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Full text of "Les rythmes souveraines, poèmes"

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EMILE   VERHAEREN 


Les  Rythmes  souverains 


POÈMES  — 


QUATRIEME     ÉDITION 


PARIS 
MERGVRE  DE  FRANGE 

SXVI,    RVE    DE    CONDÉ,    XXVI 
MGMX 


LES  RYTHMES  SOUVERAINS 


DU  MÊME  AUTEUR 

Poésie 

POÈMES , , I  vol , 

POÈMES,  nouvelle  série i  vol. 

POÈMES,  me  série i  vol. 

LES   FORCES    TUMULTUEUSES I    Vol. 

LES    VILLES    TENTACULAIRES,  précédéeS  deS    CAMPAGNES 

HALLUCINÉES I    VOl . 

LA  MULTIPLE  SPLENDEUR I    VOl . 

LES  HEURES  CLAIRES,  SuivicS  dcS  HEURES  d' APRES-MIDI.  I    VoL 

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LES  AUBES,  drame  lyrique  en     actes  (chez  Deman,  à 

Bruxelles i  vol . 

DEUX  DRAMES  (Philippe  IL  —  Le  Cloître) i  vol. 


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EMILE   VERHAEREN 


Les  Rythmes  souverains 


POEMES 


QUATRIÈME    ÉDITION 


PARIS 

MERGVRE    DE    FRANCE  [^^ 


XXVI,    nVÈ    DE   CONDE,    XXVI 


IL    A    ETE    TIRE    DE    CET    OUVRAGE 


Cinq  exemplaires  sur  Japon  impérial  numérotés  de  i  à5, 

et  vingt-un  exemplaires  sur  papier  de  Hollande, 

numérotés  de  6  à  26. 


JUSTIFICATION  DU    TIRAGE  : 


# 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réserrés  pour  tous  pays, 


ANDRÉ  GIDE 


LE  PARADIS 


Des  buissons  lumineux  fusaient  comme  des  gerbes  ; 
Mille  insectes,  tels  des  prismes,  vibraient  dans  l'air; 
Le  vent  jouait  avec  Fombre  des  lilas  clairs, 
Sur  le  tissu  des  eaux  et  les  nappes  de  l'herbe. 
Un  lion  se  couchait  sous  des  branches  en  fleurs; 
Le  daim  flexible  errait  là-bas,  près  des  panthères  ; 
Et  les  paons  déployaient  des  faisceaux  de  lueurs 
Parmi  les  phlox  en  feu  et  les  lys  de  lumière . 
Dieu  seul  régnait  sur  terre  et  seul  régnait  aux  cieux. 
Adam  vivait,  captif  en  des  chaînes  divines  ; 
Eve  écoutait  le  chant  menu  des  sources  fines, 
Le  sourire  du  monde  habitait  ses  beaux  yeux  ; 
Un  archange  tranquille  et  pur  veillait  sur  elle 


LES    RYTHMES    SOUVERAINS 


Et,  chaque  soir,  quand  se  dardaient, là-haut,  les  ors, 
Pour  que  la  nuit  fût  douce  au  repos  de  son  corps, 
L'archang-e  endormait  Eve  au  creux  de  sa  grande  aile, 


Avec  de  la  rosée  au  vallon  de  ses  seins, 

Elle  se  réveillait,  candidement,  dans  l'aube; 

Et  Tarchang-e  séchait  aux  clartés  de  sa  robe 

Les  longs  cheveux  dont  Eve  avait  empli  sa  main. 

L  ombre  se  déliait  de  l'étreinte  des  roses 

Qui  sommeillaient  encore  et  s'inclinaient  là-bas  ; 

Et  le  couple  montait  vers  les  apothéoses 

Que  le  jardin  sacré  dressait  devant  ses  pas. 

Comme  hier,  comme  toujours,  les  bêtes  familières 

Avec  le  frais  soleil  dormaient  sur  les  g-azons  ; 

Les  insectes  brillaient  à  la  pointe  des  pierres 

Et  les  paons  lumineux  rouaient  aux  horizons  ; 

Les  tigres  clairs,  auprès  des  fleurs  simples  et  douces, 

Sans  les  blesser  jamais,  posaient  leurs  mufles  roux  ; 

Et  lesbonds  des  chevreuils, dans  l'herbe  et  sur  la  mousse, 

S'entremêlaient  sous  le  regard  des  lions  doux; 

Rien  n'avait  dérangé  les  splendeurs  de  la  veille  : 


LE    PARADIS 


C'était  le  même  rythme  unique  et  glorieux, 
Le  même  ordre  lucide  et  la  même  merveille 
Et  la  même  présence  immuable  de  Dieu. 


12  LES    RYTHMES   SOUVERAINS 


II 


Pourtant,  après  des  ans  et  puis  des  ans,  un  jour, 
Eve  sentit  son  âme  impatiente  et  lasse 
D'être  à  jamais  la  fleur  sans  sève  et  sans  amour 
D'un  torride  bonheur,  monotone  et  tenace  ; 
Aux  cieux,  planait  encor  l'orag'euse  menace 
Quand  le  désir  lui  vint  d'en  éprouver  l'éclair. 
Un  larg-e  et  doux  frisson  g-lissa  dès  lors  sur  elle 
Et,  pour  le  ressentir  jusqu'au  fond  de  sa  chair, 
Eve,  contre  son  cœur,  serrait  ses  deux  mains  frêles. 
L'archange,  avec  angoisse,  interrogeait, la  nuit, 
Le  brusque  et  violent  réveil  de  la  dormeuse 
Et  les  gestes  épars  de  son  étrange  ennui. 
Mais  Eve  demeurait  close  et  silencieuse. 


LE    PARADIS  l3 


Il  consultait  en  vain  les  fleurs  et  les  oiseaux 
Qui  vivaient  avec  elle  au  bord  des  sources  nues, 
Et  le  miroir  fidèle  et  souterrain  des  eaux 
D'où  peut-être  sourdait  sa  pensée  inconnue. 
Un  soir,  qu'il  se  penchait,  avec  des  doigts  pieux, 
Doucement,  lentement,  pour  lui  fermer  les  yeux, 
Eve  bondit  soudain  hors  de  son  aile  immense. 
Oh  I  l'heureuse,  subite  et  féconde  démence. 
Que  Tang-e,  avec  son  cœur  trop  pur,  ne  comprit  pas. 
Elle  était  loin  qu'il  lui  tendait  encor  les  bras 
Tandis  qu'elle  levait  déjà  son  corps  sans  voiles 
Eperdûment,  là-bas,  vers  des  brasiers  d'étoiles. 


Adam  la  vit  ainsi  et  tout  son  cœur  trembla. 


Jadis,  quand,  au  soir  descendant,  ses  courses 
De  marcheur  solitaire  erraient  par  là. 
Joueuse,  il  l'avait  vue  au  bord  des  sources 
Vouloir,  en  ses  deux  mains,  saisir 
Les  bulles  d'eau  fugaces 


i4 


LES    RYTHMES    SOUVERAINS 


Que  les  sables  du  fond  lançaient  vers  la  surface  ; 
11  l'avait  vue  encor  ardente  au  seul  plaisir 
De  ployer  vers  le  sol,  avec  des  doig-ts  ag-iles, 

Les  brins  d'herbe  lég-ers 
Et  d'y  reg-arder  luire  et  tout  à  coup  bouger 

Les  insectes  fragiles; 
Eve  n'était  alors  qu'un  bel  enfant  distrait 
Quand  lui,  l'homme,  cherchait  déjà  quelqu'autre  vie 

Non  asservie 
Là-bas,  au  loin,  parmi  les  monts  et  les  forêts. 


Eve  voulait  aimer,  Adam  voulait  connaître  ; 

Et  de  la  voir  ainsi,  vers  l'ombre  et  la  splendeur, 

Tendue,  il  devina  soudain  quel  nouvel  être 

Eve,  à  son  tour,  sentait  naître  et  battre  en  son  cœur. 


Il  s'approcha,  ardent  et  gauche,  avec  la  crainte 
D'effaroucher  ces  yeux  dans  leur  songe  perdus  ; 
Des  grappes  de  parfums  tombaient  des  térébinthes 
Et  le  sol  était  chaud  de  parfums  répandus. 


LE    PARADIS 


Il  hésitait  et  s'attardait  quand  la  belle  Eve, 
Avec  un  g-este  fier,  s'empara  de  ses  mains, 
Les  baisa  long-uement,  lentement,  comme  en  rêve, 
Et  doucement  glissa  leur  douceur  sur  ses  seins. 


Jusqu'au  fond  de  sa  chair  s'étendit  leur  brûlure. 
Sa  bouche  avait  trouvé  la  bouche  où  s'embraser^ 
Et  ses  doig-ts  épandaient  sa  g'rande  chevelure 
Sur  la  nombreuse  ardeur  de  leurs  premiers  baisers. 


Ils  s'étaient  tous  les  deux  couchés  près  des  fontaines 
Oà  comme  seuls  témoins  ne  luisaient  que  leurs  yeux, 
Adam  sentait  sa  force  inconnue  et  soudaine 
Croître,  sous  un  émoi  brusque  et  délicieux. 


Le  corps  d'Eve  cachait  de  profondes  retraites 
Douces  comme  la  mousse  au  vent  tiède  du  jour  ; 
Et  les  g-azons  foulés  et  les  g-erbes  défaites 
Se  laissaient  écraser  sous  leur  mouvant  amour. 


l6  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Et  quand  le  spasme  enfin  sauta  de  leur  poitrine 
Et  les  retint  broyés  entre  leurs  bras  raidis, 
Toute  la  g-rande  nuit  amoureuse  et  féline 
Fit  plus  douce  sa  brise  au  cœur  du  paradis. 


Soudain 
Un  nuage  d'abord  lointain, 
Mais  dont  se  déchaînait  le  tournoyant  vertige 
Au  point  de  n'être  plus  que  terreur  et  prodige, 
Bondit  de  l'horizon  au  travers  de  la  nuit. 
Adam  releva  Eve  et  serra  contre  lui 
Le  pâle  et  doux  effroi  de  sa  chair  frissonnante. 
Le  nuage  approchait,  livide  et  sulfureux. 
Il  était  débordant  de  menaces  tonnantes 
Et  tout  à  coup,  au  ras  du  sol,  devant  leurs  yeux, 
A  l'endroit  même  où  les  herbes  sauvages 
Etaient  chaudes  encor 
D'avoir  été  la  couche  où  s'aimèrent  leurs  corps, 
Toute  la  rage 
Du  formidable  et  ténébreux  nuage 
Mordit. 


LE   PARADIS 


Et  dans  l'ombre  la  voix  du  Seigneur  s'entendit. 

Des  feux  sortaient  des  fleurs  et  des  buissons  nocturnes  ; 

Au  détour  des  sentiers  profonds  et  taciturnes, 

L'épée  entre  leurs  mains,  les  anges  flamboyaient  ; 

On  entendait  rugir  des  lions  vers  les  astres  ; 

Des  cris  d'aigle  hélaient  la  mort  et  ses  désastres  ; 

Tous  les  palmiers  géants,  au  bord  des  lacs,  ployaient 

Sous  le  même  vent  dur  de  colère  et  de  haine, 

Qui  s'acharnait  sur  Eve  et  sur  Adam,  là-bas, 

Et  dans  l'immense  nuit  précipitait  leurs  pas 

Vers  les  mondes  nouveaux  de  la  ferveur  humaine. 


L'ordre  divin  et  primitif  n'existait  plus. 

Tout  un  autre  univers  se  dégageait  de  l'ombre 

Où  des  rythmes  nouveaux  encore  irrésolus 

Entremêlaient  leur  force  et  leurs  ondes  sans  nombre. 

Vous  les  sentiez  courir  en  vous,  grands  bois  vermeils, 

Tumultueux  de  vent  ou  calmes  de  rosée, 

Et  toi,  montagne,  et  vous,  neiges  cristallisées. 

Là-haut,  en  des  palais  de  gel  et  de  soleil 

Et  toi,  sol  bienveillant  aux  fruits,  aux  fleurs,  aux  graines, 


LES   RYTHMES    SOUVERAINS 


Et  toi,  clarté  chantante  et  douce  des  fontaines, 
Et  vous,  minéraux  froids,  subtils  et  ténébreux, 
Et  vous,  astres  mêlés  au  tournoiement  des  cieux. 
Et  toi,  fleuve  jeté  aux  flots  océaniques. 
Et  toi,  le  temps,  et  vous,  l'espace  et  l'infini. 
Et  vous  enfin,  cerveaux  d'Eve  et  d'Adam,  unis 
Pour  la  vie  innombrable  et  pour  la  mort  unique. 


L'homme  sentit  bientôt  comme  un  multiple  aimant 

Solliciter  sa  force  et  la  mêler  aux  choses  ; 

Il  devinait  les  buts,  il  soupçonnait  les  causes 

Et  les  mots  s'exaltaient  sur  ses  lèvres  d'amant  ; 

Son  cœur  naïf,  sans  le  vouloir,  aima  la  terre 

Et  l'eau  obéissante  et  l'arbre  autoritaire 

Et  les  feux  jaillissants  des  cailloux  fracassés. 

Les  fruits  tentaient  sa  bouche  avec  leurs  ors  placides 

Et  les  raisins  broyés  des  g-rappes  translucides 

Illuminaient  sa  soif  avant  de  l'apaiser . 

Et  la  chasse  et  la  lutte  et  les  bêtes  hurlantes 

Eveillèrent  l'adresse  endormie  en  ses  mains. 

Et  l'orgueil  le  dota  de  forces  violentes 


LE    PARADIS  19 


Pour  que  lui-même,  un  jour,  bâtit  seul  son  destin. 


Et  la  femme,  plus  belle  encor  depuis  que  l'homme 

Avait  ému  sa  chair  du  frisson  merveilleux, 

Vivait  dans  les  bois  d'or  baig-nés  d'aube  et  d'arômes 

Avec  tout  Tavenir  dans  les  pleurs  de  ses  yeux. 

C'est  en  elle  que  s'éveilla  la  première  âme 

Faite  de  force  douce  et  de  trouble  inconnu, 

A  l'heure  où  tout  son  cœur  se  répandait  en  flammes 

Sur  le  germe  d'enfant  que  serrait  son  flanc  nu. 

Le  soir,  lorsque  le  jour  dans  la  gloire  s'achève 

Et  que  luisent  les  pieds  des  troncs  dans  les  forêts, 

Elle  étendait  son  corps  déjà  plein  de  son  rêve 

Sur  les  pentes  des  rocs  que  le  couchant  dorait  ; 

Ses  beaux  seins  soulevés  faisaient  deux  ombres  rondes 

Sur  sa  peau  frémissante^  et  claire  ainsi  que  l'eau, 

Et  le  soleil  frôlant  toute  sa  chair  féconde 

Semblait  mûrir  ainsi  tout  le  monde  nouveau. 

Elle  songeait,  vaillante  et  grave,  ardente  et  lente, 

Au  sort  humain  multiplié  par  son  amour, 

A  la  volonté  belle,  énorme  et  violente 


LES    RYTHMKS    SOUVERAINS 


Qui  dompterait  la  terre  et  ses  forces  un  jour. 
Vous  lui  apparaissiez,  vous,  les  douleurs  sacrées, 
Et  vous,  les  désespoirs,  et  vous,  les  maux  profonds, 
Et  d'avance  la  g-rande  Eve  transfigurée 
Prit  vos  mains  en  ses  mains  et  vous  baisa  le  front  ; 
Mais  vous  aussi,  grandeur,  folie,  audace  humaines, 
Vous  exaltiez  son  cœur  pour  en  chasser  le  deuil. 
Et  vos  transports  naissants  et  vos  ardeurs  soudaines 
Lui  prédirent  quels  bonds  soulèveraient  l'orgueil  ; 
Elle  espérait  en  vous,  recherches  et  pensées, 
Acharnement  de  vivre  et  de  vouloir  le  mieux 
Dans  la  peine  vaillante  et  la  joie  angoissée. 
Si  bien  que,  s'en  allant  un  soir  sous  le  ciel  bleu, 
Libre  et  belle,  par  un  chemin  de  mousses  vertes, 
Elle  aperçut  le  seuil  du  paradis,  là-bas  : 
L'ange  était  accueillant,  la  porte  était  ouverte  ; 
Mais,  détournant  la  tête,  elle  n'y  rentra  pas. 


HERCULE 


Que  faire  désormais  pour  se  grandir  encore? 


Hélas!  depuis  quels  temps 
Avait-il  fatigué  les  soirs  et  les  aurores. 

Hélas'!  depuis  quels  temps, 
Depuis  quels  temps  de  tumulte  et  d'effroi 
Avait-il  fatigué  les  marais  et  les  bois, 
Les  monts  silencieux  et  les  grèves  sonores 
Du  bruit  terrible  et  persistant 
De  ses  exploits  ? 


Bien  que  son  cœur  brûlât  comme  autrefois  son  torse, 
Parfois  il  lui  semblait  que  s'éteignait  sa  force  ; 


24 


LES    RYTHMES    SOUVERAINS 


Tant  de  héros  plus  prompts  et  plus  jeunes  que  lui 
Avaient  de  leurs  travaux  illuminé  la  nuit. 


Et  jour  à  jour,  ses  pas  sonnaient  plus  solitaires 
Même  en  retentissant  jusqu'au  bout  de  la  terre. 


Lentement  le  soleil  vers  le  Zénith  monta, 
Et,  depuis  cet  instant  jusques  au  crépuscule, 

L'Œta 
Put  voir,  marcher  et  s'arrêter  sans  but.  Hercule. 
Il  hésitait 
Devant  les  routes. 
Allait  et  revenait  et  s'emportait 
Pour  tout  à  coup  se  recueillir  comme  aux  écoutes  ; 
Son  esprit  s'embrouillait  à  voir  trop  de  chemins 

Trouer  les  bois,  couper  les  plaines  ; 
La  colère  mauvaise  enflamma  son  haleine. 
L'impatience  entra  dans  ses  doig-ts  et  ses  mains. 
Et,  brusquement,  courant  vers  la  forêt  prochaine, 
Avec  des  rauquements  sauvages  dans  la  voix. 


HERCULE  25 


Il  renversa  comme  autrefois 
Les  chênes. 
Son  geste  fut  si  prompt  qu'il  ne  le  comprit  pas. 

Mais  quand  sa  rag^e,  enfin  calmée  et  assouvie, 
Lui  permit  de  revoir  en  un  éclair  sa  vie 
Et  sa  terrible  enfance  et  ses  puissants  ébats, 
Alors  qu'il  arrachait,  par  simple  jeu,  des  arbres, 
Ses  bras  devinrent  lourds  comme  des  bras  de  marbre 

Tandis  qu'il  lui  semblait 
Entendre  autour  de  lui  mille  rires  bruire 
Et  les  échos  cruels  et  saccadés  lui  dire 

Qu'il  se  recommençait. 


Une  sueur  de  honte  inonda  son  front  blême 
Et  le  désir  lui  vint  de  s'outrag-er  soi-même 

En  s'entêtant. 

Stupidement, 

Gomme  un  enfant, 

Dans  sa  folie  ; 


26 


LES    RYTHMES    SOUVEaAINS 


Et  devant  le  soleil  dont  la  gloire  accomplie 
De  cime  en  cime,  à  cette  heure,  se  retirait, 
On  vit  le  larg-e  Hercule  envahir  les  forêts. 
En  saccager  le  sol,  en  arracher  les  chênes 
Et  les  rouler  et  les  jeter  du  haut  des  monts 
Dans  un  fracas  confus  et  de  heurts  et  de  bonds 
Jusques  aux  plaines. 


L'amas  des  arbres  morts  emplit  tout  le  vallon  ; 
Hercule  en  regardait  les  fûts  saignants  et  sombres 
Faire  à  leur  tour  comme  une  montagne  dans  l'ombre. 
Et  les  oiseaux  dont  il  avait  broyé  les  nids 
Voler  éperdûment  en  criant  dans  la  nuit. 


L'heure  de  cendre  et  d'or  où  l'immensité  noire 
Allume  au  firmament  ses  astres  et  ses  gloires 

Survint  tranquillement 
Sans  que  sa  large  paix  calmât  l'esprit  dément 

Et  les  rages  d'Hercule  ; 
Ses  yeux  restaient  hagards  et  ses  pas  somnambules. 


2? 


Soudain  il  jalousa  le  ciel  et  ses  flambeaux  ; 
L'extravag-ance  folle  entra  dans  sa  pensée, 
Si  bien  qu'il  s'arrêta  à  cette  œuvre  insensée 
D'allumer  troncs,  écorce,  aubier,  feuilles,  rameaux 
Dont  l'énorme  splendeur  trouant  la  nuit  stellaire 

Irait  dire  là-haut 
Qu'Hercule  avait  créé  un  astre  sur  la  terre. 


Rapidement 
Sur  l'innombrable  entassement 
Gomme  un  vol  sur  la  mer  d'écumes  et  de  lames 

Passent  les  flammes  ; 
Une  lourde  fumée  enfle  ses  noirs  remous  ; 

Et  les  mousses  et  les  écorces 
Et  l'emmêlement  noir  des  brindilles  retorses 

Craquent  ici,  là-bas,  plus  loin,  partout. 
Le  feu  monte,  grandit,  se  déchevèle,  ondule, 
Rugit  et  se  propage  et  s'étire  si  fort 
Qu'il  frôle,  avec  ses  langues  d'or, 
Hercule. 
Le  héros  se  raidit,  sentant  sa  chair  brûler. 


a8 


LES   RYTHMES   SOUVERAINS 


Il  se  vainc,  se  retrouve  et  ne  veut  reculer  ; 
Même  pour  étouffer  la  bête  dans  son  antre, 
Gomme  au  temps  qu'il  était  lapre  justicier , 

Il  s'enfonce  dans  le  brasier 
Jusques  au  centre. 
Son  cœur  est  ferme  et  clair  et  ses  pas  sont  légers  ; 
D'un  bond,  il  est  là-haut  et  domine  les  flammes. 
Il  est  rapide  et  fort  :  il  confronte  son  âme 
Avec  le  plus  urgent  et  le  plus  fol  danger 
Et  tandis  que  les  feux  battent  à  grands  coups  d'aile 

Autour  de  son  torse  velu 
Lui,  le  héros,  comprend  qu'il  ne  lui  reste  plus, 
Pour  entreprendre  enfin  une  lutte  nouvelle, 
Qu'à  conquérir  sur  un  bûcher  brasillant  d'or 
Sa  mort. 


Et  sa  voix  chante  : 
«  Vent  rapide,  nuit  étoilée,  ombre  penchante, 
Moment  qui  vole  et  fuit,  heure  qui  va  venir. 

Souvenez-vous,  attardez-vous, 
Hercule  est  là  qui  vous  célèbre  et  va  mourir. 


HERCULE  29 

La  gploire  autour  de  moi  vibra  comme  enflammée  : 
J'ai,  dans  mon  sang*,  le  sang-  du  Lion  de  Némée  ; 
L'Hydre,  fléau  d'Argos  que  Tyption  eng-endra, 
A  laissé  sa  souplesse  et  sa  rag-e  en  mes  bras  ; 
Je  cours  de  plaine  en  grève  à  larg-es  pas  sonores 
Ayant  rythmé  mes  sauts  sur  les  bonds  des  centaures  ; 
J'ai  déplacé  des  monts  et  chang-é  les  contours 
Que  les  fleuves  d'EUis  traçaient  avec  leur  cours  ; 
A  coups  de  front  buté  contre  sa  larg-e  tête 
Un  taureau  recula  devant  ma  force,  en  Crète  ; 
Stymphale  a  vu  ma  flèche  ensanglanter  ses  eaux 
Du  trépas  noir  et  monstrueux  de  ses  oiseaux  ; 
J'ai  ramené  vivant  du  fond  des  forêts  mornes 
Le  cerf  dont  l'or  et  dont  l'airain  formaient  les  cornes  ; 
Pour  lui  voler  ses  bœufs  et  tuer  Géryon 
J'ai  battu  les  pays  jusqu'au  Septentrion  ; 
J'assujettis  sous  les  coups  sourds  de  mon  poing-  raide 
Les  chevaux  carnassiers  du  sombre  Diomède; 
Pendant  qu'Atlas  s'en  fut  voler  les  fruits  divins 
Le  monde  entier,  sans  les  ployer,  chargea  mes  reins. 
Ceinture  ardente  et  plus  belle  qu'une  couronne, 
Je  t'ai  conquise  aux  flancs  guerriers  de  l'Amazone 

3. 


3o 


LES    RYTHMES    SOUVERAINS 


Et  j'ai  forcé  Cerbère  et  ses  têtes  en  feu 

A  lever  les  regards  vers  Tazur  nu  des  Dieux.  » 


Soudain  un  bref  sursaut  de  feux  rampants  et  blêmes 
Jaillit  du  bois  tassé  sous  les  pieds  du  héros 
Et  le  brûla  jusqu'en  ses  os, 

Mais  Hercule  chantait  quand  même  : 

«  Je  sens  mes  bras,  mes  mains,  mes  doig-ts, 

Mon  dos  compact,  mon  col  musclé 
Encor  peuplés 

Du  rythme  fou  de  mes  exploits. 
Au  long"  des  ans  nombreux,  ma  force  inassouvie 
A  si  bien  dévoré  et  absorbé  la  vie 
Qu'à  cette  heure  de  feu  je  suis  tout  ce  qui  est: 
Et  l'orag-e  des  monts  et  le  vent  des  forêts 
Et  le  rugissement  des  bêtes  dans  les  plaines. 
J'ai  versé  dans  mon  cœur  les  passions  humaines 
Gomme  autant  de  torrents  aux  souterrains  remous. 
Joie  et  deuil,  maux  et  biens,  je  vous  ai  connus  tous, 
lole  et  Még-ara,  Déjanire  et  Omphale, 
Mon  martyre  a  fleuri  sur  vos  chairs  triomphales, 


HERCULE  3l 


Mais  si  longue  que  fut  mon  errante  douleur, 
Jamais  le  sort  mortel  ne  me  dompta  le  cœur. 
Je  souffre  en  cet  instant  et  chante  dans  les  flammes; 
L'allégresse  bondit  au  tremplin  de  mon  âme  ; 
.le  suis  heureux,  sauvage,  immense  et  rayonnant, 

Et  maintenant, 
Grâce  à  ce  brasier  d'or  qui  m'exalte  et  me  tue. 

Joyeusement  je  restitue 
Auxbois,auxchamps,  aux  flots,  aux  montagnes, auxmers, 
Ce  corps  en  qui  s'écroule  un  morceau  d'univers.  » 


Le  bûcher  tout  entier  brûla  jusqu'à  l'aurore  ; 
Des  pans  de  feux  tombaient  et  montaient  tour  à  tour, 
A  l'orient  du  large  Œta  grandit  le  jour 
Et  le  héros  chantait  toujours, 
Chantait  encore. 


PERSEE 


0  plainte  de  la  terre 
Frappant  la  nuit,  frappant  le  jour, 
Frappant  toujours 
Quelque  roc  inflexible  en  un  lieu  solitaire  î 
Cri  de  douleur  poussé  tout  au  bout  de  la  mer» 
Là  bas,  dans  l'île  où  nul  vaisseau  jamais  n'accède, 
0  l'antique  tourment,  d'âg-e  en  âg-e  souffert, 
0  pauvre,  et  lasse,  et  triste,  et  fatale  Andromède  ■  ! 


Debout, 
En  face  de  Fécueil  aux  pointes  ramassées, 
Avec  son  front  qui  brille,  avec  son  cœur  qui  bout, 

Voici  Persée. 
Le  soir  se  fait.  Et  le  soleil,  comme  un  témoin, 


36  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

S'attarde,  au  bord  des  flots,  sous  un  nuage  sombre; 

Et  le  héros  s'angoisse,  et  regarde  de  loin 

Le  geste  blanc  d'un  bras  le  supplier  dans  l'ombre. 


Un  ciel  aux  astres  durs  s^éclaire  peu  à  peu. 

Une  lueur  grandit  les  falaises  de  l'île 

Et  rampe  sur  le  sol  vers  l'antre  phosphoreux, 

Où  se  tasse  le  corps  écaillé  d'un  reptile. 

L'eau  est  tonnerre,  et  gronde,  et  roule,  et  creuse,  et  mord 

Et  rejaillit  en  torrents  fous  au  long  des  bords  ; 

Des  cailloux  carriés  flanquent  un  promontoire  ; 

Des  pointes  de  récifs  coupent  la  vague  noire  ; 

Un  volcan  fume  et  jette  au  loin  son  feu  d'effroi. 

Tout  est  stérile,  aigu,  méchant,  caché,  sournois; 

Qu'apparaisse  un6  barque,  et  les  vents  et  l'orage 

D'un  seul  éclair  la  font  sombrer  en  son  naufrage. 

Pourtant, 
Pas  un  instant, 
Malgré  la  mort  hurlante,  et  partout  hérissée. 


37 


Le  désespoir  n'entra  dans  Tâme  de  Persée. 
Le  lendemain  au  jour  levant 
Il  vit  un  aig-le  aborder  Tîle  : 
Son  large  vol  planait  et  ses  ailes  tranquilles 
Semblaient  bercer  là-haut  la  lumière  et  le  vent. 
Oh!  s'élancer,  quitter  le  sol,  gagner  les  nues! 
Armer  ses  bras  mouvants  de  forces  inconnues  ! 
Avec  des  pennes  d'or,  partir  pour  le  soleil  I 
Crier,  ivre  de  joie,  au  cœur  de  l'air  vermeil, 
Au-dessus  des  écueils  creusés  de  vagues  noires  ! 
Persée  était  heureux  et  triomphant  déjà 
Quand  soudain  tournoya 
Du  fond  de  sa  mémoire 
La  chute  et  le  trépas 
D'Icare. 


L'antre  s'ouvrait  plus  noir  que  le  seuil  du  Tartare 
Où  le  dragon  traînait  son  corps  flasque  et  vitreux. 
Depuis  les  temps  lointains  il  gardait  Andromède 
Et  quelquefois  son  souffle  envenimé,  mais  tiède, 
Montait  vers  la  splendeur  du  beau  corps  douloureux. 

4 


38  LES    RYTHMES   SOUVERAINS 


Et  le  héros  frémit  d'une  rag-e  stérile. 


En  vain  rechercha-t-il  sur  le  bord  qu'il  foulait 
Quelque  pointe  se  dirigeant  si  près  de  l'île 
Et  planant  d'assez  haut  sur  ses  maig-res  g^alets, 
Pour  que  d'un  bond  immense  il  pût  franchir  les  vagues. 
Il  ne  rencontra  rien  en  ses  errances  vagues. 
Alors, 
Son  corps 
Lui  parut  lourd  comme  une  charge  : 
Ses  pieds  nerveux,  ses  jarrets  durs,  ses  cuisses  larges. 
Son  dos,  nourri  de  force  et  de  clarté  vêtu, 
Et  sa  hanche  incurvée  et  sa  flexible  échine, 
Et  les  muscles  bandés  de  sa  haute  poitrine. 
Tout  semblait  morne  et  faible,  et  triste,  et  sans  vertu 
0  ses  membres  pesants  qui  l'accablaient  lui-même, 
0  leur  rythme  usuel  qu'il  lui  fallait  changer. 
Dites,  par  quel  effort  ou  par  quel  stratagème  ? 


Sauts  violents,  essors  légers, 


39 


Talons  frappant  le  sol  à  travers  la  poussière  ; 
Pieds  suspendus,  et  frémissants,  dans  la  lumière, 
Elans  de  roc  en  roc,  élans  de  mont  en  mont. 
Vous  nourrissiez  la  fougue  errante  de  Persée 
Sans  lui  donner  pourtant,  ni  le  vol,  ni  les  bonds 

Des  aquilons  : 
Essais  pauvres  et  vains,  et  travaux  inutiles. 


Il  n'osait  plus  le  soir  se  rapprocher  de  Tile  ; 
Il  avait  honte,  hélas  !  d'être  celui 
Qui  ne  réussit  point  à  susciter  en  lui 
L'exploit  rapide  et  nécessaire  ; 
Tout  son  être  vibrait  de  mouvements  contraires 
Au  rythme  aérien,  qu'il  fallait  inventer. 
Il  s'en  allait  au  loin,  d'un  pas  précipité, 
Allait  et  s'en  venait,  pour  s'en  aller  encore, 
Et  de  l'aurore  au  soir,  et  du  soir  à  l'aurore, 
Ici,  là-bas,  ailleurs,  n'importe  où,  quelque  part, 
N'ayant  pour  compagnon  furtif  que  le  hasard. 


40  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Pég-ase  ! 
Il  le  surprit,  un  jour,  aux  lisières  d'un  bois, 
Foulant  une  herbe  avare  et  rase. 
Le  héros  fit  un  cri;  puis  suspendit  sa  voix, 
Et  ne  vit  rien,  sinon,  ouvertes  au  soleil, 

Les  ailes. 
Mais  déjà  le  coursier,  frémissant  et  vermeil, 
Dans  un  tourbillon  d'or,  d'écume  et  d'étincelles. 
Avait  quitté  la  terre  et  hennissait  là-haut. 
L'approcher,  le  saisir,  le  dompter  :  ô  le  rêve  1 
Et  dirig-er  soudain  les  lumineux  sursauts, 
Et  les  bonds  dans  le  ciel,  par-dessus  mer  et  grève. 
Jusque  dans  l'île  où  seuls  abordent  les  oiseaux  ! 


Ce  fut  un  soir,  dans  un  étang,  parmi  les  vases, 
Dont  le  coursier  buvait  le  flot  criblé  de  feux, 
Que  Persée  aux  ag-uets,  d'un  poing-  rude  et  nerveux, 
Saisit  Pégase. 


Le  cheval  outragé  se  cabra  brusque  et  droit  ; 


4i 


Sa  grande  aile  d'argent,  en  un  effort  tragique, 

L'affranchit  de  la  boue  épaisse  et  léthargique, 

Et  ses  reins  révoltés  rejetèrent  leur  poids. 

Persée  eut  beau  crisper  ses  doigts  dans  la  crinière 

Et  resserrer  les  flancs  dans  l'étau  des  genoux, 

Aucune  entente  encor  secrète  et  familière 

N'existait  entre  lui  et  le  grand  cheval  roux. 

Il  chut,  mais  ressurgit  soudain,  des  longues  herbes 

Et  des  souples  roseaux  au  vent  du  soir  bougeant. 

Le  front  intact  et  franc,  le  corps  ferme  et  superbe. 

Et  s'en  alla,  droit  devant  lui,  mais  en  songeant 

Qu'il  lui  faudrait  d'abord  étudier  la  force 

Que  le  hasard  avait  mise  sur  son  chemin, 

En  assouplir  la  fougue  érigée  et  retorse 

Pour  la  ployer,  comme  un  arc  dur,  entre  ses  mains. 


Aussi,  le  jour  qu'il  vit,  sous  la  hêtrée  épaisse, 
Pégase,  immense  et  las,  au  fond  du  bois  dormir, 
Rabaissa-t-il  ses  bras  tendus  pour  le  saisir, 
Et  son  geste  brutal  se  changea  en  caresse . 
Il  réveilla,  tranquillement,  le  beau  coursier, 

4. 


42  LÈS    RYTHMES    SOUVERAINS 

Qui  se  sentit  captif  sous  les  branches  baissées; 

Mais  dans  l'ombre  brillaient  les  yeux  clairs  de  Persée 

Avec  de  la  douceur  mêlée  à  leurs  brasiers  ; 

Et  la  bête  se  releva  presque  sans  crainte, 

Sur  le  pas  du  héros  réglant  déjà  son  pas 

Et  ne  se  sentant  plus  chevauchée  et  contrainte  ; 

Quand  la  plaine  s'ouvrit,  elle  ne  s'enfuit  pas. 


Ce  fut  par  un  matin  couronné  de  rosée, 

Que  Pégase  épousa  le  désir  de  Persée. 

D'abord  pendant  des  jours  et  puis  des  jours  encor 

L'échange  s'était  fait  des  fluides  de  leurs  corps 

Pour  grouper  en  faisceaux  leurs  mouvements  contraires 

Et  tenter  un  départ  qui  serait  un  accord  ; 

Le  héros  surveillait  ses  gestes  volontaires, 

Pégase  obéissait  doucement,  lentement, 

Certes  rebelle  au  mors,  certes  rebelle  aux  rênes, 

Mais  ne  se  cabrant  plus  avec  effarement 

Dès  qu'une  main  touchait  sa  croupe  souveraine. 

Puis  lentement  encor,  et  doucement  toujours, 

Avec  le  rythme  aimé  de  quelques  lentes  phrases 


i 


P£RSÉE  43 


Qu'il  murmurait,  disait  ou  chantait  tour  à  tour, 
On  eût  dit  que  Persée  envahissait  Pégase. 
Les  muscles  et  les  nerfs  du  g-rand  cheval  ailé 
Tressaillirent  à  ce  chant  clair  et  envolé 
Gomme  lui-même,  au  loin,  vers  la  haute  lumière. 
Et,  cette  fois,  dans  Taube  où  s'entendait  un  los , 
Avec  le  grand  Persée  érigé  sur  son  dos. 
Les  quatre  pieds  volants  du  coursier  d'or  quittèrent 
La  terre. 


SAINT  JEAN 


Lorsque  Joseph  d'Arimathie 
Eut  descendu  le  Christ  raide,  livide  et  froid, 

Du  sommet  de  la  croix, 
Et  que  la  garde  et  que  la  foule  étaient  parties 

Et  que  les  monts  et  que  les  cieux, 

Et  que  les  eaux  et  que  la  terre, 
Un  instant  remués  par  les  vents  et  les  feux, 

Etaient  redevenus  silencieux 
Et  solitaires, 
0  le  baiser  de  Jean  sur  le  cœur  de  son  Dieu  ! 


Il  était  mort,  ce  cœur, 
Avec  sa  lente  et  patiente  douceur 


1 


48  LES   RYTHMES    SOUVERAINS 

Et  son  pardon  profond  et  sa  claire  tendresse, 
Et  Jean  dans  un  baiser  les  voulait  recueillir 
Pour  que  leur  triple  ardeur  n'eût  le  temps  de  languir 
Ni  de  mourir  de  sécheresse, 
Pendant  les  trois  longs  jours 
Que  passerait  au  fond  du  tombeau  lourd, 
Avant  que  d'en  renaître  , 
Le  maître. 


Oh  !  ces  lèvres  de  Jean  et  leur  baiser  suprême 
Dans  le  silence 
A  l'endroit  même 
Où  s'enfonça  le  coup  de  lance  ! 


Lorsqu'il  eut  reconduit  Marie  en  sa  maison, 
Une  première  étoile  ouvrit  sa  floraison, 

Là-haut,  dans  le  ciel  de  Judée, 
Et  Jean  la  regardait,  dans  l'azur  vaste  et  clair, 
Briller  si  pure  et  si  chaste  qu'elle  avait  l'air 
D'être  son  âme  élucidée. 


I 


SAINT   JEAN  49 


La  mauvaise  fureur  n'habitait  plus  en  lui  ; 
Il  avait  à  jamais  repoussé  vers  leur  nuit 

Le  vieil  org-ueil  et  ses  alarmes. 
Il  appelait  sur  soi  les  affronts  déchaînés 
Pour  imiter  son  Dieu  mourant  —  et  pardonner 
Très  doucement,  avec  des  larmes. 


Il  se  faisait  très  faible  et  se  sentait  très  fort. 
Il  recelait  en  lui  le  secret  réconfort 
De  ceux  qui  dominent  la  vie 
Non  par  la  force  droite  et  belle  infiniment, 
Mais  par  Thumble  vouloir  et  par  l'effacement 
Et  la  douceur  inassouvie. 


LES    RYTHMES    SOUVERAINS 


II 


Jérusalem  dormait  là-bas 
Et  Jean,  de  sente  en  sente,  y  dirig-ea  son  pas, 

Song-eant  à  Pierre 
Qui  sans  doute  pleurait  quelque  part  sous  les  cieux 
Cette  faute  plénière 
D'avoir  eu  honte  de  son  Dieu. 
Près  des  palais  romains  dont  brillaient  les  porphyres, 
Pierre  était  gémissant  et  redoutait  la  nuit; 
Et  Jean  lui  prit  les  mains  et  s'assit  près  de  lui 

Et  sang-Iota  sans  lui  rien  dire. 
Mais  son  reg-ard  parlait  et  son  cœur  était  doux, 
Et  soudain  devant  Pierre  il  se  mit  à  genoux 
Et  supplia  d'une  voix  haute 


SAINT  JEAN 


Comme  s'il  confessait  au  ciel  sa  propre  faute. 

^t  Pierre  étreigriit  Jean  et  tout  à  coup  sentit 

Le  calme  et  la  ferveur  rentrer  dans  son  esprit. 


Et  Jean  partit  bientôt  du  côté  des  tavernes 
Song-eant  à  Barrabas. 


Des  enfants  demi-nus  jouaient  près  des  citernes  ; 
Des  chameliers  bronzés  cherchaient,  ivres  et  las, 
Comme  à  tâtons,  de  rue  en  rue,  au  fond  des  boug'es. 
Des  femmes  dont  Famour  et  la  bouche  étaient  roug"es. 
Auprès  d'elles,  buvait  et  chantait  le  bandit. 
Jean  s'approcha  sans  peur  et  doucement  lui  dit  : 
«  Frère,  Jésus  de  Nazareth  vers  vous  m'envoie 
Pour  que  nos  pas  ég-aux  le  suivent  dans  sa  voie.  » 
Barrabas  répondit  :  «  Vraiment,  si  je  bois  fort 
C'est  pour  fêter  g-aîment  et  célébrer  sa  mort. 
Et  me  moquer  de  lui  quand  les  femmes  m'écoutent. 
J'ai  le  crime  et  le  vol  pour  compag-nons  de  route, 
Et  la  fille  qui  s'offre  aux  détours  des  chemins  ; 


52  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 


Et  le  peuple  assemblé  n'a  point  peur  de  mes  mains.  »j 


Jean  voulut  s'approcher  et  lui  parler  encore  ; 

Mais  Barrabas  terrible  et  fou  saisit  l'amphore, 

Et  menaça  Tapôtre,  avec  son  bras  levé  : 

«  D'ailleurs,  qu'est  donc  ce  Christ  encombrant  le  pavé 

De  va-nu-pieds  grossiers  et  de  femmes  publiques 

Et  de  prêches  et  de  g-estes  mélancoliques  ? 

Je  l'ai  connu  en  Galilée,  où  il  était 

Un  pauvre  et  mauvais  apprenti  qui  rabotait 

Du  mauvais  bois  et  qui  trompait  les  gens  pour  vivre.  ' 

Jamais  il  n'a  su  lire  un  texte  dans  un  livre. 

Et  voici  qu'il  nous  parle  et  raisonne  de  Dieu  ! 

Se  dire  l'envoyé  du  Très-Haut  est  un  jeu 

Que  les  fourbes  depuis  longtemps  aiment  et  jouent, 

Mais  que  moi,  Barrabas,  tout  couvert  de  ma  boue. 

Je  blâme  et  je  déteste  et  je  ne  jouerai  pas, 

Etant  trop  haut  encor  pour  descendre  si  bas.  » 

Jean  sentit  la  douleur  vriller  si  fort  son  âme 

Qu'il  supplia,  les  mains  jointes,  l'une  des  femmes 

D'empêcher  Barrabas  de  blasphémer  encor. 


SAINT  JEAN 


53 


Des  poing-s  brutaux  et  noirs  le  poussèrent  dehors. 
Et  Jean  partit  en  sanglotant  par  la  nuit  blême, 
Sans  plainte  et  sans  colère  et  ferme  et  doux,  quand  même, 
Et,  se  tournant  de  loin  vers  le  bouge  abhorré, 
Il  se  voila  les  yeux,  mais  dit  :  «  J'y  reviendrai.  » 


L'aube  toucha  bientôt  de  ses  mains  cristallines 
Le  front  enténébré  des  bois  sur  les  collines 
Et  le  faîte  du  temple  où  s'exaltait  l'airain. 

Soudain, 
Tandis  que  Jean  marchait  encor  par  les  campagnes, 

Des  pas  multipliés 
Emplirent  de  leur  bruit  le  mont  des  Oliviers, 
Et  des  femmes  criaient  de  loin  à  leurs  compagnes, 
Qu'un  homme  aux  cheveux  roux  s'était  pendu,  là-haut. 
Le  cœur  de  Jean  resta  muet,  sans  un  sanglot. 
Le  crime  de  Judas  était  inimitable. 
Oh!  ce  soir  qu'il  prit  place,  avec  tous,  à  la  table. 
Et  qu'il  osa  parler  et  que  même  sa  main 
Ne  trembla  point  quand  Dieu  lui  présenta  le  pain  ! 


5. 


54  LES    RYTHMES    SOUVBRAINS 

Pourtant  l'apôtre  errant  suivit  la  multitude  : 

Le  mort  gisait  au  pied  de  l'arbre  et  regardait, 

Fixement,  eût-on  dit,  sa  propre  turpitude. 

L'œil  était  sombre  et  morne  et  dur;  il  obsédait  ; 

Les  lourds  abois  d'un  chien  montaient  dans  le  tumulte; 

Des  gens  passaient,  jetant  au  cadavre  l'insulte 

Et  se  montraient  cruels  pour  se  cacher  leur  peur. 

Jean  sentit  la  pitié  dominer  son  horreur. 

Il  songeait  à  l'écart  :  Pourtant  il  fut  des  nôtres  ; 

Pendant  trois  ans  son  cœur  fut  le  cœur  d'un  apôtre; 

Il  pardonna  souvent  lorsqu'il  eût  dû  punir. 

Et  Jésus-Christ  l'aima,  qui  savait  l'avenir. 

Alors,  sans  hésiter,  Jean  traversa  les  houles 

Et  les  fureurs  toujours  plus  denses  de  la  foule 

Et,  soulevant  le  corps  entre  ses  bras  pieux, 

Avec  des  doigts  très  purs  il  lui  ferma  les  yeux. 

Puis,  il  le  prit  pour  le  porter  lui-même  en  terre. 

Quelqu'un  l'accompagna  vers  les  lieux  solitaires. 

Et,  sans  parler,  tous  deux  enfouirent  Judas. 


Ainsi  jusqu'au  matin  où  Christ  ressuscita, 


SAINT  JEAN  55 


L'âme  de  Jean  fut  à  tel  point  profonde  et  tendre 
Qu'aucun  homme  d'alors  ne  la  pouvait  comprendre 

'  Et  que  même  Marie,  à  le  voir  vers  son  seuil 
S'avancer  lentement  et  sourire  à  son  deuil, 
Croyait  l'apôtre  aimé  pris  de  vague  folie. 
C'est  qu'il  ne  stagnait  plus  aucun  soupçon  de  lie 
Dans  le  vase  chrétien  qu'était  déjà  son  cœur. 
C'est  qu'il  avait  vaincu  toute  l'ombre  et  la  peur 

,  Et  que,  dans  l'eau  des  pleurs,  il  savourait  la  joie. 

,  Entre  mille  chemins,  seul,  il  suivait  la  voie 
Que  Christ  allait  tracer  autour  de  l'univers. 
Il  faisait  son  trésor  de  tous  les  maux  soufferts; 
Quand  son  pas  rencontrait  quelques  touffes  d'épines 
Il  s'arrêtait  et  bénissait  le  noir  buisson 
D'avoir,  pour  le  salut  de  tous,  percé  le  front 
Et  les  cheveux  sacrés  et  les  tempes  divines. 
Il  bénissait  le  fer,  il  bénissait  le  bois 
Qui  fournirent  la  lance  et  les  clous  et  la  croix  ; 
Il  bénissait  jusqu'aux  bourreaux  sanglants  et  blêmes 
Et  même,  il  bénissait,  le  soir,  le  Golgotha 
Qui,  rouge  et  ténébreux,  se  bossuait  là-bas, 
Avec  ses  rocs  dressés  comme  autant  de  blasphèmes. 


50  LES    RYTHMES   SOUVERAINS 


III 


Aussi  longtemps  que  Jean  chez  les  hommes  vécut, 

Son  front  demeura  lumineux  d'avoir  conçu 

Lui  le  premier,  quand  Jésus-Christ  dormait  sous  terre, 

L'héroïsme  tranquille,  intime  et  solitaire 

Qui  chang-ea  Tâme  humaine  et  qui  l'exalte  encor. 

Il  fut  sublime  et  doux,  sans  peine  et  sans  effort  ; 

Il  inclina  son  cœur,  lampe  ardente  et  frag-ile, 

Sur  chacun  des  versets  de  son  pur  évangile. 

Il  se  sentait  aimé  où  les  autres  étaient  craints. 

Quand  il  prêchait,  le  soir,  dans  les  cités  d'Asie, 

Les  brises  qui  passaient  en  semblaient  adoucies 

Et  les  femmes  pleuraient  en  lui  tendant  les  mains. 


SAINT  JEAN  57 


Il  mourut  plein  de  jours  et  de  calme  sagesse, 
Aidé  par  tous  les  siens,  à  l'aube,  dans  Ephèse, 
Et  sa  voix  se  fit  claire  à  son  dernier  moment  : 
«  Jésus,  si  je  vous  ai  servi,  dévotement. 
Et  de  toute  ma  force  et  de  toute  mon  âme, 
Accueillez-moi  là-haut  où  vos  anges  proclament 
L'aveuglante  splendeur  de  votre  éternité. 
J'ai  porté  votre  gloire  avec  humilité 
Et  lavé  bien  des  fronts  de  leur  erreur  ancienne. 
Néanmoins,  qu'avant  tout,  Seigneur,  il  vous  souvienne 
Qu'au  temps  où  vous  dormiez  dans  le  morne  tombeau, 
Seul,  parmi  tous,  j'ai  recueilli  votre  flambeau 
Et  que  ma  pauvre  main  abrita  sa  lumière, 
Si  bien  qu'en  m'approchant  de  mon  heure  dernière, 
C'est  lui  que  je  vous  tends,  c'est  lui,  ce  même  cœur 
Qui  remplaça,  pendant  trois  jours,  avec  ferveur. 
Seigneur, 
Le  vôtre,  sur  la  terre. 


i 


LES  BARBARES 


Là-bas, 

Parmi  les  Don,  et  les  Dnieper,  et  les  Volg-a, 
Où  la  bise  éternelle,  à  rude  et  sombre  haleine, 

t  Durcit  la  plaine  ; 

Et  puis,  là-bas  encor. 
Où  les  glaçons  monumentaux  des  Nords 
Bloquent,  de  leurs  parois  hiératiques, 
Les  bords 
Du  fiord  Scandinave  et  du  golfe  baltique, 
Et  puis,  plus  loin  encor,  plus  loin  toujours. 
Sur  les  plateaux  d'Asie 
Où  les  rocs  convulsés  dressent  leur  frénésie 

Jusqu'à  barrer  le  jour, 
Les  barbares  voyaient  un  merveilleux  mirage, 
Tenace  et  obsédant, 

6 


62 


LES    HYTHMES    SOUVERAINS 


Se  déplacer  vers  l'Occident, 
De  route  en  route,  et  d'âge  en 


Apres,  hardis,  aventureux, 
Ils  se  le  désignaient  en  s'exaltant  entre  eux. 
Les  plus  ardents  partaient  à  travers  monts  et  plaines  ; 
Ils  dérobaient  des  chars  et  des  peaux  et  des  laines 
Et  s'engouffraient  dans  l'inconnu  et  ses  dangers. 
Des  foules  se  joignaient  à  l'appel  passager 
Qu'ils  lançaient  aux  échos  du  haut  de  leurs  montures  ; 
Les  chefs  étaient  de  haute  et  compacte  stature  : 
Leurs  longs  cheveux  nattés  battaient  leurs  torses  roux  ; 
Ils  se  disaient  issus  des  aurochs  ou  des  loups. 
O  ces  brusques  départs  de  hordes  violentes 
Se  ruant  à  l'assaut  de  la  terre  tremblante, 
Ces  blocs  errants  et  lourds  de  peuples  rassemblés, 
Et  ces  trots  de  chevaux  sur  les  pays  brûlés, 
Et  ces  rapts  dans  la  nuit,  sous  la  lune  et  les  astres, 
Et  ces  rires  dans  le  carnage  et  les  désastres, 

Et,  tout  à  coup, 
Tous  ces  fourmillements  et  ces  tumultes  fous 


LES    BARBARES 


63 


Laissant  crouler  leurs  montag-nes  de  cris  et  d'hommes 
Vers  Rome! 


Ils  la  virent,  un  soir,  dormir  sur  ses  deux  bords  : 
Ses  collines  la  soutenaient,  lasse  et  vieillie, 
Mais  le  soleil  jusqu'où  sa  gloire  était  jaillie 
Semblait  changer  ses  toits  en  longs  bouclier  d'or 
Gomme  pour  la  défendre  à  cette  heure  dernière. 
Le  Çapitole  étincelait  dans  la  clarté 
Et,  malgré  tout,  dardait  encor  sa  volonté 
De  rester  ferme  et  droit  et  pur  sous  la  lumière. 
Les  barbares  se  désignaient,  dans  le  lointain, 
Le  palais  des  Césars  où  vivait  Augustule 
Et,  parmi  les  frontons  ardents  du  Janicule, 
Les  hauts  gestes  des  Dieux  barrant  le  ciel  latin. 
Ils  hésitaient  devant  la  suprême  bataille  : 
Leur  esprit  trouble  et  lourdement  mystérieux 
Sentait  comme  un  effroi  brusque  et  contagieux 
Sortir  des  blocs  fendus  de  Tantique  muraille. 
Des  prodiges  apparaissaient  sur  les  maisons  : 
Des  nuages  soudains  et  pareils  à  des  aigles 


LES    RYTHMES  SOUVERAINS 


Se  levaient  en  tumulte  et  s'envolaient  sans  règle 
Et,  tour  à  tour,  quittaient  ou  gagnaient  l'horizon. 
Et  quand  la  sombre  nuit  voila  la  voûte  éteinte, 
De  toutes  parts,  sur  les  terrasses  et  les  tours, 
Des  feux  multipliés  y  maintinrent  le  jour 
Et  jetèrent  au  cœur  des  Hérules,  la  crainte. 
Ils  ne  retrouvaient  plus  dans  leurs  muscles  l'élan 
Qui  les  portait,  depuis  les  temps  tumultuaires 
Qu'ils  avaient  dû  quitter  l'autre  bout  de  la  terre. 
Leur  corps  s'alanguissait,  torpide  et  indolent, 
Ils  erraient  par  les  monts  et  les  forêts  tranquilles, 
Ne  cherchant  qu'un  abri  sous  les  arbres  épais. 
Et  qu'à  flairer  de  loin,  dans  le  vent  qui  passait , 
L'énorme  et  chaude  odeur  qui  montait  de  la  ville. 


La  faim 
Les  fit  sortir  des  bois  et  les  rendit  enfin 
Maîtres  des  destinées. 


Là  victoire  sans  grand  effort  fut  moissonnée. 


LES    BARBARES  65 


Déjà 
Ils  parcouraient  la  ville  en  y  semant  la  flamme 
Qu'ils  ressentaient  encor  dans  le  fond  de  leur  âme, 

La  frayeur  d'être  là; 
Mais  les  vins  absorbés,  et  les  viandes  rouges, 
Mais  l'odeur  que  Subure  épandait  de  ses  bouges, 
Mais  les  ors  flamboyant  de  palais  en  palais 
Leur  donnèrent  soudain  l'audace  qu'il  fallait. 
Pour  abattre  l'orgueil  millénaire  de  Rome. 


0  cette  heure  qui  clôt  une  ère  et  la  consomme  ! 
Et  qui  surveille,  et  qui  écoute,  et  qui  entend 
Chaque  empire  tomber  plus  lourd  au  fond  du  temps  î 
0  ces  siècles  armés,  qui  tout  à  coup  s'écroulent  ! 
Ces  flux  et  ces  reflux  de  rages  et  de  foules, 
Et  ces  fracas  de  fer  et  d'or  sous  le  soleil  ! 
0  ces  coups  de  marteaux  sur  des  marbres  vermeils. 
Ces  corniches  de  gloire  et  de  beauté  vêtues 
Broyant,  en  s'abattant,  les  bras  de  leurs  statues, 
Et  ces  trésors  vidés,  et  ces  coffres  fendus, 
Et  ces  poings  dans  le  meurtre  et  le  viol  tordus, 

6. 


66 


LES    RYTHMES    SOUVERAINS 


Et  ces  plaintes,  et  ces  râles  contre  des  portes, 

Et  ces  amas  encor  tièdes  de  vierg-es  mortes, 

Et  leurs  reg-ards  d'effroi,  et  leurs  bouches,  gardant 

Des  poils  roux  arrachés,  dans  l'étau  blanc  des   dents, 

Et  la  flamme  rôdeuse,  et  tout  à  coup  grandie, 

Et  lançant  jusqu'au  ciel  ses  meutes  d'incendie  ! 


4 


LÀ  CROISADE 


Un  cri  s'élève,  et  vole,  et  frappe,  et  puis  s'étend 
D'Ardenne  en  Vermandois,  et  de  Flandre  en  Liizarche: 
Et  les  glaives  au  clair  et  les  pennons  en  marche, 
Dès  que  passe  ce  cri,  hérissent  l'Occident. 


0  ces  milliers  de  pas,  sur  ces  milliers  de  routes, 

0  ce  bruit  régulier,  fourmillant  et  profond, 

Dont  tressaillent  les  eaux,  dont  s'émeuvent  les  monts, 

Et  que  les  morts  sous  terre  écoutent  ; 
Bruits  étouffés  sous  bois,  bruits  éclatés  dans  l'air, 
Bruits  qui  montent  soudain  et  tout  à  coup  s'affaissent. 
Gomme  si  par  instants  des  quartiers  de  falaise 

Croulaient  et  s'abîmaient  en  mer. 


70  LES   RYTHMES   SOUVERAINS 

Les  chemins  débordés  envahissaient  les  plaines  : 

On  broyait  les  épis  ;  on  piétinait  les  graines  ; 

On  dévastait  à  mesure  que  l'on  errait, 

Soit  au  bord  des  étang-s,  soit  au  long  des  forêts, 

Tragiquement,  avec  la  faim  dans  les  entrailles. 

Parfois  s'improvisaient  de  rapides  batailles, 

Autour  de  hauts  trésors  ou  de  butins  captés. 

Un  chef  intervenait,  tenace  et  redouté, 

Et  reployait  sous  lui  les  volontés  ser viles. 

Les  soirs,  ceux  qui  campaient  aux  limites  des  villes 

Se  ruaient  vers  la  femme  avec  de  fortes  mains, 

Et  le  viol  criait  et  s'étouffait  dans  Fombre. 

Mais  tous,  le  jour  levé,  reprenaient  le  chemin, 

Et  la  terre,  à  nouveau,  grondait  de  pas  sans  nombre. 


Là-bas 

Sous  le  ciel  bleu  de  Palestine, 
Un  pâle  croissant  d'or  courbe  sa  pointe  fine, 
A  l'endroit  même  où  Tétoile  guidait  les  pas 

Des  bergers  et  des  mages. 

Et,  sur  le  bloc  du  sarcophage, 


LA    CROISADE 


OÙ  Jésus-Christ  dormit  sa  mort, 
Un  drapeau  vert  aux  franges  d'or, 
Depuis  quels  temps,  âpres  et  sombres. 
Laisse  flotter  et  s'exalter, 
Son  ombre. 


Au  pays  de  Glermont,  un  moine  avait  prêché  : 
î   «  Voulez- vous  être  exempt  de  fange  et  de  péché, 
I   Lorsque  la  mort  vous  saisira  dans  son  étreinte? 

Soyez  ceux-là  qui  conquerront  la  terre  Sainte. 
'  La  tombe  ouverte,  où  Jésus-Christ  languit  trois  jours, 

Crie  au  monde  qu'elle  est  sans  gloire  et  sans  secours 

Et  que  sa  pierre  encor  sanglante  est  profanée. 

0  voix  du  sang  divin,  lentement  obstinée, 
:  Tu  n'as  frappé,  jusqu'en  ces  temps,  qu'un  écho  mort 
j  Mais  voici  l'heure  enfin  de  l'unanime  effort. 

Pour  créer  et  muscler  une  force  nouvelle. 

Il  faut  que  le  silence  apaise  les  querelles, 
*!  Sur  le  brin  d'un  devoir  ou  le  fétu  d'un  droit, 
'  Que  les  comtes,  les  ducs,  les  marquis  et  les  rois 
I  Coupent  les  rameaux  noirs  des  haines  réfractaires, 


72  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Qu'ils  soient,  non  pas  seigneurs, mais  croisés  de  leurs  terre» , 

Qu'il  n'y  ait  qu'un  orgueil  sur  l'Occident  —  debout, 

Ici,  là-bas,  plus  loin,  de  Tun  à  l'autre  bout 

Des  vallons  baptisés  et  des  plaines  chrétiennes, 

Afin  que  soient  armés  d'ardeur  quotidienne 

Ceux  qui  partent  mourir  en  des  pays  lointains. 

Pour  qu'au  monde  l'Europe  impose  son  destin. 

Quittez  donc  vos  maisons  par  Dieu  même  gardées, 

0  vous,  les  pas,  qu'on  entendra  jusqu'en  Judée, 

Pas  venus  de  partout  avec  l'ombre  et  le  vent 

Gomme  un  broussaillement  ténébreux  et  mouvant. 

Pas  qui  traverserez  les  pays  d'Allemagne, 

Et  les  ponts  du  Danube,  et  ses  âpres  montagnes, 

Et  le  Bosphore,  et  puis  l'Asie,  et  puis  là-bas 

Les  torrides  chemins  d'Alep  et  de  Damas, 

Et  qui  toujours,  toujours  plus  loin,  de  proche  en  proche. 

Viendrez  camper,  un  soir,  sous  les  murs  d'Antioche  ; 

0  pas  rués  vers  la  victoire,  éperdûment, 

Je  bénis  votre  fièvre,  et  votre  acharnement.  » 


Alors  qu'ils  chevauchaient  entre  Bude  et  Belgrade, 


LA    CROISADE  yS 


Le  front  libre  du  casque  et  l'étrier  ballant, 
Tancrède  et  Bohémond  causaient  en  camarades, 
Du  discours  de  l'Hermite  et  de  son  cri  brûlant. 
Ils  n'avaient  point  compris  la  harang-ue  trop  belle  ; 
Pour  eux,  tout  étranger  demeurait  Tennemi, 
Et  rien  ne  distinguait  du  Musulman  rebelle 
L'Anglais  envahisseur  ou  l'Allemand  conquis. 
Pourtant,  comme  ils  passaient  à  Varna,  le  dimanche, 
Leur  prière  mêlée  aux  prières  de  tous 
Sous  les  vélums  soyeux  des  basiliques  blanches, 
Leur  inculqua  soudain  un  esprit  moins  jaloux. 
Ils  mangèrent  le  pain  d'une  commune  idée 
Que  leur  tendit  un  prêtre  extatique  et  chenu, 
Et  leur  bouche  baisant  la  même  croix  dardée. 
Ils  se  crurent  chez  eux  sous  ce  ciel  inconnu. 


Tandis  que  Godefroid,  ayant  gagné  l'Asie 
Pour  s'attaquer,  lui  le  premier,  à  l'hérésie 
Des  hauts  sultans  de  soie  et  de  béryls  couverts 
Et  des  peuples  tannés  par  les  vents  du  désert, 
Ne  rencontra  jamais  en  ces  hommes  étranges 

7 


74  LES    UYTUMES    SOUVERAINS 

Qu'une  foi  monstrueuse  et  de  sang  et  de  fang-e, 
Et  ne  comprit  jamais  la  torride  clarté 
Que  leur  versait  au  cœur  une  autre  vérité. 


Sion,  vous  reposiez  là-bas  au  bout  des  plaines 
Avec  vos  minarets  dorés  par  le  couchant, 
D'où  le  haut  muézin  d'une  ample  et  long-ue  haleine, 
De  terrasse  en  terrasse,  illimitait  son  chant  ! 
Et  Godefroid  song-eait  que  la  sainte  lumière, 
La  maison  de  Marie  et  la  tombe  de  Dieu, 
Ecoutaient,  tous  les  jours,  l'insultante  prière 
Dont  cet  homme  souillait  la  pureté  des  cieux. 
D'un  bond  géant,  il  eût  voulu  gagner  la  ville, 
Mais  ses  guerriers  lassés  se  couchaient  en  chemin, 
Leur  courage  s'usait,  et  leur  fièvre  indocile 
Laissait  frémir,  parfois,  la  révolte  en  leurs  mains. 
Malgré  toute  sa  fougue,  il  lui  fallut  attendre 
Que  l'Occident  lui  dépêchât  d'autres,  soldats, 
Et  ce  furent  ceux-là  du  Vexin  et  de  Flandre, 
Dont  il  ouït  d'abord  se  rapprocher  les  pas. 
Et  puis  ce  fut,  superbement,  l'armée  entière, 


LA    CROISADE  -75 


Avec  ses  étendards  repliés  ou  flottants, 

Il  crut  à  quelqu'orag-e  enfermé  sous  la  terre, 

Qui  tout  à  coup  se  délivrait  en  s'exaltant  ; 

Les  Aquitains  chantaient  un  hymne  ardent  et  grave. 

Que  l'ordre  de  leur  marche,  avec  calme,  scandait, 

Tandis  que  les  Normands,  les  Saxons,  et  les  Slaves^ 

La-bàs,  au  loin,  sur  les  routes  leur  répondaient. 

Un  seul  pas  fourmillant  semblait  mouvoir  leurs  foules 

Que  le  soleil  frappait  de  haut,'  terriblement, 

Et  c'étaient  des  clartés  croulant  comme  des  houles, 

De  l'un  à  l'autre  bout  de  leur  piétinement. 

0  les  nuits  de  repos  et  les  matins  d'alerte  ! 

Et  tout  à  coup,  au  soir  tombant  du  jour  dernier, 

Debout,  là,  devant  tous,  dans  sa  ceinture  verte, 

Jérusalem  que  dominaient  de  hauts  palmiers. 

Alors  l'élan  fut  tel  dans  l'ombre  et  la  poussière 

Qu'on  eût  dit  que  le  sol  lui-même  s'emportait 

Au  soulèvement  fou  des  pas  myriadaires." 

L'air  était  bondissant  et  le  vent  haletait, 

La  force  et  la  valeur  se  muaient  en  miracles. 

En  vain,  herses  et  ponts  et  douves  et  créneaux. 

Et  rocs  et  murs  et  tours  étageaient  leurs  obstacles, 


76  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

L'énorme  tourbillon  devint  soudain  l'assaut 
Rué  comme  un  torrent  contre  la  cité  sainte, 
Et  les  portes  tombaient  en  écrasant  les  cris, 
Et  les  flammes  sautaient  au-dessus  de  l'enceinte. 
Et  le  mont  Golg-otha  s'éclaira  dans  la  nuit. 


0  jeune  et  violente  et  rapide  victoire  ! 

0  péril  dûment  surmonté  ! 
0  geste  g-auche  encor,  dans  la  lointaine  histoire. 

D'une  Europe  vers  l'unité  ! 


MARTIN  LUTHER 


Les  Monastères, 
On  les  voyait  jadis,  ainsi  que  de  grands  fronts, 
Du  fond  des  bois,  du  bout  des  monts 
Illuminer  la  terre, 
Leurs  tours  les  éclairaient  comme  autant  de  flambeaux  ; 
Au-dessus  d'eux,  les  étoiles  posaient  leurs  sceaux, 
Et  sur  les  champs,  les  clos,  les  lacs  et  les  vallées. 

Ils  dardaient  de  très  haut 
Le  dogme  inexpugnable  et  la  foi  crénelée. 


Rome  pensait  pour  tous  ; 
Mais  eux  songeaient  pour  Rome. 
Ils  dominaient  la  vie  et  les  brusques  remous 
Que  creusait  en  son  lit  le  flot  rétif  des  hommes. 


8o 


LES    RYTHMES   SOUVERAINS 


Partout,  de  bourg  en  bourg*,  de  cité  en  cité, 
Pesaient  sur  les  cerveaux  leurs  blocs  d'autorité. 
Peuples  des  pays  clairs,  peuples  des  landes  sombres 
N'étaient  que  leur  vouloir  sacré  devenu  nombre. 
Ils  déployaient  sur  Dieu  leurs  syllogismes  froids. 
Ils  inspiraient  la  crainte  au  cœur  sans  peur  des  rois. 
Et  personne  n'osait  au  brasier  de  son  âme 
Réveiller  un  feu  d'or  où  ne  brillât  leur  flamme. 


Pendant  mille  ans, 
Ils  maintinrent  ainsi  comme  un  glaive  en  sa  gaîne, 
A  la  merci  de  leur  bras  ferme  et  vigilant 

L'ardeur  humaine; 
L'esprit  ne  sentait  plus  agir  comme  un  ferment 

La  raison  rude; 
La  recherche  était  morte,  et  l'on  croyait  dûment, 

Par  habitude  ; 
Le  doute  allègre  était  traqué  de  seuil  en  seuil 

Gomme  une  bête. 
Et  celui-là  mourait  qui  pavoisait  d'orgueil 

Humain,  sa  tête. 


MARTIN    LUTHER  8l 


0  ce  grand  ciel  chrétien,  despotique  et  mental, 

Envoûtant  sous  ses  lois  l'espace  occidental, 

Qui  donc  l'affronterait,  là  haut,  sur  la  montagne? 

Ce  fut  un  moine  ardent,  sensuel  et  buté, 

Qui  serrait  sous  le  froc  deux  poing-s  de  volonté. 

Et  qu'offrit  à  la  terre  un  pays  d'Allemag-ne. 


Les  textes  nus  et  froids  lui  semblaient  sans  vertu  ; 

C'étaient  des  poteaux  secs  qui  se  croyaient  des  arbres, 

L'esprit  vivant  g-isait  sous  la  lettre  abattu 

Et  le  pape,  là-bas,  dans  sa  ville  de  marbre, 

Mettait  la  grâce  en  vente  et  trafiquait  du  ciel. 

Partout  le  décor  creux  masquait  les  lignes  fermes 

Et  les  hautains  piliers  d'un  temple  essentiel, 

Les  pépites  de  l'or  semblaient  autant  de  germes 

Dont  les  prêtres  ensemençaient  le  sol  chrétien. 

Tout  un  peuple  de  saints  imposait  sa  tutelle 

A  la  supplique  humaine  et  la  chargeait  de  liens. 

Le  cri  direct  de  l'homme  à  Dieu  n'avait  plus  d'ailes. 


82  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Bien  qu'il  ne  vît  autour  de  lui 
Que  des  mains  en  fureur  se  crisper  dans  la  nuit 

Et  des  gestes  armés  de  crosses 
Le  menacer,  soudain,  de  veng^eances  féroces 

Jusqu'au  delà  de  son  tombeau, 
Bien  que  le  monde  entier  pesât  sur  son  cerveau 
Avec  ses  vieux  décrets  et  ses  vieux  anathèmes, 

Rien  n'empêcha  Martin  Luther 

Devant  l'aube  du  matin  clair 
De  penser  par  lui-même. 

Il  libéra  le  monde,  en  étant  soi,  pour  tous. 

Comme  une  forteresse,  il  maintenait  debout. 

Près  de  son  cœur,  sa  conscience. 
La  bible  était  pour  lui,  non  pas  une  prison. 

De  textuelle  obédience. 
Mais  un  jardin  boug-eant  sous  l'or  dés  frondaisons 

Où  chaque  homme,  selon  son  âme, 
Choisit  la  fleur  qu'il  aime  et  mord  au  fruit  qu'il  veut 

Et  sous  le  ciel  ardent  de  flammes 


MAUTIN    LUTHER  ^3 


Distingue  le  chemin  qui  le  conduit  vers  Dieu. 

Voici  la  vie,  après  combien  de  jours,  ouverte 

A  la  saine  croyance  et  la  libre  ferveur. 

L'idée  humaine,  enfin,  marche  à  sa  découverte 

Et  prend  le  jeune  org-ueil  pour  guide  et  pour  sauveur. 

Il  n'importe  que  tonne  encor  la  voix  romaine, 

Luther  a  sous  l'orage  engrangé  la  moisson. 

Sa  force,  il  l'a  trouvée  en  son  âme  germaine 

Que  la  nature  entière  emplit  de  son  frisson, 

Il  est  homme  de  passion  franche  :  il  le  crie  ; 

La  vigne  de  la  chair,  il  la  veut  vendanger. 

Jamais,  il  n'est  à  bout  de  sa  propre  furie 

Ni  de  sa  joie  âpre  et  folle  d'être  en  danger. 

Il  est  terrible  et  gai  ;  son  humeur  est  soudaine  ; 

Il  est  contradictoire  avec  ténacité  ; 

Tous  les  fleuves  d'amour,  tous  les  torrents  de  haine 

Creusent,  sans  le  trouer,  son  grand  cœur  exalté  ; 

11  demeure  inquiet  jusque  dans  sa  victoire, 

Et,  quand  la  mort  s'étend  de  son  cœur  à  son  front, 

On  dirait  que  la  nuit  couvre  d'une  aile  noire, 

De  roc  en  roc,  les  flancs  et  le  sommet  d'un  mont. 


MICHEL-ANGE 


land  Buonarotti  dans  la  Sixtine  entra, 
Il  demeura 
Gomme  aux  écoutes, 
Puis  son  œil  mesura  la  hauteur  de  la  voû  te 
Et  son  pas  le  chemin  de  l'autel  au  portail. 
Il  observa  le  jour  versé  par  les  fenêtres 
Et  comment  il  faudrait  et  dompter  et  soumettre 
Les  chevaux  clairs  et  effrénés  de  son  travail. 
Puis  il  partit  jusques  au  soir  vers  la  campagne. 


Les  lignes  des  vallons,  les  masses  des  montagnes 
Peuplèrent  son  cerveau  de  leurs  puissants  contours. 
Il  surprenait  dans  les  arbres  noueux  et  lourds 
Que  le  vent  rudoyait  et  ployait  avec  force 


88  LKS    UYTIIMES    SOUVERAINS 

Les  tensions  d'un  dos,  ou  les  g^albes  d'un  torse, 
Ou  l'élan  vers  le  ciel  de  grands  bras  exaltés, 
Si  bien  qu'en  ces  instants  toute  l'humanité 
—  Gestes,  marches,  repos,  attitudes  et  poses  — 
Prenait  pour  lui  l'aspect  amplifié  des  choses. 
Il  reg-ag-na  la  ville  au  tomber  de  la  nuit. 
Tour  à  tour  glorieux  et  mécontent  de  lui, 
Car  aucune  des  visions  qu'il  avait  eues 
Ne  s'était,  à  ses  yeux,  apaisée  en  statue. 


Le  lendemain  avant  le  soir, 
Sa  lourde  humeur  crevant  en  lui  comme  une  grappe 

De  raisins  noirs, 
Il  partit  tout  à  coup  chercher  querelle  au  pape. 
((  Pourquoi  l'avoir  choisi, 
Lui,  Michel-Ange,  un  statuaire  ; 
Et  le  forcer  à  peindre  en  du  plâtre  durci 
Une  sainte  légende  au  haut  d'un  sanctuaire  ? 
La  Sixtine  est  obscure,  et  ses  murs  mal  construits  : 
Le  plus  roux  des  soleils  n'en  chasse  point  la  nuit  ! 
A  quoi  bon  s'acharner  sur  un  plafond  funèbre 


MICHEL-ANGE  89 


A  colorer  de  l'ombre  et  dorer  des  ténèbres. 
Et  puis  encor,  quel  bûcheron  lui  fournirait 
Le  vaste  bois  pour  un  si  larg"e  échafaudag'e  ?  » 
Le  pape  répondit  sans  chang^er  de  visage  : 
«  On  abattra  pour  vous  ma  plus  haute  forêt.  » 


Michel-Ang-e  sortit  et  s*en  alla  dans  Rome, 

Hostile  au  pape,  hostile  au  monde,  hostile  aux  hommes, 

Croyant  heurter  partout  aux  abords  du  palais 

Mille  ennemis  qui  le  g-uettaient,  groupés  dans  l'ombre, 

Et  qui  raillaient  déjà  la  violence  sombre 

Et  la  neuve  grandeur  de  l'art  qu'il  préparait. 

Son  sommeil  ne  fut  plus  qu'une  énorme  poussée 

De  gestes  orageux  à  travers  sa  pensée  ; 

Qu'il  s'étendît,  le  soir,  dans  son  lit,  sur  son  dos. 

Ses  nerfs  restaient  brûlants  jusques  dans  son  repos  ; 

Il  était  frémissant  toujours,  comme  une  flèche 

Qui  troue  une  muraille  et  vibre  dans  la  brèche, 

Pour  augmenter  encor  ses  maux  quotidiens 

Il  s'angoissait  des  maux  et  des  plaintes  des  siens  ; 

Son  terrible  cerveau  semblait  un  incendie 

8. 


90  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 


Plein  de  feux  ravag-eurs  et  de  flammes  brandies. 


Mais  plus  son  cœur  souffrait, 
Plus  l'amertume  ou  la  rancœur  y  pénétrait, 
Plus  il  se  préparait  à  soi-même  d'obstacles 
Pour  éloigner  l'instant  de  foudre  et  de  miracle 
Qui  tout  à  coup  éclairerait  tout  son  labeur, 
Mieux  il  élaborait  en  son  âme  croyante 

L'œuvre  sombre  et  flamboyante 
Dont  il  portait  en  lui  le  triomphe  et  la  peur. 


Ce  fut  au  temps  de  Mai,  quand  sonnaient  les  matines, 
Que  Michel- Ang-e,  enfin,  rentra  dans  la  Sixtine 

Avec  la  force  en  son  cerveau. 
Il  avait  ramassé  son  idée  en  faisceaux  : 
Des  g-roupes  nets  et  sûrs,  d'une  ligne  ample  etfière, 
Se  mouvaient  devant  lui  dans  l'égale  lumière. 
L'échafaudage  était  dressé  si  fermement 
Qu'il  aurait  pu  mener  jusques  au  firmament. 
Un  grand  jour  lumineux  se  glissait  sous  la  voûte, 


MICHEL-ANGE  CI 


En  épousait  la  courbe  et  la  fleurissait  toute. 
Michel-Ange  montait  les  échelles  de  bois, 
Alerte,  et  enjambant  trois  degrés  à  la  fois. 
Une  flamme  nouvelle  ardait  sous  sa  paupière, 
Ses  doigts,  là-haut,  palpaient  et  caressaient  les  pierres 
Qu'il  allait  revêtir  de  gloire  et  de  beauté. 
Puis  il  redescendit  d'un  pas  précipité 
Et  verrouilla,  d'une  main  forte, 
La  porte. 

Il  se  cloîtra  pendant  des  jours,  des  mois,  des  ans. 
Farouche  à  maintenir  l'orgueil  et  le  mystère 
Autour  de  son  travail  nombreux  et  solitaire  ; 
Chaque  matin,  il  franchissait,  au  jour  naissant. 
De  son  même  pas  lourd,  le  seuil  de  la  chapelle, 
Et  comme  un  tâcheron  violent  et  muet. 
Pendant  que  le  soleil  autour  des  murs  tournait, 
Il  employait  ses  mains  à  leur  œuvre  immortelle. 

Déjà, 
En  douze  pendentifs  qu'il  leur  départagea 


92  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Sept  prophètes  et  cinq  sybilles 
Cherchaient  à  pénétrer  de  vieux  livres  obscurs 
Dont  le  texte  immobile 
Arrêtait  devant  eux,  le  mobile  futur. 
Le  long-  d'une  corniche  aux  arêtes  carrées, 
De  beaux  corps  lumineux  se  mouvaient  hardiment 
Et  leur  torse  ou  leur  dos  peuplait  l'entablement 
De  leur  vigueur  fleurie  et  de  leur  chair  dorée. 
Des  couples  d'enfants  nus  soutenaient  des  frontons, 
Des  g-uirlandes  jetaient  ci  et  là  leurs  festons, 
Le  long-  serpent  d'airain  sortait  de  sa  caverne, 
Judith  se  pavanait  dans  le  sang-  d'Holopherne, 
Goliath  s'écroulait  ainsi  qu'un  monument 
Et,  vers  les  cieux,  montait  le  supplice  d'Aman. 


Et  sans  erreurs,  et  sans  ratures, 
Et  jour  à  jour,  et  sans  repos, 
L'œuvre  s'affermissait  en  sa  pleine  structure  ; 

Bientôt 
La  Genèse  régna  au  centre  de  la  voûte  : 
On  y  pouvait  voir  Dieu  comme  un  lutteur  qui  joute 


MICHEL-ANGE  93 


Avec  le  chaos  sombre  et  la  terre  et  les  eaux  ; 

La  lune  et  le  soleil  marquaient  d'un  double  sceau, 

Dans  l'étendue  ardente  et  nouvelle,  leur  place. 

Jéhovah  bondissait  et  volait  dans  l'espace, 

Baig-né  par  la  lumière  ou  porté  par  le  vent  ; 

Le  ciel,  la  mer,  les  monts,  tout  paraissait  vivant 

D'une  force  ample  et  lente,  et  dûment  ordonnée  ; 

Devant  son  créateur,  la  belle  Eve  étonnée 

Levait  ses  tendres  mains  et  ployait  le  genou, 

Tandis  qu'Adam  sentait  le  doigt  du  Dieu  jaloux 

Toucher  ses  doigts  et  l'appeler  aux  œuvres  grandes  ; 

Et  Gain  et  Abel  préparaient  leurs  offrandes  ; 

Et  le  démon  devenu  femme  et  tentateur 

Ornait  de  ses  seins  lourds  l'arbre  dominateur  ; 

Et,  sous  les  pampres  d'or  de  son  clos  tributaire  ; 

L'ivresse  de  Noé  s'échouait  sur  le  sol  ; 

Et  le  déluge  noir  épandait  comme  un  vol 

Ses  larges  ailes  d'eau  sur  les  bois  et  la  terre . 


Dans  ce  travail  géant  que  seul  il  acheva 
Michel-Ange  brûlait  du  feu  de  Jéhovah  ; 


94  LES  RYTHMES  SOUVEKAINS 

Un  art  surélevé  jaillit  de  sa  cervelle  ; 

Le  plafond  fut  peuplé  d'une  race  nouvelle 

D'êtres  majestueux,  violents  et  pensifs. 

Son  génie  éclatait,  austère  et  convulsif, 

Gomme  celui  de  Dante  ou  de  Savonarole, 

Les  bouches  qu'il  ouvrait  disaient  d'autres  paroles, 

Les  yeux  qu'il  éclairait  voyaient  d'autres  destins, 

Sous  les  fronts  relevés,  dans  les  torses  hautains, 

Grondait  et  palpitait  sa  g-rande  âme  profonde  ; 

Il  recréait,  selon  son  cœur,  l'homme  et  le  monde 

Si  magnifiquement  qu'aujourd'hui  pour  tous  ceux 

Que  hantent  les  splendeurs  et  les  gloires  latines, 

Il  a  fixé,  sur  la  voûte  de  la  Sixtine, 

Son  geste  tout  puissant,  dans  le  geste  de  Dieu. 


Ce  fut  par  un  jour  frais  d'automne, 
Que  l'on  apprit  enfin 
Que  le  travail,  dans  la  chapelle,  avait  pris  fin 

Et  que  l'œuvre  était  bonne. 
La  louange  monta  comme  un  flux  de  la  mer 
Avec  sa  vague  ardente  et  son  grondement  clair. 


MICHEL-ANGE  95 


î  Mais  Jules  deux,  le  pape,  hésitant  à  conclure, 

:  Son  silence  fit  mal  ainsi  qu'une  brûlure, 

[  Et  le  peintre  s'enfuit  vers  son  isolement. 

I  II  rentra,  comme  heureux,  en  son  ancien  tourment, 

[  Et  la  rag-e,  et  l'orgueil,  et  leur  tristesse  étrange, 

Et  le  soupçon  mal  refréné 

Se  remirent  à  déchaîner 
Leur  tragique  ouragan  à  travers  Michel-Ange. 


\ 


L'OR 


1 


Vous  existez  en  moi,  fleuves,  forêts  et  monts, 
Et  vous  encor,  mais  vous  surtout,  villes  puissantes, 
Où  je  sens  s'exalter  les  cris  les  plus  profonds 
D'âge  en  âge,  sur  la  terre  retentissante. 


Vos  gestes  sont  précis,  si  vos  espoirs  sont  fous, 
Vous  vivez  mille  instants  en  un  instant  fugace, 
Vous  créez  votre  force  avec  toutes  les  races, 
Et  le  rythme  du  siècle  est  votre  rythme  à  vous. 


0  morts,  couchés  de  cimetière  en  cimetière, 

Au  long  des  plaines  de  la  terre, 
De  quel  frémissement  doivent  trembler  vos  os 


LES    RYTHMES   SOUVERAINS 


Lorsque  les  trains  sonnants  ébranlent  vos  tombeaux  ! 
Vous  étiez  mêmes  gens  habitant  un  village, 
Vous  ne  connaissiez  rien  que  vos  mêmes  usages, 
Et  voici  que  le  monde  entier  roule  sur  vous 

Ses  tumultes  et  ses  remous 
Et  que  les  rails  qui  vous  frôlent  de  leurs  éclairs 
Jettent  vers  les  cités  l'innombrable  univers. 


Elles  sont  là  qui  attendent  au  bord  des  mers, 
Avec  leurs  gestes  droits  de  signaux  et  de  phares, 
Avec  leurs  yeux  en  feu  sous  les  voûtes  des  gares, 

Avec  les  mailles  de  leurs  bruits 
Se  resserrant  le  jour,  se  desserrant  la  nuit, 
Avec  leur  hâte  et  leur  ruée 
Vers  les  conquêtes  graduées. 


Voici  les  docks  et  les  havres,  et  les  chantiers 
Pleins  de  marteaux,  et  de  compas,  et  de  charpagnes, 
Où  les  câbles  des  treuils  et  les  bras  des  leviers 
Font  mouvoir  lentement  des  morceaux  de  montagne  ; 


l'or 

Voici  les  carg-aisons  chargeant  les  vieux  pavés, 
Et  des  ballots  de  laine  échoués  dans  la  boue, 
Et  des  ponts  tout  à  coup  jusqu'au  ciel  soulevés, 
Et  des  tournoiements  fous  de  chaînes  et  de  roues, 
Et  des  Malais  bronzés  et  des  Arabes  blancs, 
Et  leurs  cris  gutturaux  et  leurs  chansons  barbares. 
Et  leur  travail  rapide  ou  leurs  pas  indolents 
Autour  des  bricks  légers  et  des  lourdes  gabarres. 


Plus  loin  montent  des  tours,  sonores  d'un  bruit  d'eau. 
En  des  hangars  fumeux  circulent  des  flambeaux. 
De  grands  élévateurs  ronflant  dans  la  poussière 
Aspirent  jusqu'aux  toits  les  grains  myriadaires. 
Barres  d'acier,  plaques  de  fer,  lingots  de  plomb 
Glissent, "presque  sans  bruit,  en  des  steamers  profonds. 
Au  bout  du  port,  en  des  enclos  gardés,  s'isolent 
Les  hauts  réservoirs  blancs  de  naphte  et  de  pétrole. 
La  fumée  est  si  dense  à  travers  les  grands  mâts 
Que  le  soleil  dans  les  cieux  d'or  ne  se  voit  pas 
Et  que  l'effort  musclé  de  la  cité  entière 
Paraît  à  tels  moments  se  bander  sous  la  terre. 


LES    RYTHMES    SOUVERAINS 


Guichets,  comptoirs,  bureaux,  sous  vos  abat-jour  verts 
Avec  vos  mille  mains  griffant  la  page  blanche, 
Vous  consignez  la  vie  illuminant  la  mer 
Des  Antilles  au  Cap  et  du  Gap  à  la  Manche  ; 
Vous  resserrez  la  force  énorme  entre  vos  doigts, 
Et  le  courage  humain  se  nombre  sous  vos  plumes, 
Et  la  peine,  et  l'ardeur,  et  la  rage,  et  l'effroi, 
Et  l'ahan  de  la  forge,  et  les  bonds  de  l'enclume. 
Vous  recensez  les  coups  de  pic  et  de  marteaux 
Dans  les  mines,  dans  les  forêts  et  dans  les  brousses, 
Et  les  pas  des  porteurs  plojant  sous  leurs  fardeaux. 
Et  le  trot  voyageur  des  caravanes  rousses; 
Et  vos  livres  massifs,  pleins  de  mornes  odeurs 
Où  s'étage  l'orgueil  des  sommes  chimériques, 
S'imprègnent,  jour  à  jour,  de  l'immense  sueur 
Qui  perle  aux  quais  d'Asie  et  coule  aux  docks  d'Afrique. 


Et  tout  là  bas,  au  coin  d'un  carrefour  géant, 

Du  haut  de  tes  grands  toits,  œillés  de  vitres  rondes, 

Tu  règnes,  de  pôle  en  pôle,  sur  l'Océan, 


[o3 


Toi,  la  banque,  âme  mathématique  du  monde  ! 
Les  plus  vieux  des  désirs  retentissent  en  toi. 
Toutes  les  passions  en  lutte  et  en  folie 
A  ton  rythme  fatal  s'apaisent  ou  s'allient 
Et  s'inclinent  soudain  devant  ton  org-ueil  froid. 
Et  tout  se  canalise  en  des  réseaux  de  lignes, 
Bordés,  sur  tes  carnets,  de  chiffres  et  de  signes  : 
Ruse,  bassesse  et  vice,  ardeur,  peine  et  travail. 
Gomme  un  air  vicié  s'engouffre  en  un  poitrail, 
Tout  se  respire  en  toi,  s'y  brûle  ou  s'en  exhale, 
Le  temps  manque  pour  distinguer  les  droits  des  torts, 
Tout  est  fondu  par  ta  vie  âpre  et  triomphale. 
Dans  l'or. 


0  formidable  pluie  éparse  sur  le  monde  ! 

0  l'antique  légende  I  O  chair  de  Danaé  ! 

0  cieux  brûlés  de  feux  et  d'étoiles  fécondes 

Qui  vous  penchez  le  soir  sur  l'univers  pâmél 

0  tourbillons  de  l'or  où  les  yeux  s'hallucinent, 

Or,  échange  et  conquête  ;  or,  verbe  universel  ; 

Sève  montant  au  faîte  et  coulant  aux  racines 


I04  LES  RYTHMES  SOUVERAINS 

De  forêt  en  forêt,  comme  un  sang*  éternel. 
Or,  lien  de  peuple  à  peuple  à  travers  les  contrées, 
Et  tantôt  pour  la  lutte,  et  tantôt  pour  l'accord. 
Mais  lien  toujours  vers  quelque  entente  inespérée 
Puisque  l'ordre  lui-même  est  fait  avec  de  l'or. 


LE  MAITRE 


On  lui  reprochait  tout 
Depuis  long-temps,  mais  à  l'écart,  dans  l'ombre 


Et  c'était  son  astuce  et  ses  ruses  sans  nombre, 
Et  c'était  son  orgueil  qu'il  maintenait  debout 
Même  en  cédant  obliquement  à  la  contrainte, 
Et  c'était  son  art  preste,  et  chaque  fois  nouveau, 
De  susciter  d'illusoires  complots, 
Et  d'autres  fois 
C'était  sa  voix, 
Franche  et  brusque  comme  une  étreinte, 
Et  sa  langue  indocile  aux  propos  mensongers. 
Et  tout  à  coup  son  front  se  redressant  sans  crainte. 
Très  haut. 
Jusqu'aux  tonnerres  du  danger. 


I08  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Un  jour  pourtant 
Que  tous  sentaient  son  joug"  peser  plus  irritant, 
Quelqu'un,  un  inconnu,  jeta  soudain  vers  lui, 
A  l'heure  où  s'installait  sur  les  g-radins  la  nuit, 
Les  colères  enfin  démuselées 
De  l'Assemblée. 
L'attaque  fut  menée  avec  rage  et  candeur 
Et  tous,  à  tels  moments  de  verve,  applaudissaient 
Cet  inconnu  long-temps  muet 
Dont  la  parole  étrangement  nouvelle 
Passait  en  rouge  éclair  à  travers  leur  cervelle, 
Et  défiait  le  maître  et  l'atteignait  sans  peur. 


Il  répondit  par  le  rire  qui  raille. 
Tandis  que  se  levaient  déjà,  autour  de  lui,  cent  mains 
Pour  ajourner  le  sort  de  la  bataille 
Au  lendemain. 


L'empire  ! 
Depuis  bientôt  vingt  ans, 


LE    MAITRE  I  Ot) 


Il  le  menait  comme  un  navire 
Dont  les  grands  mâts  ornés  de  pavillons  battants 
Etaient  sa  volonté  que  blasonnait  son  verbe  ; 
Toute  sa  force  avait  gréé  l'œuvre  superbe  ; 
Les  focs  ardents,  la  proue  en  or,  les  haubans  clairs 
Et  les  voiles,  d'espace  inassouvies, 
Etaient  sa  vie, 
Quand  ils  envahissaient  de  leur  splendeur  la  mer. 
Or,  à  cette  heure  belle  où  planait  sa  victoire, 
Sans  même  soupçonner  ce  qu'il  fallut  d'org-ueil. 
De  souple  audace  et  de  gestes  contradictoires 
Pour  ruser  avec  l'eau  et  tourner  les  écueils, 

Quelque  pâle  rêveur, 
Que  tous  ses  ennemis  accueillaient  en  sauveur, 

Soudainement  attaquait  son  ouvrage 
Au  nom  d'une  justice  imprévue  et  sauvage. 


Déjà 
Au-dessus  de  la  ville  et  des  plaines,  là-bas. 
Vibraient  de  tous  côtés  les  fils  télégraphiques 
Pour  divulguer  l'attente  et  la  terreur  publiques. 


110  LES  RYTHMES  SOUVERAINS 

Oh  !  le  sort  redouté  de  l'imminent  combat  ! 

Le  nég"oce  et  la  banque  entraient  dans  la  mêlée, 

L'or,  répandu  aux  quatre  coins  du  monde, 
Précipitait  sa  fièvre  ang-oissante  et  profonde 
D'après  le  pouls  d'une  assemblée. 


Un  orag-eux  public,  ici,  là-bas,  partout^ 
Cramponné  aux  piliers,  sur  les  balcons  debout, 
Massait  au  long*  des  murs  ses  g-rappes  colossales. 
Lorsque  le  maître,  à  pas  fermes  et  lents,  s'en  vint 
Le  lendemain, 
Prendre  sa  place  en  la  g-rand'salle. 


Et  sitôt  qu'il  monta  les  marches,  une  à  une, 
De  la  large,  luisante  et  massive  tribune. 

Le  silence  s'imposa  tel 
Que  Ton  n'entendit  plus  que  les  branches  d'un  hêtre, 

Au  va-et-vient  du  vent  accidentel, 
Griffer,  là-haut,  les  carreaux  mats  d'une  fenêtre. 


LE    MAITRE  I  I 


Alors, 
Sans  un  g^este  trop  vif,  ni  sans  un  cri  trop  fort, 
Avec  de  la  souplesse  à  sa  vig-ueur  mêlée, 
Sa  parole  monta  vers  l'assemblée. 


Il  fut  avec  dextérité,  sincère  et  faux. 

11  s'imposait  habilement,  mais  sans  emphase; 

Comme  un  plumag-e  souple  et  chatoyant  d'oiseau, 

11  disposait  en  nets  et  réguliers  faisceaux 

Les  arg'uments  ailés  dont  il  armait  ses  phrases  ; 

Soudain,  avec  tranquillité,  il  dévoila 

Le  ciel  profond  que  jour  à  jour  il  étoila 

Pour  que,  pareille  à  quelque  immense  Walk3Tie, 

On  y  pût  voir  marcher  et  régner  la  Patrie. 

Puis  son  verbe  se  fit  sournois  et  entêté 

Et  sans  effort  et  sans  violente  brisure, 

Telle  une  eau  patiente  à  travers  les  fissures. 

Il  atteignait  et  submergeait  les  volontés. 


Il  vit  que  peu  à  peu  se  redressait  sa  cause, 


112  LES  KYTHMES  SOUVERAINS 

Et  qu'un  chemin  montait  vers  son  apothéose 
Rayonnante  déjà  quoique  lointaine  encor. 


Il  connaissait  si  bien  le  jeu  des  consciences, 
Qu'il  confiait,  sans  se  tromper,  son  enjeu  d'or 
Au  chiffre  obscur  qu'allait  illuminer  la  chance. 
Les  promesses  étaient  pour  lui  fleurs  de  jardin 
Qu'il  faut  grouper,  montrer  et  dérober  soudain. 
Il  disait  mépriser  tous  les  vieux  stratagèmes 
Mais  les  travestissait  pour  en  user  quand  même. 


Enfin  quand  il  sentit  sa  force  avec  le  sort, 
D'accord, 
Et  que  toute  sa  taille 
Domina  les  hasards  épars  dans  les  batailles, 

Soudainement,  sans  nul  effort, 
Le  mot  vivant,  cruel,  rapide  et  nécessaire 
Qu'il  réservait  pour  abattre  ses  adversaires 

Jaillit. 
Il  déchaîna  leur  rag-e  et  crispa  leur  dépit. 


1 


LE    MAÎTUE  I  l3 


Il  recelait  en  lui  tant  de  flammes  retorses  ; 
Il  opposait  l'une  à  l'autre  leurs  propres  forces  ; 
Il  divisait,  tordait,  brûlait  et  condamnait, 
Discours  graves  et  creux,  phrases  hyperboliques  ; 
Le  mot  vous  écrasait  en  se  faisant  réplique, 
Il  s'accroissait  d'un  sens  que  nul  ne  soupçonnait. 
De  g-radin  en  gradin,  il  gagnait  les  tribunes  ; 
Un  bref  moment  d'histoire  épousait  sa  fortune  ; 
Et  celui-là  qui  le  premier  l'avait  lancé, 
Sachant  sous  quel  tonnerre  il  ploierait  l'auditoire , 
Regardait  maintenant  se  fixer  sa  victoire. 
Les  bras  croisés. 


Il  excusa,  négligemment,  le  doux  rêveur 
Dont  le  discours  de  jeune  et  funeste  ferveur 
Avait,  sans  le  vouloir,  amoncelé  les  rages 

En  brusque  orage , 
Puis  tout  à  coup  sa  force  en  terreur  se  changea  : 
Son  verbe,  avec  une  ardeur  froide,  saccagea 
Le  camp  déjà  foulé  de  ses  vieux  adversaires 
Pour  le  piller  encor  et  quand  même  en  extraire 


Il4  LES  RYTHMES  SOUVERAINS 

Le  nombre  d'ennemis  qu'il  jugeait  nécessaire 
A  son  œuvre  follement  haut,  mais  ordonné. 
Son  g-este  les  marquait  comme  des  condamnés 
A  l'attaquer  toujours  sans  le  pouvoir  abattre, 
A  le  servir  par  leur  folie  à  le  combattre, 
A  n'être  rien  qu'un  troupeau  morne  et  ténébreux 

Qui  craint  le  fouet  et  les  lanières; 
Et  son  orgueil  monumental  croulait  sur  eux 
Lentement,  pesamment, 
Et  bloc  à  bloc,  et  pierre  à  pierre. 
Sans  qu'un  seul  cri  de  violence 
Ne  répondît  encor  à  cet  acharnement 
Dans  le  silence. 


Son  triomphe  sonna  bientôt  par  la  cité 
Et  retentit  de  là  jusqu'aux  confins  du  monde. 
D'un  coup,  tous  les  espoirs  ressurgirent,  entés 
Sur  les  rameaux  touffus  de  sa  force  profonde  ; 
Les  négoces  multipliés  et  haletants 
Reprirent  sur  la  mer  leur  essor  vers  l'espace. 
Et  l'or  torrentiel  rapide  et  insolent 


LE    MAITRE 


ii5 


Rebondit  jusqu'au  ciel  sur  ses  tremplins  d'audace, 
Et  lui,  le  maître,  ordonnateur  puissant  et  clair 
De  la  tempête  où  son  poing  seul  tenait  l'éclair 
Pour  frapper,  éparg-ner,  menacer  ou  contraindre, 
Se  remit  promptement  à  sourire  et  à  feindre, 
A  défendre  sa  joie  et  la  celer  en  lui. 
Il  la  voulait  g-arer  du  tumulte  et  du  bruit 
Et  que  rien  n'en  ternît  la  splendeur  solitaire. 
Mais  quand  il  fut  rentré  dans  sa  vieille  maison 
Et  que  montaient  vers  lui  du  fond  des  horizons 
Toujours,  encor,  les  voix  larges  et  tributaires, 
Il  se  fit  fête  à  soi-même,  tranquillement, 
Laissant  sa  conscience  et  sa  raison  lui  dire 
Qu'il  était  bien,  en  ce  moment. 
Logiquement, 
Lui  seul,  l'empire. 


LES  ATTIRANCES 


C'est  bien  là-bas,  au  bord  des  landes, 
Que  le  kiosque  étrang-e  et  suranné 

Où  leur  amour  est  né 
Demeure  et  leur  survit,  abandonné  ; 
C'est  bien  là-bas,  au  bord  des  landes, 
Où  les  bateaux  monumentaux 
Mirent  dans  l'or  et  dans  la  boue 

Leur  proue. 
C'est  bien  là-bas,  au  bord  des  landes 
Et  des  fleuves  trouant  le  cœur  de  la  Hollande, 


Il  s'en  alla,  par  un  soir  d'août, 
Quand  la  clarté  se  respirait 


120  LES    RYTHMES   SOUVERAINS 

Et  se  buvait  dans  le  vent  fou  ; 
II  s'en  alla,  Dieu  savait  où  ; 
Mais  quand  il  reviendrait, 
Après  combien  de  jours,  après  combien  d'années 
De  lutte  rouge  avec  sa  destinée, 
Très  fièrement,  il  lui  rapporterait, 
En  son  âme  plus  claire  et  plus  profonde, 
En  ses  deux  jeux  plus  éblouis, 
En  ses  deux  bras  lassés  d'espace  et  d'infini, 
Le  monde. 


Il  vit  des  mers,  et  puis  des  mers,  toujours,  encor, 

Et  des  golfes  couvrant,  avec  faste,  leurs  bords. 

De  grands  bois  sourds  se  prolongeant  de  lieue  en  lieue  ; 

Leurs  branchages  se  cramponnaient  au  ciel  brûlant; 

Il  regardait,  parmi  les  troncs,  des  singes  blancs 

Bondir  et  s'éloigner,  sous  des  lianes  bleues  : 

Là-bas,  s'illuminaient  les  pays  du  corail  ; 

De  longs  oiseaux  de  pourpre  et  d'or,  aux  becs  d'émail. 

S'éparpillaient  —  miroirs  et  fleurs  —  dans  l'air  de  nacre. 

Aux  mirages  les  monts  versaient  leurs  simulacres. 


LES   ATTIKANCES 


Il  marchait  sur  la  grève,  et  doucement  songeait, 

Et  dans  la  brise  claire,  où  tout  son  corps  plongeait, 

Il  lui  semblait  sentir  des  caresses  connues  : 

Deux  mains  fluides  glissaient  contre  ses  tempes   nues. 

Si  bien  que  son  esprit  ardent  et  exalté 

Jurait  que  ces  deux  mains  de  joie  et  de  bonté 

Venaient  vers  lui  en  traversant  l'immensité. 

Elle,  là-bas,  au  bord  des  landes  familières, 

Dans  son  logis  vibrant  de  fleurs,  ailé  de  lierres, 

Se  souvenait  et  ne  vivait  que  pour  l'absent. 

Armoire  où  s'enfermaient  les  missives  aimées. 

Larges  fauteuils,  divans  moelleux,  coussins  pesants. 

Où  l'empreinte  restait  de  leurs  têtes  pâmées, 

Cristal  du  miroir  glauque,  où  leurs  deux  regards  clairs 

S'étaient  brûlés^  jadis,  en  un  unique  éclair, 

Vos  liens  silencieux  mais  forts  tenaient  sa  vie 

A  vos  doux  souvenirs  doucement  asservie. 

Parfois,  les  soirs,  quand  les  clartés  des  horizons 
Frôlaient  à  peine,  au  loin,  les  portes  des  maisons. 


i 


LES   RYTHMES    SOUVERAINS 


Avec  une  ferveur  lente,  ses  mains  fidèles 
Parcouraient  ses  beaux  seins  et  sa  bouche  et  ses  yeux 
Comme  pour  recueillir,  entre  ses  doig-ts  pieux, 
Ce  qui  restait  de  lui  et  de  son  feu,  sur  elle. 
Alors  c'était  si  bellement  fête  en  son  cœur. 
Que  rien,  ni  le  ciel  noir  voilant,  là-haut,  ses  astres, 
Ni  l'orage  épandant  les  maux  et  les  désastres. 
Rien  n'aurait  pu  troubler  Thallucinant  bonheur 
Que  lui  versaient  long-temps,  en  cette  heure  de  fièvre. 
Ses  doigts  soudain  rejoints  et  baisés  par  ses  lèvres. 

0  ces  deux  cœurs  tendus  à  travers  l'Océan  ! 


Au  bord  des  torrents  fous,  au  pied  des  rocs  géants, 
Où  qu'il  allât — vallons,  steppes,  plaines,  rivages, 
Chemins  perdus,  marais  fangeux,  brousses  sauvages 
Il  la  sentait  vivre  et  comme  penser  en  lui. 
Elle  était  là,  quand  il  marchait  sous  l'or  des  nuits 
Vers  quelque  but  lointain,  par  les  chemins  funestes 
Où  les  dangers  guettaient,  prêts  à  bondir,  son  geste. 


LES    ATTIRANCES 


II 


Or,  vers  le  soir,  un  jour, 
Gomme  il  s'en  revenait,  par  un  pays  de  fleuves 
Et  de  champs  réguliers  fleuris  de  maisons  neuves^ 
Derrière  un  aqueduc  barrant  une  lueur, 
La  ville  rouge,  éclatante  et  soudaine 
Gomme  un  jardin  de  pierre  et  d'or,  du  fond  des  plaines, 
Sollicita  son  rêve  et  tout  à  coup  son  cœur. 


Un  bruit  grondant  et  sourd 

Gontinûment,  toujours, 

Sous  le  dais  lourd  de  ses  fumées 

Envenimées, 
S'élevait  d'elle  et  se  mêlait  là-bas 


124  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Au  bruit  des  flots  ardents  ou  las 

De  la  mer  proche. 
Brusques,  ainsi  que  des  encoches, 
Des  sifflets  durs  entaillaient  l'air,  parfois, 
Et  du  côté  des  docks  de  pétrole  et  de  bois 
Il  entendait  sortir,  comme  d'une  poitrine, 
L'appel  rauque  et  brumeux  des  sirènes  marines. 
Et  devant  lui,  les  ténèbres  semblaient  marcher, 
Et  s'éloigner,  avec  des  flammes  suspendues  ; 
Des  tours  cog-naient  leur  front  contre  le  front  des  nues  ; 
Des  toits  de  verre  étincelaient  sur  des  marchés  ; 
Des  éventails  de  feu  s'ouvraient,  du  haut  des  phares, 
Et  leurs  rayons  partaient,  au  larg-e,  sur  la  mer. 
Toucher  la  proue  en  or  des  g-rands  bateaux  barbares 
Qui  s'en  venaient  vers  eux  du  bout  de  l'univers. 


0  la  cité  énorme^  ang-oissante  et  trag-ique. 
Comme  elle  entra  fiévreuse  et  frémissante  en  lui  ! 
Ardeurs  fermes,  espoirs  noueux,  forces  logiques, 
Fluides  de  volonté  nourrissant  chaque  esprit. 
Travail  escaladant,  en  ses  doctes  voyages. 


LES    ATTIRANCES  125 


De  maison  en  maison,  les  plus  hauts  des  étages, 
Vous  exaltiez  son  cœur  et  gagniez  son  cerveau 
Tout  son  être  grondait  d'un  orage  nouveau. 
Il  se  sentait  plus  clair,  plus  fort,  plus  grand,  plus  vaste. 
Les  miroirs  de  son  âme  absorbaient  les  contrastes. 
11  se  multipliait  dans  les  foules,  là-bas  : 
Leurs  gestes,  leurs  rumeursjleurs  voix,  leurs  cris, leurs  pas, 
Semblaient,  quand  ils  montaient,  le  traverser  lui-même  ; 
Et  les  trains  merveilleux,  sur  leurs  routes  de  fer, 
Avec  leurs  bonds  empanachés  de  vapeurs  blêmes. 
Roulaient,  et  trépidaient,  et  sonnaient  en  ses  nerfs, 
Si  fort  que  son  cœur  jeune,  ardent,  souple  et  docile, 
Vibra,  jusqu'au  tréfond,  du  rythme  de  la  ville. 
Rythme  nouveau,  rythme  enfiévré  et  haletant, 
Rythme  dominateur  qui  gagnait  l'âme  entière 
Et  entraînant  en  sa  fureur  les  pas  du  temps  ! 


Ah  !  combien  celle,  hélas  !  dont  la  douce  prière 
Traversait  terre  et  mer,  les  mains  jointes,  là-bas, 
Sentit,  en  ces  jours  noirs,  peser  son  cœur  plus  las 
Et  les  fluides  cesser  et  se  vider  l'espace  ! 


120  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Les  meubles  chers  voilaient  les  jeux  de  leurs  surfaces, 
Les  divans  clairs  qu'elle  évoquait —  tels  des  témoins  — 
Ghang-eaient  leurs  plis  soyeux  et  boudaient  dans  leurs  coins, 
Et,  vers  le  soir,  dans  l'ombre  et  l'horreur  vespérales, 
Les  vents  n'étaient  plus  rien  que  des  pleurs  et  des  râles. 


LES    ATTIRANCES 


III 


Et  tandis  qu'elle  allait  ainsi,  traînant  son  cœur 

De  tristesse  en  angoisse,  et  d'angoisse  en  douleur, 

Lui,  l'exalté  soudain  de  la  vie  élargie. 

Gomme  en  des  bains  de  feu  trempait  son  énergie  ; 

Souple  roseau  par  un  vent  d'Est  violenté, 

La  fortune  ondoyait  selon  sa  volonté  ; 

L'or  formidable  et  fou  illuminait  sa  tête 

Des  rayonnants  éclairs  d'une  rouge  tempête  ; 

Les  rages  des  conflits,  les  abois  des  périls, 

Dès  qu'il  parlait,  rentraient  matés  dans  leur  chenil  ; 

Il  était  maître  et  roi  d'une  force  autonome  ; 

Il  l'imposait  lucide  et  fascinante  aux  hommes  ; 

Et  telle  était  sa  foi  dans  son  pouvoir  certain. 

Qu'il  se  croyait  le  geste  et  la  main  du  destin. 


128  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Ses  chercheurs  d'orjd'arg-ent,  d'étain,  de  plomb,  de  cuivre, 

En  des  îles  de  gel,  en  des  pays  de  givre. 

Partout,  où  leur  pic  dur  dans  le  roc  s'enfonçait, 

Sans  le  savoir,  de  terre  en  terre,  obéissaient 

A  son  infatigable  et  tenace  pensée. 

Ils  se  mouvaient  en  son  âme  dramatisée. 

Ses  lourds  vaisseaux  craquant  au  poids  des  cargaisons, 

Et,  blasonnant  de  leur  splendeur  les  horizons, 

Tanguaient  bien  plus  en  lui  que  sur  les  vagues   folles. 

Parfois,  il  prononçait  de  soudaines  paroles 

Et  ses  yeux  regardaient  ce  qu'ils  fixaient,  sans  voir  ; 

Mais  quand  il  travaillait,  sous  la  lampe,  le  soir. 

Ivre  de  ses  calculs,  fiévreux  de  ses  conquêtes. 

Et  que  le  monde  entier  lui  battait  dans  la  tête 

Avec  ses  docks,  avec  ses  ports,  avec  ses  mers. 

C'était  le  rythme  immense  et  clair  de  l'univers 

Qu'il  sentait  s'exalter,  jusqu'au  fond  de  ses  moelles; 

0  les  pôles,  les  équateurs  et  les  étoiles, 

Gomme  ils  gelaient,  brûlaient  et  s'éclairaient  en  lui 

Et  comme,  en  son  cerveau,  chantait  leur  infini  ! 


LES    ATTIRANCES  l'JQ 


IV 


Heures  de  paix,  temps  de  nag-uère, 
Charmes  de  celle,  hélas  !  qui  l'attendait  toujours 
Avec  son  âme  et  son  amour, 
A  l'autre  bout  des  mers  et  de  la  terre. 
Il  nég-Iig-ea,  brutalement,  vos  doux  appels. 
Son  cœur  g-randi  avait  changé  à  un  point  tel 
Qu'il  ne  s'angoissait  plus  que  des  forces  profondes 
Qui  font  d'un  cœur  humain  le  cœur  même  du  monde 
Et  lui  donnent  pour  large  et  formidable  loi 
On  ne  sait  quel  allègre  et  merveilleux  effroi. 
Heures  de  paix,  temps  de  naguère,  ardeur,  oubli, 
Image  d'or  dont  l'or  jour  à  jour  a  pâli; 
Oh  !  qu'elle  fut  tragique  et  sanglotante 
Cette  heure  et  cette  nuit  d'hiver, 


î30  LES    RYTHMES    SOUVEPiAINS 

Quand  le  cristal  du  miroir  clair, 
Où  leurs  reg'ards  s'étaient  brûlés  dans  un  éclair, 
Se  brisa,  tout  à  coup,  dans  les  doigts  de  l'amante 


Son  cœur  ne  lui  fut  plus  qu'un  douloureux  tombeau  ; 
Seul  y  brillait  le  souvenir  comme  un  flambeau. 
Avec  de  grandes  fleurs  avant  le  soir  fanées 
Elle  usait  la  longueur  de  ses  tristes  journées. 
Ceux  qui  s'en  revenaient  des  Océans  lointains, 
Se  taisaient  devant  elle  en  sachant  son  destin. 
Plus  rien  ne  lui  était  secours  ni  viatique. 
Aucune  onde  n'exaltait  plus  l'air  magnétique 
Quand  son  corps  redressé  se  tournait  vers  la  mer. 
Ses  yeux  devinrent  beaux  d'avoir  longtemps  souffert 
Et  son  âme,  dont  se  taisait  la  violence. 
Se  mit  à  refleurir  dans  l'ombre  et  le  silence, 
Si  fort, 
Qu'elle  accueillit  la  mort. 
Très  doucement. 
Sans  plainte  vaine,  un  soir  d'hiver,  par  un  sourire, 
Et  que  le  dernier  mot  qui  fut  pour  son  amant 


LES    ATTIRANCES 


Fut  simplement  le  mot  qui  pardonne  et  admire. 


Et  maintenant 
C'est  bien  au  bord  des  landes 
Que  le  kiosque  étrange  et  suranné 

Où  leur  amour  est  né 
Demeure  et  leur  survit  abandonné  ; 
C'est  bien,  au  bord  des  landes 
Où  les  bateaux  monumentaux 
Mirent  dans  For  et  dans  la  boue 

Leur  proue, 
C'est  bien  là-bas,  au  bord  des  landes 
Et  des  fleuves  trouant  le  cœur  de  la  Hollande. 


LA  CITÉ 


L'or  serait  tout,  s'il  était  maître  des  idées, 


Mais  lentement,  mais  jour  à  jour, 
Avec  terreur,  avec  amour, 

La  ville 
Les  a,  grande  de  fièvre  ou  de  force  tranquille, 

Elucidées. 


Ce  fut  d'abord 
Le  sort 
De  ses  rêveurs  et  de  ses  sages 
D'en  prévoir  les  contours 
Puis  d'en  fixer  la  ligne  et  d'en  dorer  l'imag-e 


[36  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Quand  la  foule  à  son  tour 
S'en  empara 
Pour  les  tenir,  devant  elle,  dressées, 
Elle  y  g-lissa  son  sang-  bien  plus  que  sa  pensée, 

Mais  son  ardeur  les  robura 

De  joie  immense  et  angoissée. 


0  le  travail  des  ans  !  0  le  travail  des  heures  ! 
Ce  qui  ne  fut  d'abord  que  songe  et  que  rumeur 
Dans  telle  âme  profonde 
Devint  bientôt  le  bruit  et  la  clameur 
Du  monde. 


Alors 
Ceux  qu'écrasait  le  sort 
Ou  que  ployait  la  mine  ou  que  courbait  la  terre, 
Sentant  peser  sur  eux  les  destins  millénaires , 
Redressèrent  le  dos 
Sous  leur  fardeau  ; 
Tels  mots  qui  tout  à  coup  rayonnent  et  délivrent 


LA    CITÉ  l'd'J 

Se  levèrent  du  fond  des  livres  : 
Selon  qu'ils  effleuraient  tels  cœurs  ou  tels  cerveaux, 
Ils  acquéraient  un  sens  plus  larg-e  et  plus  nouveau  ; 
Qui  les  criait,  le  soir,  sur  les  places  publiques. 
En  ag-g-ravait  soudain  la  puissance  tragique  ; 
Leurs  syllabes  semblaient  être  faites  d'airain 
Pour  réveiller  et  pour  armer  l'espoir  humain 
Et  propager,  parmi  la  peur  et  l'épouvante. 
Le  bondissant  tocsin  des  vérités  vivantes. 


Un  jour,  en  des  jardins  qu'avaient  ornés  les  rois, 
Avec  des  mains  en  sang-  fut  bientôt  vendangée 
La  vigne  formidable  où  mûrissent  les  droits. 
En  vain  les  vieux  décrets  et  les  antiques  lois 
Repoussaient  vers  la  nuit  la  justice  insurgée, 
La  révolte  eut  raison  des  coupables  pouvoirs  : 
Dans  un  air  saturé  de  poussière  et  de  poudre. 
Devant  les  seuils  tout  à  coup  clairs  des  palais  noirs 
Elle  agitait,  dardait  et  projetait  sa  foudre 
Et,  n'eût  été  son  trop  sauvage  et  fol  élan 
Qui  soulevait  ses  bonds  sans  diriger  leur  force, 


i38 


LES   RYTHMES    SOUUERAINS 


Elle  eût  tué  d'un  coup  le  vieux  monde  branlant 
Comme  un  arbre  qu'on  brûle  à  travers  son  écorce . 


Depuis  lors,  la  révolte  habite  et  vit  en  nous  ; 
Et  nous  chauffe  le  cœur  avec  sa  sourde  flamme  ; 
Ceux  mêmes  qui  la  maudissent  l'ont  dans  leur  âme 
Et  se  sentent  jetés  par  son  grand  geste  fou 
Hors  de  leur  sûr  repos  et  de  leurs  vieux  usages. 
Et  voici  que  s'élève  afin  de  l'attester 
Comme  une  heureuse  et  vivace  nécessité 
Jusqu'au  cri  des  savants  qui  dissèquent  les  âges, 
Si  bien  qu'elle  apparaît  dans  le  vieil  Occident 
La  flamme  qu'on  redoute  ou  le  feu  qu'on  attend 
Et  qui  retrempe  au  torrent  d'or  des  incendies 
La  boiteuse  équité  mourante  et  refroidie . 


Rente  et  travail,  lutte  et  pouvoir,  haine  et  amour  ; 
Détresse,  orgueil  ;  assauts,  reculs  ;  chutes,  victoires  ; 
Gomme  vibre  notre  heure  et  frissonnent  nos  jours 
De  vos  rythmes  contradictoires  ! 


iSq 


La  ville  vous  écoute  et  vit  de  vos  ardeurs 

Des  blocs  de  ses  pavés  aux  frontons  de  ses  faîtes, 

Elle  sonne  et  tressaille,  et  ses  deuils  et  ses  fêtes 

Et  ses  drapeaux  flottants  sont  pleins  de  vos  fureurs. 

Elle  est  si  vieille,  elle  a  tant  vu  souffrir  la  vie 

En  sa  rag^e  foulée  et  sa  force  asservie 

Qu'elle  disting"ue  et  suit  tout  geste  même  obscur 

Vers  le  futur, 
Et  qu'elle  veut  à  travers  tout,  fût-ce  contre  elle, 
Fût-ce  contre  ses  Dieux,  sa  g-loire  et  son  passé, 
D'âg-e  en  âg-e,  trag-iquement,  s'électriser 
D'une  âme  dang-ereuse,  éclatante  et  nouvelle. 


LE  PEUPLE 


Tonnante, 
La  fête  s'annonçait,  dès  le  matin,  là-bas. 


Gomme  en  un  brusque  branle-bas, 
Mille  mains  rapides  et  frissonnantes 
Ornaient  encor 
D'arg-ent  et  d'or 
Le  moyeu  d'une  roue  ou  le  timon  d'un  char. 


Près  des  remparts 
Où  se  massaient  dans  les  allées 
Les  hauts  soldats  aux  tuniques  bariolées, 
Les  chevaux  hennissaient  du  côté  de  la  mer. 


l44  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Sous  un  hang-ar  de  verre  et  fer, 
S'illuminaient  et  les  pennons  et  les  bannières, 
Et  le  soleil,  entrant  par  les  vitraux, 
Faisait  comme  des  bonds  de  lumière, 
Sur  les  drapeaux. 


Et  plus  loin,  du  côté  des  bassins  et  du  port^ 

Tous  les  navires 
Hissaient  leurs  pavillons  et  pavoisaient  leur  bord , 

Et,  doucement, 
Leurs  cordages  vibraient  au  vent 

Gomme  des  lyres. 


Et  puis  là-bas,  plus  loin  encor. 
De  quartier  en  paroisse,  et  de  rue  en  impasse, 
Les  murs  allég-rement  portaient  des  dédicaces. 
On  travaillait  au  ras  du  sol  et  sur  les  toits, 
Dans  un  enmêlement  de  g-estes  et  de  voix, 

Avec  la  bière  ardente  et  claire 
Gomme  auxiliaire. 


LE    PEUPLE 


145 


On  travaillait  partout  —  entrain,  hâte,  g-aieté 
Si  bien  qu'à  ses  confins  la  g-rouillante  cité 
Semblait  brûler  déjà  et  de  fièvre  et  d'audace. 
Avant  que  l'ample  joie  incendiât  les  places. 


Or,  à  cette  heure,  en  sa  maison, 
Celui  pour  qui  battaient  à  l'unisson 
Tant  de  cœurs  doux,  naïfs  et  rudes. 
Etudiait  comme  un  secret, 
Quelle  parole,  il  jetterait 

A  la  roug'e  et  chantante  et  folle  multitude. 

Il  lui  fut  autrefois  appui,  g'uide,  conseil  ; 

Il  inventait  les  mots  pour  les  mornes  détresses. 

Mais  quel  geste  trouver  pour  bercer  les  ivresses 

Et  les  tressaillements  d'un  triomphal  réveil  ? 


Gomme  à  l'éparpillée, 
Les  cent  cloches  mêlant  leurs  voix  multipliées, 
A  la  fête  tonnante  au  loin,  sur  les  remparts, 
S'interpellaient  et  babillaient  de  toutes  parts, 

i3 


l46  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Dans  l'air  de  flamme  ; 
Quand  tout  à  coup,  de  large  en  long-, 
Balla  le  lourd  et  violent  bourdon, 

De  Notre-Dame. 


Dès  ce  moment, 
Sinueuses  comme  un  embrasement, 
Du  coin  des  carrefours  et  du  fond  des  ruelles. 

Vers  leur  tribun  déconcerté. 

Se  mirent  à  s'orienter 

Les  foules  éternelles. 


Du  centre  d'un  marché, 
Où  de  grands  arcs  empanachés 
Dardaient  à  leur  fronton  un  millier  d'oriflammes, 
Partit  un  chœur  de  femmes. 
Au  col  puissant,  aux  larges  seins, 
Et  dont  les  mains 
Soulevaient  leurs  enfants,  très  haut,  droit  devant  elles, 
Afin  d'unir 


LE    PEUPLE  l47 


Les  gestes  clairs  de  l'avenir 
A  la  fête  torrentielle. 
Et  les  bourrerons  bleus  et  les  tabliers  noirs 

Envahissaient  les  longs  trottoirs, 
Et  les  grilles  des  gymnases  et  des  lycées 
Cédaient  gaiement  sous  la  poussée 
Jeune  et  franche  des  écoliers. 
Ceux  des  docks,  des  arsenaux,  des  ateliers 
Précipitaient  leur  multitude  ardente  et  drue 
De  rue  en  rue. 


Et  tout  cela  montait,  montait, 
Du  fond  des  carrefours,  au  long  des  avenues  : 
On  aurait  cru  parfois  que  les  murs  éclataient 
Sous  cette  marche  énorme  et  continue  ; 
Et  les  portes,  les  fenêtres  et  les  balcons, 
Peuplés  de  bras  tendus,  bruyants  de  cris  tenaces, 
Suivaient  le  mouvement  trépidant  et  profond 
Qui  emportait,  vague  à  vague,  toute  la  masse 
f Tasser  ses  blocs  humains  au  cœur  de  la  grande  place. 


l48  LES  RYTHMES  SOUVERAINS 

Celui  qui  triomphait 
Attendait  là,  sur  les  terrasses, 
L'esprit  flottant  toujours  de  projet  en  projet. 

Aussi  long-temps  qu'il  fut  vraiment  le  maître, 
La  ville  et  sa  détresse  avaient  grandi  son  être, 

Mais  aujourd'hui, 
Tant  d'appels  inconnus  se  projetaient  vers  lui, 
Qu'ils  chaviraient  son  âme. 

S  ous  les  midis  d'été  criblés  d'or  et  de  flamme 

Tout  le  peuple  debout , 
Avec  des  cris  jaillis,  avec  des  gestes  fous. 
Lui  submergeait  le  cœur  de  ses  vagues  de  joie  ; 
La  fête  le  domptait  ;  il  devenait  sa  proie  ; 
Il  la  voyait  grossir  encor,  grossir  toujours 
Et  comme  soulever  les  maisons  et  les  tours, 
Pour  entraîner  soudain  en  ses  transports  fébriles 
Jusqu'à  l'entêtement  des  choses  immobiles  ; 
Et  tout  au  loin  il  regardait  la  vaste  mer 
Pousser  vers  lui  l'élan  compact  de  sa  marée 


LE    PEUPLE  l49 


Et  se  joindre,  elle  aussi,  aux  foules  enivrées 
Avec  sa  houle  et  son  vent  large  et  ses  flots  verts. 

L'orgueil  était  trop  faible  et  trop  pauvre  en  son  torse, 
P  our  qu'il  fît  siens  d'un  coup  ces  grands  rythmes  de  force, 
Si  bien  que,  ne  songeant  qu'aux  maux  qu'il  affronta, 
Gomme  jadis,  aux  temps  mauvais,  il  sanglota. 

Un  brusque  arrêt  se  fit  dans  le  vol  des  pensées  ; 

L'allégresse  sentit  sa  fureur  menacée; 

En  un  instant,  céda  le  lien  aux  longs  fils  d'or 

Qui  maintenait  la  ville  et  son  tribun  d'accord. 

Les  merveilleux  remous  de  folie  et  de  flamme 

Effleurèrent  son  corps  sans  pénétrer  son  âme  ; 

Ils  l'atteignaient  pour  le  brûler  de  leur  ardeur, 

Et  ne  trouvaient  que  cendre  au  foyer  de  son  cœur  ; 

Sa  force  à  lui  ne  s'était  point  élucidée  ; 

Il  n'était  l'homme,  hélas  I  que  d'une  seule  idée. 

Et  la  fête  reprit  plus  rouge  et  rebondit 
D'un  plus  géant  essor  encor,  par-dessus  lui. 

i3. 


LA  PRIÈRE 


i 


Q  ue  bondisse  soudain  mon  âme  aventurière 
Vers  l'avenir, 
Et  tout  à  coup  je  sens  encor, 
Gomme  au  temps  deTenfance,  au ^ fond  de  moi,  frémir 
L'aile  qui  dort 
Des  anciennes  prières. 


D'autres  phrases  et  d'autres  mots  sont  murmurés, 
Mais  le  vieux  rythme  avec  ses  cris  est  demeuré, 

Après  combien  de  jours,  le  même  ; 
Les  temps  l'ont  imprimé  aux  sursauts  de  mon  cœur, 
Dès  que  je  suis  allègre  et  violent  d'ardeur, 

Et  que  je  sens  combien  je  m'aime. 


l54  LES  RYTHMBS  SOUVERAINS 

O  l'antique  foyer  dont  survit  l'étincelle  ! 

0  prière  debout  !  0  prière  nouvelle  ! 

Futur,  vous  m'exaltez  comme  autrefois  mon  Dieu, 

Vous  aussi  dominez  l'heure  et  l'âge  où  nous  sommes, 

Mais  vous,  du  moins,  un  jour,  vous  deviendrez  les  hommes 

Et  serez  leur  esprit,  leur  front,  leur  bras,  leurs  yeux. 


Dussiez-vous  être  moins  que  ne  le  veut  mon  rêve, 
Que  m'importe,  si  chaque  fois 
Que  mon  ardeur  vous  entrevoit 
Elle  s'attise  et  se  relève. 


Dès  aujourd'hui  mon  cœur  se  sent  d'accord 
Avec  vos  cris  et  vos  transports. 
Hommes  d'alors 
Quand  vous  serez  vraiment  les  maîtres  de  la  terre. 
Et  c'est  du  fond  du  présent  dur 
Que  je  dédie  à  votre  orgueil  futur 
Mon  téméraire  amour  et  son  feu  solitaire. 


LA    PRIÈRE  l55 


Je  ne  suis  point  de  ceux 

Dont  le  passé  doux  et  pieux 

Tranquillise  Tâme  modeste  ; 
La  lutte  et  ses  périls  font  se  tendre  mon  corps, 
Vers  le  toujours  vivace  et  renaissant  effort, 
Et  je  ne  puis  songer  à  limiter  mes  g-estes 
Aux  seuls  gestes  qu'ont  faits  les  morts. 

J'aime  la  violente  et  terrible  atmosphère 
Où  tout  esprit  se  meut,  en  notre  temps,  sur  terre, 
Et  les  essais,  et  les  combats,  et  les  labeurs 
D'autant  plus  téméraires, 
Qu'ils  n'ont  pour  feux  qui  les  éclairent 
Que  des  lueurs. 

Dites,  trouver  sa  joie  à  se  grandir  soi-même, 
En  ces  heures  ou  de  ferveur  ou  d'anathème 
Lorsque  l'âme  angoissée  est  plus  haute  qu'aux  jours 
D'uniforme  croyance  et  de  paisible  amour  ; 
Dites,  aimer  l'élan,  qui  refoule  les  doutes, 
Dites,  avoir  la  peur  de  s'attarder  en  route. 


l56  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Et  de  n'être  vaillant  assez  pour  faire  accueil 
Au  jeune,  alerte  et  dang-ereux  org-ueil. 


Dites,  vouer  à  tous  son  verbe  autoritaire. 
Qu'admirera  peut-être  et  chantera  la  terre 
Quand  elle  en  comprendra  la  fervente  âpreté  ; 
Donner  un  sens  divin  aux  passions  humaines 
Pour  que  leurs  nœuds  formidables  fassent  les   chaînes 
Qui  relient  l'avenir,  avec  témérité, 
Au  présent  déjà  surmonté. 


Dites,  ne  reculer  que  pour  bondir  plus  fort, 

Au  rebours  de  l'habitude  qui  est  la  mort  ; 

Savoir  que  d'autres  mains  imposeront  la  g-loire 

Au  front  encor  voilé  des  finales  victoires. 

Que  le  g-este  qu'on  fait  n'est  point  pour  notre  temps. 

Mais  le  faire  quand  même  avec  un  cœur  battant  ; 

Aimer  toute  œuvre  où  s'ébauchent  les  destinées 

Et  pour  les  jours  où  reviendraient  l'ombre  et  l'effroi 


LA    PRIÈRE  167 


Nourrir  toujours,  armer  toujours,  au  fond  de  soij 
Une  confiance  acharnée. 


Et  g'uetter  l'heure  où  les  soirs  d'or. 
Réveillent,  doucement,  la  belle  aile  qui  dort 

Des  prières  profondes 
Pour  imprimer  l'élan  à  la  nouvelle  foi, 
Qui  fait  du  monde  l'homme  et  de  l'homme  le  monde. 
Et  lentement  s'impose  et  se  condense  en  loi. 


i4 


LE  NAYIRE 


Nous  avancions,  tranquillement,  sous  les  étoiles; 
La  lune  oblique  errait  autour  du  vaisseau  clair, 
Et  Vétagenient  blanc  des  vergues  et  des  voiles 
Projetait  sa  grande  ombre  au  large  sur  la  mer. 


La  froide  pureté  de  la  nuit  embrasée 
Scintillait  dans  Vespace  et  frissonnait  sur  Veau  ; 
On  voyait  circuler  la  grande  Ourse  et  Persée 
Comme  en  des  cirques  d'ombre  éclatante,  là-haut. 


Dans  le  mât  d'artimon  et  le  mât  de  misaine, 
De  l'arrière  à  l'avant  où  se  dardaient  les  feux, 

a. 


1^2  LES    RYTHMES    SOUVERAINS 

Des  ordres,  nets  et  continus  comme  des  chaînes , 
Se  transmettaient  soudain  et  se  nouaient  entre  eux. 


Chaque  ff este  servait  à  quelque  autre  plus  large 
Et  lui  vouait  V instant  de  son  utile  ardeur^ 
Et  la  vague  portant  la  carène  et  sa  charge 
Leur  donnait  pour  support  sa  lucide  splendeur. 


La  belle  immensité  exaltait  La  gabarre, 
Dont  Vétrave  marquait  les  flots  d'an  long  chemin, 
L'homme,  qui  maintenait  à  contre-vent   la  barre, 
Sentait  vibrer  tout  le  navire  entre  ses  mains. 


H  tanguait  sur  V effroi,  la  mort  et  les  abtmes, 
D'accord  avec  chaque  astre  et  chaque  volonté, 
Et.,  maîtrisant  ainsi  les  forces  unanimes, 
Semblait  dompter  et  s'asservir  V éternité. 


I 


TABLE 


LE    PARA.DIS 9 

HERCULE 23 

PKRSÉE .  . ,  .  .  .  .  35 

SAINT  JEAN 4? 

LES  BARBARES 6l 

LA    CROISADE 69 

MARTIN  LUTHER 79 

MICHEL-ANGE 87 

l'or 99 

LIS  MAITRE 107 

LES   ATTIRANCES II9 

LA    CITÉ 1 35 

LE    PEUPLE 143 

LA  PRIÈRE l53 

LB   NAVIRE 161 


A  CUE  VÈ  D'IMPE  IMER 
le    vingt-huit   février    mil    neuf  cent    dix 

PAR 

BLAIS  ET  ROY 

A  POITIERS 

pour  le 
MERGVRE 


FRANGE 


MERCVRE    DE    FRANCE 

XXVI,     RVE     DE     GONDB    PARIS-VI« 

Paraît  le  i"'  et  le  i6  de  chaque  mois,  et  forme  dann  l'année  six  volume». 

Littérature,  Poésie,   Théâtre,    Masique,  Feintare.  Soalptnre 

Philosophie,  Histoire,  Sociologie,  Sciences,  Voyages 

Bibliophilie,   Soieuoes    occultes 

Gritlgne,  L.ittératares  étrangères,  Re^ue  de  la  Quinzaine 

La  Revue  de  la  Quinzaine  s'alimente  à  Tétranger  autant  qu'en  France: 
elle  offre  un  nombre  considérable  de  documcntg,  et  constitue  une  sorte  d'  «  en- 
cyclopédie an  jour  le  jour  »  du  monvement  universel  des  idées.  Elle  se  compose 
des  rubriques  suivantes  : 

Epilogue»  (actualité):  Remy  deGour-  Musique  :  Je«n  Mamold. 

mont.                                   *  Art  moderne:  Charles  Morice. 

Les  Poèmes:  Pierre  Ouillard.  Art  ancien:  Tristan  Leclère. 

Les  Romans:  Rachilde.  Musées  et  Collections:  Auguste  Màr. 

Littérature:  Jean  de  Gourmont.  guillier. 

Littérature    dramatique    :    Georges  Chronique  du  Midi  :  Paul   Souchon. 

Po/ti                                ^           ,.  Chronique  de  Bruxelles  :  G.  Eekhoud 

Littératures  antiques  :  A.-Ferdmand  Lettres  allemandes:  Henri  Albert. 

Herold.  Lettres  anglaises :RenTy.-ù,ï)9.VTai\ 

Histoire:    Edmond  Barthélémy .  Lettres  zia/icnne* :  Ricciotto  Canndû 

Philosophie:  Jules  de  Gaultier.  Lettres  espagnoles:  Marcel  Robin. 

Psychologie  :  Gaston  DanviUe  Lettres  portugaises  :  PhiléasLebessoe 

Le  Mouvement  scientifique:  Georges  Lettrei    hispano-américaines:    Eu^e 

„  ^®°?\              „  .                   .     ,  nio  Diaz  Romero. 

Psychiatrie  et   Sciences  médicales  :  r  „<««*.  «o'«  ^^.^^^^m  .  n..«.*.;»<.  ac 

Docteur  Albert  Prieur .  TZxT'^    ^          Demetrms  As- 

if^nn^ni'^^'''f7j}^''''^^\  Letires  roumaines  :    Marcel    Montan- 

Ethnographie,    Folklore  :     A.     van  . 

Genncp.  ,    °  '                  «    o-          « 

4rc/ieo/o^ie,Fo£/a^e*;GhartesMerki.  -^^  f^*  '"f*"'  ^vf-T?^  ;        .  i. 

Questions  juridiques  :  José  Théry.  Ltf«r«;)o/onawe«;  Michel  Mutermilch. 

Questions  militaires  et  maritimes  :  '^*'^''«*  néerlandaises :n.lAtsBex^^ 

Jean  Norel.  Lettres  Scandinaves  :  P.-G.  La  Ghes- 

Ouestions  coloniales  :  Garl  Si^er.  °*^^  î  Fritiof  Palmér. 

Questions    morales   et    religieuses  :  Lettres  hongroises  :  Félix  de  Gerandu. 

Louis  Le  Cardonnei.  Lettres  tchèques  :  William  Ritter. 

Esoténsme   et  Sciences    osychiques  :  ^«  France  jugée  à  r  Etranger  :  Lucile 

Jacques  Brieu.  Duboit. 

Les  Bibliothèques  :  Gabriel  Renaude.  Variétés:  X... 

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