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Full text of "Les ressuscités"

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LES 


RESSUSCITES 


CALMANN     LÉVY,     ÉDITEUR 


OUVRAGES 
CHARLES   MONSELET 

Format  grand  in-18 

LES   AMOURS  DU    TEMPS   PASSÉ      

LES   ANNÉES   DE   GAIETÉ   (2e  édition) 

l'argent  maudit   (3e  édition) 

LES   FEMMES    QUI  FONT   DES    SCÈNES 

LA   F.N   DE    L'ORGIE 

LA   FRANC-MAÇONNERIE   DES    FEMMES 

FRANÇOIS   SOLEIL 

M.    DE   CUPIDON 

M.    LE   DUC    S'AMUSE 

LES    MYSTÈRES   DU    BOULEVARD   DES    INVALIDES.      • 

LES   ORIGINAUX  DU    SIÈCLE   DERNIER 

LES   RESSUSCITES 

SCÈNES   DE   LA    VIE    CRUELLE •        . 

LES    SOULIERS   DE  STERNE 


,n| 


imprimerie  D.  Bardin,  à  S>aint-Ge.rmain, 


LES 


RESSUSCITES 


P  A  R 


CHARLES   MONSELET 


M.     f>  E     .1  nl'Y 


CHATE  AU  BRI  AND  -MADAME    RE  C  A  Ml  EU 

GU1ZOT  -  JULES     JASLN 

FRÉDÉRIC    SOULIÉ-  HENRY    M  U  R  liER  -  G  ÉR  AR  D     DE    NERVAL 

L  A  S  S  A  I  L  L  Y  -   J  E  A  X     JOl'RXET 

EDOUARD    OURLIAC 


PARIS 
CALMANN    LÉVY,    ÉDITEUR 

RUE     AUBER,    3,     PLAGE    DE    L'OPERA 


LIBRAIRIE    NOUVELLE 

BOULEVARD    DES    ITALIENS,    15,   AL    COIN    DE   LA    RUE    DK     GRAMMON I 

1876 

Droits  de    reproduction  et  de  traduction  rc.'ervcs 


.MIS 

H 


LES 

RESSUSCITES 


M.   DE   JOUY 


Ci-gît  M.  de  Jouy.  jSmÎCXW 

J'ai  toujours  eu  un  grand &$pect  pour  les 
grognards  littéraires  ;  —  et,  si  l'on  veut  bien 
m'entendre,  je  dirai  aussi  que  la  poésie  du 
premier  Empire  a  été  souvent  calomniée, 
et  que  ce  n'est  pas  tout  à  fait  cette  pau- 
vre femme  en  douillette  cendrée  qu'on  a 
essayé  de  nous  faire  voir.  J'en  suis  fâché 
pour  ceux  qui  ne  connaissent  que  les  poé- 
sies ossianiques  de  Baour-Lormian  et  les  ro- 
mans de  Pigault-Lebrun ,  —  cet  homme  de 

lettres  de  l'Empire  qui  écrivait  sur  une  scha- 

i 


LES    RESSUSCITES 

braque.  Mais  je  sais  d'autres  noms  et  d'autres 
livres,  glorieux  et  respectables,  ceux  de  Cha- 
teaubriand ,  par  exemple,  de  Nodier  et  de 
madame  de  Staël,  qui  m'ont  toujours  fait 
penser  qu'une  semblable  époque,  —  une  épo- 
que de  vingt  ans,  —  ne  méritait  pas  la  raille- 
rie et  le  dédain  avec  lesquels  la  plupart  de 
nos  critiques  ont  l'habitude  de  la  saluer. 

Il  en  est  bien  peu  de  ceux-là  qui  n'aient 
à  se  reprocher  un  bon  mot  sur  M.  Jouy,  — 
une  épigramme  sur  M.  Jay,  —  une  plaisan- 
terie sur  M.  Arnault.  On  ferait  un  volume 
d'un  tel  recueil,  et  ce  recueil  pourrait  être 
intitulé  sans  inconvénient  la  Cravate  blanche 
littéraire. 

Laissons  dire.  Celui  de  qui  je  veux  parler 
aujourd'hui  valait  bien  les  trois  quarts  de  nos 
écrivains  d'à  présent,  je  vous  l'atteste.  Ses 
vaudevilles  étaient  tout  aussi  spirituels  que 
les  nôtres,  ses  tragédies  tout  aussi  froides,  ses 
livrets  tout  aussi  ridicules.  Seulement  c'était 
un  autre  ridicule,  une  autre  froideur  et  un 
autre  esprit.  La  pensée  et  le  style  ont  leurs 
modes,  comme  on  sait,  et  ces  modes  ont  leur 
Longchamps.  La  phrase  se  taille  comme  un 
habit,  tantôt  courte  et  tantôt  longue,   hier  en 


M.    DE   JOUY 

veste  et  demain  en  redingote.  La  littérature 
d'alors  portait  un  carrick,  celle  d'aujourd'hui 
porte  un  paletot. 

Ne  nous  moquons  pas  du  carrick  de  M.  de 
Jouy.  Le  carrick  est  un  bon  et  honnête  vête- 
ment, très- ample  et  très-chaud.  Et  personne 
mieux  que  M.  de  Jouy  ne  savait  porter  le  car- 
rick. C'était  un  homme  charmant  en  société, 
un  oracle  de  goût,  un  modèle  de  galanterie, 
l'homme  de  son  style  en  un  mot.  Sa  plume  avait 
des  précautions  inimaginables.  Je  dis  précau- 
tions et  non  délicatesses,  parce  que  la  délica- 
tesse même  était  dangereuse  dans  ce  temps  de 
censure  irritée,  ce  qui  fendait  le  métier  d'écri- 
vain fort  difficile.  Au  régime  des  suspects  po- 
litiques avait  succédé  le  régime  des  suspects 
littéraires.  On  arrêtait,  pour  un  hémistiche, 
les  tragédies  de  Lemercier  et  les  comédies 
d'Etienne.  M.  de  Jouy  fut  à  peu  près  le  seul 
homme  à  succès  de  l'Empire.  11  est  vrai  que 
l'empereur  ne  l'a  jamais  regardé  comme  un 
idéologue. 

Je  compare  M.  de  Jouy  à  Marmontel,  —  le 
Zémiro  et  Azor  de  la  littérature. 

Donnez  un  habit  pailleté  à  M.  de  Jouy,  et 
vous  aurez  Marmontel.  Jetez  un  carrick  sur 


4  LES  RESSUSCITES 

les  épaules  de  Marmontel,  et  vous  verrez 
M.  de  Jouy.  C'est  absolument  la  même  façon 
de  dire,  de  voir,  de  sentir.  C'est  le  même 
bonheur  dans  le  même  talent.  Je  vais  plus 
loin,  ce  sont  les  mêmes  ouvrages.  —  Comme 
Marmontel,  M.  de  Jouy  a  fait  des  tragédies, 
des  opéras  et  des  romans.  C'est  la  même 
plume  qui  a  écrit  le  Zirphile  de  l'un  et  la 
Guirlande  de  l'autre  ';  c'est  la  même  pensée 
qui  a  dicté  Fernand  Cortez  et  les  Incas.  Mar- 
montel a  fait  les  Contes  moraux,  M.  de  Jouy  a 
fait  l'Ermite  de  la  Chaussée-d'  Anlin.  Tous  les 
deux  enfin  ont  mis  au  monde  un  Bélisaire.  — 
Trouvez-moi  l'exemple  d'une  plus  frappante 
analogie. 

11  y  a  comme  cela  un  homme  qui  se  perpé- 
tue à  travers  tous  les  siècles,  —  un  beau  mas- 
que,  je  te  connais,  qui  revient  tous  les  cinquante 
ans  avec  un  habit  neuf,  —  un  même  acadé- 
micien qui  occupe  sans  cesse  le  même  fau- 
teuil, —  un  auteur  qui  n'est  éternellement 
occupé  qu'à  se  dédoubler  et  à  se  tirer  à  plu- 
sieurs exemplaires.  Au  xvne  siècle,  ce  person- 
nage s'appelait  Quinault,  auxvme  Marmontel, 
au  xixc  M.  de  Jouy.  Chacun  d'eux  n'a  jamais 
été  que  l'édition  revue  et  corrigée  de  son  pré- 


M.   DE  J  OU  Y  5 

décesseur.  Ouvrez  le  volume  :  il  n'y  a  de  changé 
que  la  reliure;  hier  en  veau,  aujourd'hui  en  ma- 
roquin. Barbin  et  Panckoucke  remplacés  par 
Didot.  Quant  au  texte,  c'est  toujours  le  même, 
avec  cette  différence  seulement  que  l'anneau 
royal  d'Adraste  est  devenu  l'aspic  de  Cléopâtre, 
—  qui  lui-même  est  devenu  la  perruque  de 
Sylla. 

Ce  fut  une  perruque  qui  fit  la  réputation  de 
M.  de  Jouy.  —  Mais  qui  n'a  pas  eu  sa  perru- 
que, au  temps  où  nous  sommes  ?  La  perruque 
de  Liszt,  n'est-ce  pas  un  peu  son  sabre  d'hon- 
neur? La  perruque  de  George  Sand,  n'est-ce 
pas  un  peu  son  pantalon?  Cherchez  bien  au 
fond  de  toutes  nos  célébrités.  Vous  y  trouve- 
rez une  perruque. 

Seulement,  la  perruque  de  M.  de  Jouy  était 
une  perruque  véritable.  C'était  la  perruque  de 
Talma;  —  à  peine  deux  ou  trois  mèches  qui, 
tombant  plates  et  noires  sur  le  front  du  comé- 
dien, lui  donnaient  une  vague  ressemblance 
avec  l'empereur.  Rien  qu'avec  cette  perruque, 
M.  de  Jouy  et  Talma  ont  épouvanté  tout 
Paris. 

11  est  vrai  que  c'était  la  première  fois  qu'on 
osait  rappeler  cette  grande  figure.  A    cette 


6  LES   RESSUSCITES 

époque,  l'empereur  était  encore  chose  neuve 
et  soudaine.  M.  de  Jouy  eut  la  gloire  d'être 
le  premier  à  déshabiller  cette  ombre  auguste, 
et  son  exemple  ne  tarda  pas  à  être  suivi  de 
toutes  parts. 

M.  de  Jouy  a  surtout  été  un  homme,  —  et 
un  talent —  de  circonstance.  11  fut  tour  à  tour 
le  seul  et  le  premier,  deux  grands  mérites.  Le 
seul  prudent  sous  l'Empire,  le  premier  hardi 
sous  la  Restauration.  lia  cultivé  tour  à  tour 
l'à-propos  innocent  dans  le  tableau  desSabines 
et  Tippo-Saëb,  et  l'à-propos  séditieux  dans  Béli- 
saire  et  Sylla.  Et  quand  il  n'y  eut  plus  hommes 
ni  choses  à  exploiter,  il  en  vint  à  se  mettre 
lui-même  en  exploitation,  lui  et   son  succès. 
De  même  qu'avec  une  bouteille  d'eau  de  Co- 
logne il  y  a  des  gens  qui  ont  l'art  de  faire* 
quinze  bouteilles  d'eau  de  Cologne,  de  même 
'M.  de  Jouy  trouva  le  secret  de  faire   quinze 
Ermites  avec  son  premier  Ermite  :   «  Ermite, 
bon    ermite ,  »  comme    dit    la  chanson.   — 
Cette  littérature  en  cagoule  dura  assez  long- 
temps,  puis  on  finit  par  s'en  lasser  et  par 
la   trouver   fade.   On    s'attendait   vainement 
à  voir  frétiller  la  queue  du  diable   sous   la 
robe    du  capucin  :   la   robe  ne  laissait    rien 


M.    DE   JOUY  7 

passer.  Saint  Antoine  n'eut  pas  de  tentation. 

Je  me  suis  toujours  étonné  que  la  vie  de 
M.  de  Jouy  n'ait  pas  réagi  davantage  sur  ses 
écrits.  —  C'était  bien  la  peine  d'avoir  quitté 
la  France  à  treize  ans,  d'avoir  traversé  les 
mers,  d'avoir  vu  les  Indes,  Chandernagor; 
d'avoir  été  lieutenant,  capitaine  ;  puis  d'être 
revenu,  d'avoir  eu  sa  tête  à  prix,  de  s'être 
mis  en  voyage  une  seconde  fois,  de  s'être  pro- 
mené au  bord  du  lac  de  Genève,  en  Belgique, 
en  Hollande,  en  Italie,  —  et  cela,  pour  en  rap- 
porter Y  Ermite  de  la  Chaussée- d'Antin,  tout  sim- 
plement. 11  est  vrai  que  tant  d'autres  écrivent 
sur  l'Inde,  la  Suisse,  la  Belgique,  la  Hollande 
et?  l'Italie,  qui  n'ont  jamais  mis  le  pied  hors  du 
Palais-Royal. 

11  fut  le  premier  feuilletonniste  de  genre  de  ce 
temps-là.  Il  retroussa  ses  manchettes,  comme 
faisait  le  comte  de  Buffon,  et  se  prit  à  nous  ra- 
conter en  petits  tableaux  anodins  les  mœurs  et 
la  société  auxquelles  il  avait  l'honneur  d'appar- 
tenir. Pour  cela,  il  s'y  prit  le  plus  galam- 
ment et  le  plus  discrètement  possible,  frap- 
pant toujours  à  la  porte  avant  d'entrer,  et 
criant  à  la  jolie  femme  par  le  trou  de  la  ser- 
rure :  —  «  Madame,  ayez  l'obligeance  de  vous 


8  LES   RESSUSCITES 

vêtir,  je  viens  vous  peindre  en  déshabillé.  » 
Ce  fut  ainsi  qu'il  pénétra  dans  l'étude  du  no- 
taire et  dans  le  boudoir  de  l'actrice,  dans  le 
cabinet  du  magistrat  et  dans  l'atelier  de  la 
grisette,  partout,  en  un  mot,  où  il  y  a  une 
patte  de  lièvre  à  gratter  ou  un  bouton  à  tour- 
ner longuement.  Puis,  une  fois  entré,  il  plaça 
son  chevalet  dans  le  jour  le  plus  favorable, 
choisit  ses  couleurs  les  plus  flatteuses,  pria  son 
modèle  de  prendre  la  pose  qui  lui  seyait  le 
mieux,  —  et  fit  alors  ce  musée  officiel  que  nous 
savons,  et  dont  les  premiers  portraits  eurent 
un  si  grand  retentissement. 

Mais  partout  où  il  n'y  eut  pas  moyen  de  se 
faire  annoncer,  ou  de  frapper,  —  c'est-à-dire 
là  où  la  porte  demeure  toujours  ouverte,  — 
M.  de  Jouy  recula  dédaigneusement,  en  se 
disant  que  son  ton  et  son  bel  esprit  n'avaient 
rien  à  faire  en  tel  lieu.  11  préféra  laisser  sa 
galerie  incomplète,  plutôt  que  de  la  compléter 
avec  de  grossières  peintures  de  guinguettes  et 
de  cabarets.  En  descendant  les  marches  qui 
vont  à  ces  caveaux,  peut-être  se  fût-il  exposé 
à  rencontrer  quelqu'un  de  ces  ivrognes,  comme 
Hoffmann  l'Allemand,  par  exemple,  —  et 
qu'eussent  dit,  je  vous  le  demande,  ses  élé- 


M.   DE   J  OU  Y  9 

■ 

gantes  en  turban  à  plume  et  ses  muscadins 
en  chapeau  de  paille  de  riz? 

Je  répète  pourtant  que  cela  n'empêche  pas 
M.  de  Jouy  d'être  un  homme  de  beaucoup 
d'esprit.  Il  a  eu  l'esprit  du  succès.  Il  venait 
après  Rétif  de  la  Bretonne,  ce  charbonnier  de 
mœurs,  et  il  a  suffisamment  expié  les  Contem- 
poraines et  les  Nuits  de  Paris.  11  a  eu  de  l'élé- 
gance, de  la  finesse,  de  l'observation,  du 
tact,  alors  que  c'était  chose  presque  nou- 
velle. Brossez  et  faites  retoucher  un  peu  ses 
toiles,  et  il  vous  restera  d'agréables  cadres 
d'antichambre  ,  dont  il  ne  faut  pas  trop 
faire  fi. 

M.  de  Jouy  était  né  académicien.  —  Il  fal- 
lait avoir  fait  bien  peu  de  chose  pour  ne  pas 
mériter  un  fauteuil  à  cette  époque.  Le  pas 
même  académicien  de  Piron  n'était  plus  possible, 
et  les  immortels  n'étaient  point  encore  tour- 
mentés par  cet  essaim  de  moustiques  éclos 
dans  les  ruches  nouvelles  du  journalisme.  Ils 
marchaient  fièrement  dans  leur  force  et  dans 
leur  liberté,  comme  YOthello  de  leur  camarade 
Ducis.  Ils  étaient  eux-mêmes  leurs  critiques 
et  leurs  courtisans.  Jamais  l'Académie  ne  fut 

environnée  de  tant  de  majesté  sereine.  Ja- 

1. 


10  LES   RESSUSCITES 

mais  cette  bonne  personne,  comme  l'appelait 
Voltaire,  ne  parla  tant  d'elle -môme  que 
lorsqu'il  n'y  eut  plus  personne  pour  en 
parler. 

On  lui  donna  le  fauteuil  de  Parny,  —  celui- 
là  qui  se  roulait  sur  un  lit  de  roses,  et  rimait 
chaque  matin  les  baisers  de  la  veille  ;  un  poëte 
trop  impie  cependant  pour  être  bien  amou- 
reux, et  un  drôle  d'académicien,  à  vrai  dire  : 
un  marquis  en  habit   de  berger,   qui    avait 
crayonné  douze  chants  de  blasphèmes  en  se 
jouant,  —  la    Guerre  des  Dieux,  —  que    vous 
vous  rappelez  peut-être  pour  l'avoir  lue  avec 
un    souriant    effroi.   C'était    le   seul   fauteuil 
vacant,    et   M.    de  Jouy  n'eut   garde   de  le 
refuser. 

Je  m'aperçois  que  je  laisse  de  côté  les  dates. 
Pour  peu  que  vous  y  teniez  cependant,  je 
vous  apprendrai  que  M.  de  Jouy  a  vécu  soi- 
xante-dix-sept ans,  et  qu'il  est  né  dans  la 
vallée  de  Biôvre. 

Douce  vallée   de  Bièvre!  —  Il  n'a  jamais 

perdu  de  vue  ses  frais  ombrages,  ses  gazons 

verts  et  ses  troupeaux  blancs.   Môme   dans 

l'Inde,  en  France  au  plus  fort  de  la  Terreur, 

îuisse,  en  Belgique,  en  Italie,  M.  de  Jouy 


M.   DE   J  11 

est  toujours  resté  l'homme  de  la  vallée  de 
Bièvre.  Le  beau  du  Consulat  et  de  l'Empire, 
l'ermite,  le  causeur,  le  franc-parleur  n'a  jamais 
pu  dépouiller  entièrement  le  villageois  de 
Seine-et-Oisé,  —  naïf  villageois,  avec  du  bon 
sens  et  de  l'esprit  itou,  le  coq  de  son  village  et 
aussi  des  grandes  villes  I 

Il  se  perdit  pourtant  parla  politique.  C'est 
là  le  mal.  —  Il  avait  fait  des  vaudevilles 
pleins  de  sel  et  de  calembours,  des  opéras 
tout  brillants  de  feux  de  Bengale,  des  romans 
palpitants  d'actualité,  des  tragédies  jouées  par 
Talma.  Il  se  dit  que  la  politique  n'était  qu'une 
autre  espèce  d'opéra  et  de  tragédie,  et  que  le 
premier-Paris  se  traitait  absolument  comme 
le  couplet  de  facture.  Parce  qu'il  avait  coiffé 
un  comédien  d'une  perruque  de  sa  façon 
et  que  le  public  s'était  mis  à  trembler 
devant  cette  perruque,  M.  de  Jouy  voulut 
confectionner  des  toupets  en  grand  et  en 
coiffer  non  plus  les  comédiens  du  Théâtre- 
Français,  mais  les  comédiens  clés  Tuileries, 
cette  fois. 

*  Il  entra  donc  dans  le  Courrier  français  comme 
il  serait  entré  dans  le  vestibule  de  l'Académie 
royale  de  Musique.  L'ermite  jeta  le  froc  aux 


12  LES  RESSUSCITES 

orties,  ou  plutôt  il  se  fît  ermite  politique  pour 
sa  dernière  métamorphose.  11  regarda  l'affiche 
de  ce  jour-là,  et,  comme  on  donnait  le  spec- 
tacle de  l'opposition  libérale  (première  repré- 
sentation), il  se  dirigea,  non  plus  vers  la  salle, 
mais  dans  les  coulisses,  où  il  demanda  un 
casque  et  une  épée  de  comparse,  en  chantant 
de  toute  la  force  de  ses  poumons  ce  que  Du- 
prez  devait  chanter  plus  tard  :  Amis,  secondez 
ma  vaillance  ! 

Un  jour,  il  rencontra  Benjamin  Constant 
qui  lui  rit  au  nez.  —  M.  de  Jouy  faillit  se  fâ- 
cher, et  lui  demanda  sérieusement  si  ce  nou- 
veau costume  ne  lui  allait  pas  aussi  bien  qu'à 
tout  autre.  Et,  à  ce  sujet,  il  le  pria  d'écouter 
un  instant  ce  petit  morceau  d'éloquence  sur 
les  affaires  intérieures,  et  puis  cet  autre  aussi 
sur  nos  relations  avec  le  cabinet  de  Londres. 
Et  quand  M.  de  Jouy  eut  fini,  il  n'attendit  pas 
que  Benjamin  Constant  lui  eût  répondu  pour 
lui  dire  son  avis,  il  s'en  alla  tout  droit  faire 
imprimer  ses  deux  articles.  —  Ces  poètes  sont 
tous  ainsi.  11  leur  faut  absolument  la  politique 
pour  baisser  de  rideau. 

M.  de  Jouy  fut  un  des  derniers  voltairiens, 
—  un  voltairien  paisible  et  inoffensif  toute- 


M.    DE   JOUY  13 

fois,  le  Voltaire  du  Temple  du  Goût  et  de  la 
tragédie  de  Tanerède,  un  Voltaire  fort  pré- 
sentable, comme  vous  voyez,  et  qui  n'a  jamais 
eu  maille  à  partir  avec  les  lettres  de  cachet, 
—  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'être  un  enragé 
de  modéré,  lui  aussi,  en  ce  sens  que  nul  n'est 
resté  plus  tenace  dans  son  principe,  plus  ar- 
dent dans  sa  conviction,  plus  ferme  dans  son 
chemin.  Je  parle  du  Jouy  littéraire.  —  Le 
Jouy  politique,  c'est  autre  chose.  Une  croix  de 
Saint-Louis  qu'on  lui  refusa  le  détourna  brus- 
quement de  sa  route.  Le  Jouy  littéraire  avait 
eu  toutes  les  croix  de  Saint-Louis  qu'il  avait 
désirées. 

Avec  lui  s'en  sont  allées  les  dernières  traces 
de  cette  école  de  l'esprit  sans  poésie,  et  de  la 
poésie  sans  enthousiasme.  —  Le  beau  hussard 
de  l'Empire,  qui  avait  été  l'élégant  marquis 
du  xvme  siècle,  tombe  sur  le  champ  de 
bataille,  la  poitrine  froide  sous  son  échelle 
de  galons.  Et  l'on  s'aperçoit  en  ce  moment 
qu'il  n'est  point  mort  d'un  boulet  ou  d'un 
coup  de  sabre,  ainsi  qu'on  le  pensait,  mais 
tout  vulgairement  comme  le  premier  phthisi- 
que  venu.  Il  n'a  pas  été  tué,  il  s'est  éteint. 
11  s'est  éteint  au  champ  d'honneur,  et  sa  mort 


14  LES  RESSUSCITES 

a  eu  tout  le  prestige  d'une  mort  militaire. 
Telle  est  l'histoire  du  grand  duel  de  1830. 
—  L'école  de  Voltaire  tomba  dans  la  fosse 
avant  d'y  être  poussée.  Jusqu'au  dernier  mo- 
ment, elle  eut  encore  l'art  de  dissimuler  son 
agonie,  de  poser  du  fard  sur  ses  rides  et  de 
faire  de  son  râle  une  tirade  solennelle.  Le  jour 
de  sa  mort,  elle  mit  sa  cravate  la  plus  blan- 
che, son  bas  de  soie  le  plus  fin,  son  habit  le 
plus  académique,  et  elle  se  rendit  sur  le  ter- 
rain, appuyée  simplement  au  bras  d'un  vieux 
valet  de  chambre.  Là  elle  regarda  l'heure  qu'il 
était  à  sa  montre,  et,  sentant  qu'il  lui  restait 
encore  quelques  minutes  de  bravade,  elle  les 
employa  à  tirer  lentement  ses  gants  et  à  se 
boutonner  jusqu'au  menton  d'un  air  héroïque. 
Puis,  elle  se  mit  en  garde,  et,  après  avoir 
croisé  le  fer,  elle  s'affaissa  tout  à  coup  en 
portant  la  main  à  son  cœur  et  s'écriant  :  — • 
«  Touché  !..  » 

Mensonge  !  —  L'école  de  Voltaire  est  morte 
de  sa  belle  mort,  et  sans  avoir  eu  besoin  de 
personne  pour  l'y  aider.  Elle  est  morte  de 
vieillesse  et  pas  autrement  ;  parce  qu'elle  avait 
vécu  sa  vie  pleine  et  entière,  et  qu'il  était 
temps  de  mourir. 


M-  DE   JOUY  15 

Ses  derniers  disciples,  —  en  tête  M.  de 
Jouy,  —  l'assistèrent  pieusement  jusqu'à  la 
fin.  Ils  reculèrent  autant  que  possible  l'instant 
fatal,  et  escarmouchèrent  autour  d'elle  avec 
une  présence  d'esprit  et  un  semblant  de  sécu- 
rité vraiment  remarquables.  A  peine  si  l'on 
compte  une  défection  dans  cet  autre  Water- 
loo, —  celle  de  M.  Soumet,  un  Bourmont  lit- 
téraire. On  eût  dit  qu'ils  avaient  encore  cent 
ans  à  vivre,  tant  leur  riposte  était  allègre  et 
leur  coup  de  feu  décisif.  L'opinion  publique  en 
fut  ébranlée  plus  d'une  fois  et  n'en  assista 
que  plus  curieusement  à  ce  dernier  acte  de 
tragi-comédie. 

M.  de  Jouy  s'est  beaucoup  moqué  de  nous 
dans  ces  derniers  temps-là.  —  Il  a  eu  quelque- 
fois raison.  Il  préférait  toujours  son  carrick  à 
nos  surcots  moyen  âge,  à  nos  manteaux  es- 
pagnols, à  nos  robes  dantesques,  à  nos  ailes 
mystiques  de  séraphin,  —  voire  même  à  la 
feuille  de  vigne  de  la  Morgue,  où  il  nous  a  si 
souvent  reproché  d'aller  quérir  nos  héros.  Il 
a  vaillamment  combattu  l'essor  du  roman- 
tisme, il  s'est  opposé  de  toutes  ses  forces  à 
l'invasion  des  barbares;  puis,  enfin,  quand 
le  torrent  révolutionnaire  s'est  épandu  par 


16  LES   RESSUSCITES 

toutes  les  digues  débordées,  il  s'est  sauvé  de 
Paris,  comme  le  soldat  des  Thermopyles,  et  il 
ne  s'est  arrêté  qu'à  Saint  Germain,  où  il  est 
mort  dans  ses  œuvres  complètes,  —  vingt- 
quatre  volumes  in-octavo. 
Ci-gît  M.  de  Jouy. 


CHATEAUBRIAND1 


Depuis  longtemps,  nous  désirions  parler  de 
M.  de  Chateaubriand,  un  de  ces  grands  cœurs 
qui  rehaussent  les  lettres  et  font  que  le  plus 
humble  d'entre  les  écrivains  en  marche  plus 
fermement  dans  l'orgueil  de  sa  profession. 
Pendant  ces  dix-huit  ans  de  monarchie  cons- 
titutionnelle, la  littérature  a  été  tellement 
compromise  par  une  nuée  d'étourdis  ;  on  en  a 
tellement  fait  une  chose  de  bavardage  et  de 
négoce;  on  s'est  tellement  moqué,  en  le  vo- 
lant, du  lecteur  du  xixe  siècle,  que  nous 
avions   besoin    de  remercier   celui    des   lit- 


1.  Cette  étude  a  été  publiée  dans  le  journal  la  Presse,  en 
guise  d'introduction  aux  Mémoires  d'Outre- Tombe. 


18  LES  RESSUSCITES 

térateurs  qui  est  constamment  resté  le  plus 
digne,  sans  cesser  d'être  le  plus  renommé. 

Il  était  l'honnête  homme,  il  était  le  grand 
homme.  Son  nom  remplissait  la  littérature  et 
Pinondait  d'une  lumière  d'or.  Un  jour  de  ré- 
publique il  s'en  est  allé,  doux  et  triste,  la 
main  dans  la. main  de  ceux  qui  l'ont  aimé.  On 
a  porté  son  corps  en  Bretagne,  selon  son  der- 
nier vœu,  et  tout  a  été  dit.  —  Passez  mainte- 
nant devant  cette  maison  silencieuse  de  la 
rue  du  Bac  qui  porte  le  n°  1 12  ;  on  vous  mon- 
trera la  chambre  de  Chateaubriand,  la  table 
de  Chateaubriand,  le  lit  où  il  est  mort. 

Aujourd'hui,  si  nous  allons  essayer  de  rap- 
peler quelques  traits  de  cette  figure  vaste  et 
mélancolique,  si  nous  redescendons  pas  à  pas 
dans  son  œuvre,  c'est  donc  moins  pour  rem- 
plir un  devoir  de  critique  que  pour  adresser 
un  dernier  hommage  à  celui  qui  fut  pendant 
si  longtemps  la  plus  brillante  expression  de 
la  France  littéraire,  —  le  dernier  gentilhomme 
peut-être,  le  plus  grand  chrétien  à  coup  sûr. 

Chateaubriand  appartient  à  cette  famille 
de  penseurs  colosses,  devant  lesquels  on  s'ar- 
rête deux  fois  avant  d'entreprendre  d'en  faire 
le  tour.  L'ensemble  de  leurs  travaux  inspire 


CHATEAUBRIAND  19 

un  respect  qu'ordonneraient  au  besoin  leur 
caractère  et  l'estime  radieuse  qu'on  leur  a 
vouée.  C'est  depuis  le  Consulat  que  dure  la 
gloire  de  l'auteur  du  Génie  du  Christianisme;  et, 
en  France,  si  les  succès  d'une  heure  ont  rare- 
ment raison,  les  succès  d'un  demi-siècle  n'ont 
jamais  tort.  Qui  a  été  grand  homme  pendant 
cinquante  ans  est  assuré  de  l'être  toujours. 

Ce  qui  nous  frappe  le  plus  dans  l'œuvre  de 
Chateaubriand,  c'est  Chateaubriand.  L'his- 
toire d'une  pensée  est  parfois  aussi  remplie 
d'enseignements  que  cette  pensée  elle-même. 
L'auteur  est  le  premier  de  ses  livres,  —  ou  du 
moins  celui  qui  donne  la  clef  de  tous  les  au- 
tres. Or,  qu'on  nous  dise  une  plus  belle  his- 
toire que  celle  de  ce  poète,  de  ce  militaire,  de 
ce  voyageur,  de  ce  ministre,  de  cet  ambassa- 
deur, de  ce  pair  de  France.  Pas  un  rivage  qu'il 
n'ait  connu,  pas  une  renommée  qu'il  n'ait  sa- 
vourée, pas  une  misère  qu'il  n'ait, soufferte. 

Nous  ne  nous  cachons  pas  la  témérité  et 
l'importance  des  lignes  que  nous  allons  tra- 
cer. Par  la  place  qu'il  occupe  dans  le  siècle, 
Chateaubriand  méritait  peut-être  qu'une 
plume  mieux  connue  écrivit  sa  gloire  et  son 
génie.  Nous  n'appartenons  pas  à  la  génération 


20  LES   RESSUSCITES 

qui  l'a  vu  vivre  :  nous  appartenons  à  celle  qui 
l'a  vu  mourir;  mais  nous  appartiendrons 
surtout  à  celle  qui  le  verra  se  survivre.  Où 
donc  serait  le  mal  quand  on  demanderait 
quelquefois  à  la  jeunesse  son  opinion  sur  les 
hommes  et  les  choses  du  temps?  Il  est  bon  de 
s'inquiéter  de  ce  que  pensent  du  présent  ceux 
qui  seront  l'avenir. 

Un  matin  de  juillet  dernier,  deux  voitures 
noires  gagnaient  tristement  les  côtes  de  Bre- 
tagne. Dans  l'une  d'elles,  il  y  avait  le  corps 
du  grand  auteur.  Dans  l'autre,  il  y  avait  un 
curé,  un  exécuteur  testamentaire,  et  Fran- 
çois, le  valet  de  chambre.  Ces  deux  voitures 
arrivèrent  ainsi  à  une  petite  ville  voisine 
d'Àvranches.  Pendant  qu'elles  stationnaient 
sur  la  route  en  attendant  des  chevaux,  une 
dame  d'un  certain  âge,  tenant  un  modeste 
bouquet  enveloppé  dans  du  papier,  s'appro- 
cha avec  crainte.  Elle  déposa  son  présent  sur 
la  banquette  intérieure  en  disant  à  voix  basse  : 
—  C'est  pour  M.  de  Chateaubriand  ;  c'est  tout  ce 
que  j'ai  pu  me  procurer* 

Nous  faisons  comme  la  vieille  dame.  Voici 
notre  bouquet. 


CHATEAUBRIAND  21 


Chateaubriand   entra    dans  la  vie    par   la 
grande  porte  des  forêts.  Enfant  de  cette  som- 
bre Bretagne  qui  ne  produit  que  des  hommes- 
chênes  ou  des  conscrits  nostalgiques,  il  en 
garda  toujours  le  double  caractère  de  force  et_ 
de  mélancolie.  Les  fées  aux  harpes  d'or,  qui 
veillent  dans  ces  antiques  feuillages,  descen- 
dirent sur  son  berceau  pour  lui  nouer  au  front 
la  verveine  sacrée.  On  réleva  dans  un  châ- 
teau noir  d'où  il  entendait  chanter  la  mer,  — 
la  mer,  sa  première  et  sa  dernière  passion  ! 
Mais  sa  jeunesse  fut  triste  comme  un  poëme 
d'Ossian.  Ne  jetez  pas  vos  enfants  dans  les 
bois.  La  nature  toute  seule  est  un  maître  dan- 
gereux, qui  fera  d'eux  des  sauvages  si  elle 
n'en  fait  des  poètes,   des   monstres    si   elle 
n'en  fait  des  génies.  Il  vaut  mieux  d'abord  se 


22  LES   RESSUSCITES 

heurter  contre  la  société  que  de  se  blesser  aux 
troncs  des  arbres.  Le  mal  qui  vient  des  hom- 
mes se  guérit  plus  facilement  que  celui  qui 
vient  de  Dieu. 

Alors,  comme  le  Tambour  Legrand,. de  Henri 
Heine,  Chateaubriand  avait  des  larmes  qu'Une 
pouvait  pas  pleurer.  Au  Château  de  Combourg, 
on  ne  connaissait  ni  les  tendresses  de  la  fa- 
mille, ni  les  sourires  du  foyer;  jamais  il  ne 
sentit  deux  bras  jetés  autour  de  son  cou.  Sa 
mère  le  poussait  à  l'église,  son  père  ne  le  pous- 
sait à  rien.  Hésitant  et  délaissé,  il  se  conten- 
tait de  rimer  de  mauvais  vers,  lorsque,  du  fond 
de  sa  jeunesse,  farouche  comme  celle  de 
Rousseau,  s'éleva  ce  mystérieux  amour  qui 
nous  valut  plus  tard  un  chef-d'œuvre  de  dou- 
leur. 

Ah  I  le  premier  amour  des  poètes,  c'est  là 
qu'il  faut  chercher  le  secret  de  leur  vie  !  Éner- 
gie ou  faiblesse,  leur  douceur  ou  leur  cruauté, 
leur  abaissement  ou  leur  gloire,  penser  que 
tout  cela  tient  en  germe  dans  un  coin  du 
cœur  de  la  première  femme  rencontrée  !  C'est 
Manon  qui  nous  dit  les  désordres  et  les  folles 
larmes  de  l'abbé  Prévost  ;  c'est  Pimpette  dont 
les  baisers  feront  les  éclats  de  rire  de  Voltaire  ; 


C  II A TEAUBRIAND 

Frédérique  délaissée  explique  le  Faust  de  Goe- 
the,—  et  le  pâle  sourire  de  Lucile  ajoute  uue 
page  à  René. 

Cette  histoire  qui  ne  ressemble  à  rien,  pleine 
d'audace  ténébreuse,  cette  grande  tragédie 
en  cinq  ou  six  feuillets,  où  des  filets  de  sang 
se  sont  mêlés  sans  doute  à  l'encre  qui  les  a 
écrits,  ce  petit  roman  fataliste  contient  Cha- 
teaubriand tout  entier.  A  d'autres  les  amours 
faits  de  sourires  et  d'aventures,  le  sonnet 
soupiré  aux  pieds  de  la  femme  en  robe  de  bal, 
dans  un  boudoir  odorant.  En  Bretagne,  du 
côté  de  la  mer,  sous  les  arbres  remplis  d'une 
plainte  éternelle,  cela  se  passe  autrement. 
L'amour  est  fait  d'une  plus  funeste  essence.  Il 
est  rare  qu'on  en  guérisse;  Chateaubriand 
n'en  a  pas  guéri. 

Pauvre  gentilhomme  breton  !  enfant  des 
solitudes  mauvaises  !  Un  jour,  en  te  rappe- 
lant ta  jeunesse  désolée,  tu  devais  écrire  cet 
involontaire  aveu:  «  Nous  sommes  persuadés 
que  les  grands  écrivains  ont  mis  leur  histoire 
dans  leurs  ouvrages.  Ou  ne  peint  bien  que  son 
propre  cœur,  en  l'attribuant  à  un  autre;  et  la 
meilleure  partie  du  génie  se  compose  de  sou- 
venirs. » 


24  LES    RESSUSCITES 

Elle  s'appelait  Lucile.  Ce  nom,  il  ne  Ta 
jamais  dit,  il  ne  Ta  jamais  tracé,  C'était  moins 
une  jeune  fille  qu'une  ombre  de  jeune  fille, 
glissant  à  peine  sur  terre  et  prête  à  se  dissou- 
dre en  ondoyante  vapeur,  comme  ces  figures 
que  les  peintres  montrent  vaguement  dans  le 
lointain  des  forêts  enchantées.  Pour  je  ne  sais 
quel  motif,  expliqué  par  la  science  médicale, 
un  collier  d'acier  comprimait  les  ondulations 
de  son  cou  flexible  et  long  comme  celui  d'un 
cygne.  Cette  étrange  enfant  était  consumée 
par  une  sensibilité  nerveuse  développée  à 
l'excès  ;  et  l'on  eût  dit,  à  la  voir  frêle,  gra- 
cieuse et  blanche,  une  de  ces  vierges,  nées 
d'une  larme ,  qui  se  trouvent  au  fond  de 
quelques  poèmes  mystiques.  Tous  deux,  le 
frère  et  la  sœur,  se  promenaient  souvent 
dans  les  landes,  ou  bien,  assis  sur  la  chaus- 
sée de  l'étang,  ils  laissaient  venir  à  eux 
la  nuit  étoilée,  avec  ses  rumeurs  confuses 
et  ses  chauds  parfums  qui  gagnent  imper- 
ceptiblement le  coeur  et  finissent  par  le 
submerger. 

Pourquoi  voulait-il  se  tuer?  — Un  jour,  le 
fusil  sous  le  bras,  il  descendit  plus  lentement 
que  de  coutume  le  perron  du  château  ;  il  se 


CHATEAUBRIAND  25 

dirigea  vers  le  bois  ;  parvenu  à  l'extrémité  du 
grand  mail,  il  se  retourna  pour  regarder  par- 
dessus les  arbres  une  petite  tourelle  ;  —  il 
disparut... 

Et  lui  aussi,  René,  avait  rêvé  le  suicide  ; 
mais,  entre  la  tombe  et  lui,  une  voix  s'était 
élevée  :  «  Ingrat,  tu  veux  mourir,  et  ta  sœur 
existe  !  Tu  soupçonnes  son  cœur  !  Ne  t'expli- 
que point,  ne  t'excuse  point,  je  sais  tout;  j'ai 
tout  compris,  comme  si  j'avais  été  avec  toi. 
Est-ce  moi  que  l'on  trompe,  moi  qui  ai  vu 
naître  tes  premiers  sentiments  ?  Voilà  ton 
malheureux  caractère,  tes  dégoûts,  tes  injus- 
tices I  Jure,  tandis  que  je  te  presse  sur  mon 
cœur,  jure  que  c'est  la  dernière  fois  que  tu  te 
livreras  à  tes  folies  ;  fais  le  serment  de  ne 
jamais  attenter  à  tes  jours  !  » 

Chateaubriand  tint  le  serment  de  René. 
Quelques  heures  après,  calme  en  apparence, 
il  rentrait  au  manoir  de  Gombourg.  Ce  qui 
s'était  passé  dans  son  âme,  Dieu  seul  le  sait. 
Tous  les  hommes  forts  comptent  un  jour  sem- 
blable à  l'entrée  de  leur  vie,  un  jour  où  ils  se 
demandent  s'il  est  nécessaire  d'aller  plus  loin 
et  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  briser  sa  pensée 
que  de  se  laisser  briser  par  elle  ;   si  la  mort 

2 


26  LES    RESSUSCITES 

innocente  n'est  pas  préférable  à  la  vie  cou- 
pable, et  lequel  est  le  moins  désespérant  du 
jeune  suicide  de  Chatterton  ou  du  vieux 
suicide  de  Jean-Jacques?  Ceux  qui  sortent  de 
cette  épreuve,  ce  sont  les  ambitieux  et  les 
chrétiens.  Prêt  à  se  noyer,  celui-là  regarde 
l'eau  avec  un  sourire  et  rebrousse  chemin: 
c'est  Napoléon.  Celui-ci  détourne  le  canon 
de  son  fusil,  avec  une  larme  :  c'est  Chateau- 
briand. 

J'ai  dit  qu'on  voulait  faire  de  lui  un  prêtre. 
Au  collège  où  il  fut  envoyé  à  cette  intention, 
on  lui  donna  la  chambre  et  la  couchette  de 
Parny.  Dans  cette  chambre  et  sur  cet  oreiller, 
tiède  de  rimes  libertines,  Chateaubriand 
essaya  vainement  de  devenir  prêtre.  11  ne 
trouva  pas  un  froc  à  sa  taille.  Malgré  lui,  il  se 
vit  obligé  de  «  rapetisser  sa  vie  pour  la  mettre 
au  niveau  de  la  société,  »  et,  comme  dans  ce 
temps-là  il  fallait  absolument  être  quelque 
chose  en  attendant  de  devenir  quelqu'un,  il 
endossa  le  premier  uniforme  venu  qui  lui 
tomba  sous  la  main. 

Aussi  bien,  j'aime  mieux  voir  Chateau- 
briand entrer  dans  son  siècle  avec  une  épée 
qu'avec  une  soutane.   Partie  d'un   soldat  et 


CHATEAUBRIAND  27 

d'un  gentilhomme,  la  restauration  religieuse 
qu'il  doit  fonder  un  jour  en  sera  plus  impor- 
tante et  mieux  assise.  Il  y  a  du  sang  de  croisé 
dans  ses  veines  ;  c'est  Tancrède  revenu  pour 
replanter  une  seconde  fois  la  croix  sur  le  tom- 
beau de  Dieu  ie  Fils. 

Qu'on  se  figure  un  jeune  homme  de  petite 
taille,  fort  maigre,  aux  épaules  un  peu  élevées, 
ainsi  que  dans  toutes  les  grandes  races  militaires, 
selon  une  de  ses  expressions.  Sa  tournure  est 
inquiète,  presque  timide.  11  penche  habituel- 
lement la  tête  ;  mais  c'est  une  tête  sculptée 
avec  largeur  comme  la  plupart  des  têtes  bre- 
tonnes, épais  cheveux,  épais  sourcils,  regard 
habité  par  la  pensée.  Si  c'est  particulièrement 
au  front,  blason  vivant,  que  se  reconnaissent 
les  gentilshommes  de  l'intelligence,  le  cheva- 
lier de  Chateaubriand  porte  sur  le  sien  sa 
noblesse  inscrite  en  lignes  splendides.  Tà!e 
comme  Bonaparte,  de  cette  pâleur  qui  n'a 
rien  à  démêler  avec  la  maladie,  il  y  a  sous 
l'accent  profond  de  ses  traits  une  teinte  de 
mélancolie  hautaine  qui  ne  le  quittera  plus. 
Le  nez  est  long,  insensiblement  courbé  et 
pincé  vers  son  extrémité  inférieure.  La  bou- 
che est  petite,  avec  des   lèvres  minces  qu'on 


28  LES   RESSUSCITES 

sent  aussi  avares  de  paroles  que  le  reste  de  la 
physionomie  semble  riche  de  pensées.  En 
résumé,  c'est  une  tête  d'un  beau  style,  pleine 
de  noblesse  et  d'observation.  Ce  grand  air 
d'aristocratie  qui  prédomine  et  doit  plus  tard 
se  refléter  dans  ses  œuvres  ne  peut  évidem- 
ment appartenir  qu'à  un  écrivain  de  la 
famille  galonnée  des  Montesquieu  et  des 
Buffon. 

11  avait  alors  vingt  ans.  Quand  il  entra 
dans  Paris,  le  fameux  xvnr3  siècle,  gorgé 
de  folies  et  de  crimes,  allait  rendre  le  peu 
qu'il  avait  d'âme.  Chateaubriand  assista  aux 
derniers  débattements  du  monstre  sur  le  sable 
doré  de  la  cour. 

On  allait  chaudement  en  besogne  de  vice. 
Sentant  que  la  mort  la  tirait  par  la  jambe,  la 
noblesse  se  dépêchait  à  boire  la  joie  et  le  luxe 
à  double  tasse.  Chaque  jour  amenait  son 
extravagance  nouvelle. 

Notre  jeune  et  fier  Breton  passa  brutale- 
ment à  travers  les  toiles  galantes  des  arai- 
gnées de  l'Opéra,  sans  y  laisser  ailes  ni  pattes. 
Tout  le  monde  se  rangea  devant  son  amour 
ignoré  ;  et  par-dessus  les  haies  de  Trianon  il 
pjt  regarder,  sans  danger  pour  son  cœur,  les 


CHATEAUBRIAND  £& 

fêtes  nocturnes  de  la  reine  autrichienne.  On 
l'invita  une  fois  à  monter  dans  les  carrosses  de 
Sa  Majesté,  pour  suivre  la  chasse.  Peut-être 
fut-ce  c.e  jour-là  qu'il  vit  Louis  XVI  laisser 
tomber  en  riant  un  pavé  sur  le  ventre  d'un  de 
ses  gardes  endormis. 

Toute  la  société  de  ce  temps,  qui  avait 
encore  la  tête  sur  les  épaules,  défila  devant 
ses  yeux;  les  héros,  les  scélérats,  les  laquais, 
les  bourreaux,  tous  les  guillotinés  de  l'avenir. 
Il  dîna  avec  Mirabeau,  et  trinqua  avec  Mira- 
rabeau.Eten  revanche  Mirabeau,  le  regardant 
en  face,  lui  mit  sa  large  main  sur  l'épaule.  Le 
petit  lieutenant  faillit  en  être  disloqué  :  «  Je 
crus  sentir  la  griffe  de  Satan,  »  dit-il.  Mirabeau 
à  table,  bruyant,  verveux,  déchirant  ses  den- 
telles, valait  presque  Mirabeau  à  la  tribune.  Il 
buvait  comme  Bassompierre,  il  riait  comme 
Borée.  Chateaubriand  ne  le  quittait  pas  du 
regard,  et  déjà  sans  doute  se  gravaient  dans 
sa  mémoire  les  lignes  vigoureuses  avec  les- 
quelles il  devait  tracer  le  portrait  de  ce  grand 
homme  et  de  ce  grand  coquin,  comme  disait  M.  de 
Condé: 

«  Mêlé  par  les  désordres  et  les  hasards  de  sa 
vie   aux   plus  grands  événements  et  à  l'exis- 


3Q  LES  RESSUSCITES 

tence  des  repris  de  justice,  des  ravisseurs  et 
des  aventuriers,  Mirabeau,  tribun  de  l'aristo- 
cratie, député  de  la  démocratie,  avait  du 
Gracchus  et  du  Don  Juan,  du  Catilina  et  du 
Guzman  d'Alfarache,  du  cardinal  de  Richelieu 
et  du  cardinal  de  Retz,  du  roué  de  la  Régence 
et  du  sauvage  de  laRévolution  ;  il  avait  de  plus 
du  Mirabeau...  Sa  laideur,  appliquée  sur  le 
fond  de  beauté  particulière  â  sa  race,  pro- 
duisait une  sorte  de  puissante  figure  du  Juge- 
ment  dernier  de  Michel-Ange.  Les  sillons 
creusés  par  la  petite  vérole  sur  son  visage 
avaient  plutôt  l'air  d'escarres  laissées  par  la 
flamme.  La  nature  semblait  avoir  moulé  sa 
tête  pour  l'empire  ou  pour  le  gibet,  taillé  ses 
bras  pour  étreindre  une  nation  ou  pour  en- 
lever une  femme.  Quand  il  secouait  sa  cri- 
nière en  regardant  le  peuple,  il  l'arrêtait  ; 
quand  il  levait  sa  patte  et  montrait  ses 
ongles,  la'  plèbe  courait  furieuse.  Au  mi- 
lieu de  l'effroyable  désordre  d'une  séance, 
je  l'ai  vu  à  la  tribune ,  sombre ,  laid  et 
immobile  :  il  rappelait  le  Chaos  de  MiHon, 
impassible  et  sans  forme  au  centre  de  la 
confusion.  » 
Ce  portrait  est  une   des  belles  choses  de 


CHATEAUBRIAND  31 

Chateaubriand.  Il  donne  une  magnifique  idée 
de  sa  manière  et  de  son  style  *. 

Mais  ce  qu'il  avait  désir  de  voir,  c'étaient 
principalement  les  cercles  du  beau  langage, 
les  salons  à  la  mode,  l'Académie  et  ses  succur- 
sales. N'avait-il  pas  dans  une  des  basques  de 
son  uniforme  deux  à  trois  milliers  de  rimes, 
oiseaux  brillants  qui  n'aspiraient  rien  tant 
qu'aux  délices  de  la  volière  ? 


1.  Dans  son  livre  de  Philosophie  et  littérature,  M,  Victor 
Hugo  a,  lui  aussi,  esquissé  cette  grande  figure  de  Mirabeau. 
Il  est  peut-être  curieux  de  comparer  le  choc  de  ces  deux  pen- 
sées sur  le  même  homme,  l'étincelle  de  ce  fer  rouge  sous  ces 
deux  marteaux.  Voici  le  texte  de  M.  Victor  Hugo  : 

«  Tout  en  lui  (Mirabeau)  était  puissant.  Son  geste  bru 
et  saccadé  était  plein  d'empire.  A  la  tribune,  il  avait  un  co- 
i]  mouvement  d'épaules,  comme  l'éléphant  qui  porte  sa 
tour  armée  en  guerre.  Lui  il  portait  sa  pensée.  Sa  voix,  lors 

■  qu'il  ne  jetait  qu'un  mot  de  son  banc,  avait  un  accent 
formidable  et  révolutionnaire  qu'on  démêlait  dans  l'Assem- 
blée comme  le  rugissement  du  lion  dans  la  ménagerie.  Sa 
chevelure,  quand  il  secouait  la  tète,  avait  quelque  chose 
d'une  crinière.  Son  sourcil  remuait  tout,  comme  celui  de  Ju- 
piter, cuncta  supercilio  moventis.  Ses  mains  Quelquefois  sem- 
blaient pétrir  le  marbre  de  la  tribune. Tout  son  visage,  toute 
son  attitude,  toute  sa  personne  était  bouffie  d'un  orgueil  plé- 
thorique qui  avait  sa  grandeur.  Sa  tête  avait  une  laideur 
grandiose  et  fulgurante  dont  l'effet  par  moments  était 
trique  et  terrible.  Le  génie  de  la  révolution  s'était  forgé  une 

■  avec  toutes  les  doctrines  amalgamées  de  Voltaire,  d'Hel- 
vétius,  de  Diderot,  de  Bayle,  de  Montesquieu,  de  Eïobbeî 

1.       <    et  de  Rousseau,  et  avait  mis  la  tète  de  Mirabeau  au 
milieu.  » 


32  LES   RESSUSCITES 

Compactement  rangés,  entre  les  acteurs  et 
les  spectateurs,  comme  des  musiciens  dans  un 
théâtre,  les  littérateurs  continuaient  à  jouer 
rinforzando  l'ouverture  de  la  Révolution  fran- 
çaise, commencée  depuis  cinquante  ans  en- 
viron. La  toile  allait  se  lever.  A  la  place  du 
chef  d'orchestre  il  y  avait  Beaumarchais, 
Théritier  direct  de  Voltaire  et  qui,  pour  la 
société  d'alors,  valut  une  peste,  comme  Chateau- 
briand valut  plus  tard  une  armée  pour  la  Res- 
tauration. 

Chateaubriand  ne  vit  pas  apparemment  le 
côté  grave  de  tout  cela.  Ce  n'était  qu'an  jeune 
homme.  Au  moment  où  le  siècle  craquait  et 
chancelait  comme  le  Panthéon  de  Soufïlot,  il 
se  faufilait  entre  deux  paravents,  sur  la 
pointe  du  pied,  dans  la  compagnie  des  infi- 
niment petits  de  la  littérature.  «  On  parla  de 
moi  chez  Lebrun   et  chez  Flins  des  Oliviers.  » 

A  la  fin,  pourtant,  il  commença  par  com- 
prendre combien  était  puérile  cette  préoccu- 
pation de  tous  les  instants.  11  y  renonça.  Ainsi 
ait  René  :  «  J'avais  voulu  me  jeter  dans  un 
monde  qui  ne  me  disait  rien  et  qui  ne  m'en- 
tendait pas  ;  ce  n'était  ni  un  langage  élevé  ni 
un  sentiment  profond  qu'on  demandait  de 


CHATEAUBRIAND  33 

moi.  Traité  partout  d'esprit  romanesque,  hon- 
teux du  rôle  que  je  jouais,  dégoûté  de  plus  en 
plus  des  choses  et  des  hommes,  je  pris  le 
parti  de  me  retirer  dans  un  faubourg  pour  y 
vivre  totalement  ignoré.  Je  trouvai  du  plaisir 
dans  cette  vie  obscure  et  indépendante.  In- 
connu, je  me  mêlais  à  la  foule,  vaste  désert 
d'hommes  !  » 

Mais,  sur  ces  entrefaites,  la  Révolution 
marchait.  Elle  vint  droit  à  lui.  Il  en  eut  peur, 
et  il  recula.  Son  heure  d'action  n'était  pas 
sonnée.  Trop  dédaigneux  peut-être,  il  regarda 
se  traîner  dans  les  ruisseaux  de  Paris  les  vain- 
queurs de  la  Bastille,  et  détourna  la  tête  de 
l'œuvre  de  fer  qui  s'apprêtait.  La  noblesse 
tout  entière  émigrait  à  Goblentz.  Chateau- 
briand émigra  au  Nouveau-Monde.  Avant  de 
connaître  les  hommes,  il  voulut  connaître 
l'homme. 

Toutefois,  il  ne  partit  pas  sans  dire  au  revoir. 
La  Harpe,  qui  était  le  concierge  de  la  littéra- 
ture du  xviiic  siècle,  lui  présenta  le  Mer- 
cure pour  qu'il  y  inscrivît  son  nom,  comme 
c'était  l'usage.  Chateaubriand  y  mit  je  ne  sais 
quels  vers  sur  l'Amour  de  la  campagne,  une 
sorte  d'idylle  —  au  nez  de  laquelle  il  a  dû 


34  LES    RESSUSCITES 

bien  rire  plus  tard,  et  où  l'on  remarque  ce 
distique  : 

Au  séjour  des  grandeurs  mon  nom  mourra  sans  gloire, 
Mais  il  vivra  longtemps  sous  les  toits  de  roseaux. 

C'était  le  contraire  qu'il  fallait  dire.  M.  de 
Chateaubriand  a  été  meilleur  prophète  sur  la 
fin  de  ses  jours. 


II 


«  Voici  le  plaqueminier  ;  sous  le  plaquemi- 
nier  il  y  a  un  gazon  ;  sous  ce  gazon  repose 
une  femme.  Moi,  qui  pleure  sous  le  plaquemi- 
nier, je  m'appelle  Celuta  ;  je  suis  fille  de  la 
femme  qui  repose  sous  le  gazon  ;  elle  était  ma 
mère. 

«  Ma  mère  me  dit  en  mourant  :  Travaille, 
sois  fidèle  à  ton  époux  quand  tu  l'auras  trouvé. 
S'il  est  heureux,  sois  humble  et  timide  ;  n'ap- 
proche de  lui  que  quand  il  te  dira  :  Viens,  mes 
lèvres  veulent  parler  aux  tiennes. 


C  FI  A  T  E  A  U  B  R  I  A  N  D  35 

«  S'il  est  infortuné,  sois  prodigue  de  tes  ca- 
resses; que  ton  âme  environne  la  sienne,  que 
ta  chair  soit  insensible  aux  vents  et  aux  dou- 
leurs. Moi,  qui  m'appelle  Celuta,  je  pleure 
maintenant  sous  le  plaqueminier  ;  je  suis  la 
fille  de  la  femme  qui  repose  sous- le  gazon.  » 

Ainsi  chante  une  jeune  fille  couronnée  de 
fleurs  de  magnolia  et  vêtue  d'une  robe  blan- 
che d'écorce  de  mûrier.  Assise  au  milieu  des 
Indiens,  sur  l'herbe  semée  de  verveine  em- 
pourprée et  de  ruelles  d'or,  René  l'écoute  et 
la  regarde  d'un  air  attendri. 

Le  voilà  bien  loin  du  pays  breton.*  Cette  soif 
de  solitude  qui  le  tourmente  comme  tous  les 
génies  austères,  il  peut  l'assouvir  maintenant. 
Entre  Dieu  et  lui  la  civilisation  ne  tend  plus 
ses  voiles.  Son  cœur  souffre  toujours,  mais  sa 
pensée  grandit  et  se  dégage.  Laissez  faire  : 
peu  à  peu  le  soleil  du  désert  dissipera  sur  son 
front  l'ombre  des  bois  de  Combourg. 

Il  est  probable  que,  sans  le  voyagé  en  Amé- 
rique, Chateaubriand  n'eut  jamais  été  qu'un 
timide  élève  de  La  Harpe  et  de  Ginguené, — 
un  poète  de  salon  tenu  perpétuellement  en 
bride  par  les  guirlandes  artificielles  de  la  co- 
terie académique.  Tout  au  plus  se  fût-il  élevé 


36  LES    RESSUSCITES 

un  jour  à  la  bien  innocente  réputation  d'Esmé- 
nard  ou  de  l'auteur  du  Printemps  d'an  Proscrit. 
Au  contraire,  Chateaubriand,  jeté  en  plein 
Nouveau-Monde,  chair  blanche  au  milieu  des 
chairs  peintes,  Chateaubriand  égaré  sous  la 
lune  de  feu,  mangeant  des  tripes  de  roche  et 
respirant  l'odeur  d'ambre  qu'exhalent  les  cro- 
codiles dans  les  glaïeuls;  le  jeune  officier  du 
régiment  de  Navarre  chassant  le  castor  avec 
le  sachem  des  Onondagas,  après  avoir  couru 
le  cerf  avec  Louis  XVI  ;  le  rimeur  de  YAlma- 
nach  des  Muses  enfin,  chez  les  Iroquois,  devait 
se  transformer  invinciblement,  et,  parti  avec 
l'idylle  sur  Y  Amour  de  la  campagne,  revenir  avec 
le  Génie  du  Christianisme, 

Le  voyage  en  Amérique  fut  toute  une  révé- 
lation pour  lui.  Ses  convictions  classiques,  en- 
taillées à  la  racine,  ne  devaient  jamais  bien 
se  remettre;   et  le  Cours  de  Littérature  com- 
mença à  s'évanouir  à  ses  regards  dans  la  pous- 
sière humide  du  Niagara.  Qu'on  s'imagine, 
en   effet,     l'étonnement  d'un  littérateur  du 
xvine     siècle    à    l'aspect    de    cette     nature 
géante,  vivace,  inconnue,  gracieusement  ter- 
rible ;  et  quel  puissant  soufflet  Dieu  ne  don- 
nait-il pas  devant  lui  au  jardinier  Le  Nôtre  ! 


CHATEAUBRIANDS  37 

Tombé  au  milieu  des  hérons  bleus,  des  fla- 
mants roses,  des  piverts  rouges,  Chateau- 
briand dut  sourire  en  songeant  à  ce  vieil  oi- 
seau français  —  Philomèle  —  sur  lequel  nous 
vivons  uniquement  depuis  l'ère  mythologique 
Le  souvenir  encore  plein  des  héros  de  Racine 
et  de  Voltaire,  n'ayant  vu  de  sauvages  que 
dans  la  tragédie  d'Alzire,  est-ce  qu'il  ne  recula 
pas  à  la  vue  du  premier  Séminole  qui  se  dressa 
devant  lui,  la  perle  pendante  au  nez,  les  oreil- 
les en  découpures,  et  portant  un  hibou  em- 
paillé sur  la  tête  ?... 

Le  mal  est  peut-être  qu'il  n'y  demeura  pas 
assez  longtemps  pour  l'anéantissement  com- 
plet de  sa  rhétorique.  Deux  ans  de  plus,  et 
Chateaubriand  eût  tout  à  fait  noyé  ses  vieilles 
formules  dans  l'Ohio.  Son  passage  trop  rapide 
à  travers  la  campagne  ardente  a  produit  un  A 
style  mixte,  où  le  sauvage  et  le  gentilhomme 
apparaissent  à  intervalles  égaux. 

Pourquoi  partit-il  si  brusquement?  quel 
souci  lui  fit  déserter  l'ajoupa  et  renoncer  aux 
splendeurs  des  nuits  américaines  ?  On  l'ignore, 
et  lui-même  sans  doute  l'ignorait  aussi.  Il  y 
avait  alors  dans  l'air  un  tourbillon  brûlant 
qui  dispersait  aux  quatre  coins  du  monde  la 

3 


38  LES   RESSUSCITES 

plupart    des    hommes  de   ce   siècle  :  l'abbé 
Maury   à  Rome,  Louis-Philippe   à   Elseneur, 
M.  de  Jouy  à  la  cour  de  Tippoo-Saëb  et  Cha- 
teaubriand   partout.     Peut-être    entendit-il, 
comme  René,  une  voix  qui  lui  disait  :  «  Que 
faites-vous  seul  au  fond  des  forêts,  où  vous 
consumez  vos  jours,  négligeant  vos  devoirs? 
Des  saints,  direz-vous,  se  sont  ensevelis  dans 
les  déserts  1  Ils  y  étaient  avec  leurs  larmes  et 
employaient  à  éteindre  leurs  passions  le  temps 
que  vous  perdez  peut-être  à  allumer  les  vôtres. 
Quiconque  a  reçu  des  forces  doit  les  consa- 
crer au  service  de  ses  semblables.  »  Chateau- 
briand écouta  cette  voix  et  repassa  les  mers. 
Il  a  dit  plus  tard  que  son  but  était  de  re- 
joindre l'armée  de  Condé.  Cela  est  possible. 
Mais  à  peine  en  France,  —  alors  que  la  Révo- 
lution fait  de  Paris  un  vaste  centre  de  fermen- 
tation sociale,  alors  que  les  clubs  discutent, 
que  le  peuple  tonne,  que  Mirabeau  expire  ; 
pendant  que  la  Monarchie  se  sauve  par  une 
porte   dérobée  et  que  la  République  la  ra- 
mène par  l'oreille  ;  lorsque  Sanson  se  pavane 
le  matin  sur  son  trône  de  Grève  et  va  le  soir, 
les  mains  lavées,  au  théâtre  du  Vaudeville  ;  à 
l'heure  où  tout  frémit,  où  tout  pâlit,  où  tout 


CHATEAUBRIAND  39 

se  glace,  —  Chateaubriand,  lui,  s'en  va  tran- 
quillement trouver  une  jeune  fille  qu'il  a  deux 
ou  trois  fois  entrevue  ;  il  lui  parle,  elle  lui 
sourit;  il  lui  offre  de  l'épouser  et  il  l'épouse. 
René  se  marie; 

Une  fois  marié,  —  alors  il  émigra. 

C'est  de  ce  moment  que  date  sa  véritable 
misère  et  son  noviciat  d'homme.  Jusqu'à  pré- 
sent, ce  n'a  guère  été  qu'un  poétique,  élé- 
gant et  douloureux  rêveur;  aujourd'hui  le 
voilà  qui  saute  à  pieds  joints  dans  la  vie 
prosaïque  et  affamée,  qui  souffre  du  corps, 
qui  est  jeté  dans  un  fossé  comme  un  chien, 
qui  n'a  pas  le  sou,  qui  est  mis  à  la  porte  par 
les  filles  d'auberge,  couvert  de  plaies,  souillé 
de  fange,  contagié  et  la  cuisse  entortillée  de 
paille,  ainsi  que  les  gueux  des  plus  implaca- 
bles eaux-fortes.  —  Mourant,  il  se  traîne  sur  les 
mains;  on  le  pose  dans  un  fourgon,  la  moitié 
du  corps  pendant  en  dehors  ;  on  l'embarque  à 
fond  de  cale  et  on  [le  rejette  de  nouveau  à 
terre.  Quelqu'un  passant  par  hasard,  —  un 
bon  Samaritain  de  Guernesey,  —  lui  tourne  le 
visage  vers  le  soleil  et  l'adosse  contre  un  mur. 
Puis  il  s'éloigne. 

Mais  le  génie  a  la  vie  dure.  Quelques  mois 


40  LES   RESSUSCITES 

plus  tard,  M.  de  Chateaubriand  était  à  Lon- 
dres. Retiré  dans  un  faubourg,  au  fond  d'une 
maison  vieille,  devant  une  table  branlante,  il 
commençait  YEssai  sur  les  Révolutions,  et  tra- 
duisait de  l'anglais,  aux  gages  d'un  libraire. 
Pendant  huit  ans,  il  mangea  du  grenier,  pour 
parler  le  langage  des  artistes.  Son  habit  était 
râpé;  il  ne  sortait  que  le  soir.  Dans  ses  mar- 
ches mélancoliques,  on  le  voyait  traverser  le 
village  de  Harrow,  à  l'époque  où  une  tête  d'en- 
fant vive  et  bouclée,  —  celle  de  lord  Byron, 
—  se  montrait  souvent  aux  fenêtres  de  l'é- 
cole. 

J'aime  cette  misère  de  Chateaubriand  et  jus- 
qu'à ce  pauvre  habit  nocturne  que  j'eusse 
voulu  lui  voir  conserver  toujours,  comme  fit 
le  vizir  des  Contes,  jadis  gardeur  de  trou- 
peaux. M.  M***  lui  avait  dit  un  jour  :  —  «  Il 
n'y  a  qu'une  infortune  réelle,  celle  de  man- 
quer de  pain.  »  Et  souvent  l'auteur  de  René 
eut  l'occasion  de  se  trouver  réellement  mal- 
heureux. Il  parle  en  maint  endroit  du  droguiste 
et  du  marchand  de  poignards  qui  demeuraient 
à  sa  porte.  Mais  ce  ne  sont  que  des  déboires 
passagers,  après  lesquels,  résigné  et  rêvant, 
nous  le  retrouvons  par  les  rues  de  Londres, 


CHATEAUBRIAND  41 

allant  au  hasard,  les  yeux  dans  les  étoiles,  ou 
bien  occupé 

Devant  quelque  palais,  regorgeant  de  richesses, 
A  regarder  entrer  et  sortir  les  duchesses. 

«  Quant  à  la  haute  société  anglaise,  chétif 
exilé,  je  n'en  apercevais  que  les  dehors.  Lors 
des  réceptions  à  la  cour  ou  chez  la  princesse 
de  Galles,  passaient  des  ladies  assises  de  côté 
dans  des  chaises  à  porteurs;  leurs  grands  pa- 
niers sortaient  par  la  porte  de  la  chaise, 
comme  des  devants  d'autel  ;  elles  ressem- 
blaient elles-mêmes,  sur  ces  autels  de  leurs 
ceintures,  à  des  madones  ou  à  des  pagodes. 
Ces  belles  dames  étaient  les  filles  dont  le  duc 
de  Guines  et  le  duc  de  Lauzun  avaient  adoré 
les  mères  :  et  ces  filles  étaient,  en  1822,  les 
mères  et  les  grand'mères  des  petites-filles 
qui  dansaient  chez  moi  en  robes  courtes  au 
son  du  galoubet  de  Collinet.  » 

L'Essai  terminé,  il  le  vendit  à  un  brave  édi- 
teur de  Gerrard-Street.  C'est  un  ouvrage  sans 
tête  ni  queue,  triste,  fou,  anglais  enfin,  où  le 
style  vagabonde  en  compagnie  de  la  pensée. 
On  y  trouve  des  pages  éclatantes  et  des  absur- 
dités énormes,  un  parallèle  entre  Alexandre 


42  LES   RESSUSCITES 

et  Pichegru,  —  des  fragments  d'un  poëme 
sanscrit,  —  la  négation  de  l'authenticité  du 
Nouveau  Testament  ;  et,  par-dessus  le  mar- 
ché, une  fable  de  Mancini-Nivernois,  intitulée 
Le  Papillon  et  V Amour,  Tout  cela  eut  quelque 
succès  en  Angleterre. 

Plus  tard,  c'est-à-dire  trente  ans  après, 
Chateaubriand  s'est  prononcé  lui-même  sur 
cette  production  avec  une  brutalité  sans  exem- 
ple. Les  notes  qu'il  y  a  ajoutées  dans  l'édition 
de  ses  œuvres  complètes  concourent  à  faire 
de  ce  livre  un  des  monuments  les  plus  singu- 
liers de  la  littérature.  «  Je  ne  saurais  trop 
souffrir  pour  avoir  écrit  l'Essai,  »  dit-il  en 
commençant  :  «  Ce  ne  sont  qu'idiotismes  et  soties 
impiétés;  une  rage,  une  impertinence.  Qu'est-ce 
que  je  veux  dire?  En  vérité,  je  n'en  sais  rien; 
je  me  crois  sans  doute  profond  !  Gomme  j'ar- 
rangeais la  langue!  quel  barbare!  »  Tantôt, 
c'est  une  approbation  ironique  :  «  Pas  trop 
mal  pour  un  petit  philosophe  en  jaquette,  » 
et  mille  autres  épithètes,  qui  font  qu'on  se 
sent  ému  de  pitié  malgré  soi  et  prêt  à  deman- 
der grâce  pour  lui-même  à  M.  de  Chateau- 
briand. Mais,  la  discipline  à  la  main,  l'auteur 
de  Y  Essai  se  retourne  et  vous  répond  comme 


CHATEAUBRIAND  43 

cette  femme  dans  Molière  :  «  Eh  1  si  c'est  mon 
plaisir,  à  moi,  d'être  battu?  » 

Chateaubriand  vécut  sur  l'Essai  jusqu'au 
commencement  du  xixe  siècle,  époque  à  la- 
quelle il  rentra  en  France  clandestinement 
et  sous  un  faux  nom,  —  comme  s'il  se  fût 
agi  de  passer  son  talent  en  contrebande. 


III 


«  Encore  des  romans  en  A  I  J'ai  vraiment 
bien  le  temps  de  lire  toutes  vos  niaiseries  !  » 
s'était  écrié  le  premier  consul,  un  jour  que  sa 
sœur,  madame  Bacciochi,  était  venue  le  trou- 
ver, un  petit  volume  à  la  main.  Ce  petit  vo- 
lume était  Y  Aida  de  Chateaubriand. 

Dire  la  clameur  assourdissante  qui  se  fit  au- 
tour de  ce  livre,  c'est  difficile.  Son  auteur 
marcha  dans  la  gloire,  et  fut  reçu  dans  tous 
les  salons.  On  le  traduisit  à  son  tour,  lui  qui 
avait  tant  traduit;  de  son  œuvre  on  fit  des 


44  LES  ÎRESSUSCITÉS 

tableaux,  des  parodies,  des  caricatures,  des 
éloges,  des  épigrammes.  L'Europe  entière  en 
fut  remuée.  Voyageant  plus  tard  en  Turquie, 
à  la  porte  d'une  mosquée  où  il  avait  décliné 
son  nom,  Chateaubriand  vit  accourir  vers  lui, 
les  bras  ouverts,  un  musulman  qui  l' accueillit 
par  cette  exclamation  :  Ah  t  ma  chère  René  et 
mon  cher  Atala  !  —  Ce  n'était  pas  correct,  mais 
c'était  flatteur. 

Atala  est  restée  au  fond  de  notre  jeunesse 
comme  un  souvenir  charmant,  mêlé  aux  cho- 
ses les  plus  intimes  du  catholicisme  et  de  l'a- 
mour, comme  un  lointain  bruissement  d'or- 
gue. La  génération  actuelle  l'a  lu  au  sortir  de 
sa  première  communion,  sur  le  coin  d'un 
forte-piano,  alors  que  tout  Paris  allait  admirer 
les  tableaux  de  Gérard,  après  une  revue  pas- 
sée par  le  général  Molitor.  Aujourd'hui,,  en 
tout  temps,  sous  tous  les  points  de  vue,  Atala 
demeure  une  fantaisie  délicieuse,  un  roman- 
curiosité,  plein  de  chatoiements  bizarres,  et 
qui,  pour  la  fidélité  locale  du  style,  sinon  pour 
l'attendrissement  profond  du  sujet,  laisse  en 
arrière  Paul  et  Virginie.  Tel  chapitre  est  colorié, 
criard  et  gracieux  comme  un  plumage  d'ara. 
C'est  le  premier  roman  travaillé  de   forme  ; 


CHATEAUBRIAND  45 

car  Chateaubriand  est  le  premier  qui  ait  fait 
de  sa  plume  un  outil  et  de  sa  phrase  une  ma- 
tière solide. 

Mais  ce  n'était  rien  qu'un  frivole  prélude 
au  Génie  du  Christianisme,  un  petit  cantique 
avant  une  grand'messe.  Dépouillé  maintenant 
de  ses  idées  de  philosophe,  Chateaubriand 
aspirait  de  toutes  ses  forces  vives  à  l'initiative 
d'une  réaction  religieuse.  On  ne  pouvait  choisir 
mieux  le  moment.  La  France,  abrutie  de  sang 
sous  la  Terreur,  abrutie  de  vin  sous  le  Direc- 
toire, hier  furie,  aujourd'hui  bacchante,  s'a- 
néantissait tout  entière  dans  les  orgies  du 
Palais-Royal.  Après  avoir  mangé  la  salade 
d'anchois  dans  le  saint  ciboire,  elle  allait  chez 
le  traiteur  Méot  s'enivrer  d'un  vin  dont  il  n'eût 
pas  donné  une  bouteille  pour  tous  les  assignats 
delà  terre.  Puis  elle  s'attardait  avec  les  nym- 
phes empanachées  du  Perron.  Ainsi  Bonaparte 
l'avait-il  rencontrée,  ainsi  Chateaubriand  l'a- 
vait-il  surprise.  Un  soir,  tous  les  deux  la  pri- 
rent, chacun  par  un  bras,  et  la  remirent  dans 
son  chemin  honnête.  Le  lendemain,  quand 
elle  fut  réveillée,  l'un  lui  fit  signer  le  Concor- 
dat, l'autre  le  Génie  du  Christianisme. 

Imaginez  un  vase  de  myrrhe  renversé  sur 

3. 


46  LES   RESSUSCITES 

les  marches  d'un  autel  sanglant,  et  vous  au- 
rez l'impression  produite  par  l'apparition 
de  ce  livre  saint.  Des  larmes  de  joie  en 
vinrent  aux  yeux  de  toutes  les  mères.  Peu 
s'en  fallut  qu'on  ne  décorât  le  devant  des 
maisons  et  qu'on  ne  jetât  des  fleurs  sur  le 
pavé  des  rues,  comme  pour  l'entrée  à  Jé- 
rusalem. «  Quel  est  donc  ce  jeune  homme,  se 
demandait-on,  qui  ramène  pieusement  le  Dieu 
de  ses  pères  dans  un  pan  de  son  manteau?  » 

La  France  aime  Dieu;  on  ne  peut  lui  ôter 
cela.  Famille  et  religion,  vous  êtes  invincibles; 
car  vous  .êtes  les  deux  sources  d'honnêteté  et 
d'amour;  en  vous  est  la  poésie,  grande  et  pe- 
tite; vous  ne  serez  pas  supprimées  par  les 
fous.  Rêves  frémissants  de  jeunesse,  flammes 
mystiques  mal  éteintes,  tendresse  grave  des 
parents,  branches  de  huis  accrochées  au  foyer 
domestique,  pleurs  silencieux  qui  tombezjour- 
nellement  sur  les  tombes,  vous  êtes  plus  forts 
que  tous  les  philosophes  ! 

J'ai  relu  le  Génie  du  Christianisme  ;  c'est  en- 
core le  livre  de  notre  époque,  —  le  livre  d'un 
lendemain  de  révolution.  11  a  des  baumes  pour 
toutes  les  plaies,  des  consolations  pour  toutes 
les  souffrances.  Il  prouve  et  il  émeut,  il  rai- 


CHATEAUBRIAND  47 

sonne  et  il  chante;  c'est  l'enthousiasme  du 
prophète  dans  la  logique  de  l'historien. 

Dans  ce  panorama  chrétien,  les  scènes  tou- 
chantes et  grandioses  se  succèdent  avec  une 
éblouissante  diversité.  Fénelon  ne  décrivait 
pas  autrement;  Bossuet  n'avait  pas  de  plus 
magnifiques  éclairs.  La  phrase  tombe  sur  l'idée 
à  plis  amples  et  riches.  On  admire.  Ce  qu'il  y  a 
de  bon  aussi  quelquefois,  c'est  que,  du  milieu 
de  cette  majesté,  tout  à  coup  s'échappe  un  cri 
naïf  qui  vient  vous  frapper  le  cœur.  C'est  un 
géant  qui,  sur  le  rocher  sublime  où  il  rêve, 
s'est  baissé  pour  ramasser  une  pauvre  herbe. 

Est-ce  que  Félicien  David,  lorsqu'il  compo- 
sait la  Danse  des  Astres,  n'avait  pas  lu  le  mor- 
ceau suivant,  écrit  d'une  main  formidable,  et 
qui  n'a  d'équivalent  que  dans  les  entasse- 
ments à  la  fois  lumineux  et  sombres  du  pein- 
tre Martinn  : 

«  Conçoit-on  bien  ce  que  serait  une  scène 
de  la  nature,  si  elle  était  abandonnée  au  seul 
mouvement  de  la  matière?  Les  nuages,  obéis- 
sant aux  lois  de  la  pesanteur,  tomberaient 
perpendiculairement  sur  la  terre  ou  monte- 
raient en  pyramides  dans  les  airs.  L'instant 
d'après,  l'atmosphère  serait  trop  épaisse  ou 


48  LES   RESSUSCITES 

trop  raréfiée  pour  les  organes.  La  lune,  trop 
près  ou  trop  loin  de  nous,  tour  à  tour  serai t 
invisible,  tour  à  tour  se  montrerait  san- 
glante, couverte  de  taches  énormes  ou  rem- 
plissant de  son  orbe  démesuré  le  dôme  cé- 
leste. Saisie  comme  d'une  étrange  folie,  elle 
marcherait  d'éclipsé  en  éclipse,  ou,  se  rou- 
lant d'un  flanc  sur  l'autre,  elle  découvri- 
rait enfin  cette  autre  face  que  la  terre  ne 
connaît  pas.  Les  étoiles  sembleraient  frappées 
du  même  vertige,  ce  ne  serait  plus  qu'une 
suite  de  conjonctions  effrayantes  :  là,  des  as- 
tres passeraient  avec  la  rapidité  de  l'éclair  ; 
ici,  ils  pendraient,  immobiles  ;  quelquefois  se 
pressant  en  groupes,  ils  formeraient  une  nou- 
velle voie  lactée;  puis,  disparaissant  tous  en- 
semble et  déchirant  le  rideau  des  mondes, 
suivant  l'expression  de  Tertullien,  ils  laisse- 
raient apercevoir  les  abîmes  de  l'éternité  !  » 

Ce  sont  de  telles  pages  répandues  à  profu- 
sion, qui  font  du  Génie  du  Christianisme  un  chef- 
d'œuvre  incontesté,  jeune  et  vivant  sous  tou- 
tes les  littératures.  Il  n'en  fallut  pas  davantage 
pour  placer  son  auteur  à  la  tête  du  mouvement 
intellectuel,  et  baser  sa  réputation  d'une  ma- 
nière solide. 


CHATEAUBRIAND  49 

Voyez-le  !  Une  fois  lancé  dans  la  gloire 
comme  dans  un  char  de  feu,  il  ira  jusqu'au 
bout.  Après  avoir  lutté  avec  la  Bible  dans  le 
Génie  du  Christianisme,  il  luttera  avec  Homère 
dans  les  Martyrs.  Ses  poèmes,  contre-poids  des 
batailles,  feront,  eux  aussi,  le  tour  du  monde, 
passant  là  où  le  canon  aura  passé.  Bientôt. il 
n'aura  plus  qu'un  seul  rival  en  renommée  : 
l'Empereur. 

L'Empereur  !  —  Voilà  le  nom  qui  fait  pâlir 
et  rêver  Chateaubriand. 

Chateaubriand  !  —  Voilà  le  nom  devant  le- 
quel s'arrête  l'Empereur,  étonné. 

On  a  souvent  apprécié,  et  toujours  diverse- 
ment, la  lutte  de  ces  deux  hommes.  «  En 
échangeant  l'insulte,  a  dit  un  écrivain,  ces 
deux  ouvriers  sublimes  d'une  même  œuvre  se 
mentaient  à  eux-mêmes.  »  Cela  est  vrai.  Mais  sé- 
parés tous  deux,  ils  n'en  ont  pas  moins  travaillé 
à  l'œuvre  commune.  Le  conquérant  militaire 
et  le  conquérant  religieux  suivaient  un  sillon 
parallèle,  et  plus  souvent  qu'eux-mêmes  leurs 
idées  se  sont  rencontrées  face  à  l'ace. 

Appelez  cela  orgueil,  appelez  cela  convic- 
tion, toutefois  est-il  qu'au  milieu  de  cette 
époque    éperdue,   devant   cet   empereur  qui 


50  LES  RESSUSCITES 

s'est  fait  un  pavé  de  fronts  courbés,  il  est  beau 
de  voir  un  front  debout,  unique.  Cela  est 
grand,  justement  parce  que  c'est  insensé.  Cette 
plume  aussi  haute  que  ce  glaive  I  cette  démis- 
sion éclatante  qui  arrive  à  cet  homme  un 
lendemain  de  meurtre  !  cette  voix  qui  le 
poursuit  sous  sa  pourpre  neuve  !  ce  gentil- 
homme qui  brave  ce  soldat!  On  sait  pres- 
que gré  à  Chateaubriand  de  son  audace  fou- 
droyante ;  et  ceux  mômes  qui  suivaient  le 
plus  aveuglément  la  fortune  impériale,  s'ou- 
bliaient quelquefois  à  admirer  ce  courage  so- 
litaire I 

Idéologues  !  idéologues  !  voilà  le  mot  que  la 
rage  arrache  à  l'empereur.  C'est  le  mot  déses- 
péré d'un  homme  qui  sent  malgré  lui  que  la 
plume  a  toujours  raison  contre  le  sabre,  même 
lorsque  la  plume  a  tort.  Idéologues  !  Et  lui  qui 
n'a  jamais  pardonné,  mais  qui  devine  vague- 
ment que  l'écrivain  pèsera  plus  tara  de  toute 
sa  faiblesse  contre  la  force  de  l'empereur,  le 
voilà  qui  cherche  à  étouffer  sa  haine  et  à  ten- 
dre, sans  qu'on  le  voie,  une  main  furtive  à 
l'auteur  du  Génie  du  Christianisme.  Mais  vaine- 
ment. 

Dès  lors,  toutes  les  avances  du  Corse  auprès 


CHATEAUBRIAND  51 

du  Breton  resteront  inutiles.  Colères,  ordres, 
menaces,  rien  ne  fera  sur  lui.  Au  retour  d'un 
voyage  en  Grèce,  Chateaubriand  cingle  Napo- 
léon d'un  coup  d'article  au  visage;  il  le  peint 
dans  les  Martyrs  sous  les  traits  de  Galérius  ;  il 
le  frappe  à  travers  l'ombre  du  régicide  Ché- 
nier,  il  le  menace  même  dans  l'avenir.  Puis, 
lorsque  le  colosse  impérial  gît  à  terre,  il  arrive 
avec  sa  fameuse  brochure  :  Buonaparte  et  les 
Bourbons,  et  pose  son  pied  sur  la  poitrine  de 
celui  qui  avait  voulu  le  faire  sabrer  sur  les  mar- 
ches de  son  trône. 

La  plume  ne  pardonne  pas. 

Quelques  mois  plus  tard,  Chateaubriand  sui- 
vait Louis  XVIII  dans  la  seconde  émigration. 
René  allait  devenir  ministre. 


Ministre  !  c'est  maintenant  le  rêve  de  tous 
ceux  qui  portent  une  plume  au  côté,  l'épilogue 
obligé  des  existences  illustres;  c'estl'apothéose 


52  LES   RESSUSCITES 

et  le  martyre.  Chateaubriand  est  arrivé  au 
gouvernement  par  la  force  de  son  nom,  de  ses 
œuvres,  de  son  caractère.  Il  est  arrivé  tout 
naturellement,  et  parce  qu'il  devait  y  arriver. 
Il  était  né  ministre,  comme  il  était  né  acadé- 
micien. 

En  politique,  La  Fayette  a  engendré  Cha- 
teaubriand, qui  a  engendré  M.  de  Lamar- 
tine. —  Mais  la  tache  de  Chateaubriand  fut 
moins  rude  que  celle  de  tout  autre.  Il  ve- 
nait après  une  époque  de  secousse,  il  entra 
dans  une  période  de  lassitude.  La  France  ha- 
letait sur  un  lit  de  lauriers  mouillés  de  sang. 
Il  n'eut  absolument  qu'à  organiser  le  repos,  ■ 
après  lequel  aspirait  le  monde.  Du  haut  de  la 
Restauration  on  le  voit  donc  rayonner  à  son 
aise,  —  mais  c'est  sur  une  nation  déjà  aveu- 
glée par  quinze  ans  de  tonnerre  et  d'éclairs 
continus. 

Aussi  bien  peut-être  vaut-il  mieux  que  la 
politique  n'ait  été  qu'un  intermède  dans  sa 
vie.  L'homme  de  lettres  en  demeure  plus  en- 
tier de  la  sorte  ;  ses  faiblesses  d'action  se  per- 
dent dans  l'éclat  unique  de  sa  pensée.  Un  por- 
tefeuille n'est  plus  alors  qu'une  conséquence 
toute  simple,  et  qui  fait  que  Chateaubriand 


CHATEAUBRIAND  53 

ministre  complète  seulement  Chateaubriand 
gentilhomme  et  soldat. 

Sa  devise  dans  les  affaires  fut  celle-ci  :  Fais 
ce  que  dois,  advienne  que  pourra.  Il  est  advenu  sa 
chute,  comme  on  sait.  «  J'ai  cru  voir  le  salut 
de  la  patrie  dans  l'union  des  anciennes  mœurs 
et  des  formes  politiques  actuelles,  du  bon  sens 
de  nos  pères  et  des  lumières  du  siècle,  de  la 
vieille  gloire  de  Duguesclin  et  de  la  nouvelle 
gloire  de  Moreau  ;  enfin  dans  l'alliance  de  la 
religion  et  de  la  liberté.  Si  c'est  là  une  chi- 
mère, les  cœurs  nobles  ne  me  la  reprocheront 
pas.  » 

Non,  sans  doute,  jamais  il  ne  lui  sera  fait 
un  crime  du  bien  qu'il  a  voulu  et  qu'il  n'a  pas 
pu.  Ses  contradictions  apparentes  s'effacent 
dans  la  loyauté  de  ses  intentions.  «  Le  peuple 
ne  lit  pas  les  lois,  a-t-il  dit  un  jour  ;  il  lit  les 
hommes,  et  c'est  dans  ce  code  vivant  qu'il 
s'instruit.  »  Eh  bien!  en  lisant  Chateaubriand, 
le  peuple  a  lu  un  bon  et  beau  livre,  écrit  seu- 
lement avec  trop  de  lyrisme,  ce  qui  fait  qu'il 
ne  l'a  pas  compris  à  toutes  les  pages. 

Le  malheur  est  aussi  que  Louis  XV11I  ne 
l'ait  pas  gardé  assez  longtemps,  quoiqu'il  eût 
pu  se  donner  avec  lui  et  par  lui  des  airs  de  li- 


54  LES    RESSUSCITES 

béralisme  mitigé.  Mais  il  étaitjaloux  de  M.  de 
Chateaubriand,  cet  excellent  monarque  !  ja- 
loux de  ses  talents,  jaloux  de  sa  popularité. 
Si  bien  qu'il  prit  aux  cheveux  la  première  oc- 
casion venue  pour  se  débarrasser  de  ce  minis- 
tre qui  cachait  trop  le  roi. 

Sorti  pauvre  du  gouvernement  et  forcé  de 
vendre  ses  livres,  Chateaubriand  se  réfugia 
sous  latente  du  journal.  Il  fonda  le  Conservateur 
en  opposition  à  la  Minerve.  Ses  collaborateurs, 
c'étaient  MM.  de  Bonald,  Lamennais*  de  Cor- 
bières  et  de  Castelbajac.  On  y  vivait  dans  la 
haine  de  M.  Decazes,  et  tous  les  actes  du  mi- 
nistère y  étaient  passés  chaque  matin  au  cri- 
ble de  l'esprit  le  plus  serré.  C'est  de  cette  épo- 
que que  datent  les  premières  dents  de  la 
presse,  muselée  par  Napoléon,  démuselée  par 
Chateaubriand.  On  peut  le  regarder  avec  raison 
comme  le  père  du  nouveau  journalisme  poli- 
tique. Il  est  redevenu  jeune  pour  cette  guerre 
à  bras  raccourci  et  de  tous  les  jours,  jeune 
comme  il  ne  l'avait  jamais  peut-être  tant  été. 
Sur  ce  terrain  qui  brûle,  son  style  môme  ac- 
quiert une  netteté  nouvelle.  Ce  n'est  plus  seur 
lement  cette  épée  de  parade  richement  ciselée  à 
la  poignée;  c'est  un  glaive  robuste,  beau  de  sa 


CHATEAUBRIAND  55 

nudité.  Tancrède  est  ici  remplacé  par  Roiand. 

«  La  poésie  est  belle,  dit-il  quelque  part; 
mais  il  faut  éviter  d'en  mettre  dans  les  affai- 
res. »  A  défaut  de  poésie,  M.  le  vicomte  se 
rabat  sur  l'esprit,  et  alors  il  s'en  donne  à  cœur 
joie.  Talleyrand  a  dû  lui  envier  ce  mot:  «  Ce 
serait  une  chose  utile  de  savoir  combien  il 
faudrait  de  sots  ministres  pour  composer  un 
ministère  d'esprit;  nous  savons  à  merveille 
combien  il  faut  cle  ministres  d'esprit  pour  for- 
mer un  pauvre  ministère.  » 

Toute  sa  polémique  est  dans  ce  goût.  C'est 
une  merveille  de  raillerie,  de  fougue,  de  té- 
mérité. On  chercha  vainement  à  l'étouffer 
sous  deux  ambassades,  sous  des  honneurs, 
sous  une  pluie  d'or.  Impossible.  IL  allait  son 
chemin,  discutant  les  hommes  et  les  choses 
avec  cette  passion  hère  qui  est  un  des  signes  dis- 
tinctifs  de  sa  phase  politique.  S'il  lui  arrivait 
de  pencher  l'oreille  et  d'écouter  ce  qui  se  di- 
sait de  lui  autour  de  lui,  sa  réponse  avait  de 
ces  hauts  dédains  qui  font  le  respect  autour 
d'eux.  Tout  se  taisait  sur  le  parcours  de  son 
regard.  «  Nous  le  savons,  les  vérités  que  nous 
disons  blessent.  On  veut  dormir  au  bord  de 
l'abîme.  Après  tant  de  révolutions,  ou  regarde 


56  LES   RESSUSCITES 

comme  des  ennemis  ceux  qui  avertissent  des 
nouveaux  dangers.  La  voix  qui  nous  réveille 
est  importune;  et  il  est  reconnu  qu'il  n'y  a 
que  des  hommes  passionnés  ou  trompés  dans 
leur  ambition,  qui  trouvent  que  tout  va  mal, 
lorsqu'il  est  évident  que  tout  va  bien.  » 

11  ne  faut  pas  s'étonner  après  cela  si  l'on  fut 
obligé  de  lui  ouvrir  bientôt  la  porte  de  l'hôtel- 
lerie des  Capucines,  —  comme  il  l'appelait,  — 
et  s'il  revint  une  seconde  fois  éclipser  Louis 
XVIII  sur  son  trône. 

Chateaubriand  ministre  a  ses  côtés  sympa- 
thiques comme  Chateaubriand  écrivain.  En 
politique  comme  en  littérature,  on  est  sûr  de 
le  retrouver  à  la  tête  de  toutes  les  initiatives 
généreuses.  C'est  ainsi  que,  pamphlétaire  ou 
gouvernant,  il  n'a  jamais  cessé  de  réclamer 
pour  la  liberté  de  la  presse.  A  sa  voix,  Milton  se 
lève  et  dit:  «  Tuer  un  homme,  c'est  tuer  une 
créature  raisonnable;  tuer  un  livre,  c'est  tuer  la 
raison,  c'est  tuer l'immortalitéplutôtquela  vie. 
Les  révolutions  des  âges  souvent  ne  retrou- 
vent pas  une  vérité  rejetée,  et  faute  de  laquelle 
les  nations  entières  souffrent  éternellement.  » 

D'autres  fois,  Chateaubriand  parle  en  son 
nom  :  «  Qui  souffre  donc  de  la  liberté  de  la 


CHATEAUBRIAND  57 

presse  ?  La  médiocrité  et  quelques  amours- 
propres  irascibles.  Mais  dans  le  dernier  cas, 
quand  la  susceptibilité  se  trouve  unie  au 
talent,  c'est  encore  un  bien  pour  l'État  que 
cette  susceptibilité,  mise  à  l'épreuve,  s'aguer- 
risse par  le  combat.  » 

Puis  suit  la  leçon,  leçon  sévère,  tombée  de 
haut:  «  L'abîme  appelle  l'abîme:  le  mal  qu'on 
a  fait  oblige  à  faire  un  nouveau  mal,  on  sou- 
tient par  amour-propre  les  ignorances  où  l'on 
est  tombé  par  défaut  de  lumière. . .  » 

Et  enfin  l'arrêt,  l'arrêt  sans  appel  :  «  Tout 
considéré,  nous  ne  voyons  que  le  crime,  labas- 
sesse  et  la  médiocrité  qui  doivent  craindre  la 
liberté  de  la  presse;  le  crime  la  repousse 
comme  un  échafaud,  la  bassesse  comme  une 
flétrissure,  la  médiocrité  comme  une  lumière. 
Tout  ce  qui  est  sans  talent  recherche  l'abri  de 
la  censure;  les  tempéraments  faibles  aiment 
l'ombre.  » 

Ne  dirait-on  pas  ces  lignes  écrites  d'hier, 
d'aujourd'hui,  de  ce  matin  ? 

Considéré  comme- homme  d'État,  Chateau- 
briand se  dérobe  à  tout  jugement.  Sa  politique 
est  variable  comme  sa  vie.  L'honnêteté  est  son 
principe.  11  ne  sait  que  cela.  Ne  lui  demandez 


53  LES    RESSUSCITES 

donc  point  ce  qu'il  est,  où  il  va,  ce  qu'il  veut. 
Je  ne  crois  pas  qu'il  le  sache  bien  lui-même. 
Dans  sa  brochure  sur  le  Bannissement  de  Char- 
les X  et  de  sa  famille,  il  dit  qu'il  est  «  monar- 
chiste par  raison,  bourboniste  par  honneur  et 
républicain  par  nature.  » 

Une  lettre  particulière,  que  M.  Augustin 
Thierry  a  bien  voulu  me  faire  communiquer1, 
montre  également  cette  sympathie  pour  une 
république  possible, —  république  qu'il  voyait 
s'avancer  vers  lui  à  grands  pas,  république 
qui  l'effraye  et  qui  l'attire.  Déjà  il  écrivait, 
lors  de  l'assassinat  du  duc  de  Berry  :  «  Il 
s'élève  derrière  nous  une  génération  impa- 
tiente de  tous  les  jougs,  ennemie  de  tous  les 
rois  ;  elle  rêve  la  république...  Elle  s'avance, 
elle  nous  presse,  elle  nous  pousse;  bientôt  elle 
va  prendre  notre  place  !  »  Cinq  ans  plus  tard, 
son  implacable  doigt  traçait  le  même  avertis- 
sement :  «  Le  monde  chancelle,  on  le  mène, 
il  va  à  la  république;  nous  l'avons  dit,  nous 
le  répétons  1  »  A  cet  endroit,  je  me  suis  rap- 

1.  «  Si  la  France  s'était  formée  en  république,  je  l'aurais 
suivie,  car  il  y  aurait  eu  raison  et  conséquence  dans  le  fait  ; 
mais  échanger  une  couronne  conservée  au  trésor  de  Saint- 
Denis  contre  une  couronne  ramassée...  cela  ne  vaut  pas  la 
peine  d'un  parjure.  » 


CHATEAUBRIAND  59 

pelé  Hamlet,  lorsqu'il  s'écrie  :  Le  fantôme  l  le  fan- 
tôme !... 

L'écroulement  du  trône  des  Bourbons  fut 
pour  Chateaubriand  le  signal  de  la  retraite. 
Dès  lors,  isolé  du  mouvement  politique,  il  ne 
laissa  plus  échapper  de  ses  lèvres,  à  des  in- 
tervalles lointains,  que  cqs  sombres  prédic- 
tions qui  tombaient  sur  notre  époque  avec  le 
bruit  sec  et  persistant  d'une  goutte  d'eau  qui 
creuse  une  pierre.  —  11  ne  faut  pas  s'y  trom- 
per, ses  prédictions  ont  réellement  un  carac- 
tère de  merveilleux  qui  fait  rêver.  C'est  de  la 
seconde  vue. 

Ce  phénomène  s'est  représenté  à  diverses 
époques  de  son  existence  ;  et  c'est  ainsi  qu'on 
le  voit,  à  travers  vingt-neuf  ans  de  distance, 
prédire  avec  une  effrayante  exactitude  les 
choses  de  1848:  «  Nous  ne  doutons  point  que 
l'Europe  ne  soit  menacée  d'une  révolution 
générale.  Mais  les  insensés  quipoussent  àcette 
destruction  se  flattent  peut-être  en  vain  d'at- 
teindre leurs  chimères  républicaines.  Les  peu- 
ples européens,  comme  tous  les  peuples  cor- 
rompus, passeront  sous  le  joug  militaire:  un 
sabre  remplacera  partoutle  sceptre  légitime.  » 

Cette  même  idée  revient  dans  la  Réponse  aux 


00  LES   RESSUSCITES 

journaux  sur  son  refus  de  servir  le  nouveau  gouver- 
nement: «  Il  ne  peut  résulter,  dit-il,  des  jour- 
nées de  juillet,  à  une  époque  plus  ou  moins 
reculée,  que  des  républiques  permanentes  ou 
des  gouvernements  militaires  passagers  que 
remplacerait  le  chaos.  » 

Avertissements  étranges  !  voix  éloquente  et 
sinistre,  que  l'on  n'a  pas  assez  écoutée  ! 

Arrêtons-nous.  Ges  fragments  portent  avec 
eux  trop  de  découragement  et  une  tristesse 
trop  profonde.  Nous  préférons  revenir  à  ce 
qu'il  disait  en  1830:  «  Que  la  France  soit  libre, 
glorieuse,  florissante,  n'importe  par  qui  et 
comment,  je  bénirai  le  ciel!  » 


Lorsqu'il  fut  de  retour  de  cette  eampague  à 
travers  la  politique,  il  s'enferma  à  double 
tour  dans  la  publication  de  ses  œuvres  com- 
plètes, et  n'en  bougea  plus.  Nous  ne  pren- 


CHATEAUBRIAND  61 

drons  pas  corps  à  corps  chacun  de  ses  livres 
pour  eu  discuter  le  mérite.  Ce  travail  de- 
manderait, pour  être  développé  suffisam- 
ment, une  trop  vaste  échelle.  Nous  tâche- 
rons de  rappeler  seulement  en  quelques 
mots  les  principaux  titres  de  Chateaubriand. 
L'Itinéraire  de  Paris  à  Jérusalem  est  un  bon  li- 
vre qui  va  à  tout  le  monde,  parce  qu'il  est 
rempli  de  poésie  et  de  science,  et  qu'au  bout 
du  compte  il  apprend  une  grande  quantité  de 
faits  intéressants.  Ces  livres-là,  où  il  y  a  de 
tout  et  où  chacun  trouve  ce  qui  lui  plaît,  ne 
doivent  pas  être  dédaignés,  quoiqu'ils  soient 
écrits  sans  aucune  sorte  de  plan,  avec  des  ré- 
miniscences et  au  hasard  de  la  compilation. 
V  Itinéraire  nous  semblerait  encore  meilleur  si, 
trop  souvent,  —  et  ceci  est  un  reproche  grave, 
—  Chateaubriand  ne  se  laissait  influencer  par 
les  souvenirs  historiques.  Un  paysage  n'a  de 
prix  à  ses  yeux  que  lorsqu'il  a  été  célébré 
dans  un  poëme  ;  et  lorsqu'il  parcourut  le 
monde,  il  le  fait  trop  évidemment  comme  un 
gentleman,  son  Guide  à  la  main,  Xénophon  ou 
Josèphe,  après  avoir  averti  le  conducteur  de 
le  réveiller  à  la  page  marquée  d'une  corne. 
Ne  lui  parlez  pas  des  Cévennes,  elles  n'ont 


62  LES   RESSUSCITES 

rien  qui  l'émerveille,  ce  sont  des  montagnes 
qu'on  ne  rencontre  guère  dans  la  Bible  et 
dans  la  mythologie,  elles  sont  belles  seule- 
ment par  elles-mêmes  ;  cela  ne  suffit  point.. 
Passez,  chaumières  inconnues,  saules  tordus 
sur  des  abîmes  sans  nom,  ruisseaux  qui  n'avez 
inspiré  personne  ;  Chateaubriand  ne  tient  pas 
à  vous  voir! 

C'est  mal.  La  nature  ne  tire  pas  sa  beauté 
rien  que  des  hommes.  Il  devrait  mieux  s'en 
souvenir,  l'auteur  de  René.  Dans  son  voyage  à 
Jérusalem,  le  hasard  lui  a  joué  des  tours  ma- 
lins et  qui  auraient  dû  restreindre  son  amour 
pour  le  pompeux.  La  vie  ordinaire  ne  perd 
jamais  ses  droits,  et  malgré  lui  on  la  voit  qui 
perce  et  qui  jure  à  travers  son  lyrisme  prévu. 
Déjà  chez  les  Iroquois  il  avait  rencontré 
un  marmiton  qui  faisait  danser  le  menuet  à 
ces  messieurs  sauvages  et  à  ces  dames  sauvagesses. 
Dans  une  des  Cyclades,  à  une  noce  de  village 
où  il  assista,  il  entendit  chanter  en  grec,  par 
mademoiselle  Pengali,  fille  du  vice-consul  de 
Zéa,  la  fameuse  romance:  Ah  !  vous  dirai-je, 
marnant  Peu  de  temps  après,  il  tombe  à  Tunis, 
au  milieu  du  carnaval,  dans  une  folle  compa- 
gnie d'officiers  qui  l'entraînent  au  bal  et  qui 


CHATEAUBRIAND  63 

le  forcent  k  s'habiller  en  Turc.  —  Chateaubriand 
en  Turcl  Qu'a  dû  en  penser  M.  de  Fontanes, 
juste  ciel  ! 

Les  Natchez  ont  eu  le  tort  d'arriver  après  les 
Martyrs,  quoiqu'ils  fussent  composés  bien  an- 
térieurement. Ils  complètent,  avec  le  Voyage 
en  Amérique,  la  série  des  précieuses  études  de 
l'écrivain  sur  le  Nouveau -Monde,  et  ren- 
ferment des  descriptions,  malheureusement 
mêlées  à  des  discours  de  Satan  et  à  des  dis- 
sertations sur  l'impôt.  C'est  du  sauvage  un 
peu  à  la  manière  de  Saint-Lambert  dans  le 
conte  des  Deux  Amis,  et  de  Parny  dans  ses 
poésies  madécasses1.  D'autres  tableaux  ce- 
pendant, celui  de  la  moisson  de  la  folle  avoine 
et  celui  de  la  mort  de  René,  révèlent  la 
touche  du  maître. 

Un  peu  moins  de  sécheresse  dans  les  ligues 
eût  peut-être   assuré  un  succès    durable  au 

1.  Le  voyage  à  la  cour  de  Louis  XIV  et  surtout  l'épisode 
du  Natchez  à  une  représentation  de  la  Comédie-Française, 
seront  toujours  difficilement  approuvés  des  critiques.  —  Le 
Natchez  entre  au  théâtre,  un  soir  que  l'on  joue  Phèdre.  11 
s'assied,  et  voici  comment  il  traduit  ses  impressions  au  lever 
du  rideau  : 

«  Une  cabane ,  soutenue  par  des  colonnes,  se  découvre  à 

mes  regards.  La  musique  se  tait;  un  profond  silence  règne 

.  dans  l'assemblée.  Deux  guerriers  (Hippolyte  et  Théramène), 

l'un  jeune,  l'autre  déjà  atteint  par  la  vieillesse,  s'avancent 


64  LES  RESSUSCITES 

Dernier  des  Abencerrages,  qui  pèche  justement 
par  des  défauts  inusités  à  son  auteur,  c'est-à- 
dire  par  la  sobriété  et  par  l'absence  de  des- 
cription. De  la  part  de  Chateaubriand,  on 
s'attendait  à  mieux  que  Gonzalve  de  Cordoue,  — 
et  il  faut  croire  sans  doute  qu'il  pleuvait  à 
Grenade  le  jour  qu'il  y  est  passé. 

Publiés  à  de  plus  rares  distances,  les  Éludes 
historiques,  célèbres  par  leur  préface,. l'Essai  sur 
la  littérature  anglaise,  et  l'histoire  de  Rancé, 
achèvent  l'ensemble  de  ses  travaux. 

Composé  aux  heures  sereines  de  sa  vieil- 
lesse, YEssai  sur  la  littérature  anglaise  contient 
des  fragments  intimes  et  des  retours  de  la 
plus  délicieuse  rêverie.  Il  semble  que  ce  ne 
soit  plus  le  même  homme  qui  parle.  Les 
côtés  inconnus  de  son  talent  se  dévoilent;  et, 
abandonné  comme  à  la  dérive  de  son  inspira- 
tion, il  raconte  les  choses  les  plus  familières 
de  sa  tête  et  de  son  cœur,  avec  un  sourire 

sous  le  portique.  Je  ne  suis  qu'un  sauvage;  mais  malgré  ma 
rudesse  native,  je  ne  saurais  dire  quel  fut  mon  étonnement 
lorsque  les  deux  héros  vinrent  à  ouvrir  leurs  lèvres  au  milieu 
de  la  cahute  muette.  Je  crus  entendre  la  musique  du  ciel; 
c'était  quelque  chose  qui  ressemhlait  à  des  airs  divins. 
Vaincu  par  mes  souvenirs,  par  la  vérité  des  peintures,  par  la 
poésie  des  accents,  les  larmes  descendirent  en  torrent  de  mes 
yeux.  Mon  désordre  devint  si  grand  qu'il  troubla  la  cabane  en- 
tière. . .  » 


CHATEAUBRIAND  65 

attendri.  Nous  nous  en  voudrions  de  ne  pas 
reproduire  ce  passage  sur  les  correspondances 
d'amour,  vrai,  ému,  pris  sur  nature,  et  qui 
est  autant  en  dehors  de  son  style  habituel 
que  les  Martyrs,  par  exemple,  le  sont  du  style 
de  madame  de  Sévigné  : 

«  D'abord  les  lettres  sont  longues,  vives, 
multipliées,  le  jour  n'y  suffit  pas,  on  écrit  au 
coucher  du  soleil  ;  on  trace  quelques  mots  au 
clair  de  la  lune,  chargeant  la  lumière  chaste, 
silencieuse,  discrète,  de  couvrir  de  sa  pudeur 
mille  désirs.  On  s'est  quitté  à  l'aube  ;  à  l'aube 
on  épie  la  première  clarté  pour  écrire  ce  que 
l'on  croit  avoir  oublié  de  dire  dans  des  heures 
de  délices.  Mille  serments  couvrent  le  papier 
où  se  reflètent  les  roses  de  l'aurore;  mille 
baisers  sont  déposés  sur  les  mots  brûlants  qui 
semblent  naître  du  premier  regard  du  soleil. 
Pas  une  idée,  une  image,  une  rêverie,  un  ac- 
cident, une  inquiétude  qui  n'ait  sa  lettre. 

«  Voici  qu'un  matin  quelque  chose  de  pres- 
que insensible  se  glisse  sur  la  beauté  de  cette 
passion,  comme  une  première  ride  sur  le  front 
d'une  femme  adorée.  Le  soufïle  et  le  parfum 
de  l'amour  expirent  dans  ces  pages  de  la  jeu- 
nesse, comme  une  brise  s'alanguit  le  soir  sur 


66  LES   RESSUSCITAS 

des  fleurs  :  on  s'en  aperçoit,  et  Ton  ne  veut 
pas  se  l'avouer.  Les  lettres  s'abrègent,  dimi- 
nuent en  nombre,  se  remplissent  de  nouvelles, 
de  descriptions,  de  choses  étrangères  ;  quel- 
ques-unes ont  retardé,  mais  on  est  moins 
inquiet;  sûr  d'aimer  et  d'être  aimé,  on  est 
devenu  raisonnable,  on  ne  gronde  plus,  on 
se  soumet  à  l'absence.  Les  serments  vont 
toujours  leur  train;  ce  sont  toujours  les 
mêmes  mots,  mais  ils  sont  morts  :  l'âme  y 
manque.  Je  vous  aime  n'est  plus  là  qu'une  ex- 
pression d'habitude,  un  protocole  obligé,  le 
J'ai  l'honneur  d'être  de  toute  lettre  d'amour. 
Peu  à  peu  le  style  se  glace  ou  s'arrête.  Le 
jour  de  poste  n'est  plus  impatiemment  at- 
tendu, il  est  redouté;  écrire  devient  une  fa- 
tigue. On  rougit  en  pensée  des  folies  que  l'on 
a  confiées  au  papier,  on  voudrait  pouvoir 
retirer  ses  lettres  et  les  jeter  au  feu.  Qu'est-il 
survenu?  Est-ce  un  nouvel  attachement  qui 
commence,  ou  un  vieil  attachement  qui  finit? 
N'importe  ;  c'est  l'amour  qui  meurt  avant 
l'objet  aimé.  » 


CHATEAUBRIAND 


VI 


Rien  de  calme  et  de  beau  comme  le  poëme 
de  ses  dernières  années.  Un  fauteuil  au  coin 
de  la  cheminée  de  madame  Récamier,  la  soli- 
tude de  son  jardin,  quelques  voyages  à  Ho- 
lyrood  et  à  Venise,  c'est  tout.  Et  puis  aussi 
cet  autre  grand  voyage  en  lui-même,  à  travers 
son  passé  et  dans  ses  œuvres,  ce  voyage  ap- 
pelé les  Mémoires  cl  Outre-Tombe. 

C'est  à  ce  dernier  ouvrage,  couronnement 
de  son  édifice,  qu'il  a  consacré  le  reste  de  ses 
jours.  Rien  n'a  pu  désormais  le  faire  rentrer 
dans  les  affaires  publiques,  ni  les  prières  de 
ses  amis,  ni  cette  chanson  de  Béranger,  que 
toute  la  France  a  sue  par  cœur  *.  Sans  doute 
qu'il  sentait  alors  venir  vers  lui  les  temps 

1.  Chateaubriand,  pourquoi  fuir  ta  patrie, 
Fuir  son  amour,  notre  encens  et  nos  soins  ? 
N'entends-tu  pas  la  France  qui  s'écrie  : 
Mon  beau  ciel  pleure  une  étoile  de  moins! 


68  LES   RESSUSCITES 

d'orage  que  nous  traversons,  et  que,  n'ayant 
plus  d'espoir  que  dans  le  Christ,  il  désespé- 
rait de  toutes  forces  humaines,  —  même  des 
siennes. 

Aussi  quelquefois,  du  fond  de  sa  vieillesse, 
il  lui  prend  de  singulières  amertumes,  des 
accès  de  goutte  littéraire  pour  ainsi  dire;  il 
gémit,  il  se  désole,  parce  que  la  démocratie  est 
entrée  enfin  dans  la  littérature,  ainsi  que  dans  le 
reste  de  la  société.  Or,  lui  ne  veut  pas  de  la  dé- 
mocratie. «  On  ne  reconnaît  plus  de  maîtres 
et  d'autorités,  on  n'accepte  plus  d'opinions 
faites,  le  libre  examen  est  reçu  au  Parnasse.  » 
Or,  lui  ne  veut  pas  du  libre  examen.  Il  se 
plaint  de  l'envie  qui  s'attache  aux  grands 
noms,  des  gloires  que  Ton  déprécie,  des  répu- 
tations qu'on  dénigre,  —  injuste  en  cela  pour 
toute  une  époque  qui  l'a  entouré  d'un  respect 
vraiment  unique.  Il  raille  l'école  de  1830,  il 

Va,  sers  le  peuple,  en  butte  à  leurs  bravades, 
Ce  peuple  humain,  des  grands  hommes  épris, 
Qui  t'emportait  vainqueur  aux  barricades, 
Comme  un  trophée,  entre  ses  bras  meurtris. 

Ne  sers  que  lui.  Pour  lui  ma  voix  te  somme 
D'un  prompt  retour  après  un  triste  adieu; 
Sa  cause  est  sainte;  il  souffre,  et  tout  grand  homme 
Auprès  du  peuple  est  envoyé  de  Dieu. 


CHATEAUBRIAND  69 

se  moque  trop  cruellement  peut-être  des 
jeunes  gens  qui  se  tuent  pour  attirer  l'attention 
publique.  Mais  ce  ne  sont  là,  par  bonheur,  que 
des  ombres  momentanées  sur  son  talent  et 
sur  son  noble  caractère. 

La  vieillesse,  pas  plus  que  la  maladie,  n'a 
pu  mordre  sur  ce  génie  robuste.  11  a  travaillé 
jusqu'à  son  dernier  jour,  il  a  dicté  jusqu'à  sa 
dernière  heure.  Dans  une  préface,  il  parle  de 
l'opiniâtreté  particulière  à  sa  nature.  «  Lors 
de  ma  jeunesse,  dit-il,  j'ai  souvent  écrit  douze 
et  quinze  heures  sans  quitter  la  table  où  j'étais 
assis.  L'âge  ne  m'a  point  fait  perdre  cette 
obstination  au  travail.  Ma  correspondance  di- 
plomatique au  ministère  est  presque  toute  de 
ma  main.  »  , 

A  qui  le  regarde  bien  en  face,  Chateaubriand 
apparaît  dans  le  xixe  siècle  comme  le  contre- 
poids de  Voltaire  dans  le  xvme.  Même  univer- 
salité dans  le  travail,  même  courage  dans  la 
lutte.  Chacun  des  ouvrages  de  Chateaubriand 
attaque,  serre  de  près  et  soufflette  un  ouvrage 
correspondant  de  Voltaire.  Depuis  cinquante 
ans,  en  effet,  pas  un  pouce  de  terrain  que 
l'auteur  du  Génie  du  Christianisme  n'ait  disputé 
à  l'auteur  du  Dictionnaire  philosophique,  pas  un 


70  LES  RESSUSCITES 

sentier  dans  lequel  il  ne  se  soit  engagé  avec 
lui.  C'est  un  duel  de  toutes  les  heures  à  tra- 
vers l'histoire,  le  roman  et  la  philosophie. 

Il  est  un  des  quatre  grands  hommes  qui 
ouvrent  l'époque  moderne.  Plus  enthousiaste 
que  Walter  Scott,  moins  exclusif  que  Byron, 
il  est  presque  de  la  taille  de  Gœthe.  11  a  remis 
en  honneur  la  littérature  à  images  ;  et  c'est 
de  lui  que  datent  ces  romans  artistes  où  le 
style  cherche  à  rivaliser  avec  la  peinture  et  la 
sculpture,  voire  même  avec  la  musique,  cu- 
rieuses productions,  siguées  Balzac-Rubens, 
Gautier-Canova  ou  Liszt-Janin. 

Mais  notre  travail  serait  incomplet  si,  après 
avoir  détaché  d'un  fond  d'or  la  tête  pensive 
du  grand  vieiUard,  après  l'avoir  assis  sur  un 
nuage  d'encens,  après  l'avoir  salué  éternel  et 
sublime,  nous  ne  dévoilions  également  ses 
côtés  humains,  ses  erreurs  et  ses  défaillances. 
Peser  sur  le  coup  de  ciseau  hasardeux  donné  à 
l'Apollon  du  Vatican,  c'est  encore  une  manière 
de  louer  l'harmonie  inaltérable  du  reste  du 
corps.  Tout  génie  doit  sa  dîme  à  la  critique, 
si  rayonnant  que  soit  l'un,  si  modeste  que  soit 
l'autre;  —  et  l'ombre  illustre  que  j'évoque 
aujourd'hui  serait  elle-même  la  première  à 


CHATEAUBRIAND  71 

s'indigner  d'un  éloge  qui  ne  saurait  marcher 
que  sur  les  genoux. 

D'ailleurs  la  critique  ne  sera  pas  pour  lui 
chose  nouvelle.  Il  est  un  de  ceux  qui  ont  le 
plus  entendu  grincer  de  plumes  autour  de 
leur  renommée.  Ses  ennemis  littéraires  lui 
font  cortège;  et  avec  cette  naïveté  de  gran- 
deur qui  le  caractérise,  lui-même  a  voulu  leur 
donner  accès  dans  l'édition  de  ses  oeuvres 
complètes. 

A  leur  tête,  le  plus  fougueux  et  le  premier, 
je  distingue  le  grand  républicain  de  l'Empire, 
Marie-Joseph  Chénier.  Vers  et  prose,  analyse 
et  satire,  tout  lui  a  été  bon  pour  accabler  Cha- 
teaubriand ;  il  n'est  pas  une  page  de  ses  œuvres 
où  il  ne  le  frappe  malicieusement,  le  plus  sou- 
vent sans  raison,  comme  dans*son  Tableau  de 
la  Littérature,  quelquefois  avec  esprit,  comme 
dans  les  Nouveaux  Saints  : 


J'irai,  je  reverrai  tes  paisibles  rivages, 
Riant  Meschacebé,  Permesse  des  sauvages; 
J'entendrai  les  sermons  prolixement  diserts 
Du  bon  monsieur  Aubry,  Massillon  des  déserts. 
0  sensible  Atala!  tous  deux  avec  ivresse 
Courons  goûter  encor  les  plaisirs...  de  la  messe! 

On  sait  que  Chateaubriand  ne  lui  a  pas  par- 


72  LES   RESSUSCITES 

donné  ses  plaisanteries.  Aussi  Marie-Joseph 
Chénier  est-il  le  seul  académicien  de  ces  temps 
modernes  à  qui  son  successeur  ait  refusé  l'au- 
mône d'un  regret.  —  Peut-être  est-ce  pousser 
la  rancune  un  peu  loin. 

Soit  jalousie,  soit  tout  autre  sentiment,  By- 
ron  n'a  jamais  soufflé  mot  de  l'auteur  de 
René.  De  la  part  du  noble  lord,  c'est  au  moins 
étrange.  Chateaubriand  n'en  a  pu  complète- 
ment dissimuler  son  dépit.  «  Lord  Byron,  dit- 
il,  peut-il  m' avoir  complètement  ignoré,  lui 
qui  cite  presque  tous  les  auteurs  français? 
n'a-t-il  jamais  entendu  parler  de  moi?  » 

Paul-Louis  Courier,  —  ce  Meissonier  de  la 
politique,  —  ne  l'aimait  pas  non  plus,  et  il 
lui  a  plusieurs  fois  enfoncé  dans  les  chairs  de 
méchants  petits  coups  de  poignard  à  tête  d'é- 
pingle. 11  a  appelé  ses  romans  du  galimatias,  et 
il  s'est  moqué  de  son  ministère.  De  l'auteur 
du  Pamphlet  des  pamphlets  à  l'auteur  des  Mar- 
tyrs, cela  se  conçoit;  c'est  une  guerre  de  coli- 
bri à  lion. 

Mais  M.  Gustave  Planche  a  été  plus  brutal 
que  cela.  Voici  comment  il  parle  de  Chateau- 
briand dans  son  livre  des  Portraits  :  «  Critique 
de  second  ordre  dans  le  Génie  du  Christianisme, 


CHATEAUBRIAND'  71 

voyageur  inexact  et  verbeux  dans  l'Itinéraire, 
imitateur  patient,  mais  inutile,  de  Virgile  et 
d'Homère  dans  les  Martyrs  et  les  Natchez.  » 
M.  Planche  ne  reconnaît  que  René  et  l'épisode 
de  Velléda.  —  Juger  de  la  sorte,  n'est-ce  pas 
faire  le  procès  aux  gens  avec  une  massue? 

Telles  sont,  je  crois,  les  critiques  princi- 
pales qui  sont  venues  l'atteindre  dans  sa 
gloire  J.  Si  maintenant  nous  cherchons  une 
réponse  à  leur  faire,  c'est  dans  Chateaubriand 
même  que  nous  allons  la  trouver,  —  et  la 
voici  :  «  On  renie  souvent  les  maîtres  su- 
prêmes, on  se  révolte  contre  eux,  on  compte 
leurs  défauts,  on  les  accuse  d'ennui,  de  lon- 
gueur, de  bizarrerie,  de  mauvais  goût,  en  les 
volant  et  en  se  parant  de  leurs  dépouilles  ; 
mais  on  se  débat  en  vain  sous  leur  joug  :  tout 
se  teint  de  leurs  couleurs,  partout  s'impriment 
leurs  traces;  ils  inventent  des  mots  et  des 
noms  qui  vont  grossir  le  vocabulaire  général 

1.  Depuis  [la  publication  de  ce  travail,  et  depuis  la  publi- 
cation des  Mémoires  d'Outre-Tombe,  bien  des  critiques  nou_ 
velles  sont  venues  s'ajouter  à  ces  critiques.  On  s'est  déchaîné 
avec  un  acharnement  inconcevable  contre  ces  immortels 
Mémoires,  le  livre  le  plus  jeune,  le  plus  magnifique,  le  plus 
profond  qui  ait  éclaté  à  cette  époque.  *0n  n'a  pas  voulu 
excuser  beaucoup  de  vanité  en  faveur  de  (beaucoup  de 
génie. 

5 


74  LES    RESSUSCITES 

dos  peuples  ;  leurs  dires  et  leurs  expressions 
deviennent  proverbes,  leurs  personnages  fic- 
tifs se  changent  en  personnages  réels,  lesquels 
ont  hoir  et  lignée.  Ils  ouvrent  des  horizons 
d'où  jaillissent  des  faisceaux  de  lumière;  ils 
sèment  des  idées,  germes  de  mille  autres;  ils 
fournissent  des  imaginations,  des  sujets,  des 
styles  à  tous  les  arts.  Leurs  œuvres  sont  des 
mines  inépuisables  ou  les  entrailles  mêmes  de 
l'esprit  humain.  » 

Cela  posé,  —  qu'on  nous  permette  mainte- 
nant de  substituer  notre  opinion  à  celle  de 
nos  devanciers. 

Selon  nous,  c'est  surtout  comme  figure  que 
Chateaubriand  resplendit  sur  son  siècle.  La 
grandeur  de  sa  vie  apparaît  avant  celle  de  son 
talent,  son  nom  vient  avant  ses  livres.  Il  est 
lui-même  un  homme-épopée.  On  l'aperçoit  de 
très-loin,  et  le  respect  lui  arrive  avant  l'admi- 
ration. 

Aussi,  longtemps  encore  peut-être  sera-ce 
M.  de  Chateaubriand ,  avant  d'être  Chateaubriand 
tout  court.  Longtemps  encore  peut-être  ce 
sera  la  majesté,  avant  d'être  la  force. 

La  majesté  1  —  voilà  son  grand  et  superbe 
crime.  Génie  épique  et  théâtral,  il  lasse  l'admi- 


CHATEAUBRIAND  75 

ration.  Pour  lui,  la  rue  du  Bac  n'a  pas  de  ruis- 
seau. C'est  un  Murât,  ce  pouvait  être  un  Na- 
poléon. 

Il  n'a  guère  innové  qu'à  demi.  Sa  littéra- 
ture est  la  littérature  du  xvine  siècle  re- 
trempée chez  les  sauvages.  Les  Incas  avaient 
déjà  frayé  le  chemin,  et  l'on  se  souvient  trop 
peut-être  que  Chactas  a  vu  Versailles  et  qu'il 
a  assisté  aux  tragédies  de  Racine. 

Ce  n'est  pas  avec  peu  de  chose  que  Chateau- 
briand compose  son  paysage  ;  Poussin  lui  a 
donné  des  leçons.  Il  lui  faut  des  colonnes  à 
demi  brisées,  un  clair  de  lune,  des  urnes  ciné- 
raires; et,  par-dessus  tout  cela,  le  génie  des 
souvenirs ,  assis  pensif  à  ses  côtés. 

Cette  recherche  du  grandiose  le  conduit 
quelquefois  à  des  excès  contre  lesquels  on  ne 
saurait  trop  se  tenir  en  garde.  Je  n'en  veux 
pour  seul  et  funeste  exemple  que  ce  coucher 
de  soleil:  «L'astre  enflammant  les  vapeurs 
de  la  cité  semblait  osciller  lentement  dans  un 
fluide  d'or,  comme  le  pendule  de  l'horloge 
des  siècles  1  »  Évidemment  les  poètes  extrava- 
gants du  xvie  siècle  n'auraient  pas  mieux  dit. 

«  Peu  m'importe  l'action,  écrit-il  dans  la 
préface  des  Martyrs  ;  elle  n'est  qu'un  prétexte 


76  LES   RESSUSCITES 

à  descriptions.  »  —  Hélas  I  pourquoi  le  ciel 
mit-il  La  Harpe  sur  sa  route,  ainsi  que  M.  de 
Fontanes,  le  Simonide  français? 

Il  n'est  pas  de  l'avis  de  Voltaire,  qui  disait 
que  les  bons  ouvrages  sont  ceux  qui  font  le 
plus  pleurer.  «  Les  vraiss  larmes,  dit  Chateau- 
briand, sont  celles  que  fait  couler  une  belle 
poésie  ;  il  faut  qu'il  s'y  mêle  autant  d'admi- 
ration que  de  douleur,  »  Ce  malheureux 
système  apparaît  jusque  dans  René,  au  mo- 
ment où  le  frère  d'Amélie,  qui  vient  de  rece- 
voir comme  un  coup  de  foudre  l'aveu  d'un 
amour  criminel,  trouve  encore  assez  de  force 
pour  arrondir  immédiatement  la  période  sui- 
vante :  «  Chaste  épouse  du  Christ,  reçois^  mes 
derniers  embrassements  à  travers  les  glaces  du 
trépas  et  les  profondeurs  de  l'éternité  qui  te 
séparent  déjà  de  ton  frère!  » 

La  majesté  1  Chateaubriand  lui  a  tout  sa- 
crifié ;  aussi  son  génie,  spécial  et  constant 
dans  sa  pompe,  n'est-il  pas  de  ceux  qui  vont 
à  tous,  comme  Shakspeare  par  exemple, 
l'homme  des  palais  et  des  tavernes,  des  rois 
et  des  ivrognes,  grand  avec  les  grands, 
familier  avec  les  petits,  puissant  avec  chacun; 
—  Shakspeare,  dieu  qui  parle  le  langage  des 


CHATEAUBRIAND  77 

hommes;  Chateaubriand,  homme  qui  parle 
le  langage  des  dieux. 

Chateaubriand  appelait  Hamlet  —  cette  tra- 
gédie des  aliénés. 

Comment  Shakspeare  eût-il  appelé  Moïse, 
cette  tragédie  de  Chateaubriand  ? 

Car  il  faut  bien  le  dire,  comme  poëte,  Cha- 
teaubriand est  nul  ou  à  peu  près.  Sauf  une 
cinquantaine  de  vers,  je  ne  crois  pas  qu'il  lui 
soit  jamais  tenu  compte  de  son  pindarique 
bagage.  Pourrait-il  en  être  autrement,  lors- 
qu'on le  voit  s'appuyer  sur  une  théorie  aussi 
fausse  que  celle  qu'il  développe  dans  les  lignes 
suivantes:  «La  poésie  a  ses  bornes  dans  les 
limites  de  l'idiome  où  elle  est  écrite  et  chantée  : 
on  peut  faire  des  vers  autrement  que  Racine, 
jamais  mieux.  »  Voici  pourtant  quelques 
strophes  peu  connues  de  Moïse,  ses  meilleures 
incontestablement,  bien  qu'il  les  ait  suppri- 
mées plus  tard  par  un  sentiment  de  dé- 
cence: 

Que  dit  à  son  amant,  de  plaisir  transporté, 

Cette  prêtresse  d'Astarté 
Qui  voudrait  attirer  le  jeune  homme  auprès  d'elle , 
Et  lui  percer  le  cœur  d'une  flèche  mortelle  ? 

—  Beau  jeune  homme,  dit-elle,  arrête  donc  les  yeux 
Sur  la  tendre  Abigail,  que  ta  froideur  opprime. 


78  LES    RESSUSCITES 

Je  viens  d'immoler  la  victime, 

Et  d'implorer  la  faveur  de  nos  dieux. 

Viens,  que  je  sois  ta  bien-aimée. 
J'ai  suspendu  ma  couche  en  souvenir  de  toi; 

D'aloès  je  l'ai  parfumée  ; 
Sur  un  riche  tapis  je  recevrai  mon  roi. 
Dans  l'albâtre  éclatant  la  lampe  est  allumée; 
Un  bain  voluptueux  est  préparé  pour  moi. 

L'époux  qu'on  m'a  choisi,  mais  qui  n'a  pas  mon  âme, 
Est  parti  ce  matin  pour  ses  plants  d'oliviers; 

Il  veut  écouler  ses  viviers; 

Sa  vigne  ensuite  le  réclame. 
Il  a  pris  dans  sa  main  son  bâton  de  palmier, 
Et  mis  deux  sicles  d'or  dans  sa  large  ceinture; 
Il  ne  reviendra  point  que  de  son  orbe  entier 

L'astre  des  nuits  n'ait  rempli  la  mesure. 


«  Quand  l'âme  est  élevée,  dit  le  fier  vicomte, 
les  paroles  tombent  d'en  haut,  et  l'expression 
noble  suit  toujours  la  noble  pensée.  »  Certes, 
ce  n'est  pas  nous  qui  protesterons  contre  cette 
admirable  poétique  en  trois  lignes;  mais  là 
où  la  pensée  n'a  que  faire,  alors  que  le  récit 
ou  la  description  suit  doucement  sa  pente 
naturelle,  à  quoi  bon  la  solennité  de  la  phrase, 
l'éternelle  aristocratie  du  mot? Quoi!  toujours 
le  marinier  pour  le  marin,  l'astre  des  jours  pour 
le  soleil?  L'auteur  des  Natchez,  que  son  grand 
respect  pour  la  rhétorique  oblige  à  reconnaître 
les  trois  styles,  oublie  donc  que  le  premier 
d'entre  eux  est  précisément  le  style  simple,  et 


CHATEAUBRIAND  7» 

que  c'est  là  surtout  le  style  fort,  parce  que 
c'est  le  style  vrai  ? 

Mon  Dieu  I  de  ce  qu'il  n'a  pas  fait  de  littéra- 
ture avec  les  notaires,  les  femmes  publiques 
ou  les  escrocs,  nous -ne  lui  en  voulons  pas. 
Nous  lui  en  voulons  uniquement  de  ce  que, 
chantant  le  marbre  et  la  Grèce,  il  ne  l'ait  pas 
fait  en  style  d'autant  plus  simple  que  le  sujet 
était  plus  riche.  Poétisez  la  réalité,  c'est  bon; 
mais  alors  réalisez  la  poésie.  Il  en  est  du 
génie  comme  d'Antée,  qui  reprenait  des  forces 
en  touchant  la  terre. 

Aussi  rien  de  plus  adorable  que  les  haltes 
rares  de  Chateaubriand  dans  le  simple  et 
dans  le  naïf.  Combien  de  pages  ne  donnerais- 
je  pas  pour  ce  bout  de  chanson  composé 
entre  deux  chapitres  des  Martyrs,  petite  fan- 
taisie gracieuse,  perle  ramassée  au  pied  d'un 
dolmen: 


Combien  j'ai  douce  souvenance 
Du  joli  lieu  de  ma  naissance  ! 
Ma  sœur,  qu'ils  étaient  beaux  les  jour 
De  France  ! 


Te  souvient- il  que  notre  mère, 
Au  foyer  de  notre  chaumière, 
Nous  pressait  sur  son  cœur  joyeux 
Ma  chère  ? 


80  LES    RESSUSCITES 

Pour  moi,  Chateaubriand  existe  surtout 
dans  ses  préfaces,  c'est-à-dire  presque  en 
dehors  de  ses  livres,  dans  ses  lettres  intimes, 
et,  comme  nous  l'avons  dit  déjà,  clans  son 
style  politique  *,  partout  enfin  où  il  n'a  pas  le 
temps  de  boucler  sa  phrase,  où  il  oublie 
Aristote  et  Boileau,  où  il  improvise,  où  il  se 
surprend  à  être  lui  malgré  lui. 

Pour  l'avenir,  il  existera  surtout  dans  ses 
Mémoires. 

Au  couchant  de  sa  vie,  une  grave  transfor- 
mation s'est  opérée  dans  son  talent.  Je  dis 
grave  et  curieuse.  C'est  à  soixante  ans  que  lui 
est  venue  la  jeunesse.  C'est  au  bord  de  la 
tombe  que  cet  austère  penseur  qui,  à  coup 
sûr,  n'a  jamais  souri,  s'est  pris  soudainement 
à  rire  aux  éclats,  du  grand  rire  de  Callot,  de 
Montaigne,  de  Le  Sage,  et  quelquefois  aussi 
de  Voltaire.  Sa  muse,  au  sortir  de  quelque 
fontaine  de  Jouvence  inconnue,  tout  à  l'heure 
déesse,  nous  est  réapparue  jeune  fille  cou- 
ronnée de  bleuets.  C'était  Junon;  ce  n'est  plus 

1.  Sur  ce  terrain  il  a  de  très-beaux  mots.  Ainsi,  dans- ses 
attaques  contre  les  terroristes,  il  les  nomme  des  architectes 
en  ossements.  Et  un  peu  plus  loin  :  «  Manufacturiers  de  cada- 
vres, vous  aurez  beau  broyer  la  mort,  vous  n'en  ferez  jamais 
sortir  un  germe  de  liberté  !  » 


CHATEAUBRIAND  81 

que  Lydie  ou  Camille,  une  nymphe  quelcon- 
que, la  première  venue. 

Entre  son  œuvre  passée  et  son  œuvre 
actuelle,  entre  les  Martyrs  et  les  Mémoires,  je 
vois  une  grande  différence. 

L'œuvre  passée  de  Chateaubriand,  en- 
semble harmonieux,  m' apparaît  comme  un 
palais  de  marbre  au  milieu  d'une  forêt.  Tout 
y  est  enchantement  et  magnificence.  Des  voix 
mystérieuses  résonnent  au  dedans,  des  par- 
fums enivrants  s'exhalent  au  dehors.  Chaque 
fenêtre  ouvre  sur  un  horizon  de  feuillage 
brûlant,  sur  un  parc  profond  et  rempli  de 
statues,  sur  un  coteau  qui  ploie  sous  les 
pampres.  C'est  un  très-beau  palais.  Seule- 
ment un  cercle  de  grilles  l'emprisonne,  des 
sentinelles  en  défendent  l'approche  à  plus 
d'une  demi-lieue  à  la  ronde,  et,  pour  y  péné- 
trer, il  ne  faut  pas  moins  de  sept  ou  huit 
quartiers  de  noblesse. 

L'œuvre  posthume  de  Chateaubriand,  — 
c'est-à-dire  les  Mémoires,  —  offre  bien  en- 
core, si  l'on  veut,  l'aspect  d'un  palais  ;  mais 
déjà  ce  n'est  plus  du  marbre,  c'est  bel  et 
bonnement  de  la  pierre.  La  splendeur  froide 
de  l'architecture  grecque  a  fait  place  à  Fépa- 

5. 


82  LES    RESSUSCITES 

nouissement  original  de  l'art  gothique.  Un 
pan  de  la  foret  a  été  abattu,  et  de  ce  côté  le 
regard  plonge  dans  le  dédale  fourmillant  des 
rues  de  la  ville.  Les  grilles  rebelles  se  sont 
ouvertes,  les  gardes  ont  reçu  une  autre  con- 
signe; et  bourgeois,  paysans,  peuple,  femmes, 
ceux  qui  sont  des  gentilshommes  et  ceux  qui 
ne  sont  que  des  hommes,  les  savants  et  les  éco- 
liers, tout  le  monde  enfin  entre  librement. 
Lazare  lui-même  est  assis  sur  la  plus  haute 
marche  du  portail. 


VII 


Chateaubriand  nous  a  dévoilé  l'avenir  de  la 
politique;  —  essayons  de  jeter  un  coup  d'oeil 
sur  l'avenir  des  lettres.  Pour  tout  homme  qui 
se  met  sur  la  trace  du  mouvement  intellectuel 
depuis  quelques  années,  il  est  évident  que 
nous  touchons  à  une  crise  littéraire  et  à  une 
transformation  importante  des  opinions  re- 
çues. 


CHATEAUBRIAND  35 

Voilà  que  notre  littérature,  en  moins  de 
soixante  ans,  a  déjà  passé  parles  cribles  suc- 
cessifs de  trois  révolutions.  La  première,  la 
grande  de  1789,  a  donné  des  résultats  d'une 
puissance  incontestable  et  souvent  effrayante. 
D'abord  elle  a  fait  descendre  quatre  à  quatre 
aux  écrivains  les  degrés  de  l'Encyclopédie, 
et  elle  les  a  logés  dans  la  rue,  où  bientôt, 
ahuris  et  chétifs,  ils  sont  morts  sans  postérité. 
Alors  ceux  qui  se  sont  levés  derrière  ont  été 
de  bien  autres  hommes.  Littérateurs  fauves, 
on  ne  sait  d'où  venus,  sans  tradition,  jouant 
de  la  guitare  sous  la  potence  ou  décrivant 
des  scènes  d'égorgement  dans  des  châteaux, 
ils  ont  fait  école  neuve.  Si  bien  qu'il  y  a  eu 
pour  eux  lecture  et  succès,  même  aux  jours 
les  plus  affreux.  Ceux-là  ont  parlé  au  peu- 
ple ;  seulement,  ils  lui  ont  mal  parlé  ;  mais 
la  tendance  était  bonne.  Ils  ont  compris  que, 
jusqu'à  présent,  on  n'avait  pas  pris  garde 
à  la  plus  grande  portion  du  public.  De  voir 
des  livres  qui  ont  la  prétention  de  s'adresser 
à  tous,  écrits  comme  le  Bonheur  de  M.  Helvé- 
tius,  cela  leur  a  fait  lever  les  épaules,  et  ils 
se  sont  mis  à  procéder  d'autre  façon.  Mal- 
heureusement,  ils  ont  dépassé  le   but  :  au 


81  LES   RESSUSCITES 

lieu  d'être  simple,  leur  style  a  été  bas.  Ils 
sont  entrés  chez  le  peuple,  non  par  la  porte, 
mais  par  l'égout. 

Cette  littérature  grossière  de  la  première 
révolution  a  servi  du  moins  à  répandre  cer- 
taines idées  vives,  qui  étaient  encore  dans 
l'œuf.  De  considérables  agrandissements  ont 
été  faits  sur  les  fiefs  de  l'imagination  :  on  a 
percé  des  chemins  et  ouvert  de  nouvelles  sé- 
ries aux  hommes  de  lettres,  par  l'adjonction 
d'éléments  nouveaux.  La  plume  dès  lors  n'a 
plus  bronché  devant  les  sauvageries  de  la  vie 
réelle.  Peu  à  peu  Mercier  a  fini  par  voir  com- 
prendre son  drame  de  la  Brouette  du  Vinaigrier. 
Tout  ce  fumier,  largement  étendu  sur  le 
champ  littéraire,  devait  produire  tôt  ou  tard 
un  épanouissement  de  hautes  plantes. 

Cet  épanouissement  est  advenu  aux  envi- 
rons de  la  deuxième  révolution,  —  celle  de 
juillet  1830  —  qui  restera  comme  une  date 
brillante  dans  l'histoire  de  l'art  en  général. 
Le  sol  s'est  mis  à  pousser  des  fleurs  très-cu- 
rieuses, d'extraordinaires  enlacements  de  lia- 
nes et  quelques  arbres  phénomènes  pour  les- 
quels on  eut  besoin  d'inventer  une  serre 
romantique.  Les  poètes  étaient  tous  des  jeu- 


CHATEAUBRIAND  85 

nés  gens,  décidés  et  convaincus,  la  plupart 
exclusivement  passionnés ,  qui  marchaient 
serrés  dans  leurs  folies,  avec  l'insolence  de  la 
verve  et  le  courage  né  des  circonstances  po- 
litiques. Ils  ont  étonné  avant  de  plaire.  Mais 
enfin  comment  ne  pas  se  rendre  à  cette  litté- 
rature qui  sonne  si  fort  de  la  trompette  et  qui 
affiche  son  talent  sur  tous  les  murs  en  lettres 
dorées  ?  Il  y  avait  d'ailleurs  du  bon  dans  cette 
mascarade,  sortie  copieuse  et  flambante  des 
sépulcres  soulevés  de  Rabelais,  Shakspeare, 
Mathurin  Régnier  et  Sterne  ;  cela  replaçait 
la  littérature  dans  un  milieu  seigneurial  et 
bruyant,  à  l'écart  de  la  philosophie  sur  les 
autels  de  qui  s'étaient  succédé  précédemment 
de  trop  nombreux  sacrifices. 

La  révolution  de  1830  a  surtout  grandi  le 
roman.  Il  y  a  eu  progrès  sur  l'école  de  la  Ré- 
publique, progrès  et  complément.  La  forme 
s'est  purifiée,  tout  en  gardant  sa  franchise,  et 
a  conquis  à  elle  les  classes  bourgeoises.  Des 
gens  sont  arrivés,  tels  que  Balzac,  Soulié  et 
George  Sand,  qui  ont  fait  crier  la  vie  dans 
leurs  livres;  d'où  est  venue  cette  importance 
sociale  accordée  au  roman.  De  grands  succès 
ont  été  obtenus  par  des  œuvres  douces,  en 


S6  LES    RESSUSCITES 

apparence  vulgaires,  comme  César  Birotteau, 
l'histoire  d'un  parfumeur;  comme  André,  où 
uu  père  est  sur  le  point  de  donner  des  coups 
de  pied  dans  le  ventre  à  une  fleuriste  ;  comme 
encore  le  Lion  amoureux,  baliverne  pleine  de 
larmes.  Quelques-uns  de  ces  succès  ont  été 
lents  et  souterrains,  mais  l'effet  n'en  demeure 
pas  moins  très-grand. 

D'autres  succès,  plus  retentissants  mais  plus 
passagers,  ont  pu  être  obtenus  à  côté.  Cela  ne 
prouve  rien.  Seulement  c'est  affaire  de  curio- 
sité ou  d'actualité  pour  ces  énormes  machines" 
en  tant  de  volumes,  montées  sur  l'affût  de 
quelque  question  à  l'ordre  du  jour.  Là  dedans, 
rien  n'a  jamais  inquiété  la  littérature  vraie. 

La  troisième  révolution  est  celle  par  où 
nous  passons  aujourd'hui.  Elle  n'a  pas  encore 
donné  sa  formule  littéraire.  Attendons  l.  Les 
résultats  qu'elle  prépare  seront  importants  et 
mieux  décisifs.  Certainement  il  est  impossi- 
ble d'exclure  les  genres  en  littérature  et  de  ne 
pas  admettre  les  tempéraments  ;  insensé  est 
l'absolutisme  en  pareille  matière.  Tel  roman- 
cier a  raison  de  se  vouer  à  des  récits  d'Espa- 

i.  Encore  une  fois,  qu'on  me  permette  de  rappeler  la  date 
ancienne  de  cette  publication. 


CHATEAUBRIAND  87 

gne  et  de  Cordoue,  si  sa  nature  l'y  porte  avec 
irrésistibilité ;  tel  autre  fait  bien  de  ne  voir 
qu'éléphants  et  tigres  sur  la  surface  du  globe, 
s'il  sait  mal  décrire  une  brebis  ou  une  vache. 
Mais  ce  qui  fait  par  malheur  la  fragilité  de 
leurs  conceptions,  c'est  le  manque  total  de 
sérieux;  on  connaît  maintenant  leurs  procé- 
dés, et  tout  le  monde  lit  dans  leurs  cartes.  — 
Le  sérieux  !  Hoffmann  ne  Ta  jamais  perdu 
dans  ses  belles  extravagances. 

Nous  ne  savons  pas  au  juste  ce  que  sera  la 
nouvelle  génération  littéraire  ;  mais  par  les 
leçons  que  lui  font  les  événements  et  par  les 
exemples  de  grandeur  et  de  décadence  qu'elle 
a  sous  les  yeux,  il  est  permis  d'espérer  qu'elle 
se  présentera  avec  des  qualités  saines  et  un 
sens  droit. 

En  littérature,  — la  première  révolution  a 
donné  la  force.  La  seconde  révolution,  l'éclat. 
La  troisième  révolution  donnera  peut-être  la 
vérité. 


MADAME   REGAMIER 


Après  lui,  elle. 

Rue  de  Sèvres,  à  l'ancien  couvent  de  l'Ab- 
baye-au-Bois,  il  y  a  deuil  et  grand  désert.  Les 
arbres  ont  beau  pousser  des  feuilles,  les 
feuilles  ont  beau  pousser  des  oiseaux,  rien 
ne  répond  plus  à  cette  gaieté  du  printemps. 
Un  souffle  funeste  a  passé  surjle  monastère. 
Demeurez  closes,  fenêtres  ombragées  ;  rideaux 
bleuâtres,  ne  vous  écartez  plus  sous  une  belle 
main;  porte,  reste  fermée  impitoyablement  I 
Il  faut  désapprendre  le  chemin  de  cette  mai- 
son. Déjà  la  rampe  de  l'escalier  se  couvre  de 
poussière,  et  tout  se  taira  bientôt  dans  cette 
solitude  célèbre  autrefois,  ignorée  demain. 
Madame  Récamier  est  morte. 


90  LES    RESSUSCITES 

Elle  est  morte,  on  s'en  souvient,  pendant 
le  choléra  de  1849.  C'était  alors  une  débâcle 
générale.  Chacun  émigrait  vers  le  cimetière 
du  Père-Lachaise ,  ce  Coblentz  de  tous  les 
partis.  Chaque  jour  les  églises  se  tendaient  de 
noir  et  pleuraient  des  larmes  d'argent.  Sur  les 
boulevards,  sur  les  quais,  on  ne  rencontrait 
plus  que  des  croque-morts,  des  tambours  aux 
baguettes  entortillées  d'un  crêpe,  des  compa- 
gnies de  gardes  nationaux  qui  portaient  mé- 
lancoliquement le  canon  de  leur  fusil  incliné 
vers  la  terre.  Ah!  le  vilain  spectacle!  Tout 
le  monde  nous  abandonnait  au  moment  de 
notre  révolution.  Les  personnes  les  plus  il- 
lustres par  leurs  talents  ou  par  leurs  grâces 
s'empressaient  de  nous  dire  brusquement 
adieu,  lorsque  nous  avions  le  plus  besoin 
de  grâce  et  de  talents  ;  et  parce  que  nous 
nous  étions  un  instant  absentés  des  salons, 
les  salons  se  barricadaient  sans  pitié  derrière 
nous. 

C'était  un  autre  champ  d'asile,  cette  Ab- 
baye-au-Bois,  un  nid  de  poètes  et  de  belles 
femmes,  où  dans  ces  derniers  temps,  après 
avoir  vécu  de  la  vie  ambitieuse,  bruyante,  ro- 
manesque, les  uns  et  les  autres  finissaient 


MADAME    RÉCAMIER  91 

toujours  par  revenir  s'abriter,  traînant  Vaile, 
comme  dans  la  fable  des  Deux  Pigeons.  C'est 
au  fond  d'un  des  plus  modestes  appartements 
de  l'Abbaye-au  Bois  que  la  duchesse  d'Abran- 
tès,  ruinée  par  la  chute  de  l'Empire,  com- 
mença à  écrire  ses  fougueux  et  spirituels  Mé- 
moires, —  noble  femme,  tuée  par  le  travail  et 
la  misère. 

Ce  n'est  pas  la  misère  qui  a  tué  madame 
Récamier  ;  c'est  l'âge,  c'est  le  souvenir,  c'est 
le  spectacle  des  événements,  peut-être.  Tou- 
tefois est-il  que  madame  Récamier  restera 
comme  une  des  figures  les  plus  touchantes, 
comme  un  des  esprits  les  plus  singulièrement 
attractifs  de  notre  époque.  Elle  a  rallié  à  elle 
les  sympathies  de  tout  un  siècle.  Elle  a  été 
le  centre  de  tout  ce  qui  était  beau,  bon,  gé- 
néreux, facile.  Principalement  trois  hommes, 
Chateaubriand,  Benjamin  Constant  et  Bal- 
lanche,  se  sont  groupés  autour  de  cette  femme 
adorée. 

Sa  vie  est  un  beau  livre.  Commencée  dans 
une  révolution,  dans  une  révolution  elle 
s'est  achevée,  sans  y  avoir  perdu  un  seul 
rayon  de  son  auréole.  Indulgent  cette  fois 
pour  une  de  ses  plus  ravissantes  créatures, 


92  LES  RESSUSCITES 

le  ciel  ne  lui  a  pas  refusé  l'élément  pour 
lequel  il  l'avait  créée  :  elle  a  vu  s'écouler 
dans  une  fête  éternelle  son  éternelle  jeu- 
nesse ;  l'hommage  lui  faisait  escorte,  et  le 
malheur  ne  s'est  approché  d'elle  qu'à  res- 
pectueuse distance. 

Elles  étaient  trois  sous  le  Directoire,  trois 
femmes  admirablement  belles,  les  trois  Grâces, 
selon  les  madrigaux  du  temps,  —  madame 
Tallien,  Joséphine  de  Beauharnais  et  madame 
Récamier.  —  A  elles  trois,  ces  femmes  ont 
affolé  Paris  et  vu  tomber  les  personnages  les 
plus  illustres  à  leurs  pieds,  ces  beaux  pieds 
qu'elles  portaient  nus  et  seulement  chaussés 
de  cothurnes,  avec  des  émeraudes  aux  doigts. 
On  les  rencontrait  en  tous  lieux,  aux  concerts 
où  chantait  Garât,  aux  bals  ou  dansait  Tré- 
nitz,  —  ce  pauvre  Trénitz,  mort  fou  à  Cha- 
renton  I  —  Elles  étaient  l'âme  du  plaisir,  et 
on  les  avait  vues  apparaître  le  lendemain  de 
Thermidor,  comme  trois  fleurs  poussées  tout 
à  coup  au  bord  d'un  volcan  éteint.  Toutes  les 
trois  avaient  leur  mission  politique  ;  elles  ré- 
gnaient et  elles  gouvernaient,  de  par  la  grâce 
d'elles-mêmes.  Voici  comment  celle  qui  de- 
vait bientôt  régner  autrement  et  sous  le  nom 


MADAME    RÉCAMIER  93 

d'impératrice,  écrivait  à  madame  Tallien,  en 
lui  donnant  rendez-vous  à  une  fête  éblouis- 
sante de  l'hôtel  Thélusson  :  —  «  Venez  avec 
votre  dessous  de  robe  fleur-de-pêcher,  il  faut 
que  nos  toilettes  soient  les  mêmes  :  j'aurai  un 
mouchoir  rouge  noué  à  la  créole,  avec  trois 
crochets  aux  tempes.  Ce  qui  est  naturel  pour 
vous  est  bien  hardi  pour  moi,  vous  plus  jeune, 
peut-être  pas  plus  jolie,  mais  incomparable- 
ment plus  fraîche.  Il  s'agit  d'éclipser  et  de 
désespérer  des  rivales,  cest  un  coup  de  parti.  » 
Seule  des  trois,  madame  Récamier  a  conservé 
jusque  dans  ses  derniers  jours  le  mouchoir 
noué  à  la  créole. 

C'étaient  alors  des  luttes  d'élégance  et  de 
frivolité ,  dont  notre  époque  semble  avoir 
perdu  la  tradition.  Tant  pis  pour  notre  épo- 
que. Après  la  révolution  des  mœurs,  venait 
la  révolution  des  costumes.  Thérésia  Cabarrus 
avait  ramené  les  modes  grecques,  la  coiffure 
à  l'athénienne,  la  tunique  transparente  et  col- 
lante. Joséphine,  la  première,  rechercha  les 
camées  les  plus  purs,  les  onyx  et  les  agates 
les  plus  superbes,  pour  les  faire  étinceler  à 
son  épaule  ou  ruisseler  dans  ses  cheveux.  A 
son  tour ,  madame  Récamier  introduisit  le 


M  LES    RESSUSCITES 

voile.  Le  voile  !  chaste  invention,  nuage  tissé, 
estompe  idéale  ,  qui  irrite  justement  assez 
pour  fixer  le  désir,  raillerie  pudique,  réalité 
enveloppée  de  rêve,  qui  tend  à  faire  de  la 
femme  une  création  mieux  qu'humaine  et 
presque  mystérieuse.  Toute  l'histoire  de  ma- 
dame Récamier  n'est-elle  pas  dans  ce  voile? 
Le  voile  ne  nous  dit-il  pas  sa  vie  reposée,  sa 
beauté  blanche  ? 

En  1800,  madame  Récamier,  qui  avait  alors 
dix-huit  ans,  habitait  le  grand  château  de 
Clichy-la-Garenne,  qui  fut  détruit  par  la  bande 
noire.  «  A  cette  époque,  dit  l'auteur  des  Salons 
de  Paris,  il  est  impossible,  à  moins  de  l'avoir 
vue,  de  se  faire  une  idée  de  sa  fraîcheur 
d'Hébé.  C'était  une  création  à  part  que  ma- 
dame Récamier,  à  cet  âge  de  dix-huit  ans,  et 
jamais  je  n'ai  retrouvé,  ni  en  Italie,  ni  en  Es- 
pagne, ce  pays  si  riche  en  beautés,  ni  en  Alle- 
magne, ni  en  Suisse,  la  terre  classique  des 
joues  aux  feuilles  de  rose,  jamais  je  n'ai  re- 
trouvé le  portrait  de  madame  Récamier,  la 
plus  jolie  femme  de  l'Europe  !  »  Rien  ne  man- 
quait d'ailleurs  à  son  éducation;  elle  tou- 
chait admirablement  du  piano  et  dansait  à 
merveille  en  s'accompagnant  du  tambour  de 


MADAME  RÉCAMIER  95 

basque,  —  ce  qui  était  la  graude  fureur  du 
jour. 

C'est  dans  ce  château  de  Clichy,  et  quelque 
temps  après  dans  ses  magnifiques  salons  de 
la  rue  du  Mont-Blanc,  que  madame  Récamier 
a  reçu  presque  toute  l'Europe  princière.  Son 
mari  était  riche  alors,  richissime  ;  il  pouvait 
réaliser  des  miracles,  et  tenir  tête  aux  Sarda- 
napales  en  carrick  de  ce  temps-là.  L'architecte 
Berthaut  avait  transformé  cet  hôtel  en  féerie  ; 
c'était  un  conte  de  Galland  solidifié.  Deman- 
dez à  madame  Lehon,  qui  en  est  devenue  plus 
tard  propriétaire. 

Les  bals  de  madame  Récamier  ne  tardèrent 
pas  à  conquérir  une  vogue  immense.  De  là 
s'élancèrent  les  gavottes  nouvelles,  les  mor- 
ceaux de  clavecin  destinés  à  devenir  popu- 
laires, les  toilettes  égyptiennes,  Spartiates, 
romaines,  turques  et  françaises.  Ce  fut  un 
délire,  un  triomphe  dont  rien  n'approcha. 
Madame  Hamelin ,  —  une  héroïne  de  ces 
fêtes,  —  madame  Hamelin,  au  pied  de  Cen- 
drillon,  aurait  pu  seule  raconter  un  de  ces 
soirs  magiques  auxquels  il  n'a  manqué  qu'un 
peintre  comme  Watteau,  qu'un  poëte  comme 
Lattaignant  ou  Voisenon,  l'abbé  Fusée  ! 


96  LES   RESSUSCITES    . 

Quant  aux  habitués  de  tous  les  jours,  les 
intimes  des  causeries  du  matin ,  c'étaient 
Lucien  Bonaparte,  M.  Fox,  madame  Visconti, 
le  général  Moreau,  Mathieu  de  Montmorency, 
cette  maigre ,  blonde  et  pâle  madame  de 
Krùdner,  —  et  ce  joyeux  vivant  qui  se  nom- 
mait Ouvrard,  personnage  plein  de  verve  et 
de  gaie  science,  qui  avait  le  faste  d'un  homme 
de  cour,  l'esprit  d'un  homme  de  lettres  et 
l'argent  d'un  homme  d'affaires. 

La  troisième  résidence  de  madame  Réca- 
mier, la  plus  affectionnée  peut-être,  c'était 
Saint-Brice,  avec  son  paysage  lumineux,  ses 
eaux  courantes,  ses  épaisses  charmilles  ;  Saint- 
Brice,  où  elle  eut  le  bonheur  et  l'audace  de 
donner  asile  à  madame  de  Staël  poursuivie 
par  l'empereur.  On  a  dit  que  cette  conduite 
honorable  valut  à  madame  Récamier  une  pa- 
role haineuse  de  Napoléon.  —  Haïr  madame 
Récamier  !  cela  est-il  possible?  Gela  peut-il 
seulement  se  comprendre? 

Elle  visita  madame  de  Staël  dans  son  exil, 
qu'elle  partagea  volontairement  ;  mais  lors- 
qu'elle revint  à  Paris,  la  fortune  de  son  mari 
s'était  écroulée.  Plus  de  somptueux  hôtels, 
plus  de  châteaux  féodaux,  rien,  —  rien  que 


MADAME  RÉCAMIER  93 

la  médiocrité  latine,  dorée  encore  d'un  rayon 
de  sa  beauté  ! 

Elle  se  trouvait  aux  bains  de  Dieppe , 
en  noble  compagnie  de  Fauteur  à'Atala,  lors- 
que la  révolution  de  Juillet  vint  la  sur- 
prendre. Ses  efforts  furent  impuissants  à  re- 
tenir M.  de  Chateaubriand,  qui  partit  pour 
Paris ,  où  ,  reconnu  bientôt  à  la  porte  du  ' 
Journal  des  Débats  par  des  élèves  de  l'École 
polytechnique,  il  se  vit  enlevé  dans  leurs 
bras  et  promené  en  triomphe  par-dessus  les 
barricades. 

Depuis  cette  date,  madame  Récamier  n'a 
pas  cessé  d'habiter  l'Abbaye-au-Bois.  C'a  été 
son  Versailles,  son  Trianon;  elle  y  tenait  cour 
plénière  au  coin  de  son  feu  ;  elle  avait  hérité 
directement  —  c'est-à-dire  en  ligne  spirituelle 
—  de  madame  Geoffrin,  cette  bonne  dame 
d'autrefois,  chez  qui  toute  la  littérature  et 
toute  la  philosophie  d'un  siècle  étaient  avec 
soin  passées  au  filtre.  Elle  faisait  la  pluie  et  le 
beau  temps  du  monde  de  l'intelligence,  — 
plutôt  le  beau  temps  que  la  pluie,  —  car  les 
orages  passaient  rarement  sur  ces  augustes 
ombrages  de  l'Abbaye-au-Bois.  Pas  un  homme 
supérieur  qui  n'ait  brigué  l'entrée  de  ce  céna- 


98  LES    RESSUSCITES 

cle,  lequel  tiendra  dans  l'histoire  artistique 
de  la  France  une  place  importante  ;  pas  une 
renommée,  haute  ou  petite,  qui  n'ait  franchi 
ce  seuil,  depuis  Luce  de  Lancival,  professeur 
d'éloquence  au  Prytanée  français,  jusqu'à  Vic- 
tor Hugo,  sacré  chez  elle  enfant  sublime  ;  depuis 
le  baron  Gérard,  peintre  ordinaire  de  l'Abbaye, 
—  ce  qui  était  un  titre,  — jusqu'à  M.  Ingres, 
l'artiste  inquiet  et  misanthrope  ;  depuis  l'au- 
teur de  la  Vestale  ,  couvert  de  cheveux  blancs 
et  bardé  de  décorations,  jusqu'à  l'auteur  du 
Prophète,  noir  et  simple,  mais  étrange  comme 
un  enfant  de  Germanie.  Là-bas,  Stendhal, 
qui  venait  d'écrire  son  livre  De  l'Amour,  a 
souvent  posé  devant  ce  buste  de  Canova, 
placé  sur  la  cheminée;  Mérimée,  bien  jeune, 
a  coudoyé  Ballanche,  bien  vieux  ;  M.  de  Bo- 
nald,  bien  grave,  a  salué  Rossini,  bien  rieur. 
Ce  salon  bleu  et  blanc  a  vu  tout  à  la  fois  la 
simarre  de  M.  Pasquier,  le  cordon  de  M.  le 
duc  de  Doudeauville,  la  tonsure  de  M.  de  La- 
mennais, les  palmes  de  M.  de  Barante,  et  l'épée 
de  M.  de  Vigny,  —  tout  un  pan  de  la  gale- 
rie des  portraits  de  Versailles  dans  cinquante 
ans  1 
Il  y  avait  aussi  à  l'Abbaye  un  accueil  doux, 


MADAME   RÉCAMIER  99 

presque  maternel,  pour  ces  jeunes  muses  qui 
commençaient  à  s'épanouir,  vives  et  attrayan- 
tes, mais  faibles  et  délicates  comme  ces  roses 
sauva  ores  perdues  dans  les  buissons  et  qui  nais- 
sent à  demi  effeuillées.  —  Vous  les  connaissez 
tous,  ces  muses  faciles.  —  L'une  aux  yeux 
noirs,  aux  cheveux  noirs,  à  la  mante  noire, 
se  cache  derrière  la  jalousie  sévillane,  épiant 
\emajo  qui  passe,  et  laissant  tomber  un  poi- 
gnard dans  un  bouquet.  L'autre,  triste  et 
belle,  assise  sur  quelque  débris  de  temple 
écroulé,  les  pieds  au  fil  de  l'eau,  la  tête  au  so- 
leil, berce  un  enfant  souffreteux  devant  la 
treille  d'une  maison  du  Pausilippe.  Celle-ci 
se  pare  des  vieilles  dentelles  et  des  vieux  fal- 
balas de  la  vieille  cour  de  France  ;  elle  danse  à 
l'Opéra,  elle  soupe  à  Bagatelle  et  à  Vaucres- 
son.  Celle-là,  toute  récente  et  toute  éplo- 
rée,  erre  au  bord  des  lacs,  se  couronne  de 
nénuphars  et  soupire  ses  peines  d'amour 
aux  aulnes  de  la  rive.  D'autres  rient  aux 
éclats,  et  ce  sont  les  plus  rares  ;  elles  cou- 
rent toutes  décoiffées,  sautant  à  travers  haies 
et  champs,  poursuivies  par  les  gardes  cham- 
pêtres ! 

Si  bien  qu'avec  son  chœur  de  muses  mo- 


100  LES  RESSUSCITES 

dernes,  l'Abbaye-au-Bois  apparaissait  dans  le 
bleu  du  lointain  comme  un  autre  Parnasse,  un 
sacré  vallon,  disaient  les  derniers  preux  de  la 
Mythologie. 

Ne  nous  y  trompons  pas,  l'Abbaye- au  - 
Bois  formait  une  coterie  littéraire  aussi  puis- 
sante que  l'Université  et  que  la  Revue  des  Deux 
Mondes,  Elle  distribuait  des  brevets  de  gloire 
et  nommait  des  académiciens,  entre  autres 
M.  Ampère  et  l'auteur  du  Théâtre  de  Clara  Ga- 
zul.  Une  lecture  à  l'Abbaye-au-Bois  équivalait 
à  un  ordre  de  représentation  à  la  Comédie- 
Française.  Madame  Casa-Major  n'est  pas  arri- 
vée autrement. 

Mais  n'oublions-nous  pas  un  peu  trop  ma- 
dame Récamier  pour  l'Abbaye?  Ne  délais- 
sons-nous pas  un  peu  trop  la  maîtresse  de 
maison  pour  la  maison  elle-même  ?  Causons 
encore,  causons  de  cette  femme  sans  rivale, 
l'orgueil  de  notre  nation,  —  qui  n'a  pas  tous 
les  jours  une  si  bonne  occasion  de  se  mon- 
trer orgueilleuse  1 

Elle  aimait  à  se  vêtir  de  blanc,  gazes, 
mousselines,  étoffes  tendres.  Cela  lui  allait 
on  ne  peut  mieux.  Son  portrait,  qui  est  au 
Louvre,  a  été  gravé  maintes  fois.  C'est  bien 


MADAME   RÉCAMIER  101 

là  ce  visage  candide,  sans  rigueur,  qui  arri- 
vait parfois  à  des  effets  de  naïveté  incompa- 
rable, souvent  songeur,  profondément  distin- 
gué toujours.  Je  retrouve  ce  regard  pénétrant 
dont  bien  peu  de  ceux  qui  l'entourèrent  ont 
pu  guérir.  Madame  de  Tessé  disait  d'une 
femme  littéraire  :  «  Si  j'étais  roi,  j'ordonne- 
rais à  madame...  de  me  parler  toujours.  »  Moi, 
je  ferai  une  variante  à  ce  mot  :  Si  j'avais  été 
roi,  j'aurais  ordonné  à  madame  Récamier  de 
me  regarder  sans  cesse. 

Elle  avait  surtout  cette  coquette  amabilité 
qui  est  à  la  beauté  ce  qu'est  le  relief  au  mo- 
nument. Car  je  suis  un  peu  de  l'avis  de  ce 
vieil  auteur  de  la  comédie  de  la  Thèse  des  da- 
mes, qui  disait:  «  S'il  n'entrait  dans  la  com- 
position d'une  femme  quelque  pincée  du  sel 
de  la  coquetterie,  elle  deviendrait  le  ragoût 
du  monde  le  plus  insipide  ;  c'est  ce  qui  la 
rend  piquante  et  qui  jette  dans  ses  yeux  tous 
ces  traits  de  flamme  dont  le  moindre  carti- 
lage du  cœur  ne  saurait  échapper;  et  les  fem- 
mes qui  sont  autrement  sont  de  vraies  fem- 
mes au  bain-marie.  » 

Mademoiselle  Mars  était  peut-être  celle  qui 
approchait  le  plus  de  madame  Récamier  pour 


102  LES    RESSUSCITES 

l'exquise  souveraineté  des  manières.  Elle  sa- 
vait le  regard,  comme  la  châtelaine  de  l'Ab- 
baye-au-Bois  ;  ainsi  que  le  sien,  son  langage 
était  empreint  de  suavités  particulières  et 
d'harmonie  nonchalante,  —  voix  d'or,  lumière 
parlée,  —  suivant  l'expression  hardie  d'un 
grand  écrivain. 

C'est  qu'il  faut  le  dire  aussi,  madame  Ré- 
camier  faisait  des  élèves  à  son  insu.  Une  soirée 
passée  à  l'Abbaye-au-Bois  valait  mieux  pour 
une  comédienne  que  dix  années  de  Conserva- 
toire. Mademoiselle  Mante  y  avait  appris  à 
faire  craquer  l'éventail  de  Célimène,  à  mar- 
cher ,  à  sourire  ,  à  s'asseoir  dans  le  goût 
suprême.  La  juive  Rachel  y  a  passé,  elle 
aussi,  et  peut-être  au  fond  du  rôle  d'Adrienne 
Lecouvreur  retrouverait  -  on  quelques  rémi- 
niscences brillantes  du  salon  de  la  rue  de 
Sèvres. 

Madame  Récamier  ne  détestait  pas  raconter 
quelques  anecdotes  du  temps  révolutionnaire. 
Sa  mémoire  était  comme  un  livre  curieux, 
qu'elle  ouvrait  devant  quelques  intimes,  et  où 
elle  lisait  les  yeux  fermés, —  car  depuis  quel- 
ques années  sa  vue  s'était  beaucoup  affaiblie. 
Nous  voudrions  avoir  souvenir  de  tous  les 


MADAME  RÉCAMIER  103 

traits  charmants  qu'on  tient  de  sa  bouche.  — 
La  foule  se  pressait  un  matin,  rue  du  Mont- 
Blanc,  devant  l'hôtel  de  l'ambassadeur  d'Es- 
pagne. Sur  le  seuil,  le  roi  d'Étrurie,  qui  allait 
monter  en  voiture,  causait  avec  madame  Ré- 
camieretM.  Beffroy  de  Reigny,  cet  écrivain 
qui  s'est  fait  une  excentrique  réputation  sous 
le  nom  du  Cousin  Jacques.  —  «  Le  prince  bai- 
sait galamment  ma  main,  nous  disait  ma- 
dame Récamier,  lorsque  j'entendis  tout  à  coup 
une  voix  bruyante  à  mon  oreille.  Je  me  re- 
tournai. C'était  un  militaire  de  planton  qui 
s'écriait  de  toutes  ses  forces  :  Citoyen,  votre 
voiture  est  prête  ;  quand  Votre  3Iajesté  voudra 
y  monter...  » 

Peut-être  connaît-on  mieux  cette  aventure 
d'un  homme  qui,  se  trouvant  placé  entre  ma- 
dame de  Staël  et  madame  Récamier,  eut  la 
maladresse  de  dire  :  —  Me  voilà  entre  l'esprit 
et  la  beauté  1  —  Sans  posséder  ni  l'une  ni  l'au- 
tre, répondit  madame  de  Staël. 

Une  Anglaise,  madame  Trollope,  qui  pou- 
vait avoir  beaucoup  d'esprit  en  anglais,  mais 
qui,  en  français,  se  contentait  simplement  de 
déraisonner,  a  consacré  dans  son  livre  de 
Paris  et  les  Parisiens  quelques  pages  à  madame 


104  LES    RESSUSCITES 

Récamier,  qu'elle  avait  déjà  vue  à  Londres1. 
Mais  où  il  faut  chercher  des  détails,  plutôt 
que  dans  les  écrits  anecdotiques,  c'est,  ainsi 
que  nous  l'avons  fait,  dans  la  mémoire  reli- 
gieuse de  plusieurs  contemporains. 

On  dit  que  madame  Récamier  laisse  des 
Mémoires.  Nous  voudrions  le  croire,  nous  n'o- 
sons l'espérer.  —  Ce  qu'elle  laisse  plus  sûre- 
ment, c'est  le  célèbre  tableau  de  Corinne,  qui 
ornait  son  salon;  son  buste,  par  Canova;  le 
dessin  original  de  YAtala  de  Girodet,  et  quel- 
ques toiles  remarquables  dont  il  ne  nous  reste 
plus  souvenir  bien  précis. 


Au  fait,  voici  ces  notes  de  Kotzebue  sur 
madame  Récamier.  Elles  compléteront  et  ac- 
centueront mon  ébauche.  L'assassiné  de  Karl 
Sand  fait  montre,  en  de  certains  endroits, 
d'une  indiscrétion  qui  frôle  la  fatuité.  Après 
cela,  peut-être  est-ce  la  faute  du  traducteur, 


1.  Kotzebue,  dans  ses  Souvenirs  de  Paris,  édités  en  1805 
par  le  libraire  Barba  (avec  des  annotations  stupides,  par  pa- 
renthèse), a  également  parlé  d'elle,—  en  des  termes  assez  ca- 
valiers, toutefois. 


MADAME  RÉCAMIER  105 

—  qui  aura  voulu  mettre  sur  les  i  des  points 
plus  gros  que  les  i  eux-mêmes. 


SUR    MADAME   RECAMIER 

i  rayais  des  préjugés  contre  madame  Réea- 
mier  lorsque  j'arrivai  à  Paris;  je  m'imaginais 
voir  une    soquette    enivrée    des  hommages 

m  lui  rendait;  j'ajoutais  foi  à  toutes  les 
calomnies     que    les   journalistes    allemands 

ient  débitées  sur  son  compte.  Je  désirais 
la  voir,  mais  non  pas  la  connaître.  Ce  fut  à 
l'Opéra  que  je  satisfis  ma  curiosité  pour  la 

mière  fois.  «  Voilà  madame  Récamier,  » 
me  dit  un  de  mes  voisins,  et  naturellement  je 
m'avançai  pour  regarder  dans  la  loge  qu'il 
me  désignait.  Ses  cheveux  étaient  sans  orne- 
ments; vêtue  d'une  simple  robe  blanche,  elle 
paraissait  rougir  d'être  si  belle. 

»  Cette  première  vue  produisit  sur  moi  une 
impression  agréable,  et  j'acceptai  avec  plaisir 
la  proposition  qu'on  me  fit  de  me  présenter 
chez  elle.  Quoiqu'elle  fût  au  milieu  d'une  so- 
rillante,  elle  avait  la  mise  la  plus  sim- 
ple. Presque  toujours   madame  Récamier  se 


1(6  LES   RESSUSCITES 

met  en  blanc  et  très-décemment...  Elle  n'a 
sur  la  tête  d'autre  ornement  que  ses  che- 
veux châtains,  quelquefois  tressés,  ou  tombant 
en  boucles  ;  d'autres  fois  relevés  négligem- 
ment, et  retenus  par  un  peigne.  Je  l'ai  vue 
presque  tous  les  jours  pendant  plusieurs  se- 
maines, sans  qu'elle  ait  jamais  eu  de  parure 
de  diamants. 

»  Au  milieu  du  tourbillon  de  Paris,  elle 
remplit  tous  les  devoirs  d'une  épouse  sage, 
quoique  son  mari  soit  d'âge  à  être  son  père. 
La  calomnie  même  ne  l'a  jamais  attaquée  de 
ce  côté.  Elle  n'a  point  d'enfants,  mais  elle 
soigne  avec  une  tendresse  vraiment  mater- 
nelle ceux  d'une  de  ses  parentes,"  auxquels 
elle  tient  lieu  de  mère. 

»  Je  n'oublierai  jamais  ce  beau  jour  où  je 
la  trouvai  seule  avec  une  jeune  fille  sourde  et 
muette  qu'elle  avait  recueillie  en  allant  se 
promener  dans  je  ne  sais  quel  village.  Cette 
enfant  avait  été  élevée  à  ses  frais  pendant 
quelque  temps;  elle  lui  avait  ensuite  procuré 
une  place  à  l'excellent  institut  des  Sourds- 
Muets;  dans  ce  moment  elle  venait  de  la  faire 
habiller  à  neuf,  et  se  l'était  fait  amener  pour 
la  conduire  elle-même  à  l'abbé  Sicard.  Elle 


madame  récamier  107 

faisait  déjeuner  cette  enfant  dans  son  salon 
de  compagnie,  sur  une  table  de  marbre,  et  près 
d'un  miroir  dans  lequel  cette  petite  fille  pou- 
vait se  voir  des  pieds  à  la  tête,  probablement 
pour  la  première  fois.  L1émotion  de  la  char- 
mante bienfaitrice  en  voyant  la  joie  et  l'éton- 
nement  de  cette  petite  fille,  les  larmes  de  la 
pitié  qui  coulaient  de  ses  yeux  en  la  baisant 
au  front,  la  bonté  maternelle  avec  laquelle  elle 
l'engageait  à  manger  et  lui  mettait  dans  les 
poches  ce  qui  restait  dans  le  sucrier;  les  re- 
merciements inarticulés  de  l'enfant,  qu'il 
exprimait  par  une  sorte  de  cri  qui  me  rem- 
plissait d'émotion,  seront  longtemps  présents 
à  ma  mémoire... 

»  Quand  les  envieux  ne  peuvent  faire  croire 
à  leurs  accusations  contre  la  vertu  et  la  mora- 
lité d'une  femme  aimable,  ils  finissent  par  dire 
qu'elle  n1a  point  d'esprit.  Si  la  connaissance 
des  vérités  naturelles  et  des  produits  des 
beaux-arts  peuvent  donner  à  une  dame  des 
prétentions  à  l'esprit,  madame  Récamier  doit 
en  avoir  plus  que  bien  d'autres. 

»  On  me  demandera  peut-être  comment  on 
peut  juger  de  l'esprit  d'une  femme.  On  peut 
se  fier  d'autant  plus  au  jugement  que  je  porte, 


103  LES    RESSUSCITES 

que  non- seule  ment  je  vis  madame  Récamier 
presque  tous  les  jours,  mais  qu'en  outre  une 
circonstance  particulière  me  mit  à  portée  de 
juger  de  son  esprit  ;  circonstance  dans  la- 
quelle ni  homme  ni  femme  n'aurait  pu  dissi- 
muler son  insuffisance.  Je  fus  promener  en 
voiture  avec  madame  Récamier  pendant  qua- 
tre ou  cinq  heures,  sans  autre  compagnie  que 
celle  des  enfants  dont  elle  prend  soin,  et  qui, 
certainement,  ne  se  mêlèrent  point  de  la  con- 
versation. Il  n'y  a  pas  de  moyen  plus  sûr, 
pour  connaître  le  degré  d'esprit  d'un  homme 
qu'une  conversation  suivie  en  voiture  (à  moins 
que  le  sommeil  ne  s'en  mêle);  c'est  là  qu'il  doit 
se  développer  ;  et  si  les  personnes  qui  sont  ren- 
fermées dans  une  voiture  étroite  ont  l'une 
pour  l'autre  un  sentiment  d'amitié,  c'est  là 
que  la  confiance  est  plus  grande  ;  et  cette 
femme  ,  que  l'on  dit  sans  esprit,  m'a  fait 
voir,  pendant  quatre  heures,  qu'elle  en  avait. 
»  Le  dernier  reproche  que  l'on  fait  à  ma- 
dame Récamier,  et  qui  est  insignifiant,  c'est 
son  amour  pour  la  magnificence.  Les  escaliers 
de  sa  maison  ressemblent  à  un  jardin,  c'est 
affaire  de  goût;  les  tentures  de  ses  apparte- 
ments sont  en  soie,  les  cheminées  sont  de 


MADAME   RÉCAMIER  109 

marbre  blanc,  les  pendules  et  autres  meubles 
ont  des  ornements  en  bronze  doré,  les  glaces 
sont  très-grandes  ;  mais  tout  cela  convient 
parfaitement  à  un  riche  particulier.  Je  n'ai 
point  trouvé  de  luxe  chez  elle,  dans  tel  sens 
qu'on  veuille  L'entendre;  j'y  ai  vu  du  goût 
partout,  et  de  l'élégance  seulement  dans  un 
ou  deux  appartements.  Une  antichambre, 
deux  salons  de  compagnie,  une  chambre  à 
coucher,  un  cabinet,  et  une  salle  à  manger, 
voilà  tout  son  logement  ;  et  certainement  une 
petite  maîtresse  allemande,  qui  serait  aussi 
riche,  ne  se  contenterait  pas  ainsi.  Encore  un 
trait,  pour  prouver  combien  peu  madame 
Récamier  cherche  à  éblouir  par  son  luxe. 
Lorsque  nous  allâmes  nous  promener  ensem- 
ble, comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  nous  mon- 
tâmes dans  une  voiture  très -propre,  mais 
simple,  et  attelée  de  deux,  chevaux;  nous 
trouvâmes  à  la  barrière  un  joli  phaéton  avec 
un  très -bel  attelage,  qui  nous  attendait.  Je 
lui  témoignai  ma  surprise  ;  elle  me  dit  :  «  Je 
n'aime  pas  à  me  montrer  en  ville  dans  cette 
voiture,  on  y  attire  trop  l'attention.  »  Si  c'est 
là  de  la  vanité,  au  moins  elle  est  cachée. 
»  Les  journaux  allemands  assurent  que, 


110  LES   RESSUSCITES 

pendant  que  madame  Récamier  a  été  en  An- 
gleterre, son  mari,  qui  était  resté  à  Paris,  di- 
sant un  jour  qu'il  n'avait  point  de  nouvelles 
de  sa  femme,  une  espèce  de  bel  esprit  lui  de- 
manda avec  ironie  s'il  ne  lisait  pas  la  gazette? 
Quand  cela  serait  vrai,  que  peut-on  en  con- 
clure? Madame  Récamier  peut-elle  empêcher 
que  les  journalistes  anglais  ne  saisissent  les 
plus  petites  circonstances  pour  remplir  leurs 
feuilles?  Est-ce  donc  à  elle  seule  que  pareille 
chose  est  arrivée  ?  Lisez  le  Morning  Chronicle, 
vous  y  trouverez  souvent  des  descriptions  de 
la  sensation  qu'aura  faite  à  un  gala  la  parure 
de  telle  ou  telle  dame. 

»  Les  journalistes  allemands  ont  encore 
reçu  d'autres  informations.  Madame  Récamier 
avait  donné  un  jour  un  bal;  mais  elle  s'était 
couchée  sur  le  minuit,  et  avait  reçu  dans  sa 
chambre  à  coucher  tous  ceux  qu'elle  avait 
conviés  â  ce  bai.  Il  y  a  quelque  chose  devrai 
dans  cette  anecdote.  La  belle  madame  Réca- 
mier fut  saisie  à  ce  bal  d'un  mal  subit  et  vio- 
lent ;  mais  elle  eut  la  bonté  de  ne  pas  vouloir 
troubler  la  joie  commune;  elle  se  retira  donc 
dans  son  appartement,  et  se  coucha.  Quelques 
amis  particuliers  vinrent  savoir  des  nouvelles 


MADAME   RÉCAMIER  111 

de  son  état  ;  et  cette  circonstance  si  simple,  si 
naturelle,  occasionna  ce  conte  ridicule. 

»  Voici  encore  une  anecdote  que  rappor- 
tent les  journalistes  allemands.  Un  auteur 
dramatique,  disent-ils,  avait  fait  une  pièce 
dans  laquelle  cette  dame  était  tournée  en  ri- 
dicule; mais  le  mari  a  acheté  la  pièce  pour  une 
somme  assez  forte.  Je  suis  autorisé  par  cet 
auteur  lui-même  à  démentir  cette  calomnie  ; 
il  ne  lui  est  jamais  venu  dans  ridée  d'écrire 
quelque  chose  contre  madame  Récamier  :  la  vé- 
rité du  fait  est  qu'on  s'est  permis,  à  la  repré- 
sentation d'une  de  ses  pièces,  quelques  applica- 
tions ridicules  qui  paraissaient  dirigées  contre 
madame  Récamier  ;  et  M***,  pour  faire  cesser 
les  mauvais  propos,  et  sans  aucune  spécula- 
tion basse,  sans  même  aucune  sollicitation,  a 
eu  la  délicatesse  de  retirer  sa  pièce. 

»  On  avait  fait  à  Paris  une  caricature  sur 
cette  dame  ;  elle  entra  un  jour  dans  un  maga- 
sin de  gravures,  et  on  la  lui  offrit  sans  la  con- 
naître; elle  m'a  elle-même  raconté  le  fait.  Elle 
fut  surprise  d'abord  ;  mais  elle  regarda  cette 
gravure  de  sang-froid.  «  Sans  doute,  dit-elle 
au  marchand,  cette  personne  a  mauvaise  ré- 
putation. —  Point  du  tout,répondit-ii  sur-le- 


112  LES  RESSUSCITES 

champ  ;  c'est  une  dame  dont  la  réputation  est 
sans  tache.  »  Et  il  continua  de  lui  prodiguer 
des  éloges  qui,  n'étant  pas  suspects,  la  conso- 
lèrent de  l'intention  qu'on  avait  pu  avoir  en 
traçant  la  caricature  qu'elle  avait  entre  les 
mains. 

»  Je  pourrais  parler  encore  sur  ce  sujet,  et 
rapporter  des  traits  qui  ne  sont  remarquables 
que  pour  l'observateur  exercé,  parce  qu'ils 
font  voir  le  fond  du  cœur;  mais  il  ne  convient 
pas  d'en  dire  davantage:  un  ami  n'a  aucun 
droit  de  publier  ce  qui  se  passe  dans  l'intérieur 
de  la  maison  d'une  femme  bienfaisante.  Je 
crois  en  avoir  dit  assez  pour  détruire  les  pré- 
jugés qu'on  pourrait  avoir  sur  madame 
Récamier.  » 


GUIZOT 


On  raconte  qu'un  jour  mademoiselle  Rachel, 
ayant  été  conduite  à  la  Chambre  des  députés, 
s'éprit  d'une  telle  admiration  pour  le  talent 
oratoire  de  M.  Guizot  qu'elle  s'écria  : 

—  J'aimerais  à  jouer  la  tragédie  avec  cet 
homme-là  ! 

Toute  la  France,  à  un  certain  moment,  a 
partagé  l'admiration  de  Rachel.  On  peut 
avoir  de  l'admiration  sans  avoir  de  l'enthou- 
siasme. M.  Guizot  a  été,  en  effet,  ce  qu'on 
appelle  en  style  de  théâtre  un  grand  premier 
rôle. 


114  LES  RESSUSCITES 

On  ne  s'attend  pas  à  ce  que  j'écrive  sa  bio- 
graphie ;  elle  est  connue  autant  que  celle  de 
Voltaire  ou  de  Jean-Jacques  Rousseau.  Tout 
le  monde  sait  sa  naissance  à  Nîmes,  son  édu- 
cation à  Genève,  sa  jeunesse  à  Paris. 

Cela  court  les  dictionnaires. 

Royer-Collard  et  Fontanes  furent  ses  pre- 
miers protecteurs.  Depuis,  il  a  su  marcher 
seul,  — trop  seul  parfois.  Je  ne  m'aventurerai 
pas  à  le  suivre  ;  il  me  mènerait  trop  loin  et  là 
où  je  ne  veux  pas  être  conduit.  Il  me  suffira 
d'indiquer  ses  principales  étapes. 

J'aurais  désiré  isoler  l'homme  d'État,  le  sé- 
parer de  l'écrivain  et  du  professeur;  mais 
cela  est  impossible.  Tous  les  trois  sont  étroi- 
tement liés  ;  tous  les  trois  accomplissent  la 
même  œuvre  et  tendent  au  même  but,  —  le 
professeur  par  la  leçon,  l'écrivain  par  le  livre, 
le  ministre  par  le  décret. 

Pendant  le  premier  Empire  et  pendant  la 
Restauration  on  voit  M.  Guizot,  dans  toute 
la  verdeur  d'une  jeunesse  exclusivement 
vouée  â  l'étude,  se  débrouiller  laborieuse- 
ment et  faire  déjà  plusieurs  parts  de  son  exis- 
tence. Fonctionnaire  quand  il  le  peut,  publi- 
ciste  toujours,  il  attaque  la  notoriété  par  tous 


GUIZOT  115 

les  côtés  à  la  fois.  Il  parle  sur  tout,  il  écrit 
sur  tout;  il  publie  un  Dictionnaire  des  Synony- 
mes et  des  Annales  de  l'Éducation;  il  fait  succé- 
der les  Vies  des  poètes  français  du  siècle  de  Louis 
XIV  à  Y  État  des  beaux  arts  en  France  ;  il  traduit 
de  l'allemand  et  de  l'anglais;  il  donne  des  édi- 
tions de  Gibbon,  de  Shakspeare,  de  Mably,  de 
Rollin.  Il  rappelle  Beaumarchais  par  son  acti- 
vité, —  un  Beaumarchais  à  la  glace.  Comme 
Beaumarchais,  il  se  jette  dans  de  vastes  en- 
treprises de  librairie,  telles  que  la  collection 
des  Mémoires  relatifs  à  i histoire  d  Angleterre  et 
celle  des  Mémoires  relatifs  à  lliistoire  de  France > 
soit  une  cinquantaine  de  volumes.  Il  y  a  là 
une  «  capacité,  »  incontestablement,  et  une 
destinée. 

A  travers  ces  travaux  considérables,  l'homme 
politique  trouve  le  temps  de  s'accentuer.  Il  ne 
laisse  passer  aucune  question  à  l'ordre  du 
jour  sans  se  l'approprier  et  sans  en  faire  l'ob- 
jet d'une  brochure  ou  d'un  volume.  Je  cite  au 
courant  (il  faudrait  dire  au  torrent)  de  la 
plume  :  Quelques  idées  sur  la  liberté  de  la  presse^ 
Essai  sur  ï état  actuel  de  l'instruction  publique,  Des 
moyens  de  gouvernement  et  d'opposition  dans  l'état 
actuel  de    la  France ,  Des  conspirations  et  de  la 


116  LES   RESSUSCITES 

justice  politique,  De  la  peine  de  mort,  etc.,  etc. 

Reste  le  professeur.  Il  avait  été  pourvu 
d'une  chaire  d'histoire  moderne  dès  1812,  et 
déjà  il  s'était  montré  orateur  habile.  Si  vous 
en  doutez,  lisez  l'exorde  de  son  discours  d'ou- 
verture, sa  première  leçon  et  sa  première  pa- 
role publique.  Il  ne  s'essayait  pas  encore  à  la 
domination  ;  il  recherchait  l'ingénieux,  le  sé- 
duisant, il  ne  fuyait  pas  l'anecdote. 

«  Messieurs,  —  disait-il,  —  un  homme 
d'État  célèbre  par  son  caractère  et  par  ses 
malheurs,  sir  Walter  Raleigh,  avait  publié  la 
première  partie  d'une  Histoire  du  monde;  en- 
fermé dans  la  prison  de  la  Tour,  il  venait  de 
terminer  la  dernière.  Une  querelle  s'élève 
sous  ses  fenêtres,  dans  une  des  cours  de  la 
prison  :  il  regarde,  examine  attentivement  la 
contestation  qui  devient  sanglante,  et  se  re- 
tire, l'imagination  vivement  frappée  des  dé- 
tails de  ce  qui  s'est  passé  sous  ses  yeux.  Le 
lendemain,  il  reçoit  la  visite  d'un  de  ses  amis, 
et  la  lui  raconte.  Quelle  est  sa  surprise  lorsque 
cet  ami,  qui  avait  été  témoin  et  même  acteur 
dans  l'événement  de  la  veille,  lui  prouve  que 
cet  événement  a  été  précisément  le  contraire 
de  ce  qu'il  croyait  avoir  observé!  Raleigh, 


GUIZOT  117 

resté  seul,  prend  son  manuscrit  et  le  jette  au 
feu,  convaincu  que,  puisqu'il  s'était  si  fort 
trompé  sur  ce  qu'il  avait  vu,  il  ne  savait  rien 
du  tout  de  ce  qu'il  venait  d'écrire.  » 

M.  Guizot  part  de  là  pour  se  demander  : 
«  Sommes-nous  mieux  instruits  ou  plus  heu- 
reux que  sir  Walter  Raleigh? » 

Un  instant  dépossédé  de  sa  chaire  en  1825, 
il  y  remonte  en  1 828  ;  il  y  grandit,  stimulé 
par  le  voisinage  des  Villemain  et  des  Cousin. 
Sa  parole  est  devenue  plus  grave,  plus  sûre 
d'elle-même.  On  accourt  à  ses  leçons  (où  il 
puisera  les  éléments  de  son  grand  ouvrage 
sur  la  Civilisation);  on  l'écoute  respectueuse- 
ment, car  c'est  surtout  le  respect  qu'il  inspire. 
Bref,  il  acquiert  une  popularité  que  plus  tard 
il  ne  retrouvera  plus  au  môme  degré.  Vienne 
la  Révolution  de  1 830,  M.  Guizot  est  prêt  pour 
le  pouvoir. 

Je  ne  sais  pourquoi  j'ai  la  mémoire  obsédée 
par  un  fragment,  d'ailleurs  assez  plaisant, 
d'un  pamphlet  paru  en  1 853  dans  la  Revue  de 
Paris.  Voici  ce  petit  morceau  vraiment  carac- 
téristique :  «  Quand  le  règne  de  Louis-Philippe 
sera  devenu  légende,  ce  roi  apparaîtra  à  nos 
descendants  sous  la  mine  d'un  vieux  bour- 

7. 


118  LES  RESSUSCITES 

geois,  non  dépourvu  de  bonhomie.  Autour  de 
lui  se  presseront  ses  nombreux  enfaats,  et  il 
s'avancera,  escorté  de  deux  petits  bourgeois, 
ses  favoris,  comme  Louis  XI  entre  Olivier  le 
Daim  et  Tristan  l'Ermite.  Le  plus  petit  des 
deux  favoris  aura  un  museau  de  renard  et  de 
grosses  lunettes  pleines  de  malice;  il  se  nom- 
mera Thiers.  Le  second,  Guizot,  se  tiendra 
grave  comme  un  pélican.  Ces  deux  personna- 
ges aussi  distincts ,  aussi  tranchés  que  les 
types  de  la  farce  italienne,  se  joueront  une 
foule  de  mauvais  tours  qui  divertiront  singu- 
lièrement le  vieux  monarque  ,d  » 

Le  divertissement  est  de  trop.  Quoi  qu'il  en 
soit,  l'élévation  rapide  de  M.  Guizot  sous  le 
gouvernement  de  Louis-Philippe  réalisa  les 
espérances  qu'avaient  conçues  ses  partisans. 
Tour  à  tour  ministre  de  l'intérieur  et  de  l'ins- 
truction publique,  il  apporta  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions  son  inflexibilité  d'idées  et  de 
manières.  Un  instant  il  put  croire  à  la  stabi- 
lité d'un  régime  qu'il  avait  aidé  à  fonder.  On 
était  en  1836.  L'Académie  française  l'appela  à 
elle. 

L.  Les  Hommes  et  les  Mœurs  sous  le  règne  de  Louis-Philippe. 


GUIZOT  119 


II 


M.  Guizot  fut  élu  le  28  avril.  Aucun  concur- 
rent ne  se  présenta,  tous  les  candidats  s'abs- 
tinrent devant  lui.  Il  réunit  la  presque  totalité 
des  suffrages,  puisque  sur  vingt-neuf  acadé- 
miciens présents,  il  eut  vingt-sept  voix.  Les 
deux  autres  voix  se  traduisirent  en  billets 
blancs. 

M.  Guizot  avait  alors  quarante-neuf  ans  ; 
il  ne  s'était  ni  pressé  ni  empressé  pour  arriver 
à  l'Académie.  On  eût  dit  qu'il  savait  que  la 
vie  avait  fait  un  pacte  avec  lui.  Il  s'était  même 
effacé  plusieurs  fois  poliment  pour  laisser  pas- 
ser quelqu'un.  Il  ne  prit  place  qu'après  La- 
martine, après  Cousin,  après  Dupin,  après 
Charles  Nodier,  après  Thiers,  après  Salvandy. 
Il  est  vrai  qu'il  appartenait  déjà  à  deux  classes 
de  l'Institut  :  à  l'Académie  des  sciences  morales 


120  LES   RESSUSCITES 

et  politiques  et  à  l'Académie  des  inscriptions 
et  belles-lettres. 

Sa  réception,   qui  eut  lieu  le  22  décembre, 
eut  les  allures  d'un  triomphe. 

Il  revendiqua  fièrement,  dans  son  discours, 
les  principes  philosophiques  du  xvme  siècle. 
«  Le  xviii6  siècle  nous  a  faits  ce  que  nous  som- 
mes, —  s'écria-t-il ;  — idées,  mœurs,  institu- 
tions, nous  tenons  tout  de  lui;  nous  lui  de- 
vons, et,  pour  mon  compte,  je  lui  porte  une 
affection  filiale .  Qu'elle  pénètre,  qu'elle  pa- 
raisse dans  mes  paroles,  même  les  plus  libres  ! 
Si  nos  paroles  sont  libres,  à  qui  le  devons- 
nous?  Le  xvme  siècle  a  fait  notre  liberté.  Dans 
cette  enceinte,  hors  de  cette  enceinte,  partout, 
toute  pensée  qui  se  déploie,  toute  voix  qui 
s'élève  sans  entraves,  rend  témoignage  de  la 
gloire  du  xviii6  siècle  et  de  son  bienfait.  Mon- 
tesquieu, Voltaire,  Rousseau,  puissants .  gé- 
nies, noms  immortels,  nous  sommes  libres 
comme  vous  nous  avez  voulus  ;  nous  le  serons 
envers  vous-mêmes  :  mais  notre  liberté  vous 
sera  le  plus  digne  hommage,  et  notre  recon- 
naissance montera  vers  vous  avec  l'indépen- 
dance de  notre  jugement  î  » 

Il  y  a  presque  de  l'exaltation  dans  ces  pa- 


GUIZOT  121 

rôles1.  Après  cette  profession  de  foi,  M.  Guizot 
fit  l'éloge  de  son  éminent  prédécesseur,  Des- 
tutt  de'Tracy;  il  le  fit  sans  réserves.  Com- 
mencé  par  une  apothéose  du  xvme  siècle,  ce 
discours  s'acheva  par  cette  fanfare  en  l'hon- 
neur du  xixe; 

«  Voyez  :  la  pensée  est  libre,  la  conscience 
est  libre,  le  travail  est  libre,  la  vie  est  libre. 
Des  institutions  puissantes, les  institutions  que 
Voltaire  allait  admirer  au  loin,  que  Montesquieu 
expliquait  à  l'Europe  surprise,  garantissent 
toutes  ces  libertés.  Un  acte  souverain  de  la 
France  a  prouvé  au  monde  que  désormais  les 


1.  Ces  élans,  cette  chaleur,  ne  sont  pas  aussi  rares  chez 
M.  Guizot  qu'on  veut  bien  le  croire.  Témoin  cette  page  sur 
Straffbrd  : 

«  C'était  non-seulement  un  esprit  supérieur,  mais  une  âme 
élevée,  en  proie,  il  est  vrai,  au  tumulte  des  passions  mon- 
daines, dépourvue  de  moralité  patriotique,  et  pourtant  capa- 
ble de  conviction,  d'affection,  de  désintéressement.  Je  com- 
prends que  Hampden  l'ait  condamné;  je  ne  comprends  pas 
que  l'histoire,  en  le  chargeant  de  ce  qui  fit  sa  ruine,  ne 
prenne  pas  plaisir  à  lui  rendre  ce  qui  faisait  sa  grandeur;  et 
pour  mon  compte,  je  suis  sûr  qu'en  assistant  à  sa  glorieuse 
défense,  à  son  tranquille  départ  pour  l'échafaud,  en  le  voyant 
ne  baisser  la  tète  que  pour  recevoir  sur  son  passage  la  béné- 
diction d'un  vieil  ami  de  prison,  j'aurais  senti  le  besoin  de 
lui  tendre  la  main,  de  serrer  la  sienne,  et,  au  dernier  moment, 
de  sympathiser  avec  ce  grand  cœur.  » 

Beaucoup  de  pages  comme  celle-ci,  et  M.  Guizot  serait  sans 
rival  parmi  les  historiens. 


122  LES  RESSUSCITES 

libertés  etles  institutions  nationales  ne  seraient 
pas  impunément  violées.  Un  roi  digne  de  nos 
institutions,  inviolable  comme  elles,  -dévoue 
à  leur  affermissement  son  infatigable  sagesse. 
Aussi  déjà  leurs  fruits  excellents  et  tant  dési- 
rés, la  sécurité,  la  prospérité,  la  civilisation, 
la  raison  publique,  grandissent  à  vue  d'œil... 
Quel  siècle,  quel  pays  a  jamais  si  rapidement 
atteint  un  but  si  élevé  ?  Consultez,  messieurs, 
interrogez  ce  grand  ministre  qui  a  honoré  son 
nom  en  l'unissant  au  vôtre  ;  ce  grand  roi  qui 
a  donné  le  sien  à  tant  de  gloires  de  la  France  ; 
Richelieu,  Louis  XIV,  eux  qui  ont  tant  vu,  qui 
ont  tant  fait,  dans  leur  longue  et  puissante 
vie,  ont-ils  rien  vu,  ont-ils  rien  fait  qui  ap- 
proche de  ce  qui  s'est  passé  sous  nos  yeux  et 
par  nos  mains?  Ont-ils  assisté,  ont-ils  eu  l'hon- 
neur de  concourir  à  une  transformation  si 
complète,  à  un  si  immense  développement  des 
idées,  des  institutions,  des  mœurs,  des  lois, 
de  l'existence  tout  entière  de  tant  et  de  tant 
de  millions  d'hommes?...  Certes  jamais  la 
Providence  n'a  plus  magnifiquement  traité  un 
siècle  et  un  peuple  !  » 

Voilà  bien  le  langage  du  triomphe,  en  effet. 
C'est  l'homme  qui  s'éblouit  lui-même. 


GUIZOT  123 

M.  de  Ségur,  dans  sa  réponse,  le  prit  sur  un 
ton  moins  lyrique.  Félicitant  M.  Guizot  de 
son  passage  aux  affaires,  il  ramena  son  œu- 
vre à  des  proportions  humaines  ;  il  le  remer- 
cia surtout  d'avoir,  comme  ministre  de  l'ins- 
truction publique,  multiplié  les  foyers  de 
lumière  :  «  Depuis  1833,  cinq  cents  comités 
d'instruction  et  d'éducation  volontairement 
réunis  ;  un  grand  nombre  d'écoles  normales 
primaires  obtenues  des  conseils  des  départe- 
ments ;  cinq  mille  écoles  communales  ou  ins- 
tituées ou  même  construites  à  grands  frais  par 
nos  municipalités,  telles  sont  les  fondations 
auxquelles  votre  nom  restera  attaché.  En  trois 
ans,  six  cent  mille  élèves  ont  été  arrachés  à 
l'ignorance.  » 

Ce  passage  fut  unanimement  et  sincèrement 
applaudi.  M.  de  Ségur  avait  touché  la  note 
juste,  en  rappelant  les  meilleurs  titres  de 
M.  Guizot  à  l'estime  et  à  la  reconnaissance  de 
ses  concitoyens. 

On  me  permettra  d'insister  sur  cette  période 
éclatante  et  heureuse  de  son  existence.  Tout 
homme  aussi  doué  que  M.  Guizot  a  dans  sa 
vie  un  de  ces  sommets,  quelquefois  deux. 

Une  académie  en  attire  une  autre.  Celle  de 


124  LES   RESSUSCITES 

Stockholm  voulut  avoir  l'honneur  de  compter 
M.  Guizot  dans  ses  rangs.  Il  reçut  à  cette  occa- 
sion une  lettre  du  roi  de  Suède,  Charles-Jean 
(Bernadotte),  avec  lequel  il  n'avait  jamais  eu 
de  relation.  Cette  lettre  est  curieuse,  d'un 
style  défrancisé,  mais  elle  a  un  accent  cordial 
qui  trahit  l'ancien  soldat  : 

«  Monsieur  Guizot, 

»  Quand  j'ai  sanctifié  votre  nomination 
comme  membre  de  l'Académie  des  sciences 
historiques,  antiquités  et  belles-lettres  de 
Stockholm,  j'ai  cédé  à.  la  spontanéité  de  mon 
âme  en  exprimant  la  satisfaction  que  j'éprou- 
vais de  ce  choix.  Les  personnes  qui  liront  vos 
ouvrages  applaudiront  aux  paroles  que  j'ai 
prononcées;  et  moi,  monsieur  Guizot,  je  me 
félicite  de  ce  que  le  hasard  et  ma  conviction 
m'aient  fourni  l'occasion  de  faire  connaître  à 
ceux  qui  se  trouvaient  en  ce  moment  près  de 
moi  le  tribut  de  l'estime  que  vous  m'avez  ins- 
pirée, et  qui  vous  est  due  à  tant  de  titres. 

»  Votre  bien  affectionné, 

»  Charles-Jean.  » 


GUIZOT  125 

Une  autre  lettre  non  moins  curieuse  est 
celle  qu'il  reçut  de  Béranger,  lettre  infiniment 
spirituelle,  mais  en  môme  temps  singulière- 
ment narquoise.  La  voici  : 

«  Passy,  13  février  1834. 

»  Monsieur  le  ministre, 

»  Excusez  la  liberté  que  je  prends  de  vous 
recommander  la  veuve  et  les  enfants  d'Emile 
Debraux.  Vous  demandez  sans  doute  ce  qu'é- 
tait Emile  Debraux.  Je  puis  vous  le  dire,  car 
j'ai  fait  son  éloge  en  vers  et  en  prose.  C'était 
un  chansonnier.  Vous  êtes  trop  poli  pour  me 
demander  à  présent  ce  que  c'est  qu'un  chan- 
sonnier, et  je  n'en  suis  pas  fâché,  car  je  se- 
rais embarrassé  de  vous  répondre. 

»  Ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  De- 
braux fut  un  bon  Français,  qu'il  chanta  contre 
l'ancien  gouvernement  jusqu'à  extinction  de 
voix,  et  qu'il  mourut  six  mois  après  la  révo- 
lution de  Juillet,  laissant  sa  famille  dans  une 
profonde  misère.  Il  fut  une  puissance  dans  les 
classes  inférieures;  et  soyez  sûr,  monsieur, 
que  comme  il  n'était  pas  tout  à  fait  aussi  diffi- 


1?Ô  LES  RESSUSCITES 

cile  que  moi  en  fait  de  rime  et  de  ce  qui  s'en- 
suit, il  n'eût  pas  manqué  de  chanter  le  gouver- 
nement nouveau,  car  sa  seule  boussole  était  le 
drapeau  tricolore... 

»  ...  Si  j'étais  assez  heureux,  monsieur, 
pour  vous  intéresser  au  sort  de  ces  infortunés, 
je  m'applaudirais  de  la  liberté  que  j'ai  prise 
de  me  faire  leur  interprète  auprès  de  vous.  Ce 
qui  a  dû  m'y  encourager,  ce  sont  les  marques 
de  bienveillance  que  vous  avez  bien  voulu 
m'accorder  quelquefois. 

»  Je  saisis  cette  occasion  de  vous  en  renou- 
veler mes  remercîments,  et  vous  rprie  d'a- 
gréer, etc.,  etc. 

»  Béranger.  » 

On  aura  remarqué  l'étrange  pointe  d'irré- 
vérence qui  perce  vers  la  fin  du  deuxième  pa- 
ragraphe. A  quoi  donc  pensait  le  bonhomme 
en  l'écrivant  ? 

Il  me  reste  à  examiner  les  œuvres  publiées 
par  M.  Guizot  depuis  sa  réception  à  l'Acadé- 
mie française. 

C'est  dans  cette  môme  année  1836  que 
M.  Guizot  acheta  la  terre  du  Val-Richer.  De- 
puis longtemps  il  avait  le  désir  d'acquérir  en 


G  U  I Z  0  T  127 

Normandie  une  maison  champêtre  où  il  pût 
venir  se  délasser  de  son  labeur  politique.  Il 
ne  la  Voulait  pas  loin  de  ses  électeurs.  Le  Val- 
Richer,  situé  à  trois  lieues  de  Lisieux,  réalisa 
son  idéal.  C'était  une  ancienne  abbaye,  s'éten- 
dantsur  une  colline  agréable  et  fertile,  — bien 
de  moines,  c'est  tout  dire.  L'apparence  déla- 
brée des  bâtiments  était  rachetée  par  des  points 
de  vue  très-pittoresques.  «  Le  lieu  me  plut, 
—  raconte  M.  Guizot  dans  ses  Mémoires;  — 
la  maison,  située  à  mi-côte,  dominait  une  val- 
lée étroite,  solitaire,  silencieuse;  point  de  vil- 
lage, pas  un  toit  en  vue  ;  des  prés  très-verts  ; 
des  bois  touffus,  semés  de  grands  arbres;  un 
cours  d'eau  serpentant  dans  la  vallée;  une 
source  vive  et  abondante  à  côté  de  la  maison 
môme;  un  paysage  pittoresque  sans  être  rare, 
à  la  fois  agreste  et  riant.  Je  me  promis  d'ar- 
ranger commodément  la  maison,  d'abattre  des 
murs,  de  faire  des  plantations,  des  pelouses, 
des  talus,  des  allées,  des  percées,  des  massifs, 
d'obtenir  que  l'administration  ouvrit  des  che- 
mins dont  le  pays  avait  besoin  au  moins  au- 
tant que  moi,  et  j'achetai  le  Val-Richer.  » 
M.  Guizot,  comme  on  voit,  devient  un  peu 
ppëte  pour  célébrer  son  enclos. 


128  LES  RESSUSCITES 

Aujourd'hui,  le  Val-Richer  est  inséparable 
du  nom  de  M.  Guizot,  comme  la  Vallée-aux- 
Loups  est  inséparable  du  nom  de  Chateau- 
briand, comme  Saint-Point  est  inséparable  du 
nom  de  Lamartine1. 

La  nébuleuse  de  M.  Guizot  commença  à  so 
former  quelque  temps  après  son  entrée  à  l'Àca 
demie  française.  Sorti  un  instant  des  affaires 
publiques,  il  y  rentra,  pour  y  jouer  jusqu'en 
1848  un  rôle  continuel,  difficile  et  diversement 
apprécié.  J'ai  dit  comment  il  était  arrivé  au 
pouvoir,  je  ne  dirai  pas  comment  il  en  descen- 
dit. Ces  faits  sont  trop  connus. 

La  révolution  de  février  ne  le  rendit  pas  sur- 


1.  Je  m'arrête  et  m'amuse  souvent  aux  petits  pamphlets.  Il 
est  rare  qu'ils  ne  me  fournissent  pas  quelque  trait,  quelque 
indication.  Voici  un  portrait  de  M.  Guizot,  à  la  date  de  1844, 
rencontré  dans  un  livre  parfaitement  ignoré  :  Les  Petits  Mys- 
tères de  V Académie  française,  révélations  d'un  curieux,  par 
Arthur  de  Drosnay  (Paris,  Saint-Jorre,  libraire)  : 

«  C'est  un  homme  déjà  d'un  certain  âge,  à  la  figure  pleine 
de  dignité,  à  la  tournure  la  plus  convenable.  Ses  cheveux  gris 
donnent  à  sa  physionomie  un  air  digne  et  imposant.  Sa  mise, 
toujours  soignée,  n'a  rien  d'exagéré  ;  tout  en  lui  enfin  annonce 
impérieusement  l'homme  de  bonne  compagnie.  C'est,  du 
reste,  le  seul  ministre  convenable  que  nous  ayons  mainte- 
nant; tous,  sous  ce  rapport  de  l'extérieur,  sont  vraiment 
malheureusement  doués,  à  commencer  par  MM.  Cunin,  Mar- 
tin, Roussin,  Cousin,  Villemain,  et  toute  la  bande  en  in!» 

Tout  le  monde  connaît  le  beau  portrait  de  M.  Guizot  par 
M.  Paul  Delaroche,  popularisé  par  la  gravure. 


GUIZOT  129 

le-champ  aux  lettres.  Il  y  eut,  pendant  quel- 
que temps  encore,  lutte,  révolte,  déchire- 
ments, espoirs  nouveaux,  suivis  de  déceptions 
nouvelles.  Môme  lorsqu'il  lui  fut  cruellement 
prouvé  par  ses  bons  amis  les  électeurs  nor- 
mands que  son'prestige  était  fini,-  il  ne  voulut 
pas  renoncer  au  rôle  de  conseiller.  Il  publia 
des  brochures  et  des  articles  de  revue,  comme 
à  l'époque  de  son  arrivée  à  Paris:  Nos  Mécomp- 
tes et  nos  Espérances;  Monck;  Cromivell  sera-t-il 
mi?  etc.,  etc.  Je  ne  dirai  pas  que  ces  divers  écrits 
laissèrent  le  public  indifférent,  on  ne  me  croi- 
rait pas,  mais  ils  n'eurent  cependant  ni  le  suc- 
cès ni  surtout  l'influence  auxquels  leur  auteur 
pouvait  s'attendre.  On  trouva,  à  tort  ou  à  rai- 
son, que  le  rôle  de  Cassandre  ne  lui  allait  pas. 

Il  laissa  passer  quelques  années,  et,  en  1858, 
il  se  décida  à  écrire  ses  Mémoires. 

Les  Mémoires!  ce  baisser  de  rideau  de  pres- 
que toutes  les  existences  fameuses  !  cette  ren- 
trée dans  la  coulisse  de  presque  tous  les  ac- 
teurs célèbres  !  ce  dernier  bruit  et  cette 
dernière  lueur  I  la  fin  de  Napoléon  et  de  Cha- 
teaubriand 1 

M.  Guizot  écrivit  ses  Mémoires,  et  il  tint  à 
honneur  de  les  faire  paraître  de  son  vivant. 


130  LES  RESSUSCITES 

«  Je  publie  mes  Mémoires  pendant  que  je 
suis  encore  là  pour  en  répondre,  —  dit-il  dans 
son  avant-propos.  —  Voulant  parler  de  mon 
temps  et  de  ma  propre  vie,  j'aime  mieux  le 
faire  du  bord  que  du  fond  de  la  tombe.  Pour 
moi-même,  j'y  trouve  plus  de  dignité,  et  pour 
les  autres  j'en  apporterai,  dans  mes  jugements 
et  dans  mes  paroles,  plus  de  scrupule.  Si  des 
plaintes  s'élèvent,  ce  que  je  ne  me  flatte  guère 
d'éviter,  on  ne  dira  pas  du  moins  que  je  n'ai 
pas  voulu  les  entendre,  et  que  je  me  suis  sous- 
trait au  fardeau  de  mes  œuvres. 

»  D'autres  raisons  encore  me  décident.  La 
plupart  des  Mémoires  sont  publiés  ou  trop  tôt 
ou  trop  tard.  Trop  tôt,  ils  sont  discrets  ou  in- 
signifiants; on  dit  ce  qu'il  conviendrait  en- 
core de  taire,  ou  bien  on  tait  ce  qui  serait 
"curieux  et  utile  à  dire.  Trop  tard,  les  Mémoi- 
res ont  perdu  beaucoup  de  leur  opportunité  et 
de  leur  intérêt;  les  contemporains  ne  sont  plus 
là  pour  mettre  à  profit  les  vérités  qui  s'y  ré- 
vèlent et  pour  prendre  à  leurs  récits  un  plai- 
sir presque  personnel.  Ils  n'ont  plus  qu'une 
valeur  morale  ou  littéraire,  et  n'excitent  plus 
qu'une  curiosité  oisive.  » 

Oisif  tant  qu'on  voudra,  mais  je  suis  de 


GUIZOT  131 

ceux  qui  savent  se  contenter,  au  besoin,  de 
cette  valeur  morale  ou  littéraire. 

Commencée  en  1858,  la  publication  des 
Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  mon  temps  ne 
fut  terminé  qu'en  1867.  L'ouvrage  entier  com- 
prend huit  volumes.  On  y  chercherait  en  vain 
des  renseignements  biographiques  ;  M.  Guizot 
ne  donne  sur  sa  vie  privée  que  les  détails  qui 
sont  étroitement  liés  à  sa  vie  publique.  —  Pas- 
sez, rêveurs  et  curieux  I  il  n'y  a  rien  pour 
vous  ici.  —  M.  Guizot  ne  se  met  en  scène  qu'à 
vingt  ans,  c'est-à-dire  à  l'âge  d'homme,  et  dès 
lors  il  appartient  corps  et  âme  à  la  politique. 
Son  récit  part  de  la  Restauration  pour  s'arrêter 
au  seuil  de  la  Révolution  de  1848,  lais- 
sant de  côté  tout  ce  qui  n'est  pas  le  trône  ou 
la  tribune,  les  ministères  ou  les  journaux;  on 
peut  le  considérer  comme  le  résumé  le  plus 
complet,  le  plus  scrupuleux,  du  gouverne- 
ment de  Louis-Philippe, —  comme  un  guide 
indispensable  à  travers  ces  ministères  d'octo- 
bre, de  mars,  de  juin,  etc.,  où  les  lecteurs  de 
l'avenir  courent  grand  risque  de  s'égarer. 

A  ce  point  de  vue,  les  Mémoires  pour  servir  à 
l'histoire  de  mon  temps  serviront  en  effet,  etbeau- 
coup.  Ils  seront  souvent  consultés,  et  même 


132  LES   RESSUSCITES 

lus.  Le  ton  apologétique  qui  y  domine  n'est 
fait  pour  étonner  personne.  Je  ne  sais  plus  qui 
est-ce  qui  avait  proposé  de  changer  le  titre  en 
celui-ci:  Mémoires  de  quelqu'un  qui  a  toujours  eu 
raison.  Il  y  a  un  peu  de  vrai  dans  cette  plaisan- 
terie, mais  pas  autant  qu'on  serait  disposé  à 
le  croire.  M.  Guizot  a  protesté  lui-même,  dans 
le  passage  suivant,  contre  sa  prétendue  in- 
faillibilité : 

«  Dans  le  laisser-aller  de  la  conversation, 
M.  de  Metternich  prenait  à  toutes  choses,  à  la 
philosophie,  aux  sciences,  aux  arts,  un  inté- 
rêt curieux.  Il  avait,  et  il  se  complaisait  à  dé- 
velopper sur  toutes  choses,  des  goûts,  des  idées, 
des  systèmes  ;  mais,  dès  qu'il  entrait  dans 
l'action  politique,  c'était  le  praticien  le  moins 
hasardeux,  le  plus  attaché  aux  faits  établis,  le 
plus  étranger  à  toute  vue  nouvelle  et  morale- 
ment ambitieuse.  De  cette  aptitude  atout  com- 
prendre, combinée  avec  cette  prudence  quand 
il  fallait  agir,  et  des  longs  succès  que  lui  avait 
valu  ce  double  mérite,  était  résultée  pour  le 
prince  de  Metternich  une  confiance  étrange- 
ment, je  dirais  naïvement  orgueilleuse  dans 
ses  vues  et  dans  son  jugement.  En  1848,  pen- 
dant notre  retraite  commune  à  Londres,  l'er- 


GUIZOT  133 

reur.  me  dit-il  un  jour  avec  un  demi-sourire  qui 
semblait  excuser  d'avance  ses  paroles,  l'erreur 
n'a  jamais  approché  de  mon  esprit.  —  J'ai  été  plus 
heureux  que  vous,  mon  prince,  lui  dis-je;  je 
me  suis  plus  d'une  fois  aperçu  que  je  m'étais 
trompé.  » 

Le  plus  heureux  que  vous  est  d'une  rare  fi- 
nesse4. 

Comme  tous  les  faiseurs -de  Mémoires,  il  se 
préoccupe  des  générations  prochaines,  et  de 
ce  qu'elles  penseront  de  lui  ;  aussi  n'épargne- 
t-il  rien,  selon  une  expression  populaire,  pour 
«  mâcher  la  besogne  »  à  la  postérité,  en  vue 
d'un  jugement  définitif.  Avec  une  bonhomie 
peut-être  sincère,  il  annonce  qu'il  va  donner 
la  clef  de  sa  politique  et  livrer  le  secret  de 
son  système  gouvernemental.  «  Je  voudrais, 
dit-il,  transmettre  à  ceux  qui  viendront  après 
moi,  et  qui  auront  aussi  leurs   épreuves,  un 


1.  Je  surprends  encore  M.  Guizot  en  flagrant  délit  d'anec- 
dote :  «  En  1830,  au  milieu  de  la  perturbation  qu'avait  causée 
la  révolution  de  Juillet,  je  vins  un  jour,  comme  ministre  de 
l'intérieur,  demander  au  Conseil  où  le  baron  Louis  siégeait 
aussi  comme  ministre  des  finances,  de  fortes  allocations. 
Quelques-uns  de  nos  collègues  faisaient  des  objections  à  cause 
des  embarras  du  Trésor.  —  Gouvernez  bien,  me  dit  le  baron 
Louis;  vous  ne  dépenserez  jamais  autant  d'argent  que  je  pourrai 
vous  en  donner.  » 

8 


134  LES  RESSUSCITES 

peu  de  la  lumière  qui  s'est  faite  pour  moi,  à 
travers  les  miennes.  J'ai  défendu  tour  à  tour  la 
liberté  contre  le  fouvoir  absolu  et  l'ordre  contre 
l'esprit  révolutionnaire,  deux  grandes  causes  qui, 
à  bien  dire,  n'en  font  qu'une,  car  c'est  leur 
séparation  qui  les  perd  tour  à  tour  Tune  et 
l'autre.  » 

Les  Mémoires  de  M.  Guizot  forcèrent  l'atten- 
tion publique,  et  lés  premiers  volumes  s'en- 
levèrent rapidement.  Ils  eurent  le  privilège  de 
raviver  d'anciennes  rancunes  :  mais  en  géné- 
ral l'impression  fut  favorable.  M.  Cuvillier- 
Fleury,  dont  l'admiration  pour  l'ancien 
ministre  de  Louis-Philippe  va  jusqu'à  l'éblouis- 
sement,  leur  consacra  un  grand  nombre  d'ar- 
ticles dans  les  Débats.  «  Beau  livre  !  admirable 
ouvrage  !  »  s'écrie-t-il  à  chaque  ligne.  Et  puis 
encore  :  «  En  le  lisant,  on  se  sent  relevé  de 
cette  sorte  de  découragement  douloureux  où 
la  défaite  momentanée  de  leurs  convictions 
plonge  les  plus  fermes  esprits.  On  y  respire  la 
sérénité,  la  santé  morale.  Si  nous  voulions 
nous  servir  d'une  de  ces  comparaisons  trop  fami- 
lières à  la  critique  moderne,  nous  dirions  que  ce 
livre  si  élevé  et  si  calme,  avec  tant  de  solides 
*races  d'une  expérie  nce  rompue  à  la  pratique 


GUIZOT  135 

de  la  vie  humaine,  tant  de  hauteur  et  de  di- 
versité, tant  de  vif  intérêt  et  d'altière  élé- 
gance, donne  l'idée  de  ces  hautes  montagnes 
aux  courbes  majestueuses  et  à  l'aspect  impo- 
sant, avec  le  bruit  d'un  grand  fleuve  qui  roule 
ses  eaux  fécondes  tout  au  loin  dans  la  plus 
riche  vallée...  » 

Pendant  qu'il  y  était,  M.  Cuvillier-Fleury 
aurait  pu  comparer  les  Mémoires  aux  forets  et 
aux  mers.  Mais  où  a-t-il  vu  que  de  telles  com- 
paraisons étaient  familières  à  la  critique  mo- 
derne? 

Je  ne  saurais  éviter  plus  longtemps  de  pré- 
senter quelques  observations  sur  le  style  de 
M.  Guizot.  Les  échantillons  que  j'en  ai  semés 
au  cours  de  cet  article  suffisent  pour  le  faire 
connaître.  Ce  style  dit  clairement  ce  qu'il  veut 
dire;  c'est  le  premier  des  mérites,  assurément, 
mais  ce  n'est  pas  le  seul.  Il  manque  bien  des 
choses  au  style  de  M.  Guizot  ;  il  manque 
l'émotion,  le  charme,  la  rapidité.  Et  cepen- 
dant M.  Guizot  écrit  rapidement,  trop  rapide- 
ment quelquefois,  ce  qui  explique  des  phrases 
du  genre  de  celle-ci:  «Bien  des  hommes 
commettent  des  actions  beaucoup  plus  mau- 
vaises qu'ils  ne  le  sont  eux-mêmes.  » 


136  LES   RESSUSCITES 

De  tous  ses  écrits,  les  Mémoires  sont  le  plus 
important,  et,  par  conséquent,  celui  sur 
lequel  je  me  plais  à  m'arrêter;  il  me  satisfait 
souvent,  mais  jamais  complètement.  L'hori- 
zon y  est  limité,  l'air  y  est  mesuré.  Tout  se 
passe  dans  des  cabinets,  et  à  propos  de  cabi- 
nets. Un  peu  de  ciel  entrant  tout  à  coup  parla 
fenêtre  ferait  bien  cependant,  mais  la  politi- 
que ne  veut  pas  de  fenêtres  ouvertes. 
M.  Guizot  trouve  le  moyen  de  raconter  le 
gouvernement  de  Louis-Philippe,  sans  dire 
un  mot  du  peuple,  de  la  société,  des  mœurs, 
des  habitudes,  de  tout  ce  que  recherchent  les 
autres  historiens.  C'est  le  triomphe  de  l'é- 
corché. 

Ses  portraits  ne  sont  pas  tous  également 
réussis,  mais  il  y  en  a  d'excellents,  celui 
d'Armand  Carrel,  entre  autres.  Lamartine 
lui  impose  :  il  reconnaît  en  lui  une  attitude 
aussi  noble  que  la  sienne,  avec  la  grâce  en 
plus  ;  il  s'avoue  séduit  par  un  langage  doré, 
une  expansion,  une  abondance  harmonieuse 
qu'il  a  dû  souvent  envier.  Il  ne  s'arrête  pas 
autant  qu'il  le  faudrait  devant  d'autres  supé- 
riorités contemporaines.  On  sent  qu'il  a  hâte 
de  retourner  à  M.  Mole,  à  M.  Thiers,  à  M.  Bro- 


GUIZOT  137 

glie,  à  M.  Duchâtel,  ses  collègues  de  tous  les 
jours,  lise  sent  à  l'aise  avec  eux,  il  est  dans 
son  élément. 

Voilà  pourquoi,  malgré  des  traits  de  pre- 
mier ordre,  les  Mémoires  pour  servir  à  ï histoire 
de  mon  temps  '  demeureront  un  ouvrage  in- 
complet. 

Entre  temps  (Shakspeare  aurait  dit  :  Acti- 
vité, ton  nom  est  Guizot  !),  l'auteur  des 
Mémoires  publiait  la  Correspondance  de  Was- 
hington ;  et,  conquis  plus  que  jamais  à  la  veine 
religieuse,  développée  sans  doute  par  une 
solitude  forcée,  il  donnait  successivement  à 
ses  éditeurs  :  l'Église  et  la  société  chrétienne  en 
1861  ;  Méditations  sur  l'essence  de  la  religion  chré- 
tienne ;  Méditations  sur  Y  état  actuel  de  la  religion 
chrétienne.  Excellents  ouvrages,  mais  dénués 
absolument  de  ce  qui  fait  le  succès  et  surtout 
la  popularité  des  ouvrages  de  ce  genre,  c'est- 
à-dire  du  zèle  brûlant,  de  l'onction,  de  l'exal- 
tation communicative  *. 


1.  En  quête  d'un  morceau  brillant  pair  son  Trésor  lillc- 
raire,  recueil  dans  le  genre  de  Noël  et  de  La  Place,  la  Société 
des  uens  de  lettres  n'a  su  découvrir  qu'une  page  sur  la  Science 
et  la  Foi,  qui  résume  la  manière,  —  sérieuse  jusqu'à  la  tris- 
tesse,—  de  M.  Guizot,  avec  une  monotonie  qu'on  n'est  pas 
en  droit  d'attendre  de  lui  : 

8. 


138  LES  RESSUSCITES 


III 


En  tout  temps,  à  toutes  les  époques  de  sa  vie, 
M.  Guizot  a  cru  à  l'influence  de  l'Académie 
française,  mais  il  y  crut  bien  davantage  lors- 
qu'il ne  fut  plus  qu'académicien.  Il  rejeta  toute 
son  ardeur  sur  le  Palais-Mazarin,  qui  devint 
pour  lui  comme  un  autre  monastère  de  Saint- 


«  Toute  science  se  sent  bornée  et  incomplète;  tout  homme 
qui  étudie,  quelque  soit  l'objet  de  son  étude, .quelque  avancé 
et  quelque  assuré  qu'il  soit  lui-même  dans  sa  connaissance, 
sait  qu'il  n'a  pas  touché  le  terme  de  la  carrière,  et  que,  pour 
lui  ou  pour  un  autre,  de  nouveaux  efforts  amèneront  de  nou- 
veaux progrès.  La  foi,  au  contraire,  est  à  ses  propres  yeux 
une  croyance  complète  et  achevée  ;  s'il  lui  semblait  que  quel- 
que chose  lui  reste  encore  à  acquérir,  elle  ne  serait  pas  ;  elle 
n'a  rien  de  progressif,  exclut  toute  idée  que  rien  lui  manque, 
et  se  juge  en  pleine  possession  de  la  vérité  qui  en  est  l'objet. 
De  là  une  prodigieuse  inégalité  de  [puissance  entre  ces  deux 
genres  de  conviction  :  la  foi,  affranchie  de  tout  travail  intel- 
lectuel, de  toute  étude,  puisqu'elle  est  complète  en  tant 
que  connaissance,  tourne  vers  l'action  toutes  les  forces  de 
l'homme;  dès  qu'il  en  est  pénétré,  une  seule  tâche  lui  reste  à 
accomplir,  celle  de  faire  régner,  de  réaliser  au  dehors  l'idée 


GUIZOT  139 

Just  où  il  trompa  les  ennuis  d'une  abdication 
forcée.  On  prétend  même  qu'il  s'amusa  à  y 
retarder  les  pendules.  Dans  tous  les  cas,  les 
élections  de  la  littérature  lui  rappellèrent  les 
élections  de  la  politique.  Il  se  mit  à  la  tête  de 
la  fraction  la  plus  nombreuse  de  l'Académie  ; 
ce  fut  chez  lui  qu'on  alla  prendre  le  mot 
d'ordre.  Selon  les  circonstances,  il  fit  de 
l'opposition  ou  de  la  concession  aux  gouver- 
nements. Il  a  ouvert  la  porte  à  M.  Dufaure  et 
à  M.  le  comte  de  Carné;  il  a  laissé  passer 
M.  Camille  Doucet  et  M.  de  Champagny.    A 


qui  a  sa  foi.  L'histoire  des  religions,  et  de  toutes  les  reli- 
gions, prouve  à  chaque  pas  cette  énergie  expansive  et  prati- 
que des  croyances  qui  ont  revêtu  les  caractères  de  la  foi.  Elle 
se  déploie  même  dans  des  occasions  où  elle  ne  semhle  nulle- 
ment provoquée  ni  soutenue  par  l'importance  morale  ou  la 
grandeur  visible  des  résultats... 

«  C'est  à  lui-même  que  l'homme  doit  sa  science  :  elle  est 
son  ouvrage,  le  fruit  de  son  travail,  la  preuve  et  le  prix  de 
son  mérite.  Peut-être,  au  sein  même  de  l'orgueil  que  lui 
inspire  souvent  une  telle  conquête,  un  secret  sentiment 
vient-il  l'avertir  qu'en  réclamant,  en  exerçant  l'autorité  au 
nom  de  la  science,  c'est  à  la  raison,  à  l'intelligence  d'un 
homme  qu'il  prétend  soumettre  les  hommes:  titre  faible 
et  douteux  à  un  grand  pouvoir,  et  qui ,  au  moment  de 
l'action,  peut  bien,  même  à  leur  insu,  répandre  dans  l'âme 
des  plus  superbes  quelque  timidité.  Rien  de  pareil  ne  se 
rencontre  dans  la  foi.  Quoique  profondément  individuelle, 
dès  qu'elle  est  entrée,  n'importe  par  quelle  voie,  dans  le  cœur 
de  l'homme,  elle  en  bannit  toute  idée  d'une  conquête  qui  lui 
soit  propre,   d'une  découverte  dont  il  se  puisse  attribuer  la 


J40  LES   RESSUSCITES 

vrai  dire,  il  ne  se  préoccupait  que  médiocre- 
ment des  candidats  purement  littéraires.  Gela 
se  comprend  de  la  part  d'un  homme  qui  ne 
tire  pas  sa  principale  supériorité  de  la  littéra- 
ture, —  mais  cela  n'en  est  pas  moins  regret- 
table. 

M.  Guizot  a  été  plusieurs  fois  directeur  de 
l'Académie  française  ;  comme  tel,  il  a  reçu 
tour  à  tour  le  comte  de  Montalember't, 
M.  Biot,  le  père  Lacordaire  et  Prévost-Pa- 
radol. 

Le  début  de  son  discours  à  Lacordaire  est 
resté  particulièrement  célèbre  : 


gloire:  ce  n'est  plus  de  lui-même  qu'il  s'occupe;  tout  entier 
à  la  vérité  à  laquelle  il  croit,  aucun  sentiment  personnel  ne 
se  mêle  plus  pour  lui  à  sa  connaissance,  si  ce  n'est  le  senti- 
ment du  bonheur  qu'elle  lui  procure  et  de  la  mission  qu'elle 
lui  impose.  Le  savant  est  le  conquérant,  l'inventeur  de  sa 
science;  le  croyant  est  l'agent,  le  serviteur  de  sa  foi... 

«  Qu'on  regarde  combien  différent  l'orgueil  qui  naît  de  la 
science  et  celui  qui  accompagne  la  foi  :  l'un  est  dédaigneux, 
plein  de  personnalité  ;  l'autre  est  impérieux  et  plein  d'aveu- 
glement; le  savant  s'isole  de  ceux  qui  ne  comprennent  pas 
ce  qu'il  sait;  le  croyant  poursuit  de  son  indignation  ou  de  sa 
pitié  ceux  qui  ne  se  rangent  pas  à  ce  qu'il  croit;  le  premier 
veut  qu'on  le  distingue,  le  second  que  tous  s'unissent  à  lui 
sous  la  loi  du  maître  qu'il  sert,  etc.,  etc.  » 

Cela  pourrait  aller  ainsi  jusqu'à  demain.  J'ai  tenu  à  donner 
ce  fragment  parce  qu'il  caractérise  tout  à  fait  M.  Guizot, 
écrivain  religieux.  Là  encore  l'attrait  manque  complètement. 
11  faut  écrire  au  bas  le  mot  terrible  :  Ennuyeux. 


GU1Z0T  141 

«  Que  serait-il  arrivé,  monsieur,  si  nous 
nous  étions  rencontrés,  vous  et  moi,  il  y  a  six 
cents  ans,  et  si  nous  avions  été,  l'un  et  l'autre, 
appelés  à  influer  sur  nos  mutuelles  des- 
tinées?... Il  y  a  six  cents  ans,  monsieur,  si 
mes  pareils  de  ce  temps  vous  avaient  ren- 
contré, ils  vous  auraient  assailli  avec  colère 
comme  un  odieux  persécuteur  ;  et  les  vôtres, 
ardents  à  enflammer  les  vainqueurs  contre  les 
hérétiques,  se  seraient  écriés  :  «  Frappez, 
frappez  toujours  ;  Dieu  saura  bien  reconnaître 
les  siens  !  »  Nous  'sommes  ici,  vous  et  moi, 
monsieur,  les  témoignages  vivants  et  les 
heureux  témoins  du  sublime  progrès  qui 
s'est  accompli  parmi  nous  dans  l'intelligence 
et  le  respect  de  la  justice,,  de  la  cons- 
cience, du  droit,  des  lois  divines,  si  long- 
temps méconnues...  Personne  aujourd'hui  ne 
frappe  plus  et  n'est  plus  frappé  au  nom  de 
Dieu.  » 

Ce  discours  fit  beaucoup  d'honneur  à 
M.  Guizot  auprès  des  esprits  élevés,  mais  il 
effaroucha  quelques  chefs  du  parti  protestant. 
Il  y  eut  réponses  et  querelles. 

La  harangue  au  malheureux  Prévost-Pa- 
radol  ne  rencontra  pas   les  mômes  écueils  ; 


142  LES   RESSUSCITES 

toutefois,  M.  Guizot  ne  s'y  montra  pas  bon 
prophète.  Voici  en  quels  termes  il  apostropha 
l'Eliacin  de  l'Université,  le  Benjamin  des 
Débats  : 

«  Vous  êtes  jeune,  et  l'avenir  est  devant 
vous  ;  qui  sait  quelle  destinée  il  vous  ré- 
serve, et  quel  emploi  il  fera  de  vous  pour  le 
service  de  la  France  ?  Vous  êtes  d'une  géné- 
ration en  qui  la  France  espère.  La  France 
est  la  patrie  de  l'espérance  ;  elle  s'égare 
quelquefois  à  la  poursuite  de  ses  grands 
désirs  de  progrès  et  de  liberté,  et  elle  ne 
s'arrête  pas  toujours  au  but,  même  quand 
elle  y  touche  ;  mais  elle  n'y  renonce  jamais  ; 
même  fatiguée  et  découragée  en  apparence, 
elle  garde  toujours  dans  son  cœur  ses  gé- 
néreux instincts,  décidée  à  toujours  compter 
sur  ses  fils,  quels  qu'aient  pu  être  les  mé- 
comptes et  les  revers  de  leurs  pères.  Vous 
êtes,  monsieur,  de  ceux  à  qui  il  appartient 
d'aider  au  succès  de  notre  époque  dans  sa 
difficile  tache,  la  pratique  efficace  du  gou- 
vernement libre.  Vous  aurez  autant,  vous 
n'aurez  pas  plus  de  respect  et  de  dévoue- 
ment que  vos  devanciers  pour  la  vérité,  le 
droit,  la  liberté,  l'ordre  légal,  le  bien  public. 


GUIZOT  143 

Je  vous  souhaite  de  moins  rudes  combats  et  plus  de 
bonheur.  » 

Est-ce  le  mot  de  l'amertume  ?  est-ce  le  mot 
de  la  résignation  ? 

Guizot  est  mort  à  près  de  quatre-vingt-dix 
ans. 


JULES    JANIN 


Tout  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  gai,  de  vif, 
de  riant,  de  brillant,  d'alerte,  déjeune,  d'in- 
conscient, de  spirituel,  s'éveille  à  ce  nom.  Le 
facile  talent  et  l'heureuse  existence  !  Voyez 
Jules  Janin  arriver  à  Paris  vers  les  dernières 
années  de  la  Restauration,  confiant,  hardi,  les 
cheveux  joliment  bouclés.  Il  s'annonce  tout 
d'abord,  comme  Figaro,  par  un  bruissement 
de  guitare  et  par  un  frémissement  de  tous  les 
grelots  cousus  à  sa  veste.  Sur-le-champ  il 
pose  un  genou  en  terre  et  se  met  à  écrire  sur 
l'autre.  Le  voilà  parti,  il  ne  s'arrêtera  plus. 

Et  toujours  il  a  écrit  sur  son  genou,  fre- 
donnant, insouciant,  aussi  à  Taise  dans  les 
journaux  que  Figaro  sur  la  place  publique. 

9 


146  LES  RESSUSCITES 

Dirai-je  tout  le  chemin  qu'il  a  fait,  c'est-à- 
dire  tous  les  arpents  de  papier  qu'il  a  couverts 
de  ses  indéchiffrables  pattes  de  mouche,  avant 
d'arriver  à  l'Académie  française?  Gela  me 
conduirait  bien  loin  et  cela  m'égarerait  par- 
fois. A  peine  débarrassé  de  la  poussière  des 
collèges,  il  avait  pris  un  pied  dans  la  critique 
théâtrale;  il  en  prit  bientôt  quatre.  Ce  n'est 
pas  qu'il  s'intéressât  plus  que  de  raison  à  l'art 
dramatique  ;  au  fond,  comme  toujours,  il  s'en 
est  médiocrement  soucié.  Le  principal  pour 
lui,  à  l'heure  où  il  arrivait,  —  c'est-à-dire  au 
milieu  de  la  mêlée  romantique,  —  c'était  de 
publier  un  livre.  Ce  livre,  le  nouveau  débar- 
qué de  Saint-Étienne  ne  manqua  pas  de  le 
faire,  et  il  le  fit  aussibizarre,  aussi  monstrueux, 
aussi  charmant,  aussi  paradoxal,  que  l'époque 
le  demandait. 

L'année  1829,  qui  vit  naître  Notre-Dame  de 
Paris  et  les  poésies  de  Joseph  Delorme,  vit  paraî- 
tre Y  Ane  mort  et  la  femme  guillotinée,  une  fan- 
taisie à  rendre  Sterne  jaloux  dans  sa  tombe. 
Je  laisse  à  penser  l'effet  que  produisit  dans  le 
public  un  titre  pareil.  Peu  de  temps  après, 
M.  Janin  publia  Barnave,  un  ouvrage  plus  sin- 
gulier encore,  moitié  roman,  moitié  histoire, 


JULES  JAN1N  147 

auquel  plusieurs  collaborations  anonymes 
donnèrent  la  saveur  d'un  pamplet.  La  préface 
en  est  toute  dirigée  contre  la  branche  d'Or- 
léans. 

Je  possède  la  première  édition,  devenue  ra- 
rissime, de  ce  Barnave  ;  j'y  relève,  en  tête  des 
chapitres,  un  grand  nombre  d'épigraphes 
(c'était  la  mode  alors)  qui  me  sont  une  source 
précieuse  d'indications  pour  fixer  les  sympa- 
thies et  les  amitiés  d'alors  de  Jules  Janin. 

«  Approchez,  il  n'y  a  que  des  fauteuils  ici. 

—  F.  PYAT. 

*  Tu  es  faux  comme  la  poignée  de  main 
d'un  ministre  de  l'intérieur.  — *  nestor  roque- 
plan. 

»  Combien   as-tu    vu    de    corneilles  ?    — 

BRUCKER. 

»  De  la  barbe,  les  capucins  en  ont;  les  boucs 
en  ont  aussi.  —  h.  de  latouche. 
»  Prenez  ceci,  je  suis  en  fonds.  —  auguste 

BARBIER. 

»  Nous  allions  au  feu,  la  poitrine  nue,  en 
chemise,  et  chantant  l'air  national:  la  Joyeuse 
Margot.  —  Armand  carrel. 

»  Dites-moi  si  je  m'amuse,  mon  précepteur. 

—  LÉON  BERTRAND. 


148  LES  RESSUSCITES 

»  Les  heures  ne  seront  plus  que  de  quatre- 
vingt-dix  minutes  à  l'horloge  de   l'Institut. 

—  V.   BOHAIN. 

»  Ton    roman    commence    bien    tard.  — 

ETIENNE  BÉQUET. 

»  Gilpain  partit  au  grand  galop  ;  adieu  son 
chapeau  et  sa  perruque  !  Une  se  doutait  guère 
en  partant  qu'il  courrait  si  grand  train.  — 

GOZLAN. 

»  Il  est  trop  tard.  —  eugêne  sue.  » 
Et  bien  d'autres  encore,  plus  ou  moins  ex- 
traordinaires, signées  Roger  de  Beauvoir, 
Alphonse  Royer,  Eugène  Chapus,  etc.,  etc. 
On  voit  que  Jules  Janin  fraternisait,  sauf 
quelques  rares  exceptions,  avec  toute  la  jeune 
génération  littéraire.  Ce  Barnave  n'est,  à  pro- 
prement parler,  qu'un  accès  de  fièvre  chaude; 
on  s'en  effraya  presque  autrefois  ;  on  en  sou- 
rirait aujourd'hui.  On  y  lit  cette  profession 
de  foi  qui  porte  bien  la  marque  de  M.  Janin  : 
«  Si  la  critique  vient  me  dire  :  Ceci  s'est  passé 
le  31  décembre  1789  et  non  pas  le  1er  janvier 
1790  ;  celui-ci  vivait  alors,  celui-là  était  mort; 
je  me  rangerai  du  côté  de  la  critique,  mais  je 
soutiendrai  que  ce  n'est  pas  ma  faute,  que 
l'un  a  eu  tort  d'être  vivant,  l'autre  d'être  mort, 


JULES  JANIN  149 

ne  fût-ce  que  par  mon  histoire,  et  que,  pour 
les  punir  l'un  et  l'autre,  je  ne  changerai  pas 
à  mon  histoire  un  seul  mot.  » 

Ces  deux  ouvrages,  qui  avaient  la  valeur 
de  deux  coups  de  pistolet  tirés  par  la  fenêtre 
(il  y  avait  de  quoi  se  boucher  les  oreilles  à  cette 
époque,  tant  ces  sortes  d'explosions  étaient 
fréquentes  !) ,  jetèrent  le  nom  de  Jules  Janin  à 
la  foule. 

Comment  se  fait-il  que  les  frères  Bertin,  du 
Journal  des  Débats,  le  choisirent  alors  pour 
remplacer  dans  le  feuilleton  dramatique 
Hoffmann  et  Duvicquet,  les  plus  corrects 
d'entre  les  écrivains  classiques?  C'est  ce  que 
je  ne  me  charge  pas  d'expliquer.  A  peine  ins- 
tallé au  rez-de-chaussée  de  cette  importante 
feuille,  Jules  Janin  y  fit  un  vacarme  de  tous 
les  diables;  il  y  importa  le  style  de  Diderot, 
du  Diderot  du  Neveu  de  Rameau  et  de  Jacques  le 
fataliste,  du  Diderot  débraillé,  gesticulant  dans 
sa  robe  de  chambre  et  jetant  sa  'pantoufle  au 
nez  du  lecteur.  On  s'étonna  d'abord,  puis  on 
s'habitua  à  cette  note  enjouée,  qu'il  a  compa- 
rée lui-même  à  celle  du  fifre,  à  ce  turlututu  de 
tous  les  huit  jours.  Cette  modeste  signature 
de  J.  J.  acquit  bientôt  l'importance  d'un  Mane\ 


150  LES   RESSUSCITES 

Thcccl,  Phares.  On  était  alors  dans  les  premiers 
temps  du  journalisme;  un  monsieur  qui  par- 
lait d'un  acteur  était  un  être  redouté.  Jules 
Janin  acquit  et  mérita  bientôt  le  surnom  de 
prince  des  critiques. 

Les  gens  de  mon  âge  (lequel  n'a  rien  cepen- 
dant de  fabuleux,  ô  lectrices  !)  se  souviennent 
d'un  Janin  rayonnant,  flamboyant,  la  poitrine 
tapissée  d'un  immense  gilet  blanc,  —  ce  fa- 
meux gilet  blanc  du  «  critique  influent  »  dont 
il  est  question  dans  les  Scènes  de  la  vie  de  bohème 
d'Henry  Murger.  La  caricature  et  les  petits 
journaux  mirent  le  sceau  à  sa  réputation  en 
s'emparant  de  sa  vie  privée  ;  à  les  en  croire, 
il  ne  pouvait  travailler  que  coiffé  d'un  bonnet 
de  coton,  —  et  Grandville  a  rendu  légendaire 
ce  bonnet  de  coton  dans  une  planche  lithogra- 
phique coloriée. 

Il  faut  l'excuser  s'il  lui  est  arrivé  d'abuser 
de  son  pouvoir  (à  de  certaines  hauteurs,  le 
vertige  vous  gagne  facilement),  s'il  a,  tour  à 
tour,  inventé  et  renversé  Rachel,  s'il  a  patronné 
l'école  du  bon  sens  et  poussé  Lucrèce  à  travers 
les  Burgraves,  s'il  a  malmené  Alexandre  Dumas, 
George  Sand,  Balzac.  Tout  cela  est  connu  et 
ressassé  ;  tout  cela  se  perd  dans  un  ensemble 


JULES  JANIN  151 

considérable  de  travaux  qui  désarme  par 
son  charme  incessant,  par  son  entrain  con- 
tinuel. 

Le  Journal  des  Débats  ne  l'accaparait  pas  tel- 
lement qu'il  ne  pût  déverser  le  trop-plein  de 
sa  verve  (Molière  aurait  dit:  le  superflu)  dans 
les  recueils  environnants,  dans  la  Revue  de 
Paris,  dans  le  Musée  des  Familles,  dans  le  Jour- 
nal  des  Enfants,  dans  Y  Artiste,  dans  les  ency- 
clopédies, dans  les  dictionnaires,  dans  mille 
autres  lieux  encore.  11  ne  savait  se  refuser  à 
aucune  commande  ni  à  aucune  demande,  à  au- 
cune préface,  à  aucun  prospectus.  Il  obéissait 
à  son  tempérament  d'improvisation.  Gomme 
Mercier,  il  aurait  pu  s'intituler  le  premier 
articlier  de  France.  Sa  profession  de  foi,  il  a 
éprouvé  le  besoin  de  l'écrire,  à  cette  époque, 
sous  le  titre  de  Manifeste  de  la  littérature  facile, 
et  c'est  une  page  exquise,  un  enchantement, 
une  joie,  pour  parler  son  propre  style. 

Ce  manifeste  répondait  à  un  article,  d'ail- 
leurs très-bien  fait,  dé  M.  Nisard,  sur  les  in- 
tempérances de  la  littérature  facile,  —  Ah  !  il 
fallut  voir  l'ardeur,  la  pétulance,  l'imperti- 
nence adorable  avec  lesquelles  Jules  Janin  se 
hâta  de  riposter  !  J'ai  les  pièces  sous  les  yeux. 


152  LES  RESSUSCITES 

«  C'est  un  honneur  que  j'accepte  avec  toutes 
ses  conséquences,  écrivait-il,  je  ramasse  votre 
gantelet  de  fer  ;  venez  ramasser  le  frêle  gant 
jaune  serin  que  j'emprunte,  tout  exprès  pour 
vous  le  jeter,  à  la  pi  us  jolie  femme  de  France  !  » 

Quel  aimable  temps  que  celui-là  !  Les  belles 
passions  littéraires  !  Le  noble  emportement  ! 
Et,  comme  jusqu'à  :  Je  vous  hais  !  tout  se  disait 
tendrement,  spirituellement  I  — M.  Jules  Ja- 
niq.  n'y  allait  pas  cependant  de  main  morte 
lorsqu'il  criait  à  son  contradicteur  :  «  Va-t'en, 
paria,  va-t'en  écrire  des  traductions  à  vingt- 
cinq  francs  la  feuille  pour  M.  Panckoucke  !  Tu 
n'es  plus  des  nôtres  ;  tu  n'es  plus  le  facile 
bohémien"  qui  improvisait,  mollement  couché 
au  soleil,  sous  l'ombre  du  hêtre;  tu  es  un 
savant,  un  annotateur,  un  homme  à  palmes 
vertes,  en  un  mot  tout  ce  qu'on  n'est  plus. 
Malheureux  et  infortuné,  tu  seras  de  V Institut î  » 

C'était  la  grande  injure  alors:  Tu  seras  de 
V Institut  l  Alfred  de  Musset  écrivait,  de  son 
côté,  le  fameux  vers: 

Nu  comme  le  discours  d'un  académicien. 

Ils  en  étaient   tous  là,  ou  à  peu  près,   et 


JULES  JANIN  153 

Théophile  Gautier  aussi.  Plus  tard,  comme 
les  autres,  Jules  Janin  devait  revenir  de  ses 
préventions  sur  l'Institut  et  sur  les  palmes 
vertes.  Il  se  présenta  une  première  fois  en 
1865,  et  fut  refusé;  il  en  prit  gaiement  son 
parti  et  publia  son  Discours  de  réception...  à  la 
porte  de  l'Académie  française.  Ce  n'était  pas, 
comme  on  pouvait  le  supposer,  une  charge  à 
fond  de  train  contre  l'institution  du  'cardinal 
de  Richelieu.  On  y  remarquait  des  restric- 
tions avisées  qui  permettaient  et  faisaient 
même  pressentir  un  retour  à  cette  porte  mal 
close. 

Voici  en  quels  termes  M.  Jules  Janin  s'ex- 
primait: «Qui  que  nous  soyons,  petits  ou 
grands,  inconnus  ou  célèbres,  parlons  avec 
respect  de  l'Académie  !  Elle  assistait,  coura- 
geuse,- aux  plus  cruelles  tempêtes  ;  elle  a  subi 
les  plus  terribles  orages;  encore  aujourd'hui, 
après  tant  de  gouvernements  emportés  dans 
l'abîme,  elle  est  restée  un  refuge,  un  abri. 
C'est  la  plus  ancienne  de  toutes  les  institutions 
abolies,  et  cependant  la  voilà  vivante  encore. 
Elle  a  tout  subi,  tout  supporté  ;  elle  a  fait  des 
choix  indignes. . .  elle  a  recruté  des  hommes  qui 
l'ont  trahie,   outragée  et  reniée...  Soudain  la 


154  LES  RESSUSCITES 

voilà  qui  se  relève  et  qui  resplendit  d'une 
clarté  inattendue.  Aux  événements  vraiment 
glorieux,  elle  ajoute  un  peu  de  gloire  ;  aux 
vaincus  elle  prête  une  auréole  :  elle  donne  à 
tout  le  monde,  ellen/ôte  à  personne;  et  même 
ceux  qu'elle  accable  injustement  de  ses  ri- 
gueurs, elle  ne  les  laisse  pas  tels  qu'ils  étaient 
avant  qu'ils  eussent  supporté  ses  refus...  Un 
refus  de  l'Académie  est  une  distinction  qui  se 
compte,  et  c'est  déjà  un  certain  honneur  d'en 
avoir  été  éconduit.  » 

Tout  cela  est  fort  bien,  mais  à  une  autre 
époque,  M.  Jules  Janin  n'aurait  sans  doute 
pas  accepté  la  chose  aussi  patiemment  ;  l'âge 
amène  la  prudence  et  modifie  les  points  de 
vue.  A  vrai  dire,  le  refus  de  l'Académie  n'était 
qu'un  ajournement.  Il  arrive  toujours  une 
heure  où  il  lui  faut  compter  avec  les  gens 
d'esprit  ;  cette  heure  est  plus  ou  moins  tar- 
dive, selon  que  la  polémique  a  tenu  plus  ou 
moins  de  place  dans  leur  vie,  comme  chez 
M.  Jules  Janin.  —  Songez  donc  aux  amours- 
propres,  aux  vanités,  aux  intérêts  qu'il  avait 
dû  froisser,  depuis  plus  de  quarante  ans  qu'il 
s'escrimait  de  cette  plume  qu'il  appelait  un 
«  outil    léger,  »    en  empruntant  une  image 


JULES  JANIN  155 

au  sculpteur  Falconet  !  Si  léger  qu'ait  été  cet 
outil  entre  les  mains  de  Jules  Janin,  la  pointe 
d'acier  s'en  est  souvent  fait  sentir  à  ses  con- 
temporains. De  là  les  retards,  les  difficultés, 
les  hésitations  de  l'Académie  française. 
Dirai-je  qu'il  â  fallu  attendre  certains  décès 
et  pactiser  avec  certaines  rancunes  ?  On  doit 
le  supposer. 

Enfin,  trois  ans  après,  on  lui  donna  le  fau- 
teuil de  Sainte-Beuve,  qui  avait  été  aussi  le 
fauteuil  de  Fénelon  ;  mais  (admirez  la  fata- 
lité !)  il  n'eut  pas  la  douceur  de  pouvoir  s'y 
asseoir  tout  de  suite  ;  la  révolution  et  la 
guerre  se  disputaient  notre  malheureuse 
France  ;  le  rôle  de  l'Académie  était  inter- 
rompu. M.  Jules  Janin  dut  attendre  deux  ans 
encore,  jusqu'au  mois  de  novembre  1871.  Il 
avait  alors  soixante-sept  ans,  des  cheveux 
blancs  et  la  goutte.  Voilà  les  conditions  dans 
lesquelles  le  triomphe  vint  le  chercher. 

J'assistais  à  sa  séance  de  réception,  ;  je  peux 
dire  comment  les  choses  s'y  passèrent. 
M.  Camille  Doucet  présidait.  Le  public  n'était 
ni  plus  ni  moins  brillant  qu'à  l'ordinaire; 
depuis  plusieurs  années,  les  réceptions  acadé- 
miques avaient  beaucoup  perdu  de  leur  éclat. 


156  LES   RESSUSCITES 

On  était  venu  à  l'Institut  bourgeoisement, 
les  femmes  en  mantelet,  les  hommes  en 
paletot.  Plus  de  cravates  blanches,  plus  de 
gants  blancs.  0  décadence  !  ô  fin  de  toutes  les 
traditions  !  Jadis,  dans  cette  enceinte,  que  d'é- 
paules nues  !  que  de  riches  costumes  officiels 
soas  cette  coupole  I  que  d'uniformes  variés  ! 
C'est  là  que  j'ai  pu  voir,  dans  ma  jeunesse, 
les  dernières  Muses  du  règne  de  Louis-Philippe, 
coiffées  des  derniers  turbans  et  des  derniers 
oiseaux  de  paradis,  le  cou  ceint  d'un  long 
boa.  Aujourd'hui  il  n'y  a  plus  de  Muses,  il  n'y 
a  plus  que  de  braves  dames,  habillées  comme 
tout  le  monde  et  faisant  partie  de  la  Société 
des  gens  de  lettres. 

Après  que  les  tambours  eurent  battu  aux 
champs,  M.  Jules  Janin  fut  introduit  par  ses 
deux  parrains,  soutenu  par  eux,  car  la  goutte 
ne  l'avait  pas  quitté.  Cette  ronde  figure, 
éclairée  par  deux  petits  yeux  fins,  et  enca- 
drée encore  par  quelques  mèches  volti- 
geantes, produisit  une  impression  singulière 
sur  le  public.  Toute  une  époque  réapparais- 
sait, fatiguée,  mais  complète.  On  se  tut  pour 
l'écouter.  Alexandre  Dumas  fils  le  guettait  des 
yeux.  Le  duc  d'Aumale  attendait  sa  parole. 


JULES  JANIN  157 

Jules  Janin  semblait  heureux  de  son  bel 
habit  vert,  et  sa  main  s'appuyait  avec  com- 
plaisance sur  sa  belle  épée  à  poignée  d'argent. 
—  Une  épée  !  un  habit  vert  !  Tout  ce  qu'un 
homme  de  lettres  ose  à  peine  rêver  dans  ses 
rêves  les  plus  extravagants  !  Plus  qu'un 
commissaire  de  police  !  plus  qu'un  président 
de  société  agricole  I 

Et  cependant,  au  bout  de  quelques  mi- 
nutes, le  front  de  M.  Jules  Janin  se  rembru- 
nissait. M.  Janin  se  disait  sans  doute,  en 
dépit  de  la  sympathie  évidente  dont  il  se 
sentait  l'objet,  que  les  temps  étaient  bien 
changés,  et  que  ces  honneurs  lui  arrivaient 
bien  tard,  après  tous  ses  frères  d'armes,  tous 
ses  collègues,  tous  ses  émules,  tous  ses  con- 
temporains, la  plupart  disparus,  emportés  ou 
éteints,  après  Villemain,  Yitet,  Alfred  de 
Vigny,  Lamartine,  Musset,  Prosper  Mérimée 
et  les  autres.  Il  se  disait  cela  en  écoutant  d'un 
air  surpris,  et  comme  un  écho  lointain,  son 
propre  discours  lu  par  M.  Cuvillier-Fleury,  et 
qui  semblait  un  discours  de  M.  Cuvillier- 
Fleury  lui-même. 

Ce  discours  peut  compter  parmi  les  bons 
euilletons  de  Jules  Janin,  mais  ce  n'est  qu'un 


158  LES  RESSUSCITES 

feuilleton.  Sainte-Beuve  y  est  caressé  plutôt 
qu'analysé.  On  y  sent  la  main  d'un  successeur 
plutôt  que  le  scalpel  d'un  confrère.  Et  puis 
l'auteur  des  Gaietés  champêtres  est-il  bienfait 
pour  goûter  et  apprécier  l'auteur  de  l'His- 
toire de  Port-Royal  ? 

Quant  à  la  réponse  de  M.  Camille  Doucet, 
tenez-la  pour  un  morceau  charmant  de  tous 
points,  et  qui  aurait  été  applaudi  même  au 
théâtre. 

L'heure  de  l'Académie  avait  semblé  sonner 
l'heure  de  la  retraite  pour  M.  Jules  Janin.  De 
loin  en  loin,  on  put  le  lire  encore  dans  les 
Débats ,  mais  on  ne  le  vit  plus  dans  les 
théâtres.  L'âge  saisit  aux  jambes  ce  vigoureux 
athlète. 

Embrassons  d'un  rapide  regard  la  carrière 
parcourue  et  les  livres  semés  en  route,  comme 
autant  de  pommes  d'or.  Le  nombre  en  est  prodi- 
gieux ;  dirai-je  que  les  plus  petits  sont  les  meil- 
leurs ?  cela  aurait  l'air  d'un  mauvais  compli- 
ment ;  et  cependant,  je  suis  tenté  de  rappeler, 
parmi  ces  derniers,  Deburau  (une  plaquette  de- 
venue introuvable),  les  Catacombes,  Béranger  et 
son  temps,  Voyage  en  Italie,  Y  Amour  des  livres,  les 
Contes  fantastiques  et  les  Contes  nouveaux,  etc. 


JULES  JANIN  159 

Autant  il  excelle  dans  le  chef-d'œuvre  en 
quelques  pages,  où  il  fait  tout  tenir,  autant  il 
paraît  se  dérober  dans  les  compositions  de 
longue  haleine.  Il  manque  des  qualités  les 
plus  essentielles  du  romancier.  Il  s'essouffle 
vite  ;  son  style,  qu'on  a  souvent  essayé  de 
caractériser,  va  de  l'homélie  à  la  tarentelle. 
Rien  de  plus  facile  à  pasticher;  Balzac  est 
celui  qui  y  a  le  mieux  réussi.  Si  vous  voulez 
en  être  convaincu,  lisez,  dans  Un  grand  homme 
de  province  à  Paris,  ce  surprenant  compte  rendu 
de  l'Alcade  dans  l'embarras  : 

«  On  entre,  on  sort,  on  parle,  on  se  pro- 
mène, .on  cherche  quelque  chose  et  l'on  ne 
trouve  rien  ;  tout  est  en  rumeur.  L'alcade  a 
perdu  sa  fille  et  retrouve  son  bonnet  ;  mais  le 
bonnet  ne  lui  va  pas,  ce  doit  être  celui  d'un 
voleur.  Où  est  le  voleur  ?  On  cherche  de  plus 
belle;  l'alcade  finit  par  trouver  un  homme 
sans  sa  fille  et  sa  fille  sans  un  homme,  ce  qui 
est  satisfaisant  pour  le  magistrat  et  non  pour 
l'alcade.  Le  calme  renaît,  l'alcade  veut  inter- 
roger l'homme  ;  ce  vieil  alcade  s'assied  dans 
un  grand  fauteuil  d'alcade,  en  arrangeant  ses 
manches  d'alcade.  L'Espagne  est  le  seul  pays 
où  il  y  ait  des  alcades  attachés  à  de  grandes 


160  LES  RESSUSCITES 

manches,  où  se  voient  autour  du  cou  des 
alcades  ces  fraises  qui  sont  la  moitié  de  leurs 
fonctions.  Et  quel  admirable  alcade  !  quelle 
bêtise  importante  !  quelle  dignité  stupide  ! 
quelle  hésitation  judiciaire  I  Comme  homme 
cet  alcade  sait  bien  que  tout  peut  devenir  al- 
ternativement faux  et  vrai!  etc.,  etc.  » 

Tout  le  morceau  est  enlevé  sur  ce  ton;  à 
coup  sûr,  c'est  du  Janin. 

Ce  qui  est  au-dessus  de  tout  pastiche,  c'est 
sa  ravissante  traduction  d'Horace,  paraphrase 
plutôt  que  traduction,  mais  paraphrase  mi- 
raculeusement imprégnée  du  sentiment  du 
poëte  latin  et  de  son  époque. 

Il  est  sur  les  hauteurs  de  Passy,  dans  la  rue 
de  la  Pompe,  une  habitation  coquette  en 
forme  de  chalet,  environnée  de  beaux  et 
grands  arbres.  C'est  là  que  Jules  Janin  a  ter- 
miné son  existence  au  milieu  de  ses  parents 
et  de  ses  amis. 


FRÉDÉRIC    SOULIÉ 


«  Paris  est  le  tonneau  des  Danaïdes  :  on  lui 
jette  les  illusions  de  sa  jeunesse,  les  projets 
de  son  âge  mûr,  les  regrets  de  ses  cheveux 
blancs  ;  il  enfouit  tout  et  ne  rend  rien.  0 
jeunes  gens  que  le  hasard  n'a  pas  encore 
amenés  dans  sa  dévorante  atmosphère,  ne 
venez  pas  à  Paris  si  l'ambition  d'une  sainte 
gloire  vous  dévore  !  Quand  vous  aurez  de- 
mandé au  peuple  une  oreille  attentive  pour 
celui  qui  parle  bien  et  honnêtement,  vous  le 
verrez  suspendu  aux  récits  grossiers  d'un  tri- 
vial écrivain,  aux  récits  effrayants  d'une  ga- 
zette criminelle  ;  vous  verrez  le  public  crier  à 
votre  muse  :  Va-t'en,  ou  amuse-moi;  il  me 
faut  des  astringents  et  des  moxas  pour  rani- 


162  LES   RESSUSCITES 

mer  mes  sensations  éteintes  ;  as-tu  des  in- 
cestes furibonds  ou  des  adultères  monstrueux, 
d'effrayantes  bacchanales  de  crimes  ou  des 
passions  impossibles  à  me  raconter?  Alors 
parle,  je  t'écouterai  une  heure,  le  temps  du- 
rant lequel  je  sentirai  ta  plume  acre  et  enve- 
nimée courir  sur  ma  sensibilité  calleuse  ou 
gangrenée  ;  sinon  tais-toi,  va  mourir  dans  la 
misère  et  l'obscurité.  —  La  misère  et  l'obscu- 
rité, entendez-vous,  jeunes  gens  ?  La  misère, 
ce  vice  puni  par  le  mépris  ;  l'obscurité,  ce 
supplice  si  bien  nommé.  La  misère  et  l'obscu- 
rité, vous  n'en  voudrez  pas  !  Et  alors  que  fe- 
rez-vous,  jeunes  gens?  Vous  prendrez  une 
plume,  une  feuille  de  papier,  et  vous  écrirez 
en  tête  :  Mémoires  du  Diable,  et  vous  direz  au 
siècle  :  Ah  !  vous  voulez  de  cruelles  choses 
pour  vous  réjouir;  soit,  monseigneur,  voici 
un  coin  de  votre  histoire.  » 

La  vie  de  Frédéric  Soulié  est  toute  dans  ces 
lignes,  —  préface  amère  d'un  livre  de  rage  et 
de  larmes. 

En  a-t-il  fait  passer  assez  de  douleurs 
inouïes,  d'aventures  étranges,  de  drames 
éplorés,  sous  cette  arche  triomphale  élevée  à 
Satan  dans  un  jour  de  désespoir!  Ce  n'était 


FRÉDÉRIC    SOULIÉ  163 

plus  avec  une  plume,  c'était  avec  un  charbon 
rouge  qu'il  écrivait.  Son  diable  n'avait  aucune 
des  traditions  de  Lewis  ou  de  Maturin  ;  il 
était  vêtu  de  noir  et  de  blanc  comme  un  val- 
seur, mais  il  était  réel  comme  un  procureur 
du  roi.  Cela  le  rendait  encore  plus  effrayant 
à  voir  et  à  lire.  —  Frédéric  Soulié,  qui  l'avait 
appelé  à  lui  pour  fuir  la  misère  et  l'obscurité, 
une  nuit  que  ses  larmes  tombaient  silencieu- 
sement sur  ses  vers  inconnus  et  sur  ses  his- 
toires d'amour  incomprises,  dut  hésiter  avant 
de  se  cramponner  à  la  queue  du  manteau  qui 
allait  l'enlever  de  terre.  Il  renonçait  pour 
longtemps,  pour  toujours  peut-être,  aux 
douces  causeries  avec  la  muse  de  sa  jeunesse 
et  de  son  cœur  ;  il  partait  pour  un  voyage 
lointain  et  hardi,  à  travers  les  routes  tor- 
tueusesdu  monde,  les  alcôves,  lesboudoirs,  les 
comptoirs,  les  estaminets  et  la  cour  d'assises. 
11  pouvait  ne  pas  revenir  de  ce  voyage. 

Il  n'en  est  pas  revenu,  en  effet. 

A  dater  de  cette  heure,  sa  littérature  est 
devenue  une  littérature  à  coups  de  pistolet, 
un  couteau  incessamment  plongé  et  remué 
dans  la  gorge  de  l'humanité,  une  perpétuelle 
cause  célèbre.  A  peine  si  de  temps  en  temps 


164  LES   RESSUSCITES 

il  lui  a  été  donné  de  se  ressouvenir,  comme 
dans  le  Lion  amoureux,  qu'il  y  avait  çà  et  là 
des  amours  chastes  dispersés  sur  la  terre,  des 
bouquets  séchés  à  des  corsages  de  seize  ans, 
des  rendez-vous  sous  les  tilleuls  enivrants 
des  avenues.  Le  diable  l'emportait  dans  une 
course  sans  frein,  haletante,  pleine  de  ricane- 
ments. Et  tous  les  deux  s'en  allaient  terribles, 
implacables,  tuer  des  hommes,  déshonorer  des 
femmes,  déchirer  des  voiles  et  des  parures, 
pour  le  seul  plaisir  de  philosopher  tranquille- 
ment, un  instant  après,  au  fond  d'un  ravin, 
ou  sur  un  sopha  taché  de  sang.  —  Pauvre 
Frédéric  Soulié  !  né  poëte,  mort  poète,  sans 
avoir  eu  son  heure  suprême  de  poésie  ! 

C'était  une  plume  vaillante,  un  esprit  éner- 
gique, un  talent  incontestable.  Son  nom  reste 
attaché  à  plus  de  cent  volumes;  roman, 
drame,  histoire,  opéra,  critique  même,  il  a 
tout  abordé,  il  a  touché  à  tous  les  rivages  de  la 
littérature.  Sans  avoir  la  loupe  microscopique 
de  Balzac,  la  touche  passionnée  de  George 
Sand,  la  verve  gasconne  d'Alexandre  Du- 
mas, il  a  glorieusement  conquis  une  place  à 
leur  côté.  Ceux-ci  avaient  l'esprit,  la  grâce,  la 
fantaisie,  l'amour,  la  passion;  lui  a  eu  la 


FRÉDÉRIC    S0DL1É  165 

force,  qui  lui  a  souvent  tenu  lieu  de  tout. 
Aussi,  quels  muscles  dans  ses  drames  !  C'est 
l'homme  des  colères  par  excellence,  des  haines 
vigoureuses,  des  violences!  —  Et  jusqu'à  :  Je 
vous  aime  !  tout  s'y  dit  brutalement.  Cette  bru- 
talité a  fait  deux  ou  trois  chefs-d'œuvre  :  Clo- 
tilde,  les  Mémoires  du  Diable  et  la  Closerie  des  Ge- 
nêts. 

Il  débuta  vers  1830,  comme  tout  le  monde, 
avec  des  drames  à  la  Shakspeare  et  deux  ou 
trois  romans  dans  le  goût  de  sir  Walter  Scott. 
On  lui  siffla  ses  drames,  comme  on  sifflait 
tous  les  drames  en  ce  temps-là.  «  C'est,  en  vé- 
rité, un  pitoyable  métier  que  celui  d'auteur 
dramatique,  s'écrie-t-il  dans  une  préface...  vous 
avez  égorgé  mon  drame  sans  le  connaître!...  » 
Pourtant,  il  ne  se  rebuta  pas,  parce  qu'il  avait 
la  force.  Le  Théâtre-Français  lui  fut  plus  heu- 
reux que  l'Odéon.  Il  fit  des  comédies  avec 
M.  Bossange,  avec  M.  Arnauld,  avec  M.  Ba- 
don  ;  il  fit  un  opéra-comique  avec  Monpou,  le 
pittoresque  musicien  qui  l'a  précédé  au  tom- 
beau ;  —  et  d'opéra  en  comédie,  de  comédie 
en  drame,  de  drame  en  roman,  il  commença 
peu  à  peu  à  s'appeler  Frédéric  Soulié. 

Alors,  il  se  remit  à  travailler  tout  seul,  Clo- 


166  LES  RESSUSCITES 

tilde  avait  donné  la  mesure  de  ce  talent  fou- 
gueux et  volontaire  ;  Diane  de  Chivry  en  révéla 
les  aspects  attendris.  Il  entra  en  maître  dans 
le  roman-feuilleton,  botté,  éperonné,  crava- 
ché, et  il  lança  à  fond  de  train  dans  les  jour- 
naux ses  histoires  altières  et  sauvages.  Pen- 
dant dix   ans  il  s'est   attaché   à   peindre    la 
société  sous  les  couleurs  les  plus  sombres  ; 
pendant  dix  ans  il  a  disputé  pied  à  pied  le 
premier  rang  où  il  s'est  placé  du  second  coup  ; 
pendant  dix  ans  il  a  tenu  en  échec  les  succès 
d'Eugène  Sue;  il  a  balancé  la  fécondité  de 
l'auteur  des  Mousquetaires;  il  a  fait  tête  aux 
nouveaux  venus  poussés  de  toutes  parts  et 
dressés  en  une  nuit  autour  des  réputations 
anciennes.  Rien  n'a  réussi  à  l'abattre,  nul  ne 
l'a  fait  pâlir.  Seulement,  quand  la  critique  a 
été  lasse  de  le  mordre  par  les  côtés  attaqua- 
bles de  ses  livres  et  de  ses  pièces,  il  s'est  re- 
tourné et  il  s'est  fait  critique  à  son  tour; 
critique  de  théâtre  et  de  roman;  rien  que 
pour  quelques  semaines,  —  histoire  de  rire, 
—  et  mal  en  a  pris  à  ses  détracteurs..  C'é- 
tait la  griffe  du  léopard  jouant   à  la  main 
chaude. 

Nous  ne  rappellerons  pas  tous  les  romans 


FRÉDÉRIC   SOULIÉ  167 

de  Frédéric  Soulié,  dont  il  est  réservé  à  l'a- 
venir de  faire  le  triage.  Plusieurs  ne  sont  que 
de  chaleureuses  improvisations.  Nous  nous 
contenterons  d'en  citer  trois  ou  quatre,  tels 
que  le  Maître  d'école,  brûlante  esquisse  révolu- 
tionnaire; les  Drames  inconnus,  qui  contiennent 
une  idée  immense,  et  la  Comtesse  de  Monrion, 
—  bonne  chose. 

C'est  plutôt  par  l'idée  que  par  la  forme,  et 
c'est  surtout  par  l'action,  parle  sentiment, 
par  la  véhémence  en  un  mot,  que  la  plupart 
des  œuvres  de  Frédéric  Soulié  resteront  vi- 
vantes dans  l'histoire  littéraire  du  xixe  siècle. 
Nous  le  répétons,  parce  que  là  est  le  côté  dis- 
tinctif  de  son  talent.  Chez  lui,  la  forme,  à 
proprement  parler,  ne  tient  le  plus  souvent 
qu'une  place  secondaire.  11  marche,  non  point 
pour  faire  admirer  la  grâce  de  sa  tournure  ou 
la  richesse  de  son  habit,  mais  pour  arriver 
tout  bonnement  au  but  qu'il  se  propose.  Ce 
n'est  point  un  auteur  petit-maître,  chaussé 
d'escarpins  à  talons  rouges,  qui  procède  par 
entrechats  et  par  cabrioles,  faisant  la  roue  et 
secouant  la  poudre  de  ses  cheveux  ;  c'est  un 
voyageur  en  souliers  ferrés,  avec  un  bâton 
ferré,  emporté  sur  un  chemin  ferré.  S'il  reii- 


168  LES   RESSUSCITES 

contre  en  route  une  bonne  fortune  de  style,  il 
la  saisit  par  la  fenêtre  du  wagon,  mais  il  ne  la 
guettera  point;  ou  si,  dans  l'intervalle  d'une 
station,  il  s'arrête  à  piper  des  mots  en  l'air, 
ce  sera  alors  quelque  grosse  excentricité, 
comme  «  une  voix  éperonnée  de  sourires 
moqueurs  ;  »  mais*  ces  curiosités  sont  rares 
chez  lui,  et  il  faut  vraiment  qu'il  n'ait  rien  de 
mieux  à  faire  pour  s'amuser  à  guillocher  des 
phrases. 

Au  théâtre,  son  succès  est  peut-être  moins 
net,  moins  franc,  moins  décidé.  Longtemps 
il  a  cherché  sa  route  à  travers  la  tragédie,  la 
comédie  et  le  drame  ;  souvent  on  dirait  qu'il m 
se  sent  à  l'étroit  sur  les  planches  :  il  est  sac- 
cadé, contraint  :  il  ose  trop  et  n'ose  pas  assez. 
Le  Proscrit  et  Gaétan,  quoique  renfermant  des 
scènes  d'une  beauté  réelle,  sont  peut-être  in- 
dignes de  l'homme  qui  a  écrit  Clolilde.  Dans 
ses  derniers  temps  il  avait  installé  son  drame 
en  plein  boulevard.  Son  drame  s'appela  dès 
lors  Y  Ouvrier,  les  Étudiants,  la  Closerie,  et  devint 
le  drame  du  peuple.  11  dit  adieu  aux  grandes 
dames  de  la  comédie,  comme  il  avait  déjà  dit 
adieu  aux  grandes  dames  du  roman  ;  il  prit 
ses  héros  et  ses  héroïnes  dans  la  rue,  dans  la 


FRÉDÉRIC   SOULIÉ  109 

mansarde,  un  peu  partout  ;  il  ne  s'inquiéta 
pas  s'ils  étaient  bien  ou  mal  vêtus,  bien  ou 
mal  nourris.  Il  copia  ses  ouvriers  comme  Mu- 
rillo  copiait  ses  mendiants,  avec  la  même 
fierté  dans  le  réalisme.  —  Sa  dernière  œuvre 
indiquait  un  acheminement  à  la  véritable 
poésie,  simple  et  forte,  à  la  poésie  du  cœur. 

Frédéric  Soulié  est   mort  à  quarante-sept 
ans. 


10 


HENRY   MURGER 


Henry  Murger  est  mort  le  28  janvier  1861 , 
à  dix  heures  moins  un  quart  du  soir,  dans  la 
nouvelle  maison  Dubois,  au  faubourg  Saint- 
Denis.  11  est  mort  d'une  mort  horrible,  bar- 
bare, injuste.  Une  de  ces  affections  charbon- 
neuses qui  ne  pardonnent  pas,  ou  qui  ne 
retardentleurs  effets  que  de  complicité  avec  les 
plus  monstrueuses  souffrances,  a  dévoré  en 
quelques  jours  ce  corps  qu'animaient  une  âme 
exquise  et  un  esprit  élevé.  Henry  Murger  n'a- 
vait pas  trente-neuf  ans.  On  a  voulu  ratta- 
cher sa  mort  aux  privations  premières  de  sa 
jeunesse,  en  faire  la  conséquence  d'une  exis- 
tence trop  disputée  pour  n'avoir  pas  été  at- 
teinte jusque   dans  ses   sources  profondes  ; 


172  LES  RESSUSCITES 

mais  les  médecins  ne  nous  ont  pas  tenu  ce 
langage.  Ils  n'ont  vu  dans  le  coup  de  foudre 
qui  Ta  renversé  qu'un  accident  en  dehors  de 
toutes  les  prévisions,  qu'une  calamité  indé- 
pendante des  calamités  du  passé.  Ceux  qui 
cherchent  absolument  une  logique  au  trépas, 
n'avaient  sans  doute  pas  rencontré  Henry 
Murger  [dans  ses  dernières  années  :  sa  car- 
rière rendue  désormais  facile ,  son  séjour 
constant  à  la  campagne,  ses  affections  grou- 
pées autour  de  lui,  tout  avait  contribué  à 
effacer  les  traces  d'un  noviciat  littéraire  qui 
compta  parmi  les  plus  pénibles  ;  l'aurore 
d'une  seconde  jeunesse  s'annonçait  même 
en  lui  par  une  légère  pointe  d'embonpoint. 
Fait  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  ac- 
cueilli dans  les  salons  où  l'on  fête  encore 
l'esprit,  hautement  estimé  de  tous  les  lettrés, 
vivement  goûté  du  public,  l'auteur  du  Dernier 
Rendez-vous  était  sur  la  route  de  l'Académie, 
lorsqu'une  erreur  brutale  de  la  maladie  l'a 
jeté  tout  à  coup  sur  le  lit  de  la  Maison  mu- 
nicipale de  santé  ! 

La  biographie  d'Henry  Murger  comporte 
peu  de  développements.  Je  lui  ai  entendu 
dire  que  sa  famille  était  originaire  de  Savoie. 


HENRY  MURGER  173 

Il  est  né  à  Paris  ;  il  y  fit  des  études  assez  hâ- 
tives, mais  d'où  la  latinité  ne  fat  pas  exclue. 
On  le  plaça  dans  une  étude,  comme  Scribe, 
comme  Henry  Monnier,  comme  Balzac;  il  y 
resta  assez  de  temps  pour  prendre  en  horreur 
le  papier  timbré.  Une  place  de  secrétaire  chez 
un  grand  seigneur  russe  lui  fut  offerte  :  il  l'ac- 
cepta. Hantant  le  quartier  Latin,  qui  était  alors 
un  Paris  dans  Paris,  il  s'y  lia  avec  une  bande  de 
jeunes  gens  qui ,  depuis ,  se  sont  tous  créé 
d'importantes  positions  :  —  avec  M.  Auguste 
Vitu,  aujourd'hui   l'un   des  principaux  jour- 
nalistes politiques;  avec  M.  Ghampfleury,  le 
romancier  si  discuté  et   si   populaire;    avec 
M.  Fauchery,  l'ex-correspondant-voyageur  du 
Moniteur;  avec  MM.    Théodore    de   Banville, 
d'Héricault ,   Charles    Baudelaire  ,    Barbara  , 
Gustave  Courbet,  Bonvin,  Armand  Barthet, 
et  tant  d'autres. 

La  publication  périodique  des  Scènes  de  la 
Bohème,  dans  le  journal  le  Corsaire,  le  mit  en 
lumière  pour  la  première  fois.  On  ne  publie 
pas  impunément  ta  Paris  une  vingtaine  de 
nouvelles  pleines  de  sentiment,  d'originalité 
et  d'esprit.  Un  éditeur  à  ses  débuts,  M.  Michel 
Lévy,  s'empressa  de  les  réunir  en  volume  ;  un 

10. 


17-1  LES   RESSUSCITES 

vaudevilliste,  dont  quelques  succès  avaient 
consacré  le  nom,  M.  Barrière,  offrit  de  les 
grouper  en  une  pièce  en  cinq  actes.  On  se 
rappelle  la  réussite  sympathique  de  la  Vie  de 
Bohème.  Du  jour  au  lendemain,  Henry  Murger 
se  vit  l'objet  des  sollicitations  des  directeurs 
de  théâtre  et  des  directeurs  de  journaux;  — 
il  opta  en  faveur  de  ces  derniers  ;  ce  fut  un 
tort  au  point  de  vue  de  ses  intérêts  matériels. 
M.  Buloz,  le  propriétaire  de  la  Revue  des  Deux 
Mondes,  prenant  ses  rédacteurs  partout  où  il 
les  trouvait,  dans  les  chancelleries  comme 
dans  les  coulisses,  prit  Henry  Murger  au 
théâtre  des  Variétés,  et  il  lui  fît  monter  ce 
petit  escalier  de  la  rue  Saint-Benoît,  qu'ont 
monté  la  plupart  des  illustrations  de  notre 
époque.  Je  ne  sais  si  cette  rencontre  fut  un 
bien  pour  Murger  ;  je  crois  cependant  que 
la  Revue  des  Deux  Mondes  a  étouffé  en  lui  la 
note  joyeuse  au  profit  de  la  note  mélanco- 
lique ,  et  rien  au  monde  ne  m'empêchera 
de  regretter  le  développement  de  la  pre- 
mière, qui  me  semblait  la  plus  riche  et  la  plus 
variée. 

Lié  par  un  traité  presque  exclusif  à  ce  re- 
cueil, le  premier  par  les  traditions,    et  où 


HENRY  MURGER  175 

chaque  nouveau  venu  est  involontairement 
amené  à  laisser  quelques  pans  de  sa  person- 
nalité, Murger  y  publia,  pendant  une  période 
de  sept  ou  huit  années,  ces  romans  dont  les 
titres  rappellent  aux  lecteurs  tant  d'heures 
délicieuses  :  Claude  et  Marianne  (devenue  en 
librairie  le  Pays  latin),  les  Buveurs  cVeàu,  Adeline 
Protat,  les  Vacances  de  Camille,  le  Dernier  Rendez- 
vous.  Cette  dernière  œuvre,  qui  n'a  peut-être 
pas  plus  de  cent  pages,  est  une  des  choses  les 
plus  réussies  et  les  plus  fermement  écrites  qui 
soient  sorties  de  sa  plume.  —  Il  est  à  remar- 
quer, à  ce  propos,  que  la  Revue  des  Deux  Mondes, 
que  tant  d'abonnés  prosternés  dans  la  pous- 
sière s'accoutument  à  regarder  comme  l'arche 
sainte  du  rigorisme  et  du  cant,  doit  particu- 
lièrement son  lustre  et  son  succès  à  ces  écri- 
vains, qualifiés  poliment  d'excentriques  par 
le  monde,  et  qui  se  sont  appelés  tour  à  tour  : 
Alfred  de  Musset,  Gustave  Planche,  kGérard 
de  Nerval,  Henry  Murger. 

C'est  peut-être  là  un  fait  significatif.  Ces 
quatre  talents,  ces  quatre  personnalités,  ces 
quatre  destinées,  ayant  vécu  et  succombé  dans 
le  même  milieu,  ont  un  air  de  parenté  qu'on 
ne  méconnaîtra  pas.  Tous  les  quatre,  obéis- 


176  LES   RESSUSCITES 

sant  à  des  tempéraments  exceptionnels,  as- 
sujettis à  des  nécessités  intimes,  et  cepen- 
dant avides  d'indépendance,  avaient  peut-être 
droit  à  une  place  à  part  dans  notre  société, 
place  que  leur  méritaient  à  la  fois  leur  cons- 
cience dans  le  travail,  leur  discrétion  dans  la 
pauvreté,  leur  noblesse  dans  la  souffrance.  — 
A  un  talent  exceptionnel  ne  faut-il  pas  un 
salaire  exceptionnel?  —  Je  voudrais  m'expli- 
quer  davantage,  et  je  n'ose.  Pourtant,  il  est 
utile  que  le  public  apprenne  ce  que  coûtent 
les  œuvres  durables. 

Henry  Murger  avait  le  travail  très-difficile  ; 
il  ne  produisait  guère  que  la  valeur  d'un 
roman  par  an.  Le  produit  de  ce  roman,  tamisé 
par  le  journal  et  par  la  librairie,  rendait  un 
millier  d'écus  tout  au  plus.  Si  l'on  ajoute  une 
rente  d'une  moyenne  de  trois  cents  francs  pour 
les  droits  en  province  de  la  Vie  de  Bohème  et  du 
Bonhomme  Jadis,  quelques  regains  inattendus, 
les  bonnes  fortunes  du  petit  journalisme,  on 
arrivera  aux  appointements  d'un;  teneur  de 
livres  ;  mais  on  ne  les  dépassera  pas.  Inégale- 
ment répartis,  c'est-à-dire  à  des  intervalles 
trop  fréquents  ou  trop  éloignés,  ces  quatre 
mille  francs  pouvaient-ils  apporter  une  régu- 


HENRY  MURGER  1T7 

larité  bien  grande  dans  une  existence  déjà 
acquise  à  la  poésie  et  aux  entraînements  du 
cœur?  —  Les  besoins  d'un  écrivain  [ne  sont 
pas  ceux  du  premier  venu  :  il  ne  lui  faut  pas 
seulement  du  pain  et  un  logement  ;  le  loisir, 
les  voyages,  les  roses,  les  réunions  lui  sont 
indispensables.  —  Tout  compte  vu,  on  devrait 
interdire  l'exercice  de  la  littérature  à  ceux 
qui,  comme  Henry  Murger,  n'ont  ni  famille 
ni  moyens  d'existence.  Ce  serait  plus  vite  fait, 
et  il  n'y  aurait  sur  leur  tombe  ni  lamentations 
ni  malédictions. 

Le  gouvernement  de  l'Empereur  avait  en- 
trevu ce  problème  :  une  pension  avait  été  ré- 
cemment accordée  à  Henry  Murger.  Il  n'en  a 
touché  que  le  premier  trimestre. 

Je  suis  ramené  malgré  moi  [à  cette  mort, 
dont  les  épisodes  sont  sans  exemple  dans 
nos  rangs  littéraires.  Tout  à  coup  Murger 
sentit,  au  milieu  de  la  nuit,  comme  un  coup 
de  fouet  dans  la  jambe  gauche  ;  il  crut  à 
un  rhumatisme ,  à  une  attaque  de  goutte  ; 
le  docteur  Piogey,  appelé,  constata  une  arté- 
rite  ,  qui  devait  rapidement  déterminer  la 
mortification  du  membre.  Les  consultations 
se  précipitèrent,  à  Tinsu  du  patient,  dont  Tin- 


178  LES  RESSUSCITES 

quiétude  n'était  que  vague  encore.  Mais  déjà 
l'effroi  s'était  répandu  dans  Paris,  etles  amis  de 
l'écrivain  accouraient  à  son  domicile.  Le  mal 
empirait  chaque  jour;  l'heure  arriva  où  l'impor- 
tance et  la  multiplicité  des  soins  nécessitèrent 
le  transport  dans  une  maison  de  santé.  C'était 
un  samedi  matin. —  En  rentrant,  navré,  je  pris 
et  feuilletai  le  volume  des  Scènes  de  la  Bohème;  je 
tombai  sur  le  chapitre  de  la  mort  de  Mimi. 
Hélas  !  ce  n'était  plus  de  la  mort  de  Mimi  qu'il 
s'agissait  alors,  mais  bien  de  celle  de  Rodol- 
phe !  Je  relus  ce  passage  si  touchant  et  si  vrai, 
en  substituant  malgré  moi  le  nom  de  l'amant 
à  l'amante,  le  nom  du  poëte  à  celui  de  l'ou- 
vrière. Et  l'impression  n'en  était  pas  moins 
déchirante.  Jugez  plutôt: 

«  —  Mon  amie,  le  médecin  a  raison;  — vous 
ne  pourriez  pas  me  soigner  ici.  A  l'hospice  on 
me  guérira  peut-être  ;  il  faut  m'y  conduire. 
-  Ah  1  vois-tu,  j'ai  tant  envie  de  vivre  à  pré- 
sent, que  je  consentirais  à  finir  mes  jours  une 
main  dans  le  feu,  et  l'autre  dans  la  tienne.  — 
D'ailleurs,  tu  viendras  me  voir.  —  11  ne  fau- 
dra pas  te  faire  de  chagrin  ;  je  serai  bien  soi- 
gné. On  donne  du  poulet  à  l'hôpital,  et  on  fait 


HENRY  MUR GER  179 

du  feu.  —  J'ai  beaucoup  d'espérance  mainte- 
nant. J'ai  déjà  été  malade  comme  ça,  dans  le 
temps,  quand  je  ne  te  connaissais  pas;  on 
m'a  sauvé.  Pourtant,  je  n'étais  pas  heureux 
dans  ce  temps-là,  j'aurais  bien  dû  mourir.  — 
Maintenant  que  nous  pouvons  être  heureux, 
on  me  sauvera  encore,  car  je  me  défendrai  jo- 
liment contre  la  maladie.  Je  boirai  toutes  les 
mauvaises  choses  qu'on  me  donnera,  —  et  si 
la  mort  me  prend,  ce  sera  de  force.  » 

Elle  Ta  pris  de  force,  en  effet. 

Dès  son  entrée  à  la  maison  Dubois,  les  mé- 
decins le  condamnèrent  d'un  hochement  de 
tête  unanime.  Le  mal  faisait,  de  minute  en 
minute,  d'épouvantables  progrès.  Le  diman- 
che et  le  lundi,  ce  fut  un  véritable  pèlerinage 
à  la  maison  du  faubourg  Saint-Denis.  Peu  de 
personnages,  même  entre  les  plus  marquants, 
ont  vu  à  leur  chevet  autant  de  fronts  doulou- 
reusement penchés,  autant  de  regards  débor- 
dant de  larmes.  11  fallait  pourtant  se  contenir, 
et  c'était  le  plus  difficile,  car  Murger  interro- 
geait chacun  d'une  prunelle  dilatée  et  curieuse; 
il  avait  l'espérance  de  guérir,  et  cette  espé- 
rance il  Ta  gardée  jusqu'à  la  fin.  —  Des  repré- 


180  LES   RESSUSCITES 

sentants  du  ministère  d'État,  du  ministère  de 
l'instruction  publique,  de  la  Société  des  gens 
de  lettres,  se  succédaient  à  chaque  instant  ;  le 
corridor   de  sa  chambre   était  encombré  de 
tous  les  amis  de  sa  jeunesse,  —  et  aussi  d'amis 
plus  récents  qui,  dans  cette  triste  circonstance, 
ont  bien  mérité  des  lettres  et  de  l'humanité 
par  un  dévouement  qui  n'a  reculé  devant  au- 
cune abnégation,  devant  aucune  fatigue.  Cer- 
tes, un  homme  qui  s'en  va  ainsi  entouré  peut 
être  proclamé  un  bon  cœur  et  un  esprit  d'élite  ; 
depuis  Béranger,  on  n'avait  pas  vu  un  pareil 
essor  vers  un  agonisant.  Dieu  a  brisé  trop  tôt 
la  plume  entre  ses  mains.  Jamais  plume,  ce- 
pendant, ne  fut  au  service  d'une  conviction 
plus  honnête,  plus  attendrie.  Il  n'a  blessé  dans 
sa  vie  ni  un  homme  ni  un  principe.  Il  a  cons- 
tamment refusé  de  toucher  à  l'arme  dange- 
reuse de  la  critique.  Il  tombe  dans  sa  pureté 
et  dans  sa  liberté. 

Voici  une  lettre  inédite  d'Henry  Murger, 
écrite  peu  de  mois  avant  sa  mort  : 


HENRY   MCRGER  181 


«  A  Monsieur  A,  G.,  rue  Mont  y on,  19, 
à  Paris. 


»  Moucher  Monsieur, 

»  Je  n'ai  jamais  eu  l'intention  de  vous  dire 
que  vous  n'aviez  pas  de  cœur,  car  j'aurais  cru 
alors  vous  faire  une  véritable  offense.  Dans  la- 
conversation  que  vous  me  rappelez,  j'ai  voulu 
seulement  vous  exprimerle  regret  que  j'éprou- 
vais de  vous  voir  employer  le  remarquable 
instrument  lyrique  que  vous  possédez  à  la 
glorification  exclusive  delà  matière  et  à  l'apo- 
théose trop  fréquemment  répétée  de  la  Vénus 
bête,    selon    l'heureuse    expression    de  Léon 
Gozlan.  Cette  divinité  est  déjà  suffisamment 
idolâtrée  par  la  jeunesse  moderne,  et  elle  n'a 
pas  besoin  de  l'hommage  des  poètes,  ou  de 
ceux  qui  veulent  le  devenir,  pour  attirer  des 
adorateurs.  Avec  une  familiarité  autorisée  par 
la  sympathie  que  vous  m'avez  inspirée,  je 
vous  ai  dit  que  vous  aviez  besoin  de  vivre.  Je 
vous  le  dis  encore,  et  je  pense  que  vos  amis, 

s'ils  le  sont  véritablement,   vous  le  diront 

il 


132  LES  RESSUSCITES 

comme  moi.  Je  n'ai  ni  l'intention  ni  la  préten- 
tion de  vous  rédiger  un  programme  littéraire, 
mais  je  vous  ferai  remarquer  que  l'école  à  la- 
quelle vous  appartenez  compte  parmi  ses 
membres  des  gens  d'un  grand  talent,  et  que 
leurs  œuvres  les  meilleures  datent  de  l'époque 
où  ils  ont  commencé  à  comprendre  que  toute 
] 'humanité  n'était  pas  contenue  dans  le  torse 
de  la  Vénus  de  Milo  ou  dans  un  entrechat  de 
Colombine.  Croyez-le  bien,  mon  cher  mon- 
sieur, il  y  a  autre  chose  ;  positivement  il  y  a 
autre  chose. 

»  Vous  me  dites,  à  ce  que  je  comprends, 
que  vous  avez  essayé  de  vivre,  et  qu'il  est 
résulté  de  votre  tentative  une  petite  comédie 
à  propos  de  laquelle  vous  voulez  avoir  mon 
opinion.  Le  ton  léger  avec  lequel  vous  parlez 
de  votre  expérience  semble  indiquer  que  cette 
première  expérience  d'existence  ne  vous  a  pas 
été  bien  pénible.  Tant  mieux  pour  l'homme 
et  tant  pis  pour  le  poète.  Mais  peut-être  avez- 
vous  confondu  faire  la  vie  avec  vivre,  deux  cho. 
ses  bien  différentes,  cher  monsieur,  puisqu'il 
y  en  a  une  que  l'on  fait  soi-même,  tandis  que 
c'est  l'autre  qui  vous  fait. 
»  Je  serai  à  votre  disposition  vendredi  ou 


HENRY    MURGER  13 

dimanche,  de  quatre  à  six  heures  du  soir,  11 , 
rue  Véron,  à  Montmartre. 
»  Mille  sympathies. 

»  Henry  Murger. 
»  P.-S.  —  Ne  prodiguez  pas  mon  adresse.  » 

Que  de  charme  et  que  de  raison  dans  ces 
simples  lignes  I  A  mesure  qu'il  s'approchait 
de  la  mort,  le  pauvre  auteur  des  Vacances  de 
Camille  s'approchait  de  la  vérité. 

Je  ne  crois  pas  que  cette  lettre  ait  été  en- 
voyée au  destinataire.  Elle  ne  porte  pas  de 
timbre  de  poste.  Après  l'avoir  écrite,  Murger 
l'aura  oubliée  sur  un  coin  de  sa  table,  ou  bien 
il  se  sera  dit  : 
—  A  quoi  bon? 


GERARD    DE    NERVAL 


Je  suis  heureux  que  ce  livre  me  fournisse 
l'occasion  de  rassembler  quelques  notes  sur 
un  homme  dont  j'aimais  le  cœur  autant  que 
le  talent,  et  cà  côté  de  qui  j'ai  vécu  pendant 
une  huitaine  d'années,  rapprochés  que  nous 
étions  par  une  certaine  conformité  d'humeur 
et  quelquefois  aussi  par  les  mêmes  études. 
Jusqu'à  présent,  mû  par  un  sentiment  de  dou- 
loureuse discrétion ,  j'avais  fait  taire  mes 
souvenirs  ;  aujourd'hui  il  m'est  permis  de  les 
évoquer,  de  les  grouper.  Les  cendres  sont 
refroidies,  la  psychologie  réclame  ses  droits. 


1SG  LES  RESSUSCITES. 

C'est  en  1846,  dans  les  bureaux  de  l'Artiste, 
que  je  connus  Gérard  de  Nerval.  Il  y  avait 
quelques  mois  seulement  que  je  venais  d'arri- 
ver à  Paris.  Ce  nom  élégant,  ces  œuvres  déli- 
cates, cette  folie  même  dont  un  feuilleton  de 
Janin  m'avait  apporté  l'écho  jusqu'au  fond  de 
la  province,  tout  cela  m'annonçait  quelque 
jeune  cavalier  mystérieux  et  pâle.  11  me  fallut 
rabattre  un  peu  de  mon  idéal,  ou  du  moins  le 
modifier.  Gérard  de  Nerval,  modeste  jusqu'à 
l'humilité,  vêtu  d'une  redingote  longue  et  à 
petits   boutons,  la  vue   basse,    les    cheveux 
rares,  me  rappelait  assez  les  professeurs  des 
collèges   départementaux.    Plus  tard  seule- 
ment je  me  rendis  compte  de  ce  mélange  de 
finesse  et  de  bonté  qui  était  le  caractère  domi- 
nant  de  sa  physionomie,  et  qui  était  aussi  le 
caractère   de   son  talent.    Jeune  homme,  il 
avait  été  charmant,  me  dit-on  ;  ses  cheveux 
blonds  bouclaient. 

Avec  ce  respect  traditionnel  des  débutants 
pour  les  célébrités  et  même  pour  les  demi- 
célébrités,  j'étudiai  pendant  quelque  temps 
Gérard  de  Nerval  sans  oser  lui  adresser  la 
parole.  Enfin  un  jour,  sa  timidité  enhardis- 
sant la  mienne,  —  il  n'y  avait  que  nous  deux 


GÉRARD   DE   NERVAL  187 

dans  le  salon  du  journal,  —  j'eus  l'audace  de 
l'inviter  à  dîner.  Nous  allâmes  au  restaurant. 
Je  ne  me  lassai  pas  de  l'entendre;  il  aimait  à 
causer,  mais  à  ses  heures  et  à  ses  aises;  un 
peu  prolixe,  amoureux  des  détails  infinitési- 
maux, il  avait  dans  la  voix  une  lenteur  et  un 
chant  auxquels  on  se  laissait  agréablement 
accoutumer. 

Après  le  dîner,  —  qui  avait  été  très-ordi- 
naire, —  Gérard  me  prit  sous  le  bras,  et  je 
commençai  avec  lui,  dans  Paris,  une  de  ces 
promenades  qu'il  affectionnait  tant.  Il  me  fit 
faire  une  lieue  pour  aller  boire  de  la  bière 
sous  une  tonnelle  de  la  barrière  du  Trône, 
m' affirmant  que  ce  ri  était  que  là  qu'on  en  buvait 
de  bonne.  Elle  était  servie  dans  des  cruchons 
particuliers  et  apportée  par  deux  demoiselles 
dont  les  cheveux  abondants  et  roux  faisaient 
l'admiration  de  Gérard  de  Nerval.  Admira- 
tion toute  paisible  et  extatique.  —  En  reve- 
nant, il  voulut  que  nous  abrégeassions  le 
chemin  par  une  station  au  Petit  Pot  de  la  Porte 
Saint-Martin,  où  l'on  prend  des  raisins  de 
Malaga  confits  dans  le  sucre  et  l'alcool.  Il 
mettait  un  amour-propre  enfantin  et  une 
ardeur  très-grande  à  la  recherche  de  ces  spé- 


US8  LES  RESSUSCITES 

cialités  parisiennes;  il  savait  où  Ton  débite  la 
meilleure  eau- de-vie  de  Dantzick,  où  l'on 
vend  au  verre  la  blanquette  de  Limoux.  Cet 
épicier  qui  est  à  côté  de  la  Comédie-Française, 
au  coin  de  la  rue  Montpensier,  tient  toujours 
chaud  un  excellent  punch  au  thé.  On  ne  peut 
savourer  de  délicieux  chocolat  qu'au  carreau 
des  halles,  à  deux  heures  du  matin,  dans  un 
café  où  dorment  des  maraîchers  et  des 
paysannes  encapuchonnées.  —  Ainsi  me  disait 
Gérard  de  Nerval. 

Ce  n'était  cependant  pas  un  buveur,  surtout 
dans  l'acception  brutale  du  mot.  Il  entrait 
beaucoup  plus  de  littérature  que  d'autre 
chose  dans  cet  amour  du  cabaret  et  des 
mœurs  de  la  rue.  C'était  l'influence  d'Hoff- 
mann, le  ressouvenir  des  Porcherons,  la  lec- 
ture de  Rétif  de  la  Bretonne.  Comme  tous  les 
promoteurs  delà  Renaissance  de  1830,  Gérard 
de  Nerval  voyait  avec  les  yeux  des  peintres; 
il  aimait  les  intérieurs  populaires  pour  leurs 
couleurs  étranges  et  leur  énergique  harmonie. 
C'était  Jean  Steen. 

En  ce  temps-là,  Gérard  de  Nerval  travaillait 
beaucoup.  Il  revenait  d'Orient,  il  écrivait  son 
voyage;    il    rendait   compte   des   premières 


GÉRARD   DE   NERVAL  189 

représentations  dans  l'Artiste,  et  parfois  il 
remplaçait  Théophile  Gautier  à  la  Presse.  Je 
me  souviens  d'un  très-joli  et  très-savant 
feuilleton,  signé  de  lui,  sur  les  Indiens  O-jib- 
be-was,  et  dans  lequel  il  développait  le  sys- 
tème de  Joseph  de  Maistre,  qui  veut  que  les 
sauvages  ne  soient  nullement  des  hommes 
primitifs,  mais  au  contraire  les  représentants 
d'une  civilisation  dégradée  etabolie.  C'étaient 
de  telles  questions  qui  séduisaient  Gérard  de 
Nerval. 

Je  puis  affirmer  qu'il  était  alors  parfaite- 
ment sain  d'esprit,  heureux  de  vivre  et 
d'exercer  sa  profession,  qu'il  aimait  par- 
dessus tout.  C'est  à  cette  époque,  M.  de  Ré- 
musat  étant  au  ministère,  qu'il  fut  question 
de  lui  pour  la  croix  d'honneur.  Gérard  n'y 
avait  jamais  pensé,  il  fut  embarrassé  et  de- 
manda à  réfléchir; il  se  dit  que  le  ruban  allait 
l'entraîner  dans  des  frais  de  costume,  l'obliger 
à  restreindre  ses  pérégrinations  nocturnes.  Je 
crois  aussi  qu'il  se  regardait  un  peu  comme 
républicain.  L'affaire  en  resta  là. 

La  Révolution  de    1848  ne  le   surprit  pas, 

mais  elle  le  trouva  sans  argent.    Au  mois  de 

juillet,  Alphonse  Karr  fonda  le  Journal;  il  y 

11. 


190  LES   RESSUSCITES 

appela  Gérard  de  Nerval,  qui  fut  investi  des 
fonctions  de  secrétaire  de  la  rédaction.  Le 
Journal  se  vendait  un  sou;  il  ne  dura  guère.. 
—  Gérard  se  retourna  vers  le  Jhéâtre;  il 
signa  du  pseudonyme  de  Bosquillon  une 
parade  représentée  à  l'Odéon,  la  Nuit  blanche. 
C'était  un  tableau  de  la  cour  de  l'empereur 
Soulouque;  on  y  voyait  paraître  un  Basile 
tout  blanc.  Longtemps  retardée  par  des 
obstacles  de  plusieurs  natures,  et  défendue 
après  quelques  représentations,  la  Nuit  blanche 
n'était  qu'un  fragment  d'una  grande  revue 
embrassant  les  cinq  parties  du  monde,  et 
commandée  par  le  directeur  de  l'Odéon  à 
Gérard  de  Nerval,  Méry  et  Paul  Bocage.  La 
pièce  avait  été  faite,  refaite,  abandonnée. 
Bref,  on  n'en  avait  sauvé  que  l'acte  delà  cour 
d'Haïti,  —  où,  par  parenthèse,  Lambert 
Thiboust,  alors  comédien,  jouait  un  bout  de 
rôle  avec  infiniment  de  verve. 

Gérard  de  Nerval  demeurait  au  coin  de  la 
rue  Saint-Thomas-du-Louvre,  dans  une  mai- 
son habitée  par  les  demoiselles  Brohan.  Il 
avait  le  spectacle  de  la  place  du  Musée, 
occupée,  comme  on  se  le  rappelle,  par  des 
brocanteurs    et    des    marchands    d'oiseaux. 


GÉRARD   DE   NERVAL  191 

Combien  Gérard  devait  se  plaire  dans  un 
pareil  lieu  !  Tous  les  matins  il  descendait  sur 
la  place  et  y  passait  des  heures  entières;  il 
s'était  pris  surtout  d'un  véritable  attachement 
pour  un  remarquable  kakatoès;  plein  de  gran- 
desse  et  d'éclat,  attaché  par  une  chaîne  de 
cuivre  à  son  juchoir.  Au  milieu  du  groupe  de 
militaires  et  d'enfants  -^qui  ne  cessaient  de 
l'environner,  ce  kakatoès  gardait  la  gravité 
d'un  magistrat  irréprochable  ;  mais  faisait-on 
mine  de  l'agacer,  il  se  hérissait,  poussait  un 
cri  aigre,  battait  des  ailes,  et  roulait  sa  lan- 
gue épaisse  dans  son  bec  entr'ouvert.  Il  n'était 
accessible  que  pour  Gérard  de  Nerval  qui, 
rempli  de  façons  aimables  et  d'attentions  dé- 
licates, ne  manquait  jamais  de  venir  chaque 
matin  partager  avec  lui  une  demi-livre  de 
cerises  qu'il  apportait  dans  son  mouchoir. 
Quand  les  cerises  étaient  mangées,  le  kaka- 
toès, pour  manifester  sa  reconnaissance,  se 
suspendait  par  le  bec  à  l'un  des  bâtons  et  se 
balançait  longtemps  dans  cette  posture  acro- 
batique, ou  bien  il  mordillait  le  doigt  de 
Gérard,  ou  il  posait  la  patte  sur  son  collet 
d'habit.  Heureux  kakatoès!  heureux  Gérard! 
Cette  félicité  innocente  eut  cependant  une 


192  LES   RESSUSCITES 

fin,  comme  toutes  les  félicités.  Un  matin,  Gé- 
rard de  Nerval,  arrivant  avec  ses  cerises,  ne 
trouva  plus  le  kakatoès  ;  il  apprit  qu'un  étran- 
ger l'avait  acheté  très-cher.  Cette  nouvelle  le 
pétrifia  :  il  s'était  habitué  à  considérer  l'oi- 
seau comme  son  bien,  comme  sa  propriété; 
il  ne  pouvait  concevoir  qu'on  l'en  eût  séparé. 

—  Que  ne  l'achetiez-vous?  lui  dit  le  mar- 
chand. 

—  Ah  !  répondit  Gérard,  cela  n'aurait  plus 
été  la  même  chose  ! 

Fouillant  une  fois  dans  mon  humble  biblio- 
thèque, Gérard  poussa  un  cri  de  joie.  Il  ve- 
nait de  s'emparer  d'un  livre  intitulé  :  Les 
Aventures  du  docteur  Faust  et  sa  descente  aux  En- 
fers, traduction  de  l'allemand,  avec  figures.  Il 
y  avait  plus  de  trente  ans  que  Gérard  de 
Nerval  cherchait  ce  livre  ;  c'était  pour  lui  un 
souvenir  et  un  désir  d'enfance.  La  première 
fois  qu'il  l'avait  vu,  c'était  sur  les  rayons  en 
plein  air  d'un  étalagiste  du  boulevard  Beau- 
marchais ;  les  figures  l'avaient  attiré  par  leur 
étrangeté  :  l'une  d'elles  représentait  un  Lé- 
viathan  énorme,  les  cheveux  chassés  par  le 
vent,  les  yeux  et  la  bouche  vomissant  des 
flammes,  habillé  du  reste    comme  un  bour- 


GÉRARD   DE  NERVAL  193 

geois,  c'est-à-dire  en  justaucorps  et  en  culotte 
courte,  chaussé  de  gros  souliers.  Ce  Léviathan 
tenait  du  bout  des  doigts,  entre  l'index  et  le 
pouce,  la  dépouille  humaine  de  Faust,  ployé 
en  deux,  mort.  —  Gérard  de  Nerval,  alors  éco- 
lier, avait  marchandé  le  livre  ;  mais  le  bouqui- 
niste, petit  vieillard  aussi  étrange  que  son  li- 
vre, avait  demandé  un  prix  exorbitant,  quinze 
ou  vingt  francs,  je  crois.  Gérard  s'étonna  et 
soupira,  comprenant  qu'il  devait  y  renoncer. 
Mais  la  fatalité  le  ramenait  presque  tous  les 
jours  devant  ce  Faust  inconnu  ;  il  en  avait  lu 
quelques  pages,  il  voulait  lire  tout.  Le  bou- 
quiniste inquiet  mit  le  livre  dans  une  vitrine 
qui  fermait  à  clef.  Alors  Gérard  se  détermina 
à  amasser  sur  ses  économies  la  somme  indis- 
pensable ;  mais  lorsqu'au  bout  de  quinze  jours 
il  reprit  le  chemin  du  boulevard  Beaumar- 
chais, l'étalage  et  l'étalagiste  avaient  disparu. 
Il  repassa  le  lendemain,  même  absence.  Il 
s'informa  de  la  demeure  du  vieux  libraire,  on 
l'envoya  à  la  rotonde  du  Temple  ;  là,  après 
avoir  visité  plusieurs  galetas,  il  finit  par  ap- 
prendre que  le  bouquiniste  était  mort  subite- 
ment; les  livres  avaient  été  envoyés  à  l'hôtel 
Bullion  et  vendus  par  lots. 


194  LES   RESSUSCITES 

Depuis  lors,  Gérard  de  Nerval  n'avait  ja- 
mais complètement  oublié  les  Aventures  du  doc- 
leur  Faust  et  le  Léviathan  en  pourpoint  alle- 
mand ;  parmi  les  nombreux  Faust  qui  ont 
précédé  et  suivi  le  type  définitif  de  Goethe, 
celui-là  lui  tenait  particulièrement  au  cœur. 
C'était  un  Faust  marié,  père  de  famille,  voya- 
geur. C'était  aussi  un  Faust  politique.  Nous 
en  reparlerons  tout  à  l'heure.  En  retrouvant 
ce  livre  chez  moi,  Gérard  assouvissait  un  de 
ces  premiers  désirs,  un  de  ces  désirs  d'ado- 
lescent, les  plus  impérieux  de  tous  ;  on  com- 
prend sa  joie.  Il  me  demanda  la  permission 
de  l'emporter;  je  fis  mieux,  je  le  lui  donnai,  et 
c'est  avec  les  Aventures  du  docteur  Faust  et  sa 
descente  aux  Enfers  qu'il  écrivit  peu  de  temps 
après  son  drame  de  l'Imagier  de  Harlem. 

Dans  l'Imagier  de  Harlem  ou  la  Découverte  de 
l'Imprimerie,  drame  légendaire  en  cinq  actes  et 
en  dix  tableaux,  Gérard  de  Nerval  a  substitué 
Laurent  Coster  au  docteur  Faust.  Ce  point  de 
départ  excepté,  la  fable  est  la  même  que  dans 
le  bouquin  du  boulevard  Beaumarchais.  Le 
diable  conduit  successivement  Laurent  Coster 
à  la  cour  de  l'archiduc  Frédéric  III,  en  France 
chez  Louis  XI,  en  Italie  chez  les  Borgia.  Les 


GÉRARD   DE  NERVAL  195 

lamentations  de  sa  femme  et  de  ses  enfants 
suivent  Coster  dans  ses  pérégrinations,  comme 
elles  suivent  Faust  dans  les  siennes.  Gérard 
de  Nerval,  dont  la  métempsycose  et  l'illumi- 
nisme  se  partageaient  continuellement  l'ima- 
gination, n'avait  ajouté  qu'un  personnage, 
incompréhensible,  il  est  vrai  :  c'était  Aspa- 
sie,  la  courtisane  Aspasie,  qui  s'incarnait  à 
son  tour  dans  la  dame  de  Beaujeu,  dans  Im- 
péria,  et  enfin  dans  une  Muse.  Ce  drame, 
d'une  contexture  bizarre,  bâti  sur  cette  idée  : 
le  diable  s'emparant  de  l'imprimerie  et  en  fai- 
sant une  de  ses  armes,  écrit  tantôt  en  vers  et 
tantôt  en  prose,  appelant  à  son  aide  les  pompes 
de  la  danse  et  du  chant,  ce  drame,  qui  n'eut 
d'ailleurs  qu'un  succès  d'étoimement,  accu- 
sait trois  collaborations  bien  tranchées  :  celle 
de  M,  Méry,  celle  de  M.  Bernard  Lopez  et 
celle  du  directeur  du  théâtre  qui  le  fit  repré- 
senter, M.  Marc  Fournier. 


196  LES  RESSUSCITES 


H 


Le  Faust  dont  Gérard  de  Nerval  s'est  ins- 
piré est  connu  en  Allemagne  sous  la  désigna- 
tion de  Faust  de  Klinger  ;  il  fut  publié  vers 
1792,  et  obtint  un  succès  de  plusieurs  édi- 
tions. Malgré  l'époque  favorable  aux  licences 
écrites,  Maximilien  Klinger  crut  devoir  gar- 
der l'anonyme;  comme  tous  les  Allemands 
spirituels,  il  était  tombé  à  bras  raccourci  sur 
l'Allemagne,  principalement  sur  les  souve- 
rains et  le  clergé.  Son  livre  est  moins  un  ro- 
man qu'un  pamphlet  corrosif,  un  tableau  de 
l'Europe  à  vol  de  démon.  Une  première  tra- 
duction française  en  parut  six  ans  après,  à 
Amsterdam,  avec  six  gravures  et  un  portrait 
de  Faust  en  médaillon  sur  le  titre.  Les  traduc- 
teurs (MM.  de  Saur  et  Saint-Geniès)  gardèrent 
d'abord  l'anonyme,  comme  l'auteur;  leur  ver- 
sion, reproduite  plusieurs  fois  à  Paris  et  à 


GÉRARD  DE   NERVAL  197 

Reims,  semble  être  un  mot  à  mot  ;  elle  est 
précieuse  à  cet  égard. 

Les  Aventures  du  docteur  Faust  et  sa  descente  aux 
enfers  forment  deux  volumes  in- 12,  et  com- 
prennent cinq  livres,  divisés  eux-mêmes  en 
petits  chapitres.  Nous  allons  essayer  d'en  don- 
ner une  analyse,  qui  mettra  en  évidence  les 
points  de  rapprochement  avec  les  situations 
principales  de  l'Imagier  de  Harlem.  Dans  le 
premier  livre,  le  docteur  Faust  se  rend  de 
Mayence  à  Francfort  avec  le  dessein  de  vendre 
au  conseil  de  cette  ville  une  Bible  latine  im- 
primée par  lui.  Il  en  demande  deux  cents  du- 
cats. Par  malheur,  on  a  acheté  quelques  se- 
maines auparavant  cinq  foudres  de  vieux  vin 
du  Rhin,  et  sa  requête  reste  sans  effet.  C'est 
vainement  qu'il  s'adresse  aux  échevins,  au 
maire,  aux  sénateurs  et  à  l'orgueilleux  con- 
seiller du  corps  de  métier  de  saint  Crépin. 
Faust,  le  cœur  gonflé  d'amertume,  revient 
chez  lui  et  se  décide  à  tracer  le  cercle  terrible 
qui  va  le  séparer  à  jamais  de  Dieu.  Au  mo- 
ment où  il  étend  le  bras,  une  figure  confuse 
lui  apparaît  et  lui  crie  :  «  Faust  !  Faust! 

»  Faust.  —  Qui    es-tu,    pour   venir  m'in- 


198  LES  RESSUSCITES 

terrompre    dans   mon    audacieux    ouvrage  ? 

»  La  Figure.  —  Je  suis  le  génie  de  l'huma- 
nité, et  je  veux  te  sauver,  s'il  est  possible  en- 
core. 

»  Faust.  —  Que  peux-tu  me  donner  pour 
apaiser  la  soif  de  la  science  et  mon  penchant 
invincible  pour  la  jouissance  et  la  liberté? 

»  La  Figure.  —  L'humilité,  la  résignation 
dans  les  souffrances,  la  modération,  le  noble 
sentiment  de  toi-même,  une  mort  douce,  et  la 
lumière  après  cette  vie. 

»  Faust.  —  Disparais,  fantôme  !  Je  te  recon- 
nais aux  ruses  avec  lesquelles  tu  trompes  les 
misérables.  Va  faire  tes  momeries  devant  le 
mendiant,  l'esclave,  le  moine  ;  adresse-toi  à 
ceux  qui  ont  enchaîné  leurs  âmes,  à  ceux  qui 
ont  renoncé  à  eux-mêmes  pour  échapper  aux 
griffes  du  désespoir.  Mes  forces  veulent  de 
l'espace  :  que  celui  qui  me  les  a  données  ré- 
ponde d'elles!  » 

Ayant  dit,  Faust  se  précipite  au  milieu  du 
cercle  et  prononce  la  formule  magique.  La 
porte  s'ouvre,  livrant  passage  à  un  personnage 
majestueux  :  c'est  Léviathan,  un  des  princes 


GÉRARD   DE    NERVAL  199 

de  l'enfer.  Faust  s'irrite  de  cette  forme  : 
«  Suis-je  donc  condamné  à  trouver  l'homme 
partout?  »  murmure-t-il.  Ensuite  il  ordonne  à 
Léviathan  de  lui  dévoiler  le  principe  de  toutes 
les  choses,  de  mettre  à  nu  devant  lui  les  res- 
sorts du  monde  physique  et  du  monde  moral, 
enfin  de  lui  faire  connaître  l'essence  du  Très- 
Haut.  «  Insatiable!  dit  le  démon;  sache  donc 
que  depuis  que  nous  sommes  exterminés,  nous 
avons  perdu  l'idée  de  ces  secrets  célestes,  et 
même  oublié  la  langue  dans  laquelle  ils  s'ex- 
priment. »  Bref,  supplié  ou  menacé,  Lévia- 
than ne  consent  qu'à  promener  le  docteur 
Faust  à  travers  l'univers.  Son  pouvoir  est 
borné  là.  «  Je  prends  un  grand  homme  par  la 
main,  et  je  suis  fier  d'être  son  serviteur,  »  dit- 
il.  Ce  respect  du  diable  pour  le  génie  est  un 
des  traits  caractéristiques  et  louables  de  l'ou- 
vrage. 

En  guise  d'intermède,  on  assiste  à  un  ban- 
quet donné  dans  l'enfer  par  Satan  pour  célé- 
brer la  découverte  de  l'imprimerie .  Il  s'agit 
d'un  repas  d'âmes  fraîchement  arrivées  le  ma- 
tin :  âmes  de  conquérants,  de  philosophes,  de 
vizirs.  Les  marmitons  les  font  cuire  ou  rôtir 
en  le-s  arrosant  avec  des  coulis  combustibles. 


SOU  LES   RESSUSCITES 

Les  vins  deviennent  l'objet  de  soins  tout  par- 
ticuliers; certaines  bouteilles  sont  remplies 
avec  les  pleurs  des  collatéraux,  des  médecins 
et  des  veuves  ;  les  flacons  d'entremets  contien- 
nent les  larmes  précieuses   des  jeunes  filles 
auxquelles  la  misère  est  venue  passer  autour 
du  corps  la  ceinture  dorée.  Pour  Satan  et  ses 
intimes,  il  y  a,  dans  des   coupes  à  part,  un 
plus  noble  et  surtout  un  plus  rare  breuvage  : 
ce  sont  des  larmes  de  rois  et  de  ministres. 
Après  avoir  dressé  les  tables,  les  cabaretiers 
du  noir  séjour  se  rendent  au  marais  des  dam- 
nés, en  chassent  les  âmes  brûlantes,  et  les  font 
voler  au  plafond  de  la  salle  pour  éclairer  le 
banquet.  Tous  les  diables  saisis  d'allégresse 
élèvent  leurs  verres  en  répétant  à  plusieurs 
reprises  :  «  —  Vive  Faust!  Vive  l'empoison- 
neur  des  fils  de  la  poussière  1  » 

L'horrible  et  l'ingénieux  se  mêlent  dans  ce 
chapitre,  qui  se  termine  par  un  ballet  allégo- 
rique tout  à  fait  dans  le  goût  allemand.  On 
voit  le  Crime  danser  avec  l'Orgueil,  pendant 
que  l'Imagination  joue  de  la  flûte;  puis  c'est 
un  menuet  dont  la  Flatterie  dessine  les 
figures;  l'Imposture  donne  du  cor  de  chasse. 
Survient  la   Discorde  qui  se  jette  entre  les 


GERARD   DE   NERVAL  201 

groupes.  «  La  Théologie,  s'aperce  van  t  que 
tous  embrassaient  avec  ardeur  la  voluptueuse 
Poésie,  brûla  par  derrière,  avec  sa  torche  en- 
flammée, l'idolâtrée  déesse  de  la  rime.  Celle- 
ci  poussa  des  hurlements  effroyables;  le  Char- 
latanisme s'avança  pour  panser  la  blessure; 
mais  l'Histoire  eut  pitié  d'elle,  et  lui  appliqua 
sur  la  partie  lésée  une  feuille  encore  humide 
d'un  roman  sentimental.  La  Politique  finit  par 
les  atteler  tous  à  son  char  et  les  emmena  en 
triomphe.  » 

Les  livres  deuxième  et  troisième  sont  cou- 
sacrés  aux  récits  des  excursions  de  Faust  et 
du  prince  Léviathan  par  toute  l'Allemagne  : 
ils  tentent  les  évêques,  les  ermites,  les  reli- 
gieuses; ils  corrompent  les  juges  et  les  bourg- 
mestres. Et  la  corruption  a  toujours  raison  ; 
et  la  tentation  ne  rencontre  que  des  âmes  sans 
résistance.  Faust  détourne  la  tête  avec  tris- 
tesse. —  «  Ramène-moi  à  Mayence!  »  dit-il  au 
diable.  Dans  sa  nouvelle  fortune,  Faust  avait 
oublié  sa  famille;  il  la  retrouve  affamée  et  en 
haillons;  ses  enfants  tàtent  ses  poches  avec 
avidité  pour  y  chercher  du  pain;  son  vieux 
père  s'approche,  les  genoux  tremblants;  sa 
femme  sanglote  en  l'entourant  de   ses  bras 


202  LES   RESSUSCITES 

amaigris.  Faust,  ému,  tire  un  sac  plein  d'or, 
et  le  jette  sur  la  table.  A  cette  vue,  la  joie  re- 
naît sur  les  physionomies;  seul,  le  vieillard 
hoche  la  tête  et  soupire  : 

«  Le  vieux  Faust.  —  Mon  fils,  reste  dans 
ton  pays  et  nourris-toi  honnêtement,  dit  l'É- 
criture. 

»  Faust,  —  Et  meurs  de  faim,  sans  que 
personne  ait  pitié  de  toi,  dit  l'Expérience .  » 

Faust  repart.  Il  veut  visiter  la  France,  alors 
gouvernée  par  Louis  XI;  dès  son  arrivée,  il 
assiste  à  la  double  mort  du  duc  de  Berry  et 
de  sa  maîtresse,  occasionnée  par  une  pêche 
empoisonnée  ,  envoi  du  roi  très-chrétien.  A 
Paris,  il  se  heurte  à  l'échafaud  de  Nemours; 
dans  le  château  de  Plessis,  il  n'échappe  qu'avec 
peine  au  lacet  de  Tristan;  les  prisonniers  de 
la  galerie  des  cages  de  fer  le  poursuivent  de 
leurs  prières  et  de  leurs  cris.  —  «  Eh  quoi! 
s'écrie  Faust  avec  stupeur,  c'est  par  un  sque- 
lette vêtu  de  pourpre  que  les  nerveux  habi- 
tants des  Gaules  se  laissent  égorger!  Qui  com- 
prend quelque  chose  à  cela?  Tout  ce  que  je 
vois,  tout  ce  que  je  sens  en  moi  et  hors  de  moi 
n'est  qu'un  tissu  de  contradictions.  Des  idées 


GÉRARD   DE   NERVAL  203 

affreuses  errent  dans  mon  cerveau,  et  souvent 
il  me  semble  que  le  monde  moral  n'est  régi 
que  par  une  espèce  de  tyran,  pareil  à  ce  mal- 
heureux! » 

Le  diable  sourit,  et  tous  deux  vont  en  An- 
gleterre. Ils  aperçoivent  sur  les  degrés  du 
trône  une  sorte  de  monstre,  bossu,  tordu,  san- 
glant,  hautain;  ils  reconnaissent  en  lui  le 
protecteur  du  royaume,  le  duc  de  Glocester, 
qui  sera  bientôt  Richard  III  ;  ils  pénètrent  à  la 
Tour  et  sont  témoins  de  l'assassinat  du  jeune 
roi  légitime  et  de  son  frère,  qu'on  enterre 
sous  une  dalle  de  cachot.  Jamais  Faust  n'avait 
vu  commettre  de  tels  crimes  avec  autant  de 
sang-froid  ;  il  n'en  veut  pas  voir  davantage* 
Sur  ïfe  point  de  s'embarquer,  Léviathan  lui  dit 
avec  une  adorable  insouciance  :  —  «  Au  reste, 
en  enfer,  on  ne  fait  pas  grand  cas  de  ces 
tristes  insulaires,  qui  suceraient  la  moelle  de 
tous  les  cadavres  pestiférés  du  globe,  s'ils 
croyaient  trouver  de  l'or  dans  leurs  os.  Ce 
peuple,  qui  méprise  les  autres  nations,  se  joue 
de  tout  ce  que  tu  nommes  sentiment,  ne  con- 
clut aucun  traité  que  dans  l'intention  de  le 
rompre  dès  qu'il  y  a  un  terrain  à  gagner.  Si 
les  habitants  de  la  terre  ferme  savaient  se 


204  LES   RESSUSCITES 

passer  de  sucre  et  de  café,  les  enfants  de  la 
vaine  Albion  redeviendraient  ce  qu'ils  étaient 
lorsque  Jules  César,  Canut,  roi  de  Danemark, 
et  Guillaume  de  Normandie  s'amusèrent  suc- 
cessivement à  y  faire  une  descente.  » 

Le  vent  les  pousse  en  Espagne.  Un  auto-da- 
fé  a  rassemblé  sur  une  grande  place  des  cava- 
liers en  habits  magnifiques  et  des  femmes 
éclatantes  de  beauté  et  de  sourires.  Là,  Faust 
entend  le  fameux  inquisiteur  Torquemada  se 
vanter  auprès  d'Isabelle  et  de  Ferdinand  de 
ce  que  le  tribunal  ajusqu'àprésent  fait  le  pro- 
cès à  quatre-vingt  mille  personnes,  et  immolé 
dans  les  flammes  six  mille  hérétiques.  Faust 
commence  à  croire  que  toutes  ces  horreurs 
appartiennent  essentiellement  à  la  nature  de 
l'homme,  qui,  en  sa  qualité  d'animal,  doit  ou 
déchirer  ses  semblables  ou  être  déchiré  par 
eux.  Il  enveloppe  sa  figure  dans  son  manteau, 
qu'il  baigne  de  larmes. 

D'autres  scènes  non  moins  atroces  l'atten- 
dent cependant  en  Italie.  A  Milan,  c'est  le 
meurtre  du  duc  Galéas  S  force,  dans  la  cathé- 
drale ;  à  Florence,  c'est  l'assassinat  du  neveu 
du  grand  Corne,  ordonné  par  l'archevêque 
Salviati.  Enfin  Faust  et  Léviathan  mettent  le 


GÉRARD   DE   NERVAL  205 

pied  dans  Rome.  Le  cadre  s'agrandit.  Un  livre 
entier  dépeint  la  ville  éternelle,  courbée  sous 
l'effroyable  et  somptueuse  domination  d'A- 
lexandre VI. 

Après  avoir  satisfait  à  la  coutume  du  baise- 
ment  de  la  mule  papale,  —  Léviathan  s'exé- 
cute sans  trop  faire  la  grimace,  —  ils  sont 
reçus  dans  les  petits  appartements  du  Vatican, 
où  une  représentation  de  la  Mandragore,  de 
Machiavel,  a  été  organisée.  Ils  lient  connais- 
sance avec  Lucrèce  Borgia,  qu'accompagnent 
ses  deux  frères  François  et  César.  Des  fêtes  se 
succèdent,  alternant  avec  des  meurtres  ;  dans 
une  partie  de  chasse  à  Ostie,  le  pape,  afin 
d'augmenter  les  revenus  dusaint-siége,  trouve 
ingénieux  de  taxer  les  péchés  et  d'échanger 
les  dispenses  contre  des  florins  d'or.  Faust 
devient  l'amant  de  Lucrèce.  Toute  cette  série 
de  peintures  de  fantaisie  et  d'histoire  respire 
une  incroyable  chaleur,  et  est  soutenue  par 
une  progression  de  vices  qui  fait  quelque- 
fois trembler  le  livre  aux  mains  du  lecteur. 
Plus  que  dans  les  autres  Faust,  on  sent 
qu'un  souffle  vraiment  diabolique  a  passé 
par  là 

Le  livre  cinquième  commence.  Ils  ont  fui 

1-2 


206  LES  RESSUSCITES 

Rome.  «  Muet,  sombre  et  rêveur,  Faust  était 
à  cheval  à  côté  du  diable.  Celui-ci  le  laissait 
avec  plaisir  livré  à  ses  réflexions,  et  riait  par 
l'espérance  flatteuse  de  respirer  bientôt  avec 
lui  les  douces  vapeurs  de  l'enfer.  Ils  aper- 
çurent Worms  dans  la  plaine  ;  lorsqu'ils  n'en 
furent  plus  éloignés  que  de  quelques  jets  de 
pierre,  ils  virent  une  potence  à  laquelle  était 
attaché  un  jeune  homme  grand  et  bien  fait. 
Faust  leva  les  yeux.  Un  vent  frais  qui  soufflait 
à  travers  les  blonds  cheveux  du  pendu,  et  qui 
poussait  son  corps  en  avant  et  en  arrière, 
permit  à  Faust  de  remarquer  une  taille  élé- 
gante. Ce  coup  d'œil  lui  fit  verser  des  larmes, 
et  il  s'écria  d'une  voix  tremblante  : 

«  —  Pauvre  jeune  homme!  quoi!  dans  la 
fleur  de  ton  âge,  déjà  ici,  à  ce  fatal  poteau  ! 

»  Le  Diable.  —  Faust,  c'est  ton  ouvrage. 

»  Faust.  —  Mon  ouvrage  ? 

»  Le  Diable.  —  Considère  attentivement  ce 
jeune  homme,  c'est  ton  fils  aîné. 

»  Faust  regarda  en  l'air,  reconnut  son  fils  et 
tomba  de  cheval.  » 

Rien  de  plus.  C'est  sec  et  affreux  comme  la 


GÉRARD   DE   NERVAL  807 

réalité.  L'or  que  Faust  a  jeté  dans  sa  famille  a 
dépravé  son  fils,  tué  son  vieux  père  ;  sa 
femme,  couverte  de  lambeaux,  va  s'asseoir 
tous  les  jours  devant  la  porte  du  couvent  des 
Franciscains,  attendant  les  restes  du  souper 
de  ces  moines.  Faust,  revenu  à  lui,  appelle  la 
mort.  «  Eh  bien  !  s'écrie-t-il,  que  mon  sang 
fume  devant  l'autel  du  Formidable  !  qu'il  se 
réjouisse  de  mes  sanglots,  je  l'ai  atteint.  Dé- 
chire la  chair  qui  enveloppe  mon  âme  incer- 
taine et  douteuse!  Romps  le  charme,  je  ne 
t'échapperai  pas  ;  et  quand  même  j  e  le  pourrais, 
je  ne  le  voudrais  pas,  car  les  tourments  de  l'en- 
fer ne  doivent  être  rien  en  comparaison  de  ce 
que  j'éprouve  maintenant  I  —  Ton  courage, 
Faust,  me  fait  plaisir,  répond  Léviathan;  j'aime 
mieux  entendre  ce  que  tu  dis  que  les  hurle- 
lements  et  les  sifflements  sur  lesquels  je 
comptais.  » 

Mais  le  diable  de  Klinger  est  un  ergoteur,  et 
il  ne  veut  pas  abandonner  à  si  bon  compte  sa 
victime:  forcé  d'admirer  son  courage,  il  lui 
conteste  sa  logique  ;  il  veut  que  Faust  ait  mal 
vu,  mal  jugé,  et  c'est  là  une  thèse  au  moins 
étrange  dans  une  pareille  bouche  :  «  Insensé! 
dit-il    à  Faust,  tu  te    vantes    d'avoir    étudié 


203  J.ES  RESSUSCITES 

l'homme  et  de  le  connaître  !  As-tu  comparé 
les  besoins  et  les  défauts  résultant  de  sa 
nature  avec  ceux  qu'il  doit  à  la  civilisation  et 
à  une  volonté  qui  n'est  plus  la  sienne  ?  Tu  n'as 
fréquenté  que  les  palais  et  les  cours.  Peux-tu 
dire  que  tu  connais  l'homme,  puisque  tune 
l'as  cherché  que  dans  la  lie  du  crime  et  de  la 
volupté?  Tu  as  passé  avec  dédain  devant  la 
cabane  de  l'homme  modeste...  »  Encore-  un 
peu,  et  ce  diable  deviendrait  tout  à  fait  un 
diable  de  Yécole  du  bon  sens,  si  Faust  ne  l'in- 
terrompait brusquement  en  ces  termes  : 
«  Égorge-moi,  et  ne  m'assassine  pas  par  ton 
bavardage,  qui  tue  mon  cœur  sans  convaincre 
mon  esprit.  Vois,  mes  yeux  sont  fixes  et  secs. 
Diable,  écris  dans  ces  nuages  obscurs,  avec  les 
bouillons  de  mon  sang,  la  belle  théodicée  que 
tu  viens  de  me  prêcher  !  » 

Le  dénoûment  est  prévu.  Toutefois  Lévia- 
than  permet  à  Faust  de  détacher  son  fils  de 
la  potence  et  de  l'enterrer  dans  un  champ 
voisin,  récemment  ouvert  par  la  charrue.  Ce 
devoir  accompli,  Faust  revient  vers  lui  en 
disant  :  —  «  Ma  tristesse  et  mon  malheur  sont 
à  leur  comble;  brise  le  vase  qui  ne  peut  plus 
les  contenir.  » 


GÉRARD   DE   NERVAL  209 

Alors  s'exécute  cette  scène  qui  a  fourni  le 
sujet  de  la  gravure  que  nous  avons  décrite. 
Léviathan  saisit  Faust  avec  un  rire  moqueur, 
dépouille  son  àme  de  son  corps  comme  on 
dépouille  une  anguille  de  sa  peau,  déchire  ses 
membres  et  les  disperse  dans  la  plaine.  Puis  il 
emporte  l'àme  en  enfer. 

Dans  tout  cela,  on  le  voit,  il  est  peu  ques- 
tion de  l'imprimerie,  ou  il  n'en  est  question 
que  secondairement.  La  satire  passe  à  côté. 
Mais  en  somme  l'ouvrage  est  curieux  :  il 
accuse  de  l'ampleur  et  de  l'ardeur  ;  il  ne 
marchande  pas  avec  l'horrible;  c'est  bien  le 
roman  d'un  Allemand  mordu  par  la  Révo- 
lution. 

Gérard  de  Nerval  a  laissé  de  côté  l'épisode 
du  voyage  en  Angleterre.  Il  a  supposé  avec 
raison  que  Glocester  était  usé  sur  la  scène;  en 
revanche,  il  a  cherché  à  développer  le  drame 
du  ménage  de  Faust,  et  il  a  agrandi  l'impor- 
tance philosophique  de  la  découverte  de  l'im- 
primerie. Cette  dernière  préoccupation  n'a  eu 
et  ne  pouvait  avoir  qu'une  action  médio- 
cre sur  le  public.  Néanmoins  il  est  resté  un 
assez  puissant  reflet  du  roman  sur  le  drame  ; 
et    nul  n'était  plus  propre   que   Gérard  de 

12. 


~I  LES  RESSUSCITÉ  S 

Nerval  à  distribuer  cette  lumière  étrange 
sur  les  diverses  parties  d'une  œuvre  théâ- 
trale. 


III 


Gérard  m'engageait  quelquefois  à  collabo- 
rer avec  lui  pour  le  théâtre.  Il  s'occupait  de- 
puis très-longtemps  d'un  drame  sur  Nicolas 
Flamely  qu'il  me  raconta  pendant  une  soirée. 
Une  autre  fois,  il  m'apporta  un  petit  cahier 
tout  écrit  de  sa  main,  intitulé  :  la  Forêt  Noire. 
«  Lisez-le,  me  dit-il,  vous  me  direz  demain  si 
nous  pouvons  en  faire  quelque  chose.  »  Le 
lendemain,  Gérard  de  Nerval  ne  vint  pas.  Il 
était  parti  pour  La  Haye,  pour  Senlis  ou  pour 
Saint-Germain.  Nous  oubliâmes  tous  les  deux 
le  petit  cahier.  Je  l'ai  retrouvé  dans  ces  der- 
niers temps,  et  je  le  transcris  ici.  On  ,y  retrou- 
vera ce  type  de  Brisacier  qu'il  affectionnait 
particulièrement,  et  qu'il  a  reproduit  dans 
plusieurs  de  ses  ouvrages. 


GÉRARD  DE   NERVAL  211 


LA  FORET  NOIRE 


Donnée  historique 

L'action  se  passe  en  1702,  à  l'époque  où 
Louis  XIV  luttait  contre  l'empereur  d'Alle- 
magne dans  le  Palatinat.  L'électeur  de  Ba" 
vière  et  celui  de  Cologne  étaient  alors  les  al- 
liés de  la  France,  et  Villars  commandait  les 
armées  réunies.  On  venait  de  prendre  Neu- 
bourg,  et  Villars  occupait  la  ville  sous  les  murs 
de  laquelle  on  devait  le  lendemain  livrer  une 
bataille  définitive.  Les  troupes  de  Louis  XIV 
et  des  électeurs  s'étaient  établies  dans  les 
principaux  édifices,  sur  les  places,  et  des  dé- 
tachements gardaient  les  portes  avec  ordre 
de  ne  laisser  sortir  personne  de  suspect,  car 
on  avait  espéré  s'emparer  de  plusieurs  protes- 
tants réfugiés  après  les  guerres  des  cami- 
sards,  auxquels  le  margrave  de  Bade  avait 
donné  asile,  et  qu'on  soupçonnait  d'aider  les 
ennemis  de  leurs  talents  et  de  leurs  richesses. 

L'incendie  des  châteaux  du  Palatinat  avait 


212  LES   RESSUSCITES 

eu  principalement  le  motif  de  détruire  les 
principaux  lieux  d'asile  qu'ils  avaient  trou- 
vés. Les  ordres  de  Louis  XIV  étaient  impi- 
toyables sur  ce  point. 

PREMIER  ACTE 

Près  de  l'une  des  portes  de  Neubourg  est 
une  taverne  avec  un  jardin  et  des  tonnelles 
où  l'on  vient  boire.  Les  soldats  de  l'armée 
victorieuse  se  mêlent  au  peuple  de  la  ville 
dans  cette  sorte  de  redoute.  On  danse,  on  boit, 
et  un  piquet  de  dragons,  tout  en  gardant  le 
poste,  regarde  avec  curiosité  ce  peuple  étran- 
ger insoucieux  des  maux  de  la  guerre.  Un 
jeune  capitaine,  nommé  Brisacier,  cause  avec 
un  brigadier  de  musique,  nommé  Chavagnac  ; 
ce  dernier  voudrait  se  mêler  à  la  valse,  mais 
le  capitaine  lui  parle  de  la  consigne  et  de  son 
âge    qui  devrait  lui  commander  la  gravité. 
Brisacier  est  en  effet  le  plus  jeune,  mais  né 
de  parents  inconnus,  élevé  dans  le  régiment, 
la  protection  de  Villars,  qui  ne  s'est  pas  sou- 
cié de  son  origine,  mais  de  son  talent,  l'a  fait 
parvenir  à  son  grade.  Chavagnac  s'attendrit 
en  causant  du  passé  et  comprime  avec  peine 


GÉRARD  DE  NERVAL  21*. 

un  secret  qu'il  doit  cacher  à  Brisacier  qu'il  a 
vu  tout  petit  et  qui,  quoique  son  supérieur, 
est  resté  son  camarade.  Le  caractère  gai  et 
bruyant  de  Ghavagnac  le  fait  échapper  vite  à 
de  tristes  souvenirs. 

Cependant  une  troupe  de  Bohémiens  se 
présente  et  veut  franchir  la  porte  avant  que 
la  ville  soit  fermée.  Ils  se  sont  trouvés  pris 
dans  la  ville  pendant  le  siège  et  leur  humeur 
vagabonde  les  appelle  ailleurs;  ils  disent  que 
de  pauvres  baladins  comme  eux  ne  peuvent 
s'exposer  aux  chances  nouvelles  de  la  bataille 
qui  doit  se  livrer.  Au  moment  où  Brisacier  va 
donner  l'ordre  de  les  laisser  sortir  :  «  Sont-ce 
bien  des  Bohémiens?  dit  le  lieutenant  chargé 
de  garder  la  porte  sous  les  ordres  de  Brisa- 
cier. —  IL  y  a  un  moyen  de  s'en  convaincre, 
dit  gaiement  le  trompette  Ghavagnac,  c'est  de 
leur  faire  montrer  leurs  talents.  » 

Le  chef  des  Bohémiens  s'intitule  comte  d'E- 
gypte, et  se  donne  comme  prédisant  l'avenir 
et  maître  des  destinées  ;  sa  barbe  blanche  et 
sa  tenue  solennelle  donnent  quelque  appa- 
rence à  ses  paroles.  Une  petite  vieille  qui  l'ac- 
compagne et  qui  se  dit  sibylle,  montre  des 
cartes   ou  tarots   et  s'offre  à  tirer  le  grand 


214  LES   RESSUSCITES 

jeu.  Quant  à  une  jeune  fille  qui  l'accompagne, 
celle-là  ne  sait  que  danser  et  chanter  pour 
attirer  la  foule  autour  de  ses  compagnons. 
Sur  l'insistance  des  officiers,  elle  se  dévoile  et 
chante  aux  sons  du  tambour  de  basque  une 
chanson  gaie  qui  dispose  en  sa  faveur  les  as- 
sistants. 

A  peine  s'est-elle  dévoilée,  que  Brisacier  se 
récrie  dans  un  étonnement  profond  :  il  a  re- 
connu en  elle  les  traits  d'une  peinture  vue 
sans  doute  dans  sa  plus  tendre  enfance,  et 
communique  sa  surprise  à  Ghavagnac,  qui 
dès  lors  partage  son  émotion. 

Brisacier  s'approche  d'elle  et  lui  parle,  lui 
demande  le  lieu  de  sa  naissance  et  mille  dé- 
tails que  la  vieille  se  hâte  d'interrompre;  elle 
cherche  à  donner  le  change.  Sous  ses  traits 
basanés,  on  s'aperçoit  qu'elle  est  jeune  et 
qu'elle  exerce  sur  la  chanteuse  une  sorte  de 
protection  mystérieuse.  Brisacier  ne  conçoit 
pourtant  aucun  soupçon,  et  commande  aux 
soldats  de  laisser  sortir  les  Bohémiens  ;  mais 
le  lieutenant,  malveillant  et  jaloux  en  lui- 
même  du  capitaine  (qui,  quoique  enfant 
trouvé,  lui  est  supérieur  en  grade,  à  lui,  des- 
cendant d'une  ancienne  famille),  a  fait  préve- 


GÉRARD   DE    NERVAL  2l5 

nir  le  colonel  qui  envoie  l'ordre  de  retenir  ces 
gens  suspects. 

Alors  le  vieillard,  sans  abandonner  son  rôle 
de  Bohémien,  tente  de  soulever  la  population 
et  en  ayant  l'air  de  prédire,  arrive  peu  à  peu 
à  faire  appel  aux  idées  religieuses  des  assis- 
tants, anabaptistes  pour  la  plupart.  Il  parle 
du  bonheur  que  Dieu  promet  à  ceux  qui  sou- 
tiendront cette  cause,  et  ses  chants  sont  le 
tableau  des  joies  mystiques  du  paradis  où  les 
croyants  rejoindront  leur  famille  et  retrou- 
veront ceux  qui  leur  sont  chers.  Ce  passage 
frappe  vivement  l'imagination  de  Brisacier 
qui  pleure  sa  position  d'orphelin  et  cherche  à 
suivre  les  fugitifs.  Au  moment  où  le  lieute- 
nant et  lui  se  disputent  sur  ce  sujet,  le  colo- 
nel arrive,  averti  qu'on  méconnaît  ses  ordres, 
met  aux  arrêts  le  capitaine  Brisacier  et  or- 
donne que  l'on  entraîne  à  la  mort  ces  mal- 
heureux qui  ont  tenté  de  soulever  le  peuple. 
Brisacier  sort  désespéré  et  se  sépare  avec  la 
plus  profonde  douleur  de  la  jeune  fille  qui  va 
périr.  Seulement  à  la  chute  du  rideau  l'on  voit 
paraître  le  général  en  chef  Villars  et  l'on  peut 
prévoir  un  autre  dénouaient. 


LES  RESSUSCITES 


DEUXIEME     ACTE 


Cet  acte  se  passe  dans  la  serre  d'un  château 
du  Rhin,  situé  dans  la  Forêt  Noire,  à  peu  de 
distance  de  Neubourg.  Ce  château  passe  dans 
le  pays  pour  être  hanté  des  esprits,  et  Ondine, 
la  reine  des  eaux,  y  attire,  à  ce  qu'on  croit, 
les  jeunes  gens  séduits  par  les  paroles  des  Bo- 
hémiennes. L'exposition  en  aura  été  faite  dans 
le  premier  acte.  Le  trompette  Chavagnac  en- 
tre tenant  dans  ses  bras  son  capitaine  éva- 
noui. Il  expose  qu'après  sa  condamnation  aux 
arrêts,  Brisacier,  craignant  de  ne  pouvoir 
assister  à  la  bataille,  avait  tenté  de  s'échap- 
per de  la  prison.  Aidé  par  lui,  il  a  sauté  d'une 
fenêtre  haute,  mais  sa  tête  ayant  porté  sur  le 
sol,  il  est  resté  privé  de  ses  sens.  En  cher- 
chant du  secours,  Chavagnac  a  traîné  son  ami 
jusqu'à  une  ouverture  par  laquelle  il  est  entré 
dans  le  château,  et  maintenant  il  appelle,  avec 
une  crainte  que  l'aspect  étrange  des  lieux 
justifie.  Des  noirs  arrivent  et  transportent  le 
capitaine  sur  un  banc  de  gazon.  Le  trompette 
leur  recommande  de  prendre  soin  de  lui  et 


G  É  RARD  D  E   N  E  R  V  A  L  217 

cherche  à  se  retirer,  mais  il  ne  peut  retrouver 
son  chemin,  tout  est  fermé.  Sa  crainte  des  es- 
prits revient  et  il  les  invoque  avec  une  con- 
fiance comique.  Bientôt  une  troupe  déjeunes 
filles  magnifiquement  vêtues  se  répand  sur  la 
scène  et  elles  entourent  le  capitaine  en  lui 
prodiguant  des  secours. 

Brisacier  revient  à  la  vie  et  se  croit  dans 
un  autre  monde  :  les  paroles  du  vieux  Bohé- 
mien de  la  veille  lui  reviennent  dans  l'esprit, 
et  il  s'imagine  qu'étant  mort  après  avoir  dé- 
fendu ces  infortunés  le  ciel  l'a  transporté 
dans  le  monde  magique  qu'ils  avaient  an- 
noncé et  où  doit  briller  l'image  de  celle  qu'il 
aime.  Il  la  demande  et  elle  paraît,  mais  non 
plus  comme  une  obscure  Bohémienne,  sous 
des  habits  de  grande  dame  et  dans  le  costume 
du  tableau  qu'il  a  vu  autrefois. 

Il  doute  si  c'est  l'autre  vie  ou  un  rêve  qui 
lui  présente  de  telles  apparitions;  mais  le 
souvenir  des  Bohémiens  entraînés  au  supplice 
lui  fait  penser  surtout  que  comme  lui  ils  se  re- 
trouvent dans  un  monde  meilleur.  En  effet, 
la  vieille  sibylle  du  premier  acte  parait  en 
costume  de  reine  et  comme  maîtresse  du  châ- 
teau. Chavagnac  reconnaît  en  elle  la  fée  On- 

13 


SiS  LES    RESSUSCITES 

dine  des  ballades,  tandis  que  Brisacier  in- 
voque sa  puissance  pour  lui  rendre  celle  qu'il 
aime,  qui  vient  de  disparaître  encore  comme 
l'idéal  de  sa  vie. 

Au  moment  où  la  sibylle  semble  s'atten- 
drir, le  vieillard  paraît  sous  des  habits  d'une 
forme  ancienne  et  semble  en  proie  à  la  fureur 
de  ce  qu'un  profane  a  pénétré  dans  le  châ- 
teau. La  sibylle  le  prend  à  part  et  lui  explique 
ce  qu'elle  suppose,  pendant  que  Chavagnac  et 
Brisacier  se  communiquaient  leurs  impres- 
sions, qui  chez  l'un  ont  un  caractère  d'illusion 
combattue  par  le  courage,  tandis  que  chez 
l'autre  la  peur  et  la  crédulité  augmentent 
les  éléments  de  conviction  surnaturelle  qui 
doivent  frapper  Brisacier. 

Cependant  le  vieillard  a  déjà  conçu  une 
idée  qui  le  frappe  vivement  ;  la  sibylle  y 
ajoute  ses  propres  observations,  mais  le  doute 
fait  encore  que  l'on  hésite  à  prononcer  sur 
le  sort  des  deux  militaires.  Car  les  habi- 
tants du  château  ne  sont  autre  chose  que  des 
protestants  réfugiés  et  la  sibylle  prétendue 
est  la  margrave  Sibylle,  souveraine  du  pays 
de  Bade  qui,  surprise  dans  Neubourg  avec 
ses   protégés,    avait    pris    un    déguisement 


GÉRARD   DE   NERVAL  219 

pour  échapper  aux   troupes  de  Louis    XIV. 

La  margrave  Sibylle,  femme  capricieuse  et 
spirituelle,  s'amuse  de  Terreur  de  Brisacier  et 
lui  fait  raconter  sa  vie  et  son  origine.  Elle  ap- 
prend qu'il  y  a  dans  les  souvenirs  d'enfance 
du  jeune  homme  une  impression  vive  de  quel- 
que scène  terrible  à  laquelle  il  a  échappé,  et 
c'est  en  instruisant  de  cela  le  vieillard,  ancien 
comte  iVAlby,  qu'elle  lui  donne  matière  à  ré- 
fléchir lui-même.  Il  se  souvient  alors  d'un 
neveu  échappé  au  massacre  du  château  de  son 
père,  dans  les  Cévennes,  et  veut  savoir  si  c'est 
réellement  Brisacier. 

Pendant  qu'il  prépare  tout  dans  cette  idée, 
la  margrave  cherche  à  agir  sur  l'imagination 
du  jeune  homme  en  lui  disant  qu'il  est  en  ce 
moment  sous  le  pouvoir  des  esprits,  et  que, 
soit  illusion,  soit  rêve,  c'est  le  moment  solen- 
nel de  sa  vie  où  il  doit  se  décider  entre  deux 
partis.  Il  pleure  ses  parents  perdus,  il  rêve 
d'impressions  oubliées  ;  la  volonté  céleste  va 
les  lui  rendre,  et  alors  il  se  prononcera. 

En  effet,  un  portique  en  style  de  la  renais- 
sance qui  fermait  le  fond  du  théâtre  ouvre 
ses  portes  et  l'on  aperçoit  une  table  entourée 
de  convives  en  costumes  du  siècle  précédent. 


220  LES   RESSUSCITES 

Une  jeune  fille  est  à  la  droite  du  seigneur 
protestant,  qui  lui-même  paraît  plus  jeune  ; 
c'est  toujours  la  Bohémienne,  mais  c'est  en 
même  temps  la  personne  dont  l'image  est  res- 
tée dans  Timagination  du  capitaine. 

Pendant  que  ces  personnages  prennent  part 
au  banquet  de  famille,  le  son  d'une  trompette 
retentit  au  dehors.  A  ce  moment,  Chavagnac 
porte  la  main  à  son  clairon  et  s'écrie  comme 
pris  d'un  souvenir  terrible  :  «  Les  huguenots 
à  mort  I  à  mort  I  »  Un  clairon  vêtu  comme  lui 
entre  dans  la  salle  en  répétant  ces  mots  ;  des 
soldats  costumés  en  dragons  de  Louis  XIV  se 
précipitent  sur  les  protestants,  et  les  portes 
du  pavillon  se  referment  au  moment  du  tu- 
multe que  doit  amener  cette  situation. 

Brisacier,  cependant,  a  revu  dans  cet  ins- 
tant toute  une  scène  dont  le  souvenir  vague 
n'avait  jamais  été  expliqué  pour  lui;  quant  à 
Chavagnac,  en  proie  à  la  plus  profonde  ter- 
reur, il  demande  pardon  aux  esprits  vengeurs 
qu'il  croit  irrités  contre  lui,  et  raconte  que 
c'est  en  effet  lui-même  qui  a  sonné  l'attaque 
du  château  protestant.  Seulement Jl  a  sauvé 
du  milieu  des  morts  et. des  blessés  un  jeune 
enfant  qui  n'est  autre  que  Brisacier,  et  l'ayant 


GÉRARD   DE    NERVAL  221 

fait  élever  dans  la  foi  catholique  et  adopter 
par  le  régiment,  il  ne  lui  a  jamais  parlé  de  sa 
naissance  et  a  détourné  ses  idées  des  pre- 
mières impressions  de  sa  vie. 

La  margrave  reparaît,  et  pour  effacer  ces 
sombres  souvenirs,  elle  ramène  autour  de 
Brisacier  les  jeunes  filles  qui  lui  présentent  la 
coupe  de  l'oubli  ;  la  seule  image  qui  reparaît 
est  celle  de  la  fille  aimée;  elle  lui  chante  et  le 
bonheur  et  la  perspective  de  se  rendre  digne 
d'elle  en  protégeant  les  malheureux  proscrits. 
Cependant  le  sommeil  s'empare  des  deux  mi- 
litaires, et  l'on  comprend  que  c'est  dans  cet 
état,  du  à  une  liqueur  préparée,  qu'ils  seront 
transportés  hors  du  château. 

TROISIÈME     ACTE 

La  scène  se  passe  dans  le  camp  français  au 
bord  du  Rhin.  La  bataille  a  lieu  dans  le  loin- 
tain, dans  la  plaine  de  Friedlingue,  et  les 
paysans  effrayés  viennent  demander  protec- 
tion aux  troupes  de  réserve  qui  gardent  le 
camp.  La  compagnie  de  Brisacier  se  désespère 
de  ne  pas  prendre  part  au  combat.  En  ce  mo- 
ment,  Brisacier  et   Chavagnac,    pâles  de   la 


222  LES  RESSUSCITES 

nuit  qu'ils  ont  passée,  reparaissent  et  cher- 
chent à  échapper  aux  interrogations.  Le  capi- 
taine veut  regagner  la  salle  des  arrêts,  mais 
on  vient  annoncer  que  la  bataille  est  perdue 
et  que  l'aile  gauche  des  impériaux  se  prépare 
à  attaquer  le  camp.  Le  peuple  effrayé  s'a- 
dresse au  capitaine,  qui  voyant  revenir  des 
soldats  débandés  prend  sur  lui  la  résolution 
d'appeler  sa  troupe  aux  armes. 

Pendant  que  les  paysans  suivent  avec  an- 
xiété les  chances  du  combat,  les  chefs  victo- 
rieux reviennent  du  côté  opposé,  et  là  se 
passe  la  scène  historique  dans  laquelle  les 
soldats  nommèrent  Villars  maréchal  de 
France  sur  le  champ  de  bataille.  Cependant 
une  inquiétude  interrompt  ce  triomphe  :  on 
apprend  à  Villars  qu'un  parti  de  troupes  dé- 
bandées ont  été  ramenées  au  combat  par  une 
compagnie  de  réserve,  qui  elle-même  a  été  à 
la  fin  repoussée  par  le  gros  des  ennemis  en 
retraite.  On  envoie  du  monde  pour  les  déga- 
ger, et  bientôt  l'on  ramène  Brisacier  con- 
fondu. Parmi  les  ennemis  qu'il  a  trouvés  en 
face  de  lui,  il  a  reconnu  le  vieillard  mysté- 
rieux, et  n'osant  le  frapper  il  s'est  précipité 
parmi  les  ennemis  en  appelant  la  mort.  Gon- 


GÉRARD   DE   NERVAL  883 

duit  devant  le  général  en  chef  après  avoir  été 
dégagé,  il  demande  d'être'  jugé  selon  la  ri- 
gueur militaire,  et  les  chefs  ne  peuvent  pro- 
noncer autre  chose  que  la  mort  ;  au  moment 
où  le  conseil  se  réunit  pour  prononcer  cet 
arrêt,  on  amené  des  prisonniers  faits  dans  la 
sortie  qui  a  été  cause  de  ce  désordre  et  qui,  on 
le  comprend,  a  été  tentée  par  les  habitants  du 
château.  Le  capitaine  Brisacier,  qui,  en  proie 
à  des  idées  mystiques,  ne  voulait  plus  que 
mourir  pour  retourner  au  séjour  féerique  en- 
trevu la  nuit  précédente,  reconnaît  avec  déses- 
poir les  habitants  du  château  qui  ne  sont  plus 
que  des  proscrits  ;  le  lieutenant,  jaloux  de  son 
grade  qui  lui  a  nui  encore  dans  cette  affaire, 
raille  Chavagnac  qui,  pour  essayer  de  sauver 
son  ami,  avait  raconté  les  circonstances  fan- 
tastiques de  la  nuit.  Cette  ironie  porte  en 
même  temps  au  cœur  de  Brisacier;  toutefois 
les  prisonniers  viennent  près  de  lui,  et  une  ex- 
plication donnée  par  la  margrave  achève  de 
dissiper  ses  doutes.  En  même  temps  la  mar- 
grave lui  apprend  que  l'électeur  roi  des  Romains, 
son  parent,  traite  en  ce  moment  même  avec 
Villars,  et  que,  grâce  à  des  concessions  faites 
à  la  France,  la  délivrance  des  prisonniers  est 


224  LES   RESSUSCITES 

assurée.  Ne  se  doutant  pas  en  outre  de  la  po- 
sition dans  laquelle  s'est  mise  Brisacier,  elle 
appelle  Diane  et  réunit  les  amants  comme  dé- 
sormais fiancés.  Là  a  lieu  une  scène  où  Brisa- 
cier mêle  tristement  en  lui-même  la  perspec- 
tive de  sa  mort  à  l'heureuse  destinée  qui  lui 
arrive  en  apparence. 

Le  voilà  reconnu  membre  d'une  illustre  fa- 
mille, on  lui  promet  celle  qu'il  aime  ;  tout  s'é- 
claircit  autour  de  lui;  ces  êtres  fantastiques, 
entrevus  comme  dans  un  rêve,  sont  vivants  et 
lui  va  mourir!  Au  moment  où,  n'osant  les  dé- 
tromper, il  accepte  ce  que  la  margrave  lui  pro- 
met, la  décision  du  conseil  de  guerre  est  an- 
noncée et  consterne  les  assistants. 

La  margrave  quitte  la  scène,.avertie  de  l'ar- 
rivée de  l'électeur  roi  des  Romains.  Elle  court 
à  lui  pour  l'implorer,  et  l'on  apprend  bientôt 
qu'il  est  en  conférence  avec  Villars.  Mais  ce 
qui  rend  la  grâce  impossible  au  moment  où 
elle  semble  décidée,  c'est  qu'un  sergent  cou- 
pable d'une  faute  analogue  a  été  déjà  passé 
parles  armes.  Cette  péripétie,  à  laquelle  on 
peut  ajouter  le  murmure  des  soldats  qui 
croient  qu'on  va  faire  un  passe-droit  à 
cause  de  l'origine  noble  du  capitaine  désor- 


GÉRARD   DE   NERVAL  225 

mais  reconnue ,  amène  une  résolution  par 
suite  de  laquelle  un  peloton  est  commandé 
pour  l'exécution  par  les  armes  de  Brisacier.  Le 
trompette  Chavagnac  parle  en  secret  aux  sol- 
dats choisis  pour  cet  acte,  lesquels  sont  de 
vieux  soldats  qui,  comme  lui,  ont  concouru  à 
sauver  autrefois  Brisacier  enfant. 

La  nuit  commence  à  tomber  et  les  troupes 
repassent  le  Rhin  en  abandonnant  la  rive,  par 
suite  du  traité  fait  avec  l'électeur;  on  entend 
bientôt  le  bruit  de  l'exécution  de  Brisacier,  et 
les  proscrits  se  désolent  sur  la  scène  de  cette 
condamnation  qui  s'exécute  derrière  les  arbres 
voisins.  Mais  un  instant  après,  la  troupe  res- 
tée en  dernier  lieu  s'embarque,  et  Brisacier, 
qui  n'a  subi  qu'un  simulacre  d'exécution  des- 
tiné à  tromper  l'armée,  se  jette  dans  les  bras 
de  ses  parents  avec  lesquels  il  vivra  désormais 
en  épousant  Diane  d'Alby. 


13 


LASSAILLY 


11  était  uu  peu  plus  de  minuit.  Le  poète 
Lassai]  ly  venait  de  se  coucher. 

Lassailly  n'était  alors  connu  que  par  sa  mai- 
greur extraordinaire,  quelques  strophes  fa- 
rouches, et  un  livre  intitulé  :  Les  Roueries  de 
Trialph,  notre  contemporain  avant  son  suicide. 

Lassailly  venait  de  se  coucher,  bien  que  l'on 
fût  en  pleine  époque  de  romantisme  et  que  les 
nuits  appartinssent  de  droit  aux  orgies  écheve- 
lées,  ou  tout  au  moins  aux  veillées  fiévreuses. 
11  s'était  couché  en  ricanant,  en  se  traitant  lui- 
même  de  bourgeois,  et  en  récitant  ironique- 


•?-'*  LES   RESSUSCITES 

ment  devant  son  miroir  des  fragments  de  la 
Henriade. 

Puis,   après  ces  affreux  blasphèmes,  il  avait 
soufflé  sur  la  tête  de  mort  dans  l'intérieur  de 
laquelle  il  avait  coutume  de  placer  sa  bougie, 
—  et  il  s'était  endormi  en  invoquant  le  cau- 
chemar. 

A  ce  moment,  la  maison  fut  ébranlée  par 
plusieurs  coups  de  marteau.  Une  voiture  ve- 
nait de  s'arrêter  devant  la  porte  ;  un  homme 
en  descendit,  qui  se  fit  indiquer  la  chambre 
de  Lassailly,  voisine  des  étoiles,  et  qui  y  monta 
malgré  l'heure  indue. 

Deux  laquais  en  livrée  le  précédaient,  por- 
teurs d'étincelants  flambeaux. 

Aux  lueurs  féeriques  qui  se  répandirent  par 
le  trou  delà  serrure,  et  aux  bruits  de  voix  qui 
remplissaient  l'escalier,  Lassailly  se  réveilla  en 
sursaut  et  chercha  convulsivement  sous  l'o- 
reiller son  poignard  malais,  tordu  en  flamme. 

—  Ouvrez,  lui  cria-t-on. 

—  Qui  est  là? 

—  M.  de  Balzac. 

A  ce  nom,  qui  était  alors  aussi  glorieux 
qu'aujourd'hui,  Lassailly  s'empressa  de  revêtir 
le  pantalon  de  molleton,   mi-partie  rouge  et 


LASSAILLY  229 

vert,  qui  lui  donnait  l'aspect  du  plus  osseux- 
figurant  des  théâtres  du  boulevard. 

Après  quoi,  il  alla  ouvrir. 

C'était  bien  M.  de  Balzac,  en  effet,  avec  son 
chapeau  aux  bords  retroussés,  sa  grosse  canne 
enrichie  de  turquoises  et  ornée  d'énormes 
glands.  Il  était  jeune;  ses  cheveux  étaient 
d'un  beau  noir:  ses  yeux,  sa  bouche  avaient 
cette  ardente  et  heureuse  vivacité  qui  mon- 
traient son  génie  entier.  Un  peu  d'embon- 
point ne  lui  nuisait  pas. 

En  ce  temps-là,  —  temps  bien  éloigné  de 
nous  déjà!  —  M.  de  Balzac  était  non-seule- 
ment le  premier,  mais  encore  le  plus  fécond  de 
nos  romanciers. 

Il  avait  besoin  d'un  collaborateur  pour  rem- 
plir divers  engagements  pris  trop  précipitam- 
ment avec  ses  éditeurs,  et  il  avait  jeté  ses  vues 
sur  Lassailly,  dont  le  talent  était  incontesta- 
ble, quoique  singulier  et  surtout  peu  pratique. 

M.  de  Balzac  expliqua  en  peu  de  mots  à 
Lassailly  ses  intentions,  et,  sans  lui  laisser  le 
temps  de  répondre,  il  l'entraîna  jusqu'à  sa 
voiture.  Les  deux  laquais  soufflèrent  sur  les 
flambeaux  et  les  mirent  dans  leurs  poches. 

Le  cocher  fouetta  vers  les  Jardies. 


230  LES   RESSUSCITES 

Les  Jardies  sont,  comme  on  le  sait,  situées 
à  Ville-d'Avray,  sur  un  petit  versant.  Il  ne 
faut  pas  croire  à  toutes  les  farces  que  l'on  a 
émises  sur  leur  construction.  C'est  une  mai- 
son charmante,  que  le  propriétaire  actuel, 
sans  presque  rien  y  changer,  a  divisée  en 
petits  appartements  qu'il  loue  pour  la  saison 
fleurie. 

Pendant  le  trajet,  M.  de  Balzac  avait  déve- 
loppé à  Lassailly  ses  plans,  ses  comédies,  ses 
éditions  à  remanier,  ses  projets  de  revue,  ses 
rêves  d'administration  pour  la  Société  des 
gens  de  lettres,  ses  traités  avec  les  journaux, 
ses  procès,  ses  grands  voyages,  sa  doctrine 
politique ,  ses  inventions  industrielles  ,  ses 
idées  sur  l'ameublement,  sur  le  costume,  sur 
la  démarche,  sur  l'hygiène,  sur  les  sciences 
occultes,  sur  le  sentiment  religieux,  sur  les 
tribunaux  et  sur  les  banques  de  toutes  les 
nations. 

Quand  on  arriva  aux  Jardies ,  Lassailly 
avait  la  tête  grosse  comme  une  mosquée. 

Il  n'osait  souffler  mot,  cependant. 

M.  de  Balzac  l'attela  à  une  besogne  de  Ti- 
tan et  le  soumit  à  un  de  ces  incroyables  régi- 
mes dont  il  a  été  souvent  parlé  :  café  toutes 


LASSAILLY  181 

les  heures,  épinards,  oignons  en  purée,  som- 
meils interrompus. 

L'étonnement  soutint  Lassailly  pendant 
les  premiers  jours  et  pendant  les  premières 
nuits.  Toutefois,  ses  pommettes  rougissaient, 
et  ses  yeux  commençaient  à  sortir  de  leur 
orbite  ! 

M.  de  Balzac,  au  contraire,  était  joyeux  et 
à  Taise  comme  une  salamandre  dans  un  bon 
feu.  11  se  promenait  de  long  en  large  dans  sa 
Comédie  humaine,  causant  avec  tous  les  person- 
nages et  les  précipitant  à  la  traverse  de  nou- 
velles intrigues,  dotant Rastignac  de  plusieurs 
millions,  procurant  un  amant  à  madame  de 
Maufrigneuse,  rêvant  une  évasion  pour  Vau- 
trin, couronnant  de  fleurs  le  grand  poète  Ca- 
nalis  ,  se  vengeant  du  critique  Blondel  ou 
tuant  le  pauvre  et  joli  petit  diable  d'Angou- 
lême,  Lucien  de  Rubempré. 

Au  milieu  de  tous  ces  gens  avec  lesquels  il 
était  loin  d'être  aussi  familier,  Lassailly  sen- 
tit qu'il  allait  devenir  fou. 

Aussi,  le  cinquième  jour,  demanda-t-il  un 
congé  à  M.  de  Balzac;  mais  M.  de  Balzac  le 
remit  à  huitaine. 

Lassailly  patienta  encore;  le  café  lui  ron- 


232  LES   RESSUSCITES 

geait  les  entrailles;  il  n'y  voyait  déjà  plus. 

Enfin,  la  semaine  s'écoula.  Mais  la  besogne 
n'était  pas  terminée: il  manquait  un  demi- 
volume.  M.  de  Balzac  s'emporta,  fit  la  sourde 
oreille  et  alla  fermer  à  double  tour  la  porte 
de  la  maison.  Puis,  on  apporta  du  café,  —  et 
les  deux  plumes  recommencèrent  à  grincer 
sur  le  papier... 

La  nuit  suivante,  par  un  beau  clair  de  lune, 
un  homme  pâle  et  décharné  comme  un  spec- 
tre, les  vêtements  en  désordre,  sans  chapeau, 
escaladait  le  mur  du  jardin,  avec  tous  les  si- 
gnes du  plus  vif  effroi  et  de  la  plus  grande 
précaution. 

C'était  Lassailly  qui  s'enfuyait  des  Jardies. 


II 


Charles  Lassailly  n'était  pas  précisément 
fou,  —  mais  le  peu  qu'il  a  fait  imprimer  est 
empreint  d'une  couleur  étrange.  Sa  phrase  a 


LASSAILLY  233 

des  faces  inusitées,  des  éclats  soudains,  des 
ténèbres  et  des  lueurs. 

Son  livre  des  Roueries  de  Trialph  est  ce  que 
j'ai  lu  de  plus  échevelé  dans  ce  genre,  et  l'ef- 
fet en  fut  tel  qu'il  a  pesé  sur  toute  sa  vie.  La 
Bévue  des  Deux  Mondes,  où  il  a  écrit  ensuite 
plus  d'une  page  charmante  et  contenue,  ne  lui 
permit  jamais  de  signer  son  nom,  —  à  cause 
de  cet  antécédent. 

Balzac,  qui  a  eu  pour  secrétaires,  quelque- 
fois même  pour  ébaucheurs  ou  grossoyeurs 
de  besogne,  les  cinq  ou  six  plus  intelligents 
des  écrivains  de  ce  temps-là  :  Edouard  Our- 
liac,  Théophile  Gauthier,  Laurent  Jan,  de  Gra- 
mont,  —  et,  dit-on  aussi,  Jules  Sandeau;  — 
Balzac,  qui  possédait  au  delà  de  toute  expres- 
sion le  flair,  avait  flairé  Lassailly.  «  C'était,  a 
raconté  M.  Amédée  Achard,  lorsque  se  pré- 
parait le  tableau  gigantesque  de  la  Comédie 
humaine.  M.  de  Balzac  veillait  sept  nuits  par 
semaine  :  à  cette  manufacture  de  romans  il 
avait  adjoint  une  fabrique  de  drames.  Ce 
pauvre  Lassailly,  de  mélancolique  mémoire, 
celui-là  même  que  ses  amis  appelaient  Trialph, 
lui  servait  de  secrétaire...  x> 

Lassailly  a  écrit  un  peu  partout,  mais  sur- 


234  LES   RESSUSCITES 

tout  dans  les  recueils  les  plus  inconnus.  I 
avait  un  talent  réel  pour  les  vers,  une  fac- 
ture gênée,  mais  un  ton  âpre;  —  j'ai  lu  dans 
un  magazine  oublié,  intitulé  :  les  Étoiles,  un  de 
ses  plus  longs  morceaux,  le  Prolétaire,  qui  est 
écrit  avec  du  feu  sombre.  Comme  tous  les  poè- 
tes amers,  il  évoque  beaucoup  Gilbert,  et  c'est 
avec  de  funèbres  pressentiments  qu'il  rap- 
pelle sa  mort  déplorable1. 

Moi  cependant  je  m'étonne  de  trouver  dans 
l'àme  des  démocrates  (Lassailly  était  républi- 


1.  Qu'il  me  soit  permis  de  revenir  sur  un  fait,  que  j'ai  déjà 
eu  l'occasion  de  constater.  Notre  xixe  siècle  veut  absolu- 
ment que  Gilbert  soit  mort  de  misère,  parce  que  Gilbert  est 
mort  à  l'Hôtel-Dieu.  J'en  suis  fâché  pour  le  xixe  siècle,  mais 
il  doit  chercher  ailleurs  ses  sujets  d'apitoiement,  qui  du  reste 
ne  lui  manqueront  pas.  Gilbert,  lorsqu'il  mourut,  était  tout 
à  fait  dans  l'aisance;  il  avait  surmonté  les  obstacles  du  début; 
il  avait  percé  la  foule  ;  souvent  on  le  rencontrait  vêtu  d'un 
magnifique  habit  brodé  d'or.  Sa  folie  est  due,  non  pas  à  une 
accumulation  de  déceptions  littéraires,  comme  on  l'a  pré- 
tendu, mais  à  une  cause  purement  accidentelle,  à  une  chute 
de  cheval  qui  occasionna  une  fièvre  chaude,  pendant  laquelle, 
—  tout  le  monde  sait  cela,  —  Gilbert  avala  une  clef.  Dans  ces 
circonstances,  on  le  transporta  à  l'Hôtel-Dieu,  c'est  ce  qu'on 
avait  de  mieux  à  faire. 

Sans  doute,  la  pauvreté  fait  très-bien  au  bout  d'un  vois 
mais  la  vérité  fait  encore  mieux.  Plaignons  Gilbert  de  sa 
mort  prématurée,  mais  n'en  tirons  pas  de  conséquence.  Mer- 
cier, qui  était  un  de  ses  amis  et  qui  a  recueilli  son  dernier 
soupir,  a  donné  sur  l'état  de  sa  fortune  les  renseignements 
les  plus  rassurants. 


LASSAILLY  '-35 

cain)  une  telle  tendresse  pour  ce  Gilbert  qui  a 
tant  guerroyé  contre  les  philosophes  et  les 
hommes  de  progrès,  ce  Gilbert  qui  mangeait 
à  la  table  de  l'archevêque  de  Paris,  ce  Gil- 
bert qui,  s'il  vivait  encore,  serait  infaillible- 
ment traité  dé  réactionnaire,  de  jésuite  >  de  poëte 
de  sacristie.  0  inconséquence  des  enfants  de 
Voltaire  ! 

Quand  ce  ne  fut  plus  M.  de  Balzac,  ce  fut 
M.  Viliemain  qui  employa  notre  vagabond 
Lassailly.  Chez  M.  Viliemain,  Lassailly  oc- 
cupa ses  heures  de  loisir  à  composer  des 
drames  invraisemblables  et  un  poème  qui 
n'a  pas  paru. 

Sa  pauvre  tête  allait  de  droite  à  gauche, 
battant  ainsi  la  poésie,  l'histoire,  la  politique, 
le  théâtre,  —  et  ne  trouvant  qu'un  mur  par- 
tout. A  force  de  s'y  cogner,  elle  se  rompit.  La 
fin  de  Lassailly-Trialph  ressemble  assez  à  la 
fin  d'Edouard  Ourliac,  cet  autre  secrétaire  de 
Balzac.  —  Le  maître  aussi  a  rejoint  ses  secré- 
taires I  —  Lassailly  disparut  soudainement 
du  monde,  et  nul  ne  sut  où  il  s'était  réfugié. 
On  s'inquiéta  de  lui  les  premiers  jours,  on 
hocha  la  tête,  et  quelques-uns  proposèrent  de 
le  réclamer  par  la  voie  des  journaux;  au  bout 


m  LES  RESSUSCITES 

d'une  quinzaine  on  n'y  pensa  plus.  Pendant  ce 
temps,  seul,  clans  une  maison  située  à  l'om- 
bre de  l'église  Saint-Étienne-du-Mont,  Las- 
sailly,  agenouillé  et  se  meurtrissant  la  poi- 
trine, expiait  les  Roueries  de  Trialph.  La  religion 
l'avait  gagné  tout  entier,  ou  plutôt  la  religion 
l'avait  reconquis,  —  car  il  avait  été  autrefois 
un  pieux  enfant,  soumis  à  sa  mère  et  à  Dieu. 

Même  histoire  pour  Ourliac. 

Partis  tous  les  deux  du  même  point,  tous  les 
deux  devaient  y  revenir,  à  quelques  années  de 
distance  seulement.  Mais  entre  le  départ  et  le 
retour,  quelle  parabole  excessive  n'ont-ils  pas 
décrite  l'un  et  l'autre!  Quel  voyage  extrava- 
gant dans  les  terres  australes  de  la  littérature, 
à  travers  la  révolution  de  Juillet,  le  Figaro,  les 
premières  représentations  du  drame  moderne, 
Renduel  et  Ladvocat,  les  délires  byroniens,  le 
saint-simonisme,  les  gravures  foncées  de  Tony 
Johannot,  M.  Viennet  vaincu,  l'hémistiche 
brisé  ou  la  mort! 

Ourliac  était  le  plus  sage,  rendons-lui  cette 
justice;  il  était  le  plus  moqueur  aussi;  l'auteur 
de  Gil-Blas  avait  du  le  tenir  sur  les  fonts  baptis- 
maux. Lassailly  ne  procédait  de  personne, 
c'est  pourquoi  il  procédait  un  peu  de  tout  le 


L  A  S  S  A  I L  L  Y  237 

monde;  il  jouait  bon  jeu  bon  argent,  comme  on 

dit;  il  était  tout  cœur,  tout  inspiration  !  —  Il 

est  mort  le  premier. 
Voici  comment  M.  Jules  Janin,  qui  eut  vent 

du  décès,  a  parlé  de  ce  pauvre  garçon  dans  le 

feuilleton  des  Débats  : 
«  Nous  avons  vu  mourir  un  des  nôtres  cette 

semaine,  ce  jeune  Lassailly  dont  la  triste  des- 
tinée pleine  d'enseignements  ne  servira  d'en- 
seignement à  personne.  11  était  venu,  lui 
aussi,  du  fond  de  sa  province,  la  tête  remplie 
de  chefs-d'œuvre  et  son  portefeuille  vide.  En 
cinq  ou  six  ans  de  cette  vie  littéraire  qui  tue 
les  corps,  les  âmes  et  l'esprit,  le  pauvre  jeune 
homme  avait  rempli  son  portefeuille;  mais  ce 
portefeuille  rempli,  sa  tête  était  vide. 

«  ,..  Avant  d'être  déclaré  et  reconnu  ma- 
lade, il  écrivait  à  lui  seul  un  journal,  tout  un 
journal,  une  feuille  impitoyable,  dans  laquelle 
il  traitait  sans  pitié  quiconque  tenait  une 
plume  en  ce  siècle.  Il  les  appelait  —  des  gens 
épuisés,  —  des  génies  avortés,  —  des  roman- 
ciers aux  abois,  —  des  novateurs  usés  jusqu'à 
la  corde,  —  des  copistes,  des  plagiaires,  — 
des  bandits  qui  écrivaient  pour  vivre.  Il  était 
sans  pitié,  il  était  furieux,  à  ce  point   qu'il 


338  LES   RESSUSCITES 

fallait  nécessairement  que  ses  victimes  fus- 
sent enfermées  aux  Petites-Maisons,  ou  que 
lui-même  il  y  fût  enfermé.  Ce  fut  lui  *. 

«  ...  Dans  les  désordres  de  sa  pensée,  il 
avait  des  naïvetés  charmantes.  C'est  lui  qui 
m'écrivait  :  —  Vous  avez  parlé  avec  tant  de  ten~ 
dresse  de  noire  ami  *** .  C'est  une  injustice,  il  ri  est 
pas  si  fou  que  moi!  » 

Il  n'en  a  guère  été  écrit  plus  long,  je  crois 
sur  la  vie  et  la  mort  de  Lassailly.  Cette  figure 
incertaine,  cet  esprit  disséminé,  contrariant, 
trop  irrésolu  ment  fantasque;  cette  plume  fati- 
guée avant  d'avoir  tracé  son  premier  mot,  ce 
poète  toujours  en  guerre  avec  lui-même,  n'était 
pas  d'ailleurs  d'un  si  grand  poids  dans  la  ba- 
lance littéraire.  Heureux  est-il  encore  d'avoir 
pu  arracher  à  l'indifférence  de  la  critique  ces 
quelques  lignes  d'épitaphe! 

1.  Revue  critique,  journal  mensuel.  S'adresser  pour  tout  ce 
qui  concerne  la  rédaction,  à  M.  Lassailly,  rue  Caumartin,  41. 
On  s'abonne  à  la  Tente,  galerie  Montpensier,  6.  Janvier  1840 
(Imprimerie  Belin  et  O,  rue  Sainte-Anne,  55).  — A  l'appui  de 
ce  que  dit  M.  Janin,  voici  quatre  vers  d'une  Ode  à  l'Aristo- 
cratie contenue  dans  le  premier  numéro  de  ce  journal  : 

O  calomnie  aux  ongles  longs! 
u  menteur  Journalisme,  éloquence  sans  âme, 
Héroïsme  bâtard,  inglorieuse  lame 

D'assassins  qui  n'ont  pas  de  noms  ! 


LASSAI  1.  L  Y  88S 

Si  pourtant  l'on  rue  demande  d'où  me  vient 
cette  sympathie  pour  ces  inconnus,  ces  ou- 
bliés, ces  dédaignés,  et  pourquoi  je  m'attache  à 
reconstruire  leur  œuvre  d'égarement,  tandis 
qu'il  y  a  autour  de  moi  tant  d'écrivains  cor- 
rects et  sérieux,  tant  de  professeurs  traduisant 
Perse  et  Juvénal,  tant  de  gens  d'étude,  uni- 
versitaires et  autres,  qui  s'accommoderaient 
si  parfaitement  d'un  peu  de  publicité;  — je 
répondrai,  d'abord,  que  je  n'aime  donner 
qu'aux  infiniment  pauvres,  ensuite  que  la 
compassion  littéraire  porte  en  elle-même  son 
pourquoi,  et  qu'il  suffit  d'avoir  un  peu  de 
talent  et  beaucoup  de  malheur  pour  m'attirer; 
toutes  raisons  excellentes.  Mais  les  vrais  biblio- 
philes ne  me  feront  jamais  de  questions  sem- 
blables :  rassurons-moi. 

Et  puis,  il  me  semble  que  l'histoire  des  gens 
presque  inconnus  doit  avoir  pour  beaucoup  de 
lecteurs  l'attrait  du  roman;  —  tout  l'invrai- 
semblable dans  le  vrai,  songez-y!  Un  nom  sans 
autorité  comme  Pierre  ou  Jean,  à  peine  quel- 
que chose  de  plus  que  les  héros  imaginaires, 
quelques  lignes  imprimées  dans  un  coin,  juste 
de  quoi  justifier  d'une  existence  réelle,  trois 
ou  quatre  personnes  qui  disent  :  Je  l'ai  connu! 


240  LES   RESSUSCITES 

voilà  tout.  Du  reste,  de  la  passion,  des  événe- 
ments, de  la  douleur,  des  larmes  tant  qu'on  en 
veut,  de  la  raillerie  parisienne,  rognures  des 
petits  journaux  sanglants,  de  la  verve,  du 
coup  de  fouet;  —  et  enfin,  au  bout  de  tout 
cela,  la  vérité,  la  grande  vérité,  qui  se  porte 
caution  de  votre  attendrissement! 

Les  choses  qui  sont  arrivées  à  Lassailly  ne 
sont-elles  pas  aussi  intéressantes  que  les 
choses  qui  ne  sont  pas  arrivées  aux  person- 
nages d'Alexandre  Dumas?  Sa  folie  ne  vaut- 
elle  pas  les  folies  inventées?  Ses  amours  — 
ces  mystérieuses  amours  de  Lassailly  pour  une 
grande  dame  avérée  —  ne  peuvent-elles  être 
comparées  aux  amours  d'imagination?  Meu- 
rent-ils autrement,  les  Arthur  d'in-octavo? 

Une  des  choses  qui  me  font  aller  vers  l'auto- 
biographie, de  si  bas  qu'elle  parte,  c'est  la  dé- 
fiance de  ma  sensibilité,  qui  ne  veut  pas, 
autant  que  possible,  se  laisser  intéresser  à 
faux  ou  à  vide. 

Les  Roueries  de  Trialph  sont  évidemment  une 
autobiographie  déguisée.  Comme  ce  livre  est 
rare,  —  je  ne  sais  pas  pourquoi,  —  et  qu'il 
offre  en  outre  mille  curiosités  de  sentiment  et 
de  style,  on  souffrira  que  j'en  fasse  le  dépouille- 


LASSAILLY  241 

ment  analytique.  Selon  moi,  la  critique  rétros- 
pective est  la  meilleure  et  la  plus  efficace;  j'es- 
sayerai un  jour  de  rappliquer  à  quelques-unes 
des  œuvres  soi-disant  considérables  publiées 
depuis  vingt  ans. 

Gomme  tous  les  livres  de  1833,  les  Roueries 
de  Trialph  débutent  par  une  préface,  une  lon- 
gue préface,  qui  vous  monte  à  la  tête  comme 
la  vapeur  d'une  tonne  de  bière  au  moment 
de  la  fermentation.  Cette  préface  ne  dit  rien, 
comme  beaucoup  de  préfaces  ;  mais  au  moins 
elle  sait  qu'elle  ne  dit  rien,  ce  qui  constitue  le 
premier  des  mérites  négatifs.  «  Après  tout, 
ce  sont  mes  mémoires  que  je  signe.  J'ai  nom 
Trialph.  Point  de  généalogie.  Je  sais  seule- 
ment que  Trialph  vient  de  Trieilph.  Cette 
expression,  dans  la  langue  danoise,  signifie  : 

GACHIS.  » 

La  préface  mentirait  à  sa  date,  si  elle  n'a- 
malgamait dans  un  éblouissant  éclectisme 
Napoléon,  Richter,  la  Morgue,  Rabelais,  Sha- 
kespeare, Robespierre,  le  préfet  de  police  et 
Malherbe.  Dans  sa  préface,  Trialph  cause  par- 
ticulièrement delà  République,  qu'il  voudrait 
savoir  possible;  mais,  hélas!  murmure-t-il,  on 
ne  rencontre  plus  personne  de  bonne  volonté  : 

14 


24&  LES    RESSUSCITES 

«  En  France,  quel  citoyen  échelonnera  hum- 
blement sa  capacité  à  me  cirer  mes  bottes  de 
poëte  crotté?  »  Ainsi  raisonne  Trialph.  En 
littérature,  il  paraît  n'être  d'aucune  école,  on 
ne  trouve  pas  un  seul  nom  contemporain  sous 
sa  plume. 

«Ce  que  j'écrirai  ici,  je  l'ignore.  Je  veux 
seulement  esquisser  quelques  vérités  sur  le 
citoyen  Cœur  humain.  »  Le  malheur  est  que 
les  vérités  de  Trialph  sont  trop  souvent  sau- 
poudrées d'immoralité.  J'aurais  voulu  le  con- 
naître au  temps  où,  selon  son  expression ,  il 
avait  des  illusions  comme  un  eunuque  de  la 
graisse.  Aujourd'hui,  ce  n'est  plus  qu'un  rica- 
neur, et  de  la  pire  espèce  encore  :  un  ricaneur 
qui  veut  être  plaint!  Sa  préface  est  une  paro- 
die sérieuse  des  préfaces  les  plus  célèbres;  il 
penche  la  tête  d'un  air  douloureux  et  se  de- 
mande où  va  le  monde, —  à  propos  des  amours 
de  Nanine  et  d'Ernest,  qu'il  va  raconter  tout 
à  l'heure. 

Au  milieu  de  ces  digressions  usées,  de  ces 
moqueries  sans  motif,  de  ces  colères  inutiles, 
de  ces  dédains  littéraires  ,  de  ces  saccades 
prévues,  au  milieu  de  toutes  ces  choses  ina- 
chevées et  recommencées  dont  se  compose 


LASSAILLY  24:'- 

cette  préface,  il  y  a  cependant  un  élan  de 
cœur  que  je  ne  puis  suspecter,  et  qui  tranche 
sur  l'allure  divagante  du  morceau  : 

«  J'ai  un  aveu  qui  me  pèse, 

«  Je  suis  malheureux... 

«  Oh  I  ma  pauvre  mère  ! 

«  Ma  mère!  Tu  m'as  donné  la  vie,  tu  as 
veillé  pendant  des  nuits  longues  et  froides 
auprès  de  moi,  qui  reposais  dans  un  berceau; 
tu  m'as  enlacé  de  soins  et  de  tendresse,  tu  as 
pleuré  beaucoup  sur  mon  avenir;  tu  m'avais 
averti...  Je  t'ai  coûté  la  santé,  le  bonheur,  ma 
mère,  hélas I  et  je  maudis  mon  existence!... 

«  Oui,  je  la  maudis  !  » 

Les  Roueries  de  Trialph  commencent  par  un 
bal,  en  plein  faubourg  Saint-Germain. 

On  voit  passer  le  héros  en  habit  boutonné. 

Il  est  moins  sombre  que  d'habitude;  il  a 
formé  le  projet,  ce  soir-là,  de  se  gargariser  de 
quelques  drôleries  de  sentiment. 

Amer  Trialph  ! 

En  conséquence,  après  quelques  minutes 
d'examen  sous  un  candélabre,  il  entre  en  ado- 
ration d'une  jeune  fille  et  d'une  femme  mûre, 
—  toutes  les  deux  à  la  fois. 

La  déclaration  d'amour  à  la  jeune  fille 


■2U  LES  RESSUSCITES 

assez  étonnante.  Il  lui  dit: — Mademoiselle,  je 
vous  aime  autant  que  la  République. 

«  La  jeune  fille  devint  rose  d'émotion.  » 

Trialph  fait  une  pirouette,  et  se  dirige  en- 
suite vers  la  femme  mûre,  laquelle  est  une 
comtesse  de  haute  vertu,  avec  des  yeux  bleus, 
un  teint  pâle  sous  le  bismuth  et  le  vermillon, 
et  une  taille  à  Pentonnoir. 

Il  lui  demande  un  rendez-vous  pour  le  len- 
demain. 

Ces  deux  exploits  accomplis, —  Trialph  s'en 
va  se  coucher. 

Au  fond,  ce  Trialph  est  un  mauvais  drôle, 
toujours  grinçant  des  dents,  mal  frisé,  démi- 
mant tout,  passant  de  longues  heures  en  tête 
à  tête  avec  un  pistolet  chargé,  lisant  lui  aussi 
ses  prières  dans  lord  Byron,  mâchonnant  un 
éternel  blasphème  sous  sa  lèvre  crispée,  et 
goûtant  une  joie  sauvage  à  s'accouder  sur  le 
parapet  du  pont  Notre-Dame,  en  regardant 
d'un  œil  fasciné  les  nappes  verdâtres  de  la 
Seine.  Un  Jeune-France,  enfin. 

Ces  Jeune-France  sont  si  loin  de  nous,  que 
cela  vaut  la  peine  d'en  parler. 

Comme  tous  les  Jeune-France,  Trialph  a 
sur  sa  chiffonnière,  auprès  de  son  lit,  une  tête 


LASSAILLY  245 

de  mort  non  lavée  à  la  chaux,  toute  jaune 
encore  de  rouille  humaine.  Dans  le  creux  de 
l'œil  droit  il  a  placé  la  montre  d'un  curé  de 
campagne  (le  parrain  de  Mardoche,  probable- 
ment), et  dans  le  creux  de  l'œil  gauche  un 
charmant  petit  thermomètre.  —  La  char- 
pente osseuse  du  nez  lui  sert  à  suspendre 
ses  bagues  d'or  et  le  camée  d'un  bracelet 
qu'il  «  a  volé  un  jour  à  une  fougueuse  Ita- 
lienne, qui  s'est  mise  depuis  à  chanter,  la 
misérable  créature,  pieds  nus,  sur  les  boule- 
vards. » 

Triaiph,  à  son  réveil,  met  des  gants  glacés 
et  se  rend  chez  la  femme  mure  à  qui  il  a  de- 
mandé un  rendez-vous,  madame  la  comtesse 
de  Liadières. 

Il  fait  sa  cour  à  la  façon  des  Jeune-France, 
c'est-à-dire  il  ricane,  il  pâlit,  il  déchire  sa  poi- 
trine avec  ses  ongles,  il  pose  sa  main  sur  la 
rampe  du  balcon  en  murmurant  :  —  Mon 
Dieu!  que  le  ciel  est  pur;  mon  Dieul  que  cet 
air  est  suave  I...  Mais  lui,  son  front  est  brû- 
lant, son  sang  bout  dans  sa  tempe  à  lui  ouvrir 
le  crâne;  il  essaye  de  parler  de  choses  indif- 
férentes, du  bois  de  Boulogne,  du  paillasse 

Deburau,  de  l'athéisme,  des  Polonais,  de  tout 

14. 


•346  LElS  RESSUSCITES 

ce  qui  est  à  la  mode;  enfin  il  se  jette  aux  ge- 
noux de  la  comtesse  et  la  tutoie  : 

—  Femme!  que  tu  es  belle  ainsi! 

La  comtesse  ne  fait  pas  jeter  cet  animal  à 
la  porte.  Au  contraire;  elle  le  trouve  intéres- 
sant, nouveau.  Cela  enhardit  Trialph,  qui  se 
lance  dans  toutes  sortes  de  sarcasmes  contre 
l'amour,  contre  la  patrie,  contre  la  gloire, 
contre  les  belles-lettres,  contre  la  lune,  con- 
tre la  législation  actuelle,  contre  les  jolies 
femmes,  et  qui  termine  par  un  éclat  de  rire  eon- 
vulsif,  —  cet  éclat  de  rire  convulsif  sur  lequel 
ont  vécu  tant  de  romans  et  tant  de  drames. 

—  Vous  m'effrayez,  dit  la  comtesse  de  Lia- 
dières;  pourquoi  rire  ainsi? 

—  Je  ris,  madame,  de  ne  pas  me  voir  pendu 
ou  brûlé  vif.  Un  matin  que  je  rencontrerai  la 
signora  Société  dans  les  rues  de  Paris,  je  veux 
en  passant  lui  jeter  au  nez  cette  prédiction 
qu'elle  mourra  Tannée  prochaine,  s'iléclôt  par 
hasard  en  France  trente  faquins  de  bouffons 
comme  moi! 

Gela  est  bien  sage  dans  la  bouche  de  Trialph . 

Mais  Trialph  ne  demeure  pas  longtemps 
dans  sa  franchise.  Quand  il  lui  est  bien  prouvé 
que  la  comtesse  l'aime,  le  voilà  qui  devient 


LASSAI  LL  Y  ?41 

brutal  et  grossier  envers  cette  femme  char- 
mante; le  voilà  qui  l'appelle  coquette,  dé- 
loyale, qui  lui  parle  de  M.  Liadières  et  qui  se 
déchaîne  contre  l'adultère.  11  marche  à  grands 
pas  dans  le  boudoir,  il  est  écumant,  il  est  fré- 
nétique ;  enfer  et  puissances  du  ciel  I  Massacre 
et  railleries  1  II  casse  le  cordon  de  la  sonnette, 
il  éreinte  le  tapis  à  coups  de  talon  de  botte,  il 
frappe  à  poing  fermé  sur  le  piano.  La  com- 
tesse, épouvantée,  se  roule  dans  un  coin 
comme  un  serpent  en  spirale.  Immobile  et 
muet,  Trialph  la  glace  d'un  sourire  diabo- 
lique. 

«  Je  devais  être  horriblement  beauf  »  ajoute-t-il. 

Vraiment,  j'éprouve  quelque  honte  à  vous 
raconter  ces  désordres.  Telle  était  pourtant 
une  scène  d'amour  en  ces  temps-là,  tels  étaient 
les  amoureux  du  livre  et  de  la  scène.  Trialph 
n'est  guère  plus  exagéré  qu'Antony  ;  il  ne  sait 
pas  ce  qu'il  veut,  il  ne  veut  plus  ce  qu'il  a  de- 
mandé, il  menace,  il  implore,  il  sanglotte,  il  a 
la  fièvre. 

Ils  avaient  tous  la  fièvre,  alors. 

Celte  furia  d'amour,  répandue  en  littérature 
par  Itidiana,  par  les  drames  fauves,  par  les 
poésies  noires,  a  été  assez  heureusement  ca- 


243  LES    RESSUSCITES 

ractérisée  dans  un  vaudeville  joué  par  Arnal  : 

Quel  plaisir  de  tordre 
Nos  bras  amoureux, 
Et  puis  de  nous  mordre 
En  hurlant  tous  deux  ! 

Vous  voyez  que  Trialph  est  tout  à  fait  dans 
la  tradition,  lorsque  hérissé,  funeste  et  se  yor~ 
giasant  à  Taise  dans  son  délire  satanique,  il 
foule  aux  pieds  cette  femme  du  monde,  cette 
comtesse,  absolument  comme  si  c'était  ma- 
dame Dorval. 

Silence!  Voici  le  mari  qui  entre,  M.  de  Lia- 
dières. 

«  M .  de  Liadières  alla  se  poser  debout  devant 
la  cheminée.  Il  contempla  d'.un  air  froid  et  sé- 
rieux la  comtesse,  qui  n'osait  s'approcher  de 
lui.  Elle  était  échevelée.  Le  vieillard  soupira. 
Jamais  la  majestueuse  sérénité  de  son  front 
chauve  ne  m'avait  inspiré  autant  de  respect; 
il  me  paraissait  voir  une  ondée  de  lumière  des- 
cendre sur  le  visage  de  cet  homme  comme  un 
rayon  pur  de  soleil  sur  la  neige  éblouissante 
des  Alpes.  Oh!  il  était  beau,  ce  vieillard!  Qu'il 
était  beau!  » 

Reconnaissez  le  vieillard  de  Portia,  d'Alfred 
de  Musset,  ce  même  vieux  à  tiroir,  —  dévasté 


LASSAILLY  240 

et  noble,  —  qui  défraie  toute  la  littérature 
d'après  Juillet. 

Trialph  et  le  vieillard  se  sont  compris  dans 
un  seul  regard  :  ils  se  battront  à  la  pointe  du 
jour. 

En  attendant,  Trialph  va  diner  avec  des 
républicains  qui  conspirent. 

Il  sable  le  Champagne. 

Il  fume  des  feuilles  sèches  d'opium. 

Les  républicains  émettent  divers  procédés 
pour  se  défaire  du  roi  Louis-Philippe. 

—  Je  m'offre,  s'écrie  l'un  d'eux,  à  le  piquer 
avec  une  aiguille  aiguisée  d'acide  prussique, 
en  lui  donnant  une  poignée  de  main,  comme  il 
en  prodigue  aux  vils  séides  qui  se  foulent  au  devant 
de  son  cheval.,. 

—  Quand  agiras-tu? 

—  Je  voudrais  bien  ne  plus  souffrir  du  pied  : 
jamais  je  ne  parviendrais  à  m'échapper... 

Interrogé  à  son  tour,  Trialph  convient  qu'il 
n'est  qu'un  détestable  farceur  dont  ils  n'ont 
pas  besoin. 

Fi  du  Trialph  ! 

Trialph  laisse-là  cette  mauvaise  compagnie. 

Il  entre  au  Théâtre-Français. 

Il  se  promène  dans  le  foyer,  où  sont  réunis 


250  LES    RESSUSCITES 

les'  aristarques  de  la  presse  :  «  colporteurs  de 
cancans,  jansénistes  littéraires;  puis,  tout  le 
servum  pecus  romantique  des  moutons  qui  bê- 
lent, parce  que  le  bélier  marche  en  avant;  ai- 
glons de  basse-cour,  rapsodes  benêts,  auto- 
mates extatiques  qui  dansent  toute  une  soirée 
comme  les  poupées  de  l'immortel  Séraphin!  » 

Ah  çà!  dira-t-on,  Trialph  n'est  donc  pas  ro- 
mantique? 

Certainement  non! 

Trialph  professe  des  opinions  énergique- 
ment  classiques,  —  à  la  façon  d'Eugène  Dela- 
croix, —  il  adore  Athalie  et  Phèdre, 

Trialph  classique,  c'est  bien  plus  drôle  ! 

Ainsi  charme-t-ii  ses  loisirs,  en  attendant 
l'heure  de  son  duel  avec  M.  de  Liadières. 

A  ce  duel,  M.  de  Liadières  juge  convenable 
d'amener,  en  guise  de  témoin,  sa  femme, 
la  comtesse,  —  ce  qui  déroute  entièrement 
Trialph. 

—  La  religion  des  usages,  pense-t-il,  se  re- 
fuse à  ce  que  j'assassine  le  mari  de  ma  mai- 
tresse  devant  elle.  Je  n'ai  encore  rien  vu  de 
cela  dans  aucune  de  nos  pièces,  dans  aucun  de 
nos  romans.  Je  ne  veux  pas  devancer  le  drame 
de  la  scène  dans  le  drame  de  ma  vie.  La  litté- 


LASSAILLY  251 

rature  crée  des  mœurs  aux  sociétés  qui  veulent 
sembler  vivre.  La  bonne  décence  prescrit  le 
reste  aux  honnêtes  gens  qui  ont  du  goût. 

Il  essaie  de  soumettre  à  M.  de  Liadières 
cette  observation  pleine  de  délicatesse. 

Mais  le  beau  vieillard  le  traite  de  misérable 
et  lui  croise  ses  deux  poings  sous  le  menton. 

C'est  un  ancien  militaire,  comme  tous  les 
vieillards  de  la  littérature. 

On  arrive  dans  un  endroit  écarté,  près  de 
la  barrière  Saint-Jacques. 

La  femme  pleure. 

Les  deux  hommes  sautent  sur  les  épées. 

Le  cocher  fume  sa  pipe,  en  caressant  tran- 
quillement ses  bêtes. 

Tirade  sur  le  beau  temps  qu'il  fait. 

La  femme  se  meurtrit  les  bras. 

Les  deux  hommes  fondent  l'un  sur  l'autre. 

Le  cocher  détourne  les  yeux. 

Tirade  sur  le  duel  :  «  Le  duel  prouve  ce  qu'il 
veut  prouver,  je  le  soutiens.  On  a  beau  mou- 
ler des  phrases,  tout  ce  qui  n'est  pas  le  duel 
ment  à  ceux  qui  doivent  se  battre.  Le  meil- 
leur raisonnement  contre  les  ampoules  du 
style  et  les  sophismes  de  la  sensibilité,  c'est 
que  notre  estomac  digère  la  chair  des  ani- 


?52  LES   RESSUSCITES 

maux  et  notre  conscience  les  conséquences 
d'un  duel  honorable.  » 
La  femme  s'évanouit... 
Trialph  vient  de  faire  voler  en  éclats  l'épée 
de  M.  de  Liadières,  il  ne  veut  pas  du  sang  de 
ce  vieillard  ! 

Ce  jour-là,  par  un  hasard  étrange,  on  guil- 
lotine •  un  boucher  sur  la  place  de  la  barrière 
Saint-Jacques  ;  —  la  scène  de  guillotine  est 
indispensable  dans  les  romans  de  1833;  — 
toutes  les  fenêtres  sont  louées  :  à  Tune  d'elles, 
Trialph  aperçoit  Nanine,  cette  jeune  fille  du 
premier  chapitre  à  qui  il  a  adressé  une  décla- 
tion  républicaine.  La  société  est  fort  belle  et 
respire  des  violettes  en  attendant  le  con- 
damné. Gomme  Trialph  est  connu  pour  un 
peu  poëte,  on  le  prie  de  réciter  des  vers,  du 
gracieux  y  de  Y  aérien. 

Trialph  récite  une  ballade  intitulée  le  Sylphe, 
—  la  crème  de  sa  littérature,  dit-il,  la  merin- 
gue de  ses  œuvres  fugitives. 

Pendant  ce  temps-là,  Nanine  a  posé  sur  le 
pied  de  Trialph  son  joli  soulier  satiné. 

C'en  est  fait,  Trialph  aimera  Nanine.  Il 
l'aime  déjà. 

—  Au    large!    s'écrie-t-il,  j'aime!  j'aime! 


LASSAILLY  ?53 

Moi,  j'aime  d'amour!  C'est  Nanîne  que  j'aime, 
et  je  l'aime  plus  que  je  ne  voudrais  l'aimer,  jele 
vois.  Mais  qu'importe!  Je  ne  suis  pas  habitué 
à  jeter  mes  passions  au  dehors,  comme  on  fait 
d'un  créancier  qui  mettrait  la  main  sur  votre 
habit,  en  disant  :  Vous  n'avez  pas  le  droit  de 
porter  cet  habit  ! 

Puis  tout  aussitôt  —  car  l'âme  de  Trialph 
est  comme  la  patte  d'oie   d'une  forêt  où  se 
croisent  divers  sentiers  —  il  lui  vient  des  in- 
quiétudes, des  troubles  que,  par  parenthèse, 
il  exprime  en  très-poétique  langage  :  «  A  pré- 
voir de  loin,  peut-être  ai-je  peur  avec  raison 
que  cette  vierge  blonde  s'abandonne  parfois 
à  des  instincts  de  coquetterie.  Quand,  pour 
me  plaindre   alors,  je  m'approcherai  d'elle, 
au  milieu  de  la  foule  des  indifférents,  Nanine, 
je  le  crois,  voudra  bien  avoir  la  complaisance 
de  ne  pas  s'éloigner.  Je  serai  pâle,  je  trem- 
blerai. D'une  bouche  timide  qui  permettra  à 
peine  aux  sons  de  ma  voix  de  se  faire  en- 
tendre,  je  lui  dirai  :  Vous  me  trompez!  Elle 
répondra  vite  :  Non  !  Et  sans  que  rien  l'ait 
troublée,  ensuite  elle  s'envolera  vers  d'autres 
hommages,  moins  sérieux,  moins  exigeants. 
Puis,  en  se  souvenant  par  hasard  de  mes  in- 


254  LES   RESSUSCITES 

quiétudes  :  C'est  un  fou  qui  m'aime  trop  !  se 
répétera-t-elle  pendant  la  danse  où  j'épierai 
les  regards  furtifs  de  ses  beaux  yeux  noirs, 
presque  toujours  pleins  de  bonheur... 

«  Néanmoins,  je  consens  à  Vaimert  »  ajoute 
Trialph,  en  concluant. 

Hélas  I  cher  Trialph,  tu  comptes  sans  ton 
ami  Ernest  I 

Ernest  est  un  jeune  homme  qui  a  la  main 
heureusement  gantée  et  qui  s'est  acquis  je  ne 
sais  quelle  grâce  à  jeter  son  lorgnon  au-de- 
vant de  toutes  les  loges  d'Opéra. 

Au  moment  où  la  belle  société  se  porte  aux 
fenêtres  pour  voir  arriver  la  charrette,  Er- 
nest s'approche  de  Trialph  et  lui  jette  discrè- 
tement dans  le  tuyau  de  l'oreille  la  nouvelle 
de  son  prochain  mariage  —  avec  mademoi- 
selle Nanine  de  Massy. 

—  Il  me  faut  un  meurtre  !  murmure 
Trialph. 

Enfin! 

Je  trouve,  moi,  que  ce  meurtre  s'est  bien 
fait  attendre. 

Le  premier  meurtre  de  Trialph,  —  c'est 
tout  uniment  un  suicide. 


LASSAILLY  255 

Trialph;  qui  n'y  met  pas  de  prétention, 
se  fait  un  verre  d'eau  sucrée  avec  plusieurs 
petits  paquets  de  morphine;  et  il  l'avale, 
pendant  que  le  couteau  de  la  guillotine  tran- 
che la  tête  du  boucher  de  la  barrière  Saint- 
Jacques. 

Fait!  comme  disent  les  enfants,  au  jeu  de 
cache- cache. 

Quand  il  s'est  empoisonné,  Trialph  veut  as- 
^i<ter  à  un  bal  :  —  Oui,  s'écrie-t-il,  puisque 
la  lutte  m'a  épuisé  avant  le  terme,  ma  place 
de  mort  est  là,  aux  splendeurs  factices  de  la 
lumière  des  bougies,  parmi  les  femmes  et  les 
fleurs  artificielles,  parmi  les  égoïstes,  les  re- 
pus, les  contents,  les  orgueilleux,  les  ingrats, 
parmi  les  privilégiés,  les  accapareurs  de  pla- 
ces, les  brevetés,  les  pensionnés,  les  distribu- 
teurs de  médailles  et  de  couronnes,  parmi 
ceux  qui  volent  au  jeu  de  cartes  et  ceux 
qui  ne  se  fatiguent  pas  de  la  valse  adul- 
tère! 

La  valse  adultère!  voilà  leur  grand  mot,  leur 
grande  pudeur. 

0  moralité  des  Jeune-France  ! 

Au  bal,  —  Trialph  danse  comme  un  perdu, 
il  boit  du  punch,  il  copie  sa  ballade  du  Sylphe 


256  LES   RESSUSCITES 

sur  l'album  d'une  vieille  dame,  il  se  livre  à  la 
valse  adultère,  il  fait  mille  gambades,  —  et, 
en  fin  de  compte,  il  reconnaît  qu'il  s'est  mal 
empoisonné.  Déception! 

Au  désespoir  d'avoir  manqué  son  coup, 
Trialph  se  rend  dans  le  bureau  d'un  journal, 
et,  moyennant  quelques  centimes,  il  fait  in- 
sérer les  lignes  suivantes  : 

«  Un  particulier,  décidé  au  suicide,  désire 
exploiter  avantageusement  sa  mort,  pour  payer 
la  corbeille  de  noces  d'une  femme,  qu'un  de 
ses  amis  arrache  à  son  amour.  Il  offre  donc  le 
sacrifice  de  sa  vie  à  la  merci  d'un  projet  quel- 
conque, moyennant  une  somme  dont  il  sera 
convenu  entre  les  parties  intéressées.  —  S'a- 
dresser, pour  les  renseignements,  à  M.  A.  B., 
poste  restante,  à  Paris.  » 

Cette  annonce  a  pour  résultat  d'amener  une 
lettre  anonyme  qui  enjoint  à  Trialph  de  se 
trouver,  masqué,  au  bal  de  l'Opéra. 

Là,  Trialph  se  voit  accosté  par  M.  le  comte 
de  Liadières,  qui  lui  offre  une  somme  assez 
rondelette  s'il  veut  assassiner  la  comtesse. 

Stupeur  de  Trialph  ! 

Après   quelques   instants  de   réflexion,   il 


LASSAILLY  257 

accepte  la  somme  et  va  la  jouer  à  Frascati. 

Frascati!  le  jeu!  les  impures  en  décolleté  de 
dentelles!  le  râteau  infernal!  les  doigt  mai- 
gres qui  s'allongent  en  tremblant  pour  froisser 
les  billets  de  banque!  les  visages  pales  et 
froids  sous  la  sueur!  Encore  un  thème  que 
Trialph  se  garde  bien  de  laisser  échapper, 
et  sur  lequel  il  brode  les  plus  voyantes  méta- 
phores. 

Trialph  rencontre  Ernest  à  Frascati. 

—  Ernest,  veux-tu  que  je  te  joue  ta  femme 
Nanine? 

—  Farceur!  * 

—  Huit  mille  francs? 

—  Immoral! 

—  Seize  mille? 

—  Diable! 

Ernest  se  laisse  tenter  :  il  joue  et  il  perd. 

—  Maintenant,  ta  maîtresse  ?  continue 
Trialph. 

—  Soit. 

Ernest  perd  encore;  il  perd  toujours. 

Néanmoins,  comme  c'est  un  beau  joueur,  il 
conduit  mélancoliquement  Trialph  sous  le 
balcon  de  sa  maîtresse:  il  lui  montre  l'échelle 


253  LES  RESSUSCITES 

de  corde  préparée,  la  fenêtre  mystérieusement 
entr'ouverte,  et,  étouffant  un  soupir,  il  lui 
dit  :  Va  ! 

—  Bah  1  exclame  Trialph  ;  mais  c'est  chez  la 
comtesse  de  Liadières? 

—  Sans  doute. 

—  Madame  de  Liadières  serait  ta  maîtresse? 

—  Depuis  six  mois. 

—  Anathème  ! 

Trialph  bondit  sur  Ernest,  et  le  jette,  san- 
glant, sur  le  pavé. 

Après  quoi,  il  escalade  le  balcon. 

«  Le  comte  parut. 

»  Il  était  tête  nue,  et  croisait  ses  deux  bras 
sur  sa  poitrine. 

—  »  Avez-vous  fini? 

—  »  Oui,  répondis-je  en  montrant  la  com- 
tesse étendue  sur  le  parquet. 

»  Le  vieillard  prit  un  flambeau  et  se  hâta 
d'incendier  les  rideaux  et  les  toiles  de  la  cham- 
bre adultère.  » 

Deux  heures  après,  une  berline  roule  vers 
l'Océan. 

Elle  emporte  Trialph  au  suicide. 


LASSA  ILLY  259 

Il  a  tué  Ernest,  il  a  tué  madame  de  Lia- 
dières,  il  a  tué  Nanine  —  en  lui  chatouil- 
lant la  plante  des  pieds  ;  il  va  se  tuer  à  son 
tour. 

Sur  la  plage,  Trialph  coudoie  un  comédien 
à  qui  il  remet  ses  mémoires  ou  plutôt  ce  qu'il 
appelle  ses  Roueries  : 

«  Nous  nous  complimentâmes  longtemps 
sur  le  port  en  face  de  l'eau. 

»  Il  m'a  quitté  enfin,  Y  égoïste  t 

»  A  la  mer,  à  la  mer,  le  Trialph!  » 

FIN. 

Voilà  ce  livre  tout  entier,  —  une  des  expres- 
sions les  plus  fidèles  de  l'orgie  romancière.  J'ai 
disséqué  celui-là,  afin  d'être  dispensé  de  dissé- 
quer les  autres,  —  car  il  y  en  a  d'autres.  Il  y 
a  le  Champavert,  de  Petrus  Borel  ;  il  y  a  les  pre- 
mières frénésies  de  Jules  Lacroix.  Il  y  en  a  de 
pires  encore,  auprès  desquels  les  productions 
clandestines  du  Directoire  ne  sont  que  des  ber- 
quinades.  —  Rappelons  souvent  cela,  afin  d'in- 
nocenter les  nouveaux  venus  de  la  littérature, 
dont  les  quelques  écarts  ont  pu  être  incriminés 
par  des  ermites  de  la  critique,  dont  la  robe  de 


200  LES    RESSUSCITES 

bure  ne  cachait  pas  assez  la  queue  frétillante 
des  diables  de  1833. 

Lassailly  valait  mieux  que  son  livre,  ce  qui 
ne  veut  pas  dire  que  son  livre  ne  vaille  abso- 
lument rien.  Vous  y  aurez  remarqué,  comme 
moi,  des  formules  attrayantes  et  nouvelles, 
d'heureuses  témérités,  un  certain  esprit  qui, 
loin  de  courir  les  rues,  marche  sur  la  crête 
des  toits. 

Ce  qu'on  ne  trouve  pas  dans  les  Roueries  de 
Trialph,  ce  sont  des  roueries,  —  et  je  m'expli- 
que difficilement  un  pareil  titre,  à  moins  que 
le  roman  lui-même  ne  soit  d'un  bout  à  l'autre 
une  mystification,  ce  qui  pourrait  bien  être, 
mais  ce  que  j'hésite  à  croire:  —  Lassailly  n'é- 
tait pas  si  gouailleur . 

Abrégeons. 

Il  y  a  la  beauté  du  diable,  qui  est  simple- 
ment la  jeunesse  et  la  fraîcheur.  Ne  peut-on 
pas  dire  aussi  qu'il  y  a  la  littérature  du 
diable?  * 

La  littérature  du  diable,  —  c'est  le  délire, 
c'est  l'emportement,  c'est  l'abandon,  c'est 
l'incohérence,  c'est  tout  ce  qu'il  ne  faut  pas. 

C'est  tout  ce  qui  plaît,  sans  avoir  raison  de 
plaire. 


LASSAILLY  261 

Lassailly  appartenait,  par  ses  premières 
feuilles  noircies,  à  cette  littérature  maudite  et 
chiffonnée,  qui  semble  avoir  fait  un  pacte  avec 
la  Mort  *. 


1.  Voici  les  titres  de  quelques  nouvelles  publiées  par  Las- 
sailly dans  le  feuilleton  du  Siècle  : 
Le  Dernier  des  Pétrarque. 
Les  Gouttes  de  digitale. 
Grègorio  Banchi. 

Un  Secrétaire  du  XVIIIe  siècle,  ou  le  Griffon  de  la  vicomtesse 
de  Solanges. 
La  Trahison  d'une  fleur. 

Chercher  dans  la  collection  du  Monde  illustré  un  article  de 
M.  Hippolvte  Lucas  sur  Lassailly. 

Alfred  de  Musset  avait  composé  ces  vers  sur  l'air  du  Menuet 
d'Exaudet  : 

Lassailly 
A  failli 

Faire  un  livre. 

Il  n'a  tenu  qu'à  Renduel 

Que  cet  homme  immortel 

Pût  vivre!  etc.,  etc. 


la 


JEAN    JOURNET 


Écrit  dans  l'été  de  1849. 

Nous  avons  été  voir  à  Bicètre,  —  où  Ton 
vient  de  le  renfermer  depuis  deux  semaines, 
—  un  pauvre  brave  homme,  connu  dans  le 
monde  des  littérateurs  et  des  peintres  sous  le 
nom  de  Y  apôtre  Jean  Joiirnet.  On  Ta  affublé  du 
costume  des  fous,  nous  ne  savons  trop  pour- 
quoi, bien  qu'il  ait  tenté  de  nous  l'expliquer 
lui-même  avec  une  grande  douceur  et  un 
parfait  sérieux.  Il  paraît  qu'un  soir  de  repré- 
sentation, à  la  Comédie-Française,  il  s'est 
avisé  de  répandre  dans  la  salle,  du  haut  du 
paradis,  quelques-unes  de  ses  pièces  de  vers. 
Là  gît  son  crime,  c'est-à-dire  sa  folie.  — Nous 


201  LES   RESSUSCITES 

nous  rappelons  cette  aventure.  —  Ce  soir-là, 
comme  nous  allions  entrer  dans  le  théâtre  de 
la  rue  Richelieu,  nous  aperçûmes  Jean  Jour- 
net,  qui  était  adossé,  méditatif  et  sombre, 
contre  un  des  piliers  du  péristyle.  Il  ne  s'é- 
claircit  pas  à  notre  aspect.  Il  nous  entretint 
de  la  misère  et  de  la  vanité  des  temps  actuels, 
il  nous  raconta  comment  tout  allait  de  mal  en 
pis  et  pourquoi  on  l'empêchait  déparier  dans  les 
clubs;  c'était  là  surtout  son  grave  et  doulou- 
reux grief.  Ne  pouvoir  parler  ni  en  prose  ni 
en  vers,  lui  l'apôtre  et  le  poëte  !  Aussi  déses- 
pérait-il ingénument  des  clubs  et  de  leur  in- 
fluence. Son  discours,  qui  fut  assez  bref  et 
empreint  d'une  visible  préoccupation,  se  ter- 
mina par  ces  paroles  mémorables  :  «  —  Allez 
à  vos  plaisirs!  »  On  jouait  la  Camaraderie  de 
M.  Scribe. 

Une  fois  à  mes  plaisirs,  comme  il  disait,  je 
me  mis  peu  à  peu  à  l'oublier.  Au  bout  d'un 
quart  d'heure,  j'étais  tout  entier  à  la  grâce 
spirituelle  et  bonne  de  mademoiselle  Denain, 
au  jeu  mignard  de  mademoiselle  Anaïs.  La 
première  avait  une  robe  en  soie  blanche,  unie, 
qui  lui  allait  bien  de  partout  et  où  elle  était 
emprisonnée  comme  l'eau  dans  une  carafe. 


JEAN    JOURNET  265 

Ces  deux  dames  faisaient  esprit  de  tout,  de 
leurs  yeux,  de  leur  bouche,  de  leurs  mains 
blanchettes  et  longuettes.  —  Le  quatrième 
acte  allait  son  train,  lorsque  tout  à  coup, 
v'ian  !  une  pluie  de  papiers  inonde  les  specta- 
teurs du  parterre,  de  l'orchestre  et  des  gale- 
ries. On  lève  la  tête  :  c'était  Jean  Journet  qui 
distribuait  la  manne  divine;  et  comme  il 
voyait  que  chacun  s'empressait  pour  y  at- 
teindre : 

— Patience,  disait-il  ;  il  y  en  aura  pour  tout 
le  monde  î 

Et  il  recommençait  à  jeter  de  droite  et  de 
gauche  ses  odes,  ses  hymnes,  ses  chansons, 
ses  élégies,  ses  cantates,  qui  dansaient,  se 
balançaient  et  tournoyaient  en  rasant  le  lus- 
tre, comme  des  papillons  blancs  autour  d'une 
bougie.  Pourtant,  au  milieu  de  son  opération, 
voilà  que  Jean  se  sent  atteint  d'un  remords  ; 
il  s'arrête,  il  se  tourne  vers  la  scène,  il  de- 
mande pardon  humblement  à  mademoiselle 
Denain  et  à  mademoiselle  Anaïs,  il  les  prie  à 
mains  jointes  de  l'excuser.  Mais  sa  mission, 
dit-il,  est  impérieuse,  il  faut  qu'il  la  rem- 
plisse; et,  pour  cela,  il  demande  la  parole 
pour  cinq  minutes.  — Cinq  minutes  !  c'était  bien 


26fi  LES  RESSUSCITES 

peu  de  chose.  Néanmoins,  le  public,  qui  avait 
eu  le  temps  de  s'apercevoir  qu'il  avait  affaire 
à  un  apôtre  et  à  un  prédicant,  refusa  les  cinq 
minutes  demandées. 

—  Ramenez-moi  à  la  Camaraderie!  dit  le 
public,  du  ton  que  dut  prendre  ce  poète  d'au- 
trefois lorsqu'il  répondit  :  Ramenez-moi  aux 
carrières  ! 

Puis  arriva  la  garde,  qui  emmena  Jean 
Journet.  Quelques  jours  après,  il  était  à 
Bicêtre. 

Si  notre  mémoire  est  en  état,  voici  la 
deuxième  fois  que  Ton  fait  accomplir  un  si  fu- 
neste voyage  à  cette  honnête  personne,  qui 
n'a  que  le  tort  de  pousser  au  bien  par  des 
moyens  excentriques  et  d'être  un  croyant 
exalté  au  milieu  de  nos  tièdes  croyants.  Il 
croit  à  quelque  chose,  lui,  à  une  chose  extra- 
vagante, poétique,  décriée,  sublime,  au 
Phalanstère!  Mais  enfin  il  croit  à  quelque  chose. 
—  Or,  Faust,  qui  croit  au  diable,  je  l'estime 
mieux  que  don  Juan,  qui  ne  croit  à  rien.  — 
Nous  disions  donc  que  Jean  Journet  avait  déjà 
été  mis  en  18'il  à  Bicêtre,  et  que  c'est  suffi- 
sant, à  tout  prendre.  Selon  nous,  il  n'y  avait 
pas  lieu  à  recommencer,  et  le  désastre  ne  se- 


JEAN  JOURNET  267 

rait  pas  considérable  quand  on  laisserait  de 
temps  en  temps  ce  malicieux  apôtre  interve- 
nir au  milieu  d'une  tragédie,  comme  un  terre- 
neuve  dans  un  jeu  de  siam.  —  Tenez,  on 
jouait  dimanche  Abufar ;  eh  bien!  franche- 
ment, nous  avons  regretté  Journet. 

On  veut  le  guérir,  nous  le  voyons  bien.  Et 
quand  il  sera  guéri,  c'est-à-dire  quand  on  lui 
aura  ôté  sa  poésie,  éteint  son  regard,  glacé 
son  âme,  alors  seulement  ce  sera  un  homme 
pareil  aux  autres  hommes.  Ce  jour-là,  Jean 
Journet  aura  le  droit  de  dire  :  Je  suis  raison- 
nable I  II  pourra,  comme  tous  les  gens  qui 
sont  raisonnables,  aller  manger  un  melon  à 
Romainville  avec  ses  voisins,  qui  ne  dédai- 
gneront plus  sa  compagnie.  Il  ira  voir  des  piè- 
ces de  théâtre  et  trouvera  que  ce  Levassor  est 
impayable.  Le  monde  pourra  chanceler  sur  sa 
base;  Jean  Journet,  devenu  raisonnable, 
dira  :  Qu'est-ce  que  cela  me  fait?  Il  mariera  sa 
charmante  petite  fille  à  un  avocat  ou  à  un  pa- 
petier, quelqu'un  de  raisonnable  aussi.  Et 
Jean  Journet  sera  bien  heureux,  il  n'aura 
plus  de  rêves  de  triomphe,  il  n'ira  plus  chan- 
ter dans  les  banquets,  il  fera  des  cornets  avec 
ses  vieux  refrains  ;  il  dira,  au  dessert,  des 


26S  LEfë   RESSUSCITES 

plaisanteries  contre  les  prêtres  ;  Jean  Journet 
aura  froid  au  cœur,  froid  à  la  tête,  froid  par- 
tout, mais  il  sera  raisonnable  !  —  Ah!  ne  gué- 
rissez jamais  Jean  Journet! 

Pendant  les  batailles  de  juin,  je  l'ai  vu  qui 
prêchait  l'harmonie  et  l'union,  par  un  soupi- 
rail de  l'Abbaye,  où  on  l'avait  incarcéré  par 
mégarde.  Il  rappelait  à  s'y  méprendre  le  juge 
des  Plaideurs,  Mais  ne  rions  pas  ;  c'était  une 
belle  parole  que  celle  de  Jean  Journet,  c'était 
surtout  une  parole  respectable.  Sa  physiono- 
mie s'éclairait  comme  un  ciel  à  mesure  qu'il 
discourait,  sa  voix  était  sonore,  son  geste  dé- 
racinait l'incrédulité  chez  les  plus  endurcis. 
Par  exemple,  il  ne  faisait  pas  bon  se  mettre 
en  travers  de  ses  utopies.  Jean- Journet  voulait 
qu'autour  de  lui  tout  le  monde  fût  de  son 
avis,  ou  du  moins  eût  l'air  d'en  être.  —  Con- 
duit un  jour  chez  Théophile  Gautier,  il  faillit 
le  battre,  parce  que  l'auteur  de  Fortunio  s'é- 
tait pris  avec  lui  de  savante  et  obstinée  dis- 
cussion. —  Ses  emportements  rappelaient 
ceux  des  prophètes.  Comme  cet  acteur  dont 
le  nom  m'échappe,  il  aurait  été  capable  de 
soulever  des  statues  dans  le  paroxysme  de  sa 
foi.  S'il  n'avait  pas  la  prudence  des  serpents, 


JEAN   JOURNET  269 

cet  apôtre,  en  revanche,  possédait  la  force  des 
lions  ! 

Quand  nous  étions  réunis,  le  soir,  trois  ou 
quatre  autour  d'un  pot  de  bière,  il  n'était  pas 
rare  de  voir  entrer  brusquement  Jean  Jour- 
net,  avec  soii  austère  caban,  son  fin  et  noir 
regard,  sa  démarche  solennelle.  11  serrait  la 
main  à  tout  le  monde.  — Bonsoir,  apôtre 9  di- 
sions-nous avec  un  sourire  qui  n'avait  rien 
de  moqueur  ni  cependant  rien  de  convaincu. 
Quelquefois,  il  y  avait  deux  mois,  trois  mois 
que  nous  ne  l'avions  vu.  Alors,  tout  en  bour- 
rant sa  pipe  avec  un  soin  terrestre,  il  nous  ra- 
contait son  dernier  voyage.  Tantôt  c'était  de 
Lyon  qu'il  arrivait,  tantôt  de  Montpellier,  de 
plus  loin  encore;  il  avait  fait  la  route  à  pied, 
comme  toujours,  car  c'était  là  un  apôtre  dans 
la  sincère  acception  du  terme.  Partout,  sur 
son  passage,  il  avait  semé  la  parole  du  maî- 
tre, —  le  maître  Fourier  d'abord,  et  puis  le 
maître  Jean  Journet  ensuite.  —  Il  avait  dé- 
clamé ses  plus  belles  strophes  aux  paysans,  et 
une  fois  déclamées,  il  les  leur  avait  vendues, 
et  une  fois  vendues,  il  leur  en  avait  donné 
d'autres.  Les  paysans  écoutaient  des  deux 
oreilles  et  prenaient  des  deux  mains,  tant  cet 


870  LES  RESSUSCITES 

homme,  en  proie  a  ses  innocentes  extases, 
avait  un  beau  visage  et  un  beau  langage! 

Il  se  trouvait  à  Bruxelles,  une  fois.  A 
Bruxelles,  Jean  Journet  se  met  en  tête  de 
pénétrer  dans  le  parc  royal  et  d'avoir  un  en- 
tretien avec  Sa  Majesté  Léopold.  Il  veut  voir 
en  face  un  front  couronné  et  lui  parler  des 
misères  sociales.  11  entre. —  Qui  vive?  lui  crie-t- 
on. —  Apôtre,  répondit-il.  Et  il  passe.  Mais, 
parvenu  dans  l'antichambre,  il  est  arrêté  par 
des  secrétaires  qui  le  questionnent  et  se  met- 
tent à  le  turlupiner.  C'est  un  fou,  dit- on;  et 
ce  mot  circulant  de  bouche  en  bouche,  on 
renvoie  Jean  Journet,  on  le  chasse.  Le  triste 
et  fier  poëte,  qui  avait  fait  un  voyage  inu- 
tile, passa  la  nuit  devant  les  grilles  du  jardin; 
au  réveil,  il  avait  composé  une  de  ses  meil- 
leures pièces  de  vers,  le  Fou,  la  plus  navrante 
que  nous  connaissions  de  lui  : 

Au  pied  de  ce  palais  où  son  destin  l'appelle, 
Voyez,  tout  près  du  parc,  loin  de  la  sentinelle, 

Voyez  ce  mendiant... 
Lorsque  l'aube  parait,  quand  le  soleil  se  couche, 
De  mots  mystérieux  que  Dieu  met  dans  sa  bouche, 

Il  poursuit  le  passant. 

Voilà  où  nous  en  sommes  arrivés.  De  cette 
qualité  si  rare  et  si  admirable,  —  l'enthou- 


JEAN   JOURNET  271 

siasme!  —  nous  avons  fait  une  folie.  Folie, 
l'air  inspiré,  la  voix  sonore,  le  geste  puissant  ! 
Un  homme  qui  tressaille  sous  sa  croyance, 
marchant  vers  un  but  fixe,  la  tête  haute/  l'œil 
ouvert,  —  autrefois  c'était  un  original ,  au- 
jourd'hui c'estun  fou.  On  le  met  à  Bicêtre.  A 
Bicêtre,  l'intelligence  bruyante,  l'honnêteté 
active,  la  poésie  en  action  !  Cela  fait  trembler 
quand  on  y  réfléchit. 


Disons  vite  que  ce  second  séjour  de  Jean 
Journet  à  Bicêtre  n'a  été  que  de  trois  semai- 
nes. Aujourd'hui  Y  Apôtre  n'est  plus  ;  il  est 
mort  en  1863,  un  peu  plus  calme,  un  peu 
plus  triste. 

Il  existe  un  excellent  portrait  de  Jean  Jour- 
net,  par  Courbet  (salon  de  1851),  et  une  fort 
curieuse  notice  de  M.  Champfleury,  dans  son 
livre  des  Excentriques. 


EDOUARD    OURLIAC 


A  la  tête  des  romanciers  de  deuxième  ordre 
qui  abondent  dans  notre  époque,  il  faudra 
placer  Edouard  Ourliac.  Cette  opinion  nous 
est  suscitée  par  la  lecture  que  nous  venons  de 
faire  de  son  œuvre,  éparse  dans  les  revues, 
dans  les  livres  ornés  d'estampes  et  dans  les 
journaux  quotidiens.  Edouard  Ourliac,  bien 
qu'il  n'ait  vécu  que  trente-cinq  ans,  a  consi- 
dérablement écrit;  et  rien  dans  l'ensemble  de 
ses  travaux  ne  trahit  ce  que  nous  appelons 
aujourd'hui  les  concessions  au  métier.  Le  mé- 
tier, nous  devons  le  proclamer  à  la  louange  de 
quelques  hommes,  n'a  d'ailleurs  point  été  pra- 
tiqué dans  la  première  période  du  mouvement 
romantique  :  il  est  presque   uniquement   le 


274  LES  RESSUSCITES 

produit  du  roman- feuilleton.  Sans  appartenir 
précisément  à  la  légion  des  écrivains  qui  ont 
violemment  guéri  la  littérature  de  ses  pâles 
couleurs,  Edouard  Ourliac  a  dû  cependant  à  la 
fréquentation  de  plusieurs  d'entre  eux  le  souci 
de  la  conscience  et  de  la  dignité  dans  le  tra- 
vail. 11  n'a  jamais  porté  de  défi  à  ses  propres 
forces,  et,  dans  l'exercice  des  lettres,  il  n'a  pas 
vu  autre  chose  que  la  satisfaction  de  ses  ins- 
tincts les  plus  chers. 

La  place  qu'Edouard  Ourliac  occupa  au  mi- 
lieu de  ses  contemporains  fut,  sinon  une  des 
plus  éclatantes,  du  moins  une  des  plus  distin- 
guées et,  graduellement,  une  des  plus  solides. 
Sur  la  fin  de  sa  courte  existence,  il  avait  fini 
par  obtenir  ce  respect  et  cette  autorité  litté- 
raires qui  n'arrivent  habituellement  qu'après 
de  longues  années  et  à  la  suite  d'œuvres  im- 
portantes. Le  sérieux,  le  pensé  de  ses  dernières 
compositions  faisaient  concevoir  des  espé- 
rances qu'il  n'eût  certainement  pas  trompées, 
si  Dieu  ne  lui  avait  mesuré  le  temps  d'une 
façon  si  parcimonieuse. 

Mais  Edouard  Ourliac  n'est  pas  de  ceux  à 
qui  la  justice  doive  arriver  par  la  compassion. 
Son  nom  se  passerait  aisément  de  l'auréole 


EDOUARD   OURLIAC  275 

funèbre;  nos  lecteurs  en  conviendront,  après 
que  nous  leur  aurons  fait  traverser  la  galerie 
de  ses  ouvrages. 

Auparavant,  nous  demandons  la  permission 
de  placer  quelques  détails  biographiques,  qui 
expliqueront  les  différentes  phases  de  son  ta- 
lent.' Même  si  nous  appuyons  sur  ce  côté  de 
notre  étude,  si  nous  développons  avec  une 
complaisance  trop  sympathique  les  espiègle- 
ries, les  efforts,  les  tristesses,  et  finalement  les 
tortures  de  cette  existence  diversement 
éprouvée,  il  ne  faudra  y  voir  que  le  désir  de 
présenter,  à  propos  d'un  seul  homme,  un  côté 
du  grand  tableau  de  la  vie  littéraire  pendant 
une  période  de  ce  siècle. 


Edouard  Ourliac  naquit  le  31  juillet  1813, 
dans  une  ville  du  Midi,  à  Carcassonne,  croyons- 
nous.  Ses  parents,  demi-artisans,  demi-bour- 
geois, firent  des  sacrifices  pour  son  éducation, 
et  l'envoyèrent  d'abord  chez  les  Lazaristes  de 
Montdidier.  Ce  commencement  d'éducation 
religieuse  demeura  toujours  l'impression  do- 
minante de  son  enfance;  et  quoique  plus  tard 
il  ait  accepté  toutes  les  railleries  philosophiques 


276  LES   RESSUSCITES 

et  trempé  dans  presque  toutes  les  folies  du 
monde,  c'est  en  grande  partie  à  la  puissance 
de  cette  impression  qu'on  doit  attribuer  son 
retour  à  l'autorité  ecclésiastique.  Il  resta  chez 
les  Lazaristes  jusqu'à  sa  première  communion, 
époque  à  laquelle  son  père  et  sa  mère  vinrent 
habiter  Paris.  Là,  on  l'envoya  au  collège  Louis- 
le-Grand,  rue  Saint-Jacques,  où  il  se  fit  remar- 
par  son  aptitude  pour  les  lettres.  Nous  tenons 
de  ses  condisciples  de  merveilleux  récits  sur 
sa  facilité  à  composer,  principalement  des  vers 
français.  Ce  n'est  cependant  pas  comme  poète 
qu'il  devait  compter,  mais  enfin  il  est  reconnu 
depuis  longtemps  que  toutes  les  natures  litté- 
raires se  laissent  prendre  plus  ou  moins  dès 
l'aurore  à  cette  musique  peinte;  pour  elles,  en 
effet,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  séduisant  et  de 
plus  facile;  de  plus  séduisant,   puisque  les 
grandes  renommées  se  rattachent  à  ce  mot 
magique  de  poésie;  de  plus  facile,  parce  qu'on 
y  trouve  plus  qu'ailleurs  des  sentiments  notés, 
des   enthousiasmes  prévus,   une   grammaire 
bienveillante  et  offrant  des  lisières  aux  bras 
débiles.  Au  jeune  âge,  la  grande  prose,  la  belle 
prose,  comme  disait  Buffon,  effraye  avec  ses 
exigences  de  faits  et  de  pensées,  on  ne  l'aborde 


EDOUARD   OURLIAC  277 

qu'en  tremblant  et  avec  embarras;  ou  bien  on 
élude  la  difficulté,  on  fait  ce  que  Ton  appelle 
de  la  prose  poétique,  c'est-à-dire  quelque 
chose  d'indécis,  de  puéril,  et  qui  rappelle  le 
Joseph  de  Bitaubé. 

Le  poète  Ourliâc  ne  resta  pas  longtemps  au 
collège;  il  entra  dans  l'administration  des  hos- 
pices. J'ignore  si  ce  fut  un  bon  employé,  mais 
j'en  doute,  à  cause  des  relations  littéraires  qu'il 
noua  immédiatement.  Son  premier  protecteur 
fut  M.  Touchard-Lafosse,  un  homme  qu'on  a 
vite  oublié,  un  compilateur ,*un  romancier  qui 
cherchait  des  veines,  un  entrepreneur  de  Mé- 
moires; sous  son  inspiration  directe,  il  écrivit 
deux  romans,  qu'il  orna  de  titres  frénétiques, 
comme  c'était  alors  la  mode  dans  l'école  de 
M.  Touchard-Lafosse,  de  M.  le  baron  de  La- 
mothe-Langon  et  de  M.  Horace  de  Saint-Aubin. 
Le  premier  de  ces  romans  était  l' Archevêque  et 
la  Protestante t   le   second   Jeanne  la  Noire;  ils 
furent  publiés  à  un  an  de  distance,  en  1832  et 
en  1833.  Nous  venons  de  les  relire  sans  trop 
d'ennui;  il  est  certain  que  cela  ne  vaut  pas 
grand' chose,  mais  il  y  a  des  promesses,  une 
gaieté  un  peu  grosse  qui  dérive  de  Scarron  et 
un  penchant  déjà  très-accusé  pour  les  scènes 

16 


278  LES  RESSUSCITES 

d'hôtellerie.  Dans  Jeanne  la  Noire  surtout,  Our- 
liac  avoue  nettement  ses  préférences;  elles  ne 
portent  ni  sur  Shakespeare  ni  sur  Dante,  non 
plus  que  sur  lord  Byron,  par  qui  cependant 
les  esprits  étaient  fort  remués;  ses  auteurs 
préférés,  et  il  en  parle  le  front  haut,  c'est  Le 
Sage,  c'est  Walter  Scott,  c'est  madame  Cottin 
elle-même,  «  qui,  dit-il,  avec  une  seule  pas- 
sion du  cœur,  développée  et  admirablement 
décrite,  a  fait  des  chefs-d'œuvre.  »  Il  dévoile 
naïvement  ses  sympathies  pour  les  épisodes  de 
la  Nonne  sanglante  dans  le  Moine  de  Lewis, 
du  Curieux  impertinent  dans  Cervantes,  de 
la  Lodoïska  de  Louvet  de  Couvray,  et  surtout, 
—  surtout!  —  les  admirables  histoires  de  don 
Raphaël  et  de  Scipion  dans  Gil  Blas.  Nous  retrou- 
verons fréquemment  cette  admiration  pour 
Le  Sage.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  caractéris- 
tique dans  cette  sorte  de  déclaration  de  prin- 
cipes, par  laquelle  il  termine  le  troisième 
volume  de  Jeanne  la  Noire,  c'est  l'hommage  qu'il 
rend  à  Boileau,  à  ce  même  Boileau  que  l'école 
nouvelle  avait  transformé  en  bouc  émissaire  : 
«  Nous  sommes  heureux,  dit-il,  de  pouvoir 
conclure  par  une  classique  citation  du  judi- 
cieux Boileau,  qu'il  ne  faut  point  trop  haïr 


EDOUARD   OU  R  LIA  C  279 

parce  qu'il  a  dénigré  le  Tasse  et  Molière  :  c'est 
en  romans  surtout  que 

Le  secret  est  d'abord  de  plaire  et  de  toucher  ; 
Inventez  des  ressorts  qui  puissent  m'attacher.  » 

Edouard  Ourliac  indiquait  franchement  ainsi 
son  point  de  départ.  Je  sais  bien  que  l'exécu- 
tion ne  répondit  pas  d'abord  à  la  promesse; 
mais  n'importe,  il  y  a  un  acte  de  bonne  vo- 
lonté dont  il  faut  lui  tenir  compte,  en  consi- 
dérant qu'il  n'avait  pas  vingt  ans  lorsqu'il 
écrivait  ces  deux  ouvrages,  aujourd'hui  com- 
plètement oubliés,  et  dont  il  était  le  premier 
à  rougir  plus  tard  *. 

Sa  jeunesse  fut  gaie,  où  du  moins  elle  revê- 
tit toutes  les  apparences  de  la  gaieté. 

On  cite  de  lui  vingt  traits.  C'est  Edouard 
Ourliac  qui,  après  les  trois  journées  de  juillet 
1830,  avait  imaginé  de  se  rendre  sous  les  fe- 
nêtres du  palais  des  Tuileries,   un  drapeau 


1.  L'Archevêque  et  la  Protestante  et  Jeanne  la  Noire  parurent 
chez  Lachapelle,  un  éditeur  étrange,  qui  payait  ses  roman- 
ciers (quand  il  les  payait)  par  les  plus  extravagants  moyens, 
avec  des  sacs  de  sable  ou  des  charrettes  de  pavés ,  par 
exemple.  Lorsqu'on  l'avait  bien  pressé,  il  finissait  par  vous 
indiquer  un  acheteur,  lequel  ne  manquait  jamais  d'habiter 
impossibles  b  anlieues. 


2H0  LES  RESSUSCITES 

tricolore  à  la  main,  et  suivi  d'une  bande  de 
gamins  recrutés  sur  son  passage  ;  là,  il  appe- 
lait à  grands  cris  le  roi  Louis-Philippe,  et 
lorsque  Louis-Philippe  paraissait  au  balcon, 
Ourliac  le  priait  de  chanter  la  Marseillaise.  Le 
roi,    que    de    récentes    ovations    populaires 
avaient  rendu  l'esclave  de  ses  moindres  su- 
jets, accédait  avec  un  gracieux  sourire  à  l'in- 
vitation du  jeune  porte-drapeau;  et,  la  main 
sur  son  cœur,  les  yeux  au  ciel,  dans  une  pose 
que  la  peinture  officielle  a  immortalisée,  il 
répétait  le  chant  de  son  adolescence,  dont 
Ourliac  et  les  siens  entonnaient  le  refrain  en 
chœur.  Gela  dégénéra  tellement  en  scie,  que 
le  monarque-citoyen  finit  par  s'en  apercevoir  ; 
au  risque  de  s'aliéner  le  cœur  de  ses  sujets, 
il  consigna  à  la  porte  du  palais  Edouard  Our- 
liac et  sa  cohorte. 

En  ce  temps-là,  un  petit  journal  florissait  à 
l'ombre  du  souvenir  de  Beaumarchais  ;  c'était 
le  Figaro,  qui  a  passé  aux  mains  d'un  grand 
nombre  d'hommes  d'esprit,  et  qui,  en  politi- 
que, a  successivement  brillé  de  toutes  les  cou- 
leurs de  F  arc-en-ciel.  Ourliac  trouva  place 
dans  ce  petit  journal  :  il  y  connut  Balzac,  qui 
se  faisait  alors  la  main;  Alphonse  Karr,  qui 


EDOUARD  OU  RLI A  C  281 

appelait  à  l'aide  de  son  talent  toutes  les  origi- 
nalités pratiques;  Paul  de  Kock,  Alexandre 
Dumas,  Scribe,  — mélange,  confusion,  bruit, 
renommée.  Au  Figaro,  on  se  délassait  un  peu 
de  la  contrainte  romantique:  on  n'était  plus 
cosmopolite,  on  était  Français  ;  Dante  et  Sha- 
kespeare étaient  oubliés  un  moment;  on  riait, 
et  ce  rire  semblait  être  renouvelé  des  Actes  des 
Apôtres,  monument  de  l'esprit  de  la  Révolu- 
tion. Non  pas  que  je  conseille  à  personne  de 
relire  la  collection  du  Figaro  (d'abord  on  ne  la 
trouverait  pas  aisément)  ;  ce  rire  a  été  usé, 
cet  esprit  a  été  dépassé  ;  en  pareil  cas,  il  vaut 
mieux  se  souvenir  que  relire.  Edouard  Ourliac 
fit  merveille  dans  ce  recueil  ;  il  se  débarrassa 
de  ce  que  les  leçons  de  M.  Touchard-Lafosse 
avaient  de  trop  vulgaire;  il  fut  lui  pour  la 
première  fois,  c'est-à-dire  que  sa  verve  de  la 
rue  passa  entière  dans  le  journal {.  Ce  travail 
de  chaque  jour  acheva  de  le  rompre  tout  à  fait 
au  métier  littéraire.  A  ce  point  de  vue,  l'ap- 
prentissage par  le  petit  journal,  tant  décrié,  a 
des  côtés  réellement  profitables. 


1.  M.  Alphonse  Karr  s'est  plusieurs  fois  souvenu  des  traits 
et  des  mots  d'Edouard  Ourliac.  On  lit  fréquemment  dans  les 
Guêpes  :  «  E.  0.  disait...  » 

11. 


282  LES  RESSUSCITES 

«  La  première  fois  que  j'ai  rencontré  Ourliac,  — 
a  écrit  M.  Arsène  Houssaye,  —  c'était  durant  le  car- 
naval de  1835,  au  bal  de  l'Opéra-Comique.  On  faisait 
cercle  pour  le  voir  danser.  Il  avait  imaginé  de  repré- 
senter en  dansant  Napoléon  à  toutes  les  périodes 
suprêmes  de  sa  vie  :  aux  Pyramides,  à  Waterloo,  à 
Sainte-Hélène.  Il  menait  en  laisse  une  femme  qui  res- 
semblait à  un  mélancolique  pastel  de  Landberg,  une  de 
ces  femmes  qui  vivent  le  plus  honnêtement  possible 
en  deçà  du  mariage 'et  hors  du  célibat.  Nous  fûmes  du 
même  souper;  je  m'aperçus  que  sous  le  danseur  il  y 
avait  un  poëte...  Il  avait  écrit  deux  romans  de  pacotille. 
C'était  son  désespoir.  Il  ne  savait  comment  racheter 
ses  premiers  péchés  littéraires.  Il  vivait  avec  son  père 
et  sa  mère,  rueSaint-Roch.  Il  habitait  une  petite  cham- 
bre bleue,  si  j'ai  bonne  mémoire,  tapissée  de  quelques 
pastiches  de  Watteau  et  de  Boucher;  sa  bibliothèque 
renfermait  presque  autant  de  pipes  que  d'in-octavo. 
On  ne  l'y  voyait  que  le  soir  ou  le  dimanche,  car  il 
était  attelé  à  un  petitemploi  de  douze  cents  francs  aux 
Enfants -Trouvés.  Il  avait  beaucoup  de  camarades 
et  peu  d'amis.  C'était  dans  notre  poétique  bohème  de 
l'impasse  du  Doyenné  que  nous  vivions  en  familiarité 
avec  ce  charmant  esprit.  Ourliac  venait  tous  les  ma- 
tins nous  voir  dans  ce  royaume  de  la  fantaisie.  C'était 
son  chemin  pour  aller  aux  Enfants-Trouvés...  Nous 
n'avions  pas  d'argent,  mais  nous  vivions  en  grands 
seigneurs  ;  nous  donnions  la  comédie  ;  ces  dames  de 
l'Opéra  soupaient  chez  nous,  vaille  que  vaille,  et  dai- 
gnaient danser  pour  nous  à  la  fortune  de  leurs  sou- 
liers. Edouard  Ourliac  surtout  donnait  la  comédie. 
C'était  le  Molière  d«  la  bande.  Il  était  auteur  et  acteur 
avec  la  môme  verve  et  la  même  gaieté.  A  une  de  nos 


EDOUARD  OURLIAC  283 

fêtes  ces  dames  le  noyèrent ,  à  plusieurs  reprises, 
dans  une  avalanche  de  bouquets.  » 

La  vérité  est  qu'avec  la  vive  tournure  de 
son  esprit  et  de  son  corps  il  excellait  surtout 
dans  la  représentation  des  arlequins.  Ce  n'é- 
tait pas  que  dé  plus  sérieuses  tentatives  ne  se 
fissent  jour  à  travers  ces  folies  :  on  a  le  sou- 
venir d'une  tragédie  en  un  acte  et  en  vers, 
composée  par  Edouard  Ourliac  pour  le  théâ- 
tre intime  de  la  rue  du  Doyenné;  cette  tragé- 
die, restée  inédite,  avait  devancé  et  deviné  le 
Ruy  Blas  de  Victor  Hugo,  car  elle  mettait  en 
scène  la  passion  d'un  domestique  pour  une 
grande  dame. 

Malgré  les  bals  et  les  femmes  menées  en 
laisse,  Edouard  Ourliac  n'a  pas  laissé  la  mé- 
moire d'un  don  Juan  littéraire.  Ses  amours  un 
peu  vagabondespeuvent  se  résumer  en  cinq 
ou  six  aventures,  dont  quelques-unes  avec  des 
actrices  des  petits  théâtres.  Est-ce  chez  une 
de  ces  actrices  qu'il  aura  rencontré  le  type 
séduisant  de  Suzanne  ?  J'avoue  que  j'en  doute  ; 
je  préfère  supposer  que  l'une  d'elles  a  posé 
devant  lui,  comme  posent  devant  l'artiste  ces 
créatures  banales  transformées  à  leur  insu  en 
Mignon  ou  en  Sapho.  Le  modèle  est  indispen- 


284  LES   RESSUSCITES 

sable  à  l'écrivain  comme  au  peintre;  tantôt 
c'est  la  femme  qu'on  désire,  tantôt  la  femme 
qu'on  regrette  ;  d'autres  fois  c'est  un  vice 
mystérieux  et  caressé  que  l'on  extrait  du  fond 
de  son  cœur  pour  en  doter  publiquement  le 
héros  de  son  livre.  Molière,  l'abbé  Prévost, 
Beaumarchais  n'ont  pas  fait  autrement.  Et 
Balzac  donc!  vous  le  meniez  dans  votre  fa- 
mille, parmi  vos  frères,  vos  sœurs,  votre 
père,  votre  mère,  vos  oncles  et  vos  tantes; 
Balzac  n'avait  l'air  de  rien,  il  riait,  causait  et 
faisait  la  partie  au  coin  du  feu  ;  seulement,  au 
bout  de  trois  jours,  il  vous  racontait  l'histoire 
de  votre  famille  entière,  sans  vous  faire  grâce 
d'un  cousin.  Il  avait  pris  ses  notes;  en  d'autres 
termes,  tous  ces  gens-là  avaient  été  autant  de 
modèles  pour  lui. 

Je  ne  sais  comment  Edouard  Ourliac  se 
trouva  amené  à  écrire  dans  le  Journal  des  En- 
fants. Toutefois  est-il  qu'il  en  devint  bientôt 
un  des  collaborateurs  les  plus  assidus  et  les 
plus  aimés.  Une  ou  deux  parades  qu'il  avait 
écrites  sans  y  prendre  garde  eurent  un  succès 
inespéré  ;  on  lui  en  demanda  d'autres  ;  et  une 
véritable  vogue  s'attacha  dès  lors  à  ces  petites 
compositions  scéniques. 


EDOUARD   OURLIAC  285 

L'une  d'elles,  la  Première  Tragédie  de  Gœthe, 
contient  un  prologue  en  vers  débité  par  le 
seigneur  Croquignole  : 

Permettez-moi,  Messieurs,  en  mouchant  mes  chandelles. 

De  causer  un  instant  de  ce  qu'on  joue  ici; 

Ce  ne  sont,  il  est  vrai ,  que  farces,  bagatelles, 

Mais  si  l'on  est  content,  je  le  suis  fort  aussi. 

Ma  foi  !  vive  la  joie  et  les  parades  folles . 

Où  le  héros  survient,  la  perruque  à  l'envers, 

Un  bras  gris,  l'autre  bleu,  le  chapeau  de  travers, 

Et  débute,  s'il  veut,  par  quelques  cabrioles. 

Ma  catastrophe,  à  moi,  c'est  un  coup  de  bâton  ; 

Mon  poignard,  Arlequin  le  porte  à  sa  ceinture; 

Nos  sabres  sont  de  bois,  nos  noirceurs  en  peinture, 

Et  si  le  dénoûment  nous  touche  d'aventure, 

C'est  qu'on  doit  immoler  un  pâté  de  carton . 

Voilà  son  programme  tout  entier.  On  aime  à 
découvrir  ce  coin  de  naïveté  inattendu  chez 
un  auteur  déjà  aguerri  aux  malices  du  Figaro, 
cet  amour  des  enfants  chez  un  journaliste  ac- 
coutumé à  tirer  profit  des  passions  des  hom- 
mes. Mais  qu'on  ne  s'abuse  pas  cependant  :  le 
théâtre  d'Edouard  Ourliac  procède  moins  de 
Berquin  que  de  Gherardi  ;  la  tradition  qu'il 
suit  est  celle  des  Janot,  des  Grippe-Soleil,  des 
Funambules,  du  tréteau.  Il  ne  danse  pas,  il 
gambade;  il  ne  mange  pas,  il  s'empiffre;  il  ne 
rit  pas,  il  tombe  en  épilepsie.  Mais  comme 
après  tout  il  ne  cherche  pas  à  dissimuler  son 


536  LES  RESSUSCITES 

pastiche,  qu'au  contraire  il  l'étalé  franche- 
ment, on  le  lit  sans  prévention,  et  on  se  laisse 
volontiers  prendre  au  rire  qu'il  veut  exciter. 
Parmi  les  pièces  de  ce  spectacle  dans  une 
chaise,  l'Hôpital  des  fous  est  basé  sur  une  idée 
fort  plaisante.  La  scène  se  passe  dans  la  cour 
d'un  établissement  d'aliénés  ;  un  fpoëte  pen- 
sionnaire du  lieu  entre  avec  quatre  de  ses  ca- 
marades : 


«  Le  poète.  —  Ma  foi,  messieurs,  vous  me  voyez 
fort  embarrassé.  J'ai  composé  pour  ce  soir  un  grand 
ouvrage  de  théâtre  (car  vous  savez  que  c'est  mon 
métier),  et  je  n'en  connais  pas  encore  le  sujet.  Mon 
drame,  s'il  vous  plaît,  doit  être  précisément  ce  qui  va 
se  passer  aujourd'hui  ici-même;  belle  pièce  ,  je  vous 
jure,  et  où  l'on  verra  s'agiter  toutes  les  passions  qui 
gouvernent  la  destinée  humaine.  Nous  y  jouerons 
tous  notre  rôle.  On  nous  recommande  de  peindre  les 
hommes;  mais  que  diable  !  nous  sommes  des  hommes. 
Au  lieu  d'une  copie  de  la  nature,  nous  donnons  l'ori- 
ginal. Çà,  l'heure  approche,  le  théâtre  est  tout  prêt. 
On  entrera  par  cette  porte,  on  sortira  par  cette  autre. 
Je  vous  prie  aussi  de  considérer  comme  nos  décors 
sont  bien  peints,  que  ces  arbres  sont  de  vrais  arbres, 
et  que  cette  cour  est  une  cour  véritable.  Je  suis  fort 
curieux  de  connaître  mon  œuvre,  et  si  le  héros  est 
laid,  et  si  l'héroïne  chante  bien,  si  cela  est  sérieux, 
si  cela  est  comique.  Il  serait  temps  de  commencer. 
Mais  je  ne  vois  point  arriver  d'acteurs.  » 


EDOUARD    OURLIAC  287 

Le  poëte  se  dépite  pendant  quelque  temps  ; 
enfin,  il  aperçoit  un  homme  qui  escalade  le 
mur  de  l'hospice  et  saute  dans  la  cour. 

«  Le  poëte.  —  N'en  doutez  plus,  la  scène  s'ouvre. 
C'est  le  héros  du  poëme.  Allons,  la  musique  I  ferme 
tenez  bon,  souillez  fort. 

Pascariel.  —  Ouf!  peste  soit  des  gens  qui  m'ont 
valu  ce  sautl  Je  cours  après  mon  maître  comme  il 
court  après  la  raison,  et  je  perdrai  mes  jambes  comme 
il  a  perdu  son  esprit.  Je  vais  m'informer  à  ces  gens 
que  voilà.  —  Au  -poète  :  Monsieur,  je  cherche  ici  mon 
maitre. 

Le  poëte.  —  Je  le  sais,  vous  entrez  par  la  gauche 
du  théâtre;  c'est  fort  bien,  je  l'avais  pensé  ainsi. 
Mais  que  m'allez-vous  dire  à  cette  heure?  Qui  vous 
attriste  ou  vous  égayé?  Êtes- vous  le  messager  fu- 
nèbre de  la  fatalité  ou  le  héraut  bouûbn  d'une  trame 
burlesque  ?  Venez-vous  nouer  une  action  tragique  ou 
n'êtes-vous  qu'un  valet  de  comédie  ?  Allez-vous  rire 
ou  pleurer,  donner  des  coups  de  poignard  ou  recevoir 
des  coups  de  bâton? 

Pasgariel. —  Mon  ami,  vous  tenez  vous-même  sur 
la  nuque  un  assez  joli  coup  de  marteau,  et  je  donnais 
dans  une  fière  bourde.  Je  ne  suis  point  un  valet  de 
comédie,  entendez-vous,  et  si  je  vous  donne  à  pleu- 
rer, je  vous  jure  en  tout  cas  que  vous  me  faites  rire. 

Le  poète.  —  Parlez  plus  gravement,  et  exposez- 
moi  votre  conte. 

Pasgariel.  —  Je  ne  demande  pas  mieux,  soyez 
donc  raisonnable. 

Le  poète.  —  Soyez  vous-même  plus  réservé;  le 
ton  doux,  la  voix  claire,  le  geste  mesuré,  allez. 


288  LES    RESSUSCITES 

Pascariel.  —  Eh  bien  !  oui,  soit,  je  veux  bien. 

Le  poète.  ~  Vous  entrez  par  là? 

Pascariel.  —  Sans  doute,  j'entre  par  là,  et  je  vais 
vous  dire  pourquoi.  Mon  maître  a  perdu  ces  jours- 
ci  sa  raison  au  jeu.  J'entends  qu'il  a  perdu  sa  rai- 
son, parce  qu'il  a  perdu  son  argent.  L'esprit  lui  a 
tourné. 

Le  poète.  —  C'est  grand  dommage,  et  vous  m'in- 
téressez au  dernier  point.  Continuez. 

Pasgariel.  —  On  a  conduit  mon  maître  dans  cette 
maison.  Sa  famille  est  désolée.  J'apporte  ici  une  lettre 
de  son  oncle,  pour  qu'on  ait  à  le  bien  soigner.  Or,  je 
voulais  le  voir  par  la  même  occasion,  car  je  l'aime 
tendrement  ;  on  a  eu  la  barbarie  de  s'y  opposer  ;  les 
guichetiers  m'ont  barré  le  passage.  Heureusement,  je 
suis  garçon  avisé  autant  que  fidèle,  j'ai  du  cœur  et 
de  l'esprit  :  je  vous  ai  planté  une  grande  échelle  au 
pied  de  ce  mur,  et  me  voici  en  deux  sauts. 

Le  poète.  —  A  merveille  !  L'histoire  paraît  vrai- 
semblable et  s'expose  naturellement.  Tout  me  fait 
supposer  un  dénoûment  heureux. 

Pasgariel.  —  Indiquez-moi  d'abord  où  je  trouve- 
rai mon  maître,  si  vous  le  connaissez.  C'est  un  grand 
brun,  bien  fait,  l'œil  bleu,  le  nez  de  travers  et  une 
verrue  sur  la  joue. 

Le  poète.  —  Soignez  votre  style  surtout.  Ne  vous 
intimidez  pas.  Bonjour.  (Il  sort.)  » 

Cela,  comme  nous  l'avons  dit  il  y  a  quel- 
ques lignes  plus  haut,  n'est  pas  en  effet  dans 
la  manière  du  Bordelais  Berquin,  mais  cela 
n'en  vaut  pas  moins  sous  le  rapport  littéraire. 


EDOUARD   OURLIAC  289 

A  la  même  époque ,  nous  assure-t-on,  Our- 
liac,  que  le  démon  des  vers  n'avait  pas  encore 
abandonné,  insérait  des  fragments  poétiques 
dans  les  recueils  de  madame  Janet,  la  provi- 
dence des  poètes  d'alors  (les  poètes  d'à  pré- 
sent n'ont  plus  de  providence).  On  veut  aussi 
qu'il  ait  passé  dans  le  feuilleton  du  Constitu- 
tionnel, mais  pour  s'y  moquer  des  propriétai- 
res et  des  lecteurs.  De  ce  moment,  et  par  suite 
de  cette  multiplicité  de  travaux,  il  commença 
à  compter  dans  les  rangs  littéraires;  aussi 
croyons-nous  devoir  placer  là  une  esquisse  de 
sa  personne. 

C'était  un  petit  homme  ;  il  avait  le  teint  un 
peu  bilieux;  le  sang- froid  et  le  pétillement  se 
succédaient  sans  transition  sur  sa  physiono- 
mie, incontestablement  marquée  du  sceau  de 
l'intelligence  4.  A  le  voir,  à  l'écouter  surtout, 
on  aurait  dit  un  neveu  de  Voltaire.  C'était 
bien  là  le  journaliste  endiablé,  l'homme  du 
coup  de  griffe;  c'était  bien  là  l'esprit  parisien 
dans  sa   personnification  la  plus  téméraire, 


1.  Nous  ne  connaissons  pas  de  portrait  d'Edouard  Ourliac. 
Seulement,  dans  une  série  de  trois  planches  intitulée:  Grande 
course  au  clocher  académique,  Grandville  l'a  représenté  derrière 
Balzac. 

17 


290  LES   RESSUSCITES 

tantôt  habillant  l'insolence  d'un  vêtement  de 
gravité,  tantôt  faisant  traîner  à  la  raison  tou- 
tes les  fanfreluches  et  toutes  les  casseroles  de 
la  Courtille.  M.  Arsène  Houssaye  a  dit  vrai  : 
Ourliac  avait  beaucoup  de  camarades  et  peu 
d'amis.  La  faute  en  était  à  son  caractère  trop 
exclusivement  et  surtout  trop  brillamment 
tourné  vers  la  goguenardise.  Il  était  le  feu, 
l'entrain  d'un  repas  d'hommes  de  lettres;  il 
en  était  aussi  l'inquiétude.  Il  tirait  ses  pétards 
dans  les  jambes  de  tout  le  monde,  ou  bien, 
comme  Musson  le  mystificateur,  il  choisissait 
une  victime,  et  dès  qu'il  l'avait  choisie,  il  ne  la 
lâchait  plus.  Il  était  acerbe,  quoique  turbu- 
lent, et  certains  de  ses  bons  mots  produisaient 
une  sensation  de  froid,  comparable  à  celle 
d'un  acier  entamant  l'épiderme.  L'étude  des 
parades  lui  avait  donné  un  goût  réel  pour  la 
cruauté  dans  le  comique  ;  il  ne  parlait  qu'avec 
délices  des  coups  de  bâton  pleuvant  dru  sur 
l'échiné,  des  côtes  fracassées,  des  médecines 
amères,  de  la  noyade  et  de  la  pendaison  ;  il  se 
plaisait  à  faire  frissonner  son  auditoire  avec 
des  détails  chirurgicaux.  Pour  tout  dire  enfin, 
son  esprit  n'aimait  qu'à  travailler  sur  le  vif. 
Aussi  toutes  ses  plaisanteries  n'avaient-elles 


EDOUARD    OU  RLI  A  C  291 

pas  le  même  succès;  quelques-unes  ressem- 
blaient trop  à  ces  bourrades  que  se  donnent 
les  paysans  dans  les  fêtes  de  village,  ou  à  ces 
espiègleries  funèbres  qui  consistent  à  se  revê- 
tir d'un  long,  drap  blanc  et  à  venir  agiter  des 
chaînes  dans  la  chambre  d'un  ami  qui  dort. 
Lui-même  en  est  convenu  de  bonne  foi  : 

Je  l'avoue,  un  soumet  qui  se  trompe  de  face, 
Au  fort  de  son  courroux  Cassaudre  qu'on  fait  choir, 
Un  coup  de  pied  qu'on  donne  ou  reçoit  avec  grâce, 
Un  grand  plat  de  bouillie  en  un  manteau  bien  noir; 
Giile,  en  fouillant  au  pot,  qui  se  brûle  à  la  braise 
Et  qui  lèche  en  hurlant  ses  doigts  enfarinés; 
Qu^nd  celui-ci  s'assied,  l'autre  tirant  la  chaise, 
Et  les  portes  toujours  sa  fermant  sur  les  nez, 
Sont  divertissements  qui  me  font  pâmer  d'aise  '. 

Tout  cela  contribuait  à  le  faire  redouter  de 
ses  collègues,  spirituels  autant  que  lui  peut- 
être,  mais  moins  doués  de  spontanéité.  Quoi 
qu'il  en  soit,  de  là  au  méchant  homme  qu'on 
a  voulu  faire  d'Edouard  Ourliac,  il  y  a  loin, 
très-loin.  Son  cœur  était  sain  et  bon.  S'il  n'a 
pas  contracté  d'amitiés  dans  les  lettres,  il  a 
rencontré  dans  la  vie  privée  et  partagé  de 
douces  affections. 

Dans  un  croquis  très-littérairement  tracé, 

1.  Prologue  du  Seigneur  Croqnignole. 


?92  LES   RESSUSCITES 

MM.  Edmond  et  Jules  de  Goncourt  ont  admis 
peut-être  avec  une  facilité  trop  trompte  cer- 
tains renseignements  sur  les  habitudes  très- 
privées  d'Ourliac;  ils  lui  ont  presque  fait  un 
crime  du  peu  d'argent  dont  il  pouvait  dispo- 
ser dans  les  parties  de  plaisir  *.  On  peut  répon- 
dre, à  la  décharge  de  ce  pauvre  garçon,  qu'il 
ne  possédait  aucune  espèce  de  patrimoine,  et 
que  la  littérature  telle  qu'il  la  pratiquait  pou- 
vait suffire  tout  au  plus  aux  exigences  pre- 
mières de  la  vie.  Qu'il  ait  conçu  quelque 
honte  de  sa  pauvreté  et  qu'il  l'ait  exhalée  en- 

1.  «  Quand  rompant  sa  chaîne  de  famille,  et  parti  tout  un 
jour  de  la  maison  paternelle,  Ourliac  courait  les  cabarets 
autour  de  Paris  avec  une  bande  d'amis,  des  artistes  et  des 
écrivains  de  son  âge,  il  lâchait  toute  bride  à  sa  verve.  11 
improvisait  des  chansons  burlesques  : 

Le  père  de  la  demoiselle, 
Un  monsieur  fort  bien, 
En  culotte  de  peau, 
Qui  voulait  tout  savoir! 

»  A  ces  petites  fêtes  sous  la  treille  de  banlieue,  quand  il 
s'agissait  d'en  payer  l'écot,  Ourliac  n'avait  jamais  que  qua- 
rante sous  dans  sa  poche  ;  c'était  le  nec  plus  ultra  de  son 
appoint.  »  Autre  part,  MM.  de  Goncourt  disent  encore  :  «  Au 
milieu  des  rires  qui  accueillaient  ses  saillies,  il  restait  grave 
et  blême,  presque  humilié  d'une  galerie,  comme  un  Deburau 
sur  une  chaise  curule;  et,  chose  étonnante,  de  ce  Pierrot 
dont  il  avait  si  bien  la  face,  il  avait  aussi  les  mignons  vices; 
il  eût  très-bien  passé  par  les  sept  compartiments  d'un  dessin 
allemand  des  sept  péchés  capitaux,  etc.,  etc.  » 


EDOUARD    OU  R  MAC  293 

suite  dans  des  romans,  tels  que  Collinet  et 
Suzanne,  cela  est  tout  naturel,  Mais  nous 
ne  nous  avancerons  pas  davantage  sur  ce 
terrain. 

Pour  donner  à  la  fois  une  idée  précise  de 
son  caractère  et  des  tendances  de  sa  littéra- 
ture, à  l'époque  de  sa  collaboration  au  Figaro, 
nous  allons  prendre  une  composition  publiée, 
en  1837,  dans  les  livraisons  de  ce  journal  :  la 
Jeunesse  du  temps,  ou  le  Temps  de  la  jeunesse ,  pa- 
rade bourgeoise,  Elle  est  peu  connue,  et  elle  est' 
réjouissante.  —  M.  Vidalot  est  un  marchand 
de  Saint-Quentin,  un  honnête  drapier.  Il  at- 
tend son  fils  Joseph,  qui  doit  revenir  ce  jour 
même  de  Paris,  après  quatre  années  passées 
dans  l'étude  du  droit.  Un  inconnu  de  mau- 
vaise mine  se  présente  en  déclinant  le  nom 
de  Joséphin  Widarlof.  11  embrasse  la  bonne, 
il  embrasse  la  cousine  Canélia  ;  c'est  lui,  c'est 
l'enfant  prodigue. 

«  Ah!  s'écrie-t-il,  comme  il  est  doux  de  revoir  sa 
vieille  maison,  le  clos,  le  verger  où  l'on  a  joué  tout 
enfant,  les  volets  verts,  la  vigne  grimpante,  la  mare 
aux  canards,  le  dindon  qui  glousse,  et  vous  mon 
vénérable  père,  et  vous!  0  jardin  paternel  !  Tiens,  il 
faudra  que  je  fasse  des  vers  là-dessus;  j'en  ai  de  fa- 
meux dans  ma  malle,  vous  verrez  ca. 


294  LES   RESSUSCITES 

Le  père.  —  Ce  sont  là  des  occupations  secondaires, 
mon  fils,  nous  en  parlerons  à  leur  tour. 

Joséphi>j.  —  0  papa,  qu'avez-vous  dit?  l'art,  des 
occupations  secondaires!  toute  la  vie  d'un  homme! 
l'art,  cette  doublure  de  Dieu  !  ce  culte,  cette  religion! 
Écoutez  ceci  : 

Le  premier  château-fort  qu'on  rencontre  quand  on 
Débouche  par  le  plus  joli  bois  du  canton, 
Est  celui  du  seigneur  de  Couci,  le  beau  sir?.., 

Gomment  trouvez-vous  ce  début? 

Le  père.  —  Ça  coule,  ça  coule  bien.  Tu  as  de  la 
facilité.  Mais  parle-moi  d'abord  de  tes  études. 

Joséphin.  —  Inutile.  Je  n'ai  pas  de  diplôme.  Injus- 
tice criante!  Je  n'ai  pas  été  reçu.  Il  est  vrai  que  je  ne 
me  suis  pas  présenté. 

A  ces  paroles,  la  désolation  du  père  com- 
mence. Joséphin  ne  fait  qu'en  rire.  Il  caresse 
sa  barbe,  il  demande  du  feu  pour  allumer  son 
cigare,  il  secoue  ses  manchettes  et  pirouette 
avec  des  façons  débraillées. 

«  Palsambleu!  ma  jolie  cousine,  il  est  fâcheux  que 
vous  ne  soyez  pas  une  femme  du  bel-air  avec  le  man- 
telet,  les  mules  et  les  mouches,  et  mon  père  un  vieux 
roué  avec  la  bourse  et  l'épée  ;  je  me  serais  cru,  au 
milieu  de  ces  meubles  du  temps,  en  partie  fine,  dans 
une  petite  maison  du  faubourg  Saint-Jacques. 

Le  père.  —  Mon  fils,  tu  m'assassines  1  Et  tes  ins- 
criptions payées  chaque  mois,  et  tes  livres,  et  ta  pen- 


EDOUARD   OURLIAC  295 

sion  de  douze  cents  francs,  le  revenu  d'une  famille  ! 

Joséphix.  —  Et  mes  poésies  I  mon  roman  !  Croyez- 
vous  qu'il  n'en  coûte  rien  pour  vendre  ses  livres  au 
libraire? 

Le  père.  —  Et  l'argent  de  votre  parrain  ? 

Joséphin.  —  Je  m'en  suis  fait  une  redingote. 

Le  père.  —  Et  mes  étrennes  ? 

Joséphin.  —  J'en  ai  soulagé  l'indigence...  où  je  me 
trouvais. 

Le  père.  —  Seigneur  du  ciel!  il  me  manquait  cela 
sur  mes  vieux  jours.  C'est  fini,  je  n'ai  plus  de  fils; 
car  je  rougirais  d'appaler  ainsi  un  mauvais  sujet,  qui 
faisait  mon  orgueil  et  ma  consolation.  C'est  ainsi  que 
vous  reconnaissez  les  sacrifices  que  j'ai  faits  pour 
vous;  je  me  privais  des  aliments  les  plus  grossiers, 
et  Monsieur  dissipait  mon  avoir  avec  ces  femmes  lé- 
gères, l'opprobre  de  leur  sexe  !  Vous  avez  fréquenté 
ces  repaires  où  l'on  commence  par  être  dupe  et  où 
l'on  finit  par  être  fripon.  Le  chemin  du  vice  est  ra- 
pide; de  là  à  l'échafaud  il  n'y  a  qu'un  pas.  Grand 
Dieu  1  un  Vidalot  sur  l'échafaud  !  Retirez-vous  de  ma 
présence,  montez  dans  votre  chambre  jusqu'à  nou- 
vel ordre  ;  je  vous  chasse  ! 

Joséphin,  tendant  la  main.  —  Vous  me  donnerez 
ma  pension? 

Le  père.  —  Vous  levez  la  main  sur  moi  I  Frappez, 
frappez  le  sein  de  votre  père!  frappez  les  entrailles 
qui  vous  ont  porté,  les  mamelles  qui  vous  ont  allaité  ! 

Joséphin.  —  Papa,  calmez-vous,  songez  qu'il  y  a 
des  dames. 

Le  père.  —  Cela  m'est  bien  égal,  je  ne  me  connais 
plus.AJi  !  vous  m'injuriez!  Battre  son  père,  vil  passe- 
temps  I  indigne  d'un  bon  fils!  » 


59cî  LES   RESSUSCITES 

Ici  la  parodie  est  complète  ;  elle  dérive  de 
Robert  Macaire,  cette  pièce  monstrueuse  qui  a 
exercé  autant  d'influence  sur  les  mœurs  du 
dix-neuvième  siècle  que  le  Mariage  de  Figaro  sur 
celles  du  dix-huitième.  La  raillerie  étourdie  du 
jeune  Ourliac  ne  s'arrête  devant  aucune  sot- 
tise, pas  même  devant  la  sottise  paternelle.  Il 
se  moque  des  cheveux  blancs,  quand  ces  che- 
veux sont  ceux  de  Jocrisse.  Tout  principe,  toute 
moralité  s'envole  devant  sa  téméraire  épi- 
gramme.  Il  amuse,  c'est  vrai,  mais  à  des  con- 
ditions inacceptables;  et  plus  tard,  Edouard 
Ourliac  devait  être  le  premier  à  regretter  tant 
de  verve  employée  si  mal  à  propos.  La  gouail- 
lerie  littéraire  reprend  le  dessus.  —  «  Demain., 
je  vous  ferai  embarquer  !  s'écrie  le  père  ». 

«  Joséphin.  —  Embarquer  !  ça  va.  Couleur  mari- 
time. Oh  I  les  heures  de  quart,  par  les  belles  nuits  du 
tropique  I  l'horizon  bleu,  le  bercement  des  huniers, 
les  mœurs  tranchées,  l'agile  corvette  qui  file  dix 
nœuds,  les  pays  nouveaux,  les  brunes  filles  de  Ma- 
dras, de  l'or,  du  grog  et  du  tafia  ! 

Le  père.  —  Tu  ne  t'embarqueras  pas  ;  je  te  ferai 
mettre  à  la  tour  de  Saint-Quentin. 

Joséphin.  —  La  tour  !  Couleur  mo}ren  âge.  Tête- 
Dieu  !  messeigneurs  les  hauts  barons  n'ont  pas  tel 
fief  dans  leur  apanage  :  quatre  donjons  avec  mâchi- 
coulis et  barbacanes,  haute  et  basse  justice  dans  le 


EDOUARD    OU  RLIAC  297 

canton,  cent  bonnes  lances  et  trois  cents  gens  de 
pied  !  Vous  êtes  insensé,  maître,  si  vous  croyez  que 
cela  me  contrarie!  Holà!  Pasque-Dieu!  varlets  et 
manants,  mon  haubert,  ma  cuirasse  et  ma  bonne  lame 
de  Tolède  ! 

Le  père.  —  Tu  resteras  ici,  et  dès  demain  tu  tien- 
dras la  boutique. 

Joséphin.  —  Oh!  pour  cela,  impossible,  papa! 
Couleur  garde  national,  couleur  épicier,  couleur  tri- 
colore. Impossible  !  » 

Aucune  nuance,  pas  même  la  nuance  poli- 
tique, ne  manque  à  ce  petit  tableau,  où  re- 
passent tous  les  livres  orgiaques  d'alors,  la 
Salamandre,  le  bibliophile  Jacob,  les  romans 
intimes  de  Drouineau  et  la  république  du 
National.  Edouard  Ourliac  s'attaque  à  toutes 
les  actualités,  à  la  colonne  Vendôme,  aux  bri- 
quets phosphoriques,  aux  mythes,  à  la  pa- 
lingénésie,  au  parapluie,  à  tout  ce  qui  est 
relief  ou  trait  caractéristique.  Il  y  a  même  un 
personnage  mûr,  Balloche,  qui  est  imité  de 
M.  Prudhomme.  De  tous  ces  éléments,  il  ré- 
sulte quelque  chose  de  fort  drolatique,  cer- 
tes. Le  mot  éclate  sous  les  pieds,  la  phrase 
cherche  l'impossible  dans  le  joyeux;  le  rire 
s'y  déploie ,  exagéré  et  grimaçant ,  comme 
sur  les  masques  antiques  où  la  bouche  dé- 
chire la  joue.   Mais,    j'ai  quelque  regret  à  le 


2m  LES  RESSUSCITES 

dire,  ce  n'est  pas  du  comique,  dans  le  sens 
large  et  humain  de  ce  mot;  ce  n'est  pas  même 
de  la  caricature,  quoique  cela  y  ressemble 
d'abord.  C'est  quelque  chose  à  côté,  un  sous- 
genre  qui  apprête  bien  des  supplices  aux 
linguistes  de  l'avenir,  une  nouvelle  langue 
d'argot  spécialement  empruntée  aux  mœurs 
artistiques,  et  comme  qui  dirait  des  balayures 
des  ateliers  de  peinture  et  des  cabinets 'lit- 
téraires. L'expression,  recrutée  dans  le  vaga- 
bondage des  entretiens  les  plus  intimes,  s'y 
montre  sous  un  déshabillé  dissolu,  comme 
ces  courtisanes  qui  hasardent  tout  dans  leur 
demi-costume.  C'est  la  folie  organisée  en 
rhétorique  et  rencontrant,  à  travers  ses  écarts, 
d'incroyables  bonnes  fortunes  de  pensée  et 
de  forme.  Un  mot  créé  sous  le  dix-neuvième 
siècle,  mais  trop  souvent  détourné  de  sa  vraie 
signification,  —  la  blague,  —  pourrait  servir 
à  qualifier  certains  aspects  de  cet  idiome,  si 
difficile  à  baptiser.  L'auteur  de  la  Jeunesse  du 
Temps  a,  un  des  premiers,  popularisé  l'école 
de  la  blague  à  une  époque  où  la  bourgeoisie 
rebelle  estimait  qu'elle  avait  déjà  bien  a^sez 
à  faire  avec  le  romantisme  sur  les  bras.  En 
même  temps  qu'Ourliac,  on  remarquait  dans 


EDOUARD     OU  RLIAC  299 

ce  sillon  moqueur  l'auteur  des  Jeune-France, 
Théophile  Gautier,  et  ces  deux  vaudevillistes 
qui  ont  souvent  approché  de  la  comédie  : 
MM.  Duvert  et  Lauzanne.  Le  petit  journal  fit 
le  reste;  et  aujourd'hui,  quoique  cette  école 
bâtarde  ne  nous  semble  réunir  aucune  condi- 
dition  de  vitalité,  partant  de  durée,  ne  l'en 
voilà  pas  moins  installée  et  même  fortifiée 
dans  ses  retranchements.  Elle  compte  déjà  des 
succès;  on  peut  considérer  comme  deux  de 
ses  types  les  plus  distinctifs,  et  comme  deux 
exemples  de  ce  qu'elle  a  fourni  de  détestable 
et  de  supérieur,  la  création  de  Jérôme  Paturoî 
et  la  série  des  Scènes  de  la  Bohême,  Tout  ce  que 
nous  pourrions  écrire  pour  et  contre  la  bla- 
gue se  trouve  contenu  dans  ces  deux  ouvra- 
ges, si  différents  et  si  pareils;  nous  n'irons 
pas  chercher  nos  arguments  ailleurs.  Chez 
M.  Reybaud,  c'est  la  bourgeoisie  qui  se  venge 
de  la  littérature;  chez  M.  Mûrger,  c'est  la  lit- 
térature qui  se  venge  de  la  littérature  elle- 
même.  Le  but  est  commun  dans  l'un  et  l'au- 
tre livre,  les  moyens  sont  semblables  aussi; 
mais  combien  leur  mise  en  œuvre  diffère,  et 
quelle  énorme  distance  sépare  ce  Paturot  si 
lourd,    si  vulgaire,  des  Scènes  de  la  Bohême,  si 


300  LES   RESSUSCITES 

vives,  si  folles  et  si  brillantes  dans  leur  im- 
moralité ! 

Revenons  au  proverbe  d'Edouard  Ourliac, 
pour  en  dire  la  conclusion.  Chassé  par  son 
père,  Joséphin  lui  écrit  une  lettre  : 

«  Je  ne  puis  vivre  éloigné  de  vous,  mon  père;  il 
ne  me  reste  plus  un  liard.  D'ailleurs,  j'ai  tout  vu, 
tout  usé,  tout  approfondi.  Je  suis  las  de  la  terre  où 
l'on  se  crotte,  des  hommes  à  qui  l'on  doit  de  l'argent, 
des  libraires  qui  n'en  donnent  pas,  des  maîtresses  qui 
en  demandent,  des  dîners  à  dix-huit  sous,  des  bottes 
percées  et  des  portiers.  Vous  m'avez  donné  la  vie, 
père  voluptueux  et  cruel,  je  vous  la  rends  pour  n'a- 
voir rien  à  vous.  Je  prends  donc  la  liberté  de  m'as- 
phyxier  sous  la  tonnelle  de  votre  jardin.  Réjouissez- 
vous  :  à  trois  heures  très-précises  votre  polisson  de 
fils  aura  cessé  de  vivre.  » 

On  va  au  jardin,  où  on  le  trouve  à  demi 
renversé  dans  une  posture  vaporeuse.  — 
Quelle  tête  volcanique  I  s'écrie  le  père  ;  et  il 
court  après  un  docteur,  laissant  Joséphin  en 
tête-à-tête  avec  Canélia,  sa  cousine. 

«  Canélia.  —  Pauvre  cousin!  Tiens,  il  est  gentil 
comme  cela;  on  dirait  qu'il  dort.  Si  je  lui  faisais  res- 
pirer des  sels?  (Elle  va  chercher  un  flacon,) 

Joséphin,  à  part.  —  Qu'il  est  doux  de  voir  ainsi  pla- 
ner au-dessus  de  soi  un  ange  à  la  voix  de  femme,  une 
blanche  vision  !  Au  fait,  cette  enfant-là  n'est  pas  s 


É  D  0  U  A  R  D    0  U  R  L  I  A  C  301 

laide  qu'elle  en  a  l'air;  dans  mon  ardeur  de  fuir  l'au- 
teur de  mes  jours,  je  ne  l'avais  pas  remarquée.  Et 
puis,  je  lui  ai  fait  un  certain  effet,  —  je  le  crois  bien  1 
—  un  beau  front  pâle,  —  de  longs  cheveux  épars,  — 
jeune  poêle  mourant  ! 

Cane  lia,  revenant.  —  Tenez,  beau  cousin,  respirez. 

Joséphin,  feignant  l'égarement.  —  Euh!  eh!  ah!...  la 
muse  passe  avec  une  étoile  au  front;  elle  pose  ses 
pieds  nus  sur  des  nuages  d'or...  Canélia! 

Canélia.  —  Il  m'appelle?  Oh!  pauvre  jeune 
homme  ! 

Joséphin.  —  Canélia  !  c'est  toi  que  j'ai  rêvée,  c'est 
toi  qui  passes  dans  ma  sombre  nuit... 

Canélia.  —  Il  pense  à  moi.  Joséphin! 

Joséphin.  —  Laisse  tes  beaux  chevaux  pleuvoir  sur 
mon  front  ;  laisse  tomber  un  baiser  sur  ma  lèvre, 
comme  une  rosée  sur  la  fleur  flétrie. 

Canélia.  —  On  ne  peut  rien  refuser  à  un  malade. 
Souffrez-vous  encore,  mon  cousin  ! 

Joséphin.  —  Au  contraire,  belle  cousine;  encore 
un  baiser  et  j'irai  à  ravir. 

Canélia.  —  Si  mon  oncle  nous  voyait...  Finis- 
sez !  » 

» 

Joséphin  ne  finit  pas,  et  l'oncle  les  voit;  il 

ne  sait  trop,  cet  oncle,  s'il  doit  se  fâcher  ou 
rire,  mais  sa  bonté  l'emporte.  De  son  côté, 
Joséphin  prononce  en  ces  termes  son  abdica- 
tion poétique  : 

«  Joséphin.  —  Je  renonce  à  Satan,  à  ses  pompes  et 
à  mes  œuvres.  Je  n'ai  pas  dîné,  je  n'ai  pas   un  sou, 


302  LES    RESSUSCITES 

j'aime  ma  cousine,  et  je  me  fais  drapier,  marguillier, 
allumeur  de  réverbères,  s'il  vous  plaît.  0  figure  sym- 
bolique de  l'industrie,  que  tu  es  enchanteresse  !  ô  si- 
rène fallacieuse,  qui  nages  dans  le  vert-de-gris  des 
gros  sous,  que  tes  charmes  sont  puissants  sur  un 
poëte  à  jeun! 

Le  père.  —  Mes  chers  enfants,  je  vous  unis  ;  allons 
nous  livrera  la  joie. 

Joséphin  prend  un  bonnet  de  coton  des  mains  de  son 
'père  et  s'en  couvre  la  lête.  —  O  sacré  flambeau  du  genre, 
étouffe-toi  sous  l'éteignoir  !  » 

Cette  fin  a  été  imitée  très-visiblement  dans 
Jérôme  Paturot. 

Le  même  journal  ayant  publié  César  Bi- 
rotteau)  un  des  chefs-d'œuvre  de  Balzac, 
Edouard  Ourliac  eut  l'honneur  d'écrire  pour 
ce  roman  une  préface  qui  ne  ressemble  à  au- 
cune préface  connue.  C'est  de  cet  épisode  sans 
doute  qu'il  faut  dater  la  liaison  de  ces  deux 
hommes,  qui  ont  plusieurs  points  de  .contact 
dans  le  talent,  Lorsque  Balzac  fut  saisi  tout 
à  coup  d'une  fantaisie  de  collaboration,  prin- 
cipalement en  vue  du  théâtre,  il  songea  d'a- 
bord à  Edouard  Ourliac.  Le  deuxième  acte  de 
Vautrin  passe  pour  être  presque  en  entier  de 
ce  dernier 

Les  occasions  de  se  produire  ne  lui  man- 


EDOUARD    OURLIAC  303 

quèrentplus;  il  mit  son  nom  dans  la  série  des 
Français  peints  par  eux-mêmes,  dans  la  nouvelle 
Caricature,  dans  la  Presse,  où  il  imprima  la 
Confession  de  Nazarille,  œuvre  assez  faible,  selon 
moi,  et  qui  cependant  souleva  les  susceptibi- 
lités morales  jdes  abonnés.  C'est  qu'Ourliac 
était  alors  plus  que  jamais  engagé  dans  la  voie 
du  scepticisme.  Un  puissant  effort  sur  lui- 
même  l'en  tira  subitement;  un  premier  cri  de 
douleur  s'échappa  de  cette  jeune  poitrine  :  il 
fit  le  volume  intitulé  Suzanne. 

On  a  dit  —  et  c'est  l'éloge  désespéré  que  tous 
les  beaux  romans  arrachent  à  la  critique  — 
qu'il  avait  mis  sa  propre  histoire  daus  Suzanne. 
Nous  croyons  plutôt  que  c'est  une  manière 
perfide  de  lui  attribuer  les  traits  souvent 
odieux  dont  il  s'est  servi  pour  peindre  le  per- 
sonnage de  La  Revoie.  Il  faut  avouer  qu'il  eût 
été  ou  bien  maladroit  ou. bien  cynique  en  ha- 
sardant de  lui  un  tel  portrait;  son  esprit  de 
mortification,  qui  se  développa  par  la  suite,  . 
n'allait  pas  encore  jusque-là.  Accordons  qu'il 
est  singulièrement  entré  pour  quelques  ins- 
tants dans  la  peau  de  son  héros,  si  nous  pouvons 
nous  servir  de  cette  expression  récente,  mais 
n'allons  pas  plus  loin;  ce  serait  méconnaître 


304  LES    RESSUSCITES 

de  la  façon  la  plus  outrageuse  les  privilèges 
de  la  composition  littéraire.  Quand  on  dit  que 
l'abbé  Prévost  s'est  peint  dans  Desgrieux, 
George  Sand  dans  Indiana,  et  Edouard  Ourliac 
dans  La  Reynie,  on  se  trompe;  ne  dites  pas 
qu'ils  se  sont  peints ,  dites  qu'ils  se  sont 
rêvés. 

Suzanne  donna  la  vraie  mesure  de  son  au- 
teur, dont  elle  dévoila  tout  à  coup  une  des 
facultés  les  plus  inattendues  :  celle  des  larmes. 

Madame  de  Girardin,  à  propos  des  parades 
du  Journal  des  Enfants,  avait  signalé  ce  talent 
plein  d'hilarité.  Balzac,  dans  sa  Revue  pari- 
sienne (n°  du  25  août  1840),  annonça  Suzanne 
et  la  Confession  de  Nazarille  en  ces  termes  :  «  Je 
m'occuperai  de  M.  Ourliac  dans  ma  prochaine 
lettre,  parce  que  je  connais  de  lui  des  frag- 
ments pleins  de  comique  et  recomtnandables 
par  une  certaine  puissance  de  dialogue.  »  Le 
numéro  suivant  de  la  Revue  contient,  en  effet, 
le  compte  rendu  de  Suzanne;  comme  tout  ce 
qui  émane  de  la  critique  trop  rare  de  Balzac, 
ce  morceau  est  un  modèle  d'appréciation  phi- 
losophique et  grammaticale;  il  y  indique  les 
points  de  ressemblance  entre  Suzanne  et  Ceci 
n'est  pas  un  conte,  de  Diderot,  tout  en  rendant 


EDOUARD    OURLIAC 

justice  à  l'intérêt  poignant  qui  domine  dans 
Suzanne. 

'«  M.  Ourliac,  dit-il,  a  l'entente  des  délicatesses  de 
la  femme.  On  sera  content  d'avoir  lu  un  volume  où 
l'on  rencontre  des  scènes  comme  celles  ou  Suzanne 
ruinée,  sans  asiie  et  sans  pain,  trouve  de  l'argent 
pour  apporter  des  fleurs,  dans  deux  pots  de  porce- 
laine, à  la  Reynie  qui  les  casse  ;  comme  celle  où  la 
Reynie,  par  un  de  ces  éclairs  de  vigueur  si  fréquents 
chez  les  méridionaux,  vient  souper  chez  la  cantatrice 
sans  invitation,  insulte  les  convives,  compromet  Su- 
zanne, si  chaste,  si  pure,  et  si  belle  jusque-là,  et  finit 
par  devoir  à  cette  lueur  d'énergie  qui  simule  l'amour, 
la  récompense  refusée  à  l'amour  vrai  de  M.  d'Hau- 
bertchamp.  Ces  deux  scènes,  entre  autres,  annoncent 
un  vrai  talent.  Elles  ne  sont  pas  dans  Diderot.  » 

Plus  loin,  M.  de  Balzac  analyse  le  style 
d'Edouard  Ourliac  : 

«  A  part  quelques  emmêlements  dans  le  fil  dès 
idées,  sa  phrase  est  nette,  vive,  précise.  M.  Ourliac 
peut  devenir  un  écrivain  ;  mais  il  n'a  pas  .encore  étu- 
dié le  travail  que  demande  la  langue  française,  et 
dont  les  secrets  sont  surtout  dans  l'admirable  prose 
de  Charles  Nodier.  11  entasse  imparfait  sur  imparfait 
pendant  trois  ou  quatre  pages,  ce  qui  fatigue  et  l'œil 
et  l'oreille  et  l'entendement;  quand  il  a  trop  de  l'im- 
parfait il  se  sert  du  verbe  au  prétérit.  Il  ne  sait  pas 
encore  varier  la  forme  de  la  phrase,  il  ignore  les  ci- 
selures patientes  que  veulent  les  phrases  incidentes 
et  la  manière  de   les   grouper.    Entre  la  force  qui 


306  LES    RESSUSCITES 

marche,  à  l'instar  de  Bossuet  et  de  Corneille,  par  la 
seule  puissance  du  verbe  et  du  substantif,  et  le  slyle 
ample,  fleuri,  qui  donne  de  la  valeur  aux  adjectifs,  il 
y  a  l'écueil  de  l'a  monotonie  des  temps  du  verbe.  Cet 
écueil,  M.  Ourliac  ne  l'a  même  pas  soupçonné.  Néan- 
moins, il  y  a  en  lui  les  rudiments  d'un  style  particu- 
lier, sans  ampleur,  mais  suffisant.  » 

On  voit  que  Balzac  n'épargne  pas  la  vérité  à 
l'auteur  de  Suzanne.  C'est  que  Balzac  l'estimait 
et  le  traitait,  non  pas  en  père,  non  pas  en  ami, 
mais  en  confrère,  c'est-à-dire  presque  d'égal 
à  égal. 

Subissant  l'effet  de  ces  encouragements, 
Ourliac  ne  devait  plus  s'arrêter  dans  sa  trans- 
formation. Aux  réminiscences  religieuses  qui 
devenaient  de  plus  en  plus  fréquentes  en  lui, 
se  joignirent  —  on  ne  sait  par  quelle  succes- 
sion d'idées  —  des  aspirations  légitimistes,  qui 
se  traduisirent  par  une  étude  de  la  Vendée  et 
de  sa  chouannerie.  Les  buissons,  qu'il  inter- 
rogea avec  une  pieuse  patience,  lui  racontèrent 
des  drames  héroïques,  de  plaintives  anecdotes. 
Mademoiselle  de  la  Charnaye,  insérée  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  est  l'expression  la  plus 
complète  de  cette  phase;  et,  vraisemblable- 
ment, s'il  nous  eût  donné  beaucoup  de  nou- 
velles comparables  à  celle-ci  pour  l'émotion  et 


KDOUARD    OURLIAC  307 

la  vérité,  ce  n'est  pas  au  second  rang,  mais 
bien  au  premier,  que  nous  aurions  aujourd'hui 
à  placer  Edouard  Ourliac.  Mademoiselle  de  la 
Charnaye  donne  à  regretter  que,  trop  peu  con- 
fiant en  ses  forces,  il  n'ait  pas  accordé  plus  de 
développements  à  ses  récits;  alors,  nous  au- 
rions eu  mieux  qu'un  romancier  de  chevalet. 
N'a-t-il  pas  voulu  ou  n'a-t-il  pas  pu?  Son  am- 
bition était-elle  uniquement  de  se  créer  une 
place  isolée  dans  un  genre  où  il  avait  l'espoir 
de  devenir  maître?  S'il  en  fut  ainsi,  on  ne  lui 
refusera  pas  d'avoir  atteint  en  partie  son  but; 
car  de  son  vivant  il  fut  le  plus  habile  écrivain 
de  nouvelles,  à  côté  de  Gozlan,  et  c'est  pour- 
quoi sans  doute  il  ne  crut  pas  devoir  être 
ingrat  envers  une  spécialité  l\  laquelle  il  devait 
sa  fortune  littéraire. 

Cette  période,  la  plus  décisive  pour  son  ta- 
lent, et  employée  en  outre  aux  réflexions  les 
plus  salutaires,  aux  retours  les  plus  graves  (il 
s'était  mis  à  la  lecture  de  MM-  de  Ronald  et 
de  Maistre),  peut  être  regardée  comme  la  plus 
heureuse  de  sa  vie.  Il  gagnait  son  pain  avec  sa 
plume,  il  se  sentait  dans  une  excellente  voie 
morale,  il  était  jeune.  Bien  qu'il  n'eût  pas 
trente  ans,  il  se  sentait  déjà  fatigué  de  la  vie 


30S  LES    RESSUSCITES 

au  jour  le  jour.  On  le  conduisit  dans  la  maison 
d'un  chef  de  bureau  au  ministère  de  la  guerre  ; 
il  plut;  on  le  savait  spirituel,  on  le  maria.  Ces 
choses  se  passaient  en  avril  1842. 

Edouard  Ourliac  vit  s'accroître  son  talent 
dans  les  deux  années  qui  suivirent  son  ma 
riage.  Tout  en  cédant  encore,  par  intervalles, 
aux  sollicitations  des  directeurs  de  journaux 
qui  lui  demandaient,  comme  à  M.  Galland, 
quelques-uns  de  ces  contes  légers  qu'il  contait 
si  bien,  il  accorda  une  part  plus  large  à  la  veine 
de  sensibilité  qu'il  s'était  ouverte.  Brigitte  et  les 
Garnaches,  deux  œuvres  étendues  et  dont  nous 
parlerons  plus  tard,  sont  de  cette  époque. 

On  doit  attribuer  à  cette  recrudescence  de 
travail  le  rapide  développement  d'une  ma- 
ladie des  bronches  qui  se  manifesta  chez 
Edouard  Ourliac.  Cette  maladie  inspira  de 
graves  inquiétudes  à  ses  amis. 

Le  mal  d'Edouard  Ourliac  empirait  de  jour 
en  jour.  Il  chercha  un  refuge  dans  la  pratique 
de  la  religion  catholique;  ce  fut  un  nouveau 
sujet  d'étonnement;  il  laissa  s'étonner,  et  tous- 
sant, crachant,  amaigri,  pâli,  il  prit  le  chemin 
qui  monte  à  la  rue  des  Postes,  chez  les  Pères 
Jésuites.  Là  on  le  consola  comme  on  put.  Sur 


EDOUARD    OURLIAC  30} 

ces  entrefaites,  Y  Univers  lui  fit  des  propositions 
de  collaboration  qu'il  accepta.  On  le  vit  alors 
publiquement  et  courageusement   brûler   ce 
qu'il  avait  adoré,  et  relever  l'étendard  des 
doctrines  du  dix-septième  siècle.  Il  ne  faudrait 
pas  croire  cependant  qu'une  fois  acquis  au 
catholicisme  militant,  il  abdiquât  ce  que  nous 
appellerons  les  côtés  agressifs  de  son  talent. 
Au  contraire,  il  retira  de  cette  volte-face  une 
verve  nouvelle,    qu'il  mit  au  service  d'une 
guerre  à  outrance  contre  son  ancien  parti. 
Nous  devons  à  la  vérité  de  déclarer  qu'il  ne 
put  s'y  défendre  d'une  pointe  de  fanatisme; 
ses  premières  adorations  pour  Boileau  repa- 
rurent,   plus   exclusives    que   jamais.    D'un 
autre  côté,  il  épousait  ses  nouvelles  amitiés 
avec  trop  de  similitude  dans  la  façon  d'écrire; 
il  prenait  la  brutalité  pour  la  vigueur.  Heu- 
reusement pour   lui,   il   ne  continua  pas  la 
revue  littéraire  et  dramatique  qu'il  avait  com- 
mencée dans  Y  Univers;   il  revint  à  ses  nou- 
velles, qu'il  inclina  dorénavant  dans  le  sens 
de  sa  conversion,  sans  rien  leur  faire  perdre 
pour  cela  de  leur    essence   incorrigiblement 
comique.  Ce  fut  pour  le  coup  qu'il  «  retourna 
l'ironie  de  Candide  contre  la  philosophie  de 


310  LES   RESSUSCITES 

Voltaire,  »  mot  de  Balzac,  qui  définit  Ourliac. 
Pour  mieux  travailler,  un  matin,  il  fit  un 
petit  paquet  et  s'en  alla  habiter  une  maison- 
nette dans  la  Touraine.  Il  a  daté  de  là  plusieurs 
lettres  charmantes;  quelques-unes  d'entre 
elles  trahissent  d'involontaires  retours   vers 

la  vie  mondaine  : 

• 
«  Je  suis  entouré  de  belles  choses  à  quatre  ou  cinq 
lieues  de  distance.  J'ai  visité  avant-hier  le  château 
d'Azay,  sur  l'Indre.  La  vaRée  d'Azay  est  celle  du 
Lys  dans  la  vallée.  Les  habitants  sont  furieux  contre 
l'auteur  qui  a  trouvé  leurs  femmes  laides.  C'est  une 
belle  chose  que  Paris,  mais  je  n'en  persiste  pas  moins 
à  croire  que  nous  ferions  bien,  sur  le  retour,  de  nous 
en  venir  par  ici  planter  nos  choux  avec  quatre  ou 
cinq  amis  sensés.  La  nourriture  saine,  le  bon  vin,  le 
repos,  les  jardins,  le  loisir  ont  bien  leur  mérite.  J'a- 
jouterai qu'il  y  a  ici  certains  vins  qui  valent  le  Cham- 
pagne. » 

Cette  lettre  était  adressée  à  un  ami  mondain . 
En  voici  une  autre  de  la  même  époque  à  un 
ami  religieux;  l'esprit  en  est  le  môme,  il  n'y 
a  que  le  ton  de  changé  —  et  le  vin  de  supprimé. 

«  O  mon  cher  ami!  que  nous  pourrions  vivre  dou- 
cement quelque  jour  en  pareil  endroit  et  ensemble.  Il 
ne  me  manque  qu'un  ami  comme  vous.  C'est  la  pen- 
sée de  Dieu  qui  console  et  détache  de  tout,  et  nulle 
part  elle  ne  peut  être  plus  présente.  J'ai  trouvé  quel- 


EDOUARD    OURLIAC  311 

q  ues  livres,  de  ceux  que  vous  n'aimez  guère  ;  mais  ils  me 
servent.  Je  suis  ramené  aux  pieds  du  bon  Dieu  par 
Jean- Jacques  et  le  Vicaire  savoyard...  » 

Nous  nous  imaginons  qu'à  cet  endroit  l'ami 
religieux  a  dû  légèrement  froncer  le  sourcil. 
Ourliac  continue  : 

*  J'ai  vu  une  petite  annonce  des  Contes.  Sachez  si 
le  libraire  est  content  ;  mandez-moi  aussi  le  peu  que 
vous  pourrez  voir  dans  les  journaux.  J'attends  sur- 
tout votre  article...  Je  m'excuse  de  paraître  si  âpre  à 
cette  littérature.  C'est  mon  gagne-pain,  et  que  sais- 
je  encore  toutes  les  bonnes  raisons  que  pourrait  me 
souffler  la  vanité  de  mon  métier  misérable  et  tant 
aimé  !  Il  faut  la  mettre  un  peu  en  dehors,  de  peur 
qu'elle  ne  nous  dévore  en  dedans.  Laissez-moi  donc 
être  un  peu  ridicule.  Je  ne  le  suis  aux  yeux  de  per- 
sonne autant  qu'aux  miens  propres.  Je  ne  me  lasse 
point  d'admirer  ceci  :  on  écrit  une  misère  qui  n'est 
rien,  qui  ne  vaut  rien,  on  n'est  pas  content,  on  le 
dit,  on  le  pense,  mais  l'on  s'en  inquiète,  et  l'on  veut 
qu'elle  soit  approuvée,  comme  si  le  public  était  obligé 
d'être  plus  sot  que  vous.  J'ai  beau  gratter  la  plaie,  je 
doute  qu'on  la  guérisse...  » 

C'est  bien  dit,  c'est  simple,  c'est  touchant.  Il 
parlait  de  ses  Contes  du  Bocage,  qui  venaient 
alors  de  paraître.  Ce  livre  força  en  quelque 
sorte  le  succès  par  les  sentiments  élevés  qui  y 
dominent.  Il  le  fit  suivre  de  Nouvelles  diverses  ; 
mais  ce  recueil  qui,  par  sa  forme  enjouée,  s'a- 


312  LES   RESSUSCITES 

dressait  plus  directement  à  la  foule,  n'y  arriva 
cependant  point.  Personne  n'en  parla  dans  la 
presse  ;  il  prit  son  parti  de  cette  petite  ven- 
geance et  s'arrangea  pour  que  son  existence 
littéraire  n'en  souffrît  pas  trop.  Malgré  ses 
douleurs  de  toute  espèce,  malgré  la  mort  de 
sa  mère,  sa  meilleure  amie  et  la  confidente  de 
tous  ses  chagrins,  —  bon  cœur  de  femme  du 
peuple,  esprit  clairvoyant  et  droit,  —  il  -re- 
doubla d'activité  et  fournit  de  toutes  mains 
aux  journaux.  Il  fut  héroïque  à  ce  moment-là, 
et  l'on  a  pu  dire  de  lui  avec  justesse  :  «  Il  tra- 
vaillait avec  ardeur,  plus  encore  pour  se  dis- 
traire que  pour  subvenir  aux  nécessités  assez 
lourdes  de  sa  vie  ;  plus  encore  pour  se  plaindre 
que  pour  se  distraire;  plus  encore  pour  pro- 
duire et  pour  obéir  à  l'impétueux  instinct  de 
sa  vocation,  que  pour  se  plaindre.  » 

Les  médecins  ne  savaient  trop  où  l'envoyer. 
De  Tours  il  alla  au  Mans  ;  toute  ville  lui  conve- 
nait, pourvu  que  ce  ne  fût  pas  Paris.  Au  fait, 
l'auteur  de  Nazarille  devait  aller  au  Mans,  la 
ville  de  Ragotin,  de  la  Rancune,  de  mademoi- 
selle de  l'Étoile,  de  tous  ces  types,  amis  et  pa- 
rents des  siens.  Mais  qu'il  était  loin  du  Roman 
comique  à  l'heure  où  nous  parlons  ! 


EDOUARD    OURLIAC  315 

t  Me  voilà  établi,  comme  un  vieux  de  province, 
dans  un  grand  fauteuil,  derrière  un  carreau  tran- 
quille. Je  bois  trois  pintes  de  lait  par  jour:  j'habite 
une  rue  où  il  n'est  passé  depuis  ce  matin  qu'un 
homme  en  paletot  bleu,  qui  semblait  s'être  trompé  de 
route.  Je  demeure  chez  un  professeur  de  l'Université, 
M.  P.,  qui  professe  la  quatrième  au  collège;  mais 
nous  nous  sommes  montré  nos  chapelets,  et,  le  soir,  j'en- 
tendais les  petits  enfants  qui  récitaient  en  cadence  : 
Ain,  mn,  mn,  Ora  pro  nobis  ;  mn,  mn,  mn,  Ora  pro  nobis, 
etc.;  je  me  suis  endormi  là-dessus.  » 


Toute  cette  lettre  est  des  plus  singulières, 
elle  peint  à  la  fois  l'état  de  son  àme  et  l'état 
de  son  esprit;  il  y  parle  d'épreuves  à  ren- 
voyer à  M.  Hetzel  et  à  la  Revue  de  Paris;  il  a 
dîné  avec  l'évêque,  un  aimable  et  admirable 
homme,  dit-il,  qui  l'a  constamment  appelé 
d'Ourillac  ou  d'Houriaque.  Puis,  le  vieux  ca- 
ractère reprend  le  dessus,  et  voici  les  farces 
qui  arrivent  :  il  annonce  qu'on  va  éclairer  la 
campagne  aux  bougies,  spécialité  du  Mans.  Et 
finalement  :  «  En  somme,  je  ne  vais  pas 
mieux;  je  ne  souffre  point,  ma  poitrine  est 
bonne,  nulle  oppression;  mais  je  tousse,  je 
crache,  je  suis  faible;  rien  n'y  fait.  » 

Une  autre  fois  (on  comprendra  que  nous  le 
laissions  raconter  lui-même  ses  années  d'a- 

18 


314  LES   RESSUSCITES 

dieu)  il  écrivait  à  M.  Louis  Veuillot,  toujours 
de  la  ville  du  Mans  : 

«  Je  voudrais  pouvoir  vous  dire  que  je  vais  mieux, 
je  voudrais  le  croire,  je  le  dis  souvent;  mais  je  vou- 
drais que  ce  mieux  finît,  car  il  m'assomme;  mes  cra- 
chement et  mes  enrouements  ne  me  lâchent  pas.  Dix 
paroles  détraquent  mon  appareil...  Savez-vous  que  je 
sais  tout  voisin  des  Visitandines?  Ces  bonnes  sœurs 
m'ont  accablé  de  prévenances  et  de  confitures.  Elles 
ont  un  sirop  pectoral  infaillible  qu'on  finira  par  me 
faire  prendre,  quoique  je  ne  croie  à  aucun  sirop,  à 
aucune  eau,  à  aucune  tisane,  mais  seulement  au  bon 
régime  et  à  la  grâce  de  Dieu...  Que  vous  dirai-je  en- 
core de  ce  benoît  pays?  que  j'y  prends  la  mesure 
d'une  retraite,  sinon  d'une  bière.  » 

De  ville  en  ville,  il  se  traîna  de  la  sorte  jus- 
qu'en Italie;  il  passa  l'hiver  de  1846  à  Pise, 
mais  il  était  condamné,  il  le  savait,  et  il  s'en 
revint.  Dans  les  rues  de  Paris,  on  vit  alors 
passer  l'ombre  d'Edouard  Ourliao  :  un  corps 
fiévreux,  une  voix  éteinte.  Quoique  marié,  il 
ne  vivait  plus  qu'avec  son  père,  un  vieillard 
de  soixante-dix  ans;  pour  le  faire  vivre,  il 
accepta  une  petite  place  dans  les  bureaux  de 
la  marine,  car  il  commençait  à  manquer  de 
force  pour  le  métier  littéraire.  Il  s'était  li- 
mité à  deux  feuilletons  par   mois.    Miséri- 


EDOUARD    OURLIAl  âlp 

corde!  nous  avons  à  peine  le  courage  de 
continuer.  Dans  ce  bureau  de  la  marine, 
Edouard  Ourliac  restait  quelquefois  des 
heures  entières  sans  pouvoir  lever  le  bras. 
Il  employa  sa  dernière  énergie  à  réconci- 
lier son  père  avec  Dieu;  grâce  à  ses  exhor- 
tations, le  vieillard,  quelques  jours  avant  sa 
mort,  fit  sa  première  communion.  Alors, 
dégagé  de  tous  devoirs  envers  les  autres 
hommes,  Ourliac  alla  demander  un  refuge  à 
la  maison  des  frères  de  Saint-Jean-de-Dieu, 
rue  Plumet,  où  il  expira  saintement  le  31 
juillet  1848. 


Chacune  des  phases  de  la  vie  d'Edouard 
Ourliac  a  son  reflet  dans  sa  littérature.  En 
cela,  il  possède  un  mérite  de  sincérité  qui  fait 
sa  force  principale.  Nous  ne  reviendrons  pas 
sur  ses  diverses  aptitudes  :  nous  les  avons 
indiquées,  sinon  appréciées,  à  leur  moment 
et  dans  leurs  manifestations  les  plus  impor- 
tantes ;  nous  préférons  aller  tout  de  suite  et 
tout  droit  vers  le  point  où  paraît  se  détermi- 
ner sa  supériorité  réelle.  Ce  point,  c'est  l'é- 
tude de  la  vie  intime  en  province.   Là,   ce 


316  LES   RESSUSCITES 

qu'on  a  pu  quelquefois  reprocher  d'étroit  à 
son  esprit  s'ajuste  et  demeure  harmonieuse- 
ment encadré.  Il  a  le  caquet  du  faubourg,  la 
connaissance  des  petites  choses  bourgeoises, 
la  malice  du  clerc,  et  mieux  qu'ailleurs  cette 
espèce  de  comique  qui  s'attache  à,  des  per- 
sonnes véritablement  à  plaindre,  ou  qui  res- 
sort d'événements  fâcheux.  Dans  cette  série, 
les  Garnaches  tiennent,  à  notre  avis,  la  place 
d'honneur;  le  héros  est  ce  même  Nazarille, 
dans  lequel  Edouard  Ourliac  nous  semble 
s'être  personnifié  bien  plus  visiblement  que 
dans  La  Reynie.  Il  y  a  là  des  figures  allon- 
gées, d'antiques  maisons,  de  grandes  armoi- 
res, des  parties  de  campagne,  des  sérénades, 
qui  sont  décrites  d'une  souveraine  façon.  Bri- 
gitte, avec  plus  de  sensibilité  et  de  vraie  mo- 
rale, appartient  au  même  système;  mais  le 
relief  est  moins  puissant  et  le  début  a  de  la 
lenteur.  Dans  le  volume  des  Nouvelles  diverses, 
nous  signalerons  l'Ingénieux  Thibault,  chef- 
d'œuvre  de  cinquante  pages. 

On  nous  accuserait  d'injustice  si  nous  al- 
lions oublier,  entre  tant  de  productions,  la 
Physiologie  de  l'écolier,  le  plus  petit  de  ses  li- 
vres et  le  plus  grand  de  ses  succès  peut-être, 


EDOUARD     OURLIAC  317 

du  moins  le  plus  unanime1.  Nous  sommes 
convaincu  qu'un  libraire  ne  perdrait  ni  sa 
peine  ni  son  argent  à  le  réimprimer.  Nous 
croyons  également  qu'il  y  aurait  les  éléments 
d'un  succès  en  rassemblant  les  épisodes  de 
l'odyssée  de  Nazarille,  éparpillée  dans  la  Re- 
vue de  Paris  et  dans  l'Artiste.  Ce  Nazarille  ne 
marche  jamais  sans  un  acolyte  fort  amusant 
aussi,  lui,  nommé  Pelloquin.  C'est  encore  un 
des  traits  caractéristiques  d'Edouard  Ourliac 
que  cette  préoccupation  du  grotesque  dans 
les  noms;  de  là  les  personnages  de  Lafrim- 
bolle,  de  Paillenlœil,  de  Croquoie,  de  Parpi- 
gnolle,  de  Laflèche,  de  Montgazon,  de  Le- 
drôle,  etc.,  etc.  Une  des  aventures  de  Nazarille 
a  pour  titre  le  Souverain  de  Kazakaba;  elle 
fut,  lors  de  son  apparition,  l'objet  de  criti- 
ques assez  dures,  car  elle  agitait  à  la  fois 


1.  C'était  la  mode  des  physiologie*,  en  1841.  Nous  relevons 
sur  le  Journal  de  l'imprimerie  el  de  la  librairie,  à  cette  date, 
les  physiologies  :  —  du  Rat  d'église,  du  Prédestiné,  du  Franc- 
Maçon,  du  Chicard,  du  Prêtre,  du  Séducteur,  du  Macaire  des 
Macaires,  du  Bas-Bleu,  du  Troupier,  du  Député,  du  Débar- 
deur, de  la  Femme  la  plus  malheureuse  du  monde,  du  Poète, 
du  Chasseur,  du  Bourgeois,  du  Provincial,  du  Célibataire,  de 
la  Grisette,  etc.;  —  du  Gant,  du  Parapluie,  de  l'Argent,  du 
Soleil,  du  Parterre,  du  Jour  de  l'an,  du  Recensement,  des 
Champs  Éiysées.  etc.  —  0  folie  ! 

m. 


318  LES  RESSUSCITES 

des  questions  philosophiques,  politiques  et 
religieuses.  On  y  voit  Nazarille  débarquant 
sur  une  terre  sauvage,  et  proclamé  roi  par 
les  naturels  sous  le  nom  de  Las-Sou-Po- 
Ghou.  Des  parallèles  entre  l'état  de  nature  et 
l'extrême  civilisation  découlent  de  ce  thème, 
joyeusement  abordé.  Les  réclamations  furent 
telles  que,  dans  la  dernière  livraison  du  Sou- 
verain  de  Kazakaba,  Edouard  Ourliac  se  crut 
obligé  d'ouvrir  une  parenthèse  au  milieu  de 
son  récit  : 

«  Je  vous  entends,  baudets  soucieux.  —  Quoi!  c'est 
lui  qui  écrit  cela?  peccaïré!  Il  a  tant  d'esprit  d'ordi- 
naire. Combien  c'est  regrettable,  j'en  suis  tout  con- 
tristé;  hi  han  !  hi  han!  —  Encore  un  coup,  merci! 
Mais  quoi  !  mes  frères,  quand  des  milliers  de  faquins 
inondent  la  France  de  leurs  inepties;  quand  les  co- 
chers ivres  ne  daignent  plus  charbonner  les  murs 
puisqu'ils  ont  sous  la  main  le  papier  des  gazettes; 
quand  nous  voyons  en  plein  soleil  les  trésors  de  gé- 
nie, d'esprit  et  d'invention  que  l'affreux  despotisme 
tenait  jadis  sous  clef;  quand  la  sottise  humaine  a 
rompu  ses  écluses  <-t  déborde  majestueusement  sur 
le  monde,  je  ne  pourrai  point,  moi  chétif,  vider  en  un 
coin  mon  petit  pot  noir!  Votre  égout,  dites-moi,  en 
sentira- t-il  plus  mauvais?  etc.,  etc.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  sommes  forcé  de 
convenir  que  le  Souverain  de  Kazakaba  n'est  pas 


EDOUARD    OURLIAC  319 

une  des  œuvres  d'Ourliac  qui  nous  plaisent 
le  plus  ;  le  pastiche  y  déborde  à  toutes  les 
pages  :  pastiches  de  Cervantes,  pastiche  de 
Swift  et  de  Foë  ;  la  gouaillerie  y  est  poussée 
jusqu'à  une  gaminerie   souvent  intolérable. 

Le  Collier  de  sequins  est  une  de  ses  bonnes 
histoires;  il  y  a  encore  un  peu  de  La  Reynie 
dans  son  personnage  de  Loisel,  jeune  homme 
fantasque  et  pauvre,  issu  d'une  honnête  fa- 
mille du  Roussillon,  spirituel,  mais  facile  à 
entraîner,  sans  exactitude,  rêveur,  et  ne  s'ob- 
stinant  qu'à  des  riens.  Loisel  fait  le  diable 
à  quatre  pour  offrir  à  celle  qu'il  aime  un 
collier  de  sequins,  tel  qu'elle  en  a  vu  un  sur 
les  épaules  d'une  demoiselle  du  monde;  et, 
à  bout  de  moyens,  il  finit  par  le  voler. 

Nous  sommes  plus  sévère  que  M.  de  Bal- 
zac, lorsqu'il  affirme  que  la  prose  d'Ourliac 
est  suffisante.  Nous  la  trouvons,  nous,  né- 
gligée à  l'excès,  ne  tenant  aucun  compte  des 
répétitions  de  mots;  et  cela  nous  étonne  d'au- 
tant plus,  qu'il  ne  laissait  passer  aucune  ac- 
casion  d'afficher  ses  sympathies  pour  les  lit- 
térateurs du  dix-septième  siècle,  pour  Racine, 
pour  La  Bruyère,  pour  Fénelon.  Ce  n'était 
pas  cependant  de  la  sorte  qu'écrivaient  ces 


3?0  LES   RESSUSCITES 

maîtres  du  style  français  :  la  correction,  ïe 
scrupule  et  le  perpétuel  souci  de  l'éloquence, 
voilà  ce  qui  frappe  d'abord  dans  leurs  ou- 
vrages; d'où  vient  que  cela  n'a  pas  frappé 
Edouard  Ourliac?Nous  savons  bien  que,  par 
son  affectation  de  simplicité,  il  a  voulu  réa- 
gir contre  les  adorateurs  exclusifs  de  la 
forme;  mais,  à  son  tour,  il  a  été  excessif, 
comme  la  plupart  des  réactionnaires,  et  il 
a  franchi  l'espace  qui  sépare  la  simplicité  de 
l'insouciance  absolue.  Quelquefois  il  est  réel- 
lement trop  bonhomme  dans  son  style  ;  passe 
encore  quand  il  place  un  récit  dans  la  bou- 
che d'une  personne  du  peuple;  mais  quand 
c'est  lui-même  qui  raconte,  il  perd  beaucoup 
de  cette  autorité  que  doit  toujours  garder  un 
narrateur.  Telle  est  pourtant  la  force  du  fait 
et  du  sentiment,  que  ses  nouvelles,  bien 
que  dépourvues  de  cette  fleur  de  littérature 
qui  est  depuis  plusieurs  siècles  notre  genre 
de  supériorité,  se  lisent  avec  un  intérêt  sou- 
tenu. 

Sous  ce  rapport,  il  serait  possible  de  le  con-. 
sidérer  comme  le  précurseur  de  l'école  de  la 
réalité,  qui  cherche  à  s'imposer  depuis  quel- 
que temps.  A  l'instar  des  écrivains  réalistes, 


EDOUARD    OU  RLIA<  m 

Ourliac  réduit  la  description  aux  proportions 
les  plus  strictes  et  les  plus  naïves;  il  sup- 
prime presque  le  portrait  ou  il  l'enchâsse  au 
milieu  d'un  incident,  et  ce  lui  est  affaire 
d'une  ligne  ou   deux. 

Ce  n'est  que  dans  le  pastiche  que  son  style 
acquiert  de  la  prestesse  et  de  la  lumière; 
prenons  pour  modèle  le  début  d'Aurore  et 
Point-du-Jour,  légende  de  corps-de-garde  : 

«  Le  régiment  du  roi  était  alors  en  garnison  à 
Nancy,  en  Lorraine,  la  plus  jolie  ville  de  France,  ali- 
gnée comme  un  bataillon  sous  les  armes,  de  bon  sé- 
jour et  agréable  au  soldat,  sinon  que  le  vin  y  est  un 
peu  cher.  Et,  de  même  que  les  grenadiers  de  ce 
régiment  l'emportaient  sur  toute  l'armée ,  le  plus 
fier,  le  plus  beau,  le  plus  glorieux  de  ces  grenadiers 
était  Desœillets,  dit  l'Aurore,  grand  garçon  du  Lan- 
guedoc, tenant  bien  du  cru,  hardi  comme  un  page, 
brave  comme  un  sabre,  menteur  comme  un  arra- 
cheur de  dents,  bel  esprit,  dansant  bien,  jouant  du 
fifre,  prévôt  d'armes,  tirant  l'espadon,  la  pointe,  la 
contre-pointe,  faisant  des  contes  à  tenir  un  corps-de- 
garde  éveillé  toute  la  nuit,  et  en  état  de  chanter 
chansons,  marches,  romances  et  complaintes  d'ici  à 
demain,  sans  chanter  la  même.  » 

Nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  possible  de 
tirer  un  enseignement  quelconque  de  l'exis- 
tence et  de  l'œuvre  d'Edouard  Ourliac.  Où  le 


3*V  LES    RESSUSCITES 

malheur  passe,  si  précoce  et  si  brutal,  l'ana- 
lyse perd  la  moitié  de  ses  droits.  Où  ne  com- 
mence guère  à  savoir  vivre  et  à  savoir  pen- 
ser qu'à  Tàge  où  il  est  mort.  La  morale  et  la 
critique  seraient  donc  mal  venues  à  s'armer 
de  rigueurs  élevées  vis-à-vis  de  lui.  Quelle 
logique  demander  à  une  carrière  sitôt  bri- 
sée? Fallait-il  voir  dans  lés  amertumes  et 
dans  les  souffrances  de  ses  derniers  jours 
l'expiation  d'une  jeunesse  qui  avait  éveillé 
autour  d'elle  tant  d'éclats  de  rire?  nous  ne 
le  croyons  pas.  Fallait-il  rattacher  au  char- 
mant et  délicat  faisceau  de  ses  nouvelles  un 
corps  de  doctrines  antiphilosophiques,  et  éri- 
ger en  système  ce  qui  ne  fut  chez  lui  que 
boutade  passagère?  ce  n'en  était  guère  la 
peine.  Son  aimable  frivolité  sur  ce  terrain 
nous  a  souvent  rendu  la  tâche  facile ,  et 
nous  a  permis  d'éviter  ces  hautes  et  graves 
questions  pour  lesquelles  nous  ne  nous  sen- 
tons nous-même  ni  assez  mûr  ni  assez  pré- 
paré. 

Le  seul  but  que  nous  nous  sommes  pro- 
posé en  commençant,  et  que  nous  nous  esti- 
timerions  heureux  d'avoir  atteint ,  c'est  de 
ramener  un   instant   l'attention   du    public 


EDOUARD    OURLIAC  323 

vers  les  œuvres  d'un  jeune  homme  à  qui  sa 
trop  courte  existence  n'a  permis  d'avoir  que 
du  talent,  du  bon  sens,  de  la  passion  et  de 
l'esprit. 


FIN 


;  } 


T  A  B  L  E 


lJages 

M.    DE  JOUY I 

CHATEAUBRIAND 1~, 

MADAME   RÉCA.MIER SU 

GUIZOT 113 

JULES   JANIN 145 

FRÉDÉRIC    SOOLIÊ 161 

HENRY   MURGER 171 

GÉRARD  DE  NERVAL 185 

LASSAILLY 227 

JEAN  JOURNET 263 

EDOUARD    OURLLV 273 


Imprimerie  U.  B.vrdin,  à  Saint-Q-ermaU) 


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La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottaw< 

Date  due 


12  197U 


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i  7  1372 


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CE  Pu   0282 

•M73     1876 

COC   MONSELET,  CH  LES  RESSUS 

ACC#  13  83  690 


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