve  des  traits  heureux,  tel  que  celui-ci, 
qu'un  grand  poète  tragique  français  devait  im- 
mortaliser longtemps  après  : 

Pleurez,  mes  yeux,  pleurez,  mais  avec  tant  de  grâce 
Qu'enfin  tous  mes  péchés  s'abîment  en  vos  eaux... 

Les  Entretiens  sont  suivis  de  quatrains  mo- 
raux à  la  manière  de  l'époque,  parmi  lesquels 
nous  citerons  les  suivants  : 

Quand  tu  voudras  compter  au  vray  ton  aage, 
Ne  me  dy  point  j'ay  soixante  ans  et  plus, 
Tu  compterais  les  ans  que  tu  n'as  plus  ; 
Compte  tes  jours  dès  quand  tu  seras  sage. 

Si  tu  fais  mal,  ton  plaisir  est  d'une  Iicure, 
Mais  le  regret  t'en  demeure  à  jamais  ; 
Si  tu  fais  bien  te  prenant  tu  t'y  plais  ; 
La  peine  passe  et  le  plaisir  demeure. 

Antoine  Favre  n'était  pas  né  poète  ;  il  n'avait 
ni  l'originalité  de  Buttet,  ni  l'entrain  de  Mer- 
met,  et  les  quelques  traits  saillants  que  l'on 
rencontre  dans  ses  vers  ne  suffisent  pas  à  la 


I 


INTRODUCTION.  47 

postérité  pour  lui  assigner  '^ne  place  distinguée 
parmi  ceux  qui  ont  tenu  la  lyre  saroyenne. 
Mais  nous  ne  devions  pas  laisser  dans  l'oubli  les 
délassements  poétiques  de  l'illustre  président, 
parce  que,  historien  impartial,  notre  devoir 
était  de  constater  l'influence  directe  qu'il  a 
exercée  sur  le  progrès  littéraire  dans  notre  pays 
en  prenant  part  lui-même  au  mouvement  et  en 
donnant  le  premier  l'exemple,  lui,  le  juris- 
consulte grave  et  savant,  qui  élaborait  le  Code 
fahrien.  Nous  devons  lui  savoir  gré  du  sacrifice 
qu'il  dut  s'imposer  en  abandonnant  ainsi  par 
intervalle  le  champ  de  ses  études  favorites ,  pour 
payer  son  tribut  aux  lettres  et  les  encourager. 
Dans  le  reste  du  xvii®  siècle ,  nous  ne  ren- 
controns plus  que  deux  noms  de  poètes  sa- 
voyards dont  les  œuvres  soient  arrivées  jusqu'à 
nous  :  Jean  Frisât ,  de  Moûtiers ,  et  Philibert- 
Albert  Bally,  d'Alby.  Le  premier  publia  des 
poésies  latines  sur  différents  sujets,  entre  autres 
la  description  de  la  vallée  de  l'Isère  :  harœ 
fluminis  convivium,  seu  vallis  Tarentasiœ  descriplio, 
Chambérv,  1600;  et  une  histoire  de  la  Maison 


48  INTRODUCTION. 

de  Savoie  :  Domus  Sabaudiœ  Carmen,  duobus  mem" 
bris  divisum,  prtore  comitum ,  posleriore  ducum, 
in-8o,  Paris,  1627;  Lyon,  1630*.  P. -A.  Bally, 
conseiller  d'Etat  du  duc  de  Savoie  Victor- Amé- 
dée  I*',  et  ensuite  évoque  d'Aoste ,  fut  un  litté- 
rateur distingué  et  l'un  des  promoteurs  et  des 
premiers  membres  de  l'Académie  littéraire 
fondée  à  Turin  en  1678  par  Jeanne -Baptiste  de 
Savoie -Nemours,  régente  de  Savoie.  Il  a  publié 
le  Poète  mêlé,  recueil  de  poésies  sacrées  et  pro- 
fanes ,  en  latin  et  en  français ,  imprimé  à  Annecy 
en  1669. 

A  dater  de  la  fin  du  xvn«  siècle ,  le  mouve- 
ment littéraire,  qui  s'était  produit  en  Savoie 
sous  l'influence  de  l'auteur  de  V Introduction  à  la 
vie  dévote  et  d'Antoine  Favre,  se  ralentit  sensi- 
blement, et,  au  commencement  du  siècle  sui- 
vant, les  grands  événements  politiques  qui 
agitèrent  l'Europe ,  et  dont  notre  pays  eut  tout 
le  premier  à  souffrir,  rejetèrent  au  second  rang 
les  hommes  de  lettres  :  l'épée  avait  remplacé  la 

•  Giillct.  Dict.  hisl.,  tome  m,  p.  448. 


INTRODUCTION.  49 

plume.  Sous  les  règnes  de  Victor -Amédée  II, 
Charles  -  Emmanuel  III,  Victor- Amédée  III  et 
Charles  -  Emmanuel  IV,  qui  occupèrent  tout  le 
xviiie  siècle,  la  Savoie  fut  sans  cesse  foulée  par 
les  armées  étrangères  ;  Français  et  Espagnols , 
les  premiers  surtout,  occupèrent  le  sol  savoyard 
pendant  de  longues  années ,  et  à  plusieurs  re- 
prises, à  titre  de  conquérants.  On  comprend 
que  dans  ces  temps  de  troubles  les  études  lit- 
téraires ne  se  trouvèrent  pas  sur  un  terrain 
qui  leur  fût  favorable. 

Cependant,  si  par  la  force  des  choses  il  se 
manifesta  à  cette  époque  en  Savoie  une  grande 
pénurie  de  littérateurs  et  même  d'hommes  de 
sciences ,  il  est  intéressant  de  constater  que  le 
goût  littéraire  ne  s'y  perdit  jamais.  Chacune  de 
nos  villes  possédait  un  noyau  d'hommes  érudits 
qui ,  malgré  le  mousquet  et  le  canon ,  ces  deux 
instruments  aveugles  de  la  barbarie ,  tenaient  à 
honneur  d'être  instruits  des  progrès  accomplis 
dans  les  sciences  et  les  lettres;  on  produisait 
peu,  il  est  vrai,  mais  l'instruction  était  fort 
répandue,  et  il  n'était  pas  le  plus  petit  bourgeois 


50  INTRODUCTION. 

qui  n'eût  sa  bibliothèque  composée  des  chefs- 
d'œuvre  de  la  littérature  française.  Lorsque  la 
Révolution  eut  incorporé  la  Savoie  à  la  France , 
la  France  dut  reconnaître  que  la  Savoie  n'était 
qu'un  membre  retrouvé  de  la  même  famille. 

Ici,  nous  nous  arrêterons  dans  l'analyse 
succincte  que  nous  avons  essayé  de  tracer  des 
productions  de  nos  poètes.  Nous  allons  céder 
la  place  à  ces  derniers ,  afin  qu'ils  plaident  eux- 
mêmes  leur  cause.  Qu'il  nous  soit  permis ,  tou- 
tefois, de  supplier  la  critique  de  ne  pas  leur 
être  trop  sévère  ;  nous  n'exagérons  rien  et  nous 
n'entendons  pas  ne  lui  présenter  que  des  hom- 
mes de  génie  :  mais  la  poésie  est  un  art  si  dif- 
ficile, qu'on  peut  espérer  l'indulgence  quand, 
à  côté  des  incorrections  et  des  fautes  même , 
se  rencontrent  l'inspiration  véritable  et  quel- 
ques-uns des  accents  divins  qui  vont  à  l'àme. 

Au  reste ,  en  réunissant  dans  ce  volume  des 
fragments  des  œuvres  de  nos  poètes,  nous  avons 
eu  surtout  pour  but  de  contribuer  à  répandre 
au  milieu  de  la  jeunesse  savoyenne  les  connais- 
sances qu'il  n'est  permis  à  personne  de  ne  pas 


^..  INTRODUCTION.  Si 

avoir,  celles  qui  ont  rapport  à  l'histoire  litté- 
raire de  son  pays  :  avant  d'apprendre  à  connaî- 
tre les  autres,  il  faut  se  connaître  soi-même. 
C'est  donc  sous  l'égide  des  jeunes  générations 
que  nous  plaçons  notre  modeste  travail  ;  c'est  à 
elles  que  nous  le  recommandons,  avec  l'espé- 
rance que  leurs  généreuses  aspirations  les  enga- 
geront à  l'accueillir  comme  une  preuve  nouvelle 
de  dévouement  à  la  patrie  commune. 


^>Kc 


JEAN-FRANÇOIS  DUCIS 


Jean- François  Ducis  naquit  à  Versailles  le 
!23  août  1733,  d'un  père  originaire  de  Hauteluce, 
dans  la  vallée  de  Beaufort  (Savoie),  où  sa  famille 
xiste  encore.  Après  avoir  fait  ses  premières 
(Hudes  au  collège  de  Versailles,  il  vécut  quel- 
([ues  années  hésitant  sur  le  choix  d'un  état,  car 
il  se  sentait  peu  de  goût  pour  le  commerce  de 
faïence  et  de  verrerie  qu'exerçait  son  père.  Son 
intelligence  élevée,  la  conscience  peut-être 
qu'il  avait  déjà  de  sa  valeur,  le  poussaient  vers 
d'autres  voies.  11  chercha  donc  un  métier  qui 
l'éloignàt  le  moins  possible  de  ses  goûts,  et  il 
réussit  à  obtenir  la  place  de  secrétaire  du  ma- 
réchal de  Belle-Isle,  dont  il  reçut  peu  de  temps 
après  une  pension  de  deux  mille  livres. 


54  JEAN-FRANÇOIS   DUCIS. 

A  dater  du  jour  où  il  fut  en  possession  d 
cette  fortune  qui  lui  assurait  l'indépendance, 
il  donna  un  libre  cours  à  son  penchant  pour  la 
littérature.  Rien  jusqu'alors  n'avait  fait  entre- 
voir chez  lui  le  signe  du  génie  poétique  qui 
devait  rendre  son  nom  si  éclatant,  et  lui-même, 
en  s'adonnant  à  l'étude  des  lettres,  ne  fit  que 
suivre  ses  goûts  naturels;  si  l'avenir  lui  apparut 
favorable  dans  ce  moment,  Ducis  n'osa  certai- 
nement pas  pousser  l'espérance  jusqu'au  point 
de  penser  qu'un  jour  il  figurerait  parmi  les 
grands  poètes  de  la  France. 

Ses  auteurs  favoris  étaient  Dante  et  Sha- 
kespeare; ce  dernier  surtout  excitait  au  plus 
haut  point  son  admiration,  et  il  conçut  l'idée  de 
transporter  sur  la  scène  française  les  chefs- 
d'œuvre  du  grand  poète  anglais,  que  Voltaire 
avait  appelé  «un  barbare  bourré  de  génie.»  A 
cette  étude,  il  gagna  de  voir  l'horizon  s'élargir 
devant  lui  ;  son  esprit ,  naturellement  préparé  à 
recevoir  et  prompt  à  saisir,  comme  par  ime 
espèce  d'intuition,  les  sublimes  inspirations 
poétiques,  s'identifia  avec  son  modèle  dont  il 
s'appropria  souvent  le  génie. 

Elles  sont  rares,  les  intelligences  qui,  de 
leurs  propres  forces ,  prennent  leur  essor  vers 
les  régions  élevées  ;  à  l'esprit  comme  à  la  ma- 
tière ,  il  faut  un  point  d'appui  pour  produire  son 


JEAN -FRANÇOIS    DUCIS.  55 

mouvement;  le  plus  difficile  est  de  trouver  ce 
point  d'appui,  et  bien  des  talents  disparaissent 
ignorés  parce  qu'ils  n'ont  pu  le  rencontrer. 
Ducis,  en  étudiant  Shakespeare,  avait  trouvé  la 
voie  tracée  pour  son  esprit;  il  sut  le  comprendre 
et  en  profiter.  Hamlet,  qu'il  fit  représenter 
en  1769,  obtint  un  succès  immense;  dans  cette 
pièce,  le  talent  du  jeune  poète  apparut  du  pre- 
mier coup  dans  toute  sa  grandeur  aux  yeux  de 
ses  contemporains  étonnés,  qui  lui  décernèrent 
unanimement  la  palme  du  triomphe.  Hamlet  ren- 
ferme de  grandes  beautés  étrangères  au  modèle 
't  dont  il  faut  chercher  la  source  plutôt  dans 
les  propres  inspirations  de  son  auteur  que  dans 
Shakespeare  ;  le  cinquième  et  dernier  acte  sur- 
tout égale ,  s'il  ne  surpasse  pas ,  tout  ce  qui  a  été 
fait  dans  ce  genre. 

Six  ans  après  Hamlet,  Ducis  fit  jouer  Roméo 
et  Juliette  qui  n'eut  pas  un  moindre  succès  ;  puis, 
il  composa  Œdipe  chez  Admète,  dont  la  réussite 
le  plaça  définitivement  au  nombre  des  grands 
poètes  tragiques.  Dans  cette  dernière  œuvre, 
Ducis  abandonna  momentanément  son  maître; 
déjà,  pour  écrire  Roméo  et  Juliette,  il  avait  mêlé 
des  souvenirs  de  Dante  à  des  réminiscences  de 
Shakespeare;  mais  son  Œdipe  s'écarta  complè- 
tement de  la  voie  de  ses  devanciers  pour  se  rap- 
procher d'Euripide  et  de  Sophocle. 


r)6  JEAN -FRANÇOIS   DUCIS. 

Ce  fut  à  cette  époque  (1775)  que  Monsieur, 
comte  de  Provence  (Louis  XVIII),  nomma  Ducis 
son  secrétaire  et  le  conduisit  à  Turin  à  la  cour 
du  roi  Victor- Amédée  III.  La  même  année,  il 
publia  un  petit  poème  sur  le  mariage  du  prince 
de  Piémont,  Charles -Emmanuel,  avec  Marie- 
Clotilde  de  France  ;  cette  pièce  ne  se  trouve  pas 
dans  les  éditions  des  œuvres  complètes  de  notre* 
poète;  mais  le  lecteur  en  rencontrera  deux 
fragments  dans  les  citations  qui  suivent  cette 
notice. 

Le  4  mars  4779,  Ducis  fut  choisi  par  l'Aca- 
démie française  pour  occuper  le  fauteuil  de 
Voltaire.  Pendant  longtemps  la  docte  compa- 
gnie avait  hésité  sur  le  choix  du  successeur  à 
donner  au  patriarche  de  Ferney  ;  la  lutte  avait 
été  vive;  il  n'était  pas  facile,  en  effet,  de  rem- 
placer un  homme  comme  Voltaire.  Aussi  Ducis 
eut-il  l'heureuse  inspiration  de  commencer  son 
discours  de  réception  par  cette  phrase  qui  fît 
taire  les  opposants  :  «  Il  est  des  hommes  auxquels 
on  succède,  mais  qu'on  ne  remplace  pas.  Leurs 
titres  sont  un  héritage  qui  peut  appartenir  à 
tout  le  monde  ;  leurs  talents ,  qui  ont  étonné 
l'univers,  ne  sont  qu'à  eux.  C'est  à  la  suite  des 
siècles  seule  à  remplir  le  vide  immense  qu'ils 
ont  laissé.  » 

De  1779  à  1795,  Ducis  fit  représenter  quatre 


JEAN- FRANÇOIS    DUCIS.  57 

tragédies  :  Le  Roi  Lear  en  1785,  Macbeth  en  1784, 
Jean  Sans -Terre  en  1791  et  Othello  en  1792.  Le 
Roi  Lear  et  Othello  obtinrent  un  grand  succès  ; 
Macbeth,  pour  réussir,  dut  subir  quelques  cou- 
pures et  être  interprétée  par  Talma  ;  quant  à 
Jean  Sans- Terre,  il  ne  se  releva  point  d'un  pre- 
mier échec. 

Pendant  les  mauvaises  années  de  la  Révo- 
lution, Ducis  cessa  d'écrire  des  tragédies,  et  ce 
ne  fut  qu'en  1795  qu'il  donna  une  nouvelle  œu- 
vre au  théâtre  français,  Abu  far  ou  la  Famille 
arabe,  qu'il  dédia  à  son  ami  Florian,  et  dont  le 
succès  fut  complet.  Deux  ans  après  il  fit  jouer 
Œdipe  à  Colonne  et  ensuite  Fœdor  et  Vladimir  ou 
la  Famille  de  Sibérie.  Cette  dernière  tragédie  ne 
put  trouver  grâce  auprès  du  public ,  qui  la  siffla 
sans  ménagement  pour  l'âge  et  les  talents  de 
l'auteur.  Là  se  termina  la  carrière  dramatique 
de  notre  poète.  Outre  ses  tragédies,  il  a  com- 
posé un  assez  grand  nombre  de  poésies  qui 
n'ont  fait  qu'ajouter  à  sa  réputation,  et  qui 
reflètent  ses  impressions  intimes. 

Ducis  s'était  retiré  à  Versailles  pour  fuir  la 
cour  de  l'empereur,  dont  les  avances  réitérées 
ne  purent  le  gagner.  Veuf  d'une  première 
femme,  il  se  remaria  à  l'âge  de  soixante -dix 
ans  et  ne  quitta  plus  sa  ville  natale,  même  après 
la  chute  de  Napoléon  I«f;  il  habitait  un  petit 


58  JEAN-FRANÇOIS    DUCIS. 

logis  au  troisième  étage,  dans  la  rue  de  Satori, 
où  il  mourut  le  30  mars  1817,  âgé  de  quatre- 
vingt-quatre  ans. 

Bien  que  vigoureusement  organisé  au  phy- 
sique et  fortement  trempé  au  moral,  Ducis  se 
distinguait  par  une  grande  bonté  d'àme  et  de 
caractère;  il  s'était  donné  lui-même  le  titre  de 
bonhomme,  que  la  postérité  lui  a  conservé  ;  Na- 
poléon l'appelait  toujours  le  papa  Ducis;  sa 
douceur,  sa  charité ,  lui  avaient  attiré  les  sym- 
pathies de  tous  les  hommes  de  lettres  ses  con- 
temporains ,  qui  lui  firent  frapper  une  médaille 
avec  un  de  ses  vers  pour  légende  : 

L'accord  d'un  beau  génie  et  d'un  beau  caractère. 

Son  amitié  pour  Thomas,  l'auteur  de  la 
Pétréide,  peut  être  citée  comme  un  modèle  de 
constance  et  de  dévouement. 

Voici  l'épitaphe  qu'il  s'était  faite,  en  18i5, 
alors  qu'il  écrivait  à  Bernardin  de  Saint -Pierre  : 
«  Je  ne  vis  plus,  j'assiste  à  la  vie  »  : 

Jean -François  supporta  la  vie  avec  douceur, 
Ne  fut  rien,  resta  lui;  ce  fut  là  tout  son  rôle. 
Chantant  encor  l'amour  et  l'amitié  sa  sœur, 
Il  mourut  frère  ermite  et  poète  du  saule. 

Quant  à  nous ,  ses  compatriotes ,  nous  avons 
un  dernier  hommage  à  rendre  aM  poète  du  saule; 
nous  devons  lui  payer  un  juste  tribut  de  recon- 


JEAN -FRANÇOIS   DUCIS.  89 

naissance  pour  le  souvenir  qu'il  garda  de  son 
pays  d'origine,  durant  sa  vie  entière.  A  cet 
égard,  il  ne  ressembla  point  à  quelques-uns  des 
nôtres  qui,  une  fois  arrivés  à  l'apogée  de  leur 
gloire,  renièrent  presque  leur  patrie  et  rou- 
girent de  s'appeler  Savoyards,  de  ce  nom  qu'on 
a  essayé  d'abaisser,  mais  dont  l'histoire  a  fait 
le  sjTionyme  de  loyauté  et  de  courage.  Ducis 
aimait  à  parler  de  la  Savoie ,  et  dans  plusieurs 
de  ses  poésies  il  a  chanté  ses  chères  monta- 
gnes et  ses  vallées  bien-aimées,  où  il  se  repor- 
tait si  souvent  par  la  pensée. 

Né  à  Versailles,  il  eût  pu  aisément  cacher 
son  origine ,  comme  tenta  de  le  faire  Berthollet 
et  d'autres  que  nous  pourrions  citer;  mais  la 
franchise,  la  loyauté  natives ,  l'en  empêchèrent  : 
Ducis  resta  Savoyard  de  cœur  et  d'esprit. 


60  JEAN -FRANÇOIS   DUClS. 


MONOLOGUE  D'HAMLET 


Je  ne  sais  que  résoudre...  immobile  et  troublé... 
C'est  rester  trop  longtemps  de  mon  doute  accablé; 
C'est  trop  souffrir  la  vie  et  le  poids  qui  me  tue. 
Eh!  qu'offre  donc  la  mort  à  mon  âme  abattue? 
Un  asile  assuré,  le  plus  doux  des  chemins. 
Qui  conduit  au  repos  les  malheureux  humains. 
Mourons!  que  craindre  encor  quand  on  a  cessé  d'être? 
La  mort...  c'est  le  sommeil...  c'est  le  réveil  peut-être! 
Peut-être...  Ah!  c'est  ce  mot  qui  glace,  épouvanté, 
L'homme  au  bord  du  cercueil  par  le  doute  arrêté. 
Devant  ce  vaste  abîme  il  se  jette  en  arrière. 
Ressaisit  l'existence,  et  s'attache  à  la  terre. 
Dans  nos  troubles  pressants  qui  peut  nous  avertir 
Des  secrets  de  ce  monde  où  tout  va  s'engloutir? 
Sans  l'effroi  qu'il  inspire,  et  la  terreur  sacrée 
Qui  défend  son  passage,  et  siège  à  son  entrée, 
Combien  de  malheureux  iraient  dans  le  tombeau. 
De  leurs  longues  douleurs  déposer  le  fardeau  ! 
Ah  !  que  ce  port  souvent  est  vu  d'un  œil  d'envie 
Par  le  faible  agité  sur  les  flots  de  la  vie! 
Mais  il  craint  dans  ses  maux,  au  delà  du  trépas, 
Des  maux  plus  grands  encore,  et  qu'il  ne  connaît  pas. 
Redoutable  avenir,  tu  glaces  mon  courage  ! 
Va,  laisse  à  ma  douleur  achever  son  ouvrage. 

(HA.MLIIT,  acte  iT,  se.  1.^ 


JEAN-FRANÇOIS    DUCIS.  61 


II 


VISION  DE  MACBETH 


C'était  l'heure  fatale  où  le  jour  qui  s'enfuit 
Appelle  avec  effroi  les  erreurs  de  la  nuit. 
L'heure  où,  souvent  trompés,  nos  esprits  s'épouvantent. 
Près  d'un  chêne  enflammé  devant  moi  se  présentent 
Trois  femmes.  Quel  aspect!  non,  l'œil  humain  jamais 
Ne  vit  d'air  plus  affreux,  de  plus  difformes  traits. 
Leur  front  sauvage  et  dur,  flétri  par  la  vieillesse, 
Exprimait  par  degrés  leur  féroce  allégresse. 
Dans  les  flancs  entr'ouverts  d'un  enfant  égorgé. 
Pour  consulter  le  sort ,  leur  bras  s'était  plongé. 
Ces  trois  spectres  sanglants,  courbés  sur  leur  victime, 
Y  cherchaient  et  l'indice  et  l'espoir  d'un  grand  crime; 
Et,  ce  grand  crime  enfin  se  montrant  à  leurs  yeux, 
Par  un  chant  sacrilège  ils  rendaient  grâce  aux  dieux. 
Etonné,  je  m'avance.  «  Existez -vous,  leur  dis -je. 
Ou  bien  ne  m'offrez -vous  qu'un  effrayant  prestige?  » 
Par  des  mots  inconnus,  ces  êtres  monstrueux 
S'appelaient  tour  à  tour,  s'applaudissaient  entre  eux, 
S'approchaient,  me  montraient  avec  un  ris  farouche; 
Leur  doigt  mystérieux  se  posait  sur  leur  bouche. 
Je  leur  parle,  et  dans  l'ombre  ils  s'écliappent  soudain, 
L'un  avec  un  poignard ,  l'autre  un  sceptre  à  la  main  : 
L'autre  d'un  long  serpent  serrait  le  corps  livide; 
Tous  trois  vers  ce  palais  ont  pris  un  vol  rapide  ; 
Et  tous  trois  dans  les  airs,  en  fuyant  loin  de  moi. 
M'ont  laissé  pour  adieux  ces  mots  :  «  Tu  seras  roi.  » 


(J2  JEAN- FRANÇOIS   DUCIS. 

Frédégonde. 

T'ont -ils  réveillé? 

Macbeth. 

Non.  Ma  langue  s'est  glacée. 
Un  exécrable  aspoir  entrait  dans  nja  pensée. 
Si  loin  (lu  trône  encor,  comment  y  parvenir! 
Je  n'osais  sans  trembler  regarder  Tavenir. 
Enfin  dans  mes  exploits,  dans  ma  propre  innocence. 
Ma  timide  vertu  trouvait  quelque  assurance. 
Je  cherchais  dans  moi -môme  un  secret  défenseur! 
Kt  déjà  du  repos  je  goûtais  la  douceur  : 
A  rinstant  j'ai  senti ,  sous  ma  main  dégoûtante. 
Un  corps  meurtri,  du  sang,  une  chair  palpitante  : 
C'était  moi,  dans  la  nuit,  sur  un  lit  ténébreux. 
Qui  perçais  à  grands  coups  un  vieillard  malheureux. 

(Macbeth  ,  acte  ii.) 


III 


A  MA  CHARTREUSE  EN  SAVOIE 

Savoie,  ô  mon  pays!  berceau  de  mes  aïeux. 
Climat  doux  à  mon  cœur,  qui  vis  naître  mon  père 
Sous  un  modeste  toit  où  la  vertu  fut  chère. 

Au  pied  d'un  mont  audacieux 
Qu'en  montant  sur  son  char  le  soleil  radieux 
Fait  resplendir  au  loin  de  sa  haute  lumière  *, 


C'csl  le  village  de  Haute -Luce  falla  lux),  p: es  de  Moûlicrs. 

(Note  de  Ducit.) 


JEAN -FRANÇOIS    DUCIS.  63 

Qu'embellit  de  ses  dons  le  retour  du  printemps, 
Qui  mêle  avec  ses  fleurs  les  trésors  renaissants 

De  mainte  plante  salutaire. 
Au  bruit  de  cent  ruisseaux  sous  les  frimas  errants, 
Qui,  seuls,  croisés,  unis,  cachés,  reparaissants. 

Amoureux  de  la  primevère. 

Ruisseaux  encor,  bientôt  torrents, 
A  travers  les  rocliers  et  leurs  débris  roulants 
Vont  tous  avec  fracas  se  jeter  dans  llsère; 
Savoie,  ô  mon  pays!  berceau  de  mes  aïeux. 

Montre -moi,  découvre  à  mes  yeux 
Les  asiles  sacrés,  les  retraites  austères 

Où  saint  Bruno ,  du  haut  des  cieux , 
Vit  de  ses  chers  enfants  les  essaims  solitaires 

Se  poser,  colons  volontaires. 

Dans  tes  déserts  religieux. 
Salut,  trois  fois  salut,  cellule  où  Dieu  m'attire. 

Où  mon  cœur  reste  et  d'où  j'admire 
Sous  ses  hauts  monts  glacés,  dans  le  ciel  suspendus. 
Sur  ses  frimas  percés  de  mille  fleurs  nouvelles, 
Les  abeilles  cueillir  leurs  trésors  blancs  comme  elles    ■ 
Au  milieu  des  parfums  dans  les  airs  répandus! 
Peuple  aimable  de  sœurs!  oui,  vos  soins  assidus. 

Oui,  vos  travaux  semblent  me  dire  : 

C'est  ici  qu'il  nous  faut  produire, 
Nous,  le  doux  miel  des  fleurs,  vous,  celui  des  vertus. 
Désert,  heureux  désert,  quels  sont  tes  privilèges! 

De  mille  appâts,  de  mille  pièges 
Tu  préserves  mon  cœur,  mes  oreilles,  mes  yeux. 
Ton  asile  est  un  ciel  d'où  je  m'élève  aux  cieux  ;  * 

Où  je  change  en  printemps  l'hiver  dont  lu  m'assièges, 

Où,  parmi  les  rocs  et  les  neiges, 
La  nuit  entend  gémir  tes  chants  mystérieux. 
Sois  mille  fois  béni,  désert  qui  me  protèges! 


64  JEAN -FRANÇOIS    DUCIS. 

Que  ma  vie  et  ma  mort  se  renferme  en  ces  lieux; 

Garde  bien  mes  soupirs,  mes  pas  silencieux. 
Mon  humble  toit  religieux, 
Le  jardin  de  ma  jeune  abeille, 
Mon  doux  repos  quand  je  sommeille, 
Ma  conscience,  quand  je  veille, 

Et  la  paix  de  mon  âme,  et  son  vol  vers  les  deux. 


IV 


MON  PORTRAIT 


Sans  le  prévoir,  Jean -François  fut  auteur. 
La  tragédie  eut  pour  lui  mille  charmes. 
Trop  loin  peut-être  il  porta  la  terreur 
Et  la  pitié ,  douce  source  de  larmes. 
De  père  en  fils  Allobroge  il  était. 
Vers  ses  rochers,  poétique  héritage. 
Un  vif  instinct,  certaine  humeur  sauvage. 
Dans  ses  chagrins  fortement  l'appelait. 
Simple,  mais  fier,  pour  lui  ce  monde  étrange 
Ou  l'attristait,  ou  n'offrait  rien  de  beau; 
Il  se  sentait,  par  un  confus  mélange, 
Doux  ou  terrible,  ou  torrent  ou  ruisseau; 
Même  lion ,  dans  sa  brusque  colère , 
11  secouait  quelquefois  sa  crinière. 
Et  tout  à  coup  redevenait  agneau. 
Né  pour  l'amour  et  la  mélancolie. 
Grave  et  rêveur  il  fut  dès  son  berceau  ; 
Il  se  plaisait  à  l'aspect  d'un  tombeau , 


JEAN -FRANÇOIS    DUCIS.  65 

A»  jour  mourant  d'un  funèbre  flambeau; 
Il  rinvoquait,  et  sa  mère  attendrie, 
Craignant  son  cœur,  trembla  pour  son  cerveau. 
Il  a  parfois  semé  dans  ses  ouvrages 
De  petits  riens,  de  jolis  badinages. 
Parfois  bons  vins,  bons  mots,  jolis  repas. 
Gentils  minois,  égayaient  son  visage. 
Son  cœur  ardent  lui  dictait  son  langage. 
Le  sexe  aimable  eut  pour  lui  tant  d'appas. 
Qu'en  le  craignant  il  lui  rendit  hommage. 
Ce  cœur  surtout  aima  la  vérité. 
Rarement  triste,  et  souvent  attristé. 
Plus  d'un  malheur  exerça  son  courage. 
Plus  d'un  chagrin  sa  sensibilité. 
X^     Sage,  il  aima  la  sage  liberté. 

Il  détestait  plus  que  tout  l'esclavage. 
Vieux,  sa  vieillesse  eut  l'esprit  de  son  âge. 
Pour  des  monts  d'or  il  n'eût  point  fait  un  pas. 
Pour  lui  détour,  ruse,  était  lettre  close  : 
De  toute  intrigue  il  vécut  ennemi. 
Trop  peu  de  temps,  dans  la  plus  douce  chose 
Il  fut  heureux!  Thomas  fut  son  ami. 


66  JEAN -FRANÇOIS   PUCIS. 


SUR  LB  MARIAGE  DU  PRINCE  DE  PIÉMONT 
AVEC  CLOTILDE  DE  FRANCE 

(FRAGMENTS) 


Je  marche  ;  un  doux  penchant  vers  le  hameau  m'attire. 

0  champs  semés  de  fleurs!  0  fertiles  ruisseaux! 

Fontaine,  où  vont  le  soir  s'abreuver  les  troupeaux, 

Salut!  Je  vous  vois  donc,  innocente  prairie. 

De  mes  simples  aïeux  vénérable  patrie! 

0  mon  père!  c'est  là  que  tu  reçus  le  jour  *. 

C'est  là  que  ton  berceau,  que  ton  premier  séjour 

De  ta  présence  encor  me  rappelle  les  charmes. 

De  mon  deuil  éternel  reçois  ici  les  larmes. 

Que  je  rends  grâce  au  ciel  qui,  sage  en  ses  faveurs. 

M'a  laissé  pour  tous  biens  et  ton  sang  et  tes  mœurs! 

Mon  cœur  formé  du  tien,  plein  de  ta  chère  image. 

S'arrête  avec  transport  sur  ce  doux  paysage. 

Que  j'aime  à  voir  de  loin  ces  bœufs  du  joug  lassés. 

Vers  leurs  tranquilles  toits  traînant  leurs  fronts  baissés! 


*  iMa  famille,  tnnt  du  côté  pafornol  que  maleniel,  est  de  temps  im- 
mémorial élablie  en  Savoie.  Mon  père,  un  des  plus  vertueux  hommes  qui 
soient  sortis  de  ces  montagnes,  ne  pouv  ,it  me  parler  du  roi  Emmanuel, 
son  souverain,  qu'avec  des  larmes  d'admiration  et  de  tendresse.  On 
connaît  le  caractère  de  celte  nation  (Idèlc,  simple  et  laborieuse,  et  sou 
antique  attachement  pour  sa  religion  et  pour  ses  maîtres. 

(Note  de  Dueis.) 


JEAN- FRANÇOIS    DUCIS.  67 

La  nuit  vient.  J'aperçois  au  travers  de  ses  voiles, 
Rayonner  dans  les  deux  Tor  tremblant  des  étoiles. 
Astres,  conduisez -moi  vers  cet  humble  séjour. 
Où  rhomme  oublie  en  paix  les  fatigues  du  jour! 
J'approche.  Sous  le  chaume  une  famille  antique 
Environne  gaiement  une  table  rustique 
Que  ne  façonna  point  Téquerre  ou  le  compas. 
La  concorde,  Tamour  préside  à  leurs  repas. 
Dans  leurs  ris  ingénus  tout  leur  cœur  se  déploie. 
Et  déjà  quand  Bacchus,  par  sa  naïve  joie, 
A  du  front  paternel  déridé  les  replis , 
L'air  modeste  et  baissé ,  se  lève  Amaryllis  : 
«  Mon  père,  dès  longtemps  (j'ose  enfin  vous  le  dire) 
«  Damon  que  vous  aimez,  Damon  pour  moi  soupire; 
«  Dès  la  plus  tendre  enfance,  au  pied  de  ces  coteaux, 
«  L'un  près  de  l'autre  assis,  nous  gardions  nos  troupeaux. 
«  Daignez  permettre  enfin  que  l'hymen  nous  unisse. 
«  Voici  pour  de  tels  nœuds  le  jour  le  plus  propice. 
«  Un  roi  qui  nous  chérit  vient  soulager  nos  maux  ; 
«  Il  veut  que  son  bonheur  s'étende  à  nos  hameaux, 
«  Que  le  travail  des  champs  au  peuple  soit  utile, 
«  Que  la  terre  à  nos  bras  ouvre  un  sein  plus  fertile. 
«  Que  nous  manquera- t-il  dans  notre  heureux  séjour? 
«  Nous  y  trouverons  tout,  l'abondance  et  l'amour. 
«  De  nos  chastes  soupirs  bénissez  l'innocence.  » 


0  rois!  Des  immortels  noble  et  visible  image. 

Le  monde  est  à  vos  pieds ,  méritez  son  hommage. 

Le  sang  a  trop  coulé.  Devenez  à  la  fois 

Nos  guides  par  les  mœurs,  nos  maîtres  par  les  lois. 

Quels  biens  vous  ont  produits  les  champs  de  la  victoire? 

Do  stériles  lauriers ,  une  coupable  gloire. 


68  JEAN  -  FRANÇOIS   DUCIS. 

Voici  des  jours  nouveaux.  I.e  fer  doit  désormais. 
Instrument  créateur,  n'ouvrir  que  des  guérets. 
Le  commerce,  les  arts,  une  heureuse  industrie, 
Vont  par  mille  canaux  féconder  la  patrie. 
Ces  essaims  diligents,  qui  peuplent  nos  vallons, 
Ne  plaindront  plus  leur  miel  dévoré  des  frelons. 
Souverains  bienfaisants,  hâtez  ces  jours  prospères. 
C'est  peu  d'être  nos  rois,  soyez  aussi  nos  pères. 
Le  bonheur  renaîtra  sous  nos  toits  vertueux  ; 
L'Amour  sera  plus  pur,  l'Hymen  plus  fructueux. 
L'homme  aimera  par  vous  le  sol  qui  l'a  vu  naître  ; 
Et  le  soir,  retournant  sous  leur  abri  champêtre, 
Riches  de  leurs  travaux ,  nos  vieillards  attendris 
Béniront,  en  pleurant,  Amédke  et  Louis. 


VI 


A  MON  PETIT  POTAGER 


Petit  terrain,  qui  sais  fournir 
De  doux  fruits  mon  petit  ménage  ; 
Où  ma  laitue  aime  à  venir, 
Où  ton  chou  croît  pour  mon  potage, 
Je  veux  tout  bas  l'entretenir  : 
Réponds- moi,  j'entends  ton  langage. 
Si  je  voyageais!  —  Et  pourquoi  ? 
Es -tu  las  d'être  bien  chez  toi? 

—  Je  voudrais  vivre  avec  les  hommes. 

—  Avec  eux?  ce  sont  presque  tous 


JEAN-FRANÇOIS    DUCIS.  69 

Des  méchants,  des  sots  et  des  fous, 
Surtout  dans  le  siècle  où  nous  sommes. 

—  De  leur  plaire  je  prendrai  soin; 
J'en  aimerai  quelqu'un  peut-être. 
Notre  esprit  .>e  ^  ait  à  connaître  ; 
Plus  instruit  je  verrai  plus  loin. 

—  Que  dis- tu  là,  mon  pauvre  maître? 
Crois -moi,  trop  penser  ne  vaut  rien  ; 
Trop  sentir  est  bien  pire  encore! 
Déjà  ma  pêche  se  colore, 

Mes  melons  te  feront  du  bien. 

—  11  me  faudra  donc  au  village 
Vieillir  sans  nom  sous  mon  treillage? 
Je  pourrai  voir  tout  à  loisir 

Mes  lézards  aller  et  venir 
Sous  les  murs  de  mon  ermitage. 

—  Est-ce  un  malheur?  Va,  plus  d'un  sage. 
Dans  les  soupirs,  dans  les  dégoûts. 

Du  bonheur,  sur  des  flots  jaloux, 
Poursuivant  la  trompeuse  image , 
S'est  écrié  dans  son  naufrage  : 
«  Ah!  si  j'avais  planté  mes  choux!  » 


70  JBAN- FRANÇOIS   DUCIS. 


VII 

STANCES  ÉCRITES  PAU  DUCIS  PEU  DE  JOURS 
AVANT  SA  MORT 


0  bealasoliludo! 
0  s(»ia  l)eatitU(lof 

(Saikt  Bbbvabd.) 


Heureuse  solitude, 

Seule  béatitude, 

Que  votre  charme  est  doux! 

De  tous  les  biens  du  inonde. 

Dans  ma  grotte  profonde. 

Je  ne  veux  plus  que  vous. 

Qu'un  vaste  empire  tombe 
Qu'est-ce,  au  loin,  pour  ma  tombe 
Qu'un  vain  bruit  qui  se  perd? 
Et  les  rois  qui  s'assemblent. 
Et  leurs  sceptres  qui  tremblent. 
Que  les  jours  du  désert? 

Mon  Dieu,  ta  croix  que  j'aime, 
En  mourant  à  moi-même. 
Me  fait  vivre  pour  toi. 
Ta  force  est  ma  puissance; 
Ta  grâce,  ma  défense; 
Ta  volonté,  ma  loi. 


JEAN -FRANÇOIS    DUCIS.  71 

Déchu  de  rinnocence, 
Mais  par  la  pénitence 
Encor  cher  à  tes  yeux:, 
Triomphant  par  ses  armes. 
Baptisé  dans  mes  larmes , 
J'ai  reconquis  les  cieux. 

Souffrant,  octogénaire, 
Le  jour  pour  ma  paupière 
N'est  qu'un  brouillard  confus  : 
Dans  Tombre  de  mon  être 
Je  cherche  à  reconnaître 
Ce  qu'autrefois  je  fus. 

0  mon  Père!  0  mon  guide! 
Dans  cette  Thébaïde 
Toi  qui  fixas  mes  pas. 
Voici  ma  dernière  heure  ; 
Fais,  mon  Dieu,  que  j'y  meure 
Couvert  de  ton  trépas. 

Paul,  ton  premier  ermite, 
Dans  ton  sein  qu'il  habite 
Exhala  ses  cent  ans. 
Je  suis  prêt;  frappe,  immole, 
Et  qu'enfin  je  m'envole 
Au  séjour  des  vivants. 


XAVIER  DE  MAISTRE 


Xavier  de  Maistre,  frère  cadet  du  comte 
Joseph  de  Maistre  * ,  et  l'auteur  immortel  du 
Voyage  autour  de  ma  chambre,  naquit  à  Chambéry 
dans  le  mois  d'octobre  1763.  Joseph  était  entré 
dans  la  magistrature  ;  Xavier  choisit  la  carrière 
militaire  et  fut  fait  officier  dans  l'infanterie  de 
marine  sarde.  Lorsque  la  Savoie  devint  fran- 
çaise, en  i792,  il  quitta  l'armée  piémontaise  et 
vécut  durant  quelques  années  sans  domicile 
fixe  et  au  gré  des  événements.  En  1799,  il  partit 


•  Joseph  de  Maistre,  en  sa  qualité  d'aîné  de  la  famille,  avait  seul 
le  droit  de  porter  le  litre  de  (omle.  Xavier  ne  porta  lui -môme  ce  lifre 
que  parce  qu'il  est  d'usage  en  Hushie  que  tous  les  (Ils  d'un  comte  sont 
iodislinclemenl  appelés  comtes. 


74  XAVIER  DE  MAISTRE. 

pour  Saint-Pétersbourg,  où  son  frère  devait 
aussi  se  rendre  trois  ans  plus  tard  comme  am- 
bassadeur du  roi  de  Sardaigne,  et  il  prit  du 
service  le  5  janvier  1800  dans  l'armée  russe,  avec 
le  grade  de  capitaine  qu'il  avait  déjà  en  Piémont. 
Xavier  de  Maistre  obtint  vite  une  position 
élevée  dans  la  hiérarchie  militaire,  et  il  dut 
sans  doute  en  grande  partie  son  avancement 
rapide  à  l'influence  de  son  frère,  qui  avait  su 
se  faire  apprécier  par  ses  qualités  éminentes  à 
la  cour  du  czar.  Promu  au  grade  de  major  le 
22  janvier  1802,  Xavier  fut  nommé  par  l'empe- 
reur, le  4  avril  1805,  membre  honoraire  du  dé- 
partement de  l'amirauté,  et  fut  chargé  de  la 
direction  du  musée  de  ce  département.  Dans  cet 
emploi,  il  obtint  successivement  les  grades  de 
lieutenant- colonel  le  12  décembre  1807,  et  de 
colonel  le  26  août  1809.  Le  8  juillet  1810,  il  passa 
dans  la  suite  de  l'empereur,  à  l'état- major,  di- 
vision de  l'administration  du  quartier  -  maître 
général,  et  quelques  jours  après  il  entra  dans 
l'armée  active  et  fut  envoyé  en  Géorgie.  Il  ac- 
compagna le  marquis  Paulucci  à  Tiflis,  assista 
du  30  septembre  au  21  octobre  aux  opéra - 
rations  dirigées  contre  les  peuplades  insoumises 
du  Kouban,  et  prit  part  à  la  poursuite  du  chef 
Schah  Aali,  dans  l'expédition  du  Tabassaran. 
Pendant  cette  campagne  il  se  distingua  souvent 


XAVIER  DE  MAISTRE.  75 

et  surtout  au  siège  delà  forteresse  Akhaltzich, 
où,  dans  une  sortie  faite  par  l'ennemi,  il  fut 
blessé  au  bras  par  un  coup  de  feu  tiré  à  bout 
portant.  Le  8  décembre  il  rentra  à  Tiflis. 

Dans  le  mois  de  janvier  48i2,  Xavier  de 
Maistre  revint  à  Saint-Pétersbourg;  il  fut  at- 
taché, le  25  mars  suivant,  à  la  première  armée, 
et  transféré  le  22  juin  dans  la  troisième.  Le 
22  mars  1813  il  fut  agrégé  au  détachement  du 
lieutenant  général  Walmoden  qui  faisait  partie 
du  corps  d'armée  du  général  Wittgenstein  ; 
puis,  le  7  août,  il  se  rendit  sous  les  murs  de 
Dantzick,  avec  le  grade  de  général -major  qui 
lui  avait  été  donné  le  18  juillet  précédent,  en 
récompense  des  services  qu'il  avait  rendus 
comme  officier  d'état-major.  Enfin,  à  dater  du 
i5  novembre  18i3,  il  compta  effectivement  dans 
l'armée  russe  qu'il  quitta  quelques  années  après. 

Pendant  son  service  militaire ,  Xavier  de 
Maistre  reçut  successivement  plusieurs  marques 
de  distinction,  au  nombre  desquelles  nous  ci- 
t(^rons  une  épée  d'honneur  avec  l'inscription 
«  pour  la  bravoure  »  ;  la  médaille  de  la  cam- 
pagne de  1812  sur  le  ruban  de  Saint -André; 
Tordre  de  Sainte -Anne,  de  deuxième  classe 
(commandeur) ,  avec  les  insignes  en  diamant; 
l'ordre  de  Saint- Wladimir,  de  troisième  classe 
(commandeur). 


76  XAVIER  DE  MAISTRE. 

Il  n'abandonna  plus  sa  patrie  d'adoption 
oh  il  s'allia  à  la  famille  Zagriatski,  l'une  des 
plus  considérables  et  des  plus  anciennes  de 
Russie,  et  passa  de  longues  années  calme  et 
heureux  dans  sa  demeure  du  quai  de  la'  Moïka , 
à  Saint-Pétersbourg.  Il  vint  cependant  revoir 
son  pays  natal  en  1825  et  séjourna  pendant 
quelques  années  en  Italie  à  la  mjme  époque  ; 
il  visita  une  seule  fois  Paris,  en  1839,  et  re- 
tourna à  Saint-Pétersbourg  où  il  mourut  le  12 
juin  1832,  à  l'âge  de  quatre-vingt-neuf  ans.  11 
ne  laissa  pas  d'enfants,  ayant  eu  la  douleur  do 
perdre  un  fils  et  une  fille ,  nés  de  son  mariagu 
avec  M"«  Zagriatski. 

Si  nous  sommes  entré  dans  quelques  dé- 
tails au  sujet  de  la  vie  militaire  de  Xavier  do 
Maistre,  détails  que  nous  croyons  en  majeure 
partie  inédits,  c'est  que  nous  avons  pensé  que, 
tout  ce  qui  concerne  cet  homme  illustre  étant 
au  plus  haut  point  intéressant,  nous  devions 
faire  connaître  les  renseignements  que  nous 
possédions.  Sous  un  autre  point  de  vue,  il  n'est 
pas  inutile  de  retracer  la  vie  active  de  l'auteur 
du  Voyage  autour  de  ma  chambre,  car  le  récit  de 
cette  vie,  presque  entièrement  consacrée  aux 
choses  de  la  guerre ,  explique  la  position  excep- 
tionnelle de  Xavier  de  Maistre  comme  littéra- 
teur; le  jeune  capitaine  fut  écrivain   de  génie 


XAVIER   DE   MAISTRE.  77 

sans  faire  profession  d'écrire  ;  et  plus  tard , 
malgré  ses  succès  littéraires,  il  ne  cessa  pas  de 
poursuivre  sa  carrière  militaire  ;  bien  plus ,  lors- 
qu'il fut  rentré  dans  la  vie  civile ,  il  ne  consentit 
jamais  à  reprendre  la  plume  qui  avait  tracé 
longtemps  auparavant  des  chefs  -  d'œuvre  si 
admirés,  ou,  s'il  la  reprit,  ce  ne  fut,  pour  ainsi 
dire ,  que  clandestinement  et  à  l'insu  du  monde 
lettré  qui  aurait  accueilli  avec  joie  toute  nou- 
velle production  d'un  de  ses  écrivains  les  plus 
goûtés.  La  littérature,  pour  Xavier  de  Maistre, 
n'était  qu'un  passe-temps  agréable," bien  qu'on 
pût  dire  de  lui  qu'il  était  plutôt  un  grand  écri- 
vain s'amusant  à  faire  la  guerre  qu'un  grand 
capitaine  s'amusant  à  écrire. 

Au  reste,  avec  son  esprit  méthodique  et 
judicieux,  semblable  à  celui  de  la  majorité  des 
Savoyards,  l'auteur  du  Lépreux  de  la  cité  d'Aoste 
ne  fut  que  conséquent  à  ses  principes  dans  ce 
qu'on  nous  permettra  de  nommer  sa  conduite 
littéraire  :  dévoué  à  la  dynastie  de  Savoie,  il  lui 
était  resté  fidèle  ;  militaire  par  métier,  il  était 
resté  militaire  ;  écrivain  par  manière  de  distrac- 
tion, il  n'aspira  jamais  à  la  renommée  et  à  la 
gloire,  à  tel  point  qu'il  se  montra  toujours  fort 
étonné  du  bruit  qu'avaient  fait  ses  œuvres. 

Mais ,  à  tout  prendre ,  cette  vie  littéraire , 
marquée  par  ces  hésitations  et  ce  doute  de  soi^ 


78  XAVIER  DE  M.USTRE. 

m^me,  fut  aussi  la  conséquence  naturelle  des 
circonstances  qui  accompagnèrent  la  publica- 
tion du  Voyage  autour  de  ma  chambre.  La  révéla- 
tion du  talent  de  Xavier  de  Maistre  fut  presque 
due  au  hasard.  Le  jeune  officier  avait,  comme 
tout  vrai  militaire ,  l'humeur  un  peu  aventu- 
reuse. Un  jour,  étant  en  garnison  à  Alexandrie, 
il  eut  un  duel  qui  valut  aux  combattants  des 
arrêts  assez  longs.  Que  faire  en  une  chambre  de 
garçon  si  ce  n'est  de  songer?  Xavier  songea 
donc  et  écrivit  sur  des  feuilles  volantes  ses  im- 
pressions de  voyage  autour  des  quatre  murs  qui 
le  retenaient  prisonnier.  L'espace  était  étroit, 
mais  notre  voyageur  sut  le  transformer  en  un 
monde,  monde  imaginaire  où  il  fit  mainte  dé- 
couverte dont  la  plus  précieuse  fut  celle  de 
son  génie.  Hâtons -nous  de  dire  toutefois  que 
Xavier  de  Maistre  eut  bien  garde  de  se  pro- 
clamer lui-même;  il  fallut  que  son  frère  Joseph 
k  fît  connaître  au  monde  en  publiant  les  Mé- 
moires du  captif  à  l'insu  de  ce  dernier. 

Le  Voyage  parut  en  1704  à  Turin.  Ce  ne  fut 
que  dix- sept  ans  après  que  le  Lépreux  de  la  cité 
d'Aoste,  étude  admirable  de  sentiment,  vint 
jeter  un  nouvel  éclat  sur  le  nom  de  l'écrivain 
déjà  célèbre.  Puis,  suivirent  le  Voyage  nocturne 
autour  de  ma  chambre,  la  Jeune  Sibérienne  et  les 
Prisonniers  du  Caucase. 


XAVIER  DE   MAISTRE.  79 

Xavier  de  Maistre  n'a  pas  seulement  écrit 
en  prose  ;  mais ,  ce  qui  nous  intéresse  plus  par- 
ticulièrement ici,  il  a  aussi  composé  beaucoup 
de  pièces  de  poésie,  que  sa  modestie  lui  fit 
tenir  cachées.  Il  prétendait  même  ne  pas  savoir 
faire  les  vers,  et  il  écrivait  un  jour  à  ce  sujet: 

«  Dans  l'impossibilité  où  je  suis  de  com- 
prendre cette  faculté  (du  poète)  et  pour  ne  pas 
avouer  cette  supériorité  chez  les  autres ,  je  pense 
que  les  poètes  ont  quelque  chose  dans  le  poi- 
gnet qui  change  la  prose  en  vers  à  mesure 
qu'elle  passe  par  là  pour  se  rendre  de  la  tête 
sur  le  papier;  en  sorte  qu'un  poète  ne  serait 
qu'une  filière  plus  ou  moins  imparfaite.  J'étais 
si  persuadé  de  ce  système  consolant  pour  les 
prosateurs,  que  j'essayai  un  jour  d'écrire  des 
vers  avec  la  main  gauche ,  dans  l'espoir  d'y 
trouver  cet  heureux  mécanisme  ,  mais  ma  main 
gauche  ne  fut  pas  plus  heureuse  que  la  droite 
et  je  fus  convaincu  à  jamais  que  je  ne  suis  pas 
une  filière  à  vers.  J'avoue  même  que  ce  mau- 
vais succès  me  laissa  quelques  doutes  sur  la 
vérité  de  mon  système.  » 

Ainsi  que  le  fait  observer  M.  Sainte-Beuve, 
h  qui  nous  empruntons  cette  citation  ",  Xavier 


•  Notice  sur  Xavier  de  Maistro,  publiée  en  tôle  des  œuvres  comphHes 
de  cet  écrivain,  éditées  par  MM.  Garnier  frères,  Paris,  1S63. 


80  XAVIER  DE  MAISTRE. 

de  Maistre  se  faisait  petit  non  sans  malice , 
comme  on  pourra  s'en  convaincre  à  la  lecture 
de  sa  pièce  de  vers  le  Papillon,  que  nous  repro- 
duisons, et  qui  est  la  seule  de  ses  compositions 
poétiques  qui  ait  été  publiée  jusqu'à  ce  jour. 
Ses  traductions  des  fables  du  poète  russe  Kriloff, 
dont  deux,  celles  que  nous  avons  transcrites, 
ont  été  insérées  dans  V  Anthologie  russe  de  M.  Du- 
pré  de  Saint- Maur,  témoignent  de  la  souplesse 
de  son  talent;  l'Amitié  des  chiens  surtout  est 
remarquable  par  l'entrain  et  le  naturel  qui  y 
régnent.  Il  a  fait  aussi  des  épigrammes  spiri- 
tuelles. M.  Sainte-Beuve  nous  apprend  qu'il 
possédait  une  ode  manuscrite  de  l'auteur  du 
Papillon,  de  1817;  le  sujet  de  cette  ode,  dit 
l'illustre  critique,  était  un  regret  de  ne  pouvoir 
atteindre  au  but  sublime ,  et  le  sentiment  ex- 
primé de  la  lutte  inégale  avec  le  génie  : 

Et,  glorieux  encor  d'un  combat  téméraire, 
Je  garde  dans  mes  vers  quelques  traits  de  lumière 
Du  dieu  qui  m'a  vaincu  *. 

Xavier  de  Maistre,  à  l'exemple  de  la  Fon- 
taine et  de  Ducis ,  s'était  fait  son  épitaphe  dont 
voici  les  premiers  vers  : 


*  Nous  avons  eu  un  instant  l'espoir  de  publier  cette  pȏce  dont 
M.  Sainte -Beuve  avait  eu  l'obligeance  de  nous  promettre  uqe  copie; 
mîîlheureusemont  elle  n'a  pu  être  retrouvée, 


XAVIER  DE  MAISTRE.  81 

Ci  gît  SOUS  cette  pierre  grise 
Xavier,  qui  de  tout  s'étonnait. 
Demandant  d'où  venait  la  bise 
Et  pourquoi  Jupiter  tonnait... 

En  ceci,  l'auteur  du  Voyage  autour  de  ma 
chambre  eut  la  manie  de  beaucoup  de  grands 
hommes,  celle  de  se  dire  ignorant  de  toutes 
choses.  Nous  ne  voyons  plus  là  de  la  modestie, 
mais  plutôt  de  la  vanité  puérile  ;  il  vaut  mieux 
se  taire  que  de  chercher  à  faire  croire  aux  au- 
tres ce  que  l'on  sait  bien  qu'ils  ne  croiront 
jamais.  Nous  n'ignorons  pas  que  les  esprits 
d'élite  qui  se  sont  donné  le  plaisir  de  se  traiter 
d'ignorants ,  ont  été  ceux  dont  les  œuvres  sont 
le  plus  empreintes  d'une  douce  et  naïve  philo- 
sophie. Victor  Hugo,  avec  ses  idées  extraordi- 
naires et  son  style  de  fer,  ne  saurait  demander 
d'où  vient  la  lune  et  pourquoi  tonne  Jupiter.  — 
Mais ,  quoi  qu'il  en  soit,  il  n'est  pas  plus  permis 
à  un  écrivain  de  se  faire  petit  que  de  se  gran- 
dir :  la  postérité  seule  a  le  droit  de  le  juger;  et 
:  Xavier  de  Maistre ,  plus  que  tout  autre ,  ne  pou- 
vait chercher  à  dissimuler  son  opinion  sur  ce 
jugement  qu'il  devait  envisager  comme  entiè- 
rement favorable  : 

Mais  à  l'humanité,  si  parfait  que  l'on  fut, 
p  Toujours  par  quelque  faible  on  paya  le  tribut. 


M  XAVIER    DE    MAISTRE. 


LE  PRISONNIER  ET  LE  PAPILLON 

Colon  de  la  plaine  éthérée, 
Aimable  et  brillant  Papillon, 
Comment  de  cet  affreux  donjon 
As -tu  su  découvrir  rentrée? 
A  peine  entre  ces  noirs  créneaux, 
Un  faible  rayon  de  lumière 
Jusqu'en  mon  cachot  solitaire 
Pénètre  à  travers  les  barreaux. 

As -tu  reçu  de  la  nature 
Un  cœur  sensible  à  l'amitié? 
Viens -tu,  conduit  par  la  pitié, 
Soulager  les  maux  que  j'endure  ? 
Ah  !  ton  aspect  de  ma  douleur 
Suspend  et  calme  la  puissance  ; 
Tu  me  ramènes  l'espérance 
Prête  à  s'éteindre  dans  mon  cœur. 

Doux  ornement  de  la  nature. 
Viens  me  retracer  sa  beauté  ; 
Parle -moi  de  la  liberté. 
Des  eaux,  des  fleurs,  de  la  verdure. 
Parle-moi  du  bruit  des  torrents, 
Des  lacs  profonds,  des  frais  ombrages. 
Et  du  murmure  des  feuillages 
Qu'agite  l'haleine  des  vents. 


XAVIER    DE    MAISTRE.  85 

As -lu  VU  les  roses  éclore? 
As -tu  rencontré  des  amants? 
Dis -moi  Thistoire  du  printemps 
Et  des  nouvelles  de  l'aurore  ; 
Dis -moi  si  dans  le  fond  des  bois 
Le  rossignol ,  à  ton  passage , 
Quand  tu  traversais  le  bocage. 
Faisait  ouïr  sa  douce  voix? 

Le  long  de  la  muraille  obscure 
Tu  cherches  vainement  des  fleurs  : 
Chaque  captif  de  ses  malheurs 
Y  trace  la  vive  peinture. 
Loin  du  soleil  et  des  zéphyrs. 
Entre  ces  voûtes  souterraines , 
Tu  voltigeras  sur  des  chaînes 
Et  n'entendras  que  des  soupirs. 

Léger  enfant  de  la  prairie. 
Sors  de  ma  lugubre  prison  : 
Tu  n'existes  qu'une  saison. 
Hâte  -  toi  d'employer  la  vie. 
Fuis  !  tu  n'auras ,  hors  de  ces  lieux 
Oii  l'existence  est  un  supplice. 
D'autres  liens  que  ton  caprice, 
Ni  d'autre  prison  que  les  cieux. 

Peut-être  un  jour  dans  la  campagne, 
Conduit  par  tes  goûts  inconstants. 
Tu  rencontreras  deux  enfants 
Qu'une  mère  triste  accompagne  ; 
Vole  aussitôt  la  consoler  ; 
Dis-lui  que  son  époux  respire, 
Que  pour  elle  seule  il  soupire  : 
Mais,  liélas!...  tu  ne  peux  parler! 


HA  XAVIER   DE    MAISTRE. 

Etale  ta  riclie  parure 
Aux  yeux  de  mes  jeunes  enfants  ; 
Témoin  de  leurs  jeux  innocents , 
Plane  autour  d'eux  sur  la  verdure. 
Bientôt,  vivement  poursuivi, 
Feins  de  vouloir  te  laisser  prendre  ; 
De  fleurs  en  fleurs  va  les  attendre 
Pour  les  conduire  jusqu'ici. 

Leur  mère  les  suivra  sans  doute, 
Triste  compagne  de  leurs  jeux  ; 
Vole  alors  gaiement  devant  eux 
Pour  les  distraire  de  la  route. 
D'un  infortuné  prisonnier 
Ils  sont  la  dernière  espérance  : 
Les  douces  larmes  de  l'enfance 
Pourront  attendrir  mon  geôlier. 

A  l'épouse  la  plus  fidèle 
On  rendra  le  plus  tendre  époux  ; 
Les  portes  d'airain,  les  verrous, 
Tomberont  bientôt  devant  elle... 
Mais,  ah!  ciel  !  le  bruit  de  mes  fers 
Détruit  l'erreur  qui  me  console  ; 
Ilélas!  le  Papillon  s'envole... 
Le  voilà  perdu  dans  les  airs  !  ' 


*  Celte  jolie  pièce,  dit  M.  Sainle-Beuve,  a  élé  traduite  en  ru.«se, 
puis  retraduite  en  vers  français  par  un  de  nus  secrélaircs  d'ambassade 
qui  n'en  savait  pas  la  première  origine.  Pareille  aventure  est  arrivée  à 
la  Chute  des  feuilles  de  Millevoye. 


XAVIER    DE    MAISTRE.  85 


II 


L'AUTEUR  ET  LE  VOLEUR 


TABLB    DE    KRII.OFF 


TRADUITE  PAR  XAVIER  DE  MAISTRE 


Aux  enfers  un  célèbre  Auteur 

Arrivait  avec  un  Voleur; 
La  gloire  du  premier  avait  rempli  le  monde, 
Et  Ton  vantait  partout  sa  science  profonde  : 
Mais  il  avait  caché  dans  ses  livres  fameux 
D'un  venin  corrupteur  le  charme  insidieux. 
Sous  les  dehors  légers  de  la  plaisanterie 
Attaquant  de  sang -froid  la  morale  et  les  mœurs 
Son  talent  trop  vanté  prépara  les  m  Iheiirs 
Qui  devaient  après  lui  désoler  la  pairie. 

Son  compagnon ,  le  long  du  grand  chemin , 
Aurait  peut-être  aussi  mérité  quelque  gloire 

Si  du  bourreau  le  lacet  inhumain 
N'avait  trop  brusquement  terminé  son  histoire. 

Le  couple  voyageur  à  peine  est  présenté 
Par  les  Parques  inexorables. 
Que  son  destin  est  arrêté  ; 

Un  regard  de  Mines  a  jugé  les  coupables. 


•  Celle  fable  et  celle  qui  suit  soul  cxlraitos  de  {'Anthologie  russe, 
publù'»'  par  M.  Dupré  de  Saint  -  Maur,  Pari.s,  18-23. 


86  XAVIER   DE   MAISTRE. 

A  son  terrible  tribunal , 
Sans  rien  dire,  on  connaît  et  le  bien  et  le  mal; 
Et  chaque  criminel  voit  dans  sa  conscience 
Son  procès  tout  écrit  ainsi  que  sa  sentence  ; 
De  là  sont  à  jamais  bannis  les  avocats 

Et  les  discours  et  les  débats. 

Au  bout  de  deux  chaînes  pesantes, 

Qu'elle  accroche  aux  voûtes  brûlantes, 

Mégère  a  bientôt  suspendu 

Deux  grands  chaudrons  de  fer  fondu , 
Qu'à  Tordre  de  Minos,  de  leurs  mains  parricides, 

Remplissent  d'eau  les  Danaïdes. 

Les  nouveaux  venus,  stupéfaits, 
Se  regardent,  et  font  une  laide  grimace. 

En  voyant  ces  tristes  apprêts  : 
Ils  grimpent  cependant,  et  vont  prendre  leur  place. 

Sous  le  Yuleur  on  allume  aussitôt 
Un  grand  tas  de  bois  sec  de  deux  toises  de  haut. 
Enduit  de  soufre  et  de  bitume; 
Déjà  le  bûcher  fume; 
Il  pétille,  et  la  flamme  entoure  le  chaudron. 

Au  grand  déplaisir  du  larron , 
Qui  se  repent  d'avoir  fureté  sur  la  route  : 
Le  tourbillon  de  feu  monte  jusqu'à  la  voûte. 
Notre  écrivain  était  mieux  partagé  ; 
Un  petit  feu  prudemment  ménagé 
RécliaufTait  doucement  le  sire, 
Qui  voyait  sans  pitié  son  camarade  cuire. 
Mais  quelque  temps  après  l'eau  commence  à  frémir, 
Et  le  philosophe  à  gémir. 
L'impitoyable  Tisiphone 
Ajoute  un  peu  de  bois.  Voilà  l'eau  qui  bouillonne. 


XAVIER   DE   MAISTRE.  87 

Le  fond  du  pot  devient  brûlant. 
L'auteur  soulève  un  pied,  puis  l'autre  ;  au  même  instant. 

Vaincu  par  la  douleur  extrême. 

Veut-il  se  plaindre,  à  chaque  mot 

La  Furie  ajoute  un  fagot  ; 
Tant  qu'à  la  fin  il  s'emporte,  il  blasphème. 

Et  voit  d'un  œil  plein  de  fureur 
Le  feu  depuis  longtemps  éteint  sous  le  Voleur. 
Eh!  quoi,  je  subirai  cet  horrible  supplice! 
Dit- il  :  je  brûlerai  pendant  l'éternité, 
Tandis  que  ce  fripon  prend  un  bain  de  santé  ! 
Des  dieux  (puisqu'il  en  est)  où  donc  est  la  justice? 

Ainsi  le  ciel  est  gourmande 
Par  le  philosophe  échaudé. 
Lorsqu'Alecton,  pour  venger  cette  injure, 
Sort  tout  à  coup  de  l'abîme  profond  ; 
Mille  serpents  composent  de  son  front 
L'épouvantable  chevelure. 
Elle  parle,  et  l'Auteur,  muet  à  son  aspect, 
Reconnaissant  sa  Muse,  écoute  avec  respect  : 

€  Misérable,  oses -tu  blâmer  la  Providence, 

Dont  la  juste  vengeance 
Pour  tes  crimes  passés,  te  punit  aujourd'hui? 
Ceux  de  cet  assassin  ont  fini  comme  lui , 

Lorsqu'il  a  terminé  sa  vie. 
Mais  le  nombre  des  tiens  croît  et  se  multiplie 

Avec  tes  coupables  écrits, 
Qui  vont,  de  siècle  en  siècle,  égarer  les  esprits. 
Tes  08  depuis  longtemps  sont  réduits  en  poussière. 
Et  le  soleil  jamais  ne  rouvre  sa  carrière 
Sans  éclairer  encor  mille  crimes  nouveaux; 
Fruits  tardifs,  mais  constants,  de  tes  afi'reux  travaux 


88  XAVIER   DE    MAISTRE. 

A  tes  contemporains  trop  dangereux  exemple. 
Le  fauteur  tour  à  tour  et  l'ennemi  des  dieux, 
On  te  vit  au  théâtre  être  religieux, 

Et  profanateur  dans  le  temple  ; 
Tu  remplis  l'univers  du  germe  des  forfaits 

Qui,  dans  mille  ans,  doivent  éclore; 
Et  lorsqu'ils  auront  vu  leurs  funestes  effets. 

On  les  verra  renaître  encore  ; 
Souffre  donc,  malheureux,  les  tourments  des  enfers! 
Souffre  jusques  au  temps,  où,  dans  tout  l'univers, 
Tes  livres  corrupteurs  auront  cessé  de  nuire. 
Et  lorsque  les  humains  cesse^ont  de  les  lire.  » 

A  ces  mots,  Alecton  plonge  le  mécréant 
Au  fond  de  l'eau  bouillante,  et  de  son  bras  puissant 
Referme  pour  toujours,  frémissant  de  colère, 
Le  couvercle  de  la  chaudière. 


III 

L'AMITIÉ  DES  CHIENS 

<  ABLK  DE   KRILOFF 

TRADUITE  PAR  LE  MÊME 

Aux  rayons  du  soleil,  deux  chiens  de  bonne  mine. 
Couchés  tout  près  de  la  cuisine, 
Reposaient  amicalement 

Et  discouraient,  au  lieu  d'aboyer  au  passant. 

Un  chien  bien  élevé  n'est  méchant  qu'à  la  brune; 

De  là  vient  le  proverbe  :  Aboyer  à  la  lune. 


XAVIER   DE    MAISTRE.  89 

Nos  compagnons  médisaient  des  humains, 

A  qui  mieux  mieux;  parlaient  du  sort  des  chiens. 

Du  cuisinier  et  de  son  avarice  ; 
De  certains  maîtres  sans  pitié  ; 

Du  bien,  du  mal,  enfin  de  Tamitié  : 
Il  n'est  point,  disait  Tun,  de  mal  que  n'adoucisse 
Le  tendre  sentiment  de  deux  cœurs  bien  unis; 

Tout  est  plaisir  pour  des  amis; 
Le  bonheur  est  doublé ,  la  peine  est  partagée  ; 
Sans  rien  dire  on  jouit,  rien  qu'à  se  regarder. 
Mon  âme  serait  soulagée, 

Et  mon  emploi  me  semblerait  léger. 
Si,  par  exemple  ici,  nous  vivions  de  la  sorte; 
Destinés  à  garder  tous  deux  la  même  porte, 
Affables  l'un  pour  l'autre,  empressés,  généreux, 
Nous  pourrions  dans  la  paix  couler  des  jours  heureux  ; 

Ils  le  sont  tous,  lorsque  Ton  s'aime. 
Qu'en  penses-tu.  Barbet?  — Mails  y  y  songe  moi-même, 
Reprit  le  camarade;  au  lieu  de  grommeler, 
De  nous  battre  sans  cesse ,  et  de  nous  quereller, 
Soyons  amis.  Briffant,  c'est  moi  qui  t'en  convie; 
Nous  vivrons  sans  aigreur  comme  sans  jalousie, 
Et  nous  ne  verrons  pas  comment  passe  le  temps  : 
Nous  irons  côte  à  côte  attaquer  les  manants  : 
Ensemble  on  nous  verra  dormir  et  nous  repaître. 
Jouer  innocemment,  cares'^er  notre  maître. 
Je  me  sens  tout  ému  quand  je  pense  à  cela; 
Donne  la  patte,  allons.  —  J'y  consens;  la  voilà  ; 
Je  suis  tout  prêt  moi-même  à  pleurer  de  tendresse; 

Et  nos  amis  de  s'embrasser, 
De  battre  de  la  queue,  et  de  se  caresser. 
Mais,  comme  ils  en  étaient  à  hurler  d'allégresse, 

Le  marmiton  leur  jette  un  os  ; 
La  trêve  est  expirée;  adieu  les  bons  propos. 


90  XAVIER   DE    MAISTRE. 

Oresle,  furieux,  s'élance  sur  Pilade; 
Il  ne  s'agit  plus  d'embrassade, 
Nos  deux  amis  jouant  des  dents; 

Avec  peine  un  seau  d'eau  calme  les  combattant*. 

D'une  telle  amitié  l'exemple  chez  les  hommes 
Se  rencontre  souvent  dans  le  siècle  où  nous  sommes  ; 
Et  cette  fable  au  vrai  nous  peint  beaucoup  de  gens. 
Ils  sont  tout  feu,  tout  flamme;  on  dirait  des  amants; 
Leur  amitié  sincère  en  proverbe  est  passée; 
Mais  jetez-leur  un  os,  vous  verrez  leur  pensée; 
Tous  leurs  beaux  sentiments  feront  place  aussitôt 
A  la  tendresse  de  Briilaut. 


FÉLIX  -  MARIE  -  EMMANUEL  MOUTHON 


Fjélix-Marie-Emma-nueL  Mouthoii  naquit  à 
uroUgnin  (  Hftttte-^averiefen  1765^.  Sa  vie,  qui 
tient  du  roman,  mérite  d'être  racontée  avec 
quelques  détails.  Il  embrassa  la  carrière  ecclé- 
siastique, et  il  était  déjà  tonsuré  lorsqu'en  1780 
son  père  fut  nommé  intendant  à  Suze  (Piémont). 
Ayant  perdu  sa  mère  en  i78i  et  son  père  en 
1782,  il  se  rendit,  le  16  mars  de  cette  dernière 
année,  à  VEremo  des  Camaldules,  d'où  il  sortit 
le  29  novembre  suivant  pour  entrer  à  Tamié 
( Haute- Savoie ) ,  vieille  abbaye  de  l'ordre  de 
Cîteaux.  Il  prit  l'habit  de  moine  en  1783  et  fit 
profession  le  16  avril  1784,  sous  le  nom  de  dom 
lî'Tnard. 

Mouthon  resta  pendant  neuf  ans  à  Tamié, 


92  FÉLIX-MARIE-EMMANUEL  MOUTHON. 

c'est- ii-diré  jusqu'à  Tépoque  où  les  armées  fran- 
çaises firent  leur  entrée  en  Savoie.  Il  émigra  le 
25  septembre  1792;  mais,  étant  revenu  à  Chain- 
béry  deux  mois  après  pour  des  motifs  de  fa- 
mille, il  fut  arrêté  et  condamné  à  mort.  Par  un 
hasard  extraordinaire ,  la  sentence  portée  contre 
lui  ne  reçut  pas  son  exécution,  et,  pour  éloigner 
tout  nouveau  danger,  il  prêta  le  serment  exigé 
des  prêtres ,  le  24  février  1 793.  Bientôt  il  entra 
complètement  dans  la  vie  civile,  s'engagea  en- 
suite dans  l'administration  militaire,  puis  dans 
l'armée  active  où  il  devint  officier  d'état-major. 

Pendant  la  Terreur,  Mouthon  eut  la  dou- 
leur de  voir  périr  son  frère  sur  la  guillotine,  à 
Paris  ;  ce  frère  laissait  une  femme  et  quatre 
enfants  :  «  Je  n'eus  pas  la  force  de  les  aban- 
donner, dit-il,  et  je  restai  chargé  de  ce  doulou- 
reux héritage.  Cette  terrible  catastrophe  a  fait 
ma  destinée  jusqu'au  moment  où  cette  famille 
infortunée  a  disparu  engloutie  dans  la  tombe.  » 

Jusqu'aux  dornières  années  du  règne  de 
Napoléon  I®^,  Mouthon,  suivant  ses  propres 
expressions  *,  resta  livré  au  tumulte  des  camps 


I 


•  Le  Tnomphe  de  la  miséricorde  éternelle,  note  2.  C'e(>l  dans  les  notr 
qui  accompagnent  celte  œuvre  poétique  de  Mouihon  que  nous  a\on> 
puiso  les  lenseigniinicnls  que  nous  donnons  sur  lui.  Nous  avons  aussi 
utilisé  quelques  lettres  autographes  qui  nous  ont  éié  communiquées 
par  M.  Saillel,  professeur  au  collège  d'Annecy. 


FÉLIX -MARIE -EMMANUEL   MOUTHON.  93 

et  des  plus  orageuses  passions.  Ce  n'était  pas 
toutefois  qu'il  eût  entièrement  perdu  ses  pre- 
miers sentiments  ;  par  instants ,  au  milieu  de 
ses  agitations  et  du  bruit  des  batailles,  ces 
sentiments  reprenaient  le  dessus  dans  son  cœur. 
«  Une  voix  puissante,  écrit-il  dans  ses  notes, 
résonnait  au  fond  de  mon  cœur,  et  la  dernier.? 
étincelle  de  ma  foi  se  conserva  sous  les  décom- 
bres de  l'édifice  ;  fruit  précieux  de  la  grâce  et 
d'une  éducation  chrétienne,  il  ne  fut  point  sub- 
mergé par  la  terreur  d'iniquités...  Le  silence 
des  forets,  une  nuit  d'orage,  la  vue  d'un  cime- 
tière, le  son  d'une  cloche...  réveillaient  dans 
moi  la  pensée  des  jugements  de  Dieu,  qu'en 
vain  je  m'efforçais  de  repousser;  et,  chose 
étrange!  je  désirais  les  bois  solitaires,  j'aimais 
à  parcourir  les  champs  de  la  mort.  Je  cherchais 
la  paix...  la  paix!  et,  par  la  plus  incompréhen- 
sible contradiction,  un  instinct  irrésistible  me 
ramenait  aux  lieux  qui  la  détruisaient...  » 

Dans  le  mois  de  juin  1800,  faisant  partie 
du  corps  d'armée  qui  s'empara  de  Suze,  il  se 
ressouvint  du  séjour  qu'il  avait  fait  dans  cette 
ville  et  n'oublia  pas  que  là  reposaient  les  cen- 
dres de  son  père  et  de  sa  mère.  Il  prit  les  hal)i- 
tants  de  Suze  sous  sa  protection  et  alla  même 
jusqu'à  faire  passer  des  vivres  aux  paysans  du 
village  de  la   Perrière,  qui  se  trouvaicMit  pris 


94  FÉLIX -MARIE -EMMANUEL    MOUTHON. 

entre  les  deux  armées  ennemies.  Il  fit  plus  en- 
core ,  il  obtint  (lu  général  en  chef  l'autorisation 
de  faire  sonner  les  cloches  pour  annoncer  les 
offices,  ce  qui  avait  été  défendu  sous  peine  de 
mort ,  et  répondit  de  tout  sur  sa  tête.  Ce  n'est 
pas  sans  émotion  aussi  qu'il  raconte  l'entrevue 
qu'il  eut  en  1804,  à  Paris,  avec  le  pape  Pie  VII , 
à  qui  il  fut  présenté  par  un  de  ses  compatriotes , 
le  comte  de  Viry,  et  qu'il  escorta  dans  la  céré- 
monie du  couronnement  de  l'empereur. 

Un  jour,  en  Allemagne,  il  sauva  un  couvent 
de  clarisses  des  mains  des  soldats  ;  souvent  il 
secourut    des  prêtres  proscrits,   des  émigrés. 
En  1809,   à  Paris,   en  visitant  le   calvaire    au 
Mont-Valérien,  alors  occupé  par  des  trappistes, 
il  sentit  se  réveiller  ses  souvenirs  de  Tainié  à 
la  vue  des  chartreux  qui  creusaient  le  lit  de  leur 
repos...  «  Dirai -je,  s'écrie -t- il,  le  tumulte  de 
mes  pensées  au  milieu  de  ces  scènes  éloquentes 
et  sévères?  Dirai -je  les  déchirements  de  mon 
cœur?..   J'aurais  voulu...  je  voulais...  et  je  ne 
voulais  pas!  »  «  Mais,  ajoute-t-il  ailleurs,  ces 
impressions  passagères  s'effaçaient  bientôt  :  des 
marches  nouvelles,  d'autres  combats,  les  bruits 
guerriers,  la  chimère  de  la  gloire  et  des  pas- 
sions qui  ne  connaissaient  plus  de  frein,  avaient 
aussitôt  étouffé  ces  commencements  de  pensées 
salutaires.  » 


FÉLIX -MARIE -EMMANUEL    MOUTHON.  95 

Ce  ne  fut  que  quelque  temps  avant  la  Res- 
tauration que  Mouthon  quitta  le  service  mili- 
taire. Il  entra  dans  l'administration  des  douanes 
et  fut  placé  à  Thonon,  ville  natale  du  général 
Dessaix,  dont  il  avait  été  aide-de-iîamp.  Après 
les  Cent  Jours,  il  dut  sortir  de  la  Savoie  et  se 
retira  à  Chevry,  dans  le  pays  de  Gex,  où  il  de- 
meura pendant  deux  ans,  vivant  presque  au 
jour  le  jour,  cherchant  quelques  occupations 
pour  tromper  ses  ennuis.  En  1818,  il  se  rendit 
à  Saint-Genix,  après  avoir  obtenu  l'autorisation 
de  rentrer  en  Savoie;  là  encore,  il  vécut  diffi- 
cilement et  sans  satisfaction  pour  son  imagi- 
nation ardente,  car  il  en  fut  réduit  à  donner 
des  leçons  de  mathématiques  au  fils  d'un  au- 
bergiste de  la  localité.  P'atigué  enfin  de  cette 
lutte  avec  la  vie ,  il  résolut  de  revenir  à  sa  pre- 
mière vocation  religieuse. 

Mouthon  n'accomplit  pas  son  projet  aussi 
facilement  qu'il  aurait  pu  se  l'imaginer.  Il  dut 
faire  des  démarches  réitérées  pour  entrer  au 
petit  séminaire  de  la  Roche,  et  ce  ne  fat  pas 
sans  difficultés  qu'il  obtint  l'autorisation  de 
suivre  une  retraite  dans  cet  établissement.  Il 
parvint  cependant  à  son  but  vers  la  fin  de  1818; 
il  reprit  dès  lors  l'habit  religieux,  fit  un  pèle- 
rinage à  Notre-Dame  d'Oropa  et  au  mont  Varallo 
en  Piémont,  visita  Tamié  et  se  renferma  dans 


96  FÉLIX- MARIE -EMMANUEL   MOUTHON. 

l'abbaye  de  la  Novalaise  en  janvier  1819.  A  lu 
fin  du  mois  d'août  de  la  môme  année,  il  fut 
chargé  de  la  direction  de  l'hospice  du  mont 
Cenis  ;  forcé  d'accepter  cet  emploi ,  il  le  remplit 
avec  zèle  et  dévouement  jusqu'au  moment  où 
le  découragement  le  fit  se  démettre  de  ces 
fonctions  fatigantes  pour  retourner  à  Suze  : 
c'était  en  avril  1820.  Bientôt,  comme  si  la  fa- 
talité l'eût  poursuivi  jusque  dans  sa  pauvre 
retraite,  il  en  sortit  à  cause  des  tracasseries 
auxquelles  il  était  en  butte  de  la  part  du  supé- 
rieur du  monastère,  qui  craignait  en  lui  un 
homme  dont  l'esprit  élevé  et  la  brillante  intel- 
ligence avaient  attiré  les  sympathies  de  tous 
les  membres  du  clergé  voisin.  Il  entra  alors 
chez  les  capucins  sous  les  noms  de  Félix -Marie, 
et  habita  plusieurs  couvents  de  cet  ordre  en 
Savoie  :  celui  de  Chàtillon  d'abord,  celui  de  la 
Roche  en  1822  en  qualité  de  gardien,  celui  de 
Chambéry  en  1823  comme  maître  des  novices; 
puis  il  retourna  à  Chàtillon  en  1824  et  fut  re- 
placé à  Chambéry  l'année  suivante.  En  1827, 
après  avoir  vainement  tenté  d'être  reçu  à  la 
Grande -Chartreuse,  il  fut  admis  dans  l'abbaye 
d'Hautecombe,  que  Charles-Félix  venait  de 
confier  à  des  cisterciens ,  et  il  reprit  l'habit  et  le 
nom  sous  lesquels  il  avait  prononcé  ses  pre- 
miers  vœux  à  Tamié.    Quelques    années    plus 


FÉLIX -MARIE -EMMANUEL    MOTJTHON.  97 

tard,  vers  i851 ,  il  changea  de  nouveau  d'ordre 
religieux  et  se  retira  dans  le  couvent  des  capu- 
cins de  Suze,  où  il  mourut  en  1832. 

Ces  revirements  extraordinaires  qui  mar- 
quèrent l'existence  de  Mouthon,  successivement 
moine  chartreux,  soldat,  capucin,  puis  cister- 
cien et  de  nouveau  capucin,  indiquent  combien 
était  ardente  cette  àme  toujours  tremblante 
d'une  agitation  fébrile.  Egalement  exalté  dans  la 
stalle  du  monastère  et  sur  le  champ  de  bataille  ; 
chantant  avec  le  même  enthousiasme  les  versets 
sacrés  ou  les  hymnes  de  victoire,  cet  homme 
était  une  de  ces  natures  exceptionnelles  pour 
lesquelles  il  n'y  a  de  milieu  en  rien  ;  dans  la  vie 
civile,  sans  frein,  libre  dans  ses  pensées  et  ses 
actions ,  il  brûle  de  tous  les  feux  profanes  ;  dans 
la  vie  religieuse,  une  fois  revenu  de  ce  qu'il 
appelle  ses  égarements,  son  âme  s'exalte  au 
souvenir  de  ses  fautes  et  se  répand  en  gémis- 
sements qu'il  n'hésite  pas  à  rendre  publics, 
comme  pour  attirer  sur  lui  une  réprobation 
méritée;  il  court  après  le  reproche,  il  le  re- 
cherche presque  avec  passion ,  le  sollicite  et  va 
jusqu'à  s'étonner  que  ses  péchés  ne  soulèvent 
pas  autour  de  lui  un  tonnerre  de  malédictions. 

Ce  fut  sous  l'impression  de  ce  sentiment 
que  Mouthon  publia  quatre  brochures  en  vers  : 
le  Jardin  du  Monastère;  la  Grande-  Chartreuse  ;  les 


98  FÉLIX- MARIE -EMMANUEL    MOUTHON. 

liai  nos  de  Tamié 
(le  la  nùséricorde 


//^W 


r Eternité,  Suze,  1832.  Ces  brochures^enferment 

I 

la  confession  du  pécheur.  La  seconde ,  surtout , 
éclate  en  sentiments  d'une  sincérité  et  d'une 
abnégation  suprêmes  ;  l'auteur,  à  chaque  page , 
s'y  frappe  durement  la  poitrine  ;  ses  erreurs 
y  sont  stigmatisées  sans  ménagements;  il  y 
déchire  son  cœur  et  jette  à  la  voirie  les  lam- 
beaux de  son  àme  indigne  et  pourtant  repen- 
tante ;  et,  comme  si  c'était  encore  trop  se  relever 
aux  yeux  de  ses  semblables  que  de  se  meurtrir 
en  langage  poétique,  il  ajoute  des  notes  qui 
achèvent  l'exécution  du  criminel  avec  une  bar- 
barie sans  exemple.  Bien  que  l'on  ne  puisse  ap- 
prouver en  tous  points  le  sentiment  outré  qui 
domine  dans  cette  œuvre  expiatoire,  on  doit 
cependant  avouer  qu'il  a  fait  naître  parfois  des 
élans  remarquables  sous  la  plume  de  l'auteur; 
qu'il  a  fait  jaillir  de  ce  cerveau  enivré  de  re- 
mords des  idées  dont  la  grandeur  ne  le  cède 
en  rien  à  celles  des  plus  illustres  désespérés. 

Dans  r Eternité,  écrite  en  vers  libres,  la 
verve  de  Mouthon  n'est  pas  moins  grande; 
mais  le  pécheur  exalté  y  a  déjà,  fait  place  à 
l'homme  animé  d'une  contrition  plus  calme; 
son  àme  s'est  abîmée  dans  de  froides  réflexions 


FÉLIX -MARIE -EMMANUEL   MOUTHON.  99 

SOUS  les  sombres  voûtes  du  cloître ,  et  la  fin  de 
toutes  choses,  le  néant,  dans  sa  noire  immen- 
sité, lui  inspire  la  terreur';  l'oubli  du  passé 
commence  à  envahir  son  cœur  où  le  vide  se  fait, 
et  tout  son  espoir  se  tourne  vers  l'éternité.  Par 
instants,  ramené  à  des  idées  plus  riantes  par 
l'assoupissement  de  sa  colère ,  il  rime  des 
stances  et  des  odes ,  et  il  laisse  sa  plume  tracer 
avec  une  certaine  grâce  le  Retour  du  Pèlerin, 
une  Prière  et  un  Acte  d'amour. 

ILa  poésie  de  Mouthon  est  loin  d'être  sans 
défauts;  mais  on  ne  peut  s'empêcher  de  cons- 
later  qu'il  y  a  dans  ses  vers  les  signes  évidents 
auxquels  on  reconnaît  le  vrai  poète  ;  ses  phrases 
coulent  avec  facilité  et  l'idée  se  développe  sans 
gêne  et  sans  fausses  expressions. 

Si   Mouthon  eût  pu   donner  à  son   talent 
toute  la  perfection  dont  il  était  susceptible ,  il 
eût  incontestablement  brillé  d'un  vif  éclat  au 
,    milieu  des  poètes  de  son  époque. 


*  It  écrivait  à  sa  sœur  le  G  mai  1831  :  «  Tu  me  parles  de»  nouvelles 
productions  que  je  viens  de  lerminer.  (Test  un  recueil  de  vers,  de  pensées 
sur  l'éternité;  il  se  ressent  du  voisinage  du  tombeau  :  c'est  ma  pensée 
de  tous  les  moments.  > 


I 


iOO  FÉLIX- MARIE -EMMANUEL  MOUTHON. 


UN  JOUR  ET  UNE  NUIT 
DANS  LES  RUINES  DE  TXHiÈ 

Sion,  tes  portes  sont  détruites, 
Le  temple  tombe,  et  ses  lévites 
Loin  de  toi  fuyent  éplorés  ; 
Aux  débris  de  ton  opulence. 
Tes  harpes  dorment  en  silence  ; 
Pleurez,  anges  de  paix,  pleurez. 

Voilà  donc  cette  solitude 
Où  jadis,  sans  inquiétude. 
S'écoulaient  mes  jours  fortunés! 
Dieu!  puis -je  étouffer  un  murmure 
Quand  le  flambeau  de  la  nature 
Luit  sur  ces  cloîtres  profanés? 

Autrefois  le  pieux  cantique 
Résonnait  sous  ce  dôme  antique. 
De  paix,  de  gloire  couronné. 
Maintenant  Toiseau  des  ténèbres 
Fait  retentir  de  cris  funèbres 
Ce  temple  auguste  abandonné. 

J'ai  vu  Vautel  du  sacrifice 
Où  chaque  jour  d'un  Dieu  propice 
Le  sang  pour  nous  était  versé. 
Aujourd'hui  sa  lampe  est  éteinte, 


r 


FÉLIX-MARIE-EMMANUEL    MOUTHON.  iOl 

L'herbe  croît  sur  la  table  sainte , 
Son  tabernacle  est  renversé. 

J'ai  vu  cette  enceinte  sonore 
D'où  nos  chants,  devançant  l'aurore. 
Etaient  dans  les  airs  prolongés. 
Sans  culte,  seule  et  taciturne; 
Et  le  vol  du  hibou  nocturne 
Frappe  seul  ses  murs  outragés. 

Combien  à  mon  ûme  attendrie 
Plaisait  notre  austère  harmonie. 
Où  récho  chantant  tour  à  tour 
Semblait  formé  du  chœur  des  anges, 
Qui,  rendant  au  ciel  nos  louanges, 
Doublaient  la  voix  de  notre  amour  ! 

Où  sont  tes  fêtes  solennelles. 
Quand  des  collines  éternelles 
L'hymne  céleste  était  chanté? 
Hélas  !  un  lugubre  silence 
Glace  de  sa  morne  éloquence 
Le  voyageur  épouvanté  ! 


Mais  peut-être  la  tombe  obscure. 
Qu'en  tous  lieux  respecte  l'injure, 
Où  le  temps  même  est  arrêté, 
Aura  sauvé  des  mains  vandales 
Au  moins  les  couches  nuptiales 
Des  époux  do  l'éternité. 


i02  FÉLIX- MARIE -EMMANUEL    MOUTHON. 

Je  descends  sous  la  sombre  voûte. 
Mon  cœur  bat... Je  vais  voir  sans  doute 
Ses  immobiles  habitants  : 
Espoir  trompeur,  vaine  chimère! 
J'y  trouve  la  mort  solitaire 
Pleurant  l'exil  de  ses  enfants. 

La  horde  impie  et  meurtrière 
Troubla  la  tombe  hospitalière 
Sans  pudeur  comme  sans  remords. 
Tombeaux,  vos  portes  sont  ouvertes, 
Les  catacombes  sont  désertes. 
Us  ont  môme  effrayé  les  morts! 


Sortant  de  ce  noir  sanctuaire. 

Que  vois- je?...  un  spectre  à  Tœil  sévère 

S'avançait  du  fond  des  dortoirs: 

«  Viens,  me  dit-il,  fils  infidèle; 

«  Vois  ta  cellule... elle  rappelle 

«  Et  ton  parjure  et  tes  devoirs.  » 

Je  m'écriai  :  «  Miséricorde  !  » 
Couvert  d'un  sac,  ceint  d'une  corde. 
Tète  et  pieds  nus,  le  cœur  brisé. 
Soudain  la  voix  de  l'espérance 
Me  dit:  «  Dieu  voit  ta  repentance.  » 
Le  spectre  s'enfuit  apaisé. 

J'ai  connu  ta  voix ,  ô  Marie  ! 
Dans  ces  paroles  d'amnistie  ; 


FÉLIX -MARIE -EMMANUEL    MOUTHON.  103 

Oui,  je  les  dois  à  ta  pitié. 
Tu  le  sais,  malgré  ma  démence. 
Jamais  ton  nom,  dès  mon  enfance. 
De  mon  cœur  ne  fut  oublié. 

En  vain  j'ai  cherché  quelque  reste 

De  cet  oratoire  modeste 

Qu'aux  jours  heureux  j'ornais  de  fleurs; 

Ils  en  ont  effacé  la  trace  ; 

Mais  j'en  ai  reconnu  la  place 

Par  mes  souvenirs  et  mes  pleurs. 

Le  jour  s'éteint,  et  ses  murailles,. 
Sous  l'appareil  des  funérailles. 
Autour  de  moi  semblent  gémir  ; 
Et  le  torrent  de  la  montagne , 
Roulant  ses  flots,  les  accompagne 
D'un  mugissant  et  long  soupir. 


Mais  en  vain  ma  présence  étonne 
Ce  cloître  sourd  qui  m'environne. 
Tamié!...tu  n'entends  plus  ma  voix; 
Je  m'arrache  h  tes  tristes  charmes. 
Et  mes  yeux,  épuisés  de  larmes, 
T'ont  vu  pour  la  dernière  fois. 


i04  FÉLIX-MARIE- EMMANUEL  MOUTHON. 


n 

DÉGRADATION  DE  L'HOMMB 


Grand  Dieu,  Thomme  à  ce  point  dégrada  ta  copie! 

Sortant  de  ton  pinceau,  ton  image  est  salie. 

Et  ton  ouvrage  à  peine  était  exécuté, 

Qu'on  te  voit  repentant  de  l'avoir  inventé. 

En  absinthe,  en  chardons,  ta  vigne  est  convertie; 

Tu  dois,  toi-même  un  jour,  en  goûter  Tâpreté!... 

Qu'ils  sont  amers,  les  fruits  de  cette  vigne  aigrie! 

Aux  portes  du  jardin  de  Satan  infesté, 

Abel  meurt  sous  le  coup  par  son  frère  porté!... 

L'univers  n'est  bientôt  qu'une  vaste  anarchie  ; 

Avec  ses  habitants  l'horreur  se  multiplie; 

Mais  son  cri  de  révolte  au  ciel  était  monté  ; 

Le  grand  abîme  s'ouvre  a  tant  d'atrocité. 

Et  sous  les  flots  vengeurs,  la  terre  est  engloutie!... 

Ce  globe  au  sein  des  eaux,  que  n'est-il  avorté? 

Et  s'il  renaît  plus  pur,  l'a- 1- il  longtemps  été? 

Hélas I  la  terre  ù  peine  est-elle  raffermie, 

Que  ce  monde  nouveau  contre  toi  se  rallie; 

Par  les  oracles  saints,  son  crime  est  attesté. 

Du  genre  humain  déchu,  seconde  dynastie, 

Elle  prouva  bientôt  sa  triste  affinité. 

Ce  monde  (ils  étaient  huit)  du  naufrage  excepté, 

A  peine  eut  abordé  la  terre  reverdie. 

Qu'il  parut  comme  l'autre  en  sa  moelle  gâté. 


FÉLIX -MARIE -EMMANUEL    MOUTHON.  i05 

La  terre  est  bien  la  même,  une  vase  croupie 
Que  se  disputeront  les  vers,  l'impureté. 
De  son  tombeau  flottant  à  peine  elle  est  sortie. 
Par  la  honte  d'un  père  un  fils  a  débuté  ! 
Mais  Dieu  frappa,  maudit,  l'atroce  raillerie. 
Et  d'un  père  outragé  vengea  la  dignité. 

(L'Etbkwit^,  seconde  partie.) 


III 


L'ENFER 


Etre  haï  de  Dieu!...  Dieu  l'objet  de  ma  haine! 
Le  haïr,  l'implorer,  maudire  tour  à  tour 
Le  calvaire  et  sa  croix,  mon  crime  et  son  amour! 
Non,  tout  l'enfer  n'a  point  de  plus  cuisante  peine. 

Et  que  seraient  ses  ^''^mx  et  sa  brûlante  chaîne. 

Si  cent  mille  ans  de  pleurs  nous  promettaient  qu'un  jour 

L'espoir  d'aimer  un  Dieu  luirait  dans  ce  séjour? 

Il  ne  luira  jamais...  toute  espérance  est  vaine! 

San  •  cosse  m'élancer  vers  mon  divin  auteur. 

Sans  cesse  repoussé  par  un  juge  en  fureur. 

Et  l'outrager  sans  fin,  dans  ma  rage  impuissante! 

Sera- 1 -il  donc  pour  moi  l'Etemel  irrité?... 
Un  formidable  écho,  sous  cette  voûte  ardente, 
En  longs  gémissements  répond  :  VElernité! 


i06  FÉLIX -MARIE -EMMANUEL    MOUTHON. 

Adieu  donc  pour  toujours,  Jérusalem  céleste! 
Jamais  je  ne  verrai  ta  divine  clarté, 
Ni  du  chef  des  élus  rinefTable  beauté  ; 
D'inutiles  regrets  c'est  tout  ce  qui  me  reste. 

Aux  crimes  que  trop  tard  et  qu'en  vain  je  déteste, 

La  mort  grava  1p  sceau  de  l'immortalité. 

Je  serai  donc  coupable  à  perpétuité, 

Et  le  Seigneur  est  juste  en  mon  destin  funeste. 

De  tous  les  réprouvés  tel  est  le  ver  rongeur  ; 

Mais  quels  seront  d'un  prêtre,  en  ce  séjour  d'horreur. 
Les  cris,  le  désespoir,  la  honte  et  le  supplice! 

Il  but  son  jugement  au  redoutable  autel! 

De  toutes  les  fureurs  il  boira  le  calice! 

Pour  l'éternel  opprobre,  il  est  Prêtre  étemel! 

(Le  Tbiompuk  db  la  miskuicords  ÉTtftiriLLB.) 


IV 


ACTE  D'AMOUR 

T'aimer,  Seigneur,  c'est  le  ciel,  c'est  la  gloire! 
0  Dieu  d'amour,  c'est  bien  tard  y  songer  ; 
Fais  que ,  ta  grâce  assurant  ta  victoire , 
Mon  cœur  enfin  ne  puisse  plus  changer. 
Dans  les  écarts  de  ma  longue  jeunesse, 
Si  j'outrageai  mes  serments  et  ta  loi , 
Ah  !  que  du  moins  le  soir  de  ma  vieillesse 
Jusqu'au  tombeau  soit  sans  partage  à  toi. 


FÉLIX -MARIE -EMMANUEL    MOUTHON.  107 

Je  t'aimerai ,  tant  que  de  Philomèle 
Les  doux  accents  n'auront  point  de  rivaux; 
Que  sous  nos  toits  la  paisible  hirondelle 
De  ses  enfants  suspendra  les  berceaux; 
Tant  que  Téclat  des  perles  de  l'aurore 
Brillantera  les  prés,  les  fleurs,  les  fruits; 
Que  du  soleil  le  feu  qui  nous  dévore 
Sera  suivi  de  la  fraîcheur  des  nuits. 

Je  t'aimerai ,  tant  que  dans  l'onde  amère 
Les  tiers  torrents  iront  finir  leur  cours  ; 
Tant  que  les  soins  de  tendre  et  jeune  mère 
D'un  premier- né  protégeront  les  jours. 
Je  t'aimerai ,  tant  que  de  nos  prairies 
Les  verts  gazons  plairont  à  nos  troupeaux  ; 
Que  les  brebis,  l'espoir  des  bergeries, 
Nous  donneront  leur  toison,  leurs  agneaux. 

Je  t'aimerai,  tant  que  l'Etna  terrible 
De  son  brasier  fera  jaillir  les  feux; 
Que  du  mont  Blanc  la  cime  inaccessible, 
De  ses  glaciers  éblouira  nos  yeux  ; 
Tant  qu'on  verra,  faible  par  sa  nature, 
La  chair  tomber  et  retomber  toujours. 
Et  d'un  foyer  la  flamme  libre  et  pure 
Monter  au  ciel,  type  des  saints  amours. 

Je  t'aimerai  dans  ce  lieu  de  ténèbres, 
Où  de  mes  jours  tu  prolonges  le  fil  ; 
Je  t'aimerai,  lorsque  des  sons  funèbres 
Proclameront  la  fin  de  mon  exil; 
Je  t'aimerai  tous  les  jours  de  ma  vie, 
Au  temps  prospère  et  dans  l'adversité  ; 
Soupir  d'amour,  soit,  à  mon  agonie, 
Gage  d'amour  pendant  I'Eternité  ! 


JOSEPH -FRANÇOIS  MICHAUD 


Joseph -François  Michaud  naquit  à  Albens 
(Savoie),  le  19  juin  1767  *.  Il  fit  ses  premières 
études  à  Bourg-en- Bresse,  où  il  avait  suivi  son 
père  qui  s'y  était  fixé.  En  1791 ,  il  se  rendit  à 
Paris  et  se  lança  dans  le  journalisme  antirévo- 
lutionnaire. Bien  que  naturellement  plus  porté 
à  l'étude  des  lettres  qu'à  la  politique ,  il  subit 
malgré  lui  l'influence  des  événements  ;  à  l'exem- 


•  Presque  tous  les  biographes  fonl  nailn-  J.-F.  Micliaud  à  Bourg-en- 
Bresse.  C'esl  là  une  erreur  aujourd'liui  onlitremenl  (It'nionlrée,  grâce  à 
Ta-'le  de  naissance  de  Mi'  haud  cjui  a  été  retrouvé  et  publié  dans  les 
Bulletins  de  la  Société  Floriviontane  d'Annecy,  fasc.  ii,  de  1852.  Cet  acte 
est  ainsi  conçu  :  «  Le  i9  juin  1707  est  né  H  a  été  baptisé  Joseph -François 
Michaud,  fils  de  sieur  Louis-Marie  Michaud  et  de  demoiselle  Marie- 
Anne  Montagnat,  marifs.  —Parrain,  sieur  Joseph  Michaud,  et  mar- 
raine, demoiselle  Françoise  Raud,  de  Chamhéry.  Signé,  Fontaine,  curé 
d'AIbens.  » 


liO        JOSEPH -FRANÇOIS  MICHAUD. 

pie  de  la  majeure  partie  des  littérateurs  de  cette 
époque,  il  absorba  d'abord  son  talent  dans  les 
luttes  journalières  qu'engendrait  la  Révolution. 
Mais  ses  opinions  royalistes,  qu'il  soutenait 
avec  l'énergie  de  la  jeunesse ,  le  compromirent 
bientôt,  et  il  fut  forcé  de  s'éloigner  de  Paris, 
après  le  10  août  1792,  afin  de  ne  pas  exposer 
sa  vie.  Il  laissa  passer  la  Terreiir;  puis,  ayant 
repris  la  plume,  il  continua  à  combattre  au 
nom  des  principes  monarchiques  dans  la  Quoti- 
dienne, journal  qu'il  avait  fondé.  Sa  témérité  le 
désigna  de  nouveau  aux  coups  des  révolution- 
naires ;  en  1795,  il  fut  arrêté  à  Chartres,  par 
ordre  de  Bourdon  de  l'Oise,  et  traduit  devant 
une  commission  militaire  qui  le  condamna  à 
mort  le  27  octobre  de  la  même  année.  Sauvé  de 
l'échafaud  par  Giguet,  il  reprit,  avec  une  persé- 
vérance dangereuse,  sa  polémique  royaliste  dans 
la  Quotidienne,  ce  qui  lui  valut  d'être  condamné 
à  être  déporté  à  la  Guyanne  le  18  fructidor  1797. 
Il  échappa  de  nouveau  à  cette  condamnation  et 
chercha  un  refuge  dans  le  Jura  où  il  resta  caché 
jusqu'au  18  brumaire. 

Sous  l'Empire,  Michaud  se  rallia  au  gou- 
vernement, suivant  quelques-uns,  ou,  au  dire 
de  quelques  autres,  il  ne  fit  que  simuler  un 
rapprochement  qui  le  mettait  à  même  de  rendre 
des  services  au  parti  royaliste.  Cette  dernière 


JOSEPH -FRANÇOIS  MICHAUD.         lil 

opinion  semble  la  plus  vraisemblable ,  car,  sous 
la  république ,  Micliau.d  avait  déjà  feint  de  louer 
les  principes  contre  lesquels  il  luttait  au  risque 
de  sa  vie,  et  il  avait  écrit  les  vers  suivants  dans 
un  poème  intitulé  V Immortalité  de  l'âme  et  pu- 
blié vers  1794: 

Oh  !  si  jamais  des  rois  et  de  la  tyrannie 

Mon  front  républicain  subit  le  joug  impie, 

La  tomûe  me  rendra  mes  droits,  ma  liberté, 

Et  mon  dernier  asile  est  Timmortalité. 

Oui,  si  le  despotisme  opprime  enoor  les  hommes. 

Rappelle- moi,  grand  Dieu,  de  la  terre  où  nous  sommes. 

L'homme  condamné  à  mort  et  ensuite  à  la 
déportation  pour  ses  opinions  royalistes  n'a  pu 
écrire  ces  vers  sans  calcul,  sans  arrière -pensée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Michaud  obtint  quel- 
ques faveurs  du  gouvernement  impérial,  et  fut 
nommé  membre  de  la  seconde  classe  de  l'Ins- 
titut en  1812.  A  la  première  Restauration,  il 
accueillit  le  retour  des  Bourbons  avec  enthou- 
siasme, fut  nommé  censeur  général  des  jour- 
naux, lecteur  du  roi  et  officier  de  la  Légion 
d'honneur.  Après  les  Cent  Jours,  pendant  les- 
quels il  avait  quitté  Paris ,  il  fut  nommé  député 
par  le  département  de  l'Ain  qui  le  considérait 
comme  un  de  ses  enfants.  Dans  son  journal  la 
Quotidienne,  dont  il  avait  toujours  la  direction, 
il  fit  une  opposition  si  vive  au  ministère  Villèle , 


ii2  JOSEPH -FRANÇOIS    MICHAUD. 

qu'il  tomba  dans  une  disgrâce  complète  ;  ce  ne 
fut  qu'après  la  chute  de  «ce  ministère  qu'il  re- 
prit ses  titres  et  rentra  dans  les  faveurs  royales 
qu'il  conserva  jusqu'à  la  révolution  de  1830. 

Il  mourut  en  1839  à  Passy,  où  il  s'était 
retiré. 

Quel  qu'ait  été  le  rule  politique  de  Michaud, 
ce  ne  sont  point  ses  œuvres  de  polémiste,  ni 
ses  revers,  ni  les  faveurs  dont  il  fut  comblé,  qui 
ont  fait  vivre  son  nom.  Ce  sont  ses  œuvres  lit- 
téraires qui  lui  ont  valu  la  réputation  sérieuse 
qu'il  a  conservée  jusqu'à  nos  jours.  Bien  que 
son  Histoire  des  croisades  ait  prouvé  qu'il  était  ! 
un  excellent  prosateur,  il  était  poète  avant  tout, 
et  on  peut  croire  que ,  s'il  eût  vécu  à  une  autre 
époque,  il  eût  exclusivement  consacré  son  ta- 
lent à  la  poésie. 

Presque  toutes  les  compositions  poétiques 
de  Michaud  ont  été  écrites  sous  l'impression 
des  événements  politiques  auxquels  il  prit  une 
part  si  active  ;  plusieurs  de  ses  pièces  appar- 
tiennent au  genre  satirique,  dans  lequel  il 
excellait.  Son  poème  sur  la  Déclaration  des  droits 
de  l'homme,  critique  de  la  délibération  prise  par 
l'Assemblée  constituante;  sa  satire  sur  Chénier 
et  Louvet,  intitulée  Petite  Dispute  entre  detix 
grands  hommes,  i792;  son  Immortalité  de  l'âme, 
1794;.  ses    Derniers   Adieux   à  Bonaparte  victo- 


JOSEPH -FRANÇOIS  MICHAUD.         d  i  5 

rimx,  1800,  commencèrent  sa  réputation  de 
poète  qui  fut  définitivement  assise  après  l'ap- 
parition du  Printemps  d'un  proscrit,  publié 
en  i803*  avec  V Enlèvement  de  Proserpine ,  poème 
en  trois  chants,  imité  de  Claudien. 

Ce  fut  pendant  son  exil  dans  le  Jura  que 
Michaud  conçut  le  Printemps  d' un  proscrit ,  qui 
passe  ajuste  titre  pour  un  chef-d'œuvre.  Ecrit 
dans  le  genre  descriptif,  ce  poème  renferme 
des  tableaux  tracés  de  main  de  maître,  où  la 
large  facture  du  vers,  le  coloris  poétique,  les 
traits  heureux,  le  disputent  à  un  goût  toujours 
pur,  toujours  élevé.  V Enlèvement  de  Proserpine 
renferme  aussi  de  grandes  beautés  et  prouve 
la  flexibilité  du  talent  de  son  auteur. 


*  Ce  poème  a  eu  plusieurs  éditions  du  vivant  de  l'auleur;  celle  de 
1827  a  été  augmentée  de  quelques  pii'ces  nouvelles. 


H4  JOSEPH -FRANÇOIS   MICHAUD. 


LE  PRINTEMPS     . 

Déjà  les  nuits  d'hiver,  moins  tristes  et  moins  sombres, 

Par  degré  de  la  terre  ont  éloigné  les  ombres  ; 

Et  Tastre  des  saisons ,  marchant  d'un  pas  égal , 

Rend  au  jour  moins  tardif  son  éclat  matinal  ; 

Avril  a  réveillé  l'aurore  paresseuse  ; 

Et  les  enfants  du  Nord,  dans  leur  fuite  orageuse. 

Sur  la  cime  des  monts  ont  porté  les  frimas. 

L'astre  heureux  des  beaux  jours,  levé  sur  nos  climats. 

Des  chaînes  de  l'hiver  affranchit  ces  rivages, 

Rajeunit  les  coteaux,  les  monts  et  les  bocages. 

Fait  verdir  le  gazon  qui  rit  au  bord  des  eaux , 

Et  prépare  les  champs  à  ses  bienfaits  nouveaux  ; 

L'hirondelle  revient,  et  dans  son  vol  agile 

Retourne  avec  ses  fils  à  son  champêtre  asile; 

Le  doux  gazouillement  de  l'oiseau  voyageur 

Anime  et  réjouit  le  toit  du  laboureur; 

Et  les  bosquets  joyeux,  dès  qu'ils  l'ont  vu  paraître, 

En  chœur  ont  salué  le  printemps  qui  va  naître. 

Je  ne  reconnais  plus  l'aspect  de  ce  vallon, 

Où  roulaient  les  torrents,  où  grondait  l'Aquilon; 

Ni  ces  chênes  en  deuil ,  qui  voyaient  sur  leur  tête 

S'amasser  les  frimas,  éclater  la  tempête. 

La  sève,  emprisonnée  en  ses  étroits  canaux, 

S'élève,  se  déploie  et  s'allonge  en  rameaux; 

La  colline  a  repris  sa  robe  de  verdure  ; 

J'y  cherche  le  ruisseau  dont  j'entends  le  murmure; 


JOSEPH-FRANÇOIS   MICHAUD.  115 

Dans  ces  buissons  épais,  sous  ces  arbres  touffus, 
J'écoute  les  oiseaux,  mais  je  ne  les  vois  plus. 
Tandis  que  chaque  jour  une  pluie  odorante 
Tombe  d'un  ciel  d'azur  sur  la  plaine  riante. 
L'humide  perce-neige  émaille  les  gazons , 
Et  les  arbres  en  fleurs  blanchissent  les  vallons  ; 
L'or  brillant  du  genêt  couvre  l'humble  bruyère  ; 
Le  lis,  roi  des  jardins,  lève  sa  tête  altière. 
L'épi,  cher  à  Cérès,  sur  sa  tige  élancé, 
Cache  l'or  des  moissons  dans  son  sein  hérissé; 
Et  l'aimable  Espérance,  à  la  terre  rendue. 
Sur  un  trône  de  fleurs  du  ciel  est  descendue. 

Dans  un  humble  tissu  longtemps  emprisonné , 

Insecte  parvenu,  de  lui-même  étonné. 

L'agile  papillon ,  de  son  aile  brillante , 

Courtise  chaque  fleur,  caresse  chaque  plante; 

De  jardin  en  jardin ,  de  verger  en  verger, 

L'abeille  en  bourdonnant  poursuit  son  vol  léger  ; 

Le  zéphyr  qui  s'éveille  au  bord  des  flots  limpides 

Effleure  la  prairie  et  les  gazons  humides , 

Et,  ranimant  ses  fleurs,  il  dépose  en  leur  sein 

La  fraîcheur  de  la  nuit,  les  parfums  du  matin. 

De  l'aube  radieuse  aimable  messagère , 

Loin  de  l'humble  sillon ,  l'alouette  légère 

Va  saluer  le  jour,  et  dans  l'azur  des  cieux 

Fait  éclater  la  nue  en  sons  mélodieux  ; 

Des  épaisses  forêts  cherchant  l'asile  sombre, 

Le  merle  au  bec  doré  vole  et  siffle  dans  l'ombre  ; 

Le  corbeau  sur  les  monts,  dans  leurs  bois  renaissants, 

Semble  adoucir  sa  voix  et  ses  rauques  accents; 

Des  passereaux  ardents  l'innombrable  famille 

Fait  résonner  au  loin  la  bruyante  charmille. 

(r«I»TEMI'S  d'uV   rftOSCHIT.) 


i16  JOSEPH 'FRANÇOIS   MICHAUD. 

II 

LE  CURÉ  DE  VILLAGE 

Quelquefois  le  hameau,  que  rassemble  un  saint  zèle, 
Au  Dieu  dont  il  chérit  la  bonté  paternelle. 
Vient,  au  milieu  des  nuits,  offrir,  au  lieu  d'encens. 
Les  vœux  de  l'innocence  et  les  fleurs  du  printemps  ; 
L'écho  redit  aux  bois  leur  timide  prière. 

Hélas!  qu'est  devenu  l'antique  presbytère. 

Cette  croix,  ce  clocher  élancé  vers  les  cieux. 

Et  du  temple  sacré  l'airain  religieux. 

Et  le  saint  du  hameau,  dont  le  vitrail  gothique 

Montrait  l'éclat  pieux  et  l'image  rustique? 

Ces  murs  où  de  Dieu  même  on  proclamait  les  lois. 

D'un  pasteur  révéré  n'entendent  plus  la  voix. 

Des  paroles  du  ciel  vénérable  interprète , 

Le  pasteur  a  quitté  sa  modeste  retraite. 

Et,  du  sein  des  forêts,  veille  sur  son  troupeau. 

Chaque  jour  rappelé  par  les  vœux  du  hameau , 

Le  Fénelon  rustique,  aux  fêtes  solennelles. 

Vient  visiter  encor  ces  campagnes  fidèles  ; 

Dans  ces  champs  attristés,  dans  ce  vallon  désert. 

Il  arrive,  et  le  ciel  à  sa  voix  s'est  ouvert. 

Sans  se  montrer  armé  du  terrible  anathème. 

Le  ministre  d'an  Dieu  paraît  un  dieu  lui-même. 

Ses  divines  leçons,  son  exemple  touchant, 

Rendent  l'espoir  au  juste  et  la  crainte  au  méchant; 

Sous  un  toit  écarté,  mystérieux  asile. 

Sur  le  tronc  d'un  vieux  chêne,  orné  de  l'Evangile, 


JOSEPH-FRANÇOIS    MICHAUD.  i\l 

Il  reçoit  les  serments  des  époux  du  hameau; 
Au  vieillard  expirant  il  ouvre  un  ciel  nouveau. 
Le  vieillard,  qui  sourit  à  cette  image  auguste, 
Présente  aux  coups  du  sort  le  front  calme  du  juste; 
Et  voit,  sans  être  ému,  le  trépas  s'avancer. 
Comme  la  fin  d'un  jour  qui  va  recommencer. 

Mais  déjà  l'homme  saint,  entraîné  par  son  zèle. 
Obéit  à  la  voix  de  son  Dieu  qui  l'appelle  : 
Il  part,  il  cherche  ailleurs  des  cœurs  à  soulager. 
Des  dangers  à  courir,  des  maux  à  partager. 
Il  erre  au  sein  des  bois...  0  nuit  silencieuse. 
Prête  ton  ombre  amie  à  sa  course  pieuse' 
S'il  doit  souffrir  encore ,  ô  Dieu  !  sois  son  appui  ; 
C'est  la  voix  du  hameau  qui  t'implore  pour  lui. 
De  ses  bourreaux  qu'aveugle  une  rage  inhumaine, 
Que  sa  vertu  du  moins  désarme  enfin  la  haine. 
Aux  cachots  échappé,  vingt  fois  chargé  de  fers, 
Il  prêche  le  pardon  des  maux  qu'il  a  soufferts  ; 
Et  chez  l'infortuné  qui  se  plaît  à  l'entendre. 
Il  va  sécher  les  pleurs  que  d'autres  font  répandre  : 
En  fuyant  à  travers  ces  fertiles  vallons , 
Pauvre  et  sans  espérance ,  il  bénit  les  sillons  ; 
Seul  au  courroux  céleste  il  s'offre  pour  victime  ; 
Et  dans  ce  siècle  impie  où  règne  en  paix  le  crime , 
Lorsqu'un  destin  cruel  nous  condamne  à  souffrir, 
Il  nous  apprend  à  vivre,  et  nou-^  aide  à  mourir. 

(Pbimtemps  d'uh  pkosckjt.) 


118  JOSEPH -FRANÇOIS   MICHAUD. 

m 

FIN  D'UNE  BELLE  JOURNÉE  DE  PRINTEMPS 


Mais,  tandis  qu'à  regret  je  quitte  ces  demeures, 

Entraînant  dans  son  cours  le  char  léger  des  Heures, 

1/astre  brûlant  du  jour  s'incline  vers  les  monts, 

Et  Zéphire,  endormi  dans  le  creux  des  vallons. 

S'éveille,  et,  parcourant  la  campagne  embrasée. 

Verse  sur  le  gazon  la  féconde  rosée  ; 

Un  vent  frais  fait  rider  la  surface  des  eaux. 

Et  courbe,  en  se  jouant,  la  tête  des  roseaux. 

Déjà  Tombre  s'étend  :  ô  frais  et  doux  bocages! 

Laissez  -  moi  m'arrêter  sous  vos  jeunes  ombrages , 

Et  que  j'entende  encor,  pour  la  dernière  fois, 

Le  bruit  de  la  cascade  et  les  doux  chants  des  bois. 

De  la  cime  des  monts  tout  prêt  à  disparaître, 

Le  jour  sourit  encore  aux  fleurs  qu'il  a  fait  naître; 

Le  fleuve,  poursuivant  son  cours  majestueux. 

Réfléchit  par  degrés  sur  ses  flots  écumeux 

Le  vert  sombre  et  foncé  des  forêts  du  rivage. 

Un  reste  de  clarté  perce- encor  le  feuillage; 

Sur  ces  toits  élevés,  d'un  ciel  tranquille  et  pur. 

L'ardoise  fait  au  loin  étinceler  l'azur  ; 

Et  la  vitre  embrasée,  à  la  vue  éblouie 

Offre  à  travers  ces  bois  l'aspect  d'un  incendie. 

J'entends  dans  ces  bosquets  le  chantre  du  printemps  : 

L'éclat  touchant  du  soir  semble  animer  ses  chants. 

Ses  accents  sont  plus  doux  et  sa  voix  est  plus  tendre; 

El,  tandis  que  les  bois  se  plaisent  à  l'entendre. 


JOSEPH -FRANÇOIS    MICHAUD.  149 

Au  buisson  épineux,  au  tronc  des  vieux  ormeaux, 

La  muette  Arachné  suspend  ses  longs  réseaux  ; 

L'insecte  que  les  vents  ont  jeté  sur  la  rive 

Poursuit,  en  bourdonnant,  sa  course  fugitive  : 

Il  va  de  feuille  en  feuille,  et,  pressé  de  jouir. 

Aux  derniers  feux  du  jour  vient  briller  et  mourir. 

La  caille,  comme  moi,  sur  ces  bords  étrangère. 

Fait  retentir  les  champs  de  sa  voix  printanière  ; 

Sorti  de  son  terrier,  le  lapin  imprudent 

Vient  tomber  sous  les  coups  du  chasseur  qui  l'attend  ; 

Et  par  Tombre  du  soir  la  perdrix  rassurée 

Redemande  aux  échos  sa  compagne  égarée. 

Quand  la  fraîcheur  des  nuits  descend  sur  les  coteaux. 

Le  peuple  des  cités  court  oublier  ses  maux 

Dans  ces  brillants  jardins,  sous  ces  vastes  portiques 

Qu'embellissent  des  arts  les  prestiges  magiques. 

Li,  cent  flambeaux,  vainqueurs  des  ombres  de  la  nuit. 

Renouvellent  aux  yeux  l'éclat  du  jour  qui  fuit  ; 

Li,  le  salpêtre  éclate,  et  la  flamme  élancée. 

En  sillons  rayonnants  dans  les  airs  dispersée, 

Remplit  tout  l'horizon,  s'élève  jusqu'aux  cieux, 

Tonne,  brille,  et  retombe  en  globes  lumineux; 

Tantôt  elle  s'élève  en  riches  colonnades. 

Tantôt  elle  jaillit  en  brillantes  cascades; 

Et  tantôt  c'est  un  flejve,  un  torrent  orageux. 

Qui  roule  avec  fracas  son  cristal  sulfureux , 

Mais  à  ce  luxe  vain ,  oh  !  combien  je  préfère 

Cette  pompe  du  soir  dont  brille  l'hémisphère, 

Ces  nuages  légers  l'un  sur  l'autre  entassés. 

Et  sur  l'aile  des  vents  mollement  balancés! 

L'imagination  leur  prête  mille  formes  ; 

Tantôt  c'est  un  géant,  qui,  de  ses  bras  énormes. 

Couvre  le  vaste  Olympe,  et  tantôt  c'est  un  dieu 

Qui  traverse  l'éther  sur  un  trône  de  feu. 


i20  JOSEPH -FRANÇOIS   MICHAUD. 

La  ce  sont  des  forêts  dans  le  ciel  suspendues. 

Des  palais  rayonnants  sous  des  voûtes  de  nues  ; 

Plus  loin  mille  guerriers,  se  heurtant  dans  les  airs. 

De  leurs  glaives  d'azur  font  jaillir  les  éclairs. 

Que  j'aime  de  Morvcn  le  barde  solitaire  ! 

Quand  le  brouillard  du  soir  descend  sur  la  bruyère. 

Assis  sur  la  colline  où  dorment  ses  aïeux, 

Il  cbante  des  héros  les  mânes  belliqueux. 

Dans  l'humide  vapeur,  sur  ces  bois  étendue. 

L'ombre  du  vieux  Fingal  apparaît  à  sa  vue; 

Le  vent  du  soir  gémit  sous  ces  saules  pleureurs  ! 

C'est  la  voix  d'ilhona  qui  demande  des  pleurs. 

Ces  antiques  forêts ,  leurs  mobiles  ombrages , 

L'aspect  changeant  des  lacs,  des  monts  et  des  nuages. 

Rappellent  à  son  cœur  tout  ce  qu'il  a  chéri. 

Oh  !  qui  pourra  jamais  voir  sans  être  attendri 

L'éclat  demi-  voilé  de  l'horizon  plus  sombre. 

Ce  mélange  confus  du  soleil  et  de  l'ombre , 

Ce  combat  indécis  de  la  nuit  et  du  jour. 

Ces  feux  mourants  épars  sur  les  monts  d'alentour. 

Ce  brillant  occident  où  le  soleil  étale 

Sa  chevelure  d'or  et  sa  robe  d'opale. 

Ce  ciel  qui  par  degrés  se  peint  d'un  gris  obscur. 

Et  le  jour  qui  s'éteint  sous  un  voile  d'azur  ? 

(P&IKTEliPS  d'vS  r&OSCRlT.*) 


I 


JOSEPH-FRANÇOIS    MICHAUD.  121 


IV 


L'ERMITE 

Tel,  dit -on,  se  montra  cet  ermite  pieux 
Qui,  sur  ce  mont  stérile  où  se  bornaient  ses  vœux. 
Aux  sauvages  forêts  fit  bénir  sa  présence  ; 
Vivant  loin  des  humains,  soulagea  l'indigence, 
Et  sous  un  simple  abri,  des  autans  respecté. 
Du  sein  des  bois  déserts  servit  riiumanité. 
Hélas  !  il  avait  vu  les  mœurs  d'un  siècle  impie  ; 
Le  sophisme  menteur  que  Terreur  déifie  ; 
L'altier  raisonnement  armé  contre  les  cieux  ; 
L'oubli  des  vieilles  lois,  le  mépris  des  aïeux; 
Le  cynisme  effronté,  la  révolte  impmiie. 
Et  la  religion  de  tous  les  cœurs  bannie. 
Ce  spectacle  odieux  alarma  sa  vertu. 
Loin  d'un  monde  insensé  qu'il  avait  trop  connu, 
Et  sous  ces  noirs  sapins  fondant  son  ermitage , 
Il  n'eut  plus  d'autre  abri  qu'une  grotte  sauvage. 
Là,  des  rocs  menaçants  élevaient  jusqu'aux  cieux 
Leur  cime  inaccessible  et  leur  front  sourcilleux; 
Au-dessous  un  torrent,  né  du  sein  de  l'orage. 
Précipitait  son  cours  :  triste  et  fidèle  image 
De  ce  monde  bruyant  qu'Alvar  avait  quitté. 
De  ce  sommet  désert,  par  lui  seul  habité, 
Tranquille,  il  contemplait  les  passions  des  hommes, 
Et  les  vaines  grandeurs  de  la  terre  où  nous  sommes. 

I,à,  ses  jours  s'écoulaient  en  d'utiles  travaux; 
A  Tentour  de  ha  grotte  élevant  leurs  rameaux. 


i22  JOSEPH -FRANÇOIS   MICHAUD. 

De  jeunes  ceps,  produit  d'une  heureuse  culture, 

Etalèrent  bientôt  leurs  fruits  et  leur  verdure; 

Un  sol  ingrat  connut  les  trésors  des  saisons; 

Le  stérile  rocher  vit  jaunir  les  moissons; 

Et  parmi  les  frimas,  loin  des  jardins  de  Flore, 

Le  désert  s'étonna  de  voir  des  fleurs  éclore. 

Un  roc,  couvert  de  mousse,  avait  formé  Tautel 

Où  le  pieux  Alvar  invoquait  FEtemel. 

Là,  chaque  jour,  à  l'heure  où  l'aube  radieuse 

Réveillait  du  désert  la  voix  harmonieuse, 

II  mêlait  sa  prière  aux  hymnes  des  vallons. 

Le  soir,  quand  le  soleil  se  penchait  vers  les  monts. 

Il  chantait  l'Eternel;  et  les  forêts  antiques, 

Sous  leurs  dômes  sacrés,  répétaient  ses  cantiques. 

Une  foule  pieuse  accourut  pour  le  voir. 
Admira  sa  sagesse,  implora  son  savoir. 
Et  de  sa  vie  austère,  humble  et  laborieuse. 
Vint  redire  aux  hameaux  l'histoire  merveilleuse. 
Le  mortel  vertueux  qui  l'avait  entendu. 
En  sentait  mieux  encor  le  prix  de  la  vertu  ; 
Et  celui  qui,  rebelle  aux  lois  de  la  sagesse, 
Des  folles  passions  avait  connu  l'ivresse, 
Allait  lui  confier  le  trouble  de  son  cœur, 
Ecoutait  ses  discours,  et  revenait  meilleur; 
Souvent  des  malheureux  il  aida  la  misère. 
Et  le  pauvre,  en  quittant  sa  grotte  hospitalière. 
Nourri  par  ses  bienfaits,  souvent  dut  s'étonner 
Qu'il  ne  possédât  rien  et  pût  encor  donner. 

Une  cloche  sonore,  en  son  humble  ermitage, 
Appelait  l'étranger  qu'avait  surpris  l'orage. 
Près  de  l'âtre  enfumé,  dans  son  paisible  abri, 
Le  soir  il  redisait  à  son  hôte  attendri 


JOSEPH -FRANÇOIS    MICHAUD.  i^ 

Des  lois  de  T univers  la  sagesse  éternelle. 
Le  Dieu  juste  et  puissant  dont  la  main  paternelle 
Pourvoit  à  nos  besoins,  nous  soulage  en  nos  maux, 
Et  donne  la  pâture  aux  petits  des  oiseaux  ; 
Il  redisait  le  monde  et  la  gloire  orageuse, 
Des  aveugles  humains  la  science  trompeuse , 
Et  Torgueil  insensé,  source  de  leurs  erreurs. 
L'étranger  Técoutait,  les  yeux  mouillés  de  pleurs; 
Aux  cantiques  d'Alvar  il  mêlait  sa  prière, 
Et  disait  dans  son  cœur  ouvert  à  la  lumière  : 
«  Dieu  seul  est  bon ,  Dieu  seul  connaît  la  vérité  ; 
Sans  lui  tout  est  mensonge  et  tout  est  vanité.  » 

De  retour  dans  le  ciel,  un  jour  Taube  naissante 
Eclaira  des  rochers  la  cime  blanchissante. 
Alvar  ne  parut  point  ;  le  triste  écho  des  bois 
Dans  les  vallons  muets  n'entendit  point  sa  voix; 
Le  voyageur,  errant  dans  les  forêts  sauvages, 
Près  des  abîmes  sourds,  au  signal  des  orages, 
N'entendit  plus  l'airain  retentir  dans  les  airs  : 
L'ermite  bienfaisant,  ange  de  ces  déserts. 
Rappelé  par  le  Ciel,  avait  quitté  la  terre. 
Depuis  ce  jour  fatal,  sur  ce  mont  solitaire. 
Hélas!  on  ne  voit  plus,  au  retour  des  saisons. 
Ni  le  pampre  verdir,  ni  jaunir  les  moissons  ; 
La  grotte  ou  l'étranger  trouvait  un  sûr  asile 
Ne  voit  depuis  ce  jour,  sur  son  rocher  stérile. 
Que  l'orfraie  et  l'autour  dans  les  Alpes  errants  ; 
Ces  bois  n'entendent  plus  que  la  voix  des  torrents. 
Que  le  vent  qui  gémit  sous  le  sombre  feuillage; 
Et  l'humble  croix,  plantée  au  pied  d'un  roc  sauvage. 
Annonce  au  voyageur  qu'un  ermite  pieux 
Du  sein  de  ces  déserts  est  monté  dans  les  cieux. 

(PniNTiMPS  d'un  rkOSCBiT.) 


iî4  JOSEPH -FRANÇOIS   MICHAUD, 


UNB  AUBERGE 

Dans  une  même  hôtellerie 
Cinquante  voyageurs  arrivent  à  la  fois  : 
Tout  retentit  de  leurs  confuses  voix; 

Chacun  d'eux  peste,  jure,  crie; 
Et  sans  façon  admis  dans  ce  triste  séjour. 
Se  plaint  en  haletant  des  fatigues  du  jour. 
Précédé  d'une  fille  à  la  démarche  lente. 
Chacun  va  visiter  le  modeste  réduit 
Où  le  sort  le  condamne  à  passer  une  nuit; 
Et  voyant  le  grabat  qui  trompe  son  attente, 
Gronde  tantôt  Thôtesse  et  tantôt  la  servante. 
Bientôt  la  faim  a  mis  tout  le  monde  aux  abois; 
J'entends  près  du  foyer  crier  le  tournebroche  ; 
L'airain  propice  a  retenti  deux  fois. 
Et  du  souper  déjà  l'heure  s'approche. 
Le  tumulte  s'accroît;  au  milieu  du  fracas, 
Le  maître  du  logis,  qu'un  bonnet  blanc  décore. 
Au  troisième  signal  de  la  cloche  sonore, 
Sur  deux  rangs  allongés  fait  aligner  les  plats. 

Tandis  que  tout  le  monde  arrive. 

Il  sourit  à  chaque  convive. 
Et  regarde  en  pitié  ceux  qui  ne  soupent  pas. 
Près  du  maigre  festin  on  s'assemble  avec  joie, 

Et  chacun  se  place  au  hasard  : 
Malheur  à  ceux  qui  viennent  un  peu  tard  ! 
Car  des  premiers  venus  le  souper  est  la  proie. 


JOSEPH -FRANÇOIS   MICIIAUD.  125 

Souvent  un  pauvre  diable  à  ce  festin  admis, 
Célèbre  de  Grimod  *  la  doctrine  savante, 
Et  nous  dit  que  Berchoux  **  est  fort  de  ses  amis; 
Il  se  plaint  sans  pitié  du  mets  qu'on  lui  présente, 
Et  se  plaît  à  montrer  son  dégoût ,  son  ennui , 
Pour  faire  croire  aux  gens  qu'il  soupe  mieux  chez  lui. 
Certain  Gascon  nous  dit  qu'aucun  mets  ne  le  tente. 
La  table  est  mal  servie  et  rien  n'est  h  son  gré; 
Et,  trouvant  tout  mauvais,  il  a  tout  dévoré. 
L'hôte,  que  rien  n'étonne  et  que  rien  n'épouvante. 
Semblable  au  roc  battu  par  la  vague  écumante , 

Reste  debout,  voit  tout  sans  s'émouvoir. 
Brave  en  paix  les  clameurs,  et  sourit  à  l'espoir 
De  rançonner  bientôt  la  troupe  mécontente. 

Cependant,  grâce  an  vin  du  crû, 
Le  calembourg  circule  et  la  gaieté  s'anime; 
Chacun  à  discourir  s'évertue  et  s'escrime  : 
Là,  certain  campagnard,  par  le  coche  venu, 
A  tous  ses  compagnons  dont  il  n'est  point  connu 
Révèle  avec  candeur  le  nom  de  sa  famille, 
Les  vertus  de  sa  femme  et  celles  de  sa  fille  ; 
Plus  loin,  d'un  air  content  et  d'un  ton  ingénu, 
Un  rimeur  indiscret  dit  les  fruits  de  sa  veine 
A  son  voisin  qui  bâille  et  l'écoute  avec  peine  ; 
Un  petit  maître ,  en  poste  arrivé  de  Paris , 
Dit  les  modes  du  jour,  rit  du  ton  des  provinces, 
Nous  fait  croire  qu'il  a  du  crédit  chez  les  princes, 
Se  pare  des  bons  mots  chez  Brunet  applaudis. 
Et  cite  les  acteurs  du  parterre  chéris  ; 
Devant  tous  les  bourgeois  sans  façon  il  se  vante , 
Souvent  il  exagère  et  parfois  il  invente. 


Aulftur  de  VAlmanach  den  Courmandi. 
'  Auteur  de  la  Gastrûtiomie. 


<26  JOSEPH -FRANÇOIS  MICHAUD. 

Chacun  des  voyageurs  conte  ce  qu'il  a  vu  : 
Tous  parlent  h  la  fois,  aucun  n'est  entendu. 

L'un  plaisante  et  l'autre  raisonne; 
De  mille  cris  divers  l'hôtel  bruyant  résonne. 
Si  quelque  doux  minois  arrive  en  ce  moment, 
Tous  nos  beaux  discoureurs  se  taisent  à  sa  vue. 
Chacun  sourit  et  prend  un  ton  galant. 
Chacun  veut  plaire  à  la  belle  inconnue , 
On  veut  surtout  paraître  de  bon  ton  ; 
Le  cavalier  méprise  le  piéton  ; 
Et,  fâché  de  n'avoir  à  mépriser  personne. 
Contre  tous  les  valets  celui-ci  gronde  et  tonne. 
La  berline  légère  et  portant  gens  de  cour 
Rit  de  la  diligence  à  la  marche  pesante  ; 

Et  la  diligence,  à  son  tour, 
Regarde  avec  dédain  la  patache  indigente. 
On  raille  les  nouveaux  venus. 
On  s'observe  et  l'on  s'examine; 
Et  trente  voyageurs,  l'un  à  l'autre  inconnus. 
Se  jugent  tour  à  tour  sur  l'habit,  sur  la  mine. 
Sans  se  connaître  on  se  cherche  le  soir. 
Dès  le  lendemain  on  s'oublie , 
Et  l'on  se  quitte  enfin  pour  ne  plus  se  revoir  : 
C'est  le  vrai  miroir  de  la  vie. 
Et,  sans  avoir  l'esprit  fort  pénétrant. 

Pour  peu  qu'on  connaisse  les  hommes. 
On  conviendra  qu'une  auberge  est  vraiment 
L'image  du  monde  où  nous  sommes. 


FRANÇOIS  BLANC 


François  Blanc,  de  Saint -Julien  (Haute- 
Savoie),  n'a  fait  qu'entrevoir  la  vie.  C'est  à  peine 
s'il  a  eu  le  temps  de  mêler  quelques  accents 
aux  chants  des  poètes  ses  contemporains  ;  mais 
ses  vers,  quelque  peu  nombreux  qu'ils  soient, 
suffisent  à  prouver  que  la  Savoie ,  en  le  perdant 
sitôt,  a  été  privée  d'un  poèt(î  dont  le  talent  au- 
rait ajouté  à  la  gloire  nationale. 

Voilà  pourquoi  nous  nous  faisons  un  devoir 
de  sauver  son  nom  de  l'oubli. 

Le  spectacle  d'une  jeune  et  brillante  intelli- 
gence qui  sent  la  vie  l'abandonner  avant  d'avoir 
pu  utiliser  toutes  les  forces  dont  elle  était 
douée,  ne  peut  laisser  insensible  un  cœur  hon- 
ii'He.  Après  la  consommation  d'un  pareil  sacri- 


128  FRANÇOIS   BLANC. 

fice  marqué,  dirait- on,  au  sceau  de  rinjuslict' 
la  plus  grande ,  il  n'est  pas  possible  de  résister 
à  un  sentiment  qui  commande  de  secouer  la 
poussière  sous  laquelle  repose  le  linceul ,  et  de 
ranimer  par  un  souvenir  cette  gloire  éteinte 
avant  l'heure. 

François  Blanc,  miné  dès  ses  plus  jeunes  an- 
nées par  une  maladie  cruelle,  n'a  vécu  que  dan- 
une  longue  agonie ,  plus  tourmenté  par  les  dou- 
leurs morales  que  par  les  douleurs  physiques.  11 
trouva  cependant  assez  de  forces  pour  joindre 
sa  voix  à  celle  des  défenseurs  des  Hellènes. 

C'était  à  l'époque  où  le  poète  immense , 
appelé  Byron,  avait  sacrifié  sa  vie  à  la  cause 
sainte,  et  où,  en  France,  un  autre  poète,  Casi- 
mir Delavigne,  avait  fait  entendre  des  accents 
fermes  et  patriotiques  en  faveur  de  la  vieille 
terre  des  Sept  Sages.  Alors  tous  les  esprits 
étaient  préoccupés  de  la  môme  idée;  tous  les 
regards  étaient  tournés  vers  cette  terre  antique, 
que  les  vœux  et  les  efforts  de  ses  amis  n'ont  pu 
encore  relever  entièrement  de  sa  décadence. 

Ce  fut  sous  l'influence  de  ce  sentiment  que 
François  Blanc  composa  et  publia,  en  1825,  une 
Epître  à  Casimir  Delavigne,  suivie  d'un  Chant 
lyrique  sur  la  Grèce*.  Dans  la  première  pièce, 

•  Genève,  Abraham  Clierbuliez,  lib. 


FRANÇOIS    BLANC.  129 

l'auteur  des  Messénienes  est  noblement  loué  de 
son  dévouement  à  la  cause  des  Hellènes,  comme 
il  est  aussi  noblement  vengé  de  quelques  échecs 
qui  l'avaient  frappé  dans  son  amour- propre. 
Dans  la  seconde  pièce ,  François  Blanc  verse 
des  pleurs  amers  sur  les  malheurs  de  la  Grèce 
et  excite,  par  des  contrastes  assez  habilement 
ménagés ,  la  fièvre  de  l'indépendance  nationale  : 


Qu'on  apporte  la  coupe  et  le  vin  de  Samos  ! 
Mêlons-nous,  sous  Tombrage,  aux  danses  innocentes 

Des  vierges  de  Scyros  ! 
J'admire  leurs  yeux  noirs  et  leurs  grâces  charmantes... 
Femmes!  vos  jeux  n'ont  pu  m'ctourdir  sur  vos  maux; 
J'ai  vu  des  pleurs  rouler  dans  les  yeux  de  nos  braves. 

En  pensant  que  vos  seins  si  beaux 
Doivent  peut-être  un  jour  allaiter  des  esclaves!... 

Il  y  a,  dans  VEpttre  à  Casimir  Delavigne 
et  dans  le  Chant  lyrique  des  vers  d'une  mâle 
beauté  ;  si  on  est  en  droit  de  leur  reprocher  un 
peu  de  désordre  dans  les  idées ,  et  parfois  des 
incorrections  assez  graves,  on  doit  toutefois 
leur  accorder  qu'ils  renferment  des  pensées 
grandes  et  généreuses  qui  forcent  les  sympa- 
thies du  lecteur. 

Mais ,  comme  si  la  liberté  grecque  dût  fata- 
lement donner  la  mort  jusqu'au  plus  modeste  de 
ses  défenseurs,  François  Hlanc  termina  sa  trop 


130  FRANÇOIS   BLANC. 

courte  carrière  dans  cette  môme  année,  1825. 
Avant  d'expirer,  il  voulut  dire  adieu  à  tout  ce 
qu'il  avait  aimé,  et  dans  la  Mort  du  jeune  poète\ 
petit  poème  élégiaque  en  trois  chants,  il  ré- 
suma ses  douleurs  morales  et  ses  regrets  de 
quitter  la  vie  à  son  printemps ,  alors  que  tout 
souriait  à  son  imagination  et  que  son  cœur  se 
sentait  inondé  des  douces  rosées  de  la  jeunesse. 

La  dernière  œuvre  de  François  Blanc,  écrite 
sur  son  lit  de  mort,  est  pleine  d'un  sentiment 
élevé;  le  pauvre  poète  ne  se  répand  point  en 
récriminations  amères  contre  le  sort  cruel  qui 
le  frappe  ;  il  regrette  de  partir,  il  pleure  sur  la 
séparation ,  mais ,  au  milieu  de  ses  regrets ,  un 
calme  stoïque,  propre  aux  âmes  fortement 
trempées,  ne  l'abandonne  jamais.  Il  gémit  sur 
sa  tombe  entrouverte  ;  mais  ses  plaintes  con- 
servent jusqu'au  dernier  instant  cette  teinte 
froide  et  mélancolique ,  image  de  la  vraie  rési- 
gnation, qui  fait  que  malgré  soi  on  môle  ses 
pleurs  à  ceux  de  l'infortuné  poète,  et  que  l'on 
s'associe  à  ce  cri  qu'il  emprunte  à  Werther  : 

«  Les  fleurs  de  la  vie  ne  font  que  paraître  : 
combien  passent  sans  laisser  de  vestiges  après 
elles ,  combien  peu  donnent  des  fruits ,  et  que 
ces  fruits  sont  rarement  mûrsl...» 

•Paris,  Ch.  Béclict,  lib. 


FRANÇOIS   BLANC.  151 


FRAGMENT  D'UNE  EPITRE  A  CASIMIR  DELAVIGNE 

Quand  Toiseau  du  printemps,  dans  nos  bois  amoureux, 
Fait  redire  aux  échos  des  sons  harmonieux, 
La  fauvette  ignorée,  au  timide  ramage. 
Ose  à  peine  chanter  dans  le  fond  du  bocage  ; 
Ainsi,  lorsque  ton  luth,  par  de  mâles  accords. 
Fait  entendre  des  sons  inconnus  sur  nos  bords, 
0  Lavigne!  ma  Muse,  à  tes  chants  attentive. 
N'élève  qu'en  tremblant  sa  voix  jeune  et  craintive. 

Eh!  qui  suivra  jamais,  en  son  vol  audacieux. 
L'aigle  aux  ailes  de  feu ,  s'élançant  vers  les  cieux  ? 
Ah!  toi  seul,  ami,  toi  d'une  céleste  flamme 
Entourant  tes  vertus  et  nourrissant  ton  âme. 
Dans  un  brûlant  essor  des  mortels  ignoré, 
Toujours  nous  t'avons  vu  chercher  la  vérité  : 
Comme  l'aiglon  puissant  de  la  roche  sauvage, 
A  travers  le  brouillard,  ou  l'éclair  du  nuage. 
Nous  t'avons  vu,  jeune  aigle,  à  l'ongle  déchirant, 
T'élancer  l'œil  en  feu  de  ton  giron  sanglant; 
Nous  avons  vu  soudain,  inhabile  à  combattre, 
Sous  les  coups  de  ton  bec  le  serpent  se  débattre , 
A  tes  cris  menaçants  les  oppresseurs  pâlir. 
Et  l'ingrate  Albion  se  voiler  pour  gémir. 
De  la  Grèce  au  cercueil ,  ils  ont  frappé  l'oreille  ; 
Sous  ses  fers  je  la  vois  qui  s'agite  et  s'éveille... 
La  vengeance  a  brillé  dans  son  œil  irrité. 
Elle  a  saisi  le  glaive  et  redit  :  Liberté! 


io^  FRANÇOIS   BLANC. 

Liberté  !  la  voilà  plus  brillante  et  plus  belle , 

Reprenant  à  Sainos  sa  couronne  immortelle! 

Des  créneaux  de  Corinthe  aux  champs  de  Marathon , 

Les  Grecs  ont  invoqué  l'exilé  d'Albion  '  ; 

«  Qu'il  prélude,  ont -ils  dit,  qu'il  chante  la  victoire! 

Grèce!  hélas!  il  n'est  plus,  il  a  prédit  ta  gloire... 

Ah!  regrettez  sa  vie  et  donnez -lui  des  pleurs, 

Soldats  de  l'Eurotas!  mais  calmez  vos  douleurs; 

Vainqueurs,  que  voulez -vous  de  sa  vertu  guerrière? 

Votre  Achille  n'est  plus,  il  vous  reste  un  Homère! 

Comme  l'autre,  il  n'a  pas,  pour  chanter  vos  exploits. 
Quitté  le  sol  natal  et  la  rive  des  rois  ; 
Mais,  demi -dieu  nourri  dans  un  pays  de  braves, 
Naguères  on  l'a  vu  chez  les  peuples  esclaves , 
Paraître  tour  à  tour,  et  par  de  fiers  accents , 
Réveillant  la  valeur,  menaçant  les  tyrans. 
Des  rives  d'Ausonie  aux  murs  de  Mantinée, 
Invoquer  tous  les  dieux,  pour  la  Grèce  opprimée. 
0  Grecs!  ne  pleurez  plus  le  poète  guerrier! 
Apollon  en  partant  a  légué  son  trépied. 
Qu'attends- tu  pour  céder  au  charme  qui  t'attire? 
Où  sont  les  hymnes  saints  de  ta  brillante  lyre, 
0  Lavigne!  entends -tu?  pour  chanter  ses  enfants 
La  Messène  chrétienne  a  réclamé  tes  chants  ; 
De  Parthénope  aux  fers,  déesse  fugitive, 
La  Vierge  d'Ipsara  se  lève  encor  plaintive. 
De  ses  habits  de  sang  dépouille  les  lambeaux , 
Et  retrouve  sa  gloire  au  fond  de  ses  tombeaux... 

*  Lord  Dyron. 


FRANÇOIS    BLANC.  155 


II 


INVOCATION 


Au  bord  de  sa  couche  arrondie 
Que  le  zéphyr  vient  balancer. 
Voyez -vous  Toiseau  plein  de  vie 
Qui  n'ose  encore  s'élancer 
Parmi  les  fleurs  de  la  prairie  ? 
Inquiète ,  et  belle  d'amour. 
Sa  mère,  rasant  de  son  aile. 
Du  nid  le  modeste  contour, 
L'invite  et  tendrement  l'appelle. 
Avec  des  yeux  pleins  de  douceur. 
Ainsi  la  Muse  qui  m'inspire, 
D'une  main  me  guide  au  bonheur, 
Et  de  l'autre  me  tend  sa  lyre  : 
Bloi,  dès  longtemps  nourri  de  pleurs  ^ 
Rempli  de  trouble  et  d'innocence, 
Dans  le  sentier  bordé  de  fleurs. 
Craintif,  pas  à  pas  je  m'avance  ; 
Mais  si  le  destin  ennemi 
Venait,  méprisant  mon  aurore. 
Briser  en  ma  main  faible  encore 
Mon  jeune  luth  mal  afl'ermi  ; 
Doux  souvenir  de  mon  ami, 
Ombre  qui  m'es  toujours  si  clière, 
Descends  sourire  à  ma  prière  ! 


154  FRANÇOIS   BLANC. 

Je  t'invoque,  console -moi! 
Et  dans  ce  monde  où  tout  s'efface , 
Si  l'affreux  reptile  m'enlace, 
Je  ne  demande  que  la  grâce 
D'aimer...  de  mourir  comme  toi!... 

(Là    MOtT  DU  JlOiri  POÎTI.) 


m 

LES  ADIEUX 


Paix  au  cygne  étranger,  exilé  sur  la  terre, 
Né  d'un  sang  immortel,  et  remontant  aux  cieux! 
Sur  les  bords  inspirés  du  lac  harmonieux. 
Longtemps  il  a  chanté  plaintif  et  solitaire  ; 
Sa  voix  est  douce  encore;  écoutez  ses  adieux! 

«  Le  glaive  du  trépas  me  frappe  à  mon  aurore  ; 

Ah!  pourras-tu  le  croire?  ami,  je  vais  mourir! 

Ma  voix  s'éteint,  et  si  mon  cœur  soupire  encore. 

C'est  pour  ne  plus  souffrir. 

La  douleur  a  compté  les  heures  de  ma  vie  ; 
Longtemps  j'ai  combattu  le  désespoir  affreux  ; 
Mais  le  malheur  a  dit  à  mon  âme  flétrie  : 
«  Tu  ne  peux  être  heureux!  » 

Une  triste  pâleur  a  remplacé  la  rose. 
Sur  cette  bouche  ouverte  aux  baisers  des  amours. 
Au  dernier  cri  de  mort  la  Parque  se  dispose  ; 
Ami!  c'est  pour  toujours!... 


FRANÇOIS   BLANC.  i35 

Tu  la  vois,  cette  fleur,  hier  encor  si  belle, 
Entr'ouvrant  son  calice  au  soufile  du  matin , 
La  victime  aujourd'hui  d'une  haleine  cruelle  : 
Elle  meurt  sur  ta  main. 

Oh!  pourquoi  l'inonder  de  ta  douce  rosée, 
Pourquoi  la  relever,  Zéphire  du  printemps  ? 
Cesse  de  prodiguer  à  sa  tige  brisée, 
Tes  soupirs  caressants. 

Demain  le  voyageur  viendra  dans  la  vallée , 
Son  œil  la  cherchera  sur  les  gazons  toufi'us , 
Sur  les  monts  d'alentour,  sur  la  rive  éraaillée... 
Il  ne  la  verra  plus  ! 

Adieu!  sœurs  que  j'aimais!  compagnes  du  poète. 
Vierges  du  Pinde ,  adieu  !  mes  beaux  jours  vont  finir  ; 
Dites  !  le  dernier  son  de  ma  lyre  muette 
Doit -il  être  un  soupir?... 

Cesse  tes  chants,  ô  toi,  dont  la  flûte  fidèle, 
Sous  mes  doigts  amoureux  vit  naître  quelques  fleurs. 
Muse  de  Cythérée,  accours,  étends  ton  aile! 
Et  donne -moi  des  pleurs! 

De  l'airain  qui  se  meut  la  sombre  voix  m'appelle  ; 
Qu'entends -je?  le  départ?  pour  qui  sont  ces  sanglots? 
Ah  !  ne  me  cachez  rien  ;  une  triste  nouvelle 
Ne  peut  grossir  mes  maux. 

Et  toi,  que  tardes -tu?  tu  pleures,  Emilie! 
Etoufl"e  tes  soupirs  ;  cesse  de  m'efl'rayer!... 
Viens,  encore  un  baiser!  viens,  ô  ma  douce  amie! 
Ce  sera  le  dernier! 


i36  FRANÇOIS    BLANC. 

Viens,  ne  crains  pas  la  mort!  une  voix  consolante 
Me  parle  doucement  :  «  Partons,  quittons  ces  lieux  ! 
«  Oh  !  mieux  que  sur  ce  sol  d'exil  et  de  tourmente , 
«  On  aime  dans  les  cieux.  » 

J'obéis,  ô  mon  Dieu!  mais  je  souffre  et  j'implore; 
La  vie!  hélas!  c'est  peu;  parlons,  s'il  faut  partir! 
La  mort  !  que  ce  soit  moi ,  moi  seul  qu'elle  dévore  ! 
C'est  moi  qu'il  faut  punir. 

Exauce  un  dernier  vœu!  veille  sur  mon  amie! 
Conserve  par  amour  ce  que  l'amour  a  fait  ; 
Pour  elle  seule  encor  je  désirais  la  vie  : 
Tu  veux...  partms  en  paix! 

Ami!  je  meurs,  accours!  que  ma  main  défaillante 
Donne  encore  à  ta  main  le  long  et  triste  adieu  ! 
Accours...  le  mot  se  perd  dans  ma  bouche  expirante, 
Je  meurs,  hélas!  adieu!  » 

Il  dit  et  soupira  :  sa  main  faible  et  glacée , 
Par  un  dernier  effort  pressait  encor  ma  main  ; 
Languissant,  je  l'ai  vu  se  pencher  sur  mon  sein. 
Incliné  comme  un  lis  qui  meurt  en  un  matin, 
Avant  que  d'avoir  bu  les  pleurs  de  la  rosée. 

Ses  adieux  se  lisaient  dans  ses  beaux  yeux  mourants  : 
Sa  bouche  demi -close  essayait  de  sourire; 
Ses  lèvres  se  mouvaient  et  semblaient  encor  dire  : 
«  Adieu  !  mes  chers  parents  ! 
Adieu  !  mon  Emilie  ! 
Hélas!  malgré  mes  longs  tourments. 
Faut-il  déjà  quitter  la  vie?...  » 

(Là  MOKT  DU  JtBVI  POftTK,  cUaDt  II.) 


JENNY  BERNARD 


Jenny  Bernard  naquit  à  Chambéry  le 
12  août  1795.  Dans  les  premières  années  de  sa 
vie  elle  inspira  de  sérieuses  inquiétudes  à  sa 
famille  par  suite  du  mauvais  état  de  sa  santé, 
et  ce  ne  fut  que  grâce  aux  soins  assidus  de  sa 
mère  qu'elle  put  échapper  à  la  mort  dans  plu- 
sieurs graves  maladies  dont  elle  fut  atteinte. 
C'est  que  chez  elle ,  l'intelligence  semblait  s'être 
réservé  exclusivement  les  forces  vitales  qui 
manquaient  au  corps  ;  dès  qu'elle  sut  lire  et 
écrire,  l'amour  de  l'étude  l'emporta  sur  toutes 
les  passions  qui  d'ordinaire  s'emparent  des  en- 
fants. Elle  abandonnait  avec  joie  un  jouet  pour 
prendre  im  livre ,  et  souvent  aussi  on  la  trou- 
vait écrivant  les  impressions  que  ses  lectures 


138  JENNY  BERNARD. 

avaient  fait  naître  dans  son  esprit  :  tout,  chez 
elle,  annonçait  une  intelligence  précoce  et  ex- 
ceptionnelle. 

Une  circonstance  heureuse  vint  aider  au 
développement  des  facultés  précieuses  de  Jenny 
Bernard  ;  à  l'âge  de  onze  ou  douze  ans ,  elle  se 
trouva  admise  au  sein  d'une  famille  où  elle  ne 
put  recevoir  que  de  salutaires  leçons  sous  le 
rapport  de  l'instruction  comme  sous  le  rapport 
de  l'éducation.  Au  contact  qu'elle  eut  avec  des 
enfants  dont  tous  les  amusements  revêtaient  un 
caractère  sérieux  et  élevé,  elle  gagna  de  voir 
ses  penchants  se  fortifier  davantage  et  son  es- 
prit prendre  librement  son  essor  vers  sa  voie 
naturelle.  Cédant  déjà  alors  au  souffle  naissant 
de  l'inspiration',  elle  donnait  le  sujet  des  cha- 
rades ,  des  proverbes ,  distribuait  les  rôles ,  in- 
diquait les  scènes,  et,  prenant  une  grande  part 
dans  la  pièce  qui  s'animait  toujours  par  sa  pré- 
sence, elle  chantait  des  couplets  dont  quelque- 
fois elle  avait  composé  la  musique.  «  Parmi  les 
manuscrits  laissés  par  Jenny  Bernard,,  dit  l'au- 
teur des  notes  auxquelles  nous  empruntons  ces 
renseignements  *,  on  a  retrouvé  plusieurs  feuilles 


*  Ces  notes  nous  ont  été  communiquées,  en  même  temps  que  les 
œuvres  inédites  de  Jenny  Bernard,  par  M.  de  Juge,  fils  de  l'auteur  du 
Fabuliste  des  Alpes^  qui  les  a  écrites  iui-mônie  quelque  temps  avant  sa 
mort.  Jenny  Bernard  appartenait  h  la  famille  de  M.  de  Juge. 


JENNY   BERNARD.  159 

détachées  contenant  le  plan  de  quelques-unes 
de  ces  comédies  enfantines  où  Colombine  et 
Polichinelle  avaient  souvent  les  honneurs  du 
théâtre.  On  regrette,  en  lisant  ces  fragments  de 
dialogues,  où  un  peu  de  malice  se  môle  à  la 
gaieté  de  l'enfant,  que  leur  auteur  n'ait  pas 
continué  à  donner  un  corps  à  ces  idées  en  les 
incarnant  dans  des  personnages  créés  par  son 
esprit  observateur;  à  coup  sûr,  ils  auraient 
réussi  à  mettre  en  relief  les  ridicules  et  les  tra- 
vers de  la  société.  » 

Ces  tendances  premières  étaient  trop  pro- 
noncées ,  pour  que  plus  tard  Jenny  Bernard  ait 
pu  leur  résister  ;  aussi  continua- 1- elle  à  se  vouer 
à  l'étude  des  lettres  et  surtout  de  la  poésie.  Mais, 
ce  ne  fut  qu'en  1854  qu'elle  se  décida  à  publier 
quelques-uns  de  ses  vers ,  sous  le  titre  de  le  Luth 
des  Alpes,  essai  poétique,  historique  et  descriptif 
sur  les  eaux  d'Aix  en  Savoie  *;  elle  fit  paraître 
ensuite  un  petit  poème  sur  Saint  Bernard  de 
Menthon.  Ces  deux  ouvrages  furent  couronnés 
par  l'Académie  royale  de  Chambéry. 

Obéissant  à  un  sentiment  patriotique  des 
plus  louables ,  Jenny  Bernard ,  dans  le  Luth  des 
Alpes,  a  voulu  faire  la  description  d'Aix -les- 
Bains  et  de  ses  environs ,  et  intéresser  de  la 

•  Paris,  chez  J.  Dufart,  libraire. 


140  JENNY   BERNARD. 

sorte  à  cette  partie  de  la  Savoie  les  nombreux 
étrangers  qu'y  attirent  les  eaux  thermales.  Mais 
le  genre  descriptif,  en  poésie ,  est  celui  qui  pré- 
sente le  plus  d'écueils;  là,  l'imagination  n'est 
plus  entièrement  maîtresse  d'elle-même,  car 
elle  doit  se  soumettre  à  la  réalité  ;  il  faut  qu'elle 
revête  de  couleurs  brillantes  et  harmonieuses 
des  sujets  qu'elle  n'a  pas  eu  la  faculté  de  pré- 
parer au  gré  de  ses  caprices.  Jenny  Bernard, 
qui  reconnaissait  cette  difficulté ,  a  eu  plus  de 
souci,  en  publiant  son  Luth  des  Alpes,  de  sa- 
tisfaire son  amour -propre  national  que  son 
amour-propre  de  poète. 

En  effet,  en  parcourant  les  pièces  de  vers 
qui  composent  son  ouvrage ,  on  s'aperçoit  aisé- 
ment que  la  mission  poétique  de  Jenny  Bernard 
n'est  pas  de  décrire  la  nature,  bien  qu'elle  le 
fasse  quelquefois  avec  un  certain  succès.  Sous 
une  forme  un  peu  sèche  et  qui  se  rapproche 
plus  souvent  de  la  prose  que  de  la  poésie,  on 
rencontre  bien  dans  le  Luth  des  Alpes  quelques 
bonnes  inspirations  et  des  traits  heureux  qui 
font  pardonner  aux  imperfections  ;  mais  ce  qu'il 
faut  à  l'imagination  indépendante  et  féminine 
de  Jenny  Bernard,  c'est  un  sujet  moins  grave 
et  moins  arrêté,  avec  lequel  elle  puisse  jouer  à 
son  aise  ;  alors ,  comme  dans  sa  pièce  sur  la 
Fontaine,  son  vers  devient  facile ,  ses  peintures 


JENNY   BERNARD.  i4i 

sont  fraîches  et  riantes;  elle  cède  à  un  certain 
laisser  aller  qui  lui  sied  bien,  et  qu'une  légère 
teinte  de  malice  relève  agréablement. 

Malheureusement,  Jenny  Bernard  n'a  pu- 
blié aucune  de  ses  meilleures  poésies  ;  après  sa 
mort,  arrivée  le  2  juin  1855,  on  a  retrouvé, 
parmi  ses  manuscrits ,  un  volume  de  Mélanges  et 
un  autre  d'Elégies,  qui  contiennent  des  pièces 
excellentes  où  le  talent  de  leur  auteur  appa- 
raît sous  son  véritable  jour. 

Nous  avons  choisi  dans  le  volume  des 
Mélanges  deux  pièces  pleines  d'entrain  et  de 
grâce  qui  prouveront  la  vérité  de  notre  dire, 
en  attendant  qu'une  publication,  que  nous  ap- 
pelons de  tous  nos  vœux,  vienne  mettre  au 
jour  le  précieux  recueil. 


f42  JENNY   BERNARD. 


LA  FONTAIl^ 


Mais  bientôt  les  cristaux,  la  blanche  porcelaine, 
La  riche  coupe  d'or,  Thuinble  cornet  d'ébène, 

Négligemment  suspendus  à  la  main , 
Se  distinguent  dans  le  lointain  : 

De  toute  part  on  vient  à  la  fontaine. 

Entouré  de  laquais,  signe  de  ses  grandeurs. 
Un  vieux  seigneur  chargé  de  croix  et  de  douleurs. 
Sur  ses  pieds  engourdis  y  parvient  avec  peine. 
Un  riche  financier,  rond  comme  son  trésor. 

Avec  sa  canne  à  pomme  d'or. 

Le  jabot  et  la  fine  veste. 
Vient  pour  consolider  la  santé  qui  lui  reste. 

Le  vieux  soldat  de  Marengo 

Et  le  brave  de  Waterloo  ; 

Beautés  pâles  et  romantiques, 

Figures  larges  et  comiques , 

Etourdis  riant  aux  éclats. 

Bons  abbés,  anciens  magistrats 

Aussi  graves  que  le  Digeste  ; 
Tous  arrivent  enfin  d'un  pas  plus  ou  moins  leste. 

Le  voile  de  son  ordre  abaissé  sur  ses  yeux, 

Le  regard  vers  la  terre  et  lo  cœur  dans  les  cieux, 


JENNY   BERNARD.  ^45 

La  sœur  de  Saint -Joseph,  si  chère  à  Tindigence, 
Guide  les  malheureux  confiés  à  ses  soins  : 
Sa  douce  charité  prévoit  tous  leurs  besoins, 
Les  aide,  les  soutient  avec  zèle  et  constance; 

Et  près  de  ces  groupes  joyeux. 

Comme  un  songe  mystérieux, 

Elle  passe  en  silence!... 

(Li  LuTn  Dss  Alpis.) 


II 


LES  TEMPS  PASSES 

Dans  cette  vallée  de  la  Fin  ,  lien  proche  d'Aix  ,  fut 
donnée  la  plus  sanglante  bataille  entre  les  Allobroges 
et  les  Romains  ,  qui  se  soit  oncques  données. 

(Cabias  ,  an  i6a4>) 

Mais  loin  du  sol  où  Tonde  a  creusé  son  bassin. 
Dans  ces  champs  surnommés  les  plaines  de  la  Fin, 
Où  le  bruyant  Siéros  '  poursuit  sa  course  oblique, 
Jadis,  si  Ton  en  croit  une  légende  antique, 
Le  vaillant  Allobroge  et  Toigueilleux  Romain, 
Couverts  de  la  cuirasse  et  du  casque  d'airain. 
Dans  un  affreux  combat  signalèrent  leur  rage  : 
Nul  ne  vit  de  nos  jours  plus  horrible  carnage! 
Succombant  tour  à  tour  sous  le  fer  destructeur. 
Les  chefs  et  les  soldats ,  bouillonnant  de  fureur, 
Jonchèrent  de  leurs  corps  cette  arène  sanglante  ; 
Et  la  mort,  cette  reine  aux  fatales  couleurs, 
Confondant  en  son  sein  et  vaincus  et  vainqueurs, 
Seule  au  milieu  du  camp  demeura  triomphante! 

Rivière. 


144  JENNY   BERNARD. 

Les  siècles  sont  passés!—  Le  nom  seul  de  ces  lieux 
Nous  dit  de  ces  guerriers  le  trépas  glorieux  ; 
Nul  faste,  nul  trophée,  ami  de  la  victoire. 
N'apprend  à  l'étranger  leur  héroïque  histoire. 
Seul,  le  bon  laboureur,  en  creusant  les  sillons, 
Découvre  quelquefois,  dans  ce  vieux  champ  de  guerre, 
Les  débris  mutilés  de  ces  fiers  bataillons; 

Un  fer  de  lance,  un  massif  éperon. 
L'obole  destinée  au  ténébreux  Caron  ; 

Rares  trésors  que  Theureux  antiquaire 
Dépose  avec  respect  sur  ses  rayons  poudreux. 
Pour  les  transmettre  un  jour  à  ses  derniers  neveux. 


ni 


LE  LAC 

oh  !  moi ,  je  l'entends  bien  ce  monde  qui  t'admire  I 
(Joseph  Dilosub.) 

Je  disais...  mais  semblable  aux  songes  fantastiques 
Qui  dans  Tombre  des  nuits  retracent  le  passé. 

Ce  souvenir  des  temps  antiques 
Par  de  plus  doux  tableaux  fut  bientôt  effacé. 

Déjà  du  lac  charmant  j'entrevoyais  la  plage; 

Déjà  Tonde  brillait,  et  mon  œil  enchanté 

Put  bientôt  contempler,  dans  des  flots  sans  orage. 

D'un  lac  étincelant  la  ravissante  image. 

Tout  était  calme  et  doux;  à  peine  un  léger  bruit 

Trahissait  le  zéphyr  jouant  dans  le  feuillage  : 


JENNY   BERNARD.  1-45 

Au  chant  de  la  cigale  et  de  Toiseau  de  nuit 
Le  lac  semblait  dormir...  Son  immense  surface 
De  Tesquif  des  pêcheurs  avait  perdu  la  trace  ; 
Seul,  un  vieux  batelier,  étendu  sur  le  port. 
D'un  geste  m'engageait  à  passer  sur  son  bord  ; 
Avec  enchantement  je  me  laissai  conduire. 

C'était  là  que  jadis  l'illustre  amant  d'Elvire 

Etait  venu  chanter  a  ces  agrestes  coteaux , 

Ces  noirs  sapins,  ces  rocs  qui  pendent  sur  les  eaux.*  » 

Poète  harmonieux!  sensible  Lamartine! 

Quel  charme  ont  les  accords  de  ta  lyre  divine, 

Quan(3,  voguant  sur  les  flots  de  ce  lac  enchanté. 

Tu  célébrais  la  nuit ,  l'amour  et  la  beauté  ! 

Gloire  à  ton  nom!  et  gloire  à  ton  génie! 
Le  chêne  et  le  laurier  croissent  dans  ma  patrie! 
Puissent  ces  lieux ,  témoins  de  tes  premiers  beaux  jours , 
T'inspirer  quelques  vers  sur  le  même  rivage  ! 
—  Et  le  double  aviron  m'éloignant  de  la  plage, 
Je  chantais,  de  sa  muse  invoquant  le  secours  ; 

Zéphyrs  du  soir,  emportez  ma  nacelle, 
L'air  est  si  pur  et  la  nuit  est  si  belle! 

(I.E  Luth  dbs  Alpes.) 


Lk  Lac,  Uédit.  poét.  Lamartine. 


148  JENNY  BERNARD. 

IV 

MA  NACELLE 


Viens,  ô  viens  avec  moi  sur  la  mer  azarée. 
Qu'aux  vents  caprici«ux  ma  barque  soit  livrée  ! 
(Mi°e  Amabli  T&stu.) 

La  lune  se  mirait  dans  Teau  ; 

Les  étoiles  resplendissantes 
Au  sein  des  flots  paraissaient  plus  brillantes, 
Et  je  disais,  en  revoyant  Bourdeau  : 
Zéphyr  du  soir,  emportez  ma  nacelle. 
L'air  est  si  pur!  et  la  nuit  est  si  belle! 

N'est-ce  pas  là  le  cloître  d'Haute -Combe 

Elevé  sur  ce  sombre  bord  ! 
Du  Comte -Vert  c'est  la  royale  tombe. 
Vieux  batelier,  conduis- moi  vers  son  port  : 
Zéphyr  du  soir  guidera  ta  nacelle. 
L'air  est  si  pur  !  et  la  nuit  est  si  belle  ! 

Mais  garde  de  passer  sous  la  verte  colline. 

Cet  asile  de  mes  douleurs  ! 

Tout  m'y  rappellerait  Christine  ', 
Et  tu  verrais  bientôt  couler  mes  pleurs  ! 
En  vain  zéphyr  alors  guiderait  ma  nacelle. 
En  vain  l'air  serait  pur,  et  la  nuit  serait  belle! 


Amie  d'enfance  de  M»»  J.  Bernard.  (Note  de  rEdil.) 


JENNY   BERNARD. 

Non,  batelier,  ici  n'agite  plus  ta  rame; 

Oh!  laisse -moi  jouir  de  ce  calme  enchanteur! 

Pour  la  première  fois  il  pénètre  mon  âme 
Comme  un  souvenir  de  bonheur! 
Le  zéphyr  seul  guidera  ma  nacelle , 
L'air  est  si  pur!  et  la  nuit  est  si  belle! 


147 


Salut,  rocher  de  Châtillon! 
Retraite  où  j'ai  connu  le  plus  aimable  sage; 
Que  ne  puis -je,  voguant  vers  ton  heureux  riva^'e, 
Tracer  sur  ce  beau  lac  un  rapide  sillon  ! 
J'aiderais  le  zéphyr  à  guider  ma  nacelle, 
L'air  est  si  pur!  et  la  nuit  est  si  belle! 


Salut  encore  à  toi ,  fontaine  merveilleuse  ! 

Oracle  de  fidélité  ! 

Dans  ta  roche  mystérieuse 
Je  ne  dois  plus  te  voir  couler  en  liberté! 
Loin  de  tes  bords  zéphyr  emporte  ma  nacelle. 
L'air  est  si  pur!  et  la  nuit  est  si  belle! 

(L«5  LiTTH  Dts  Alpes.) 


\AS  JENN Y  BERNARD. 


LE  PAPILLON  A  LA  ROSE 
A  M.  ALPHONSE  DE  SION 

(iRkDir) 

Ouvre  ton  cœur,  charmante  rose, 
Sur  lui  seul  je  veux  me  fixer  ! 
—  Non,  dit  la  belle  à  peine  éclose. 
De  t'aimer  je  sais  le  danger; 
J'ai  vu  les  fleurs  de  nos  vallées, 
Objets  de  ton  frivole  amour, 
Mourir,  tristes  et  désolées. 
Attendant  en  vain  ton  retour!... 

LE   PAPILLON. 

Ah!  ne  crains  rien  pour  toi,  toujours  tendre  et  fidèle. 
Des  plus  parfaits  amants  je  serai  le  modèle. 

LA   ROSE. 

Tu  le  disais  hier  à  la  rose  des  bois. 

Et  peut-être  demain  le  lis  et  Taubépine 

Recevront  à  leur  tour,  pour  la  première  fois, 

Le  serment  que  tu  fis  à  la  pauvre  églantine!... 

Ami,  si  jeune  encore,  écoute  mes  avis. 

Ils  donnent  le  bonheur  quand  ils  sont  bien  suivis  : 

Brûle  tes  ailes,  si  tu  l'oses; 
Tu  seras  moins  brillant  et  bien  moins  merveilleux. 
Mais  tu  seras  constant  et  Ton  t'aimera  mieux. 
Adieu,  mon  bel  ami,  médite  sur  ces  choses... 
—  Oui,  j'en  profiterai,  lui  dit  le  papillon: 
Sion  peut  profiter  de  la  même  leçon. 


JENNY  BERNARD.  149 


VI 

A  M.  AUGUSTE  DE  JUGE 

(ihboit) 

Ecoutez  bien ,  Monsieur  ;  tel  qu'un  nouveau  bailly, 
Rendez -vous  gravement  au  pont  de  Rumilly, 
Et  tâchez,  s'il  vous  plaît,  d'y  trouver  une  fille 
Qui  soit  douce,  posée,  adroite,  fort  gentille, 
Ni  de  grande  beauté ,  ni  laide  à  faire  peur, 
Pas  trop  grosse  surtout  :  voilà  pour  l'extérieur. 
Aimant  peu  les  plaisirs,  et  pas  du  tout  les  hommes! 
Sur  ce  chapitre-là  vous  savez  qui  nous  sommes; 
Et  vous  seriez  perdu  si  nous  voyions  un  jour 
Allumer  nos  charbons  avec  le  feu  d'amour... 
Du  reste,  sachant  faire  un  fort  bon  ordinaire, 
Sans  exiger  pourtant  rien  d'extraordinaire  ; 
Dévote  sans  excès,  fidèle  comme  l'or! 
Enfin ,  ce  que  partout  on  appelle  un  trésor. 
Si  vous  pouvez  trouver  une  telle  merveille , 
Qui  joigne  à  ses  talents  de  n'être  pas  trop  vieille, 
Vous  pouvez  l'amener,  et  nous  la  recevrons 
Malgré  la  grande  coiff'e  et  les  deux  ailerons. 


HYACINTHE  THIOLLIER 


Hyacinthe  ThioUier  naquit  en  J800  à  Ru- 
milly,  où  son  père,  Claude- Humbert  Tliiollier, 
exerça  l'emploi  de  juge  de  paix  de  l'an  IX  à 
l'an  XII  de  la  République. 

Hyacinthe  Thiollier,  après  avoir  fait  de 
brillantes  études  au  collège  de  sa  ville  natale , 
embrassa  la  carrière  militaire  et  fut  garde -du- 
c'orps  du  roi  de  Sardaigne  Charles- Félix.  Après 
la  mort  de  ce  souverain,  auquel  Charles -Albert 
succéda  en  i  851 ,  il  rentra  en  Savoie  et  se  retira 
ù  Chambéry  où  il  mourut  en  1845. 

Ainsi,  le  rôle  militaire  de  Thiollier  ne  fut 
ni  brillant  ni  de  longue  durée  :  il  ne  put  être 
brillant  parce  qu'à  cette  époque  de  calme  po- 
litique la  vie   de   garnison   étouffait  tout  élan 


i52  HYACINTHE  THIOLLIER. 

chez  les  officiers  les  plus  méritants  ;  il  ne  fut 
pas  de  longue  durée,  précisément  parce  que 
Tliiollier  se  fatigua  bientôt  de  cette  inaction 
désespérante,  qui  portait  souvent  les  meilleurs 
à  noyer  dans  les  excès  les  ennuis  qui  accom- 
pagnent le  désœuvrement  :  et  Thiollier,  plus 
que  tout  autre ,  supportait  péniblement  le  poids 
de  cette  existence  étroitement  bornée  par  le 
cabaret  et  la  caserne  ;  avec  son  esprit  élevé,  au- 
quel par  goût  naturel  il  avait  donné  une  cer- 
taine culture,  il  se  sentait  mal  à  l'aise  sous 
l'habit  du  soldat  de  parade. 

Le  garde -du -corps  déposa  donc  l'épée 
pour  prendre  la  plume.  Patriote  avant  tout, 
comme  le  sont  tous  ses  concitoyens ,  Thiollier 
consacra  son  talent  à  chanter  la  Savoie,  et  il 
publia,  en  1858,  un  poème  intitulé  V Indicateur 
savoisien,  dans  lequel  il  entreprit  de  faire  la  des- 
cription de  son  pays  natal. 

Si  la  critique  peut  avoir  beaucoup  à  re- 
prendre dans  l'œuvre  de  Thiollier,  elle  doit 
toutefois  constater  que  l'auteur,  souvent  avec 
succès,  y  a  déployé  beaucoup  d'imagination 
et  qu'il  y  a  fourni  la  preuve  d'un  patriotisme 
ardent  qui  doit  couvrir  en  partie  les  défauts 
que  l'on  y  rencontre. 

Il  est  à  regretter  que  Thiollier  ait  donné  à 
son  travail  un  titre  qui  lui  a  nui  beaucoup, 


HYACINTHE  THIOLLIER.  iKS 

parce  qu'il  exclut  tout  d'abord  l'idée  poétique. 
Pour  une  œuvre  écrite  en  prose ,  ce  titre  eût  été 
bien  choisi;  mais,  adapté  à  un  poème,  il  fait 
ombre  au  tableau.  L'enseigne  trop  souvent  fait  le 
succès  du  livre ,  car  la  masse  juge  d'ordinaire 
par  les  yeux,  et  plus  d'une  œuvre  médiocre  a 
joui  d'un  certain  succès  parce  que  sur  la  cou- 
verture du  volume  s'étalait  un  titre  pompeux. 

Nous  croyons  donc  que  l'œHivre  de  Thiollier 
mérite  plus  de  considération  qu'on  ne.  lui  en  a 
accordé  jusqu'à  ce  jour.  On  y  trouve  quelques 
descriptions  charmantes  des  paysages  alpes- 
tres; et  lorsque  l'auteur  chante  son  pays  bien, 
aimé,  des  élans  remarquables  de  vigueur  partent 
de  son  cœur  généreux,  et  viennent  communi- 
quer à  l'esprit  du  lecteur  cette  noble  exaltation 
patriotique  qui  est  le  partage  des  populations 
montagnardes. 

Thiollier  envoya  son  poème  à  Silvio  Pellico, 
qu'il  avait  connu  en  Italie  ;  le  célèbre  auteur 
des  Prisons  le  remercia  de  son  envoi  par  une 
lettre  affectueuse,  qui  finissait  en  ces  termes  : 
«  J'aime  la  Savoie,  pays  de  l'excellente  mère 
que  j'ai  eue,  et  je  souhaite  que  ce  noble  pays 
ait  en  vous  un  digne  poète,  qui  contril)uc  à  sa 
gloire.  » 

Si  Thiollier  n'a  pas  contribué  à  la  gloire  de 
la  Savoie  avec  éclat,  comme  semblait  l'espérer 


154  HYACINTHE   THIOLLIER. 

l'illustre  écrivain  italien,  il  a  du  moins  apporté 
son  modeste  concours  à  l'œuvre  de  la  réha- 
bilitation de  sa  patrie,  et  mérité  ainsi  notre 
reconnaissance. 


HYACINTHE   THIOLLIER.  155 


L'OURAGAN  DANS  LES  ALPES 


Mais  le  soleil  pâlit  ;  la  nuit  triste  s'avance  ; 
Le  vent  souffle  plus  fort  ;  la  tourmente  commence  ; 
Le  ciel  s'abaisse  sombre,  et  son  manteau  cendré 
Par  réclair  sulfureux  coup  sur  coup  déchiré. 
Comme  un  linceul  de  mort  enveloppe  le  faîte 
Des  rochers  ébranlés  des  coups  de  la  tempête. 
Lâche  brigand  des  monts,  le  loup  hurle  la  faim  ; 
En  cercles  inégaux  au-dessus  de  sa  proie. 
L'autour  au  bec  d'acier  rapidement  tournoie  ; 
Les  échos  sont  troublés  d'un  bruit  sourd  et  lointain; 
La  montagne  se  perd  dans  la  brume  épaissie  ; 
A  chaque  nouveau  bond  l'avalanche  grossie 
Gronde,  tombe  et  s'éboule;  au  niveau  du  chemin. 
Comblé  de  ses  débris,  s'élève  le  ravin. 
Le  voyageur  s'égare  ;  il  ne  voit  plus  sa  route  ; 
La  neige  l'éblouit;  il  craint,  s'arrête  et  doute; 
Le  froid  crispe  ses  traits;  le  froid  acre  et  cuisant 
Consume  ses  poumons  et  lui  glace  le  sang. 
Tout  son  corps  se  roidit  et  sa  tête  délire; 
Las  d'implorer  le  ciel  et  las  de  le  maudire, 
Il  succombe;  et  déjà,  sans  cesser  de  souffrir, 
D'un  sommeil  léthargique  il  s'endort  pour  mourir. 
Cependant  vers  sa  tombe  une  pâle  lumière 
Brille  et  s'avance;  au  loin  l'airain  de  la  prière 


i56  HYACINTHE  THIOLLIER. 

Sonne  plaintif  et  lent  ;  au  sein  de  ces  déserts 
C'est  pour  le  pèlerin  le  timbre  de  la  vie; 
C'est  la  voix  de  l'espoir  qui  vibre  dans  les  airs. 
De  la  pointe  d'un  roc,  un  homme  appelle  et  crie. 
La  tenipète  redouble  ;  à  ses  longs  sifllements 
Un  chien  de  loin  en  loin  mêle  ses  aboiements. 
Façonnant  son  instinct  sur  le  cœur  de  son  maître. 
Cet  animal  hardi  qu'un  autre  ciel  vit  naître, 
De  ces  monts  orageux  chasseur  intelligent, 
Bientôt  a  découvert,  à  la  faveur  du  vent, 
Le  voyageur  mourant  sous  des  monceaux  de  glace. 
Un  enfant  de  Bernard,  accouru  sur  sa  trace. 
Saisit  le  malheureux,  l'emporte  dans  ses  bras. 
L'échauffé  de  sa  vie  et  l'arrache  au  trépas. 
Des  Alpes  bénissant  le  gardien  tutélaire. 
Le  voyageur  sauvé  pour  ses  fils  ou  sa  mère. 
Répète  à  son  retour  les  hymnes  incessants 
Qu'en  l'honneur  de  Bernard  redit  la  voix  sincère 
De  neuf  siècles  reconnaissants. 

(L'IVDICATSUft  •ATOISIBW,  lÎT.  I.) 


II 

LE  CHABLAIS 

Sans  le  reprendre  encor,  sans  répéter  son  nom. 
Quitte- 1- on  sans  adieux  le  portrait  d'une  amante? 
Ainsi,  sans  voir  encor  le  site  qui  m'enchante. 
Puis -je  quitter  Evian,  son  fertile  vallon. 
Ses  thermes  élégants  et  son  double  horizon 
De  frimats  éternels  et  d'onde  éblouissante? 


HYACINTHE   THIOLLIER.  157 

Puis -je,  sans  désirs  ni  regrets. 
Abandonner  Thonon,  qui  de  loin  se  présente 
Comme  un  nid  dans  les  fleurs  sous  des  ombrages  frais? 

Avec  ses  immenses  forêts 

Ceignant,  de  leur  vert  diadème. 
Le  front  si  haut  placé  de  ses  monts  orgueilleux. 

Jardin  cultivé  par  Dieu  même. 
Le  Chablais  si  riant  apparaît  à  mes  yeux 
Ainsi  qu'une  corbeille  avec  art  embellie 
De  rameaux  contournés  et  de  beaux  fruits  remplie. 
Son  air  moelleux  et  pur  n'est  jamais  embrasé. 

Les  anges,  qui  d'azur  rosé 

Peignent  le  ciel  d'Italie, 
Ont  aussi  peint  ses  cieux  des  plus  douces  couleurs. 
Terrestre  paradis,  le  berceau  de  l'aurore 
N'étale  pas  de  fleurs  plus  belles  que  ses  fleurs. 
Pèlerins  de  la  terre,  avides  voyageurs. 
Parcourez  le  Chablais,  vous  verrez  le  Bosphore. 


III 

LE  SAVOYARD 

Sur  ce  penchant  neigeux,  où,  près  de  sa  compagne 
Qui  lui  garda  sa  foi,  que  lui-même  à  son  tour 

Paya  de  son  constant  amour, 
Le  Savoyard  revient  mourir  sur  sa  montagne. 
Pourquoi  le  montagnard  aime- 1- il  mieux  ses  monts 
Que  l'heureux  citadin  n'aime  ses  beaux  vallons? 
D'où  lui  vient  ce  désir  qui  partout  l'accompagne? 
Oh!  c'est  que  sur  nos  monts  l'homme  est  plus  près  des  cieux , 


158  HYACINTHE  THIOLLIER. 

Son  âme  est  plus  forte  et  plus  pure  ; 
Il  trouve  un  horizon  conforme  à  sa  nature. 
Aussi  grand  que  son  cœur,  aussi  myst«'*rieux  : 
Reculant  à  son  gré  son  immense  courbure, 

Il  peut,  sans  jamais  le  franchir. 

Toujours  et  toujours  l'agrandir. 
L'homme  est  roi  sur  nos  monts  ;  il  combat  la  tempête  ; 
11  lutte  avec  les  flots,  et  s'assied  sur  le  faîte 
Du  pic  où  sans  effroi  l'habitant  des  cités 
Jamais  ne  peut  fixer  ses  yeux  épouvantés. 

Cet  enfant  des  rochers  qu'endurcit  la  misère. 

Que  l'eau  de  neige  désaltère  ; 
Le  pauvre  montagnard  que  nourrit  un  pain  noir. 
Que  la  fatigue  endort  et  que  la  faim  réveille 
A  l'heure  où,  de  retour  de  ses  plaisirs  du  soir. 
Le  riche  citadin  à  peine  encor  sommeille  ; 

Cet  homme  en  qui  nous  croyons  voir 

Le  paria  de  la  nature, 
Aimant  et  servant  Dieu,  chéri  de  ses  enfants  ; 
Cet  homme  au  bras  nerveux,  à  la  haute  stature. 
Dans  sa  froide  cabane,  en  butte  à  tous  les  vents. 
Est  plus  heureux  que  nous,  car  il  n'a  pas  nos  vices. 
S'il  ignore  la  vie  et  ces  molles  délices  ; 
S'il  ne  boit  pas  dans  l'or  l'ivresse  et  le  remords  ; 
S'il  n'a  pas  de  palais  ;  s'il  n'a  pas  de  trésors 
A  payer  ses  excès,  à  lasser  ses  caprices; 
Et  s'il  ne  roule  pas  dans  des  tissus  soyeux 
Ses  membres  desséchés  aux  flammes  de  l'orgie; 
S'il  n'a  pas  de  flatteurs,  fabricateurs  d'aïeux 
Qui  chargent  de  quartiers  sa  généalogie  ; 
S'il  n'a  point  de  passé,  s'il  n'a  pas  d'avenir; 
Et  s'il  n'a  rien  enfin  qui  grandisse  sa  taille. 
Un  pli  de  rose  au  moins  sur  sa  couche  de  paille 

Ne  l'empêche  pas  de  dormir. 


HYACINTHE   THIOLLIER.  i59 

L'épouse  de  son  choix  est  fidèle  ;  et  sa  fille 
Joint  la  gaieté  du  cœur  au  modeste  maintien  ; 
11  ne  déroge  pas;  toujours  dans  sa  famille 
Le  fils  de  Thonnète  homme  est  un  homme  de  bien. 

(L'Imdicateur  satoisi»,  iiv.  m.) 


IV 

LA  SAVOIE 

La  Savoie  en  son  sein,  pour  des  jours  glorieux, 
Nourrit  encor  des  fils  dignes  de  leurs  aïeux. 
Sparte  perd  ses  vertus  en  perdant  sa  rudesse  ; 
Athènes  se  corrompt  au  sein  de  la  mollesse  : 
Plus  simple  que  les  fleurs  qui  parent  ses  vallons, 
Plus  ferme  en  ses  desseins  que  le  pied  de  ses  monts. 
Femme  aux  mâles  appas,  à  la  puissante  étreinte, 
Ma  patrie  est  encor  la  même  qu'autrefois; 
Elle  hait  le  mensonge ,  elle  abhorre  la  feinte  : 

Aussi,  félons,  méchants  et  discourtois, 

Ne  croyez  pas  de  votre  main  impure 
Pouvoir  impunément  dénouer  sa  ceinture. 
Pour  céder  sans  vider  son  carquois  tout  entier, 
Son  cœur  bondit  trop  fort  dans  son  sein  d'Amazone; 
Pour  jeter  son  fardeau  sur  le  rude  sentier. 
Trop  de  sang  généreux  dans  ses  veines  bouillonne. 
Au  grand  jour,  en  champ -clos,  du  combat  sans  quartier, 
Du  tournois  par  amour,  choisis.sez  avec  elle. 
Comptant  sur  le  second  qui  venge  sa  querelle, 
On  ne  la  vit  jamais  en  lâche  chevalier 
Dont  le  corps  énervé  fléchit  sur  fétrier, 
Pendre  sa  lourde  armure  à  TarrDn  de  sa  selle. 


i60  HYACINTHE   THIOLLIER. 

Donnez -lui  des  plaisirs  sans  honte  et  sans  remords  : 

Comme  le  Lapithe  farouche , 
L'imberbe  Sybarite  est  banni  de  sa  couche  ; 
Elle  ne  descend  point  à  de  honteux  transports. 
Le  vil  lui  fait  pitié,  le  Thrace  l'effarouche. 
Elle  aime  les  amours  réchauffant  la  valeur, 
Qu'inspire  la  vertu,  que  commande  l'honneur. 
Et  qu'emporte  la  tombe.  Il  n'est  pas  dans  sa  bouche 
D'aveu  d'aimer  toujours,  s'il  n'est  pas  dans  son  cœur. 
Comme  autrefois  encor  lui  plaît  la  courtoisie , 
Les  odorantes  fleurs  de  fraîche  poésie, 
De  son  parler  sans  fard  la  naïve  candeur. 
Son  franc  laisser -aller,  sa  simple  bonhomie, 
Les  égards  empressés  et  la  parole  amie 
Qui  réveille  la  joie  et  berce  la  douleur. 
Mais  elle  aime  surtout  les  fêtes  de  famille. 
Et  ces  jeux  où  parfois  l'aïeule  en  cheveux  blancs 
Redit  le  rôle  fou  qu'elle  fit  à  vingt  ans. 

(L'iHDICATlUk  S&TOISIIV,  lÏT.  VI.) 


A  SILVIO  PELLICO 

Aux  aciients  de  sa  voix  chaste  et  religieuse. 
Avant  qu'il  me  l'eût  dit,  je  l'avais  deviné  : 
D'un  sang  savoisien  ce  poète  était  né. 
Sa  muse,  écho  d'en  haut,  est  aimante  et  pieuse. 
Quand  au  ciel  des  beaux  arts  ce  nouvel  astre  eut  lui. 
Quand  le  monde  étonné  saluait  son  génie. 
Le  proclamant  son  fils,  la  superbe  Ausonie, 
Jalouse,  crut  en  vain  avoir  tout  fait  pour  lui. 


HYACINTHE    THIOLLIER.  16i 

Mais,  fille  de  nos  monts,  sa  bonne  et  tendre  mère 
Loin  du  monde  et  sans  bruit,  par  amour,  la  première 
A  façonné  le  cœur  qui  dicta  Mes  Prisons. 

Poète,  à  ses  douces  leçons, 
A  ses  simples  vertus  rends  grâces  si  la  Gloire 
T'inscrivit,  jeune  encore,  au  temple  de  Mémoire. 

En  crayonnant  les  traits  du  loyal  montagnard, 
En  f  offrant  dans  des  vers  sans  apprêt  et  sans  art. 
Tout  ce  qu'aime  ton  co3ur,  tout  ce  qui  peut  te  plaire, 
A  visiter  nos  monts  j'ai  voulu  t'engager. 
Leurs  fils  hospitaliers  t'y  recevront  en  frère  : 
L'auteur  de  Francesca,  que  le  monde  révère, 
N'y  sera  point  un  étranger. 

Quitte  les  champs  en  fleurs  de  ta  belle  Italie  ; 

Roi  des  plaines  de  l'air  et  frère  du  génie, 

Comme  il  vit  dans  tes  cieux,  l'aigle  .vit  sur  nos  monts. 

Abandonne  pour  eux  tes  riantes  campagnes  : 

Aux  flancs  de  nos  hautes  montagnes , 

Ainsi  que  dans  tes  beaux  vallons, 
Croît  l'arbre  aux  verts  rameaux  que  chérit  le  poète. 
Sur  nos  caps  de  verdure .  à  l'écho  qui  répète 
Le  nom  de  Lamartine,  un  fraternel  écho 
Depuis  longtemps  redit  celui  de  Pellico. 


JEAN -PIERRE  VEYRAT 


Jean -Pierre  Veyrat  naquit  à  Grésy- sur- 
Isère (Savoie),  le  i"  juillet  1810.  Il  commença 
ses  études  au  collège  de  Conflans*,  passa  ensuite 
au  petit  séminaire  de  Saint- Pierre -d'Albigny 
et  acheva  son  cours  de  collège  chez  les  jésuites, 
à  Chambéry,  où  ses  succès  le  firent  remarquer. 

A  l'âge  où,  d'ordinaire,  l'homme  ne  peut 
que  bégayer  sa  langue,  Veyrat  avait  déjà  jeté 
sur  le  papier  ses  premiers  essais  poétiques  qui 
avaient  attiré  l'attention  de  ses  professeurs.  Il 
était  né  poète.  Cependant  la  poésie,  pour  lui, 
ne  fut  d'abord  qu'un  passe -temps  agréable,  et 
elle  ne  lui  apparut  point  comme  devant  être  sa 

•  Aujourd'hui  Alberlvill»'. 


l 


164  JEAN -PIERRE   VEYRAT. 

seule  préoccupation  ;  appartenant  à  une  famille 
nombreuse,  d'une  fortune  relativement  mé- 
diocre ,  il  comprit  que  le  métier  de  littérateur 
de  province  ne  pouvait  l'aider  à  vivre,  et  il 
commença  son  cours  de  médecine.  La  raison, 
toutefois,  ne  l'emporta  pas  toujours,  chez  lui, 
sur  le  naturel  ;  le  démon  des  vers  le  tourmentait 
sans  cesse ,  tellement  que  sa  plume  reproduisait 
plus  souvent  les  inspirations  du  poète  que  les 
leçons  de  l'amphithéâtre. 

A  cette  époque ,  sa  poésie  n'avait  rien  de  la 
teinte  sombre  que  lui  donnèrent  plus  tard  le 
malheur  et  les  souffrances  ;  esprit  sarcastique 
avant  tout,  Veyrat  se  plaisait  à  lancer  des  traits 
satiriques  sur  tout  ce  qui  semblait  renfermer  un 
abus  ou  un  ridicule;  il  frappait  même  sur  les 
travers  d'esprit  de  ses  confrères  et  de  ses  amis  ; 
le  rire  strident  de  la  satire  éclatait  dans  chacun 
de  ses  vers,  et  les  coups  qu'il  portait  perçaient 
de  part  en  part  le  but  vers  lequel  ils  étaient 
dirigés. 

Cette  tendance  lui  devint  bientôt  funeste. 
A  la  suite  de  sermons  que  l'abbé  Guyon ,  prédi- 
cateur à  la  parole  véhémente ,  avait  prononcés 
dans  les  premiers  jours  de  1852,  il  y  eut  quel- 
ques troubles  à  Chambéry;  la  jeunesse  des 
écoles  prit  la  tête  du  mouvement,  et  Veyrat 
n'eut  garde  de  laisser  passer  cette  occasion  de 


JEAN- PIERRE   VEYRAT.  165 

se  servir  de  l'arme  terrible  qu'il  maniait  avec 
une  dextérité  si  grande.  Il  ne  se  mêla  point 
aux  manifestations  publiques,  car  il  n'était  pas 
homme  d'action ,  mais  il  versa  à  pleines  mains 
le  sarcasme  sur  la  noblesse  et  la  haute  bour- 
geoisie, qui  avaient  applaudi  aux  paroles  du 
missionnaire.  Il  fut  compromis  aux  yeux  de 
l'autorité,  et  compris  dans  le  nombre  des  jeunes 
gens  qui,  au  sujet  de  cet  événement,  furent 
exilés  de  la  Savoie.  Le  il  janvier  1832,  Veyrat 
se  dirigea  sur  la  France,  marchant  vers  des 
destinées  inconnues,  le  deuil  dans  l'àme,  animé 
de  la  haine  la  plus  invétérée  contre  tout  ce  qui 
se  rattachait  de  près  ou  de  loin  au  gouverne- 
ment piémontais. 

Il  s'arrêta  à  Lyon.  Sa  première  idée ,  en 
arrivant  dans  cette  ville,  fut  de  se  venger  par 
la  plume  de  l'ostracisme  dont  il  était  frappé  ; 
appuyé  par  quelques  hommes  de  talent,  dont 
l'un  d'eux  est  aujourd'hui  placé  dans  les  hautes 
sphères  gouvernementales,  il  fonda  V Homme 
rouge,  journal  en  vers,  où  la  satire  coulait  à 
pleins  bords.  Veyrat  dirigeait  surtout  ses  arti- 
cles contre  le  roi  deSardaigne,  Charles- Albert  ; 
ses  attaques  étaient  d'une  violence  extrême  et 
auprès  des  termes  dont  il  se  servait  aurait  pâli  la 
Némésis  de  Barthélémy.  L'Homme  rouge  fut  bien- 
tôt remarqué,  non-seulement  pour  sa  brutale 


166  JEAN -PIERRE  VEYRAT. 

vigueur,  mais  surtout  pour  le  talent  avec  lequel 
il  était  rédigé  ;  aussi  Veyrat  fut-il  forcé  de  sus- 
pendre sa  publication  sur  les  représentations 
faites  au  gouvernement  français  par  le  cabinet 
de  Turin  qu'effrayait  cet  ennemi  posté  sur  les 
frontières  du  royaume. 

V Homme  rouge  disparut.  Veyrat  resta  quel- 
que temps  encore  à  Lyon,  puis  se  rendit  à 
Paris  où  devait  commencer  pour  lui  une  longue 
et  douloureuse  agonie.  Recommandé  par  ses 
amis  de  Lyon  à  des  journalistes  de  la  capitale, 
il  collabora  d'abord  à  des  feuilles  politiques.  Il 
eût  pu  trouver,  dans  la  modeste  position  qui  lui 
était  faite ,  des  ressources  suffisantes  pour  sub- 
venir à  ses  besoins,  et  attendre  paisiblement 
un  meilleur  avenir;  mais  les  illusions  dont  il  se 
berçait  l'empêchèrent  de  se  contenter  de  si 
peu  ;  les  fumées  de  la  gloire  lui  étaient  montées 
au  cerveau  par  anticipation,  et  il  dédaigna  de 
s'astreindre  au  travail  quotidien  du  journalisme. 
Il  fut  saisi  alors  de  cette  fièvre  dangereuse  qui 
s'empare  des  jeunes  intelligences  d'élite  à  un 
moment  donné,  et  les  consume  sans  merci, 
lorsque  le  hasard  ne  leurjfait  pas  rencontrer  un 
guide  sage  et  expérimenté ,  qui  les  apaise  et  les 
rappelle  à  la  réalité.  Veyrat  se  drapa  dans  son 
talent,  s'exalta  à  la  pensée  qu'il  pouvait  devenir 
illustre,  mais  ne  fit  rien  pour  vaincre  les  pre- 


JEAN -PIERRE   VEYRAT.  167 

miers  obstacles  dont  il  aurait  dû  tout  d'abord  se 
rendre  maître  afin  de  réaliser  ses  espérances. 

La  fréquentation  des  théâtres  fit  naître  en 
lui  une  passion  outrée  pour  le  drame;  les  succès 
obtenus  par  quelques  dramaturges  avaient  mis 
son  imagination  en  feu  et  excité  son  envie  ;  il 
abandonna  presque  entièrement  la  poésie  et  ne 
s'occupa  plus  qu'à  écrire  des  drames  dont  quel- 
ques-uns ,  de  l'avis  de  juges  compétents,  étaient 
irréprochables.  Malheureusement  il  ne  put  les 
faire  accepter  au  théâtre;  il  lui  manquait  des 
soutiens  et  des  protecteurs,  car  ses  amis  mêmes, 
lassés  par  la  force  d'inertie  qu'il  opposait  cons- 
tamment à  leurs  conseils  désintéressés,  com- 
mençaient à  l'abandonner.  Ses  rêves  dorés  n'en 
continuèrent  pas  moins  à  grandir  et  finirent 
par  dépasser  les  bornes  de  la  raison.  Veyrat 
fondait  toujours  sur  ses  drames  l'espoir  le  plus 
grand,  et,  au  reproche  que  lui  faisaient  les  der- 
niers amis  qui  lui  fussent  restés  fidèles  de  ne 
pas  s'occuper  à  se  procurer  les  ressources  né- 
cessaires à  la  vie,  il  répondait  par  un  superbe 
mépris  ;  un  sourire  de  pitié  effleurait  ses  lèvres 
et  dédaigneusement  il  laissait  tomber  de  sa 
bouche  des  sarcasmes  amers  à  l'adresse  des 
gens  positifs  qui  ne  partageaient  pas  ses  espé- 
rances. Un  jour,  dans  l'enthousiasme  que  lui 
inspiraient  ses  œuvres,  il  alla  jusqu'à  s'écrier  : 


168  JEAN -PIERRE   VEYRAT. 

«  Tranquillisez- VOUS,  bourgeois,  bientôt  nous 
aurons  des  palais ,  des  voitures  et  des  odalisques 
qui  feront  brûler  des  parfums  d'Arabie  dans  des 
cassolettes  d'or*  !  » 

Hélas  I  palais,  voitures  et  odalisques  ne  vin 
rent  point  réjouir  le  cœur  du  pauvre  poète.  Au 
lieu  d'odalisques  ce  fut  la  misère  qui  un  jour 
frappa  à  sa  porte;  il  se  réveilla  comme  d'un 
songe  à  cet  appel  qu'il  n'avait  pas  eu  la  sagesse 
de  prévenir,  entraîné  qu'il  était  par  ses  folles 
illusions  et,  peut-être  aussi,  par  un  sentiment 
de  vanité  mal  placée  qui  acheva  de  l'aveugler 
sur  sa  situation.  Il  songea  forcément,  à  cet  ins- 
tant suprême ,  à  tourner  ses  efforts  vers  le  côté 
matériel  de  la  vie  ;  il  traita  avec  sa  famille  pour 
retirer  son  patrimoine  et  se  rendit  à  Chapa- 
reillan ,  sur  la  frontière ,  pour  toucher  ce  qui  lui 
revenait. 

De  retour  à  Paris,  Veyrat  vécut  aisément 
jusqu'à  l'épuisement  de  ses  nouvelles  res- 
sources, mais  sans  plus  s'occuper  de  l'avenir. 
Puis ,  lorsque  la  misère  vint  de  nouveau  heurter 
à  la  porte  de  son  réduit,  il  sonda  avec  effroi 


*  Nous  avons  puisé  ces  détails  intéressants  dans  les  notes  qui  nous 
ont  été  communi(iuées  par  M.  le  docteur  P...,  d'Annecy,  l'un  des  amis 
les  plus  intimes  de  J.-P.  Veyrat.  Des  renseignements  nous  ont  été  aussi 
fournis  par  la  famille  du  poète  pour  les  autres  parties  de  cette  notice 
biographique. 


JEAN -PIERRE    VEYRAT.  169 

Tabîme  ouvert  sous  ses  pas,  et,  n'y  apercevant 
plus  rien  qui  pût  lui  servir  de  branche  de  salut, 
il  se  prit  de  désespoir  ;  il  n'avait  plus  rien  à 
prétendre  à  la  succession  de  son  père,  décédé 
pendant  son  exil;  sa  mère,  éloignée  elle-même 
du  toit  paternel  dont  un  héritier  était  resté 
seul  maître,  ne  pouvait  lui  venir  en  aide;  ses 
amis  l'avaient  décidément  abandonné;  resté 
sans  aucun  appui ,  il  dut  renoncer  à  l'espoir  de 
se  faire  jour  au  milieu  de  cette  tourbe  d'am- 
bitions qui  se  croisent  et  se  choquent  sur  le 
pavé  de  Paris*.  «  Ma  foi  religieuse,  dit- il,  mes 
croyances  sociales  et  politiques ,  ma  confiance 
aux  hommes,  j'avais  tout  perdu  ;  à  peine  croyais- 
je  en  moi-même;  mon  cœur  était  un  gouffre 
dont  j'ignorais  la  profondeur.  Qu'allais -je  de- 
venir?... »  Il  n'avait  plus  à  choisir  qu'entre 
deux  partis  :  mourir  ou  rentrer  dans  son  pays. 
Veyrat    céda  à  l'instinct   qui  le  poussait 


•  J  -P.  Veyrat  se  procura  bien  quelques  ressources  en  vendant  quel- 
ques-unes de  ses  productions;  mais  elles  ne  sufllrcnt  pas  à  ses  besoins. 
Faisant  allusion  à  cette  nccessilé  où  il  se  trouvait  de  trafiquer  de  son 
talent,  il  écrivait  dans  son  journal  :  «  Le  poète  sans  foitune  est  le  plus 
malheureux  des  hommes  ;  la  courli5ane  ne  livre  que  son  corps,  libre 
de  garder  au  fond  du  cœur  les  scnlimentï»  qui  lui  restent;  l'autre,  au 
contraire,  doit,  pour  vivre,  livrer  ses  soupirs,  ses  émotion?,  les  pensées 
qui  lui  sont  chères,  et  jusqu'aux  plus  secrètes  profondeurs  de  son  âme, 
et  cela  &  un  public  libre  de  noircir  le  loul  de  la  plus  injurieuse  critique 
ou  du  mépris  le  plus  insultant.  » 


170  JEAN -PIERRE   VEYRAT. 

vers  la  patrie  absente,  où  il  espérait  trouver  le 
repos  pour  son  corps  déjà  malade  et  pour  son 
esprit  fatigué.  Grâce  aux  démarches  de  quel- 
ques-uns de  ses  anciens  amis  de  Chambéry  et 
de  Mgr  Charvaz,  éveque  de  Pignerol,  le  roi 
Charles  -  Albert ,  à  qui  Veyrat  avait  adressé  lui- 
même  une  demande  en  grâce  sous  forme  d'épî- 
tre,  l'autorisa  à  rentrer  dans  ses  foyers. 

Dans  l'été  de  1837,  Veyrat  revint  à  Cham- 
béry, et  à  dater  de  cette  époque  il  abandonna 
ses  premières  opinions  politiques.  Ce  revire- 
ment, que  nous  constatons  sans  le  discuter, 
parce  que  nous  n'avons  à  envisager  ici  que  le 
poète ,  changea ,  il  va  sans  dire ,  complètement 
les  allures  de  Veyrat.  Le  rédacteur  de  V Homme 
rouge  disparut  définitivement  sous  les  étreintes 
du  malheur,  et  fit  place  à  un  homme  nouveau 
chez  lequel  les  désillusions  et  les  souffrances 
avaient  fait  naître  des  idées  nouvelles. 

Aussitôt  après  son  retour  en  Savoie ,  Veyrat 
s'occupa  à  rassembler  quelques-uns  des  vers 
qu'il  avait  jetés  sur  le  papier  pendant  ses  der- 
niers jours  d'exil;  car  souvent,  dans  les  mo- 
ments où  son  âme  triste  et  brisée  s'abîmait  dans 
des  pensers  amers ,  il  avait  confié  à  sa  plume  le 
soin  de  traduire  son  désespoir  et  ses  regrets. 
Il  rassembla  tous  ces  élans  de  son  cœur  malade, 
en  y  ajoutant  ses  inspirations  nouvelles,  et  il 


JEAN -PIERRE   VEYRAT.  171 

en  forma  sa  Coupe  de  Vexil,  œuvre  poétique  dont 
l'apparition  fut  un  événement  dans  la  littérature 
provinciale.  Il  s'associa  ensuite  avec  Melchior 
Raymond  pour  la  rédaction  du  Courrier  des  Alpes, 
journal  monarchique  et  religieux,  dans  lequel 
il  publia  des  articles  remarquables ,  et  enfin  il 
entreprit  la  composition  d'un  nouveau  poème 
intitulé  Station  poétique  à  Hautecombe. 

Mais  la  maladie  vint  bientôt  arrêter  le  mal- 
heureux poète  dans  ses  derniers  efforts;  cloué 
sur  son  lit  de  douleurs  ,  il  traça  péniblement  les 
strophes  de  son  poème,  jusqu'au  jour  où  sa 
main  faible  et  décharnée  n'eut  plus  la  force  de 
tenir  la  plume.  Alors  il  abandonna  son  œuvre, 
qui  resta  inachevée,  et  ne  pensa  qu'à  mourir; 
ses  lèvres  ne  quittèrent  plus  l'image  du  Christ 
que  pour  murmurer  des  prières,  et  le  9  no- 
vembre 1844  il  rendit  le  dernier  soupir,  après 
avoir  bu  jusqu'à  la  dernière  goutte  la  coupe 
d'amertume  que  Dieu  lui  avait  réservée. 

Telles  furent  les  phases  principales  de  la  vie 
de  J.-P.  Veyrat. 

Sous  le  rapport  physique  comme  sous  le 
rapport  intellectuel,  la  nature  ne  s'était  pas 
montrée  avare  à  son  égard.  Sa  taille  était  au- 
dessus  de  la  moyenne  ;  malgré  les  signes  d'une 
santé  débile,  qui  se  traduisaient  par  l'amaigris- 
sement  et   un    teint   bilieux,   sa  pliysionomie 


172  JEAN-PIERRE   VEYRAT. 

avait  quelque  chose  qui  attirait  le  regard  ;  on 
y  reconnaissait,  au  premier  coup  d'œil,  les 
marques  d'un  talent  hors  ligne.  Son  front  était 
large  et  développé ,  et  des  pommettes  saillantes 
donnaient  à  sa  figure  une  expression  énergique 
sans  être  dure;  sur  ses  lèvres,  minces  et  ser- 
rées, errait  sans  cesse  le  sourire  malicieux  de 
la  satire.  Au  reste ,  son  caractère  était  calme  et 
paisible  ;  sa  plume  seule  était  la  confidente  de 
ses  emportements.  Homme  de  bonnes  manières, 
sa  conversation  était  des  plus  agréables  et  des 
plus  spirituelles. 

Il  n'est  point  vrai  que  Veyrat,  comme  on 
a  voulu  le  dire,  se  soit  livré  à  de  coupables 
excès  et  que  sa  vie  ait  été  la  proie  de  passions 
désordonnées;  il  n'eut  jamais  le  goût  des  plai- 
sirs bruyants  qui  n'allaient  pas  à  son  esprit 
méditatif;  sa  vie ,  au  milieu  de  ses  rêves  de  bon- 
heur comme  au  milieu  de  l'infortune  et  de  la 
souffrance ,  fut  tout  intérieure. 

Maintenant  que  nous  avons  rappelé  ce  qu'a 
été  l'homme,  disons  en  quelques  mots  ce  que 
sont  les  œuvres  du  poète. 

La  vie  littéraire  de  Veyrat,  comme  sa  vie 
privée,  est  divisée  en  deux  périodes  bien  dis- 
tinctes ;  la  première ,  celle  de  ses  premiers  élans, 
marquée  par  V Homme  rouge ^  appartient  à  la 
satire.   Dans  cette  période,  l'esprit  de  Veyrat 


JEAN -PIERRE   VEYRAT.  173 

suit  sa  voie  naturelle  ;  il  cède  à  son  penchant 
natif  rendu  plus  irrésistible  par  les  ardeurs  ju- 
véniles :  c'est  le  premier  saut  du  jeune  lion  qui 
déchire  sa  proie  à  belles  dents ,  parce  que  l'ins- 
tinct le  pousse  sur  la  chair  sanglante.  Alors 
rien  n'arrête  la  fougue  du  poète  ;  ses  traits 
acérés  frappent  sans  miséricorde  les  ennemis  de 
ses  principes  politiques  et  sociaux.  Tout  croule 
sous  l'acier  de  son  style,  tout  est  trituré  sous  les 
morsures  du  sarcasme  et  de  l'ironie  la  plus  san- 
glante ;  V Homme  rouge  trône  sur  ces  débris  ! 

Mais ,  comme  l'excès  tue  le  succès  vrai  et 
durable ,  l'œuvre  première  de  Veyrat  a  presque 
disparu,  et  il  ne  reste  de  lui  que  les  cris  déchi- 
rants échappés  de  son  àme  dans  la  seconde 
période  de  sa  vie.  Ici,  le  poète  se  montre  sous 
un  tout  autre  aspect  :  la  satire  a  fait  place  à  la 
poésie  lyrique,  seule  propre  à  rendre  les  plaintes 
d'un  cœur  souffrant.  Dans  la  Coupe  de  l'exil,  le 
poète  apparaît  dans  toute  son  immense  douleur; 
comme  Mouthon ,  mais  avec  un  talent  de  beau- 
coup supérieur,  il  frappe  rudement  sa  poitrine, 
il  s'abreuve  de  repentir,  il  met  à  nu  les  plaies 
de  son  cœur.  Son  œuvre  est  toute  personnelle, 
et  si,  cédant  parfois  à  son  premier  penchant,  il 
se  sert  des  traits  du  sarcasme  pour  flétrir  les 
turpitudes  d'ici-bas,  c'est  encore  à  lui-même 
qu'il  rapporte  tout  ;  il  se  fait  le  point  de  départ 


174  JEAN -PIERRE   VEYRAT. 

de  cette  immense  palinodie  humaine,  pour  la- 
quelle il  n'a  plus  que  pitié  et  dégoût.  Sceptique, 
il  eût  terminé  son  œuvre  par  un  cri  de  déses- 
poir; croyant,  à  la  dernière  heure,  il  se  voile 
la  face  et  va  chercher  dans  le  sein  de  Dieu  la 
consolation  et  l'espérance. 

Dans  la  Station  poétique  à  Hautecombe,  Veyrat 
abandonne  en  partie  sa  personnalité.  On  sent 
qu'ici  le  poète ,  après  avoir  gémi  sur  les  dou- 
leurs morales  qui  l' étouffaient ,  revient  au  pur 
sentiment  poétique  ;  son  esprit  soulagé  se  com- 
plaît avec  une  espèce  de  volupté  dans  les  har- 
monies du  vers  ;  il  semble  oublier  un  peu  la 
première  page  de  sa  vie ,  qu'il  a  recouverte  d'un 
linceul,  pour  ne  plus  s'attacher  qu'à  rendre, 
sous  des  formes  vraies  et  émouvantes,  les  scènes 
sombres  ou  riantes  qui  se  présentent  à  son 
imagination.  Par  instant,  toutefois,  un  éclair 
de  douleur  apparaît  comme  dans  les  anciens 
jours,  mais  ce  n'est  qu'un  éclair  qui,  loin  de 
nuire  à  l'ensemble  de  l'œuvre,  jette  au  con- 
traire un  jour  utile  sur  les  nouvelles  qualités 
du  poète. 

Les  poésies  de  Veyrat  ne  sont  pas  sans 
défauts  ;  mais  on  ne  peut  leur  refuser  une  qua- 
lité, la  première  de  toutes,  celle  qui  marque 
le  vrai  poète  :  l'originalité.  C'est  avec  raison 
qu'un  écrivain  savoyard  a  dit  en  parlant  d'elles  : 


m  JEAN- PIERRE     VEYRAT.  175 

«  On  y  voit  quelquefois  l'ampleur  de  Lamar- 
tine, la  hardiesse  de  Victor  Hugo,  le  sombre 
de  lord  Byron  ;  on  y  entend  çà  et  là  les  grandes 
voix  bibliques ,  les  sourds  murmures  des  forêts 
d'Ossian,  les  harmonies  pittoresques  de  Klops- 
tock ,  et  cependant  elles  ne  sont  tracées  sur  au- 
cun de  ces  modèles,  elles  appartiennent  au  génie 
de  l'auteur.  Qu'on  lise  l'ode  élégiaque  à  Dim, 
les  épîtres  à  ma  Sœur,  à  Childe-Harold,  la  pièce 
intitulée  le  Retour,  et  l'on  s'en  convaincra*.  » 

C'est  que,  en  effet,  Veyrat  porte  au  front 
le  signe  du  vrai  talent  ;  ce  n'est  plus  là  le  poète 
médiocre  qui  marche  à  la  remorque  de  ses  de- 
vanciers, et  va  glaner  dans  leurs  œuvres  de 
vieilles  idées  qu'il  rajeunit  par  des  efforts  de 
style  ;  ce  n'est  plus  là  le  poète  de  second  ordre, 
qui  scande  péniblement  ses  pensées  et  s'em- 
barrasse dans  de  fausses  images  :  Veyrat  entre 
dans  l'arène  poétique  revêtu  des  couleurs  les 
plus  éclatantes  ;  sa  livrée  est  bien  à  lui ,  nul  ne 
saurait  la  lui  contester;  ses  premières  passes 
d'armes  annoncent  un  jouteur  habile  auquel  la 
palme  de  la  victoire  est  échue  d'avance. 

Veyrat  n'est  pas  un  poète  souverain ,  mais 
il  est,  à  coup  sûr,  un  grand  poète.  Une  seule 


•  Tableau  historique  et  critique  de  la  littérature  françaicc,  par 
M.  GondraD.  Cliarabéry,  1856. 


176  JEAN -PIERRE   VEYRAT. 

circonstance  lui  a  ravi  momentanément  la  ré- 
putation dont  il  est  digne,  c'est  d'avoir  été 
amené  par  les  événements  de  sa  vie  à  remplir 
presque  exclusivement  ses  œuvres  principales 
de  sa  personnalité.  Si,  à  l'exemple  des  plus 
illustres  poètes ,  il  eût  pu  écrire  pour  l'huma- 
nité ,  au  nom  des  grands  principes  qui  doivent 
la  régir,  une  renommée  plus  grande  planerait 
aujourd'hui  sur  sa  tombe,  hélas!  trop  délaissée. 
Une  voix  puissante  se  trouvera  sans  doute 
un  jour  qui  réparera  l'oubli  injuste  dont  notre 
poète  est  l'objet,  et  grâce  à  cet  appui,  il  prendra, 
sans  conteste,  la  place  que  lui  assignent  ses 
œuvres  au  milieu  des  grands  lyriques  français  *. 


*  La  Coupe  de  Vexil  el  la  Station  poétique  a  Hautecombe  ont  eu 
chacune  trois  éditions.  La  première  édition  de  la  Coupe  de  Vexil  a  été 
écoulée  à  moilié  en  moins  de  quinze  jours,  et  s'est  trouvée  entièrement 
épuisée  au  bout  de  six  mois. 

Veyrat  a  laissé  un  grand  nombre  dé  manuscrits  dispersés  le  lende- 
main mémo  de  sa  mort  par  des  visiteurs  indiscrets,  qui  se  sont  emparés 
de  tout  ce  qui  s'est  présenté  à  leurs  yeux.  Nous  avons  pu  retrouver  la 
trace  de  :  !<>  Raphaël  de  Montmayenr,  roman  en  prose;  2»  Treize  No- 
vembre  ou  la  Fiancée  du  Carbonaro ,  drame  en  cinq  actes  ;  3°  une  série 
de  treize  chants  dont  les  deux  premiers  manquent.  M.  Emile  Veyral, 
neveu  de  notre  poète,  a  retrouvé  un  traité  passé  entre  J.-P.  Veyrat  el 
un  éditeur  de  Paiis  pour  la  publication  d'un  ouvrage  intitulé  Une  Fa- 
mille dans  les  Alpes,  un  prospectus  d'un  autre  travail  qui  portail  pour 
titre  Voyage  dans  les  Alpes  de  la  Savoie  et  du  Dauphiné,  et  le  plan  d'un 
roman  historique  intitulé  le  Dernier  Jour  du  monastère  d' Hautecombe, 
auquel  J.-P.  Veyrat  a  dû  beaucoup  travailler.  M.  Emiie  Veyrat  possède 
aussi  un  certain  nombre  de  lettres  adressées  à  son  oncle  par  Barthéiemy, 
Silvio  Pellico,  Chateaubriand,  Lamartine,  etc. 


JEAN-PIERRE   VEYRAT.  177 


A  CHILDE-HAROLD 


Non!  tu  n'oublieras  pas!  sous  le  sombre  anathème 

Tu  te  retrouveras  partout  avec  toi-même. 

Les  flots  à  ton  aspect  tressailliront  d'effroi; 

Les  débris  des  cités  te  parleront  de  toi. 

Sur  les  sables  mouvants  de  ton  errante  histoire 

Le  désert  soufflera  sans  tarir  ta  mémoire. 

Sur  ton  pâle  coursier  comme  sur  ton  vaisseau. 

Par  les  vents  et  les  flots  battu  comme  un  roseau  ; 

Sur  les  monts  où  foiseau  n'a  pas  laissé  de  traces. 

Sur  l'immobile  mer  du  royaume  des  glaces. 

Dans  ces  villes  où  l'herbe  a  crû  sur  le  chemin, 

Où  le  sol  tout  entier  n'est  qu'un  débris  humain. 

Aux  drames  saisissants  du  globe  et  des  empires. 

Tu  mêleras  en  vain  les  chants  que  tu  soupires! 

Au  fleuve  de  douleur  où  le  monde  a  pleuré , 

Où  tout  peuple  a  versé  quelque  malheur  sacré  ; 

Qui  roule  dans  son  sein,  parmi  sa  noire  écume. 

Ce  que  la  terre  a  bu  de  sang  et  d'amertume , 

Et  qui  va  grossissant  les  inondations 

Des  débris  entassés  des  révolutions  : 

Comme  on  jette  au  courant  d'un  ruisseau  qui  murmure 

L'ne  eau  longtemps  croupie  au  fond  d'une  urne  impure, 

Pour  la  purifier  de  son  acre  liqueur, 

Tu  chercheras  en  vain  à  répandre  ton  cœur. 


i78  JEAN- PIERRE    VEYRAT. 

Ainsi  qifun  vertement  qu'on  rejette  ou  qu'on  change, 

Déchiré  par  la  ronce  ou  souillé  par  la  fange, 

L'on  ne  peut  enlever,  dans  un  délire  vain, 

La  conscience  au  cœur,  ce  vôtement  divin. 

Va!  tu  peux  parcoucir  le  sol  des  grands  royaumes. 

Les  cités  de  la  mort  et  les  villes  des  hommes, 

Comme  Caïn,  partout,  tu  subiras  ta  loi. 

La  terre  et  ses  enfants  crieront  contre  toi. 

Pour  jeter  Tanathème  à  ta  course  fatale, 

Les  morts  s'échapperont  de  Turne  sépulcrale. 

Et,  partout  où  le  sol  sous  tes  pieds  tremblera. 

Seule,  pour  te  bénir,  la  mort  se  lèvera. 

N'es -tu  pas  ce  prophète  au  funèbre  génie. 

Qui  vint  doubler  pour  nous  la  mort  et  l'agonie 

Et  dire  h  l'homme  errant  sur  son  globle  de  pleurs 

Qu'il  attendait  en  vain  la  fin  de  ses  douleurs  ; 

Cet  oiseau  du  déluge  apportant  sur  son  aile, 

A  défaut  du  rameau ,  cette  heureuse  nouvelle  : 

Que  le  néant  pour  nous  était  l'unique  port. 

Et  qu'au  plus  haut  des  cieux  I'Eternel  était  mort? 

Qu'importe  maintenant  que  le  soleil  féconde 

Ce  cadavre  sans  nom,  hélas!  qui  fut  le  monde; 

Que  ce  globe  expiré  tourne  sur  ses  essieux 

Et  suive  son  chemin  dans  les  routes  des  cieux? 

Quel  sublime  amiral  conduira  les  étoiles. 

Ces  glorieux  vaisseaux  aux  lumineuses  voiles? 

Qui  dira  maintenant  au  soleil  :  Lève -toi! 

A  l'Océan  :  Arrête!  à  la  foudre  :  Suis -moi! 

Au  tigre  du  désert  :  Reste  dans  ton  repaire! 

Au  fleuve  :  Coule!  au  sol  :  Produis!  à  l'homme  :  Espère! 

Espérer  quand  le  ciel  n'est  plus  qu'un  grand  désert. 

Un  royaume  de  deuil  que  la  mort  a  couvert?... 

Que  faites -vous  au  ciel,  coupoles  de  lumière, 

Mondes  qui  gravitez  dans  la  splendeur  première, 


JEAN -PIERRE    VEYRAT.  179 

Vous  tous  dont  il  forma  les  orbites  de  feu , 
Célestes  voyageurs,  navires  du  grand  Dieu? 
Ah!  tombez!  il  n'est  plus,  le  roi  de  la  victoire! 
Celui  qui  vous  posa  dans  un  berceau  de  gloire; 
Celui  qui  vous  lança  sur  recueil  du  néant 
Comme  une  flotte  d'or  sur  le  sombre  océan  ; 
Chœurs  des  globes  de  feu,  planètes  solitaires, 
Cygnes  des  cieux,  voilés  de  radieux  mystères, 
Esclaves  lumineux  au  séjour  des  élus. 
Que  faites -vous  au  ciel  maintenant  qu'il  n'est  plus? 
Tombez,  écrasez- vous,  vieux  témoins  du  mensonge! 
Il  n'était  qu'une  erreur,  et  vous  n'êtes  qu'un  songe! 
L'homme  a  cru  trop  longtemps  à  vos  récits  menteurs, 
Tombez,  tombez  du  ciel,  sublimes  imposteurs! 
Globe  d'or,  premier- né  de  la  céleste  plaine, 
Terre  qu'il  réchaufi'ait  de  sa  féconde  haleine, 
Maintenant  qu'il  n'est  plus  le  roi  de  l'avenir, 
0  mère  des  humains!  que  vas -tu  devenir? 
Océan  qui  chantais  sa  gloire  dans  l'orage. 
Toi  qui  ne  connaissais  aucun  frein  à  ta  rage , 
Qui  pouvais  écraser  comme  un  jouet  d'enfant 
Les  navires  des  rois  dans  ton  flot  triomphant. 
Roi  des  rois,  tu  n'avais  qu'un  maître  dans  le  monde... 
Qui  viendra  contenir  ta  colère  qui  gronde? 
Et  toi...  toi  qu'il  créa,  dans  son  rêve  d'amour, 
Plus  grand  que  l'univers  et  plus  beau  que  le  jour  ; 
Toi  dont  il  fit  le  cœur,  dans  sa  bonté  sublime, 
Plus  vaste  que  les  cieux,  plus  profond  que  l'abîme, 
Afin  que  jamais  rien  dans  l'immense  avenir, 
Hors  lui  seul,  le  grand  Dieu,  ne  piit  le  contenir, 
Enfant  perdu  du  sort  dont  le  malheur  se  joue. 
Que  feras- tu  captif  dans  ta  prison  de  boue? 
Type  immortel  qu'il  fit  si  pur  en  le  créant, 
Pleure!  tu  n'es  plus  rien  qu'un  rêve  du  néant! 


i80  JEAN -PIERRE   VEYRAT. 

Est- il  vrai  cependant,  Roi  des  divins  royaumes! 

Que  l'histoire  a  perdu  ta  trace  chez  les  hommes; 

Que  les  temps  de  ton  règne,  enfin,  sont  révolus. 

Que  les  cieux  révoltés  ne  te  connaissent  plus; 

Que  l'homme  a  de  ses  mains  brisé  ta  loi  divine. 

Et  que  tu  n'es  au  ciel  qu'une  grande  ruine?... 

Ah!  la  ruine  immense  où  pleurent  Ions  les  vents. 

Celle  qui  fait  crier  tous  les  êtres  vivants. 

Dont  le  monde  a  tremblé  sur  sa  base  éternelle, 

Et  que,  sans  l'emporter,  le  temps  bat  de  son  aile. 

Elle  n'est  pas  au  ciel ,  ô  pâle  voyageur  ! 

Et  si  tu  veux  la  voir,  regarde  dans  ton  cœur! 

Là  tu  retrouveras,  avec  tous  ses  orages. 

Une  mer  de  débris  féconde  en  grands  naufrages; 

Là  roulent  en  tous  sens,  battus  du  flot  errant. 

Les  débris  foudroyés  de  tout  ce  qui  fut  grand. 

0  villes  du  passé  qui  n'êtes  que  poussière; 

Reines  mortes,  sous  qui  tremblait  la  terre  entière; 

Veuves  des  nations  qui  donnez  au  désert  ; 

Débris  où  les  hiboux  gémissent  leur  concert, 

Vous  avez  vu  passer,  sous  vos  sombres  collines. 

Des  empires  détruits  les  immenses  ruines  ; 

Sur  vos  murs  écroulés,  autour  d'un  froid  cercueil. 

Vous  avez  vu  pleurer  les  nations  en  deuil  ; 

Vous  avez  vu  tomber  les  pleurs  de  tout  un  monde. 

Vous  savez  les  douleurs  de  la  terre  et  de  l'onde... 

Eh  bien  !  vous  n'avez  vu  passer  devant  vos  yeux 

Que  des  jours  fortunés  et  des  peuples  joyeux  ; 

Levez -vous!  regardez,  Tyr,  Memphis,  Thèbe  et  Rome! 

Car  voipi  maintenant  la  ruine  de  l'homme! 

(I.*  CoiPK  O»  l'kxil,  ch   Tii  .  J  I».) 


I 


JEAN -PIERRE   VEYRAT.  18i 

II 

LA  VEILLE  DU  POÈTE 

CIVQl'lKMB    HBiraB 

C'est  assez  !  dans  le  vase  où  saigne  ma  blessure, 

Une  dernière  goutte  a  comblé  la  mesure  ; 

Lève  toi,  Dieu  vivant,  c'est  l'heure  de  compter! 

Comme  Job  avec  toi  mon  cœur  veut  disputer; 

A  ce  dernier  sommet  de  la  douleur  humaine, 

Ma  voix  t'ira  troubler  jusque  dans  ton  domaine. 

Ah!  déjà  mon  sang  crie  et  mon  cœur  a  battu!.... 

Je  te  sens  près  de  moi...  Dieu  vengeur,  m'entends -tu? 

Entends -moi!  car  jamais  aucun  fils  de  ma  race. 

D'un  pas  plus  violent  ne  courut  sur  ta  trace  ; 

Jamais  pour  te  saisir  d'un  pur  embrassement 

Nulle  âme  ne  s'ouvrit  d'un  tel  emportement. 

Entends-moi!  car  c'est  l'heure  où,  le  front  sur  la  terre. 

Je  sue  aussi  du  sang  dans  mon  deuil  solitaire , 

Où,  pour  me  soutenir  dans  mon  mortel  effroi. 

Je  n'ai  pas  trop  d'un  Dieu...  l'heure  est  rude,  entends-moi! 

Je  ne  suis  pas ,  hélas  !  seul  en  cause  à  cette  heure , 
Le  sang  du  martyr  coule  et  l'œil  du  juste  pleure  ; 
J'ai  vu  les  pleurs  du  juste  et  n'ai  pu  les  sécher; 
Et  le  sang  du  martyr  et  n'ai  pu  l'étancher  ! 
Le  long  cri  de  douleur  qui  monte  de  la  terre. 
Je  le  porte  avec  moi  dans  ma  haute  misère. 
Et  je  souffre,  ô  grand  Dieu,  pour  tous  les  opprimés; 
Four  ceux  que  trop  d'amour,  hélas!  a  consumés; 


iSÎ  JEAN-PIERRE    VEYRAT. 

Pour  ceux  qui,  dans  la  coupe  où  tu  versas  la  vie, 

N'ont  trouvé  pour  leur  soif  que  l'absinthe  et  la  lie  ;         ^ 

Pour  les  martyrs  sanglants  qui ,  levant  leur  bras  nu         ^ 

Aux  pieds  de  leurs  bourreaux ,  n'en  ont  rien  obtenu  î 

Leurs  larmes,  ô  mon  Dieu!  tombent  de  ma  paupière, 

Leur  douleur  dans  mon  sein  s'agite  tout  entière, 

Le  fardeau  de  leurs  jours  courbe  mes  bras  tremblants, 

Et  le  sang  des  martyrs  a  coulé  de  mes  flancs. 

Ah!  si  ton  bras  est  juste,  il  est  lourd  et  sévère! 

Tu  nous  fais  cheminer  vers  un  sanglant  calvaire , 

Et  tu  nous  fais  sentir  d'un  pied  bien  irrité 

L'éperon  du  malheur  et  de  l'adversité  ! 

Entends-nous!  entends-moi!  Dans  nos  sombres  épreuves. 

Des  douleurs  d'ici -bas  nous  avons  bu  les  fleuves; 

Le  flot  jusqu'à  ma  lèvre  est  venu  déborder... 

Mon  cœur  est  une  mer,  et  tu  peux  la  sonder  ! 

Si  quand  ton  beau  soleil  dorait  aussi  ma  gerbe, 

Tu  ne  m'as  vu  jamais  arrogant  et  superbe; 

Si  dans  les  rares  jours  de  ma  prospérité 

Au  malheur  du  passant  je  n'ai  pas  insulté  ; 

Si  je  n'ai  pas.  Seigneur,  payé  ma  robe  neuve 

Et  mon  foyer  désert  des  deniers  de  la  veuve  ; 

Si,  dans  le  dur  sentier  où  m'a  conduit  ta  main, 

J'ai  marché,  sans  faiblir,  jusqu'au  bout  du  chemin. 

Sans  que  mes  ennemis  m'aient  pu  voir  au  passage 

Déposer  lâchement  mon  bâton  de  voyage. 

Entends -moi...  dût  mon  cœur  dans  tes  mains  éclater, 

C'est  l'instant  ou  jamais  où  tu  dois  m'écouter  ! 

J'ai  plié  trop  longtemps  sous  la  main  qui  m'opprime. 

Comme  avec  le  bourreau  compte  avec  la  victime! 

Cite  mes  ennemis!  qu'ils  parlent  devant  toi! 

Réveille  ta  justice  et  juge  entre  eux  et  moi! 

Oh!  n'ont- ils  pas  assez  de  ma  longue  agonie? 

N'ont-ils  pas  mis  assez  de  ronces  dans  ma  vie. 


JEAN -PIERRE   VEYRAT.  183 

De  sanglots  dans  mon  cœur,  de  deuil  à  mon  foyer? 

Que  faut-il  pour  qu'enfin  ils  cessent  d'aboyer! 

Quoi  donc!  quand  le  lépreux  de  la  haute  vallée  * 

S'est  enfermé  vivant  dans  sa  tour  désolée  ; 

Quand ,  le  cœur  déchiré  par  la  flèche  et  le  dard , 

Silencieux  et  fier,  je  me  tiens  à  l'écart, 

Ils  viendront,  triomphant  de  mon  silence  même , 

Me  crier  sans  pudeur  leur  stupide  anathème. 

Assassiner  mon  chien,  dernier  ami  resté 

Fidèle  jusqu'au  bout  à  mon  adversité, 

Et  railler  ma  douleur  s'ils  ont  vu  ma  paupière 

Se  mouiller  d'une  larme  à  ce  jeu  de  panthère. 

Et,  dévorant  ma  gloire  ainsi  que  mon  bonheur. 

Jusqu'au  dernier  lambeau  déchirer  mon  honneur?... 

Et  je  ne  dirai  rien?...  Et  du  fond  de  l'abîme 

Je  ne  pousserai  pas  le  cri  de  la  victime. 

Et  tu  n'entendras  pas,  comme  au  temps  des  aïeux, 

Le  sang  de  l'innocent  se  plaindre  au  fond  des  cieux?... 

Et  tu  ne  puiseras  dans  ton  puits  de  colère 

Que  pour  moi  seul,  ô  toi  que  j'appelais  mon  père! 

Et  ceux-là  que  j'ai  vus  rire  de  mes  douleurs 

Ne  connaîtront  jamais  l'amertume  des  pleurs?... 

Non,  non,  tu  ne  dors  pas,  éternelle  justice! 

Des  fureurs  du  méchant,  non,  tu  n'es  pas  complice! 

Un  jour  vient  où  tu  dis,  ô  suprême  témoin. 

Au  mal  comme  à  la  mer  :  Tu  n'iras  pas  plus  loin! 

Un  jour  vient  où  la  croix  du  proscrit  te  réveille. 

Où  le  cri  du  martyr  emplit  seul  ton  oreille. 

La  langue  du  méchant  s'attache  à  son  palais 

Et  le  pied  du  tyran  se  prend  dans  ses  filets. 

Me  voici  comme  Job  sur  sa  funèbre  couche  ; 

La  malédiction  va  sortir  de  ma  bouche, 

le  Lépreux  de  Ux  cité  d'Aoste. 


184  JEAN -PIERRE   VEYRAT. 

Le  cri  de  l'opprimé  va  monter  jusqu'à  toi  ; 

0  terre,  sois  témoin!  Dieu  vengeur,  entends-moi! 

Je  te  consacre  ici  mon  sang  et  mes  alarmes. 

Une  libation  de  mes  plus  tristes  larmes! 

Pour  mes  nuits  sans  sommeil  et  mes  travaux  sans  fruit. 

Pour  ma  vie  en  ruine  et  mon  bonheur  détruit , 

Pour  les  pleurs  trop  amers  que  je  n'ai  pu  répandre, 

Pour  mon  foyer  en  deuil  dont  ils  ont  pris  la  cendre. 

Pour  ma  moisson  brûlée  et  mon  champ  dévasté , 

Pour  le  mal  qu'ils  m'ont  fait  et  qu'ils  m'ont  souhaité , 

Qu'ils  soient  tous...  Ah!  le  sang  coule  au  flanc  du  Calvaire, 

Qu'ils  soient  tous  pardonnes!  pardonne -leur,  mon  Père! 

Ma  mère  sous  leurs  coups  est  morte  de  douleur  ; 

Son  martyre  a  duré  trente  ans!  pardonne -leur! 

Le  vautour  a  pillé  le  nid  de  la  colombe, 

Pardonne -leur!  le  sang  fume  sur  l'hécatombe. 

L'impie  et  le  tyran  frappent  sans  se  lasser  ; 

Détourne  tes  regards  et  laisse- les  passer! 

Qu'ils  récoltent  l'olive  où  j'ai  cueilli  l'épine! 

Souris  à  leurs  palais  bâtis  sur  ma  ruine! 

A  sa  vivante  artère  ils  ont  saigné  mon  cœur; 

Ne  viens  pas  voir  couler  mon  sang...  pardonne -leur! 

Voilà  mon  anathème  et  mon  cri  de  vengeance! 
Ils  pèseront  un  jour,  grand  Dieu!  dans  ta  balance. 
Eux -même  un  jour  peut-être  ils  me  pardonneront 
Le  don  triste  et  fatal  dont  j'ai  le  signe  au  front. 
Mes  pleurs  de  leur  colère  auront  éteint  la  flamme, 
Ma  voix  aura  trouvé  son  écho  dans  leur  âme. 
Ma  tombe  inclinera  tristement  leur  regard... 
Mais  ce  jour,  ô  mon  Dieu!  se  lèvera  bien  tard! 

(StATIOW    POÉTIQUB    a    HAUTBCOMBi.) 


JEAN -PIERRE    VEYRAT.  185 


III 


UN  LIS  AU  DESERT 

POÉSIB    INKDITK  * 

A  Tonibre  des  forêts  alpines , 
Au  flanc  du  rocher  inconnu, 
Près  des  sauvages  aubépines , 
Parmi  la  ronce  et  les  épines , 
Beau  lis,  comment  es- tu  venu? 

Si  loin  de  ta  rive  natale 

Tu  croîs  pourtant,  fleur  du  vallon! 

Et  ton  parfum  plus  doux  s'exhale , 

Et  ta  tunique  virginale 

N'a  pas  soufi'ert  de  l'aquilon. 

Dans  Tombre  et  la  forêt  charmée. 
Au  sein  d'un  vert  buisson  de  houx. 
Tu  grandis,  ô  fleur  parfimiée, 
Comme  une  vierge  trop  aimée 
Que  surveille  un  amant  jaloux. 

Le  buis  et  Tépine  acérée 
Gardent  tous  ces  sentiers  déserts , 
Et  de  ta  retraite  ignorée 
Nul  ne  connaît  l'ombre  sacrée 
Que  la  bribc  et  Toiseau  des  airs. 


'Celte  piècfi  nous  a  ('tO  communiquée  par  M.  Louis  Pillet,  avocat  à 
Cliambëry, 


186  JEAN -PIERRE   VEYRAT. 

N'entends -tu  pas,  quand  la  nuit  sombre 
Jette  au  ciel  son  manteau  d'azur 
Où  brillent  des  perles  san><  nombre, 
Le  rossignol,  ami  de  l'ombre, 
Soupirer  un  chant  doux  et  pur? 

Les  étoiles,  ô  fleur  sauvage. 
Te  versent  leurs  célestes  pleurs. 
Et,  livrant  la  rose  au  veuvage, 
Bulbul  s'oublie  à  ce  rivage 
A  te  murmurer  ses  douleurs  ! 

Tu  l'écoutés,  belle  exilée. 
D'abord  pensive  et  sans  dessein  ; 
Mais  quand  fuit  la  nuit  étoilée, 
On  voit  une  larme  perlée, 
0  fleur,  s'échapper  de  ton  sein. 


IV 

L'BTRANGÈRB 

FAAGKBIITS  IHBDITS  * 


Oh!  chante- moi,  disait  cette  fille  étrangère, 
Un  de  ces  refrains  d'or  à  la  rime  légère , 
Qu'on  exhale  en  soupirs  sur  le  sein  bien -aimé; 
Pourquoi  songer  toujours  à  la  patrie  absente  ? 
La  patrie  est  partout  où  la  femme  est  charmante , 
Et  le  vin  doux  et  parfumé! 

Cette  pièce  nous  a  été  communiquée  par  Mme  Veyrat. 


JEAN -PIERRE   VEYRAT.  187 


—  Non,  lui  dis-je  ;  au  chasseur,  il  lui  faut  la  montagne, 
Au  simple  enfant  des  monts  une  simple  compagne  ; 

Je  suis  enfant  de  ceux  qui  boivent  aux  torrents. 
Ma  cabane  est  auprès  de  la  sombre  avalanche. 
Nos  femmes  ont  le  cœur  comme  la  neige  blanche, 
Nos  fils  sont  robustes  et  grands  ! 

III 

—  Oh!  conduis -moi  là -bas  sous  ta  roche  sauvage; 
L'air  de  Paris  me  pèse  et  j'aime  ton  rivage 
Depuis  que  tu  m'as  dit  qu'il  était  triste  et  beau  ? 
Dis-moi  l'air  du  chasseur  a  l'allure  hardie, 
Dis-moi  l'air  du  pêcheur,  j'aime  sa  mélodie 

Semblable  au  murmure  de  l'eau. 

IV 

—  L'air  du  chasseur  est  pâle  ailleurs  qu'à  la  montagne , 
Le  chant  du  iac  est  dur  qu'aucun  vent  n'accompagne  ! 
Restez  dans  les  cités ,  ô  reine  des  salons  ! 

Vos  pieds  se  briseraient  au  sol  de  ma  patrie  ; 
Le  vent  de  nos  glaciers  vous  eut  bientôt  flétrie , 
Fleur  craintive  des  aquilons  ! 


—  Bois  dans  ma  coupe,  enfant  des  tristesses  sauvages. 
Bois!...  notre  vin  de  France  est  le  roi  des  breuvages, 
La  femme  de  Paris  la  reine  des  beautés  ; 

Celles  de  ton  pays  ont  des  âmes  de  glace. 
Que  veux -tu?  n'as -tu  pas  mon  bras  nu  qui  t'enlace? 
Un  sein  brûlant  de  voluptés?... 

VI 

—  Il  croît  dans  mon  pays  une  fleur  merveilleuse  ; 
Elle  lève  au  matin  sa  tète  radieuse , 


i88  JEAN- PIERRE    VEYRAT. 

Tourne  avec  le  soleil  et  le  suit  lentement  ; 
Tant  qu'un  rayon  d'amour  éclaire  la  journée. 
Elle  vit,  puis  s'incline  et  meurt  découronnée 
Quand  a  fui  son  céleste  amant!... 

VII 

Ah!  doute  si  tu  veux!  moi,  je  crois  et  je  t'aime; 
Je  crois  à  ce  moment,  il  est  le  bonheur  même; 
Il  s'échappe,  qu'importe,  il  renaîtra  toujours  : 
Tous  les  parfums  sont  doux ,  toutes  les  fleurs  sont  belles , 
Suaves  au  matin ,  mais  toutes  sont  mortelles  ! 
Le  seul  immortel,  c'est  l'amour!... 

VIII 


IX 

Si  vous  saviez ,  au  fond  d'une  combe  ignorée 
A  grandi  sous  mes  yeux  une  fille  adorée  ; 
Comme  vous  elle  avait  des  yeux  pleins  de  langueur  ; 
Un  rare  éclair  brillait  sur  sa  longue  paupière. 
Mais  il  portait  en  lui  son  âme  tout  entière 
Et  mettait  à  nu  tout  son  cœur. 


Son  pied,  sans  se  tacher,  eût  marché  dans  la  fange; 
Son  beau  front  accusait  l'ignorance  de  l'ange  ; 
Elle  ne  connaissait  rien  du  siècle,  et  jamais 
Sa  pensée  en  jouant,  rieuse  et  vagabonde. 
N'effleura  les  sentiers  où  s'agite  le  monde, 
C'est  pour  cela  que  je  l'aimais  !... 

XI 

Seulement  elle  avait  au  fond  de  son  cœur  vierge 
Un  sentiment  divin 


JEAN -PIERRE    VEYRAT.  489 

Mystérieux  secret  de  prière  et  d'amour , 
Elle  était  belle  aussi,  belle  à  tenter  un  ange 
Quand  sa  prière  au  ciel  s'élevait  sans  mélange 
Sur  le  dernier  rayon  du  jour! 

XII 


SOUVENIR 

Je  suis  venu ,  moi ,  triste  et  plein  d'alarmes , 
Revoir  les  lieux  de  mon  premier  bonheur  ! 

—  Coulez  encor,  coulez  toujours,  mes  larmes. 
Seules  du  moins  vous  consolez  mon  cœur  ! 

J'ai  sous  les  yeux  une  rose  chérie , 
Un  souvenir  de  mon  premier  amour  • 

—  D'hier  éclose,  elle  est  déjà  flétrie;... 
Mon  rêve  aussi  n'a  duré  qu'un  seul  jour  ! 

Et  la  nature  est  toujours  aussi  belle. 

Et  le  rosier  produit  toujours  des  fleurs, 

Et  l'oiseau  chante,...  et  rien  n'est  changé  qu'elle! 

Coulez  encor,  coulez  toujours,  mes  pleurs. 

Lyon,  8  juin  1833. 


BENOIT  TRUFFET 


Benoît  Truffet,  né  à  Rumilly  le  29  oc- 
tobre 1812,  embrassa  la  carrière  ecclésiastique. 
Il  occupa  pendant  dix  ans  la  chaire  de  rhéto- 
rique au  collège  de  Pont-Beauvoisin,  et  fut 
nommé  successivement  membre  agrégé  de  la 
société  savante  de  Grenoble  et  correspondant 
de  l'Académie  de  Savoie. 

Il  entra  ensuite  aux  missions  étrangères, 
fut  consacré  à  Paris  le  25  janvier  1847,  dans 
l'église  de  Notre -Dame -des -Victoires,  sous 
le  titre  d'évêque  de  Gallipolis,  et  fut  nommé 
immédiatement  vicaire  apostolique  de  l'Afri- 
que occidentale.  Il  s'embarqua  à  Bordeaux  le 
18  avril  de  la  même  année,  et  arriva  le  7  mai 
suivant  à  Dakan  (Guinée).  Après  quelques  mois 


192  BENOIT   TRUFFET. 

de  séjour  sous  ce  ciel  brûlant,  il  tomba  malade 
et  mourut  le  23  novembre,  à  l'âge  de  trente- 
cinq  ans. 

Pendant  son  séjour  en  Savoie,  Benoît 
Truffet  se  fit  remarquer  par  ses  travaux  litté- 
raires. Il  publia  un  ouvrage  assez  remarquable 
sous  le  titre  de  Vltalie  ou  une  Conversion  au 
xixo  siècle,  vol.  in-S»  (Paris,  bureaux  de  la 
Revue  catholique).  Il  donna  plusieurs  articles 
intéressants  et  des  pièces  de  vers  au  Courrier 
des  Alpes  et  à  fAllobroge,  revue  scientifique  et 
littéraire  qui  se  publiait  à  Grenoble.  Il  a  laissé 
en  manuscrit  une  Histoire  des  sanctuaires  du 
Dauphiné  et  de  la  Savoie. 

Comme  bien  Ton  pense,  l'idée  profane  est 
entièrement  exclue  de  la  poésie  de  B.  Truffet, 
et,  pour  la  bien  juger,  il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue  qu'elle  sort  d'une  plume  éminemment  reli- 
gieuse ,  et  pour  laquelle  l'idéal  le  plus  parfait  ne 
réside  que  dans  les  régions  du  pur  esprit. 

Parfois,  cependant,  des  accents  mâles  et 
patriotiques  se  font  entendre  au  milieu  des 
chants  du  poète  évangélique,  qui,  lui  aussi, 
veut  évoquer  le  souvenir  des  gloires  anciennes 
de  son  pays  natal. 


BENOIT    TRUFFET.  i95 

I 

A  SILVIO  PELLICO 

ACTXU&    DES    POÉSIES    CATHOLIQUES  * 

Poète,  sois  béni!  quand  ton  pieux  délire, 
Elevant  vers  Jésus  et  ton  cœur  et  ta  lyre , 
S'éveille  ou  se  rendort  au  souffle  du  Seigneur, 
En  chantant  de  la  foi  les  hautes  espérances, 
Tu  m'apprends  à  jouir  même  de  mes  souffrances 
Que  l'amour  divinise  au  sang  du  Rédempteur. 

Sous  tes  doigts  frémissants  quand  ta  harpe  respire , 
Qu'ils  sont  doux  avec  toi  les  pleurs  ou  le  sourire! 
Je  goûte  tour  à  tour  ton  absinthe  ou  ton  miel. 
En  montant  par  la  croix  pour  atteindre  la  gloire , 
Tu  sèmes,  en  jalons  d'un  chemin  de  victoire. 
Les  larmes  et  les  fleurs  sur  le  sentier  du  ciel  ! 

D'un  suave  transport,  oui,  mon  âme  est  saisie 
Devant  tes  chants  sacrés,  parfums  de  poésie. 
Echos  purs  et  vivants  du  luth  d'un  séraphin  ; 
Mélodieux  soupir,  extatiques  louanges, 
Que  tu  continueras  aux  oreilles  des  anges 
Dans  les  flots  de  Tamour  sans  mesure  et  sans  fin. 


•  Cet  impromptu,  inspiré  par  une  lecture  des  Poésies  catholiques, 
n'a  pjLS  déplu  à  l'illuslre  prisonnier  du  Spielbcrg.  Par  une  lettre  tou- 
chante à  l'auteur,  Silvio  Pollic(»  a  permis  l'inipression  de  es  vers  dans 
l'Allobroge,  revue  de  Grenoble. 


194  BENOIT    TRUFFET. 

Anathème  au  talent  qu'offusque  la  lumière, 
Et  dont  la  muse  impie  éteint  dans  la  poussière 
Son  diadème  d'or  et  ses  ailes  de  feu  ! 
Mais  toi  qui  vois  la  vie  au  delà  de  la  tombe, 
Aigle  majestueux  ou  plaintive  colombe, 
Tu  diriges  ton  vol  vers  le  trône  de  Dieu. 

Que  de  fois  quand  tu  peins  de  douloureuses  scènes , 
Mes  pleurs  ont  arrosé  tes  pages — et  les  chaînes 
Que  ton  pied  résigné  traînait  dans  ta  prison  ! 
Mais  tes  fers  brilleront  en  fleurons  de  couronne. 
Quand  le  Dieu,  dont  l'éclat  dans  tes  écrits  rayonne. 
Ouvrira  devant  toi  l'éternel  horizon. 

Le  ciel  réclamera  ta  belle  âme  exilée. 
Oh!  puisse -t- elle  alors,  paisible  et  consolée, 
Sur  le  sein  de  Jésus  tendrement  s'assoupir  ! 
Puissent  ton  ange  saint  et  la  foi  que  tu  chantes 
Embaumer,  enivrer  de  délices  touchantes 
Ta  dernière  parole  et  ton  dernier  soupir! 


II 


LE  CHANT  DU  BARDE 
LE  BARDB 

Tirez  vos  gais  noircis,  vaillants  fils  des  montagnes. 
Du  cataie  enflammé,  vengeurs,  armez  vos  mains  : 
Devant  vous,  l'ennemi!  derrière,  vos  compagnes! 
Donnez -leur  l'allégresse ,  —  et  la  mort  aux  Romains. 


BENOIT    TRUFFET.  195 

Voyez -VOUS  se  serrer  leurs  bandes  orgueilleuses! 
Demandez  aux  vaincus  les  maux  qu'ils  ont  soufferts... 
Vengez -les,  vengez -vous,  les  âmes  valeureuses 
Acceptent,  sans  frémir,  la  mort,  mais  non  les  fers. 

LES  SOLDATS. 

Mets  ta  force,  Tarann,  dans  nos  mains  foudroyantes; 
Aux  oppresseurs  des  Galls  anathème  et  malheur! 

De  nos  poitrines  frémissantes 
Formons -nous  un  rempart  ;  oui,  ces  plaines  sanglantes 

Seront  notre  tombe  ou  la  leur! 

LE  BARDE. 

Teulomal,  redis-nous  l'effroi,  les  voix  plaintives. 
Par  les  pieds  des  chevaux  les  Ligures  broyés. 
Les  époux  massacrés ,  les  épouses  captives , 
Dans  le  sang  paternel  leurs  fils  naissants  noyés!... 
Vos  pleurs  remplaceraient  les  danses  sous  les  chênes  ! 
Plus  que  la  honte  aux  fronts  et  Teffroi  dans  les  cœurs... 
Pourriez -vous  secourir  d'un  bras  chargé  de  chaînes 
Vos  enfants  écrasés  sous  les  pas  des  vainqueurs  ? 

LES  SOLDATS. 

Mets  ta  force,  ïarann,  dans  nos  mains  foudroyantes; 
Aux  oppresseurs  des  Galls  anathème  et  malheur  ! 

De  nos  poitrines  frémissantes 
Formons -nous  un  rempart  :  oui,  ces  plaines  sanglantes 

Seront  notre  tombe  ou  la  leur! 

LE   ISARDE. 

Vengeance,  liberté,  gloire  à  TAllobrogie! 
Illustre  ta  framée,  ô  guerrier  des  forêts  ; 
Ton  vieux  père  f  attend  ;  rapporte -la  rougie 
Du  sang  des  étrangers  qui  souillent  tes  guérets. 


196  BENOIT    TRUFFET. 

IJelle  est  autour  d'un  front  la  couronne  de  chêne! 
Mais  plus  beau  le  trépas  où  nous  allons  courir! 
Non ,  nous  ne  sommes  point  un  peuple  qu'on  enchaîne. 
Répétons  ce  serment  :  Etre  libre  ou  mourir! 

LES  SOLDATS. 

Mets  ta  force,  Tarann,  dans  nos  mains  foudroyantes; 
Aux  oppresseurs  des  Galls  anathème  et  malheur! 

De  nos  poitrines  frémissantes 
Formons -nous  un  rempart  :  oui,  ces  plaines  sanglantes 

Seront  notre  tombe  ou  la  leur  ! 

LE  BARDE. 

Levé -toi,  Teutatès;  viens  prendre  tes  victimes. 

Je  voue  à  tes  autels  le  perfide  étranger. 

Nos  lances  vont  punir  son  audace  et  ses  crimes  : 

Ogmius,  rends -nous  forts;  Hésus  viens  nous  venger. 

La  rotte  chantera  les  noms  dignes  d'envie. 

Les  noms  des  braves,  morts  pour  fuir  le  déshonneur. 

Le  trépas  est  pour  eux  la  porte  de  la  vie  : 

Ils  nageront  sans  fin  dans  les  flots  de  bonheur... 

LES  SOLDATS. 

Qui  tombe  sans  trembler  monte  au  pays  des  âmes , 
Dans  une  coupe  d'or  boit  l'immortalité... 
Embrase -nous,  Bélen,  de  généreuses  flammes; 
Oui,  conquérons  pour  nous,  nos  pères  et  nos  femmes, 
Une  tombe  ou  la  liberté  ! 


BENOIT    TRUFFET.  197 

III 

CHANT  PATRIOTIQUE 

Aux  drapeaux  déchirés  des  braves 
Est  pendu  le  crêpe  de  deuil. 
Nous  ici  nous  sommes  esclaves , 
Et  nos  frères  sont  au  cercueil!... 
Leur  valeur  ne  s'est  point  flétrie  ; 
Ils  ont  su  combattre  et  périr. 
Ah  !  quand  on  n'a  plus  de  patrie , 
On  peut  pleurer,  on  peut...  mourir. 

Loin  des  toits  qui  nous  ont  vus  naître , 
Le  ciel  est  morne  et  sans  azur  : 
L'esclave  qui  redoute  un  maître 
N'a  plus  de  jour  suave  et  pur. 
Par  le  malheur  Tâme  aguerrie 
Au  combat  ne  sait  point  frémir  ; 
Mais,  quand  on  n'a  plus  de  patrie. 
On  peut  pleurer,  on  peut...  mourir. 

Qui  nous  rendra  nos  chants  de  gloire? 
Qui  viendra  venger  nos  douleurs? 
Brisant  nos  fers  par  la  victoire, 
Quelle  main  séchera  nos  pleurs? 
Armes,  pays,  mère  chérie, 
Je  vous  lègue  un  dernier  soupir! 
Ah!  quand  on  n'a  plus  de  patrie, 
On  peut  pleurer,  on  peut...  mourir. 


JACQUES- HENRI  CALLIES 


Jacques -Henri  Callies  naquit  à  Annecy,  le 
24  juin  1822.  11  commença  ses  études  dans  le 
collège  des  Jésuites  à  Chambéry,  et  les  con- 
tinua à  Annecy.  Son  intention  était  de  se  faire 
recevoir  avocat  et  de  suivre  la  carrière  diplo- 
matique, afin  de  satisfaire  un  goût  très -pro- 
noncé qu'il  manifesta  de  bonne  heure  pour 
les  voyages;  malheureusement  le  mauvais  état 
de  sa  santé  anéantit  tous  ses  projets  les  plus 
chers ,  et  il  dut  suspendre  ses  études  et  se  re- 
tirer dans  sa  famille. 

Callies ,  tout  en  caressant  avec  prédilection 
ses  rêves  de  voyages  lointains,  qui  lui  donnaient 
l'espoir  de  fournir  un  aliment  à  son  ardente 
organisation ,  avait  senti  aussi  brûler  en  lui  le 


âOO  JACQUES -HENRI    CALLIES.  Jl 

feu  sacré  de  la  poésie  ;  son  imagination  l'avait 
souvent  emporté  sur  des  rives  éloignées,  et, 
chemin  fiiisant,  elle  avait  chanté  l'immensité 
des  mers,  les  grands  spectacles  de  la  nature 
et  le  Dieu  créateur  de  toutes  ces  sublimes  mer- 
veilles. Ayant  renoncé  par  force  à  ses  premières 
illusions,  Callies  reporta  toutes  ses  pensées  sur 
la  poésie;  l'inactivité  lui  étant  à  charge,  faute 
de  mieux  il  se  jeta  avec  ardeur  dans  les  études 
littéraires. 

Il  parvint  de  la  sorte  à  un  degré  remar- 
quable d'érudition.  Ses  jugements  sur  les  au- 
teurs contemporains  étaient  marqués  au  sceau 
du  goût  le  plus  parfait  et  du  jugement  le  plus 
sain.  Les  poètes  surtout  furent  pour  lui  l'objet 
d'une  étude  approfondie,  et  ce  n'était  pas  sans 
un  grand  intérêt  qu'on  l'écoutait  exposer,  avec 
une  rare  sagacité ,  les  qualités  et  les  défauts  de 
chacun  d'eux. 

Mais  ce  travail  forcé,  que  sa  nature  fié- 
vreuse ne  lui  permit  pas  de  renfermer  dans  des 
bornes  raisonnables,  ne  fit  qu'augmenter  les 
souffrances  physiques  de  Callies.  Tout  le  pre- 
mier, il  sentit  que  la  vie  s'éloignait  de  lui,  et 
souvent  on  l'entendit  annoncer  sa  fin  prochaine. 
«  Je  mourrai  jeune!  écrivit-il  un  jour;  je  ne 
sens  en  moi  aucune  maladie,  mais  quelque 
chose  me  dit:  «Pour  toi,  une  vie  de  peu  de 


JACQUES -HENRI    CALLIES.  201 

«  durée,  seulement  une  ou  deux  journées  ici- 
«  bas,  et  il  faudra  partir...  »  Ces  pensées  tien- 
nent à  mon  àme.  Je  me  ligure  qu'avant  peu  il 
me  faudra  dirq  adieu  à  tout  ce  que  j'aime,  à  ma 
mère,  à  mes  parents,  à  mes  amis  et  à  la  nature.  » 

Un  instant,  toutefois,  il  put  renaître  à  l'es- 
poir de  ne  pas  être  arraché  de  sitôt  à  toutes 
ses  affections.  Une  jeune  compagne,  des  enfants 
dans  lesquels  il  se  voyait  revivre ,  purent  ra- 
nimer sa  faible  nature.  Mais,  hélas!  son  illusion 
ne  fut  pas  de  longue  durée;  des  souffrances 
de  toute  sorte  le  rappelèrent  bientôt  à  la 
réalité,  et  lui  firent  reconnaître  que  le  mo- 
ment était  proche  où  il  allait  être  séparé  de 
tout  ce  qu'il  chérissait. 

Il  vit  arriver  ce  moment  avec  calme  et 
résignation;  ses  sentiments  religieux  éclatèrent 
dans  toute  leur  force  à  l'annonce  de  la  mort, 
et  c'est  en  murmurant  des  prières  et  en  bénis- 
sant les  siens  qu'il  expira  le  25  avril  1859. 

Callies  n'a  publié  qu'un  petit  nombre  de 
ses  poésies  dans  les  journaux  de  la  Savoie; 
mais,  après  sa  mort,  elles  ont  été  réunies  en 
volume  et  mises  au  jour  par  M.  l'abbé  Grobel*. 

Il  serait  difficile  de  porter  un  jugement  net 


*  Jacques-Henri  C(tllies  et  ses  Poésies,  par  M.  l'alibé  Grobcl,  .\iinecy, 
1850 ;  2e  édition.  Ch.  Burdel,  iHlilcur. 


202  JACQUES -HENRI    CALLIES. 

et  précis  sur  les  productions  du  pauvre  poète, 
que  la  maladie  a  tourmenté  pendant  son  court 
passage  ici -bas,  et  que  la  mort  a  achevé  avant 
l'heure  ;  il  y  a  dans  ses  vers  quelque  chose  d'in- 
décis, de  vague  et  de  saccadé,  comme  un 
soupir  inachevé.  Mais  nous  ne  saurions  mieux 
dépeindre  les  traits  caractéristiques  de  la  poésie 
de  Callies  que  ne  l'a  fait  un  de  ses  amis  les 
plus  intimes,  et  qui  est  un  juge  excellent  en 
pareille  matière  : 

«  Son  lyrisme,  dit  M.  J.  Ogier,  n'a  point  été 
celui  des  modernes,  qui  s'est  inspiré  des  évé- 
nements et  des  révolutions  politiques;  il  n'a 
chanté  que  ses  souffrances,  ses  joies,  ses  révo- 
lutions intimes  et  ses  luttes  de  l'âme,  et  puis, 
comme  nous  l'avons  dit,  la  simple  et  grande 
nature  de  la  Savoie.  Distrait  aux  bruits  du 
monde,  il  en  a  à  peine  subi  de  rares  échos,  et 
sa  muse  ailée  n'est  sortie  de  lui-même  que  pour 
aller  se  poser  sur  nos  rochers ,  les  branches  de 
nos  bois,  ou  sur  les  bras  moussus  des  croix  de 
nos  hameaux. 

«...  Un  souffle  poétique  pur  traverse 
toutes  les  pages  de  J.  Callies,  et  fait  frissonner 
son  œuvre  entière;  cependant,  on  sent  quel- 
quefois la  courte  haleine  ;  une  complexion  frêle 
et  une  langueur  qui  ne  l'a  presque  jamais  quitté 
lui  laissaient  peut-être  assez  de  force  pour  rêver 


JACQUES- HENRI    CALLIES.  203 

longuement  sa  pensée,  mais  pas  assez  pour 
mener  loin  l'inexorable  et  dévorant  travail  du 
vers.  En  le  rencontrant  bien  des  fois  épuisé 
de  fatigue,  mais  poursuivant  encore  son  idéal, 
nous  nous  souvenions  du  passage  de  Dante  qui 
peint  le  poète  les  tempes  ceintes  et  brûlées  par 
un  laurier  de  feu.  Plusieurs  de  ses  productions 
accusent  cette  lassitude  maladive  et  la  défail- 
lance des  doigts  sur  la  lyre  *.  » 

•  Courrier  des  Alpes,  numéro  du  12  mai  1859. 


I 


204  JACQUES -HENRI   CAILLES. 


I 


SOUVENIR  DES  AMIS  MORTS 

(mIlodib  d'aotombb) 

Un  vent  glacé  ternit  les  cieux. 
Et  les  feuilles  à  la  ramure 
Exhalent  leurs  adieux 
Dans  un  murmure. 

D'où  vient  que  je  répands  des  pleurs  ? 
0  mon  Dieu  !  d'où  vient  que  ma  vue 
Poursuit  les  feuilles  et  les  fleurs 
Qui  tourbillonnent  vers  la  nue? 

Amis  disparus  pour  toujours, 
Fleurs  de  jeunesse!  un  vent  d'automne, 
Hélas!  a  de  vos  jours 
Pris  la  couronne. 

Près  d'eux,  quand  oublierai- je,  enfin. 
Le  chagrin  qui  me  suit  sans  trêve , 
Depuis  qu'en  me  serrant  la  main 
Ils  se  sont  enfuis  comme  un  rêve. 

Attends,  tu  seras  au  tombeau 
Alors  que  la  feuille  dernière 
Glissera  du  rameau 
Dans  la  poussière. 


JACQUES -HENRI    CALLIES.  205 


II 

LA  FEUILLE  ET  LE  PASSANT 

Il  murmurait  ;  feuille  jaunie. 
Pourquoi  suspendue  au  rameau. 
Quand  de  tes  sœurs  la  foule  amie 
Tourbillonne  vers  le  tombeau  ? 

Ne  sais -tu  pas  qu'il  est  bien  sombre 
De  survivre  aux  êtres  chéris  ; 
Qu'en  un  cœur  veuf  il  est  plus  d'ombre 
Qu'au  linceul  qui  les  a  surpris  ? 

Tu  pleures?  Ah!  pleurons  ensemble  : 
Même  sort!  regret  aussi  noir! 
Puisse  le  Dieu  qui  nous  rassemble 
Nous  emporter  tous  deux  ce  soir! 


III 

LE  PÈLERIN 

Ouvrez,  ouvrez!  Frères,  voici  l'orage! 
Sur  votre  seuil  mon  corps  frissonne  au  vent. 
Je  suis  bien  las  :  j'ai  fait  un  long  voyage! 
J'ai  fui  le  siècle,  ouvrez- moi  le  couvent! 
Du  fol  amour  repoussant  l'esclavage , 
Pour  mon  repos  je  veux  l'amour  divin  ; 
Ouvrez,  de  grâce,  ouvrez  au  pèlerin! 


206  JACQUES -HENRI    CALLIES. 

Le  cœur  de  Thomme  est  un  étrange  abîme , 
Le  monde  entier  ne  le  comblerait  pas  ; 
Ce  qu'il  reçoit,  hormis  T amour  sublime. 
Ce  qu'il  reçoit  le  creuse  encor  plus  bas. 
Du  fol  amour,  éternelle  victime , 
Pour  mon  repos  je  veux  l'amour  divin  ; 
Ouvrez,  de  grâce,  ouvrez  au  pèlerin  ! 

Sous  les  arceaux  du  cloître  solitaire. 
L'homme  à  Dieu  seul  vouant  sa  liberté 
Ne  voit -il  pas  renaître,  à  sa  prière, 
Son  innocence  et  sa  félicité  ?... 
Du  fol  amour,  au  loin  la  coupe  amère! 
Pour  mon  repos  je  veux  l'amour  divin  ; 
Ouvrez,  de  grâce,  ouvrez  au  pèlerin! 

La  porte  s'ouvre...  ah!  déjà  je  respire 
Un  air  venu  du  séjour  éternel  ; 
Mon  âme  échappe  à  l'infernal  empire , 
Et  mes  désirs  s'élancent  vers  le  ciel. 
Du  fol  amour  j'ai  connu  le  délire... 
Pour  mon  repos  je  veux  l'amour  divin  ; 
Qu'il  soit  béni,  le  Dieu  du  pèlerin  ! 


JACQUES -HENRI    CALLIES.  207 

IV 

LA  CROIX  DU  VILLAGE 

Au  détour  d'un  sentier,  près  de  chaque  village, 
Apparaît  une  croix,  simple  et  rustique  ouvrage 
De  quelque  laboureur,  artiste  du  hameau. 
Là,  tandis  que  ses  bœufs  cheminent  vers  Tétable, 
Le  bouvier,  s'appuyant  sur  Taiguillon  d'érable , 
S'incline  avec  respect  et  lève  son  chapeau. 

Là,  quand  le  jour  fuyant  assombrit  la  nature, 
L'aïeul ,  les  bras  en  croix  sur  sa  veste  de  bure , 
Adresse  une  oraison  au  Sauveur  des  humains. 
En  sarreau  de  fil  bleu ,  l'enfant  près  de  sa  mère , 
Avec  elle,  à  genoux,  murmurant  :  Notre  Père, 
Presse  le  bois  sacré  de  ses  petites  mains. 

La  bergère  s'y  rend  du  sentier  des  prairies , 
Portant  le  doux  tribut  des  fleurs  qu'elle  a  cueillies 
A  l'ombre  des  grands  bois,  au  pied  du  buisson  vert. 
Là,  tout  humble  de  cœur  apporte  son  hommage; 
Mais,  devant  cette  croix  qu'on  respecte  au  village, 
L'orgueilleux  citadin  passe  le  front  couvert. 


208  JACQUES -HENRI    CALLIES. 

V 

L'ENFANT  ET  LE  CURÉ 

Près  (lu  foyer  où  la  flamme  a  relui , 
Un  vieux  curé,  fermant  son  bréviaire, 
Dit  à  l'enfant  pensif  auprès  de  lui  : 
«  Tu  pars  demain...  je  le  tiens  de  ta  mère... 
En  ce  vallon  rien  ne  plaît  à  tes  yeux , 
Du  jour,  Joseph ,  où  tu  vis  Téquipage 
D'un  parvenu  s'arrêter  en  ces  lieux. 
Crois  ton  curé,  le  parti  le  plus  sage, 
C'est,  mon  enfant,  de  rester  au  village.  » 

—  «  S'il  s'enrichit,  ce  grand  de  l'autre  jour. 
Simple  berger  qui  voulut  de  la  ville. 
Pourquoi  pas  moi?  dit  Joseph  à  son  tour.  » 

—  «  Ami ,  tu  crois  le  succès  si  facile  ! 
Que  de  bergers,  jaloux  d'un  meilleur  sort. 
N'ont  rencontré  sur  un  lointain  rivage 
Que  l'insuccès,  la  misère  et  la  mort?... 
Crois  ton  curé,  le  parti  le  plus  sage. 
C'est,  mon  enfant,  de  rester  au  village. 

«  Sous  le  soleil ,  quand  reverdit  pour  toi 
Un  petit  champ  autour  d'une  chaumine. 
Reste  au  village  où  l'on  garde  la  foi , 
Fuis  les  cités  où  le  vice  domine  : 
A  l'étranger,  que  de  fils  des  vallons 
Ont  écouté  ce  perfide  langage  : 
Pour  s'enrichir  tous  les  moyens  sont  bons... 
Crois  ton  curé,  le  parti  le  plus  sage, 
C'est,  mon  enfant,  de  rester  au  village.  » 


JACQUES -HENRI   CALLIES.  209 

—  «  Le  parvenu,  dit  Tenfant  soucieux. 
Ne  va-t-il  plus  le  dimanche  à  la  messe?  » 

—  «  Sur  ce  point -là,  vois -tu...  fermons  les  yeux; 
Mais  de  ce  grand  sache  au  moins  la  tristesse  ; 
Sache,  ô  mon  fils,  que,  malgré  tout  son  or. 
Gronde  en  son  cœur,  comme  un  brûlant  orage , 
L'âpre  désir  d'augmenter  son  trésor. 

Crois  ton  curé,  le  parti  le  plus  sage. 
C'est,  mon  enfant,  de  rester  au  village. 

«  Puis,  mon  ami,  songe  que  ton  départ 
Achèverait  les  vieux  ans  de  ta  mère  : 
Déjà  la  mort  était  dans  son  regard 
Quand  elle  vint  pleurer  au  presbytère  ; 
Fais -la  mourir...  et  puis,  compte  sur  Dieu!  » 
Lors,  de  ses  pleurs  inondant  son  visage. 
Pour  les  cacher  se  penchant  sur  le  feu: 

—  «  Oui!  dit  Joseph,  le  parti  le  plus  sage. 
C'est,  je  le  vois,  de  rester  au  village.  » 


AUGDSTE  DE  JUGE 


Auguste  de  Juge  de  Pieuillet,  né  à  Ser- 
rières  (Savoie)  le  6  janvier  1797,  commença 
son  cours  de  droit  à  Grenoble  et  le  termina  à 
Turin,  où  il  fut  reçu  docteur  le  24  janvier  1816. 

Ayant  choisi  la  carrière  de  la  magistra- 
ture, il  fut  nommé,  en  premier  lieu,  avocat 
fiscal  à  Albertville  le  6  février  1827;  puis  il  fut 
successivement  juge -mage  à  Bonneville  (1833) 
et  à  Annecy  (1837).  Le  2  août  1839,  il  obtint  le 
titre  et  le  grade  de  sénateur  au  Sénat  de  Savoie, 
où  il  siégea  un  an  plus  tard  comme  membre 
effectif. 

Après  vingt  années  de  service  dans  cette 
dernière  qualité,  il  fut  retraité  le  12  avril  1860, 
avec  le  titre  de  président  honoraire  de  la  Cour 


212  AUGUSTE   DE   JUGE. 

d'appel  de  Savoie,  et  mourut  en  son  château 
de  Pieuillet,  près  de  Rumilly,  te  22  janvier  1862. 

En  dehors  de  ses  charges  dans  la  magis- 
trature, A.  de  Juge  fut  nommé  réformateur 
des  études  en  Faucigny,  pendant  son  séjour  à 
Bonneville,  et  proviseur  des  études  à  Cham- 
béry  en  1851.  Il  entra  en  1841  à  l'Académie  de 
Savoie,  dont  il  a  été  toujours  l'un  des  membres 
les  plus  actifs  ;  il  fut  admis  au  nombre  des 
membres  correspondants  de  l'Institut  national 
de  Genève  et  de  la  Société  d'éducation  de  Lyon, 
et  fut  nommé  officier  de  l'ordre  des  Saints- 
Maurice  et  Lazare. 

Fidèle  aux  traditions  du  corps  illustre  au- 
quel il  avait  l'honneur  d'appartenir,  A.  de  Juge 
cultiva  avec  succès  les  lettres  et  surtout  la 
poésie.  Déjà,  en  1824,  il  avait  publié  une  pièce 
de  vers  intitulée  Chambéry  en  1824,  dans  la- 
quelle il  avait  fait  preuve  d'un  vrai  talent  poé- 
tique; c'était  un  essai  écrit  avec  une  verve 
railleuse  unie  à  une  grande  finesse  d'esprit.  A 
peu  près  à  la  même  époque,  une  circonstance 
heureuse  mit  le  jeune  magistrat- poète  en  rap- 
port avec  l'auteur  illustre  des  Méditations ,  qui 
était  venu  chercher  des  inspirations  au  milieu 
des  fraîches  vallées  de  la  Savoie  et  sur  les  bords 
de  nos  lacs  riants. 

Souvent  le  chantre  d' El  vire  et  le  modeste 


AUGUSTE    DE   JUGE.  213 

poète  savoyen  se  rencontrèrent  dans  leurs  pro- 
menades solitaires,  où  tous  deux  puisaient  de 
nobles  pensées  dans  le  spectacle  grandiose  de 
la  nature  alpestre.  Il  s'établit  alors  entre  les 
deux  poètes  une  espèce  d'intimité,  qui  se  dé- 
veloppa sous  l'influence  de  goûts  et  d'aspira- 
tions identiques. 

A.  de  Juge  ne  put  que  profiter  de  cette 
heureuse  amitié  que  bien  des  hommes  eussent 
enviée  avec  raison;  son  talent  acquit  plus  de 
solidité  par  l'assurance  que  lui  donnèrent  les 
encouragements  du  génie  sous  la  protection 
duquel  le  hasard  l'avait  placé  :  «  Vous  vous 
jugez  trop  modestement  vous-même,  écrivait 
en  i825  M.  de  Lamartine  à  A.  de  Juge,  en 
vous  comparant  à  l'oiseau  de  vos  déserts,  dont 
les  chants  ne  se  font  entendre  qu'aux  lieux  de 
sa  naissance;  une  belle  nature  n'est-elle  pas  la 
seule  école  de  poésie?  Vous  montrez  assez, 
parle  peu  de  vers  que  j'ai  vus  de  vous,  com- 
bien vous  avez  profité  de  ces  grands  spectacles 
et  combien  vous  êtes  digne  d'être  admiré  vous- 
même  de  ceux  à  qui  vous  consacrez  une  trop 
précoce  admiration.  » 

L'approbation  d'un  pareil  maître  pouvait- 
elle  ne  pas  exciter  au  plus  haut  degré  l'ardeur 
du  disciple?  Aussi  ne  faut-il  point  s'étonner  si, 
un  an  après ,  M.  de  Lamartine  constatait  en  ces 


2i4  AUGUSTE   DE   JUGE. 

termes  les  progrès  du  jeune  poète ,  dans  une 
lettre  qu'il  lui  écrivait  de  Florence  :  «  J'ai 
trouvé,  sans  aucun  compliment,  que  votre  ta- 
lent avait  beaucoup  mûri  depuis  un  an.  Tout 
le  monde  vous  envierait  ce  morceau  sur  le  Lac; 
il  me  paraît  que  ce  dernier  est  décidément 
inspirateur  :  Vignet,  vous  et  moi,  nous  en 
avons  reçu  les  plus  heureuses  influences.  » 

Il  s'agissait  de  la  pièce  sur  le  lac  de  Ge- 
nève ,  pièce  que  nous  reproduisons ,  et  qui , 
composée  en  1824,  venait  d'être  retouchée  par 
A.  de  Juge. 

Pendant  quelques  années,  A.  de  Juge  ne 
livra  à  la  publicité  que  des  pièces  détachées; 
mais,  en  1854,  il  fit  paraître  un  recueil  inti- 
tulé Inspirations  religieuses  * ,  travail  sérieux , 
qui  accusait  une  vocation  poétique  bien  déter- 
minée. Plus  tard,  lorsqu'il  fut  fixé  à  Chambéry, 
il  choisit  définitivement  le  genre  de  la  fable 
qu'il  n'abandonna  plus  et  avec  raison ,  car  c'est 
dans  ce  genre  que  son  talent  se  développa  dans 
toute  sa  force  et  brilla  de  tout  son  éclat. 

Le  Fabuliste  des  Alpes,  recueil  assez  volu- 
mineux qui  parut  en  1853**,  obtint  im  légitime 
succès  et  reçut  l'approbation  de  plusieurs  écri- 


*  Paris,  A.  Cherbuliez  et  C«. 
"  Paris,  Clarey,  libraire-éditeur. 


AUGUSTE    DE   JUGE.  215 

vains  illustres.  On  nous  saura  gré  de  reproduire 
textuellement  les  appréciations  de  deux  juges 
éminents,  dont  l'autorité  est  incontestable  ;  bien 
que  flatteuses  pour  l'œuvre  de  A.  de  Juge ,  on 
peut  affirmer  qu'elles  furent  étrangères  à  tout 
sentiment  de  camaraderie. 

«  J'ai  lu  avec  beaucoup  d'intérêt  le  recueil 
de  fables  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m' en- 
voyer, écrivit  Théophile  Gautier  à  un  éditeur, 
au  sujet  du  Fabuliste  des  Alpes;  il  y  a  des  vers 
bien  tournés,  de  l'esprit  et  du  sentiment,  de 
quoi  faire  une  réputation  dans  un  siècle  moins 
occupé  que  le  nôtre  de  chemins  de  fer  et  d'agio- 
tage. » 

M.  Viennet,  dans  une  lettre  adressée  à 
A.  de  Juge  lui-même,  formula  son  opinion  en 
ces  termes  : 

«  La  lecture  de  votre  livre  a  été  pour  moi 
une  distraction  fort  agréable.  Vous  avez  joint 
le  charme  d'un  style  élégant  aux  conseils  de 
la  raison  la  plus  saine,  et  saisi  avec  bonheur  la 
plupart  des  ridicules  de  nos  jours.  Je  vous 
nommerais  bien  des  coqs  démocrates  qui  se  font 
nommer  excellences ,  et  bien  des  singes  qui  ont 
imprudemment  joué  avec  des  allumettes.  Mais 
il  paraît  que  vous  en  avez  en  Piémont  comme 
en  France,  et  je  souhaite  que  vous  puissiez  les 
corriger  avant  qu'on    les   punisse.  Il   y  a   une 


210  AUGUSJE   DE   JUGE. 

bonne  leçon  de  morale  dans  votre  Mendiante, 
et  un  sentiment  exquis  dans  VEnfant  et  l'Hiron- 
delle. J'ai  remarqué  bien  d'autres  fables  dans 
votre  recueil;  mais  les  suffrages  du  public  vous 
les  ont  déjà  signalées. 

«  Permettez  -  moi  de  vous  dire  cependant 
que  vous  abusez  un  peu  trop  des  petits  vers, 
et  qu'une  plus  grande  sobriété  n'aurait  pas 
nui  à  votre  poésie.  Pardonnez  cette  légère  cri- 
tique à  ma  franchise;  je  ne  l'aurais  point  ris- 
quée, si  vos  fables  ne  m'avaient  inspiré  une 
grande  estime  pour  leur  auteur,  et  le  désir  de 
les  rendre  de  plus  en  plus  dignes  du  succès 
qu'elles  doivent  avoir".  » 

A  cette  appréciation  fine  et  spirituelle  nous 
n'avons  rien  à  ajouter,  si  ce  n'est,  comme  der- 
nier éloge,  que  le  Fabuliste  des  Alpes  a  été 
adopté,  par  décision  souveraine,  à  l'école  de 
Saint -Denis. 

Outre  ses  poésies,  A.  de  Juge  a  publié 
quelques  discours  prononcés  devant  le  Sénat 
de  Savoie  ou  l'Académie  de  Chambéry,  ainsi 
que  cinq  rapports  sur  les  concours  de  poésie 
fondés  dans  cette  dernière  ville  par  M.  Guy. 

Il  a  laissé  en  manuscrits  :  !<>  un  volume  de 


•  Ces  lettres  nous  ont  été  communiquées  par  M.  de  Juge  fils. 


AUGUSTE    DE   JUGE.  217 

Fables  nouvelles;  2°  Fleurs  des  Alpes  ;  5°  un  Jeune 
Avocat,  comédie  composée  en  1S22;  A^  Mé- 
langes; 5«  le  Mois  des  fleurs,  ou  Marie  et  la  Jeune 
Fille;  6°  Naissance  du  prince  de  Piémont;  1^  Ra- 
bâcheries  poétiques. 


218  AUGUSTE   DE   JUGE. 

I 
LE  LAC  DE  GENÈVE 

Le  jour  'déjà  vient  de  s'éteindre 
Sur  les  aiguilles  du  Mont-Blanc; 
La  lune  qui  commence  à  poindre. 
De  sa  pâle  lueur  va  teindre 
Les  flots  bleuâtres  du  Léman. 

Accours,  suis- moi  vers  le  rivage  : 
La  barque  est  prête  dans  le  port  : 
Le  ciel  ce  soir  est  sans  orage , 
C'est  comme  un  beau  front  sans  nuage 
Ou  l'œil  d'un  enfant  qui  s'endort. 

Sur  ces  coteaux  où  les  ténèbres 

Ne  tombent  jamais  qu'à  regret, 

Que  de  noms  à  jamais  célèbres! 

Quels  chants  d'amour!  quels  cris  funèbres 

Que  de  lauriers,  que  de  cyprès! 

Ici  riait,  causait  Voltaire, 
Sous  l'œil  de  la  postérité. 
Tandis  que ,  géant  littéraire , 
11  livrait  la  France  légère 
Au  vent  de  l'incrédulité. 

Là ,  victime  de  son  génie , 
Rousseau  maudissait  son  destin. 
Et,  donnant  le  change  à  sa  vie. 
Portait  dans  l'âme  de  Julie 
Le  feu  qui  dévorait  son  sein. 


AUGUSTE    DE    JUGE.  219 

Plus  loin,  sous  la  verte  colline 
Byron  promenait  ses  douleurs. 
Sous  leur  poids  sa  tête  s'incline. 
Sa  voix  infernale  ou  divine 
Déchire  ou  fait  battre  nos  cœurs. 

Contemple  ce  bois  funéraire 
Et  ce  château  couvert  de  deuil  : 
Une  femme  y  vécut  naguère; 
L'amour  gémit  sur  sa  poussière , 
La  gloire  embrasse  son  cercueil. 

Ainsi  sur  ces  nobles  rivages 
Partout  surgit  un  souvenir; 
D'autres  viendront  avec  les  âges  ; 
Le  passé  sous  ces  beaux  ombrages 
Répond  assez  de  l'avenir . 

Viens  donc  :  jamais  pèlerinage 
Ne  f'it  plus  fait  pour  te  charmer, 
Et  nous  dirons  sur  chaque  plage  : 
«  S'ils  ont  seuls  la  gloire  en  partage , 
«  Plus  qu'eux  au  moins,  sachons  aimer.  » 

Juillet  i8a4- 


11 

LA  SOURCE  DU  SALÈVK 

Au  pied  de  Taride  Salève, 

Dont  la  cime  fière  s'élève 

Comme  un  fort  aux  créneaux  hautains, 

Il  est  une  source  limpide 

Dont  on  aime,  d'un  œil  avide, 

A  suivre  les  divers  destins. 


220  AUGUSTE   DE  JUGE. 

D'abord  timide  à  sa  naissance. 
Presque  sans  bruit  l'onde  s'avance 
Sur  un  lit  de  cailloux  épars; 
Telle  au  sortir  du. monastère 
La  vierge  à  la  démarche  austère 
Veut  échapper  à  nos  regards. 

Mais  bientôt,  trouvant  une  pente, 
A  travers  les  champs  Teau  serpente 
En  reflétant  les  feux  du  jour. 
Semblable  à  la  vive  bacchante. 
Qui,  sous  le  dieu  qui  la  tourmente, 
Fait  éclater  ses  chants  d'amour. 

Que  j'aime  ce  tapis  de  mousse 
Où  le  flot,  qui  soudain  rebrousse 
Dans  son  léger  cours  arrêté , 
S'étend  comme  une  nappe  blanche, 
Comme  un  flocon  de  l'avalanche 
Que  détache  un  souffle  d'été  ! 

Du  sommet  d'un  tertre  élancée. 
Ailleurs  la  source  courroucée 
Tombant  en  bouillons  écumants, 
S'élève  en  brillante  poussière 
Et  flotte  comme  la  crinière 
D'un  coursier  qui  brave  les  vents. 

Quelquefois,  sous  un  vert  feuillage 
Qui  la  couvre  de  son  ombrage. 
L'onde  disparaît  à  nos  yeux  ; 
Dans  l'ombre  ainsi  d'une  retraite. 
L'âme,  que  le  monde  inquiète, 
Se  cache  pour  songer  aux  cieux. 


AUGUSTE    DE    JUGE.  221 

0  source  pure,  onde  chérie, 
Vers  cette  lointaine  prairie 
Garde -toi  de  hâter  ton  cours; 
Là -bas  est  un  abîme  immense, 
Où  ta  passagère  existence 
Ira  se  perdre  pour  toujours. 

Au  sein  de  l'humide  surface 

En  vain  Ton  chercherait  ta  trace  ; 

Ton  nom  même  aurait  disparu 

Comme  celui  de  la  bergère 

Qui  meurt  dans  la  ville  étrangère 

Où  son  cercueil  est  inconnu. 

Juillet  1832. 


Il 


L'INCENDIE  ET  LES  RECOMPENSES 


Le  palais  d'un  lion,  do  nuit,  avait  pris  feu  ; 
La  toiture  déjà  tombait  toute  fumante  ; 
Les  animaux  en  foule  accourus  sur  le  lieu 
Parvinrent  à  dompter  la  flamme  dévorante. 
Un  pareil  dévouement  devait  avoir  son  prix  : 
Aussi,  lorsque  le  jour  eut  calmé  les  esprits, 
Le  monarque  annonça  Tijeiire  des  récompenses. 
C'est  le  plus  beau  moment,  il  faut  en  convenir; 

Ma's  ^îardor  for'Tie  les  balances 
Est  entre  nous  li;  point  didicile  à  tenir. 


AUGUSTE   DE  JUGE. 
Chacun  alors  si  forl  se  démène ,  s'agite 

Pour  vanter  ses  exploits, 

Qu'il  vaudrait  mieux,  je  crois, 

Jeter  en  l'air  les  croix 
Que  de  chercher  celui  qui  de  fait  les  mérite 

Le  lion,  jeune  encor,  pensa  différemment. 
Comme  un  vrai  Salomon ,  il  s'assied  sdr  son  trône. 
Et  dit  qu'il  était  là  pour  payer  dignement 
Les  services  marquants  rendus  à  la  couronne. 

L'n  chien,  le  nez  en  l'air,  s'avança  vers  le  roi  : 
«  Ce  que  d'autres  ont  fait,  grand  sire,  je  l'ignore; 

Mais  au  premier  coup  de  beffroi , 
Qui  rassura  le  peuple  et  fut  son  chef?  C'est  moi. 
J'ai  tant  rôdé,  couru,  que  mon  poil  sue  encore; 
Et  j'ai  tant  harangué  dans  le  palais  sonore. 
Que  mon  gosier  à  sec  l'atteste  assez,  ma  foi!  » 

—  «  C'est  par  trop  te  vanter,  »  répond  d'une  voix  forte 
Un  ours  au  lourd  museau;  «  l'on  rira,  peu  m'importe; 

Parler  n'est  pas  toujours  agir. 

Pour  moi,  je  le  dis  sans  rougir. 
Lorsque  sur  la  muraille  on  eut  posé  l'échelle. 
J'en  pris  le  pied,  et  là,  ferme  comme  un  rocher. 
D'un  grognement  flatteur  je  stimulai  le  zèle 
De  ceux  que  le  péril  parfois  faisait  bronciier.  » 

Mais  ici  comment  vous  décrire 
Ce  que  chaque  animal  vint  dire 
Pour  obtenir  les  faveurs  du  lion? 
Jadis  sans  doute  Agamemnon 
Eut  moins  à  faire  pour  entendre 
Ceux  dont  le  peuple  avait  réduit  en  cendre 
La  trop  malheureuse  lllion. 


AUGUSTE    DE   JUGE.  223 

Le  prince,  conservant  un  calme  vraiment  rare. 
Sans  le  moindre  dédain  avait  tout  écouté  ; 

D'honneur  c'était  un  acte  de  bonté 
Dont  un  simple  commis  est  quelquefois  avare. 
Enfin,  il  fit  un  geste  :  un  silence  profond 

Soudain  s'étendit  dans  l'enceinte  : 
<  Je  suis  content,  dit -il  ;  sans  doute  plus  d'un  nom 

Ira  sur  la  colonne  sainte 

Briller  dans  notre  Panthéon  ; 
Il  en  est  encore  un  qu'on  ignore  peut-être, 
C'est  le  nom  du  premier  qui,  vers  l'eau  descendu, 

Fournit  sans  se  faire  connaître , 
Le  liquide  abondant  sur  le  feu  répandu. 
Quel  est -il?  répondez.  »  A  cet  ordre  du  maître, 
Le  peuple  se  regarde  et  se  tait  confondu. 
Un  murmure  pourtant  se  répand  et  s'élève, 
On  se  dit  que  le  bœuf  était  près  du  torrent  : 
Jusqu'au  trône  du  roi  ce  bruit  monte  eu  courant  ; 
Le  monarque  l'écoute  et  dit  d'une  voix  brève  : 
«  Qu'on  amène  le  bœuf;  pour  lui,  ce  jour  est  grand.   » 
Or  que  faisait  alors  notre  animal  tranquille? 
Nouveau  Cincinnatus,  dans  la  plaine  stérile 
Il  reprenait  gaiement  son  pénible  sillon  ; 
Son  devoir  accompli ,  sans  songer  au  renom , 
11  avait  sous  le  joug  remis  son  cou  docile, 
Et  ne  s'occupait  plus  du  palais  du  lion. 
Mais,  lorsque  l'on  publie 
L'ordre  du  roi ,  soudain 
Il  vient  et  s'humilie 
Devant  le  souverain. 
«  Relève  toi,  »  lui  dit  d'une  voix  solennelle 
Le  monarque  attendri;  «  si  ta  conduite  est  belle, 
La  modestie  encore  on  augmente  le  prix. 
Il  est  beau  d'être  utile  au  trône,  ;\  son  pays; 


224-  AUGUSTE   DE   JUGE. 

Mais  le  servir  dans  le  silence, 

Sans  songer  à  la  récompense. 
C'est  là  de  la  vertu  :  c'est  moi  qui  te  le  dis.  t 
A  ces  mots,  un  bravo  partit  de  l'assemblée  : 
La  justice  un  instant  peut  demeurer  voilée; 

Mais,  quand  elle  revoit  le  jour. 
Le  peuple,  simple  et  bon,  saluant  l'exilée, 

Partout  l'accueille  avec  amour. 

Je  ne  veux,  point  ici,  censeur  atrabilaire. 

Aux  rois  enseigner  leur  devoir  ; 
Assez  d'autres  sans  moi ,  sans  crainte  de  déplaire , 
Sauront  gourmander  le  pouvoir  ; 
Mais  dans  ce  siècle  où  tout  homme  désire 
Le  soleil  éclatant  de  la  publicité , 
Il  est  rare  de  voir  dans  un  poste  écarté 
Le  sujet  s'immoler  au  salut  de  l'empire. 
Sans  escompter  l'honneur  de  la  célébrité. 


IV 

LE  ROSSIGNOL  DÉPUTÉ 

Lassé  de  ne  chanter  que  dans  l'ombre  du  soir 
Pour  les  amants  qui,  seuls,  l'écoutent  en  silence. 
Un  rossignol  pensa  que  sa  douce  éloquence 
Sur  le  sort  des  oiseaux  pourrait  peut-être  avoir 

Une  heureuse  part  d'influence. 
Il  quitta  donc  un  jour  son  réduit  embaumé. 
Et  vint  solliciter  les  faveurs  populaires. 
On  le  trouva  sans  doute  un  peu  simple  en  affaires 
Mais  il  parla  si  bien ,  que  le  peuple  charmé 
Le  proclama  bien  haut  l'un  de  ses  mandataires. 


I 


AUGUSTE    DE    JUGE.  225 

Le  nouveau  député ,  tout  palpitant  d'espoir. 

Un  peu  timide,  court  s'asseoir 
Sur  cette  branche  où  tous  le  cherchent,  le  saluent; 
Car  (entre  nous  soit  dit)  c'était  beau  que  de  voir 

Un  rossignol  sur  le  perchoir 
Où  tant  de  geais  criards ,  tant  de  vautours  affluent  ; 
Aussi ,  lorsqu'à  son  tour  il  formula  ses  vœux , 
Un  silence  profond  régna  dans  l'assemblée. 
Jamais  plus  doux  accents,  sons  plus  mélodieux, 

N'avaient  frappé  la  foule  émerveillée  : 
«  Que  c'est  beau,  disait-on,  c'est  quelque  oiseau  des  cieux... 
Il  cessa  de  parler,  on  l'écoutait  encore... 

Mais  comme  en  un  salon,  quand  le  piano  sonore 

Ne  frémit  plus  sous  des  doigts  inspirés, 
De  toutes  parts  la  causerie 
Reprend  cette  allure  chérie 

Où  l'esprit  joue  en  mots  vifs  et  serrés  ; 
Ainsi,  quand  notre  oiseau  descendit  la  tribune, 

Les  députés  dans  leur  langue  commune, 

Ne  parlant  plus  que  chiffres  et  budget. 
Laissèrent  l'orateur  confus  et  stupéfait 
De  comprendre  si  peu  leur  science  importune... 
On  alla  bien  plus  loin  :  l'égoïsme  exploita 
Ses  rêves  généreux,  sa  sublime  éloquence; 
Et  son  nom ,  que  l'amour  si  souvent  répéta , 
Subit  des  factions  la  brutale  insolence. 

«  Oh!  dit  alors  le  chantre  des  forêts, 
Retournons  dans  nos  bois,  sous  mon  feuillage  épais; 
Il  me  faut  de  la  nuit  le  mystère  et  les  voiles  ; 
Il  me  faut  la  clarté  des  lointaines  étoiles. 
Et  non  les  feux  du  jour,  ni  le  bruit  des  succès. 

Cliacun  son  lot  :  chanter  est  ma  science , 
C'est  celle  que,  dit-on,  les  anges  ont  au  ciel. 


22G  AUGUSTE    DE  JUGE. 

Adieu,  brûlants  débats,  fi^loire  pleine  de  fiel; 
Je  reviens  aux  amants  qu'attrista  mon  silence,  i 

0  vous,  amis  du  coeur,  poètes  bien-aimés, 
0  vous ,  nos  rossignols  sublimes  ! 
N'allez  pas,  brillantes  victimes. 

Mêler  vos  voix  aux  cris  des  partis  enflammés. 

A  vous  il  faut  aussi  de  l'ombre  et  du  silence; 

C'est  là  que  l'amitié,  l'amour  ou  la  souffrance 

Vont  tour  à  tour  rêver  ou  répandre  des  pleurs. 

Chanter  c'est  votre  lot;  vos  chants  consolateurs 

Doivent  seuls,  ici -bas,  trahir  votre  présence. 


ACTUALITE 


MKCB  IMBDITI 


Encore  un  homme  qui  se  noie  : 
Chaque  jour,  le  monde  avec  joie 

Se  plaît  à  proclamer  ce  bel  événement  : 
Sans  principes  et  sans  croyances , 
Il  applaudit  aux  défaillances, 

A  la  palinodie,  à  l'oubli  des  serments. 
Pour  qui  croit  à  la  foi  jurée 
Et  dont  la  parole  est  sacrée 

Ce  n'est  jamais  assez  de  dédain,  de  mépris! 
Vous  datez  alors  du  déluge. 
Et  l'égoïsme,  qui  vous  juge, 

Passe  plein  de  pitié  comme  auprès  d'un  débris. 


AUGUSTE   DE   JUGE.  227 

Oh  !  qu'il  sera  profond ,  l'abîme 

Où  rameur  du  gain  qui  l'anime 
Pousse  un  peuple  excité  dans  ses  mauvais  instincts. 

Ne  cherchez  plus  Tobéissance, 

Qui  dans  le  cœur  prend  sa  naissance , 
Accepte,  au  nom  du  ciel,  les  plus  tristes  destins. 

Le  devoir  :  c'est  un  mot  sonore  ; 

Il  est  vide  :  nul  ne  l'ignore. 
Les  niais  seuls  sont  pris  à  ce  beau  traquenard. 

L'honneur  :  bien  fou  qui  s'en  soucie. 

Dans  le  grand  banquet  de  la  vie 
La  part  la  plus  réelle  est  celle  du  renard. 

Lorsque  l'homme  ainsi  se  ravale, 

De  la  force  la  main  brutale 
Le  soumet  seule  au  joug  de  la  société. 

Si  jamais  ce  lien  se  brise 

La  torche  luit;  le  fer  s'aiguise  : 
C'en  est  fait  du  pouvoir  et  de  la  liberté! 


VI 

L'ENFANT  ET  LE  MORS 

PIÈCE    INÉDITE. 

Vois  l'enfant  dans  ses  jeux  :  parfois  il  se  façonne 
Un  mors  qu'il  place  sous  sa  dent. 

[l  y  pend  par  un  nœud  une  corde  qu'il  donne 
A  son  compagnon  qui  la  prend. 
Tout  fier  de  sa  métamorphose, 
Bien  prêt  au  métier  de  cheval , 
L'oreille  en  l'air,  la  bouche  close. 

De  son  automédon  il  attend  le  signal. 


228  AUGUSTE   DE  JUGE. 

Au  premier  coup,  voilà  qu'il  bondit;  il  s'élance, 

Il  s'arrête,  il  piaffe,  il  hennit; 
On  le  dirait,  ma  foi,  dressé  par  Franconi, 

Tant  il  montre  d'obéissance. 

Le  peuple  aussi,  comme  l'enfant. 
Se  fait  souvent  bête  de  somme. 
Et  de  son  maître  qui  l'assomme 
Adore  le  fouet  triomphant  '. 


*  Nous  avons  extrait  ces  deux  dernières  pièces  des  œuvres  inédites 
de  A.  (le  Juge,  qui  nous  ont  été  communiquées  par  M.  de  Juge  flis. 


MARGUERITE  CHEVRON 


Marguerite  Chevron,  née  le  18  mai  1818  à 
Barberaz ,  près  de  Chainbéry,  appartenait  à  une 
nombreuse  et  modeste  famille  de  cultivateurs. 
Dans  les  premières  années  de  sa  jeunesse,  elle 
ne  s'occupa  que  des  travaux  des  champs,  car 
à  cette  époque  peu  d'enfants  de  la  campagne 
jouissaient  des  bienfaits  de  l'instruction  pri- 
maire. 

Vers  l'âge  de  quinze  ans  seulement,  Mar- 
guerite commença  à  épelcr  sur  un  livre  d'Heures, 
sous  la  direction  de  la  ménagère  du  curé  de  sa 
paroisse,  qui  avait  remarqué  chez  la  petite 
])ergère  une  intelligence  peu  commune. 

Du  livre  (ï Heures  la  jeune  élève  passa  à 
d'autres  livres  de  piété   formant    seuls  la   bi- 


250  MARGUERITE    CHEVRON. 

bliothèque  de  sa  maîtresse,  et  VA7ige  conduc- 
teur, y  Ame  élevée  à  Dieu^  furent  lus  et  relus  par 
Marguerite ,  chez  qui  l'amour  de  l'étude  se  dé- 
veloppait chaque  jour  davantage.  Humble  fleur 
des  champs,  elle  sentit  dès  lors,  sans  pouvoir 
se  l'expliquer,  une  sève  nouvelle  parcourir  ses 
veines;  un  simple  livre  de  prières  avait  opéré 
une  transformation  dans  son  esprit  devant 
lequel  un  horizon  nouveau,  mais  encore  in- 
déterminé, s'était  ouvert  tout  à  coup.  Il  serait 
intéressant  de  connaître  aujourd'hui  quelles 
furent  les  impressions  intimes  produites  par 
le  travail  de  pensées  confuses  qui  agitait  en  ce 
moment  cette  nature  dont  l'inspiration  com- 
mençait à  s'emparer  :  mais  alors  Marguerite  ne 
savait  pas  écrire!... 

Appelée  à  Chambéry  auprès  d'une  sœur 
qui  y  exerçait  un  petit  commerce,  elle  apprit 
bientôt  à  écrire,  et  le  premier  livre  qui  lui 
tomba  sous  les  yeux  fut  un  volume  des  œuvres 
de  M.  de  Lamartine  :  à  dater  de  ce  jour,  Mar- 
guerite vit  la  lumière  se  faire  au  milieu  de 
l'obscurité  dont  ses  idées  avaient  été  jusque-là 
enveloppées;  les  vers  de  l'illustre  poète  furent 
comme  une  étincelle  électrique  qui,  frappant 
au  milieu  d'un  mélange  confus  d'éléments  di- 
vers, les  rassemble  suivant  leurs  affinités  et 
les  ramène  chacun  dans  sa  voie  naturelle.  Mar- 


MARGUERITE    CHEVRON.  251 

^aerite  se  sentit  enfin  poète!  Elle  écrivit  donc 
des  vers ,  guidée  par  son  instinct  et  sans  même 
pouvoir  se  rendre  compte  des  règles  aux- 
quelles elle  obéissait  par  intuition.  Ses  pre- 
miers essais,  toutefois,  ne  furent  connus  que 
de  sa  sœur. 

Ayant  dû  retourner  dans  sa  famille,  Mar- 
guerite, sous  l'inspiration  du  curé,  donna  des 
leçons  aux  enfants  de  son  village  ;  mais ,  après 
deux  ans  de  ce  pénible  labeur,  elle  devint  ma- 
lade et  se  vit  contrainte  de  revenir  à  Chambéry 
pour  se  faire  donner  des  soins.  A  peine  guérie, 
elle  reprit  son  métier  d'institutrice  à  Chambéry 
même,  où  elle  ouvrit  une  école  pour  les  enfants 
pauvres ,  tant  il  est  vrai  que  le  cœur  du  poète 
est  toujours  fertile  en  idées  généreuses. 

Tout  en  donnant  ses  leçons,  Marguerite 
continua  à  s'occuper  de  poésie;  le  modeste 
produit  de  son  école  suffisait  à  satisfaire  ses 
besoins  matériels ,  et  elle  trouvait  dans  la  cul- 
ture des  lettres  un  tempérament  à  son  ardente 
imagination.  Ce  fut  au  milieu  de  cette  vie  la- 
borieuse que  i848  surprit  Marguerite  :  la  liberté 
venait  de  luire  aux  yeux  des  Savoyards  comme 
le  phare  au  milieu  de  la  tempête;  elle  ré- 
chauffait enfin  de  ses  rayons  biep faisants  ces 
cœurs  de  montagnards  qui  l'avaient  si  long- 
temps désirée,  et  elle  répandait  partout   une 


252  MARGUERITE    CHEVRON. 

joie  sincère  ainsi  qu'une  noble  exaltation.  Mar- 
guerite, en  sa  qualité  de  poète ,  subit  peut-être 
plus  que  beaucoup  d'autres  les  effets  de  cette 
exaltation;  à  l'exemple  de  Rouget  de  l'Isli 
elle  traduisit  en  vers  ses  sentiments  patrioti- 
ques et  elle  composa  dans  une  nuit  le  Baptême 
de  la  Ube7*té. 

Cette  pièce  de  vers,  communiquée  par  le 
père  de  Marguerite  au  syndic  de  Barberaz,  et 
par  celui-ci  à  quelques  écrivains  de  Chambéry, 
attira  tout  à  coup  l'attention  sur  son  auteur,  qui, 
il  dater  de  cette  époque,  ne  cessa  de  recevoir 
des  encouragements  de  tous  les  amis  des  lettres. 

En  1849,  Marguerite  obtint  une  mention 
honorable  au  concours  de  poésie  de  l'Académie 
de  Savoie,  pour  une  épître  au  roi  Charles - 
Albert,  et,  l'année  suivante,  au  même  concours, 
elle  fut  couronnée  pour  sa  pièce  intitulée  :  Cor- 
rigez-moi. Cette  pièce  de  vers  nous  semble 
donner  en  grande  partie  la  mesure  du  talem 
de  Marguerite  Chevron,  qui  s'y  fait  remarqucM 
par  une  facilité  de  versification  réellement  ex- 
ceptionnelle ,  et  une  profondeur  de  pensée  très- 
rare  chez  la  femme  ;  elle  y  effleure  même  des 
questions  de  haute  philosophie  avec  un  tact 
et  une  habileté  qui  doivent  d'autant  plus  éton- 
ner, qu'ils  sont  le  fait  d'un  esprit  peu  nourri 
de  fortes  études. 


MARGUERITE    CHEVRON.  253 

En  i852,  Marguerite  concourut  de  nouveau 
pour  le  prix  de  poésie  ;  le  sujet  indiqué  par  le 
programme  était  la  Percée  du  mont  Cenis.  Sur 
dix  poèmes  envoyés  au  concours,  celui  de 
Marguerite  fut  jugé  le  plus  digne,  et,  pour  la 
seconde  fois,  l'Académie  de  Savoie  posa  la  cou- 
ronne de  lauriers  sur  le  front  de  la  modeste 
institutrice ,  qui ,  plus  tard ,  obtint  encore  un 
troisième  prix  pour  une  pièce  intitulée  Conseils 
aux  mères  de  famille. 

Mais  ces  succès  poétiques  ne  détournèrent 
jamais  Marguerite  Chevron  des  devoirs  qu  elle 
s'était  imposés  comme  institutrice,  il  faut  le 
dire  à  sa  louange.  Elle  ne  ralentit  pas  un  seul 
instant  son  dévouement  aux  enfants  pauvres, 
si  bien  qu'elle  finit  par  user  complètement  sa 
santé  à  ce  travail  dévorant,  que  la  charité 
seule  peut  transformer  en  apostolat.  A  bout 
de  forces,  épuisée,  elle  mourut  le  2  décem- 
bre 1862  :  elle  avait  donné  sa  leçon  la  veille, 
malgré  les  fatigues  qu'elle  en  ressentait,  et  les 
menaces  d'une  crise  qui  lui  avait  été  annoncée  : 
«  Je  veux  mourir  les  armes  k  la  main  !  »  tel  fut 
on  dernier  cri,  élan  héroïque  d'un  cœur  for- 
tement trempé  et  soutenu  par  une  organisation 
morale  telle ,  que  l'on  est  étonné  de  la  rencon- 
trer parfois  sous  l'enveloppe  frêle  et  délicate 
de  la  femme. 


254  MARGUERITE    CHEVRON 

Marguerite  Chevron  a  laissé  eu  manuscrit 
VEpîlre  à  Charles -Albert,  les  Conseils  aux  mères 
de  Familles  et  plusieurs  poésies  fugitives,  que 
l'on  espère  voir  bientôt  publier.  Nous  ne  de- 
vons pas  omettre  de  rappeler  qu'elle  rédigea 
aussi  en  i859  une  Pétition  à  S.  M.  Victor -Em- 
manuel  II  ^  ou  une  question  de  droit  mise  à  la 
portée  des  avocats,  par  une  femme,  mémoire 
écrit  avec  une  verve  railleuse  qu'on  eût  pensé 
devoir  être  en  dehors  de  son  caractère,  mais 
qu'un  sentiment  fraternel  profondément  blessé 
avait  surexcitée. 


MARGUERITE    CHEVRON.  255 


CORRIGEZ -MOI 


EPITBE    À    M.     C.     ALBERT    DE    M. 


FRAGMENTS 


Que  gagne  le  poète  à  pâlir  sur  la  lyre  ? 
Le  laurier  est  souvent  la  palme  du  martyre. 
Eh!  n'est-ce  pas  trop  cher  payer  un  souvenir 
Que  mourir  au  présent  pour  \ivre  à  Tavenir? 
La  source  des  honneurs  est  une  onde  fatale 
Dont  les  flots  fugitifs  trompent  plus  d'un  Tantale; 
Ne  crois  pas  cependant  qu'un  point  de  vanité 
Ait  fait  sur  cet  écueil  sombrer  ma  volonté. 
Je  dédaigne  la  gloire  et  n'ai  pas  la  manie 
De  suer  sang  et  eau  pour  paraître  un  génie  ; 
Mais  alors  qu'insensible  aux  charmes  du  succès, 
Je  voudrais  savourer  les  douceurs  de  la  paix, 
Le  foyer  de  mon  cœur,  ardent  de  poésie, 
Dessèche  dans  mon  sein  la  sève  de  la  vie; 
La  pensée  en  déborde  en  de  briîlants  accords , 
Et  mon  esprit,  saisi  d'indicibles  transports, 
Méprisant  ce  bas  monde  et  ses  biens  éphémères , 
Plane  sur  les  hauteurs  des  immortelles  sphères. 
Son  aile  peut  trahir  son  vol  audacieux , 
Mais  pour  le  rappeler  des  profondeurs  des  cieux, 
C'est  en  vain  qu'un  censeur  armé  de  la  satire 
Sous  les  coups  du  mépris  voudrait  briser  ma  lyre. 


236  MARGUERITE   CHEVRON. 

Telle  est  de  mon  destin  l'inexorable  loi  : 
J'enfanterai  des  vers  malgré  vous,  malgré  moi; 
Om',  malgré  moi,  vous  dis-je...  Une  invincible  pente 
Sur  ce  terrain  mouvant  m'entraîne  palpitante. 
Je  ne  puis  résister  au  flot  impétueux 
Qui  m'emporte... 

Et  crois-tu,  juge  présomptueux, 
Qu'on  creuse  à  volonté  le  lit  de  sa  pensée? 
Par  le  compas  divin  sa  route  fut  tracée... 
La  main  dont  l'Océan  reconnaît  le  signal 
Seule  a  pu  confiner  l'univers  idéal. 
Dis- moi,  qui  peut  savoir  où  naissent  ces  images. 
Ces  hideux  cauchemars,  ces  ravissants  mirages. 
Ce  délire  infernal,  ce  rêve  séducteur 
Qui  viennent  effrayer  ou  réjouir  mon  cœur? 
As -tu  de  la  pensée  exploré  le  domaine? 
Sais-tu  quel  talisman  ou  l'attire  ou  l'enchaîne? 
J'avais  cru  l'homme  Hbre,  et  l'homme  est  né,  je  vois. 
Pour  obéir  sans  cesse  à  d'immuables  lois. 
Tout  subit  son  destin  :  le  Dieu  de  la  nature 
Sur  un  plan  éternel  fit  chaque  créature. 
Un  pouvoir  surhumain. dirige  notre  cœur 
Vers  le  but  pour  lequel  le  forma  son  auteur. 

Dieu  garde  cependant  que  ma  plume  égarée 

Ne  souille  de  ma  foi  la  doctrine  sacrée  ; 

Je  n'entends  pas  admettre  et  prôner  dans  mes  vers 

Cette  nécessité,  refuge  du  pervers. 

Qui  prétend  que  son  âme  est  entraînée  au  crime. 

Comme  un  corps  par  son  poids  l'est  au  fond  d'un  abîme. 

Et  croit  de  ses  forfaits  laver  sa  volonté 

En  renvoyant  leur  cause  à  la  fatalité! 

Honte  au  blasphémateur  qui  veut  de  sa  malice 

Rendre  le  trois  fois  saint  solidaire  ou  complice  ! 


MARGUERITE    CHEVRON.  257 

Du  limpide  océan  de  la  divinité 
L'homme  n'est  pas  sorti  couvert  d'iniquité  ; 
Le  souffle  immaculé  de  l'esprit  de  justice 
N'a  pas  dans  notre  sein  versé  l'instinct  du  vice  : 
Il  fallut  le  contact  d'un  virus  infernal 
Pour  corrompre  notre  âme  et  la  porter  au  mal. 
Et  cette  âme  si  belle,  et  pure  à  l'origine, 
Garde  encor  de  sa  chute  une  empreinte  divine  ; 
Sur  l'œuvre  de  ses  mains  l'auteur  daigna  placer 
Un  sceau  que  les  enfers  ne  sauraient  effacer. 
Si  d'un  faux  pas  commun  ne  parlait  l'Ecriture, 
On  le  devinerait  en  sondant  ta  nature, 
Ame,  reine  déchue  et  dont  la  majesté 
Peut  rappeler  encor  des  jours  de  royauté  ; 
Tu  n'as  pas  dissipé,  dans  ton  long  esclavage, 
Les  précieux  lambeaux  de  ton  riche  apanage , 
Et,  quoique  le  fanal  qui  brille  encore  aux  cieux 
N'apporte  qu'un  faux  jour  à  tes  débiles  yeux. 
En  suivant  les  replis  de  ta  double  tendance, 
On  peut  se  reporter  au  temps  de  l'innocence. 


Cest  là  que  je  te  vois,  dans  les  beaux  jours  d'Eden, 
Quand  le  bien  et  le  mal,  dont  tu  signas  l'hymen. 
N'entravaient  point  tes  pas  par  une  double  chaîne, 
Quand  dans  le  droit  sentier  tu  te  guidais  sans  peine; 
En  ces  jours  fortunés,  il  existait  en  toi 
Une  inclination  forte  et  surnaturelle, 
Qui  devait  diriger  l'homme  resté  fidèle. 
Un  instinct  si  puissant  qu'on  le  nomma  la  loi. 
En  vain  de  cette  loi  qu'elle  veut  méconnaître , 
L'âme  élude  le  sens,  elle  en  garde  la  lettre  : 
Un  vague  souvenir  de  Dieu  qu'elle  a  quitté 
Lui  fait,  dans  sa  révolte,  aimer  la  vérité; 


258  MARGUERITE    CHEVRON. 

Mais  à  propos  d'instincts  je  traduis  la  Genèse  ! 

Qu'ils  soient  bons  ou  mauvais,  eh!  qu'importe  à  ma  thèse 

Je  n'eus  pas  le  dessein  de  les  innocenter  ; 

Je  dois  les  établir,  et  non  les  discuter. 

Mais  voici  mon  écueil  :  notre  langue  glacée 

N'est  qu'un  faible  secours  pour  peindre  la  pensée. 

Verbe  mystérieux,  j'adore  tes  desseins  : 

Oui,  tu  dus  t'incarner  pour  paraître  aux  humains. 

En  joignant  nos  couleurs  à  ses  formes  mystiques. 

Tu  fis  palper  l'esprit  sous  des  traits  symboliques. 

Et  sous  l'obscurité  qui  voile  ta  grandeur 

L'univers  attentif  admire  son  auteur. 

Et  si  jamais.  Seigneur,  ta  puissance  m'accable, 

C'est  de  te  voir  caché  sous  un  corps  misérable. 

Oui,  l'incarnation  est  d'un  Dieu  tout -puissant. 

Puisque  pour  révéler  l'âme,  sa  créature. 

On  ne  trouve  pas  même  en  toute  sa  nature 

Une  forme  assez  grande,  un  terme  suffisant. 

Et  puisqu'il  faut  parler  un  terrestre  langage. 

Les  esprits  ont  aussi  des  sens  à  leur  usage , 

Des  organes  divers  ainsi  que  ceux  des  corps 

Dont  Dieu,  pour  une  fin,  combina  les  rapports  ; 

Car  il  ne  jeta  pas  dans  un  moule  semblable 

Les  degrés  différents  de  l'échelle  admirable 

Qui,  posant  les  deux  bouts  sur  les  deux  infinis. 

De  l'être  et  du  néant  tient  les  pôles  unis. 

Ainsi,  lorsque  puisant  dans  ses  trésors  immenses 

Il  peupla  l'univers  par  des  intelligences, 

Chaque  ange,  de  sa  main  s'élançant  radieux. 

Portait  sa  destinée  en  traits  mystérieux. 

Le  séraphin  marqué  par  le  sceau  du  génie 

Fut  créé  pour  bénir  la  sagesse  infinie  ; 

Pure  essence  d'amour,  le  tendre  chérubin 

Fut  la  source  brûlante  où  boit  le  cœur  divin. 


MARGUERITE    CHEVRON.  259 

Aux  pieds  du  Tout -Puissant  incliné  sur  ses  ailes, 
Un  autre,  s'élançant  des  voûtes  éternelles 
Pour  porter  les  décrets  de  la  divinité, 
Bien  plus  prompt  que  Toiseau,  fendit  Timmensité. 
Mais  range  dégradé,  digne  objet  d\inatlième. 
Sur  sa  lyre  sacrée  entonne  le  blasphème; 
Le  cœur  ne  goûtant  plus  l'ineffable  beauté. 
Corrompu  dans  sa  voie,  aime  Tiniquité; 
Le  messager  du  ciel  fit  servir  sa  puissance 
A  porter  contre  Dieu  la  révolte  et  follense  ; 
Et  tout  déchu  qu'il  est,  Satan,  môme  en  enfer, 
Conserve  l'attribut,  le  rang  de  Lucifer; 
Ainsi  qu'aux  cieux  jadis  il  fut  le  premier  ange. 
Il  est  encor  le  roi  de  la  sombre  phalange. 
Ce  qui  se  fait  au  ciel  se  reflète  ici -bas  ; 
L'homme  peut  abuser  de  son  intelligence. 
Prostituer  son  cœur;  mais  il  ne  pourrait  pas 
Retrancher  un  atome  à  sa  propre  substance. 
L'âme  est  une  amphibie  et  vit  également 
Dans  la  fange  ou  l'éther,  son  premier  élément, 
Et  l'on  retrouve  encor  dans  son  ignominie 
Les  traits  du  séraphin  au  chantre  de  l'orgie. 
Le  génie,  animant  la  harpe  ou  le  clairon, 
Bénit  avec  David,  blasphème  avec  Byron. 
Mais  s'il  peut,  à  son  gré,  choisir  un  but  extrême, 
Vers  le  ciel ,  vers  l'enfer  son  essor  est  le  même. 
Au  néant  comme  à  l'être,  un  Dieu  seul  fait  des  lois; 
Tout  naît  à  son  appel,  et  tout  meurt  à  sa  voix. 


240  MARGTTFRTTE    CHEVRON. 

II 

LA  PERCÉE  DU  MONT  CENIS 
FRAGMENTS 


Ce  dogme  *,  je  le  sais,  ne  manque  pas  d'apôtres; 
Mais  ces  fervents  suspects  qui  le  prêchent  aux  autres , 
En  proclamant  si  fort  ce  mot  libérateur. 
Osent -ils  avouer  son  adorable  auteur? 
Celui  qui ,  s'immolant  pour  notre  délivrance , 
Le  premier  prononça  ces  mots  d'indépendance  : 
«  Comptez  avec  César,  car  vous  ne  lui  devez 
Qu'à  raison  des  bienfaits  que  vous  en  recevez. 
Enfants  d'un  même  Dieu,  petits  dans  la  prière, 
Au  juge  des  seigneurs  vous  direz  :  Notre  Père. 
Frères,  serrez  vos  rangs,  ne  faites  qu'un  de  tous  : 
Quand  vous  serez  unis,  je  serai  parmi  vous.  » 
Dis,  contempteur  du  Christ  et  de  son  sanctuaire, 
Et  du  saint  Evangile  impudent  plagiaire. 
Que  faisais- tu  jadis  lorsque  le  Roi  des  rois 
Appendit  notre  charte  aux  deux  bras  de  la  croix? 
Tu  n'étais  pas,  dis -tu;  mais  ces  doctes  sectaires 
Dont  tu  veux  revêtir  les  livides  suaires , 
Avant  l'heure  où  Jésus  sauva  l'humanité'. 
Avaient-ils  pu  rêver  cette  fraternité? 
Vous  vantez  vos  progrès  ;  où  sont  les  nouveaux  sages  ? 
Qu'enseigne  la  raison  à  ces  peuples  sauvages 

La  fralornilé. 


MARGUERITE    CHEVRON.  241 

Chez  qui  Thorarae  opprimé  n'invoque  pas  encor 
Les  foudres  du  Sina,  les  rayons  du  Thabor? 
C'est  la  croix  qui  du  cirque  a  chassé  les  panthères  : 
Où  rhomme  fait  ses  dieux ,  il  dévore  ses  frères  ; 
Cette  terre  où  Tlndou  trafique  ses  pareils. 
Pour  la  philanthropie  et  toutes  vos  lumières. 
N'a  pas  depuis  Adam  compté  moins  de  soleils. 
Mais  des  erreurs  d'autrui  pourquoi  faire  un  exemple  ? 
Nous  n'avons  que  trop  vu,  sans  remonter  bien  haut. 
Que  la  fraternité  préside  l'échafaud. 
Quand  la  raison  humaine  est  adorée  au  temple... 
L'impiété  s'apprête  à  de  nouveaux  combats  ; 
Déjà  son  pavillon  nous  suit  comme  un  corsaire. 
Eh  bien!  vous  qui  dormez  dans  la  barque  de  Pierre, 
Levez -vous  et  jetez  le  cri  de  branle -bas! 

Chrétien,  triomphe  ou  meurs  sous  ta  noble  bannière; 
Hommes,  serrez  les  nœuds  de  la  fraternité  ; 
Défendez  vos  autels,  car  dans  le  sanctuaire 
Est  le  code  vivant  de  votre  liberté. 

0  liberté!  liberté  sainte! 

N'as- tu  vaincu  tes  contempteurs 

Que  pour  étouffer  sous  l'étreinte 

De  tes  impurs  adorateurs? 
A-t-on  jeté  le  sort  sur  ta  candide  étole. 
Et,  par  la  trahison  d'un  disciple  imposteur, 
Dois -tu  passer,  ainsi  que  ton  divin  auteur. 
Du  roi  qui  te  flagelle  au  peuple  qui  t'immole? 
Non,  sainte  liberté,  tu  ne  failliras  pas; 
La  parole  du  Christ  t'engendre  des  soldats  ; 
Car  brame  ou  paria  qu'a  touché  le  saint  chrome 
Devient  ton  défenseur  au  sortir  du  baptême. 
Les  peuples,  ralliés  autour  de  ton  drapeau. 
Sous  le  divin  pasteur  vont  n'être  (ju'un  troupeau. 


â42  MARGUERITE    CHEVRON. 

Muses,  pour  Tabriter  sous  l'aile  pastorale, 
Ouvrez  du  Vatican  la  porte  occidentale; 
Que  sous  le  mont  Cenis  la  vapeur  et  le  rail 
Servent  pour  le  conduire  à  l'unique  bercail 
Et,  si  cette  barrière  à  sa  base  aplanie 
Doit  être  un  témoignage  au  moderne  génie. 
Que  son  cintre  massif  dans  les  airs  projeté 
Soit  un  arc  de  triomphe  à  la  fraternité! 


FRAGMENTS 


ET 


POÉSIES  D'AUTEURS  VIVANTS 


FRAGMENTS 


POÉSIES  D'AUTEURS  VIVANTS 


LA  NOUVELLE  ANNEE 

Dans  mon  obscur  réduit  se  glissant  ce  matin , 
Et  voilée  à  demi  d'une  gaze  légère , 
Une  femme  est  venue  avec  un  doux  mystère 
Entr'ouvrir  mes  rideaux  et  me  tendre  la  main  ; 

Elle  était  jeune,  et  l'espérance 
Soupirait  dans  sa  voix  des  sons  harmonieux  ; 
Son  regard  souriait,  mais  un  peu  de  souffrance 

Pleurait  dans  le  fond  de  ses  yeux  : 

<  Poète,  adieu,  s'écria- 1- elle  ; 
Sur  mes  pas  il  faut  t'élancer  ; 
Dans  sa  course  le  temps  m'appelle , 
Salut!  je  suis  l'aube  nouvelle, 
Le  nouvel  an  va  commencer  : 
Vois  ces  fleurs  qui  parent  ma  tôte, 
Les  songes  caressants  vont  composer  ma  cour. 


246  JACQUES    REPLAT. 

Je  brille  de  Téclat  du  jour. 
Et  je  vivrai  longtemps!...  suis -moi,  jeune  poète, 
Des  lauriers  la  guirlande  est  prête, 
Et  je  promets  beaucoup  d'amour  !...  » 

—  «  Hé!  va,  lui  dis- je,  jeune  folle! 

Elle  était  belle  aussi,  ta  sœur... 
Elle  aussi  modulait  cette  douce  parole 

Qui  remet  Tespérance  au  cœur  ; 

Sur  ses  pas  effeuillant  des  roses , 
Les  amours  la  berçaient  sur  Taile  du  plaisir  : 
Où  sont -ils  maintenant?  Un  souffle  peut  flétrir 

Tes  fleurs  à  peine  écloses; 
Tu  crois  vivre  longtemps...  ta  sœur  vient  de  mourir! 

Jacques  Replat. 


II 

LE  CHEVRIER  DES  ALPES 


Un  pâle  reste  de  verdure 

Se  mêle  aux  neiges  du  glacier  ; 
Aux  lieux  où  Ton  dirait  que  finit  la  nature, 

Pend  la  hutte  du  chevrier  : 
Quelques  rameaux  brisés  forment  le  toit  sauvage 

La  feuille  sèche,  dont  l'orage 
Dépouilla  les  forêts,  forme  sa  couche  :  il  dort, 

Et,  sans  l'éveiller,  la  tourmente. 
Roulant  à  ses  côtés  comme  une  autre  bacchante , 
Jette  sur  le  hameau  l'avalanche  et  la  mort  ! 


JACQUES    REPLAT.  247 

Parfois  le  chevrier,  du  seuil  de  sa  chaumière , 
Voit  la  lune  prêter  sa  tremblante  lumière 
Au  torrent  qui  rugit  dans  le  creux  du  vallon  ; 
Il  suit  d'un  œil  distrait  la  rapide  carrière 
Des  nuages  brumeux  que  pousse  Taquilon. 

Je  disais  autrefois  :  «  Sous  la  hutte  sauvage, 
Heureux  si  je  voyais  s'écouler  tous  mes  jours  ! 

J'aurais,  pour  mes  jeunes  amours, 
Les  fleurs  de  l'églantier,  la  couche  de  feuillage. 
Oh  !  le  ciel  près  de  nous  a  placé  le  bonheur  : 
Le  lait  de  mon  troupeau,  Tair  pur  de  la  montagne. 

Et  le  souris  d'une  compagne , 
Ne  serait-ce  pas  trop  pour  remplir  un  seul  cœur?  i 
Mais  du  vieux  chevrier,  sur  Técho  de  la  plaine , 

Le  chant  plaintif  vint  murmurer... 
Aux  cités ,  aux  déserts ,  partout  la  voix  humaine 

A  des  douleurs  à  soupirer  ! 

Jacques  Replat. 


III 

UN  PETIT  SAVOYARD 

A  AIiEX.  GUIRAUD 

AUTKUR   uv  Petit  Satojrani 

A  peine  il  était  jour  :  les  brouillards  du  matin 
Se  promenaient  encore  au  fond  de  la  vallée , 
Et  dans  nos  toits  aigus,  sous  la  paille  roulée, 
Les  vents  sifflaient  :  la  neige  entravait  le  chemin  ; 
Sans  bruit  nous  descendions  le  coteau  solitaire  ; 


248  JACQUES   REPLAT. 

Sur  le  sol  gémissaient  les  vieillards  attendris. 
«  Adieu,  village;  adieu,  chaumière!  • 
Bien  loin,  tout  seuls,  pauvres  petits. 
Nous  emportions  notre  misère... 

Mais  sous  l'abri  mouvant  dépouillé  de  ses  fleurs , 

Vers  le  roc  moussu  de  la  rive 
Où  le  pâtre  s'incline,  et  d'une  voix  plaintive 
Appelle,  en  se  signant,  la  Dame -des -Douleurs, 
En  cercle,  on  s'agenouille  autour  de  la  chapelle, 
Et  notre  vieux  curé,  d'une  voix  solennelle  ; 
«  Courage,  enfants!  partez!  Dieu  vous  protégera! 

Gardez  l'honneur  et  l'espérance  ! 

Vous  avez  des  amis  en  France, 
J'en  connais  un  surtout...  le  ciel  le  bénira!  » 
A  ces  mots  :  «  France...  Ami,  »  sa  paupière  affaiblie 

Baignait  de  pleurs  religieux 
Un  livre...  C'est  celui  qu'à  la  mélancolie 

Dicta  l'amour  des  malheureux  : 

Dès  lors  je  connus  de  ta  lyre 

Les  accents  bien  simples,  bien  doux, 
Et  mon  cœur  rendait  grâce  à  l'ange  qui  t'inspire. 

Charmant  poète  de  Limoux! 

Plus  tard,  au  beau  pays  de  France, 

Sous  l'aile  de  la  charité. 
Ton  nom,  comme  un  parfum,  jusques  aux  cieux  porté , 
Résonnait  sur  les  voix  de  la  reconnaissance  ; 
Duval,  et  Fénelon,  et  Guiraud  tour  à  tour*, 
Noms  sacrés  parmi  nous,  volaient  de  bouche  en  bouche. 
Et  la  Vierge  qui  veille  au-dessus  de  ma  couche 

Souriait  à  nos  vœux  d'amour! 


Bienfaiteurs  de  l'œuvre  des  Petits-Savoyards. 


JACQUES    REPLAT.  249 

Mais  j'ai  revu  de  mon  village 
Le  clocher  tout'couvert  des  mousses  d'autrefois; 
J'ai  revu  nos  sapins,  la  chapelle  des  bois  : 
Mon  bras  vient  de  suspendre  aux  grilles  de  feuillage 

Le  vieux  bâton  du  pèlerin , 
Et  ma  boîte  où  gisait  ma  fidèle  compagne, 

La  marmotte  de  la  montagne 
Sans  revoir  le  pays,  hélas!  morte  de  faim. 

Rassemblés ,  vers  le  soir,  à  Tombre  du  vieux  chêne , 
Je  redis  ta  complainte  aux  anciens  du  hameau  : 
On  te  bénit.  Ton  pleure;  et  la  matrone  à  peine 
Tourne  d'un  doigt  léger  le  mobile  fuseau  ; 
Et,  si  jamais  tu  viens  au  pays  de  nos  pères, 
La  fille  du  chalet,  de  roses  printannières. 
De  cityses  cueillis  dans  nos  champs  parfumés, 
Promet  d'orner  les  bords  de  la  coupe  de  hêtre. 

Où  d'un  lait  pur,  nectar  champêtre, 
Sa  main  te  versera  de  longs  flots  embaumés  ! 

Alors  que  les  vents  en  furie 

Arrachent  la  feuille  flétrie 
Aux  dômes  jaunissants  des  grands  bois  agités  ; 

Quand  le  torrent  sur  la  prairie 

Roule  ses  flots  précipités. 
Seul,  je  relis  tes  vers;  seul,  à  la  nuit  tombante... 
Mais  tes  chants  sont  plaintifs  comme  un  dernier  soupir 

Qu'une  lèvre  pâle  et  mourante 

Donne  à  ceux  qui  doivent  mourir  ! 
Serais-tu  malheureux?  Hé  quoi!  dans  la  cjmiuV ville , 
Contre  les  froids  ennuis,  les  chagrins  dévorants. 

Ni  les  vertus,  ni  les  talents, 

Ne  sauraient  donc  trouver  d'asile  ? 
Mon  curé  le  disait;  mais  il  disait  aussi  : 
Que  le  (jrand  cnici(i.r,  dans  nos  forêts  lointaine^, 


250  JACQUES    REPLAT. 

Gardien  du  vallon,  et  par  le  temps  noirci. 
Aimait  à  soulager  le  pauvre  dans  ses  peines! 
Hé  bien!  je  lui  dirai  tes  soins  purs  et  touchants, 

Tes  regrets,  tes  larmes  amèrcs. 
Et  le  Christ  du  foyer,  le  Dieu  des  pauvres  mères, 
Consolera  Tami  de  leurs  petits  enfants. 

Jacques  IIeplat. 


IV 

STANCES  A  CHAVOIRES  * 

Adieu  mes  doux  loisirs  au  bord  du  flot  tranquille! 
Adieu  les  peupliers  au  panache  mobile! 
Adieu  les  volets  verts,  qui  se  mirent  toujours 
Dans  le  golfe  d'azur!  Adieu,  modeste  asile, 
Où  j'ai  compté  quelques  beaux  jours! 

Adieu,  refrains  joyeux  d'une  folle  jeunesse! 
Là,  souvent  l'amitié,  divine  enchanteresse, 
Au  choc  de  nos  flacons  répondait  avec  bruit; 
Et  la  flamme  du  punch  bleuissait  dans  l'ivresse. 
Comme  un  follet  danse  à  minuit. 

Un  jour  aussi  l'amour  a  touché  ce  rivage  ; 
Mes  doigts  d'un  blanc  jasmin  parèrent  son  corsage... 
Que  les  vents  étaient  doux!  Que  le  ciel  était  beau! 
Ah!  bien  souvent,  dès  lors,  j'ai  rêvé  sur  la  plage 
Où  son  pied  quitta  le  bateau. 

Village ,  sur  le  bord  du  lac  d'Annecy,  o»i  j'ai  demeuré  deux  î.n.s. 


JACQUES    REPLAT.  251 

Adieu  mon  frais  abri  d'une  saison  fleurie. 
Adieu  donc!...  L'homme  ainsi  ne  peut  dans  cette  \ie 
Sur  le  même  sillon  fixer  toujours  ses  pas... 
Il  faut  qu'il  marche!  il  faut  que  la  fleur  soit  flétrie, 
Et  que  l'été  mène  aux  frimas! 

La  riante  oasis,  image  de  ce  monde, 
Pour  un  jour  seulement  rafraîchit  de  son  onde 
Le  cavalier  arabe;  et,  loin  dos  palmiers  verts. 
Il  portera  demain  sa  tente  vagabonde 
Sous  le  vent  brûlant  des  déserts. 

Jacques  Replat. 


284  JACQUEMOUD    ( DOCTEUR). 


V 

LE  COMTE  AMÉ  A  CRÉCY 


Seul  avec  ses  archers  des  rives  de  l'Isère, 
Chasseur  à  l'œil  certain,  à  la  flèche  légère, 
Il  tenait  un  moment,  rempart  inattendu. 
Le  torrent  ennemi  sur  ce  point  suspendu. 

C'est  en  vain  que  l'Anglais,  du  flanc  de  sa  terrasse, 
R*îpoussait  l'assaillant.  Lui,  fidèle  à  sa  trace. 
Toujours  il  revenait  plus  ardent  agresseur. 
Comme  un  lion  blessé  revient  sur  le  chasseur. 

Corps  à  corps,  le  héros,  au  sein  de  la  déroute, 
Sur  un  tertre  isolé,  dernier  point  de  la  joute. 
Terrain  que  pied  à  pied  son  désespoir  défend , 
Disputait  la  victoire  à  l'Anglais  triomphant. 

Murs  de  granit  vivant,  oscillantes  falaises. 
Non,  rien  ne  les  rompra,  ces  phalanges  anglaises! 
Au  nombre  il  faut  céder.  Le  malheur  a  vaincu!... 
Ce  penser  dans  son  sein  est  comme  un  dard  aigu. 

Tandis  que,  l'œil  mouillé,  sur  ces  plaines  funestes. 
De  la  géante  armée  il  contemplait  les  restes. 
Son  front  s'illuminait  d'une  noble  rougeur, 
Et  de  son  cœur  brisé  montait  un  cri  vengeur  ; 


JACQUEMOUD    (dOCTEUR).  255 

—  «  Du  rang  des  nations,  l'Anglais  d'un  trait  de  lance 
Ne  Teffacera  pas,  ton  nom  de  reine,  ô  France! 
France,  relève -toi!  Le  malheur,  sous  son  faix 
Peut  bien  courber  ton  front,  mais  le  briser,  jamais!...  » 

DoGT.  Jacquemoud. 

(Lb  Comte  Vb&t,  cb.  m,  5  ix.) 


VI 


LE  COMBAT 


Le  Héros  fait  un  signe...  Au  geste  de  sa  lance. 

Comme  à  Tordre  intimé  Tesolave  qui  s'élance. 

Le  combat  obéit.  Comme  au  sein  du  Liban, 

De  deux  pics  opposés  on  voit  deux  avalanclies 

Roulant  dans  le  bas- fond  des  Fuonts  leurs  vagues  blanches, 

En  Tair  se  disputer,  dans  leur  choc  furibond, 

La  gorge  du  bassin,  et  puis,  d'un  même  bond. 

Au  môme  abhiie,  après  quelques  moments  de  lutte, 

De  leurs  torrents  mêlés  précipiter  la  chute; 

Tels,  fondant  l'un  sur  l'autre  à  la  fois  d'un  vol  prompt. 

Les  deux  camps  ennemis  s'entre-cfioquent  de  front; 

Et  déjà  la  mêlée  en  sa  sanglante  orbite 

Commence  à  tournoyer.  Sur  le  sol  qui  palpite. 

Elle  est  à  l'œuvre  et  va  broyer,  comme  un  faucheur. 

Des  peuples  de  tous  bords  et  de  toute  couleur, 

Des  hommes  arrivés  du  couchant  do  l'aurore. 

Du  Liban,  du  Cenis,  du  Léman,  du  iîo.sphore  : 

Elle  est  dans  son  domaine;  elle  tempête,  elle  a, 

Sous  ses  pieds,  à  pétrir  les  combattants  d'Allah 


254  JACQUEMOUD    (dOCTEUR). 

Et  ceux  de  Sabaoth.  Le  sang  à  pleine  ornière. 

Les  ondes  de  rumeurs,  les  vagues  de  poussière. 

En  tourbillons  serrés  dans  le  gouffre  profond 

Tout  roule...  et  la  mort  seule  en  mesure  le  fond. 

C'est  le  volcan  au  flux  vivant  ;  c'est  la  fournaise 

Au  brasier  animé,  qui  dévore  à  son  aise 

Toute  cette  matière  aux  palpitants  bouillons, 

Hommes,  armes,  chevaux,  drapeaux  et  pavillons; 

C'est  la  meule  effroyable,  à  la  fumante  base, 

Qui  tourne  en  sa  colère  et  dans  sa  marche  écrase. 

Comme  un  froment  séché,  ces  mille  essaims  divers. 

Ces  carrés  onduleux,  d'or  et  d'aciers  couverts. 

La  poussière  qui  sort  de  ce  sanglant  théâtre 

S'étend  sur  le  combat  en  pavillon  grisâtre. 

Et,  comme  un  long  tonnerre  en  éclats  déroulé, 

La  bataille,  mêlant  tous  les  cris,  a  hurlé  : 

«  Jésus  et  Mahomet!  Omar  et  saint  Maurice! 

Et  croix  blanche  et  croissant  !  qu'il  vive  et  qu'il  périsse  ! 

DocT.  Jacquemoud. 

(Lb  Comte  Vbbt,  cb.  Tiii.  $  ix.) 


VII 

LA  VICTOIRE 

L'épée,  aux  arsenaux  du  vieux  mont  Blanc  fourbie. 
Comme  un  verre  a  brisé  les  lames  d'Arabie; 
Elle  a  frappé  ses  coups  ;  et,  sous  le  choc  mortel. 
Dans  la  fange  ont  roulé  les  turbans  d'Ismaël. 
Elle  a  fait  dans  leurs  rangs  comme  le  vent  d'automne. 
Quand  les  arbres  jaunis  lui  livrent  leur  couronne. 


JACQUEMOUD    (DOCTEUR).  255 

Les  travaux  d'Occident  irétaient  que  des  loisirs; 

Mais  elle  a,  dans  ces  champs,  des  têtes  de  visirs. 

Au  signal  de  son  maître,  ouvrière  sans  trêve, 

Elle  en  a  bien  couchés,  pantelants  sur  la  grève, 

De  superbes  émirs,  de  magnifiques  beys, 

Puis  des  scheiks  du  déserl!...  Douleur!  ces  chevaux  bais 

Que  l'oiseau  n'aurait  pu  du  vol  suivre  à  la  trace, 

Et  dont  l'aga  savait  par  cœur  la  noble  race  : 

L'aigrette  à  touffes  d'or,  qui  s'étoile  au  soleil , 

La  housse  aux  poils  tigrés  et  le  frein  de  vermeil  : 

Les  tentes  de  Syrie  avec  leur  bigarrure, 

L'atagan  ciselé,  admirable  parure. 

Et  le  joli  kandjar  au  fer  damasquiné, 

De  perle  et  de  rubis  fraîchement  fleuronné, 

Qui,  plongeant  dans  le  cœur  où  sa  fureur  s'attache, 

Semble  un  bouquet  d'amour  que  dans  un  sein  l'on  cache  ; 

Et  les  carquois  dorés,  vases  de  trahison. 

D'où  vers  leur  but  les  traits  imprégnés  de  poison 

Volaient  inopinés,  comme  de  son  repaire, 

Pour  mordre  aux  vives  chairs,  s'élance  la  vipère  : 

Puis  la  barbe  de  jais,  le  rouge  doliman. 

Et  le  ceinturon  vert  du  cavalier  osman  ; 

Tout  jonche  au  loin  le  sol...  Les  juments  hérissées 

Qui  broutent  du  mont  Blanc  les  bruyères  glacées, 

Hélas!  ont  tout  moulu  sous  leurs  rudes  sabots. 

DocT.  Jacquemoud. 

(L»  CoMTï  Vb»t,  ch.  VIII,  S  »«•) 


^KS6  ALFRED   PUGET. 


VIII 


MARGUERITE 


Marguerite,  auréole  blanche, 
Qui  fleuris  au  bord  d'un  ruisseau , 
Qui  dors  à  Tombre  de  la  branche , 
Comme  un  enfant  dans  son  berceau , 

Je  t'aime  quand  ta  jeune  tige 
Se  baigne  des  pleurs  du  matin , 
Qu'un  sylphe  autour  de  toi  voltige, 
Et,  craintif,  se  cache  en  ton  sein; 

Quand  la  brise  te  berce,  molle 
Comme  la  vague  du  lac  bleu. 
Qu'un  papillon  sur  ta  corolle, 
Etend  ses  deux  ailes  de  feu. 

Tu  sais,  ô  marguerite  amie. 
Combien  souvent  près  de  ta  fleur, 
Heureux  je  rêve  et  te  confie 
Le  secret  chéri  de  mon  cœur  ! 

Combien  de  fois  j'ai  parlé  d'elle 
A  l'écho  du  rocher  lointain, 
A  la  Vierge  de  la  chapelle, 
Au  pauvre  qui  me  tend  la  main!... 


ALFRED    l'IîGKT.  2o7 

C'est  qu'elle  est  si  frêle  et  si  pure, 
Que  Ton  croirait  qu'elle  a  choisi 
Un  bracelet  pour  la  ceinture 
Qui  presse  son  corps  de  péri. 

A  ses  regards  si  ton  front  brille, 
Peut-être  elle  te  cueillera, 
Et  sur  son  cœur  de  jeune  fille, 
Comme  une  sœur,  te  placera  ; 

Mais  si,  pétale  par  pétale. 
Sa  main  dépouillait  ton  bouton , 
Et  de  ta  robe  virginale 
Jonchait  le  sentier  du  vallon. 

Lorsque  de  ton  blanc  diadème 
Le  dernier  fleuron  tombera , 
Oh!  dis-lui,  dis- lui  que  je  Tainie, 
Comme  jamais  on  n  aimera; 

Comme  la  fleur  qui  vient  d'éclore 
Aime  les  baisers  du  zéphyr  ; 
L'oiseau,  le  retour  de  l'aurore; 
Et  l'âme,  un  riant  souvenir. 

Alfred  Puget. 


258  ALFRED   PUGET. 

IX 

LES  ANTONY 
VERS  ÉCRITS  DANS  UNE  MAISON  D'ORPHELINS 

Heureux  l'hoiniDe  à  qui  Dieu  donne  une  sainte  mère. 
(Lam*»ti>b,  Ilarmon.  Ret.) 

Malheur!  malheur  à  l'homme  auquel  dans  sa  colère 
Dieu  refusa  l'espoir  de  connaître  une  mère, 
Qui,  sans  nom,  orphelin,  isolé  parmi  tous, 
Lorsqu'il  jette  un  regard  sur  le  nu  de  son  âme, 
Est  tenté  d'embrasser  les  pieds  de  chaque  femme 
En  lui  criant  :  Mère,  est-ce  vous?... 

C'est  qu'à  l'homme -Antony  le  préjugé  s'attache. 
Et  macule  son  front  d'une  livide  tache. 
Et  comme  si  du  sol  il  n'avait  pas  sa  part, 
D'un  geste  de  mépris,  tout  homme  le  rejette, 
Et  s'il  veut  avancer,  chacun  lui  crie  :  «  Arrête... 
Loin  de  nous!...  n'es -tu  pas  bâtard?...  • 

Infamie  et  forfait!  le  frère  dit  au  frère  ; 
«  Lépreux  et  paria,  la  faute  de  ta  mère. 
T'enveloppe  vivant  de  l'oubli  du  linceul... 
N'approche  parmi  nous  d'aucune  jeune  fille. 
N'y  cherche  pas  d'amis!...  Quand  on  est  sans  famille. 
On  doit  soufiFrir  et  vivre  seul!...  » 

Ah  !  si  l'on  a  pitié  de  l'indigente  mère 
Dont  le  crime  ne  fut  qu'un  excès  de  misère, 


ALFRED    PUGET.  239 

Et  qui  laissa  son  fils  sur  le  bord  du  chemin  ; 
Honte  à  la  femme  riche  et  dont  Tàme  cruelle. 
Pour  sauver  un  vain  nom ,  arrache  à  sa  mamelle 
L'enfant  qu'elle  fait  orphelin!... 

Elles  ne  savent  pas,  femmes  au  cœur  de  pierre. 
Que  plus  tard,  se  voyant  outragé  sur  la  terre. 
L'homme  qu'on  fuit  partout  comme  un  pestiféré , 
A  chaque  nouveau  cri  d'insulte  qui  l'accable, 
Peut  maudire  le  sein  d'une  mère  coupable 
Et  blasphémer  ce  nom  sacré!... 

Mieux  eût  valu  peut-être,  au  jour  de  sa  naissance, 
Que  la  mort  en  ses  mains  étreignît  son  enfance , 
Et,  changeant  en  linceul  les  langes  du  berceau. 
Le  sauvât  d'épouser  le  mal  avec  le  crime, 
Et  d'hé.siter,  tremblant  sur  le  bord  de  l'abîme, 
Entre  la  vie  et  le  tombeau!... 

Car,  fruit  du  désespoir,  le  hideux  suicide. 
Aux  longs  doigts  décharnés,  dans  un  rêve  homicide. 
De  son  anl  cave  et  creux  fascine  son  regard , 
Et,  l'attirant  à  lui  dans  ses  bras  de  squelette, 
L'étreint  contre  des  os  et  lui  presse  la  tête 
Contre  la  pointe  d'un  poignard!... 

Malheur  à  lui!  malheur!  en  cette  affreuse  crise. 
Pour  vaincre  de  la  mort  l'ardente  convoitise, 
Il  ne  lui  reste  rien  dans  son  cœur  énervé; 
Mais  qu'il  regarde  au  ciel ,  et  que  dans  sa  prière 
A  la  religion  il  demande  une  mère, 
Et  l'Antony  sera  sauvé!... 

Car  la  religion  a  de  ces  femmes  saintes. 

Cherchant  les  enfants  nus  quand  ils  n'ont  que  des  plaintes, 


260  ALFRKD    PUGET. 

VA  changeant  en  souris  leurs  longs  vagissements. 
Vierges  pures  on  croit  qu'elles  furent  leurs  mères, 
Quand  on  les  voit  ainsi  soulageant  leurs  misères, 
Leur  donner  des  embrassements. 

Si  la  religion  fut  toujours  grande  et  belle , 
C'est  que  la  Charité,  sa  compagne  immortelle. 
Marque  d'un  sceau  puissant  ses  actes  tout  divins. 
Et  rhomme,  quel  qu'il  soit,  croyant  ou  non,  n'importe. 
Doit  fléchir  et  prier,  quand  il  franchit  la  porte 
De  l'asile  des  orphelins. 

Alfred  Puget. 


X 

L'ANGE  ET  LA  FLEUR 

Quand  le  souvenir  sur  son  aile 
Me  porte  aux  bosquets  d'alentour, 
Je  choisis  des  fleurs  la  plus  belle. 
Et,  mollement  couché  près  d'elle, 
Longtemps  je  médite  d'amour. 

Et  j'écoute  passer  Zéphire, 
Des  airs  mélodieux  écho. 
Amant  volage  qui  soupire. 
Puis  au  calice  de  porphyre 
Donne  des  baisers  de  Sténio. 

Sur  le  pétale  où  se  reflète 
L'écharpe  céleste  d'Iris, 
Jaloux,  je  penche  aussi  la  tète  , 
Et  je  rêve,  pauvre  poète, 
D'anges  roses  du  paradis. 


ALFRED   PU G ET.  261 

Et  je  crois  sentir  sur  ma  joue 
Le  frôlement  de  leurs  cheveux. 
Leur  main  d'albâtre  les  dénoue, 
Et  leurs  yeux,  où  l'azur  se  joue. 
Semblent  être  un  reflet  des  cieux. 

Mais  l'un  d'eux  au  divin  sourire, 
Du  calice  effleurant  les  bords. 
Près  de  lui  doucement  m'attire. 
Et  dans  la  fleur  m'apprend  à  lire. 
Doux  aveux,  suaves  accords. 

Puis  l'ange  fuit.  Zéphyr  s'envole, 
Le  vent  vient  effeuiller  la  fleur. 
Adieu!  parfums,  brise  frivole, 
Adieu!  bel  ange  qui  console. 
Adieu!  doux  songes  de  mon  cœur!... 
Alfred  Puget. 


262  ANTOINE    OUGIER. 

XI 

AU  CHRIST 

Quand  d'Israël,  au  jour  de  ta  longue  agonie. 

Grondait  Timmense  voix , 
Et  que,  le  front  voilé  d'un  bandeau  d'ironie, 

Dieu  !  tu  portais  ta  croix  ; 

Quand  ta  lèvre  eut  goûté  des  crimes  de  la  terre 

Le  vase  trop  amer, 
On  dit  que  tu  tremblas,  et  que  sur  ta  paupière 

On  vit  des  pleurs  germer. 

Quand  des  tyrans  sur  toi  roula,  vague  fangeuse, 

Le  flot  échevelé. 
Des  anges  tu  pleuras  la  lyre  harmonieuse 

Et  ton  ciel  étoile. 

Homme,  tu  regrettas  les  jours  purs  de  l'enfance. 

Où  ta  mère  d'amour 
Saintement  souriait  à  la  jeune  innocence, 

Gomme  une  fleur  au  jour. 

Et  ta  voix  murmura  ;  —  Pour  aller  dans  la  tombe. 

Oh!  s'il  faut  tant  soufi'rir! 
Mon  Père!  loin  de  moi  que  votre  courroux  tombe! 

Je  ne  veux  pas  mourir! 

—  Tu  mourus  :  mais  ta  mort  à  l'humaine  pensée 

Légua  la  royauté  ; 
Et  jeune  fleur  du  ciel,  de  tes  pleurs  arrosée. 

Naquit  la  liberté! 


ANTOINE    OUGIEH.  265 

La  liberté  que  Dieu,  dans  un  jour  de  largesse, 

Aux  hommes  de  douleur 
Donna  comme  une  coupe  où  l'on  puise  l'ivresse, 

La  force  et  le  bonheur! 

La  sainte  liberté  qu'en  mon  âme  j'adore! 

La  sainte  liberté , 
Rayon  d'un  beau  soleil  dont  la  nuit  voile  encore 

A  tant  d'yeux  la  clarté  ! 

L'égalité  qui  dit  :  Hommes,  vous  êtes  frères! 

Celle  qui  vient  du  ciel, 
Et  qui  dit  aux  heureux  :  sur  le  fiel  des  misères 

Versez  un  peu  de  miel! 

La  sainte  égalité  que  profane  la  foule. 

Lorsqu'au  son  jour  sanglant 
Elle  boit  les  vapeurs  du  cadavre  qui  roule 

Sous  un  trône  croulant. 

La  foule!  dent  qui  mord,  informe  Briarée, 

La  foule  !  folle  enfant 
Qui  croit,  en  écrasant  une  tête  sacrée, 

Que  le  sang  veut  du  sang. 

0  Christ!  homme  d'amour.  Dieu  martyr  de  la  foule, 

4e  l'adore  à  genoux. 
Contre  le  bras  du  fort  et  le  choc  de  la  houle 

0  Jésus!  défends -nous... 

Antoine  Ougier. 

(Fbuillis  moktrs.) 


264  ANTOINE   OUGIER. 


XII 


«  N'éiaigrons  jamaii ,  nous  antres. 
(De  LAToacH.*) 

Enfant!  pourquoi  vas-tu,  si  jeune,  .'i  d'autres  rives 
Demander  de  tes  jours  le  pain  laborieux? 
La  terre  où  tu  naquis  n'a- 1- elle  pas  d'eaux  vives 
Pour  ta  soif?  As -tu  faim,  pauvre  enfant  sans  aïeux? 

Ta  mère,  infirme  et  triste,  après  un  long  veuvage, 
Dis,  a-t-elle  fermé  ses  yeux  dans  le  tombeau? 
Le  brûlant  incendie,  ardent  et  plein  de  rage, 
Aurait -il  dévoré  les  toits  de  ton  hameau? 

Ou  bien,  serait-ce  encor  que  d'une  jouvencelle 
Le  regard  ayant  lui  dans  ton  jeune  regard , 
Elle  t'aurait  trompé!  pauvre  insensé,  pour  elle. 
Plein  de  fiel,  fuirais-tu  tes  champs  pour  le  hasard? 

—  L'amour  trompé  n'est  pas  le  rêve  de  mon  âme. 
Quand  la  nuit  sur  mes  yeux  fait  asseoir  le  sommeil  ; 
Car  dans  mon  cœur  je  garde  une  image  de  femme 
Qui  berce  mon  repos  et  dore  mon  réveil. 

L'indigence  n'a  pas  visité  ma  chaumière; 
Sous  bien  des  épis  mûrs  s'affaissent  mes  greniers. 
La  mort  n'a  pas  fermé  les  deux  yeux  de  ma  mère  ; 
Et  la  grappe  joyeuse  empourpre  mes  celliers. 

Oh!  c'est  un  beau  pays  que  notre  humble  Savoie, 
Avec  ses  monts  géants  et  ses  bleus  horizons  ! 
Et  parmi  les  trésors  que  le  ciel  nous  envoie, 
L'honneur  verdit  encore  au  seuil  de  nos  maisons. 


ANTOINE    OUGIER.  265 

Je  l'aime,  —  car  là  -bas ,  dans  la  sainte  prairie 
Où  les  fils  du  hameau  dorment  leur  long  sommeil , 
Mon  père  aussi  s'est  fait  une  couche  fleurie 
Que  n'humectent  jamais  les  larmes  du  réveil  : 

Comme  on  aime  le  ciel;  comme  on  aime  l'empire; 
Comme,  enfant,  on  s'incline  à  l'aube  d'un  beau  jour; 
Comme  on  aime,  à  vingt  ans,  la  vierge  au  lent  sourire 
Dont  l'humide  regard  nous  révèle  Tamour! 

Je  t'aime  à  deux  genoux;  car  pure  est  ta  paupière. 
Et  la  honte  jamais  n'est  montée  à  ton  front; 
Car  jamais  les  tyrans  sur  ton  sein,  ô  ma  mère! 
De  leurs  fauves  baisers  n'ont  imprimé  l'afl'ront! 

J'aime  ta  pauvreté,  mère,  car  l'indigence 
Est  belle,  quand  on  sait  la  porter  noblement. 
Fais  ton  rude  chemin  :  le  jour  de  la  suuflrance 
Est  long!  mais  le  bonheur  a  toujours  son  moment... 

Je  t'aime  comme  on  aime  une  sereine  étoile, 

Quand  pour  nous  du  malheur  les  jours  sont  accomplis; 

Comme  le  matelot  aime  sa  blanche  voile. 

Quand  la  brise,  en  chantant,  se  berce  dans  ses  plis! 

Mais,  sur  l'austère  front  de  l'aride  colline, 
Lorsque  l'hiver  épand  son  grand  voile  de  deuil; 
Quand  l'automne  s'en  va,  que  l'aïeul,  qui  s'incline 
Et  tremble  sous  les  ans,  cherche  l'abri  du  seuil; 

Lorsque,  pour  dépenser  les  heures  indolentes 
Qui  lentes  font  leur  tour  sur  le  cadran  glacé , 
Nos  sœurs,  à  la  clarté  des  lampes  vacillantes, 
Uavivent  les  folIeLs  du  crédule  passé; 


â66  ANTOINE    OU  G  1ER. 

Quand  sur  le  toit  moussu  de  la  triste  chaumière 
L'ouragan  seul  mugit  sa  funèbre  chanson  ; 
Le  bras  puissant,  qui  creuse  un  sillon  dans  la  terre. 
Des  blancs  agneaux,  hélas!  file  mal  la  toison; 

Et  bien  lents  sont  les  jours  que  l'oisiveté  ronge!... 
Sous  des  cieux  où  toujours  un  noble  écho  répond 
Aux  cris  du  cœur,  je  veux  caresser  le  doux  songe 
Qui  promet  au  travail  l'épi  du  champ  fécond  : 

Je  veux  aller  goûter,  dans  cette  autre  patrie 
Qui  là- bas  nous  sourit  et  nous  ouvre  sa  main. 
Ma  part  du  vase  d'or  que  donne  l'industrie 
A  ceux  qui  vont  s'asseoir  à  son  riche  festin. 

Pauvre  je  veux  partir,  puis,  quand  parée  et  belle, 
Rapportant  la  fortune  et  l'honneur  sur  son  bord , 
Lasse  du  froid  baiser  des  mers ,  ma  balancelle 
Au  cap  demandera  l'eau  tranquille  du  port  ; 

Heureux!  je  reviendrai  m'endormir,  ô  ma  mère! 
Dans  ma  couche  d'enfant;  car  ton  fils  ne  veut  pas. 
Oisif,  mordre  le  pain  de  la  terre  étrangère, 
Ni  contre  un  seuil  désert  heurter  toujours  $es  pas. 

A  vous  je  reviendrai  !  car  vous  êtes  ma  sainte, 
0  patrie!...  et  celui  dont  la  puissante  main 
Des  sueurs  de  mon  front  aura  séché  l'empreinte. 
Jusqu'à  vous  saura  bien  rendre  uni  mon  chemin. 

A  toi  je  reviendrai!  car  la  douleur  aiguise, 
0  mère!  sur  ton  cœur  son  ongle  déchirant  : 
Et  le  fils  ne  doit  pas,  quand  sa  mère  agonise, 
Mêler  sa  voix  aux  chants  du  banquet  délirant. 


ANTOINE   OUGIER.  267 

Des  trésors  arrachés  aux  lianes  d'un  autre  monde 
Quand  pour  mon  bras  le  poids  sera  lourd,  je  viendrai 
Verser  dans  tes  sillons  leur  semence  féconde. 
Et  puis,  où  dort  mon  père,  heureux  je  dormirai!... 

—  Enfant!  tu  reviendras!...  mais  dans  Tardenle  arène. 
Où  tour  à  tour  vainqueurs,  les  peuples  et  les  rois, 
Jouteurs  désespérés  que  dévore  la  haine. 
Aux  fêtes  de  Tenfer  mêlent  leur  grande  voix , 

Si  l'orage  te  jette!...  et  si,  dans  sa  colère. 
Le  flot  des  passions  fait  sombrer  ta  vertu  ; 
Quand  ta  soif  aura  bu  la  bave  du  cratère , 
Avec  ton  or  impur,  oh!  dis,  reviendras -tu? 

Oh  !  c'est  un  beau  pays ,  une  sainte  patrie , 
Celle  où  tes  premiers  pas  s'écoulèrent  joyeux! 
Et  puis,  si  tu  t'en  vas,  sur  ta  mère  flétrie 
Qui  versera  l'eau  sainte  au  jour  des  longs  adieux? 

Ton  pays!...  ce  n'est  plus  la  tremblante  orpheline 
Dans  sa  honte  pleurant  des  aïeux  ignorés  ; 
Ce  n'est  plus  le  torrent,  au  fond  de  la  ravine. 
Chantant  dans  le  désert  ses  hymnes  éplorés  ; 

Au  milieu  des  prés  verts,  ce  n'est  plus  le  grand  fleuve. 
Vieux  géant  enivré,  dont  le  pas  incertain 
Foule  l'épi  du  riche  et  le  champ  de  la  veuve , 
Et  qui  partout  vomit  les  graviers  du  festin  ; 

Ce  n'est  plus  le  sentier  qui  lentement  chemine 
Et  déroule,  glissant,  ses  rapides  anneaux. 
Comme  un  serpent  qui  dort  le  long  do  la  colline 
Et  fait  sécher  sa  robe  au  soleil  des  Jumeaux. 


2()8  ANTOINE    OlKilKR. 

Etrangers  !  vains  rieurs!...  cette  pauvre  Savoie, 
Toute  couverte  encor  des  larves  de  son  deuil. 
Au  ciel  saura  demain  se  frayer  une  voie, 
Et,  dans  son  vol  puissant,  abaisser  votre  orgueil. 

Car  nous  ne  sommes  pas  des  ilotes  stiipides. 
De  la  pensée  en  nous  le  germe  n'est  pas  mort! 
Pitié!...  plutôt  sur  vous,  dont  les  instincts  cupides 
Mesurent  la  vertu  dans  le  boisseau  de  l'or... 

Enfant!  oh  !  ne  vas  pas,  si  jeune,  à  d'autres  rives 
Demander  de  les  jours  le  pain  laborieux. 
La  terre  où  tu  naquis  ne  manque  pas  d'eaux  vives 
Pour  ta  soif.  As -tu  faim,  pauvre  enfant  sans  aïeux? 

Oh!  je  sais  des  amis  qui  sur  ma  pauvre  vie. 
Riches  et  grands ,  n'ont  pas  jeté  le  désespoir  : 
Us  sont  heureux  et  bons;  leur  âme  est  sans  envie; 
Ils  t'aideront.  De  l'or,  tu  pourras  en  avoir! 

Car  tous  les  cœurs  n'ont  pas  le  ver  de  l'égoîsme  ; 
Tous  les  riches  n'ont  pas  fouillé  dans  le  bourbier. 
La  pudeur  croît  plus  belle  à  côté  du  cynisme; 
Les  prés  ont  plus  de  fleurs  à  côté  du  charnier. 

Antoine  Ougier. 

(Fbuillks  moktes.) 


CLAUDE    GENOUX.  iî69 


XIII 

PROMENADE  MARITIME 
A  M.  LE  DOCTEUR  DUBOIS,  DE  SAINT- SIGISMOND. 

0  VOUS,  hommes  blasés,  vous  que  l'ennui  dévore 
Dans  vos  vastes  hôtels  qu'un  vain  luxe  décore , 
Vous  qui  ne  connaissez  ni  peines  ni  plaisirs; 
0  vous  pour  qui  la  vie  est  un  sommeil  sans  rêves. 
Voulez -vous  exister?...  Sur  de  lointaines  grèves 
Venez  chercher  des  souvenirs. 

Venez,  abandonnez  de  la  cité  fangeuse 
L'immonde  carrefour,  l'atmosphère  brumeuse; 
Venez  ouïr  des  flots  les  sons  harmonieux, 
Venez  voir  les  climats  où  se  lève  l'aurore. 
Passer  un  peu  du  temps  que  Dieu  vous  laisse  encore 
Sous  un  soleil  plus  radieux. 

Venez  à  bord  d'un  brick  glissant  à  pleines  voiles 
Sur  l'Océan,  miroir  des  brillantes  étoiles, 
Défier  le  trépas,  apprendre  à  tout  braver! 
Venez,  ainsi  que  moi,  dans  cette  vie  errante 
Goûter  le  vrai  bonheur,  si  votre  âme  est  ardente 
Et  si  vous  aimez  à  rêver. 

Venez!  et  Tunivers,  déployant  ses  mei*veilles. 
De  Malaga  d'abord  vous  montrera  les  treilles 
Et  les  vieux  bourgs  fondés  par  les  Phéniciens; 
Venez  voir  d'un  coup  d'œil  et  l'Europe  et  l'Afrique; 
Dépassez  le  détroit,  saluez  l'Atlantique 
Qui  fut  le  pôle  des  anciens. 


270  CLAUDE    (iENOUX. 

Alors,  sur  l'Océan  immense  et  solitaire. 
Sur  ce  vaste  réseau  dont  Dieu  ceignit  la  terre, 
Sur  la  voie  où  Gama  comme  un  soleil  a  lui , 
l*our8uivez  vers  le  Cap  voire  infaillible  route; 
Du  Colomb  portugais  vous  n'aurez  pas  le  doute  : 
La  mer  est  connue  aujourd'hui. 

Venez  rêver  du  Tasse  aux  îles  Fortunées, 
Sous  de  hauts  pics  neigeux  comme  les  Pyrénées  ; 
Venez  voir  le  séjour  de  la  Fécondité... 
Non!  un  peuple  espagnol,  que  la  misère  oppresse, 
Y  meurt,  en  maudissant  les  champs  que  sa  paresse 
A  frappés  de  stérilité. 

Plus  loin,  par  un  beau  temps,  par  une  fraîche  brise. 
Par  un  de  ces  matins  où  TOrient  sMrise , 
Cherchez  à  Thorizon  les  îles  du  Cap -Vert, 
Et  vous  verrez  de  loin  des  bosquets  de  verdure , 
Comme  ces  oasis  que  sema  la  nature 
Dans  rimmensité  du  désert. 

Puis  entre  Téquateur  et  le  dernier  tropique. 
Venez  voir  Sainte- Hélène,  autre  roche  classique. 
Venez,  pauvres  humains,  méditer  en  ce  lieu! 
Un  homme  mourut  là  :  prions  pour  lui;  silence! 
Ambition,  vertu,  tout  va  dans  la  balance 
De  la  justice  de  Dieu. 

Ainsi,  comme  le  flot  que  la  tempête  anime. 
Qu'elle  abat,  dès  qu'aux  cieux  il  veut  porter  sa  cime, 
Le  sort,  qui  Téleva,  l'abattit  aussitôt; 
Le  destin,  le  poussant  de  conquête  en  conquête. 
Des  grandeurs  d'ici -bas  le  lança  jusqu'au  faîte. 
Pour  le  voir  tomber  de  plus  haut. 


CLAUDE    GENOUX.  271 

Son  voyage  est  fini...  le  nôlro  recommence  : 
Amis,  rembarquons -nous;  et,  dans  l'espace  immense, 
Allons  rouvrir  notre  âme  à  nos  illusions  : 
Venez,  je  vous  promets  des  combats  et  des  fêtes, 
Des  dangers  à  courir,  du  calme,  des  tempêtes. 
D'indicibles  émotions. 

Sur  ce  bord ,  du  Macasse  erre  encor  la  peuplade  ; 
Ici  le  Camoëns  chantait  sa  Lusiade , 
Là  le  corsaire  noir  chassait  les  négriers... 
Enfin,  voici  le  Cap!  Allons,  bonne  espérance. 
Oh  !  venez  voir  Bourbon  et  notre  lie  de  France , 
Dormir  à  Tombre  des  palmiers. 

Venez  voir  de  William  les  créoles  si  belles. 
Visiter  Port-Louis,  le  mont  des  Trois -Mamelles; 
Mais  ces  lieux,  comme  moi,  vous  les  connaissez  tous... 
0  douce  fiction  !  ô  Paul  et  Virginie  ! 
Non,  l'histoire  d'un  roi  ne  vaut  pas  Tharmonic 
De  vos  récits  touchants  et  doux. 

Salut,  terre  par  Dieu  de  bienfaits  innondée! 
Maintenant ,  vers  le  Nord  prenez  votre  bordée  ; 
L'Orient  à  vos  yeux  bientôt  viendra  s'offrir  ; 
Beaux  cieux,  brises,  moussons,  parfums  et  poésie 
Ne  vous  quitteront  pas,  des  monts  dh  Salazie 
Aux  bords  riants  du  Bandémir. 

Mais  laissez  un  moment  ces  plages  odorantes, 
Venez  du  pôle  sud  voir  les  glaces  flottantes  ; 
Venez,  si  le  péril  a  pour  vous  des  attraits, 
Venez,  penseurs  profonds  que  la  science  enivre. 
Venez,  et  vous  saurez  que,  pour  se  sentir  vivre. 
L'homme  doit  voir  la  mort  de  près. 


272  CLAUDE  GENOUX. 

Oh!  venez  à  Timor;  il  est  des  mœurs  nouvelles; 
Venez,  l'Océanie  a  des  îles  si  belles! 
Venez  à  Samarang ,  ou  bien  à  Macao , 
Laisser  un  souvenir  à  quelque  jeune  fille; 
Venez  vous  reposer  sur  le  sein  de  Manille, 
La  reine  de  Mindanao. 

Quand  vous  aurez  rôvé  d'Albuquerque  à  Mélinde, 
De  Bugg  à  Batavia,  de  Wellington  dans  Tlnde, 
Lorsque  vous  aurez  vu  les  temples  de  Bralima, 
Oh!  vous  aurez  alors,  comme  l'oracle  antique, 
Des  réponses  pour  tout ,  un  tableau  synoptique 
Du  plus  vaste  panorama! 

Claude  Genoux. 

(HBMOIftES  o'uH   BHPiMT  OB    Ll   SaTOIB.) 


XIV 

AMOUR  ET  VERTU 

CBBOKIQl'E 

A  MADAME  DE  MONTROL 

Apprends  qu'une  mort  telle  que  tu  la  médites  est 
houteuse  et  furlive  ;  c'est  un  Toi  fait  an  genre  ht 
(J.-J.  Roussbio.) 

I 


II 

Qu'oses -tu  méditer?  quel  délire  t'égare? 
Quelle  est  donc,  insensé,  la  loi  qui  nous  sépare  1 


CLAUDE    GENOUX.  273 

Mourir  ensemble,  amis,  nous  sorait  bien  plus  doux 
La  colombe  au  ramier,  dis,  jamais  survit-elle? 
Bon,  ils  meurent  tous  deux  de  la  même  étincelle; 
Et  pourtant  ne  crois  pas  qu'ils  aiment  mieux  que  nous  ! 

Il  faudra  Taccomplir,  ce  sacrifice  horrible  ! 

Il  nous  faudra  donc  voir  cette  nuit  si  terrible  : 

Eh!  quoi!  sans  plus  tarder?  quoi!  déjà?  quoi!  demain? 

0  vertueux  ami ,  soutiens  la  faible  amante  ; 

Comme  à  Tau  tel  paré  pour  la  noce  brillante. 

Dans  la  nuit  du  tombeau  conduis- moi  par  la  main. 

Pourtant,  combien  nos  cœurs  eussent  goûté  d'ivresse. 

Si  rhymen  de  ses  nœuds  eût  joint  notre  jeunesse! 

Par  l'anneau  nuptial  et  le  vœu  solennel 

Si  Ton  eût  cimenté  ce  bonheur  sans  mélanges, 

Ah!  nous  serions  heureux,  heureux  comme  des  anges 

Qui  chantent  l'hymne  saint  aux  pieds  de  l'Eternel. 

L'Eternel!  à  ce  mot,  Faldoni,  je  frissonne; 
A  la  mort  volontaire  est- il  vrai  qu'il  pardonne? 
Avant  l'instant  prescrit  permet- il  de  mourir? 
Sais-tu  s'il  ne  dit  pas  :  «  Enfants,  bravez  l'orage: 
Je  punirai  celui  dont  le  lâche  courage 
Implorera  la  mort  et  ne  saura  souffrir  !  » 

Oh!  s'il  pensait  ainsi,  qu'une  affreuse  vengeance 
Fût  le  prix  qu'il  destine  à  la  chaste  innocence, 
A  l'amour  vertueux  qui  brûle  dans  nos  Cdîurs!... 
Oh!  non;  Dieu  juste  et  bon,  il  sait  combien  on  l'aime! 
Il  sait  que  pour  lui  seul  nous  souffrons  l'anathème 
Que  ce  monde  nous  jette  en  nous  criant  :  Malheurs  ! 

Il  sait  que  la  vertu  que  nous  n'osons  contraindre 
Au  sacrifice  impur,  attise,  au  lieu  d'éteindre. 


Î74  CLAUDE    GENOUX. 

lin  feu  qui  nous  consume,  un  amour  sans  espoir; 
Il  sait  que  nous  mourons  en  maudissant  le  vice, 
Que  nous  n'avons  point  vu  l'ombre  de  Partifice, 
Que  Ton  nous  sacrifie  au  rigoureux  devoir. 

11  sait  aussi  combien  nous  désirons  de  vivre, 
Que  nous  aimons  les  fleurs  dont  le  parfum  enivre, 
Que  la  vie  a  pour  nous  d'indicibles  attraits 
Et  que  naguère  encor,  dans  un  doux  tête  à  tête, 
Dans  un  jour  de  bonheur  qu'a  noirci  la  tempête , 
Nous  nous  disions,  ravis  :  Si  Ton  mourait  jamais! 

Mourir!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  ces  moments  d'allégresse. 
Pourquoi  sont-ils  changés  en  longs  jours  de  tristesse? 
Pourquoi,  pauvres  enfants,  sommes-nous  malheureux? 
Pourquoi  déjà  mourir,  à  peine  à  notre  aurore?... 
Oh!  je  ne  mourrai  point,  moi,  je  veux  vivre  encore; 
A  vingt  ans,  Faldoni,  mourir,  c'est  trop  aftreux.  i 

Mais  non,  vivre  sans  toi  me  serait  impossible. 
Oui,  toi  seul  es  ma  vie,  et  ce  trépas  terrible. 
Il  sera,  si  tu  meurs,  ma  seule  volupté; 
Thérèse  te  suivrait  dans  l'éternelle  flamme  ! 
Mais  pense  si  le  ciel  ou  l'enfer  nous  réclame. 
Pense  mon  doux  ami ,  c'est  pour  l'éternité  ! 


m 


IV 

Est -il  vrai,  cher  ami,  que  nous  serons  heureux; 
Que  la  mort,  la  mort  seule,  accomplira  nos  vœux? 


CLAUDE    GENOUX.  275 

Et  qu'unis  à  jamais  dans  le  céleste  empire, 
Nous  pourrons  nous  aimer  et  toujours  nous  sourire? 
Nous  aimer  d'un  amour  ineffable  et  divin, 
D'un  amour,  Faldoni,  qui  n'aura  plus  de  fin? 
Est-il  vrai  que  de  Dieu  la  puissance  infinie 
En  plaisirs  éthérés  change  notre  agonie? 
Est- il  vrai  qu'aussitôt  que  nous  fermons. les  yeux. 
L'âme  qui  fit  le  bien  s'envole  dans  les  cieux? 
Que,  laissant  ici -bas  son  corps,  dépouille  informe. 
Prenant  d'un  séraphin  et  les  traits  et  la  forme. 
Elle  va,  pure  et  belle,  avec  ses  ailes  d'or, 
Par  le  bleu  firmament  dirigeant  son  essor. 
Vers  le  brillant  palais  de  la  haute  patrie , 
Où  réside  la  joie,  où  tout  n'est  qu'harmonie; 
Où  l'ange  néophyte,  abreuvé  de  douceurs, 
De  son  exil  sur  terre  oubliant  les  malheurs. 
Goûte  en  paix  un  repos  exempt  de  toute  crainte. 
Les  doux  épanchements  d'une  égalité  sainte , 
Le  prix  de  ses  bienfaits,  que  la  suprême  loi 
Accorde  à  tout  mortel  qui  lui  garde  sa  foi  ?  . 

Est-il  vrai...  qu'ai-je  dit?  sur  le  bord  de  l'abîme. 
Quoi!  j'oserais  douter  quand  le  doute  est  un  crime! 
Quoi!  ma  faible  raison  au  culte  du  Seigneur 
Opposerait  encore  une  fatale  erreur  ! 
Quoi  !  je  méconnaîtrais  la  divine  puissance 
En  qui  seule  j'espère  un  terme  à  ma  souffrance? 
Oh!  non!  doute  cruel,  tu  m'obsèdes  en  vain; 
Non,  jamais  ton  poison  n'a  pénétré  mon  sein. 

Oui,  quand  je  pense,  ami,  que  l'âme  est  immortelle, 
Qu'on  se  revoit  aux  cieux,  la  mort  me  semble  belle! 
La  mort ,  cher  Faldoni ,  la  mort ,  venant  de  toi , 
Ne  pourra  m'accabler,  je  la  vois  sans  effroi ... 


276  CLAUDE  GENOUX. 

La  mort,  c'est  le  sommeil  que  cherchent  nos  paupières, 
Nos  rêves  de  bonheur,  la  fin  de  nos  misères. 
Oh  !  ne  différons  plus  ce  moment  souhaité , 
Jouissons  des  vrais  biens  et  de  réternité. 
Viens,  qu'un  môme  trépas  tous  les  deux  nous  rassemble. 
Que  nos  derniers  soupirs  se  confondent  ensemble; 
D'une  pénible  vie  éteignons  le  flambeau. 
Et,  purs  aux  yeux  de  Dieu,  descendons  au  tombeau! 
Claude  Genoux. 

(Mkmoiubs  d'dv  infaitt  de  la  Sato».) 


GASTON    DE    CHAUMONT.  277 

XV 

HOMMAGE  A  LA  SAVOIE 

Salut,  noble  pays,  aux  montagnes  ardues, 
Dont  les  sommets  altiers  s'élancent  jusqu'aux  nues. 
Où  le  mont  roi  des  monts,  fier  de  sa  majesté. 
Voit  mille  voyageurs  passant  la  terre  et  Tonde, 
Accourir  tous  les  ans,  des  quatre  coins  du  monde. 
Rendre  hommage  à  sa  royauté! 

Salut,  noble  pays  à  la  belle  nature. 
Où  simples  sont  les  mœurs,  où  l'existence  est  pure; 
Où  Ton  est  maintenant  ce  qu'on  était  jadis  : 
Oui ,  toutes  les  vertus  de  la  ville  exilées 
Se  retrouvent  encor  dans  tes  monts,  tes  vallées! 
Honneur  à  toi,  noble  pays! 

Ah!  si,  timide  enfant,  je  sentais  en  mon  âme 
Ces  enivrants  transports,  cette  divine  flamme 
Qui  sur  un  front  élu  vient  parfois  se  poser. 
Oui,  je  te  chanterais,  ô  patrie  adorée, 
Et  les  vibrations  de  ma  harpe  inspirée 
Te  pourraient  immortaliser. 

Sans  doute  quelquefois  vers  le  soir  il  me  semble 
Dans  ton  vent  qui  gémit,  dans  ta  feuille  ({ui  tremble, 
Trouver  comme  un  écho  de  ce  qui  chante  en  moi  ; 
Do  l'inspiration  est-ce  la  fraîche  haleine? 
CoA  à  i)eine  un  accord,  c'est  un  soupir  à  peine, 
Mais  ce  soupir...  il  est  à  toi  ! 


278  GASTON   DE   CHAUMONT. 

Ne  te  (lois-je  pas  tout?...  Si  j'ai  quelque  génie, 
Si  mon  chant  cadencé  coule  avec  liarmonie, 
Si  ma  strophe  est  puissante  ou  mon  vers  gracieux 
Ah  !  ce  n'est  point  le  fruit  de  stériles  études  ; 
Rien  ne  peut  inspirer  comme  tes  solitudes, 
Rien  n'exalte  comme  tes  cieux  ! 

C'est  dans  ton  noble  sein  que  l'âme  du  poète, 
Cette  âme  si  sensible  et  que  l'homme  rejette. 
Peut  trouver  à  nourrir  sa  contemplation  ; 
Livre  majestueux,  celui  qui  sait  y  lire 
Sous  ses  doigts  frémissants  fait  résonner  sa  lyre 
Comme  les  harpes  de  Sion  ! 


En  contemplant  tes  lacs,  tes  bois,  tes  hautes  cimes. 
On  sent  vibrer  en  soi  mille  cordes  sublimes  ; 
Le  sein  respire  mieux,  le  cœur  devient  plus  grand  : 
D'un  pouvoir  infini  tout  présente  l'image! 
Poétique  Savoie,  accepte  mon  hommage  : 
Je  suis  fier  d'être  ton  enfant  ! 

Gaston  de  Chaumont. 


GASTON    DE    CHAUMONT.  279 


XVI 


LES  DEUX  ANGES 


On  dit  que  deux  fils  de  lumière 
Président  à  chaque  destin  : 
L'un  à  la  fin  de  la  carrière, 
Comme  l'autre  à  notre  matin; 

Se  reposant  sur  la  montagne, 
Au  déclin  de  l'astre  des  cieux , 
Sur  la  verdoyante  campagne, 
Deux  anges  promenaient  leurs  yeux. 

Le  premier  sourit  à  la  vie, 
Le  second  préside  au  trépas  ; 
Celui-ci  voit  d'un  œil  d'envie 
Son  frère,  et  se  plaignant  tout  bas  : 

«  Ah!  dit-il,  de  mon  ministère 
Combien  souffre  mon  cœur  aimant! 
En  ce  jour  encor  de  la  terre 
Je  dois  ravir  un  ornement. 

«  Souvent,  au  milieu  d'une  fête, 
Je  pris  à  sa  famille  en  pleurs 
Celle  (|ui  de  riantes  Heurs 
Venait  de  couronner  sa  tôle. 


280  GASTON   DE   CHAUMONT. 

«  Mais  Mon i me  est  en  son  printemps; 
Nulle  comme  elle  ne  fut  pure; 
Son  innocence  est  la  parure 
De  son  visage  de  quinze  ans. 

«  Doux  lis  de  candeur,  elle  ignore 
La  vie  et  ses  déceptions  ; 
Son  cœur  naïf  est  vierge  encore 
De  désirs  et  de  passions. 

«  Hélas!  je  n'ai  pas  le  courage 
De  frapper  un  coup  si  fatal  ! 
Si  belle!...  si  jeune!...  si  sage!... 
Je  pleure...  oh!  cela  me  fait  mal.  » 

Mais  range  de  vie  :  «  0  mon  frère, 
Frappe  !  c'est  un  coup  précieux; 
Ange  elle  était  sur  cette  terre, 
Ange  elle  sera  dans  les  cieux  ! 

«  Eh  quoi  !  tes  yeux  versent  des  larmes. 
Ne  retarde  pas  son  bonheur  ! 
La  terre  est  un  séjour  d'alarmes. 
La  mort  seule  rend  au  Seigneur! 

«  Plus  tard  elle  eût  été  flétrie; 
Mais,  moissonnée  avant  le  temps, 
Elle  n'a  vu  que  le  printemps 
Des  tristes  saisons  de  la  vie.  » 

Il  dit  ;  range  de  mort  joyeux 
Va  cueillir  la  charmante  rose... 
Ne  pleurons  pas  !.. .  son  corps  repose. . . 
Et  sa  belle  âme  monte  aux  cieux!... 


GASTON    DE    CHAUMONT.  281 

Tandis  que,  franchissant  la  nue, 
L'enfant  s'envole  vers  Sion , 
J'allai,  moi  qui  l'avais  connue, 
Visiter  sa  blanche  maison. 

Je  vis  partout  douleur  amère... 
Des  amis  pleurant  sur  son  sort , 
Disant  :  Pauvre  enfant!...  quelle  mort! 
Pour  moi  je  pensai  :  Pauvre  mère  ! 

Gaston  de  Chaumont. 


XVII 

LE  BONHEUR  DANS  LES  LARMES 

Heureux  celui  dont  l'œil  a  gardé  quelques  larmes  ! 

Car  les  larmes,  c'est  un  trésor! 
Toi,  pour  qui  l'existence  a  perdu  tous  ses  charmes, 

Que  ne  peux -tu  pleurer  encor! 

Toi,  que  le  chagrin  qui  t'oppresse 

Parfois  semble  comme  égarer. 
Sur  cette  terre,  où  tout  n'est  que  deuil  et  tristesse, 
Dis!  le  plus  grand  bonheur  n'est- il  pas  de  pleurer? 

Combien  mon  Ame  envie  un  malheureux  qui  pleure! 

Pleurer  est  un  bienfait  du  ciel. 
Le  seul  bonheur  possible  en  la  triste  demeure 

Où  tout  n'est  que  ronces  et  fiel  ! 

C'est  un  baume  dans  la  souffrance 

Qui  nous  permet  de  l'endurer; 
C'est  un  soulagement...,  c'est  presque  une  espérance. 
Dis!  le  plus  grand  l)onheur  n'est-il  pas  de  pleurer? 


282  GASTON    DE    CHAUMONT. 

Quand,  un  soir,  abattu,  las  de  Tliumaine  vie. 

On  pense  :  Essayons  de  la  mort! 
Peut-être  y  trouve- 1- on  ce  que  le  cœur  envie  : 

Etouffons  un  dernier  remord  î 

Le  vertige  qui  nous  enivre 

Va  des  vivants  nous  séparer. 
Mais  une  larme  coule,  et  Ton  veut  encor  vivre! 
Dis!  le  plus  grand  bonheur  n'est -il  pas  de  pleurer? 

Gaston  de  Chaumont. 


J.-B.-C.    JALABERT.  283 


XVIII 

LES  FRELONS  ET  LES  ABEILLES 
AUX  ARTISANS  LABORIEUX 

Aux  abeilles  confiantes 
Les  frelons  dirent  un  jour  : 
Que  faites -vous,  insouciantes, 
Quand  sous  vos  yeux ,  dans  cette  cour, 
Contre  vous  l'on  conspire? 
Des  gens  que  cependant  vous  ne  haïssez  pas, 
Bien  qu'ils  vous  volent,  eux,  trament  votre  trépas! 
Ces  bœufs,  cette  charrue,  eh  bien!  c'est  pour  détruire, 

Dans  les  champs  d'alentour. 
Des  plantes  et  des  fleurs,  jusques  à  la  dernière, 
Et  les  coteaux  subiront  à  leur  tour. 
Cette  entreprise  meurtrière. 
Aisément  vous  pouvez  prévoir  votre  destin. 
Si,  pour  la  conjurer,  vous  manquez  d'énergie  : 
Plus  de  fleurs  au  vallon,  dès  lors  plus  de  butin, 
Adieu  le  miel,  adieu  la  vie. 
Donc  choisissez  :  ou  mourir  tristement. 
Ou  repousser  un  attentat  si  lâche. 
Pour  nous,  c'est  résolu,  jusqu'au  dernier  moment 

Nous  lutterons  sans  relâche, 
Et,  si  vous  le  voulez,  unissons  nos  efforts, 
Comballant  de  concert,  nous  on  serons  plus  forts.  . 
Los  voilà  (pii  s'avancent, 
Aiguisons  nos  dards...  Ils  commencent... 


284  J.-B.-C.    JALABERT. 

Abeilles  d'écouter  ; 
Abeilles  aussitôt  de  se  précipiter 

Sur  les  hommes  et  Tattelage 
Qu'elles  forcent  bientôt  à  suspendre  l'ouvrage. 
Triomphantes  alors,  en  se  félicitant 

Elles  regagnent  Tabeillage... 
Grand  Dieu!  qu'ont-elles  vu?  les  frelons  s'excitant. 
Dans  chaque  ruche,  au  larcin,  au  pillage... 
Hélas  !  elles  ont  été 

Dupes  de  leur  crédulité  ; 
Mais  un  profond  regret,  une  douleur  amère. 
Les  saisirent  alors  qu'elles  virent  les  gens 

Qu'avait  outragés  leur  colère 
Reprendre  leurs  travaux,  par  leurs  soins  diligents. 
Dans  les  lieux  que  naguère  envahissaient  des  plantes 

Inutiles  ou  malfaisantes, 
Semer  abondamment  tous  les  grains  les  meilleurs, 

Protéger  les  tiges  naissantes. 
Et  leur  livrer  bientôt  une  moisson  de  fleurs. 

J.-B.-C.  Jalabert. 

((kkMTBS  KT   ArOLOUUU.) 


JOSEPH -GABRIEL    ROLLIER.  285 


XIX 

ÉPITRE  SUR  LA  POÉSIE 
FRAGMENTS 


Et  nous,  et  nous,  enfants  de  la  noble  Savoie, 

Dans  les  fastes  sacrés  que  sa  main  nous  déploie , 

N'avons -nous  pas,  mêlés  à  nos  nombreux  guerriers, 

A  nos  savants  profonds,  Torgueil  de  la  patrie, 

iN'avons-nous  pas  aussi  des  fils  de  l'harmonie , 

Des  poètes  couverts  de  fleurs  et  de  lauriers? 

Je  ne  veux  point,  sortant  de  ma  tâche  première, 

Parler  de  ces  beaux  noms  que  le  monde  révère  : 

Favre,  le  créateur  et  Poracle  des  lois. 

Magistrat ,  philosophe  et  poète  à  la  fois  ; 

De  Sales,  le  grand  saint.  Tardent  missionnaire, 

L'éloquent  orateur  des  peuples  et  des  rois  ; 

Vaugelas,  qui  forma  la  langue  de  Molière; 

Saint-Réal,  dont  le  style  énergique,  précis. 

Est  cependant  toujours  brillant  de  coloris  ;  * 

Berthollet,  qui  créa  la  moderne  chimie; 

De  Maistre,  le  profond  et  sublime  génie, 

Qui,  d'un  souffle  de  feu,  redoutable  dragon. 

Mit  en  cendres  l'erreur  et  sa  philosophie , 

Qui  terrassa  Voltaire  et  foudroya  Bacon, 

Et  qui,  dans  les  trésors  de  sa  vaste  science, 

Oracle  des  esprits,  gardien  de  l'avenir, 

Offre  au  monde,  tremblant  sur  un  abîme  immense, 

Les  vrais  appuis  qui,  seuls,  puissent  le  soutenir; 


286  JOSEPH -GABRIEL    ROLLIER. 

Je  sortirais,  Léon,  du  sujet  que  je  traite, 
Nos  poètes,  ici,  seuls  ont  droit  à  mes  vers. 
Quelle  place  d'honneur  je  dois  à  ce  poète 
Qui,  dégageant  son  art  des  caprices  divers. 
Seules  lois  en  vigueur  en  ces  temps  d'ignorance. 
Sut  le  sortir  enfin  des  langes  de  l'enfance! 
C'est  lui  qui ,  le  premier,  fit  connaître  à  la  France 
Des  vers  alexandrins  rimes  et  mesurés. 
Que  Marot  et  Ronsard  ont  plus  tard  admirés! 
Il  voulut  que  toujours  la  rime  masculine 
Précédât  et  suivît  sa  sœur  la  féminine  ; 
Que,  dociles  toujours  aux  pensers  de  l'auteur. 
On  les  vît  tour  à  tour  délasser  le  lecteur. 
Buttet,  ce  nom  porté  par  la  main  de  l'histoire 
A  l'œil  reconnaissant  de  la  postérité. 
Doit  briller  au  fronton  du  temple  de  mémoire. 
Orné  du  sceau  divin  de  l'immortalité. 

Si  je  pouvais,  Léon,  compter  toutes  nos  Ijrres, 

Si  je  pouvais  ici  dire  combien  d'accords 

Sont  nés  jusqu'à  ce  jour  de  leurs  brûlants  délires; 

Si  cette  tâche  enfin  n'excédait  mes  efforts , 

Ton  cœur  serait  ravi  que  nos  belles  campagnes 

Inspirent  tant  de  verve  à  nos  bardes  féconds, 

Et*que  chez  nous  aussi  l'air  pur  de  nos  montagnes 

Souffle  le  feu  sacré  dans  nos  obscurs  vallons. 

Tu  verrais,  étonné,  que  ses  célestes  flammes 

Dès  nos  plus  anciens  temps  ont  embrasé  leurs  âmes. 

Eclairé  leurs  esprits  de  leurs  divins  rayons. 

Mais  dans  ce  grand  concert,  dans  ces  flots  d'harmonie 
Qui  font  autour  de  nous  comme  un  hymne  sans  fin. 
Mon  oreille  et  mou  cœur  distinguent  iin  génie, 
Dont  la  France  jalouse  a  fixé  le  destin  ; 


JOSEPH- GABRIEL    ROLLIER.  287 

Ducis,  en  qui  toujours  on  admire  et  révère 
«  L'accord  d'un  beau  talent  et  d'un  beau  caractère;  » 
Ducis  !  qui  ne  connaît  et  n'a  relu  vingt  fois 
Son  Roi  Léard,  Hnmlet,  Œdipe  chez  Admet e, 
Son  œuvre  à' Abu  far  surtout,  la  plus  parfaite! 
Qui  jamais  mieux  que  lui  trara  les  saintes  lois 
De  l'austère  vertu,  ses  douceurs  et  ses  charmes? 
Qui  n'a  pas  avec  lui  versé  de  tendres  larmes 
Quand  il  peint  V Amitié,  ce  suprême  bonheur. 
Délices  de  l'esprit  et  doux  charmes  du  cœur? 
Modèle  très-souvent  de  goût  et  d'élégance, 
Aucun  ne  le  surpasse  en  force,  en  éloquence. 
Eh  bien!  quoique  emporté  par  un  destin  jalouv 
Bien  loin  de  son  vallon ,  sur  la  terre  étrangère , 
Ducis  est  Savoisien ,  la  Savoie  en  est  fière  ; 
Ducis  nous  appartient,  ce  poète  est  à  nous. 

Dans  ce  concert,  Léon,  il  est  une  autre  lyre 

Qui  fait  bondir  les  cœurs  d'espérance  et  d'amour. 

On  croirait,  à  sa  voix,  à  son  tendre  sourire, 

Ce  barde  descendu  du  céleste  séjour. 

Vois,  cher  Léon,  comment  ses  doigts  font  avec  grâce 

Vibrer  sa  lyre  d'or  des  Inspirations. 

Vois,  écoute  comment,  loin  d'un  monde  qui  passe. 

Sa  voix  monte,  s'élève  au  travers  de  l'espace. 

Et  porte  au  ciel  nos  cœurs  et  leurs  affections. 

Lis  quelquefois,  Léon,  lis  ces  t')uchantes  pages 

Où  de  Juge  a  si  bien,  sous  de  vives  images, 

Dépeint  les  longs  remords  après  les  courts  plaisirs. 

Et  les  poignants  regrets  et  les  cruels  désirs 

Qui  tourmentent  nos  jours  sur  nos  terrestres  plages. 

Et  cet  autre  poète  aux  yeux  baignés  de  pleurs  ', 

Qui,  d'un  p.as  ciiancelant ,  s'ax.inrc  ccMiiine  une;  ombre, 


288  JOSEPH-GABRIEL    ROLLIER. 

Tirant  sans  nul  eiTort  de  son  luth  grave  et  socnbre 
Ses  chants  de  mort,  de  deuil  et  d'ainères  douleurs; 
Que  t'en  dirai -je  ici?  L»';on,  comment  pourrais -je 
Te  montrer  quelque  trait  de  son  hardi  pinceau? 
Cette  Coupe  d'exil,  dis -moi,  comment  saurais- je 
Te  peindre  noblement  ce  qu'elle  offre  de  beau , 
De  grand,  d'harmonieux,  de  noble,  de  sublime? 
De  l'implacable  sort  malheureuse  victime, 
Avec  quelle  éloquence  et  quel  ardent  amour 
Il  pleure  les  erreurs  de  sa  vive  jeunesse, 
Les  écarts  échappés  à  l'humaine  faiblesse 
Durant  son  long  exil  et  la  chaleur  du  jour! 
c  Je  n'ai  plus,  disait-il,  ni  famille,  ni  mère; 
La  misère  est  ma  sœur,  et  le  malheur,  mon  père; 
J'ai  les  bois  pour  abri  sous  un  ciel  inhumain. 
Et  pour  lit  de  repos,  les  pierres  du  chemin.  » 
Que  ne  m'a- 1- il,  au  jour  de  son  heure  dernière. 
Ce  malheureux  Veyrat,  cédé  quelque  lambeau 
Des  cordes  de  sa  lyre,  ou  son  riche  pinceau  ! 
Ces  vers  que  je  t'écris,  ces  vers,  vile  poussière. 
T'auraient  de  son  talent  fait  un  digne  tableau. 

Notre  Savoie  a  donc  ses  immortels  poètes 

Dont  la  postérité  gardera  les  écrits. 

Mais  voulons -nous  comme  eux  que  nos  vers  aient  du  prix, 

De  la  nature  en  tout  soyons  les  interprètes. 

Ah  !  n'oublions  jamais  ces  leçons,  ces  avis 

D'un  censeur  bien  connu ,  sage  autant  qu'agréable  : 

«  Rien  n'est  beau  que  le  vrai,  le  vrai  seul  est  aimable...» 

J.-G.   ROLLlER. 


J.  OGIER.  289 

XX 

LB  TRENTE  ET  UN  DÉCEMBRE 


Cuncta  stricte  discussarus. 
(Paosi  DO  Dies  irœ.) 


Une  fois  encor,  que  de  rêves 
Vont  s'achever  dans  le  néant  ! 
Chaque  flot  du  temps  sur  nos  grèves 
Vient  nous  prendre  pour  TOcéan. 
Chocs  de  glaives  et  chants  de  lyres 
Inspirés  par  tous  les  délires. 
Gloire,  carnage,  volupté, 
Demain,  comme  un  bruit  dans  l'espace 
Fait  par  l'essaim  d'oiseaux  qui  passe , 
S'éteindront  dans  l'éternité. 


Mais  une  grande  voix  comme  la  voix  des  ondes, 
Remplit  l'éther  immense  où  gravitent  les  mondes  : 

«  Je  suis  l'Ancien  des  jours  ; 
Dans  mon  sein,  reviens -tu,  ma  défaillante  année, 
Du  rameau  des  vertus  joyeuse  et  couronnée. 

Le  long  de  ton  parcours? 

«  Quand  ma  main,  te  prenant  dans  l'éternel  silence. 
Te  plaça  sur  les  temps  pour  tenir  la  balance 

Parmi  mes  univers. 
Je  marquai  les  confins  où  seraient  tes  domaines 
Par  delà  l'Océan  et  les  îles  humaines , 

Et  les  globes  divers. 


290  J.    OGIER. 

«  Comme  fleurs  k  ton  front  je  ceignis  mes  aurores; 
Je  le  parai  de  jours,  d'jistres,  de  météores. 

Joyaux  errants  du  ciel  ; 
Je  te  sacrai  du  sang  qui  teignit  le  Calvaire, 
Et  t'imposai  les  mains,  comme  en  un  sanctuaire, 

Aux  élus  de  Pautel  *. 

«  Et  je  te  dis  :  Va- t'en,  fille  des  saints  messages, 
Aux  errantes  tribus,  dans  les  cités  des  sages, 

A  tous  les  horizons! 
Partout  répands  ma  paix  ainsi  qu'une  rosée; 
Et  la  terre  partout  riche  et  fertilisée 

Donnera  ses  moissons  ; 

«  Moissons  pures  d'ivraie  et  de  stériles  herbes. 
Où  les  vertus  seront  le  froment ,  don  des  gerbes 

Pour  les  greniers  d'en  haut. 
Tu  mûriras  pour  moi  les  hommes  et  les  choses , 
Les  palmiers  à  Cadès,  à  Jéricho  les  roses, 

La  fête  et  le  fléau. 

«  Chantez,  flots  de  la  mer,  et  vous,  pôles  du  monde. 
Aigles,  fils  du  soleil,  et  toi,  reptile  immonde. 

Chantez,  chantez  mon  nom! 
Chantez,  glaives  guerriers,  lyre  et  sainte  tiare, 
Et  vous  aussi,  haillons  des  lèpres  de  Lazare, 

Pourpre  de  Salomon! 

«  Et  tu  m'apporteras  recueillis  dans  tes  urnes 
Les  hymnes  de  la  joie  et  les  chants  taciturnes. 


•  Dans  l'ère  cl;réiienne,  on  dit  l'année  du  Seigneur...  comme  on  dit 
le  prêtre  du  Seigneur. 


J.    OGIER.  291 

Le  crime  ou  la  vertu. 
—  Maintenant,  viens  passer  devant  mon  œil  suprême  ! 
Pour  toi  voici  Tamour  ou  voici  l'anatlième  ; 

Dis,  que  m'apportes- tu?  » 


t(  Seigneur,  j'achève  ma  carrière 
Courue  au  signe  de  ta  main, 
Et  tombe  en  touchant  la  barrière 
Qui  marque  le  bout  du  chemin. 
Ah!  laissez -moi  cqmme  l'aïeule 
Qui,  pour  le  trépas,  se  recueille. 
Chercher  de  tardifs  repentirs! 
Seigneur,  j'ai  passé  sans  ta  crainte, 
Et  je  ne  porte  pas  l'empreinte 
De  ta  Vierge  et  de  tes  martyrs. 

«  L'arbre  éternel  de  tes  doctrines 

A  fléchi  comme  un  vain  roseau  ; 

Et  tes  saints  tombés  en  ruines 

Sont  morts  dans  mes  déserts  sans  eau. 

Cherche  au  couchant,  cherche  h  l'aurore, 

Seigneur,  le  croyant  qui  t'adore 

Et  se  prosterne  à  Bethléem  ! 

De  ceux  qui  composaient  ta  race 

Je  ne  retrouve  pas  la  trace 

Aux  sentiers  de  Jérusalerii. 

«  Les  croyants  sont  à  Babylone 
Où  l'enfer  a  dressé  sas  dieux  ; 
Là,  chaque  crime  a  sa  colonne 
Qui  va  te  braver  jusqu'aux  cienx. 
Le  chu'ur  impur  des  faux  prophètes 
A  chant»3  Baal  dans  tes  fêtes 


292  J.    OGIER. 

Et  dérobé  tes  vases  d'or  ; 
Ils  ont  détruit  tes  sacrifices. 
L'orgie  a  bu  dans  tes  calices 
Pris  par  Kabuchodonosor. 

«  Ils  ont  mené  les  populaces. 
Hurlant  leurs  hymnes  criminels. 
Danser  autour  des  grandes  places 
Où  le  veau  d'or  a  ses  autels  ; 
Et,  dans  ces  rondes  unanimes, 
Les  tyrans  guident  les  victimes. 
Et  leur  disent  :  Dansez  toujours! 
Nos  dieux  veulent  qu'on  les  implore; 
Dansez  de  l'aurore  à  l'aurore  I 
Et  nos  dieux  ne  seront  pas  sourds. 

«  Au  soleil  des  vallons  tranquilles 
Les  oliviers  n'ont  pas  fleuris  ; 
Si  j'ai  vu  des  arbres  fertiles. 
Le  sang  humain  les  a  nourris. 
Les  peuples  sortis  de  leur  rêve 
Se  sont  réveillés  dans  le  glaive, 
Dans  les  coursiers  et  dans  les  chars  ; 
Et  le  sang,  vaste  comme  l'onde, 
Baigne  les  colonnes  du  monde, 
Comme  un  flot  baigne  des  remparts. 

«  La  haine,  du  puits  de  l'abîme, 

Montée  en  sombres  tourbillons. 

Ronge  les  Césars  sur  la  cime 

l^i  le  pâtre  dans  les  sillons. 

Le  meurtre  triomphant  dans  l'ombre 

Fait,  sur  des  cadavres  sans  nombre, 


J.    OGIER.  295 

Eclater  son  rire  assassin  ; 
D'un  sang  germain  la  terre  fume  ; 
J'ai  vu,  chaque  soir,  dans  la  brume 
Passer  l'image  de  Caïn  ! 

III 

«  Ah!  puissiez -vous.  Seigneur,  vous  à  qui  rien  n'échappe  ^ 
Dans  les  clos  dévastés  découvrir  une  grappe, 

Et  dans  l'ivraie  un  froment  pur  ; 

A  côté  du  crime  superbe , 

Trouver  quelque  vertu  sous  l'herbe 

Qui  dérobait  son  front  obscur  ! 

«  Et  peut-être  le  Ciel,  aux  dix  justes  propice  , 
Sauverait  mon  destin  du  sombre  précipice 

Où  s'engloutit  l'iniquité  ; 

Mais!  ma  dernière  heure  est  usée...  x 

—  Et  déjà  l'aïeule  est  pesée 

Dans  les  poids  de  l'éternité. 

J.  Ogier. 


XXI 

A  UNE  MÈRE 
A   LA   VEILLE  D'UN  VOYAGE 

Il  est  sous  le  toit  des  familles 
Toujours  un  ange  hospitalier 
Qui  bénit  autour  du  foyer 
Petits  garçons,  petites  filles. 

De  ses  enfants  chers  à  son  cœur 
En  .songe  il  entretient  la  mère, 
Et  lui  montre  la  chose  ainèrc 
Qui  pourrait  troubler  leur  bonheur. 


294  .1.    OGIER. 

11  dit  :  «  Du  seuil  de  ta  demeure 
Si  tu  dois  f  éloigner  un  peu , 
Trouve  longue,  longue  chaque  heure 
Qui  te  sépare  de  fadieu. 

a  Brûle  de  retrouver  la  lèvre 
Qui  te  cherche  soirs  et  matins, 
Les  jeux  dont  l'absence  te  sèvre, 
Les  chants  et  les  ris  enfantins. 

«  Brûle,  à  Theure  des  crépuscules, 
De  leur  conter,  sur  tes  genoux. 
Le  trait  qui  les  trouve  crédules 
Et  qu'à  redire  ils  sont  jaloux. 

«  Reviens  dresser  leur  main  novice 
A  tracer  des  signes  de  croix  ; 
Reviens  leur  dépeindre  le  vice 
Laid  comme  la  Lête  des  bois. 

«  Reviens  !  Mais ,  pendant  ton  absence, 
Ne  garde  pas  trop  de  souci  ; 
Je  te  rendrai  leur  innocence, 
Leurs  ris,  leurs  cheveux  blonds  aussi. 

«  Et  ne  crains  pas  !  L'ange  mon  frère 
Qui  veille  au  pas  des  voyageurs 
Brisera  la  pierre  contraire 
Qui  fait  choir  aux  sentiers  trompeurs.  » 
J.  Ogier. 


IGNACE   BILLO.  295 

XXII 
LES  CHALETS  D'ENLAU 

Sur  les  pas  des  chasseurs ,  quand  le  seizième  automne 

Suspendait  à  mon  front  sa  plus  paie  couronne , 

De  la  Tournette,  au  pic  rival  des  monts  géants. 

Que  j'aimais  à  gravir  les  rapides  versants  ! 

Je  montais  admirant,  de  cime  en  cime  ardue, 

Du  mobile  horizon  la  croissante  étendue; 

L'herbe  qui  jaunissait  aux  flancs  du  dôme  altier  ; 

Les  méandres  sans  fin  du  sauvage  sentier  ; 

Les  extrêmes  forêts  sombres  et  murmurantes  ; 

Sur  les  rochers  moussus  les  fleurs  bientôt  absentes  ; 

Puis  à  l'entour  joyeux  des  grisâtres  chalets , 

Les  vaches  au  front  noir,  aux  longs  regards  distraits, 

Laissant  aux  doigts  brunis  des  robustes  bergères 

Ce  lait  ombré  d'azur  qui  des  mornes  bruyères 

Retient  l'âpre  saveur  et  l'ambre  appétissant. 

Chalets  hospitaliers!  Quand  In  jour  décroissant, 

La  fatigue  du  corps ,  l'approche  d'un  orage , 

Ou  la  séduction  d'un  charmant  paysage, 

Du  repos  m'invitait  à  goûter  la  douceur, 

Je  trouvais  sous  vos  toits  la  paix  et  le  bonheur, 

Et  la  gaieté  toujours  aux  chaumières  fidèle. 

—  Du  rustique  banquet  le  bois  fait  la  vaisselle  : 
Nos  modestes  vins  blancs  des  collines  d'en  bas. 
Pour  exciter  l'esprit,  pour  dorer  les  repas, 
Y  montent  seulement  aux  jours  des  grandes  fêtes  ; 
Mais  ce  lait  écumeux,  ces  coupes  si  bien  faites. 


296  IGNACE   BILLO. 

Enchantent  mes  regards  et  me  font  oublier 
Le  Syllery  menteur  que  produit  l'atelier. 
Nos  cristaux  éclatants  et  nos  riches  calices. 
Qui  du  pain  noir  au  lait  ne  fera  ses  délices? 
Le  vin  donne  l'ivresse  et  l'eau  porte  à  l'ennui  ; 
Mais,  sans  laisser  d'effet  aussi  triste  après  lui. 
Le  laitage  des  monts,  simple  et  candide  chose, 
A  la  plus  douce  joie,  à  la  paix  vous  dispose. 
0  festins  du  chalet,  chers  à  mon  souvenir! 
Tous  nos  vœux  éloignaient  l'heure  de  vous  finir  ; 
D'ingénieux  relards,  prolongeant  la  veillée. 
Sous  le  charme  tenaient  la  joyeuse  assemblée  : 
C'étaient  de  longs  récits,  de  merveilleux  exploits. 
Qu'un  chasseur  redisait  pour  la  vingtième  fois. 
Nous  dépeignant  l'isard  fuyant  vers  les  abîmes, 
A  travers  les  glaciers,  sur  les  plus  hautes  cimes, 
Sans  lasser  du  chasseur  l'étrange  passion. 
Malheur  au  chamossier  que  prend  la  vision  ! 
Un  cor  éclate  au  loin.  Oh  !  bien  loin  sur  la  neige... 
C'est  le  chasseur  damné  que  précède  un  cortège, 
Une  meute  d'aiglons  à  la  chasse  dressés  : 
Le  damné,  rouge  et  noir,  avec  des  cris  pressés 
Et  de  longs  hurlements  infernaux,  les  anime. 
Leur  désigne,  en  riant,  le  chasseur  pour  victime. 
Malheur  !  malheur  à  lui  !  s'il  n'a  plus  au  chapeau 
L'humble  rameau  pascal,  effroi  des  nains  de  l'eau. 
Des  sylphes  des  forêts ,  de  l'ange  au  vol  immonde. 
De  l'âme  qui  revient  des  feux  de  l'autre  monde  ; 
Il  sera  dans  les  airs  par  la  meute  emporté  ; 
On  entendra,  la  nuit,  sous  son  toit  déserté. 
Une  ombre  lamentant,  d'une  voix  désolée. 
Ses  os,  dans  le  désert,  sans  croix,  sans  mausolée. 
Oubliés  et  laissés  à  la  faim  des  vautours... 
—  Un  gracieux  roman,  de  suaves  amours, 


IGNACE   BILLO.  297 

Aux  funestes  récits,  diversion  touchante. 
Succède  et  nous  redit  comment  la  fée  Urgante , 
Du  plus  beau  des  bergers  éprise,  un  soir  d'été. 
Renonça  pour  l'aimer  à  Timmortalité, 
Pour  la  dernière  fois  usant  de  sa  puissance , 
Entr' ouvrit  les  rochers,  et,  d'une  grotte  immense 
Livrant  à  ses  désirs  les  trésors  merveilleux , 
L'eût  fait  en  un  clin-  d'oeil  aussi  riche  qu'heureux 
Si,  docile  aux  avis  de  sa  belle  maîtresse. 
Le  berger  y  puisant  avec  plus  de  sagesse. 
Au  butin  déjà  pris  n'eût  voulu  joindre  encor 
Du  prince  des  Zervands  le  diadème  d'or. 
Diadème  doré,  dont  le  poids  fatidique 
En  un  puits  l'entraîna.  Plus  d'une  fable  antique 
Des  chalets  fait  ainsi  depuis  cent  ans  le  tour. 
Variée,  embellie  et  croissant  jusqu'au  jour 
Où,  des  sujets  tombés  dans  la  commune  voie, 
Quelque  auteur  se  lassant,  aux  monts  de  la  Savoie, 
S'avisant  de  chercher  un  genre  plus  nouveau , 
Fasse  d'un  caillou  brut  un  diamant  si  beau, 

—  Epopée  ou  roman,  histoire,  idylle  ou  drame, — 
Que  le  monde  étonné  chef-  d'œuvre  le  proclame  ! 

—  Quand,  le  long  des  récits  de  furtifs  et  doux  jeux , 
Cause  de  ris  charmants  ou  de  ris  anxieux. 

Parfois  l'interrompaient  aux  plus  gentils  passages. 
Notre  conteur  malin  s'en  prenait  aux  plus  sages  ; 
Et,  au  dernier  couplet  de  son  vieux  fabliau, 
Il  entonnait,  et  tous  en  chœur  reprenaient  Vyau! 
Puis,  aux  accords  plaintifs  du  ranz  de  la  vallée. 
On  s'endormait,  couché  sur  la  fraîche  feuillée. 

—  Au  premier  chant  du  coff,  à  ma  couche  de  foin. 
D'un  bond  je  m'arrachais,  d'un  autre  j'étais  loin, 


298  IGNACE   BILLO. 

Me  hâtant  de  gravir,  avant  Taube  nouvelle, 
Le  dôme  recouvert  d'une  glace  éternelle  ; 
Et  de  là,  contemplant  les  lointaines  cités , 
Reconnaissant  lespieux  que  j'avais  habités. 
Témoins  de  mon  bonheur,  asile  de  mes  peines, 
Des  grands  fleuves  suivant  la  course  dans  les  plaines. 
Du  soleil  j'attendais  ce  magique  rayon 
Qui,  le  premier,  l'annonce  à  Tadmiration. 
Quand  l'aurore,  glissant  de  montagne  en  montagne, 
D'un  rose  harmonieux  nuance  la  campagne 
Et  fait  étinceler,  comme  des  diamants, 
La  cime  des  clochers,  le  bord  des  toits  fumants. 
Nos  lacs ,  miroirs  d'azur  où  l'étoile  se  mire , 
Et  le  splendide  éther  où  le  poète  admire 
D'un  sublime  infini  la  vague  profondeur. 
Du  brillant  horizon  mesurant  la  grandeur, 
Le  soleil  au  lointain  commence  de  paraître  : 
Un  souffle  caressant  vous  flatte  et  vous  pénètre , 
En  prodiguant  la  vie  à  vos  sens  enchantés  ; 
Enivré  d'un  air  pur,  inondé  de  clartés. 
On  ne  sait  quel  espoir,  quelle  force  inconnue 
Vous  soulève  et  vous  dit  :  «  L'heure  enfin  est  venue 
De  remonter  aux  cieux  d'un  élan  éperdu.  » 
Pour  moi,  qu'un  faible  instinct  retenait  suspendu 
Entre  l'immense  espace  éclatant  de  lumière 
Et  les  hymnes  d'amour  qui  montaient  de  la  terre. 
Je  me  sentais  ravi  sur  un  autre  Thabor  ; 
L'enchantement  du  vide  attirait  mon  essor. 
Et  si  j'eusse  entendu  quelque  fatal  génie 
Me  crier  comme  à  Faust  :  «  Enfant  de  l'harmonie , 
La  fleur  de  ta  jeunesse!  et  ce  monde  est  à  toi!...  » 
Amis!  qui  n'a  rêvé  d'avoir  un  monde  à  soi! 
1er  octobre  1847. 

Ignace  Billo. 


CHARLES-JOSEPH    DÉRISOUD.  299 

XXIII 

UNE  MÈRE 

Il  est  un  être  sur  la  terre, 
Un  être  fort  et  gracieux, 
Dont  l'héroïsme  est  un  mystère, 
Et  de  qui  l'âme  tout  entière 
Est  aussi  douce  que  ses  yeux . 

Lorsque  le  ciel ,  de  l'existence 
Nous  ouvre  le  seuil  enchanteur, 
Cet  être,  d'un  amour  immense, 
Nous  reçoit,  à  notre  naissance, 
Des  bras  mômes  du  Créateur. 

Sa  voix  est  une  mélodie , 
Son  flanc ,  notre  premier  séjour. 
Son  sourire,  grâce  infinie. 
Son  sein ,  une  source  de  vie , 
Son  cœur,  une  source  d'amour. 

La  douceur  fait  tout  son  empire  : 
Tous  les  petits  le  savent  bien; 
Dans  son  regard  l'enfant  sait  lire, 
L'enfant  comprend  son  beau  sourire, 
A  l'âge  où  l'on  ne  comprend  rien. 

Au  son  léger  de  sa  parole 
Notre  cœur  s'ouvre  comme  un  lis, 
Notre  prière  qui  s'envole 
Apprend,  ii  sa  pieuse  école. 
Le  beau  chemin  du  paradis. 


500  CHARLES -JOSEPH   DÉRISOUD. 

Cet  être,  le  plus  grand  sur  terre, 
Parce  qu'il  est  grand  par  Tamour, 
Cet  être  qui  n'est  que  mystère , 
C'est  la  femme,  c'est  une  mère. 
Un  ange  de  ce  bas  séjour. 

Charles- Joseph  Dérisoud. 

(Po«.) 


XXIV 

LE  SOLITAIRE 

Il  passe  inaperçu  des  enfants  de  la  terre. 
Son  domaine  est  de  sable  et  son  toit  de  granit. 
Ses  amis  sont  oiseaux,  son  voisin  est  panthère. 
Il  cache  sa  vertu  sous  ce  roc  solitaire. 
Comme  l'aigle  y  cache  son  nid. 

11  aime  le  désert  à  la  voûte  sereine; 
L'étoile  est  toujours  pure  à  son  ciel  enchanteur. 
Les  fleurs  sont  ses  amours  :  des  vents  la  fraîche  haleine 
Emporte  avec  les  vœux  de  son  âme  trop  pleine 
Leurs  doux  parfums  au  Créateur. 

Quand  l'horizon  du  monde  est  chargé  d'un  nuage. 
Il  n'éclate  jamais  sur  son  front  sillonné  ; 
Ses  rêves  sont  bercés  d'un  orchestre  sauvage  ; 
Il  est  roi  du  désert,  lui  que  la  main  de  l'âge 
De  cheveux  blancs  a  couronné. 

Charles -Joseph  Dérisoud. 

(Pccu.) 


ANTOINE  BALLY.  501 

XXV 

LES   HIRONDELLES 

PlàcB  INÉDITE 

L'automne  avait  jauni  le  feuillage  du  hêtre. 
L'orage  des  hivers  précipitait  ses  pas, 
Et,  triste  sur  le  bord  du  nid  qui  la  vit  naître, 
Une  jeune  hirondelle  ainsi  disait  tout  bas  : 

«  Adieu ,  berceau  chéri  de  ma  première  enfance 
Où  le  bonheur  un  jour  sembla  me  caresser. 
Où  je  vis,  au  travers  d'un  rayon  d'espérance, 
Ma  première  heure  commencer. 

«  Douces  illusions!...  Vous  ne  fûtes  qu'un  rêve 
Que  le  vent  du  malheur  a  bien  vite  détruit!... 
Ainsi  s'évanouit,  quand  le  soleil  se  lève, 
La  fraîche  vapeur  de  la  nuit. 

€  Vers  de  lointains  climats,  seule,  hélas!  je  m'envole; 
Seule...  Oh!  combien  j'ai  peur!  mais  pourquoi  donc  partir? 
Près  du  nid  maternel  dont  l'aspect  me  console. 
N'est-il  pas  plus  doux  de  mourir? 

«  Seule...  et  lorsqu'à  la  fin  d'une  longue  journée 
Mon  aile  de  fatigue  et  d'ennui  tombera. 
Qui,  prenant  sur  son  sein  ma  tête  infortunée. 
De  sa  voix  me  consolera?... 


302  ANTOINE   BALLY. 

«  Seule...  et  qui  m'offrira,  sur  la  terre  étrangère. 

Le  tribut  consolant  d'une  tendre  pitié? 

Qui,  du  gecret  fardeau  de  ma  douleur  amère, 

Voudra  supporter  la  moitié  ?  * 

«  Seule...  Oh!  j'avais  pourtant  une  compagne  aimante 
Dont  l'âme  tendrement  un  jour  me  consola... 
Mais,  las!  même  l'amour  du  malheur  s'épouvante... 
Je  restai...  ma  sœur  s'envola! 

«  0  ma  mère ,  pourquoi  n'ai  -je  pas  pu  te  suivre 
Lorsque  vint  te  frapper  la  flèche  du  chasseur? 
Quel  terrible  destin  me  force  à  te  survivre 
En  éternisant  ma  douleur? 

«  Quelle  heure  dont  mon  cœur  conserve  la  blessure! 
J'avais  vu  s'écouler  l'instant  de  ton  retour 
Et  j'attendais  encor  la  douce  nourriture 
Qu'allait  me  choisir  ton  amour. 

«  Et  mon  père  revint...  Il  était  seul,  mon  père; 
Son  regard  était  triste  et  son  vol  incertain. 
Et  ma  mère,  lui  dis- je,  et  ma  mère,  et  ma  mère?... 
Sa  tête  tomba  sur  son  sein  !... 

«  Je  compris  mon  malheur!  Dès  lors  pauvre  orpheline , 
Mon  père  sembla  plus  ne  vivre  que  pour  moi  ; 
Et  lorsque  je  pus  seule  errer  sur  la  colline 
Il  alla  dormir  près  de  toi  ! 

«  Et  moi  j'ai  vécu  seule,  et  j'ai  fui  mes  compagnes; 
Car  devant  ma  douleur  elles  auraient  souri  ; 
Le  jour,  j'allais  errer  au  sommet  des  montagnes, 
Puis  je  rentrais  sous  mon  abri. 


ANTOINE    BALLY.  505 

«  Mais  déjà  des  frimats  tombe  la  blanche  mousse , 
Et  le  froid  aquilon  vient  presser  mon  essor , 
J'obéis  à  regret  à  l'instinct  qui  me  pousse , 
Oh  !  je  voudrais  rester  encor  ! 

«  Adieu  donc,  doux  berceau  de  ma  première  enfance, 
Adieu!...  je  vais  traîner,  sur  des  bords  inconnus, 
D'un  précoce  abandon  la  trop  longue  souffrance... 
Oh  !  si  je  ne  te  voyais  plus  ! 

«  Adieu ,  vous  qui  dormez  sous  le  gazon  champêtre , 
Adieu ,  que  le  repos  à  vos  ombres  soit  doux  ; 
Et  lorsque  reviendra  Theureux  printemps,  peut-être 
Je  viendrais  dormir  près  de  vous  ! 

«  Adieu!...  »  Long  fut  l'hiver  qui  flétrit  la  nature. 
Le  nid  fut  dégradé  par  Tongle  des  frimas , 
Et,  lorsque  le  printemps  ranima  la  verdure, 
Près  des  siens  Thirondelle,  hélas!  ne  revint  pas! 

Antoine  Bally. 


304-  p. -G.   DREVET. 

XXVI 

LE  BOURSICOTIER 


Depuis  plus  de  trente  ans  j'exerce, 
Dans  Tun  des  bazars  de  TEtat, 
Le  plus  joli  petit  commerce 
Que  jamais  mortel  inventa. 
En  voyant  tout  Tor  que  j'y  gagne, 
Devinez  quel  est  mon  métier? 

—  Vous  êtes  régente  d'Espagne  *  ? 

—  Non  pas,  je  suis  boursicotier. 

Je  vends,  j'achète,  je  tripote; 
Sur  tout  je  lance  mon  harpon. 
Si  jamais  la  vertu  se  cote. 
J'en  retiens  d'avance  un  coupon. 
En  voyant  tout  l'or  que  je  brasse. 
Devinez  quel  est  mon  métier? 

—  Vous  êtes  peut-être  homme  en  place? 

—  Non  pas,  je  suis  boursicotier. 

Avec  orgueil  je  puis  le  dire, 
J'ai  félicité  tour  à  tour 
Royauté,  république,  empire. 
Dès  qu'ils  étaient  les  dieux  du  jour. 


•  On  sait  que  Marie-Christine  aimait  beaucoup  les  opérations  de 
Bourse. 


p. -G.    DREVET.  305 

En  voyant  les  sacs  que  j'éventre, 
Devinez  quel  est  mon  métier  ? 

—  Vous  êtes  député  du  centre  ? 

—  Non  pas,  je  suis  boursicotier. 

Si  d'une  lutte  celossale 
J'affronte  jamais  le  hasard. 
J'irai  bien  vite,  après  Pharsale, 
Vendre  mon  épée  à  César. 
En  voyant  Tor  qu'à  moi  j'attire, 
Devinez  quel  est  mon  métier  ? 

—  Vous  êtes  maréchal  d'empire  ? 

—  Non  pas,  je  suis  boursicotier. 

Autrefois,  j'ai  bonne  mémoire, 
Sous  les  traits  d'un  juif  matador, 
J'ai  souvent  célébré  la  gloire 
De  notre  infortuné  Veau  d'or  ; 
Aujourd'hui  qu'il  renaît  en  Gaule, 
Devinez  quel  est  mon  métier? 

—  Mon  ami,  vous  n'êtes  qu'un  drôle. 

—  Non  pas,  je  suis  boursicotier. 

P. -G.  Dkevet. 


306  p. -G.    DREVET. 

XXVII 

LE  DOGUE  ET  LES  DEUX  SOURIS 

Un  dogue  dont  le  cœur  avait  mis  son  logis 

Aux  régions  de  la  colique. 

Fit  rencontre  de  deux  souris 
Plus  maigres  qu'un  rentier  en  temps  de  république. 

«  Ah  !  par  mes  maux  laissez -vous  attendrir. 
Lui  dit  Tune  des  deux;  jetez-moi  quelque  offrande.  « 

—  «  Je  n'aime  point  à  secourir 
Le  mendiant  qui  me  demande , 

Répondit  le  mâtin  :  laissez -moi  le  repos.  » 

La  seconde  souris,  entendant  ce  propos. 

Lui  dit  :  «  Morf  bon  seigneur,  croyez  que  de  ma  vie 

Je  n'ai  de  demander  eu  seulement  envie.  » 

—  «  Eh  bien!  lui  riposta  le  chien, 
Ma  joie  en  est  d'autant  plus  grande 

Que  je  n'offre  jamais  rien 
A  qui  rien  ne  me  demande.  » 

C'est  à  vous,  chers  enfants,  que  j'adresse  ces  vers. 
Fuyez  l'exemple  affreux  de  ce  dogue  pervers. 
Et,  lorsque  vous  verrez  un  fils  de  la  misère. 
Souvenez -vous  que  Dieu  fut  pauvre  sur  la  terre. 

P. -G.  Drevet. 


\ 


OCTAVE   DUCROS.  307 

XXVIII 

UNE  VALLÉE  DES  ALPES 

Non,  tu  n'as  rien  perdu  de  ta  fraîcheur  première; 
Nul  pied  n'a  sur  ton  sol  secoué  la  poussière 
Qui  de  ce  monde  impur  a  flétri  la  beauté  : 
Le  fils  de  l'étranger  jusqu'à  présent  t'ignore  ; 
Par  ses  mille  regards  son  œiî  n'a  point  encore 
Profané  ta  virginité! 

Tes  fleurs  ne  craignent  rien  que  le  vent  de  l'orage  : 
Sur  les  bords  de  tes  eaux  l'églantine  sauvage 
Du  creux  de  tes  rochers  s'élance  librement, 
Et  penche  avec  orgueil  ses  corolles  joyeuses 
Que  mouille,  en  caressant  leurs  toiiiles  gracieuses, 
La  blanche  écuràe  du  torreut! 

Tes  lacs  dorment  en  paix  sur  tes  paisibles  cimes; 
L'homme  n'en  a  jamais  sillonné  les  abîmes; 
Nul  bruit  ne  vient  troubler  leurs  bords  silencieux; 
Ils  n'ont  rien  reflété  des  choses  de  la  terre, 
Mais,  voisine  du  ciel,  leur  onde  solitaire 
Revêt  l'azur  brillant  des  cieux! 

Salut!  humble  séjour  de  l'anticiue  innocence! 
Salut  !  terre  fidèle  à  ta  sainte  croyance  ! 
Oh!  combien  l'œil  se  plaît  à  parcourir  Ion  sein , 
Où  partout  il  rencontre  une  image  divine. 
Où  de  chaque  passant  le  front  pieux  s'incline 
Devant  la  croix,  sur  le  chemin! 


308  OCTAVE    DUCROS. 

J'ai  vu,  le  soir,  après  la  pénible  journée, 
La  nombreuse  faïuille  ensemble  prosternée, 
Par  la  voix  des  vieillards  implorer  le  Seigneur, 
Et  les  airs  réjouis  du  bruit  des  saints  cantiques 
Qui  s'élèvent  du  sein  de  tes  hameaux  rustiques 
Ainsi  qu'un  hymne  de  bonheur! 

J'ai  vu  le  peuple  entier  sous  les  saintes  bannières, 
La  Vierge,  à  chaque  seuil,  protégeant  les  chaumières, 
Par  d'indigentes  mains  le  malheur  adouci, 
La  foi  dans  tous  les  chœurs,  Dieu  dans  chaque  pensée, 
Enfin  tout  ce  qui  dit  :  «  La  sagesse  insensée 
Jamais  n'a  passé  par  ici!  » 

Elève,  élève  donc  vers  la  voûte  azurée 
Ton  front  dont  la  blancheur  ne  s'est  point  altérée  ; 
Qu'il  est  noble  et  brillant  dans  l'éclat  d'un  beau  jour! 
L'aurore  à  sa  beauté  ne  voit  point  de  rivales, 
Et  le  soleil  rougit  de  teintes  virginales 
Ce  front  qu'il  baise  avec  amour  ! 

Sa  couronne  a  pour  fleurs  de  chastes  violettes, 
Mais  larges,  mais  levant  leurs  ravissantes  têtes. 
Osant  livrer  enfin  leurs  parfums  au  zéphyr  ; 
Courage  !  humble  vertu  de  la  pauvre  vallée  ; 
Tu  restes  ici -bas  inconnue,  isolée. 

Mais  Dieu  sait  où  tu  dois  fleurir  ! 

Octave  Ducros  {de  Sist). 


J.-L.    GRIVAZ.  509 


XXIX 


LE  DEPART 

En  vain  mon  pied  s'attache  aux  chemins  du  rivage, 
Comme  un  liomme  englouti  dans  le  courroux  des  flots 
Serre  avec  désespoir  la  planche  du  naufrage 
Avant  de  s'endormir  dans  le  blême  repos  : 
Je  songe  si  l'oubli  s'est  glissé  dans  mon  âme 
Et  ne  m'a  point  privé  d'un  sourire  de  femme, 
Du  baiser  d'un  ami,  dernier  vœu  de  bonheur!... 
Vain  détour,  pour  donner  une  heure  à  sa  patrie, 
Pour  prolonger  le  cours  d'une  amère  agonie... 
L'on  n'oublie  au  départ  que  la  gaieté  du  cœur. 

La  voile  se  déroule  au  souffle  de  la  brise. 
La  poupe  hors  des  flots  se  hâte  de  sortir. 
Le  vaisseau  se  balance  et  l'onde  se  divise, 
L'ancre  se  lève,  il  faut  partir. 

Mon  front  s'est  assombri  d'un  crêpe  de  tristesse 

Plus  noir  que  les  vapeurs  dont  s'entoure  minuit  : 

Des  flots  tempétueux  as- tu  peur  de  l'ivresse? 

Ton  cœur  n'aime- 1 -il  plus  la  vague  qui  bruit? 

Oh!  j'aime  l'Océan  immense  et  solitaire; 

Et  la  fleur  de  l'espoir,  féconde  et  printanière , 

Parfume  dans  mon  sein  le  bonheur  du  retour  ; 

Mais  le  retour  rend -il  la  suave  couronne, 

La  verdeur  du  printemps  sur  le  front  de  l'automne, 

Les  roses  du  matin  sur  le  déclin  du  jour? 


310  J.-L.    GRIVAZ. 

La- voile  se  déroule  au  souffle  de  la  brise, 
La  poupe  hors  des  Ilots  se  hâte  de  sortir. 
Le  vaisseau  se  balance  et  Tonde  se  divise, 
L'ancre  se  lève,  il  faut  partir. 

Adieu,  ma  maison  blanche;  adieu,  verte  colline. 

Bois,  retraite  de  Tombre,  asile  de  Tamour, 

Vallons,  torrents,  lacs  bleus,  longs  sentiers  d'églantine. 

Montagnes  au  matin  ruisselantes  de  jour  ! 

Et  vous  tous  qui  restez  dans  l'antique  demeure. 

Près  du  large  foyer  dont  la  lumière  effleure 

Le  genou  passager  de  plus  d'un  pèlerin, 

Serrez -vous  sur  mon  cœur;  parfois  dans  votre  veille. 

N'oubliez  pas  celui  qui  voyage  ou  sommeille 

Sous  le  saule  ignoré  de  quelque  bois  lointain. 

La  voile  se  déroule  au  souffle  de  la  brise, 
La  poupe  hors  des  flots  se  hâte  de  sortir, 
Le  vaisseau  se  balance  et  Tonde  se  divise. 
L'ancre  se  lève,  il  faut  partir. 

J.-L.  Grivaz. 


PIERRE -ANTOINE    NAZ.  511 


XXX 


JADIS  ET  AUJOURD'HUI 


LE  PROCES  DES  PERRUQUES 

Jadis,  Messieurs,  on  prisait  fort  Homère, 
Chantre  fameux  des  héros  et  des  rats  ; 
Nos  bons  aïeux  déploraient  sa  misère. 
Rêvaient  Ulysse  errant  sur  Tonde  amère, 
D'Hector,  d'Achille  exaltaient  les  combats  ; 
On  s'animait  à  son  hymne  guerrière. 
Mais  aujourd'hui  l'on  en  juge  autrement, 
Et  son  recueil,  bien  plus  que  centenaire. 
N'est  qu'un  trésor  d'inutile  agrément. 
Vers  le  nouveau  la  tendance  est  entière  ; 
Chacun  se  mêle  et  d'en  dire  et  d'en  faire; 
Le  siècle  est  tel,  tel  est  son  engouement. 

Auteurs  du  temps  passé,  votre  cause  est  mauvaise; 

Laissons-les,  nous  dit-on,  sommeiller  à  leur  aise; 
Quiconque  est  vieux  est  déjà  mort; 
Les  perruques  ont  toujours  tort. 

Jadis,  en  tas,  devant  toutes  boutiques, 
Chez  les  Barbin ,  le^  Ribou ,  les  Coignard , 
On  admirait  les  beaux  in-douze  antiques 
Environnés  des  acheteurs  classiques 
Qui  recherchaient  les  chefs-d'œuvre  d«;  l'art. 


512  PIERRE -ANTOINE    NAZ. 

C'eût  été ,  lors ,  horrible  sacrilège 
pe  mépriser  la  docte  antiquité. 
Mais  de  nos  jours,  au  sortir  du  collège. 
Tout  jouvenceau,  fier  de  sa  liberté, 
Mieux  que  l'auteur  de  VAlmanach  de  Liège, 
Sait  s'arroger  le  petit  privilège 
De  dénigrer  tout,  fors  la  nouveauté. 
Auteurs  du  temps  passé ,  votre  cause  est  mauvaise  ; 
Laissons- les,  nous  dit-on,  sommeiller  à  leur  aise; 
Quiconque  est  vieux  est  déjà  mort; 
Les  perruques  ont  toujours  tort. 

Nos  devanciers  en  goût,  comme  en  cuisine. 
Avaient  jadis  leur  propre  opinion  ; 
Sans  secouer  le  joug  de  la  routine. 
De  cette  heureuse  et  douce  discipline 
Chacun,  chacune  harmonisait  le  ton. 
Mais  aujourd'hui  l'étranger  vous  domine , 
Et  rien  chez  nous  ne  peut  paraître  bon 
S'il  n'est  Anglais  ou  Germain  d'origine. 
Qui  de  nos  jours  veut  du  nectar  des  Grecs? 
Il  est  trop  vieux.  Ce  qu'un  amateur  goûte. 
C'est  le  Klolpstock,  le  Lessing,  la  choucroute. 
Et  puis  Schekspir,  Byron  et  les  biftecks. 

Auteurs  du  temps  passé,  votre  cause  est  mauvaise; 

Laissons-les,  nous  dit-on,  sommeiller  à  leur  aise; 
Quiconque  est  vieux  est  déjà  mort  ; 
Les  perruques  ont  toujours  tort. 

Jadis  on  vit  la  tragédie  en  larmes 
D'Œdipe-Roi,  d'Ajax,  d'Agamemnon, 
Sur  le  théâtre  exprimer  les  alarmes; 
Pitié,  terreur,  tout  avait  de  doux  charmes. 
Tout  respirait  le  parfum  d'Hélicon. 


PIERRE -ANTOINE    NAZ.  315 

Mais  aujourd'hui  Ton  a  changé  de  mode  ; 
On  ne  fait  plus  que  l'opéra  bouffon , 
Le  drame  noir,  le  ballet,  l'épisode 
Où  par  la  forme  est  emporté  le  fond. 
Leur  auteur  vole  aux  gloires  les  plus  belles , 
Aux  rêves  d'or,  aux  couronnes  nouvelles  : 
Un  succès  fou  l'attend  à  Charenton. 
Auteurs  du  temps  passé,  votre  cause  est  mauvaise  ; 
Laissons- les,  nous  dit -on,  sommeiller  à  leur  aise: 
Quiconque  est  vieux  est  déjà  mort; 
Les  perruques  ont  toujours  tort. 

Chez  nos  aïeux',  la  raison  toute  seule 

Heureusement  persuadait  les  cœurs: 

Singeant  sans  fard  une  foule  bégueule. 

Et  la  broyant  sous  une  même  meule. 

Plus  d'un  Ménandre  esquissait  temps  et  mœurs. 

Mais  aujourd'hui  les  plus  niais  Jocrisses 

De  maint  Crispin  et  de  maint  Florimond 

En  grimaçant  redisent  les  malices , 

Sans  invoquer  mons  Phébus- Apollon  ; 

On  aviht  les  tréteaux  de  Thalie, 

Croyant  de  droit  prouver  que  la  folie 

D'autorité  vaut  mieux  que  la  raison. 
Auteurs  du  temps  passé ,  votre  cause  est  mauvaise  ; 
Laissons -les,  nous  dit -on,  sommeiller  à  leur  aise; 
Quiconque  est  vieux  est  déjà  mort  ; 
Les  perruques  ont  toujours  tort. 

Jadis  il  fut  une  heureuse  manie 
D'idolâtrer  les  Grecs  et  les  Latins  ; 
On  leur  trouvait  le  reflet  du  génie , 
Le  sentiment,  le  style  et  l'harmonie; 
Ils  nous  guidaient  à  d'immortels  destins. 


514  PIERRE -ANTOINE  NAZ. 

Mais  aujourd'hui,  toutes  muses  coquettes, 
Abeilles  d'or  poursuivant  maint  frelon. 
Pour  diamants,  pompons,  bals  et  toilettes, 
Repoussent  loin  ces  auteurs  de  renom  : 
On  aime  mieux  s'occuper  de  bluettes , 
Et  fredonner  petites  chansonnettes. 
Et  se  borner  au  succès  de  salon. 
Auteurs  du  temps  passé ,  votre  cause  est  mauvaise  ; 
Laissons-les,  nous  dit-on,  sommeiller  à  leur  aise; 
Quiconque  est  vieux  est  déjà  mort  ; 
Les  perruques  ont  toujours  tort. 

Pierre -Antoine  Naz. 


EUGÈNE    DESSAIX.  345 

XXXI 

A  L'AUTEUR  DE  LA  COUPE  DE  L'EXIL 

Mais  il  restait  des  cœurs  sensibles  à  tes  peines! 

Il  en  restait  encore  attachés  à  tes  pas!... 

Innocente  victime  !  enfin  tombent  tes  chaînes. 

Ton  esprit  fut  bien  grand,  tes  forces  plus  qu'humaines, 

Pour  plaindre  et  pour  aimer  ceux  qui  ne  t'aimaient  pas!... 

Car  j'ai  lu  dans  tes  vers  de  sublimes  louanges! 
Poète,  de  la  tombe  au  jour  ressuscité! 
J'ai  compté  tes  douleurs ,  pesé  tes  maux  étranges  ; 
Et,  sous  des  ailes  d'or,  j'ai  vu  des  pieds  d'archanges 
Te  frayer  un  chemin  vers  l'immortalité. 

Mon  âme  a  palpité  d'une  pensée  amère , 
Alors  qu'elle  entendit  tes  sanglots  si  touchants. 
Exilé!  je  t'ai  vu  demander,  comme  Homère, 
Au  monde  une  patrie,  à  l'Europe  une  mère!... 
Et  nul  écho  d'en -bas  ne  redisait  tes  chants. 

Je  t'ai  vu  soupirer  un  cri  de  funérailles , 
Un  hymne  qui  déchire  et  mon  âme  et  mon  cœur; 
Et  le  dernier  adieu  sorti  de  tes  entrailles, 
.\vec  le  désespoir  au  sein  de  nos  murailles, 
Vint  chercher  une  larme  à  l'ojil  pur  de  ta  sœur. 

Je  t'ai  vu,  quand  la  terre  était  sourde  à  ta  plainte  ; 
Lorsque  l'homme  tombé  s'écriait  :  Dieu  s'en  va!... 
Implorer,  à  genoux  au  pied  de  la  croix  sainte, 
Une  heure  de  repos,  libre  de  toute  étreinte, 
Une  heure!...  pour  rester  soûl  avec  Jéhova!... 


316  EUGÈNE    DESSAIX. 

Je  t'ai  vu,  morne  et  sombre,  en  face  de  Tabîme, 
Rêver  un  vol  de  flamme,  et  mesurer  les  cieux; 
Te  pencher  sur  le  gouffre,  abandonner  la  cime; 
Et,  dans  ta  chute  immense,  être  enfin  la  victime 
De  ton  essor  audacieux. 

Je  t'ai  vu,  toujours  fier,  renaissant  des  ténèbres, 
Secouer  ton  linceul  au  soleil  radieux  : 
Silence!...  le  passé  veut  ses  voiles  funèbres. 
Tu  fis  comme  la  foudre  ;  Elle  remonte  aux  cieux. 

Et  toujours  plus  grandi  par  ta  chute  infinie, 
Ta  tête  dans  l'espace  a  dépassé  les  airs!... 
C'est  à  nous  d'expier  ta  cruelle  agonie, 
D'effacer  à  jamais  trois  ans  de  calomnie. 
Et  d'éteindre  les  maux  que  ton  cœur  a  soufferts!... 

A  nous!...  qui,  sans  pitié,  de  nos  honteux  blasphèmes, 
Avons  brisé  tes  flancs  et  mutilé  ton  cœur  ! 
A  nous!...  que  sur  nos  fronts  croulent  tes  anathèmes! 
Car  il  en  reste  encor,  de  ces  sanglants  baptêmes. 
Pour  te  venger  du  déshonneur!... 

Car,  pendant  ton  exil,  qui,  d'une  main  sincère. 

T'a  présenté  l'obole  et  le  pain  du  proscrit?... 

Qui  t'a  dit  :  Prends  courage!  ami,  je  suis  ton  frère!... 

Pour  alléger  tes  fers  quel  être  tutélaire 

T'a  crié  :  Me  voilà!...  Personne  n'a  rien  dit!... 

Et  toi,  silencieux,  regardant  ta  patrie, 
Eden  qu'en  vain  ta  voix  en  tremblant  appela. 
Berceau  de  ton  bonheur  où  tu  reçus  la  vie. 
Tu  te  dis  :  Pour  jamais  dois -tu  m'être  ravie?... 
Je  cherche  le  bonheur!...  le  bonheur  était  là!... 


EUGÈNE    DESSAIX.  317 

Poète!  dans  mon  sein  ta  coupe  s'est  vidée. 

J'ai  bu  jusqu'à  la  lie  à  l'urne  de  tes  pleurs  ; 

J'ai  partagé  le  deuil  de  ton  âme  obsédée  ; 

Et  mon  âme  dès  lors  se  sentit  possédée 

D'amour  pour  tes  vertus,  d'eflfroi  pour  tes  malheurs. 

Alors  que  défiant  la  tempête  fatale. 

Ton  luth  retentit  dans  les  airs. 
Devant  ta  marche  triomphale, 
J'ai  vu  l'Océan ,  par  rafale , 
Se  retirer  à  tes  concerts. 

J'ai  compris  que  la  vague  était  bien  moins  amère , 
Qu'un  proscrit  rentrait  aux  foyers. 
Qu'un  prince  avait  le  cœur  d'un  père. 
Et  que  le  simoun  populaire 
Caressait  de  nouveaux  lauriers!... 

Va!  tu  peux  être  heureux,  en  brisant  de  ta  foudre 
Tout  ce  que  l'injustice  avait  pétri  de  fiel. 
La  haine  attend  de  toi  que  tu  daignes  l'absoudre, 
Au  nom  de  la  terre  et  du  ciel  ! 

Sois  heureux!...  l'avenir  saura  ta  renommée. 
Aujourd'hui,  c'est  à  toi  de  pardonner  l'affront; 
Et  le  prince  et  le  peuple  ensemble  te  diront 
Qu'une  plume  en  tes  mains  peut  valoir  une  armée!... 

Cliambéry,  14  janvier  IHU. 

Eugène  Dessaix. 


518  EDOUARD    PIAGET. 


XXXII 

QUATRE-VINGT-TREIZE  ET  MIL  HUIT  CENT  QUARANTB-HUIT 
AUX  FRANÇAIS 

A  ia  prise  des  Toileries,  le  peuple  trouva  dans  la 
chapelle  un  magnifique  Christ  sculpté.  Le  peuple  s'ai*- 
rêta  et  salua.  «  Mes  amis,  dit  on  élève  de  l'école,  voilà 
«  notre  maître  à  tons.  » 

Le  peuple  prit  le  Christ  et  le  porta  solennellement 
à  l'église  de  Saint-Rocli.  «  Citoyens,  chapeau  bas! 
Saluez  le  Christ,  »  disait  le  peuple;  et  tout  le  monde 
s'inclinait  dans  un  sentiment  religieux. 

(_La  Presse,  n*  do  27  février  1848.) 

Encore  une  leçon!  encore  un  roi  tombé! 
Un  aïeul  tout  blanchi  qui  va  le  dos  courbé 
Sous  le  poids  de  l'exil ,  loi  fatale  et  sévère  ! 
'  Demander  un  asile  à  la  terre  étrangère. 
Peuples,  laissez  passer!  laissez -les,  laissez -les 
De  Texil  à  pas  lents  parcourir  les  relais. 
A  ces  hautes  douleurs  n'ajoutons  pas  l'outrage. 
Que  pas  un  mot  amer  n'afflige  leur  passage  ! 
Ilélas  !  d'assez  de  fiel  leur  calice  est  rempli  ! 
Paix  sur  eux  maintenant,  pardon,  silence,  oubli  ! 


Oh!  que  ce  peuple  est  grand  et  beau  dans  sa  vengeance! 
Jusque  dans  sa  fureur  brille  l'intelligence. 
—  Quand  on  ose  attenter  à  ses  droits  les  plus  chers; 
Quand  un  pouvoir  aveugle  et  frappé  de  folie 


EDOUARD    PIAGET.  5i9 

Croit  les  bras  de  ce  peuple  et  son  âme  engourdie, 
Au  point  de  méditer  de  lui  donner  des  fers  ; 


Quand  on  laisse  abaisser  le  grand  nom  de  la  France, 

Quand  on  laisse  tomber,  ô  lâche  tolérance! 

Le  sceptre  de  l'Europe  aux  mains  de  l'étranger  ; 

Quand  on  laisse  crier,  au  despotisme  en  proie, 

Tous  ces  peuples  martyrs  qu'on  mutile  et  qu'on  broie, 

Qui  meurent  en  disant  :  «  France ,  viens  nous  venger  ! 

Ce  peuple  alors  s'éveille,  il  s'indigne,  il  se  lève! 
Tout  pavé  devient  arme  et  tout  fer  devient  glaive. 
Comme  un  jouet  un  trône  éclate  sous  sa  main. 
Il  lui  suffit  d'un  jour  de  combat  dans  la  rue 
Pour  replacer  la  France,  hier  encor  déchue, 
A  la  tête  du  genre  humain  ! 

Puis,  quand  tout  est  fini,  quand  il  s'est  fait  justice, 

Il  s'en  va  glorieux  de^quelque  cicatrice. 

Le  visage  de  sang  et  de  poudre  terni  ; 

Et,  sans  songer  qu'il  vient  de  remuer  le  monde. 

Il  rentre  en  son  repos  et  dans  sa  nuit  profonde. 

Comme  un  sublime  acteur  dont  le  rôle  est  fini. 


Peuples,  n'écoutez  pas  ces  détracteurs  parjures 
Qui,  dans  l'ombre  semant  leurs  stupides  murmures. 
N'ont  pas  encor  compris  que  le  peuple  a  des  droits, 
Et,  pour  jeter  l'effroi  dans  les  âmes  timides. 
Vont  sans  cesse  évoquant,  dans  leurs  discours  perfides. 
Le  spectre  de  nouante -trois. 

Non ,  non ,  ne  croyez  pas  ces  bouches  mensongères. 

Ces  jours  sont  loin  de  nous,  ces  jours  qu'ont  vus  nos  pères, 


320  EDOUARD    PIAGET. 

Où  de  la  France  on  vit  les  fils  s'entr'égorger  ! 
Epoque  dont  Thorreur  épouvanta  le  monde  ! 
Et  qui  fut  cependant  si  grande  et  si  féconde 
Qu'on  ose  à  peine  la  juger; 

Ces  jours,  où  Ton  traînait  les  martyrs  au  supplice, 
Où  sur  la  terre  avait  cessé  le  sacrifice. 
Où  Dieu,  proscrit  partout,- n'avait  aucun  abri; 
Où,  jusqu'au  sanctuaire  osant  porter  l'outrage. 

L'impie,  en  son  aveugle  rage. 
Reclouait  de  nouveau  le  Christ  au  pilori  ! 

Ces  jours  sont  loin  de  nous!  — laissons -les  à  l'histoire. 
Qui  pèse  en  sa  balance  et  le  crime  et  la  gloire. 
Quant  à  nous,  saluons,  peuples,  avec  bonheur, 
La  jeune  Liberté,  la  Liberté  nouvelle. 
Qui  du  ciel  aujourd'hui  descend,  vierge  immortelle. 
Prenant  pour  piédestal  les  autels  du  Seigneur. 


III 


Oh!  non,  plus  de  crainte  inutile! 
L'avenir  s'ouvre  pur  et  beau. 
Les  Marat,  les  Fouquier-Tinville, 
Ne  sortiront  pas  du  tombeau. 
Plus  d'échafaud,  plus  de  victimes! 
La  Liberté,  pure  de  crimes. 
Féconde  en  dévouements  sublimes, 
Sur  le  monde  reconnaissant 
Lève  son  sceptre  pacifique. 
Et ,  comme  sa  sœur  d'Amérique , 
N'a  pas  sur  sa  blanche  tunique 
Une  seule  tache  de  sang. 


EDOUARD    PIAGET.  321 

On  respecte  le  sanctuaire, 
Et,  comme  toujours,  vers  le  ciel 
Fume  fencens  de  la  prière  ; 
Le  prêtre  en  paix  monte  à  l'autel , 
Plus  de  blasphème  au  culte  antique; 
Nous  avons  vu,  spectacle  unique! 
La  lutte  d'un  peuple  héroïque. 
Lion  terrible  dans  le  feu! 
Qui,  modéré  dans  sa  victoire, 
Exemple  auguste  pour  l'histoire  ! 
Sachant  ce  qu'il  doit  à  sa  gloire, 
Sait  aussi  ce  qu'il  doit  à  Dieu  ! 


IV 


Quand  l'émeute  aux  bruits  sourds ,  qui  ne  sort  des  ténèbres 
Que  lorsque  le  tocsin  roule  ses  glas  funèbres, 
—  Comme  un  dogue  effrayant  vient  au  signal  compris,  — 
Quand  l'émeute,  sortant  naguère  de  son  ombre, 
Déroulait  ses  anneaux  tortueux  et  sans  nombre. 
Le  long  des  faubourgs  de  Paris  ; 

Quand  à  ce  cri  fatal  du  peuple  :  «  Aux  Tuileries!  » 
On  voyait  fuir  le  long  des  hautes  galeries , 
Roi,  princes  éperdus,  courtisans  et  valets; 
Et  que,  plein  de  rumeurs,  l'océan  populaire, 
Tumultueux,  terrible,  écumant  de  colère, 
Montait  les  marches  du  palais  ; 

Quand  la  foule,  inondant  les  somptueuses  salles. 
Brisait,  dans  sa  fureur,  les  dépouilles  royales. 
Chefs-d'œuvre  d'art,  lambris  dorés,  meubles  sans  prix, 
Et  trône  et  sceptre  d'or  dévoués  à  riujure... 
Comme  pour  outrager  la  royauté  |)arjure 
Jusque  dans  ses  derniers  débris  ! 


522  EDOUARD    PIAGET. 

Du  Christ,  Dieu  du  pardon,  Tauguste  et  sainte  image 
Apaisa  les  transports  de  cette  aveugle  rage , 
Comme  un  flot  en  courroux  soudain  pacifié. 
Et  ce  peuple,  au  milieu  de  son  œuvre  acharnée, 
Tombait  à  deux  genoux,  la  tête  prosternée. 
Devant  le  Dieu  crucifié  ! 

A  ce  spectacle ,  on  vit  les  sinistres  nuages 
Qui  sur  la  France  en  deuil  suspendaient  leurs  orages. 
Du  ciel  rasséréné  disparaître  et  s'enfuir  ; 
Et ,  soudain  consolé ,  Tange  de  Tespérance 
Etendit  de  nouveau  ses  ailes  sur  la  France 
Pour  Tadmirer  et  la  bénir! 

Oh  !  que  ce  peuple  est  grand  et  beau  dans  sa  vengeance  ! 
Jusque  dans  sa  fureur  brille  Tintelligence. 
Implacable  et  terrible  à  venger  un  affront. 
Il  n'est  pas  de  tyran  ni  de  joug  qui  le  dompte. 
Ce  n'est  que  devant  Dieu,  que,  sans  crainte  et  sans  honte 
Il  croit  devoir  courber  le  front  ! 
Cliambéry,  mare  1848. 

Edouard  Piaget. 


ANTONY    DESSAIX.  323 


XXXIII 


LE  MYOSOTIS 


Avez  -  vous  vu  dans  la  prairie 
Cette  petite  fleur  d'azur, 
Qui  s'étale  en  gerbe  fleurie 
Au  bord  du  ruisseau  calme  et  pur? 
Elle  pousse  sans  qu'on  la  sème. 
Et  cependant  elle  est  l'emblème 
D'un  sentiment  qu'on  sème  au  cœur. 
Se  souvenir,  vous  dit  la  fleur, 
Se  souvenir,  c'est  le  bonheur. 

Que  le  soleil  dessèche  l'herbe 
Et  brûle  les  fleurs  du  vallon , 
Vous  voyez  la  rose  superbe 
Pâle  et  morne  incliner  son  front. 
Plongeant  ses  petits  pieds  dans  l'onde 
Et  portant  haut  sa  tète  blonde , 
Le  myosotis  n'a  pas  peur. 
Se  souvenir,  vous  dit  la  fleur, 
Se  souvenir,  c'est  le  bonheur. 

Que  Teau  du  ciel  couvre  la  plaine 
Et  ravage  tous  les  jardins , 
Vous  voyez  mourir  la  verveine 
Et  s'étioler  les  jasmins. 


524  ANTONY   DESSAIX. 

Son  œil  bleu,  dans  Therbe  toufTue, 
Demande  abri  contre  la  nue 
Au  souvenir  d'un  jour  meilleur. 
Se  souvenir,  vous  dit  la  fleur, 
Se  souvenir,  c'est  le  bonheur. 
Mai  1859. 

Anton  Y  Dessaix. 

(Les  BAiciriutBS.) 


J.-B.    TRESAL.  325 

XXXIV 

LA  TEMPÊTE 


L'horizon  s'obscurcit ,  le  vaste  Océan  gronde. 
Du  rougeâtre  lointain  des  pôles  ébranlés. 
Les  nuages  tonnants  roulent  amoncelés. 
Des  bords  cimmériens  le  terrible  génie 
Aborde,  en  rugissant,  la  flotte  réunie. 
Son  front,  ceint  de  frimas,  s'élève  jusqu'aux  cieux; 
Une  flamme  électrique  étincelle  en  ses  yeux  ; 
Au  fond  de  l'Océan  ses  pieds  touchent  la  terre. 
Son  regard,  c'est  l'éclair;  sa  voix,  c'est  le  tonnerre; 
Son  cortège,  la  foudre  et  les  noirs  ouragans. 
L'effroi  des  nautoniers  et  l'espoir  des  vaguants  ! 
Dans  son  ardent  courroux  le  colosse  s'écrie  : 
«  Téméraires  mortels,  redoutez  ma  furie  ! 
Profanes,  croyez-vous,  enflés  d'un  vain  succès. 
Vous  ouvrir  en  ces  mers  un  si  facile  accès? 
Bientôt  vous  apprendrez,  insensés  Argonautes, 
Que  jamais  on  insulte  impunément  ces  côtes. 
Oui ,  seul  j'ai  sur  ces  mers  l'empire  du  trident  ; 
J'en  interdis  l'abord  aux  peuples  d'Occident. 
De  mes  ordres  sacrés  redoutables  ministres , 
Tromlies,  grMe,  ouragans,  vagues,  typhons  sinistres. 
Engloutissez  soudain  dans  vos  noirs  tourbillons 
Cette  flotte  insolente  et  ses  vains  pavillons.  » 
11  dit  :  du  sein  de  l'onde  un  effroyable  gouffre 
Vomit  des  flots  ardents  de  bitume  et  de  soufre. 


326  J.-B.    TRÉSAL. 

S'élevant  jusqu'au  ciel,  ce  déluge  enflammé 
Tombe  en  gerbes  de  feu  sur  les  vaisseaux  d*Amé. 
L'air  siffle  avec  fracas  à  travers  les  cordages; 
Les  lames  en  courroux  font  gémir  les  bordages  ; 
Les  voiles ,  les  haubans ,  les  vergues ,  les  huniers , 
Frappent  de  leurs  débris  les  pâles  mariniers. 
En  sillonnant  au  loin  les  ténèbres  profondes, 
Le  serpent  des  éclairs  semble  embraser  les  ondes , 
Et  servir  aux  Croisés  de  funèbre  flambeau , 
Qui  leur  montre  Tabîme  et  Thorrear  du  tombeau. 
Tout  tremble  ;  Amé  lui  seul,  sublime  caractère! 
Grand  comme  le  danger,  pieux,  rien  ne  Tatterre. 
Cependant  un  prélat,  calme,  ardent  de  ferveur, 
Incliné  sur  l'hostie,  implore  le  Sauveur. 
Le  ciel  s'ouvre  à  sa  voix ,  et  du  saint  sacrifice 
Sa  prière  s'élève  aux  pieds  d'un  Dieu  propice. 
Sa  bouche  a  prononcé  le  mot  sacramentel  ; 
Le  pain  n'est  plus  ;  le  Verbe  est  présent  sur  l'autel. 
11  exauce  son  prêtre.  Ouragans,  mers,  silence! 
Vagues,  trombes,  typhons,  tombez  en  sa  présence! 
Soudain  le  roi  du  jour,  sous  le  ciel  le  plus  pur. 
Montre  son  sceptre  d'or  sur  son  trône  d'azur. 
Aux  cris  de  désespoir,  de  terreur,  de  détresse. 
Succède  un  doux  élan  de  pieuse  allégresse. 
L'armée  avec  transport  rend  grâce  à  l'Eternel  ; 
La  voix  des  flots  s'unit  au  concert  solennel. 

J.-B.  Trésal. 

(L'Amédbidb,  poème.) 


PIERRE    MOXTAGNOUX.  5Î7 


XXXV 

L'APOTRE  DU  CHABLAIS 
FRAGMENTS 

La  nuit  avait  couvert  la  plaine  de  ses  ombres , 
Et  le  sommeil  versait  ses  baumes  enchanteurs  : 
François  seul  ne  peut  pas  en  goûter  les  douceurs  ; 
Il  ne  voit  et  n'entend  que  des  fantômes  sombres. 
Remplissant  l'air  au  loin  d'affreux  et  longs  soupirs 
Qui  viennent  ajouter  au  feu  de  ses  désirs... 

Enfin,  le  jour  se  montre  aux  rayons  de  l'aurore, 
Et  François,  tout  brûlant  du  feu  qui  le  dévore, 
Au  calice  où  l'on  boit  l'oubli  de  tous  les  maux, 
A  longs  traits  a  puisé  l'amour  du  sacrifice , 
Ainsi  que  les  martyrs ,  au  jour  de  leur  supplice , 
Pour  s'assurer  la  palme  aux  pieds  des  échafauds. 

Le  soleil  colorait  la  cime  des  montagnes  : 

La  barque  du  pêcheur  fendait  l'azur  des  eaux  ; 

La  brise  du  matin  parfumait  les  campagnes. 

Et  l'air  retentissait  du  doux  chant  des  oiseaux  : 

La  nature  semblait  convier  à  sa  fête  ; 

Mais  l'apôtre  était  loin  d'en  goûter  la  douceur; 

Ce  Bosphore,  si  cher  aux  songes  du  poète. 

N'offrait  au  cœur  du  Saint  que  glaives  de  douleur. 

Du  haut  du  parapet,  au  cliquetis  des  armes, 
François  promène  au  loin  des  veux  baignés  de  larmes 

10 


528  PIERRE    MONTAGNOUX. 

Il  n'aperçoit,  hélas!  que  des  débris  fumants 
Où  s'agite  et  triomphe  une  horde  ennemie  ; 
Et  son  cœur  se  déchire,  et,  nouveau  Jérémie, 
11  fait  de  ses  sanglots  échapper  ces  accents  : 

«  Est-ce  donc  là,  mon  Dieu!  cette  terre  si  belle? 
Eh  quoi!  la  voilà  donc  en  proie  à  Tinfidèle, 
Elle  qui  paraissait  si  prospère  autrefois! 
Les  voilà  renversés  ses  reinparts  de  défense , 
Parce  qu'elle  a  rompu  son  antique  alliance  : 
Triste  et  grande  leçon  aux  peuples  comme  aux  rois! 

«  Jérusalem,  ô  Chablais,  ô  Genève, 
Reviens  donc  au  Seigneur,  ta  gloire  et  ton  appui! 
Reviens  sans  plus  tarder!  Le  jour  de  grâce  a  lui. 

Soixante  ans  de  malheurs  sans  trêve, 
N'est-ce  donc  pas  assez  pour  t'apprendre  aujourd'hui 
Que  ce  n'est  pas  en  vain  qu'on  s'éloigne  de  lui?...  » 

Et,  comme  le  Sauveur  au  jardin  des  olives. 
Il  ressent  l'aiguillon  des  douleurs  les  plus  vives 
Et  s'abreuve  à  longs  traits  dans  le  calice  amer. 
Une  froide  sueur  découle  de  sa  face  ; 
Ses  sanglots  étouffés  résonnent  dans  l'espace, 
Comme  le  bruit  des  flots  sur  les  bords  de  la  mer. 

Pierre  Montagnoux. 


FIN 


TABLE 


TABLE 


dédicace 5 

Introduction  7 

Ducis  (Jean- François ) 53 

Monologue  d'Hamlet 60 

Vision  de  Macbeth 61 

A  ma  Chartreuse  en  Savoie 62 

Mon  Portrait 64 

Sur  le  mariage  du  Prince  de  Piémont  avec 

Clotilde  de  France 66 

A  mon  petit  Potager 68 

Stances  écrites  par  Ducis  peu  de  jours  avant 

sa  mort 70 

Majstre  (  Xavier  de  ) 73 

Le  Prisonnier  et  le  Papillon 82 

L'Auteur  et  le  Voleur 85 

L'Amitié  des  chiens 88 

MouTHON  (Félix -Marie -Emmanuel) 91 

Un  jour  et  une  nuit  dans  les  ruines  de  Tamié.  100 

Dégradation  de  l'homme 104 

L'Enfer 105 

Acte  d'amour 106 


352  TABLE. 

MiCHAUD  (Joseph- François) 109 

Le  Printemps 114 

Le  Curé  de  village 116 

Fin  d'une  belle  journée  de  printemps lis 

L'Ermite 121 

Une  Auberge 124 

Blanc  { François  ^  127 

Fragments  d'une  Epître  à  Casimir  Delavigne.  131 

Invocation. 133 

Les  Adieux 134 

Bernard  (  Jenny  ) 137 

La  Fontaine 142 

Les  Temps  passés 143 

Le  Lac 144 

Ma  Nacelle 146 

Le  Papillon  à  la  Rose 148 

A  M.  Auguste  de  Juge 147 

Thiollier  (  Hyacinthe  ) 151 

L'Ouragan  dans  les  Alpes 155 

Le  Chablais 156 

Le  Savoyard 157 

La  Savoie 159 

A  Silvio  Pellico 160 

Veyrat  (Jean- Pierre) 163 

AChilde-Harold 177 

La  veille  du  Poète 181 

Un  Lis  au  désert 185 

L'Etrangère 186 

Souvenir 189 

Truffet  (Benoît) 191 

A  Silvio  Pellico 193 

Le  Chant  du  Barde 194 

Chant  patriotique 197 

Callies  (Jacques -Henri) 199 

Souvenir  des  Amis  morts —  204 

La  Feuille  et  le  Passant 205 

Le  Pèlerin 205 


TABLE.  553 

La  Croix  du  village 207 

L'Enfant  et  le  Curé -208 

Juge  (Auguste  de) 211 

Le  Lac  de  Genève 218 

La  Source  du  Salève 219 

L'Incendie  et  les  Récompenses 221 

Le  Rossignol  député 221 

Actualité    220 

L'Enfant  et  le  Mors    227 

Chevrox  (Marguerite ) 229 

Corrigez  -  moi  (  fragments) 235 

La  Percée  du  mont  Cenis 240 


FRAGMENTS 

ET 

POÉSIES  D'AUTEURS  VIVANTS 

Replat  (Jacques),  La  nouvelle  année 21.' 

Le  Chevrier  des  Alpes 240 

Un  Petit  Savoyard 247 

Stances  à  Chavoires 2.50 

Jacquemoud  (docteur).  Le  comte  Amé  à  Crécy 252 

Le  Combat 253 

La  Victoire 254 

Plget  (  Alfred  ).  Marguerite    250 

Les  Antony 258 

L'Ange  et  la  Fleur 260 

OuGiER  (Antoine).  Au  Christ 262 

N'émigrons  jamais,  nous  autres 264 

Genoux  (Claude).  Promenade  maritime 2C9 

Amour  et  Vertu 272 

Chaumont  (Gaston  de).  Hommage  à  la  Savoie 277 

Les  Deux  Anges 279 

Le  Bonheur  dans  les  larmes 28i 


334  TABLE. 

Jalabert  (J.-B.-C).  Les  Frelons  et  les  Abeilles 283 

RoLLiER  (J.  -  G.).  Epttre  sur  la  Poésie 285 

Ogier  (  J.)-  Le  Trente  et  Un  Décembre 289 

A  une  Mère,  à  la  veille  d'un  voyage 293 

BiLLO  (Ignace).  Les  Chalets  d'Enlau 295 

DÉRisouD  (Charles- Joseph).  Une  Mère 299 

Le  Solitaire 300 

Bally  (  Antoine ).  Les  Hirondelles 301 

Brevet  (P. -G.)  Le  Boursicotier 304 

Le  Dogue  et  les  deux  Souris 306 

DucROS  (Octave).  Une  Vallée  des  Alpes 307 

Grivaz  (J.-L.).  Le  Départ 309 

Naz  (Pierre -Antoine).  Jadis  et  Aujourd'hui  ou  le  Pro- 
cès des  Perruques 311 

Dessaix  (Eugène).  A  l'Auteur  de  la  Coupe  de  l'exil 315 

Piaget  (Edouard).  Quatre-vingt-treize  et  Mil  huit 

cent  quarante -huit 318 

Dessaix  ( Antony  ).  Le  Myosotis 323 

Trésal  (  j.  -  B.  ).  La  Tempête 325 

MoNTAGNOux  (Pierre).  L'Apôtre  du  Chahlais 327 


0 


Annecy.  —  Imp.  de  Cm.  Biioet. 


^    t^M-^-.   >     .     ;.      ^5/\Y     •?  i)g^ 


PQ  Philippe,  Jiiles  Pierre 

1181  Joseph 

P4.5        Les  poètes  de  la  Savoie 

1865 


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