LES
POÈTES
DE LA
SAVOIE
IMPRIMERIE DE CH. BURDET
LES
POETES
DE
LA SAVOIE
JULES PHILIPPE
SECRÉTAIRE DE LA SOCIÉTÉ FLCRIMONTAME
MEIilBRE CORRESPONDAIiT
DE LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE ET D'ARCHÉOLOGIE , ET DE L'IKSTITDT
DE GEIIÈVE
ANNECY
JILES PHILIPPE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
1865
ALPHONSE DE LAMARTINE
On d&cua/tâ ce ^^eciiac au c/ia?i//<e d c/wrc.
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é/uc <^^ cCe recO'7?/uc/ï</a?ice cojd/uâiifff à ac/ouaj*
Cea atnefài^fn&f d(P7d don crcu^ u elc aO-rcuv^'.
JULES PHILIPPE.
ty^ntiecu , /^^ aclcw^e ^^64.
INTRODUCTION
1
La publication d'un recueil de vers paraîtra
peut-être, à quelques hommes de notre époque,
une entreprise au moins téméraire. La poésie,
depuis de longues années , a tellement perdu de
son prestige, qu'un poète, pour bien des gens,
n'est qu'un être inutile qu'ils écoutent quelque-
fois par complaisance, mais dont l'effort les fait
sourire. Ces censeurs importants croient avoir
fait preuve de bon goût et acte de haute cri-
tique, lorsqu'ils ont laissé tomber dédaigneu-
sement de leurs lèvres la qualification de poète,
à l'adresse d'un écrivain qui cherche à réveiller
8 INTRODUCTION.
les grandes pensées par l'expression du senti-
ment poétique.
Cette transformation subie par le goût lit-
téraire et qui s'est manifestée depuis tantôt
vingt ans, alors que les Lamartine, les Victor
Hugo et d'autres génies avaient déjà brillé d'un
vif éclat, peut être attribuée, ce nous semble , à
deux causes principales. D'abord, aux événe-
ments politiques qui ont pesé sur la France dans
les temps modernes; en second lieu, et surtout,
à la direction imprimée à l'esprit public.
Les grandes agitations , on le sait , sont loin
d'être favorables aux études littéraires ; lorsque
le canon gronde dans les cités ou môme sur des
plages lointaines, l'esprit poétique, fût-il le
plus parfait, est mal venu à vouloir chanter
le calme, le bonheur, la liberté. Cependant il
ne serait pas exact de dire que les grandes
commotions qui ébranlent parfois les peuples
anéantissent tout sentiment poétique. Si, en
temps de trouble, le poète est forcé d'écrire
l'épée au poing, il peut encore exprimer de
grandes et nobles pensées qui auront leur écho
INTRODUCTION. 9
dans les cœurs patriotiques ; il devra aban-
donner, il est vrai, le terrain le plus propre à
inspirer sa muse au point de vue de l'art pur;
mais il lui reste à décrire, dans un langage
élevé, les hauts faits des armées du droit et de
la justice.
L'ennemi principal de la poésie se trouve
dans l'appétit matériel que l'on a réussi à surex-
citer au sein des masses.
La révolution de 1848, faite d'abord sous
d'heureux auspices, fut bientôt atteinte d'une
maladie terrible dont la crise lui devint si fu-
neste dans les journées de Juin, et qui détourna
définitivement l'esprit public des idées médi-
tatives pour le jeter dans le gouffre où se
débattent pelé -mêle les passions grossières;
la poésie reçut à cette époque un coup terrible.
Ce fut en vain qu'un grand poète, auquel nous
avons été heureux de dédier ce recueil, essaya
de résister au courant fangeux qui entraînait
hommes et choses; la lutte de l'esprit contre
le corps ne fut pas de longue durée, et avec
l'honnête homme politique tomba, osons le dire,
10 INTRODUCTION.
rhonnôte idée littéraire. On avait fait appel au
ventre , et le ventre avait répondu , ainsi que lo
disait énergiquement un homme politique. Or,
lorsque le ventre parle, le cœur se tait.
Dès lors, si le mal a changé de nature, il n'eu
existe pas moins. Où ont tendu jusqu'à ce jour
les efforts des masses, si ce n'est à la prompte
satisfaction des appétits matériels? La bouche
du fusil ou du canon n'aboie plus la faim sur la
place publique , mais la soif de l'or, de l'or qui
conduit à toutes les jouissances physiques ,^
n'a- 1- elle pas amplement remplacé le cri du
ventre? L'idée est à la spéculation; l'argent
seul domine et parle en maître; la base de la
morale , aux yeux de la masse , est la pièce de
monnaie. C'est à qui arrivera le plus tôt au but
tant désiré : à la richesse ; les fortunes se font et
se défont en un jour; la Bourse est devenue le
temple favori, et la corbeille des agents de
change est le sanctuaire où trône la divinité
moderne. Il nous en coûte de l'avouer, mais la
folie du jour a gagné jusqu'à certains littérateurs
qui, par profession, auraient dû être les der-
INTRODUCTION. i\
niers à se laisser entraîner dans le vil tourbillon
du gain.
Après avoir distribué aux hommes tous
les biens de la terre , Dieu , selon la légende al-
lemande, en vit un qui songeait à l'écart, un
poète ; — il lui dit : « Pau\Te rêveur oublié , je
n'ai plus rien à te donner, mais je t'accorde le
droit de mépriser ce que j'ai donné aux au-
tres. » Aujourd'hui , beaucoup des privilégiés
delà muse ont abdiqué ce droit, et nous avons
pu voir des écrivains de mérite se faire photo-
graphes ou confiseurs pour mieux attraper la
fortune. Au milieu de ce mercantilisme, le cœur
et la poésie sont devenus ce qu'ils ont pu.
Il y aurait toutefois injustice à ne pas re-
connaître qu'il se produit actuellement une cer-
taine réaction morale qui tend à paralyser
l'action délétère du souffle matérialiste, dont
l'atmosphère intellectuelle est infectée. Un re-
tour vers des doctrines plus saines se manifeste
sur tous les points de la France, au nom de
la décentralisation littéraire; quelques esprits
d'élite, outrés do se voir ontraînor par la mo-
12. INTRODUCTION.
tropole vers le gouffre au fond duquel s'agitent
tous les vices du jour, essayent de lutter contre
la tendance fatale , et le point de départ de leur
lutte est de vouloir rendre à la poésie le haut
rang dont on Ta fait déchoir.
C'est que, en effet, la poésie est appelée à
exercer une action civilisatrice des plus puis-
santes; par le langage élevé que lui impose le
choix des sujets qu'elle doit traiter, elle jouit du
privilège de ranimer dans le cœur de l'homme
les nobles passions que Dieu y déposa ; donnant
à l'expression de l'idée une tournure gracieuse
ou grande, et harmonieuse toujours, ce qui l'a
fait nommer la langue des dieux, elle arrive
au cœur aussi bien par les yeux que par les
oreilles, et produit ce trouble divin qui ne
laisse plus de place aux mauvaises passions;
l'homme, sous son influence, s'abandonne tout
entier aux rêves heureux qui effacent momen-
tanément les tristes réalités d'ici -bas. La poésie
est une partie de la religion du cœur; elle en-
seigne à l'humanité l'amour du beau et du bon ;
elle combat avec avantage les faiblesses sociales.
INTRODUCTION. 15
C'est donc une heureuse tentative que celle
que nous venons de signaler, et nous estimons
que tout homme soucieux du triomphe de la
vérité et du bien doit donner son appui à l'œuvre
régénératrice. Tel est le motif qui nous a engagé
à publier une édition nouvelle et entièrement re-
fondue de ce recueil, qui a paru pour la première
fois en 1849, sous le titre de la Savoie 'poétique.
II
Afin de présenter de l'intérêt, un recueil
de ce genre , pour ce qui concerne la Savoie , ne
peut contenir que des citations de nos poètes
postérieurs au siècle passé, puisque ce n'est
qu'à dater du commencement du siècle actuel
(^ue la Savoie a pris un rang distingué dans la
poésie française. Il ne nous paraît pas inutile,
toutefois , de jeter un coup d'œil rapide sur les
époques antérieures , et de mettre sous les veux
14 INTRODUCTION.
des lecteurs un historique succinct de la poésie
ancienne dans nos contrées.
Nous aurions voulu, tout d'abord, pouvoir
citer quelques œuvres de trouvères savoyards,
car l'étude des poètes de la première époque du
moyen âge présente un grand intérêt, non- seu-
lement au point de vue littéraire, mais encore
au point de vue historique. Le rôle des trouvères
fut plus important qu'on ne se l'imagine com-
munément : née après la chute de l'empire que
Charlemagne avait essayé de constituer sur les
ruines faites par les grandes invasions des bar-
bares, la poésie épique française s'établit au
milieu d'une société nouvelle, qui formait un
premier point intermédiaire entre l'ancien ré-
gime d'esclavage et l'état de liberté moderne*.
Alors apparurent les poètes ambulants qui allè-
rent conter dans tous les châteaux, dans toutes
les cours féodales , les hauts faits des chevaliers
ou les grandes épopées nationales; ces poètes
furent le seul lien qui unit les différentes po-
* Histoire de la langue française, par M. Litlrë.
INTRODUCTIOX. i5
pulations entre elles , en réveillant le patriotisme
dans tous les cœurs, en groupant les esprits
dans une idée commune de nationalité , à cette
époque où la société française n'était pas encore
sortie de l'état de confusion dans lequel l'avait
jetée le démembrement de l'empire.
La poésie des trouvères français, bien
qu'elle renfermât des œuvres d'un grand mé-
rite, et qui furent appréciées même par les
peuples voisins , ne se transmit pas sans inter-
ruption aux générations postérieures; d'autres
idées vinrent préoccuper les esprits, et les
chants héroïques , qui avaient charmé la société
féodale de la première époque, disparurent ou
restèrent enfouis, pendant des siècles, dans les
archives des familles nobles ou des municipa-
lités. Ce n'a été que dans l'époque moderne que
les érudits français ont découvert et remis au
jour les œuvres des anciens temps ; c'est ainsi
que nous avons pu apprécier le mérite des
poésies du roi de Navarre et du châtelain de
Coucy, et des poèmes héroïques de Raoul de
Cambrai et de tant d'antres.
i6 INTRODUCTION.
La Savoie , il n*y a pas à en douter, a eu ses
trouvères aussi bien que toutes les provinces
françaises, et les châteaux des seigneurs sa-
voyards ont retenti des chants et des récits
dans lesquels les poètes célébraient les exploits
des descendants d'Humbert - aux - Blanches -
Mains, et excitaient le patriotisme de cette
noblesse remarquable qui peupla nos vallées.
Malheureusement, nous n'avons encore re-
trouvé aucune des œuvres de nos vieux poètes.
Ceci n'a rien qui doive étonner, si l'on se remet
en mémoire les bouleversements politiques
dont notre contrée a été le théâtre depuis la
constitution des états de Savoie; nos archives,
pillées par les peuples voisins qui nous ont
envahis si souvent , ont vu disparaître de leurs
rayons la plus grande partie de nos titres his-
toriques et littéraires. Aussi, ne pouvons-nous
retrouver des traces certaines de nos poètes
que vers la fin du xv« siècle. A dater de cette
époque , l'imprimerie vint donner \m élan tout
nouveau aux études littéraires dans nos cités,
et un assez grand nombre de lettrés savoyards
INTRODUCTION. 17
publièrent des travaux poétiques, non- seule-
ment en français, mais aussi en latin, cette
dernière langue étant alors en grand honneur
chez les hommes de quelque savoir.
Cependant, nos principaux versificateurs de
cette époque n'acquirent pas leur réputation en
Savoie même; ils durent rechercher en France
ou en Italie un peu de cette renommée qu'il est
si difficile d'obtenir sans passer par les épreuves
des grands centres, épreuves suivies de plus
d'un mécompte et qui ont découragé ou frappé
de mort plus d'un génie.
Le premier poète savoyard dont les œuvres
aient été remarquées fut André de la Vigne , qui
occupa un rang assez distingué parmi les lettrés
français dans les dernières années du xv^ siècle.
Son origine savoyarde a été contestée par quel-
ques biographes , mais la plupart l'ont regardé
comme un de nos compatriotes. D'abord secré-
taire du duc de Savoie , André de la Vigne devint
ensuite orateur du roi Charles VIII. Il accom-
pagna ce prince dans son expédition de Naples
en 1494 et 1495 , et fut chargé de la rédaction du
18 INTRODUCTION.
Journal. Son principal ouvrage est intitulé : le
Vergier d* honneur, de V entreprise et voyage de Napîes ;
auquel est compris comment le roy Charles, huitième
de ce nom , à hanyère déployée , passa et repassa , de
journée en journée, depuis Lyon jusqu'à Naples. 1
Ensemble plusieurs autres choses, Paris, sans date,
in-fol. gothique. Cet ouvrage, dont la première
édition est très- rare, a été réimprimé plusieurs
fois en tout ou en parties détachées avec des
additions d'autres auteurs et particulièrement
d'Octavien Saint -Gelais.
André de la Vigne a aussi publié les ou-
vrages suivants :
^0 Ballades de Bruyt Commun sur les alliances
des roy s , des princes et provinces , avec le trem-
blement de Venise , petit in - 4» gothique , de
quatre feuillets, sans date ni indication de
lieu ;
2o Libelle des cinq villes d'Italie contre Venise
( Rome , Naples , Florence , Gtnes et Milan ) ,
Lyon, sans date, in-4o;
30 Atteinte portas de Gênes ; ballades relatives
aux guerres de Louis XII ;
INTRODUCTION. 19
4** Epitaphes y en rondeaux , de la reine ( Anne
de Bretagne) , in-8<>.
Malgré son talent, malgré ses places à la
cour, André de la Vigne ne vécut pas dans l'ai-
sance, et souvent il se plaignit dans ses vers
de manquer de tout ce qui est le plus néces-
saire à la vie. Il formula ses doléances dans la
pièce suivante qu'il adressa à Charles VIII :
Secoures-moi, ou l'hôpital m'aboye,
Commandement où je ne desdis point.
Haut et du col, si m'a faict ce train suivre,
A Chambéry pour chanter contrepoint.
Royal servant me fit l'œuvre poursuivre ;
En ce faict cy ne pris par quelque voye ;
Secoures- moi, ou l'hôpital m'aboye.
Si André de la Vigne traîna péniblement
son existence de poète en France , plus heureux
que lui, François Miossingien*, d'Annecy, se fit
admirer à peu près à la môme époque en Italie
par ses poésies latines , et récolta de toutes parts
éloges et honneurs. Son premier essai fut une
• Quclqu(»8 auteurs onl ('irit Miossingen ou cworc Miozingen.
20 INTRODUCTION.
traduction des Elégies de J.-B. Mantouan contre
les plaisirs fous et impudiques de Vamour, imprimée
à Aimecy en i556. Il est à supposer que ce fut
cette traduction qui accrédita Miossingien au-
prèis des lettrés italiens. On sait que Jean -Bap-
tiste Spagnoli, surnommé le if arKouan^ jouit de
son temps de la réputation d'un poète de pre-
mier ordre , réputation qu'il mérita bien , si l'on
admet qu'on doive mesurer le talent d'un auteur
au nombre d' œuvres qu'il produit; sous ce rap-
port, Spagnoli n'eut rien à envier à ses rivaux,
car il composa, outre divers ouvrages en prose,
plus de cinquante -cinq mille vers. Quoi qu'il en
soit, Frédéric II, premier duc de Mantoue, se
prit d'une violente admiration pour son poète
national, et, en 1550, il fit élever sur la principale
place de sa capitale la statue de J.-B. Mantouan
à côté de celle de Virgile*. Il fit plus, pour ré-
compenser Miossingien , dont la traduction était
précédée des plus grands éloges à l'adresse de
J.-B. Spagnoli, il érigea aussi une statue au
* I.-B. Manlouan mourut on 1516.
INTRODUCTION. 21
poète annécien, qui ne dut pas se gonfler de
peu d'orgueil en se voyant placer, pour ainsi
dire, sur le même piédestal que l'auteur de
V Enéide.
Miossingien, dans ses œuvres originales,
adopta le genre de celui dont il avait traduit les
vers et qu'il avait choisi pour maître ; il publia :
i» Elegiœ contra amorem el de naturâ amoris
Carmen Juvénile, Paris et Anvers , 1576 ;
^2^ Contra poetas impudice loquentes Carmen,
Rome, 1587.
Dans le milieu du xvi© siècle , un autre poète
savoyard, Marc -Claude de Buttet, brilla d'un
certain éclat au milieu des beaux esprits qui
trônaient dans la capitale de la France.
Né à Chambéry, d'une famille qui a fourni
plusieurs hommes distingués, Marc -Claude de
Buttet se rendit à Paris pour achever ses études.
Là, après s'être appliqué sérieusement aux let-
tres grecques et latines , il se lança dans l'arène
littéraire où des novateurs essayaient de diriger
le mouvement intellectuel , se lia avec Ronsard ,
du Bellav, Daurat et lours éinulos, rt réussit à
22 INTRODUCTION.
se faire protéger par le cardinal de Chàtillon.
Cédant à la manie qui atteignit presque tous les
littérateurs de son époque, Buttet visa, non plus
heureusement que ses confrères , à introduire de
nouveaux mots dans la langue française, et il
prétendit môme à l'honneur d'avoir écrit le
premier en français des vers saphiques me-
surés, projet bizarre, dit C.-M. Pillet *, que
Baïf avait déjà tenté avant lui et avec aussi peu
de succès.
Il a publié :
lo Apologie pour la Savoie, contre Barthélèmi
Aneau, de Bourges, Lyon, Benoît, 1554, in-S^;
2» Ode sur la paix (de Vervins), Paris,
Buon,i559;
3o Epithalame pour les nopces de Philibert -
Emmanuel de Savoye et de Marguerite de France,
Paris, R. Estienne, 1559, in-4o. Cette pièce est
composée de plus de six cents vers héroïques ;
40 VAmalthée, Paris, 1560, revue et réim-
primée à Lyon en 1572 et en 1575 ;
• Biographie universelle dr Miohaud.
INTRODUCTION. 25
5® Le Premier Livre des vers de Marc -Claude de
Buttet, Savoysien, auquel a esté ajousté le second,
ensemble rAmalthée, Paris, Fézandal, 1561 , in -8°,
et Paris , de Marnef , 1588 ;
6» Chant sur la convalescence d'Emmanuel- Phi-
libert; sur la venue de la duchesse de Nemours, Cliam-
béry, 1563, in-4o;
7° Le Tombeau de Marguerite de Savoy e, 1575 ;
8° Eloge d'Emmanuel - Philibert de Pingon,
Turin, 1582.
Il a laissé en manuscrit : Job, poème héroï-
que; la Maison ruinée; Eloijes en vers des plus il-
lustres personnages de Savoie et mie Ode à Marguerite
de France *.
De tous ces ouvrages, aujourd'hui fort
rares , celui qui contribua le plus à établir la
réputation de Buttet fut VAmalthée, récit d'amour
tout à fait dans le goût de l'époque, et composé
de cent vingt- huit sonnets où il n'est question
que de l'amour désespéré de l'auteur pour
son objet aimé, qu'il avait appelé du nom
• Vt»ir l'ouvrage déjA cilé ol l.i liibliothcqne frauçnisc de Goujcl.
24 INTRODUCTION.
d'Amalthée. Qu'il nous soit permis de citer
l'analyse qui en a été publiée dans le Courrier
des Alpes, journal de Chambéry*:
« Claude de Buttet n'était pas homme à se
rendre amoureux d'une simple grisette , et sous
ce nom pastoral d'Amalthée est cachée ime belle
demoiselle de la cour, qu'il vit à Blois pour son
malheur. C'était la fille imique du comte d'En-
tremons. Il dit à ses amis du Bellay et Dusaultels
qu'il riait en les entendant parler de l'amour,
car il croyait que c'était par feinte qu'ils chan-
taient dans leurs vers leurs trop insensibles
maîtresses ; mais le dieu l'a frappé d'un de ses
traits , il invoque la mort comme un remède à
ses maux, et sa seule consolation est d'exhaler
ses plaintes poétiques. Il s'ennuie en Savoie , car
mon soleil, dit- il, est en France, et ici :
A mes soucis obscurs ne vient point faire jour...
Feroient bien mes larmes
Un autre Styx, Cocyte et Phlégéton.
* Courrier des Alpex, mx^, n" 89. Arl. signé Reynaod,
INTRODUCTION. 25
« Ce qui le rend surtout épris de sa nym-
phe cruelle, c'est son bel œil vair, bien pré-
férable à l'œil noir, puis :
La rose vive embellie en son sang
Vint honorer le fruit de sa charnure ,
Le plus fin or jaunit sa chevelure.
Son cou blanchit de Tivoire plus blanc...
Il n'y a rien, en la chaste et honneste.
Du pié gentil jusqu'à sa belle teste.
Qui ne soit rare, admirable et divin.
« La querelle des classiques et des roman-
tiques a fait oublier celle de la prééminence des
brunes et des blondes; je me garderai bien de
vouloir la ressusciter en critiquant ce portrait
d'Amalthée : je trouve tout naturel que de
Buttet, qui n'était pas brun, ait aime sérieuse-
ment une belle aux cheveux d'or; mais il est
plus coupable lorsqu'il dit des injures aux yeux
noirs :
Loue ritale au bel œil gros et noir
Plaisir nuisant d'une âme trop lassive;
Moi, plus constant, il faut que je décrive
Le bel œil vair qu'à mon gré j'ai pu voir.
26 INTRODUCTION.
« Suit la description dont je vous fais grâce ,
pour vous citer quelques sonnets en entier :
Dix et neuf ans j'avois heureusement
Gardant toujours mon innocence entière,
Et le poil d'or de ma barbe première
Su mon menton se montrait seulement.
Alors qu'amour trop cauteleusement.
En me flattant d'une douce manière,
Me fit ton serf, mesme avec la prière
Me promettoit un brave tretemenl.
Mais je n'ai eu que peine à ton service
Que mal, qu'ennui, et sans faire un seul vice.
Pour tout guerdon, je n'emporte que blâme.
Avec la mort que j'atten brefvement
Voilà le bien , voilà l'avancement
Que j'ai gagné pour vous servir, madame.
« Il n'est personne qui ne sache par cœur le
fameux sonnet de la Belle Matineuse de Maleville ,
poète né en 1597. Le grave et docte Ménage l'a
jugé digne d'une dissertation particulière, où il
en examine les beautés dans les plus grands dé-
tails. Plusieurs poètes étaient entrés en lice pour
écrire un sonnet sur le même sujet ; mais le ce-
INTRODUCTION. 27
lèbre Voiture fut vaincu par Maleville, comme
tous les autres immortels. On disait alors d'eux
qu'avec beaucoup (T amour -propre ils ne faisaient
que des sots nets. De Buttet, si je ne me trompe,
a exprimé dans les vers suivants la même pensée
que Maleville, et celui-ci doit être considéré
seulement comme un copiste, bien supérieur à
l'original :
Jà le matin, que l'orient redore ,
D'ardant vermeil et de perles s'ornoit.
Et bravement tout en roses tournoit
Le char serein de l'indienne aurore.
Las! le souci qui sans fin me dévore
Un seul espoir de paix ne me donnoit ;
L'aube à grand tort plutôt me ramenoit
Mille tourmens et mille mors encore.
Quand derrier moi, au bout d'un gai préau.
Ma nymphe émeut un orient nouveau
Qui éclaira mes nocturnes angoisses.
Pardonnes moi, ô vous, célestes dieux.
Luire la vie de corps, de front et d'yeux.
Plus belle encor' que ne sont vos déesses.
« Le sonnet suivant de VAmalthée est plein
(lo grâce par sa simplicité :
28 INTRODUCTION.
Toujours ne sera d'or ton poil qui s'entrelace ,
Ni de perles avec ton blanc ordre de dens,
Ni deux beaux astres clairs tes yeux doux regardans.
Ni de roses et de lis le vif teint de ta face.
Beauté, comme une fleur, tantôt naît, tantôt passe;
L'une peu d'heures dure et l'autre bien peu d'ans ,
Et ne se renouvelle ainsi que les serpens
A qui nature plus, ce semble, a fait de grâce.
« Marc -Claude de Buttet excellait dans le
genre grotesque , et il a tracé dans son Amalthèe
divers portraits où l'on reconnaît le crayon d'un
poétique Calot. Il n'ignorait pas que l'excès de
laideur, c'est le beau en poésie lorsqu'on veut
peindre ce qui ne l'est pas. Peut-être aussi a-t-il
voulu introduire quelque diversité dans un
poème où , dans trois cent vingt et un sonnets ,
il ne parlait guère que d'amour et de sa belle.
Il dit en s'adressant à lui-même :
Sot éborgné de cerveau et de teste
Qui serois bon pour tôt épouvanter
Un vol d'oiseaux , quand il va se jeter
Trop importun sur la semée en qucste....
INTRODUCTION. 29
Or çà, Cyclope, en contemplant ton estre ,
Plus je te voi , plus je te treuve beau :
Le ciel te fit d'un bastiment nouveau.
Mais à grand tort il rompit ta fenestre.
Silène ainsi sur l'ane mal adextre
S'alloit penchant : toi , gros comme un tonneau ,
Tu vas levant ton enviné museau
Et vois en l'air les arondelles naistre.
Ton luminaire est dans ton chef couvé ,
Tu as le groin tout de bave lavé.
Tu as trois nez, et n'as dent qui entame.
Quand tu discours, ta grande joue s'abbat,
Ta peau hérisse un moustache de chat,
0 l'Adonis, délices de madame.
« Vous devez bien penser que c'était en
pure perte qu'une femme se serait rendue amou-
reuse de Claude de Buttet ; il veut être fidèle à
son ingrate, et repousse ainsi d'une manière
peu galante une dame de la cour qui se vantait
d'être son Amalthée :
Mais cuides-tu, vieille, que ton langage,
Ton dos recreu, ni que ta sèche main ,
Pour moi soient forts? tu me flattes en vain,
Mon cœur navré sent bien une aulre image.
30 INTRODUCTION.
Te souvient -il, quand le roi fut à Chartres,
Que tu me vis si belle en or et martres :
De toi, dis-tu, mon cœur étoit jà point.
J'ai la mémoire encore plus lointaine :
Je me souvien d'Andromaque et d'Heleinc,
D*Hecube non , je ne m'en souvien point.
Pour ne t' avoir qu'un jour ou deux hantée
Encor pour rire, et voir tout sec rider.
Ton front plâtré, hideux à regarder,
Vieille... à mon gré édentée.
Te faisant croire estre mon Amalthée,
Tu fais la nymphe, et pour me mignarder ;
Mais de quel trait! ma foi! viens œillarder
Qui des glaçons plutôt seroit tentée.
Soleil des morts, éclipse de nature.
Oh! laisse moi : larve, je t'en conjure.
Ne me suis plus : je vomirais mon cœur.
Un froid hiver jà sur mes membres tombe ,
tu me donnerois la tombe
Quoi ! seulement en te voyant je meurs.
« On remarque, intercallés avec art dans
V Amalthée, plusieurs sonnets à la louange de
INTRODUCTION. 31
Pelletier*, Lambert, du Bellay, Ronsard ou ses
autres amis ; ils interrompent agréablement
l'uniformité de ces chants par une tournure
très - heureuse et toujours variée:
La Savoie au dos fort et l'invincible France
Pour Martigue et Seissel , jà mors , se débattoient
Et de leurs yeux de grands fleuves flottoient ,
S'arrachant les cheveux et pleurant leur défense.
La Savoie avança qu'elle estoit leur naissance
Et la France répond : Pour moi ils combattoient.
L'une dit : Je les fis ; l'autre : Miens ils étoient ,
S'obstinant à grans cris en avoir jouissance.
Le ciel, qui les ouit, interrompit leur ire.
Mais non pas leur douleur, et haut tonnant va dire.
Paix là, ils sont à moi : deux dieux je les ai faits.
La Savoie à jamais sera dite leur mère ;
La France, qui les eut, leur nourrice plus chère;
A l'immortalité je donne leurs beaux faits.
<( Claude de Buttet, à ce qu'il paraît, avait
reconnu le vide des choses de cette terre. En
' Pelletier, pendant longtemps, a été considérd comme Savoyard,
et c'est pourquoi nous l'avions fait figurer au nombre de nos poètes dans
la première édition de ce recueil. Mais, dès lors, Joseph Dcssaix a prouvé
d'une manière irrëfutahlf que cet écrivain »Mait originaire du Mans.
32 INTRODUCTION.
terminant son Amalthée, il invoque Dieu à son
secours ; c'est cette beauté souveraine , dont la
créature est une faible image, qu'il jure d'adorer
à l'avenir, et il finit en s'écriant :
0 sage tems de toute chose maître!
Avec tes pas, tu donnes à connoître
A l'ignorant où réside le bien.
•Heureux qui tout à la vertu s'épreuve!
Car à la fin tout bien cherché je treuve
Que ce qui plaît en ce monde n'est rien. »
Buttet , outre ses poèmes , a composé quel-
ques vers dans le genre épigrammatique , parmi
lesquels nous citerons les suivants , qu'il adressa
à C. Lambert, un de ses amis de Chambéry :
Bref, mon Lambert, l'or tout domine.
Maintenant l'or est adoré ;
Chacun veut Tor, chacun le prise.
Voici un vrai siècle doré.
Son épitaphe, qu'il composa lui -môn^e, ré-
sume sa vie tout employée à soupirer d'amour,
et, n'était le sentiment de présomption qui les
dépare, ces vers seraient irréprochables pour
leur époque :
INTRODUCTION. 5o
Ci dedans est l'amant qui sacra sa jeunesse
Aux neufs sœurs, et aima une demi -déesse;
Bien digne d'être aimé d'un amour aussi fort,
Par ses vers il la fit ici bas immortelle,
Décrivant ses beautés; toutefois la cruelle
Ah ! trop ingratement lui a donné la mort.
Un autre poète savoyard , Claude Mermet ,
se fit connaître dans la dernière moitié du xvi®
siècle, et ce qui augmente son mérite, c'est qu'il
réussit à obtenir une certaine réputation sans
aller chercher un appui auprès des beaux esprits
de Paris, comme l'avait fait Buttet.
Claude Mermet*, né vers i550 à Saint-Ram-
bert , dans le Bugey, qui faisait encore partie de
la Savoie, était notaire en 1585 : il habitait alors
Lyon où il s'était sans doute fixé , ainsi que le
fait observer la Biographie universelle de Michaud,
afin de pouvoir surveiller l'impression de ses
ouvrages. Etant revenu en Savoie, il fut nommé
secrétaire ducal et ensuite châtelain de sa ville
natale. Il mourut après 1601. Ses ouvrages sont
les suivants :
* El non MnrmM . ainsi quo !"n '^«rit Grill"!.
34 INTRODUCTION.
i^ La Boutique des usuriers, avec le recouvre-
ment et abondance des bleds et vins, en vers, Paris ,
1575, in -80;
2o La Pratique de Vorthographe française, avec la
manière de tenir livre de raison, coucher cédules et
lettres missives, en vers, Lyon, 1585, in -16;
30 La Tragédie de Sophonisbe, où se verra le
désastre qui lui est advenu pour avoir été promise à un
mari et épousée par un autre, etc., Lyon, Léonard
Odet, 1585, m-8». Le duc de la Vallière, dans
sa Bibliothèque du théâtre français, tome m,
page 244, indique cette pièce très- rare comme
une traduction de Trissino;
40 Le Temps passé de Claude Mermet, de Sainct-
Rambert en Sauoye, œuvre poétique senlentieuse et
moralle , pour donner profitable récréation à toutes
gens qui aiment la vertu, Lyon, Fr. Arnoullet,
1585, petit in-8». Il existe plusieurs éditions de
ce recueil rare et curieux, dont la dernière est
de 1601 et qui fut publiée avec des corrections
de l'auteur*.
* Voir, pour plus «le détails, Branel, Manuel du libraire.
INTRODUCTION. 35
Les Annales poétiques contiennent plusieurs
poésies de Claude Mermet, qui sont remarqua-
bles, dit la Biographie universelle^ par le naturel,
la simplicité et une certaine tournure épigram-
matique. Voici un de ses quatrains :
Les amis de l'heure présente
Ont le naturel du melon ,
Il en faut essayer cinquante
Avant d'en rencontrer un bon.
L'épigramme suivante est d'un goût plus
contestable :
Tu dis que tu es gentilhomme
Par la faveur du parchemin ,
Si un rat se trouve en chemin
Tu seras puis simplement homme.
A la même époque , Claude Guichard ,
concitoyen de C. Mermet et connu surtout par
ses ouvrages historiques , publia quelques essais
poétiques, entre autres V Alphabet moral, dédié
au Dauphin , qui devint le roi Louis XIII.
Il y a lieu de croire que cet ouvrage est le
nn'^'mc^ qui pnrut onsnito sous c(^ titro : La fleur
36 INTRODUCTION.
de la poésie morale de ce temps , consacrée à la fleur
des roys , le roy des fleurs de lys , Lyon , 1614, in-S® * .
Guichard composa aussi en vers des Eloges
des comtes et ducs de Savoie, qui sont restés
manuscrits.
Pour en finir avec le xvi« siècle , nous cite-
rons deux poètes annéciens , Laurent Marescot ,
chanoine de la cathédrale d'Annecy, et Claude
Nouvellet, docteur de Sorbonne. Le premier
publia à Paris, en 4584, plusieurs poésies la-
tines, et le second, que son esprit satirique
entraînait vers la forme facétieuse , composa :
i^ Le Braquemart, poème en cent sonnets ;
2® Odes sur les funérailles du chevalier de Voyer,
Paris, 1571 ;
3° Les Divinailles, en style burlesque, Lyon,
1571 *•.
* Voir Biogr. univ., au nom Guichard.
** Voir Grillel, Dict. hist., tome i, p. 284.
INTRODUCTION. 37
III
Au commencement du xyii® siècle , le goût
des lettres et des sciences était universellement
répandu en Savoie , et nous ne croyons pas que
l'on puisse trouver dans notre histoire une autre
époque où le progrès intellectuel ait été si mar-
qué. Cela tint à plusieurs causes , dont la prin-
cipale fut l'émigration des jeunes hommes qui se
destinaient à l'état ecclésiastique , à la magis-
trature, à la médecine et aux autres professions
libérales. Déjà, dans la dernière moitié du siècle
précédent, nos prêtres, nos jurisconsultes et
nos médecins allaient faire leurs études soit en
France , soit en Italie , et cette coutume se per-
pétua pendant longtemps; presque tous nos
docteurs en théologie sortaient de la Sorbonne,
et un grand nombre d'avocats et de médecins
prenaient leurs grades dans les universités ita-
liennes. On conçoit quelle influence heureuse
exercèrent sur le pays toutes ces jeunes intelli-
38 INTRODUCTION.
gences , excitées par les exemples qu'elles
avaient eus sous les yeux dans les centres où la
science, la littérature, l'éloquence, étaient en
grand honneur ; l'ardeur au travail régnait chez
ces hommes encore tout éblouis des fêtes de
l'intelligence auxquelles ils venaient d'assister,
et ils employaient tous leurs efforts à faire par-
tager à leurs compatriotes le noble enthousiasme
qui les animait. Les pièces d'éloquence , les orai-
sons funèbres , les panégyriques , occupaient la
place principale dans notre littérature de ce
temps; le clergé surtout se faisait remarquer
par ses tendances littéraires; il n'était pas un
chanoine des chapitres de la Savoie qui ne s'es-
sayât à l'éloquence religieuse, et quelques-uns
avec des succès constatés même à Paris et dans
les principales villes de France.
Une circonstance heureuse vint donner un
élan plus vif encore à l'étude des belles -lettres
en Savoie , au commencement du xvii® siècle ;
ce fut la rencontre de François de Sales et d'An-
toine Favre, à Annecy. Ces deux génies possé-
daient à un égal degré l'amour de la science et
INTRODUCTION. 59
des lettres ; le premier, homme d'un esprit élevé
et porté à la méditation, au cœur fait pour
aimer, cherchait dans les harmonies de la nature
l'inspiration naïve qui lui a dicté des pensées si
touchantes et si belles de simplicité; le second,
esprit judicieux, profond, passionné pour la
règle, traitait de main de maître les grandes
questions sociales , réglementait le droit public ;
la science était son domaine. Ces deux hommes
se complétaient ainsi l'un l'autre, et de leur
union naquit un centre d'action qui étendit son
influence sur toutes les branches des connais-
sances humaines dans notre pays. Il ne faut donc
pas s'étonner si le programme de l'Académie
Florimontane , qu'ils fondèrent de concert en
1607, se trouva étendu, et si, pour être admis
dans le sein de l'illustre compagnie, le règle-
ment exigea que l'on fût habile en tous genres, et
bien près de V encyclopédie \
L'Académie Florimontane, comme on doit
le penser, ne put qu'imprimer une nouvelle force
• Voir, pour de plus amples détails, les Gloires de la Savoie, p. 9.
40 INTRODUCTION.
au mouvement littéraire qui s'était déjà large-
ment manifesté en Savoie ; l'exemple donné par
révoque et par le premier magistrat d'Annecy
dut porter rapidement ses fruits.
Parmi les membres de l'Académie on
compte quelques lettrés qui, malgré leur ca-
ractère grave , ne dédaignèrent pas de versifier,
entre autres Claude Nouvellet , dont nous avons
déjà parlé, et qui vivait encore à cette époque;
Del Bène, évoque d'Alby et auparavant abbé
•
d'Hautecombe, à qui Ronsard dédia son Art
poétique ; Louis de Sales , frère de François , mi-
litaire distingué et poète dans ses heures de
loisir. François de Sales, lui-même, s'essaya
dans le vers, et son ami, son coopérateur litté-
raire, se fit aussi poète pour se reposer des
études sérieuses qui occupaient la majeure
partie de son temps.
« Ce fut non -seulement en protégeant les
lettres, mais en les cultivant, dit M. Avet *, que
Favre se montra digne de leur ouvrir un asile
* Eloge du président Favre , ChambCry, 1824.
INTRODUCTION. A\
eii Savoie. Ne s'y livrant qu'avec mesure, ne
trahissant ni ses devoirs ni sa destinée, il fut
loin de croire que d'aussi nobles délassements
pussent déroger à la dignité d'un magistrat.
Leibnitz , le grand Newton et plus tard d' Agues-
seau n'ont point dédaigné le commerce des
Muses. Ils goûtèrent dans leur sein cette volupté
chaste qui épure le cœur et orne la raison. De
tout temps les philosophes les plus austères ont
rendu hommage à cet art divin, qui embellit la
pensée par l'harmonie. Favre, qui savait allier
les sciences de goût avec celles de raisonne-
ment, ne vit dans la poésie que la plus sublime
expression que l'homme puisse donner aux vé-
rités éternelles; sa muse fut éminemment grave
et religieuse : elle s'éleva munie jusqu'à la tra-
gédie. Le premier fruit de ses délassements
poétiques fut une pièce intitulée : Les Gordiens
et les Maximins, ou VAmbilion, premiers et derniers
essais de poésie d'Antoine Favre*. Le sujet est en-
• Celle pièce très- rare forme une brochur»^ de 200 p. iri-i". Elle
porte pour liire : Les Gordiens et les Maximins, ou fAmbiiUm, œuvre
lragii|ne. Premiers et derniers essais de poésie d'Anloine Favre; Cliam-
béry, chez Claude Pomard , 1389.
2
42 INTRODUCTION.
tièreraent pris dans le passage de l'histoire
romaine qui retrace la lutte ambitieuse des deux
Gordiens contre Jules Maximin, et la catas-
trophe qui, sous les murs d'Aquilée, termina
les jours de cet odieux empereur.
« Cette tragédie, qui tient à l'enfance do
l'art, n*est à la vérité que de l'histoire dialoguée.
Il est aisé de s'apercevoir qu'aucune espèce
d'unité n'a pu être respectée. Le premier et le
quatrième acte se passent en Afrique , le second
et le troisième en Germanie ; au commencement
du cinquième acte, la scène s'ouvre en Ger-
manie , et , à la fin du même acte , on est subi-
tement emporté aux portes d'Aquilée. Favre n'a
point fait ime infidélité complète à la jurispru-
dence, car il a eu soin de mettre en scène les
célèbres jurisconsultes Ulpien et Modeslin : le
premier, comme confident de Gordien; le se-
cond, comme précepteur du jeune Maxime. A
travers toutes ces invraisemblances et toutes
ces imperfections, qui sont du siècle encore
plus que de l'auteur, la tragédie de Favre offre
quelques beautés réelles dont on doit lui tenir
INTRODUCTION. 43
compte : il a de la dignité dans les sentiments ,
de rélévation dans les idées. On aperçoit dans
quelques scènes un essai de ce dialogue serré ,
interrompu , si propre à exprimer les passions
fortes et dont Corneille, plus d'un demi -siècle
après, a tracé le modèle. En général, le style de
Favre est nerveux : quoiqu'un grand nombre
d'expressions aient vieilli, il est tel passage
qu'on peut lire avec intérêt :
« Gordien, repoussant avec force l'idée d'une
révolte contre Maximin, répond ainsi aux so-
phismes de l'insurrection :
Comment irai -je donc m'arracher à mon prince?
Armer seul contre lui sa paisible province ?
Le Peuple ou le Sénat peut- il faire pour moi
Que je ne sois parjure en parjurant ma foi?
La Foi , fille des dieux , doit être inviolable ;
Nos folles passions ne la rendent muable.
Par la seule raison il la faut mesurer,
Et la raison ne peut ses règles altérer.
Comment, Antoine, donc, voudrions -nous entreprendre
De combattre celui que nous devons défendre,
Qui nous tient l'arme en main? Ne te souvient- il point
Des discours que j'ai faits tant de fois sur ce point.
44 INTRODUCTION.
Débattant au Sénat si d'Iléliogabale
L'on devait réprimer la luxure brutale?
Je disais, et ma voix fut du Sénat suivie.
Qu'au Peuple il n'appartient Je maîtriser la vie
De celui que des dieux le vouloir tout -puissant
Va, de leurs fortes mains, sur nos chefs bénissant.
Maximin n'est -il pas empereur légitime?
N'avons -nous eu l'honneur de ses guerres heureuses?
N'avons -nous embrassé
Le bien et le profit qu'il nous a pourchassé ?
Pourquoi voudrions -nous l'avoir pour adversaire?
Faut -il que sa fureur nous rende furieux?
Que sa déloyauté nous rende ambitieux?
»
Nous avons vu que Favre , en publiant les
Gordiens et les Maximins , avait déclaré qu'il ne
donnerait plus cours à sa verve poétique. Il ne
tint pas promesse , et la cause de sa nouvelle
infidélité à la jurisprudence semble se trouver
dans sa liaison avec l'auteur de VAstrée, Honoré
INTRODUCTION. 45
d'Urfé, qui habitait la Savoie à cette époque.
Il publia, en 1602, des Entreliens spirituels, dans
lesquels, ainsi que le dit M. Sayous *, il mit la
dévotion en sonnets amoureux.
Les Entretiens contiennent trois centuries
de sonnets : la première est consacrée à V Amour
divin et à la Pénitence; la seconde, au Saint- Sa-
crement, et la troisième, au Mystère du Saint-
Rosaire. L'auteur, en commençant, annonce
qu'en l'âge d'aimer il méprisait l'amour ; à qua-
rante-cinq ans il veut chanter ce sujet, si riche
et plantureux ; mais il veut le chanter à sa façon :
Je change maintenant et d'ùge et de désir :
Je veux chanter d'amour, l'amour soit mon plaisir.
Pourvu qu'à toi, mon Dieu, tout mon amour s'adresse.
Hé! n'est-ce la raison qu'il t'offre tous ses vœux.
Puisque c'est par toi seul qu'aimer même je veux ?
Ta gloire soit mon but , ta grâce ma maîtresse.
Cette entrée en matière indique suffisam-
ment le but des Entretiens qui , à tout prendre',
vfJent mieux que leurs devanciers. On y ren-
* Histoire de la liUerafure française à l'étranger^ tom. i.
46 INTRODUCTION.
contre quelques élans remarquables, et, malgré
le sentimentalisme outré qui y domine, on y
trouve des traits heureux, tel que celui-ci,
qu'un grand poète tragique français devait im-
mortaliser longtemps après :
Pleurez, mes yeux, pleurez, mais avec tant de grâce
Qu'enfin tous mes péchés s'abîment en vos eaux...
Les Entretiens sont suivis de quatrains mo-
raux à la manière de l'époque, parmi lesquels
nous citerons les suivants :
Quand tu voudras compter au vray ton aage,
Ne me dy point j'ay soixante ans et plus,
Tu compterais les ans que tu n'as plus ;
Compte tes jours dès quand tu seras sage.
Si tu fais mal, ton plaisir est d'une Iicure,
Mais le regret t'en demeure à jamais ;
Si tu fais bien te prenant tu t'y plais ;
La peine passe et le plaisir demeure.
Antoine Favre n'était pas né poète ; il n'avait
ni l'originalité de Buttet, ni l'entrain de Mer-
met, et les quelques traits saillants que l'on
rencontre dans ses vers ne suffisent pas à la
I
INTRODUCTION. 47
postérité pour lui assigner '^ne place distinguée
parmi ceux qui ont tenu la lyre saroyenne.
Mais nous ne devions pas laisser dans l'oubli les
délassements poétiques de l'illustre président,
parce que, historien impartial, notre devoir
était de constater l'influence directe qu'il a
exercée sur le progrès littéraire dans notre pays
en prenant part lui-même au mouvement et en
donnant le premier l'exemple, lui, le juris-
consulte grave et savant, qui élaborait le Code
fahrien. Nous devons lui savoir gré du sacrifice
qu'il dut s'imposer en abandonnant ainsi par
intervalle le champ de ses études favorites , pour
payer son tribut aux lettres et les encourager.
Dans le reste du xvii® siècle , nous ne ren-
controns plus que deux noms de poètes sa-
voyards dont les œuvres soient arrivées jusqu'à
nous : Jean Frisât , de Moûtiers , et Philibert-
Albert Bally, d'Alby. Le premier publia des
poésies latines sur différents sujets, entre autres
la description de la vallée de l'Isère : harœ
fluminis convivium, seu vallis Tarentasiœ descriplio,
Chambérv, 1600; et une histoire de la Maison
48 INTRODUCTION.
de Savoie : Domus Sabaudiœ Carmen, duobus mem"
bris divisum, prtore comitum , posleriore ducum,
in-8o, Paris, 1627; Lyon, 1630*. P. -A. Bally,
conseiller d'Etat du duc de Savoie Victor- Amé-
dée I*', et ensuite évoque d'Aoste , fut un litté-
rateur distingué et l'un des promoteurs et des
premiers membres de l'Académie littéraire
fondée à Turin en 1678 par Jeanne -Baptiste de
Savoie -Nemours, régente de Savoie. Il a publié
le Poète mêlé, recueil de poésies sacrées et pro-
fanes , en latin et en français , imprimé à Annecy
en 1669.
A dater de la fin du xvn« siècle , le mouve-
ment littéraire, qui s'était produit en Savoie
sous l'influence de l'auteur de V Introduction à la
vie dévote et d'Antoine Favre, se ralentit sensi-
blement, et, au commencement du siècle sui-
vant, les grands événements politiques qui
agitèrent l'Europe , et dont notre pays eut tout
le premier à souffrir, rejetèrent au second rang
les hommes de lettres : l'épée avait remplacé la
• Giillct. Dict. hisl., tome m, p. 448.
INTRODUCTION. 49
plume. Sous les règnes de Victor -Amédée II,
Charles - Emmanuel III, Victor- Amédée III et
Charles - Emmanuel IV, qui occupèrent tout le
xviiie siècle, la Savoie fut sans cesse foulée par
les armées étrangères ; Français et Espagnols ,
les premiers surtout, occupèrent le sol savoyard
pendant de longues années , et à plusieurs re-
prises, à titre de conquérants. On comprend
que dans ces temps de troubles les études lit-
téraires ne se trouvèrent pas sur un terrain
qui leur fût favorable.
Cependant, si par la force des choses il se
manifesta à cette époque en Savoie une grande
pénurie de littérateurs et même d'hommes de
sciences , il est intéressant de constater que le
goût littéraire ne s'y perdit jamais. Chacune de
nos villes possédait un noyau d'hommes érudits
qui , malgré le mousquet et le canon , ces deux
instruments aveugles de la barbarie , tenaient à
honneur d'être instruits des progrès accomplis
dans les sciences et les lettres; on produisait
peu, il est vrai, mais l'instruction était fort
répandue, et il n'était pas le plus petit bourgeois
50 INTRODUCTION.
qui n'eût sa bibliothèque composée des chefs-
d'œuvre de la littérature française. Lorsque la
Révolution eut incorporé la Savoie à la France ,
la France dut reconnaître que la Savoie n'était
qu'un membre retrouvé de la même famille.
Ici, nous nous arrêterons dans l'analyse
succincte que nous avons essayé de tracer des
productions de nos poètes. Nous allons céder
la place à ces derniers , afin qu'ils plaident eux-
mêmes leur cause. Qu'il nous soit permis , tou-
tefois, de supplier la critique de ne pas leur
être trop sévère ; nous n'exagérons rien et nous
n'entendons pas ne lui présenter que des hom-
mes de génie : mais la poésie est un art si dif-
ficile, qu'on peut espérer l'indulgence quand,
à côté des incorrections et des fautes même ,
se rencontrent l'inspiration véritable et quel-
ques-uns des accents divins qui vont à l'àme.
Au reste , en réunissant dans ce volume des
fragments des œuvres de nos poètes, nous avons
eu surtout pour but de contribuer à répandre
au milieu de la jeunesse savoyenne les connais-
sances qu'il n'est permis à personne de ne pas
^.. INTRODUCTION. Si
avoir, celles qui ont rapport à l'histoire litté-
raire de son pays : avant d'apprendre à connaî-
tre les autres, il faut se connaître soi-même.
C'est donc sous l'égide des jeunes générations
que nous plaçons notre modeste travail ; c'est à
elles que nous le recommandons, avec l'espé-
rance que leurs généreuses aspirations les enga-
geront à l'accueillir comme une preuve nouvelle
de dévouement à la patrie commune.
^>Kc
JEAN-FRANÇOIS DUCIS
Jean- François Ducis naquit à Versailles le
!23 août 1733, d'un père originaire de Hauteluce,
dans la vallée de Beaufort (Savoie), où sa famille
xiste encore. Après avoir fait ses premières
(Hudes au collège de Versailles, il vécut quel-
([ues années hésitant sur le choix d'un état, car
il se sentait peu de goût pour le commerce de
faïence et de verrerie qu'exerçait son père. Son
intelligence élevée, la conscience peut-être
qu'il avait déjà de sa valeur, le poussaient vers
d'autres voies. 11 chercha donc un métier qui
l'éloignàt le moins possible de ses goûts, et il
réussit à obtenir la place de secrétaire du ma-
réchal de Belle-Isle, dont il reçut peu de temps
après une pension de deux mille livres.
54 JEAN-FRANÇOIS DUCIS.
A dater du jour où il fut en possession d
cette fortune qui lui assurait l'indépendance,
il donna un libre cours à son penchant pour la
littérature. Rien jusqu'alors n'avait fait entre-
voir chez lui le signe du génie poétique qui
devait rendre son nom si éclatant, et lui-même,
en s'adonnant à l'étude des lettres, ne fit que
suivre ses goûts naturels; si l'avenir lui apparut
favorable dans ce moment, Ducis n'osa certai-
nement pas pousser l'espérance jusqu'au point
de penser qu'un jour il figurerait parmi les
grands poètes de la France.
Ses auteurs favoris étaient Dante et Sha-
kespeare; ce dernier surtout excitait au plus
haut point son admiration, et il conçut l'idée de
transporter sur la scène française les chefs-
d'œuvre du grand poète anglais, que Voltaire
avait appelé «un barbare bourré de génie.» A
cette étude, il gagna de voir l'horizon s'élargir
devant lui ; son esprit , naturellement préparé à
recevoir et prompt à saisir, comme par ime
espèce d'intuition, les sublimes inspirations
poétiques, s'identifia avec son modèle dont il
s'appropria souvent le génie.
Elles sont rares, les intelligences qui, de
leurs propres forces , prennent leur essor vers
les régions élevées ; à l'esprit comme à la ma-
tière , il faut un point d'appui pour produire son
JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 55
mouvement; le plus difficile est de trouver ce
point d'appui, et bien des talents disparaissent
ignorés parce qu'ils n'ont pu le rencontrer.
Ducis, en étudiant Shakespeare, avait trouvé la
voie tracée pour son esprit; il sut le comprendre
et en profiter. Hamlet, qu'il fit représenter
en 1769, obtint un succès immense; dans cette
pièce, le talent du jeune poète apparut du pre-
mier coup dans toute sa grandeur aux yeux de
ses contemporains étonnés, qui lui décernèrent
unanimement la palme du triomphe. Hamlet ren-
ferme de grandes beautés étrangères au modèle
't dont il faut chercher la source plutôt dans
les propres inspirations de son auteur que dans
Shakespeare ; le cinquième et dernier acte sur-
tout égale , s'il ne surpasse pas , tout ce qui a été
fait dans ce genre.
Six ans après Hamlet, Ducis fit jouer Roméo
et Juliette qui n'eut pas un moindre succès ; puis,
il composa Œdipe chez Admète, dont la réussite
le plaça définitivement au nombre des grands
poètes tragiques. Dans cette dernière œuvre,
Ducis abandonna momentanément son maître;
déjà, pour écrire Roméo et Juliette, il avait mêlé
des souvenirs de Dante à des réminiscences de
Shakespeare; mais son Œdipe s'écarta complè-
tement de la voie de ses devanciers pour se rap-
procher d'Euripide et de Sophocle.
r)6 JEAN -FRANÇOIS DUCIS.
Ce fut à cette époque (1775) que Monsieur,
comte de Provence (Louis XVIII), nomma Ducis
son secrétaire et le conduisit à Turin à la cour
du roi Victor- Amédée III. La même année, il
publia un petit poème sur le mariage du prince
de Piémont, Charles -Emmanuel, avec Marie-
Clotilde de France ; cette pièce ne se trouve pas
dans les éditions des œuvres complètes de notre*
poète; mais le lecteur en rencontrera deux
fragments dans les citations qui suivent cette
notice.
Le 4 mars 4779, Ducis fut choisi par l'Aca-
démie française pour occuper le fauteuil de
Voltaire. Pendant longtemps la docte compa-
gnie avait hésité sur le choix du successeur à
donner au patriarche de Ferney ; la lutte avait
été vive; il n'était pas facile, en effet, de rem-
placer un homme comme Voltaire. Aussi Ducis
eut-il l'heureuse inspiration de commencer son
discours de réception par cette phrase qui fît
taire les opposants : « Il est des hommes auxquels
on succède, mais qu'on ne remplace pas. Leurs
titres sont un héritage qui peut appartenir à
tout le monde ; leurs talents , qui ont étonné
l'univers, ne sont qu'à eux. C'est à la suite des
siècles seule à remplir le vide immense qu'ils
ont laissé. »
De 1779 à 1795, Ducis fit représenter quatre
JEAN- FRANÇOIS DUCIS. 57
tragédies : Le Roi Lear en 1785, Macbeth en 1784,
Jean Sans -Terre en 1791 et Othello en 1792. Le
Roi Lear et Othello obtinrent un grand succès ;
Macbeth, pour réussir, dut subir quelques cou-
pures et être interprétée par Talma ; quant à
Jean Sans- Terre, il ne se releva point d'un pre-
mier échec.
Pendant les mauvaises années de la Révo-
lution, Ducis cessa d'écrire des tragédies, et ce
ne fut qu'en 1795 qu'il donna une nouvelle œu-
vre au théâtre français, Abu far ou la Famille
arabe, qu'il dédia à son ami Florian, et dont le
succès fut complet. Deux ans après il fit jouer
Œdipe à Colonne et ensuite Fœdor et Vladimir ou
la Famille de Sibérie. Cette dernière tragédie ne
put trouver grâce auprès du public , qui la siffla
sans ménagement pour l'âge et les talents de
l'auteur. Là se termina la carrière dramatique
de notre poète. Outre ses tragédies, il a com-
posé un assez grand nombre de poésies qui
n'ont fait qu'ajouter à sa réputation, et qui
reflètent ses impressions intimes.
Ducis s'était retiré à Versailles pour fuir la
cour de l'empereur, dont les avances réitérées
ne purent le gagner. Veuf d'une première
femme, il se remaria à l'âge de soixante -dix
ans et ne quitta plus sa ville natale, même après
la chute de Napoléon I«f; il habitait un petit
58 JEAN-FRANÇOIS DUCIS.
logis au troisième étage, dans la rue de Satori,
où il mourut le 30 mars 1817, âgé de quatre-
vingt-quatre ans.
Bien que vigoureusement organisé au phy-
sique et fortement trempé au moral, Ducis se
distinguait par une grande bonté d'àme et de
caractère; il s'était donné lui-même le titre de
bonhomme, que la postérité lui a conservé ; Na-
poléon l'appelait toujours le papa Ducis; sa
douceur, sa charité , lui avaient attiré les sym-
pathies de tous les hommes de lettres ses con-
temporains , qui lui firent frapper une médaille
avec un de ses vers pour légende :
L'accord d'un beau génie et d'un beau caractère.
Son amitié pour Thomas, l'auteur de la
Pétréide, peut être citée comme un modèle de
constance et de dévouement.
Voici l'épitaphe qu'il s'était faite, en 18i5,
alors qu'il écrivait à Bernardin de Saint -Pierre :
« Je ne vis plus, j'assiste à la vie » :
Jean -François supporta la vie avec douceur,
Ne fut rien, resta lui; ce fut là tout son rôle.
Chantant encor l'amour et l'amitié sa sœur,
Il mourut frère ermite et poète du saule.
Quant à nous , ses compatriotes , nous avons
un dernier hommage à rendre aM poète du saule;
nous devons lui payer un juste tribut de recon-
JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 89
naissance pour le souvenir qu'il garda de son
pays d'origine, durant sa vie entière. A cet
égard, il ne ressembla point à quelques-uns des
nôtres qui, une fois arrivés à l'apogée de leur
gloire, renièrent presque leur patrie et rou-
girent de s'appeler Savoyards, de ce nom qu'on
a essayé d'abaisser, mais dont l'histoire a fait
le sjTionyme de loyauté et de courage. Ducis
aimait à parler de la Savoie , et dans plusieurs
de ses poésies il a chanté ses chères monta-
gnes et ses vallées bien-aimées, où il se repor-
tait si souvent par la pensée.
Né à Versailles, il eût pu aisément cacher
son origine , comme tenta de le faire Berthollet
et d'autres que nous pourrions citer; mais la
franchise, la loyauté natives , l'en empêchèrent :
Ducis resta Savoyard de cœur et d'esprit.
60 JEAN -FRANÇOIS DUClS.
MONOLOGUE D'HAMLET
Je ne sais que résoudre... immobile et troublé...
C'est rester trop longtemps de mon doute accablé;
C'est trop souffrir la vie et le poids qui me tue.
Eh! qu'offre donc la mort à mon âme abattue?
Un asile assuré, le plus doux des chemins.
Qui conduit au repos les malheureux humains.
Mourons! que craindre encor quand on a cessé d'être?
La mort... c'est le sommeil... c'est le réveil peut-être!
Peut-être... Ah! c'est ce mot qui glace, épouvanté,
L'homme au bord du cercueil par le doute arrêté.
Devant ce vaste abîme il se jette en arrière.
Ressaisit l'existence, et s'attache à la terre.
Dans nos troubles pressants qui peut nous avertir
Des secrets de ce monde où tout va s'engloutir?
Sans l'effroi qu'il inspire, et la terreur sacrée
Qui défend son passage, et siège à son entrée,
Combien de malheureux iraient dans le tombeau.
De leurs longues douleurs déposer le fardeau !
Ah ! que ce port souvent est vu d'un œil d'envie
Par le faible agité sur les flots de la vie!
Mais il craint dans ses maux, au delà du trépas,
Des maux plus grands encore, et qu'il ne connaît pas.
Redoutable avenir, tu glaces mon courage !
Va, laisse à ma douleur achever son ouvrage.
(HA.MLIIT, acte iT, se. 1.^
JEAN-FRANÇOIS DUCIS. 61
II
VISION DE MACBETH
C'était l'heure fatale où le jour qui s'enfuit
Appelle avec effroi les erreurs de la nuit.
L'heure où, souvent trompés, nos esprits s'épouvantent.
Près d'un chêne enflammé devant moi se présentent
Trois femmes. Quel aspect! non, l'œil humain jamais
Ne vit d'air plus affreux, de plus difformes traits.
Leur front sauvage et dur, flétri par la vieillesse,
Exprimait par degrés leur féroce allégresse.
Dans les flancs entr'ouverts d'un enfant égorgé.
Pour consulter le sort , leur bras s'était plongé.
Ces trois spectres sanglants, courbés sur leur victime,
Y cherchaient et l'indice et l'espoir d'un grand crime;
Et, ce grand crime enfin se montrant à leurs yeux,
Par un chant sacrilège ils rendaient grâce aux dieux.
Etonné, je m'avance. « Existez -vous, leur dis -je.
Ou bien ne m'offrez -vous qu'un effrayant prestige? »
Par des mots inconnus, ces êtres monstrueux
S'appelaient tour à tour, s'applaudissaient entre eux,
S'approchaient, me montraient avec un ris farouche;
Leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche.
Je leur parle, et dans l'ombre ils s'écliappent soudain,
L'un avec un poignard , l'autre un sceptre à la main :
L'autre d'un long serpent serrait le corps livide;
Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide ;
Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi.
M'ont laissé pour adieux ces mots : « Tu seras roi. »
(J2 JEAN- FRANÇOIS DUCIS.
Frédégonde.
T'ont -ils réveillé?
Macbeth.
Non. Ma langue s'est glacée.
Un exécrable aspoir entrait dans nja pensée.
Si loin (lu trône encor, comment y parvenir!
Je n'osais sans trembler regarder Tavenir.
Enfin dans mes exploits, dans ma propre innocence.
Ma timide vertu trouvait quelque assurance.
Je cherchais dans moi -môme un secret défenseur!
Kt déjà du repos je goûtais la douceur :
A rinstant j'ai senti , sous ma main dégoûtante.
Un corps meurtri, du sang, une chair palpitante :
C'était moi, dans la nuit, sur un lit ténébreux.
Qui perçais à grands coups un vieillard malheureux.
(Macbeth , acte ii.)
III
A MA CHARTREUSE EN SAVOIE
Savoie, ô mon pays! berceau de mes aïeux.
Climat doux à mon cœur, qui vis naître mon père
Sous un modeste toit où la vertu fut chère.
Au pied d'un mont audacieux
Qu'en montant sur son char le soleil radieux
Fait resplendir au loin de sa haute lumière *,
C'csl le village de Haute -Luce falla lux), p: es de Moûlicrs.
(Note de Ducit.)
JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 63
Qu'embellit de ses dons le retour du printemps,
Qui mêle avec ses fleurs les trésors renaissants
De mainte plante salutaire.
Au bruit de cent ruisseaux sous les frimas errants,
Qui, seuls, croisés, unis, cachés, reparaissants.
Amoureux de la primevère.
Ruisseaux encor, bientôt torrents,
A travers les rocliers et leurs débris roulants
Vont tous avec fracas se jeter dans llsère;
Savoie, ô mon pays! berceau de mes aïeux.
Montre -moi, découvre à mes yeux
Les asiles sacrés, les retraites austères
Où saint Bruno , du haut des cieux ,
Vit de ses chers enfants les essaims solitaires
Se poser, colons volontaires.
Dans tes déserts religieux.
Salut, trois fois salut, cellule où Dieu m'attire.
Où mon cœur reste et d'où j'admire
Sous ses hauts monts glacés, dans le ciel suspendus.
Sur ses frimas percés de mille fleurs nouvelles,
Les abeilles cueillir leurs trésors blancs comme elles ■
Au milieu des parfums dans les airs répandus!
Peuple aimable de sœurs! oui, vos soins assidus.
Oui, vos travaux semblent me dire :
C'est ici qu'il nous faut produire,
Nous, le doux miel des fleurs, vous, celui des vertus.
Désert, heureux désert, quels sont tes privilèges!
De mille appâts, de mille pièges
Tu préserves mon cœur, mes oreilles, mes yeux.
Ton asile est un ciel d'où je m'élève aux cieux ; *
Où je change en printemps l'hiver dont lu m'assièges,
Où, parmi les rocs et les neiges,
La nuit entend gémir tes chants mystérieux.
Sois mille fois béni, désert qui me protèges!
64 JEAN -FRANÇOIS DUCIS.
Que ma vie et ma mort se renferme en ces lieux;
Garde bien mes soupirs, mes pas silencieux.
Mon humble toit religieux,
Le jardin de ma jeune abeille,
Mon doux repos quand je sommeille,
Ma conscience, quand je veille,
Et la paix de mon âme, et son vol vers les deux.
IV
MON PORTRAIT
Sans le prévoir, Jean -François fut auteur.
La tragédie eut pour lui mille charmes.
Trop loin peut-être il porta la terreur
Et la pitié , douce source de larmes.
De père en fils Allobroge il était.
Vers ses rochers, poétique héritage.
Un vif instinct, certaine humeur sauvage.
Dans ses chagrins fortement l'appelait.
Simple, mais fier, pour lui ce monde étrange
Ou l'attristait, ou n'offrait rien de beau;
Il se sentait, par un confus mélange,
Doux ou terrible, ou torrent ou ruisseau;
Même lion , dans sa brusque colère ,
11 secouait quelquefois sa crinière.
Et tout à coup redevenait agneau.
Né pour l'amour et la mélancolie.
Grave et rêveur il fut dès son berceau ;
Il se plaisait à l'aspect d'un tombeau ,
JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 65
A» jour mourant d'un funèbre flambeau;
Il rinvoquait, et sa mère attendrie,
Craignant son cœur, trembla pour son cerveau.
Il a parfois semé dans ses ouvrages
De petits riens, de jolis badinages.
Parfois bons vins, bons mots, jolis repas.
Gentils minois, égayaient son visage.
Son cœur ardent lui dictait son langage.
Le sexe aimable eut pour lui tant d'appas.
Qu'en le craignant il lui rendit hommage.
Ce cœur surtout aima la vérité.
Rarement triste, et souvent attristé.
Plus d'un malheur exerça son courage.
Plus d'un chagrin sa sensibilité.
X^ Sage, il aima la sage liberté.
Il détestait plus que tout l'esclavage.
Vieux, sa vieillesse eut l'esprit de son âge.
Pour des monts d'or il n'eût point fait un pas.
Pour lui détour, ruse, était lettre close :
De toute intrigue il vécut ennemi.
Trop peu de temps, dans la plus douce chose
Il fut heureux! Thomas fut son ami.
66 JEAN -FRANÇOIS PUCIS.
SUR LB MARIAGE DU PRINCE DE PIÉMONT
AVEC CLOTILDE DE FRANCE
(FRAGMENTS)
Je marche ; un doux penchant vers le hameau m'attire.
0 champs semés de fleurs! 0 fertiles ruisseaux!
Fontaine, où vont le soir s'abreuver les troupeaux,
Salut! Je vous vois donc, innocente prairie.
De mes simples aïeux vénérable patrie!
0 mon père! c'est là que tu reçus le jour *.
C'est là que ton berceau, que ton premier séjour
De ta présence encor me rappelle les charmes.
De mon deuil éternel reçois ici les larmes.
Que je rends grâce au ciel qui, sage en ses faveurs.
M'a laissé pour tous biens et ton sang et tes mœurs!
Mon cœur formé du tien, plein de ta chère image.
S'arrête avec transport sur ce doux paysage.
Que j'aime à voir de loin ces bœufs du joug lassés.
Vers leurs tranquilles toits traînant leurs fronts baissés!
* iMa famille, tnnt du côté pafornol que maleniel, est de temps im-
mémorial élablie en Savoie. Mon père, un des plus vertueux hommes qui
soient sortis de ces montagnes, ne pouv ,it me parler du roi Emmanuel,
son souverain, qu'avec des larmes d'admiration et de tendresse. On
connaît le caractère de celte nation (Idèlc, simple et laborieuse, et sou
antique attachement pour sa religion et pour ses maîtres.
(Note de Dueis.)
JEAN- FRANÇOIS DUCIS. 67
La nuit vient. J'aperçois au travers de ses voiles,
Rayonner dans les deux Tor tremblant des étoiles.
Astres, conduisez -moi vers cet humble séjour.
Où rhomme oublie en paix les fatigues du jour!
J'approche. Sous le chaume une famille antique
Environne gaiement une table rustique
Que ne façonna point Téquerre ou le compas.
La concorde, Tamour préside à leurs repas.
Dans leurs ris ingénus tout leur cœur se déploie.
Et déjà quand Bacchus, par sa naïve joie,
A du front paternel déridé les replis ,
L'air modeste et baissé , se lève Amaryllis :
« Mon père, dès longtemps (j'ose enfin vous le dire)
« Damon que vous aimez, Damon pour moi soupire;
« Dès la plus tendre enfance, au pied de ces coteaux,
« L'un près de l'autre assis, nous gardions nos troupeaux.
« Daignez permettre enfin que l'hymen nous unisse.
« Voici pour de tels nœuds le jour le plus propice.
« Un roi qui nous chérit vient soulager nos maux ;
« Il veut que son bonheur s'étende à nos hameaux,
« Que le travail des champs au peuple soit utile,
« Que la terre à nos bras ouvre un sein plus fertile.
« Que nous manquera- t-il dans notre heureux séjour?
« Nous y trouverons tout, l'abondance et l'amour.
« De nos chastes soupirs bénissez l'innocence. »
0 rois! Des immortels noble et visible image.
Le monde est à vos pieds , méritez son hommage.
Le sang a trop coulé. Devenez à la fois
Nos guides par les mœurs, nos maîtres par les lois.
Quels biens vous ont produits les champs de la victoire?
Do stériles lauriers , une coupable gloire.
68 JEAN - FRANÇOIS DUCIS.
Voici des jours nouveaux. I.e fer doit désormais.
Instrument créateur, n'ouvrir que des guérets.
Le commerce, les arts, une heureuse industrie,
Vont par mille canaux féconder la patrie.
Ces essaims diligents, qui peuplent nos vallons,
Ne plaindront plus leur miel dévoré des frelons.
Souverains bienfaisants, hâtez ces jours prospères.
C'est peu d'être nos rois, soyez aussi nos pères.
Le bonheur renaîtra sous nos toits vertueux ;
L'Amour sera plus pur, l'Hymen plus fructueux.
L'homme aimera par vous le sol qui l'a vu naître ;
Et le soir, retournant sous leur abri champêtre,
Riches de leurs travaux , nos vieillards attendris
Béniront, en pleurant, Amédke et Louis.
VI
A MON PETIT POTAGER
Petit terrain, qui sais fournir
De doux fruits mon petit ménage ;
Où ma laitue aime à venir,
Où ton chou croît pour mon potage,
Je veux tout bas l'entretenir :
Réponds- moi, j'entends ton langage.
Si je voyageais! — Et pourquoi ?
Es -tu las d'être bien chez toi?
— Je voudrais vivre avec les hommes.
— Avec eux? ce sont presque tous
JEAN-FRANÇOIS DUCIS. 69
Des méchants, des sots et des fous,
Surtout dans le siècle où nous sommes.
— De leur plaire je prendrai soin;
J'en aimerai quelqu'un peut-être.
Notre esprit .>e ^ ait à connaître ;
Plus instruit je verrai plus loin.
— Que dis- tu là, mon pauvre maître?
Crois -moi, trop penser ne vaut rien ;
Trop sentir est bien pire encore!
Déjà ma pêche se colore,
Mes melons te feront du bien.
— 11 me faudra donc au village
Vieillir sans nom sous mon treillage?
Je pourrai voir tout à loisir
Mes lézards aller et venir
Sous les murs de mon ermitage.
— Est-ce un malheur? Va, plus d'un sage.
Dans les soupirs, dans les dégoûts.
Du bonheur, sur des flots jaloux,
Poursuivant la trompeuse image ,
S'est écrié dans son naufrage :
« Ah! si j'avais planté mes choux! »
70 JBAN- FRANÇOIS DUCIS.
VII
STANCES ÉCRITES PAU DUCIS PEU DE JOURS
AVANT SA MORT
0 bealasoliludo!
0 s(»ia l)eatitU(lof
(Saikt Bbbvabd.)
Heureuse solitude,
Seule béatitude,
Que votre charme est doux!
De tous les biens du inonde.
Dans ma grotte profonde.
Je ne veux plus que vous.
Qu'un vaste empire tombe
Qu'est-ce, au loin, pour ma tombe
Qu'un vain bruit qui se perd?
Et les rois qui s'assemblent.
Et leurs sceptres qui tremblent.
Que les jours du désert?
Mon Dieu, ta croix que j'aime,
En mourant à moi-même.
Me fait vivre pour toi.
Ta force est ma puissance;
Ta grâce, ma défense;
Ta volonté, ma loi.
JEAN -FRANÇOIS DUCIS. 71
Déchu de rinnocence,
Mais par la pénitence
Encor cher à tes yeux:,
Triomphant par ses armes.
Baptisé dans mes larmes ,
J'ai reconquis les cieux.
Souffrant, octogénaire,
Le jour pour ma paupière
N'est qu'un brouillard confus :
Dans Tombre de mon être
Je cherche à reconnaître
Ce qu'autrefois je fus.
0 mon Père! 0 mon guide!
Dans cette Thébaïde
Toi qui fixas mes pas.
Voici ma dernière heure ;
Fais, mon Dieu, que j'y meure
Couvert de ton trépas.
Paul, ton premier ermite,
Dans ton sein qu'il habite
Exhala ses cent ans.
Je suis prêt; frappe, immole,
Et qu'enfin je m'envole
Au séjour des vivants.
XAVIER DE MAISTRE
Xavier de Maistre, frère cadet du comte
Joseph de Maistre * , et l'auteur immortel du
Voyage autour de ma chambre, naquit à Chambéry
dans le mois d'octobre 1763. Joseph était entré
dans la magistrature ; Xavier choisit la carrière
militaire et fut fait officier dans l'infanterie de
marine sarde. Lorsque la Savoie devint fran-
çaise, en i792, il quitta l'armée piémontaise et
vécut durant quelques années sans domicile
fixe et au gré des événements. En 1799, il partit
• Joseph de Maistre, en sa qualité d'aîné de la famille, avait seul
le droit de porter le litre de (omle. Xavier ne porta lui -môme ce lifre
que parce qu'il est d'usage en Hushie que tous les (Ils d'un comte sont
iodislinclemenl appelés comtes.
74 XAVIER DE MAISTRE.
pour Saint-Pétersbourg, où son frère devait
aussi se rendre trois ans plus tard comme am-
bassadeur du roi de Sardaigne, et il prit du
service le 5 janvier 1800 dans l'armée russe, avec
le grade de capitaine qu'il avait déjà en Piémont.
Xavier de Maistre obtint vite une position
élevée dans la hiérarchie militaire, et il dut
sans doute en grande partie son avancement
rapide à l'influence de son frère, qui avait su
se faire apprécier par ses qualités éminentes à
la cour du czar. Promu au grade de major le
22 janvier 1802, Xavier fut nommé par l'empe-
reur, le 4 avril 1805, membre honoraire du dé-
partement de l'amirauté, et fut chargé de la
direction du musée de ce département. Dans cet
emploi, il obtint successivement les grades de
lieutenant- colonel le 12 décembre 1807, et de
colonel le 26 août 1809. Le 8 juillet 1810, il passa
dans la suite de l'empereur, à l'état- major, di-
vision de l'administration du quartier - maître
général, et quelques jours après il entra dans
l'armée active et fut envoyé en Géorgie. Il ac-
compagna le marquis Paulucci à Tiflis, assista
du 30 septembre au 21 octobre aux opéra -
rations dirigées contre les peuplades insoumises
du Kouban, et prit part à la poursuite du chef
Schah Aali, dans l'expédition du Tabassaran.
Pendant cette campagne il se distingua souvent
XAVIER DE MAISTRE. 75
et surtout au siège delà forteresse Akhaltzich,
où, dans une sortie faite par l'ennemi, il fut
blessé au bras par un coup de feu tiré à bout
portant. Le 8 décembre il rentra à Tiflis.
Dans le mois de janvier 48i2, Xavier de
Maistre revint à Saint-Pétersbourg; il fut at-
taché, le 25 mars suivant, à la première armée,
et transféré le 22 juin dans la troisième. Le
22 mars 1813 il fut agrégé au détachement du
lieutenant général Walmoden qui faisait partie
du corps d'armée du général Wittgenstein ;
puis, le 7 août, il se rendit sous les murs de
Dantzick, avec le grade de général -major qui
lui avait été donné le 18 juillet précédent, en
récompense des services qu'il avait rendus
comme officier d'état-major. Enfin, à dater du
i5 novembre 18i3, il compta effectivement dans
l'armée russe qu'il quitta quelques années après.
Pendant son service militaire , Xavier de
Maistre reçut successivement plusieurs marques
de distinction, au nombre desquelles nous ci-
t(^rons une épée d'honneur avec l'inscription
« pour la bravoure » ; la médaille de la cam-
pagne de 1812 sur le ruban de Saint -André;
Tordre de Sainte -Anne, de deuxième classe
(commandeur) , avec les insignes en diamant;
l'ordre de Saint- Wladimir, de troisième classe
(commandeur).
76 XAVIER DE MAISTRE.
Il n'abandonna plus sa patrie d'adoption
oh il s'allia à la famille Zagriatski, l'une des
plus considérables et des plus anciennes de
Russie, et passa de longues années calme et
heureux dans sa demeure du quai de la' Moïka ,
à Saint-Pétersbourg. Il vint cependant revoir
son pays natal en 1825 et séjourna pendant
quelques années en Italie à la mjme époque ;
il visita une seule fois Paris, en 1839, et re-
tourna à Saint-Pétersbourg où il mourut le 12
juin 1832, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans. 11
ne laissa pas d'enfants, ayant eu la douleur do
perdre un fils et une fille , nés de son mariagu
avec M"« Zagriatski.
Si nous sommes entré dans quelques dé-
tails au sujet de la vie militaire de Xavier do
Maistre, détails que nous croyons en majeure
partie inédits, c'est que nous avons pensé que,
tout ce qui concerne cet homme illustre étant
au plus haut point intéressant, nous devions
faire connaître les renseignements que nous
possédions. Sous un autre point de vue, il n'est
pas inutile de retracer la vie active de l'auteur
du Voyage autour de ma chambre, car le récit de
cette vie, presque entièrement consacrée aux
choses de la guerre , explique la position excep-
tionnelle de Xavier de Maistre comme littéra-
teur; le jeune capitaine fut écrivain de génie
XAVIER DE MAISTRE. 77
sans faire profession d'écrire ; et plus tard ,
malgré ses succès littéraires, il ne cessa pas de
poursuivre sa carrière militaire ; bien plus , lors-
qu'il fut rentré dans la vie civile , il ne consentit
jamais à reprendre la plume qui avait tracé
longtemps auparavant des chefs - d'œuvre si
admirés, ou, s'il la reprit, ce ne fut, pour ainsi
dire , que clandestinement et à l'insu du monde
lettré qui aurait accueilli avec joie toute nou-
velle production d'un de ses écrivains les plus
goûtés. La littérature, pour Xavier de Maistre,
n'était qu'un passe-temps agréable," bien qu'on
pût dire de lui qu'il était plutôt un grand écri-
vain s'amusant à faire la guerre qu'un grand
capitaine s'amusant à écrire.
Au reste, avec son esprit méthodique et
judicieux, semblable à celui de la majorité des
Savoyards, l'auteur du Lépreux de la cité d'Aoste
ne fut que conséquent à ses principes dans ce
qu'on nous permettra de nommer sa conduite
littéraire : dévoué à la dynastie de Savoie, il lui
était resté fidèle ; militaire par métier, il était
resté militaire ; écrivain par manière de distrac-
tion, il n'aspira jamais à la renommée et à la
gloire, à tel point qu'il se montra toujours fort
étonné du bruit qu'avaient fait ses œuvres.
Mais , à tout prendre , cette vie littéraire ,
marquée par ces hésitations et ce doute de soi^
78 XAVIER DE M.USTRE.
m^me, fut aussi la conséquence naturelle des
circonstances qui accompagnèrent la publica-
tion du Voyage autour de ma chambre. La révéla-
tion du talent de Xavier de Maistre fut presque
due au hasard. Le jeune officier avait, comme
tout vrai militaire , l'humeur un peu aventu-
reuse. Un jour, étant en garnison à Alexandrie,
il eut un duel qui valut aux combattants des
arrêts assez longs. Que faire en une chambre de
garçon si ce n'est de songer? Xavier songea
donc et écrivit sur des feuilles volantes ses im-
pressions de voyage autour des quatre murs qui
le retenaient prisonnier. L'espace était étroit,
mais notre voyageur sut le transformer en un
monde, monde imaginaire où il fit mainte dé-
couverte dont la plus précieuse fut celle de
son génie. Hâtons -nous de dire toutefois que
Xavier de Maistre eut bien garde de se pro-
clamer lui-même; il fallut que son frère Joseph
k fît connaître au monde en publiant les Mé-
moires du captif à l'insu de ce dernier.
Le Voyage parut en 1704 à Turin. Ce ne fut
que dix- sept ans après que le Lépreux de la cité
d'Aoste, étude admirable de sentiment, vint
jeter un nouvel éclat sur le nom de l'écrivain
déjà célèbre. Puis, suivirent le Voyage nocturne
autour de ma chambre, la Jeune Sibérienne et les
Prisonniers du Caucase.
XAVIER DE MAISTRE. 79
Xavier de Maistre n'a pas seulement écrit
en prose ; mais , ce qui nous intéresse plus par-
ticulièrement ici, il a aussi composé beaucoup
de pièces de poésie, que sa modestie lui fit
tenir cachées. Il prétendait même ne pas savoir
faire les vers, et il écrivait un jour à ce sujet:
« Dans l'impossibilité où je suis de com-
prendre cette faculté (du poète) et pour ne pas
avouer cette supériorité chez les autres , je pense
que les poètes ont quelque chose dans le poi-
gnet qui change la prose en vers à mesure
qu'elle passe par là pour se rendre de la tête
sur le papier; en sorte qu'un poète ne serait
qu'une filière plus ou moins imparfaite. J'étais
si persuadé de ce système consolant pour les
prosateurs, que j'essayai un jour d'écrire des
vers avec la main gauche , dans l'espoir d'y
trouver cet heureux mécanisme , mais ma main
gauche ne fut pas plus heureuse que la droite
et je fus convaincu à jamais que je ne suis pas
une filière à vers. J'avoue même que ce mau-
vais succès me laissa quelques doutes sur la
vérité de mon système. »
Ainsi que le fait observer M. Sainte-Beuve,
h qui nous empruntons cette citation ", Xavier
• Notice sur Xavier de Maistro, publiée en tôle des œuvres comphHes
de cet écrivain, éditées par MM. Garnier frères, Paris, 1S63.
80 XAVIER DE MAISTRE.
de Maistre se faisait petit non sans malice ,
comme on pourra s'en convaincre à la lecture
de sa pièce de vers le Papillon, que nous repro-
duisons, et qui est la seule de ses compositions
poétiques qui ait été publiée jusqu'à ce jour.
Ses traductions des fables du poète russe Kriloff,
dont deux, celles que nous avons transcrites,
ont été insérées dans V Anthologie russe de M. Du-
pré de Saint- Maur, témoignent de la souplesse
de son talent; l'Amitié des chiens surtout est
remarquable par l'entrain et le naturel qui y
régnent. Il a fait aussi des épigrammes spiri-
tuelles. M. Sainte-Beuve nous apprend qu'il
possédait une ode manuscrite de l'auteur du
Papillon, de 1817; le sujet de cette ode, dit
l'illustre critique, était un regret de ne pouvoir
atteindre au but sublime , et le sentiment ex-
primé de la lutte inégale avec le génie :
Et, glorieux encor d'un combat téméraire,
Je garde dans mes vers quelques traits de lumière
Du dieu qui m'a vaincu *.
Xavier de Maistre, à l'exemple de la Fon-
taine et de Ducis , s'était fait son épitaphe dont
voici les premiers vers :
* Nous avons eu un instant l'espoir de publier cette pȏce dont
M. Sainte -Beuve avait eu l'obligeance de nous promettre uqe copie;
mîîlheureusemont elle n'a pu être retrouvée,
XAVIER DE MAISTRE. 81
Ci gît SOUS cette pierre grise
Xavier, qui de tout s'étonnait.
Demandant d'où venait la bise
Et pourquoi Jupiter tonnait...
En ceci, l'auteur du Voyage autour de ma
chambre eut la manie de beaucoup de grands
hommes, celle de se dire ignorant de toutes
choses. Nous ne voyons plus là de la modestie,
mais plutôt de la vanité puérile ; il vaut mieux
se taire que de chercher à faire croire aux au-
tres ce que l'on sait bien qu'ils ne croiront
jamais. Nous n'ignorons pas que les esprits
d'élite qui se sont donné le plaisir de se traiter
d'ignorants , ont été ceux dont les œuvres sont
le plus empreintes d'une douce et naïve philo-
sophie. Victor Hugo, avec ses idées extraordi-
naires et son style de fer, ne saurait demander
d'où vient la lune et pourquoi tonne Jupiter. —
Mais , quoi qu'il en soit, il n'est pas plus permis
à un écrivain de se faire petit que de se gran-
dir : la postérité seule a le droit de le juger; et
: Xavier de Maistre , plus que tout autre , ne pou-
vait chercher à dissimuler son opinion sur ce
jugement qu'il devait envisager comme entiè-
rement favorable :
Mais à l'humanité, si parfait que l'on fut,
p Toujours par quelque faible on paya le tribut.
M XAVIER DE MAISTRE.
LE PRISONNIER ET LE PAPILLON
Colon de la plaine éthérée,
Aimable et brillant Papillon,
Comment de cet affreux donjon
As -tu su découvrir rentrée?
A peine entre ces noirs créneaux,
Un faible rayon de lumière
Jusqu'en mon cachot solitaire
Pénètre à travers les barreaux.
As -tu reçu de la nature
Un cœur sensible à l'amitié?
Viens -tu, conduit par la pitié,
Soulager les maux que j'endure ?
Ah ! ton aspect de ma douleur
Suspend et calme la puissance ;
Tu me ramènes l'espérance
Prête à s'éteindre dans mon cœur.
Doux ornement de la nature.
Viens me retracer sa beauté ;
Parle -moi de la liberté.
Des eaux, des fleurs, de la verdure.
Parle-moi du bruit des torrents,
Des lacs profonds, des frais ombrages.
Et du murmure des feuillages
Qu'agite l'haleine des vents.
XAVIER DE MAISTRE. 85
As -lu VU les roses éclore?
As -tu rencontré des amants?
Dis -moi Thistoire du printemps
Et des nouvelles de l'aurore ;
Dis -moi si dans le fond des bois
Le rossignol , à ton passage ,
Quand tu traversais le bocage.
Faisait ouïr sa douce voix?
Le long de la muraille obscure
Tu cherches vainement des fleurs :
Chaque captif de ses malheurs
Y trace la vive peinture.
Loin du soleil et des zéphyrs.
Entre ces voûtes souterraines ,
Tu voltigeras sur des chaînes
Et n'entendras que des soupirs.
Léger enfant de la prairie.
Sors de ma lugubre prison :
Tu n'existes qu'une saison.
Hâte - toi d'employer la vie.
Fuis ! tu n'auras , hors de ces lieux
Oii l'existence est un supplice.
D'autres liens que ton caprice,
Ni d'autre prison que les cieux.
Peut-être un jour dans la campagne,
Conduit par tes goûts inconstants.
Tu rencontreras deux enfants
Qu'une mère triste accompagne ;
Vole aussitôt la consoler ;
Dis-lui que son époux respire,
Que pour elle seule il soupire :
Mais, liélas!... tu ne peux parler!
HA XAVIER DE MAISTRE.
Etale ta riclie parure
Aux yeux de mes jeunes enfants ;
Témoin de leurs jeux innocents ,
Plane autour d'eux sur la verdure.
Bientôt, vivement poursuivi,
Feins de vouloir te laisser prendre ;
De fleurs en fleurs va les attendre
Pour les conduire jusqu'ici.
Leur mère les suivra sans doute,
Triste compagne de leurs jeux ;
Vole alors gaiement devant eux
Pour les distraire de la route.
D'un infortuné prisonnier
Ils sont la dernière espérance :
Les douces larmes de l'enfance
Pourront attendrir mon geôlier.
A l'épouse la plus fidèle
On rendra le plus tendre époux ;
Les portes d'airain, les verrous,
Tomberont bientôt devant elle...
Mais, ah! ciel ! le bruit de mes fers
Détruit l'erreur qui me console ;
Ilélas! le Papillon s'envole...
Le voilà perdu dans les airs ! '
* Celte jolie pièce, dit M. Sainle-Beuve, a élé traduite en ru.«se,
puis retraduite en vers français par un de nus secrélaircs d'ambassade
qui n'en savait pas la première origine. Pareille aventure est arrivée à
la Chute des feuilles de Millevoye.
XAVIER DE MAISTRE. 85
II
L'AUTEUR ET LE VOLEUR
TABLB DE KRII.OFF
TRADUITE PAR XAVIER DE MAISTRE
Aux enfers un célèbre Auteur
Arrivait avec un Voleur;
La gloire du premier avait rempli le monde,
Et Ton vantait partout sa science profonde :
Mais il avait caché dans ses livres fameux
D'un venin corrupteur le charme insidieux.
Sous les dehors légers de la plaisanterie
Attaquant de sang -froid la morale et les mœurs
Son talent trop vanté prépara les m Iheiirs
Qui devaient après lui désoler la pairie.
Son compagnon , le long du grand chemin ,
Aurait peut-être aussi mérité quelque gloire
Si du bourreau le lacet inhumain
N'avait trop brusquement terminé son histoire.
Le couple voyageur à peine est présenté
Par les Parques inexorables.
Que son destin est arrêté ;
Un regard de Mines a jugé les coupables.
• Celle fable et celle qui suit soul cxlraitos de {'Anthologie russe,
publù'»' par M. Dupré de Saint - Maur, Pari.s, 18-23.
86 XAVIER DE MAISTRE.
A son terrible tribunal ,
Sans rien dire, on connaît et le bien et le mal;
Et chaque criminel voit dans sa conscience
Son procès tout écrit ainsi que sa sentence ;
De là sont à jamais bannis les avocats
Et les discours et les débats.
Au bout de deux chaînes pesantes,
Qu'elle accroche aux voûtes brûlantes,
Mégère a bientôt suspendu
Deux grands chaudrons de fer fondu ,
Qu'à Tordre de Minos, de leurs mains parricides,
Remplissent d'eau les Danaïdes.
Les nouveaux venus, stupéfaits,
Se regardent, et font une laide grimace.
En voyant ces tristes apprêts :
Ils grimpent cependant, et vont prendre leur place.
Sous le Yuleur on allume aussitôt
Un grand tas de bois sec de deux toises de haut.
Enduit de soufre et de bitume;
Déjà le bûcher fume;
Il pétille, et la flamme entoure le chaudron.
Au grand déplaisir du larron ,
Qui se repent d'avoir fureté sur la route :
Le tourbillon de feu monte jusqu'à la voûte.
Notre écrivain était mieux partagé ;
Un petit feu prudemment ménagé
RécliaufTait doucement le sire,
Qui voyait sans pitié son camarade cuire.
Mais quelque temps après l'eau commence à frémir,
Et le philosophe à gémir.
L'impitoyable Tisiphone
Ajoute un peu de bois. Voilà l'eau qui bouillonne.
XAVIER DE MAISTRE. 87
Le fond du pot devient brûlant.
L'auteur soulève un pied, puis l'autre ; au même instant.
Vaincu par la douleur extrême.
Veut-il se plaindre, à chaque mot
La Furie ajoute un fagot ;
Tant qu'à la fin il s'emporte, il blasphème.
Et voit d'un œil plein de fureur
Le feu depuis longtemps éteint sous le Voleur.
Eh! quoi, je subirai cet horrible supplice!
Dit- il : je brûlerai pendant l'éternité,
Tandis que ce fripon prend un bain de santé !
Des dieux (puisqu'il en est) où donc est la justice?
Ainsi le ciel est gourmande
Par le philosophe échaudé.
Lorsqu'Alecton, pour venger cette injure,
Sort tout à coup de l'abîme profond ;
Mille serpents composent de son front
L'épouvantable chevelure.
Elle parle, et l'Auteur, muet à son aspect,
Reconnaissant sa Muse, écoute avec respect :
€ Misérable, oses -tu blâmer la Providence,
Dont la juste vengeance
Pour tes crimes passés, te punit aujourd'hui?
Ceux de cet assassin ont fini comme lui ,
Lorsqu'il a terminé sa vie.
Mais le nombre des tiens croît et se multiplie
Avec tes coupables écrits,
Qui vont, de siècle en siècle, égarer les esprits.
Tes 08 depuis longtemps sont réduits en poussière.
Et le soleil jamais ne rouvre sa carrière
Sans éclairer encor mille crimes nouveaux;
Fruits tardifs, mais constants, de tes afi'reux travaux
88 XAVIER DE MAISTRE.
A tes contemporains trop dangereux exemple.
Le fauteur tour à tour et l'ennemi des dieux,
On te vit au théâtre être religieux,
Et profanateur dans le temple ;
Tu remplis l'univers du germe des forfaits
Qui, dans mille ans, doivent éclore;
Et lorsqu'ils auront vu leurs funestes effets.
On les verra renaître encore ;
Souffre donc, malheureux, les tourments des enfers!
Souffre jusques au temps, où, dans tout l'univers,
Tes livres corrupteurs auront cessé de nuire.
Et lorsque les humains cesse^ont de les lire. »
A ces mots, Alecton plonge le mécréant
Au fond de l'eau bouillante, et de son bras puissant
Referme pour toujours, frémissant de colère,
Le couvercle de la chaudière.
III
L'AMITIÉ DES CHIENS
< ABLK DE KRILOFF
TRADUITE PAR LE MÊME
Aux rayons du soleil, deux chiens de bonne mine.
Couchés tout près de la cuisine,
Reposaient amicalement
Et discouraient, au lieu d'aboyer au passant.
Un chien bien élevé n'est méchant qu'à la brune;
De là vient le proverbe : Aboyer à la lune.
XAVIER DE MAISTRE. 89
Nos compagnons médisaient des humains,
A qui mieux mieux; parlaient du sort des chiens.
Du cuisinier et de son avarice ;
De certains maîtres sans pitié ;
Du bien, du mal, enfin de Tamitié :
Il n'est point, disait Tun, de mal que n'adoucisse
Le tendre sentiment de deux cœurs bien unis;
Tout est plaisir pour des amis;
Le bonheur est doublé , la peine est partagée ;
Sans rien dire on jouit, rien qu'à se regarder.
Mon âme serait soulagée,
Et mon emploi me semblerait léger.
Si, par exemple ici, nous vivions de la sorte;
Destinés à garder tous deux la même porte,
Affables l'un pour l'autre, empressés, généreux,
Nous pourrions dans la paix couler des jours heureux ;
Ils le sont tous, lorsque Ton s'aime.
Qu'en penses-tu. Barbet? — Mails y y songe moi-même,
Reprit le camarade; au lieu de grommeler,
De nous battre sans cesse , et de nous quereller,
Soyons amis. Briffant, c'est moi qui t'en convie;
Nous vivrons sans aigreur comme sans jalousie,
Et nous ne verrons pas comment passe le temps :
Nous irons côte à côte attaquer les manants :
Ensemble on nous verra dormir et nous repaître.
Jouer innocemment, cares'^er notre maître.
Je me sens tout ému quand je pense à cela;
Donne la patte, allons. — J'y consens; la voilà ;
Je suis tout prêt moi-même à pleurer de tendresse;
Et nos amis de s'embrasser,
De battre de la queue, et de se caresser.
Mais, comme ils en étaient à hurler d'allégresse,
Le marmiton leur jette un os ;
La trêve est expirée; adieu les bons propos.
90 XAVIER DE MAISTRE.
Oresle, furieux, s'élance sur Pilade;
Il ne s'agit plus d'embrassade,
Nos deux amis jouant des dents;
Avec peine un seau d'eau calme les combattant*.
D'une telle amitié l'exemple chez les hommes
Se rencontre souvent dans le siècle où nous sommes ;
Et cette fable au vrai nous peint beaucoup de gens.
Ils sont tout feu, tout flamme; on dirait des amants;
Leur amitié sincère en proverbe est passée;
Mais jetez-leur un os, vous verrez leur pensée;
Tous leurs beaux sentiments feront place aussitôt
A la tendresse de Briilaut.
FÉLIX - MARIE - EMMANUEL MOUTHON
Fjélix-Marie-Emma-nueL Mouthoii naquit à
uroUgnin ( Hftttte-^averiefen 1765^. Sa vie, qui
tient du roman, mérite d'être racontée avec
quelques détails. Il embrassa la carrière ecclé-
siastique, et il était déjà tonsuré lorsqu'en 1780
son père fut nommé intendant à Suze (Piémont).
Ayant perdu sa mère en i78i et son père en
1782, il se rendit, le 16 mars de cette dernière
année, à VEremo des Camaldules, d'où il sortit
le 29 novembre suivant pour entrer à Tamié
( Haute- Savoie ) , vieille abbaye de l'ordre de
Cîteaux. Il prit l'habit de moine en 1783 et fit
profession le 16 avril 1784, sous le nom de dom
lî'Tnard.
Mouthon resta pendant neuf ans à Tamié,
92 FÉLIX-MARIE-EMMANUEL MOUTHON.
c'est- ii-diré jusqu'à Tépoque où les armées fran-
çaises firent leur entrée en Savoie. Il émigra le
25 septembre 1792; mais, étant revenu à Chain-
béry deux mois après pour des motifs de fa-
mille, il fut arrêté et condamné à mort. Par un
hasard extraordinaire , la sentence portée contre
lui ne reçut pas son exécution, et, pour éloigner
tout nouveau danger, il prêta le serment exigé
des prêtres , le 24 février 1 793. Bientôt il entra
complètement dans la vie civile, s'engagea en-
suite dans l'administration militaire, puis dans
l'armée active où il devint officier d'état-major.
Pendant la Terreur, Mouthon eut la dou-
leur de voir périr son frère sur la guillotine, à
Paris ; ce frère laissait une femme et quatre
enfants : « Je n'eus pas la force de les aban-
donner, dit-il, et je restai chargé de ce doulou-
reux héritage. Cette terrible catastrophe a fait
ma destinée jusqu'au moment où cette famille
infortunée a disparu engloutie dans la tombe. »
Jusqu'aux dornières années du règne de
Napoléon I®^, Mouthon, suivant ses propres
expressions *, resta livré au tumulte des camps
I
• Le Tnomphe de la miséricorde éternelle, note 2. C'e(>l dans les notr
qui accompagnent celte œuvre poétique de Mouihon que nous a\on>
puiso les lenseigniinicnls que nous donnons sur lui. Nous avons aussi
utilisé quelques lettres autographes qui nous ont éié communiquées
par M. Saillel, professeur au collège d'Annecy.
FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 93
et des plus orageuses passions. Ce n'était pas
toutefois qu'il eût entièrement perdu ses pre-
miers sentiments ; par instants , au milieu de
ses agitations et du bruit des batailles, ces
sentiments reprenaient le dessus dans son cœur.
« Une voix puissante, écrit-il dans ses notes,
résonnait au fond de mon cœur, et la dernier.?
étincelle de ma foi se conserva sous les décom-
bres de l'édifice ; fruit précieux de la grâce et
d'une éducation chrétienne, il ne fut point sub-
mergé par la terreur d'iniquités... Le silence
des forets, une nuit d'orage, la vue d'un cime-
tière, le son d'une cloche... réveillaient dans
moi la pensée des jugements de Dieu, qu'en
vain je m'efforçais de repousser; et, chose
étrange! je désirais les bois solitaires, j'aimais
à parcourir les champs de la mort. Je cherchais
la paix... la paix! et, par la plus incompréhen-
sible contradiction, un instinct irrésistible me
ramenait aux lieux qui la détruisaient... »
Dans le mois de juin 1800, faisant partie
du corps d'armée qui s'empara de Suze, il se
ressouvint du séjour qu'il avait fait dans cette
ville et n'oublia pas que là reposaient les cen-
dres de son père et de sa mère. Il prit les hal)i-
tants de Suze sous sa protection et alla même
jusqu'à faire passer des vivres aux paysans du
village de la Perrière, qui se trouvaicMit pris
94 FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON.
entre les deux armées ennemies. Il fit plus en-
core , il obtint (lu général en chef l'autorisation
de faire sonner les cloches pour annoncer les
offices, ce qui avait été défendu sous peine de
mort , et répondit de tout sur sa tête. Ce n'est
pas sans émotion aussi qu'il raconte l'entrevue
qu'il eut en 1804, à Paris, avec le pape Pie VII ,
à qui il fut présenté par un de ses compatriotes ,
le comte de Viry, et qu'il escorta dans la céré-
monie du couronnement de l'empereur.
Un jour, en Allemagne, il sauva un couvent
de clarisses des mains des soldats ; souvent il
secourut des prêtres proscrits, des émigrés.
En 1809, à Paris, en visitant le calvaire au
Mont-Valérien, alors occupé par des trappistes,
il sentit se réveiller ses souvenirs de Tainié à
la vue des chartreux qui creusaient le lit de leur
repos... « Dirai -je, s'écrie -t- il, le tumulte de
mes pensées au milieu de ces scènes éloquentes
et sévères? Dirai -je les déchirements de mon
cœur?.. J'aurais voulu... je voulais... et je ne
voulais pas! » « Mais, ajoute-t-il ailleurs, ces
impressions passagères s'effaçaient bientôt : des
marches nouvelles, d'autres combats, les bruits
guerriers, la chimère de la gloire et des pas-
sions qui ne connaissaient plus de frein, avaient
aussitôt étouffé ces commencements de pensées
salutaires. »
FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 95
Ce ne fut que quelque temps avant la Res-
tauration que Mouthon quitta le service mili-
taire. Il entra dans l'administration des douanes
et fut placé à Thonon, ville natale du général
Dessaix, dont il avait été aide-de-iîamp. Après
les Cent Jours, il dut sortir de la Savoie et se
retira à Chevry, dans le pays de Gex, où il de-
meura pendant deux ans, vivant presque au
jour le jour, cherchant quelques occupations
pour tromper ses ennuis. En 1818, il se rendit
à Saint-Genix, après avoir obtenu l'autorisation
de rentrer en Savoie; là encore, il vécut diffi-
cilement et sans satisfaction pour son imagi-
nation ardente, car il en fut réduit à donner
des leçons de mathématiques au fils d'un au-
bergiste de la localité. P'atigué enfin de cette
lutte avec la vie , il résolut de revenir à sa pre-
mière vocation religieuse.
Mouthon n'accomplit pas son projet aussi
facilement qu'il aurait pu se l'imaginer. Il dut
faire des démarches réitérées pour entrer au
petit séminaire de la Roche, et ce ne fat pas
sans difficultés qu'il obtint l'autorisation de
suivre une retraite dans cet établissement. Il
parvint cependant à son but vers la fin de 1818;
il reprit dès lors l'habit religieux, fit un pèle-
rinage à Notre-Dame d'Oropa et au mont Varallo
en Piémont, visita Tamié et se renferma dans
96 FÉLIX- MARIE -EMMANUEL MOUTHON.
l'abbaye de la Novalaise en janvier 1819. A lu
fin du mois d'août de la môme année, il fut
chargé de la direction de l'hospice du mont
Cenis ; forcé d'accepter cet emploi , il le remplit
avec zèle et dévouement jusqu'au moment où
le découragement le fit se démettre de ces
fonctions fatigantes pour retourner à Suze :
c'était en avril 1820. Bientôt, comme si la fa-
talité l'eût poursuivi jusque dans sa pauvre
retraite, il en sortit à cause des tracasseries
auxquelles il était en butte de la part du supé-
rieur du monastère, qui craignait en lui un
homme dont l'esprit élevé et la brillante intel-
ligence avaient attiré les sympathies de tous
les membres du clergé voisin. Il entra alors
chez les capucins sous les noms de Félix -Marie,
et habita plusieurs couvents de cet ordre en
Savoie : celui de Chàtillon d'abord, celui de la
Roche en 1822 en qualité de gardien, celui de
Chambéry en 1823 comme maître des novices;
puis il retourna à Chàtillon en 1824 et fut re-
placé à Chambéry l'année suivante. En 1827,
après avoir vainement tenté d'être reçu à la
Grande -Chartreuse, il fut admis dans l'abbaye
d'Hautecombe, que Charles-Félix venait de
confier à des cisterciens , et il reprit l'habit et le
nom sous lesquels il avait prononcé ses pre-
miers vœux à Tamié. Quelques années plus
FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOTJTHON. 97
tard, vers i851 , il changea de nouveau d'ordre
religieux et se retira dans le couvent des capu-
cins de Suze, où il mourut en 1832.
Ces revirements extraordinaires qui mar-
quèrent l'existence de Mouthon, successivement
moine chartreux, soldat, capucin, puis cister-
cien et de nouveau capucin, indiquent combien
était ardente cette àme toujours tremblante
d'une agitation fébrile. Egalement exalté dans la
stalle du monastère et sur le champ de bataille ;
chantant avec le même enthousiasme les versets
sacrés ou les hymnes de victoire, cet homme
était une de ces natures exceptionnelles pour
lesquelles il n'y a de milieu en rien ; dans la vie
civile, sans frein, libre dans ses pensées et ses
actions , il brûle de tous les feux profanes ; dans
la vie religieuse, une fois revenu de ce qu'il
appelle ses égarements, son âme s'exalte au
souvenir de ses fautes et se répand en gémis-
sements qu'il n'hésite pas à rendre publics,
comme pour attirer sur lui une réprobation
méritée; il court après le reproche, il le re-
cherche presque avec passion , le sollicite et va
jusqu'à s'étonner que ses péchés ne soulèvent
pas autour de lui un tonnerre de malédictions.
Ce fut sous l'impression de ce sentiment
que Mouthon publia quatre brochures en vers :
le Jardin du Monastère; la Grande- Chartreuse ; les
98 FÉLIX- MARIE -EMMANUEL MOUTHON.
liai nos de Tamié
(le la nùséricorde
//^W
r Eternité, Suze, 1832. Ces brochures^enferment
I
la confession du pécheur. La seconde , surtout ,
éclate en sentiments d'une sincérité et d'une
abnégation suprêmes ; l'auteur, à chaque page ,
s'y frappe durement la poitrine ; ses erreurs
y sont stigmatisées sans ménagements; il y
déchire son cœur et jette à la voirie les lam-
beaux de son àme indigne et pourtant repen-
tante ; et, comme si c'était encore trop se relever
aux yeux de ses semblables que de se meurtrir
en langage poétique, il ajoute des notes qui
achèvent l'exécution du criminel avec une bar-
barie sans exemple. Bien que l'on ne puisse ap-
prouver en tous points le sentiment outré qui
domine dans cette œuvre expiatoire, on doit
cependant avouer qu'il a fait naître parfois des
élans remarquables sous la plume de l'auteur;
qu'il a fait jaillir de ce cerveau enivré de re-
mords des idées dont la grandeur ne le cède
en rien à celles des plus illustres désespérés.
Dans r Eternité, écrite en vers libres, la
verve de Mouthon n'est pas moins grande;
mais le pécheur exalté y a déjà, fait place à
l'homme animé d'une contrition plus calme;
son àme s'est abîmée dans de froides réflexions
FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 99
SOUS les sombres voûtes du cloître , et la fin de
toutes choses, le néant, dans sa noire immen-
sité, lui inspire la terreur'; l'oubli du passé
commence à envahir son cœur où le vide se fait,
et tout son espoir se tourne vers l'éternité. Par
instants, ramené à des idées plus riantes par
l'assoupissement de sa colère , il rime des
stances et des odes , et il laisse sa plume tracer
avec une certaine grâce le Retour du Pèlerin,
une Prière et un Acte d'amour.
ILa poésie de Mouthon est loin d'être sans
défauts; mais on ne peut s'empêcher de cons-
later qu'il y a dans ses vers les signes évidents
auxquels on reconnaît le vrai poète ; ses phrases
coulent avec facilité et l'idée se développe sans
gêne et sans fausses expressions.
Si Mouthon eût pu donner à son talent
toute la perfection dont il était susceptible , il
eût incontestablement brillé d'un vif éclat au
, milieu des poètes de son époque.
* It écrivait à sa sœur le G mai 1831 : « Tu me parles de» nouvelles
productions que je viens de lerminer. (Test un recueil de vers, de pensées
sur l'éternité; il se ressent du voisinage du tombeau : c'est ma pensée
de tous les moments. >
I
iOO FÉLIX- MARIE -EMMANUEL MOUTHON.
UN JOUR ET UNE NUIT
DANS LES RUINES DE TXHiÈ
Sion, tes portes sont détruites,
Le temple tombe, et ses lévites
Loin de toi fuyent éplorés ;
Aux débris de ton opulence.
Tes harpes dorment en silence ;
Pleurez, anges de paix, pleurez.
Voilà donc cette solitude
Où jadis, sans inquiétude.
S'écoulaient mes jours fortunés!
Dieu! puis -je étouffer un murmure
Quand le flambeau de la nature
Luit sur ces cloîtres profanés?
Autrefois le pieux cantique
Résonnait sous ce dôme antique.
De paix, de gloire couronné.
Maintenant Toiseau des ténèbres
Fait retentir de cris funèbres
Ce temple auguste abandonné.
J'ai vu Vautel du sacrifice
Où chaque jour d'un Dieu propice
Le sang pour nous était versé.
Aujourd'hui sa lampe est éteinte,
r
FÉLIX-MARIE-EMMANUEL MOUTHON. iOl
L'herbe croît sur la table sainte ,
Son tabernacle est renversé.
J'ai vu cette enceinte sonore
D'où nos chants, devançant l'aurore.
Etaient dans les airs prolongés.
Sans culte, seule et taciturne;
Et le vol du hibou nocturne
Frappe seul ses murs outragés.
Combien à mon ûme attendrie
Plaisait notre austère harmonie.
Où récho chantant tour à tour
Semblait formé du chœur des anges,
Qui, rendant au ciel nos louanges,
Doublaient la voix de notre amour !
Où sont tes fêtes solennelles.
Quand des collines éternelles
L'hymne céleste était chanté?
Hélas ! un lugubre silence
Glace de sa morne éloquence
Le voyageur épouvanté !
Mais peut-être la tombe obscure.
Qu'en tous lieux respecte l'injure,
Où le temps même est arrêté,
Aura sauvé des mains vandales
Au moins les couches nuptiales
Des époux do l'éternité.
i02 FÉLIX- MARIE -EMMANUEL MOUTHON.
Je descends sous la sombre voûte.
Mon cœur bat... Je vais voir sans doute
Ses immobiles habitants :
Espoir trompeur, vaine chimère!
J'y trouve la mort solitaire
Pleurant l'exil de ses enfants.
La horde impie et meurtrière
Troubla la tombe hospitalière
Sans pudeur comme sans remords.
Tombeaux, vos portes sont ouvertes,
Les catacombes sont désertes.
Us ont môme effrayé les morts!
Sortant de ce noir sanctuaire.
Que vois- je?... un spectre à Tœil sévère
S'avançait du fond des dortoirs:
« Viens, me dit-il, fils infidèle;
« Vois ta cellule... elle rappelle
« Et ton parjure et tes devoirs. »
Je m'écriai : « Miséricorde ! »
Couvert d'un sac, ceint d'une corde.
Tète et pieds nus, le cœur brisé.
Soudain la voix de l'espérance
Me dit: « Dieu voit ta repentance. »
Le spectre s'enfuit apaisé.
J'ai connu ta voix , ô Marie !
Dans ces paroles d'amnistie ;
FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 103
Oui, je les dois à ta pitié.
Tu le sais, malgré ma démence.
Jamais ton nom, dès mon enfance.
De mon cœur ne fut oublié.
En vain j'ai cherché quelque reste
De cet oratoire modeste
Qu'aux jours heureux j'ornais de fleurs;
Ils en ont effacé la trace ;
Mais j'en ai reconnu la place
Par mes souvenirs et mes pleurs.
Le jour s'éteint, et ses murailles,.
Sous l'appareil des funérailles.
Autour de moi semblent gémir ;
Et le torrent de la montagne ,
Roulant ses flots, les accompagne
D'un mugissant et long soupir.
Mais en vain ma présence étonne
Ce cloître sourd qui m'environne.
Tamié!...tu n'entends plus ma voix;
Je m'arrache h tes tristes charmes.
Et mes yeux, épuisés de larmes,
T'ont vu pour la dernière fois.
i04 FÉLIX-MARIE- EMMANUEL MOUTHON.
n
DÉGRADATION DE L'HOMMB
Grand Dieu, Thomme à ce point dégrada ta copie!
Sortant de ton pinceau, ton image est salie.
Et ton ouvrage à peine était exécuté,
Qu'on te voit repentant de l'avoir inventé.
En absinthe, en chardons, ta vigne est convertie;
Tu dois, toi-même un jour, en goûter Tâpreté!...
Qu'ils sont amers, les fruits de cette vigne aigrie!
Aux portes du jardin de Satan infesté,
Abel meurt sous le coup par son frère porté!...
L'univers n'est bientôt qu'une vaste anarchie ;
Avec ses habitants l'horreur se multiplie;
Mais son cri de révolte au ciel était monté ;
Le grand abîme s'ouvre a tant d'atrocité.
Et sous les flots vengeurs, la terre est engloutie!...
Ce globe au sein des eaux, que n'est-il avorté?
Et s'il renaît plus pur, l'a- 1- il longtemps été?
Hélas I la terre ù peine est-elle raffermie,
Que ce monde nouveau contre toi se rallie;
Par les oracles saints, son crime est attesté.
Du genre humain déchu, seconde dynastie,
Elle prouva bientôt sa triste affinité.
Ce monde (ils étaient huit) du naufrage excepté,
A peine eut abordé la terre reverdie.
Qu'il parut comme l'autre en sa moelle gâté.
FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. i05
La terre est bien la même, une vase croupie
Que se disputeront les vers, l'impureté.
De son tombeau flottant à peine elle est sortie.
Par la honte d'un père un fils a débuté !
Mais Dieu frappa, maudit, l'atroce raillerie.
Et d'un père outragé vengea la dignité.
(L'Etbkwit^, seconde partie.)
III
L'ENFER
Etre haï de Dieu!... Dieu l'objet de ma haine!
Le haïr, l'implorer, maudire tour à tour
Le calvaire et sa croix, mon crime et son amour!
Non, tout l'enfer n'a point de plus cuisante peine.
Et que seraient ses ^''^mx et sa brûlante chaîne.
Si cent mille ans de pleurs nous promettaient qu'un jour
L'espoir d'aimer un Dieu luirait dans ce séjour?
Il ne luira jamais... toute espérance est vaine!
San • cosse m'élancer vers mon divin auteur.
Sans cesse repoussé par un juge en fureur.
Et l'outrager sans fin, dans ma rage impuissante!
Sera- 1 -il donc pour moi l'Etemel irrité?...
Un formidable écho, sous cette voûte ardente,
En longs gémissements répond : VElernité!
i06 FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON.
Adieu donc pour toujours, Jérusalem céleste!
Jamais je ne verrai ta divine clarté,
Ni du chef des élus rinefTable beauté ;
D'inutiles regrets c'est tout ce qui me reste.
Aux crimes que trop tard et qu'en vain je déteste,
La mort grava 1p sceau de l'immortalité.
Je serai donc coupable à perpétuité,
Et le Seigneur est juste en mon destin funeste.
De tous les réprouvés tel est le ver rongeur ;
Mais quels seront d'un prêtre, en ce séjour d'horreur.
Les cris, le désespoir, la honte et le supplice!
Il but son jugement au redoutable autel!
De toutes les fureurs il boira le calice!
Pour l'éternel opprobre, il est Prêtre étemel!
(Le Tbiompuk db la miskuicords ÉTtftiriLLB.)
IV
ACTE D'AMOUR
T'aimer, Seigneur, c'est le ciel, c'est la gloire!
0 Dieu d'amour, c'est bien tard y songer ;
Fais que , ta grâce assurant ta victoire ,
Mon cœur enfin ne puisse plus changer.
Dans les écarts de ma longue jeunesse,
Si j'outrageai mes serments et ta loi ,
Ah ! que du moins le soir de ma vieillesse
Jusqu'au tombeau soit sans partage à toi.
FÉLIX -MARIE -EMMANUEL MOUTHON. 107
Je t'aimerai , tant que de Philomèle
Les doux accents n'auront point de rivaux;
Que sous nos toits la paisible hirondelle
De ses enfants suspendra les berceaux;
Tant que Téclat des perles de l'aurore
Brillantera les prés, les fleurs, les fruits;
Que du soleil le feu qui nous dévore
Sera suivi de la fraîcheur des nuits.
Je t'aimerai , tant que dans l'onde amère
Les tiers torrents iront finir leur cours ;
Tant que les soins de tendre et jeune mère
D'un premier- né protégeront les jours.
Je t'aimerai , tant que de nos prairies
Les verts gazons plairont à nos troupeaux ;
Que les brebis, l'espoir des bergeries,
Nous donneront leur toison, leurs agneaux.
Je t'aimerai, tant que l'Etna terrible
De son brasier fera jaillir les feux;
Que du mont Blanc la cime inaccessible,
De ses glaciers éblouira nos yeux ;
Tant qu'on verra, faible par sa nature,
La chair tomber et retomber toujours.
Et d'un foyer la flamme libre et pure
Monter au ciel, type des saints amours.
Je t'aimerai dans ce lieu de ténèbres,
Où de mes jours tu prolonges le fil ;
Je t'aimerai, lorsque des sons funèbres
Proclameront la fin de mon exil;
Je t'aimerai tous les jours de ma vie,
Au temps prospère et dans l'adversité ;
Soupir d'amour, soit, à mon agonie,
Gage d'amour pendant I'Eternité !
JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD
Joseph -François Michaud naquit à Albens
(Savoie), le 19 juin 1767 *. Il fit ses premières
études à Bourg-en- Bresse, où il avait suivi son
père qui s'y était fixé. En 1791 , il se rendit à
Paris et se lança dans le journalisme antirévo-
lutionnaire. Bien que naturellement plus porté
à l'étude des lettres qu'à la politique , il subit
malgré lui l'influence des événements ; à l'exem-
• Presque tous les biographes fonl nailn- J.-F. Micliaud à Bourg-en-
Bresse. C'esl là une erreur aujourd'liui onlitremenl (It'nionlrée, grâce à
Ta-'le de naissance de Mi' haud cjui a été retrouvé et publié dans les
Bulletins de la Société Floriviontane d'Annecy, fasc. ii, de 1852. Cet acte
est ainsi conçu : « Le i9 juin 1707 est né H a été baptisé Joseph -François
Michaud, fils de sieur Louis-Marie Michaud et de demoiselle Marie-
Anne Montagnat, marifs. —Parrain, sieur Joseph Michaud, et mar-
raine, demoiselle Françoise Raud, de Chamhéry. Signé, Fontaine, curé
d'AIbens. »
liO JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.
pie de la majeure partie des littérateurs de cette
époque, il absorba d'abord son talent dans les
luttes journalières qu'engendrait la Révolution.
Mais ses opinions royalistes, qu'il soutenait
avec l'énergie de la jeunesse , le compromirent
bientôt, et il fut forcé de s'éloigner de Paris,
après le 10 août 1792, afin de ne pas exposer
sa vie. Il laissa passer la Terreiir; puis, ayant
repris la plume, il continua à combattre au
nom des principes monarchiques dans la Quoti-
dienne, journal qu'il avait fondé. Sa témérité le
désigna de nouveau aux coups des révolution-
naires ; en 1795, il fut arrêté à Chartres, par
ordre de Bourdon de l'Oise, et traduit devant
une commission militaire qui le condamna à
mort le 27 octobre de la même année. Sauvé de
l'échafaud par Giguet, il reprit, avec une persé-
vérance dangereuse, sa polémique royaliste dans
la Quotidienne, ce qui lui valut d'être condamné
à être déporté à la Guyanne le 18 fructidor 1797.
Il échappa de nouveau à cette condamnation et
chercha un refuge dans le Jura où il resta caché
jusqu'au 18 brumaire.
Sous l'Empire, Michaud se rallia au gou-
vernement, suivant quelques-uns, ou, au dire
de quelques autres, il ne fit que simuler un
rapprochement qui le mettait à même de rendre
des services au parti royaliste. Cette dernière
JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD. lil
opinion semble la plus vraisemblable , car, sous
la république , Micliau.d avait déjà feint de louer
les principes contre lesquels il luttait au risque
de sa vie, et il avait écrit les vers suivants dans
un poème intitulé V Immortalité de l'âme et pu-
blié vers 1794:
Oh ! si jamais des rois et de la tyrannie
Mon front républicain subit le joug impie,
La tomûe me rendra mes droits, ma liberté,
Et mon dernier asile est Timmortalité.
Oui, si le despotisme opprime enoor les hommes.
Rappelle- moi, grand Dieu, de la terre où nous sommes.
L'homme condamné à mort et ensuite à la
déportation pour ses opinions royalistes n'a pu
écrire ces vers sans calcul, sans arrière -pensée.
Quoi qu'il en soit, Michaud obtint quel-
ques faveurs du gouvernement impérial, et fut
nommé membre de la seconde classe de l'Ins-
titut en 1812. A la première Restauration, il
accueillit le retour des Bourbons avec enthou-
siasme, fut nommé censeur général des jour-
naux, lecteur du roi et officier de la Légion
d'honneur. Après les Cent Jours, pendant les-
quels il avait quitté Paris , il fut nommé député
par le département de l'Ain qui le considérait
comme un de ses enfants. Dans son journal la
Quotidienne, dont il avait toujours la direction,
il fit une opposition si vive au ministère Villèle ,
ii2 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.
qu'il tomba dans une disgrâce complète ; ce ne
fut qu'après la chute de «ce ministère qu'il re-
prit ses titres et rentra dans les faveurs royales
qu'il conserva jusqu'à la révolution de 1830.
Il mourut en 1839 à Passy, où il s'était
retiré.
Quel qu'ait été le rule politique de Michaud,
ce ne sont point ses œuvres de polémiste, ni
ses revers, ni les faveurs dont il fut comblé, qui
ont fait vivre son nom. Ce sont ses œuvres lit-
téraires qui lui ont valu la réputation sérieuse
qu'il a conservée jusqu'à nos jours. Bien que
son Histoire des croisades ait prouvé qu'il était !
un excellent prosateur, il était poète avant tout,
et on peut croire que , s'il eût vécu à une autre
époque, il eût exclusivement consacré son ta-
lent à la poésie.
Presque toutes les compositions poétiques
de Michaud ont été écrites sous l'impression
des événements politiques auxquels il prit une
part si active ; plusieurs de ses pièces appar-
tiennent au genre satirique, dans lequel il
excellait. Son poème sur la Déclaration des droits
de l'homme, critique de la délibération prise par
l'Assemblée constituante; sa satire sur Chénier
et Louvet, intitulée Petite Dispute entre detix
grands hommes, i792; son Immortalité de l'âme,
1794;. ses Derniers Adieux à Bonaparte victo-
JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD. d i 5
rimx, 1800, commencèrent sa réputation de
poète qui fut définitivement assise après l'ap-
parition du Printemps d'un proscrit, publié
en i803* avec V Enlèvement de Proserpine , poème
en trois chants, imité de Claudien.
Ce fut pendant son exil dans le Jura que
Michaud conçut le Printemps d' un proscrit , qui
passe ajuste titre pour un chef-d'œuvre. Ecrit
dans le genre descriptif, ce poème renferme
des tableaux tracés de main de maître, où la
large facture du vers, le coloris poétique, les
traits heureux, le disputent à un goût toujours
pur, toujours élevé. V Enlèvement de Proserpine
renferme aussi de grandes beautés et prouve
la flexibilité du talent de son auteur.
* Ce poème a eu plusieurs éditions du vivant de l'auleur; celle de
1827 a été augmentée de quelques pii'ces nouvelles.
H4 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.
LE PRINTEMPS .
Déjà les nuits d'hiver, moins tristes et moins sombres,
Par degré de la terre ont éloigné les ombres ;
Et Tastre des saisons , marchant d'un pas égal ,
Rend au jour moins tardif son éclat matinal ;
Avril a réveillé l'aurore paresseuse ;
Et les enfants du Nord, dans leur fuite orageuse.
Sur la cime des monts ont porté les frimas.
L'astre heureux des beaux jours, levé sur nos climats.
Des chaînes de l'hiver affranchit ces rivages,
Rajeunit les coteaux, les monts et les bocages.
Fait verdir le gazon qui rit au bord des eaux ,
Et prépare les champs à ses bienfaits nouveaux ;
L'hirondelle revient, et dans son vol agile
Retourne avec ses fils à son champêtre asile;
Le doux gazouillement de l'oiseau voyageur
Anime et réjouit le toit du laboureur;
Et les bosquets joyeux, dès qu'ils l'ont vu paraître,
En chœur ont salué le printemps qui va naître.
Je ne reconnais plus l'aspect de ce vallon,
Où roulaient les torrents, où grondait l'Aquilon;
Ni ces chênes en deuil , qui voyaient sur leur tête
S'amasser les frimas, éclater la tempête.
La sève, emprisonnée en ses étroits canaux,
S'élève, se déploie et s'allonge en rameaux;
La colline a repris sa robe de verdure ;
J'y cherche le ruisseau dont j'entends le murmure;
JOSEPH-FRANÇOIS MICHAUD. 115
Dans ces buissons épais, sous ces arbres touffus,
J'écoute les oiseaux, mais je ne les vois plus.
Tandis que chaque jour une pluie odorante
Tombe d'un ciel d'azur sur la plaine riante.
L'humide perce-neige émaille les gazons ,
Et les arbres en fleurs blanchissent les vallons ;
L'or brillant du genêt couvre l'humble bruyère ;
Le lis, roi des jardins, lève sa tête altière.
L'épi, cher à Cérès, sur sa tige élancé,
Cache l'or des moissons dans son sein hérissé;
Et l'aimable Espérance, à la terre rendue.
Sur un trône de fleurs du ciel est descendue.
Dans un humble tissu longtemps emprisonné ,
Insecte parvenu, de lui-même étonné.
L'agile papillon , de son aile brillante ,
Courtise chaque fleur, caresse chaque plante;
De jardin en jardin , de verger en verger,
L'abeille en bourdonnant poursuit son vol léger ;
Le zéphyr qui s'éveille au bord des flots limpides
Effleure la prairie et les gazons humides ,
Et, ranimant ses fleurs, il dépose en leur sein
La fraîcheur de la nuit, les parfums du matin.
De l'aube radieuse aimable messagère ,
Loin de l'humble sillon , l'alouette légère
Va saluer le jour, et dans l'azur des cieux
Fait éclater la nue en sons mélodieux ;
Des épaisses forêts cherchant l'asile sombre,
Le merle au bec doré vole et siffle dans l'ombre ;
Le corbeau sur les monts, dans leurs bois renaissants,
Semble adoucir sa voix et ses rauques accents;
Des passereaux ardents l'innombrable famille
Fait résonner au loin la bruyante charmille.
(r«I»TEMI'S d'uV rftOSCHIT.)
i16 JOSEPH 'FRANÇOIS MICHAUD.
II
LE CURÉ DE VILLAGE
Quelquefois le hameau, que rassemble un saint zèle,
Au Dieu dont il chérit la bonté paternelle.
Vient, au milieu des nuits, offrir, au lieu d'encens.
Les vœux de l'innocence et les fleurs du printemps ;
L'écho redit aux bois leur timide prière.
Hélas! qu'est devenu l'antique presbytère.
Cette croix, ce clocher élancé vers les cieux.
Et du temple sacré l'airain religieux.
Et le saint du hameau, dont le vitrail gothique
Montrait l'éclat pieux et l'image rustique?
Ces murs où de Dieu même on proclamait les lois.
D'un pasteur révéré n'entendent plus la voix.
Des paroles du ciel vénérable interprète ,
Le pasteur a quitté sa modeste retraite.
Et, du sein des forêts, veille sur son troupeau.
Chaque jour rappelé par les vœux du hameau ,
Le Fénelon rustique, aux fêtes solennelles.
Vient visiter encor ces campagnes fidèles ;
Dans ces champs attristés, dans ce vallon désert.
Il arrive, et le ciel à sa voix s'est ouvert.
Sans se montrer armé du terrible anathème.
Le ministre d'an Dieu paraît un dieu lui-même.
Ses divines leçons, son exemple touchant,
Rendent l'espoir au juste et la crainte au méchant;
Sous un toit écarté, mystérieux asile.
Sur le tronc d'un vieux chêne, orné de l'Evangile,
JOSEPH-FRANÇOIS MICHAUD. i\l
Il reçoit les serments des époux du hameau;
Au vieillard expirant il ouvre un ciel nouveau.
Le vieillard, qui sourit à cette image auguste,
Présente aux coups du sort le front calme du juste;
Et voit, sans être ému, le trépas s'avancer.
Comme la fin d'un jour qui va recommencer.
Mais déjà l'homme saint, entraîné par son zèle.
Obéit à la voix de son Dieu qui l'appelle :
Il part, il cherche ailleurs des cœurs à soulager.
Des dangers à courir, des maux à partager.
Il erre au sein des bois... 0 nuit silencieuse.
Prête ton ombre amie à sa course pieuse'
S'il doit souffrir encore , ô Dieu ! sois son appui ;
C'est la voix du hameau qui t'implore pour lui.
De ses bourreaux qu'aveugle une rage inhumaine,
Que sa vertu du moins désarme enfin la haine.
Aux cachots échappé, vingt fois chargé de fers,
Il prêche le pardon des maux qu'il a soufferts ;
Et chez l'infortuné qui se plaît à l'entendre.
Il va sécher les pleurs que d'autres font répandre :
En fuyant à travers ces fertiles vallons ,
Pauvre et sans espérance , il bénit les sillons ;
Seul au courroux céleste il s'offre pour victime ;
Et dans ce siècle impie où règne en paix le crime ,
Lorsqu'un destin cruel nous condamne à souffrir,
Il nous apprend à vivre, et nou-^ aide à mourir.
(Pbimtemps d'uh pkosckjt.)
118 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.
m
FIN D'UNE BELLE JOURNÉE DE PRINTEMPS
Mais, tandis qu'à regret je quitte ces demeures,
Entraînant dans son cours le char léger des Heures,
1/astre brûlant du jour s'incline vers les monts,
Et Zéphire, endormi dans le creux des vallons.
S'éveille, et, parcourant la campagne embrasée.
Verse sur le gazon la féconde rosée ;
Un vent frais fait rider la surface des eaux.
Et courbe, en se jouant, la tête des roseaux.
Déjà Tombre s'étend : ô frais et doux bocages!
Laissez - moi m'arrêter sous vos jeunes ombrages ,
Et que j'entende encor, pour la dernière fois,
Le bruit de la cascade et les doux chants des bois.
De la cime des monts tout prêt à disparaître,
Le jour sourit encore aux fleurs qu'il a fait naître;
Le fleuve, poursuivant son cours majestueux.
Réfléchit par degrés sur ses flots écumeux
Le vert sombre et foncé des forêts du rivage.
Un reste de clarté perce- encor le feuillage;
Sur ces toits élevés, d'un ciel tranquille et pur.
L'ardoise fait au loin étinceler l'azur ;
Et la vitre embrasée, à la vue éblouie
Offre à travers ces bois l'aspect d'un incendie.
J'entends dans ces bosquets le chantre du printemps :
L'éclat touchant du soir semble animer ses chants.
Ses accents sont plus doux et sa voix est plus tendre;
El, tandis que les bois se plaisent à l'entendre.
JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD. 149
Au buisson épineux, au tronc des vieux ormeaux,
La muette Arachné suspend ses longs réseaux ;
L'insecte que les vents ont jeté sur la rive
Poursuit, en bourdonnant, sa course fugitive :
Il va de feuille en feuille, et, pressé de jouir.
Aux derniers feux du jour vient briller et mourir.
La caille, comme moi, sur ces bords étrangère.
Fait retentir les champs de sa voix printanière ;
Sorti de son terrier, le lapin imprudent
Vient tomber sous les coups du chasseur qui l'attend ;
Et par Tombre du soir la perdrix rassurée
Redemande aux échos sa compagne égarée.
Quand la fraîcheur des nuits descend sur les coteaux.
Le peuple des cités court oublier ses maux
Dans ces brillants jardins, sous ces vastes portiques
Qu'embellissent des arts les prestiges magiques.
Li, cent flambeaux, vainqueurs des ombres de la nuit.
Renouvellent aux yeux l'éclat du jour qui fuit ;
Li, le salpêtre éclate, et la flamme élancée.
En sillons rayonnants dans les airs dispersée,
Remplit tout l'horizon, s'élève jusqu'aux cieux,
Tonne, brille, et retombe en globes lumineux;
Tantôt elle s'élève en riches colonnades.
Tantôt elle jaillit en brillantes cascades;
Et tantôt c'est un flejve, un torrent orageux.
Qui roule avec fracas son cristal sulfureux ,
Mais à ce luxe vain , oh ! combien je préfère
Cette pompe du soir dont brille l'hémisphère,
Ces nuages légers l'un sur l'autre entassés.
Et sur l'aile des vents mollement balancés!
L'imagination leur prête mille formes ;
Tantôt c'est un géant, qui, de ses bras énormes.
Couvre le vaste Olympe, et tantôt c'est un dieu
Qui traverse l'éther sur un trône de feu.
i20 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.
La ce sont des forêts dans le ciel suspendues.
Des palais rayonnants sous des voûtes de nues ;
Plus loin mille guerriers, se heurtant dans les airs.
De leurs glaives d'azur font jaillir les éclairs.
Que j'aime de Morvcn le barde solitaire !
Quand le brouillard du soir descend sur la bruyère.
Assis sur la colline où dorment ses aïeux,
Il cbante des héros les mânes belliqueux.
Dans l'humide vapeur, sur ces bois étendue.
L'ombre du vieux Fingal apparaît à sa vue;
Le vent du soir gémit sous ces saules pleureurs !
C'est la voix d'ilhona qui demande des pleurs.
Ces antiques forêts , leurs mobiles ombrages ,
L'aspect changeant des lacs, des monts et des nuages.
Rappellent à son cœur tout ce qu'il a chéri.
Oh ! qui pourra jamais voir sans être attendri
L'éclat demi- voilé de l'horizon plus sombre.
Ce mélange confus du soleil et de l'ombre ,
Ce combat indécis de la nuit et du jour.
Ces feux mourants épars sur les monts d'alentour.
Ce brillant occident où le soleil étale
Sa chevelure d'or et sa robe d'opale.
Ce ciel qui par degrés se peint d'un gris obscur.
Et le jour qui s'éteint sous un voile d'azur ?
(P&IKTEliPS d'vS r&OSCRlT.*)
I
JOSEPH-FRANÇOIS MICHAUD. 121
IV
L'ERMITE
Tel, dit -on, se montra cet ermite pieux
Qui, sur ce mont stérile où se bornaient ses vœux.
Aux sauvages forêts fit bénir sa présence ;
Vivant loin des humains, soulagea l'indigence,
Et sous un simple abri, des autans respecté.
Du sein des bois déserts servit riiumanité.
Hélas ! il avait vu les mœurs d'un siècle impie ;
Le sophisme menteur que Terreur déifie ;
L'altier raisonnement armé contre les cieux ;
L'oubli des vieilles lois, le mépris des aïeux;
Le cynisme effronté, la révolte impmiie.
Et la religion de tous les cœurs bannie.
Ce spectacle odieux alarma sa vertu.
Loin d'un monde insensé qu'il avait trop connu,
Et sous ces noirs sapins fondant son ermitage ,
Il n'eut plus d'autre abri qu'une grotte sauvage.
Là, des rocs menaçants élevaient jusqu'aux cieux
Leur cime inaccessible et leur front sourcilleux;
Au-dessous un torrent, né du sein de l'orage.
Précipitait son cours : triste et fidèle image
De ce monde bruyant qu'Alvar avait quitté.
De ce sommet désert, par lui seul habité,
Tranquille, il contemplait les passions des hommes,
Et les vaines grandeurs de la terre où nous sommes.
I,à, ses jours s'écoulaient en d'utiles travaux;
A Tentour de ha grotte élevant leurs rameaux.
i22 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.
De jeunes ceps, produit d'une heureuse culture,
Etalèrent bientôt leurs fruits et leur verdure;
Un sol ingrat connut les trésors des saisons;
Le stérile rocher vit jaunir les moissons;
Et parmi les frimas, loin des jardins de Flore,
Le désert s'étonna de voir des fleurs éclore.
Un roc, couvert de mousse, avait formé Tautel
Où le pieux Alvar invoquait FEtemel.
Là, chaque jour, à l'heure où l'aube radieuse
Réveillait du désert la voix harmonieuse,
II mêlait sa prière aux hymnes des vallons.
Le soir, quand le soleil se penchait vers les monts.
Il chantait l'Eternel; et les forêts antiques,
Sous leurs dômes sacrés, répétaient ses cantiques.
Une foule pieuse accourut pour le voir.
Admira sa sagesse, implora son savoir.
Et de sa vie austère, humble et laborieuse.
Vint redire aux hameaux l'histoire merveilleuse.
Le mortel vertueux qui l'avait entendu.
En sentait mieux encor le prix de la vertu ;
Et celui qui, rebelle aux lois de la sagesse,
Des folles passions avait connu l'ivresse,
Allait lui confier le trouble de son cœur,
Ecoutait ses discours, et revenait meilleur;
Souvent des malheureux il aida la misère.
Et le pauvre, en quittant sa grotte hospitalière.
Nourri par ses bienfaits, souvent dut s'étonner
Qu'il ne possédât rien et pût encor donner.
Une cloche sonore, en son humble ermitage,
Appelait l'étranger qu'avait surpris l'orage.
Près de l'âtre enfumé, dans son paisible abri,
Le soir il redisait à son hôte attendri
JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD. i^
Des lois de T univers la sagesse éternelle.
Le Dieu juste et puissant dont la main paternelle
Pourvoit à nos besoins, nous soulage en nos maux,
Et donne la pâture aux petits des oiseaux ;
Il redisait le monde et la gloire orageuse,
Des aveugles humains la science trompeuse ,
Et Torgueil insensé, source de leurs erreurs.
L'étranger Técoutait, les yeux mouillés de pleurs;
Aux cantiques d'Alvar il mêlait sa prière,
Et disait dans son cœur ouvert à la lumière :
« Dieu seul est bon , Dieu seul connaît la vérité ;
Sans lui tout est mensonge et tout est vanité. »
De retour dans le ciel, un jour Taube naissante
Eclaira des rochers la cime blanchissante.
Alvar ne parut point ; le triste écho des bois
Dans les vallons muets n'entendit point sa voix;
Le voyageur, errant dans les forêts sauvages,
Près des abîmes sourds, au signal des orages,
N'entendit plus l'airain retentir dans les airs :
L'ermite bienfaisant, ange de ces déserts.
Rappelé par le Ciel, avait quitté la terre.
Depuis ce jour fatal, sur ce mont solitaire.
Hélas! on ne voit plus, au retour des saisons.
Ni le pampre verdir, ni jaunir les moissons ;
La grotte ou l'étranger trouvait un sûr asile
Ne voit depuis ce jour, sur son rocher stérile.
Que l'orfraie et l'autour dans les Alpes errants ;
Ces bois n'entendent plus que la voix des torrents.
Que le vent qui gémit sous le sombre feuillage;
Et l'humble croix, plantée au pied d'un roc sauvage.
Annonce au voyageur qu'un ermite pieux
Du sein de ces déserts est monté dans les cieux.
(PniNTiMPS d'un rkOSCBiT.)
iî4 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD,
UNB AUBERGE
Dans une même hôtellerie
Cinquante voyageurs arrivent à la fois :
Tout retentit de leurs confuses voix;
Chacun d'eux peste, jure, crie;
Et sans façon admis dans ce triste séjour.
Se plaint en haletant des fatigues du jour.
Précédé d'une fille à la démarche lente.
Chacun va visiter le modeste réduit
Où le sort le condamne à passer une nuit;
Et voyant le grabat qui trompe son attente,
Gronde tantôt Thôtesse et tantôt la servante.
Bientôt la faim a mis tout le monde aux abois;
J'entends près du foyer crier le tournebroche ;
L'airain propice a retenti deux fois.
Et du souper déjà l'heure s'approche.
Le tumulte s'accroît; au milieu du fracas,
Le maître du logis, qu'un bonnet blanc décore.
Au troisième signal de la cloche sonore,
Sur deux rangs allongés fait aligner les plats.
Tandis que tout le monde arrive.
Il sourit à chaque convive.
Et regarde en pitié ceux qui ne soupent pas.
Près du maigre festin on s'assemble avec joie,
Et chacun se place au hasard :
Malheur à ceux qui viennent un peu tard !
Car des premiers venus le souper est la proie.
JOSEPH -FRANÇOIS MICIIAUD. 125
Souvent un pauvre diable à ce festin admis,
Célèbre de Grimod * la doctrine savante,
Et nous dit que Berchoux ** est fort de ses amis;
Il se plaint sans pitié du mets qu'on lui présente,
Et se plaît à montrer son dégoût , son ennui ,
Pour faire croire aux gens qu'il soupe mieux chez lui.
Certain Gascon nous dit qu'aucun mets ne le tente.
La table est mal servie et rien n'est h son gré;
Et, trouvant tout mauvais, il a tout dévoré.
L'hôte, que rien n'étonne et que rien n'épouvante.
Semblable au roc battu par la vague écumante ,
Reste debout, voit tout sans s'émouvoir.
Brave en paix les clameurs, et sourit à l'espoir
De rançonner bientôt la troupe mécontente.
Cependant, grâce an vin du crû,
Le calembourg circule et la gaieté s'anime;
Chacun à discourir s'évertue et s'escrime :
Là, certain campagnard, par le coche venu,
A tous ses compagnons dont il n'est point connu
Révèle avec candeur le nom de sa famille,
Les vertus de sa femme et celles de sa fille ;
Plus loin, d'un air content et d'un ton ingénu,
Un rimeur indiscret dit les fruits de sa veine
A son voisin qui bâille et l'écoute avec peine ;
Un petit maître , en poste arrivé de Paris ,
Dit les modes du jour, rit du ton des provinces,
Nous fait croire qu'il a du crédit chez les princes,
Se pare des bons mots chez Brunet applaudis.
Et cite les acteurs du parterre chéris ;
Devant tous les bourgeois sans façon il se vante ,
Souvent il exagère et parfois il invente.
Aulftur de VAlmanach den Courmandi.
' Auteur de la Gastrûtiomie.
<26 JOSEPH -FRANÇOIS MICHAUD.
Chacun des voyageurs conte ce qu'il a vu :
Tous parlent h la fois, aucun n'est entendu.
L'un plaisante et l'autre raisonne;
De mille cris divers l'hôtel bruyant résonne.
Si quelque doux minois arrive en ce moment,
Tous nos beaux discoureurs se taisent à sa vue.
Chacun sourit et prend un ton galant.
Chacun veut plaire à la belle inconnue ,
On veut surtout paraître de bon ton ;
Le cavalier méprise le piéton ;
Et, fâché de n'avoir à mépriser personne.
Contre tous les valets celui-ci gronde et tonne.
La berline légère et portant gens de cour
Rit de la diligence à la marche pesante ;
Et la diligence, à son tour,
Regarde avec dédain la patache indigente.
On raille les nouveaux venus.
On s'observe et l'on s'examine;
Et trente voyageurs, l'un à l'autre inconnus.
Se jugent tour à tour sur l'habit, sur la mine.
Sans se connaître on se cherche le soir.
Dès le lendemain on s'oublie ,
Et l'on se quitte enfin pour ne plus se revoir :
C'est le vrai miroir de la vie.
Et, sans avoir l'esprit fort pénétrant.
Pour peu qu'on connaisse les hommes.
On conviendra qu'une auberge est vraiment
L'image du monde où nous sommes.
FRANÇOIS BLANC
François Blanc, de Saint -Julien (Haute-
Savoie), n'a fait qu'entrevoir la vie. C'est à peine
s'il a eu le temps de mêler quelques accents
aux chants des poètes ses contemporains ; mais
ses vers, quelque peu nombreux qu'ils soient,
suffisent à prouver que la Savoie , en le perdant
sitôt, a été privée d'un poèt(î dont le talent au-
rait ajouté à la gloire nationale.
Voilà pourquoi nous nous faisons un devoir
de sauver son nom de l'oubli.
Le spectacle d'une jeune et brillante intelli-
gence qui sent la vie l'abandonner avant d'avoir
pu utiliser toutes les forces dont elle était
douée, ne peut laisser insensible un cœur hon-
ii'He. Après la consommation d'un pareil sacri-
128 FRANÇOIS BLANC.
fice marqué, dirait- on, au sceau de rinjuslict'
la plus grande , il n'est pas possible de résister
à un sentiment qui commande de secouer la
poussière sous laquelle repose le linceul , et de
ranimer par un souvenir cette gloire éteinte
avant l'heure.
François Blanc, miné dès ses plus jeunes an-
nées par une maladie cruelle, n'a vécu que dan-
une longue agonie , plus tourmenté par les dou-
leurs morales que par les douleurs physiques. 11
trouva cependant assez de forces pour joindre
sa voix à celle des défenseurs des Hellènes.
C'était à l'époque où le poète immense ,
appelé Byron, avait sacrifié sa vie à la cause
sainte, et où, en France, un autre poète, Casi-
mir Delavigne, avait fait entendre des accents
fermes et patriotiques en faveur de la vieille
terre des Sept Sages. Alors tous les esprits
étaient préoccupés de la môme idée; tous les
regards étaient tournés vers cette terre antique,
que les vœux et les efforts de ses amis n'ont pu
encore relever entièrement de sa décadence.
Ce fut sous l'influence de ce sentiment que
François Blanc composa et publia, en 1825, une
Epître à Casimir Delavigne, suivie d'un Chant
lyrique sur la Grèce*. Dans la première pièce,
• Genève, Abraham Clierbuliez, lib.
FRANÇOIS BLANC. 129
l'auteur des Messénienes est noblement loué de
son dévouement à la cause des Hellènes, comme
il est aussi noblement vengé de quelques échecs
qui l'avaient frappé dans son amour- propre.
Dans la seconde pièce , François Blanc verse
des pleurs amers sur les malheurs de la Grèce
et excite, par des contrastes assez habilement
ménagés , la fièvre de l'indépendance nationale :
Qu'on apporte la coupe et le vin de Samos !
Mêlons-nous, sous Tombrage, aux danses innocentes
Des vierges de Scyros !
J'admire leurs yeux noirs et leurs grâces charmantes...
Femmes! vos jeux n'ont pu m'ctourdir sur vos maux;
J'ai vu des pleurs rouler dans les yeux de nos braves.
En pensant que vos seins si beaux
Doivent peut-être un jour allaiter des esclaves!...
Il y a, dans VEpttre à Casimir Delavigne
et dans le Chant lyrique des vers d'une mâle
beauté ; si on est en droit de leur reprocher un
peu de désordre dans les idées , et parfois des
incorrections assez graves, on doit toutefois
leur accorder qu'ils renferment des pensées
grandes et généreuses qui forcent les sympa-
thies du lecteur.
Mais , comme si la liberté grecque dût fata-
lement donner la mort jusqu'au plus modeste de
ses défenseurs, François Hlanc termina sa trop
130 FRANÇOIS BLANC.
courte carrière dans cette môme année, 1825.
Avant d'expirer, il voulut dire adieu à tout ce
qu'il avait aimé, et dans la Mort du jeune poète\
petit poème élégiaque en trois chants, il ré-
suma ses douleurs morales et ses regrets de
quitter la vie à son printemps , alors que tout
souriait à son imagination et que son cœur se
sentait inondé des douces rosées de la jeunesse.
La dernière œuvre de François Blanc, écrite
sur son lit de mort, est pleine d'un sentiment
élevé; le pauvre poète ne se répand point en
récriminations amères contre le sort cruel qui
le frappe ; il regrette de partir, il pleure sur la
séparation , mais , au milieu de ses regrets , un
calme stoïque, propre aux âmes fortement
trempées, ne l'abandonne jamais. Il gémit sur
sa tombe entrouverte ; mais ses plaintes con-
servent jusqu'au dernier instant cette teinte
froide et mélancolique , image de la vraie rési-
gnation, qui fait que malgré soi on môle ses
pleurs à ceux de l'infortuné poète, et que l'on
s'associe à ce cri qu'il emprunte à Werther :
« Les fleurs de la vie ne font que paraître :
combien passent sans laisser de vestiges après
elles , combien peu donnent des fruits , et que
ces fruits sont rarement mûrsl...»
•Paris, Ch. Béclict, lib.
FRANÇOIS BLANC. 151
FRAGMENT D'UNE EPITRE A CASIMIR DELAVIGNE
Quand Toiseau du printemps, dans nos bois amoureux,
Fait redire aux échos des sons harmonieux,
La fauvette ignorée, au timide ramage.
Ose à peine chanter dans le fond du bocage ;
Ainsi, lorsque ton luth, par de mâles accords.
Fait entendre des sons inconnus sur nos bords,
0 Lavigne! ma Muse, à tes chants attentive.
N'élève qu'en tremblant sa voix jeune et craintive.
Eh! qui suivra jamais, en son vol audacieux.
L'aigle aux ailes de feu , s'élançant vers les cieux ?
Ah! toi seul, ami, toi d'une céleste flamme
Entourant tes vertus et nourrissant ton âme.
Dans un brûlant essor des mortels ignoré,
Toujours nous t'avons vu chercher la vérité :
Comme l'aiglon puissant de la roche sauvage,
A travers le brouillard, ou l'éclair du nuage.
Nous t'avons vu, jeune aigle, à l'ongle déchirant,
T'élancer l'œil en feu de ton giron sanglant;
Nous avons vu soudain, inhabile à combattre,
Sous les coups de ton bec le serpent se débattre ,
A tes cris menaçants les oppresseurs pâlir.
Et l'ingrate Albion se voiler pour gémir.
De la Grèce au cercueil , ils ont frappé l'oreille ;
Sous ses fers je la vois qui s'agite et s'éveille...
La vengeance a brillé dans son œil irrité.
Elle a saisi le glaive et redit : Liberté!
io^ FRANÇOIS BLANC.
Liberté ! la voilà plus brillante et plus belle ,
Reprenant à Sainos sa couronne immortelle!
Des créneaux de Corinthe aux champs de Marathon ,
Les Grecs ont invoqué l'exilé d'Albion ' ;
« Qu'il prélude, ont -ils dit, qu'il chante la victoire!
Grèce! hélas! il n'est plus, il a prédit ta gloire...
Ah! regrettez sa vie et donnez -lui des pleurs,
Soldats de l'Eurotas! mais calmez vos douleurs;
Vainqueurs, que voulez -vous de sa vertu guerrière?
Votre Achille n'est plus, il vous reste un Homère!
Comme l'autre, il n'a pas, pour chanter vos exploits.
Quitté le sol natal et la rive des rois ;
Mais, demi -dieu nourri dans un pays de braves,
Naguères on l'a vu chez les peuples esclaves ,
Paraître tour à tour, et par de fiers accents ,
Réveillant la valeur, menaçant les tyrans.
Des rives d'Ausonie aux murs de Mantinée,
Invoquer tous les dieux, pour la Grèce opprimée.
0 Grecs! ne pleurez plus le poète guerrier!
Apollon en partant a légué son trépied.
Qu'attends- tu pour céder au charme qui t'attire?
Où sont les hymnes saints de ta brillante lyre,
0 Lavigne! entends -tu? pour chanter ses enfants
La Messène chrétienne a réclamé tes chants ;
De Parthénope aux fers, déesse fugitive,
La Vierge d'Ipsara se lève encor plaintive.
De ses habits de sang dépouille les lambeaux ,
Et retrouve sa gloire au fond de ses tombeaux...
* Lord Dyron.
FRANÇOIS BLANC. 155
II
INVOCATION
Au bord de sa couche arrondie
Que le zéphyr vient balancer.
Voyez -vous Toiseau plein de vie
Qui n'ose encore s'élancer
Parmi les fleurs de la prairie ?
Inquiète , et belle d'amour.
Sa mère, rasant de son aile.
Du nid le modeste contour,
L'invite et tendrement l'appelle.
Avec des yeux pleins de douceur.
Ainsi la Muse qui m'inspire,
D'une main me guide au bonheur,
Et de l'autre me tend sa lyre :
Bloi, dès longtemps nourri de pleurs ^
Rempli de trouble et d'innocence,
Dans le sentier bordé de fleurs.
Craintif, pas à pas je m'avance ;
Mais si le destin ennemi
Venait, méprisant mon aurore.
Briser en ma main faible encore
Mon jeune luth mal afl'ermi ;
Doux souvenir de mon ami,
Ombre qui m'es toujours si clière,
Descends sourire à ma prière !
154 FRANÇOIS BLANC.
Je t'invoque, console -moi!
Et dans ce monde où tout s'efface ,
Si l'affreux reptile m'enlace,
Je ne demande que la grâce
D'aimer... de mourir comme toi!...
(Là MOtT DU JlOiri POÎTI.)
m
LES ADIEUX
Paix au cygne étranger, exilé sur la terre,
Né d'un sang immortel, et remontant aux cieux!
Sur les bords inspirés du lac harmonieux.
Longtemps il a chanté plaintif et solitaire ;
Sa voix est douce encore; écoutez ses adieux!
« Le glaive du trépas me frappe à mon aurore ;
Ah! pourras-tu le croire? ami, je vais mourir!
Ma voix s'éteint, et si mon cœur soupire encore.
C'est pour ne plus souffrir.
La douleur a compté les heures de ma vie ;
Longtemps j'ai combattu le désespoir affreux ;
Mais le malheur a dit à mon âme flétrie :
« Tu ne peux être heureux! »
Une triste pâleur a remplacé la rose.
Sur cette bouche ouverte aux baisers des amours.
Au dernier cri de mort la Parque se dispose ;
Ami! c'est pour toujours!...
FRANÇOIS BLANC. i35
Tu la vois, cette fleur, hier encor si belle,
Entr'ouvrant son calice au soufile du matin ,
La victime aujourd'hui d'une haleine cruelle :
Elle meurt sur ta main.
Oh! pourquoi l'inonder de ta douce rosée,
Pourquoi la relever, Zéphire du printemps ?
Cesse de prodiguer à sa tige brisée,
Tes soupirs caressants.
Demain le voyageur viendra dans la vallée ,
Son œil la cherchera sur les gazons toufi'us ,
Sur les monts d'alentour, sur la rive éraaillée...
Il ne la verra plus !
Adieu! sœurs que j'aimais! compagnes du poète.
Vierges du Pinde , adieu ! mes beaux jours vont finir ;
Dites ! le dernier son de ma lyre muette
Doit -il être un soupir?...
Cesse tes chants, ô toi, dont la flûte fidèle,
Sous mes doigts amoureux vit naître quelques fleurs.
Muse de Cythérée, accours, étends ton aile!
Et donne -moi des pleurs!
De l'airain qui se meut la sombre voix m'appelle ;
Qu'entends -je? le départ? pour qui sont ces sanglots?
Ah ! ne me cachez rien ; une triste nouvelle
Ne peut grossir mes maux.
Et toi, que tardes -tu? tu pleures, Emilie!
Etoufl"e tes soupirs ; cesse de m'efl'rayer!...
Viens, encore un baiser! viens, ô ma douce amie!
Ce sera le dernier!
i36 FRANÇOIS BLANC.
Viens, ne crains pas la mort! une voix consolante
Me parle doucement : « Partons, quittons ces lieux !
« Oh ! mieux que sur ce sol d'exil et de tourmente ,
« On aime dans les cieux. »
J'obéis, ô mon Dieu! mais je souffre et j'implore;
La vie! hélas! c'est peu; parlons, s'il faut partir!
La mort ! que ce soit moi , moi seul qu'elle dévore !
C'est moi qu'il faut punir.
Exauce un dernier vœu! veille sur mon amie!
Conserve par amour ce que l'amour a fait ;
Pour elle seule encor je désirais la vie :
Tu veux... partms en paix!
Ami! je meurs, accours! que ma main défaillante
Donne encore à ta main le long et triste adieu !
Accours... le mot se perd dans ma bouche expirante,
Je meurs, hélas! adieu! »
Il dit et soupira : sa main faible et glacée ,
Par un dernier effort pressait encor ma main ;
Languissant, je l'ai vu se pencher sur mon sein.
Incliné comme un lis qui meurt en un matin,
Avant que d'avoir bu les pleurs de la rosée.
Ses adieux se lisaient dans ses beaux yeux mourants :
Sa bouche demi -close essayait de sourire;
Ses lèvres se mouvaient et semblaient encor dire :
« Adieu ! mes chers parents !
Adieu ! mon Emilie !
Hélas! malgré mes longs tourments.
Faut-il déjà quitter la vie?... »
(Là MOKT DU JtBVI POftTK, cUaDt II.)
JENNY BERNARD
Jenny Bernard naquit à Chambéry le
12 août 1795. Dans les premières années de sa
vie elle inspira de sérieuses inquiétudes à sa
famille par suite du mauvais état de sa santé,
et ce ne fut que grâce aux soins assidus de sa
mère qu'elle put échapper à la mort dans plu-
sieurs graves maladies dont elle fut atteinte.
C'est que chez elle , l'intelligence semblait s'être
réservé exclusivement les forces vitales qui
manquaient au corps ; dès qu'elle sut lire et
écrire, l'amour de l'étude l'emporta sur toutes
les passions qui d'ordinaire s'emparent des en-
fants. Elle abandonnait avec joie un jouet pour
prendre im livre , et souvent aussi on la trou-
vait écrivant les impressions que ses lectures
138 JENNY BERNARD.
avaient fait naître dans son esprit : tout, chez
elle, annonçait une intelligence précoce et ex-
ceptionnelle.
Une circonstance heureuse vint aider au
développement des facultés précieuses de Jenny
Bernard ; à l'âge de onze ou douze ans , elle se
trouva admise au sein d'une famille où elle ne
put recevoir que de salutaires leçons sous le
rapport de l'instruction comme sous le rapport
de l'éducation. Au contact qu'elle eut avec des
enfants dont tous les amusements revêtaient un
caractère sérieux et élevé, elle gagna de voir
ses penchants se fortifier davantage et son es-
prit prendre librement son essor vers sa voie
naturelle. Cédant déjà alors au souffle naissant
de l'inspiration', elle donnait le sujet des cha-
rades , des proverbes , distribuait les rôles , in-
diquait les scènes, et, prenant une grande part
dans la pièce qui s'animait toujours par sa pré-
sence, elle chantait des couplets dont quelque-
fois elle avait composé la musique. « Parmi les
manuscrits laissés par Jenny Bernard,, dit l'au-
teur des notes auxquelles nous empruntons ces
renseignements *, on a retrouvé plusieurs feuilles
* Ces notes nous ont été communiquées, en même temps que les
œuvres inédites de Jenny Bernard, par M. de Juge, fils de l'auteur du
Fabuliste des Alpes^ qui les a écrites iui-mônie quelque temps avant sa
mort. Jenny Bernard appartenait h la famille de M. de Juge.
JENNY BERNARD. 159
détachées contenant le plan de quelques-unes
de ces comédies enfantines où Colombine et
Polichinelle avaient souvent les honneurs du
théâtre. On regrette, en lisant ces fragments de
dialogues, où un peu de malice se môle à la
gaieté de l'enfant, que leur auteur n'ait pas
continué à donner un corps à ces idées en les
incarnant dans des personnages créés par son
esprit observateur; à coup sûr, ils auraient
réussi à mettre en relief les ridicules et les tra-
vers de la société. »
Ces tendances premières étaient trop pro-
noncées , pour que plus tard Jenny Bernard ait
pu leur résister ; aussi continua- 1- elle à se vouer
à l'étude des lettres et surtout de la poésie. Mais,
ce ne fut qu'en 1854 qu'elle se décida à publier
quelques-uns de ses vers , sous le titre de le Luth
des Alpes, essai poétique, historique et descriptif
sur les eaux d'Aix en Savoie *; elle fit paraître
ensuite un petit poème sur Saint Bernard de
Menthon. Ces deux ouvrages furent couronnés
par l'Académie royale de Chambéry.
Obéissant à un sentiment patriotique des
plus louables , Jenny Bernard , dans le Luth des
Alpes, a voulu faire la description d'Aix -les-
Bains et de ses environs , et intéresser de la
• Paris, chez J. Dufart, libraire.
140 JENNY BERNARD.
sorte à cette partie de la Savoie les nombreux
étrangers qu'y attirent les eaux thermales. Mais
le genre descriptif, en poésie , est celui qui pré-
sente le plus d'écueils; là, l'imagination n'est
plus entièrement maîtresse d'elle-même, car
elle doit se soumettre à la réalité ; il faut qu'elle
revête de couleurs brillantes et harmonieuses
des sujets qu'elle n'a pas eu la faculté de pré-
parer au gré de ses caprices. Jenny Bernard,
qui reconnaissait cette difficulté , a eu plus de
souci, en publiant son Luth des Alpes, de sa-
tisfaire son amour -propre national que son
amour-propre de poète.
En effet, en parcourant les pièces de vers
qui composent son ouvrage , on s'aperçoit aisé-
ment que la mission poétique de Jenny Bernard
n'est pas de décrire la nature, bien qu'elle le
fasse quelquefois avec un certain succès. Sous
une forme un peu sèche et qui se rapproche
plus souvent de la prose que de la poésie, on
rencontre bien dans le Luth des Alpes quelques
bonnes inspirations et des traits heureux qui
font pardonner aux imperfections ; mais ce qu'il
faut à l'imagination indépendante et féminine
de Jenny Bernard, c'est un sujet moins grave
et moins arrêté, avec lequel elle puisse jouer à
son aise ; alors , comme dans sa pièce sur la
Fontaine, son vers devient facile , ses peintures
JENNY BERNARD. i4i
sont fraîches et riantes; elle cède à un certain
laisser aller qui lui sied bien, et qu'une légère
teinte de malice relève agréablement.
Malheureusement, Jenny Bernard n'a pu-
blié aucune de ses meilleures poésies ; après sa
mort, arrivée le 2 juin 1855, on a retrouvé,
parmi ses manuscrits , un volume de Mélanges et
un autre d'Elégies, qui contiennent des pièces
excellentes où le talent de leur auteur appa-
raît sous son véritable jour.
Nous avons choisi dans le volume des
Mélanges deux pièces pleines d'entrain et de
grâce qui prouveront la vérité de notre dire,
en attendant qu'une publication, que nous ap-
pelons de tous nos vœux, vienne mettre au
jour le précieux recueil.
f42 JENNY BERNARD.
LA FONTAIl^
Mais bientôt les cristaux, la blanche porcelaine,
La riche coupe d'or, Thuinble cornet d'ébène,
Négligemment suspendus à la main ,
Se distinguent dans le lointain :
De toute part on vient à la fontaine.
Entouré de laquais, signe de ses grandeurs.
Un vieux seigneur chargé de croix et de douleurs.
Sur ses pieds engourdis y parvient avec peine.
Un riche financier, rond comme son trésor.
Avec sa canne à pomme d'or.
Le jabot et la fine veste.
Vient pour consolider la santé qui lui reste.
Le vieux soldat de Marengo
Et le brave de Waterloo ;
Beautés pâles et romantiques,
Figures larges et comiques ,
Etourdis riant aux éclats.
Bons abbés, anciens magistrats
Aussi graves que le Digeste ;
Tous arrivent enfin d'un pas plus ou moins leste.
Le voile de son ordre abaissé sur ses yeux,
Le regard vers la terre et lo cœur dans les cieux,
JENNY BERNARD. ^45
La sœur de Saint -Joseph, si chère à Tindigence,
Guide les malheureux confiés à ses soins :
Sa douce charité prévoit tous leurs besoins,
Les aide, les soutient avec zèle et constance;
Et près de ces groupes joyeux.
Comme un songe mystérieux,
Elle passe en silence!...
(Li LuTn Dss Alpis.)
II
LES TEMPS PASSES
Dans cette vallée de la Fin , lien proche d'Aix , fut
donnée la plus sanglante bataille entre les Allobroges
et les Romains , qui se soit oncques données.
(Cabias , an i6a4>)
Mais loin du sol où Tonde a creusé son bassin.
Dans ces champs surnommés les plaines de la Fin,
Où le bruyant Siéros ' poursuit sa course oblique,
Jadis, si Ton en croit une légende antique,
Le vaillant Allobroge et Toigueilleux Romain,
Couverts de la cuirasse et du casque d'airain.
Dans un affreux combat signalèrent leur rage :
Nul ne vit de nos jours plus horrible carnage!
Succombant tour à tour sous le fer destructeur.
Les chefs et les soldats , bouillonnant de fureur,
Jonchèrent de leurs corps cette arène sanglante ;
Et la mort, cette reine aux fatales couleurs,
Confondant en son sein et vaincus et vainqueurs,
Seule au milieu du camp demeura triomphante!
Rivière.
144 JENNY BERNARD.
Les siècles sont passés!— Le nom seul de ces lieux
Nous dit de ces guerriers le trépas glorieux ;
Nul faste, nul trophée, ami de la victoire.
N'apprend à l'étranger leur héroïque histoire.
Seul, le bon laboureur, en creusant les sillons,
Découvre quelquefois, dans ce vieux champ de guerre,
Les débris mutilés de ces fiers bataillons;
Un fer de lance, un massif éperon.
L'obole destinée au ténébreux Caron ;
Rares trésors que Theureux antiquaire
Dépose avec respect sur ses rayons poudreux.
Pour les transmettre un jour à ses derniers neveux.
ni
LE LAC
oh ! moi , je l'entends bien ce monde qui t'admire I
(Joseph Dilosub.)
Je disais... mais semblable aux songes fantastiques
Qui dans Tombre des nuits retracent le passé.
Ce souvenir des temps antiques
Par de plus doux tableaux fut bientôt effacé.
Déjà du lac charmant j'entrevoyais la plage;
Déjà Tonde brillait, et mon œil enchanté
Put bientôt contempler, dans des flots sans orage.
D'un lac étincelant la ravissante image.
Tout était calme et doux; à peine un léger bruit
Trahissait le zéphyr jouant dans le feuillage :
JENNY BERNARD. 1-45
Au chant de la cigale et de Toiseau de nuit
Le lac semblait dormir... Son immense surface
De Tesquif des pêcheurs avait perdu la trace ;
Seul, un vieux batelier, étendu sur le port.
D'un geste m'engageait à passer sur son bord ;
Avec enchantement je me laissai conduire.
C'était là que jadis l'illustre amant d'Elvire
Etait venu chanter a ces agrestes coteaux ,
Ces noirs sapins, ces rocs qui pendent sur les eaux.* »
Poète harmonieux! sensible Lamartine!
Quel charme ont les accords de ta lyre divine,
Quan(3, voguant sur les flots de ce lac enchanté.
Tu célébrais la nuit , l'amour et la beauté !
Gloire à ton nom! et gloire à ton génie!
Le chêne et le laurier croissent dans ma patrie!
Puissent ces lieux , témoins de tes premiers beaux jours ,
T'inspirer quelques vers sur le même rivage !
— Et le double aviron m'éloignant de la plage,
Je chantais, de sa muse invoquant le secours ;
Zéphyrs du soir, emportez ma nacelle,
L'air est si pur et la nuit est si belle!
(I.E Luth dbs Alpes.)
Lk Lac, Uédit. poét. Lamartine.
148 JENNY BERNARD.
IV
MA NACELLE
Viens, ô viens avec moi sur la mer azarée.
Qu'aux vents caprici«ux ma barque soit livrée !
(Mi°e Amabli T&stu.)
La lune se mirait dans Teau ;
Les étoiles resplendissantes
Au sein des flots paraissaient plus brillantes,
Et je disais, en revoyant Bourdeau :
Zéphyr du soir, emportez ma nacelle.
L'air est si pur! et la nuit est si belle!
N'est-ce pas là le cloître d'Haute -Combe
Elevé sur ce sombre bord !
Du Comte -Vert c'est la royale tombe.
Vieux batelier, conduis- moi vers son port :
Zéphyr du soir guidera ta nacelle.
L'air est si pur ! et la nuit est si belle !
Mais garde de passer sous la verte colline.
Cet asile de mes douleurs !
Tout m'y rappellerait Christine ',
Et tu verrais bientôt couler mes pleurs !
En vain zéphyr alors guiderait ma nacelle.
En vain l'air serait pur, et la nuit serait belle!
Amie d'enfance de M»» J. Bernard. (Note de rEdil.)
JENNY BERNARD.
Non, batelier, ici n'agite plus ta rame;
Oh! laisse -moi jouir de ce calme enchanteur!
Pour la première fois il pénètre mon âme
Comme un souvenir de bonheur!
Le zéphyr seul guidera ma nacelle ,
L'air est si pur! et la nuit est si belle!
147
Salut, rocher de Châtillon!
Retraite où j'ai connu le plus aimable sage;
Que ne puis -je, voguant vers ton heureux riva^'e,
Tracer sur ce beau lac un rapide sillon !
J'aiderais le zéphyr à guider ma nacelle,
L'air est si pur! et la nuit est si belle!
Salut encore à toi , fontaine merveilleuse !
Oracle de fidélité !
Dans ta roche mystérieuse
Je ne dois plus te voir couler en liberté!
Loin de tes bords zéphyr emporte ma nacelle.
L'air est si pur! et la nuit est si belle!
(L«5 LiTTH Dts Alpes.)
\AS JENN Y BERNARD.
LE PAPILLON A LA ROSE
A M. ALPHONSE DE SION
(iRkDir)
Ouvre ton cœur, charmante rose,
Sur lui seul je veux me fixer !
— Non, dit la belle à peine éclose.
De t'aimer je sais le danger;
J'ai vu les fleurs de nos vallées,
Objets de ton frivole amour,
Mourir, tristes et désolées.
Attendant en vain ton retour!...
LE PAPILLON.
Ah! ne crains rien pour toi, toujours tendre et fidèle.
Des plus parfaits amants je serai le modèle.
LA ROSE.
Tu le disais hier à la rose des bois.
Et peut-être demain le lis et Taubépine
Recevront à leur tour, pour la première fois,
Le serment que tu fis à la pauvre églantine!...
Ami, si jeune encore, écoute mes avis.
Ils donnent le bonheur quand ils sont bien suivis :
Brûle tes ailes, si tu l'oses;
Tu seras moins brillant et bien moins merveilleux.
Mais tu seras constant et Ton t'aimera mieux.
Adieu, mon bel ami, médite sur ces choses...
— Oui, j'en profiterai, lui dit le papillon:
Sion peut profiter de la même leçon.
JENNY BERNARD. 149
VI
A M. AUGUSTE DE JUGE
(ihboit)
Ecoutez bien , Monsieur ; tel qu'un nouveau bailly,
Rendez -vous gravement au pont de Rumilly,
Et tâchez, s'il vous plaît, d'y trouver une fille
Qui soit douce, posée, adroite, fort gentille,
Ni de grande beauté , ni laide à faire peur,
Pas trop grosse surtout : voilà pour l'extérieur.
Aimant peu les plaisirs, et pas du tout les hommes!
Sur ce chapitre-là vous savez qui nous sommes;
Et vous seriez perdu si nous voyions un jour
Allumer nos charbons avec le feu d'amour...
Du reste, sachant faire un fort bon ordinaire,
Sans exiger pourtant rien d'extraordinaire ;
Dévote sans excès, fidèle comme l'or!
Enfin , ce que partout on appelle un trésor.
Si vous pouvez trouver une telle merveille ,
Qui joigne à ses talents de n'être pas trop vieille,
Vous pouvez l'amener, et nous la recevrons
Malgré la grande coiff'e et les deux ailerons.
HYACINTHE THIOLLIER
Hyacinthe ThioUier naquit en J800 à Ru-
milly, où son père, Claude- Humbert Tliiollier,
exerça l'emploi de juge de paix de l'an IX à
l'an XII de la République.
Hyacinthe Thiollier, après avoir fait de
brillantes études au collège de sa ville natale ,
embrassa la carrière militaire et fut garde -du-
c'orps du roi de Sardaigne Charles- Félix. Après
la mort de ce souverain, auquel Charles -Albert
succéda en i 851 , il rentra en Savoie et se retira
ù Chambéry où il mourut en 1845.
Ainsi, le rôle militaire de Thiollier ne fut
ni brillant ni de longue durée : il ne put être
brillant parce qu'à cette époque de calme po-
litique la vie de garnison étouffait tout élan
i52 HYACINTHE THIOLLIER.
chez les officiers les plus méritants ; il ne fut
pas de longue durée, précisément parce que
Tliiollier se fatigua bientôt de cette inaction
désespérante, qui portait souvent les meilleurs
à noyer dans les excès les ennuis qui accom-
pagnent le désœuvrement : et Thiollier, plus
que tout autre , supportait péniblement le poids
de cette existence étroitement bornée par le
cabaret et la caserne ; avec son esprit élevé, au-
quel par goût naturel il avait donné une cer-
taine culture, il se sentait mal à l'aise sous
l'habit du soldat de parade.
Le garde -du -corps déposa donc l'épée
pour prendre la plume. Patriote avant tout,
comme le sont tous ses concitoyens , Thiollier
consacra son talent à chanter la Savoie, et il
publia, en 1858, un poème intitulé V Indicateur
savoisien, dans lequel il entreprit de faire la des-
cription de son pays natal.
Si la critique peut avoir beaucoup à re-
prendre dans l'œuvre de Thiollier, elle doit
toutefois constater que l'auteur, souvent avec
succès, y a déployé beaucoup d'imagination
et qu'il y a fourni la preuve d'un patriotisme
ardent qui doit couvrir en partie les défauts
que l'on y rencontre.
Il est à regretter que Thiollier ait donné à
son travail un titre qui lui a nui beaucoup,
HYACINTHE THIOLLIER. iKS
parce qu'il exclut tout d'abord l'idée poétique.
Pour une œuvre écrite en prose , ce titre eût été
bien choisi; mais, adapté à un poème, il fait
ombre au tableau. L'enseigne trop souvent fait le
succès du livre , car la masse juge d'ordinaire
par les yeux, et plus d'une œuvre médiocre a
joui d'un certain succès parce que sur la cou-
verture du volume s'étalait un titre pompeux.
Nous croyons donc que l'œHivre de Thiollier
mérite plus de considération qu'on ne. lui en a
accordé jusqu'à ce jour. On y trouve quelques
descriptions charmantes des paysages alpes-
tres; et lorsque l'auteur chante son pays bien,
aimé, des élans remarquables de vigueur partent
de son cœur généreux, et viennent communi-
quer à l'esprit du lecteur cette noble exaltation
patriotique qui est le partage des populations
montagnardes.
Thiollier envoya son poème à Silvio Pellico,
qu'il avait connu en Italie ; le célèbre auteur
des Prisons le remercia de son envoi par une
lettre affectueuse, qui finissait en ces termes :
« J'aime la Savoie, pays de l'excellente mère
que j'ai eue, et je souhaite que ce noble pays
ait en vous un digne poète, qui contril)uc à sa
gloire. »
Si Thiollier n'a pas contribué à la gloire de
la Savoie avec éclat, comme semblait l'espérer
154 HYACINTHE THIOLLIER.
l'illustre écrivain italien, il a du moins apporté
son modeste concours à l'œuvre de la réha-
bilitation de sa patrie, et mérité ainsi notre
reconnaissance.
HYACINTHE THIOLLIER. 155
L'OURAGAN DANS LES ALPES
Mais le soleil pâlit ; la nuit triste s'avance ;
Le vent souffle plus fort ; la tourmente commence ;
Le ciel s'abaisse sombre, et son manteau cendré
Par réclair sulfureux coup sur coup déchiré.
Comme un linceul de mort enveloppe le faîte
Des rochers ébranlés des coups de la tempête.
Lâche brigand des monts, le loup hurle la faim ;
En cercles inégaux au-dessus de sa proie.
L'autour au bec d'acier rapidement tournoie ;
Les échos sont troublés d'un bruit sourd et lointain;
La montagne se perd dans la brume épaissie ;
A chaque nouveau bond l'avalanche grossie
Gronde, tombe et s'éboule; au niveau du chemin.
Comblé de ses débris, s'élève le ravin.
Le voyageur s'égare ; il ne voit plus sa route ;
La neige l'éblouit; il craint, s'arrête et doute;
Le froid crispe ses traits; le froid acre et cuisant
Consume ses poumons et lui glace le sang.
Tout son corps se roidit et sa tête délire;
Las d'implorer le ciel et las de le maudire,
Il succombe; et déjà, sans cesser de souffrir,
D'un sommeil léthargique il s'endort pour mourir.
Cependant vers sa tombe une pâle lumière
Brille et s'avance; au loin l'airain de la prière
i56 HYACINTHE THIOLLIER.
Sonne plaintif et lent ; au sein de ces déserts
C'est pour le pèlerin le timbre de la vie;
C'est la voix de l'espoir qui vibre dans les airs.
De la pointe d'un roc, un homme appelle et crie.
La tenipète redouble ; à ses longs sifllements
Un chien de loin en loin mêle ses aboiements.
Façonnant son instinct sur le cœur de son maître.
Cet animal hardi qu'un autre ciel vit naître,
De ces monts orageux chasseur intelligent,
Bientôt a découvert, à la faveur du vent,
Le voyageur mourant sous des monceaux de glace.
Un enfant de Bernard, accouru sur sa trace.
Saisit le malheureux, l'emporte dans ses bras.
L'échauffé de sa vie et l'arrache au trépas.
Des Alpes bénissant le gardien tutélaire.
Le voyageur sauvé pour ses fils ou sa mère.
Répète à son retour les hymnes incessants
Qu'en l'honneur de Bernard redit la voix sincère
De neuf siècles reconnaissants.
(L'IVDICATSUft •ATOISIBW, lÎT. I.)
II
LE CHABLAIS
Sans le reprendre encor, sans répéter son nom.
Quitte- 1- on sans adieux le portrait d'une amante?
Ainsi, sans voir encor le site qui m'enchante.
Puis -je quitter Evian, son fertile vallon.
Ses thermes élégants et son double horizon
De frimats éternels et d'onde éblouissante?
HYACINTHE THIOLLIER. 157
Puis -je, sans désirs ni regrets.
Abandonner Thonon, qui de loin se présente
Comme un nid dans les fleurs sous des ombrages frais?
Avec ses immenses forêts
Ceignant, de leur vert diadème.
Le front si haut placé de ses monts orgueilleux.
Jardin cultivé par Dieu même.
Le Chablais si riant apparaît à mes yeux
Ainsi qu'une corbeille avec art embellie
De rameaux contournés et de beaux fruits remplie.
Son air moelleux et pur n'est jamais embrasé.
Les anges, qui d'azur rosé
Peignent le ciel d'Italie,
Ont aussi peint ses cieux des plus douces couleurs.
Terrestre paradis, le berceau de l'aurore
N'étale pas de fleurs plus belles que ses fleurs.
Pèlerins de la terre, avides voyageurs.
Parcourez le Chablais, vous verrez le Bosphore.
III
LE SAVOYARD
Sur ce penchant neigeux, où, près de sa compagne
Qui lui garda sa foi, que lui-même à son tour
Paya de son constant amour,
Le Savoyard revient mourir sur sa montagne.
Pourquoi le montagnard aime- 1- il mieux ses monts
Que l'heureux citadin n'aime ses beaux vallons?
D'où lui vient ce désir qui partout l'accompagne?
Oh! c'est que sur nos monts l'homme est plus près des cieux ,
158 HYACINTHE THIOLLIER.
Son âme est plus forte et plus pure ;
Il trouve un horizon conforme à sa nature.
Aussi grand que son cœur, aussi myst«'*rieux :
Reculant à son gré son immense courbure,
Il peut, sans jamais le franchir.
Toujours et toujours l'agrandir.
L'homme est roi sur nos monts ; il combat la tempête ;
11 lutte avec les flots, et s'assied sur le faîte
Du pic où sans effroi l'habitant des cités
Jamais ne peut fixer ses yeux épouvantés.
Cet enfant des rochers qu'endurcit la misère.
Que l'eau de neige désaltère ;
Le pauvre montagnard que nourrit un pain noir.
Que la fatigue endort et que la faim réveille
A l'heure où, de retour de ses plaisirs du soir.
Le riche citadin à peine encor sommeille ;
Cet homme en qui nous croyons voir
Le paria de la nature,
Aimant et servant Dieu, chéri de ses enfants ;
Cet homme au bras nerveux, à la haute stature.
Dans sa froide cabane, en butte à tous les vents.
Est plus heureux que nous, car il n'a pas nos vices.
S'il ignore la vie et ces molles délices ;
S'il ne boit pas dans l'or l'ivresse et le remords ;
S'il n'a pas de palais ; s'il n'a pas de trésors
A payer ses excès, à lasser ses caprices;
Et s'il ne roule pas dans des tissus soyeux
Ses membres desséchés aux flammes de l'orgie;
S'il n'a pas de flatteurs, fabricateurs d'aïeux
Qui chargent de quartiers sa généalogie ;
S'il n'a point de passé, s'il n'a pas d'avenir;
Et s'il n'a rien enfin qui grandisse sa taille.
Un pli de rose au moins sur sa couche de paille
Ne l'empêche pas de dormir.
HYACINTHE THIOLLIER. i59
L'épouse de son choix est fidèle ; et sa fille
Joint la gaieté du cœur au modeste maintien ;
11 ne déroge pas; toujours dans sa famille
Le fils de Thonnète homme est un homme de bien.
(L'Imdicateur satoisi», iiv. m.)
IV
LA SAVOIE
La Savoie en son sein, pour des jours glorieux,
Nourrit encor des fils dignes de leurs aïeux.
Sparte perd ses vertus en perdant sa rudesse ;
Athènes se corrompt au sein de la mollesse :
Plus simple que les fleurs qui parent ses vallons,
Plus ferme en ses desseins que le pied de ses monts.
Femme aux mâles appas, à la puissante étreinte,
Ma patrie est encor la même qu'autrefois;
Elle hait le mensonge , elle abhorre la feinte :
Aussi, félons, méchants et discourtois,
Ne croyez pas de votre main impure
Pouvoir impunément dénouer sa ceinture.
Pour céder sans vider son carquois tout entier,
Son cœur bondit trop fort dans son sein d'Amazone;
Pour jeter son fardeau sur le rude sentier.
Trop de sang généreux dans ses veines bouillonne.
Au grand jour, en champ -clos, du combat sans quartier,
Du tournois par amour, choisis.sez avec elle.
Comptant sur le second qui venge sa querelle,
On ne la vit jamais en lâche chevalier
Dont le corps énervé fléchit sur fétrier,
Pendre sa lourde armure à TarrDn de sa selle.
i60 HYACINTHE THIOLLIER.
Donnez -lui des plaisirs sans honte et sans remords :
Comme le Lapithe farouche ,
L'imberbe Sybarite est banni de sa couche ;
Elle ne descend point à de honteux transports.
Le vil lui fait pitié, le Thrace l'effarouche.
Elle aime les amours réchauffant la valeur,
Qu'inspire la vertu, que commande l'honneur.
Et qu'emporte la tombe. Il n'est pas dans sa bouche
D'aveu d'aimer toujours, s'il n'est pas dans son cœur.
Comme autrefois encor lui plaît la courtoisie ,
Les odorantes fleurs de fraîche poésie,
De son parler sans fard la naïve candeur.
Son franc laisser -aller, sa simple bonhomie,
Les égards empressés et la parole amie
Qui réveille la joie et berce la douleur.
Mais elle aime surtout les fêtes de famille.
Et ces jeux où parfois l'aïeule en cheveux blancs
Redit le rôle fou qu'elle fit à vingt ans.
(L'iHDICATlUk S&TOISIIV, lÏT. VI.)
A SILVIO PELLICO
Aux aciients de sa voix chaste et religieuse.
Avant qu'il me l'eût dit, je l'avais deviné :
D'un sang savoisien ce poète était né.
Sa muse, écho d'en haut, est aimante et pieuse.
Quand au ciel des beaux arts ce nouvel astre eut lui.
Quand le monde étonné saluait son génie.
Le proclamant son fils, la superbe Ausonie,
Jalouse, crut en vain avoir tout fait pour lui.
HYACINTHE THIOLLIER. 16i
Mais, fille de nos monts, sa bonne et tendre mère
Loin du monde et sans bruit, par amour, la première
A façonné le cœur qui dicta Mes Prisons.
Poète, à ses douces leçons,
A ses simples vertus rends grâces si la Gloire
T'inscrivit, jeune encore, au temple de Mémoire.
En crayonnant les traits du loyal montagnard,
En f offrant dans des vers sans apprêt et sans art.
Tout ce qu'aime ton co3ur, tout ce qui peut te plaire,
A visiter nos monts j'ai voulu t'engager.
Leurs fils hospitaliers t'y recevront en frère :
L'auteur de Francesca, que le monde révère,
N'y sera point un étranger.
Quitte les champs en fleurs de ta belle Italie ;
Roi des plaines de l'air et frère du génie,
Comme il vit dans tes cieux, l'aigle .vit sur nos monts.
Abandonne pour eux tes riantes campagnes :
Aux flancs de nos hautes montagnes ,
Ainsi que dans tes beaux vallons,
Croît l'arbre aux verts rameaux que chérit le poète.
Sur nos caps de verdure . à l'écho qui répète
Le nom de Lamartine, un fraternel écho
Depuis longtemps redit celui de Pellico.
JEAN -PIERRE VEYRAT
Jean -Pierre Veyrat naquit à Grésy- sur-
Isère (Savoie), le i" juillet 1810. Il commença
ses études au collège de Conflans*, passa ensuite
au petit séminaire de Saint- Pierre -d'Albigny
et acheva son cours de collège chez les jésuites,
à Chambéry, où ses succès le firent remarquer.
A l'âge où, d'ordinaire, l'homme ne peut
que bégayer sa langue, Veyrat avait déjà jeté
sur le papier ses premiers essais poétiques qui
avaient attiré l'attention de ses professeurs. Il
était né poète. Cependant la poésie, pour lui,
ne fut d'abord qu'un passe -temps agréable, et
elle ne lui apparut point comme devant être sa
• Aujourd'hui Alberlvill»'.
l
164 JEAN -PIERRE VEYRAT.
seule préoccupation ; appartenant à une famille
nombreuse, d'une fortune relativement mé-
diocre , il comprit que le métier de littérateur
de province ne pouvait l'aider à vivre, et il
commença son cours de médecine. La raison,
toutefois, ne l'emporta pas toujours, chez lui,
sur le naturel ; le démon des vers le tourmentait
sans cesse , tellement que sa plume reproduisait
plus souvent les inspirations du poète que les
leçons de l'amphithéâtre.
A cette époque , sa poésie n'avait rien de la
teinte sombre que lui donnèrent plus tard le
malheur et les souffrances ; esprit sarcastique
avant tout, Veyrat se plaisait à lancer des traits
satiriques sur tout ce qui semblait renfermer un
abus ou un ridicule; il frappait même sur les
travers d'esprit de ses confrères et de ses amis ;
le rire strident de la satire éclatait dans chacun
de ses vers, et les coups qu'il portait perçaient
de part en part le but vers lequel ils étaient
dirigés.
Cette tendance lui devint bientôt funeste.
A la suite de sermons que l'abbé Guyon , prédi-
cateur à la parole véhémente , avait prononcés
dans les premiers jours de 1852, il y eut quel-
ques troubles à Chambéry; la jeunesse des
écoles prit la tête du mouvement, et Veyrat
n'eut garde de laisser passer cette occasion de
JEAN- PIERRE VEYRAT. 165
se servir de l'arme terrible qu'il maniait avec
une dextérité si grande. Il ne se mêla point
aux manifestations publiques, car il n'était pas
homme d'action , mais il versa à pleines mains
le sarcasme sur la noblesse et la haute bour-
geoisie, qui avaient applaudi aux paroles du
missionnaire. Il fut compromis aux yeux de
l'autorité, et compris dans le nombre des jeunes
gens qui, au sujet de cet événement, furent
exilés de la Savoie. Le il janvier 1832, Veyrat
se dirigea sur la France, marchant vers des
destinées inconnues, le deuil dans l'àme, animé
de la haine la plus invétérée contre tout ce qui
se rattachait de près ou de loin au gouverne-
ment piémontais.
Il s'arrêta à Lyon. Sa première idée , en
arrivant dans cette ville, fut de se venger par
la plume de l'ostracisme dont il était frappé ;
appuyé par quelques hommes de talent, dont
l'un d'eux est aujourd'hui placé dans les hautes
sphères gouvernementales, il fonda V Homme
rouge, journal en vers, où la satire coulait à
pleins bords. Veyrat dirigeait surtout ses arti-
cles contre le roi deSardaigne, Charles- Albert ;
ses attaques étaient d'une violence extrême et
auprès des termes dont il se servait aurait pâli la
Némésis de Barthélémy. L'Homme rouge fut bien-
tôt remarqué, non-seulement pour sa brutale
166 JEAN -PIERRE VEYRAT.
vigueur, mais surtout pour le talent avec lequel
il était rédigé ; aussi Veyrat fut-il forcé de sus-
pendre sa publication sur les représentations
faites au gouvernement français par le cabinet
de Turin qu'effrayait cet ennemi posté sur les
frontières du royaume.
V Homme rouge disparut. Veyrat resta quel-
que temps encore à Lyon, puis se rendit à
Paris où devait commencer pour lui une longue
et douloureuse agonie. Recommandé par ses
amis de Lyon à des journalistes de la capitale,
il collabora d'abord à des feuilles politiques. Il
eût pu trouver, dans la modeste position qui lui
était faite , des ressources suffisantes pour sub-
venir à ses besoins, et attendre paisiblement
un meilleur avenir; mais les illusions dont il se
berçait l'empêchèrent de se contenter de si
peu ; les fumées de la gloire lui étaient montées
au cerveau par anticipation, et il dédaigna de
s'astreindre au travail quotidien du journalisme.
Il fut saisi alors de cette fièvre dangereuse qui
s'empare des jeunes intelligences d'élite à un
moment donné, et les consume sans merci,
lorsque le hasard ne leurjfait pas rencontrer un
guide sage et expérimenté , qui les apaise et les
rappelle à la réalité. Veyrat se drapa dans son
talent, s'exalta à la pensée qu'il pouvait devenir
illustre, mais ne fit rien pour vaincre les pre-
JEAN -PIERRE VEYRAT. 167
miers obstacles dont il aurait dû tout d'abord se
rendre maître afin de réaliser ses espérances.
La fréquentation des théâtres fit naître en
lui une passion outrée pour le drame; les succès
obtenus par quelques dramaturges avaient mis
son imagination en feu et excité son envie ; il
abandonna presque entièrement la poésie et ne
s'occupa plus qu'à écrire des drames dont quel-
ques-uns , de l'avis de juges compétents, étaient
irréprochables. Malheureusement il ne put les
faire accepter au théâtre; il lui manquait des
soutiens et des protecteurs, car ses amis mêmes,
lassés par la force d'inertie qu'il opposait cons-
tamment à leurs conseils désintéressés, com-
mençaient à l'abandonner. Ses rêves dorés n'en
continuèrent pas moins à grandir et finirent
par dépasser les bornes de la raison. Veyrat
fondait toujours sur ses drames l'espoir le plus
grand, et, au reproche que lui faisaient les der-
niers amis qui lui fussent restés fidèles de ne
pas s'occuper à se procurer les ressources né-
cessaires à la vie, il répondait par un superbe
mépris ; un sourire de pitié effleurait ses lèvres
et dédaigneusement il laissait tomber de sa
bouche des sarcasmes amers à l'adresse des
gens positifs qui ne partageaient pas ses espé-
rances. Un jour, dans l'enthousiasme que lui
inspiraient ses œuvres, il alla jusqu'à s'écrier :
168 JEAN -PIERRE VEYRAT.
« Tranquillisez- VOUS, bourgeois, bientôt nous
aurons des palais , des voitures et des odalisques
qui feront brûler des parfums d'Arabie dans des
cassolettes d'or* ! »
Hélas I palais, voitures et odalisques ne vin
rent point réjouir le cœur du pauvre poète. Au
lieu d'odalisques ce fut la misère qui un jour
frappa à sa porte; il se réveilla comme d'un
songe à cet appel qu'il n'avait pas eu la sagesse
de prévenir, entraîné qu'il était par ses folles
illusions et, peut-être aussi, par un sentiment
de vanité mal placée qui acheva de l'aveugler
sur sa situation. Il songea forcément, à cet ins-
tant suprême , à tourner ses efforts vers le côté
matériel de la vie ; il traita avec sa famille pour
retirer son patrimoine et se rendit à Chapa-
reillan , sur la frontière , pour toucher ce qui lui
revenait.
De retour à Paris, Veyrat vécut aisément
jusqu'à l'épuisement de ses nouvelles res-
sources, mais sans plus s'occuper de l'avenir.
Puis , lorsque la misère vint de nouveau heurter
à la porte de son réduit, il sonda avec effroi
* Nous avons puisé ces détails intéressants dans les notes qui nous
ont été communi(iuées par M. le docteur P..., d'Annecy, l'un des amis
les plus intimes de J.-P. Veyrat. Des renseignements nous ont été aussi
fournis par la famille du poète pour les autres parties de cette notice
biographique.
JEAN -PIERRE VEYRAT. 169
Tabîme ouvert sous ses pas, et, n'y apercevant
plus rien qui pût lui servir de branche de salut,
il se prit de désespoir ; il n'avait plus rien à
prétendre à la succession de son père, décédé
pendant son exil; sa mère, éloignée elle-même
du toit paternel dont un héritier était resté
seul maître, ne pouvait lui venir en aide; ses
amis l'avaient décidément abandonné; resté
sans aucun appui , il dut renoncer à l'espoir de
se faire jour au milieu de cette tourbe d'am-
bitions qui se croisent et se choquent sur le
pavé de Paris*. « Ma foi religieuse, dit- il, mes
croyances sociales et politiques , ma confiance
aux hommes, j'avais tout perdu ; à peine croyais-
je en moi-même; mon cœur était un gouffre
dont j'ignorais la profondeur. Qu'allais -je de-
venir?... » Il n'avait plus à choisir qu'entre
deux partis : mourir ou rentrer dans son pays.
Veyrat céda à l'instinct qui le poussait
• J -P. Veyrat se procura bien quelques ressources en vendant quel-
ques-unes de ses productions; mais elles ne sufllrcnt pas à ses besoins.
Faisant allusion à cette nccessilé où il se trouvait de trafiquer de son
talent, il écrivait dans son journal : « Le poète sans foitune est le plus
malheureux des hommes ; la courli5ane ne livre que son corps, libre
de garder au fond du cœur les scnlimentï» qui lui restent; l'autre, au
contraire, doit, pour vivre, livrer ses soupirs, ses émotion?, les pensées
qui lui sont chères, et jusqu'aux plus secrètes profondeurs de son âme,
et cela & un public libre de noircir le loul de la plus injurieuse critique
ou du mépris le plus insultant. »
170 JEAN -PIERRE VEYRAT.
vers la patrie absente, où il espérait trouver le
repos pour son corps déjà malade et pour son
esprit fatigué. Grâce aux démarches de quel-
ques-uns de ses anciens amis de Chambéry et
de Mgr Charvaz, éveque de Pignerol, le roi
Charles - Albert , à qui Veyrat avait adressé lui-
même une demande en grâce sous forme d'épî-
tre, l'autorisa à rentrer dans ses foyers.
Dans l'été de 1837, Veyrat revint à Cham-
béry, et à dater de cette époque il abandonna
ses premières opinions politiques. Ce revire-
ment, que nous constatons sans le discuter,
parce que nous n'avons à envisager ici que le
poète , changea , il va sans dire , complètement
les allures de Veyrat. Le rédacteur de V Homme
rouge disparut définitivement sous les étreintes
du malheur, et fit place à un homme nouveau
chez lequel les désillusions et les souffrances
avaient fait naître des idées nouvelles.
Aussitôt après son retour en Savoie , Veyrat
s'occupa à rassembler quelques-uns des vers
qu'il avait jetés sur le papier pendant ses der-
niers jours d'exil; car souvent, dans les mo-
ments où son âme triste et brisée s'abîmait dans
des pensers amers , il avait confié à sa plume le
soin de traduire son désespoir et ses regrets.
Il rassembla tous ces élans de son cœur malade,
en y ajoutant ses inspirations nouvelles, et il
JEAN -PIERRE VEYRAT. 171
en forma sa Coupe de Vexil, œuvre poétique dont
l'apparition fut un événement dans la littérature
provinciale. Il s'associa ensuite avec Melchior
Raymond pour la rédaction du Courrier des Alpes,
journal monarchique et religieux, dans lequel
il publia des articles remarquables , et enfin il
entreprit la composition d'un nouveau poème
intitulé Station poétique à Hautecombe.
Mais la maladie vint bientôt arrêter le mal-
heureux poète dans ses derniers efforts; cloué
sur son lit de douleurs , il traça péniblement les
strophes de son poème, jusqu'au jour où sa
main faible et décharnée n'eut plus la force de
tenir la plume. Alors il abandonna son œuvre,
qui resta inachevée, et ne pensa qu'à mourir;
ses lèvres ne quittèrent plus l'image du Christ
que pour murmurer des prières, et le 9 no-
vembre 1844 il rendit le dernier soupir, après
avoir bu jusqu'à la dernière goutte la coupe
d'amertume que Dieu lui avait réservée.
Telles furent les phases principales de la vie
de J.-P. Veyrat.
Sous le rapport physique comme sous le
rapport intellectuel, la nature ne s'était pas
montrée avare à son égard. Sa taille était au-
dessus de la moyenne ; malgré les signes d'une
santé débile, qui se traduisaient par l'amaigris-
sement et un teint bilieux, sa pliysionomie
172 JEAN-PIERRE VEYRAT.
avait quelque chose qui attirait le regard ; on
y reconnaissait, au premier coup d'œil, les
marques d'un talent hors ligne. Son front était
large et développé , et des pommettes saillantes
donnaient à sa figure une expression énergique
sans être dure; sur ses lèvres, minces et ser-
rées, errait sans cesse le sourire malicieux de
la satire. Au reste , son caractère était calme et
paisible ; sa plume seule était la confidente de
ses emportements. Homme de bonnes manières,
sa conversation était des plus agréables et des
plus spirituelles.
Il n'est point vrai que Veyrat, comme on
a voulu le dire, se soit livré à de coupables
excès et que sa vie ait été la proie de passions
désordonnées; il n'eut jamais le goût des plai-
sirs bruyants qui n'allaient pas à son esprit
méditatif; sa vie , au milieu de ses rêves de bon-
heur comme au milieu de l'infortune et de la
souffrance , fut tout intérieure.
Maintenant que nous avons rappelé ce qu'a
été l'homme, disons en quelques mots ce que
sont les œuvres du poète.
La vie littéraire de Veyrat, comme sa vie
privée, est divisée en deux périodes bien dis-
tinctes ; la première , celle de ses premiers élans,
marquée par V Homme rouge ^ appartient à la
satire. Dans cette période, l'esprit de Veyrat
JEAN -PIERRE VEYRAT. 173
suit sa voie naturelle ; il cède à son penchant
natif rendu plus irrésistible par les ardeurs ju-
véniles : c'est le premier saut du jeune lion qui
déchire sa proie à belles dents , parce que l'ins-
tinct le pousse sur la chair sanglante. Alors
rien n'arrête la fougue du poète ; ses traits
acérés frappent sans miséricorde les ennemis de
ses principes politiques et sociaux. Tout croule
sous l'acier de son style, tout est trituré sous les
morsures du sarcasme et de l'ironie la plus san-
glante ; V Homme rouge trône sur ces débris !
Mais , comme l'excès tue le succès vrai et
durable , l'œuvre première de Veyrat a presque
disparu, et il ne reste de lui que les cris déchi-
rants échappés de son àme dans la seconde
période de sa vie. Ici, le poète se montre sous
un tout autre aspect : la satire a fait place à la
poésie lyrique, seule propre à rendre les plaintes
d'un cœur souffrant. Dans la Coupe de l'exil, le
poète apparaît dans toute son immense douleur;
comme Mouthon , mais avec un talent de beau-
coup supérieur, il frappe rudement sa poitrine,
il s'abreuve de repentir, il met à nu les plaies
de son cœur. Son œuvre est toute personnelle,
et si, cédant parfois à son premier penchant, il
se sert des traits du sarcasme pour flétrir les
turpitudes d'ici-bas, c'est encore à lui-même
qu'il rapporte tout ; il se fait le point de départ
174 JEAN -PIERRE VEYRAT.
de cette immense palinodie humaine, pour la-
quelle il n'a plus que pitié et dégoût. Sceptique,
il eût terminé son œuvre par un cri de déses-
poir; croyant, à la dernière heure, il se voile
la face et va chercher dans le sein de Dieu la
consolation et l'espérance.
Dans la Station poétique à Hautecombe, Veyrat
abandonne en partie sa personnalité. On sent
qu'ici le poète , après avoir gémi sur les dou-
leurs morales qui l' étouffaient , revient au pur
sentiment poétique ; son esprit soulagé se com-
plaît avec une espèce de volupté dans les har-
monies du vers ; il semble oublier un peu la
première page de sa vie , qu'il a recouverte d'un
linceul, pour ne plus s'attacher qu'à rendre,
sous des formes vraies et émouvantes, les scènes
sombres ou riantes qui se présentent à son
imagination. Par instant, toutefois, un éclair
de douleur apparaît comme dans les anciens
jours, mais ce n'est qu'un éclair qui, loin de
nuire à l'ensemble de l'œuvre, jette au con-
traire un jour utile sur les nouvelles qualités
du poète.
Les poésies de Veyrat ne sont pas sans
défauts ; mais on ne peut leur refuser une qua-
lité, la première de toutes, celle qui marque
le vrai poète : l'originalité. C'est avec raison
qu'un écrivain savoyard a dit en parlant d'elles :
m JEAN- PIERRE VEYRAT. 175
« On y voit quelquefois l'ampleur de Lamar-
tine, la hardiesse de Victor Hugo, le sombre
de lord Byron ; on y entend çà et là les grandes
voix bibliques , les sourds murmures des forêts
d'Ossian, les harmonies pittoresques de Klops-
tock , et cependant elles ne sont tracées sur au-
cun de ces modèles, elles appartiennent au génie
de l'auteur. Qu'on lise l'ode élégiaque à Dim,
les épîtres à ma Sœur, à Childe-Harold, la pièce
intitulée le Retour, et l'on s'en convaincra*. »
C'est que, en effet, Veyrat porte au front
le signe du vrai talent ; ce n'est plus là le poète
médiocre qui marche à la remorque de ses de-
vanciers, et va glaner dans leurs œuvres de
vieilles idées qu'il rajeunit par des efforts de
style ; ce n'est plus là le poète de second ordre,
qui scande péniblement ses pensées et s'em-
barrasse dans de fausses images : Veyrat entre
dans l'arène poétique revêtu des couleurs les
plus éclatantes ; sa livrée est bien à lui , nul ne
saurait la lui contester; ses premières passes
d'armes annoncent un jouteur habile auquel la
palme de la victoire est échue d'avance.
Veyrat n'est pas un poète souverain , mais
il est, à coup sûr, un grand poète. Une seule
• Tableau historique et critique de la littérature françaicc, par
M. GondraD. Cliarabéry, 1856.
176 JEAN -PIERRE VEYRAT.
circonstance lui a ravi momentanément la ré-
putation dont il est digne, c'est d'avoir été
amené par les événements de sa vie à remplir
presque exclusivement ses œuvres principales
de sa personnalité. Si, à l'exemple des plus
illustres poètes , il eût pu écrire pour l'huma-
nité , au nom des grands principes qui doivent
la régir, une renommée plus grande planerait
aujourd'hui sur sa tombe, hélas! trop délaissée.
Une voix puissante se trouvera sans doute
un jour qui réparera l'oubli injuste dont notre
poète est l'objet, et grâce à cet appui, il prendra,
sans conteste, la place que lui assignent ses
œuvres au milieu des grands lyriques français *.
* La Coupe de Vexil el la Station poétique a Hautecombe ont eu
chacune trois éditions. La première édition de la Coupe de Vexil a été
écoulée à moilié en moins de quinze jours, et s'est trouvée entièrement
épuisée au bout de six mois.
Veyrat a laissé un grand nombre dé manuscrits dispersés le lende-
main mémo de sa mort par des visiteurs indiscrets, qui se sont emparés
de tout ce qui s'est présenté à leurs yeux. Nous avons pu retrouver la
trace de : !<> Raphaël de Montmayenr, roman en prose; 2» Treize No-
vembre ou la Fiancée du Carbonaro , drame en cinq actes ; 3° une série
de treize chants dont les deux premiers manquent. M. Emile Veyral,
neveu de notre poète, a retrouvé un traité passé entre J.-P. Veyrat el
un éditeur de Paiis pour la publication d'un ouvrage intitulé Une Fa-
mille dans les Alpes, un prospectus d'un autre travail qui portail pour
titre Voyage dans les Alpes de la Savoie et du Dauphiné, et le plan d'un
roman historique intitulé le Dernier Jour du monastère d' Hautecombe,
auquel J.-P. Veyrat a dû beaucoup travailler. M. Emiie Veyrat possède
aussi un certain nombre de lettres adressées à son oncle par Barthéiemy,
Silvio Pellico, Chateaubriand, Lamartine, etc.
JEAN-PIERRE VEYRAT. 177
A CHILDE-HAROLD
Non! tu n'oublieras pas! sous le sombre anathème
Tu te retrouveras partout avec toi-même.
Les flots à ton aspect tressailliront d'effroi;
Les débris des cités te parleront de toi.
Sur les sables mouvants de ton errante histoire
Le désert soufflera sans tarir ta mémoire.
Sur ton pâle coursier comme sur ton vaisseau.
Par les vents et les flots battu comme un roseau ;
Sur les monts où foiseau n'a pas laissé de traces.
Sur l'immobile mer du royaume des glaces.
Dans ces villes où l'herbe a crû sur le chemin,
Où le sol tout entier n'est qu'un débris humain.
Aux drames saisissants du globe et des empires.
Tu mêleras en vain les chants que tu soupires!
Au fleuve de douleur où le monde a pleuré ,
Où tout peuple a versé quelque malheur sacré ;
Qui roule dans son sein, parmi sa noire écume.
Ce que la terre a bu de sang et d'amertume ,
Et qui va grossissant les inondations
Des débris entassés des révolutions :
Comme on jette au courant d'un ruisseau qui murmure
L'ne eau longtemps croupie au fond d'une urne impure,
Pour la purifier de son acre liqueur,
Tu chercheras en vain à répandre ton cœur.
i78 JEAN- PIERRE VEYRAT.
Ainsi qifun vertement qu'on rejette ou qu'on change,
Déchiré par la ronce ou souillé par la fange,
L'on ne peut enlever, dans un délire vain,
La conscience au cœur, ce vôtement divin.
Va! tu peux parcoucir le sol des grands royaumes.
Les cités de la mort et les villes des hommes,
Comme Caïn, partout, tu subiras ta loi.
La terre et ses enfants crieront contre toi.
Pour jeter Tanathème à ta course fatale,
Les morts s'échapperont de Turne sépulcrale.
Et, partout où le sol sous tes pieds tremblera.
Seule, pour te bénir, la mort se lèvera.
N'es -tu pas ce prophète au funèbre génie.
Qui vint doubler pour nous la mort et l'agonie
Et dire h l'homme errant sur son globle de pleurs
Qu'il attendait en vain la fin de ses douleurs ;
Cet oiseau du déluge apportant sur son aile,
A défaut du rameau , cette heureuse nouvelle :
Que le néant pour nous était l'unique port.
Et qu'au plus haut des cieux I'Eternel était mort?
Qu'importe maintenant que le soleil féconde
Ce cadavre sans nom, hélas! qui fut le monde;
Que ce globe expiré tourne sur ses essieux
Et suive son chemin dans les routes des cieux?
Quel sublime amiral conduira les étoiles.
Ces glorieux vaisseaux aux lumineuses voiles?
Qui dira maintenant au soleil : Lève -toi!
A l'Océan : Arrête! à la foudre : Suis -moi!
Au tigre du désert : Reste dans ton repaire!
Au fleuve : Coule! au sol : Produis! à l'homme : Espère!
Espérer quand le ciel n'est plus qu'un grand désert.
Un royaume de deuil que la mort a couvert?...
Que faites -vous au ciel, coupoles de lumière,
Mondes qui gravitez dans la splendeur première,
JEAN -PIERRE VEYRAT. 179
Vous tous dont il forma les orbites de feu ,
Célestes voyageurs, navires du grand Dieu?
Ah! tombez! il n'est plus, le roi de la victoire!
Celui qui vous posa dans un berceau de gloire;
Celui qui vous lança sur recueil du néant
Comme une flotte d'or sur le sombre océan ;
Chœurs des globes de feu, planètes solitaires,
Cygnes des cieux, voilés de radieux mystères,
Esclaves lumineux au séjour des élus.
Que faites -vous au ciel maintenant qu'il n'est plus?
Tombez, écrasez- vous, vieux témoins du mensonge!
Il n'était qu'une erreur, et vous n'êtes qu'un songe!
L'homme a cru trop longtemps à vos récits menteurs,
Tombez, tombez du ciel, sublimes imposteurs!
Globe d'or, premier- né de la céleste plaine,
Terre qu'il réchaufi'ait de sa féconde haleine,
Maintenant qu'il n'est plus le roi de l'avenir,
0 mère des humains! que vas -tu devenir?
Océan qui chantais sa gloire dans l'orage.
Toi qui ne connaissais aucun frein à ta rage ,
Qui pouvais écraser comme un jouet d'enfant
Les navires des rois dans ton flot triomphant.
Roi des rois, tu n'avais qu'un maître dans le monde...
Qui viendra contenir ta colère qui gronde?
Et toi... toi qu'il créa, dans son rêve d'amour,
Plus grand que l'univers et plus beau que le jour ;
Toi dont il fit le cœur, dans sa bonté sublime,
Plus vaste que les cieux, plus profond que l'abîme,
Afin que jamais rien dans l'immense avenir,
Hors lui seul, le grand Dieu, ne piit le contenir,
Enfant perdu du sort dont le malheur se joue.
Que feras- tu captif dans ta prison de boue?
Type immortel qu'il fit si pur en le créant,
Pleure! tu n'es plus rien qu'un rêve du néant!
i80 JEAN -PIERRE VEYRAT.
Est- il vrai cependant, Roi des divins royaumes!
Que l'histoire a perdu ta trace chez les hommes;
Que les temps de ton règne, enfin, sont révolus.
Que les cieux révoltés ne te connaissent plus;
Que l'homme a de ses mains brisé ta loi divine.
Et que tu n'es au ciel qu'une grande ruine?...
Ah! la ruine immense où pleurent Ions les vents.
Celle qui fait crier tous les êtres vivants.
Dont le monde a tremblé sur sa base éternelle,
Et que, sans l'emporter, le temps bat de son aile.
Elle n'est pas au ciel , ô pâle voyageur !
Et si tu veux la voir, regarde dans ton cœur!
Là tu retrouveras, avec tous ses orages.
Une mer de débris féconde en grands naufrages;
Là roulent en tous sens, battus du flot errant.
Les débris foudroyés de tout ce qui fut grand.
0 villes du passé qui n'êtes que poussière;
Reines mortes, sous qui tremblait la terre entière;
Veuves des nations qui donnez au désert ;
Débris où les hiboux gémissent leur concert,
Vous avez vu passer, sous vos sombres collines.
Des empires détruits les immenses ruines ;
Sur vos murs écroulés, autour d'un froid cercueil.
Vous avez vu pleurer les nations en deuil ;
Vous avez vu tomber les pleurs de tout un monde.
Vous savez les douleurs de la terre et de l'onde...
Eh bien ! vous n'avez vu passer devant vos yeux
Que des jours fortunés et des peuples joyeux ;
Levez -vous! regardez, Tyr, Memphis, Thèbe et Rome!
Car voipi maintenant la ruine de l'homme!
(I.* CoiPK O» l'kxil, ch Tii . J I».)
I
JEAN -PIERRE VEYRAT. 18i
II
LA VEILLE DU POÈTE
CIVQl'lKMB HBiraB
C'est assez ! dans le vase où saigne ma blessure,
Une dernière goutte a comblé la mesure ;
Lève toi, Dieu vivant, c'est l'heure de compter!
Comme Job avec toi mon cœur veut disputer;
A ce dernier sommet de la douleur humaine,
Ma voix t'ira troubler jusque dans ton domaine.
Ah! déjà mon sang crie et mon cœur a battu!....
Je te sens près de moi... Dieu vengeur, m'entends -tu?
Entends -moi! car jamais aucun fils de ma race.
D'un pas plus violent ne courut sur ta trace ;
Jamais pour te saisir d'un pur embrassement
Nulle âme ne s'ouvrit d'un tel emportement.
Entends-moi! car c'est l'heure où, le front sur la terre.
Je sue aussi du sang dans mon deuil solitaire ,
Où, pour me soutenir dans mon mortel effroi.
Je n'ai pas trop d'un Dieu... l'heure est rude, entends-moi!
Je ne suis pas , hélas ! seul en cause à cette heure ,
Le sang du martyr coule et l'œil du juste pleure ;
J'ai vu les pleurs du juste et n'ai pu les sécher;
Et le sang du martyr et n'ai pu l'étancher !
Le long cri de douleur qui monte de la terre.
Je le porte avec moi dans ma haute misère.
Et je souffre, ô grand Dieu, pour tous les opprimés;
Four ceux que trop d'amour, hélas! a consumés;
iSÎ JEAN-PIERRE VEYRAT.
Pour ceux qui, dans la coupe où tu versas la vie,
N'ont trouvé pour leur soif que l'absinthe et la lie ; ^
Pour les martyrs sanglants qui , levant leur bras nu ^
Aux pieds de leurs bourreaux , n'en ont rien obtenu î
Leurs larmes, ô mon Dieu! tombent de ma paupière,
Leur douleur dans mon sein s'agite tout entière,
Le fardeau de leurs jours courbe mes bras tremblants,
Et le sang des martyrs a coulé de mes flancs.
Ah! si ton bras est juste, il est lourd et sévère!
Tu nous fais cheminer vers un sanglant calvaire ,
Et tu nous fais sentir d'un pied bien irrité
L'éperon du malheur et de l'adversité !
Entends-nous! entends-moi! Dans nos sombres épreuves.
Des douleurs d'ici -bas nous avons bu les fleuves;
Le flot jusqu'à ma lèvre est venu déborder...
Mon cœur est une mer, et tu peux la sonder !
Si quand ton beau soleil dorait aussi ma gerbe,
Tu ne m'as vu jamais arrogant et superbe;
Si dans les rares jours de ma prospérité
Au malheur du passant je n'ai pas insulté ;
Si je n'ai pas. Seigneur, payé ma robe neuve
Et mon foyer désert des deniers de la veuve ;
Si, dans le dur sentier où m'a conduit ta main,
J'ai marché, sans faiblir, jusqu'au bout du chemin.
Sans que mes ennemis m'aient pu voir au passage
Déposer lâchement mon bâton de voyage.
Entends -moi... dût mon cœur dans tes mains éclater,
C'est l'instant ou jamais où tu dois m'écouter !
J'ai plié trop longtemps sous la main qui m'opprime.
Comme avec le bourreau compte avec la victime!
Cite mes ennemis! qu'ils parlent devant toi!
Réveille ta justice et juge entre eux et moi!
Oh! n'ont- ils pas assez de ma longue agonie?
N'ont-ils pas mis assez de ronces dans ma vie.
JEAN -PIERRE VEYRAT. 183
De sanglots dans mon cœur, de deuil à mon foyer?
Que faut-il pour qu'enfin ils cessent d'aboyer!
Quoi donc! quand le lépreux de la haute vallée *
S'est enfermé vivant dans sa tour désolée ;
Quand , le cœur déchiré par la flèche et le dard ,
Silencieux et fier, je me tiens à l'écart,
Ils viendront, triomphant de mon silence même ,
Me crier sans pudeur leur stupide anathème.
Assassiner mon chien, dernier ami resté
Fidèle jusqu'au bout à mon adversité,
Et railler ma douleur s'ils ont vu ma paupière
Se mouiller d'une larme à ce jeu de panthère.
Et, dévorant ma gloire ainsi que mon bonheur.
Jusqu'au dernier lambeau déchirer mon honneur?...
Et je ne dirai rien?... Et du fond de l'abîme
Je ne pousserai pas le cri de la victime.
Et tu n'entendras pas, comme au temps des aïeux,
Le sang de l'innocent se plaindre au fond des cieux?...
Et tu ne puiseras dans ton puits de colère
Que pour moi seul, ô toi que j'appelais mon père!
Et ceux-là que j'ai vus rire de mes douleurs
Ne connaîtront jamais l'amertume des pleurs?...
Non, non, tu ne dors pas, éternelle justice!
Des fureurs du méchant, non, tu n'es pas complice!
Un jour vient où tu dis, ô suprême témoin.
Au mal comme à la mer : Tu n'iras pas plus loin!
Un jour vient où la croix du proscrit te réveille.
Où le cri du martyr emplit seul ton oreille.
La langue du méchant s'attache à son palais
Et le pied du tyran se prend dans ses filets.
Me voici comme Job sur sa funèbre couche ;
La malédiction va sortir de ma bouche,
le Lépreux de Ux cité d'Aoste.
184 JEAN -PIERRE VEYRAT.
Le cri de l'opprimé va monter jusqu'à toi ;
0 terre, sois témoin! Dieu vengeur, entends-moi!
Je te consacre ici mon sang et mes alarmes.
Une libation de mes plus tristes larmes!
Pour mes nuits sans sommeil et mes travaux sans fruit.
Pour ma vie en ruine et mon bonheur détruit ,
Pour les pleurs trop amers que je n'ai pu répandre,
Pour mon foyer en deuil dont ils ont pris la cendre.
Pour ma moisson brûlée et mon champ dévasté ,
Pour le mal qu'ils m'ont fait et qu'ils m'ont souhaité ,
Qu'ils soient tous... Ah! le sang coule au flanc du Calvaire,
Qu'ils soient tous pardonnes! pardonne -leur, mon Père!
Ma mère sous leurs coups est morte de douleur ;
Son martyre a duré trente ans! pardonne -leur!
Le vautour a pillé le nid de la colombe,
Pardonne -leur! le sang fume sur l'hécatombe.
L'impie et le tyran frappent sans se lasser ;
Détourne tes regards et laisse- les passer!
Qu'ils récoltent l'olive où j'ai cueilli l'épine!
Souris à leurs palais bâtis sur ma ruine!
A sa vivante artère ils ont saigné mon cœur;
Ne viens pas voir couler mon sang... pardonne -leur!
Voilà mon anathème et mon cri de vengeance!
Ils pèseront un jour, grand Dieu! dans ta balance.
Eux -même un jour peut-être ils me pardonneront
Le don triste et fatal dont j'ai le signe au front.
Mes pleurs de leur colère auront éteint la flamme,
Ma voix aura trouvé son écho dans leur âme.
Ma tombe inclinera tristement leur regard...
Mais ce jour, ô mon Dieu! se lèvera bien tard!
(StATIOW POÉTIQUB a HAUTBCOMBi.)
JEAN -PIERRE VEYRAT. 185
III
UN LIS AU DESERT
POÉSIB INKDITK *
A Tonibre des forêts alpines ,
Au flanc du rocher inconnu,
Près des sauvages aubépines ,
Parmi la ronce et les épines ,
Beau lis, comment es- tu venu?
Si loin de ta rive natale
Tu croîs pourtant, fleur du vallon!
Et ton parfum plus doux s'exhale ,
Et ta tunique virginale
N'a pas soufi'ert de l'aquilon.
Dans Tombre et la forêt charmée.
Au sein d'un vert buisson de houx.
Tu grandis, ô fleur parfimiée,
Comme une vierge trop aimée
Que surveille un amant jaloux.
Le buis et Tépine acérée
Gardent tous ces sentiers déserts ,
Et de ta retraite ignorée
Nul ne connaît l'ombre sacrée
Que la bribc et Toiseau des airs.
'Celte piècfi nous a ('tO communiquée par M. Louis Pillet, avocat à
Cliambëry,
186 JEAN -PIERRE VEYRAT.
N'entends -tu pas, quand la nuit sombre
Jette au ciel son manteau d'azur
Où brillent des perles san>< nombre,
Le rossignol, ami de l'ombre,
Soupirer un chant doux et pur?
Les étoiles, ô fleur sauvage.
Te versent leurs célestes pleurs.
Et, livrant la rose au veuvage,
Bulbul s'oublie à ce rivage
A te murmurer ses douleurs !
Tu l'écoutés, belle exilée.
D'abord pensive et sans dessein ;
Mais quand fuit la nuit étoilée,
On voit une larme perlée,
0 fleur, s'échapper de ton sein.
IV
L'BTRANGÈRB
FAAGKBIITS IHBDITS *
Oh! chante- moi, disait cette fille étrangère,
Un de ces refrains d'or à la rime légère ,
Qu'on exhale en soupirs sur le sein bien -aimé;
Pourquoi songer toujours à la patrie absente ?
La patrie est partout où la femme est charmante ,
Et le vin doux et parfumé!
Cette pièce nous a été communiquée par Mme Veyrat.
JEAN -PIERRE VEYRAT. 187
— Non, lui dis-je ; au chasseur, il lui faut la montagne,
Au simple enfant des monts une simple compagne ;
Je suis enfant de ceux qui boivent aux torrents.
Ma cabane est auprès de la sombre avalanche.
Nos femmes ont le cœur comme la neige blanche,
Nos fils sont robustes et grands !
III
— Oh! conduis -moi là -bas sous ta roche sauvage;
L'air de Paris me pèse et j'aime ton rivage
Depuis que tu m'as dit qu'il était triste et beau ?
Dis-moi l'air du chasseur a l'allure hardie,
Dis-moi l'air du pêcheur, j'aime sa mélodie
Semblable au murmure de l'eau.
IV
— L'air du chasseur est pâle ailleurs qu'à la montagne ,
Le chant du iac est dur qu'aucun vent n'accompagne !
Restez dans les cités , ô reine des salons !
Vos pieds se briseraient au sol de ma patrie ;
Le vent de nos glaciers vous eut bientôt flétrie ,
Fleur craintive des aquilons !
— Bois dans ma coupe, enfant des tristesses sauvages.
Bois!... notre vin de France est le roi des breuvages,
La femme de Paris la reine des beautés ;
Celles de ton pays ont des âmes de glace.
Que veux -tu? n'as -tu pas mon bras nu qui t'enlace?
Un sein brûlant de voluptés?...
VI
— Il croît dans mon pays une fleur merveilleuse ;
Elle lève au matin sa tète radieuse ,
i88 JEAN- PIERRE VEYRAT.
Tourne avec le soleil et le suit lentement ;
Tant qu'un rayon d'amour éclaire la journée.
Elle vit, puis s'incline et meurt découronnée
Quand a fui son céleste amant!...
VII
Ah! doute si tu veux! moi, je crois et je t'aime;
Je crois à ce moment, il est le bonheur même;
Il s'échappe, qu'importe, il renaîtra toujours :
Tous les parfums sont doux , toutes les fleurs sont belles ,
Suaves au matin , mais toutes sont mortelles !
Le seul immortel, c'est l'amour!...
VIII
IX
Si vous saviez , au fond d'une combe ignorée
A grandi sous mes yeux une fille adorée ;
Comme vous elle avait des yeux pleins de langueur ;
Un rare éclair brillait sur sa longue paupière.
Mais il portait en lui son âme tout entière
Et mettait à nu tout son cœur.
Son pied, sans se tacher, eût marché dans la fange;
Son beau front accusait l'ignorance de l'ange ;
Elle ne connaissait rien du siècle, et jamais
Sa pensée en jouant, rieuse et vagabonde.
N'effleura les sentiers où s'agite le monde,
C'est pour cela que je l'aimais !...
XI
Seulement elle avait au fond de son cœur vierge
Un sentiment divin
JEAN -PIERRE VEYRAT. 489
Mystérieux secret de prière et d'amour ,
Elle était belle aussi, belle à tenter un ange
Quand sa prière au ciel s'élevait sans mélange
Sur le dernier rayon du jour!
XII
SOUVENIR
Je suis venu , moi , triste et plein d'alarmes ,
Revoir les lieux de mon premier bonheur !
— Coulez encor, coulez toujours, mes larmes.
Seules du moins vous consolez mon cœur !
J'ai sous les yeux une rose chérie ,
Un souvenir de mon premier amour •
— D'hier éclose, elle est déjà flétrie;...
Mon rêve aussi n'a duré qu'un seul jour !
Et la nature est toujours aussi belle.
Et le rosier produit toujours des fleurs,
Et l'oiseau chante,... et rien n'est changé qu'elle!
Coulez encor, coulez toujours, mes pleurs.
Lyon, 8 juin 1833.
BENOIT TRUFFET
Benoît Truffet, né à Rumilly le 29 oc-
tobre 1812, embrassa la carrière ecclésiastique.
Il occupa pendant dix ans la chaire de rhéto-
rique au collège de Pont-Beauvoisin, et fut
nommé successivement membre agrégé de la
société savante de Grenoble et correspondant
de l'Académie de Savoie.
Il entra ensuite aux missions étrangères,
fut consacré à Paris le 25 janvier 1847, dans
l'église de Notre -Dame -des -Victoires, sous
le titre d'évêque de Gallipolis, et fut nommé
immédiatement vicaire apostolique de l'Afri-
que occidentale. Il s'embarqua à Bordeaux le
18 avril de la même année, et arriva le 7 mai
suivant à Dakan (Guinée). Après quelques mois
192 BENOIT TRUFFET.
de séjour sous ce ciel brûlant, il tomba malade
et mourut le 23 novembre, à l'âge de trente-
cinq ans.
Pendant son séjour en Savoie, Benoît
Truffet se fit remarquer par ses travaux litté-
raires. Il publia un ouvrage assez remarquable
sous le titre de Vltalie ou une Conversion au
xixo siècle, vol. in-S» (Paris, bureaux de la
Revue catholique). Il donna plusieurs articles
intéressants et des pièces de vers au Courrier
des Alpes et à fAllobroge, revue scientifique et
littéraire qui se publiait à Grenoble. Il a laissé
en manuscrit une Histoire des sanctuaires du
Dauphiné et de la Savoie.
Comme bien Ton pense, l'idée profane est
entièrement exclue de la poésie de B. Truffet,
et, pour la bien juger, il ne faut pas perdre de
vue qu'elle sort d'une plume éminemment reli-
gieuse , et pour laquelle l'idéal le plus parfait ne
réside que dans les régions du pur esprit.
Parfois, cependant, des accents mâles et
patriotiques se font entendre au milieu des
chants du poète évangélique, qui, lui aussi,
veut évoquer le souvenir des gloires anciennes
de son pays natal.
BENOIT TRUFFET. i95
I
A SILVIO PELLICO
ACTXU& DES POÉSIES CATHOLIQUES *
Poète, sois béni! quand ton pieux délire,
Elevant vers Jésus et ton cœur et ta lyre ,
S'éveille ou se rendort au souffle du Seigneur,
En chantant de la foi les hautes espérances,
Tu m'apprends à jouir même de mes souffrances
Que l'amour divinise au sang du Rédempteur.
Sous tes doigts frémissants quand ta harpe respire ,
Qu'ils sont doux avec toi les pleurs ou le sourire!
Je goûte tour à tour ton absinthe ou ton miel.
En montant par la croix pour atteindre la gloire ,
Tu sèmes, en jalons d'un chemin de victoire.
Les larmes et les fleurs sur le sentier du ciel !
D'un suave transport, oui, mon âme est saisie
Devant tes chants sacrés, parfums de poésie.
Echos purs et vivants du luth d'un séraphin ;
Mélodieux soupir, extatiques louanges,
Que tu continueras aux oreilles des anges
Dans les flots de Tamour sans mesure et sans fin.
• Cet impromptu, inspiré par une lecture des Poésies catholiques,
n'a pjLS déplu à l'illuslre prisonnier du Spielbcrg. Par une lettre tou-
chante à l'auteur, Silvio Pollic(» a permis l'inipression de es vers dans
l'Allobroge, revue de Grenoble.
194 BENOIT TRUFFET.
Anathème au talent qu'offusque la lumière,
Et dont la muse impie éteint dans la poussière
Son diadème d'or et ses ailes de feu !
Mais toi qui vois la vie au delà de la tombe,
Aigle majestueux ou plaintive colombe,
Tu diriges ton vol vers le trône de Dieu.
Que de fois quand tu peins de douloureuses scènes ,
Mes pleurs ont arrosé tes pages — et les chaînes
Que ton pied résigné traînait dans ta prison !
Mais tes fers brilleront en fleurons de couronne.
Quand le Dieu, dont l'éclat dans tes écrits rayonne.
Ouvrira devant toi l'éternel horizon.
Le ciel réclamera ta belle âme exilée.
Oh! puisse -t- elle alors, paisible et consolée,
Sur le sein de Jésus tendrement s'assoupir !
Puissent ton ange saint et la foi que tu chantes
Embaumer, enivrer de délices touchantes
Ta dernière parole et ton dernier soupir!
II
LE CHANT DU BARDE
LE BARDB
Tirez vos gais noircis, vaillants fils des montagnes.
Du cataie enflammé, vengeurs, armez vos mains :
Devant vous, l'ennemi! derrière, vos compagnes!
Donnez -leur l'allégresse , — et la mort aux Romains.
BENOIT TRUFFET. 195
Voyez -VOUS se serrer leurs bandes orgueilleuses!
Demandez aux vaincus les maux qu'ils ont soufferts...
Vengez -les, vengez -vous, les âmes valeureuses
Acceptent, sans frémir, la mort, mais non les fers.
LES SOLDATS.
Mets ta force, Tarann, dans nos mains foudroyantes;
Aux oppresseurs des Galls anathème et malheur!
De nos poitrines frémissantes
Formons -nous un rempart ; oui, ces plaines sanglantes
Seront notre tombe ou la leur!
LE BARDE.
Teulomal, redis-nous l'effroi, les voix plaintives.
Par les pieds des chevaux les Ligures broyés.
Les époux massacrés , les épouses captives ,
Dans le sang paternel leurs fils naissants noyés!...
Vos pleurs remplaceraient les danses sous les chênes !
Plus que la honte aux fronts et Teffroi dans les cœurs...
Pourriez -vous secourir d'un bras chargé de chaînes
Vos enfants écrasés sous les pas des vainqueurs ?
LES SOLDATS.
Mets ta force, ïarann, dans nos mains foudroyantes;
Aux oppresseurs des Galls anathème et malheur !
De nos poitrines frémissantes
Formons -nous un rempart : oui, ces plaines sanglantes
Seront notre tombe ou la leur!
LE ISARDE.
Vengeance, liberté, gloire à TAllobrogie!
Illustre ta framée, ô guerrier des forêts ;
Ton vieux père f attend ; rapporte -la rougie
Du sang des étrangers qui souillent tes guérets.
196 BENOIT TRUFFET.
IJelle est autour d'un front la couronne de chêne!
Mais plus beau le trépas où nous allons courir!
Non , nous ne sommes point un peuple qu'on enchaîne.
Répétons ce serment : Etre libre ou mourir!
LES SOLDATS.
Mets ta force, Tarann, dans nos mains foudroyantes;
Aux oppresseurs des Galls anathème et malheur!
De nos poitrines frémissantes
Formons -nous un rempart : oui, ces plaines sanglantes
Seront notre tombe ou la leur !
LE BARDE.
Levé -toi, Teutatès; viens prendre tes victimes.
Je voue à tes autels le perfide étranger.
Nos lances vont punir son audace et ses crimes :
Ogmius, rends -nous forts; Hésus viens nous venger.
La rotte chantera les noms dignes d'envie.
Les noms des braves, morts pour fuir le déshonneur.
Le trépas est pour eux la porte de la vie :
Ils nageront sans fin dans les flots de bonheur...
LES SOLDATS.
Qui tombe sans trembler monte au pays des âmes ,
Dans une coupe d'or boit l'immortalité...
Embrase -nous, Bélen, de généreuses flammes;
Oui, conquérons pour nous, nos pères et nos femmes,
Une tombe ou la liberté !
BENOIT TRUFFET. 197
III
CHANT PATRIOTIQUE
Aux drapeaux déchirés des braves
Est pendu le crêpe de deuil.
Nous ici nous sommes esclaves ,
Et nos frères sont au cercueil!...
Leur valeur ne s'est point flétrie ;
Ils ont su combattre et périr.
Ah ! quand on n'a plus de patrie ,
On peut pleurer, on peut... mourir.
Loin des toits qui nous ont vus naître ,
Le ciel est morne et sans azur :
L'esclave qui redoute un maître
N'a plus de jour suave et pur.
Par le malheur Tâme aguerrie
Au combat ne sait point frémir ;
Mais, quand on n'a plus de patrie.
On peut pleurer, on peut... mourir.
Qui nous rendra nos chants de gloire?
Qui viendra venger nos douleurs?
Brisant nos fers par la victoire,
Quelle main séchera nos pleurs?
Armes, pays, mère chérie,
Je vous lègue un dernier soupir!
Ah! quand on n'a plus de patrie,
On peut pleurer, on peut... mourir.
JACQUES- HENRI CALLIES
Jacques -Henri Callies naquit à Annecy, le
24 juin 1822. 11 commença ses études dans le
collège des Jésuites à Chambéry, et les con-
tinua à Annecy. Son intention était de se faire
recevoir avocat et de suivre la carrière diplo-
matique, afin de satisfaire un goût très -pro-
noncé qu'il manifesta de bonne heure pour
les voyages; malheureusement le mauvais état
de sa santé anéantit tous ses projets les plus
chers , et il dut suspendre ses études et se re-
tirer dans sa famille.
Callies , tout en caressant avec prédilection
ses rêves de voyages lointains, qui lui donnaient
l'espoir de fournir un aliment à son ardente
organisation , avait senti aussi brûler en lui le
âOO JACQUES -HENRI CALLIES. Jl
feu sacré de la poésie ; son imagination l'avait
souvent emporté sur des rives éloignées, et,
chemin fiiisant, elle avait chanté l'immensité
des mers, les grands spectacles de la nature
et le Dieu créateur de toutes ces sublimes mer-
veilles. Ayant renoncé par force à ses premières
illusions, Callies reporta toutes ses pensées sur
la poésie; l'inactivité lui étant à charge, faute
de mieux il se jeta avec ardeur dans les études
littéraires.
Il parvint de la sorte à un degré remar-
quable d'érudition. Ses jugements sur les au-
teurs contemporains étaient marqués au sceau
du goût le plus parfait et du jugement le plus
sain. Les poètes surtout furent pour lui l'objet
d'une étude approfondie, et ce n'était pas sans
un grand intérêt qu'on l'écoutait exposer, avec
une rare sagacité , les qualités et les défauts de
chacun d'eux.
Mais ce travail forcé, que sa nature fié-
vreuse ne lui permit pas de renfermer dans des
bornes raisonnables, ne fit qu'augmenter les
souffrances physiques de Callies. Tout le pre-
mier, il sentit que la vie s'éloignait de lui, et
souvent on l'entendit annoncer sa fin prochaine.
« Je mourrai jeune! écrivit-il un jour; je ne
sens en moi aucune maladie, mais quelque
chose me dit: «Pour toi, une vie de peu de
JACQUES -HENRI CALLIES. 201
« durée, seulement une ou deux journées ici-
« bas, et il faudra partir... » Ces pensées tien-
nent à mon àme. Je me ligure qu'avant peu il
me faudra dirq adieu à tout ce que j'aime, à ma
mère, à mes parents, à mes amis et à la nature. »
Un instant, toutefois, il put renaître à l'es-
poir de ne pas être arraché de sitôt à toutes
ses affections. Une jeune compagne, des enfants
dans lesquels il se voyait revivre , purent ra-
nimer sa faible nature. Mais, hélas! son illusion
ne fut pas de longue durée; des souffrances
de toute sorte le rappelèrent bientôt à la
réalité, et lui firent reconnaître que le mo-
ment était proche où il allait être séparé de
tout ce qu'il chérissait.
Il vit arriver ce moment avec calme et
résignation; ses sentiments religieux éclatèrent
dans toute leur force à l'annonce de la mort,
et c'est en murmurant des prières et en bénis-
sant les siens qu'il expira le 25 avril 1859.
Callies n'a publié qu'un petit nombre de
ses poésies dans les journaux de la Savoie;
mais, après sa mort, elles ont été réunies en
volume et mises au jour par M. l'abbé Grobel*.
Il serait difficile de porter un jugement net
* Jacques-Henri C(tllies et ses Poésies, par M. l'alibé Grobcl, .\iinecy,
1850 ; 2e édition. Ch. Burdel, iHlilcur.
202 JACQUES -HENRI CALLIES.
et précis sur les productions du pauvre poète,
que la maladie a tourmenté pendant son court
passage ici -bas, et que la mort a achevé avant
l'heure ; il y a dans ses vers quelque chose d'in-
décis, de vague et de saccadé, comme un
soupir inachevé. Mais nous ne saurions mieux
dépeindre les traits caractéristiques de la poésie
de Callies que ne l'a fait un de ses amis les
plus intimes, et qui est un juge excellent en
pareille matière :
« Son lyrisme, dit M. J. Ogier, n'a point été
celui des modernes, qui s'est inspiré des évé-
nements et des révolutions politiques; il n'a
chanté que ses souffrances, ses joies, ses révo-
lutions intimes et ses luttes de l'âme, et puis,
comme nous l'avons dit, la simple et grande
nature de la Savoie. Distrait aux bruits du
monde, il en a à peine subi de rares échos, et
sa muse ailée n'est sortie de lui-même que pour
aller se poser sur nos rochers , les branches de
nos bois, ou sur les bras moussus des croix de
nos hameaux.
«... Un souffle poétique pur traverse
toutes les pages de J. Callies, et fait frissonner
son œuvre entière; cependant, on sent quel-
quefois la courte haleine ; une complexion frêle
et une langueur qui ne l'a presque jamais quitté
lui laissaient peut-être assez de force pour rêver
JACQUES- HENRI CALLIES. 203
longuement sa pensée, mais pas assez pour
mener loin l'inexorable et dévorant travail du
vers. En le rencontrant bien des fois épuisé
de fatigue, mais poursuivant encore son idéal,
nous nous souvenions du passage de Dante qui
peint le poète les tempes ceintes et brûlées par
un laurier de feu. Plusieurs de ses productions
accusent cette lassitude maladive et la défail-
lance des doigts sur la lyre *. »
• Courrier des Alpes, numéro du 12 mai 1859.
I
204 JACQUES -HENRI CAILLES.
I
SOUVENIR DES AMIS MORTS
(mIlodib d'aotombb)
Un vent glacé ternit les cieux.
Et les feuilles à la ramure
Exhalent leurs adieux
Dans un murmure.
D'où vient que je répands des pleurs ?
0 mon Dieu ! d'où vient que ma vue
Poursuit les feuilles et les fleurs
Qui tourbillonnent vers la nue?
Amis disparus pour toujours,
Fleurs de jeunesse! un vent d'automne,
Hélas! a de vos jours
Pris la couronne.
Près d'eux, quand oublierai- je, enfin.
Le chagrin qui me suit sans trêve ,
Depuis qu'en me serrant la main
Ils se sont enfuis comme un rêve.
Attends, tu seras au tombeau
Alors que la feuille dernière
Glissera du rameau
Dans la poussière.
JACQUES -HENRI CALLIES. 205
II
LA FEUILLE ET LE PASSANT
Il murmurait ; feuille jaunie.
Pourquoi suspendue au rameau.
Quand de tes sœurs la foule amie
Tourbillonne vers le tombeau ?
Ne sais -tu pas qu'il est bien sombre
De survivre aux êtres chéris ;
Qu'en un cœur veuf il est plus d'ombre
Qu'au linceul qui les a surpris ?
Tu pleures? Ah! pleurons ensemble :
Même sort! regret aussi noir!
Puisse le Dieu qui nous rassemble
Nous emporter tous deux ce soir!
III
LE PÈLERIN
Ouvrez, ouvrez! Frères, voici l'orage!
Sur votre seuil mon corps frissonne au vent.
Je suis bien las : j'ai fait un long voyage!
J'ai fui le siècle, ouvrez- moi le couvent!
Du fol amour repoussant l'esclavage ,
Pour mon repos je veux l'amour divin ;
Ouvrez, de grâce, ouvrez au pèlerin!
206 JACQUES -HENRI CALLIES.
Le cœur de Thomme est un étrange abîme ,
Le monde entier ne le comblerait pas ;
Ce qu'il reçoit, hormis T amour sublime.
Ce qu'il reçoit le creuse encor plus bas.
Du fol amour, éternelle victime ,
Pour mon repos je veux l'amour divin ;
Ouvrez, de grâce, ouvrez au pèlerin !
Sous les arceaux du cloître solitaire.
L'homme à Dieu seul vouant sa liberté
Ne voit -il pas renaître, à sa prière,
Son innocence et sa félicité ?...
Du fol amour, au loin la coupe amère!
Pour mon repos je veux l'amour divin ;
Ouvrez, de grâce, ouvrez au pèlerin!
La porte s'ouvre... ah! déjà je respire
Un air venu du séjour éternel ;
Mon âme échappe à l'infernal empire ,
Et mes désirs s'élancent vers le ciel.
Du fol amour j'ai connu le délire...
Pour mon repos je veux l'amour divin ;
Qu'il soit béni, le Dieu du pèlerin !
JACQUES -HENRI CALLIES. 207
IV
LA CROIX DU VILLAGE
Au détour d'un sentier, près de chaque village,
Apparaît une croix, simple et rustique ouvrage
De quelque laboureur, artiste du hameau.
Là, tandis que ses bœufs cheminent vers Tétable,
Le bouvier, s'appuyant sur Taiguillon d'érable ,
S'incline avec respect et lève son chapeau.
Là, quand le jour fuyant assombrit la nature,
L'aïeul , les bras en croix sur sa veste de bure ,
Adresse une oraison au Sauveur des humains.
En sarreau de fil bleu , l'enfant près de sa mère ,
Avec elle, à genoux, murmurant : Notre Père,
Presse le bois sacré de ses petites mains.
La bergère s'y rend du sentier des prairies ,
Portant le doux tribut des fleurs qu'elle a cueillies
A l'ombre des grands bois, au pied du buisson vert.
Là, tout humble de cœur apporte son hommage;
Mais, devant cette croix qu'on respecte au village,
L'orgueilleux citadin passe le front couvert.
208 JACQUES -HENRI CALLIES.
V
L'ENFANT ET LE CURÉ
Près (lu foyer où la flamme a relui ,
Un vieux curé, fermant son bréviaire,
Dit à l'enfant pensif auprès de lui :
« Tu pars demain... je le tiens de ta mère...
En ce vallon rien ne plaît à tes yeux ,
Du jour, Joseph , où tu vis Téquipage
D'un parvenu s'arrêter en ces lieux.
Crois ton curé, le parti le plus sage,
C'est, mon enfant, de rester au village. »
— « S'il s'enrichit, ce grand de l'autre jour.
Simple berger qui voulut de la ville.
Pourquoi pas moi? dit Joseph à son tour. »
— « Ami , tu crois le succès si facile !
Que de bergers, jaloux d'un meilleur sort.
N'ont rencontré sur un lointain rivage
Que l'insuccès, la misère et la mort?...
Crois ton curé, le parti le plus sage.
C'est, mon enfant, de rester au village.
« Sous le soleil , quand reverdit pour toi
Un petit champ autour d'une chaumine.
Reste au village où l'on garde la foi ,
Fuis les cités où le vice domine :
A l'étranger, que de fils des vallons
Ont écouté ce perfide langage :
Pour s'enrichir tous les moyens sont bons...
Crois ton curé, le parti le plus sage,
C'est, mon enfant, de rester au village. »
JACQUES -HENRI CALLIES. 209
— « Le parvenu, dit Tenfant soucieux.
Ne va-t-il plus le dimanche à la messe? »
— « Sur ce point -là, vois -tu... fermons les yeux;
Mais de ce grand sache au moins la tristesse ;
Sache, ô mon fils, que, malgré tout son or.
Gronde en son cœur, comme un brûlant orage ,
L'âpre désir d'augmenter son trésor.
Crois ton curé, le parti le plus sage.
C'est, mon enfant, de rester au village.
« Puis, mon ami, songe que ton départ
Achèverait les vieux ans de ta mère :
Déjà la mort était dans son regard
Quand elle vint pleurer au presbytère ;
Fais -la mourir... et puis, compte sur Dieu! »
Lors, de ses pleurs inondant son visage.
Pour les cacher se penchant sur le feu:
— « Oui! dit Joseph, le parti le plus sage.
C'est, je le vois, de rester au village. »
AUGDSTE DE JUGE
Auguste de Juge de Pieuillet, né à Ser-
rières (Savoie) le 6 janvier 1797, commença
son cours de droit à Grenoble et le termina à
Turin, où il fut reçu docteur le 24 janvier 1816.
Ayant choisi la carrière de la magistra-
ture, il fut nommé, en premier lieu, avocat
fiscal à Albertville le 6 février 1827; puis il fut
successivement juge -mage à Bonneville (1833)
et à Annecy (1837). Le 2 août 1839, il obtint le
titre et le grade de sénateur au Sénat de Savoie,
où il siégea un an plus tard comme membre
effectif.
Après vingt années de service dans cette
dernière qualité, il fut retraité le 12 avril 1860,
avec le titre de président honoraire de la Cour
212 AUGUSTE DE JUGE.
d'appel de Savoie, et mourut en son château
de Pieuillet, près de Rumilly, te 22 janvier 1862.
En dehors de ses charges dans la magis-
trature, A. de Juge fut nommé réformateur
des études en Faucigny, pendant son séjour à
Bonneville, et proviseur des études à Cham-
béry en 1851. Il entra en 1841 à l'Académie de
Savoie, dont il a été toujours l'un des membres
les plus actifs ; il fut admis au nombre des
membres correspondants de l'Institut national
de Genève et de la Société d'éducation de Lyon,
et fut nommé officier de l'ordre des Saints-
Maurice et Lazare.
Fidèle aux traditions du corps illustre au-
quel il avait l'honneur d'appartenir, A. de Juge
cultiva avec succès les lettres et surtout la
poésie. Déjà, en 1824, il avait publié une pièce
de vers intitulée Chambéry en 1824, dans la-
quelle il avait fait preuve d'un vrai talent poé-
tique; c'était un essai écrit avec une verve
railleuse unie à une grande finesse d'esprit. A
peu près à la même époque, une circonstance
heureuse mit le jeune magistrat- poète en rap-
port avec l'auteur illustre des Méditations , qui
était venu chercher des inspirations au milieu
des fraîches vallées de la Savoie et sur les bords
de nos lacs riants.
Souvent le chantre d' El vire et le modeste
AUGUSTE DE JUGE. 213
poète savoyen se rencontrèrent dans leurs pro-
menades solitaires, où tous deux puisaient de
nobles pensées dans le spectacle grandiose de
la nature alpestre. Il s'établit alors entre les
deux poètes une espèce d'intimité, qui se dé-
veloppa sous l'influence de goûts et d'aspira-
tions identiques.
A. de Juge ne put que profiter de cette
heureuse amitié que bien des hommes eussent
enviée avec raison; son talent acquit plus de
solidité par l'assurance que lui donnèrent les
encouragements du génie sous la protection
duquel le hasard l'avait placé : « Vous vous
jugez trop modestement vous-même, écrivait
en i825 M. de Lamartine à A. de Juge, en
vous comparant à l'oiseau de vos déserts, dont
les chants ne se font entendre qu'aux lieux de
sa naissance; une belle nature n'est-elle pas la
seule école de poésie? Vous montrez assez,
parle peu de vers que j'ai vus de vous, com-
bien vous avez profité de ces grands spectacles
et combien vous êtes digne d'être admiré vous-
même de ceux à qui vous consacrez une trop
précoce admiration. »
L'approbation d'un pareil maître pouvait-
elle ne pas exciter au plus haut degré l'ardeur
du disciple? Aussi ne faut-il point s'étonner si,
un an après , M. de Lamartine constatait en ces
2i4 AUGUSTE DE JUGE.
termes les progrès du jeune poète , dans une
lettre qu'il lui écrivait de Florence : « J'ai
trouvé, sans aucun compliment, que votre ta-
lent avait beaucoup mûri depuis un an. Tout
le monde vous envierait ce morceau sur le Lac;
il me paraît que ce dernier est décidément
inspirateur : Vignet, vous et moi, nous en
avons reçu les plus heureuses influences. »
Il s'agissait de la pièce sur le lac de Ge-
nève , pièce que nous reproduisons , et qui ,
composée en 1824, venait d'être retouchée par
A. de Juge.
Pendant quelques années, A. de Juge ne
livra à la publicité que des pièces détachées;
mais, en 1854, il fit paraître un recueil inti-
tulé Inspirations religieuses * , travail sérieux ,
qui accusait une vocation poétique bien déter-
minée. Plus tard, lorsqu'il fut fixé à Chambéry,
il choisit définitivement le genre de la fable
qu'il n'abandonna plus et avec raison , car c'est
dans ce genre que son talent se développa dans
toute sa force et brilla de tout son éclat.
Le Fabuliste des Alpes, recueil assez volu-
mineux qui parut en 1853**, obtint im légitime
succès et reçut l'approbation de plusieurs écri-
* Paris, A. Cherbuliez et C«.
" Paris, Clarey, libraire-éditeur.
AUGUSTE DE JUGE. 215
vains illustres. On nous saura gré de reproduire
textuellement les appréciations de deux juges
éminents, dont l'autorité est incontestable ; bien
que flatteuses pour l'œuvre de A. de Juge , on
peut affirmer qu'elles furent étrangères à tout
sentiment de camaraderie.
« J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le recueil
de fables que vous avez eu la bonté de m' en-
voyer, écrivit Théophile Gautier à un éditeur,
au sujet du Fabuliste des Alpes; il y a des vers
bien tournés, de l'esprit et du sentiment, de
quoi faire une réputation dans un siècle moins
occupé que le nôtre de chemins de fer et d'agio-
tage. »
M. Viennet, dans une lettre adressée à
A. de Juge lui-même, formula son opinion en
ces termes :
« La lecture de votre livre a été pour moi
une distraction fort agréable. Vous avez joint
le charme d'un style élégant aux conseils de
la raison la plus saine, et saisi avec bonheur la
plupart des ridicules de nos jours. Je vous
nommerais bien des coqs démocrates qui se font
nommer excellences , et bien des singes qui ont
imprudemment joué avec des allumettes. Mais
il paraît que vous en avez en Piémont comme
en France, et je souhaite que vous puissiez les
corriger avant qu'on les punisse. Il y a une
210 AUGUSJE DE JUGE.
bonne leçon de morale dans votre Mendiante,
et un sentiment exquis dans VEnfant et l'Hiron-
delle. J'ai remarqué bien d'autres fables dans
votre recueil; mais les suffrages du public vous
les ont déjà signalées.
« Permettez - moi de vous dire cependant
que vous abusez un peu trop des petits vers,
et qu'une plus grande sobriété n'aurait pas
nui à votre poésie. Pardonnez cette légère cri-
tique à ma franchise; je ne l'aurais point ris-
quée, si vos fables ne m'avaient inspiré une
grande estime pour leur auteur, et le désir de
les rendre de plus en plus dignes du succès
qu'elles doivent avoir". »
A cette appréciation fine et spirituelle nous
n'avons rien à ajouter, si ce n'est, comme der-
nier éloge, que le Fabuliste des Alpes a été
adopté, par décision souveraine, à l'école de
Saint -Denis.
Outre ses poésies, A. de Juge a publié
quelques discours prononcés devant le Sénat
de Savoie ou l'Académie de Chambéry, ainsi
que cinq rapports sur les concours de poésie
fondés dans cette dernière ville par M. Guy.
Il a laissé en manuscrits : !<> un volume de
• Ces lettres nous ont été communiquées par M. de Juge fils.
AUGUSTE DE JUGE. 217
Fables nouvelles; 2° Fleurs des Alpes ; 5° un Jeune
Avocat, comédie composée en 1S22; A^ Mé-
langes; 5« le Mois des fleurs, ou Marie et la Jeune
Fille; 6° Naissance du prince de Piémont; 1^ Ra-
bâcheries poétiques.
218 AUGUSTE DE JUGE.
I
LE LAC DE GENÈVE
Le jour 'déjà vient de s'éteindre
Sur les aiguilles du Mont-Blanc;
La lune qui commence à poindre.
De sa pâle lueur va teindre
Les flots bleuâtres du Léman.
Accours, suis- moi vers le rivage :
La barque est prête dans le port :
Le ciel ce soir est sans orage ,
C'est comme un beau front sans nuage
Ou l'œil d'un enfant qui s'endort.
Sur ces coteaux où les ténèbres
Ne tombent jamais qu'à regret,
Que de noms à jamais célèbres!
Quels chants d'amour! quels cris funèbres
Que de lauriers, que de cyprès!
Ici riait, causait Voltaire,
Sous l'œil de la postérité.
Tandis que , géant littéraire ,
11 livrait la France légère
Au vent de l'incrédulité.
Là , victime de son génie ,
Rousseau maudissait son destin.
Et, donnant le change à sa vie.
Portait dans l'âme de Julie
Le feu qui dévorait son sein.
AUGUSTE DE JUGE. 219
Plus loin, sous la verte colline
Byron promenait ses douleurs.
Sous leur poids sa tête s'incline.
Sa voix infernale ou divine
Déchire ou fait battre nos cœurs.
Contemple ce bois funéraire
Et ce château couvert de deuil :
Une femme y vécut naguère;
L'amour gémit sur sa poussière ,
La gloire embrasse son cercueil.
Ainsi sur ces nobles rivages
Partout surgit un souvenir;
D'autres viendront avec les âges ;
Le passé sous ces beaux ombrages
Répond assez de l'avenir .
Viens donc : jamais pèlerinage
Ne f'it plus fait pour te charmer,
Et nous dirons sur chaque plage :
« S'ils ont seuls la gloire en partage ,
« Plus qu'eux au moins, sachons aimer. »
Juillet i8a4-
11
LA SOURCE DU SALÈVK
Au pied de Taride Salève,
Dont la cime fière s'élève
Comme un fort aux créneaux hautains,
Il est une source limpide
Dont on aime, d'un œil avide,
A suivre les divers destins.
220 AUGUSTE DE JUGE.
D'abord timide à sa naissance.
Presque sans bruit l'onde s'avance
Sur un lit de cailloux épars;
Telle au sortir du. monastère
La vierge à la démarche austère
Veut échapper à nos regards.
Mais bientôt, trouvant une pente,
A travers les champs Teau serpente
En reflétant les feux du jour.
Semblable à la vive bacchante.
Qui, sous le dieu qui la tourmente,
Fait éclater ses chants d'amour.
Que j'aime ce tapis de mousse
Où le flot, qui soudain rebrousse
Dans son léger cours arrêté ,
S'étend comme une nappe blanche,
Comme un flocon de l'avalanche
Que détache un souffle d'été !
Du sommet d'un tertre élancée.
Ailleurs la source courroucée
Tombant en bouillons écumants,
S'élève en brillante poussière
Et flotte comme la crinière
D'un coursier qui brave les vents.
Quelquefois, sous un vert feuillage
Qui la couvre de son ombrage.
L'onde disparaît à nos yeux ;
Dans l'ombre ainsi d'une retraite.
L'âme, que le monde inquiète,
Se cache pour songer aux cieux.
AUGUSTE DE JUGE. 221
0 source pure, onde chérie,
Vers cette lointaine prairie
Garde -toi de hâter ton cours;
Là -bas est un abîme immense,
Où ta passagère existence
Ira se perdre pour toujours.
Au sein de l'humide surface
En vain Ton chercherait ta trace ;
Ton nom même aurait disparu
Comme celui de la bergère
Qui meurt dans la ville étrangère
Où son cercueil est inconnu.
Juillet 1832.
Il
L'INCENDIE ET LES RECOMPENSES
Le palais d'un lion, do nuit, avait pris feu ;
La toiture déjà tombait toute fumante ;
Les animaux en foule accourus sur le lieu
Parvinrent à dompter la flamme dévorante.
Un pareil dévouement devait avoir son prix :
Aussi, lorsque le jour eut calmé les esprits,
Le monarque annonça Tijeiire des récompenses.
C'est le plus beau moment, il faut en convenir;
Ma's ^îardor for'Tie les balances
Est entre nous li; point didicile à tenir.
AUGUSTE DE JUGE.
Chacun alors si forl se démène , s'agite
Pour vanter ses exploits,
Qu'il vaudrait mieux, je crois,
Jeter en l'air les croix
Que de chercher celui qui de fait les mérite
Le lion, jeune encor, pensa différemment.
Comme un vrai Salomon , il s'assied sdr son trône.
Et dit qu'il était là pour payer dignement
Les services marquants rendus à la couronne.
L'n chien, le nez en l'air, s'avança vers le roi :
« Ce que d'autres ont fait, grand sire, je l'ignore;
Mais au premier coup de beffroi ,
Qui rassura le peuple et fut son chef? C'est moi.
J'ai tant rôdé, couru, que mon poil sue encore;
Et j'ai tant harangué dans le palais sonore.
Que mon gosier à sec l'atteste assez, ma foi! »
— « C'est par trop te vanter, » répond d'une voix forte
Un ours au lourd museau; « l'on rira, peu m'importe;
Parler n'est pas toujours agir.
Pour moi, je le dis sans rougir.
Lorsque sur la muraille on eut posé l'échelle.
J'en pris le pied, et là, ferme comme un rocher.
D'un grognement flatteur je stimulai le zèle
De ceux que le péril parfois faisait bronciier. »
Mais ici comment vous décrire
Ce que chaque animal vint dire
Pour obtenir les faveurs du lion?
Jadis sans doute Agamemnon
Eut moins à faire pour entendre
Ceux dont le peuple avait réduit en cendre
La trop malheureuse lllion.
AUGUSTE DE JUGE. 223
Le prince, conservant un calme vraiment rare.
Sans le moindre dédain avait tout écouté ;
D'honneur c'était un acte de bonté
Dont un simple commis est quelquefois avare.
Enfin, il fit un geste : un silence profond
Soudain s'étendit dans l'enceinte :
< Je suis content, dit -il ; sans doute plus d'un nom
Ira sur la colonne sainte
Briller dans notre Panthéon ;
Il en est encore un qu'on ignore peut-être,
C'est le nom du premier qui, vers l'eau descendu,
Fournit sans se faire connaître ,
Le liquide abondant sur le feu répandu.
Quel est -il? répondez. » A cet ordre du maître,
Le peuple se regarde et se tait confondu.
Un murmure pourtant se répand et s'élève,
On se dit que le bœuf était près du torrent :
Jusqu'au trône du roi ce bruit monte eu courant ;
Le monarque l'écoute et dit d'une voix brève :
« Qu'on amène le bœuf; pour lui, ce jour est grand. »
Or que faisait alors notre animal tranquille?
Nouveau Cincinnatus, dans la plaine stérile
Il reprenait gaiement son pénible sillon ;
Son devoir accompli , sans songer au renom ,
11 avait sous le joug remis son cou docile,
Et ne s'occupait plus du palais du lion.
Mais, lorsque l'on publie
L'ordre du roi , soudain
Il vient et s'humilie
Devant le souverain.
« Relève toi, » lui dit d'une voix solennelle
Le monarque attendri; « si ta conduite est belle,
La modestie encore on augmente le prix.
Il est beau d'être utile au trône, ;\ son pays;
224- AUGUSTE DE JUGE.
Mais le servir dans le silence,
Sans songer à la récompense.
C'est là de la vertu : c'est moi qui te le dis. t
A ces mots, un bravo partit de l'assemblée :
La justice un instant peut demeurer voilée;
Mais, quand elle revoit le jour.
Le peuple, simple et bon, saluant l'exilée,
Partout l'accueille avec amour.
Je ne veux, point ici, censeur atrabilaire.
Aux rois enseigner leur devoir ;
Assez d'autres sans moi , sans crainte de déplaire ,
Sauront gourmander le pouvoir ;
Mais dans ce siècle où tout homme désire
Le soleil éclatant de la publicité ,
Il est rare de voir dans un poste écarté
Le sujet s'immoler au salut de l'empire.
Sans escompter l'honneur de la célébrité.
IV
LE ROSSIGNOL DÉPUTÉ
Lassé de ne chanter que dans l'ombre du soir
Pour les amants qui, seuls, l'écoutent en silence.
Un rossignol pensa que sa douce éloquence
Sur le sort des oiseaux pourrait peut-être avoir
Une heureuse part d'influence.
Il quitta donc un jour son réduit embaumé.
Et vint solliciter les faveurs populaires.
On le trouva sans doute un peu simple en affaires
Mais il parla si bien , que le peuple charmé
Le proclama bien haut l'un de ses mandataires.
I
AUGUSTE DE JUGE. 225
Le nouveau député , tout palpitant d'espoir.
Un peu timide, court s'asseoir
Sur cette branche où tous le cherchent, le saluent;
Car (entre nous soit dit) c'était beau que de voir
Un rossignol sur le perchoir
Où tant de geais criards , tant de vautours affluent ;
Aussi , lorsqu'à son tour il formula ses vœux ,
Un silence profond régna dans l'assemblée.
Jamais plus doux accents, sons plus mélodieux,
N'avaient frappé la foule émerveillée :
« Que c'est beau, disait-on, c'est quelque oiseau des cieux...
Il cessa de parler, on l'écoutait encore...
Mais comme en un salon, quand le piano sonore
Ne frémit plus sous des doigts inspirés,
De toutes parts la causerie
Reprend cette allure chérie
Où l'esprit joue en mots vifs et serrés ;
Ainsi, quand notre oiseau descendit la tribune,
Les députés dans leur langue commune,
Ne parlant plus que chiffres et budget.
Laissèrent l'orateur confus et stupéfait
De comprendre si peu leur science importune...
On alla bien plus loin : l'égoïsme exploita
Ses rêves généreux, sa sublime éloquence;
Et son nom , que l'amour si souvent répéta ,
Subit des factions la brutale insolence.
« Oh! dit alors le chantre des forêts,
Retournons dans nos bois, sous mon feuillage épais;
Il me faut de la nuit le mystère et les voiles ;
Il me faut la clarté des lointaines étoiles.
Et non les feux du jour, ni le bruit des succès.
Cliacun son lot : chanter est ma science ,
C'est celle que, dit-on, les anges ont au ciel.
22G AUGUSTE DE JUGE.
Adieu, brûlants débats, fi^loire pleine de fiel;
Je reviens aux amants qu'attrista mon silence, i
0 vous, amis du coeur, poètes bien-aimés,
0 vous , nos rossignols sublimes !
N'allez pas, brillantes victimes.
Mêler vos voix aux cris des partis enflammés.
A vous il faut aussi de l'ombre et du silence;
C'est là que l'amitié, l'amour ou la souffrance
Vont tour à tour rêver ou répandre des pleurs.
Chanter c'est votre lot; vos chants consolateurs
Doivent seuls, ici -bas, trahir votre présence.
ACTUALITE
MKCB IMBDITI
Encore un homme qui se noie :
Chaque jour, le monde avec joie
Se plaît à proclamer ce bel événement :
Sans principes et sans croyances ,
Il applaudit aux défaillances,
A la palinodie, à l'oubli des serments.
Pour qui croit à la foi jurée
Et dont la parole est sacrée
Ce n'est jamais assez de dédain, de mépris!
Vous datez alors du déluge.
Et l'égoïsme, qui vous juge,
Passe plein de pitié comme auprès d'un débris.
AUGUSTE DE JUGE. 227
Oh ! qu'il sera profond , l'abîme
Où rameur du gain qui l'anime
Pousse un peuple excité dans ses mauvais instincts.
Ne cherchez plus Tobéissance,
Qui dans le cœur prend sa naissance ,
Accepte, au nom du ciel, les plus tristes destins.
Le devoir : c'est un mot sonore ;
Il est vide : nul ne l'ignore.
Les niais seuls sont pris à ce beau traquenard.
L'honneur : bien fou qui s'en soucie.
Dans le grand banquet de la vie
La part la plus réelle est celle du renard.
Lorsque l'homme ainsi se ravale,
De la force la main brutale
Le soumet seule au joug de la société.
Si jamais ce lien se brise
La torche luit; le fer s'aiguise :
C'en est fait du pouvoir et de la liberté!
VI
L'ENFANT ET LE MORS
PIÈCE INÉDITE.
Vois l'enfant dans ses jeux : parfois il se façonne
Un mors qu'il place sous sa dent.
[l y pend par un nœud une corde qu'il donne
A son compagnon qui la prend.
Tout fier de sa métamorphose,
Bien prêt au métier de cheval ,
L'oreille en l'air, la bouche close.
De son automédon il attend le signal.
228 AUGUSTE DE JUGE.
Au premier coup, voilà qu'il bondit; il s'élance,
Il s'arrête, il piaffe, il hennit;
On le dirait, ma foi, dressé par Franconi,
Tant il montre d'obéissance.
Le peuple aussi, comme l'enfant.
Se fait souvent bête de somme.
Et de son maître qui l'assomme
Adore le fouet triomphant '.
* Nous avons extrait ces deux dernières pièces des œuvres inédites
de A. (le Juge, qui nous ont été communiquées par M. de Juge flis.
MARGUERITE CHEVRON
Marguerite Chevron, née le 18 mai 1818 à
Barberaz , près de Chainbéry, appartenait à une
nombreuse et modeste famille de cultivateurs.
Dans les premières années de sa jeunesse, elle
ne s'occupa que des travaux des champs, car
à cette époque peu d'enfants de la campagne
jouissaient des bienfaits de l'instruction pri-
maire.
Vers l'âge de quinze ans seulement, Mar-
guerite commença à épelcr sur un livre d'Heures,
sous la direction de la ménagère du curé de sa
paroisse, qui avait remarqué chez la petite
])ergère une intelligence peu commune.
Du livre (ï Heures la jeune élève passa à
d'autres livres de piété formant seuls la bi-
250 MARGUERITE CHEVRON.
bliothèque de sa maîtresse, et VA7ige conduc-
teur, y Ame élevée à Dieu^ furent lus et relus par
Marguerite , chez qui l'amour de l'étude se dé-
veloppait chaque jour davantage. Humble fleur
des champs, elle sentit dès lors, sans pouvoir
se l'expliquer, une sève nouvelle parcourir ses
veines; un simple livre de prières avait opéré
une transformation dans son esprit devant
lequel un horizon nouveau, mais encore in-
déterminé, s'était ouvert tout à coup. Il serait
intéressant de connaître aujourd'hui quelles
furent les impressions intimes produites par
le travail de pensées confuses qui agitait en ce
moment cette nature dont l'inspiration com-
mençait à s'emparer : mais alors Marguerite ne
savait pas écrire!...
Appelée à Chambéry auprès d'une sœur
qui y exerçait un petit commerce, elle apprit
bientôt à écrire, et le premier livre qui lui
tomba sous les yeux fut un volume des œuvres
de M. de Lamartine : à dater de ce jour, Mar-
guerite vit la lumière se faire au milieu de
l'obscurité dont ses idées avaient été jusque-là
enveloppées; les vers de l'illustre poète furent
comme une étincelle électrique qui, frappant
au milieu d'un mélange confus d'éléments di-
vers, les rassemble suivant leurs affinités et
les ramène chacun dans sa voie naturelle. Mar-
MARGUERITE CHEVRON. 251
^aerite se sentit enfin poète! Elle écrivit donc
des vers , guidée par son instinct et sans même
pouvoir se rendre compte des règles aux-
quelles elle obéissait par intuition. Ses pre-
miers essais, toutefois, ne furent connus que
de sa sœur.
Ayant dû retourner dans sa famille, Mar-
guerite, sous l'inspiration du curé, donna des
leçons aux enfants de son village ; mais , après
deux ans de ce pénible labeur, elle devint ma-
lade et se vit contrainte de revenir à Chambéry
pour se faire donner des soins. A peine guérie,
elle reprit son métier d'institutrice à Chambéry
même, où elle ouvrit une école pour les enfants
pauvres , tant il est vrai que le cœur du poète
est toujours fertile en idées généreuses.
Tout en donnant ses leçons, Marguerite
continua à s'occuper de poésie; le modeste
produit de son école suffisait à satisfaire ses
besoins matériels , et elle trouvait dans la cul-
ture des lettres un tempérament à son ardente
imagination. Ce fut au milieu de cette vie la-
borieuse que i848 surprit Marguerite : la liberté
venait de luire aux yeux des Savoyards comme
le phare au milieu de la tempête; elle ré-
chauffait enfin de ses rayons biep faisants ces
cœurs de montagnards qui l'avaient si long-
temps désirée, et elle répandait partout une
252 MARGUERITE CHEVRON.
joie sincère ainsi qu'une noble exaltation. Mar-
guerite, en sa qualité de poète , subit peut-être
plus que beaucoup d'autres les effets de cette
exaltation; à l'exemple de Rouget de l'Isli
elle traduisit en vers ses sentiments patrioti-
ques et elle composa dans une nuit le Baptême
de la Ube7*té.
Cette pièce de vers, communiquée par le
père de Marguerite au syndic de Barberaz, et
par celui-ci à quelques écrivains de Chambéry,
attira tout à coup l'attention sur son auteur, qui,
il dater de cette époque, ne cessa de recevoir
des encouragements de tous les amis des lettres.
En 1849, Marguerite obtint une mention
honorable au concours de poésie de l'Académie
de Savoie, pour une épître au roi Charles -
Albert, et, l'année suivante, au même concours,
elle fut couronnée pour sa pièce intitulée : Cor-
rigez-moi. Cette pièce de vers nous semble
donner en grande partie la mesure du talem
de Marguerite Chevron, qui s'y fait remarqucM
par une facilité de versification réellement ex-
ceptionnelle , et une profondeur de pensée très-
rare chez la femme ; elle y effleure même des
questions de haute philosophie avec un tact
et une habileté qui doivent d'autant plus éton-
ner, qu'ils sont le fait d'un esprit peu nourri
de fortes études.
MARGUERITE CHEVRON. 253
En i852, Marguerite concourut de nouveau
pour le prix de poésie ; le sujet indiqué par le
programme était la Percée du mont Cenis. Sur
dix poèmes envoyés au concours, celui de
Marguerite fut jugé le plus digne, et, pour la
seconde fois, l'Académie de Savoie posa la cou-
ronne de lauriers sur le front de la modeste
institutrice , qui , plus tard , obtint encore un
troisième prix pour une pièce intitulée Conseils
aux mères de famille.
Mais ces succès poétiques ne détournèrent
jamais Marguerite Chevron des devoirs qu elle
s'était imposés comme institutrice, il faut le
dire à sa louange. Elle ne ralentit pas un seul
instant son dévouement aux enfants pauvres,
si bien qu'elle finit par user complètement sa
santé à ce travail dévorant, que la charité
seule peut transformer en apostolat. A bout
de forces, épuisée, elle mourut le 2 décem-
bre 1862 : elle avait donné sa leçon la veille,
malgré les fatigues qu'elle en ressentait, et les
menaces d'une crise qui lui avait été annoncée :
« Je veux mourir les armes k la main ! » tel fut
on dernier cri, élan héroïque d'un cœur for-
tement trempé et soutenu par une organisation
morale telle , que l'on est étonné de la rencon-
trer parfois sous l'enveloppe frêle et délicate
de la femme.
254 MARGUERITE CHEVRON
Marguerite Chevron a laissé eu manuscrit
VEpîlre à Charles -Albert, les Conseils aux mères
de Familles et plusieurs poésies fugitives, que
l'on espère voir bientôt publier. Nous ne de-
vons pas omettre de rappeler qu'elle rédigea
aussi en i859 une Pétition à S. M. Victor -Em-
manuel II ^ ou une question de droit mise à la
portée des avocats, par une femme, mémoire
écrit avec une verve railleuse qu'on eût pensé
devoir être en dehors de son caractère, mais
qu'un sentiment fraternel profondément blessé
avait surexcitée.
MARGUERITE CHEVRON. 255
CORRIGEZ -MOI
EPITBE À M. C. ALBERT DE M.
FRAGMENTS
Que gagne le poète à pâlir sur la lyre ?
Le laurier est souvent la palme du martyre.
Eh! n'est-ce pas trop cher payer un souvenir
Que mourir au présent pour \ivre à Tavenir?
La source des honneurs est une onde fatale
Dont les flots fugitifs trompent plus d'un Tantale;
Ne crois pas cependant qu'un point de vanité
Ait fait sur cet écueil sombrer ma volonté.
Je dédaigne la gloire et n'ai pas la manie
De suer sang et eau pour paraître un génie ;
Mais alors qu'insensible aux charmes du succès,
Je voudrais savourer les douceurs de la paix,
Le foyer de mon cœur, ardent de poésie,
Dessèche dans mon sein la sève de la vie;
La pensée en déborde en de briîlants accords ,
Et mon esprit, saisi d'indicibles transports,
Méprisant ce bas monde et ses biens éphémères ,
Plane sur les hauteurs des immortelles sphères.
Son aile peut trahir son vol audacieux ,
Mais pour le rappeler des profondeurs des cieux,
C'est en vain qu'un censeur armé de la satire
Sous les coups du mépris voudrait briser ma lyre.
236 MARGUERITE CHEVRON.
Telle est de mon destin l'inexorable loi :
J'enfanterai des vers malgré vous, malgré moi;
Om', malgré moi, vous dis-je... Une invincible pente
Sur ce terrain mouvant m'entraîne palpitante.
Je ne puis résister au flot impétueux
Qui m'emporte...
Et crois-tu, juge présomptueux,
Qu'on creuse à volonté le lit de sa pensée?
Par le compas divin sa route fut tracée...
La main dont l'Océan reconnaît le signal
Seule a pu confiner l'univers idéal.
Dis- moi, qui peut savoir où naissent ces images.
Ces hideux cauchemars, ces ravissants mirages.
Ce délire infernal, ce rêve séducteur
Qui viennent effrayer ou réjouir mon cœur?
As -tu de la pensée exploré le domaine?
Sais-tu quel talisman ou l'attire ou l'enchaîne?
J'avais cru l'homme Hbre, et l'homme est né, je vois.
Pour obéir sans cesse à d'immuables lois.
Tout subit son destin : le Dieu de la nature
Sur un plan éternel fit chaque créature.
Un pouvoir surhumain. dirige notre cœur
Vers le but pour lequel le forma son auteur.
Dieu garde cependant que ma plume égarée
Ne souille de ma foi la doctrine sacrée ;
Je n'entends pas admettre et prôner dans mes vers
Cette nécessité, refuge du pervers.
Qui prétend que son âme est entraînée au crime.
Comme un corps par son poids l'est au fond d'un abîme.
Et croit de ses forfaits laver sa volonté
En renvoyant leur cause à la fatalité!
Honte au blasphémateur qui veut de sa malice
Rendre le trois fois saint solidaire ou complice !
MARGUERITE CHEVRON. 257
Du limpide océan de la divinité
L'homme n'est pas sorti couvert d'iniquité ;
Le souffle immaculé de l'esprit de justice
N'a pas dans notre sein versé l'instinct du vice :
Il fallut le contact d'un virus infernal
Pour corrompre notre âme et la porter au mal.
Et cette âme si belle, et pure à l'origine,
Garde encor de sa chute une empreinte divine ;
Sur l'œuvre de ses mains l'auteur daigna placer
Un sceau que les enfers ne sauraient effacer.
Si d'un faux pas commun ne parlait l'Ecriture,
On le devinerait en sondant ta nature,
Ame, reine déchue et dont la majesté
Peut rappeler encor des jours de royauté ;
Tu n'as pas dissipé, dans ton long esclavage,
Les précieux lambeaux de ton riche apanage ,
Et, quoique le fanal qui brille encore aux cieux
N'apporte qu'un faux jour à tes débiles yeux.
En suivant les replis de ta double tendance,
On peut se reporter au temps de l'innocence.
Cest là que je te vois, dans les beaux jours d'Eden,
Quand le bien et le mal, dont tu signas l'hymen.
N'entravaient point tes pas par une double chaîne,
Quand dans le droit sentier tu te guidais sans peine;
En ces jours fortunés, il existait en toi
Une inclination forte et surnaturelle,
Qui devait diriger l'homme resté fidèle.
Un instinct si puissant qu'on le nomma la loi.
En vain de cette loi qu'elle veut méconnaître ,
L'âme élude le sens, elle en garde la lettre :
Un vague souvenir de Dieu qu'elle a quitté
Lui fait, dans sa révolte, aimer la vérité;
258 MARGUERITE CHEVRON.
Mais à propos d'instincts je traduis la Genèse !
Qu'ils soient bons ou mauvais, eh! qu'importe à ma thèse
Je n'eus pas le dessein de les innocenter ;
Je dois les établir, et non les discuter.
Mais voici mon écueil : notre langue glacée
N'est qu'un faible secours pour peindre la pensée.
Verbe mystérieux, j'adore tes desseins :
Oui, tu dus t'incarner pour paraître aux humains.
En joignant nos couleurs à ses formes mystiques.
Tu fis palper l'esprit sous des traits symboliques.
Et sous l'obscurité qui voile ta grandeur
L'univers attentif admire son auteur.
Et si jamais. Seigneur, ta puissance m'accable,
C'est de te voir caché sous un corps misérable.
Oui, l'incarnation est d'un Dieu tout -puissant.
Puisque pour révéler l'âme, sa créature.
On ne trouve pas même en toute sa nature
Une forme assez grande, un terme suffisant.
Et puisqu'il faut parler un terrestre langage.
Les esprits ont aussi des sens à leur usage ,
Des organes divers ainsi que ceux des corps
Dont Dieu, pour une fin, combina les rapports ;
Car il ne jeta pas dans un moule semblable
Les degrés différents de l'échelle admirable
Qui, posant les deux bouts sur les deux infinis.
De l'être et du néant tient les pôles unis.
Ainsi, lorsque puisant dans ses trésors immenses
Il peupla l'univers par des intelligences,
Chaque ange, de sa main s'élançant radieux.
Portait sa destinée en traits mystérieux.
Le séraphin marqué par le sceau du génie
Fut créé pour bénir la sagesse infinie ;
Pure essence d'amour, le tendre chérubin
Fut la source brûlante où boit le cœur divin.
MARGUERITE CHEVRON. 259
Aux pieds du Tout -Puissant incliné sur ses ailes,
Un autre, s'élançant des voûtes éternelles
Pour porter les décrets de la divinité,
Bien plus prompt que Toiseau, fendit Timmensité.
Mais range dégradé, digne objet d\inatlième.
Sur sa lyre sacrée entonne le blasphème;
Le cœur ne goûtant plus l'ineffable beauté.
Corrompu dans sa voie, aime Tiniquité;
Le messager du ciel fit servir sa puissance
A porter contre Dieu la révolte et follense ;
Et tout déchu qu'il est, Satan, môme en enfer,
Conserve l'attribut, le rang de Lucifer;
Ainsi qu'aux cieux jadis il fut le premier ange.
Il est encor le roi de la sombre phalange.
Ce qui se fait au ciel se reflète ici -bas ;
L'homme peut abuser de son intelligence.
Prostituer son cœur; mais il ne pourrait pas
Retrancher un atome à sa propre substance.
L'âme est une amphibie et vit également
Dans la fange ou l'éther, son premier élément,
Et l'on retrouve encor dans son ignominie
Les traits du séraphin au chantre de l'orgie.
Le génie, animant la harpe ou le clairon,
Bénit avec David, blasphème avec Byron.
Mais s'il peut, à son gré, choisir un but extrême,
Vers le ciel , vers l'enfer son essor est le même.
Au néant comme à l'être, un Dieu seul fait des lois;
Tout naît à son appel, et tout meurt à sa voix.
240 MARGTTFRTTE CHEVRON.
II
LA PERCÉE DU MONT CENIS
FRAGMENTS
Ce dogme *, je le sais, ne manque pas d'apôtres;
Mais ces fervents suspects qui le prêchent aux autres ,
En proclamant si fort ce mot libérateur.
Osent -ils avouer son adorable auteur?
Celui qui , s'immolant pour notre délivrance ,
Le premier prononça ces mots d'indépendance :
« Comptez avec César, car vous ne lui devez
Qu'à raison des bienfaits que vous en recevez.
Enfants d'un même Dieu, petits dans la prière,
Au juge des seigneurs vous direz : Notre Père.
Frères, serrez vos rangs, ne faites qu'un de tous :
Quand vous serez unis, je serai parmi vous. »
Dis, contempteur du Christ et de son sanctuaire,
Et du saint Evangile impudent plagiaire.
Que faisais- tu jadis lorsque le Roi des rois
Appendit notre charte aux deux bras de la croix?
Tu n'étais pas, dis -tu; mais ces doctes sectaires
Dont tu veux revêtir les livides suaires ,
Avant l'heure où Jésus sauva l'humanité'.
Avaient-ils pu rêver cette fraternité?
Vous vantez vos progrès ; où sont les nouveaux sages ?
Qu'enseigne la raison à ces peuples sauvages
La fralornilé.
MARGUERITE CHEVRON. 241
Chez qui Thorarae opprimé n'invoque pas encor
Les foudres du Sina, les rayons du Thabor?
C'est la croix qui du cirque a chassé les panthères :
Où rhomme fait ses dieux , il dévore ses frères ;
Cette terre où Tlndou trafique ses pareils.
Pour la philanthropie et toutes vos lumières.
N'a pas depuis Adam compté moins de soleils.
Mais des erreurs d'autrui pourquoi faire un exemple ?
Nous n'avons que trop vu, sans remonter bien haut.
Que la fraternité préside l'échafaud.
Quand la raison humaine est adorée au temple...
L'impiété s'apprête à de nouveaux combats ;
Déjà son pavillon nous suit comme un corsaire.
Eh bien! vous qui dormez dans la barque de Pierre,
Levez -vous et jetez le cri de branle -bas!
Chrétien, triomphe ou meurs sous ta noble bannière;
Hommes, serrez les nœuds de la fraternité ;
Défendez vos autels, car dans le sanctuaire
Est le code vivant de votre liberté.
0 liberté! liberté sainte!
N'as- tu vaincu tes contempteurs
Que pour étouffer sous l'étreinte
De tes impurs adorateurs?
A-t-on jeté le sort sur ta candide étole.
Et, par la trahison d'un disciple imposteur,
Dois -tu passer, ainsi que ton divin auteur.
Du roi qui te flagelle au peuple qui t'immole?
Non, sainte liberté, tu ne failliras pas;
La parole du Christ t'engendre des soldats ;
Car brame ou paria qu'a touché le saint chrome
Devient ton défenseur au sortir du baptême.
Les peuples, ralliés autour de ton drapeau.
Sous le divin pasteur vont n'être (ju'un troupeau.
â42 MARGUERITE CHEVRON.
Muses, pour Tabriter sous l'aile pastorale,
Ouvrez du Vatican la porte occidentale;
Que sous le mont Cenis la vapeur et le rail
Servent pour le conduire à l'unique bercail
Et, si cette barrière à sa base aplanie
Doit être un témoignage au moderne génie.
Que son cintre massif dans les airs projeté
Soit un arc de triomphe à la fraternité!
FRAGMENTS
ET
POÉSIES D'AUTEURS VIVANTS
FRAGMENTS
POÉSIES D'AUTEURS VIVANTS
LA NOUVELLE ANNEE
Dans mon obscur réduit se glissant ce matin ,
Et voilée à demi d'une gaze légère ,
Une femme est venue avec un doux mystère
Entr'ouvrir mes rideaux et me tendre la main ;
Elle était jeune, et l'espérance
Soupirait dans sa voix des sons harmonieux ;
Son regard souriait, mais un peu de souffrance
Pleurait dans le fond de ses yeux :
< Poète, adieu, s'écria- 1- elle ;
Sur mes pas il faut t'élancer ;
Dans sa course le temps m'appelle ,
Salut! je suis l'aube nouvelle,
Le nouvel an va commencer :
Vois ces fleurs qui parent ma tôte,
Les songes caressants vont composer ma cour.
246 JACQUES REPLAT.
Je brille de Téclat du jour.
Et je vivrai longtemps!... suis -moi, jeune poète,
Des lauriers la guirlande est prête,
Et je promets beaucoup d'amour !... »
— « Hé! va, lui dis- je, jeune folle!
Elle était belle aussi, ta sœur...
Elle aussi modulait cette douce parole
Qui remet Tespérance au cœur ;
Sur ses pas effeuillant des roses ,
Les amours la berçaient sur Taile du plaisir :
Où sont -ils maintenant? Un souffle peut flétrir
Tes fleurs à peine écloses;
Tu crois vivre longtemps... ta sœur vient de mourir!
Jacques Replat.
II
LE CHEVRIER DES ALPES
Un pâle reste de verdure
Se mêle aux neiges du glacier ;
Aux lieux où Ton dirait que finit la nature,
Pend la hutte du chevrier :
Quelques rameaux brisés forment le toit sauvage
La feuille sèche, dont l'orage
Dépouilla les forêts, forme sa couche : il dort,
Et, sans l'éveiller, la tourmente.
Roulant à ses côtés comme une autre bacchante ,
Jette sur le hameau l'avalanche et la mort !
JACQUES REPLAT. 247
Parfois le chevrier, du seuil de sa chaumière ,
Voit la lune prêter sa tremblante lumière
Au torrent qui rugit dans le creux du vallon ;
Il suit d'un œil distrait la rapide carrière
Des nuages brumeux que pousse Taquilon.
Je disais autrefois : « Sous la hutte sauvage,
Heureux si je voyais s'écouler tous mes jours !
J'aurais, pour mes jeunes amours,
Les fleurs de l'églantier, la couche de feuillage.
Oh ! le ciel près de nous a placé le bonheur :
Le lait de mon troupeau, Tair pur de la montagne.
Et le souris d'une compagne ,
Ne serait-ce pas trop pour remplir un seul cœur? i
Mais du vieux chevrier, sur Técho de la plaine ,
Le chant plaintif vint murmurer...
Aux cités , aux déserts , partout la voix humaine
A des douleurs à soupirer !
Jacques Replat.
III
UN PETIT SAVOYARD
A AIiEX. GUIRAUD
AUTKUR uv Petit Satojrani
A peine il était jour : les brouillards du matin
Se promenaient encore au fond de la vallée ,
Et dans nos toits aigus, sous la paille roulée,
Les vents sifflaient : la neige entravait le chemin ;
Sans bruit nous descendions le coteau solitaire ;
248 JACQUES REPLAT.
Sur le sol gémissaient les vieillards attendris.
« Adieu, village; adieu, chaumière! •
Bien loin, tout seuls, pauvres petits.
Nous emportions notre misère...
Mais sous l'abri mouvant dépouillé de ses fleurs ,
Vers le roc moussu de la rive
Où le pâtre s'incline, et d'une voix plaintive
Appelle, en se signant, la Dame -des -Douleurs,
En cercle, on s'agenouille autour de la chapelle,
Et notre vieux curé, d'une voix solennelle ;
« Courage, enfants! partez! Dieu vous protégera!
Gardez l'honneur et l'espérance !
Vous avez des amis en France,
J'en connais un surtout... le ciel le bénira! »
A ces mots : « France... Ami, » sa paupière affaiblie
Baignait de pleurs religieux
Un livre... C'est celui qu'à la mélancolie
Dicta l'amour des malheureux :
Dès lors je connus de ta lyre
Les accents bien simples, bien doux,
Et mon cœur rendait grâce à l'ange qui t'inspire.
Charmant poète de Limoux!
Plus tard, au beau pays de France,
Sous l'aile de la charité.
Ton nom, comme un parfum, jusques aux cieux porté ,
Résonnait sur les voix de la reconnaissance ;
Duval, et Fénelon, et Guiraud tour à tour*,
Noms sacrés parmi nous, volaient de bouche en bouche.
Et la Vierge qui veille au-dessus de ma couche
Souriait à nos vœux d'amour!
Bienfaiteurs de l'œuvre des Petits-Savoyards.
JACQUES REPLAT. 249
Mais j'ai revu de mon village
Le clocher tout'couvert des mousses d'autrefois;
J'ai revu nos sapins, la chapelle des bois :
Mon bras vient de suspendre aux grilles de feuillage
Le vieux bâton du pèlerin ,
Et ma boîte où gisait ma fidèle compagne,
La marmotte de la montagne
Sans revoir le pays, hélas! morte de faim.
Rassemblés , vers le soir, à Tombre du vieux chêne ,
Je redis ta complainte aux anciens du hameau :
On te bénit. Ton pleure; et la matrone à peine
Tourne d'un doigt léger le mobile fuseau ;
Et, si jamais tu viens au pays de nos pères,
La fille du chalet, de roses printannières.
De cityses cueillis dans nos champs parfumés,
Promet d'orner les bords de la coupe de hêtre.
Où d'un lait pur, nectar champêtre,
Sa main te versera de longs flots embaumés !
Alors que les vents en furie
Arrachent la feuille flétrie
Aux dômes jaunissants des grands bois agités ;
Quand le torrent sur la prairie
Roule ses flots précipités.
Seul, je relis tes vers; seul, à la nuit tombante...
Mais tes chants sont plaintifs comme un dernier soupir
Qu'une lèvre pâle et mourante
Donne à ceux qui doivent mourir !
Serais-tu malheureux? Hé quoi! dans la cjmiuV ville ,
Contre les froids ennuis, les chagrins dévorants.
Ni les vertus, ni les talents,
Ne sauraient donc trouver d'asile ?
Mon curé le disait; mais il disait aussi :
Que le (jrand cnici(i.r, dans nos forêts lointaine^,
250 JACQUES REPLAT.
Gardien du vallon, et par le temps noirci.
Aimait à soulager le pauvre dans ses peines!
Hé bien! je lui dirai tes soins purs et touchants,
Tes regrets, tes larmes amèrcs.
Et le Christ du foyer, le Dieu des pauvres mères,
Consolera Tami de leurs petits enfants.
Jacques IIeplat.
IV
STANCES A CHAVOIRES *
Adieu mes doux loisirs au bord du flot tranquille!
Adieu les peupliers au panache mobile!
Adieu les volets verts, qui se mirent toujours
Dans le golfe d'azur! Adieu, modeste asile,
Où j'ai compté quelques beaux jours!
Adieu, refrains joyeux d'une folle jeunesse!
Là, souvent l'amitié, divine enchanteresse,
Au choc de nos flacons répondait avec bruit;
Et la flamme du punch bleuissait dans l'ivresse.
Comme un follet danse à minuit.
Un jour aussi l'amour a touché ce rivage ;
Mes doigts d'un blanc jasmin parèrent son corsage...
Que les vents étaient doux! Que le ciel était beau!
Ah! bien souvent, dès lors, j'ai rêvé sur la plage
Où son pied quitta le bateau.
Village , sur le bord du lac d'Annecy, o»i j'ai demeuré deux î.n.s.
JACQUES REPLAT. 251
Adieu mon frais abri d'une saison fleurie.
Adieu donc!... L'homme ainsi ne peut dans cette \ie
Sur le même sillon fixer toujours ses pas...
Il faut qu'il marche! il faut que la fleur soit flétrie,
Et que l'été mène aux frimas!
La riante oasis, image de ce monde,
Pour un jour seulement rafraîchit de son onde
Le cavalier arabe; et, loin dos palmiers verts.
Il portera demain sa tente vagabonde
Sous le vent brûlant des déserts.
Jacques Replat.
284 JACQUEMOUD ( DOCTEUR).
V
LE COMTE AMÉ A CRÉCY
Seul avec ses archers des rives de l'Isère,
Chasseur à l'œil certain, à la flèche légère,
Il tenait un moment, rempart inattendu.
Le torrent ennemi sur ce point suspendu.
C'est en vain que l'Anglais, du flanc de sa terrasse,
R*îpoussait l'assaillant. Lui, fidèle à sa trace.
Toujours il revenait plus ardent agresseur.
Comme un lion blessé revient sur le chasseur.
Corps à corps, le héros, au sein de la déroute,
Sur un tertre isolé, dernier point de la joute.
Terrain que pied à pied son désespoir défend ,
Disputait la victoire à l'Anglais triomphant.
Murs de granit vivant, oscillantes falaises.
Non, rien ne les rompra, ces phalanges anglaises!
Au nombre il faut céder. Le malheur a vaincu!...
Ce penser dans son sein est comme un dard aigu.
Tandis que, l'œil mouillé, sur ces plaines funestes.
De la géante armée il contemplait les restes.
Son front s'illuminait d'une noble rougeur,
Et de son cœur brisé montait un cri vengeur ;
JACQUEMOUD (dOCTEUR). 255
— « Du rang des nations, l'Anglais d'un trait de lance
Ne Teffacera pas, ton nom de reine, ô France!
France, relève -toi! Le malheur, sous son faix
Peut bien courber ton front, mais le briser, jamais!... »
DoGT. Jacquemoud.
(Lb Comte Vb&t, cb. m, 5 ix.)
VI
LE COMBAT
Le Héros fait un signe... Au geste de sa lance.
Comme à Tordre intimé Tesolave qui s'élance.
Le combat obéit. Comme au sein du Liban,
De deux pics opposés on voit deux avalanclies
Roulant dans le bas- fond des Fuonts leurs vagues blanches,
En Tair se disputer, dans leur choc furibond,
La gorge du bassin, et puis, d'un même bond.
Au môme abhiie, après quelques moments de lutte,
De leurs torrents mêlés précipiter la chute;
Tels, fondant l'un sur l'autre à la fois d'un vol prompt.
Les deux camps ennemis s'entre-cfioquent de front;
Et déjà la mêlée en sa sanglante orbite
Commence à tournoyer. Sur le sol qui palpite.
Elle est à l'œuvre et va broyer, comme un faucheur.
Des peuples de tous bords et de toute couleur,
Des hommes arrivés du couchant do l'aurore.
Du Liban, du Cenis, du Léman, du iîo.sphore :
Elle est dans son domaine; elle tempête, elle a,
Sous ses pieds, à pétrir les combattants d'Allah
254 JACQUEMOUD (dOCTEUR).
Et ceux de Sabaoth. Le sang à pleine ornière.
Les ondes de rumeurs, les vagues de poussière.
En tourbillons serrés dans le gouffre profond
Tout roule... et la mort seule en mesure le fond.
C'est le volcan au flux vivant ; c'est la fournaise
Au brasier animé, qui dévore à son aise
Toute cette matière aux palpitants bouillons,
Hommes, armes, chevaux, drapeaux et pavillons;
C'est la meule effroyable, à la fumante base,
Qui tourne en sa colère et dans sa marche écrase.
Comme un froment séché, ces mille essaims divers.
Ces carrés onduleux, d'or et d'aciers couverts.
La poussière qui sort de ce sanglant théâtre
S'étend sur le combat en pavillon grisâtre.
Et, comme un long tonnerre en éclats déroulé,
La bataille, mêlant tous les cris, a hurlé :
« Jésus et Mahomet! Omar et saint Maurice!
Et croix blanche et croissant ! qu'il vive et qu'il périsse !
DocT. Jacquemoud.
(Lb Comte Vbbt, cb. Tiii. $ ix.)
VII
LA VICTOIRE
L'épée, aux arsenaux du vieux mont Blanc fourbie.
Comme un verre a brisé les lames d'Arabie;
Elle a frappé ses coups ; et, sous le choc mortel.
Dans la fange ont roulé les turbans d'Ismaël.
Elle a fait dans leurs rangs comme le vent d'automne.
Quand les arbres jaunis lui livrent leur couronne.
JACQUEMOUD (DOCTEUR). 255
Les travaux d'Occident irétaient que des loisirs;
Mais elle a, dans ces champs, des têtes de visirs.
Au signal de son maître, ouvrière sans trêve,
Elle en a bien couchés, pantelants sur la grève,
De superbes émirs, de magnifiques beys,
Puis des scheiks du déserl!... Douleur! ces chevaux bais
Que l'oiseau n'aurait pu du vol suivre à la trace,
Et dont l'aga savait par cœur la noble race :
L'aigrette à touffes d'or, qui s'étoile au soleil ,
La housse aux poils tigrés et le frein de vermeil :
Les tentes de Syrie avec leur bigarrure,
L'atagan ciselé, admirable parure.
Et le joli kandjar au fer damasquiné,
De perle et de rubis fraîchement fleuronné,
Qui, plongeant dans le cœur où sa fureur s'attache,
Semble un bouquet d'amour que dans un sein l'on cache ;
Et les carquois dorés, vases de trahison.
D'où vers leur but les traits imprégnés de poison
Volaient inopinés, comme de son repaire,
Pour mordre aux vives chairs, s'élance la vipère :
Puis la barbe de jais, le rouge doliman.
Et le ceinturon vert du cavalier osman ;
Tout jonche au loin le sol... Les juments hérissées
Qui broutent du mont Blanc les bruyères glacées,
Hélas! ont tout moulu sous leurs rudes sabots.
DocT. Jacquemoud.
(L» CoMTï Vb»t, ch. VIII, S »«•)
^KS6 ALFRED PUGET.
VIII
MARGUERITE
Marguerite, auréole blanche,
Qui fleuris au bord d'un ruisseau ,
Qui dors à Tombre de la branche ,
Comme un enfant dans son berceau ,
Je t'aime quand ta jeune tige
Se baigne des pleurs du matin ,
Qu'un sylphe autour de toi voltige,
Et, craintif, se cache en ton sein;
Quand la brise te berce, molle
Comme la vague du lac bleu.
Qu'un papillon sur ta corolle,
Etend ses deux ailes de feu.
Tu sais, ô marguerite amie.
Combien souvent près de ta fleur,
Heureux je rêve et te confie
Le secret chéri de mon cœur !
Combien de fois j'ai parlé d'elle
A l'écho du rocher lointain,
A la Vierge de la chapelle,
Au pauvre qui me tend la main!...
ALFRED l'IîGKT. 2o7
C'est qu'elle est si frêle et si pure,
Que Ton croirait qu'elle a choisi
Un bracelet pour la ceinture
Qui presse son corps de péri.
A ses regards si ton front brille,
Peut-être elle te cueillera,
Et sur son cœur de jeune fille,
Comme une sœur, te placera ;
Mais si, pétale par pétale.
Sa main dépouillait ton bouton ,
Et de ta robe virginale
Jonchait le sentier du vallon.
Lorsque de ton blanc diadème
Le dernier fleuron tombera ,
Oh! dis-lui, dis- lui que je Tainie,
Comme jamais on n aimera;
Comme la fleur qui vient d'éclore
Aime les baisers du zéphyr ;
L'oiseau, le retour de l'aurore;
Et l'âme, un riant souvenir.
Alfred Puget.
258 ALFRED PUGET.
IX
LES ANTONY
VERS ÉCRITS DANS UNE MAISON D'ORPHELINS
Heureux l'hoiniDe à qui Dieu donne une sainte mère.
(Lam*»ti>b, Ilarmon. Ret.)
Malheur! malheur à l'homme auquel dans sa colère
Dieu refusa l'espoir de connaître une mère,
Qui, sans nom, orphelin, isolé parmi tous,
Lorsqu'il jette un regard sur le nu de son âme,
Est tenté d'embrasser les pieds de chaque femme
En lui criant : Mère, est-ce vous?...
C'est qu'à l'homme -Antony le préjugé s'attache.
Et macule son front d'une livide tache.
Et comme si du sol il n'avait pas sa part,
D'un geste de mépris, tout homme le rejette,
Et s'il veut avancer, chacun lui crie : « Arrête...
Loin de nous!... n'es -tu pas bâtard?... •
Infamie et forfait! le frère dit au frère ;
« Lépreux et paria, la faute de ta mère.
T'enveloppe vivant de l'oubli du linceul...
N'approche parmi nous d'aucune jeune fille.
N'y cherche pas d'amis!... Quand on est sans famille.
On doit soufiFrir et vivre seul!... »
Ah ! si l'on a pitié de l'indigente mère
Dont le crime ne fut qu'un excès de misère,
ALFRED PUGET. 239
Et qui laissa son fils sur le bord du chemin ;
Honte à la femme riche et dont Tàme cruelle.
Pour sauver un vain nom , arrache à sa mamelle
L'enfant qu'elle fait orphelin!...
Elles ne savent pas, femmes au cœur de pierre.
Que plus tard, se voyant outragé sur la terre.
L'homme qu'on fuit partout comme un pestiféré ,
A chaque nouveau cri d'insulte qui l'accable,
Peut maudire le sein d'une mère coupable
Et blasphémer ce nom sacré!...
Mieux eût valu peut-être, au jour de sa naissance,
Que la mort en ses mains étreignît son enfance ,
Et, changeant en linceul les langes du berceau.
Le sauvât d'épouser le mal avec le crime,
Et d'hé.siter, tremblant sur le bord de l'abîme,
Entre la vie et le tombeau!...
Car, fruit du désespoir, le hideux suicide.
Aux longs doigts décharnés, dans un rêve homicide.
De son anl cave et creux fascine son regard ,
Et, l'attirant à lui dans ses bras de squelette,
L'étreint contre des os et lui presse la tête
Contre la pointe d'un poignard!...
Malheur à lui! malheur! en cette affreuse crise.
Pour vaincre de la mort l'ardente convoitise,
Il ne lui reste rien dans son cœur énervé;
Mais qu'il regarde au ciel , et que dans sa prière
A la religion il demande une mère,
Et l'Antony sera sauvé!...
Car la religion a de ces femmes saintes.
Cherchant les enfants nus quand ils n'ont que des plaintes,
260 ALFRKD PUGET.
VA changeant en souris leurs longs vagissements.
Vierges pures on croit qu'elles furent leurs mères,
Quand on les voit ainsi soulageant leurs misères,
Leur donner des embrassements.
Si la religion fut toujours grande et belle ,
C'est que la Charité, sa compagne immortelle.
Marque d'un sceau puissant ses actes tout divins.
Et rhomme, quel qu'il soit, croyant ou non, n'importe.
Doit fléchir et prier, quand il franchit la porte
De l'asile des orphelins.
Alfred Puget.
X
L'ANGE ET LA FLEUR
Quand le souvenir sur son aile
Me porte aux bosquets d'alentour,
Je choisis des fleurs la plus belle.
Et, mollement couché près d'elle,
Longtemps je médite d'amour.
Et j'écoute passer Zéphire,
Des airs mélodieux écho.
Amant volage qui soupire.
Puis au calice de porphyre
Donne des baisers de Sténio.
Sur le pétale où se reflète
L'écharpe céleste d'Iris,
Jaloux, je penche aussi la tète ,
Et je rêve, pauvre poète,
D'anges roses du paradis.
ALFRED PU G ET. 261
Et je crois sentir sur ma joue
Le frôlement de leurs cheveux.
Leur main d'albâtre les dénoue,
Et leurs yeux, où l'azur se joue.
Semblent être un reflet des cieux.
Mais l'un d'eux au divin sourire,
Du calice effleurant les bords.
Près de lui doucement m'attire.
Et dans la fleur m'apprend à lire.
Doux aveux, suaves accords.
Puis l'ange fuit. Zéphyr s'envole,
Le vent vient effeuiller la fleur.
Adieu! parfums, brise frivole,
Adieu! bel ange qui console.
Adieu! doux songes de mon cœur!...
Alfred Puget.
262 ANTOINE OUGIER.
XI
AU CHRIST
Quand d'Israël, au jour de ta longue agonie.
Grondait Timmense voix ,
Et que, le front voilé d'un bandeau d'ironie,
Dieu ! tu portais ta croix ;
Quand ta lèvre eut goûté des crimes de la terre
Le vase trop amer,
On dit que tu tremblas, et que sur ta paupière
On vit des pleurs germer.
Quand des tyrans sur toi roula, vague fangeuse,
Le flot échevelé.
Des anges tu pleuras la lyre harmonieuse
Et ton ciel étoile.
Homme, tu regrettas les jours purs de l'enfance.
Où ta mère d'amour
Saintement souriait à la jeune innocence,
Gomme une fleur au jour.
Et ta voix murmura ; — Pour aller dans la tombe.
Oh! s'il faut tant soufi'rir!
Mon Père! loin de moi que votre courroux tombe!
Je ne veux pas mourir!
— Tu mourus : mais ta mort à l'humaine pensée
Légua la royauté ;
Et jeune fleur du ciel, de tes pleurs arrosée.
Naquit la liberté!
ANTOINE OUGIEH. 265
La liberté que Dieu, dans un jour de largesse,
Aux hommes de douleur
Donna comme une coupe où l'on puise l'ivresse,
La force et le bonheur!
La sainte liberté qu'en mon âme j'adore!
La sainte liberté ,
Rayon d'un beau soleil dont la nuit voile encore
A tant d'yeux la clarté !
L'égalité qui dit : Hommes, vous êtes frères!
Celle qui vient du ciel,
Et qui dit aux heureux : sur le fiel des misères
Versez un peu de miel!
La sainte égalité que profane la foule.
Lorsqu'au son jour sanglant
Elle boit les vapeurs du cadavre qui roule
Sous un trône croulant.
La foule! dent qui mord, informe Briarée,
La foule ! folle enfant
Qui croit, en écrasant une tête sacrée,
Que le sang veut du sang.
0 Christ! homme d'amour. Dieu martyr de la foule,
4e l'adore à genoux.
Contre le bras du fort et le choc de la houle
0 Jésus! défends -nous...
Antoine Ougier.
(Fbuillis moktrs.)
264 ANTOINE OUGIER.
XII
« N'éiaigrons jamaii , nous antres.
(De LAToacH.*)
Enfant! pourquoi vas-tu, si jeune, .'i d'autres rives
Demander de tes jours le pain laborieux?
La terre où tu naquis n'a- 1- elle pas d'eaux vives
Pour ta soif? As -tu faim, pauvre enfant sans aïeux?
Ta mère, infirme et triste, après un long veuvage,
Dis, a-t-elle fermé ses yeux dans le tombeau?
Le brûlant incendie, ardent et plein de rage,
Aurait -il dévoré les toits de ton hameau?
Ou bien, serait-ce encor que d'une jouvencelle
Le regard ayant lui dans ton jeune regard ,
Elle t'aurait trompé! pauvre insensé, pour elle.
Plein de fiel, fuirais-tu tes champs pour le hasard?
— L'amour trompé n'est pas le rêve de mon âme.
Quand la nuit sur mes yeux fait asseoir le sommeil ;
Car dans mon cœur je garde une image de femme
Qui berce mon repos et dore mon réveil.
L'indigence n'a pas visité ma chaumière;
Sous bien des épis mûrs s'affaissent mes greniers.
La mort n'a pas fermé les deux yeux de ma mère ;
Et la grappe joyeuse empourpre mes celliers.
Oh! c'est un beau pays que notre humble Savoie,
Avec ses monts géants et ses bleus horizons !
Et parmi les trésors que le ciel nous envoie,
L'honneur verdit encore au seuil de nos maisons.
ANTOINE OUGIER. 265
Je l'aime, — car là -bas , dans la sainte prairie
Où les fils du hameau dorment leur long sommeil ,
Mon père aussi s'est fait une couche fleurie
Que n'humectent jamais les larmes du réveil :
Comme on aime le ciel; comme on aime l'empire;
Comme, enfant, on s'incline à l'aube d'un beau jour;
Comme on aime, à vingt ans, la vierge au lent sourire
Dont l'humide regard nous révèle Tamour!
Je t'aime à deux genoux; car pure est ta paupière.
Et la honte jamais n'est montée à ton front;
Car jamais les tyrans sur ton sein, ô ma mère!
De leurs fauves baisers n'ont imprimé l'afl'ront!
J'aime ta pauvreté, mère, car l'indigence
Est belle, quand on sait la porter noblement.
Fais ton rude chemin : le jour de la suuflrance
Est long! mais le bonheur a toujours son moment...
Je t'aime comme on aime une sereine étoile,
Quand pour nous du malheur les jours sont accomplis;
Comme le matelot aime sa blanche voile.
Quand la brise, en chantant, se berce dans ses plis!
Mais, sur l'austère front de l'aride colline,
Lorsque l'hiver épand son grand voile de deuil;
Quand l'automne s'en va, que l'aïeul, qui s'incline
Et tremble sous les ans, cherche l'abri du seuil;
Lorsque, pour dépenser les heures indolentes
Qui lentes font leur tour sur le cadran glacé ,
Nos sœurs, à la clarté des lampes vacillantes,
Uavivent les folIeLs du crédule passé;
â66 ANTOINE OU G 1ER.
Quand sur le toit moussu de la triste chaumière
L'ouragan seul mugit sa funèbre chanson ;
Le bras puissant, qui creuse un sillon dans la terre.
Des blancs agneaux, hélas! file mal la toison;
Et bien lents sont les jours que l'oisiveté ronge!...
Sous des cieux où toujours un noble écho répond
Aux cris du cœur, je veux caresser le doux songe
Qui promet au travail l'épi du champ fécond :
Je veux aller goûter, dans cette autre patrie
Qui là- bas nous sourit et nous ouvre sa main.
Ma part du vase d'or que donne l'industrie
A ceux qui vont s'asseoir à son riche festin.
Pauvre je veux partir, puis, quand parée et belle,
Rapportant la fortune et l'honneur sur son bord ,
Lasse du froid baiser des mers , ma balancelle
Au cap demandera l'eau tranquille du port ;
Heureux! je reviendrai m'endormir, ô ma mère!
Dans ma couche d'enfant; car ton fils ne veut pas.
Oisif, mordre le pain de la terre étrangère,
Ni contre un seuil désert heurter toujours $es pas.
A vous je reviendrai ! car vous êtes ma sainte,
0 patrie!... et celui dont la puissante main
Des sueurs de mon front aura séché l'empreinte.
Jusqu'à vous saura bien rendre uni mon chemin.
A toi je reviendrai! car la douleur aiguise,
0 mère! sur ton cœur son ongle déchirant :
Et le fils ne doit pas, quand sa mère agonise,
Mêler sa voix aux chants du banquet délirant.
ANTOINE OUGIER. 267
Des trésors arrachés aux lianes d'un autre monde
Quand pour mon bras le poids sera lourd, je viendrai
Verser dans tes sillons leur semence féconde.
Et puis, où dort mon père, heureux je dormirai!...
— Enfant! tu reviendras!... mais dans Tardenle arène.
Où tour à tour vainqueurs, les peuples et les rois,
Jouteurs désespérés que dévore la haine.
Aux fêtes de Tenfer mêlent leur grande voix ,
Si l'orage te jette!... et si, dans sa colère.
Le flot des passions fait sombrer ta vertu ;
Quand ta soif aura bu la bave du cratère ,
Avec ton or impur, oh! dis, reviendras -tu?
Oh ! c'est un beau pays , une sainte patrie ,
Celle où tes premiers pas s'écoulèrent joyeux!
Et puis, si tu t'en vas, sur ta mère flétrie
Qui versera l'eau sainte au jour des longs adieux?
Ton pays!... ce n'est plus la tremblante orpheline
Dans sa honte pleurant des aïeux ignorés ;
Ce n'est plus le torrent, au fond de la ravine.
Chantant dans le désert ses hymnes éplorés ;
Au milieu des prés verts, ce n'est plus le grand fleuve.
Vieux géant enivré, dont le pas incertain
Foule l'épi du riche et le champ de la veuve ,
Et qui partout vomit les graviers du festin ;
Ce n'est plus le sentier qui lentement chemine
Et déroule, glissant, ses rapides anneaux.
Comme un serpent qui dort le long do la colline
Et fait sécher sa robe au soleil des Jumeaux.
2()8 ANTOINE OlKilKR.
Etrangers ! vains rieurs!... cette pauvre Savoie,
Toute couverte encor des larves de son deuil.
Au ciel saura demain se frayer une voie,
Et, dans son vol puissant, abaisser votre orgueil.
Car nous ne sommes pas des ilotes stiipides.
De la pensée en nous le germe n'est pas mort!
Pitié!... plutôt sur vous, dont les instincts cupides
Mesurent la vertu dans le boisseau de l'or...
Enfant! oh ! ne vas pas, si jeune, à d'autres rives
Demander de les jours le pain laborieux.
La terre où tu naquis ne manque pas d'eaux vives
Pour ta soif. As -tu faim, pauvre enfant sans aïeux?
Oh! je sais des amis qui sur ma pauvre vie.
Riches et grands , n'ont pas jeté le désespoir :
Us sont heureux et bons; leur âme est sans envie;
Ils t'aideront. De l'or, tu pourras en avoir!
Car tous les cœurs n'ont pas le ver de l'égoîsme ;
Tous les riches n'ont pas fouillé dans le bourbier.
La pudeur croît plus belle à côté du cynisme;
Les prés ont plus de fleurs à côté du charnier.
Antoine Ougier.
(Fbuillks moktes.)
CLAUDE GENOUX. iî69
XIII
PROMENADE MARITIME
A M. LE DOCTEUR DUBOIS, DE SAINT- SIGISMOND.
0 VOUS, hommes blasés, vous que l'ennui dévore
Dans vos vastes hôtels qu'un vain luxe décore ,
Vous qui ne connaissez ni peines ni plaisirs;
0 vous pour qui la vie est un sommeil sans rêves.
Voulez -vous exister?... Sur de lointaines grèves
Venez chercher des souvenirs.
Venez, abandonnez de la cité fangeuse
L'immonde carrefour, l'atmosphère brumeuse;
Venez ouïr des flots les sons harmonieux,
Venez voir les climats où se lève l'aurore.
Passer un peu du temps que Dieu vous laisse encore
Sous un soleil plus radieux.
Venez à bord d'un brick glissant à pleines voiles
Sur l'Océan, miroir des brillantes étoiles,
Défier le trépas, apprendre à tout braver!
Venez, ainsi que moi, dans cette vie errante
Goûter le vrai bonheur, si votre âme est ardente
Et si vous aimez à rêver.
Venez! et Tunivers, déployant ses mei*veilles.
De Malaga d'abord vous montrera les treilles
Et les vieux bourgs fondés par les Phéniciens;
Venez voir d'un coup d'œil et l'Europe et l'Afrique;
Dépassez le détroit, saluez l'Atlantique
Qui fut le pôle des anciens.
270 CLAUDE (iENOUX.
Alors, sur l'Océan immense et solitaire.
Sur ce vaste réseau dont Dieu ceignit la terre,
Sur la voie où Gama comme un soleil a lui ,
l*our8uivez vers le Cap voire infaillible route;
Du Colomb portugais vous n'aurez pas le doute :
La mer est connue aujourd'hui.
Venez rêver du Tasse aux îles Fortunées,
Sous de hauts pics neigeux comme les Pyrénées ;
Venez voir le séjour de la Fécondité...
Non! un peuple espagnol, que la misère oppresse,
Y meurt, en maudissant les champs que sa paresse
A frappés de stérilité.
Plus loin, par un beau temps, par une fraîche brise.
Par un de ces matins où TOrient sMrise ,
Cherchez à Thorizon les îles du Cap -Vert,
Et vous verrez de loin des bosquets de verdure ,
Comme ces oasis que sema la nature
Dans rimmensité du désert.
Puis entre Téquateur et le dernier tropique.
Venez voir Sainte- Hélène, autre roche classique.
Venez, pauvres humains, méditer en ce lieu!
Un homme mourut là : prions pour lui; silence!
Ambition, vertu, tout va dans la balance
De la justice de Dieu.
Ainsi, comme le flot que la tempête anime.
Qu'elle abat, dès qu'aux cieux il veut porter sa cime,
Le sort, qui Téleva, l'abattit aussitôt;
Le destin, le poussant de conquête en conquête.
Des grandeurs d'ici -bas le lança jusqu'au faîte.
Pour le voir tomber de plus haut.
CLAUDE GENOUX. 271
Son voyage est fini... le nôlro recommence :
Amis, rembarquons -nous; et, dans l'espace immense,
Allons rouvrir notre âme à nos illusions :
Venez, je vous promets des combats et des fêtes,
Des dangers à courir, du calme, des tempêtes.
D'indicibles émotions.
Sur ce bord , du Macasse erre encor la peuplade ;
Ici le Camoëns chantait sa Lusiade ,
Là le corsaire noir chassait les négriers...
Enfin, voici le Cap! Allons, bonne espérance.
Oh ! venez voir Bourbon et notre lie de France ,
Dormir à Tombre des palmiers.
Venez voir de William les créoles si belles.
Visiter Port-Louis, le mont des Trois -Mamelles;
Mais ces lieux, comme moi, vous les connaissez tous...
0 douce fiction ! ô Paul et Virginie !
Non, l'histoire d'un roi ne vaut pas Tharmonic
De vos récits touchants et doux.
Salut, terre par Dieu de bienfaits innondée!
Maintenant , vers le Nord prenez votre bordée ;
L'Orient à vos yeux bientôt viendra s'offrir ;
Beaux cieux, brises, moussons, parfums et poésie
Ne vous quitteront pas, des monts dh Salazie
Aux bords riants du Bandémir.
Mais laissez un moment ces plages odorantes,
Venez du pôle sud voir les glaces flottantes ;
Venez, si le péril a pour vous des attraits,
Venez, penseurs profonds que la science enivre.
Venez, et vous saurez que, pour se sentir vivre.
L'homme doit voir la mort de près.
272 CLAUDE GENOUX.
Oh! venez à Timor; il est des mœurs nouvelles;
Venez, l'Océanie a des îles si belles!
Venez à Samarang , ou bien à Macao ,
Laisser un souvenir à quelque jeune fille;
Venez vous reposer sur le sein de Manille,
La reine de Mindanao.
Quand vous aurez rôvé d'Albuquerque à Mélinde,
De Bugg à Batavia, de Wellington dans Tlnde,
Lorsque vous aurez vu les temples de Bralima,
Oh! vous aurez alors, comme l'oracle antique,
Des réponses pour tout , un tableau synoptique
Du plus vaste panorama!
Claude Genoux.
(HBMOIftES o'uH BHPiMT OB Ll SaTOIB.)
XIV
AMOUR ET VERTU
CBBOKIQl'E
A MADAME DE MONTROL
Apprends qu'une mort telle que tu la médites est
houteuse et furlive ; c'est un Toi fait an genre ht
(J.-J. Roussbio.)
I
II
Qu'oses -tu méditer? quel délire t'égare?
Quelle est donc, insensé, la loi qui nous sépare 1
CLAUDE GENOUX. 273
Mourir ensemble, amis, nous sorait bien plus doux
La colombe au ramier, dis, jamais survit-elle?
Bon, ils meurent tous deux de la même étincelle;
Et pourtant ne crois pas qu'ils aiment mieux que nous !
Il faudra Taccomplir, ce sacrifice horrible !
Il nous faudra donc voir cette nuit si terrible :
Eh! quoi! sans plus tarder? quoi! déjà? quoi! demain?
0 vertueux ami , soutiens la faible amante ;
Comme à Tau tel paré pour la noce brillante.
Dans la nuit du tombeau conduis- moi par la main.
Pourtant, combien nos cœurs eussent goûté d'ivresse.
Si rhymen de ses nœuds eût joint notre jeunesse!
Par l'anneau nuptial et le vœu solennel
Si Ton eût cimenté ce bonheur sans mélanges,
Ah! nous serions heureux, heureux comme des anges
Qui chantent l'hymne saint aux pieds de l'Eternel.
L'Eternel! à ce mot, Faldoni, je frissonne;
A la mort volontaire est- il vrai qu'il pardonne?
Avant l'instant prescrit permet- il de mourir?
Sais-tu s'il ne dit pas : « Enfants, bravez l'orage:
Je punirai celui dont le lâche courage
Implorera la mort et ne saura souffrir ! »
Oh! s'il pensait ainsi, qu'une affreuse vengeance
Fût le prix qu'il destine à la chaste innocence,
A l'amour vertueux qui brûle dans nos Cdîurs!...
Oh! non; Dieu juste et bon, il sait combien on l'aime!
Il sait que pour lui seul nous souffrons l'anathème
Que ce monde nous jette en nous criant : Malheurs !
Il sait que la vertu que nous n'osons contraindre
Au sacrifice impur, attise, au lieu d'éteindre.
Î74 CLAUDE GENOUX.
lin feu qui nous consume, un amour sans espoir;
Il sait que nous mourons en maudissant le vice,
Que nous n'avons point vu l'ombre de Partifice,
Que Ton nous sacrifie au rigoureux devoir.
11 sait aussi combien nous désirons de vivre,
Que nous aimons les fleurs dont le parfum enivre,
Que la vie a pour nous d'indicibles attraits
Et que naguère encor, dans un doux tête à tête,
Dans un jour de bonheur qu'a noirci la tempête ,
Nous nous disions, ravis : Si Ton mourait jamais!
Mourir! mon Dieu! mon Dieu! ces moments d'allégresse.
Pourquoi sont-ils changés en longs jours de tristesse?
Pourquoi, pauvres enfants, sommes-nous malheureux?
Pourquoi déjà mourir, à peine à notre aurore?...
Oh! je ne mourrai point, moi, je veux vivre encore;
A vingt ans, Faldoni, mourir, c'est trop aftreux. i
Mais non, vivre sans toi me serait impossible.
Oui, toi seul es ma vie, et ce trépas terrible.
Il sera, si tu meurs, ma seule volupté;
Thérèse te suivrait dans l'éternelle flamme !
Mais pense si le ciel ou l'enfer nous réclame.
Pense mon doux ami , c'est pour l'éternité !
m
IV
Est -il vrai, cher ami, que nous serons heureux;
Que la mort, la mort seule, accomplira nos vœux?
CLAUDE GENOUX. 275
Et qu'unis à jamais dans le céleste empire,
Nous pourrons nous aimer et toujours nous sourire?
Nous aimer d'un amour ineffable et divin,
D'un amour, Faldoni, qui n'aura plus de fin?
Est-il vrai que de Dieu la puissance infinie
En plaisirs éthérés change notre agonie?
Est- il vrai qu'aussitôt que nous fermons. les yeux.
L'âme qui fit le bien s'envole dans les cieux?
Que, laissant ici -bas son corps, dépouille informe.
Prenant d'un séraphin et les traits et la forme.
Elle va, pure et belle, avec ses ailes d'or,
Par le bleu firmament dirigeant son essor.
Vers le brillant palais de la haute patrie ,
Où réside la joie, où tout n'est qu'harmonie;
Où l'ange néophyte, abreuvé de douceurs,
De son exil sur terre oubliant les malheurs.
Goûte en paix un repos exempt de toute crainte.
Les doux épanchements d'une égalité sainte ,
Le prix de ses bienfaits, que la suprême loi
Accorde à tout mortel qui lui garde sa foi ? .
Est-il vrai... qu'ai-je dit? sur le bord de l'abîme.
Quoi! j'oserais douter quand le doute est un crime!
Quoi! ma faible raison au culte du Seigneur
Opposerait encore une fatale erreur !
Quoi ! je méconnaîtrais la divine puissance
En qui seule j'espère un terme à ma souffrance?
Oh! non! doute cruel, tu m'obsèdes en vain;
Non, jamais ton poison n'a pénétré mon sein.
Oui, quand je pense, ami, que l'âme est immortelle,
Qu'on se revoit aux cieux, la mort me semble belle!
La mort , cher Faldoni , la mort , venant de toi ,
Ne pourra m'accabler, je la vois sans effroi ...
276 CLAUDE GENOUX.
La mort, c'est le sommeil que cherchent nos paupières,
Nos rêves de bonheur, la fin de nos misères.
Oh ! ne différons plus ce moment souhaité ,
Jouissons des vrais biens et de réternité.
Viens, qu'un môme trépas tous les deux nous rassemble.
Que nos derniers soupirs se confondent ensemble;
D'une pénible vie éteignons le flambeau.
Et, purs aux yeux de Dieu, descendons au tombeau!
Claude Genoux.
(Mkmoiubs d'dv infaitt de la Sato».)
GASTON DE CHAUMONT. 277
XV
HOMMAGE A LA SAVOIE
Salut, noble pays, aux montagnes ardues,
Dont les sommets altiers s'élancent jusqu'aux nues.
Où le mont roi des monts, fier de sa majesté.
Voit mille voyageurs passant la terre et Tonde,
Accourir tous les ans, des quatre coins du monde.
Rendre hommage à sa royauté!
Salut, noble pays à la belle nature.
Où simples sont les mœurs, où l'existence est pure;
Où Ton est maintenant ce qu'on était jadis :
Oui , toutes les vertus de la ville exilées
Se retrouvent encor dans tes monts, tes vallées!
Honneur à toi, noble pays!
Ah! si, timide enfant, je sentais en mon âme
Ces enivrants transports, cette divine flamme
Qui sur un front élu vient parfois se poser.
Oui, je te chanterais, ô patrie adorée,
Et les vibrations de ma harpe inspirée
Te pourraient immortaliser.
Sans doute quelquefois vers le soir il me semble
Dans ton vent qui gémit, dans ta feuille ({ui tremble,
Trouver comme un écho de ce qui chante en moi ;
Do l'inspiration est-ce la fraîche haleine?
CoA à i)eine un accord, c'est un soupir à peine,
Mais ce soupir... il est à toi !
278 GASTON DE CHAUMONT.
Ne te (lois-je pas tout?... Si j'ai quelque génie,
Si mon chant cadencé coule avec liarmonie,
Si ma strophe est puissante ou mon vers gracieux
Ah ! ce n'est point le fruit de stériles études ;
Rien ne peut inspirer comme tes solitudes,
Rien n'exalte comme tes cieux !
C'est dans ton noble sein que l'âme du poète,
Cette âme si sensible et que l'homme rejette.
Peut trouver à nourrir sa contemplation ;
Livre majestueux, celui qui sait y lire
Sous ses doigts frémissants fait résonner sa lyre
Comme les harpes de Sion !
En contemplant tes lacs, tes bois, tes hautes cimes.
On sent vibrer en soi mille cordes sublimes ;
Le sein respire mieux, le cœur devient plus grand :
D'un pouvoir infini tout présente l'image!
Poétique Savoie, accepte mon hommage :
Je suis fier d'être ton enfant !
Gaston de Chaumont.
GASTON DE CHAUMONT. 279
XVI
LES DEUX ANGES
On dit que deux fils de lumière
Président à chaque destin :
L'un à la fin de la carrière,
Comme l'autre à notre matin;
Se reposant sur la montagne,
Au déclin de l'astre des cieux ,
Sur la verdoyante campagne,
Deux anges promenaient leurs yeux.
Le premier sourit à la vie,
Le second préside au trépas ;
Celui-ci voit d'un œil d'envie
Son frère, et se plaignant tout bas :
« Ah! dit-il, de mon ministère
Combien souffre mon cœur aimant!
En ce jour encor de la terre
Je dois ravir un ornement.
« Souvent, au milieu d'une fête,
Je pris à sa famille en pleurs
Celle (|ui de riantes Heurs
Venait de couronner sa tôle.
280 GASTON DE CHAUMONT.
« Mais Mon i me est en son printemps;
Nulle comme elle ne fut pure;
Son innocence est la parure
De son visage de quinze ans.
« Doux lis de candeur, elle ignore
La vie et ses déceptions ;
Son cœur naïf est vierge encore
De désirs et de passions.
« Hélas! je n'ai pas le courage
De frapper un coup si fatal !
Si belle!... si jeune!... si sage!...
Je pleure... oh! cela me fait mal. »
Mais range de vie : « 0 mon frère,
Frappe ! c'est un coup précieux;
Ange elle était sur cette terre,
Ange elle sera dans les cieux !
« Eh quoi ! tes yeux versent des larmes.
Ne retarde pas son bonheur !
La terre est un séjour d'alarmes.
La mort seule rend au Seigneur!
« Plus tard elle eût été flétrie;
Mais, moissonnée avant le temps,
Elle n'a vu que le printemps
Des tristes saisons de la vie. »
Il dit ; range de mort joyeux
Va cueillir la charmante rose...
Ne pleurons pas !.. . son corps repose. . .
Et sa belle âme monte aux cieux!...
GASTON DE CHAUMONT. 281
Tandis que, franchissant la nue,
L'enfant s'envole vers Sion ,
J'allai, moi qui l'avais connue,
Visiter sa blanche maison.
Je vis partout douleur amère...
Des amis pleurant sur son sort ,
Disant : Pauvre enfant!... quelle mort!
Pour moi je pensai : Pauvre mère !
Gaston de Chaumont.
XVII
LE BONHEUR DANS LES LARMES
Heureux celui dont l'œil a gardé quelques larmes !
Car les larmes, c'est un trésor!
Toi, pour qui l'existence a perdu tous ses charmes,
Que ne peux -tu pleurer encor!
Toi, que le chagrin qui t'oppresse
Parfois semble comme égarer.
Sur cette terre, où tout n'est que deuil et tristesse,
Dis! le plus grand bonheur n'est- il pas de pleurer?
Combien mon Ame envie un malheureux qui pleure!
Pleurer est un bienfait du ciel.
Le seul bonheur possible en la triste demeure
Où tout n'est que ronces et fiel !
C'est un baume dans la souffrance
Qui nous permet de l'endurer;
C'est un soulagement..., c'est presque une espérance.
Dis! le plus grand l)onheur n'est-il pas de pleurer?
282 GASTON DE CHAUMONT.
Quand, un soir, abattu, las de Tliumaine vie.
On pense : Essayons de la mort!
Peut-être y trouve- 1- on ce que le cœur envie :
Etouffons un dernier remord î
Le vertige qui nous enivre
Va des vivants nous séparer.
Mais une larme coule, et Ton veut encor vivre!
Dis! le plus grand bonheur n'est -il pas de pleurer?
Gaston de Chaumont.
J.-B.-C. JALABERT. 283
XVIII
LES FRELONS ET LES ABEILLES
AUX ARTISANS LABORIEUX
Aux abeilles confiantes
Les frelons dirent un jour :
Que faites -vous, insouciantes,
Quand sous vos yeux , dans cette cour,
Contre vous l'on conspire?
Des gens que cependant vous ne haïssez pas,
Bien qu'ils vous volent, eux, trament votre trépas!
Ces bœufs, cette charrue, eh bien! c'est pour détruire,
Dans les champs d'alentour.
Des plantes et des fleurs, jusques à la dernière,
Et les coteaux subiront à leur tour.
Cette entreprise meurtrière.
Aisément vous pouvez prévoir votre destin.
Si, pour la conjurer, vous manquez d'énergie :
Plus de fleurs au vallon, dès lors plus de butin,
Adieu le miel, adieu la vie.
Donc choisissez : ou mourir tristement.
Ou repousser un attentat si lâche.
Pour nous, c'est résolu, jusqu'au dernier moment
Nous lutterons sans relâche,
Et, si vous le voulez, unissons nos efforts,
Comballant de concert, nous on serons plus forts. .
Los voilà (pii s'avancent,
Aiguisons nos dards... Ils commencent...
284 J.-B.-C. JALABERT.
Abeilles d'écouter ;
Abeilles aussitôt de se précipiter
Sur les hommes et Tattelage
Qu'elles forcent bientôt à suspendre l'ouvrage.
Triomphantes alors, en se félicitant
Elles regagnent Tabeillage...
Grand Dieu! qu'ont-elles vu? les frelons s'excitant.
Dans chaque ruche, au larcin, au pillage...
Hélas ! elles ont été
Dupes de leur crédulité ;
Mais un profond regret, une douleur amère.
Les saisirent alors qu'elles virent les gens
Qu'avait outragés leur colère
Reprendre leurs travaux, par leurs soins diligents.
Dans les lieux que naguère envahissaient des plantes
Inutiles ou malfaisantes,
Semer abondamment tous les grains les meilleurs,
Protéger les tiges naissantes.
Et leur livrer bientôt une moisson de fleurs.
J.-B.-C. Jalabert.
((kkMTBS KT ArOLOUUU.)
JOSEPH -GABRIEL ROLLIER. 285
XIX
ÉPITRE SUR LA POÉSIE
FRAGMENTS
Et nous, et nous, enfants de la noble Savoie,
Dans les fastes sacrés que sa main nous déploie ,
N'avons -nous pas, mêlés à nos nombreux guerriers,
A nos savants profonds, Torgueil de la patrie,
iN'avons-nous pas aussi des fils de l'harmonie ,
Des poètes couverts de fleurs et de lauriers?
Je ne veux point, sortant de ma tâche première,
Parler de ces beaux noms que le monde révère :
Favre, le créateur et Poracle des lois.
Magistrat , philosophe et poète à la fois ;
De Sales, le grand saint. Tardent missionnaire,
L'éloquent orateur des peuples et des rois ;
Vaugelas, qui forma la langue de Molière;
Saint-Réal, dont le style énergique, précis.
Est cependant toujours brillant de coloris ; *
Berthollet, qui créa la moderne chimie;
De Maistre, le profond et sublime génie,
Qui, d'un souffle de feu, redoutable dragon.
Mit en cendres l'erreur et sa philosophie ,
Qui terrassa Voltaire et foudroya Bacon,
Et qui, dans les trésors de sa vaste science,
Oracle des esprits, gardien de l'avenir,
Offre au monde, tremblant sur un abîme immense,
Les vrais appuis qui, seuls, puissent le soutenir;
286 JOSEPH -GABRIEL ROLLIER.
Je sortirais, Léon, du sujet que je traite,
Nos poètes, ici, seuls ont droit à mes vers.
Quelle place d'honneur je dois à ce poète
Qui, dégageant son art des caprices divers.
Seules lois en vigueur en ces temps d'ignorance.
Sut le sortir enfin des langes de l'enfance!
C'est lui qui , le premier, fit connaître à la France
Des vers alexandrins rimes et mesurés.
Que Marot et Ronsard ont plus tard admirés!
Il voulut que toujours la rime masculine
Précédât et suivît sa sœur la féminine ;
Que, dociles toujours aux pensers de l'auteur.
On les vît tour à tour délasser le lecteur.
Buttet, ce nom porté par la main de l'histoire
A l'œil reconnaissant de la postérité.
Doit briller au fronton du temple de mémoire.
Orné du sceau divin de l'immortalité.
Si je pouvais, Léon, compter toutes nos Ijrres,
Si je pouvais ici dire combien d'accords
Sont nés jusqu'à ce jour de leurs brûlants délires;
Si cette tâche enfin n'excédait mes efforts ,
Ton cœur serait ravi que nos belles campagnes
Inspirent tant de verve à nos bardes féconds,
Et*que chez nous aussi l'air pur de nos montagnes
Souffle le feu sacré dans nos obscurs vallons.
Tu verrais, étonné, que ses célestes flammes
Dès nos plus anciens temps ont embrasé leurs âmes.
Eclairé leurs esprits de leurs divins rayons.
Mais dans ce grand concert, dans ces flots d'harmonie
Qui font autour de nous comme un hymne sans fin.
Mon oreille et mou cœur distinguent iin génie,
Dont la France jalouse a fixé le destin ;
JOSEPH- GABRIEL ROLLIER. 287
Ducis, en qui toujours on admire et révère
« L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère; »
Ducis ! qui ne connaît et n'a relu vingt fois
Son Roi Léard, Hnmlet, Œdipe chez Admet e,
Son œuvre à' Abu far surtout, la plus parfaite!
Qui jamais mieux que lui trara les saintes lois
De l'austère vertu, ses douceurs et ses charmes?
Qui n'a pas avec lui versé de tendres larmes
Quand il peint V Amitié, ce suprême bonheur.
Délices de l'esprit et doux charmes du cœur?
Modèle très-souvent de goût et d'élégance,
Aucun ne le surpasse en force, en éloquence.
Eh bien! quoique emporté par un destin jalouv
Bien loin de son vallon , sur la terre étrangère ,
Ducis est Savoisien , la Savoie en est fière ;
Ducis nous appartient, ce poète est à nous.
Dans ce concert, Léon, il est une autre lyre
Qui fait bondir les cœurs d'espérance et d'amour.
On croirait, à sa voix, à son tendre sourire,
Ce barde descendu du céleste séjour.
Vois, cher Léon, comment ses doigts font avec grâce
Vibrer sa lyre d'or des Inspirations.
Vois, écoute comment, loin d'un monde qui passe.
Sa voix monte, s'élève au travers de l'espace.
Et porte au ciel nos cœurs et leurs affections.
Lis quelquefois, Léon, lis ces t')uchantes pages
Où de Juge a si bien, sous de vives images,
Dépeint les longs remords après les courts plaisirs.
Et les poignants regrets et les cruels désirs
Qui tourmentent nos jours sur nos terrestres plages.
Et cet autre poète aux yeux baignés de pleurs ',
Qui, d'un p.as ciiancelant , s'ax.inrc ccMiiine une; ombre,
288 JOSEPH-GABRIEL ROLLIER.
Tirant sans nul eiTort de son luth grave et socnbre
Ses chants de mort, de deuil et d'ainères douleurs;
Que t'en dirai -je ici? L»';on, comment pourrais -je
Te montrer quelque trait de son hardi pinceau?
Cette Coupe d'exil, dis -moi, comment saurais- je
Te peindre noblement ce qu'elle offre de beau ,
De grand, d'harmonieux, de noble, de sublime?
De l'implacable sort malheureuse victime,
Avec quelle éloquence et quel ardent amour
Il pleure les erreurs de sa vive jeunesse,
Les écarts échappés à l'humaine faiblesse
Durant son long exil et la chaleur du jour!
c Je n'ai plus, disait-il, ni famille, ni mère;
La misère est ma sœur, et le malheur, mon père;
J'ai les bois pour abri sous un ciel inhumain.
Et pour lit de repos, les pierres du chemin. »
Que ne m'a- 1- il, au jour de son heure dernière.
Ce malheureux Veyrat, cédé quelque lambeau
Des cordes de sa lyre, ou son riche pinceau !
Ces vers que je t'écris, ces vers, vile poussière.
T'auraient de son talent fait un digne tableau.
Notre Savoie a donc ses immortels poètes
Dont la postérité gardera les écrits.
Mais voulons -nous comme eux que nos vers aient du prix,
De la nature en tout soyons les interprètes.
Ah ! n'oublions jamais ces leçons, ces avis
D'un censeur bien connu , sage autant qu'agréable :
« Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable...»
J.-G. ROLLlER.
J. OGIER. 289
XX
LB TRENTE ET UN DÉCEMBRE
Cuncta stricte discussarus.
(Paosi DO Dies irœ.)
Une fois encor, que de rêves
Vont s'achever dans le néant !
Chaque flot du temps sur nos grèves
Vient nous prendre pour TOcéan.
Chocs de glaives et chants de lyres
Inspirés par tous les délires.
Gloire, carnage, volupté,
Demain, comme un bruit dans l'espace
Fait par l'essaim d'oiseaux qui passe ,
S'éteindront dans l'éternité.
Mais une grande voix comme la voix des ondes,
Remplit l'éther immense où gravitent les mondes :
« Je suis l'Ancien des jours ;
Dans mon sein, reviens -tu, ma défaillante année,
Du rameau des vertus joyeuse et couronnée.
Le long de ton parcours?
« Quand ma main, te prenant dans l'éternel silence.
Te plaça sur les temps pour tenir la balance
Parmi mes univers.
Je marquai les confins où seraient tes domaines
Par delà l'Océan et les îles humaines ,
Et les globes divers.
290 J. OGIER.
« Comme fleurs k ton front je ceignis mes aurores;
Je le parai de jours, d'jistres, de météores.
Joyaux errants du ciel ;
Je te sacrai du sang qui teignit le Calvaire,
Et t'imposai les mains, comme en un sanctuaire,
Aux élus de Pautel *.
« Et je te dis : Va- t'en, fille des saints messages,
Aux errantes tribus, dans les cités des sages,
A tous les horizons!
Partout répands ma paix ainsi qu'une rosée;
Et la terre partout riche et fertilisée
Donnera ses moissons ;
« Moissons pures d'ivraie et de stériles herbes.
Où les vertus seront le froment , don des gerbes
Pour les greniers d'en haut.
Tu mûriras pour moi les hommes et les choses ,
Les palmiers à Cadès, à Jéricho les roses,
La fête et le fléau.
« Chantez, flots de la mer, et vous, pôles du monde.
Aigles, fils du soleil, et toi, reptile immonde.
Chantez, chantez mon nom!
Chantez, glaives guerriers, lyre et sainte tiare,
Et vous aussi, haillons des lèpres de Lazare,
Pourpre de Salomon!
« Et tu m'apporteras recueillis dans tes urnes
Les hymnes de la joie et les chants taciturnes.
• Dans l'ère cl;réiienne, on dit l'année du Seigneur... comme on dit
le prêtre du Seigneur.
J. OGIER. 291
Le crime ou la vertu.
— Maintenant, viens passer devant mon œil suprême !
Pour toi voici Tamour ou voici l'anatlième ;
Dis, que m'apportes- tu? »
t( Seigneur, j'achève ma carrière
Courue au signe de ta main,
Et tombe en touchant la barrière
Qui marque le bout du chemin.
Ah! laissez -moi cqmme l'aïeule
Qui, pour le trépas, se recueille.
Chercher de tardifs repentirs!
Seigneur, j'ai passé sans ta crainte,
Et je ne porte pas l'empreinte
De ta Vierge et de tes martyrs.
« L'arbre éternel de tes doctrines
A fléchi comme un vain roseau ;
Et tes saints tombés en ruines
Sont morts dans mes déserts sans eau.
Cherche au couchant, cherche h l'aurore,
Seigneur, le croyant qui t'adore
Et se prosterne à Bethléem !
De ceux qui composaient ta race
Je ne retrouve pas la trace
Aux sentiers de Jérusalerii.
« Les croyants sont à Babylone
Où l'enfer a dressé sas dieux ;
Là, chaque crime a sa colonne
Qui va te braver jusqu'aux cienx.
Le chu'ur impur des faux prophètes
A chant»3 Baal dans tes fêtes
292 J. OGIER.
Et dérobé tes vases d'or ;
Ils ont détruit tes sacrifices.
L'orgie a bu dans tes calices
Pris par Kabuchodonosor.
« Ils ont mené les populaces.
Hurlant leurs hymnes criminels.
Danser autour des grandes places
Où le veau d'or a ses autels ;
Et, dans ces rondes unanimes,
Les tyrans guident les victimes.
Et leur disent : Dansez toujours!
Nos dieux veulent qu'on les implore;
Dansez de l'aurore à l'aurore I
Et nos dieux ne seront pas sourds.
« Au soleil des vallons tranquilles
Les oliviers n'ont pas fleuris ;
Si j'ai vu des arbres fertiles.
Le sang humain les a nourris.
Les peuples sortis de leur rêve
Se sont réveillés dans le glaive,
Dans les coursiers et dans les chars ;
Et le sang, vaste comme l'onde,
Baigne les colonnes du monde,
Comme un flot baigne des remparts.
« La haine, du puits de l'abîme,
Montée en sombres tourbillons.
Ronge les Césars sur la cime
l^i le pâtre dans les sillons.
Le meurtre triomphant dans l'ombre
Fait, sur des cadavres sans nombre,
J. OGIER. 295
Eclater son rire assassin ;
D'un sang germain la terre fume ;
J'ai vu, chaque soir, dans la brume
Passer l'image de Caïn !
III
« Ah! puissiez -vous. Seigneur, vous à qui rien n'échappe ^
Dans les clos dévastés découvrir une grappe,
Et dans l'ivraie un froment pur ;
A côté du crime superbe ,
Trouver quelque vertu sous l'herbe
Qui dérobait son front obscur !
« Et peut-être le Ciel, aux dix justes propice ,
Sauverait mon destin du sombre précipice
Où s'engloutit l'iniquité ;
Mais! ma dernière heure est usée... x
— Et déjà l'aïeule est pesée
Dans les poids de l'éternité.
J. Ogier.
XXI
A UNE MÈRE
A LA VEILLE D'UN VOYAGE
Il est sous le toit des familles
Toujours un ange hospitalier
Qui bénit autour du foyer
Petits garçons, petites filles.
De ses enfants chers à son cœur
En .songe il entretient la mère,
Et lui montre la chose ainèrc
Qui pourrait troubler leur bonheur.
294 .1. OGIER.
11 dit : « Du seuil de ta demeure
Si tu dois f éloigner un peu ,
Trouve longue, longue chaque heure
Qui te sépare de fadieu.
a Brûle de retrouver la lèvre
Qui te cherche soirs et matins,
Les jeux dont l'absence te sèvre,
Les chants et les ris enfantins.
« Brûle, à Theure des crépuscules,
De leur conter, sur tes genoux.
Le trait qui les trouve crédules
Et qu'à redire ils sont jaloux.
« Reviens dresser leur main novice
A tracer des signes de croix ;
Reviens leur dépeindre le vice
Laid comme la Lête des bois.
« Reviens ! Mais , pendant ton absence,
Ne garde pas trop de souci ;
Je te rendrai leur innocence,
Leurs ris, leurs cheveux blonds aussi.
« Et ne crains pas ! L'ange mon frère
Qui veille au pas des voyageurs
Brisera la pierre contraire
Qui fait choir aux sentiers trompeurs. »
J. Ogier.
IGNACE BILLO. 295
XXII
LES CHALETS D'ENLAU
Sur les pas des chasseurs , quand le seizième automne
Suspendait à mon front sa plus paie couronne ,
De la Tournette, au pic rival des monts géants.
Que j'aimais à gravir les rapides versants !
Je montais admirant, de cime en cime ardue,
Du mobile horizon la croissante étendue;
L'herbe qui jaunissait aux flancs du dôme altier ;
Les méandres sans fin du sauvage sentier ;
Les extrêmes forêts sombres et murmurantes ;
Sur les rochers moussus les fleurs bientôt absentes ;
Puis à l'entour joyeux des grisâtres chalets ,
Les vaches au front noir, aux longs regards distraits,
Laissant aux doigts brunis des robustes bergères
Ce lait ombré d'azur qui des mornes bruyères
Retient l'âpre saveur et l'ambre appétissant.
Chalets hospitaliers! Quand In jour décroissant,
La fatigue du corps , l'approche d'un orage ,
Ou la séduction d'un charmant paysage,
Du repos m'invitait à goûter la douceur,
Je trouvais sous vos toits la paix et le bonheur,
Et la gaieté toujours aux chaumières fidèle.
— Du rustique banquet le bois fait la vaisselle :
Nos modestes vins blancs des collines d'en bas.
Pour exciter l'esprit, pour dorer les repas,
Y montent seulement aux jours des grandes fêtes ;
Mais ce lait écumeux, ces coupes si bien faites.
296 IGNACE BILLO.
Enchantent mes regards et me font oublier
Le Syllery menteur que produit l'atelier.
Nos cristaux éclatants et nos riches calices.
Qui du pain noir au lait ne fera ses délices?
Le vin donne l'ivresse et l'eau porte à l'ennui ;
Mais, sans laisser d'effet aussi triste après lui.
Le laitage des monts, simple et candide chose,
A la plus douce joie, à la paix vous dispose.
0 festins du chalet, chers à mon souvenir!
Tous nos vœux éloignaient l'heure de vous finir ;
D'ingénieux relards, prolongeant la veillée.
Sous le charme tenaient la joyeuse assemblée :
C'étaient de longs récits, de merveilleux exploits.
Qu'un chasseur redisait pour la vingtième fois.
Nous dépeignant l'isard fuyant vers les abîmes,
A travers les glaciers, sur les plus hautes cimes,
Sans lasser du chasseur l'étrange passion.
Malheur au chamossier que prend la vision !
Un cor éclate au loin. Oh ! bien loin sur la neige...
C'est le chasseur damné que précède un cortège,
Une meute d'aiglons à la chasse dressés :
Le damné, rouge et noir, avec des cris pressés
Et de longs hurlements infernaux, les anime.
Leur désigne, en riant, le chasseur pour victime.
Malheur ! malheur à lui ! s'il n'a plus au chapeau
L'humble rameau pascal, effroi des nains de l'eau.
Des sylphes des forêts , de l'ange au vol immonde.
De l'âme qui revient des feux de l'autre monde ;
Il sera dans les airs par la meute emporté ;
On entendra, la nuit, sous son toit déserté.
Une ombre lamentant, d'une voix désolée.
Ses os, dans le désert, sans croix, sans mausolée.
Oubliés et laissés à la faim des vautours...
— Un gracieux roman, de suaves amours,
IGNACE BILLO. 297
Aux funestes récits, diversion touchante.
Succède et nous redit comment la fée Urgante ,
Du plus beau des bergers éprise, un soir d'été.
Renonça pour l'aimer à Timmortalité,
Pour la dernière fois usant de sa puissance ,
Entr' ouvrit les rochers, et, d'une grotte immense
Livrant à ses désirs les trésors merveilleux ,
L'eût fait en un clin- d'oeil aussi riche qu'heureux
Si, docile aux avis de sa belle maîtresse.
Le berger y puisant avec plus de sagesse.
Au butin déjà pris n'eût voulu joindre encor
Du prince des Zervands le diadème d'or.
Diadème doré, dont le poids fatidique
En un puits l'entraîna. Plus d'une fable antique
Des chalets fait ainsi depuis cent ans le tour.
Variée, embellie et croissant jusqu'au jour
Où, des sujets tombés dans la commune voie,
Quelque auteur se lassant, aux monts de la Savoie,
S'avisant de chercher un genre plus nouveau ,
Fasse d'un caillou brut un diamant si beau,
— Epopée ou roman, histoire, idylle ou drame, —
Que le monde étonné chef- d'œuvre le proclame !
— Quand, le long des récits de furtifs et doux jeux ,
Cause de ris charmants ou de ris anxieux.
Parfois l'interrompaient aux plus gentils passages.
Notre conteur malin s'en prenait aux plus sages ;
Et, au dernier couplet de son vieux fabliau,
Il entonnait, et tous en chœur reprenaient Vyau!
Puis, aux accords plaintifs du ranz de la vallée.
On s'endormait, couché sur la fraîche feuillée.
— Au premier chant du coff, à ma couche de foin.
D'un bond je m'arrachais, d'un autre j'étais loin,
298 IGNACE BILLO.
Me hâtant de gravir, avant Taube nouvelle,
Le dôme recouvert d'une glace éternelle ;
Et de là, contemplant les lointaines cités ,
Reconnaissant lespieux que j'avais habités.
Témoins de mon bonheur, asile de mes peines,
Des grands fleuves suivant la course dans les plaines.
Du soleil j'attendais ce magique rayon
Qui, le premier, l'annonce à Tadmiration.
Quand l'aurore, glissant de montagne en montagne,
D'un rose harmonieux nuance la campagne
Et fait étinceler, comme des diamants,
La cime des clochers, le bord des toits fumants.
Nos lacs , miroirs d'azur où l'étoile se mire ,
Et le splendide éther où le poète admire
D'un sublime infini la vague profondeur.
Du brillant horizon mesurant la grandeur,
Le soleil au lointain commence de paraître :
Un souffle caressant vous flatte et vous pénètre ,
En prodiguant la vie à vos sens enchantés ;
Enivré d'un air pur, inondé de clartés.
On ne sait quel espoir, quelle force inconnue
Vous soulève et vous dit : « L'heure enfin est venue
De remonter aux cieux d'un élan éperdu. »
Pour moi, qu'un faible instinct retenait suspendu
Entre l'immense espace éclatant de lumière
Et les hymnes d'amour qui montaient de la terre.
Je me sentais ravi sur un autre Thabor ;
L'enchantement du vide attirait mon essor.
Et si j'eusse entendu quelque fatal génie
Me crier comme à Faust : « Enfant de l'harmonie ,
La fleur de ta jeunesse! et ce monde est à toi!... »
Amis! qui n'a rêvé d'avoir un monde à soi!
1er octobre 1847.
Ignace Billo.
CHARLES-JOSEPH DÉRISOUD. 299
XXIII
UNE MÈRE
Il est un être sur la terre,
Un être fort et gracieux,
Dont l'héroïsme est un mystère,
Et de qui l'âme tout entière
Est aussi douce que ses yeux .
Lorsque le ciel , de l'existence
Nous ouvre le seuil enchanteur,
Cet être, d'un amour immense,
Nous reçoit, à notre naissance,
Des bras mômes du Créateur.
Sa voix est une mélodie ,
Son flanc , notre premier séjour.
Son sourire, grâce infinie.
Son sein , une source de vie ,
Son cœur, une source d'amour.
La douceur fait tout son empire :
Tous les petits le savent bien;
Dans son regard l'enfant sait lire,
L'enfant comprend son beau sourire,
A l'âge où l'on ne comprend rien.
Au son léger de sa parole
Notre cœur s'ouvre comme un lis,
Notre prière qui s'envole
Apprend, ii sa pieuse école.
Le beau chemin du paradis.
500 CHARLES -JOSEPH DÉRISOUD.
Cet être, le plus grand sur terre,
Parce qu'il est grand par Tamour,
Cet être qui n'est que mystère ,
C'est la femme, c'est une mère.
Un ange de ce bas séjour.
Charles- Joseph Dérisoud.
(Po«.)
XXIV
LE SOLITAIRE
Il passe inaperçu des enfants de la terre.
Son domaine est de sable et son toit de granit.
Ses amis sont oiseaux, son voisin est panthère.
Il cache sa vertu sous ce roc solitaire.
Comme l'aigle y cache son nid.
11 aime le désert à la voûte sereine;
L'étoile est toujours pure à son ciel enchanteur.
Les fleurs sont ses amours : des vents la fraîche haleine
Emporte avec les vœux de son âme trop pleine
Leurs doux parfums au Créateur.
Quand l'horizon du monde est chargé d'un nuage.
Il n'éclate jamais sur son front sillonné ;
Ses rêves sont bercés d'un orchestre sauvage ;
Il est roi du désert, lui que la main de l'âge
De cheveux blancs a couronné.
Charles -Joseph Dérisoud.
(Pccu.)
ANTOINE BALLY. 501
XXV
LES HIRONDELLES
PlàcB INÉDITE
L'automne avait jauni le feuillage du hêtre.
L'orage des hivers précipitait ses pas,
Et, triste sur le bord du nid qui la vit naître,
Une jeune hirondelle ainsi disait tout bas :
« Adieu , berceau chéri de ma première enfance
Où le bonheur un jour sembla me caresser.
Où je vis, au travers d'un rayon d'espérance,
Ma première heure commencer.
« Douces illusions!... Vous ne fûtes qu'un rêve
Que le vent du malheur a bien vite détruit!...
Ainsi s'évanouit, quand le soleil se lève,
La fraîche vapeur de la nuit.
€ Vers de lointains climats, seule, hélas! je m'envole;
Seule... Oh! combien j'ai peur! mais pourquoi donc partir?
Près du nid maternel dont l'aspect me console.
N'est-il pas plus doux de mourir?
« Seule... et lorsqu'à la fin d'une longue journée
Mon aile de fatigue et d'ennui tombera.
Qui, prenant sur son sein ma tête infortunée.
De sa voix me consolera?...
302 ANTOINE BALLY.
« Seule... et qui m'offrira, sur la terre étrangère.
Le tribut consolant d'une tendre pitié?
Qui, du gecret fardeau de ma douleur amère,
Voudra supporter la moitié ? *
« Seule... Oh! j'avais pourtant une compagne aimante
Dont l'âme tendrement un jour me consola...
Mais, las! même l'amour du malheur s'épouvante...
Je restai... ma sœur s'envola!
« 0 ma mère , pourquoi n'ai -je pas pu te suivre
Lorsque vint te frapper la flèche du chasseur?
Quel terrible destin me force à te survivre
En éternisant ma douleur?
« Quelle heure dont mon cœur conserve la blessure!
J'avais vu s'écouler l'instant de ton retour
Et j'attendais encor la douce nourriture
Qu'allait me choisir ton amour.
« Et mon père revint... Il était seul, mon père;
Son regard était triste et son vol incertain.
Et ma mère, lui dis- je, et ma mère, et ma mère?...
Sa tête tomba sur son sein !...
« Je compris mon malheur! Dès lors pauvre orpheline ,
Mon père sembla plus ne vivre que pour moi ;
Et lorsque je pus seule errer sur la colline
Il alla dormir près de toi !
« Et moi j'ai vécu seule, et j'ai fui mes compagnes;
Car devant ma douleur elles auraient souri ;
Le jour, j'allais errer au sommet des montagnes,
Puis je rentrais sous mon abri.
ANTOINE BALLY. 505
« Mais déjà des frimats tombe la blanche mousse ,
Et le froid aquilon vient presser mon essor ,
J'obéis à regret à l'instinct qui me pousse ,
Oh ! je voudrais rester encor !
« Adieu donc, doux berceau de ma première enfance,
Adieu!... je vais traîner, sur des bords inconnus,
D'un précoce abandon la trop longue souffrance...
Oh ! si je ne te voyais plus !
« Adieu , vous qui dormez sous le gazon champêtre ,
Adieu , que le repos à vos ombres soit doux ;
Et lorsque reviendra Theureux printemps, peut-être
Je viendrais dormir près de vous !
« Adieu!... » Long fut l'hiver qui flétrit la nature.
Le nid fut dégradé par Tongle des frimas ,
Et, lorsque le printemps ranima la verdure,
Près des siens Thirondelle, hélas! ne revint pas!
Antoine Bally.
304- p. -G. DREVET.
XXVI
LE BOURSICOTIER
Depuis plus de trente ans j'exerce,
Dans Tun des bazars de TEtat,
Le plus joli petit commerce
Que jamais mortel inventa.
En voyant tout Tor que j'y gagne,
Devinez quel est mon métier?
— Vous êtes régente d'Espagne * ?
— Non pas, je suis boursicotier.
Je vends, j'achète, je tripote;
Sur tout je lance mon harpon.
Si jamais la vertu se cote.
J'en retiens d'avance un coupon.
En voyant tout l'or que je brasse.
Devinez quel est mon métier?
— Vous êtes peut-être homme en place?
— Non pas, je suis boursicotier.
Avec orgueil je puis le dire,
J'ai félicité tour à tour
Royauté, république, empire.
Dès qu'ils étaient les dieux du jour.
• On sait que Marie-Christine aimait beaucoup les opérations de
Bourse.
p. -G. DREVET. 305
En voyant les sacs que j'éventre,
Devinez quel est mon métier ?
— Vous êtes député du centre ?
— Non pas, je suis boursicotier.
Si d'une lutte celossale
J'affronte jamais le hasard.
J'irai bien vite, après Pharsale,
Vendre mon épée à César.
En voyant Tor qu'à moi j'attire,
Devinez quel est mon métier ?
— Vous êtes maréchal d'empire ?
— Non pas, je suis boursicotier.
Autrefois, j'ai bonne mémoire,
Sous les traits d'un juif matador,
J'ai souvent célébré la gloire
De notre infortuné Veau d'or ;
Aujourd'hui qu'il renaît en Gaule,
Devinez quel est mon métier?
— Mon ami, vous n'êtes qu'un drôle.
— Non pas, je suis boursicotier.
P. -G. Dkevet.
306 p. -G. DREVET.
XXVII
LE DOGUE ET LES DEUX SOURIS
Un dogue dont le cœur avait mis son logis
Aux régions de la colique.
Fit rencontre de deux souris
Plus maigres qu'un rentier en temps de république.
« Ah ! par mes maux laissez -vous attendrir.
Lui dit Tune des deux; jetez-moi quelque offrande. «
— « Je n'aime point à secourir
Le mendiant qui me demande ,
Répondit le mâtin : laissez -moi le repos. »
La seconde souris, entendant ce propos.
Lui dit : « Morf bon seigneur, croyez que de ma vie
Je n'ai de demander eu seulement envie. »
— « Eh bien! lui riposta le chien,
Ma joie en est d'autant plus grande
Que je n'offre jamais rien
A qui rien ne me demande. »
C'est à vous, chers enfants, que j'adresse ces vers.
Fuyez l'exemple affreux de ce dogue pervers.
Et, lorsque vous verrez un fils de la misère.
Souvenez -vous que Dieu fut pauvre sur la terre.
P. -G. Drevet.
\
OCTAVE DUCROS. 307
XXVIII
UNE VALLÉE DES ALPES
Non, tu n'as rien perdu de ta fraîcheur première;
Nul pied n'a sur ton sol secoué la poussière
Qui de ce monde impur a flétri la beauté :
Le fils de l'étranger jusqu'à présent t'ignore ;
Par ses mille regards son œiî n'a point encore
Profané ta virginité!
Tes fleurs ne craignent rien que le vent de l'orage :
Sur les bords de tes eaux l'églantine sauvage
Du creux de tes rochers s'élance librement,
Et penche avec orgueil ses corolles joyeuses
Que mouille, en caressant leurs toiiiles gracieuses,
La blanche écuràe du torreut!
Tes lacs dorment en paix sur tes paisibles cimes;
L'homme n'en a jamais sillonné les abîmes;
Nul bruit ne vient troubler leurs bords silencieux;
Ils n'ont rien reflété des choses de la terre,
Mais, voisine du ciel, leur onde solitaire
Revêt l'azur brillant des cieux!
Salut! humble séjour de l'anticiue innocence!
Salut ! terre fidèle à ta sainte croyance !
Oh! combien l'œil se plaît à parcourir Ion sein ,
Où partout il rencontre une image divine.
Où de chaque passant le front pieux s'incline
Devant la croix, sur le chemin!
308 OCTAVE DUCROS.
J'ai vu, le soir, après la pénible journée,
La nombreuse faïuille ensemble prosternée,
Par la voix des vieillards implorer le Seigneur,
Et les airs réjouis du bruit des saints cantiques
Qui s'élèvent du sein de tes hameaux rustiques
Ainsi qu'un hymne de bonheur!
J'ai vu le peuple entier sous les saintes bannières,
La Vierge, à chaque seuil, protégeant les chaumières,
Par d'indigentes mains le malheur adouci,
La foi dans tous les chœurs, Dieu dans chaque pensée,
Enfin tout ce qui dit : « La sagesse insensée
Jamais n'a passé par ici! »
Elève, élève donc vers la voûte azurée
Ton front dont la blancheur ne s'est point altérée ;
Qu'il est noble et brillant dans l'éclat d'un beau jour!
L'aurore à sa beauté ne voit point de rivales,
Et le soleil rougit de teintes virginales
Ce front qu'il baise avec amour !
Sa couronne a pour fleurs de chastes violettes,
Mais larges, mais levant leurs ravissantes têtes.
Osant livrer enfin leurs parfums au zéphyr ;
Courage ! humble vertu de la pauvre vallée ;
Tu restes ici -bas inconnue, isolée.
Mais Dieu sait où tu dois fleurir !
Octave Ducros {de Sist).
J.-L. GRIVAZ. 509
XXIX
LE DEPART
En vain mon pied s'attache aux chemins du rivage,
Comme un liomme englouti dans le courroux des flots
Serre avec désespoir la planche du naufrage
Avant de s'endormir dans le blême repos :
Je songe si l'oubli s'est glissé dans mon âme
Et ne m'a point privé d'un sourire de femme,
Du baiser d'un ami, dernier vœu de bonheur!...
Vain détour, pour donner une heure à sa patrie,
Pour prolonger le cours d'une amère agonie...
L'on n'oublie au départ que la gaieté du cœur.
La voile se déroule au souffle de la brise.
La poupe hors des flots se hâte de sortir.
Le vaisseau se balance et l'onde se divise,
L'ancre se lève, il faut partir.
Mon front s'est assombri d'un crêpe de tristesse
Plus noir que les vapeurs dont s'entoure minuit :
Des flots tempétueux as- tu peur de l'ivresse?
Ton cœur n'aime- 1 -il plus la vague qui bruit?
Oh! j'aime l'Océan immense et solitaire;
Et la fleur de l'espoir, féconde et printanière ,
Parfume dans mon sein le bonheur du retour ;
Mais le retour rend -il la suave couronne,
La verdeur du printemps sur le front de l'automne,
Les roses du matin sur le déclin du jour?
310 J.-L. GRIVAZ.
La- voile se déroule au souffle de la brise,
La poupe hors des Ilots se hâte de sortir.
Le vaisseau se balance et Tonde se divise,
L'ancre se lève, il faut partir.
Adieu, ma maison blanche; adieu, verte colline.
Bois, retraite de Tombre, asile de Tamour,
Vallons, torrents, lacs bleus, longs sentiers d'églantine.
Montagnes au matin ruisselantes de jour !
Et vous tous qui restez dans l'antique demeure.
Près du large foyer dont la lumière effleure
Le genou passager de plus d'un pèlerin,
Serrez -vous sur mon cœur; parfois dans votre veille.
N'oubliez pas celui qui voyage ou sommeille
Sous le saule ignoré de quelque bois lointain.
La voile se déroule au souffle de la brise,
La poupe hors des flots se hâte de sortir,
Le vaisseau se balance et Tonde se divise.
L'ancre se lève, il faut partir.
J.-L. Grivaz.
PIERRE -ANTOINE NAZ. 511
XXX
JADIS ET AUJOURD'HUI
LE PROCES DES PERRUQUES
Jadis, Messieurs, on prisait fort Homère,
Chantre fameux des héros et des rats ;
Nos bons aïeux déploraient sa misère.
Rêvaient Ulysse errant sur Tonde amère,
D'Hector, d'Achille exaltaient les combats ;
On s'animait à son hymne guerrière.
Mais aujourd'hui l'on en juge autrement,
Et son recueil, bien plus que centenaire.
N'est qu'un trésor d'inutile agrément.
Vers le nouveau la tendance est entière ;
Chacun se mêle et d'en dire et d'en faire;
Le siècle est tel, tel est son engouement.
Auteurs du temps passé, votre cause est mauvaise;
Laissons-les, nous dit-on, sommeiller à leur aise;
Quiconque est vieux est déjà mort;
Les perruques ont toujours tort.
Jadis, en tas, devant toutes boutiques,
Chez les Barbin , le^ Ribou , les Coignard ,
On admirait les beaux in-douze antiques
Environnés des acheteurs classiques
Qui recherchaient les chefs-d'œuvre d«; l'art.
512 PIERRE -ANTOINE NAZ.
C'eût été , lors , horrible sacrilège
pe mépriser la docte antiquité.
Mais de nos jours, au sortir du collège.
Tout jouvenceau, fier de sa liberté,
Mieux que l'auteur de VAlmanach de Liège,
Sait s'arroger le petit privilège
De dénigrer tout, fors la nouveauté.
Auteurs du temps passé , votre cause est mauvaise ;
Laissons- les, nous dit-on, sommeiller à leur aise;
Quiconque est vieux est déjà mort;
Les perruques ont toujours tort.
Nos devanciers en goût, comme en cuisine.
Avaient jadis leur propre opinion ;
Sans secouer le joug de la routine.
De cette heureuse et douce discipline
Chacun, chacune harmonisait le ton.
Mais aujourd'hui l'étranger vous domine ,
Et rien chez nous ne peut paraître bon
S'il n'est Anglais ou Germain d'origine.
Qui de nos jours veut du nectar des Grecs?
Il est trop vieux. Ce qu'un amateur goûte.
C'est le Klolpstock, le Lessing, la choucroute.
Et puis Schekspir, Byron et les biftecks.
Auteurs du temps passé, votre cause est mauvaise;
Laissons-les, nous dit-on, sommeiller à leur aise;
Quiconque est vieux est déjà mort ;
Les perruques ont toujours tort.
Jadis on vit la tragédie en larmes
D'Œdipe-Roi, d'Ajax, d'Agamemnon,
Sur le théâtre exprimer les alarmes;
Pitié, terreur, tout avait de doux charmes.
Tout respirait le parfum d'Hélicon.
PIERRE -ANTOINE NAZ. 315
Mais aujourd'hui Ton a changé de mode ;
On ne fait plus que l'opéra bouffon ,
Le drame noir, le ballet, l'épisode
Où par la forme est emporté le fond.
Leur auteur vole aux gloires les plus belles ,
Aux rêves d'or, aux couronnes nouvelles :
Un succès fou l'attend à Charenton.
Auteurs du temps passé, votre cause est mauvaise ;
Laissons- les, nous dit -on, sommeiller à leur aise:
Quiconque est vieux est déjà mort;
Les perruques ont toujours tort.
Chez nos aïeux', la raison toute seule
Heureusement persuadait les cœurs:
Singeant sans fard une foule bégueule.
Et la broyant sous une même meule.
Plus d'un Ménandre esquissait temps et mœurs.
Mais aujourd'hui les plus niais Jocrisses
De maint Crispin et de maint Florimond
En grimaçant redisent les malices ,
Sans invoquer mons Phébus- Apollon ;
On aviht les tréteaux de Thalie,
Croyant de droit prouver que la folie
D'autorité vaut mieux que la raison.
Auteurs du temps passé , votre cause est mauvaise ;
Laissons -les, nous dit -on, sommeiller à leur aise;
Quiconque est vieux est déjà mort ;
Les perruques ont toujours tort.
Jadis il fut une heureuse manie
D'idolâtrer les Grecs et les Latins ;
On leur trouvait le reflet du génie ,
Le sentiment, le style et l'harmonie;
Ils nous guidaient à d'immortels destins.
514 PIERRE -ANTOINE NAZ.
Mais aujourd'hui, toutes muses coquettes,
Abeilles d'or poursuivant maint frelon.
Pour diamants, pompons, bals et toilettes,
Repoussent loin ces auteurs de renom :
On aime mieux s'occuper de bluettes ,
Et fredonner petites chansonnettes.
Et se borner au succès de salon.
Auteurs du temps passé , votre cause est mauvaise ;
Laissons-les, nous dit-on, sommeiller à leur aise;
Quiconque est vieux est déjà mort ;
Les perruques ont toujours tort.
Pierre -Antoine Naz.
EUGÈNE DESSAIX. 345
XXXI
A L'AUTEUR DE LA COUPE DE L'EXIL
Mais il restait des cœurs sensibles à tes peines!
Il en restait encore attachés à tes pas!...
Innocente victime ! enfin tombent tes chaînes.
Ton esprit fut bien grand, tes forces plus qu'humaines,
Pour plaindre et pour aimer ceux qui ne t'aimaient pas!...
Car j'ai lu dans tes vers de sublimes louanges!
Poète, de la tombe au jour ressuscité!
J'ai compté tes douleurs , pesé tes maux étranges ;
Et, sous des ailes d'or, j'ai vu des pieds d'archanges
Te frayer un chemin vers l'immortalité.
Mon âme a palpité d'une pensée amère ,
Alors qu'elle entendit tes sanglots si touchants.
Exilé! je t'ai vu demander, comme Homère,
Au monde une patrie, à l'Europe une mère!...
Et nul écho d'en -bas ne redisait tes chants.
Je t'ai vu soupirer un cri de funérailles ,
Un hymne qui déchire et mon âme et mon cœur;
Et le dernier adieu sorti de tes entrailles,
.\vec le désespoir au sein de nos murailles,
Vint chercher une larme à l'ojil pur de ta sœur.
Je t'ai vu, quand la terre était sourde à ta plainte ;
Lorsque l'homme tombé s'écriait : Dieu s'en va!...
Implorer, à genoux au pied de la croix sainte,
Une heure de repos, libre de toute étreinte,
Une heure!... pour rester soûl avec Jéhova!...
316 EUGÈNE DESSAIX.
Je t'ai vu, morne et sombre, en face de Tabîme,
Rêver un vol de flamme, et mesurer les cieux;
Te pencher sur le gouffre, abandonner la cime;
Et, dans ta chute immense, être enfin la victime
De ton essor audacieux.
Je t'ai vu, toujours fier, renaissant des ténèbres,
Secouer ton linceul au soleil radieux :
Silence!... le passé veut ses voiles funèbres.
Tu fis comme la foudre ; Elle remonte aux cieux.
Et toujours plus grandi par ta chute infinie,
Ta tête dans l'espace a dépassé les airs!...
C'est à nous d'expier ta cruelle agonie,
D'effacer à jamais trois ans de calomnie.
Et d'éteindre les maux que ton cœur a soufferts!...
A nous!... qui, sans pitié, de nos honteux blasphèmes,
Avons brisé tes flancs et mutilé ton cœur !
A nous!... que sur nos fronts croulent tes anathèmes!
Car il en reste encor, de ces sanglants baptêmes.
Pour te venger du déshonneur!...
Car, pendant ton exil, qui, d'une main sincère.
T'a présenté l'obole et le pain du proscrit?...
Qui t'a dit : Prends courage! ami, je suis ton frère!...
Pour alléger tes fers quel être tutélaire
T'a crié : Me voilà!... Personne n'a rien dit!...
Et toi, silencieux, regardant ta patrie,
Eden qu'en vain ta voix en tremblant appela.
Berceau de ton bonheur où tu reçus la vie.
Tu te dis : Pour jamais dois -tu m'être ravie?...
Je cherche le bonheur!... le bonheur était là!...
EUGÈNE DESSAIX. 317
Poète! dans mon sein ta coupe s'est vidée.
J'ai bu jusqu'à la lie à l'urne de tes pleurs ;
J'ai partagé le deuil de ton âme obsédée ;
Et mon âme dès lors se sentit possédée
D'amour pour tes vertus, d'eflfroi pour tes malheurs.
Alors que défiant la tempête fatale.
Ton luth retentit dans les airs.
Devant ta marche triomphale,
J'ai vu l'Océan , par rafale ,
Se retirer à tes concerts.
J'ai compris que la vague était bien moins amère ,
Qu'un proscrit rentrait aux foyers.
Qu'un prince avait le cœur d'un père.
Et que le simoun populaire
Caressait de nouveaux lauriers!...
Va! tu peux être heureux, en brisant de ta foudre
Tout ce que l'injustice avait pétri de fiel.
La haine attend de toi que tu daignes l'absoudre,
Au nom de la terre et du ciel !
Sois heureux!... l'avenir saura ta renommée.
Aujourd'hui, c'est à toi de pardonner l'affront;
Et le prince et le peuple ensemble te diront
Qu'une plume en tes mains peut valoir une armée!...
Cliambéry, 14 janvier IHU.
Eugène Dessaix.
518 EDOUARD PIAGET.
XXXII
QUATRE-VINGT-TREIZE ET MIL HUIT CENT QUARANTB-HUIT
AUX FRANÇAIS
A ia prise des Toileries, le peuple trouva dans la
chapelle un magnifique Christ sculpté. Le peuple s'ai*-
rêta et salua. « Mes amis, dit on élève de l'école, voilà
« notre maître à tons. »
Le peuple prit le Christ et le porta solennellement
à l'église de Saint-Rocli. « Citoyens, chapeau bas!
Saluez le Christ, » disait le peuple; et tout le monde
s'inclinait dans un sentiment religieux.
(_La Presse, n* do 27 février 1848.)
Encore une leçon! encore un roi tombé!
Un aïeul tout blanchi qui va le dos courbé
Sous le poids de l'exil , loi fatale et sévère !
' Demander un asile à la terre étrangère.
Peuples, laissez passer! laissez -les, laissez -les
De Texil à pas lents parcourir les relais.
A ces hautes douleurs n'ajoutons pas l'outrage.
Que pas un mot amer n'afflige leur passage !
Ilélas ! d'assez de fiel leur calice est rempli !
Paix sur eux maintenant, pardon, silence, oubli !
Oh! que ce peuple est grand et beau dans sa vengeance!
Jusque dans sa fureur brille l'intelligence.
— Quand on ose attenter à ses droits les plus chers;
Quand un pouvoir aveugle et frappé de folie
EDOUARD PIAGET. 5i9
Croit les bras de ce peuple et son âme engourdie,
Au point de méditer de lui donner des fers ;
Quand on laisse abaisser le grand nom de la France,
Quand on laisse tomber, ô lâche tolérance!
Le sceptre de l'Europe aux mains de l'étranger ;
Quand on laisse crier, au despotisme en proie,
Tous ces peuples martyrs qu'on mutile et qu'on broie,
Qui meurent en disant : « France , viens nous venger !
Ce peuple alors s'éveille, il s'indigne, il se lève!
Tout pavé devient arme et tout fer devient glaive.
Comme un jouet un trône éclate sous sa main.
Il lui suffit d'un jour de combat dans la rue
Pour replacer la France, hier encor déchue,
A la tête du genre humain !
Puis, quand tout est fini, quand il s'est fait justice,
Il s'en va glorieux de^quelque cicatrice.
Le visage de sang et de poudre terni ;
Et, sans songer qu'il vient de remuer le monde.
Il rentre en son repos et dans sa nuit profonde.
Comme un sublime acteur dont le rôle est fini.
Peuples, n'écoutez pas ces détracteurs parjures
Qui, dans l'ombre semant leurs stupides murmures.
N'ont pas encor compris que le peuple a des droits,
Et, pour jeter l'effroi dans les âmes timides.
Vont sans cesse évoquant, dans leurs discours perfides.
Le spectre de nouante -trois.
Non , non , ne croyez pas ces bouches mensongères.
Ces jours sont loin de nous, ces jours qu'ont vus nos pères,
320 EDOUARD PIAGET.
Où de la France on vit les fils s'entr'égorger !
Epoque dont Thorreur épouvanta le monde !
Et qui fut cependant si grande et si féconde
Qu'on ose à peine la juger;
Ces jours, où Ton traînait les martyrs au supplice,
Où sur la terre avait cessé le sacrifice.
Où Dieu, proscrit partout,- n'avait aucun abri;
Où, jusqu'au sanctuaire osant porter l'outrage.
L'impie, en son aveugle rage.
Reclouait de nouveau le Christ au pilori !
Ces jours sont loin de nous! — laissons -les à l'histoire.
Qui pèse en sa balance et le crime et la gloire.
Quant à nous, saluons, peuples, avec bonheur,
La jeune Liberté, la Liberté nouvelle.
Qui du ciel aujourd'hui descend, vierge immortelle.
Prenant pour piédestal les autels du Seigneur.
III
Oh! non, plus de crainte inutile!
L'avenir s'ouvre pur et beau.
Les Marat, les Fouquier-Tinville,
Ne sortiront pas du tombeau.
Plus d'échafaud, plus de victimes!
La Liberté, pure de crimes.
Féconde en dévouements sublimes,
Sur le monde reconnaissant
Lève son sceptre pacifique.
Et , comme sa sœur d'Amérique ,
N'a pas sur sa blanche tunique
Une seule tache de sang.
EDOUARD PIAGET. 321
On respecte le sanctuaire,
Et, comme toujours, vers le ciel
Fume fencens de la prière ;
Le prêtre en paix monte à l'autel ,
Plus de blasphème au culte antique;
Nous avons vu, spectacle unique!
La lutte d'un peuple héroïque.
Lion terrible dans le feu!
Qui, modéré dans sa victoire,
Exemple auguste pour l'histoire !
Sachant ce qu'il doit à sa gloire,
Sait aussi ce qu'il doit à Dieu !
IV
Quand l'émeute aux bruits sourds , qui ne sort des ténèbres
Que lorsque le tocsin roule ses glas funèbres,
— Comme un dogue effrayant vient au signal compris, —
Quand l'émeute, sortant naguère de son ombre,
Déroulait ses anneaux tortueux et sans nombre.
Le long des faubourgs de Paris ;
Quand à ce cri fatal du peuple : « Aux Tuileries! »
On voyait fuir le long des hautes galeries ,
Roi, princes éperdus, courtisans et valets;
Et que, plein de rumeurs, l'océan populaire,
Tumultueux, terrible, écumant de colère,
Montait les marches du palais ;
Quand la foule, inondant les somptueuses salles.
Brisait, dans sa fureur, les dépouilles royales.
Chefs-d'œuvre d'art, lambris dorés, meubles sans prix,
Et trône et sceptre d'or dévoués à riujure...
Comme pour outrager la royauté |)arjure
Jusque dans ses derniers débris !
522 EDOUARD PIAGET.
Du Christ, Dieu du pardon, Tauguste et sainte image
Apaisa les transports de cette aveugle rage ,
Comme un flot en courroux soudain pacifié.
Et ce peuple, au milieu de son œuvre acharnée,
Tombait à deux genoux, la tête prosternée.
Devant le Dieu crucifié !
A ce spectacle , on vit les sinistres nuages
Qui sur la France en deuil suspendaient leurs orages.
Du ciel rasséréné disparaître et s'enfuir ;
Et , soudain consolé , Tange de Tespérance
Etendit de nouveau ses ailes sur la France
Pour Tadmirer et la bénir!
Oh ! que ce peuple est grand et beau dans sa vengeance !
Jusque dans sa fureur brille Tintelligence.
Implacable et terrible à venger un affront.
Il n'est pas de tyran ni de joug qui le dompte.
Ce n'est que devant Dieu, que, sans crainte et sans honte
Il croit devoir courber le front !
Cliambéry, mare 1848.
Edouard Piaget.
ANTONY DESSAIX. 323
XXXIII
LE MYOSOTIS
Avez - vous vu dans la prairie
Cette petite fleur d'azur,
Qui s'étale en gerbe fleurie
Au bord du ruisseau calme et pur?
Elle pousse sans qu'on la sème.
Et cependant elle est l'emblème
D'un sentiment qu'on sème au cœur.
Se souvenir, vous dit la fleur,
Se souvenir, c'est le bonheur.
Que le soleil dessèche l'herbe
Et brûle les fleurs du vallon ,
Vous voyez la rose superbe
Pâle et morne incliner son front.
Plongeant ses petits pieds dans l'onde
Et portant haut sa tète blonde ,
Le myosotis n'a pas peur.
Se souvenir, vous dit la fleur,
Se souvenir, c'est le bonheur.
Que Teau du ciel couvre la plaine
Et ravage tous les jardins ,
Vous voyez mourir la verveine
Et s'étioler les jasmins.
524 ANTONY DESSAIX.
Son œil bleu, dans Therbe toufTue,
Demande abri contre la nue
Au souvenir d'un jour meilleur.
Se souvenir, vous dit la fleur,
Se souvenir, c'est le bonheur.
Mai 1859.
Anton Y Dessaix.
(Les BAiciriutBS.)
J.-B. TRESAL. 325
XXXIV
LA TEMPÊTE
L'horizon s'obscurcit , le vaste Océan gronde.
Du rougeâtre lointain des pôles ébranlés.
Les nuages tonnants roulent amoncelés.
Des bords cimmériens le terrible génie
Aborde, en rugissant, la flotte réunie.
Son front, ceint de frimas, s'élève jusqu'aux cieux;
Une flamme électrique étincelle en ses yeux ;
Au fond de l'Océan ses pieds touchent la terre.
Son regard, c'est l'éclair; sa voix, c'est le tonnerre;
Son cortège, la foudre et les noirs ouragans.
L'effroi des nautoniers et l'espoir des vaguants !
Dans son ardent courroux le colosse s'écrie :
« Téméraires mortels, redoutez ma furie !
Profanes, croyez-vous, enflés d'un vain succès.
Vous ouvrir en ces mers un si facile accès?
Bientôt vous apprendrez, insensés Argonautes,
Que jamais on insulte impunément ces côtes.
Oui , seul j'ai sur ces mers l'empire du trident ;
J'en interdis l'abord aux peuples d'Occident.
De mes ordres sacrés redoutables ministres ,
Tromlies, grMe, ouragans, vagues, typhons sinistres.
Engloutissez soudain dans vos noirs tourbillons
Cette flotte insolente et ses vains pavillons. »
11 dit : du sein de l'onde un effroyable gouffre
Vomit des flots ardents de bitume et de soufre.
326 J.-B. TRÉSAL.
S'élevant jusqu'au ciel, ce déluge enflammé
Tombe en gerbes de feu sur les vaisseaux d*Amé.
L'air siffle avec fracas à travers les cordages;
Les lames en courroux font gémir les bordages ;
Les voiles , les haubans , les vergues , les huniers ,
Frappent de leurs débris les pâles mariniers.
En sillonnant au loin les ténèbres profondes,
Le serpent des éclairs semble embraser les ondes ,
Et servir aux Croisés de funèbre flambeau ,
Qui leur montre Tabîme et Thorrear du tombeau.
Tout tremble ; Amé lui seul, sublime caractère!
Grand comme le danger, pieux, rien ne Tatterre.
Cependant un prélat, calme, ardent de ferveur,
Incliné sur l'hostie, implore le Sauveur.
Le ciel s'ouvre à sa voix , et du saint sacrifice
Sa prière s'élève aux pieds d'un Dieu propice.
Sa bouche a prononcé le mot sacramentel ;
Le pain n'est plus ; le Verbe est présent sur l'autel.
11 exauce son prêtre. Ouragans, mers, silence!
Vagues, trombes, typhons, tombez en sa présence!
Soudain le roi du jour, sous le ciel le plus pur.
Montre son sceptre d'or sur son trône d'azur.
Aux cris de désespoir, de terreur, de détresse.
Succède un doux élan de pieuse allégresse.
L'armée avec transport rend grâce à l'Eternel ;
La voix des flots s'unit au concert solennel.
J.-B. Trésal.
(L'Amédbidb, poème.)
PIERRE MOXTAGNOUX. 5Î7
XXXV
L'APOTRE DU CHABLAIS
FRAGMENTS
La nuit avait couvert la plaine de ses ombres ,
Et le sommeil versait ses baumes enchanteurs :
François seul ne peut pas en goûter les douceurs ;
Il ne voit et n'entend que des fantômes sombres.
Remplissant l'air au loin d'affreux et longs soupirs
Qui viennent ajouter au feu de ses désirs...
Enfin, le jour se montre aux rayons de l'aurore,
Et François, tout brûlant du feu qui le dévore,
Au calice où l'on boit l'oubli de tous les maux,
A longs traits a puisé l'amour du sacrifice ,
Ainsi que les martyrs , au jour de leur supplice ,
Pour s'assurer la palme aux pieds des échafauds.
Le soleil colorait la cime des montagnes :
La barque du pêcheur fendait l'azur des eaux ;
La brise du matin parfumait les campagnes.
Et l'air retentissait du doux chant des oiseaux :
La nature semblait convier à sa fête ;
Mais l'apôtre était loin d'en goûter la douceur;
Ce Bosphore, si cher aux songes du poète.
N'offrait au cœur du Saint que glaives de douleur.
Du haut du parapet, au cliquetis des armes,
François promène au loin des veux baignés de larmes
10
528 PIERRE MONTAGNOUX.
Il n'aperçoit, hélas! que des débris fumants
Où s'agite et triomphe une horde ennemie ;
Et son cœur se déchire, et, nouveau Jérémie,
11 fait de ses sanglots échapper ces accents :
« Est-ce donc là, mon Dieu! cette terre si belle?
Eh quoi! la voilà donc en proie à Tinfidèle,
Elle qui paraissait si prospère autrefois!
Les voilà renversés ses reinparts de défense ,
Parce qu'elle a rompu son antique alliance :
Triste et grande leçon aux peuples comme aux rois!
« Jérusalem, ô Chablais, ô Genève,
Reviens donc au Seigneur, ta gloire et ton appui!
Reviens sans plus tarder! Le jour de grâce a lui.
Soixante ans de malheurs sans trêve,
N'est-ce donc pas assez pour t'apprendre aujourd'hui
Que ce n'est pas en vain qu'on s'éloigne de lui?... »
Et, comme le Sauveur au jardin des olives.
Il ressent l'aiguillon des douleurs les plus vives
Et s'abreuve à longs traits dans le calice amer.
Une froide sueur découle de sa face ;
Ses sanglots étouffés résonnent dans l'espace,
Comme le bruit des flots sur les bords de la mer.
Pierre Montagnoux.
FIN
TABLE
TABLE
dédicace 5
Introduction 7
Ducis (Jean- François ) 53
Monologue d'Hamlet 60
Vision de Macbeth 61
A ma Chartreuse en Savoie 62
Mon Portrait 64
Sur le mariage du Prince de Piémont avec
Clotilde de France 66
A mon petit Potager 68
Stances écrites par Ducis peu de jours avant
sa mort 70
Majstre ( Xavier de ) 73
Le Prisonnier et le Papillon 82
L'Auteur et le Voleur 85
L'Amitié des chiens 88
MouTHON (Félix -Marie -Emmanuel) 91
Un jour et une nuit dans les ruines de Tamié. 100
Dégradation de l'homme 104
L'Enfer 105
Acte d'amour 106
352 TABLE.
MiCHAUD (Joseph- François) 109
Le Printemps 114
Le Curé de village 116
Fin d'une belle journée de printemps lis
L'Ermite 121
Une Auberge 124
Blanc { François ^ 127
Fragments d'une Epître à Casimir Delavigne. 131
Invocation. 133
Les Adieux 134
Bernard ( Jenny ) 137
La Fontaine 142
Les Temps passés 143
Le Lac 144
Ma Nacelle 146
Le Papillon à la Rose 148
A M. Auguste de Juge 147
Thiollier ( Hyacinthe ) 151
L'Ouragan dans les Alpes 155
Le Chablais 156
Le Savoyard 157
La Savoie 159
A Silvio Pellico 160
Veyrat (Jean- Pierre) 163
AChilde-Harold 177
La veille du Poète 181
Un Lis au désert 185
L'Etrangère 186
Souvenir 189
Truffet (Benoît) 191
A Silvio Pellico 193
Le Chant du Barde 194
Chant patriotique 197
Callies (Jacques -Henri) 199
Souvenir des Amis morts — 204
La Feuille et le Passant 205
Le Pèlerin 205
TABLE. 553
La Croix du village 207
L'Enfant et le Curé -208
Juge (Auguste de) 211
Le Lac de Genève 218
La Source du Salève 219
L'Incendie et les Récompenses 221
Le Rossignol député 221
Actualité 220
L'Enfant et le Mors 227
Chevrox (Marguerite ) 229
Corrigez - moi ( fragments) 235
La Percée du mont Cenis 240
FRAGMENTS
ET
POÉSIES D'AUTEURS VIVANTS
Replat (Jacques), La nouvelle année 21.'
Le Chevrier des Alpes 240
Un Petit Savoyard 247
Stances à Chavoires 2.50
Jacquemoud (docteur). Le comte Amé à Crécy 252
Le Combat 253
La Victoire 254
Plget ( Alfred ). Marguerite 250
Les Antony 258
L'Ange et la Fleur 260
OuGiER (Antoine). Au Christ 262
N'émigrons jamais, nous autres 264
Genoux (Claude). Promenade maritime 2C9
Amour et Vertu 272
Chaumont (Gaston de). Hommage à la Savoie 277
Les Deux Anges 279
Le Bonheur dans les larmes 28i
334 TABLE.
Jalabert (J.-B.-C). Les Frelons et les Abeilles 283
RoLLiER (J. - G.). Epttre sur la Poésie 285
Ogier ( J.)- Le Trente et Un Décembre 289
A une Mère, à la veille d'un voyage 293
BiLLO (Ignace). Les Chalets d'Enlau 295
DÉRisouD (Charles- Joseph). Une Mère 299
Le Solitaire 300
Bally ( Antoine ). Les Hirondelles 301
Brevet (P. -G.) Le Boursicotier 304
Le Dogue et les deux Souris 306
DucROS (Octave). Une Vallée des Alpes 307
Grivaz (J.-L.). Le Départ 309
Naz (Pierre -Antoine). Jadis et Aujourd'hui ou le Pro-
cès des Perruques 311
Dessaix (Eugène). A l'Auteur de la Coupe de l'exil 315
Piaget (Edouard). Quatre-vingt-treize et Mil huit
cent quarante -huit 318
Dessaix ( Antony ). Le Myosotis 323
Trésal ( j. - B. ). La Tempête 325
MoNTAGNOux (Pierre). L'Apôtre du Chahlais 327
0
Annecy. — Imp. de Cm. Biioet.
^ t^M-^-. > . ;. ^5/\Y •? i)g^
PQ Philippe, Jiiles Pierre
1181 Joseph
P4.5 Les poètes de la Savoie
1865
PLEASE DO NOT REMOVE
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