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LES
RESSUSCITES
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
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CHARLES MONSELET
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CHARLES MONSELET
M. f> E .1 nl'Y
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FRÉDÉRIC SOULIÉ- HENRY M U R liER - G ÉR AR D DE NERVAL
L A S S A I L L Y - J E A X JOl'RXET
EDOUARD OURLIAC
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
RUE AUBER, 3, PLAGE DE L'OPERA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AL COIN DE LA RUE DK GRAMMON I
1876
Droits de reproduction et de traduction rc.'ervcs
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LES
RESSUSCITES
M. DE JOUY
Ci-gît M. de Jouy. jSmÎCXW
J'ai toujours eu un grand &$pect pour les
grognards littéraires ; — et, si l'on veut bien
m'entendre, je dirai aussi que la poésie du
premier Empire a été souvent calomniée,
et que ce n'est pas tout à fait cette pau-
vre femme en douillette cendrée qu'on a
essayé de nous faire voir. J'en suis fâché
pour ceux qui ne connaissent que les poé-
sies ossianiques de Baour-Lormian et les ro-
mans de Pigault-Lebrun , — cet homme de
lettres de l'Empire qui écrivait sur une scha-
i
LES RESSUSCITES
braque. Mais je sais d'autres noms et d'autres
livres, glorieux et respectables, ceux de Cha-
teaubriand , par exemple, de Nodier et de
madame de Staël, qui m'ont toujours fait
penser qu'une semblable époque, — une épo-
que de vingt ans, — ne méritait pas la raille-
rie et le dédain avec lesquels la plupart de
nos critiques ont l'habitude de la saluer.
Il en est bien peu de ceux-là qui n'aient
à se reprocher un bon mot sur M. Jouy, —
une épigramme sur M. Jay, — une plaisan-
terie sur M. Arnault. On ferait un volume
d'un tel recueil, et ce recueil pourrait être
intitulé sans inconvénient la Cravate blanche
littéraire.
Laissons dire. Celui de qui je veux parler
aujourd'hui valait bien les trois quarts de nos
écrivains d'à présent, je vous l'atteste. Ses
vaudevilles étaient tout aussi spirituels que
les nôtres, ses tragédies tout aussi froides, ses
livrets tout aussi ridicules. Seulement c'était
un autre ridicule, une autre froideur et un
autre esprit. La pensée et le style ont leurs
modes, comme on sait, et ces modes ont leur
Longchamps. La phrase se taille comme un
habit, tantôt courte et tantôt longue, hier en
M. DE JOUY
veste et demain en redingote. La littérature
d'alors portait un carrick, celle d'aujourd'hui
porte un paletot.
Ne nous moquons pas du carrick de M. de
Jouy. Le carrick est un bon et honnête vête-
ment, très- ample et très-chaud. Et personne
mieux que M. de Jouy ne savait porter le car-
rick. C'était un homme charmant en société,
un oracle de goût, un modèle de galanterie,
l'homme de son style en un mot. Sa plume avait
des précautions inimaginables. Je dis précau-
tions et non délicatesses, parce que la délica-
tesse même était dangereuse dans ce temps de
censure irritée, ce qui fendait le métier d'écri-
vain fort difficile. Au régime des suspects po-
litiques avait succédé le régime des suspects
littéraires. On arrêtait, pour un hémistiche,
les tragédies de Lemercier et les comédies
d'Etienne. M. de Jouy fut à peu près le seul
homme à succès de l'Empire. 11 est vrai que
l'empereur ne l'a jamais regardé comme un
idéologue.
Je compare M. de Jouy à Marmontel, — le
Zémiro et Azor de la littérature.
Donnez un habit pailleté à M. de Jouy, et
vous aurez Marmontel. Jetez un carrick sur
4 LES RESSUSCITES
les épaules de Marmontel, et vous verrez
M. de Jouy. C'est absolument la même façon
de dire, de voir, de sentir. C'est le même
bonheur dans le même talent. Je vais plus
loin, ce sont les mêmes ouvrages. — Comme
Marmontel, M. de Jouy a fait des tragédies,
des opéras et des romans. C'est la même
plume qui a écrit le Zirphile de l'un et la
Guirlande de l'autre '; c'est la même pensée
qui a dicté Fernand Cortez et les Incas. Mar-
montel a fait les Contes moraux, M. de Jouy a
fait l'Ermite de la Chaussée-d' Anlin. Tous les
deux enfin ont mis au monde un Bélisaire. —
Trouvez-moi l'exemple d'une plus frappante
analogie.
11 y a comme cela un homme qui se perpé-
tue à travers tous les siècles, — un beau mas-
que, je te connais, qui revient tous les cinquante
ans avec un habit neuf, — un même acadé-
micien qui occupe sans cesse le même fau-
teuil, — un auteur qui n'est éternellement
occupé qu'à se dédoubler et à se tirer à plu-
sieurs exemplaires. Au xvne siècle, ce person-
nage s'appelait Quinault, auxvme Marmontel,
au xixc M. de Jouy. Chacun d'eux n'a jamais
été que l'édition revue et corrigée de son pré-
M. DE J OU Y 5
décesseur. Ouvrez le volume : il n'y a de changé
que la reliure; hier en veau, aujourd'hui en ma-
roquin. Barbin et Panckoucke remplacés par
Didot. Quant au texte, c'est toujours le même,
avec cette différence seulement que l'anneau
royal d'Adraste est devenu l'aspic de Cléopâtre,
— qui lui-même est devenu la perruque de
Sylla.
Ce fut une perruque qui fit la réputation de
M. de Jouy. — Mais qui n'a pas eu sa perru-
que, au temps où nous sommes ? La perruque
de Liszt, n'est-ce pas un peu son sabre d'hon-
neur? La perruque de George Sand, n'est-ce
pas un peu son pantalon? Cherchez bien au
fond de toutes nos célébrités. Vous y trouve-
rez une perruque.
Seulement, la perruque de M. de Jouy était
une perruque véritable. C'était la perruque de
Talma; — à peine deux ou trois mèches qui,
tombant plates et noires sur le front du comé-
dien, lui donnaient une vague ressemblance
avec l'empereur. Rien qu'avec cette perruque,
M. de Jouy et Talma ont épouvanté tout
Paris.
11 est vrai que c'était la première fois qu'on
osait rappeler cette grande figure. A cette
6 LES RESSUSCITES
époque, l'empereur était encore chose neuve
et soudaine. M. de Jouy eut la gloire d'être
le premier à déshabiller cette ombre auguste,
et son exemple ne tarda pas à être suivi de
toutes parts.
M. de Jouy a surtout été un homme, — et
un talent — de circonstance. 11 fut tour à tour
le seul et le premier, deux grands mérites. Le
seul prudent sous l'Empire, le premier hardi
sous la Restauration. lia cultivé tour à tour
l'à-propos innocent dans le tableau desSabines
et Tippo-Saëb, et l'à-propos séditieux dans Béli-
saire et Sylla. Et quand il n'y eut plus hommes
ni choses à exploiter, il en vint à se mettre
lui-même en exploitation, lui et son succès.
De même qu'avec une bouteille d'eau de Co-
logne il y a des gens qui ont l'art de faire*
quinze bouteilles d'eau de Cologne, de même
'M. de Jouy trouva le secret de faire quinze
Ermites avec son premier Ermite : « Ermite,
bon ermite , » comme dit la chanson. —
Cette littérature en cagoule dura assez long-
temps, puis on finit par s'en lasser et par
la trouver fade. On s'attendait vainement
à voir frétiller la queue du diable sous la
robe du capucin : la robe ne laissait rien
M. DE JOUY 7
passer. Saint Antoine n'eut pas de tentation.
Je me suis toujours étonné que la vie de
M. de Jouy n'ait pas réagi davantage sur ses
écrits. — C'était bien la peine d'avoir quitté
la France à treize ans, d'avoir traversé les
mers, d'avoir vu les Indes, Chandernagor;
d'avoir été lieutenant, capitaine ; puis d'être
revenu, d'avoir eu sa tête à prix, de s'être
mis en voyage une seconde fois, de s'être pro-
mené au bord du lac de Genève, en Belgique,
en Hollande, en Italie, — et cela, pour en rap-
porter Y Ermite de la Chaussée- d'Antin, tout sim-
plement. 11 est vrai que tant d'autres écrivent
sur l'Inde, la Suisse, la Belgique, la Hollande
et? l'Italie, qui n'ont jamais mis le pied hors du
Palais-Royal.
11 fut le premier feuilletonniste de genre de ce
temps-là. Il retroussa ses manchettes, comme
faisait le comte de Buffon, et se prit à nous ra-
conter en petits tableaux anodins les mœurs et
la société auxquelles il avait l'honneur d'appar-
tenir. Pour cela, il s'y prit le plus galam-
ment et le plus discrètement possible, frap-
pant toujours à la porte avant d'entrer, et
criant à la jolie femme par le trou de la ser-
rure : — « Madame, ayez l'obligeance de vous
8 LES RESSUSCITES
vêtir, je viens vous peindre en déshabillé. »
Ce fut ainsi qu'il pénétra dans l'étude du no-
taire et dans le boudoir de l'actrice, dans le
cabinet du magistrat et dans l'atelier de la
grisette, partout, en un mot, où il y a une
patte de lièvre à gratter ou un bouton à tour-
ner longuement. Puis, une fois entré, il plaça
son chevalet dans le jour le plus favorable,
choisit ses couleurs les plus flatteuses, pria son
modèle de prendre la pose qui lui seyait le
mieux, — et fit alors ce musée officiel que nous
savons, et dont les premiers portraits eurent
un si grand retentissement.
Mais partout où il n'y eut pas moyen de se
faire annoncer, ou de frapper, — c'est-à-dire
là où la porte demeure toujours ouverte, —
M. de Jouy recula dédaigneusement, en se
disant que son ton et son bel esprit n'avaient
rien à faire en tel lieu. 11 préféra laisser sa
galerie incomplète, plutôt que de la compléter
avec de grossières peintures de guinguettes et
de cabarets. En descendant les marches qui
vont à ces caveaux, peut-être se fût-il exposé
à rencontrer quelqu'un de ces ivrognes, comme
Hoffmann l'Allemand, par exemple, — et
qu'eussent dit, je vous le demande, ses élé-
M. DE J OU Y 9
■
gantes en turban à plume et ses muscadins
en chapeau de paille de riz?
Je répète pourtant que cela n'empêche pas
M. de Jouy d'être un homme de beaucoup
d'esprit. Il a eu l'esprit du succès. Il venait
après Rétif de la Bretonne, ce charbonnier de
mœurs, et il a suffisamment expié les Contem-
poraines et les Nuits de Paris. 11 a eu de l'élé-
gance, de la finesse, de l'observation, du
tact, alors que c'était chose presque nou-
velle. Brossez et faites retoucher un peu ses
toiles, et il vous restera d'agréables cadres
d'antichambre , dont il ne faut pas trop
faire fi.
M. de Jouy était né académicien. — Il fal-
lait avoir fait bien peu de chose pour ne pas
mériter un fauteuil à cette époque. Le pas
même académicien de Piron n'était plus possible,
et les immortels n'étaient point encore tour-
mentés par cet essaim de moustiques éclos
dans les ruches nouvelles du journalisme. Ils
marchaient fièrement dans leur force et dans
leur liberté, comme YOthello de leur camarade
Ducis. Ils étaient eux-mêmes leurs critiques
et leurs courtisans. Jamais l'Académie ne fut
environnée de tant de majesté sereine. Ja-
1.
10 LES RESSUSCITES
mais cette bonne personne, comme l'appelait
Voltaire, ne parla tant d'elle -môme que
lorsqu'il n'y eut plus personne pour en
parler.
On lui donna le fauteuil de Parny, — celui-
là qui se roulait sur un lit de roses, et rimait
chaque matin les baisers de la veille ; un poëte
trop impie cependant pour être bien amou-
reux, et un drôle d'académicien, à vrai dire :
un marquis en habit de berger, qui avait
crayonné douze chants de blasphèmes en se
jouant, — la Guerre des Dieux, — que vous
vous rappelez peut-être pour l'avoir lue avec
un souriant effroi. C'était le seul fauteuil
vacant, et M. de Jouy n'eut garde de le
refuser.
Je m'aperçois que je laisse de côté les dates.
Pour peu que vous y teniez cependant, je
vous apprendrai que M. de Jouy a vécu soi-
xante-dix-sept ans, et qu'il est né dans la
vallée de Biôvre.
Douce vallée de Bièvre! — Il n'a jamais
perdu de vue ses frais ombrages, ses gazons
verts et ses troupeaux blancs. Môme dans
l'Inde, en France au plus fort de la Terreur,
îuisse, en Belgique, en Italie, M. de Jouy
M. DE J 11
est toujours resté l'homme de la vallée de
Bièvre. Le beau du Consulat et de l'Empire,
l'ermite, le causeur, le franc-parleur n'a jamais
pu dépouiller entièrement le villageois de
Seine-et-Oisé, — naïf villageois, avec du bon
sens et de l'esprit itou, le coq de son village et
aussi des grandes villes I
Il se perdit pourtant parla politique. C'est
là le mal. — Il avait fait des vaudevilles
pleins de sel et de calembours, des opéras
tout brillants de feux de Bengale, des romans
palpitants d'actualité, des tragédies jouées par
Talma. Il se dit que la politique n'était qu'une
autre espèce d'opéra et de tragédie, et que le
premier-Paris se traitait absolument comme
le couplet de facture. Parce qu'il avait coiffé
un comédien d'une perruque de sa façon
et que le public s'était mis à trembler
devant cette perruque, M. de Jouy voulut
confectionner des toupets en grand et en
coiffer non plus les comédiens du Théâtre-
Français, mais les comédiens clés Tuileries,
cette fois.
* Il entra donc dans le Courrier français comme
il serait entré dans le vestibule de l'Académie
royale de Musique. L'ermite jeta le froc aux
12 LES RESSUSCITES
orties, ou plutôt il se fît ermite politique pour
sa dernière métamorphose. 11 regarda l'affiche
de ce jour-là, et, comme on donnait le spec-
tacle de l'opposition libérale (première repré-
sentation), il se dirigea, non plus vers la salle,
mais dans les coulisses, où il demanda un
casque et une épée de comparse, en chantant
de toute la force de ses poumons ce que Du-
prez devait chanter plus tard : Amis, secondez
ma vaillance !
Un jour, il rencontra Benjamin Constant
qui lui rit au nez. — M. de Jouy faillit se fâ-
cher, et lui demanda sérieusement si ce nou-
veau costume ne lui allait pas aussi bien qu'à
tout autre. Et, à ce sujet, il le pria d'écouter
un instant ce petit morceau d'éloquence sur
les affaires intérieures, et puis cet autre aussi
sur nos relations avec le cabinet de Londres.
Et quand M. de Jouy eut fini, il n'attendit pas
que Benjamin Constant lui eût répondu pour
lui dire son avis, il s'en alla tout droit faire
imprimer ses deux articles. — Ces poètes sont
tous ainsi. 11 leur faut absolument la politique
pour baisser de rideau.
M. de Jouy fut un des derniers voltairiens,
— un voltairien paisible et inoffensif toute-
M. DE JOUY 13
fois, le Voltaire du Temple du Goût et de la
tragédie de Tanerède, un Voltaire fort pré-
sentable, comme vous voyez, et qui n'a jamais
eu maille à partir avec les lettres de cachet,
— ce qui ne l'empêcha pas d'être un enragé
de modéré, lui aussi, en ce sens que nul n'est
resté plus tenace dans son principe, plus ar-
dent dans sa conviction, plus ferme dans son
chemin. Je parle du Jouy littéraire. — Le
Jouy politique, c'est autre chose. Une croix de
Saint-Louis qu'on lui refusa le détourna brus-
quement de sa route. Le Jouy littéraire avait
eu toutes les croix de Saint-Louis qu'il avait
désirées.
Avec lui s'en sont allées les dernières traces
de cette école de l'esprit sans poésie, et de la
poésie sans enthousiasme. — Le beau hussard
de l'Empire, qui avait été l'élégant marquis
du xvme siècle, tombe sur le champ de
bataille, la poitrine froide sous son échelle
de galons. Et l'on s'aperçoit en ce moment
qu'il n'est point mort d'un boulet ou d'un
coup de sabre, ainsi qu'on le pensait, mais
tout vulgairement comme le premier phthisi-
que venu. Il n'a pas été tué, il s'est éteint.
11 s'est éteint au champ d'honneur, et sa mort
14 LES RESSUSCITES
a eu tout le prestige d'une mort militaire.
Telle est l'histoire du grand duel de 1830.
— L'école de Voltaire tomba dans la fosse
avant d'y être poussée. Jusqu'au dernier mo-
ment, elle eut encore l'art de dissimuler son
agonie, de poser du fard sur ses rides et de
faire de son râle une tirade solennelle. Le jour
de sa mort, elle mit sa cravate la plus blan-
che, son bas de soie le plus fin, son habit le
plus académique, et elle se rendit sur le ter-
rain, appuyée simplement au bras d'un vieux
valet de chambre. Là elle regarda l'heure qu'il
était à sa montre, et, sentant qu'il lui restait
encore quelques minutes de bravade, elle les
employa à tirer lentement ses gants et à se
boutonner jusqu'au menton d'un air héroïque.
Puis, elle se mit en garde, et, après avoir
croisé le fer, elle s'affaissa tout à coup en
portant la main à son cœur et s'écriant : — •
« Touché !.. »
Mensonge ! — L'école de Voltaire est morte
de sa belle mort, et sans avoir eu besoin de
personne pour l'y aider. Elle est morte de
vieillesse et pas autrement ; parce qu'elle avait
vécu sa vie pleine et entière, et qu'il était
temps de mourir.
M- DE JOUY 15
Ses derniers disciples, — en tête M. de
Jouy, — l'assistèrent pieusement jusqu'à la
fin. Ils reculèrent autant que possible l'instant
fatal, et escarmouchèrent autour d'elle avec
une présence d'esprit et un semblant de sécu-
rité vraiment remarquables. A peine si l'on
compte une défection dans cet autre Water-
loo, — celle de M. Soumet, un Bourmont lit-
téraire. On eût dit qu'ils avaient encore cent
ans à vivre, tant leur riposte était allègre et
leur coup de feu décisif. L'opinion publique en
fut ébranlée plus d'une fois et n'en assista
que plus curieusement à ce dernier acte de
tragi-comédie.
M. de Jouy s'est beaucoup moqué de nous
dans ces derniers temps-là. — Il a eu quelque-
fois raison. Il préférait toujours son carrick à
nos surcots moyen âge, à nos manteaux es-
pagnols, à nos robes dantesques, à nos ailes
mystiques de séraphin, — voire même à la
feuille de vigne de la Morgue, où il nous a si
souvent reproché d'aller quérir nos héros. Il
a vaillamment combattu l'essor du roman-
tisme, il s'est opposé de toutes ses forces à
l'invasion des barbares; puis, enfin, quand
le torrent révolutionnaire s'est épandu par
16 LES RESSUSCITES
toutes les digues débordées, il s'est sauvé de
Paris, comme le soldat des Thermopyles, et il
ne s'est arrêté qu'à Saint Germain, où il est
mort dans ses œuvres complètes, — vingt-
quatre volumes in-octavo.
Ci-gît M. de Jouy.
CHATEAUBRIAND1
Depuis longtemps, nous désirions parler de
M. de Chateaubriand, un de ces grands cœurs
qui rehaussent les lettres et font que le plus
humble d'entre les écrivains en marche plus
fermement dans l'orgueil de sa profession.
Pendant ces dix-huit ans de monarchie cons-
titutionnelle, la littérature a été tellement
compromise par une nuée d'étourdis ; on en a
tellement fait une chose de bavardage et de
négoce; on s'est tellement moqué, en le vo-
lant, du lecteur du xixe siècle, que nous
avions besoin de remercier celui des lit-
1. Cette étude a été publiée dans le journal la Presse, en
guise d'introduction aux Mémoires d'Outre- Tombe.
18 LES RESSUSCITES
térateurs qui est constamment resté le plus
digne, sans cesser d'être le plus renommé.
Il était l'honnête homme, il était le grand
homme. Son nom remplissait la littérature et
Pinondait d'une lumière d'or. Un jour de ré-
publique il s'en est allé, doux et triste, la
main dans la. main de ceux qui l'ont aimé. On
a porté son corps en Bretagne, selon son der-
nier vœu, et tout a été dit. — Passez mainte-
nant devant cette maison silencieuse de la
rue du Bac qui porte le n° 1 12 ; on vous mon-
trera la chambre de Chateaubriand, la table
de Chateaubriand, le lit où il est mort.
Aujourd'hui, si nous allons essayer de rap-
peler quelques traits de cette figure vaste et
mélancolique, si nous redescendons pas à pas
dans son œuvre, c'est donc moins pour rem-
plir un devoir de critique que pour adresser
un dernier hommage à celui qui fut pendant
si longtemps la plus brillante expression de
la France littéraire, — le dernier gentilhomme
peut-être, le plus grand chrétien à coup sûr.
Chateaubriand appartient à cette famille
de penseurs colosses, devant lesquels on s'ar-
rête deux fois avant d'entreprendre d'en faire
le tour. L'ensemble de leurs travaux inspire
CHATEAUBRIAND 19
un respect qu'ordonneraient au besoin leur
caractère et l'estime radieuse qu'on leur a
vouée. C'est depuis le Consulat que dure la
gloire de l'auteur du Génie du Christianisme; et,
en France, si les succès d'une heure ont rare-
ment raison, les succès d'un demi-siècle n'ont
jamais tort. Qui a été grand homme pendant
cinquante ans est assuré de l'être toujours.
Ce qui nous frappe le plus dans l'œuvre de
Chateaubriand, c'est Chateaubriand. L'his-
toire d'une pensée est parfois aussi remplie
d'enseignements que cette pensée elle-même.
L'auteur est le premier de ses livres, — ou du
moins celui qui donne la clef de tous les au-
tres. Or, qu'on nous dise une plus belle his-
toire que celle de ce poète, de ce militaire, de
ce voyageur, de ce ministre, de cet ambassa-
deur, de ce pair de France. Pas un rivage qu'il
n'ait connu, pas une renommée qu'il n'ait sa-
vourée, pas une misère qu'il n'ait, soufferte.
Nous ne nous cachons pas la témérité et
l'importance des lignes que nous allons tra-
cer. Par la place qu'il occupe dans le siècle,
Chateaubriand méritait peut-être qu'une
plume mieux connue écrivit sa gloire et son
génie. Nous n'appartenons pas à la génération
20 LES RESSUSCITES
qui l'a vu vivre : nous appartenons à celle qui
l'a vu mourir; mais nous appartiendrons
surtout à celle qui le verra se survivre. Où
donc serait le mal quand on demanderait
quelquefois à la jeunesse son opinion sur les
hommes et les choses du temps? Il est bon de
s'inquiéter de ce que pensent du présent ceux
qui seront l'avenir.
Un matin de juillet dernier, deux voitures
noires gagnaient tristement les côtes de Bre-
tagne. Dans l'une d'elles, il y avait le corps
du grand auteur. Dans l'autre, il y avait un
curé, un exécuteur testamentaire, et Fran-
çois, le valet de chambre. Ces deux voitures
arrivèrent ainsi à une petite ville voisine
d'Àvranches. Pendant qu'elles stationnaient
sur la route en attendant des chevaux, une
dame d'un certain âge, tenant un modeste
bouquet enveloppé dans du papier, s'appro-
cha avec crainte. Elle déposa son présent sur
la banquette intérieure en disant à voix basse :
— C'est pour M. de Chateaubriand ; c'est tout ce
que j'ai pu me procurer*
Nous faisons comme la vieille dame. Voici
notre bouquet.
CHATEAUBRIAND 21
Chateaubriand entra dans la vie par la
grande porte des forêts. Enfant de cette som-
bre Bretagne qui ne produit que des hommes-
chênes ou des conscrits nostalgiques, il en
garda toujours le double caractère de force et_
de mélancolie. Les fées aux harpes d'or, qui
veillent dans ces antiques feuillages, descen-
dirent sur son berceau pour lui nouer au front
la verveine sacrée. On réleva dans un châ-
teau noir d'où il entendait chanter la mer, —
la mer, sa première et sa dernière passion !
Mais sa jeunesse fut triste comme un poëme
d'Ossian. Ne jetez pas vos enfants dans les
bois. La nature toute seule est un maître dan-
gereux, qui fera d'eux des sauvages si elle
n'en fait des poètes, des monstres si elle
n'en fait des génies. Il vaut mieux d'abord se
22 LES RESSUSCITES
heurter contre la société que de se blesser aux
troncs des arbres. Le mal qui vient des hom-
mes se guérit plus facilement que celui qui
vient de Dieu.
Alors, comme le Tambour Legrand,. de Henri
Heine, Chateaubriand avait des larmes qu'Une
pouvait pas pleurer. Au Château de Combourg,
on ne connaissait ni les tendresses de la fa-
mille, ni les sourires du foyer; jamais il ne
sentit deux bras jetés autour de son cou. Sa
mère le poussait à l'église, son père ne le pous-
sait à rien. Hésitant et délaissé, il se conten-
tait de rimer de mauvais vers, lorsque, du fond
de sa jeunesse, farouche comme celle de
Rousseau, s'éleva ce mystérieux amour qui
nous valut plus tard un chef-d'œuvre de dou-
leur.
Ah I le premier amour des poètes, c'est là
qu'il faut chercher le secret de leur vie ! Éner-
gie ou faiblesse, leur douceur ou leur cruauté,
leur abaissement ou leur gloire, penser que
tout cela tient en germe dans un coin du
cœur de la première femme rencontrée ! C'est
Manon qui nous dit les désordres et les folles
larmes de l'abbé Prévost ; c'est Pimpette dont
les baisers feront les éclats de rire de Voltaire ;
C II A TEAUBRIAND
Frédérique délaissée explique le Faust de Goe-
the,— et le pâle sourire de Lucile ajoute uue
page à René.
Cette histoire qui ne ressemble à rien, pleine
d'audace ténébreuse, cette grande tragédie
en cinq ou six feuillets, où des filets de sang
se sont mêlés sans doute à l'encre qui les a
écrits, ce petit roman fataliste contient Cha-
teaubriand tout entier. A d'autres les amours
faits de sourires et d'aventures, le sonnet
soupiré aux pieds de la femme en robe de bal,
dans un boudoir odorant. En Bretagne, du
côté de la mer, sous les arbres remplis d'une
plainte éternelle, cela se passe autrement.
L'amour est fait d'une plus funeste essence. Il
est rare qu'on en guérisse; Chateaubriand
n'en a pas guéri.
Pauvre gentilhomme breton ! enfant des
solitudes mauvaises ! Un jour, en te rappe-
lant ta jeunesse désolée, tu devais écrire cet
involontaire aveu: « Nous sommes persuadés
que les grands écrivains ont mis leur histoire
dans leurs ouvrages. Ou ne peint bien que son
propre cœur, en l'attribuant à un autre; et la
meilleure partie du génie se compose de sou-
venirs. »
24 LES RESSUSCITES
Elle s'appelait Lucile. Ce nom, il ne Ta
jamais dit, il ne Ta jamais tracé, C'était moins
une jeune fille qu'une ombre de jeune fille,
glissant à peine sur terre et prête à se dissou-
dre en ondoyante vapeur, comme ces figures
que les peintres montrent vaguement dans le
lointain des forêts enchantées. Pour je ne sais
quel motif, expliqué par la science médicale,
un collier d'acier comprimait les ondulations
de son cou flexible et long comme celui d'un
cygne. Cette étrange enfant était consumée
par une sensibilité nerveuse développée à
l'excès ; et l'on eût dit, à la voir frêle, gra-
cieuse et blanche, une de ces vierges, nées
d'une larme , qui se trouvent au fond de
quelques poèmes mystiques. Tous deux, le
frère et la sœur, se promenaient souvent
dans les landes, ou bien, assis sur la chaus-
sée de l'étang, ils laissaient venir à eux
la nuit étoilée, avec ses rumeurs confuses
et ses chauds parfums qui gagnent imper-
ceptiblement le coeur et finissent par le
submerger.
Pourquoi voulait-il se tuer? — Un jour, le
fusil sous le bras, il descendit plus lentement
que de coutume le perron du château ; il se
CHATEAUBRIAND 25
dirigea vers le bois ; parvenu à l'extrémité du
grand mail, il se retourna pour regarder par-
dessus les arbres une petite tourelle ; — il
disparut...
Et lui aussi, René, avait rêvé le suicide ;
mais, entre la tombe et lui, une voix s'était
élevée : « Ingrat, tu veux mourir, et ta sœur
existe ! Tu soupçonnes son cœur ! Ne t'expli-
que point, ne t'excuse point, je sais tout; j'ai
tout compris, comme si j'avais été avec toi.
Est-ce moi que l'on trompe, moi qui ai vu
naître tes premiers sentiments ? Voilà ton
malheureux caractère, tes dégoûts, tes injus-
tices I Jure, tandis que je te presse sur mon
cœur, jure que c'est la dernière fois que tu te
livreras à tes folies ; fais le serment de ne
jamais attenter à tes jours ! »
Chateaubriand tint le serment de René.
Quelques heures après, calme en apparence,
il rentrait au manoir de Gombourg. Ce qui
s'était passé dans son âme, Dieu seul le sait.
Tous les hommes forts comptent un jour sem-
blable à l'entrée de leur vie, un jour où ils se
demandent s'il est nécessaire d'aller plus loin
et s'il ne vaudrait pas mieux briser sa pensée
que de se laisser briser par elle ; si la mort
2
26 LES RESSUSCITES
innocente n'est pas préférable à la vie cou-
pable, et lequel est le moins désespérant du
jeune suicide de Chatterton ou du vieux
suicide de Jean-Jacques? Ceux qui sortent de
cette épreuve, ce sont les ambitieux et les
chrétiens. Prêt à se noyer, celui-là regarde
l'eau avec un sourire et rebrousse chemin:
c'est Napoléon. Celui-ci détourne le canon
de son fusil, avec une larme : c'est Chateau-
briand.
J'ai dit qu'on voulait faire de lui un prêtre.
Au collège où il fut envoyé à cette intention,
on lui donna la chambre et la couchette de
Parny. Dans cette chambre et sur cet oreiller,
tiède de rimes libertines, Chateaubriand
essaya vainement de devenir prêtre. 11 ne
trouva pas un froc à sa taille. Malgré lui, il se
vit obligé de « rapetisser sa vie pour la mettre
au niveau de la société, » et, comme dans ce
temps-là il fallait absolument être quelque
chose en attendant de devenir quelqu'un, il
endossa le premier uniforme venu qui lui
tomba sous la main.
Aussi bien, j'aime mieux voir Chateau-
briand entrer dans son siècle avec une épée
qu'avec une soutane. Partie d'un soldat et
CHATEAUBRIAND 27
d'un gentilhomme, la restauration religieuse
qu'il doit fonder un jour en sera plus impor-
tante et mieux assise. Il y a du sang de croisé
dans ses veines ; c'est Tancrède revenu pour
replanter une seconde fois la croix sur le tom-
beau de Dieu ie Fils.
Qu'on se figure un jeune homme de petite
taille, fort maigre, aux épaules un peu élevées,
ainsi que dans toutes les grandes races militaires,
selon une de ses expressions. Sa tournure est
inquiète, presque timide. 11 penche habituel-
lement la tête ; mais c'est une tête sculptée
avec largeur comme la plupart des têtes bre-
tonnes, épais cheveux, épais sourcils, regard
habité par la pensée. Si c'est particulièrement
au front, blason vivant, que se reconnaissent
les gentilshommes de l'intelligence, le cheva-
lier de Chateaubriand porte sur le sien sa
noblesse inscrite en lignes splendides. Tà!e
comme Bonaparte, de cette pâleur qui n'a
rien à démêler avec la maladie, il y a sous
l'accent profond de ses traits une teinte de
mélancolie hautaine qui ne le quittera plus.
Le nez est long, insensiblement courbé et
pincé vers son extrémité inférieure. La bou-
che est petite, avec des lèvres minces qu'on
28 LES RESSUSCITES
sent aussi avares de paroles que le reste de la
physionomie semble riche de pensées. En
résumé, c'est une tête d'un beau style, pleine
de noblesse et d'observation. Ce grand air
d'aristocratie qui prédomine et doit plus tard
se refléter dans ses œuvres ne peut évidem-
ment appartenir qu'à un écrivain de la
famille galonnée des Montesquieu et des
Buffon.
11 avait alors vingt ans. Quand il entra
dans Paris, le fameux xvnr3 siècle, gorgé
de folies et de crimes, allait rendre le peu
qu'il avait d'âme. Chateaubriand assista aux
derniers débattements du monstre sur le sable
doré de la cour.
On allait chaudement en besogne de vice.
Sentant que la mort la tirait par la jambe, la
noblesse se dépêchait à boire la joie et le luxe
à double tasse. Chaque jour amenait son
extravagance nouvelle.
Notre jeune et fier Breton passa brutale-
ment à travers les toiles galantes des arai-
gnées de l'Opéra, sans y laisser ailes ni pattes.
Tout le monde se rangea devant son amour
ignoré ; et par-dessus les haies de Trianon il
pjt regarder, sans danger pour son cœur, les
CHATEAUBRIAND £&
fêtes nocturnes de la reine autrichienne. On
l'invita une fois à monter dans les carrosses de
Sa Majesté, pour suivre la chasse. Peut-être
fut-ce c.e jour-là qu'il vit Louis XVI laisser
tomber en riant un pavé sur le ventre d'un de
ses gardes endormis.
Toute la société de ce temps, qui avait
encore la tête sur les épaules, défila devant
ses yeux; les héros, les scélérats, les laquais,
les bourreaux, tous les guillotinés de l'avenir.
Il dîna avec Mirabeau, et trinqua avec Mira-
rabeau.Eten revanche Mirabeau, le regardant
en face, lui mit sa large main sur l'épaule. Le
petit lieutenant faillit en être disloqué : « Je
crus sentir la griffe de Satan, » dit-il. Mirabeau
à table, bruyant, verveux, déchirant ses den-
telles, valait presque Mirabeau à la tribune. Il
buvait comme Bassompierre, il riait comme
Borée. Chateaubriand ne le quittait pas du
regard, et déjà sans doute se gravaient dans
sa mémoire les lignes vigoureuses avec les-
quelles il devait tracer le portrait de ce grand
homme et de ce grand coquin, comme disait M. de
Condé:
« Mêlé par les désordres et les hasards de sa
vie aux plus grands événements et à l'exis-
3Q LES RESSUSCITES
tence des repris de justice, des ravisseurs et
des aventuriers, Mirabeau, tribun de l'aristo-
cratie, député de la démocratie, avait du
Gracchus et du Don Juan, du Catilina et du
Guzman d'Alfarache, du cardinal de Richelieu
et du cardinal de Retz, du roué de la Régence
et du sauvage de laRévolution ; il avait de plus
du Mirabeau... Sa laideur, appliquée sur le
fond de beauté particulière â sa race, pro-
duisait une sorte de puissante figure du Juge-
ment dernier de Michel-Ange. Les sillons
creusés par la petite vérole sur son visage
avaient plutôt l'air d'escarres laissées par la
flamme. La nature semblait avoir moulé sa
tête pour l'empire ou pour le gibet, taillé ses
bras pour étreindre une nation ou pour en-
lever une femme. Quand il secouait sa cri-
nière en regardant le peuple, il l'arrêtait ;
quand il levait sa patte et montrait ses
ongles, la' plèbe courait furieuse. Au mi-
lieu de l'effroyable désordre d'une séance,
je l'ai vu à la tribune , sombre , laid et
immobile : il rappelait le Chaos de MiHon,
impassible et sans forme au centre de la
confusion. »
Ce portrait est une des belles choses de
CHATEAUBRIAND 31
Chateaubriand. Il donne une magnifique idée
de sa manière et de son style *.
Mais ce qu'il avait désir de voir, c'étaient
principalement les cercles du beau langage,
les salons à la mode, l'Académie et ses succur-
sales. N'avait-il pas dans une des basques de
son uniforme deux à trois milliers de rimes,
oiseaux brillants qui n'aspiraient rien tant
qu'aux délices de la volière ?
1. Dans son livre de Philosophie et littérature, M, Victor
Hugo a, lui aussi, esquissé cette grande figure de Mirabeau.
Il est peut-être curieux de comparer le choc de ces deux pen-
sées sur le même homme, l'étincelle de ce fer rouge sous ces
deux marteaux. Voici le texte de M. Victor Hugo :
« Tout en lui (Mirabeau) était puissant. Son geste bru
et saccadé était plein d'empire. A la tribune, il avait un co-
i] mouvement d'épaules, comme l'éléphant qui porte sa
tour armée en guerre. Lui il portait sa pensée. Sa voix, lors
■ qu'il ne jetait qu'un mot de son banc, avait un accent
formidable et révolutionnaire qu'on démêlait dans l'Assem-
blée comme le rugissement du lion dans la ménagerie. Sa
chevelure, quand il secouait la tète, avait quelque chose
d'une crinière. Son sourcil remuait tout, comme celui de Ju-
piter, cuncta supercilio moventis. Ses mains Quelquefois sem-
blaient pétrir le marbre de la tribune. Tout son visage, toute
son attitude, toute sa personne était bouffie d'un orgueil plé-
thorique qui avait sa grandeur. Sa tête avait une laideur
grandiose et fulgurante dont l'effet par moments était
trique et terrible. Le génie de la révolution s'était forgé une
■ avec toutes les doctrines amalgamées de Voltaire, d'Hel-
vétius, de Diderot, de Bayle, de Montesquieu, de Eïobbeî
1. < et de Rousseau, et avait mis la tète de Mirabeau au
milieu. »
32 LES RESSUSCITES
Compactement rangés, entre les acteurs et
les spectateurs, comme des musiciens dans un
théâtre, les littérateurs continuaient à jouer
rinforzando l'ouverture de la Révolution fran-
çaise, commencée depuis cinquante ans en-
viron. La toile allait se lever. A la place du
chef d'orchestre il y avait Beaumarchais,
Théritier direct de Voltaire et qui, pour la
société d'alors, valut une peste, comme Chateau-
briand valut plus tard une armée pour la Res-
tauration.
Chateaubriand ne vit pas apparemment le
côté grave de tout cela. Ce n'était qu'an jeune
homme. Au moment où le siècle craquait et
chancelait comme le Panthéon de Soufïlot, il
se faufilait entre deux paravents, sur la
pointe du pied, dans la compagnie des infi-
niment petits de la littérature. « On parla de
moi chez Lebrun et chez Flins des Oliviers. »
A la fin, pourtant, il commença par com-
prendre combien était puérile cette préoccu-
pation de tous les instants. 11 y renonça. Ainsi
ait René : « J'avais voulu me jeter dans un
monde qui ne me disait rien et qui ne m'en-
tendait pas ; ce n'était ni un langage élevé ni
un sentiment profond qu'on demandait de
CHATEAUBRIAND 33
moi. Traité partout d'esprit romanesque, hon-
teux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en
plus des choses et des hommes, je pris le
parti de me retirer dans un faubourg pour y
vivre totalement ignoré. Je trouvai du plaisir
dans cette vie obscure et indépendante. In-
connu, je me mêlais à la foule, vaste désert
d'hommes ! »
Mais, sur ces entrefaites, la Révolution
marchait. Elle vint droit à lui. Il en eut peur,
et il recula. Son heure d'action n'était pas
sonnée. Trop dédaigneux peut-être, il regarda
se traîner dans les ruisseaux de Paris les vain-
queurs de la Bastille, et détourna la tête de
l'œuvre de fer qui s'apprêtait. La noblesse
tout entière émigrait à Goblentz. Chateau-
briand émigra au Nouveau-Monde. Avant de
connaître les hommes, il voulut connaître
l'homme.
Toutefois, il ne partit pas sans dire au revoir.
La Harpe, qui était le concierge de la littéra-
ture du xviiic siècle, lui présenta le Mer-
cure pour qu'il y inscrivît son nom, comme
c'était l'usage. Chateaubriand y mit je ne sais
quels vers sur l'Amour de la campagne, une
sorte d'idylle — au nez de laquelle il a dû
34 LES RESSUSCITES
bien rire plus tard, et où l'on remarque ce
distique :
Au séjour des grandeurs mon nom mourra sans gloire,
Mais il vivra longtemps sous les toits de roseaux.
C'était le contraire qu'il fallait dire. M. de
Chateaubriand a été meilleur prophète sur la
fin de ses jours.
II
« Voici le plaqueminier ; sous le plaquemi-
nier il y a un gazon ; sous ce gazon repose
une femme. Moi, qui pleure sous le plaquemi-
nier, je m'appelle Celuta ; je suis fille de la
femme qui repose sous le gazon ; elle était ma
mère.
« Ma mère me dit en mourant : Travaille,
sois fidèle à ton époux quand tu l'auras trouvé.
S'il est heureux, sois humble et timide ; n'ap-
proche de lui que quand il te dira : Viens, mes
lèvres veulent parler aux tiennes.
C FI A T E A U B R I A N D 35
« S'il est infortuné, sois prodigue de tes ca-
resses; que ton âme environne la sienne, que
ta chair soit insensible aux vents et aux dou-
leurs. Moi, qui m'appelle Celuta, je pleure
maintenant sous le plaqueminier ; je suis la
fille de la femme qui repose sous- le gazon. »
Ainsi chante une jeune fille couronnée de
fleurs de magnolia et vêtue d'une robe blan-
che d'écorce de mûrier. Assise au milieu des
Indiens, sur l'herbe semée de verveine em-
pourprée et de ruelles d'or, René l'écoute et
la regarde d'un air attendri.
Le voilà bien loin du pays breton.* Cette soif
de solitude qui le tourmente comme tous les
génies austères, il peut l'assouvir maintenant.
Entre Dieu et lui la civilisation ne tend plus
ses voiles. Son cœur souffre toujours, mais sa
pensée grandit et se dégage. Laissez faire :
peu à peu le soleil du désert dissipera sur son
front l'ombre des bois de Combourg.
Il est probable que, sans le voyagé en Amé-
rique, Chateaubriand n'eut jamais été qu'un
timide élève de La Harpe et de Ginguené, —
un poète de salon tenu perpétuellement en
bride par les guirlandes artificielles de la co-
terie académique. Tout au plus se fût-il élevé
36 LES RESSUSCITES
un jour à la bien innocente réputation d'Esmé-
nard ou de l'auteur du Printemps d'an Proscrit.
Au contraire, Chateaubriand, jeté en plein
Nouveau-Monde, chair blanche au milieu des
chairs peintes, Chateaubriand égaré sous la
lune de feu, mangeant des tripes de roche et
respirant l'odeur d'ambre qu'exhalent les cro-
codiles dans les glaïeuls; le jeune officier du
régiment de Navarre chassant le castor avec
le sachem des Onondagas, après avoir couru
le cerf avec Louis XVI ; le rimeur de YAlma-
nach des Muses enfin, chez les Iroquois, devait
se transformer invinciblement, et, parti avec
l'idylle sur Y Amour de la campagne, revenir avec
le Génie du Christianisme,
Le voyage en Amérique fut toute une révé-
lation pour lui. Ses convictions classiques, en-
taillées à la racine, ne devaient jamais bien
se remettre; et le Cours de Littérature com-
mença à s'évanouir à ses regards dans la pous-
sière humide du Niagara. Qu'on s'imagine,
en effet, l'étonnement d'un littérateur du
xvine siècle à l'aspect de cette nature
géante, vivace, inconnue, gracieusement ter-
rible ; et quel puissant soufflet Dieu ne don-
nait-il pas devant lui au jardinier Le Nôtre !
CHATEAUBRIANDS 37
Tombé au milieu des hérons bleus, des fla-
mants roses, des piverts rouges, Chateau-
briand dut sourire en songeant à ce vieil oi-
seau français — Philomèle — sur lequel nous
vivons uniquement depuis l'ère mythologique
Le souvenir encore plein des héros de Racine
et de Voltaire, n'ayant vu de sauvages que
dans la tragédie d'Alzire, est-ce qu'il ne recula
pas à la vue du premier Séminole qui se dressa
devant lui, la perle pendante au nez, les oreil-
les en découpures, et portant un hibou em-
paillé sur la tête ?...
Le mal est peut-être qu'il n'y demeura pas
assez longtemps pour l'anéantissement com-
plet de sa rhétorique. Deux ans de plus, et
Chateaubriand eût tout à fait noyé ses vieilles
formules dans l'Ohio. Son passage trop rapide
à travers la campagne ardente a produit un A
style mixte, où le sauvage et le gentilhomme
apparaissent à intervalles égaux.
Pourquoi partit-il si brusquement? quel
souci lui fit déserter l'ajoupa et renoncer aux
splendeurs des nuits américaines ? On l'ignore,
et lui-même sans doute l'ignorait aussi. Il y
avait alors dans l'air un tourbillon brûlant
qui dispersait aux quatre coins du monde la
3
38 LES RESSUSCITES
plupart des hommes de ce siècle : l'abbé
Maury à Rome, Louis-Philippe à Elseneur,
M. de Jouy à la cour de Tippoo-Saëb et Cha-
teaubriand partout. Peut-être entendit-il,
comme René, une voix qui lui disait : « Que
faites-vous seul au fond des forêts, où vous
consumez vos jours, négligeant vos devoirs?
Des saints, direz-vous, se sont ensevelis dans
les déserts 1 Ils y étaient avec leurs larmes et
employaient à éteindre leurs passions le temps
que vous perdez peut-être à allumer les vôtres.
Quiconque a reçu des forces doit les consa-
crer au service de ses semblables. » Chateau-
briand écouta cette voix et repassa les mers.
Il a dit plus tard que son but était de re-
joindre l'armée de Condé. Cela est possible.
Mais à peine en France, — alors que la Révo-
lution fait de Paris un vaste centre de fermen-
tation sociale, alors que les clubs discutent,
que le peuple tonne, que Mirabeau expire ;
pendant que la Monarchie se sauve par une
porte dérobée et que la République la ra-
mène par l'oreille ; lorsque Sanson se pavane
le matin sur son trône de Grève et va le soir,
les mains lavées, au théâtre du Vaudeville ; à
l'heure où tout frémit, où tout pâlit, où tout
CHATEAUBRIAND 39
se glace, — Chateaubriand, lui, s'en va tran-
quillement trouver une jeune fille qu'il a deux
ou trois fois entrevue ; il lui parle, elle lui
sourit; il lui offre de l'épouser et il l'épouse.
René se marie;
Une fois marié, — alors il émigra.
C'est de ce moment que date sa véritable
misère et son noviciat d'homme. Jusqu'à pré-
sent, ce n'a guère été qu'un poétique, élé-
gant et douloureux rêveur; aujourd'hui le
voilà qui saute à pieds joints dans la vie
prosaïque et affamée, qui souffre du corps,
qui est jeté dans un fossé comme un chien,
qui n'a pas le sou, qui est mis à la porte par
les filles d'auberge, couvert de plaies, souillé
de fange, contagié et la cuisse entortillée de
paille, ainsi que les gueux des plus implaca-
bles eaux-fortes. — Mourant, il se traîne sur les
mains; on le pose dans un fourgon, la moitié
du corps pendant en dehors ; on l'embarque à
fond de cale et on [le rejette de nouveau à
terre. Quelqu'un passant par hasard, — un
bon Samaritain de Guernesey, — lui tourne le
visage vers le soleil et l'adosse contre un mur.
Puis il s'éloigne.
Mais le génie a la vie dure. Quelques mois
40 LES RESSUSCITES
plus tard, M. de Chateaubriand était à Lon-
dres. Retiré dans un faubourg, au fond d'une
maison vieille, devant une table branlante, il
commençait YEssai sur les Révolutions, et tra-
duisait de l'anglais, aux gages d'un libraire.
Pendant huit ans, il mangea du grenier, pour
parler le langage des artistes. Son habit était
râpé; il ne sortait que le soir. Dans ses mar-
ches mélancoliques, on le voyait traverser le
village de Harrow, à l'époque où une tête d'en-
fant vive et bouclée, — celle de lord Byron,
— se montrait souvent aux fenêtres de l'é-
cole.
J'aime cette misère de Chateaubriand et jus-
qu'à ce pauvre habit nocturne que j'eusse
voulu lui voir conserver toujours, comme fit
le vizir des Contes, jadis gardeur de trou-
peaux. M. M*** lui avait dit un jour : — « Il
n'y a qu'une infortune réelle, celle de man-
quer de pain. » Et souvent l'auteur de René
eut l'occasion de se trouver réellement mal-
heureux. Il parle en maint endroit du droguiste
et du marchand de poignards qui demeuraient
à sa porte. Mais ce ne sont que des déboires
passagers, après lesquels, résigné et rêvant,
nous le retrouvons par les rues de Londres,
CHATEAUBRIAND 41
allant au hasard, les yeux dans les étoiles, ou
bien occupé
Devant quelque palais, regorgeant de richesses,
A regarder entrer et sortir les duchesses.
« Quant à la haute société anglaise, chétif
exilé, je n'en apercevais que les dehors. Lors
des réceptions à la cour ou chez la princesse
de Galles, passaient des ladies assises de côté
dans des chaises à porteurs; leurs grands pa-
niers sortaient par la porte de la chaise,
comme des devants d'autel ; elles ressem-
blaient elles-mêmes, sur ces autels de leurs
ceintures, à des madones ou à des pagodes.
Ces belles dames étaient les filles dont le duc
de Guines et le duc de Lauzun avaient adoré
les mères : et ces filles étaient, en 1822, les
mères et les grand'mères des petites-filles
qui dansaient chez moi en robes courtes au
son du galoubet de Collinet. »
L'Essai terminé, il le vendit à un brave édi-
teur de Gerrard-Street. C'est un ouvrage sans
tête ni queue, triste, fou, anglais enfin, où le
style vagabonde en compagnie de la pensée.
On y trouve des pages éclatantes et des absur-
dités énormes, un parallèle entre Alexandre
42 LES RESSUSCITES
et Pichegru, — des fragments d'un poëme
sanscrit, — la négation de l'authenticité du
Nouveau Testament ; et, par-dessus le mar-
ché, une fable de Mancini-Nivernois, intitulée
Le Papillon et V Amour, Tout cela eut quelque
succès en Angleterre.
Plus tard, c'est-à-dire trente ans après,
Chateaubriand s'est prononcé lui-même sur
cette production avec une brutalité sans exem-
ple. Les notes qu'il y a ajoutées dans l'édition
de ses œuvres complètes concourent à faire
de ce livre un des monuments les plus singu-
liers de la littérature. « Je ne saurais trop
souffrir pour avoir écrit l'Essai, » dit-il en
commençant : « Ce ne sont qu'idiotismes et soties
impiétés; une rage, une impertinence. Qu'est-ce
que je veux dire? En vérité, je n'en sais rien;
je me crois sans doute profond ! Gomme j'ar-
rangeais la langue! quel barbare! » Tantôt,
c'est une approbation ironique : « Pas trop
mal pour un petit philosophe en jaquette, »
et mille autres épithètes, qui font qu'on se
sent ému de pitié malgré soi et prêt à deman-
der grâce pour lui-même à M. de Chateau-
briand. Mais, la discipline à la main, l'auteur
de Y Essai se retourne et vous répond comme
CHATEAUBRIAND 43
cette femme dans Molière : « Eh 1 si c'est mon
plaisir, à moi, d'être battu? »
Chateaubriand vécut sur l'Essai jusqu'au
commencement du xixe siècle, époque à la-
quelle il rentra en France clandestinement
et sous un faux nom, — comme s'il se fût
agi de passer son talent en contrebande.
III
« Encore des romans en A I J'ai vraiment
bien le temps de lire toutes vos niaiseries ! »
s'était écrié le premier consul, un jour que sa
sœur, madame Bacciochi, était venue le trou-
ver, un petit volume à la main. Ce petit vo-
lume était Y Aida de Chateaubriand.
Dire la clameur assourdissante qui se fit au-
tour de ce livre, c'est difficile. Son auteur
marcha dans la gloire, et fut reçu dans tous
les salons. On le traduisit à son tour, lui qui
avait tant traduit; de son œuvre on fit des
44 LES ÎRESSUSCITÉS
tableaux, des parodies, des caricatures, des
éloges, des épigrammes. L'Europe entière en
fut remuée. Voyageant plus tard en Turquie,
à la porte d'une mosquée où il avait décliné
son nom, Chateaubriand vit accourir vers lui,
les bras ouverts, un musulman qui l' accueillit
par cette exclamation : Ah t ma chère René et
mon cher Atala ! — Ce n'était pas correct, mais
c'était flatteur.
Atala est restée au fond de notre jeunesse
comme un souvenir charmant, mêlé aux cho-
ses les plus intimes du catholicisme et de l'a-
mour, comme un lointain bruissement d'or-
gue. La génération actuelle l'a lu au sortir de
sa première communion, sur le coin d'un
forte-piano, alors que tout Paris allait admirer
les tableaux de Gérard, après une revue pas-
sée par le général Molitor. Aujourd'hui,, en
tout temps, sous tous les points de vue, Atala
demeure une fantaisie délicieuse, un roman-
curiosité, plein de chatoiements bizarres, et
qui, pour la fidélité locale du style, sinon pour
l'attendrissement profond du sujet, laisse en
arrière Paul et Virginie. Tel chapitre est colorié,
criard et gracieux comme un plumage d'ara.
C'est le premier roman travaillé de forme ;
CHATEAUBRIAND 45
car Chateaubriand est le premier qui ait fait
de sa plume un outil et de sa phrase une ma-
tière solide.
Mais ce n'était rien qu'un frivole prélude
au Génie du Christianisme, un petit cantique
avant une grand'messe. Dépouillé maintenant
de ses idées de philosophe, Chateaubriand
aspirait de toutes ses forces vives à l'initiative
d'une réaction religieuse. On ne pouvait choisir
mieux le moment. La France, abrutie de sang
sous la Terreur, abrutie de vin sous le Direc-
toire, hier furie, aujourd'hui bacchante, s'a-
néantissait tout entière dans les orgies du
Palais-Royal. Après avoir mangé la salade
d'anchois dans le saint ciboire, elle allait chez
le traiteur Méot s'enivrer d'un vin dont il n'eût
pas donné une bouteille pour tous les assignats
delà terre. Puis elle s'attardait avec les nym-
phes empanachées du Perron. Ainsi Bonaparte
l'avait-il rencontrée, ainsi Chateaubriand l'a-
vait-il surprise. Un soir, tous les deux la pri-
rent, chacun par un bras, et la remirent dans
son chemin honnête. Le lendemain, quand
elle fut réveillée, l'un lui fit signer le Concor-
dat, l'autre le Génie du Christianisme.
Imaginez un vase de myrrhe renversé sur
3.
46 LES RESSUSCITES
les marches d'un autel sanglant, et vous au-
rez l'impression produite par l'apparition
de ce livre saint. Des larmes de joie en
vinrent aux yeux de toutes les mères. Peu
s'en fallut qu'on ne décorât le devant des
maisons et qu'on ne jetât des fleurs sur le
pavé des rues, comme pour l'entrée à Jé-
rusalem. « Quel est donc ce jeune homme, se
demandait-on, qui ramène pieusement le Dieu
de ses pères dans un pan de son manteau? »
La France aime Dieu; on ne peut lui ôter
cela. Famille et religion, vous êtes invincibles;
car vous .êtes les deux sources d'honnêteté et
d'amour; en vous est la poésie, grande et pe-
tite; vous ne serez pas supprimées par les
fous. Rêves frémissants de jeunesse, flammes
mystiques mal éteintes, tendresse grave des
parents, branches de huis accrochées au foyer
domestique, pleurs silencieux qui tombezjour-
nellement sur les tombes, vous êtes plus forts
que tous les philosophes !
J'ai relu le Génie du Christianisme ; c'est en-
core le livre de notre époque, — le livre d'un
lendemain de révolution. 11 a des baumes pour
toutes les plaies, des consolations pour toutes
les souffrances. Il prouve et il émeut, il rai-
CHATEAUBRIAND 47
sonne et il chante; c'est l'enthousiasme du
prophète dans la logique de l'historien.
Dans ce panorama chrétien, les scènes tou-
chantes et grandioses se succèdent avec une
éblouissante diversité. Fénelon ne décrivait
pas autrement; Bossuet n'avait pas de plus
magnifiques éclairs. La phrase tombe sur l'idée
à plis amples et riches. On admire. Ce qu'il y a
de bon aussi quelquefois, c'est que, du milieu
de cette majesté, tout à coup s'échappe un cri
naïf qui vient vous frapper le cœur. C'est un
géant qui, sur le rocher sublime où il rêve,
s'est baissé pour ramasser une pauvre herbe.
Est-ce que Félicien David, lorsqu'il compo-
sait la Danse des Astres, n'avait pas lu le mor-
ceau suivant, écrit d'une main formidable, et
qui n'a d'équivalent que dans les entasse-
ments à la fois lumineux et sombres du pein-
tre Martinn :
« Conçoit-on bien ce que serait une scène
de la nature, si elle était abandonnée au seul
mouvement de la matière? Les nuages, obéis-
sant aux lois de la pesanteur, tomberaient
perpendiculairement sur la terre ou monte-
raient en pyramides dans les airs. L'instant
d'après, l'atmosphère serait trop épaisse ou
48 LES RESSUSCITES
trop raréfiée pour les organes. La lune, trop
près ou trop loin de nous, tour à tour serai t
invisible, tour à tour se montrerait san-
glante, couverte de taches énormes ou rem-
plissant de son orbe démesuré le dôme cé-
leste. Saisie comme d'une étrange folie, elle
marcherait d'éclipsé en éclipse, ou, se rou-
lant d'un flanc sur l'autre, elle découvri-
rait enfin cette autre face que la terre ne
connaît pas. Les étoiles sembleraient frappées
du même vertige, ce ne serait plus qu'une
suite de conjonctions effrayantes : là, des as-
tres passeraient avec la rapidité de l'éclair ;
ici, ils pendraient, immobiles ; quelquefois se
pressant en groupes, ils formeraient une nou-
velle voie lactée; puis, disparaissant tous en-
semble et déchirant le rideau des mondes,
suivant l'expression de Tertullien, ils laisse-
raient apercevoir les abîmes de l'éternité ! »
Ce sont de telles pages répandues à profu-
sion, qui font du Génie du Christianisme un chef-
d'œuvre incontesté, jeune et vivant sous tou-
tes les littératures. Il n'en fallut pas davantage
pour placer son auteur à la tête du mouvement
intellectuel, et baser sa réputation d'une ma-
nière solide.
CHATEAUBRIAND 49
Voyez-le ! Une fois lancé dans la gloire
comme dans un char de feu, il ira jusqu'au
bout. Après avoir lutté avec la Bible dans le
Génie du Christianisme, il luttera avec Homère
dans les Martyrs. Ses poèmes, contre-poids des
batailles, feront, eux aussi, le tour du monde,
passant là où le canon aura passé. Bientôt. il
n'aura plus qu'un seul rival en renommée :
l'Empereur.
L'Empereur ! — Voilà le nom qui fait pâlir
et rêver Chateaubriand.
Chateaubriand ! — Voilà le nom devant le-
quel s'arrête l'Empereur, étonné.
On a souvent apprécié, et toujours diverse-
ment, la lutte de ces deux hommes. « En
échangeant l'insulte, a dit un écrivain, ces
deux ouvriers sublimes d'une même œuvre se
mentaient à eux-mêmes. » Cela est vrai. Mais sé-
parés tous deux, ils n'en ont pas moins travaillé
à l'œuvre commune. Le conquérant militaire
et le conquérant religieux suivaient un sillon
parallèle, et plus souvent qu'eux-mêmes leurs
idées se sont rencontrées face à l'ace.
Appelez cela orgueil, appelez cela convic-
tion, toutefois est-il qu'au milieu de cette
époque éperdue, devant cet empereur qui
50 LES RESSUSCITES
s'est fait un pavé de fronts courbés, il est beau
de voir un front debout, unique. Cela est
grand, justement parce que c'est insensé. Cette
plume aussi haute que ce glaive I cette démis-
sion éclatante qui arrive à cet homme un
lendemain de meurtre ! cette voix qui le
poursuit sous sa pourpre neuve ! ce gentil-
homme qui brave ce soldat! On sait pres-
que gré à Chateaubriand de son audace fou-
droyante ; et ceux mômes qui suivaient le
plus aveuglément la fortune impériale, s'ou-
bliaient quelquefois à admirer ce courage so-
litaire I
Idéologues ! idéologues ! voilà le mot que la
rage arrache à l'empereur. C'est le mot déses-
péré d'un homme qui sent malgré lui que la
plume a toujours raison contre le sabre, même
lorsque la plume a tort. Idéologues ! Et lui qui
n'a jamais pardonné, mais qui devine vague-
ment que l'écrivain pèsera plus tara de toute
sa faiblesse contre la force de l'empereur, le
voilà qui cherche à étouffer sa haine et à ten-
dre, sans qu'on le voie, une main furtive à
l'auteur du Génie du Christianisme. Mais vaine-
ment.
Dès lors, toutes les avances du Corse auprès
CHATEAUBRIAND 51
du Breton resteront inutiles. Colères, ordres,
menaces, rien ne fera sur lui. Au retour d'un
voyage en Grèce, Chateaubriand cingle Napo-
léon d'un coup d'article au visage; il le peint
dans les Martyrs sous les traits de Galérius ; il
le frappe à travers l'ombre du régicide Ché-
nier, il le menace même dans l'avenir. Puis,
lorsque le colosse impérial gît à terre, il arrive
avec sa fameuse brochure : Buonaparte et les
Bourbons, et pose son pied sur la poitrine de
celui qui avait voulu le faire sabrer sur les mar-
ches de son trône.
La plume ne pardonne pas.
Quelques mois plus tard, Chateaubriand sui-
vait Louis XVIII dans la seconde émigration.
René allait devenir ministre.
Ministre ! c'est maintenant le rêve de tous
ceux qui portent une plume au côté, l'épilogue
obligé des existences illustres; c'estl'apothéose
52 LES RESSUSCITES
et le martyre. Chateaubriand est arrivé au
gouvernement par la force de son nom, de ses
œuvres, de son caractère. Il est arrivé tout
naturellement, et parce qu'il devait y arriver.
Il était né ministre, comme il était né acadé-
micien.
En politique, La Fayette a engendré Cha-
teaubriand, qui a engendré M. de Lamar-
tine. — Mais la tache de Chateaubriand fut
moins rude que celle de tout autre. Il ve-
nait après une époque de secousse, il entra
dans une période de lassitude. La France ha-
letait sur un lit de lauriers mouillés de sang.
Il n'eut absolument qu'à organiser le repos, ■
après lequel aspirait le monde. Du haut de la
Restauration on le voit donc rayonner à son
aise, — mais c'est sur une nation déjà aveu-
glée par quinze ans de tonnerre et d'éclairs
continus.
Aussi bien peut-être vaut-il mieux que la
politique n'ait été qu'un intermède dans sa
vie. L'homme de lettres en demeure plus en-
tier de la sorte ; ses faiblesses d'action se per-
dent dans l'éclat unique de sa pensée. Un por-
tefeuille n'est plus alors qu'une conséquence
toute simple, et qui fait que Chateaubriand
CHATEAUBRIAND 53
ministre complète seulement Chateaubriand
gentilhomme et soldat.
Sa devise dans les affaires fut celle-ci : Fais
ce que dois, advienne que pourra. Il est advenu sa
chute, comme on sait. « J'ai cru voir le salut
de la patrie dans l'union des anciennes mœurs
et des formes politiques actuelles, du bon sens
de nos pères et des lumières du siècle, de la
vieille gloire de Duguesclin et de la nouvelle
gloire de Moreau ; enfin dans l'alliance de la
religion et de la liberté. Si c'est là une chi-
mère, les cœurs nobles ne me la reprocheront
pas. »
Non, sans doute, jamais il ne lui sera fait
un crime du bien qu'il a voulu et qu'il n'a pas
pu. Ses contradictions apparentes s'effacent
dans la loyauté de ses intentions. « Le peuple
ne lit pas les lois, a-t-il dit un jour ; il lit les
hommes, et c'est dans ce code vivant qu'il
s'instruit. » Eh bien! en lisant Chateaubriand,
le peuple a lu un bon et beau livre, écrit seu-
lement avec trop de lyrisme, ce qui fait qu'il
ne l'a pas compris à toutes les pages.
Le malheur est aussi que Louis XV11I ne
l'ait pas gardé assez longtemps, quoiqu'il eût
pu se donner avec lui et par lui des airs de li-
54 LES RESSUSCITES
béralisme mitigé. Mais il étaitjaloux de M. de
Chateaubriand, cet excellent monarque ! ja-
loux de ses talents, jaloux de sa popularité.
Si bien qu'il prit aux cheveux la première oc-
casion venue pour se débarrasser de ce minis-
tre qui cachait trop le roi.
Sorti pauvre du gouvernement et forcé de
vendre ses livres, Chateaubriand se réfugia
sous latente du journal. Il fonda le Conservateur
en opposition à la Minerve. Ses collaborateurs,
c'étaient MM. de Bonald, Lamennais* de Cor-
bières et de Castelbajac. On y vivait dans la
haine de M. Decazes, et tous les actes du mi-
nistère y étaient passés chaque matin au cri-
ble de l'esprit le plus serré. C'est de cette épo-
que que datent les premières dents de la
presse, muselée par Napoléon, démuselée par
Chateaubriand. On peut le regarder avec raison
comme le père du nouveau journalisme poli-
tique. Il est redevenu jeune pour cette guerre
à bras raccourci et de tous les jours, jeune
comme il ne l'avait jamais peut-être tant été.
Sur ce terrain qui brûle, son style môme ac-
quiert une netteté nouvelle. Ce n'est plus seur
lement cette épée de parade richement ciselée à
la poignée; c'est un glaive robuste, beau de sa
CHATEAUBRIAND 55
nudité. Tancrède est ici remplacé par Roiand.
« La poésie est belle, dit-il quelque part;
mais il faut éviter d'en mettre dans les affai-
res. » A défaut de poésie, M. le vicomte se
rabat sur l'esprit, et alors il s'en donne à cœur
joie. Talleyrand a dû lui envier ce mot: « Ce
serait une chose utile de savoir combien il
faudrait de sots ministres pour composer un
ministère d'esprit; nous savons à merveille
combien il faut cle ministres d'esprit pour for-
mer un pauvre ministère. »
Toute sa polémique est dans ce goût. C'est
une merveille de raillerie, de fougue, de té-
mérité. On chercha vainement à l'étouffer
sous deux ambassades, sous des honneurs,
sous une pluie d'or. Impossible. IL allait son
chemin, discutant les hommes et les choses
avec cette passion hère qui est un des signes dis-
tinctifs de sa phase politique. S'il lui arrivait
de pencher l'oreille et d'écouter ce qui se di-
sait de lui autour de lui, sa réponse avait de
ces hauts dédains qui font le respect autour
d'eux. Tout se taisait sur le parcours de son
regard. « Nous le savons, les vérités que nous
disons blessent. On veut dormir au bord de
l'abîme. Après tant de révolutions, ou regarde
56 LES RESSUSCITES
comme des ennemis ceux qui avertissent des
nouveaux dangers. La voix qui nous réveille
est importune; et il est reconnu qu'il n'y a
que des hommes passionnés ou trompés dans
leur ambition, qui trouvent que tout va mal,
lorsqu'il est évident que tout va bien. »
11 ne faut pas s'étonner après cela si l'on fut
obligé de lui ouvrir bientôt la porte de l'hôtel-
lerie des Capucines, — comme il l'appelait, —
et s'il revint une seconde fois éclipser Louis
XVIII sur son trône.
Chateaubriand ministre a ses côtés sympa-
thiques comme Chateaubriand écrivain. En
politique comme en littérature, on est sûr de
le retrouver à la tête de toutes les initiatives
généreuses. C'est ainsi que, pamphlétaire ou
gouvernant, il n'a jamais cessé de réclamer
pour la liberté de la presse. A sa voix, Milton se
lève et dit: « Tuer un homme, c'est tuer une
créature raisonnable; tuer un livre, c'est tuer la
raison, c'est tuer l'immortalitéplutôtquela vie.
Les révolutions des âges souvent ne retrou-
vent pas une vérité rejetée, et faute de laquelle
les nations entières souffrent éternellement. »
D'autres fois, Chateaubriand parle en son
nom : « Qui souffre donc de la liberté de la
CHATEAUBRIAND 57
presse ? La médiocrité et quelques amours-
propres irascibles. Mais dans le dernier cas,
quand la susceptibilité se trouve unie au
talent, c'est encore un bien pour l'État que
cette susceptibilité, mise à l'épreuve, s'aguer-
risse par le combat. »
Puis suit la leçon, leçon sévère, tombée de
haut: « L'abîme appelle l'abîme: le mal qu'on
a fait oblige à faire un nouveau mal, on sou-
tient par amour-propre les ignorances où l'on
est tombé par défaut de lumière. . . »
Et enfin l'arrêt, l'arrêt sans appel : « Tout
considéré, nous ne voyons que le crime, labas-
sesse et la médiocrité qui doivent craindre la
liberté de la presse; le crime la repousse
comme un échafaud, la bassesse comme une
flétrissure, la médiocrité comme une lumière.
Tout ce qui est sans talent recherche l'abri de
la censure; les tempéraments faibles aiment
l'ombre. »
Ne dirait-on pas ces lignes écrites d'hier,
d'aujourd'hui, de ce matin ?
Considéré comme- homme d'État, Chateau-
briand se dérobe à tout jugement. Sa politique
est variable comme sa vie. L'honnêteté est son
principe. 11 ne sait que cela. Ne lui demandez
53 LES RESSUSCITES
donc point ce qu'il est, où il va, ce qu'il veut.
Je ne crois pas qu'il le sache bien lui-même.
Dans sa brochure sur le Bannissement de Char-
les X et de sa famille, il dit qu'il est « monar-
chiste par raison, bourboniste par honneur et
républicain par nature. »
Une lettre particulière, que M. Augustin
Thierry a bien voulu me faire communiquer1,
montre également cette sympathie pour une
république possible, — république qu'il voyait
s'avancer vers lui à grands pas, république
qui l'effraye et qui l'attire. Déjà il écrivait,
lors de l'assassinat du duc de Berry : « Il
s'élève derrière nous une génération impa-
tiente de tous les jougs, ennemie de tous les
rois ; elle rêve la république... Elle s'avance,
elle nous presse, elle nous pousse; bientôt elle
va prendre notre place ! » Cinq ans plus tard,
son implacable doigt traçait le même avertis-
sement : « Le monde chancelle, on le mène,
il va à la république; nous l'avons dit, nous
le répétons 1 » A cet endroit, je me suis rap-
1. « Si la France s'était formée en république, je l'aurais
suivie, car il y aurait eu raison et conséquence dans le fait ;
mais échanger une couronne conservée au trésor de Saint-
Denis contre une couronne ramassée... cela ne vaut pas la
peine d'un parjure. »
CHATEAUBRIAND 59
pelé Hamlet, lorsqu'il s'écrie : Le fantôme l le fan-
tôme !...
L'écroulement du trône des Bourbons fut
pour Chateaubriand le signal de la retraite.
Dès lors, isolé du mouvement politique, il ne
laissa plus échapper de ses lèvres, à des in-
tervalles lointains, que cqs sombres prédic-
tions qui tombaient sur notre époque avec le
bruit sec et persistant d'une goutte d'eau qui
creuse une pierre. — 11 ne faut pas s'y trom-
per, ses prédictions ont réellement un carac-
tère de merveilleux qui fait rêver. C'est de la
seconde vue.
Ce phénomène s'est représenté à diverses
époques de son existence ; et c'est ainsi qu'on
le voit, à travers vingt-neuf ans de distance,
prédire avec une effrayante exactitude les
choses de 1848: « Nous ne doutons point que
l'Europe ne soit menacée d'une révolution
générale. Mais les insensés quipoussent àcette
destruction se flattent peut-être en vain d'at-
teindre leurs chimères républicaines. Les peu-
ples européens, comme tous les peuples cor-
rompus, passeront sous le joug militaire: un
sabre remplacera partoutle sceptre légitime. »
Cette même idée revient dans la Réponse aux
00 LES RESSUSCITES
journaux sur son refus de servir le nouveau gouver-
nement: « Il ne peut résulter, dit-il, des jour-
nées de juillet, à une époque plus ou moins
reculée, que des républiques permanentes ou
des gouvernements militaires passagers que
remplacerait le chaos. »
Avertissements étranges ! voix éloquente et
sinistre, que l'on n'a pas assez écoutée !
Arrêtons-nous. Ges fragments portent avec
eux trop de découragement et une tristesse
trop profonde. Nous préférons revenir à ce
qu'il disait en 1830: « Que la France soit libre,
glorieuse, florissante, n'importe par qui et
comment, je bénirai le ciel! »
Lorsqu'il fut de retour de cette eampague à
travers la politique, il s'enferma à double
tour dans la publication de ses œuvres com-
plètes, et n'en bougea plus. Nous ne pren-
CHATEAUBRIAND 61
drons pas corps à corps chacun de ses livres
pour eu discuter le mérite. Ce travail de-
manderait, pour être développé suffisam-
ment, une trop vaste échelle. Nous tâche-
rons de rappeler seulement en quelques
mots les principaux titres de Chateaubriand.
L'Itinéraire de Paris à Jérusalem est un bon li-
vre qui va à tout le monde, parce qu'il est
rempli de poésie et de science, et qu'au bout
du compte il apprend une grande quantité de
faits intéressants. Ces livres-là, où il y a de
tout et où chacun trouve ce qui lui plaît, ne
doivent pas être dédaignés, quoiqu'ils soient
écrits sans aucune sorte de plan, avec des ré-
miniscences et au hasard de la compilation.
V Itinéraire nous semblerait encore meilleur si,
trop souvent, — et ceci est un reproche grave,
— Chateaubriand ne se laissait influencer par
les souvenirs historiques. Un paysage n'a de
prix à ses yeux que lorsqu'il a été célébré
dans un poëme ; et lorsqu'il parcourut le
monde, il le fait trop évidemment comme un
gentleman, son Guide à la main, Xénophon ou
Josèphe, après avoir averti le conducteur de
le réveiller à la page marquée d'une corne.
Ne lui parlez pas des Cévennes, elles n'ont
62 LES RESSUSCITES
rien qui l'émerveille, ce sont des montagnes
qu'on ne rencontre guère dans la Bible et
dans la mythologie, elles sont belles seule-
ment par elles-mêmes ; cela ne suffit point..
Passez, chaumières inconnues, saules tordus
sur des abîmes sans nom, ruisseaux qui n'avez
inspiré personne ; Chateaubriand ne tient pas
à vous voir!
C'est mal. La nature ne tire pas sa beauté
rien que des hommes. Il devrait mieux s'en
souvenir, l'auteur de René. Dans son voyage à
Jérusalem, le hasard lui a joué des tours ma-
lins et qui auraient dû restreindre son amour
pour le pompeux. La vie ordinaire ne perd
jamais ses droits, et malgré lui on la voit qui
perce et qui jure à travers son lyrisme prévu.
Déjà chez les Iroquois il avait rencontré
un marmiton qui faisait danser le menuet à
ces messieurs sauvages et à ces dames sauvagesses.
Dans une des Cyclades, à une noce de village
où il assista, il entendit chanter en grec, par
mademoiselle Pengali, fille du vice-consul de
Zéa, la fameuse romance: Ah ! vous dirai-je,
marnant Peu de temps après, il tombe à Tunis,
au milieu du carnaval, dans une folle compa-
gnie d'officiers qui l'entraînent au bal et qui
CHATEAUBRIAND 63
le forcent k s'habiller en Turc. — Chateaubriand
en Turcl Qu'a dû en penser M. de Fontanes,
juste ciel !
Les Natchez ont eu le tort d'arriver après les
Martyrs, quoiqu'ils fussent composés bien an-
térieurement. Ils complètent, avec le Voyage
en Amérique, la série des précieuses études de
l'écrivain sur le Nouveau -Monde, et ren-
ferment des descriptions, malheureusement
mêlées à des discours de Satan et à des dis-
sertations sur l'impôt. C'est du sauvage un
peu à la manière de Saint-Lambert dans le
conte des Deux Amis, et de Parny dans ses
poésies madécasses1. D'autres tableaux ce-
pendant, celui de la moisson de la folle avoine
et celui de la mort de René, révèlent la
touche du maître.
Un peu moins de sécheresse dans les ligues
eût peut-être assuré un succès durable au
1. Le voyage à la cour de Louis XIV et surtout l'épisode
du Natchez à une représentation de la Comédie-Française,
seront toujours difficilement approuvés des critiques. — Le
Natchez entre au théâtre, un soir que l'on joue Phèdre. 11
s'assied, et voici comment il traduit ses impressions au lever
du rideau :
« Une cabane , soutenue par des colonnes, se découvre à
mes regards. La musique se tait; un profond silence règne
. dans l'assemblée. Deux guerriers (Hippolyte et Théramène),
l'un jeune, l'autre déjà atteint par la vieillesse, s'avancent
64 LES RESSUSCITES
Dernier des Abencerrages, qui pèche justement
par des défauts inusités à son auteur, c'est-à-
dire par la sobriété et par l'absence de des-
cription. De la part de Chateaubriand, on
s'attendait à mieux que Gonzalve de Cordoue, —
et il faut croire sans doute qu'il pleuvait à
Grenade le jour qu'il y est passé.
Publiés à de plus rares distances, les Éludes
historiques, célèbres par leur préface,. l'Essai sur
la littérature anglaise, et l'histoire de Rancé,
achèvent l'ensemble de ses travaux.
Composé aux heures sereines de sa vieil-
lesse, YEssai sur la littérature anglaise contient
des fragments intimes et des retours de la
plus délicieuse rêverie. Il semble que ce ne
soit plus le même homme qui parle. Les
côtés inconnus de son talent se dévoilent; et,
abandonné comme à la dérive de son inspira-
tion, il raconte les choses les plus familières
de sa tête et de son cœur, avec un sourire
sous le portique. Je ne suis qu'un sauvage; mais malgré ma
rudesse native, je ne saurais dire quel fut mon étonnement
lorsque les deux héros vinrent à ouvrir leurs lèvres au milieu
de la cahute muette. Je crus entendre la musique du ciel;
c'était quelque chose qui ressemhlait à des airs divins.
Vaincu par mes souvenirs, par la vérité des peintures, par la
poésie des accents, les larmes descendirent en torrent de mes
yeux. Mon désordre devint si grand qu'il troubla la cabane en-
tière. . . »
CHATEAUBRIAND 65
attendri. Nous nous en voudrions de ne pas
reproduire ce passage sur les correspondances
d'amour, vrai, ému, pris sur nature, et qui
est autant en dehors de son style habituel
que les Martyrs, par exemple, le sont du style
de madame de Sévigné :
« D'abord les lettres sont longues, vives,
multipliées, le jour n'y suffit pas, on écrit au
coucher du soleil ; on trace quelques mots au
clair de la lune, chargeant la lumière chaste,
silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur
mille désirs. On s'est quitté à l'aube ; à l'aube
on épie la première clarté pour écrire ce que
l'on croit avoir oublié de dire dans des heures
de délices. Mille serments couvrent le papier
où se reflètent les roses de l'aurore; mille
baisers sont déposés sur les mots brûlants qui
semblent naître du premier regard du soleil.
Pas une idée, une image, une rêverie, un ac-
cident, une inquiétude qui n'ait sa lettre.
« Voici qu'un matin quelque chose de pres-
que insensible se glisse sur la beauté de cette
passion, comme une première ride sur le front
d'une femme adorée. Le soufïle et le parfum
de l'amour expirent dans ces pages de la jeu-
nesse, comme une brise s'alanguit le soir sur
66 LES RESSUSCITAS
des fleurs : on s'en aperçoit, et Ton ne veut
pas se l'avouer. Les lettres s'abrègent, dimi-
nuent en nombre, se remplissent de nouvelles,
de descriptions, de choses étrangères ; quel-
ques-unes ont retardé, mais on est moins
inquiet; sûr d'aimer et d'être aimé, on est
devenu raisonnable, on ne gronde plus, on
se soumet à l'absence. Les serments vont
toujours leur train; ce sont toujours les
mêmes mots, mais ils sont morts : l'âme y
manque. Je vous aime n'est plus là qu'une ex-
pression d'habitude, un protocole obligé, le
J'ai l'honneur d'être de toute lettre d'amour.
Peu à peu le style se glace ou s'arrête. Le
jour de poste n'est plus impatiemment at-
tendu, il est redouté; écrire devient une fa-
tigue. On rougit en pensée des folies que l'on
a confiées au papier, on voudrait pouvoir
retirer ses lettres et les jeter au feu. Qu'est-il
survenu? Est-ce un nouvel attachement qui
commence, ou un vieil attachement qui finit?
N'importe ; c'est l'amour qui meurt avant
l'objet aimé. »
CHATEAUBRIAND
VI
Rien de calme et de beau comme le poëme
de ses dernières années. Un fauteuil au coin
de la cheminée de madame Récamier, la soli-
tude de son jardin, quelques voyages à Ho-
lyrood et à Venise, c'est tout. Et puis aussi
cet autre grand voyage en lui-même, à travers
son passé et dans ses œuvres, ce voyage ap-
pelé les Mémoires cl Outre-Tombe.
C'est à ce dernier ouvrage, couronnement
de son édifice, qu'il a consacré le reste de ses
jours. Rien n'a pu désormais le faire rentrer
dans les affaires publiques, ni les prières de
ses amis, ni cette chanson de Béranger, que
toute la France a sue par cœur *. Sans doute
qu'il sentait alors venir vers lui les temps
1. Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie,
Fuir son amour, notre encens et nos soins ?
N'entends-tu pas la France qui s'écrie :
Mon beau ciel pleure une étoile de moins!
68 LES RESSUSCITES
d'orage que nous traversons, et que, n'ayant
plus d'espoir que dans le Christ, il désespé-
rait de toutes forces humaines, — même des
siennes.
Aussi quelquefois, du fond de sa vieillesse,
il lui prend de singulières amertumes, des
accès de goutte littéraire pour ainsi dire; il
gémit, il se désole, parce que la démocratie est
entrée enfin dans la littérature, ainsi que dans le
reste de la société. Or, lui ne veut pas de la dé-
mocratie. « On ne reconnaît plus de maîtres
et d'autorités, on n'accepte plus d'opinions
faites, le libre examen est reçu au Parnasse. »
Or, lui ne veut pas du libre examen. Il se
plaint de l'envie qui s'attache aux grands
noms, des gloires que Ton déprécie, des répu-
tations qu'on dénigre, — injuste en cela pour
toute une époque qui l'a entouré d'un respect
vraiment unique. Il raille l'école de 1830, il
Va, sers le peuple, en butte à leurs bravades,
Ce peuple humain, des grands hommes épris,
Qui t'emportait vainqueur aux barricades,
Comme un trophée, entre ses bras meurtris.
Ne sers que lui. Pour lui ma voix te somme
D'un prompt retour après un triste adieu;
Sa cause est sainte; il souffre, et tout grand homme
Auprès du peuple est envoyé de Dieu.
CHATEAUBRIAND 69
se moque trop cruellement peut-être des
jeunes gens qui se tuent pour attirer l'attention
publique. Mais ce ne sont là, par bonheur, que
des ombres momentanées sur son talent et
sur son noble caractère.
La vieillesse, pas plus que la maladie, n'a
pu mordre sur ce génie robuste. 11 a travaillé
jusqu'à son dernier jour, il a dicté jusqu'à sa
dernière heure. Dans une préface, il parle de
l'opiniâtreté particulière à sa nature. « Lors
de ma jeunesse, dit-il, j'ai souvent écrit douze
et quinze heures sans quitter la table où j'étais
assis. L'âge ne m'a point fait perdre cette
obstination au travail. Ma correspondance di-
plomatique au ministère est presque toute de
ma main. » ,
A qui le regarde bien en face, Chateaubriand
apparaît dans le xixe siècle comme le contre-
poids de Voltaire dans le xvme. Même univer-
salité dans le travail, même courage dans la
lutte. Chacun des ouvrages de Chateaubriand
attaque, serre de près et soufflette un ouvrage
correspondant de Voltaire. Depuis cinquante
ans, en effet, pas un pouce de terrain que
l'auteur du Génie du Christianisme n'ait disputé
à l'auteur du Dictionnaire philosophique, pas un
70 LES RESSUSCITES
sentier dans lequel il ne se soit engagé avec
lui. C'est un duel de toutes les heures à tra-
vers l'histoire, le roman et la philosophie.
Il est un des quatre grands hommes qui
ouvrent l'époque moderne. Plus enthousiaste
que Walter Scott, moins exclusif que Byron,
il est presque de la taille de Gœthe. 11 a remis
en honneur la littérature à images ; et c'est
de lui que datent ces romans artistes où le
style cherche à rivaliser avec la peinture et la
sculpture, voire même avec la musique, cu-
rieuses productions, siguées Balzac-Rubens,
Gautier-Canova ou Liszt-Janin.
Mais notre travail serait incomplet si, après
avoir détaché d'un fond d'or la tête pensive
du grand vieiUard, après l'avoir assis sur un
nuage d'encens, après l'avoir salué éternel et
sublime, nous ne dévoilions également ses
côtés humains, ses erreurs et ses défaillances.
Peser sur le coup de ciseau hasardeux donné à
l'Apollon du Vatican, c'est encore une manière
de louer l'harmonie inaltérable du reste du
corps. Tout génie doit sa dîme à la critique,
si rayonnant que soit l'un, si modeste que soit
l'autre; — et l'ombre illustre que j'évoque
aujourd'hui serait elle-même la première à
CHATEAUBRIAND 71
s'indigner d'un éloge qui ne saurait marcher
que sur les genoux.
D'ailleurs la critique ne sera pas pour lui
chose nouvelle. Il est un de ceux qui ont le
plus entendu grincer de plumes autour de
leur renommée. Ses ennemis littéraires lui
font cortège; et avec cette naïveté de gran-
deur qui le caractérise, lui-même a voulu leur
donner accès dans l'édition de ses oeuvres
complètes.
A leur tête, le plus fougueux et le premier,
je distingue le grand républicain de l'Empire,
Marie-Joseph Chénier. Vers et prose, analyse
et satire, tout lui a été bon pour accabler Cha-
teaubriand ; il n'est pas une page de ses œuvres
où il ne le frappe malicieusement, le plus sou-
vent sans raison, comme dans*son Tableau de
la Littérature, quelquefois avec esprit, comme
dans les Nouveaux Saints :
J'irai, je reverrai tes paisibles rivages,
Riant Meschacebé, Permesse des sauvages;
J'entendrai les sermons prolixement diserts
Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.
0 sensible Atala! tous deux avec ivresse
Courons goûter encor les plaisirs... de la messe!
On sait que Chateaubriand ne lui a pas par-
72 LES RESSUSCITES
donné ses plaisanteries. Aussi Marie-Joseph
Chénier est-il le seul académicien de ces temps
modernes à qui son successeur ait refusé l'au-
mône d'un regret. — Peut-être est-ce pousser
la rancune un peu loin.
Soit jalousie, soit tout autre sentiment, By-
ron n'a jamais soufflé mot de l'auteur de
René. De la part du noble lord, c'est au moins
étrange. Chateaubriand n'en a pu complète-
ment dissimuler son dépit. « Lord Byron, dit-
il, peut-il m' avoir complètement ignoré, lui
qui cite presque tous les auteurs français?
n'a-t-il jamais entendu parler de moi? »
Paul-Louis Courier, — ce Meissonier de la
politique, — ne l'aimait pas non plus, et il
lui a plusieurs fois enfoncé dans les chairs de
méchants petits coups de poignard à tête d'é-
pingle. 11 a appelé ses romans du galimatias, et
il s'est moqué de son ministère. De l'auteur
du Pamphlet des pamphlets à l'auteur des Mar-
tyrs, cela se conçoit; c'est une guerre de coli-
bri à lion.
Mais M. Gustave Planche a été plus brutal
que cela. Voici comment il parle de Chateau-
briand dans son livre des Portraits : « Critique
de second ordre dans le Génie du Christianisme,
CHATEAUBRIAND' 71
voyageur inexact et verbeux dans l'Itinéraire,
imitateur patient, mais inutile, de Virgile et
d'Homère dans les Martyrs et les Natchez. »
M. Planche ne reconnaît que René et l'épisode
de Velléda. — Juger de la sorte, n'est-ce pas
faire le procès aux gens avec une massue?
Telles sont, je crois, les critiques princi-
pales qui sont venues l'atteindre dans sa
gloire J. Si maintenant nous cherchons une
réponse à leur faire, c'est dans Chateaubriand
même que nous allons la trouver, — et la
voici : « On renie souvent les maîtres su-
prêmes, on se révolte contre eux, on compte
leurs défauts, on les accuse d'ennui, de lon-
gueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les
volant et en se parant de leurs dépouilles ;
mais on se débat en vain sous leur joug : tout
se teint de leurs couleurs, partout s'impriment
leurs traces; ils inventent des mots et des
noms qui vont grossir le vocabulaire général
1. Depuis [la publication de ce travail, et depuis la publi-
cation des Mémoires d'Outre-Tombe, bien des critiques nou_
velles sont venues s'ajouter à ces critiques. On s'est déchaîné
avec un acharnement inconcevable contre ces immortels
Mémoires, le livre le plus jeune, le plus magnifique, le plus
profond qui ait éclaté à cette époque. *0n n'a pas voulu
excuser beaucoup de vanité en faveur de (beaucoup de
génie.
5
74 LES RESSUSCITES
dos peuples ; leurs dires et leurs expressions
deviennent proverbes, leurs personnages fic-
tifs se changent en personnages réels, lesquels
ont hoir et lignée. Ils ouvrent des horizons
d'où jaillissent des faisceaux de lumière; ils
sèment des idées, germes de mille autres; ils
fournissent des imaginations, des sujets, des
styles à tous les arts. Leurs œuvres sont des
mines inépuisables ou les entrailles mêmes de
l'esprit humain. »
Cela posé, — qu'on nous permette mainte-
nant de substituer notre opinion à celle de
nos devanciers.
Selon nous, c'est surtout comme figure que
Chateaubriand resplendit sur son siècle. La
grandeur de sa vie apparaît avant celle de son
talent, son nom vient avant ses livres. Il est
lui-même un homme-épopée. On l'aperçoit de
très-loin, et le respect lui arrive avant l'admi-
ration.
Aussi, longtemps encore peut-être sera-ce
M. de Chateaubriand , avant d'être Chateaubriand
tout court. Longtemps encore peut-être ce
sera la majesté, avant d'être la force.
La majesté 1 — voilà son grand et superbe
crime. Génie épique et théâtral, il lasse l'admi-
CHATEAUBRIAND 75
ration. Pour lui, la rue du Bac n'a pas de ruis-
seau. C'est un Murât, ce pouvait être un Na-
poléon.
Il n'a guère innové qu'à demi. Sa littéra-
ture est la littérature du xvine siècle re-
trempée chez les sauvages. Les Incas avaient
déjà frayé le chemin, et l'on se souvient trop
peut-être que Chactas a vu Versailles et qu'il
a assisté aux tragédies de Racine.
Ce n'est pas avec peu de chose que Chateau-
briand compose son paysage ; Poussin lui a
donné des leçons. Il lui faut des colonnes à
demi brisées, un clair de lune, des urnes ciné-
raires; et, par-dessus tout cela, le génie des
souvenirs , assis pensif à ses côtés.
Cette recherche du grandiose le conduit
quelquefois à des excès contre lesquels on ne
saurait trop se tenir en garde. Je n'en veux
pour seul et funeste exemple que ce coucher
de soleil: «L'astre enflammant les vapeurs
de la cité semblait osciller lentement dans un
fluide d'or, comme le pendule de l'horloge
des siècles 1 » Évidemment les poètes extrava-
gants du xvie siècle n'auraient pas mieux dit.
« Peu m'importe l'action, écrit-il dans la
préface des Martyrs ; elle n'est qu'un prétexte
76 LES RESSUSCITES
à descriptions. » — Hélas I pourquoi le ciel
mit-il La Harpe sur sa route, ainsi que M. de
Fontanes, le Simonide français?
Il n'est pas de l'avis de Voltaire, qui disait
que les bons ouvrages sont ceux qui font le
plus pleurer. « Les vraiss larmes, dit Chateau-
briand, sont celles que fait couler une belle
poésie ; il faut qu'il s'y mêle autant d'admi-
ration que de douleur, » Ce malheureux
système apparaît jusque dans René, au mo-
ment où le frère d'Amélie, qui vient de rece-
voir comme un coup de foudre l'aveu d'un
amour criminel, trouve encore assez de force
pour arrondir immédiatement la période sui-
vante : « Chaste épouse du Christ, reçois^ mes
derniers embrassements à travers les glaces du
trépas et les profondeurs de l'éternité qui te
séparent déjà de ton frère! »
La majesté 1 Chateaubriand lui a tout sa-
crifié ; aussi son génie, spécial et constant
dans sa pompe, n'est-il pas de ceux qui vont
à tous, comme Shakspeare par exemple,
l'homme des palais et des tavernes, des rois
et des ivrognes, grand avec les grands,
familier avec les petits, puissant avec chacun;
— Shakspeare, dieu qui parle le langage des
CHATEAUBRIAND 77
hommes; Chateaubriand, homme qui parle
le langage des dieux.
Chateaubriand appelait Hamlet — cette tra-
gédie des aliénés.
Comment Shakspeare eût-il appelé Moïse,
cette tragédie de Chateaubriand ?
Car il faut bien le dire, comme poëte, Cha-
teaubriand est nul ou à peu près. Sauf une
cinquantaine de vers, je ne crois pas qu'il lui
soit jamais tenu compte de son pindarique
bagage. Pourrait-il en être autrement, lors-
qu'on le voit s'appuyer sur une théorie aussi
fausse que celle qu'il développe dans les lignes
suivantes: «La poésie a ses bornes dans les
limites de l'idiome où elle est écrite et chantée :
on peut faire des vers autrement que Racine,
jamais mieux. » Voici pourtant quelques
strophes peu connues de Moïse, ses meilleures
incontestablement, bien qu'il les ait suppri-
mées plus tard par un sentiment de dé-
cence:
Que dit à son amant, de plaisir transporté,
Cette prêtresse d'Astarté
Qui voudrait attirer le jeune homme auprès d'elle ,
Et lui percer le cœur d'une flèche mortelle ?
— Beau jeune homme, dit-elle, arrête donc les yeux
Sur la tendre Abigail, que ta froideur opprime.
78 LES RESSUSCITES
Je viens d'immoler la victime,
Et d'implorer la faveur de nos dieux.
Viens, que je sois ta bien-aimée.
J'ai suspendu ma couche en souvenir de toi;
D'aloès je l'ai parfumée ;
Sur un riche tapis je recevrai mon roi.
Dans l'albâtre éclatant la lampe est allumée;
Un bain voluptueux est préparé pour moi.
L'époux qu'on m'a choisi, mais qui n'a pas mon âme,
Est parti ce matin pour ses plants d'oliviers;
Il veut écouler ses viviers;
Sa vigne ensuite le réclame.
Il a pris dans sa main son bâton de palmier,
Et mis deux sicles d'or dans sa large ceinture;
Il ne reviendra point que de son orbe entier
L'astre des nuits n'ait rempli la mesure.
« Quand l'âme est élevée, dit le fier vicomte,
les paroles tombent d'en haut, et l'expression
noble suit toujours la noble pensée. » Certes,
ce n'est pas nous qui protesterons contre cette
admirable poétique en trois lignes; mais là
où la pensée n'a que faire, alors que le récit
ou la description suit doucement sa pente
naturelle, à quoi bon la solennité de la phrase,
l'éternelle aristocratie du mot? Quoi! toujours
le marinier pour le marin, l'astre des jours pour
le soleil? L'auteur des Natchez, que son grand
respect pour la rhétorique oblige à reconnaître
les trois styles, oublie donc que le premier
d'entre eux est précisément le style simple, et
CHATEAUBRIAND 7»
que c'est là surtout le style fort, parce que
c'est le style vrai ?
Mon Dieu I de ce qu'il n'a pas fait de littéra-
ture avec les notaires, les femmes publiques
ou les escrocs, nous -ne lui en voulons pas.
Nous lui en voulons uniquement de ce que,
chantant le marbre et la Grèce, il ne l'ait pas
fait en style d'autant plus simple que le sujet
était plus riche. Poétisez la réalité, c'est bon;
mais alors réalisez la poésie. Il en est du
génie comme d'Antée, qui reprenait des forces
en touchant la terre.
Aussi rien de plus adorable que les haltes
rares de Chateaubriand dans le simple et
dans le naïf. Combien de pages ne donnerais-
je pas pour ce bout de chanson composé
entre deux chapitres des Martyrs, petite fan-
taisie gracieuse, perle ramassée au pied d'un
dolmen:
Combien j'ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
Ma sœur, qu'ils étaient beaux les jour
De France !
Te souvient- il que notre mère,
Au foyer de notre chaumière,
Nous pressait sur son cœur joyeux
Ma chère ?
80 LES RESSUSCITES
Pour moi, Chateaubriand existe surtout
dans ses préfaces, c'est-à-dire presque en
dehors de ses livres, dans ses lettres intimes,
et, comme nous l'avons dit déjà, clans son
style politique *, partout enfin où il n'a pas le
temps de boucler sa phrase, où il oublie
Aristote et Boileau, où il improvise, où il se
surprend à être lui malgré lui.
Pour l'avenir, il existera surtout dans ses
Mémoires.
Au couchant de sa vie, une grave transfor-
mation s'est opérée dans son talent. Je dis
grave et curieuse. C'est à soixante ans que lui
est venue la jeunesse. C'est au bord de la
tombe que cet austère penseur qui, à coup
sûr, n'a jamais souri, s'est pris soudainement
à rire aux éclats, du grand rire de Callot, de
Montaigne, de Le Sage, et quelquefois aussi
de Voltaire. Sa muse, au sortir de quelque
fontaine de Jouvence inconnue, tout à l'heure
déesse, nous est réapparue jeune fille cou-
ronnée de bleuets. C'était Junon; ce n'est plus
1. Sur ce terrain il a de très-beaux mots. Ainsi, dans- ses
attaques contre les terroristes, il les nomme des architectes
en ossements. Et un peu plus loin : « Manufacturiers de cada-
vres, vous aurez beau broyer la mort, vous n'en ferez jamais
sortir un germe de liberté ! »
CHATEAUBRIAND 81
que Lydie ou Camille, une nymphe quelcon-
que, la première venue.
Entre son œuvre passée et son œuvre
actuelle, entre les Martyrs et les Mémoires, je
vois une grande différence.
L'œuvre passée de Chateaubriand, en-
semble harmonieux, m' apparaît comme un
palais de marbre au milieu d'une forêt. Tout
y est enchantement et magnificence. Des voix
mystérieuses résonnent au dedans, des par-
fums enivrants s'exhalent au dehors. Chaque
fenêtre ouvre sur un horizon de feuillage
brûlant, sur un parc profond et rempli de
statues, sur un coteau qui ploie sous les
pampres. C'est un très-beau palais. Seule-
ment un cercle de grilles l'emprisonne, des
sentinelles en défendent l'approche à plus
d'une demi-lieue à la ronde, et, pour y péné-
trer, il ne faut pas moins de sept ou huit
quartiers de noblesse.
L'œuvre posthume de Chateaubriand, —
c'est-à-dire les Mémoires, — offre bien en-
core, si l'on veut, l'aspect d'un palais ; mais
déjà ce n'est plus du marbre, c'est bel et
bonnement de la pierre. La splendeur froide
de l'architecture grecque a fait place à Fépa-
5.
82 LES RESSUSCITES
nouissement original de l'art gothique. Un
pan de la foret a été abattu, et de ce côté le
regard plonge dans le dédale fourmillant des
rues de la ville. Les grilles rebelles se sont
ouvertes, les gardes ont reçu une autre con-
signe; et bourgeois, paysans, peuple, femmes,
ceux qui sont des gentilshommes et ceux qui
ne sont que des hommes, les savants et les éco-
liers, tout le monde enfin entre librement.
Lazare lui-même est assis sur la plus haute
marche du portail.
VII
Chateaubriand nous a dévoilé l'avenir de la
politique; — essayons de jeter un coup d'oeil
sur l'avenir des lettres. Pour tout homme qui
se met sur la trace du mouvement intellectuel
depuis quelques années, il est évident que
nous touchons à une crise littéraire et à une
transformation importante des opinions re-
çues.
CHATEAUBRIAND 35
Voilà que notre littérature, en moins de
soixante ans, a déjà passé parles cribles suc-
cessifs de trois révolutions. La première, la
grande de 1789, a donné des résultats d'une
puissance incontestable et souvent effrayante.
D'abord elle a fait descendre quatre à quatre
aux écrivains les degrés de l'Encyclopédie,
et elle les a logés dans la rue, où bientôt,
ahuris et chétifs, ils sont morts sans postérité.
Alors ceux qui se sont levés derrière ont été
de bien autres hommes. Littérateurs fauves,
on ne sait d'où venus, sans tradition, jouant
de la guitare sous la potence ou décrivant
des scènes d'égorgement dans des châteaux,
ils ont fait école neuve. Si bien qu'il y a eu
pour eux lecture et succès, même aux jours
les plus affreux. Ceux-là ont parlé au peu-
ple ; seulement, ils lui ont mal parlé ; mais
la tendance était bonne. Ils ont compris que,
jusqu'à présent, on n'avait pas pris garde
à la plus grande portion du public. De voir
des livres qui ont la prétention de s'adresser
à tous, écrits comme le Bonheur de M. Helvé-
tius, cela leur a fait lever les épaules, et ils
se sont mis à procéder d'autre façon. Mal-
heureusement, ils ont dépassé le but : au
81 LES RESSUSCITES
lieu d'être simple, leur style a été bas. Ils
sont entrés chez le peuple, non par la porte,
mais par l'égout.
Cette littérature grossière de la première
révolution a servi du moins à répandre cer-
taines idées vives, qui étaient encore dans
l'œuf. De considérables agrandissements ont
été faits sur les fiefs de l'imagination : on a
percé des chemins et ouvert de nouvelles sé-
ries aux hommes de lettres, par l'adjonction
d'éléments nouveaux. La plume dès lors n'a
plus bronché devant les sauvageries de la vie
réelle. Peu à peu Mercier a fini par voir com-
prendre son drame de la Brouette du Vinaigrier.
Tout ce fumier, largement étendu sur le
champ littéraire, devait produire tôt ou tard
un épanouissement de hautes plantes.
Cet épanouissement est advenu aux envi-
rons de la deuxième révolution, — celle de
juillet 1830 — qui restera comme une date
brillante dans l'histoire de l'art en général.
Le sol s'est mis à pousser des fleurs très-cu-
rieuses, d'extraordinaires enlacements de lia-
nes et quelques arbres phénomènes pour les-
quels on eut besoin d'inventer une serre
romantique. Les poètes étaient tous des jeu-
CHATEAUBRIAND 85
nés gens, décidés et convaincus, la plupart
exclusivement passionnés , qui marchaient
serrés dans leurs folies, avec l'insolence de la
verve et le courage né des circonstances po-
litiques. Ils ont étonné avant de plaire. Mais
enfin comment ne pas se rendre à cette litté-
rature qui sonne si fort de la trompette et qui
affiche son talent sur tous les murs en lettres
dorées ? Il y avait d'ailleurs du bon dans cette
mascarade, sortie copieuse et flambante des
sépulcres soulevés de Rabelais, Shakspeare,
Mathurin Régnier et Sterne ; cela replaçait
la littérature dans un milieu seigneurial et
bruyant, à l'écart de la philosophie sur les
autels de qui s'étaient succédé précédemment
de trop nombreux sacrifices.
La révolution de 1830 a surtout grandi le
roman. Il y a eu progrès sur l'école de la Ré-
publique, progrès et complément. La forme
s'est purifiée, tout en gardant sa franchise, et
a conquis à elle les classes bourgeoises. Des
gens sont arrivés, tels que Balzac, Soulié et
George Sand, qui ont fait crier la vie dans
leurs livres; d'où est venue cette importance
sociale accordée au roman. De grands succès
ont été obtenus par des œuvres douces, en
S6 LES RESSUSCITES
apparence vulgaires, comme César Birotteau,
l'histoire d'un parfumeur; comme André, où
uu père est sur le point de donner des coups
de pied dans le ventre à une fleuriste ; comme
encore le Lion amoureux, baliverne pleine de
larmes. Quelques-uns de ces succès ont été
lents et souterrains, mais l'effet n'en demeure
pas moins très-grand.
D'autres succès, plus retentissants mais plus
passagers, ont pu être obtenus à côté. Cela ne
prouve rien. Seulement c'est affaire de curio-
sité ou d'actualité pour ces énormes machines"
en tant de volumes, montées sur l'affût de
quelque question à l'ordre du jour. Là dedans,
rien n'a jamais inquiété la littérature vraie.
La troisième révolution est celle par où
nous passons aujourd'hui. Elle n'a pas encore
donné sa formule littéraire. Attendons l. Les
résultats qu'elle prépare seront importants et
mieux décisifs. Certainement il est impossi-
ble d'exclure les genres en littérature et de ne
pas admettre les tempéraments ; insensé est
l'absolutisme en pareille matière. Tel roman-
cier a raison de se vouer à des récits d'Espa-
i. Encore une fois, qu'on me permette de rappeler la date
ancienne de cette publication.
CHATEAUBRIAND 87
gne et de Cordoue, si sa nature l'y porte avec
irrésistibilité ; tel autre fait bien de ne voir
qu'éléphants et tigres sur la surface du globe,
s'il sait mal décrire une brebis ou une vache.
Mais ce qui fait par malheur la fragilité de
leurs conceptions, c'est le manque total de
sérieux; on connaît maintenant leurs procé-
dés, et tout le monde lit dans leurs cartes. —
Le sérieux ! Hoffmann ne Ta jamais perdu
dans ses belles extravagances.
Nous ne savons pas au juste ce que sera la
nouvelle génération littéraire ; mais par les
leçons que lui font les événements et par les
exemples de grandeur et de décadence qu'elle
a sous les yeux, il est permis d'espérer qu'elle
se présentera avec des qualités saines et un
sens droit.
En littérature, — la première révolution a
donné la force. La seconde révolution, l'éclat.
La troisième révolution donnera peut-être la
vérité.
MADAME REGAMIER
Après lui, elle.
Rue de Sèvres, à l'ancien couvent de l'Ab-
baye-au-Bois, il y a deuil et grand désert. Les
arbres ont beau pousser des feuilles, les
feuilles ont beau pousser des oiseaux, rien
ne répond plus à cette gaieté du printemps.
Un souffle funeste a passé surjle monastère.
Demeurez closes, fenêtres ombragées ; rideaux
bleuâtres, ne vous écartez plus sous une belle
main; porte, reste fermée impitoyablement I
Il faut désapprendre le chemin de cette mai-
son. Déjà la rampe de l'escalier se couvre de
poussière, et tout se taira bientôt dans cette
solitude célèbre autrefois, ignorée demain.
Madame Récamier est morte.
90 LES RESSUSCITES
Elle est morte, on s'en souvient, pendant
le choléra de 1849. C'était alors une débâcle
générale. Chacun émigrait vers le cimetière
du Père-Lachaise , ce Coblentz de tous les
partis. Chaque jour les églises se tendaient de
noir et pleuraient des larmes d'argent. Sur les
boulevards, sur les quais, on ne rencontrait
plus que des croque-morts, des tambours aux
baguettes entortillées d'un crêpe, des compa-
gnies de gardes nationaux qui portaient mé-
lancoliquement le canon de leur fusil incliné
vers la terre. Ah! le vilain spectacle! Tout
le monde nous abandonnait au moment de
notre révolution. Les personnes les plus il-
lustres par leurs talents ou par leurs grâces
s'empressaient de nous dire brusquement
adieu, lorsque nous avions le plus besoin
de grâce et de talents ; et parce que nous
nous étions un instant absentés des salons,
les salons se barricadaient sans pitié derrière
nous.
C'était un autre champ d'asile, cette Ab-
baye-au-Bois, un nid de poètes et de belles
femmes, où dans ces derniers temps, après
avoir vécu de la vie ambitieuse, bruyante, ro-
manesque, les uns et les autres finissaient
MADAME RÉCAMIER 91
toujours par revenir s'abriter, traînant Vaile,
comme dans la fable des Deux Pigeons. C'est
au fond d'un des plus modestes appartements
de l'Abbaye-au Bois que la duchesse d'Abran-
tès, ruinée par la chute de l'Empire, com-
mença à écrire ses fougueux et spirituels Mé-
moires, — noble femme, tuée par le travail et
la misère.
Ce n'est pas la misère qui a tué madame
Récamier ; c'est l'âge, c'est le souvenir, c'est
le spectacle des événements, peut-être. Tou-
tefois est-il que madame Récamier restera
comme une des figures les plus touchantes,
comme un des esprits les plus singulièrement
attractifs de notre époque. Elle a rallié à elle
les sympathies de tout un siècle. Elle a été
le centre de tout ce qui était beau, bon, gé-
néreux, facile. Principalement trois hommes,
Chateaubriand, Benjamin Constant et Bal-
lanche, se sont groupés autour de cette femme
adorée.
Sa vie est un beau livre. Commencée dans
une révolution, dans une révolution elle
s'est achevée, sans y avoir perdu un seul
rayon de son auréole. Indulgent cette fois
pour une de ses plus ravissantes créatures,
92 LES RESSUSCITES
le ciel ne lui a pas refusé l'élément pour
lequel il l'avait créée : elle a vu s'écouler
dans une fête éternelle son éternelle jeu-
nesse ; l'hommage lui faisait escorte, et le
malheur ne s'est approché d'elle qu'à res-
pectueuse distance.
Elles étaient trois sous le Directoire, trois
femmes admirablement belles, les trois Grâces,
selon les madrigaux du temps, — madame
Tallien, Joséphine de Beauharnais et madame
Récamier. — A elles trois, ces femmes ont
affolé Paris et vu tomber les personnages les
plus illustres à leurs pieds, ces beaux pieds
qu'elles portaient nus et seulement chaussés
de cothurnes, avec des émeraudes aux doigts.
On les rencontrait en tous lieux, aux concerts
où chantait Garât, aux bals ou dansait Tré-
nitz, — ce pauvre Trénitz, mort fou à Cha-
renton I — Elles étaient l'âme du plaisir, et
on les avait vues apparaître le lendemain de
Thermidor, comme trois fleurs poussées tout
à coup au bord d'un volcan éteint. Toutes les
trois avaient leur mission politique ; elles ré-
gnaient et elles gouvernaient, de par la grâce
d'elles-mêmes. Voici comment celle qui de-
vait bientôt régner autrement et sous le nom
MADAME RÉCAMIER 93
d'impératrice, écrivait à madame Tallien, en
lui donnant rendez-vous à une fête éblouis-
sante de l'hôtel Thélusson : — « Venez avec
votre dessous de robe fleur-de-pêcher, il faut
que nos toilettes soient les mêmes : j'aurai un
mouchoir rouge noué à la créole, avec trois
crochets aux tempes. Ce qui est naturel pour
vous est bien hardi pour moi, vous plus jeune,
peut-être pas plus jolie, mais incomparable-
ment plus fraîche. Il s'agit d'éclipser et de
désespérer des rivales, cest un coup de parti. »
Seule des trois, madame Récamier a conservé
jusque dans ses derniers jours le mouchoir
noué à la créole.
C'étaient alors des luttes d'élégance et de
frivolité , dont notre époque semble avoir
perdu la tradition. Tant pis pour notre épo-
que. Après la révolution des mœurs, venait
la révolution des costumes. Thérésia Cabarrus
avait ramené les modes grecques, la coiffure
à l'athénienne, la tunique transparente et col-
lante. Joséphine, la première, rechercha les
camées les plus purs, les onyx et les agates
les plus superbes, pour les faire étinceler à
son épaule ou ruisseler dans ses cheveux. A
son tour , madame Récamier introduisit le
M LES RESSUSCITES
voile. Le voile ! chaste invention, nuage tissé,
estompe idéale , qui irrite justement assez
pour fixer le désir, raillerie pudique, réalité
enveloppée de rêve, qui tend à faire de la
femme une création mieux qu'humaine et
presque mystérieuse. Toute l'histoire de ma-
dame Récamier n'est-elle pas dans ce voile?
Le voile ne nous dit-il pas sa vie reposée, sa
beauté blanche ?
En 1800, madame Récamier, qui avait alors
dix-huit ans, habitait le grand château de
Clichy-la-Garenne, qui fut détruit par la bande
noire. « A cette époque, dit l'auteur des Salons
de Paris, il est impossible, à moins de l'avoir
vue, de se faire une idée de sa fraîcheur
d'Hébé. C'était une création à part que ma-
dame Récamier, à cet âge de dix-huit ans, et
jamais je n'ai retrouvé, ni en Italie, ni en Es-
pagne, ce pays si riche en beautés, ni en Alle-
magne, ni en Suisse, la terre classique des
joues aux feuilles de rose, jamais je n'ai re-
trouvé le portrait de madame Récamier, la
plus jolie femme de l'Europe ! » Rien ne man-
quait d'ailleurs à son éducation; elle tou-
chait admirablement du piano et dansait à
merveille en s'accompagnant du tambour de
MADAME RÉCAMIER 95
basque, — ce qui était la graude fureur du
jour.
C'est dans ce château de Clichy, et quelque
temps après dans ses magnifiques salons de
la rue du Mont-Blanc, que madame Récamier
a reçu presque toute l'Europe princière. Son
mari était riche alors, richissime ; il pouvait
réaliser des miracles, et tenir tête aux Sarda-
napales en carrick de ce temps-là. L'architecte
Berthaut avait transformé cet hôtel en féerie ;
c'était un conte de Galland solidifié. Deman-
dez à madame Lehon, qui en est devenue plus
tard propriétaire.
Les bals de madame Récamier ne tardèrent
pas à conquérir une vogue immense. De là
s'élancèrent les gavottes nouvelles, les mor-
ceaux de clavecin destinés à devenir popu-
laires, les toilettes égyptiennes, Spartiates,
romaines, turques et françaises. Ce fut un
délire, un triomphe dont rien n'approcha.
Madame Hamelin , — une héroïne de ces
fêtes, — madame Hamelin, au pied de Cen-
drillon, aurait pu seule raconter un de ces
soirs magiques auxquels il n'a manqué qu'un
peintre comme Watteau, qu'un poëte comme
Lattaignant ou Voisenon, l'abbé Fusée !
96 LES RESSUSCITES .
Quant aux habitués de tous les jours, les
intimes des causeries du matin , c'étaient
Lucien Bonaparte, M. Fox, madame Visconti,
le général Moreau, Mathieu de Montmorency,
cette maigre , blonde et pâle madame de
Krùdner, — et ce joyeux vivant qui se nom-
mait Ouvrard, personnage plein de verve et
de gaie science, qui avait le faste d'un homme
de cour, l'esprit d'un homme de lettres et
l'argent d'un homme d'affaires.
La troisième résidence de madame Réca-
mier, la plus affectionnée peut-être, c'était
Saint-Brice, avec son paysage lumineux, ses
eaux courantes, ses épaisses charmilles ; Saint-
Brice, où elle eut le bonheur et l'audace de
donner asile à madame de Staël poursuivie
par l'empereur. On a dit que cette conduite
honorable valut à madame Récamier une pa-
role haineuse de Napoléon. — Haïr madame
Récamier ! cela est-il possible? Gela peut-il
seulement se comprendre?
Elle visita madame de Staël dans son exil,
qu'elle partagea volontairement ; mais lors-
qu'elle revint à Paris, la fortune de son mari
s'était écroulée. Plus de somptueux hôtels,
plus de châteaux féodaux, rien, — rien que
MADAME RÉCAMIER 93
la médiocrité latine, dorée encore d'un rayon
de sa beauté !
Elle se trouvait aux bains de Dieppe ,
en noble compagnie de Fauteur à'Atala, lors-
que la révolution de Juillet vint la sur-
prendre. Ses efforts furent impuissants à re-
tenir M. de Chateaubriand, qui partit pour
Paris , où , reconnu bientôt à la porte du '
Journal des Débats par des élèves de l'École
polytechnique, il se vit enlevé dans leurs
bras et promené en triomphe par-dessus les
barricades.
Depuis cette date, madame Récamier n'a
pas cessé d'habiter l'Abbaye-au-Bois. C'a été
son Versailles, son Trianon; elle y tenait cour
plénière au coin de son feu ; elle avait hérité
directement — c'est-à-dire en ligne spirituelle
— de madame Geoffrin, cette bonne dame
d'autrefois, chez qui toute la littérature et
toute la philosophie d'un siècle étaient avec
soin passées au filtre. Elle faisait la pluie et le
beau temps du monde de l'intelligence, —
plutôt le beau temps que la pluie, — car les
orages passaient rarement sur ces augustes
ombrages de l'Abbaye-au-Bois. Pas un homme
supérieur qui n'ait brigué l'entrée de ce céna-
98 LES RESSUSCITES
cle, lequel tiendra dans l'histoire artistique
de la France une place importante ; pas une
renommée, haute ou petite, qui n'ait franchi
ce seuil, depuis Luce de Lancival, professeur
d'éloquence au Prytanée français, jusqu'à Vic-
tor Hugo, sacré chez elle enfant sublime ; depuis
le baron Gérard, peintre ordinaire de l'Abbaye,
— ce qui était un titre, — jusqu'à M. Ingres,
l'artiste inquiet et misanthrope ; depuis l'au-
teur de la Vestale , couvert de cheveux blancs
et bardé de décorations, jusqu'à l'auteur du
Prophète, noir et simple, mais étrange comme
un enfant de Germanie. Là-bas, Stendhal,
qui venait d'écrire son livre De l'Amour, a
souvent posé devant ce buste de Canova,
placé sur la cheminée; Mérimée, bien jeune,
a coudoyé Ballanche, bien vieux ; M. de Bo-
nald, bien grave, a salué Rossini, bien rieur.
Ce salon bleu et blanc a vu tout à la fois la
simarre de M. Pasquier, le cordon de M. le
duc de Doudeauville, la tonsure de M. de La-
mennais, les palmes de M. de Barante, et l'épée
de M. de Vigny, — tout un pan de la gale-
rie des portraits de Versailles dans cinquante
ans 1
Il y avait aussi à l'Abbaye un accueil doux,
MADAME RÉCAMIER 99
presque maternel, pour ces jeunes muses qui
commençaient à s'épanouir, vives et attrayan-
tes, mais faibles et délicates comme ces roses
sauva ores perdues dans les buissons et qui nais-
sent à demi effeuillées. — Vous les connaissez
tous, ces muses faciles. — L'une aux yeux
noirs, aux cheveux noirs, à la mante noire,
se cache derrière la jalousie sévillane, épiant
\emajo qui passe, et laissant tomber un poi-
gnard dans un bouquet. L'autre, triste et
belle, assise sur quelque débris de temple
écroulé, les pieds au fil de l'eau, la tête au so-
leil, berce un enfant souffreteux devant la
treille d'une maison du Pausilippe. Celle-ci
se pare des vieilles dentelles et des vieux fal-
balas de la vieille cour de France ; elle danse à
l'Opéra, elle soupe à Bagatelle et à Vaucres-
son. Celle-là, toute récente et toute éplo-
rée, erre au bord des lacs, se couronne de
nénuphars et soupire ses peines d'amour
aux aulnes de la rive. D'autres rient aux
éclats, et ce sont les plus rares ; elles cou-
rent toutes décoiffées, sautant à travers haies
et champs, poursuivies par les gardes cham-
pêtres !
Si bien qu'avec son chœur de muses mo-
100 LES RESSUSCITES
dernes, l'Abbaye-au-Bois apparaissait dans le
bleu du lointain comme un autre Parnasse, un
sacré vallon, disaient les derniers preux de la
Mythologie.
Ne nous y trompons pas, l'Abbaye- au -
Bois formait une coterie littéraire aussi puis-
sante que l'Université et que la Revue des Deux
Mondes, Elle distribuait des brevets de gloire
et nommait des académiciens, entre autres
M. Ampère et l'auteur du Théâtre de Clara Ga-
zul. Une lecture à l'Abbaye-au-Bois équivalait
à un ordre de représentation à la Comédie-
Française. Madame Casa-Major n'est pas arri-
vée autrement.
Mais n'oublions-nous pas un peu trop ma-
dame Récamier pour l'Abbaye? Ne délais-
sons-nous pas un peu trop la maîtresse de
maison pour la maison elle-même ? Causons
encore, causons de cette femme sans rivale,
l'orgueil de notre nation, — qui n'a pas tous
les jours une si bonne occasion de se mon-
trer orgueilleuse 1
Elle aimait à se vêtir de blanc, gazes,
mousselines, étoffes tendres. Cela lui allait
on ne peut mieux. Son portrait, qui est au
Louvre, a été gravé maintes fois. C'est bien
MADAME RÉCAMIER 101
là ce visage candide, sans rigueur, qui arri-
vait parfois à des effets de naïveté incompa-
rable, souvent songeur, profondément distin-
gué toujours. Je retrouve ce regard pénétrant
dont bien peu de ceux qui l'entourèrent ont
pu guérir. Madame de Tessé disait d'une
femme littéraire : « Si j'étais roi, j'ordonne-
rais à madame... de me parler toujours. » Moi,
je ferai une variante à ce mot : Si j'avais été
roi, j'aurais ordonné à madame Récamier de
me regarder sans cesse.
Elle avait surtout cette coquette amabilité
qui est à la beauté ce qu'est le relief au mo-
nument. Car je suis un peu de l'avis de ce
vieil auteur de la comédie de la Thèse des da-
mes, qui disait: « S'il n'entrait dans la com-
position d'une femme quelque pincée du sel
de la coquetterie, elle deviendrait le ragoût
du monde le plus insipide ; c'est ce qui la
rend piquante et qui jette dans ses yeux tous
ces traits de flamme dont le moindre carti-
lage du cœur ne saurait échapper; et les fem-
mes qui sont autrement sont de vraies fem-
mes au bain-marie. »
Mademoiselle Mars était peut-être celle qui
approchait le plus de madame Récamier pour
102 LES RESSUSCITES
l'exquise souveraineté des manières. Elle sa-
vait le regard, comme la châtelaine de l'Ab-
baye-au-Bois ; ainsi que le sien, son langage
était empreint de suavités particulières et
d'harmonie nonchalante, — voix d'or, lumière
parlée, — suivant l'expression hardie d'un
grand écrivain.
C'est qu'il faut le dire aussi, madame Ré-
camier faisait des élèves à son insu. Une soirée
passée à l'Abbaye-au-Bois valait mieux pour
une comédienne que dix années de Conserva-
toire. Mademoiselle Mante y avait appris à
faire craquer l'éventail de Célimène, à mar-
cher , à sourire , à s'asseoir dans le goût
suprême. La juive Rachel y a passé, elle
aussi, et peut-être au fond du rôle d'Adrienne
Lecouvreur retrouverait - on quelques rémi-
niscences brillantes du salon de la rue de
Sèvres.
Madame Récamier ne détestait pas raconter
quelques anecdotes du temps révolutionnaire.
Sa mémoire était comme un livre curieux,
qu'elle ouvrait devant quelques intimes, et où
elle lisait les yeux fermés, — car depuis quel-
ques années sa vue s'était beaucoup affaiblie.
Nous voudrions avoir souvenir de tous les
MADAME RÉCAMIER 103
traits charmants qu'on tient de sa bouche. —
La foule se pressait un matin, rue du Mont-
Blanc, devant l'hôtel de l'ambassadeur d'Es-
pagne. Sur le seuil, le roi d'Étrurie, qui allait
monter en voiture, causait avec madame Ré-
camieretM. Beffroy de Reigny, cet écrivain
qui s'est fait une excentrique réputation sous
le nom du Cousin Jacques. — « Le prince bai-
sait galamment ma main, nous disait ma-
dame Récamier, lorsque j'entendis tout à coup
une voix bruyante à mon oreille. Je me re-
tournai. C'était un militaire de planton qui
s'écriait de toutes ses forces : Citoyen, votre
voiture est prête ; quand Votre 3Iajesté voudra
y monter... »
Peut-être connaît-on mieux cette aventure
d'un homme qui, se trouvant placé entre ma-
dame de Staël et madame Récamier, eut la
maladresse de dire : — Me voilà entre l'esprit
et la beauté 1 — Sans posséder ni l'une ni l'au-
tre, répondit madame de Staël.
Une Anglaise, madame Trollope, qui pou-
vait avoir beaucoup d'esprit en anglais, mais
qui, en français, se contentait simplement de
déraisonner, a consacré dans son livre de
Paris et les Parisiens quelques pages à madame
104 LES RESSUSCITES
Récamier, qu'elle avait déjà vue à Londres1.
Mais où il faut chercher des détails, plutôt
que dans les écrits anecdotiques, c'est, ainsi
que nous l'avons fait, dans la mémoire reli-
gieuse de plusieurs contemporains.
On dit que madame Récamier laisse des
Mémoires. Nous voudrions le croire, nous n'o-
sons l'espérer. — Ce qu'elle laisse plus sûre-
ment, c'est le célèbre tableau de Corinne, qui
ornait son salon; son buste, par Canova; le
dessin original de YAtala de Girodet, et quel-
ques toiles remarquables dont il ne nous reste
plus souvenir bien précis.
Au fait, voici ces notes de Kotzebue sur
madame Récamier. Elles compléteront et ac-
centueront mon ébauche. L'assassiné de Karl
Sand fait montre, en de certains endroits,
d'une indiscrétion qui frôle la fatuité. Après
cela, peut-être est-ce la faute du traducteur,
1. Kotzebue, dans ses Souvenirs de Paris, édités en 1805
par le libraire Barba (avec des annotations stupides, par pa-
renthèse), a également parlé d'elle,— en des termes assez ca-
valiers, toutefois.
MADAME RÉCAMIER 105
— qui aura voulu mettre sur les i des points
plus gros que les i eux-mêmes.
SUR MADAME RECAMIER
i rayais des préjugés contre madame Réea-
mier lorsque j'arrivai à Paris; je m'imaginais
voir une soquette enivrée des hommages
m lui rendait; j'ajoutais foi à toutes les
calomnies que les journalistes allemands
ient débitées sur son compte. Je désirais
la voir, mais non pas la connaître. Ce fut à
l'Opéra que je satisfis ma curiosité pour la
mière fois. « Voilà madame Récamier, »
me dit un de mes voisins, et naturellement je
m'avançai pour regarder dans la loge qu'il
me désignait. Ses cheveux étaient sans orne-
ments; vêtue d'une simple robe blanche, elle
paraissait rougir d'être si belle.
» Cette première vue produisit sur moi une
impression agréable, et j'acceptai avec plaisir
la proposition qu'on me fit de me présenter
chez elle. Quoiqu'elle fût au milieu d'une so-
rillante, elle avait la mise la plus sim-
ple. Presque toujours madame Récamier se
1(6 LES RESSUSCITES
met en blanc et très-décemment... Elle n'a
sur la tête d'autre ornement que ses che-
veux châtains, quelquefois tressés, ou tombant
en boucles ; d'autres fois relevés négligem-
ment, et retenus par un peigne. Je l'ai vue
presque tous les jours pendant plusieurs se-
maines, sans qu'elle ait jamais eu de parure
de diamants.
» Au milieu du tourbillon de Paris, elle
remplit tous les devoirs d'une épouse sage,
quoique son mari soit d'âge à être son père.
La calomnie même ne l'a jamais attaquée de
ce côté. Elle n'a point d'enfants, mais elle
soigne avec une tendresse vraiment mater-
nelle ceux d'une de ses parentes," auxquels
elle tient lieu de mère.
» Je n'oublierai jamais ce beau jour où je
la trouvai seule avec une jeune fille sourde et
muette qu'elle avait recueillie en allant se
promener dans je ne sais quel village. Cette
enfant avait été élevée à ses frais pendant
quelque temps; elle lui avait ensuite procuré
une place à l'excellent institut des Sourds-
Muets; dans ce moment elle venait de la faire
habiller à neuf, et se l'était fait amener pour
la conduire elle-même à l'abbé Sicard. Elle
madame récamier 107
faisait déjeuner cette enfant dans son salon
de compagnie, sur une table de marbre, et près
d'un miroir dans lequel cette petite fille pou-
vait se voir des pieds à la tête, probablement
pour la première fois. L1émotion de la char-
mante bienfaitrice en voyant la joie et l'éton-
nement de cette petite fille, les larmes de la
pitié qui coulaient de ses yeux en la baisant
au front, la bonté maternelle avec laquelle elle
l'engageait à manger et lui mettait dans les
poches ce qui restait dans le sucrier; les re-
merciements inarticulés de l'enfant, qu'il
exprimait par une sorte de cri qui me rem-
plissait d'émotion, seront longtemps présents
à ma mémoire...
» Quand les envieux ne peuvent faire croire
à leurs accusations contre la vertu et la mora-
lité d'une femme aimable, ils finissent par dire
qu'elle n1a point d'esprit. Si la connaissance
des vérités naturelles et des produits des
beaux-arts peuvent donner à une dame des
prétentions à l'esprit, madame Récamier doit
en avoir plus que bien d'autres.
» On me demandera peut-être comment on
peut juger de l'esprit d'une femme. On peut
se fier d'autant plus au jugement que je porte,
103 LES RESSUSCITES
que non- seule ment je vis madame Récamier
presque tous les jours, mais qu'en outre une
circonstance particulière me mit à portée de
juger de son esprit ; circonstance dans la-
quelle ni homme ni femme n'aurait pu dissi-
muler son insuffisance. Je fus promener en
voiture avec madame Récamier pendant qua-
tre ou cinq heures, sans autre compagnie que
celle des enfants dont elle prend soin, et qui,
certainement, ne se mêlèrent point de la con-
versation. Il n'y a pas de moyen plus sûr,
pour connaître le degré d'esprit d'un homme
qu'une conversation suivie en voiture (à moins
que le sommeil ne s'en mêle); c'est là qu'il doit
se développer ; et si les personnes qui sont ren-
fermées dans une voiture étroite ont l'une
pour l'autre un sentiment d'amitié, c'est là
que la confiance est plus grande ; et cette
femme , que l'on dit sans esprit, m'a fait
voir, pendant quatre heures, qu'elle en avait.
» Le dernier reproche que l'on fait à ma-
dame Récamier, et qui est insignifiant, c'est
son amour pour la magnificence. Les escaliers
de sa maison ressemblent à un jardin, c'est
affaire de goût; les tentures de ses apparte-
ments sont en soie, les cheminées sont de
MADAME RÉCAMIER 109
marbre blanc, les pendules et autres meubles
ont des ornements en bronze doré, les glaces
sont très-grandes ; mais tout cela convient
parfaitement à un riche particulier. Je n'ai
point trouvé de luxe chez elle, dans tel sens
qu'on veuille L'entendre; j'y ai vu du goût
partout, et de l'élégance seulement dans un
ou deux appartements. Une antichambre,
deux salons de compagnie, une chambre à
coucher, un cabinet, et une salle à manger,
voilà tout son logement ; et certainement une
petite maîtresse allemande, qui serait aussi
riche, ne se contenterait pas ainsi. Encore un
trait, pour prouver combien peu madame
Récamier cherche à éblouir par son luxe.
Lorsque nous allâmes nous promener ensem-
ble, comme je l'ai dit plus haut, nous mon-
tâmes dans une voiture très -propre, mais
simple, et attelée de deux, chevaux; nous
trouvâmes à la barrière un joli phaéton avec
un très -bel attelage, qui nous attendait. Je
lui témoignai ma surprise ; elle me dit : « Je
n'aime pas à me montrer en ville dans cette
voiture, on y attire trop l'attention. » Si c'est
là de la vanité, au moins elle est cachée.
» Les journaux allemands assurent que,
110 LES RESSUSCITES
pendant que madame Récamier a été en An-
gleterre, son mari, qui était resté à Paris, di-
sant un jour qu'il n'avait point de nouvelles
de sa femme, une espèce de bel esprit lui de-
manda avec ironie s'il ne lisait pas la gazette?
Quand cela serait vrai, que peut-on en con-
clure? Madame Récamier peut-elle empêcher
que les journalistes anglais ne saisissent les
plus petites circonstances pour remplir leurs
feuilles? Est-ce donc à elle seule que pareille
chose est arrivée ? Lisez le Morning Chronicle,
vous y trouverez souvent des descriptions de
la sensation qu'aura faite à un gala la parure
de telle ou telle dame.
» Les journalistes allemands ont encore
reçu d'autres informations. Madame Récamier
avait donné un jour un bal; mais elle s'était
couchée sur le minuit, et avait reçu dans sa
chambre à coucher tous ceux qu'elle avait
conviés â ce bai. Il y a quelque chose devrai
dans cette anecdote. La belle madame Réca-
mier fut saisie à ce bal d'un mal subit et vio-
lent ; mais elle eut la bonté de ne pas vouloir
troubler la joie commune; elle se retira donc
dans son appartement, et se coucha. Quelques
amis particuliers vinrent savoir des nouvelles
MADAME RÉCAMIER 111
de son état ; et cette circonstance si simple, si
naturelle, occasionna ce conte ridicule.
» Voici encore une anecdote que rappor-
tent les journalistes allemands. Un auteur
dramatique, disent-ils, avait fait une pièce
dans laquelle cette dame était tournée en ri-
dicule; mais le mari a acheté la pièce pour une
somme assez forte. Je suis autorisé par cet
auteur lui-même à démentir cette calomnie ;
il ne lui est jamais venu dans ridée d'écrire
quelque chose contre madame Récamier : la vé-
rité du fait est qu'on s'est permis, à la repré-
sentation d'une de ses pièces, quelques applica-
tions ridicules qui paraissaient dirigées contre
madame Récamier ; et M***, pour faire cesser
les mauvais propos, et sans aucune spécula-
tion basse, sans même aucune sollicitation, a
eu la délicatesse de retirer sa pièce.
» On avait fait à Paris une caricature sur
cette dame ; elle entra un jour dans un maga-
sin de gravures, et on la lui offrit sans la con-
naître; elle m'a elle-même raconté le fait. Elle
fut surprise d'abord ; mais elle regarda cette
gravure de sang-froid. « Sans doute, dit-elle
au marchand, cette personne a mauvaise ré-
putation. — Point du tout,répondit-ii sur-le-
112 LES RESSUSCITES
champ ; c'est une dame dont la réputation est
sans tache. » Et il continua de lui prodiguer
des éloges qui, n'étant pas suspects, la conso-
lèrent de l'intention qu'on avait pu avoir en
traçant la caricature qu'elle avait entre les
mains.
» Je pourrais parler encore sur ce sujet, et
rapporter des traits qui ne sont remarquables
que pour l'observateur exercé, parce qu'ils
font voir le fond du cœur; mais il ne convient
pas d'en dire davantage: un ami n'a aucun
droit de publier ce qui se passe dans l'intérieur
de la maison d'une femme bienfaisante. Je
crois en avoir dit assez pour détruire les pré-
jugés qu'on pourrait avoir sur madame
Récamier. »
GUIZOT
On raconte qu'un jour mademoiselle Rachel,
ayant été conduite à la Chambre des députés,
s'éprit d'une telle admiration pour le talent
oratoire de M. Guizot qu'elle s'écria :
— J'aimerais à jouer la tragédie avec cet
homme-là !
Toute la France, à un certain moment, a
partagé l'admiration de Rachel. On peut
avoir de l'admiration sans avoir de l'enthou-
siasme. M. Guizot a été, en effet, ce qu'on
appelle en style de théâtre un grand premier
rôle.
114 LES RESSUSCITES
On ne s'attend pas à ce que j'écrive sa bio-
graphie ; elle est connue autant que celle de
Voltaire ou de Jean-Jacques Rousseau. Tout
le monde sait sa naissance à Nîmes, son édu-
cation à Genève, sa jeunesse à Paris.
Cela court les dictionnaires.
Royer-Collard et Fontanes furent ses pre-
miers protecteurs. Depuis, il a su marcher
seul, — trop seul parfois. Je ne m'aventurerai
pas à le suivre ; il me mènerait trop loin et là
où je ne veux pas être conduit. Il me suffira
d'indiquer ses principales étapes.
J'aurais désiré isoler l'homme d'État, le sé-
parer de l'écrivain et du professeur; mais
cela est impossible. Tous les trois sont étroi-
tement liés ; tous les trois accomplissent la
même œuvre et tendent au même but, — le
professeur par la leçon, l'écrivain par le livre,
le ministre par le décret.
Pendant le premier Empire et pendant la
Restauration on voit M. Guizot, dans toute
la verdeur d'une jeunesse exclusivement
vouée â l'étude, se débrouiller laborieuse-
ment et faire déjà plusieurs parts de son exis-
tence. Fonctionnaire quand il le peut, publi-
ciste toujours, il attaque la notoriété par tous
GUIZOT 115
les côtés à la fois. Il parle sur tout, il écrit
sur tout; il publie un Dictionnaire des Synony-
mes et des Annales de l'Éducation; il fait succé-
der les Vies des poètes français du siècle de Louis
XIV à Y État des beaux arts en France ; il traduit
de l'allemand et de l'anglais; il donne des édi-
tions de Gibbon, de Shakspeare, de Mably, de
Rollin. Il rappelle Beaumarchais par son acti-
vité, — un Beaumarchais à la glace. Comme
Beaumarchais, il se jette dans de vastes en-
treprises de librairie, telles que la collection
des Mémoires relatifs à i histoire d Angleterre et
celle des Mémoires relatifs à lliistoire de France >
soit une cinquantaine de volumes. Il y a là
une « capacité, » incontestablement, et une
destinée.
A travers ces travaux considérables, l'homme
politique trouve le temps de s'accentuer. Il ne
laisse passer aucune question à l'ordre du
jour sans se l'approprier et sans en faire l'ob-
jet d'une brochure ou d'un volume. Je cite au
courant (il faudrait dire au torrent) de la
plume : Quelques idées sur la liberté de la presse^
Essai sur ï état actuel de l'instruction publique, Des
moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état
actuel de la France , Des conspirations et de la
116 LES RESSUSCITES
justice politique, De la peine de mort, etc., etc.
Reste le professeur. Il avait été pourvu
d'une chaire d'histoire moderne dès 1812, et
déjà il s'était montré orateur habile. Si vous
en doutez, lisez l'exorde de son discours d'ou-
verture, sa première leçon et sa première pa-
role publique. Il ne s'essayait pas encore à la
domination ; il recherchait l'ingénieux, le sé-
duisant, il ne fuyait pas l'anecdote.
« Messieurs, — disait-il, — un homme
d'État célèbre par son caractère et par ses
malheurs, sir Walter Raleigh, avait publié la
première partie d'une Histoire du monde; en-
fermé dans la prison de la Tour, il venait de
terminer la dernière. Une querelle s'élève
sous ses fenêtres, dans une des cours de la
prison : il regarde, examine attentivement la
contestation qui devient sanglante, et se re-
tire, l'imagination vivement frappée des dé-
tails de ce qui s'est passé sous ses yeux. Le
lendemain, il reçoit la visite d'un de ses amis,
et la lui raconte. Quelle est sa surprise lorsque
cet ami, qui avait été témoin et même acteur
dans l'événement de la veille, lui prouve que
cet événement a été précisément le contraire
de ce qu'il croyait avoir observé! Raleigh,
GUIZOT 117
resté seul, prend son manuscrit et le jette au
feu, convaincu que, puisqu'il s'était si fort
trompé sur ce qu'il avait vu, il ne savait rien
du tout de ce qu'il venait d'écrire. »
M. Guizot part de là pour se demander :
« Sommes-nous mieux instruits ou plus heu-
reux que sir Walter Raleigh? »
Un instant dépossédé de sa chaire en 1825,
il y remonte en 1 828 ; il y grandit, stimulé
par le voisinage des Villemain et des Cousin.
Sa parole est devenue plus grave, plus sûre
d'elle-même. On accourt à ses leçons (où il
puisera les éléments de son grand ouvrage
sur la Civilisation); on l'écoute respectueuse-
ment, car c'est surtout le respect qu'il inspire.
Bref, il acquiert une popularité que plus tard
il ne retrouvera plus au môme degré. Vienne
la Révolution de 1 830, M. Guizot est prêt pour
le pouvoir.
Je ne sais pourquoi j'ai la mémoire obsédée
par un fragment, d'ailleurs assez plaisant,
d'un pamphlet paru en 1 853 dans la Revue de
Paris. Voici ce petit morceau vraiment carac-
téristique : « Quand le règne de Louis-Philippe
sera devenu légende, ce roi apparaîtra à nos
descendants sous la mine d'un vieux bour-
7.
118 LES RESSUSCITES
geois, non dépourvu de bonhomie. Autour de
lui se presseront ses nombreux enfaats, et il
s'avancera, escorté de deux petits bourgeois,
ses favoris, comme Louis XI entre Olivier le
Daim et Tristan l'Ermite. Le plus petit des
deux favoris aura un museau de renard et de
grosses lunettes pleines de malice; il se nom-
mera Thiers. Le second, Guizot, se tiendra
grave comme un pélican. Ces deux personna-
ges aussi distincts , aussi tranchés que les
types de la farce italienne, se joueront une
foule de mauvais tours qui divertiront singu-
lièrement le vieux monarque ,d »
Le divertissement est de trop. Quoi qu'il en
soit, l'élévation rapide de M. Guizot sous le
gouvernement de Louis-Philippe réalisa les
espérances qu'avaient conçues ses partisans.
Tour à tour ministre de l'intérieur et de l'ins-
truction publique, il apporta dans l'exercice
de ses fonctions son inflexibilité d'idées et de
manières. Un instant il put croire à la stabi-
lité d'un régime qu'il avait aidé à fonder. On
était en 1836. L'Académie française l'appela à
elle.
L. Les Hommes et les Mœurs sous le règne de Louis-Philippe.
GUIZOT 119
II
M. Guizot fut élu le 28 avril. Aucun concur-
rent ne se présenta, tous les candidats s'abs-
tinrent devant lui. Il réunit la presque totalité
des suffrages, puisque sur vingt-neuf acadé-
miciens présents, il eut vingt-sept voix. Les
deux autres voix se traduisirent en billets
blancs.
M. Guizot avait alors quarante-neuf ans ;
il ne s'était ni pressé ni empressé pour arriver
à l'Académie. On eût dit qu'il savait que la
vie avait fait un pacte avec lui. Il s'était même
effacé plusieurs fois poliment pour laisser pas-
ser quelqu'un. Il ne prit place qu'après La-
martine, après Cousin, après Dupin, après
Charles Nodier, après Thiers, après Salvandy.
Il est vrai qu'il appartenait déjà à deux classes
de l'Institut : à l'Académie des sciences morales
120 LES RESSUSCITES
et politiques et à l'Académie des inscriptions
et belles-lettres.
Sa réception, qui eut lieu le 22 décembre,
eut les allures d'un triomphe.
Il revendiqua fièrement, dans son discours,
les principes philosophiques du xvme siècle.
« Le xviii6 siècle nous a faits ce que nous som-
mes, — s'écria-t-il ; — idées, mœurs, institu-
tions, nous tenons tout de lui; nous lui de-
vons, et, pour mon compte, je lui porte une
affection filiale . Qu'elle pénètre, qu'elle pa-
raisse dans mes paroles, même les plus libres !
Si nos paroles sont libres, à qui le devons-
nous? Le xvme siècle a fait notre liberté. Dans
cette enceinte, hors de cette enceinte, partout,
toute pensée qui se déploie, toute voix qui
s'élève sans entraves, rend témoignage de la
gloire du xviii6 siècle et de son bienfait. Mon-
tesquieu, Voltaire, Rousseau, puissants . gé-
nies, noms immortels, nous sommes libres
comme vous nous avez voulus ; nous le serons
envers vous-mêmes : mais notre liberté vous
sera le plus digne hommage, et notre recon-
naissance montera vers vous avec l'indépen-
dance de notre jugement î »
Il y a presque de l'exaltation dans ces pa-
GUIZOT 121
rôles1. Après cette profession de foi, M. Guizot
fit l'éloge de son éminent prédécesseur, Des-
tutt de'Tracy; il le fit sans réserves. Com-
mencé par une apothéose du xvme siècle, ce
discours s'acheva par cette fanfare en l'hon-
neur du xixe;
« Voyez : la pensée est libre, la conscience
est libre, le travail est libre, la vie est libre.
Des institutions puissantes, les institutions que
Voltaire allait admirer au loin, que Montesquieu
expliquait à l'Europe surprise, garantissent
toutes ces libertés. Un acte souverain de la
France a prouvé au monde que désormais les
1. Ces élans, cette chaleur, ne sont pas aussi rares chez
M. Guizot qu'on veut bien le croire. Témoin cette page sur
Straffbrd :
« C'était non-seulement un esprit supérieur, mais une âme
élevée, en proie, il est vrai, au tumulte des passions mon-
daines, dépourvue de moralité patriotique, et pourtant capa-
ble de conviction, d'affection, de désintéressement. Je com-
prends que Hampden l'ait condamné; je ne comprends pas
que l'histoire, en le chargeant de ce qui fit sa ruine, ne
prenne pas plaisir à lui rendre ce qui faisait sa grandeur; et
pour mon compte, je suis sûr qu'en assistant à sa glorieuse
défense, à son tranquille départ pour l'échafaud, en le voyant
ne baisser la tète que pour recevoir sur son passage la béné-
diction d'un vieil ami de prison, j'aurais senti le besoin de
lui tendre la main, de serrer la sienne, et, au dernier moment,
de sympathiser avec ce grand cœur. »
Beaucoup de pages comme celle-ci, et M. Guizot serait sans
rival parmi les historiens.
122 LES RESSUSCITES
libertés etles institutions nationales ne seraient
pas impunément violées. Un roi digne de nos
institutions, inviolable comme elles, -dévoue
à leur affermissement son infatigable sagesse.
Aussi déjà leurs fruits excellents et tant dési-
rés, la sécurité, la prospérité, la civilisation,
la raison publique, grandissent à vue d'œil...
Quel siècle, quel pays a jamais si rapidement
atteint un but si élevé ? Consultez, messieurs,
interrogez ce grand ministre qui a honoré son
nom en l'unissant au vôtre ; ce grand roi qui
a donné le sien à tant de gloires de la France ;
Richelieu, Louis XIV, eux qui ont tant vu, qui
ont tant fait, dans leur longue et puissante
vie, ont-ils rien vu, ont-ils rien fait qui ap-
proche de ce qui s'est passé sous nos yeux et
par nos mains? Ont-ils assisté, ont-ils eu l'hon-
neur de concourir à une transformation si
complète, à un si immense développement des
idées, des institutions, des mœurs, des lois,
de l'existence tout entière de tant et de tant
de millions d'hommes?... Certes jamais la
Providence n'a plus magnifiquement traité un
siècle et un peuple ! »
Voilà bien le langage du triomphe, en effet.
C'est l'homme qui s'éblouit lui-même.
GUIZOT 123
M. de Ségur, dans sa réponse, le prit sur un
ton moins lyrique. Félicitant M. Guizot de
son passage aux affaires, il ramena son œu-
vre à des proportions humaines ; il le remer-
cia surtout d'avoir, comme ministre de l'ins-
truction publique, multiplié les foyers de
lumière : « Depuis 1833, cinq cents comités
d'instruction et d'éducation volontairement
réunis ; un grand nombre d'écoles normales
primaires obtenues des conseils des départe-
ments ; cinq mille écoles communales ou ins-
tituées ou même construites à grands frais par
nos municipalités, telles sont les fondations
auxquelles votre nom restera attaché. En trois
ans, six cent mille élèves ont été arrachés à
l'ignorance. »
Ce passage fut unanimement et sincèrement
applaudi. M. de Ségur avait touché la note
juste, en rappelant les meilleurs titres de
M. Guizot à l'estime et à la reconnaissance de
ses concitoyens.
On me permettra d'insister sur cette période
éclatante et heureuse de son existence. Tout
homme aussi doué que M. Guizot a dans sa
vie un de ces sommets, quelquefois deux.
Une académie en attire une autre. Celle de
124 LES RESSUSCITES
Stockholm voulut avoir l'honneur de compter
M. Guizot dans ses rangs. Il reçut à cette occa-
sion une lettre du roi de Suède, Charles-Jean
(Bernadotte), avec lequel il n'avait jamais eu
de relation. Cette lettre est curieuse, d'un
style défrancisé, mais elle a un accent cordial
qui trahit l'ancien soldat :
« Monsieur Guizot,
» Quand j'ai sanctifié votre nomination
comme membre de l'Académie des sciences
historiques, antiquités et belles-lettres de
Stockholm, j'ai cédé à. la spontanéité de mon
âme en exprimant la satisfaction que j'éprou-
vais de ce choix. Les personnes qui liront vos
ouvrages applaudiront aux paroles que j'ai
prononcées; et moi, monsieur Guizot, je me
félicite de ce que le hasard et ma conviction
m'aient fourni l'occasion de faire connaître à
ceux qui se trouvaient en ce moment près de
moi le tribut de l'estime que vous m'avez ins-
pirée, et qui vous est due à tant de titres.
» Votre bien affectionné,
» Charles-Jean. »
GUIZOT 125
Une autre lettre non moins curieuse est
celle qu'il reçut de Béranger, lettre infiniment
spirituelle, mais en môme temps singulière-
ment narquoise. La voici :
« Passy, 13 février 1834.
» Monsieur le ministre,
» Excusez la liberté que je prends de vous
recommander la veuve et les enfants d'Emile
Debraux. Vous demandez sans doute ce qu'é-
tait Emile Debraux. Je puis vous le dire, car
j'ai fait son éloge en vers et en prose. C'était
un chansonnier. Vous êtes trop poli pour me
demander à présent ce que c'est qu'un chan-
sonnier, et je n'en suis pas fâché, car je se-
rais embarrassé de vous répondre.
» Ce que je puis vous dire, c'est que De-
braux fut un bon Français, qu'il chanta contre
l'ancien gouvernement jusqu'à extinction de
voix, et qu'il mourut six mois après la révo-
lution de Juillet, laissant sa famille dans une
profonde misère. Il fut une puissance dans les
classes inférieures; et soyez sûr, monsieur,
que comme il n'était pas tout à fait aussi diffi-
1?Ô LES RESSUSCITES
cile que moi en fait de rime et de ce qui s'en-
suit, il n'eût pas manqué de chanter le gouver-
nement nouveau, car sa seule boussole était le
drapeau tricolore...
» ... Si j'étais assez heureux, monsieur,
pour vous intéresser au sort de ces infortunés,
je m'applaudirais de la liberté que j'ai prise
de me faire leur interprète auprès de vous. Ce
qui a dû m'y encourager, ce sont les marques
de bienveillance que vous avez bien voulu
m'accorder quelquefois.
» Je saisis cette occasion de vous en renou-
veler mes remercîments, et vous rprie d'a-
gréer, etc., etc.
» Béranger. »
On aura remarqué l'étrange pointe d'irré-
vérence qui perce vers la fin du deuxième pa-
ragraphe. A quoi donc pensait le bonhomme
en l'écrivant ?
Il me reste à examiner les œuvres publiées
par M. Guizot depuis sa réception à l'Acadé-
mie française.
C'est dans cette môme année 1836 que
M. Guizot acheta la terre du Val-Richer. De-
puis longtemps il avait le désir d'acquérir en
G U I Z 0 T 127
Normandie une maison champêtre où il pût
venir se délasser de son labeur politique. Il
ne la Voulait pas loin de ses électeurs. Le Val-
Richer, situé à trois lieues de Lisieux, réalisa
son idéal. C'était une ancienne abbaye, s'éten-
dantsur une colline agréable et fertile, — bien
de moines, c'est tout dire. L'apparence déla-
brée des bâtiments était rachetée par des points
de vue très-pittoresques. « Le lieu me plut,
— raconte M. Guizot dans ses Mémoires; —
la maison, située à mi-côte, dominait une val-
lée étroite, solitaire, silencieuse; point de vil-
lage, pas un toit en vue ; des prés très-verts ;
des bois touffus, semés de grands arbres; un
cours d'eau serpentant dans la vallée; une
source vive et abondante à côté de la maison
môme; un paysage pittoresque sans être rare,
à la fois agreste et riant. Je me promis d'ar-
ranger commodément la maison, d'abattre des
murs, de faire des plantations, des pelouses,
des talus, des allées, des percées, des massifs,
d'obtenir que l'administration ouvrit des che-
mins dont le pays avait besoin au moins au-
tant que moi, et j'achetai le Val-Richer. »
M. Guizot, comme on voit, devient un peu
ppëte pour célébrer son enclos.
128 LES RESSUSCITES
Aujourd'hui, le Val-Richer est inséparable
du nom de M. Guizot, comme la Vallée-aux-
Loups est inséparable du nom de Chateau-
briand, comme Saint-Point est inséparable du
nom de Lamartine1.
La nébuleuse de M. Guizot commença à so
former quelque temps après son entrée à l'Àca
demie française. Sorti un instant des affaires
publiques, il y rentra, pour y jouer jusqu'en
1848 un rôle continuel, difficile et diversement
apprécié. J'ai dit comment il était arrivé au
pouvoir, je ne dirai pas comment il en descen-
dit. Ces faits sont trop connus.
La révolution de février ne le rendit pas sur-
1. Je m'arrête et m'amuse souvent aux petits pamphlets. Il
est rare qu'ils ne me fournissent pas quelque trait, quelque
indication. Voici un portrait de M. Guizot, à la date de 1844,
rencontré dans un livre parfaitement ignoré : Les Petits Mys-
tères de V Académie française, révélations d'un curieux, par
Arthur de Drosnay (Paris, Saint-Jorre, libraire) :
« C'est un homme déjà d'un certain âge, à la figure pleine
de dignité, à la tournure la plus convenable. Ses cheveux gris
donnent à sa physionomie un air digne et imposant. Sa mise,
toujours soignée, n'a rien d'exagéré ; tout en lui enfin annonce
impérieusement l'homme de bonne compagnie. C'est, du
reste, le seul ministre convenable que nous ayons mainte-
nant; tous, sous ce rapport de l'extérieur, sont vraiment
malheureusement doués, à commencer par MM. Cunin, Mar-
tin, Roussin, Cousin, Villemain, et toute la bande en in!»
Tout le monde connaît le beau portrait de M. Guizot par
M. Paul Delaroche, popularisé par la gravure.
GUIZOT 129
le-champ aux lettres. Il y eut, pendant quel-
que temps encore, lutte, révolte, déchire-
ments, espoirs nouveaux, suivis de déceptions
nouvelles. Môme lorsqu'il lui fut cruellement
prouvé par ses bons amis les électeurs nor-
mands que son'prestige était fini,- il ne voulut
pas renoncer au rôle de conseiller. Il publia
des brochures et des articles de revue, comme
à l'époque de son arrivée à Paris: Nos Mécomp-
tes et nos Espérances; Monck; Cromivell sera-t-il
mi? etc., etc. Je ne dirai pas que ces divers écrits
laissèrent le public indifférent, on ne me croi-
rait pas, mais ils n'eurent cependant ni le suc-
cès ni surtout l'influence auxquels leur auteur
pouvait s'attendre. On trouva, à tort ou à rai-
son, que le rôle de Cassandre ne lui allait pas.
Il laissa passer quelques années, et, en 1858,
il se décida à écrire ses Mémoires.
Les Mémoires! ce baisser de rideau de pres-
que toutes les existences fameuses ! cette ren-
trée dans la coulisse de presque tous les ac-
teurs célèbres ! ce dernier bruit et cette
dernière lueur I la fin de Napoléon et de Cha-
teaubriand 1
M. Guizot écrivit ses Mémoires, et il tint à
honneur de les faire paraître de son vivant.
130 LES RESSUSCITES
« Je publie mes Mémoires pendant que je
suis encore là pour en répondre, — dit-il dans
son avant-propos. — Voulant parler de mon
temps et de ma propre vie, j'aime mieux le
faire du bord que du fond de la tombe. Pour
moi-même, j'y trouve plus de dignité, et pour
les autres j'en apporterai, dans mes jugements
et dans mes paroles, plus de scrupule. Si des
plaintes s'élèvent, ce que je ne me flatte guère
d'éviter, on ne dira pas du moins que je n'ai
pas voulu les entendre, et que je me suis sous-
trait au fardeau de mes œuvres.
» D'autres raisons encore me décident. La
plupart des Mémoires sont publiés ou trop tôt
ou trop tard. Trop tôt, ils sont discrets ou in-
signifiants; on dit ce qu'il conviendrait en-
core de taire, ou bien on tait ce qui serait
"curieux et utile à dire. Trop tard, les Mémoi-
res ont perdu beaucoup de leur opportunité et
de leur intérêt; les contemporains ne sont plus
là pour mettre à profit les vérités qui s'y ré-
vèlent et pour prendre à leurs récits un plai-
sir presque personnel. Ils n'ont plus qu'une
valeur morale ou littéraire, et n'excitent plus
qu'une curiosité oisive. »
Oisif tant qu'on voudra, mais je suis de
GUIZOT 131
ceux qui savent se contenter, au besoin, de
cette valeur morale ou littéraire.
Commencée en 1858, la publication des
Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps ne
fut terminé qu'en 1867. L'ouvrage entier com-
prend huit volumes. On y chercherait en vain
des renseignements biographiques ; M. Guizot
ne donne sur sa vie privée que les détails qui
sont étroitement liés à sa vie publique. — Pas-
sez, rêveurs et curieux I il n'y a rien pour
vous ici. — M. Guizot ne se met en scène qu'à
vingt ans, c'est-à-dire à l'âge d'homme, et dès
lors il appartient corps et âme à la politique.
Son récit part de la Restauration pour s'arrêter
au seuil de la Révolution de 1848, lais-
sant de côté tout ce qui n'est pas le trône ou
la tribune, les ministères ou les journaux; on
peut le considérer comme le résumé le plus
complet, le plus scrupuleux, du gouverne-
ment de Louis-Philippe, — comme un guide
indispensable à travers ces ministères d'octo-
bre, de mars, de juin, etc., où les lecteurs de
l'avenir courent grand risque de s'égarer.
A ce point de vue, les Mémoires pour servir à
l'histoire de mon temps serviront en effet, etbeau-
coup. Ils seront souvent consultés, et même
132 LES RESSUSCITES
lus. Le ton apologétique qui y domine n'est
fait pour étonner personne. Je ne sais plus qui
est-ce qui avait proposé de changer le titre en
celui-ci: Mémoires de quelqu'un qui a toujours eu
raison. Il y a un peu de vrai dans cette plaisan-
terie, mais pas autant qu'on serait disposé à
le croire. M. Guizot a protesté lui-même, dans
le passage suivant, contre sa prétendue in-
faillibilité :
« Dans le laisser-aller de la conversation,
M. de Metternich prenait à toutes choses, à la
philosophie, aux sciences, aux arts, un inté-
rêt curieux. Il avait, et il se complaisait à dé-
velopper sur toutes choses, des goûts, des idées,
des systèmes ; mais, dès qu'il entrait dans
l'action politique, c'était le praticien le moins
hasardeux, le plus attaché aux faits établis, le
plus étranger à toute vue nouvelle et morale-
ment ambitieuse. De cette aptitude atout com-
prendre, combinée avec cette prudence quand
il fallait agir, et des longs succès que lui avait
valu ce double mérite, était résultée pour le
prince de Metternich une confiance étrange-
ment, je dirais naïvement orgueilleuse dans
ses vues et dans son jugement. En 1848, pen-
dant notre retraite commune à Londres, l'er-
GUIZOT 133
reur. me dit-il un jour avec un demi-sourire qui
semblait excuser d'avance ses paroles, l'erreur
n'a jamais approché de mon esprit. — J'ai été plus
heureux que vous, mon prince, lui dis-je; je
me suis plus d'une fois aperçu que je m'étais
trompé. »
Le plus heureux que vous est d'une rare fi-
nesse4.
Comme tous les faiseurs -de Mémoires, il se
préoccupe des générations prochaines, et de
ce qu'elles penseront de lui ; aussi n'épargne-
t-il rien, selon une expression populaire, pour
« mâcher la besogne » à la postérité, en vue
d'un jugement définitif. Avec une bonhomie
peut-être sincère, il annonce qu'il va donner
la clef de sa politique et livrer le secret de
son système gouvernemental. « Je voudrais,
dit-il, transmettre à ceux qui viendront après
moi, et qui auront aussi leurs épreuves, un
1. Je surprends encore M. Guizot en flagrant délit d'anec-
dote : « En 1830, au milieu de la perturbation qu'avait causée
la révolution de Juillet, je vins un jour, comme ministre de
l'intérieur, demander au Conseil où le baron Louis siégeait
aussi comme ministre des finances, de fortes allocations.
Quelques-uns de nos collègues faisaient des objections à cause
des embarras du Trésor. — Gouvernez bien, me dit le baron
Louis; vous ne dépenserez jamais autant d'argent que je pourrai
vous en donner. »
8
134 LES RESSUSCITES
peu de la lumière qui s'est faite pour moi, à
travers les miennes. J'ai défendu tour à tour la
liberté contre le fouvoir absolu et l'ordre contre
l'esprit révolutionnaire, deux grandes causes qui,
à bien dire, n'en font qu'une, car c'est leur
séparation qui les perd tour à tour Tune et
l'autre. »
Les Mémoires de M. Guizot forcèrent l'atten-
tion publique, et lés premiers volumes s'en-
levèrent rapidement. Ils eurent le privilège de
raviver d'anciennes rancunes : mais en géné-
ral l'impression fut favorable. M. Cuvillier-
Fleury, dont l'admiration pour l'ancien
ministre de Louis-Philippe va jusqu'à l'éblouis-
sement, leur consacra un grand nombre d'ar-
ticles dans les Débats. « Beau livre ! admirable
ouvrage ! » s'écrie-t-il à chaque ligne. Et puis
encore : « En le lisant, on se sent relevé de
cette sorte de découragement douloureux où
la défaite momentanée de leurs convictions
plonge les plus fermes esprits. On y respire la
sérénité, la santé morale. Si nous voulions
nous servir d'une de ces comparaisons trop fami-
lières à la critique moderne, nous dirions que ce
livre si élevé et si calme, avec tant de solides
*races d'une expérie nce rompue à la pratique
GUIZOT 135
de la vie humaine, tant de hauteur et de di-
versité, tant de vif intérêt et d'altière élé-
gance, donne l'idée de ces hautes montagnes
aux courbes majestueuses et à l'aspect impo-
sant, avec le bruit d'un grand fleuve qui roule
ses eaux fécondes tout au loin dans la plus
riche vallée... »
Pendant qu'il y était, M. Cuvillier-Fleury
aurait pu comparer les Mémoires aux forets et
aux mers. Mais où a-t-il vu que de telles com-
paraisons étaient familières à la critique mo-
derne?
Je ne saurais éviter plus longtemps de pré-
senter quelques observations sur le style de
M. Guizot. Les échantillons que j'en ai semés
au cours de cet article suffisent pour le faire
connaître. Ce style dit clairement ce qu'il veut
dire; c'est le premier des mérites, assurément,
mais ce n'est pas le seul. Il manque bien des
choses au style de M. Guizot ; il manque
l'émotion, le charme, la rapidité. Et cepen-
dant M. Guizot écrit rapidement, trop rapide-
ment quelquefois, ce qui explique des phrases
du genre de celle-ci: «Bien des hommes
commettent des actions beaucoup plus mau-
vaises qu'ils ne le sont eux-mêmes. »
136 LES RESSUSCITES
De tous ses écrits, les Mémoires sont le plus
important, et, par conséquent, celui sur
lequel je me plais à m'arrêter; il me satisfait
souvent, mais jamais complètement. L'hori-
zon y est limité, l'air y est mesuré. Tout se
passe dans des cabinets, et à propos de cabi-
nets. Un peu de ciel entrant tout à coup parla
fenêtre ferait bien cependant, mais la politi-
que ne veut pas de fenêtres ouvertes.
M. Guizot trouve le moyen de raconter le
gouvernement de Louis-Philippe, sans dire
un mot du peuple, de la société, des mœurs,
des habitudes, de tout ce que recherchent les
autres historiens. C'est le triomphe de l'é-
corché.
Ses portraits ne sont pas tous également
réussis, mais il y en a d'excellents, celui
d'Armand Carrel, entre autres. Lamartine
lui impose : il reconnaît en lui une attitude
aussi noble que la sienne, avec la grâce en
plus ; il s'avoue séduit par un langage doré,
une expansion, une abondance harmonieuse
qu'il a dû souvent envier. Il ne s'arrête pas
autant qu'il le faudrait devant d'autres supé-
riorités contemporaines. On sent qu'il a hâte
de retourner à M. Mole, à M. Thiers, à M. Bro-
GUIZOT 137
glie, à M. Duchâtel, ses collègues de tous les
jours, lise sent à l'aise avec eux, il est dans
son élément.
Voilà pourquoi, malgré des traits de pre-
mier ordre, les Mémoires pour servir à ï histoire
de mon temps ' demeureront un ouvrage in-
complet.
Entre temps (Shakspeare aurait dit : Acti-
vité, ton nom est Guizot !), l'auteur des
Mémoires publiait la Correspondance de Was-
hington ; et, conquis plus que jamais à la veine
religieuse, développée sans doute par une
solitude forcée, il donnait successivement à
ses éditeurs : l'Église et la société chrétienne en
1861 ; Méditations sur l'essence de la religion chré-
tienne ; Méditations sur Y état actuel de la religion
chrétienne. Excellents ouvrages, mais dénués
absolument de ce qui fait le succès et surtout
la popularité des ouvrages de ce genre, c'est-
à-dire du zèle brûlant, de l'onction, de l'exal-
tation communicative *.
1. En quête d'un morceau brillant pair son Trésor lillc-
raire, recueil dans le genre de Noël et de La Place, la Société
des uens de lettres n'a su découvrir qu'une page sur la Science
et la Foi, qui résume la manière, — sérieuse jusqu'à la tris-
tesse,— de M. Guizot, avec une monotonie qu'on n'est pas
en droit d'attendre de lui :
8.
138 LES RESSUSCITES
III
En tout temps, à toutes les époques de sa vie,
M. Guizot a cru à l'influence de l'Académie
française, mais il y crut bien davantage lors-
qu'il ne fut plus qu'académicien. Il rejeta toute
son ardeur sur le Palais-Mazarin, qui devint
pour lui comme un autre monastère de Saint-
« Toute science se sent bornée et incomplète; tout homme
qui étudie, quelque soit l'objet de son étude, .quelque avancé
et quelque assuré qu'il soit lui-même dans sa connaissance,
sait qu'il n'a pas touché le terme de la carrière, et que, pour
lui ou pour un autre, de nouveaux efforts amèneront de nou-
veaux progrès. La foi, au contraire, est à ses propres yeux
une croyance complète et achevée ; s'il lui semblait que quel-
que chose lui reste encore à acquérir, elle ne serait pas ; elle
n'a rien de progressif, exclut toute idée que rien lui manque,
et se juge en pleine possession de la vérité qui en est l'objet.
De là une prodigieuse inégalité de [puissance entre ces deux
genres de conviction : la foi, affranchie de tout travail intel-
lectuel, de toute étude, puisqu'elle est complète en tant
que connaissance, tourne vers l'action toutes les forces de
l'homme; dès qu'il en est pénétré, une seule tâche lui reste à
accomplir, celle de faire régner, de réaliser au dehors l'idée
GUIZOT 139
Just où il trompa les ennuis d'une abdication
forcée. On prétend même qu'il s'amusa à y
retarder les pendules. Dans tous les cas, les
élections de la littérature lui rappellèrent les
élections de la politique. Il se mit à la tête de
la fraction la plus nombreuse de l'Académie ;
ce fut chez lui qu'on alla prendre le mot
d'ordre. Selon les circonstances, il fit de
l'opposition ou de la concession aux gouver-
nements. Il a ouvert la porte à M. Dufaure et
à M. le comte de Carné; il a laissé passer
M. Camille Doucet et M. de Champagny. A
qui a sa foi. L'histoire des religions, et de toutes les reli-
gions, prouve à chaque pas cette énergie expansive et prati-
que des croyances qui ont revêtu les caractères de la foi. Elle
se déploie même dans des occasions où elle ne semhle nulle-
ment provoquée ni soutenue par l'importance morale ou la
grandeur visible des résultats...
« C'est à lui-même que l'homme doit sa science : elle est
son ouvrage, le fruit de son travail, la preuve et le prix de
son mérite. Peut-être, au sein même de l'orgueil que lui
inspire souvent une telle conquête, un secret sentiment
vient-il l'avertir qu'en réclamant, en exerçant l'autorité au
nom de la science, c'est à la raison, à l'intelligence d'un
homme qu'il prétend soumettre les hommes: titre faible
et douteux à un grand pouvoir, et qui , au moment de
l'action, peut bien, même à leur insu, répandre dans l'âme
des plus superbes quelque timidité. Rien de pareil ne se
rencontre dans la foi. Quoique profondément individuelle,
dès qu'elle est entrée, n'importe par quelle voie, dans le cœur
de l'homme, elle en bannit toute idée d'une conquête qui lui
soit propre, d'une découverte dont il se puisse attribuer la
J40 LES RESSUSCITES
vrai dire, il ne se préoccupait que médiocre-
ment des candidats purement littéraires. Gela
se comprend de la part d'un homme qui ne
tire pas sa principale supériorité de la littéra-
ture, — mais cela n'en est pas moins regret-
table.
M. Guizot a été plusieurs fois directeur de
l'Académie française ; comme tel, il a reçu
tour à tour le comte de Montalember't,
M. Biot, le père Lacordaire et Prévost-Pa-
radol.
Le début de son discours à Lacordaire est
resté particulièrement célèbre :
gloire: ce n'est plus de lui-même qu'il s'occupe; tout entier
à la vérité à laquelle il croit, aucun sentiment personnel ne
se mêle plus pour lui à sa connaissance, si ce n'est le senti-
ment du bonheur qu'elle lui procure et de la mission qu'elle
lui impose. Le savant est le conquérant, l'inventeur de sa
science; le croyant est l'agent, le serviteur de sa foi...
« Qu'on regarde combien différent l'orgueil qui naît de la
science et celui qui accompagne la foi : l'un est dédaigneux,
plein de personnalité ; l'autre est impérieux et plein d'aveu-
glement; le savant s'isole de ceux qui ne comprennent pas
ce qu'il sait; le croyant poursuit de son indignation ou de sa
pitié ceux qui ne se rangent pas à ce qu'il croit; le premier
veut qu'on le distingue, le second que tous s'unissent à lui
sous la loi du maître qu'il sert, etc., etc. »
Cela pourrait aller ainsi jusqu'à demain. J'ai tenu à donner
ce fragment parce qu'il caractérise tout à fait M. Guizot,
écrivain religieux. Là encore l'attrait manque complètement.
11 faut écrire au bas le mot terrible : Ennuyeux.
GU1Z0T 141
« Que serait-il arrivé, monsieur, si nous
nous étions rencontrés, vous et moi, il y a six
cents ans, et si nous avions été, l'un et l'autre,
appelés à influer sur nos mutuelles des-
tinées?... Il y a six cents ans, monsieur, si
mes pareils de ce temps vous avaient ren-
contré, ils vous auraient assailli avec colère
comme un odieux persécuteur ; et les vôtres,
ardents à enflammer les vainqueurs contre les
hérétiques, se seraient écriés : « Frappez,
frappez toujours ; Dieu saura bien reconnaître
les siens ! » Nous 'sommes ici, vous et moi,
monsieur, les témoignages vivants et les
heureux témoins du sublime progrès qui
s'est accompli parmi nous dans l'intelligence
et le respect de la justice,, de la cons-
cience, du droit, des lois divines, si long-
temps méconnues... Personne aujourd'hui ne
frappe plus et n'est plus frappé au nom de
Dieu. »
Ce discours fit beaucoup d'honneur à
M. Guizot auprès des esprits élevés, mais il
effaroucha quelques chefs du parti protestant.
Il y eut réponses et querelles.
La harangue au malheureux Prévost-Pa-
radol ne rencontra pas les mômes écueils ;
142 LES RESSUSCITES
toutefois, M. Guizot ne s'y montra pas bon
prophète. Voici en quels termes il apostropha
l'Eliacin de l'Université, le Benjamin des
Débats :
« Vous êtes jeune, et l'avenir est devant
vous ; qui sait quelle destinée il vous ré-
serve, et quel emploi il fera de vous pour le
service de la France ? Vous êtes d'une géné-
ration en qui la France espère. La France
est la patrie de l'espérance ; elle s'égare
quelquefois à la poursuite de ses grands
désirs de progrès et de liberté, et elle ne
s'arrête pas toujours au but, même quand
elle y touche ; mais elle n'y renonce jamais ;
même fatiguée et découragée en apparence,
elle garde toujours dans son cœur ses gé-
néreux instincts, décidée à toujours compter
sur ses fils, quels qu'aient pu être les mé-
comptes et les revers de leurs pères. Vous
êtes, monsieur, de ceux à qui il appartient
d'aider au succès de notre époque dans sa
difficile tache, la pratique efficace du gou-
vernement libre. Vous aurez autant, vous
n'aurez pas plus de respect et de dévoue-
ment que vos devanciers pour la vérité, le
droit, la liberté, l'ordre légal, le bien public.
GUIZOT 143
Je vous souhaite de moins rudes combats et plus de
bonheur. »
Est-ce le mot de l'amertume ? est-ce le mot
de la résignation ?
Guizot est mort à près de quatre-vingt-dix
ans.
JULES JANIN
Tout ce qu'il y a au monde de gai, de vif,
de riant, de brillant, d'alerte, déjeune, d'in-
conscient, de spirituel, s'éveille à ce nom. Le
facile talent et l'heureuse existence ! Voyez
Jules Janin arriver à Paris vers les dernières
années de la Restauration, confiant, hardi, les
cheveux joliment bouclés. Il s'annonce tout
d'abord, comme Figaro, par un bruissement
de guitare et par un frémissement de tous les
grelots cousus à sa veste. Sur-le-champ il
pose un genou en terre et se met à écrire sur
l'autre. Le voilà parti, il ne s'arrêtera plus.
Et toujours il a écrit sur son genou, fre-
donnant, insouciant, aussi à Taise dans les
journaux que Figaro sur la place publique.
9
146 LES RESSUSCITES
Dirai-je tout le chemin qu'il a fait, c'est-à-
dire tous les arpents de papier qu'il a couverts
de ses indéchiffrables pattes de mouche, avant
d'arriver à l'Académie française? Gela me
conduirait bien loin et cela m'égarerait par-
fois. A peine débarrassé de la poussière des
collèges, il avait pris un pied dans la critique
théâtrale; il en prit bientôt quatre. Ce n'est
pas qu'il s'intéressât plus que de raison à l'art
dramatique ; au fond, comme toujours, il s'en
est médiocrement soucié. Le principal pour
lui, à l'heure où il arrivait, — c'est-à-dire au
milieu de la mêlée romantique, — c'était de
publier un livre. Ce livre, le nouveau débar-
qué de Saint-Étienne ne manqua pas de le
faire, et il le fit aussibizarre, aussi monstrueux,
aussi charmant, aussi paradoxal, que l'époque
le demandait.
L'année 1829, qui vit naître Notre-Dame de
Paris et les poésies de Joseph Delorme, vit paraî-
tre Y Ane mort et la femme guillotinée, une fan-
taisie à rendre Sterne jaloux dans sa tombe.
Je laisse à penser l'effet que produisit dans le
public un titre pareil. Peu de temps après,
M. Janin publia Barnave, un ouvrage plus sin-
gulier encore, moitié roman, moitié histoire,
JULES JAN1N 147
auquel plusieurs collaborations anonymes
donnèrent la saveur d'un pamplet. La préface
en est toute dirigée contre la branche d'Or-
léans.
Je possède la première édition, devenue ra-
rissime, de ce Barnave ; j'y relève, en tête des
chapitres, un grand nombre d'épigraphes
(c'était la mode alors) qui me sont une source
précieuse d'indications pour fixer les sympa-
thies et les amitiés d'alors de Jules Janin.
« Approchez, il n'y a que des fauteuils ici.
— F. PYAT.
* Tu es faux comme la poignée de main
d'un ministre de l'intérieur. — * nestor roque-
plan.
» Combien as-tu vu de corneilles ? —
BRUCKER.
» De la barbe, les capucins en ont; les boucs
en ont aussi. — h. de latouche.
» Prenez ceci, je suis en fonds. — auguste
BARBIER.
» Nous allions au feu, la poitrine nue, en
chemise, et chantant l'air national: la Joyeuse
Margot. — Armand carrel.
» Dites-moi si je m'amuse, mon précepteur.
— LÉON BERTRAND.
148 LES RESSUSCITES
» Les heures ne seront plus que de quatre-
vingt-dix minutes à l'horloge de l'Institut.
— V. BOHAIN.
» Ton roman commence bien tard. —
ETIENNE BÉQUET.
» Gilpain partit au grand galop ; adieu son
chapeau et sa perruque ! Une se doutait guère
en partant qu'il courrait si grand train. —
GOZLAN.
» Il est trop tard. — eugêne sue. »
Et bien d'autres encore, plus ou moins ex-
traordinaires, signées Roger de Beauvoir,
Alphonse Royer, Eugène Chapus, etc., etc.
On voit que Jules Janin fraternisait, sauf
quelques rares exceptions, avec toute la jeune
génération littéraire. Ce Barnave n'est, à pro-
prement parler, qu'un accès de fièvre chaude;
on s'en effraya presque autrefois ; on en sou-
rirait aujourd'hui. On y lit cette profession
de foi qui porte bien la marque de M. Janin :
« Si la critique vient me dire : Ceci s'est passé
le 31 décembre 1789 et non pas le 1er janvier
1790 ; celui-ci vivait alors, celui-là était mort;
je me rangerai du côté de la critique, mais je
soutiendrai que ce n'est pas ma faute, que
l'un a eu tort d'être vivant, l'autre d'être mort,
JULES JANIN 149
ne fût-ce que par mon histoire, et que, pour
les punir l'un et l'autre, je ne changerai pas
à mon histoire un seul mot. »
Ces deux ouvrages, qui avaient la valeur
de deux coups de pistolet tirés par la fenêtre
(il y avait de quoi se boucher les oreilles à cette
époque, tant ces sortes d'explosions étaient
fréquentes !) , jetèrent le nom de Jules Janin à
la foule.
Comment se fait-il que les frères Bertin, du
Journal des Débats, le choisirent alors pour
remplacer dans le feuilleton dramatique
Hoffmann et Duvicquet, les plus corrects
d'entre les écrivains classiques? C'est ce que
je ne me charge pas d'expliquer. A peine ins-
tallé au rez-de-chaussée de cette importante
feuille, Jules Janin y fit un vacarme de tous
les diables; il y importa le style de Diderot,
du Diderot du Neveu de Rameau et de Jacques le
fataliste, du Diderot débraillé, gesticulant dans
sa robe de chambre et jetant sa 'pantoufle au
nez du lecteur. On s'étonna d'abord, puis on
s'habitua à cette note enjouée, qu'il a compa-
rée lui-même à celle du fifre, à ce turlututu de
tous les huit jours. Cette modeste signature
de J. J. acquit bientôt l'importance d'un Mane\
150 LES RESSUSCITES
Thcccl, Phares. On était alors dans les premiers
temps du journalisme; un monsieur qui par-
lait d'un acteur était un être redouté. Jules
Janin acquit et mérita bientôt le surnom de
prince des critiques.
Les gens de mon âge (lequel n'a rien cepen-
dant de fabuleux, ô lectrices !) se souviennent
d'un Janin rayonnant, flamboyant, la poitrine
tapissée d'un immense gilet blanc, — ce fa-
meux gilet blanc du « critique influent » dont
il est question dans les Scènes de la vie de bohème
d'Henry Murger. La caricature et les petits
journaux mirent le sceau à sa réputation en
s'emparant de sa vie privée ; à les en croire,
il ne pouvait travailler que coiffé d'un bonnet
de coton, — et Grandville a rendu légendaire
ce bonnet de coton dans une planche lithogra-
phique coloriée.
Il faut l'excuser s'il lui est arrivé d'abuser
de son pouvoir (à de certaines hauteurs, le
vertige vous gagne facilement), s'il a, tour à
tour, inventé et renversé Rachel, s'il a patronné
l'école du bon sens et poussé Lucrèce à travers
les Burgraves, s'il a malmené Alexandre Dumas,
George Sand, Balzac. Tout cela est connu et
ressassé ; tout cela se perd dans un ensemble
JULES JANIN 151
considérable de travaux qui désarme par
son charme incessant, par son entrain con-
tinuel.
Le Journal des Débats ne l'accaparait pas tel-
lement qu'il ne pût déverser le trop-plein de
sa verve (Molière aurait dit: le superflu) dans
les recueils environnants, dans la Revue de
Paris, dans le Musée des Familles, dans le Jour-
nal des Enfants, dans Y Artiste, dans les ency-
clopédies, dans les dictionnaires, dans mille
autres lieux encore. 11 ne savait se refuser à
aucune commande ni à aucune demande, à au-
cune préface, à aucun prospectus. Il obéissait
à son tempérament d'improvisation. Gomme
Mercier, il aurait pu s'intituler le premier
articlier de France. Sa profession de foi, il a
éprouvé le besoin de l'écrire, à cette époque,
sous le titre de Manifeste de la littérature facile,
et c'est une page exquise, un enchantement,
une joie, pour parler son propre style.
Ce manifeste répondait à un article, d'ail-
leurs très-bien fait, dé M. Nisard, sur les in-
tempérances de la littérature facile, — Ah ! il
fallut voir l'ardeur, la pétulance, l'imperti-
nence adorable avec lesquelles Jules Janin se
hâta de riposter ! J'ai les pièces sous les yeux.
152 LES RESSUSCITES
« C'est un honneur que j'accepte avec toutes
ses conséquences, écrivait-il, je ramasse votre
gantelet de fer ; venez ramasser le frêle gant
jaune serin que j'emprunte, tout exprès pour
vous le jeter, à la pi us jolie femme de France ! »
Quel aimable temps que celui-là ! Les belles
passions littéraires ! Le noble emportement !
Et, comme jusqu'à : Je vous hais ! tout se disait
tendrement, spirituellement I — M. Jules Ja-
niq. n'y allait pas cependant de main morte
lorsqu'il criait à son contradicteur : « Va-t'en,
paria, va-t'en écrire des traductions à vingt-
cinq francs la feuille pour M. Panckoucke ! Tu
n'es plus des nôtres ; tu n'es plus le facile
bohémien" qui improvisait, mollement couché
au soleil, sous l'ombre du hêtre; tu es un
savant, un annotateur, un homme à palmes
vertes, en un mot tout ce qu'on n'est plus.
Malheureux et infortuné, tu seras de V Institut î »
C'était la grande injure alors: Tu seras de
V Institut l Alfred de Musset écrivait, de son
côté, le fameux vers:
Nu comme le discours d'un académicien.
Ils en étaient tous là, ou à peu près, et
JULES JANIN 153
Théophile Gautier aussi. Plus tard, comme
les autres, Jules Janin devait revenir de ses
préventions sur l'Institut et sur les palmes
vertes. Il se présenta une première fois en
1865, et fut refusé; il en prit gaiement son
parti et publia son Discours de réception... à la
porte de l'Académie française. Ce n'était pas,
comme on pouvait le supposer, une charge à
fond de train contre l'institution du 'cardinal
de Richelieu. On y remarquait des restric-
tions avisées qui permettaient et faisaient
même pressentir un retour à cette porte mal
close.
Voici en quels termes M. Jules Janin s'ex-
primait: «Qui que nous soyons, petits ou
grands, inconnus ou célèbres, parlons avec
respect de l'Académie ! Elle assistait, coura-
geuse,- aux plus cruelles tempêtes ; elle a subi
les plus terribles orages; encore aujourd'hui,
après tant de gouvernements emportés dans
l'abîme, elle est restée un refuge, un abri.
C'est la plus ancienne de toutes les institutions
abolies, et cependant la voilà vivante encore.
Elle a tout subi, tout supporté ; elle a fait des
choix indignes. . . elle a recruté des hommes qui
l'ont trahie, outragée et reniée... Soudain la
154 LES RESSUSCITES
voilà qui se relève et qui resplendit d'une
clarté inattendue. Aux événements vraiment
glorieux, elle ajoute un peu de gloire ; aux
vaincus elle prête une auréole : elle donne à
tout le monde, ellen/ôte à personne; et même
ceux qu'elle accable injustement de ses ri-
gueurs, elle ne les laisse pas tels qu'ils étaient
avant qu'ils eussent supporté ses refus... Un
refus de l'Académie est une distinction qui se
compte, et c'est déjà un certain honneur d'en
avoir été éconduit. »
Tout cela est fort bien, mais à une autre
époque, M. Jules Janin n'aurait sans doute
pas accepté la chose aussi patiemment ; l'âge
amène la prudence et modifie les points de
vue. A vrai dire, le refus de l'Académie n'était
qu'un ajournement. Il arrive toujours une
heure où il lui faut compter avec les gens
d'esprit ; cette heure est plus ou moins tar-
dive, selon que la polémique a tenu plus ou
moins de place dans leur vie, comme chez
M. Jules Janin. — Songez donc aux amours-
propres, aux vanités, aux intérêts qu'il avait
dû froisser, depuis plus de quarante ans qu'il
s'escrimait de cette plume qu'il appelait un
« outil léger, » en empruntant une image
JULES JANIN 155
au sculpteur Falconet ! Si léger qu'ait été cet
outil entre les mains de Jules Janin, la pointe
d'acier s'en est souvent fait sentir à ses con-
temporains. De là les retards, les difficultés,
les hésitations de l'Académie française.
Dirai-je qu'il â fallu attendre certains décès
et pactiser avec certaines rancunes ? On doit
le supposer.
Enfin, trois ans après, on lui donna le fau-
teuil de Sainte-Beuve, qui avait été aussi le
fauteuil de Fénelon ; mais (admirez la fata-
lité !) il n'eut pas la douceur de pouvoir s'y
asseoir tout de suite ; la révolution et la
guerre se disputaient notre malheureuse
France ; le rôle de l'Académie était inter-
rompu. M. Jules Janin dut attendre deux ans
encore, jusqu'au mois de novembre 1871. Il
avait alors soixante-sept ans, des cheveux
blancs et la goutte. Voilà les conditions dans
lesquelles le triomphe vint le chercher.
J'assistais à sa séance de réception, ; je peux
dire comment les choses s'y passèrent.
M. Camille Doucet présidait. Le public n'était
ni plus ni moins brillant qu'à l'ordinaire;
depuis plusieurs années, les réceptions acadé-
miques avaient beaucoup perdu de leur éclat.
156 LES RESSUSCITES
On était venu à l'Institut bourgeoisement,
les femmes en mantelet, les hommes en
paletot. Plus de cravates blanches, plus de
gants blancs. 0 décadence ! ô fin de toutes les
traditions ! Jadis, dans cette enceinte, que d'é-
paules nues ! que de riches costumes officiels
soas cette coupole I que d'uniformes variés !
C'est là que j'ai pu voir, dans ma jeunesse,
les dernières Muses du règne de Louis-Philippe,
coiffées des derniers turbans et des derniers
oiseaux de paradis, le cou ceint d'un long
boa. Aujourd'hui il n'y a plus de Muses, il n'y
a plus que de braves dames, habillées comme
tout le monde et faisant partie de la Société
des gens de lettres.
Après que les tambours eurent battu aux
champs, M. Jules Janin fut introduit par ses
deux parrains, soutenu par eux, car la goutte
ne l'avait pas quitté. Cette ronde figure,
éclairée par deux petits yeux fins, et enca-
drée encore par quelques mèches volti-
geantes, produisit une impression singulière
sur le public. Toute une époque réapparais-
sait, fatiguée, mais complète. On se tut pour
l'écouter. Alexandre Dumas fils le guettait des
yeux. Le duc d'Aumale attendait sa parole.
JULES JANIN 157
Jules Janin semblait heureux de son bel
habit vert, et sa main s'appuyait avec com-
plaisance sur sa belle épée à poignée d'argent.
— Une épée ! un habit vert ! Tout ce qu'un
homme de lettres ose à peine rêver dans ses
rêves les plus extravagants ! Plus qu'un
commissaire de police ! plus qu'un président
de société agricole I
Et cependant, au bout de quelques mi-
nutes, le front de M. Jules Janin se rembru-
nissait. M. Janin se disait sans doute, en
dépit de la sympathie évidente dont il se
sentait l'objet, que les temps étaient bien
changés, et que ces honneurs lui arrivaient
bien tard, après tous ses frères d'armes, tous
ses collègues, tous ses émules, tous ses con-
temporains, la plupart disparus, emportés ou
éteints, après Villemain, Yitet, Alfred de
Vigny, Lamartine, Musset, Prosper Mérimée
et les autres. Il se disait cela en écoutant d'un
air surpris, et comme un écho lointain, son
propre discours lu par M. Cuvillier-Fleury, et
qui semblait un discours de M. Cuvillier-
Fleury lui-même.
Ce discours peut compter parmi les bons
euilletons de Jules Janin, mais ce n'est qu'un
158 LES RESSUSCITES
feuilleton. Sainte-Beuve y est caressé plutôt
qu'analysé. On y sent la main d'un successeur
plutôt que le scalpel d'un confrère. Et puis
l'auteur des Gaietés champêtres est-il bienfait
pour goûter et apprécier l'auteur de l'His-
toire de Port-Royal ?
Quant à la réponse de M. Camille Doucet,
tenez-la pour un morceau charmant de tous
points, et qui aurait été applaudi même au
théâtre.
L'heure de l'Académie avait semblé sonner
l'heure de la retraite pour M. Jules Janin. De
loin en loin, on put le lire encore dans les
Débats , mais on ne le vit plus dans les
théâtres. L'âge saisit aux jambes ce vigoureux
athlète.
Embrassons d'un rapide regard la carrière
parcourue et les livres semés en route, comme
autant de pommes d'or. Le nombre en est prodi-
gieux ; dirai-je que les plus petits sont les meil-
leurs ? cela aurait l'air d'un mauvais compli-
ment ; et cependant, je suis tenté de rappeler,
parmi ces derniers, Deburau (une plaquette de-
venue introuvable), les Catacombes, Béranger et
son temps, Voyage en Italie, Y Amour des livres, les
Contes fantastiques et les Contes nouveaux, etc.
JULES JANIN 159
Autant il excelle dans le chef-d'œuvre en
quelques pages, où il fait tout tenir, autant il
paraît se dérober dans les compositions de
longue haleine. Il manque des qualités les
plus essentielles du romancier. Il s'essouffle
vite ; son style, qu'on a souvent essayé de
caractériser, va de l'homélie à la tarentelle.
Rien de plus facile à pasticher; Balzac est
celui qui y a le mieux réussi. Si vous voulez
en être convaincu, lisez, dans Un grand homme
de province à Paris, ce surprenant compte rendu
de l'Alcade dans l'embarras :
« On entre, on sort, on parle, on se pro-
mène, .on cherche quelque chose et l'on ne
trouve rien ; tout est en rumeur. L'alcade a
perdu sa fille et retrouve son bonnet ; mais le
bonnet ne lui va pas, ce doit être celui d'un
voleur. Où est le voleur ? On cherche de plus
belle; l'alcade finit par trouver un homme
sans sa fille et sa fille sans un homme, ce qui
est satisfaisant pour le magistrat et non pour
l'alcade. Le calme renaît, l'alcade veut inter-
roger l'homme ; ce vieil alcade s'assied dans
un grand fauteuil d'alcade, en arrangeant ses
manches d'alcade. L'Espagne est le seul pays
où il y ait des alcades attachés à de grandes
160 LES RESSUSCITES
manches, où se voient autour du cou des
alcades ces fraises qui sont la moitié de leurs
fonctions. Et quel admirable alcade ! quelle
bêtise importante ! quelle dignité stupide !
quelle hésitation judiciaire I Comme homme
cet alcade sait bien que tout peut devenir al-
ternativement faux et vrai! etc., etc. »
Tout le morceau est enlevé sur ce ton; à
coup sûr, c'est du Janin.
Ce qui est au-dessus de tout pastiche, c'est
sa ravissante traduction d'Horace, paraphrase
plutôt que traduction, mais paraphrase mi-
raculeusement imprégnée du sentiment du
poëte latin et de son époque.
Il est sur les hauteurs de Passy, dans la rue
de la Pompe, une habitation coquette en
forme de chalet, environnée de beaux et
grands arbres. C'est là que Jules Janin a ter-
miné son existence au milieu de ses parents
et de ses amis.
FRÉDÉRIC SOULIÉ
« Paris est le tonneau des Danaïdes : on lui
jette les illusions de sa jeunesse, les projets
de son âge mûr, les regrets de ses cheveux
blancs ; il enfouit tout et ne rend rien. 0
jeunes gens que le hasard n'a pas encore
amenés dans sa dévorante atmosphère, ne
venez pas à Paris si l'ambition d'une sainte
gloire vous dévore ! Quand vous aurez de-
mandé au peuple une oreille attentive pour
celui qui parle bien et honnêtement, vous le
verrez suspendu aux récits grossiers d'un tri-
vial écrivain, aux récits effrayants d'une ga-
zette criminelle ; vous verrez le public crier à
votre muse : Va-t'en, ou amuse-moi; il me
faut des astringents et des moxas pour rani-
162 LES RESSUSCITES
mer mes sensations éteintes ; as-tu des in-
cestes furibonds ou des adultères monstrueux,
d'effrayantes bacchanales de crimes ou des
passions impossibles à me raconter? Alors
parle, je t'écouterai une heure, le temps du-
rant lequel je sentirai ta plume acre et enve-
nimée courir sur ma sensibilité calleuse ou
gangrenée ; sinon tais-toi, va mourir dans la
misère et l'obscurité. — La misère et l'obscu-
rité, entendez-vous, jeunes gens ? La misère,
ce vice puni par le mépris ; l'obscurité, ce
supplice si bien nommé. La misère et l'obscu-
rité, vous n'en voudrez pas ! Et alors que fe-
rez-vous, jeunes gens? Vous prendrez une
plume, une feuille de papier, et vous écrirez
en tête : Mémoires du Diable, et vous direz au
siècle : Ah ! vous voulez de cruelles choses
pour vous réjouir; soit, monseigneur, voici
un coin de votre histoire. »
La vie de Frédéric Soulié est toute dans ces
lignes, — préface amère d'un livre de rage et
de larmes.
En a-t-il fait passer assez de douleurs
inouïes, d'aventures étranges, de drames
éplorés, sous cette arche triomphale élevée à
Satan dans un jour de désespoir! Ce n'était
FRÉDÉRIC SOULIÉ 163
plus avec une plume, c'était avec un charbon
rouge qu'il écrivait. Son diable n'avait aucune
des traditions de Lewis ou de Maturin ; il
était vêtu de noir et de blanc comme un val-
seur, mais il était réel comme un procureur
du roi. Cela le rendait encore plus effrayant
à voir et à lire. — Frédéric Soulié, qui l'avait
appelé à lui pour fuir la misère et l'obscurité,
une nuit que ses larmes tombaient silencieu-
sement sur ses vers inconnus et sur ses his-
toires d'amour incomprises, dut hésiter avant
de se cramponner à la queue du manteau qui
allait l'enlever de terre. Il renonçait pour
longtemps, pour toujours peut-être, aux
douces causeries avec la muse de sa jeunesse
et de son cœur ; il partait pour un voyage
lointain et hardi, à travers les routes tor-
tueusesdu monde, les alcôves, lesboudoirs, les
comptoirs, les estaminets et la cour d'assises.
11 pouvait ne pas revenir de ce voyage.
Il n'en est pas revenu, en effet.
A dater de cette heure, sa littérature est
devenue une littérature à coups de pistolet,
un couteau incessamment plongé et remué
dans la gorge de l'humanité, une perpétuelle
cause célèbre. A peine si de temps en temps
164 LES RESSUSCITES
il lui a été donné de se ressouvenir, comme
dans le Lion amoureux, qu'il y avait çà et là
des amours chastes dispersés sur la terre, des
bouquets séchés à des corsages de seize ans,
des rendez-vous sous les tilleuls enivrants
des avenues. Le diable l'emportait dans une
course sans frein, haletante, pleine de ricane-
ments. Et tous les deux s'en allaient terribles,
implacables, tuer des hommes, déshonorer des
femmes, déchirer des voiles et des parures,
pour le seul plaisir de philosopher tranquille-
ment, un instant après, au fond d'un ravin,
ou sur un sopha taché de sang. — Pauvre
Frédéric Soulié ! né poëte, mort poète, sans
avoir eu son heure suprême de poésie !
C'était une plume vaillante, un esprit éner-
gique, un talent incontestable. Son nom reste
attaché à plus de cent volumes; roman,
drame, histoire, opéra, critique même, il a
tout abordé, il a touché à tous les rivages de la
littérature. Sans avoir la loupe microscopique
de Balzac, la touche passionnée de George
Sand, la verve gasconne d'Alexandre Du-
mas, il a glorieusement conquis une place à
leur côté. Ceux-ci avaient l'esprit, la grâce, la
fantaisie, l'amour, la passion; lui a eu la
FRÉDÉRIC S0DL1É 165
force, qui lui a souvent tenu lieu de tout.
Aussi, quels muscles dans ses drames ! C'est
l'homme des colères par excellence, des haines
vigoureuses, des violences! — Et jusqu'à : Je
vous aime ! tout s'y dit brutalement. Cette bru-
talité a fait deux ou trois chefs-d'œuvre : Clo-
tilde, les Mémoires du Diable et la Closerie des Ge-
nêts.
Il débuta vers 1830, comme tout le monde,
avec des drames à la Shakspeare et deux ou
trois romans dans le goût de sir Walter Scott.
On lui siffla ses drames, comme on sifflait
tous les drames en ce temps-là. « C'est, en vé-
rité, un pitoyable métier que celui d'auteur
dramatique, s'écrie-t-il dans une préface... vous
avez égorgé mon drame sans le connaître!... »
Pourtant, il ne se rebuta pas, parce qu'il avait
la force. Le Théâtre-Français lui fut plus heu-
reux que l'Odéon. Il fit des comédies avec
M. Bossange, avec M. Arnauld, avec M. Ba-
don ; il fit un opéra-comique avec Monpou, le
pittoresque musicien qui l'a précédé au tom-
beau ; — et d'opéra en comédie, de comédie
en drame, de drame en roman, il commença
peu à peu à s'appeler Frédéric Soulié.
Alors, il se remit à travailler tout seul, Clo-
166 LES RESSUSCITES
tilde avait donné la mesure de ce talent fou-
gueux et volontaire ; Diane de Chivry en révéla
les aspects attendris. Il entra en maître dans
le roman-feuilleton, botté, éperonné, crava-
ché, et il lança à fond de train dans les jour-
naux ses histoires altières et sauvages. Pen-
dant dix ans il s'est attaché à peindre la
société sous les couleurs les plus sombres ;
pendant dix ans il a disputé pied à pied le
premier rang où il s'est placé du second coup ;
pendant dix ans il a tenu en échec les succès
d'Eugène Sue; il a balancé la fécondité de
l'auteur des Mousquetaires; il a fait tête aux
nouveaux venus poussés de toutes parts et
dressés en une nuit autour des réputations
anciennes. Rien n'a réussi à l'abattre, nul ne
l'a fait pâlir. Seulement, quand la critique a
été lasse de le mordre par les côtés attaqua-
bles de ses livres et de ses pièces, il s'est re-
tourné et il s'est fait critique à son tour;
critique de théâtre et de roman; rien que
pour quelques semaines, — histoire de rire,
— et mal en a pris à ses détracteurs.. C'é-
tait la griffe du léopard jouant à la main
chaude.
Nous ne rappellerons pas tous les romans
FRÉDÉRIC SOULIÉ 167
de Frédéric Soulié, dont il est réservé à l'a-
venir de faire le triage. Plusieurs ne sont que
de chaleureuses improvisations. Nous nous
contenterons d'en citer trois ou quatre, tels
que le Maître d'école, brûlante esquisse révolu-
tionnaire; les Drames inconnus, qui contiennent
une idée immense, et la Comtesse de Monrion,
— bonne chose.
C'est plutôt par l'idée que par la forme, et
c'est surtout par l'action, parle sentiment,
par la véhémence en un mot, que la plupart
des œuvres de Frédéric Soulié resteront vi-
vantes dans l'histoire littéraire du xixe siècle.
Nous le répétons, parce que là est le côté dis-
tinctif de son talent. Chez lui, la forme, à
proprement parler, ne tient le plus souvent
qu'une place secondaire. 11 marche, non point
pour faire admirer la grâce de sa tournure ou
la richesse de son habit, mais pour arriver
tout bonnement au but qu'il se propose. Ce
n'est point un auteur petit-maître, chaussé
d'escarpins à talons rouges, qui procède par
entrechats et par cabrioles, faisant la roue et
secouant la poudre de ses cheveux ; c'est un
voyageur en souliers ferrés, avec un bâton
ferré, emporté sur un chemin ferré. S'il reii-
168 LES RESSUSCITES
contre en route une bonne fortune de style, il
la saisit par la fenêtre du wagon, mais il ne la
guettera point; ou si, dans l'intervalle d'une
station, il s'arrête à piper des mots en l'air,
ce sera alors quelque grosse excentricité,
comme « une voix éperonnée de sourires
moqueurs ; » mais* ces curiosités sont rares
chez lui, et il faut vraiment qu'il n'ait rien de
mieux à faire pour s'amuser à guillocher des
phrases.
Au théâtre, son succès est peut-être moins
net, moins franc, moins décidé. Longtemps
il a cherché sa route à travers la tragédie, la
comédie et le drame ; souvent on dirait qu'il m
se sent à l'étroit sur les planches : il est sac-
cadé, contraint : il ose trop et n'ose pas assez.
Le Proscrit et Gaétan, quoique renfermant des
scènes d'une beauté réelle, sont peut-être in-
dignes de l'homme qui a écrit Clolilde. Dans
ses derniers temps il avait installé son drame
en plein boulevard. Son drame s'appela dès
lors Y Ouvrier, les Étudiants, la Closerie, et devint
le drame du peuple. 11 dit adieu aux grandes
dames de la comédie, comme il avait déjà dit
adieu aux grandes dames du roman ; il prit
ses héros et ses héroïnes dans la rue, dans la
FRÉDÉRIC SOULIÉ 109
mansarde, un peu partout ; il ne s'inquiéta
pas s'ils étaient bien ou mal vêtus, bien ou
mal nourris. Il copia ses ouvriers comme Mu-
rillo copiait ses mendiants, avec la même
fierté dans le réalisme. — Sa dernière œuvre
indiquait un acheminement à la véritable
poésie, simple et forte, à la poésie du cœur.
Frédéric Soulié est mort à quarante-sept
ans.
10
HENRY MURGER
Henry Murger est mort le 28 janvier 1861 ,
à dix heures moins un quart du soir, dans la
nouvelle maison Dubois, au faubourg Saint-
Denis. 11 est mort d'une mort horrible, bar-
bare, injuste. Une de ces affections charbon-
neuses qui ne pardonnent pas, ou qui ne
retardentleurs effets que de complicité avec les
plus monstrueuses souffrances, a dévoré en
quelques jours ce corps qu'animaient une âme
exquise et un esprit élevé. Henry Murger n'a-
vait pas trente-neuf ans. On a voulu ratta-
cher sa mort aux privations premières de sa
jeunesse, en faire la conséquence d'une exis-
tence trop disputée pour n'avoir pas été at-
teinte jusque dans ses sources profondes ;
172 LES RESSUSCITES
mais les médecins ne nous ont pas tenu ce
langage. Ils n'ont vu dans le coup de foudre
qui Ta renversé qu'un accident en dehors de
toutes les prévisions, qu'une calamité indé-
pendante des calamités du passé. Ceux qui
cherchent absolument une logique au trépas,
n'avaient sans doute pas rencontré Henry
Murger [dans ses dernières années : sa car-
rière rendue désormais facile , son séjour
constant à la campagne, ses affections grou-
pées autour de lui, tout avait contribué à
effacer les traces d'un noviciat littéraire qui
compta parmi les plus pénibles ; l'aurore
d'une seconde jeunesse s'annonçait même
en lui par une légère pointe d'embonpoint.
Fait chevalier de la Légion d'honneur, ac-
cueilli dans les salons où l'on fête encore
l'esprit, hautement estimé de tous les lettrés,
vivement goûté du public, l'auteur du Dernier
Rendez-vous était sur la route de l'Académie,
lorsqu'une erreur brutale de la maladie l'a
jeté tout à coup sur le lit de la Maison mu-
nicipale de santé !
La biographie d'Henry Murger comporte
peu de développements. Je lui ai entendu
dire que sa famille était originaire de Savoie.
HENRY MURGER 173
Il est né à Paris ; il y fit des études assez hâ-
tives, mais d'où la latinité ne fat pas exclue.
On le plaça dans une étude, comme Scribe,
comme Henry Monnier, comme Balzac; il y
resta assez de temps pour prendre en horreur
le papier timbré. Une place de secrétaire chez
un grand seigneur russe lui fut offerte : il l'ac-
cepta. Hantant le quartier Latin, qui était alors
un Paris dans Paris, il s'y lia avec une bande de
jeunes gens qui , depuis , se sont tous créé
d'importantes positions : — avec M. Auguste
Vitu, aujourd'hui l'un des principaux jour-
nalistes politiques; avec M. Ghampfleury, le
romancier si discuté et si populaire; avec
M. Fauchery, l'ex-correspondant-voyageur du
Moniteur; avec MM. Théodore de Banville,
d'Héricault , Charles Baudelaire , Barbara ,
Gustave Courbet, Bonvin, Armand Barthet,
et tant d'autres.
La publication périodique des Scènes de la
Bohème, dans le journal le Corsaire, le mit en
lumière pour la première fois. On ne publie
pas impunément ta Paris une vingtaine de
nouvelles pleines de sentiment, d'originalité
et d'esprit. Un éditeur à ses débuts, M. Michel
Lévy, s'empressa de les réunir en volume ; un
10.
17-1 LES RESSUSCITES
vaudevilliste, dont quelques succès avaient
consacré le nom, M. Barrière, offrit de les
grouper en une pièce en cinq actes. On se
rappelle la réussite sympathique de la Vie de
Bohème. Du jour au lendemain, Henry Murger
se vit l'objet des sollicitations des directeurs
de théâtre et des directeurs de journaux; —
il opta en faveur de ces derniers ; ce fut un
tort au point de vue de ses intérêts matériels.
M. Buloz, le propriétaire de la Revue des Deux
Mondes, prenant ses rédacteurs partout où il
les trouvait, dans les chancelleries comme
dans les coulisses, prit Henry Murger au
théâtre des Variétés, et il lui fît monter ce
petit escalier de la rue Saint-Benoît, qu'ont
monté la plupart des illustrations de notre
époque. Je ne sais si cette rencontre fut un
bien pour Murger ; je crois cependant que
la Revue des Deux Mondes a étouffé en lui la
note joyeuse au profit de la note mélanco-
lique , et rien au monde ne m'empêchera
de regretter le développement de la pre-
mière, qui me semblait la plus riche et la plus
variée.
Lié par un traité presque exclusif à ce re-
cueil, le premier par les traditions, et où
HENRY MURGER 175
chaque nouveau venu est involontairement
amené à laisser quelques pans de sa person-
nalité, Murger y publia, pendant une période
de sept ou huit années, ces romans dont les
titres rappellent aux lecteurs tant d'heures
délicieuses : Claude et Marianne (devenue en
librairie le Pays latin), les Buveurs cVeàu, Adeline
Protat, les Vacances de Camille, le Dernier Rendez-
vous. Cette dernière œuvre, qui n'a peut-être
pas plus de cent pages, est une des choses les
plus réussies et les plus fermement écrites qui
soient sorties de sa plume. — Il est à remar-
quer, à ce propos, que la Revue des Deux Mondes,
que tant d'abonnés prosternés dans la pous-
sière s'accoutument à regarder comme l'arche
sainte du rigorisme et du cant, doit particu-
lièrement son lustre et son succès à ces écri-
vains, qualifiés poliment d'excentriques par
le monde, et qui se sont appelés tour à tour :
Alfred de Musset, Gustave Planche, kGérard
de Nerval, Henry Murger.
C'est peut-être là un fait significatif. Ces
quatre talents, ces quatre personnalités, ces
quatre destinées, ayant vécu et succombé dans
le même milieu, ont un air de parenté qu'on
ne méconnaîtra pas. Tous les quatre, obéis-
176 LES RESSUSCITES
sant à des tempéraments exceptionnels, as-
sujettis à des nécessités intimes, et cepen-
dant avides d'indépendance, avaient peut-être
droit à une place à part dans notre société,
place que leur méritaient à la fois leur cons-
cience dans le travail, leur discrétion dans la
pauvreté, leur noblesse dans la souffrance. —
A un talent exceptionnel ne faut-il pas un
salaire exceptionnel? — Je voudrais m'expli-
quer davantage, et je n'ose. Pourtant, il est
utile que le public apprenne ce que coûtent
les œuvres durables.
Henry Murger avait le travail très-difficile ;
il ne produisait guère que la valeur d'un
roman par an. Le produit de ce roman, tamisé
par le journal et par la librairie, rendait un
millier d'écus tout au plus. Si l'on ajoute une
rente d'une moyenne de trois cents francs pour
les droits en province de la Vie de Bohème et du
Bonhomme Jadis, quelques regains inattendus,
les bonnes fortunes du petit journalisme, on
arrivera aux appointements d'un; teneur de
livres ; mais on ne les dépassera pas. Inégale-
ment répartis, c'est-à-dire à des intervalles
trop fréquents ou trop éloignés, ces quatre
mille francs pouvaient-ils apporter une régu-
HENRY MURGER 1T7
larité bien grande dans une existence déjà
acquise à la poésie et aux entraînements du
cœur? — Les besoins d'un écrivain [ne sont
pas ceux du premier venu : il ne lui faut pas
seulement du pain et un logement ; le loisir,
les voyages, les roses, les réunions lui sont
indispensables. — Tout compte vu, on devrait
interdire l'exercice de la littérature à ceux
qui, comme Henry Murger, n'ont ni famille
ni moyens d'existence. Ce serait plus vite fait,
et il n'y aurait sur leur tombe ni lamentations
ni malédictions.
Le gouvernement de l'Empereur avait en-
trevu ce problème : une pension avait été ré-
cemment accordée à Henry Murger. Il n'en a
touché que le premier trimestre.
Je suis ramené malgré moi [à cette mort,
dont les épisodes sont sans exemple dans
nos rangs littéraires. Tout à coup Murger
sentit, au milieu de la nuit, comme un coup
de fouet dans la jambe gauche ; il crut à
un rhumatisme , à une attaque de goutte ;
le docteur Piogey, appelé, constata une arté-
rite , qui devait rapidement déterminer la
mortification du membre. Les consultations
se précipitèrent, à Tinsu du patient, dont Tin-
178 LES RESSUSCITES
quiétude n'était que vague encore. Mais déjà
l'effroi s'était répandu dans Paris, etles amis de
l'écrivain accouraient à son domicile. Le mal
empirait chaque jour; l'heure arriva où l'impor-
tance et la multiplicité des soins nécessitèrent
le transport dans une maison de santé. C'était
un samedi matin. — En rentrant, navré, je pris
et feuilletai le volume des Scènes de la Bohème; je
tombai sur le chapitre de la mort de Mimi.
Hélas ! ce n'était plus de la mort de Mimi qu'il
s'agissait alors, mais bien de celle de Rodol-
phe ! Je relus ce passage si touchant et si vrai,
en substituant malgré moi le nom de l'amant
à l'amante, le nom du poëte à celui de l'ou-
vrière. Et l'impression n'en était pas moins
déchirante. Jugez plutôt:
« — Mon amie, le médecin a raison; — vous
ne pourriez pas me soigner ici. A l'hospice on
me guérira peut-être ; il faut m'y conduire.
- Ah 1 vois-tu, j'ai tant envie de vivre à pré-
sent, que je consentirais à finir mes jours une
main dans le feu, et l'autre dans la tienne. —
D'ailleurs, tu viendras me voir. — 11 ne fau-
dra pas te faire de chagrin ; je serai bien soi-
gné. On donne du poulet à l'hôpital, et on fait
HENRY MUR GER 179
du feu. — J'ai beaucoup d'espérance mainte-
nant. J'ai déjà été malade comme ça, dans le
temps, quand je ne te connaissais pas; on
m'a sauvé. Pourtant, je n'étais pas heureux
dans ce temps-là, j'aurais bien dû mourir. —
Maintenant que nous pouvons être heureux,
on me sauvera encore, car je me défendrai jo-
liment contre la maladie. Je boirai toutes les
mauvaises choses qu'on me donnera, — et si
la mort me prend, ce sera de force. »
Elle Ta pris de force, en effet.
Dès son entrée à la maison Dubois, les mé-
decins le condamnèrent d'un hochement de
tête unanime. Le mal faisait, de minute en
minute, d'épouvantables progrès. Le diman-
che et le lundi, ce fut un véritable pèlerinage
à la maison du faubourg Saint-Denis. Peu de
personnages, même entre les plus marquants,
ont vu à leur chevet autant de fronts doulou-
reusement penchés, autant de regards débor-
dant de larmes. 11 fallait pourtant se contenir,
et c'était le plus difficile, car Murger interro-
geait chacun d'une prunelle dilatée et curieuse;
il avait l'espérance de guérir, et cette espé-
rance il Ta gardée jusqu'à la fin. — Des repré-
180 LES RESSUSCITES
sentants du ministère d'État, du ministère de
l'instruction publique, de la Société des gens
de lettres, se succédaient à chaque instant ; le
corridor de sa chambre était encombré de
tous les amis de sa jeunesse, — et aussi d'amis
plus récents qui, dans cette triste circonstance,
ont bien mérité des lettres et de l'humanité
par un dévouement qui n'a reculé devant au-
cune abnégation, devant aucune fatigue. Cer-
tes, un homme qui s'en va ainsi entouré peut
être proclamé un bon cœur et un esprit d'élite ;
depuis Béranger, on n'avait pas vu un pareil
essor vers un agonisant. Dieu a brisé trop tôt
la plume entre ses mains. Jamais plume, ce-
pendant, ne fut au service d'une conviction
plus honnête, plus attendrie. Il n'a blessé dans
sa vie ni un homme ni un principe. Il a cons-
tamment refusé de toucher à l'arme dange-
reuse de la critique. Il tombe dans sa pureté
et dans sa liberté.
Voici une lettre inédite d'Henry Murger,
écrite peu de mois avant sa mort :
HENRY MCRGER 181
« A Monsieur A, G., rue Mont y on, 19,
à Paris.
» Moucher Monsieur,
» Je n'ai jamais eu l'intention de vous dire
que vous n'aviez pas de cœur, car j'aurais cru
alors vous faire une véritable offense. Dans la-
conversation que vous me rappelez, j'ai voulu
seulement vous exprimerle regret que j'éprou-
vais de vous voir employer le remarquable
instrument lyrique que vous possédez à la
glorification exclusive delà matière et à l'apo-
théose trop fréquemment répétée de la Vénus
bête, selon l'heureuse expression de Léon
Gozlan. Cette divinité est déjà suffisamment
idolâtrée par la jeunesse moderne, et elle n'a
pas besoin de l'hommage des poètes, ou de
ceux qui veulent le devenir, pour attirer des
adorateurs. Avec une familiarité autorisée par
la sympathie que vous m'avez inspirée, je
vous ai dit que vous aviez besoin de vivre. Je
vous le dis encore, et je pense que vos amis,
s'ils le sont véritablement, vous le diront
il
132 LES RESSUSCITES
comme moi. Je n'ai ni l'intention ni la préten-
tion de vous rédiger un programme littéraire,
mais je vous ferai remarquer que l'école à la-
quelle vous appartenez compte parmi ses
membres des gens d'un grand talent, et que
leurs œuvres les meilleures datent de l'époque
où ils ont commencé à comprendre que toute
] 'humanité n'était pas contenue dans le torse
de la Vénus de Milo ou dans un entrechat de
Colombine. Croyez-le bien, mon cher mon-
sieur, il y a autre chose ; positivement il y a
autre chose.
» Vous me dites, à ce que je comprends,
que vous avez essayé de vivre, et qu'il est
résulté de votre tentative une petite comédie
à propos de laquelle vous voulez avoir mon
opinion. Le ton léger avec lequel vous parlez
de votre expérience semble indiquer que cette
première expérience d'existence ne vous a pas
été bien pénible. Tant mieux pour l'homme
et tant pis pour le poète. Mais peut-être avez-
vous confondu faire la vie avec vivre, deux cho.
ses bien différentes, cher monsieur, puisqu'il
y en a une que l'on fait soi-même, tandis que
c'est l'autre qui vous fait.
» Je serai à votre disposition vendredi ou
HENRY MURGER 13
dimanche, de quatre à six heures du soir, 11 ,
rue Véron, à Montmartre.
» Mille sympathies.
» Henry Murger.
» P.-S. — Ne prodiguez pas mon adresse. »
Que de charme et que de raison dans ces
simples lignes I A mesure qu'il s'approchait
de la mort, le pauvre auteur des Vacances de
Camille s'approchait de la vérité.
Je ne crois pas que cette lettre ait été en-
voyée au destinataire. Elle ne porte pas de
timbre de poste. Après l'avoir écrite, Murger
l'aura oubliée sur un coin de sa table, ou bien
il se sera dit :
— A quoi bon?
GERARD DE NERVAL
Je suis heureux que ce livre me fournisse
l'occasion de rassembler quelques notes sur
un homme dont j'aimais le cœur autant que
le talent, et cà côté de qui j'ai vécu pendant
une huitaine d'années, rapprochés que nous
étions par une certaine conformité d'humeur
et quelquefois aussi par les mêmes études.
Jusqu'à présent, mû par un sentiment de dou-
loureuse discrétion , j'avais fait taire mes
souvenirs ; aujourd'hui il m'est permis de les
évoquer, de les grouper. Les cendres sont
refroidies, la psychologie réclame ses droits.
1SG LES RESSUSCITES.
C'est en 1846, dans les bureaux de l'Artiste,
que je connus Gérard de Nerval. Il y avait
quelques mois seulement que je venais d'arri-
ver à Paris. Ce nom élégant, ces œuvres déli-
cates, cette folie même dont un feuilleton de
Janin m'avait apporté l'écho jusqu'au fond de
la province, tout cela m'annonçait quelque
jeune cavalier mystérieux et pâle. 11 me fallut
rabattre un peu de mon idéal, ou du moins le
modifier. Gérard de Nerval, modeste jusqu'à
l'humilité, vêtu d'une redingote longue et à
petits boutons, la vue basse, les cheveux
rares, me rappelait assez les professeurs des
collèges départementaux. Plus tard seule-
ment je me rendis compte de ce mélange de
finesse et de bonté qui était le caractère domi-
nant de sa physionomie, et qui était aussi le
caractère de son talent. Jeune homme, il
avait été charmant, me dit-on ; ses cheveux
blonds bouclaient.
Avec ce respect traditionnel des débutants
pour les célébrités et même pour les demi-
célébrités, j'étudiai pendant quelque temps
Gérard de Nerval sans oser lui adresser la
parole. Enfin un jour, sa timidité enhardis-
sant la mienne, — il n'y avait que nous deux
GÉRARD DE NERVAL 187
dans le salon du journal, — j'eus l'audace de
l'inviter à dîner. Nous allâmes au restaurant.
Je ne me lassai pas de l'entendre; il aimait à
causer, mais à ses heures et à ses aises; un
peu prolixe, amoureux des détails infinitési-
maux, il avait dans la voix une lenteur et un
chant auxquels on se laissait agréablement
accoutumer.
Après le dîner, — qui avait été très-ordi-
naire, — Gérard me prit sous le bras, et je
commençai avec lui, dans Paris, une de ces
promenades qu'il affectionnait tant. Il me fit
faire une lieue pour aller boire de la bière
sous une tonnelle de la barrière du Trône,
m' affirmant que ce ri était que là qu'on en buvait
de bonne. Elle était servie dans des cruchons
particuliers et apportée par deux demoiselles
dont les cheveux abondants et roux faisaient
l'admiration de Gérard de Nerval. Admira-
tion toute paisible et extatique. — En reve-
nant, il voulut que nous abrégeassions le
chemin par une station au Petit Pot de la Porte
Saint-Martin, où l'on prend des raisins de
Malaga confits dans le sucre et l'alcool. Il
mettait un amour-propre enfantin et une
ardeur très-grande à la recherche de ces spé-
US8 LES RESSUSCITES
cialités parisiennes; il savait où Ton débite la
meilleure eau- de-vie de Dantzick, où l'on
vend au verre la blanquette de Limoux. Cet
épicier qui est à côté de la Comédie-Française,
au coin de la rue Montpensier, tient toujours
chaud un excellent punch au thé. On ne peut
savourer de délicieux chocolat qu'au carreau
des halles, à deux heures du matin, dans un
café où dorment des maraîchers et des
paysannes encapuchonnées. — Ainsi me disait
Gérard de Nerval.
Ce n'était cependant pas un buveur, surtout
dans l'acception brutale du mot. Il entrait
beaucoup plus de littérature que d'autre
chose dans cet amour du cabaret et des
mœurs de la rue. C'était l'influence d'Hoff-
mann, le ressouvenir des Porcherons, la lec-
ture de Rétif de la Bretonne. Comme tous les
promoteurs delà Renaissance de 1830, Gérard
de Nerval voyait avec les yeux des peintres;
il aimait les intérieurs populaires pour leurs
couleurs étranges et leur énergique harmonie.
C'était Jean Steen.
En ce temps-là, Gérard de Nerval travaillait
beaucoup. Il revenait d'Orient, il écrivait son
voyage; il rendait compte des premières
GÉRARD DE NERVAL 189
représentations dans l'Artiste, et parfois il
remplaçait Théophile Gautier à la Presse. Je
me souviens d'un très-joli et très-savant
feuilleton, signé de lui, sur les Indiens O-jib-
be-was, et dans lequel il développait le sys-
tème de Joseph de Maistre, qui veut que les
sauvages ne soient nullement des hommes
primitifs, mais au contraire les représentants
d'une civilisation dégradée etabolie. C'étaient
de telles questions qui séduisaient Gérard de
Nerval.
Je puis affirmer qu'il était alors parfaite-
ment sain d'esprit, heureux de vivre et
d'exercer sa profession, qu'il aimait par-
dessus tout. C'est à cette époque, M. de Ré-
musat étant au ministère, qu'il fut question
de lui pour la croix d'honneur. Gérard n'y
avait jamais pensé, il fut embarrassé et de-
manda à réfléchir; il se dit que le ruban allait
l'entraîner dans des frais de costume, l'obliger
à restreindre ses pérégrinations nocturnes. Je
crois aussi qu'il se regardait un peu comme
républicain. L'affaire en resta là.
La Révolution de 1848 ne le surprit pas,
mais elle le trouva sans argent. Au mois de
juillet, Alphonse Karr fonda le Journal; il y
11.
190 LES RESSUSCITES
appela Gérard de Nerval, qui fut investi des
fonctions de secrétaire de la rédaction. Le
Journal se vendait un sou; il ne dura guère..
— Gérard se retourna vers le Jhéâtre; il
signa du pseudonyme de Bosquillon une
parade représentée à l'Odéon, la Nuit blanche.
C'était un tableau de la cour de l'empereur
Soulouque; on y voyait paraître un Basile
tout blanc. Longtemps retardée par des
obstacles de plusieurs natures, et défendue
après quelques représentations, la Nuit blanche
n'était qu'un fragment d'una grande revue
embrassant les cinq parties du monde, et
commandée par le directeur de l'Odéon à
Gérard de Nerval, Méry et Paul Bocage. La
pièce avait été faite, refaite, abandonnée.
Bref, on n'en avait sauvé que l'acte delà cour
d'Haïti, — où, par parenthèse, Lambert
Thiboust, alors comédien, jouait un bout de
rôle avec infiniment de verve.
Gérard de Nerval demeurait au coin de la
rue Saint-Thomas-du-Louvre, dans une mai-
son habitée par les demoiselles Brohan. Il
avait le spectacle de la place du Musée,
occupée, comme on se le rappelle, par des
brocanteurs et des marchands d'oiseaux.
GÉRARD DE NERVAL 191
Combien Gérard devait se plaire dans un
pareil lieu ! Tous les matins il descendait sur
la place et y passait des heures entières; il
s'était pris surtout d'un véritable attachement
pour un remarquable kakatoès; plein de gran-
desse et d'éclat, attaché par une chaîne de
cuivre à son juchoir. Au milieu du groupe de
militaires et d'enfants -^qui ne cessaient de
l'environner, ce kakatoès gardait la gravité
d'un magistrat irréprochable ; mais faisait-on
mine de l'agacer, il se hérissait, poussait un
cri aigre, battait des ailes, et roulait sa lan-
gue épaisse dans son bec entr'ouvert. Il n'était
accessible que pour Gérard de Nerval qui,
rempli de façons aimables et d'attentions dé-
licates, ne manquait jamais de venir chaque
matin partager avec lui une demi-livre de
cerises qu'il apportait dans son mouchoir.
Quand les cerises étaient mangées, le kaka-
toès, pour manifester sa reconnaissance, se
suspendait par le bec à l'un des bâtons et se
balançait longtemps dans cette posture acro-
batique, ou bien il mordillait le doigt de
Gérard, ou il posait la patte sur son collet
d'habit. Heureux kakatoès! heureux Gérard!
Cette félicité innocente eut cependant une
192 LES RESSUSCITES
fin, comme toutes les félicités. Un matin, Gé-
rard de Nerval, arrivant avec ses cerises, ne
trouva plus le kakatoès ; il apprit qu'un étran-
ger l'avait acheté très-cher. Cette nouvelle le
pétrifia : il s'était habitué à considérer l'oi-
seau comme son bien, comme sa propriété;
il ne pouvait concevoir qu'on l'en eût séparé.
— Que ne l'achetiez-vous? lui dit le mar-
chand.
— Ah ! répondit Gérard, cela n'aurait plus
été la même chose !
Fouillant une fois dans mon humble biblio-
thèque, Gérard poussa un cri de joie. Il ve-
nait de s'emparer d'un livre intitulé : Les
Aventures du docteur Faust et sa descente aux En-
fers, traduction de l'allemand, avec figures. Il
y avait plus de trente ans que Gérard de
Nerval cherchait ce livre ; c'était pour lui un
souvenir et un désir d'enfance. La première
fois qu'il l'avait vu, c'était sur les rayons en
plein air d'un étalagiste du boulevard Beau-
marchais ; les figures l'avaient attiré par leur
étrangeté : l'une d'elles représentait un Lé-
viathan énorme, les cheveux chassés par le
vent, les yeux et la bouche vomissant des
flammes, habillé du reste comme un bour-
GÉRARD DE NERVAL 193
geois, c'est-à-dire en justaucorps et en culotte
courte, chaussé de gros souliers. Ce Léviathan
tenait du bout des doigts, entre l'index et le
pouce, la dépouille humaine de Faust, ployé
en deux, mort. — Gérard de Nerval, alors éco-
lier, avait marchandé le livre ; mais le bouqui-
niste, petit vieillard aussi étrange que son li-
vre, avait demandé un prix exorbitant, quinze
ou vingt francs, je crois. Gérard s'étonna et
soupira, comprenant qu'il devait y renoncer.
Mais la fatalité le ramenait presque tous les
jours devant ce Faust inconnu ; il en avait lu
quelques pages, il voulait lire tout. Le bou-
quiniste inquiet mit le livre dans une vitrine
qui fermait à clef. Alors Gérard se détermina
à amasser sur ses économies la somme indis-
pensable ; mais lorsqu'au bout de quinze jours
il reprit le chemin du boulevard Beaumar-
chais, l'étalage et l'étalagiste avaient disparu.
Il repassa le lendemain, même absence. Il
s'informa de la demeure du vieux libraire, on
l'envoya à la rotonde du Temple ; là, après
avoir visité plusieurs galetas, il finit par ap-
prendre que le bouquiniste était mort subite-
ment; les livres avaient été envoyés à l'hôtel
Bullion et vendus par lots.
194 LES RESSUSCITES
Depuis lors, Gérard de Nerval n'avait ja-
mais complètement oublié les Aventures du doc-
leur Faust et le Léviathan en pourpoint alle-
mand ; parmi les nombreux Faust qui ont
précédé et suivi le type définitif de Goethe,
celui-là lui tenait particulièrement au cœur.
C'était un Faust marié, père de famille, voya-
geur. C'était aussi un Faust politique. Nous
en reparlerons tout à l'heure. En retrouvant
ce livre chez moi, Gérard assouvissait un de
ces premiers désirs, un de ces désirs d'ado-
lescent, les plus impérieux de tous ; on com-
prend sa joie. Il me demanda la permission
de l'emporter; je fis mieux, je le lui donnai, et
c'est avec les Aventures du docteur Faust et sa
descente aux Enfers qu'il écrivit peu de temps
après son drame de l'Imagier de Harlem.
Dans l'Imagier de Harlem ou la Découverte de
l'Imprimerie, drame légendaire en cinq actes et
en dix tableaux, Gérard de Nerval a substitué
Laurent Coster au docteur Faust. Ce point de
départ excepté, la fable est la même que dans
le bouquin du boulevard Beaumarchais. Le
diable conduit successivement Laurent Coster
à la cour de l'archiduc Frédéric III, en France
chez Louis XI, en Italie chez les Borgia. Les
GÉRARD DE NERVAL 195
lamentations de sa femme et de ses enfants
suivent Coster dans ses pérégrinations, comme
elles suivent Faust dans les siennes. Gérard
de Nerval, dont la métempsycose et l'illumi-
nisme se partageaient continuellement l'ima-
gination, n'avait ajouté qu'un personnage,
incompréhensible, il est vrai : c'était Aspa-
sie, la courtisane Aspasie, qui s'incarnait à
son tour dans la dame de Beaujeu, dans Im-
péria, et enfin dans une Muse. Ce drame,
d'une contexture bizarre, bâti sur cette idée :
le diable s'emparant de l'imprimerie et en fai-
sant une de ses armes, écrit tantôt en vers et
tantôt en prose, appelant à son aide les pompes
de la danse et du chant, ce drame, qui n'eut
d'ailleurs qu'un succès d'étoimement, accu-
sait trois collaborations bien tranchées : celle
de M, Méry, celle de M. Bernard Lopez et
celle du directeur du théâtre qui le fit repré-
senter, M. Marc Fournier.
196 LES RESSUSCITES
H
Le Faust dont Gérard de Nerval s'est ins-
piré est connu en Allemagne sous la désigna-
tion de Faust de Klinger ; il fut publié vers
1792, et obtint un succès de plusieurs édi-
tions. Malgré l'époque favorable aux licences
écrites, Maximilien Klinger crut devoir gar-
der l'anonyme; comme tous les Allemands
spirituels, il était tombé à bras raccourci sur
l'Allemagne, principalement sur les souve-
rains et le clergé. Son livre est moins un ro-
man qu'un pamphlet corrosif, un tableau de
l'Europe à vol de démon. Une première tra-
duction française en parut six ans après, à
Amsterdam, avec six gravures et un portrait
de Faust en médaillon sur le titre. Les traduc-
teurs (MM. de Saur et Saint-Geniès) gardèrent
d'abord l'anonyme, comme l'auteur; leur ver-
sion, reproduite plusieurs fois à Paris et à
GÉRARD DE NERVAL 197
Reims, semble être un mot à mot ; elle est
précieuse à cet égard.
Les Aventures du docteur Faust et sa descente aux
enfers forment deux volumes in- 12, et com-
prennent cinq livres, divisés eux-mêmes en
petits chapitres. Nous allons essayer d'en don-
ner une analyse, qui mettra en évidence les
points de rapprochement avec les situations
principales de l'Imagier de Harlem. Dans le
premier livre, le docteur Faust se rend de
Mayence à Francfort avec le dessein de vendre
au conseil de cette ville une Bible latine im-
primée par lui. Il en demande deux cents du-
cats. Par malheur, on a acheté quelques se-
maines auparavant cinq foudres de vieux vin
du Rhin, et sa requête reste sans effet. C'est
vainement qu'il s'adresse aux échevins, au
maire, aux sénateurs et à l'orgueilleux con-
seiller du corps de métier de saint Crépin.
Faust, le cœur gonflé d'amertume, revient
chez lui et se décide à tracer le cercle terrible
qui va le séparer à jamais de Dieu. Au mo-
ment où il étend le bras, une figure confuse
lui apparaît et lui crie : « Faust ! Faust!
» Faust. — Qui es-tu, pour venir m'in-
198 LES RESSUSCITES
terrompre dans mon audacieux ouvrage ?
» La Figure. — Je suis le génie de l'huma-
nité, et je veux te sauver, s'il est possible en-
core.
» Faust. — Que peux-tu me donner pour
apaiser la soif de la science et mon penchant
invincible pour la jouissance et la liberté?
» La Figure. — L'humilité, la résignation
dans les souffrances, la modération, le noble
sentiment de toi-même, une mort douce, et la
lumière après cette vie.
» Faust. — Disparais, fantôme ! Je te recon-
nais aux ruses avec lesquelles tu trompes les
misérables. Va faire tes momeries devant le
mendiant, l'esclave, le moine ; adresse-toi à
ceux qui ont enchaîné leurs âmes, à ceux qui
ont renoncé à eux-mêmes pour échapper aux
griffes du désespoir. Mes forces veulent de
l'espace : que celui qui me les a données ré-
ponde d'elles! »
Ayant dit, Faust se précipite au milieu du
cercle et prononce la formule magique. La
porte s'ouvre, livrant passage à un personnage
majestueux : c'est Léviathan, un des princes
GÉRARD DE NERVAL 199
de l'enfer. Faust s'irrite de cette forme :
« Suis-je donc condamné à trouver l'homme
partout? » murmure-t-il. Ensuite il ordonne à
Léviathan de lui dévoiler le principe de toutes
les choses, de mettre à nu devant lui les res-
sorts du monde physique et du monde moral,
enfin de lui faire connaître l'essence du Très-
Haut. « Insatiable! dit le démon; sache donc
que depuis que nous sommes exterminés, nous
avons perdu l'idée de ces secrets célestes, et
même oublié la langue dans laquelle ils s'ex-
priment. » Bref, supplié ou menacé, Lévia-
than ne consent qu'à promener le docteur
Faust à travers l'univers. Son pouvoir est
borné là. « Je prends un grand homme par la
main, et je suis fier d'être son serviteur, » dit-
il. Ce respect du diable pour le génie est un
des traits caractéristiques et louables de l'ou-
vrage.
En guise d'intermède, on assiste à un ban-
quet donné dans l'enfer par Satan pour célé-
brer la découverte de l'imprimerie . Il s'agit
d'un repas d'âmes fraîchement arrivées le ma-
tin : âmes de conquérants, de philosophes, de
vizirs. Les marmitons les font cuire ou rôtir
en le-s arrosant avec des coulis combustibles.
SOU LES RESSUSCITES
Les vins deviennent l'objet de soins tout par-
ticuliers; certaines bouteilles sont remplies
avec les pleurs des collatéraux, des médecins
et des veuves ; les flacons d'entremets contien-
nent les larmes précieuses des jeunes filles
auxquelles la misère est venue passer autour
du corps la ceinture dorée. Pour Satan et ses
intimes, il y a, dans des coupes à part, un
plus noble et surtout un plus rare breuvage :
ce sont des larmes de rois et de ministres.
Après avoir dressé les tables, les cabaretiers
du noir séjour se rendent au marais des dam-
nés, en chassent les âmes brûlantes, et les font
voler au plafond de la salle pour éclairer le
banquet. Tous les diables saisis d'allégresse
élèvent leurs verres en répétant à plusieurs
reprises : « — Vive Faust! Vive l'empoison-
neur des fils de la poussière 1 »
L'horrible et l'ingénieux se mêlent dans ce
chapitre, qui se termine par un ballet allégo-
rique tout à fait dans le goût allemand. On
voit le Crime danser avec l'Orgueil, pendant
que l'Imagination joue de la flûte; puis c'est
un menuet dont la Flatterie dessine les
figures; l'Imposture donne du cor de chasse.
Survient la Discorde qui se jette entre les
GERARD DE NERVAL 201
groupes. « La Théologie, s'aperce van t que
tous embrassaient avec ardeur la voluptueuse
Poésie, brûla par derrière, avec sa torche en-
flammée, l'idolâtrée déesse de la rime. Celle-
ci poussa des hurlements effroyables; le Char-
latanisme s'avança pour panser la blessure;
mais l'Histoire eut pitié d'elle, et lui appliqua
sur la partie lésée une feuille encore humide
d'un roman sentimental. La Politique finit par
les atteler tous à son char et les emmena en
triomphe. »
Les livres deuxième et troisième sont cou-
sacrés aux récits des excursions de Faust et
du prince Léviathan par toute l'Allemagne :
ils tentent les évêques, les ermites, les reli-
gieuses; ils corrompent les juges et les bourg-
mestres. Et la corruption a toujours raison ;
et la tentation ne rencontre que des âmes sans
résistance. Faust détourne la tête avec tris-
tesse. — « Ramène-moi à Mayence! » dit-il au
diable. Dans sa nouvelle fortune, Faust avait
oublié sa famille; il la retrouve affamée et en
haillons; ses enfants tàtent ses poches avec
avidité pour y chercher du pain; son vieux
père s'approche, les genoux tremblants; sa
femme sanglote en l'entourant de ses bras
202 LES RESSUSCITES
amaigris. Faust, ému, tire un sac plein d'or,
et le jette sur la table. A cette vue, la joie re-
naît sur les physionomies; seul, le vieillard
hoche la tête et soupire :
« Le vieux Faust. — Mon fils, reste dans
ton pays et nourris-toi honnêtement, dit l'É-
criture.
» Faust, — Et meurs de faim, sans que
personne ait pitié de toi, dit l'Expérience . »
Faust repart. Il veut visiter la France, alors
gouvernée par Louis XI; dès son arrivée, il
assiste à la double mort du duc de Berry et
de sa maîtresse, occasionnée par une pêche
empoisonnée , envoi du roi très-chrétien. A
Paris, il se heurte à l'échafaud de Nemours;
dans le château de Plessis, il n'échappe qu'avec
peine au lacet de Tristan; les prisonniers de
la galerie des cages de fer le poursuivent de
leurs prières et de leurs cris. — « Eh quoi!
s'écrie Faust avec stupeur, c'est par un sque-
lette vêtu de pourpre que les nerveux habi-
tants des Gaules se laissent égorger! Qui com-
prend quelque chose à cela? Tout ce que je
vois, tout ce que je sens en moi et hors de moi
n'est qu'un tissu de contradictions. Des idées
GÉRARD DE NERVAL 203
affreuses errent dans mon cerveau, et souvent
il me semble que le monde moral n'est régi
que par une espèce de tyran, pareil à ce mal-
heureux! »
Le diable sourit, et tous deux vont en An-
gleterre. Ils aperçoivent sur les degrés du
trône une sorte de monstre, bossu, tordu, san-
glant, hautain; ils reconnaissent en lui le
protecteur du royaume, le duc de Glocester,
qui sera bientôt Richard III ; ils pénètrent à la
Tour et sont témoins de l'assassinat du jeune
roi légitime et de son frère, qu'on enterre
sous une dalle de cachot. Jamais Faust n'avait
vu commettre de tels crimes avec autant de
sang-froid ; il n'en veut pas voir davantage*
Sur ïfe point de s'embarquer, Léviathan lui dit
avec une adorable insouciance : — « Au reste,
en enfer, on ne fait pas grand cas de ces
tristes insulaires, qui suceraient la moelle de
tous les cadavres pestiférés du globe, s'ils
croyaient trouver de l'or dans leurs os. Ce
peuple, qui méprise les autres nations, se joue
de tout ce que tu nommes sentiment, ne con-
clut aucun traité que dans l'intention de le
rompre dès qu'il y a un terrain à gagner. Si
les habitants de la terre ferme savaient se
204 LES RESSUSCITES
passer de sucre et de café, les enfants de la
vaine Albion redeviendraient ce qu'ils étaient
lorsque Jules César, Canut, roi de Danemark,
et Guillaume de Normandie s'amusèrent suc-
cessivement à y faire une descente. »
Le vent les pousse en Espagne. Un auto-da-
fé a rassemblé sur une grande place des cava-
liers en habits magnifiques et des femmes
éclatantes de beauté et de sourires. Là, Faust
entend le fameux inquisiteur Torquemada se
vanter auprès d'Isabelle et de Ferdinand de
ce que le tribunal ajusqu'àprésent fait le pro-
cès à quatre-vingt mille personnes, et immolé
dans les flammes six mille hérétiques. Faust
commence à croire que toutes ces horreurs
appartiennent essentiellement à la nature de
l'homme, qui, en sa qualité d'animal, doit ou
déchirer ses semblables ou être déchiré par
eux. Il enveloppe sa figure dans son manteau,
qu'il baigne de larmes.
D'autres scènes non moins atroces l'atten-
dent cependant en Italie. A Milan, c'est le
meurtre du duc Galéas S force, dans la cathé-
drale ; à Florence, c'est l'assassinat du neveu
du grand Corne, ordonné par l'archevêque
Salviati. Enfin Faust et Léviathan mettent le
GÉRARD DE NERVAL 205
pied dans Rome. Le cadre s'agrandit. Un livre
entier dépeint la ville éternelle, courbée sous
l'effroyable et somptueuse domination d'A-
lexandre VI.
Après avoir satisfait à la coutume du baise-
ment de la mule papale, — Léviathan s'exé-
cute sans trop faire la grimace, — ils sont
reçus dans les petits appartements du Vatican,
où une représentation de la Mandragore, de
Machiavel, a été organisée. Ils lient connais-
sance avec Lucrèce Borgia, qu'accompagnent
ses deux frères François et César. Des fêtes se
succèdent, alternant avec des meurtres ; dans
une partie de chasse à Ostie, le pape, afin
d'augmenter les revenus dusaint-siége, trouve
ingénieux de taxer les péchés et d'échanger
les dispenses contre des florins d'or. Faust
devient l'amant de Lucrèce. Toute cette série
de peintures de fantaisie et d'histoire respire
une incroyable chaleur, et est soutenue par
une progression de vices qui fait quelque-
fois trembler le livre aux mains du lecteur.
Plus que dans les autres Faust, on sent
qu'un souffle vraiment diabolique a passé
par là
Le livre cinquième commence. Ils ont fui
1-2
206 LES RESSUSCITES
Rome. « Muet, sombre et rêveur, Faust était
à cheval à côté du diable. Celui-ci le laissait
avec plaisir livré à ses réflexions, et riait par
l'espérance flatteuse de respirer bientôt avec
lui les douces vapeurs de l'enfer. Ils aper-
çurent Worms dans la plaine ; lorsqu'ils n'en
furent plus éloignés que de quelques jets de
pierre, ils virent une potence à laquelle était
attaché un jeune homme grand et bien fait.
Faust leva les yeux. Un vent frais qui soufflait
à travers les blonds cheveux du pendu, et qui
poussait son corps en avant et en arrière,
permit à Faust de remarquer une taille élé-
gante. Ce coup d'œil lui fit verser des larmes,
et il s'écria d'une voix tremblante :
« — Pauvre jeune homme! quoi! dans la
fleur de ton âge, déjà ici, à ce fatal poteau !
» Le Diable. — Faust, c'est ton ouvrage.
» Faust. — Mon ouvrage ?
» Le Diable. — Considère attentivement ce
jeune homme, c'est ton fils aîné.
» Faust regarda en l'air, reconnut son fils et
tomba de cheval. »
Rien de plus. C'est sec et affreux comme la
GÉRARD DE NERVAL 807
réalité. L'or que Faust a jeté dans sa famille a
dépravé son fils, tué son vieux père ; sa
femme, couverte de lambeaux, va s'asseoir
tous les jours devant la porte du couvent des
Franciscains, attendant les restes du souper
de ces moines. Faust, revenu à lui, appelle la
mort. « Eh bien ! s'écrie-t-il, que mon sang
fume devant l'autel du Formidable ! qu'il se
réjouisse de mes sanglots, je l'ai atteint. Dé-
chire la chair qui enveloppe mon âme incer-
taine et douteuse! Romps le charme, je ne
t'échapperai pas ; et quand même j e le pourrais,
je ne le voudrais pas, car les tourments de l'en-
fer ne doivent être rien en comparaison de ce
que j'éprouve maintenant I — Ton courage,
Faust, me fait plaisir, répond Léviathan; j'aime
mieux entendre ce que tu dis que les hurle-
lements et les sifflements sur lesquels je
comptais. »
Mais le diable de Klinger est un ergoteur, et
il ne veut pas abandonner à si bon compte sa
victime: forcé d'admirer son courage, il lui
conteste sa logique ; il veut que Faust ait mal
vu, mal jugé, et c'est là une thèse au moins
étrange dans une pareille bouche : « Insensé!
dit-il à Faust, tu te vantes d'avoir étudié
203 J.ES RESSUSCITES
l'homme et de le connaître ! As-tu comparé
les besoins et les défauts résultant de sa
nature avec ceux qu'il doit à la civilisation et
à une volonté qui n'est plus la sienne ? Tu n'as
fréquenté que les palais et les cours. Peux-tu
dire que tu connais l'homme, puisque tune
l'as cherché que dans la lie du crime et de la
volupté? Tu as passé avec dédain devant la
cabane de l'homme modeste... » Encore- un
peu, et ce diable deviendrait tout à fait un
diable de Yécole du bon sens, si Faust ne l'in-
terrompait brusquement en ces termes :
« Égorge-moi, et ne m'assassine pas par ton
bavardage, qui tue mon cœur sans convaincre
mon esprit. Vois, mes yeux sont fixes et secs.
Diable, écris dans ces nuages obscurs, avec les
bouillons de mon sang, la belle théodicée que
tu viens de me prêcher ! »
Le dénoûment est prévu. Toutefois Lévia-
than permet à Faust de détacher son fils de
la potence et de l'enterrer dans un champ
voisin, récemment ouvert par la charrue. Ce
devoir accompli, Faust revient vers lui en
disant : — « Ma tristesse et mon malheur sont
à leur comble; brise le vase qui ne peut plus
les contenir. »
GÉRARD DE NERVAL 209
Alors s'exécute cette scène qui a fourni le
sujet de la gravure que nous avons décrite.
Léviathan saisit Faust avec un rire moqueur,
dépouille son àme de son corps comme on
dépouille une anguille de sa peau, déchire ses
membres et les disperse dans la plaine. Puis il
emporte l'àme en enfer.
Dans tout cela, on le voit, il est peu ques-
tion de l'imprimerie, ou il n'en est question
que secondairement. La satire passe à côté.
Mais en somme l'ouvrage est curieux : il
accuse de l'ampleur et de l'ardeur ; il ne
marchande pas avec l'horrible; c'est bien le
roman d'un Allemand mordu par la Révo-
lution.
Gérard de Nerval a laissé de côté l'épisode
du voyage en Angleterre. Il a supposé avec
raison que Glocester était usé sur la scène; en
revanche, il a cherché à développer le drame
du ménage de Faust, et il a agrandi l'impor-
tance philosophique de la découverte de l'im-
primerie. Cette dernière préoccupation n'a eu
et ne pouvait avoir qu'une action médio-
cre sur le public. Néanmoins il est resté un
assez puissant reflet du roman sur le drame ;
et nul n'était plus propre que Gérard de
12.
~I LES RESSUSCITÉ S
Nerval à distribuer cette lumière étrange
sur les diverses parties d'une œuvre théâ-
trale.
III
Gérard m'engageait quelquefois à collabo-
rer avec lui pour le théâtre. Il s'occupait de-
puis très-longtemps d'un drame sur Nicolas
Flamely qu'il me raconta pendant une soirée.
Une autre fois, il m'apporta un petit cahier
tout écrit de sa main, intitulé : la Forêt Noire.
« Lisez-le, me dit-il, vous me direz demain si
nous pouvons en faire quelque chose. » Le
lendemain, Gérard de Nerval ne vint pas. Il
était parti pour La Haye, pour Senlis ou pour
Saint-Germain. Nous oubliâmes tous les deux
le petit cahier. Je l'ai retrouvé dans ces der-
niers temps, et je le transcris ici. On ,y retrou-
vera ce type de Brisacier qu'il affectionnait
particulièrement, et qu'il a reproduit dans
plusieurs de ses ouvrages.
GÉRARD DE NERVAL 211
LA FORET NOIRE
Donnée historique
L'action se passe en 1702, à l'époque où
Louis XIV luttait contre l'empereur d'Alle-
magne dans le Palatinat. L'électeur de Ba"
vière et celui de Cologne étaient alors les al-
liés de la France, et Villars commandait les
armées réunies. On venait de prendre Neu-
bourg, et Villars occupait la ville sous les murs
de laquelle on devait le lendemain livrer une
bataille définitive. Les troupes de Louis XIV
et des électeurs s'étaient établies dans les
principaux édifices, sur les places, et des dé-
tachements gardaient les portes avec ordre
de ne laisser sortir personne de suspect, car
on avait espéré s'emparer de plusieurs protes-
tants réfugiés après les guerres des cami-
sards, auxquels le margrave de Bade avait
donné asile, et qu'on soupçonnait d'aider les
ennemis de leurs talents et de leurs richesses.
L'incendie des châteaux du Palatinat avait
212 LES RESSUSCITES
eu principalement le motif de détruire les
principaux lieux d'asile qu'ils avaient trou-
vés. Les ordres de Louis XIV étaient impi-
toyables sur ce point.
PREMIER ACTE
Près de l'une des portes de Neubourg est
une taverne avec un jardin et des tonnelles
où l'on vient boire. Les soldats de l'armée
victorieuse se mêlent au peuple de la ville
dans cette sorte de redoute. On danse, on boit,
et un piquet de dragons, tout en gardant le
poste, regarde avec curiosité ce peuple étran-
ger insoucieux des maux de la guerre. Un
jeune capitaine, nommé Brisacier, cause avec
un brigadier de musique, nommé Chavagnac ;
ce dernier voudrait se mêler à la valse, mais
le capitaine lui parle de la consigne et de son
âge qui devrait lui commander la gravité.
Brisacier est en effet le plus jeune, mais né
de parents inconnus, élevé dans le régiment,
la protection de Villars, qui ne s'est pas sou-
cié de son origine, mais de son talent, l'a fait
parvenir à son grade. Chavagnac s'attendrit
en causant du passé et comprime avec peine
GÉRARD DE NERVAL 21*.
un secret qu'il doit cacher à Brisacier qu'il a
vu tout petit et qui, quoique son supérieur,
est resté son camarade. Le caractère gai et
bruyant de Ghavagnac le fait échapper vite à
de tristes souvenirs.
Cependant une troupe de Bohémiens se
présente et veut franchir la porte avant que
la ville soit fermée. Ils se sont trouvés pris
dans la ville pendant le siège et leur humeur
vagabonde les appelle ailleurs; ils disent que
de pauvres baladins comme eux ne peuvent
s'exposer aux chances nouvelles de la bataille
qui doit se livrer. Au moment où Brisacier va
donner l'ordre de les laisser sortir : « Sont-ce
bien des Bohémiens? dit le lieutenant chargé
de garder la porte sous les ordres de Brisa-
cier. — IL y a un moyen de s'en convaincre,
dit gaiement le trompette Ghavagnac, c'est de
leur faire montrer leurs talents. »
Le chef des Bohémiens s'intitule comte d'E-
gypte, et se donne comme prédisant l'avenir
et maître des destinées ; sa barbe blanche et
sa tenue solennelle donnent quelque appa-
rence à ses paroles. Une petite vieille qui l'ac-
compagne et qui se dit sibylle, montre des
cartes ou tarots et s'offre à tirer le grand
214 LES RESSUSCITES
jeu. Quant à une jeune fille qui l'accompagne,
celle-là ne sait que danser et chanter pour
attirer la foule autour de ses compagnons.
Sur l'insistance des officiers, elle se dévoile et
chante aux sons du tambour de basque une
chanson gaie qui dispose en sa faveur les as-
sistants.
A peine s'est-elle dévoilée, que Brisacier se
récrie dans un étonnement profond : il a re-
connu en elle les traits d'une peinture vue
sans doute dans sa plus tendre enfance, et
communique sa surprise à Ghavagnac, qui
dès lors partage son émotion.
Brisacier s'approche d'elle et lui parle, lui
demande le lieu de sa naissance et mille dé-
tails que la vieille se hâte d'interrompre; elle
cherche à donner le change. Sous ses traits
basanés, on s'aperçoit qu'elle est jeune et
qu'elle exerce sur la chanteuse une sorte de
protection mystérieuse. Brisacier ne conçoit
pourtant aucun soupçon, et commande aux
soldats de laisser sortir les Bohémiens ; mais
le lieutenant, malveillant et jaloux en lui-
même du capitaine (qui, quoique enfant
trouvé, lui est supérieur en grade, à lui, des-
cendant d'une ancienne famille), a fait préve-
GÉRARD DE NERVAL 2l5
nir le colonel qui envoie l'ordre de retenir ces
gens suspects.
Alors le vieillard, sans abandonner son rôle
de Bohémien, tente de soulever la population
et en ayant l'air de prédire, arrive peu à peu
à faire appel aux idées religieuses des assis-
tants, anabaptistes pour la plupart. Il parle
du bonheur que Dieu promet à ceux qui sou-
tiendront cette cause, et ses chants sont le
tableau des joies mystiques du paradis où les
croyants rejoindront leur famille et retrou-
veront ceux qui leur sont chers. Ce passage
frappe vivement l'imagination de Brisacier
qui pleure sa position d'orphelin et cherche à
suivre les fugitifs. Au moment où le lieute-
nant et lui se disputent sur ce sujet, le colo-
nel arrive, averti qu'on méconnaît ses ordres,
met aux arrêts le capitaine Brisacier et or-
donne que l'on entraîne à la mort ces mal-
heureux qui ont tenté de soulever le peuple.
Brisacier sort désespéré et se sépare avec la
plus profonde douleur de la jeune fille qui va
périr. Seulement à la chute du rideau l'on voit
paraître le général en chef Villars et l'on peut
prévoir un autre dénouaient.
LES RESSUSCITES
DEUXIEME ACTE
Cet acte se passe dans la serre d'un château
du Rhin, situé dans la Forêt Noire, à peu de
distance de Neubourg. Ce château passe dans
le pays pour être hanté des esprits, et Ondine,
la reine des eaux, y attire, à ce qu'on croit,
les jeunes gens séduits par les paroles des Bo-
hémiennes. L'exposition en aura été faite dans
le premier acte. Le trompette Chavagnac en-
tre tenant dans ses bras son capitaine éva-
noui. Il expose qu'après sa condamnation aux
arrêts, Brisacier, craignant de ne pouvoir
assister à la bataille, avait tenté de s'échap-
per de la prison. Aidé par lui, il a sauté d'une
fenêtre haute, mais sa tête ayant porté sur le
sol, il est resté privé de ses sens. En cher-
chant du secours, Chavagnac a traîné son ami
jusqu'à une ouverture par laquelle il est entré
dans le château, et maintenant il appelle, avec
une crainte que l'aspect étrange des lieux
justifie. Des noirs arrivent et transportent le
capitaine sur un banc de gazon. Le trompette
leur recommande de prendre soin de lui et
G É RARD D E N E R V A L 217
cherche à se retirer, mais il ne peut retrouver
son chemin, tout est fermé. Sa crainte des es-
prits revient et il les invoque avec une con-
fiance comique. Bientôt une troupe déjeunes
filles magnifiquement vêtues se répand sur la
scène et elles entourent le capitaine en lui
prodiguant des secours.
Brisacier revient à la vie et se croit dans
un autre monde : les paroles du vieux Bohé-
mien de la veille lui reviennent dans l'esprit,
et il s'imagine qu'étant mort après avoir dé-
fendu ces infortunés le ciel l'a transporté
dans le monde magique qu'ils avaient an-
noncé et où doit briller l'image de celle qu'il
aime. Il la demande et elle paraît, mais non
plus comme une obscure Bohémienne, sous
des habits de grande dame et dans le costume
du tableau qu'il a vu autrefois.
Il doute si c'est l'autre vie ou un rêve qui
lui présente de telles apparitions; mais le
souvenir des Bohémiens entraînés au supplice
lui fait penser surtout que comme lui ils se re-
trouvent dans un monde meilleur. En effet,
la vieille sibylle du premier acte parait en
costume de reine et comme maîtresse du châ-
teau. Chavagnac reconnaît en elle la fée On-
13
SiS LES RESSUSCITES
dine des ballades, tandis que Brisacier in-
voque sa puissance pour lui rendre celle qu'il
aime, qui vient de disparaître encore comme
l'idéal de sa vie.
Au moment où la sibylle semble s'atten-
drir, le vieillard paraît sous des habits d'une
forme ancienne et semble en proie à la fureur
de ce qu'un profane a pénétré dans le châ-
teau. La sibylle le prend à part et lui explique
ce qu'elle suppose, pendant que Chavagnac et
Brisacier se communiquaient leurs impres-
sions, qui chez l'un ont un caractère d'illusion
combattue par le courage, tandis que chez
l'autre la peur et la crédulité augmentent
les éléments de conviction surnaturelle qui
doivent frapper Brisacier.
Cependant le vieillard a déjà conçu une
idée qui le frappe vivement ; la sibylle y
ajoute ses propres observations, mais le doute
fait encore que l'on hésite à prononcer sur
le sort des deux militaires. Car les habi-
tants du château ne sont autre chose que des
protestants réfugiés et la sibylle prétendue
est la margrave Sibylle, souveraine du pays
de Bade qui, surprise dans Neubourg avec
ses protégés, avait pris un déguisement
GÉRARD DE NERVAL 219
pour échapper aux troupes de Louis XIV.
La margrave Sibylle, femme capricieuse et
spirituelle, s'amuse de Terreur de Brisacier et
lui fait raconter sa vie et son origine. Elle ap-
prend qu'il y a dans les souvenirs d'enfance
du jeune homme une impression vive de quel-
que scène terrible à laquelle il a échappé, et
c'est en instruisant de cela le vieillard, ancien
comte iVAlby, qu'elle lui donne matière à ré-
fléchir lui-même. Il se souvient alors d'un
neveu échappé au massacre du château de son
père, dans les Cévennes, et veut savoir si c'est
réellement Brisacier.
Pendant qu'il prépare tout dans cette idée,
la margrave cherche à agir sur l'imagination
du jeune homme en lui disant qu'il est en ce
moment sous le pouvoir des esprits, et que,
soit illusion, soit rêve, c'est le moment solen-
nel de sa vie où il doit se décider entre deux
partis. Il pleure ses parents perdus, il rêve
d'impressions oubliées ; la volonté céleste va
les lui rendre, et alors il se prononcera.
En effet, un portique en style de la renais-
sance qui fermait le fond du théâtre ouvre
ses portes et l'on aperçoit une table entourée
de convives en costumes du siècle précédent.
220 LES RESSUSCITES
Une jeune fille est à la droite du seigneur
protestant, qui lui-même paraît plus jeune ;
c'est toujours la Bohémienne, mais c'est en
même temps la personne dont l'image est res-
tée dans Timagination du capitaine.
Pendant que ces personnages prennent part
au banquet de famille, le son d'une trompette
retentit au dehors. A ce moment, Chavagnac
porte la main à son clairon et s'écrie comme
pris d'un souvenir terrible : « Les huguenots
à mort I à mort I » Un clairon vêtu comme lui
entre dans la salle en répétant ces mots ; des
soldats costumés en dragons de Louis XIV se
précipitent sur les protestants, et les portes
du pavillon se referment au moment du tu-
multe que doit amener cette situation.
Brisacier, cependant, a revu dans cet ins-
tant toute une scène dont le souvenir vague
n'avait jamais été expliqué pour lui; quant à
Chavagnac, en proie à la plus profonde ter-
reur, il demande pardon aux esprits vengeurs
qu'il croit irrités contre lui, et raconte que
c'est en effet lui-même qui a sonné l'attaque
du château protestant. Seulement Jl a sauvé
du milieu des morts et. des blessés un jeune
enfant qui n'est autre que Brisacier, et l'ayant
GÉRARD DE NERVAL 221
fait élever dans la foi catholique et adopter
par le régiment, il ne lui a jamais parlé de sa
naissance et a détourné ses idées des pre-
mières impressions de sa vie.
La margrave reparaît, et pour effacer ces
sombres souvenirs, elle ramène autour de
Brisacier les jeunes filles qui lui présentent la
coupe de l'oubli ; la seule image qui reparaît
est celle de la fille aimée; elle lui chante et le
bonheur et la perspective de se rendre digne
d'elle en protégeant les malheureux proscrits.
Cependant le sommeil s'empare des deux mi-
litaires, et l'on comprend que c'est dans cet
état, du à une liqueur préparée, qu'ils seront
transportés hors du château.
TROISIÈME ACTE
La scène se passe dans le camp français au
bord du Rhin. La bataille a lieu dans le loin-
tain, dans la plaine de Friedlingue, et les
paysans effrayés viennent demander protec-
tion aux troupes de réserve qui gardent le
camp. La compagnie de Brisacier se désespère
de ne pas prendre part au combat. En ce mo-
ment, Brisacier et Chavagnac, pâles de la
222 LES RESSUSCITES
nuit qu'ils ont passée, reparaissent et cher-
chent à échapper aux interrogations. Le capi-
taine veut regagner la salle des arrêts, mais
on vient annoncer que la bataille est perdue
et que l'aile gauche des impériaux se prépare
à attaquer le camp. Le peuple effrayé s'a-
dresse au capitaine, qui voyant revenir des
soldats débandés prend sur lui la résolution
d'appeler sa troupe aux armes.
Pendant que les paysans suivent avec an-
xiété les chances du combat, les chefs victo-
rieux reviennent du côté opposé, et là se
passe la scène historique dans laquelle les
soldats nommèrent Villars maréchal de
France sur le champ de bataille. Cependant
une inquiétude interrompt ce triomphe : on
apprend à Villars qu'un parti de troupes dé-
bandées ont été ramenées au combat par une
compagnie de réserve, qui elle-même a été à
la fin repoussée par le gros des ennemis en
retraite. On envoie du monde pour les déga-
ger, et bientôt l'on ramène Brisacier con-
fondu. Parmi les ennemis qu'il a trouvés en
face de lui, il a reconnu le vieillard mysté-
rieux, et n'osant le frapper il s'est précipité
parmi les ennemis en appelant la mort. Gon-
GÉRARD DE NERVAL 883
duit devant le général en chef après avoir été
dégagé, il demande d'être' jugé selon la ri-
gueur militaire, et les chefs ne peuvent pro-
noncer autre chose que la mort ; au moment
où le conseil se réunit pour prononcer cet
arrêt, on amené des prisonniers faits dans la
sortie qui a été cause de ce désordre et qui, on
le comprend, a été tentée par les habitants du
château. Le capitaine Brisacier, qui, en proie
à des idées mystiques, ne voulait plus que
mourir pour retourner au séjour féerique en-
trevu la nuit précédente, reconnaît avec déses-
poir les habitants du château qui ne sont plus
que des proscrits ; le lieutenant, jaloux de son
grade qui lui a nui encore dans cette affaire,
raille Chavagnac qui, pour essayer de sauver
son ami, avait raconté les circonstances fan-
tastiques de la nuit. Cette ironie porte en
même temps au cœur de Brisacier; toutefois
les prisonniers viennent près de lui, et une ex-
plication donnée par la margrave achève de
dissiper ses doutes. En même temps la mar-
grave lui apprend que l'électeur roi des Romains,
son parent, traite en ce moment même avec
Villars, et que, grâce à des concessions faites
à la France, la délivrance des prisonniers est
224 LES RESSUSCITES
assurée. Ne se doutant pas en outre de la po-
sition dans laquelle s'est mise Brisacier, elle
appelle Diane et réunit les amants comme dé-
sormais fiancés. Là a lieu une scène où Brisa-
cier mêle tristement en lui-même la perspec-
tive de sa mort à l'heureuse destinée qui lui
arrive en apparence.
Le voilà reconnu membre d'une illustre fa-
mille, on lui promet celle qu'il aime ; tout s'é-
claircit autour de lui; ces êtres fantastiques,
entrevus comme dans un rêve, sont vivants et
lui va mourir! Au moment où, n'osant les dé-
tromper, il accepte ce que la margrave lui pro-
met, la décision du conseil de guerre est an-
noncée et consterne les assistants.
La margrave quitte la scène,.avertie de l'ar-
rivée de l'électeur roi des Romains. Elle court
à lui pour l'implorer, et l'on apprend bientôt
qu'il est en conférence avec Villars. Mais ce
qui rend la grâce impossible au moment où
elle semble décidée, c'est qu'un sergent cou-
pable d'une faute analogue a été déjà passé
parles armes. Cette péripétie, à laquelle on
peut ajouter le murmure des soldats qui
croient qu'on va faire un passe-droit à
cause de l'origine noble du capitaine désor-
GÉRARD DE NERVAL 225
mais reconnue , amène une résolution par
suite de laquelle un peloton est commandé
pour l'exécution par les armes de Brisacier. Le
trompette Chavagnac parle en secret aux sol-
dats choisis pour cet acte, lesquels sont de
vieux soldats qui, comme lui, ont concouru à
sauver autrefois Brisacier enfant.
La nuit commence à tomber et les troupes
repassent le Rhin en abandonnant la rive, par
suite du traité fait avec l'électeur; on entend
bientôt le bruit de l'exécution de Brisacier, et
les proscrits se désolent sur la scène de cette
condamnation qui s'exécute derrière les arbres
voisins. Mais un instant après, la troupe res-
tée en dernier lieu s'embarque, et Brisacier,
qui n'a subi qu'un simulacre d'exécution des-
tiné à tromper l'armée, se jette dans les bras
de ses parents avec lesquels il vivra désormais
en épousant Diane d'Alby.
13
LASSAILLY
11 était uu peu plus de minuit. Le poète
Lassai] ly venait de se coucher.
Lassailly n'était alors connu que par sa mai-
greur extraordinaire, quelques strophes fa-
rouches, et un livre intitulé : Les Roueries de
Trialph, notre contemporain avant son suicide.
Lassailly venait de se coucher, bien que l'on
fût en pleine époque de romantisme et que les
nuits appartinssent de droit aux orgies écheve-
lées, ou tout au moins aux veillées fiévreuses.
11 s'était couché en ricanant, en se traitant lui-
même de bourgeois, et en récitant ironique-
•?-'* LES RESSUSCITES
ment devant son miroir des fragments de la
Henriade.
Puis, après ces affreux blasphèmes, il avait
soufflé sur la tête de mort dans l'intérieur de
laquelle il avait coutume de placer sa bougie,
— et il s'était endormi en invoquant le cau-
chemar.
A ce moment, la maison fut ébranlée par
plusieurs coups de marteau. Une voiture ve-
nait de s'arrêter devant la porte ; un homme
en descendit, qui se fit indiquer la chambre
de Lassailly, voisine des étoiles, et qui y monta
malgré l'heure indue.
Deux laquais en livrée le précédaient, por-
teurs d'étincelants flambeaux.
Aux lueurs féeriques qui se répandirent par
le trou delà serrure, et aux bruits de voix qui
remplissaient l'escalier, Lassailly se réveilla en
sursaut et chercha convulsivement sous l'o-
reiller son poignard malais, tordu en flamme.
— Ouvrez, lui cria-t-on.
— Qui est là?
— M. de Balzac.
A ce nom, qui était alors aussi glorieux
qu'aujourd'hui, Lassailly s'empressa de revêtir
le pantalon de molleton, mi-partie rouge et
LASSAILLY 229
vert, qui lui donnait l'aspect du plus osseux-
figurant des théâtres du boulevard.
Après quoi, il alla ouvrir.
C'était bien M. de Balzac, en effet, avec son
chapeau aux bords retroussés, sa grosse canne
enrichie de turquoises et ornée d'énormes
glands. Il était jeune; ses cheveux étaient
d'un beau noir: ses yeux, sa bouche avaient
cette ardente et heureuse vivacité qui mon-
traient son génie entier. Un peu d'embon-
point ne lui nuisait pas.
En ce temps-là, — temps bien éloigné de
nous déjà! — M. de Balzac était non-seule-
ment le premier, mais encore le plus fécond de
nos romanciers.
Il avait besoin d'un collaborateur pour rem-
plir divers engagements pris trop précipitam-
ment avec ses éditeurs, et il avait jeté ses vues
sur Lassailly, dont le talent était incontesta-
ble, quoique singulier et surtout peu pratique.
M. de Balzac expliqua en peu de mots à
Lassailly ses intentions, et, sans lui laisser le
temps de répondre, il l'entraîna jusqu'à sa
voiture. Les deux laquais soufflèrent sur les
flambeaux et les mirent dans leurs poches.
Le cocher fouetta vers les Jardies.
230 LES RESSUSCITES
Les Jardies sont, comme on le sait, situées
à Ville-d'Avray, sur un petit versant. Il ne
faut pas croire à toutes les farces que l'on a
émises sur leur construction. C'est une mai-
son charmante, que le propriétaire actuel,
sans presque rien y changer, a divisée en
petits appartements qu'il loue pour la saison
fleurie.
Pendant le trajet, M. de Balzac avait déve-
loppé à Lassailly ses plans, ses comédies, ses
éditions à remanier, ses projets de revue, ses
rêves d'administration pour la Société des
gens de lettres, ses traités avec les journaux,
ses procès, ses grands voyages, sa doctrine
politique , ses inventions industrielles , ses
idées sur l'ameublement, sur le costume, sur
la démarche, sur l'hygiène, sur les sciences
occultes, sur le sentiment religieux, sur les
tribunaux et sur les banques de toutes les
nations.
Quand on arriva aux Jardies , Lassailly
avait la tête grosse comme une mosquée.
Il n'osait souffler mot, cependant.
M. de Balzac l'attela à une besogne de Ti-
tan et le soumit à un de ces incroyables régi-
mes dont il a été souvent parlé : café toutes
LASSAILLY 181
les heures, épinards, oignons en purée, som-
meils interrompus.
L'étonnement soutint Lassailly pendant
les premiers jours et pendant les premières
nuits. Toutefois, ses pommettes rougissaient,
et ses yeux commençaient à sortir de leur
orbite !
M. de Balzac, au contraire, était joyeux et
à Taise comme une salamandre dans un bon
feu. 11 se promenait de long en large dans sa
Comédie humaine, causant avec tous les person-
nages et les précipitant à la traverse de nou-
velles intrigues, dotant Rastignac de plusieurs
millions, procurant un amant à madame de
Maufrigneuse, rêvant une évasion pour Vau-
trin, couronnant de fleurs le grand poète Ca-
nalis , se vengeant du critique Blondel ou
tuant le pauvre et joli petit diable d'Angou-
lême, Lucien de Rubempré.
Au milieu de tous ces gens avec lesquels il
était loin d'être aussi familier, Lassailly sen-
tit qu'il allait devenir fou.
Aussi, le cinquième jour, demanda-t-il un
congé à M. de Balzac; mais M. de Balzac le
remit à huitaine.
Lassailly patienta encore; le café lui ron-
232 LES RESSUSCITES
geait les entrailles; il n'y voyait déjà plus.
Enfin, la semaine s'écoula. Mais la besogne
n'était pas terminée: il manquait un demi-
volume. M. de Balzac s'emporta, fit la sourde
oreille et alla fermer à double tour la porte
de la maison. Puis, on apporta du café, — et
les deux plumes recommencèrent à grincer
sur le papier...
La nuit suivante, par un beau clair de lune,
un homme pâle et décharné comme un spec-
tre, les vêtements en désordre, sans chapeau,
escaladait le mur du jardin, avec tous les si-
gnes du plus vif effroi et de la plus grande
précaution.
C'était Lassailly qui s'enfuyait des Jardies.
II
Charles Lassailly n'était pas précisément
fou, — mais le peu qu'il a fait imprimer est
empreint d'une couleur étrange. Sa phrase a
LASSAILLY 233
des faces inusitées, des éclats soudains, des
ténèbres et des lueurs.
Son livre des Roueries de Trialph est ce que
j'ai lu de plus échevelé dans ce genre, et l'ef-
fet en fut tel qu'il a pesé sur toute sa vie. La
Bévue des Deux Mondes, où il a écrit ensuite
plus d'une page charmante et contenue, ne lui
permit jamais de signer son nom, — à cause
de cet antécédent.
Balzac, qui a eu pour secrétaires, quelque-
fois même pour ébaucheurs ou grossoyeurs
de besogne, les cinq ou six plus intelligents
des écrivains de ce temps-là : Edouard Our-
liac, Théophile Gauthier, Laurent Jan, de Gra-
mont, — et, dit-on aussi, Jules Sandeau; —
Balzac, qui possédait au delà de toute expres-
sion le flair, avait flairé Lassailly. « C'était, a
raconté M. Amédée Achard, lorsque se pré-
parait le tableau gigantesque de la Comédie
humaine. M. de Balzac veillait sept nuits par
semaine : à cette manufacture de romans il
avait adjoint une fabrique de drames. Ce
pauvre Lassailly, de mélancolique mémoire,
celui-là même que ses amis appelaient Trialph,
lui servait de secrétaire... x>
Lassailly a écrit un peu partout, mais sur-
234 LES RESSUSCITES
tout dans les recueils les plus inconnus. I
avait un talent réel pour les vers, une fac-
ture gênée, mais un ton âpre; — j'ai lu dans
un magazine oublié, intitulé : les Étoiles, un de
ses plus longs morceaux, le Prolétaire, qui est
écrit avec du feu sombre. Comme tous les poè-
tes amers, il évoque beaucoup Gilbert, et c'est
avec de funèbres pressentiments qu'il rap-
pelle sa mort déplorable1.
Moi cependant je m'étonne de trouver dans
l'àme des démocrates (Lassailly était républi-
1. Qu'il me soit permis de revenir sur un fait, que j'ai déjà
eu l'occasion de constater. Notre xixe siècle veut absolu-
ment que Gilbert soit mort de misère, parce que Gilbert est
mort à l'Hôtel-Dieu. J'en suis fâché pour le xixe siècle, mais
il doit chercher ailleurs ses sujets d'apitoiement, qui du reste
ne lui manqueront pas. Gilbert, lorsqu'il mourut, était tout
à fait dans l'aisance; il avait surmonté les obstacles du début;
il avait percé la foule ; souvent on le rencontrait vêtu d'un
magnifique habit brodé d'or. Sa folie est due, non pas à une
accumulation de déceptions littéraires, comme on l'a pré-
tendu, mais à une cause purement accidentelle, à une chute
de cheval qui occasionna une fièvre chaude, pendant laquelle,
— tout le monde sait cela, — Gilbert avala une clef. Dans ces
circonstances, on le transporta à l'Hôtel-Dieu, c'est ce qu'on
avait de mieux à faire.
Sans doute, la pauvreté fait très-bien au bout d'un vois
mais la vérité fait encore mieux. Plaignons Gilbert de sa
mort prématurée, mais n'en tirons pas de conséquence. Mer-
cier, qui était un de ses amis et qui a recueilli son dernier
soupir, a donné sur l'état de sa fortune les renseignements
les plus rassurants.
LASSAILLY '-35
cain) une telle tendresse pour ce Gilbert qui a
tant guerroyé contre les philosophes et les
hommes de progrès, ce Gilbert qui mangeait
à la table de l'archevêque de Paris, ce Gil-
bert qui, s'il vivait encore, serait infaillible-
ment traité dé réactionnaire, de jésuite > de poëte
de sacristie. 0 inconséquence des enfants de
Voltaire !
Quand ce ne fut plus M. de Balzac, ce fut
M. Viliemain qui employa notre vagabond
Lassailly. Chez M. Viliemain, Lassailly oc-
cupa ses heures de loisir à composer des
drames invraisemblables et un poème qui
n'a pas paru.
Sa pauvre tête allait de droite à gauche,
battant ainsi la poésie, l'histoire, la politique,
le théâtre, — et ne trouvant qu'un mur par-
tout. A force de s'y cogner, elle se rompit. La
fin de Lassailly-Trialph ressemble assez à la
fin d'Edouard Ourliac, cet autre secrétaire de
Balzac. — Le maître aussi a rejoint ses secré-
taires I — Lassailly disparut soudainement
du monde, et nul ne sut où il s'était réfugié.
On s'inquiéta de lui les premiers jours, on
hocha la tête, et quelques-uns proposèrent de
le réclamer par la voie des journaux; au bout
m LES RESSUSCITES
d'une quinzaine on n'y pensa plus. Pendant ce
temps, seul, clans une maison située à l'om-
bre de l'église Saint-Étienne-du-Mont, Las-
sailly, agenouillé et se meurtrissant la poi-
trine, expiait les Roueries de Trialph. La religion
l'avait gagné tout entier, ou plutôt la religion
l'avait reconquis, — car il avait été autrefois
un pieux enfant, soumis à sa mère et à Dieu.
Même histoire pour Ourliac.
Partis tous les deux du même point, tous les
deux devaient y revenir, à quelques années de
distance seulement. Mais entre le départ et le
retour, quelle parabole excessive n'ont-ils pas
décrite l'un et l'autre! Quel voyage extrava-
gant dans les terres australes de la littérature,
à travers la révolution de Juillet, le Figaro, les
premières représentations du drame moderne,
Renduel et Ladvocat, les délires byroniens, le
saint-simonisme, les gravures foncées de Tony
Johannot, M. Viennet vaincu, l'hémistiche
brisé ou la mort!
Ourliac était le plus sage, rendons-lui cette
justice; il était le plus moqueur aussi; l'auteur
de Gil-Blas avait du le tenir sur les fonts baptis-
maux. Lassailly ne procédait de personne,
c'est pourquoi il procédait un peu de tout le
L A S S A I L L Y 237
monde; il jouait bon jeu bon argent, comme on
dit; il était tout cœur, tout inspiration ! — Il
est mort le premier.
Voici comment M. Jules Janin, qui eut vent
du décès, a parlé de ce pauvre garçon dans le
feuilleton des Débats :
« Nous avons vu mourir un des nôtres cette
semaine, ce jeune Lassailly dont la triste des-
tinée pleine d'enseignements ne servira d'en-
seignement à personne. 11 était venu, lui
aussi, du fond de sa province, la tête remplie
de chefs-d'œuvre et son portefeuille vide. En
cinq ou six ans de cette vie littéraire qui tue
les corps, les âmes et l'esprit, le pauvre jeune
homme avait rempli son portefeuille; mais ce
portefeuille rempli, sa tête était vide.
« ,.. Avant d'être déclaré et reconnu ma-
lade, il écrivait à lui seul un journal, tout un
journal, une feuille impitoyable, dans laquelle
il traitait sans pitié quiconque tenait une
plume en ce siècle. Il les appelait — des gens
épuisés, — des génies avortés, — des roman-
ciers aux abois, — des novateurs usés jusqu'à
la corde, — des copistes, des plagiaires, —
des bandits qui écrivaient pour vivre. Il était
sans pitié, il était furieux, à ce point qu'il
338 LES RESSUSCITES
fallait nécessairement que ses victimes fus-
sent enfermées aux Petites-Maisons, ou que
lui-même il y fût enfermé. Ce fut lui *.
« ... Dans les désordres de sa pensée, il
avait des naïvetés charmantes. C'est lui qui
m'écrivait : — Vous avez parlé avec tant de ten~
dresse de noire ami *** . C'est une injustice, il ri est
pas si fou que moi! »
Il n'en a guère été écrit plus long, je crois
sur la vie et la mort de Lassailly. Cette figure
incertaine, cet esprit disséminé, contrariant,
trop irrésolu ment fantasque; cette plume fati-
guée avant d'avoir tracé son premier mot, ce
poète toujours en guerre avec lui-même, n'était
pas d'ailleurs d'un si grand poids dans la ba-
lance littéraire. Heureux est-il encore d'avoir
pu arracher à l'indifférence de la critique ces
quelques lignes d'épitaphe!
1. Revue critique, journal mensuel. S'adresser pour tout ce
qui concerne la rédaction, à M. Lassailly, rue Caumartin, 41.
On s'abonne à la Tente, galerie Montpensier, 6. Janvier 1840
(Imprimerie Belin et O, rue Sainte-Anne, 55). — A l'appui de
ce que dit M. Janin, voici quatre vers d'une Ode à l'Aristo-
cratie contenue dans le premier numéro de ce journal :
O calomnie aux ongles longs!
u menteur Journalisme, éloquence sans âme,
Héroïsme bâtard, inglorieuse lame
D'assassins qui n'ont pas de noms !
LASSAI 1. L Y 88S
Si pourtant l'on rue demande d'où me vient
cette sympathie pour ces inconnus, ces ou-
bliés, ces dédaignés, et pourquoi je m'attache à
reconstruire leur œuvre d'égarement, tandis
qu'il y a autour de moi tant d'écrivains cor-
rects et sérieux, tant de professeurs traduisant
Perse et Juvénal, tant de gens d'étude, uni-
versitaires et autres, qui s'accommoderaient
si parfaitement d'un peu de publicité; — je
répondrai, d'abord, que je n'aime donner
qu'aux infiniment pauvres, ensuite que la
compassion littéraire porte en elle-même son
pourquoi, et qu'il suffit d'avoir un peu de
talent et beaucoup de malheur pour m'attirer;
toutes raisons excellentes. Mais les vrais biblio-
philes ne me feront jamais de questions sem-
blables : rassurons-moi.
Et puis, il me semble que l'histoire des gens
presque inconnus doit avoir pour beaucoup de
lecteurs l'attrait du roman; — tout l'invrai-
semblable dans le vrai, songez-y! Un nom sans
autorité comme Pierre ou Jean, à peine quel-
que chose de plus que les héros imaginaires,
quelques lignes imprimées dans un coin, juste
de quoi justifier d'une existence réelle, trois
ou quatre personnes qui disent : Je l'ai connu!
240 LES RESSUSCITES
voilà tout. Du reste, de la passion, des événe-
ments, de la douleur, des larmes tant qu'on en
veut, de la raillerie parisienne, rognures des
petits journaux sanglants, de la verve, du
coup de fouet; — et enfin, au bout de tout
cela, la vérité, la grande vérité, qui se porte
caution de votre attendrissement!
Les choses qui sont arrivées à Lassailly ne
sont-elles pas aussi intéressantes que les
choses qui ne sont pas arrivées aux person-
nages d'Alexandre Dumas? Sa folie ne vaut-
elle pas les folies inventées? Ses amours —
ces mystérieuses amours de Lassailly pour une
grande dame avérée — ne peuvent-elles être
comparées aux amours d'imagination? Meu-
rent-ils autrement, les Arthur d'in-octavo?
Une des choses qui me font aller vers l'auto-
biographie, de si bas qu'elle parte, c'est la dé-
fiance de ma sensibilité, qui ne veut pas,
autant que possible, se laisser intéresser à
faux ou à vide.
Les Roueries de Trialph sont évidemment une
autobiographie déguisée. Comme ce livre est
rare, — je ne sais pas pourquoi, — et qu'il
offre en outre mille curiosités de sentiment et
de style, on souffrira que j'en fasse le dépouille-
LASSAILLY 241
ment analytique. Selon moi, la critique rétros-
pective est la meilleure et la plus efficace; j'es-
sayerai un jour de rappliquer à quelques-unes
des œuvres soi-disant considérables publiées
depuis vingt ans.
Gomme tous les livres de 1833, les Roueries
de Trialph débutent par une préface, une lon-
gue préface, qui vous monte à la tête comme
la vapeur d'une tonne de bière au moment
de la fermentation. Cette préface ne dit rien,
comme beaucoup de préfaces ; mais au moins
elle sait qu'elle ne dit rien, ce qui constitue le
premier des mérites négatifs. « Après tout,
ce sont mes mémoires que je signe. J'ai nom
Trialph. Point de généalogie. Je sais seule-
ment que Trialph vient de Trieilph. Cette
expression, dans la langue danoise, signifie :
GACHIS. »
La préface mentirait à sa date, si elle n'a-
malgamait dans un éblouissant éclectisme
Napoléon, Richter, la Morgue, Rabelais, Sha-
kespeare, Robespierre, le préfet de police et
Malherbe. Dans sa préface, Trialph cause par-
ticulièrement delà République, qu'il voudrait
savoir possible; mais, hélas! murmure-t-il, on
ne rencontre plus personne de bonne volonté :
14
24& LES RESSUSCITES
« En France, quel citoyen échelonnera hum-
blement sa capacité à me cirer mes bottes de
poëte crotté? » Ainsi raisonne Trialph. En
littérature, il paraît n'être d'aucune école, on
ne trouve pas un seul nom contemporain sous
sa plume.
«Ce que j'écrirai ici, je l'ignore. Je veux
seulement esquisser quelques vérités sur le
citoyen Cœur humain. » Le malheur est que
les vérités de Trialph sont trop souvent sau-
poudrées d'immoralité. J'aurais voulu le con-
naître au temps où, selon son expression , il
avait des illusions comme un eunuque de la
graisse. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'un rica-
neur, et de la pire espèce encore : un ricaneur
qui veut être plaint! Sa préface est une paro-
die sérieuse des préfaces les plus célèbres; il
penche la tête d'un air douloureux et se de-
mande où va le monde, — à propos des amours
de Nanine et d'Ernest, qu'il va raconter tout
à l'heure.
Au milieu de ces digressions usées, de ces
moqueries sans motif, de ces colères inutiles,
de ces dédains littéraires , de ces saccades
prévues, au milieu de toutes ces choses ina-
chevées et recommencées dont se compose
LASSAILLY 24:'-
cette préface, il y a cependant un élan de
cœur que je ne puis suspecter, et qui tranche
sur l'allure divagante du morceau :
« J'ai un aveu qui me pèse,
« Je suis malheureux...
« Oh I ma pauvre mère !
« Ma mère! Tu m'as donné la vie, tu as
veillé pendant des nuits longues et froides
auprès de moi, qui reposais dans un berceau;
tu m'as enlacé de soins et de tendresse, tu as
pleuré beaucoup sur mon avenir; tu m'avais
averti... Je t'ai coûté la santé, le bonheur, ma
mère, hélas I et je maudis mon existence!...
« Oui, je la maudis ! »
Les Roueries de Trialph commencent par un
bal, en plein faubourg Saint-Germain.
On voit passer le héros en habit boutonné.
Il est moins sombre que d'habitude; il a
formé le projet, ce soir-là, de se gargariser de
quelques drôleries de sentiment.
Amer Trialph !
En conséquence, après quelques minutes
d'examen sous un candélabre, il entre en ado-
ration d'une jeune fille et d'une femme mûre,
— toutes les deux à la fois.
La déclaration d'amour à la jeune fille
■2U LES RESSUSCITES
assez étonnante. Il lui dit: — Mademoiselle, je
vous aime autant que la République.
« La jeune fille devint rose d'émotion. »
Trialph fait une pirouette, et se dirige en-
suite vers la femme mûre, laquelle est une
comtesse de haute vertu, avec des yeux bleus,
un teint pâle sous le bismuth et le vermillon,
et une taille à Pentonnoir.
Il lui demande un rendez-vous pour le len-
demain.
Ces deux exploits accomplis, — Trialph s'en
va se coucher.
Au fond, ce Trialph est un mauvais drôle,
toujours grinçant des dents, mal frisé, démi-
mant tout, passant de longues heures en tête
à tête avec un pistolet chargé, lisant lui aussi
ses prières dans lord Byron, mâchonnant un
éternel blasphème sous sa lèvre crispée, et
goûtant une joie sauvage à s'accouder sur le
parapet du pont Notre-Dame, en regardant
d'un œil fasciné les nappes verdâtres de la
Seine. Un Jeune-France, enfin.
Ces Jeune-France sont si loin de nous, que
cela vaut la peine d'en parler.
Comme tous les Jeune-France, Trialph a
sur sa chiffonnière, auprès de son lit, une tête
LASSAILLY 245
de mort non lavée à la chaux, toute jaune
encore de rouille humaine. Dans le creux de
l'œil droit il a placé la montre d'un curé de
campagne (le parrain de Mardoche, probable-
ment), et dans le creux de l'œil gauche un
charmant petit thermomètre. — La char-
pente osseuse du nez lui sert à suspendre
ses bagues d'or et le camée d'un bracelet
qu'il « a volé un jour à une fougueuse Ita-
lienne, qui s'est mise depuis à chanter, la
misérable créature, pieds nus, sur les boule-
vards. »
Triaiph, à son réveil, met des gants glacés
et se rend chez la femme mure à qui il a de-
mandé un rendez-vous, madame la comtesse
de Liadières.
Il fait sa cour à la façon des Jeune-France,
c'est-à-dire il ricane, il pâlit, il déchire sa poi-
trine avec ses ongles, il pose sa main sur la
rampe du balcon en murmurant : — Mon
Dieu! que le ciel est pur; mon Dieul que cet
air est suave I... Mais lui, son front est brû-
lant, son sang bout dans sa tempe à lui ouvrir
le crâne; il essaye de parler de choses indif-
férentes, du bois de Boulogne, du paillasse
Deburau, de l'athéisme, des Polonais, de tout
14.
•346 LElS RESSUSCITES
ce qui est à la mode; enfin il se jette aux ge-
noux de la comtesse et la tutoie :
— Femme! que tu es belle ainsi!
La comtesse ne fait pas jeter cet animal à
la porte. Au contraire; elle le trouve intéres-
sant, nouveau. Cela enhardit Trialph, qui se
lance dans toutes sortes de sarcasmes contre
l'amour, contre la patrie, contre la gloire,
contre les belles-lettres, contre la lune, con-
tre la législation actuelle, contre les jolies
femmes, et qui termine par un éclat de rire eon-
vulsif, — cet éclat de rire convulsif sur lequel
ont vécu tant de romans et tant de drames.
— Vous m'effrayez, dit la comtesse de Lia-
dières; pourquoi rire ainsi?
— Je ris, madame, de ne pas me voir pendu
ou brûlé vif. Un matin que je rencontrerai la
signora Société dans les rues de Paris, je veux
en passant lui jeter au nez cette prédiction
qu'elle mourra Tannée prochaine, s'iléclôt par
hasard en France trente faquins de bouffons
comme moi!
Gela est bien sage dans la bouche de Trialph .
Mais Trialph ne demeure pas longtemps
dans sa franchise. Quand il lui est bien prouvé
que la comtesse l'aime, le voilà qui devient
LASSAI LL Y ?41
brutal et grossier envers cette femme char-
mante; le voilà qui l'appelle coquette, dé-
loyale, qui lui parle de M. Liadières et qui se
déchaîne contre l'adultère. 11 marche à grands
pas dans le boudoir, il est écumant, il est fré-
nétique ; enfer et puissances du ciel I Massacre
et railleries 1 II casse le cordon de la sonnette,
il éreinte le tapis à coups de talon de botte, il
frappe à poing fermé sur le piano. La com-
tesse, épouvantée, se roule dans un coin
comme un serpent en spirale. Immobile et
muet, Trialph la glace d'un sourire diabo-
lique.
« Je devais être horriblement beauf » ajoute-t-il.
Vraiment, j'éprouve quelque honte à vous
raconter ces désordres. Telle était pourtant
une scène d'amour en ces temps-là, tels étaient
les amoureux du livre et de la scène. Trialph
n'est guère plus exagéré qu'Antony ; il ne sait
pas ce qu'il veut, il ne veut plus ce qu'il a de-
mandé, il menace, il implore, il sanglotte, il a
la fièvre.
Ils avaient tous la fièvre, alors.
Celte furia d'amour, répandue en littérature
par Itidiana, par les drames fauves, par les
poésies noires, a été assez heureusement ca-
243 LES RESSUSCITES
ractérisée dans un vaudeville joué par Arnal :
Quel plaisir de tordre
Nos bras amoureux,
Et puis de nous mordre
En hurlant tous deux !
Vous voyez que Trialph est tout à fait dans
la tradition, lorsque hérissé, funeste et se yor~
giasant à Taise dans son délire satanique, il
foule aux pieds cette femme du monde, cette
comtesse, absolument comme si c'était ma-
dame Dorval.
Silence! Voici le mari qui entre, M. de Lia-
dières.
« M . de Liadières alla se poser debout devant
la cheminée. Il contempla d'.un air froid et sé-
rieux la comtesse, qui n'osait s'approcher de
lui. Elle était échevelée. Le vieillard soupira.
Jamais la majestueuse sérénité de son front
chauve ne m'avait inspiré autant de respect;
il me paraissait voir une ondée de lumière des-
cendre sur le visage de cet homme comme un
rayon pur de soleil sur la neige éblouissante
des Alpes. Oh! il était beau, ce vieillard! Qu'il
était beau! »
Reconnaissez le vieillard de Portia, d'Alfred
de Musset, ce même vieux à tiroir, — dévasté
LASSAILLY 240
et noble, — qui défraie toute la littérature
d'après Juillet.
Trialph et le vieillard se sont compris dans
un seul regard : ils se battront à la pointe du
jour.
En attendant, Trialph va diner avec des
républicains qui conspirent.
Il sable le Champagne.
Il fume des feuilles sèches d'opium.
Les républicains émettent divers procédés
pour se défaire du roi Louis-Philippe.
— Je m'offre, s'écrie l'un d'eux, à le piquer
avec une aiguille aiguisée d'acide prussique,
en lui donnant une poignée de main, comme il
en prodigue aux vils séides qui se foulent au devant
de son cheval.,.
— Quand agiras-tu?
— Je voudrais bien ne plus souffrir du pied :
jamais je ne parviendrais à m'échapper...
Interrogé à son tour, Trialph convient qu'il
n'est qu'un détestable farceur dont ils n'ont
pas besoin.
Fi du Trialph !
Trialph laisse-là cette mauvaise compagnie.
Il entre au Théâtre-Français.
Il se promène dans le foyer, où sont réunis
250 LES RESSUSCITES
les' aristarques de la presse : « colporteurs de
cancans, jansénistes littéraires; puis, tout le
servum pecus romantique des moutons qui bê-
lent, parce que le bélier marche en avant; ai-
glons de basse-cour, rapsodes benêts, auto-
mates extatiques qui dansent toute une soirée
comme les poupées de l'immortel Séraphin! »
Ah çà! dira-t-on, Trialph n'est donc pas ro-
mantique?
Certainement non!
Trialph professe des opinions énergique-
ment classiques, — à la façon d'Eugène Dela-
croix, — il adore Athalie et Phèdre,
Trialph classique, c'est bien plus drôle !
Ainsi charme-t-ii ses loisirs, en attendant
l'heure de son duel avec M. de Liadières.
A ce duel, M. de Liadières juge convenable
d'amener, en guise de témoin, sa femme,
la comtesse, — ce qui déroute entièrement
Trialph.
— La religion des usages, pense-t-il, se re-
fuse à ce que j'assassine le mari de ma mai-
tresse devant elle. Je n'ai encore rien vu de
cela dans aucune de nos pièces, dans aucun de
nos romans. Je ne veux pas devancer le drame
de la scène dans le drame de ma vie. La litté-
LASSAILLY 251
rature crée des mœurs aux sociétés qui veulent
sembler vivre. La bonne décence prescrit le
reste aux honnêtes gens qui ont du goût.
Il essaie de soumettre à M. de Liadières
cette observation pleine de délicatesse.
Mais le beau vieillard le traite de misérable
et lui croise ses deux poings sous le menton.
C'est un ancien militaire, comme tous les
vieillards de la littérature.
On arrive dans un endroit écarté, près de
la barrière Saint-Jacques.
La femme pleure.
Les deux hommes sautent sur les épées.
Le cocher fume sa pipe, en caressant tran-
quillement ses bêtes.
Tirade sur le beau temps qu'il fait.
La femme se meurtrit les bras.
Les deux hommes fondent l'un sur l'autre.
Le cocher détourne les yeux.
Tirade sur le duel : « Le duel prouve ce qu'il
veut prouver, je le soutiens. On a beau mou-
ler des phrases, tout ce qui n'est pas le duel
ment à ceux qui doivent se battre. Le meil-
leur raisonnement contre les ampoules du
style et les sophismes de la sensibilité, c'est
que notre estomac digère la chair des ani-
?52 LES RESSUSCITES
maux et notre conscience les conséquences
d'un duel honorable. »
La femme s'évanouit...
Trialph vient de faire voler en éclats l'épée
de M. de Liadières, il ne veut pas du sang de
ce vieillard !
Ce jour-là, par un hasard étrange, on guil-
lotine • un boucher sur la place de la barrière
Saint-Jacques ; — la scène de guillotine est
indispensable dans les romans de 1833; —
toutes les fenêtres sont louées : à Tune d'elles,
Trialph aperçoit Nanine, cette jeune fille du
premier chapitre à qui il a adressé une décla-
tion républicaine. La société est fort belle et
respire des violettes en attendant le con-
damné. Gomme Trialph est connu pour un
peu poëte, on le prie de réciter des vers, du
gracieux y de Y aérien.
Trialph récite une ballade intitulée le Sylphe,
— la crème de sa littérature, dit-il, la merin-
gue de ses œuvres fugitives.
Pendant ce temps-là, Nanine a posé sur le
pied de Trialph son joli soulier satiné.
C'en est fait, Trialph aimera Nanine. Il
l'aime déjà.
— Au large! s'écrie-t-il, j'aime! j'aime!
LASSAILLY ?53
Moi, j'aime d'amour! C'est Nanîne que j'aime,
et je l'aime plus que je ne voudrais l'aimer, jele
vois. Mais qu'importe! Je ne suis pas habitué
à jeter mes passions au dehors, comme on fait
d'un créancier qui mettrait la main sur votre
habit, en disant : Vous n'avez pas le droit de
porter cet habit !
Puis tout aussitôt — car l'âme de Trialph
est comme la patte d'oie d'une forêt où se
croisent divers sentiers — il lui vient des in-
quiétudes, des troubles que, par parenthèse,
il exprime en très-poétique langage : « A pré-
voir de loin, peut-être ai-je peur avec raison
que cette vierge blonde s'abandonne parfois
à des instincts de coquetterie. Quand, pour
me plaindre alors, je m'approcherai d'elle,
au milieu de la foule des indifférents, Nanine,
je le crois, voudra bien avoir la complaisance
de ne pas s'éloigner. Je serai pâle, je trem-
blerai. D'une bouche timide qui permettra à
peine aux sons de ma voix de se faire en-
tendre, je lui dirai : Vous me trompez! Elle
répondra vite : Non ! Et sans que rien l'ait
troublée, ensuite elle s'envolera vers d'autres
hommages, moins sérieux, moins exigeants.
Puis, en se souvenant par hasard de mes in-
254 LES RESSUSCITES
quiétudes : C'est un fou qui m'aime trop ! se
répétera-t-elle pendant la danse où j'épierai
les regards furtifs de ses beaux yeux noirs,
presque toujours pleins de bonheur...
« Néanmoins, je consens à Vaimert » ajoute
Trialph, en concluant.
Hélas I cher Trialph, tu comptes sans ton
ami Ernest I
Ernest est un jeune homme qui a la main
heureusement gantée et qui s'est acquis je ne
sais quelle grâce à jeter son lorgnon au-de-
vant de toutes les loges d'Opéra.
Au moment où la belle société se porte aux
fenêtres pour voir arriver la charrette, Er-
nest s'approche de Trialph et lui jette discrè-
tement dans le tuyau de l'oreille la nouvelle
de son prochain mariage — avec mademoi-
selle Nanine de Massy.
— Il me faut un meurtre ! murmure
Trialph.
Enfin!
Je trouve, moi, que ce meurtre s'est bien
fait attendre.
Le premier meurtre de Trialph, — c'est
tout uniment un suicide.
LASSAILLY 255
Trialph; qui n'y met pas de prétention,
se fait un verre d'eau sucrée avec plusieurs
petits paquets de morphine; et il l'avale,
pendant que le couteau de la guillotine tran-
che la tête du boucher de la barrière Saint-
Jacques.
Fait! comme disent les enfants, au jeu de
cache- cache.
Quand il s'est empoisonné, Trialph veut as-
^i<ter à un bal : — Oui, s'écrie-t-il, puisque
la lutte m'a épuisé avant le terme, ma place
de mort est là, aux splendeurs factices de la
lumière des bougies, parmi les femmes et les
fleurs artificielles, parmi les égoïstes, les re-
pus, les contents, les orgueilleux, les ingrats,
parmi les privilégiés, les accapareurs de pla-
ces, les brevetés, les pensionnés, les distribu-
teurs de médailles et de couronnes, parmi
ceux qui volent au jeu de cartes et ceux
qui ne se fatiguent pas de la valse adul-
tère!
La valse adultère! voilà leur grand mot, leur
grande pudeur.
0 moralité des Jeune-France !
Au bal, — Trialph danse comme un perdu,
il boit du punch, il copie sa ballade du Sylphe
256 LES RESSUSCITES
sur l'album d'une vieille dame, il se livre à la
valse adultère, il fait mille gambades, — et,
en fin de compte, il reconnaît qu'il s'est mal
empoisonné. Déception!
Au désespoir d'avoir manqué son coup,
Trialph se rend dans le bureau d'un journal,
et, moyennant quelques centimes, il fait in-
sérer les lignes suivantes :
« Un particulier, décidé au suicide, désire
exploiter avantageusement sa mort, pour payer
la corbeille de noces d'une femme, qu'un de
ses amis arrache à son amour. Il offre donc le
sacrifice de sa vie à la merci d'un projet quel-
conque, moyennant une somme dont il sera
convenu entre les parties intéressées. — S'a-
dresser, pour les renseignements, à M. A. B.,
poste restante, à Paris. »
Cette annonce a pour résultat d'amener une
lettre anonyme qui enjoint à Trialph de se
trouver, masqué, au bal de l'Opéra.
Là, Trialph se voit accosté par M. le comte
de Liadières, qui lui offre une somme assez
rondelette s'il veut assassiner la comtesse.
Stupeur de Trialph !
Après quelques instants de réflexion, il
LASSAILLY 257
accepte la somme et va la jouer à Frascati.
Frascati! le jeu! les impures en décolleté de
dentelles! le râteau infernal! les doigt mai-
gres qui s'allongent en tremblant pour froisser
les billets de banque! les visages pales et
froids sous la sueur! Encore un thème que
Trialph se garde bien de laisser échapper,
et sur lequel il brode les plus voyantes méta-
phores.
Trialph rencontre Ernest à Frascati.
— Ernest, veux-tu que je te joue ta femme
Nanine?
— Farceur! *
— Huit mille francs?
— Immoral!
— Seize mille?
— Diable!
Ernest se laisse tenter : il joue et il perd.
— Maintenant, ta maîtresse ? continue
Trialph.
— Soit.
Ernest perd encore; il perd toujours.
Néanmoins, comme c'est un beau joueur, il
conduit mélancoliquement Trialph sous le
balcon de sa maîtresse: il lui montre l'échelle
253 LES RESSUSCITES
de corde préparée, la fenêtre mystérieusement
entr'ouverte, et, étouffant un soupir, il lui
dit : Va !
— Bah 1 exclame Trialph ; mais c'est chez la
comtesse de Liadières?
— Sans doute.
— Madame de Liadières serait ta maîtresse?
— Depuis six mois.
— Anathème !
Trialph bondit sur Ernest, et le jette, san-
glant, sur le pavé.
Après quoi, il escalade le balcon.
« Le comte parut.
» Il était tête nue, et croisait ses deux bras
sur sa poitrine.
— » Avez-vous fini?
— » Oui, répondis-je en montrant la com-
tesse étendue sur le parquet.
» Le vieillard prit un flambeau et se hâta
d'incendier les rideaux et les toiles de la cham-
bre adultère. »
Deux heures après, une berline roule vers
l'Océan.
Elle emporte Trialph au suicide.
LASSA ILLY 259
Il a tué Ernest, il a tué madame de Lia-
dières, il a tué Nanine — en lui chatouil-
lant la plante des pieds ; il va se tuer à son
tour.
Sur la plage, Trialph coudoie un comédien
à qui il remet ses mémoires ou plutôt ce qu'il
appelle ses Roueries :
« Nous nous complimentâmes longtemps
sur le port en face de l'eau.
» Il m'a quitté enfin, Y égoïste t
» A la mer, à la mer, le Trialph! »
FIN.
Voilà ce livre tout entier, — une des expres-
sions les plus fidèles de l'orgie romancière. J'ai
disséqué celui-là, afin d'être dispensé de dissé-
quer les autres, — car il y en a d'autres. Il y
a le Champavert, de Petrus Borel ; il y a les pre-
mières frénésies de Jules Lacroix. Il y en a de
pires encore, auprès desquels les productions
clandestines du Directoire ne sont que des ber-
quinades. — Rappelons souvent cela, afin d'in-
nocenter les nouveaux venus de la littérature,
dont les quelques écarts ont pu être incriminés
par des ermites de la critique, dont la robe de
200 LES RESSUSCITES
bure ne cachait pas assez la queue frétillante
des diables de 1833.
Lassailly valait mieux que son livre, ce qui
ne veut pas dire que son livre ne vaille abso-
lument rien. Vous y aurez remarqué, comme
moi, des formules attrayantes et nouvelles,
d'heureuses témérités, un certain esprit qui,
loin de courir les rues, marche sur la crête
des toits.
Ce qu'on ne trouve pas dans les Roueries de
Trialph, ce sont des roueries, — et je m'expli-
que difficilement un pareil titre, à moins que
le roman lui-même ne soit d'un bout à l'autre
une mystification, ce qui pourrait bien être,
mais ce que j'hésite à croire: — Lassailly n'é-
tait pas si gouailleur .
Abrégeons.
Il y a la beauté du diable, qui est simple-
ment la jeunesse et la fraîcheur. Ne peut-on
pas dire aussi qu'il y a la littérature du
diable? *
La littérature du diable, — c'est le délire,
c'est l'emportement, c'est l'abandon, c'est
l'incohérence, c'est tout ce qu'il ne faut pas.
C'est tout ce qui plaît, sans avoir raison de
plaire.
LASSAILLY 261
Lassailly appartenait, par ses premières
feuilles noircies, à cette littérature maudite et
chiffonnée, qui semble avoir fait un pacte avec
la Mort *.
1. Voici les titres de quelques nouvelles publiées par Las-
sailly dans le feuilleton du Siècle :
Le Dernier des Pétrarque.
Les Gouttes de digitale.
Grègorio Banchi.
Un Secrétaire du XVIIIe siècle, ou le Griffon de la vicomtesse
de Solanges.
La Trahison d'une fleur.
Chercher dans la collection du Monde illustré un article de
M. Hippolvte Lucas sur Lassailly.
Alfred de Musset avait composé ces vers sur l'air du Menuet
d'Exaudet :
Lassailly
A failli
Faire un livre.
Il n'a tenu qu'à Renduel
Que cet homme immortel
Pût vivre! etc., etc.
la
JEAN JOURNET
Écrit dans l'été de 1849.
Nous avons été voir à Bicètre, — où Ton
vient de le renfermer depuis deux semaines,
— un pauvre brave homme, connu dans le
monde des littérateurs et des peintres sous le
nom de Y apôtre Jean Joiirnet. On Ta affublé du
costume des fous, nous ne savons trop pour-
quoi, bien qu'il ait tenté de nous l'expliquer
lui-même avec une grande douceur et un
parfait sérieux. Il paraît qu'un soir de repré-
sentation, à la Comédie-Française, il s'est
avisé de répandre dans la salle, du haut du
paradis, quelques-unes de ses pièces de vers.
Là gît son crime, c'est-à-dire sa folie. — Nous
201 LES RESSUSCITES
nous rappelons cette aventure. — Ce soir-là,
comme nous allions entrer dans le théâtre de
la rue Richelieu, nous aperçûmes Jean Jour-
net, qui était adossé, méditatif et sombre,
contre un des piliers du péristyle. Il ne s'é-
claircit pas à notre aspect. Il nous entretint
de la misère et de la vanité des temps actuels,
il nous raconta comment tout allait de mal en
pis et pourquoi on l'empêchait déparier dans les
clubs; c'était là surtout son grave et doulou-
reux grief. Ne pouvoir parler ni en prose ni
en vers, lui l'apôtre et le poëte ! Aussi déses-
pérait-il ingénument des clubs et de leur in-
fluence. Son discours, qui fut assez bref et
empreint d'une visible préoccupation, se ter-
mina par ces paroles mémorables : « — Allez
à vos plaisirs! » On jouait la Camaraderie de
M. Scribe.
Une fois à mes plaisirs, comme il disait, je
me mis peu à peu à l'oublier. Au bout d'un
quart d'heure, j'étais tout entier à la grâce
spirituelle et bonne de mademoiselle Denain,
au jeu mignard de mademoiselle Anaïs. La
première avait une robe en soie blanche, unie,
qui lui allait bien de partout et où elle était
emprisonnée comme l'eau dans une carafe.
JEAN JOURNET 265
Ces deux dames faisaient esprit de tout, de
leurs yeux, de leur bouche, de leurs mains
blanchettes et longuettes. — Le quatrième
acte allait son train, lorsque tout à coup,
v'ian ! une pluie de papiers inonde les specta-
teurs du parterre, de l'orchestre et des gale-
ries. On lève la tête : c'était Jean Journet qui
distribuait la manne divine; et comme il
voyait que chacun s'empressait pour y at-
teindre :
— Patience, disait-il ; il y en aura pour tout
le monde î
Et il recommençait à jeter de droite et de
gauche ses odes, ses hymnes, ses chansons,
ses élégies, ses cantates, qui dansaient, se
balançaient et tournoyaient en rasant le lus-
tre, comme des papillons blancs autour d'une
bougie. Pourtant, au milieu de son opération,
voilà que Jean se sent atteint d'un remords ;
il s'arrête, il se tourne vers la scène, il de-
mande pardon humblement à mademoiselle
Denain et à mademoiselle Anaïs, il les prie à
mains jointes de l'excuser. Mais sa mission,
dit-il, est impérieuse, il faut qu'il la rem-
plisse; et, pour cela, il demande la parole
pour cinq minutes. — Cinq minutes ! c'était bien
26fi LES RESSUSCITES
peu de chose. Néanmoins, le public, qui avait
eu le temps de s'apercevoir qu'il avait affaire
à un apôtre et à un prédicant, refusa les cinq
minutes demandées.
— Ramenez-moi à la Camaraderie! dit le
public, du ton que dut prendre ce poète d'au-
trefois lorsqu'il répondit : Ramenez-moi aux
carrières !
Puis arriva la garde, qui emmena Jean
Journet. Quelques jours après, il était à
Bicêtre.
Si notre mémoire est en état, voici la
deuxième fois que Ton fait accomplir un si fu-
neste voyage à cette honnête personne, qui
n'a que le tort de pousser au bien par des
moyens excentriques et d'être un croyant
exalté au milieu de nos tièdes croyants. Il
croit à quelque chose, lui, à une chose extra-
vagante, poétique, décriée, sublime, au
Phalanstère! Mais enfin il croit à quelque chose.
— Or, Faust, qui croit au diable, je l'estime
mieux que don Juan, qui ne croit à rien. —
Nous disions donc que Jean Journet avait déjà
été mis en 18'il à Bicêtre, et que c'est suffi-
sant, à tout prendre. Selon nous, il n'y avait
pas lieu à recommencer, et le désastre ne se-
JEAN JOURNET 267
rait pas considérable quand on laisserait de
temps en temps ce malicieux apôtre interve-
nir au milieu d'une tragédie, comme un terre-
neuve dans un jeu de siam. — Tenez, on
jouait dimanche Abufar ; eh bien! franche-
ment, nous avons regretté Journet.
On veut le guérir, nous le voyons bien. Et
quand il sera guéri, c'est-à-dire quand on lui
aura ôté sa poésie, éteint son regard, glacé
son âme, alors seulement ce sera un homme
pareil aux autres hommes. Ce jour-là, Jean
Journet aura le droit de dire : Je suis raison-
nable I II pourra, comme tous les gens qui
sont raisonnables, aller manger un melon à
Romainville avec ses voisins, qui ne dédai-
gneront plus sa compagnie. Il ira voir des piè-
ces de théâtre et trouvera que ce Levassor est
impayable. Le monde pourra chanceler sur sa
base; Jean Journet, devenu raisonnable,
dira : Qu'est-ce que cela me fait? Il mariera sa
charmante petite fille à un avocat ou à un pa-
petier, quelqu'un de raisonnable aussi. Et
Jean Journet sera bien heureux, il n'aura
plus de rêves de triomphe, il n'ira plus chan-
ter dans les banquets, il fera des cornets avec
ses vieux refrains ; il dira, au dessert, des
26S LEfë RESSUSCITES
plaisanteries contre les prêtres ; Jean Journet
aura froid au cœur, froid à la tête, froid par-
tout, mais il sera raisonnable ! — Ah! ne gué-
rissez jamais Jean Journet!
Pendant les batailles de juin, je l'ai vu qui
prêchait l'harmonie et l'union, par un soupi-
rail de l'Abbaye, où on l'avait incarcéré par
mégarde. Il rappelait à s'y méprendre le juge
des Plaideurs, Mais ne rions pas ; c'était une
belle parole que celle de Jean Journet, c'était
surtout une parole respectable. Sa physiono-
mie s'éclairait comme un ciel à mesure qu'il
discourait, sa voix était sonore, son geste dé-
racinait l'incrédulité chez les plus endurcis.
Par exemple, il ne faisait pas bon se mettre
en travers de ses utopies. Jean- Journet voulait
qu'autour de lui tout le monde fût de son
avis, ou du moins eût l'air d'en être. — Con-
duit un jour chez Théophile Gautier, il faillit
le battre, parce que l'auteur de Fortunio s'é-
tait pris avec lui de savante et obstinée dis-
cussion. — Ses emportements rappelaient
ceux des prophètes. Comme cet acteur dont
le nom m'échappe, il aurait été capable de
soulever des statues dans le paroxysme de sa
foi. S'il n'avait pas la prudence des serpents,
JEAN JOURNET 269
cet apôtre, en revanche, possédait la force des
lions !
Quand nous étions réunis, le soir, trois ou
quatre autour d'un pot de bière, il n'était pas
rare de voir entrer brusquement Jean Jour-
net, avec soii austère caban, son fin et noir
regard, sa démarche solennelle. 11 serrait la
main à tout le monde. — Bonsoir, apôtre 9 di-
sions-nous avec un sourire qui n'avait rien
de moqueur ni cependant rien de convaincu.
Quelquefois, il y avait deux mois, trois mois
que nous ne l'avions vu. Alors, tout en bour-
rant sa pipe avec un soin terrestre, il nous ra-
contait son dernier voyage. Tantôt c'était de
Lyon qu'il arrivait, tantôt de Montpellier, de
plus loin encore; il avait fait la route à pied,
comme toujours, car c'était là un apôtre dans
la sincère acception du terme. Partout, sur
son passage, il avait semé la parole du maî-
tre, — le maître Fourier d'abord, et puis le
maître Jean Journet ensuite. — Il avait dé-
clamé ses plus belles strophes aux paysans, et
une fois déclamées, il les leur avait vendues,
et une fois vendues, il leur en avait donné
d'autres. Les paysans écoutaient des deux
oreilles et prenaient des deux mains, tant cet
870 LES RESSUSCITES
homme, en proie a ses innocentes extases,
avait un beau visage et un beau langage!
Il se trouvait à Bruxelles, une fois. A
Bruxelles, Jean Journet se met en tête de
pénétrer dans le parc royal et d'avoir un en-
tretien avec Sa Majesté Léopold. Il veut voir
en face un front couronné et lui parler des
misères sociales. 11 entre. — Qui vive? lui crie-t-
on. — Apôtre, répondit-il. Et il passe. Mais,
parvenu dans l'antichambre, il est arrêté par
des secrétaires qui le questionnent et se met-
tent à le turlupiner. C'est un fou, dit- on; et
ce mot circulant de bouche en bouche, on
renvoie Jean Journet, on le chasse. Le triste
et fier poëte, qui avait fait un voyage inu-
tile, passa la nuit devant les grilles du jardin;
au réveil, il avait composé une de ses meil-
leures pièces de vers, le Fou, la plus navrante
que nous connaissions de lui :
Au pied de ce palais où son destin l'appelle,
Voyez, tout près du parc, loin de la sentinelle,
Voyez ce mendiant...
Lorsque l'aube parait, quand le soleil se couche,
De mots mystérieux que Dieu met dans sa bouche,
Il poursuit le passant.
Voilà où nous en sommes arrivés. De cette
qualité si rare et si admirable, — l'enthou-
JEAN JOURNET 271
siasme! — nous avons fait une folie. Folie,
l'air inspiré, la voix sonore, le geste puissant !
Un homme qui tressaille sous sa croyance,
marchant vers un but fixe, la tête haute/ l'œil
ouvert, — autrefois c'était un original , au-
jourd'hui c'estun fou. On le met à Bicêtre. A
Bicêtre, l'intelligence bruyante, l'honnêteté
active, la poésie en action ! Cela fait trembler
quand on y réfléchit.
Disons vite que ce second séjour de Jean
Journet à Bicêtre n'a été que de trois semai-
nes. Aujourd'hui Y Apôtre n'est plus ; il est
mort en 1863, un peu plus calme, un peu
plus triste.
Il existe un excellent portrait de Jean Jour-
net, par Courbet (salon de 1851), et une fort
curieuse notice de M. Champfleury, dans son
livre des Excentriques.
EDOUARD OURLIAC
A la tête des romanciers de deuxième ordre
qui abondent dans notre époque, il faudra
placer Edouard Ourliac. Cette opinion nous
est suscitée par la lecture que nous venons de
faire de son œuvre, éparse dans les revues,
dans les livres ornés d'estampes et dans les
journaux quotidiens. Edouard Ourliac, bien
qu'il n'ait vécu que trente-cinq ans, a consi-
dérablement écrit; et rien dans l'ensemble de
ses travaux ne trahit ce que nous appelons
aujourd'hui les concessions au métier. Le mé-
tier, nous devons le proclamer à la louange de
quelques hommes, n'a d'ailleurs point été pra-
tiqué dans la première période du mouvement
romantique : il est presque uniquement le
274 LES RESSUSCITES
produit du roman- feuilleton. Sans appartenir
précisément à la légion des écrivains qui ont
violemment guéri la littérature de ses pâles
couleurs, Edouard Ourliac a dû cependant à la
fréquentation de plusieurs d'entre eux le souci
de la conscience et de la dignité dans le tra-
vail. 11 n'a jamais porté de défi à ses propres
forces, et, dans l'exercice des lettres, il n'a pas
vu autre chose que la satisfaction de ses ins-
tincts les plus chers.
La place qu'Edouard Ourliac occupa au mi-
lieu de ses contemporains fut, sinon une des
plus éclatantes, du moins une des plus distin-
guées et, graduellement, une des plus solides.
Sur la fin de sa courte existence, il avait fini
par obtenir ce respect et cette autorité litté-
raires qui n'arrivent habituellement qu'après
de longues années et à la suite d'œuvres im-
portantes. Le sérieux, le pensé de ses dernières
compositions faisaient concevoir des espé-
rances qu'il n'eût certainement pas trompées,
si Dieu ne lui avait mesuré le temps d'une
façon si parcimonieuse.
Mais Edouard Ourliac n'est pas de ceux à
qui la justice doive arriver par la compassion.
Son nom se passerait aisément de l'auréole
EDOUARD OURLIAC 275
funèbre; nos lecteurs en conviendront, après
que nous leur aurons fait traverser la galerie
de ses ouvrages.
Auparavant, nous demandons la permission
de placer quelques détails biographiques, qui
expliqueront les différentes phases de son ta-
lent.' Même si nous appuyons sur ce côté de
notre étude, si nous développons avec une
complaisance trop sympathique les espiègle-
ries, les efforts, les tristesses, et finalement les
tortures de cette existence diversement
éprouvée, il ne faudra y voir que le désir de
présenter, à propos d'un seul homme, un côté
du grand tableau de la vie littéraire pendant
une période de ce siècle.
Edouard Ourliac naquit le 31 juillet 1813,
dans une ville du Midi, à Carcassonne, croyons-
nous. Ses parents, demi-artisans, demi-bour-
geois, firent des sacrifices pour son éducation,
et l'envoyèrent d'abord chez les Lazaristes de
Montdidier. Ce commencement d'éducation
religieuse demeura toujours l'impression do-
minante de son enfance; et quoique plus tard
il ait accepté toutes les railleries philosophiques
276 LES RESSUSCITES
et trempé dans presque toutes les folies du
monde, c'est en grande partie à la puissance
de cette impression qu'on doit attribuer son
retour à l'autorité ecclésiastique. Il resta chez
les Lazaristes jusqu'à sa première communion,
époque à laquelle son père et sa mère vinrent
habiter Paris. Là, on l'envoya au collège Louis-
le-Grand, rue Saint-Jacques, où il se fit remar-
par son aptitude pour les lettres. Nous tenons
de ses condisciples de merveilleux récits sur
sa facilité à composer, principalement des vers
français. Ce n'est cependant pas comme poète
qu'il devait compter, mais enfin il est reconnu
depuis longtemps que toutes les natures litté-
raires se laissent prendre plus ou moins dès
l'aurore à cette musique peinte; pour elles, en
effet, c'est ce qu'il y a de plus séduisant et de
plus facile; de plus séduisant, puisque les
grandes renommées se rattachent à ce mot
magique de poésie; de plus facile, parce qu'on
y trouve plus qu'ailleurs des sentiments notés,
des enthousiasmes prévus, une grammaire
bienveillante et offrant des lisières aux bras
débiles. Au jeune âge, la grande prose, la belle
prose, comme disait Buffon, effraye avec ses
exigences de faits et de pensées, on ne l'aborde
EDOUARD OURLIAC 277
qu'en tremblant et avec embarras; ou bien on
élude la difficulté, on fait ce que Ton appelle
de la prose poétique, c'est-à-dire quelque
chose d'indécis, de puéril, et qui rappelle le
Joseph de Bitaubé.
Le poète Ourliâc ne resta pas longtemps au
collège; il entra dans l'administration des hos-
pices. J'ignore si ce fut un bon employé, mais
j'en doute, à cause des relations littéraires qu'il
noua immédiatement. Son premier protecteur
fut M. Touchard-Lafosse, un homme qu'on a
vite oublié, un compilateur ,*un romancier qui
cherchait des veines, un entrepreneur de Mé-
moires; sous son inspiration directe, il écrivit
deux romans, qu'il orna de titres frénétiques,
comme c'était alors la mode dans l'école de
M. Touchard-Lafosse, de M. le baron de La-
mothe-Langon et de M. Horace de Saint-Aubin.
Le premier de ces romans était l' Archevêque et
la Protestante t le second Jeanne la Noire; ils
furent publiés à un an de distance, en 1832 et
en 1833. Nous venons de les relire sans trop
d'ennui; il est certain que cela ne vaut pas
grand' chose, mais il y a des promesses, une
gaieté un peu grosse qui dérive de Scarron et
un penchant déjà très-accusé pour les scènes
16
278 LES RESSUSCITES
d'hôtellerie. Dans Jeanne la Noire surtout, Our-
liac avoue nettement ses préférences; elles ne
portent ni sur Shakespeare ni sur Dante, non
plus que sur lord Byron, par qui cependant
les esprits étaient fort remués; ses auteurs
préférés, et il en parle le front haut, c'est Le
Sage, c'est Walter Scott, c'est madame Cottin
elle-même, « qui, dit-il, avec une seule pas-
sion du cœur, développée et admirablement
décrite, a fait des chefs-d'œuvre. » Il dévoile
naïvement ses sympathies pour les épisodes de
la Nonne sanglante dans le Moine de Lewis,
du Curieux impertinent dans Cervantes, de
la Lodoïska de Louvet de Couvray, et surtout,
— surtout! — les admirables histoires de don
Raphaël et de Scipion dans Gil Blas. Nous retrou-
verons fréquemment cette admiration pour
Le Sage. Mais ce qu'il y a de plus caractéris-
tique dans cette sorte de déclaration de prin-
cipes, par laquelle il termine le troisième
volume de Jeanne la Noire, c'est l'hommage qu'il
rend à Boileau, à ce même Boileau que l'école
nouvelle avait transformé en bouc émissaire :
« Nous sommes heureux, dit-il, de pouvoir
conclure par une classique citation du judi-
cieux Boileau, qu'il ne faut point trop haïr
EDOUARD OU R LIA C 279
parce qu'il a dénigré le Tasse et Molière : c'est
en romans surtout que
Le secret est d'abord de plaire et de toucher ;
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher. »
Edouard Ourliac indiquait franchement ainsi
son point de départ. Je sais bien que l'exécu-
tion ne répondit pas d'abord à la promesse;
mais n'importe, il y a un acte de bonne vo-
lonté dont il faut lui tenir compte, en consi-
dérant qu'il n'avait pas vingt ans lorsqu'il
écrivait ces deux ouvrages, aujourd'hui com-
plètement oubliés, et dont il était le premier
à rougir plus tard *.
Sa jeunesse fut gaie, où du moins elle revê-
tit toutes les apparences de la gaieté.
On cite de lui vingt traits. C'est Edouard
Ourliac qui, après les trois journées de juillet
1830, avait imaginé de se rendre sous les fe-
nêtres du palais des Tuileries, un drapeau
1. L'Archevêque et la Protestante et Jeanne la Noire parurent
chez Lachapelle, un éditeur étrange, qui payait ses roman-
ciers (quand il les payait) par les plus extravagants moyens,
avec des sacs de sable ou des charrettes de pavés , par
exemple. Lorsqu'on l'avait bien pressé, il finissait par vous
indiquer un acheteur, lequel ne manquait jamais d'habiter
impossibles b anlieues.
2H0 LES RESSUSCITES
tricolore à la main, et suivi d'une bande de
gamins recrutés sur son passage ; là, il appe-
lait à grands cris le roi Louis-Philippe, et
lorsque Louis-Philippe paraissait au balcon,
Ourliac le priait de chanter la Marseillaise. Le
roi, que de récentes ovations populaires
avaient rendu l'esclave de ses moindres su-
jets, accédait avec un gracieux sourire à l'in-
vitation du jeune porte-drapeau; et, la main
sur son cœur, les yeux au ciel, dans une pose
que la peinture officielle a immortalisée, il
répétait le chant de son adolescence, dont
Ourliac et les siens entonnaient le refrain en
chœur. Gela dégénéra tellement en scie, que
le monarque-citoyen finit par s'en apercevoir ;
au risque de s'aliéner le cœur de ses sujets,
il consigna à la porte du palais Edouard Our-
liac et sa cohorte.
En ce temps-là, un petit journal florissait à
l'ombre du souvenir de Beaumarchais ; c'était
le Figaro, qui a passé aux mains d'un grand
nombre d'hommes d'esprit, et qui, en politi-
que, a successivement brillé de toutes les cou-
leurs de F arc-en-ciel. Ourliac trouva place
dans ce petit journal : il y connut Balzac, qui
se faisait alors la main; Alphonse Karr, qui
EDOUARD OU RLI A C 281
appelait à l'aide de son talent toutes les origi-
nalités pratiques; Paul de Kock, Alexandre
Dumas, Scribe, — mélange, confusion, bruit,
renommée. Au Figaro, on se délassait un peu
de la contrainte romantique: on n'était plus
cosmopolite, on était Français ; Dante et Sha-
kespeare étaient oubliés un moment; on riait,
et ce rire semblait être renouvelé des Actes des
Apôtres, monument de l'esprit de la Révolu-
tion. Non pas que je conseille à personne de
relire la collection du Figaro (d'abord on ne la
trouverait pas aisément) ; ce rire a été usé,
cet esprit a été dépassé ; en pareil cas, il vaut
mieux se souvenir que relire. Edouard Ourliac
fit merveille dans ce recueil ; il se débarrassa
de ce que les leçons de M. Touchard-Lafosse
avaient de trop vulgaire; il fut lui pour la
première fois, c'est-à-dire que sa verve de la
rue passa entière dans le journal {. Ce travail
de chaque jour acheva de le rompre tout à fait
au métier littéraire. A ce point de vue, l'ap-
prentissage par le petit journal, tant décrié, a
des côtés réellement profitables.
1. M. Alphonse Karr s'est plusieurs fois souvenu des traits
et des mots d'Edouard Ourliac. On lit fréquemment dans les
Guêpes : « E. 0. disait... »
11.
282 LES RESSUSCITES
« La première fois que j'ai rencontré Ourliac, —
a écrit M. Arsène Houssaye, — c'était durant le car-
naval de 1835, au bal de l'Opéra-Comique. On faisait
cercle pour le voir danser. Il avait imaginé de repré-
senter en dansant Napoléon à toutes les périodes
suprêmes de sa vie : aux Pyramides, à Waterloo, à
Sainte-Hélène. Il menait en laisse une femme qui res-
semblait à un mélancolique pastel de Landberg, une de
ces femmes qui vivent le plus honnêtement possible
en deçà du mariage 'et hors du célibat. Nous fûmes du
même souper; je m'aperçus que sous le danseur il y
avait un poëte... Il avait écrit deux romans de pacotille.
C'était son désespoir. Il ne savait comment racheter
ses premiers péchés littéraires. Il vivait avec son père
et sa mère, rueSaint-Roch. Il habitait une petite cham-
bre bleue, si j'ai bonne mémoire, tapissée de quelques
pastiches de Watteau et de Boucher; sa bibliothèque
renfermait presque autant de pipes que d'in-octavo.
On ne l'y voyait que le soir ou le dimanche, car il
était attelé à un petitemploi de douze cents francs aux
Enfants -Trouvés. Il avait beaucoup de camarades
et peu d'amis. C'était dans notre poétique bohème de
l'impasse du Doyenné que nous vivions en familiarité
avec ce charmant esprit. Ourliac venait tous les ma-
tins nous voir dans ce royaume de la fantaisie. C'était
son chemin pour aller aux Enfants-Trouvés... Nous
n'avions pas d'argent, mais nous vivions en grands
seigneurs ; nous donnions la comédie ; ces dames de
l'Opéra soupaient chez nous, vaille que vaille, et dai-
gnaient danser pour nous à la fortune de leurs sou-
liers. Edouard Ourliac surtout donnait la comédie.
C'était le Molière d« la bande. Il était auteur et acteur
avec la môme verve et la même gaieté. A une de nos
EDOUARD OURLIAC 283
fêtes ces dames le noyèrent , à plusieurs reprises,
dans une avalanche de bouquets. »
La vérité est qu'avec la vive tournure de
son esprit et de son corps il excellait surtout
dans la représentation des arlequins. Ce n'é-
tait pas que dé plus sérieuses tentatives ne se
fissent jour à travers ces folies : on a le sou-
venir d'une tragédie en un acte et en vers,
composée par Edouard Ourliac pour le théâ-
tre intime de la rue du Doyenné; cette tragé-
die, restée inédite, avait devancé et deviné le
Ruy Blas de Victor Hugo, car elle mettait en
scène la passion d'un domestique pour une
grande dame.
Malgré les bals et les femmes menées en
laisse, Edouard Ourliac n'a pas laissé la mé-
moire d'un don Juan littéraire. Ses amours un
peu vagabondespeuvent se résumer en cinq
ou six aventures, dont quelques-unes avec des
actrices des petits théâtres. Est-ce chez une
de ces actrices qu'il aura rencontré le type
séduisant de Suzanne ? J'avoue que j'en doute ;
je préfère supposer que l'une d'elles a posé
devant lui, comme posent devant l'artiste ces
créatures banales transformées à leur insu en
Mignon ou en Sapho. Le modèle est indispen-
284 LES RESSUSCITES
sable à l'écrivain comme au peintre; tantôt
c'est la femme qu'on désire, tantôt la femme
qu'on regrette ; d'autres fois c'est un vice
mystérieux et caressé que l'on extrait du fond
de son cœur pour en doter publiquement le
héros de son livre. Molière, l'abbé Prévost,
Beaumarchais n'ont pas fait autrement. Et
Balzac donc! vous le meniez dans votre fa-
mille, parmi vos frères, vos sœurs, votre
père, votre mère, vos oncles et vos tantes;
Balzac n'avait l'air de rien, il riait, causait et
faisait la partie au coin du feu ; seulement, au
bout de trois jours, il vous racontait l'histoire
de votre famille entière, sans vous faire grâce
d'un cousin. Il avait pris ses notes; en d'autres
termes, tous ces gens-là avaient été autant de
modèles pour lui.
Je ne sais comment Edouard Ourliac se
trouva amené à écrire dans le Journal des En-
fants. Toutefois est-il qu'il en devint bientôt
un des collaborateurs les plus assidus et les
plus aimés. Une ou deux parades qu'il avait
écrites sans y prendre garde eurent un succès
inespéré ; on lui en demanda d'autres ; et une
véritable vogue s'attacha dès lors à ces petites
compositions scéniques.
EDOUARD OURLIAC 285
L'une d'elles, la Première Tragédie de Gœthe,
contient un prologue en vers débité par le
seigneur Croquignole :
Permettez-moi, Messieurs, en mouchant mes chandelles.
De causer un instant de ce qu'on joue ici;
Ce ne sont, il est vrai , que farces, bagatelles,
Mais si l'on est content, je le suis fort aussi.
Ma foi ! vive la joie et les parades folles .
Où le héros survient, la perruque à l'envers,
Un bras gris, l'autre bleu, le chapeau de travers,
Et débute, s'il veut, par quelques cabrioles.
Ma catastrophe, à moi, c'est un coup de bâton ;
Mon poignard, Arlequin le porte à sa ceinture;
Nos sabres sont de bois, nos noirceurs en peinture,
Et si le dénoûment nous touche d'aventure,
C'est qu'on doit immoler un pâté de carton .
Voilà son programme tout entier. On aime à
découvrir ce coin de naïveté inattendu chez
un auteur déjà aguerri aux malices du Figaro,
cet amour des enfants chez un journaliste ac-
coutumé à tirer profit des passions des hom-
mes. Mais qu'on ne s'abuse pas cependant : le
théâtre d'Edouard Ourliac procède moins de
Berquin que de Gherardi ; la tradition qu'il
suit est celle des Janot, des Grippe-Soleil, des
Funambules, du tréteau. Il ne danse pas, il
gambade; il ne mange pas, il s'empiffre; il ne
rit pas, il tombe en épilepsie. Mais comme
après tout il ne cherche pas à dissimuler son
536 LES RESSUSCITES
pastiche, qu'au contraire il l'étalé franche-
ment, on le lit sans prévention, et on se laisse
volontiers prendre au rire qu'il veut exciter.
Parmi les pièces de ce spectacle dans une
chaise, l'Hôpital des fous est basé sur une idée
fort plaisante. La scène se passe dans la cour
d'un établissement d'aliénés ; un fpoëte pen-
sionnaire du lieu entre avec quatre de ses ca-
marades :
« Le poète. — Ma foi, messieurs, vous me voyez
fort embarrassé. J'ai composé pour ce soir un grand
ouvrage de théâtre (car vous savez que c'est mon
métier), et je n'en connais pas encore le sujet. Mon
drame, s'il vous plaît, doit être précisément ce qui va
se passer aujourd'hui ici-même; belle pièce , je vous
jure, et où l'on verra s'agiter toutes les passions qui
gouvernent la destinée humaine. Nous y jouerons
tous notre rôle. On nous recommande de peindre les
hommes; mais que diable ! nous sommes des hommes.
Au lieu d'une copie de la nature, nous donnons l'ori-
ginal. Çà, l'heure approche, le théâtre est tout prêt.
On entrera par cette porte, on sortira par cette autre.
Je vous prie aussi de considérer comme nos décors
sont bien peints, que ces arbres sont de vrais arbres,
et que cette cour est une cour véritable. Je suis fort
curieux de connaître mon œuvre, et si le héros est
laid, et si l'héroïne chante bien, si cela est sérieux,
si cela est comique. Il serait temps de commencer.
Mais je ne vois point arriver d'acteurs. »
EDOUARD OURLIAC 287
Le poëte se dépite pendant quelque temps ;
enfin, il aperçoit un homme qui escalade le
mur de l'hospice et saute dans la cour.
« Le poëte. — N'en doutez plus, la scène s'ouvre.
C'est le héros du poëme. Allons, la musique I ferme
tenez bon, souillez fort.
Pascariel. — Ouf! peste soit des gens qui m'ont
valu ce sautl Je cours après mon maître comme il
court après la raison, et je perdrai mes jambes comme
il a perdu son esprit. Je vais m'informer à ces gens
que voilà. — Au -poète : Monsieur, je cherche ici mon
maitre.
Le poëte. — Je le sais, vous entrez par la gauche
du théâtre; c'est fort bien, je l'avais pensé ainsi.
Mais que m'allez-vous dire à cette heure? Qui vous
attriste ou vous égayé? Êtes- vous le messager fu-
nèbre de la fatalité ou le héraut bouûbn d'une trame
burlesque ? Venez-vous nouer une action tragique ou
n'êtes-vous qu'un valet de comédie ? Allez-vous rire
ou pleurer, donner des coups de poignard ou recevoir
des coups de bâton?
Pasgariel. — Mon ami, vous tenez vous-même sur
la nuque un assez joli coup de marteau, et je donnais
dans une fière bourde. Je ne suis point un valet de
comédie, entendez-vous, et si je vous donne à pleu-
rer, je vous jure en tout cas que vous me faites rire.
Le poète. — Parlez plus gravement, et exposez-
moi votre conte.
Pasgariel. — Je ne demande pas mieux, soyez
donc raisonnable.
Le poète. — Soyez vous-même plus réservé; le
ton doux, la voix claire, le geste mesuré, allez.
288 LES RESSUSCITES
Pascariel. — Eh bien ! oui, soit, je veux bien.
Le poète. ~ Vous entrez par là?
Pascariel. — Sans doute, j'entre par là, et je vais
vous dire pourquoi. Mon maître a perdu ces jours-
ci sa raison au jeu. J'entends qu'il a perdu sa rai-
son, parce qu'il a perdu son argent. L'esprit lui a
tourné.
Le poète. — C'est grand dommage, et vous m'in-
téressez au dernier point. Continuez.
Pasgariel. — On a conduit mon maître dans cette
maison. Sa famille est désolée. J'apporte ici une lettre
de son oncle, pour qu'on ait à le bien soigner. Or, je
voulais le voir par la même occasion, car je l'aime
tendrement ; on a eu la barbarie de s'y opposer ; les
guichetiers m'ont barré le passage. Heureusement, je
suis garçon avisé autant que fidèle, j'ai du cœur et
de l'esprit : je vous ai planté une grande échelle au
pied de ce mur, et me voici en deux sauts.
Le poète. — A merveille ! L'histoire paraît vrai-
semblable et s'expose naturellement. Tout me fait
supposer un dénoûment heureux.
Pasgariel. — Indiquez-moi d'abord où je trouve-
rai mon maître, si vous le connaissez. C'est un grand
brun, bien fait, l'œil bleu, le nez de travers et une
verrue sur la joue.
Le poète. — Soignez votre style surtout. Ne vous
intimidez pas. Bonjour. (Il sort.) »
Cela, comme nous l'avons dit il y a quel-
ques lignes plus haut, n'est pas en effet dans
la manière du Bordelais Berquin, mais cela
n'en vaut pas moins sous le rapport littéraire.
EDOUARD OURLIAC 289
A la même époque , nous assure-t-on, Our-
liac, que le démon des vers n'avait pas encore
abandonné, insérait des fragments poétiques
dans les recueils de madame Janet, la provi-
dence des poètes d'alors (les poètes d'à pré-
sent n'ont plus de providence). On veut aussi
qu'il ait passé dans le feuilleton du Constitu-
tionnel, mais pour s'y moquer des propriétai-
res et des lecteurs. De ce moment, et par suite
de cette multiplicité de travaux, il commença
à compter dans les rangs littéraires; aussi
croyons-nous devoir placer là une esquisse de
sa personne.
C'était un petit homme ; il avait le teint un
peu bilieux; le sang- froid et le pétillement se
succédaient sans transition sur sa physiono-
mie, incontestablement marquée du sceau de
l'intelligence 4. A le voir, à l'écouter surtout,
on aurait dit un neveu de Voltaire. C'était
bien là le journaliste endiablé, l'homme du
coup de griffe; c'était bien là l'esprit parisien
dans sa personnification la plus téméraire,
1. Nous ne connaissons pas de portrait d'Edouard Ourliac.
Seulement, dans une série de trois planches intitulée: Grande
course au clocher académique, Grandville l'a représenté derrière
Balzac.
17
290 LES RESSUSCITES
tantôt habillant l'insolence d'un vêtement de
gravité, tantôt faisant traîner à la raison tou-
tes les fanfreluches et toutes les casseroles de
la Courtille. M. Arsène Houssaye a dit vrai :
Ourliac avait beaucoup de camarades et peu
d'amis. La faute en était à son caractère trop
exclusivement et surtout trop brillamment
tourné vers la goguenardise. Il était le feu,
l'entrain d'un repas d'hommes de lettres; il
en était aussi l'inquiétude. Il tirait ses pétards
dans les jambes de tout le monde, ou bien,
comme Musson le mystificateur, il choisissait
une victime, et dès qu'il l'avait choisie, il ne la
lâchait plus. Il était acerbe, quoique turbu-
lent, et certains de ses bons mots produisaient
une sensation de froid, comparable à celle
d'un acier entamant l'épiderme. L'étude des
parades lui avait donné un goût réel pour la
cruauté dans le comique ; il ne parlait qu'avec
délices des coups de bâton pleuvant dru sur
l'échiné, des côtes fracassées, des médecines
amères, de la noyade et de la pendaison ; il se
plaisait à faire frissonner son auditoire avec
des détails chirurgicaux. Pour tout dire enfin,
son esprit n'aimait qu'à travailler sur le vif.
Aussi toutes ses plaisanteries n'avaient-elles
EDOUARD OU RLI A C 291
pas le même succès; quelques-unes ressem-
blaient trop à ces bourrades que se donnent
les paysans dans les fêtes de village, ou à ces
espiègleries funèbres qui consistent à se revê-
tir d'un long, drap blanc et à venir agiter des
chaînes dans la chambre d'un ami qui dort.
Lui-même en est convenu de bonne foi :
Je l'avoue, un soumet qui se trompe de face,
Au fort de son courroux Cassaudre qu'on fait choir,
Un coup de pied qu'on donne ou reçoit avec grâce,
Un grand plat de bouillie en un manteau bien noir;
Giile, en fouillant au pot, qui se brûle à la braise
Et qui lèche en hurlant ses doigts enfarinés;
Qu^nd celui-ci s'assied, l'autre tirant la chaise,
Et les portes toujours sa fermant sur les nez,
Sont divertissements qui me font pâmer d'aise '.
Tout cela contribuait à le faire redouter de
ses collègues, spirituels autant que lui peut-
être, mais moins doués de spontanéité. Quoi
qu'il en soit, de là au méchant homme qu'on
a voulu faire d'Edouard Ourliac, il y a loin,
très-loin. Son cœur était sain et bon. S'il n'a
pas contracté d'amitiés dans les lettres, il a
rencontré dans la vie privée et partagé de
douces affections.
Dans un croquis très-littérairement tracé,
1. Prologue du Seigneur Croqnignole.
?92 LES RESSUSCITES
MM. Edmond et Jules de Goncourt ont admis
peut-être avec une facilité trop trompte cer-
tains renseignements sur les habitudes très-
privées d'Ourliac; ils lui ont presque fait un
crime du peu d'argent dont il pouvait dispo-
ser dans les parties de plaisir *. On peut répon-
dre, à la décharge de ce pauvre garçon, qu'il
ne possédait aucune espèce de patrimoine, et
que la littérature telle qu'il la pratiquait pou-
vait suffire tout au plus aux exigences pre-
mières de la vie. Qu'il ait conçu quelque
honte de sa pauvreté et qu'il l'ait exhalée en-
1. « Quand rompant sa chaîne de famille, et parti tout un
jour de la maison paternelle, Ourliac courait les cabarets
autour de Paris avec une bande d'amis, des artistes et des
écrivains de son âge, il lâchait toute bride à sa verve. 11
improvisait des chansons burlesques :
Le père de la demoiselle,
Un monsieur fort bien,
En culotte de peau,
Qui voulait tout savoir!
» A ces petites fêtes sous la treille de banlieue, quand il
s'agissait d'en payer l'écot, Ourliac n'avait jamais que qua-
rante sous dans sa poche ; c'était le nec plus ultra de son
appoint. » Autre part, MM. de Goncourt disent encore : « Au
milieu des rires qui accueillaient ses saillies, il restait grave
et blême, presque humilié d'une galerie, comme un Deburau
sur une chaise curule; et, chose étonnante, de ce Pierrot
dont il avait si bien la face, il avait aussi les mignons vices;
il eût très-bien passé par les sept compartiments d'un dessin
allemand des sept péchés capitaux, etc., etc. »
EDOUARD OU R MAC 293
suite dans des romans, tels que Collinet et
Suzanne, cela est tout naturel, Mais nous
ne nous avancerons pas davantage sur ce
terrain.
Pour donner à la fois une idée précise de
son caractère et des tendances de sa littéra-
ture, à l'époque de sa collaboration au Figaro,
nous allons prendre une composition publiée,
en 1837, dans les livraisons de ce journal : la
Jeunesse du temps, ou le Temps de la jeunesse , pa-
rade bourgeoise, Elle est peu connue, et elle est'
réjouissante. — M. Vidalot est un marchand
de Saint-Quentin, un honnête drapier. Il at-
tend son fils Joseph, qui doit revenir ce jour
même de Paris, après quatre années passées
dans l'étude du droit. Un inconnu de mau-
vaise mine se présente en déclinant le nom
de Joséphin Widarlof. 11 embrasse la bonne,
il embrasse la cousine Canélia ; c'est lui, c'est
l'enfant prodigue.
« Ah! s'écrie-t-il, comme il est doux de revoir sa
vieille maison, le clos, le verger où l'on a joué tout
enfant, les volets verts, la vigne grimpante, la mare
aux canards, le dindon qui glousse, et vous mon
vénérable père, et vous! 0 jardin paternel ! Tiens, il
faudra que je fasse des vers là-dessus; j'en ai de fa-
meux dans ma malle, vous verrez ca.
294 LES RESSUSCITES
Le père. — Ce sont là des occupations secondaires,
mon fils, nous en parlerons à leur tour.
Joséphi>j. — 0 papa, qu'avez-vous dit? l'art, des
occupations secondaires! toute la vie d'un homme!
l'art, cette doublure de Dieu ! ce culte, cette religion!
Écoutez ceci :
Le premier château-fort qu'on rencontre quand on
Débouche par le plus joli bois du canton,
Est celui du seigneur de Couci, le beau sir?..,
Gomment trouvez-vous ce début?
Le père. — Ça coule, ça coule bien. Tu as de la
facilité. Mais parle-moi d'abord de tes études.
Joséphin. — Inutile. Je n'ai pas de diplôme. Injus-
tice criante! Je n'ai pas été reçu. Il est vrai que je ne
me suis pas présenté.
A ces paroles, la désolation du père com-
mence. Joséphin ne fait qu'en rire. Il caresse
sa barbe, il demande du feu pour allumer son
cigare, il secoue ses manchettes et pirouette
avec des façons débraillées.
« Palsambleu! ma jolie cousine, il est fâcheux que
vous ne soyez pas une femme du bel-air avec le man-
telet, les mules et les mouches, et mon père un vieux
roué avec la bourse et l'épée ; je me serais cru, au
milieu de ces meubles du temps, en partie fine, dans
une petite maison du faubourg Saint-Jacques.
Le père. — Mon fils, tu m'assassines 1 Et tes ins-
criptions payées chaque mois, et tes livres, et ta pen-
EDOUARD OURLIAC 295
sion de douze cents francs, le revenu d'une famille !
Joséphix. — Et mes poésies I mon roman ! Croyez-
vous qu'il n'en coûte rien pour vendre ses livres au
libraire?
Le père. — Et l'argent de votre parrain ?
Joséphin. — Je m'en suis fait une redingote.
Le père. — Et mes étrennes ?
Joséphin. — J'en ai soulagé l'indigence... où je me
trouvais.
Le père. — Seigneur du ciel! il me manquait cela
sur mes vieux jours. C'est fini, je n'ai plus de fils;
car je rougirais d'appaler ainsi un mauvais sujet, qui
faisait mon orgueil et ma consolation. C'est ainsi que
vous reconnaissez les sacrifices que j'ai faits pour
vous; je me privais des aliments les plus grossiers,
et Monsieur dissipait mon avoir avec ces femmes lé-
gères, l'opprobre de leur sexe ! Vous avez fréquenté
ces repaires où l'on commence par être dupe et où
l'on finit par être fripon. Le chemin du vice est ra-
pide; de là à l'échafaud il n'y a qu'un pas. Grand
Dieu 1 un Vidalot sur l'échafaud ! Retirez-vous de ma
présence, montez dans votre chambre jusqu'à nou-
vel ordre ; je vous chasse !
Joséphin, tendant la main. — Vous me donnerez
ma pension?
Le père. — Vous levez la main sur moi I Frappez,
frappez le sein de votre père! frappez les entrailles
qui vous ont porté, les mamelles qui vous ont allaité !
Joséphin. — Papa, calmez-vous, songez qu'il y a
des dames.
Le père. — Cela m'est bien égal, je ne me connais
plus.AJi ! vous m'injuriez! Battre son père, vil passe-
temps I indigne d'un bon fils! »
59cî LES RESSUSCITES
Ici la parodie est complète ; elle dérive de
Robert Macaire, cette pièce monstrueuse qui a
exercé autant d'influence sur les mœurs du
dix-neuvième siècle que le Mariage de Figaro sur
celles du dix-huitième. La raillerie étourdie du
jeune Ourliac ne s'arrête devant aucune sot-
tise, pas même devant la sottise paternelle. Il
se moque des cheveux blancs, quand ces che-
veux sont ceux de Jocrisse. Tout principe, toute
moralité s'envole devant sa téméraire épi-
gramme. Il amuse, c'est vrai, mais à des con-
ditions inacceptables; et plus tard, Edouard
Ourliac devait être le premier à regretter tant
de verve employée si mal à propos. La gouail-
lerie littéraire reprend le dessus. — « Demain.,
je vous ferai embarquer ! s'écrie le père ».
« Joséphin. — Embarquer ! ça va. Couleur mari-
time. Oh I les heures de quart, par les belles nuits du
tropique I l'horizon bleu, le bercement des huniers,
les mœurs tranchées, l'agile corvette qui file dix
nœuds, les pays nouveaux, les brunes filles de Ma-
dras, de l'or, du grog et du tafia !
Le père. — Tu ne t'embarqueras pas ; je te ferai
mettre à la tour de Saint-Quentin.
Joséphin. — La tour ! Couleur mo}ren âge. Tête-
Dieu ! messeigneurs les hauts barons n'ont pas tel
fief dans leur apanage : quatre donjons avec mâchi-
coulis et barbacanes, haute et basse justice dans le
EDOUARD OU RLIAC 297
canton, cent bonnes lances et trois cents gens de
pied ! Vous êtes insensé, maître, si vous croyez que
cela me contrarie! Holà! Pasque-Dieu! varlets et
manants, mon haubert, ma cuirasse et ma bonne lame
de Tolède !
Le père. — Tu resteras ici, et dès demain tu tien-
dras la boutique.
Joséphin. — Oh! pour cela, impossible, papa!
Couleur garde national, couleur épicier, couleur tri-
colore. Impossible ! »
Aucune nuance, pas même la nuance poli-
tique, ne manque à ce petit tableau, où re-
passent tous les livres orgiaques d'alors, la
Salamandre, le bibliophile Jacob, les romans
intimes de Drouineau et la république du
National. Edouard Ourliac s'attaque à toutes
les actualités, à la colonne Vendôme, aux bri-
quets phosphoriques, aux mythes, à la pa-
lingénésie, au parapluie, à tout ce qui est
relief ou trait caractéristique. Il y a même un
personnage mûr, Balloche, qui est imité de
M. Prudhomme. De tous ces éléments, il ré-
sulte quelque chose de fort drolatique, cer-
tes. Le mot éclate sous les pieds, la phrase
cherche l'impossible dans le joyeux; le rire
s'y déploie , exagéré et grimaçant , comme
sur les masques antiques où la bouche dé-
chire la joue. Mais, j'ai quelque regret à le
2m LES RESSUSCITES
dire, ce n'est pas du comique, dans le sens
large et humain de ce mot; ce n'est pas même
de la caricature, quoique cela y ressemble
d'abord. C'est quelque chose à côté, un sous-
genre qui apprête bien des supplices aux
linguistes de l'avenir, une nouvelle langue
d'argot spécialement empruntée aux mœurs
artistiques, et comme qui dirait des balayures
des ateliers de peinture et des cabinets 'lit-
téraires. L'expression, recrutée dans le vaga-
bondage des entretiens les plus intimes, s'y
montre sous un déshabillé dissolu, comme
ces courtisanes qui hasardent tout dans leur
demi-costume. C'est la folie organisée en
rhétorique et rencontrant, à travers ses écarts,
d'incroyables bonnes fortunes de pensée et
de forme. Un mot créé sous le dix-neuvième
siècle, mais trop souvent détourné de sa vraie
signification, — la blague, — pourrait servir
à qualifier certains aspects de cet idiome, si
difficile à baptiser. L'auteur de la Jeunesse du
Temps a, un des premiers, popularisé l'école
de la blague à une époque où la bourgeoisie
rebelle estimait qu'elle avait déjà bien a^sez
à faire avec le romantisme sur les bras. En
même temps qu'Ourliac, on remarquait dans
EDOUARD OU RLIAC 299
ce sillon moqueur l'auteur des Jeune-France,
Théophile Gautier, et ces deux vaudevillistes
qui ont souvent approché de la comédie :
MM. Duvert et Lauzanne. Le petit journal fit
le reste; et aujourd'hui, quoique cette école
bâtarde ne nous semble réunir aucune condi-
dition de vitalité, partant de durée, ne l'en
voilà pas moins installée et même fortifiée
dans ses retranchements. Elle compte déjà des
succès; on peut considérer comme deux de
ses types les plus distinctifs, et comme deux
exemples de ce qu'elle a fourni de détestable
et de supérieur, la création de Jérôme Paturoî
et la série des Scènes de la Bohême, Tout ce que
nous pourrions écrire pour et contre la bla-
gue se trouve contenu dans ces deux ouvra-
ges, si différents et si pareils; nous n'irons
pas chercher nos arguments ailleurs. Chez
M. Reybaud, c'est la bourgeoisie qui se venge
de la littérature; chez M. Mûrger, c'est la lit-
térature qui se venge de la littérature elle-
même. Le but est commun dans l'un et l'au-
tre livre, les moyens sont semblables aussi;
mais combien leur mise en œuvre diffère, et
quelle énorme distance sépare ce Paturot si
lourd, si vulgaire, des Scènes de la Bohême, si
300 LES RESSUSCITES
vives, si folles et si brillantes dans leur im-
moralité !
Revenons au proverbe d'Edouard Ourliac,
pour en dire la conclusion. Chassé par son
père, Joséphin lui écrit une lettre :
« Je ne puis vivre éloigné de vous, mon père; il
ne me reste plus un liard. D'ailleurs, j'ai tout vu,
tout usé, tout approfondi. Je suis las de la terre où
l'on se crotte, des hommes à qui l'on doit de l'argent,
des libraires qui n'en donnent pas, des maîtresses qui
en demandent, des dîners à dix-huit sous, des bottes
percées et des portiers. Vous m'avez donné la vie,
père voluptueux et cruel, je vous la rends pour n'a-
voir rien à vous. Je prends donc la liberté de m'as-
phyxier sous la tonnelle de votre jardin. Réjouissez-
vous : à trois heures très-précises votre polisson de
fils aura cessé de vivre. »
On va au jardin, où on le trouve à demi
renversé dans une posture vaporeuse. —
Quelle tête volcanique I s'écrie le père ; et il
court après un docteur, laissant Joséphin en
tête-à-tête avec Canélia, sa cousine.
« Canélia. — Pauvre cousin! Tiens, il est gentil
comme cela; on dirait qu'il dort. Si je lui faisais res-
pirer des sels? (Elle va chercher un flacon,)
Joséphin, à part. — Qu'il est doux de voir ainsi pla-
ner au-dessus de soi un ange à la voix de femme, une
blanche vision ! Au fait, cette enfant-là n'est pas s
É D 0 U A R D 0 U R L I A C 301
laide qu'elle en a l'air; dans mon ardeur de fuir l'au-
teur de mes jours, je ne l'avais pas remarquée. Et
puis, je lui ai fait un certain effet, — je le crois bien 1
— un beau front pâle, — de longs cheveux épars, —
jeune poêle mourant !
Cane lia, revenant. — Tenez, beau cousin, respirez.
Joséphin, feignant l'égarement. — Euh! eh! ah!... la
muse passe avec une étoile au front; elle pose ses
pieds nus sur des nuages d'or... Canélia!
Canélia. — Il m'appelle? Oh! pauvre jeune
homme !
Joséphin. — Canélia ! c'est toi que j'ai rêvée, c'est
toi qui passes dans ma sombre nuit...
Canélia. — Il pense à moi. Joséphin!
Joséphin. — Laisse tes beaux chevaux pleuvoir sur
mon front ; laisse tomber un baiser sur ma lèvre,
comme une rosée sur la fleur flétrie.
Canélia. — On ne peut rien refuser à un malade.
Souffrez-vous encore, mon cousin !
Joséphin. — Au contraire, belle cousine; encore
un baiser et j'irai à ravir.
Canélia. — Si mon oncle nous voyait... Finis-
sez ! »
»
Joséphin ne finit pas, et l'oncle les voit; il
ne sait trop, cet oncle, s'il doit se fâcher ou
rire, mais sa bonté l'emporte. De son côté,
Joséphin prononce en ces termes son abdica-
tion poétique :
« Joséphin. — Je renonce à Satan, à ses pompes et
à mes œuvres. Je n'ai pas dîné, je n'ai pas un sou,
302 LES RESSUSCITES
j'aime ma cousine, et je me fais drapier, marguillier,
allumeur de réverbères, s'il vous plaît. 0 figure sym-
bolique de l'industrie, que tu es enchanteresse ! ô si-
rène fallacieuse, qui nages dans le vert-de-gris des
gros sous, que tes charmes sont puissants sur un
poëte à jeun!
Le père. — Mes chers enfants, je vous unis ; allons
nous livrera la joie.
Joséphin prend un bonnet de coton des mains de son
'père et s'en couvre la lête. — O sacré flambeau du genre,
étouffe-toi sous l'éteignoir ! »
Cette fin a été imitée très-visiblement dans
Jérôme Paturot.
Le même journal ayant publié César Bi-
rotteau) un des chefs-d'œuvre de Balzac,
Edouard Ourliac eut l'honneur d'écrire pour
ce roman une préface qui ne ressemble à au-
cune préface connue. C'est de cet épisode sans
doute qu'il faut dater la liaison de ces deux
hommes, qui ont plusieurs points de .contact
dans le talent, Lorsque Balzac fut saisi tout
à coup d'une fantaisie de collaboration, prin-
cipalement en vue du théâtre, il songea d'a-
bord à Edouard Ourliac. Le deuxième acte de
Vautrin passe pour être presque en entier de
ce dernier
Les occasions de se produire ne lui man-
EDOUARD OURLIAC 303
quèrentplus; il mit son nom dans la série des
Français peints par eux-mêmes, dans la nouvelle
Caricature, dans la Presse, où il imprima la
Confession de Nazarille, œuvre assez faible, selon
moi, et qui cependant souleva les susceptibi-
lités morales jdes abonnés. C'est qu'Ourliac
était alors plus que jamais engagé dans la voie
du scepticisme. Un puissant effort sur lui-
même l'en tira subitement; un premier cri de
douleur s'échappa de cette jeune poitrine : il
fit le volume intitulé Suzanne.
On a dit — et c'est l'éloge désespéré que tous
les beaux romans arrachent à la critique —
qu'il avait mis sa propre histoire daus Suzanne.
Nous croyons plutôt que c'est une manière
perfide de lui attribuer les traits souvent
odieux dont il s'est servi pour peindre le per-
sonnage de La Revoie. Il faut avouer qu'il eût
été ou bien maladroit ou. bien cynique en ha-
sardant de lui un tel portrait; son esprit de
mortification, qui se développa par la suite, .
n'allait pas encore jusque-là. Accordons qu'il
est singulièrement entré pour quelques ins-
tants dans la peau de son héros, si nous pouvons
nous servir de cette expression récente, mais
n'allons pas plus loin; ce serait méconnaître
304 LES RESSUSCITES
de la façon la plus outrageuse les privilèges
de la composition littéraire. Quand on dit que
l'abbé Prévost s'est peint dans Desgrieux,
George Sand dans Indiana, et Edouard Ourliac
dans La Reynie, on se trompe; ne dites pas
qu'ils se sont peints , dites qu'ils se sont
rêvés.
Suzanne donna la vraie mesure de son au-
teur, dont elle dévoila tout à coup une des
facultés les plus inattendues : celle des larmes.
Madame de Girardin, à propos des parades
du Journal des Enfants, avait signalé ce talent
plein d'hilarité. Balzac, dans sa Revue pari-
sienne (n° du 25 août 1840), annonça Suzanne
et la Confession de Nazarille en ces termes : « Je
m'occuperai de M. Ourliac dans ma prochaine
lettre, parce que je connais de lui des frag-
ments pleins de comique et recomtnandables
par une certaine puissance de dialogue. » Le
numéro suivant de la Revue contient, en effet,
le compte rendu de Suzanne; comme tout ce
qui émane de la critique trop rare de Balzac,
ce morceau est un modèle d'appréciation phi-
losophique et grammaticale; il y indique les
points de ressemblance entre Suzanne et Ceci
n'est pas un conte, de Diderot, tout en rendant
EDOUARD OURLIAC
justice à l'intérêt poignant qui domine dans
Suzanne.
'« M. Ourliac, dit-il, a l'entente des délicatesses de
la femme. On sera content d'avoir lu un volume où
l'on rencontre des scènes comme celles ou Suzanne
ruinée, sans asiie et sans pain, trouve de l'argent
pour apporter des fleurs, dans deux pots de porce-
laine, à la Reynie qui les casse ; comme celle où la
Reynie, par un de ces éclairs de vigueur si fréquents
chez les méridionaux, vient souper chez la cantatrice
sans invitation, insulte les convives, compromet Su-
zanne, si chaste, si pure, et si belle jusque-là, et finit
par devoir à cette lueur d'énergie qui simule l'amour,
la récompense refusée à l'amour vrai de M. d'Hau-
bertchamp. Ces deux scènes, entre autres, annoncent
un vrai talent. Elles ne sont pas dans Diderot. »
Plus loin, M. de Balzac analyse le style
d'Edouard Ourliac :
« A part quelques emmêlements dans le fil dès
idées, sa phrase est nette, vive, précise. M. Ourliac
peut devenir un écrivain ; mais il n'a pas .encore étu-
dié le travail que demande la langue française, et
dont les secrets sont surtout dans l'admirable prose
de Charles Nodier. 11 entasse imparfait sur imparfait
pendant trois ou quatre pages, ce qui fatigue et l'œil
et l'oreille et l'entendement; quand il a trop de l'im-
parfait il se sert du verbe au prétérit. Il ne sait pas
encore varier la forme de la phrase, il ignore les ci-
selures patientes que veulent les phrases incidentes
et la manière de les grouper. Entre la force qui
306 LES RESSUSCITES
marche, à l'instar de Bossuet et de Corneille, par la
seule puissance du verbe et du substantif, et le slyle
ample, fleuri, qui donne de la valeur aux adjectifs, il
y a l'écueil de l'a monotonie des temps du verbe. Cet
écueil, M. Ourliac ne l'a même pas soupçonné. Néan-
moins, il y a en lui les rudiments d'un style particu-
lier, sans ampleur, mais suffisant. »
On voit que Balzac n'épargne pas la vérité à
l'auteur de Suzanne. C'est que Balzac l'estimait
et le traitait, non pas en père, non pas en ami,
mais en confrère, c'est-à-dire presque d'égal
à égal.
Subissant l'effet de ces encouragements,
Ourliac ne devait plus s'arrêter dans sa trans-
formation. Aux réminiscences religieuses qui
devenaient de plus en plus fréquentes en lui,
se joignirent — on ne sait par quelle succes-
sion d'idées — des aspirations légitimistes, qui
se traduisirent par une étude de la Vendée et
de sa chouannerie. Les buissons, qu'il inter-
rogea avec une pieuse patience, lui racontèrent
des drames héroïques, de plaintives anecdotes.
Mademoiselle de la Charnaye, insérée dans la
Revue des Deux Mondes, est l'expression la plus
complète de cette phase; et, vraisemblable-
ment, s'il nous eût donné beaucoup de nou-
velles comparables à celle-ci pour l'émotion et
KDOUARD OURLIAC 307
la vérité, ce n'est pas au second rang, mais
bien au premier, que nous aurions aujourd'hui
à placer Edouard Ourliac. Mademoiselle de la
Charnaye donne à regretter que, trop peu con-
fiant en ses forces, il n'ait pas accordé plus de
développements à ses récits; alors, nous au-
rions eu mieux qu'un romancier de chevalet.
N'a-t-il pas voulu ou n'a-t-il pas pu? Son am-
bition était-elle uniquement de se créer une
place isolée dans un genre où il avait l'espoir
de devenir maître? S'il en fut ainsi, on ne lui
refusera pas d'avoir atteint en partie son but;
car de son vivant il fut le plus habile écrivain
de nouvelles, à côté de Gozlan, et c'est pour-
quoi sans doute il ne crut pas devoir être
ingrat envers une spécialité l\ laquelle il devait
sa fortune littéraire.
Cette période, la plus décisive pour son ta-
lent, et employée en outre aux réflexions les
plus salutaires, aux retours les plus graves (il
s'était mis à la lecture de MM- de Ronald et
de Maistre), peut être regardée comme la plus
heureuse de sa vie. Il gagnait son pain avec sa
plume, il se sentait dans une excellente voie
morale, il était jeune. Bien qu'il n'eût pas
trente ans, il se sentait déjà fatigué de la vie
30S LES RESSUSCITES
au jour le jour. On le conduisit dans la maison
d'un chef de bureau au ministère de la guerre ;
il plut; on le savait spirituel, on le maria. Ces
choses se passaient en avril 1842.
Edouard Ourliac vit s'accroître son talent
dans les deux années qui suivirent son ma
riage. Tout en cédant encore, par intervalles,
aux sollicitations des directeurs de journaux
qui lui demandaient, comme à M. Galland,
quelques-uns de ces contes légers qu'il contait
si bien, il accorda une part plus large à la veine
de sensibilité qu'il s'était ouverte. Brigitte et les
Garnaches, deux œuvres étendues et dont nous
parlerons plus tard, sont de cette époque.
On doit attribuer à cette recrudescence de
travail le rapide développement d'une ma-
ladie des bronches qui se manifesta chez
Edouard Ourliac. Cette maladie inspira de
graves inquiétudes à ses amis.
Le mal d'Edouard Ourliac empirait de jour
en jour. Il chercha un refuge dans la pratique
de la religion catholique; ce fut un nouveau
sujet d'étonnement; il laissa s'étonner, et tous-
sant, crachant, amaigri, pâli, il prit le chemin
qui monte à la rue des Postes, chez les Pères
Jésuites. Là on le consola comme on put. Sur
EDOUARD OURLIAC 30}
ces entrefaites, Y Univers lui fit des propositions
de collaboration qu'il accepta. On le vit alors
publiquement et courageusement brûler ce
qu'il avait adoré, et relever l'étendard des
doctrines du dix-septième siècle. Il ne faudrait
pas croire cependant qu'une fois acquis au
catholicisme militant, il abdiquât ce que nous
appellerons les côtés agressifs de son talent.
Au contraire, il retira de cette volte-face une
verve nouvelle, qu'il mit au service d'une
guerre à outrance contre son ancien parti.
Nous devons à la vérité de déclarer qu'il ne
put s'y défendre d'une pointe de fanatisme;
ses premières adorations pour Boileau repa-
rurent, plus exclusives que jamais. D'un
autre côté, il épousait ses nouvelles amitiés
avec trop de similitude dans la façon d'écrire;
il prenait la brutalité pour la vigueur. Heu-
reusement pour lui, il ne continua pas la
revue littéraire et dramatique qu'il avait com-
mencée dans Y Univers; il revint à ses nou-
velles, qu'il inclina dorénavant dans le sens
de sa conversion, sans rien leur faire perdre
pour cela de leur essence incorrigiblement
comique. Ce fut pour le coup qu'il « retourna
l'ironie de Candide contre la philosophie de
310 LES RESSUSCITES
Voltaire, » mot de Balzac, qui définit Ourliac.
Pour mieux travailler, un matin, il fit un
petit paquet et s'en alla habiter une maison-
nette dans la Touraine. Il a daté de là plusieurs
lettres charmantes; quelques-unes d'entre
elles trahissent d'involontaires retours vers
la vie mondaine :
•
« Je suis entouré de belles choses à quatre ou cinq
lieues de distance. J'ai visité avant-hier le château
d'Azay, sur l'Indre. La vaRée d'Azay est celle du
Lys dans la vallée. Les habitants sont furieux contre
l'auteur qui a trouvé leurs femmes laides. C'est une
belle chose que Paris, mais je n'en persiste pas moins
à croire que nous ferions bien, sur le retour, de nous
en venir par ici planter nos choux avec quatre ou
cinq amis sensés. La nourriture saine, le bon vin, le
repos, les jardins, le loisir ont bien leur mérite. J'a-
jouterai qu'il y a ici certains vins qui valent le Cham-
pagne. »
Cette lettre était adressée à un ami mondain .
En voici une autre de la même époque à un
ami religieux; l'esprit en est le môme, il n'y
a que le ton de changé — et le vin de supprimé.
« O mon cher ami! que nous pourrions vivre dou-
cement quelque jour en pareil endroit et ensemble. Il
ne me manque qu'un ami comme vous. C'est la pen-
sée de Dieu qui console et détache de tout, et nulle
part elle ne peut être plus présente. J'ai trouvé quel-
EDOUARD OURLIAC 311
q ues livres, de ceux que vous n'aimez guère ; mais ils me
servent. Je suis ramené aux pieds du bon Dieu par
Jean- Jacques et le Vicaire savoyard... »
Nous nous imaginons qu'à cet endroit l'ami
religieux a dû légèrement froncer le sourcil.
Ourliac continue :
* J'ai vu une petite annonce des Contes. Sachez si
le libraire est content ; mandez-moi aussi le peu que
vous pourrez voir dans les journaux. J'attends sur-
tout votre article... Je m'excuse de paraître si âpre à
cette littérature. C'est mon gagne-pain, et que sais-
je encore toutes les bonnes raisons que pourrait me
souffler la vanité de mon métier misérable et tant
aimé ! Il faut la mettre un peu en dehors, de peur
qu'elle ne nous dévore en dedans. Laissez-moi donc
être un peu ridicule. Je ne le suis aux yeux de per-
sonne autant qu'aux miens propres. Je ne me lasse
point d'admirer ceci : on écrit une misère qui n'est
rien, qui ne vaut rien, on n'est pas content, on le
dit, on le pense, mais l'on s'en inquiète, et l'on veut
qu'elle soit approuvée, comme si le public était obligé
d'être plus sot que vous. J'ai beau gratter la plaie, je
doute qu'on la guérisse... »
C'est bien dit, c'est simple, c'est touchant. Il
parlait de ses Contes du Bocage, qui venaient
alors de paraître. Ce livre força en quelque
sorte le succès par les sentiments élevés qui y
dominent. Il le fit suivre de Nouvelles diverses ;
mais ce recueil qui, par sa forme enjouée, s'a-
312 LES RESSUSCITES
dressait plus directement à la foule, n'y arriva
cependant point. Personne n'en parla dans la
presse ; il prit son parti de cette petite ven-
geance et s'arrangea pour que son existence
littéraire n'en souffrît pas trop. Malgré ses
douleurs de toute espèce, malgré la mort de
sa mère, sa meilleure amie et la confidente de
tous ses chagrins, — bon cœur de femme du
peuple, esprit clairvoyant et droit, — il -re-
doubla d'activité et fournit de toutes mains
aux journaux. Il fut héroïque à ce moment-là,
et l'on a pu dire de lui avec justesse : « Il tra-
vaillait avec ardeur, plus encore pour se dis-
traire que pour subvenir aux nécessités assez
lourdes de sa vie ; plus encore pour se plaindre
que pour se distraire; plus encore pour pro-
duire et pour obéir à l'impétueux instinct de
sa vocation, que pour se plaindre. »
Les médecins ne savaient trop où l'envoyer.
De Tours il alla au Mans ; toute ville lui conve-
nait, pourvu que ce ne fût pas Paris. Au fait,
l'auteur de Nazarille devait aller au Mans, la
ville de Ragotin, de la Rancune, de mademoi-
selle de l'Étoile, de tous ces types, amis et pa-
rents des siens. Mais qu'il était loin du Roman
comique à l'heure où nous parlons !
EDOUARD OURLIAC 315
t Me voilà établi, comme un vieux de province,
dans un grand fauteuil, derrière un carreau tran-
quille. Je bois trois pintes de lait par jour: j'habite
une rue où il n'est passé depuis ce matin qu'un
homme en paletot bleu, qui semblait s'être trompé de
route. Je demeure chez un professeur de l'Université,
M. P., qui professe la quatrième au collège; mais
nous nous sommes montré nos chapelets, et, le soir, j'en-
tendais les petits enfants qui récitaient en cadence :
Ain, mn, mn, Ora pro nobis ; mn, mn, mn, Ora pro nobis,
etc.; je me suis endormi là-dessus. »
Toute cette lettre est des plus singulières,
elle peint à la fois l'état de son àme et l'état
de son esprit; il y parle d'épreuves à ren-
voyer à M. Hetzel et à la Revue de Paris; il a
dîné avec l'évêque, un aimable et admirable
homme, dit-il, qui l'a constamment appelé
d'Ourillac ou d'Houriaque. Puis, le vieux ca-
ractère reprend le dessus, et voici les farces
qui arrivent : il annonce qu'on va éclairer la
campagne aux bougies, spécialité du Mans. Et
finalement : « En somme, je ne vais pas
mieux; je ne souffre point, ma poitrine est
bonne, nulle oppression; mais je tousse, je
crache, je suis faible; rien n'y fait. »
Une autre fois (on comprendra que nous le
laissions raconter lui-même ses années d'a-
18
314 LES RESSUSCITES
dieu) il écrivait à M. Louis Veuillot, toujours
de la ville du Mans :
« Je voudrais pouvoir vous dire que je vais mieux,
je voudrais le croire, je le dis souvent; mais je vou-
drais que ce mieux finît, car il m'assomme; mes cra-
chement et mes enrouements ne me lâchent pas. Dix
paroles détraquent mon appareil... Savez-vous que je
sais tout voisin des Visitandines? Ces bonnes sœurs
m'ont accablé de prévenances et de confitures. Elles
ont un sirop pectoral infaillible qu'on finira par me
faire prendre, quoique je ne croie à aucun sirop, à
aucune eau, à aucune tisane, mais seulement au bon
régime et à la grâce de Dieu... Que vous dirai-je en-
core de ce benoît pays? que j'y prends la mesure
d'une retraite, sinon d'une bière. »
De ville en ville, il se traîna de la sorte jus-
qu'en Italie; il passa l'hiver de 1846 à Pise,
mais il était condamné, il le savait, et il s'en
revint. Dans les rues de Paris, on vit alors
passer l'ombre d'Edouard Ourliao : un corps
fiévreux, une voix éteinte. Quoique marié, il
ne vivait plus qu'avec son père, un vieillard
de soixante-dix ans; pour le faire vivre, il
accepta une petite place dans les bureaux de
la marine, car il commençait à manquer de
force pour le métier littéraire. Il s'était li-
mité à deux feuilletons par mois. Miséri-
EDOUARD OURLIAl âlp
corde! nous avons à peine le courage de
continuer. Dans ce bureau de la marine,
Edouard Ourliac restait quelquefois des
heures entières sans pouvoir lever le bras.
Il employa sa dernière énergie à réconci-
lier son père avec Dieu; grâce à ses exhor-
tations, le vieillard, quelques jours avant sa
mort, fit sa première communion. Alors,
dégagé de tous devoirs envers les autres
hommes, Ourliac alla demander un refuge à
la maison des frères de Saint-Jean-de-Dieu,
rue Plumet, où il expira saintement le 31
juillet 1848.
Chacune des phases de la vie d'Edouard
Ourliac a son reflet dans sa littérature. En
cela, il possède un mérite de sincérité qui fait
sa force principale. Nous ne reviendrons pas
sur ses diverses aptitudes : nous les avons
indiquées, sinon appréciées, à leur moment
et dans leurs manifestations les plus impor-
tantes ; nous préférons aller tout de suite et
tout droit vers le point où paraît se détermi-
ner sa supériorité réelle. Ce point, c'est l'é-
tude de la vie intime en province. Là, ce
316 LES RESSUSCITES
qu'on a pu quelquefois reprocher d'étroit à
son esprit s'ajuste et demeure harmonieuse-
ment encadré. Il a le caquet du faubourg, la
connaissance des petites choses bourgeoises,
la malice du clerc, et mieux qu'ailleurs cette
espèce de comique qui s'attache à, des per-
sonnes véritablement à plaindre, ou qui res-
sort d'événements fâcheux. Dans cette série,
les Garnaches tiennent, à notre avis, la place
d'honneur; le héros est ce même Nazarille,
dans lequel Edouard Ourliac nous semble
s'être personnifié bien plus visiblement que
dans La Reynie. Il y a là des figures allon-
gées, d'antiques maisons, de grandes armoi-
res, des parties de campagne, des sérénades,
qui sont décrites d'une souveraine façon. Bri-
gitte, avec plus de sensibilité et de vraie mo-
rale, appartient au même système; mais le
relief est moins puissant et le début a de la
lenteur. Dans le volume des Nouvelles diverses,
nous signalerons l'Ingénieux Thibault, chef-
d'œuvre de cinquante pages.
On nous accuserait d'injustice si nous al-
lions oublier, entre tant de productions, la
Physiologie de l'écolier, le plus petit de ses li-
vres et le plus grand de ses succès peut-être,
EDOUARD OURLIAC 317
du moins le plus unanime1. Nous sommes
convaincu qu'un libraire ne perdrait ni sa
peine ni son argent à le réimprimer. Nous
croyons également qu'il y aurait les éléments
d'un succès en rassemblant les épisodes de
l'odyssée de Nazarille, éparpillée dans la Re-
vue de Paris et dans l'Artiste. Ce Nazarille ne
marche jamais sans un acolyte fort amusant
aussi, lui, nommé Pelloquin. C'est encore un
des traits caractéristiques d'Edouard Ourliac
que cette préoccupation du grotesque dans
les noms; de là les personnages de Lafrim-
bolle, de Paillenlœil, de Croquoie, de Parpi-
gnolle, de Laflèche, de Montgazon, de Le-
drôle, etc., etc. Une des aventures de Nazarille
a pour titre le Souverain de Kazakaba; elle
fut, lors de son apparition, l'objet de criti-
ques assez dures, car elle agitait à la fois
1. C'était la mode des physiologie*, en 1841. Nous relevons
sur le Journal de l'imprimerie el de la librairie, à cette date,
les physiologies : — du Rat d'église, du Prédestiné, du Franc-
Maçon, du Chicard, du Prêtre, du Séducteur, du Macaire des
Macaires, du Bas-Bleu, du Troupier, du Député, du Débar-
deur, de la Femme la plus malheureuse du monde, du Poète,
du Chasseur, du Bourgeois, du Provincial, du Célibataire, de
la Grisette, etc.; — du Gant, du Parapluie, de l'Argent, du
Soleil, du Parterre, du Jour de l'an, du Recensement, des
Champs Éiysées. etc. — 0 folie !
m.
318 LES RESSUSCITES
des questions philosophiques, politiques et
religieuses. On y voit Nazarille débarquant
sur une terre sauvage, et proclamé roi par
les naturels sous le nom de Las-Sou-Po-
Ghou. Des parallèles entre l'état de nature et
l'extrême civilisation découlent de ce thème,
joyeusement abordé. Les réclamations furent
telles que, dans la dernière livraison du Sou-
verain de Kazakaba, Edouard Ourliac se crut
obligé d'ouvrir une parenthèse au milieu de
son récit :
« Je vous entends, baudets soucieux. — Quoi! c'est
lui qui écrit cela? peccaïré! Il a tant d'esprit d'ordi-
naire. Combien c'est regrettable, j'en suis tout con-
tristé; hi han ! hi han! — Encore un coup, merci!
Mais quoi ! mes frères, quand des milliers de faquins
inondent la France de leurs inepties; quand les co-
chers ivres ne daignent plus charbonner les murs
puisqu'ils ont sous la main le papier des gazettes;
quand nous voyons en plein soleil les trésors de gé-
nie, d'esprit et d'invention que l'affreux despotisme
tenait jadis sous clef; quand la sottise humaine a
rompu ses écluses <-t déborde majestueusement sur
le monde, je ne pourrai point, moi chétif, vider en un
coin mon petit pot noir! Votre égout, dites-moi, en
sentira- t-il plus mauvais? etc., etc. »
Quoi qu'il en soit, nous sommes forcé de
convenir que le Souverain de Kazakaba n'est pas
EDOUARD OURLIAC 319
une des œuvres d'Ourliac qui nous plaisent
le plus ; le pastiche y déborde à toutes les
pages : pastiches de Cervantes, pastiche de
Swift et de Foë ; la gouaillerie y est poussée
jusqu'à une gaminerie souvent intolérable.
Le Collier de sequins est une de ses bonnes
histoires; il y a encore un peu de La Reynie
dans son personnage de Loisel, jeune homme
fantasque et pauvre, issu d'une honnête fa-
mille du Roussillon, spirituel, mais facile à
entraîner, sans exactitude, rêveur, et ne s'ob-
stinant qu'à des riens. Loisel fait le diable
à quatre pour offrir à celle qu'il aime un
collier de sequins, tel qu'elle en a vu un sur
les épaules d'une demoiselle du monde; et,
à bout de moyens, il finit par le voler.
Nous sommes plus sévère que M. de Bal-
zac, lorsqu'il affirme que la prose d'Ourliac
est suffisante. Nous la trouvons, nous, né-
gligée à l'excès, ne tenant aucun compte des
répétitions de mots; et cela nous étonne d'au-
tant plus, qu'il ne laissait passer aucune ac-
casion d'afficher ses sympathies pour les lit-
térateurs du dix-septième siècle, pour Racine,
pour La Bruyère, pour Fénelon. Ce n'était
pas cependant de la sorte qu'écrivaient ces
3?0 LES RESSUSCITES
maîtres du style français : la correction, ïe
scrupule et le perpétuel souci de l'éloquence,
voilà ce qui frappe d'abord dans leurs ou-
vrages; d'où vient que cela n'a pas frappé
Edouard Ourliac?Nous savons bien que, par
son affectation de simplicité, il a voulu réa-
gir contre les adorateurs exclusifs de la
forme; mais, à son tour, il a été excessif,
comme la plupart des réactionnaires, et il
a franchi l'espace qui sépare la simplicité de
l'insouciance absolue. Quelquefois il est réel-
lement trop bonhomme dans son style ; passe
encore quand il place un récit dans la bou-
che d'une personne du peuple; mais quand
c'est lui-même qui raconte, il perd beaucoup
de cette autorité que doit toujours garder un
narrateur. Telle est pourtant la force du fait
et du sentiment, que ses nouvelles, bien
que dépourvues de cette fleur de littérature
qui est depuis plusieurs siècles notre genre
de supériorité, se lisent avec un intérêt sou-
tenu.
Sous ce rapport, il serait possible de le con-.
sidérer comme le précurseur de l'école de la
réalité, qui cherche à s'imposer depuis quel-
que temps. A l'instar des écrivains réalistes,
EDOUARD OU RLIA< m
Ourliac réduit la description aux proportions
les plus strictes et les plus naïves; il sup-
prime presque le portrait ou il l'enchâsse au
milieu d'un incident, et ce lui est affaire
d'une ligne ou deux.
Ce n'est que dans le pastiche que son style
acquiert de la prestesse et de la lumière;
prenons pour modèle le début d'Aurore et
Point-du-Jour, légende de corps-de-garde :
« Le régiment du roi était alors en garnison à
Nancy, en Lorraine, la plus jolie ville de France, ali-
gnée comme un bataillon sous les armes, de bon sé-
jour et agréable au soldat, sinon que le vin y est un
peu cher. Et, de même que les grenadiers de ce
régiment l'emportaient sur toute l'armée , le plus
fier, le plus beau, le plus glorieux de ces grenadiers
était Desœillets, dit l'Aurore, grand garçon du Lan-
guedoc, tenant bien du cru, hardi comme un page,
brave comme un sabre, menteur comme un arra-
cheur de dents, bel esprit, dansant bien, jouant du
fifre, prévôt d'armes, tirant l'espadon, la pointe, la
contre-pointe, faisant des contes à tenir un corps-de-
garde éveillé toute la nuit, et en état de chanter
chansons, marches, romances et complaintes d'ici à
demain, sans chanter la même. »
Nous ne croyons pas qu'il soit possible de
tirer un enseignement quelconque de l'exis-
tence et de l'œuvre d'Edouard Ourliac. Où le
3*V LES RESSUSCITES
malheur passe, si précoce et si brutal, l'ana-
lyse perd la moitié de ses droits. Où ne com-
mence guère à savoir vivre et à savoir pen-
ser qu'à Tàge où il est mort. La morale et la
critique seraient donc mal venues à s'armer
de rigueurs élevées vis-à-vis de lui. Quelle
logique demander à une carrière sitôt bri-
sée? Fallait-il voir dans lés amertumes et
dans les souffrances de ses derniers jours
l'expiation d'une jeunesse qui avait éveillé
autour d'elle tant d'éclats de rire? nous ne
le croyons pas. Fallait-il rattacher au char-
mant et délicat faisceau de ses nouvelles un
corps de doctrines antiphilosophiques, et éri-
ger en système ce qui ne fut chez lui que
boutade passagère? ce n'en était guère la
peine. Son aimable frivolité sur ce terrain
nous a souvent rendu la tâche facile , et
nous a permis d'éviter ces hautes et graves
questions pour lesquelles nous ne nous sen-
tons nous-même ni assez mûr ni assez pré-
paré.
Le seul but que nous nous sommes pro-
posé en commençant, et que nous nous esti-
timerions heureux d'avoir atteint , c'est de
ramener un instant l'attention du public
EDOUARD OURLIAC 323
vers les œuvres d'un jeune homme à qui sa
trop courte existence n'a permis d'avoir que
du talent, du bon sens, de la passion et de
l'esprit.
FIN
; }
T A B L E
lJages
M. DE JOUY I
CHATEAUBRIAND 1~,
MADAME RÉCA.MIER SU
GUIZOT 113
JULES JANIN 145
FRÉDÉRIC SOOLIÊ 161
HENRY MURGER 171
GÉRARD DE NERVAL 185
LASSAILLY 227
JEAN JOURNET 263
EDOUARD OURLLV 273
Imprimerie U. B.vrdin, à Saint-Q-ermaU)
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La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
The Library
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Date due
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