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Full text of "Les propos d'Alain"

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Presented  to  the 
LiBRARY  of  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

from  the 
Collection  of 

DOUGLAS  M.  DUNCAN 

1968 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lesproposdalain01alai 


¥'î 


Ci?^ 


LES    PROPOS 
D'ALAIN 


ÎL  A  ÉTÉ  TÏRÉ  DE  CET  OUVRAGE  APRÈS  IMPOSITIONS 
SPÉCIALES  CENT  VINGT -TROIS  EXEMPLAIRES  IN- 
QUARTO  TELLIÈRE  SUR  PAPIER  VERGÉ  LAFUMA  DE 
VOIRON  AU  FILIGRANE  DE  LA  NOUVELLE  REVUE 
FRANÇAISE,  DONT  HUIT  EXEMPLAIRES  HORS  COM- 
MERCE, MARQUÉS  DE  A  A  H,  CENT  EXEMPLAIRES 
RÉSERVÉS  AUX  BIBLIOPHILES  DE  LA  NOUVELLE  REVUE 
FRANÇAISE,  NUMÉROTÉS  DE  I  A  C.  QUINZE  EXEM- 
PLAIRES NUMÉROTÉS  DE  CI  A  CXV  ET  NEUF  CENT 
QUARANTE  EXEMPLAIRES  IN-HUIT  GRAND-JÉSUS  SUR 
P.APIER  VÉLIN  PUR  FIL  LAFUMA  DE  VOIRON,  DONT  DIX 
EXEMPLAIRES  HORS  COMMERCE,  MARQUÉS  DE  a  A  j. 
HUIT  CENTS  EXEMPLAIRES  RÉSERVÉS  AUX  AMIS  DE 
L'ÉDITION  ORIGINALE,  TRENTE  EXEMPLAIRES  D'AU- 
TEUR HORS  COMMERCE,  NUMÉROTÉS  DE  801  A  830  ET 
CENT  EXEMPLAIRES  NUMÉROTÉS  DE  831  A  930.  CE 
TIRAGE  CONSTITUANT  PROPREMENT  ET  AUTHENTÏ- 
QUEMENT  L'ÉDITION   ORIGINALE. 


EXEMPLAIRE  N^  XII 

IMPRIMÉ  POUR 

M.  E.  LAFUMA 


TOUS  DROITS  DE  REPRODUCTION  ET  DE  TRADUCTION 
RÉSERVÉS  POUR  TOUS  LES  PAYS,  Y  COMPRIS  LA 
RUSSIE.  COPYRIGHT  BY   LIBRAIRIE  GALLIMARD,   1919. 


LES    PROPOS 
D'ALAIN 


TOME     PREMIER 


PARIS 

ÉDITIONS     DE     LA 

NOUVELLE     REVUE     FRANÇAISE 

35     ET     37,     RUE     MADAME.     1920 


((  ^  JUL    71972^ 

OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR  : 

Cent-Un  Propos  d'Alain,  1^^  série  (1908) Épuisée. 

Cent-Un  Propos  d'Alain,  2^  série  (1909).  Édition  de 
luxe  épuisée. 

Édition  ordinaire,  ancienne  librairie  Cornély,  101, 
rue  de  Vaugirard 3  fr.  50. 

Cent-Un  Propos  d'Alain,  3®  série  (1911) Epuisée. 

Cent-Un  Propos  d'Alain,  4®  série  (1914). .. .  Epuisée. 

Vingt-et-Un  Propos  d'Alain  (1915),  à  l'Émancipatrice, 

3,  rue  de  Pondichéry  (15^). 
Quatre-Vingt-Un    Chapitres    sur    l'Esprit    et   les 

Passions  (1917). 

Chez  Camille  Bloch,  rue  Saint -Honoré. 


AVERTISSEMENT 


AVERTISSEMENT 


Pour  les  nombreux  lecteurs  qui  réclamaient  ce  livre  et  savent  ce  qu'ils 
en  attendent,  il  nest  pas  besoin  de  préface.  Mais  il  y  a  d'autres  esprits 
que  la  pensée  d'Alain  va  choquer  tout  d'abord,  pour  les  éveiller  mieux. 
A  leur  intention,  transcrivons  ces  lignes  du  premier  critique  par  qui 
les  Propos  Jurent  signalés  au  grand  public  -^  : 


«  Voici  des  richesses,  voici  une  œuvre  bienfaisante  ;  et  je  dis  davantage, 
voici  un  ami,  un  être  qui  vous  aidera  à  vivre,  à  comprendre,  dans  la  joie, 
librement,  dans  le  plein  jour  de  votre  cœur  et  de  votre  pensée,  qui  ne  vous 
prendra  rien  de  vous-même,  mais  vous  aidera  à  vous  trouver,  sans  rien 
exiger  en  retour.  Et  je  l'affirme  avec  d'autant  plus  de  liberté  que  nous 
n'avons  pas,  lui  et  moi,  une  idée  commune  ;  mais,  au  fond  de  moi-même, 
je  sais  bien  tout  ce  que  je  lui  dois... 

Prenant  les  objets  premier  venus,  les  choses  les  plus  humbles,  les  choses 
quotidiennes,  le  blé  qui  lève,  le  vol  d'une  mouette,  l'étoile  des  vents,  les 
giboulées  d'avril,  Alain  éveille  nos  esprits,  les  amène  devant  les  faits,  les 
excite  à  percevoir,  à  penser...  Il  ne  veut  que  nous  maintenir  en  éveil  devant 
le  spectacle  du  monde,  nous  mettre  en  face  de  nous-mêmes.  L'idée  ne  lui 
est  bonne  que  pour  piquer  le  dormeur  au  bon  endroit. 

Aussi  rien  de  dogmatique  dans  le  ton  de  ce  philosophe.  Sa  pensée  n'est 
point  d'un  tyran.  Il  ne  se  perd  pas  dans  les  nuages  ;  il  ne  joue  pas  avec  les 
abstractions.  Il  pense  comm.e  il  parle,  en  plein  air,  avec  joie  ;  et  non  pas 
avec  la  satisfaction  de  l'homme  qui  vend  la  vérité,  mais  de  l'homme  qui 
cherche,  qui  se  bat  avec  ses  propres  idées  :  Le  pédant,  dit-il,  a  l'esprit 
assuré  et  un  corps  qui  tâtonne  ;  ihomme  libre  a  le  corps  assuré  et  l'esprit 
douteux.  » 


Ces  lignes  sont  justes  ;  on  n'aura  nulle  peine  à  découvrir  ce  quelles 
ne  disent  pas  :  Pour  Alain,  le  doute  est  une  méthode,  non  pas  une  fin  : 
toute  affirmation  est  suspecte,  et  pourtant  vivre,  c'est  affirmer.  A  l'égard 

1.  Heni'i  Massis,  dans  le  Gil  Blas,  après  la  publication  de  la  S"-'  Série  (1911). 

9 


AVERTISSEMENT 

d'auirui,  croyez  bien  qu'il  ne  renonce  pas  à  convaincre  ;  il  s  interdit  seu- 
lement d'entraîner,  et  ne  veut  obtenir  qu'un  libre  assentiment. 


Les  Propos  d'un  Normand  ont  paru  chaque  jour  dans  la  Dépêche 
de  Rouen,  du  16  février  1906  au  1'^^  septembre  1914,  date  oii  l'auteur 
s'engagea  pour  la  durée  de  la  guerre.  La  série  entière  comprend  3 .098  Propos. 

Alain  juge  qu'une  fois  imprimée  son  œuvre  appartient  à  tous.  Laissés 
par  lui  maîtres  d'un  choix  qui  ne  peut  retenir  qu'un  Propos  sur  dix,  nous 
voulons  qu'on  y  retrouve  tous  les  aspects,  toutes  les  tendances  de  sa  pensée, 
et  jusqu'à  ses  écarts  extrêmes.  C'est  scrupule  envers  l'auteur,  mais  envers 
le  lecteur  ausûi,  qui  peut  mieux  savoir  où  il  va,  et  chercher  où  ses  objections 
commencent. 

L'ordre  nous  a  donné  plus  de  peine  que  le  choix  :  Tous  ces  articles  furent 
écrits  au  jour  le  jour,  selon  l'occasion  et  l'humeur  ;  ils  sont  donc  faits  pour 
être  lus  de  même,  et  médités  chacun  à  part.  Tels  d'entre  eux  pourtant 
se  répondent  par-dessus  des  semaines,  des  mois  ou  des  années  ;  à  se  trouver 
rapprochés,  ils  gagnent  en  clarté,  en  justesse,  en  vigueur.  Plus  on  relit 
l'ensemble,  et  mieux  on  y  discerne,  sous  l'apparente  fantaisie,  une  liaison 
naturelle  et  siàre  des  idées.  Devions-nous,  l'ayant  dégagée,  la  dissimuler 
à  plaisir  ?  Non  ;  il  suffît  que  le  classement  reste  souple,  et  s'offre  sans 
s'imposer.  Libre  à  vous  de  suivre  jusqu'au  bout  cette  chaîne  de  réflexions, 
en  passant  des   redites  bien  légères  au  compte  de  l'éditeur. 

L'ordre  est  le  même  dans  les  deux  Volumes  ;  et  chacun  contient  donc 
un  peu  de  tout,  mais  en  proportions  différentes  :  Les  lois  de  la  Nature, 
les  conditions  de  la  Science,  la  police  de  l'esprit  et  des  passions  l'emportent 
dans  le  premier,  tandis  que  le  second  ouvre  plus  de  vues  sur  les  réalités 
sociales  et  les  problèmes  de  l'action. 


LES    PROPOS 
D'ALAIN 


LES  PROPOS  D'ALAIN 


Je  rencontrai  ie  vieux  Sage  au  moment  où  je  considérais  une  troupe 
de  moufflons  aux  cornes  massives  qui  se  battaient  pour  une  croûte 
de  pain.  Il  m'emmena  vers  les  singes  et  vers  les  crocodiles.  Chemin 
faisant  nous  vîmes  des  vautours  chauves  drapés  dans  leurs  ailes,  des 
perroquets,  des  grues,  des  lions,  des  ours.  Le  long  d'un  grillage,  on 
voyait  l'ancêtre  du  cheval  de  fiacre,  chargé  de  muscles,  et  la  tête 
basse  ;  puis  le  zèbre  trop  paré,  et  l'indomptable  âne  rouge,  que  les 
savants  appellent  l'hémione.  Au  m.om.ent  où  nous  considérions  1  allure 
du  chameau,  sa  toison  inculte,  son  air  étranger  et  ses  yeux  sans  fond, 
le  ciel  prit  une  couleur  d'orage,  un  vent  soudain  courba  les  branches, 
et  de  grosses  gouttes  de  pluie  roulèrent  dans  la  poussière.  Il  y  eut 
une  déroute  de  nourrices  et  l'odeur  de  la  pluie  se  mêla  à  1  odeur  des 
fauves.  Il  fallut  s'enfuir  jusqu'au  cèdre.  C'est  là  que  le  vieux  Sage  me 
fit  le  discours  que  j'attendais. 

«  J'étais  venu,  dit-il,  en  curieux,  comme  vous-même,  afin  de  me 
nourrir  les  yeux  de  formes  et  de  couleurs  nouvelles.  Mais  le  hasard, 
qui  nous  a  présenté  en  même  temps  que  la  lorce  des  bêtes  la  force  de 
Forage,  a  donné  un  sens  à  ces  cornes  d'antilope  et  à  ces  croupes  d  âne 
sauvage.  Vous  avez  remarqué  combien  tous  ces  êtres  sont  puissants, 
définis  et  fermés.  Bien  loin  de  donner  l'idée  de  quelque  chose  d  im- 
parfait et  d'esquissé,  et  comme  d'une  humanité  manquée,  tout  au 
contraire  ils  afnrm.ent  leur  type,  et  s'y  reposent.  Chacun  d'eux  se 
borne  à  lui-même,  et  n'annonce  aucune  autre  volonté  que  la  volonté 
de  durer  tels  qu'ils  sont  et  de  se  reproduire  tels  qu'ils  sont.  Les  petits 
des  moufflons  ont  déjà  leur  vie  faite.  Aucun  doute  ne  leur  viendra 
jamais.  Ce  sont  des  dogmes,  toutes  ces  bêtes-là.  >• 

Il  réfléchit  un  moment,  et  dit  encore  ceci  :  <>  Platon  enseignait  que 
les  bêtes  nous  ont  été  données  par  les  dieux,  afin  de  nous  faire  com- 
prendre la  puissance  de  nos  vices  et  de  nos  passions.  Je  ne  crois  guère 
qu'il  y  ait  d'autres  dieux  en  tout  cela  que  les  mouffions  eux-mêmes, 
et  les  chameaux  et  les  singes  et  les  vautours.  La  leçon  qu  ils  nous 

13 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

donnent  n'en  est  pas  moins  utile.  Il  y  a  une  pensée  animale,  et  un  animal 
contentement  de  soi  dont  les  bêtes  sont  comme  les  statues  vivantes. 
Et  toutes  les  bêtes  ne  sont  pas  en  cage.  Combien  de  moufflons  barbus 
à  figure  humame,  et  combien  d'obstinés  chevaux  et  chameaux  parmi 
nous,  un  peu  gracieux  et  poètes  dans  leur  première  jeunesse,  mais 
bientôt  pétrifiés,  définis  pour  eux-mêmes,  et  les  yeux  fixés  désormais 
sur  leur  pâture,  et  remâchant  toujours  le  même  refrain  ;  sûrs  d'eux- 
mêmes,  sourds  aux  autres,  et  suivant  leur  route,  toute  leur  pensée 
ramassée  sur  leurs  joies  et  leurs  douleurs.  Toutes  ces  bêtes  m'ont 
rappelé  ma  vraie  devise  d'homme  :  me  penser  moi-même  le  moins 
possible,  et  penser  toutes  choses  ». 


II 


Si  le  soir,  en  rentrant  chez  vous  vers  dix  heures,  vous  levez  les  yeux 
au  midi,  il  est  impossible,  si  la  nuit  est  claire,  que  vous  ne  soyez  pas 
saisis  par  la  vue  d  Orion  un  peu  penché,  qui  enjambe  le  ciel.  Ce  rec- 
tangle gauche,  ces  trois  clous  du  baudrier,  ces  trois  autres  clous  plus 
petits  qui  marquent  la  gaine  de  quelque  couteau  de  chasse,  tout  cela 
est  plein  d'autorité.  Quelque  chose  est  durement  affirmé  par  là.  Mais 
quoi  ? 

L'Hiver.  On  croit  toujours  que  l'été  sera  sans  fin.  Le  roux  Octobre 
a  encore  des  douceurs.  On  remarque  bien  que  les  douces  étoiles  d'été, 
Arcturus,  la  Perle,  Altaïr,  Véga,  glissent  l'une  après  l'autre  vers  le 
couchant  ;  pourtant  on  les  cherche  encore  ;  on  hésite  ;  on  se  perd 
dans  cette  brillante  poussière  d'étoiles.  Mais  Orion  est  un  rude  annon- 
ciateur. Je  me  souviens  qu'au  commencement  de  l'automne,  comme 
j'écartais  le  rideau  de  ma  fenêtre  vers  trois  heures  du  matin,  je  vis 
soudain  un  autre  monde,  que  je  connaissais  bien,  que  j'avais  oublié. 
Orion  était  monté  jusqu'au  sommet  de  la  nuit,  tirant  après  lui  Sinus, 
aux  clartés  froides.  Je  ne  l'attendais  pas  si  tôt.  Je  laissais  rouler  les 
jours  tièdes  entre  mes  doigts.  Orion,  ce  fut  un  rappel  à  l'ordre.  Ce 
furent  les  trois  mois  d'hiver  signifiés.  Ce  fut  la  Nécessité  chargée  de 
neige  et  de  glaçons.  Quelle  annonce  pour  les  bergers  ! 

Lis  mieux.  Ce  n'est  là  qu'une  lettre.  Essaie  de  lire  tout  le  ciel  d  un 
seul  regard.  Il  faut  que  tu  domines  les  signes  ;  il  faut  que  tu  arraches 

H 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

au  Chasseur  Sauvage  sa  fausse  barbe  de  glaçons.  Prends  garde  au 
froid,  qui  glace  tes  pieds  et  tes  pensées.  Recouche-toi,  et  pense.  Orion 
passe  tous  les  jours  dans  le  ciel.  Toutes  les  étoiles  y  passent  tous  les 
jours.  Véga  aussi,  ta  préférée.  C'est  le  soleil  qui  te  cache  tantôt  les 
unes,  tantôt  les  autres,  lorsqu'il  recule  un  peu  vers  l'est  de  jour  en 
jour.  Orion  ne  marche  pas  ;  Orion  est  lié  à  tout  le  reste,  toujours,  sur 
un  pied,  toujours  suivant  les  Pléiades,  toujours  traînant  Sirius.  Et, 
comme  il  s'en  va  maintenant  tous  les  matins,  ainsi  il  glissera  le  long 
de  l'année,  bientôt  roi  du  soir,  bientôt  dévoré  par  le  soleil. 

Aussi  m'élevant  jusqu'à  l'ordre  véritable,  voilà  que  je  regarde  par- 
dessus l'épaule  du  Chasseur  Sauvage,  par-dessus  les  frimas,  les  neiges 
et  les  glaçons.  Je  vois  déjà  le  soleil  remonter,  les  jours  plus  longs,  la 
lumière  tonique  de  Février,  les  giboulées,  la  vapeur  printanière.  Orion 
tourne  maintenant  la  roue,  comme  les  autres.  Je  vois  un  autre  Eté, 
enchaîné  aussi  à  la  roue,  et  qui  commence  maintenant  pour  d'autres 
hommes.  Je  le  vois  ;  je  le  sens  presque.  Je  le  sens  dans  cet  hiver  même, 
auquel  ma  pensée  le  rattache.  Voilà  comm.ent  la  science,  en  liant  toutes 
choses,  lie  l'espoir  à  la  crainte,  et  tempère  le  froid  par  le  chaud.  Cela 
ne  veut  pas  dire  que  la  douce  chaleur  de  mon  ht,  où  j'ai  fui  devant 
le  sauvage  Onon,  n'y  soit  pas  aussi  pour  quelque  chose. 


III 


Notre  époque,  dans  l'histoire  des  idées,  sera  celle  des  psychologues. 
Et  la  psychologie,  tout  manuel  le  dit  et  tout  le  monde  le  sait,  consiste 
à  s'observer  soi-même.  Nos  collégiens  s'y  exercent  dès  leurs  dix-huit 
ans  ;  dans  le  fait  cela  les  ennuie  assez,  et  ils  aiment  bien  mieux  les 
raisonnements  assurés,  comme  ceux  que  l'on  fait  sur  les  mécaniques. 
Mais  les  romans  les  ramènent  dans  ces  sentiers  de  rêverie,  de  paresse 
et  de  complaisance.  Tous  les  romans  sont  psychologiques  ;  et  les 
meilleurs  sont  tristes.  Non  pas  tristes  par  les  événements  ;  mais  par 
ce  rabâchage  sur  soi-même  :  <  Est-ce  que  j'aime  ?  Est-ce  que  je  hais  ? 
Suis-je  triste  ou  gai  ?  »  Le  Malade  Imaginaire  se  découvre  toujours 
quelque  petit  mal,  qu'il  augmente  par  l'attention.  Mais  nous  avons 
des  Malheureux  Imaginaires,  qui  réussissent  encore  bien  mieux  à 
tomber  dans  la  mélancolie.  Pourquoi  ?  Parce  que  notre  pensée  n'est 

15 


LES   PROPOS    D'ALAIN 

point,  et  qu'il  s'agit  de  la  faire.  Si  on  la  laisse  aller,  ce  n'est  plus  une 
pensée,  c'est  fantaisie,  c'est  folie.  Bref,  dès  qu'on  se  contemple  soi- 
même,  c'est  sottise  que  l'on  contemple,  c'est  esclavage.  Voilà  pourquoi 
rien  de  notre  pensée  ne  se  laisse  contempler  sans  tristesse,  même  le 
bonheur. 

je  pense  et  je  me  regarde  pensant,  comme  je  regarderais  un  objet. 
Belle  méthode  pour  penser  !  Les  idées  s'enchaînent  alors  selon  l'asso- 
ciation, comme  on  dit  ;  je  vais  de  rêve  en  rêve  ;  c'est  un  désordre,  un 
tumulte,  une  incohérence.  Naturellement  ;  car  penser,  c'est  corriger, 
redresser,  ordonner.  Même  s'il  s'agit  seulement  de  voir  les  choses, 
je  ne  m'en  tiens  jamais  à  ce  qui  se  présente  ;  ce  ne  sont  point  des 
taches  claires  et  obscures,  de  toutes  couleurs  ;  c'est  un  chemin  et  ce 
sont  des  arbres.  Encore  bien  mieux  s'il  s'agit  de  méditer  sur  des  objets 
absents,  par  exemple  sur  le  système  planétaire  ;  alors  tout  se  brouille 
naturellement  ;  par  l'association  des  idées,  toute  la  mythologie  se  met 
à  danser  ;  des  images  reviennent,  de  ces  vieilles  cartes  célestes  où 
1  on  voit  des  bonshommes  dans  les  étoiles.  Toute  rêverie  est  par  elle- 
même  absurde.  Il  faut  penser  ;  il  faut  tenir  chaque  planète  sur  sa 
piste  ;  il  faut  que  les  souvenirs  s'ordonnent  selon  la  vérité  des  choses  ; 
c'est  ainsi  que  se  définit  la  fonction  pensée  ;  il  ne  s'agit  jamais  d'ob- 
server ce  qui  est  dans  la  pensée  mais  d'ordonner  la  pensée  selon  ce 
qui  est  dans  les  choses  ;  donc  il  ne  faut  jamais  prendre  les  états  d'âme 
comme  tels  ;  il  faut  les  faire  et  les  refaire.  Ou  bien  agir,  ou  bien  dormir. 
Le  demi-sommeil  est  mauvais  ;  voilà  le  premier  article  de  la  morale 
réelle. 

Je  prends  Hercule  comme  le  meilleur  modèle  du  penseur  :  ce  n'est 
point  forcé  ;  ce  n'est  point  paradoxe.  11  faut  penser  des  objets,  afin 
de  faire  quelque  changement  utile  dans  le  monde.  Celui  qui  pense 
son  ignorance  ou  son  impuissance  pense  mal  et  est  promptement 
puni  par  la  tristesse.  Mais  penser  la  coopérative  à  laquelle  on  participe, 
c'est  une  vraie  pensée  d'Hercule  tueur  de  monstres.  Encore  plus  clai- 
rement pour  les  passions.  Penser  la  tristesse  c'est  la  redresser  ;  penser 
la  haine  c'est  la  redresser  ;  penser  le  désir  c'est  le  redresser.  Si  tu 
prends  ta  bêche  il  faut  bêcher  la  terre.  Si  tu  prends  ta  pensée  comme 
un  outil,  alors  redresse-toi  toi-même,  pense  l>ien.  Le  psychologue 
s  exerce  à  penser  mal  ;  c'est  un  enfant  qui  grimace  devant  le  miroir. 


16 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


IV 


Ce  matin  j'ai  vu  un  cliien  qui  hurlait  ;  et  ce  hurlement  qui  montait 
d'une  octave  à  sa  fin,  ressemblait  assez  à  ce  hurlement  do,  la,  do,  si, 
do,  do,  que  l'on  décrit  communément  comme  signe  de  la  rage.  Pendant 
que  je  me  faisais  ces  remarques,  le  chien  était  déjà  loin,  hors  de  ma 
vue,  hors  de  mon  attemte,  porteur  d'horribles  maux  peut-être. 

Il  n'y  a  pomt,  dans  les  contrées  sauvages,  de  bête  féroce  qui  soit 
aussi  redoutable  pour  l'homme  que  le  chien  l'est  chez  nous.  Car, 
par  nos  idées,  par  notre  prudence  même,  la  morsure  d'un  chien  enragé 
est  le  commencement  d'une  torture  d'imagination  sans  remède  ;  un 
homme  qui  craint  pour  lui-même,  qui  guette,  qui  attend  quelque 
symptôme  de  cette  effrayante  maladie  est  plus  à  plaindre,  sans  doute, 
que  celui  qui  est  déjà  dans  les  convulsions.  On  devrait  donc  craindre 
bien  plus  un  chien  qu'un  lion  ;  purger  les  rues  de  tous  ces  chiens  en 
liberté,  et  même  de  tous  ces  chiens  sans  muselière  qui,  quoique  tenus 
en  laisse,  n'en  sont  pas  moins  capables  de  mordre.  Peut-être  même 
serait-il  raisonnable  de  scier  par  mesure  de  police  toutes  les  dents 
pointues  de  tous  les  chiens  ;  car  il  paraît  que  les  autres  dents  ne 
peuvent  inoculer  le  virus.  Bref  les  hommes  devraient  se  liguer  contre 
les  chiens. 

Mais  l'amitié  l'emporte,  et  cela  est  beau  à  considérer.  Je  ne  sais 
comment  cela  se  fait  ;  le  chien  est  bien  clairement  conduit  par  la 
partie  inférieure  de  lui-même  :  il  est  gourmand  ;  il  est  libidineux  ; 
il  est  brave  contre  les  faibles,  et  souvent  poltron  ;  mais  il  sait  aimer. 
Il  aime  sans  conditions  ;  il  aime  religieusement  ;  il  adore.  Tout  le 
monde  a  pu  voir  des  chiens  très  forts  et  très  méchants  frappés  à  tour 
de  bras  par  leur  maître  ;  ils  se  couchent,  ils  implorent,  ils  gémissent  ; 
ils  ne  se  révoltent  jamais.  Ils  reconnaissent  le  droit  de  leur  maître  sur 
eux  ;  lîs  se  donnent  à  un  maître  ;  et  ils  ne  se  reprennent  jamais.  Même 
après  un  long  temps,  ils  reconnaîtront  encore  leur  premier  maître, 
et,  si  les  deux  maîtres  se  présentent  en  même  temps,  le  chien  va  de 
l'un  à  l'autre,  com.me  s'il  n'avait  aucun  moyen  de  se  délier  lui-même 
de  ses  serments,  m  de  les  faire  annuler  par  qui  que  ce  soit. 

Ces  traits  sont  bien  touchants  ;  ils  le  sont  d'autant  plus  que  cet 

17  2 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ami  parfait  est  très  peu  raisonnable.  Les  rôdeurs  savent  bien  qu'avec 
un  peu  de  corne  brûlée  prise  chez  le  maréchal  ferrant,  on  séduit  le 
plus  prudent,  le  plus  féroce  et  le  mieux  nourri  des  chiens  ;  il  manque 
à  ses  devoirs  de  gardien  ;  il  laissera  assassiner  son  maître  ;  mais  il 
aime  son  maître  présent  avant  tout  et  plus  que  tout.  Ce  pouvoir  absolu, 
et  qui  fait  le  bonheur  de  l'esclave,  est  bien  doux  à  exercer.  Peu  d'hom- 
mes y  résistent.  On  hait  ou  on  craint  le  chien  qu'on  pourrait  avoir  ; 
on  aime  celui  qu  on  a.  Par  où  l'on  voit  la  merveilleuse  puissance  du 
plus  petit  mouvement  d'amitié. 


V 


La  fonction  pensée  consiste  toujours  à  surmonter  quelque  chose. 
Juger  est  un  beau  mot,  par  son  double  sens  :  on  juge  que  deux  et 
deux  font  quatre  ;  on  juge  que  l'envieux  est  méprisable.  La  profonde 
sagesse  populaire  qui  se  montre  dans  le  langage  nous  conduit  ici  à 
une  pensée  lumineuse,  c'est  que  juger  c'est  toujours  décréter,  légiférer, 
disposer  les  forces  selon  l'ordre  humain,  dresser  l'animal,  qui  doit 
ici  lécher  les  bottes. 

Il  y  a  une  grande  leçon  dans  la  dureté  du  chasseur.  Chacun  sait 
que  le  chasseur  aime  son  chien  ;  mais  cet  amour  n'abdique  jamais, 
il  est  dominateur.  «  Qui  aime  bien  châtie  bien  ".  Aussi  voyez  ;  il  y  a 
de  la  cordialité  entre  le  chien  et  l'homme  ;  même  l'homme  reconnaît 
bien  la  sagacité  de  cet  instinct  supérieur,  qui  va  droit  à  la  perdrix 
invisible  ;  et  tout  chasseur  citera  des  traits  de  son  chien.  Mais  com-> 
parez  à  la  petite  maîtresse  qui  fait  des  discours  à  son  amour  de  chien  ; 
elle  se  met  à  quatre  pattes  ;  elle  rend  au  chien  un  amour  de  chien.  Le 
chasseur,  par  un  sentiment  sûr,  reste  debout  ;  il  gouverne  ;  il  frappe  ; 
les  mouvements  de  queue  n'y  font  rien,  ni  l'aplatissement,  ni  l'attention 
si  flatteuse,  ni  la  fidélité  à  toute  épreuve,  ni  le  courage  ;  cette  câlinerie 
animale  ne  retarde  pas  le  coup  de  botte  ;  la  bonne  intention,  le  regret, 
le  désespoir,  la  morne  tristesse,  toute  l'éloquence  des  passions,  tous 
les  trésors  du  sentiment,  tout  cela  est  froidement  plié,  redressé,  annulé 
par  le  Juge.  Le  Juge,  c'est  le  chasseur. 

Observez  maintenant  le  chien  lorsque,  par  permission  spéciale,  il 
est  assis  entre  les  jambes  du  chasseur  au  repos.  Comme  il  est  fier 

18 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

d'avoir  un  maître  si  dur  !  Comme  il  a  bien  trouvé  là  sa  fin  et  sa  place. 
Cette  dignité  de  cKien  obéissant  il  ne  la  désire  point  comme  il  désire 
la  soupe  ou  la  chienne  ;  il  aime  pourtant  son  rôle  de  chien  ;  il  aime 
cette  puissance  gouvernante  pour  laquelle  il  n'est  qu'instrument.  Ce 
rapport  du  chien  à  l'homme  fait  voir  comment  les  passions  s'attachent 
à  l'ordre  supérieur,  et  se  satisfont  mieux  par  cette  contrainte  que  si 
elles  retom.baient  dans  leur  nature. 

Toutes  les  pensées  naturelles  sont  comme  des  chiens.  Il  y  a  une 
manière  de  les  aimer  qui  entraîne  toute  la  pensée  vers  le  plus  bas. 
Par  exemple  un  poète  décadent  ;  il  prend  tout  ce  qui  s'offre,  impres- 
sions, images,  suites  de  mots  ;  il  regarde  fleurir  son  cher  moi  ;  il  l'aime 
mal.  Je  dirais  qu'il  l'aime  trop  peu.  Il  faut  redresser  et  surmonter 
toute  pensée  qui  se  montre.  De  cette  forme  sombre,  indistincte,  si 
aisément  interprétée  par  la  crainte,  de  cette  forme  au  tournant  du 
chemin,  le  soir,  j'en  fais  un  arbre,  et  je  passe.  Cette  colère  je  la  nie  ; 
cette  envie  je  la  réprime  à  coups  de  bottes.  Cette  mélancolie,  je  ne 
l'entends  même  pas  qui  gémit  comme  le  chien  à  la  fente  d'une  porte  ; 
ce  désespoir,  je  lui  dis  :  couche-toi  et  dors.  Besogne  de  tous  les  jours, 
qui  est  le  principal  du  réveil  humain.  Le  fou,  au  contraire,  est  l'homme 
qui  se  laisse  penser,  sentir,  rêver.  Tous  les  rêveurs  sont  tristes.  Et 
la  religion,  au  sens  ordinaire,  n'est  qu'abandon  de  soi  aux  jeux  de  la 
pensée,  pressentiments,  accablements,  vagues  espérances.  On  ne  songe 
pas  assez  à  ceci  que  la  pensée,  par  l'attention,  est  la  négation  de  tout 
cela  ;  toujours  réplique  de  la  volonté  à  la  crainte  et  à  l'espérance.  Le 
bon  paysan  ne  gémit  pas  sur  les  chardons  ;  il  les  coupe. 


VI 


Penser  n'est  pas  croire.  Peu  de  gens  comprennent  cela.  Presque 
tous,  et  ceux-là  même  qui  semblent  débarrassés  de  toute  religion, 
cherchent  dans  les  sciences  quelque  chose  qu'ils  puissent  croire.  Ils 
s'accrochent  aux  idées  avec  une  espèce  de  fureur  ;  et,  si  quelqu'un 
veut  les  leur  enlever,  ils  sont  prêts  à  mordre.  Ils  disent  qu'ils  ont  une 
«  curiosité  passionnée  '>  ;  et,  au  lieu  de  dire  :  problèm^e,  ils  disent 
énigme.  Ils  parlent  de  soulever  le  voile  d'Isis,  comme  si  c'était  défendu, 
et  comme  s'ils  devaient  y  trouver  des  jouissances  miraculeuses.  Aussi, 

19 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

dans  les  discussions,  vous  ne  les  voyez  point  sourire  ;  ils  sont  tendus 
comme  des  Titans  soulevant  la  montagne. 

Je  me  ferais  une  tout  autre  idée  de  l'Intelligence.  Je  la  vois  plus 
libre  que  cela,  plus  souriante  aussi.  Je  la  vois  jeune  ;  l'Intelligence 
c'est  ce  qui,  dans  un  homme,  reste  toujours  jeune.  Je  la  vois  en  mou- 
vement, légère  comme  un  papillon  ;  se  posant  sur  les  choses  les  plus 
frêles  sans  seulement  les  faire  plier.  Je  la  vois  comme  une  main  exercée 
et  fine  qui  palpe  l'objet,  non  comme  une  lourde  main  qui  ne  sait  pas 
saisir  sans  déformer.  Lorsque  l'on  croit,  l'estomac  s'en  mêle  et  tout 
le  corps  est  raidi  ;  îe  croyant  est  comme  le  lierre  sur  l'arbre.  Penser, 
c'est  tout  à  fait  autre  chose.  On  pourrait  dire  :  penser,  c'est  inventer 
sans  croire. 

Imaginez  un  noble  physicien,  qui  a  observé  longtemps  les  corps 
gazeux,  les  a  chauffés,  refroidis,  comprimés,  raréfiés.  Il  en  vient  à 
concevoir  que  les  gaz  sont  faits  de  milliers  de  projectiles  très  petits 
qui  sont  lancés  vivement  dans  toutes  les  directions  et  viennent  bom- 
barder les  parois  du  récipient.  Là-dessus  le  voilà  qui  définit,  qui  cal- 
cule ;  le  voilà  qui  démonte  et  remonte  son  <'  gaz  parfait  ^>  comme  un 
horloger  ferait  pour  une  montre.  Eh  bien  je  ne  crois  pas  du  tout  que 
cet  homme  ressemble  à  un  chasseur  qui  guette  une  proie.  Je  le  vois 
souriant,  et  jouant  avec  sa  théorie  ;  je  le  vois  travaillant  sans  fièvre 
et  recevant  les  objections  comme  des  amies  ;  tout  prêt  à  changer  ses 
définitions  si  l'expérience  ne  les  vérifie  pas,  et  cela  très  simplement, 
sans  gestes  de  mélodrame.  Si  vous  lui  demandez  :  «  Croyez-vous  que 
les  gaz  soient  ainsi  ?  »  il  répondra  :  «  Je  ne  crois  pas  qu'ils  soient 
ainsi  ;  je  pense  qu'ils  sont  ainsi.  »  Cette  liberté  d'esprit  est  presque 
toujours  mal  comprise,  et  passe  pour  scepticisme.  L'esclave  affranchi 
garde  encore  longtemps  l'allure  d'un  esclave  ;  le  souvenir  de  la  chaîne 
fait  qu'il  traîne  encore  la  jambe  ;  et,  quoiqu'il  ait  envoyé  Dieu  à  tous 
les  diables,  il  ne  sait  pas  encore  réfléchir  sans  que  le  feu  de  l'enfer 
colore  ses  joues. 


VII 


La  liberté  intellectuelle,  ou  Sagesse,  c'est  le  doute.  Cela  n'est  pas 
bien  compris,  communément.  Mais  pourquoi  ?  Parce  que  nous  pre- 
nons comme  douteurs  des  gens  qui  pensent  par  jeu,  sans  ténacité. 


20 


LES   PROPOS    D'ALAIN 

sans  suite  ;  des  paresseux  enfin.  Il  faut  bien  se  garder  de  cette  confu- 
sion. Douter,  c'est  examiner,  c'est  démonter  et  remonter  les  idées 
comme  des  rouages,  sans  prévention  et  sans  précipitation,  contre  la 
puissance  de  croire  qui  est  formidable  en  chacun  de  nous. 

On  a  mal  jugé  Montaigne  ;  et  de  là  vient  sans  doute  qu'on  ne  le  lit 
pas  assez.  Et  sur  quoi  ie  juge-t-on  ?  Sur  son  '<  que  sais-je  ?  »  qui  n'est 
nullement  son  dernier  mot,  mais  qu'il  propose  seulement  à  ceux  qui 
voudraient  douter  de  tout  par  jeux  de  sophistique,  comme  la  formule 
la  moins  affirmative  qui  soit.  Et  puis  sur  ce  que  le  doute  serait  un  «  mol 
chevet  pour  une  tête  bien  faite  ».  Mais  ces  deux  formules  représentent 
très  mal  un  des  penseurs  les  plus  vigoureux  que  l'on  puisse  lire.  Par 
quoi  ?  Par  une  sincérité  entière,  à  ce  qu'il  semble.  C'est  un  homme 
qui  pense  véritablement,  non  pour  les  autres,  mais  pour  lui-même, 
et  qui  fait  l'inventaire  de  ses  pensées,  qui  les  pèse,  qui  les  étire,  qui 
les  passe  au  feu  de  la  critique,  sans  égards,  sans  respect.  C'est  quand 
on  le  suit  que  l'on  saisit  bien  ce  qu'il  faut  de  force  humaine  pour 
douter.  Douter  est  un  travail  de  force,  comme  forger. 

Renouvier,  un  penseur  fort  aussi,  mais  plus  abstrait,  moins  naturel, 
m.oms  forgeron  dans  sa  manière,  a  fait  une  remarque  bien  simple 
mais  bien  saisissante,  c'est  qu'un  fou  ne  doute  jamais.  Un  fou,  c'est 
un  homme  qui  croit  tout  ce  qui  lui  vient  à  l'esprit.  Cet  état,  qui  nous 
paraît  si  monstrueux,  si  loin  de  nous,  nous  étonnerait  moins  si  nous 
pensions  à  la  variété  et  à  l'incohérence  de  nos  rêveries  et  de  nos  rêves. 
Dans  le  repos,  nous  croyons  tout.  Qu'est-ce  donc  que  se  réveiller  et 
se  reprendre  ?  C'est  rejeter  des  croyances.  C'est  dire  non.  C'est  penser 
contre  l'idée  qui  se  présente.  C'est  douter. 

La  peur  est  un  mouvement  anim.al  bien  redoutable.  Et  qui  nous 
apporte  quoi  ?  Une  croyance  tout  de  suite.  La  peur  est  tyrannique- 
ment  affirmative,  je  crains  le  loup,  je  le  vois,  je  me  sauve  à  toutes 
jambes  ;  plus  je  cours,  plus  je  crois  ;  ma  fuite  vaut  preuve.  Il  y  a  de 
ce  mouvement  dans  tout  dogmatique.  Il  affirme,  il  s'engage,  il  court. 
Il  se  jette  sur  les  idées  de  tout  son  poids,  comme  le  chien  sur  le  lièvre. 
Cette  violence  fait  l'orateur,  espèce  dangereuse,  trop  admirée.  Etre 
ému,  crier,  croire,  tout  cela  est  animal.  Montaigne  a  osé  écrire  ceci  : 
«  L'obstination  et  ardeur  d'opinion  est  la  plus  sûre  preuve  de  bêtise. 
Est-il  rien  certain,  résolu,  dédaigneux,  contemplatif,  grave,  sérieux, 
comme  l'âne  ?  >>  Et  ne  vous  trompez  pas  au  sourire  ;  c'est  le  sourire 
de  l'athlète  qui  soulève  l'haltère. 


21 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


VIII 


Comme  on  demandait  un  jour  à  l'illustre  Newton  comment  il  avait 
découvert  la  loi  de  rattraction  universelle,  il  répondit  :  «  En  y  pensant 
toujours  ».  La  réponse  est  belle  ;  elle  est  d'un  homme  modeste,  qui 
ne  veut  point  du  tout  être  adoré.  Bufïon  disait  dans  le  même  sens  : 
«  Le  génie  n'est  qu'une  longue  patience  ».  Le  bon  Descartes  a  mis 
cette  modestie  en  doctrine,  disant  que  le  bon  sens  est  égal  chez  tous 
les  hommes,  et  qu'il  n'est  point  de  découverte  qu'un  esprit  ordinaire 
et  même  assez  lourd  ne  puisse  faire,  pourvu  qu'il  cherche  méthodi- 
quement et  avec  suite. 

Ce  qui  trompe  là-dessus  les  intelligences  qui  se  jugent  elles-mêmes 
trop  lentes  et  trop  engourdies  pour  comprendre  les  sciences,  et  à  plus 
forte  raison  pour  découvrir  des  vérités  nouvelles,  c'est  qu'ils  ne  pensent 
pas  au  temps  qu'il  faudrait  y  mettre.  Il  est  vrai  que  dans  ce  dressage 
de  perroquets  que  nous  appelons  l'instruction,  on  explique  en  vitesse 
et  ion  dépasse  Descartes  à  la  vingtième  leçon  ;  mais  aussi  les  mieux 
doués  se  bornent  à  répéter  et  à  retenir  ;  et  il  n'est  pas  rare  qu'après 
tous  les  succès  scolaires  que  l'on  voudra,  on  les  retrouve,  en  somme, 
assez  niais  vers  la  trentaine. 

Je  crois  qu'il  faut  des  années  pour  bien  comprendre  la  moindre 
chose.  Je  crois  que  ceux  qui  n'arrivent  pas  à  s'instruire,  malgré  le 
vir  aésir  qu  ils  en  ont,  sont  des  hommes  très  occupés,  qui  s  imaginent 
qu'on  doit  comprendre  n'importe  quoi  à  la  minute,  si  l'on  est  doué. 
Moi,  je  dirais,  au  contraire,  avec  Descartes  :  on  est  toujours  assez 
doué,  si  l'on  a  du  temps  et  de  l'obstmation.  Tout  hom^me  a  du  génie 
autant  qu'il  veut. 

Je  me  redisais  ces  m.aximes  réconfortantes  en  lisant  une  tartine 
sur  les  miracles  de  l'inspiration  et  sur  la  «  psychologie  des  décou- 
vertes »,  comme  ils  disent  dans  leur  jargon.  Car  il  est  de  mode  de 
mettre  du  mystère  partout  ;  et  ils  veulent  absolument  que  le  mathé- 
maticien ou  le  physicien  soit  une  espèce  de  poète,  qui  ne  trouve  rien 
par  méthode,  et  tout  d'un  coup  reçoit  la  grâce  au  mom.ent  où  i!  y 
pense  le  moins.  C'est  une  doctrine  de  curé,  d'aristocrate  et  d'acadé- 
micien ;  elle  rem.et  chacun  à  sa  place  et  cloue  l'ouvrier  à  son  établi. 

22 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Ils  disent  que  les  idées  arrivent  à  l'inventeur  tout  armées,  comme 
des  Minerves.  Ils  disent  que  la  méthode  n'y  fait  rien  et  que  c'est  le 
mystérieux  Inconscient  qui  élabore  les  fruits  de  l'invention.  Je  vou- 
drais bien  comprendre  ce  qu'ils  veulent  dire.  Je  voyais  l'autre  jour 
un  de  ces  hommes  supérieurs,  assez  connu  pour  être  inattentif  aux 
petites  choses.  Comme  il  me  regardait  sans  me  voir  et  me  répondait 
sans  m. 'avoir  entendu,  je  me  disais  :  ^'  Il  suit  quelque  idée  ;  mais  il 
ne  sait  pas  plus  qu  il  la  suit  qu  il  ne  sait  qu  il  me  parle  ».  L'extrême 
attention  s'ignore  elle-même,  et  c'est  assez  naturel.  Quand  on  fait 
vigoureusement  attention,  on  ne  peut  faire  attention  à  ceci  qu'on  fait 
attention.  C'est  dans  les  moments  de  repos  que  l'on  sait  à  quoi  on 
pense.  Et  voilà  pourquoi,  de  bonne  foi,  ils  disent  :  «  J'ai  trouvé  cela 
tout  d'un  coup,  au  moment  où  je  montais  dans  le  tramway.  Je  n'y 
avais  pas  pensé  depuis  huit  jours  ».  Eh,  qu'en  savent-ils  ?  Seulement 
ils  choisissent  cette  manière  de  dire,  parce  qu'elle  les  rend  admirables. 
Les  curés  applaudissent,  parce  qu'ils  aiment  l'inégalité.  Et  les  nigauds 
applaudissent,  parce  qu'ayant  essaye  de  comprendre  en  un  quart 
d'heure  ce  que  Nevv^ton  a  compris  en  vingt  ans,  ils  n'y  sont  pas  arrivés. 
Modestie  est  fille  d'impatience. 


IX 


On  estime  communément  celui  qui  reste  fidèle  à  ses  opinions  ;  on 
méprise  communément  celui  qui  change  d'opmion  pour  de  faibles 
causes.  Cette  espèce  de  jugement  moral  est  ignorée  des  moralistes  ; 
elle  n'en  est  pas  moins  un  élément  de  la  morale  commune.  En  cela  le 
bon  sens  est  plus  clairvoyant  que  l'esprit  vacillant  des  petits  philo- 
sophes, selon  lesquels  la  perfection  de  l'esprit  serait  de  se  plier  vite 
et  sans  résistance  à  toute  preuve,  comme  un  miroir  reflète  toutes  choses. 
Car  c'est  plutôt  le  poète  qui  est  un  miroir,  et  qui  ne  résiste  point  aux 
images  vives  ;  c'est  le  poète  qui,  à  une  messe  d'enterrement,  ne  peut  s  em- 
pêcher de  croire  un  peu,  à  cause  des  tentures  sinistres  et  du  «  Dies 
Irae  ".  Mais  l'homme  d'entendement  ouvre  moins  facilement  sa  porte. 

Toutes  les  démarches  d'un  Descartes  ou  d'un  fils  de  Descartes, 
sont  plutôt  pour  se  refuser  à  croire  que  pour  s'enivrer  de  croire.  Et, 
comme  Montaigne  disait  déjà,  s'il  faut  croire  pour  la  pratique,  comme 

23 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

aux  lois,  à  la  politesse,  et  enfin  à  des  préjugés  reçus,  ils  n'y  donnent 
que  leur  action,  faisant  au  besoin  ce  que  chacun  fait,  mais  se  gardant 
de  prendre  leur  action  pour  preuve,  et  de  penser  comme  vrai  ce  qu'ils 
jugent  convenable  de  faire.  De  là  vient  que  Montaigne  semble  un 
esprit  flexible  et  indulgent  à  lui-même,  mais  en  réalité  n'est  rien  de 
tel.  Ferme  au  dedans  au  contraire,  et  jugeant  à  portes  fermées,  sans 
témoin  que  lui-même. 

Descartes,  à  mes  yeux,  est  encore  plus  beau,  sortant  de  son  pays, 
fuyant  toutes  les  preuves  de  l'exemple  au  milieu  desquelles  il  a  grandi, 
s'exilant  par  volonté.  Voyageant  et  errant  par  discipline,  afin  d'effacer 
une  coutume  par  une  autre  ;  et  faisant  même  la  guerre  sans  préférence, 
pour  s'habituer  à  agir  sans  croire. 

Dans  sa  pensée  même,  encore  plus  exilé  :  «  Je  fermerai  mes  yeux, 
je  boucherai  mes  oreilles  »,  comme  un  héros  d'Entendement,  résolu 
à  ne  penser  dans  son  idée  que  ce  qu'il  a  lui-même  défini,  au  lieu  de 
draguer  les  idées  au  râteau,  comme  fait  le  poète.  Et  c'est  dans  la  pure 
géométrie  que  l'on  voit  la  puissance  d'un  parti-pris,  et  d'une  espèce 
de  serment  fait  à  soi-même.  Car  il  est  bien  plus  facile  d'essayer  par 
1  expérience,  comme  fait  l'arpenteur  ;  et  de  dire  :  «  cela  réussit,  donc 
cela  est  vrai  ".  Mais  c'est  trahir  son  propre  esprit.  Aussi  quand  le 
commun  des  hommes  voit  qu'un  homme  instruit  se  livre  ainsi  au 
vent  de  1  opinion,  il  le  méprise  aussitôt,  et  juge  bien. 

Si  c'est  parce  que  la  République  existe  ou  a  l'air  d'exister  que  vous 
êtes  Républicain,  vous  n'êtes  pas  Républicain.  La  vraie  République 
est  un  parti-pris  et  une  règle  posée,  à  laquelle  on  pliera  l'expérience. 
Et,  si  la  République  est  faible,  injuste  et  corrompue  dans  le  fait,  c'est 
le  moment  de  tenir  bon  pour  l'Idée  ;  autrement  ce  n'est  plus  un  homme 
pensant,  c'est  une  loque  à  tous  les  vents.  De  là  une  secrète  préférence 
aussi  pour  le  monarchiste  obstiné  qui  s'en  tient  à  l'idée,  sans  se  régler 
sur  l'expérience.  En  tout  c'est  l'opportunisme  qui  est  vil,  et  le  pire 
de  tout  est  d'adorer  l'opportunisme,  et  d'en  faire  doctrine. 


X 


Un  grand  ami  à  moi  exprime  souvent  une  idée  assez  forte,  c'est 
que  les  hommes  ne  changent  point,  et  que,  depuis  leurs  vingt  ans 


24 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

jusqu'à  la  dernière  vieillesse,  ils  pensent  toujours  la  même  chose,  s'ils 
pensent.  Cette  affirmation  choque  au  premier  moment  ;  mais  que 
chacun  l'éprouve  en  l'appliquant  à  ses  amis  ou  à  lui-même,  il  com- 
prendra en  quel  sens  c'est  vrai. 

Il  y  a  des  idées  com.munes,  et  il  y  a  des  individus.  Dès  qu'un  individu 
est  doué  d'intelligence,  il  peut  tout  comprendre  ;  et,  en  ce  sens,  s'il 
travaille,  il  s'enrichira  toute  sa  vie.  Mais  chacun  a  sa  manière  de  saisir 
une  idée  commune,  et  chacun  y  laisse  l'empreinte  de  ses  doigts  ;  ou 
alors  il  ne  la  tient  pas  bien.  Avec  cet  ami  dont  je  parle,  nous  nous  com- 
prenons à  demi-mot  ;  il  n'y  a  pas  une  idée  importante  sur  laquelle 
nous  ne  tombions  d'accord  en  quinze  paroles,  comme  si  nous  courions 
tous  deux  sur  la  même  piste  et  vers  !e  mêm.e  but  ;  tantôt  c'est  lui  qui 
touche  le  premier,  tantôt  c'est  moi  ;  mais,  c'est  toujours  le  même 
poteau,  et  l'un  pose  sa  mam  sur  la  main  de  l'autre.  J'en  puis  citer 
un  troisième,  avec  qui  j'ai  eu  une  familiarité  moms  longue,  mais  que 
je  trouve  aussi  dans  mes  chemins.  Cela  m'a  fait  voir,  par  l'expérience, 
ce  que  c'est  que  le  sens  commun. 

Mais  avec  cela  nous  faisons  trois  mousquetaires  de  la  plume  aussi 
différents  que  l'on  voudra,  par  l'humeur,  par  les  goûts,  par  le  ton,  par 
le  style  ;  après  vingt  ans,  je  les  revois  commue  ils  étaient,  seulement 
un  peu  plus  définis  encore  ;  chacun  d'eux  est  lui-même,  comm.e  un 
cheval  est  un  cheval,  comme  un  crocodile  est  un  crocodile. 

Aussi  faut-il  dire  que  certaines  idées  ont  plus  de  racines  que  d  autres, 
dans  un  homme,  et  y  poussent  m.ieux.  Chaque  esprit  a  ses  productions 
naturelles,  comme  chaque  terrain.  Vous  semez  d'autres  idées  ;  vous 
les  faites  réussir  par  culture  ;  mais  la  plante  naturelle  profite  aussi 
du  jardinage,  et  n'en  pousse  que  plus  dru.  Peut-être  pourrait-on  dire 
que  la  culture  est  plus  utile  à  l'individu,  pour  son  bonheur  et  son 
équilibre,  mais  que  les  sauvageons  qu'il  fait  pousser  sont  plus  utiles 
aux  autres. 

Mais  laissons  tout  ce  jardinage.  Chacun  a  des  idées  qui  lui  vont, 
et  que  sa  nature  produit  plus  volontiers  ;  il  pourra  comprendre  les 
autres,  mais  il  n'exprimera  jamais  bien  que  celles-là  ;  avec  bonheur, 
alors,  avec  force,  par  l'harmonie  de  l'hum.eur,  des  gestes,  et  de  la 
chose.  Qui  fournit  l'image  juste  ?  Il  faut  que  ce  soit  l'instinct  com- 
plice. Mais  aussi  on  peut  avoir  un  génie  en  soi  et  n'en  rien  faire, 
souvent  par  l'excès  de  la  culture.  De  là  des  penseurs  de  carnaval. 

Le  génie  suppose  une  idée  commune  portée  et  nourrie  par  1  instinct 
et  les  humeurs.  Si  l'idée  n'est  pas  une  idée  commune,  ce  n'est  que 

25 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

folie  ou  manie  ;  mais  aussi,  quand  l'idée  commune  est  contre  l'instinct 
et  les  humeurs,  elle  rend  l'mdividu  raisonnable,  sans  doute,  mais  en 
même  temps  ennuyeux.  Il  faut  les  deux  ;  il  faut  que  les  passions 
s'accordent  avec  une  idée  vraie  ;  sans  quoi  vous  n'aurez  ni  éloquence, 
ni  poésie,  ni  prise  sur  les  autres.  Voilà  comm.ent  un  lieu  commun 
vieux  comme  les  rues  sera  profond  et  beau  par  le  naturel. 


XI 


Il  y  a  une  odeur  de  réfectoire,  que  l'on  retrouve  la  même  dans 
tous  les  réfectoires.  Que  ce  soient  des  Chartreux  qui  y  mangent,  ou 
des  séminaristes,  ou  des  lycéens,  ou  de  tendres  jeunes  filles,  un  réfec- 
toire a  toujours  son  odeur  de  réfectoire.  Cela  ne  peut  se  décrire.  Eau 
grasse  ?  Pain  moisi  ?  Je  ne  sais.  Si  vous  n'avez  jamais  senti  cette 
odeur,  je  ne  puis  vous  en  donner  l'idée  ;  on  ne  peut  parler  de  lumière 
aux  aveugles.  Pour  moi  cette  odeur  se  distingue  autant  des  autres 
que  le  bleu  se  distingue  du  rouge. 

Si  vous  ne  la  connaissez  pas,  je  vous  estime  heureux.  Cela  prouve 
que  vous  n'avez  jamais  été  enfermé  dans  quelque  collège.  Cela  prouve 
que  vous  n'avez  pas  été  prisonnier  de  l'ordre  et  ennemi  des  lois  dès 
vos  premières  années.  Depuis,  vous  vous  êtes  montré  bon  citoyen, 
bon  contribuable,  bon  époux,  bon  père  ;  vous  avez  appris  peu  à  peu 
à  subir  l'action  des  forces  sociales  ;  jusque  dans  le  gendarme,  vous 
avez  reconnu  un  ami  ;  car  la  vie  de  famille  vous  a  appris  à  faire  de 
nécessité  plaisir. 

Mais  ceux  qui  ont  connu  l'odeur  de  réfectoire,  vous  n'en  ferez 
nen.  Ils  ont  passé  leur  enfance  à  tirer  sur  la  corde  ;  un  beau  jour  enfin 
ils  l'ont  cassée  ;  et  voilà  comment  ils  sont  entrés  dans  la  vie,  comme 
ces  chiens  suspects  qui  traînent  un  bout  de  corde.  Toujours  ils  se 
hérisseront,  même  devant  la  plus  appétissante  pâtée.  Jamais  ils  n'aime- 
ront ce  qui  est  ordre  et  règle  ;  ils  auront  trop  craint  pour  pouvoir 
jamais  respecter.  Vous  les  verrez  toujours  enragés  contre  les  lois  et 
règlements,  contre  la  politesse,  contre  la  morale,  contre  les  classiques, 
contre  la  pédagogie  et  contre  les  palmes  académiques  ;  car  tout 
cela  sent  le  réfectoire.  Et  cette  maladie  de  l'odorat  passera  tous 
les  ans  par  une  crise,  justement  à  l'époque  où  le  ciel  passe  du  bleu 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

au   gris,   et   où  les   libraires  étalent  des  livres  classiques  et  des  sacs 
décoller. 


XIÏ 


Quelqu'un  me  disait  hier  :  «  Comment,  Alain,  êtes-vous  radical  ? 
Ce  n'est  qu'obstination.  Car  enfm  tout  marche  autour  de  vous  ;  et 
je  doute  qu'une  nature  purement  sincère  puisse  amsi  se  tenu"  à  1  ancre 
comme  un  rocher  de  doctrine,  au  milieu  d'un  si  grand  courant  d'idées. 
Voulez-vous  étonner,  ou  bien  gagner  un  pan  ?  Parbleu  ]e  sais  bien, 
et  vous  l'avez  assez  dit,  que  n'importe  quel  théologien  ramène  tous 
les  faits  à  sa  doctrine.  Mais  c'est  souvent  aussi  un  travail  sans  noblesse  ; 
et  je  ne  trouve  point  là  cette  liberté  qui  se  marque  quand  vous  traitez 
d'autres  sujets.  Vous  auriez  donc  vos  dogmes  en  politique,  com.me 
d'autres  en  religion.  Enfin  êtes-vous  ici  sincère  tout  à  fait  ?  » 

Je  conviens  que  des  idées  sont  des  choses  ailées.  Mais  j  aime  aussi 
qu'elles  reviennent  au  colombier.  Il  faut,  il  me  semble,  un  point 
d'appui  à  la  liberté.  Bref,  sans  quelque  parti-pris,  on  est  entraîné 
inévitablement  d'un  système  à  un  autre  ;  on  voyage  parmi  les  idées  ; 
on  est  un  touriste  d'idées.  Je  n'aime  point  cela  ;  cela  est  trop  loin  de 
la  nature,  la  touche  trop  peu,  et  à  vrai  dire  ne  la  change  point  du  tout. 
En  sorte  que  tel  a  fait  un  grand  tour  par  socialisme,  anarchisme, 
monarchisme  et  autres  paysages  d'idées,  sans  rien  gagner  ;  tandis 
qu'en  organisant  les  idées  et  les  faits  selon  ma  nature,  il  me  semole 
que  j'ai  plus  de  chances  de  la  purger  et  redresser. 

Il  y  a  bien  à  dire  aussi  sur  la  sincérité  ;  il  y  a  toujours  assez  de  sin- 
cérité à  chaque  instant.  Il  y  a  une  sincérité  d'improvisation,  et  comme 
sautillante,  qui  se  fait  voir  souvent  en  de  vives  intelligerices,  qui 
pensent  par  ce  moyen  échapper  aux  passions.  Mais  souvent  je  recon- 
nais les  mêmes  passions  dans  des  opinions  successives.  Au  heu  que 
c'est  la  passion  qu'il  faut  transformer  en  raison  si  on  peut. 

Je  suis  né  radical  ;  mon  père  l'était  ;  mon  grand-père  maternel 
aussi  ;  et  non  seulement  d'opinion,  mais  de  classe,  comme  dirait  un 
socialiste  ;  car  ils  étaient  de  petite  bourgeoisie  et  assez  pauvres.  J  ai 
toujours  eu  un  sentiment  très  vif  contre  les  tyrans,  et  une  passion 
égalitaire.  Je  montrai  bientôt  avec  cela,  comime  tous  les  bons  élèves, 
une  grande  dextérité  de  rhéteur,    et  une  aptitude  trop  visible  à  com- 

27 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

prendre  n'importe  quoi  et  à  prouver  n'importe  quoi.  Encore  main- 
tenant je  ne  lis  guère  un  auteur  vigoureux  sans  être  avec  lui.  Amsi 
faute  de  racines,  j'aurais  bien  pu  m'envoler  tout  comme  un  autre, 
et  me  poser  au  choix  sur  quelque  doctrine  estimée.  Mais  l'instmct 
m'a  tenu  ferm.e  par  mes  racines  ;  et,  toutes  les  fois  que  j'y  ai  réfléchi, 
je  me  suis  dit  qu'une  pensée  qui  ne  développe  pas  une  nature  est 
trop  libre,  trop  arbitraire,  et  enfin  nécessairement  sans  force.  Il  n'y 
a  donc  point  de  fantaisie  ni  de  penchant  au  paradoxe  dans  mes  opi- 
nions politiques,  du  moins  à  ce  que  3e  crois.  Ainsi  lorsque  je  tiens 
contre  la  Représentation  Proportionnelle,  pour  le  scrutin  d'arrondis- 
sement, contre  les  tyrans  d'administration,  contre  les  Secrets  d'Etat, 
pour  l'égalité  radicale,  contre  le  respect,  et  pour  l'obéissance,  je  déve- 
loppe des  pressentiments,  des  passions,  des  enthousiasmes  aussi  décidés 
que  l'instmct  du  chien  de  chasse.  Et  ces  impulsions  ne  font  pas  les 
preuves,  mais  elles  font  trouver  les  preuves. 


XIII 


On  dît  assez,  en  ce  temps,  et  je  lisais  encore  hier,  que  notre  jeunesse 
a  plus  de  goût  pour  l'action,  plus  de  foi  aussi,  que  la  jeunesse  d'il  y 
a  vingt  ans.  Les  sports  y  sont  pour  beaucoup  ;  une  instruction  plus 
positive  y  a  sans  doute  aussi  contribué.  Par-dessus  tout  la  pratique 
de  la  liberté  a  réveillé  l'Espérance  et  le  Courage.  C'est  très  bien  ainsi. 

Mais  beaucoup  de  ceux  qui  s'en  réjouissent  l'entendent  mal.  Car 
sous  ce  beau  nom,  la  Foi,  ils  entendent  toujours  la  résignation  ;  et 
sous  ce  beau  nom,  l'Action,  ils  entendent  toujours  la  passion,  et  surtout 
la  guerre,  qui  comble  toutes  les  passions.  En  quoi  ils  jugent  très  mal 
de  cette  espèce  de  pressentiment,  qu'ont  les  jeunes,  d'une  route 
ouverte  et  déblayée. 

La  foi  a  toujours  marché,  quoiqu'à  tâtons,  vers  son  objet  propre, 
qui  est  la  justice.  En  ce  sens  la  Grande  Révolution  fut  un  mouvement 
de  foi,  et  une  prodigieuse  action.  Et  il  est  sûr  que  l'espèce  de  maladie 
morale,  qui  suivit  ces  guerres  formidables,  consista  surtout  en  ceci 
que  les  maîtres  de  la  jeunesse,  et  la  jeunesse  même,  inclinèrent  plutôt 
vers  les  raffinements  de  la  réflexion  et  la  culture  des  sentiments  rares. 
On  cite  assez  souvent  maintenant,  comme  de  funestes  artistes  dans 

28 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ce  genre-là,  Taine  et  Renan,  qu'on  adorait  encore  autour  de  moi 
quand  j'étais  sur  les  bancs  du  collège.  Barres  a  aimé  ce  poison.  Pour 
moi,  je  n'y  ai  point  touché.  J'ai  méprisé,  par  un  instinct  plus  fort 
que  la  mode,  ces  dissertations  de  psychologues.  Il  m'a  paru  insensé 
de  vouloir  considérer  les  pensées  et  les  sentiments  comme  un  spectacle 
tel  quel,  simple  reflet  du  grand  spectacle.  Les  choses  sont  comme 
elles  sont,  inertes,  solides,  lourdes,  résistantes  ;  obstacles  et  outils  à 
la  fois  ;  sans  dignité  et  sans  mandat.  J'étais  athée  et  matérialiste  en  ce 
sens-là.  Mais  jamais  je  n'ai  pris  des  pensées,  des  sentiments,  des  «  états 
d'âme  »  selon  le  mot  à  la  mode,  comme  un  monde  mécanique  aussi. 
Il  m'a  paru,  au  contraire,  que  la  volonté  était  dans  ce  monde-là  comme 
dans  son  domaine  propre,  où  elle  devait  permettre,  mer,  supprimer, 
de  façon  à  former  non  seulement  le  vrai  de  ce  qui  est,  mais  encore  le 
vrai  de  ce  qui  devrait  être,  la  justice  enfin.  Et  qu'ensuite,  sans  égards 
pour  les  choses,  il  fallait  faire  la  justice  dans  le  monde,  comme  un 
artisan  fait  une  brouette  ou  une  poulie  ;  gardant  ainsi,  malgré  tous  les 
obstacles  et  pièges,  ce  que  j'appelle  la  vraie  foi  et  la  vraie  religion. 
Tendant  aussi,  par  là  même  vers  l'action  la  plus  pleine.  Car  ce  qu  ils 
voudraient  appeler  action  n'est  que  convulsion  et  courte  folie.  Ce 
même  esprit,  que  j'ai  pu  sauver  de  tous  les  naufrages,  je  crois  le  recon- 
naître dans  les  jeunes  qui  viennent  maintenant  à  l'âge  vinl,  et  je  m  ea 
réjouis. 


XIV 


Quelquefois  un  homme  naïf,  réfléchissant  sur  les  opinions  religieuses 
des  autres,  se  dit  :  «  Mais  comment  ne  voient-ils  pas  les  difficultés 
et  les  absurdités  ?  >  D'autant  qu'il  arrive  souvent  qu'un  homme  qui 
a  la  foi  du  charbonnier,  comme  on  dit,  est  assez  savant  en  certaines 
choses.  On  se  figure  à  tort  que  les  idées  les  plus  évidentes  viennent 
frapper  l'esprit  comme  un  rayon  de  soleil  éclaire  les  choses  et  frappe 
les  yeux.  Or,  ce  n'est  point  vrai  ;  il  faut  chercher  les  idées,  et  de  tout 
son  cœur  ;  sans  quoi  on  ne  les  trouve  point.  Remarquez  qu  on  peut 
fermer  les  yeux  et  ainsi  refuser  de  voir  une  chose  visible  ;  mais  encore 
faut-il  vouloir  contre.  Au  lieu  que,  dans  le  monde  des  idées,  il  n  est 
pas  nécessaire  de  fermer  les  yeux  ;  il  suffit  de  ne  pas  prendre  la  loupe 

29 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ou  le  microscope.  En  somme  rien  n'est  plus  simple  que  de  se  refuser 
aux  preuves. 

J'ai  connu  un  homme  qui  raisonnait  supérieurement  quand  il  vou- 
lait, et  qui  d'ailleurs  suivait  la  messe  comme  la  plus  engourdie  des 
vieilles  bonnes  femmes.  Je  me  suis  assuré,  autant  que  la  chose  était 
possible,  qu'il  ne  pensait  jamais  ni  pour  ni  contre  la  religion.  Mais, 
dira-t-on,  comment  faisait-il  ?  Question  mal  posée  ;  il  n'y  a  rien  à 
faire  pour  ne  pas  penser,  je  dis  avec  attention  et  par  ordre.  C'est  penser 
qui  est  difficile. 

On  peut  ignorer  les  faits  les  plus  visibles,  dès  qu'on  ne  désire  pas 
les  connaître.  Un  homme  très  cultivé,  et  qui  passait  la  moitié  de  son 
temps  à  la  campagne,  disait,  comme  on  parlait  devant  lui  du  mouve- 
ment des  étoiles  :  «  Ce  n'est  pas  vrai,  que  les  étoiles  tournent.  On  dit 
les  étoiles  fixes.  Et  si  elles  tournaient,  on  le  saurait  ».  Ainsi  pour  cons- 
tater ce  fait  si  bien  défini,  il  faut  encore  le  chercher  des  yeux,  et  com- 
parer la  perception  au  souvenir.  Il  ne  faut  donc  pas  croire  que  1  on  se 
heurte  à  la  vérité  comme  à  un  arbre  ;  pour  se  heurter,  il  faut  marcher  ; 
et  on  ne  marche  à  travers  les  idées  que  si  on  le  veut  bien  ;  et  encore 
est-il  vrai  que,  dans  ce  vaste  pays  des  idées,  on  peut  choisir  le  lieu  de 
ses  promenades,  et  ne  point  voir  ce  qui  déplaît.  Ainsi,  pour  abattre 
une  opinion  en  soi-même,  il  faut  le  vouloir  expressément,  et  y  revenir, 
et  s'obstiner.  Et,  remarquez-le  bien,  là  où  un  nigaud  discute,  souvent 
un  vieux  routier  change  la  conversation.  Ce  qui  fait  que  le  plus  intel- 
ligent échappe  mieux  aux  preuves. 


XV 


Cette  fin  d'hiver,  c'est  la  fête  de  la  lumière.  Le  soleil  éclaire  les  bois 
jusqu  au  fond.  Les  troncs  jettent  des  ombres  crues  ;  le  ruisseau  étin- 
celle ;  le  bleu  du  ciel  paraît  violent  dans  la  fourche  des  arbres.  Les 
masses,  au  loin,  se  perdent  dans  un  brouillard  doré.  Le  soleil  brûle. 
La  brise  mord.  On  sent  une  puissance  sans  douceur.  Ce  n'est  pas 
encore  le  printemps. 

Nous  étions  assis  dans  un  creux  ;  mais  il  fallut  déloger  ;  le  vent 
froid  coulait  comme  de  l'eau,  le  long  des  pentes.  Alors  quelqu'un  dit  : 
«  Le  soleil  d'hiver  est  menteur  ;  plus  il  brille,  plus  on  sent  le  froid. 


30 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

J'aime,  en  hiver,  la  lumière  crépusculaire,  et  les  nuages  bas,  qui  sont 
comme  les  manteaux  de  la  terre.  Alors  on  se  recroqueville  ;  on  fait  la 
marmotte  Mais  ce  soleil  m^enteur  nous  tire  hors  de  la  maison.  Je  hais 
la  lumière  sans  chaleur  ». 

«  Le  soleil,  dit  le  sage,  n'est  point  menteur.  Il  chauffe  tant  qu  il 
peut.  Mais  les  causes  s'entrelacent.  J'ai  souvent  remarqué,  au  fort  de 
l'hiver,  que  le  moment  le  plus  froid  de  la  journée  est  aux  environs  dé 
midi.  Cela  est  naturel.  Le  soleil  chauffe  la  terre  ;  la  terre  chauffe  l'air  ; 
l'air  chaud  s'élève,  et  l'air  froid  vient  prendre  sa  place  ;  le  premier 
effet  du  soleil  est  donc  de  nous  jeter  un  manteau  d'air  glacé  sur  les 
épaules  ;  et  cet  effet  devient  sensible  vers  le  milieu  du  jour.  Ce  qui 
est  vrai  pour  la  journée  est  vrai  pour  l'année.  A  mesure  que  le  soleil 
s'élève  sur  l'horizon,  les  vents  du  pôle  nous  arrivent  ;  de  là  ces  vagues 
de  froid  qui  suivent  les  beaux  printemps.  Vous  voyez  que  le  soleil 
n'y  peut  rien  ;  il  nous  chauffe  honnêtement  ;  c'est  un  dieu  juste  et 
raisonnable  ». 

«  Juste  et  raisonnable,  dit  un  autre,  comme  les  roues  de  ma  montre  ; 
car  chacune  d'elles  fait  sa  fonction  im.perturbablement  ;  c'est  ce  qui 
fait  que  ma  montre  est  une  bonne  montre  '. 

«  Mais,  dit  le  premier,  si  quelque  grain  de  poussière  se  met  dans 
les  rouages  et  arrête  tout,  ce  grain  de  poussière  est  juste  et  raisonnable 
aussi  ;  comme  cette  bise  froide  est  juste  et  raisonnable,  car  la  fonction 
de  l'air  froid  est  de  couler  vers  les  parties  de  îa  terre  les  plus  échauffées. 
Et  ce  rhume  aussi  est  juste  et  raisonnable,  ajouta-t-il  en  éternuant. 
Mais  non.  Rien  n'est  juste  ni  raisonnable.  Toutes  ces  forces  sont 
d'aveugles  brutes,  c'est  tout  ce  qu'on  en  peut  dire  '>. 

«  Je  ne  sais,  dit  le  Sage.  Si  mes  prières  pouvaient  quelque  chose, 
j'aurais  peur  de  mes  prières.  Si  je  constatais  quelque  caprice  des  dieux, 
comment  pourrais-je  vivre  après  cela  ?  Ce  qui  me  rassure,  c  est  cet 
ajustage  parfait,  cet  emboîtement  de  toutes  choses,  ces  chaînes  entre- 
lacées des  biens  et  des  maux. 

«  Juste  et  parfaite  est  la  roue,  sans  s'écarter  d'un  cheveu  »  dit  un 
vieux  Lama  dans  Kipling.  A  mesure  que  je  comprends  mieux  cela, 
je  me  sens  moins  perdu  dans  cet  Univers  ;  et  j'y  reconnais  la  vraie 
figure  humaine,  bien  mieux  que  si  je  voyais  quelque  satyre  ivre  de 
soleil  sortir  d'un  arbre  et  bondir  dans  cette  clairière  ». 


31 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


XVI 


Je  suis  tombé  hier  sur  un  mot  de  Shakespeare,  que  l'on  cite  souvent  : 
«  Nous  sommes  faits  de  la  même  étoffe  que  les  songes  >'.  Cela  est  dit 
dans  «  La  Tempête  >,  espèce  de  féerie  où  l'esprit  Ariel  déchaîne  les 
vents  et  la  mer  selon  sa  fantaisie.  Il  y  a  plus  d'une  idée  dans  ce  conte 
de  nourrice.  On  y  voit  deux  amoureux  qui  sont  comme  hors  du  monde 
et  perdus  dans  leur  rêve  ;  leur  ivresse  gagne  jusqu'aux  spectateurs  ; 
et  les  choses  se  passent  dans  la  pièce  justement  comme  les  amoureux 
les  imaginent  ;  tout  doit  finir  bien  ;  l'esprit  est  roi  du  monde.  Le 
hideux  Caliban,  qui  représente  les  forces  sauvages,  se  traîne  à  plat 
ventre.  C'est  ainsi  que  l'on  voit  les  choses,  quand  on  aime  ;  et  tous 
ceux  qui  sont  nés  d'une  femme  sont  fils  de  cette  illusion-là.  Lorsque 
Caliban  reprend  des  forces,  lorsque  son  odeur  de  poisson  gâté  vient 
troubler  la  féerie,  l'enfant  est  fait  ;  il  est  fait  de  l'étoffe  des  songes  ; 
il  en  fera  un  autre  décor  de  féerie,  à  son  tour,  et  d'autres  enfants  ;  c'est 
ainsi.  Ariel,  le  pur  esprit,  mène  les  noces  merveilleuses,  et  se  réunit 
ensuite  aux  éléments.  Toute  la  Théologie  est  là  en  raccourci.  Ce  n'est 
pas  peu  de  chose. 

Si  j'avais  à  chasser  les  Dieux,  je  commencerais  par  chasser  les  songes, 
et  je  dirais,  au  rebours  du  poète  :  «  nos  songes  sont  faits  de  la  même 
étoffe  que  les  choses  ».  Il  m'est  arrivé,  comme  j'étais  couché  dans  une 
chambre  d'hôtel,  d'avoir  un  terrible  rêve.  On  se  battait.  Des  soldats 
tiraient  des  coups  de  feu  ;  une  lueur  rouge  sortait  des  fusils  et  des 
blessures  ;  une  maison  flambait.  Je  me  réveille  et  j'entends  des  coups 
de  feu  ;  c'étaient  des  soldats  qui  faisaient  du  tir  réduit  dans  le  polygone, 
non  loin  de  là.  Mon  ht  était  en  face  de  la  fenêtre  :  un  rideau  rouge 
était  éclairé  par  le  soleil,  et  illuminait  la  chambre.  Telle  était  la  trame 
de  mon  rêve.  Je  croyais  que  j'avais  rêvé  ;  en  réalité  j'avais  perçu  les 
choses,  mais  assez  mal.  J'avais  entendu  des  coups  de  feu  ;  j'avais  vu 
cette  clarté  rouge  à  travers  mes  paupières  ;  j'avais  essayé,  comme  nous 
faisons  toujours,  de  reconstruire  les  choses  d'après  cela  ;  je  l'avais 
fait  d'abord  très  mal,  mais  j'étais  enfin  arrivé  aux  vraies  causes  ;  et 
c  est  cela  même  que  l'on  appelle  le  réveil. 

A  ce  compte,  nous  faisons  une  foule  de  petits  rêves  à  toute  heure 

32 


LES   PROPOS    D'ALAIN 

du  jour.  Je  vois  le  dos  d'un  Monsieur,  je  m'avance  pour  lui  parler  ; 
je  m'aperçois  que  ce  n'est  pas  mon  ami.  Court  rêve,  suivi  de  réveil. 
Je  me  trompe  de  tramway  ;  court  rêve,  suivi  de  réveil.  Nos  rêves 
nous  viennent  du  monde,  non  des  Dieux.  C'est  notre  paresse  qui  les 
fait.  De  là  les  faux  esprits.  Ariel  est  fils  de  Caliban.  Le  vrai  esprit  est 
celui  qui  perçoit  le  vrai  monde.  La  Justice  rêvée  est  humaine.  C  est 
la  Justice  perçue  qui  est  divine. 


XVII 


On  ne  pense  point  comme  on  veut.  Ce  qui  fait  croire  que  Ton  pense 
comme  on  veut,  c'est  que  les  idées  qui  viennent  à  l'esprit  d'un  homme 
sont  presque  toujours  celles  qui  conviennent  aux  circonstances.  Si  je 
me  promène  sur  le  port,  le  cours  de  mes  idées  ne  diffère  pas  beau- 
coup de  la  suite  des  choses  que  je  vois,  grues  à  eau,  tas  de  charbon, 
bateaux,  wagons,  tonneaux.  Si  parfois  je  suis  quelque  rêverie,  cela 
ne  dure  pas  plus  que  l'ombre  d'une  hirondelle.  Bientôt  quelque 
impression  vive  me  remet  au  milieu  des  choses  présentes  ;  et,  pendant 
que  je  veille  à  ma  conversation,  au  milieu  de  ces  masses  qui  montent, 
descendent,  roulent,  grincent,  s'entrechoquent,  mon  attention  se  trouve 
par  là  disciplinée,  et  je  fixe  dans  mon  esprit  des  rapports  vrais  entre 
des  choses  réelles. 

Mais  d'où  viennent  ces  vols  de  rêveries  qui  traversent  de  temps  en 
temps  mes  perceptions  ?  Si  je  cherchais  bien,  je  trouverais  presque 
toujours  quelque  objet  réel,  que  je  n'ai  vu  qu'un  instant,  un  oiseau 
dans  l'air,  un  arbre  au  loin,  ou  bien  le  visage  d'un  homme,  un  instant 
tourné  vers  moi,  et  versant  à  mes  pieds,  dans  le  temps  d  un  éclair, 
une  riche  cargaison  d'espoirs,  de  craintes,  de  colères.  Nos  pensées 
sont  copiées  sur  les  choses  présentes,  et  notre  puissance  de  rêver  ne 
va  pas  si  loin  qu'on  le  dit. 

Je  me  souviens  que  je  m'entretenais  de  ces  choses  avec  un  ami. 
Nous  marchions  à  l'aventure  au  milieu  des  bois.  Il  demandait  si  nous 
n'étions  pas  capables  de  tirer  des  trésors  de  nous-mêmes  comme  d'un 
coffret,  sans  le  secours  d'une  chose  présente.  A  ce  moment-là  il  me 
vint  à  l'esprit  le  mot  «  Byrrh  »,  qui  n'avait  certes  aucun  rapport  avec 
les  arbres  et  les  oiseaux.  Je  le  lui  dis.  Nous  discourons  là-dessus.  Nous 

33  3 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

approchions  d'une  espèce  de  bicoque  à  moitié  dévorée  par  les  branches  ; 
comnîe  j'y  portais  mon  regard,  je  vis  un  carton  cloué  sur  la  fenêtre 
pour  remplacer  une  vitre  cassée,  et  sur  lequel  on  lisait  le  mot  «  Byrrh  ». 
Depuis  je  fais  hommage  à  la  terre,  notre  mère,  pour  toutes  les  pensées 
qui  me  viennent. 

Quelquefois  aussi  l'idée  est  une  réplique  de  notre  œil.  Un  voyageur 
me  conta  que,  dans  le  sable  du  désert  et  sous  les  feux  du  soleil,  il  pen- 
sait, dès  qu'il  fermait  les  yeux,  à  une  espèce  de  Norwège  neigeuse 
éclairée  par  la  lune.  Ce  n'était  sans  doute  qu'une  image  violette  répon- 
dant à  l'image  jaune,  comme  il  arrive  lorsque  nous  regardons  le  soleil  ; 
une  tache  violette  nous  suit  pendant  quelque  temps.  De  telles  images, 
après  que  nous  avons  éteint  la  lumière,  forment  sans  doute  l'étoffe 
de  nos  rêves.  Dans  une  nuit  profonde  et  loin  du  bruit,  si  nous  restons 
immobiles,  nos  pensées  ne  vont  pas  loin.  Si  ceux  qui  veulent  dormir 
connaissaient  mieux  la  source  de  leurs  soucis,  ils  auraient  peut-être 
cinq  minutes  de  patience,  et  les  vagues  de  la  nuit  viendraient  les 
alléger  et  les  bercer  comme  des  épaves. 


XVIII 


Voici,  pour  les  temps  de  pluie,  une  espèce  de  jeu  de  société.  Il  s'agit 
de  faire  constater  par  chacun  qu'il  voit  double  les  objets  rapprochés 
lorsqu'il  regarde,  dans  la  m.ême  direction,  des  objets  plus  éloignés. 
Je  croyais  que  cette  remarque  était  très  aisée  à  faire  ;  mais  j'ai  pu 
m'assurer,  par  hasard,  que  ces  im.ages  doubles  sont  souvent  niées  de 
bonne  foi,  et  par  raisonnement.  «  Comment  voulez-vous,  disait  quel- 
qu'un, que  je  voie  deux  parapluies  puisqu'il  n'y  en  a  qu'un  ?  »  Pour 
moi,  il  me  sufht  d'élever  mon  porte-plume  à  la  hauteur  de  mes  yeux, 
en  regardant  au  delà,  pour  voir  deux  porte-plumes  encadrant  en 
quelque  sorte  la  chose  que  je  regarde.  Mais  je  ne  le  fais  pas  toujours 
voir  aisément  aux  autres  ;  et  cette  résistance  vient  de  ce  que,  n'ayant 
pas  réfléchi  sur  la  théorie  de  la  vision,  ils  jugent  cette  apparence  impos- 
sible, et  la  suppriment  comme  par  décret.  J'ai  lu  qu  un  ancien  philo- 
sophe, nommé  Timagoras,  niait  les  images  doubles,  et  pour  cette 
même  raison. 

34 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Il  faut  un  temps  et  un  travail  pour  atteindre  les  objets  à  travers  les 
apparences.  L'enfant  n'en  conserve  pas  le  souvenir  ;  mais  les  aveugles- 
nés  auxquels  on  rend  la  vue  nous  font  témoins  de  ces  recherches,  oi!i 
les  explorations  de  la  main  donnent  un  sens  aux  apparences  visuelles. 

Mais,  chose  non  moins  remarquable,  quand  on  est  une  fois  éduqué, 
il  faut  un  temps  et  un  travail  pour  apercevoir  les  apparences.  Par 
exemple  il  est  commun  que  ceux  qui  n'ont  pas  l'expérience  de  la 
peinture  nient  les  couleurs  empruntées  communiquées  à  des  bois  et 
à  des  champs  éloignés  par  l'air  interposé.  «  Des  sapins,  disent-ils,  ne 
sont  pas  bleus,  je  le  sais  bien  ».  De  même  pour  la  perspective.  Exerçant 
un  jour  au  dessin  un  jeune  apprenti  de  Samt-Hilaire,  j'eus  bien  de 
la  peine  à  lui  faire  constater  que  l'image  d'un  tableau  noir  est  moins 
large  quand  il  est  placé  obliquement  ;  «  car,  disait-il,  le  tableau  a 
toujours  la  même  largeur  pendant  qu'on  en  fait  le  tour  ». 

Il  se  produit  sans  doute  quelque  résistance  du  même  genre  chez 
les  libres-penseurs,  lorsqu'ils  se  sont  convaincus  que  les  objets  de  la 
religion  n'existent  pas  ;  ils  nient  alors  les  apparences,  et,  par  exemple, 
les  effets  de  la  prière,  parce  qu'ils  sont  assurés  qu'aucun  Dieu  n'écoute 
la  prière.  Mais  il  se  peut  bien  qu'une  telle  action  s'explique,  sans 
aucun  Dieu,  par  un  jeu  de  sentiments  qui  est  apparence,  il  est  vrai, 
et  trompeuse,  à  l'égard  de  Dieu,  mais  qui  soit  très  réelle  et  efficace 
par  la  structure  de  notre  propre  machine.  Et  c'est  pourquoi  je  voudrais 
voir,  dans  les  programmes  de  leurs  Congrès,  cette  question,  fonda- 
mentale à  mon  avis  :  de  la  Vérité  des  Religions.  Car  Timagoras,  en 
niant  les  deux  images,  en  restait  au  premier  moment  ;  il  faut  comprendre 
l'apparence  aussi. 


XIX 


Hier  quelqu'un  disait  qu'il  ne  pouvait  regarder  un  chat  sans  trouble, 
à  cause  de  l'expression  puissante  qui  est  dans  ce  personnage.  «  Que 
pensent-ils  ?  Comme  ils  semblent  loin  de  nous  ».  J'ai  le  bonheur  de 
ne  jamais  éprouver  des  sentiments  de  ce  genre.  Je  ne  me  soucie  point 
du  tout  de  ce  qu'un  chat  peut  penser.  Non  plus  de  ce  qu'un  homme 
peut  penser,  quand  il  ne  me  le  dit  point.  Si  j'avais  de  ces  sentiments, 
j'en  ferais  place  nette  ;  ce  sont  des  jeux  psychologiques,  sans  consis- 

35 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

tance,  sans  virilité.  Descartes,  lorsqu'il  disait  que  les  animaux  ne 
pensent  point  du  tout,  mais  sont  de  simples  machines,  a  donné  par 
là  un  fort  coup  de  balai  ;  le  même  homme  était  arrivé  à  n'avoir  plus 
de  rêves  absurdes  ;  et  je  ne  vois  pas  en  quoi  il  est  plus  raisonnable  de 
cultiver  les  rêves  ou  les  pensées  troubles  que  de  se  prêter  à  une  peur 
absurde.  Un  homme  véritable  déblaie  toutes  ces  choses. 

Un  chat  assis,  immobile,  mais  dont  la  queue  se  tortille  comme  un 
serpent,  c'est  un  grand  mystère.  Mais  si  je  rêve  que  je  porte  ma  tête 
dans  mes  deux  mains,  c'est  un  grand  mystère  aussi,  et  bien  plus 
émouvant.  Si  l'on  se  détourne  vers  ces  pensées  de  pénombre,  si  l'on 
s'exerce  à  cette  mauvaise  attention  sans  objet,  on  viendra  à  adorer  les 
bêtes  et  à  interpréter  les  songes.  Mais  Descartes  l'a  fortement  dit,  ce 
n'est  que  mécanisme.  La  queue  de  ce  chat  remue,  comme  je  baille, 
comme  j'abaisse  rapidement  les  paupières  ;  ce  n'est  qu'excitation  et 
riposte.  Et  les  rêves  bizarres  ne  sont  pas  autre  chose.  Je  suis  même 
assuré  que  les  rêves  seraient  inexprimables  et  tout  de  suite  sans  intérêt, 
c'est-à-dire  oubliés  aussitôt,  sans  une  complaisance  d'imagination.  Et 
c'est  cette  faiblesse  d'esprit  qui  fait  les  fous.  Car  ces  malheureux  ont 
des  humeurs  changeantes  et  de  vagues  esquisses  de  rêves  à  chaque 
instant,  comme  vous  et  moi  ;  mais  ils  y  attachent  le  plus  vif  intérêt  ; 
c'est  là-dessus  qu'ils  méditent.  Un  fou,  c'est  un  parfait  psychologue. 
S'il  renvoyait  tout  cela  au  mécanisme  pur,  il  serait  guéri. 

A  vrai  dire,  la  leçon  n'est  pas  bonne  pour  lui  ;  mais  elle  est  bonne 
pour  tous  ceux  qui  tombent,  plus  ou  moins,  à  la  neurasthénie,  par 
trop  de  réflexion  sur  eux-mêmes.  Une  insomnie  n'est  pas  un  malheur, 
si  l'on  n'y  pense  pas  ;  restez  indifférent,  et  l'animal  se  guérira  tout 
seul.  Dites  de  toute  tristesse,  c'est  fatigue  ;  de  toute  anxiété,  c'est 
estomac  trop  chargé  ;  de  tout  pressentiment,  c'est  liaison  fortuite  ; 
cette  manière  d'y  penser  est  le  moyen  de  n'y  plus  penser.  De  même 
la  vraie  pensée  d'un  chat,  c'est  la  pensée  que  j'ai  d'un  mécanisme  que 
j'appelle  chat.  Si  je  méprise  en  moi  bien  des  pensées  qui  n'aboutissent 
point,  mort-nées  en  quelque  sorte,  encore  bien  mieux  mépriserai-je 
ces  pensées  de  chat  que  j'essaie  de  supposer.  Bref  il  faut  dormir  ou 
veiller.  Pour  moi  la  richesse  apparente  des  mystiques,  dans  leur  demi- 
sommeil,  est  une  richesse  tout  à  fait  trompeuse.  Ils  se  battent  les 
flancs,  comme  on  dit,  mais  ils  ne  font  qu'une  plate  théologie,  copiée 
partout.  Un  fou  me  dit  :  «  Je  suis  de  verre,  je  vais  me  casser  ;  je  suis 
de  beurre,  je  vais  fondre  ".  Cela  ne  mérite  aucune  attention.  Je  traite 
ces  discours  comme  cette  phrase  fameuse  par  l'usage  qu'en  a  fait  le 

36 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

grand  Spinoza  :  «  Ma  maison  s'est  envolée  dans  la  poule  de  mon  voisin  ». 
Non  pas  erreur,  non  pas  pensée  trouble  ou  crépusculaire,  mais  méca- 
nisme dérangé,  tout  simplement.  Fait  animal,  et  finalement  fait  de 
machine.  L'irréligion  est  toute  dans  cette  remarque. 


XX 


Chacun  aura  à  raconter,  s'il  cherche  bien,  quelque  ém.ouvante 
histoire  de  somnambule,  ou  de  pressentiment,  ou  de  quelque  chose 
comme  cela.  Mais  je  n'aime  pas  ce  genre  de  récits  ;  11  ne  me  plaît 
pas  de  les  croire  vrais  ;  j'en  pourrais  même  citer,  que  j'ai  constatés, 
autant  qu'on  peut  constater  ces  choses,  mais  que  j'ai  fini  par  effacer 
sinon  de  ma  mémoire,  du  moins  de  ma  croyance.  Oui,  j  efface  cette 
science  grlbouillée,  comme  j'efface  de  mon  mieux  Sauvagerie,  Injus- 
tice, Guerre.  Et,  si  l'on  faisait  des  m.iracles  quelque  part,  je  n'irais 
pas  y  voir. 

Je  vois  ici  qu'un  esprit  religieux  bondit  contre  moi.  '^  Est-ce  honorer 
son  esprit  ?  Quoi  ?  Si  c'est  vrai  pourtant  ?  Quel  est  cet  autre  fana- 
tism.e  ?  >  C'est  tout  bonnement  un  fanatisme  qui  repousse  tout  fana- 
tisme. L'esprit  n'est  pas  une  poubelle  à  vérités.  L'ordre  des  vérités, 
et  la  manière  de  les  connaître,  importent  beaucoup.  Il  y  a  sans  doute 
quelque  vérité  dans  ce  vieux  préjugé  que  les  fous  connaissent  l'avenir  ; 
mais,  quand  tout  l'avenir  devrait  m'être  dévoilé,  je  ne  voudrais  point 
être  fou.  "  Savoir  ignorer  >,  voilà  une  belle  devise. 

N'importe  quel  vivant,  par  sa  structure,  est  un  récepteur  admirable 
de  toutes  ondes,  sons,  lumière,  chaleur,  effluves  d'orage.  Et  s'il  reste 
à  écouter  son  corps,  je  ne  vois  point  de  raison  pour  qu'il  ne  devine 
pas  et  ne  pressente  pas  mille  choses,  car  tout  s'annonce  partout.  Hier, 
sur  mon  seuil  de  campagne,  regardant  vers  Pans  par  une  trouée  entre 
deux  collines,  je  me  disais  :  «  A  cette  heure,  la  tour  Eiffel  envole  ses 
messages.  Si  je  tendais  un  long  fil  de  cuivre  bien  isolé,  et  si  j'en  appro- 
chais un  autre  fil  mis  à  la  terre,  j'aurais  peut-être  une  petite  étincelle 
à  chaque  onde  ».  Et  notre  corps  est  antenne  aussi,  qui  reçoit  à  tout 
instant  une  pluie  d'ondes  annonciatrices.  Il  n'y  aurait  donc  qu'à 
s'abandonner  aux  impressions,  à  les  amplifier  toutes  en  réagissant  sans 
choix,  en  somme  à  faire  le  fou,  pour  devenir  un  prophète  passable. 

37 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Gîr  on  est  toujours  servi  par  des  coïncidences  tragiques,  et  surtout 
par  la  foi  des  autres,  qui  fait  arriver  ce  que  l'on  prédit.  Il  y  eut  des 
civilisations  où  cet  art  tenait  heu  de  science,  ce  qui  enlevait  à  tous  le 
moyen  et  même  la  permission  de  distinguer  le  vrai  du  faux.  De  là 
tyrannie,  sauvagerie,  règne  des  passions. 

Nous  développons  tous  un  autre  genre  de  civilisation,  qui  exclut 
complètement  celui-là.  Et  il  faut  choisir.  L  intelligence  ne  peut  voir 
clair  que  si  elle  repousse  d'abord  ces  perceptions  innombrables,  con- 
tinuellement modifiées  par  le  cours  du  sang  et  des  humeurs.  Qui  veut 
être  savant  renonce  à  être  mage.  Il  fallait  choisir  ;  on  a  choisi  ;  chacun 
de  nous  choisit  à  chaque  instant.  De  là  ce  parti-pris  qui  étonne,  et 
qui  est  peut-être  le  plus  beau  courage.  Démêler,  à  tout  prix.  Repousser 
cette  science  animale,  qui  ramènerait  le  règne  des  fous  et  des  méchants. 
Ne  pas  entendre  les  sommations  de  la  crainte  et  de  l'espérance.  Un 
croyant  est  un  homme  pour  qui  sa  propre  humeur  vaut  preuve.  Et 
contre  cette  mauvaise  science,  de  Tibère,  de  Néron,  d'Héliogabale, 
il  faut  de  la  volonté  seulement  ;  non  pas  l'examen  et  la  discussion 
d'abord,  mais,  avant  toute  démarche,  un  parti-pris  invincible,  un 
refus  de  croire  et  de  s'émouvoir  pour  croire.  Une  impiété  délibérée. 
«  A  bas  les  Dieux  et  les  prophètes  !  »  Maintenant  jugez  d'après  les 
fruits  ;  nous  commençons  à  soupçonner  ce  que  c'est  que  la  Justice. 


XXI 


Quand  j'eus  terminé  mes  études,  je  rapportai  dans  ma  ville  natale 
un  certain  nombre  de  couronnes  de  papier,  ce  qui  fit  que  je  dînai  une 
fois  ou  deux  en  cérémonie  avec  les  perjseurs  de  l'endroit.  J'entends 
encore  l'avocat  marguillier,  qui  voulut  donner,  au  dessert,  un  m.orceau 
de  Métaphysique  :  «  Tout  a  une  cause,  dit-il  ;  mais,  s'il  faut  à  chaque 
cause  une  cause,  rien  n'est  expliqué  ;  il  faut  donc  une  cause  sans 
cause,  qui  est  Dieu  ».  A  quoi  je  répondais  :  «  Tout  a  une  cause  ;  donc 
il  faut  une  cause  de  Dieu  ;  alors  Dieu  n'est  plus  Dieu.  Ou  bien,  si 
Dieu  est  sans  cause,  il  n'est  pas  vrai  que  tout  ait  une  cause  ».  Il  y  avait, 
là  autour,  deux  ou  trois  épiciers  qui  admiraient  poliment.  Je  suppose 
qu'en  dedans  ils  se  moquaient  de  nous  ;  je  le  suppose,  mais  je  n  en 

38 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

suis  pas  sûr.  Les  hommes  simiples  se  défient  souvent  d'eux-mêmes, 
et  respectent  les  bavards. 

Si  j'avais  été  épicier  dans  ce  tem.ps-Ià,  j'aurais  aimé  à  dire  à  ces 
deux  théologiens  :  «  De  quoi  parlez-vous  donc  ?  Je  sais  bien  ce  que 
c'est  qu'une  cause.  Par  exemple  je  sais  que  les  mauvaises  pluies  de 
l'été  sont  causes  que  le  pruneau  est  cher  ;  je  sais  que  la  pointe  du 
pain  de  sucre  est  meilleure  que  la  base,  à  cause  que  le  sucre  descend 
au  fond  du  moule,  tandis  que  l'eau  reste  en  haut.  Mais  vous  parlez 
de  tout.  Qu'est-ce  que  c'est  que  Tout  ?  J'entends  bien  que  Tout 
c'est  Tout.  Pv4ais,  réellement,  quand  je  veux  penser  à  Tout  je  ne  pense 
à  rien.  Qu'est-ce  alors,  que  la  cause  de  Tout  ?  Ma  tête  s'y  perd.  Je 
n'entends  ni  l'argument  ni  l'objection  \ 

Depuis,  j'ai  entendu  des  arguments  plus  subtils  encore.  Un  théo- 
logien m'a  prouvé  que  le  monde  a  commxncé,  par  cette  belle  raison 
qu'il  ne  peut  s'être  écoulé,  à  i'mstant  oii  je  parle,  une  infinité  d'ins- 
tants ;  car,  disait-il,  l'instant  qui  suit  augmenterait  l'infini,  ce  qui  est 
absurde. 

Je  veux  vous  faire  voir,  par  un  exemple,  ce  que  valent  les  enchaî- 
nements de  paroles.  Je  pose  à  un  homme  très  jeune,  et  qui  n'a  que  de 
vagues  notions  de  mathématiques,  la  question  suivante  :  Si  je  double 
le  côté  d'un  carré,  que  devient  la  surface  ?  11  me  répond  :  <  Elle  devient 
double  ».  Au  temps  de  Sccrate,  le  disciple  tombait  déjà  dans  cette 
sottise  ;  et  elle  est  naturelle,  si  l'on  ne  considère  que  les  mots.  Evi- 
demment, si  le  côté  est  double,  la  surface  est  double  ;  si  le  côté  est 
triple,  la  surface  est  triple.  Si  notre  idée  du  carré  était  aussi  confuse 
que  l'idée  d'Infini,  ou  de  Tout,  ou  de  Dieu,  un  tel  raisonnement 
passerait  pour  bon.  Je  pourrais  même  le  fortifier  en  disant  :  la  cause 
qui  fait  que  la  surface  augm.ente,  c'est  que  le  côté  augmente  ;  il  ne 
peut  y  avoir  plus  ni  moins  dans  l'effet  que  dans  la  cause  ;  donc  le 
carré  de  côté  double  a  une  surface  double.  Seulement,  ici,  au  heu 
d'écouter  le  discours,  je  considère  un  carré  ;  je  le  dessine  sur  le  sable, 
afin  d'en  fixer  l'image  ;  je  double  le  côté  ;  je  vois  que  la  surface  est 
quadruplée,  et  je  me  moque  du  théologien. 

Morale  :  Dès  que  vos  yeux  n'aperçoivent  pas  une  image  nette  de 
la  chose,  bouchez-vous  les  oreilles. 


39 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


XXII 


Le  monde  est  plein  de  neurasthéniques.  Malades  imaginaires  ?  Non, 
malades  qui  se  trompent,  et  prennent  pour  fatigue  de  l'intelligence 
(ou  du  cerveau,  si  vous  aimez  mieux),  ce  qui  est  neuf  fois  sur  dix 
une  fatigue  des  yeux.  Et  pourquoi  ont-ils  les  yeux  fatigués  ?  Parce 
qu'ils  lisent  trop. 

Un  bon  livre  ne  fatigue  point  les  yeux  ;  car  il  donne  à  penser  ; 
et  le  lecteur  songe  autant  qu'il  lit.  Ce  qui  fatigue  les  yeux,  c'est  cette 
littérature  bavarde  qu'il  faut  lire  au  galop,  trois  lignes  d'un  coup 
d'oeil.  Et  assurément  cela  ne  fatigue  pas  l'intelligence  ;  mais  cela  use 
la  vue,  sans  que  l'on  s'en  rende  compte  :  et  encore  plus  vite  lorsqu'on 
lit  en  voiture,  ou  en  marchant.  D'autant  qu'à  la  ville,  il  n'y  a  plus 
de  nuit  pour  reposer  les  yeux.  Le  civilisé  ht  avidement,  depuis  le 
matin  jusqu'au  milieu  de  la  nuit.  Il  ht  tout  et  ne  retient  rien  :  il  n'y 
a  que  ses  pauvres  yeux  qui  retiennent. 

Un  tel  surmenage  porte  bientôt  ses  fruits  :  d'abord  une  attention 
instable  ;  car  l'attention,  que  l'on  croit  une  fonction  de  l'intelligence, 
est  presque  toujours  une  fonction  des  yeux.  Mais  bien  pis.  Interrogez 
vos  yeux  après  un  abus  de  lecture,  au  moment  oii  vous  allez  dormir  ; 
vous  verrez,  sur  un  fond  noir,  une  merveilleuse  floraison  de  plantes 
lumineuses  ;  et  sachez  bien  que  c'est  avec  ces  riches  couleurs  que 
nous  tissons  nos  rêves,  ceux  de  la  nuit  et  ceux  du  jour.  Ainsi,  même 
physiologiquement,  trop  lire  conduit  à  trop  rêver,  d'où  paresse  et 
tristesse. 

Le  remède  ?  D'abord,  ne  plus  imposer  aux  yeux  cette  perception 
précipitée  à  courte  distance,  qu'on  appelle  lecture.  Regarder  au  loin  ; 
les  poètes  disent  que  cela  donne  du  repos  à  l'âme  ;  et  c'est  vrai,  car 
cela  donne  du  repos  aux  yeux. 

Et,  ensuite,  au  lieu  de  vous  instruire  dans  les  livres,  regardez  des 
hommes,  des  chevaux,  des  chiens,  des  maisons,  des  arbres  ;  ces  choses 
sont  à  bonne  distance,  et  leurs  couleurs  variées  laisseront  vos  yeux 
dans  l'équilibre,  j'entendais  dire,  il  n'y  a  pas  longtemps,  par  un  homme 
profond  :  «  Le  neurasthénique  vit  de  souvenirs  et  de  projets  ;  il  n'a 

40 


LES    PROPOS    D'ALAIN 
plus  de  perceptions.  Le  vrai  remède  à  la  neurasthénie,  c'est  de  ne 
penser  qu'à  des  objets  présents.  » 


XXIII 


Michelet,  assis  au  rivage,  et  voyant  les  vagues  infatigables  qui 
usaient  la  terre,  leur  demandait  :  <'  Que  voulez-vous  ?  »  Et  il  leur 
prêtait  des  voix  pour  répondre  :  <  je  veux  que  tu  meures  ».  Ce  n  était 
qu'une  moitié  de  poète,  et  qui  sans  doute  avait  froid.  C'est  un  mauvais 
jeu  que  de  faire  chanter  et  danser  nos  petites  misères  sur  le  théâtre 
du  monde  ;  ou,  plutôt,  c'est  un  m.auvais  rêve.  Regardons  m.ieux,  les 
choses  ne  répondent  pas  à  nos  passions  ;  elles  répondent  à  nos  idées. 

Nous  voulons  comprendre.  C'est  un  autre  appétit.  Nous  sommes 
incorruptibles  en  cela  ;  il  nous  faut  des  com.ptes  bien  clairs.  Personne 
ne  supporte  que  le  résultat  d'une  addition  dépende  de  celui  qui  la 
fait.  Il  y  a  un  résultat  vrai  ;  toutes  les  unités  doivent  s'y  retrouver  ; 
nous  voulons,  comme  on  dit  fortement,  nous  y  retrouver.  Dans  la 
nature  aussi,  nous  voulons  nous  y  retrouver.  Je  ne  reçois  pas,  je 
n'admets  pas  qu'une  seule  goutte  d'eau  soit  perdue.  Dans  cette  cuvette, 
les  vagues  vont  et  viennent  ;  chaque  goutte  soulevée  au-dessus  des 
autres  va  retomber  par  son  poids  en  repoussant  les  autres  ;  et  les 
autres  sont  soulevées  à  côté  comme  un  plateau  par  l'autre  dans  une 
balance,  jusqu'à  l'équilibre,  qui  fera  une  surface  bien  unie.  Cette 
petite  mer  à  mes  pieds,  sur  la  plage,  cette  petite  mer  grande  comme 
un  m^ouchoir  dessine  sa  bordure  à  chaque  instant,  autour  d  un  caillou 
et  d'un  coquillage,  selon  une  sagesse  irréprochable.  Le  grand  Océan 
aussi,  je  le  sais,  jusqu'au  loin,  jusqu'au  fond,  jusqu'à  la  lune  et  jusqu  au 
soleil,  qui  tirent  sur  les  marées.  Plus  j'y  regarde  et  plus  je  le  sais.  Tout 
cela  s'engrène  et  s'emboîte  et  s'ajuste  pour  ma  satisfaction.  L  Univers 
est  irréprochable.  Je  sais  aussi  que  la  petite  mer  peut  me  mouiller  les 
pieds,  et  que  le  grand  Océan  peut  me  noyer  ;  mais  ces  reproches-là. 
sont  d'un  tout  autre  genre  ;  autant  que  je  veux  non  pas  n  être  m 
mouillé  ni  noyé,  mais  contempler  un  ordre  qui  réponde  à  ce  que 
j'exige  d'une  explication,  je  suis  satisfait.  Les  vagoies  répondent  par- 
faitement bien.  Dans  la  plus  furieuse  tempête,  chaque  goutte  d'eau 
a  justement  le  seul  lieu  et  le  seul  mouvem.ent  qu'elle  puisse  avoir 

41 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

avec  la  marée,  le  vent  et  le  rocher.  L'Inondation  est  selon  la  pluie  et 
la  pente,  la  pluie  selon  le  vent,  les  nuages,  la  température.  Voilà  une 
belle  réponse  des  choses,  et  un  beau  langage  humain.  Nous  y  tenons, 
et  plus  qu'à  la  vie.  Qui  voudrait  être  sauvé  de  l'eau  par  un  formidable 
caprice,  par  une  passion  de  l'eau  qui  remonterait  soudain  la  pente  ? 
Qui  le  voudrait,  et  vivre  ensuite  dans  l'horreur  de  la  prière  ? 

Nous  voulons  deux  choses  :  notre  salut  et  l'ordre.  L'Univers  nous 
donne  certainement  l'ordre  ;  ce  n'est  pas  tout  ;  mais  ce  n'est  pas  peu 
de  chose.  Cet  imbécile  de  Pangloss,  lorsqu'il  disait  que  tout  est  bien, 
brouillait  tout,  mais  disait  pourtant  quelque  chose.  Tout  n'est  pas 
bien,  mais  tout  est  en  ordre.  La  pièce  finit  mal,  mais  elle  est  bien 
faite. 


X?^IV 


Une  naïve  jeune  fille,  qui  s'était  égarée  avec  ses  compagnes  sur  les 
propriétés  d'autrui,  s'écria  en  voyant  au  loin  un  homme  qui  venait  : 
<*  Prions  Dieu  pour  que  ce  ne  soit  pas  le  garde  champêtre  ».  L'absurdité 
d  une  telle  prière  est  assez  visible,  parce  que,  quand  nous  voyons  un 
homme  au  loin,  notre  ignorance  n'empêche  pas  qu'il  soit  dès  main- 
tenant ce  qu'il  est,  ou  bien  Pierre,  ou  bien  Paul.  Et,  parce  que  nous 
hésitons  entre  deux  affirmations,  «  c'est  Pierre  »  et  *<  c'est  Paul  »,  nous 
n'allons  pas  croire  qu'il  hésite,  lui,  entre  deux  natures,  et  qu'il  soit 
tantôt  Pierre  et  tantôt  Paul,  selon  le  jeu  de  notre  imagination. 

Beaucoup  de  gens,  pourtant,  parmi  ceux  qui  se  moqueraient  de  la 
naïve  jeune  fille,  font  souvent  la  même  prière  qu'elle,  non  pas  au 
sujet  du  garde  champêtre,  mais  au  sujet  de  la  pluie  ou  du  froid.  Les 
uns  feront  des  prières  pour  que  ce  nuage  neigeux  ne  verse  pas  ses 
flocons  sur  la  ville  ;  d'autres,  sans  penser  à  quelque  Dieu  maître  des 
nuages,  se  diront  à  eux-mêmes  :  "  Je  donnerais  bien  quelque  chose 
pour  qu'il  ne  neige  pas  demain  ».  Combien  de  gens  accusent  la  pluie 
et  le  vent  ;  combien  disent  :  «  Si  pourtant  les  choses  avaient  tourné 
autrement  !  »  De  telles  pensées,  avant  et  après  l'événement,  nour- 
rissent les  passions,  ravivent  les  blessures,  chassent  le  sommeil, 
et,  en  bref,  font  souvent  plus  de  mal  que  l'événement  lui-même. 
Et  je  crois  bien  que  l'essentiel  de  l'esprit  religieux  consiste  à  croire 
qu'il   y  a   une    espèce    de    liberté  dans  les  choses,  et  que  quelque 

42 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Josué,  en  priant  et  en  espérant  comme  il  faut,  a  pu  arrêter  le  soleil. 
Si  nous  comprenions  bien  que  toutes  les  choses  sont  liées,  même 
quand  nous  ne  savons  pas  bien  comment,  nous  serions  amenés  à 
considérer  que  l'avenir  vient  à  nous  comme  cet  homme  que  les  jeunes 
filles  voyaient  au  loin,  et  qu'il  est  dès  maintenant  garde  champêtre  ou 
promeneur,  Pierre  ou  Paul.  Mais  les  plus  sages  d'entre  nous  sont 
encore  loin  de  cette  sagesse  et  confondent  le  désordre  de  leurs  rêves 
avec  l'ordre  du  monde.  Ainsi  la  prière  aura  duré  plus  longtemps  que 
les  Dieux. 


XXV 


Une  cheminée  est  ébranlée  par  le  vent  ;  elle  s'écroule  enfin,  une 
pierre  tombe  sur  la  tête  d'un  passant  et  le  tue.  Cela  fait  six  lignes 
pour  un  journal  ;  on  lit,  et  on  n'y  pense  plus,  tant  un  accident  de  ce 
genre  semble  d'accord  avec  le  cours  ordinaire  des  choses. 

Mais  si  la  pierre  tue  quelqu'un  que  vous  connaissez  bien,  alors 
vous  considérez  attentivement  ce  fait,  avec  toutes  ses  circonstances, 
et  vous  n'arrivez  pas  à  l'accepter  ;  vous  essayez  de  le  nier.  Vous  vous 
dites  :  la  cheminée  aurait  pu  résister  un  peu  plus  longtemps  ;  le  vent 
aurait  pu  souffler  un  peu  moins  fort  à  ce  moment-là  ;  l'homme  aurait 
pu  prendre  une  autre  rue,  entrer  chez  le  bouquiniste,  passer  sur  1  autre 
trottoir,  s'arrêter  pour  se  moucher,  se  détourner  pour  éviter  une 
flaque  d'eau  ;  le  moindre  changement  dans  toutes  ces  circonstances 
rendait  l'accident  impossible.  Et  comme  tous  ces  changements  nous 
apparaissent  comme  possibles  et  même  faciles  à  réaliser,  nous  accusons 
quelque  destin  ennemi,  qui  a  voulu  cet  événement  et  non  un  autre. 

Ce  qui  nous  trompe  dans  ces  cas-là,  c'est  qu'une  autre  action  nous 
paraît  possible  tout  autant  que  celle  qui  a  été  faite  ;  il  n'est  pas  plus 
difficile,  pensons-nous,  à  un  homme,  de  passer  à  droite  d'une  flaque 
d'eau  que  de  passer  à  gauche. 

Nous  jugeons  ainsi  parce  que  nous  ne  connaissons  pas  bien  la 
liaison  de  toutes  choses  entre  elles,  et  comment  les  actions  des  hommes 
dépendent  rigoureusement  de  leur  nature  et  des  circonstances.  Un 
myope  se  mouillera  les  pieds  ;  un  distrait  aussi,  mais  pour  d'autres 
causes  ;  un  autre  oblique  à  droite  parce  qu'au  mom.ent  oii  il  a  vu  la 
flaque  d'eau,  il  avait  le  pied  gauche  appuyé  au  sol  et  le  pied  droit  en 

43 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

mouvement  ;  et  cette  position  dépendait  des  pas  qu'il  avait  faits  ; 
chacun  de  ses  pas,  à  son  tour,  dépendait  des  pas  précédents,  et  aussi 
de  ce  qu'il  voyait  et  entendait  ;  toutes  les  circonstances  étaient  liées 
à  d'autres,  au  vent,  à  la  neige,  à  l'heure,  à  la  saison  ;  ainsi,  pendant 
que  cet  homme  prudent  cherchait  son  chemin  le  long  de  la  rue  comme 
s  il  avait  su  où  il  allait,  les  circonstances  le  roulaient  vers  l'accident 
comme  le  vent  pousse  les  feuilles  sèches  et  les  flocons  de  neige. 

Vous  demandez,  vous,  qu'il  se  soit  trouvé  un  mètre  plus  loin  au 
moment  où  la  pierre  arrivait,  et  vous  croyez  demander  peu  de  chose  ; 
en  réalité  vous  demandez  un  autre  univers  à  ce  moment-là,  car  tout 
se  tient  ;  et  un  autre  univers  l'instant  d'avant,  et  d'autres  univers 
d'instant  en  instant,  différents  de  ce  qu'ils  ont  été,  jusqu'au  fond  des 
siècles.  Et  peut-être  un  de  ces  changements  vous  aurait  tué,  vous  qui 
raisonnez  si  bien. 

Ne  croyez  donc  pas  que  ce  qui  est  aurait  pu  ne  pas  être  ;  c'est  là 
une  pensée  d'enfant.  Vous  direz  que  cette  pensée  d'enfant  était  néces- 
saire com.m.e  tout  le  reste.  Oui  ;  et  mon  discours  aussi.  La  sagesse 
n'en  est  pas  moins  utile  à  ceux  qui  l'ont. 


XXVI 


Il  y  a  une  dizaine  de  siècles,  dès  qu'une  comète  se  montrait,  la 
plupart  des  hommes  étaient  comme  fous.  Ils  attendaient  des  prodiges 
effrayants,  et  l'écroulement  de  toutes  choses.  En  quoi  ils  ne  se  croyaient 
point  fous,  mais  au  contraire  très  raisonnables.  Il  faut  convenir  que  pour 
eux,  qui  n'avaient  d'autre  image  de  l'ordre  en  ce  monde  que  les  mou- 
vements réguliers  des  astres,  une  comète  était  déjà  une  espèce  d'écrou- 
lement. 

La  folie  en  tout  temps,  fut  naturellement  relative  à  l'état  des  sciences, 
c'est-à-dire  à  l'éducation  du  sens  commun.  Je  conçois  un  temps  où 
personne  ne  se  faisait  la  momdrc  idée  de  ce  que  nous  appelons  un 
rêve.  Et  comme,  sans  doute,  ils  rêvaient  comme  nous,  c'est-à-dire 
brodaient,  tout  en  dormant,  sur  la  fatigue  des  yeux,  le  mal  d'estomac, 
le  froid  aux  pieds  et  les  mille  bruits  qui  les  touchaient  sans  les 
éveiller,  vous  pouvez  vous  faire  une  idée  des  expériences  qu'ils  accu- 
mulaient ;  car  ils  croyaient  que   leurs  rêves  étaient  des  faits  réels 

44 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

dans  le  monde.  En  ce  temps-là  les  plus  fous  avaient  du  bon  temps. 

Puis  je  ne  sais  quel  chasseur  attentif  arriva  à  distmguer  les  chasses 
qu'il  faisait  en  dormant,  et  dont  il  ne  restait  rien,  et  les  vraies  chasses, 
qui  lui  laissaient  de  vrai  gibier.  Cela  ne  dut  pourtant  point  aller  sans 
quelque  langage,  et  quelque  entente  ou  société  avec  d'autres.  Je  crois 
que  l'homme  seul  n'arriverait  pas  à  se  délivrer  des  visions.  En  bref, 
il  est  à  supposer  qu'à  mesure  que  les  individus  devinrent  plus  pré- 
voyants et  les  sociétés  plus  stables,  on  arriva  à  limiter  la  folie,  c'est- 
à-dire  à  prononcer  sur  le  possible  et  l'impossible.  Ce  fut  le  rôle  des 
religions  et  des  prêtres.  Et  ils  brûlaient  très  bien,  comme  ennemis  du 
sens  commun,  c'est-à-dire  des  opinions  communes,  deux  espèces  de 
gens  :  les  fous,  qui  donnaient  l'impossible  comm.e  possible  ;  et  les 
savants  non  officiels,  qui  prétendaient  au  contraire,  faire  encore  l'éco- 
nomie d'un  ou  deux  miracles.  Aussi  le  progrès  était  lent.  Une  invasion, 
une  peste,  ou  le  succès  fortuit  de  quelque  prédiction  de  fou  suffisaient 
à  ramener  les  Dieux  subalternes. 

Il  fallait  une  stabilité  et  une  continuité  des  institutions  pour  que 
le  sens  commun  eût  enfin  une  doctrine,  et  que  l'univers  se  montrât  à 
peu  près  sans  miracles.  Considérez  cette  comète  de  Halley,  et  ce  qu  il 
fallut  d'observations  concordantes  et  de  calculs  rapprochés  des  obser- 
vations pour  transformer  ce  prodige  en  une  chose  réelle  dans  le  monde. 
Il  fallait  à  Halley,  à  Clairaut,  à  Pingre,  à  Pontécoulant,  non  seulement 
des  méthodes  de  calcul  longuement  élaborées,  mais  encore  le  loisir, 
la  sécurité,  et  le  petit  boulanger  à  leur  porte  tous  les  matins.  C'est 
ainsi  que  tous,  mes  amis,  chacun  dans  notre  métier,  nous  travaillons 
à  édifier  cette  Sagesse  commune,  qui  trace  enfin  l'orbite  des  comètes 
et  fait  rentrer  le  miracle  dans  l'ordre.  J 'imagine  un  beau  mythe,  la 
Concorde  chassant  les  Dieux. 


XXVÎI 


Les  plus  récentes  recherches  sur  l'antisepsie  ont  conduit  les  savants 
à  réhabiliter  l'eau  de  Cologne  et  le  sucre  brûlé  sur  une  pelle  rougie. 
Un  demi-sage  me  dit  à  ce  propos  :  «  Vous  voyez  que  les  traditions  ne 
sont  pas  toutes  méprisables  ».  Mais  comment  seraient-elles  mépri- 
sables ?  Elles  sont  faites  d'expériences  accumulées.  Il  est  peu  vrai- 


45 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

semblable  que  les  hommes  répètent  comme  vraies  des  affirmations 
que  l'expérience  de  chaque  jour  contredit.  L'élimination  des  erreurs 
ne  peut  manquer  de  se  faire,  quoique  très  lentement.  Nous  nous 
moquons  de  cette  méthode  tâtonnante,  parce  que  nous  avons  mam- 
tenant  des  spécialistes  qui  sont  payés  pour  rechercher  les  vraies  causes 
et  les  vraies  lois.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  méthode  tâtonnante 
nous  a  laissé  de  prodigieuses  découvertes,  comme  la  culture  du  blé, 
la  navigation  à  voile,  et  la  sélection  dans  l'élevage.  Et  je  ne  vois  pas 
bien,  par  exemple,  comment  une  tradition  fausse  aurait  pu  se  former 
au  sujet  du  mouvement  des  étoiles,  du  soleil,  de  la  lune,  des  planètes. 
Orion  et  les  Trois  Rois  sont  l'ornement  de  nos  nuits  en  janvier,  ainsi 
que  Sirius  ;  chacun  peut  le  constater.  Je  lis  dans  les  journaux  que  la 
planète  Mars  se  montre  en  ce  moment  à  l'Est  au  commencement  de 
la  nuit,  et  se  trouve  au  milieu  de  sa  course  vers  deux  heures  du  matin  ; 
je  cherche  la  planète  et  je  la  trouve.  On  m'annonce  une  éclipse  visible 
chez  nous  ;  je  prends  un  verre  fumé,  et,  si  ignorant  que  je  sois,  je 
puis  constater  que  ce  n'était  pas  un  conte  de  bonne  femme.  Les  calculs 
sont  profonds,  mais  les  résultats  sont  visibles  ;  il  suffît  d'ouvrir  les 
yeux.  Voilà  comment  la  tradition  astronomique,  si  loin  qu'on  remonte, 
a  toujours  un  air  de  science. 

On  pourrait  même  bien  dire  qu'une  tradition  absolument  fausse 
est  quelque  chose  de  tout  à  fait  invraisemblable  dès  qu'il  s'agit  d'affir- 
mations que  l'on  peut  soumettre  à  l'expérience.  C'est  pourquoi  je 
ne  mépriserais  pas,  de  parti  pris,  les  remèdes  de  bonne  femme,  ni 
les  tisanes  aux  herbes. 

En  revanche,  dès  qu'il  s'agit  d'affirmations  qui  ne  tombent  point 
sous  l'expérience,  je  n'ai  aucune  confiance  dans  la  tradition  ;  car  je 
ne  VOIS  pas  du  tout  comment  l'erreur  a  pu  être  éliminée.  Celui  qui 
parle  de  Dieu  ou  des  revenants  peut  bien  raconter  n'importe  quoi. 
De  même  celui  qui  raconte  après  d'autres  un  événement  merveilleux, 
comme  apparition  ou  miracle,  ne  risque  rien  ;  car  l'événement  qu'il 
raconte  ne  peut  pas  être  recommencé.  Par  exemple,  la  résurrection 
du  Christ,  ou  celle  de  Lazare,  ne  sont  pas  des  faits  qu'on  puisse  sou- 
mettre maintenant  à  l'expérience  ;  car  on  ne  peut  pas  recommencer 
l'histoire.  Aussi,  dans  ce  genre  de  connaissances,  le  caprice  des  con- 
teurs est  libre  et  roi.  Et,  quand  nous  nous  donnons  la  peine  d'examiner 
quelque  point  de  théologie  ou  d'histoire  sacrée,  nous  travaillons  peut- 
être  sur  les  discours  d'un  fou.  Je  dirais  donc  que  la  tradition  a  une 
haute  valeur  quand  il  s'agit  de  connaissances  positives  ;  mais  que  la 

46 


LES    PROPOS    D'ALAÎN 

tradition  ne  vaut  rien  quand  il  s'agit  d'histoire  ou  de  religion.  Et,  si 
j'insiste  là-dessus,  c'est  que  je  connais  pas  mal  de  gens  qui  diraient 
justement  le  contraire. 


XXVIIÏ 


Voici  une  page  d'histoire  que  j'invente  et  qui  est  vraie  tout  de 
même.  C'est  en  Sicile  que  la  chose  se  passe,  ou  quelque  part  par  là. 
Pjthagore,  après  quelque  profonde  leçon  sur  les  nombres,  s'est  reposé 
à  de  nobles  entretiens  sur  le  juste  et  l'injuste.  Je  les  vois  dans  quelque 
jardin  parfumé,  ou  sur  quelque  promontoire.  Dans  la  foule  des  dis- 
ciples, je  veux  mettre  Platon  et  son  âme  voyageuse,  et  peut-être  Archi- 
mède  aussi.  L'historien  m'arrête  là,  car,  dit-il,  ces  personnages  n'ont 
pas  pu  se  rencontrer.  Vais-je  expliquer  à  l'historien  inculte  qu  il  y 
a  plus  d'une  manière  de  se  rencontrer  ?  Bah  !  je  le  laisse  à  ses  chro- 
nologies. _  ,      . 

C'était  une  nuit  d'été,  où  peut-êcre,  comme  hier,  la  Lune  s  était 
promenée  d'une  rive  à  l'autre  du  ciel,  entre  Mars  et  Saturne.  Sans 
doute  ils  avaient  reposé  leurs  yeux  sur  les  replis  de  la  terre  et  sur  les 
flots  infatigables.  Pendant  qu'ils  tendaient  les  bras  vers  leurs  destinées 
humaines,  les  astres  tournaient,  et  le  soleil  enfin  les  surprit.  Il  me 
plaît  de  penser  que  les  cigales  et  les  abeilles  firent  un  beau  concert 
ce  matin-là,  que  quelque  pâtre  fit  sonner  sa  flûte,  et  que  les  chèvres 
y  mêlèrent  leurs  sonnettes.  C'est  ainsi  que  le  Penseur,  avec  ses  dis- 
ciples, s'en  revenait  d'un  pas  leste,  et  tout  prêt  pour  la  récompense. 

Ut  !  Mi  !  Sol  !  Au  détour  du  chemin,  à  l'entrée  du  village,  ainsi 
chantaient  les  trois  marteaux  de  la  forge.  S'il  n'y  avait  pas  de  ces 
hasards,  nous  n'aurions  rien  inventé  peut-être.  Ut,  Mi,  Sol,  l  accord 
des  lyres  !  Pythagore  s'arrête  ;  il  pèse  les  marteaux,  constate  que  ces 
poids  sont  entre  eux  comme  des  nombres  simples,  et  soudain  reconnaît 
la  loi  des  nombres  dans  l'harmonie  des  sons.  Ce  fut  un  autre  lever  de 
soleil,  et  une  autre  lumière  sur  toutes  choses  :  «  Car,  dit-il,  tout  est 
nombre  ".  Il  n'en  dit  pas  plus  ;  mais  ces  paroles  résonnent  encore 
parmi  nous  comme  la  plus  belle  chanson  humaine. 

C'était  obscur  ;  c'était  incertain.  Les  hommes  se  taisent  encore 
aujourd'hui,  dès  qu'ils  viennent  à  penser  à  cette  puissance  des  nombres. 

47 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Pourquoi  une  nouvelle  planète,  comme  les  nombres  l'exigeaient  ? 
Pourquoi  la  conservation  de  l'énergie  ?  Pourquoi  des  formules,  en 
toutes  choses,  et  des  formules  qui  prédisent  ?  Pourquoi  ces  prodi- 
gieuses séries  d'hydrocarbures,  conformes  à  des  séries  numériques, 
et  naissant,  pour  ainsi  dire,  sous  la  plume,  avant  de  paraître  dans  le 
creuset  ?  Tout  est  nombre.  Tout  est  selon  les  nombres  ! 

Le  Penseur  qui  grattait  la  terre  n'a  jamais  fait,  sans  doute,  une  autre 
découverte  qui  valût  celle-là.  Après  plus  de  deux  mille  ans,  cette 
belle  pensée  porte  encore  des  rameaux  et  des  fruits.  Les  rois  n'ont 
que  des  statues  et  des  tombeaux.  Vainqueurs  et  vaincus  sont  pourris, 
cadavres  sur  cadavres.  Mais  l'esprit  de  Pythagore  voyage  avec  nous. 
Comme  il  l'avait  dit  un  autre  jour  à  Platon,  les  corps  périssent,  mais 
les  idées  bondissent  par-dessus  les  siècles.  Voilà  notre  vraie  histoire. 
Mais  l'historien  la  méprise  ;  il  aime  mieux  imprimer  sérieusement 
les  radotages  qu'Hérodote  a  écrits  pour  s'amuser. 


XXIX 


Hier  soir  la  grande  Ourse  s'allongeait  sur  le  bord  de  l'horizon. 
Cassiopée  élevait  ses  fanaux  en  zigzag  de  l'autre  côté  de  la  Polaire. 
Véga,  l'étoile  bleue,  brillait  au  sommet  du  ciel.  Vers  l'occident,  Arc- 
turus  descendait  ;  entre  les  deux,  on  voyait  la  Couronne  et  sa  Perle. 
Au  levant  s'étendait  la  longue  Andromède,  d'où  tombaient,  plus  au 
Nord,  les  étoiles  de  Persée,  comme  un  collier  rompu.  Ces  noms  sont 
anciens  ;  mais  ces  parures  du  ciel  sont  plus  anciennes  que  les  noms. 
Les  bergers  chaldéens  les  voyaient  comme  nous  les  voyons.  En  cette 
saison,  à  cette  même  heure,  la  première  de  la  nuit,  Virgile  pouvait 
les  voir  sortir  de  la  mer  ou  s'y  plonger,  comme  les  avait  vues  le  pilote 
d'Enée. 

Quand  on  ramène  les  yeux  sur  cette  terre,  où  tout  a  changé,  où 
tout  change  si  vite  d'instant  en  instant,  il  est  impossible  qu'un  si 
grand  contraste  ne  secoue  pas  la  pensée  jusque  dans  son  fond.  Le 
torrent  se  déchire  sur  le  roc  ;  le  roc  lui-même  s'en  va  en  sable  ;  à 
peine  les  pics  granitiques  montrent-ils,  par  leur  forme,  qu'ils  résistent 
à  la  neige  et  aux  pluies  ;  mais  ces  talus  calcaires,  ventrus,  rayés  d'argile, 
on  les  verrait  couler  presque  comme  de  l'eau,  si  l'on  vivait  seulement 

48 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

un  peu  plus  lentement  et  si  dix  siècles  valaient  une  seconde.  Nos 
passions  changent  comme  des  reflets  sur  l'eau,  et  nos  désirs  dévorent 
le  temps  à  venir.  Mais  si  nous  regardons  de  nouveau  les  étoiles,  les 
temps  sont  soudain  abolis,  nous  voj'ons  l'ordre  et  l'éternité. 

Platon  en  fut  tellem.ent  saisi,  qu'il  enseigna  que  les  dieux  nous 
avaient  donné  les  étoiles  pour  modèles,  afin  que  nous  missions, 
malgré  les  choses  qui  s'écoulent,  l'ordre  et  le  repos  dans  nos  idées. 
S'il  parlait  en  poète,  et  s'il  croyait  au  fond  que  c'est  nous-mêmes  qui 
sommes  des  dieux  d'un  instant,  c'est  ce  qu'on  ne  peut  pas  savoir, 
car  il  avait  l'art  de  sourire  pour  les  nourrices  et  les  petits  enfants 
pendant  qu'il  parlait  à  des  hommes.  Toujours  est-il  qu'il  exprimait 
là  une  grande  et  profonde  idée  ;  car  ce  sont  certainement  les  mouve- 
ments du  ciel  qui  donnèrent  aux  hommes  la  première  notion  d'un 
ordre  à  chercher  dans  les  choses,  d'où  toute  leur  puissance  et  toute 
leur  justice  est  sortie,  tombant  ainsi  réellement  du  ciel,  mais  tout 
autrement  que  les  prêtres  ne  le  disent. 

C'est  pourquoi,  aujourd'hui  encore,  c'est  au  vrai  ciel  des  étoiles 
qu'il  faut  suspendre  une  vie  hum»aine  ;  sans  quoi  les  caprices  des 
hommes  et  les  cris  des  enfants  nous  étourdiraient.  Là  est  le  modèle 
de  toute  science  humaine,  et  de  toute  machine  humaine,  et  de  toute 
sagesse  humaine.  Là  regarde  le  législateur  des  cités,  et  le  législateur 
de  lui-même,  et  le  poète,  et  la  vieille  bonne  femme  aussi  ;  tous  cherchent 
la  même  chose  ;  les  uns  quelque  Dieu  arbitre,  les  autres  quelque  Loi, 
tous  le  sceptre  humain  et  la  couronne  humaine,  chacun  comme  il  la 
voudrait.  Les  uns  regardant  les  images,  et  les  autres  lisant. 


XXX 


Chacun  a  pu  voir,  ces  jours-ci,  la  lune  à  son  premier  quartier  voi- 
siner avec  Jupiter,  d'abord  à  droite  de  cette  planète,  puis  à  gauche,  et 
descendant  le  long  du  Zodiaque,  qui  est  la  route  du  soleil,  des  planètes 
et  de  la  lune.  Dans  les  deux  précédentes  lunaisons  on  a  pu  observer 
à  peu  près  la  même  course,  et  comment  la  lune  va  de  son  croissant 
à  son  plein,  en  même  temps  qu'elle  dérive  de  Vénus  à  Jupiter  et  au 
delà.  Ces  phénomènes  si  aisément  visibles,  et  naturellement  si  émou- 
vants, devraient  servir  de  texte  aux  premières  leçons  sur  la  nature. 

49  4 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

La  lune  et  les  étoiles  offrent  des  changements  rapides,  et  évidemment 
réguliers,  justement  assez  compliqués  pour  que  l'esprit  le  moms  délié 
puisse  en  découvrir  la  loi  presque  sans  secours.  Et  c'est  en  regardant 
là,  sans  doute,  que  les  hommes  ont  pris  la  première  idée  d'une  con- 
naissance positive.  Car  les  choses  qui  nous  entourent  et  que  nous 
pouvons  manier  sont  par  cela  même  trop  comme  nous  voulons  ou 
comme  la  volonté  des  autres  les  fait  ;  c'est  une  nécessité  flexible  ; 
mais,  là-haut,  c'est  une  nécessité  inflexible.  Cette  douce  lune  est  hors 
de  nos  mains  ;  d'oîi  nous  comprenons  qu'il  y  a  une  autre  manière  de 
saisir,  qui  n'est  pas  méprisable.  Mais  qui  sait  seulement,  je  dis  pour 
l'avoir  vu  et  non  pour  l'avoir  lu,  que  la  lune  dérive  vers  l'est,  quoi- 
qu'elle tourne  vers  l'ouest  avec  tout  le  ciel  ?  On  sait  que  la  terre  tourne 
sur  elle-même  et  autour  du  soleil  ;  on  sait  que  la  lune  tourne  autour 
de  la  terre.  Mais  c'est  un  savoir  abstrait.  La  belle  lune,  ses  ombres 
crues  sur  les  hauteurs,  et  les  blancs  lacs  de  brume  dans  la  vallée  sont 
tout  à  fait  autre  chose  ;  le  sentiment  ne  réchauffe  point  l'idée  ;  l'idée 
n'éclaire  point  le  sentiment.  Ce  fut  un  moment  sublime,  lorsque  l'ombre 
lunaire  fit  voir  une  loi. 

Nous  étions  sur  une  haute  terrasse,  vers  le  déclin  des  rossignols. 
La  lune  était  comme  suspendue,  et  les  jeunes  arbres  faisaient  une 
ombre  nette.  Mais  je  posai  mon  bâton  par  terre,  juste  sur  l'ombre, 
et  le  mouvement  de  l'ombre  devint  sensible  aussitôt,  jusqu'à  me 
surprendre.  Une  vieille  servante,  qui  rêvait  là  sans  savoir,  en  fut  émue 
comme  d'un  prodige,  et  ses  yeux  allèrent  bien  des  fois  de  l'ombre 
tournante  à  la  lune  immobile.  Virgile  était  comme  un  beau  lac,  où 
toutes  les  choses  se  miraient.  Mais  nos  poètes  veulent  un  croissant 
de  lune  en  plein  minuit,  et  que  Vénus  se  lève  le  soir  à  l'horizon.  Ainsi 
notre  cœur  n'est  que  désordre,  et  notre  esprit  n'est  que  calcul. 

Un  soir,  comme  j'offrais  à  des  syndiqués  mon  petit  bagage  de 
science,  et  l'astronomie  pour  commencer,  un  de  ces  hommes  sévères 
me  dit  :  «  Nous  savons  ce  que  c'est  ;  il  y  a  un  canon  que  le  soleil  fait 
partir  à  midi  ;  c'est  de  l'astronomie.  Mais  dites-moi,  camarade,  lors- 
qu'on a  faim  à  midi,  et  qu'on  n'a  rien  à  manger,  est-ce  de  l'astronomie»  ? 
Je  restai  court.  Mais,  pourtant,  ne  penser  qu'à  ce  que  l'on  peut,  est-ce 
pouvoir  ? 


50 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


XXXI 


Sur  la  plage,  et  comme  la  mer  se  retirait  en  laissant  des  paquets 
d'algues,  des  flaques  d'eau  miroitantes  et  des  petits  ruisseaux  attardés, 
l'instituteur  rencontra  l'astronome.  L'un  s'instruit  et  l'autre  enseigne, 
tous  deux  de  bonne  foi  ;  c'est  pourquoi  ils  sont  amis.  L'instituteur 
dit  :  «  II  y  a  bien  des  années  déjà  que  je  vois  cette  eau  s'en  aller  et 
revenir,  tantôt  plus,  tantôt  moins,  selon  le  calendrier.  Tous  les  ans 
j'explique,  tant  bien  que  mal,  aux  petits  garçons  d'ici  que  la  marée 
résulte  de  l'attraction  de  la  lune  et  du  soleil  sur  les  parties  liquides 
de  notre  globe.  Ils  me  croient,  parce  qu'ils  m'aiment  bien  ;  cela  est 
vrai  pour  eux  comm.e  Jeanne  d'Arc  ou  Henri  IV.  Mais  je  vois  bien 
qu'ils  ne  rapportent  pas  mes  paroles  à  leur  expérience  ;  il  y  a  deux 
marées  pour  eux  ;  celle  dont  je  leur  parle  une  fois  par  an,  et  celle  qui 
leur  mouille  les  pieds  deux  fois  par  jour.  Et  c'est  naturel  ;  car,  pour 
moi  aussi,  les  discours  sont  trop  en  î'air,  trop  loin  des  faits,  quoique 
j'aie  étudié  de  mon  mieux.  Il  faudrait  un  homme  de  votre  force,  pour 
donner  aux  enfants  de  vraies  idées.  Instruisez  du  moins  l'instituteur  '. 

L'astronom.e  leva  les  yeux  au  ciel,  les  dirigea  ensuite  vers  l'horizon, 
comme  s'il  avait  voulu  saisir  cette  masse  d'eau  frémissante  aux  rides 
innombrables,  qui  semblait  suspendue  aux  'bords  de  la  terre.  Puis  il 
ramena  son  regard  sur  les  nappes  d'écume  qui  couraient  et  s'entre- 
coupaient à  ses  pieds.  Le  parfum  tonique  des  algues  le  pénétra  ;  il 
aspira  l'air  vivifiant,  et  perçut  toutes  les  forces  du  monde. 

«  La  marée,  dit-il,  va  trop  lentement  pour  que  vous  en  perceviez 
d'abord  la  mécanique.  Mais  donnez-vous  le  spectacle  d'une  oscillation 
plus  familière.  Voyez  ;  la  surface  de  la  mer  n'est  pas  unie  comme  celle 
d'un  miroir  ;  vous  distinguez  dans  l'eau  des  montagnes  et  des  vallées 
qui  viennent  vers  nous.  Commencez  par  bien  voir  que  toutes  ces 
gouttes  d'eau  se  balancent  de  haut  en  bas  et  que  chaque  masse  en 
s'abaissant,  soulève  les  masses  voisines,  comme  un  plateau  d'une 
balance,  en  s'abaissant,  soulève  l'autre.  Le  même  effet  se  produit  à 
nos  pieds  ;  quand  la  masse  d'eau  s'élève,  alors  le  pied  de  cette  espèce 
de  montagne  glisse  jusqu'à  nous,  coule  entre  les  pierres  et  remonte 
le  cours  de  tous  ces  ruisselets  ;  quand  la  montagne  d'eau  s'abaisse, 

51 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

cette  même  eau  redescend.  Voyez  cela  s'est  fait  plus  vite  que  je  n'ai 
su  le  décrire  ;  eh  bien,  voilà  un  mouvement  de  marée  ;  de  tout  petits 
peuples,  qui  auraient  des  ports  sur  ces  ruisselets,  auraient  eu,  en  moins 
d'une  minute,  mer  pleine  et  mer  basse,  puis  encore  mer  pleine.  Ima- 
ginez maintenant  une  vague  plus  haute  de  beaucoup,  ayant  une  base 
plus  large  et  qui  mettrait  environ  six  heures  à  avancer  et  six  heures  à 
reculer,  sur  une  distance  de  plusieurs  kilomètres  ;  voilà  la  marée  '>. 

«  Mais,  ajouta-t-il,  tandis  que  ces  petites  vagues  sont  soulevées  par 
le  vent,  la  vague  de  marée  est  soulevée  par  la  lune,  dit-il  en  traçant 
des  ronds  sur  le  sable.  Pour  simplifier,  supposons  que  la  terre  soit 
une  masse  liquide,  et  que  la  terre  ne  tourne  point  sur  elle-même.  La 
terre,  comme  vous  savez,  tombe  sur  la  lune,  en  un  sens,  avec  une  vitesse 
qui  dépend  de  la  distance.  Donc  les  parties  d'eau  les  plus  rapprochées 
tomberont  plus  vite  et  les  plus  éloignées,  moins  vite,  ce  qui  fait  que 
notre  sphère  d'eau  aura  deux  renflements,  ou  deux  marées,  l'une  du 
côté  de  la  lune  et  l'autre  du  côté  opposé.  Supposons  maintenant  qye 
la  terre  tourne...  >'. 

'  Arrêtez -vous,  dit  l'instituteur.  J'en  suis  toujours  à  cette  vague  qui 
s'élève  et  s'abaisse  sous  mes  yeux  ;  et  je  crois  que  je  vais  comprendre 
quelque  chose.  Mais  qu'il  faut  de  temps  pour  saisir  la  moindre  chose  ». 
Déjà  le  soleil  descendait.  La  vie  est  courte. 


XXXII 


«  Rien  ne  se  perd,  rien  ne  se  crée  ».  Je  n'en  suis  pas  encore,  ni  vous 
non  plus,  lecteur,  à  bien  saisir  cette  loi  dans  les  événements  qui  m'en- 
tourent. Car  il  se  crée  beaucoup  de  choses,  en  apparence.  Il  est  né 
des  oiseaux  ;  il  est  né  des  mioches  ;  les  fleurs  poussent  et  le  gazon 
aussi  ;  ma  plume  écrit  des  mots  qui  n'étaient  pas  écrits  tout  à  l'heure. 
Un  bourdon  butine  sur  une  centaurée  ;  jamais  ni  moi,  m  la  fleur,  ni 
le  bourdon,  nous  ne  retrouverons  cette  mmute-là.  Tout  passe,  tout 
s'use  ;  et  ce  promontoire  même  de  rochers  qui  avance  sur  la  vallée  ; 
cela  se  voit  assez  dans  les  trous  des  pierres.  Tout  est  nouveau  à  chaque 
instant  ;  tout  change  d'mstant  en  instant  ;  tout  se  perd,  et  tout  se 
crée.  De  là  de  folles  craintes  et  de  folles  espérances  ;  de  là  des  prières 
et  des  regrets.  «  Pourquoi  ces  choses  et  non  pas  d'autres  ?  »  comme  dit 

52 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Figaro  quand  il  croit  que  sa  Suzon  est  volage  et  que  son  mariage  est 
rompu. 

Cette  vieille  idée  a  été  longue  à  détruire.  Elle  n'est  détruite  que 
pour  un  petit  nombre  d'hommes.  Que  dis-je  là  ?  Elle  est  impossible 
à  détruire  tout  à  fait.  Qui  songe  que  cette  chaleur  du  soleil,  qui  chauffe 
ici  les  grillons,  suppose  quelque  dépense  autre  part,  quelque  refroi- 
dissement et  usure  du  soleil  ?  Nous  savons  pourtant  bien  qu'un 
morceau  de  charbon  ne  nous  chauffe  pas  deux  fois,  et  qu'une  brassée 
de  bois  fait  toujours  bouillir  à  peu  près  la  même  quantité  d'eau.  Mais 
que  d'exceptions  et  de  caprices  aussi  !  Il  y  a  de  bonnes  années,  et  des 
multiplications  de  pains. 

Il  a  fallu  des  siècles  pour  voir  tout  en  ordre.  Il  a  fallu,  comme  Rum- 
ford,  mesurer  l'eau  qu'on  peut  faire  bouillir  en  forant  un  canon  ; 
mesurer  aussi  l'effort,  et  le  travail  ;  constater  ennn  mille  fois,  en  écar- 
tant toute  cause  étrangère,  que  le  même  travail,  évalué  en  kilogrammes 
et  mètres,  transforme  toujours  en  eau  la  même  quantité  de  glace,  en 
vapeur  la  même  quantité  d'eau.  La  poudre  à  canon  n'est  plus  un 
démon  dans  une  boîte,  mais  des  choses  qui  brûlent  très  vite,  et  qui, 
en  échauffant  des  gaz,  produisent  un  certain  travail  qui  met  le  boulet 
en  marche,  toujours  selon  la  même  loi  d'équivalence.  On  peut  invoquer 
ici  des  milliers  d'expériences  concordantes.  D'où  l'idée  que,  dans  toutes 
ces  transformations,  il  y  a  quelque  chose  qu'on  appelle  l'énergie,  et 
qui  ne  peut  se  produire  ici  sans  s'user  là.  D'où  une  sagesse  nouvelle, 
qui  est  familière  à  quelques  profonds  savants,  mais  qui  n'est  encore 
qu'à  la  surface  des  esprits  ordinaires. 

Je  pensais  à  ces  choses  en  voyant  qu'on  louait  un  ouvrage  déjà 
réédité,  où  cette  loi  fondamentale  est,  dit-on,  ruinée  par  quelques 
caprices  du  radium.  Beau  miracle.  L'apparence  est  neuf  fois  sur  dix 
contre  ces  lois-là.  Le  premier  chien  qui  court  a  bien  l'air  de  créer 
de  l'énergie.  Beaucoup  de  gens,  qui  ont  pourtant  étudié,  en  sont  encore 
à  parler  d'une  force  vitale  qui  serait  sans  règles  ;  peu  d'hommes 
retrouvent  dans  les  mouvements  de  la  vie  l'équivalent  de  l'énergie 
absorbée  dans  les  aliments.  Un  fou  m'étonnera,  par  la  force  prodigieuse 
qu'il  montre.  Et  pourtant,  je  crois  bien  que  je  le  rangerais  sous  mon 
équation  en  m'y  prenant  bien.  Ainsi  ferai-je  pour  le  radium,  dès  qu  il 
sera  un  peu  moins  cher.  Mais  il  y  a  des  charlatans  qui  ne  veulent 
qu'étonner  ;  et  le  vieux  fond  de  notre  cœur  voudrait  applaudir  ;  mais, 
pour  moi,  je  ne  veux  plus  voir  de  miracles.  Deux  physiciens  du  dernier 
bateau  disaient  devant  moi  :  Quand  une  boule  en  rencontre  une  autre, 

53 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

la  rencontre  n'est  peut-être  pas  au  même  moment  pour  les  deux 
boules.  Les  Académies  ouvriront  de  grands  yeux  ià-dessus.  Mais  ce 
n'est  pourtant  qu'une  manière  de  dire,  et  une  muscade  qui  passe  dans 
leurs  discours,  sans  qu'on  la  voie. 


XXXIII 


«  iout  s  écroule,  drt  l'un  ;  tout  périra  ;  oui,  toutes  les  différences 
s  effaceront.  Cette  horloge,  qui  vient  de  sonner  minuit,  va  à  son  repos  ; 
les  poids  descendront  le  plus  bas  qu'ils  pourront  ;  et  ils  ne  seront 
remontés  que  par  quelque  autre  poids  plus  lourd,  qui  descendra  aussi, 
et  autant  qu'il  pourra.  Vous-même,  qui  la  remontez,  vous  ne  le  pouvez 
faire  qu'en  ramenant  au  niveau  le  plus  bas  des  aliments,  horloges 
remontées  elles-mêmes  par  quelque  autre  chute  ;  et  les  végétaux,  qui 
sont  l'aliment  de  tout  animal  en  définitive,  sont  eux-mêmes  remontés 
par  la  grande  cascade  solaire  ;  selon  la  vraisemblance,  le  soleil  n'est 
pas  autre  chose  qu'une  chute  de  matière  vers  l'équilibre  ;  comme  le 
poids  de  l'horloge  descend,  ainsi  une  matière  subtile  tombe  sur  le 
soleil,  s'échauffe  par  le  choc,  et  disperse  cette  énergie  qui  était  mouve- 
ment en  ondes  de  chaleur  à  travers  les  espaces.  Tout  finit  par  là.  De 
la  chaleur  se  dégage,  et  s'écoule  du  plus  chaud  au  plus  froid.  Les 
changements  chimiques  se  font  tous  sous  cette  loi  ;  comme  le  poids 
descend  vers  son  repos,  ainsi  les  équilibres  chimiques  dégringolent 
toujours  au  plus  bas  ;  l'explosif  fait  explosion  à  la  fin,  et  n'est  plus 
que  terre  inoffensive  ;  le  combustible  brûle  à  la  fin  ;  on  peut  dire  que 
tout  brûle,  en  ce  sens  que  les  combinaisons  qui  se  font,  sont  toujours 
celles  qui  dégagent  le  plus  de  chaleur.  Et,  pour  remonter  un  corps, 
par  exemple  pour  fabriquer  de  la  nitroglycérine,  il  faut  toujours  uti- 
liser quelque  autre  chute,  avec  dégagement  de  chaleur  ;  il  faut  de 
petites  explosions  pour  en  préparer  une  grande,  et  toujours  avec 
dégagement  de  chaleur,  c'est-à-dire  égalisation  pour  le  total,  et  effa- 
cement des  différences,  puisque  toujours  le  plus  chaud  échauffe  le 
plus  froid  jusqu'à  l'équilibre.  J'annonce  la  fin  de  tous  les  mondes, 
par  usure  de  tout  mouvement  et  égalisation  de  toutes  les  tempéra- 
tures ». 

«  Jérémie,  dit  l'autre,  prophète  Jérémie,  il  n'est  pas  possible  que 

54 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

cette  loi  soit  la  seule  loi.  Car  si  toutes  les  difîérer.ces  doivent  s'efîacer 
par  un  devenu"  toujours  dans  le  même  sens,  c'est  déjà  fait,  oui,  c'est 
déjà  fait.  Ce  monde  est  déjà  à  l'équilibre.  Car,  songez-y,  le  temps 
n'a  point  manqué.  Si  loin  qu'on  remonte,  tout  changement,  d'après 
votre  loi,  était  déjà  dégagement  de  chaleur,  égalisation,  nivellement 
des  températures  ;  et  si  quelque  énergie  remontait  ici  ou  là,  ce  n'était 
qu'apparence,  et  ricochet  d'une  autre  chute,  et  nivellement  dans  l'en- 
semble, comme  on  voit  que  de  l'eau  versée  ne  s'égalise  point  sans 
vagues  ni  remous.  Eh  bien,  si  c'est  ainsi,  c'est  déjà  fini,  car  le  temps 
en  arrière  est  aussi  long  qu'on  veut  ;  et  l'équilibre  une  fois  établi, 
rien  ne  peut  le  changer.  Si  le  monde  n'a  point  de  commencement, 
et  s'il  va  à  l'équilibre,  il  y  est  déjà.  Or,  il  n'y  est  point  »,  Ainsi  discu- 
taient nos  deux  Pythagoriciens,  pendant  que  la  lune,  déjà  entamée, 
montait  vers  le  milieu  du  ciel  en  même  temps  que  Mars  et  Saturne. 


XXXIV 


Quelques  minutes  après  les  premières  rafales  de  l'orage,  un  torrent 
d'eau  envahit  la  cour  sablée,  par  mille  ruisselets,  par  nappes  impé- 
tueuses. Ce  fut  un  petit  déluge.  Cependant,  comme  Pierre  et  Paul, 
abrités  sous  la  porte,  admiraient  les  tourbillons  de  feuilles  et  les  éclairs 
dentelés  tout  autour  du  ciel,  l'ordre  se  fit  peu  à  peu  à  leurs  pieds. 
Les  parties  les  plus  faibles  du  terrain  avaient  été  emportées,  en  même 
temps  que  l'eau  se  précipitait  dans  les  vallées  encore  invisibles.  Le 
plus  fort  du  courant  creusait  bientôt  un  lit  ;  tous  les  ruisselets  s'y 
jetaient  ;  il  y  eut  dans  cette  plaine  une  espèce  de  fleuve,  avec  des  rives 
et  des  affluents  ;  ainsi  se  séparaient  le  sec  et  l'humide,  et  un  monde 
sortait  du  chaos. 

Pierre  dit  :  «  Voilà  une  création.  Les  choses  se  passent  toujours 
comme  si  quelque  Providence  réglait  le  jeu  des  forces,  afin  de  bâtir 
un  monde  habitable  ». 

—  «  Oui,  dit  Paul,  une  Providence  un  peu  maladroite,  qui  tâton- 
nerait en  cherchant  quelle  est  la  meilleure  place  pour  la  rivière.  — 
Et,  ajouta  Pierre,  c'est  tout  simplement  l'eau  qui  suit  la  pente.  Quelle 
avidité  dans  le  regard  du  premier  philosophe,  qui,  arrêté  au  seuil  de 

55 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

sa  caverne,  comme  nous  sommes  mamtenant,  saisit  la  nécessité  de 
toutes  choses  !  " 

—  «  Mais,  dit  Paul,  il  n'arriva  pas  à  chasser  les  dieux  tout  de  suite. 
Car,  s'il  est  clair  que  l'eau  coule  oii  elle  peut,  l'œil  semble  bien  avoir 
été  fait  pour  voir,  et  l'oreille  pour  entendre,  et  toutes  choses  pour 
que  l'homme  puisse  vivre  et  penser.  Et  nous  n'en  sommes  pas  à  ima- 
giner que  l'œil  humain  a  été  fait  par  remous  et  tourbillons  de  matières, 
comme  le  lit  de  ce  petit  ruisseau.  C'est  pourquoi  les  plus  savants  ne 
peuvent  s'empêcher  de  voir  un  plan  dans  les  choses  et  la  marque  d'un 
ouvrier  >'. 

—  «  Et  pourquoi  ?  dit  Pierre.  Comment  ne  comprend-on  pas  que 
ce  qui  voit  est  naturellement  fait  pour  voir  ?  Cette  pierre  ne  voit  pas. 
autant  que  nous  pouvons  savoir  ;  et  cela  ne  nous  scandalise  point  ; 
ici  une  pierre  qui  garde  sa  forme  ;  là-bas,  du  sable  que  le  courant 
entraîne  ;  là-haut,  des  masses  d'air  qui  coulent  comme  de  l'eau  ;  l'éclair 
jaillit  ICI  et  non  là  ;  voici  une  main  ;  voilà  un  œil  ;  tout  est  toujours 
arrangé,  autour  de  chaque  chose  et  en  elle,  pour  qu'elle  soit  comme 
elle  est.  Car  comment  en  serait-il  autrement  ?  Quand  on  balaie  des 
épluchures,  tout  s'arrange  dans  le  tourbillon  pour  que  chaque  éplu- 
chure  soit  comme  elle  est.  Si  une  épluchure  pensait,  elle  admirerait 
sans  doute,  pendant  qu'on  pousserait  le  balai,  cet  ordre  autour  d'elle 
qui  lui  permettrait  de  rester  épluchure.  Et  si  elle  se  trouvait  coupée 
en  deux,  les  deux  parties  d'épluchure,  si  elles  pouvaient  penser, 
adoreraient  encore  le  balai  ». 

—  «  L'instmct  religieux,  dit  Paul,  est  bien  puissant  >. 

—  «  Ma  foi,  répondit  Pierre,  je  n'en  sais  rien.  Pour  ma  part,  il 
m'arnve  de  raisonner  sur  les  sentiments  religieux  ;  mais  réellement, 
si  jeune  que  je  fusse,  je  ne  les  ai  jamais  éprouvés  ". 

—  «  En  vérité,  dit  Paul,  ni  moi  non  plus  ». 

Une  joyeuse  lumière  se  levait  au  bas  des  nuages.  Tous  deux  se 
mirent  à  rire  comme  deux  augures. 


XXXV 


Comme  une  fleurette  bleue  se  montrait  sur  la  pente,  le  professeur 
dit  son  nom  en  latin,  et  s'en  allait  à  d'autres  oremus  ;  mais  il  eut  un 


56 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

scrupule  et  regarda  la  fleurette  de  plus  près,  récitant  les  caractères  de 
l'espèce,  et  les  montrant  dans  cet  individu.  La  fleurette  se  souvenait  ; 
et  lui  aussi  se  souvenait.  C'est  ainsi  que  par  une  belle  matinée  il  allait 
faire  réciter  leur  leçon  à  toutes  les  fleurs  du  printemps. 

Un  philosophe  des  champs  se  moquait  de  ces  litanies.  C'était  un 
homme  sans  mémoire,  qui  ne  pensait  qu'à  ce  qu'il  voyait  ;  ou  plutôt 
il  avait  cette  autre  mémoire,  toute  penchée  vers  le  présent  et  vers 
l'avenir,  qui  est  aussi  la  mémoire  des  plantes.  Car  les  plantes  ne  récitent 
rien  ;  elles  poussent  comme  elles  peuvent  ;  elles  cèdent  au  vent  ;  elles 
cherchent  le  soleil  ;  chacun  de  leurs  atomes  se  nourrit,  selon  une 
chimie  qui  dépend  des  sucs,  de  l'air,  de  la  lumière  à  cet  instant-là  ; 
chaque  brm  de  plante  vacille  comme  une  flamm.e.  Ainsi  naissaient  les 
pensées  du  philosophe,  d'après  les  choses  qu'il  voyait  ;  toutes  ces 
constructions  fragiles  au  soleil,  ces  mariages  imprévus  par  la  visite 
d'un  bourdon  barbouillé  de  pollen,  ces  expédients  et  ces  catastrophes, 
sur  ce  talus  où  les  grams  de  terre  coulaient  d  instant  en  instant,  tout 
cela  se  reflétait  en  un  jeu  de  pensées,  déjà  oublié  ;  ainsi  la  source 
reflète  chaque  moment  des  nuages,  et  accroche  aux  brms  d'herbe  et 
aux  cailloux  l'écharpe  bleue  et  blanche  ;  mais  ce  n'est  plus  la  même 
eau  :  «  Au  diable,  dit  le  philosophe,  au  diable  tout  ce  latin  qui  veut 
exprimer  que  rien  ne  change,  et  qu'une  violette  ressemble  à  ses  pa- 
rents '\ 

Le  professeur  répondit  à  cela  :  «  C'est  la  mémoire  qui  construit 
toutes  ces  plantes.  Voici  un  talus  au  soleil,  une  pluie  d'atomes  de 
carbone,  d'oxygène,  d'azote  en  vibration.  Pourquoi  une  violette  ici, 
une  anémone  là  ?  Ce  n'est  toujours  que  du  carbone  et  de  1  azote 
arrangés  d'une  certaine  façon.  Mais  chaque  pousse  a  sa  mémoire.  Le 
germe  contient  la  plante,  et  l'histoire  de  la  plante.  Sans  doute,  origi- 
nairement, chaque  plante  a  exprimé  un  certain  milieu,  une  certaine 
lum.ière,  et  certains  hasards  de  chimie  ;  mais  rien  de  tout  cela  n'a  été 
perdu  par  ces  plantes  qui  poussent  là  ;  chacune  d'elles  se  souvient, 
et  veut  recommencer  sa  propre  histoire,  et  la  recommence  comme 
elle  peut,  ou  bien  elle  meurt.  Ou  si  vous  voulez,  c'est  toujours  une 
même  plante,  transportée  d'un  lieu  à  l'autre  par  le  vent,  par  les  oiseaux 
ou  par  le  jardinier,  et  qui  exprime  l'ancien  milieu  dans  le  nouveau  ; 
une  histoire  prodigieuse  s'exprime  dans  cette  fleur.  Et  vous-même, 
qui  voulez  la  comprendre,  vous  apportez  ici  une  autre  histoire,  qui 
s'exprime  dans  vos  pensées  ;  et  vous  ne  tenez  pas  moins  qu  elle  à  vos 
ancêtres  et  à  vos  dieux,  j'entends  à  vos  habitudes.  Les  nouvelles  choses 

57 


LES   PROPOS    D'ALAIN 

entrent  dans  vos  vieilles  idées  ;  vous  vous  reconnaissez  en  les  recon- 
naissant. A  quoi  me  servent  les  noms  latins,  dont  vous  voulez  vous 
moquer  ;  votre  moquerie  est  une  scolastique  aussi  ». 

Ainsi  argumentaient  l'histoire  et  la  géographie,  comme  elles  se 
composaient  dans  cette  corolle  bleue.  Mais  tandis  que  la  fleur  faisait 
le  présent  et  l'avenir  avec  du  passé,  le  professeur  faisait  du  passé  avec 
le  présent.  Ce  sont  des  pensées  d'automne.  Les  pensées  printanières 
font  l'histoire,  au  lieu  d'écrire  l'histoire,  et  font  des  maisons  neuves 
avec  les  vieilles  pierres.  C'est  l'invention  qui  sauve  la  tradition. 


XXXVI 


Comme  je  lisais  de  merveilleux  récits  sur  le  développement  des 
embi">^ons,  je  fus  ramené  à  mes  études  biologiques  personnelles,  qui 
se  firent  sans  microscope  et  le  long  des  chemins.  Vous  aurez  certai- 
nement l'occasion  d'observer  quelque  pied  de  lierre  qui  tapisse  un 
mur  bas  et  se  termine  en  arbuste.  Si  vous  considérez  les  feuilles, 
depuis  la  terre  jusqu'aux  branches  supérieures,  vous  remarquerez 
que  les  feuilles  les  plus  basses  sont  très  largement  échancrées,  et  res- 
semblent à  des  mams  qui  auraient  une  toute  petite  paum.e,  et  des 
doigts  longs  et  mmces.  Les  feuilles  les  plus  hautes,  tout  au  contraire, 
ne  sont  pas  découpées  du  tout,  et  s'allongent  à  peu  près  comme  des 
feuilles  de  lilas.  Si  vous  redescendez  maintenant  jusqu'à  terre,  de 
haut  en  bas,  vous  trouverez  des  feuilles  de  plus  en  plus  larges  et  de 
plus  en  plus  échancrées,  et  vous  pourrez  former  une  collection  de 
feuilles  qui  établiront  entre  la  feuille  aux  longs  doigts  et  la  feuille 
sans  lobe  une  transition  insensible. 

Donnez-vous  le  spectacle  de  ces  feuilles  si  différentes,  qui  sont 
toutes  filles  du  même  arbuste,  cela  vous  jettera  dans  des  réflexions 
sans  fin.  Car  nous  sommes  portés  à  croire  qu'un  vivant,  homme, 
insecte  ou  feuille,  se  développe  selon  un  plan  qu'il  porte  en  lui,  comme 
si,  selon  le  mot  connu  de  Claude  Bernard,  «  un  architecte  invisible  " 
mettait  chaque  élément  à  sa  place.  Cette  supposition,  remarquez-le, 
n  explique  rien  du  tout  ;  elle  est,  en  effet,  par  elle-même,  aussi  obscure 
que  l'on  voudra.  Cela  revient  à  dire  que  l'embryon  ou  le  bourgeon, 
si  petit  et  si  simple  qu'on  îe  suppose,  «  sait  »  d'avance  ce  qu'il  deviendra, 

58 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

et  ordonne  d'après  cette  «  idée  directrice  »  le  prodigieux  travail  de  îa 
nutrition  et  de  l'élimination,  la  bataille  des  cellules  amies  et  des  cellules 
ennemies,  enfin,  tout  un  monde  en  travail,  dont  un  chantier  de  maçons 
ne  peut  donner  qu'une  faible  idée.  Autrement  dit,  il  faut  admettre 
que  l'œuf  ou  le  bourgeon  est  traditionaliste  ;  qu'il  se  souvient,  et 
qu'il  bâtit  ses  organes  en  imitant  ses  ancêtres,  à  peu  près  comme 
un  sculpteur  sur  bois  fabnque  aujourd'hui  une  bibliothèque  de  style 
gothique. 

Or,  autant  que  je  puis  deviner,  mon  lierre  ne  se  bâtit  pas  sur  un 
plan  bien  déterminé.  Chaque  feuille  se  construit  suivant  le  lieu  qu'elle 
occupe.  Lorsque  îa  feuille,  fi.lle  du  lierre,  se  trouve  près  de  terre, 
c'est-à-dire  assez  loin  du  vent  et  de  la  lumière  nourrice,  elle  s'étale 
en  doigts  minces,  commiC  si  elle  cherchait  les  minces  raies  de  lumière 
qui  passent  à  travers  le  réseau  des  feuilles  supérieures.  Au  sommet 
des  branches,  la  feuille  montre  une  structure  bien  plus  simple,  pro- 
bablement parce  que  l'air  et  la  lumière  la  baignent  de  toutes  parts. 
La  feuille  de  lierre  est  opportuniste  ;  elle  se  développe  comme  elle 
peut.  Plus  simplement,  elle  vit  comme  elle  peut  vivre  ;  elle  pense 
moins  aux  ancêtres,  et  aux  traditions  du  lierre,  qu'aux  conditions  du 
milieu  où  elle  vit.  Elle  est  plutôt  géographe  qu'historienne.  Elle  subit 
au  heu  de  vouloir. 

Cet  exemple  est  bon  à  considérer.  Je  me  demande  si  nous  ne  sup- 
posons pas  trop  facilem.ent  un  souvenir  directeur  et  une  tradition 
agissante,  alors  que  le  milieu,  composé  d'un  organisme  déjà  existant 
et  de  mille  choses  autour,  est  peut-être  le  seul  architecte.  L'historien 
dit  :  nous  avons  des  toits  pointus  parce  que  nos  ancêtres  en  avaient  ; 
mais  le  géographe  dit  :  nous  avons  des  toits  pointus  parce  qu  il  pleut 
beaucoup  en  Normandie.  Fermons  notre  livre  d'histoire,  et  allons  voir 
des  feuilles  de  lierre. 


XXXVil 


Lorsque  le  ver  à  soie,  accroché  aux  branches  de  la  bruyère,  se  met 
à  filer  autour  de  lui,  tend  des  fils  d'une  branche  à  l'autre,  disparaît 
dans  un  nuage  de  soie  floconneuse,  et  s'enferme  enfin  dans  un  cocon 
où  il  deviendra  chrysalide,  on  jurerait,  d'après  l'apparence,  qu  il  sait 
très  bien  ce  qu'il  fait.   Voyez  comme  cette  grosse  tête  se  balance 


59 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ici  et  là,  comme  s'il  délibérait  et  mesurait  avant  d'attacher  son  fil. 

Mais  c'est  trop  lui  prêter,  et  il  est  probable  que  les  choses  se  passent 
bien  plus  simplement.  Il  sécrète  un  collodion,  c'est-à-dire  une  espèce 
de  liquide  qui  devient  fil  en  séchant.  Quelque  mouvement  qu'il  fasse, 
il  accroche  ce  fil  à  quelque  branche  ;  et,  comme  ses  mouvements  ne 
sont  pas  vifs,  il  se  trouve  bientôt  entouré  d'un  tissu  léger  qui  l'empêche 
d'aller  où  il  veut.  Le  voilà  qui  cherche  sa  route,  toujours  tendant  de 
nouveaux  fils,  et  principalement  du  côté  où  il  reste  encore  un  peu  de 
jour.  Ainsi,  pendant  qu'il  tâtonne,  le  cocon  se  fait  très  régulièrement. 
Vous  expliquiez  son  industrie  par  une  fin  ;  mais  j'en  aperçois  les 
causes.  Ce  n'est  pas  pour  s'enfermer  et  pour  s'endormir  qu'il  fait  un 
cocon.  Il  fait  un  cocon  parce  qu'il  sécrète  de  la  soie,  et  il  s'endort 
parce  qu'il  est  emprisonné.  Vous  supposiez  bien  inutilement,  dans 
cette  grosse  tête,  des  idées  et  des  projets  qui  n'y  étaient  point. 

Il  faut  proposer  cet  exemple  à  ceux  qui  cherchent  ce  que  peuvent 
bien  penser  les  fourmis,  les  abeilles,  les  oiseaux  et  les  chiens.  Mais 
mon  ver  à  soie  et  son  cocon  peuvent  instruire  aussi  ceux  qui  cherchent 
à  deviner  les  idées  d'un  homme  d'après  ses  actes.  Car  il  ne  manque 
pas  de  généraux  qui  font  leur  plan  après  la  victoire,  ni  d'hommes 
d'Etat  qui  dressent  leurs  projets  quand  ils  sont  retirés  à  la  campagne, 
et  en  considérant  ce  qu'ils  ont  fait.  Ce  n'est  pas  parce  qu'ils  hochent 
gravement  la  tête  que  je  serai  leur  dupe  ;  je  ne  prendrai  point  l'hési- 
tation pour  délibération.  Pendant  qu'ils  se  donnent  l'air  de  penser, 
le  fil  sèche  ;  et  il  faudra  bien  qu'ils  fassent  leur  cocon  selon  les  cir- 
constances. Une  fois  dedans,  et  déjà  momies,  ils  disent  qu'ils  l'ont 
fait  parce  qu'ils  l'ont  voulu  ;  mais  je  crois  qu'ils  l'ont  voulu  parce 
qu'ils  l'ont  fait. 


XXXVIII 


Les  barques  pontées  sur  lesquelles  les  Bretons  de  l'île  de  Croix 
vont  à  la  grande  pêche  sont  des  mécaniques  merveilleuses.  J'ai  entendu 
un  ingénieur  qui  disait  que  le  cuirassé  le  mieux  dessiné  est  un  monstre, 
comparé  à  ces  gracieuses  et  solides  coques,  où  la  courbure,  la  pente, 
l'épaisseur  sont  partout  ce  qu'elles  doivent  être.  On  admire  les  travaux 
des  abeilles  ;  mais  les  travaux  humains  de  ce  genre  ressemblent  beau- 
coup aux  cellules  hexagonales  de  la  ruche.  Observez  l'abeille  ou  le 


60 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

pêcheur,  vous  ne  trouverez  pas  trace  de  raisonnement  m  de  géométrie  ; 
vous  y  trouverez  seulement  un  attachement  stupide  à  la  coutume, 
qui  suffit  pourtant  à  expliquer  ce  progrès  et  cette  perfection  dans  les 
œuvres.  Et  voici  comment. 

Tout  bateau  est  copié  sur  un  autre  bateau  ;  toute  leur  science 
s'arrête  là  :  copier  ce  qui  est,  faire  ce  que  l'on  a  toujours  fait.  Raisonnons 
là-dessus  à  la  m.anière  de  Darwin.  Il  est  clair  qu'un  bateau  très  mal 
fait  s'en  ira  par  le  fond  après  une  ou  deux  campagnes,  et  ainsi  ne  sera 
jamais  copié.  On  copiera  justement  les  vieilles  coques  qui  ont  résisté 
à  tout.  On  comprend  très  bien  que,  le  plus  souvent,  une  telle  vieille 
coque  est  justement  la  plus  parfaite  de  toutes,  j'entends  celle  qui 
répond  le  mieux  à  l'usage  qu'on  en  fait.  Méthode  tâtonnante,  méthode 
aveugle,  qui  conduira  pourtant  à  une  perfection  toujours  plus  grande, 
Car  il  est  possible  que,  de  tem.ps  en  temps,  par  des  hasards,  un  médiocre 
bateau  échappe  aux  coups  de  vent  et  offre  ainsi  un  mauvais  modèle  ; 
mais  cela  est  exceptionnel.  Sur  un  nombre  prodigieux  d  expériences, 
il  ne  se  peut  pas  qu'il  y  en  ait  beaucoup  de  trompeuses.  Un  bateau 
bien  construit  peut  donner  contre  un  récif  ;  un  sabot  peut  échapper. 
Mais,  sur  cent  mille  bateaux  de  toute  façon  jetés  aux  vagues,  les 
vagues  ramèneront  à  peine  quelques  barques  manquées  et  presque 
toutes  les  bonnes  ;  il  faudrait  un  miracle  pour  que  toujours  les  meil- 
leures aient  fait  naufrage. 

On  peut  donc  dire,  en  toute  rigueur,  que  c'est  la  mer  elle-même 
qui  façonne  les  bateaux,  choisit  ceux  qui  conviennent  et  détruit  les 
autres.  Les  bateaux  neufs  étant  copiés  sur  ceux  qui  reviennent,  de 
nouveau  l'Océan  choisit,  si  l'on  peut  dire,  dans  cette  élite,  encore  une 
élite,  et  ainsi  des  milliers  de  fois.  Chaque  progrès  est  imperceptible  ; 
l'artisan  en  est  toujours  à  copier,  et  à  dire  qu'il  ne  faut  rien  changer 
à  la  forme  des  bateaux  ;  et  le  progrès  résulte  justement  de  cet  atta- 
chement à  la  routine.  C'est  ainsi  que  l'instinct  tortue  dépasse  la  science 
lièvre. 


XXXIX 


On  sait  que  les  vignes  de  Bourgogne  sont  assez  malades.  Une  foule 
de  petites  bêtes,  comme  vers  et  mouches,  s'attaquent  aux  racines,  aux 
fleurs,  aux  fruits.  On  peut  prévoir  que  bientôt  les  côtes  de  Nuits  et 


61 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

de  Beaune  seront  râpées  comme  les  genoux  d'un  pauvre  homme.  Le 
chroniqueur  que  je  Hsais  l'autre  jour  et  qui  se  lamentait  là-dessus 
disait  une  chose  smguhère  qu'il  avait  lue  dans  de  vieux  bouquins  : 
c'est  qu'au  XVl''  siècle  déjà  les  vignes  de  Bourgogne  périrent,  à  l'excep- 
tion d  un  tout  petit  clos  de  Vougeot  que  des  moines  parvinrent  à 
conserver  ;  puis  ces  vignes  firent  souche  de  nouveau,  et  refirent  un 
vêtement  aux  précieuses  côtes  d'or.  Le  chroniqueur  se  bornait  à 
signaler  le  fait,  attribuant  sans  doute  ces  événements  à  des  circons- 
tances du  climat. 

Je  croirais  plutôt  que  nous  sommes  en  présence  d'un  de  ces  mouve- 
ments rythmés  qui  brodent  sur  la  Nature,  comme  des  navettes,  allant 
et  venant,  et  dessinant  l'histoire.  A  première  vue,  non.  Si  le  végétal 
ne  disparaît  pas  pour  toujours,  il  devra,  croirait-on,  composer  avec 
ses  ennemis,  selon  un  régime  que  seules  les  pluies,  les  grêles  et  les 
gelées  pourraient  troubler.  Mais  pensons-y  mieux.  Nous  pouvons 
appliquer  aux  petites  bêtes  qui  dévorent  la  vigne  la  fameuse  loi  de 
Malthus,  dite  aussi  loi  de  Population,  que  l'on  peut  énoncer  ainsi  : 
les  animaux  se  multiplient  plus  vite  que  leurs  aliments.  Si  les  choses 
se  passent  ainsi,  la  vigne,  à  mesure  qu'elle  s'étend,  nourrit  des  ennemis 
qui  deviennent  bientôt  plus  puissants  qu'elle  ;  elle  mourra.  Mais,  en 
mourant,  elle  les  affame  et  les  tue  ;  si  donc  quelque  clos  est  conservé 
(et  notons  que  ce  sera  toujours  le  meilleur),  de  nouveau  la  vigne  repart 
et  conquiert  les  champs,  grâce  à  l'avance  que  cette  dernière  victoire 
lui  donne  sur  ses  ennemis.  Puis,  de  nouveau,  ses  ennemis  la  rattrapent 
et  la  dépassent,  s'il  est  vrai,  comme  veut  Malthus,  que  les  animaux  se 
multiplient  en  progression  géométrique  comme  2,  4,  8,  16,  pendant 
que  les  aliments  se  développent  en  progression  arithmétique,  comme 
2,  4,  6,  8. 

Cela  donne  quelque  idée  de  ce  qui  se  passe  sur  la  planète.  Le  progrès 
n  est  jamais  continu  ;  tout  va  par  flux  et  reflux.  Un  géant,  des  milliards 
de  fois  plus  grand  que  nous,  et  pour  qui  un  siècle  serait  ce  qu'est 
pour  nous  le  dixième  d'une  seconde,  s'il  tenait  nos  vignobles  sous 
son  microscope,  verrait  des  ondes  de  vignes,  et  dirait  que  la  vigne  est 
une  chose  qui  vibre.  Au  contraire,  les  petites  bêtes,  s'ils  ont  des  philo- 
sophes et  des  académies,  enseignent  sans  doute  que  le  progrès  est 
continu,  et  que  leur  espèce  doit  finalement  triompher.  A  la  vérité, 
ils  travaillent  bien  à  une  espèce  de  progrès,  qui  est  à  conserver  les 
meilleurs  clos  et  à  rendre  le  vin  meilleur,  mais  ils  ne  s'en  doutent 
point.  Leurs  montres  tournent  trop  vite. 

62 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


XL 


Comme  je  relisais  Darwm  ces  jours-ci,  j'étais  saisi  par  la  beauté 
de  cette  ample  philosophie.  Ce  penseur  évoque  mieux  les  choses  que 
n'importe  quel  poète.  Pourquoi  ?  Parce  qu'il  fait  voir  des  connexions. 
Le  chat  est  l'ennemi  du  mulot  ;  le  mulot  est  l'ennemi  du  bourdon  ; 
cela  explique  que  les  nids  de  bourdons  soient  toujours  aux  environs 
de  nos  maisons.  Mais,  bien  mieux,  le  bourdon  est  le  seul,  parmi  les 
insectes  chercheurs  de  nectar,  qui  puisse  féconder  le  trèfle  rouge, 
c'est-à-dire  transporter  le  pollen  d'une  fleur  à  l'autre  ;  et  il  faut  savoir 
aussi  que  la  fécondation  croisée  est  favorable  aux  plantes,  sans  doute 
par  la  compensation  des  maladies,  qui  ram.ène  les  descendants  à 
l'équilibre.  Voilà  donc  les  chats  qui  sont  amis  du  trèfle  rouge.  C'est 
ainsi  que  les  choses  s'ajustent  et  s'engrènent  à  mesure  que  vous  lisez. 
Une  forêt  naît  sous  vos  yeux,  avec  son  fouillis  de  plantes  en  lutte, 
sa  prodigalité  de  semence  ;  des  insectes  apparaissent  pour  dévorer  les 
feuilles,  les  fleurs,  les  graines,  les  écorces  ;  et  d'autres  insectes  pour 
dévorer  ceux-là  ;  et  des  oiseaux  insectivores  qui  poursuivent  les  uns 
et  les  autres  ;  des  carnassiers  qui  font  la  chasse  aux  oiseaux,  D  où 
vient  cette  magie  poétique  ?  De  ce  que  c'est  l'inventeur  lui-même 
qui  décrit,  les  yeux  toujours  fixés  sur  le  détail  des  choses.  Et  non  sans 
tâtonnements,  sans  doutes,  sans  longueurs  ;  toujours  avec  cette  rorce 
inimitable  de  l'idée  à  sa  naissance.  Car  elle  pousse,  elle  aussi,  dans  un 
fourré  d'idées.  C'est  ainsi  qu'un  chêne,  par  ses  bras  noueux,  repré- 
sente des  obstacles,  des  blessures,  des  victoires.  Je  tire  de  là  cette 
règle  importante  qu'il  faut  toujours  apprendre  une  idée  de  celui-là 
même  qui  l'a  inventée.  Les  autres,  qui  viennent  ensuite,  et  souvent 
très  intelligents,  en  font  des  résumés  très  clairs,  trop  clairs,  des  mé- 
mentos, des  formules  abstraites  qui  ressemblent  aux  idées  comme  des 
bâtons  plantés  en  terre  ressemblent  à  des  arbres. 

Il  ne  faut  pas  croire  qu'une  idée  vraie  reste  vraie  toute  seule,  sans 
secours  humain.  C'est  par  les  doutes,  les  tâtonnements,  les  tours  et 
retours  de  l'observation  que  l'on  fait  vivre  une  idée.  Par  le  dogmatisme 
de  ceux  qui  l'enseignent,  au  contraire,  elle  perd  tout  son  feuillage. 
Un  bon  esprit  doit  ressembler  à  une  broussaille  plutôt  qu'à  un  herbier. 

63 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

C'est  par  ces  remarques  que  l'on  peut  expliquer  la  différence  entre 
un  pédant  et  un  homme  cultivé.  Le  pédant  apprend  vite  et  par  résumés  ; 
une  fois  qu'il  a  appris,  il  sait.  Vingt  ans  après,  il  retrouvera  les  mêmes 
formules,  et  les  mêmes  arguments.  Ces  habitudes,  si  puissantes  chez 
les  bons  écoliers,  sont  justement  ce  que  le  maître  devrait  redouter  le 
plus.  La  mobilité  et  la  fécondité  des  idées  supposent  une  puissance 
d'oubli  sans  limites,  et  une  recherche  toujours  recommencée.  Quand 
Darwin  nous  dit  qu'il  a  besoin  d'un  redoublement  d'attention  pour 
bien  penser  à  la  lutte  pour  la  vie,  pour  la  retrouver  dans  chacune  de 
ses  observations,  cela  fait  rire  le  Pédant  ;  car  il  connaît  cela  et  le  récite 
comme  un  Pater.  Mais  aussi  il  n'en  fait  rien  ;  il  ne  saisit  rien  ;  il  ne 
pense  rien  ;  ce  sont  des  généralités  et  des  abstractions. 

Et,  par  une  conséquence  naturelle,  le  pédant  écrit  mal.  Son  style 
est  sans  images  parce  que  sa  pensée  est  sans  objets.  On  peut  citer 
de  ces  livres  écrits  correctement  et  élégamment,  mais  sans  aucune 
force  et  parfaitement  ennuyeux.  Et  c'est  presque  toujours  une  nour- 
riture de  ce  genre  que  nous  donnons  aux  enfants.  D'où  il  suit  qu'ils 
écrivent  platement  et  sans  plaisir,  et  finalement  sans  faire  attention 
aux  mots,  ce  qui  finit  par  ruiner  l'orthographe  et  la  syntaxe.  Au  lieu 
que  les  belles  images  feront  un  style  correct,  pour  la  même  raison  qui 
fait  qu'on  ne  monte  pas  un  beau  diamant  sur  cuivre. 


XLÏ 


J'admire  les  naïfs  prophètes  qui  parlent  au  nom  de  la  science.  L'un 
dit  :  le  radium  nous  chauffera  sans  qu'il  nous  en  coûte  rien.  —  Oui, 
si  nous  avons  du  radium  sans  qu'il  en  coûte  rien.  Un  autre  dit  :  l'air 
liquide  nous  véhiculera  à  bon  compte.  —  Oui,  si  nous  avons  de  l'air 
liquide  à  bon  compte. 

Malheureusement  on  n'a  rien  sans  peine,  et  nous  ne  faisons  qu'ache- 
ter du  travail  avec  du  travail.  Depuis  que  l'expérience  nous  l'enseigne, 
nous  devrions  commencer  à  le  savoir.  Le  radium  a  des  propriétés 
très  merveilleuses,  c'est  entendu  :  mais  il  faut  dépenser  beaucoup  de 
travail  pour  isoler  le  radium.  L'air  liquide  fournit  de  fortes  pres- 
sions ;  oui,  mais  il  faut,  pour  obtenir  l'air  liquide,  faire  agir  de  fortes 
pressions. 

64 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

La  locomotive  nous  entraîne  le  long  des  rails,  pendant  que  nous 
lisons  tranquillement  notre  journal.  Oui.  Mais  il  a  fallu  extraire  le 
charbon  et  le  minerai  de  fer  ;  il  a  fallu  forger,  limer,  polir,  graisser  ; 
il  a  fallu  terrasser,  couper  et  disposer  des  traverses,  boulonner  des 
rails,  construire  des  ponts  ;  actuellement  encore,  indolent  voyageur, 
il  faut  des  centaines  d'hommes,  mécaniciens,  aiguilleurs,  chefs  de  gare, 
em.ployés,  serre-freins,  garde-barrières,  pour  que  cet  agiéabîe  voyage 
soit  possible  pour  vous. 

J'ai,  chez  moi,  une  vieille  horloge  à  poids,  qui  marche  comme  un 
chronomètre  ;  elle  me  plaît,  parce  qu'elle  me  rappelle  cette  loi  :  on 
n'a  rien  sans  peine.  Son  mécanisme  est  très  simple  ;  je  vois  ses  poids 
descendre  peu  à  peu,  et  travailler  pour  moi  toute  la  journée  ;  seule- 
ment, le  soir,  il  faut  que  je  les  remonte  ;  ils  me  rendent  mon  travail. 
Que  la  pesanteur  soit  infatigable  et  impossible  à  épuiser,  cela  ne 
m'avance  guère  lorsque  les  poids  de  mon  horloge  sont  par  terre. 

Je  sais,  il  y  a  le  bon  soleil  qui  travaille  réellement,  soit  qu'il  fasse 
pousser  les  arbres  dont  je  ferai  des  poutres,  soit  qu'il  vaporise,  pro- 
mène et  précipite  les  eaux  qui  font  tourner  le  moulin.  Voilà  un  bon 
serviteur,  et  qui  durera  plus  que  nous.  Tout  de  même,  si  je  veux  pro- 
fiter de  son  travail,  je  dois  travailler,  moi  aussi  ;  je  dois  couper,  équarrir, 
transporter  l'arbre  ;  je  dois  construire  une  digue,  fabriquer  et  ajuster 
des  vannes,  une  roue  de  moulin,  des  engrenages.  La  turbine  rend  plus 
que  l'antique  roue  en  bois,  c'est  vrai  ;  mais  li  faut  plus  de  travail 
aussi  pour  la  construire.  Faisons  nos  comptes,  au  lieu  de  nous  griser 
de  paroles  ;  le  temps  n'approche  pas  où  le  travail  se  fera  tout  seul. 
Et  le  vieux  proverbe  est  toujours  vrai  :  >;  aide-toi  :  le  soleil  t'aidera  '>. 


XLII 


Le  bateau  qui  se  penche  au  souffle  du  vent  et  n!e  en  divisant  l'eau 
c'est  une  jolie  machine.  Le  vent  agit  sur  la  voile  inclinée  ;  la  quille 
résiste,  et  le  bateau  glisse  dans  la  direction  de  la  quille,  sous  la  pression 
du  vent.  Par  cette  marche  oblique,  il  gagne  un  peu  contre  le  vent  • 
bientôt  il  vire  de  bord  et  recommence  ;  ainsi  le  vent  lutte  contre  le 
vent  ;  voilà  une  élégante  victoire,  due  à  l'adresse  et  à  la  patience. 

65  q 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Tirer  des  bordées,  c'est  toute  la  politique  de  l'homme  contre  les  forces 
naturelles. 

J'en  étais  là  de  mon  discours,  lorsque  l'ingénieur  me  dit  :  «  Vous 
voyez  bien,  Alain,  que  les  forces  naturelles  travaillent  quelquefois 
pour  nous  sans  exiger  un  gros  salaire  ;  car  nous  ne  com.pterons  pas 
comme  un  gros  travail  ces  adroits  coups  de  barre,  ces  câbles  hâlés 
ou  largués,  cette  vergue  qui  passe  d'un  bord  à  l'autre.  « 

Vous  tombez  là,  dis-je,  sur  un  exemple  rare,  et  cette  machine  est 
une  des  meilleures  machines.  Toutefois,  n'oublions  pas  tous  les  travaux 
qui  sont  enfermés  dans  cette  quille,  dans  cette  coque  frémissante, 
dans  ces  agrès  qui  chantent  au  vent.  Je  passe  sur  les  observations  et 
les  expériences,  qui  ont  peut-être  exigé  une  centaine  de  siècles.  Tout 
ce  bois  a  bien  mis  cent  ans  à  pousser  ;  le  bûcheron,  en  le  coupant, 
a  usé  un  peu  de  sa  cognée  ;  le  charpentier  a  équarri  ces  poutres,  cintré 
ces  flancs,  dressé  ce  mât.  Mais  considérez  aussi  cette  toile,  qui  supporte 
l'effort  du  vent  ;  que  de  travaux  dans  ces  fils  entrecroisés  !  Je  crois 
entendre  la  navette  du  tisserand  ;  et  ce  fil  qu'elle  entraîne  n'a  pas  été 
fait  sans  peine.  La  charrue  ouvre  le  sol  ;  le  semeur  va  et  vient  ;  après 
cela,  c'est  la  bonne  terre  qui  travaille,  et  le  dieu  Soleil,  père  des  forces. 
Le  chanvre  pousse.  Puis,  de  nouveau,  l'homme  travaille.  Le  chanvre 
est  arraché,  m.is  à  l'eau,  séché,  cuit,  écrasé,  peigné.  Ce  n'est  encore 
qu'une  légère  chevelure,  que  le  vent  emporterait.  Il  faut  que  la  fileuse 
s'en  mêle,  avec  sa  quenouille,  son  fuseau  et  sa  chanson. 

La  puissance  du  bateau  est  faite  de  ces  travaux  accumulés  ;  c'est 
une  force  humaine  qui  craque  dans  cette  coque  et  chante  dans  cette 
mâture  ;  qui  claque  au  vent  debout,  puis  s'affermit,  résiste,  incline 
le  bateau,  le  pousse  à  travers  la  vague,  creuse  les  tourbillons,  fait 
jaillir  l'écume  salée.  Il  faut  faire  le  compte  des  journées  et  le  compte 
des  veillées.  Le  fuseau  de  la  fileuse,  pendant  qu'elle  chantait,  et  le 
fil  léger  qu'elle  tordait  entre  ses  doigts,  enchaînaient  déjà  le  vent. 


XLIII 


Imaginez  un  bai  brun  dans  toute  sa  force,  bien  nourri,  bien  brossé, 
luisant  au  soleil.  Il  n'existe  pas  d'image  plus  saisissante  de  la  puissance. 
Le  large  ventre,  où  les  sucs  végétaux  sont  cuits,  recuits,  concentrés. 


66 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

pour  faire  du  sang  et  de  la  chair  ;  la  haute  poitrine,  qui  est  comme  le 
soufflet  de  cette  forge  ;  les  plis  magnifiques  du  cou  ;  les  masses  mus- 
culaires de  la  croupe,  si  promptes  à  l'action  qu'une  mouche  y  fait 
passer  comme  des  vagues  ;  les  sabots  durs  cerclés  de  fer  ;  toute  cette 
force  libre,  sans  autres  harnais  qu'une  bride,  au  bord  du  trottoir  ; 
c'était  une  bête  effrayante. 

Ce  fut  bientôt  une  bête  effrayée.  Un  chien  jappait,  comme  jappent 
les  chiens  ;  tout  d'un  coup  tranquille,  et  reniflant  au  ruisseau,  puis 
de  nouveau  jappant  avec  furie,  comme  pour  faire  penser  à  lui  ;  mais 
qui  se  soucie  d'un  chien  ?  Cette  fois  pourtant,  je  vis  une  belle  tempête. 
Les  quatre  pieds  battant  le  pavé,  tout  ce  paquet  de  muscles  en  révo- 
lution, le  cou  arqué,  les  oreilles  folles,  les  grands  yeux  noirs  pleins 
d'une  terreur  sans  forme,  la  bouche  tenue  par  le  frein  ;  toute  cette 
force  entre  une  grande  peur  désordonnée  et  une  douleur  inflexible. 
O  petite,  trop  petite  bête,  stupide  cei'velle  qui  ne  sait  pas  choisir. 
C'est  ainsi  que  le  cheval  s'enfuyait  autant  qu'il  pouvait,  autour  de 
ses  gencives.  De  là  un  beau  tumulte,  des  mouvements  ramassés  et 
impétueux,  des  torsions  magnifiques,  des  ombres  et  des  lumières  enla- 
cées et  dénouées,  de  quoi  ravir  un  peintre.  Le  chien  tournait  à  distance, 
comme  autour  d'un  troupeau.  Le  palefrenier  ne  tournait  seulement 
pas  la  tête  ;  il  parlait  des  affaires  publiques,  je  suppose,  avec  un  ami 
à  lui  ;  il  tirait  sur  une  petite  pipe  et  crachait  de  temps  en  temps. 

Quel  esclavage  sur  la  terre,  pour  les  têtes  trop  petites,  et  pour  les 
corps  trop  bien  nourris  !  Que  de  maux  elles  se  font  à  elles-mêmes, 
pour  ne  point  décider  entre  l'action  et  le  repos  !  Ou  bien  un  coup  de 
tête  ;  ou  bien  un  coup  de  pied  ;  ou  bien  attends  ;  ou  bien  dors.  Qu  est- 
ce  que  ce  tumulte  en  toi,  qui  ne  blesse  que  toi  ?  Tu  te  retournes, 
pauvre  amoureux,  sur  ton  lit,  comm.e  si  ton  mal  était  couché  à  côté 
de  toi  ;  mais  c'est  ta  propre  fuite  qui  est  tout  ton  mal.  Observe  bien  ; 
tiens-toi  en  repos  ;  cette  minute  a  passé  ;  les  autres  passeront  ;  ton  lit 
n'est  pas  plus  dur  qu'à  l'ordinaire.  Essaie  d'ouvrir  des  yeux  humains, 
et  de  voir  les  choses  à  leur  distance. 

Ainsi  je  philosophais  sur  les  passions,  devant  ces  yeux  noirs,  pro- 
fonds comme  des  puits.  Fenêtres  pour  moi  sur  lui,  non  pour  lui  sur 
moi  et  sur  toutes  choses.  J'en  étais  à  ce  point  quand  le  Maître  des 
tempêtes  conclut  d'une  poignée  de  main  et  s'en  alla  d'un  pas  assuré, 
le  chien  devant,  le  cheval  derrière. 


67 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


XLIV 


SI  quelque  accident  vous  enlève  un  peu  de  peau  et  de  chair,  ce  mor- 
ceau de  vous-même  est  bientôt  mort  ;  mais  n'entendez  pas  par  là 
qu'il  participe  à  une  vie  indivisible  que  votre  corps  retiendrait.  Ce 
petit  morceau  est  une  colonie  d  animaux  ;  s'ils  meurent,  c'est  parce 
qu'ils  sont  jetés  hors  du  milieu  liquide  qui  leur  convient,  absolument 
comme  un  poisson  que  1  on  a  tiré  de  l'eau.  De  même,  si  vous  conservez 
ce  petit  morceau  de  vous-même  dans  un  milieu  semblable  au  sang 
qui  le  baignait,  ce  petit  morceau  vivra.  On  l'a  prouvé  ces  jours-ci, 
par  expérience  directe  ;  mais,  en  vérité,  on  le  savait  déjà. 

Chacun  éprouve  en  soi  l'efïet  de  ces  vies  animales  indépendantes. 
Essayez  d'avaler,  sans  avoir  rien  à  avaler  ;  votre  volonté,  comme  vous 
dites,  se  dépensera  vainement.  Mais  faites  couler  un  morceau  de  pam 
mastiqué  ou  seulement  un  peu  de  salive  au  bon  endroit,  vers  le  fond 
de  la  bouche,  vous  ne  pourrez  pas  ne  pas  avaler.  Il  y  a,  très  exactement, 
au  fond  de  votre  bouche,  un  animal  qui  attend  sa  proie,  et  qui  la 
saisit  dès  qu'elle  le  touche.  Observez  ;  la  chose  se  fait  sans  vous.  Sans 
vous  l'estomac  brasse  les  aliments  ;  sans  vous  1  intestin  les  fait  circuler. 
Sans  vous  votre  cœur  bat,  au  choc  du  sang  qu'il  a  lui-même  lancé. 
Sans  vous  votre  pupille  s'élargit  dans  l'ombre,  et  se  rétrécit  dans  la 
vive  lumière.  Sans  vous  les  paupières  se  ferment  vivement  si  quelque 
chose  menace  vos  yeux.  Vos  jambes  savent  marcher  ;  bien  mieux, 
elles  tremblent  très  bien  contre  votre  permission. 

Si  nous  pensions  à  tout  cela,  nous  aurions  naturellement  l'idée  que 
nous  sommes  une  colonie  d'animaux,  attachés  à  un  squelette  à  peu 
près  comme  l'huître  ou  l'anémone  de  mer  sont  attachées  au  rocher. 
De  là  ces  colères  et  ces  peurs,  qui  soudain  nous  emportent.  C'est 
notre  troupeau  de  monstres  marins  qui  s'agite,  qui  se  réveille  et 
s'excite  par  ses  premiers  mouvements,  comme  des  poissons  dans  un 
filet.  Je  dis  monstres  marins,  parce  qu'ils  baignent  tous  dans  le  sang, 
et  que  le  sang,  comme  liquide,  ressemble  assez  à  l'eau  de  m.er. 

Ce  qui  a  détourné  les  physiologistes,  assez  longtemps,  de  ces  idées 
SI  naturelles,  c'est  que,  suivant  l'illusion  com.mune,  ils  ont  cherché 
quelque  principe  qui  fît  mouvoir  les  parties  ;  non  pas  assurément  une 

68 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

volonté,  car  ce  n'est  qu'un  mot,  mais  un  organe  central  qui  pût  lancer 
par  mille  canaux  une  espèce  de  fluide  vital  jusqu'aux  extrémités.  De 
là  cette  idée  d'un  cerveau  qui  sent,  qui  veut,  qui  pense  enfin.  Mais 
ce  n'était  que  de  la  scolastique  solidifiée.  Tout  ce  qu'on  peut  dire, 
c'est  que  le  cerveau  est  un  centre  pour  les  nerfs,  par  l'intermédiaire 
duquel  les  monstres  marins  s'excitent  les  uns  les  autres  bien  plus 
subtilement  que  par  des  frottements  de  voisinage,  ce  qui  limite  com- 
munément les  soubresauts  de  l'un  par  les  soubresauts  de  tous  les 
autres.  Et  il  ne  faut  point  dire  que  le  cerveau  commande,  mais  seule- 
ment que  c'est  par  le  cerveau  que  la  partie  obéit  au  tout.  Ce  n'est  pas 
le  cerveau  qui  agit  ;  c'est  le  tout  qui  agit.  Ce  n'est  pas  le  cerveau  qui 
retient  mon  poing,  ce  sont  tous  mes  autres  organes  qui  retiennent 
mon  poing.  Je  suis  une  Monarchie  en  apparence,  une  République  en 
réalité. 


XLV 


Il  n'est  pas  inutile  de  réfléchir  sur  les  Folies  Circulaires,  et  notam- 
ment sur  cette  '<■  Marie  triste  et  Marie  joyeuse  >>  qu'un  de  nos  profes- 
seurs de  psychologie  a  heureusement  trouvée  dans  sa  clinique.  L  his- 
toire, déjà  trop  oubliée,  est  bonne  à  conserver.  Cette  fille  était  gaie 
une  semaine  et  triste  l'autre,  avec  la  régularité  d'une  horloge.  Quand 
elle  était  gaie,  tout  marchait  bien  ;  elle  aimait  la  pluie  comme  le  soleil  ; 
les  moindres  marques  d'amitié  la  jetaient  dans  le  ravissement  ;  si  elle 
pensait  à  quelque  amour  trompé,  elle  disait  :  «  quelle  bonne  chance 
pour  moi  !  «  Elle  ne  s'ennuyait  jamais  ;  ses  moindres  pensées  avaient 
une  couleur  réjouissante,  comme  de  belles  fleurs  bien  saines,  qui 
plaisent  toutes.  Elle  était  dans  l'état  que  je  vous  souhaite,  mes  amis. 
Car  toute  cruche,  comme  dit  le  Sage,  a  deux  anses,  et  de  même  tout 
événement  a  deux  aspects,  toujours  accablant  si  on  veut,  toujours 
réconfortant  et  consolant  si  l'on  veut  ;  et  l'effort  qu'on  fait  pour  être 
heureux  n'est  jamais  perdu. 

Mais  après  une  semaine  tout  changeait  de  ton.  Elle  tombait  à  une 
langueur  désespérée  ;  rien  ne  l'intéressait  plus  ;  son  regard  fanait 
toutes  choses.  Elle  ne  croyait  plus  au  bonheur  ;  elle  ne  croyait  plus  à 
l'affection.  Personne  ne  l'avait  jamais  aimée  ;  et  les  gens  avaient  bien 
raison  ;  elle  se  jugeait  sotte  et  ennuyeuse  ;  elle  aggravait  le  mal  en  y 

69 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

pensant  ;  elle  le  savait  ;  elle  se  tuait  en  détail,  avec  une  espèce  d'horrible 
méthode.  Elle  disait  :  «  Vous  voulez  me  faire  croire  que  vous  vous 
intéressez  à  moi  ;  mais  je  ne  suis  point  dupe  de  vos  comédies  ».  Un 
compliment  c'était  pour  se  moquer  ;  un  bienfait,  pour  l'humilier.  Un 
secret,  c  était  un  complot  bien  noir.  Ces  maux  d'im.agination  sont 
sans  remède,  en  ce  sens  que  les  meilleurs  événements  sourient  en  vairt 
à  l'homme  malheureux.  Et  il  y  a  plus  de  volonté  qu'on  ne  croit  dans 
le  bonheur. 

Mais  le  professeur  de  psychologie  allait  découvrir  ur>e  leçon  plus 
rude  encore,  une  plus  redoutable  épreuve  pour  l'âme  courageuse. 
Parmi  un  grand  nombre  d'observations  et  de  mesures  autour  de  ces 
courtes  saisons  humaines,  il  en  vint  à  compter  les  globules  du  sang 
par  centimètre  cube.  Et  la  loi  fut  manifeste.  Vers  la  fin  d'une  période 
de  joie,  les  globules  se  raréfiaient  ;  vers  la  fin  d'une  période  de  tristesse 
ils  recommençaient  à  foisonner.  Pauvreté  et  richesse  du  sang,  telle 
était  la  cause  de  toute  cette  fantasmagorie  d'imagination.  Ainsi  le 
médecin  était  en  mesure  de  répondre  à  ses  discours  passionnés  ; 
«  Consolez-vous  ;  vous  serez  heureuse  demain  >\  Mais  elle  n'en  voulait 
rien  croire. 

Un  ami,  qui  veut  se  croire  triste  dans  le  fond,  me  disait  îà-dessus  : 
«  Quoi  de  plus  clair  ?  Nous  n'y  pouvons  rien.  Je  ne  puis  me  donner 
des  globules  par  réflexion.  Ainsi  toute  philosophie  est  vaine.  Ce  grand 
univers  nous  apportera  la  joie  ou  la  tristesse  selon  ses  lois,  comme 
1  hiver  et  l'été,  comme  la  pluie  et  le  soleil.  Mon  désir  d'être  heureux 
ne  compte  pas  plus  que  mon  désir  de  promenade  ;  je  ne  fais  pas  la 
pluie  sur  cette  vallée  ;  je  ne  fais  pas  la  mélancolie  en  moi  ;  je  la  subis, 
et  je  sais  que  je  la  subis  ;  belle  consolation  !  « 

Ce  n'est  pas  si  simple.  Il  est  clair  qu'à  remâcher  des  jugements 
sévères,  des  prédictions  sinistres,  des  souvenirs  noirs,  on  se  présente 
sa  propre  tristesse  ;  on  la  déguste  en  quelque  sorte.  Mais  si  je  sais 
bien  qu'il  y  a  des  globules  là-dessous,  je  ris  de  mes  raisonnements  ; 
je  repousse  la  tristesse  dans  le  corps,  où  elle  n'est  plus  que  fatigue  ou 
maladie,  sans  aucun  ornement.  On  supporte  mieux  un  mal  d'estomac 
qu'une  trahison.  Et  n'est-il  pas  mieux  de  dire  que  les  globules  manquent 
au  lieu  de  dire  que  les  vrais  amis  manquent  ?  Le  passionné  repousse 
à  la  fois  les  raisons  et  le  bromure.  N'est-il  pas  remarquable  que,  par 
cette  m.éthcde  que  je  dis,  on  ouvre  en  même  temps  la  porte  aux  deux 
remèdes  ? 


70 


LES   PROPOS    D'ALAIN 


On  ne  comprend  pas  bien  la  force  des  passions  tant  que  l'on  s'amuse 
à  en  peser  les  motifs.  Mais  l'agitation  du  corps  est  une  maladie  insup- 
portable qui  ne  peut  se  guénr  que  par  l'action.  Un  homme  assez  tran- 
quille pour  î  ordinaire,  et  bon  juge  des  biens  et  des  maux,  disait  sou- 
vent :  «  Je  ne  puis  éprouver  la  passion  de  î'am.our  à  la  seule  vue  d'une 
femm.e  qui  ne  m'a  encore  rien  promis  ;  si  elle  m'a  tout  donné,  je 
tombe  facilement  dans  une  rêverie  douce,  toute  pleine  d'abandon  et 
de  confiance  ;  ]'ai  le  bonheur  de  n'être  point  jaloux,  j'entends  de 
croire  ce  qu  elle  me  dit,  et  de  ne  pomt  croire  ce  qu  on  me  dit  d'elle. 
Mais  la  femme  la  plus  ordinaire  me  jettera  bientôt  dans  l'enfer  des 
passions  pourvu  qu'elle  se  fasse  attendre.  L'attention,  les  mouvements 
commencés  et  retenus,  les  faux  départs,  la  sensibilité  aux  bruits,  les 
réactions,  les  sauts,  toute  cette  activité  sans  objet  et  perpétuellement 
contrariée,  me  jette  bientôt  dans  l'espoir  et  le  désespoir  ;  j'arrive 
bientôt  à  cette  folie,  de  délibérer  sur  ce  qui  ne  dépend  pas  de  moi. 
Par  cette  agitation,  les  opinions  les  moins  vraisemblables  trouvent 
créance  ;  tout  l'univers  m'atteint  et  me  trouble  par  ses  bruits.  Celle 
qui  apaise  toute  cette  tempête  en  se  m.ontrant  est  alors  bien  belle  ». 

Si  vous  voulez  com.prendre  le  mécanism.e  des  passions,  pensez  à 
cette  émotion  bien  connue,  et  si  désagréable,  qui  saisit  n'importe  quel 
conférencier  lorsqu'il  n'a  plus  qu'à  attendre.  Il  retient  les  mots  et  les 
gestes  ;  et  cette  agitation  sans  mouvement  est  bien  réellement  une 
maladie,  qui  trouble  m.ême  les  fonctions  vitales  les  plus  profondes, 
comme  chacun  sait.  Dès  que  l'organisme  parle  ainsi  sans  qu'on  l'inter- 
roge, comme  une  Sj^biile  enchaînée,  l'esprit  ne  peut  même  plus  ima- 
giner ;  il  pressent,  sans  savoir  quoi  ;  il  défait  aussi  vite  qu  il  îait,  comm.e 
dans  les  rêves.  On  sent  alors  une  humiliation  amère,  ce  qui  fait  que, 
dans  le  feu  de  la  passion,  on  se  croit  toujours  bien  méprisé  ;  ce  senti- 
ment immédiat,  et  dont  la  cause  n'est  pas  loin,  est  imputé  à  quelque 
ennemi  imiagmaire.  On  se  venge  toujours  de  sa  propre  passion,  et 
sur  l'autre,  et  toujours  mjustemient. 

Oui,  selon  ce  mécanisme,  chacun  s'irrite  de  sa  propre  colère,  est 
anxieux  de  sa  propre  anxiété,  a  peur  de  sa  propre  peur.  De  quoi  l'action 

71 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

délivre.  Je  conçois  qu'un  soldat  marche  à  la  mort  par  peur  de  l'at- 
tendre ;  c'est  que  l'attente  est  ici  le  vrai  mal,  car  la  mort  n'est  rien 
pour  personne  ;  aussi  l'action  est  le  vrai  bien  ;  c'est  joie  et  soulagement. 
De  même  la  vengeance,  qui  n'est  que  passage  de  la  passion  à  l'action  ; 
besoin  physique,  qui  serait  calmé,  sans  doute,  tout  aussi  bien  par  une 
marche  dure,  ou  par  un  travail  écrasant  ;  mais  on  n'y  pense  point. 
C'est  pourquoi  quand  vous  voulez  prouver  qu'une  vengeance  est 
absurde  et  va  même  contre  sa  propre  fin,  vous  êtes  à  côté.  Comme 
après  un  grand  coup  de  foudre  il  y  a  une  douceur  inexprimable  par- 
tout, ainsi,  après  le  crime,  une  espèce  de  sommeil  survient  toujours  ; 
de  même  après  la  guerre,  la  paix.  Je  dis  la  paix  avec  soi,  qui  seule 
importe.  Et  la  guerre,  considérée  dans  son  fond,  est  toujours  l'effet 
d'une  fureur  contre  soi. 


XLVII 


Un  homme  de  six  pieds,  de  grands  bras,  de  fortes  mains,  les  jambes 
comme  des  pihers,  il  est  clair  que  cette  machine  n'est  pas  faite  pour 
penser  seulement.  îl  faudrait  donc  endormir  tous  ces  puissants  ani- 
maux, et  penser  au  ht,  mais  la  structure  du  corps  ne  le  permet  point  ; 
si  la  petite  lumière  d'en  haut  s'allume,  tout  s'éveille  et  s'étire,  attendant 
les  ordres.  Voilà  sans  doute  pourquoi  l'insomnie  est  si  pénible  ;  car 
le  gros  animal,  inoccupé,  suit  toutes  les  pensées  de  la  tête,  et  esquisse 
aussitôt  les  actions  qui  y  répondraient.  De  là  une  agitation  sans  résultat, 
et  perpétuellement  contrariée. 

La  loi  du  corps,  c'est  l'action  immédiate  ;  mais  une  pensée  d  action, 
sans  hésitation,  sans  contradiction  intérieure,  ce  n'est  plus  du  tout 
une  pensée.  Ainsi  quand  je  pense  à  marcher  et  que  je  marche,  la 
pensée  est  aussitôt  noyée  dans  l'action.  Penser,  a  dit  quelqu'un,  c'est 
se  retenir  d'agir.  Mais  voilà  ce  que  la  machine  du  corps  sait  très  mal 
faire  :  elle  se  contracte  alors  contre  elle-même,  et  se  raidit.  A  celui 
qui  n'en  a  point  l'habitude,  penser  est  bientôt  une  rage  et  une  colère. 

Voilà  le  supplice  des  passions.  Ce  sont  des  pensées  qui  se  contra- 
rient, des  résolutions  prises  et  aussitôt  annulées  par  d'autres,  enfin 
tout  le  mal  de  l'hésitation  avec  un  violent  désir  d'action.  Chez  un 
homme  engourdi  d'ordinaire,  ce  n'est  que  le  supplice  de  penser.  Chez 

72 


LES    PROPOS    D'ALAÏN 

l'autre,  c'est  le  supplice  de  penser  avec  ses  bras  et  ses  jambes,  et  par 
conséquent  avec  ses  poumons,  son  cœur  et  son  ventre,  car  tout  se 
tient.  Seulement  il  est  juste  de  remarquer  que  cette  pensée  par  con- 
tracture survient  moms  vite  chez  celui-ci  que  chez  l'autre  ;  son  cha- 
grin, par  l'habitude  qu'il  a  de  penser,  est  d'abord  pensée  seulement. 
Se  calmer,  c'est  le  ramener  là. 

Méthode,  un  travail  des  mains.  Une  femme,  se  sentant  devenir 
folle  de  chagrin,  vida  son  armoire  sur  le  plancher  et  remit  toutes  les 
choses  à  leur  place.  Heureux  encore  l'homme  malheureux,  s'il  a  un 
arbre  à  déraciner.  Car  il  se  produit  deux  effets  également  désirables. 
Ou  bien  la  pensée  suit  les  mains,  et  s'engage  dans  les  fentes  du  bois. 
Ou  bien,  SI  la  pensée  s'occupe  encore  à  ses  peines,  du  moins  l'animal 
est  discipliné  par  un  travail  machinal  ;  les  mouvements  sont  comme 
un  massage  pour  l'étranglement  de  soi-même  ;  la  pensée  est  délivrée 
et  comme  délestée.  Un  vieux  Sage  disait  que  le  matin,  pendant  qu'il 
faisait  son  lit,  c'était  l'heure  de  la  justice.  C'est  que  ses  forces  étaient 
à  faire  son  lit,  non  à  nouer  les  pensées  par  des  mouvements  de  passion. 
Je  plains  un  colosse  qui  n'a  rien  à  faire,  que  de  penser  ;  il  pensera 
avec  tout  son  corps,  et  sans  bonheur  je  le  crains.  C'est  peut-être  par 
ce  mécanisme  que  les  oisifs  sont  souvent  méchants,  et,  par  ce  détour» 
guerriers.  Pour  moi  je  ne  réfléchis  convenablement  qu'en  faisant 
autre  chose,  comme  bêcher,  sarcler,  clouer.  C'est  un  os  jeté  au  chien. 


XLVIÏI 


Chacun  connaît  la  force  d'âme  des  Stoïciens.  Ils  raisonnaient  sur 
les  passions,  haine,  jalousie,  crainte,  désespoir,  et  ils  arrivaient  ainsi 
à  les  tenir  en  bride,  comme  un  bon  cocher  tient  ses  chevaux. 

Un  de  leurs  raisonnem.ents,  qui  m'a  toujours  plu  et  qui  m'a  été 
utile  plus  d'une  fois,  est  celui  qu'ils  font  sur  le  passé  et  l'avenir.  «  Nous 
n'avons,  disent-ils,  que  le  présent  à  supporter.  Ni  le  passé  m  l'avenir 
ne  peuvent  nous  accabler,  puisque  l'un  n'existe  plus,  et  que  l'autre 
n'existe  pas  encore.  ^' 

C'est  pourtant  vrai.  Le  passé  et  l'avenir  n'existent  que  lorsque 
nous  y  pensons  ;  ce  sont  des  opinions,  non  des  faits.  Nous  nous  don- 
nons bien  du  mal  pour  fabriquer  nos  regrets  et  nos  craintes.  J'ai  vu 

73 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

un  équïhbriste  qui  ajustait  une  quantité  de  poignards  les  uns  sur  les 
autres  ;  cela  faisait  une  espèce  d'arbre  effrayant  qu'il  tenait  en  équilibre 
sur  son  front.  C'est  ainsi  que  nous  ajustons  et  portons  nos  regrets 
et  nos  craintes,  en  imprudents  artistes.  Au  lieu  de  porter  une  minute, 
nous  portons  une  heure  ;  au  lieu  de  porter  une  heure,  nous  portons 
une  journée,  dix  journées,  des  mois,  des  années.  L'un,  qui  a  mal  à 
la  jambe,  pense  qu'il  souffrait  hier,  qu'il  a  souffert  déjà  autrefois, 
qu'il  souffrira  dem.am  ;  il  gémit  sur  sa  vie  tout  entière.  Il  est  évident 
qu'ici  Iz  sagesse  ne  peut  pas  beaucoup  ;  car  on  ne  peut  toujours  pas 
supprimer  la  douleur  présente.  Mais  s'il  s'agit  d'une  douleur  morale, 
qu'en  restera-t-il  si  l'on  se  guérit  de  regretter  et  de  prévoir  ? 

Cet  amoureux  maltraité,  qui  se  tortille  sur  son  lit  au  lieu  de  dormir, 
et  qui  médite  des  vengeances  corses,  que  resterait-il  de  son  chagrin 
s'il  ne  pensait  ni  au  passé,  ni  à  l'avenir  ?  Cet  ambitieux,  mordu  au 
cœur  par  un  échec,  où  va-t-il  chercher  sa  douleur,  sinon  dans  un 
passé  qu'il  ressuscite  et  dans  un  avenir  qu'il  invente  ?  On  croit  voir 
le  Sysiphe  de  la  légende,  qui  soulève  son  rocher  et  renouvelle  ainsi 
son  supplice. 

Je  dirais  à  tous  ceux  qui  se  torturent  ainsi  :  Pense  au  présent  ;  pense 
à  ta  vie  qui  se  continue  de  minute  en  minute  ;  chaque  minute  vient 
après  l'autre  ;  il  est  donc  possible  de  vivre  comme  tu  vis,  puisque  tu 
vis.  Mais  l'avenir  m'effraie,  dis-tu.  Tu  parles  de  ce  que  tu  ignores. 
Les  événements  ne  sont  jamais  ceux  que  nous  attendions  ;  et  quant 
à  la  peine  présente,  justement  parce  qu'elle  est  très  vive,  tu  peux  être 
sûr  qu'elle  diminuera.  Tout  change,  tout  passe.  Cette  maxime  nous 
a  attristés  assez  souvent  ;  c'est  bien  le  moins  qu'elle  nous  console 
Quelquefois. 


Les  feuilles  poussent.  Bientôt  la  galéruque,  qui  est  une  petite  che- 
nille verte,  s'installera  sur  les  feuilles  de  l'ormeau  et  les  dévorera. 
L'arbre  sera  comm.e  privé  de  ses  poumons.  Vous  le  verrez,  pour 
résister  à  l'asphyxie,  pousser  de  nouvelles  feuilles  et  vivre  une  seconde 
fois  le  printemps.  Mais  ces  efforts  i'épuiseront.  Une  année  ou  l'autre, 
il  n'arrivera  point  a  déplier  ses  nouvelles  feuilles,  et  il  mourra. 

74 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Ainsi  gémissait  un  ami  des  arbres,  comme  nous  nous  promenions 
dans  son  parc.  Il  me  montrait  des  ormeaux  centenaires  et  m  annonçait 
leur  nn  prochaine.  Je  lui  dis  :  '  Il  faut  lutter.  Cette  petite  chenille 
est  sans  force.  Si  l'on  en  peut  tuer  une,  on  en  peut  tuer  cent  et  mille  ". 

«  Qu'est-ce  qu'un  millier  de  chenilles  ?  répondit-il.  Il  y  en  a  des 
millions.  J'aime  mieux  n'y  pas  penser  ». 

Mais,  lui  dis~je,  vous  avez  de  l'argent.  A.vec  de  l'argent  on  achète 
des  journées  de  travail.  Dix  ouvriers  travaillant  dix  jours  tueront  plus 
d'un  millier  de  chenilles.  Ne  sacrifieriez-vous  pas  quelques  centaines 
de  francs  pour  conserver  ces  beaux  arbres  ?  » 

«  J'en  ai  trop,  dit-il  ;  et  j'ai  trop  peu  d'ouvriers.  Comment  attein- 
dront-ils les  hautes  branches  ?  Il  faudrait  des  émondeurs.  Je  n'en 
connais  que  deux  dans  le  pays  ». 

«  Deux,  lui  dis-je,  c'est  déjà  quelque  chose,  lis  s'occuperont  des 
hautes  branches.  D'autres,  moins  habiles,  se  serviront  d'échelles,  iit 
si  vous  ne  sauvez  pas  tous  vos  arbres,  vous  en  sauverez  du  m.oms 
deux  ou  trois  ». 

«  Le  courage  mie  manque,  dit-il  enfin.  Je  sais  ce  que  je  ferai.  Je  m  en 
irai  pendant  quelque  temps,  pour  ne  pas  voir  cette  invasion  de  che- 
nilles ». 

«  0  puissance  de  l'imagination,  lui  répcndis-je.  Vous  voilà  en 
déroute  avant  d'avoir  combattu.  Ne  regardez  pas  au  delà  de  vos  mains. 
On  n'agirait  jamais,  si  l'on  considérait  le  poids  im.mense  des  choses, 
et  la  faiblesse  de  l'hom.m.e.  C'est  pourquoi  il  faut  agir,  et  penser  son 
action.  Voyez  ce  maçon  ;  il  tourne  tranquillement  sa  manivelle  ;  c'est 
à  peine  si  la  grosse  pierre  rem.ue.  Pourtant  la  maison  sera  achevée, 
et  des  enfants  gambaderont  dans  les  escaliers.  J'ai  admiré  une  fois 
un  ouvrier  qui  s'installait  avec  son  vilebrequin,  pour  percer  une 
muraille  d'acier  qui  avait  bien  quinze  centimètres  d'épaisseur.  Il 
tournait  son  outil  en  sifflant  ;  les  fins  copeaux  d'acier  tombaient  comme 
une  neige.  L'audace  de  cet  hom.me  me  saisit.  Il  y  a  dix  ans  de  cela. 
Soyez  sûr  qu'il  a  percé  ce  trou-là  et  bien  d'autres.  Les  chenilles  elles- 
mêmes  vous  font  la  leçon.  Qu'est-ce  qu'une  chenille  auprès  d'un 
ormeau  ?  Mais  tous  ces  menus  coups  de  dents  dévoreront  une  forêt. 
Il  faut  avoir  foi  dans  les  petis  efforts  et  lutter  en  insecte  contre  l'insecte. 
Mille  causes  travaillent  pour  vous,  sans  quoi  il  n'y  aurait  point  d'or- 
meaux. La  destinée  est  instable  ;  une  chiquenaude  crée  un  monde 
nouveau.  Le  plus  petit  effort  entraîne  des  suites  sans  fin.  Celui  qui  a 
planté  ces  ormes  n'a  pas  délibéré  sur  la  brièveté  de  la  vie.  Jetez-vous 

75 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

comme  lui  dans  l'action  sans  regarder  plus  loin  que  vos  pieds  ;  et 


vous  sauverez  vos  ormeaux  ». 


L 


Quelquefois  on  rencontre  sur  la  route  un  spectre  humain  qui  se 
chaufïe  au  soleil  ou  qui  se  traîne  vers  sa  m.aison  ;  cette  vue  de  l'extrême 
décrépitude  et  de  la  m.ort  imminente  nous  inspire  une  horreur  insur- 
montable au  premier  moment  ;  nous  fuyons  en  disant  :  <  Pourquoi 
cette  chose  hum.ame  n'est-elle  pas  morte  ?  "  Elle  aime  encore  la  vie, 
pourtant  ;  elle  se  chauffe  au  soleil  ;  elle  ne  veut  pas  mourir.  Dur 
chemin  pour  nos  pensées  ;  la  réflexion  souvent  y  trébuche,  se  blesse, 
s'irrite,  se  jette  dans  un  m.auvais  sentier.  C'est  bientôt  fait. 

Comme  je  cherchais  la  bonne  route,  après  une  vue  de  ce  genre, 
par  discours  prudents  et  tâtonnants,  je  voyais  devant  moi  un  ami 
tout  tremblant  de  mauvaise  éloquence,  avec  des  feux  d'enfer  dans 
les  yeux.  Enfin  il  éclata  :  «  Tout  est  misère,  dit-il.  Ceux  qui  se  portent 
bien  craignent  la  maladie  et  la  mort  ;  ils  y  mettent  toutes  leurs  forces  ; 
lis  ne  perdent  rien  de  leur  terreur  ;  ils  la  goûtent  tout  entière.  Et  voyez 
ces  malades  ;  ils  devraient  appeler  la  mort  ;  mais  point  du  tout  ;  ils 
la  repoussent  ;  cette  crainte  s'ajoute  à  leurs  maux.  Vous  dites  :  com- 
ment peut-on  craindre  la  mort  quand  la  vie  est  atroce  à  ce  point-là  : 
Vous  voyez  pourtant  qu'on  peut  haïr  la  mort  en  même  temps  ;  et 
voilà  comment  nous  finirons  ». 

Ce  qu'il  disait  lui  semblait  évident  absolument  :  et,  ma  foi,  j  en 
croirais  bien  autant,  si  je  voulais.  11  n'est  pas  difficile  d'être  malheu- 
reux ;  ce  qui  est  difficile  c  est  d'être  heureux  ;  ce  n'est  pas  une  raison 
pour  ne  pas  l'essayer  ;  au  contraire  ;  le  proverbe  dit  que  toutes  les 
belles  choses  sont  difficiles. 

J'ai  des  raisons  aussi  de  me  garder  de  cette  éloquence  d'enfer,  qui 
me  trempe  par  une  fausse  lumière  d'évidence.  Combien  de  fois  me 
suis-je  prouvé  à  moi-même  que  j'étais  dans  un  malheur  sans  remède  ; 
et  pourquoi  ?  Pour  des  yeux  de  femme,  peut-être  éblouis  ou  fatigués, 
ou  assombris  par  un  nuage  du  ciel  ;  tout  au  plus  pour  quelque  pensée 
médiocre,  pour  quelque  mouvement  de  bile,  pour  quelque  calcul  de 
vanité  que  je  supposais  d'après  des  mines  et  des  paroles  ;  car  nous 

76 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

avons  tous  connu  cette  étrange  folie  ;  et  nous  en  rions  de  bon  cœur 
un  an  après.  J'en  retiens  que  la  passion  nous  trompe,  dès  que  les  larmes, 
les  sanglots  tout  proches,  l'estomac,  le  cœur,  le  ventre,  les  gestes 
violents,  la  contraction  inutile  des  muscles  se  mêlent  au  raisonnement. 
Les  naïfs  y  sont  pris  à  chaque  fois  ;  mais  je  sais  que  cette  mauvaise 
lumière  s'éteint  bientôt.  Je  sais  aussi  que  la  maladie  et  la  mort  sont 
des  choses  communes  et  naturelles,  et  que  cette  révolte  est  certaine- 
ment une  pensée  fausse  et  inhumaine  ;  car  une  pensée  vraie  et  humaine 
doit  toujours,  il  me  semble,  être  adaptée  en  quelque  façon  à  la  condi- 
tion humaine  et  au  cours  des  choses.  Et  c'est  déjà  une  raison  assez 
forte  pour  ne  pas  se  jeter  en  étourdi  dans  ces  plamtes  qui  nourrissent 
la  colère,  et  que  la  colère  nourrit.  Cercle  d'enfer  ;  mais  c'est  moi  qui 
SUIS  le  diable,  et  qui  tiens  la  fourche. 


LI 


Le  bonheur  et  le  malheur  sont  impossibles  à  imaginer.  Je  ne  parle 
pas  des  plaisirs  proprement  dits,  ni  des  douleurs,  comme  rhuma- 
tismes, maux  de  dents,  ou  supplices  d'inquisition  ;  cela,  on  peut  s  en 
faire  une  idée  en  évoquant  les  causes,  parce  que  les  causes  ont  une 
action  certaine  ;  par  exemple  si  l'eau  bouillante  jaillit  sur  ma  main  ; 
si  je  suis  renversé  par  une  automobile  ;  si  j'ai  la  main  prise  dans  une 
porte  ;  dans  tous  ces  cas-là  j'évalue  à  peu  près  ma  douleur,  ou,  autant 
qu'on  peut  savoir,  la  douleur  d'un  autre. 

Mais  dès  qu'il  s'agit  de  cette  couleur  des  opinions  qui  fait  le  bonheur 
ou  le  malheur,  on  ne  peut  rien  prévoir  ni  rien  imaginer,  ni  pour  les 
autres,  ni  pour  soi.  Tout  dépend  du  cours  des  pensées,  et  1  on  ne  pense 
pas  comm.e  on  veut  ;  à  bien  plus  forte  raison  peut-on  être  délivré, 
sans  savoir  pourquoi,  de  pensées  qui  ne  sont  nullement  agréables. 
Le  théâtre,  par  exemple,  nous  occupe  et  nous  détourne  avec  une 
violence  qui  est  risible,  si  l'on  fait  attention  aux  pauvres  causes,  une 
toile  peinte,  un  braillard,  une  femme  qui  fait  semblant  de  pleurer  ; 
mais  ces  singeries  vous  tireront  des  larm.es  ;  de  vraies  larmes  ;  vous 
porterez  un  moment  toutes  les  peines  de  tous  les  hommes,  par  la 
vertu  d'une  mauvaise  déclamation.  L'instant  d'après  vous  serez  à 
mille  lieues  de  vous-même  et  de  toutes  les  peines,  en  plein  voyage. 

77 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Le  chagrin  et  la  consolation  se  posent  et  s'envolent  comme  des  oiseaux. 
On  en  rougirait  ;  on  rougirait  de  dire  comme  Montesquieu  :  «  Je  n'ai 
jamais  eu  de  chagrin  qu'une  heure  de  lecture  n'ait  dissipé  »  ;  il  est 
pourtant  clair  que,  si  on  lit  vraiment,  on  sera  à  ce  qu'on  lit. 

Un  homme  qui  va  à  la  guilîotme,  dans  un  fourgon,  est  à  plaindre  ; 
pourtant,  s'il  pensait  à  autre  chose,  il  ne  serait  pas  plus  malheureux 
dans  son  fourgon  que  je  ne  suis  maintenant.  S'il  compte  les  tournants 
ou  les  cahots,  li  pense  aux  tournants  et  aux  cahots.  Une  afHche  vue 
de  loin,  et  qu'il  essaierait  de  lire,  pourrait  bien  l'occuper  au  dernier 
moment  ;  qu'en  savons-nous  ?  Et  qu'en  sait-il  ? 

J'ai  eu  le  récit  d'un  camarade  qui  s'est  noyé.  Il  était  tombé  entre 
un  bateau  et  le  quai,  et  resta  sous  la  coque  un  bon  moment  ;  on  le 
retira  inanimé  ;  il  revint  donc  de  la  mort,  on  peut  le  dire.  Voici  ses 
souvenirs  ;  il  se  trouva  dans  l'eau  les  yeux  ouverts,  et  il  voyait  devant 
lui  flotter  un  cable  ;  il  se  disait  qu'il  aurait  pu  le  saisir  ;  mais  il  n'en 
avait  point  l'envie  ;  cette  vue  d'eau  verte  et  de  cable  flottant  emplissait 
sa  pensée.  Tels  furent  ses  derniers  moments,  d'après  ce  qu'il  m'a 
raconté. 


LU 


Dès  qu  un  homme  cherche  le  bonheur,  il  est  condamné  à  ne  pas 
le  trouver  ;  et  il  n'y  a  point  de  mystère  là-dedans.  Le  bonheur  n'est 
point  comrne  cet  objet  en  vitrine,  que  vous  pouvez  choisir,  payer, 
emporter.  Si  vous  l'avez  bien  regardé,  il  sera  bleu  ou  rouge  chez  vous 
comme  dans  la  vitrine  ;  tandis  que  le  bonheur  n'est  bonheur  que 
quand  vous  le  tenez  ;  si  vous  le  cherchez  dans  le  monde,  hors  de  vous- 
même,  jamais  rien  n'aura  l'aspect  du  bonheur.  En  somme,  on  ne  peut 
raisonner  ni  prévoir  au  sujet  du  bonheur  ;  il  faut  l'avoir  maintenant  ; 
quand  il  paraît  être  dans  l'avenir,  songez-y  bien,  c'est  que  vous  l'avez 
déjà.  Espérer  c'est  être  heureux. 

Les  poètes  expliquent  souvent  mal  les  choses  ;  et  je  le  comprends 
bien  ;  ils  ont  tant  de  mal  à  ajuster  les  syllabes  et  les  rimes  qu'ils  sont 
condamnés  à  rester  dans  les  lieux  communs.  Ils  disent  que  le  bonheur 
resplendit  tant  qu'il  est  au  loin  et  dans  l'avenir,  et  que,  lorsqu'on  le 
tient,  ce  n  est  plus  rien  de  bon  ;  comme  si  on  voulait  saisir  l'arc-en- 
ciel,  ou  tenir  la  source  dans  le  creux  de  sa  main.  Mais  c'est  parler 

78 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

grossièrement.  Il  est  impossible  de  poursuivre  le  bonhsur,  sinon  en 
paroles  ;  et  ce  qui  attriste  surtout  ceux  qui  cherchent  le  bonheur 
autour  d'eux,  c'est  qu'ils  n'arrivent  pas  du  tout  à  le  désirer.  Jouer  au 
bridge,  cela  ne  me  dit  rien,  parce  que  je  n'y  joue  pas.  La  boxe  et 
l'escrime,  de  même  ;  la  musique,  de  même  ;  la  lecture,  ae  même. 
La  science  ne  plaît  pas  en  perspective  ;  il  faut  y  entrer.  Et  il  faut  une 
contrainte  au  commencement,  et  une  difficulté  toujours.  Un  travail 
réglé  et  des  victoires  après  des  victoires,  voilà  sans  doute  la  formule 
du  bonheur.  Et  quand  l'action  est  commune,  comme  dans  le  jeu  de 
cartes,  ou  dans  la  musique,  ou  dans  la  guerre,  c'est  alors  que  le  bonheur 
est  vil. 

Mais  il  y  a  des  bonheurs  solitaires,  qui  portent  toujours  les  mêmes 
marques,  action,  travail,  victoire  ;  ainsi  le  bonheur  de  l'avare  ou  du 
collectionneur,  qui  du  reste  se  ressemblent  beaucoup.  D  où  vient 
que  l'avarice  est  prise  pour  un  vice,  surtout  si  l'avare  en  vient  à  s  atta- 
cher aux  vieilles  pièces  d'or,  tandis  que  l'on  admire  plutôt  celui  qui 
met  en  vitrine  des  émaux,  ou  des  ivoires,  ou  des  peintures,  ou  des 
livres  rares  ?  On  se  moque  de  l'avare,  qui  ne  veut  pas  changer  son  or 
pour  d'autres  plaisirs,  alors  qu'il  y  a  des  collectionneurs  de  livres  qui 
n'y  lisent  jamais  de  peur  de  les  salir.  Dans  le  vrai,  ces  bonheurs-là, 
comme  tous  les  bonheurs,  sont  impossibles  à  goûter  de  loin.  C'est  le 
collectionneur  qui  aime  les  timbres-poste,  et  je  n'y  comprends  rien. 
De  même  c'est  le  boxeur  qui  aime  la  boxe,  et  le  chasseur  qui  aime  la 
chasse,  et  le  politique  qui  aime  la  politique.  C'est  dans  l'action  libre 
qu'on  est  heureux  ;  c'est  par  la  règle  que  l'on  se  donne  qu  on  est 
heureux  ;  par  la  discipline  acceptée  en  un  mot,  soit  au  jeu  de  foot- 
ball, soit  à  l'étude  des  sciences.  Et  ces  obligations,  vues  de  loin,  ne 
plaisent  pas,  mais  au  contraire  déplaisent.  Le  bonheur  est  une  recom- 
pense qui  vient  à  ceux  qui  ne  l'ont  pas  cherchée. 


LUI 


Un  préfet  de  police  est,  pour  mon  goût,  l'homme  le  plus  heureux. 
Pourquoi  ?  Parce  qu'il  agit  toujours,  et  toujours  dans  des  conditions 
nouvelles  et  imprévisibles  ;  tantôt  contre  le  feu  ;  tantôt  contre  1  eau  ; 
tantôt  contre  l'éboulement,  tantôt  contre  l'écrasement  ;  aussi  contre 


79 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

la  boue,  la  poussière,  les  maladies,  la  pauvreté  ;  enfin  souvent  aussi 
contre  la  colère,  et  quelquefois  contre  l'enthousiasme.  Ainsi,  à  chaque 
mmute  de  sa  vie,  cet  homme  heureux  se  trouve  en  présence  d'un  pro- 
blème bien  déterminé,  qui  exige  une  action  bien  déterminée.  Donc, 
point  de  règles  générales  ;  point  de  paperasses  ;  point  de  récrimina- 
tions ni  de  consolations  en  forme  de  rapport  administratif  ;  il  laisse 
cela  à  quelques  bureaucrates.  Lui,  il  est  perception  et  action.  Or, 
quand  ces  deux  vannes,  perception  et  action,  sont  ouvertes,  un  fleuve 
de  vie  porte  le  cœur  de  l'homme  comme  une  plum.e  légère. 

Là  est  le  secret  des  jeux.  Jouer  au  bridge,  c'est  faire  couler  la  vie 
de  la  perception  à  l'action  ;  jouer  au  foot-ball,  encore  mieux.  Sur  une 
donnée  nouvelle,  imprévisible,  dessiner  promptement  une  action,  et, 
tout  de  suite,  la  faire,  cela  remplit  la  vie  humaine  à  souhait.  Que  voulez- 
vous  désirer,  alors  ?  Que  voulez-vous  craindre  ?  Le  temps  dévore  le 
regret.  On  se  demande  souvent  quelle  peut  être  la  vie  intérieure  d'un 
voleur  et  d'un  bandit.  Je  crois  qu'il  n'en  a  point.  Toujours  à  l'affût, 
ou  dormant.  Toute  sa  puissance  de  prévoir  est  en  éclaireur,  devant 
ses  pieds  et  ses  mains.  C'est  pourquoi  l'idée  de  la  punition  ne  lui  vient 
point,  ni  aucune  autre. 

Pourquoi  la  guerre  ?  Parce  que  les  hommes  se  noient  alors  dans 
I  action.  Leur  pensée  est  comme  ces  lampes  électriques  du  tramway, 
qui  baissent  au  démarrage  ;  je  dis  leur  pensée  réfléchie.  D'où  une 
puissance  redoutable  de  l'action  ;  elle  se  justifie  à  sa  manière,  parce 
qu  elle  éteint  la  lampe  intérieure.  Par  quoi  une  foule  de  passions  viles 
sont  éteintes,  toutes  celles  que  la  réflexion  nourrit,  comme  mélancolie, 
dégoût  de  la  vie,  ou  bien  intrigue,  hypocrisie,  rancune,  ou  bien  amour 
romanesque,  ou  bien  vice  raffiné.  Mais  aussi  s'éteint  la  justice,  dans 
le  courant  de  l'action.  Le  préfet  de  police  se  bat  contre  l'émeute  de 
la  même  manière  qu'il  se  bat  contre  l'eau  et  le  feu.  L'émeutier  éteint 
sa  lampe  aussi.  Nuit  barbare.  C'est  pourquoi  il  y  eut  des  tortionnaires 
qui  enfonçaient  les  coins,  et  des  juges  qui  recevaient  les  aveux.  C'est 
pourquoi  il  y  eut  des  galériens  attachés  sur  les  bancs,  et  qui  agonisaient 
là,  qui  mouraient  là,  en  suivant  le  mouvement  des  rames  ;  et  d'autres 
hommes  qui  fouettaient.  Ceux  qui  fouettaient  ne  pensaient  qu'à  leur 
fouet.  N'importe  quel  état  de  barbarie  durera,  s'il  s'établit.  Un  préfet 
de  police  est  l'homme  le  plus  heureux  ;  je  ne  dirais  pas  qu'il  est  le 
plus  utile  des  hommes.  L'oisiveté  est  mère  de  tous  les  vices,  mais  de 
toutes  les  vertus  aussi. 


80 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


LIV 


Vous  voulez  savoir,  me  dit  Jim,  pourquoi  je  préfère  le  pan  sur  des 
vrais  chevaux  à  tous  les  jeux  de  hasard  ?  D'abord  je  puis  vous  jurer 
que  les  vraies  courses,  entre  chevaux  bien  vivants,  ne  sont  point  du 
tout  des  jeux  de  hasard.  Les  causes  sont  sous  mes  yeux,  si  je  sais  voir. 
Si  je  suivais  chaque  entraîneur  dans  son  travail,  si  je  palpais  tous  les 
chevaux  avant  la  course,  si  je  savais  quels  poids  ils  portaient  à  leur 
dernier  essai,  et  comment  on  avait  chargé  le  vieux  cheval  qui  servait 
à  compter  la  vitesse,  alors  il  ne  resterait  plus  au  hasard  qu'une  toute 
petite  part.  Mais  ces  diables  nous  cachent  tout  ;  c'est  par  hasard  qu'on 
peut  surprendre  un  essai  sur  la  piste  d'entraînement  ;  il  faut  écouter 
ce  qu'on  en  dit,  et  filtrer  tous  ces  propos  en  essayant  de  retenir  un 
bout  de  vérité  ;  le  reste,  il  faut  que  je  le  devine  en  regardant  comment 
mon  cheval  se  secoue,  comment  il  ouvre  l'oeil  et  la  narine,  comment 
il  porte  l'oreille.  Ce  n'est  pas  comme  à  vos  bêtes  de  jeux  où  vous  me 
jetez  les  cartes  ;  ici  je  fais  mon  jeu  et  ma  chance  ;  vous  ne  trouverez 
pas  un  endroit  au  monde  où  l'intelligence  et  l'attention  soient  mieux 
payées  que  sur  cette  pelouse. 

«  Quand  votre  choix  est  fait  et  quand  le  départ  est  donné,  j'avoue 
que  c'est  maintenant  une  roulette  qui  tourne.  Les  voilà  qui  bondissent 
dans  les  feuillages,  comme  des  ballons  rouges,  jaunes  et  verts.  C'est 
maintenant  que  mille  causes  imprévisibles  vont  agir.  Seulement, 
remarquez-le  bien,  ce  n'est  plus  une  bille  qui  roule  d'une  case  à  l'autre; 
ce  ne  sont  plus  des  cartes  que  l'on  tire  d'une  portée  ;  c'est  un  hasard 
vivant,  que  je  lis  à  mesure  qu'il  se  fait.  Je  vois  les  imprudences,  je  vois 
les  fautes  ;  ils  se  resserrent,  ils  se  bousculent  ;  mon  cheval  va-t-il  ^ 
dégager  ?  Quand  sa  tête  fine  se  porte  à  gauche,  et  que  sa  hanche  suit, 
il  me  semble  que  je  le  tire  ;  j'ai  bien  compris  ce  mouvement  de  jockey  ; 
la  cravache  se  lève  ;  je  mesure  le  ruban  de  piste  qui  reste  à  parcourir  ; 
je  m'allonge,  j'avale  le  vent,  je  trépigne,  je  crie  ;  ma  fortune  m  entend  ; 
elle  a  des  oreilles,  des  pattes  et  une  cravache.  Mes  raisonnements  se 
battent  contre  le  hasard  ;  je  puis  tout  craindre  et  tout  espérer  jusqu'à 
la  fin.  C'est  vivre,  cela.  » 

«  Mais,  lui  dis-je,  maître  Jim,  tous  ceux  qui  font  des  affaires  emploient 

81  6 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

leur  intelligence  contre  le  hasard  ;  ils  ont  les  mêmes  plaisirs  que  vous, 
et  plus  de  profit.  « 

«  Oui,  dit-il  ;  mais  il  n'y  a  alors  qu'une  course  pour  toute  la  vie. 
Ici  vous  perdez,  je  suppose  ;  eh  bien,  c'est  réglé  ;  vos  chances  restent 
les  mêmes  pour  la  course  suivante.  Mais  dans  votre  diablesse  de  vie, 
il  n'y  a  qu'un  départ  ;  une  perte  entraîne  une  perte.  Ainsi  moi  qui 
vous  parle...  » 

A  partir  de  ce  moment,  Jim  devint  ennuyeux  ;  et  je  m'aperçus  qu'il 
avait  un  peu  trop  bu. 


LV 


J'observais  hier  un  joli  piège  à  prendre  les  femmes.  Vous  n'ignorez 
pas  qu'elles  vont  s'habiller  cet  été,  si  le  soleil  tient  ses  promesses,  avec 
de  grosses  toiles  bleues,  roses,  vertes,  jaunes  ou  brunes  ;  et  les  plus 
fières  seront  celles  dont  la  longue  jaquette  ressemblera  le  plus  à  un 
sac  de  pommes  de  terre  bien  chiffonné. 

Avec  des  vêtements  de  ce  genre,  l'habile  vendeur  avait  disposé, 
tout  près  des  portes  et  presque  dans  la  rue,  un  appât  tout  à  fait  allé- 
chant. Représentez-vous  un  immense  comptoir  et  sur  ce  comptoir, 
un  entassement  de  jaquettes  et  de  jupes  de  toutes  les  couleurs.  Le 
costume  complet  était  annoncé  à  des  prix  tels  que  les  abeilles  buti- 
neuses bourdonnaient  autour  de  ce  champ  de  carnage  qu'on  leur 
abandonnait.  Je  les  observai  pendant  qu'elles  retournaient  cette  salade 
de  vêtements  ;  chacune  des  abeilles  avait  une  pièce  d'une  certaine 
couleur,  celle-ci  une  jaquette,  celle-là  une  jupe,  et  cherchait  la  pièce 
correspondante,  sans  succès  autant  que  je  pus  voir,  mais  non  sans 
discours  et  réclamations  passionnées.  Un  bel  homme,  cravaté  de  blanc, 
leur  répondait  avec  une  tranquillité  et  une  assurance  admirables  ; 
«  cherchez  bien  ;  tous  nos  costumes  sont  complets  ». 

Ce  désordre  et  ces  scènes  de  pillage  m'étonnaient.  D'autant  qu'à 
quelques  mètres  de  là,  c'était  un  ordre  admirable  ;  des  costumes  du 
même  genre  s'alignaient  sagement  sous  les  tringles  comme  des  pen- 
sionnaires à  la  procession. 

Un  vieil  inspecteur,  que  je  connais,  m'expliqua  cette  ruse  de  ven- 
deur :  «  Elles  peuvent  chercher,  me  dit-il,  deux  pièces  qui  aillent 

82 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ensemble  ;  il  n'y  en  a  pomt.  Aussi,  de  ces  costumes  à  bas  prix,  nous 
n'en  vendons  guère.  Mais  observez  bien  ce  qui  se  passe.  Elles  s'ap- 
prochent, attirées  par  ces  étiquettes,  et  surtout  par  cette  belle  rumeur  ; 
elles  touchent,  elles  tirent  une  manche  ;  elles  essaient  ;  cette  recherche 
passionnée  et  sans  fin  fait  naître  un  vif  désir  ;  elles  se  voient  ainsi, 
elles  se  veulent  ainsi,  en  bleu,  en  vert,  ou  en  jaune  ;  chacune  d'elles 
se  croit  victime  d'un  mauvais  sort  ;  ce  com.mis  imperturbable  les 
exaspère  encore.  Voyez  de  quel  air  elles  rejettent  un  bleu  foncé  ; 
comme  elles  s'en  prennent  au  jaune  ou  au  brun  tout  d'un  coup  ;  et 
quels  discours  elles  font  aux  deux  ou  trois  vendeuses  introuvables, 
on  les  dirait  sourdes  et  muettes,  que  je  leur  livre  comme  victimes. 
Nous  enregistrons  deux  cents  réclamations  à  l'heure.  Tout  ce  travail, 
tout  ce  mouvement  inutile,  transforme  enfin  la  curiosité  en  désir  ; 
le  désir,  après  une  heure  d'abrutissement,  devient  idée  fixe.  C'est 
pourquoi  elles  tomberont  enfin  sur  ces  honnêtes  costumes  bien  rangés, 
qui  sont  du  même  genre  que  les  autres,  à  peu  près,  mais  que  nous 
vendons  beaucoup  plus  cher.  C'est  là  que  nous  les  attendons  ». 


LVI 


Il  y  a  pourtant  assez  de  maux  réels  ;  cela  n'empêche  pas  que  les 
gens  y  ajoutent,  par  une  sorte  d'entraînement  de  l'imagination.  Vous 
rencontrez  tous  les  jours  un  homme  au  moins  qui  se  plaindra  du 
métier  qu'il  fait,  et  ses  discours  vous  paraîtront  toujours  assez  forts, 
car  il  y  a  à  dire  sur  tout,  et  rien  n'est  parfait. 

Vous,  professeur,  vous  avez,  dites-vous,  à  instruire  de  jeunes  brutes 
qui  ne  savent  rien  et  qui  ne  s'intéressent  à  rien  ;  vous,  ingénieur, 
vous  êtes  plongé  dans  un  océan  de  paperasses  ;  vous,  avocat,  vous 
plaidez  devant  des  juges  qui  digèrent  en  somnolant  au  heu  de  vous 
écouter.  Ce  que  vous  dites  est  sans  doute  vrai,  et  je  le  prends  pour 
tel  ;  ces  choses-là  sont  toujours  assez  vraies  pour  qu'on  puisse  les 
dire.  Si  avec  cela  vous  avez  un  mauvais  estomac,  ou  des  chaussures 
qui  prennent  l'eau,  je  vous  comprends  très  bien  ;  voilà  de  quoi  mau- 
dire la  vie,  les  hommes,  et  même  Dieu,  si  vous  croyez  qu'il  existe. 

Cependant,  remarquez  une  chose  ;  c'est  que  cela  est  sans  fin,  et 
que  tristesse  engendre  tristesse.  Car,  à  vous  plaindre  ainsi  de  la  des- 

83 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

tinée,  vous  augmentez  vos  maux,  vous  vous  enlevez  d'avance  tout 
espoir  de  rire,  et  votre  estomac  lui-même  s'en  trouve  encore  plus 
mal.  Si  vous  aviez  un  ami,  et  s'il  se  plaignait  amèrement  de  toutes 
choses,  vous  essaieriez  sans  doute  de  le  calmer  et  de  lui  faire  voir  le 
monde  sous  un  autre  aspect.  Pourquoi  ne  seriez-vous  pas  un  précieux 
ami  pour  vous-même  ?  Mais  oui,  sérieusement,  je  dis  qu'il  faut  s'aimer 
un  peu  et  être  bon  avec  soi.  Car  tout  dépend  souvent  d'une  première 
attitude  que  l'on  prend. 

Voici  une  petite  pluie  ;  vous  êtes  dans  la  rue,  vous  ouvrez  votre 
parapluie  ;  c'est  assez.  A  quoi  bon  dire  :  '(  Encore  cette  sale  pluie  »  ; 
cela  ne  leur  fait  rien  du  tout  aux  gouttes  d'eau  ni  au  nuage,  ni  au 
vent.  Pourquoi  ne  dites-vous  pas  aussi  bien  :  (^  Oh,  la  bonne  petite 
pluie  !  »  Je  vous  entends,  cela  ne  fera  nen  du  tout  aux  gouttes  d'eau  ; 
c'est  vrai  ;  mais  cela  vous  sera  bon  à  vous  ;  tout  votre  corps  se  secouera 
et  véritablement  s'échauffera,  car  tel  est  l'effet  du  plus  petit  mouve- 
ment de  joie  ;  et  vous  voilà  comme  il  faut  être  pour  recevoir  la  pluie 
sans  prendre  un  rhume. 

ht  prenez  aussi  les  hommes  comme  la  pluie.  Cela  n'est  pas  facile, 
dites-vous.  Mais  si  ;  c'est  bien  plus  facile  que  pour  la  pluie.  Car  votre 
sourire  ne  fait  rien  à  la  pluie,  mais  il  fait  beaucoup  aux  hommes,  et, 
simplement  par  imitation,  il  les  rend  déjà  moins  tristes  et  moins  en- 
nuyeux. Sans  compter  que  vous  leur  trouverez  aisément  des  excuses, 
si  vous  regardez  en  vous.  Marc-Aurèle  disait  tous  les  matins  :  «  Je 
vais  rencontrer  aujourd'hui  un  vaniteux,  un  menteur,  un  injuste,  un 
ennuyeux  bavard  :  ils  sont  ainsi  à  cause  de  leur  ignorance  ». 


LVII 


Je  suis  forcé  de  le  constater,  il  n'y  a  pas  beaucoup  d'amitié  réelle 
entre  les  hommes.  Je  n'entends  que  des  récriminations  :  «  Alors,  dit 
l'un,  il  faudra  que  je  sois  privé  de  pain  frais  un  jour  par  semaine  ?  » 
et  l'autre  :  «  Quand  j'irai  me  promener  le  dimanche  à  la  campagne,  je 
trouverai  les  auberges  fermées  ?  »  Et  un  troisième  :  «  Tous  les  magasins 
fermés  le  dimanche,  ça  va  être  agréable  ;  et  si  j'ai  besoin  de  gants 
frais  ?  »  Ainsi  parlent  ceux  auxquels  la  loi  nouvelle  n'impose  qu  un 
changement  dans  leurs  habitudes,  et  encore  bien  moins  important 


84 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

qu'ils  ne  le  disent.  Et  l'on  s'étonne,  après  cela,  que  les  commerçants, 
qui  risquent  d'y  perdre  quelque  chose,  se  plaignent,  s'agitent  et 
menacent. 

Il  est  trop  clair  que  pour  beaucoup  de  gens,  le  bien-être  des  autres 
pèse  réellement  fort  peu.  Les  travailleurs  ne  manquent  pas  d'amis, 
tant  qu'il  n'en  coûte  rien  ;  aussitôt  qu'il  faudrait  seulement  sacrifier 
un  café  au  lait  ou  une  partie  de  manille,  tous  crient  comme  les  cor- 
neilles du  clocher. 

Vrai,  on  dirait  qu'ils  ont  au  cœur  une  vieille  haine,  endormie  par 
l'habitude,  mais  que  le  plus  petit  changement  réveille.  Vous  avez 
entendu  souvent  la  plus  douce  des  femmes,  au  sujet  d'un  verre  cassé, 
ou  d'un  coup  de  balai  négligent  ;  ce  qui  est  dit  alors  à  la  bonne  ou  au 
petit  groom  n'est  pas  agréable  à  entendre.  Mais  je  passe  sur  les  dis- 
cours, c'est  l'accent  qui  me  blesse,  toutes  les  passions  s'y  montrent  ; 
on  sent  que  la  gorge  est  serrée  et  la  poitrine  frémissante  ;  la  brute 
homérique  devait  avoir  de  ces  accents  là  lorsqu'elle  disait  à  son  ennemi 
blessé  :  «  Je  vais  faire  de  toi  un  cadavre  bleu  et  vert  ;  et  il  y  aura  autour 
de  ton  beau  visage  plus  de  mouches  que  de  jolies  femmes.  » 

Vous  dites  que  j'exagère,  que  l'autre  colère  n'est  point  homicide. 
Je.  ne  sais.  Elle  frappe  souvent  ;  souvent  la  gifle  suit  de  près  le  discours. 
Beaucoup  même,  parmi  ceux  ou  celles  qui  ne  frappent  pas,  osent 
dire  :  ^^  Il  y  a  des  moments  où  cela  ferait  du  bien  de  donner  une  gifle.  » 
Voilà  qui  me  fait  comprendre  les  apaches.  Entre  une  gifle  et  un  coup 
de  couteau,  c'est  l'éducation  qui  fait  la  différence  :  la  colère  est  tou- 
jours la  même,  toujours  aussi  laide. 

Il  est  nécessaire  que  tous  les  hommes  et  que  toutes  les  femmes  se 
répètent  à  eux-mêmes,  à  tout  propos  :  '<  La  colère  est  une  maladie  ; 
la  colère  est  une  courte  folie  ;  la  colère  est  aussi  avilissante  que  l'ivro- 
gnerie. "  il  faut  que  chacun,  avant  de  prendre  feu,  mesure  le  faible 
dommage  qu'il  supporte,  le  faible  travail  qu'il  a  à  faire  pour  tout 
réparer,  le  chagrin  qu'il  cause  à  autrui,  et  le  mal  qu'il  se  fait  à  lui- 
même. 

Souvent  la  plus  simple  parole  d'un  homme  sage  fait  l'effet  d  une 
douche  froide.  Un  ouvrier,  discutant  sur  la  guerre,  disait,  non  sans 
force  :  "  J'ai  bien  travaillé,  j'ai  préparé  ma  soupe,  et  un  Prussien 
viendra  la  manger  !  »  Un  autre  lui  répondit  :  «  Camarade,  vous  n'allez 
pas  tuer  un  homme  pour  une  soupe  ?  > 


85 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


LVIÎI 


Il  y  a  une  politesse  cîe  courtisan,  qui  n'est  pas  belle.  Mais  aussi  ce 
n'est  point  de  la  politesse.  Et  il  me  semble  que  tout  ce  qui  est  voulu 
est  hors  de  la  politesse.  Par  exemple  un  homme  réellement  poli  pourra 
traiter  durement  et  jusqu'à  la  violence  un  homme  méprisable  ou 
méchant  ;  ce  n'est  point  de  l'impolitesse.  La  bienveillance  délibérée 
n'est  pas  de  la  politesse  ;  la  flatterie  calculée  n'est  pas  non  plus  de  la 
politesse.  La  politesse  se  rapporte  seulement  aux  actions  que  l'on 
fait  sans  y  penser,  et  qui  expriment  quelque  chose  que  nous  n'avons 
pas  l'intention  d'exprim.er. 

Un  homme  de  premier  mouvement,  qui  dit  tout  ce  qui  lui  vient, 
qui  s'abandonne  au  premier  sentiment,  qui  marque  sans  retenue  de 
l'étonnement,  du  dégoût,  du  plaisir,  avant  même  de  savoir  ce  qu'il 
éprouve,  est  un  homm.e  impoli  ;  il  aura  toujours  à  s'excuser,  parce 
qu'il  aura  troublé  et  inquiété  les  autres  sans  intention,  contre  son 
intention. 

Il  est  pénible  de  blesser  quelqu'un  sans  l'avoir  voulu,  par  un  récit 
à  l'étourdie.  L'homme  poli  est  celui  qui  sent  la  gêne  avant  que  le  mal 
soit  sans  remède  et  qui  change  de  route  élégamment  ;  mais  il  y  a  plus 
de  politesse  encore  à  deviner  d'avance  ce  qu'il  faut  dire  et  ce  qu'il 
ne  faut  pas  dire,  et,  dans  le  doute,  à  laisser  au  maître  de  la  maison  la 
direction  des  propos.  Tout  cela  pour  éviter  de  nuire  sans  l'avoir 
voulu  ;  car,  s'il  juge  nécessaire  de  piquer  un  dangereux  personnage 
au  bon  endroit,  libre  à  lui  ;  son  acte  relève  alors  de  la  morale  à 
proprement  parler,  et  non  plus  de  la  politesse. 

Impolitesse  est  toujours  maladresse.  Il  est  m.échant  de  faire  sentir 
à  quelqu'un  l'âge  qu'il  a  ;  mais  si  on  le  fait  sans  le  vouloir,  par  geste 
ou  physionomie,  ou  parole  trop  peu  méditée,  on  est  impoli.  Marcher 
sur  le  pied  de  quelqu'un  est  violence  si  on  le  fait  volontairem.ent  ;  si 
c'est  involontairement,  c'est  impolitesse.  Les  impolitesses  sont  des 
ricochets  imprévus  ;  un  homme  poli  les  évite,  et  ne  touche  qu'oii  il 
veut  toucher  ;  il  n'en  touche  que  mieux.  Poli  ne  veut  pas  dire  flatteur 
nécessairement. 

La  politesse  est  donc  une  habitude  et  une  aisance.  L'impoli  c  est 

8Ô 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

celui  qui  fait  autre  chose  que  ce  qu'il  veut  faire,  comme  s'il  accroche 
des  vaisselles  ou  des  bibelots  ;  c'est  celui  qui  dit  autre  chose  que  ce 
qu'il  veut  dire,  ou  qui  signifie  par  le  ton  brusque,  par  la  voix  forte 
inutilement,  par  l'hésitation,  par  le  bredouillement,  autre  chose  que 
ce  qu'il  veut  signifier.  La  politesse  peut  donc  s'apprendre  comme 
l'escrime.  Un  fat  est  un  homime  qui  signifie  sans  savoir  quoi,  par 
extravagance  voulue.  Un  timide  est  un  homme  qui  voudrait  bien  ne 
pas  être  fat,  mais  qui  ne  sait  comment  faire  parce  qu'il  aperçoit  l'impor- 
tance des  actes  et  des  paroles  ;  aussi  le  voyez-vous  se  resserrer  et  se 
contracter,  afin  de  s'empêcher  d'agir  ou  de  parler  ;  effort  prodigieux 
sur  lui-même,  qui  le  rend  tremblant,  suant,  et  rouge,  et  encore  plus 
maladroit  qu'il  ne  serait  au  naturel.  La  grâce  au  contraire  est  un 
bonheur  d'expression  et  de  mouvement,  qui  n'inquiète  et  ne  blesse 
personne,  ht  les  qualités  de  ce  genre  importent  beaucoup  pour  le 
bonheur.  Un  art  de  vivre  ne  doit  point  les  négliger. 


LIX 


«  En  reprochant  à  l'amour  de  devenir  souvent  aveugle,  on  oublie 
que  la  haine  reste  toujours  telle,  et  à  un  degré  bien  plus  funeste.  >> 
C'est  le  temps  de  transcrire  cette  pensée  d'Auguste  Comte,  qui  est 
parmi  les  plus  belles  que  je  connaisse.  Spinoza  avait  déjà  dit  que 
l'amour  doit  toujours  vaincre  la  haine,  comme  plus  naturel,  et  meilleur 
pour  la  santé.  Mais  le  Positiviste  ingénu  y  ajoute  quelque  chose  de 
plus  profond,  c'est  que  l'amour  seul  éclaire  un  caractère  comme  il 
faut,  toujours  d'après  cette  idée  directrice  que  les  affections  sympa- 
thiques sont  naturellement  bien  dessinées,  mais  manquent  toujours 
de  force  contre  la  passion  de  défense  personnelle,  et  par  conséquent 
peuvent  toujours  être  niées  sans  que  l'expérience  témoigne  assez  pour 
elles.  Si  je  crois  qu'un  homme  est  vendu,  il  se  vendra  ;  si  je  me  défie, 
l'on  me  mentira  ;  enfi.n  une  condamnation  est  toujours  assez  juste 
selon  les  faits,  mais  toujours  injuste  dans  le  fond.  Bref  si  l'on  ne  fait 
crédit  à  la  vertu,  elle  meurt  comme  une  plante  sans  soleil. 

L'optimisme  est  niais  lorsqu'il  veut  adorer  l'ordre  extérieur  ;  et 
Voltaire  a  révélé  toute  la  force  de  son  génie  destructeur  lorsqu'il  l'a 
montré  dans  Candide.  Mais  en  ce  qui  concerne  l'ordre  humain,  on 

87 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ne  peut  le  juger  sainement  que  si  on  l'aime  d'abord  par  préjugé  ;  car 
il  répond  à  chaque  mjure  par  un  vice  défini  et  consolidé.  C'est  pourquoi 
les  satiriques  font  plus  de  mal  que  de  bien,  tout  compté. 

Si  je  dis  et  montre  que  tous  les  commerçants  sont  des  voleurs, 
qu'arrivera-t-il  d'une  probité  naturellement  chancelante,  et  toujours 
battue  en  brèche  par  les  passions  et  les  occasions  ?  <  Ma  foi  soyons 
voleur,  puisqu'on  dit  que  tout  le  monde  l'est.  »  Pareillement  ce  monde 
parlementaire,  sous  les  injures  anarchistes  ;  il  se  croit  pire  qu'il  n'est. 
Et  le  mal  est  à  son  comble,  s'ils  viennent  à  croire  que  le  désordre,  la 
frivolité,  la  corruption  sont  des  fruits  humains  naturels. 

On  accepte  aisément  la  guerre,  dès  qu'elle  est  éclairée  par  la  haine 
seulement.  Si  l'on  y  voj^ait  au  contraire  l'amour  encore,  la  fraternité, 
toutes  les  forces  de  la  paix,  alors  on  serait  mieux  disposé  à  redresser 
cette  prétendue  nécessité,  de  façon  que  les  vertus  guerrières  triomphent 
de  la  guerre. 

C'est  pourquoi  notre  auteur  est  bien  touchant  lorsqu'il  propose, 
comme  emblème  de  l'Humanité  future,  une  mère  portant  son  fils. 
L'mstinct  des  foules  avait  déjà  divinisé  cette  image,  malgré  une  sau- 
vage théologie,  qui  maudissait  la  nature  humaine.  Car  c'est  sous  le 
regard  de  la  mère  que  l'enfant  grandit  et  se  développe  comme  il  faut. 
Le  courage  répond  alors  à  l'espérance.  Au  heu  que  celui  qui  se  sent 
haï  ou  méprisé  s'organise  d'après  cela,  et  justifie  le  calomniateur. 
Celui  qui  a  bien  saisi  ce  mécanism.e  des  passions  tient  un  grand  et 
beau  secret.  Voilà,  lecteur,  pour  tes  étrennes. 


LX 


Il  y  a  deux  espèces  d'hommes,  ceux  qui  s'habituent  au  bruit  et 
ceux  qui  essaient  de  faire  taire  les  autres.  J'en  ai  connu  beaucoup 
qui,  lorsqu'ils  travaillent  ou  lorsqu'ils  attendent  le  sommeil,  entrent 
en  fureur  pour  une  voix  qui  murmure  ou  pour  une  chaise  un  peu 
vivement  remuée  ;  j'en  ai  connu  d'autres  qui  s'interdisent  absolument 
de  régler  les  actions  d'autrui  ;  ils  aimeraient  mieux  perdre  une  pré- 
cieuse idée  ou  deux  heures  de  sommeil  que  d'arrêter  les  conversa- 
tions, les  rires  et  les  chants  du  voisin. 

Ces  deux  espèces  de  gens  fuient  leurs  contraires  et  cherchent  leurs 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

semblables  par  le  monde.  C'est  pourquoi  on  rencontre  des  familles 
qui  diffèrent  beaucoup  les  unes  des  autres  par  les  règles  et  les  maximes 
de  la  vie  en  commun. 

Il  y  a  des  familles  où  il  est  tacitement  convenu  que  ce  qui  déplaît 
à  l'un  est  interdit  à  tous  les  autres.  L'un  est  gêné  par  le  parfum  des 
fleurs,  l'autre  par  les  éclats  de  voix  ;  l'un  exige  le  silence  du  soir  et 
l'autre  le  silence  du  matin.  Celui-ci  ne  veut  pas  qu'on  touche  à  la 
religion  ;  celui-là  grince  des  dents  dès  que  l'on  parle  politique.  Tous 
s'accordent  les  uns  aux  autres  un  droit  de  "  veto  >  ;  tous  exercent  ce 
droit  avec  majesté.  L'un  dit  :  «  J'aurai  la  migraine  toute  la  journée,  à 
cause  de  ces  fleurs  "  ;  et  l'autre  :  «  Je  n'ai  pas  fermé  l'œil  cette  nuit, 
à  cause  de  cette  porte  qui  a  été  poussée  un  peu  trop  vivement  vers 
onze  heures.  "  C'est  à  l'heure  du  repas,  comme  à  une  sorte  de  Parle- 
ment, que  chacun  fait  ses  doléances.  Tous  connaissent  bientôt  cette 
charte  compliquée,  et  l'éducation  n'a  pas  d'autre  objet  que  de  l'ap- 
prendre aux  enfants.  Finalement,  tous  sont  immobiles,  et  se  regardent, 
et  disent  des  pauvretés.  Cela  fait  une  paix  morne  et  un  bonheur 
ennuyé.  Seulement  comme,  tout  com.pte  fait,  chacun  est  plus  gêné 
par  tous  les  autres  qu'il  ne  les  gêne,  tous  se  croient  généreux  et  répètent 
avec  conviction  :  <  Il  ne  faut  pas  vivre  pour  soi  ;  il  faut  penser  aux 
autres.  » 

Il  y  a  aussi  d'autres  familles  où  la  fantaisie  de  chacun  est  chose 
sacrée,  chose  aimée,  et  où  nul  ne  songe  jamais  que  sa  joie  puisse  être 
importune  aux  autres.  Mais  ne  parlons  point  de  ceux-là  ;  ce  sont  des 
égoïstes. 


LXI 


Agénor  a  manqué  le  bateau.  Cela  s'est  fait  par  un  concours  de 
petites  et  stupides  circonstances.  Pourquoi  n'a-t-il  pas  redit  l'heure 
du  départ  à  l'hôtesse  et  au  garçon  lui-même  ?  Pourquoi  n'a-t-il  pas 
pris  une  voiture,  comme  il  fait  d'ordinaire  ?  Belle  économie  !  Pour- 
quoi, un  quart  d'heure  avant  le  coup  de  sirène,  alors  qu'il  attendait 
comme  sœur  Anne,  n'a-t-il  pas  couru  ?  Hélas  !  La  confiance  nous 
vient  justement  à  l'approche  du  malheur.  Et  la  chose  s'est  faite.  La 
sirène  a  mugi  deux  fois  ;  le  capitaine  a  sonné  aux  machines  ;  les  roues 
ont  battu  l'eau,  et  le  petit  orchestre  a  lancé  sa  marche  triomphale, 

89 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

OUI,  juste  au  moment  où  le  tablier  vert  du  garçon  apparaissait  à  travers 
les  voitures.  Oui,  les  Dieux  ont  permis  cela. 

Mais  Agénor  ne  l'a  point  permis.  Après  un  discours  vif  au  garçon, 
il  va  de  long  en  large,  les  yeux  tantôt  à  l'horloge,  tantôt  au  bateau 
qui  s'éloigne  ;  et  toujours  il  remet  devant  ses  yeux  l'instant  fatal.  Il 
se  voit  sur  le  bateau,  écoutant  les  musiciens,  et  les  coups  de  la  machine  ; 
puis  tout  à  coup  il  se  revoit  sur  le  bord,  et  le  bateau  s'en  allant.  C'est 
un  cercle  dont  il  ne  peut  point  sortir,  dont  il  ne  veut  point  sortir. 

Quand  même,  Agénor,  ta  fortune  dépendrait  de  ce  départ  manqué, 
il  faudrait  pourtant  accepter  la  chose,  et  tourner  cette  page  de  la  vie. 
Car  il  faut  bien  se  soumettre  à  la  nécessité  ;  et  pèse  bien  ce  mot  :  il 
faut  ;  car  tu  n'es  point  consulté  ;  tu  n'y  peux  rien.  Ce  qui  te  met  en 
colère,  c  est  que  tu  crois  que  ces  triviales  circonstances  auraient  pu 
être  autres  qu'elles  n'ont  été.  Mais  tu  sais  bien  que  cela  n'a  point  de 
sens.  Les  pas  d'un  garçon  d'hôtel  sont  déterminés  comme  le  vent, 
la  pluie,  et  l'avalanche  ;  et  tes  oublis  mêmes  dépendent  des  choses 
que  tu  vois,  de  celles  que  tu  as  vues,  de  tes  lectures,  de  ton  éducation, 
de  toute  ta  vie.  Si  tu  pensais  bien,  tu  jugerais  qu'il  est  aussi  impossible 
que  tu  aies  pris  ce  bateau  qu'il  l'est  que  tu  sois  dans  la  planète  Mars 
ou  au  Pôle  Nord.  Car  il  n'y  a  point  de  degrés  dans  l'impossible. 

Mais,  bien  mieux,  tu  n'avais  point  de  raison  pressante  pour  partir 
à  cette  heure-là.  Tu  voulais  seulement  te  promener.  II  y  aura  un 
autre  départ  dans  deux  heures.  Tu  éviteras  la  chaleur  du  jour  ;  tu 
verras  un  soleil  couchant  sur  l'eau.  Toute  chose  a  deux  anses,  comme 
dirait  cet  ancien  ;  prends  donc  l'événement  par  son  bon  côté.  Ta  vie 
coule  ici  aussi  bien  que  là-bas.  Je  ne  te  vois  qu'un  malheur  réel,  c'est 
cette  mauvaise  humeur  que  tu  nourris  de  déclamations,  comme  un 
poète  tragique. 


LXÏI 


Comme  j'expliquais  ce  que  réellement  j'essaie  de  mettre  moi- 
même  en  pratique,  c'est-à-dire  qu'il  faut  prendre  les  discours  pas- 
sionnés commiC  des  bruits  seulement,  sans  y  chercher  un  sens,  un 
ami  me  disait  :  «  Ce  n'est  pas  toujours  possible.  La  passion  rend  élo- 
quent ;  souvent  elle  trouve  un  mot  piquant  et  empoisonné  ;  plus  on 
y  pense,  plus  on  est  irrité  et  humilié.  Il  est  difficile  de  prendre  comme 


90 


LES   PROPOS    D'ALAIN 

un  simple  bruit  des  injures  si  bien  calculées.  Elles  sont  pensées  ;  elles 
sont  méditées  ;  la  passion  ne  fait  que  leur  ouvrir  un  passage  ;  nous 
connaissons  une  pensée  fort  désagréable,  et  jusque-là  secrète,  on  n'y 
peut  pas  rester  indifférent.  >  Cet  Ami  est  un  homme  vif,  qui  aime  ses 
passions. 

Pour  moi,  dans  ces  cas-là,  je  tiens  pour  î'animal-machine.  Je  me 
dis  que  l'automatisme  pur  peut  bien  avoir  du  talent  et  de  l'éloquence, 
comme  on  voit  souvent  chez  les  malheureuses  femmes  que  l'on  endort 
et  à  qui  l'on  suggère  ceci  ou  cela.  Elles  sont  comédiennes  ou  tragé- 
diennes comme  une  boîte  à  musique  joue  un  air  ou  un  autre  ;  bref 
elles  ne  pensent  pomt  ce  qu'elles  disent.  Aussi  je  choisis  toujours  de 
penser  que,  dans  îa  colère,  mon  semblable  parle  sans  savoir. 

Et,  quant  aux  opinions  cachées,  que  îa  colère  délivrerait  soudain, 
je  n  y  crois  pas  beaucoup.  Il  taut  se  défier  ici  de  l'imagination  rétros- 
pective :  «  Je  le  pensais,  puisque  je  l'ai  dit.  »  Les  pensées  concernant 
les  autres,  tant  qu'elles  ne  sont  pas  expnm.ées  au  dehors,  ce  ne  sont 
que  des  essais,  des  esquisses,  que  l'on  corrige,  que  l'on  adoucit,  que 
l'on  tempère  par  des  vues  opposées  l'instant  d'après.  Diable,  ce  n'est 
pas  une  petite  affaire  que  de  tracer  pour  soi-même  le  portrait  moral 
de  quelqu'un,  La  parole  passionnée  ne  fait  que  jeter  au  nez  des  gens 
les  morceaux  de  ce  travail  compliqué  ;  elle  est  menteuse  en  cela  ; 
elle  trompe  les  autres  et  nous  trompe  nous-mêmes.  Car  il  n'est  pas 
rare  que  nous  soyons  persuadés  par  notre  propre  éloquence,  aussi 
bien  qu'engagés  d'honneur  par  nos  injures.  Par  ces  motifs,  il  est  tou- 
jours sage  d'attribuer  au  seul  mécanisme  de  l'automate  bavard  les 
injures  bien  dirigées  tout  aussi  bien  que  les  cns  inarticulés  et  les 
jurons. 

Lorsque  quelqu'un  me  dit  d'un  autre  :  «  Il  me  méprise  ;  il  a  voulu 
m  humilier  ;  il  a  voulu  me  faire  entendre,  etc.  ",  je  ne  me  trompe 
jamais  en  disant  :  <<  Il  n'en  pense  pas  si  long.  C'est  peut-être  un  homme 
qui  a  mal  à  l'estomac.  »  En  bref,  la  vie  intérieure  n'est  jamais  si  riche 
qu'on  le  croit.  Les  paroles  y  ajoutent  beaucoup,  et,  en  tout  cas,  la  tra- 
duisent très  mal.  Mais  les  psychologues  sont  bien  loin  de  cette  sagesse, 
eux  qui  veulent  toujours  cherc'her  ce  qu'un  fou  peut  bien  penser 
quand  il  dit  :  «  Je  suis  mort,  je  suis  un  autre  que  moi  ;  je  suis  de  beurre, 
je  vais  fondre  ;  je  suis  de  verre,  je  vais  me  casser.  >' 


91 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


LXIII 


Je  cherche,  au  sujet  d'un  suicide,  qui  sera  longtemps  présent  à 
nos  mémoires,  ce  qui  fait  que  l'homme  qui  veut  être  juste  et  raison- 
nable semble  souvent  n'avoir  dompté  certaines  passions  que  pour  être 
attaqué  et  vaincu  par  d'autres,  et  aussi  par  quelles  pensées  il  pourrait 
combattre  le  désespoir. 

Juger  d'une  situation,  poser  un  problème  difficile,  en  chercher  la 
solution,  ne  la  point  trouver,  ne  savoir  à  quoi  se  résoudre,  tourner 
dans  les  mêmes  pensées  comme  un  cheval  au  manège,  cela  seul,  direz- 
vous,  est  un  tourment,  et  l'intelligence  a  des  pointes  aussi  pour  nous 
piquer.  Non,  point  du  tout.  11  faut  justement  commencer  par  ne  point 
tomber  dans  cette  erreur-là  .11  y  a  beaucoup  de  problèmes  oii  l'on  ne 
voit  rien  ;  et  l'on  s'en  console  aisément.  Un  conseil,  un  liquidateur, 
un  juge  peuvent  très  bien  décider  qu'une  affaire  est  sans  espérance, 
ou  même  ne  rien  pouvoir  décider,  sans  perdre  l'appétit  m  le  sommeil. 
Ce  qui  nous  blesse,  dans  des  pensées  inextricables,  ce  ne  sont  pas  les 
pensées  inextricables,  c'est  plutôt  une  espèce  de  lutte  et  de  résistance 
contre  cela  même,  ou,  si  vous  voulez,  un  désir  que  les  choses  ne  soient 
pas  comme  elles  sont.  Dans  tout  mouvement  de  passion,  je  crois  qu'il 
y  a  une  résistance  contre  l'irréparable.  Par  exemple,  si  quelqu'un 
souffre  d'aimer  une  femme  sotte,  ou  vaniteuse,  ou  froide,  c'est  qu'il 
s  obstine  à  vouloir  qu'elle  ne  soit  pas  comme  elle  est.  De  même,  lors- 
qu'une ruine  est  inévitable,  et  qu'on  le  sait  bien,  la  passion  veut 
espérer,  et  ordonne  en  quelque  sorte  à  la  pensée  de  refaire  encore 
une  fois  la  même  route,  afin  de  trouver  quelque  bifurcation  qui  con- 
duise autre  part.  Mais  le  chemin  est  fait  ;  l'on  en  est  justement 
où  l'on  en  est  ;  et,  dans  les  chemins  du  Temps,  on  ne  peut  ni 
retourner  en  arrière,  ni  refaire  deux  fois  la  même  route.  Aussi  je  tiens 
qu'un  caractère  fort  est  celui  qui  se  dit  à  lui-même  où  il  en  est,  quels 
sont  les  faits,  quel  est  au  juste  l'irréparable,  et  qui  part  de  là  vers 
l'avenir.  Mais  ce  n'est  pas  facile,  et  il  faut  s'y  exercer  dans  les  petites 
choses  ;  sans  quoi  la  passion  sera  comme  le  lion  en  cage,  qui  pendant 
des  heures  piétine  devant  la  grille,  comme  s'il  espérait  toujours,  quand 
il  est  à  un  bout,  qu'il  n'a  pas  bien  regardé  à  l'autre.  Bref,  cette  tristesse 

92 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

qui  naît  de  la  contemplation  du  passé  ne  sert  à  rien,  et  même  est  très 
nuisible,  parce  qu'elle  nous  fait  réfléchir  vainement  et  cliercher  vaine- 
ment. Spinoza  dit  que  le  repentir  est  une  seconde  faute. 

«  Mais,  dit  l'homme  triste,  s'il  a  lu  Spinoza,  je  ne  puis  toujours  pas 
être  gai  si  je  suis  triste  ;  cela  dépend  de  mes  humeurs,  de  ma  fatigue, 
de  mon  âge  et  du  temps  qu'il  fait.  "  Bon.  Dites-vous  cela  à  vous-même, 
dites-vous  sérieusement  cela,  renvoyez  la  tristesse  à  ses  vraies  causes  ; 
il  me  semble  que  vos  lourdes  pensées  seront  chassées  par  là,  comme 
des  nuages  par  le  vent.  La  terre  sera  chargée  de  maux,  mais  le  ciel 
sera  clair  ;  c'est  toujours  cela  de  gagné  ;  vous  aurez  renvoyé  la  tristesse 
dans  le  corps  ;  vos  pensées  en  seront  comme  nettoyées.  Ou  disons, 
si  vous  voulez,  que  la  pensée  donne  des  ailes  à  la  tristesse,  et  en  fait 
un  chagrin  planant  ;  tandis  que  par  ma  réflexion,  si  elle  vise  bien,  je  lui 
casse  les  ailes,  et  je  n'ai  plus  qu'un  chagrin  rampant.  Il  est  toujours 
devant  mes  pieds,  mais  il  n'est  plus  devant  mes  yeux.  Mais,  voilà  le 
diable,  nous  voulons  toujours  un  chagrin  qui  vole  bien  haut. 


LXIV 


Comme  nous  parlions  de  ce  canon  qui  a  sauté,  quelqu  un  dit  : 
«  Comment  trouve-t-on  des  hommes  qui  osent  manier  de  tels  engins  ? 
Comment  ne  s'enfuient-ils  pas  au  moment  où  l'on  va  fermer  la  culasse  ? 
Je  comprends  qu'on  soit  courageux  par  colère,  et  contre  des  hommes  ; 
mais  comment  tenir  de  sang-froid  en  présence  d'un  monstre  d  acier 
poli,  infl.exible  et  invincible  ?  " 

Le  philosophe  répondit  :  «  On  n'éprouve  pas  la  peur  par  raison, 
sans  quoi  la  vie  serait  impossible  ;  car  il  y  a  toujours  d'assez  bonnes 
raisons  d'avoir  peur  de  n'importe  quoi.  Cette  maison  peut  s  écrouler. 
La  terre  peut  se  mettre  à  trembler  ici  ;  elle  tremble  bien  à  Constan- 
tine.  Ce  chien,  que  je  caresse,  peut  être  enragé,  et  se  jeter  sur  moi 
dans  un  accès  imprévisible.  Cet  homme,  qui  me  suit,  peut  devenir 
subitement  fou.  Voilà  des  suppositions  raisonnables,  qui  m.e  laissent 
pourtant  le  cœur  et  l'estomac  parfaitement  tranquilles.  Dès  qu'il  est 
endurci  par  la  coutume,  et  qu'il  ne  rencontre  que  des  objets  familiers, 
n'importe  qui  est  un  héros  pour  celui  qui  raisonne  ;  mais  non  pour 
lui-même,  car  il  n'a  rien  à  vaincre.  '> 

93 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

«  La  peur,  dit  un  autre,  viendrait  donc  des  objets  nouveaux.  Mais 
fort  souvent  ils  excitent  plutôt  la  curiosité  que  la  peur,  j'ai  traversé 
un  orage  en  montagne  ;  le  jour  s'était  changé  en  nuit  ;  les  éclairs  mon- 
traient seuls  les  gorges  profondes  où  j'étais,  et  le  torrent  subitement 
grossi  ;  le  bruit  assourdissait  ;  de  grosses  pierres  tombaient  sur  le 
chemin.  Le  danger  était  nouveau  pour  moi  et  très  réel  ;  mais  ce  spec- 
tacle sauvage  m'occupait  trop,  et  je  n'eus  pas  un  mouvement  de  peur. 
J'aurais  plutôt  dit  à  toutes  ces  forces  :  Hardi  !  Em.poignez-vous  !  Et 
pourtant  je  suis  bien  loin  d'être  à  l'abri  de  la  peur.  ' 

*<  On  n'a  peur,  répondit  le  philosophe,  que  si  l'on  fait  attention  à 
soi  ;  je  l'entends  au  sens  précis,  faire  attention  à  ce  que  l'on  éprouve 
dans  son  corps.  Le  commencement  de  la  peur  est  un  sentiment  d'an- 
xiété, qui  ne  naît  point  du  tout  des  idées  que  l'on  a,  mais  bien  de  ce 
que  1  on  perçoit  confusément  dans  sa  propre  poitrine.  Ce  qui  me  fait 
peur,  c  est  que  je  sens  un  commencement  de  peur.  !1  n'y  a  point  de 
différence  entre  un  homme  qui  a  peur,  et  un  homme  qui  sent  qu'il 
s  étrangle  en  avalant.  Tout  ce  qui  fixe  notre  attention  au  dehors 
guérit  la  peur  ;  c'est  pourquoi  la  perception  d'un  danger,  bien  loin 
d  augmenter  la  peur,  au  contraire  la  chasse.  D'où  vient  le  premier 
choc  de  la  peur  ?  Souvent  d'une  impression  vive  et  inattendue.  Souvent 
aussi  d'imitation,  comme  dans  les  terreurs  paniques  ;  car  notre  corps, 
instinctivement,  imite  celui  du  voisin  ;  nous  bâillons  de  voir  bâiller. 
C  est  pourquoi  une  peur  qui  naît  dans  une  assemblée,  hors  même  de 
tout  danger,  peut  rendre  fou  l'homme  le  plus  tranquille.  > 

«  Je  me  souviens,  dit  l'autre,  moi  qui  n'ai  pas  eu  peur  d'un  terrible 
orage,  d'avoir  senti  une  belle  peur  au  spectacle,  un  soir  que  tous  les 
spectateurs  se  levèrent  ensemble.  Et  il  ne  m'arriva  pourtant  rien  autre 
chose  que  de  me  lever  sans  l'avoir  prévu.  J'eus  peur  de  moi.  » 


LXV 


Je  ne  sais  si  la  pitié  est  aussi  bonne  qu'on  le  dit.  Evidemment  la 
pitié,  chez  un  homme  injuste  ou  tout  à  fait  irréfléchi,  vaut  mieux 
qu  une  insensibilité  de  brute.  Mais  faire  de  la  pitié  une  espèce  de 
vertu  et  un  remède  aux  maux  humains,  je  crois  que  c'est  trop  dire. 

Qu'est-ce  que  la  pitié  ?  C'est  une  imitation  automatique  des  souf- 


94 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

frances  d'autrui.  Comme  je  bâille  quand  je  vois  bâiller,  comme  je 
fuis  quand  je  vois  fuir,  ainsi  je  pâlis  quand  je  vois  pâlir,  je  pleure  quand 
je  vois  pleurer,  je  tremble  quand  je  vois  trembler.  A  quoi  cela  tient-il  ? 
Non  seulement  à  un  raisonnement  très  simple,  qui  nous  présente  les 
malheurs  de  nos  semblables  comme  possibles  aussi  pour  nous,  et 
même  probables,  s'ils  tiennent  à  des  causes  extérieures,  m^ais  aussi  à 
quelque  vieille  habitude,  plus  vieille  que  nous,  et  qui  semble  cachée 
aux  sources  de  la  vie.  La  première  fois  que  je  vis,  tout  à  fait  par  hasard, 
un  chirurgien  tailler  dans  la  chair  vivante,  j'avais  autant  que  je  m'en 
rendais  compte,  plus  de  curiosité  que  de  peine  ;  cela  n'empêcha  pas 
qu'après  deux  minutes,  sans  savoir  du  tout  pourquoi,  j'avais  la  sueur 
au  front  et  j'étais  sur  le  point  de  perdre  le  sentiment.  C'est  d'autant 
plus  remarquable  qu'un  autre  jour,  oii  j'étais,  cette  fois,  le  patient, 
je  me  tins  fort  convenablement,  et  ce  fut  le  spectateur  qui  but  le  cordial 
préparé  pour  moi.  Chacun  peut  citer  des  faits  de  ce  genre  ;  d  où  i  on 
pourrait  conclure  qu'en  un  certain  sens,  le  spectacle  de  la  douleur 
humaine  n'est  pas  m.ieux  supportable  que  la  douleur  même. 

Seulem.ent  je  ferai  là-dessus  trois  remarques.  La  première,  c  est  que 
cette  pitié  automatique  s'use  très  vite,  comm.e  on  peut  voir  chez  les 
médecins,  chez  les  infirmiers,  chez  les  militaires,  et  aussi  chez  les 
criminels  d'habitude.  De  là  ces  métiers  atroces  de  juge  et  de  tortion- 
naire au  temps  passé.  Par  où  l'on  voit  que  la  pitié  fait  défaut  j'ustement 
là  où  elle  serait  le  plus  nécessaire,  si  du  moins  on  ne  comptait  que  sur 
elle  pour  rendre  l'homm.e  plus  doux  à  l'homme. 

La  seconde  remarque,  c'est  que  la  pitié  suppose  la  présence,  ou 
encore  une  imitation  vive  de  la  chose.  Hors  de  quoi  nous  n  arrivons 
guère  qu'à  une  pitié  en  paroles.  La  femme  parée  ne  voit  point  1  ou- 
vrière. 

Et,  enfin,  j'ai  à  dire  que  la  pitié  est  tristesse,  et  que  toute  tristesse 
est  déjà  maladie,  c'est-à-dire  dépression,  découragement,  abandon  de 
soi.  Aussi  est-il  bon  que  le  médecin  n'ait  point  trop  de  pitié.  Ajoutons 
que,  par  la  contagion,  celui  qui  voit  votre  pitié  pour  lui  est  encore 
attristé  par  là,  c'est-à-dire  plus  malheureux  par  là.  Une  des  grandes 
souffrances  morales,  c'est  de  faire  pitié  à  quelqu'un.  C'est  pourquoi 
je  disais  ces  jours-ci,  mais  assez  obscurément,  que  la  justice  nous 
délivrait  de  la  pitié,  et  que  c'était  bien.  Car,  dès  que  je  vois  par  où 
passent  et  filtrent  les  maux,  comme  une  eau  perfide,  aussitôt  me  voilà 
à  boucher  les  fissures,  et,  pendant  que  je  travaille,  à  chercher  mille 
remèdes  en  im.agination  ;  ce  qui  dispose  mon  corps  à  la  joie  ;  car  c  est 

95 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

l'agir  qui  est  agréable,  non  le  pâtir.  Travaillons  donc  à  penser  les 
maux  d'autrul,  et  le  mécanisme  de  leurs  causes,  au  lieu  de  verser 
larmes  sur  larmes.  Il  faut  que  la  Fraternité  sourie. 


LXVI 


Zadig,  dans  Voltaire,  devient  amoureux  de  la  reine  ;  dans  sa  détresse 
il  appelle  à  son  secours  la  pihilosophie  ;  il  en  reçoit  des  lumières,  mais 
sans  aucun  soulagement.  Beaucoup  d'hommes  en  diraient  autant,  et 
jetteraient  impatiemment  le  livre.  Mais  n'est-ce  pas  attendre  trop 
d'un  livre  ?  Les  maximes  générales  sont  surtout  bonnes  contre  les 
peines  et  les  erreurs  du  voisin.  Mais  contre  une  fureur  d'amour  trompé 
ou  d'ambition,  ou  d'envie,  que  pourrait  une  maxime  ?  Autant  vau- 
drait, contre  la  fièvre,  lire  l'ordonnance  du  médecin. 

Savoir  de  vraie  science,  c'est  percevoir  clairement  les  choses  pré- 
sentes. On  raconte  qu'un  général  formé  par  la  guerre,  et  qui  passait 
pour  n  avoir  peur  de  rien,  s'enfuit  un  jour  pour  avoir  rencontré,  dans 
un  escalier  noir,  un  fantôme  blanc  qui  levait  les  bras  ;  ce  n'était  qu'une 
statue.  Il  ne  manqua  à  cet  homme,  dans  cette  circonstance,  qu'une 
perception  nette  de  la  chose  ;  les  meilleures  maximes  ne  valaient  pas 
le  plus  petit  commencement  de  connaissance  vraie.  On  a  sans  doute 
travesti  cette  forte  doctrine  morale  des  Stoïciens  en  supposant  toujours 
qu  ils  proposaient  à  la  volonté  des  règles  vides  au  lieu  d'objets.  Epictète 
disait  :  «  Au  heu  de  vouloir  que  les  événements  soient  comme  tu  veux, 
il  faut  vouloir  que  les  événements  soient  comme  ils  sont  "  ;  c'est  fort 
bien  ;  mais  je  n'arrive  pas  à  vouloir  sans  raisons  ;  et  ce  n  est  pas  pour 
rien  que  les  mêmes  auteurs  nous  répètent  :  «  Considère  avec  attention 
la  vraie  nature  et  la  nécessité  de  chaque  chose.  '  Par  exemple,  si  je 
veux  vouloir  que  les  choses  soient  comme  elles  sont  en  effet,  il  faut 
que  je  saisisse  comment  elles  sont  arrivées,  une  cause  poussant  l'autre  ; 
alors,  par  la  perception  claire  de  ce  mécanisme-là,  de  ces  causes-là, 
on  arrivera  à  ne  plus  vouloir  qu'elles  soient  autrement  ;  c'est  la  con- 
naissance vraie  de  l'objet  qui  nous  sauvera. 

Je  reviens  à  Zadig  et  aux  passions  de  l'amour.  Toute  passion  se 
nourrit  de  fantômes  et  de  notions  confuses  ;  mais  quand  je  me  répé- 
terais cela,  quand  je  retrouverais  dans  ma  mémoire  tous  les  conseils 

96 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

de  la  philosophie  et  les  meilleurs  préceptes  de  la  morale,  cela  ne  me 
dispense  toujours  pas  d'aller  au  fantôme,  et  de  voir  ce  que  c'est.  Aux 
yeux  de  Zadig,  la  reine  avait  toutes  les  perfections  ;  c'est  là  qu'était 
sans  doute  l'erreur  cachée.  Son  courage  s'exerçait  dans  le  vide  au  heu 
de  percevoir  exactement  la  chose  avec  tous  ses  ressorts.  Il  y  a  des 
regards  qui  jettent  un  pauvre  amoureux  hors  de  lui-même  ;  et  fort 
souvent  ce  n'est  qu'un  jeu  des  paupières  qui  manquent  d'eau,  ou  un 
mouvement  des  sourcils  contre  une  lumière  plus  vive,  ou  tout  sim- 
plement des  jeux  de  lumière  et  d'ombres  venant  d'une  cause  exté- 
rieure. La  largeur  de  lins  donne  au  regard  une  profondeur  d'énigme  ; 
mais  cette  largeur  dépend  de  l'éclairement.  Tout  le  jeu  des  passions 
vient  sans  doute  de  l'idolâtrie,  qui  suppose  des  pensées  dans  les 
objets  :  et  les  yeux  humains  en  sont  un  bel  exemple.  La  fatigue,  un 
corset  un  peu  trop  neuf,  ou  des  chaussures  étroites,  peuvent  donner 
aux  traits  d'une  femme  une  expression  de  dédain  ou  de  mépris  ;  une 
coifîure  compliquée  plus  qu'à  l'ordinaire  occupe  la  femme  la  moins 
coquette,  gêne  les  mouvements  de  la  tête  et  du  cou,  et  dirige  un  entre- 
tien jusqu'à  une  froide  et  majestueuse  sagesse  dont  il  faut  accuser  le 
coiffeur.  Ne  dites  pas  que  la  perception  de  ces  petites  causes  rendrait 
enfin  la  vie  insupportable  ;  car  on  se  laisse  toujours  assez  prendre  aux 
apparences  ;  et  il  n'est  pas  à  craindre  qu'on  triomphe  tout  à  fait  des 
passions  ;  il  ne  s'agit  que  de  les  modérer,  et  d'amortir  en  quelque 
sorte  une  imagination  qui  vibre  trop  d'une  erreur  à  l'autre.  Un  chan- 
teur peut  briser  une  coupe  de  cristal  par  les  vibrations  de  sa  voix  ; 
mais,  si  vous  posez  le  doigt  sur  le  bord  de  la  coupe,  non. 


LXVII 


Si  je  fais  le  compte  de  ceux  que  j'ai  connus,  et  dont  l'alcool  a  fait 
des  brutes,  j'en  trouve  un  assez  grand  nombre.  Et  ce  ne  sont  pas,  il 
me  semble,  les  plus  viles,  les  plus  épaisses,  les  plus  crasseuses  natures, 
qui  tombent  ainsi  au-dessous  du  mépris.  Souvent  même  j'ai  pu  recon- 
naître dans  ces  caractères,  au  moment  où  ils  commençaient  à  glisser  sur 
la  berge  du  fleuve  Alcool,  sans  y  tomber  encore,  j  ai  pu  reconnaître  en 
eux  souvent  une  espèce  de  noblesse  Quelquetois  il  en  reste  des  traces, 
faites-y  attention,  dans  ces  trognes  barbues  enluminées  par  le  vin. 

97  7 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Oui  ;  il  arrive  qu'une  nature  médiocre  soit  protégée  contre  ce  vice- 
là  par  une  certaine  prudence  toujours  éveillée,  par  un  esprit  de  ruse, 
par  une  peur  de  l'opinion,  par  l'hypocrisie  enfin.  Car  l'ivresse  n'est 
pas  hypocrite  ;  elle  a  le  cœur  sur  la  mam.  Plus  d'un  mauvais  diable 
imbibé  de  ne!  a  mouillé  prudemment  son  vin,  par  crainte  de  se  décou- 
vrir aux  autres  et  de  s'enlever  le  moyen  de  les  tromper. 

En  revanche  il  arrive  souvent  que  celui  qui  tombe  à  l'ivrognerie 
montrait  dé]à  par  caractère  une  indifférence  à  l'opinion,  une  espèce 
d'effronterie  faite  d'audace  certainement,  et  de  pénétration  aussi,  qui, 
conduite  autrement,  aurait  pu  tourner  en  éloquence,  en  invention, 
en  sagesse,  en  philosophie.  C'est  pourtant  vrai,  songez-y.  Il  y  a  un 
laisser -aller,  un  art  de  ne  s'étonner  de  rien  et  de  vivre  au  jour  le  jour, 
qui  n'est  pas  si  contraire  à  la  culture  de  l'intelligence  et  à  la  pratique 
des  beaux-arts.  Tout  est  gâté  par  la  faiblesse  ;  mais  la  faiblesse  aurait 
tourné  en  douceur  peut-être.  Il  est  sûr  qu'un  verre  d'alcool  peut 
changer  toute  une  vie. 

Et  je  dis  même  qu'il  la  jettera  d'autant  plus  bas  qu'elle  aurait  plus 
de  germes  de  noblesse.  L'homme  qui  sent  qu'il  aurait  pu  vivre  réel- 
îem.ent  et  sincèrement  comme  il  faut  est  plus  sujet  à  désespérer  de 
lui-même,  et  à  se  punir  lui-même  en  quelque  sorte,  en  se  laissant 
aller  tout  à  fait.  Un  cœur  sec  oublie  ses  fautes  ;  il  n'y  voit  que  des 
imprudences.  Un  noble  cœur,  trop  souvent,  les  aggrave  en  y  pensant 
trop,  de  façon  que  la  vie  lui  devient  trop  lourde.  Et  c'est  là  que  l'alcool 
le  guette.  Car  c'est  le  remède  justement  contre  les  scrupules.  L'on 
peut  s'enivrer  pour  oublier  qu'on  s'est  enivré.  Cela  tue  jusqu'à 
la  pensée  de  ce  qu'on  aurait  pu  être.  Et  le  rem.ords  fait  souvent  l'ivrogne. 
Ainsi  celui  qui  était  fait  pour  s'élever  tombera  plus  bas  qu'un  autre, 
s'il  tombe.  Et  sans  remède  ;  car  il  s'est  jugé,  il  s'est  méprisé,  il  s'est 
condamné.  Que  lui  fait  maintenant  l'opinion  des  autres,  à  côté  de  la 
sienne  ?  Telle  est  la  tragédie  du  déclassé.  C'est  le  fond  de  l'enfer  ;  et 
sans  qu'aucun  dieu  ou  diable  s'en  mêle. 


LXVIII 


«  Il  y  a,  dit  le  psychologue,  des  sentiments  troubles.  L'homme  ne 
voit  pas  la  souffrance  humaine  sans  plaisir  ;  quelquefois  même  ce 


98 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

plaisir  s'étale,  comme  aux  échafauds,  ou  aux  combats  contre  les  'bêtes, 
ou  à  la  boxe  anglaise,  ou,  tout  simplement,  aux  accidents  de  la  rue. 
Tous  tendent  le  cou,  pour  voir  le  sang  et  les  blessures,  et  les  tendres 
femmes  plus  encore  que  les  autres,  peut-être,  quand  elles  devraient 
en  perdre  le  sentiment.  Cela  fait  voir  que  la  bête  féroce  n'est  pas 
loin.  » 

Ce  discours  est  mais  ;  il  donne  la  mesure  de  la  psychologie,  qui 
n'est  qu'une  littérature  de  seconde  main.  Il  n'y  a  point  de  bêtes  féroces  ; 
il  y  a  des  bêtes  très  pacifiques,  aussi  peureuses  que  les  lièvres,  mais 
qui  ont  faim.  Elles  lèchent  le  sang  parce  que  le  sang  les  nourrit.  Pour- 
quoi supposer  dans  le  tigre  l'âme  de  Néron  ? 

Et  pourquoi  supposer  dans  Néron  une  âme  de  tigre  ?  Les  métaphores 
n'expliquent  rien.  Mais  laissons  Néron,  puisqu'il  n'est  plus  que  litté- 
rature. Laissons  les  spectacles  romains  et  les  combats  de  gladiateurs  ; 
ce  n'est  plus  qu'un  thèm.e  dont  les  romanciers  font  ce  qu'ils  veulent. 
J'ai  vu  récemment  un  accident  mortel,  un  homm.e  broyé  par  un  train. 
Peu  de  gens  osaient  regarder  ;  ceux  qui  osaient  et  ceux  qui  devaient 
regarder  avaient  des  visages  décomposés  ;  j'affirme  que  je  n  y  ai  pas 
surpris  autre  chose  que  la  pitié  et  l'horreur.  Ce  que  j'ai  vu  là  vaut 
pourtant  bien  un  livre.  Oui,  toute  souffrance  humaine  atteint  le  spec- 
tateur au  plus  profond  de  lui. 

Quant  aux  faits  qui  semblent  prouver  le  contraire,  il  est  facile  de 
les  expliquer  sans  aller  supposer  je  ne  sais  quel  mauvais  ferment. 
D'abord,  il  est  connu  que  l'on  s'habitue  vite  à  voir  le  sang  et  la  souf- 
france ;  cela  arrive  au  boucher,  au  chirurgien,  au  soldat.  Je  l'ai  éprouvé 
pour  la  boxe  anglaise,  et  c'est  seulement  quand  j'ai  été  endurci  (car 
je  n'avais  pas  voulu  céder  devant  la  première  émotion),  que  j  y  ai 
trouvé  du  plaisir. 

Disons  aussi  que  tout  homme  est  un  chercheur  de  spectacles.  Tout 
ce  qui  est  nouveau,  nous  le  buvons  par  les  yeux.  Et,  si  c'est  horrible 
à  voir,  nous  sommes  tirés  en  deux  sens  ;  et  souvent  la  curiosité  1  em- 
porte. Comment  entendre  dire  sans  aller  voir  ?  C'est  presque  au- 
dessus  des  forces,  et  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  humain  dans  1  homme, 
peut-être,  ce  besoin  de  voir  ;  les  animaux  ne  le  montrent  point.  Regarder 
autre  chose  que  la  pâtée,  c'est  déjà  la  science. 

Pour  les  enfants  qui  torturent  les  bêtes,  je  dis  qu'ils  ignorent  la 
souffrance,  et  qu'ils  aiment  la  puissance,  justement  parce  qu  ils  sont 
faibles.  Le  fond  du  sadisme  est  là,  et  non  point  trouble  comme  l'enfer, 
mais  plutôt  puéril.  Quant  aux  hommes  brutes,  ils  ont  le  cuir  épais  ; 

99 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

nous  en  jugeons  trop  d'après  notre  propre  épiderme  et  notre  propre 
cœur.  Que  l'homme  aime  la  souffrance  d'autrui,  c'est  un  misérable 
lieu  commun,  qu'il  faut  laisser  aux  sermons  de  curé. 


LXIX 


Au  sujet  de  ces  exhibitions  de  femmes  nues,  une  question  se  pose, 
question  assez  importante  pour  tout  homme  raisonnable,  et  dont  per- 
sonne, que  je  sache,  n'a  rien  dit.  Il  s'agit  de  savoir  comment  saint 
Antoine  arrivera  le  mieux  à  dresser  son  compagnon. 

Reprenant  une  belle  image  de  Platon,  je  dirais  que  l'homme  (je 
dis  l'homme  et  non  pas  la  femme)  ressemble  à  un  sac  dans  lequel 
vous  auriez  enfermé  un  sage,  un  lion  et  un  cochon.  Le  sage  aime 
l'ordre  et  la  paix,  et  il  conçoit  des  plans  merveilleux  pour  y  arriver. 
Cela  va  bien  tant  que  ses  deux  compagnons  dorment  ;  mais,  dès  qu'ils 
s'éveillent,  le  sac  est  vivement  secoué,  et  le  sage  aussi.  Il  veut  l'ordre, 
et  le  voilà  entraîné  par  le  lion  ;  le  voilà  en  colère  ;  le  voilà  qui  rugit 
et  qui  mord.  Il  veut  la  tranquillité  ;  et  le  voilà  entraîné  par  le  cochon, 
et  dans  quels  ruisseaux  ! 

II  y  a  une  méthode  simple,  qui  consiste  à  laisser  rouler  le  sac  ;  c'est 
celle  de  beaucoup  d'hommes,  quoique  la  plupart  ne  l'avouent  pas. 
Alors  le  lion  et  le  cochon  se  disputent  ou  s'allient,  selon  les  cas.  Seu- 
lement, par  l'effet  des  lois  et  de  la  paix  publique,  notre  lion  ressemble 
assez,  pour  l'ordinaire,  à  un  vieux  lion  de  ménagerie  ;  il  rugit  très  fort 
et  ne  fait  de  mal  à  personne.  Dans  ce  cas-là,  c'est  le  cochon  qui  est 
roi.  Si  on  osait  observer,  on  en  verrait  plus  qu'on  ne  voudrait,  de  ces 
cochons  à  deux  pattes,  qui  ne  pensent  jamais  qu'à  une  seule  chose. 

On  peut  se  résigner  à  vivre  ainsi.  Mais  j'en  connais  qui  ne  se  rési- 
gneraient point,  qui  n'accepteraient  point  cet  esclavage,  et  qui  s'ap- 
pliquent sincèrement  à  dresser  leur  cochon.  Ceux-là,  s'ils  ne  sont  pas 
de  ces  héros  fameux,  dompteurs  de  monstres  à  coups  de  massue, 
agissent  en  bons  politiques  ;  ils  donnent  au  cochon  une  ration  mesurée, 
puis  le  laissent  dormir.  Heureux  celui  qui  sait  remplir  sa  vie  de  mille 
autres  choses,  science,  musique,  peinture,  lecture,  voyages  ;  je  ne 
compte  pas  le  métier  ordinaire  ;  car  se  plaire  à  son  métier,  c'est  sans 
doute  la  plus  haute  sagesse,  mais  c'est  aussi  la  plus  rare. 

100 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Sa  vie  étant  ainsi  réglée,  notre  sage,  qui  n'est  pas  un  héros,  craint 
les  surprises.  S'il  voulait  voir  un  troupeau  de  femmes  nues,  il  irait 
chez  un  marchand  de  femmes  nues  ;  il  n'en  manque  pas.  Mais  s'il 
s'en  va  en  curieux,  observant  les  choses  et  les  gens,  il  n'aime  pas  que 
le  nu  s'embusque  au  coin  des  rues  et  vienne  troubler  ses  paisibles 
rêveries,  ses  nobles  utopies,  conquêtes  de  l'homme  sur  le  cochon. 
C'est  pourquoi,  sans  être  un  saint,  et  justement  parce  que  l'on  n'est 
pas  un  saint,  on  peut  désirer  qu'il  n'y  ait  pas  de  photographies  obs- 
cènes à  toutes  les  vitrines  et  de  femmes  nues  dans  tous  les  spectacles. 
Hercule  cherchait  des  monstres  à  écraser  et  des  victoires.  Je  ne  me 
sens  point  si  fort,  et  je  ferai  volontiers  un  petit  détour  pour  éviter 
l'hydre  de  Lerne. 


LXX 


Platon  raconte  qu'un  certain  Gygès,  qui  était  berger  en  Lydie, 
trouva  dans  une  caverne  une  foule  de  choses  merveilleuses,  parmi 
lesquelles  un  anneau  d'or  qui  rendait  invisible  celui  qui  le  portait, 
dès  qu'il  tournait  le  chaton  vers  la  paume  de  la  mam.  Gygès  fit  cette 
découverte  par  hasard,  et  s'assura  qu'il  devenait  à  volonté  tantôt 
visible,  tantôt  invisible.  Aussitôt  qu'il  connut  sa  puissance,  sans  déli- 
bérer, il  s'en  servit  pour  faire  le  mal.  Il  se  rendit  à  la  cour,  pénétra 
jusqu'aux  appartements  secrets,  séduisit  la  reine,  tua  le  roi,  et  prit  la 
couronne. 

Cette  fable  veut  montrer  que  tout  homme  risque  de  nuire  à  ses 
semblables,  dès  qu'il  peut  le  faire  sans  risque.  Et  cette  conclusion 
nous  paraît  un  peu  forcée.  Car  je  crois  bien  que  je  n'ai  nullement 
l'envie  de  devenir  roi,  par  meurtre  ou  autrement.  Et  vous,  qui  me 
lisez,  vous  avez  sans  doute  la  même  opinion  sur  vous-même.  Seulement 
il  faut  voir  d'où  vient  cette  opinion-là  et  cette  sagesse-là.  Dès  nos 
premières  années,  nous  avons  pris  l'habitude  de  céder  devant  des 
forces  supérieures.  Déjà  à  l'école  l'opinion  commune,  je  dis  celle  des 
moutards,  a  une  puissance  irrésistible.  J'ai  vu  des  lycéens  ligués  contre 
un  de  leurs  camarades,  qui  les  avait  trahis  ;  il  s'en  alla  ;  les  puissances 
ne  parvinrent  pas  à  le  protéger.  C'est  ainsi  que  nous  avons  grandi, 
modelés  par  les  hommes  comme  l'argile  par  le  sculpteur. 

Et  qu'est-il  arrivé  ?  C'est  que  le  dedans  s'est  trouvé  modelé  en 

101 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

même  temps  que  le  dehors.  Il  est  très  vrai  qu'il  y  a  des  révoltes  inté- 
rieures et  des  convoitises  longtemps  dissimulées.  Pourtant  qu'est-ce 
qu'une  pensée  qui  ne  passe  jamais  ni  dans  les  actes,  ni  dans  les  paroles  ? 
C'est  comme  une  plante  sans  soleil.  Cela  devient  bientôt  une  pensée 
décolorée.  En  somme  ce  sont  nos  actes  qui  nourrissent  nos  désirs. 
Et,  comme  une  mauvaise  pratique  rend  vicieux,  il  est  naturel  qu'une 
bonne  pratique  nous  rende  vertueux,  même  en  intention. 

Voilà  pourquoi  Jean-Jacques  disait  qu'il  fallait  fuir  les  occasions. 
Par  exemple,  dit-il,  peu  d'hommes  seront  capables  de  préférer  l'amitié 
à  l'intérêt,  si  les  deux  se  trouvent  en  conflit  ;  c'est  pourquoi  le  sage 
évitera  d'avoir  jamais  à  choisir.  En  résumé  il  est  imprudent  de  compter 
trop  sur  soi-même.  Il  faut  aimer  l'esclavage  utile  dans  lequel  nous 
tiennent  les  lois  et  les  mœurs.  C'est  ce  qui  fait  que  je  compterais 
beaucoup  plus  sur  une  police  préventive,  qui  em.pêcherait  les  crimes, 
que  sur  les  plus  terribles  châtiments.  La  Rochefoucauld  a  voulu  être 
amer  lorsqu'il  a  écrit  :  «  Pendant  que  la  paresse  nous  retient  dans  notre 
devoir,  notre  vertu  en  a  souvent  tout  l'honneur.  '>'  Considérée  autre- 
ment, cette  pensée  est  plutôt  consolante.  Il  est  bon  que  le  métier  de 
voleur  soit  le  plus  diffxile  des  métiers.  Si  l'on  me  donnait  l'anneau 
de  Gygès,  j'irais  tout  de  suite  le  jeter  dans  la  Seine. 


LXXI 


Quand  un  jardinier  veut  faire  un  jardin,  il  commence  par  arracher 
les  herbes  folles,  les  prunelliers  sauvages,  les  ronces  recourbées  ;  il 
met  les  oiseaux  en  fuite  ;  il  défonce  la  terre  ;  il  poursuit  les  racines,  il 
les  extirpe,  il  les  jette  au  feu.  Après  quoi  il  trace  des  allées,  dessine 
des  carrés,  y  plante  des  choux,  des  artichauts  et  des  rosiers.  Alors 
seulement  il  s'appuie  noblement  sur  son  râteau  et  dit  :  «  Voilà  un  beau 
jardm.  » 

Le  pédagogue  est  un  jardinier  de  cette  espèce-là  ;  il  ratisse  dans 
les  jeunes  esprits  ;  son  idéal  est  d'en  arracher  les  plantes  folles  qui  y 
poussent  naturellement,  et  d'y  faire  venir  des  plantes  qu'il  a  prises 
ailleurs.  Alors  il  fait  visiter  ses  jardins  par  les  chefs  jardiniers,  et  il 
récolte  des  éloges.  Il  cultive  le  jardin,  non  pour  le  jardin,  mais  pour  le 
jardinier.  Tous  ces  jeunes  esprits  qu'on  lui  confie,  il  y  sème  ses  idées 

102 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

à  lui  ;  i!  est  content  lorsqu'elles  poussent  en  eux  comme  en  Îuî.  Voilà 
des  esprits  bien  cultivés,  qui  seront  sages  et  heureux. 

Seulement  il  arrive  une  chose,  c'est  que  le  jardin  est  bientôt  laissé 
à  lui-même.  Il  se  venge  alors  du  jardinier  et  du  jardinage.  Les  vieilles 
racines,  dont  il  reste  toujours  quelque  chose,  poussent  de  vigoureux 
jets.  Les  oiseaux,  qui  n'étaient  pas  loin,  apportent  des  graines  sau- 
vages. Tout  cela  refait  bientôt  la  broussaille  des  premières  années. 
Non  sans  fleurs,  non  sans  nids  joyeux,  non  sans  vols  d'osseaux,  non 
sans  reptiles  aussi.  Et  que  pourraient  faire,  contre  cette  invasion  de 
plantes  barbares,  de  pauvres  légumes  à  peine  enfoncés  dans  le  sol  ? 

Le  jardinage  des  esprits  veut  plus  de  prudence  ;  il  faudrait  garder 
les  produits  du  sol  ;  élaguer  et  greffer,  non  arracher  ;  transformer 
la  nature,  au  lieu  d'en  vouloir  créer  une  autre.  Une  petite  fille  expli- 
quait à  son  jeune  frère  ce  que  c'est  que  le  vent  :  «  Il  y  a  du  vent,  disait- 
elle,  parce  que  les  arbres  remuent.  »  Un  pédagogue  aurait  tout  de  suite 
arraché  et  jeté  au  feu  cette  plante  sauvage.  Mais  heureusement 
il  n'y  avait  point  de  pédagogue  là  autour  ;  il  n'y  avait  qu  un  père  très 
raisonnable  qui  écoutait  ces  propos  d'enfants,  et  qui  admirait  l'éveil 
des  premières  idées.  Car  il  faut  bien  que  la  vérité  naisse  de  1  erreur  ; 
et  nos  idées  ne  sont  bien  à  nous  que  si  nous  y  reconnaissons  nos  pre- 
miers rêves. 


LXXil 


Tout  change,  et  même  assez  vite,  dans  la  société  des  hornmes  ; 
mais  les  jeux  des  enfants  ne  changent  guère  plus  que  les  mœurs  des 
abeilles,  il  y  a  là  quelque  chose  qui  est  comme  sacré,  et  c'est  peut-être 
parmi  nous  ce  qui  peut  nous  donner  l'idée  la  plus  exacte  de  ce  qu  était 
la  religion  il  y  a  quelques  mille  ans. 

Successivement,  selon  les  saisons,  dans  un  ordre  immuable,  à  des 
époques  fixes,  apparaissent  la  corde  à  sauter,  la  toupie,  les  billes,  la 
marelle.  Personne  n'en  parle  ;  on  ne  délibère  point  ;  on  ne  décide 
point.  La  chose  se  fait  toute  seule  ;  nul  n'en  pourrait  donner  la  raison  ; 
nul  ne  la  demande  ;  les  migrations  d'oiseaux  doivent  se  faire  ainsi. 

Pendant  que  l'adolescent  oublie  les  traditions  et  entre  dans  la  vie 
humaine,  qui  est  invention  et  changement,  les  petits  apprennent  la 
tradition  et  la  maintiennent,  sans  mêm.e  y  penser  :  et  il  y  a  là  quelque 

103 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

chose  de  plus  extraordinaire  que  la  mode  et  que  l'imitation  ;  la  même 
idée  vient  en  même  temps  à  tous,  et  les  jeux  apparaissent  comme  les 
fleurs  sur  les  arbres. 

Pendant  une  certaine  période  les  enfants  emploient  toute  leur 
attention  à  un  jeu  ;  un  mois  après,  ils  n'y  pensent  plus  ;  vous  diriez  : 
ils  n'y  joueront  plus  jamais. 

Les  idées  des  jeux  sont  dans  l'enfant  comme  des  insectes  à  méta- 
morphoses :  les  unes  s'agitent  comme  des  papillons  ;  d'autres  filent 
et  s'emprisonnent  ;  d'autres  sont  à  l'état  de  chrysalide  ;  elles  dorment 
si  profondément  qu'on  dirait  des  cadavres. 

Le  pédagogue,  au  lieu  de  semer  à  contresens  dans  cette  petite  tête, 
devrait  suivre  ce  mouvement  naturel,  et  greffer  son  enseignement 
sur  les  jeux,  au  moment  où  la  sève  va  monter  dans  chaque  tige  ;  parler 
d'arithmétique  dans  la  saison  des  billes,  de  géométrie  à  1  époque 
où  l'on  dessine  les  marelles,  et  de  mécanique  lorsque  les  toupies 
ronflent. 


LXXIII 


Il  est  assez  connu  que  notre  Raison  ne  nous  sert  pas  à  grand  chose  ; 
nous  avons  des  idées  qui  restent  en  l'air,  et,  pendant  ce  temps-là, 
les  passions  aveugles  mènent  tout.  Un  homme  un  peu  cultivé  vous 
dit  et  vous  prouve  qu'il  ne  faut  jamais  mentir  ;  l'instant  d'après  il 
ment  avec  tranquillité.  Un  homme  prudent  vous  explique  pourquoi 
il  ne  faut  pas  descendre  avant  l'arrêt  ;  le  lendemain,  si  quelque  passion 
le  presse,  il  saute  par  terre  en  vitesse,  au  nsque  de  passer  sous  les 
roues.  Un  autre  se  dit  qu'il  fume  trop  de  cigarettes  et  que  cela  lui 
brouille  l'estomac  ;  tout  en  roulant  ces  sages  pensées,  il  roule  une 
cigarette.  Même  l'arithmétique  ne  sert  pas  beaucoup  ;  on  peut  savoir 
très  bien  compter,  et  se  ruiner  par  imprévoyance.  Aussi  notre  intelli- 
gence est  comme  séparée  de  nous.  Il  y  a  des  gens  qui  montent  un  petit 
moulin  sur  leur  maison,  un  léger  petit  mouîm  qui  tourne  très  bien, 
et  ne  sert  à  rien  du  tout. 

Cela  tient  à  ce  qu'on  veut  nous  rendre  trop  savants,  et  trop  tôt,  et 
trop  vite.  Il  y  a  deux  espèces  d'erreurs  de  jugement  qui  sont  natu- 
relles à  l'enfant,  trop  espérer  et  trop  craindre.  L'enfant  qui  désire 
croit  facilement  que  sa  puissance  est  sans  limites  ;  l'enfant  qui  craint 

104 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

croit  facilement  que  la  puissance  des  choses  est  sans  limites  ;  il  faudrait 
partir  de  là,  et  installer  la  science  à  la  place  de  cette  religion.  Par 
exemple,  comme  veut  Rousseau,  le  faire  compter  à  propos  de  fruits, 
et  mesurer  lorsqu'il  fabrique  un  cerf-volant  ou  lance  son  diabolo. 
Mais  point  du  tout  ;  on  l'enlève  à  ses  jeux,  qui  allaient  l'instruire  ; 
on  l'enferme  dans  une  triste  salle,  et  on  le  force  à  rester  assis  et  les 
bras  croisés,  ce  qui  suffit  pour  endormir  ses  jeunes  passions.  Alors 
on  raisonne  sur  des  figures  qui  tombent  de  la  lune  ;  et  lui,  s'il  n'a 
pas  la  cervelle  racornie,  il  retient  cela  comme  il  retient  une  fable  ou 
une  leçon  de  catéchisme.  Ensuite  il  retourne  à  ses  jeux.  Sa  vie  est 
séparée  de  sa  pensée. 

De  là  il  tire  deux  idées  fausses,  au  moins,  c'est  que  la  réflexion  est 
un  travail  ennuyeux,  et  qu'elle  ne  s'applique  qu'au  tableau  noir. 
Presque  jamais  son  arithmétique  ne  pénétrera  dans  sa  bourse,  et  la 
carte  géographique  sera  toujours  pour  lui  un  autre  monde.  C'est 
pourquoi  on  voit  tant  de  gens  qui  ont  l'intelligence  cultivée  et  qui 
manquent  pourtant  de  jugement.  Le  comptable  fait  très  bien  les 
comptes  de  son  patron,  et  même  les  siens.  Mais  quand  il  entend  sonner 
trois  pièces  d'or  dans  son  gousset,  ce  n'est  plus  l'arithmétique  qui 
règle  les  dépenses  ;  son  désir  compte  d'une  autre  manière  :  le  voilà 
riche  ;  deux  et  deux  font  cinq.  Au  rebours,  la  crainte  de  l'avare  compte 
deux  et  deux  font  trois,  en  dépit  de  l'arithmétique. 


LXXIV 


Le  grand  maître  de  l'Université  a  dit,  sur  l'émulation,  sur  les  dis- 
tinctions, sur  l'élite,  des  choses  qui  ne  seront  pas  perdues.  Comme 
hier  je  considérais  une  de  ces  estrades  rouge  et  or  qui  fleurissent  à  la 
fin  de  juillet,  et  les  têtes  bien  faites,  lumineuses,  saines,  résolues,  que 
l'on  couronnait,  j'entendis  un  curé  qui  se  trouvait  là  dire  d'un  air 
fin  :  «  Nous  voilà  assez  loin  de  l'égalité  démocratique  '  ;  et  il  y  eut 
autour  de  lui  de  triomphants  sourires. 

Oh,  mes  amis,  la  triste  chose,  de  voir  que  l'égalité  ait  si  peu  d'amis. 
Gloire  aux  victorieux,  gloire  aux  forts,  ils  ne  chantent  que  cela. 
Et  que  voit-on  dans  l'histoire  ?  Les  forts  encore  plus  forts  par  leur 
force  ;  les  faibles  encore  plus  faibles  par  leur  faiblesse.  Le  droit  cou- 

105 


LES    PROPOS    D'ALAiN 

ronnant  le  fait.  Des  conquérants,  des  audacieux,  des  hommes  qui 
marchent  sur  des  hommes.  C'est  une  vieille  histoire,  j'ai  lu  que  le 
lion  étant  devenu  vieux,  reçut  un  coup  de  pied  de  l'âne  ;  m.ais  un  autre 
lion  plus  jeune  a  mangé  l'âne  après  cela.  Voilà  donc  l'histoire  humaine  ? 
Non  pas  ;  mais  l'histoire  animale,  purement  animale.  Et  voici  le  beau 
programme  qu'ils  nous  offrent  :  distinguer  les  plus  forts,  et  leur  donner 
le  pouvoir.  Niaiserie.  Si  la  société  humaine  n'a  pour  objet  que  d'assurer 
!e  triomphe  des  plus  forts,  elle  est  bien  inutile  ;  la  nature  s'en  charge. 
Et  sans  erreur,  remarquez-le  bien  ;  sans  se  tromper  d'un  cheveu.  Car 
il  y  a  force  et  force  ;  et  justement  les  hasards  du  combat  montrent 
toujours,  sans  erreur  possible,  la  meilleure  combinaison  de  ruse  et  de 
force,  qui  est  enfin  la  vraie  force.  La  couronne  est  toujours  oii  elle 
doit  être  ;  car  la  force  prend  la  couronne. 

Mais  non.  Il  n'y  a  rien  d'humain  là-dedans.  C'est  l'injustice  toute 
pure.  Je  ne  vois  qu'une  idée  humame  dans  ce  monde,  c'est  qu'il  faut 
instruire  celui  qui  ignore,  protéger  celui  qui  est  faible,  maintenir  enfin 
l'égahté  des  personnes  humaines,  respecter  le  vieillard,  respecter  l'en- 
fant, respecter  le  fou,  à  cause  de  la  seule  effigie  humaine.  Marquer 
les  produits  humains  comm.e  inviolables  ;  employer  toute  la  force  des 
forts  à  maintenir  le  droit  des  faibles.  Je  ne  dis  pas  aimer  ;  car  on  aime 
un  chien,  on  caresse  un  chien.  Je  dis  respecter.  Et  comme  disent  les 
moralistes  de  l'avenir,  prendre  la  personne  humaine  toujours  comme 
fin  ;  ne  la  prendre  jamais  comme  moyen  et  outil.  Enfin  ne  pas  plus 
adorer  une  belle  intelligence  qu'un  beau  visage,  tel  est  le  tracé  du 
droit.  Tout  le  reste  est  animalité.  La  pudeur  de  l'avenir  cachera  aussi 
la  bonté. 


LXXV 


îl  faut  savoir  un  métier  ;  c'est  évident.  Le  manœuvre,  qui  ne  sait 
qu  offrir  ses  muscles  pour  soulever,  porter,  pousser  n'importe  quoi, 
est  esclave  par  cela  même.  J'ai  connu  un  habile  cordonnier,  artiste 
dans  la  chaussure  de  femme  ;  il  était  ivrogne,  bambocheur  et  voya- 
geur ;  cela  ne  l'empêchait  pas  de  trouver  du  travail  dès  qu'il  le  voulait, 
et  bien  payé.  Les  électriciens  sont  puissants  justement  parce  qu'ils 
savent  un  métier  difficile.  Donc,  organisons  l'apprentissage.  Mais 
n  allons  pas  confondre  l'apprentissage  et  l'instruction. 

106 


LES   PROPOS    D'ALAIN 

L'apprentissage  est  une  vieille  chose,  qui  s'accordait  très  bien  avec 
l'esclavage.  Les  esclaves,  à  Rome,  savaient  chacun  un  métier  ;  quelques- 
uns  même  étaient  maîtres  de  grammaire  ;  d'autres  savaient  la  musique. 
Mais  il  y  a  savoir  et  savoir.  L'abeille  sait  très  bien  construire  des 
cellules  hexagonales  ;  l'araignée  des  jardins  est  un  prodigieux  ingé- 
nieur pour  tendre  ses  fils  d'un  arbre  à  l'autre  ;  les  castors  font  très 
bien  une  digue.  Etrange  savoir  !  Savoir  qui  est  dans  les  pieds,  dans 
les  mains,  partout  excepté  dans  la  tête.  Savoir  de  somnambule,  savoir 
animal,  savoir  qui  n'éclaire  point. 

Comment  comprendre  ce  que  c'est  que  ce  savoir  d'abeille  ?  C'est 
pourtant  un  fait.  Un  artisan  sait  des  choses  merveilleuses  dans  son 
métier.  Le  menuisier  reconnaît  les  bois,  miesure  les  angles,  et  sait  si 
la  colle  se  refroidit  ;  un  nègre  forgeron  vous  fabrique  une  épée  qui 
vaut  les  fameuses  lames  de  Tolède.  Le  paysan  interroge  le  ciel  et 
prévoit  la  pluie.  Il  n'est  pas  d'homme  cultivé  qui  ne  trouve  à  s'ins- 
truire dans  la  compagnie  des  praticiens.  Malgré  tout,  c'est  l'homme 
cultivé  qui  juge,  qui  compare,  qui  invente,  qui  critique,  qui  a 
l'esprit  libre  ;  eux,  non.  En  vérité  leur  métier  est  comme  une  chaîne 
de  plus. 

D'où  vient  cela  ?  Sans  doute  de  ce  qu'un  métier  exige  des  actions 
cent  fois  recommencées,  et  une  espèce  d'entraînement  qui  abrutit, 
comme  celui  du  coureur  autour  de  la  piste.  Pour  apprendre  un  métier, 
il  faut  croire  et  obéir.  Songez  aux  exercices  du  pianiste  ?  Peut-on 
dire  qu'il  est  musicien  quand  il  les  fait  ?  Non.  Il  est  cheval  de  manège, 
ou  chien  savant.  Il  agit,  il  ne  pense  pas.  Il  sait  pour  les  autres,  non 
pour  lui.  Il  m'éclairera  peut-être,  comme  fait  la  torche,  qui  éclaire  et 
ne  voit  point.  Torche  humaine,  comme  aux  festins  de  Néron. 

Qu'est-ce  donc  que  savoir  pour  soi  ?  Je  réponds  :  c'est  savoir  tout. 
Je  n'entends  pas  par  là  une  vague  science,  toute  en  paroles  ;  non, 
mais  tout  au  contraire  la  science  précise  d'une  chose,  qui  rattache 
cette  chose  à  tout  le  reste.  Le  paysan,  par  métier,  prévoit  la  rosée  ; 
l'msecte  sans  doute  aussi.  Mais  savoir  la  rosée,  c'est  comprendre  que 
le  paysan  peut  la  prévoir.  C'est  apercevoir  comment  elle  tient  à 
l'évaporation,  à  la  conductibilité,  au  rayonnement,  à  la  pureté  du  ciel, 
aux  saisons,  à  tout.  Qui  sait  bien  la  rosée  sait  tout.  Seulement,  c'est 
long.  Le  paysan  dirait  que  c'est  du  temps  perdu  ;  l'abeille  dirait  la 
même  chose.  C'est  pourtant  par  la  contemplation  que  l'homme  est 
hom.m.e  ;  et  il  faut  bien,  contre  le  proverbe,  que  le  cordonnier  juge 
au  delà  de  son  cuir.  Ou  bien  alors,  laissons  dormir  la  ruche  ;  laissons 

107 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

dormir  les  hommes-abeilles.  Que  les  ingénieux  métiers  ronflent,  et 
tissent  une  royale  tunique  pour  Néron. 


LXXVI 


Un  ami  des  «  Jardms  d'Enfants  »  a  jugé  que  j'étais  trop  sévère  pour 
cette  méthode  qui  veut  instruire  en  amusant.  Je  l'ai  défendue  moi- 
même  plus  d'une  fois  contre  les  pédants  ;  mais  il  y  a  plus  d'un  genre 
de  pédants,  et  ce  que  ]'ai  lu  sur  les  Jardins  d'Enfants  m'a  fait  voir 
un  autre  danger.  Dans  les  conférences  populaires  aussi,  il  arrive  que 
l'en  passe  trop  vite  sur  ce  qui  demande  un  peu  de  peine  ;  et  ce  n'est 
plus  que  de  l'imagerie.  Par  exemple  l'astronomie  amusante  me  paraît 
aussi  méprisable  que  la  physique  amusante.  On  mettra  tout  son  effort 
à  étonner  1  imagination  par  la  distance  de  la  terre  aux  étoiles,  ou  par 
la  grosseur  du  soleil,  sans  expliquer  par  quels  moyens  indirects  on  a 
pu  parvenir  à  évaluer  l'une  et  l'autre.  Et,  par  ces  moyens,  l'esprit  est 
frappé  et  écrasé.  Or,  penser  c'est  dom.mer.  L'admiration  n'est  que  le 
commencement  ;  et  il  faut  que  l'enfant  en  soit  bientôt  guéri.  Les 
Merveilles  de  la  science  sont  pour  faire  des  niais.  Même  si  l'on  revient 
des  découvertes  les  plus  étonnantes  jusqu'à  honorer  les  hommes 
extraordmaires  qui  ont  su  les  faire,  ce  n'est  toujours  qu'adorer  quelque 
chose  ou  quelqu'un.  Croire.  Chanter  à  la  messe.  J'aime  mieux  une 
multiplication  bien  claire,  ou  les  pénibles  essais  d'une  division.  L'enfant 
peut  saisir  alors  deux  choses,  la  fonction  législatrice  de  l'homme, 
compteur  et  mesureur  de  choses,  et  cette  même  puissance  en  lui- 
m.ême.  C'est  ainsi  qu'il  passe  de  l'adoration  au  respect,  et  qu'il  s'honore 
lui-même  ;  c'est  la  première  vue  de  l'égalité  et  du  droit. 

Si  vous  agitez  un  petit  drapeau,  l'enfant  suit  des  yeux  cette  chose 
nouvelle,  si  vivement  colorée  ;  je  ne  dirai  jamais  qu'il  fait  attention  ; 
non,  pas  plus  que  le  chien  ne  fait  attention  au  lièvre.  L'attention, 
prise  dans  tout  son  sens,  c'est  la  volonté  de  sortir  de  l'enfance,  et 
d'exercer  la  fonction  virile.  L'enfant  est  partagé  entre  les  deux  ;  faible 
devant  les  images,  il  suit  la  plus  brillante  ;  mais  il  n'en  est  pas  relevé  ; 
il  sent  qu'il  s'amuse  en  cela,  qu'il  fait  le  chien  en  cela.  Mais  l'ordre 
plus  sévère  de  l'abstraction  lui  plaît  d'une  autre  manière  :  c'est  un 
plaisir  conquis  par  peine  ;  il  y  reconnaît  son  métier  d'homme.  Un 

108 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

jeu  de  cubes  c'est  déjà  un  autre  univers,  et  des  étendues  sans  miracle. 
Il  est  très  vrai  que  l'enfant  y  prend  plaisir,  comme  à  des  outils  d'enten- 
dement ;  mais  l'erreur  serait  de  lui  faire  croire  qu'il  s'amuse  encore 
quand  il  construit  un  cube  d'arête  double,  et  qu'il  cherche  combien 
de  fois  le  cube  d'arête  simple  y  est  contenu.  Car  il  doit  apprendre  à 
respecter  le  vrai  travail,  et,  tout  de  suite,  à  mépriser  le  plaisir.  C'est 
ainsi  qu'il  s'élèvera  à  un  plaisir  plus  haut. 

L'enfant  est  un  petit  homme.  Il  distingue  très  bien  ce  qui  est  puéril 
et  ce  qui  est  vinl.  Je  pense  que,  dès  les  premières  années,  il  y  a  avan- 
tage à  bien  séparer  les  deux,  de  façon  que  le  seuil  de  la  classe  marque 
le  passage  de  l'un  à  l'autre.  Que  les  jeux  soient  une  concession  que 
l'on  fait  à  cet  âge  remuant  ;  mais  qu'aussi  l'enfant  le  sache  bien  ;  et 
que  la  leçon  contraste  avec  le  jeu  ;  car  l'enfant  n'est  pas  sérieux  long- 
tem.ps  ;  mais  quand  il  est  sérieux,  il  l'est  bien  ;  il  n'a  aucune  frivolité. 
Il  faut  respecter  ce  séneux  de  l'enfant  ;  c'est  tout  l'avenir  humain. 


LXXVII 


Il  y  a  un  livre  stupide  entre  tous,  c'est  la  fameuse  géométrie  d'Eu- 
clide.  Pourquoi  stupide  ?  Parce  qu'elle  est  parfaite  ;  parce  que  la 
vérité  y  est  débitée  en  tranches  ;  parce  que  l'ordre  des  propositions 
et  la  clarté  des  définitions  enlèvent  à  l'esprit  toute  occasion  de  s'inter- 
roger lui-même,  de  douter,  de  chercher. 

Quand  on  sait  quelque  chose,  cela  a  un  très  grand  inconvénient, 
c'est  qu'on  ne  peut  plus  l'apprendre.  Quand  quelque  proposition  est 
prouvée,  cela  a  un  très  grand  inconvénient,  c'est  qu'on  ne  pourra 
plus  en  être  sûr. 

Aussi  je  voudrais  qu'on  brûlât  en  place  publique,  solennellement 
tous  ces  livres  bien  faits  qui  sont  cause  qu'il  y  a  tant  d'esprits  mal 
faits.  Oui,  on  nourrit  les  jeunes  gens  avec  des  pastilles  de  science 
concentrée,  si  je  puis  dire  ;  cela  fait  qu'ils  perdent  l'habitude  de 
digérer. 

Et  comment  feraient-ils,  direz-vous,  pour  apprendre  la  géométrie  ? 
Ils  feraient  comme  ceux  qui  l'ont  découverte.  D'abord  ils  s  exerce- 
raient à  faire  de  beaux  plans,  c'est-à-dire  à  imiter  les  objets  naturels 
en  les  simplifiant,  sans  altérer  le  rapport  des  distances. 

109 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Ensuite  ils  apprendraient  à  comparer  des  longueurs.  Pour  les  sur- 
races,  tantôt  ils  les  superposeraient  tant  bien  que  mal  en  les  découpant  ; 
tantôt  ils  les  diviseraient  en  petits  carrés  égaux,  et  ils  compteraient 
les  carrés.  Pour  les  volumes,  ce  serait  plus  simple  :  ils  verseraient  de 
l'eau  d  un  cube  dans  un  cylindre,  d'un  cylindre  dans  une  demi-sphère, 
et  ils  auraient  ainsi  l'occasion  de  faire  de  belles  remarques.  Après 
quoi  ils  réuniraient  ces  remarques  en  lois  qu'ils  vérifieraient  de  nou- 
veau. Et  enfin,  ils  rattacheraient  élégamment  ces  lois  les  unes  aux 
autres,  s'ils  en  étaient  capables. 

Car  c'est  ainsi  qu'on  apprend  la  physique.  Et  qu'est-ce  donc  que 
la  géométrie,  sinon  la  physique  des  surfaces  et  des  volumes  ? 


Lxxvin 


Tous  les  petits  garçons  regardent  avidement  les  locomotives.  Tous 
remarquent  le  piston  et  la  bielle  ;  tous  essaient  de  se  figurer  la  puis- 
sance motrice  des  roues.  Parmi  tous  les  faits  humains,  ils  vont  chercher 
tout  de  suite  un  des  plus  importants  et  le  plus  facile  de  tous  à  com- 
prendre, la  machine. 

Quand  j  étais  petit,  et  que  j'étais  maître  de  choisir  mes  promenades, 
j  allais  voir  passer  les  trains.  La  première  chose  que  je  compris,  ce 
fut  le  mécanisme  de  l'aiguillage.  Entre  temps,  j'allais  au  collège,  où 
ion  rn  apprenait  du  latin  et  du  grec;  et  comme  j'avais  une  bonne 
rnemoire,  je  passais  pour  intelligent  ;  en  réalité  mon  intelligence  ne 
s  exerçait  qu'en  dehors  du  collège,  et  toujours  sur  les  mécaniques. 
Chacun  a  des  souvenirs  de  ce  genre  à  rappeler. 

Un  tel  fait  devrait  éclairer  les  pédagogues.  Que  l'on  commence  par 
apprendre  aux  enfants  à  lire  et  à  écrire,  qu'on  les  exerce  aussi  à  comp- 
ter, ce  qui  n  est  toujours  que  lire  et  écrire  des  nombres,  il  le  faut 
bien  ;  mais,  si  l'on  veut  ajouter  à  cela  quelque  connaissance  positive 
qui  décrasse  les  intelligences,  il  faut  que  les  instituteurs  démontent 
et  remontent  des  machines,  qu'ils  fassent  dessiner  des  machines, 
ajuster,  fabriquer  des  machines  ;  toutes  nos  idées  claires  viennent 
de  là. 

Les  leçons  de  choses  écrasent  l'esprit  au  lieu  de  l'éclairer.  Je  fais 
1  histoire  du  blé  ;  je  décris  le  chien  ou  le  canard  :  ce  ne  sont  que  des 

no 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

anecdotes  ;  il  n'y  a  là  rien  du  tout  à  comprendre,  m  pour  1  enrant, 
ni  pour  l'homme  qui  n'y  a  pas  pensé  pendant  de  longues  années. 
J'en  dirai  autant  de  ces  historiettes  où  l'on  voit  un  père,  une  mère, 
un  gendarme,  un  enfant  sage,  un  polisson.  Le  plus  simple  de  ces  récits 
suppose  tous  les  rouages  du  cœur  humain  ;  et  quel  est  l'homme  de 
génie  qui  ait  su  démonter  et  remonter  ce  prodigieux  tourne-broche, 
expliquer  les  désirs,  les  passions,  les  colères  ?  L'enfant  n'y  voit  rien. 
Seulement  il  dit  comme  vous,  pour  vous  faire  plaisir  ;  il  prononce 
sur  le  juste  et  l'injuste  absolument  comme  il  réciterait  son  catéchisme. 

Que  dire  alors  de  l'histoire  ?  Que  dire  de  ce  Guignol  dont  les  per- 
sonnages sont  la  France,  l'Angleterre,  la  Maison  d'Autriche,  le  peuple, 
le  roi,  les  grands  vassaux  ?  Allez-vous  leur  faire  comprendre  ce  que 
fut  Louis  XI  ?  Vous  ne  le  savez  pas  vous-même.  Hélas  !  Voyez-vous 
clair  seulement  dans  l'humieur  de  votre  concierge  ?  Nigauds,  vous  ne 
savez  donc  pas  que  c'est  la  politique  que  vous  leur  enseignez  !  La 
politique,  science  encore  impénétrable  ;  art  profond  qui  se  dérobe  à 
des  apprentis  de  soixante  ans  ! 

Au  contraire,  dans  les  machines,  on  comprend  déjà  bien  des  choses 
si  l'on  voit  les  rouages  au  repos  et  si  on  les  met  soi-même  en  marche. 
Une  dent  pousse  l'autre  ;  une  corde  soulève  la  poulie  ;  une  courroie 
entraîne  une  roue.  Une  horloge  à  poids,  c'est  comme  un  univers 
transparent.  Cette  boîte  qui  fait  tic- tac  enferme  de  petits  et  de  grands 
secrets.  L'enfant  s'élèvera  des  uns  aux  autres,  par  degrés,  en  exerçant 
à  la  fois  son  esprit,  ses  yeux  et  ses  mams.  Mais  qui  songe  à  cela  ? 
Heureusement  l'enfant  y  songe.  Un  de  ces  jours,  vous  le  verrez  grimpe 
sur  une  chaise  et  travaillant  à  épeler  le  destin  dans  les  entrailles  de 
votre  pendule. 


LXXÎX 


Un  petit  garçon  demandait  :  «  Pourquoi  le  couteau  coupe-t-il  la 
table,  et  pourquoi  mon  doigt  ne  coupe-t-il  pas  la  table  ?  »  On  peut 
hausser  les  épaules,  et  dire  qu'il  y  a  une  manie  d'interroger,  chez  les 
enfants.  Il  est  hors  de  doute  que  cette  question  est  niaise  dans  la 
forme.  Mais,  quand  elle  serait  niaise  aussi  dans  le  fond,  où  prenez- 
vous  que  les  premières  raisons  de  douter  n'enfermeront  pas  toujours 
une  extrême  confusion  d'idées  ?  J'ai  enseigné  la  mécanique  à  de 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

jeunes  enfants,  par  goût  et  dans  une  entière  liberté  ;  or  j'ai  observé 
souvent  que  le  premier  mouvement  de  réflexion  produisait  des  re- 
marques ridicules.  Mais  ne  trouve-t-on  pas  aussi,  dans  l'histoire  des 
sciences,  des  sottises  qui  étonnent  ? 

Donc  je  ferai  voir  à  cet  enfant  que  sa  question  est  très  mal  posée, 
par  cette  remarque  que  mon  doigt  est  moins  dur  que  du  fer,  et  que 
le  couteau  ne  change  point  de  forme  et  ne  s'écrase  point  sur  du  bois, 
tandis  que  mon  doigt  s'écraserait  bientôt,  si  quelque  forte  pression 
l'appuyait  sur  une  planche.  Il  faudrait  donc  comparer  un  doigt  de 
fer  à  un  couteau  de  fer  ;  je  crois  bien  que  c'est  justement  à  cela  qu'il 
pensait.  Et  voilà  une  question  qui  n'est  plus  niaise  du  tout. 

Changeons  donc  d'objet,  et  travaillons  à  soulever  quelque  objet 
lourd  au  moyen  d'un  coin.  11  est  clair  que  l'objet  lourd  est  difficile  à 
séparer  du  plancher,  et  que  le  coin  va  nous  y  aider.  Il  est  clair  aussi 
que  l'analogie  entre  le  coin  et  le  couteau  sera  aperçue  par  l'enfant. 
Mais  qu'est-ce  qu'un  coin  ?  C'est  une  pente  ;  quand  j'enfonce  le 
com,  l'objet  lourd  monte  le  long  d'une  pente.  L'analogie  de  la  pente 
du  coin  avec  une  route  en  pente  est  déjà  difficile  à  saisir,  parce  que  la 
route  est  immobile,  tandis  que  le  coin  est  en  mouvement.  Aussi  sera- 
t-il  bon  que  j'aie  quelque  com  de  bois  assez  long,  qui  fasse  comme 
une  route  en  pente,  et  une  petite  voiture  qui  puisse  y  rouler.  Si  je 
pousse  la  voiture,  le  coin  restant  fixe,  la  voiture  montera  ;  mais  si  je 
pousse  le  com,  la  voiture  restant  fixe,  il  est  clair  que  la  voiture  montera 
encore  ;  je  dis  les  choses  sans  art  ;  la  voiture  n'est  pas  fixe  absolument 
puisqu'elle  monte  ;  mais  avec  vos  deux  mains,  et  sans  paroles,  vous 
ferez  une  expérience  très  claire,  et  l'enfant  y  prendra  une  importante 
notion. 

Nous  voilà  arrivés  au  plan  incliné,  comm.e  machine  à  élever  les 
fardeaux.  Et  je  pose  le  problème  suivant.  Une  voiture  après  avoir  fait 
un  kilomètre  sur  une  route  mclinée,  s'est  élevée  de  deux  mètres  ; 
serait-il  aussi  facile  de  l'élever  de  deux  mètres  verticalement,  en  tirant 
sur  un  câble  ?  on  voit  bien  tout  de  suite  que  non  ;  mais  on  peut  essayer  ; 
avec  une  petite  voiture  d'une  demi-livre  la  différence  sera  sensible 
aux  doigts.  Nous  touchons  à  de  profondes  théories,  que  l'enfant  pourra 
commencer  à  entrevoir,  si  l'on  fait  varier  la  pente,  et  ainsi  le  chemin 
parcouru,  car  tout  le  monde  sait  qu'une  route  qui  monte  de  deux 
mètres  sur  une  longueur  moindre  donne  plus  de  peine  au  cheval, 
mais  qu'il  tire  alors  moins  longtemps  ;  il  ne  s'agit  que  d'amener  ces 
notions  à  une  plus  grande  clarté. 

112 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Sans  le  pousser  trop  loin  de  ce  côté-là,  je  reviens  au  coin  d'abord, 
qui  est  plus  ou  moins  difficile  à  pousser  selon  que  la  pente  est  plus 
ou  moins  rapide  ;  et  au  couteau,  qui  n'est  qu'une  espèce  de  com, 
employé  pour  séparer  les  parties  du  bois,  et  un  coin  à  pente  douce. 
D'où  nous  viendrons  aussi  à  parier  du  clou,  qui  est  une  espèce  de 
com  aussi,  la  pointe  n'étant  qu'une  pente  de  tous  les  côtés.  Cette 
analogie  n'est  pas  seulement  bonne  à  considérer  pour  les  enfants, 
et  nous  touchons  ici  aux  plus  funestes  erreurs  de  l'esprit  grossier, 
j'entends  qui  n'analyse  point.  Car,  quand  il  a  dit  en  riant  que  si  le 
clou  entre  dans  le  bois  c'est  qu'il  est  plus  dur  que  le  bois,  il  se  croit 
très  fort  ;  mais  il  n'en  est  pourtant  qu'à  la  *^  vertu  dormitive  »  dont 
beaucoup  se  moquent,  dont  peu  se  gardent  autant  qu'il  faudrait. 


LXXX 


On  voit  m.aintenant  Vénus  le  soir  au  couchant.  Il  n'est  pas  d'enfant 
qui  ne  remarque  cette  brillante  étoile  qui  l'emporte  sur  Sirius  que 
l'on  voit  à  la  même  heure  à  peu  près  au  midi,  à  gauche  et  au-dessous 
d'Orion.  Voilà  de  quoi  exercer  une  intelligence  qui  s'éveille.  Sirius 
voyage  en  même  temps  que  toutes  les  autres  étoiles  ;  tous  les  ans  à  la 
même  saison  nous  le  voyons  suivre  Onon,  qui  suit  les  Pléiades,  et 
toutes,  d'un  m.ême  mouvement,  rattrapent  peu  à  peu  le  Soleil.  A 
neuf  heures  du  soir  en  janvier  Sinus  est  encore  près  de  son  lever  ;  en 
mars,  à  la  même  heure,  il  descend  déjà  vers  l'ouest  ;  en  mai,  à  la  même 
heure,  il  est  au-dessous  de  l'horizon  occidental.  Ces  retours,  qui 
coïncident  avec  les  mêmes  saisons,  définissent  l'année. 

Mais  Vénus  est  un  astre  plus  capricieux.  L'an  dernier,  à  cette  époque, 
on  ne  la  voyait  pas  au  couchant  ;  en  revanc'he  on  voyait  une  autre 
étoile,  aussi  brillante,  à  l'est,  avant  le  lever  du  soleil  ;  je  dis  une  autre 
étoile,  parce  que  les  peuples  anciens  ont  cru  assez  longtemps  que 
l'étoile  du  m.atin  et  l'étoile  du  soir  étaient  deux  astres  différents.  Et 
l'enfant  devrait  d'abord  observer  les  apparences,  et  rester  quelque 
temps  dans  le  même  doute.  Quand  il  aurait  remarqué  que  ces  deux 
étoiles  ne  se  montrent  jamais  au  ciel  dans  la  même  saison,  quand  vous 
auriez  confirmé  ses  observations,  par  celles  que  l'on  a  pu  faire  depuis 
tant  d'années,  quand  il  saurait  que  l'astre  du  matin  s'éloigne  d'abord 

113  8 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

du  soleil,  puis  s'en  rapproche  et  se  perd  dans  les  clartés  de  l'aurore, 
et  que  c'est  toujours  après  cette  disparition  que  l'on  revoit  l'étoile  du 
soir,  d'abord  suivant  de  près  le  soleil,  puis  s'en  écartant,  puis  s'en 
rapprochant,  sans  doute  l'enfant  arriverait  de  lui-même  à  cette  idée 
que  ces  deux  astres  n'en  font  qu'un.  Je  le  ferais  profiter  des  observa- 
tions des  autres  hommes  en  d'autres  temps,  qui  compléteraient  les 
siennes  ;  mais,  en  revanche,  je  voudrais  lui  laisser  à  faire  ce  travail  du 
jugement  qui  interprète  les  apparences.  Car  on  peut  sans  inconvénient 
voir  quelquefois  par  les  yeux  d'autrui  ;  mais  il  faut  penser  par  soi- 
même  ;  sans  quoi  1  on  est  un  sot. 

Je  veux  donc  que  l'enfant  invente  quelque  cosmographie  naïve,  et 
qu'il  essaie  de  concevoir  que  Vénus,  dans  son  va  et  vient,  traverse  le 
soleil.  Longtemps  après  cela,  quand  il  saurait  bien,  et  par  ses  inven- 
tions aussi,  que  la  lune  tourne  autour  de  la  terre,  et  la  terre  autour  du 
soleil,  alors  il  trouverait  que  Vénus  tourne  aussi  autour  du  soleil,  et 
que  ce  mouvem.ent  de  va  et  vient  est  une  illusion  de  perspective.  A 
quoi  je  l'amènerais  en  lui  faisant  voir  par  la  tranche  une  roue  de  bicy- 
clette en  m.ouvement,  avec  un  morceau  de  papier  collé  à  la  jante. 
Mais  que  vais-je  chercher  là  ?  Qui  pense  à  ces  choses.  On  lui  apprend 
l'histo-re,  et  il  ne  sait  seulement  pas  ce  que  c'est  qu'une  année,  et  ce 
que  c'est  que  le  calendrier. 


LXXXI 


Pour  un  gamin  de  Dieppe  ou  du  Havre,  les  retours  de  la  marée 
sont  aussi  familiers  que  la  succession  des  jours  de  la  semaine.  Si  j'avais 
à  instruire  ce  petit  m^onde  qui  barbotte  et  qui  pêche  des  crabes,  je 
prendrais  la  plupart  de  mes  problèmes  d'arithmétique  dans  l'obser- 
vation de  ces  périodes  entrecroisées.  «  A  quelle  heure  la  pleine  mer 
dans  dix  jours  ?  >'  L'observation  directe  fournirait  les  données  du 
problème,  et  permettrait  encore  de  vérifier  les  solutions,  chose  que 
l'on  oublie  souvent,  et  qui,  du  reste,  n'est  pas  toujours  facile,  par 
exemple  pour  les  surfaces  ou  pour  les  mélanges.  Et  pourtant  cette 
rencontre  du  calcul  et  de  l'expérience  produit  toujours,  même  chez 
les  plus  endorm.is,  une  attente  et  un  ravissement.  C'est  par  là  qu'est 
sensible  la  puissance  des  mathématiques,  même  dans  les  choses  les 
plus  simples  ;  et  c'est  un  moyen  d'intéresser  les  passions  au  calcul. 

114 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Immense  profit,  si  l'on  y  pensait  ;  car  l'expérience  toute  seule  est 
trop  facile,  et  le  calcul  tout  seul  est  trop  ennuyeux. 

Il  est  impossible  aussi  que  ces  fils  de  marins,  accoutumés  à  interroger 
le  ciel,  ne  sachent  pas  toujours  à  peu  près  où  en  est  la  lune,  dans  ses 
phases  et  dans  ses  heures.  D'où  je  tirerais  de  beaux  problèmes  aussi, 
sur  le  retour  du  joli  croissant  crépusculaire  ou  de  la  pleine  lune.  Or 
il  arrivera  certainement  qu'ils  remarqueront  que  les  marées  glissent 
sur  les  jours  absolument  selon  la  même  loi  que  la  lune.  La  marée 
retarde  sur  le  soleil  de  cinquante  minutes  par  jour,  et  la  lune  aussi. 
En  sorte  que  chaque  phase  de  la  lune  annonce  une  croissance  ou 
décroissance  des  marées,  de  même  que,  dans  un  certain  lieu,  une  cer- 
taine hauteur  de  la  lune  coïncide  toujours  avec  l'heure  de  la  pleine 
mer.  Toutes  ces  choses,  ils  les  savent  à  peu  près  ;  mais,  faute  de  s'exercer 
à  la  prévision  par  calcul,  ils  utilisent  ces  connexions  sans  y  penser. 
Ce  sont  les  problèmes  posés  sur  le  papier  qui  tracent  des  chemins 
dans  le  ciel,  malgré  les  nuages  et  la  lune  nouvelle  ;  et  c'est  par  le 
secours  de  la  loi  mathématique  que  nous  retrouverons  la  lune  invi- 
sible. Mais  l'erreur  est  de  croire  qu'il  y  faut  d'abord  Kepler,  Copernic 
et  Newton  ;  la  loi  numérique  de  tous  ces  tours  et  retours  le  long  des 
semaines  et  des  mois,  telle  qu'on  peut  la  formuler  à  l'école  primaire, 
suffit  déjà  ;  et  c'est  par  là  que  les  astronomes  ont  commencé. 

Par  ces  moyens  si  simples,  la  connexion  entre  la  lune  et  la  marée 
apparaîtra  ;  l'instinct  porte  déjà  par  lui-même,  à  admettre  de  telles 
connexions,  et  sur  des  indices  bien  plus  faibles,  comme  les  supersti- 
tions le  prouvent.  Et  je  serais  déjà  assez  fier  si  mes  bambins  étaient 
en  mesure  de  décrire  la  liaison  constante  entre  la  lunaison  et  la  marée  ; 
car  c'est  la  première  preuve  de  toutes,  si  l'on  veut  aborder  comme  il 
faut  les  théories,  ht  je  ne  vois  pas  d'autre  exemple  qui  rende  sensible 
l'action  mutuelle  des  astres  les  uns  sur  les  autres,  malgré  la  distance. 
Si  les  Méditerranéens,  si  mgénieux  en  ces  matières,  n'ont  point  formé 
cette  idée,  c'est  faute  de  marées  sensibles  peut-être. 


LXXXII 


Les  écoliers  étaient  au  bord  de  l'eau  ;  ils  attendent  l'heure  d'y 
retourner.  Leur  souvenir  est  plein  de  remous,  de  tourbillons,  de 


U5 


LES   PROPOS    D'ALAIN 

débris  flottants,  de  barques,  de  plages.  Vous  ne  pouvez  pas  plus  contre 
le  cours  de  leurs  idées  que  contre  le  cours  de  la  Seine.  Ils  s'instruisaient 
tout  à  l'heure  ;  maintenant  ils  vont  s'ennuyer. 

Mais  Monsieur  Benoît,  l'instituteur,  est  un  habile  homme,  et  un 
brave  homme.  Lui  aussi  il  était  au  bord  de  l'eau  ;  lui  aussi  il  regarde 
flotter  ses  idées  comme  des  épaves  ;  et  comme  toutes  ces  images  ont 
mordu  sur  son  cœur,  il  est  un  plus  mauvais  écolier  que  ses  écoliers. 
Le  tableau  des  mesures,  et  l'histoire  de  l'enfant  sage  qui  met  le  couvert 
ou  qui  tient  l'écheveau,  sont  de  pauvres  images,  qui  ne  s'accrochent  à 
rien.  Monsieur  Benoit  n'en  est  point  étonné  ;  il  a  remarqué  souvent 
que  les  perceptions  vives  sont  les  reines  de  la  pensée,  encore  plus  si 
le  cœur  est  touché. 

Hé  bien  donc,  sur  les  pensées  qui  vous  viennent,  se  dit-il,  travail- 
lons, comme  broute  la  chèvre  autour  de  son  piquet.  Voyons,  qui  va 
me  décrire  convenablement  le  courant  du  fleuve.  Est-ce  que  l'eau 
court  également  vite  dans  toutes  les  parties  du  courant  ?  Non,  certai- 
nement. Tous  savent  que,  vers  le  milieu  du  fleuve,  l'eau  file  comme 
une  flèche.  Et  pourquoi  cela  ? 

Voyons,  à  quoi  allons-nous  comparer  ce  courant  d'eau  ?  A  une 
foule  d'hommes,  peut-être,  qui  descendent  du  train  et  se  poussent 
vers  la  sortie.  Quels  sont  ceux  qui  vont  le  plus  vite  ?  Quels  sont  ceux 
qui  sont  arrêtés  ?  Par  quoi  le  sont-ils  ?  Où  sont  les  frottements  ? 
Est-ce  la  même  chose,  de  frotter  contre  un  homme  qui  marche  ainsî 
vers  la  sortie,  ou  de  frotter  contre  le  mur  ?  Revenons  au  fleuve.  Repré- 
sentons-nous toutes  ces  gouttes  d'eau  qui  se  précipitent,  non  plus 
par  le  désir  d'arriver,  mais  par  la  pesanteur,  qui  les  fait  rouler  sur  la 
pente.  Voici  des  grams  de  plomb  ;  nous  allons  les  faire  rouler.  Par  où 
s  échappent-ils  le  mieux  ? 

Mais  n'y  en  a-t-il  pas  aussi  qui  vont  tourner  sur  eux-mêmes  ?  N'y 
a-t-il  pas,  dans  une  foule,  des  gens  qui  tournent  sur  eux-mêmes  au 
heu  d'avancer  ?  Oui.  Ceux  qui  frottent  contre  le  mur.  Ils  roulent  sur 
le  mur,  comme  ferait  une  roue.  Bon.  Quelqu'un  n'a-t-il  pas  vu  des 
parties  d'eau  qui  tournaient  ?  Oui,  des  tourbillons.  Comment  étaient- 
ils  ?  Creux  comme  des  entonnoirs.  Pourquoi  cela  ?  Dans  quel  sens 
tournaient-iîs  ?  Vous  ne  l'avez  pas  remarqué  ?  Ecrivez  un  sujet  de 
devoir  pour  demain.  Vous  dessinerez  le  fleuve  vu  du  pont.  Vous 
marquerez  les  piles  et  les  arches,  ainsi  que  les  régions  où  le  courant 
est  le  plus  rapide  ;  puis  la  position,  le  sens,  le  déplacement  des  tour- 
billons. Vous  estimerez  la  plus  grande  vitesse,  en  mètres  par  seconde, 

116 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

d'après  le  mouvement  des  épaves,  et  vous  calculerez  d'après  ccia,  à 
quelques  heures  près,  le  temps  que  peut  mettre  l'eau,  dans  la  partie 
la  plus  rapide  du  courant,  pour  aller  de  Paris  au  Havre.  Vous  compa- 
rerez cette  vitesse  à  celle  de  l'express.  Allez-vous-en  ;  la  classe  est 
finie. 

Monsieur  Benoît  se  frotte  les  mains.  Et,  comme  ses  yeux  tombent 
sur  l'Emploi  du  Temps,  qui  est  collé  au  mur,  et  qui  porte  :  «  Calcul 
d'intérêts.  Morale  individuelle  »,  il  a  un  bon  rire.  Prenez  garde.  Mon- 
sieur Benoît  ;  l'administration  a  les  yeux  sur  vous. 


LXXXIÎÎ 


La  plupart  des  enfants  dessinent  avant  d'écrire.  Le  dessin  est  leur 
écriture  naturelle,  comm.e  il  a  été  certainement  l'écriture  naturelle  des 
hommes  autrefois.  Seulement  cette  aptitude  de  l'enfant  à  dessiner  se 
perd  généralement  dès  qu'on  lui  apprend  le  dessin.  Il  y  a  quelque 
mystère  là-dessous. 

Un  vieil  homme  très  raisonnable,  devant  qui  je  disais  ces  choses, 
me  répondit  :  «  Oui,  un  grand  mystère,  et  qui  n'est  pas  seul  de  son 
espèce.  L'enfant  est  naturellement  porté  non  seulement  au  dessin, 
mais  à  toute  espèce  de  science  et  d'art.  Mais  les  professeurs  y  mettent 
bon  ordre.  » 

«  Il  faut  sans  doute,  lui  dis-je,  y  mettre  bon  ordre,  et  nettoyer  tous 
les  barbouillages  de  l'enfant,  qu'il  les  exprime  en  dessins  ou  en  paroles 
Et  quoi  de  plus  raisonnable  que  de  revenir  aux  éléments  et  aux  prin- 
cipes, simples  traits  pour  le  dessin,  points  ou  lignes  pour  la  géométrie, 
forces  simples  pour  le  mécanisme,  et  ainsi  du  reste.  Par  ce  moyen 
l'enfant  ne  formera  que  des  notions  claires.  En  toutes  choses,  il  faut 
épeler  avant  de  lire.  " 

«  J'ai  eu  de  ces  opinions-là  autrefois,  me  dit  le  vieil  homme.  Il  est 
clair  qu'avec  cette  méthode  sublime  on  forme  quelques  puissants 
esprits,  qui  sont  ensuite  ingénieurs,  architectes  ou  prix  de  Rome, 
peut-être,  pour  la  peinture.  Encore  ne  suis-je  pas  bien  sûr  qu'ils  ne 
se  montrent  pas  toujours  un  peu  trop  perroquets,  pour  avoir  toujours 
pensé  avec  les  idées  d'autrui.  Mais  pour  les  autres,  je  me  demande 
si  nous  ne  les  laissons  pas,  par  cette  belle  méthode,  dans  leur  confusion 

117 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

première.  Car  le  petit  gribouilleur,  qui  dessinait  des  soldats  et  des 
locomotives,  ne  reconnaît  plus  le  dessin  académique  ;  et  le  petit  chi- 
miste, qui  faisait  couler  l'eau  et  jouait  avec  le  feu,  ne  fait  que  bâiller 
aux  leçons  de  chimie.  Assurément  cela  n'arriverait  pas  si  le  maître, 
au  lieu  d'enseigner  son  propre  dessin  ou  sa  propre  chimie,  se  plaçait 
au  point  de  vue  de  l'enfant,  partait  des  idées  confuses  qui  se  battent 
dans  cette  petite  tête,  et  y  mettait  l'ordre  peu  à  peu,  redressant  au 
lieu  de  remplacer.  ^' 

Ce  discours  m'a  fait  penser.  C'est  pourquoi  je  n'ai  pas  trouvé  ridi- 
cule une  exposition  de  dessins  d'enfants  que  l'on  m'a  montrée  l'autre 
jour.  On  les  laisse  libre  de  représenter  à  leur  guise  une  scène  de  la 
vie  ordinaire  ;  et  cela  n'est  pas  beau.  Mais  les  idées  naïves  de  l'enfant 
s  y  découvrent  ;  le  maître  ne  décîam.era  plus  à  côté.  Pour  peu  que  tous 
les  professeurs  imitent  les  m.aîtres  de  dessin,  et  veuillent  bien  partir, 
en  toute  chose,  des  erreurs  de  leurs  élèves,  nous  aurons  peut-être  un 
enseignement.  Car  les  idées  vraies  ne  se  versent  point  dans  les  esprits 
comme  l'eau  dans  les  cruches  ;  et  il  faut  que  mes  vérités  soient  des 
erreurs  redressées.  Sans  quoi  elles  ne  seront  pas  plus  réellement  miennes 
que  mon  chapeau  ou  mon  pardessus. 


LXXXIV 


Maître  Aliboron  ;  c'est  ainsi  que  l'élégant  Barres  appelle  l'institu- 
teur. C'est  bientôt  dit.  Encore  faut-il  rechercher  ce  que  Barrés  entend 
par  là.  Il  ne  veut  point  dire,  assurément,  que  l'instituteur  soit  incapable 
d'apprendre  à  lire  aux  gosses,  ni  qu'il  ignore  l'arithmétique  ou  le 
système  des  poids  et  mesures.  Là-dessus,  il  n'y  a  pas  à  disputer.  Cet 
enseignement  est  très  difficile  à  donner  comme  il  faut  ;  les  instituteurs 
de  notre  pays  y  réfléchissent  depuis  trente  ans,  tâtonnent,  s'adaptent 
à  la  nature  des  élèves  et  aux  habitudes  du  pays  ;  la  fameuse  «  Corres- 
pondance générale  de  l'Enseignement  primaire  »  le  prouve  assez  ;  et 
il  y  a  vingt  Revues  de  pédagogie  qui  valent  bien  celle-là.  Qu'on  trouve 
encore  à  critiquer,  c'est  inévitable  ;  les  notions  les  plus  simples  sont 
très  difficiles  à  présenter.  Je  donne  à  l'académicien  Barrés  un  mois 
pour  préparer  une  leçon  sur  la  mesure  des  volumes  ;  il  la  manquera, 
et  on  lui  mettra  le  bonnet  d'âne. 

118 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Non.  C'est  l'histoire  qui  est  en  cause.  L'histoire  traîne  après  elle 
des  discussions  sans  fin.  Elle  se  donne  comme  une  science  et  n'est 
qu'une  pauvre  rhétorique,  bonne  à  tout  faire  pour  tous  les  partis.  La 
meilleure  histoire  n'est  jamais  qu'un  pamphlet.  On  se  donne  l'air  de 
fonder  les  idées  sur  des  faits,  et  on  fait  justement  le  contraire  ;  on 
choisit,  on  groupe,  on  éclaire  les  faits  d'après  les  idées  que  l'on  a. 
Ils  disent  que  l'histoire  soutient  l'éloquence  ;  mais  c'est  plutôt  l'élo- 
quence qui  soutient  l'histoire.  Jeanne  d'Arc  est  ce  que  l'on  veut  qu'elle 
soit. 

Voilà  pourquoi  l'enseignement  de  l'histoire  est  toujours  un  ensei- 
gnement trompeur,  et  souvent  un  enseignement  menteur.  Il  l'est  deux 
fois  quand  on  n'expose  pas  les  documents  en  détail,  et  quand  les 
élèves  n'en  font  pas  eux-mêmes  la  critique.  Les  raisonnements  qu'on 
y  fait  sont  pour  empoisonner  l'esprit.  Vous  dites  que  les  rois  ont  fait 
l'Unité  française  ;  vous  n'en  savez  rien.  Vous  dites  qu'avant  la  Révo- 
lution le  peuple  n'avait  point  de  droits  ;  vous  n'en  savez  rien,  iin  tout 
temps,  les  peuples  vivent  vraisemblablement  comme  ils  vivent  main- 
tenant, mangent,  boivent  et  font  l'amour.  Ce  torrent  de  passions 
vraies  coule  depuis  des  siècles  de  siècles  et  tombe  dans  un  abîme 
d'oubli.  La  vraie  histoire  est  indéchiffrable.  Nos  leçons  d'histoire  sont 
des  pamphlets.  Tout  historien  est  Aliboron. 

La  vraie  histoire,  savez-vous  où  l'on  peut  la  lire  ?  Dans  la  vie  pré- 
sente, qui  exprime  tout  ce  qui  en  reste.  La  vraie  histoire  vit  en  nous 
et  autour  de  nous  ;  disons  mieux,  elle  se  dessine  dans  l'avenir.  L'avenir, 
c'est  le  passé  qui  s'exprime  en  raisons.  Les  ombres  des  morts  nous 
conduisent  vers  la  lumière,  par-dessus  les  eaux  du  Styx.  Nous  suivons 
Newton,  Archimède  et  Socrate  ;  et  la  justice  de  saint  Louis  nous 
attend  sous  le  chêne. 


LXXXV 


Ce  ne  sont  que  des  querelles  byzantines,  entre  les  évêques  et  les 
auteurs  de  manuels  scolaires.  C'est  toujours  l'enseignement  histonq 
qui  est  en  question  ;  et  j'avoue  que  rien  ne  me  pousse  à  prendre  parti. 
Que  l'Eglise  ait  eu  un  rôle  utile  au  temps  de  Clovis,  je  p'en  sais  rien, 
et  cela  ne  m'intéresse  pas  du  tout.  Que  Louis  XIV  ait  été  un  imbécile, 
et  que  la  révocation  de  ledit  de  Nantes  ait  été  une  grande  faute  poli- 


119 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

tique,  cela  n'intéresse  que  quelques  compilateurs.  Avouons  que  des 
jugements  aussi  sommaires  que  ceux-là  sont  tout  à  fait  ridicules  ;  ils 
ont  peut-être  un  sens  pour  celui  qui  les  écrit  ;  mais  pourquoi  faire 
réciter  aux  enfants  de  nos  écoles  ces  opinions  sans  racines  ?  C'est 
se  moquer  du  monde. 

Voici  comment  je  conçois  l'enseignement  de  l'histoire.  Racontez 
l'histoire  des  sciences  et  de  l'industrie  humaine  ;  tracez  par  grandes 
époques  ces  progrès  parallèles  de  la  connaissance  et  de  1  action,  le 
feu,  le  blé,  les  nombres,  l'arpentage,  les  leviers,  la  brouette,  l'astro- 
nomie, le  bateau,  le  baromètre,  les  bulletins  météorologiques,  la  chimie, 
les  engrais,  la  monnaie  et  les  contrats,  les  délits  et  les  peines,  les  dieux 
et  les  cultes,  racontez  tout  cela,  de  façon  que  les  générations  appa- 
raissent comme  formant  une  seule  vie  humaine.  Et  remarquez,  à  ce 
propos,  que  la  partie  la  plus  importante  de  cette  histoire  doit  être 
imaginée  ;  nous  ne  savons  pas  qui  a  inventé  le  feu,  ni  qui  a  inventé 
la  roue  ;  mais  leur  esprit  est  bien  vivant  en  des  milliers  d'hommes 
sur  la  planète  ;  en  sorte  que  les  mieux  éveillés  peuvent  expliquer  à 
d'autres  que  par  mémoire,  par  essais,  par  conjectures  bien  liées,  ces 
découvertes  ont  été  faites  sans  le  secours  d'aucun  Dieu.  Mettez, 
comme  des  jalons  sur  cette  route,  quelques  nom.s  illustres,  je  le  veux 
bien,  mais  plus  d'Archimèdes  que  de  Louis  XIV.  Car  ce  qui  ne  rut 
pas  penseur  est  bien  mort,  et  poussière  pour  toujours  ;  mais  ce  qui 
fut  penseur  est  maintenant  pensée  commune.  L'histoire  vivante,  s'il 
vous  plaît. 

Mais  nos  historiens  sont  des  croque-miorts.  Ils  ne  se  passionnent 
que  pour  ce  qui  n'est  plus  ;  leur  histoire  est  histoire  des  erreurs,  non 
des  vérités  de  l'esclavage,  non  de  la  puissance  ;  ce  sont  propos  d  es- 
claves qui  remuent  leurs  chaînes,  ht  comment  en  serait-il  autrement  ? 
Nos  historiens  sont  des  rats  de  bibliothèque,  qui  ne  savent  seulement 
pas  comment  est  laite  une  locom.otive,  ou  comment  sont  enroulés  les 
fils  dans  une  dynamo.  Ils  ne  savent  que  ce  qui  n'est  plus.  Ma  foi,  je 
les  renvoie  dos  à  dos  avec  les  évêques.  Qu'ils  récriminent  chacun  à 
leur  plaisir,  et  qu'ils  nous  laissent  en  paix.  Nous  avons  assez  à  ap- 
prendre. 

Mais  cette  histoire  vivante,  que  je  veux,  sera  mise  à  l'Index  aussi  ? 
Je  n'en  doute  point,  citoyens.  Mais  ce  qui  sera  dit  dans  cette  histoire, 
des  milliers  d'hommes  se  lèveront  pour  le  soutenir,  des  milliers  de 
fils  d'Archimède.  Mais  vais-je  prouver  à  ce  curé  que  Louis  XIV  était 
un  imbécile  ?  Je  n'en  sais  rien  ;  et  l'habile  curé  sait  bien  que  ce  prône- 

120 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ià  ne  vaut  pas  mieux  que  le  sien.  Cet  aveugle  m'entraîne  dans  une 
cave,  afin  d'avoir  au  moins  partie  nulle. 


LXXXVI 


Vous  savez  ce  que  c'est  qu'un  taupin  ?  c'est  un  adolescent  qui  suit 
les  cours  de  mathématiques  spéciales. 

Le  taupin  se  lève  au  premier  chant  des  moineaux.  Tout  en  s'arro- 
sant  d'eau  froide,  il  organise  en  pensée  les  plaisirs  de  sa  journée. 

D'abord  îire  quatre-vingt-dix  pages  de  mécanique  ;  et  c'est  une 
austère  mécanique  :  il  n'y  est  question  ni  de  locomotives,  ni  d'automo- 
biles, m  de  turbines,  ni  d'aucune  autre  machine  ;  c'est  de  la  mécanique 
sans  mécaniques  :  des  lignes  de  symboles  algébriques  ;  figurez-vous 
un  sourd-muet  condamné  à  lire  des  pages  de  musique,  sans  pouvoir 
penser  à  la  musique,  et  vous  aurez  une  faible  :dée  du  plaisir  de  notre 
taupin. 

Après  cela,  s'installer,  avec  cinquante  infortunés  de  son  espèce,, 
dans  une  salle  nue  et  triste,  et  écrire  pendant  une  heure  et  demie^ 
sous  la  dictée  d'un  homme  qui,  après  quinze  ans  d'efforts,  est  arrivé 
à  faire  tenir  trois  pages  en  deux.  Cela  fait  penser  à  ces  patients  pro- 
fesseurs d'écriture,  qui  font  tenir  une  grande  page  dans  un  rond  de 
papier  de  la  grandeur  d'un  sou. 

Ensuite,  passer  à  la  planche,  et  faire  du  quatre-vingt-dix  à  l'heure, 
sur  une  route  semée  de  pièges.  A  la  première  panne,  on  le  remercie, 
d'un  air  qui  veut  dire  :  '<  Vous  n'êtes  pas  assez  intelligent  pour  raire 
des  spéciales.  >' 

Puis  le  taupin  se  rend  dans  une  autre  salle,  et  se  repose  de  la  mathé- 
matique par  la  physique.  Vous  vous  dites,  homme  naïf  :  <^  Voilà  un 
garçon  qui  va  enfin  respirer,  observer,  manier  des  appareils,  s'appro- 
cher de  la  Nature.  "  Homme  naïf,  vous  vous  trompez.  Il  va  écrire 
encore  un  peu  plus  vite,  il  va  décrire  et  interpréter  des  expériences 
qu'il  n'a  jamais  vues,  qu'il  ne  verra  jamais.  A  côté,  dans  le  cabinet  de 
physique,  les  appareils  dorment  dans  les  vitrines  ;  un  garçon  som- 
meille, et  sa  main  laisse  échapper  son  plumeau  ;  le  taupin  ne  résiste 
plus  ;  sa  main  laisse  échapper  sa  plume. 

Réveil.   Récréation.   Hurlements  et  courses   folles,   pendant  cinq 

121 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

minutes  seulement.  Car  pendant  que  les  jeunes  se  reposent,  le  taupin 
subit  une  «  colle  >>,  qui  a  pour  objet  de  tuer  définitivement  en  lui  la 
faculté  d'être  étonné  de  quelque  chose. 

Courage,  taupm,  courage  !  Bientôt  ton  supplice  cessera.  Tu  seras 
mgénieur.  Alors,  pourvu  que  tu  consentes  à  donner  quelques  signa- 
tures, tu  auras  le  droit  de  ne  plus  jamais  réfléchir  :  tu  goûteras  enfin 
le  repos,  et  tu  l'auras  bien  gagné. 


LXXXVII 


Le  Polytechnicien  m'attire  et  me  repousse.  Je  ne  puis  m'empêcher 
d'observer  cet  msecte  noir  ;  je  croîs  le  deviner  ;  mais  par  d'autres 
côtés  il  m'échappe.  Ceux  que  j'ai  un  peu  connus,  j'ai  toujours  surpris 
dans  leur  pensée  quelque  chose  de  réglé  et  de  discipliné,  mais  violent  ; 
fanatisme  et  ascétisme  mêlés.  Ils  se  connaissent  mal  ;  mais  par  un 
ascétisme  d'esprit.  Peut-être  iraient-ils  trop  loin  ;  je  sens  une  colère 
toute  prête  dès  que  l  on  essaie  de  tirer  d'eux  les  idées  qu'ils  devraient 
avoir  sur  l'ordre  humain  et  sur  la  justice.  Comm.e  un  roi  que  son 
pouvoir  même  rendrait  prudent,  sourd  et  muet.  Il  faut  peut-être  lire 
Descartes  avec  application  pour  comprendre  assez  ces  Pythagoriciens 
tristes.  Révolutionnaires  au  fond  tous,  absolus  et  inflexibles  dans  leurs 
pensées,  et  conservateurs  dans  le  fait,  et  souvent  catholiques,  mais 
alors  sans  aucune  théologie.  «  Suivre  la  religion  dans  laquelle  Dieu 
m'a  fait  la  grâce  d'être  instruit  dès  mon  enfance  »  ;  c'est  une  des  règles 
«  provisoires  »  de  Descartes.  Cela  est  assez  administratif.  Peut-être 
tous  ces  Pythagoriciens  ont-ils  trop  peu  de  peine  à  obéir.  Peut-être, 
par  l'habitude  qu'ils  ont  prise  de  mépriser  dans  le  fond  la  règle  qu'ils 
suivent,  sont-ils  trop  disposés  à  suivre  toute  règle.  II  ne  faut  point 
trop  mépriser  le  fait  ;  ce  mépris  soumet  l'esprit  au  fait.  Il  se  fait  enfin 
une  coupure  profonde  entre  l'esprit  juste  et  la  justice.  Ainsi  l'esprit 
révolutionnaire  du  peuple,  du  peuple  oii  ils  ont  presque  tous  leurs 
racines,  l'esprit  révolutionnaire  est  comme  fauché  et  fané  ;  mis  en 
grange  après  cela,  encore  parfumé  des  essences  terrestres  ;  m.ais  il  ne 
fermente  plus. 

La  jeunesse  juge  trop  vite  ;  elle  jette  des  ponts  sur  des  abîmes. 
L'âge  mûr  y  revient,  et  son  plus  beau  travail  est  de  ne  point  trop 

122 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

mépriser  sa  ]eunesse  d'esprit  ;  c'est  la  naïveté  qui  doit  mûrir.  Mais 
la  discipline  mathématique  dépasse  la  jeunesse  et  l'âge  mûr  dès  son 
premier  mouvement.  Simplifier,  dépouiller,  dénuder  l'objet,  et  former 
des  preuves  parfaites,  c'est  rejeter  l'univers.  Leur  pensée  est  comme 
un  monastère  fermé,  sur  une  haute  montagne.  Revenus  dans  le  monde, 
ils  ne  sont  plus  que  prudence  et  politesse  souvent,  non  par  estime  du 
monde,  mais  par  mépris  du  monde.  On  s'étonne  de  voir  qu'un  Pascal 
développe  de  faibles  preuves  ;  c'est  par  trop  d'amour  pour  les  preuves 
parfaites.  L'esprit  ne  daigne  plus,  et  les  forces  sociales  le  prennent. 
Bref  il  n'est  pomt  bon  de  mépriser  à  vingt  ans  ce  qui  n'est  pas  en 
équation;  mépriser  trop,  c'est  accepter.  Le  corps  est  trop  seul,  l'esprit 
est  trop  loin  des  passions,  peut-être.  Il  s'est  trop  privé  de  sottise. 
«  Qui  veut  faire  l'ange  fait  la  bête.  »  Qui  sait  si  Pascal  ne  l'entendait 
pas  ainsi  ?  Ce  serait  le  mépris  du  mépris.  Mais  quel  désert  du  cœur  ! 
Sans  doute  nos  ingénieurs  administrent  comme  Pascal  croyait.  Ils 
gagnent  cent  mille  francs  ;  ils  accordent  cela  à  leur  femme  peut-être  ; 
et  ils  récitent  des  lieux  communs  comme  des  prières,  en  méditant 
peut-être  sur  quelque  curieuse  probabilité  qui  ne  sert  à  rien.  Et  sans 
même  le  savoir.  Insectes  noirs. 


LXXXVIII 


Il  y  a  à  peu  près  deux  mois,  on  inaugurait,  à  Bourg-la-Reme,  une 
plaque  de  marbre  à  la  mémoire  d'Evariste  Gallois.  Cet  homme,  qui 
est  mort  à  vingt  ans,  a  laissé,  sur  la  Mathématique  pure,  des  mémoires 
qui  ont  été  publiés  depuis,  et  qui  ont  éclairé  une  des  routes  les  plus 
difficiles  que  l'on  ait  tracées  à  travers  les  idées  pures.  C'est  à  peu  près 
tout  ce  que  je  puis  dire  là-dessus.  Mais  je  livre  sa  biographie  aux 
moralistes  et  aux  fabricants  d'images  édifiantes. 

A  quinze  ans,  il  dévore  la  Géométrie  de  Legendre.  Il  rejette  les 
traités  élémentaires  d'algèbre,  qui  l'ennuient,  et  apprend  l'algèbre  dans 
Lagrange  ;  à  seize  ans  il  commence  à  inventer.  Il  envoie  mémoires 
sur  mémoires  à  l'académie  des  sciences.  Les  académiciens  n  y  voient 
goutte.  Il  se  présente  deux  fois  à  l'école  Polytechnique,  et  est  refusé 
deux  fois.  Il  en  conclut  que  les  savants  officiels  sont  des  crétins  ou  des 
paresseux. 

123 


LES    PROPOS    D'ALAiN 

Il  entre  pourtant  à  l'Ecole  Normale.  Il  y  était  en  1830,  et  fut  tenu 
sous  clef  pendant  les  trois  journées  de  juillet  par  un  directeur  prudent. 
Comme  11  aimait  ardemment  la  République,  en  bon  idéaliste  qu'il 
était,  il  entra  dans  une  belle  fureur  lorsqu'il  connut  les  événements, 
iet  la  gloire  qu'on  lui  avait  volée.  Pour  ses  discours  vifs,  il  fut  mis  à 
la  porte. 

Pour  d'autres  discours  encore  plus  vifs,  qui  visaient  bel  et  bien  le 
roi,  il  fut  mis  en  prison  l'année  suivante,  avec  de  terribles  compagnons. 
Comme  il  contemplait  de  profondes  vérités,  les  autres  se  crurent 
méprisés,  et  lui  offrirent  à  boire,  avec  des  mjures.  On  raconte  qu'il  but 
un  jour  un  litre  d'eau-de-vie,  pour  avoir  la  paix.  Essayez  de  penser  à 
ce  roi  ivre.  Shakespeare  n  a  pas  été  jusque-là. 

11  sort  de  prison,  et  devient  amoureux.  Ce  fut  sans  doute  comme  un 
crage  sans  pluie.  Après  quelques  semaines  il  écrivait  (je  prends  cette 
citation  dans  le  discours  officiel)  :  «  Comment  se  consoler  d'avoir 
épuisé  en  un  mois  la  plus  belle  source  de  bonheur  qui  soit  dans  l'homme, 
de  l'avoir  épuisée  sans  bonheur,  sans  espoir,  sûr  qu'on  est  de  l'avoir 
mise  à  sec  pour  la  vie  ?  »  Cet  amour  lui  valut  un  duel,  et  il  y  fut  tué. 
Il  n'avait  pas  vingt  ans. 

Il  passa  le  jour  et  la  nuit,  avant  ce  duel,  à  revoir  son  grand  mémoire 
sur  les  équations,  il  paraît  qu'il  avait  affaire  à  un  spadassin  ;  il  fallait 
donc  mourir.  Quels  paysages  d'idées  contempla-t-iî,  pendant  ces 
heures-là  ?  Mais  la  plume  n'allait  pas  assez  vite.  Ce  ne  fut  qu  une 
fusée  sur  la  mer.  Cet  éclair  fait  voir  pourtant  plus  d'une  barque,  et 
plus  d'un  naufrage.  Car  il  n'est  pas  vraisemblable  qu'il  ne  naisse  qu  un 
homme  de  temps  en  temps.  Je  croirais  plutôt  que  tous  les  hommes 
pensent  et  veulent  une  fois  ce  que  celui-là  a  pensé  et  voulu  ;  mais  ils 
n'ont  pas  seulement  le  temps  de  prendre  la  plume.  Prison,  alcool, 
femmes,  cela  ne  manque  jamais  à  personne.  Douce  prison,  souvent, 
prison  d'opinions  et  d'habitudes.  Alcool  dilué.  Flatteries,  fiançailles, 
succès,  intrigues,  traitements,  décorations,  conversations.  L'injustice 
et  l'opinion  sont  lourdes  ;  et  il  y  a  plus  d'une  manière  de  mourir  à 
vingt  ans.  Que  d'ombres  dans  les  antichambres  !  Que  de  fusées  sur 
la  mer  ! 


124 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


LXXXIX 


îl  y  a  deux  familles  d'esprits.  Il  y  en  a  qui,  dès  qu'ils  lisent,  tout  de 
suite  pensent  l'œuvre  dans  l'histoire,  comme  venant  avant  d'autres 
et  après  d'autres.  Par  exemple  un  roman  de  Balzac  est  pour  eux  un 
bibelot  de  ce  temps-là,  comme  serait  une  commode  ou  une  armoue. 
D'autres  prennent  Balzac  comme  une  nourriture,  pour  penser  m.am- 
tenant,  pour  vivre  maintenant.  J'avoue  que  je  ne  puis  m'empêcher  de 
penser  ainsi  hors  de  l'histoire  ;  et,  par  exem.ple,  si  je  trouve  chez  le 
bouquiniste  une  Astronom.ie  de  Lalande,  je  la  lis  avec  bonheur,  non 
pas  avec  l'idée  d'y  trouver  l'état  de  l'astronomie  à  cette  époque-ià, 
mais  bien  pour  m'instruire  ;  et,  justement  parce  que  la  science  était 
alors  moms  avancée,  moins  surchargée,  j'y  trouve  ce  qu'il  me 
faut,  et  des  explications  que  je  rencontrerais  rarement  dans  les 
livres  d'aujourd'hui.  Un  autre  fait  l'histoire  ;  mais  je  cherche  plutôt 
à  ressusciter  l'histoire,  en  ce  qu'elle  a  de  vivant  et  d'utile  encore 
aujourd'hui.  Le  reste,  ce  qui  n'est  que  tâtonnement  et  œuvres  man- 
quées,  ne  m'intéresse  pas  du  tout.  Je  ressemble  à  une  ménagère  qui, 
ayant  reçu  en  héritage  une  armoire  de  style,  y  met  son  linge  sans 
égards  pour  le  style,  et  fera  très  bien  changer  la  serrure,  si  la  serrure 
est  usée. 

Il  est  remarquable  que  l'esprit  historien  en  use  avec  le  tem^ps  présent 
comme  il  fait  avec  le  passé  ;  et  moi  aussi,  à  ma  mode.  Lui  lit  tout  ; 
revues,  brochures  et  méchants  livres,  tout  lui  est  bon  ;  «  car,  dit-il, 
je  n'y  trouve  pas  assurément  beaucoup  d'idées  qui  me  rendent  plus 
savant  ;  mais  aussi  ce  n'est  point  cela  que  j'y  cherche  ;  j'y  cherche 
mon  temps  ;  je  le  prends  comme  il  est  ;  il  s'exprime  tout  autant,  à 
mes  yeux,  dans  un  mauvais  roman  que  dans  un  bon  roman.  Mieux 
peut-être  ;  car  les  œuvres  médiocres  expriment  la  manière  de  penser 
d'un  grand  nombre  ;  tandis  qu'un  grand  artiste  peut  être  un  solitaire 
qui  retarde  de  quarante  ans.  >  Il  ht,  il  lit,  et  dans  le  fond  méprise  tout. 

Pour  moi  je  n'agis  pas  autrem.ent  avec  mon  temps  qu'avec  les  siècles 
passés  ;  je  ne  lis  que  sur  bonne  recommandation,  et  après  que  la  pre- 
mière curiosité  des  hommes  a  passé.  J'essaie  en  somme  de  deviner 
ce  qui  sera  oublié,  afin  de  ne  pas  m'en  charger  l'esprit.  De  même  pour 

125 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

les  sciences  ;  je  pense  que  beaucoup  de  théories  tomberont  dans 
l'oubli,  et  j'aime  à  retarder  un  peu  sur  les  physiciens  du  jour.  En 
quoi  je  vis  sans  doute  selon  l'histoire  plus  que  l'historien  ne  pense  ; 
car  l'histoire  avance  à  travers  les  ruines,  par  le  mouvement  des  vivants, 
et  non  par  la  poussière  des  morts.  Mais,  lui,  il  double  l'histoire  qui 
se  fait  par  l'histoire  qu'il  fait.  Je  lui  dis  qu'il  est  né  vieux  ;  et  il  me 
répond  que  je  mourrai  enfant. 


xc 


Tous  ces  pédagogues  en  robe  ont  encore,  les  uns,  des  rubans  jaunes, 
les  autres  des  rubans  rouges,  ce  qui  signifie  lettres  et  sciences.  Les  uns 
savent  penser,  mais  non  parler  ;  les  autres  savent  parler,  mais  non 
penser  ;  voilà  des  fonctions  chinoises.  Pour  moi,  je  n'arrive  pas  à 
comprendre  qu'il  y  ait  là  deux  ordres  d'études.  Comprendre  et  expli- 
quer, cela  me  paraît  une  seule  et  même  fonction.  Qu'elles  soient 
séparées  dans  l'enseignement,  et  aussi  différentes  que  le  rouge  et  le 
jaune,  je  ne  1  ignore  point.  Mais  aussi,  il  faut  voir  ce  que  c'est  que  leur 
science  et  leur  rhétorique. 

La  science  n'est  qu'un  recueil  de  formules.  Mettez  un  bon  élève 
au  tableau  noir,  et  posez-lui  une  question  de  physique,  par  exemple 
celle-ci  :  Comment  tombe  une  goutte  d'eau  dans  l'air  ?  Tout  de  suite, 
il  définira  son  langage,  remplaçant  les  mots  ordinaires  par  des  V, 
des  T,  des  X,  et,  en  un  tour  de  manivelle,  il  vous  donnera  le  résultat, 
comme  ferait  un  distributeur  automatique.  Je  conviens  qu'il  n'en  faut 
pas  plus  pour  la  pratique  ;  l'algèbre  est  essentiellement  un  outil  ou 
une  machme,  comme  on  voudra,  qui  réduit  l'effort  de  pensée  au 
minimum.  Mais  tout  le  monde  reconnaîtra  que  le  but  de  l'enseigne- 
ment des  sciences,  est  au  contraire,  de  faire  penser  et  de  former  le 
jugement.  Comment  s'y  reconnaître  ?  Toutes  les  notions  sont  con- 
fondues. On  appellera  théories  les  procédés  d'algèbre,  qui  me  semblent 
justement  pratiques  au  plus  haut  degré.  Voilà  comment  la  science 
est  de  plus  en  plus  étrangère  au  langage  commun.  De  sorte  qu'il  faut, 
ou  parler  cosinus,  ou  ne  rien  dire. 

Ne  rien  dire,  voilà  ce  qui  est  laissé  aux  belles-lettres  ;  et  elles  s'en 
emparent,  comme  d'un  précieux  trésor.  On  exercera  d'abord  l'enfant 

126 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

à  raconter  ses  plus  anciens  souvenirs,  ou  à  analyser  ses  sentiments 
de  plaisir  et  de  peine.  Lui  fera,  naturellement,  une  petite  tapisserie 
avec  les  mots  qu'il  connaît.  Comment  jugera  le  professeur  ?  Il  ne 
sait  pas,  il  ne  peut  pas  savoir,  sinon  d'après  les  mots,  ce  que  1  enfant 
a  voulu  dire.  Aussi,  la  règle  du  langage  n'est  plus  la  venté,  c  est-à- 
dire  l'accord  du  langage  avec  la  chose,  mais  bien  l'accord  du  langage 
avec  le  langage  :  (  Cela  ne  se  dit  pas  >  ;  '  Voilà  une  expression  vulgaire  "  ; 
«  Mauvais  goût  !  Emphase  !  Platitude  !  » 

En  somme,  ce  que  l'on  reproche  à  l'enfant,  c'est  de  ne  pas  écrire 
comme  son  professeur.  Mais  l'enfant  se  forme  très  vite.  Ainsi  se 
cultive  une  espèce  de  style  dit  élégant,  qui  n'exprime  rien,  et  habille 
décemment  les  sots. 

Que  faudrait-il  ?  Une  chose  à  décrire.  On  pourrait  dire,  alors, 
si  l'enfant  décrit  bien  ;  la  chose  corrigerait  le  discours.  Il  s  agirait 
d'abord  de  ne  pas  brouiller  la  droite  et  la  gauche,  et  de  commencer 
par  un  bout.  Mais  qui  ne  voit  qu'une  bonne  description  d'une  chose 
présente,  serait  justement  la  première  leçon  réelle  de  vraie  science. 
Qu'est-ce  que  savoir,  sinon  être  en  mesure  de  bien  décrire  ?  Ainsi 
la  première  leçon  de  Science  devrait  être,  en  même  temps,  la 
première  leçon  de  rhétorique. 


XCI 


Un  professeur  me  disait  hier,  en  levant  les  bras  au  ciel  :  '■'■  Tout 
s'en  va.  Je  rne  mettais  à  lire  du  Platon  devant  des  élèves  de  premier 
choix,  et  destinés  eux-mêmes  à  l'enseignement  des  belles-lettres  ;  et 
comme  j'expliquais,  à  mon  ordinaire,  le  français  par  le  grec,  parce 
que  le  grec  est  plus  nu  et  fort  et  rustique,  je  me  rappelai,  à  quelques 
mines  étonnées,  qu'un  bon  nombre  d'entre  eux  n'avaient  jamais 
appris  le  grec.  Des  barbares,  enfin.   > 

Il  était  un  peu  ridicule,  j'en  conviens.  Car  les  mots  n'importent  pas 
tant  qu'on  ne  puisse  forger  une  traduction  de  Platon,  peut-être  un 
peu  raboteuse,  mais  qui,  avec  les  gestes  et  l'intonation,  portera  tout 
de  même  cette  pensée  directe  et  jeune.  Et  pour  ma  part  j  ai  souvent 
remercié  Platon  de  ce  qu'il  donnait  des  contours  plus  nets  et  une 
marche  aussi  plus  naturelle  à  mon  style  français.  Et  puis  les  «  Alle- 

127 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

mands  »  auront  Goethe,  Kant,  Hegel  ;  les  «  Anglais  "  auront  Carlyle 
ou  Emerson.  Tous  liront  Descartes,  Renouvier,  Cournot,  s'ils  y  ont 
goût.  Enfin  je  croîs  que  tous  les  programmes  sont  bons  si  on  les  prend 
de  bonne  humeur,  et  mauvais  si  l'on  récrimine. 

Mais,  dans  le  fond,  je  regrette  pourtant  qu'on  ait  exilé  le  grec  de 
Platon.  Pourquoi  ?  Parce  que  la  pensée  chrétienne  ne  nous  tient  que 
trop.  Descartes  est  à  moitié  théologien  ;  d'autres  modernes,  comme 
Renouvier,  s'efforcent  contre  l'esprit  clérical  ce  qui  est  encore  une 
manière  d'en  rendre  l'empreinte,  comme  le  moule  représente  l'objet, 
creux  pour  relief,  relief  pour  creux.  Ce  n'est  pas  mortel  ;  notre  monde 
laïque  est  né  de  théologie,  et  finira  par  dominer  toute  théologie.  Mais, 
enfin,  nous  trouvons  dans  les  anciens  une  pensée  qui  a  grandi  autre- 
ment en  partant  d'autres  rêves,  moins  abstraits,  moins  trompeurs  ; 
les  dieux  du  paganisme  n'ont  jamais  eu  apparence  de  raison.  Et  il 
est  bon  de  savoir,  par  lecture  familière,  qu'un  Platon  s'est  élevé  à  la 
grandeur  morale  sans  reproche,  à  la  forte  dialectique,  à  la  grande 
poésie,  par  la  seule  puissance  d'une  Raison  qui  ne  devait  aucun  respect 
à  une  foi  quelconque  ;  ici  la  religion  a  pris  sans  effort  la  forme  d'un 
mythe,  illustrant  seulement  les  preuves,  au  lieu  d'accoutumer  aux  argu- 
ments de  prédicateur,  comme  il  arrive  chez  nous. 

D'où  j'ai  remarqué  que  des  esprits  cultivés,  et  d'ailleurs  suivant  la 
messe  avec  application,  étaient  néanmoins  païens  dans  les  discours 
et  dans  les  discussions,  par  la  force  de  cet  esprit  laïque  de  Platon, 
d  Anstote,  de  Marc-Âurèle,  de  Sénèque,  dont  ils  s'étaient  nourris  sur 
les  bancs.  Par  la  décadence  de  cette  forte  culture,  peut-être  verrons- 
nous  et  voyons-nous  déjà  des  athées  qui  raisonneront  en  théologiens, 
parce  qu'ils  ne  savent  forger  que  cette  raison  pesante,  chargée  de 
trop  d'amour,  de  trop  de  haine,  de  trop  de  crainte.  Il  y  a  un  sérieux 
qui  appuie  trop  sur  l'outil,  et  qui  marque  l'esprit  moderne,  dès  qu'il 
laisse  le  badmage.  Mais  la  grâce  de  la  raison  libre  est  chez  les  anciens 
seulement,  et  un  peu  chez  ceux  qui  en  sont  nourris.  J'aime  le  sourire 
de  Platon. 


XCÎI 


«  II  faut  définir  la  culture  ;  il  faut  sauver  la  culture.  »  On  n'entend 
que  cela.  Mais  qu'est-ce  qu'un  esprit  cultivé  ?  On  peut  tout  y  mettre. 


128 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

l'instruction,  le  goût,  la  politesse,  la  moralité.  Mais  c'est  trop  de  choses 
pour  un  mot.  Un  maître  que  j'aimais  bien  nous  citait  volontiers  cette 
définition  :  <'  La  marine  est  la  science  des  responsabilités  acceptées  et 
satisfaites.  »  Mais  la  marine  est  précisément  autre  chose,  et  vaguement 
cela.  La  culture  est  aussi  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  ;  mais  à  partir  de 
quelle  idée  ?  Je  le  perçois  assez  bien  pour  mon  usage  ;  mais  par  pré- 
jugé ;  et  cela  même  me  jette  au  centre  de  la  question.  Le  préjugé  est 
le  corps  même  de  la  culture.  Balzac  a  écrit  quelque  chose  de  lumineux  : 
«  Il  n'y  a  point  de  grand  écrivain  sans  un  parti  pris.  "  Le  sien  'était  de 
rester  monarchiste  et  catholique,  et  cela  n'allait  pas  tout  seul.  Voilà 
un  trait  de  la  culture  ;  ce  qui  va  tout  seul  n'est  pas  culture. 

L'astronomie,  cela  va  tout  seul  si  l'on  se  propose  de  la  savoir  ;  il 
ne  faut  que  suivre  l'ordre  des  notions,  à  partir  des  quatre  règles  et 
de  la  géométrie  d'Euclide  ;  ce  sont  des  outils,  ou,  encore  mieux,  des 
machines-outils  pour  vous  découper  une  astronomie  bien  propre,  avec 
les  lois  de  Kepler,  la  gravitation  de  Newton,  les  X  et  Y  de  Lagrange, 
les  grandes  hypothèses,  enfin  tout  ce  qu'un  polytechnicien  écrit  sur 
une  des  pages  de  son  esprit.  Cela  va  tout  seul,  et  c'est  étranger  à  la 
culture.  L'homme  cultivé  n'aime  point  ce  répertoire,  qui  n'est  pas  à 
lui  ;  s'il  l'a  dévoré,  il  le  rejette.  Une  des  forces  de  l'homme  cultivé, 
c'est  qu'il  oublie  parfaitement  ;  il  se  nettoie,  il  se  baigne,  il  se  décrotte. 
Il  y  a  du  cynisme  dans  tout  homme  cultivé  ;  du  cynisme  et  de  la  résis- 
tance. Il  ne  veut  point  penser  à  tour  de  bras.  Il  marche,  il  voit  courir 
la  lune  dans  les  feuillages  encore  légers  ;  voilà  son  livre  d'astronomie  ; 
et  SI  vous  commencez  par  lui  dire  qu'il  faut  se  délivrer  des  apparences, 
et  prendre  un  poste  d'observation  dans  le  soleil,  il  n'écoute  seulement 
pas.  Le  pédant  y  perd  son  algèbre,  comme  autrefois  il  perdait  son 
latin. 

Si  vous  voulez  définir  la  culture,  définissez  le  pédant.  Les  modèles 
ne  manquent  pas.  Il  y  a  un  pédant  pour  chaque  science,  pour  chaque 
version  latine,  pour  tout  art,  pour  tout  métier.  Et  le  pédant  c'est  celui 
qui  a  appris  et  qui  sait.  C'est  l'homme  qui  me  dit,  quand  il  me  trouve 
avec  des  poulies  et  des  ficelles  :  «  Que  cherchez-vous  dans  la  méca- 
nique ?  Les  notions  sont  maintenant  purifiées  et  nettoyées,  sans  aucune 
ambiguïté.  Instruisez-vous  au  lieu  de  faire  l'enfant.  »  Mais  je  retourne 
à  mes  poulies  ;  je  veux  que  le  grincement  soit  dans  ma  notion.  Bref, 
il  y  a  deux  hommes  dans  le  pédant  ;  un  homme  qui  conduit  des  dis- 
cours sans  erreur  et  sans  passion,  et  puis  un  sauvage  qui  tire  sur  la 
corde. 

129  9 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Me  voilà  arrivé,  par  ce  sentier,  à  l'art  d'écrire,  qui  dépend  des 
mêmes  choses.  Car  une  phrase  bien  claire  ne  vaut  rien.  Il  a  été  écrit 
des  millions  de  dissertations  bien  faites  et  qui  ennuient.  Je  veux  des 
mots  qui  labourent  profondément.  Là  se  trouve  toute  la  puissance 
des  anciens.  Tacite  est  mon  frère  ;  Montaigne  de  même  ;  leurs  idées 
sont  chargées  de  passion  et  de  terre  ;  me  voilà,  quand  je  les  lis,  affairé 
comme  une  poule  qui  suit  la  charrue.  Dans  la  Henriade  ou  dans  Zaïre, 
Voltaire  ratisse,  et  m  ennuie  ;  mais,  dans  Candide,  il  laboure  aussi. 
Des  idées  nouées  aux  plaisirs,  aux  peines,  aux  passions,  aux  actions, 
voilà  la  culture.  Des  abrégés,  voilà  le  pédant.  L'idée  vivante  ne  va 
pas  loin,  ni  vite  ;  mais  elle  traîne  tout  l'homme. 


XCIII 


Platon  a  dit  des  choses  merveilleuses  sur  le  gouvernement  de  soi- 
même,  montrant  que  ce  gouvernement  intérieur  doit  être  aristocra- 
tique, c'est-à-dire  par  ce  qu'il  y  a  de  m.eilleur,  sur  ce  qu'il  y  a  de  pire. 
Par  le  meilleur  il  entend  ce  qui  en  chacun  de  nous  sait  et  comprend. 
Le  peuple,  en  nous-mêmes,  ce  sont  les  colères,  les  désirs  et  les  besoins. 
Je  voudrais  qu'on  lise  «  la  République  "  de  Platon,  non  pas  pour  en 
parler,  c'est-à-dire  pour  y  retrouver  ce  qu'on  en  dit  communément, 
mais  pour  apprendre  l'art  de  se  gouverner  soi-même,  et  d'établir  la 
justice  à  l'intérieur  de  soi. 

Son  idée  principale,  c'est  que,  dès  qu'un  homme  se  gouverne  bien 
lui-même,  il  se  trouve  bon  et  utile  aux  autres  sans  avoir  seulement  à 
y  penser.  C'est  l'idée  de  toute  morale  ;  le  reste  n'est  que  police  de 
Barbares.  Quand  vous  avez  rendu  les  hommes  pacifiques  et  secou- 
rables  les  uns  aux  autres,  seulement  par  peur,  vous  établissez  bien,  il 
est  vrai,  une  espèce  d'ordre  dans  l'état  ;  mais  en  chacun  d'eux,  ce  n'est 
qu'anarchie  ;  un  tyran  s'installe  à  la  place  d'un  autre  ;  la  peur  tient 
la  convoitise  en  prison.  Tous  les  maux  fermentent  au  dedans  ;  l'ordre 
extérieur  est  instable.  Vienne  l'émeute,  la  guerre,  ou  le  tremblement 
de  terre,  de  même  que  les  prisons  vomissent  alors  les  condamnés, 
ainsi,  en  chacun  de  nous,  les  prisons  sont  ouvertes  et  les  monstrueux 
désirs  s'emparent  de  la  citadelle. 

C'est  pourquoi  je  juge  médiocres,  pour  ne  pas  dire  plus,  ces  leçons 

130 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

de  morale  fondées  sur  le  calcul  et  la  prudence.  Sois  charitable,  si  tu 
veux  être  aimé.  Aime  tes  semblables  afin  qu'ils  te  le  rendent.  Respecte 
tes  parents  si  tu  veux  que  tes  enfants  te  respectent.  Ce  n'est  là  que 
police  des  rues.  Chacun  attend  toujours  la  bonne  occasion,  l'occasion 
d'être  injuste  impunément. 

Je  parlerais  tout  à  fait  autrement  aux  jeunes  lionceaux,  dès  qu'ils 
commencent  à  aiguiser  leurs  griffes  sur  les  manuels  de  morale,  sur 
les  catéchismes,  sur  toutes  coutumes,  sur  tous  barreaux  ;  je  leur  dirais  : 
n'ayez  peur  de  rien,  faites  ce  que  vous  voulez.  N'acceptez  aucun 
esclavage,  ni  chaîne  dorée,  ni  chaîne  fleurie.  Seulement,  mes  amis, 
soyez  rois  en  vous-mêmes.  N'abdiquez  pas.  Soyez  maîtres  des  désirs 
et  de  la  colère  aussi  bien  que  de  la  peur.  Exercez-vous  à  rappeler  la 
colère,  comme  un  berger  rappelle  son  chien.  Soyez  rois  sur  vos  désirs. 
Si  vous  avez  peur,  marchez  tranquillement  à  ce  qui  vous  fait  peur. 
Si  vous  êtes  paresseux,  donnez-vous  une  tâche.  Si  vous  êtes  indolent, 
pliez-vous  aux  jeux  athlétiques.  Si  vous  êtes  impatient,  donnez-vous 
des  pelotons  de  ficelle  à  démêler.  Si  le  ragoût  est  brûlé,  donnez-vous 
le  luxe  royal  de  le  manger  de  bon  appétit.  Si  la  tristesse  vous  prend, 
décrétez  la  joie  en  vous-même.  Si  l'insomnie  vous  retourne  comme 
une  carpe  sur  l'herbe,  exercez-vous  à  rester  immobile,  et  à  dormir 
au  commandement.  Après  cela,  mes  bons  amis,  puisque  vous  serez 
rois  en  vous,  agissez  royalement,  et  faites  ce  qui  vous  semblera  bon 


XCIV 


Toute  vertu  est  courage  ;  c'est  pourquoi  le  mot  «  lâche  »  est  la  plus 
grave  des  injures.  Toute  vertu  consiste  à  se  diriger  soi-même  ;  j'en- 
tends par  là  que  ce  soit  la  tête  qui  conduise  le  reste.  Et  cela  ne  va  pas 
toujours  sans  peine,  parce  que  nous  traînons,  comme  enfermés  dans 
un  sac,  un  paquet  d'animaux  rebelles,  qui,  semblables  à  des  chevaux 
rétifs,  nous  entraînent  souvent  à  l'opposé  de  notre  vouloir,  quelquefois 
à  côté,  quelquefois  au  delà.  Etre  homme,  c  est  mener  le  troupeau  des 
muscles,  en  bon  ordre,  justement  là  oii  l'on  veut  aller. 

Quand  on  se  tient  éveillé,  et  le  corps  immobile,  comme  Socrate 
réfléchissant,  la  vertu  est  sagesse.  Quand  on  maintient  le  troupeau 
dans  l'obéissance  et  que  l'on  retient  même  le  cœur  ambitieux  en 

131 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

pensant  au  bien  d'autrui,  la  vertu  est  jusnce.  Quand  on  résiste  au 
plaisir,  quand  on  dit  au  ventre,  à  l'estomac,  au  gosier  :  assez  joui, 
assez  bu,  assez  mangé,  la  vertu  est  tempérance.  El  c'est  toujours  cou- 
rage. Mais  quand  c'est  la  douleur,  la  Souveraine,  qui  fouette  le  trou- 
peau, et  quand  le  troupeau  reste  en  ordre,  c'est  alors  surtout  que  la 
vertu   est  courage. 

L'Intelligence  est  une  lumière  utile.  Je  crois  qu'elle  n'aurait  point 
étendu  notre  pouvoir  sur  les  bêtes  et  sur  les  choses.  Les  bêtes,  c'est 
le  courage  qui  leur  manque.  Non  pas  la  colère.  La  colère  ne  manque 
à  aucune  espèce  de  bête,  dès  qu'elle  est  prise  et  qu'elle  sent  la  douleur. 
Mais  c'est  toujours  colère  ;  c'est  toujours  débandade  des  bêtes  dont 
la  bête  est  faite  ;  c'est  fuite  en  avant,  mais  c'est  toujours  fuite.  L'homme 
aussi  a  ce  courage-là.  Il  a  la  fureur  du  lion.  Comme  il  prévoit  plus 
loin,  il  s'en  sert  mieux.  Il  y  a  un  art  de  nourrir  la  haine  et  la  colère, 
et  d'entraîner  une  troupe  d'hommes  contre  les  hommes.  Le  fou  est 
courageux  en  ce  sens-là.  Voilà  pourquoi  je  résisterai  toujours  un  peu 
à  l'entraînement,  à  la  contagion  de  ce  courage-là.  La  Sagesse  le  cou- 
ronne en  détournant  la  tête.  Pourtant,  dans  la  fureur  des  batailles, 
si  quelqu'un  ordonne,  surveille,  et  frappe  sans  trembler  et  sans  haïr, 
comme  taille  le  chirurgien,  voilà  mon  héros.  Je  veux  bien  le  saluer. 
Pourquoi  faut-il  que  j'aie  à  saluer  la  guerre  ?  La  guerre  n'est  jamais 
tout  à  fait  belle. 

Mais  voici  d'autres  héros.  Ceux-là  n'ont  point  de  hame  ni  de  colère. 
Contre  qui  et  contre  quoi  ?  C'est  le  feu  qui  est  leur  ennemi.  Ceux-là 
ne  frappent  pomt  en  aveugles.  Ils  ne  s'imitent  point  les  uns  les  autres  ; 
chacun  d'eux  est  ingénieux,  adroit,  prudent.  Chacun  d'eux  ajuste  son 
action  à  la  chose,  comme  à  l'atelier.  La  douleur  est  sur  eux  ;  la  mort 
est  sur  eux  ;  le  danger  est  plus  visible  encore  pour  eux  que  pour 
d'autres.  Cependant  ils  mesurent  de  i'œiî  ce  qu'ils  ont  à  faire.  Et  leur 
corps  suit  leur  volonté,  comme  un  régiment  à  la  parade.  Voilà  les 
vrais  héros.  Voilà  les  vrais  rois  de  ce  monde.  Vous  leur  avez  fait 
des  funérailles  royales.  Laissez-moi  apporter  cette  offrande  ;  c  est 
une  couronne  de  définitions.  Il  est  juste  que,  sur  la  tombe  des  héros, 
chacun  porte  les  fleurs  de  son  jardm. 


132 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


XCV 


«  La  morale  sociale  est  cette  partie  de  la  morale  qui  traite  de  nos 
devoirs  envers  la  société  ;  cette  partie-là  prend  de  plus  en  plus  d'im- 
portance, et  à  juste  titre  ;  en  effet,  il  est  très  facile  de  savoir  ce  que 
l'on  doit  aux  autres,  et  les  lois  servent  ici  à  mieux  éclairer  notre  cons- 
cience. La  solidarité...  »  Ainsi  pérorait  à  toute  vapeur  un  jeune  mar- 
chand de  philosophie. 

Mais  un  vieux  sage  l'interrompit,  disant  :  -  Quels  paradoxes  nous 
faites-vous  là  ?  ht  dans  quelle  confusion  de  toutes  choses  allez-vous 
nous  jeter  ?  j'ai  toujours  pensé  que  les  devoirs  envers  autrui  dépendent 
de  la  morale  individuelle,  et  non  de  la  morale  sociale.  '> 

*<  Question  de  mots  »,  dit  quelqu'un. 

'^  Non  point  de  mots,  dit  le  vieux  sage,  question  bien  réelle  au 
contraire.  Je  dis  que  le  respect  de  la  vie  d'autrui  n'est  pas  un  devoir 
social,  attendu  qu'il  existe  indépendamment  de  l'existence  ou  de  la 
nature  d'une  société  quelconque.  Quand  un  homme  tomberait  de  la 
lune,  vous  n'auriez  pas  le  droit  de  le  torturer  ni  de  le  tuer.  De  même 
pour  le  vol  ;  je  m'interdis  de  voler  qui  que  ce  soit  ;  j'ai  la  ferme  volonté 
d'être  juste  et  charitable  envers  mes  semblables,  et  non  pas  seulement 
envers  mes  concitoyens  ;  et  je  rougirais  d'avoir  augmenté  injustement 
la  note  à  payer,  qu'il  s'agisse  d'un  chinois  ou  d'un  nègre.  La  société 
n'a  donc  rien  à  faire  ici  ;  elle  ne  doit  pas  être  considérée. 

<  Ou  alors,  SI  je  la  considère,  qu'exige-t-elle  de  moi,  au  nom  de  la 
solidarité  ?  Elle  exige  que  j'approuve  en  certains  cas  le  vol,  l'injustice, 
le  mensonge,  la  violence,  la  vengeance,  en  deux  mots  les  châtiments 
et  la  guerre.  Oui,  la  société,  comme  telle,  ne  me  demande  que  de 
mauvaises  actions.  Elle  me  demande  d'oublier  pour  un  temps  les 
devoirs  de  justice  et  de  chanté,  seulement  elle  me  le  demande  au 
nom  du  salut  public,  et  cela  vaut  d'être  considéré.  C'est  pourquoi 
je  veux  bien  que  l'on  traite  de  la  morale  sociale,  à  condition  qu'on 
définisse  son  objet  ainsi  :  étude  réfléchie  des  mauvaises  actions  que 
le  Salut  Public  ou  la  Raison  d'Etat  peut  nous  ordonner  d'accomplir.  » 

Ainsi  le  vieux  sage  s'amusait  à  secouer  les  formules  habituelles, 
afin  de  réveiller  l'attention.  Pendant  ce  temps  le  petit  marchand  de 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

philosophie  montrait  une  figure  ahurie,  comme  un  curé  qui  s'aperçoit 
qu'une  page  de  son  bréviaire  a  été  arrachée. 


XCVI 


Le  moraliste  qui  a  dit  :  «  Aimez-vous  les  uns  les  autres  »  n'a  pas 
trouvé  là  un  grand  secret.  J'accorde  bien  que  l'amour  est  la  vraie 
richesse  vitale  ;  c'est  un  merveilleux  mouvement  pour  sortir  de  soi, 
pour  se  jeter  dans  l'action,  et  s'y  dépenser,  et  s'y  perdre,  sans  petits 
calculs.  Je  sais  aussi  que  lorsque  l'amour  manque,  comme  il  arrive 
dans  l'extrême  fatigue  ou  dans  l'extrême  vieillesse,  qui  ne  sont  qu'ex- 
trême avarice,  11  n'y  a  plus  rien  à  espérer  de  bon,  ni  même  de  mauvais. 
Mais  ce  régime  de  parfaite  prudence  nous  approche  de  la  mort,  et 
il  ne  dure  guère.  L'ordinaire  de  la  vie  est  un  furieux  amour  de  n'im- 
porte quoi  ;  chez  les  bêtes  aussi.  Car  le  cheval  galope  pour  galoper  ; 
et  le  moment  où  il  va  partir,  le  beau  moment  où  il  sent  en  lui-même 
la  pression  de  la  vie,  c'est  l'amour,  créateur  de  tout.  On  ne  verrait 
plus  du  tout  de  plaine,  si  l'on  n'avait  plus  du  tout  l'envie  de  galoper. 
C'est  encore  plus  vrai  pour  l'homme,  parce  que,  autant  qu'on  sait, 
il  sent  mieux  et  perçoit  mieux.  Amour  est  poésie. 

Je  veux  donc  bien  que  toute  règle  de  justice  est  vaine,  si  l'on  n'aime 
point  ;  pourquoi  mettre  une  bride  à  un  cheval  mort  ?  Mais  suffit-il 
aussi  d'aimer  sans  règle  ?  L'homme  le  plus  vivant  serait  le  plus  juste 
à  ce  compte.  Or,  ce  n'est  pas  vrai.  L'avance,  qui  est  comme  la  haine 
repliée,  n'explique  ni  les  batailles  ni  les  supplices,  ni  les  conquêtes 
d'Alexandre,  ni  le  bûcher  de  Jeanne,  Dans  l'histoire,  c'est  l'amour 
qui  galope.  L'amour  enlace  ;  l'amour  étrangle  aussi  bien,  c'est  le 
même  mouvement.  L'amour  est  paix,  l'amour  est  guerre.  Le  fanatisme, 
dans  son  fond,  est  aussi  bien  amour  que  l'enthousiasme  ;  il  y  a  de  la 
générosité  dans  tout  carnage,  et  dans  toute  cruauté  active.  Les  amants 
éprouvent  la  même  chose.  Les  héros  qui  se  sacrifient  le  mieux  sont 
ceux  aussi  qui  tuent  le  mieux. 

«  Aime  ton  prochain  comme  toi-même.  »  Voilà  une  espèce  de  règle  ; 
et  ce  n'est  déjà  plus  l'amour  tout  nu.  Mais  cette  règle  n'est  point 
bonne.  On  ne  s'aime  point  soi-même  ;  ou  bien  ce  n'est  plus  amour, 
c  est  pauvreté,  sécheresse,  avance,  comme  je  disais.  Le  conquérant 

134 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ne  s'aime  point  tant  lui-même  ;  et,  ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'il  se 
fait  très  bien  tuer.  L'inquisiteur  ne  s'aime  point  lui-même  ;  sans  quoi 
il  ne  serait  pas  redoutable.  L'avare  même  ne  s'aime  pas  lui-même  ; 
il  n'aime  rien  ;  et  il  meurt  lentement,  parce  qu'il  n'aime  rien. 

L'amour  ne  distingue  point  ;  celui  qui  aime  et  ce  qu'il  aime,  c'est 
tout  un  ;  telle  est  la  marque  de  l'amour.  Si  l'on  oublie  cela,  toute  vie 
humaine  est  impossible  à  comprendre.  L'amant  qui  tue  une  maîtresse 
adorée  se  tue  aussi  bien  du  même  coup.  Il  aime  son  prochain  comme 
lui-même.  Qui  est  doux  aux  autres  est  doux  à  lui-même  ;  qui  est 
méchant  aux  autres  est  méchant  à  lui-même,  du  même  mouvement. 
L'amour,  comme  on  dit,  est  aveugle. 

C'est  pourquoi  nous  suivons  de  préférence  les  grandes  ombres  de 
Platon  et  de  Marc-Aurèle,  et  de  Kant  et  de  tous  ceux  qui  ont  cherché 
quelque  règle  dans  les  idées,  quelque  règle  contre  l'amour  et  la  guerre, 
dieux  jumeaux. 


XCVII 


L'industriel  me  dit  :  «  Je  viens  de  lire  quelques  pages  des  cahiers 
de  morale  de  mon  fils.  Ma  foi,  cela  n'est  pas  plus  clair  que  le  caté- 
chisme. J'expliquerais  aussi  bien  le  dogme  de  la  Trinité  que  cette 
formule  traduite  de  l'allemand,  et  qui  n'est  pas  plus  claire  en  français 
qu'en  allemand.  Lisez  vous  même  :  Agis  toujours  comme  si  tu  étais 
à  la  fois  citoyen  et  législateur  dans  une  cité  des  fins.  Voilà  une  morale 
qui  ne  casse  rien.  " 

«  Hé  !  hé  !  Méfiez-vous  de  la  morale,  lui  dis-]e,  comme  d'un  obus 
enterré.  N'allez  pas  essayer  de  l'ouvrir  pour  voir  ce  qu'il  y  a  dedans. 
N'avez-vous  point  entendu  dire  que,  selon  la  Raison,  l'Individu 
humain  doit  être  pris  toujours  comme  fin,  et  non  comme  moyen  ?  » 

«  Mais  si,  j'ai  lu  ce  galimatias.  Le  citoyen  Pataud  a  une  morale 
plus  claire,  et  c'est  celle  des  lutteurs,  vous  savez  :  prends-moi  par 
où  tu  pourras,  comme  ils  disent  dès  qu'ils  luttent  réellement,  et  non 
pour  jouer.  » 

Je  lui  répondis  :  «  La  guerre  appelle  la  guerre.  Depuis  que  le  règne 
des  machines  est  venu,  nous  avons  pris  l'habitude  d'acheter  des 
journées  de  travail  comme  nous  achetons  du  coton,  des  métiers  à 

135 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

tisser,  ou  des  bœufs  de  labour.  SI  le  travail  est  à  vil  prix,  l'employeur 
se  frotte  les  mains,  sans  se  demander  comment  les  travailleurs  se 
nourrissent,  s'habillent,  se  logent,  s'mstruisent  et  élèvent  leurs  enfants 
pour  ce  prix-là.  C'est  la  guerre  ;  et  tant  pis  pour  les  vaincus.  L'homme 
est  alors  moyen  et  instrument  pour  l'homme.  J'ai  une  pioche  ;  si  le 
sol  est  dur,  j'use  ma  pioche  plus  vite  ;  quand  elle  sera  usée,  j'en  achè- 
terai une  autre.  C'est  ainsi  que  vous  usez  d'un  salarié,  comme  d'une 
pioche,  et  avec  moins  de  souci  encore  ;  car  les  pioches  ne  font  point 
d'enfants,  tandis  que  les  salariés  en  font.  » 

«  Que  veulent-ils  donc  ?  N'être  plus  des  outils  ni  des  moyens, 
mais  être  des  fins.  Que  le  salaire  juste  soit  défini,  non  comme  le  prix 
du  travail  sur  le  marché,  mais  comme  la  condition  d'une  vie  humaine, 
où  soient  comptés  tous  les  besoins,  tous  les  loisirs  qu'il  faut  à  un 
homme  ;  les  soins  s'il  est  mialade  ;  le  repos  s'il  est  fatigué  ou  vieux. 
Entendez  par  là  qu'il  y  a  des  salaires  que  l'employeur  n'a  pas  le  droit 
d'offrir,  et  que  le  travailleur  n'a  pas  le  droit  d'accepter.  Cela  mène 
loin.  ^) 

«  Hé  !  diable  !  dit-il,  c'est  donc  la  doctrine  de  la  C.  G.  T.  que  l'on 
enseigne  à  m.on  fils  ?  J'aime  mieux  la  théologie.  > 

<*  Défiez-vous,  lui  dis-]e,  de  la  théologie  aussi,  et  assurez-vous  d'abord 
que  le  curé  qui  la  prêche  n'y  comprend  rien.  Toutes  les  idées  sont 
dangereuses,  et  tous  les  idéologues  sont  à  pendre.  » 


XCVÎII 


Je  crois  que  les  forces  morales  l'emporteront  ;  j'entends  par  là 
que  tous  les  hommes,  ou  peu  s'en  faut,  aiment  la  justice  plus  que 
n'importe  quoi  au  monde.  Quand  je  dis  des  choses  de  ce  genre  devant 
des  hommes  qui  passent  pour  supérieurs,  ils  se  moquent  de  moi.  Si 
je  les  presse,  ils  vont  chercher  alors  quelque  lieu  commun  sur  le  règne 
de  la  force,  montrant  que  tout  droit  au  monde  a  sa  source  dans  une 
guerre  et  une  victoire.  Les  plus  habiles  expliquent  pourquoi  on  a 
habillé  la  force  en  justice.  Car,  disent-ils,  le  plus  fort  ne  voulait  pas 
rester  toujours  sous  les  armes  ;  il  voulait  établir  une  certaine  paix 
fondée  sur  la  force.  Or,  ayant  remarqué  que  les  hommes  sont  conduits 
souvent  par  des  opinions  fausses,  et  qu'il  est  assez  facile  de  répandre 

136 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

une  opinion  fausse,  surtout  si  l'on  commence  par  s'adresser  aux  enfants 
et  aux  Ignorants,  ils  ont  donc  fait  prêcher  à  tous  les  carrefours  que  les 
lois  établies  par  les  plus  forts  étaient  des  lois  justes  ;  que,  par  suite, 
elles  devaient  produire  dans  les  cœurs,  non  pas  seulement  la  crainte, 
mais  aussi  le  respect  et  l'am.our.  Cette  prédication  n'a  que  trop  bien 
réussi.  Voilà  d'où  vient  l'idée  qu'une  action  est  plus  juste  qu'une 
autre. 

Voilà  de  ces  discours  qui  vous  cassent  les  jambes.  Voyez,  en  effet, 
dans  quelle  situation  difficile  nous  nous  trouvons.  D'un  côté,  nous 
craignons  les  préjugés,  les  idées  confuses  et  la  tyrannie  des  prêtres, 
ce  qui  nous  pousse  à  critiquer  vigoureusement  tout  ce  qui  se  donne 
comme  ancien  et  respectable.  Nous  approuvons  donc  toujours  un 
peu  les  hommes  courageux  qui  fouaillent  la  justice  en  même  temps 
que  les  Dieux. 

Mais,  d'un  autre  coté,  pourquoi  cette  noble  colère  contre  les  tyrans, 
mortels  ou  immortels,  et  contre  les  sermons,  et  contre  les  dogmes  ? 
Est-ce  par  amour  du  plaisir,  de  la  richesse,  de  la  tyrannie  pour  nous- 
mêmes,  que  nous  partons  en  guerre  contre  toutes  les  puissances  ? 
Cela  serait  bien  sot.  Je  rem.arque  tous  les  jours  que  les  ambitieux, 
après  avoir  mordu  les  puissances  aux  mollets,  cessent  bientôt  même 
d'aboyer  dès  qu'on  leur  a  jeté  un  petit  morceau  de  puissance.  C'est 
pourquoi  je  dis  aux  hommes  supérieurs  qui  rient  de  moi  :  «  Pourqoui 
aboyez-vous  contre  les  puissances  ?  Vous  voilà  chiens  de  garde.  Vous 
êtes  rentes,  ou  appointés,  ou  décorés.  Quelle  rage  vous  tient  ?  S'il 
n'y  a  pas  de  justice,  pourquoi  le  criez-vous  sur  les  toits  ?  Vous  ne 
pouvez  qu'y  perdre. 

«  Ou  bien,  alors,  avouez  donc  qu'il  y  a  quelque  chose  à  quoi  vous 
tenez  plus  encore  qu'à  votre  argent  ou  à  vos  plaisirs.  Quoi  ?  Disons 
l'ordre  et  la  clarté  dans  les  idées  ;  la  sincérité  dans  les  discours  ;  la 
liberté  du  jugement.  Il  y  a  donc  des  biens  invisibles,  et  un  bonheur 
hors  de  la  puissance  ?  Oui,  je  vois  ;  vous  voudriez  mourir  sur  la  bar- 
ricade plutôt  que  d'adorer  la  justice  par  ordre  ?  C'est  donc  qu'il  est 
injuste  de  vouloir  enchaîner  le  jugement.  Et,  s'il  y  a  de  l'injustice 
contre  quoi  vous  voulez  vous  battre,  c'est  donc  qu'il  y  a  du  juste, 
pour  quoi  vous  risqueriez  vos  privilèges  et  jusqu'à  votre  vie.  Bons 
sophistes,  je  vous  tiens.  Et  vous  êtes  bien  aises  d'être  pris.  » 


137 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


XCIX 


Il  y  a  un  dialogue  de  Platon  qui  s'appelle  «  Gorgias  »,  et  que  chacun 
peut  lire.  On  y  trouvera  l'essentiel  de  ce  qu'il  y  a  dans  Nietzche,  et 
la  réplique  du  bon  sens  aussi,  telle  qu'on  pourrait  la  faire  maintenant, 
si  l'on  voulait  réchauffer  ceux  que  Nietzche  a  gelés.  Ces  gens-là  pen- 
saient comme  nous  et  parlaient  mieux. 

Donc  on  y  voit  un  Calliclès  qui  se  m.oque  de  la  justice  et  qui  chante 
une  espèce  d'hymne  à  la  force.  Car,  dit-il,  ce  sont  les  poltrons  qui 
ont  inventé  la  justice,  afin  d'avoir  la  paix  ;  et  ce  sont  les  mais  qui 
adorent  cette  peur  à  figure  de  justice.  En  réalité,  aucune  justice  ne 
nous  oblige  à  rien.  Il  n'y  a  que  lâcheté  et  faiblesse  qui  nous  obligent  : 
c  est  pourquoi  celui  qui  a  courage  et  force  a  droit  aussi  par  cela  seul. 
Que  de  Calliclès  aujourd'hui  nous  chantent  la  même  chanson  ;  et  que 
l'ouvrier  n'a  aucun  droit  tant  qu'il  n'a  pas  la  force  ;  et  que  le  patron 
et  ses  alliés  ont  tous  les  droits  tant  qu'ils  ont  une  force  indiscutable  ; 
et  qu  un  état  social  n'est  ainsi  ni  meilleur  ni  pire  qu'un  autre,  mais 
toujours  avantageux  aux  plus  forts,  qui,  pour  cela,  l'appellent  juste, 
et  toujours  dur  pour  les  faibles,  qui,  à  cause  de  cela,  l'appellent  injuste. 
Ainsi  pariait  Calliclès  ;  je  change  à  peine  quelques  mots. 

Quand  il  eut  terminé  ce  foudroyant  discours,  tous  firent  comme 
vous  feriez  maintenant,  si  de  semblables  entretiens  revenaient  à  la 
mode.  Tous  portèrent  les  yeux  sur  Socrate,  parce  que  l'on  soupçonnait 
assez  qu  il  se  faisait  une  tout  autre  idée  de  la  justice  ;  et  aussi,  sans 
doute,  parce  qu'on  l'avait  vu  faire  «  non  »  de  la  tête  à  certains  endroits. 
Lui  se  tut  un  bon  moment,  et  trouva  ceci  à  dire  :  «  Tu  oublies  une 
chose,  mon  cher,  c'est  que  la  géométrie  a  une  grande  puissance  chez 
les  Dieux  et  chez  les  hommes.  »  Et  là-dessus  je  dirai,  comme  les  joueurs 
d'échecs  :  «  Bravo  !  c'est  le  coup  juste.  >* 

Toute  la  question  est  là.  Dès  que  l'on  a  éveillé  sa  Raison,  par  géo- 
métrie et  autres  choses  du  même  genre,  on  ne  peut  plus  vivre  ni 
penser  comme  si  on  ne  l'avait  pas  éveillée.  On  doit  des  égards  à  sa 
raison,  tout  comme  à  son  ventre.  Et  ce  n'est  pas  parce  que  le  ventre 
exige  le  pain  du  voisin,  le  mange,  et  dort  content,  que  la  raison  doit 
être  satisfaite.  Même,  chose  remarquable,  quand  le  ventre  a  mangé, 

138 


LES   PROPOS    D'ALAIN 

la  Raison  ne  s'endort  point  pour  cela  ;  tout  au  contraire,  la  voilà  plus 
lucide  que  jamais,  pendant  que  les  désirs  dorment  les  uns  sur  les  autres 
comme  une  meute  fatiguée.  La  voilà  qui  s'applique  à  comprendre 
ce  que  c'est  qu'un  homme  et  une  société  d'hommes,  des  échanges 
justes  ou  injustes,  et  ainsi  de  suite  ;  et  aussi  ce  que  c'est  que  sagesse 
et  paix  avec  soi-même,  et  si  cela  peut  être  autre  chose  qu  une  certaine 
modération  des  désirs  par  la  raison  gouvernante.  A  la  suite  de  quoi 
elle  se  représente  volontiers  des  échanges  convenables  et  des  désirs 
équilibrés,  un  idéal  enfin,  qui  n'est  autre  que  le  droit  et  le  juste.  Par 
où  il  est  inévitable  que  la  raison  des  riches  vienne  à  pousser  dans  le 
même  sens  que  le  désir  des  pauvres.  C'est  là  le  plus  grand  fait  humain 
peut-être. 

Quant  à  ceux  qui  répliquent  là-dessus  que  la  raison  vient  de  1  expé- 
rience, comme  le  reste,  et  de  l'intérêt,  comme  le  reste,  ils  ne  font 
toujours  pas  que  la  raison  agisse  comme  le  ventre  agit.  Car  l'œil  n  est 
pas  le  bras,  quoiqu'ils  soient  tous  deux  fils  de  la  terre. 


Le  Droit  et  la  Force  ne  s'opposent  point  ;  ce  sont  deux  notions 
distinctes.  Lorsqu'un  garçon  plus  âgé  et  plus  fort  qu'un  autre  lui 
prend  ses  billes,  en  apparence  il  anéantit  le  droit  de  l'autre  ;  mais  ce 
n'est  qu'en  apparence  ;  ce  coup  de  force  ne  change  nen  au  droit  ; 
le  jeune  bandit  est  possesseur  des  billes  ;  il  n'en  est  pas  le  propriétaire. 
Si  maintenant  un  frère  aîné  prend  la  défense  de  son  frère  et  lui  rend 
ses  billes  après  avoir  rossé  le  petit  voleur,  les  choses  sont  remises 
dans  l'ordre  ;  mais  l'ordre  lui-même  n'avait  pas  été  touché  ;  il  était 
toujours  vrai  que  les  billes  appartenaient  au  plus  faible. 

Le  droit  est  une  opinion,  un  jugement,  une  pensée.  Les  batailles 
pour  et  contre  un  droit  sont  des  batailles  de  thèses  et  d'arguments, 
en  présence  d'un  arbitre  qui  décidera.  Il  faut  alors  des  raisons,  non 
des  coups  de  poing.  A  quoi  on  objecte  souvent  la  prescription,  d  après 
laquelle  trente  ans  de  possession  non  contestée  donnent  un  droit  de 
propriété.  Mais  remarquez  bien  que  ce  n'est  pas  la  force  qui  fonde 
cette  occupation  ;  il  ne  s'agit  pas  d'une  possession  maintenue  par  tous 
moyens,  mais  d'une  possession  publique  non  contestée  ;  c  est  cette 

139 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

absence  de  réclamation  qui  fonde  le  droit.  On  suppose  que  si,  durant 
trente  années,  aucun  homme  n  a  eu  un  semblant  de  raison  à  opposer 
au  possesseur  devant  le  juge,  ceux  qui  surgiraient  dans  la  suite  n'appor- 
teraient que  des  revendications  impossibles  à  vérifier.  Ce  n'est  donc 
pas  la  possession  victorieuse  qui  crée  le  droit,  mais  la  possession  non 
attaquée  par  arguments  et  raisons. 

On  dit  souvent  aussi  que  le  droit  du  premier  occupant  résulte  de 
la  conquête  et  de  la  force.  Mais  ici  la  confusion  des  idées  se  fait  voir 
en  bonne  lumière.  Car  le  premier  occupant  n'est  pas  plus  fort  qu'un 
autre  ou  que  dix  autres.  Au  contraire,  par  la  nature  des  choses,  celui 
qui  occupe  et  cultive  est  plus  faible  que  celui  qui  le  menace,  et  qui 
n'a  que  la  guerre  pour  industrie.  Et  puis  il  s'agit  d'un  droit,  c'est-à- 
dire  d'une  opinion,  d'un  jugement  ;  sans  quoi  le  premier  occupant 
n'aurait  de  droit  qu'autant  qu'il  pourrait  se  maintenir  par  la  force. 
Et,  comme  dit  Jean-Jacques,  le  droit  n'ajouterait  rien,  le  droit  ne 
signifierait  rien.  Le  droit  de  l'occupant  suppose  qu'un  arbitre  a  décidé, 
par  raisons,  que  l'occupation  était  bien  réelle,  marquée  par  des  travaux 
et  des  clôtures,  affermie  par  la  coutume  et  l'usage,  c'est-à-dire  par 
une  expérience  déjà  longue  ;  et  par  ces  raisons,  après  débats,  il  est 
décidé  et  déclaré,  d'un  commun  accord,  que  cette  possession  est 
approuvée  et  désormais  garantie,  entendez  par  là  que  tout  nouvel 
opposant  devra  apporter  une  nouvelle  raison.  Ainsi,  ce  que  je  puis 
revendiquer  sous  le  nom  de  droit,  c'est  une  approbation  loyale,  con- 
forme à  des  promesses.  Et  ce  qui  va  contre  le  droit  c'est  la  duplicité, 
la  mauvaise  foi,  le  mensonge.  On  attaque  un  droit  en  le  contestant 
devant  arbitre  ;  on  le  viole  par  négations  de  mauvaise  foi,  par  faux 
serments,  par  faux  témoignages.  Mais  la  force  par  elle-même  n'est 
que  grande  ou  petite  ;  irrésistible,  contenue  par  une  autre,  ou  écrasée. 
Sans  erreur  possible.  Une  pierre  qui  roule  ne  se  trompe  point  ;  elle 
écrase  ce  qu'elle  écrase. 


CI 


Le  droit  a  deux  espèces  de  défenseurs,  ceux  qui  le  respectent  et 
ceux  qui  le  méprisent.  Depuis  qu'il  y  a  des  sociétés  humaines,  il  s'est 
rencontré,  en  tout  temps,  quelques  sages  qui  ont  défini  le  droit  comme 


140 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

la  loi  idéale  qui  régnerait  dans  une  cité  d'êtres  raisonnables.  Puis, 
jetant  les  yeux  sur  la  cité  réelle,  autour  d'eux,  ils  ont  eu  bien  de  la 
peine  à  distinguer,  dans  cette  mêlée  de  désirs  et  de  haines,  une  espèce 
d'ombre  du  droit.  Aussi  ils  ont  gémi.  Et  d'autres  gémiront  encore 
dans  l'avenir. 

Pendant  ce  temps-là,  les  brutes  sanguinaires  mettaient,  par  néces- 
sité, un  peu  d'ordre  dans  leurs  batailles,  formaient  des  alliances 
durables,  tenaient  leurs  serments,  afin  d'être  plus  forts,  et  se  sacri- 
fiaient à  leur  patrie,  afin  de  conquérir  la  patrie  du  voisin.  Ainsi  la 
vertu  naissait  là  où  on  ne  l'attendait  guère,  en  vertu  des  axiomes  : 
l'union  fait  la  force  ;  la  fidélité  fait  l'union  ;  la  fidélité  suppose  l'oubli 
de  soi. 

Chose  étrange,  les  hommes  n'étaient  capables  d'être  injustes  à 
l'égard  de  l'étranger  qu'à  la  condition  d'être  justes  entre  eux.  Les 
Romains  ne  furent  de  puissants  conquérants  que  parce  qu  ils  se 
dévouaient  à  l'œuvre  commune  et  observaient  religieusement  leur 
loi.  C'est  pourquoi  leur  violence  portait  leur  droit  en  croupe  ;  et 
l'on  peut  dire  qu'ils  apportaient  au  bout  de  leurs  piques  une  espèce 
de  justice. 

Ainsi,  par  le  jeu  des  forces  brutales,  les  hommes  devenaient  plus 
vertueux  ;  ils  apprenaient  l'art  de  la  paix  en  même  temps  que  l'art 
de  la  guerre.  Ce  fut  ainsi  toujours,  et  ce  sera  ainsi  toujours  ;  le  plus 
juste  des  peuples,  à  nombre  égal,  sera  aussi  le  plus  fort.  Les  hommes 
violeront  le  droit,  mais  à  la  condition  de  le  respecter  d'abord.  Les 
cités  adoreront  une  Sagesse  brutale,  une  Minerve  armée  en  guerre. 
Et  c'est  ce  phénomène  étrange  et  nécessaire  que  j'appelle  le  Progrès. 
Voilà  pourquoi  je  crois  que  le  règne  du  Droit  arrivera  :  la  justice  et 
la  Force  nous  y  poussent. 


Cil 


Un  sophiste  m'a  dit  :  "■  La  justice  n'est  qu'un  mot.  Il  n'y  a  que  des 
coutumes.  La  coutume  du  plus  grand  nombre  est  juste  tant  qu  elle 
est  coutume.  Vous  ne  pouvez  pas  le  nier  ;  les  faits  sont  contre  vous. 
Vous  respectez  vos  parents  ;  vous  leur  assurez,  autant  qu'il  est  en 
vous,  une  douce  vieillesse  ;  vous  dites  que  cela  est  juste.  Le  sauvage 


141 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

fait  cuire  son  père  et  le  mange,  afin  de  loger  l'âme  paternelle  dans  un 
corps  plus  jeune  ;  il  dit  que  cela  est  juste.  De  même  vous  dites  que  la 
République  est  juste  ;  un  autre  dit  que  la  monarchie  est  juste.  Moi  je 
dis,  ce  qui  est  juste  c'est  ce  qui  est  communément  admis  ;  tout  état 
social,  tant  qu'il  dure,  est  donc  juste.  C'est  pourquoi  je  vous  conseille, 
Alain,  de  ne  pas  tant  vous  échauffer  sur  les  principes.  '> 

Sans  nous  échauffer,  examinons  donc  cet  argument,  qui  traîne  par- 
tout, 1  argument  du  sauvage  qui  mange  son  père.  Prenons-le  comme 
un  fait,  ce  sauvage  embusqué  dans  les  livres.  Qu'est-ce  que  cela  prou- 
verait ?  Que  l'idée  qu'il  se  fait  de  la  justice,  de  la  vertu  et  de  toutes 
les  choses  du  même  genre,  n'est  pas  si  différente  de  l'idée  que  nous  en 
avons.  Car,  remarquez-le  bien,  s'il  mange  son  vieux  père  (quel  coquin 
d  enfant),  ce  n'est  pas  pour  son  plaisir  qu'il  le  mange;  s'il  le  mangeait 
pour  son  plaisir,  ou  par  nécessité,  il  ne  dirait  plus  qu'il  agit  bien. 
C  est  par  raison  qu'il  mange  son  vieux  père,  et  afin,  comme  vous  dites, 
de  donner  asile  en  lui-même,  dans  son  propre  corps,  à  l'âme  de  son 
vieux  père,  mal  logée  maintenant  dans  un  corps  décrépit.  Or  je  dis 
que  toute  la  vertu  humaine  est  là  ramassée.  Car  il  s'efforce  d'agir  par 
raison,  non  par  passion  ;  et  il  dit  que  cela  est  juste  et  louable  ;  nous 
disons  de  même.  Nous  pensons  seulement  que  ce  sauvage  se  trom.pe 
sur  ce  qui  est  raisonnable,  et  qu'en  l'instruisant  nous  pourrions  faire 
de  lui  un  citoyen  passable,  s'il  conservait  seulement  la  belle  règle 
qu  il  applique  de  travers  ;  agir  selon  sa  pensée,  non  selon  son  ventre. 

Maintenant  que  l'argument  est  par  terre,  réfléchissons  encore  une 
fois  à  ce  sauvage  qui  mange  son  père.  Est-ce  que  vous  ne  trouvez  pas 
ridicules  les  arguments  de  cette  sorte  ?  Où  a-t-on  pris  ce  sauvage  ? 
Allons-nous  régler  nos  mœurs  sur  des  anecdotes  de  missionnaire  ? 
Ce  ne  sont  que  des  récits  de  récits.  Pour  bien  voir  les  faits,  il  faut  déjà 
être  un  esprit  puissant.  Les  voir,  à  travers  les  yeux  d'autrui,  c'est 
d  un  sot  ;  c'est  à  cause  de  cette  méthode-là  que  nous  nous  défions  des 
prêtres  ;  eh  bien,  défions-nous  de  l'esprit  prêtre,  en  toutes  choses. 
Je  nie  donc  le  fait. 

Mais  quand  j'accorderais  le  fait,  qui  donc  est  assez  fort  pour  remonter 
des  faits  aux  mœurs,  dans  un  pays  où  il  n'est  point  né  ?  Nous  prome- 
nons un  veau  gras.  L'étranger  conclura-t-il  bien  en  disant  que  nous 
1  adorons  ?  Nous  avons  des  maisons  de  prostitution.  L'étranger  con- 
clura-t-il  bien  en  disant  que  cet  esclavage  nous  semble  naturel  et 
juste  ?  Il  y  a  des  duels  chez  nous.  Allez-vous  conclure  que  ceux  qui 
se  battent  en  sont  encore  au  jugement  de  Dieu  ?  Non.  Je  laisse  tous 

142 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ces  récits  sur  les  sauvages  aux  historiens  payés  par  les  riches.  Et  si 
les  riches  ne  peuvent  rouler  tranquillement  dans  leurs  autos  sans  s  être 
endormis  d'histoire  comme  d'un  opium,  je  les  plains.  Ils  paient  leur 
luxe  plus  cher  qu'il  ne  vaut. 


cm 


Le  Sophiste  est  revenu  à  la  charge.  Il  m'a  dit  :  '<  Ce  qui  est  est  ;  ce 
qui  n'est  pas  n'est  pas.  Moi  je  prétends  régler  mes  actions  sur  ce  qui 
est,  et  que  tout  homme  en  doit  faire  autant,  s'il  n'est  pas  un  peu  fou. 
Quand  le  charron  fait  une  voiture,  il  la  fait  avec  le  bois  qu'il  a  et  avec 
le  fer  qu'il  a.  Pour  tout  dire,  ce  sont  les  faits  qui  règlent  tout,  et  la 
morale  comme  le  reste.  Cela  serait  évident  pour  vous  si  vous  n  étiez, 
sans  le  savoir,  empoisonné  de  théologie.  Car  votre  Justice  Idéale,  ce 
n'est  pas  autre  chose  qu'un  Dieu  masqué.  Je  dis  donc  qu  il  y  a  une 
justice  monarchique,  comme  il  y  a  une  justice  répubîicame  ;  et  que 
la  meilleure  c'est  celle  qui  existe  et  qui  dure.  » 

«  Et  c'est  par  là,  lui  dis-je,  que  vous  justifierez  aussi  n'importe  quel 
pape,  tant  qu'il  est  pape,  et  n'importe  quel  bûcher,  tant  qu'il  brûle. 
Car,  c'est  une  chose  remarquable,  quand  un  homme  ne  croit  plus  à  la 
Justice,  il  croit  à  tout  le  reste  ;  l'Eglise  est  le  refuge  des  athées.  Mais 
ne  secouez  point  la  tête  ;  je  ne  vais  pas  vous  donner  des  injures  pour 
des  raisons.  Je  reprends  votre  exemple.  Quand  un  charron  fait  une 
roue,  il  la  fait  aussi  ronde  qu'il  peut.  Si  je  lui  demande  ce  que  c'est 
que  rond,  il  me  répondra  que  le  rond  est  ce  en  quoi  toutes  les  distances 
sont  égales  à  partir  d'un  centre.  Et  que,  en  faisant  sa  roue,  il  pense 
à  la  faire  ronde  le  mieux  qu'il  peut,  c'est-à-dire,  approchant  le  plus 
qu'il  se  peut  de  cette  égalité  des  distances  à  partir  d'un  centre.  Et 
plus  la  roue  approchera  de  ce  rond  parfait,  mieux  elle  sera  roue.  ^> 

«  Mais,  dit  le  sophiste,  c'est  qu'il  a  remarqué  que  la  roue  la  plus 
ronde  est  aussi  celle  qui  roule  mieux,  qui  secoue  le  moins  la  voiture, 
qui  s'use  le  moins,  qui  supporte  les  plus  gros  poids.  C'est  1  expérience 
qui  l'a  instruit.  » 

«  Eh,  lui  dis-je,  qui  en  doute  ?  Toujours  est-il  qu'il  a  l'idée  d'un 
rond  parfait,  et  qu'il  sait  très  bien  ce  que  c'est.  En  sorte  que  c'est  sur 
ce  rond  parfait  qu'il  tourne  ses  yeux,  comme  sur  un  modèle,  pendant 

143 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

qu'ii  fait  sa  roue.  Or,  c'est  là  que  je  veux  en  venir,  mon  cher  ;  ce  rond 
parfait  n'existe  pas  et  n'existera  jamais  ;  c'est  ce  que  j'appelle  une 
Idée.  Les  hommes  ont  des  Idées.  Ils  sont  ainsi  ;  il  faut  les  prendre 
comme  ils  sont.  Le  chien  de  chasse  a  de  longues  oreilles  qui  pendent  ; 
le  bœuf  a  un  sabot  coupé  en  deux  ;  le  cheval  en  a  un  d'une  seule  pièce  ; 
l'homme  a  des  Idées  ;  il  est  même,  autant  qu'on  peut  savoir,  le  seul 
animal  qui  ait  des  Idées.  L'histoire  des  Sciences  n'est  que  l'histoire 
d'Idées  ainsi  laborieusement  formées,  d'où  sont  sorties  toutes  ces 
Inventions  qui  font  que  l'homme  règne  sur  cette  planète.  » 

«  Eh  bien,  mon  cher,  dis-je  au  Sophiste  pour  finir,  si  vous  espérez 
qu'il  va  renoncer  à  ces  merveilleux  outils  justement  quand  il  a  à  inventer 
une  cité  habitable,  vous  vous  trompez.  Comme  il  y  a  eu  des  roues 
plus  ou  moins  grossières,  qui  grinçaient  de  cahot  en  cahot,  ainsi  il 
y  a  eu  de  grossières  justices,  justes  en  un  sens,  injustes  en  un  autre  ; 
d'où  quelques  sages  ont  cherché  quel  genre  d'égalité  pourrait  les 
rendre  plus  justes,  et  tout  à  fait  justes.  Et,  par  exemple,  ayant  aperçu 
qu'un  contrat  était  rendu  plus  injuste  par  l'ignorance,  ou  la  faiblesse 
d'une  des  parties  contractantes,  ils  ont  formé  l'idée  d'un  contrat 
juste,  défini  par  l'égalité  des  connaissances  et  des  forces  ;  et,  depuis, 
ils  ont  les  yeux  hxés  sur  ce  contrat  parfait,  qui  n'existe  pas,  qui 
n  existera  jamais  ;  et  ils  le  prennent  comme  modèle,  disant  hardiment  : 
1  esclavage  était  injuste,  le  servage  était  injuste  et  autres  propos.  Mon 
cher,  vous  qui  aimez  à  bien  décrire,  quand  vous  décrirez  l 'animal  humain , 
n  oubliez  pas  l'Idée.  Voilà  la  griffe  de  l'homme,  et  son  rugissement.  » 


CIV 


Quelle  étonnante  ambiguité  dans  la  notion  de  Justice.  Cela  vient 
sans  doute  principalement  de  ce  que  le  même  mot  s'emploie  pour 
désigner  la  Justice  Distributive  et  la  Justice  Mutuelle.  Or  ces  deux 
fonctions  se  ressemblent  si  peu,  que  la  première  enferme  l'inégalité, 
et  la  seconde  l'égalité. 

Je  fais  un  marché  avec  un  autre  homme  ;  et  avant  de  conclure,  je 
m  occupe  à  rechercher  s'il  n'y  a  point  quelque  inégalité  entre  nous, 
qui  le  détermine  à  faire  contrat  avec  moi.  Par  exemple,  si,  au  sujet 
du   cheval   que  je   lui   vends,  il  ignore  quelque  chose  que  moi  je 

144 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

sais,  je  dois  l'instruire  avant  qu'il   signe.    Egalité  ;   justice   mutuelle. 

Je  SUIS  membre  d'un  jury  pour  les  chevaux  ;  j'ai  à  dire  quel  est 
l'éleveur  qui  mérite  la  récompense  ;  je  la  lui  donne.  Inégalité  ;  justice 
dlstributlve. 

J'enseigne  les  mathématiques.  J'ai  en  face  de  mol  des  enfants  que 
je  juge  également  dignes  d'être  instruits,  quoiqu'ils  n'aient  pas  tous 
les  mêmes  aptitudes.  Aussi  je  m'applique  à  aider  justement  ceux  qui 
ont  besoin  de  secours.  J'emploie  toute  ma  patience,  toute  ma  puis- 
sance d'invention,  à  découvrir  le  moyen  d'intéresser  les  plus  paresseux 
et  d'éclairer  les  moins  Ingénieux.  Je  comprends  les  erreurs,  je  les 
redresse  en  les  expliquant  ;  je  travaille  à  les  rendre  égaux  et  je  les 
traite  tous  comme  mes  égaux  malgré  la  nature,  malgré  les  antécédents, 
contre  les  dures  nécessités.  Egalité  ;  justice  mutuelle. 

J'examine  des  candidats  pour  l'école  Polytechnique.  J'ai  choisi  des 
problèmes  difficiles  ;  ce  sont  mes  armes,  ce  sont  mes  pièges,  et  malheur 
aux  vaincus.  J'ai  de  bons  postes  à  donner,  mais  en  petit  nombre.  Aux 
plus  forts.  Et  je  donne  des  rangs.  Inégalité  ;  justice  dlstributlve. 

Un  juge  siège  comme  arbitre  dans  un  procès  au  civil.  Il  ne  veut  pas 
savoir  si  l'un  des  plaideurs  est  riche  et  l'autre  pauvre.  SI  l'un  des 
contractants  est  évidemment  naïf.  Ignorant,  ou  pauvre  d'esprit,  le 
juge  annule  ou  redresse  le  contrat.  Egalité  ;  justice  mutuelle.  Ici  le 
pouvoir  du  juge  n'est  que  pour  établir  l'égalité. 

Le  même  juge,  le  lendemain,  siège  comme  gardien  de  l'ordre  et 
punisseur.  Il  pèse  les  actes,  la  sagesse,  l'intention,  la  responsabilité  de 
chacun  ;  il  pardonne  à  l'un  ;  il  écrase  et  annule  l'autre,  selon  le  démé- 
rite. Inégalité  ;  justice  dlstributlve. 

Les  deux  fonctions  sont  nécessaires.  Mais  il  me  semble  que  la  Justice 
Dlstributlve  a  pour  objet  l'ordre,  et  n'est  qu'un  moyen  ;  tandis  que 
la  Justice  Mutuelle  est  par  elle-même  un  idéal,  c'est-à-dire  une  fin 
pour  toute  volonté  droite.  Le  vrai  nom  de  la  première  serait  Police  ; 
et  le  beau  nom  de  Justice  ne  conviendrait  qu'à  l'autre.  Mais  je  vois 
que,  dans  le  passé,  la  première  fut  adorée  et  implorée,  tandis  que  l'autre 
est  encore  aujourd'hui  méconnue.  La  loterie  plaît,  parce  qa  elle  tire 
l'inégalité  de  l'égalité  ;  l'assurance  déplaît,  parce  qu'elle  fait  justement 
le  contraire. 


145  10 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CV 


Qu'est-ce  que  le  droit  ?  C'est  l'égalité.  Dès  qu'un  contrat  enferme 
quelque  inégalité,  vous  soupçonnez  aussitôt  que  ce  contrat  viole  le 
droit.  Vous  vendez  ;  j'achète  ;  personne  ne  croira  que  le  prix  fixé 
après  débat,  et  d'un  commun  accord,  soit  juste  dans  tous  les  cas  ;  si 
le  vendeur  est  ivre  tandis  que  l'acheteur  est  maître  de  son  jugement, 
si  l'un  des  deux  est  très  riche  et  l'autre  très  pauvre,  si  le  vendeur 
est  en  concurrence  avec  d'autres  vendeurs  tandis  que  l'acheteur  est 
seul  à  vouloir  acheter,  si  le  vendeur  ignore  la  nature  de  ce  qu'il  vend, 
livre  rare  ou  tableau  de  maître,  tandis  que  l'acheteur  la  connaît,  dans 
tous  les  cas  de  ce  genre  je  dirai  que  le  prix  qui  est  payé  est  un  prix 
d'occasion,  non  un  juste  prix.  Pourquoi  ?  Parce  qu'il  n'y  avait  pas 
égalité  entre  les  parties. 

Qu'est-ce  qu'un  prix  juste  ?  C'est  un  prix  de  marché  public.  Et 
pourquoi  ?  Parce  que,  dans  le  marché  public,  par  la  discussion  publique 
des  prix,  l'acheteur  et  le  vendeur  se  trouvent  bientôt  également  ins- 
truits sur  ce  qu'ils  veulent  vendre  ou  acheter.  Un  marché,  c'est  un 
lieu  de  libre  discussion. 

Un  tout  petit  enfant,  qui  connaît  mal  l'utilité  relative  des  choses, 
et  qui  ne  règle  le  prix  que  sur  son  désir  présent,  un  tout  petit  enfant 
sera  l'égal  de  l'acheteur  le  plus  avisé,  si  seulement  plusieurs  marchands 
offrent  publiquement  à  plusieurs  acheteurs  la  chose  que  le  petit  enfant 
désire.  Je  n'en  demande  pas  plus.  Le  droit  règne  là  où  le  petit  enfant, 
qui  tient  son  sou  dans  sa  main  et  regarde  avidement  les  objets  étalés, 
se  trouve  l'égal  de  la  plus  rusée  ménagère. 

On  voit  bien  ici  comment  l'état  de  droit  s'opposera  au  libre  jeu 
de  la  force.  Si  nous  laissons  agir  les  puissances,  l'enfant  sera  certaine- 
ment trompé  ;  même  si  on  ne  lui  prend  pas  son  sou  par  force  brutale, 
on  lui  fera  croire  sans  peine  qu'il  doit  échanger  un  vieux  sou  contre 
un  centime  neuf.  C'est  contre  l'inégalité  que  le  droit  a  été  inventé. 
Et  les  lois  justes  sont  celles  qui  s'ingénient  à  faire  que  les  hommes, 
les  femmes,  les  enfants,  les  malades,  les  ignorants  soient  tous  égaux. 
Ceux  qui  disent,  contre  le  droit,  que  l'inégalité  est  dans  la  nature  des 
choses,  disent  donc  des  pauvretés. 

146 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CVI 


Au  sujet  de  l'égalité  entre  les  hommes,  je  vois  qu'on  disserte  assez 
confusément,  peut-être  parce  qu'on  ne  distingue  pas  bien  le  fait  et 
le  droit.  Par  exemple  quand  je  vois  qu'on  objecte,  contre  l'égalité 
républicaine,  Tmégalité  trop  réelle  des  homm.es,  des  fem.mes,  des 
enfants,  sous  le  rapport  de  la  puissance,  de  la  santé,  de  la  mémoire, 
de  la  science,  je  m.e  dis  que  ces  discours  sont  assez  inutiles  ;  car  je  ne 
pense  pas  qu'il  se  soit  jamais  trouvé  un  législateur  qui  veuille  décréter 
qu'un  enfant  de  deux  ans  portera  un  sac  de  blé  sur  son  dos  tout  aussi 
bien  qu'un  fort  de  la  halle  le  peut  faire. 

Disons  qu'il  y  a  une  inégalité  naturelle,  ou  de  fait,  assez  visible, 
assez  connue,  et  qui  se  montre  dans  tous  les  conflits  où  la  force  seule 
est  en  jeu.  La  loi  n'y  peut  pas  grand  chose  ;  ou,  pour  mieux  dire,  elle 
n'y  peut  rien  du  tout  ;  car  chacun  aura  toujours  à  chaque  moment 
la  force  qu'il  a,  que  ce  soit  par  mémoire,  par  ruse,  ou  par  alliance 
avec  d'autres.  Et  nul  décret  au  monde  ne  peut  faire  que  le  plus  fort 
ne  soit  pas  le  plus  fort. 

Aussi  l'égalité  est-elle  de  droit,  non  de  fait.  Et  elle  va  contre  une 
inégalité  qui  est  de  fait,  non  de  droit.  Par  exemple  il  y  a  entre  les 
hommes  une  inégalité  de  droit,  si  un  enfant  royal,  ou  un  enfant  de 
riche  est  volontairement  salué  par  les  citoyens,  ou  si  un  général  reçoit 
les  acclamations  de  toute  une  armée,  ou  si  un  prêtre  fait  tomber 
les  fidèles  à  genoux.  On  dira  :  mais,  c'est  encore  là  une  inégalité  de 
fait.  Oui,  s'ils  se  sentent  forcés.  Non,  s'ils  jugent  que  cela  est  raison- 
nable. Le  droit,  c'est  ce  que  je  juge  raisonnable. 

Et,  dans  ce  sens,  quand  je  dis  que  tous  les  hommes  sont  égaux, 
c  est  comme  si  je  disais  :  il  est  raisonnable  d'agir  avec  tous  pacifique- 
ment, c'est-à-dire  de  ne  point  régler  ses  actions  sur  leur  force,  ou  sur 
leur  intelligence,  ou  sur  leur  science,  ou  sur  leur  richesse.  Et  en  somme 
je  décide,  quand  je  dis  qu'ils  sont  égaux,  de  ne  point  rompre  la  paix, 
de  ne  point  mettre  en  pratique  les  règles  de  la  guerre.  Par  exemple 
voilà  un  enfant  qui  porte  une  rose  ;  je  désire  avoir  cette  rose.  Selon 
les  règles  de  la  guerre,  je  n'ai  qu'à  la  prendre  ;  si  au  contraire  l'enfant 
est  entouré  de  gardes,  je  n'ai  qu'à  m'en  priver.  Mais  si  j'agis  selon 

147 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

le  droit,  cela  veut  dire  que  je  ne  tiendrai  compte  m  de  sa  force  ni  de 
la  mienne,  et  que  je  ne  m'y  prendrai  pas  autrement  pour  avoir  cette 
rose,  que  si  l'enfant  était  un  Goliath.  De  sorte  que  l'égalité  est  insé- 
parable du  droit  et  de  la  paix,  et  qu'elle  est  parfaite  entre  les  hommes 
tant  qu'on  reste  dans  le  droit  ;  et  qu'aussitôt  que  l'inégalité  des  hommes 
sert  à  régler  leurs  rapports,  on  tombe  dans  l'état  de  guerre.  Et  que 
l'enfant  ait  deux  ans  ou  dix  ans,  que  les  forces  soient  ou  non  voisines 
de  l'équilibre,  l'inégalité  définit  toujours  Imiustice. 


CVII 


«  Le  droit  ?  Hypocrisie  !  Méprisable  hypocrisie  !  Le  droit,  c'est 
ce  qui  est.  C'est  la  puissance  des  uns  ;  c'est  l'impuissance  des  autres. 
C'est  l'entrepreneur  vendant  du  travail  ;  c'est  le  manœuvre  condamné 
au  salaire  de  famme,  parce  qu'd  ne  peut  m  choisir,  ni  attendre,  m 
travailler  sans  machines.  C'est  le  pauvre  homme  qui  a  froid  et  faim, 
pendant  que  des  palais  roulants  vont  de  Pans  au  Havre,  en  consom- 
mant en  trois  heures  ce  qu'il  faudrait  de  charbon  pour  chauffer  dix 
familles  pendant  un  mois  de  froid.  Voiîà  les  droits  égaux.  Pourquoi 
donner  le  nom  de  droit  à  cet  aveugle  jeu  de  forces.  La  machine  sociale 
n'est  pas  plus  humaine  que  ce  volcan  de  Ténénfîe,  qui  pousse  ses 
laves  selon  la  pente.  Eh  bien,  soit.  Disons-le.  Afïîchons-le  sur  les 
murs  des  écoles.  A  bas  l'hypocrisie  !  » 

Voilà  un  discours  que  l'on  entend  assez  souvent,  dès  qu'on  ne  se 
met  pas  de  bons  tampons  de  cire  dans  les  oreilles.  Quand  il  fait  froid, 
quand  on  voit  brûler  des  feux  de  planches  dans  les  chantiers,  j'avoue 
que  ce  discours  entre  dans  nos  chambres  fermées  aussi  terriblement 
que  la  bise. 

Il  faut  être  juste  en  toute  saison.  Dire  que  ceux  qui  possèdent  sont 
de  raffinés  hypocrites,  qui  déguisent  leur  force  en  droit,  c'est  simplifier 
un  peu  trop.  Il  n'est  guère  d'homme  chez  nous  maintenant  qui  n  ait 
des  Idées  ;  et  n'allez  pas  croire  qu'on  puisse  vivre  avec  des  Idées 
comme  si  on  n'en  avait  point.  Les  fous  témoignent  de  la  puissance 
des  Idées  ;  car,  par  quoi  souffrent-ils,  sinon  par  des  opmions  qui  se 
battent  dans  leur  pauvre  tête.  Or  les  sains  d'esprit  connaissent  aussi 
ces  combats.  Le  fait  est  que  plus  d'un  milliardaire  verse  enfin  ses 

148 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

trésors  pour  la  science  et  pour  l'instruction,  c'est  un  prodigieux  fait 
humain,  fruit  des  Idées  ;  fruit  tardif  ;  fruit  d'automne  ;  il  mûrit  tout 
de  même  ;  il  tombe  tout  de  même. 

Les  hommes  sont  bien  embarrassés.  Quand  ils  ont  défini  le  droit 
de  propriété,  il  y  a  à  peu  près  un  siècle,  en  révisant  les  coutumes  à  la 
lumière  de  la  Raison,  ils  ne  prévoyaient  pas  cette  complication  des 
machines  et  des  usines,  cette  extension  des  villes,  cette  production 
concentrée,  cette  puissance  du  capital.  Le  droit  de  propriété  paraissait 
très  sage  et  très  juste  ;  c'était  une  Idée  de  Raison.  Cette  idée  se  bat 
maintenant  avec  d'autres,  et  contre  elle-même.  Il  s'est  trouvé,  fait 
imprévisible,  que  le  droit  de  propriété  va  contre  le  droit  de  propriété. 
C'est  parce  que  le  capitaliste  a  des  droits  sur  le  produit  intégral  de 
son  travail,  que  l'ouvrier  se  trouve  n'avoir  plus  de  droits  sur  le  produit 
intégral  de  son  travail.  Le  droit  ruine  le  droit.  C'est  pourquoi  l'Etat, 
dès  qu'il  travaille  à  rétablir  une  espèce  d'équilibre,  a  l'air  de  prendre 
aux  uns  pour  donner  aux  autres,  et  de  violer  le  droit  au  nom  du  droit. 
De  là  une  sincérité  d'esprit  chez  ceux  qui  revendiquent,  et  une  sin- 
cérité aussi  chez  ceux  qui  résistent.  Le  Progrès  est  mal  attelé.  Les 
choses  et  les  idées  se  battent  et  se  ruent  dans  les  brancards.  De  là  des 
«  Dia  !  Hue  !  »  et  des  coups  de  fouet.  Il  faut  pourtant  bien  appuyer 
sur  la  charrue,  si  l'on  veut  ouvrir  la  terre. 


CVIII 


II  me  semble  que  les  syndicalistes  (je  désigne  assez  clairement  par 
là  les  plus  ardents  des  socialistes),  ont  éprouvé  ces  dernières  années 
une  révolution  dans  les  idées,  qui  leur  a  fait  considérer  le  progrès 
humain  sous  un  aspect  nouveau.  Et  voici  à  peu  près  comment  je  me 
représente  ce  mouvement  d'idées,  et  le  changement  qu'il  apporte  dans 
la  politique. 

Les  socialistes  ont  réfléchi  d'abord  en  partant  de  la  notion  du  droit. 
Il  leur  a  paru  évident,  lorsqu'ils  ont  considéré  les  salaires  de  famine, 
les  vieux  ouvriers  réduits  à  tendre  la  main,  la  personne  humaine 
traitée  comme  un  outil,  que  ces  choses  allaient  contre  le  droit.  Et  ils 
l'ont  expliqué  à  tout  venant,  par  discours  et  traités,  avec  un  prodi- 
gieux succès  ;  car  le  progrès  des  connaissances  et  l'habitude  de  réfléchir 

149 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

avaient  ouvert  les  esprits,  aussi  bien  ceux  des  possédants  que  ceux 
des  autres.  Il  y  eut  une  vague  de  justice  sur  le  XîX*^  siècle  ;  de  là  un 
doute  universel,  on  peut  le  dire,  concernant  le  droit  des  patrons,  et 
comme  une  secousse  des  intelligences,  d'un  monde  à  l'autre,  d'oij 
vinrent  une  foule  de  changements,  dans  les  mœurs  et  dans  les  lois, 
qu'on  oublie  trop.  En  bref,  même  les  plus  féroces  parmi  les  rentiers, 
pour  peu  qu'ils  eussent  touché  aux  sciences,  se  voyaient  condamnés 
ou  bien  à  se  rendre  tout  à  faits  ignorants  de  tout,  en  se  bouchant 
exprès  les  yeux,  ou  bien  à  ne  pas  trop  approuver  leur  propre  oisiveté 
et  les  misères  des  autres.  Ainsi  la  géométrie,  dont  le  vieux  Socrate 
espérait  beaucoup,  tirait  la  justice  après  elle.  Ce  fut  la  revanche  des 
idéologues. 

Mais  suivez  le  mouvement  qui  s'est  fait  depuis  dix  ans,  et  voyez 
comment  il  avait  été  préparé.  Marx  avait  réduit  le  droit  à  la  force, 
et  voulait  une  justice  aussi  aveugle  qu'une  avalanche.  L'armée  des 
historiens,  moitié  jésuites,  moitié  taupes,  se  moquait  des  idées  et  des 
idéologues,  et  prétendait  réduire  toute  science  à  des  croyances  plus 
utiles  que  d'autres,  mais  non  plus  raisonnables.  Les  ouvriers  se  for- 
maient à  cette  critique,  et,  par  déhance  pour  la  théologie,  chassaient 
le  droit  et  l'idéal  en  même  temps  que  les  dieux.  J'ai  vu  ces  choses  de 
près.  J'ai  vu  les  amis  du  droit  en  arriver  à  se  moquer  du  droit. 

Or  c'est  par  ce  détour  qu'ils  en  sont  venus  à  se  défier  des  socialistes 
bourgeois.  Car,  pensaient-ils,  si  tout  est  force  et  désir  de  jouissance 
en  ce  monde,  il  n'est  pas  possible  qu'un  homme  qui  vit  bien  soit 
socialiste.  Donc  les  discours  des  bourgeois  n'étaient  que  des  pièges. 
Donc  il  fallait  s'armer,  et  faire  une  guerre  d'esclaves.  Pataud  méprise 
le  droit,  et  il  ne  le  cache  pas. 

Erreur  qui  va  loin.  Le  socialisme  est  découronné.  Toutes  les  pas- 
sions sont  réhabilitées.  Le  jeune  bourgeois  rougit  presque  des  idées 
de  justice  qu'il  avait.  Le  parti  de  la  force  parle  plus  haut  que  jamais. 
II  n'y  a  plus  qu'une  vertu,  la  violence.  La  Guerre  Sociale  se  moque 
de  la  Pensée.  Les  bourgeois  serrent  fortement  leur  sac  déçus.  Les 
vieilles  barbes  radicales  ne  se  portent  plus.  Et,  pour  tout  dire,  la  pers- 
pective d'une  révolution  est  écartée.  Car,  qu'est-ce  que  le  socialisme 
comme  force,  sans  les  complices  que  l'intelligence  lui  assurait  par- 
tout ?  Qu'est-ce  que  c'est  ?  Un  tumulte  de  carrefour,  encadré  de 
gardes  municipaux. 


150 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CIX 


Platon  ne  veut  pas  condamner  les  hommes  à  une  autre  peine  qu'à 
celle  qu'ils  ont  choisie.  La  Justice  prend  ici  figure  de  nécessité.  L'avare 
est  plus  avare  à  mesure  qu'il  entasse  ;  et  l'amoureux  plus  amoureux 
à  mesure  qu'il  se  le  prouve  par  de  nouvelles  sottises  ;  le  furieux  plus 
furieux  à  mesure  qu'il  frappe  ;  l'envieux  plus  envieux  à  mesure  qu'il 
souhaite  le  malheur  de  son  prochain.  Ainsi  ils  ne  peuvent  refuser 
cette  punition,  puisqu'ils  la  veulent.  Je  trouve  dans  Hegel,  penseur 
majestueux  et  tout  proche  du  sens  commun  sans  qu'on  s'en  aperçoive 
toujours,  cette  idée  que  la  peine  est,  accessoirement  et  superficielle- 
ment, une  mesure  de  sûreté  publique,  mais  que,  plus  profondément, 
elle  est  l'effet  même  de  la  volonté  du  coupable.  Idée  qui  se  trouve 
enveloppée  dans  les  jugements  ordinaires,  toutes  les  fois  que  l'on  dit  : 
«  C'est  bien  fait  ",  ou  «  C'est  toi  qui  l'as  voulu  ». 

De  là  vient  sans  doute  l'idée  si  ancienne  qu'une  peine  est  juste 
lorsqu'elle  ressemble  à  l'action  même  que  l'on  veut  punir.  «  Tu  craches 
en  l'air  »,  dit  le  proverbe.  Mais  comme  notre  action  n'est  pas  toujours 
ainsi  lancée  qu'elle  retombe  sur  nous  par  les  lois  naturelles,  le  juge 
des  anciens  temps  la  recourbe  et  la  réfléchit.  Ta  flèche  a  crevé  1  œil 
de  ton  voisin  ;  je  la  renvoie  dans  le  tien  ;  tu  as  volé  six  moutons,  tu 
en  perdras  six.  Tu  lui  tues  son  fils,  on  te  tuera  le  tien.  Idée  assez  gros- 
sière, comme  on  voit  par  ce  dernier  exemple.  Mais  idée  bien  naturelle, 
d'après  laquelle  la  vengeance  est  comme  un  devoir  de  justice.  Encore 
maintenant  il  arrive  que  le  père  d'une  fillette  violée  et  étranglée  réclame 
la  première  place  à  côté  de  la  guillotine  ;  et  on  la  lui  donne.  Dire  que 
c'est  sauvagerie  pure,  c'est  sans  doute  s'élever  trop  au-dessus  de  la 
nature.  Il  en  est  de  ces  sentiments  comme  de  la  religion  ;  mer  est  une 
sagesse  trop  courte  ;  il  faut  retrouver  le  vrai  dans  chaque  erreur,  de 
façon  à  satisfaire  la  nature  finalement. 

Dans  la  peine  de  mort,  par  exemple,  il  faut  savoir  reconnaître  les 
œuvres  de  l'assassin,  selon  le  cours  des  choses.  Car  celui  qui  a  fait 
bon  marché  de  la  vie  humaine,  dès  qu'il  est  connu,  il  n'ira  pas  loin. 
Sa  carrière  est  bornée  ;  le  genre  de  relation  qu'il  établit  entre  les 
autres  et  lui  enferme  une  violence  sans  limites.  «  Ton  esclave,  disait 

151 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Sénèque,  est  maître  de  ta  vie  si  seulement  il  met  la  sienne  au  jeu.  » 
Mais  cette  condition  est  dans  tous  les  crimes.  Donc  pour  que  l'assas- 
sinat soit  puni  de  mort,  il  n'est  pas  nécessaire  que  le  juge  s'y  mette. 
Le  rôle  du  juge  et  de  la  société  est  bien  de  considérer  l'intérêt  social  ; 
c'est  pourquoi  ils  s'opposeront  à  la  vengeance  toute  chaude,  source 
d'erreurs  funestes,  école  de  brutalité,  tumulte  redoutable.  Il  décide 
du  fait,  et  règle  le  cours  de  la  vengeance.  Mais,  à  bien  regarder,  ce 
n'est  pas  lui  qui  punit  ;  la  violence  subit  seulement  sa  propre  loi. 
C'est  pourquoi  il  n'est  pas  selon  la  sagesse  que  le  jury  ait  à  se  montrer 
sévère  ou  indulgent  ;  il  limite  seulement  les  conséquences  de  la  guerre 
à  celui  qui  l'a  déclarée.  Il  n'a  pas  le  droit  de  punir  ;  où  prendrait-il  le 
droit  d'absoudre  ? 


ex 


Soutenir  que  la  peine  de  mort  ne  fait  pas  peur  aux  assassins,  c'est 
aller  contre  le  bon  sens.  Si  les  punitions  peuvent  quelque  chose,  il 
faut  dire  que  la  plus  redoutable  a  plus  de  puissance  que  les  autres. 
Allez-vous  soutenir  que  les  peines  ne  peuvent  rien  contre  les  délits  ? 
L'expérience  répond  tous  les  jours.  Les  écoliers  sont  vifs  et  oublieux  ; 
leur  nature  les  porte  à  parler,  à  rire,  à  se  moquer  ;  quand  ils  se  coa- 
lisent, ils  redeviennent  sauvages,  jusqu'à  rendre  fou  parfois  l'homme 
débonnaire  qui  a  charge  de  leur  apprendre  l'orthographe.  Or  chacun 
sait  que  quelques  punitions  un  peu  dures,  pourvu  qu'on  se  garde  de 
pardonner,  rétablissent  immédiatement  l'ordre  et  la  paix.  On  dresse 
à  coups  de  fouet  les  chiens  et  les  chevaux  ;  pourtant  ce  sont  des  bêtes. 
On  dresse  même  des  lions.  Or  il  y  a  dans  tout  homme  un  cheval,  un 
chien,  un  lion  à  dompter.  Pourquoi  voulez-vous  que  les  châtiments 
ne  puissent  pas  aider  la  raison  ? 

Je  vois  bien  ce  qui  manque  à  la  peine  de  mort  ;  c'est  justement  ce 
qui  explique  la  puissance  du  fouet  ;  c'est  le  souvenir  de  la  peine,  qui 
se  lie  si  bien,  par  sa  vivacité,  au  souvenir  de  la  faute  que  celui  qui  a 
été  puni  une  fois  ne  peut  plus  penser  à  la  faute  sans  penser  au  fouet. 
Par  ce  mécanisme,  la  faute  n'est  plus  aussi  attrayante  qu'elle  était  ; 
le  désir  est  tempéré  par  la  crainte  ;  voilà  pourquoi  le  chien  flaire  le 
rôti  sans  y  toucher.  Il  est  trop  clair  que  la  guillotine  n'instruit  pas  ceux 

152 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

qu'elle  touche.  Cette  objection,  remarquez-le,  vaut  contre  l'empri- 
sonnement perpétuel  aussi. 

Seulement  il  faut  voir  comment  l'homme  est  fait.  II  prévoit  plus 
loin  que  les  anim.aux,  et  il  est  capable  d'inventer  en  prévoyant.  De  là 
les  passions.  L'homme  est  plus  souvent  conduit  à  mal  faire  par  des 
espérances  qu'il  se  forge,  que  par  un  désir  bien  déterminé  éclairé  par 
l'expérience  de  la  veille.  L'avance,  l'amour,  l'ambition,  sont  comme 
des  mirages  ;  on  vole,  on  menace,  on  tue  pour  jouir  de  biens  qu'on 
n'a  jamais  possédés.  Eh  bien,  la  guillotine  est  un  mirage  aussi. 

Je  ne  dis  pas  qu'elle  soit  puissante  à  l'instant  où  le  couteau  de 
l'assassin  se  lève.  Elle  peut  apparaître,  et  barrer  l'avenir,  au  moment 
où  l'assassin  achète  le  couteau,  ou  bien  quand  il  va  se  laisser  prendre 
aux  discours  des  autres,  quand  il  s'enivre  de  projets,  quand  il  se 
construit  d'avance  une  vie  plus  heureuse  que  celle  qu'il  a.  Je  suis 
sûr  que  la  clémence  présidentielle  et  les  discours  du  ministre  de  la 
justice  fournissent  les  arguments  les  plus  forts  aux  Méphistophélès 
de  carrefour,  quand  ils  cherchent  des  âmes  à  acheter.  Non  qu'ils 
craignent  tant  la  mort  ,•  on  ne  peut  craindre  ce  dont  on  ne  peut  se 
faire  aucune  idée.  Mais  il  y  a  les  jours  d'attente,  la  toilette,  et  la  marche, 
à  l'échafaud.  Quand  on  pèse,  en  imagination,  les  profits  et  les  risques, 
on  peut  avoir  peur  de  cette  peur-là. 


CXI 


Un  canal,  avec  ses  beaux  tournants  ombragés,  ses  berges  gazonnées, 
ses  écluses  bavardes,  éveille  des  sentiments  vifs  et  fait  naître  une 
poésie  en  action,  sans  doute  parce  que  c'est  une  œuvre  humaine 
revêtue  des  parures  naturelles.  Qui  ne  s'est  arrêté  à  l'écluse  pour 
considérer  cette  machine  étonnante,  simple,  puissante,  qui  élève  de 
marche  en  marche,  par-dessus  les  collines,  un  lourd  bateau,  une 
maison  fleurie,  de  hardis  enfants  ?  Chacun  a  désiré  ces  lents  voyages 
où  les  moindres  bruits  courent  et  rebondissent  dans  le  couloir  sonore 
pendant  que  le  navire,  comme  disait  Virgile,  coupe  en  deux  l'image 
renversée  des  choses.  Les  fouets  claquent  ;  les  deux  chevaux  tirent 
habilement  chacun  à  leur  tour  ;  l'horizon  glisse  d'heure  en  heure  ; 
les  fleurs  et  les  herbes  saluent  au  passage.  Heureux  mariniers  ! 

153 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Je  suivais  ces  rêveries  à  l'heure  où  les  fanaux  s'allumaient,  et  comme 
la  lune  à  demi-éclairée  était  déjà  presque  au  sommet  du  ciel.  J'entrai 
dans  cette  auberge  qui  est  à  côté  de  l'écluse.  Les  étalns  et  les  tables 
brillaient  ;  un  chat  dormait.  Mais  bientôt  la  scène  s'anima.  La  porte 
battait  ;  les  mariniers  entraient,  jeunes  et  vieux  ;  il  y  eut  des  nuages 
de  fumée,  une  vapeur  d'absinthe,  des  discours  en  tumulte,  un  tour- 
billon de  pensées  brillantes  comme  des  outils.  «  Moi,  dit  un  vieil 
homme,  c'est  au  démarrage  que  je  l'attends  ;  ne  criez  point,  ne  frappez 
point,  laissez-le  faire  ;  c'est  là  qu'on  juge  un  cheval.  »  «  Six  litres,  dit 
un  autre,  c'est  ce  qu'il  faut  à  un  cheval  qui  ne  travaille  pas  ;  mes 
chevaux  ont  trois  fois  cinq  litres  chacun,  et  autant  de  foin  qu'ils  en 
veulent.  >'  «  Moi,  dit  un  troisième,  quand  j'attaque  ma  cavalerie,  je 
n'ai  pas  besoin  de  deux  coups  de  fouet  ;  ils  comprennent  tout  de 
suite.  » 

Il  y  eut  des  défis  :  «  Prends  mon  bateau  ;  je  prends  le  tien  ;  et,  marche, 
on  verra  si  tu  me  suivras  comme  je  t'ai  suivi  aujourd'hui.  »  Dans  un 
autre  angle  :  «  C'est  honteux  de  laisser  des  chevaux  en  pareil  état  ; 
et  blessés  encore  par  leur  collier.  »  Mais  l'autre  répondait  :  «  Je  ne 
commande  point  ;  je  fais  ce  qu'on  me  dit  ;  je  donne  ce  qu'on  me 
donne  ;  si  l'on  me  dit  de  frapper,  je  frappe.  Ma  foi  les  procès  sont 
pour  le  patron,  et  c'est  juste.  »  <'  C'est  en  Belgique,  dit  un  autre,  qu'ils 
sont  sévères  ;  un  seul  coup  de  fouet  à  la  tête  d'un  cheval,  et  te  voilà 
pris.  »  «  C'est  en  Prusse,  dit  un  autre,  qu'il  faut  voir  cela  ;  les  gen- 
darmes m'ont  fait  attendre  trois  jours  pour  un  cheval  blessé  à  l'épaule.  » 
Ils  convinrent  qu'en  France  la  police  n'était  point  faite.  «  Et  d'abord, 
dît  un  homme  à  bec  d'aigle  et  à  moustaches  terribles,  on  devrait  fixer 
une  quantité  d'avome  pour  un  cheval  qui  travaille  ;  pas  moins  de 
douze  litres  ;  et  puis  les  chevaux  blessés  au  repos  ;  et  ils  ne  repren- 
draient pas  sans  un  papier  du  vétérinaire.  »  Ce  discours  fut  approuvé. 
Personne  ne  parla  des  hommes  ;  personne  n'y  pensait.  Quelle  puis- 
sance dans  les  spectacles,  dans  les  actions,  dans  le  souvenir  !  Ames 
royales,  faites  pour  gouverner.  Il  ne  fallait  que  quelques  vapeurs 
d'absinthe,  et  ces  hommes  magnifiques  délibéraient  sur  les  droits 
des  chevaux. 


154 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CXII 


L'individualisme,  qui  est  le  fond  du  Radicalisme,  est  attaqué  de 
tous  les  côtés.  Monarchistes  et  socialistes  le  méprisent,  et  les  socio- 
logues aussi,  au  nom  d'une  science  impartiale.  Cela  vient  principale- 
ment d'un  renversement  de  perspective  dont  les  sociologues  devraient 
pourtant  nous  guérir.  On  a  cru  longtemps  que  l'homme  primitif  était 
isolé,  et  qu'il  ne  connaissait  ni  les  lois  ni  les  mœurs,  mais  qu'il  suivait 
ses  besoins  propres,  comme  on  voit  que  font  beaucoup  d'animaux. 
La  civilisation  ne  serait  autre  chose,  alors,  que  l'histoire  des  sociétés 
comme  telles  ;  à  mesure  que  l'hom.me  aurait  appris,  par  nécessité,  le 
respect  des  contrats  et  le  prix  de  la  fidélité,,  on  aurait  vu  naître  les 
vertus  à  proprement  parler,  la  justice,  le  droit  des  faibles,  la  chanté, 
la  fraternité.  Il  ne  s'agirait  donc  que  de  vivre  surtout  en  citoyen,  d'agir 
et  de  penser  avec  les  autres,  religieusement  au  sens  plein  du  mot, 
pour  échapper  de  plus  en  plus  aux  destinées  animales,  et  faire  le  véri- 
table métier  d'homme. 

On  aurait  dû  réfléchir  à  ceci  qu'il  y  a  des  sociétés  d'abeilles  et  de 
fourmis  où  les  pensées  et  les  actions  sont  rigoureusement  communes, 
où  le  salut  public  est  adoré  sans  calcul  et  sans  hypocrisie,  et  où  nous 
n'apercevons  pourtant  ni  progrès  ni  justice,  ni  charité.  Mais,  bien 
mieux,  les  sociologues  ont  prouvé,  par  mille  documents  concordants, 
que  les  homm^es  primitifs,  autant  qu'on  peut  savoir,  forment  des 
sociétés  avec  des  castes,  des  coutumes,  des  lois,  des  règlements,  des 
rites,  des  formalités  qui  tiennent  les  individus  dans  un  rigoureux 
esclavage  ;  esclavage  accepté,  bien  mieux,  religieusement  adoré  ;  mais 
c'est  encore  trop  peu  dire  ;  l'individu  ne  se  pense  pas  lui-même  ;  il 
ne  se  sépare  pas  du  tout,  ni  en  pensée  ni  en  action,  du  groupe  social, 
auquel  il  est  lié  comme  mon  bras  est  hé  à  mon  corps.  Le  mot  religion 
exprime  même  très  mal  cette  pensée  rigoureusement  commune,  ou 
mieux  cette  vie  rigoureusement  commune  où  le  citoyen  ne  se  distingue 
pas  plus  de  la  cité  que  l'enfant  ne  se  distingue  de  sa  mère  pendant 
qu'elle  le  porte  dans  ses  flancs.  Un  penseur  a  dit  :  <t  Comme  la  bruyère 
a  toujours  été  lande,  l'homme  a  toujours  été  société.  » 

On  aurait  pu  le  deviner  ;  on  le  sait,  c'est  encore  mieux.  Cela  fait 

155 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

comprendre  la  puissance  de  la  religion  et  des  instincts  sociaux  ;  mais 
aussi  que  la  société  la  plus  fortement  nouée  repousse  de  toutes  ses 
forces  tout  ce  qui  ressemble  à  la  science,  à  l'invention,  à  la  conquête 
des  forces,  à  tout  ce  qui  a  assuré  la  domination  de  l'homme  sur  la 
planète.  Et  il  est  très  vrai  que  l'homme,  en  cet  état  de  dépendance, 
n'avait  point  de  vices  à  proprement  parler  ;  mais  on  peut  bien  dire 
que  la  société  les  avait  tous  ;  car  elle  agissait  comme  une  bête  sans 
conscience  ;  de  là  des  guerres  et  des  sacrifices  humains  ;  une  four- 
milière humaine,  une  ruche  humaine  en  somme.  Et  donc  le  moteur 
du  progrès  a  dû  être  dans  quelque  révolte  de  l'individu,  dans  quelque 
libre  penseur  qui  fut  sans  doute  brûlé.  Or  la  société  est  toujours 
puissante  et  toujours  aveugle.  Elle  produit  toujours  la  guerre,  l'escla- 
vage, la  superstition,  par  son  mécanisme  propre.  Et  c'est  toujours  dans 
l'individu  que  l'Humanité  se  retrouve,  toujours  dans  la  Société  que  la 
barbarie  se  retrouve. 


CXIII 


«  Les  morts  gouvernent  les  vivants.  "  Cela  est  vrai  en  plusieurs  sens. 
Arrêtez-vous  à  flanc  de  coteau  ;  arrêtez  vos  yeux  sur  les  pentes,  si 
capricieusement  habillées  :  ici  l'éclat  argenté  des  seigles  ;  plus  loin 
l'herbe  drue  et  les  coquelicots  ;  ces  rectangles,  ces  bouquets  d'arbres, 
ces  chemins  mêmes,  quoiqu'ils  cherchent  la  pente  la  plus  douce, 
toute  cette  variété  de  couleurs  ne  s'explique  pas  bien  par  le  sous-sol 
ni  par  le  cours  des  eaux  ;  c'est  l'histoire  qui  a  marqué  ces  limites  ; 
il  y  eut  défrichements,  héritages,  partages,  batailles,  procès,  juge" 
ments.  Tous  ces  morts  sont  oubliés  ;  mais  nos  bœufs  tournent  ici  et 
non  là  par  l'action  des  morts.  Le  ciel,  au-dessus,  change  de  minute 
en  minute  ;  jeux  des  vents  et  des  vapeurs  ;  jeux  des  forces,  sans  sou- 
venir. 

Les  villages  et  les  villes  se  souviennent  autrement.  Une  vieille 
maison  barre  la  rue  ;  il  faut  tourner  là  selon  la  forme  de  la  ruelle  où 
l'on  passait  il  y  a  dix  siècles.  L'industrie  humaine  redresse  les 
rues  ;  les  vieux  murs  sont  condamnés  ;  mais  une  autre  force  agit  contre 
celle-là  ;  les  églises  sont  comme  des  promontoires  ;  les  monuments 
aussi.  Une  vieille  maison  est  conservée  par  ses  poutres  croisées,  par 
ses  sculptures  naïves,  par  son  bonnet  de  tuiles,  par  sa  force  expressive. 

156 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Ici  les  morts  gouvernent,  non  par  leur  force  telle  quelle,  non  par  le 
poids  de  la  pierre,  mais  par  persuasion,  par  clair  langage.  Les  vivants 
s'y  reconnaissent.  C'est  la  piété  qui  survit,  non  la  pierre  qui  résiste. 
Encore  plus  visiblement  dans  les  lois,  dans  les  livres,  dans  les  insti- 
tutions, traditions  et  leçons,  les  vivants  choisissent.  Et  cette  puissance 
de  choisir  est  encore  un  héritage.  Le  plus  précieux  ;  le  seul  qui  soit 
adoré.  Dans  cette  pierre  travaillée,  nous  savons  reconnaître  la  marque 
humaine,  l'invention.  Celui  qui  n'a  fait  que  copier  est  méprisé  ; 
l'œuvre  d'art  se  sauve  parjune  pensée  neuve,  par  une  volonté  nova- 
trice, réformatrice.  Les  cathédrales  affirmaient  la  paix  et  la  justice, 
un  autre  ordre  enfin  que  la  nécessité  pure.  C'est  par  là  qu'elles  se  font 
reconnaître.  Elles  nous  rappellent  nos  devoirs  d'homme.  Sur  quoi 
l'imagination  nous  trompe  souvent,  comme  on  sait,  et  nous  porte 
vers  tout  ce  qui  est  ancien  ;  mais  le  jugement  esthétique  nous  redresse 
et  nous  dit  :  «  Voilà  une  copie  et  une  copie  de  copie; œuvres  d'esclave. 
Mais  voici  un  éclair  de  liberté.  »  Les  morts  ne  nous  attirent  pas  au 
tombeau,  comme  les  légendes  veulent  nous  le  faire  croire.  Ils  nous 
poussent  à  vivre,  à  penser,  à  réformer,  à  résister  aux  forces  animales, 
selon  leur  exemple.  Cette  rosace  est  clairement  géométrique  ;  j'y  vois 
ma  destinée  de  mesureur  de  cercle  et  de  législateur.  Celui  qui  va  aux 
tombeaux  pour  y  apprendre  la  haine,  la  tristesse,  la  guerre,  l'injustice, 
la  mélancolie  et  le  désespoir  fait  un  voyage  inutile  ;  chacun  est  maître, 
en  ces  tristes  choses.  Au  contraire,  consolation,  espérance,  volonté  de 
faire  l'avenir,  voilà  notre  piété  et  notre  héritage. 


CXIV 


Le  Traditionalisme  est  écrasé  par  l'histoire  même.  Car  personne 
ne  propose,  par  exemple,  de  revenir  à  la  torture  comme  méthode 
d'instruction  criminelle.  L'invention  de  la  machine  à  vapeur  a  changé 
les  conditions  du  travail  et  de  l'apprentissage  ;  l'atelier  a  grandi,  le 
travail  est  plus  pénible  et  moins  difficile  ;  allez-vous  ressusciter  le 
vieux  Com^pagnonnage  ?  Il  fut  un  temps  où  l'ouvrier  blessé  dans  son 
travail  était  présumé  imprudent  ;  cela  se  comprend  ;  il  tenait  1  outil 
dans  sa  main.  Maintenant  que  courroies  et  fils  électriques  courent 
partout,  c'est  le  patron  qui  est  présumé  imprudent.  Ces  nouveautés 

157 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

naissent  de  la  même  source  que  les  plus  anciennes  traditions.  Une 
invention,  quelle  qu'elle  soit,  exprime  des  conditions  réelles,  et  s'y 
adapte,  sans  quoi  elle  ne  vivrait  pas  un  seul  moment. 

La  Révolution  Française  est  l'effet  de  quelque  chose,  la  suite  de 
quelque  chose.  Le  paradoxe  des  peuples  respectant  les  rois  non  parce 
qu'ils  étaient  justes,  mais  parce  qu'ils  étaient  rois,  ne  tient  pas.  C'est 
un  efret  de  l'imagination  que  de  croire  ferme  à  tout  ce  qui  est,  et  de 
repousser  la  critique  ;  c'est  un  effet  du  jugement  moral,  que  de  con- 
damner absolument  le  juge  prévaricateur,  l'accapareur,  le  fermier 
général.  La  légende  de  Samt-Louis  sous  le  chêne  est  belle  ;  j'y  vois 
déjà  l'égalité  entre  les  plaideurs.  La  fable  du  Meunier  Sans-Souci  est 
belle  aussi  ;  elle  exprime  que  le  roi  est  juge  entre  deux  plaideurs, 
mais  non  point  entre  un  plaideur  et  le  roi  lui-même.  Cette  idée  vient 
du  fond  des  âges. 

Le  christianisme  fut  une  révolution.  Peut-on  dire  qu'elle  était  sans 
racmes  ?  Ce  fut  une  explosion  du  jugement  moral  contre  les  puissances 
d  Imagination.  Les  dieux  païens  avaient  une  longue  histoire  à  montrer  ; 
la  Fraternité  aussi.  Il  a  fallu  traduire  les  Dieux  devant  la  conscience. 
Le  Protestantisme  marque  un  mouvement  de  ce  genre  ;  la  Révolution 
aussi  ;  le  Socialisme  aussj.  Pourquoi  prononcez-vous  qu'une  Révision 
n  est  plus  à  faire,  quand  tout  change  autour  de  nous  par  le  progrès 
des  sciences  et  l'évolution  de  l'Industrie,  quand  il  est  clair  aussi  que 
1  Imagination  se  fait  toujours  des  Idoles,  et  que  toute  Sagesse  s'endort 
dans  la  coutume  ?  N'est-ce  pas  toute  l'histoire,  que  cette  résistance 
des  Puissances  Etablies  ?  Penser  seulement  sous  cette  idée-là,  est-ce 
humain  ?  N'est-ce  pas  plutôt  animal  ?  Les  morts  gouvernent  les 
vivants,  soit.  Mais  les  morts  veulent-ils  être  imités  ou  continués  ? 
Dans  le  passé,  dans  tout  homme  du  passé,  il  y  a  soumission  et  révolte, 
coutume  et  invention.  Lequel  dois-je  adorer  ?  Pourquoi  m.a  piété  pour 
les  morts  irait-elle  toute  aux  oppresseurs  ?  Jeanne  d'Arc  fut-elle  si 
résignée  ?  Rousseau  avait-il  moins  d'ancêtres  que  Louis  XV  ? 


CXV 


La  Solidarité,  c'est  une  Nécessité  à  figure  humaine.  Elle  nous  pousse, 
elle  nous  retient,  par  des  fils  bien  noués  ;  par  un  danger  commun,  par 


158 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

une  imitation  d  autrui,  par  une  sympathie  plus  forte  que  la  volonté, 
et  tout  cela  fortifié  par  un  long  voisinage.  Je  suis  d'une  famille,  d'une 
ville,  d  un  pays,  d'une  race  ;  en  vain  je  m'enfuis  ;  comme  la  tortue 
je  perte  ma  maison. 

Ceux  qui  parlent  ou  écrivent  là-dessus  ne  font  pas  assez  attention 
à  cet  esclavage,  qui  est  senti  jusque  dans  les  pensées  les  plus  libres. 
Ils  veulent  entendre  sous  ce  mot  de  solidarité  un  vouloir  généreux, 
qui  choisit  ses  chaînes  et  ses  devoirs.  «  Je  serai  solidaire  avec  le  moujik 
vertueux,  et  non  avec  cette  brute  empoisonnée  d'alcool  qui  est  mon 
voisin.  Avec  les  prolétaires  de  tous  les  pays,  non  avec  les  oisifs  de 
mon  pays.  Avec  les  justes,  non  avec  les  injustes.  Comme  je  voudrai, 
non  comme  ils  voudront.  »  Voilà  la  Solidarité  hum.aine  ;  l'autre  n'est 
qu'animale. 

L'autre,  à  bien  regarder,  est  peut-être  plus  juste.  Pourquoi  ?  Parce 
qu  elle  ne  choisit  point.  «  Qui  se  ressemble  s'assemble.  »  Cette  union 
voulue  fait  des  castes,  des  classes,  des  guerres  sans  fin.  Dans  le  vrai, 
mon  sem.blable  n'a  pas  besoin  de  moi  ;  je  n'ai  pas  besoin  de  lui  ;  nous 
nous  nuirons  l'un  à  l'autre,  je  le  parie,  par  le  grossissement  inévitable 
des  traits  communs.  Les  mêmes  exemples,  les  mêmes  discours,  les 
mêmes  actions  communes,  tout  cela  conduit  à  une  seule  idée,  et  à  des 
passions  fanatiques.  Des  ouvriers  réunis,  du  même  m.étier,  et  n'écou- 
tant que  l'écho  de  leurs  propres  voix,  feront  un  monstre  ;  des  patrons 
réunis  feront  un  monstre.  Des  militaires,  aussi.  Des  anarchistes,  aussi. 
Des  policiers,  aussi  ;  des  malfaiteurs,  aussi.  Par  ce  détestable  esprit 
de  corps,  il  faut  choisir  quelque  excès,  et  l'appeler  vertu  ;  et  plus  chaque 
corps  se  resserre,  plus  sa  justice  intérieure  devient  injustice  à  l'égard 
des  autres.  Sans  espoir  de  paix.  Il  faudrait  que  le  malfaiteur  vive  avec 
1  honnête  homme  ;  tous  deux  y  gagneraient  ;  il  n'y  a  de  beau  dans 
l'association  que  les  contrastes  de  voisinage  ;  la  nature  joint  le  oui  et 
le  non  ;  de  leur  union  naîtra  la  paix,  et  de  leur  séparation  la  guerre. 
Je  hais  toutes  les  Eglises. 

C'est  la  Nature  qui  fait  les  enfants,  et  les  hommes,  et  l'Humaniîé. 
Je  suis  d'une  fam.ille  ;  mon  père  est  coléreux,  je  suis  affectueux  ;  il 
faut  que  nous  vivions  ensemble  ;  et  c'est  le  plus  grand  bien  pour  nous 
deux.  Je  suis  riche  ;  j'ai  un  mur  mitoyen  avec  un  pauvre  vieux  ; 
avantage  pour  lui  et  pour  moi  ;  cette  mère  a  un  enfant  arriéré  après 
de  beaux  enfants  ;  elle  l'aime  et  elle  le  sauve  ;  elle  vaut  mieux,  elle 
aussi,  par  cette  servitude.  La  Patrie,  fille  des  hasards,  a  réuni  des 
Flamands  et  des  Narbonnais,  des  Bretons  et  des  Francs-Comtois.  Je 

159 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

SUIS  lié  à  des  ignorants  ;  tant  mieux  pour  eux,  et  tant  mieux  pour 
moi.  Ma  Science  y  gagnera,  autant  qu'elle  perdra  dans  une  Acadé- 
mie. La  société  du  peintre  est  mauvaise  pour  le  peintre  ;  du  musicien 
mauvaise  pour  le  musicien  ;  du  député,  mauvaise  pour  le  député  ; 
de  l'ignorant,  mauvaise  pour  l'ignorant  ;  du  philanthrope,  mauvaise 
pour  le  philanthrope  ;  du  moraliste,  mauvaise  pour  le  moraliste. 
0  liens  de  nature,  hasards  de  nature,  contrastes  de  nature,  variété, 
mélanges,  voisinages,  servitudes  nées  de  la  terre,  racines  de  la  vie. 
La  justice  naîtra  de  la  terre. 


CXVI 


Le  citadin  frappa  la  terre  avec  sa  canne,  et  dit  :  «  Oui,  nous  allons 
vers  l'esclavage  universel.  »  De  la  terrasse  oii  nous  étions  assis,  on 
voyait  toute  la  vallée  qui  buvait  le  soleil.  Les  petits  champs,  sarclés, 
bêchés,  dessinés  comme  des  carrés  de  jardin,  étalaient  sous  nos  yeux 
les  riches  couleurs  de  la  terre,  le  brun,  l'ocre  rouge,  le  jaune,  le  gris- 
bleu,  avec  des  morceaux  d'un  vert  éclatant,  çà  et  là.  Parfois  on  enten- 
dait un  cri,  ou  le  cliquetis  d'un  attelage,  le  bruit  suraigu  d'un  outil 
qui  frappe  sur  une  pierre.  Mais  le  citadin  en  était  toujours  à  la  grève 
des  postiers. 

Oui,  dit-il,  nous  en  viendrons  à  dépendre  tellement  les  uns  des 
autres  qu'il  n'y  aura  plus  ni  liberté  ni  amitié  parmi  les  hommes.  Chacun 
de  nos  besoins  sera  l'esclave  d'un  système  distributeur  ou  nettoyeur, 
comme  sont  déjà  les  postes,  la  lumière  et  le  tout  à  l'égout.  Nous  serons 
nourris  par  compagnie  ou  syndicat,  comme  nous  sommes  mamtenant 
transportés.  Une  menace  de  grève  sera  une  menace  de  mort.  Il  est  à 
prévoir  que  la  défense  sera  du  même  genre  que  l'attaque.  Il  faudra 
de  terribles  châtiments  ;  tout  refus  collectif  de  travail  sera  un  acte 
de  guerre  qui  exigera  une  riposte  de  guerre.  Et,  comme  chacun  dépen- 
dra de  chacun,  nous  vivrons  dans  la  terreur  et  l'esclavage.  » 

«  On  ne  vit  pas  longtemps,  lui  dis-je,  dans  la  terreur  et  l'esclavage. 
On  s'arrange.  Voyez  les  toits  de  ce  village,  et  ces  hommes  qui  remuent 
la  terre.  Ce  sont  de  redoutables  animaux,  en  ce  sens  que  chacun  d'eux, 
avec  sa  pioche  ou  sa  bêche,  peut  me  tuer  dans  la  minute,  si  l'idée 
lui  en  vient  et,  s'il  n'est  pas  retenu  par  la  crainte.  Vous  avez  le  même 

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LES    PROPOS    D'ALAIN 

pouvoir,  car  vous  êtes  vigoureux  et  vous  tenez  une  canne  ferrée. 
Néanmoins  je  vis  en  paix  avec  vous  et  avec  eux.  je  compte  sur  votre 
bon  sens,  sur  leur  bon  sens.  Je  crois  qu'ils  aiment  ia  sécurité  autant 
que  je  l'aime.  L'Humanité  civilisée  est  un  fait  comme  les  propriétés 
de  l'eau.  Si  toute  l'eau  du  monde  cessait  d'être  potable,  nous  n'en 
parlerions  pas  longtemps.  Si  les  hommes  devenaient  tous  fous,  il  n'y 
aurait  plus  de  question,  j'avoue  que  je  compte  sur  l'Humanité.  Que 
les  hommes  qui  travaillent  prétendent  élever  les  salaires,  et  s'unir 
pour  cela,  je  ne  m'en  effraie  point,  je  ne  m'en  étonne  point.  C'est  la 
Raison  qui  pousse,  comme  poussent  les  seigles  et  les  blés.  De  même, 
quand  les  postiers  affirment  tous  ensemble  qu'ils  ne  supporteront  pas 
l'injustice,  cela,  à  bien  regarder,  me  paraît  tout  à  fait  consolant.  J'aime 
à  constater  que  la  tyrannie  n'est  plus  possible  parmi  nous.  Mais  si 
vous  supposez  que  la  plupart  des  hommes  vont  se  concerter  afin  de 
rendre  la  vie  impossible  aux  autres  et  à  eux-mêmes,  cela  me  paraît 
aussi  raisonnable  que  si  je  supposais  que  tous  ces  hommes  qui  bêchent 
et  qui  piochent  vont  soudain  se  frapper  les  uns  les  autres  avec  leurs 
bêches  et  leurs  pioches.  Les  hommes  veulent  la  paix.  C'est  ce  qu'ils 
ont  écrit  là-bas,  en  carrés  verts,  bruns  et  rouges,  avec  leurs  pelles  et 
leurs  pioches.  » 


CXVIÎ 


«  On  croit,  dit  le  Moraliste,  trop  aisément  ce  que  l'on  désire.  Tout 
amour  vit  d'illusions.  Le  feu  du  cœur  colore  toutes  choses  ;  l'aimée 
a  toutes  les  vertus  ;  elle  comprend  tout.  Grâce,  Poésie,  Bonté,  Sagesse, 
furent  les  fées  de  son  berceau.  Pareillement  l'ami  du  peuple  croit 
aisément  que  le  peuple  est  juste  et  bon.  Et  c'est  par  le  même  méca- 
nisme que  le  cœur  religieux  croit  que  Dieu  est,  par  la  peine  qu'il 
sentirait  s'il  croyait  que  Dieu  n'est  pas.  Ainsi  pour  tout.  On  n'agirait 
point,  on  ne  vivrait  point  sans  cela.  La  vérité  jette  une  lumière  crue, 
trop  vive  pour  la  plante  humaine.  Respectons  les  erreurs  d'autrui.  « 

«  Mais,  dit  le  Sage,  on  parle  bien  vite  d'erreur,  il  me  semble.  Il  y 
a,  je  le  sais,  des  cas  innombrables  où  notre  amour  ne  change  rien.  Je 
puis  vouloir  une  éclipse,  ou  simplem.ent  un  beau  soleil  qui  sèche  le 
grain,  au  lieu  de  cette  tempête  grondeuse  et  pleureuse  ;  je  puis,  à 
force  de  vouloir,  espérer  et  croire  enhn  que  les  choses  iront  comme 

161  n 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

je  veux  ;  mais  elles  vont  leur  train.  D'oii  je  vois  bien  que  ma  prière 
est  d'un  nigaud.  Mais  quand  il  s'agit  de  mes  frères  les  hommes,  ou 
de  mes  sœurs  les  femmes,  tout  change.  Ce  que  je  crois  finit  souvent 
par  être  vrai.  Si  je  me  crois  haï,  je  serai  haï  ;  pour  l'amour,  de  même. 
Si  je  crois  que  l'enfant  que  j'instruis  est  mcapable  d'apprendre,  cette 
croyance  écrite  dans  mes  regards  et  dans  mes  discours  le  rendra  stu- 
pide  ;  au  contraire  ma  confiance  et  mon  attente  est  comme  un  soleil 
qui  mûrira  les  fleurs  et  les  fruits  du  petit  bonhomme.  Je  prête,  dites- 
vous,  à  la  femme  que  j'aime  des  vertus  qu'elle  n'a  point  ;  mais  si  elle 
sait  que  je  crois  en  elle,  elle  les  aura.  Plus  ou  moins  ;  mais  il  faut 
essayer  ;  il  faut  croire.  Le  peuple,  méprisé,  est  bientôt  méprisable  ; 
estimez-le,  il  s'élèvera.  La  défiance  a  fait  plus  d'un  voleur  ;  une  demi- 
confiance  est  comme  une  injure  ;  mais  si  je  savais  la  donner  toute, 
qui  donc  me  tromperait  ?  Iljaut  donner  d'abord.  » 

«  Et  voilà,  dit  le  Sociologue,  par  quelles  expériences  on  a  été  conduit 
à  croire  que  la  prière,  qui  n'est  qu'une  grande  confiance,  peut  changer 
l'ordre  des  choses.  Car  c'est  vrai  pour  les  choses  humâmes  ;  mais  à 
l'origine  ils  prenaient  toutes  choses  pour  des  choses  humaines.  Et  il 
est  toujours  vrai  que  celui  qui  veut  croire  en  Dieu  se  change  lui- 
même,  jusqu'à  n'en  plus  jamais  douter  ;  il  est  vrai  que  la  grâce  lui 
vient  s'il  la  demande  comme  il  faut.  Mais  les  miracles  du  cœur  humain 
ne  changent  que  le  cœur  humain.  Vos  prières  n'avanceront  point 
l'éclipsé,  et  ne  feront  point  que  Dieu  soit.  Seulement  on  constate 
qu'il  n'y  a  pas  éclipse  ;  on  ne  constate  pas  que  Dieu  n'est  pas.  Voilà 
pourquoi  les  religions  sont  fortes.  » 


CXVIII 


La  liberté  des  opinions  ne  peut  être  sans  limites.  Je  vois  qu'on  la 
revendique  comme  un  droit  tantôt  pour  une  propagande,  tantôt  pour 
une  autre.  Or,  on  comprend  pourtant  bien  qu'il  n'y  a  pas  de  droit 
sans  limites  ;  cela  n'est  pas  possible,  à  moins  que  l'on  ne  se  place 
dans  l'état  de  liberté  et  de  guerre,  où  l'on  peut  bien  dire  que  l'on  se 
donne  tous  les  droits,  mais  où,  aussi,  l'on  ne  possède  que  ceux  que 
l'on  peut  maintenir  par  sa  propre  force.  Mais  dès  que  l'on  fait  société 
avec  d'autres,  les  droits  des  uns  et  des  autres  forment  un  système 

162 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

équilibré  ;  11  n'est  pas  dit  du  tout  que  tous  auront  tous  les  droits  pos- 
sibles ;  il  est  dit  seulement  que  tous  auront  les  mêmes  droits  ;  et  c'est 
cette  égalité  des  droits  qui  est  sans  doute  la  forme  de  la  justice  ;  car 
les  circonstances  ne  permettent  jamais  d'établir  un  droit  tout  à  fait 
sans  restriction  ;  par  exemple  il  n'est  pas  dit  qu'on  ne  barrera  pas  une 
rue  dans  l'intérêt  commun  ;  la  justice  exige  seulement  que  la  rue  soit 
barrée  aux  mêmes  conditions  pour  tout  le  monde.  Donc  je  conçois 
bien  que  1  on  revendique  comme  citoyen,  et  avec  toute  l'énergie  que 
l'on  voudra  y  mettre,  un  droit  dont  on  voit  que  les  autres  citoyens 
ont  la  jouissance.  Mais  vouloir  un  droit  sans  limites,  cela  sonne  mal. 
Laissons  cette  métaphysique.  On  invoque  le  droit  de  parler 
et  d'écrire,  sans  y  vouloir  de  restriction.  Je  n'ai  qu'à  montrer  un  cas 
où  évidemment  personne  n'admettra  un  tel  droit  pour  que  la  question 
se  pose  tout  à  fait  autrement.  Or,  ce  cas,  je  n'ai  pas  à  le  chercher  bien 
loin  ;  l'écrit  et  la  parole  obscènes  ne  peuvent  être  permis  ;  on  voudra 
toujours  au  moins  protéger  les  enfants  ;  cette  restriction  suffit  pour 
faire  voir  qu'il  n'est  pas  question  d'un  droit  de  parler  et  d'écrire  qui 
serait  sans  limites. 

Cela  étonne  au  premier  moment,  parce  que  nous  voulons  toujours 
quelque  principe  abstrait  et  rigoureux,  qui  serait  comme  un  article 
de  la  Charte  Humaine  ;  dans  le  vrai,  je  ne  vois  qu'un  droit  ainsi 
formulable,  c'est  l'égalité  des  droits  ;  cette  condition  remplie,  tous  les 
droits  sont  discutables,  et  on  peut  imaginer  des  circonstances  où  les 
droits  les  plus  clairs  soient  supprimés,  et  même  le  droit  à  la  vie  ;  car 
dans  un  sauvetage,  il  n'est  pas  dit  qu'on  ne  mettra  pas  un  citoyen 
dans  quelque  poste  périlleux  ;  seulement  tout  citoyen,  dans  les  mêmes 
conditions,  sera  également  tenu  d'obéir. 

Revenons  au  droit  de  parler  et  d'écrire  ;  il  n'est  pas  seulement 
limité  par  les  bonnes  m.œurs  ;  il  l'est  par  l'ordre  et  la  sûreté  publique. 
Je  n'ai  pas  le  droit  de  louer  publiquement  le  crime  ou  le  vol.  Par 
exemple,  les  cultes  ne  sont  libres  que  sous  certaines  conditions  ;  on 
peut  imaginer  un  culte  de  Bacchus  ou  de  Vénus,  imité  de  l'antique, 
et  qui  serait  très  bien  interdit.  Quand  on  lit  Rousseau,  Montesquieu, 
Voltaire  au  sujet  de  la  tolérance,  on  est  surpris  au  premier  moment 
de  leur  prudence  sur  ce  sujet-là  ;  car  ils  ne  veulent  la  tolérance  que 
pour  les  doctrines  inofïensives  ;  et,  lorsqu'il  s'agit  de  savoir  si  une 
doctrine  est  inofîensive,  c'est  l'opinion  commune,  par  la  loi  et  les 
juges,  qui  en  décidera.  Mais  d'où  viennent  ces  fausses  notions  qui 
courent  partout  ? 

163 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CXIX 


Mon  jeune  ami  le  Silloniste  m'a  offert  son  almanach,  que  je  lui 
ai,  du  reste,  payé  ;  car  je  ne  veux  point  m'enrichir  aux  dépens  des 
autres.  Dans  cette  brochure,  ils  font  voir  que  la  grande  Presse  est 
dominée  par  les  manieurs  d'argent,  ce  qui  fait  qu'une  opinion  sincère 
et  libre  ne  peut  pas  s'y  produire.  Ils  annoncent,  en  revanche,  un  nou- 
veau journal  qui,  par  la  générosité  de  tous  ceux  qui  le  liront  et  de  tous 
ceux  qui  le  feront,  sera  vraiment  un  Libre  Journal,  libre  dans  la 
pensée,  libre  dans  l'expression. 

J'approuve  ces  nobles  projets.  Je  veux  faire  seulement  une  remarque. 
Il  est  hors  de  doute  que  la  liberté  des  rédacteurs  de  cette  feuille  ne 
sera  jamais  absolument  sans  limite  ;  par  exemple  on  n'y  pourra  parler 
sans  respect  des  opinions  religieuses,  tandis  qu'on  y  pourra  parler 
sans  respect  des  grands  financiers,  ou  des  auteurs  à  la  mode.  Pour 
dire  toute  ma  pensée,  je  suis  assuré  que  je  ne  pourrais  pas,  quand  je 
le  voudrais,  écrire  mon  Propos  quotidien  dans  cette  feuille-là  comme 
je  l'écris  ici. 

Est-ce  à  dire  que  ma  liberté  d'écrire  ici,  dans  ces  colonnes,  ce  que 
je  pense,  comm.e  je  le  pense,  est-ce  à  dire  que  cette  liberté  soit  sans 
limites  ?  Non  pas.  Personne,  il  est  vrai,  ne  me  donne  de  conseils  ; 
personne  ne  me  demande  de  changer,  d'adoucir.  Mais  pourquoi  ? 
Justement  parce  que  je  me  conseille  moi-même.  Je  me  modère  moi- 
même.  Il  y  a  des  boutades  que  je  lance  sans  précaution  ;  il  y  en  a 
d'autres  que  je  prépare  ou  que  j'explique  ;  et  quelquefois  il  m'arrive 
d'atténuer  ou  de  corriger  ce  que  j'ai  écrit  l'avant-veiîle.  Toutes  ces 
précautions  dépendent  de  la  rhétorique,  ou  art  de  persuader.  Ont- 
elles  pour  fin  de  ménager  les  opinions  d'un  parti,  ou  les  intérêts  d'un 
bailleur  de  fonds  ?  Je  ne  sais  ;  tout  cela  ensemble  si  vous  voulez,  en 
ce  sens  que  ce  qui  choquerait  violemment  les  lecteurs  aurait  sa  réper- 
cussion sur  la  caisse. 

Mesquines,  basses,  viles  préoccupations,  dira-t-on.  Bah  !  Ce  sont 
des  paroles.  Il  faut  voir  les  choses  comme  elles  sont.  On  n'écrit  pas 
pour  être  approuvé  toujours  et  sans  résistance  :  d'accord.  Mais  on 
n  écrit  pas  non  plus  pour  heurter  et  irriter  ceux  qui  liront,  ou,  en 

164 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

d'autres  termes,  pour  conduire  un  directeur  de  journal  à  la  faillite. 
Il  s'agit  de  se  tenir  dans  l'entre-deux  ;  de  ménager  un  peu  ;  de  heurter 
un  peu  ;  et  en  somme  de  se  faire  une  liberté  dans  les  entraves  mêmes, 
une  liberté  conquise,  une  liberté  qui  ait  prise  sur  les  choses  et  sur 
les  gens  ;  non  une  liberté  en  l'air.  Sans  ces  difficultés,  que  l'on  ren- 
contre dans  toute  action  réelle,  l'individu  serait  livré  à  sa  fantaisie  ; 
il  ne  se  surveillerait  plus  lui-même  ;  il  ne  mesurerait  plus  ses  juge- 
ments ;  il  ne  dirigerait  plus  sa  pointe.  Il  déclamerait.  Il  ferraillerait. 
Pour  moi,  je  crois  qu'un  homme  aura  toujours  la  liberté  qu'il  saura 
prendre,  et  seulement  celle-là.  Et  il  devra  la  conquérir  par  audace 
et  prudence  mêlées.  Mais  déclamer  le  socialisme  à  des  socialistes, 
et  le  sillonisme  à  des  sillonistes,  ce  n'est  que  liberté  apparente,  et 
réel  esclavacre. 


cxx 


Il  y  a  donc  encore  des  espérantistes  ?  j'entendais  dire,  il  n'y  a 
pas  longtemps,  par  un  homme  qui  s'y  connaît,  que  l'iLspéranto  était 
passé  comme  le  volapuck,  dans  le  royaume  des  ombres,  remplacé 
par  rido,  autre  langue  beaucoup  plus  simple  et  plus  logique  encore. 
Ce  n'est  donc  qu'un  schisme  ;  et  les  Idistes  sont  donc  un  petit  groupe 
de  dissidents  sans  importance  ?  En  somme,  faut-il  apprendre  l'Espé- 
ranto ou  rido  ?  Grave  question,  à  laquelle  il  est  impossible  de  répondre 
pour  le  moment.  Un  Espérantiste  vous  dira  :  «  L'Ido,  ce  n'est  qu'une 
lubie  de  deux  ou  trois  mathématiciens  ou  grammairiens.  >'  Mais  l'Idiste 
prononcera  avec  autorité  qu'il  n'y  a  plus  d'Espérantistes.  Ma  foi, 
pour  pratiquer  une  de  ces  deux  religions,  j'attendrai  que  l'une  ait 
tué  l'autre. 

Les  passions  intellectuelles  ont  quelque  chose  d'effrayant.  Ce  sont 
des  folies  généreuses.  J'ai  connu  un  homme  hautement  cultivé,  qui 
aurait  pu  se  faire  une  place  honorable,  non  pas  sur  les  sommets,  mais 
sur  les  hauts  plateaux  de  la  mathématique.  Cet  homme,  autant  que 
je  sais,  était  à  l'abri  de  l'amour,  de  l'avarice  et  de  l'ambition.  Mais  il 
lit  une  faute,  il  apprit  l'Espéranto.  Sans  doute  y  mit-il  toute  son  appli- 
cation de  grand  travailleur.  Sans  doute  fut-il  émerveillé  de  cette  puis- 
sance nouvelle,  si  promptement  acquise.  Toujours  est-il  que  tout  ce 
qu'il  avait  de  passion  sans  emploi   se  précipita  par  ce  chemin-là  ;  et 

165 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

sa  vie,  jusque-là  un  peu  monotone,  se  trouva  par  là  réchauffée  et 
fouettée.  Au  bout  d'un  an,  son  destin  était  réglé  ;  il  n'était  plus  qu'Espé- 
rantiste.  Il  ne  pensait  qu'à  des  traductions.  Il  s'y  passionnait  comme 
d'autres  au  baccara.  Ces  passions  sont  condamnées  à  convertir  ;  car 
on  ne  peut  jouer  seul  au  jeu  de  l'Espéranto.  De  là,  une  prédication, 
des  colères,  un  autocratisme.  De  là,  devait  sortir  l'Ido,  et,  par  le  même 
furieux  mouvement,  de  l'Ido  sortira  quelque  Progresso  ou  Perfecto  ; 
toujours  avec  excommunications.  On  s'étonnera,  après  cela,  qu  un 
curé  tienne  à  sa  religion.  Quand  je  n'aurais  à  mettre  au  compte  de 
l'Espéranto  que  l'anéantissement  d'un  homme,  c'est  assez  pour  que 
je  haïsse  cette  grammaire  nouvelle  qui  nous  tombe  du  ciel.  Comme 
s'il  n'y  avait  pas  mille  choses  à  connaître  et  à  expliquer,  en  français, 
au  lieu  de  traduire  des  niaiseries  en  une  espèce  d'algèbre. 

Espéranto,  Ido,  Représentation  Proportionnelle,  je  ne  puis  voir  en 
tout  cela  que  des  manies  qui  guettent  un  homme  vers  la  quarantaine, 
et  qui  détournent  ses  forces  des  vrais  problèmes  et  des  vrais  progrès. 
Quand  on  saurait  une  langue  parfaite,  on  n'en  connaîtrait  pas  mieux 
le  vaste  empire  des  choses.  Quand  on  aurait  un  calcul  parfait  des 
suffrages,  cela  n'avancerait  en  rien  la  culture  et  l'affranchissement  des 
esprits  ;  on  peut  même  dire  :  au  contraire. 


CXXI 


Il  y  a  bien  un  an  que  je  rencontrai  deux  jeunes  journalistes  qui 
cherchaient  fortune.  «  Nous  faisons,  me  dirent-ils,  une  enquête  sur 
la  jeunesse  française  ;  et  les  hommes  éminents  que  nous  avons  inter- 
rogés nous  en  ont  dit  assez  pour  que  nous  puissions  conclure  que  la 
France  se  réveille.  Oui,  ce  n'est  plus  cette  Idéologie  sans  racines, 
sceptique  et  amère  dans  le  fond,  dont  Renan,  et  Anatole  France  après 
lui,  furent  les  maîtres.  La  génération  qui  arrive  maintenant  à  l'âge 
viril  est  plus  militaire  que  savante.  Ils  n'aiment  pas  penser  pour  penser  ; 
ils  croient  volontiers  à  ce  qui  réconforte,  à  ce  qui  soulève  ;  1  action 
est  pour  eux  la  meilleure  des  preuves  ;  ils  vont  à  l'action  ;  ils  en  ac- 
ceptent les  conditions  et  les  m.oyens.  Tudieu  et  Ventrediable,  ce  sont 
des  gaillards  ;  c'est  le  sang  de  la  Grande  Armée.  » 

L'opposition  est  une  figure  de  rhétorique.  Après  avoir  dit  une  chose, 

166 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

il  est  bon  d  en  dire  une  autre  qui  fasse  contraste  avec  la  première. 
II  y  eut  des  développements  littéraires  sur  notre  génération  et  sur 
ses  voisines  ;  anémiques,  disait-on  ;  trop  de  tête,  trop  peu  de  cœur. 
Critiques,  douteurs,  disputeurs.  Après  cela  les  guetteurs  sur  la  tour 
annoncèrent  une  saute  de  vent.  Ce  n'était  toujours  que  de  la  psycho- 
logie, entendez  une  littérature  assez  plate.  Pour  m.oi,  je  ne  remarque 
point  ces  différences  et  ces  oppositions,  si  ce  n'est  dans  les  articles  de 
journaux.  Ce  qui  me  frappe  surtout,  c'est  un  changement  continu 
favorable  à  la  liberté.  A  regarder  les  jeunes,  je  retrouve  les  prmcipes 
de  mon  grand-père,  mais  bien  plus  assurés  et  hardis.  On  ose  penser 
et  on  ose  parler.  On  discute  moins,  on  affirme  plus,  voilà  toute  la 
différence.  La  foi  prend  pied  sur  la  planète  ;  elle  se  détourne  des  dieux 
aériens. 

La  religion  même,  chez  ceux  qui  ne  s'en  séparent  point,  laisse  un 
peu  les  dogmes,  et  m.arche  à  son  objet  véritable.  Probité,  sobriété, 
justice,  tels  sont  les  dieux  de  la  jeunesse.  Et  en  ce  sens,  on  peut  dire 
que  tous,  religieux  ou  non,  s'intéressent  moins  aux  théories  qui  ne 
sont  que  théories.  Les  théories  supposent  toujours  quelque  despo- 
tisme subsistant,  contre  lequel  on  argumente  ;  mais  la  liberté  porte 
ses  fruits. 

Et  pour  l'action,  elle  n'enthousiasme  que  ceux  qui  ne  font  rien. 
L'écrivain  est  tout  étonné  lorsqu'il  vient  à  penser  que  le  bavardage 
ne  fait  pas  une  vie  pleine,  saine  et  suffisante.  Mais  qui  en  doute  ? 
Les  peuples  ne  sont  pas  des  espèces  de  riches  qui  s'ennuieraient  entre 
deux  guerres.  La  France  de  89  ne  s'ennuyait  point  ;  elle  devint  guer- 
rière parce  qu'il  le  fallait  bien  ;  mais  ils  n'étaient  pas,  auparavant, 
occupés  à  tourner  leurs  pouces.  Je  vois  au  village  des  guerriers  tannés 
et  couturés  ;  il  n'y  a  point  de  miOis  sans  que  l'on  cite  quelque  dange- 
reux coup  de  pied  de  cheval  ;  un  autre  est  mort  d'un  coup  de  corne. 
L'arbre  écrase  trop  souvent  le  bûcheron.  Le  couvreur  fait  campagne 
sur  les  toits.  Le  maréchal  est  cuit  et  recuit  au  feu  de  la  forge.  Toutes 
ces  forces  ne  sont  pas  sans  em.ploi,  comme  le  bouillant  journaliste 
essaie  de  le  croire.  Qu'il  tienne  la  charrue  seulement  deux  jours,  il 
sera  bien  calmé. 


167 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CXXÎI 


Suzette  est  belle  comme  un  ange,  mais  pire  qu'un  diable  quand  elle 
va  à  ce  qui  lui  plaît.  Dédé  est  un  petit  paysan  à  tête  carrée.  Le  gamin 
et  la  gamine  se  retrouvent  aux  vacances  ;  cela  fait  un  joyeux  ménage  ; 
Suzette  s'ensauvage,  et  Dédé  se  civilise.  En  somme,  deux  cosaques, 
qui  rançonnent  le  pays  à  un  quart  de  lieue. 

Il  y  avait  un  pommier  penché,  qui  convenait  pour  la  gymnastique, 
et  des  blés  mûrs  au-dessous.  C'est  là  que  je  trouvai  un  jour  mes  cosaques 
comme  je  suivais  le  chemin  vert.  Tous  deux  grimpaient  et  sautaient, 
sans  se  soucier  du  blé  mûr.  Ces  enfants  ne  me  craignaient  point  du 
tout,  et  je  n'ai  aucun  pouvoir  sur  eux,  ni  par  la  nature,  ni  par  les  lois 
écrites  ;  mais  il  me  restait  l'éloquence. 

Je  fis  donc  un  discours  sur  le  blé.  Comment  la  terre,  labourée  et 
ensemencée,  multiplie  les  biens.  Que  le  grain,  après  avoir  dormi  en 
terre,  se  gonfle  à  la  pluie  tiède,  et  s'allonge  vers  le  soleil.  Que  le  soleil 
dépose  alors  sur  les  feuilles  vertes,  tous  les  jours,  un  peu  de  charbon 
pris  à  l'atm.osphère  ;  que  ce  charbon  uni  à  l'eau  descendait  dans  la 
tige,  et  s'y  fixait  en  paille,  bonne  à  manger,  bonne  à  brûler  ;  et  qu'enfin 
le  meilleur  de  ce  bouillon  cuit  et  recuit  au  soleil  formait  au  sommet 
des  tiges  une  grappe  de  fieurs  et  un  épi  ;  dont  le  laboureur,  enfin 
récompensé,  faisait  la  farine,  le  pain  et  les  tartines,  choses  bonnes  à 
manger,  non  seulem.ent  pour  les  bêtes,  mais  pour  les  gens.  Que  ces 
précieux  biens  mûrissent  au  soleil,  sans  qu'on  les  garde,  attendu  que 
tout  le  monde,  à  la  campagne,  respecte  le  blé,  et  jusqu'aux  plus  petits 
enfants,  parce  qu'on  sait  combien  de  travaux  il  coûte.  Que  du  reste 
la  gymnastique  était  une  bonne  chose  aussi,  et  qu'il  était  bien  naturel 
que  l'on  marchât  et  sautât  sur  des  tartines  de  pain  quand  on  ne  pouvait 
pas  faire  autrement. 

Suzette  n'en  perdait  pas  un  saut  ni  un  rire.  Mais  Dédé  laissa  le 
jeu  et  resta  debout  dans  le  chemin,  non  point  honteux,  mais  attentif, 
et  regardant  le  blé  en  vrai  paysan.  Sans  doute  il  prit  ce  jour-là  la  pre- 
mière notion  de  la  richesse,  du  travail,  et  de  tout  ce  qui  occupait  la 
pensée  des  hommes  là  autour,  du  matin  au  soir.  Et  pendant  que 
Suzette  l'appelait  au  jeu,  tantôt  câline,  tantôt  menaçante,  son  regard 

1Ô8 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

à  lui  saisissait  les  choses  de  la  terre.  Ce  fut  un  grand  combat  non  pas 
entre  le  plaisir  et  le  devoir,  il  n'en  pensait  pas  si  long,  mais  entre  un 
mouvement  et  une  pensée.  Comme  Suzette  criait,  et  comme  ses 
jambes  à  lui  l'entraînaient,  il  fit  une  action  de  héros  ;  il  s'assit.  Ce 
fut  la  fin  du  jeu,  et  le  plus  beau  triomphe  dont  je  puisse  m.e  vanter. 
Mais  quel  regard  je  reçus  de  Suzette  !  Quel  défi  des  passions  à  la 
raison  !  Etonnem.ent,  fureur,  espérance,  iille  aussi  mesurait  à  ce 
moment-là  une  force  nouvelle  ;  elle  déchiffrait  son  avenir  de  femme  ; 
elle  appelait  les  années  :  «  Oui,  si  j'étais  une  vraie  femme,  et  lui  un 
homme,  tu  verrais  bien,  méchant  raisonneur.  Et,  toi-même,  tu  dérai- 
sonnerais. >*  Tout  cela  dans  un  regard  noir,  ht  puis  elle  n'y  pensa 
plus.  Les  enfants  sont  faciles  à  gouverner. 


CXXIlî 


Qu'un  homme  se  sent  petit  dans  une  maison  où  il  y  a  une  femme 
en  couches  !  La  remarque  est  de  Sterne.  Elle  éclaire  comme  il  faut 
les  vrais  rapports  des  sexes  et  les  prmcipes  naturels  de  tout  gouver- 
nement. 

Par  sa  nature,  la  femme  est  gouvernante.  Elle  vit  selon  la  coutume, 
et  la  coutume  c'est  déjà  la  loi.  Elle  a  des  recettes  pour  cuisiner  et  des 
recettes  pour  penser  ;  son  idéal  n'est  pas  d'inventer,  mais  de  recom- 
mencer ;  son  œuvre,  c'est  l'enfant,  et  le  plus  bel  enfant  est  celui  qui 
ressemble  à  tous  les  enfants.  L'ordre,  la  permanence,  l'équilibre,  la 
conservation  et  les  conserves,  telles  sont  les  œuvres  de  la  femme. 
Qu'est-ce  que  c'est  que  l'homme  ?  Un  inventeur,  un  rêveur,  un  poète, 
un  paresseux. 

Aussi  voyons-nous  que,  dans  les  autres  sociétés  animales,  le  mâle 
est  toléré  tout  au  plus  pendant  le  temps  où  l'on  a  besoin  de  lui  pour  la 
reproduction.  Ensuite,  on  le  jette  dehors  ;  et  il  crève  de  misère  en  com- 
posant quelque  chanson  d'amour.  Je  pense  qu'il  en  fut  de  même  chez 
les  hommes,  ou  plutôt  chez  les  femmes,  pendant  des  centaines  de 
siècles,  bien  avant  les  premiers  m.onuments  de  1  histoire.  Les  légen- 
daires amazones  furent  le  dernier  vestige  de  cette  société  naturelle. 

Mais  comment  se  fit  cette  révolution  qui  donna  le  pouvoir  aux 
hommes  ?  J'imagine  qu'ils  obtinrent  de  vivre  un  peu  plus  longtemps 

169 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

en  allant  chanter  de  porte  en  porte,  parce  qu'ils  amusaient  les  enfants 
et  les  femmes.  Pendant  que  la  ruche  humaine  travaillait,  eux  ils  inven- 
taient des  paroles,  des  jeux,  tout  un  art  de  perdre  le  temps.  C'est  ainsi 
qu'ils  devmrent  intelligents  et  remarquèrent  les  propriétés  des  nombres 
et  des  figures.  Pendant  que  les  fourmis  entassaient  les  provisions,  les 
cigales  inventèrent  des  jeux,  puis  des  outils,  puis  des  pièges,  puis  des 
armes.  Ainsi  naquirent  deux  puissants  rois,  le  Discours  et  la  Science, 
qui  gouvernent  aujourd'hui  le  monde.  Quand  les  amazones  s'aper- 
çurent qu'elles  avaient  trop  supporté  les  chants  et  les  discours,  il  était 
trop  tard  ;  elles  connurent  ce  qu'il  en  coûte  d'avoir  un  cœur  sensible, 
et  de  faire  l'aumône  aux  mendiants  d'amour,  porteurs  de  guitare. 
Poésie,  musique,  science,  industrie,  telle  est  l'histoire  des  mâles.  Dès 
qu'ils  eurent  inventé  l'arc  et  le  boucher,  ils  furent  rois  ;  ils  exigèrent 
le  pam  quotidien  et  l'amour  en  toute  saison. 

Tel  est  l'état  violent  dans  lequel  nous  vivons  depuis  une  cinquan- 
taine de  siècles  à  peine.  Le  luxe,  les  beaux-arts,  la  poésie,  la  guerre, 
l'industrie,  la  science,  tout  cela  forme  un  système  révolutionnaire,  et 
comme  un  coup  d'Etat  permanent.  Mais  les  vaincus  n'ont  pas  accepté 
la  défaite  ;  les  sentiments  restent  ce  qu'ils  étaient.  La  femme  n'adore 
point  son  maître,  si  ce  n'est  en  de  courts  instants  d'ivresse.  Elle  méprise 
!a  science  et  les  mécaniques,  et,  en  attendant  mieux,  range  ses  pots  de 
confiture  en  bataille,  pendant  que  l'homme  va  au  café,  joue  aux  cartes 
et  devise  sur  l'amour  et  la  guerre. 


CXXIV 


Souvent  on  se  révolte  contre  Dieu  comme  si  on  croyait  qu'il  existe. 
Ainsi,  au  sujet  du  divorce,  quelque  esclave  inconsolable  essaiera  de 
penser  que  c'est  un  Dieu  sauvage  et  jaloux  qui  a  réglementé  les  plaisirs 
de  l'amour,  et  que,  du  moment  que  ce  Dieu  est  violemment  repoussé, 
la  liberté  reste.  Penser  ainsi,  c'est  croire  que  la  morale  vient  réellement 
de  Dieu  ;  c'est  tout  ensemble  affirmer  et  nier  Dieu.  Mais  si  l'on  com- 
prend, au  contraire,  que  Dieu  et  ses  commandements  sont  des  inven- 
tions hum.aines,  alors  il  faut  reconnaître  que  toute  règle  morale  a  une 
raison  d'être. 

Dans  les  sociétés  les  plus  différentes,  on  voit  toujours  que  les  plaisirs 

170 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

de  l'amour  sont  réglés  d'une  manière  ou  d'une  autre.  On  ne  connaît 
pas  d'organisation  sociale  fondée  seulement  sur  le  plaisir  ;  et  en  par- 
ticulier le  plaisir  dont  il  s'agit  ici  est  toujours  traité  avec  défiance, 
comme  si  l'homme  n'avait  pas  de  plus  grand  ennemi. 

Quand  on  dit  que  tout  ce  qui  est  naturel  est  bon,  on  dit  quelque 
chose  de  très  obscur.  Les  passions  sont  naturelles  ;  la  discipline  des 
passions,  condition  de  science,  de  paix,  de  justice,  est  naturelle  aussi. 
Il  faut  choisir.  Si  l'homme  vit  en  animal,  il  affaiblira  les  fonctions 
proprement  humaines.  Par  exemple  une  vie  de  débauche  sans  frein 
conduit  bientôt  à  un  état  mental  déprim.é,  nuageux,  vaseux,  sans 
attention  m  force.  A  mes  yeux  beaucoup  de  traits  du  caractère  Turc 
s'expliquent  par  la  solution  polygamique,  qui  règle  évidemment  les 
mœurs  du  sexe  féminin,  mais  qui,  en  revanche,  ne  peut  manquer  de 
fatiguer  et  d'abrutir  le  sexe  masculin  en  variant  les  plaisirs  et  en  mul- 
tipliant les  tentations. 

Le  système  monogamique  doit  être  pris  comme  règle  d'hygiène  et 
de  morale  en  même  temps.  Destiné  à  modérer  les  plaisirs  de  plus  en 
plus,  il  doit  conduire  de  l'amour  à  l'amitié  raisonnable,  du  plaisir  à 
la  sagesse,  par  des  épreuves  inévitables  et  finalement  avantageuses. 
C'est  le  premier  essai  de  société  ;  chacun  y  doit  apprendre  à  vivre 
selon  la  paix,  et  à  aimer  la  paix  ;  c'est-à-dire  à  comprendre,  à  se  plier, 
à  calmer  enfin  les  passions,  ce  qui  est  une  préparation  à  la  vie  publique, 
en  même  temps  qu'à  l'inévitable  vieillesse.  Aussi  ceux  qui  considèrent 
le  mariage  comme  une  suite  de  plaisirs  le  prennent  mal,  et  le  conduiront 
mal  ;  c'est  aussi  peu  raisonnable  que  d'entrer  dans  une  coopérative 
avec  l'idée  que  si  la  coopération  n'est  pas  uniquement  avantageuse  et 
agréable,  on  la  lâchera.  Raisonnablement,  au  contraire,  il  faut  prendre 
la  Coopération  comme  une  éducation  toujours  pénible,  et  donc  se 
donner  comme  idée  directrice  la  Fidélité  d'abord.  Cette  même  idée 
ne  convient  pas  moins  au  mariage. 


cxxv 


Quand  on  a  apporté  en  faveur  du  mariage,  et  contre  l'union  libre, 
toutes  sortes  de  bonnes  raisons,  et  il  n'en  manque  pas,  il  reste  toujours 
à  se  demander  pourquoi  cette  institution  excellente  est  si  vivement 


171 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

attaquée  par  quelques-uns  et  ne  trouve  guère  que  d'ennuyeux  défen- 
seurs. Cela  vient  sans  doute  de  ce  que  le  mariage  a  pour  fonction,  et  sou- 
vent aussi  pour  effet,  d'éteindre  les  passions.  Le  mariage  est  un  remède, 
et  l'on  n'aime  guère  le  remède,  surtout  quand  on  aime  un  peu  la 
maladie. 

Les  premiers  mouvements  de  l'amour  dans  une  poitrme  sont  tou- 
jours agréables.  Prenez  la  chose  aussi  simplem.enc  que  vous  voudrez, 
elle  est  encore  aussi  grande  qu'on  voudra  :  c'est  une  préparation  qui 
se  fait  dans  le  corps,  et  comme  un  redoublem.ent  de  vie,  qui  annonce 
une  création.  Les  poètes  com.pareront  toujours  les  premiers  feux  de 
l'amour  au  premier  éveil  du  printemps,  parce  que  cette  comparaison 
est  tout  à  fait  exacte.  De  là  un  bonheur  plein,  que  l'on  prend  pour 
une  espérance,  comme  il  arrive  presque  toujours.  Qu'est-ce  qu'es- 
pérer ?  C'est  penser  à  l'avenir  avec  joie.  Nos  espérances  mesurent 
notre  bonheur  présent  bien  plutôt  que  notre  bonheur  à  venir. 

L'amour,  plus  encore  que  toutes  les  autres  passions,  vit  donc  d  at- 
tente et  d'espoir.  Certes,  ces  passions  ne  vont  point  sans  douleurs  ; 
mais  il  faut  dire  que  certaines  douleurs  sont  encore  aimées,  lorsqu'elles 
tiennent  des  joies  par  la  main.  Les  femmes  savent  très  bien  cela  sans 
l'avoir  appris,  et,  tant  qu'elles  ne  sont  pas  elles-mêmes  emportées  par 
une  passion  vive,  elles  possèdent  très  bien  l'art  de  faire  durer  le  prin- 
temps. Les  poètes,  les  romanciers  ne  tarissent  pas  là-dessus  ;  cet 
amour  plus  fort  que  tout,  ces  longues  épreuves,  ces  chevaliers  servants 
toujours  fidèles  à  leur  dame,  à  travers  toutes  les  tentations,  cela  est 
humain,  cela  est  vrai,  à  une  condition,  c'est  qu'il  y  ait  quelque  obstacle 
entre  les  amants,  c'est  que  l'amoureux  ait  toujours  à  désirer. 

Eh  bien,  ce  merveilleux  désir,  ce  magicien  espoir  qui  grandit  les 
forces  humaines  et  qui  peut  donner  un  sens  à  toute  une  vie,  ce  fol 
espoir  se  tuera  lui-m.ême,  dès  qu'il  pourra.  C'est  ainsi  ;  un  espoir  qui 
serait  assez  sage  pour  vouloir  rester  espoir,  cela  est  impossible  ;  l'amour 
se  jette  au  gouffre  dès  qu'il  le  peut.  Le  mariage  est  à  la  fin  des  pièces 
de  théâtre  et  des  romans.  Un  été  brûlant  a  bientôt  desséché  les  fleurs. 
Puis  viennent  les  fruits  de  l'automne.  II  faut,  à  toute  force,  que  l'amour 
devienne  amitié  s'il  veut  rester  amour.  Et  quelle  noble  amitié  il  faut 
entre  deux  êtres,  pour  qu'ils  puissent,  sans  amertume,  remuer  des 
cendres  !  Le  plus  souvent  la  sagesse  semble  fade  ;  la  tranquillité  ennuie  ; 
la  sécurité  exaspère  un  cœur  qui  a  longtemps  joui  de  l'inquiétude. 
Chacun  demande  compte  de  son  désir  à  l'autre.  S'ils  ont  avec  cela 
assez  de  loisirs  pour  s'ennuyer,  voilà  un  divorce  en  tram. 

172 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CXXVI 


Il  est  très  bon  que  l'on  ait  publié  cette  aventure  d'une  brillante 
jeune  fille  qui  épousa  un  Chinois.  La  jeune  fille  était  belle  et  intelli- 
gente ;  elle  était  reine  dans  le  monde  ;  elle  y  traçait  son  sillage  comme 
le  cygne  sur  un  lac.  Seulement,  elle  était  presque  pauvre  ;  aussi  pen- 
sait-elle  plutôt  à  se  faire  aimer  qu'à  aimer  elle-même.  En  somme,  elle 
était  à  vendre  et  promise  au  plus  offrant  ;  mais  ce  n'est  pas  amsi  qu'on 
dit  les  choses  dans  le  monde. 

Un  diplomate  chinois  devint  amoureux  d'elle.  Comme  il  était  très 
riche,  on  lui  livra  la  m.archandise,  je  veux  dire  qu'on  se  laissa  adorer, 
voiturer,  habiller,  parer  et  pomponner,  par  devant  notaire.  Elle  fut 
la  princesse  Sou-Chong,  ou  quelque  chose  comme  cela,  et  promena  sa 
gloire  dans  les  plus  brillantes  cours  de  l'Europe. 

N'insistons  pas  sur  le  pnx  de  tout  cela,  ni  sur  la  manière  dont  elle 
payait.  Une  femme  qui  a  du  monde  ne  pense  pas  trop  à  ces  choses-îà 
et  n'en  parle  jamais.  Encore  est-il  vrai  qu'à  ce  moment-là  même  toute 
la  civilisation  écoute  aux  portes  ;  le  cortège  des  adorateurs  n'est  pas 
loin,  et  la  faible  femme  se  sent  protégée  par  le  puissant  tribunal  des 
femmes  devant  lequel  un  mari  civilisé  doit  comparaître  au  moins  une 
fois  par  jour,  avec  des  menottes  et  la  corde  au  cou.  Comptez  que  le 
prince  Sou-Chong,  puisque  nous  l'appelons  r.msi,  se  laissa  passer  la 
bride,  et  connut  les  roueries  de  la  diplomatie  femelle.  Personne  ne 
put  savoir  ce  qu'il  pensait  ;  mais  ses  yeux  bridés  riaient  de  plus  en 
plus  ,à  mesure  que,  de  fête  en  fête,  il  se  rapprochait  de  Pékin. 

Quand  ils  y  furent,  loin  des  puissances  d'opinion,  loin  des  chevaliers 
servants,  loin  des  salons  où  règne  l'éventail  de  Célimène,  alors  la 
pauvre  princesse  connut  qu'elle  était  esclave  ;  elle  fut  traitée  comme 
une  machine  à  plaisir  ;  elle  fut  enfermée  ;  elle  fut  battue  ;  elle  fut  plus 
misérable  que  les  filles  de  maisons  publiques,  qui  trouvent  quelqueîois 
un  matelot  saoul  à  qui  elles  racontent  leurs  grandeurs  et  leurs  misères. 
Après  des  mois  de  torture,  elle  fut  délivrée  et  obtmt  le  divorce. 

Oui,  cette  histoire  est  utile  à  raconter.  Mais  il  faut  que  les  jeunes 
filles  en  saisissent  bien  le  sens.  Car  il  n'est  pas  difficile,  quand  on  chasse 
au  mari,  d'éviter  les  Chinois  et  Pékin.  Mais  il  y  aura  toujours  un 

173 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

mauvais  moment  à  passer,  le  jour  du  mariage,  et  tous  les  jours  ensuite, 
quand  les  chandelles  seront  étemtes  ;  il  faudra  être  esclave  après  avoir 
été  reine.  Toutes  les  Célimènes  vous  le  diront  :  «  Dans  les  salons, 
nous  dressons  les  plus  horribles  singes  ;  ils  ne  nous  manqueront  pas 
d'égards,  ou  bien  ils  le  paieraient  cher.  Mais  la  chandelle  éteinte, 
notre  règne  est  fini.  »  N'essayez  pas  alors  de  crier  et  de  lancer  des 
ruades  ;  toutes  les  Célimènes,  soudain  devenues  matrones,  vous  diront 
à  l'oreille  :  «  On  ne  fait  pas  de  bruit  à  cette  heure-ci  ;  la  maison  est 
bien  tenue,  ma  chère  !  » 


CXXVII 


■«  Comment  ose-t-on  faire  des  enfants  ?  dit  l'artiste.  Qui  donc  se 
sent  assez  content  de  lui-même  pour  lancer  dans  le  monde  une  seconde 
édition  de  son  tempérament  et  de  son  caractère  ?  Je  ne  suis  pas  un 
homme  malheureux,  j'aime  la  vie  ;  mais  enfin  je  ne  désire  pas  qu'un 
autre  moi-même  recommence  la  même  course.  C'est  un  triste  métier, 
en  somme,  que  d'être  un  homme  supérieur  ;  on  pense  trop  ;  on  grossit 
les  sottises  qu'on  a  faites  et  celles  qu'on  aurait  pu  faire  ;  on  se  juge 
trop  ;  on  connaît  trop  bien  ses  propres  faiblesses  pour  n'être  pas 
sensible  aux  flèches  de  l'opinion.  On  a  trop  de  scrupules  aussi  ;  la 
conscience  raffine,  et  la  vie  animale  l'emporte  tout  de  même  ;  au  reste 
on  est  obligé  d'avouer  que  c'est  bien  ainsi  ;  l'intelligence  toute  seule 
n  agirait  point.  J'ai  été  conduit  par  une  obstination  paysanne;  mais 
que  seraient  mes  fils  ?  Des  fils  de  citadin,  qui  s'useraient  en  discours. 
Je  mets  les  choses  au  mieux.  Qui  m'assure  qu'ils  ne  seront  ni  crétins, 
ni  maniaques,  ni  sourds,  ni  muets  ?  Ma  foi,  s'ils  naissent  on  les  élèvera. 
Mais  qu'on  puisse  vouloir  des  enfants,  voilà  qui  me  passe.  » 

«  Qu'on  puisse  ne  pas  vouloir  d'enfants,  dit  le  moraliste,  voilà  qui 
me  passe.  Quoi  ?  vous  aimez  la  raison  et  le  droit,  et  vous  laisserez  à 
des  brutes  le  soin  de  faire  l'avenir  ?  Quoi  ?  Vous  sentez  en  vous  des 
forces  cachées,  qui  ne  trouveront  pas  à  s'exprimer  dans  cette  courte 
vie,  et  vous  n'allez  pas  les  délivrer  de  leur  prison  avant  qu'elle  soit 
pierre  et  enfin  poussière  ?  Quoi  ?  Vous  avez  repris  jeunesse  et  cou- 
rage dans  de  tendres  yeux,  frais  et  clairs  comme  des  fontaines,  et  vous 
allez  laisser  tarir  cette  source  bienfaisante  à  laquelle  vous  avez  bu  ? 

174 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Ne  pas  vouloir  d'enfants,  c'est  se  tuer  soi-même,  tuer  l'épouse,  et 
trahir  l'humanité.    > 

«  Ce  débat  est  sans  fin,  dit  le  Sage,  parce  qu'il  porte  sur  de  simples 
possibles.  Les  données  manquent.  De  tels  raisonnements  prouveront 
tout  ce  qu'on  voudra.  Auguste  Comte  les  appelait  bien  métaphysiques, 
autrement  dit  vides,  abstraits,  négateurs.  L'intelligence  se  lance  trop 
vite  et  trop  haut,  et  laisse  le  corps  en  route.  Le  progrès  ne  marche 
pas  de  ce  train-là.  Je  veux  une  intelligence  plus  lourde,  lestée  de  terre, 
servante  des  yeux  et  des  mains,  étroitement  collée  aux  choses  réelles, 
et  qui  ne  sépare  point  l'idée  de  l'outil.  La  justice  se  fera  pièce  à  pièce, 
comme  le  fossé  et  le  mur.  Si  vous  en  êtes  à  délibérer  sans  données, 
et  si  ces  méditations  creuses  l'emportent  sur  votre  instinct  et  sur 
l'instinct  maternel,  cela  me  prouve  que  l'humanité  n'a  pas  besoin  de 
vos  enfants.  Instruisez  plutôt  les  autres.  Semez  des  discours.  Ils  pas- 
seront trop  haut.  Mais  si  celui  qui  travaille  lève  seulement  la  tête,  et 
regarde  un  peu  plus  loin  que  son  ciseau,  ce  sera  assez.  » 


CXXVIII 


Il  faut  résister  aux  lieux  communs.  J'ai  dit  souvent  que  la  première 
idée  qui  se  présente  est  fausse  ;  par  exemple  que  le  soleil  n  est  pas 
sensiblement  plus  grand  que  la  lune,  comme  on  pouvait  le  constater 
dans  l'éclipse  de  ce  printemps.  Cet  exemple  si  simple  fait  bien  voir 
que  la  première  évidence  doit  être  repoussée;  et  penser,  selon  mon 
opinion,  c'est  toujours  dans  le  premier  moment  faire  non  de  la  tête, 
et  même  fermer  les  yeux  à  l'évidence,  comme  on  dit,  ahn  de  se  donner 
le  temps  de.  la  réflexion.  D'où  il  suit  que  les  penseurs  passent  aisément 
pour  des  obstinés  et  des  négateurs. 

Contrariants  aussi,  en  ce  sens  qu'ils  nient  volontiers,  et  d  abord 
sans  autre  raison,  ce  que  les  moutons  de  doctrine  se  mettent  à  bêler 
tous  ensemble,  avec  le  souci  seulement  de  se  mettre  bien  d  accord. 
Mais  attention,  la  bonne  pensée  n'est  pas  la  même  chose  que  la  bonne 
musique.  L'homme  naît  musicien  et  devient  penseur  ;  de  là  des 
bûchers  et  d'autres  supplices,  toujours  en  musique. 

Voici,  pour  exemple,  un  développement  connu,  c'est  que  la  révo- 
lution qui  se  fera  maintenant  sera  économique,  non  politique.  La- 

175 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

dessus  on  peut  voir  que  tous  ou  presque  tous  s'accordent,  soit  qu'ils 
craignent,  soit  qu'ils  espèrent.  Et  pourtant  je  secoue  la  tête,  comme 
un  âne  buté.  Je  n'arrive  pas  à  donner  un  sens  à  ces  mots  '<  Révolution 
économique  ».  Pourquoi  ?  Parce  que  je  ne  saisis  pas  cette  autre  alliance 
de  mots  «  Puissance  économique  ».  Sous  cette  expression,  je  ne  puis 
voir  qu'une  certaine  puissance  de  production,  qui  est  puissance  sur 
les  choses,  non  sur  les  hommes.  Béni  soit  celui  qui  produit  beaucoup 
avec  peu  de  travail.  Béni  soit  encore  celui  qui  travaille  beaucoup, 
soit  par  sa  force  peu  commune,  soit  par  une  agitation  naturelle  qui 
lui  fait  haïr  le  repos.  Car  les  produits  sont  louables,  et  il  n'y  en  aura 
jamais  trop. 

Par  exemple,  dans  une  famille,  s'il  se  trouve  un  adolescent  ingénieux 
qui  a  la  manie  de  réparer  les  horloges,  les  planches  d'escalier,  les  ser- 
rures, les  balais,  les  couteaux  et  toutes  choses,  c'est  un  vrai  trésor  et 
tout  le  monde  en  conviendra.  L'injustice  vient  d'une  autre  source, 
il  me  semble  ;  elle  résulte  d'un  pouvoir  d'une  personne  sur  une  per- 
sonne ;  pouvoir  de  contraindre  ou  pouvoir  d'empêcher.  Or,  ce  pouvoir 
est  politique  par  définition,  dès  qu'il  n'est  plus  la  violence  individuelle 
pure  et  simple.  L'ongme  en  est  aisée  à  comprendre.  Com.me  il  faut 
de  l'ordre  et  de  l'entente  contre  le  feu,  contre  l'eau,  contre  le  bandi- 
tisme, contre  les  maladies,  alors  se  montre  la  fonction  de  police,  le 
pouvoir  et  la  discipline,  forces  morales  qui  tendent  aussitôt  à  abuser 
des  services  quelles  rendent  pour  s'imposer  autant  qu'elles  peuvent  ; 
et  la  résistance  à  cet  effort  est  proprement  politique.  Chacun  en  con- 
vient dans  le  fait.  On  reconnaît  par  exemple  que  les  riches  tendent 
à  confisquer  le  pouvoir  politique  ;  et  en  effet  à  quoi  servirait  toute 
la  richesse  du  monde  si  le  peuple  était  souverain,  et  si  les  chefs  étaient 
réellement  ses  mandataires  ?  Et  ne  dit-on  pas  aussi  que  les  rapports 
économiques,  qui  sont  comme  des  lois  naturelles,  sont  faussés  par 
l'intervention  de  pouvoirs  politiques  mal  équilibrés  et  mal  contrôlés  ? 
D'où  l'on  conclut  pourtant,  trop  vite,  qu'il  faut  porter  le  combat  sur 
le  terrain  économique.  C'est  faire  comme  l'animal  qui  mord  l'épieu, 
au  heu  de  mordre  le  chasseur. 


17Ô 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CXXIX 


Le  Penseur  descendit  de  son  piédestal,  s'habilla  conime  tout  le 
monde,  et  prit  le  tram.  Il  roulait  à  petite  vitesse,  sur  une  voie  de  for- 
tune, car  l'eau  avait  joué  avec  le  ballast.  Il  voyait  des  maisons  éven- 
trées,  des  lits,  des  sommiers,  des  armoires  que  le  flot  avait  déposées 
sur  de  petites  plages  qui  marquaient  le  plus  haut  niveau  du  déluge. 
Partout  une  boue  grasse,  et  des  fourmis  humâmes  qui  cherchaient  là- 
dedans  les  débris  de  leur  bien.  De  temps  en  temps  on  franchit  un 
fleuve  ;  c'est  quelque  chemin  creux. 

Le  Penseur  s'en  alla  de  maison  en  maison.  Il  admirait  la  puissance 
de  l'eau.  On  voit  que  les  meubles  les  plus  lourds  ont  flotté  comme 
des  navires,  et  qu'il  y  eut  des  batailles  navales  entre  le  piano  et  la 
bibliothèque.  Deux  hommes  soufflent  quand  ils  portent  un  piano  ; 
mais  la  plus  petite  vague  le  pousse.  Détournant  ses  yeux  de  toutes 
ces  richesses  perdues,  le  Penseur  aperçoit  le  limon  fertile,  et  les  mois- 
sons à  venir. 

Voici  d'autres  moissons.  Voici  le  soleil  de  chanté.  On  mange,  on 
se  chauffe,  on  dort.  De  nobles  femmes  donnent  du  lait  pour  les  petits, 
la  soupe,  la  viande,  les  couvertures,  les  fichus,  les  corsages,  le  linge. 
Les  aiguilles  vont.  Les  riches  limousines  annoncent  à  grands  coups  de 
corne  les  biens  qu'elles  apportent.  Et,  comme  on  n'a  rien  à  faire  qu'à 
attendre,  on  raconte.  Un  usinier  a  donné  cinquante  mille  francs  en 
argent  et  des  montagnes  de  choses.  Le  maire  socialiste,  le  curé  et  le 
marquis  ont  mis  les  offrandes  en  commun.  Les  pauvres  retrouvent 
enfin  tous  les  biens  que  les  riches  leur  gardaient.  On  a  vu  de  jeunes 
aristocrates  pousser  les  barques  dans  les  rues.  Les  pauvres  gens,  et 
les  demi-pauvres,  plus  cruellement  frappés  peut-être,  font  le  compte 
de  ce  qu'ils  ont  perdu  :  «  On  nous  le  rendra,  disent-ils  ;  on  nous  l'a 
promis.  Lit  pour  lit.  Armoire  pour  armoire.  Les  riches,  voyez-vous, 
ce  sont  nos  trésoriers.  On  est  injuste  quelquefois,  aux  fins  de  semaine 
ou  aux  fins  de  mois.  Peut-être  sont-ils  quelquefois  un  peu  durs,  pour 
les  maux  qu'ils  ne  voient  point.  Mais  leurs  yeux  s'ouvrent  et  nos  yeux 
s'ouvrent.  Toutes  les  religions  s'accordent  et  toutes  les  politiques 
s'embrassent.  Nous  n'avons  rien  à  offrir  que  nos  bonnes  volontés,  et 

177  12 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

des  cœurs  fraternels.  Mais  nous  ne  serons  pas  ingrats.  Je  forgerai 
pour  le  patron  comme  il  a  payé  pour  moi.  " 

Le  Penseur  promène  d'un  groupe  à  l'autre  son  front  attentif.  Mais 
pourquoi  comprendre  ?  Il  faut  enfin  que  ses  pensées  s'en  aillent  aussi 
à  la  dérive  ;  il  faut  que  tout  son  corps  se  détende.  Tous  ces  regards 
humains  le  touchent  et  le  bercent  ;  une  vague  monte  jusqu'à  ses  yeux. 
L'homme  de  bronze  a  pleuré.  Cette  rosée  de  larmes  lui  est  plus  douce 
en  une  mmute,  que  toutes  ses  pensées  laborieuses  depuis  des  siècles. 

Il  est  revenu.  Il  est  immobile.  Il  pense.  Il  est  sur  la  rive  du  fleuve 
humain.  II  s'est  repris.  Il  se  tient  au  rocher.  Il  suit  une  pensée  effrayante. 
«  J'ai  vaincu  les  dieux.  Pauvre  victoire.  Il  y  a  des  hommes,  mainte- 
nant, plus  forts  que  les  dieux  ;  ils  sont  assez  riches  pour  acheter  mes 
larmes.  » 


cxxx 


La  lutte  pour  la  vie  ?  dit  l'ouvrier,  c'est  un  refrain  un  peu  usé. 
Vous  expliquez  que  les  animaux  se  reproduisent  plus  vite  que  leurs 
aliments,  et  que  c'est  pour  cela  qu'il  en  meurt  des  milliers.  Vous  tirez 
de  là  que  la  guerre  est  nécessaire  aussi  entre  les  hommes,  et  que  les 
plus  forts  seuls  survivront.  Tout  cela  me  paraît  bien  en  l'air. 

D'abord  il  y  a  une  chose  à  dire,  c'est  que  l'homme  cultive  la  terre, 
et  multiplie  lui-même  ses  aliments,  tandis  qu'on  n'a  jamais  vu  les 
oiseaux  creuser  la  terre  et  faire  pousser  les  plantes  qui  leur  sont  néces- 
saires. Avec  de  l'engrais,  de  l'eau,  et  des  coups  de  bêche,  on  fait  pro- 
duire à  la  terre  autant  d'aliments  qu'il  en  faut  à  ceux  qui  la  travaillent. 
Voilà  qui  me  fait  croire  que  nous  pourrions  nous  multiplier  encore 
longtemps  sans  avoir  à  craindre  la  famine. 

Autre  chose.  Les  animaux  suivent  leur  instinct  ;  les  hommes  aussi 
tant  qu'ils  sont  misérables.  Mais  l'expérience  montre  que  ceux  qui 
ont  assez  de  bien-être  pour  réfléchir  et  pour  songer  à  autre  chose 
qu'au  présent  font  moins  d'enfants  que  les  autres.  Cela  me  donne  à 
penser  que,  si  les  hommes  avaient  tous  un  peu  d'aisance,  ils  sauraient 
bien  la  conserver. 

Maintenant,  vous  demanderez  pourquoi  il  y  a  des  pauvres  ?  Je 
réponds  :  ce  n'est  point  que  nous  manquions  de  terre,  ou  de  bras 
pour  cultiver  la  terre  ;  c'est  que  les  produits  sont  mal  distribués,  et 

178 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

la  production  mal  organisée.  D'abord  il  y  a  des  gens  qui  mangent 
trop,  j'entends  par  là  qu'ils  mangent  des  fruits  rares  et  des  produits 
qui  coûtent  beaucoup  de  travail.  De  plus  une  bonne  partie  des  ouvriers 
passent  leurs  journées  à  fabriquer  des  choses  de  luxe  au  lieu  de  pro- 
duire les  denrées  les  plus  nécessaires.  Il  en  résulte  que  les  ouvriers 
mangent  mal,  sont  mal  logés,  renoncent  à  prévoir  et  font  trop  d'en- 
fants ;  d'où  vient  qu'ils  émigrent,  et  viennent  manger  le  pain  des 
autres.  En  ce  sens  on  peut  bien  dire  qu'il  y  a  une  espèce  de  lutte 
pour  la  vie  entre  les  travailleurs  ;  mais  cette  lutte  ne  résulte  pas  de 
nécessités  naturelles  ;  elle  s'explique  par  une  mauvaise  organisation 
sociale. 

Vous  citez  toujours  les  Japonais  qui  viennent  affamer  les  ouvriers 
Américains.  Oui,  c'est  bien  là  une  lutte  pour  la  vie,  et  les  canons 
finiront  par  s'en  mêler.  Mais  remontez  jusqu'à  la  cause,  vous  com- 
prendrez que  ces  Japonais  qui  travaillent  autant  que  d'autres  et  con- 
somment beaucoup  moins,  ne  pourraient  qu'enrichir  le  pays  où  ils 
viennent  travailler  ;  et  ils  l'enrichissent  en  effet  ;  seulement,  par  l'effet 
d'une  organisation  sociale  tout  à  fait  injuste,  ce  sont  les  patrons  qui 
s'enrichissent.  Si  les  produits  étaient  partagés  entre  tous  ceux  qui 
travaillent,  et  selon  leurs  besoins,  il  est  évident  que  les  Japonais 
seraient  accueillis  partout  comme  des  amis.  Non  ;  la  lutte  et  la  misère 
ne  sont  pas  des  maux  inévitables  ;  :1  y  a  des  biens  pour  tout  le  monde 
et  de  la  place  pour  tout  le  monde.  C'est  la  Justice  qui  manque,  et  non 
pas  le  pain. 


CXXXI 


J'ai  souvent  dit  qu'un  homme  raisonnable  devait  aimer  la  loi,  le 
gendarme,  et  même  le  percepteur,  et  qu'une  société  seulement  passable 
était  la  plus  utile  de  toutes  les  inventions  humâmes.  Je  viens  d'en 
avoir  encore  une  preuve. 

Ce  matin,  le  facteur  des  postes  est  venu  sonner  à  ma  porte.  Je  l'ai 
reçu  amicalement.  Le  facteur  est  le  bien  venu  partout  ;  on  aime  à 
voir  son  képi  et  sa  boîte  de  cuir  s'arrêter  aux  portes  ;  c'est  comme  s'il 
tendait  d'un  heu  à  l'autre  mille  liens  d'intérêt  et  d'amitié.  Tous  les 
amis  qui  sont  loin  m'envoient  le  facteur  en  ambassade.  Bonjour, 
Facteur.  Bonjour,  boîte  de  cuir. 

179 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Mon  facteur  m'apportait  ses  souhaits  et  un  calendrier  ;  un  calen- 
drier c'est-à-dire  un  avenir  divisé  en  cases,  où  je  vais  pouvoir  distribuer 
mes  projets  et  mes  espérances.  En  échange,  je  lui  ai  donné  cent  sous 
et  une  poignée  de  m.ain.  Ce  n'étaient  que  des  politesses,  mais  nous 
en  pensions  bien  plus.  Voici  le  discours  qu'il  m'aurait  fait,  si  un  facteur 
des  postes  avait  le  temps  de  faire  des  discours. 

«  Citoyen,  je  suis  membre  du  gouvernement  provisoire.  Vous 
n'ignorez  pas  que,  depuis  un  certain  nombre  d'années,  des  représen- 
tants du  peuple  se  sont  réunis  pour  organiser  la  vie  en  commun.  Ils 
ont  beaucoup  à  faire,  et  cela  n'avance  pas  vite.  Présentement  ils  dis- 
cutent sur  les  canons,  les  obus  et  les  bateaux.  A  peine  ont-ils  trouvé 
le  temps  de  fixer  à  un  taux  convenable  leur  propre  salaire.  Le  reste 
est  en  projets  et  en  contre-projets.  Or  il  faut  vivre  en  attendant.  Moi 
facteur,  membre  du  gouvernement  provisoire,  et  chargé  du  service 
des  postes,  j'ai  fidèlement  distribué  les  lettres  que  vous  m'avez  confiées 
et  celles  qui  vous  étaient  adressées.  Vous  n'ignorez  pas  que,  dans  la 
période  de  transition  oij  nous  sommes,  les  deux  sous  que  vous  payez 
pour  chaque  lettre  sont  employés  un  peu  à  tout,  excepté  à  l'entretien 
de  mes  chaussures,  qui  s  usent  pourtant  à  votre  service.  C'est  pourquoi 
je  viens,  ainsi  qu'il  a  été  convenu  entre  nous,  sans  loi  et  sans  décret, 
recevoir  votre  contribution  annuelle,  fixée  par  vous-même  d'après  vo& 
ressources  et  d'après  les  services  qui  vous  sont  rendus.  » 

Et  voici  ce  que  j'aurais  répondu  au  facteur  :  «  Membre  du  gouver- 
nement provisoire,  magistrat  de  la  société  naturelle,  gardien  des  lois 
non  écrites,  je  te  donne  cent  sous,  et  je  te  remercie.  Si  je  devais  payer 
un  messager  pour  chaque  lettre,  mes  ressources  n'y  suffiraient  pas. 
Et  que  de  lettres  jetées  au  ruisseau  !  Heureusement  j'ai  fait  société 
avec  toi,  et  je  vis  tranquille,  car  ton  amitié  me  fait  crédit  ;  nos  pro- 
messes mutuelles  valent  mieux  qu'une  loi.  Je  n'ai  pas  douté  du  facteur, 
et  le  facteur  n'a  pas  douté  de  moi.  Renouvelons  aujourd'hui  ce  précieux 
contrat,  pour  l'année  qui  vient,  et  pour  les  autres.  >'  Voilà  ce  que  nous 
nous  sommes  dit,  d'une  poignée  de  mam  et  d'un  regard.  Cela  va  plus 
vite  qu'une  discussion  au  Parlement. 


180 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CXXXil 


En  ce  temps  d'élections,  il  y  a  un  discours  de  bon  sens  à  faire  aux 
socialistes.  D'abord,  au  sujet  de  la  propriété  individuelle,  les  amener 
à  convenir  qu'elle  est  par  elle-même  un  bien  ;  que  c'est  l'abus  qui  en 
est  mauvais  ;  que,  la  tyrannie  étant  toujours  mauvaise,  qu'elle  vienne 
de  la  propriété  ou  d'autre  source,  on  peut  crier  et  il  faut  crier  :  «  A 
bas  les  tyrans  >,  mais  non  pas  <  A  bas  les  propriétaires  »  ;  car  cela 
serait  à  peu  près  aussi  raisonnables  que  d'interdire  l'usage  du  feu  parce 
qu'il  y  a  des  incendies.  Une  fois  qu'on  se  serait  bien  entendu  là-dessus, 
il  apparaîtrait  clairement  que  les  socialistes,  quoiqu'ils  s'en  défendent, 
sont  simplement  des  radicaux  décidés.  Car  aucun  radical  n'a  jamais 
pensé  ni  dit  que  la  propriété  était  toujours  et  sans  limites  inviolable 
et  sacrée,  et  que,  par  exemple,  les  trusts  et  accaparements  étaient 
au-dessus  de  toute  loi.  Toutes  ces  remarques,  si  l'on  voulait  bien  y 
insister  et  pousser  là-dessus  les  orateurs  socialistes,  contribueraient 
^  fortifier  une  amitié  et  une  alliance  qui  sont  dans  la  nature  des  choses. 

La  seconde  partie  de  mon  discours  serait  sur  les  moyens  qu'ils 
proposent.  Je  n'en  vois  que  deux,  la  persuasion  et  la  force  ;  et  qui 
reviennent  au  même.  Car,  tant  qu'ils  ne  seront  pas  les  plus  nombreux, 
ils  n'auront  pas  la  force,  et  donc  ils  ont  présentement  à  prêcher,  non 
à  se  battre.  Mais,  quand  ils  seront  le  plus  grand  nombre,  ils  n'auront 
plus  besoin  d'employer  la  force,  mais  gouverneront  naturellement. 
Quant  aux  têtes  chaudes,  qui  espèrent  bien,  par  l'audace,  imposer  au 
plus  grand  nombre  la  volonté  du  plus  petit  nombre,  ce  sont  des  tyrans 
en  cela.  Je  crie  donc  :  «  A  bas  les  tyrans  »,  et  chacun,  depuis  Philippe 
jusqu'à  Hervé,  en  prendra  pour  son  grade. 

Pour  finir,  je  leur  rappellerais  des  idées  assez  connues  sur  le  progrès. 
La  principale  cause  qui  rend  nécessaires  des  corrections  nouvelles  au 
droit  de  propriété,  c'est  la  transformation  de  l'outillage.  Cette  trans- 
formation se  poursuit  sous  nos  yeux  ;  elle  ne  s'est  pas  faite  en  un  jour. 
Il  est  naturel  que  les  changements  qui  en  résulteront  dans  les  lois 
marchent  du  même  pas,  avec  un  certain  retard,  nécessaire  si  l'on  veut 
se  rendre  compte  des  effets  et  trouver  les  bons  remèdes.  La  loi  sur 
les  accidents  du  travail  est  un  remède  de  ce  genre,  inspiré  par  l'expé- 

181 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

rience.  Quant  à  leur  solution,  c  est-à-dire  à  la  transformatiorî  de  la 
propriété  individuelle  en  propriété  collective,  elle  est  bien  en  l'air  ; 
on  n'en  saisit  pas  bien  les  détails  et  les  conditions.  Il  est  sûr 
qu'une  organisation  de  ce  genre  n'irait  point  sans  erreurs,  ni  sans 
injustices.  En  mettant  les  choses  au  mieux,  il  est  clair  que  les  citoyens 
n'y  sont  pas  préparés,  puisqu'ils  ne  savent  pas  encore  bien  coopérer 
dans  les  cas  les  plus  simples.  Or,  comment  cette  éducation  serait-elle 
possible  si  la  coalition  des  nobles,  des  riches  et  des  prêtres,  toujours 
vigilante,  arrivait,  sinon  à  confisquer  les  pouvoirs,  du  moins  à  les 
incliner  et  forcer  selon  ses  intérêts,  comme  elle  ne  fait  déjà  que  trop.  ? 
Poussons  donc  ensemble,  pour  la  justice,  un  pas  après  l'autre.  Les 
chefs  socialistes  sont  souvent  sourds  à  ces  discours-là.  Mais  l'électeur 
socialiste  les  comprend  très  bien. 


CXXXIII 


Le  jeune  théoricien  dit  :  «  Pourquoi  des  lois  ?  Pourquoi  des  juges  ? 
des  gendarmes  et  des  ministres  ?  Pourquoi  ne  laisse-t-on  pas  les 
hommes  vivre  à  leur  guise,  se  grouper  s'ils  le  veulent  et  comme  ils 
l'entendent  ?  >' 

Le  sage  répondit  :  «  C'est  justement  ce  que  l'on  fait  ;  c'est  ce  que 
l'on  a  toujours  fait,  c'est  ce  que  l'on  fera  toujours.  Vous  vous  faites 
je  ne  sais  quelle  idée  de  pouvoirs  supérieurs  qui  imposeraient  des 
lois  aux  hommes  ;  mais,  de  tels  pouvoirs,  il  n'y  en  a  point  ;  il  ne  peut 
pas  y  en  avoir.  Même  les  plus  extravagants  des  tyrans  n'ont  été  tyrans 
que  parce  que  cela  convenait  au  plus  grand  nombre. 

«  Défiez -vous  de  la  littérature,  et  voyez  les  choses  comme  elles  sont  : 
les  hommes  sont  sur  la  terre  tous  entièrement  libres,  dans  les  limites 
de  leur  puissance.  Vous  ne  pouvez  pas  trouver  mauvais  que  beaucoup 
d'entre  eux  se  groupent  pour  se  protéger  plus  efficacement,  et  divisent 
entre  eux  le  travail,  de  façon  que,  pendant  que  les  uns  produisent, 
les  autres  les  gardent.  Qu'on  donne  à  certains  gardiens  un  képi  et  un 
revolver,  cela  ne  va  pas  contre  le  droit  de  nature.  Qu'on  donne  à 
d  autres  gardiens  des  toques  et  des  robes,  et  qu'on  les  charge  d'empê- 
cher les  querelles  autant  que  possible,  cela  n'empêche  pas  qu'ils  soient 
des  hommes  libres,  unis  à  des  hommes  libres,  et  vivant  selon  la  loi 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

de  nature  ;  car  ils  ne  supportent  d'autre  contrainte  que  celle  de  leur 
propre  prudence  ou  d'une  force  supérieure.  " 

«  Mais,  dit  le  théoricien,  ceux  qui  ne  veulent  point  admettre  de 
lois,  qu'en  faites-vous  ?  » 

Le  sage  répondit  :  «  Ils  sont  libres  comme  les  autres,  et  au  même 
sens  que  les  autres  ;  leur  liberté  a  justement  les  mêmes  limites  que 
leur  puissance  ;  ils  résistent  aux  lois  quand  ils  peuvent  et  comme  ils 
peuvent.  Ils  sont  vaincus,  dites-vous  ?  Mais,  dans  l'état  de  liberté 
naturelle,  il  peut  y  avoir  des  vaincus.  Il  n'est  pas  dit  que  parce  qu'un 
homme  refusera  d'obéir  aux  lois,  il  sera  plus  fort  que  le  volcan,  que 
le  torrent  ou  que  la  foule.  " 


CXXXIV 


L'anarchiste  a  raison  en  un  sens.  L'homme  n'est  pas  au  monde 
pour  imiter  toujours  m  pour  obéir  toujours  ;  il  se  doit  aussi  à  lui- 
même  ;  il  doit  travailler  à  perfectionner  son  jugement  propre,  et  agir 
d'après  cela.  Par  exemple,  lorsque  je  veux  savoir  si  cet  homme,  qui 
vient  de  s'enrichir,  est  juste  ou  injuste,  je  n'irai  pas  le  demander  à 
un  juge,  ni  à  une  foule  ;  je  déciderai  en  moi-même,  et  sans  appel,  si 
je  dois  le  saluer  ou  non. 

Nous  n'aurons  jamais  trop  de  ces  fiers  esprits  qui  jugent,  critiquent 
et  résistent.  Ils  sont  le  sel  de  la  cité.  Le  respect,  l'imitation,  l'hypo- 
crisie, toutes  les  forces  sociales,  qui  sont  réellement  des  forces  de 
religion,  sont  aussi  redoutables  que  la  grêle,  le  cyclone  et  l'inondation  ; 
ce  sont  des  forces  sans  yeux.  Quelles  tempêtes,  quels  remous  et  quels 
tourbillons  lorsqu'un  mauvais  vent  soufHe  sur  une  foule  !  Ou  bien 
alors  c'est  une  paix  morne,  la  somnolence,  l'hébétement,  la  vie  en 
procession.  Toute  invention  utile,  toute  inspiration  noble  a  troublé 
la  procession,  et  scandalisé  quelque  sous-diacre,  ou  quelque  sacris- 
tain. 

Oui,  mais  l'organisation  sociale  est  quelque  chose  de  nécessaire 
aussi.  L'homme  isolé  est  un  homme  vaincu  ;  pour  avoir  voulu  être 
tout  à  fait  libre,  il  est  tout  à  fait  esclave.  Il  faut  donc  une  union  entre 
les  hommes,  et  que  le  plus  éclairé  accorde  quelque  chose  aux  autres  ; 
il  faut  une  opinion  commune,  qu'on  appelle  loi,  et  qui  ne  soit  ni  la 

183 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

pensée  du  plus  ignorant,  ni  la  pensée  du  plus  sage.  Société,  individu, 
voilà  nos  deux  trésors  ;  et  nous  devons  courir  au  secours  de  l'un  et 
de  l'autre,  selon  le  cours  des  événements  ;  car  tantôt  c'est  l'un  qui 
est  menacé,  tantôt  c'est  l'autre.  Un  jour  Socrate,  magistrat,  résistait 
à  la  foule  au  nom  des  lois  ;  le  lendemain,  dans  un  cercle  de  jeunes  gens, 
il  critiquait  librement  les  dieux  et  les  traditions  ;  un  autre  jour,  il 
tuait  pour  sa  patrie,  comme  une  brute.  Et  c'était  toujours  Socrate. 


cxxxv 


Auguste  Comte  entendait  la  République  comme  une  dictature  des 
riches,  tempérée  par  le  droit  de  blâmer.  Cette  idée  ferait  rire  ;  mais 
regardons  mieux.  Il  montrait  par  là  son  mépris  pour  la  force  qui  n'est 
que  force.  Il  faut  bien,  disait-il,  que  le  plus  puissant  gouverne  ;  c'est 
là  un  principe  de  physique  en  quelque  sorte.  Mais  il  voulait  dire  aussi 
que  cette  espèce  de  tyrannie  de  la  force  est  bien  peu  de  chose,  si 
l'esprit  n'adore  point. 

S'il  revenait  parmi  nous,  il  ne  serait  point  surpris  de  voir  la  puissance 
des  forces  réelles  ;  mais  il  penserait  que  le  principal  abus  est  la  réunion 
du  spirituel  et  du  temporel  dans  les  mêmes  mains.  Remarquez  qu  en 
effet  un  ministre,  chez  nous,  ce  n'est  pas  seulement  un  homme  qui 
règle  des  actions,  mais  un  homme  qui  blâme  et  loue,  et  qui  voudrait 
blâmer  et  louer  souverainement.  Désobéissance  et  désapprobation, 
c'est  tout  un  pour  eux.  Je  crois  même  que,  dans  le  fond,  ils  sont  plus 
touchés  par  une  résistance  d'opinion  que  par  une  résistance  de  fait. 
Ainsi  qu'un  soldat  saute  le  mur  et  même  déserte  par  la  force  des  pas- 
sions, on  ne  sera  point  sans  indulgence,  si  ses  opinions  sont  d'ailleurs 
comme  on  veut  qu'elles  soient.  Mais  qu'un  soldat  puisse  garder  ses 
opinions  intactes  après  un  an  ou  deux  d'obéissance,  et  que  la  docilité 
n'ait  pas  créé  le  plus  petit  commencement  de  respect,  voilà  ce  qui 
paraît  monstrueux.  L'esprit  des  pouvoirs  est  ainsi  théocratique  dans 
le  fond,  et  l'hérésie  est  pire  à  leurs  yeux,  que  n'importe  quel  autre 
péché.  N'importe  quel  tyran  veut  forcer  l'approbation  ;  il  la  veut  libre 
pourtant  ;  mais  il  voudrait  punir  celle  qui  se  refuse  ;  il  ne  s  arrête 
pas  aux  actes  ;  il  veut  être  aimé  à  cause  de  sa  puissance.  Voilà  la  folie 
du  tyran. 

184 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Contre  quoi  il  faut  maintenir  la  séparation  des  pouvoirs,  et  garder 
le  Pouvoir  Spirituel  indépendant  de  l'autre.  Obéir  de  corps  ;  ne  jamais 
obéir  d'esprit.  Céder  absolument,  et  en  même  temps  résister  absolu- 
ment. Vertu  rarement  pratiquée  ;  une  nature  servile  n'obéit  pas  assez 
et  respecte  trop.  L'autre  espèce  de  citoyen  commence  seulement  à 
se  montrer.  En  présence  d'un  ordre,  il  exécute,  mettant  toute  sa 
pensée  à  1  intérieur  de  l'ordre  reçu  en  quelque  sorte,  et  s'appliquant 
seulement  à  comprendre  et  à  réaliser.  Mais,  en  présence  d'une  opinion 
qui  se  donne  comme  évidente,  qui  quête  l'approbation,  qui  invoque 
des  témoignages  pour  en  obtenir  d'autres  et,  pour  tout  dire,  qui  cherche 
les  applaudissements,  notre  citoyen  résiste  absolument  ;  plus  on  le 
presse,  plus  il  se  défie  ;  et  si,  comme  il  est  ordinaire,  le  tyran  passe  de 
l'argument  à  la  menace,  le  libre  citoyen  met  son  honneur  d'homme  à 
faire  voir  alors  le  plus  entier  et  le  plus  profond  mépris  pour  de  tels 
procédés,  qui  avilissent  ensemble  la  Force  et  la  Pensée.  Si  cette  morale 
virile  était  pratiquée,  le  tyran  serait  épouvanté  d'une  obéissance  sans 
amour,  et  il  chercherait  la  libre  approbation  des  esprits,  par  franchise 
et  justice.  Un  mépris  obéissant  est  roi. 


CXXXVI 


Je  ne  veux  pas  de  mal  à  un  roi,  bien  sûr,  parce  qu'il  est  roi.  Il  n'en 
est  pas  cause,  le  pauvre  homme.  Et  je  suis  très  disposé  à  être  exacte- 
ment aussi  poli  avec  un  roi  qu'avec  un  balayeur  des  rues.  Mais  enfin 
je  ne  peux  pas  oublier  l'injustice  monstrueuse  qui  habite  dans  un 
roi. 

Je  vous  entends,  dira  quelqu'un  ;  ce  sont  là  des  théories  anarchistes, 
au  sens  exact  du  mot,  et  qui  sont  bien  en  l'air.  Erreur  profonde.  Je 
prétends  être  un  homme  d'.ordre,  et  soumis  aux  lois,  si  imparfaites 
que  soient  les  lois.  Bien  mieux,  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  jamais  se 
passer  de  lois  et  de  chefs.  Aussi,  dans  le  fait,  vous  me  verrez  toujours 
disposé  à  l'obéissance  ;  je  ne  dis  pas  au  respect,  je  dis  à  l'obéissance, 
et  ce  n'est  pas  la  même  chose.  Que  le  feu  prenne  quelque  part,  vous 
me  verrez  faire  docilement  la  chaîne,  s'il  y  a  lieu.  Dans  une  battue 
aux  loups,  je  marcherai,  autant  qu'il  dépendra  de  moi,  comme  un 
grenadier.  Et,  s'il  fallait  faire  la  guerre,  je  tiens  pour  l'obéissance 

185 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

passive,  et  je  compterai  les  galons  au  lieu  de  compter  les  raisons.  Voilà 
dans  quel  sentiment  je  saluerais  mon  chef  au  tournant  de  la  rue,  si 
j'étais  pousse-caillou. 

Un  roi  me  paraît  tout  à  fait  en  dehors  de  tout  cela  ;  tout  à  fait  étranger 
à  l'ordre,  à  l'organisation,  aux  pouvoirs  légitimes.  Tout  à  fait  désordre 
et  folie,  par  rapport  aux  autres,  et  aussi  par  rapport  à  lui-même.  Pour- 
quoi ?  Parce  qu'il  est  né  roi. 

Que  dînez-vous  d'un  académicien  de  deux  ans  ?  D'un  nouveau-né 
qui  serait  déjà  poète  ?  D'un  ingénieur  au  berceau  ?  Toutes  ces  puis- 
sances, même  en  cheveux  gns,  ne  mentent  pas  un  respect  égal  ;  les 
uns  arrivent  par  justice,  d'autres  par  intrigue,  d'autres  par  chance. 
Toujours  est-iî  qu'ils  sont  partis  d'en  bas,  et  qu'ils  ont  conquis  leurs 
grades.  J'entends  bien  qu  il  y  a  des  riches  qui  sont  nés  riches  ;  aussi 
n  ai-je  point  du  tout  de  respect  à  leur  montrer.  Mais  enfin  la  richesse 
est,  surtout  dans  ce  cas-là,  extérieure  à  l'homme.  Je  crois  que  l'on 
peut  voir  de  bons  riches  ;  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  jamais  voir  un 
bon  roi. 

Etre  au  biberon,  et  déjà  respecté.  Avoir  pour  destinée,  dès  les  pre- 
mières lueurs  d'intelligence,  de  représenter  un  peuple  ;  être  formé  à 
ce  métier-là  ;  lire,  réfléchir,  juger,  voyager,  s'exercer  aux  armes,  aux 
sciences,  à  n'importe  quoi,  avec  cette  perspective  devant  les  yeux  ; 
savoir  qu'on  sera  le  premier,  même  si  l'on  travaille  sincèrement  à  s'en 
rendre  digne,  c'est  voir  la  vie  à  l'envers.  Cette  folie  des  enfants,  qui 
disent  :  je  serai  général,  c'est  proprement  la  folie  d'un  fils  de  roi. 
Par  là,  le  plus  solide  bon  sens  se  trouve  faussé  ;  toutes  les  notions 
sont  contre  nature,  et  inhumaines  ;  même  la  simplicité,  même  la 
bonhomie  ont  alors  quelque  chose  de  faux  ;  un  trait  d'esprit  ne  sonne 
plus  bien  ;  le  sentiment  le  plus  simple  est  empoisonné  d'arrière- 
pensées.  Simplicité  de  théâtre  ;  simplicité  fastueuse  ;  luxe  encore,  et 
parure,  et  attitude.  Et  c'est  trop  facile,  au  surplus.  Un  roi  est  étranger 
partout,  et  étranger  à  tout. 

Un  homme  qui  s'est  fait  lui-même,  si  haut  qu'il  aille,  et  quand  il 
serait  Napoléon  le  Grand,  a  tout  de  même  des  idées  d'homme,  puis- 
qu'il a  été  homme.  Il  aura  des  retours  de  jeunesse,  des  souvenirs  non 
couronnés,  des  parties  de  vie  humaine,  une  expérience  réelle,  une 
enfance  libre,  un  peu  de  naïveté  enfin,  iincore  mieux  s'il  a  vendu  de 
la  cotonnade,  ou  des  vieux  papiers.  Il  a  pris  un  bain  de  vie  humaine. 
C  est  un  homme.  L'autre  est  à  peme  un  homm.e.  Nous  nous  moquons 
d'un  fou  qui  se  croit  fils  de  roi.  Mais  être  fils  de  roi,  en  quoi  cela  est-il 

186 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

plus  raisonnable  et  plus  digne  d'un  homme  ?  A  mes  yeux  c  est  la 
même  folie,  aggravée  par  les  chambellans. 


CXXXVII 


Il  est  difficile  de  savoir  ce  que  le  suffrage  des  femmes  donnera  chez 
nous.  Ceux  qui  redoutent  les  premiers  effets  d'une  réforme  de  ce 
genre  n'ont  peut-être  pas  assez  réfiéchi  sur  la  véritable  puissance  des 
électeurs,  laquelle  se  déhnit,  je  crois,  plutôt  par  la  résistance  aux  pou- 
voirs que  par  l'action  réform.atnce.  Dans  toute  société,  il  s'exerce, 
par  le  jeu  des  passions,  une  espèce  de  concentration  du  pouvoir  sur 
lui-même  qui  conduit  naturellement  à  la  tyrannie.  Car  il  est  impossible 
que  les  puissants  n'aient  pas  de  passions  et  n'aiment  pas  passionné- 
ment leur  propre  puissance.  1  out  diplomate  aime  ses  projets  ;  tout 
préfet  de  police  aime  l'ordre  ;  tout  chef  de  bureau  travaille  à  étendre 
son  droit  de  contrôle  et  ses  prérogatives  ;  et,  comme  tous  sont  com- 
plices en  cela,  il  se  forme  'bientôt  un  Etat  gouvernant  qui  a  ses  maximes 
et  ses  méthodes,  et  qui  gouverne  pour  sa  propre  puissance,  un  somme 
l'abus  de  pouvoir  est  un  fruit  naturel  du  pouvoir.  D'où  il  résulte  que 
tout  peuple  qui  s'endort  en  liberté  se  réveillera  en  servitude.  Beaucoup 
disent  que  l'important  est  d'avancer  ;  je  crois  plutôt  que  l'important 
est  de  ne  pas  reculer.  Je  connais  un  penseur  original  qui  se  déclare 
partisan  de  la  (^  Révolution  diffuse  et  permanente  »  ;  cette  formule 
nuageuse  enferm.e  une  grande  vérité.  L'important  est  oe  construire 
chaque  jour  une  petite  barricade,  ou,  si  l'on  veut,  de  traduire  tous  les 
jours  quelque  roi  devant  le  tribunal  populaire.  Disons  encore  qu  en 
empêchant  chaque  jour  d'ajouter  une  pierre  à  la  Bastille,  on  s  épargne 
la  peine  de  la  démolir. 

A  ce  point  de  vue,  le  Suffrage  Universel  a  une  signification  extrê- 
mement claire.  Le  seul  fait  qu'on  élit  un  député  monarchiste  est  mortel 
pour  la  monarchie.  Encore  bien  plus,  si  le  député  est  républicain  ; 
mais,  en  vérité,  il  n'y  a  pas  tant  de  différence  de  l'un  à  l'autre.  Tout 
électeur,  par  cela  seul  qu'il  met  un  bulletin  dans  l'urne,  affirme  contre 
les  puissances.  Voter,  c'est  être  radical,  ht,  on  peut  dire,  en  ce  sens, 
que  la  République  a  pour  elle  l'unanimité  des  votants  à  chaque  élec- 
tion. En  bref,  la  liberté  meurt  si  elle  n'agit  pomt  ;  elle  vit  dès  qu  elle 

187 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

agit.  Elle  naît  avec  la  première  action.  Le  reste,  les  réformes,  l'orga- 
nisation sociale,  les  lois  nouvelles,  tout  cela  est  déterminé  beaucoup 
plus  par  les  circonstances  et  les  conditions  du  travail  que  par  la  volonté 
des  électeurs.  Un  roi  absolu  aurait  sans  doute  institué  la  loi  sur  les 
accidents  du  travail.  Et  tous  les  programmes  depuis  cinquante  ans  ne 
nous  ont  pas  donné  l'impôt  sur  le  revenu. 

Les  élections  signifient  souveraineté  du  peuple,  et  défiance  à  l'égard 
des  rois,  petits  et  grands.  Quand  les  femmes  voteront,  leur  vote  signi- 
fiera par-dessus  tout  :  République.  Par  cet  acte,  chacune  d'elles  occu- 
pera un  peu  de  terrain  encore  contre  les  puissances  ;  chacune  d'elles 
sera  investie  de  la  puissance  politique  ;  et  la  République  en  sera  mieux 
assise.  Voter  pour  le  roi  et  le  curé,  c'est  encore  voter  contre  eux.  Les 
jésuites  l'ont  bien  vu  quand  ils  ont  repoussé  les  cultuelles. 


CXXXVIIÎ 


Un  Philosophe  m'a  dit  :  «  Je  ne  vais  point  dans  le  Monde  ;  je  n'ai 
pas  de  rentes,  et  3e  crois  que  j'aime  la  Justice.  Or,  ces  passions  des 
masses,  dressées  contre  les  pouvoirs  publics,  me  paraissent  étrangères 
à  la  justice.  Platon  disait  que,  dans  une  vie  bien  gouvernée,  c'était  la 
partie  la  plus  raisonnable  qui  devait  commander,  le  courage  étant  au 
service  de  la  raison  ;  quant  aux  désirs  mnombrables,  ils  ne  peuvent 
gouverner,  parce  qu'aucun  d'eux  n'a  égard  au  tout.  Or,  une  Nation  a 
aussi  une  tête,  un  cœur  et  un  ventre,  je  veux  dire  des  savants,  des 
guerriers,  des  artisans  ;  et  votre  état  démocratique  me  paraît  marcher 
tête  en  bas,  gouverné,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  par  son  ventre  et  par 
ses  désirs,  tandis  que  la  Science,  humiliée  et  enchaînée,  est  simplement 
cuisinière  de  plaisirs,  inventant  des  commodités,  des  remèdes  et  des 
narcotiques  ;  aussi  le  courage,  fils  des  désirs  maintenant,  n'est  plus 
qu'une  peur  exaspérée.  Le  citoyen  ressemble  à  l'Etat  ;  il  va  tête  en 
bas  aussi,  et  vers  ce  qui  lui  plaît,  ayant  perdu  lui  aussi  cette  idée  que 
le  propre  de  l'homme  est  de  gouverner  ses  désirs  par  la  Raison.  Voilà 
pourquoi  je  n'aime  pas  beaucoup  votre  démocratie,  qui  nous  ramène 
à  la  vie  animale.  Ce  n'est  pas  que  je  compte  beaucoup  sur  la  monarchie 
héréditaire  ;  car  je  ne  vois  point  une  vraie  Noblesse  pour  la  servir  et 
la  garder.  Je  songerais  plutôt  à  quelque  Aristocratie,  où  les  plus  savants 

188 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

et  les  plus  raisonnables,  choisis  dans  tout  le  peuple  par  le  corps  diri- 
geant lui-même,  feraient  des  lois  et  les  appliqueraient,  soutenus  par 
la  confiance  et  le  respect  du  plus  grand  nombre.  Mais  nous  sommes 
loin  de  cet  état  désirable  ;  il  n'y  a  plus  ni  respect  ni  confiance  nulle 
part  ;  tous  nos  maux  viennent  de  là  ;  et  que  sont,  s'il  vous  plaît,  vos 
grands  ministres  pour  le  présent,  sinon  de  grands  désirs  sans  gouver- 
nement intérieur,  et  tête  en  bas,  comme  tout  le  reste  ?  » 

Contre  ce  discours  Platonicien,  qui  enferme  plus  d'une  vérité,  je 
n'ai  qu'une  chose  à  dire,  c'est  que  je  ne  vois  pas  du  tout  que  1  élite 
soit  raisonnable.  Encore,  oui,  quand  la  guerre  était  de  tous  les  jours, 
il  pouvait  arriver  que  les  plus  courageux  eussent  le  pouvoir,  c  est-à- 
dire  des  hommes  vertueux  par  état,  exercés  à  dominer  leurs  désirs, 
mais  d'esprit  incuite.  Aussi  je  remarque  qu'ils  furent  presque  toujours 
conduits  par  des  diplomates,  par  des  confesseurs,  par  des  juristes. 
Mais  surtout  aujourd'hui,  dans  cet  âge  industriel,  où  1  argent  est  roi 
par  nécessité,  je  vois  que  l'élite  sera  de  plus  en  plus  corrompue  par  le 
luxe,  et  livrée  à  ses  désirs,  et  que,  par  un  détour  que  Platon  ne  concevait 
même  pas,  c'est  le  travail  manuel,  sans  luxe,  sans  vanité,  sans  cupidité, 
par  la  force  même  des  choses,  qui  va  restaurer  l'esprit  de  discipline, 
le  vrai  courage,  et  l'empire  des  idées.  On  le  voit  assez  à  ce  signe  que 
l'élite  combat  pour  ses  désirs  et  pour  ses  plaisirs,  tandis  que  les  masses 
ouvrières  combattent  pour  la  justice  organisée.  Où  sont  aujourd  hui 
les  nobles  chevaliers  ?  Sancho  Pança  est  dans  les  bureaux,  et  don 
Quichotte  à  l'usine.  Croyez-vous  que  Platon,  s'il  revenait,  ferait  des 
conférences  à  quelque  Théâtre  Mondain  ?  Non  pas.  Mais  aux  Uni- 
versités Populaires.  La  Démocratie  va  tâtonnant  ;  elle  cherche  la 
Raison,  et  du  bon  côté.  Je  dis,  avec  notre  Platonicien.  Oui,  latête  est 
en  bas,  et  le  ventre  en  haut.  Nous  travaillons  à  nous  retourner. 


CXXXIX 


Notre  République,  depuis  qu'elle  a  atteint  l'âge  mûr,  adore  les 
petits  jeunes  gens  ;  c'est  dans  l'ordre.  Ce  sont  comme  de  hardis  petits 
pages,  toujours  courant,  pour  le  service  de  la  dame.  L'un  ramasse  les 
dossiers,  quand  elle  les  perd,  ce  qui  arrive  assez  souvent  ;  1  autre 
s'empare  du  maroquin,  et  le  porte  avec  religion,  ce  qui  1  autorise  à 


189 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

prendre  un  auto-taxi  et  à  fumer  un  gros  cigare  ;  le  troisième  ne  porte 
rien,  comme  dans  la  chanson,  m.ais  il  est  si  gentil  !  Toute  cette  jeunesse 
a  le  baccalauréat  en  poche,  et  court  après  quelque  licence  en  droit, 
non  sans  passer  par  les  coulisses  et  par  les  cabinets  de  toilette  ;  car  il 
n'est  pas  de  bonne  politique  sans  bruits  de  cuvette,  et  nos  ministres 
ne  se  croiraient  pas  ministres  s'ils  n'essuyaient  pas  les  plâtres  du 
Conservatoire  national  ;  il  faut  bien  que  vieillesse  se  passe. 

Les  attachés,  comme  d'insolents  moineaux,  picorent  les  miettes, 
miettes  de  secrets,  miettes  de  femmes.  Avec  les  jeunes  ils  jouent 
Figaro,  et  avec  les  vieilles  ils  jouent  Chérubin.  Les  minces  imitent 
Le  Bargy,  et  les  gros  imitent  Guitry  ;  tous,  depuis  l'entente  cordiale, 
grasseyent  à  l'anglaise.  Quand  ils  auront  leurs  vingt-cinq  ans,  ils  iront 
montrer  à  quelque  sous-préfecture  comment  l'aristocratie  républicaine 
noue  ses  cravates.  Au  reste,  un  peu  trop  polis  toujours,  et  sans  auto- 
rité, comme  tous  les  valets  de  cœur. 

Quoiqu'ils  soient  là  peur  apprendre  la  politique,  ils  l'apprennent 
fort  mal.  Ils  sont  Parisiens  trop  tôt,  rient  trop  de  tout,  et  parlent  trop. 
Ils  jugent  trop  facilement  des  intérêts  d'après  ce  que  l'on  entend  dans 
les  boudoirs  d'actrices.  Ils  ont  quitté  trop  tôt  la  province  ;  ils  se  donnent 
î  air  de  la  mépriser  ;  en  réalité,  ils  l'ignorent  ;  ils  ignorent  tout.  Aussi, 
quand  ils  y  reviendront,  on  se  moquera  d'eux,  pendant  qu'ils  croiront, 
avec  des  finesses  de  vaudeville,  duper  tout  le  monde.  C'est  pourquoi 
ils  se  dessécheront  au  heu  de  mûrir,  et  finiront  en  enfants  chauves, 
conduits  au  nez  par  leur  femme,  et  ayant,  pour  tout  art  de  vivre, 
appris  le  bridge. 

La  politique,  à  ce  que  je  crois,  se  forme  hors  de  la  grande  politique, 
dans  la  pratique  des  affaires  privées  et  publiques.  On  trouverait  peu 
de  Parisiens  parmi  ceux  qui  ont  un  peu  gouverné  ;  et  cela  se  comprend. 
Ce  n  est  qu'en  province,  et  sous  l'œil  observateur  de  ceux  pour  qui  la 
journée  est  longue,  que  l'on  apprend  à  s'observer  soi-même,  à  se  sur- 
veiller, à  ramasser  son  jugem.ent  au-dedans  de  soi,  et  à  ne  dire  que  la 
moitié  de  ce  que  l'on  peut  dire.  Eux  ne  savent  que  taper  aux  vitres, 
comme  de  grosses  mouches  bourdonnantes,  se  jeter  en  étourneaux 
dans  les  conversations  et  se  rouler  sur  tous  les  tapis,  comme  de  petits 
chiens  préférés.  Ce  qui  fait  qu'ils  attrapent  parfois  des  coups  de  pied, 
et  encore  trop  rarement  pour  que  cela  leur  apprenne  à  vivre. 


190 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CXL 


Un  Silloniste,  c'est  un  jeune  homme  qui  a  une  large  cravate  noire, 
dite  La  Vallière,  et  qui  vend  des  journaux  pour  la  cause  ;  c'est  une 
espèce  politique  que  les  politiques  n'ont  pas  prévue.  Et  c'est  une  assez 
noble  espèce. 

Pour  les  mœurs,  ce  sont  des  obstinés.  Ils  sont  chastes  autant  qu'ils 
peuvent.  Mariez-les,  ils  feront  des  enfants  sans  compter  ;  car  ils 
méprisent  le  plaisir  qui  n'est  que  plaisir.  Au  reste  ils  se  font  du  muscle, 
et  poussent  volontiers  le  ballon  ;  mais  leur  corps  est  comme  un  cheval  ; 
ils  s'en  servent,  mais  sans  lâcher  les  rênes.  En  somme  ils  essaient  de 
vivre  selon  la  vertu.  Ne  vous  moquez  pas  d'eux,  vous  perdriez  votre 
temps  ;  ils  se  soucient  de  l'opinion  juste  autant  qu'un  capitaine  de 
l'Armée  du  Salut. 

Ils  sont  admirables  dans  la  discussion.  Ils  sont  ouverts  aux  preuves, 
et  avides  de  comprendre.  Ils  répondent  tout  franchement,  sans  fausse 
politesse,  sans  colère  aussi.  Ils  ne  s'irritent  que  contre  les  tyrans  dog- 
matiques. Ils  ne  se  battent  que  pour  la  liberté  de  penser. 

En  politique  ils  sont  radicaux.  Ils  veulent  l'égalité  et  la  probité  ; 
l'égalité  dans  les  lois  ;  la  probité  dans  l'application  des  lois.  Là-dessus 
ce  sont  de  vraies  mules  pour  l'entêtement  ;  jamais  vous  ne  leur  ferez 
comprendre  l'opportunité  d'un  mensonge  de  tribune,  m  que  1  ordre 
vaille  la  moindre  chose,  s'il  est  payé  d'une  injustice. 

«  Mais,  m.e  disait  quelqu'un,  ils  croient  en  Dieu.  Comment  expli- 
quez-vous cela  ?  Vous  m'accorderez  bien  qu'il  n'y  a  point  de  preuve 
de  Dieu  à  la  rigueur.  Est-ce  intelligent,  est-ce  honnête,  est-ce  juste 
d'affirmer  sans  preuve  ?  > 

Bah,  répondis-je,  tout  s'arrange  ;  et  ils  se  défendent  très  bien  îà- 
dessus.  Ils  ne  donnent  point  comme  prouvé  ce  qui  n'est  pas  prouvé. 
Ils  disent  seulement  qu'on  ne  peut  vivre  une  vie  d'homme  si  l  on  ne 
croit  au  delà  de  ce  qu'on  sait.  Ils  me  prouveront  sans  peine  que  si  je 
préfère  la  Justice  à  l'Injustice,  ce  n'est  pas  par  peur  du  gendarme. 
«  C'est  donc,  diront-ils,  que  vous  croyez,  sans  pouvoir  le  prouver 
absolument,  que  la  Justice  est  plus  vraie  que  l'Injustice,  autrement 
dit,  plus  réelle  que  l'Injustice.  Et  tous  les  triomphes  de  l'injustice  ne 

191 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

vous  feront  jamais  dire  le  contraire.  Eh  bien,  cette  Justice  réelle,  je 
l'appelle  Dieu  ;  ne  chicanez  pas  sur  un  mot.  « 

Ils  n'ont  qu'une  faiblesse.  Ils  entendent  rester  catholiques,  et  cesser 
d'être  Sillonistes  si  le  pape  l'ordonnait.  Cela  ne  va  pas  bien  avec  le 
reste.  Mais  voyons-les  bien  tels  qu'ils  sont.  Ce  n'est  ni  par  paresse 
qu'ils  s'inclinent,  ni  par  faiblesse  d'esprit,  ni  par  peur.  C'est  afin  de 
rester  à  tout  prix  dans  une  société  humaine,  la  seule,  à  ce  qu'ils  croient, 
qui  ait  la  perfection  idéale  pour  loi  suprême.  Ils  veulent  y  rester  afin 
de  ne  pas  la  laisser  aux  mains  des  ambitieux  et  des  hypocrites.  On  peut 
discuter  là-dessus.  Tels  qu'ils  sont,  ils  valent  bien  autant  qu'un  petit 
attaché  de  cabinet,  qui  se  dit  radical. 


CXLI 


Il  y  a  un  roman  de  Dickens,  «  La  petite  Dorrit  »,  qui  n'est  pas  parmi 
les  plus  connus,  et  que  je  préfère  à  tous  les  autres.  Les  romans  Anglais 
sont  comme  des  fleuves  paresseux  ;  le  courant  y  est  à  peine  sensible  ; 
la  barque  tourne  souvent  au  lieu  d'avancer  ;  on  prend  goût  pourtant 
à  ce  voyage,  et  1  on  ne  débarque  pas  sans  regret. 

Dans  ce  roman-là  vous  trouverez  des  Mollusques  de  tout  âge  et 
de  toute  grosseur  ;  c'est  ainsi  que  Dickens  appelle  les  bureaucrates  ; 
et  c  est  un  nom  qui  me  servira.  Il  décrit  donc  toute  la  tribu  des  Mol- 
lusques, et  le  Ministère  des  Circonlocutions,  qui  est  leur  habitation 
préférée.  Il  y  a  de  gros  et  puissants  Mollusques,  tel  lord  Decimus 
Tenace  Mollusque,  qui  représente  les  Mollusques  à  la  haute  Chambre, 
et  qui  les  défend  quand  il  faut  et  comme  il  faut  ;  il  y  a  de  petits  Mol- 
lusques aux  deux  Chambres,  qui  ont  charge,  par  des  Oh  !  et  des  Ah  ! 
de  figurer  l'opinion  publique,  toujours  favorable  aux  Mollusques.  Il 
y  a  des  Mollusques  détachés  un  peu  partout  ;  et  enfin  un  grand  banc 
de  Mollusques  au  Ministère  des  Circonlocutions.  Les  Mollusques  sont 
très  bien  payés,  et  ils  travaillent  tous  à  être  payés  encore  mieux,  à 
obtenir  la  création  de  postes  nouveaux  où  viennent  s'incruster  leurs 
parents  et  alliés  ;  ils  marient  leurs  filles  et  leurs  sœurs  à  des  hommes 
politiques  errants,  qui  se  trouvent  ainsi  attachés  au  banc  des  Mol- 
lusques, et  font  souche  de  petits  Mollusques  ;  et  les  Mollusques 
mâles,  à  leur  tour,  épousent  des  filles  bien  dotées,  ce  qui  attache  au 

192 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

banc  des  Mollusques  le  riche  beau-père,  les  riches  beaux-frères,  pour 
la  solidité,  l'autorité,  la  gloire  des  Mollusques  à  venir.  Ces  travaux 
occupent  tout  leur  temps  ;  ne  parlons  pas  des  papiers  innombrables 
qu'ils  font  rédiger  par  des  commis,  et  qui  ont  pour  effet  de  décou- 
rager, de  discréditer,  de  ruiner  tous  les  imprudents  qui  songent  à 
autre  chose  qu'à  la  prospérité  des  Mollusques  et  de  leurs  alliés. 

Le  même  jeu  se  joue  chez  nous,  et  à  nos  dépens.  Mollusques  aux 
Chemins  de  fer,  aux  Postes,  à  la  Manne,  aux  Travaux  publics,  à  la 
Guerre  ;  alliés  des  Mollusques  au  Parlement,  dans  les  Grands  Jour- 
naux, dans  les  Grandes  Affaires.  Mariages  de  Mollusques,  déjeuners 
de  Mollusques,  bals  de  Mollusques.  S'allier,  se  pousser,  se  couvrir  ; 
s'opposer  à  toute  enquête,  à  tout  contrôle  ;  calomnier  les  enquêteurs 
et  contrôleurs  ;  faire  croire  que  les  députés  qui  ne  sont  pas  Mollusques 
sont  des  ânes  bâtés,  et  que  les  électeurs  sont  des  ignorants,  des  ivrognes, 
des  abrutis.  Surtout  veiller  à  la  conservation  de  l'esprit  Mollusque, 
en  fermant  tous  les  chemins  aux  jeunes  fous  qui  ne  croient  point  que 
la  tribu  Mollusque  a  sa  fin  en  elle-même.  Croire  et  dire,  faire  croire 
et  faire  dire  que  la  Nation  est  perdue  dès  que  les  prérogatives  des 
Mollusques  subissent  la  plus  petite  atteinte  ;  voilà  leur  politique.  Ils 
la  font  à  notre  nez,  jugeant  plus  utile  de  nous  décourager  que  de  se 
cacher,  produisant  de  temps  en  temps  un  beau  scandale  afin  de  nous 
prouver  que  nous  n'y  pouvons  rien  ;  que  l'électeur  ne  peut  rien  au 
monde,  s'il  n'adore  le  Mollusque  ;  que  le  député  ne  peut  rien  au 
monde,  s'il  n'adore  le  Mollusque.  Ils  feront  de  Briand  un  Dieu,  et 
de  Painlevé  un  brouillon  et  un  écervelé  ;  ils  perdront  enfin  la  Répu- 
blique SI  elle  refuse  d'être  leur  République.  Ce  qu'un  très  grand 
Mollusque  exprimait  récemment,  en  disant,  à  un  déjeuner  de  Mol- 
lusques :  '<  Dans  cette  décomposition  universelle,  dans  cette  corrup- 
tion, dans  cette  immoralité,  dans  ce  scepticisme,  dans  cette  incompé- 
tence qui  s'mfiître  partout,  je  ne  vois  que  l'Administration  qui  tienne 
encore  ;  et  c'est  Elle  qui  nous  sauvera.  « 


CXLII 


Au  fond  du  petit  café,  dans  le  coin  des  politiciens,  un  commerçant 
achevait  le  couplet  nationaliste  :  qu'il  fallait  non  seulement  maintenir 


193  13 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

mais  conquérir  ;  que  les  morts  importaient  peu,  pourvu  que  la  France 
fût  grande  et  redoutée,  et  qu  enfin  tous  ces  pacifistes  étaient  des 
égoïstes,  tout  simplement. 

Egoïstes  ?  dit  un  ouvrier  à  la  peau  tannée,  aux  mains  noircies  par 
le  feu.  Si  j'étais  égoïste  j'aimerais  la  guerre.  Oui.  D'abord,  la  caserne 
qu'est-ce  que  c'est  ?  C'est  une  usine  où  l'on  ne  travaille  guère,  où 
l'on  dort  beaucoup,  où  l'on  mange  assez.  Les  patrons  y  sont  durs  ? 
Mais  non.  Il  y  a  moyen  de  se  cacher,  si  l'on  est  en  retard.  Et  jamais 
vous  n'êtes  renvoyé.  Au  pis  aller,  la  prison  ;  mais  vous  avez  du  pain. 

En  guerre,  c'est  encore  mieux.  L'air  et  la  lumière.  Ce  que  l'on  n'a 
pas,  on  le  prend.  Tout  est  à  tous.  Le  communisme.  Bien  mieux,  le 
comm.unisme  sans  le  travail.  Et,  alors,  tous  les  hommes  égaux.  Plus 
d'enclos,  plus  de  portes. 

J'ai  faim  :  vous,  le  commerçant,  vous  me  nourrissez.  Je  suis  las  : 
je  prends  votre  lit.  C'est  vrai  qu'il  faut  se  lever  avant  l'aube,  et  mar- 
cher avec  le  sac  et  le  fusil.  Mais  m.oi,  qui  vous  parle,  ]e  me  lève  avant 
le  soleil,  et  je  marche  toute  la  journée  dans  le  charbon  et  la  fumée  ; 
je  vais  du  four  au  laminoir,  en  traînant  au  bout  d'une  pince  une  plaque 
de  fer  rouge.  Voilà  mon  soleil. 

Mais  vous  dites  :  on  va  à  la  guerre  pour  se  battre.  C'est  vrai.  On 
peut  y  laisser  un  bras  ou  une  jam.be.  C'est  comme  à  l'usine.  Il  n'y  a 
pas  longtemps,  une  chaudière  a  sauté  :  il  pleuvait  du  fer  ;  et  en  m.ême 
temps  on  était  cuit  par  la  vapeur.  Je  ne  compte  pas  les  engrenages, 
les  wagons  qui  roulent,  les  chaînes  qui  cassent,  les  pièces  de  fer  qui 
basculent.  Et  pourtant  personne  n'y  pense.  A  la  guerre  c'est  de  même  ; 
car  l'habitude  peut  tout.  Et  s'il  n'en  était  pas  ainsi,  les  guerres  ne  dure- 
raient pas  longtemps.  Pour  faire  la  guerre  il  faut  des  milliers  de  héros, 
et  on  les  trouve. 

Et  puis  enfin,  voir  du  pays,  voir  des  rivières,  des  plaines,  des  mon- 
tagnes ;  connaître  les  heures  au  soleil  et  à  la  lune,  et,  la  nuit,  quand  on 
est  de  faction,  regarder  tourner  les  étoiles,  c'est  une  belle  vie. 

Donc,  si  vous  y  tenez,  bourgeois,  je  laisserai  là  mon  marteau  et  ma 
pince,  et  je  prendrai  le  fusil  en  chantant.  Se  battre  ?  mais  cela  se  fait 
tout  seul  et  sans  peine  ;  c'est  l'instmct  ;  dès  que  l'on  a  un  peu  trop 
bu,  on  se  bat.  Non.  J'ai  l'idée  qu'un  homm.e  raisonnable  doit  se  retenir 
et  respecter  l'ordre  autant  qu'il  le  peut,  même  s'il  donne  plus  qu  il 
ne  reçoit.  Car  il  est  juste  que,  si  un  homme  est  plus  fort  que  les  autres, 
sa  force  les  aide  à  vivre  au  heu  de  les  tuer.  Voilà  mon  idée. 

Ainsi  parla  l'ouvrier. 

194 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CXLIII 


L'antimilitariste  me  dit  :  «  Oui,  si  nous  étions  un  vrai  peuple  pensant 
et  conscient,  savez-vous  ce  qui  serait  arrivé  ?  Nous  aurions  donné 
deux  heures  au  représentant  de  l'Espagne  pour  faire  ses  malles.  On 
ne  fait  pas  société  avec  des  sauvages.  Tous  les  grands  et  petits  Etats, 
avec  leurs  ambassadeurs  les  uns  chez  les  autres,  et  une  courtoisie 
admirable,  et  un  territoire  fictif,  aussi  sacré  qu'étaient  autrefois  les 
temples,  qu'est-ce  qu'ils  forment,  sinon  une  vaste  République,  dans 
laquelle,  partout,  commerçants,  touristes,  écrivains,  pamphlétaires, 
conférenciers,  ont  les  droits  essentiels  ?  Si  quelque  Etat  manque  à 
la  règle,  qu'on  le  chasse  de  la  République  des  civilisés.  Et,  comme  il 
faut  que  quelqu'un  commence,  la  France,  qui  a  toujours  commencé 
les  grandes  choses,  la  France  devrait  commencer.  " 

«  Très  beau,  lui  dis-je.  Nous  nous  mêlons  alors  des  affaires  d'autrui  ; 
nous  nous  instituons  protecteurs  de  l'humanité,  réviseurs  de  procès, 
directeurs  de  conscience  des  rois,  gendarmes  du  droit.  Nous  l'avons 
fait  il  y  a  plus  d'un  siècle,  et  vous  savez  comment  les  choses  ont  tourné. 
C'est  la  guerre,  alors  ;  c'est  la  mobilisation  pour  la  liberté.  Il  n'est 
donc  plus  question  de  la  grève  des  réservistes  ?  » 

«  Pour  une  guerre  juste,  pour  une  guerre  sainte,  répondit-il,  jamais 
de  la  vie  !  Aux  armes  tous  !  Aux  frontières  tous  !  Nous  sommes  bien 
cinq  cents  compagnons  qui  donneront  l'exemple,  et  se  feront  très 
bien  tuer.  Regardez-moi  ;  dites  si  j'ai  l'air  d'un  poltron  ?  » 

«  Non,  assurément,  lui  dis-je  ;  et  vous  feriez  un  fier  soldat.  Mais  ce 
n'est  pas  tout  que  se  faire  tuer.  Il  faut  vaincre  ;  et,  pour  vaincre,  il 
faut  s'entraîner,  s'organiser,  s'armer,  faire  des  manœuvres,  de  la  gym- 
nastique, des  tirs  ;  avoir  des  maîtres  de  combat,  des  chefs,  et  des 
uniformes.  Vive  l'armée,  donc!  « 

«  Mais  OUI,  dit-il,  vive  la  nation  armée  pour  le  droit,  contre  les  tyrans. 
Jamais  je  n'ai  pensé  autrement.  » 

«  Pourquoi  donc,  lui  dis-je,  avez -vous  parlé  autrement  ?  Vous  êtes 
tous  là  à  crier  contre  le  drapeau  et  la  caserne,  comme  si  l'on  voulait 
vous  enrôler  dans  une  armée  de  cannibales.  C'est  pourtant  bien  pour 
le  droit  humain  et  pour  la  liberté  de  pensée  qu'on  vous  fait  faire  vos 

195 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

deux  ans.  Voyons,  après  trente-cinq  ans  de  République,  il  faut  bien 
avouer  que  notre  armée  n'est  que  contre  la  tyrannie,  et  pour  la  défense 
de  nos  droits,  de  nos  lois  et  de  notre  franc-parler.  Et  puisque  vous 
croyez  qu'il  y  a  des  circonstances  où  la  France  doit  parler  haut  et 
donner  des  conseils  à  ceux  qui  n'en  demandent  pas,  commencez  par 
aimer  la  caserne,  le  drapeau,  la  discipline.  Pour  montrer  les  dents, 
il  faut  avoir  des  dents.  » 


CXLIV 


Si  les  Marocains  étaient  justes  entre  eux,  bien  disciplinés,  formés 
au  travail  et  à  l'industrie,  capables  de  payer  des  contributions  et  de 
contrôler  les  dépenses  publiques,  ils  seraient  au  moins  aussi  forts  que 
nous.  Mais  aussi  nos  armements  contre  eux  seraient  sans  objet.  Nous 
irions  faire  du  commerce  chez  eux,  acheter,  vendre,  fabriquer  selon 
notre  intérêt  ;  nous  serions  chez  eux  comme  ils  sont  chez  nous  lors- 
qu'il leur  plaît  d'y  venir.  Sans  les  courses  des  pirates  dans  la  Médi- 
terranée, nous  n'avions  point  de  raison  de  prendre  Alger.  Notre  con- 
quête du  Maroc,  car  il  semble  bien  que  nous  y  soyons  amenés  main- 
tenant, prouvera  que  la  pacification  de  ces  tribus  redoutables  n'était 
pas  possible  par  d'autres  moyens. 

Ce  n'est  point  guerre,  c'est  police.  Nul  n'admettrait  chez  nous  que 
les  vaincus  soient  destinés  à  l'esclavage  ;  à  la  liberté  au  contraire,  et  à 
l'égalité,  autant  qu'ils  le  voudront.  Voilà  notre  idée  directrice.  Il  y 
aura  de  l'arbitraire  et  un  luxe  de  violence  dans  l'action,  de  même 
qu'on  en  peut  voir  chez  nous  quand  il  s'agit  d'arrêter  de  dangereux 
bandits  ;  mais  enfin  la  mission  des  chefs  est  bien  claire,  et  ils  auront 
à  rendre  des  comptes.  Au  reste,  si  les  passions  sauvages  s'éveillaient 
chez  nos  soldats  si  la  brutalité  et  la  férocité  s'insurgeaient  contre  la 
raison  dirigeante,  où  seraient  nos  avantages,  contre  des  combattants 
SI  bien  aguerris,  et  chez  eux,  dans  leurs  propres  montagnes  ?  Notre 
force  s'établira  au  contraire  par  tir  bien  réglé  et  par  mouvements  bien 
coordonnés  et  mesurés.  C'est  par  cette  raison  directrice  qu'une  armée 
est  une  belle  chose,  et  que  le  courage  militaire  est  une  vertu. 

Cette  condition  de  la  force  est  bien  remarquable.  C'est  par  là  qu'une 
guerre  se  distingue  d'un  coup  de  force,  et  que  la  victoire  donne  des 
droits.  Le  paradoxe  de  la  civilisation,  c'est  que  le  plus  juste  est  fîna- 

196 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

lement  le  plus  fort.  Celui  qui  se  bat  comme  il  faut  mamtenant  se 
battre,  sans  passion,  sans  ambition,  en  gardant  la  paix  en  soi,  celui-là 
est  le  plus  pacifique  des  hommes.  La  guerre  est  travail  et  coopération 
de  plus  en  plus  ;  fraternité  en  marche  de  plus  en  plus.  C'est  pourquoi 
toute  cette  Europe,  armée  comme  elle  ne  le  fut  jamais,  et  organisée 
en  camp  retranché,  fait  voir  une  paix  admirable,  qui  se  prolonge 
malgré  les  prédictions  des  politiques,  lesquels  raisonnent  encore  comme 
si  nous  étions  au  temps  de  Charlemagne,  oii  nos  pays  étaient  assez 
Marocains.  Ces  prophètes  de  malheur  ne  comprennent  point  qu  on 
puisse  être  fort  sans  vouloir  frapper.  Or,  déjà  on  peut  remarquer 
qu'un  boxeur  ou  un  escrimeur  vraiment  artiste  ne  querelle  pom  t  ; 
cela  n'irait  ni  avec  son  régime  ni  avec  sa  discipline  propre.  Encore 
bien  mieux  pour  les  peuples  qui  sont  forts  par  l'ordre,  la  discipline, 
l'égalité,  l'économie,  la  sobriété  ;  chacun  attend  l'injustice  de  l  autre, 
et  l'attaque  de  l'autre.  Et  les  mêmes  passions  qui  poussent  à  l'attaque 
font  que  l'on  est  vaincu.  Cette  loi  se  dessine  partout. 


CXLV 


Sur  l'Italie  aussi,  et  sur  la  guerre  de  Tripolitaine,  Jaurès  a  dit  ce 
qu'il  fallait  dire  ;  et  non  sans  courage,  car  ce  genre  de  vérités  ne  plaît 
à  personne,  parce  qu'il  va  contre  les  intérêts  et  contre  les  passions  ; 
on  ne  pouvait  être  chaudement  applaudi,  en  disant  ces  choses,  que 
par  un  auditoire  de  Turcs.  Chez  nous,  il  parlait  pour  la  raison  seule- 
ment ;  et  la  raison  toute  seule  n'applaudit  point. 

On  veut  toujours  répondre  que  l'Italie  contre  la  Turquie  de  Tripoli 
c'est  la  civilisation  contre  la  Barbarie  ;  et  c'est  vrai  en  un  sens.  Quand 
le  gouvernement  italien  aura  enraciné  là-bas  ses  lois  et  ses  mœurs, 
on  n'y  supportera  plus  les  marchands  d'esclaves  et  les  autres  atrocités 
africaines.  C'est  pourquoi  il  faut  souhaiter,  en  définitive,  que  l'Italie 
l'emporte.  Je  dis  souhaiter  plutôt  qu'espérer  ;  car  d'après  ce  qu'on 
nous  laisse  deviner,  la  conquête  n'est  pas  facile  et  la  guerre  semble 
devoir  durer  longtemps  ;  et,  ce  qu'il  faut  surtout  considérer,  c'est  que 
l'Italie  a  donné  tout  son  effort  pour  commencer,  et  ne  peut  plus  main- 
tenant que  se  fatiguer  et  s'affaiblir,  tandis  que  le  Turc,  au  contraire, 

197 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

organisera  la  défense  et  la  contre-attaque  de  mieux  en  mieux  avec  le 
temps.  Mais  laissons  ces  prophéties. 

Ce  qui  choque  la  raison,  dans  cette  action  italienne,  c'est  que  c'est 
comme  guerre,  comme  violence,  comme  preuve  de  force  qu'elle  a 
été  voulue  et  acclamée.  Nous  autres,  au  Maroc,  nous  faisions  la  paix 
à  chaque  pas  ;  des  soumissions  étaient  reçues  ;  partout  où  nos  régi- 
ments s'avançaient,  le  commerce  aussitôt  revivait,  et  l'agriculture,  et 
la  vie  ordinaire,  selon  les  règles  de  la  paix.  Nous  ne  combattions  pas 
pour  conquérir,  mais  pour  pacifier.  Nous  combattions  pour  la  religion 
et  pour  les  pouvoirs  du  pays  ;  nous  étions  policiers  et  non  guerriers  ; 
alliés  de  tous  les  pacifiques  contre  tous  les  violents.  Cette  idée,  seule 
avouée  et  seule  avouable,  dominait  toutes  les  démarches  de  la  guerre  ; 
et  cela  n'était  pas  sans  importance.  Nous  allions  à  une  conquête,  oui  ; 
mais  malgré  nous,  et  réellement  sans  enthousiasme  et  sans  fureur 
guerrière  dans  le  pays.  La  conclusion  le  fait  bien  voir  ;  c'est  un  pro- 
tectorat que  nous  tenons.  Et  qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ?  que  nous 
voulions  au  Maroc  non  pas  un  pouvoir  pour  nous,  mais  l'ordre  et  la 
sécurité  pour  tout  le  monde.  C'est  ainsi  que  nous  avons  acquis  un 
droit  et  qu'il  a  paru  injuste  qu'on  veuille  ensuite  nous  le  vendre.  Cette 
conquête  était  inévitable  ;  et  c'est  en  ce  sens  seulement  et  sous  cette 
idée  seulement  qu'elle  a  été  faite.  Ce  que  nous  faisions  là  ne  pouvait 
pas  ne  pas  être  fait. 

On  n'en  peut  dire  autant  de  ce  que  fait  l'Italie.  Selon  la  force  des 
choses,  elle  devait  protéger  ses  nationaux,  seconder  la  police  du  pays, 
fortifier  en  ce  sens  le  pouvoir  turc,  et,  en  compensation  le  surveiller 
et  le  redresser  au  besoin  ;  étendre  la  paix  de  proche  en  proche  et  aussi 
loin  qu'il  serait  nécessaire  ;  acquérir  ainsi  des  droits  réels  par  des 
services  réels,  et  tout  en  respectant  autant  que  possible  les  pouvoirs 
établis.  C'était  la  sagesse  même,  et  aussi  le  parti  le  plus  habile  ;  car 
on  avait  alors  avec  soi  le  plus  régulier  des  forces  turques.  Mais  il  est 
clair  que  l'Italie  a  voulu  la  vraie  guerre,  la  grande  guerre,  non  pas 
pour  l'ordre,  mais  pour  la  souveraineté  ;  et  tout  naïvement.  Cette 
barbarie  de  luxe  fera  une  tache  dans  l'histoire  de  ce  siècle. 


198 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CXLVI 


De  nouveau  on  parle  de  la  guerre,  comme  si  c'était  pour  demain. 
Eh  bien  il  faut  en  parler  et  y  penser,  de  façon  à  couper  court,  par  un 
mouvement  d'opmion,  aux  manœuvres  des  diplomates. 

Disons  d'abord  qu'il  y  a  une  très  mauvaise  manière  d'être  pacifiste, 
par  crainte  des  coups  ou  par  attachement  aux  petites  hab:iudes.  hlle 
est  très  mauvaise  parce  qu'il  ne  faut  jamais  laisser  croire  qu'on  recevra 
les  coups  sans  les  rendre,  même  si  c'était  vrai.  Elle  est  très  mauvaise 
parce  que  ce  n'est  pas  vrai  ;  tout  homme  est  guerrier.  Les  héros  qui 
ont  fait  les  grandes  guerres,  on  ne  les  choisissait  point  ;  c'étaient  des 
hommes  com.me  vous  et  moi  ;  il  ne  faut  même  point  dire  que,  par 
l'entraînement,  ils  redevinrent  sauvages  ;  ce  n'est  pas  vrai  non  plus  ; 
les  brutes  étaient  des  brutes  après  comime  avant  ;  le  philosophe  restait 
philosophe  après  comme  avant,  comme  on  voit  par  Socrate,  Marc- 
Aurèîe,  Vauvenargues,  et  bien  d'autres.  Et  cette  dernière  espèce 
n'est  sans  doute  pas  la  m.oins  obstinée  à  se  défendre  jusqu'au  dernier 
soufHe,  plutôt  que  de  consacrer  par  une  paix  honteuse,  le  triomphe 
des  brutes.  Ainsi  chacun  a  ses  motifs  pour  faire  la  guerre,  mais  tous 
la  font  ;  excepté  ceux  qui  sont  décidément  trop  peureux  ;  mais  il  n  y 
en  a  guère,  et  personne  ne  les  estime. 

Je  ne  parle  pas  des  têtes  chaudes  qui  se  feraient  hacher  plutôt  que 
de  faire  la  guerre  ;  ceux-là  sont  les  plus  guerriers  de  tous  ;  ils  ne  cnoi- 
siraient  pas  entre  la  guerre  et  la  paix,  mais  entre  une  guerre  et  une 
autre  guerre. 

Et  la  guerre  plaît,  mais  oui  ;  sans  cela  on  n'aurait  jamais  vu  de 
guerre.  La  guerre  plaît  par  l'agitation,  par  la  variété  des  actes,  par 
l'insouciance  où  l'on  tombe  bien  vite,  par  l'endurcissement  à  tous 
maux  qui  vient  de  ce  que  personne  ne  songe  à  plaindre  le  voisin, 
par  la  déroute  enfin  des  petites  passions  et  des  petits  soucis  qui  empoi- 
sonnent la  vie  ;  car  il  faut  bien  se  dire  que  le  travail  forcé  pèse  aure- 
ment  sur  la  plupart  des  hommes,  sans  qu'ils  soient  jamais  avec  cela 
assurés  de  l'avenir,  ni  même  protégés  contre  les  coups.  Et  puis  il  y  a 
l'âge  irrévocable,  la  mort  au  bout,  et  dans  le  vrai  toujours  imminente  ; 
les  petites  maladies  que  l'im.agination  grossit  bientôt,  dès  qu  elle  a 

199 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

du  temps  de  reste.  Enfin  une  torpeur  de  la  volonté  ;  car  peu  de  gens 
ont  à  inventer  ;  presque  tous  travaillent  comme  des  machines.  Au 
lieu  que  la  guerre  réveille  un  génie  inventeur  en  chaque  homme,  sans 
compter  des  ambitions  sans  bornes,  et  tout  de  suite  un  peu  de  gloire, 
et  l'oubli  de  la  mort,  que  l'habitude  donne  bientôt.  De  là,  une  vie  plus 
contemplative  qu'on  ne  croit,  par  la  nécessité  d'observer  et  d'inventer 
à  toute  minute. 

Oui,  mais  enfin  la  guerre  c'est  l'injustice,  autour  de  soi,  et  en  soi- 
même  ;  toute  la  sagesse  humaine  à  vau  l'eau  ;  tout  un  progrès  à  refaire  ; 
un  mauvais  mépris  pour  les  faibles  ;  et,  par  le  massacre  des  plus  cou- 
rageux, inévitablement  la  puissance  des  diplomates,  des  banquiers, 
des  matamores.  Pèse  bien  cela,  joyeux  soldat. 


CXLVII 


Je  lisais  ces  jours-ci  le  «  Lucien  Leuwern  »,  de  Stendhal.  Cet  auteur 
est  remarquable  en  ceci  qu'après  une  vie  active  au  service  de  Napo- 
léon F^,  il  s'élève  au-dessus  de  la  gloire  militaire,  et  préfère  toujours 
la  justice  et  la  liberté.  En  quoi  il  est,  pour  nous  autres,  le  type  d'un 
esprit  complet,  parce  qu'il  ne  s'est  pas  arrêté  dans  son  développement 
au  moment  de  la  Force,  mais  qu'il  en  a  tiré  au  contraire  de  quoi 
s'élever  au-dessus.  Et  c'est  bien  la  marche  du  peuple  Français  pris  en 
gros,  assez  militaire,  assez  affirmativement  militaire  pour  être  main- 
tenant plus  que  militaire,  juste. 

Remarquons  bien  comme  cet  état  de  paix  armée  est  nouveau  sur  la 
planète.  Il  y  a  un  peu  plus  d'un  siècle,  l'idée  de  tout  un  peuple  en 
armes  n'était  même  pas  concevable.  Laboureurs,  artisans,  commer- 
çants, banquiers  subissaient  la  guerre  et  la  paix,  sans  y  participer 
réellement,  sans  faire  l'une  ni  l'autre. 

Par  un  côté  on  peut  dire  qu'ils  n'avaient  jamais  une  paix  assurée, 
simplement  parce  qu'ils  ne  s'affirmaient  point  par  la  force  ;  et  qu'ainsi, 
par  une  civilisation  trop  douce,  ils  manquaient  la  civilisation  vraie. 
Ces  temps,  qui  ne  sont  pas  si  loin  de  nous,  sont  comme  coupés  en 
deux.  Les  mœurs  sont  douces  en  un  sens,  et  la  culture  est  assez  avancée. 
Mais  les  forces  de  guerre  sont  comme  rejetées  en  elles-mêmes.  Des 
armées  de  métier  assurent  la  défense  extérieure,  non  sans  prises  de 

200 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

villes,  pillages,  viols  et  autres  jeux  de  pure  force.  Les  juges  assurenfe 
la  défense  intérieure,  par  des  moyens  non  moins  barbares,  comme  la 
torture  pour  punir,  et,  horreur  des  horreurs,  la  torture  pour  obtenir 
l'aveu.  Cette  contradiction  devait  être  surmontée.  Et  la  Révolution 
marque  ce  grand  fait  qui  est  un  grand  jugement,  la  Justice  reprenant 
l'épée. 

Mais,  d  un  autre  côté,  on  peut  bien  dire  aussi  que  la  vertu,  en  ce 
temps-là,  manquait  de  force.  Voyez  d'Holbach,  Diderot,  Voltaire  et 
tant  d'autres  ;  leur  vertu  n'est  que  prudence  et  art  de  vivre  vieux  ; 
par  quoi  ils  étaient,  peut-on  dire,  au-dessous  de  la  paix.  Et,  comme 
les  forces  de  guerre,  soldats  ou  juges,  retombaient  à  la  barbarie  en 
colère,  nos  sages,  de  leur  côté,  retombaient  à  la  barbarie  en  liesse. 
C'étaient  deux  égoïsmes  face  à  face. 

La  grande  Prise  d'Armes  devait  discipliner  ces  deux  anarchies. 
Considérez  la  Terreur  ;  c'est  une  manière  héroïque  de  punir,  qui 
retombe  presque  aussitôt  sur  le  juge.  Et  la  guerre  nationale  est  pour 
chacun  une  manière  héroïque  de  revendiquer,  qui  sacrifie  absolument 
l'individu.  En  passant  par  ces  épreuves  redoutables,  l'homme  devait 
ou  bien  s'élever  à  l'idée  d'une  justice  plus  précieuse  que  la  vie  même, 
mouvement  que  l'empereur  reconnut,  et  dont  il  se  servit,  peut-être 
en  y  participant  lui-même  plus  qu'on  ne  croit  ;  ou  bien  alors,  il  fallait 
prendre  la  guerre  comme  un  art  de  conquérir  pour  soi,  ce  qui,  par  la 
réflexion  de  l'âge  mûr,  conduisait  à  la  prudence,  à  l'avance,  à  la  cour- 
tisanerie  ;  mouvement  dont  l'empereur  éprouva  aussi  les  effets,  lors- 
qu'il fut  trahi  par  quelques-uns  de  ses  maréchaux.  Bref,  la  guerre 
moderne  est  un  passage  ;  on  n'y  peut  rester.  Il  faut  qu'on  la  dépasse, 
par  ce  sentiment  du  devoir  sans  condition  qui  seul  la  rend  possible  ; 
ou  bien  il  faut  que  l'on  retombe  au-dessous,  par  les  forces  brutales, 
cyniques,  sans  foi  m  loi,  qu'elle  enferme  aussi.  C'est  pourquoi  toute 
armée  est  tirée  maintenant  en  deux  sens,  injustement  maudite,  injus- 
tement louée. 


CXLVIII 


J'admire  l'épopée  Napoléonienne,  J'ai  souvent  lutté  contre  ce  sen- 
timent si  naturel  et  si  fort,  parce  que  je  n'arrivais  pas  à  démêler  dans 
ces  aventures  ce  qui  est  admirable  et  ce  qui  ne  l'est  point.  Mais  avec 


201 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

de  la  patience  et  de  la  bonne  foi,  on  arrive  à  mettre  tout  en  ordre,  les 
vrais  dieux  en  bonne  place  et  les  faux  dieux  par  terre. 

Jeunes  et  vieux,  conscrits  et  grognards,  ils  eurent  ce  beau  trait 
d'offrir  tout  sans  rien  demander  jamais.  C'est  à  peine  si,  dans  cette 
belle  histoire,  ils  eurent  un  peu  d'ambition  ou  d'avidité  au  commen- 
cement ;  mais  bientôt  la  pratique  de  la  guerre  eut  nettoyé  leurs  petites 
passions  ;  ils  prirent  le  parti  de  marcher  quand  il  fallait,  et  de  se 
battre  quand  il  fallait,  assez  contents  d'être  au-dessus  des  misères, 
et  véritablement  empereurs  par  là.  Car  plus  l'homme  est  maître  de 
lui,  plus  il  est  content  ;  et  les  stoïciens  disaient  bien  que  le  sage  est 
l'égal  des  dieux.  Ni  humbles  ni  timides  ;  obéissant  par  volonté  ;  il 
n'y  a  point  de  guerre  sans  cela.  On  n'a  pas  assez  vu  qu'alors  que  les 
magistrats  et  les  riches  étaient  mis  en  servitude,  le  soldat  était  réelle- 
ment citoyen  et  traité  comme  tel,  absolument  selon  son  mérite. 
L'arm.ée  resta  jacobine.  «  Napoléon,  père  du  peuple  et  du  soldat  », 
comme  dit  le  vieux  de  la  vieille  dans  Balzac.  On  adorait  l'homme  qui 
faisait  trembler  les  ministres,  les  avocats  et  les  aristocrates,  mais  qui 
resta  toujours  un  ami  pour  le  grenadier.  Ainsi  la  Révolution  perdit 
bientôt  son  caractère  à  l'intérieur  ;  mais  elle  le  garda  aux  armées.  La 
charge  de  colonel  ne  s'achetait  plus  ;  il  fallait  la  gagner.  Et  ce  pouvoir 
donnait,  avec  les  risques  comm/uns  à  tous,  seulement  des  devoirs 
nouveaux.  République  d'un  m.oment,  que  nos  monarchistes,  nos  aris- 
tocrates, nos  riches  n'aimeront  jamais  réellement.  Au  rebours  l'Empire, 
cet  empire-là,  sera  toujours  populaire  chez  nous  ;  et  la  monarchie  ne 
le  sera  jamais. 

Napoléon  lui-même  est  moins  beau  que  son  armée.  Pourquoi  ? 
Parce  qu'il  sut  trop  faire  servir  la  vertu  des  autres  à  sa  propre  gloire. 
J  aime  m.ieux  les  fidèles  que  le  Dieu,  dans  toute  religion.  Mais  quand 
le  Dieu  est  un  homme  vivant,  alors  il  est  inévitable  que  ce  dangereux 
métier  le  corrompe.  On  peut  penser,  selon  un  mot  célèbre,  qu'il  y 
eut  trop  de  comédien  en  lui.  Sans  doute  sa  simplicité  aux  camps  était 
jouée  ;  les  splendeurs  du  sacre  le  font  voir.  S'il  avait  gardé  toujours  la 
redingote  grise  et  la  vertu  d'un  Cromwell,  c'était  alors  le  Grand  Jacobin, 
le  peuple  fait  homme.  Au  reste  ses  malheurs  firent  oublier  ses  fautes, 
comme  il  arrive.  Et  ceux  qui  veulent  méconnaître  la  parenté  étroite 
et  1  alliance  naturelle  entre  l'esprit  égalitaire  et  le  bonapartisme,  contre 
1  esprit  monarchiste  et  clérical,  sont  incapables  de  comprendre  notre 
histoire. 

Ce  peuple  est  toujours  le  même.  L'esprit  militaire  n'est  pas  sépa- 

202 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

rable,  à  ses  yeux,  de  l'amour  de  l'égalité  et  de  la  haine  du  despotisme. 
Or,  qu'est-ce  que  le  Militarisme  à  bien  regarder  ?  Ce  n'est  pas  du 
tout  l'élan  militaire  pour  la  justice  et  la  liberté.  C'est  une  politique 
louche  d'hommes  d'affaires,  d'aristocrates,  d'académiciens,  qui  exploite 
ou  essaie  d  exploiter,  en  temps  de  paix  les  vertus  militaires,  afin 
d'établir  la  tyrannie  et  de  faire  durer  l'injustice.  Mais,  contre  cet 
effort,  qui  s  exerce  toujours,  nous  m^aintenons  les  idées  selon  leur  ordre  ; 
et  nous  disons  :  «  l'égalité  d'abord  ;  la  justice  d'abord  ;  la  souveraineté 
du  peuple  d'abord  ;  et  la  guerre,  s'il  le  faut,  pour  défendre  tout  cela. 
Mais  jamais  à  aucun  prix  une  paix  armée  qui  supprimerait  tout  cela.  '> 


CXLIX 


Il  est  inévitable  que  le  triom^phe  de  l'esprit  militaire  amène  la  déca- 
dence de  l'esprit  militaire.  Supposons  une  suite  de  victoires  et  des 
triomphes  Napoléoniens.  Le  premier  effet,  le  plus  sensible,  est  évi- 
demment que  les  héros  de  tout  grade  sont  massacrés  ou  éclopés. 
Mais  il  se  produit  d'autres  effets  moins  sensibles,  et  tout  aussi 
nécessaires,  dans  l'esprit  public,  par  le  changement  politique  qui  suit 
les  victoires.  Car  il  s'établît,  souvent  dans  l'Etat  victorieux,  toujours 
dans  l'armée  victorieuse,  un  despotisme  profond,  chez  les  chefs  et 
chez  les  subordonnés.  Dans  son  «  Coriolan  )\  Shakespeare  a  dessiné 
comme  en  traits  de  sang  et  de  feu  cette  ivresse  militaire,  qui,  par  l'ido- 
lâtrie pour  un  genre  de  courage,  déshonore  les  autres  vertus,  il  faut 
lire  aussi  dans  Balzac,  les  portraits  de  deux  officiers  en  demi-solde, 
Philippe  Bridau  et  Maxence  Gilet,  et  suivre  dans  leur  orgueil, 
dans  leur  paresse,  dans  leur  mépris  des  lois,  les  effets  d'une 
violence  presque  sans  frein  qui  a  passé  d'abord, par  les  nécessités 
de  la  guerre,  pour  la  plus  haute  des  vertus.  ComCjien  de  fois 
n'a-t-on  pas  remarqué  qu'un  vrai  courage  de  sabreur  se  rencontre 
très  bien  chez  un  joueur,  chez  un  buveur,  chez  un  débauché  ?  Celui 
qui  risque  sa  vie  peut  se  permettre  bien  des  choses  ;  on  les  lui  pardonne, 
par  un  préjugé  naturel  ;  et,  comme  la  lâcheté  est  méprisée,  et  à  juste 
titre,  amsi,  sans  plus  d'examen,  on  estime  un  homme  évidemment 
courageux.  De  là  vient  la  coutume  du  duel,  et  cette  idée  encore  aujour- 

203 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

d'hui  populaire,  que  le  sang  lave  les  offenses  et  rend  l'honneur  à 
celui  qui  est  soupçonné. 

On  peut  étudier  dans  La  Cousine  Bette  de  Balzac,  encore  d'autres 
nuances,  et  d'autres  effets  d'une  longue  période  de  guerres  triom- 
phales. On  y  voit,  à  côté  du  vieux  maréchal  Hulot,  figure  de  héros 
irréprochable,  le  baron  Hulot  son  frère,  qui  fut  intendant  aux  armées, 
et  qui,  par  l'habitude  qu'il  a  de  la  vie  simplifiée  et  non  chargée  de 
scrupules  que  l'on  mène  aux  armées,  en  arrive  à  suivre  ses  passions  en 
aveugle,  et  jusqu'au  vol.  Je  renvoie  à  Balzac,  qui  est  ici  historien  des 
mœurs,  parce  que  ceux  qui  écrivent  i  histoire  politique  ne  vont  point 
communément  jusqu'à  ces  causes-là  ni  jusqu'à  ces  effets-là,  qui  sont 
pourtant  de  première  importance.  Il  y  a  un  culte  de  la  force,  une 
liberté  des  passions,  un  mépris  des  lois,  qui  sont  les  effets  naturels 
d'une  suite  de  guerres  heureuses.  De  là  orgueil  et  mépris  en  haut, 
insouciance  en  bas.  Nos  casernes  ont  gardé  longtemps  quelque  chose 
de  ce  scepticism.e  d'institution,  qui  fait  que  l'on  se  moque  des  petits 
devoirs.  Et  si  nous  en  sommes  guéris,  c'est  à  la  paix  que  nous  le 
devons,  et  à  l'esprit  sérieux  des  citoyens,  formé  par  la  pratique  de  la 
liberté.  Il  faut  écrire  ces  c'hoses,  car  il  ne  manque  pas  d'homm.es  qui 
passent  pour  éminents,  et  qui  disent,  com.me  un  heu  commun,  que 
cecte  longue  paix  et  cette  Répu'tlique  ont  corrompu  les  citoyens. 
Mais  ce  n'est  point  vrai.  La  nécessité  est  au  contraire  que  les  victoires 
conduisent  au  despotisme  et  à  la  corruption,  au  lieu  que  la  paix  et  la 
pratique  du  droit  préparent  les  vertus  militaires.  Pour  conclure  je 
suis  assuré  que  la  France  est  en  état  de  ne  craindre  personne.  Et  c'est 
pourquoi  je  ne  vois  pas  la  nécessité  de  déclamer,  de  s'échauffer  comme 
on  le  fait,  et  de  pousser  ce  peuple  aux  convulsions.  Ce  sont  les  petits 
roquets  qui  aboient  pour  se  donner  du  courage. 


CL 


Peut-on  compter  sur  un  mouvement  de  honte  et  de  remords,  après 
ces  beaux  massacres,  chez  ceux  qui  en  ont  décrété  le  commencement 
d'un  trait  de  plume  ?  Je  ne  sais.  Mais  il  est  hors  de  doute  que  le 
meilleur  sang  Bulgare,  Serbe,  Hellène,  Monténégrin,  engraisse  main- 
tenant la  terre  ;  et  c'étaient  les  plus  jeunes,  les  plus  forts,  les  plus 


204 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

résolus,  les  plus  dévoués  ;  les  moissons  ne  paieront  pas  l'engrais. 
Mais  pouvait-on  agir  autrement  ?  Oui,  on  peut  toujours  attendre 
l'attaque,  et  laisser  à  d'autres  la  responsabilité  effrayante.  Il  n'y  a 
plus  en  Europe  de  peuple  bandit.  En  1870,  n'oublions  pas  que  tout 
l'art  diplomatique  de  Bismarck  s'est  employé  à  nous  faire  déclarer 
follement  la  guerre  ;  en  vérité  cet  exemple  suffirait  pour  qu'un  homme 
d'Etat  digne  de  sa  fonction  se  jure  à  lui-même  d'attendre  que  les 
canons  étrangers  annoncent  la  guerre  pour  s'y  résigner. 

Mais  ici  se  fait  voir  une  espèce  de  duplicité  trop  commune  chez  les 
gouvernants.  «  C'est  le  peuple  lui-même,  disent-ils,  qui  veut  la  guerre  '. 
Outre  que  ce  peuple  qui  veut  la  guerre  se  réduit  sans  doute  à  une 
troupe  de  citoyens  inoccupés  et  à  quelques  journalistes  qui  jouent 
avec  le  feu,  il  faut  dire  aussi  que  l'esprit  guerrier  est  trop  compîai- 
samment  loué,  honoré,  échauffé,  dans  les  temps  de  paix,  par  des  décla- 
mations trop  faciles.  Quand  j  étais  lycéen,  j'ai  entendu  des  discours 
patriotiques  dont  l'effet  était  prodigieux  ;  comment  en  aurait-il  été 
autrement  ?  Un  sentiment  contagieux,  l'évocation  du  plus  haut  cou- 
rage, l'attrait  d'une  action  hasardeuse,  la  certitude  aussi  d'être  approuvé, 
tout  cela  développe  aisément  jusqu'au  sublime  les  transports  de  l'ora- 
teur et  d'un  auditoire  de  jeunes  garçons.  Je  lisais  hier  dans  les  journaux 
qu'un  professeur  d'urologie,  en  terminant  sa  leçon  inaugurale,  avait 
offert  martiaiement  à  la  Patrie  sa  jeune  gloire  et  ses  travaux.  L'applau- 
dissement ne  pouvait  pas  manquer.  Mais  est-ce  digne  d'un  homme  de 
forcer  ainsi  l'approbation,  quand  tout,  dans  sa  noble  fonction,  invite 
au  contraire  à  célébrer  les  victoires  sur  la  nature  inhumaine,  et  les 
arts  de  la  paix  ? 

Quand  j'étais  étudiant,  j'allai  entendre  un  professeur  illustre,  qui 
avait  pris  pour  sujet  de  ses  leçons  la  philosophie  de  Kant.  J  avoue  que 
je  fus  étonné  de  l'entendre,  pour  commencer,  s'excuser  de  venir  parler 
à  des  Français  d'un  philosophe  allemand.  Cela  fut  fait  avec  un  art 
discret  ;  il  y  eut  une  allusion  à  nos  défaites  et  à  nos  justes  espérances  ; 
et  naturellement  il  fut  affirmé,  pour  finir  là-dessus,  que  les  hautes 
études  philosophiques  et  morales  ne  connaissaient  point  de  frontières. 
La  voix,  quoique  voilée,  ne  manquait  ni  d'émotion  m  de  mouvement  ; 
ce  fut  un  grand  succès  ;  mais  je  sentis,  pour  ma  part,  un  mouvement 
de  vif  mépris  que  ce  souvenir  éveille  encore.  Cette  précaution  était 
parfaitement  mutile  ;  c'était  la  dixième  ou  la  vingtième  fois  que  l'on 
parlait  de  Kant  en  Sorbonne  depuis  la  guerre.  Et  cet  art  d'exciter  et 
de  flatter  hors  de  propos  un  sentiment  de  fureur  guerrière,  en  se  don- 

205 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

nant  l'air  de  l'apaiser,  était  bien  dans  la  tradition  des  Politiques.  Que 
d'orateurs,  sans  doute,  en  Bulgarie  ou  en  Serbie,  portent  ainsi  des 
meurtres  sur  la  conscience,  et  sans  en  avoir  le  plus  petit  soupçon  ! 
Plaire  et  être  acclamé,  n'est-ce  pas  le  beau,  le  noble,  le  raisonnable, 
pour  un  rhéteur  ?  Et  l'Académie  Française  n'a-t-elle  pas  élu,  le  même 
jour,  par  acclamation,  un  général  commandant  devant  l'ennemi,  et 
ce  rhéteur  justement  dont  je  parlais  ? 


CLÎ 


Le  courage  nourrit  les  guerres,  mais  c'est  la  peur  qui  les  fait  naître. 
Celui  qui  se  fait  redoutable  n'attaque  point  tant  qu'il  ne  veut  point  ; 
celui  qui  a  peur,  s'il  ne  peut  s'enfuir,  attaque  avant  de  l'avoir  voulu  ; 
son  attaque  est  une  espèce  de  fuite  vers  l'ennemi.  De  même  en  poli- 
tique. L  amour  de  la  paix  est  gros  de  dangers,  tant  qu'il  n'est  que  la 
peur  de  la  guerre.  Je  pense  malgré  moi  aux  deux  poltrons  qui  se 
battirent,^  une  nuit,  sur  le  pont  d'Asnières,  simplement  parce  que 
chacun  d'eux  avait  peur  de  l'autre. 

Quand  la  pratique  des  armes  sera  le  plus  noble  des^  jeux,  quand 
nous  serons  en  familiarité  avec  l'idée  de  la  guerre,  alors  nous  saurons 
être  courageux  sans  cesser  d'être  raisonnables,  et  l'on  entendra  de 
nobles  paroles.  Alors  nos  députés,  au  lieu  de  se  laisser  emporter  par 
un  frisson  dans  lequel  il  y  a  de  tout,  et  de  la  peur  aussi,  feront  sur  la 
paix  et  îa  guerre  des  discours  vraiment  Spartiates.  Alors,  peut-être, 
les  Chambres  adopteront  à  mains  levées,  sans  cris,  sans  tumulte, 
dans  un  silence  imposant,  quelque  motion  dans  le  genre  de  celle- 
ci. 

<'  La  Chambre  française  à  tous  les  peuples  de  la  terre,  salut  et  fra- 
ternité. Au  nom  du  Peuple  français,  nous  déclarons  que  les  citoyens 
armés  ne  sont  armés  que  pour  la  défense  de  l'ordre  public,  des  per- 
sonnes et  des  biens.  Nous  repoussons  cette  idée  que  la  violence  collec- 
tive puisse  jamais  être  considérée  comme  un  moyen  de  décider  du 
droit.  Nous  renonçons  donc  à  faire  la  guerre.  Et  si  jamais  d'imprudents 
aventuriers  osaient  chez  nous  dévaster  les  biens  et  attaquer  les  per- 
sonnes, nous  faisons  savoir  à  tous  que,  lorsqu'ils  eront  châtiés,  ils 
le  seront  comme  bandits  et  assassins,  non  comme  étrangers.  Si  donc 

206 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

nos  voisins,  rendus  aveugles  par  la  contagion  des  passions,  franchis- 
saient en  armes  nos  frontières,  qu'ils  le  sachent  bien,  nous  n  irons  pas, 
par  une  défense  précipitée,  imiter  à  notre  tour  leurs  passions  et  nous 
rendre  fous  pour  nous  défendre  contre  leur  folie.  Non.  Nous  écrivons 
dans  nos  lois,  à  partir  de  ce  jour,  que  nul  n'a  le  droit  en  France  de 
répondre  à  un  acte  de  guerre  par  un  acte  de  guerre  avant  qu'il  se  soit 
écoulé  un  délai  de  huit  jours.  La  France  se  sait  assez  forte  pour  laisser 
à  l'ennemi,  quel  qu'il  soit,  cet  avantage.  >'  C'est  en  ces  termes,  ou  à 
peu  près,  que  la  Paix  serait  déclarée  au  monde.  Quelques  politiques 
riraient  de  nous  ;  mais  les  peuples  comprendraient. 


CLII 


Que  la  formation  militaire  soit  belle  par  elle-m.ême,  et  que  1  armée 
doive  être  mise  par  l'admiration  commune  bien  au-dessus  de  tous 
les  partis  et  de  toute  la  politique,  c'est  vrai,  absolument  vrai.  L  exercice 
militaire  consiste  proprement  dans  un  effort  méthodique  de  la  volonté 
contre  les  forces  animales.  D'autres  apprentissages  visent  une  fin 
extérieure  ;  par  exemple  ferrer  un  cheval  ou  régler  un  moteur,  ou 
faire  une  voûte  en  ciment  ;  mais  l'apprentissage  militaire  n  a  d  autre 
fin  que  de  mettre  un  homme  ou  une  troupe  d'hommes  en  pleine 
possession  de  toutes  ses  forces.  Cela  suppose  une  gymnastique  indi- 
viduelle, par  laquelle  les  muscles  sont  disciplinés,  pour  la  marche, 
la  course,  le  saut  ;  cela  suppose  aussi  une  gymnastique  collective,  qui 
lie  tous  les  mouvements  des  hommes  les  uns  aux  autres  de  manière 
à  assurer  la  coopération  prompte  et  efficace.  Et  cette  éducation  est 
par  elle-m.ême  atjsolument  bonne,  car  elle  tend  à  guérir  tout  ho.mme 
de  la  maladresse,  de  la  gaucherie,  de  l'hésitation,  de  la  peur;  et  li 
n'est  pas  d'homme  qui  ne  veuille  être  courageux,  fort,  souple,  adroit, 
maître  de  ses  forces  pour  tout  dire. 

Quel  emploi  fera-t-on  de  ces  forces  organisées  et  disciplinées  ? 
D'après  sa  mission,  le  militaire  n'a  pas  à  s'en  occuper.  Il  est  prêt  pour 
toute  action  concertée,  pour  toute  défense,  pour  tout  secours.  Le 
pouvoir  civil  en  décidera.  La  force  militaire  est  apte  à  éteindre  le  feu, 
à  sauver  des  inondés,  à  contenir  la  foule,  à  faire  cesser  les  rixes,  a 
réprimer  tout  brigandage.  Mais  ce  qui  la  caractérise,  ce  n  est  pas 

207 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

cette  utilité  accessoire  ;  c'est  une  utilité  immédiate.  Elle  forme  l'indi- 
vidu par  l'action  ;  on  fera  dix  kilomètres,  puis  vingt,  puis  trente,  en 
accélérant  l'allure,  en  augmentant  la  charge.  C'est  une  école  de  volonté. 
Car  beaucoup  savent  bien  choisir  et  préférer,  mais  non  pas  exécuter  ; 
aussi  un  homme  qui  pense  bien  n'est  encore  que  la  moitié  d'un  homme. 
Et  d'autre  part  les  métiers  enferment  l'homme  dans  une  même  action 
répétée.  Il  faut  donc  former  la  liberté  réelle,  c'est-à-dire  l'aptitude 
à  faire  toute  action  malgré  les  obstacles  ;  et  si  celui  qui  veut  s'exercer 
se  donne  d  abord  des  ordres  à  lui-même,  il  accorde  trop  à  la  paresse 
et  à  la  peur.  Voilà  comment  la  discipline  délivre  l'homme,  bien  loin 
de  1  asservir.  Et  voilà  pourquoi  un  régiment  sous  les  armes  est  une 
belle  chose,  et  peut-être  la  plus  belle  chose.  Tous  en  conviendraient 
SI  l'action  militaire  était  seulement  ce  qu'elle  doit  être,  sans  aucune 
prédication,  sans  aucun  fanatisme,  sans  aucune  tyrannie  d'opinion. 
Sans  phrases  enfin. 


CLIII 


Le  colonel  parlait  de  la  nouvelle  armée.  Bien  loin  de  sonner  l'alarme, 
tout  au  contraire  il  se  plaisait  à  comparer  le  présent  au  passé,  et  le 
brisquard  d'autrefois  au  soldat  citoyen  d'aujourd'hui.  '<  C'est  une 
erreur,  disait-il,  de  croire  qu'un  bon  soldat  est  nécessairement  une 
tête  chaude,  qui  supporte  impatiemment  les  travaux  de  la  paix  et 
les  lois  civiles.  Cela  fut  vrai  au  temps  où  l'armée  était  un  moyen  de 
gouvernement.  Alors  on  voulait  des  soldats  à  tout  faire.  Il  y  eut  des 
héros  dans  ce  genre-là  ;  c'étaient  des  hommes  simples,  qui  n'avaient 
d'autre  famille  que  le  régiment.  Ils  se  battaient  bien  ;  mais,  dans  les 
marches  et  les  cantonnements  c'étaient  des  diables  à  tenir.  J'aime 
mieux  mon  paysan  rose  comme  une  fille,  qui  a  une  bonne  amie  au 
village,  et  qui  traîne  dans  les  rues  de  cinq  à  sept.  Celui-là  ne  songe 
point  à  couper  les  oreilles  aux  civils  ;  il  compte  les  jours  ;  il  craint  la 
guerre  ;  mais  il  aime  tellement  l'ordre,  la  discipline  et  la  paix  qu'il 
tiendra  bon  autour  de  l'officier,  et  enfin  se  mettra  dans  une  belle  colère 
juste  au  moment  où  les  soldats  de  métier  jugeraient  la  partie  perdue. 
Nous  n  avons  encore  jamais  fait  la  guerre  avec  des  soldats  comme 
ceux-là,  j  entends  instruits  et  exercés  comme  sont  mes  pioupious. 
Mais  je  les  connais  bien  ;  j'ai  l'impression  qu'ils  ne  seront  jamais 

208 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

vaincus.  Car  ils  ne  feraient  pas  la  guerre  comme  un  jeu,  où  tantôt 
l'on  gagne,  tantôt  l'on  perd.  Ils  se  battraient  pour  leurs  libertés  civiles, 
pour  le  droit  de  penser,  pour  le  droit  de  voter  ;  ils  perdraient  leur 
dignité  d'hommes  en  perdant  la  partie.  Quand  on  a  des  idées  comme 
celles-là,  on  ne  désire  point  la  guerre,  mais  on  ne  se  rend  jamais.  » 

<;  Mais  alors,  lui  dis-je,  croyez -vous  qu'il  soit  bien  nécessaire,  quand 
ils  ont  manœuvré  comme  il  faut,  de  les  tenir  dans  un  dortoir,  comme 
des  collégiens,  ou  de  les  lâcher  pour  quelques  heures  dans  une  ville 
où  ils  n'ont  ni  parents  ni  amis  ?  S'ils  étaient  mariés,  s'ils  couchaient 
chez  eux,  s'ils  pouvaient  quelques  heures  tous  les  jours  se  retrouver 
à  leur  établi,  ou  à  leur  comptoir,  ou  à  leur  champ,  ou  à  leur  jardin, 
s'ils  jouissaient  chaque  jour  un  peu  de  ces  droits  pour  lesquels  ils  se 
battront  si  bien,  où  serait  le  mal  ?  » 

«  Je  ne  vois  point,  dit  le  colonel,  où  serait  le  mal.  Je  vois  qu'ils  ris- 
queraient moins  de  perdre  leur  santé  avec  les  filles.  Je  vois  que  la 
simple  consigne  aurait  plus  de  puissance  que  n'en  a  maintenant  la 
prison.  Je  vois  qu'ils  échapperaient  à  ces  heures  d'oisiveté  déprimante, 
à  ces  conversations  niaises,  à  ces  plaisanteries  de  caserne,  qui  traves- 
tissent et  rapetissent  les  plus  nobles  devoirs.  Un  militaire  ne  devrait 
point  être  militaire  hors  des  exercices,  des  marches  et  du  tir.  Ces 
temps  viendront  lorsque  tous  vos  socialistes,  qui  sont  pourtant  des 
idéalistes,  que  diable,  comprendront  que  le  droit  sans  baïonnettes  est 
un  scandale  pour  la  Raison.  » 


CLIV 


J'ai  voyagé  avec  cinq  jeunes  gens,  qui  retournaient  à  la  caserne. 
C'étaient  des  ouvriers  de  campagne,  roses  et  doux  comme  des  filles, 
îls  firent  un  bruit  extravagant,  saluant  d'abord  au  passage  tous  les 
gens  et  toutes  les  maisons,  puis  occupés  à  vider  des  litres,  chacun 
jouant  à  son  tour  de  la  trompette  à  glous-glous  ;  par  ce  mioyen  ils 
devinrent  plus  gais  à  mesure  qu'ils  avaient  plus  de  raisons  d'être 
tristes.  Et  ma  foi  je  les  approuvais  ;  ils  luttaient  contre  le  souvenir, 
centre  leur  nature  jeune,  contre  le  regret  et  le  désespoir  ;  et  il  faut  bien 
quelques  litres  de  vin  et  de  folles  acclamations  pour  se  donner  l'air 
de  mépriser  tout,  à  i'âge  qu'ils  avaient. 

209  14 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Cet  âge  est  le  plus  tendre  chez  les  garçons  ;  plus  jeunes  ils  ont  plus 
de  dureté  et  d'oubli.  Mais  quoi  ?  Ils  étaient  à  l'âge  d'aimer  et  de  rêver, 
et  de  ne  savoir  comment  dire,  pendant  que  les  filles  rient  et  chantent, 
déjà  commères  par  la  nature  depuis  leurs  jupes  de  douze  ans.  A  cet 
âge-là,  justement,  les  garçons  sont  farouches,  parce  qu'ils  ont  des 
cœurs  de  petites  filles.  C'est  alors  qu'on  les  jette  à  la  moquerie  des 
autres,  dans  une  ville  où  on  les  voit  s'ennuyer  par  deux  le  long  des 
rues  ;  c  est  alors  qu'ils  sont  éloignés  de  leur  outil,  de  leur  maman,  de 
leur  fiancée,  de  leur  village  fleuri.  Au  lieu  de  faire  des  enfants,  ils  se 
corrompent  et  se  pourrissent.  Et  c'est  la  vieille  méthode  du  sergent 
recruteur,  pour  faire  un  homme  de  guerre,  cynique,  impudent,  résigné, 
détaché  de  tout,  insouciant,  courageux,  et  galant  à  la  hussarde.  Qu'en 
pensent  nos  moralistes  ? 

Nos  moralistes  n'en  pensent  pas  si  long.  Ils  ont  à  réciter  une  liste  de 
devoirs  ;  qu'il  faut  aimer  et  servir  sa  patrie,  être  sobre,  être  fidèle  à 
sa  femme,  et  avoir  beaucoup  d'enfants  ;  mais  ils  ne  recherchent  pas 
si  le  devoir  militaire  n'est  pas,  dans  le  fait,  contraire  à  tous  les  autres. 
Ici  l'un  d'eux  m'arrête  et  me  dit  :  «  Il  faut  d'abord  vivre  ;  l'état  de 
l'Europe  est  un  fait  ;  il  nous  faut  une  armée  forte,  et  des  gaillards  un 
peu  dessalés  ;  cela  passe  avant  tout.  D'abord  soyons  forts,  et  vifs  à 
nous  défendre  ;  ensuite  nous  serons  vertueux,  si  nous  pouvons.  » 

A  quoi  je  réponds  que  toutes  les  vertus  se  tiennent,  et  que,  n'en 
déplaise  au  sergent  recruteur,  il  n'est  pas  bon  du  tout  de  se  nettoyer 
d'abord  des  vertus  adolescentes  lorsque  l'on  s'exerce  à  combattre 
pour  son  pays.  Tout  au  contraire  l'exercice  militaire  devrait  être  lié 
toujours,  dans  l'imagination,  avec  les  objets  les  plus  touchants,  le 
village,  la  chaumière,  les  amis,  les  parents  ;  ce  serait  comme  la  religion 
de  notre  temps,  ces  jeux  réglés,  ces  fêtes  miliciennes.  Ensuite  chacun 
porterait  au  combat  des  serments  inviolables,  l'honneur  et  les  tradi- 
tions d'un  hameau,  d'un  village,  d'un  canton  ;  il  y  aurait  une  rivalité 
magnifique  entre  Normands  et  Bretons,  entre  Gascons  et  Auvergnats  ; 
chaque  province  aurait  ses  drapeaux.  Armée  invincible  ;  famille  armée, 
commune  armée,  nation  armée.  Mais  qu'apprennent-ils  dans  les 
casernes  ?  A  se  moquer  de  tout,  à  faire  tout  mal,  à  passer  le  balai  au 
voisin.  Très  mauvaise  méthode,  pour  former  des  héros. 


210 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CLV 


C'est  le  temps  où  les  bûcherons  jouent  de  la  cognée,  dans  les  petits 
bois  à  flanc  de  coteau.  Partout  on  voit  des  piles  de  fagots,  et  des  troncs 
couchés  ;  et,  comme  les  feuilles  font  à  peine  un  petit  brouillard  vert, 
l'œil  rencontre  partout  des  branches  mutilées  et  des  arbres  manchots. 

Le  poète  me  dit  :  «  Ces  sauvages  ne  peuvent  pas  rester  en  repos. 
Cette  vallée  était  pourtant  bien  belle,  quand  elle  était  toute  vêtue  de 
feuilles  ;  les  bois  encadraient  les  champs  ;  c'était  une  harmonie  mer- 
veilleuse pour  l'œil.  Mais  ils  ne  voient  que  des  fagots  à  faire  ;  ils 
n'aiment  la  nature  que  comme  une  vache  nourrice  ;  ils  ne  savent  point 
ouvrir  les  yeux,  se  remplir  les  yeux,  aimer  la  nature  pour  elle-même 
et  comme  elle  est.  » 

«  Vous  non  plus,  vous  ne  le  savez  pas,  dis-je  au  poète.  Ces  paysans 
sont  de  la  nature  aussi  ;  leurs  besoins  et  leurs  actions  sont  naturels 
aussi  bien  que  la  pousse  des  feuilles.  Le  vent,  la  pluie,  la  neige,  le 
ruisseau  façonnent  les  bois,  tordent,  arrachent,  renversent  ;  le  bûcheron 
aussi.  Tous,  arbres  et  hommes,  sont  nés  de  la  même  terre.  C'est  vous, 
poète,  qui  êtes  ici  un  intrus  ;  c'est  vous  qui  avez,  envers  les  arbres, 
des  devoirs  de  politesse,  peut-être.  Mais  eux,  non.  Quand  un  arbre 
mort  tombe  sous  l'effort  du  vent,  il  écrase  les  jeunes  pousses  ;  c'est 
amsi  que  s'est  fait  ce  bois  qui  réjouit  vos  yeux.  Eh  bien  !  ces  coups  de 
cognée  sont  des  faits  de  nature  aussi.  » 

«  Sans  le  travail  de  l'homme,  que  serait  cette  joyeuse  vallée  ?  Quelque 
marécage,  couvert  de  fourrés  impénétrables.  C'est  le  travail  des 
hommes  qui,  sans  le  vouloir,  a  varié  les  couleurs  et  percé  des  fenêtres 
sur  l'horizon.  Ce  que  vous  appelez  beauté,  harmonie,  grâce,  est  dessiné 
par  la  charrue,  la  pioche  et  la  hache.  Le  ruisseau  qui  murmure  à  vos 
pieds,  l'homme  l'a  délivré  des  herbes  et  de  la  vase.  Ces  sentiers,  ces 
chemins  sont  tracés  par  les  hommes.  Vous  ne  méprisez  pas,  j'en  suis 
sûr,  ces  toits  sombres  et  cette  fumée  bleue.  ■> 

«  Ainsi  les  hommes  ont  orné  cette  vallée,  sans  seulement  y  penser, 
comme  une  paysanne  relève  ses  cheveux.  Laissez-les  donc  faire.  Ils 
parent  cette  vallée  pour  l'été,  comme  ils  ont  toujours  fait  ;  ils  trouvent 
l'harmonie  sans  la  chercher,  comme  cette  pluie  qui  tombe  et  sonne 

211 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

si  bien  sur  les  branches,  landis  que  vous,  poète,  si  vous  arrangiez 
ces  bois  comme  vous  arrangez  vos  cheveux  ou  vos  vers,  que  feriez- 
vous  ?  Quelque  jardin  anglais,  j'aime  ces  tas  de  fagots,  et  le  bruit  de 
la  cognée.  ' 

CLVI 


Un  homme  cultivé  ressemble  à  une  boîte  à  musique.  Il  a  deux  ou 
trois  petites  chansons  dans  le  ventre.  La  première  fois  qu'on  déjeune 
dans  la  compagnie  d'hommes  remarquables,  on  se  sent  bien  petit 
garçon,  car  ils  font  de  brillants  discours,  et  sans  chercher  leurs  mots. 
Dès  qu'on  les  a  vus  trois  fois,  on  sait  d'avance  ce  qu'ils  vont  dire,  et 
avec  quels  mots.  Ce  sont  des  auteurs  qui  jouent  leur  propre  pièce. 
C'est  pourquoi,  lorsque  les  mêmes  gens  se  rencontrent  tous  les  ]ours, 
la  conversation  languit  bientôt.  De  là  le  bridge. 

Je  ne  crois  pourtant  pas  qu'ils  soient  pauvres  en  dedans.  Comment 
le  seraient-ils  ?  Des  objets  nouveaux  tombent  sur  eux  comme  une 
pluie  d'or  ;  tous  ces  trésors  remplissent  leur  mémoire,  car,  dans  le 
fond,  personne  n'oublie  rien.  Le  plus  simple  des  hommes  imagine, 
en  une  minute  de  rêverie,  de  quoi  remplir  cent  volumes.  Mais,  sem- 
blables aux  avares,  ils  s'enferment  pour  compter  leurs  pièces  d'or. 
Ils  ne  lancent  en  conversation  que  de  mauvaises  pièces,  qui  sont  usées 
pour  avoir  trop  roulé.  Quand  je  vois  un  front,  des  yeux,  des  mains 
esquisser  de  prodigieux  drames,  quand  j'observe  un  visage  humain 
changeant  comme  un  crépuscule,  j'attends  quelque  merveilleux  poème, 
j'attends  quelque  chant  de  rossignol  humain.  Mais  ce  sont  des  phrases 
de  phonographe.  Vous  dites  qu'ils  n'en  pensent  pas  plus.  Mais  vous 
vous  trompez.  Ce  sont  de  faux  pauvres.  Toutes  les  fois  qu'un  homme 
a  jeté  ses  vraies  pensées  dans  le  monde,  des  pensées  fraîches  et  jeunes 
comme  des  feuilles  de  printemps,  un  dieu  a  marché  sur  la  terre.  Rien 
n'est  plus  beau  qu'une  vieille  légende.  Rien  n'est  plus  beau  qu  une 
vieille  chanson.  Qui  a  fait  cela  ?  N'importe  qui.  Qui  a  inventé  les 
chants  bretons  ?  Peut-être  quelque  bergère  qui  chantait  pour  elle. 

La  source  est  tarie.  Pourquoi  ?  Parce  que  l'art  est  devenu  un  métier  ; 
parce  que  la  pensée  est  devenue  un  métier.  Quand  les  enfancs  com- 
mencent à  chanter,  on  les  envoie  à  l'école,  où  ils  apprennent  à  parler 
comme  des  académiciens.  Pour  commencer,  ils  récitent  de  plats  dis- 

212 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

cours.  Dans  la  suite  ils  réciteront  leurs  propres  discours.  Tout  l'ensei- 
gnement travaille  à  tuer  l'Improvisation.  Vous  ferez  un  brouillon,  et 
vous  le  recopierez  ;  vous  ferez  une  leçon  apprise,  en  suivant  des  yeux 
vos  notes,  et  l'on  dira  que  vous  parlez  bien.  Les  plus  brillants  élèves 
en  viendront  au  discours  académique,  poli  pendant  de  longues  heures, 
revu  et  épluché  par  vingt  critiques,  lu  enfin  solennellement  comme  un 
discours  du  trône.  La  jeunesse  est  mise  en  prison.  L'ordre  règne.  Qui 
donc  discute  ?  Qui  donc  improvise  ?  Qui  donc  invente  en  parlant  ? 
Nul  ne  l'oserait,  s'il  n'est  déformé  et  abruti  par  trente  ans  de  rhéto- 
rique. Ceux  qui  parlent  et  écrivent  sont  justement  ceux  qui  n'ont  rien 
à  dire.  Les  phonographes  font  ta:re  les  oiseaux. 


CLVIi 


Pour  cette  célébration  de  Le  Nôtre  on  a  lu  de  bien  mauvais  vers, 
des  vrais  vers  d'Académicien,  et  de  la  prose  un  peu  meilleure  ;  j'aime 
mieux  l'art  du  jardinier.  Platon  fait  voir,  dans  sa  République,  quelle 
différence  il  y  a  entre  l'ouvrier  qui  fait  un  ht  et  le  peintre  qui  repré- 
sente l'image  du  lit.  Mais  que  dirions-nous  d'un  académicien  qui  racon- 
terait le  travail  du  peintre,  nous  donnant  ainsi  un  reflet  de  reflet, 
sans  règle,  sans,  consistance  sans  solidité  aucune  ?  «  La  colombe, 
disait  Kant,  lorsqu'elle  fend  l'air  en  s'appuyant  sur  ses  ailes,  pourrait 
bien  croire  qu'elle  volerait  encore  mieux  dans  le  vide.  »  Mais  ce  vieux 
mot,  «  l'Art  «,  par  son  admirable  ambiguïté,  nous  rappelle  que  la  néces- 
sité, qui  lui  résiste  le  porte  et  l'élève  en  m.ême  temps.  On  dit  encore 
«  l'art  du  charpentier,  l'art  du  forgeron  >,  et  c'est  bien  dit.  Les  Beaux- 
Arts  doivent  être  d'abord  des  Arts  ;  s'ils  veulent  être  beaux  seulement, 
ils  ne  sont  plus  rien.  Aussi  nous  touchent-ils  d'autant  plus  que  la 
matière  en  est  plus  résistante.  Une  mince  plaque  de  laiton  prend 
mieux  la  forme  qu'une  poignée  de  fer  forgé  ;  le  plâtre  mieux  que  le 
cœur  de  chêne.  Le  papier  reçoit  n'importe  quel  plan  ;  mais  la  terre 
résiste.  Saint-Cloud  est  plus  beau  que  Versailles,  parce  que  la  pente 
du  terrain  a  conduit  la  pensée  du  jardinier.  L'architecture  est  plus 
belle  que  tout,  parce  que  les  lois  strictes  s'y  font  mieux  sentir,  et  que 
l'invention  y  est  toujours  une  victoire.  L'ogive  est  plus  solide  que  le 
plein  cintre  ;  la  pesanteur  y  a  collaboré.  La  poésie  et  ia  prose  ne  peuvent 

213 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

que  copier  ces  modèles  solides  et  ces  idées  fortement  appuyées  sur 
la  terre.  Michel-Ange  sculptait  dans  le  marbre,  et  c'est  en  considérant 
le  bloc  qu'il  trouvait  la  forme.  L'architecture  sauve  la  sculpture  ;  une 
cariatide  est  plus  belle  qu  une  statue  libre.  Les  vitraux  et  les  rosaces 
suivent  la  loi  du  maçon.  L'ouvrier  porte  l'artiste. 

Notre  violon  a  fait  notre  musique.  Ces  planches  d'érable  et  de 
sapin  ont  réglé  en  mêm.e  temps  la  fantaisie  du  musicien  et  du  luthier. 
Le  porte-voix  a  réglé  la  voix.  L'écho  de  l'église  a  réglé  les  chœurs. 
La  musique  qui  n'accepte  point  ces  nécessités  est  sans  corps.  Ce  qui 
n'est  qu'âme  est  sans  âme.  Académique. 

Ce  mot  dit  assez.  Des  palais  sur  le  papier.  La  vertu  séparée  du 
travail.  Le  beau  sans  matière.  La  politique  sans  les  besoins.  Le  jardi- 
nage sans  la  pelle  et  sans  la  pioche.  Imitation  d'imitation.  Discours 
sur  discours.  Grammaire,  orthographe,  dictionnaire.  Le  peuple  fait 
la  langue  pendant  ce  temps-là,  la  vraie  langue,  la  langue  belle,  toujours 
réglée  sur  la  main  et  sur  la  gorge,  aussi  sur  le  bruit  des  choses,  sur 
l'action  réelle  enfin.  Quand  j'étais  petit,  j'aimais  à  porter  de  l'eau  en 
compagnie  d'un  robuste  garçon  d'écurie  ;  et  je  tenais  gravement 
l'anse  du  seau,  pendant  qu'il  le  portait.  Ainsi  l'académicien  suit  le 
jardinier. 


CLVIII 


Pour  juger  librement  des  sciences,  il  faut  du  travail;  pour  juger 
librement  des  beaux-arts,  il  faut  du  courage  ;  car  on  se  sent  un  peu 
trop  libre,  dès  que  l'on  n'est  plus  conduit  par  les  catalogues  et  les 
étiquettes  ;  je  plains  le  jugeur,    il  passera  de  mauvais  moments. 

j'allais  rendre  un  jour  des  livres  à  une  espèce  d'esthète,  qui  logeait 
dans  un  garni,  j'y  trouvai  des  figurines  et  bibelots  bien  en  évidence, 
qu'il  fallait  remarquer,  je  m'échauffai  par  bonté  d'âme,  ou  peut-être 
seulement  par  jeu,  jusqu'à  louer  par  raisons  solides  une  espèce  de 
Gaulois  en  plâtre  bronzé,  dont  vous  imaginez  les  moustaches  tom- 
bantes et  la  framée.  L'esthète  fut  sans  pitié  :  «  Vous  voulez  rire,  me 
dit-il  ;  ce  n'est  qu'un  horrible  article  de  bazar,  qui  fut  acheté  par 
mon  propriétaire  et  qui  m'offense  les  yeux.  )>  je  rougirais  presque 
en  y  pensant. 

Il  n'y  a  pas  bien  longtemps,  quelqu'un  me  jouait  au    piano   une 

214 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

pièce  courte  manuscrite.  Je  pensai  naturellement  à  quelque  invention 
de  petit  musicien  ;  j'ouvris  donc  de  mauvaises  oreilles.  Comme  cela 
sonnait  assez  purement  pour  commencer,  et  dans  un  genre  qui  m  était 
connu,  je  jugeai  que  c'était  banal  et  imité.  Puis  sur  un  accord  soudain 
déchirant,  auquel  rien  ne  me  préparait,  je  ne  sus  pas  trop  si  c  était 
puissance  ou  impuissance  ;  j'inclinai  à  dire  que  c'était  médiocre,  et 
je  le  pensai  mêm.e  un  moment.  C'était  du  Beethoven,  et  même,  autant 
qu'on  peut  savoir,  du  bon  Beethoven,  bien  plus,  du  Beethoven  que 
j'avais  autrefois  entendu,  et  trouvé  fort  beau.  Je  n'eus  point  de  con- 
fusion, parce  que  je  sais  la  m.usique.  Mais  voilà  donc  ce  que  peut  faire 
une  feuille  manuscrite,  et  jusqu'où  va  l'empire  des  yeux  sur  les  oreilles. 
C'était  une  feuille  perdue,  qu'on  avait  copiée.  Ainsi,  avec  une  bonne 
oreille  et  une  connaissance  assez  profonde  du  métier,  je  ne  pourrais  pas 
faire  seulement  un  critique  médiocre.  Une  expérience  comme  celle-là 
fait  assez  comprendre  quel  est  l'empire  de  la  mode,  et  pourquoi  les 
cirtiques  suivent  leurs  passions  et  leurs  intérêts.  Que  dire  alors  d  un 
orchestre  quand  les  tim.bales  et  les  cloches  s'y  mettent  ?  Le  premier 
fou  m'étonnera,  s'il  mêle  bien  tout.  Je  fuis  devant  toutes  les  Salomés, 
en  me  bouchant  les  oreilles. 

Soyons  prudent.  Jugeons  sur  la  pointe  des  pieds,  comme  on  danse. 
Faisons  le  tour  de  toutes  les  Vénus  de  Milo  et  de  toutes  les  Victoires 
de  Samothrace.  Inscrivons  dans  notre  mémoire  tous  les  bahuts  d  im- 
portance, et  toutes  les  pendules  de  vieille  race  ;  tous  les  Parthénons 
et  toutes  les  cathédrales.  Comme  je  passais  rue  Royale,  la  Madeleine 
m'a  saisi  l'autre  jour  par  sa  beauté  incomparable.  Mais  n  ai-je  point 
lu  quelque  part  que  ce  n'est  qu'une  lourde  imitation  de  1  art  grec  ? 
Ayons  toujours  les  critiques  en  main  ;  et,  s'il  faut  décider  à  l'aveugle, 
parlons  le  dernier,  comme  ces  rois  très  prudents,  qui  voulaient  savoir 
où  penchait  la  balance.  Car  il  n'y  a  point  deux  méthodes,  si  l'on  veut 
parvenir  à  l'Autorité. 

Ou  bien  alors,  marchons  sur  l'histoire  ;  dansons  sur  les  ruines  ; 
tirons  la  barbe  aux  Dieux.  Le  métier  est  mal  payé  ;  mais  on  ne  peut 
pas  tout  avoir.  Liberté  ou  Puissance,  il  faut  choisir. 


215 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CLIX 


J'ai  remarqué  plus  d'une  fois  que  ies  portraits  des  peintres  modernes, 
souvent  assez  fermes  dans  le  dessin  et  même  assez  vigoureux  dans  le 
noir  et  le  blanc,  sont  crayeux  et  comme  lavés  ;  ressemblants  si  l'on 
veut,  mais  lointains  et  affaiblis  faute  de  couleur.  Et  même  les  meilleurs 
portraits  d'autrefois  que  ]'ai  vus  me  paraissent  toujours  bien  loin  des 
couleurs  véritables.  J'en  puis  parler,  car  j'ai  vu  par  rencontre  un  portrait 
réellement  peint  comme  il  faut,  et  impossible,  je  croîs,  à  égaler.  Et 
voici  comment  je  le  vis. 

C'était  à  la  vitrine  d'un  marchand  de  meubles  vieilles  étoffes  et 
choses  de  ce  genre,  vivement  éclairée  au  déclin  du  jour  par  les  lumières 
de  la  rue.  Comme  je  passais,  je  vis,  sur  un  fond  assez  noir  et  au-dessus 
d'une  draperie  en  forme  de  manteau,  une  tête  d'homme  m.erveilleuse- 
ment  peinte,  et  où  je  reconnus  pour  la  première  fois  les  couleurs  de 
la  vie  ;  et  je  fus  moins  saisi  par  la  vigueur  du  dessin  et  des  ombres 
que  par  la  vivacité  et  variété  des  tons,  où  je  voyais  que  des  vermillons, 
des  bruns,  des  violets,  des  verts  m^ême,  autant  que  je  pus  les  cueillir 
en  deux  secondes,  formaient  pourtant  un  teint  ordinaire  ;  mais  quelle 
perfection  !  j'aurais  crié  d'admiration.  Je  connus  à  ce  moment-là  que 
j'aime  la  belle  peinture  plus  que  tout. 

Après  deux  secondes,  comme  j'allais  m'approcher  et  examiner,  il 
arriva  que  mon  portrait  tourna  la  tête  ;  c'était  un  homme  bien  vivant, 
qui  portait  de  vieilles  étoffes  sur  les  bras,  sans  doute  pour  les  disposer 
à  l'étalage,  et  qui  regardait  dans  la  rue.  Ce  ne  fut  plus  qu'un  hommiC 
pour  moi  ;  toutes  les  vives  couleurs  s'éteignirent.  J'ai  devant  les  yeux, 
à  chaque  instant,  beaucoup  de  portraits  parfaits  de  ce  genre-là  ;  mais 
je  ne  sais  pas  les  voir  ;  je  vois  des  visages,  et  non  des  couleurs. 

L'apparence  des  choses  ne  peut  que  nous  tromper  ;  aussi  ne  vou- 
lons-nous point  la  voir.  Les  couleurs,  les  ombres,  les  jeux  changeants 
de  la  lumière  ne  sont  pour  nous  que  des  signes,  ou  un  langage  si  vous 
voulez  ;  nous  allons  droit  à  la  chose  ;  nous  voulons  la  saisir  comme 
elle  est,  non  comme  elle  apparaît.  De  même,  quand  nous  entendons 
une  phrase,  nous  ne  faisons  pas  attention  aux  notes  aiguës  ou  graves 
qui  sont  comme  la  couleur  de  la  voix  ;  nous  allons  droit  au  sens  de  la 

216 


LES    PROPOS    D'ALAiN 

phrase.  De  même  quand  je  vois  une  orange  éclairée  d'un  côté,  au  lieu 
de  la  voir  comme  elle  apparaît,  avec  toutes  les  nuances  de  lumière 
colorée  et  d'ombre  colorée,  je  la  vois  comme  je  sais  qu'elle  est,  de 
couleur  uniforme,  et  avec  son  relief  ;  enfin  ce  n'est  pas  pour  moi  un 
petit  cercle  aux  tons  dégradés,  c'est  une  orange.  De  même,  quand  je 
me  trouve  devant  un  paysage,  les  arbres  ne  sont  pas  une  surface 
bigarrée  de  verts  plus  ou  moins  foncés,  coupée  de  lignes  jaunes  ou 
brunes  ;  ce  sont  des  arbres.  Et  je  comprends  d'après  cela  ce  que  c'est 
qu'un  pemtre  :  c'est  un  homme  qui  s'efforce  de  ne  pas  penser,  de  ne 
pas  savoir,  de  retrouver  la  première,  la  jeune  apparence  des  choses. 
Par  quoi  il  arrivera  à  les  rendre  comme  réelles  pour  les  autres.  Chose 
difficile  quand  il  peint  un  portrait,  parce  que  le  visage  humain  offre 
trop  à  deviner  pour  qu'on  le  réduise  à  ses  apparences.  L'artiste  a 
toujours  trop  d'esprit. 


CLX 


L'histoire  des  grands  musiciens  est  pleine  d'anecdotes,  où  l'on  voit 
qu'ils  sont  pris  de  fureur  si  quelqu'un  vient  à  parler  ou  seuîem.ent 
à  remuer  pendant  qu'ils  jouent.  Ces  traits  ne  me  détournent  pas 
d'aimer  la  musique  ;  mais  ils  me  feraient  haïr  les  musiciens.  C'est 
toujours  Néron  jouant  la  comédie.  Mais  l'art  est  déshonoré  par  ces 
mesures  de  police.  Que  votre  musique  se  fasse  écouter,  si  elle  peut. 
Orphée  charmait  les  'oêtes  féroces  ;  il  n'avait  pas  commencé  par  les 
enchaîner. 

Mais  où  prenez-vous  que  l'on  doive  garder  l'immobilité  et  le  silence, 
lorsque  l'on  entend  la  musique  ?  Cela  va  contre  la  nature.  La  voix, 
les  chants,  les  bruits  r3rthm.es  vont  naturellement  avec  des  actions  ; 
la  musique  porte  à  marcher,  à  danser,  à  chanter.  Quelqu'un  me  disait 
qu'il  goûtait  la  musique  non  par  les  oreilles,  mais  par  le  gosier  ;  il 
voulait  dire  que,  tout  en  écoutant,  il  chantait  tout  bas,  et  que  ce  qui 
lui  plaisait,  c'était  son  chant  ajusté  à  d'autres.  Cela  nous  paraîtrait 
naturel,  si  nous  n'avions  pris  l'habitude  d'écouter  un  concert  comme 
une  conférence,  et  de  trembler  devant  le  chef  d'orchestre  comme  les 
enfants  devant  le  maître  d'école.  Et  je  connais  plus  d'une  nature  libre, 
et  capable  de  musique,  qui  fuit  la  musique  et  les  musiciens  comme 
on  fuit  l'esclavage. 

217 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

C'est  l'agir  qui  plaît.  Subir  est  insupportable.  Cela  est  vrai  pour  tous 
les  arts,  et  je  m'étonne  qu'on  trouve  tant  de  spectateurs  moutons,  et 
surtout  qu'on  juge  du  feu  artiste  qui  est  en  eux  d'après  la  tranquillité  et 
la  passivité  qu'ils  montrent.  Créer  est  un  plaisir  supérieur  ;  voir  créer 
n'est  qu'un  plaisir  de  badaud  ;  on  voudrait  y  mettre  la  main.  Les  arts 
ornent  la  vie  commune,  à  la  condition  que  chacun  soit  artiste,  créateur, 
acteur  un  peu.  Cela  se  voit  bien  à  la  comédie  de  société,  qui  est  surtout 
pour  1  amusement  de  ceux  qui  jouent.  C'est  pourquoi  j'approuve  ce 
chien  qui  entend  le  piano  et  s'applique  à  hurler.  Pour  tout  dire,  les 
grands  artistes  ne  devraient  être  que  des  coryphées,  et  la  masse  des 
spectateurs  devrait  chanter  à  son  tour.  Ce  fut  sans  doute  ainsi  au  temps 
où  furent  inventés  ces  chants  populaires,  qui  sont  pour  décourager, 
par  leur  beauté  souveraine,  les  plus  puissants  musiciens  d'aujourd'hui. 
La  musique  entrait  en  décadence  quand  l'histoire  a  commencé. 

Qu'est-ce  qu'une  charrue  neuve  ?  Qu'est-ce  qu'une  corbeille  de 
vendange  non  tachée  par  les  fruits  ?  La  musique  aussi  veut  être 
tressée  avec  d'autres  choses,  et  se  glisser  parmi  les  bruits  comme  le 
ruisseau  parmi  les  herbes.  C'est  ainsi  qu'elle  me  plaît  le  mieux,  lorsque 
je  1  écoute  presque  sans  savoir  que  je  l'écoute,  lorsque  toutes  mes 
actions  se  règlent  sur  elle,  mon  pas  si  je  marche,  la  course  de  ma 
plume,  si  j'écris.  Mais,  les  Barbares,  ils  élèvent  encore  la  voix,  comme 
des  chiens  hurleurs  !  C'est  toi,  musicien,  qui  es  un  peu  trop  Barbare 
pour  reconnaître  déjà  peut-être  un  rythme,  un  éveil,  un  enthousiasme 
dans  ces  puissances  qui  s'éveillent.  L'air  plus  subtil  d'Athènes  donnait 
de  l'esprit  aux  Béotiens,  à  ce  qu'on  dit  ;  mais  ils  n'en  savaient  rien. 
Et  les  Athéniens  étaient  déjà  tombés  dans  la  grammaire  quand  ils 
s'en  aperçurent. 


CLXI 


L'ombre  de  Platon  me  dit  :  «  C'est  merveille  si  vous  n'êtes  pas  tous 
un  peu  fous.  Ceux  que  vous  appelez  artistes  semblent  n'avoir  d'autre 
fin  que  d'exciter  vos  passions,  et  d'entretenir  des  séditions  de  désirs 
en  vous-mêmes.  Dans  vos  statues  tout  est  tourmenté,  même  l'image 
de  la  sagesse.  Et  si  l'on  vous  représente  quelque  profond  mathémati- 
cien, ou  quelque  physicien  divinateur  des  essences,  il  faut  qu'ils  aient 
le  sourcil  froncé  et  les  épaules  houleuses.  Or  il  est  inévitable  que  tous 


218 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

ceux  qui  les  voient  ainsi,  en  bronze  ou  en  marbre,  disposent  leur 
corps  de  la  même  manière,  crispent  leurs  visages  et  leurs  mains,  et 
amsi  rappellent  et  raniment  en  eux-mêmes  des  passions  contrariées  ; 
d'où  de  nouvelles  souffrances,  et  une  vie  tendue,  comme  si  toutes  les 
forces  de  la  vie  étaient  nouées  à  l'estomac,  au  lieu  de  glisser  mollement 
les  unes  sur  les  autres.  Comment  n'enfermez- vous  pas  tous  ces  fous- 
là,  et  les  statues  de  fous  qu'ils  sculptent  ?  » 

«  Mais,  lui  dis-je,  ô  Platon,  crois-tu  que  les  plus  hauts  esprits  aient 
échappé  aux  misères  terrestres,  au  désir,  à  la  souffrance,  à  la  cris- 
pation ?  " 

«  Il  ne  faut  point  le  dire,  répondit  Platon,  Que  celui  qui  souffre  se 
cache  ;  qu'il  ne  déforme  pas  le  corps  des  autres,  surtout  dans  ces 
lieux  publics  où,  par  la  contagion  des  sentiments,  chacun  devient 
bientôt  une  statue  grimaçante  pour  les  autres.  Mais  vous  ne  pensez 
point  à  cela.  Je  vous  vois  fort  attentif  à  vous  chauffer,  et  vêtir  et  voi- 
turer,  mais  fort  négligents  de  cet  équilibre  du  corps  humain,  qui  est 
tout  ce  qu'il  y  a  de  visible  dans  la  sagesse.  Une  belle  statue,  qu'est-ce 
autre  chose  que  l'image  d'un  homme  qui  contient  ses  passions,  dont 
I  attitude  et  la  physionomie  n'expriment  rien  de  plus  que  la  paix 
intérieure  et  le  sage  gouvernement  de  soi  }  Tu  n'y  ferais  pas  rester 
longtemps  le  plus  sage  des  hommes.  Mais,  puisque  tu  façonnes  le 
marbre  ou  l'airam,  fixe  la  Sagesse.  Que  Thaïes  médite  sur  un  piédestal, 
les  passions  feront  silence  alentour.  Oui,  tu  verras  jusqu'aux  enfants 
essuyer  ces  larmes  inutiles,  et  laisser  couler  la  vie  en  eux-mêmes 
comme  un  large  fleuve,  j'avais  rêvé  que  ces  choses  seraient  par  1  em- 
pire de  la  Science,  et  que  les  hommes  s'élèveraient  à  la  majesté.  Mais 
point  du  tout.  Vos  acteurs  se  tortillent  comme  des  serpents,  et  votre 
musique  aussi,  et  vos  statues  aussi,  comme  si  l'amertume,  le  regret, 
les  folles  ambitions  et  les  amours  tragiques  formaient  la  vraie  couronne 
humaine.  Je  ne  vois  guère  ici  que  vos  lions  de  pierre  qui  puissent 
servir  de  modèles  aux  hommes.  '> 


CLXII 


Un  conférencier  en  était  à  sa  deuxième  partie  ;  il  donnait  alors  tout 
le  brillant  et  toute  la  profondeur.  Exemples  familiers,  images  saisis- 


219 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

santés,  dialectique,  tout  allait  du  même  pas  comme  un  beau  régiment; 
et  l'auditoire  essayait  de  marcher  en  mesure.  Mais  le  conférencier 
rompit  une  de  ses  périodes,  et  s'assit  sur  sa  table. 

"  Vous  croyez  m'entendre,  dit-iI  ;  en  réalité  ce  n'est  pas  moi  que 
vous  entendez  ;  c'est  un  singe  qui  me  ressemble  tout  à  fait,  et  que 
j'ai  dressé  par  ma  patience.  Devant  lui,  dans  mon  cabinet,  ou  bien 
dans  les  chemins  autour  de  la  ville,  ou  bien  sur  une  belle  plage,  je 
réfléchis,  j'invente,  j'assemble  ;  l'habile  animal  me  suit  de  l'œil  et  de 
l'oreille  ;  quelquefois  même,  quand  c'est  un  peu  difficile,  il  répète 
un  passage  devant  moi.  Puis  je  lui  fais  redire  le  tout  ;  je  l'écoute  et  je 
le  surveille  ;  parfois  il  me  semble  que  le  style  est  trop  sec,  ou  au  con- 
traire un  peu  trop  abondant  ;  je  corrige  mon  singe  ;  je  supprime, 
j'ajoute  ;  lui  se  moque  de  tout  cela,  attentif  seulement  à  bien  saisir 
ce  que  je  veux.  Quelquefois  aussi  je  tombe  sur  un  développement 
qu'il  connaît  bien,  parce  qu'il  l'a  déjà  fait  en  public  ;  alors  il  part 
tout  seul,  étalant  pour  moi  une  manière  et  une  autre,  afin  que  je  choi- 
sisse ce  qui  convient  le  mieux.  C'est  un  admirable  singe,  comme  vous 
voyez,  et  qui  n'est  que  singe  ;  mais  en  vérité  il  voit  clair  en  m.oi  comme 
s'il  était  moi  ;  je  n'ai  pas  un  commencement  de  pensée  qu'il  ne 
fixe  en  sa  mémoire  ;  et  quand  je  crois  avoir  oublié  pour  toujours 
quelque  idée  de  traverse  qui  ne  s'est  arrêtée  qu'un  petit  moment 
comme  une  biche  au  sentier,  lui,  le  singe  fidèle,  l'a  déjà  fixée  pour 
toujours  ;  il  est  mon  photographe  et  mon  phonographe.  Aussi  je 
m'anime  avec  lui,  je  change,  je  bats  les  buissons,  j'improvise  sans 
crainte,  je  sème  les  idées  au  vent,  sûr  que  l'intelligent  animal  ne  perdra 
rien.  Intelligent,  que  dis-je  là  ?  Je  ne  sais  s'il  comprend  ;  et  comment 
le  saurais-je  ?  Il  ne  se  trompe  jamais  ;  et  s'il  dit  quelque  sottise,  je 
sais  qu'il  la  répète  et  que  c'est  moi  qui  l'ai  inventée,  ^> 

«  Quand  il  a  bien  retenu  ;  quand  je  lui  demande  :  est-ce  que  tu 
sauras  ?  et  qu'il  m^e  répond  oui  avec  un  regard  en  vérité  presque 
humain,  alors  je  vous  l'amène  comme  je  vous  l'ai  amené  ce  soir  ;  et 
il  parle  d'abondance  jusqu'à  m'étonner  ;  mais  ce  soir,  il  m'ennuie. 
S'il  vous  plaît  je  vais  continuer  à  sa  place,  et  penser  tout  haut  selon 
la  rencontre.  "  Le  conférencier  improvisa  donc  non  sans  tâtonnement, 
et  l'auditoire,  réveillé,  se  mit  à  chercher  avec  lui  ;  dont  se  réjouirent 
quelques  sages,  et  c'était  le  principal.  Mais  ce  n'est  qu'une  fable, 
propre  à  faire  voir  que,  contre  l'apparence,  ce  qui  est  écrit  a  quelque 
chose  de  plus  frais,  de  plus  vivant,  de  plus  sincère,  de  plus  naïf,  de 
plus  émouvant  que  la  parole. 

220 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CLXIII 


Tous  ces  discours  parlementaires,  tous  ces  rapports  que  1  on  dis- 
tribue, tous  ces  articles  qu'on  lit,  tous  ces  ouvrages  que  1  on  achète 
si  cher,  tout  cela  est  trop  long.  D'où  vient  cette  mauvaise  rhétorique  ? 
Où  nos  écoliers  les  plus  brillants  ont-ils  appris  à  dn'e  en  trois  pages 
ce  qui  peut  tenir  en  une  ?  Je  ne  sais.  Nos  auteurs  classiques  ne  sont 
pas  bavards.  Pascal,  Molière,  La  Rochefoucaud,  La  Bruyère,  Voltaire, 
Rousseau,  disent  beaucoup  en  peu  de  mots.  Et  même  nos  poètes  tra- 
giques, ils  cherchent  naturellement  à  enfermer  leur  pensée  dans  un 
vers  ;  tous  les  beaux  vers,  tous  ceux  que  l'on  retient  et  que  l  on  cite, 
sont  remarquables  par  leur  densité,  si  l'on  peut  dire  ;  ils  offrent  beau- 
coup de  sens  sous  un  petit  volume.  Même  Hugo,  qui  est  si  long  parfois, 
jusqu'à  ennuyer,  est  court  plus  que  personne  dans  ses  plus  beaux 
traits.  Bref,  le  modèle  qui  saisit  et  frappe  l'écolier,  c'est  toujours  quelque 
maxime  serrée  et  riche  de  sens.  Comment  ceux  qui  ont  le  plus  tra- 
vaillé sur  ces  modèles  viennent-ils  tous,  ou  presque  tous,  dans  la 
suite,  à  développer,  à  étendre,  à  délayer,  à  répéter,  à  ressasser  ? 
Car  tout  discours  est  trop  long,  tout  article  est  trop  long,  tout  livre 
est  trop  long. 

Habitude  scolaire,  sans  doute.  On  n'exerce  pomt  communément 
les  élèves  à  composer  une  maxime  en  deux  lignes,  en  deux  vers,  en 
un  vers,  comme  on  devrait.  Au  contraire  ;  on  les  exerce  à  développer  ; 
car  il  faut  que  leur  travail  ait  une  certaine  longueur.  On  rirait  d  un 
professeur  qui  donnerait  le  prix  à  une  composition  de^  quatre  lignes. 
Aussi  les  modèles  sont  oubliés  ;  on  surcharge  au  lieu  d'alléger  ;  d  une 
phrase,  on  en  fait  trois  ;  on  dispose  les  mots  comme  une  armée,  de 
façon  à  occuper  le  plus  de  terrain  possible.  C'est  justement  le  contraire 
qu'il  faudrait  chercher. 

Il  faut  compter  aussi  avec  la  paresse  du  lecteur,  qui  ht  au  galop, 
et  qui  compte  bien,  s'il  comprend  une  phrase  sur  dix  à  la  volée,  com- 
prendre tout.  Mais  les  deux  maux  se  tiennent  ;  l'auteur  bavard  fait 
le  lecteur  paresseux.  En  revanche  ce  lui  qui  parle  bref  réveille  1  atten- 
tion. Au  temps  où  l'opposition  était  radicale,  il  s'était  formé  une  rhéto- 
rique d'attaque  qui  tuait  un  ministère  en  trois  phrases.  Mais  dès  qu  ils 

221 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

sont  au  pouvoir  lis  sont  plus  longs  et  plus  lourds.  La  raison  en  est 
peut-être  qu'il  faut  être  long  si  l'on  veut  tromper  et  engourdir,  et  que 
la  défense  se  propose  toujours  de  durer  longtemps,  au  Heu  que  l'at- 
taque va  au  plus  court.  L'un  court  à  la  conclusion  ;  l'autre  justement 
la  craint.  Or  tous  nos  radicaux  mamtenant  se  préparent  au  métier  de 
ministre  ;  il  faut  donc  être  pesant  et  sérieux  jusqu'à  l'ennui.  N'oublions 
pas  enfin  le  préjugé  des  historiens,  qui  veulent  que  l'on  remonte  au 
déluge  ;  cette  histoire  inutile  alourdit  tous  les  discours  et  tous  les 
rapports.  On  ne  proposera  pas  deux  centimes  sur  le  coton  ou  sur  la 
viande  salée  sans  faire  l'histoire  des  douanes,  et  encore  dans  tous  les 
pays.  Pédantisme  de  diplomate  et  d'historien,  qu'il  faut  tuer  par  le 
ridicule. 


CLXIV 


L'on  a  donné  un  prix  Nobel  au  romancier  anglais  Kipling.  Voilà 
un  choix  que  j'approuve  tout  à  fait.  Justement,  ces  jours,  je  lisais 
quelques  récits  de  cet  auteur,  et  je  prenais  en  pitié  nos  petits  roman- 
ciers de  quatre  sous,  couronnés  par  l'Académie  Française.  Pourquoi  ? 
Parce  que  ce  sont  des  sots.  Et  à  quoi  peut-on  reconnaître  un  sot  ? 
A  ceci,  qu  il  n'explique  pas  quand  il  faudrait  et  qu'il  explique  quand 
il  ne  faudrait  pas. 

Il  y  a  des  effets  dans  la  nature  qui  se  présentent  toujours  les  mêmes, 
ou  à  peu  près,  dans  les  mêmes  conditions.  Par  exemple,  de  l'air  chaud 
sur  une  mer  froide,  si  ces  conditions  se  rencontrent,  cela  fera  une 
brume.  Ce  n'est  pas  encore  aussi  clair  que  le  mouvement  d'un  tourne- 
broche  ;  mais  si  l'on  a  soin  de  commencer  par  le  tournebroche,  on 
peut  voir  clair  dans  bien  des  choses,  et  comprendre  par  exemple 
pourquoi,  quand  le  soleil  d'été  rôtit  les  pavés  devant  Saint-Ouen, 
celui  qui  se  met  dans  l'ombre  de  l'édifice  sent  un  vent  frais  qui  va 
de  haut  en  bas.  Ces  choses-là,  dans  Kipling,  s'emboîtent  comme  les 
rouages  d'une  montre  ;  en  trois  mots,  le  paysage  est  démonté  et 
remonté,  et,  si  un  caillou  roule,  vous  savez  pourquoi  et  comment. 

Notre  petit  romancier  ne  sait  rien  dans  ce  genre-là,  et  il  s'en  vante  ; 
les  choses  qu'il  décrit  sont  des  décors  en  carton.  Mais,  dès  que  l'évé- 
nement est  obscur,  alors  le  romancier  est  clair.  Ce  que  pense,  ce  que 
sent,  ce  que  veut  le  héros,  cela  il  le  sait,  et  il  nous  l'explique.  Il  ne  sait 

222 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

seulement  pas  comment  une  roue  pousse  l'autre  dans  le  tournebroche, 
mais  il  sait  comment  le  désir,  le  regret  et  la  colère  s'arrangent  dans  le 
discours  intérieur.  Il  n'a  point  lu  dans  le  tournebroche  ;  il  n'a  pas 
remarqué  si  les  fumées  de  Saint-Sever  montent  ou  descendent,  ni  par 
quel  vent  ;  mais  il  a  lu  Andromaque,  et  il  est  capable  d'étaler  sur  son 
bureau  de  psychologue  les  rouages  d'un  homme.  Il  démonte  et  remonte. 
Il  vous  compose  un  caractère,  d'où  il  fait  sortir,  hélas,  des  pensées, 
des  projets,  des  actes.  C'est  faux  comme  une  confidence,  et  même 
bien  plus  ;  car  dans  une  confidence,  il  y  a  vraiment  des  yeux  qui 
regardent. 

Dans  Kipling,  au  contraire,  je  retrouve  l'homme  tel  que  je  le  vois, 
tournebroche  fait  de  tournebroches,  à  ne  jamais  savoir  comment  ces 
damnées  mécaniques  vont  grincer  ou  mordre  ;  et,  quand  ils  parlent, 
on  sent  bien  que  leurs  mots  ne  sont  que  les  pauvres  signes  d'une 
grande  et  terrible  chose,  comme  seraient  les  mouvements  d'un  baro- 
mètre dans  un  cyclone. 


CLXV 


Je  mets  Tolstoï  très  haut  ;  c'est  comme  un  phare  qui  éclaire  la  mer. 
Mais,  chose  à  remarquer,  je  ne  suis  pas  saisi  surtout  par  ce  que  1  on 
appelle  communément  ses  idées.  Elles  sont  très  simples,  et  assez  évi- 
dentes. Je  dirais  presque  trop  simples,  trop  évidentes.  Il  y  a  des  injus- 
tices partout  où  il  y  a  des  hommes  ;  il  est  aisé  de  les  voir,  de  remonter 
jusqu'à  leurs  causes,  et  de  dire  que,  si  tous  les  hommes  vivaient  selon 
la  raison  au  lieu  de  suivre  leurs  passions,  tout  irait  bien.  Le  difficile 
c'est  de  trouver  quelque  combinaison  bâtarde  qui  fasse  un  peu  de  vertu 
au  moyen  d'un  certain  engrenage  des  vices  ;  mais  c'est  justement  ce 
dont  Tolstoï  ne  se  soucie  point.  C'est  pourquoi  on  peut  dire  que  son 
Evangile  renouvelé  ne  changera  pas  grand  chose  sur  la  terre.  Car  tous 
connaissent  la  perfection  ;  chacun  peut  former  l'idée  d'une  vie  humaine 
qui  ne  nuirait  à  personne  ;  chacun  peut  construire  une  Icarie.  Mais 
on  ne  vit  pas  en  Icarie  ;  le  difficile  n'est  pas  de  définir  la  perfection 
en  idée,  mais  bien  de  limiter  l'imperfection  en  fait.  Pour  terminer 
là-dessus,  rem.arquons  une  chose,  c'est  que  tous  les  sages  sont  vieux  ; 
la  sagesse  vient  après  les  passions,  comme  les  célèbres  carabiniers. 

223 


LES    PROPOS    D'ALAiN 

Les  vraies  idées  de  Tolstoï,  je  les  trouverais  hors  de  sa  philosophie, 
<Ians  ses  romans,  et  même  justement  dans  les  romans  où  il  n'a  point 
voulu  mettre  des  idées.  '■^  Résurrection  »  est  une  belle  œuvre,  certai- 
nement, mais  qui  ressemble  encore  un  peu  trop  à  une  leçon  de  morale. 
('  La  Guerre  et  la  Paix  > ,  «  Anna  Karénine  >',  voilà  les  purs  chefs- 
d'œuvre.  Ce  sont  des  livres  qui  ne  prouvent  rien.  C'est  une  peinture 
vraie,  sans  psychologie  bavarde.  Rien  n'est  expliqué,  et  on  comprend 
tout  ;  on  fait  bien  mieux  que  comprendre,  on  voit.  C'est  comme  si 
l'on  vivait  avec  tous  ces  gens-là,  sans  être  vu.  L'un  entre,  l'autre  s'en 
va  ;  on  le  retrouvera  tout  à  l'heure.  Analysez  ce  qu'ils  disent  ;  ce  n'est 
pas  remarquable  ;  c'est  tout  ordinaire  ;  ils  ne  sont  pas  plus  logiques 
que  vous  et  moi  ;  ce  qu'ils  [ont  et  ce  qu'ils  disent  est  pourtant  ce  qu'on 
attendait.  On  les  touche  presque,  tant  ils  sont  vivants.  Cherchez 
maintenant  la  ficelle  ;  il  n'y  a  point  de  ficelle.  Vous  ne  trouverez  ni 
exposition,  ni  péripétie,  ni  dénouement  ;  cela  se  noue  et  se  dénoue 
du  même  tram  que  la  vie,  A  îa  fin  du  livre,  on  se  sépare  d'eux  tous 
avec  regret.  Quand  je  lis  Tolstoï,  je  ns  de  ces  écrivains  russes  qui 
s'appliquent  à  être  bien  russes,  à  nous  peindre  l'âme  russe,  et  qui 
mettent  du  caviar  dans  tout.  Les  héros  de  Tolstoï  sont  tout  de  suite 
nos  amis  ;  ils  nous  plaisent  sans  chercher  à  nous  plaire,  et  souvent 
sans  se  montrer.  Qu'y  a-t-il  dans  cette  impérieuse,  vive,  violente 
Anna  ?  Qu'y  a-t-il  au  fond  de  ses  yeux  noirs  ?  Elle  meurt  sans  livrer 
son  secret.  îl  y  a  une  autre  vérité  que  celle  des  idées. 


CLXVI 


Le  Savant  me  dit  :  «  Je  viens  de  lire  Tolstoï.  Cet  homme-là  sait  les 
choses.  Oui,  vous  allez  l'entendre  mal,  et  me  dire  qu'il  a  observé, 
qu  il  s  est  promené  dans  le  monde  avec  un  crayon  et  un  carnet.  Ce 
n  est  pas  ainsi  que  je  l'entends.  Il  sait  vraiment  les  choses  ;  il  a  vécu 
dedans,  non  autour.  Si  vous  connaissez  un  peu  le  cheval,  lisez  ce  récit 
des  courses,  dans  «  Anna  Karénine  »  ;  voyez  i'ofncîer  à  l'écurie  ;  il 
faut  avoir  été  en  amitié  avec  des  chevaux  pendant  des  années  pour 
écrire  une  page  comme  celle-là.  Mais  il  y  a  plus  fort.  Tout  en  lisant, 
j  entre  avec  le  mari  dans  la  chambre  où  Anna  est  malade.  L'auteur 
n  a  pas  dit  quelle  est  sa  maladie.  Mais  moi,  qui  ai  soigné  de  ces  malades- 

224 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

là,  j'entre,  j  écoute,  et  je  reconnais  la  fièvre  puerpérale.  On  ne  peut 
s'y  tromper,  si  on  connaît  la  chose.  Ce  délire  a  son  éloquence  à  lui, 
ses  mots  à  lui.  Tolstoï  a  vécu  ;  il  écrit  sur  ce  qu'il  sait.  Quelle  pauvre 
chose  qu'un  écrivain  qui  ne  sait  rien  !   > 

«  Mais,  dit  quelqu'un,  on  nous  a  bien  trompés  en  nous  parlant  de 
la  littérature  d'imagination.  Je  pensais  que  le  génie  consiste  surtout 
à  deviner,  à  reconstruire.  On  dit  aussi  communément  que  ceux  qui 
ont  beaucoup  vécu  n'écrivent  guère.  » 

*  Cela  se  peut,  dit  un  troisième.  Pour  agir,  penser  et  écrire,  il  faut 
une  longue  vie,  et  une  rencontre  d'aptitudes  qui  est  proprement  le 
génie.  Voyez  Stendhal  ;  il  a  suivi  la  grande  armée,  puisqu'il  était 
intendant  aux  vivres  ;  aussi  ce  n'est  pas  miracle  qu'il  ait  décrit  une 
bataille  comme  personne  ne  l'a  jamais  fait.  '> 

^-  Balzac,  dit  un  autre,  a  imaginé  certainement.   > 

—  '  Oui,  dit  le  Savant  ;  je  croîs  qu'il  a  imaginé  quelquefois,  et  qu'on 
le  devinerait  sans  peine  à  ceci  que  ses  traits  ne  marquent  plus.  Mais 
remarquez  une  chose  ;  tant  que  Balzac  a  été  seulement  un  écrivain, 
il  n'a  écrit  que  des  pauvretés,  dont  on  ne  parle  même  plus,  comme 
«  Jean  Louis  »  ou  «  Le  Centenaire  ".  Mais  dès  qu'il  s'est  battu  avec 
les  huissiers,  la  vie  commune  est  entrée  en  lui,  et  a  gravé  en  lui  toutes 
ces  fortes  images  que  nous  retrouvons  dans  ses  œuvres.  C'est  pourquoi 
tous  vos  petits  auteurs  m'ennuient.  Ils  ne  savent  rien.  Ils  ont  vu  les 
choses  et  les  hommes  comme  un  touriste  voit  un  lac.  Il  faut  pêcher 
dans  le  lac,  et  bien  des  années.  On  ne  peut  raconter  que  sa  vie,  et 
l'univers  autour.  C'est  pourquoi  votre  petit  marchand  de  romans 
vous  fera  toujours  des  décors  en  carton  pemt.  Tout  est  imité  ;  et 
cela  se  retrouve  dans  les  mots.  Car  je  croîs  que,  lorsque  la  chose  est 
réellement  saisie  et  sue,  les  mots  s'arrangent  d'eux-mêmes.  Mais  si 
vous  n'êtes  qu'amateur  de  choses,  non  dompteur  de  choses,  ce  que 
vous  écrirez  ressemble  à  tout  ce  qu'on  écrit.  Ainsi  ;  Chantecler  "  ; 
ce  que  j'en  ai  lu  ressemble  à  une  habile  imitation  de  Hugo.  Mais  je 
pane  ce  qu'on  voudra  que  je  trouverai  cinquante  poètes,  actuellement 
vivants,  qui  feraient  d'aussi  bonnes  variations  sur  le  même  thème. 
Et  j'en  connais  deux  ou  trois  qui  feraient  peut-être  encore  mieux.  » 
La  conversation  se  perdit  dans  le  tumulte. 


225  15 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CLXVIÎ 


Je  renouais  connaissance  ces  jours-ci  avec  le  bon  Stuart  Mill,  et, 
dans  ses  «  Mémoires  >',  je  suivais  les  travaux  politiques  de  ceux  qu'on 
appelait  en  Angleterre,  entre  1830  et  1860,  les  radicaux  philosophes. 
C'était  l'école  de  Jérémie  Bentham,  homme  prodigieusement  sec,  qui 
chiffrait  les  plaisirs  et  les  peines  suivant  le  principe  de  l'Utilité.  Parmi 
d'immenses  travaux  de  politique  et  de  législation,  il  était  surtout  fier 
d'avoir  inventé  la  prison  la  plus  utile  ;  c'était  celle  où  la  moindre  peine 
du  coupable  produisait  le  plus  grand  plaisir  des  honnêtes  gens,  par 
la  moindre  peine  des  gardiens.  Il  définissait  le  crime  :  «  plaisir  d'un 
seul,  peine  de  beaucoup  ",  et  le  châtiment  :  «  peine  d'un  seul,  plaisir 
de  beaucoup  ».  Ces  définitions  font  apparaître  ce  genre  d'hommes, 
dont  les  travers  et  les  vertus  correspondent  assez  bien  à  ce  que  nos 
Académiciens  veulent  appeler  l'Esprit  Primaire.  Stuart  Mill,  et  surtout 
son  père,  ont  réalisé  cet  espnt-là.  Ce  sont  les  héros  de  la  médiocrité 
intellectuelle. 

Stuart  Mill  lisait  tout  et  comprenait  tout.  Il  fut  touché  souvent  par 
les  idées  mystiques  ;  il  y  voyait  de  la  profondeur  et  de  la  beauté  ; 
quelquefois  même,  et  sans  fausse  modestie,  tout  ingénument,  il  cons- 
tatait que  lui-même  n'était  pas  capable  d'en  produire  de  pareilles. 
Ou  bien  il  mesurait  de  l'œil  la  formidable  idée  historique  d'après 
laquelle  les  opinions  prises  comme  vraies  à  une  certaine  époque 
représentent  seulement  le  régime  des  nations  les  plus  fortes  pour  un 
certain  état  du  commerce,  de  l'industrie  et  des  armements  ;  ce  qui 
ferait  dire  que  la  démocratie  intégrale,  par  exemple,  n'est  pas  plus 
vraie  en  soi  que  la  monarchie,  mais  vraie  à  un  moment,  par  la  force 
de  la  Nation  qui  la  réalise.  De  telles  idées  ont  une  grandeur  dans 
l'expression,  et,  chose  remarquable,  permettent  à  n'importe  quel 
ambitieux  de  s'adapter  à  n'importe  quel  régime. 

Mais  il  est  beau  de  voir  comment  le  noble  Stuart  Mill  repousse  de 
son  esprit  ces  opinions  bien  payées,  et  si  favorables  aux  passions  et 
à  l'injustice.  Il  s'en  tient  à  l'Utilité  ;  il  s'applique  de  tout  son  cœur 
à  n'avoir  pas  de  cœur.  Il  est  sec,  il  est  pédant,  il  est  précis.  Voici  les 
résultats  :  il  consent  à  se  présenter  aux  Communes  ;  mais  il  refuse  de 

226 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

dépenser  un  sou  pour  son  élection,  car  il  est  contraire  au  principe  de 

I  Utilité  qu  on  achète  des  suffrages,  même  indirectement.  Le  même 
homme  renonçait  à  ses  droits  d'auteur  pour  réahser  des  éditions 
populaires  à  bon  marché,  toujours  par  le  même  principe.  Comme  un 
adversaire  lui  faisait  grief  de  certaines  phrases  imprimées  auparavant 
qui  n'étaient  point  fîatteuses  pour  le  peuple,  il  les  avoua  hautement. 

II  fut  élu,  sans  avoir  fait  la  moindre  concession,  promettant  seulement 
d  être  lui-même,  et  de  songer  uniquement  à  l'intérêt  général.  (Toujours 
l'utilité).  Il  agit  pour  le  suffrage  des  femmes  (en  1866  !),  pour  les 
Irlandais  misérables,  pour  les  nègres,  toujours  pour  les  faibles  et  pour 
les  Ignorants.  Pensées  volontairement  rétrécies,  et  vie  admirable.  Que 
de  penseurs  à  prétentions,  et  qui  nous  font  voir  justement  le  contraire. 
Sublimes  dans  l'expression,  et  flatteurs  de  toutes  les  puissances  dans 
le  fait. 


CLXVIII 


Il  y  a  des  choses  qu'il  faut  bien  accepter  sans  les  comprendre  ;  en 
ce  sens,  nul  ne  vit  sans  religion.  L'Univers  est  un  fait  ;  il  faut  ici  que 
la  raison  s'incline  ;  il  faut  qu'elle  se  résigne  à  dormir  avant  d'avoir 
compté  les  étoiles.  L'enfant  s'irrite  contre  un  morceau  de  bois  ou 
contre  une  pierre  ;  beaucoup  d'hommes  blâment  la  pluie,  la  neige, 
la  grêle,  les  vents,  le  soleil  ;  cela  vient  de  ce  qu'ils  n'ont  pas  bien 
compris  la  liaison  de  toutes  choses  ;  ils  croient  que  tous  ces  faits 
dépendent  de  décrets  arbitraires,  et  qu  il  y  a  au  monde  un  capricieux 
jardinier  qui  peut  arroser  ici  ou  là  ;  c'est  pourquoi  ils  prient.  La  prière 
est  l'acte  irréligieux  par  excellence. 

Mais  celui  qui  a  un  peu  compris  la  Nécessité,  celui-là  ne  demande 
plus  de  comptes  à  l'Univers.  Il  ne  dit  pas  :  pourquoi  cette  pluie  ? 
pourquoi  cette  peste  ?  pourquoi  cette  mort  ?  Car  il  sait  qu'il  n'y  a 
point  de  réponse  à  ces  questions.  C'est  ainsi,  voilà  ce  que  l'on  peut 
dire.  Et  ce  n'est  pas  peu  dire.  Exister,  c'est  quelque  chose  ;  cela  écrase 
toutes  les  raisons. 

Eh  bien,  je  croirais  assez  que  le  véritable  sentiment  religieux  con- 
siste à  aimer  ce  qui  existe.  Mais  ce  qui  existe  ne  mérite  pas  d'être 
aimé  ?  Assurément  non.  Il  faut  aimer  le  monde  sans  le  juger.  Il  faut 
s'incliner  devant  l'existence.  Je  n'entends  pas  qu'il  faut  tuer  sa  propre 

227 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

raison,  et  comme  se  noyer  dans  le  lac  ;  on  n'aurait  plus  rien  alors  à 
incliner  ;  la  vie  n'est  pas  si  simple.  Il  faut  respecter  ce  qu'on  a  de 
Raison,  et  réaliser  la  Justice  autant  qu'on  le  peut.  Mais  il  faut  savoir 
aussi  méditer  sur  cet  axiome  :  aucune  raison  ne  peut  donner  l'exis- 
tence, aucune  existence  ne  peut  donner  ses  raisons.  Une  femme  qui 
accouche,  c'est  tout  autre  chose  qu'un  Archimède  qui  invente. 

Vous  qui  allez  vers  la  Forêt  Verte  pour  saisir  autour  des  branches 
mouillées  les  premières  vapeurs  du  printemps,  vous  trouverez  bon 
que  les  feuilles  s'étalent  au  nouveau  soleil,  qu'après  cela  les  graines 
mûrissent  et  tom.bent  sur  la  terre.  On  pourrait  bien  dire,  si  l'on  vou- 
lait, que  chacune  de  ces  graines  avait  sa  destinée,  qui  était  de  germer, 
de  pousser,  de  devenir  arbre  à  son  tour,  et  que  cela  n'arrive  peut-être 
pas  à  une,  pour  un  million  de  graines  qui  pourrissent.  Mais  vous  n'y 
pensez  pas.  Vous  ouvrez  vos  yeux  et  vos  oreilles  ;  le  même  feu  divin 
se  rallume  en  vous  ;  vous  sentez  bien  que  vous  êtes  fils  de  la  terre 
aussi  ;  vous  adorez  ce  vieux  monde  ;  vous  le  prenez  comme  il  est  ; 
vous  lui  pardonnez  tout.  Allez,  amis,  allez  faire  votre  prière  ;  j'entends 
déjà  les  cloches  de  Pâques. 


CLXIX 


Le  fond  de  la  Religion  n'est  peut-être  qu'une  espèce  d'ivresse 
collective.  La  contagion  des  sentiments  a  une  telle  puissance,  et  notre 
corps  est  si  naturellem.ent  porté  à  imiter  les  m.ouvements  des  corps 
qui  lui  ressemblent  le  plus,  que  les  hommes  réunis  en  viennent  bientôt 
à  aimer,  à  haïr,  à  penser  en  commun.  La  musique  exprime  merveilleu- 
sement ces  actions  et  réactions  ;  le  rythme  est  une  loi  commune,  que 
tous  les  chanteurs  adorent,  lorsqu'ils  chantent  en  chœur.  Personne 
n'échappe  entièrem.ent  à  cette  puissance  de  la  foule.  Que  l'on  soit 
citoyen  dans  une  réunion  publique,  soldat  dans  un  régiment,  ou 
révolutionnaire  chantant  1'  •*  Internationale  >",  on  se  sentira  comme 
emporté  hors  de  soi-même  ;  on  oubliera,  tout  soudain,  les  mille  petites 
misères  de  la  vie  individuelle,  le  doute,  l'hésitation,  le  regret,  l'ennui  ; 
la  vie  aura  un  sens  et  une  saveur  jusque-là  inconnue.  Il  en  est  de 
cette  ivresse  comme  de  toute  ivresse  ;  qui  a  bu  boira.  C'est  par  là 
qu  on  peut  expliquer  cette  longue  suite  des  guerres  impériales,  où 

228 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

l'on  dirait  que  les  hommes  trouvèrent  leur  plus  haut  plaisir  à  se  battre 
et  à  mourir.  Dans  le  fond,  ce  qui  leur  plaisait,  ce  n'était  pas  spéciale- 
ment la  bataille,  c'était  l'action  en  commun. 

De  cette  joie  est  née  la  poésie.  Tous  sentent  quelque  puissance 
invisible,  qui  agit  à  la  fois  en  chacun  d'eux  et  hors  d'eux  ;  tous  la 
cherchent  ;  tous  veulent  donner  un  corps  à  cette  âme  ;  ce  corps,  ce 
sera  le  chef  ou  le  prêtre,  ou  le  prophète,  ou  quelque  dieu  qu'ils  finiront 
par  voir  et  toucher.  Le  Christ  a  dit  une  profonde  parole  :  '<  Toutes 
les  fois  que  vous  serez  réunis,  je  serai  avec  vous.  » 

A  bien  regarder,  il  n'y  a  rien  de  plus  dans  ces  prodigieux  sentiments 
que  ce  que  l'on  observe  dans  un  mouvement  de  terreur  panique  ; 
ce  n'est  toujours  que  la  passion  grandie,  et  l'animal  divinisé.  Autant 
qu  on  peut  savoir,  la  puissance  proprement  humaine,  que  nous  appe- 
lons raison,  vient  d'une  tout  autre  source.  Elle  est  née,  sans  doute, 
dans  les  pays  froids,  pendant  les  longs  hivers,  alors  qu'il  faut  fermer 
sa  maison  et  vivre  chacun  avec  soi.  La  Science,  par  ses  calculs,  par 
ses  machines,  par  ses  catapultes,  par  ses  canons,  devait  vaincre  la 
poésîe  ;  la  Justice  devait  vaincre  l'Amour.  Mais  le  combat  dure  encore 
et  durera  longtem.ps.  Les  hommes,  même  les  plus  raisonnables,  ont 
une  tendresse  pour  les  dieux  et  pour  la  musique  qui  m.e  fait  penser 
que  la  guerre  durera  encore  longtemps  parm.i  nous.  Les  Muses  pro- 
tègent la  retraite  des  dieux. 


CLXX 


La  prière  avait  du  bon.  C'était  un  mouvement  du  cœur  pour  s  ac- 
commoder aux  choses.  Mais  Dieu  a  tout  gâté.  On  tombe  alors  dans  la 
paresse  imbécile,  ou  dans  la  crainte,  ou  dans  la  fureur.  Paresse  et 
crainte,  c'est  esclavage  ;  fureur,  c'est  déjà  folie  ;  et  il  y  a  de  tout  cela 
un  peu,  il  me  semble,  dans  le  fanatisme  d'un  moine.  L'enfant  a  peur 
dans  la  nuit  ;  de  ce  sentiment  naturel,  et  mêm.e  utile  à  ceux  de  son 
âge,  il  fait  une  chose,  et  c'est  le  loup-garou  ;  et  comme  le  loup-garou 
passe  par  le  trou  des  serrures,  voilà  la  prudence  qui  devient  folie. 
C'est  à  peu  près  ainsi  que,  l'homme  ayant  créé  Dieu,  Dieu  a  créé  le 
moine. 

J'ai  admiré  la  fameuse  profession  de  foi  du  vicaire  Savoyard,  aussi 

229 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

souvent  que  je  l'ai  lue.  L'heure  matinale,  la  terre  des  hommes  étendue 
à  leurs  pieds,  la  fumée  des  villages,  tous  ces  travaux  visibles,  et  les 
grandes  forces  autour  d'eux,  torrents  et  rochers,  selon  la  Nécessité, 
quelle  vision  pour  le  cœur  qui  s'éveille  !  Le  disciple  est  homme  ; 
son  regard  humain  vole  de  clocher  en  clocher.  Foi,  espérance,  charité, 
nobles  choses  humaines.  Ce  mouvement  de  cœur  est  vrai  ;  ceux  qui 
ne  le  connaissent  point  ne  sont  jamais  nés  ;  ceux  qui  ne  le  sentent 
plus  sont  déjà  morts. 

«  Toutes  les  fois  qu'on  me  parle  de  Dieu,  c'est  qu'on  en  veut  à 
ma  liberté  ou  à  ma  bourse.  »  Il  faut  penser  cela  ;  il  faut  dire  cela.  Mais 
quoi  ?  Jean-Jacques  ne  fut-il  pas  le  maître  de  Proudhon,  avant  d'être 
le  mien  ?  Oui,  il  y  a  une  religion  organisée  contre  les  plus  justes 
mouvements  du  cœur  ;  oui,  contre  la  foi,  contre  l'espérance,  contre 
la  chanté.  Le  pape  a  bien  voulu  nous  le  rappeler  ;  oui,  et  que  l'inéga- 
lité n'est  pas  injuste,  puisque  Dieu  l'a  voulue  ;  que  la  justice  c'est 
l'obéissance  ;  que  la  chanté  et  le  pauvre  iront  éternellement  dans 
cette  sombre  vallée,  l'un  traînant  l'autre,  pour  le  salut  des  riches.  Mais 
que  me  font  ces  petits  anathèmes  ?  Jean-Jacques  disait  :  '<  Pourquoi 
cet  homme  entre  Dieu  et  moi  ?  »  Je  veux  bien  faire,  pour  cette  fois, 
la  leçon  au  maître,  et  lui  dire  à  mon  tour  :  «  Pourquoi  ce  Dieu  entre 
la  justice  et  moi  ?  »  Mais  je  vois  que  le  maître  sourit.  J'ai  bien  suivi 
le  mouvement  de  sa  pensée  ;  j'ai  bien  saisi  cette  vallée  lumineuse, 
ces  forces  mesurées,  tous  ces  travaux  humains.  C'est  bien  l'homme 
qui  a  inventé  la  justice  ;  c'est  bien  l'homme  qui  a  inventé  Dieu.  Dans 
ce  mouvement  de  cœur,  au-dessus  des  petites  passions,  dans  ce  mou- 
vement humain  je  recrée  l'une  et  l'autre  ;  et  les  mots  n'y  font  rien. 
Je  sens  qu'il  faut  travailler  avec  foi,  avec  espérance,  avec  chanté,  à 
la  grande  œuvre  humaine.  Je  sais  que  le  pape  n'est  pas  de  cette  religion 
là  ;  je  le  sais,  puisqu'il  me  le  dit.  Mais  la  bonne  femme  qui  dit  son 
chapelet,  comment  saurai-je  si  sa  méditation  ne  va  pas  plus  loin  que 
ses  paroles  ?  Toute  bonne  volonté  remue  toujours  et  soulève  toujours 
toute  la  pensée  humaine.  Je  me  moque  de  son  Dieu,  mais  je  croîs  en 
cette  pauvre  bonne  femme.  O  noble  Jean-Jacques,  que  ton  discours 
m'emporte  oii  il  voudra,  je  n'ai  point  peur  du  loup-garou. 


230 


LES    PROPOS    D'ALAIN 


CLXXI 


La  vie  est  un  travail  qu'il  faut  faire  debout.  Assis,  couché,  à  genoux, 
rien  de  cela  n'est  bon.  Ces  pensées  me  venaient  comme  je  suivais  un 
enterrement  de  village.  Des  nuages  lourds  voilaient  le  soleil  d'instant 
en  instant  ;  après  la  route  qui  serpente  à  mi-côte,  ce  fut  le  chemin 
pavé  et  l'escalier  de  pierre,  et  la  paix  d'une  vieille  église  toute  blanche, 
avec  des  ogives  sim.ples  et  parfaites.  Dans  ces  formes  justes,  dans  le 
chant  liturgique,  dans  les  replis  de  la  cérémonie,  on  percevart  la 
mesure  et  la  décence  convenables  à  des  vivants  qui  se  savent  mortels. 
Car  nous  avons  cette  charge  à  porter  ;  elle  nous  tient  bien  aux  épaules  ; 
il  n'y  a  qu'à  marcher  avec  ;  car  nous  ne  sommes  pas  des  ânes  pour 
nous  rouler.  Aussi,  quand  le  bât  nous  blesse,  ce  n'est  pas  assez  de  la 
nature  pour  nous  rappeler  notre  métier  d'hommes,  car  elle  meurt 
sans  savoir.  Il  faut  des  choses  humaines,  comme  l'ogive  et  les  discours 
liturgiques  ;  des  choses  humaines  qui  soient  bien  appuyées  par  terre, 
qui  soient  bien  égales  des  deux  côtés,  et  qui  marchent  selon  une 
règle.  Le  prêtre  veut  nous  incliner  ;  mais  la  cérémonie  nous  redresse. 

Tous  ces  rites  sont  parfaits  ;  exactement  à  notre  mesure  ;  je  n'y 
vois  rien  de  surhumain  ;  les  hommes  y  ont  suffi.  Il  fallait  cette  marche 
réglée,  ces  chants,  ces  formes,  ces  témoignages,  cette  politesse  étudiée, 
pour  discipliner  le  désespoir. 

Jusqu'où  tomberaient  les  malheureux  si  tous  leurs  semblables  s'en- 
fuyaient en  se  bouchant  les  yeux  et  les  oreilles  ?  Ou,  pis  encore,  si 
tous  leurs  semblables,  réveillant  leur  propre  désespoir,  se  jetaient 
dans  des  lamentations  désordonnées  ?  Mais,  tout  au  contraire,  l'huma- 
nité se  range  comme  pour  dire  :  «  Nous  savons  ce  que  c'est.  » 

Parbleu,  si  l'on  voulait,  qui  donc  dans  cette  foule  n'a  pas  mille 
bonnes  raisons  de  se  précipiter  et  de  mordre  la  terre  ?  Qui  donc, 
comme  ces  Mercenaires,  n'aurait  pas  de  blessures  à  montrer  ?  Mais 
comme  il  y  a  des  vêtements  pour  cacher  l'animal,  ainsi  la  cérémonie 
habille  les  douleurs  comme  il  faut.  La  religion  est  vraie  en  tout  le 
reste,  et  menteuse  seulement  en  ce  qu'elle  dit.  Car  s  il  y  avait  un 
Dieu  au  ciel,  comment  ne  pas  crier  de  terreur  ou  de  colère  ?  Mais  il 
y  a  une  raison  commune,  fille  de  la  terre  comme  nous,  mais  le  plus 

231 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

beau  fruit  de  la  terre,  et  le  vrai  Dieu,  s  il  nous  en  faut  un,  selon  laquelle 
le  courage  plie  en  même  temps  que  le  corps  ;  d'où  chacun  sait  bien 
qu'il  faut  se  redresser  et  regarder  au  lom,  par-dessus  les  peines.  Non 
pas  couché.  Non  pas  même  à  genoux.  La  vie  est  un  travail  qu'il  faut 
faire  debout. 


CLXXÎI 


Nous  n'avons  aucune  connaissance  de  la  mort  ;  je  ne  parle  pas  de 
la  mort  du  voisin  ;  comme  sa  vie  est  à  lui,  non  à  nous,  nous  ne  pouvons 
pas  bien  savoir  ce  que  c'est  pour  lui  qu'être  mort.  Si  nous  revenons 
à  nous-mêmes,  alors  nous  ne  savons  plus  du  tout  ce  que  c'est  que  ne 
plus  vivre. 

Le  sommeil  est  frère  de  la  mort,  comme  on  dit  ;  mais  justement 
nous  ne  savons  pas  bien  ce  que  c'est  que  dormir  sans  rêver  ;  ce  n'est 
nen  du  tout.  Penser  à  un  univers  dans  la  nuit,  c'est  encore  trop  penser  ; 
si  l'on  veut  penser  au  sommeil  ou  à  la  mort,  il  faut  ne  plus  penser 
du  tout.  Aussi  les  prédicateurs,  qui  ont  pour  métier  d'empoisonner 
la  vie,  comment  s'y  prennent-ils  pour  faire  peur  à  ceux  qui  les  écoutent  ? 
Ils  remplacent  la  m.ort  par  une  déportation  à  perpétuité  ;  ils  supposent 
qu'après  la  mort  on  est  encore  vivant. 

Cette  croyance,  qui  a  été  si  longtemps  populaire,  on  comprend  bien 
d  où  elle  vient.  Les  songes  y  sont  pour  beaucoup  ;  car,  dans  les  songes, 
les  morts  vont  et  viennent,  et  nous  parlent.  Mais  le  réveil  chasse  tous 
ces  fantômes  ;  de  là  cette  croyance  que  la  nuit  appartient  aux  morts 
et  que  le  jour  les  met  en  fuite. 

Mais  la  source  de  la  croyance  n'est  pas  là.  C'est  la  vie  même  qui, 
par  sa  nature,  se  croit  éternelle.  Je  n'entends  pas  seulement  par  là 
que  toute  vie  s'aime  elle-même.  Je  dis  bien  plus  :  la  vie  ne  craint  pas 
la  mort  ;  la  vie  nie  la  mort.  Etre  vivant  et  penser  qu'on  est  mort,  c'est 
mieux  qu'insupportable,  c'est  impossible. 

Quand  je  méditerais  tous  les  jours  sur  une  tombe,  je  n'arriverai 
jamais  à  penser  que  je  ne  pense  plus.  Toujours  je  me  suppose  vivant. 
J'essaie  de  penser  à  ce  que  sera  le  monde  dans  cent  ans,  dans  mille 
ans,  sans  moi  ;  mais  je  me  suppose  toujours  spectateur,  au  moment 
même  où  je  me  dis  que  je  ne  verrai  point  ce  spectacle.  Je  me  fais 
invisible  aux  autres,  absent  pour  tous  les  yeux  ;  mais,  je  ne  puis  être 

232 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

absent  peur  moi.  La  flamme  qui  m'éclaire  le  monde,  je  l'emporte 
partout  avec  moi,  dans  les  espaces  et  dans  les  temps.  Une  nébuleuse  ? 
J'y  suis,  puisque  j  y  pense.  La  mort  du  soleil  ?  Puisque  j'y  pense, 
je  pense  que  j'y  serai.  La  vie  ne  peut  pas  penser  la  mort.  Lorsque  le 
Dante  est  descendu  aux  enfers,  il  avait  négligé  de  mourir  ;  c'est  pour- 
quoi les  morts  se  levaient  devant  lui  ;  c'est  en  lui  que  les  damnés 
grinçaient  des  dents. 

Telle  est  la  source  de  toutes  les  preuves  qui  nous  assurent  que  nous 
vivrons  toujours.  Nous  n'avions  pas  besoin  de  preuves.  Naturelle- 
ment, par  la  vertu  de  la  vie,  nous  nous  pensons  immortels.  Toutes  ces 
preuves,  si  ion  va  aux  racines,  prouvent  que  nous  croyons  à  la  vie. 
Cette  «  belle  espérance  "  est  un  bien  maintenant,  comme  toute  espé- 
rance ;  nous  ne  pouvons  dire  si  elle  est  fondée  hors  de  nous,  mais 
elle  est  bien  accrochée  en  nous.  D'où  les  grands  Sages  ont  tiré  une 
règle  de  vie  :  ne  pas  penser  à  la  mort,  et  vivre  comm.e  si  on  devait 
vivre  toujours.  «  En  avant,  disait  Goethe  ;  en  avant,  par-dessus  les 
tombeaux.  » 


CLX^aii 


Monsieur,  me  dit  l'Améncam,  votre  morale  laïque  est  infectée  de 
matérialisme  ;  c'est  par  là  que  vos  instituteurs,  professeurs  et  gou- 
vernants sont  voués  à  l'impuissance  ;  ils  sèment  du  grain  mort.  Com- 
ment resterait-il  quelque  espérance,  quelque  confiance,  quelque  enthou- 
siasme en  celui  qui  croit  que  tout  est  matière  ?  " 

«  Si  cela  est  ainsi,  lui  répondis-je,  qu'y  voulez-vous  faire  ?  On  ne 
choisit  pas  une  opinion  comme  on  choisirait  une  poularde  au  marché. 
Ceux  qui  ont  gardé  leur  religion,  ce  n'est  pas  parce  qu'ils  la  croient 
utile  qu'ils  l'ont  gardée,  c'est  parce  qu'ils  la  croient  vraie.  Ceux  qui 
tiennent  aujourd'hui  pour  la  vérité  scientifique,  autrement  dit  qui 
s'attachent  à  ce  qu'ils  constatent  ou  comprennent,  n'ont  pas  choisi, 
croyez-le  bien,  la  solution  la  plus  commode.  On  n'a  pas  le  choix  entre 
croire  et  ne  pas  croire.  » 

«  Sans  doute,  reprit  mon  docteur  en  philosophie.  Mais  de  ce  que 
vous  prenez  la  science  pour  guide,  il  ne  résulte  pas  que  vous  deviez 
adopter  cette  doctrine  avilissante  d'après  laquelle  tout  est  matière. 
je  suis  l'inventeur,  Monsieur,  d'une  doctrine  qui  se  flatte  de  récon- 

233 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

cilier  le  vieux  spiritualisme  avec  la  jeune  science.  Cette  doctrine, 
c'est  le  pampsychisme.  » 

«  Ah  !  fort  bien  !  Et  qu'est-ce  qu'il  dit,  ce  pampsychisme  ?  » 

«  Je  pars  de  cette  remarque  que  les  matérialistes  ne  savent  pas 
bien  ce  que  c'est  que  la  matière  ;  ils  la  supposent  faite  d'atomes,  ou 
d'éléments  comme  cela,  dont  ils  n'ont  aucune  expérience  directe.  Eh 
bien  !  pourquoi  ne  pas  prendre  plutôt,  comme  type  de  l'être,  la  seule 
chose,  SI  je  puis  dire,  dont  nous  ayons  tous  l'expérience  directe,  l'âme  ? 
Car  nous  savons  tous  ce  que  c'est  que  penser,  raisonner,  sentir.  En 
bref,  Monsieur,  nous  posons  qu'il  n'existe  que  des  âmes,  et  que  tout 
ce  qui  arrive  au  monde  est  un  rapport  d'âme  à  âme.  » 

«  Pourtant,  lui  dis-je,  un  coup  de  poing  ?  » 

«  Justement.  Un  coup  de  pomg,  dans  votre  système  matérialiste, 
ce  n'est  qu'un  corps  heurtant  un  corps  ;  or,  vous  ne  savez  pas  ce  que 
c'est  réellement  qu'un  corps,  m  ce  que  c'est  qu'un  choc.  Moi  je  dis  : 
c'est  une  action  d'âme  à  âme  ;  une  volonté  dans  celui  qui  frappe, 
qui  est  une  âme,  produit  une  perception  et  une  douleur  dans  celui 
qui  reçoit,  qui  est  aussi  une  âme.  « 

«  Bon,  lui  dis-]e.  Mais  alors,  si  mon  âme  qui  est  ici  veut  donner  un 
coup  de  poing  à  l'âme  d'un  Chinois  qui  habite  Pékin,  le  Chinois 
recevra  le  coup  de  pomg  ?  » 

"  Mais  non,  dit-il,  rien  n'est  changé.  Ce  que  vous  appelez  les  con- 
ditions de  l'action  d'un  corps  sur  un  corps,  je  l'appelle  conditions  de 
l'action  d'une  âme  sur  une  âme.  Ainsi  les  vérités  scientifiques  sont 
conservées  ;  le  matérialisme  seul  est  vaincu,  dans  des  conditions  qui 
ne  coûtent  rien  à  votre  intelligence.  Voilà  la  doctrine  de  l'avenir. 
L'essayer,  c'est  l'adopter.  Voyez  donc  cette  brochure,  je  vous  prie.  » 


CLXXIV 


Quand  on  lit  les  anciens  Matérialistes,  comme  Epicure  ou  Lucrèce, 
on  y  trouve  un  enthousiasme  poétique,  et  le  sentiment  héroïque  de 
la  liberté  enfin  conquise.  Ce  sentiment  est  juste,  et  toujours  vivant. 
J  ai  pu  l'observer  dans  les  Universités  Populaires,  où,  chose  remar- 
quable, toute  thèse  en  faveur  de  l'âme  immatérielle  ou  de  la  liberté 
était  prise  d'avance,  et  par  un  invincible  préjugé,  comme  une  espèce 


234 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

de  manœuvre  contre  la  Libre  Pensée.  Cette  remarque  met  au  jour 
une  confusion  presque  universelle.  Car  le  bon  sens  ne  supporte  point 
que  nous  soyons  sans  puissance  sur  notre  destinée  et  sur  nos  passions. 
Qui  veut  la  justice  nie  le  fatalisme.  Et  j'ai  observé,  dans  des  discussions 
publiques  assez  serrées,  que  l'argument  le  plus  puissant  d'un  catho- 
lique était  de  faire  voir  que  le  matérialisme,  nie  la  liberté.  L'auditeur 
impartial  sent  bien  pourtant  que  le  fond  du  maténalism.e  c'est  une 
volonté  de  penser  correctement,  de  remettre  les  choses  en  place,  de 
ramener  les  rêves  et  les  passions  à  leurs  causes,  de  réduire  la  pro- 
phétie, le  miracle,  la  tyrannie  surnaturelle,  le  fanatisme,  l'esclavage 
enfin.  De  là  un  grand  embarras.  Mais  c'est  une  erreur  de  croire  que 
l'analyse  de  ces  problèmes  suppose  une  culture  écrasante.  Quelques 
exemples,  considérés  avec  attention  et  sans  préjugé,  peuvent  conduire 
plus  loin  que  l'esprit  de  système  qui  est  le  plus  dangereux  des  pré- 
jugés. 

Il  faut  d'abord  penser,  par  exemple,  à  l'éclipse,  et  bien  considérer 
le  travail  rigoureux  de  pensée  qui  a  surmonté  d'abord  la  crainte, 
écarté  les  présages,  et  reconnu  dans  ce  phénomène  étonnant  les  effets 
prévisibles  d'un  mécanisme  éclaire:  par  d'autres  effets.  J'ai  assez 
expliqué  comment  chacun  peut  refaire  ce  travail  par  ses  propres 
moyens  ;  la  précision  du  calcul  ne  sert  que  pour  annoncer  exactement 
la  chose  ;  mais  celui  qui  a  observé  la  marche  du  soleil  et  celle  de  la 
lune,  sait  bien  qu'une  éclipse  n'a  rien  de  plus  merveilleux  qu'un 
croissant  ou  qu'une  pleine  lune.  D'après  cela,  posons  que  nous  avons 
à  chasser  les  esprits  de  l'univers,  et  que  c'est  le  devoir  intellectuel 
strict.  Tenons  bien  cela. 

Mais  sachons  aussi  y  reconnaître  notre  liberté.  En  nous  et  dans  la 
fonction  de  penser,  et  non  pas  hors  de  nous  dans  les  choses.  Ramasser 
tout  l'esprit  en  soi,  dans  la  fonction  de  penser,  au  lieu  de  chercher 
l'esprit  dans  le  pied  des  tables,  voilà  l'expérience  décisive.  D'où  nous 
prenons  conscience  de  notre  fonction  de  législateurs,  et  l'exerçons 
en  souverains,  cultivant,  arrosant,  bâtissant,  assainissant  ;  et  dans 
l'ordre  social  aussi,  juges  des  juges  désormais.  Et  c'est  notre  première 
pensée,  sous  l'idée  matérialiste,  qui  nous  investit  du  pouvoir  spirituel. 
Regardez  bien,  c'est  ainsi.  La  pensée  matérialiste  et  l'action  libre 
sont  toujours  ensemble,  pour  inventer,  pour  légiférer,  pour  redresser. 
Il  n'y  a  qu'un  prodige,  c'est  la  pensée  qui  nie  les  prodiges.  Cette  for- 
mule achève  la  religion. 


235 


LES    PROPOS    D'ALAiN 


CLXXV 


La  neutralité  est  un  vilain  mot.  Pour  accepter  qu'il  y  ait  des  notions 
qui  appartiennent  au  curé,  il  faut  avoir  dormi  trente  ans  dans  les 
Bureaux.  L'instituteur  doit  posséder  toute  espèce  de  piété  et  expliquer 
toute  espèce  de  culte.  Si  vous  dites  qu'il  n'est  pas  assez  instruit  pour 
gouverner  tout  ce  royaume  d'idées,  c'est  comme  si  vous  disiez  qu'on 
ne  peut  pas  décrire  les  mouvements  des  corps  célestes  sans  posséder 
le  calcul  différentiel.  On  peut  toujours  décrire,  et  il  faut  commencer 
par  là  ;  je  dirais  même  continuer  par  là  et  finir  par  là. 

11  y  a  une  parenté  entre  l'homme  et  la  nature,  et  cette  parenté  est 
sentie  et  en  quelque  sorte  goûtée  à  toute  minute.  Car  l'homme  est 
né  de  ce  monde  ;  l'homme  est  chez  lui  dans  ce  monde  ;  les  doctrines 
abstraites  n'y  changeront  rien.  Le  curé  dit  que,  malgré  l'apparence, 
malgré  le  froid  et  la  faim,  malgré  le  cyclone,  le  volcan,  le  microbe, 
une  Providence  a  rangé  et  meublé  ce  m.onde  pour  notre  usage,  je  dis 
que  l'homme  est  un  fils  de  ce  monde,  le  plus  parfait,  le  plus  puissant, 
le  mieux  adapté  des  fils  de  ce  monde,  autant  qu  on  sait  ;  qu  il  y  a 
accord  certainement  entre  la  nature  du  monde  et  la  nature  de  l'homme, 
sans  quc!  l'homime  ne  vivrait  pas  seulement  une  minute  ;  et  qu  il  y 
a  ainsi  dans  l'homme  une  amitié  pour  le  m.onde,  une  connance,  une 
espérance  qui  fait  que  les  matins  sont  beaux,  et  les  midis,  et  les  soirs, 
et  toutes  les  saisons,  et  même  le  vent,  la  pluie,  la  neige,  la  foudre, 
en  sorte  que,  même  fuyant  comme  une  bête,  l'homme  se  retourne 
pour  admirer.  Espérance  quand  même  ;  amitié  quand  même  ;  piété 
quand  même,  «  Sois  pieux  devant  le  jour  qui  se  lève  ",  dit  le  vieil  oncle 
à  Jean-Christophe. 

Parenté,  maintenant,  entre  les  hommes.  C'est  bien  clair.  Bêta  qui 
s  imagine  que  les  hommes  vivraient  seuls  s  ils  pouvaient,  et  que  c  est 
la  peur  qui  les  maintient  en  société.  Non  pas  la  peur,  mais  la  parenté. 
Chacun  a  été  d'abord  une  partie  de  sa  mère.  L'homm.e  vit  en  touffe, 
non  en  brin.  Fraternité  malgré  tout  ;  chanté  malgré  tout  ;  sentiment 
hors  de  soi  ;  sentiment  commun  ;  joie  de  l'action  en  commun  ;  joie 
de  l'acclamation  en  comimun.  Culte  en  commun  ;  aussi  bien  sans 
Dieu. 

236 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

Parenté  entre  tous  les  hommes  d'autre  manière  encore,  par  la  Raison 
commune.  Amitié  par  lecture,  avec  des  gens  qui  sont  morts,  avec 
des  gens  qu'on  n'a  jamais  vus.  Idée  que  l'on  peut  instruire  tous  les 
homm.es,  et  que  tout  ira  mieux,  quand  ils  sauront  mieux.  Idée  de  la 
dignité  d'homme  et  de  l'égalité  des  hommes,  qui  n'est  pas,  mais  qui 
devrait  être.  Volonté  de  justice,  malgré  les  passions  ;  volonté  de 
progrès,  malgré  chutes  et  rechutes.  Foi  malgré  tout.  Foi,  Chanté, 
Espérance,  ce  sont  les  plus  profonds  sentiments  humains.  Vie  com- 
m.une,  enthousiasme  commun,  vie  hors  de  chez  soi  et  hors  de  soi, 
c'est  le  Culte,  et  c'est  le  Salut.  Vie  solitaire  pour  la  Raison  commune  ; 
c'est  la  Méditation,  et  c'est  encore  mieux  le  Salut.  Si  le  prêtre  était 
seul  à  dire  ces  choses,  si  mal  qu'il  les  dise,  on  n'entendrait  bientôt 
plus  que  lui. 


CLXXVI 


L'abbé  Loisy,  qui  n'est  presque  plus  abbé,  ressemble  assez  à  Renan, 
qui  resta  toujours  un  peu  curé.  Tous  deux  sont  des  historiens  ;  tous 
deux  tournent  autour  des  questions,  argumentent  avec  m.alice,  remuent 
de  vieux  papiers,  à  faire  croire  aux  naïfs  que  la  vie  humaine  de  ce 
temps  est  suspendue  à  la  trouvaille  que  l'on  pourrait  faire  de  quelque 
document  perdu  depuis  dix-neuf  siècles.  Ce  sont  jeux  de  sacristains. 
Il  faut  écarter  les  enveloppes,  briser  la  coquille  et  aller  au  cœur  de  la 
question. 

Il  s'agit,  par  exemple,  de  savoir  si  Jésus-Christ  fut  réellement  Dieu. 
Eh  bien,  je  dis  que  ce  n'est  pas  là  une  question  d'histoire,  ni  une 
question  de  fait.  Il  faut  voir  ce  que  peuvent  signifier  maintenant, 
pour  nous,  des  propositions  du  genre  de  celles-ci  :  jésus-Chnst  est 
fîls  de  Dieu  ;  Jésus-Christ  est  Dieu. 

Il  faudrait  être  bien  rustre  pour  croire  qu'on  est  fils  de  Dieu  au 
sens  oii  on  esc  fils  de  Pierre  ou  de  Paul.  Cela  doit  s'entendre  en  esprit  ; 
ou  bien,  alors,  il  ne  faut  qu'en  rire.  Or,  entendu  en  esprit,  qu'est-ce 
que  cela  veut  dire  ?  C'est  une  idée  aussi  vieille  qu'on  voudra,  bien 
plus  ancienne  que  le  Christ,  que  l'idée  d'une  parenté  spirituelle  entre 
tous  les  hommes.  Les  hommes  se  ressemblent  par  leur  manière  de 
connaître,  de  prouver,  d'argumenter  ;  sans  cela  les  discussions  ne 
seraient  même  pas  possibles  ;  il  n'y  aurait  m  sciences,  ni  enseignement 

237 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

des  sciences.  Beaucoup  de  nobles  esprits,  je  cite  Platon,  Aristote,  les 
Stoïciens,  pour  ne  parler  que  de  ceux  qui  ne  l'ont  pas  appris  dans 
l'Evangile,  croient  que  tous  les  hommes  participent  à  une  Raison 
éternelle,  immuable,  parfaite,  qui  serait  comme  l'âme  ou  l'esprit  du 
monde.  En  ce  sens,  nous  sommes  tous  fils  de  Dieu.  Seulement,  cela 
se  voit  plus  ou  moins.  Quand  un  homme  cultivera  en  lui  ce  feu  divin, 
jusqu'à  réchauffer  les  autres  par  la  justice  et  l'amour,  on  l'appellera 
Dieu  ou  fils  de  Dieu. 

Ces  définitions  une  fois  admises,  je  veux  bien  dire  que  Jésus  fut 
Dieu  ou  fils  de  Dieu,  comme  on  voudra  ;  les  incertitudes  sur  le  texte 
de  l'Evangile,  certains  récits  ridicules  comme  celui  des  trois  cents 
cochons  possédés  du  Diable  et  qui  allèrent  se  noyer,  ne  me  retiendront 
pas.  Je  puis,  à  travers  l'histoire,  et  en  traitant  l'histoire  comme  une 
«  mauvaise  langue  »  qu'elle  est,  me  faire,  sous  le  nom  de  Jésus,  le 
portrait  d'un  fils  de  Dieu. 

Reste  à  juger  la  conception  même  d'un  Dieu,  c'est-à-dire  d'une 
Raison  éternelle.  J'avoue  qu'on  n'en  peut  apporter  de  preuve  à  la 
rigueur.  La  question  est  donc  de  savoir  si,  pratiquement,  il  est  bon 
d'y  croire,  c'est-à-dire  si  cette  croyance  aide  à  être  courageux,  patient, 
juste  et  bon.  C'est  une  belle  question  à  discuter,  dès  qu'on  l'a  nettoyée 
de  toute  cette  poussière  archéologique.  On  verra  alors  si  cette  croyance 
sauve  1  homme,  et  en  quel  sens  ;  si  l'on  peut  l'avoir  en  soi  tout  seul, 
par  réflexion,  ou  s'il  faut  la  réchauffer  en  ravivant  le  feu  intérieur  par 
la  méditation  en  commun,  par  les  rites,  par  la  musique.  Graves  pro- 
blèmes peut-être  ;  problèmes  d'aujourd'hui  ou  de  demain  ;  problèmes 
de  sociologie,  comme  on  dit,  non  problèmes  d'histoire. 


CLXXVII 


Ce  mois  de  Juin  donne  les  plus  belles  fêtes.  J'y  fus  convié  il  y  a 
quelques  jours  par  de  précieux  amis,  qui  se  sont  retirés  à  la  campagne. 
C  est  bien  Prairial  ;  l'herbe  est  drue  et  verte  ;  les  bois  débordent  sur 
la  route  ;  tous  les  verts  s'étalent  et  respirent  au  soleil,  chacun  avec  sa 
nuance  propre,  et  sa  transparence,  car  la  feuille  est  tendre  encore. 
Des  coquelicots  éclatent  ici  et  là,  dans  les  blés  d'un  vert  gris,  et  mieux 
encore  dans  les  sombres  fourrages.  Des  reflets  bleus  adoucissent  et 


.238 


LES    PROPOS    D'ALAIN 

fondent  ces  couleurs  ennemies  ;  le  bleu  du  ciel  lie  toutes  les  nuances  ; 
aussi  les  flèches  du  soleil  s'enfoncent  dans  la  terre  et  ne  rebondissent 
pas  encore  ;  et  la  simple  rose,  au  tournant  du  chemin,  triomphe  sans 
effort,  par  sa  couleur  unie  et  singulière.  Vive  la  rose  ! 

Avec  la  chaleur  du  jour  s'éleva  une  brume  laiteuse.  Le  tonnerre  se 
mit  à  bavarder  d'un  bout  à  l'autre.  Puis,  sur  un  appel  plus  violent, 
quelques  grêlons  roulèrent,  mais  sans  trop  de  mal  pour  les  fleurs. 
Après  quoi  un  vent  frais  fit  remuer  sur  la  terre  les  images  rondes  du 
soleil,  qui  riait  à  travers  les  branches. 

Ce  n'était  qu'un  prélude.  Le  vrai  spectacle  était  pour  le  soir.  Avant 
la  fin  du  long  crépuscule,  qui  imitait  la  clarté  lunaire,  on  entendit  des 
grondements  tout  autour  de  l'horizon.  Chacun  des  orages  parlait  à 
sa  manière,  l'un  murmurant  et  l'autre  crépitant.  Les  éclairs  aussi 
avaient  leur  manière.  Au  nord,  c'étaient  des  explosions  de  lumière 
blanche  ;  à  l'ouest,  de  rouges  flammes  courant  sur  les  collines  ;  au 
midi,  des  traits  sinueux  qui  partaient  de  la  terre  et  perçaient  le  ciel  ; 
d'autres  montaient  en  courbe  et  retombaient.  Tout  à  coup  il  s  éleva 
un  vent  impérieux,  et  un  nuage  noir,  semblable  à  une  épaisse  fumée, 
vint  sur  nos  têtes.  Ce  fut  un  vacarme  et  un  embrasement,  toujours 
sans  pluie. 

Il  était  dit  que  la  fête  finirait  bien.  Le  vent  balaya  les  nuages.  Le 
tonnerre  s'enfuit,  lançant  encore  quelques  éclairs  paresseux.  Nous 
pûmes  voir  au  ciel  le  royal  Jupiter,  déjà  déclinant,  le  rouge  Arcturus 
au-dessus  de  nos  têtes,  Antarès  au  midi,  rouge  aussi,  et  Véga  l'étoile 
bleue,  l'étoile  des  beaux  jours,  haute  maintenant  dans  le  ciel.  Ce 
furent  de  plus  douces  harmonies.  La  flûte  des  crapauds,  le  en  aigu 
du  grillon,  le  doux  sifflement  de  la  petite  chouette  de  temps  en  temps. 
Alors  vers  la  droite,  du  côté  où  sent  les  sources,  des  rossignols  se 
mirent  à  chanter,  lançant  d'abord  trois  appels  virils,  puis  déroulant 
leur  phrase  festonnée  et  brodée,  qu'ils  répètent  trois  fois,  dans  trois 
tons  voisins.  Je  ne  puis  comprendre  que  ce  chant  ait  jamais  paru 
mélancolique  ou  tendre  ou  plaintif.  J'y  saisis  une  passion  impérieuse 
et  presque  brutale,  et  toute  la  force  de  l'oiseau,  si  sensible  dans  un 
coup  d'aile,  et  qui  est  la  plus  prodigieuse  peut-être  des  forces  vivantes 
dans  ce  monde.  Ce  concert  nocturne  se  mêla  aux  libres  propos  de 
l'amitié.  Telle  fut  la  fête  de  juin  ;  hâtez-vous  d'en  jouir.  Le  rossignol 
écourte  déjà  souvent  sa  chanson  ;  la  rose  églantine  est  bientôt  défleune  ; 
voici  Messidor  et  le  triomphe  du  Soleil. 


239 


TABLE     DES     MATIÈRES 


Pages 

^'         Je  rencontrai  le  vieux  sage |3 

|{-         Si  le  soir  en  rentrant  chez  vous )4 

llî.  —  Notre  époque,  dans  l'histoire  des  idées,  sera 

celle  des  psychologues j  5 

W  ^  matin  j'ai  vu  un  chien  qui  hurlait |7 

^-         ^  fonction  pensée  consiste  toujours  à  sur- 
monter quelque  chose ]3 

^'î-        Penser  n'est  pas  croître ]9 

Vîl.  —  La  liberté  intellectuelle  ou   sagesse  c'est   1 


doute 


e 

- 20 

VIII.         Comme    on    demande    toujours    à    l'illustre 

Newton 22 

^^-  ~  O^  estime  communément  celui  qui  reste  fidèle 

à  ses  opinions 23 

-^'         Un  grand  ami  à  moi  exprime  souvent  une  idée 

assez  forte 24 

^j-  ~  Uy  a  une  odeur  de  réfectoire 26 

^^!-         Quelqu'un  me  disait  hier 27 

Yï\/'  ~  ^"  ^'^^  ^^^^^  ^"  ^^  temps 28 

^^.         Quelquefois  un  homme  naïf 29 

^)[-  ~  Çet^e  fin  d'hiver,  c'est  la  fête  de  la  lumière. .  30 

Y\/lï    ~  k  ^"'^  *°"^^^  ^^^^  ^^^  ""  "^°^  ^^  Shakespeare .  32 

V\mT    ~        •  "-^  ^^"^^  P°^"^  comme  on  veut 33 

VI V    ~~  ^^^^^  ^°'^^  ^î^  temps  de  pîuie 34 

^iX-         Hier,  quelqu'un  disait 35 

^^-         Chacun  aura  à  raconter 37 

XXÎ.  —  Quand  j'eus  terminé  mes  études 38 

YYiiT*  ~  ^?  ri^'^^  ^^}  P^^^"  ^e  neurasthéniques. ...  40 

AAlIl.  —  Michelet,  assis  au  rivage 4| 

XXiy.  —  Une  naïve  jeune  fille 42 

VV\7t'  ~~  u "^  cheminée  est  ébranlée  par  le  vent* . . . . .  43 

YY\m'  ~  "  y  ^  ^"^  dizaine  de  siècles 44 

aXVII.  —  Les  plus  récentes  recherches  sur  l'antisepsie. .  45 


241 


16 


TABLE    DES    MATIÈRES 

XXVIII.  —  Voici  une  page  d'histoire  que  j'invente 47 

XXIX.  —  Hier  soir,  la  grande  ourse 48 

XXX.  —  Chacun  a  pu  voir  ces  jours-ci 49 

XXXI.  —  Sur  la  plage  et  comme  la  mer  se  retirait. ...  51 

XXXII.  —  <   Rien  ne  se  perd,  rien  ne  se  crée 52 

XXXIII.  —  <  Tout  s'écroule,  dit  l'un,  tout  périra 54 

XXXIV.  —  Quelques  minutes  après  les  premières  rafales .  55 
XXXV.  —  Comme  une  fleurette  bleue 56 

XXXyi.  —  Comme  je  lisais  de  merveilleux  récits 58 

XXXVII.  —  Lorsque  le  ver  à  soie 59 

XXXVIII.  —  Les  barques  pontées 60 

XXXIX.  —  On  sait  que  les  vignes  de  Bourgogne 61 

XL.  —  Comme  je  relisais  Darwin 63 

XLI.  —  J'admire  les  nmfs  prophètes 64 

XLII.  —  Ce  bateau  qui  se  penche  au  souffle  des  vents. .  65 

XLIII.  —  Imaginez  un  bai  brun  dans  toute  sa  force. ...  66 
XLIV.  —  Si   quelqu'accident   vous   enlève   un   peu   de 

peau  et  de  chair 68 

XLV.  —  Il  n'est  pas  inutile  de  réfléchir  sur  les  Folies 

Circulaires 69 

XLVI.  —  On  ne  comprend  pas  bien  la  force  des  pas- 
sions    '1 

XLVII.  —  Un  homme  de  six  pieds '2 

XLVIII,  —  Chacun  connaît  la  force  d'âme  des  Stoiciens.  73 

XLIX.  —  Les  feuilles  poussent,  bier^tôt  la  galéruque . .  74 

L.  —  Quelquefois  on  rencontre  sur  la  route 'O 

LI.  —  Le  bonheur  et  le  malheur  sont  impossibles  à 

imaginer 77 

LU.  —  Dès  qu'un  homme  cherche  le  bonheur. ...  7o 

LUI.  —  Un  préfet  de  police 79 

LIV.  —  Vous  voulez  savoir,  me  dit  Jim ol 

LV.  —  J'observais  hier  un  joli  piège 82 

LVI.  —  Il  y  a  pourtant  assez  de  mots  réels 83 

LVII.  —  Je  suis  forcé  de  la  constater 84 

LVIII.  —  Il  y  a  une  politesse  de  courtisans 86 

LIX.  —  En  reprochant  à  l'amour  de  devenir  souvent 

aveugle 8/ 

LX.  —  Il  y  a  deux  espèces  d'hommes ^° 

LXI.  —  Agenor  a  manqué  le  bateau "" 

242 


TABLE    DES    MATIÈRES 

LXII.  —  Comme  j'expliquais  ce  que  réellement 90 

LXIII.  —  Je  cherche,  au  sujet  d'un  suicide 92 

LXI V.  —  Comme  nous  parlions  de  ce  canon  qui  a  sauté .  93 
LXV.  —  Je  ne  sais  si  la  pitié  est  aussi  bonne  qu'on  le 

dit 94 

LXVI.  —  Zadig,  dans  Voltaire,  devient  amoureux  de  la 

Reine 96 

LXVÎI.  —  Si  je  fais  le  compte  de  ceux  que  j'ai  connus. .  97 
LXVI  IL  —  Il  y  a,  dit  le  psychologue,    des    sentiments 

troubles 98 

LXIX.  —  Au  sujet  de  ces  exhibitions  de  femmes  nues. .  100 

LXX.  —  Platon  raconte  qu'un  certain  Gygès 101 

LXXI.  —  Quand  un  jardinier  veut  faire  un  jardin. ...  102 

LXXII.  —  Tout  change  et  même  assez  vite 103 

LXXIII.  —  Il  est  assez  connu  que  notre  Raison 104 

LXXIV.  —  Le  grand  maître  de  l'Université 105 

LXXV.  —  II  faut  savoir  un  métier,  c'est  évident 106 

LXXVI.  —  Un  ami  des  <'  Jardins  d'Enfants  » 108 

LXXVII.  —  II  y  a  un  livre  stupide  entre  tous 109 

LXXVIII.  —  Tous  les  petits  garçons  regardent  avidement 

les   locomotives 110 

LXXIX.  —  Un  petit  garçon  demandait 111 

LXXX.  —  On  voit  maintenant  Vénus  le  soir  au  couchant .  113 

LXXXI.  —  Pour  un  gamin  de  Dieppe  ou  du  Havre. ...  114 

LXXXII.  —  Les  écoliers  étaient  au  bord  de  l'eau 1 15 

LXXXIII.  —  La    plupart    des    enfants    dessinent    avant 

d'écrire 117 

LXXXIV.  —  Maître    Aliboron,    c'est    ainsi    que    l'élégant 

Barres 118 

LXXXV.  —  Ce  ne  sont  que  des  querelles  byzantines. ...  119 

LXXXVI.  —  Vous  savez  ce  que  c'est  qu'un  taupin  ?....  121 

LXXXVII.  —  Le  polytechnicien  m'attire  et  me  repousse..  122*^ 

LXXXVIII.  —  Il  y  a  à  peu  près  deux  mois 123 

LXXXIX.  —  II  y  a  deux  familles  d'esprit 125 

XC.  —  Tous  ces  pédagogues  en  robe 1 26 

XCI.  —  Un  professeur  me  disait  hier 127 

XCII.  —  «  II  faut  définir  la  culture   ' 128 

XCIII.  —  Platon  a  dit  des  choses  merveilleuses 130 

XCIV.  —  Toute  vertu  est  courage 131 

243 


TABLE    DES    MATIÈRES 

XCV.  —  «  La  morale  sociale 1 33 

XCVL  —  Le  moraliste  qui  a  dit  <  Amiez-vous  les  uns 

les  autres  ' 1 34 

XCVII.  —  L'industriel  me  dit 135 

XCVIII.  —  Je  crois  que  les  {-orces  morales  l'emporteront.  136 

XCIX.  —  Il  y  a  un  dialogue  de  Platon 138 

C.  —  Le  Droit  et  la  Force  ne  s'opposent  pomt. ...  139 

CI.  —  Le  Droit  a  deux  espèces  de  défenseurs 140 

Cil.  —  Un  sophiste  m'a  dit 141 

cm.  —  Le  Sophiste  est  revenu  à  la  charge 143 

CIV.  —  Quelle  étonnante  ambiguïté  dans  la  notion  de 

Justice ^ 1 44 

CV.  —  Qu'est-ce  que  le  Droit  ?  C'est  l'égalité 146 

CVI.  —  Au  sujet  de  l'égahté  entre  les  hommes 147 

CVII.  —  «  Le  Droit  ?  Hypocrisie  !. 148 

CVIII.  —  Il  m.e  semble  que  les  syndicalistes 149 

CIX.  —  Platon  ne  veut  pas  condamner  les  hommes. .  151 
ex.  —  Soutenir  que  la  peine  de  mort  ne  fait  pas  peur 

aux  assassins 1 52 

CXI.  —  Un  canal,  avec  ses  beaux  tournants  ombra- 
geux    1 53 

CXÏI.  —  L'individualisme  qui  est  le  fond  du  Radica- 
lisme   1 55 

CXIII.  —  «  Les  morts  gouvernent  les  vivants  » 156 

CXIV.  —  Le  Traditionalisme  est  écrasé  par  l'histoire 

même 1 57 

CXV.  —  La  Solidarité   c'est   une   Nécessité   à   figure 

humaine 1 58 

CXVI.  —  Le  citadin  frappa  la  terre  avec  sa  canne. ...  160 
CXVII.  —  *'  On  croit,  dit  le  Moraliste,  trop  aisément  ce 

que  l'on  désire 1 61 

CXVIII.  —  La   liberté  des   opinions   ne   peut   être   sans 

limites 1 62 

CXIX.  —  Mon  jeune  ami  le  Sillonniste 164 

CXX.  —  Il  y  a  donc  encore  des  espérantistes 165 

CXXI.  —  Il  y  a  bien  un  an  que  je  rencontrai 166 

CXXII.  —  Suzette  est  belle  comme  un  ange 168 

CXXIII.  —  Qu'un  homme  se  sent  petit 169 

CXXIV.  —  Souvent  on  se  révolte  contre  Dieu 1 70 

244 


TABLE    DES    MATIÈRES 

CXXV.  —  Quand  on  a  apporté  en  faveur  du  n^anage ....  171 

CXXVI.  —  Il  est  très  bon  quel'on  ait  poibiié  cette  aventure,  173 

CXXVII.  —  «  Comment  ose-t-on  faire  des  enfants 174 

CXXVIII.  —  Il  faut  résister  aux  lieux  communs 175 

CXXIX.  —  Le  Penseur  descendit  de  son  piédestal 1 77 

CXXX.  —  La  lutte  pour  la  vie,  dit  l'ouvrier 178 

CXXXI.  —  j'ai  souvent  dit  qu'un  homme  raisonnable..  179 

CXXXII.  —  En  ce  temps  d'élections 181 

CXXXIII.  —  Le  jeune  théoricien  dit  :  <'  Pourquoi  des  lois  ?  >'.  1 82 

CXXXI V.  —  L'anarchiste  a  raison  en  un  sens 1 83 

CXXXV.  —  Auguste  Comte  entendait  la  République....  184 

CXXXVL  —  Je  ne  veux  pas  de  mal  à  un  roi 185 

CXXXVII.  —  Il  est  difficile  de  savoir  ce  que  le  suffrage  des 

femmes 1 87 

CXXXVII I.  —  Un  Philosophe  m'a  dit  :  «  Je  ne  vais  point 

dans  le  monde 1 88 

CXXXÎX.  —  Notre  République,  depuis  qu'elle  atteint  l'âge 

mûr 189 

CXL.  —  Un  Sillonniste  c'est  un  jeune  homme 191 

CXLI.  —  Il  y  a  un  roman  de  Dickens 192 

CXLII.  —  Au  fond  du  petit  café 193 

CXLIII.  —  L'Antimilitariste  me  dit 195 

CXLIV.  —  Si  les  Marocains  étaient  justes  entre  eux. ...  196 

CXLV.  —  Sur  l'Italie  aussi,  et  sur  la  guerre  de  Tripoli. .  197 

CXLVI.  —  De  nouveau  on  parle  de  la  guerre 199 

CXLVII.  —  Je  lisais  ces  jours-ci  le  «  Lucien  Leuwen  »  de 

Steridhaî 200 

CXLVII I.  —  J'admire  l'épopée  Napoléonienne ^1 

CXLXI.  —  Il  est  inévitable  que  le  triomphe  de  l'esprit 

militaire 203 

CL.  —  Peut-on  compter  sur  un  mouvement  de  honte .  204 

CLI.  —  Le  courage  nourrit  les  guerres 206 

CLII.  —  Que  la  formation  militaire  soit  belle  par  elle- 
même  207 

CLIIi.  —  Le  colonel  parlait  de  la  nouvelle  armée 208 

CLIV.  —  J'ai  voyagé  avec  cinq  jeunes  gens 209 

CLV.  —  C'est  le  temps  où  les  bûcherons  jouent  de  la 

cognée 211 

CLVI.  —  Un  homme  cultivé  ressemble  à  une  boîte  à 

245 


TABLE    DES    MATIÈRES 

musique 212 

CLVII.  —  Pour  cette  célébration  de  Le  Notre 213 

CLVIII.  — ■  Pour  juger  librement  des  sciences 214 

CLIX.  —  J'ai  remarqué  plus  d'une  fois  que  les  por- 
traits   216 

CLX.  —  L'histoire  des  grands  musiciens 217 

CLXL  —  L'ombre  de  Platon  me  dit 218 

CLXIL  —  Un  conférencier  en  était  à  sa  deuxième  partie.  219 

CLXin.  —  Tous  ces  discours  parlementaires 221 

CLXI V.  —  L'on  a  donné  un  Prix  Nobel 222 

CLXV.  —  Je  mets  Tolstoï  très  haut 223 

CLXVI.  —  Le  Savant  me  dit  :  «  Je  viens  de  lire  Tolstoï. .  224 

CLXVII.  —  Je  renouais  connaissance  ces  jours-ci 226 

CLXVin.  —  Il  y  a  des  choses  qu'il  faut  bien  accepter. . . .  227 

CLXIX.  —  Le  fond  de  la  Religion 228 

CLXX.  —  La  prière  avait  du  bon 229 

CLXXL  —  La  vie  est  un  travail  qu'il  faut  faire  debout. .  231 

CLXXn.  —  Nous  n'avons  aucune  connaissance  de  la  mort.  232 

CLXXin.  —  «  Monsieur,  me  dit  l'Américain 233 

CLXXIV.  —  Quand  on  lit  les  anciens  Matérialistes 234 

CLXXV.  —  La  neutralité  est  un  vilain  mot, 236 

CLXXVI.  —  L'Abbé  Loisy,  qui  n'est  presque  plus  abbé. .  237 

CLXXVn.  —  Ce  mois  de  Juin  donne  les  plus  belles  fêtes 238 


246 


ACHEVE  D  IMPRIMER 
PAR  FRÉDÉRIC  PAILLART 
LE  28  FÉVRIER  1920 
A     ABBEVILLE     (sOMME) 


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PQ     Chartier,  Emile 

2605      Les  propos  d» Alain 

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1920 

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