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Full text of "Les soirées de l'orchestre"

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172- f 3^ 



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LES SOIRÉES 



DE L'ORCHESTRE 



»'. 



Coibeîl, imp. de Crék». 



LES SOIREES 



DE 



L'ORCHESTRE 



PAR 



HECTOR BERLIOZ 



ItKOXltVB ÉDITieN 



BNTIÈRRMENT R frrt' R ET Y^01| R i fili! E. 

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PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRE^ÉDITEURS 

RUE VIVltNNR, 2 BIS. 
185-4 

L'aotrir el le« Hilmn Mréftenentte droit de lri<luct'ua ri d« repro^Hctioa à IVtrmf^r. 




I' 



MES BONS AMIS 

LES ARTISTES DE L'ORCHËSTHË 

DE X'** 

VILLE CIVILISÉE 



••1 



LES 



SOIRÉES DE L'ORCHESTRE 



-PROLOGUE. 



Il y a dans le nord de l'Europe un théâtre lyrique 011 
il est d'usage que les musiciens^ dont plusieurs sont gens 
d'esprit, se livrent à la lecture et môme à des causeries 
plus ou moins littéraires et musicales pendant Texécution 
de tous les opéras médiocres. C'est dire assez quils li- 
sent et causent beaucoup. Sur tous les pupitres, à côté 
du cahier de musique, se trouve, en conséquence, un livre 
tel quel. De sorte que le musicien qui paraît le plus ab- 
sorbé dans la contemplation de sa partie, le plus occupé 
à compter ses pauses, à suivre de Toeil sa réplique, est 
fort souvent acquis tout entier aux merveilleuses scènes 
de Balzac, aux charmants tableaux de mœurs de Dickens, 
et même à Tétude de quelque science. J'en sais un qui, 
pendant les quinze premières représentations d'un opéra 
célèbre, a lu, relu, médité et compris les trois volumes 
du Cosmos de Humboldt ; un autre qui, durant le long 

t 



\ 



2 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

succès d'un sot ouvrage très-obscur aujourd'hui^ est 
parvenu à apprendre l'anglais, et un autre encore qui, 
doué d'une mémoire exceptionnelle, a raconté à ses voi- 
sins plus de dix volumes de contes, nouvelles, anecdotes 
et gaillardises. 

Un seul des membres de cet orchestre ne se permet 
aucune distraction. Tout à son affaire, actif, infatigable, 
les yeux fixés sur ses notes, le bras toujours en mouve- 
naent, il se croirait déshonoré s'il venait à omettre une 
croche ou à mériter un reproche sur sa qualité de son. 
A la fin de chaque acte, rouge, suant, exténué, il respire 
à peine ; et pourtant il n'ose profiter des instants que lui 
laisse la suspension des hostilités musicales pour aller 
boire un verre de bière au café voisin. La crainte de man- 
quer, en s'àttardant, les premières mesures de l'acte sui- 
vant, suffit pour le clouer à son poste. Touché de son 
zèle, le directeur du théâtre auquel il appartient lui en- 
voya un jour six bouteilles de vin à titre d'encouragement. 
L'artiste, qui a la conscience de sa valeur , loin de rece- 
voir ce présent avec gratitude, le renvoya superbement 
au directeur avec ces' mots : « Je n'ai pas besoin d'encou- 
ragement ! » On devine que je veux parler du joueur de 
grosse caisse. 

Ses confrères, au contraire, ne font guère trêve à leurs 
lectures, récits, discussions et causeries, qu'en faveur des 
grands chefs-d'œuvre, ou quand, dans les opéras ordi- 
naires, le compositeur leur a confié une partie principale 
et dominante ; auquel cas leur distraction volontah'e se- 
rait trop aisément remarquée et les compromettrait. Hais 
alors encore, l'orchestre ne se trouvant jamais mis en 
évidence tout entier, il s'ensuit que si la conversation et 



PhOLOGUË. 3 

es études littéraires languissent d'une part, elles se rani- 
ment de Tautre^ et q\ie les beaux parleurs du côté gau-- 
che reprennent la parole quand ceux du côté droit re- 
prennent leur instrument. 

Mon assiduité à fréquenter en amateur ce club d'instru- 
mentistes^ pendant le séjour que je fais annuellement 
dans la ville où il est institué^ m'a permis d'y entendre 
narrer un assez bon nombre d'anecdotes et de petits ro- 
mans ; j'y ai même souvent^ je l'avoue^ rendu leur poli- 
tesse aux conteurs, en faisant quelque récit ou lecture à 
mon tour. Or^ le musicien d'orchestre est naturellement 
rabâcheur^ et quand il a intéressé ou fait rire une fois son 
auditoire par un bon mot ou une historiette quelconque^ 
fût-ce le 25 décembre^ on peut être bien sûr que^ pour 
rechercher un nouveau succès par le même moyen^ il 
n'attendra pas la fin de l'année. De sorte, qu'à force d'é- 
couter ces jolies choses^ elles ont fini par m'obséder 
presque autant que les plates partitions auxquelles on les 
faisait servir d'accompagnement ; et je me décide à les 
écrire^ à les publier même, ornées des dialogues épisodi- 
ques des auditeurs et des narrateurs^ afin d*en donner un 
exemplaire à chacun d'eux et qu'on n'en parle plus. 

Il est entendu que le joueur de grosse caisse seul n'aura 
point part à mes largesses bibliographiques. Un homme 
aussi laborieux et aussi fort dédaigne les exercices d'esprit. 



PERSONNAGES DU DIALOGUE. 



LE CHEF D'ORCHESTRE. 

CORSINO, premier ^ioloa, compositeur. 

SIEDLER, chef des seconds violoas. 

DIMSKI, première contre-basse. 

TURUTH, seconde flûte. 

KLE[?fER aîné, timbalier. 

KLRINER jeune, premier Tioloncelle. 

DERVINCK, premier hautbois. 

WINTER, second basson. 

BACON, alto. (Ne descend point de celui qui inventa la poudre.) 

MOKAN, premier cor. . ' ' ■ i 

SCHMIDT, troisième cor. ^ 

CâKLO, garçon d'orchestre. 

Un Morsibur, habitué des stalles du parquet. 

L'âotbor. 






PREMIÈRE SOIRÉE. 



LE PREMIER OPÉRA, nouTflle du passé. — TINCENZA, nouvelle 
sentimentale. — VEXATIONS de Kleiner l'aîné. 



On joue un opéra français moderne très-plat. 

— Les musiciens entrent à l'orchestre avec un air évident de 
mauvaise humeur et de dégoût. Ils dédaignent de prendre rac- 
cord ; ce à quoi leur chef paraît ne point faire attention. A 
la première émission du la d'un hautbois, les violons s'aper- 
çoivent pourtant qu'ils sont d'un grand quart de ton au-dessus 
du diapason des instruments à vent. « Tiens, dit Tun d'eux, l'or- 
chestre est agréablement discordant ! jouons ainsi l'ouverture, 
ce sera drôle! » En effet, les musiciens exécutent bravement 
leur partie, sans faire grâce au public d'une note. Sans lui faire 
fort, voulais-je dire; car l'auditoire, ravi de ce plat charivari 
rhythmé, a crié 6*5, et le chef d'orchestre se vt)it contraint de 
recommencer. Seulement, par politique, il exige que les in- 
struments à cordes veuillent bien prendre le ton des instru- 



6 LES SOIRÉES DE L'OHCHESTHE. 

ments à vent. (Test un intrigant! On est d'accord. On répète 
l'ouverture qui, cette fois, ne produit aucun eJSet. L'opéra 
commence, et peu à peu les musiciens cessent de jouer. 
« Sais-tu, dit Siedler, le chef des seconds violons, à son voisin 
de pupitre, ce qu'on a fait de notre camarade Corsino qui 
manque ce soir à l'orchestre? — Non. Que lui est-il arrivé? 

— On Ta mis en prison. 11 s'était permis d'insulter le directeur 
de notre théâtre, sous prétexte que^ ce digne homme lui ayant 
commandé la musique d'un ballet, quand cette partition a été 
faite, on ne Ta ni exécutée ni payée. Il était dans une rage... 

— Parbleu! il n'y a pas de quoi perdre patience, peut-être?... 
Je voudrais bien te voir berner de la sorte, pour apprécier ta 
force d'âme et ta résignation... — Oh, moi, je ne suis pas si 
sot ; je sais trop que la parole de notre directeur ne vaut pas 
plus que sa signature. Mais bah ! on rendra bientôt la liberté 
à Corsino ; on ne remplace pas aisément un violon de sa force! 
— Ah ! c'est pour cela qu'il a été aiTêté? dit un alto en dépo- 
sant son archet. Pourvu qu'il trouve quelque jour à prendre 
sa revanche, comme cet Italien qui fit au xvi* siècle le premier 
essai de musique dramatique! — Quel Italien? — Alfonso 
délia Viola, un contemporain du fameux orfèvre, statuaire, 
ciseleur^ Benvenuto GeÛini. J'ai là dans ma poche une nou- 
velle qu'on vient de publier et dont ils sont les héros, je veux 
vous la lire. — Voyons la nouvelle ! — Recule un peu ta chaise 
toi^ tu m'empêches d'approcher. — Ne fais donc pas tant dé 
bruit avec t^ contre-basse^ DimskI; ou nous n'entendrons rien. 
N'es-tu pas encore las de jouer cette stupide musique? — Il y 
aune histoire? attendes; j'en suis. » Dimski s'empresse de 
quitter son instrument. Tout le centre de l'orchestre se dis- 
pose alors autour du lecteur qui déroule sa brochure, et le 
coude appuyé sur mie caisse de cor, commence amsi à demi- 
voix. 



LE PREMIER OPERA, 

NOUVELLE DU PASSE. 
. 1555. 



Florence, 27 juillet 1555*. 
ALFONSO DELIA VIOLA A BENVENUTO CELLINL 

Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté; ou plu- 
tôt, à dire vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu 
maigrissais avant d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais 
tu lus bientôt guéri, toi, et le jour de ma guérison arrivera- 
t-il jamais !... Dieu le sait. Pourtant quelle souffrance fut plus 
que la mienne digne de pitié? A quel malheureux le Christ et 
sa sainte Mère feraient-ils plus de justice en lui accordant 
ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant de 
tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans 
son art et dans sa personne, la vengeance. Ohî non, Benve- 
nuto, non, sans vouloir te contester le droit de poignarder le 
misérable officier qui avait tué ton frère, je ne puis m'empê- 
cherde mettre entre ton offense et la mienne une distance 
infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre diable? versé le 



* La première édition de Fouvrage de M. Berlioz, intitulé Voyage musical 
en Allemagne et en Italie, étant épuisée, l'auteur s'est refusé à en publier une 
seconde; toute la partie auto-biographique de ce voyage devant être introduite 
et complétée par lui dans un autre travail plus important dont il s'occupe. 

Il a cru, en conséquence, pouvoir reproduire dans les Soirées de torchestre 
des fragments de cet essai, tels que : Le premier Opéra^ et quelques autres, consi- 
dérant le Voyagé mutieal comme un livre détruit dont il a seulement conservé 
tes matériaux. {Noie de Véditeur.) 



8 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais Tofficier commandait 
une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté 
sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en 
était venu^ dans son extravagance^ à vouloir enlever leurs 
armes à ces soldats ; ils en firent usage, et ton frère périt. 
Rien n'était plus facile à prévoir, et^ conviens-en, rien n'était 
plus juste. 

Je n'en suis pas là, moi. Bien qu'on ait fait pis que de me 
tuer, je n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais 
droit à des récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie. 

Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues 
années à accroître les forces, à multiplier les ressources de la 
musique. Ni le mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les 
stupides railleries de leurs élèves, ni la méfiance des dilettanti 
qui me regardent comme un homme bizarre, plus près de la 
folie que du génie, ni les obstacles matériels de toute espèce 
qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais. Je puis 
le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est 
parfaitement nul. 

Ce jeune Montecco, nommé Roméo^ dont les aventures et la 
mort tragique firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques 
années, n'était certainement pas le maître de résister au 
charme qui Tentraînait sur les pas de la belle Giulietta, fille 
de son mortel ennemi. La passion était plus forte que les in- 
sultes des valets Capuletti, plus forte que le fer et le poison 
dont il était sans cesse menacé ; Giulietta l'aimait, et pour 
une heure passée auprès d'elle^ il eût mille fois bravé la mort. 
Eh bien ! ma Giulietta à moi, c'est la musique, et, par le ciel ! 
j'en suis aimé. 

11 y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre 
sans pareil jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers 
instruments, devait remplacer le langage parlé, et faire naître, 
de son union avec le drame, des impressions telles que.la plus 
haute poésie n'en produisit jamais. Par malheur, ce projet 
était fort dispentlieux; un souverain ou un juif pouvait seul 
entreprendre de le réaliser. 

Tous nos princes d'Italie ont entendu pailer du mauvais 



I 



PREMIÈRE SOIRÉE. 9 

effet de la prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à 
la fin du siècle dernier ; le peu de succès de YOrfeo d*AngeIo 
Politiano, antre essai du même genre, ne leur est pas in- 
connu, et- rien n'eût été plus inutile que de réclamer leur 
appui pour une entreprise où de vieux maîtres avaient échoué 
si complètement. On m'eût de nouveau taxé d^orgueil et de 
folie. 

Pour les juifs, je n^y pensai pa&un instant; tout ce que je 
pouvais raisonnablement espérer d'eux^ c'était, au simple 
énoncé de ma proposition, d'être éconduit sans injures, et sans 
huées de la valetaille ; encore n*en connaissais-je pas un assez 
intelligent, pour qu'il me fût permis de compter avec quelque 
certitude sur une telle générosité. J'y renonçai donc, non sans 
chagrin, tu peux m'en croire ; et ce fut le cœur serré que je 
repris le cours des travaux obscurs qui me font vivre, mais 
qui ne s*accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la gloire 
et la fortune seraient peut-être le prix. 

Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler 
encore. Ne ris pas de mes découvertes, Cellini, et garde- toi 
snrtout de comparer mon art naissant à ton art depuis long- 
temps formé. Tu sais assez de musique pour me comprendre. 
De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux h quatre 
parties soient le dernier degré de perfection où la composition 
etrexécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique- t-îl 
pas qne, sous le rapport de l'expression, comme sous celui de 
la forme musicale, ces œuvres tant vantées ne sont qu'enfan- 
tillages et niaiseries. 

Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la 
vaillance ; et le chant, toujours le même, ressemble à la triste 
psalmodie des moines mendiants. Est-ce là tout ce que peu- 
vent faire la mélodie, l'harmonie, le rhythme ? N'y a-t-il pas 
de ces diverses parties de l'art mille applications qui nous 
sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est ne fait-il pas 
pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait être? Et 
les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre mi- 
sérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit 
continuellement à l'unisson ou àToctave? La musique instru- 

I. 



iO LES SOIRÉES DE L^ORCHESTRE. 

mentale, prise indiiriduellenient, existe^t-elje? Et dans la ma- 
nière d'employer la vocalie^ que de préjugés, que de routine ! 
Pourquoi toujours chanter à quatre parties, lors même qu'il 
s'agft d'un piBrsonnagç qui se plaint de son isolement? 

Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que 
ces canzonnette introduites depuis. peu dans les tragédies, où 
un acteur, qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en 
est pas moins accompagné par trois autres voix placées dans 
la coulisse, d'où elles suivent son chant tant bien que mal? 

Sois-én sûr,Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés .de leurs 
œuvres, appellent aujourd'hui le comble de l'art est aussi loin 
de ce qu'on noaunera musique dans deux ou trois siècles, 
que les petits monstres bipèdes, pétris avec delà boue par les 
enfants, sont loin de ton sublime Persée ou du Moïse de 
Buonarotti. 

11 y a donc d'innombrables modifications à apporter dans 
un art aussi peu avancé... des, progrès immenses lui restent 
donc à faire. Et pourquoi ne contribuerais-je pas à donner 
l'impulsion qui les amènera?... 

Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, 
qu'il te suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être 
mise en lumière à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir 
recours au patronage des riches ni des grands. C'était du temps 
seulement qu'il me fallait; et l'œuvre^ une fois terminée, l'oc- 
casion de la produire au grand jour eût été facile à trouver, • 
pendant les fêtes qui allaient attirer h Florence l'élite des sei- ^ 
gneurs et des amis des arts de toutes les nations. 

Or, voilà le sujet de l'acre et noire colère qui me ronge le 
cœur : 

Un matin que je travaillais à cette composition singulière 
dont le succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, mon- 
seigneur Galeazzo, l'homme de confiance du grand-duc, qui. 
Tan passé, avait fort goûté ma scène d'Ugolino, vient me trou- 
ver et médit : « Alfonso, ion jour est venu. Il ne s'agit plus de 
« madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes. Écoute-moi; 
« les fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien 
« pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres 



J 



PREMIÈRE SOIRÉE. 11 

4K qui vont s'allier ; tes derniers succès ont fait naître la con- 
« fiance; à la cpur maintenant on croit en toi. 

ce J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, 
« j'en ai parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A Tceuvre 
a donc, que ton rêve devienne une réalité. Ëcris^on drame ly- 
« rique et ne crains rien pour son exécution ; les plus habiles 
« chanteurs de Rome et de Milan seront mandés à Florence ; 
a les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta dispo- 
« sltion ; le prince est magnifique, il ne te refusera rien ; ré- 
« ponds à ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et 
ce ta fortune est faite, d 

Je ne sais ce qui se passa en moi. à ce discours inattendu; 
mais je demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me 
coupèrent la parole, et je pris Taspect et l'attitude d'un idiot. 
Galêazzo ne se méprit pas sur la cause de mon trouble, et me 
serrant la main : « Adieu, Alfonso ; tu consens^ n'est-ce pasr? 
c( Tu me promets de laisser toute autre composition 
« pour te livrer exclusivement à celle que Son Altesse te de- 
tt mande ? Songe que le mariage aura lieu dans trois mois ! » 
Et comme je répondais toujours affirmativement par un signe 
de tête, sans pouvoir parler : et Allons , calme-toi , Vésuve ; 
a adieu. Tu recevras demain ton engageaient , il sera signé 
a ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage ; nous comptons 
ce sur toi. » 

Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni 
et de Tivoli bouillonnaient dans liia tête. 

Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand 
je me fus représenté de nouveau la grandeur et la beauté de 
' ma tâche. Je m'élance sur mon libretto, qui jaunissait aban- 
donné dans un coin depuis si longtemps ; je revois Paulo 
Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et les damnés; j'en- 
tends cet amour ravissant soupirer et se plaindre ; de tendres 
et gracieuses mélodies pleines d^abandon, de mélancolie, de 
chaste passion, se déroulent au dedans de moi ; Thorrible cri 
de haine de l'époux outragé retentit ; je vois deux cadavres 
enlacés rouler à ses pieds; puis je retrouve les âmes toujours 
unies des deux amants, errantes et battues des vents aux pro- 



12 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

fondeurs de Tabîme ; leurs voix plaintives se mêlent au bruit 
sourd et lointain des fleuves infernaux, aux sifflements de la 
flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle poursuit, 
à tout Taffreux concert des douleurs éternelles... 

Pendant treis jours, Gellini, j'ai marché sans but, au ha- 
sard, dans un vertige continuel ; pendant trois nuits j'ai été 
privé de sommeil. Ce n'est qu'après ce long accès de tièvre, 
que la pensée lucide et le sentiment de la réalité mesont re- 
venus. Il m'a fallu tout ce temps de lutte ardente et désespé- 
rée pour dompter mon imagination et dominer mon sujet. En- 
fin je suis resté le maître. 

Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée 
dans un ordre simple et logique, s'est montrée peu à peu re- 
vêtue de couleurs sombres ou brillantes, de demi-teintes ou 
de tons tranchés; les formes humaines ont apparu, ici pleines 
de vie, là sous le pâle et froid aspect de la mort. L'idée poé- 
tique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été pour 
•lui un obstacle ; j'ai fortifié, embelli et agrandi l'une par l'au- 
tre. Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais et avec 
tant de facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier 
était déjà terminé.. 

Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en son- 
geant à toutes les minutieuses précautions qui me restaient à 
prendre pour assurer l'exécution de mon œuvre , la vigueur 
et la vigilance me sont revenues. J'ai surveillé les chanteurs, 
les musiciens, les copistes, les machinistes, les décorateurs. 

Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et 
cette gigantesque machine musicale allait se mouvoir majes- 
tueusement, quand un coup inattendu est venu en briser les 
ressorts et anéantir à la fois, et la belle tentative, et les légi- 
times espérances de ton malheureux ami. 

Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait de- 
mandé ce drame en musique; lui qui m'avait fait abandonner 
l'autre composition sur laquelle je comptais pour populariser 
mon nom ; lui dont les paroles dorées avaient gonflé un coeur, 
enflammé une imagination d'artiste, il se joue de tout cela 
maintenant; il dit à cette imagination de se refroidir, à ce 






PREMIÈRE SOIRÉE. 13 

cœur de se calmer ou de se briser; que lui importe ! Il s'op- 
pose, enfin , à la représentation de Francesca; Tordre est 
donné aux artistes romains et milanais de retourner chez eux ; 
mon drame ne sera p{(S mis en scène; le grand-duc n'en veut 
plus; IL A CHANGÉ D-'iDÉE... La foulc qui se pressait déjà à Flo- 
rence, attirée moins encore par Tappareil des noces que par 
rintérêt de curiosité que la fête musicale annoncée excitait 
dans toute Tltalie, cette foule avide de sensations nouvelles, 
trompée dans son attente, s'cnquiert bientôt du motif qui la 
prive ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue cher- 
cher, et ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à Tattribuer à 
Tincapacité du compositeur. Chacun dit : «c Ce fameux drame 
était absurde, sans doute ; le grand- duc, informé à temps de 
la vérité, n'aura pas voulu que l'impuissante tentative d'un 
artiste ambitieux vînt jeter du ridicule sur la solennité qui se 
prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince ne manque 
pas ainsi à sa parole. Délia Viola est toujours le même vflni» 
teuz extravagant que nous connaissions ; son ouvrage n'était 
pas présentable, et, par égard pour lui, on s'abstient de l'a- 
vouer. 9 Cellini! ômon noble et fier et digne ami! réfléchis 
un instant, et d'après toi-même juge de ce que j'ai dû éprou- 
ver à cet incroyable abus de pouvoir, à cette violation inouïe 
des promesses les plus formelles, à cet horrible afifront qu'il 
était impossible de redouter, à cette calomnie insolente d'une 
production que personne au monde, excepté moi, ne connaît 
encore. 

Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui 
rient en me voyant ? que répondre aux questions de mes parti- 
sans? à qui m'en prendre? quel est l'auteur de cette machina- 
tion diabolique ? et comment en avoir raison ? Cellini ! Cellini ! 
pourquoi es-tu en France? que ne puis-jete voir, te deman- 
der conseil, aide et assistance? ParBacchus, ils me rendront 
réellement fou... Lâcheté I honte ! je viens de sentir des larmes 
dans mesyeux. Arrière toute faiblesse ! c'est la force, l'attention 
et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire, car 
je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand etcomment, 
il n'imoorte: mais je me vengerai, je te le jure, et tu seras 



i4 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTHE. 

content. Adiôu. L'éclat de tes notiveaux triomphes est venu 
jusqu^à nous; je t'en félicite et m'en réjouis de toute mon 
âme. Dieu veuille seulement que le roi François te laisse le 
temps de répondre à ton ami souffrant et non vengé. 

Alfoisso della Viola. 



Paris, 20 août 1555. 



BENVENUTO A ALFONSO. 

! 

J*admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation^ La 
mienne est grande, sois-en bien convaincu ; mais elle est plus 
calme. J'ai trop souvent rencontré de semblables déceptions 
pour m'étonnerde celle que tu viens de subir. L'épreuve était 
rude^ j'en conviens, pour ton jeune courage, et les révoltes 
de ton âme contre une insulte si grave et si peu méritée sont 
justes autant. que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu entres 
à peine, dans la carrière.. Ta vie retirée, tes méditations, tes 
travaux solitaires, ne pouvaient rien t'appprendre des intri- 
gues qui s'agitent dans les hautes régions de Fart, ni du ca- 
ractère réel des hommes puissants, trop souvent arbitres du 
sort des artistes. 

Quelques événements de mon histoire , que je f ai laissé 
ignorer jusqu'ici, suffiront à f éclairer sur notre position à 
tous et sur la tienne propre. 

Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon ré* 
cit; ton caractère me rassure ; je le connais, je l'ai bien étu- 
dié.. Tu persévéreras, tu anûveras au but malgré tout ; tu es 
un homme de fer ; et le caillou lancé contre ta tête par les 
basses passions embusquées sur ta route, loin de briser ton 
front, en fera jaillir le feu. Apprends donc tout ce que j*ai 
souffert, et que ces tristes exemples de Tinjustice des grands 
te servent de leçon. 

L'évêque de Salamanque, ambassadeur de Rome, m'avait 



PREMIERE SOIRËE. 15 

demande une grande aiguière^ dont le travail, extrêmement 
minutieux et délicat, me prit plus de deux mois, et qui, eq 
raison de Ténorme quantité de métaux précieux nécessaires à 
sa composition, m'avait presque ruiné. Son ExceUence se ré- 
pandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le fit 
emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de 
paiement que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole 
ou une médaille de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase 
revînt entre mes mains pour une petite réparation; je refusai 
de le rendre. 

Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes 
d'un prêtre et d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer 
un reçu de la somme qu'il me devait encore; mais comme 
je ne suis pas homme à me laisser prendre à un piège aussi 
grossier. Son Excellence en vint à faire assaillir ma boutique 
par ses valets; Je me doutai du tour ; aussi, quand cette ca* 
naiile s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et 
moi, armés jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil 
que le lendemain, grâce à mon escopette et à mon long poi- 
gnard, je fus enfin payé (i). 

Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre 
bouton de la chape du pape, travail merveilleux que je ne 
puis m'empêcher de. te décrire. J'avais situé le gros diamant 
précisément ^aa milieu de l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis 
dessus, dans une attitude si dégagée^ qu'il n'embarrassait pas 
du tout le joyau, et qu'il en résultait une très-belle harmo- 
nie; il donnait la bénédiction en élevant la main droite. J'a- 
vais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le soutenaient 
en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du milieu, 
était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. 11 y avait 
à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec 
d'autres pierres fines. Dieu portait un manteau qui volti- 
geait, et d^où sortait un grand nombre de chérubins et mille 
ornemeats d'un admirable effet. 

Clément Yli, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton. 



(1) Historique. 



16 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

me promit de me donner tout ce que je demanderais.' La 
chose cependant en resta là ; et comme je refusais de faire un 
calice qu'il me demandait en outre, toujours sans donner 
d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une bête fé- 
roce^ me' fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout 
ce que j'en ai jamais obtenu (1). Il n'y avait pas un mois que 
j'étais en liberté quand je rencontrai Pompeo, ce misérable 
orfèvre qui avait l'insolence d'être jaloux de moi, et contre 
lequel, pendant longtemps, j'ai eu assez de peine à défendre 
ma pauvre vie. Je le méprisais trop pour le bair; mais il 
prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui était pas ordi- 
naire^ et que^ cette fois^ aigri comme je l'étais, il me fut im- 
possible de supporter. A mon premier mouvement pour le 
frapper au visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le 
coup de poignard porta précisément au-dessous de l'oreille. 
Je ne lui en donnai que deux, car au premier il tomba mort 
dans ma main. Mon intention n'avait pas été de le tuer, mais 
dans l'état d'esprit où je me trouvais, est-on jamais sûr de 
ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux emprison- 
nement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour 
avoir, sous l'impulsion de la juste colère causée par la mau- 
vaise foi et l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion. 

Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, 
ne me les payait pas mieux que son prédécesseur ; seulement, 
pour mettre en apparence les torts de mon côté, il imagina 
un expédient digne de lui et vraiment atroce. Les ennemis 
que j'avais en grand nombre autour de Sa Sainteté, m'accu- 
sent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément. 

Paul 111, sachant bien le contraire, feint cependant de me 
croire coupable, et me fait enfermer au château Saint-Ange; 
dans ce fort que j'avais si bien défendu quelques années au- 
paravant pendant le siège de Rome ; sous ces remparts d'où 
j'avais tiré plus de coups de canon que tous les canonniers 
ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué moi- 
même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échap* 

(1) Historique. 



PREMIÈRE SOIRÉE. 17 

per, j'arrive aux murailles extérieures ; suspendu à une 
corde au-dessus des fossés, jHnvoque Dieu qui connaît la jus- 
tice de ma cause^ je lui crie, en me laissant tomber : a Aidez- 
moi donc. Seigneur^ puisque je m'aide ! i» Dieu ne m'entend 
pas, et dans ma chute, je me brise une jambe. Exténué, mou- 
rant, couvert de saiig, je parviens, en me traînant sur les 
mains et sur les genoux, jusqu'au palais de mon ami intime, 
le caidinal Cornaro. Cet infâme me livre traîtreusement au 
pape pour obtenir un évêché. 

Paul me condamne à mort, puis, comme s'il se repentait de 
terminer trop promptement mon supplice, il me fait plonger 
dans un cachot fétide tout rempli de tarentules et d'insectes 
venimeux, et ce n'est qu'au bout de six mois de ces tortures 
que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie, il accorde ma 
grâce à l'ambassadeur français (1). 

Ce sont là, cher Alfonso,'des souffrances terribles et des 
persécutions bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que 
la blessure faite récemmeut à ton amour-propro' puisse t'en 
donner une juste idée. D'ailleurs, Tinjure adressée à l'œuvre 
et au génie de l'artiste te semblât-elle plus pénible encore que 
l'outrage fait à sa personne, celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à 
la cour de potre admirable grand-duc, quand j'ai fondu Per- 
sée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms grotesques dont 
on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait cha- 
que nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on 
sut persuader à Côme que mon nouveau procédé de fonte ne 
réussirait pas, et que c'était folie de me confier le métal. Ici 
même, à celte brillante cour de France, où j'ai fait fortune, 
où je suis puissant et admiré, n'ai-je pas une lutte de tous les 
instants, sinon avec mes rivaux (ils sont hors de combat au- 
jourd'hui), au moins avec la favorite du roi, madame d'É- 
tampes, qui m'a pris en haine, je ne sais pourquoi ! Cette 
méchante chienne dit tout le mal possible de mes ouvrages (2) ; 
cherche, par mille moyens, à me nuire dans l'esprit de Sa 
Majesté; et, en vérité, je commence à être si las de l'entendre 

(1) Historique, 
(î) ici. 



18 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

abayer sur ma trace, que, sans un grand ouvrage récemment 
entrepris, dont j'espère plus d'honneur que de tous mes précé^ 
dents travaux, je serais déjà sur la route d'Italie. 

Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort 
puisse infliger à l'artiste. Et je vis encore^ cependant. Et ma 
vie gtorieuse fait le tourment de mes ennemis. Et je l'avais 
prévu* Et maintenant je puis les abîmer dans mon mépris. 
Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai, mais pour 
l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est 
certaîoe. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille 
fois, et que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels 
hommes 1 je rougis 4'y penser. La vengeance directe et per- 
sonnelle est un fruit rare, qu'il n'est pas donné à tous de 
cueillir^ Je n'ai eu raison ni de Clément VU, ni de Paul llf, 
ni de Comaro, ni de Côme, ni de madame d'Ëtampes, ni de 
cent auti'es lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, 
toi> de ce môme Côme^ de ce grand-duc, de ce Mécène ridi- 
cule qui. ne comprend pas plus ta musique que ma sculpture, 
et qui nous a si platement offensés tous les deux? Ne pense 
pas à le tuer, au moins ; ce serait une insigne folie, dont les 
conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand mu* 
sicien, que ton nom soit illustre, et si quelque jour sa sotte 
vanité le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les, n'accepte 
jamais rien de lui et ne fais jamais rien pour lui . C'est le 
conseil que je te donne ; c'est la promesse que j'exige de toi ; 
et, crois-€in mon expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique 
vengeance qui soit à ta portée. 

Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus géné- 
reux et plus nohle que nos souverains italiens, m'avait enri- 
chi ; c'est donc à moi, artiste, qui t'aime, te comprends et 
t'admire,. à tenir la parole du prince sans esprit et sans coeur 
qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille écus. Avec cette 
somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement 
ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit 
à Rome, à Naples, à Milan, à Fer rare, partout, excepté à 
Florence ; il ne faut pas qu'un seul rayon de ta gloire'puisse se 
refléter sur le grand-duc. Adieu, cher enfant, la vengeance 



PEËMIËRË SOIRÉE. \9 

est bîm belle» et pour elle on peut être tenté de mourir; — 
mais Fart est encore plus beau, et n'oublié jamais que, malgré 
touty il faut vivre pour lui* 



Ton ami» 



Benyenuto Celuni. 



Paris, fO juin 1557. 

< 

BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA. 

Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat ! joueur 
de flûte (1)... C'était bien la peine de jeter tant de cris, de 
souffler tant de flammes, de tant parler d'offense et de ven- 
geance, de rage et d'outrage, d'invoquer l'enfer et le ciel, 
pour arriver enfin à une aussi vulgaire conclusion ! Ame 
basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles menaces 
puisque ton ressentiment était de si frêle nature^ que, deux 
ans à peine apiès avoir reçu Tinsulte à la face, tu devais 
t'agenouiller lâchement pour baiser la main qui te l'infligea. 

Quoi ! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de 
TEurope aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et 
d'artiste^ n'ont pu te garantir des séductions de cette cour, où 
régnent l'intrigue, l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour 
où tu fus honni, méprisé, et qui te chassa comme urr valet 
infidèle ! Il est donc vrai ! tu composes pour le grand-duc ! Il 
s'agit. même, dit-on, d'une œuvre plus vaste et plus hardie 
encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie mu- 
sicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les 
jardins du palais Pitti ; cinq cents virtuoses habiles^ réunis 
sous ta direction dans un vaste et beau, pavillon décoré par 
Michel-Ange, verseront à flots la splendide harmonie sur un 
peuple haletant, éperdu, enthousiasmé. C'est admirable ! Et 
tout cela pour le grand-duc, pour Florence, pour cet homme 

(1) On Baitt^ttcCelUoi professait une siagulière aversioo pour cet instrument. 



20 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

et cette ville qui t'ont si indignement traité! Oh! quelle ri- 
dicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer 
ta puérile colère d'un jour! oh! la miraculeuse simplicité 
qui me faisait prêcher la continence à Teunuque, la lenteur 
au colimaçon ! Sot que j'étais ! 

Mais quelle puissante passion a donc pu f amener à ce 
degré d'abaissement? La soif de l'or? tu es plus riche que 
moi aujourd'hui. L'amour de la renommée? quel nom fut ja- 
mais plus populaire que celui d'Alfonso, depuis le prodigieux 
succès de ta tragédie deFrance*ca,et celui, non moins grand, 
des trois autres drames lyriques qui l'ont suivie. D'ailleurs, 
qui t'empêchait de choisir une . autre capitale pour le théâtre 
de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé 
ce que le grand Côme vient de l'offrir. Partout, à présent, tes 
chants sont aimés et admirés ; ils retentissent d'un bout de 
l'Europe à l'autre; on les entend à la ville, à la cour, à l'ar- 
mée, à réglise ; le roi François ne cesse de les répéter; ma- 
dame d'Ëtampes, elle-même, trouve que tu n'es pas sans talent 
pour un /«a/t>n; justice égale t'est rendue en Espagne; les 
femmes, les prêtres surtout, professent généralement pour ta 
musique un culte véritable; et si ta fantaisie eût été de por- 
ter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, 
la joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmillière 
enrabattée des monsignori n'eût été surpassée, sans doute, 
(|ue par l'ivresse et les transports de leurs innomblables 
catins. 

L'orgueil, peut-être, t'aura séduit... quelque dignité bouf- 
fie... quelque titre bien vain... Je m'y perds. 

Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci : tu as manqué de no- 
blesse, tu as manqué de fierté, tu as manqué de foi. 
L'homme, l'artiste et l'ami sont également déchus à mes 
yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à des gens de 
cœur, incapables d'une action honteuse ; tu n'es pas de ceux- 
là, mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu 
as voulu me le rendre ; nous sommes quittes. Je vais partir 
de Paris; dans un mois je passerai à Florence; oublie que tu 
m'as connu et ne cherche pas à me voir. Car, fût-ce le jour 



PREMIERE SOIRÉE. 21 

même de ton succès^ devant le peuple, devant les princes, ot 

devant l'assemblée bien autrement imposante pour moi de 

tes cinq cents artistes, si tu m'abprdais^ je te tournerais 

le dos. 

Benvenuto Gellini. 



Florence, tSjuio 1557. 
ALFONSO A BENVENUTO. 

Oui, Gellini, cVst vrai. Au grand-duc je dois unô impar- 
donnable humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune, 
et peut-être ma vie. J'avais juré que je me vengerais de lui Je 
ne Tai pas fait. Je f avais promis solennellement de ne jamais 
accepter de sa main ni travaux^ ni honneurs; je n'ai pas tenu 
parole. C'est à Ferrare que Francesca a été entendue (grâce à 
toi) et applaudie pour la première fois ; c'est à Florence qu'elle 
a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et cepen- 
dant Ferrare^ qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne 
l'a point obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hom- 
mage. Oui, les Toscans, jadis si dédaigneux, à mon égard, se 
réjouissent de la préférence que je leur accorde ; ils en sont 
fiers ; leur fanatisme pour moi dépasse de bien loin tout ce 
que tu me racontes de celui des Français. 

Une véritable émigration se prépare dans là plupart des 
Yilles toscanes. Les Pisans etlesSiennois eux-mêmes, oubliait 
leurs vieilles haines, implorent d'avance, pour le grand jour, 
l'hospitalité florentine. Gôme, ravi du succès de celui qu'il 
appelle son artiste^ fonde en outre de brillantes espérances sur 
les résultats que ce rapprochement des trois populations ri- 
vales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. 11 
m'accable de prévenances et de flatteries. 11 a donné hier, en 
mon honneur^ une magnifique collation au palais de Pitli, où 
toutes les familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La 
belle comtesse de Yallombrosa m'a prodigué ses plus doux 
sourires. La grande-duchesse m'a fait l'honneur de chanter 



22 LÉS SOIRÉES DÉ L'ORCltËSTRE. 

lin madrigal avec moi. Délia Viola est Thomme du jour, 
rhomme de Florence, l'homme du graiid-duc ; il n'y a que lui. 
Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien hiêpri^able, bien 
vil? Eh bien! Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet 
prochain, attends-moi de huit à neuf heures du soir devant 
la porte du Baptistaire, jlrai t'y chercher. Et si, des les pre- 
miers mots, je ne me justifie pas complètement de tous les 
griefs que tu me reproches, si je ne te donne pas de ma con- 
duite une explication dont lu puisses de tout point favouer 
satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le der- 
nier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton 
fouet, crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je 
l'aurai mérité. Jusque-là, garde-moi ton amitié: tu verras 
bientôt que je n'en fus jamais plus digne. 

A toi, Alfonso dèlla Viola. 

Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, àPair som- 
bie et mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, 
vers la place du Grand-Duc. Arrivé devant la statue en bronze 
de Persée, il s'an-êta et la considéra quelque temps dans le 
plus profond recueillement : c'était Benvenuto. Bien que la 
l'éponse et les protestations d' Alfonso eussent fait peu d'im- 
pression sur son esprit, il avait été longtemps uni au jeune 
compositeur par une amitié trop sincère et trop vivej pour 
qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer à tout jamais. 
Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre 
ce que délia Viola pouvait alléguer pour sa justification ; et 
c'est en se rend^tnt au Baptistaire, où. Alfonso devait venir 
le rejoindre, que Cellini avait voulu revoir, après sa longue 
absence, le chef-d'œuvre qui lui coûta naguère tant de fati- 
gues et de chagrins. La place et les rues adjacentes étaient 
désertes, le silence le plus profond régnait dans ce quartiei% 
d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste contemplait son 
immortel ouvrage, en se demandant si l'obscurité et une in- 
telligence commune n'eussent pas été préférables pour lui à 
la gloire et au génie. 



PREMIERE SOIRÉE. 23 

— Que ne suis-Je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'An- 
zio ! pensatt-il ; semblable aux animaux conûés à ma garde, 
je mènerais une existence grossière, monotone^ mais inacces- 
sible, au moins, aux agitations qui, depuis mon enfance, ont 
tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et jalouï... des princes 
injustes ou ingrats... des critiques acbamés.l. des flatteurs 
imbéciles... des altematîTes incessantes de succès et de re- 
vers, de splendeur et de misère... des travaux excessifs et tou- 
jours renaissants... jamais de repos, de bien-être^ de loisirs... 
user son corps comme un mercenaire et sentir constamment 
son âme .transir ou brûler. . . esl-de là vivre ?. . . 

Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui dé^ 
bouchaient rapidement sur la place, vinrent interrompre sa 
méditation. 

— Six florins ! disait l'un, c'est cher. 

— En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût 
bien fallu en passer parla. Ces maudits Pisans ont pris fontes 
les places. D'adlleurs, pense donc, Antonio, que la maison du 
jardinier n'est qu'à vingt pas du pavillon ; assis sur le toit, 
nous pourrons entendre et voir à merveille : la porte du 
petit canal souterrain sera ouverte et nous amverons saris 
difficulté. 

— Bah ! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pou- 
vons bien jeûner un. peu pendant quelques semaines. Vous 
saveï l'effet qu'a produit hier larépétion. La cour seule y avait 
été admise; lé grand^duc et èa suite n'ont cessé d'applaudir ; 
les exécutsmts ont porté délia Viola en triomphe,'et enfin, 
dans son extase, la comtesse de Vallombix»a l'a embrassé : ce 
sera miraculeux. 

— Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées ; toute 
la ville est d^à réunie au palais Pitti. C'est le moment. Cou- 
rons ! courons ! 

Cellini apprit seulement alors qu'il s'sigissait de la grande 
fête musicale, dont le jour et Theure étaient arrivés. Cette 
circonstance ne s'accordait guère avec le cKofac qu'avait fait Al- 
fonso de cette soirée pour son rendez-vous. Comment en un 
pareil! moment, le maestro pourrait-il abandonner son orches- 



24 LES SOIRÉES DE L'ORGHESTRE. 

tre et quitter le poste important où rattachait un si grand in- 
térêt? c'était difficile à concevoir. 

Le ciseleur^ néanmoins, se rendit au Baptistaire, où il 
trouva ses deux élèyes Paolo et Ascanio,et des chevaux ; il de- 
vait partir le soir même pour Livourne, et de là s'emharquer 
pour Naples le lendemain. 

Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Âl~ 
fonso, le visage pâle et les yeux ardents, se présenta devant 
lui avec une sorte de calme affecté, qui ne lui était pas ordi- 
naire; 

— Gellini! tues venu^ merci. 

— Eh bien? 

— C'est ce soir ! 

— Je le sais; mais parle, j'attends Fexplication que tu m'as 
promise. ♦ " 

— Le palais Pitti^ les jardins, les cours^ sont encombrés. 
La foule se presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins 
d'eau, sur les toits^ sur les arbres, partout. 

— Je le sais. 

— Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus. . 

— Je le sais. 

— Le grand-duc, la cour et la noblesse sont réunis, Tira- 
mense orchestre est rassemblé. 

— Je le sais. 

— Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondis- 
sant, le maestro n'y est pas non plus, le sais^tu aussi ? 

— Comment! que veux-tu dire? 

— Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée ; non, il \\*s 
a pas de maestro, puisque me voilà ; non, il n'y aura pas de 
fête musicale, puisque l'œuvre et l'auteur ont disparu. Un 
billet vient d'avertir le grand-duc que mon ouvrage ne serait 
pas exécuté. Cela ne me convient plus, lui ai-je écrit, en mé 
servant de ses propres paroles, fnoi aussi, à mon tour^ j'ai 
CHANGÉ d'idée. Conçois-tu à présent la rage de ce peuple dés- 
appointé pour la première fois ! de ces gens qui ont quitté 
leur ville, laissé leur travaux, dépensé leur argent pour en- 
tendre ma musique, et qui' ne l'entendront pas? Avant de 



PRËMIÈHË SOIRÉE. 25 

f 

venir te joindre, je les épiais, Fimpatience commençait à les 
gagner^ on s^en prenait au grand-duc. Vois-tu mon pian^ 
Cellini 

— Je l'aperçois. 

— Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir 
éclater ma mine. Ëotends-tu déjà ces cris, ce tumulte^ ces 
imprécations ? ô mes braves Pisans, je vous reconnais à 
vos injures ! Vois-tu voler ces pierres, ces branches d'arbres^ 
ces débris de vases? iLn^y a que des Siennois pour les lancer 
ainsi! Prends garde, ou nous allons être renversés. Gomme 
ils courent ! ce sont des Florentins ; ils montent à Tassant du 
pavillon. Bon ! voilà un bloc de boue dans la loge ducale^ bien 
a pris au grand Gôme de Tavoir quittée. A bas les gradins ! à 
bas les pupitres, les banquettes, les fenêtres I à bas la loge! à 
bas le pavillon ! le voilà qui s'écroule. Us abîment tout, Cel- 
lini? c'est une magnifique émeute! honneur au grand-duc !1! 
Ah damnation ! tu me prenais pour un lâche ! Ës^tu satisfait, 
dis donc, est-ce là de la vengeance ? )» 

Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, 
sans répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire ; 
ses yeux où brillait un feu sinistre, son front carré que sillon- 
naient de larges gouttes de sueur, le tremblement presque 
imperceptible de ses membres, témoignaient assez de la sau- 
vage intensité de sa joie. Saisissant enfin le bras d'Alfonso : 

— Je pars à Tinstant pour Naples, veux-tu me suivre ? 

— Au bout du monde, à présent. 

— Ëmbrasse-moi donc, et à cheval ! tu es un héros. 



SiEDLER. — Ëh bien l voulez-vous parier que si Corsino 
trouvait jamais Toccasion de se venger de la même manière, 
il se garderait de la saisir?... C'est bon pour un homme cé- 
lèbre qui peut déjà faire de la gloire Htière pour ses chevaux ^ 
pour parier comme Fempereur Nappléon ; mais qu'un débu- 
tant ou même un artiste passablemant connu se donne un luxe 
pareil, je Ten défie! 11 n'y en a pas d'assez fou, ou d'assez 
vindicatif. Pourtant la farce est bonne. J'aime aussi la modé- 
ration de Benvenuto dans les coups de poignard : ^Jene lui 

2 



28 LES SOmÉÉS DE L'ORCHESTRE. 

mdonnai que deuœ^ car aupremier il Umhamort, » est touchant. 
WiNTER. — Ce damné opéra île finira pas ! (La preDaière 
chanteuse pousse des cris déchirants.) Qui sait quelque^chos^ 
d'amusant pour nous faire oublier les clametirs de cette créa- 
lure? — ' Moi, dit Turuth, la seconde flûte, je puis vous ra- 
conter un petit drame dont j'ai été témoio en Italie ; mais 
l'histoire n'est pas gaie. — Oh ! tu es sensible/on le ôaitj'le 
plus sensible des lauréats que l'histitut de France a envoyés 
à Rome depuis vingt ans, pour y désapprendre la musique, 
si toutefois ils l'ont jamais sue. — Eh bien î si c'est le genre 
français, dit JOervink, laisse-le nous attendrir. Va pour dix 
minutes de sensibilité. Mais tu nous assures que ton histoire 
est véritable?— Aussi vraie qu'il est vrai que j'exist»!— Voye^ 
vous le puriste^ qui ne veut pas dire comme tout le Inonde : 

aussi vraie que j'existe ! — Chut ! au fait î au fait ! — M'y vo^à ! 

• . «- . .. 



VINCENZA, 

NOUVELLE SENTrHENTALE. 

Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un 
amour profond à une jeune paysanne d*Albano, liomméô Vin- 
cenza, qui venait quelquefois à Rome oflTiit pour modèle sa 
tête virginale aux pinceaux de nos pUis habiles dessinateurs. 
La grâce naïve de cette enfant des montagnes, et l'expression 
candide de ses traits, lui avaient valu une espèce de culte que 
lui rendaient les peintres^ et que sa conduite décente et ré- 
servée justifiait d'ailleurs complètement. ^ 

Depuis le jour où G"** parut prendre plaisir à la voir, Vin- 
cenza ne quitta plus Rome ; Albano, son beau lac, ses sites ra- 
vissants^ furent échangés contre une petite chanAre sale et 
obscure qu'elle occupait dans le Tronstevero, chez la femme 
d'un artisan dont elle soignait les enfeôts. Les prétextes ne lui 
manquaient jamais pour faire de fréquentes visites à l'atelier 
de son beUo Francese. Un jour je l'y trouvai. G*** était grave- 
ment assis devant son chevalet, la brosse à la main vVincenea^ 



PRËMIËRË SOIRÉE. 27 

accroupie à.ses pieds comme un cbien ^ ceux de son maître, 
épiait soo rçgar/d* aspirait sa moindre parole, par intervalles 
se levait.d'ui^ bond, se^laçait en face de G'^'^, le contemplait 
avec ivresse» et se jetait à son cou en faisant des éclats de rii*e 
de convulsionnaire, sans sopgerle moins du monde à dégui- 
ser sa délirantOipassion. 

Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise 
fut sans nuages, mais la jalousie vint y mettre ûu. On fit con- 
cevoir à G**'^ des doutes sur la fidélité de Vincenza ; dès ce 
moment, il lui ferma sa porte et refusa obstioéroent de la 
voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par cette rupture, 
tomba dans un désespoir effrayant. Elle attendait quelquefois 
G*'^'^ des jupmées entières sur la promenade du Pincio, où 
elle espérait Iç rencontrer, refusait toute consolation, et de- 
venait de plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque 
dans ses manières. Tavais déjà essayé inutilement de lui ra- 
mener son inflexible; quand je la trouvais sur mes pas, noyée 
«le pleurs, le regard morne, je ne pouvais que détourner les 
yeux et pi'éloigper en soupirant. Un jour pourtant je la ren- 
contrai, marchant avec une agitation extraordinaire au bord 
du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la prome- 
nade du Poussin... 

— Eh bien ! où allez- vous donc, Vincenza ?... Vous ne vou- 
lez pas me répondre?... Vous n'irez pas plus loin ; je prévois 
quelque folie.. « 

— Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas* 

— Mais que venez-vous faire ici, seule? 

— Eh I ne savez-vpus donc pas qu'il ne veut plus me voir, 
qu'il ne m'aime plus, qu'il croit que je le trompe J Puis-je 
vivre, après cela? Je venais me noyer. 

Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. 
ie la vis quelque temps se rouler à terre, s'arracher les che« 
veux, s'exhaler en imprécations furieuses contre les auteurs 
de ses maux ; puis, quand elle fut un peu fatiguée, je lyi de- 
mandai si elle voulait me promettre de rester tranquille jus- 
qu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G**"* une der- 
nière tentative. 



28 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

* 

— Écoutez bien, ma pauvre Yincenza, je le verrai ce soir 
je lui dirai tout ce que votre malheureuse passion et la pitié 
qu*elle mMnspire me suggéreront poiiff quMl vous pardonne. 
Venez demain matin chez moi^ j|e vous apprendrai le résultat 
de ma démarche et ce que vous devez faire pour achever de 
le fléchir. Si je ne réussis pas, comme 'il n'y aura effective- 
ment inen de mieu;c pour vous... le Tibre est toujours là. 

— Oh ! Monsieur^ vous êtes bon, je ferai ce que vous me 
dites. 

Le soir, 4h effet, je pris G*** en particulier, je lui racontai 
la scène dont j*avais été témoin, en le suppliant d'accorder à 
cette malheureuse une entrevue qui, seule, pouvait la sauver. 

— Prends de nouvelles et sévères information^ltlui dis-je 
en finissant ; je parierais mon bras droit que tu la rends vic- 
time d'une erreur. D'ailleurs, si toutes mes raisons sont san& 
force, je puis f assurer que son désespoir est admirable, et 
que c'est une des plus dramatiques choses que l'on puisse 
voir; prends-la comm me objet d'art. • 

— Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien ; je me rends. 
Je vei^rai dans deux heures quelqu'un qui peut me donner de 
nouveaul éclaircissements sur cette ridicule affaire. Si je me 
suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai la clef à ma porte. Si, 
au contraire, la clef n'y est pas, c'est que j'aurai acquis la cer- 
titude que mes soupçons étaient fondés : alors, je te prie, 
qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autres choses. Gom- 
ment trouves-tu mon nouvel atelier? » 

— Incomparablement préférable à l'ancien ; mais la vue en 
est moins belle. A ta place , j'aurais gardé la mansarde, ne 
fût-ce que pour pouvoir distinguer Saint-Pierre et le tombeau 
d'Adrien. 

— Oh ! te voilà bien avec tes idées nuageuses ! A propos 
de nuages, laisse- moi allumer mon cigare... Bon !... A pré- 
sent, adieu, je vais à l'enquête ; dis à taprotégée ma dernière 
résolution. Je suis curieux de voir lequel de nous deux est 
joué. 

Le lendemain , Yinceuza entra chez moi de fort bonne 
heure; je dormais encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre 



PREMIÈRE SOIRÉE. 2d 

mon sommeil; mais son anxiété i^em portant enfin, elle saisit 
ma guitare et me jeta trois accords qui me réveillèrent. En 
me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mou chevet, mou- 
rante d'émotion. Dieu ! qu'elle était jolie ! ! ! L'espoir éclatait 
sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau, 
je la voyais rougir de passion ; tous ses membres frémis- 
saient. 

— Eh bien ! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clef 
est à sa porte, c'est qu'il vous pardonne, et... 

La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie^ se jette sur 
ma main, la baise avec transport en la couvrant de larmes, 
gémit, sanglote, et se précipite hors de ma chambre, en 
m'adresatnl pour remercîment un divin sourire qui m'illu- 
mina comme un rayon des cieux. Quelques heures après, je 
venais de m'habiller, 6*^ entre, et me dit d'un air grave : 

— Tu avais raison, j'ai tout découvert; mats pourquoi 
n'est-eUepas venue? je l'attendais. 

— Gomment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi 
folle de l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en 
deux minutes. 

— Je ne l'ai pas vue; et pourtant la clef était bien à ma 
porte.. 

— Malheur ! malheur! ! j*ai oublié de lui dire que tu avais 
changé d'atelier. Elle sera montée au quatrième étage, igno- 
rant que tu étais au premier. 

— Gourons. 

Nous nous précipitons à Tétage supérieur, la porte de l'ate- 
lier étaiKermée; dans le bois était fichée avec force la spada 
d'argent que Vincenza portait dans ses cheveux, et que G*** 
reconnut avec effroi : elle venait de lui. Nous courons au 
Translevero, chez elle, au Tibre, à la promenade du Poussin; 
nous demandons à tous les passants : personne ne l'avait vue. 
Enfin nous entendons des voix et des interpellations violentes... 
Nous arrivons au lieu de la scène... Deux bouviers se battaient 
pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse Al- 
banaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de 
se précipiter... 



30 LES SOIRÉES DE L'OI\GHESTRË. 

Le premier violon sifflant doucement entre ses dents : Sst ! 
sst ! ssss ! Elle est courte et mauvaise, ton anecdote ; et fort 
peu touchante d'ailleui^. Allons^ flûte française et sensible, 
retourne à tes pipeaux. J'aime mieux la sensibilité originale 
de notre timbaJier, ce sauvage Kleiner, dont Tunique ambi- 
tion est d'être le premier de la ville pour le trémolo serré et 
pour lexulpttage des pipes. Un jour... — Mais la pièce est fi- 
nie, garde ton histoire pour demain. — Non, c'est bref, vous 
l'avalarez tout de suite. Un jour donc je rencontre Ejeiner, 
accoudé sur la table d'un café et seul, selon sa coutume. Il 
avait Tair plus sombre qu'à l'ordinaire. Je 'm'approche : Tu 
parais bien triste, Klein€sr/ lui dis-je, qu'as-tu? — Oh! je suis... 
je suis vexé! — As-tu encore perdu onze parties de billard 
comme la semaine dernière? as-rjtu cassé une paire de ba- 
guettes ou une pipe culottée? — Non, j'ai perdu..., ma mère. 
— Pauvre camarade ! j'ai regret de t'avoir questionné et 
d'apprendre une aussi fâcheuse nouvelle. — (Kleiner, s'adres- 
sant au garçon du café) : Garçon ! une bavaroise au lait. — 
Tout de suite, Monsieur. — (Puis continuant) : Oui, mon vieux, 
je suis bien vexé, va ! ma mère est morte hier soir, après une 
agonie affreuse qui a duré quatorze heures. — (Le garçon re- 
vient) : Monsieur, il n'y a plus de bavaroises. — (Kleiner frap- 
pant sur la table un. violent coup de poing, qui en fait tomber 
avec fracas deux cuillers et une tasse) : Allons ! ! ! autre 
vexation ! ! ! — Voilà de la sensibilité naturelle et bien expri- 
mée! 

Les musiciens partent d'un éclat de rire tel, que le chef 
d'orchestre, qui les écoutait, est forcé de s'en apercevoir et 
de les regarder d'un œil courroucé. Son autre œil sourit. 



DEUXIÈME SOIRÉE. 



LE HAB9ISTE AMBULANT, nouYelle du préseot. — EXÉCUTION D'UN 
ORATORIO. — LE SOMMEIL DBS JUSTES. 



n y a concert au théâtre. 

Jje programme se compose exclusivement d*un immense 
oratorio^ que le public vient entendre par devoir religieux, 
qu*il écoute avec un silence religieux, que les artistes subis- 
sent avec un courage religieux^ et qui produit sur tous un 
ennui froid, noir et pesant comme les murailles d^une église 
protestante. 

Le malheureux joueur de grosse caisse, qui n*a rien à faire 
là-dedans, s^agite avec inquiétude dans son coin. Il est le seul 
aiisâ qui ose parler avec irrévérence de cette musique, écrite, 
selon lui, par uh pauvre compositeur^ assez étranger aux lois 
derorchestration pour ne pas employer le roi des instruments, 
la grosse caisse. 



32 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

Je me trouve à côté d'un alto ; celui-ci fait assez bonne con- 
tenance pendant la première heure. Après quelques minutes 
de la seconde^ toutefois^ son archet n'attaque plus que molle- 
ment les cordes, puis Tarchet tombe... et je sens un poids 
inaccoutumé sur mon épaule gauche. C'est celui ^e la tête du 
martyr qui s'y repose sans s'en douter. Je m'approche, pour lui 
fournir un point d'appui plus solide et plus commode. Il s'en- 
dort profondément. Les pieux auditeurs, voisins de l'orchestre, 

jettent sur nous des regards indignés. Grand scandale ! Je 

persiste à le prolonger en servant d'oreiller au dormeur. Les 
musiciens rient. « Nous allons sommeiller aussi, me dit Moran, 
si vous ne nous tenez évçillés de quelque façon. Voyons, un 
épisode de votre dernier voyage en Allemagne ! C'est un pays 
que nous aimons, bien que ce terrible oratorio vienne de là. 
Il doit vous y être arrivé plus d'une aventure originale. Parlez, 
parlez vite, les bras de Morphée s'ouvrent déjà pour nous re- 
cevoir. — Je suis chargé ce soir, à ce qu'il parait, 9é tenir les 
uns endormis et les autres éveillés ? Je me dévouerai donc, s'il 
le faut, mais quand vous répéterez l'histoire que je m'en vais 
vous dire, histoire peut-être un peu décolletée par-ci par-là, ne 
dites pas de qui vous l'avez apprise ; cela achèverait de me per- 
dre dans l'esprit des saintes personnes dont les yeux de hibou 
me fusillent en ce moment. — Soyez tranquille^ répond Corsino, 
qui est sorti de prison, je dirai qu'elle est de moi. » 



LE HARPISTE AMBULANT, 

NOUVELLE DU PRÉSENT. 

Pendant une de mes excursions en Autriche^ au tiers de là 
distance à peu près qui sépare Vienne de Prague , le convoi 
dans lequel je me trouvais fut arrêté sans pouvoir aller plus 
avant. Une inondation avait emporté un viaduc : une immense 
étendue de la!voié étant couverte d'eau, de terre et de gravoi^ 



DEUXIÈME SOIRÉE. 33 

les voyageurs durant se résigner à faire un long dt^tonr en voi- 
ture pour aller rejoindre l'autre tronçon du chemin de fer 
roi^u. Le nombre des véhicules confortables n*était pas grand 
et je dus même m'estimer heureux de trouver un chariot de 
paysan garni de deux bottes de paille, sur lequel j'arrivai au 
point de ralliement du convoi, moulu et gelë. Pendant que je 
tâchais de me dégeler dans un salon de la stationne vis entrer 
m de ces harpistes ambulants, si nombreux dans le sud de 
l'Allemagne, qui possèdent quelquefois un talent supérieur à 
leur modeste condition. Celui-ci s'étant placé à Tun des ansrles 
du salon en face de moi, me considél^a attentivement pendant 
quelques minutes, et prenant sa harpe comme pour l'accor- 
der, répéta tout doucement plusieurs fois, en forme de prélude, 
les quatre premières mesures du thème de mon scherzo de la 
Fée Mab ; il m'examinait en dessous, en murmurant ce petit 
dessin mélodique. Je crus d'abord à un hasard qui avait amené 
ces quelques notes sous les doigts du harpiste, et pour m'en 
assurer, je ripostai en chantonnant les quatre mesures sui- 
vantes, auxquelles, à mon grand étonnement, il répliqua par 
la fin de la période très-exactement. Alors nous nous regar- 
dâmes tous les deux eu souriant. « -^ Dove avete inteso questo 
pezzo ? lui dis-je. Mon premier mouvement dans les pays 
dont je ne possède pas la langue est toujours de parler italien, 
m'imaginant en pareil cas que les gens qui ne savent pas le 
français doivent comprendre la seule langue étrangère dont 
j'aie appris quelques mots. Mais mon homme : « Je ne sais pas 
l'italien, Monsieur, et ne comprends pas ce que vous m'avez 
fait l'honneur de nie dire. — Ah ! vous parlez français ! Je vous 
demandais où vous avez entendu ce morceau. — A Vienne, 
à l'un de vos concerts. — Vous me reconnaissez ? — Oh ! très- 
bien ! . — Par quel hasard, et comment êles-vous entré à ce 
concert ? — Un soir, dans un café de Vienne où j%llais jouer 
ordinairement, je fus témoin d'une querelle qui s'éleva entre 
des habitués du café au sujet de yoire musique, querelle si vio- 
lente que je crus un instant les voir argumenter à coups de ta- 
bouret. Il y fut surtout beaucoup question de la symphonie 
de Roméo et Juliette^ et cela me. donna une grande envie de 



U LES SOIRËES DE L'ORCHESTRE. 

Tentendre. Je me dis alors : Si je gagne aujourd'hui plus de 
trois flmns, j'en emploierai un à acheter demain un billet pour 
le concert.- J'eus le bonheur de recevoir troisflorins^tdRui, 
et je satisfis ma curiosité . — Ce scherzo vous est donc resté 
dans la mémoire^? — J'en sais la première moitié et les der- 
nières mesure» seulement, je n*ai jamais pu me rappeler le 
reste. — Quel effet vous a-t*il produit quand vou^ Favez en-* 
tendu? dites-moi la vérité. «— Oh ! un* singulier, très-singulier 
effet! Il m'a fait rire, mais rire tout de bon, et sans pouvoir 
m'en empêcher. Je n'avais jamais pensé que les instruments 
eonnusr pussent produire des sons pareils, ni qu'un orchestre 
de cent musiciens pût se livrer • à de si amusantes petites ca- 
brioles. Mon agitation était extrême, et je riais.tou jours. Auk 
dernières mesures du morceau, à cette phrase rapide où )es 
violons partent en montant comme une ilèche, je fis même un 
si grand éclat de rire, qu'un de mes voisins voulut me faire 
mettre à la porte, pensant que je me moquais de vous. En 
vérité pourtant je ne me moquais pas, au contraire; mais c'é- 
tait plus fort que moi» — Parbleu, Vious avez une manière ori- 
ginale de sentir la musiqiiey je suis curieux de savoir comment 
vous l'avez apprise. Puisque vous parles si bien le français, et 
que le train de Prague ne part que dans deux heures, vous de- 
vriez en déjeunant avec moi me conter 42ela. — C'est une his- 
toire très-simple^ Monsieur, et peu digtie de votre attention ; 
mais si vous voulez bien l'écouter , je suis à vos ordres. 

Nous nous Hiîmes à table, ou apporta l'inévitable vin du 
Rhin^ nous bûmes quelques rasades, et voici, à peu d'expres- 
sions près, en quels termes mon convive me fit Thistoire de 
sou éducation musicale, ou plutôt le récit des événements de 
sa vie. 

AÎSTOIRE DU HARPISTE AMBULANT. 

Je suis né en Styrie : mon père était musicien ambulant, 
conoime je le suis aujourd'hui. Après avoir parcouru pendant 
dix ans la France, et y avoir amassé un petit pécule, il revint 



DEUXIÈME SOIRÉE. 3^ 

dans son pays^ oii il se mariage vins au monde un an après 
son mapiage/ et huit mois après ma naissance^ ma mère 
mourut. Mon père ne voulut pa& me quitter, prit soin <jle moi, 
et éleva mon enfance avec cette sollicitude dont les femmes 
seules softt capables en général. Persuadé que, yivant en Al- 
lemagne, je ne pouvais manquer de savoir rallemand, il eut 
rfaenreuse idée de m*apprendre d'abord la langue française^ 
en s*en servant exclusivement avec moi.Jl m'enseigna ^suite, 
aussitôt que mes forces me le permirent,, l'u^e des deux 
instruments qui lui étaient le plus £amiliers,,labarpeet la 
carabine. Vous savez que nous tirons bien enStyrie., aussi 
devins-je bientôt un chasseur, estimé daa/i notre village, et 
mon père était-il fier de moi. J'étais arrivé en même temps à 
une assez belle force sur la harpe, quand mon pèrexrut re<- 
marquer que mes progrès s'arrêtaient. 11 m'en demanda la 
raison; ne voulant pas la lui dire, je répondis en l'assurant 
qu'il n'y avait pas de ma faute et que je travaillais chaque 
jour comme de coutume, mais dehors, me sentant incapable 
de bien jouer de la hàcpe enfermé dans, notre pauvre maisoa. 
La vérité était que je ne travaillais plus du tout. Voici pour- 
quoi : J'avais une jolie v(hx d'enfan^, forte et bien timbrée; le 
plaisir que je trouvais à jouer de Ja harpe dans les bois et 
parmi les sites les plus sauvages, de nos contrées m'avait 
amené à chanter aussi eu m'açcompagnant, à chanter à pleine 
voix, en déployant toute la force de mes poumons.. J'écoutais 
alors avâo ravissement les S9Qs que. je produisais rouler et se 
perdre au loin dans les vallées, et cela m'exaltait, d'une ma- 
nière extraordinaire, et j'improvisais les paroles et la musique 
de chansons mêlées d'allemand et de français , dans lesquel- 
les je cherchais à peindre le vague enthousiasme qui me pos- 
sédait. Ma harpe, toutefois, ne répondait point à ce que je dé- 
sirais pour Taccompagnement de ces. chants* étraagx» ; j'avais 
beau en briser les accords de vingt manières^ cela me parais- 
sait toujours petit, misérable et sec, à tel point qu'un jour, h 
la fin d'un couplet où je voulais un accord fort et retentissant, 
je saisis instinctivement ma carabine, qui ne me quittait ja- 
mais> et la tirai en l'air pour obtenir l'explosion finale que la 



% 



30 LES SOlKÉfclS DE L'ORCHESTRE. 

harpe me refusait. C'était bien pis quand e voulais trouver de 
ces sous soutenus, gémissants et doux, que recherche la rêve- 
rie et qui la font naître; la harpe se montrait là plus impuis- 
sante encore. ,i^>. 

D'ans ni4li^,(^^^ité d'en rien tirer de pareil, un jour où 
j'improvisw^i^lDélancoliquementque de coutume, je cessai 
déchanter, el^di^uragé, je demeurai en silence, couché sur 
la bruyère, la tête appuyée sur mon instrument imparfait. 
Au bout de quelques instants, une harmonie bizarre^ mais 
douce, voilée, mystérieuse comme Técho des cantiques du 
pai'adis, sembla poindre à mon oreille... J'écoutai tout ravi... 
et je remaïquai que cette harmonie^ qui s'exhalait de ma 
hai'pe, sans que les cordes parussent vibrer, croissait eiî ri- 
chesse et en puissance, ou diminuait, selon le degré de force 
du vent. C'était le vent, en efliet, qui produisait ces accords ex- 
traordinaii'es dont je n'avais jamais entendu parler 1 

— Vous ne connaissiez pas les harpes éoliennes ? 

— Non, Monsieur. Je crus avoir fait une découverte réelle, 
je me passionnai pour elle, et dès ce moment, au lieu de 
m'exef cer au mécanisme de mon instrument, je ne fis que me 
livrer à des expériences qui m'absorbèrent tout entier. J'es- 
sayai vingt façons différentes de l'accorder pour éviter la con- 
fusion produite par la vibration de tant de cordes diverses, et 
j'en vins enfin, après bien des recherches, à en accorder le 
plus grand nombre possible à l'iinisson et à l'octave, en sup<* 
primant toutes les autres. Alors seulement j'obtins des séries 
d'accords vraiment magiques qui réalisèrent mon idéal; har- 
monies célestes, sur lesquelles je chantais des hymnes sans 
fin, qui tantôt me transportaient en des palais de cristal, au mi- 
lieu de millions d'anges, auxailes blanches, couronnés d'étoiles, 
et chantant avec moi dans une langue inconnue ; tantôt me 
plongeant dans une tristesse profonde, me faisaient voir au 
milieu des nuages de pâles jeunes filles aux yeux bleus^ vê- 
tues de leur longue chevelure blonde, plus belles que &s Sé- 
raphins, qui souriaient en versant des larmes, et laissaiei.t 
échapper d'harmonieux gémissements emportés avec elles 
par l'orage jusqu'aux extrémités de l'horizon; tantôt je m'i- 



DEUXIÈME SOIRÉE. 37 

maginais voir Napoléon, dont mon pèrcm^avait si souvent ra- 
conté l'étonnante histoire j je me croyais dans l'île où il est 
mort, je voyais sa garde immobile autour de lui ; puis c'était la 
sainte Vierge et sainte Madeleine et notre Seigneur Jésus-Christ 
dans une église immense, le jour de Pâques; d'autres fois, 
il me semblait être isolé bien haut dans Tair et que le monde 
entier avait disparu ; ou bien, je sentais des chagrins horri- 
bles, comme si j'eusse perdu des êtres Infiniment chers, et je 
m'arrachais les cheveux^ je sanglotais en me roulant à terre. 
Je ne puis exprimer la centième partie de ce que j'éprouvais. 
Ce fut pendant une de ces scènes dé poétique désespoir que je 
fus rencontré un jour par des chasseurs du pays. En voyant 
mes larmes, mon air égaré, les cordes de ma harpe en partie 
ilétendues, ils me crurent devenu fou et bon gi*é mal gré me 
ramenèrent chez mon père. Lui, qui depuis quelque temps 
s'était imaginé, d'après mes façons d'être et mon inexplicable 
exaltation^ que je buvais de l'eau -de-vie (qu'ail m'eût &llu vo- 
ler alors^ car je ne pouvais la payer}^ n'adopta point leur idée. 
Persuadé que j'étais allé m'enivrer quelque part, il me roua 
de coups et me tint enfermé au pain et à Teau pendant deux 
jours, ie supportai cette injuste punition sans rien vouloir 
dire pour me disculper; je sentais qu'on n'eût point^cru ni com- 
pris la vérité. D'ailleurs, il me répugnait de mettre qui que ce 
fût dans ma confidence ; j'avais découvert un monde idéal et 
sacré, et je ne voulais en dévoiler le mystère à personne. M. le 
curé, un brave homme dont je ne vous ai rien dit encore, 
avait, au sujet de mes extases^ une tout autre manière de voir. 
« Ce sont peut-être, disait-il, des visitations de l'esprit céleste. 
Cet enfant est sans doute destiné à devenir un grand saint. » 
L'époque de ma première communion arriva et mes visions 
harnioniques devinrent plus fréquentes en augmentant d'in- 
tensité. Mon père alors commença à perdre la mauvaise opi- 
nion qu'il avait conçue de moi et à penser^ lui aussi, que j'é- 
tais fou. M. le Quré, au contraire, persistant dans la sienne, 
me demanda si je n'avais jamais songé à être prêtre. « Non, 
Monsieur, répondis-je, mais j'y songe maintenant, et il me 
semble que je serais bien heureux d'embras<;er ce saint état. » 

3 



38 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

— «Eh bien! mon enfant, examinez-vous, réfléchissez, nousi 
en reparlerons. » Sur ces entrefaites, mon père mourut après 
une courte maladie. J'avais quatorze ans; je ressentis uu grand 
chagrin, car il ne m'avait que rarement battu, et je lui devais 
bien de la reconnaissance pour m'avoir élevé et m'avolr ap- 
pris trois choses : le français, la harpe et la carabine. Tétais 
seul au monde, M. le curé me prit chez lui, et bientôt après, 
sur Tassuràncc que je lui donnai de ma vocation pour Tétat 
ecclésiastique, il commença à me préparer aux connaissances 
qu'il exige.. Cinq années s'écoulèrent ainsi à étudier le latin , 
et j'étais sur le point d'entreprendre mes études de théologie, 
quand un jour je tombai brusquement amoureux, mais amou- 
reux fou de deux filles à la fois! Vous ne croyez peut-être 
pas cela possible, Monsieur? 

-1- Comment donc! mais je le crois parfaitement... Tout 
est possible en ce genre aux organisations telles que la vôtre. 

— Eh bien donc! ce fut comme je vous le dis... J'en aimai 
d'eux d'un coup, une gaie et une sentimentale. 

• — Comme les d'eux cousines de FreyschUtzf 

— Précisément. Oh ! le FreyschUtz ! il y a une de mes phrases 
là-dedans!.. Et dans les bois, aux jours d'orage, bien sou- 
vent.. . (Ici le narrateur s'arrêta, regardant fixement en l'air, 
immobile, prêtant Toreille; il semblait entendre ses chères ' 
harmonies éoliennes, unies sans doute à la romantique mé- 
lodie de Weber, dont il venait de parler. 11 pâlit, quelques 
larmes parurent sur ses paupières... Je n'avais garde de trou- 
bler son rêve extatique, je l'admira^is, je l'enviais même. 
Nous gardâmes quelque temps le silence tous les deux. Enfin, 
essuyant ^'apidement ses yeux et vidant son verre) : Pardon, 
Monsieur, reprit-il, je vous ai malhonnêtement laissé seul 
pour suivre un instant mes souvenirs. C'est que, voyez- 
vous, Weber m'aurait compris, lui, comme je le comprends; 
il ne m'aurait pris ni pour un ivrogne, ni pour un fou, ni 
pour un saint. Il a réalisé mes rêves, ou du moins il a rendu 
sensibles au vulgaire quelques-unes de mes impressions. 

— Au Vulgaire, dites-vous ! cherchez un peu, camarade, 
combien il y a d'individus qui aient remarqué la phrase dont 



DEUXIÈME SOIRÉE. ai) 

le souvenir seul vient de v.ous émouvoir, et que je suis sûr 
d^avoir devinée : le solo de clarinette sur le trémolOy dans 
l'ouverture, n'est-ce pas? 

— Oui^ oui, chut! 

— Eh bien ! citez à qui vous voudrez cette mélodie sur 
blime, et vous verrez que, sur cent mille personnes qui ont 
entendu le Preysch^z^ il n'y en a peut-être pas dix qui Taient 
seulement remarquée. 

— Cesi fort possible. Mon Dieu, quel monde!... Bref, mes 
deux maîtresses étaient donc les vraies héroïnes de Weber, et 
qui plus est. Tune s^'appelait Ânnette et l'autre Agathe, encore 
comme dans le FreyschiUz. Je n'ai jamais pu savoir laquelle 
des deux j^aimais le mieux^ seulement avec la gaie j^élais tou- 
jours triste, et la mélancolique m'égayait. 

— Cela devait être, nous sommes ainsi faits. 

— Ma foi, s'il faut vous Favouer, je me trouvai diablement 
heureux. Ce double amour me fit oublier un peu mes con^ 
certs célestes, et quant à ma vocation sacrée, elle disparut en 
un clin d'œil. Il n'y a rien de tel que Tamour de deux jeunes 
filles. Tune gaie et Fautre rêveuse, pour vous ôter Tenvie de 
devenir prêtre et le goût de la théologie. M. le curé ne s'a- 
percevait de rien, Agathe ne soupçonnait pas mon amour 
pour Annette, ni celle-ci ma passion pour. Agathe, et je con- 
tinuais à m'égayer et à m'attrister successivement, de deux 
jours l'un. 

— Diable ! il y a sans doute en vous un fond de tristesse 
et de gaieté inépuisable, si cette agréable existence a duré 
longtemps. . 

— Je ne sais si j'étais aussi favorisé que vous le dites, car 
un nouvel incident, plus grave que tous les événements an- 
térieurs de ma vie, vint m'arracher bientôt aux bras de mes 
bonnes amies et aux leçons de M. le curé. J'étais un jour à faire 
de la poésie rêveuse auprès d'Annette, qui riait de tout son 
cœur de ce qu'elle appelait mon air de chien couchant affligé ; 
je chantais, en m'accompagnant de la harpe, un de mes 
poênies les plus passionnés, improvisés au temps oii ni mon 
cœur ni mes sens n'avaient encore parlé. Je cessai un instant 



40 LES SOIHÉËS DE L'ORCHESTRE. 

de chanter... la tête sur Tépaule d'Annette, baisant avec 
tendresse une de ses mains ; je me demandais ce que pouvait 
être cette faculté mystérieuse qui m'avait fait trouver en mu- 
sique l'expression de Tamour, avant que la moindre lueur de 
ce sentiment m'eût été révélée, quand Annette, contenant 
ma,l un nouvel accès d'hilarité : « Oh I que tu es bête ! s'é- 
cria-t-elleen m'embrassant, mais c'est égal, je t'aime encore 
mieux, si peu divertissant que tu sois, que ce drôle de corps de 
Franz, l'amant d'Agathe. — L'amant de?... —D'Agathe; tu 
ne le savais donc pas ? il va la voir justement aux heures où 
nous sommes ensemble ; elle m'a tout confié. )> Vous croyez 
peut-être. Monsieur, que je m'élançai d'un bond hors de la 
maison en poussant un cri de fureur, pour aller exterminer 
Franz et Agathe. Point du tout, pris d'une de ces rages froides 
plus terribles cent fois que les grands emportements, j'allai 
attendre mon rival à la porte de notre maîtresse, et sans ré- 
fléchir qu'elle nous trompait tous les deux, et qu'il avait à se 
plaindre de moi autant que j'avais à me plaindre de lui, sans 
vouloir même qu'il se doutât du motif de mon agression, je 
l'insultai de telle façon que nous convînmes de nous battre 
sans témoins le lendemain matin. Et nous nous battîmes. 
Monsieur, et je... donnez-moi un verre de vin, et je... à votre 
santé... et je lui crevai un œil... 

— Ah ! vous vous battîtes à l'épée? 

— Non, Monsieur, à la carabine, à cinquante pas ; je lui 
envoyai dans l'œil gauche une balle qui le rendit borgne. 

— Et mort, sans doute? 

— Oh! très-mort, il tomba roide sur le coup. 

— Et vous l'aviez visé à l'œil gauche? 

— Hélas ! non. Monsieur ; je sais que vous allez me trouver 
bien maladroit... à cinquante pas... J'avais visé l'œil droit... 
Mais en le tenant en joue, je vins à penser à cette di'ôlesse 
d'Agathe, et il faut crojre que ma main trembla, car en toute 
autreoccasion, je vous le jure sans vanité, j'eusse élé inca- 
pable d'une erreur aussi grossière. Quoi qu'il en soit, je ne le 
vis pas plutôt à terre que ma colère et mes deux amours s'en- 
volèrent de Compagnie... Je n'eus plus «qu'une idée, celle d'é- 

TÎÏ5 

UNIVERSfTY 



DEUXIÈME SOIRÉE. 41 

chapperà la justice que je croyais déjà voir à mes trousses; 
car nous nous étions battus sans témoins^ et je pouvais aisé- 
ment passer pour un assassin. Je détalai donc dans la mon- 
tagne au plus vite, jsans m'inquiéter d'Ânnette ni d'Agathe. 
Je fus guéri à Tinstant même de ma passion pour elles, comme 
elles m'avaient guéri de ma vocation pour la théologie. Ce 
qui me démontra clairement que, pour moi, Tamour des 
femmes est à Tamour de Dieu comme Tamour de la vie est à 
celui des femmes, et que le meilleur parti à prendre pour ou- 
blier deux maltresses, c'est d'envoyer une balle dans Toeil 
gauche du premier venu de leurs amants. Si jamais vous avez 
un double amour comme le mien, et qu'il vous incommode, 
je vous recommande mon procédé. » 

Je vis que mon homme commençait à s'exalter, il mordait 
sa lèvre inférieure en parlant, et riait sans bruit d'une façon 
étrange. « Vous êtes fatigué, lui dis-je, si nous allions dehors 
fumer un cigare, vous pourriez plus aisément tout à l'heure 
reprendre et achever votre récit. — Volontiers, dit-il. » Alors 
s'approcbant de sa harpe, il joua d'une main le thème entier 
de la Fée Mahy qui parut lui rendre sa bonne humeur, et 
nous sortîmes, moi, grommelant à part : Quel drôle d^homme! 
et lui : Quel drôle de mo)*ceau !... 

« le vécus pendant quelques jours dans les montagnes, re- 
prit en rentrant mon original ; le produit de ma chasse me 
suffisait ordinairement, et les paysans, d'ailleurs, ne refusent 
jamais au chasseur un morceau de pain. J'arrivai enfin à 
Vienne, où je vendis, bien à contre-cœur, ma fidèle carabine 
pour acheter cette harpe dont j'avais besoin pour gagner ma 
vie. A partir de ce jour, j'embrassai l'état de mon père, je fus 
musicien ambulant. Tallais sur les places publiques, dans les 
rues, sous les fenêtres surtout des gens que je connaissais 
pour n'avoir point le sentiment de la musique ; je les obsédais 
avec mes mélodies sauvages, et ils me jetaient toujours quel- 
que monnaie pour se débarrasser de moi. J'ai reçu ainsi bien 
de Targent de M. le conseiller R***, de madame la baronne 
G***, du baron S***, et de vingt autres Midas habitués de l'O- 
péra italien. Un artiste viennois, avec qui je m'étais lié, m'a^ 



42 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

vait fait connaître leur nom et leur demeure. Quant aux 
amateurs de musique de profession, ils m^écoutaient avec in- 
térêt ; à l'exception de deux ou trois^ il était rare cependant 
que ridée leur vînt de me donner la moindre choseVMa col- 
lecte principale se faisait le soir dans les cafés^ parmi les 
étudiants et les artistes; et c*est ainsi^ je crois vous Tavoir dit^ 
que je fus témoin de la querelle excitée par une de. vos com- 
positions^ et que le désir me vint d'aller entendre la Fée Mab, 
Quel drôle de morceau I J'ai depuis lors beaucoup fréquenté 
les bourgs et les villages répandus sur la route que vous sui- 
vez, et fait de nombreuses visites à cette belle Prague. Ab ! 
Monsieur^ voilà une. ville musicale ! 

— Vraiment? 

— Vous verrez. Mais cette vie errante fatigue à la longue ; 
je pense quelquefois à mes deux bonnes amies^ je me figure 
que j'aurais bien du plaisir à pardonner à Agathe, dût An- 
nette me tromper à son tour. D'ailleurs, je gagne à peine de 
quoi vivre; kna harpe me ruine; ces maudites cordes qu^il faut 
sans cesse rerpplacer... à la plus légère pluie, ou elles se rom- 
pent^ ou il leur vient dans le milieu une grosseur qui en al- 
tère le timbre et les rend sourdes et discordantes. Vous n'avez 
pas l'idée de ce que cela me coûte. 

— Ah! cher confrère, ne vous plaignez pas trop. Si vous 
saviez, dans les giands théâtres lyriques, combien de cordes 
plus chères que les vôtres, puisqu'il y en a de 60,000 et même 
de 100,000 fr., s'altèrent et se détruisent chaque jour, au 
grand désespoir des maîtres et des directeurs!... Nous en 
avons d'une sonorité exquise et puissante qui périssent, comme 
lés vôtres, par le plus léger accident. Un peu de chaleur, la 
moindre humidité, un rien, et Ton voit paraître la maudite 
grosseur dont vous parlez, qui en détruit la justesse et le 
charme! Que de' beaux ouvrages inexécutables alors! que 
d'intérêts compromis! Les directeurs éperdus prennent la 
posté, courent à Naples, ce pays des bonnes cordes, mais trop 
souvent en vain. 11 faiit bien du temps et beaucoup de bon- 
heur pour arriver à remplacer une chanterelle de premier 
ordre ! 



DEUXIÈME SOIRËË. 43 

— C'est possible. Monsieur ; maia vos désastres me conso- 
lent mal de mes misères; et, pour sortir de la gêne où je suis, 
je viens de m'arrêter à un projet que vous approuverez sans 
doute. J'ai acquis depuis deux, ans une véritable habileté sur 
mon instrument, je puis maintenant me produire d'une façon 
sérieuse, et je ferais^ je pense^ de bonnes affaires en allant 
donner des concerts dans les grandes villes de France et à 
Paris. 

— A Paris ! des concerts en France ! ah ! ah ! ah ! Laissez- 
moi rire à mon tour. Ah! ah ! le drôle d'homme ! Ce n'est 
pas pour me moquer de vous ! ah ! ah ! ah ! mais c'est invo- 
lontaire, comme le rire bienheureux que vous à occasionné 
mon scherzo! 

.—^Pardon, qu'ai-je donc dit de si plaisant? 

— Vous m'avez dit, ah! ah! ah! que vous comptiez vous 
enrichir en France en y donnant des concerts. Ah ! voilà bien 
une idée styrienne. Allons, c'est à moi de parler maintenant, 
écoutez : En France d'abord... attendez un peu, je suis tout 
essoufflé ; en France, quiconque donne un concert est frappé 
.par la loi d'un impôt. Saviez-vous cela? 

7-Saçrament! 

— n y'a des gens dont l'état est de percevoir (c'est-à-dire 
de prendre) le huitième de la recette brute de tous les concerts, 
et la latitude même leur est laissée d'en prendre le qtiart si 
cela leur convient... Ainsi, vous venez à Paris, vous organisez 
à vps risques et périls une soirée ou une matinée musicale ; 
vous avez à payer la salle, l'éclairage, le chauffage, les afS- 
cbês, le copiste, les musiciens. Comme vous n'êtes pas connu, 
vous devez vous estimer heureux de faire 800 fr. de recette ; 
vous avez, au minimum, 600 fr. de frais ; il devrait vous res- 
ter 200 fr. de bénéfice ; pourtant il ne vous restera rien. Le 
percepteur s'arrange de vos. 200 fr. que la loi lui donne, les 
empoche et vous salue ; car il est très-poli. Si, comme cela 
est plus probable, vous ne faites que tout juste les 600 fr. né- 
cessaires pour les frais,* le percepteur n'en perçoit pas moins 
son huitième sur cette somme, et vous êtes de cette façon puni 
d'une amende de 75 fr. pour avoir eu l'insolence de vouloir 



44 LES SOIRÉKS DE L'ORCHESTRE. 

TOUS faire Cjonnaitre à Paris et de prétendre y yivre honnête- 
ment du produit de votre talent. 

— Ce n'est pas possible I 

— > Non^ certes^ ce n'est pas possible; mais cela est. En- 
core ma politesse seule suppose-t-elle pour vous des recettes 
de 800 et de 600 fr. Inconnu, pauvre et harpiste^ vous n'au- 
riez pas vingt auditeurs. Voilà la vérité vraie. Les plus grands, 
les plus célèbres virtuoses, ont eux-mêmes, d'ailleurs, éprouvé 
en France les effets du caprice et de Tindifférence du public. 
On m'a montré au foyer du théâtre^ à Marseille, une glace que 
Paganini brisa de colère, en trouvant la salle vide à Tun de 
ses concerts. 

— Paganini ! . 

— Paganini. Il faisait peut-être trop chaud ce jour-là. Car 
il faut vous apprendre ceci : dans notre pays, il y a telles cir- 
constances que le génie même le plus extraordinaire en mu^ 
sique, le plus foudroyant, le plus incontesté, ne saurait com- 
battre avec succès. Ni à Paris ni dans les provinces, le public 
n'aime assez la musique pour braver , dans le seul but d'en 
entendre, la cbaleur, la pluie, la neige, pour retarder ou avan- 
cer de quelques minutes l'heure de ses repas; il ne va a 
rOpéra ni au concert que s'il peut s'y rendre sans peine, sans 
dérangement quelconque^, sans trop de dépense, bien entendu, 
et s'il n'a absolument rien de mieux à faire. On ne trouverait 
pas un individu sur mille, j'en ai la ferme conviction, qui 
consentît à aller entendre le plus étonnant virtuose, le chef- 
d'œuvre le plus rare, s'il était obligé de l'écouter seul dans 
une salle non éclairée. ]1 n'y en a pas un sur mille qui, prêt à 
faire à un artiste une politesse qui lui coûtera 50 fr., veuille 
en payer 25 pour entendre quelque prodige de l'art, à moins 
que la mode ne l'y oblige ; car les chefs-d'œuvre même sont 
quelquefois à la mode. On ne sacrifie à la musique ni un dî- 
ner, ni un bal, ni une simple promenade, bien moins encore 
une course de chevaux ou une séance de cour d'assises. On va 
voir un opéra s'il est nouveau et s'il est exécuté par la diva ou 
le ténor en vogue : on va au concert s'il y a quelque intérêt 
de curiosité tel que celui d'une rivalité, d'im combat public 



HEUXIËME SOIRÉE. 45 

entre deux virtuoses célèbres. Il ne s'agit pas d'admirer leur 
talent, mais de savoir lequel des deux sera vaincu ; c'est une 
autre espèce de course au clocher ou de boxe à armes cour- 
toises. On va dans un théâtre s'ennuyer pendant quatre 
heures, ou dans une salle de concerts classique^ jouer la plus 
fatigante comédie d'enthousiasme, parce qu'il est de bon ton 
d'avoir là sa loge, ,et que les places y sont fort recherchées. 
On va à certaines premières représentations surtout, on paie 
même alors sans hésiter un pnx exorbitant, si le directeur 
ou les auteurs jouent ce soir-là une de ces parties terribles 
qui décident de leur fortune ou de leur avenir. Alors l'intérêt 
est immense; an se soucie peu d'^étudier l'ouvrage nouveau, 
d'y chercher des beautés et d'en jouir ; on veut savoir s'il 
tombera ou non ; et selon que la chance lui sera favorable ou 
contraire, selon que le mouvement sera imprimé dans un sens 
ou dans un autre par une de ces causes occultes et inexplicables 
que le moindre incident peut faire naître en pareil cas, on va 
pour prendre noblement le parti du plus fort, pour écraser le 
vaincu si Touvrage est condamné, ou pour porter l'auteur en 
triomphe s'il réussit ; sans avoir pour cela compris la moin- 
dre parcelle de l'œuvre. Oh ! alors, qu'il fasse chaud ou froid, 
qu'U vente, qu'il grêle, qu'il en coûte cent francs ou cent 
sous, il faut voir cela; c'est une bataille ! c'est souvent même 
une exécution. En France, mon cher, il faut entraîner le pu- 
blic comme on entraîne les chevaux de course; c'est un art 
spécial. Il y a des artistes entraînants qui n'y parviendront 
jamais, et d'autres, d'une plate médiocrité, qui sont d'irrésis- 
tibles entraîneur s, Eeureux ceux qui possèdent à la fois ces deux 
rares qualités ! Et encore les plus prodigieux sous ce rapport 
rencontrent-ils parfois leurs maîtres dans les flegmatiques 
habitants de certaines villes aux mœurs antédiluviennes, cités 
endormies qui ne furent jamais éveillées, ou vouées par l'in. 
dififérence pour l'art au fanatisme de l'économie. 

Ceci me rappelle une vieille anecdote, qui sera peut-être 
nouvelle pour vous, dans laquelle Liszt et Rubini figurèrent, 
il y a sept ou huit ans, d'une façon assez originale. Ils venaient 
de s'associer pour une expédition .musicale contre les villes 



46 LES SOIRÉES DE L*ORCHESTRE. 

du Nord. Certes, si jamais deux entraîneurs entraînants se sont 
donne la main pour dompter le public, ce sont ces deux in- 
comparables virtuoses. Eb bien donc ! Rubini et Liszt (com- 
prenez bien^ Liszt et Rubini) arrivent dans une de ces Athènes 
modernes et y annoncent leur premier concert. Rien n'est 
négligé, ni les réclames mirobolantes, ni les affiches colossales, 
ni le programme piquant et varié , rien ; et rien n'y fait. 
L'heure du concert venue, nos deux lions entrent dans la 
salle... Il n'y avait pas cinquante personnes! Rubini^ indigné, 
refusait de chanter, la colère lui serrait la^orge. « Au con- 
traire^ lui dit Liszt, tu dois chanter de ton mieux ; ce public 
atome est évidemment l'élite des amateurs de ce pays-ci, et il 
faut le traiter en conséquence. Faisons-nous honneur ! » Il lui 
donne Texemple^ et joue magnifiquement le premier morceau. 
Rubini chante alors le second de sa voix mixte la plus dédai- 
gneuse. Liszt revient, exécute le troisième^ et aussitôt après, 
s'avançant sur le bord du théâtre et saluant gracieusement 
l'assemblée : « Messieurs, dit-il, et Madame (il n'y en avait 
qu'une), je pense que vous avez assez de musique; oserai-je 
maintenant vousprier de vouloir bien venir souper avec nous?» 
Il y eut un moment d'indécision parmi les cinquante conviés, 
mais comme, à tout prendre, cett'te proposition ainsi faite 
était engageante, ils n'eurent garde de la refuser. Le souper 
coûta à Liszt 1,200 fr.. Les deux virtuoses ne renouvelè- 
rent pas l'expérience. Ils eurent tort. Nul doute qu'au 
second concert la foule n'eût accouru... dans l'espoir du 
souper. 

Entraînage magistral , et à la portée du moindre million- 
naire! 

Un jour je rencontre un de nos premiers pianistes-composi- 
teurs qui revenait, désappointé, d'un port de mer où il avait 
compté se faire entendre. « Je n'ai pu entrevoir la possibilité 
d'y donner un concert, me dit-il très-sérieusement, les harengs^ 
venaient d'arriver , et la ville entière ne songeait qu'à ce pré- 
cieux comestible ! » Le ndoyen de lutter contre un banc de 
harengs ! 

Vous voyez, mon cher, que l'entrainage n*est pas chosefa- 



DEUXIÈME SOIRÉE. 47 

cile dans les villes du second ordre surtout. Mais celte large 
part faite à la critique du sens musical du gros public, je dois 
maintenant vous faire connaître combien il y a de malotrus 
qui Timportunent, ce pauvre public, qui le harcèlent, qui 
Tobsèdent sans vergogne^ depuis le soprano jusqu'à la basse 
profonde, depuis le flageolet jusqu'au bombardon'. Il n'est si 
mince râcleur de guitare, si lourd marteleur d'ivoire, si 
grotesque roucouleur de fadeurs qui ne prétende arriver à 
Taisauce et à la renommée en donnant des concerts. Un homme 
a donne à Paris un concert sur Idi guimbarde... De là des tour- 
ments vraiment dignes de pitié pour les maîtres et les mai- 
tresses de maison. Les patrons de ces virtuoses, les placeur^ 
de billets, sont des* frelons dont la piqûre est cuisante et dont 
on ne sait comment se garantir. Il n'y a pas de subterfuges, 
pas de roueries diplomatiques qu^ils n'emploient pour glisser 
aux pauvres gens riches quelque douzaine de ces affreux car- 
rés de papier nommés billets de concert. Et quand une jolie 
femme surtout a été affligée de la cruelle tâche d'un place- 
ment de seconde main, il faut voir avec quel despotisme bar- 
bare elle frappe de son impôt les hommes jeunes ou vieux 
qui ont le bonheur de la rencontrer, a Monsieur A***, voici 
a trois billets que madame*'^* m'a chargée de vous faire ac^- 
« cepter; donnez-moi 30 fr. Monsieur B***, vous êtes un 
a grand musicien, on le sait; vous avez connu le précepteur 
ce du neveu de Grétry, vous avez habité un mois à Montmo- 
« rency une maison voisine de celle de ce grand homme ; 
« voici deux billets pour un concert charmant auquel vous 
<K né pouvez vous dispenser d'assister : donnez-moi 20 fr. 
a Ma chère amie, j'ai pris, l'hiver dernier, pour plus de 
<t 1,000 francs de billets des protégés de ton mari, il ne te rer 
« fusera pas, si tu les lui présentes, le prix de ces cinq stalles: 
« donne-moi 50 fr. Allons, monsieur C**^*, vous qui êtes 
« si véritablement artiste, il faut encourager le talent; je suis 
« sûre que vous vous empresserez de venir entendre ce dé* 
« licieux enfant (ou cette intéressante jeune personne , ou 
« cette bonne mère de famille, ou ce pauvre garçon qu'il faut 
« arracher à la conscription, etc. ) ; voilà deux places, c^est 



48 LES SOIREES DE L'ORCHESTRE. 

« un louis quo vous me devez ; je vous fais crédit jusqu'à ce 
« soir. » 

Ainsi de suite. Je connais des gens qui, pendant les mois 
de février et de mars, ceux de Tannée oîi ce fléau sévit le plus 
cruellement à Paris, s'abstiennent de mettre les pieds dans 
les salons pour n'être pas dévalisés tout à fait. Je ne parle pas 
des suites les plus connues dé ces redoutables concerts; ce 
sont les malheureux critiques qui les supportent, et il serait 
trop long de vous faire le tableau de leurs tribulations. Mais, 
depuis peu, les critiques ne sont plus seuls à en pâtir. Gomme 
maintenant tout virtuose, guimbardier ou autre, qui a fait 
PaHs^ c'est-à-dire qui y a donné un concert tel quel (cela s'ap- 
pelle ainsi en France dans Fargot du métier), croit devoir 
voyager, il incommode beaucoup d'honnêtes gens qui n'ont 
pas eu la prudence de cacher leurs relations extérieures. Il 
s'agit d'obtenir d'eux des lettres de recommandation ; il s^agit 
de les amener à écrire à quelque innocent banquier, à quel- 
que aimable ambassadeur, à quelque généreux ami des arts, 
que mademoiselle C*^ va donner des concerts à Copenhague 
ou à Amsterdam, qu'elle a un rare talent, et qu'on veuille bien 
l'encourager (en achetant une grande quantité de ses billets). 
Ces tentatives ont, en général, les plus tristes résultats pour 
tout le monde, surtout pour les virtuoses recommandés. On 
me racontait en Russie, l'hiver dernier, l'histoire d'une 
chanteuse de romances et de son mari, qui, après avoir fait 
sans succès Pétersbourg et Moscou, se crurent néanmoins 
assez recommandables pour prier un puissant protecteur de 
les introduire à la cour du sultan. II fallait faire Constanti- 
nople. Rien que cela. Liszt lui-même n'avait pas encore songé 
à entreprendre un tel voyage. La Russie étant demeurée de 
glace pour eux, c'était une raison de plus pour tenter la for- 
tune sous des cieux dont la clémence est proverbiale, et aller 
voir si, par le plus grand des hasards, les amis de la musique 
ne seraient pas des Turcs. En conséquence, voilà nos époux 
bien recommandés, suivant, comme les rois mages, l'étoile 
perfide qui les guidSût vers l'Orient. Ils arrivent à Péra ; lei^rs 
lettres de recommandation produisent tout leur effet ,* le sérail 



DEUXIÈME SOIIŒE. 49 

leur est ouvert. Madame sera admise à chanter ses rdmances 
devant le chef de la Sublime Porte, devant le commandeur* 
des croyants. C'est bien la peine d'être sultan pour se voir ex- 
posé à des accidents semblables ! On permet un concert à la 
cour; quatre esclaves noirs apportent un piano; l'esclave 
blanc, le mari, apporte le châle et la musique de la cantatrice. 
Le candide sultan, qui ne s'attend à rien de pareil à ce qu'il 
va entendre, se place sur une pile de coussins, entouré de ses 
principaux officiers, et ayant son premier drogman auprès de 
lui. Ou allume son narghilé, il lance un filet d'odorante va- 
peur, la cantatrice est à son poste ; elle commence cette ro- 
mance de M. Panseron : 

« Je le sais, todi m'aTes trahie, 
> Une autre a mieux su tous charmer. - 

Pourtaut, quand votre cœur m'oublie, 
Mai, je veux toujours vous aimer. 

Oui, je conserverai sans cesse 
' L*amour que je vous ai voué; 
Et si jamais on vous délaisse, 
Appelez-moi, je reviendrai.^ ' « 

Ici le sultan fait un signe au drogman, et lui dit avec ce la- 
conisme de la langue turque dont Molière nous a donné de si 
beaux exemples dans le Bourgeois gentilhomme : « Naoum ! i» 
Et Tinterprète : « Monsieur, Sa Hautesse m'ordonne de vous 
« dire que madame lui ferait plaisir de se taire tout de suite.—: 
« Mais... elle commence à peine... ce serait une mortifica- 
« tion. 1» 

Pendant ce dialogue, la malencontreuse cantatrice con- 
tinue, en roulant les yeux^ à glapir la romance de M. Pan- 
seron : 

• Si jamais son. amour vous quitte. 
Faible, si vous la regrettez, 
Dites un mot, un seul, et vite ^ 

Vous me verrez à vos côtés. • 

Nouveau signe du sultan, qui, en caressant sa barbe, jette 
par-dessus son épaule ce mot au drogman : « Zieck ! » Le 
drogman au mari (la femme chante toujours la romance de 



50 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

-M. Panseton] : « Monsieur^ le sultan rn'ortionnc de vous dire 
«que si madame ne se tait pas à Tinstant, il va la faire jeter 
<( dans le Bosphore. » 

Cette fois, le tremblant époux n'hésite plus; il met la main 
sur la bouche de sa femme, et interrompt brusquement son 
tendre refrain : 

« Appelei-inoi, je reTieudrai, 
Appelex-moi, je » 

Grand silence, interrompu seulement par le bruit des 
gouttes de sueur qui tombent du front de Tépoux sur la table 
du piano humilié. Le sultan reste immobile; nos deux voya- 
l^eurs n'osent se retirer, quand ce nouveau mot : < Boulack! » 
sort de ses lèvresau milieu d'une boufiTéede labac. L'interprète : - 
« Monsieur, SaHautesse m'ordonne devons dire qu'elle désire 
« vous voir danser. — Danser ! moi ? — Vous-même, Mon- 
K sieur. — Mais je ne suis pas danseur ,Je ne suis pas même 
« artiste, j'accompagne ma femme dans ses voyages, je porte * 
« sa musique, son châle, voilà tout... et je ne pourrai vrai- 
ci ment — Zieck ! Boulack ! » repart vivement le sultan en 

lançant un nuage gros de menaces. Lors, l'interprète très- 
vite : a Monsieur^ Sa Hautesse m'ordonne de vous dire que si 
« vous ne dansez pas tout de suite, elle va vous faire jeter dans 
« le Bosphore. » Il n'y avait pas à balancer, et voilà notre 
malheureux qui se livre aux gambades les plus grotesques, 
jusqu'au moment où le sultan, caressant une dernière fois sa 
barbe, s'écrie d'une voix terrible : « Daioum be boulack ! 
« Zieck !')> L'interprète : a Assez, Monsieur; Sa Hautesse m'or- 
«( donne de vous dire que vous devez vous retirer avec 
« madame et partir dès demain, et que si jamais vous revenez 
a à Constantinople, elle vous fera jeter tous les deux dans le 
c Bosphore, y» 

Sultan sublime, critique admirable, quel exemple tu as 
donné là ! et pourquoi le Bosphore n'est-il pas à Paris! 

La chronique ne m'a point appris si le couple infortuné 
poussa jusqu'en Chine, et si la tendre chanteuse obtînt des 
lettres de recommandation pour le céleste empereur, chef su- 



DEUXIÈME SOIRÉE. 51 

prême du royaume du milieu. Cela est probable, car on n*en 
a plus entendu parler. Le mari, en ce cas, aura péri miséra- 
blement dans la rivière Jaune, ou sera devenu premier dan- 
seur du fils du Soleil. 

— Gçtte dernière anecdote au moins, reprit le harpiste, ne 
prouve rien contre Paris. 

— Quoi ! vous ne voyez pas ce qui en ressort évidem- 
ment?... Elle prouve que Paris, dans sa fermentation conti- 
nuelle^ donne naissance à tant de musiciens de tonte espèce, 
de toutes valeurs, et même sans valeur, que, sous peine de 
s^entre-dévorer comme les animalcules infusoires, ils sont 
obligés d'émigrer, et que la garde qui veille aux portes du 
sérail n'en défend plus aujourd'hui même l'empereur des 
Turcs. 

— Ceci est bien triste, dit le harpiste en soupirant; je ne 
donnerai pas de concert, je le vois. Cest égal, je veux aller à 
Paris. 

— Oh! venez à Paris; rien ne s*y oppose. Bien plus, je 
vous prédis d'excellentes et nombreuses aubaines, si vous 
voulez y mettre en pratique lé système si ingénieusement 
employé par vous à Vienne pour faire payer la musique aux 
gens qui ne l'aiment pas. Je puis, à cet égard, vous être d'une 
grande utilité, en vous indiquant la denieure des riches qui là 
détestent le plus; bien qu'en allant jouer au hasard devant 
toutes les maisons de quelque apparence vous fussiez à peu 
près sûr de réussir une fois sur deux. Mais, pour vous épar- 
gner des improvisations vaines, prenez toujours ces adresses 
dont je vous garantis Texactitude et la haute valeur : 

l"» Rue Drouot, en face delà maiiie; 

2* Rue Favart, vis-à-vis la rue d'Amboise ; 

^ Place Ventadour, en face de la rue Monsigny ; 

4« Rue de Rivoli, je ne sais pas le numéro de la maison, 
mais tout le monde vous l'indiquera ; 

5** Place Vendôme, tous les numéros en sont excellents. 

11 y a une foule de bonnes maisons rue Caumartin. Infor- 
mez-vous encore des adresses de nos lions les plus célèbres, 
de nos compositeurs populaires, de la plupart des auteurs de 



I < 



52 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

livrets d^opéras, des principaux locataires des premières loges ' 
au Conservatoire, à l'Opéra et au Théâtre-Italien ; tout cela 
pour YOQs est de Tor en barres. Mais n'oubliez pas la rue 
Drouot, et allez- y tous les jours ; c'est le quartier général dé 
vos contribuables. » 

J'en étais là quand la cloche m'avertit du départ du con* ■ 
voi. Je serrai la main du harpiste vagabond, et m'élançant 
dans une diligence: Adieu, confrère ! au revoir à Paris. Avec 
de Tordre et en suivant mes avis, vous y ferez fortune. Je 
vous recommande encore la rue Drouot. 

— Et vous, pensez à mon remède contre l'amour double. 

— Oui, adieu ! 

— Adieu! 

Le train de Prague partit aussitôt. Je vis quelque temps 
encore le Styrien rêveur, appuyé sur sa harpe, et me suivant 
de Tœil. Le bruit des wagons m'empêchait de l'entendre ; 
mais au mouvement des doigts de sa main gauche, je recon- 
nus qu'il jouait le thème de la Fée Mab, et à celui de ses 
lèvres je devinai qu^au moment où je disais encore : « Quel 
drôle d'homme ! » il répétait de son côté : « Quel drôle de 
morceau! » 



Silence... Les ronflements de mon alto et ceux du joueur 
de grosse caisse, qui a fini par suivre son exemple, • se distin- 
guent au travers des savants contre-points de l'oratorio. De 
temps en temps aussi^ le bruit des feuillets tournés simultané- 
ment par les fidèles lisant le sacré livret, fait une agréable 
diversion à l'effet un peu monotone des voix et des instru- 
ments. — « Quoi, c'est déjà fini? me dit le premier trom- 
bone. — Vous êtes bien honnête. Ce sont les mérites de l'ora- 
torio qui me valent ce compliment. Mais j'ai réellement fini. 
Mes histoires ne sont pas comme cette fugue qui durera^ je le 
crains, jusqu'au jugement dernier. Pousse, bourreau ! va tou- 
jours ! Cest cela^ retourne ton thème maintenant! On peu 
bien en dire ce que madame Jourdain dit de son mari : 
« Aussi sot par derrière que par devant ! » — Patience, dit le 



DpUXlRME SOIRÉE, 53 

trombone^ il n'y a plus que six grands airs et huit petites 
fugues. — Que devenir ! — Il faut être justes, c'est irrésistible. 
Dormons tous ! — Tous ? Oh non, cela ne serait pas prudent, 
imitons les marins, laissons au moins quelques hommes de 
quart. Nous les relèverons dans deux heures. » On désigne 
trois contre-bassistes pour faire le premier quart, et le reste de 
Forchestre s'endort comme un seul homme. 

Quant à moi^ je dépose doucement mon alto, qui a Fair 
d'avoir respiré un flacon de chloroforme, sur l'épaule du 
garçon d'orchestre^ et je m'esquive. 11 pleut à verse ; j'entends 
le bruit des gouttières ; je cours m'enivrer de cette rafraîchis- 
sante harmonie. 




TROISIÈME SOIRÉE. 



ON JOUE LE FREYSCHUTZ. 



I Personne ne parle dans Torchestre. Chacun des musiciens 
est occupé de sa tâche, qu*il remplit avec zèle et amour. 
Dans un entr^acte, Tun d'eux me demande s'il est vrai qu'à 
l'Opéra de Paris^ on ait placé un squelette véritable dans la 
scène infernale. Je réponds par l'affirmative, en promettant de 
raconter le lendemain la biographie de ce malheureux. 



QUATRIÈME SOIRÉE. 



UN DÉBUT DANS LE FRETSGHUTZ. - Nouvelle nécrologique. 
MARESCOT. — Etude d'équariiMur. 



On joue un opéra italien moderne très-plat. 

Les musiciens sont à peine arrÎTés que la plupart d^ntre 
eux, déposant leur instrument, me rappellent ma promesse 
de la veille. Le cercle se forme autour de moi. Les trombones 
et la grosse caisse travaillent avec ardeur. Tout est en ordre.; 
nous avons pour une heure au moins de duos et de chœurs à 
Tunisson. Je ne puis refuser le récit réclamé. 

Le chef d'orchestre, qui veut toujours avoir l'air d'ignorer 
nos délassements littéraires, se penche un peu en arrière pour 
mieux écouter. La prima donna a poussé un ré aigu si ter- 
rible, que nous avons cru qu'elle accouchait. Le public tré- 
pigne de joie; deux énormes bouquets tombent sur la scène. 
La diva salue et sort. On la rappelle, elle rentre, resaliie et 



58 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

ressort. Rappelée de nouveau , elle revient, resalue de nou- 
«veau et ressort. Rappelée encore, elle se hâte de reparaître, 
de resaluer, et comme nous ne savons pas quand la comédie 
finira, je commence : 



UN DÉBUT 

DANS LE I^RETSCHUTZ. 

En 1822, j^habitais à Paris le quartier latin^ où j'étais censé 
étudier la médecine. Quand vinrent à TOdéon les représenta- 
tions du FreyschiUz^ accommodé, comme on le sait, sous le 
nom de Robin des bois, par M. Castil-Blaze, je pris Thabitude 
d'aller, malgré tout, entendre chaque soir le chef-d'œuvre 
torturé de Weber. J'avais alors déjà à peu près jeté le scalpel 
aux orties. Un de mes ex-condisciples, Duboucket, devenu 
depuis Tun des médecins les plus achalandée de Paris, m'ac- 
compagnait souvent au théâtre et partageait mon fanatisme 
musical. A la sixième ou septième représentation, un grand 
nigaud roux, assis au parterre à côté de nous, js'avisa de 
sirfier Tair d'Agathe au second acte, prétendant que c'était 
V. une musique baroque et qu'il n'y avait rien de bon dans cet 
' opéra, excepté la valse et le chœur des chasseurs. L'amateur 
fut roulé à la porte, cela se devine ; c'était alors notre manièi'e 
de discuter ; et Dubouchet, en rajustant sa cravate un peu 
froissée, s'écria tout haut : « Il n'y a rien d'étonnant, je le 
« connais, c'est un garçon éBicler de la rue Saint-Jacques ! » 
Et le parterre d'applaudir. 

Six. mois plus tard, après avoir trop bien fonctionaé au 
repas de noces de son patron^ ce pauvre diable (le garçon épi- 
cier) tonibe malade; il se fait transporter à l'hospice delà 
Pitié ; oq le soigne bien, il meurt, on ne Tenterre pas ; tout 
cela se devine encore. 

Notre jeune homme, bien traité et bien mort, est mis par 
iiasard sous les yeux de Dubouchet, qui le reconnaît. L'impi- 
toyable élève de la Pitié, au lieu de donner une larme à son 



QUATBIÈME SOIREE. 59 

ennemi yaincu, n'a rien de plus pressé que de Tacheter, et 
le remettant au garçon d'amphithéâtre : 

K François, lui dit-il, voilà une préparation sèche à Taire ; 
soigne-moi cela, c'est une de mes connaissances. » 

Quinze ank se passent (quinze ans ! comme la vie est longue 
quand on n'en a que faire! ),le directeur de FOpéra me confie 
la composition des récitatifs du FreysehUtz et Ta tâche de met- 
tre le chef-d'œuvre en sc^ne. Duponchel étant encore chargé 
de la direction des costumes.^ — Duponchel ! s'écrient à la 
fois cinq ou six musiciens, est-ce le célèhre inventeur du 
dais ? celui qui a introduit le dais dans les opéras comme prin- 
cipal élément de succès ? Tauteur du dais.de la Juive ? du dais 
de la Reine de Chypre ? du dais du Prophète P le créateur du 
dais flottant, du dais mirobolant, du dais des dais? — (Test 
lui-même^ Messieurs. Duponchel donc étant encore chargé dé 
la direction des costumes, des processions et des dais, je vais 
le trouver pour connaître ses projets relativement aux acces- 
soires de la scène infernale, où son dais, malheureusement, 
ne pouvait figurer. « Ah çà, lui dis-je, il nous faut une tête de 
mort pour révocation de Samiel, et des squelettes pour les 
apparitions ; jVspère que vous n'allez pas nous donner une 
tête de carton, ni des squelettes en toile peinte comme ceux 
de Don Juan. 

— Mon bon ami, il n'y a pas moyen de faire autrement, 
c'est le seul procédé conn u . 

— Gomment, le seul procédé I et si je vous donne, moi, du 
naturel, du solide, une vraie tête, un véritable homme sans 
chair, mais en os, que direz-vous?. 

— Mafoi,jedirai... que c'est excellent, parfait ; je trouverai 
votre procédé admirable. 

— Eh bien ! comptez sur moi, j'aurai notre affaire ! 

' Là-dessus je monte en cabriolet ; je cours chez le docteur 
Vidal^ un autre de mes anciens camarades d'amphithéâtre. 11 
a fait fortune aussi celui*là ; il n'y a que les médecins qui 
vivent I 

— As-tu im squelette à me prêter ? 

•^ Non, mais voilà une assez bonne tête qui a appartenu, 



60 LES SOIHÉKS DE L*OHÇHÊ$TRE. ^ 

dit-on, à un docteur allemand mort de misère et de chagrin ; 
ne me l'abîme pas, j'y liens beaucoup. 

— Sois tranquille, j'en réponds ! 

Je mets la tête du docteur dans mon chapeau, et me voilà 

parti. 

En passant sur le boulevard, le hasard, qui se plaît à de 
pareils coups , me fait précisément rencontrer Dubouchet , 
que j'avais oublié, et dont la vue me suggère une idée lumi- 
neuse. « Bonjour ! — bonjour î — Très-bien, je vous remer- 
cie! mais il ne s'agit pas de moi. Conmient se porte notre 

amateur? 

— Quel amateur ? 

Parbleu ! le garçon épicier que nous avons mis à la 

porte de TOdéon pour avoir sifflé la musique de Weber, et 
que François a si bien ^préparé. 

j^jj ! j'y suis ; il se porte à merveille ! Certes ! il est 

propre et net dans mon cabinet, tout fier d'être si artiste- 
ment articulé et chevillé. Il ne lui manque pas une pha- 
lange, c'est un chef-d'œuvre ! La tête seule est un peu endom- 
magée. 

^ Eh bien! il faut me le confier ; c'est un garçon d'avenir, 

je veux le faire entrer à.l'Opéra, il y a un rôle pour lui dans 
la pîèce nouvelle. • 

— Qu'est-ce à dire? 

— Vous verrez ! 

— Allons, c'est un secret de comédie, et puisque je le 
saurai bientôt , je n'insiste pas. On va vous envoyer Tama- 

teur. 
Sans perdre de temps, le mort est transporté à l'Opéra ; 

mais dans une boîte beaucoup trop courte. J'appelle alors le 
garçon ustensilUer : Gatlino ! 

— Monsieur. . 

— Ouvrez cette boîte. Vous voyez bien ce jeune homme? 

— Oui, Monsieur. 

— n débute demain à l'Opéra. Vous lui préparerez une 
ioUe petite loge où il puisse être à l'aise et étendre ses 
jambes. 



QUATHIËMË SOIRÉE. 61 

— Oui, Monsieur. 

— Pour son costume^ vous allez prendre une tige de fer 
que vous lui planterez dans les vertèbi'es, de manière à ce 
qu'il se tienne aussi droit que M. Petipa^ quand il médite une 
pirouette. 

— Oui, Monsieur. 

— Ensuite, vous attacherez ensemble quatre bougies que 
vous placerez allumées dans sa main droite ; c'est un épicier^ 
il connaît ça. 

— Oui, Monsieur. 

— Mais, comme il a une assez mauvaise tète, voyez, toute 
écornée, nous allons la changer contre celles. 

— Oui, Monsieur. 

— Elle a appartenu à un savant, n'importe ! qui est mort 
de faim, n'importe encore ! Quant à Tautre^ celle de Tépicier, 
qui est mort d'une indigestion^ vous lui ferez, tout en haut, 
une petite entaille (soyez tranquille, il n'en sortira rien) pro- 
pre à recevoir la pointe du sabre de Gaspard dans la scène de 
révocation. 

— Oui, Monsieur. » 

Ainsi fut fait ; et depuis lors, à chaque représentation du 
FreyschittZy au moment où Samiel s'écrie : « Me voilà! » la 
foudre éclate, un arbre s'abîme, et notre épicier, ennemi de 
la musique de Weber^ apparaît aux rouges lueurs des feux 
du Bengale , agitant , plein d'enthousiasme , sa torche en- 
flammée. 

Qui pouvait deviner la vocation dramatique de ce gaillard- 
là? Qui jamais eût pensé qu'il débuterait précisément dans 
cet ouvrage? il a une meilleure tête et plus de bon sens à 
cette heure, n ne sifQe plus : 

. • AÏasï poor Yarick! ■ 



— Eh bien , cela m'attriste, dit Gorsino naïvement. Si épi- 
cier qu'il ait été, ce débutant était presque un homme, après 
tout. Je n'aime pas qu^ii joue ainsi avec la mort. S'il siffla de 

4 



62 LES SOIRÈETS DE L'ORCHESTRE. 

son vivant la partition de Weber, je connais des individus 
bien plus coupables et dont on n'a pourtant pas vilipendé les 
restes avec cette cif nique impiété. Moi aussi j'ai habitS E^aris 
et le quartier latin ; et j'y ai vu à l'œuvre un de ces malheu- 
reux qui, profitant de l'impunité que leur assure la loi fran- 
çaise, se livrent sur les œuvres musicales à des excès infâmes. 
Il y a de tout dans ce Paris. On y voit des gens qui trouvent 
leur pain au coin des bornes, la nuit^ une lanterne d'une 
main^ un crochet de l'autre; ceux-ci lé cherchent en grattant 
le fond des ruisseaux des rues ; ceux-là en déchirant le soir 
les affiches qu'ils revendent aux marchands de papiers ; de 
plus utiles équarrissent les vieux chevaux à Montfaucon. 

Celui-là équarrissait les œuvres des compositeurs célè- 
bres. 

Il se nommait Marescot, et son métier était d'arranr/er toute 
musique pour deux fiûtes, pour une guitare, et surtout pour 
deux flageolets^ et de la publier. La musique du FreyschiUz 
ne lui appartenant pas (tout le monde sait qu'elle appartenait 
à l'auteur des paroles et des perfectionnements qu'elle avait 
dû subir pour être digne de figurer dans le Robin des bois à 
rOdéon), Marescot n'osait en faire commerce. Et c'était un 
grand crève-cœur pour lui ; car, disait-il, il avait une idée qui, 
appliquée à un certain morceau de cet opéra, devait lui rap- 
porter gros. Je voyais quelquefois ce praticien, et je ne sais 
pourquoi il m'avait pris en affection. Nos tendances musicales 
n'étaient pas pourtant précisément les mêmes, vous devez, j'es- 
père, le supposer. 11 m'arriva, en conséquence, de lui laisser 
soupçonner que je l'appréciais. Je m'oubliai même une fois 
jusqu'à lui dire le demi-quart de ma pensée au sujet de son 
industrie. Ceci nous brouilla un peu, et je demeurai six mois 
sans mettre les pieds dans son atelier. 

Malgré tous les attentats commis par lui surles grands maî- 
tres, il avait un aspect assez misérable et des vêtements pas- 
sablement délabrés. Mais voUà qu'un beau jour je le rencontre 
marchant d'un pas leste spiis les arcades dé TOdëon, .eh habit 
noir tout neuf, en bottes entières et en cravate blanche ; je 
crois même, tant la fortune l'avait changé, qu'il avait les 



QUATRIÈME SOIRÉE. 63 

mains propres ce jour-là. « Ah ! mon Dieu! m*écriai-je, tout 
ébloui en Tapercevant, auriez-vous eu le malheur de perdre 
un oncle d'Amérique, ou de devenir collaborateur de quel- 
qu'un dans un nouvel opéra de Weber, quq je vous vois si 
pimpant, si rutilant^ si ébouriffant ? — Moi ! répondit-il, col- 
laborateur ? ah bien oui ! je n'ai pas besoin de collaborer; j'é- 
labore tout seul la musique de Weber, et bien je- m'en trouve. 

- Celk vous intrigue; sachez donc que j'ai réalisé mon idée, et 
que je ne me trompais pas quand je vous assurais qu'elle va- 
lait gros, très-gros^ extraordinairementgros. C'est Schlesinger^ 
l'éditeur de Berlin, qui possède en Allemagne la musique du 
Freyschiifz; il a eu la bêtise de Tacheter; quel niais ! 11 est 
vrai qu'il ne l'a pas payée cher. Or, tant que Schlesinger n'a- 
vait pas publié cette musique baroque, elle ne pouvait, ici en 

, France^ appartenir qu'à Fauteur de Robin des bois, à cause 
des paroles et des perfectionnements dont il Fa ornée, et je 
me trouvais dans l'impossibilité d'en rien faire. Mais aussitôt 
après sa publication à Berlin, elle est devenue propriété pu- 
blique chez nous, aucun éditeur français n'ayant voulu, comme 
bien vous le pensez, payer une part de sa propriété à l'éditeur 
pioissien pour une composition pareille. J'ai pu aussitôt me 
moquer des droits de Yauteur français et publier sans paroles 
mon morceau, d'après mon idée. Il s'agit de la prière en la 
ftémo/ d'Agathe au troisième acte de Robin des bois. Vous savez 
qu'elle est à trois temps, d'un mouvement endormant, et ac- 
compagnée avec des parties de cor syncopées très-difficiles et 
bêtes comme tout, le m'étais dit qu'en mettant le chant dans là 
mesure à six-huit, en indiquant le mouvement allegretto, et en 
l'accompagnant d'une manière intelligible, c'est-à-dire avec 
le rhythme propre à cette mesure (une noire suivie d'une 
croche, le. rhythme des tamt)ours dans le pas accéléré), cela 
ferait une jolie chose qui aurait du suceès. J'ai donc écrit ainsi 
mon morceau pour flûte et guitare, et je l'ai publié, tout en 
lui laissant le nom de Weber. Et cela a si bien pris, que je 
vends, non par centaines, mais par milliers, et que chaque 
jour la vente en augmente. Il me rapportera à lui seul plus 
que l'opéra ^ntier n'a rapporté à ce nigaud de Weber, et 



64 LES SOIRËES DE L'ORCHESTRE. 

même à M. Castii-Blaze, qui pourtant est un homme bien 
adroit. Voilà ce^que c'est que d'avoir des idées ! — Que dites- 
vous de cela, Messieurs ? Je suis presque sûr que vous allez 
me prendre pour un historien, et ne pas me croire. Et c'est 
un fait parfaiteoïént vrai, pourtant. Et j*ai longtemps conservé 
im exemplaire de la prière de Weber ainsi transfigurée par 
Vidée et pour la fortune de M. Marescot, éditeur de musique 
français^ professeur de flûte et de guitare, établi rue Saint- 
Jacques, au coin de la rue des Malhurins, à Paris. » . 

L^opéra est fini; les musiciens s^éloignent en regardant Cor- 
sino d'un air d'incrédulité narquoise. Quelques-uns même 
laissent échapper cette vulgaire expression : Blagueur !... 

Mais je garantis l'authenticité de son récit. Tai connu Ma- 
rescot. H en a fait bien d*autres!... 



CINQUIÈME SOIRÉE. 



VS DE BOBERT LE DIABLE, otniVeUe grainn attcale. 



Oa joue un opéra français moderne très-plat. 

Personne ne songe à sa partie dans Torchestre; tout le 
monde parie àPexception d^un premier violon, des trombones 
et de la grosse caisse. En m'apercevant, le contre-bassiste 
Dimsky m'interpelle : « Eb ! bon Dieu, que vous est-il donc 
arrivé, cher monsieur ? Nous ne vous voyons pas depuis près 
de huit jours. Vous avez l'air triste. J'espère que vous n'avez 
pas éprouvé de vexation comme celle de notre ami Kleiuer. — 
Non, Dieu merci; je n'ai point à regretter de perte dans ma 
famille; mais j'étais, comme disent les catholiques, en re- 
traiU, En pareil cas, les personnes pieuses^ pour se préparer 
sans distraction à raccomplissement de quelque grave devoii* 
religieux, se retirent dans un couvent ou dans un séminaire^ 
et là, pendant un temps plus ou moins long, e)les jeûnent, 



■\ , 



66 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

prient, et se livrent à de saintes méditations. Or, il faut vous 
avouer que j'ai l'habitude de faire tous les ans une retraite 
poétique. Je m'enferme alors cbezmoi : je lis Sbakspcare ou 
Virgile; quelquefois Tun et Tautie. Cela me rend un peu 
malade d'abord ; puis je dors des vingt beures de suite ; après 
quoi je me rétablis, et il ne me reste qu'une insurmontable 
tristesse, dont vous vo^ez le reste, et que vos gais propos ne 
tarderont pas à dissiper. Qu'a-t-on joué, cbanté,dit et narré 
en mon absence? Mettez-moi au courant. — On a joué Aoôert 
U Diable^ iPuritani; on n'a pas du tout cbanté ; et nous n'a- 
vons eu à Torcbestre que des discussions. La dernière s'est 
élevée à propos d'un passage de la scène du jeu dans l'opéra 
de Meyerbeer. Corsino soutient que les chevaliers siciliens sont 
tous d'accord pour dévaliser Robert. Moi je prétends que l'in- 
tention de l'auteur du livret n'a pu être de leur donner un si 
honteux caractère, et que leur aparté : 

Nooi le tenoDf ! noot le tenoni ! 

est une licence du traducteur. Nous vous attendions pour sa- 
voir quelles sont les paroles françaises chantées par le chœur 
dans le texte original. -^ Ce sont les mêmes; votre traducteur 
n'a point d'infidélité à se reprocher. — Ah! j'en étais sûr, re- 
prend Corsino J'ai gagné mon pari. — Oui; et ceci est encore 
un des bonheurs de M. Meyerbeer, le plus heureux des com- 
positeurs de cette vallée de larmes. Car, il faut bien le recon- 
naître, il en est de ce qu'on est convenu d'appeler les feux du 
théâtre comme des jeux de hasard; les plus savantes combi- 
naisons ne servent à rien pour y réussir ; on y gagne parce 
qu'on n'y perd pas, on y perd parce qu'on n*y gagne pas. Ces 
deux raisons sont les seules qu'on puisse donner de la perte 
ou du gain, du succès ou du revers. La chance, le bonheur, la 
veine, la fortune ! mots dont on se sert pour désigner la cause 
inconnue et qu^oa ne connaîtra jamais. Mais cette chance, 
cette veine^ cette Fortune ou non propice (ainsi que BeHram a 
la naïveté de rappeler dans Robert le Diable) semble néanmoins 
s'attacher à certains joueurs, à certains auteurs, avec un 
iichnrnemont incroyable. Tel compositeur, par exemple, a 



CINQUIÈME SOIRÉE. 67 

piqué sa carte pendant dix ans, a compté toutes les séries de 
rouges et de noires, a résisté prudemment à toutes les agace- 
ries des chances ordinaires, à toutes les tentations qu'elles lui* 
faisaient éprouver; puis quand un beau jour il est arrivé à 
voir sortir la noire ti*ente fois de suite, il se dit : a Ma fortune 
est faite ; tous les opéras donnés depuis longtemps sont tombés; 
le public a besoin d'un succès, ma partition est précisément 
écrite dans le style opposé au style de mes devanciers ; je la 
place sur la rouge. » La roue tourne, la noire sort une trente 
et unième fois, et l'ouvrage tombe à plat. Et ces chosesr-là ar- 
rivent même à des gens dont la profession est d'écrire des vul- 
garités; profession lucrative, on le sait, et que le succès favo- 
rise ordinairement en tout pays. Tandis que Ton voit, tels 
sont les caprices extravagants de Faveugle déesse, de beaux 
ouvrages, des chefs-d'œuvre, des conceptions grandioses, 
neuves et hardies, réussir avec éclat et sans efforts. 

Ainsi, nous avons vu à TOpéra de Paris, depuis dix ans, un 
assez bon nombre d'ouvrages médiocies, n'obtenant qu'un 
médiocre succès; nous en avons entendu d'autres entière- 
ment nuls, dont le succès a été également nul, et le Prophète, 
qui piquait sa carte auprès du tapis vert depuis douze, treize 
ou quatorze ans tout au moins, le Prophète, qui ne trouvait 
jamais que la série dés opéras tombés fût assez considérable, 
étant enfin arrivé à marquer sa trente et unième noire, a fait 
exactement le même calcul que le pauvre diable dont je par- 
lais tout à l'heure, il est allé se camper sur la rouge... et la 
rouge est sortie. C'est que l'auteur de ce Prophète a non-seu- 
lement le bonheur d'avoir du talent, mais aussi le talent 
d'avoir du bonheur. Il réussit dans les petites choses comme 
dans les grandes, dans ses inspirations et dans ses combinai- 
sons savantes, comme dans ses distractions. Exemple, celle 
qu'il eut en composant Robert le Diable : M. Meyerbeer écri- 
vant le premier acte de sa partition célèbre, et arrivé à la 
scène où -Robert joue aux dés avec les jeunes seigneurs sici- 
liens, n'aperçut pas un s, mal formé sans doute, dans le ma- 
nuscnt de M. Scribe', aùteiir des' paroles. 11 en résulta qu'au 
moment où le joueur, exaspéré de ses pertes précédentes, met 



68 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

pour enjeux et ses chevaux et ses armures^ le compositeur lut 
dans la réponse des partenaires de Robert : Nous le tenons! 
-au lieu de Nous les tenons ! et donna en conséquence à la 
phrase qu'il mit dans la bouche des Siciliens un accent 
mystérieux et railleur, convenable seulement à des fripons 
qui se réjouissent du bon coup qu'ails vont faire en plu- 
mant une dupe. Lorsque plus tard M. Scribe, assistant aux 
premières répétitions de mise en scène, entendit le chœur 
chanter à voix basse et en accentuant chaque syllabe, ce bouf- 
fon contre-sens : Nous-le-te-notis^ nouS'k-te'nons^ au lieu de 
la vive exclamation de joueurs hardis, répondant : « Nous les 
tenons !» à la proposition que Robert leur fait de ses chevaux 
et de ses armures pour enjeux ; n Qu'est-ce-ci? s'écria-t-il (dit* 
on), mes seigneurs tiennent l'enjeu, mais ils ne tiennent pas 
Robert^ les dés ne sont pas pipés, mes chevaliers ne sont pas 
des chevaliers d'industrie. 11 faut corriger... cette... mais... 
voyons un peu... Eh bien!... ma foi... non... laissons Terreur, 
elle ajoute à Teffet dramatique. Oui, « nous le tenons^ Tidée 
est drôle, excellente, et le parterre s'attendrira, et les bonnes 
âmes seront touchées, et Ton dira : «Oh ! ce pauvre Robert ! 
oh! les coupeurs de bourses! les misérables! ils s'entendent 
comme larrons en foire^ ils vont le dépouiller ! m Et Vs ne fut 
pas remis, le contre-sens eut un succès fou, et les seigneurs 
siciliens demeurèrent atteints et convaincus de friponnerie ; 
et les voilà déshonorés dans toute TEurope parce que M. Meyer- 
beer a. la vue basse. 

Autre preuve qu'il n'y a qu'heur et malheur en ce qui se 
rattache de près ou de loin au théâtre. 

Le plus merveilleux de Taffaire est que M. Scribe, jaloux 
comme un tigre quand il s'agit de Tinvention de quelque 
bonne farce à faire au public, n'a pas voulu laisser à son col- 
laborateur le mérite de cette trouvaille, qu'il a bel et bien ef- 
facé Vs de son manuscrit, et qu'on lit dans le livret imprimé 
de Robert le Diable^ le Nous le tenons ! si cher au public, au 
lieu du *. Nous les tenons ! plus cher au bon sens. .... 



SIXIÈME SOIRÉE. 



ETUDB ASTRONOMIQUE, révolution du ténor autour du public. — 

VEXATION de Kieiner le jeune. 



On joue un opéra allemand moderne très-plat. 

Conversation générale. « Dieu de Dieu ! s'ccrie Kieiner le 
jeune^ en entrant à Torchestre; comment tenir à de telles vexa- 
tions ! Ce n^est pas assez d^avoir un semblable ouvrage à 
endurer, il faut encore qu'il soit chanté par cet infernal 
ténor! Quelle voix! quel style! quel musicien et quelles pré- 
tentions ! — Tais- toi, misanthrope ! réplique Dervinck le pre- 
. mier hautbois , tu finiras par devenir aussi sauvage que ton 
frère dont tu as tous les goûts, toutes les idées. Ne sais-tu 
donc pas que le ténor est un être à part, qui a le droit de 
vie et de mort sur les œuvres qu^il chante^ sur les composi- 
teurs, et, par conséquent^ sur les pauvres diables de musi- 
ciens tels que nous? Ce n'est pas un habitant du monde^ 



70 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

c^est un inonde lui-même. Bien plus, les dilettanti vont jus- 
qu'à le diviniser; et 11 se prend si bien pour un Dieu, qu'il 
parle à tout instant de ses créations. Et tiens^ vois, dans cette 
brochure qui m'arrive do Paris, comment ce monde lumi- 
neux fait sa révolution autour du public. Toi qui étudies tou- 
jours le Cosmos de Humboldt, tu comprendras ce phéno- 
mène. — Lis-nous cela , petit Kleiner, disent la plupart des 
musiciens; ci tu lis bien, nous te ferons apporter une bava- 
roise au lait. — ^Sérieusement? — Sérieusement. — Je le 
veux bien. 



RÉYOLUTIOO DU TÉNOR 

AUTOUR DU PUBLIC. 
AVANT L'AURORE. 

Le ténor obscur est entre le& mains d*un professeur ha- 
bile, plein de science, de patience, de sentiment et de goût, 
qui fait de lui d*abord un lecteur consommé, un bon harmo- 
niste , qui lui donne une méthode large et pure, Tinitie aux 
beautés des chefs-d'œuvre de Tart^ et le façonne enfin au 
grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance 
d'émotion dont il est doué, le ténor aspire au trône ; il veut, 
malgré son maître, débuter et régner : sa voix, cependant, 
n'est pas encore formée. Un théâtre de second ordi'e lui 
ouvre ses portes ; il débute, il est sifflé. Indigné de cet ou- 
trage, le ténor ronipt à Tamiable son engagement ^ et, le 
cœur plein de mépris pour ses compatriotes, part au plus 
vite pour Tltalie. 

11 trouve, pour y débuter, de terribles obstacles, qu'il ren' 
verse à la fin ; on l'accueille assez bien. Sa voix se trans- 
forme, devient pleine^ forte, mordante, propre à l'expression 
des passions vives autant qu'à celle des sentiments les plus 
doux ; le timbre de cette voix gagne peu à peu en pureté, en 
fraîcheur, en ^candeur délicieuse; et ces qualités coustituen 



SIXIÈME SOIRÉE. 71 

enfin un talent dont Finfluencc est iiTcsistible. Le succès 
vient. Les directeurs italiens, qui entendent les affaires, ven- ' 
dent, rachètent, revendent le pauvre ténor, dont les modestes 
appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enri- 
chisse deux ou troi» théâtres par an. On l'exploite, on le pres- 
sure de mille façons, et tant et tant, qu'à la fin sa pensée se 
reporte vers la patrie. Il lui pardonne , il avoue même 
qu^elle ' a eu raison d'être sévère pour ses premiers débuts. 
11 sait que le directeur de FOpéra de Paris a rœil sur lui. On 
lui fait de sa part des propositions qui sont acceptées; il re- 
passe les Alpes. 

LEVCR HÉLIAOUE* 

Le ténor débute de nouveau, mais à TOpéra cette fois, et 
devant un public prévenu en sa faveur par ses triomphes 
d'Italie. 

Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa 
première mélodie ; dès ce moment son succès est décidé. Ce 
n'est pourtant que le prélude des émotions qu'il doit exciter 
avant la fin de la soirée. On a admiré dans ce passage la sen- 
sibilité et la méthode unies à un organe d'une douceur en- 
chanteresse ; restent à connaître les accents dramatiques, les 
cris de la passion. Un morceau se présente, où l'audacieux 
artiste lance à voix de poitrine^ en accentuant chaque syllabe^ 
plusieurs notes aiguës, avec une force de vibration, une ex- 
pression de douleur déchirante et une beauté de sons dont 
rien jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stu- 
peur règne dans la salle, toutes les respirations sont suspen- 
dues, l'étonnement et l'admiration se confondent dans un 
sentiment presque semblable à la crainte; et dans le fait, on 
peut en avoir pour la fin de cette période inouïe ; mais quand 
elle s'est terminée triomphante^, on juge des transports de 
l'auditoire 

Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient 
revoir la chaumière de son père ; son cœur, d'ailleurs rempli 
d'un amour sans espoir, tous ses sens agités par les scènes de 



72 LES SOIRÉES D£ L'OR,CHëSTRI$. 

sang et de carnage que ]à guerre vient de mettre sous ses 
yeux^ succombent accablés sous le poids du plus désolaot 
contraste. Son père est mort ; la chaumière est déserte ; tout 
est çalmè et silencieux ; c'est la pai^, c*est la touùie. Et le 
sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de 
répandre les pleurs de la piété filiale, ce cœur auprès duquel 
seul le sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini 

Fen sépare Elle ne sera jamais à lui La situation est 

poignante et dignement rendue par le compositeur. Ici, le 
chanteur s'élève à une hauteur à laquelle on ne Teût jamais 
cru capable d'atteindre ; il est sublime. Alors^ de deux mille 
poitrines haletantes, s'élance une de ces acclamations que 
l'artiste entend deux ou trois fois dans sa vie^ et qui suffisent 
à payer de longs et rudes travaux. 

Puis les bouquets, les couronnes^ les rappels; et le sur- 
lendemain, la presse débordant d'enthousiasme et lançant le 
nom du radieux ténor aux échos de tous les points du globe 
où la civilisation a pénétré. 

C'est alors, si j^étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie 
d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du 
discours que fit don Quichotte à Sancho, au moment où le 
digne écuyer allait prendre possession de son gouvernement 
de Barataria : 

d Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques se- 
maines vous serez célèbre ; vous aurez de forts applaudisse- 
ments et d'interminables appointements. Les auteurs vous 
courtiseront^ les directeurs ne vous feront plus attendre dans 
leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils vous répondront. 
Des femmes 9 que vous ne connaissez pas, parleront de 
vous comme d'un protégé ou d'un ami intime. On vous dé- 
diera des livides en prose et en vers. Au lieu de cent sous, 
TOUS serez obligé de donner cent francs à votre portier le 
jour de l'an. On vous dispensera du service de la garde natio- 
nale. Vous aurez des congés de temps en temps, pendant 
lesquels les villes de province s'arracheront vos représenta- 
tions. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous 
chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous 



SIXIÈME SOlhÉË. 73 

enverra des abricots. Vous êtes snr lé seuil de l'Olympe, 
enfin; car si les Italiens appellent les cantatrices dive 
(déesses), il est bien évident que les grands chanteurs sont 
des dieux. En bien ! puisque vous voilà passé dieu , soyez 
bon diable malgré tout ; ne méprisez pas trop les gens qui 
vous donneront de sages avis. 

c Rappelez- vous que la voix est un instrument fragile, qui 
s^altère ou se brise en un instant, souvent sans cause connue; 
qu*ua accident pareil suffit pour précipiter de son trône élevé 
le plus grand des dieux, et le réduire à Tétat dliomme, et à 
moins encore quelquefois. 

« Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs. 

« Quand, du baut de votre élégant cabriolet, vous aperce- 
vrez dans la rue, à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Au- 
ber, ne les saluez pas d*un petit signe d'amitié protectrice, 
dont ils riraient de pitié et dont les passants s'indigneraient 
comme d^une suprême impertinence. N'oubliez pas que plu- 
sieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, 
quand le souvenir de votre ut de poitrine aura disparu à tout 
jamais. 

« Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'acllez pas 
vous y engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le 
donner, à votre retour, pour un auteur classique, et nous dire 
d'un air impartial que Beethoven avait aussi du talent; car il 
n'y a pas de dieu qui échappe au ridicule. 

« Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous per 
mettez pas d'y rien changer à la représentation, sans l'assen^ 
ttment de l'auteur^ Car sachez qu'une seule note ajoutée, 
retranchée ou transposée, peut aplatir une mélodie et en 
dénaturer l'expression. D'ailleurs, c'est un droit qui ne sau- 
rait en aucun cas être le vôtre. Modifier la musique qu'on 
chante ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui 
ne l'écrivit qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre 
un indigne abus de confiance. Les gens qui empruntent sans 
prévenir sont appelés voleurs, les interprètes infidèles sont des 
calomniateurs et des assassins. 

« Si, d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait 

6 



74 LES SOIHÉES DE L'ORCHESTRE. 

plus de mordant et de force que la Tôtre, n'allez pas, dans un 
duo, jouer aux poumons avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut 
pas lutter contre le pot de fer, même quand on est un vase de 
porcelaine de la Chine. Daus vos tournées départementales, 
gardez- vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant de FO 
péra et de sa troupe chorale et Insti'umentale : Mon théâtre^ 
mes chceurêy mon orchestre. Les provinciaux n'aiment pas plus 
que les Parisiens qu'on les prenne pour des niais ; ils savent 
fort bien que vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre 
n'est pas à vous, et ils trouv^^ent la fatuité de votre langage 
d'un grotesque parfait. 

« Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction ; va gou- 
verner Barataria ; c'est une île assez basse, mais la plus fer- 
tile peut-être qu'il y ait en teiTe ferme. Ton peuple est fort 
médiocrement civilisé ; encourage Tinstruction publique; que 
dans deux ans on ne se méfie plus, comme de sorciei-s mau- 
'ditt, des gens qui savent lire: ne t'abuse pas sur les louanges 
de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table ; oublie tes 
damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un 
discours important à prononcer ; ne manque jamais à ta pa- 
role ; que ceux qui te confieront leurs intérêts puissent être 
assurés que tu ne les trahiras pas ; et que ta voix soit juste 
pour tout le monde ! »> 

LE TÉNOR AU ZÉNITH. 

Il a c^nt mille francs d'appointements et un mois de congé. 
Après son premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le 
ténor en essaie qu^ques autres avec des fortunes diverses. Il 
en accepte même de nouveaux, qu'il abandonne après trois 
ou quatre représentations s'il n'y excelle pas autant que dans 
les rôles anciens. 11 peut briser ainsi la carrière d'un compo* 
siteur, anéantir un chef-d'œuvre, ruiner un éditeur et faire 
un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas 
pour lui. 11 ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et 
le moyeu le plus propre à les obtenir promptemeut est pour 
lui le seul qu'il faille employer. 

Il a remarqué que certaines formules mélodiques, certaines 



SIXIÈME SOIRÉE. 75 

vocalisations» certains ornements, certains éclats de voix, 
certaines terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, 
avaient la propriété d'exciter instantanément des applaudisse- 
ments tels quels, cette raison lui semble plus que suffisante 
pour en désirer Femplpi, pour Texiger même dans ses lôles, 
en dépit de tout respect pour Texpression, Toriginalité, la di- 
gnité du style, et pour se montrer hostile aux productions 
d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connaît 
V effet des vieux moyens qu^il emploie habituellement. Il 
ignore celui des moyens, nouveaux qu'onjui propose, et, ne 
se considérant point comme un interprète désintéressé dans 
la question, dans le doute, il s'abstient autant qu'il est en lui. 
Déjà la faiblesse de quelques compositeurs, en donnant satis- 
faction à ses exigences , lui fait rêver l'introduction dans nos 
théâtres, des mœurs musicales de Tltalie. Vainement on lui dit : 

« Le maître, c'est le Maître; ce nom n'a pas injustement 
été donné au compositeur ; c'est sa pensée qui doit agir en- 
tière et libre sur l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur ; 
c'est lui qui dispense la lumière et projette les ombres ; 
c'est lui qui est le roi et répond de ses actes ; il propose et dis- 
pose ; ses ministres ne doivent avoir d'autre but, ambitionner 
d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans, et, 
en se plaçaut exactement à son point de vue, d'en assurer la 
réalisation, n 

(Ici tout l'auditoire du lecteur, s'écrie : Bravo î et s'oublie 
jusqu'à applaudir. Le ténor du théâtre, qui, en ce moment, 
criait plus faux que de coutume, prend ces applaudissements 
pour lui, et jette un regard satisfait sur l'orchestre...) Le lec« 
teur continue : 

Le ténor n'écoute rien ; il lui faut des vociférations en styl 
de tambour-major, traînant depuis dix ans sur les théâtres ul- 
tramontains; des thèmes comnmns entrecoupés de repos, 
pendant lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le 
ront, rajuster ses cheveux, tousser, avaler une pastille de 
sucre d'orge. Ou bien, il exige de folles vocalises, mêlées d'ac 
cents de menace, de fureur, de gaieté, de tendresse, diaprées de 
notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri, de 



76 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

cris de pintade, de fusées, d*arpéges, de trilles. Quels que 
soient le sens des paroles, le caractère du personnage^ la si- 
tuation, il se permet de presser ou de ralentir le mouvement, 
d'ajouter des gammes dans tous les sens, des broderies de 
toutes les espèces, des oh ! des ah ! qui donnent à la phrase 
un sens grotesque ; il s^arrête sur les s'yllabes brèves, court 
sur les longues, détruit les élisions, met des h aspirées où il 
n*y en a pas, respire au milieu d'un mot. Rien ne le choque 
plus; tout va bien, pourvu que cela favorise rémission d^une 
de ses notes favorites. Une absurdité de plus ou de moins se- 
rait-elle remarquée en si belle compagnie ! L^orchestre ne dit 
rien ou ne dit que ce qu'il veut ; le ténor domine, écrase 
tout ; il parcourt le théâtre d'un air triomphant ; son panache 
étincelle de joie sur sa tête superbe ; c'est un roi, c'est un 
héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu ! Seulement on ne 
peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est amoureux ou fu- 
rieux ; il n'y a plus de mélodie, plus d'expression, plus de 
sens commun, plus de drame, plus de musique ; il y a émis- 
sion de voix, et c'est là l'important; voilà la grande affaire ; il 
va au théâtre courre le public, comme on va au bois courre 
le cerf. Allons donc ! ferme ! donnons de la voix ! Tayaut ! 
tayaut ! faisons curée de l'ai-t. 

Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend Texploitation 
du théâtre impossible; il éveille et entretient chez toutes les 
médiocrités chantantes des espérances et des ambitions folles. 
« Le premier ténor a cent mille francs, pourquoi, dit le se- 
cond, n*en aurais-je pas quatre-vingt mille? — Et moi, cin- 
qnante mille, réplique le troisième? » 

Le directeur, pour alimenter ces oipieils béants, pour com- 
bler ces abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer 
et détruire Torchestre et les chœurs, en donnant aux artistes 
qui les composent des appointements de portiers ; peines per- 
dues, sacrifices inutiles ; et un jour que, voulant se rendre un 
compte exact de sa situation, il essaie de comparer i'énormité 
du siilaire avec la tâche du chanteur, il arrive en frémissant 
à ce curieux résultat : 
Le premier ténor, aux appointements de 100,000 francs. 



SIXIÈME SOIRÉE. 77 

jouant à peu près sept fois par mois, figure en conséquence 
dans quatre-vingt-quatre représentations par an, et touche 
un peu plus de 1,100 francs par soirée. Biaintenant, en suppo- 
sant un rôle composé de onze cents notes ou syllabes, ce sera 
1 fr. par syllabe. 
Ainsi, dans Guillaume Tell : 

Ma (I fr.) préseoce (S fr.) pour vous est peut-être ua outrage (9 fr.) 

Malhiide (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous) 
Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage ! (13 fr.) 

Total, 34 francs. — Vous parlez d'or, monseigneur! 

Etant ,'donnée une prima donna aux misérables appointe- 
ments de 40,000 francs, la réponse de Mathilde revient néces- 
sairement à meilleur compte (style du commerce), chacune de 
ses syllabes n'allant que daths lespriœ de huit sous; mais c'est 
encore assez joli. 

On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que Ton partage (2 fr.) 
Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais (32 s.) 

Total, 8 francs. 

Puis il paie, il paie encore, U paie toujours ; il paie tant, 
qu'un beau jour il ne paie plus, et se voit forcé de fermer son 
théâtre. C!omme ses confrères ne sont pas dans une situation 
beaucoup plus florissante, quelques-uns des immortels doi- 
vent alors se résignera donner des leçons de solfège (ceux qui 
le savent), ou à chanter sur des places puUiques avec une gui- 
tare, quatre bouts de chandelle et un tapis vert. 



LE SOLEIL SE COUCHE. 

CIEL ORAGEUX. 

Le ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descen- 
dre. Il doit décapiter toutes les phrases et ne chanter que dans 



78 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

le médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes 
partitions, et impose une insupportable monotonie pour 
condition d'existence aux nouvelles. Il désole ses admira- 
teurs. 

Les compositeurs, les poètes, les peintres, qui ont perdu le 
sentiment du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque 
plus, qui n'ont plus même la force de pourchasser les idées 
qui les fuient^ qui se complaisent seulement à tendre des piè- 
ges sous les pas de leurs. rivaux dont la vie est active et floris- 
sante, ceux-là sont morts et bien morts. Pourtant ils croient 
toujours vivre, une heureuse illusion les soutient, ils pren- 
nent l'épuisement pour de la fatigue, Timpuissance pour de 
la modération. Mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abu- 
ser sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une 
voix merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses 
accents, les nuances de son timbre, son expression dramati- 
que et sa parfaite pureté ! Ah I je me suis senti quelquefois 
ému d'une profonde pitié pour ces pauvres chanteurs, et plein 
d'une grande indulgence pour les caprices, les vanités, les 
exigences, les ambitions démesurées, les prétentions exorbi- 
tantes et les ridicules infinis de quelques-uns d*entre eux. Us 
ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à peine si 
le nom des plus célèbres surnage ; et encore, c^est à Tillustra- 
tion des maîtres dont ils furent les intei-pretes, trop souvent 
infidèles, quMls doivent, ceux-là, d*êtrc sauvés deToubli. Nous 
connaissons Caffariello, parce qu'il chanta à Naples dans le 
Tito de Gluck ; le souvenir de mesdames Saint-Huberti et 
Branchu s'est conservé en France, parce qu'elles ont créé les 
rôles de Didon, de la Vestale, d'iphigénie en Tauride, etc. Qui 
de nous eût entendu parler de la diva Faustina, sans Marcello 
qui fut son maître, et sans Basse qui Tépousa? Pardonnons- 
leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur Olympe aussi 
brillant que possible, d'imposer aux héros de l'art de longues 
et l'udes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des 
sacrifices d'idées. 

Il est si cioiel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la 
fortune descendre incessamment à l'horizon» Quelle doulou- 



SIXIÈME SOIRÉE. 79 

reuse fête que eelle d'une dernière représentation ! comme le 
grand artiste doit avoir le cœur navré en parcourant et la 
scène et les secrets réduits de cethéfttre, dont ilfutlon^emps 
le ^nie tutélâire, le roi, le souverain absolu I En s'habillant 
dans sa lo^e, il se dit : « Je n'y rentrerai plus ; ce casque» 
ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette 
mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets 
parfumés des belles enthousiastes. » On frappe, 6'est Tavertis- 
seur qui vient lui annoncer le commencement de la pièce, 
a Eh bien ! mon pauvre garçon, te voilà donc pour toujours à 
Tabri de ma mauvaise humeur ! Plus d'injures, plus de bour- 
rades à craindre. Tu ne viendras plus me dire : Monsieur, 
l'ouverture commence ! Monsieur, la toile est levée! Monsieur, 
la première scène est finie ! Monsieur, voilà votre entrée ! 
Monsieur, on vous attend ! Hélas! non ; c'est moi qui te dirai 
maintenant : Santiquet, efface mon nom qui est encore sur 
cette porte; Santiquet, va porter ces fleurs à Fanny; vas-y 
tout de suite, elle n'en voudrait plus demain ; Santiquet, bois 
ce verre de vin de Madère et emporte la bouteille; tu n'auras 
plus besoin de faire la chasse aux enfants de chœur pour la 
défendre; Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles cou- 
ronnes, enlève mon petit piano, éteins ma lampe et ferme 
ma loge, tout est fini. » 

Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces 
tristes pensées ; il rencontre le second ténor, son ennemi in- 
time, sa doublure, qui pleure aux éclats en dehors et rit aux 
larmes en dedans. 

— Eh bien ! mon vieux^ lui dit le demi-dieu d'une voix do- 
lente, tu vas donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend 
ce soir ! C'est une belle soirée ! 

— Oui, pour toi, répond le chef d'emploi d'un air sombre. 
Et lui tournant le dos : 

— Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse à qui il per* 
mettait de Tadorer, donne-moi ma bonbonnière ? 

— Oh! ma bonbonnière est vide, répond la folâtre en pi- 
rouettant, j'ai donné tout à Victor. 

Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa 



80 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

rage : il faut sourire, il faut chanter. Le ténor paraît en scène; 
il joue pour la dernière fois ce drame dont il fit le succès^ 
ce rôle im'il a créé ; il jetle un dernier coup d'oeil sur ces dé- 
cors qui réfléchirent sa gloire, qui retentirent tant de fois de 
ses accents de tendresse, de ses élans de passion, sur le Jac 
aux bords duquel il attendit Mathilde, sur ce Grutly, d'où il 
cria : Liberté ! sur ce pâle soleil que depuis tant d'années il 
voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait pleurer, 
pleurer à sanglots ; mais la réplique est donnée, il ne faut pas 
que la voix trepzble^ ni que les muscles du visage expriment 
d'autre émotion que celle du rôle : le public est là, des milliers 
de mains sont disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu ; et 
si elles restaient immobiles^ oh ! alors^ tu reconnaîtrais que 
les douleurs intimes que tu viens de sentir et d'étouffer, ne 
sont rien auprès de TafFreux déchirement causé par la froi- 
deur du public en pareille circonstance; le public^ autrefois 
ton esclave, aujourd'hui ton maître^ ton empereur! Allons^ 
inclinetoi, il t'applaudit... Moriturus salutat. 

Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix 
et sa verve juvéniles, il excite des transports jusqu'alors in- 
connus ; on couvre la scène de fleurs coinme une tombe à 
demi fermée. Palpitant de mille sensations contraires, il se 
retire h pas lents ; on veut le voir encore ; on l'appelle à grands 
cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui, dans cette 
dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui 
pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière 
joie, c'est sa gloire, son anaour, son génie, %a vie, qui frémis- 
sent en s'éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand ar- 
tiste, météore brUIant au terme de ta course, viens entendre 
1 expression suprême de nos affections admiratives et de notre 
reconnaissance, pour les jouissances que nous t'avons due» si 
longtemps; viens et savoure-les, et sois heureux et fier; tu te 
dPm«fn if ?^ ""^^^^ ^'^"'^ toujours, et nous l'aurons oubliée 
v*sT«;h1 'T''''^ haletant, le cœur gonflé de larmes; une 
rSoeHp^^^^^^ ^^^^'^ ^ '^'^ ^«P^^t -^ 1^ P«"Pl^ l>*t des «^ains. 

cZonne M^ w '•? ^^"^ ^^^"^ '' ^^^V"' '^^'^ > César le 
coui onne. Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et lourd 



SIXIÈME SOIRÉE. 81 

couteau des supplices ; un abîme sépare le triomphateur de 
sou char de triomphe, abîme infranchissable et creusé par le 
temps. Tout est consommé ! le àieu n'*est plus ! . • • • 

Nuit profonde. 



Nuit étemelle. 



— Convenons que voici un portrait peu flatté, mais prodi- 
gieusement ressemblant, du dieu-chanteur ! s'écrie Gorsino. 
La brochure est-elle signée? — Non. — L'auteur ne peut être 
qu'un musicien ; il est amer, mais vrai ; et encore on voit 
qu'il contient sa colère. « 



Tenons notre promesse maintenant. Le petit Kleiner s'est 
bien acquitté de sa tâche ; il doit être enroué. — Oui, et je 
suis en outre altéré et gelé. — Carlo î — Monsieur? — ^Va cher- 
cher pour M. Kleiner une bavaroise au lait bien chaude. — 
J'y cours. Monsieur. — (Le garçon d'orchestre sort.) Dimsky 
prenant la parole : Il faut rendre justice aux instrumentistes; 
malgré quelques exceptions que l'on pourrait citer, ils sont 
bien plus fidèles que les chanteurs, bien plus respectueux 
pour les maîtres, bien mieux dans leur rôle, et par conséquent 
bien plus près delà vérité. Que dira-t-on si^ dans un quatuor 
de Beethoven, par exemple, le premier violon s'^avisait de dés- 
articuler ainsi ses phrases, d'en changer la disposition rhyth- 
mique et Taccentuation ? On dirait que le quatuor est impos- 
sible ou absurde^ et on aurait raison. 

Pourtant ce premier violon est quelquefois joué par des 
virtuoses d'une réputation et d'un talent immenses, qui doi- 
vent se croire^ en musique, des hommes souverainement 
intelligents, qui le sont en effet beaucoup plus que tous les 
dieux du chant ; et c'est justement pour cela qu'ils se gardent 
de ce travers. 



82 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

(Le garçon d'orchestre revenant) : Messieurs^ il est trop 
tard, il n'y a plus de bavaroises au lait ! ( Rire général.) 
(Kleiner cassant sur son pupitre Tarchet de son violoncelle) : 
Décidément^ c'est une vexation spéciale prédestinée à ma fa- 
mille ! Et voilà un excellent archet brisé ! Allons !... je boii*ai 
de Teau... N'y pensons plus! 

La toile tombe. 

On ne rappelle pas le ténor; on applaudit à peine son der* 
nier cri. Scène de rage et de désespoir au ftost-^cenium. Le 
demi-dieu s'arrache les cheveux. Les musiciens en passant 
près de lui haussent les épaules^ et s'éloignent. , 



r 



SEPTIÈME SOIRÉE. 



ÉTUDE HISTORIQUE ET PHILOSOPHIQUE. — DE VIRIS ILLUSTRIBUS URBIS 
ROMiE.— UNE ROMAINE. — VOCABULAIRE DE LA LANGUE DES ROMAINS. 



On joue un opéra italien moderne très-plat. 

Un habitué des stalles dn parquet, qui, les soirs précédents, 
a paru s'intéresser beaucoup aux lectures et aux récits des 
musiciens, se penche dans l'orchestre, et s^adressant à moi : 
Monsieur, vous habitez ordinairement Paris, n'est-ce pas? — 
Oui, Monsieur, je Thabite même extraordinairement et sou- 
vent plus que je ne voudrais. — En ce cas, vous devez être 
familiarisé avec la langue singulière qu'on y parle et dont vos 
journaux se servent, eux aussi, quelquefois. Expliquez-moi 
donc, s'il vous plaît, ce qu'ils veulent dire, quand, en ren- 
dant compte de ceptains incidents assez fréquents, à ce qu'il 
parait, dans les représentation? dramatiques, ils parlent des 
Romains. — Oui, disent à la fois plusieurs musiciens, qu'en- 

5* 



84 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

tend-on en France parce mot? — Ce n'est pas moins qju'un 
cours d'histoire romaine^ Messieurs, que vous me demandez. 
— Pourquoi pas? — Je crains de n'avoir pas le talent d'être 
bref. — Qu'à cela ne tienne ! Topera est en quatre actes, el 
nous sommes à vous jusqu'à onze heures. — 

Aiors^ pour vous mettre tout de suite en rapport avec les 
grands hommes de cette histoire, je ne remonterai pas- jus- 
qu'aux fils de Mars, ni à Numa Pompilius ; je sauterai k pieds 
joints par-dessus les rois, les dictateurs et les consuls; et 
pourtant je dois intituler le premier chapitre de mon histoire : 

DE VIRIS ILLUSTRIBUS URBIS ROM^. 

Néron — (vous voyez que je passe sans transition a l'époque 
des empereurs), Néron ayant institué une corporation d'hom> 
mes chargés de l'applaudir quand il chantait en public, on 
donne aujourd'hui en France le nom de Romains aux ap- 
plaudisseurs de profession, vulgairement appelés ciaqueurs, 
aux jeteurs de bouquets et généralement à tous les entrepre- 
neurs de succès et d'enthousiasme. Il y en a de plusieurs es- 
pèces : 

La mère qui fait si courageusement remarquer à chacun 
Tesprit et la beauté de sa tille, médiocrement belle et fort 
sotte ; cette mère qui, malgré son extrême tendresse pour cette 
enfant, se résoudra néanmoins le plus tôt possible à une sé- 
paration cruelle en la i émettant aux bras d'un époux, est une 
Romaine. 

L'auteur qui, dans la prévision du besoin qu'il aura l'an 
prochain des éloges d'un critique qu'il déteste, s'acharne à 
chanter partout les louanges de ce même critique, est un Ro- 
main. 

Le critique assez peu Spartiate pour se laisser prendre à ce 
piège grossier, devient à son toui un Romain. 

Le mari de la cantatrice qui... — C'est compris. — Mais les 
romains vulgaires, la foule, le peuple romain enfin, se com- 
pose surtout de ces hommes que Néron enrégimenta le pre 



^PTIÊMË SOIRÉE. 85 

<fQiëi\ Ils vont le 9oir dajas lesihé&ti'^, et même ailleurs s^ussi, 
applaudir, sous la (jUi^ection d'un chef -et de ses lieuteuants, 
ies arlistes et les oeuvres que ce chef s'est engagé à soutenir. 

il y a bien des manières d'applaudir. 

La première, ainsi que vous le saves tous^ •consiste à Caire 
le plus de bruit possible en frappant \e& deux mains Tune 
«ontre Tautie. Et dans cette première manièare, il j a encore 
•des yariélés^ des nuances : \^ bout çle la main droite frappant 
dans le «reux de la gauche^ produit un son aigu et retentis- 
^nt que préfèrent la plupart des artistes i les d«ux mains 
appliquées l'une contre Tautre sont, au contraire, d'une sono- 
rité sourde et vulgaire; il n'y a que des élèves claqueurs de 
•première année, ou des garçons barbiers, qui applaudissent 
ainsi. 

Le claqueur ganté, habillé en dandy, avance ses bras avec 
affectation hors de sa loge, et applaudit lentement presque 
sans bruit^ et pour les yeux seulement^ il dit ainsi à toute la 
salle : Voyez ! je daigne applaudir. 

Le claqueur enthousiasmé (car il y en a) applaudit vite, fort 
€t longtemps ; sa tête, pendant Tapplaudissement, se tourne à 
droite et à gauche; puis ces démonstrations ne lui suffisant 
plus, il trépigrie, il crie bravai bravo! (remarquez bi^n l'ac- 
cent circonflexe de To), ou brava (celui-là est le saNant, il a 
fréquenté les Italiens^ il sait distinguer le féminin du mascu- 
lin), et redouble de clameurs au fur et à mesure que le nuage 
de poussière que ses trépignements soulèvent augmente 
d'épaisseur. 

Le claqueur déguisé en vieux rentier ou en colonel en re- 
traite, frappe le plancher du bout de sa canne d'un air pa- 
terne et avec modération. 

Le claqueur violoniste, car nous avons beaucoup d'artistes 
dans les orchestres de Paris, qui, pour faire leur cour, soit au 
directeur de leur théâtre, soit à leur chef d'orchestre, soit à 
une cantatrice aimée et puissante, s'enrégimentent momeula- 
nément dans l'armée romaine; le claqueur violoniste, dis-je, 
frappe avec le bois de son arch0t sur le corps^e son violon. 
Cet applaudissement, plus rare que les autres, est, en consé- 



86 LES SOIRÉES DE L*ORGHËSTRE. 

queoce plus recherche. Malheureusement, de cruels désitlu- 
sionnements ont appris aux dieux et aux déesses qu'il ne leur 
était guère possible de savoir quand Tapplaudissenient des 
violonistes est ironique ou sérieux. De là le sourire inquiet 
des divinités en recevant cet hommage. 

Le timbalier applaudit en frappant sur ses timbales ; ce qui 
ne lui arrive pas une fois en quinse ans. 

Les dames romaines applaudissent quelquefois de leurs 
mains gantées, mais leur influence n'a tout son effet que lors- 
qu'elles jettent leur bouquet aux pieds de Fartisle qu*elles 
soutiennent. Gomme ce genre d'applaudissement est assez 
dispendieux, c'est ordinairement le plus proche parent, - le 
plus intime ami de l'artiste, ou l'artiste lui-même, qui en fait 
les frais. On donne tant aux jeteuses de fleurs pour les fleui*s, 
et tant pour leur enthousiasme; de plus, il faut payer un 
homme ou un enfant agile pour, après la première averse de 
fleurs^ courir au théâtre les reprendre et les rapporter aux ro- 
maines placées dans les loges d'avant-scène, qui les utilisent 
une seconde et souvent une troisième fois. 

Nous avons encore la Romaine sensible, qui pleure, tombe 
en attaque de nerfs, s*évanouit. Espèce rare, presque introu- 
vable, appartenant de très-près à la famille des girafes. 

Mais pour nous renfermer dans l'étude du peuple romain 
proprement dit^ voici comment et à quelles conditions il tra- 
vaille. 

Un homme étant donné qui, soit par l'impulsion d'une vo- 
cation naturelle Irrésistible, soit par de longues et sérieuses 
études, est parvenu à acquérir un vrai talent de Romain ; il 
se présente au directeur d'un théâtre et lui tient à peu près ce 
langage : « Monsieur^ vous êtes à la tête d'une entreprise dra^- 
matique dont je connais le fort et le faible ; vous n'avez per- 
sonne encore pour la direction des Succès, confiez-la-moi ; je 
vous offre 20,000 francs comptant et une rente de 10,000. — 
J'en veux 30,000 comptant, répond ordinairement le direc- 
teur. — Dix mille francs ne doivent pas nous empêcher de 
conclure; je vous les apporterai demain. — Vous avez ma 
parole ; mais j'exige cent hommes pour les représentations 



SEPTIÈME SOIRÉE. 87 

ordinaires, et cinq cents au moins pour toutes les premières 
et pour les débuts importants. — Vous les aurez, et plus en- 
core. » Comment ! dit un des musiciens en m'interrompant, 
c'est le directeur qui est payé !... j'avais toujours cru le con- 
traire ! — Oui, Monsieur, ces charges-là s'achètent comme 
une charge d'agent de change, un cabinet de notaire, une 
étude d'avoué. 

Une fois nanti de sa commission, le chef du bureau des suc- 
cès, Fempereur des Romains, recrute aisément son armée 
parmi les garçons coiffeurs, les commis voyageurs, les con- 
ducteurs de cabriolet à pied (1), les pauvres étudiants, les 
choristes aspirants au sumumérariat, etc., etc., qui ont la 
passion du théâtre. U choisit pour eux un lieu de rendez-vous, 
qui, d'ordinaire, est un café borgne ou un estaminet voisin 
du centre de leurs opérations. Là, il les compte, leur donne 
ses instructions et des billets de parterre ou de troisième ga- 
lerie, que ces malheureux paient trente ou quarante sous, ou 
moins, selon le degré de l'échelle théâtrale qu'occupe leur éta- 
blissement. Les lieutenants seuls ont toujours des billets gra- 
tuits. Aux grands jours ils sont payés par le chef. Il arrive 
même, s'il s'agît de faire mousser à fofidun ouvrage nouveau 
qui a cotité à la direction du théâtre beaucoup d'argent, que 
le chef, non-seulement ne trouve plus assez de Romains 
payants, mais qu'il manque de soldats dévoués prêts à livrer 
bataille pour l'amour de l'art. Il est alors obligé de payer le 
complément de sa troupe et de donnei* à chaque homme jus- 
qu'à trois francs et un verre d'eau-de-vie. 

Mais, dans ce cas, l'empereur, de son côté, ne reçoit pas 
uniquement des billets de parterre ; ce sont des billets de 
baùque qui tombent dans sa poche, et en nombre à peine 
croyable. Un des artistes qui figurent dans la pièce nouvelle^ 
veut se (aire soutenir d'une façon exceptionnelle; il propose 
quelques billets à l'empereur. Celui-ci prend son air le plus 

(I) QoMid un oondacteur de câbriol«k a encouru le mécontentement de M. le 
préfet de police^ celui-ci lui interdit pendant deux ou trois semainea de faire son 1 

métier de cocher, auquel cas, le malheureux qui ne gagne rien, ne va certes pat 
fn toitore. Il est à pied. Il entre alon sontent dtni rinfenterfe romaine, 



88 LES SOIRÉKS DE L'OIiCHESTEH). 

froid, et tirant de sa poche une poignée de ces carrés de pa« 
pier : a Vous voyez, dit-il, que je n'en manque pas. Ce qu'il 
me faut ce soir ce sont des hommes, et pour en avoir je suis 
obligé de les payer. » — L'artiste comprend l'insinuation et 
glisse dans la main du César un chiffon de cinq cents francs. 
Le chef d'emploi de Facteur qui s'est ainsi exécuté ne tarde 
pas à apprendre cette générosité ; la crainte alors de n'être 
pas soigné en proportion de son mérite, vu les soins extraor- 
dinaires qui vont être donnés à son second, le porte à offrir 
à Fentrepreneur des succès un vrai billet de i ,000 francs et 
quelquefois davantage. Ainsi de suite du haut en bas de tout 
le personnel dramatique. Vous comprenez maintenant pour- 
quoi et comment le directeur du théâtre est payé par le di- 
recteur de la claque, et combien il est facile à celui-ci de s'en- 
richir. 

Le premier grand Romain que j'ai connu à Topera de Paris 
se nommait Auguste : le nom est heureux pour un César. 
J'ai vu peu de majestés plus imposantes que la sienne. Il était 
froid et digne, parlant peu, tout entier à ses méditations, à 
ses combinaisons et à ses calculs de haute slratégie. 11 était 
bon prince néanmoins, et, habitué du parterre comme je l'é- 
tais alors^ j'eus souvent à me louer de sa bienveillance. D'ail- 
leurs, ma ferveur à applaudir spontanément Gluck et Spon- 
tini, madame Branchu et Dérivis, m'avait valu son estime 
particulière. Ayant fait exécuter à cette époque dans l'église 
de Saint-Roch ma première partition (une messe solennelle), 
les vieilles dévotes, la loueuse de chaises, le donneur d'eau 
bénite^ les bedeauï et tous les badauds du quartier s'en mon- 
trèrent fort satisfaits, et j'eus la simplicité de croire à up suc- 
cès. Mais, hélas ! ce n'était qu'un quart de succès tout au plus; 
je ne fus pas longtemps aie découvrir. En me revoyant, deux 
jours après cette exécution : a Eh bien ! me dit l'empereur 
Auguste, vous avez donc débuté à Saint-Roch avant-hier? 
pourquoi diable ne m'avez-vous pas prévenu de cela? nous y 
serions tous allés ! *— Ah ! vous aimez à ce point la musique 
religieuse? — Eh non ! quelle idée! mais nous vous auHons 
chauffé solidement. — Comment? on n'applaudit pas dans les 



SEPTIÈME SOIRÉE. 89 

églises. — On n'applaudit pas, non ; mais on tousse, on se 
mouche, on remue les chaises^ on frotte les pieds contre 
terre, on dit : « Hum ! Hum ! » on lève les yeux au ciel ; le 
tremblement^ quoi ! nous vous eussions fait mousser un peu 
bien ; un succès entier, comme pour un prédicateur à la mode.i> 

Deux ans plus tard, j'oubliai encore de l'avertir quand je 
donnai mon premier concert au Conservatoire. NéanmoinsAu- 
guste y vint avec deux de ses aides de camp ; et le soir, quand 
je reparus au parterre de TOpéra, il me tendit sa main puis- 
sante en me disant avec fin accent paternel et convaincu (en 
français, bien entendu) : a Tu Marcellus eris! » 

(Ici Bacon pousse du coude son voisin et lui demande tout 
bas ce que ces trois mots signifient. — Je ne sais, répond ce- 
lui-ci. — C'est dans Virgile, dit Corsino, qui a entendu la de- 
mande et la réponse. Cela signifie : Tu seras Marcellus ! — Eh 
bien... qu'est-ce donc que d'être Marcellus?— Ne pas être une 
bête, tais-toi!) 

Pourtant les maîtres es claque n'aiment guère, en général, 
les bouillants amateurs tels que j^étais; ils professent une mé- 
fiance qui va jusqu'à Tantipathie pour ces aventuriers, con- 
dottieri, enfants perdus de l'enthousiasme, qui viennent à l'é- 
tourdie et «am répétitions, applaudir dans leui^ rangs. Un jour 
de première représentation, où il devait y avoir, pour parler 
la langue romaine, un fameux tirage, c'est-à-dire une grande 
difficulté pour les soldats d'Auguste à vaincre le public, je 
m'étais placé par hasard sur un banc du parterre que l'empe- 
reur avait marqué sur la carte de ses opérations, comme de- 
vant lui appartenir exclusivement. J'étais là depuis une bonne 
demi-heure, subissant les regards hostiles de tous mes voi- 
sins, qui avaient l'air de se demander comment ils pourraient 
se débarrasser dç moi, et je mMnterrogeais avec un certain 
trouble, malgré la pureté de ma conscience, sur ce que je pou- 
vais avoir fait à ces officiers, quand l'empereur Auguste, s'élau- 
çant au milieu de son état-major, vint me mettre au courant en 
me disant avec une certaine vivacité, mais sans violence tou- 
tefois (j'ai déjà dit qu'il me protégeait) : «Mon cher monsieur, 
je suis obligé de vous déranger ; vous ne pouvez pas rester là. 



90 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

— Pourquoi donc ? — Eh non ! c'est impossible ; vous êtes au 
milieu de ma première ligne, et vous me coupez, » — Je me 
hâtai, on peut le croire, de laisser le champ libre à ce grand 
tacticien. 

Un autre étranger, méconnaissant les nécessités de la po- 
sition, eût résisté à Tempereur et compromis ainsi le succès 
de ses combinaisons. De là cette opinion parfaitement moti- 
vée par une longue série d^observations savantes, opinion ou- 
vertement professée par Auguste et par toute son armée : Le 
public ne sert à rien dans un théâtre ; non^seulement il ne sert à 
rien, mais il gâte totU. Tant qu'il y aura du public à r Opéra, 
r Opéra ne marchera pas. Les directeurs de, ce temps-là le trai- 
taient de fou, à renoncé de ces fières paroles. Grand Auguste! 
Il ne se doutait pas que peu d'années après sa mort une jus- 
tice si éclatante serait rendue à ses doctrines ! C*est le sort 
de tous les hommes de génie, d'être méconnus de leurs con- 
temporains et exploités ensuite par leurs successeurs. 

Non, jamais plus intelligent ni plus brave dispensateur de 
gloire ne trôna sous le lustre d'un théâtre. 

En comparaison d'Auguste, celui qui règne maintenant à 
ropéra n'est qu'un Vespasien, un Claude. Il se nomme Da- 
vid. Aussi qui voudrait lui donner le titre d'empereur ? per- 
sonne. C'est tout au plus si ses flatteurs osent l'appeler roi, à 
cause de son nom seulement. 

Le chef illustre et savant des Romains de l'Opéra-Comique 
s'appelle Albert ; mais, comme pour son ancien homonyme, 
on dit en parlant de lui : Albert le Grand. 

11 a, avant tous, mis en pratique l'audacieuse théorie d'Au- 
guste, en excluant sans pitié le public des premières repré- 
sentations. Ces jours-là, maintenant, si l'on en excepte les cri- 
tiques, qui, pour la plupart, appartiennent encore d'une ou 
d'autre façon Viris illustribus urbis Romœ, du haut jusques 
en bas la salle n*est remplie que de claqueurs. 

C'est à Albert le Grand que l'on doit la coutume touchante 
de rappeler à la tin de chaque pièce nouvelle tous les acteurs. 
Le roi David Ta promptement imité en ceci ; et, enhardi par le 
succès de ce premier perfectionnement, il y a joint celui de 



SEPTIÈME SOIRÉE. 91 

rappeler le ténor jusqu^à trois fois dans la soirée. Un dieu 
qui, dans une représentation d*apparat, ne serait rappelé 
comme un simple mortel qu'une fois à la fin de ]a{>ièce, ferait 
fowr. D'où il suit que si^ malgré tous ses efforts, David n'a pu 
arriver pour un ténor gén^eux qu'à ce mince résultat, ses 
rivaux^du Théâtre-Français et de TOpéra-Comique se mo- 
quent de lui le lendemain et disent : « Hier, David a chavffé 
le four. » Je donnerai tout à Fbeure Texplieation de ces ter- 
mes romains. Malheureusement Albert le Grand, las du pou- 
voir sans doute, a cru devoir déposer son sceptre. En le re- 
mettant aux mains de son obscur successeur, il eût volontiers 
dit comme Sylla, dans la tragédie de M. de Jouy : 

J'ai gouT«rBé sans peur et j'abdique iBins crainte. 

si le vers eût été meilleur. Maip Albert est un homme d'es* 
prit , il exècre la littérature médiocre ; ce qui , à la rigueur, 
pourrait expliquer son empressement à quitter l'Opéra-Go- 
mique. 

Un autre grand homme que je n'ai point connu, mais dont 
la célébrité est immense dans Paris, gouvernait et gouverne 
encore, je crois, au Gymnase-Dramatique. Il se nomme Sau- 
ton. Il a fait progresser Tart dans une voie large et nouvelle. 
Il a établi par d'amicales relations Tégalité et la fraternité en- 
tre les Romains et les auteurs; système que David encore, ce 
plagiaire, s'est empressé d'adopter. Maintenant, on trouve un 
chef de claque familièrement assis à la table, noD*seulement 
de Melpomène, de Thalie ou de Terpsichore, mais à celle 
même d'Apollon et d'Orphée. Il engage pour eux et pour elles 
sa signature, il les aide de sa bourse dans leurs secrets em- 
barras, il les protège, il les aime de cœur. 

On cite ce mot admiraUe de l'empereur Sauton à l'un de 
nos écrivains les plus spirituels et les moins enclins à thésau- 
riser : 

A la fin d'un cordial déjeuner, ou les cordiaux n'avaient 
point été ménagés, Sauton rouge d'émotion, tortillant sa ser- 
viette, trouva enfin assez de courage pour dire sans trop bal- 



92 LES SOIRÉES DE L^ORGHESTRE. 

butjer à son amphitryon : « Mon cher D***, j'ai une prière 
à vous adresser... — Laquelle? parlez! — Permettez-moi 
de... vous tutoyer... tutoyons-nous! —Volontiers. Sauton 
préie-moi mille écus. — Ahl cher ami^ tu me ravis! (Et ti- 
rant son portefeuille) : Les voilà ! » 

Je ne puis vous faire. Messieurs, le portrait de tous les 
hommes illustres de la ville de Rome; le temps et les con- 
naissances biographiques me manquent. J'ajouterai seulement, 
au sujet des trois héros dont je viens d*avoir Fhonneur de vous 
entretenir, qu'Auguste, Albert et Sauton, bien que rivaux, 
furent toujours unis* Ils n'imitèrent point , pendant leur 
triumvirat, les guerres et les perfidies qui déshonorent dans 
rhistoire celui d'Antoine, d'Octave et de Lépide. Loin de là, 
quand il y avait à TOpéra une ces terribles représentations 
où il faut absolument remporter une victoire éclatante, for- 
midable, épique, à rendre Pindare et Homère impuissants à la 
chanter, Auguste, dédaigneiix des recrues inexpérimentées, 
faisait un appel à ses triumvirs. Ceux-ci, fiers d'en venir aux 
mains près d'un si grand homme, consentaient à le recon- 
naître pour chef, lui amenaient, Albert, sa phalange indomp- 
table, Sauton,- ses troupes légères, toutes animées de cette 
ardeur à laquelle rien ne résiste et qui enfante des prodiges. 
On réunissait en une seule armée ces trois corps d'élite, la 
veille de la représentation, dans le parterre de l'Opéra. Au- 
guste, son plan, son livret, ses notes à la main, faisait faire 
aux troupes une répétition laborieuse, profitant quelquefois 
des observations d'Antoine et de Lépide, qui en avaient peu à 
lui adresser ; tant le coup d'œil d'Auguste était rapide et sûr, 
tant il avait de pénétration pour deviner les projets de Fen- 
nemi, de génie pour les contrecarrer, de raison pour ne pas 
tenter l'impossible. Aussi quel triomphe le lendemain ! que 
d'acclamations, que de dépouilles opimesl qu'on n'offrait 
point à Jupiter Stator, qui venaient de lui, au contraire, et 
de vingt autres dieux. 

Ce sont là des services sans prix rendus à l'art et aux ar- 
tistes par la nation romaine. 

Croirie2*Yous, Messieurs, qu'il est question de la chasser de 



SEPTIÈME SOIRÉE. 93 

i'Opëra f Plusieurs journaux annoncetit cette réforme, à la- 
quelle nous ne r.roirons pas, même si nous en sommes té- 
moins. La claque, en e£Pet^ est devenue un besoin de l'époque : 
sous toutes les formes^ sous tous les masques, sous tous les 
prétextes, elle s^est introduite partout. Elle règne et gouverne, 
au théâtre^ au concert, à l'assemblée nationale, dans les clubs, 
à réglise, dans les sociétés industrielles^ dans la presse et 
jusque dans les salons. Dès que vingt personnes assemblées 
sont appelées à décider de la valeur des faits, gestes ou idées 
d'un individu quelconque qui pose devant elles, on peut être 
sûr que le quart au moins de Taréopage est placé auprès des 
trois autres quarts pour les allumer ^ s'ils sont inflammables, 
ou pour montrer seul son ardeur, s'ils ne le sont pas. Dans 
ce dernier cas, excessivement fréquent, cet enthousiasme isolé 
et de parti pria sufBt encore à flatter la plupart des amours- 
propres. Quelques-uns parviennent à se faire illusion sur la 
valeur réelle des suffrages ainsi obtenus ; d'autres ne s'en font 
aucune et les désirent néanmoins. Ceux-là en sont venus à ce 
point que^ faute d'avotr à leurs ordres des hommes vivants 
pour les applaudir, ils seraient encore heureux des applaudisse- 
ments d*une troupe de mannequins, voire même d'une machine 
à claquer dont ils tourneraient eux-mêmes la manivelle. 

Les claqueurs' de nos théâtres sont devenus des praticiens 
savants ; leur métier s'est élevé jusqu'à l'art. 

On a souvent admiré, mais jamais assez, selon moi^ le 
talent merveilleux avec lequel Auguste dirigeait les grands 
ouvrages du répertoire moderne^ et l'excellence des conseils 
qu'en mainte circonstance il donnait aux auteurs. Caché dans 
une loge du rez-de-chaussée, il assistait à toutes les répé- 
tition» des artistes, avant de faire faire la sienne à son armée. 
Puis, quand le maestro venait lui dire : « Ici, vous donnerez 
irais salves, là, vous crierez &fs, d il lui répondait avec une 
assurance imperturbable, selon le cas : a Monsieur, c^est dan- 
gereuœ, » ou bien : a Cela se fera, » ou : « J'y réfléchirai, 
mes idées là-dessus ne sont pas encore arrêtées. Ayez quel- 
ques amoleur^ pour attaquer^ et je les suivrai si cela prend, » 



94 LES SOIRÉES DE L'ORGItËStRE. 

11 arrivait même à Auguste de résister noblement à un au- 
teur qui eût voulu lui arracher des applaudissements (kmge^ 
reux, et de lui répondre : « Monsieur^ je ne le puis. Vous 
me compromettriez aux yeux du public^ aux yeux des ar- 
tistes et à ceux de mes confrères, qui savent bien que cela 
ne doit pas se faire. J'ai ma réputation à garder : j'ai, moi 
aussi, de Tamour-propre, Voire ouvrage est très-difûcile à 
diriger^ j'y mettrai tous mes soins, mais je ne veux pas me 
faire siffler. » 

À côté des claqueurs de profession, instruits, sagaces, 
prudents, inspirés, artistes enfin, nous avons les claqueurs 
par occasion, par amitié, par intérêt personnel ; et ceux-là 
on ne les bannira pas de TOpéra. Ce sont : les amis naïfs, 
qui admirent de bonne foi tout ce qui va se débitjer sur la 
scène devant que les chandelies soient aUumées (il est vrai de 
dire que cette espèce d'amis devient de jour en jour plus 
rare; ceux, au contraire, qui dénigrent avant, pendant et 
après, multiplient énormément) ; les parents, ces claqueurs 
donnés par la nature ; les éditeurs, claqueurs féroces, et sur- 
tout les amants et les maris. Voilà pourquoi les femmes, 
outre une foule d'autres avantages qu'elles possèdent sur les 
hommes, ont encore une chance de succès dç plus qu'eux. 
Car une femme ne peut guère dans une salle de spectacle ou 
de concert applaudir d'une façon utile son mari ou son amaat; 
elle a, d'ailleurs, toujours quelque autre chose à faire ; tandis 
que ceux-ci, pourvu qu'ils aient leis moindres dispositions 
naturelles ou les notions élémentaires de l'art, peuvent au 
théâtre, au moyen d'un habile coup de miûn, et en moins de 
trois minutes, amener un succès de renouvellement , c'est-à-* 
dire un succès grave et capable d'obliger un- directeur à re* 
nouveler un engagement. Les maris, pour ces sortes d'opé-» 
rations, valent ,mème mieux que les amants. Ces dernien 
craignent d'ordinaire le ridicule; ils craignent aussi m petto 
de se créer par un succès éclatant un trop grand nombie de 
rivaux ; ils n'ont pas non plus d'intérêt d'argent dans les 
triomphes de leui's maîtresses, mais le mari, qui tient les 
cordons de la bourse, qui sait ce que peuvent rappoiler un 



SEPTIÈME SOIRÉE* 95 

bouquet bien lancé, une salye bien reprise, une émotion bien 
communiquée, un rappel bien enlevé, celui-là seul ose tirer 
parti des facultés qu'il possède. Il a le don de ventriloquie et 
d'ubiquité. Il applaudit un instant à Tampbitbéâtre en criant : 
^rava/ avec une voix de ténor, en sons de poitrine ; de là, U 
s'élance d'un bond au couloir des premières loges, et passant 
la tête par l'cmvertme dont leurs portes sont percées, il jette 
en passant un : admirable! en voix de basse profonde, et vole 
pantelant au troisième étage, d'où il fait retentir la salle des 
exclamations : Délicieux ! Ravissant ! Dieu 1 quel talent î cela 
fait mal ! en voix de soprano, en sons féminiiiB étouffés.par 
rémotion. Voilà un époux modèle, un père de famille labo- 
rieux et intelligent. Quant au mari homme de-goût, réservé, 
qui reste tranquillement à sa place pendant tout un acte, et 
qui n'ose applaudir même les plus beaux élans de sa. moitié, 

on peut le dire sans crainte de se tromper : c'est un mari 

perdu, ou sa femme est un ange. 

N'est-ce pas un mari qui inventa le sifflet à 8uœès;\e sifflet 
à grand enthousiasme, le sifflet à haute pression ? qu'on em- 
ploie de la manière suivante : 

Si le public, trop familiarisé avec le talent d'ujne femme 
qui paraît chaque jour devant lui, semble tomber dans l'apa- 
thique indiflérence qu'amène la satiété, on place dans la salle 
un homme dévoué et peu connu pour le réveiller. Au mo* 
ment précis où la diva vient de donner une preuve mani- 
feste de talent, et quand les claqueurs artistes travaillent avec 
le plus d'ensemble au centre du parterre, un bruit aigu et 
insultant part d'un coin obscur. L'assemblée alors se lève 
tout entière en proie à un accès d'indignation, et les applau* 
dissements vengeurs éclatent avec une frénésie indescriptible. 
« Quelle infamie ! crie-t-oa de toutes parts , quelle ignoble 
cabale ! Rrava ! bravissima ! charmante ! délirante 1 etc., etc. y» 
Mais ce tour hardi est d'une exécution délicate; il y a, d'ail* 
leurs, très-peu de femmes qui consentent à subir l'affront 
fictif d'un coup de siiflet, si productif qu'il doive être ensuite* 

Telle est l'impression inexplicable que ressentent presque 
tous les artistes des bruits approbateurs ou improbateurs> 



96 LES SOIHÉES DE L'ORCHESTRE. 

lors même que ces bruits n'expriment ni Tadmiration ni le 
blâme. L'habitude, Timagination et un peu de faiblesse d'es^ 
prit leur font ressentir de la joie ou de la peine, selon que 
l'air, dans une salle de spectacle, est mis en vibration d'une 
ou d'autre façon. Le^phénomène physique, indépendamment 
de toute idée de gloire ou d'opprobre, y suffit. Je suis certain 
qu'il y a des acteurs assez enfants pour souffrir quand ils 
voyagent en chemin defer, à cause du sifflet de la locomotive. 
L'art de la claqtie réagit même sur l'art de la composition 
musicale. Ce sont les nombreuses variétés de claqueurs ita- 
liens, amateurs ou artistes, qui ont conduit les composi- 
teurs à finir chacun de leurs morceaux par cette période re- 
dondante, triviale, ridicule et toujours la même^ nommée ca- 
baUtta, petite cabale, qui provoque les applaudissements. La 
cabaletta ne leur suffisant plus^ ils ont amené l'introduction 
dans les orchestres de la grosse caisse^ grosse cabale qui dé- 
truit en ce moment la musique et les chanteurs. Blasés sur 
la grosse caisse et impuissants à enlever les succès avec les 
vieux moyens^ ils ont enfin exigé des pauvres mâêstri des 
duos, des trios, des chœurs à l'unisson. Dans quelques pas* 
sages, il a même fallu mettre à l'unisson les voix et l'or- 
chestre ; produisant ainsi un morceau d'ensemble à une seule 
partie, mais où l'énorme force d'émission du son paraît pré- 
férable à toute harmonie, à toute instrumentation, k toute 
idée musicale enfin, pour entraîner le public et lui faire 
croire qu'il est électrisé. 

Les exemples analogues abondent dans la confection des 
oeuvres littéraires. 

Pour les danseurs, leur affaire est toute simple; elle se 
règle avec Yimpresario : « Vous me donnerez tant de mille 
francs par mois, tant de billets de service (1) par représenta- 
tion, et la claque me fera une entrée, une'sortief et deux salves 
à chacun de mes échos (2). » 

(1) I.ea bUleU de seryiee sont ceux auxquels un aeteur a droH ie^Jours ou il 
joue. 

(2) Les échos sont les solos d'un danseur dans un morceau d'ensemble choré« 
graphique . 



SEPTIÈME SOIREE. 97 

Par la claque, les directeurs font ou défont à volonté ce 
qu'on appelle encore des succès. Un seul mot au chef du 
parterre leur suffit pour tuer un artiste qui n'a pas un talent 
hors ligne. Je me souviens d'avoir entendu un soir à l'Opéra 
Auguste dire, en parcourant les rangs de son aisnée avant le 
lever du rideau : « Rien pour M. Dérivis! rien pour M. Dérivis! » 
Le mot d'ordre circula, et de toute la soirée Dérivis, en effet, 
n'eut pas un seul applaudissement. Le directeur qui veut se 
débarrasser d'un sujet pour quelque raison que ce soit, emploie 
cet ingénieux moyen, et après deux ou trois représentations 
cil il n'y a rim eu pour M*** ou pour Madame *** : a Vous le 
voyez, dit-il à l'artiste, je ne puis vous conserver, votre talent 
n'est pas sympathique au public. » Il arrive, en revanche, que 
cette tactique échoue quelquefois à l'égard d'un virtuose de 
premier ordre. « Rien pour lui! » a-t-on dit dans le centre 
officiel. Mais le public, étonné d'abord du silence des Ro- 
mains, devinant bientôt de quoi il s'agit, se met à fonction- 
ner lui-même officieusement et avec d'autant plus de cha- 
leur, qu'il y a une cabale hostile à contrecarrer. L'artiste 
alors obtient un succès exceptionnel , un succès circulaire^ 
le centre du parterre n'y prenant aucune part. Mais je n'o- 
serais dire s'il est plus fier de cet enthousiasme spontané du 
public, que courroucé de l'inaction de la claque. 

Songer à détruire brusquement une pareille institution 
dans le plus grand de nos théâtres, me parait donc aussi im- 
possible et aussi fou que de prétendre anéantir du soir au len- 
demain une religion. 

Se ûgure-t-on le désarroi de l'Opéra? le découragement, la 
mélancolie, le marasme, le s(^een où tomberait tout son peu- 
ple dansant, chantant, marchant, rimant, peignant et com- 
posait? le dégoût de la vie qui s'emparerant des dieux et des 
demi-dieux, quand im affreux silence succéderait à des ca- 
balettes qui n'auraient pas été chantées ou dansées d'une fa- 
çon irréprochable? Songe-t^n bien à la rage dès médiocrités 
en voyait les vrais talents quelquefois applaudis, quand elles, 
qu'on applaudissait toujours auparavant, n'auraient plus un 

coup de main? Ce serait reconnaître le principe de l'inéga- 

6 



98 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

lité, eareudre Tévidence palpable ; et nous sommes en répu- 
blique; et le mot Égalité est écrit sur le fronton de l'Opéra ! 
D'ailleurs^ qui est-ce qui rappellerait le pnemier sujet après 
le troisième et le cinquième acte ? Qui est-ce qui crierait : 
Tous! tous! à la fin de la ceprésentation ? Qui est-ce qui ri- 
rait quand un personnage dit une sottise? Qui est-ce qui cou- 
yrirait par d'obligeants applaudissements la mauvaise note 
d'une basse ou d'un ténor, et empêcherait ainsi le public de 
l'entendre. C'est à fairç frémir. Bien plus, les exercices de la 
claque forment une partie de l'intérêt du spectacle; on se 
plaît à la voir opérer. Et c'est tellement vrai, que si on ex- 
pulsait les claqueurs à certaines représentations^ il ne reste- 
rait personne dans la salle. 

Non, la suppression des Romains en France est uq rêve in- 
sensé, fort heureusement. Le ciel et la tene passeront, mais 
Rome est immortelle, et la claque ne passera pas. 

Écoutez !... voici notre prima donna qui s^avise de chanter 
avec ânae et une simplicité de bon goût, la teule mélodie dis- 
tinguée qui se trouve dans ce pauvre opéra* Vous verrez 

qu'elle n'aura pas un applaudissement Ah ! je me suis 

trompé; oui, on l'applaudit ; mais comment ! Comme cela est 
mal fait ! quelle salve avortée, mal attaquée «t mal reprise ! 
Il y a de la bonne volonté dans le public, mais point de sa- 
voir, point d'ensemble, et p^r suite il n'y a point d'effet. Si 
Auguste avait eu cette femme à soigner^ il vous eût enlevé la 
salle d'emblée, et vous-même qui ne songez point à applau- 
dir, vous eussiez partagé bon gré mal gré son enthousiasme. 

Je ne vous ai pas fait encore. Messieurs, le portrait en pied 
de la Romaine ; je profiterai pour cela du dernier acte de 
notre opéra, qui va bientôt commencer. Faisons un court en- 
tr'acte ; je suis fatigué. — 

(Les musiciens s'éloignent de quelques pas, se communi- 
quant tout bas leurs réflexions, pendant que le rideau est baissé, 
liais trois coups du bâton du chef d'orchestre sur son pupitre, 
indiquant la reprise de la représentation, mon aui^oire re-^ 
vient et se groupe attentif autour de moi.) 



SEPTIEME SOIREE. 99 



MADAME ROSENHAIN, 

AUTRE FRAGMENT DE L^HISTOIRE ROMAINE. 

Un opéra en cinq actes fut, il y a quelques années, com- 
mandé par M. Duponchel à un compositeur français que vous 
ne connaissez pas. Pendant qu'on en faisait les dernières répé- 
titions, je réfléchissais au coin de mon feu aux angoisses que 
le malheureux auteur de cet opéra était occupé à éprouver. 
Je songeais à ces tourments de toute nature et sans cesse 
renaissants auxquels nul n'échappe en pareil cas à Paris, ni 
le grand, ni le petit, ni le patient, ni Tirritable, ni Thumble, 
ni le superbe, ni TÂllemand, ni le Français, ni même Vlta- 
lien. Je me représentais ces atroces lenteurs des études, où 
touC le monde emploie le temps à des niaiseries, quand cha- 
que heure perdue peut amener la perte de Tœuvre ; les JiK)ns 
mots du ténor et de la prima donna, dont le triste auteur se 
croit obligé de rire aux éclats quand il a la mort dans Tâme, 
pointes ridicules auxquelles il s'empresse de riposter par les 
stupidités les plus lourdes qu'il peut trouver, afin de faire res- 
sortir celles de ses chanteurs et de leur donner ainsi l'air de 
saillies spirituelles. J'entendais la voix du directeur lui adres- 
ser des reproches, le traiter du haut en bas, lui rappeler 
l'honneur extrême qu'on fait à son œuvre de s'en occuper si 
longuement ; le menacer d'un abandon définitif et complet si 
tout n'est pas prêt au jour fixé ; je voyais l'esclave transir et 
rougir aux réflexions excentriques de son maître (le directeur) 
sur la musique et les musiciens, à ses théories mirobolantes 
sur la mélodie, le rhythme, l'instrumentation, le style; 
théories dans l'exposé desquelles notre cher directeur trai- 
tait, comme à Toi'dinaire, les grands maîtres de crétins, les 
crétinsrde gi*ands maîtres, et prenait le Pirée pour un homme. 
Puis on venait annoncer le congé du mezzo*soprano et la ma- 
ladie de la basse ; on proposait de remplacer l'artiste par un 



iOO LES SOiRÉES DE L'ORCHESTRE. 

débutant, et de faire répéter le premier rôle par un choriste. 
Et le compositeur se sentait égorger et n'avait garde de se 
plaindre. Oh ! la grêle^ la pluie^ le vent glacial, les sombres 
rafales, les forêts sans feuilles criant sous FeCTort de la bise 
d'hiver, les fondrières de boue, les fossés recouverts d^une 
croûte perfide, Tobsession croissante de la fatigue^ les morsu- 
res de la faim, les épouvantements de la solitude et de la nuit^ 
qu'il est doux d*y songer dans un gîte, fût^l aussi ex^ que 
celui du lièvre de la fable, dans la quiétude d'une tiède inac- 
tion ; do sentir son repos redoubler au bruit lointain de la tem- 
pête y et de- répéter^ en hérissaut sa barbe et fermant béate- 
ment les yeux, comme un chat de curé, cette prière du poète 
allemand, Henri Heine, prière, hélas î si peu exaucée : a 
mon Dieu ! vous le savez, je possède un cœur excellent, ma 
sensibilité est vive et profonde, je suis plein de commisération 
et de sympathie pour les soufiPrances d'autrui; veuillez donc, 
s'il vous plait, donner à mon prochain mes maux à endurer ; 
je Tenvironnerai de tant de soins, d'attentions si délicates, 
ma pitié sera si active, si ingénieuse^ qu'il bénira votre 
droite. Seigneur, en recevant de tels soulagements, de si 
douces consolations. Mais m'accabler du poids de mes pro- 
})res douleurs ! me faire souffrir moi-ipème ! oh ! ce serait 
affreux! éloignez de mes lèvres, grand Diea! ce calice 
d'amertume !» 

rétais ainsi plongé en de pieuses méditations quand on 
frappa légèrement à la porte de mon oratoire. Mon valet de 
chambre étant en misision dans une cour étrangère^ je me de- 
mandai si j'étais visible^ et sur ma réponse affirmative^ je fis 
entrer. Une dame parut, fort bien mise et point trop jeune, 
ma foi ; elle était dans tout l'épanouissement cle sa quarante- 
cinquième année. Je visàTinstant que j'avais affaire à une ar- 
tiste; il y a des signes infaillibles pour reconnaître ces mal- 
heureuses victimes de l'inspiration. «Monsieur, me dit-elle, 
vous avez dirigé récemment un grand concert à Versailles, et 
jusqu'au dernier jour j'ai espéré y prendre part...^; enfin, 
ce qui est fait est fait. — Madame, le programme avait été 
arrêté par le comité de l'association des musiciens, je n'en 



SEPTIÈME SOIRÉE. 101 

suis point coupable. D*ailleurs madame Dorus-Graset madame 

Widemann — Oh! ces dames n'auront rien dit sans 

doute : mais il n'en est pas moins vrai qu'elles auront été fort 
mécontentes. — De quoi, s'il vous plaît? — De ce que je n'a- 
vais pas étéengagée. — Vous le croyez ? — J'en suis sûre. Mais 
ne récriminons pas là-dessus. Je venais, Monsieur, vous prier 
de vouloir bien me recommander à MM. Roqueplan et Dupon- 
chel : mon intention serait d^entrer à TOpéra. J'ai été attachée 
au Théâtre-Italien jusqu'à la saison dernière, et certes, je n'ai 
eu qu'à me louer des excellents procédés de M. Vatel ; mais 
depuis la révolution de Février.... vous comprenez qu'un pa- 
reil théâtre ne saurait me convenir. — Madame a sans doute de 
bonnes raisons pour se montrer sévère dans le choix de ses 
partenaires; si j'osais émettre une opinion... — Inutile, Mon- 
sieur, mon parti est pris, irrévocablement pris; il m'est impos- 
sible, à aucunes conditions, de rester au Théâtre-Italien. Tout 
m'y est profondément antipathique; les artistes, le public qui 
y vient, le public qui n'y vient pas ; et, quoique Tétat actuel de 
l'Opéra ne soit guère bHUant, comme mon fils et mes deux 
filles y ont été engagés l'an dernier par la nouvelle direction, 
à des conditions, je puis le dire, fort avantageuses, je serais 
bien aise d'y être admise, et je ne chicanerai pas sur les ap- 
pointements. — Vous oubliez, je le vois, que MM. les direc- 
teur de l'Opéra n'ayant que. des connaissances excessivement 
superficielles et un sentiment très-vague de la musique, ont 
naturellement au sujet de notre art des idées aiTêtées, et 
qu'ils font, en conséquence, peu de cas des recommandations, 
des miennes surtout. Pourtant, veuillez me dire quel est votre 
genre de voix. — Je ne chante pas. — Alors j'aurai bien moins 
de crédit encore, puisqu'il s'agit de danse. — Je ne danse pas. 
— C'est seulement parmi les dames marcheuses que vous dé- 
sirez être admise? — Je ne marche pas, Monsieur, vous vous 
méprenez étrangement. {Souriant avec un peu d'ironie.) Je 
suis madame Rosenhain. — Parente du pianiste? — Non, mais 
mesdames Persiani , Grisi, Alboni, MM. Mario et Tamburini, 
ont dû vous parler de moi, car j'ai, depuis six ans, pris une 

bien grande part à leurs triomphes. J'avais eu un instant la 

6. 



102 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

pensée d'aller donner des leçons à Londres, où Ton est, dit-on^ 
assez médiocrement avancé; mais, je vous le répète, mes en- 
fants étant à TOpéra..., et puis la grandeur du théâtre ouvert 
à mon ambition... — Excusez mon peu desagacité, Madame, 
et veuillez enfin me dire quel est votre genre de talent. — 
Monsieur, je suis une artiste qui fît gagner à M. Yatel plus 
d'argent que Rnbini lui-même^ et je me flatte d^améner aussi 
sur les recettes de TOpéra une réaction des plus favorables, si 
mes deux filles, qui déjà s'y sont fait remarquer, profitent 
bien de mes exemples. Je suis^ Monsieur^ jeteuse de fieuts, — 
Âhr très-bien! vous êtes dans TEuthousiasme? — Précisé- 
ment. Cette branche de Fart musical commence à !peine à 
fleurir. Autrefois, c'étaient les dames du beau monde qui s'en 
occupaient, et cela gratuitement ou à peu près. Vous pouvez 
vous rappeler les concerts de M. Liszt et les débuts de M. Du- 
prez. Quelles volées de bouquets ! quels applaudissements ! 
On voyait des jeunes personnes et même des femmes mariées 
s'enthousiasmer sans pudeur ; plusieurs d'entre elles se sont 
gravement compromises plus d'une fois. Mais quel tumulte ! 
quel désordre ! que de belles fleurs perdues ! Cela faisait pi- 
tié ! Aujourd'hui, le public ne se mêlant plus de rien, grâce au 
ciel et aux artistes, nous avons réglé les ovations d'après mon 
système, et c'est tout différent. Sous la dernière direction de 
l'Opéra, notre art faillit se perdre ou tout au moins rétroga- 
der. On confiait \sl partie de l'Enthousiasme à quatre jeunes 
danst^ses inexpérimentées, et, de plus, connues personnelle? 
ment de tous les abonnés ; ces enfants, novices comme on 
Test à cet âge, se plaçaient constamment dans la salle aux 
mêmes endroits, et jetaient toujours au même instant les 
mêmes bouquets à la même cantatrice ; si bien qu'on finit par 
tourner en dérision l'éloquence de leurs fleurs. Mes filles, 
d'après mes leçons, ont réformé cela, et maintenant l'admi- 
nistration a lieu^ je pense, d'être entièrement satisfaite. — 
Monsieur votre fils est-il aussi dans les fleurs? — Oh! pour 
mon fils, il excite l'enthousiasme d'une autre façon : il a une 
voix superbe. — Alors pourquoi son nom m'est-fl encore 
inconnu? — Il n'est jamais sm* l'afficheé ^ Il chante cepen- 



SEPTIÈME SOIRÉE. i03 

dant? — Non, Monsieur, il crie. —C'est ce que je voulais 
dire. — Oui, il crie, et sa voix a bien souvent, dans les cir- 
constances difficiles, suffi pour entraîner les masses les plus 
récalcitrantes; mon fils, Monsieur, est pour le rappel. — Com- 
ment! seriez-voùs compatriotes d'O'Connéll? — Je ne connais 
pas cet acteur-là. Mon fils est pour le rappel des premiers sujets 
quand le public reste froid et ne redemande personne. Vous 
voyez qu'il n'a point une sinécure et qu'il gagne bien son ar- 
gent. 11 a eu le bonheur, lors de ses débuts au Théâtre-Fran- 
çais, d'y trouver une tragédienne dont le nom commence 
par une syllabe excellente, la syllabe Ra ! Dieu sait tout le 
parti qu'cm peut tirer de ce Ra! Taurais eu de grandes in- 
quiétudes pour son succès à l'Opéra quand vint la retraite 
de la fameuse cantatrice dont VO unique retentissait si bien 
en dépit des cinq consonnes tudesques qui l'entourent, s'il 
n'était survenu une autre prima donna, dont la syllabe plus 
avantageuse encore, la syllabe Ma^ mit mon fils au pinacle du 
premier coup. Aussi, l'enfant, qui a de l'esprit, prétend-il, 
en escamotant le calembour, que c'est ime syllabe... de Co- 
cagne. Vous êtes au fait maintenant. — Complètement. Je 
vous dirai donc que votre talent est la meilleure de toutes les 
recommandations ; que sans doute la direction de l'Opéra 
saura l'apprécier, mais qu'il faut vous présenter le plus tôt 
possible, car on cherche des sujets, et depuis plus de huit 
jours on s'occupe de la composition d'un grand enthousiasme 
pour un troisième acte auquel on s'intéresse vivement. — 
En vous remerciant, Monsieur, je cours à l'Opéra. » Et 
la jeune artiste disparut. Je n*ai point eu de ses nouvelles de- 
puis lors, mais j'ai acquis la preuve du plein succès de sa 
démarche et la certitude qu'elle a contracté avec la direction 
de l'Opéra un excellent engagement. A la première représen- 
tation du nouvel ouvrage, commandé par M. Duponchel, une 
véritable averse de fleurs est tombée après le troisième acte, 
et l'on pouvait reconnaître qu'elle partait d'une main exer- 
cée. Malheureusement cette gracieuse ovation n'a pas empêché 
la pièce et la musique d'en faire autant. — fDe faire... quoi? 
dit encore Bacon, le naïf questionneur. — 0e tomber, idiot. 



<04 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

réplique brutalement Gorsino. Ah çà! ton esprit est énormé- 
ment plus obtus que de coutume ce soir! Va te coucher, Ba- 
sile.) 

— J'ai maintenant, Messieurs, à vous donner Texplication 
des termes le plus fréquemment employés dans la langue ro- 
maine, termes que les Parisiens seuls comprennent bien. 

Faire four signifie ne pas produire d'effet^ tomber à plat de- 
vant rindifiërence du public. 

Chauffer un four^ c'est applaudir inutilement un artiste 
dont le talent est impuissant à émouvoir le public ; cette ex- 
pression est le pendant du proverbe : Donner un coup (Tépée 
dans Veau. 

Avoir de Vagrément^ c'est être applaudi et par la claque et 
par une partie du public. Duprez le jour, de son début dans 
Guillaume Tell eut un agrément extraordinaire. 

Egayer quelqu'un, c'est le siffler. Cette ironie est cruelle, 
mais elle présente un sens caché qui lui donne plus de mor- 
dant encore. Sans doute, le malheureux artiste qu'on siffle 
n'éprouve par le fait qu'une gaieté fort contestable, mais son 
rival dans l'emploi qu'il occupe s*égaie de l'entendre siffler^ 
mais bien d'autres encore rient in petto de l'accident. De 
sorte qu'à tout prendre, quand il y a quelqu'un de sifflé, il y 
a toujours aussi quelqu'un d'égayé. 

' .Tirage est pris, en langue romaine, pour difficulté, labeur, 
peine. Ainsi le Romain dit : a C'est un bel ouvrage, mais il y 
aura du tirage pour le faire marcher. » Ce qui signifie que, 
malgré tout son mérite, l'ouvrage est ennuyeux, et que ce ne 
sera pas sans de grands efibrts que la claque parviendra à 
lui. faire un simulacre de succès. 

Faire une entrée^ c'est applaudir un acteur au moment où 
il entre en scène avant qu'il ait ouvert la bouche. 

Faire une sortie^ c'est le 'poursuivre d'applaudissements et 
de bravos quand il rentre dans la coulisse, quels qu'aient pu 
être son dernier geste, son dernier mot, son dernier cri. 

Mettre à couvert un chanteur, c'est l'applaudir et l'accla- 
mer violemment à Tinstant précis où il va donner un son faux 
ou éraillé, afin que sa mauvaise note soit ainsi couverte par 



SEPTIÊIIE SOIRÉE. 501 

le bruit de la claque et que le public ne puisse reotendi*e. 
jivoir des égards pour un artiste, c'est l'applaudir modéré- 
ment, lors même qu'il n'a pu donner de billets à la claque . 
C'est l'encourager d'AMiTiÉ^ou a l'obil. Ces deux derniers mots 
Bignifient gratuitemera. 

Faire mousser solidemerU ou à fondy c'est applaudir avec 
frénésie, des mains^ des pieds^ de la voix et de la parole. 
Pendant les entr'actes, on doit alors prôner l'œuvre ou l'ar- 
tiste dans les corridors, au foyer, au café voisin, chez le mar- 
chand de cigares, partout. On doit dire : « C'est un chef- 
d'œuvre, un talent unique, ébouriffant ! une voix inouïe ! on 
n'a jamais rien entendu de pareil ! i» Il y a un profeseur très- 
connu que les directeurs de l'Opéra de Paris font toujours ve- 
nir de l'étranger, aux occasions solennelles, pour faire ainsi 
mousser à fond les grands ouvrages, en aUuman$ magistrale* 
ment le foyer et les corridors. Le talent de ce maître romain 
est sérieux; son sérieux est admirable. 

L'ensemble de ces dernières opérations s'exprime par les 
mots soins^ soigner. 

Faire empoigner, c'est applaudir hors de propos une chose 
ou un artiste faibles, ce qui provoque alors la colère du public. 
Il arrive quelquefois qu'une cantatrice médiocre, mais puis- 
sante sur le cœur du directeur, chante d'une façon déplorable. 
Assis au centre du parterre, l'air morne, accablé, Tempereur 
baisse la tête, indiquant ainsi à ses prétoriens qu'ils doivent 
garderie silence, ne donner aucune marque de satisfaction, 
se conformer enfin à ses tristes pensées ! Mais la diva goûte 
peu cette réserve prudente, elle rentre indignée dans la cou- 
lisse et court se plaindre au directeur de Tineptie ou de la tra- 
hison du chef de la claque. Le directeur ordonne alors que 
l'armée romaine donne vigoureusement à l'acte suivant. A 
son grand regret, le César se voit contraint d'obéir. Le se- 
cond acte commence, la déesse courroucée chante plus faux 
qu'auparavant; trois cents paires de mains dévouées l'applau- 
dissent quand même, et le public furieux répond à ces mani- 
festations par une symphonie de sifflets instrumentée à la 



i06 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

façon moderne, et de la plas déchirante sonorité. La diva l'^a 
voulu, elle est empoignée. 

Je crois que Pusage de cette expression remonte seulement 
au règne de Charles X^ et à la mémorable séance de la chambre 
des députés, dans laquelle Manuel s'étant permis de dire que 
laTrance avait vu revenir les Bourbons avec répugnance, un 
orage parlementaire éclata, et M. Foucault, appelant ses gen- 
darmes, leur dit, en montrant Manuel : 

£mpoignez*moi cet homme^là f 

On dit aussi^ pour désigner cette désastreuse évocation des 
sifflets, faire appeler Azor; de Tbabitude où sont les vieilles 
femmes de siffloter en appelant leur chien, qui porte toujours 
le nom d'Azur. 

J'ai vu^ après une de ces catastrophes^ Auguste, désespéré^ 
prêt à se donner la mort, comme Brutus à Philippes... Une 
seule considération le retint : il était nécessaire à Part et à son 
pays ; il sut vivre pour eiix^ 

Conduire un ouvrage, c'est^ pendant les représentations 
de cet ouvrage, diriger les opérations de Tarmée romaine. 

BrrrrrrI! ce bruit que fait Fempereur avec sa bouche en 
dirigeant certains mouvements des troupes, et qui est en- 
tendu de tous ses lieutenants, indique qu'il faut donner une 
rapidité extraordinaire aux claquements et les accompa- 
gner de trépignements. C'est Tordre de faire mousser solide- 
ment. 

Le mouvement de droite à gauche et de gauche à droite de 
la tête impériale éclairée d'un sourire indique qu'il faut rire 
modérément. 

Les deux mains de* César appliquées avec vigueur l'une 
contre Tautre et s'élevant un instant en l'air, ordonnent un 
brusque éclat de rire. 

Si les deux mains restent en l'air plus longtemps que de 
coutume^ le rire doit se prolonger et être suivi d'une salve 
d'applaudissements. 

Hum ! lancé d'une certaine façon, provoque l'émotion des 



SEPTlËMIi: SOIRÉE. «07 

soldats de César; ils doivent alors prendre l'air attendri, et 
laisser échapper, avec quelques larmes, un murmure appro- 
bateur. 

Voilà, Messieurs, tout ce que je puis vous dire sur les hom- 
mes et les femmes illustres de la ville de Rome. Je n'ai pas 
^écu assez longtemps parmi eux pour en savoir davantage. 
Eicusez les fautes de rhistorien. » 

L^amateur des stalles me remercie avec effusion ; il n*a pas 
perdu un mot de mon récit, et je Tai vu prendre furtivement 
des notes. On éteint le gaz, nous partons. En descendant Tesca- 
lier : « Vous ne savez pasqudl est ce curieux qui vous a ques- 
tionné sur les Romains, me dit Dimsky d*un air de mystère? 
— Non. — C'est le directeur du théâtre de***, soyez sûr qu'il 
va profiter de tout ce qu'il a entendu ce soir et fonder chez 
lui une institution semblable à celle de Paris^ — Très- 
bien ! en ce cas je suis fâché de ne Tavoir pas averti d'un fait 
assez important. Les directeurs de TOpéra, de l'Opéra-Comi- 
que et du Ttiéâtre-Français, de Paris, se sont associés pour 
fonder un Conservatoire de claque, et notre curieux, a6n de 
placer à la tête de son institution un homme exercé, un tac- 
ticien, un César véritable, ou tout au moins un jeune Octave, 
pourrait engager Félève de ce Conservatoire qui vient d'obte- 
nir le premier prix. — Je lui écrirai cela, je le connais. — 
Vous ferez bien, mon cher Dimsky. — Smgnoru notre art, et 
veillons au sâlut de Tempire. Bonsoir ! 



HUITIÈME SOIRÉE. 



ROMAINS OU NUJUVEAU MONDE. — M. BARNUM. •— VOYAGE DE JENNY 

LIND EN AMERIQUE. 



On joue un opéra italien moderne, etc. 

L^amateur des stalles, que Dimsky nousa dénoncé comme 
étant directeur du théâlre de***, ne paraît pas. Il faut qu'il soit 
réellement parti pour aller n^ettre à profit ses nouvelles con- 
naissances en histoire romaine. 

« Avec le système ingénieux dont vous nous expliquiez hier 
la pratique, me dit Corsino, et l'absence du public aux pre- 
mières représentations, toute œuvre de théâtre doit réussir à 
Paris. — Toutes y réussissent, en effet. Ouvrages anciens, ou- 
vrages modernes, pièces et partitions médiocres, détestables, 
excellentes même, obtiennent ces jours-là un égal succès. 
Malheureusement, il était aisé de le prévoir, ces applaudisse - 
monts obstinés ôtent un peu de son importance à Tincessaute 
production de nos théâtres. Les directeurs gagnent quelque 

7 



110 LES sotRËËS DE l*orchëstre:. 

argent, ils font gagner leur vie aux auteurs; mais ceux-ci^ 
médiocrement flattés de réussir là où personne n'échoue, tra- 
vaillent en conséquence, et le mouvement littéraire et musical 
de Paris ne reçoit aucune impubion en avant ni en arrière 
par le fait de tant de travailleurs. D'un autre côté, pour les 
chanteurs et acteurs, plus de succès réels possibles. A force 
de se faire redemander Ums^ l'ovation, devenue banale, a 
perdu toute sa valeur ; on pourrait même dire qu'elle com- 
mence à exciter le rire méprisant du public. Les borgnes^ ces 
rois du. pays des aveugles, ne peuvent régner dans un pays où 
tout le monde est roi... En voydnt les résultats de cet enthou- 
siasme à jet continu, on en vient à mettre en doute la vérité 
du nouveau proverbe : « Vexcès eri tout est une qualité, v» Ce 
pourrait bien, en effets être un défaut, au contraire, et même 
un vice des plus repoussants. Dans le doute on ne s'abstiendra 
pas ; tant mieuxJ C'est le moyen d'arriver tôt ou tard k quel"- 
que étrange résultat^ et l'expérience vaut bien qu'on la pour- 
suive jusqu'au bout. . 

Mais nous aurons beau faii-e en Europe, nous serons tou* 
jours distancés par les enthousiastes du nouveau monde, qui 
sont aux nôtres comme le Mississipi est à la Seine. — Com- 
ment cela? dit Winler TAméricain, qui se trouve on ne sait 
comment dans cet orchestre où il fait la partie de second 
basson, mes compatriotes seraient-ils devenus dilettanti?'^ 
Certes, ils sont dilettanti, et dilettanti enragés, si Ton en croit 
les journaux de M. Barnum, l'entrepreneur des succès de 
Jenny Lind. Voyez ce qu'ils disaient, il* y a deux ans, de l'ar- 
rivée de la grande cantatrice sur le nouveau continent : « A son 
« débarquement à New-York, la foule s'est précipitée sur ses 
« pas avec un tel emportement qu'un nombre immense de 
« personnes ont été écrasées. Les survivants suffisaient pour- 
« tant encore pour empêcher ses chevaux d'avancer ; et c'est 
« alors qu'en voyant son cocher lever le bras pour écarter à 
a coups de fouet ces indiscrets enthousiastes, Jcnny Lind a 
a prononcé ces mots sublimes qu'on répète maintenant depuis 
« le haut Canada jusqu'au Mexique, et qui font venir les lar- 
« mes aux yeux de tous ceuxqui les entendent citer : iVc/rap- 



HUITIÈME SOIRÉE. ill 

« pez paSy né frappez pas! ce sont m^s amis ; ils sont venus me 
a voir. On ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans celle 
« phrase mémorable, de Télan de cœur qui en a suggère la 
a pensée, ou du génie qui a revêtu cette pensée d'une forme 
« si belle et si poétique. Aussi des hourras frénétiques Tont-il s 
« accueillie. Le directeur de la ligne transatlantique, M. Col- 
« Uni, attendait Jenny au débarcadère, armé d'un immense 
<r bouquet. Un arc de triomphe en vetdure s'élevait au milieu 
« du quai, surmonté d'un aigle empaillé qui semblait Fatten- 
« drepour lui souhaiter la bienvenue. A minuit, Torchestre 
« delà société philharmonique a donné à mademoiselle Lînd 
« une sérétiade, et pendant deux heures Tillustre cantatrice 
« a été obligée de rester à sa fenêtre, malgré la fraîcheur de 
« la nuit. Le lendemain, M. Barnum, l'habile oiseleur qui a 
« su mettre en cage pour quelques mois le rossignol suédois, 
« Ta conduit au Muséum, dont il lui a montré toutes les cu- 
a riosîtés, sans oublier unjcacatoës ni un orang-outang; et 
« plaçant enfin un miroir devant les yeux de la déesse : Voici, 
« Madame, a-t-ril dit avec une galanterie exquise, ce que nous 
« avons ici en ce moment de plus rare et de plus ravissant à 
« vous riiontrer! À sa sortie du Muséum, un chœur déjeunes 
« et belles filles vêtues de blanc s'est avancé au-devant der 
u l'immortelle et lui a fait uti virginal cortège, chantant des 
a hymnes et semant des fleurs sur ses pas. Plus loin, une 
« scène frappante et d'un genre tout neuf attendait la célèbre 
« promeneuse ; ïes dauphins, les baleines, qui depuis plus de 
« huit cents lieues (d'autres disent neuf cents) avaient pris 
a part au triomphe de cette Gâlalhée nouvelle et suivi son 
« navire en lançant par leurs évents des gerbes d'eau de sen- 
« leur, s'agitaient convulsivement dans le port, en proie au 
« désespoir de ne pouvoir l'accompagner encore à terre; des 
« veaux marins, versant de grosses larmes, se livraient aux 
« pliis lanienlables gémissements. Ptiis on a vu (spectacle 
Cl plus doux pour son ccteur) des mouettes, des frégates, des 
a fous de mer, sauvages oiseaux qui habitent lés vastes soli- 
a ludes de l'Océan, plus heureux, voltiger sans crainte autoui' 
« de l'adôrablCi se poser sur ses épaules pures, planer au- 



H2 LES SOIREES DE L*ORCUESTRE. 

(c dessus de sa tête olympienne, tenant dans leur bec des perles 
tt d^une grosseur monstrueuse, qu'ils lui offraient de la plus 
« gracieuse façon, avec un doux roucoulement. Les canons 
a tonnaient, les clocfaes chantaient Hosanna ! et de magni- 
« fiques éclats de tonnerre Taisaient^ par intervalles, retentir 
« un ciel sans nuages dans sa radieuse immensité. » Tout 
cela, d'une réalité aussi incontestable que les prodiges opérés 
jadis par Amphion et par Orphée, n'est mis en doute que par 
nous autres vieux Européens, usés, blasés, sans flamme et 
sans amour de Fart. 

M. Barnum, toutefois, ne trouvant pas suffisant cet élan 
spontané des créatures du ciel, de la terre et des eaux, et 
voulant, par un peu d'innocent charlatanisme, lui donner 
plus d'énergie encore, avait prétendu, dit-on, employer un 
mode d'earctY^fne^if qu'on pourrait, n'était la vulgarité de l'ex- 
pression, appeler ^ackgue à mor^ Ce grand excitateur, informé 
de la misère profonde où se trouvent plusieurs familles de 
New-York, s'était proposé de leur venir en aide généreuse- 
ment, désireux de rattacher à la date de l'arrivée de Jenny 
Lind le souvenir de bienfaits dignes d'être cités. 11 avait donc 
pris à parties chefs de ces familles malheureuses et leur avait 
dit : «Quand on a tout perdu et qu'on n'a plus d'espoir, la vie 
est un opprobre » et vous savez ce qu'il reste à faire. Eh bien ! 
je viens vous fournir l'occasion de le faire d'une façon utile à 
vos pauvres enfants, à vos épouses infortunées, qui vous de- 
vront une reconnaissance éternelle. Elle est arrivée ! 1 ! — 
Elle??? — Oui, eUey elle-même! En conséquence, j'assure à 
vos héritiers deux mille dollars qui leur seront religieusement 
comptés le jour où l'action que vous méditez aura été accom- 
plie, mais accomplie de la façon que je vais vous indiquer. 
C'est un hommage délicat qu'il s'agit de lui rendre. Nous y 
parviendrons aisément si vous me secondez. Écoutez : Quel- 
ques-uns d'entre vous auront seulement à monter au dernier 
étage des maisons voisines de la salle des concerts, pour de là 
se précipiter sur le pavé quand elle passera, en criant : Vive 
Lmrf/ D'autres se jetteront, mais sans mouvements désordon- 
nés, sans cris, avec gravité, avec grâce, s'il est possible, sous 



HUITIÈME SOIRÉE. il3 

]es pieds de ses chevaux^ ou sous les roues de sa voitnie; le 
reste sera admis grcUttitement dans la salle même : ceux-ci 
devront en teudre une partie du concert. — Ils Tentendronl??? 
-^ Us Tentendront. A la fin de la seconde cavatine, chantée 
par elle, ils déclareront hautement qu'après de telles jouis- 
sances» il ne leur est plus possible de supporter un reste 
d^exislence prosaïque ; puis, avec les poignards que voici, ils 
se perceront le cœur. Pas de pistolets; c'est un instrument 
qui n'a rien de noble, et son bruit, d'ailleurs, pourrait /m' être 
désagréable. » Le marché était conclu, et ses conditions, sans 
aucun doute, eussent été remplies honnêtement par les par- 
ties, si la police américaine, police tracassière et inintelli- 
gente s'il en est, ne fût intervenue pour s'y opposer. Ce qui 
prouve bien que, même chez les peuples artistes, il y a tou- 
jours un certain nombre d'esprits étroits, de cœuis froids, 
d'hommes grossiers, et, tranchons le mot, d'envieux. C'est 
ainsi que le système de la claque à mort n'a pu être mis en 
pratique, et que bon nombre de pauvres gens ont été privés 
d'un nouveau moyen de gagner leur vie. 

Ce n'est pas tout ; on croyait généralement à New- York 
(pouvait-on en douter? en effet) que le jour de son débarque- 
ment, un Te deam laudamus serait chanté dans les églises ca- 
tholiques de la ville. Mais après s'être longuement consultés, 
les desservants des diverses paroisses sont tombés d'accord 
qu'une semblable démonstration était peu compatible avec la 
dignité du culte, qualifiant même la petite variante introduite 
dans le texte sacré de blasphématoire et d'impie. De sorte que 
pas un Te deam n'a été entonné dans les églises de l'Union. 
Je vous livre ce fait sans commentaires, dans sa brutale sim- 
plicité. 

Autre tort grave, m'a dit un amateur, dont l'administration 
des travaux publics de cet étrange pays s'est rendue coupable : 
les journaux nous ont souvent entretenusde l'immense chemin 
de fer entrepris pour établir, au travers du continent améri- 
cain, une communication directe entre TOcéan atlantique et la 
Californie. Nous autres gens simples d'Europe, supposions 
qu'il s'agissait uniquement de faciliter par là le voyage des 



U4 LES SOIREES DE L'ORCHESTRE. 

explorateurs du nouvel Eldorado. Erreur. Le but était, au con- 
traire, plus artiste encore que p.hilauthi*opique et commer- 
cial. Ces centaines de lieues de voie ferrée furent votées par les 
Étals aûn de permettre aux: pionniers errants parmi les mon- 
tagnes Rocheuses et sur les bords du Sacramento, de venir 
entendre Jenny Lind, sans employer trop de leur temps à ce 
pèlerinage indispensable. Mais^ par suite de quelque odieuse 
cabale, les travaux, loin d'être finis, étaient à peine commen- 
cés quand 6//e est arrivée. L'incurie du gouvernement améri- 
cain est inqualifiable, et Ton conçoit qu'elle, si humaine et si 
bonne, ait pu s'en plaindre amèremeni. lien résulte que ces 
pauvres chercheurs d'or de tout âge et de tout sexe^ déjà épui- 
sés par leur rude labeur, ont été obligés de faire à pied, à dos 
de mulet, et avec des souflrances inouïes, cette longue et dan- 
gereuse traversée continentale. Lesplacers ont été abandonnés^ 
les fouilles sont restées béantes, les constructions de San- 
Fraricisco inachevées, et Dieu sait quand les travaux auront été 
repris. Ceci peut amener dans le commerce du monde entier 
les plus terribles perturbations.... -^ Ah çà! dit Bacon, vous 
prétendez nous faire croire... — Non, je m'arrête ; vous seriez 
en droit de penser que je fais ici une réclame rétroactive pour 
M. Barnum, quand, dans la simplicité de mon cœur, je me 
borne à traduire en vile prose les poétiques rumeurs qui nous 
sont venues de la trop heureuse Amérique. — Pourquoi dites- 
vous réclame rétroactive? M. Barnum ne fonctionne-t-il pas 
toujours? — Je ne saurais vous l'assurer, bien que l'inaction 
d'un tel homme soit chose peu probable; mais il ne fait plus 
mousser Jenny Lind. Ignorez-vous donc que l'admirable vir- 
tuose (je parle sérieusement cette fois), lasse sans doute d'être 
forcément mêlée aux exploits excentriques des Romains qui 
l'exploitaient, s'est brusquement retirée du monde pour se nia- 
rier, et vit heureuse hors des atteintes de la réclame ! Elle vient 
d'épouser à Boston M. Goldshmidt, jeune pianiste compositeur 
de Hambourg, que nous avons applaudi à Paiis il y a quelques 
années. Mariage artiste qui a valu à la diva ce bel éloge d'un 
grammairien français de Philadelphie : « Elle a vu à ses pieds 
des princes et des archevêques, et »'a pas voulu Vétre, » C'est 



HUITIÈME SOIRÉE. 415 

une catastrophe pour les directeurs des théâtres lyriques des 
deux inondes. Elle explique la promptitude avec laquelle les 
impresarii de Londres viennent d'envoyer des hommes de con« 
fiance en course^ en Italie et en Allemagne^ pour y capturer 
tous les soprani ou contrai ti de quelque valeur qui leur tom- 
beront sous la main. Malheureusement, dans ce genre de pri- 
ses, la quantité ne saurait jamais remplacer la qualité. D'ail- 
leurs, le contraire fût-il vrai, il n'y a pas dans le monde assez 
de cantatrices médiocres pour compléter la monnaie de Jenny 
Lind. 

— C'est donc fini ! me dit Winter d'un air piteux, en serrant 
son basson qui n'a pas donné un son de la soirée: nous ne 
l'entendrons plus!... — J'en ai peur. Et ce sera la faute de 
l'empereur Barnum, et la preuve décisive du bon sens du pr(^ 
verbe : 

L'excès en tout est un défaut» 



NEUVIÈME SOIRÉE. 



l'opéra de PABIS. — LE.S THEATRES LYRIQUES DE LONDRES. 



BTCDI voualb. 



On joue un opcrarcomique français, etc. ; suivi d'un ballet 
italien, également, etc. 

Les musiciens sont encore préoccupés dji cours d'histoire 
romaine que nous avons fait ensemble les soirs précédents. 
Ils se livrent sur ce sujet aux plus singuliers commentaires. 
Mais Dimski, plus avide que ses confrères de connaître ce 
qui se rattache aux habitudes musicales de Paris, mMnter- 
pelle de nouveau : a Maintenant, dit-il, que vous nous avez 
dépeint les mœui? des Romains, dites-nous donc quelque 
chose du principal théâtre de leui's opérations. Vous devez 
avoir là-dessus de curieuses révélations à faire. — Révéla- 
tions? pour vous peut-être, ce mot convient, mais pour vous 
seulement ; car je vous Tassin'e, les mystères de Y Opéra de 
Paris sont depuis longtemps révélés. — Nous ne sommes pas 

1. 



H 8 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

au courant ici de ce que vous prétendez être connu de tout 
le monde. Ainsi parlez. » 
Les autres musiciens : a Parlez ! racontez-nous TOpéra. — . 



St tanins amor casus cognoscere nos^ros. 



— Que dit-il? demande Bacon, pendant que le cercle se 
forme autour de moi. — Il dit, répond Corsino, que si nous 

avons tant de désir de connaître les malheurs des Parisiens 

il faut nous taire et prier notre joueur de grosse caisse de ne 
pas frapper si fort. — C'est encore dans Virgile? — Précisé- 
ment. — Pourquoi parle-t-il ainsi grec de temps en temps? 
— Parce que cela donne un air savant qui impose. C'est un 
petit ridicule que nous devons lui passer. — 11 commence, 
chut! 

— Connaissez-vous, Messieurs, une fable de notre la Fon- 
taine commençant par ces deux vers : 

« Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où 
« Le héron au long bec emmanché d'un long coa. ■> 

— Oui, oui ! qui ne connaît pas cela? Vous nous prenez 
pour des Botocudos !— Eh bien! TOpéra, ce grand théâtre avec 
son grand orchestre, ses grands chœurs, la grande subven- 
tion que lui paie le gouvernement, son nombreux personnel, 
ses immenses décors, imite eu plus d'un point le piteux oi- 
seau de la fable. Tantôt on le voit immobile, dormant sur une 
patte; tantôt il chemine d'un air agité et va on ne sait où, 
cherchant pâture dans les plus minces ruisseaux, ne faisant 
point û du goujon qu'il dédaigne d'ordinaire et dont le nom 
seul irrite sa gastronomique fierté. 

Mais le pauvre oiseau est blessé dans Taile, il marche et 
ne peut voler, et ses enjambées, si précipitées qu'elles soient, 
le conduiront d'autant moins au but de son voyage, qu'il ne 
sait pas lui-même vers quel point de l'horizon il doit se di- 
riger. 

L'Opéra voudrait, comme le veulent tous les théâtres, de 
l'argent et des honneurs ; il voudrait gloire et foiiune* Les 



NEUVIÈME SOIRÉE. 119 

grands succès donnent Tune et l'autre; les beaux ouvrages 
obtiennent quelquefois les grands succès; les grands compo- 
siteurs et les auteurs habiles fout seuls de beaux ouvrages. 
Ces œuvres, où rayonnent Tintelligence et le génie, ne pa^ 
raissent vivantes et belles qu'au moyen d'une exécution vi- 
vante et belle aussi, et chaleureuse, et délicate, et fidèle, et 
grandiose, et brillante, et animée. L'excellence de l'exécution 
dépend, non-seulement du choix des exécutants, mais de 
l'espiit qui les anime. Or, cet esprit pourrait être bon, si 
tous n'avaient fait depuis longtemps une découverte qui, en 
les décourageant, a amené chez eux FinditTérence et à sa 
suite l'ennui et le dégoût. Us ont découvert qu'une passion 
profonde dominait toua les penchants, enchaînait toutes les 
ambitions et absorbait toutes les pensées de l'Opéra; que 
l'Opéra enfin était amoureux fou de la médiocrité. ' Pour 
posséder, établir chez lui, choyer, honorer et glorifior la 
médiocrité, il n'est lien qu'il ne fasse,^ pas de saci-ifice devant 
lequel il recule, pas de labeur qu'il ne s'impose avec trans- 
port. Avec les meilleures intentions, de la meilleure foi du 
monde, il s'anime jusqu'à l'enthousiasme pour la platitude, 
il rougit d'admiration pour la pâleur, il brûle, il bouillonne 
pour la tiédeur : il deviendrait poêle pour chanter la prose. 
Comme il a remarqué, d'ailleurs, que le public, tombé de 
Tennui dans Tindififérence , s'est depuis longtemps résigné à 
tout ce qu'on veut lui présenter, sans rien approuver ni blâ- 
mer, l'Opéra en a conclu avec raison qu'il était maître chez 
lui, et qu'il pouvait sans crainte se livrer à tousses emporte- 
ments de sa fougueuse passion, et adoi'er, sur le piédestal où 
il l'encense, la médiocrité. 

Pour obtenir un si beau résultat, et aidé par ceux de ses 
ministres dont Fheureux naturel ne demande que d'être aban- 
donné à lui-même pour agir en ce sens, il a tellement lassé, 
Wasé, entravé, englué tous ses artistes, que plusieurs, sus- 
pendant leurs harpes aux saules du rivage, se sont arrêtés et 
ont pleuré. « Que pouvions-nous faire? disent-ils mainte- 
nant ; iUiô stetimus-et flevimus ! » 

D'auti*es se sont indignés et ont pris en haine leur tâche 



120 _ LKS SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

beaucoup se sont endormis; les philosophes touchent leurs 
appointements et parodient en riant le mot de Mazarîn : 
« L'Opéra ne chante pas, mais il paie. » L'orchestre seul 
donne beaucoup de peine à TOpcra pour le réduire. La plu- 
part de ses membres^ étant des viituoses de premier ordre, 
font partie du célèbre orchestre du Conservatoire; ils se 
trouvent ainsi naturellement en contact avec Tart le plus 
pur et un public d'élite ; de là les idées qu'ils conservent et 
fa résistance qu'ils opposent aux efToHs qui tendent à les 
asservir. Mais avec du temps et de mauvais ouvrages, il n'y 
a pas d'organisation musicale dont on ne pai^vienne a briser 
l'élan, à éteindre le feu, à détruire la vigueur, à ralentir la 
tière allure. « Ah ! vous raillez mes chanteurs, leur dit sou- 
vent ropéra, vous vous moquez de mes partitions nouvelles, 
messieurs les habiles ! Je saurai bien vous mettre à la raison ; 
voici un/ouvrage en une foule d'actes dont vous allez savou- 
rer les beautés. Trois répétitions générales suffiraient pour le 
monter, c'est du style d'antichambre, vous en ferez douze 
ou quinze ; j'aime qu'on se hâte lentement. Vous le jouel*ez 
une dizaine de fois, c'est-à-dire jusqu'à de qu'il n'attire plus 
personne, et nous passerons à un autre du même genre et 
d'un mérite égal. Ah I vous trouvez cela fade, commun, 
froid et plat ! J'ai l'honneur de vous présenter un opéra plein 
de galops et fait en poste, que vous voudrez bien étudier avec 
le même amour que le précédent, et dans quelque temps 
vous en aurez un autre d'un compositeur qui n*a jamais rien 
composé, et qui vous déplaira, je l'espère, bien davantage 
encore. Vous vous plaignez que les chanteurs sortent du ton 
et de la mesure ; ils se plaignent, eux, de la rigueur de vos 
accompagnements : vous devrez, à l'avenir, assoupir votre 
rhythme, attendre sur n'importe quelle note qu'ils aient 
fini de gonfler leur son favori, et leur accorder des temps 
supplémentaires pour la respiration. Maintenant voici un 
ballet qui doit dui*er de neuf heures jusqu'à minuit. Il faut 
de la grosse caisse partout ; j'entends que vous luttiez conti'e 
elle et que vous vous fassiez entendre quand même. MorWeu, 
Messieurs^ il ne s'agit pas ici d'accompagnements, et je ne 



NEUVIÈME SOIRÉE. 42< 

vous paie pas pour compter des pauses. » Et tant et tant que 
le pauvre noble orchestre, je le crains bien, finira pai* tom- 
ber dans le chagrin, puis dans une somnolence maladive, de 
là dans le marasme et la langueur, et enfin dans le médiocre, 
ce gouffre où l'Opéra pousse tout ce qui lui est soumis. 

Les chœurs sont élevés, eux, d'une autre façon ; afin de 
n'avoir pas à leur appliquer le pénible système employé pour 
l'orchestre avec si peu de succès jusqu'à présent, l'Opéra 
cherche à remplacer ses anciens choristes par des choristes 
tout formés, c'est-à-dire tout médiocres. Mais ici il dépasse 
le but, car,, au bout de très-peu de temps, ils deviennent pires 
et abandonnent ainsi la spécialité ponr laquelle ils ont été 
engagés. De là les miraculeux charivaris qu'on entend fré- 
quemment, dans les partitions de Meyerbeer surtout, et qui, 
seuls capables de tirer le public de sa léthargie, excitent ces 
cris de réprobation, ces gestes d'épouvante indignée dont 
l'effet n'est pas médiocre et devrait, au moins sous ce rap- 
port, fortement déplaire à l'Opéra. 

Et pourtant on Fa aujourd'hui complètement dompté ce 
pauvre public, je vous l'ai déjà dit, on l'a maté; il est sou- 
mis, timide et doux comme un charmant enfant. Autrefois, 
on lui donnait des chefs-d'œuvre entiers, des opéras dont tous 
les morceaux étaient beaux, dont les récitatifs étaient vrais, 
admirables, les airs de danse ravissants ; où rien ne brutali- 
sait l'oreille, où la langue même était respectée, et il s'y 
ennuyait... On en vint alors aux grands moyens pour se- 
couer sa somnolence, on lui donna des ut de poitrine de toute 
espèce, des grosses caisses, des tambours, des orgues, des 
musiques militaires , des trompettes antiques , des tubas 
grands comme des cheminées de locomotives, des cloches, 
des canons, des chevaux, des cardinaux sous un dais, des 
empereurs couverts d'or, des i-eines portant leur diadème, des 
pompes funèbres, des noces, des festins, et encore le dais, et 
toujours le fameux dais, le dais magnifique, le dais emplumé, 
empatïaché et porté par quatre-z-ofticiej's comme Marlbo- 
rough, des jongleurs, dos patineurs, des enfants de chœur, 
des encensoirs, des ostensoirs, des croix, des bannières, des 



i22 LES SOIRËËS DE L'ORCHESTRE. 

processions, des orgies de prêtres et de femmes nues, le 
bœuf Apis^ une foule de veaux, des chouettes, des chauves- 
souris^ les cinq cents diables de l'enfer, en veux-tu, en 
voilà, le tremblement général, la fin du monde... mêlés 
par-ci par-là de quelques fades cavatines et de beaucoup de 
claqueurs. Et le pauvre public, abasourdi au milieu d'un tel 
cataclysme, a fini par ouvrir de grands yeux, une bouche im- 
mense, par rester éveillé en effet, mais muet, se regardant 
comme vaincu, sans espoir de revanche, et obligé de donner 
sa démission. 

Aussi à cette heui*e, éreinté, brisé, rompu, après une mê- 
lée pareille, comme Sancho après le siège de Barataria, s'é- 
panouit-il de bonheur aussitôt qu'on a Tair de vouloir lui pro- 
curer le moindre plaisir tranquille. H boit avec délices un 
morceau de musique rafraîchissant, il si'en délecte, il Taspire. 
Oui, on Va maté à ce point, qu'il ne songe pas même à se 
plaindre du terrible régime auquel il a été mis. On lui ser- 
virait en un festin, de la $oupe au savon, des écrevisses vi- 
vantes, un rôti de corbeaux, une crème au gingembre, que si, 
parmi tant de ragoûts atroces, il trouvait seulement un pauvre 
petit morceau de sucre d'orge à sucer, il s'en délecterait et 
dirait en pourléchant ses lèvres : a Notre hôte est magniil- 
que, bravo! je suis plus que content! » Maintenant, voici le 
bon côté de la chose : la soumission du public devenue évi- 
dente, comme elle Test, ses erreurs de jugement n'étant plus 
à craindre, puisqu'il ne juge plus, les. auteurs se sont décidés 
tous, dit-on, à risquer le paquet, et à ne plus produire que 
des chefs-d'œuvre. — Bonne idée ! s'éciûe Corsino, il y a 
longtemps que nous appelions ce coup d'Etat de tous nos 
vœux ! — Néanmoins ce serait d<Hnmage qu'on donnât trop 
de chefs-d'œuvre à l'Opéra; il faut espérer que les auteurs se 
montreront raisonnables et mettront de justes bornes à leur 
fécondité inspirée. On a déjà, dans ce théâtre, assez abîme 
de belles partitions. Après les quatre ou cinq premières re- 
présentations, dès que l'influence de l'auteur n'agit plus di- 
rectement sur ses interprètes, l'exécution va trop souvent du 
médiocre au pire, pour les œuvres soignées surtout. Ce n'est 



NEUVIÈME SOIRÉE. 123 

pas qu'en général on éi)ai^Qe le temps pour les apprendre ; car 
voici comment ou a procédé jusqu'ici, et comment on procède 
encore probablement à Tctude d'une composition nouvelle. 
D'abord on n'y pense pas du tout ; puis, quand on en est 
venu à reconnaître qu'il ne serait peut-être pas hors de propos 
d'y réfléchir un peu, on se repose; et on a raison. Diable ! il 
ne faut pas s'exposer, par excès de travail, à un épuisement 
prématuré de Tintelligence ! Par une série d'efforts ainsi s^e- 
ment calculés, on. arrive à annoncer une répétition. Ce jour- 
là le directeur se lève de boime heure, se rase de très-près, 
gourmande plusieurs fois ses domestiques sur leur lenteur, 
boit à la hâte une tasse de café, et.... part pour la campagne. 
A cette répétition, plusieurs acteurs ont la bonté de se rendre ; 
peu à peu il s'en réunit jusqu'à cinq. L'heure indiquée étant 
midi et demi, on cause fort tranquillement politique , indus- 
trie, chemins de fer, modes, bourse, danse , philosophie , jus- 
qu'à deux heures. Alors l'accompagnateur ose faire remar- 
quer à ces messieurs et à ces dames qu'il attend depuis 
longtemps qu'on veuille bien ouvrir les rôles et en prendre 
connaissance. Sur cette observation, chacun se décide à de- 
mander le sien, le feuillette un instant, en secoue le sable en 
pestant contre les copistes, et on commence... à jaser un peu 
moins, a Mais, pour chanter, comment faire ? Le premier 
morceau est un sextuor, et nous ne sommes que cinq ! C'est- 
à-dire nous n'étions tout à l'heure que cinq, car L vient 

de sortir; son avoué Ta fait demander pour une affaire im- 
portante. Or, nous ne pouvons pas répéter un sextuor à 
quatre. Si nous remettions la partie à une autre fois ? n Et 
tous de se retirer lentement comme ils sont venus. On ne petrî 
répéter le lendemain, c'est un dimanche; ni le surlende- 
main, c'est un lundi, jour de représentation. On ne fait ordi- 
nairement rien à l'Opéra, ces jours-là; les acteurs môme qui 
ne figurent pas dans la pièce qu'on donne le soir, se reposent 
de toutes leurs forces eu songeant à la peine que vont avoir 
leurs camarades. A mardi donc ! Une heure sonne ; entrent 
les deux acteurs qui ont manqué à la première répétition ; 
mais des autres aucun ne parait. C'est trop juste ; ils ont at- 



124 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

tendu le premier jour ; les absents leur ont fait perdre leur 
temps, il est de leur dignité de leur rendre la pareille. A trois 
heures moins un quart, tout le monde y est, moins le second 
ténor et la première basse. Ces dames sont charmantes, d^une 
adorable humeur, et Tune d'elles propose, en conséquence, 
d'entamer le sextuor sans basse. « N'importe ! nous verrons 
au moins ce que dit isolément notre partie ! — Encore un 
instant^ Messieurs, dit Taccompagnateur, je cherche à com- 
prendre... cet... accord; j'ai peine à^.. distinguer les notes. 
Que voulez-vous? on ne peut accompagner une partition de 
vingt lignes à première vue. — Ah î vous ne savez pas ce 
qu'il y a dans la partition, et vous venez nous apprendre nos 
rôles, dit madame S...., qui a son franc parler. Mon cher, si 
vous vouliez bien l'étudier un peu chez vous avant de venir 
ici. — Comme vous n'en pourriez faire ai^tant pour vos mor- 
ceaux, n'étant pas lectrice, je ne puis, Madame, vous adresser 
la même invitation. — Allons, point de personnalités^ — 
Commençons donc! » s'écrie [D.... impatienté. Ritournelle^ 
récitatif de D...., ensemble vocal sur l'accord de fa majeur^ 
a Ave ! aye 1 un la bémol 7 C'est toi. M...., qui es le coupable ! 
— Moi ! comment aurais-je fait un la bémols puisque je n'ai 
pas ouvert la bouche? Je suis malade; je n'y tiens plus. 11 
faut que j'aille me coucher. — Bon ! notre sextuor à quatre 
se trouve réduit à un trio, mais à un vrai trio, là, un trio à 
trois. C'est toujours quelque chose. Continuons: LaGrècedoit 
enfin..,. La Grèce doit,,., — Ah ! ah ! ah ! La graisse d*oie! Tu 
as volé celui-là à Odry ! Fameux ! Ah ! ah ! ah ! — Mon Dieu, 
est-elle rieuse, cette madame S..., dit madame G... en rom- 
pant une aiguille dans le mouchoir qu'elle était occupée à 
broder. — Oh ! nous autres, gens d'esprit, n'engendrons 
pas de mélancolie. Vous avez l'air piqué. Madame. 11 ne faut 
pas vous piquer pour un calembour. Ah! ah! ah! Il y est 
encore, celui-là ! — Bona sera a tutti ! dit en se levant D... Mes 
petits agneaux, vous êtes délicieusement spirituels, mais trop 
studieux! Or, il est trois heures et quart; nous ne devons ja- 
mais répéter après trois heurcs.-C'est aujourd'hui mardi; il 
est possible que je chante dans les Huguenots vendredi pro* 



NEUVIÈME SOIRÉE. 125 

chain : je dois donc me ménager. D'ailleurs, je suis enroué, 
et ce n'est que par excès de zèle que j'ai paru aujourd'hui à 
la répétition. Hum! hum! » Tout le monde part. Les huit 
ou dix autres séances ressemblent plus ou moins aux deux 
premières. Un mois se passe ainsi, après lequel on parvient h 
répéter à peu près sérieusement pendant une heure, trois fois 
par semaine : cela fait rigoureusement douze heures d'études 
par mois. Le directeur met toujours le plus grand soin à sti- 
muler les artistes par son absence ; et si un petit opéra en un 
acte, annoncé pour le !•' mai, peut enfin être représenté à la 
fin d'août, il n'aura pas tort de dire en se rengorgeant : « Oh! 
mon Dieu! c'est une bluette; nous avons monté cela en qua* 
rante-huit heures! d 

Parlez-moi des directeurs de Londres pour employer le 
temps; c'est par les Anglais que l'art des études musicales 
accélérées a été porté à un degré de splendeur inconnu chez 
les autres peuples. Je ne puis faire d'éloge plus pompeux de 
la méthode qu'ils suivent qu'en la désignânbcomme l'inverse 
de celle adoptée à Paris. D'un côté de la Manche^ pour ap- 
prendre et mettre en scène un opéra en cinq actes , il faut 
dix mois: de l'autre, il faut dix jours» A Londres^ l'impor- 
tant pour le directeur d'un théâtre lyrique, c'est l'affiche. 
L'a-t-il couverte de noms célèbres, a-t-il annoncé des œuvres 
célèbres, ou déclaré célèbres des œuvres obscures de compo- 
siteurs célèbres, en appuyant de toutes les forces de la presse 
sur cette épithète... le tour est fait. Mais^ comme le public 
est insatiable de nouveautés, comme c'est la curiosité surtout 
qui le guide, il est nécessaire au joueur qui veut le gagner 
de battre les cartes très-souvent. Dès lors il faut faire vite 
plutôt que bien, extraordinairement vite, dût-on pousser la 
célérité jusqu'à l'absurde. Le directeur sait que l'auditoire 
ne remarquera pas les défauts de l'exécution, s'ils sont adroi- 
tement déguisés ; qu'il ne s'avisera jamais de découvrir les 
ravages produits dans une partition nouvelle par le défaut 
d'ensemble et l'incertitude des masses, par leur froideur, par 
les nuances manquées, les mouvements faux, les traits écor- 
cbés, les idées comprises à contre-sens. 11 compte assez sur 



i26 LES SOiaKES DE L'ORCHESTRE. 

Tamour-propre des chanteurs à qui les rôles sont confiés pour 
être sûr que, mis en évidence comme ils le sont, ceux-là du 
moins feront des etforts surhumains pour paraître honorable- 
ment devant le public, malgré le peu de temps qui leur est 
accordé pour s'y préparer. C'est, en effet, ce qui arrive, et 
cela suffit. Néanmoins^ il est des occasions où, en dépit de 
leur bonne volonté, les acteurs les plus zélés n'y peuvent 
parvenir. On se rappellera longtemps la première représenta- 
tion du Prophète à'Covent-Garden, où Mario resta court plus 
d'une fois, faute d'avoir eu le temps d'apprendre son rôle. 
Donc on aurait beau dire> quand il s'agit de la première re- 
présentation d'un nouvel ouvrage : « Il n'est pas su, rien ne 
va, il faut encore trois semaines d'étude ! » — Trois semaines ! 
dirait le directeur, vous n!aurez pas trois jours ; vous le joue- 
rez après-demain. — Mais, Monsieur, il y a un grand mor- 
ceau d'ensemble, le plus considérable de Fopéra, dont les cho- 
ristes n'ont pas encore vu une note; ils ne peuvent pourtant 
pas le deviner, ^improviser en scène ! — Alors supprimez le 
morceau d'ensemble, il restera toujours assez de musique. -~ 
Monsieur, il y a un petit rôle qu'on a oublié de distribuer, et 
nous n'avons personne ,pour le remplir. — Donnez le à ma- 
dame X..., et qu'elle l'apprenne ce soir. — Madame X... est 
déjà chargée d'un autre rôle. — Eh bien ! elle changera de 
costume, et elle en jouera deux. Croyez-vous que je vais en- 
traver la marche de mon théâtre pour de pareilles raisons? 
— Monsieur, l'orchestre n'a pas encore pu répéter les airs de 
ballet ! — Qu'il les joue sans répétition ! Allons, qu'on me 
laisse tranquille. L'opéra nouveau est affiché pour après«de- 
main ; la salle est louée, tout est bien. » 

Et c'est la crainte d'être distancés par leurs rivaux, jointe à 
la nécessité de couvrir chaque jour des frais énormes, qui 
cause chez les entrepreneurs cette fièvre, ce delirium furens^ 
dont l'art et les artistes ont tant à souffrir. Un directeur de 
théâtre lyrique, à Londres, est un homme qui porte un baril 
de poudre sans pouvoir s'en débarrasser, et qu'on poui*suit 
avec des torches allumées. Le malheureux fuit à toutes jam- 
bes, tombe, se relève, franchit ravins, palissades, ruisseaux 



NEUVIÈME SOIRÉE. i27 

m 

et fondrières^ renverse tout ce qu'il rencontre, et marcherait 
sur le corps de son père et de ses enfanls s'ils lui faisaient 
obstaclo. 

Ce sont, je le reconnais, do liisles nécessites de position; 
mais ce qui est plus déplorable, c'est que cette précipitation 
brutale des théâtres anglais dans les préparatifs de toute ex^é- 
cution musicale^ devienne une habitude, et soit transformée 
elle-même par quelques personnes en talent spécial digne 
d'admiration. « Nous avons monté cet opéra eq. quinze jours, 
dit-on d'une part. — Et nous en dix, réplique-t-on de l'autre. 

— El vous avez fait de belle besogne ! » dirait Tauteur, s'il 
était présent. Les exemples qu'on cite de certains succès de 
celte nature font, en outie. qu'on ne doute plus de rien, et • 
que le dédain de toutes les qualitéi de l'exécution, qui seules 
peuvent la constituer bonne, le mépris même des nécessités 
de l'art, vont croissant. Pendant la courte existence du grand 
Opéra anglais à Dniry-Lane, en 1848, le directeur, dont le 
répertoire se trouvait à sec, ne sachant à quel saint se vouer, 
dit un jour à son chef d'orchestre très-sérieusement : a Un 
seul parti me reste à prendre,^^ c'est de donner /{o6ert le Diable 
mercredi prochain. Nous devrons ainsi le monter en six jours! 

— Parfait ! lui répondit-on, et nous nous reposerons le sep- 
tième. Vous avez la traduction anglaise de cet opéra? — Non, 
mais elle sera faite en un tour de main. — La copie? — Non, 
maiSr.. — Les costumes ? — Pas davantage. — Les acteurs sa- 
vent la musique de leurs rôles ? les chœurs possèdent bien la 
leur? -— Non ! non ! non ! on ne sait rien, je n'ai rien, mais 
il le faut! » Et le chef d'orchestre garda son sérieux; il vil 
que le pauvre homme perdait la tête, ou plutôt qu'il l'avait 
perdue : au moins, s'il n'eût perdu que cela! Une autre fois 
ridée étant venue à ce même directeur de mettre en scène 
lÀnda di Chamouni de Donizetti, dont il avait pourtant songé 
à se procurer la traduction, les acteurs et les chœurs ayant en, 
par extraordinaire , le temps de faire les études nécessaires, 
on annonça une répétition générale. L'orchestre étant réuni, 

— les acteurs et les choristes à leurs postes, on attendait. — 
« Eh bien! pourquoi ne commencez- vous pas? dit le régis- 



,128 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

seur. — Je ne demande pas mieux que de commencer, ré- 
pondit le chef d'orchestre, mais il n'y a pas de musique sur les 
pupitres. — Comment! c'est incroyable! Je vais la faire ap- 
porter. » Il appelle le chef du bureau de copie : — « Ah çà! 
placez donc la musique ! — Quelle musique?... — Eh! mon 
Dieu, celle de Linda di Cliamouni, — Mais je n'en ai pas. On 
ne m'a jamais donné Tordre de copier les parties d'orchestre 
de cet ouvrage. » Là-dessus les musiciens de se lever avec de 
grands éclats de rire, et de demander la permission de se re- 
tirer, puisqu'on avait négligé pour cet opéra de se procurer te 
wjtt5*ç«c seulement... — Pardon, Messieurs, laissez-moi m'in- 
terrompre un instant. Ce récit m'oppresse, m'humilie, éveille 
en moi des tristesses... D'ailleurs écoutez ce délicieux air de 
danse qui se trouve égaré dans le fatras de votre ballet italien... 
— Oh ! oh ! à nous ! disent les violons en saisissant leur in- 
strument, il faut jouer cela en maîtres ; c'est magistral ! » Et 
tout l'orchestre, en effet, exécute avec un ensemble, une ex- 
pression, une délicatesse de nuances iriéprochables, cet ad- 
mirable andante où respire la voluptueuse poésie des féeries 
de l'Orient. A peine est-il fini que la plupart des musiciens se 
hâtent de quitter leur pupitre, laissant deux violons, une 
basse, les trombones et la grosse caisse fonctionner seuls, 
pour le reste du ballet. — « Nous avions bien remarqué ce 
morceau, dit Winter, et nous comptions le jouer avec amour, 
c'est vous qui avez failli nous le faire manquer. — Mais d'où 
sort-il, de qui est-il, où l'avez-vous connu ? me dit Coi-sino. — 
Il sort de Paris ; je l'ai entendu dans le ballet de La Péri^ 
dont la musique fut écrite par un artiste allemand, d'un mérite 
égal à sa modestie, et qui se nomme Burgmûller. — C'est bien 
beau ! C'est d'une langueur divine! — Cela fait rêver des houris 
de Mahomet ! — Cette musique, Messieurs, est celle de l'entrée 
de La Péri, Si vous l'entendiez avec la mise en scène pour 
laquelle l'auteur l'écrivit, vous l'admireriez plus encore. C'est 
tout simplement un chef-d'œuvre. » Les musiciens sans s'ô- 
tre entendus pour cela, s'approchent de leurs pupitres et écri- 
vent au crayon, sur la page des parties d'orchestre où se 
trouve l'andante, le nom de Burgmûller. 



NEUVIÈME SOIRÉE. 129 

Je reprends mon triste récit. 

« Les directeurs de notre Opéra de Paris, parmi lesquels on 
a pu compter des gens d'intelligence et d'esprit, ont de tout 
temps été choisis parmi les hommes qui aimaient et connais- 
saient le moins la musique. Nous en avons eu même qui Texé- 
craient tout à fait. L'un d'eux m'a dit, parlant à ma personne, 
que toute partition âgée de vingt ans était bonne à brûler ; 
que Beethoven fut un vieil imbécile, dont une poignée rfc fotus 
affecte d'admirer les œuvres, mais qui, en réalité, ne fit ja^ 
mais Hen de supportable. 

Les musiciens avec explosions : .....! ..<.!! ...!!! (et autres 
exclamations qui ne s'écrivent point). Une musique bien faite, 
disait un autie, est celle qui dans un opéra ne gâte rien. Il 
n'est pas étonnant alors que de tels directeurs ne sachent 
comment s'y prendre pour faire marcher leur immense ma- 
chine musicale, et qu'ils traitent en toute occasion si cavaliè- 
rement les compositeurs dont ils croient n'avoir pas ou n'avoir 
plus besoin. Spontini, dont les deux chefs-d'œuvre, la Vestale 
et Cortez, ont suffi pour alimenter le répertoire de l'Opéra 
pendant vingt-cinq ans, fut, sur la fin de sa vie, mis vérita- 
blement à l'index dans ce théâtre, et ne put jamais parvenir 
h obtenir une audience du directeur. Rossini aurait le plaisir, 
s'il revenait en France, de voir sa partition do Guillaume Tell 
entièrement bouleversée et réduite d'un tiers. Pendant long- 
temps, on a joué à sa barbe la moitié du 4« acfe de Motse, pour 
servir de lever de rideau avant un ballet. De là cette char- 
mante repartie qu'on lui attribue. Rencontrant un jour le di- 
recteur de l'Opéra, celui-ci l'aborde avec ces mots : « Eh bien, 
cher maître, nous jouons demain le 4« acte de votie Maise ! — 
Bah ! tout entier? réplique Rossini. » 

L'exécution et les mutilations qu'on inflige de temps en 
temps au Freyschiltz à l'Opéra, causent un vrai scandale; 
sinon dans Paris , qui ne s'indigne de rien, au moins dans 
le reste de l'Europe où le chef-d'œuvre de Weber est ad- 
miré. 

On sait avec quel insolent dédain, vers la fin du siècle der- 
nier, Mozart fut traité pai* les grands hommes qui gouvei - 



130 LfcS SOIUÉKS DK L^OHCHESÎHE. 

liaient alors V Académie royale de mimqite. Ayant éconduit au 
plus vite ce petit joueur de clavecin qui avait l'audace de leur 
proposer d'écrire pour leur théâtre, ils lui promirent pourtant, 
comme dédommagement et par faveur particulière, d'ad- 
mettre un court morceau instrumental de sa composition dans 
l'un des concerts spirituels de l'Opéra et l'engagèrent à l'écrire. 
Mozart eut bientôt terminé son ouvrage et se hâta de le porter 
au directeur. 

Quelques jours après, le concert où il devait être entendu 
étant affiché, Mozart, ne voyant point son nom sur le pro- 
gramme, revient tout inquiet à l'administration ; on le fait 
attendre longuement, comme toujours, dans une antichambre, 
où, en fouillant par désœuvrement au miheu d'un monceau 
de paperasses entassées sur une table, il trouve.... quoi? sou 
manuscrit que le directeur avait jeté là. En apercevant son 
Mécène, Mozart se hâte de demander une explication du fait. 
— a Votre petite symphonie? répond le directeur; oui, c'est 
cela. 11 n'est plus temps maintenant de la donner au copiste, 
je l'avais oubliée, » 

Dix ou douze années plus tard, quand Mozart fut mort im- 
mortel, l'Opéra de Paris se crut obligé de représenter Don 
Juan et la Flûte enchantée , mais mutilés , salis , défigurés, 
travestis en pastiches infâmes, par des misérables dont il de- 
vrait cil c défendu de prononcer le nom. Tel est notre Opéra, 
tel il fut et tel il sera. 



DIXIÈME SOIRÉE. 



QUELQUES MOTS SUA l'ÉTAT PRESENT DE LA MUSIQUE, SES DÉFAUTS, 
SES MALHEUBS ET SES CHAGRINS. — l'iNSTITUTION 
• DU TACK. — UNE VICTIME DU TACK. 



On joue un opéia français, etc., de. 

En entrant à rorchcslre, après l'ouverture, je trouve les 
musiciens (le joueur de grosse caisse et les tambours excep- 
tés) occupés à entendre la lecture d'une brochure qui excite 
leur hilarité* — « Nous vous avons rendu morose hier, en 
votts mettant sur le chapitre des théâlros lyriques de Paris et 
de Londres^ me dit Dimsky en me tendant la main ; mais 
voici de qtioi ranimer votre bonne humeur. Écoutez la plai* 
santcrie critique que fait de l'état actuel de la musique en 
France, un de vos compatriotes qui ne se nomme pas. Ses 
idées ressemblent aux vôtres et viennent à Fappui de tout ce 
que vous nous avez déjà dit sur le même sujet. 

Recommence ta lecture, Winter. — Non, notre auditeur se 
moquerait de mon accent anglais. — De ton accent améri- 



132 Li:S SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

cain, voux-lu dire, Yankee! — Lis donc, toi, Corsino. — J'ai 
Taccent italien. — Toi, Kieiner. — J'ai Taccent allemand; 
lis toi-raênae, Dimski. — J'ai l'accent polonais, — Allons ! 
je vois que c'est une conspiration pour noe faire lire la bro- 
chure, sous prétexte que je suis Français. Donnez. » Winter 
me tend Topuscule, et pendant Texécution d'un long trio 
chanté comme il mérite de l'être, je lis ce qui suit : 

QUELQUES MOTS SUR L'ÉTAT PRÉSENT DE LA MUSIQUE, SES DÉFAUTS, 

SES MALHFURS ET SES CHAGRINS. 

Le moment est peu favorable, on le sait, au mouvement 
des arts ; aussi la musique ne se meut-elle guère, elle dort! on 
la dirait morte, n'étaient les mouvements fébriles de ses 
mains, qui s'ouvrent toutes grandes et se referment convul- 
sivement pendant son sommeil , comme si elles avaient à 
saisir quelque chose. Puis elle rôve et parle tout haut en rê- 
vant. Son cerveau est plein de visions étranges ; elle inter- 
pelle le ministre de l'intérieur; elle menace, elle se plaint. 
« Donnez-moi de Targent, crie-t-elle d'une voix sourde et 
gutturale, donnez-moi beaucoup d'argent, ou je ferme mes 
théâtres, ou je donne un congé illimité à mes chanteurs ; et , 
ma foi ! Paris, la Fiance, l'Europe, le monde et le gouverne- 
ment s'arrangeront ensuite comme ils pourront. Le public 
payant ne vient pas chez moi , est-ce ma faute? il* ne veut 
même plus venir sans payer, est-ce ma faute? Et si je n'ai 
pas d'argent pour le faire venir en le payant, est-ce ma faute? 
Ah ! si j'en avais pour acheter des auditeurs, vous verriez 
la foule qu'il y aurait à mes fôtes, et comme le commerce 
et les arts refleuriraient, et comme l'univers renaîtrait à la 
joie et à la santé, et comme nous pourrions nous moquer en- 
semble de ces insolents virtuoses, de ces orgueilleux compo- 
siteurs, qui.prétendentque je n'ai rien d'artiste ni de musical 
et que mon titre n'est qu'un mensonge. » Mais bah ! le mi- 
nistre se moque de ses menaces comme de ses plaintes ; il 
renfonce aux profondeurs de sa poche les plus inconnues la 
clef de son cofFro-fort, et répond tranquillement avec un (er- 



dixième: soirëë:. isa 

rible bon sens : a Oui , j'apprécie tes raisons, naa pauvre Mu- 
sique , tu voudrais être indemnisée de tes perles, à la condi- 
tion que si jamais tu fais des bénétices, tu les garderas. Voilà 
un système commode, excellent, délicieux pour loi ; je Tad- 
mire, mais je m'abstiens de le mettre en pratique. Ces pro- 
positions-là se font à des brigands de pionarques, à des scélé- 
rats d'empereurs, à d'affreux souverains absolus roulant sur 
For, gorgés des sueurs du peuple, non aux ministres d'une 
jeune république , affectée en naissant de certains vices de 
constitution qui l'obligent à se préoccuper avant tout de sa 
petite santé. Et dans nos temps de cboléra les médecins sont 
chers. D'ailleurs , ces chefs des gouvernements sans liberté, 
sans égalité et sans paternité, ce^ rois eux-mêmes, puisqu'il 
faut les appeler par leur nom, ne se rendraient pas sans 
doute aux premiers mots de ton irrévérencieuse sommation. La 
plupart de ces fainéants ont consacré beaucoup de temps 
aux arts et à la littérature, quelques-uns te connaissent, ma 
vieille Musique, et ne feraient grâce à aucun de tes défauts. 
Us seraient capables de te dire : Si les gens de la bonne com- 
pagnie s'éloignent de vous, Mademoiselle, c'est que vous fré- 
quentez trop les gens de la mauvaise. Si votre bourse est 
vide, c'est que vous dépensez trop en colifichets, en parures 
d'un goût douteux, en oripeaux, clinquants de toute espèce, 
coûteuses inutilités qui conviennent aux danseuses de corde 
seulement. Si vos affaires, aujourd'hui, vont mal, si vos en- 
treprises échouent, si l'on se moque de vous, si vous vous 
ruinez, ne vous en prenez qu'aux détestables conseils que 
vous écoutez, et à votre obstination à repousser les avertisse- 
ments sensés que le hasard parfois fait parvenir jusqu'à votre 
oreille. D'ailleurs, où avez-vous pris vos conseillers, vos éco- 
nomes, vos directeurs de conscience? Sotte que vous êtes! 
n'est- il pas évident que ceux qui vous entourent sont. vos 
plus cruels ennemis? Los uns, qui n'aiment rien jau monde, 
vous haïssent d'autant plus qu'ils sont forcés d'avoir l'air de 
vous aimer ; les autres vous détestent parce qu'ils ne connais- 
sent rien de ce qui vous concerie, et qu'ils sentent inté- 
rieuren#nt l'immense ridicule d(U)t ils se couvrent en rem- 

8 



\U LKS SOIRÉES DE L'OUGHESTUE. 

plissant des fonctions auxquelles ils sont si complètement 
impropres ; d'autres enfin, qui vous adoraient autrefois, vous 
haïssent et vous méprisent maintenant , parce qu'ils vous 
connaissent trop. Fi ! vous êtes une prostituée sans esprit! une 
vraie fille d'Opéra, une fille d'affaires, comme disait Voltaire, 
mais sans entente des- affaires pourtant; absurde dans le 
choix de ses intendants, et d'une confiance en eux voisine de 
la stupidité. Que diriez-vous si un État comme TAngleterre, 
par exemple; allait confier le commandement de son armée 
navale à un danseur parisien qui n'a jamais vu manœuvrer 
que les toiles et les cordages d'un théâtre, ou à un paysan 
bourguignon incapable de diriger une toue sur la Saône?.... 
Assez! assez ! ne nous approchez pas ; vos sollicitations nous 
obsèdent; si vous étiez ce que vous devriez être, sensible, in- 
telligente, passionnée, dévouée^ enthousiaste fière et coura- 
geuse ; si vous aviez remis énergiquement tous ces gens-là à 
leur place et mieux gardé la vôtre ; si vous aviez conservé quel- 
que those de votre extraction noble ; si la princesse se révélait 
encore en vous, les rois pouiTaient vous vetiir en aide, vous 
recueillir à leur cour; mais ce n'est pas chez eux qu'est l'asile 
destiné aux créatures de votre espèce. Vous n'avez déjà plus 
la séduction des charmes vulgaires. Pâle et ridée, vous en êtes 
venue à vous peindre le visage en bleu, en Klanc et en rouge, 
comme une sauvagesse. Bientôt, vous vous barbouillerez de 
noir les paupières et vous porterez des anneaux d'or au nez. 
Votre talent a subi la même métamorphose. Vous ne vocalisez 
plus, vous vociférez. Qu'est-ce que ces manières de pousser la 
voix sur chaque note, de s'arrêter en hurlant sur Tavant-der- 
nier temps de chaque période mélodique, quels que soient 
la syllabe sur laquelle il repose , le sens du morceau , le 
mouvement imprimé à l'ensemble et l'intention de l'auteur î 
Qu'est-ce que ces libertés que vous prenez avec les plus 
beaux textes, en supprimant les notes hautes et les notes bas^ 
ses , pour forcer toute mélodie à rouler sur les cinq ou six 
sons du médium de votre voix, sons que vous gonflez alors à 
perdre haleine, et qui font ressembler le chant et la mélodie 
actuels aux lamentables chansons des rôdeurs de barriS es, aux 



DIXIEME SOIRKE. 135 

clameurs avinées des Oiphées dti cabaret! Dites-moi où vous 
avez appris, triple sotte, qu'il vous fût loisible de hacher une 
mélodie et de faire des vers de quatorze pieds en supprimant 
les élisions pour respirer plus souvent. Quelle langue parlez- 
vous? est-ce l'auvergnat ou le bas-breton? Les gens de Cler- 
mont et de Quimper s'en défendent. Vous êtes donc atteinte 
d'une phthisie au troisième degré, qu'il vous faille toujours et 
partout prendre des temps pour faire sortir de votre poitrine 
la moindre succession mélodique de quelque rapidité, d'où ré- 
sulte ce continuel retard dans les entrées et dansTaltaque du 
son qui détruit toute régularité, tout aplomb, qui asph^fxie 
douloureusement vos auditeurs,et qui, contrastant avec la préci- 
sion des instruments de Tôrchestre, amène dans les morceaux 
d'ensemble cet affreux tohubohu de rhythmes divers que font 
entendre les montres malades mises à l'hôpital chez les horlo- 
gers. Vous êtes donc bien peu soucieuse de cet accord si indis- 
pensable entre les instruments et les voix, malheureuse Muse 
dégénérée, que dans vos opéras, pour faire plaisir à vos met- 
teurs en scène qui se moquent de vous, vous laissiez placer 
vos choristes à une distance de l'orchestre qui les met dans 
rirapossibilité de s'accorder rhythmiquement avec lui ? Où 
avez-vous la tête quand vous prétendez faire marcher ensem- 
ble les quatre parties d'un quatuor dont les dessus sont sur 
l'avant-scène, les basses au post-scénium, à quarante pas de là, 
pendant que les altos, et les ténors, cachés par les portants des 
coulisses, ne peuvent, grâce aux processions et aux groupes 
dansants qui les environnent, apercevoir à Thorizon de la rampe 
le moindre bout de l'archet conducteur? Mais dire que vous 
prétendez établir l'ensemble d'un quatuor ainsi disposé, c'e^t 
vous flatter étrangement. Vous n'y prétendez en aucune fa- 
çon. Les gâchis odieux, les cacophonies qui en résultent, vous 
trouvent fort différente, au contraire, et vous vous inquiétez 
peu de pareilles niaiseries. Pourtant, cette insouciance révolte 
bien des gens, et le nombre de ces révoltés, grossi de tous les 
mécontents que vous ennuyez seulement, a fini par constituer 
le formidable public qui prend l'habitude de ne pas mettre 
les pieds chez vous. Nous ne vous parlons là que de vos mé- 



436 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

faits dans les théâtres ; il serait trop long de remettre sous 
vos yeux tout ce que vous pratiquez ailleurs. Allez, vous nous 
faites pitié, mais nous gardons notre or pour de plus dignes. 
Eh quoi ! des menaces !... La déplaisante folle !... Eh ! partez! 
qui vous retient ? En votre absence, nos États n'en iront pas 
plus mal. Nous vous regretterons?... Non, vous êtes, ma mie, 

c Un peu trop forte eo gueule et trop impertinente. » 

— Voilà l^aimable compliment avec lequel, malheureuse 
Muse, ils pourraient bien te mettre à la porte, ces impitoyables 
souverains. Nous autres républicains, à Tépreuvede Tair pa- 
triotique etaccoutumés à entendre chanter faux, nous teserons 
moins rudes. Nous ne te forcerons point à quitter la belle 
France, et tu seras libre d'y mourir de ta mort naturelle quand 
tu n'auras plus ni feu ni lieu. — [La Musique ouvrant les yeux 
et pleurant) : Oui, je mourrai, et d'une mort lente et ignomi- 
nieuse, je -n'en doute plus. Vous avez cru que je dormais, je 
n'ai que trop bien entendu les horribles choses que vous venez 
de m'adresser. Et pourtant est-il humain à vous, monsieur le 
ministre, est-il même juste de me reprocher les accointances 
auxquelles je suis condamnée, les faux amis que je fréquente 
forcément^ et qui, de plus, me traitant en esclave, me donnent 
des ordres révoltants et m'imposent leurs plus folles volontés ? 
Est-ce moi qui me suis donné ces teriihles associés ? sont-ils 
de mon choix, ou de celui de vos prédécesseurs qui m'ont livrée 
à eux enchainée et sans défense ? Vous ne l'ignorez pas, de ce 
côté-là au moins, je suis innocente. Je sais que mes menaces 
de clôture sont ridicules; c'est par habitude que je les répétaia 
tout è l'heure. Hélas ! je ne Tai que trop appris dernièrement! 
j*ai fermé mes théâtres sous prétexte de réparations, et les Pa- 
risiens s'en sont inquiétés comme des réparations qu'on ferait 
à la grande muraille de la Chine. Vous me reprochez mes 
excès vocaux ; vous avez raison, je le sens en mon âme, mais 
jenevis depuis dixans en Italie que par eux. En France, où le 
public des théâtres se fait leprésenter par des gens à gages 
placés au centre du parterre, je ne puis exister qu'en flattant 
ces gens-là, et ces débauches de chant les ravissent. Si je n'ex- 



DIXIÈME SOIRÉE. (37 

cite pas leurs applaudissements^ je n'en obtiens pas d'autres ; 
on dit alors que je n'ai pas de succès ; on en conclut que je 
n*ai pas de talent ; le public, qui Tenteiid dire, le croil et ne 
vient pas chez moi : de là ma misère et mon désespoir! Oh ! 
vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, monsieur le minis- 
tre, ce que c'est que de crier dans le désert. 

Un auditoire cbèremeut payé pieir la nation vous est assuré 
pour vos moindres discours, et jeserais bien heureuse d'avoir ce 
qui vous reste aux jours des plus maigres assemblées de re« 
présentants. Au moins là, si vous êtes souvent interrompu, 
interpellé, injurié même, c'est la preuve qu'on vous écoute 
d'une manière plus ou moins tumultueuse, et qu'on se pas- 
sionne |)ourou contre vos idées ;c'est la douleur souvent, mais 
c'est la vie. Dans mes théâtres, j'ai le cœur broyé par ce dé* 
dain suprême, par cette indifférence outrageante d'un public 
préoccupé de tout, excepté de moi ; qui se croit blasé, et qui 
n'a jamais rien senti; qui sait tout, comme les marquis de 
Molière, sans avoir rien appris; d'un public habile à railler 
seulement, et qui ne daigne jamais siffler mes incartades, 
parce que cela lui paraît de mauvais goût, ou lui donne trop 
de peine, ou peut-être, et j'en frémis, parce qu'il ne les re- 
marque pas. Vous allez me dire, je le sais, que toutes ces 
raisons sont insuffisantes à justifier les vic'es honteux aux- 
quels je reconnais m'être livrée; vous citerez un aphorisme 
célèbre du plus grand des poètes, et vous me répéterez avec lui 
qu'il vaut mieux mériter le suffrage ^un seul homme de goût 
que d'exciter par des moyens indignes de l'art les applaudisse^ 
ments d'une salle pleine de spectateurs vulgaires. Hélas! le 
poète a mis cette noble phrase dans la bouche d'un jeune 
prince à qui les atteintes de la faim, du froid, de la misère 
étaient inconnues; et je répondrai comme lui eussent sans 
doute répondu, s'ils l'eussent osé, les comédiens auxquels il 
donnait ses conseils : Qui plus que moi souffre de l'avilisse- 
ment où je me vois réduite? Mais les nécessités de la vie me 
l'imposent inapérieuscment, et je ne pourrais pas même obte- 
nir le suffrage d'un seul homme de goui si je n'existais pas. Faites 
que ma vie soit assurée sans être même brillante comme Té- 

8. 



138 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

tait celle du prince danois, et. je penserai comme lui, et je 
mettrai en pratique ses leçons excellentes. Il y a en Europe, 
monsieur le ministre, des Etats où je suis libre, sinon proté- 
gée. En France, au contraire, si Ton fait des sacrifices d'argent 
plus ou moins insuffisants pour quelques-uns de mes théâtres, 
on semble prendre à tache dei paralyser les efiforts les plus dé- 
sintéressés^ que je tente en dehors des formes dramatiques. Au 
lieu de m^aider, on m-entraye de mille manières, on me bâiU 
lonne, on m'oppose des préjugés dignes du moyen âge. Ici, 
c'est le clergé qui m'empà:he de chanter dans les temples les 
louanges de Dieu, en interdisant aux femmes de prendre part à 
mes plus graTes manifestations ; ailleurs, c'est la municipalité 
de Paris qui fait donner aux enfants et aux jeunes hommes de 
la classe ouvrière une éducation musicale, à la condition ex- 
presse qu'ils n'en feront aucun usage. Ils apprennent pour ap- 
prendre, et non pour employer ce qu'ils savent quand ils sont 
parvenus à savoir : comme les ouvriers des premiers ateliers 
nationaux à qui on faisait creuser des trous dans le sol, en 
extraire la terre et là rapporter le lendemain, pour combler 
les trous par eux creusés la veille. Puiis, quand je fais un appel 
au public pour l'exhibition de quelque ouvrage longuement 
médité, écrit àl'intention seulement de ce petit nombre d'hom- 
mes de goût dont parle le poète, sans aucune arnère-pensée 
industrielle, et uniquement pour produire au grand jour 
ce qui me paraît beau, on me dépouille au nom de la loi, on 
me frappe d'une taxe exorbitante, on me tue à moitié en me 
jetant, comme une infernale raillerie, ces inots impies : 
a Vous auriez tort de vous plaindre, car la loi nouà autorise 
à vous tuer tout à fait. » Oui, sur des recettes destinées à 
couvrir à grand'peine les dépenses que je fais en pareil cas, 
on vient prélever le huitième brut, quand on pourrait légale- 
ment prélever le quart: On a le droit de me casser les deux 
jambes, on ne m'en casse qu'une, je dois me montrer recon- 
naissante. Tout cela est vrai, monsieur le ministre, je n'exagère 
rien. Al'avénemenf de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, 
je crus un instant à mon émancipation ; je m'abusais. Quand 
l'heure de la délivrance des nègres sonna, je me laissai aller 



DIXIÈME SOIRÉE. 139 

à un nouvel espoir ; je m'abusais encore. 11 est décidé qu'en 
France, sous la monarchie comme sous la républiqw?, je 
dois être une esclave soumise à la corvée. Quand j'ai travaillé 
sept jours, je ne puis me reposer le huitième^ puisque ce 
huitième je le dois au fermier, mon maître, qui pourrait 
même m'en demander un de plus. On n'a jamais songea dire 
aux savetiers : « Vous venez de faire huit paires de souliers, 
vous en devez deux à l'État qui veut bien ne vous en pi*endre 
qu'une. » Pourquoi^ monsieur le ministre, l'art musical n'esta 
il pas l'égal del'artdu savetier? Qu'ai-je fait à la France, moi^la 
Musique ? En quoi l'ai-je offensée ? comment ai-je mérité de sa 
part une oppression si dure et si persistante? Ce qui rend 
cette oppression plus dure et plus inexplicable encore, c'est 
que la France, aux yeux du reste de l'Europe, passe pour 
m'entourer de soins et d'affection. Elle a fondé, en effet ,^ des 
institutions, telles que notre beau Conservatoire et le prix an- 
nuel de composition décerné par l'Académie des beaux- 
arts, qui produisent incessamment pour moi des disciples 
zélés, sinon des prophètes ; mais à peine leur éducation est- 
elle ébauchée, à peine le sentiment du beau a-t-il de son 
crépuscule illuminé leurs âmes, que d'autres institutions 
contraires viennent réduire ces heureux résultats au néant, 
et donner ainsi aux bienfaits que je reçois l'air d'une mysti- 
fication atroce. 

Charlet, le peintre humoriste, y songeait sans doute, quand 
il fit son charmant dessin des Hussards en maraude» On y 
voit deiix hussards à la porte d'un poulailler : l'un tient un 
sac de chènevis, dont il répand le contenu devant l'étroite 
porte, en disant d'une voix flûtée : « Petits! petits! » l'autre, 
armé de son sabre, abat la tête des malheureux volatiles, au 
fur et à mesure qu'ils s'y présentent. Revoyez cette lithogra- 
phie, monsieur le ministre, et méditez quelques instants sur 
le sens de Tallégorie. Hélas! il n'est que trop clair. Les grains 
de chènevis sont les prix du Conservatoire et de TAcadémie ; 
les coups de sabre, vous savez qui les donne, et mes enfants 
sont les dindons qui se laissent ainsi décapiter; mais, fussent- 
ils des aigles, ils. n'en' périraient pas moins. 



MO LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

(Le ministre ému) : Mon enfant, lu as peut-être raison ; 
j'ignorais la plupart des détails que tu viens de me donner. 
J'y réfléchirai, et je tâcherai que tu sois au moins Tégale des 
savetiers à l'avenir. Ceci me paraît de toute justice, mais ne 
se rattache qu'au côté matériel de la question. Quant à l'au- 
tre, quant au cdté moral, esthétique, comme disent tes chers 
Allemands, n'oublie pas ceci : le temps viendra peut-être 
où de folles volontés, où d'absurdes caprices ne te seront plus 
imposés ; où tes intendants comprendront réellement tes in- 
térêts et s'attachéi'ont à leur défense; où tes directeurs de 
conscience ne t'infligeront plus de pénitences humiliantes et 
ridicules; où tu ne seras plus forcée de cohabiter avec tes 
mortels ennemis; où des gens à gages ne feront plus dans tes 
théâtres l'office du public ; où ce public que tu décourages et 
dégoûtes peut-être aujourd'hui, te témoignera une sympa- 
thie chaleureuse; mais en attendant, change d'allures^ de so- 
ciété autant que tu pourras, de manières et de langage tout 
à fait. N'oublie pas que c'est une erreur grossière de croire 
les efforts disgracieux, les cris, les violences, le désordre 
rhythmique, le vague de la forme, l'incorrection du dessin, 
les outrages à l'expression et à ia langue, l'abus des orne- 
ments, le fracas, la hoursoutlîiie ou la mignardise, seuls ca - 
pables d'émouvoir une salle pleine même de spectateurs vul^ 
gaires. Ceux-là sont fréquemment entraînés, il est vrai, 
par des moyens que réprouvent le bon sens et le goût, mais 
ils ne résistent guère non plus à l'influence d'une inspiration 
véritable, quand elle se manifeste simplement, avec grandeur 
et énergie; Us ne t'en voudront pas trop d'être sublime. Peut- 
être désappointés le premier jour, étonnés le second, char- 
més le troisième, ils finiront bientôt par t'en savoir un gré 
infini. N'avons-nous pas vu déjà, ne le vuyons-nous pas 
même encore dans de trop rares occasions, ce public qui, 
après tout, n'est pas composé exclusivement de ces spectateurs 
tant méprisés par le poète, applaudir de toutes ses forces et 
de tout son coeur des œuvres vraiment belles, des virtuoses 
d'un merveilleux talent? Non, de ce côté, lu n'as rien à 
craindre ; l'éducation des habitués de tes théâtres est mainte- 



I 



I 



dixième: soirée. 141 

liant assez avancée; ne le contrains point, sois sublime el je 
réponds de tout. Tout m'engage à méditer sur un ingénieux 
dessin de Charlet; je te recommande, moi, la fable du Char- 
retier embourbé de la Fontaine. Relis-en la fin surtout : 



c Hercule veut qu*on se remue, 
I Pais il aide lelgeos. Regarde d'où provient 
« L'achoppement qui te retient; 
€ Ote d'autour de chaque roue 
u Ce malheureux mortier, cette maudite boue 
« Qui, jusqu'à l'essieu, les enduit. 
Prends ton p|c et me romps ce caillou qui te nuit, 
a Comble-moi cette ornièce. As-tu Fait ? — Oui, dit l'homme. — 
■ Or bien je vais t'aider, dit la voix ;■ prends ton fouet. — 
a Je Tai pris... qu'est ceci ? mon char marche à souhait ! 
« Herculéen soit loué ! — Lors la voix : Tu vois comme - 
« Tes chevaux aisénient se sont tiré* de là. 
> Aide-toi, le ciel t'aidera. • 



— Eh bien! qu'en dites-vous? me dit Winter en riant. — 
Je dis que la brochure, si pleine de bouffonnes et tristes vé- 
rités qu'elle soif, n'aura pas produit à Paris plus d'effet que 
mes révélations de la nuit dernière n'en produiraient, si elles 
étaient imprimées. A Paris on laisse tout dire, parce qu'on 
peut ne tenir compte de rien. La critique passe, l'abus reste. 
Les mots piquants, les raisons, les justes plaintes, glissent 
sur l'esprit des gens comme des gouttes d'eau sur les plumes 
d'un canard. . 

Eh ! Messieurs, qu'a donc votre Cappel Meister à frapper 
de la sorte sur son pupitre? — Le ténor voudrait ralentir le 
mouvement de ce duo, et lui ne le veut pas. Il a du bon notre 
chef. — Je m'en aperçois. Mais savez -vous que ces coups de 
bâton qu'il donne épisodiquemeftt ce soir, sont d'un usage 
continuel à l'Opéra de Paris? — Bah? — Oui. Et leur effet 
est d'autant plus désastreux que les chefs d'orchestre frappent, 
non sur leur pupitre, mais sur le haut de la carapace du souf- 
fleur placée au-devant d'eux, ce qui donne à chaque coup 



142 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

bien plus de sonorité et tourmente horriblement Je malheu- 
reux souffleur. 11 y en a même un qui est mort des suites de 
ce supplice. — Vous plaisantez ! — Non pas. Habeneck, il y 
a quelque vingt ans, ayant remarqué .que les gens de la scène 
prêtaient peu d'attention à ses mouvements^ ne les regardaient 
même presque jamais, et, par suite, manquaient fort souvent 
leurs entrées, imagina, faute de pouvoir parler à. leurs yeux, 
d'aveitir leur oreille en fi-appant, avec le bout de Tarchel 
dont il se servait pour conduire, ce petit coup de bois sur 
bois : tack! qui se distingue au milieu de toutes les rumeurs 
plus ou moins harmonieuses des autres instruments. Ce temps 
précédant le temps du début de la phrase, est devenu mainte- 
nant le plus impérieux besoin de tous les exécutants du théâ- 
tre. C'est lui qui avertit chacun de commencer, qui indique 
même les principaux effets qu'il s'agit de produire, et jus- 
qu'aux nuances de l'exécution. S'agit -il dessoprani, tack! 
h vous, mesdames 1 Les ténors ont-ils à reprendre le même 
thème deux mesures après, tack! A vous, messieurs! Les 
enfants, rangés sur le ihilieu de la scène, ont-ils à entonner 
un hymne, tack! allons, enfants! Faut-il demander à un 
chanteur ou à une cantatrice de la chaleur, tack! de la sen- 
sibilité, tack! de la rêverie, tack! de Tesprit, tack! de. la 
précision, de la verve, tack ! tack ! Le premier danseur n'o- 
serait prendre son vol pour un écho sans le tack ! La pre- 
mière danseuse ne se sentirait ni jarret, ni ballon^ son sou- 
rire aurait Tair d'une grimace sans le tack.. Tout le monde 
attend ce joli petit signal ; sans lui rien ne pourrait aujour- 
d'hui se mouvoir ni se faire entendre sur la scène; chanteurs 
et danseurs y resteraient silencieux et immobiles, comme la 
cour de la Belle au bois dormmt» Or, ceci e^t fort désagréable 
à l'auditoiie et peu digne d'un établissement qui aspire à un 
rang élevé parmi les institutions musicales et chorégraphi- 
ques de l'Europe. Ceci, en outre, a. causé la mort d'un excel- 
lent homme; en conséquence on n'en démordra point. 



DIXIÈME soirée:. 143 



UNE VICTIME DU TACK, 

NOUVELLE d'avant- SCÈNE. . 

I.A VICTIME BU TACK s'oppelait Moreau. Cet honnête soiiflfleiir 
remplissait avoc une exactitude exemplaire et une parfaite 
tranquillité d'esprit ses fonctions plus difficiles qu'on ne 
pense, quand Habeneck^ pour suppléer à Tinsufâsance des 
signes télégraphique», inventa le signe téléphonique, dont il 
est question. 

Le jour où^ enivré de sa découverte^ il en fit usage pour la 
première fois, Moreau qui, à chaque coup du savant archet, 
rebondissait dans son antre^ fut plus stirpris que fâché. Il sup- 
posa qu'une série d^accidents de l'exécution avaient excité chez 
Habeneck une impatience, dont la manifestation insolite le 
faisait souffrir^ et que c^était là seulement un désagrément 
momentané que lui, souffleur, devait supporter sans se plain- 
dre. Mais aux représentations suivantes^ le tack continua; il 
redoubla Tnême^ tant l'inventeur était charmé de son -effica- 
cité. Chaque coup ébranlait le [crâne du malheureux qui^ 
blotti dans son gîte, sautant de droite et de gauche, avançant 
la tête, la reculant, se toi'dant le cou, s'interrompait au mi- 
lieu de ses périodes, comme un merle chantant qui reçoit uu 
coup de fusil. 



Mon fils ! (a ne l'es plus; va^ ma haine est trop (tack !)... 
Dans mon âme uleérée, oui, la (tack !) nature est (tàck !)... 
D'EtéocU et de toi tons les droits sont. (tack I)..*. 



Ainsi de suile. Le pauvre horanic souffrit toute la soirée un 
martyre (Jui ne se décrit point, mais que les personnes affli- 
gées comme lui d'une organisation nerveuse, comprennent h 
merveille. 11 n'eut garde d'en parler ; telle était la crainte 
qu'inspirait Habeneck. Reconnaissant alors pourtant qu'il ne 
s'agissait pas là d'un caprice, d'une fantaisie, d'un accès de 



144 LKS SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

mauvaise humeur, mais d'une institution nouvelle fondée à 
rOpéra, Moreau sentit que le sang-froid, la présence d'esprit, 
Tatlentiôn indispensables pour la tâche qu'il avait à remplir, 
lui deviendraient impossibles sous la menace permanente de 
cet archet deDamoclès. Il alla trouver le machiniste, et après 
lui avoir eonté sa peine : « Si tu ne trouves pas un moyen 
de me garantir de ce tack infernal, lui dit-il, je suis un 
homme perdu; il retentit jusque dans la moelle de mes os, 
il me b'épane, il me décroche le cervelet ! — Ah ! Niable, 
c^est ma foi vrai, répond le machiniste, il est impossible que 
tu y^ tiennes. Attends Lil me vient une idée; apporte-moL ton 
couvercle. » Moreau enlève le toit de son réduit, le porte 
dans le cabinet du machiniste, et tous les deux, après avoir 
soigneusement fermé leur porte, se mettent à le tamponner, 
à le rembourrer, à le mal^asser avec forée coussinets gon- 
flés de lame, à le rendre enfin sourd comme un édredon. 
Voilà notre souftleur ras&uré, reconforté, ravi, qui rentre 
chez lui ei dort tout d'un somme jusqu'au lendemain ; ce qui 
depuis longtemps ne lui était arrivé. Le soir de la représenta- 
tion suivante, il revient au théâtre avec un calme où l'on 
ne pouvait voir qu'une douce satisfaction exempte d'ironie. 
C'était, un homme si l)on, si inoffensif que ce pauvre Mo- 
reau! 

On jouait ce soir-là J{o&er^ le Diable. Cet opéra, récemment 
monté, était alors admirablement exécuté ; le chef d'orchestre, 
en conséquence, n'était point obligé de recourir si souvent au 
mo^en nouveau contre lequel le souffleur venait de se met- 
tre en garde. Habeneck, pendant toute la première moitié du 
premier acte, resta donc chef d'orchestre pour les yeux seu- 
lement. Moreau Respirait et soufQait avec une verve et un 
bonheur incomparables ; il en était même venu à regi^elter 
ses précautions, qu'il commençait à trouver calomnieuses, 
quand, au milieu de la scène du Jeu^ les choristes n'étant pas 
partis à temps, Habeneck étend le bras, et frappe un coup 
violent sur le toit rembourré de la maisonnette : Pouf! plus 
de son, plus de tack, rien, Moreau sourit doucement, et con- 
tinue à dicter leurs paroles aux choristes distraits : 



DlXlËMii: SOiRÊÊ. 145 

Nous le tenoDft ! noot le tenoai ! 

Mais Habeueck, étonné, redoublant : Pouf! aQu'est-ceci? 
dit-il. La planche ne résonne plus ! le drôle aurait-il fait rem- 
bourer sa carapace I Ah malheureux ! tu me la donnes belle ! 
nous allons i^oir beau jeu. » Et se penchant de côté, il frappe 
sur la paroi latérale de l'étui de Moreaù, que Fimprudent avait 
négligé de matelasser^ et qui rend aussitôt un tack plus clair, 
plus net, plus triomphant que ne rendit jamais la paroi supé- 
rieure, et d'autant plus terrible pour le souffleur que les coups 
tombaient directement contre son oreille. Habeneck, avec un 
sourire de Mépbistophélès, se vengea de sa déconvenue d'un 
instant en redoublant d'énei^gie toute la soirée, et fit subir à 
sa victime un supplice auprès duquel celui de la goutte d'eau 
des Persans ne doit être qu'un enfantillage. Bien plus, la re- 
présentation terminée, et sans avoir Tair de comprendre Tin- 
tention qu'avait eue le souffleur en faisant tapisser son ap- 
partement, il enjoignit tranquillement au machiniste d'ôter à 
la carapace sa doublure, et de remettre la chose dans son pre- 
mier état. 

Moreau comprit alors que toute résistance était désormais 
inutile, et qu'il assistait aux commencements de sa fin. Il 
rentra chez lui, si résigne, qu'il dormit encore. Mais ce fut son 
avant-dernier sommeil. A partir de ce jour, le tack redoubla, 
par-dessus, par côté, par devant, par derrière; le bourreau 
ne voulut laisser aucun point invulnéré, Moreau, énervé, 
brisé, stupéfié, cessa bientôt de s'agiter ; il compta les tack, 
non en Mutius Scevola, qui tient sans tressaillements sa main 
dans la flamme, mais en soldat autrichien recevant sur le 
torse son cent douzième coup de bâton. Habeneck resta le 
maître, l'institution du tack, un moment ébranlée, se conso- 
lida. Dès lors Moreau devint triste, taciturne ; ses cheveux, de 
blonds qu'ils étaient, devinrent blancs; peu après ils tombè- 
rent. Avec les cheveux la mémoire disparut, la vue s'affai- 
blit. Alors le souffleur en vint à commettre des fautes énor- 
mes. Le jour de la reprise à'Iphigénie en Aulide, au lieu de 
souffler: «Que de grâces! que de majesté!» il s'écria:* 

9 



146 LES SOIRÉES DE L*ORGUESTRE. 

« Grâce! que de cruauté 1 » Dans un autre ouvrage^ au lieu 
de : a Bonheur suprême ! d il laissa échapper : « Douleur ex- 
trême ! )> et depuis ce lapsusy de mauvais plaisants sans cœur 
rappelèrent le sovffle douleur de TOpéra. Puis il tomba malade 
tout à fait, et dut gaider le lit. Son état empira rapidement ; 
il cessa de parler. Nul médecin ne put obtenir de lui Faveu de 
ce qu'il ressentait. On le voyait seulement, pendant ses longs 
assoupissements, faire par intervalles un petit soubresaut de 
la tête, comme s'il eût reçu un coup sur Tocciput. Enfin un 
soir, après avoir été parfaitement calqae pendant quelques 
heures^ quand ses amis commençaient à croire à une amélio- 
ration dans son état, il fit encore une fois le petit soubresaut 
dont je viens de parler, et prononçant d'une voix douce ce 
seul mot : tack 1 il expînii. 



• ^ ^ . * • • . . LoQg silence 

On soupire Puis on entend ces exclamations (Winter) : 

a Poor Wretch ! (Gorsino) : Ohi me l povero ! (Dimsky). Pau- 
vre diable! (Kleiner jeune) : Voilà une vexation ! (Le chef 
d'orct»es^e, ce mauvais cœur, qui en écoulant mon funeste 
récit n'a pu contenir. pi uçit^urs accès d^un rire silencieux, dé- 
cèles pai* Içs bouds précipités de son abdojoien, reprend un 
air grave et nous dit eu descendant de son esliade) : « Silence, 
mçssiçu^'s, la pièce esi^lluie. » 



ONZIÈME SOIRÉE. 



Les musiciens sont venus à Torchestre en habit noir et en 
cravate blanche. On remarque sur leur visage une sorte 
d^exaltation inaccoutumée. L'admiration et le respect sont 
dans tous les cœurs. L'exécution de Torchestre est admi- 
rable. 

Personne ne parle. 

Après le filiale du second acte : Tu pleures^ toi ! dit à Cor- 
sino le premier trombone ; quant à moi^ j'ai cru ne pouvoir 
achever ma partie^ un mouvement nerveux agitait mes lèvres^ 
et à la fin du morceau j'avais peine à donner un son. — Fou- 
dres du ciel ! quelle musique ! s'écrie à son tour un des con- 
trebassistes ! voyez, mes genoux tremblent ; je suis heureux 
d'avoir pu m'asseoir, sans cela je n'eusse pas fait une note de 
la coda» » 



148 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

Le Iruisième acte s'exécute avec la religieuse ferveur qu'où 
a mise à Texécution des deux premiers. Le chef d'orchestre, 
qui a été parfait d'intelligence, de précision et de verve, mord 
son mouchoir à belles dents pour contenir son émotion. 11 
descend de son pupitre le visage enflammé, et me serre la 
main en passant. 



DOUZIÈME SOIRÉE. 



LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME, 
Nouvelle vraie. 



On joue un opéra italien, etc., etc. 

Tout le monde parle à l'orchestre. Gorsino surtout a le 
verbe très-haut; il gesticule, il s'agite, m Eh bien! me dit-il^ 
nous avons été rudement secoués hier soir ! J'ai pourtant en- 
tendu parler à Paris d'un Français plus impressionnable en- 
core que nous le sommes et qui adora la Vestale jusqu'à se 
tuer pour elle. Ceci est une histoire^ non un conte, et prouve 
que Tenthousiasme musical est une passion comme l'amour. 
11 faut que je vous dise cela. — Volontiers! — Ecoutons! — 
Tais-toi donc^ cor Moran ! )> 

Moran, le premier cor, remet son instrument dans sa boîte 
et Corsino commence : 

a J'appelerai ma nouvelle Le Suicide pab enthousiasme. » 

En 1808, un jeune musicien remplissait depuis trois ans. 



150 LES SOIREES DE L'ORCHESTRE. 

avec un délgoût évident, remploi de premier violon dans un 
théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il apportait chaque 
soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours d*accom- 
gner,/c Tonnelier^ le Roi et le Fermier^ les Prétendus ou quel- 
que autre partition de la même école, l'avait fait passer dans 
l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fan- 
faron de goût et de science, qu'il s'imaginait disaient-ils, avoir 
seul en partage, ne faisant aucun cas de l'opinion du public 
dont les applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni 
de celle des artistes qu'il avait Tair de regarder comme des 
enfants. Ses rires dédaigneux et ses mouvements d'impatience, 
chaque fois qu'un ponU-neuf se présentait sous son archet, 
avaient souvent attiré de sévères réprimandes de la part 
de son chef d'orchestre, à qui il eût depuis longtemps 
envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque tou- 
jours choisir pour victimes des êtres de cette nature, ne l'a- 
vait irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et 
enfumé. 

Adolphe D*** était, on le voit, un de ces artistes prédestinés 
à la souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, 
le poursuivent sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui 
n'y ressemble pas. Gluck, dont il avait copié les partitions 
pour mieux les connaître, et qu'il savait par cœur, était son 
idole. 11 le lisait, jouait et chantait à toute heure. Un malheu- 
reux amateur, auquel il donnait des leçons de solfège, eut 
l'imprudence de lui dire un jour que les opéras de Gluck n'é- 
taient que des cris et du plain-chant; G***, rougissant d'indi- 
gnation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en 
tire une dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lai de- 
vait le prix, et les lui jetant à la tête : « Sortez de chez moi, 
« dit-il, je ne veux ni de vous, ni de votre argent, et si vous 
« osez repasser le seuil de ma porte je vous jette par la fenê- 
(L tre, » 

On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût 
des élèves, D*** ne dût pas faire fortune en donnant des le- 
çons. Spontini était alors dans toute sa gloire. L'éclatant 
succès de la Vestale, annoncé par les mille voix de la presse^ 



tendait les dileltanti de chaque province jaloux de connaître 
cette partition tant vantée par les Parisiens, et les malheu- 
reux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à 
vaincre, les difficultés d'exécution et de mise en scène du 
nouvel ouvrage. 

Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du 
mouvement musical, annonça bientôt à son tour que la Fes- 
tale était à l'étude. D***, exclusif comme tous les esprits ar- 
dents auxquels une éducation solide n'a pas appris à motiver 
leurs jugements, montra d'abord une prévention défavorable 
à Topera de Spontini, dont il ne connaissait pas une note. 
« On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que 
« celui de Gluck : tant pis pour Tauleur, la mélodie de Gluck 
« me suffit; le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est 
« détestable. >' 

Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à Torchestre le 
jour de la première répétition générale. Comme chef de pu- 
pitre, il n'avait pas été tenu d'assister aux répétitions par- 
tielles qui avaient précédé celle-là, et les au très, musiciens, 
qui, tout en admirant lemoine^ trouvaient néanmoins du 
mérite à Sporitini, se dirent à son arrivée : « Voyons ce que 
va décider le grand Adolphe ? v> Celui-ci répéta sans laisser 
échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un 
étrange bouleversement s'opérait eh lui. Comprenant bien, 
dès la première scène, qu'il s'agissait là d'une œuvre haute 
et puissante, que Spontini était un génie dont il ne pouvait 
méconnaître la supériorité, mais ne se rendant pas cx)mpte 
cependant de ses procédé, tout nouveaux pour lui, et 
qu'une mauvaise exécution de province rendait encore 
plus difficile à saisir, D"*** emprunta la partition, en 
lut d'abord attentivement les paroles, étudia l'esprit, le ca- 
ractère de chaque personnage, et se jetant ensuite dans l'ana- 
lyse de la partie musicale, suivit ainsi la routé qui devait l'a- 
mener à une connaissance véritable et complète de l'opéra 
entier. Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus 
morose et taciturne, éludant les questions qui lui étaient 
adressées, ou riant d'un air sardonique quand il entendait ses 



152 LES SOIRUlES DE L'ORCHESTRE. 

camarades s6 récrier d'admiration : « Imbéciles ! pensai t^il 
a sans doute, vous êtes bien capables de concevoir un tel ou- 
tf vrage, vous qui admirez les Prétendus, » 

Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie em- 
preint^ sur les traits de D*** qu'il ne fut aussi sévère pour 
Spontini qu'il l'avait été pour Lemoine^ et qu'il ne confondit 
les deux compositeurs dans la même condamnation. Le finale 
du second acte l'ayant ému cependant jusqu'aux larmes^ un 
jour que l'exécution était un peu moins exécrable que de 
coutume^ on ne sut plus que penser de lui. 11 est fou^ disaient 
les uns; c'est une comédie qu'il joue, disaient les autres; 
et tous, o^est un pauvre musicien. D***^ immobile sur sa 
cbaise, plongé dans une rêverie profonde, essuyant furtive- 
ment ses yeux, ne répondait mot à toutes ces impertinences; 
mais un trésor de mépris et de rage s'amassait dans son 
cœur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente en- 
core des chœurs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des 
acteurs, les broderies de la première chanteuse, les mutila- 
tions de tolites les phrases, de toutes les mesures, les coupu- 
res insolentes, en un mot les tortures de toute espèce qu'il 
voyait infliger à l'œuvre devenue l'objet de sa profonde ado- 
ration et dont il possédait les moindres détails, lui faisaient 
éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je 
ne saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s'é- 
tant levée un soir en poussant des cris d'admiration, D*** 
sentit la fureur le submerger, et comme un habitué du par- 
quet lui adressait, plein de joie, cette question banale : 

— « Eh bien ! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela? 

— a Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous 
a ceux qui se démènent dans cette salle, êtes des sots, des 
(( ânes, des brutes, dignes tout au plus de la musique de Le- 
« moine y puisque au lieu d'assommer le directeur, les chan- 
tf leurs et les musiciens, vous prenez part, en applaudissant, 
(( à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le gé- 
« nie.» 

Pour cette fois, Tincartade était trop forte, et malgré le 
talent d'exécution du fougueux artiste, talent qui faisait de 



DOUZIÈME SOIRÉE. i53 

lui un sujet précieux, malgré la misère affreuse où Tallait 
réduire une destitution, le directeur, pour venger l'injure du 
public, se vit forcé de le congédier. 

D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait 
des goûts fort peu dispendieux. Quelques épargnes, faites sur 
les appointementsde sa place et les leçons qu'il avait données 
jusqu'à cette époque, assurant pour trois mois au moins son 
existence, amortirent le coup de cette destitution et la lui fi- 
rent même envisager comme événement qui pouvait exercer 
une influence favorable sur sa carrière d*artiste, en le ren- 
dant à la liberté. Mais le charme principal de cette délivrance 
inattendue venait d'un projet de voyage que D*** roulait dans 
sa tète, depuis que le génie de Spontini lui était apparu. En- 
tendre la Vestale à Paris tel était le but constant de son am- 
bition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un 
incident, que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y 
mettre obstacle. Né avec un tempérament de feu, des pas- 
sions indomptables, Adolphe cependant était timide auprès 
des femmes, et à part quelques intrigues fort peu poétiques 
avec les princesses de son théâtre, l'aniour furieux, dévorant, 
l'amour frénésie, le seul qui pût être le vëritable pour lui^ 
n'avait point ouvert encore de cratère dans son cœur. En 
rentrant un soir chez lui, il trouva le billet suivant : 

tt Monsieur, 

a S'il vous était possible de consacrer quelques heures à l'é- 
c( ducation musicak d'une élève, assez forte déjà pour ne pas 
« mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je semis 
tt heureuse que vous vous voulussiez bien en disposer en ma 
« faveur. Vos talents sont connus et appréciés, beaucoup plus 
« peut-être que vous ne le soupçonnez vous-même; ne soyez 
a donc pas surpris si, à peine arrivée dans votre ville, une 
o Parisienne s'empresse de vous confier la direction de ses 
c études dans le bel art que vous honorez et comprenez si 
« bien. 

HORTENSE N***. » 

9. 



\U LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé 
et engageant de cette lettre, excitèrent la curiosité de D***, et 
au lieu d^y répondre par écrit, il résolut d*aller en personne 
remercier la Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne 
le surprenait nullement, et lui apprendre que, sur le point 
de partir lui-même pour Paris, il ne pouvait entreprendre la 
tâche fort agréable sans doute, qu^elie lui proposait. Ce petit 
discours, répété d'avance avec le ton d'ironie qui lui conve- 
nait, expira sur les lèvres de Tartiste au moment où il entra 
dans le salon de Fétrangère. La grâce originale et mordante 
d'Hortense, sa mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi 
enfin qui fascine dans la démarche, dans tous les mouvements 
d'une beauté de la Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur 
efi*et sur Adolphe. Au lieu de railler, il commençait à expri- 
mer sur son prochain départ des regrets dont le son de sa 
voix et le trouble de son visage décelaient la sincérité, quand 
madame N***, en femme habile, l'interrompit : 

— « Vous partez, Monsieur ? J'ai donc été bien inspirée de 
« ne pas perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous al- 
« lez, commençons nos leçons pendant le peu de jours qui vous 
« restent ; immédiatement après la saison des eaux, je re- 
« tourne dans la capitale où je serai charmée de vous revoir 
a etde profiter alors plus librement de vos conseils. » Adolphe, 
heureux intérieurement de voir les raisons par lesquelles ii 
avait motivé son refus sifacilement détruites, promit de com- 
mencer le lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour là il ne 
pensa pas à la Festoie, . 

Madame N*** était une de ces femmes adorables (comme 
on dit au café de Paris, chez Tortoni et dans trois ou quatre 
autres foyers de dandysme) qui, trouvant délicieusement ori- 
ginales leurs moindres fantaisies, pensent que ce serait un 
meurtre de ne pas les satisfaire, et professent en conséquence 
une sorte de respect pour leurs propres caprices, quelque 
absurdes qu'ils soient. 

. — «Moucher Fr***, disait, il y a quelques années, une de 
« ces charmantes créatures à un dilettante célèbre, vouscon- 
(( naissez Rossini, dites4ui donc de ma part que son Guil- 



douzième: soirée, iss 

a laume Tell est une chose mortelle ; que c'est à périr d'ennui ; 
« et qu'il ne s'avise pas d'écrire un second opéra dans ce style, 
a autrement madame M*** et moi, qui l'avons si bien soii" 
« tenu, nous l'abandonnerions sans retour. » 
Une autre fois : 

— «Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, 
« dont tous les artistes raffolent et dont la musique est si 
« bizarre? Je veux le voir, amenez -le-moi demain. 

— «.Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois 
« vous avouer que je connais peu l'auteur des mazourkas et 
« qu'il n'est point à mes ordres. 

'•— « Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il doit 
« être aux miens. Ainsi je compte sur liii. » 

Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la sou- 
veraine annonça à ses sujets que M. Chopin était un petit ort- 
gincU jouant passablement du piano, mais dont la musique 
n'était qu'un logogriphe perpétuel fort ridicule. 

Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre 
passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, 
au moment où il s'occupait de sbndépail pour Paris. La belle 
Hortense était de I4 plus grande force* sur le piano et possé- 
dait une voix magnifique, dont elle se sérVaît' aussi avanta- 
geusementqu'il est possible de le faire, quand l'âme n'y est 
pas. Elle li'àvait donc nul besoin des leçons de Tàrtiste pro- 
vençal; majs l'apostrophe lancée par celui-ci, en plein thé- 
âtre, à l.a (ace du public, avait, comme on le pense bien, re- 
tenti dans 1^ ville. Notre Parisienne en entendant parler de 
toutes pâi'ts, demanda et obtint sur le héros de l'aventure des 
renseîgneménfs qui lui parurent piquants. Elle voulut le voir 
aussi ; comptant bien; après avoir à loisir examiné Voriginal^ 
fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un nou- 
vel instniment, lui donner un congé illimité. 11 en arriva 
tout autrement cependant, au grand dépit de la jolie simia 
Pariensis. Adolphe était fort beau. De grands yeux noirs 
pleins de feu, des traits réguliers qu'une pâleiir habituelle 
couvrait d'une teinte légère de mélancolie, mais oii brillait 
par intervalles l'incarnat le;plus vif, selon que Tenthousiasme 



156 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

ou rindignatioQ faisaient battre son cœur ; une tournure dis- 
tinguée et des manières fort différentes de celles qu'on au- 
rait pu lui supposer, à lui qui n'avait guère vu le monde que 
par le trou de la toile de son théâtre ; un caractère emporté 
et timide à la fois, où se rencontrait le plus singulier assem- 
blage de raideur et de grâce, de patience et de brusquerie, 
de jovialité subite et de rêverie profonde, en faisaient, par 
tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu^ Fliomme le plus capa* 
ble d'enlacer une coquette dans ses propres filets. C'est ce 
^ui arriva, sans préméditation aucune de la part d'Adolphe 
pourtant ; car il fut pris avant elle. Dès la première leçon, 
la supériorité musicale de madame N'*'^^ se montra dans tout 
son éclat ; au lieu de recevoir des conseils, elle en donna 
presque à son maître. Les sonates de Steibelt, le Hummel du 
temps, les airs de Païsiello et de Cimarosa qu'elle couvrait de 
broderies parfois d'une audacieuse originalité, lui fournirent 
l'occasion de faire scintiller successivement chacune des 
facettes de son talent. Adolphe pour qui une telle femme et 
une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut bientôt 
complètement sous le charme. Après la grande fantaisie 
de Steibelt (l'Orale), où Hortense lui sembla disposer de toutes 
les puissances de Tart musical: 

— <« Madame, lui dit-il en tremblant d'émotion, vous vous 
« êtes moquée de moi en me deiîiandant des leçons; mais 
« comment pourrais-je vous en vouloir d'une mystification 
« qui m'a ouvert a l'improvisté le monde poétique, le ciel 
a de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves 
« autant de brillantes réalités? Continuez à me mystifier 
« ainsi , Madame, je vous en conjure, demain, après-demain, 
« tous les jours, et je vous devrai les plus enivrantes jouis- 
«( sauces qu'il m'ait été donné dé connaître de ma vie. d 

L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, 
les larmes qui roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui 
agitait ses membres, étonnèrent Horlense bien plus encore 
que son talent à elle n'avait surpris le jeune artiste. Si les 
arpèges, les traits, les harmonies pompeuses, les mélodies 
découpées en dentelle, en naissant sons les blanches mains 



DOUZIÈME soirée:. 157 

de la gracieuse fëe» causaient à Adolphe une sorte d'asphyxie 
d*étonnement, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive 
sensibilité, les expressions pittoresques, dont il se servait, 
leur exagération même^ ne frappèrent pas moins vivement 
Hortense. 

Il y avait si loin des suffrages passionnés, des joies vraies 
de Tartiste, aux bravos tièdes et étudiés des incroyables de 
Paris, que Tamour-propre tout seul aurait suffi pour faire 
regarder sans trop de rigueur, un homme d'un extérieur 
moins avantageux que notre héros. L'art et Tenthousiasme 
86 trouvaient en présence pour la première fois ; le résultat 
d'une pareille rencontre était facile à prévoir... Adolphe^ 
ivre d'amour^ ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer 
les élans de sa passion toute méridionnalc^ désorienta Hor- 
tense (Ct déjoua ainsi, sans s'en douter, le plan de défense 
médité par la coquette. Tout cela était si neuf pour elle ! 
Sans sentir réellement rien qui approchât de la dévorante ar- 
deur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y avait 
là tout un monde de sensations (si non de sentiments)^ que 
de fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient 
jamais dévoilés. Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, 
pendant quelques semaines ; le départ pour Paris fut, on le 
pense bien, indéfiniment ajourné. La musique était pour 
Adolphe un écho de son bonheur profond, le miroir où al- 
laient se réfléchir les rayons de sa délirante passion, et d'où 
ils revenaient plus brûlants à son coeur. Pour Hortense, au 
contraire, Tart musical n'était qu'un délassement sur lequel 
elle était blasée dès longtemps ; il ne lui procurait que d'agré- 
ables distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son 
amant était bien souvent le mobile unique qui pût l'attirer 
au piano. 

Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe, dans les pre- 
miers jours, avait un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors 
avait rempli sa vie. Quoiqu'il fût loin de partage ries opinions 
parfois étranges de madame N***, sur le mérite des différeu- 
tes compositions qui formaient son répertoire, il lui faisait 
néanmoins d'étonnantes concessions, évitant, sans trop savoir 



i58 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

pourquoi, d'aborder dans la conversation, les points de doc- 
trine musicale sur les quels un vague instinct l'avertissait 
qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop marquée. Il 
ne fallait rien moins qu'un blasphème affreux, comme celui 
qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour dé- 
truire réquilibre existant dans le cœur d'Adolphe entre son 
violent amour et ses convictions d'art despotiq^ues et passion- 
nées. Et ce blasphème, les jolies lèvres d'Hortense le laissè- 
rent échapper. 

C'était par une belle matinée d'automne; Adolphe aux 
pieds de sa maîtresse savourait ce bonheur mélancolique, 
cet accablement délicieux qui succède aux grandes crises de 
voluptés. L'athée lui-même, en de pareils instants, entend au 
dedans de lui s'élever une hymne de reconnaissance vers la 
cause inconnue qui lui donna la vie ; la mort, la mort rêveuse 
et calme comme la nutf , suivant la belle expression de Moore, 
est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux, voi- 
lés de pleurs célestes, nous laissent entrevoir, pour couron- 
ner cette ivresse surhumaine. La vie commune, la yie sans 
poésie, sans amour, la vie en prose, où l'on marche au lieu 
de voler, où l'on parle au lieu de chanter, où tant de âeurs 
aux couleurs brillantes sont sans parfum et sans grâce, où le 
génie n'obtient que le culte d'un jom* et des hommages glacés, 
où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances ; là vie 
enfin, se présente alors sous un aspect si monie, si désert et 
si triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que 
rhommenoyé dans le bonheur lui trouve, serait encore pour 
lui désirable, en lui offrant un refuge assuré contre Texislencc 
insipide qu'il redoute par-dessus tout. 

Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains 
délicates de son amie, imprimant sur chaque doigt de petites 
morsures qu'il effaçait par des baisers sans nombre ; pendant 
que de son autre main, Hortense bouclait en fredonnant les 
noirs cheveux de son amant. 

En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une 
tentation irrésistible le saisit à l'improviste. 

r- « Oh ! dis-moi l'élégie de la Vestale, mon amour, tti sais 



DOUZIÈiME SOIRÉE. 159 

Toi que je laisse sur la terre, 
Mortel que je n*ose nom Kcr. 

« Chantée par toi, cette belle inspiration doit être d'un subli- 
me inouï. Je ne sais comment je neteTaipas encore deman- 
« dée. Chante^ chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les 
« bonheurs ensemble! 

— « Quoi ! c'est cela que vous voulez ? répliqua madame 
« N**% en faisant une petite moue qu'elle croyait charmante 
«t cette grande lamentation monotone vous plaît F.,. OhDieul 
a que c'est ennuyeux ! quelle psalmodie ! Pourtant, si vous y 
« tenez...» 

La froide lame d'un poignard en entrant dans le cœur 
d'Adolphe ne l'eût pas déchiré plus cruellement que ces pa- 
roles. Se levant en sursaut comme un homme qui découvre 
un animal immonde dans Therbe sur laquelle il s'était assis^ 
il fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un feu sombre 
et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans l'appar- 
tement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, 
il sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre 
et entamer la rupture ; car pardonner un pareil mot était 
chose impossible. L'admiration et l'amour avaient fui ; l'ange 
devenait une femme vulgaire ; l'artiste supérieure retombait 
au niveau des amateurs ignorants et superficiels, qui veulent 
que l'art les amuse et n'ont jamais soupçonné qu'il eût une 
plus noble mission ; Hortense n'était plus qu'une forme gra- 
cieuse sans intelligence et sans âme; la musicienne avait des 
doigts agiles et. un larynx sonore... rien de plus. 

Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait 
d'une pareille découverte, malgré l'horreur d'un si brusque 
désenchantement, il n''est pas probable qu'il eût manqué d'é- 
gards et de ménagements, en rompant avec une femme dont 
le seul crime, après tout, était de n'avoir qu'une organisation 
inférieure à la sienne, d'aimer lejoh* sans comprendre le beau. 
Mais incapable, comme l'était Hortense, de croire à la vio- 
lence de l'orage qu'elle venait de soulever, la contraction subite 
de tous les traits d'Adplphe, sa promenade agitée dans le salon. 



{60 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

son indignation à peine contenue, lui parurent choses si co- 
miques, qu'elle ne put résister à un accès de fo}le gaîté, et 
laissa échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais 
remarqué tout ce que le rire éclatant a d'odieux dans cer- 
taines femmes?... Pour moi il est Tindice le plus sur de la 
sécheresse de cœur, de Tégoïsme et de la coquetterie. Autant 
l'expression d'une joie vive a de charme et de pudeur chez 
quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une 
indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif^ ef- 
fronté, impudique, d'autant plus haïssable que Ja femme est 
plus jeune et plus jolie ; en pareille occasion, je comprends 
les délices du meurtre, et je cherche machinalement sous ma 
main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait sans doute la même 
manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus madame 
N*** l'instant d'auparavant ; mais il la plaignait d'avoir des 
facultés aussi bornées ; il Teût quittée avec froideur, mais 
sans outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle. s' abandonna 
sans réserve, au moment où le malheureux. artiste sentait sa 
poitrine se déchirer, l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un 
indicible mépris brilla soudain dans ses yeux, et essuyant d'un 
geste rapide son front couvert d'une froide sueur : 

— « Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais 
vu prendre, vons êtes une sotte! » 

Le soir même il était sur la route de Paris. 

Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi dé- 
laissée, nul ne le sait. En tout cas, il est probable que le Bac- 
chus qui devait la consoler et guérir la cnielle blessure faite à 
son amour -propre, lie se fit pas attendre. Hortense n'était 
pas femme à demeurer ainsi dans l'inaction, // fallait un eUi- 
ment à l'activité de son esprit et de son cœur. C'est la phrase 
consacrée, au moyen de laquelle ces dames poétisent et veu- 
lent justifier leurs écarts les plus prosaïques. 

Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, 
Adolphe, complètement désenchanté, était tout entier au bon- 
heur de voir son projet favori, son idée fixe, sur le point de 
devenir une réalité. Il allait se trouver enfin à Paris, au centime 
du monde musical, il allait entendre ce magnifique orchestre 



DOUZIÈME SOIRÉE. 161 

de rOpéra, ces chœurs si nombreux^ si puissants, entendre 
madame Branchu daus la Vestale.., Un feuilleton de Geoffroy, 
qu'il lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore son impa- 
tience. Contre Tordinaire du célèbre critique, il n'avait eu que 
des éloges à donner. 

« Jamais , disait-il, la belle partition de Spontini n'a été 

« rendue avec un pareil ensemble par les masses, ni avec une 

« inspiration aussi véhémente par les acteurs principaux. Ma- 

« dame Branchu, entre autres, s'est élevée au plus haut degré 

a de pathétique ; cantatrice habile, douée d'une voix incom- 

« parable, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet 

« le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa 

Cl fondation ; n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint- 

a Huberti. Madame Branchu est petitemalheureusement; mais 

« le naturel de ses poses, l'énergique vérité de ses gestes et le 

a feu de ses yeux, font disparaître ce défaut de stature; et 

« dans ses débats avec les' prêtres de Jupiter, l'expression de 

« son jeu est si grandiose qu'elle semble dominer le colosse 

« Dérivis de toute la tête. Hier un entr'aete fort long a pré- 

<K cédé le troisième acte. La raison de cette interruption inso- 

« lite dans la représentation, était due à Tétat violent où le rôle 

« de Julia et la musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. 

« Dans la prière (d des infortunés) , sa voix tremblante indi- 

« quait déjà une émotion qu'elle avait peine à maîtriser^ mais 

« au finale [De ces lieux prétresBe adultère), son rôle, tout de 

« pantomime, ne Tobligeant pas aussi impérieusement à con- 

« tenir les transports qui l'agitaient, des larmes ont inondé 

a ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents^ 

« fous, et au moment où le pontife lui jette sur la tête l'im- 

« mense voile noir qui la couvre comme un linceul, au lieu 

« de s'enfuir éperdue, ainsi qu'elle l'avait fait jusqu'alors, 

a madame Branchu est tombée évanouie aux pieds de la 

« grande Vestale. Le public, qui prenait cela pour de nouvelles 

«< combinaisons de l'actrice, a couvert de ses acclamations la 

n péroraison de ce magnifique final ; chœurs, orchestre, tam- 

« tam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle 

« était en ébulUtion. r> 



162 LES SOIPÉES DE L'ORCHESTRE. 

Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'ë- 
ci'iait Richard 111. Adolphe eût donné la terre entière pour 
pouvoir à l'instant même quitter Lyon au galop. Il respirait à 
peine en lisant ces lignes ; ses artères battaient dans son cer- 
veau à le rendre sourd ; il avait la fièvre. Force lui fut cepen- 
dant d'attendre 'le départ de la lourde voiture, si impropre* 
ment nommée diligence^ où sa place était retenue pour le 
lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dût passer à 
Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute 
autre occasion, il s'en fût empressé ; mais certain aujourd'hui 
d'entendre bientôt le chef-d'œuvre de Spontini dignement 
exécuté, il voulait jusque-là rester vierge et pur de tout con- 
tact avec les muses^ provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé 
dans un coin de la voiture^ perdu ôfuns ses pensées, gardait 
une farouche attitude, ne prenant aucune part au caquetage de 
trois dames fort attentives à entretenir avec deux militaires 
une conversation suivie. Ou parla de tout comme à l'ordi- 
naire; et quand vint le tov^r de la musique, les mille et une 
absurdités débitées à ce sujet purent à* peine arracher h 
Adolphe ce laconique à parte: « Bécasses!! a II fut obligé 
pourtant, le lendemain de répondreaux question? que lapins 
âgée des fejfnmes s'avisa de lui adresser. Impatientées toutes 
les trois du mutisme obstiné du jçune voyageur et des sou- 
rires sardoniques qui se dessinaient de tempS'Cn temps sur 
ses traits, elles avaient décidé qu'il pa,rlerait et qu'on saurait 
le but de son voyage. 

— Monsieur va à Paris sans dpuie?.. 

— Oui, madame. 

— Pour étudier le droit? 

— Non, madame. 

— Àh ! monsieur est étudiant en médecine ? 

— Vous vous trompez, madame. 

L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença 
le jour suivant avec une insistance bien propre à faire perdre 
patience à l'homme le plus endurant. 

— 11 paraît que monsieur va entrer à l'école polytech- 
nique. 



DOUZIÈME SOIRÉE. ^63 

— Non, madame. 

— Alors, monsieur est dans le commerce? 

— Oh ! mon Dieu non, madame. 

— A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyage4' pour 
son plaisir, comme fait monsieur, selon toute apparence. 

— Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il 
me sera difficile de Tatteindre, si Tavenir ressemble quelque 
peu au présent. » 

Celte répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à 
Timpertinente questionneuse, et Adolphe put reprendre le 
cours de ses méditations. Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... 
n'emportant pour toute fortune que son violon et une bourse 
de deux cents francs, quels moyens employer pour utiliser Tun 
et épargner l'autre.... Pourrait-il tirer parti de son talent.... 
Qu'importaient après tout de pareilles réfiexions^ de tçlles 
craintes pour l'avenir.... N'allait-il pas entendre la Vestale? 
N'allait-il pas connaître dans toute son étendue 4e ^bonheur 
si longtemps rêvé? Dûtril mourir après cette immense jouis- 
sance! avait-il le droit de se plaindre?... n'était-il pas juste au 
contraire, que la vie eût un terme, quand la somme dés joies 
qui suffit d'ordinaire à toute la durée de l'existence humaine, 
est dépensée d'un seul coup. 

C'est dans cet état' d'exaltation que l'artiste provençal arriva 
à Paris. A peine descendu de voiture, il court aux affiches; mais 
que voit-il sur celle de l'Opéra? les Prétendus. — Insolente 
mystification, ç'écria-t-il ; c'était bien la peine de me faire 
chasser de mon théâtre, de ra'enfuir devant la musique de Le- 
moine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver 
encore au grand opéra de Paris ! » Le fait est que cet ouvrage 
bâtard, ce modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, 
qui semble avoir été écrit exclusivement pour les vicomtes de 
Jodelet et les marquis de Mascarille, était alors en grande fa- 
veur. Lemoine alternait sur l'affiche de l'Opéra avec Gluck et 
Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce rapprochement était une 
profanation ; il lui semblait que la scène illustrée par les plus 
beaux génies de l'Europe, ne devait pas être ouverte à d'aussi 
pâles médiocrités, que le noble orchestre^ tout frémissant en- 



164 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

core des mâles accents dMphigénîe en Tauride ou d^Alceste, 
n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons 
de Mondor et de la Dandinière. Quant à un parallèle entre la 
Festoie et ces misérables tissus de ponts-neufs, il s'efforçait 
d'en repousser l'idée ; cette abomination lui figeait le sang 
dans les veines. Il y a encore aujourd'hui quelques esprits ar- 
dents ou extravagants (comme on voudra), qui ont exacte- 
ment la même manière de voir à ce sujet. 

Dévorant son désappointement, Adolphe retournait triste- 
ment chez lui , quand le hasard lui fit rencontrer un de ses 
compatriotes, auquel il avait autrefois donné des leçons de 
violon. Celui-ci, riche amateur, fort, répandu dans le monde 
musical, s'empressa d'informer son maître de tout ce qui s'y 
passait et lui apprit que les représentations de la Vestale, sus- 
pendues par l'indisposition de madame Çranchu, ne seraient 
vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les 
ouvrages de Gluck eux mêmes^ quoique formant habituelle- 
ment le fond du répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pen- 
dant les premiers temps du séjour d'Adolphe à Paris. Ce ha- 
sard lui rendit ainsi plus facile l'accomplissement du vœu qu'il 
avait fait, de conserver pour Spontini sa virginité musicale. Eu 
conséquence, il ne mit les pieds dans aucun théâtre, et s'ab- 
stint de toute espèce de musique. Cherchant une place qui put 
le faire vivre, sans le condamner de nouveau à la tâche humi- 
liante qu'il avait remplie si longtemps en province, il se fit 
entendre à Persuis, alors chef d'orchestre à l'Opéra. Persuis 
lui trouva du talent, l'engagea à revenir le voir, et lui promit 
la première place qui deviendrait vacante parmi les violons de 
l'Opéra. Tranquille de ce côté, et deux élèves que son prolec- 
teur lui avait procurés, facilitant ses moyens d'existence, l'a- 
dorateur de Spontini sentait redoubler son impatience d'en- 
tendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux 
affiches, chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, 
arrivé le matin au coin de la rue Richelieu, au moment où 
l'afficheur montait sur son échelle, Adolphe, après avoir vu 
placarder successivement le Vaudeville, l'Opéra-Comique, le 
Théâtre Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer lentement 



DOUZIÈME SOIRÉE. 165 

une grande feuille brune qui portait en tête : Académie Im- 
périale de Musique et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin 
le nom tant désiré : la Festale. 

A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur Vaffiche qui lui 
annonçait la Vestale pour le lendemain^ qu'une sorte de délire 
s'empara de lui. 11 commença une folle course dans les rues 
de Paris, se heurtant contre les angles des maisons^ coudoyant . 
les passants, riant de leurs injures, parlant^ chantant, gesti- 
culant comme un échappé de Gbarenton. 

Abîmé de fatigue^ couvert de boue^ il s'arrêta enfin dans un 
café, demanda à diner^ dévora sans presque s'en apercevoir^ 
ce que le garçon avait mis devant lui et tomba dans une tris- 
tesse étrange. Saisi d'un efiroi dont il ne pouvait pas bien dé- 
mêler la cause, en présence de l'événement immense qui al- 
lait s^accomplir pour lui, il écouta quelque temps les rudes 
battements de son cœur, pleura^ et laissant tomber sa tête 
amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée 
du lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea 
la durée. Celui-ci, en voyant Adolphe, lui remit une lettre 
avec le timbre de l'administration de l'Opéra ; c'était sa no- 
mination à la place de second violon. Adolphe remercia son 
protecteur, mais sans empressement; cette faveur qui, dans 
un autre moment^ l'eût comblé de joie, n'était plus à ses yeux 
qu'un accessoire de peu d'intérêt ; quelques minutes après il 
n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représenta- 
tion qui devait avoir lieu le soir même ; un pareil sujet de 
conversation eût ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de 
son cœur ; il l'épouvantait. Persuis ne sachant trop que pen- 
ser de Tair singulier et des phrases incohérentes du jeune 
homme, s'apprêtait à lui demander le motif de son trouble ; 
Adolphe^ qui s'en aperçut, se leva aussitôt et sortit. Quelques 
tours devant l'Opéra , une revue des affiches qu'il fit pour se 
bien assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spec- 
tacle, ni dans le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir 
de cette interminable journée. Six heures sonnèrent enfin. 
Vingt minutes après, Adolphe était dans sa loge; car pour 
être moins troublé dans son admiration extatique et pour 



166 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

m 

mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait, 
malgré la folie d*ane telle dépense, pris uiie loge pour lui 
seul. Nous allons laisser notre enthousiaste rendre compte 
lui-même de cette mémorable soirée. Quelques lignes qu^il 
écrivit en rentrant, à la suite de l'espèce de journal d'où j'ai 
extrait tes détails, montrent trop bien l'état de son âme et 
rinconeevable exaltation qui faisait le fond de son caractère; 
je vous les donne ici sans y rien changer. 

• ■ * ' ■ 

23 man, minuits 

â Voilà donc la vie ! je la contemple du haut de mon bon- 
^a heur... impossible d'aller plus loin... je suis aiu l^îtjÇr.. re- 
« descendre?... rétrograder?... non certes, j'aime mieux par- 
<( tir avant que de nauséabondes saveurs puissent empoi^nner 
a le goût du fruit délicieux que je viens de cueillir. Quelle 
« serait mon existence, si je la prolongeais?... celle de ces mil- 
« liers de hannetons que j'entends bourdonner autour de moi. 
<c Enchaîné de nouveau derrière un pupitre, obligé d'exécuter 
« alternativement des chefs-d'œuvre et d'ignobles platitudes, 
(( je finirais comme tant d'autres par me blaser ; cette exquisQ 
« sensibilité qui me fait percevoir tant de sensations, me rend 
« accessible à tant de sentiments inconnus du vulgaire» .s'é- 
« mousserait peu à peu; mon eqthousiàsme se refroidirait, 
(( s'il ne s'éteignait pas tout entiei^ sous la cendre dei'habitude. 
« J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie, 
a comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de 
(( Gluck et de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens biea 
(( que je haïrais toujours de toutes les forces de mon.âme ce 
a que je déteste aujourd'hui ; mais n'est-il pas cruel de pe 
« conserver d'énergie que pour la haine ? La musique occupe 
(1 trop de place dans mon existence. Cette passion a tué, ab- 
« sorbe toutes les autres. La dernière expérience que j'ai faite 
« de l'amour m'a trop douloureusement désenchanté. Trou- 
ci verais-je jamais une femme dont Forganisation fut montée 
(( au diapason de la mienue ?... non, je le crains, elles ressem^ 
u blent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce 



DOUZIÈME SOIRÉE. 107 

a nom... Horteuse... comme un seul mot de sa bouche m'a 
« désillusionné!... Oh! humiliation! avoir aimé de l'amour le 
a pins ardent^ le plus poétique, de toute la puissance du cœur 
« et de rame, une femme sans âme et sans cœur^ radicalement 
'i incapable de comprendre le sens des mots amour, poésie!., . 
a sotte, triple sotte I je n'y puis penser encore sans sentir mon 

a front se colorer 

« '. .' . . . . J'ai eu hi'Cr l'intention d'écrire à Spontini 
((•pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette 
(( éémarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne 
« m'aurait jamais cru capable de comprendre son ouvrage 
« comme je le comprends. Je ne serais vraisemblablement à 
« ses yeux qu'un jeune homme passionné qui s'est pris d'un 
a engouement puéril, pour un ouvrage mille fois au-dessus 
cï- de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit' nécessaire- 
A ment penser du public. Peut-être imême àttribuerait-il mes 
Cl élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant 
« ainsi l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flat- 
« terië. Horreur?... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul 
« dans le monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un 
n malheur pour personne. Quelques-uns diront : 11 était fou. 
a Ce sera mon oraison funèbre... Je mourrai après-demain... 
<( On doit donner encore la Vestcde.,, que je l'entende une se- 
« conde fois !... Quelle œuvre ! comme l'amour y est peint !... 
« et le fanatisme ! Tous ses prêtres-dogues, aboyant sur leur 
a malheureuse victime... Quels accords dans ce finale de 
« géant!... Quelle mélodie jusque dans les récitatifs! Quel 
(( orchestre ! Il se meut si majestueusement. • . les basses on- 
« dulent comme les fiots de^ l'Océan. Les instruments sont des 
(( acteurs dont la langue est aussi, expressive que celle qui se 
(( parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif 
K du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, 
a dans l'air : Imqitoyables dieux l m'a brisé la poitrine ; j'ai 
a failli mç trouver mal. Cette femme est le génie incarné de 
« la tragédie lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. 
« Oh oui! je la verrai encore une fois, une fol^... cette Ves- 
(t taie,,, production sui'bumaine, qui ne pouvait naître que 



t 



iae LES SOIRËËS de L'ORCUëSTRë. 

a dans un siècle de miracles comme celui de Napoléo^;. Je 
« concentrerai dans trois faeui*es toute ia vitalité de vin'gt3«s 
« d'existence... après quoi... j'irai... ruminer mon bonheur 
a dans l'éternité, p 

Deux jours après, à dix heures du soir^ une détonation se 
fit entendre au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée 
de rOpéra. Des domestiques en richç livrée accoururent au 
bruit et relevèrent un homme baigné, dans, son ^ng qui pe 
donnait plus signe de vie. Au même, instant, une dame qui 
sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa voiture, 
reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s*écria : « Oh! mon 
a Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui. me «poursuit 
« depuis Marseille ! » Hortense (car c'était elle) avait instant 
nément conçu la pensée de faire ainsi tourner au profit de son 
amour-propre, la mort de celui qui Tavait froissée par uD si 
outrageant abandon. Le lendemain on disait au club de la rue 
de Choiseul : « Cette madame N*^*** est vraiment une femme 
délicieuse ! à son dernier voyage dans le Midi^ un Provençal 
en est devenu tellement fou^ qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et 
s'est brûlé la cervelle à ses pieds, hier soir^ à la porte de l'O- 
péra. Voilà un succès qui la rendra encore cent fois plus sé- 
duisante, n 

Pauvre Adolphe ! ' . 






^-- <( Le diable m'cmporto, dit Moran, siCorsino en peignant 
son provençal, ne nous a pas fait son propre portrait ! — C'est 
ce que je pensais tout à Kheure, en l'écoutant réciter la lettre 
d'Adolphe. Vous lui ressemblez, mon cher, dis-je à Corsino.» 

Celui-ci nous jette un singulier regard... baisse les yeux et 
part sans répondre. 



A"^ •• 



« k 



TREIZIÈME SOIRÉE. 



SPONTINI, 
Esquisse biographique. 



Oq joue un Opéra-Comique français, très, eU:. 

Tout le monde parle. Personne ne joue, excepté les quatre 
fidèles musiciens, les quatre Gaton, aidés ce soir-là d'un tam- 
bour. Le bruit effroyable qu'ils font à eux cinq, nous gêne 
beaucoup pour la conversation. Mais bientôt Te tambour fati- 
gué s'arrête, le joueur de grosse caisse est pris d'une crampe 
au bras droit qui rend toute son ardeur inutile ; et Ton peut 
enfin causer. 

«[ Croyez-Tous à la réalité d'un tel fanatisme? me ditDimsky, 
après avoir donné son opinion sur la nouvelle du soir précé- 
dent. — Je n'y crois pas^ mais je l'ai éprouvé souvent* — Bu- 
tor ! reprend Corsino, tu méritais une pareille réponse.» Puis 
continuant : « Avez-vous connu Spontîni ? me dit-il. — Beau- 
coup, et de l'admiration que son génie m'inspira d'abord, na- 

10 



170 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

quit ensuiteune vive affection pour sa personne* — On dit qu'il 
était d'une sévérité pour ses exécutants qui passe toute croyance? 
— On vous a trompés sous un certain rapport; je l'ai vu sou- 
vent complimenter des chanteurs médiocres. Mais il était im- 
pitoyable pour les chefs d'orchestre, et rien ne le tourmentait 
aussi violemment que les mouvements de ses compositions 
pris à contre-sens. Un jour, dans une ville d^Âliemagne que 
je ne veux pas nommer, il assistait à une représentation de 
C<^tez, dirigée par un homme incapable ; au milieu du se- 
cond acte 9 la torture qu'il ressentait devint telle, qu'il eut 
une attaque de nerfs et qu'on fut obligé de l'emporter. 

— Soyez bon, faites-nous de lui une esquisse biographique. 
Sa vie doit avoir' été fort agitée et offrir plus d'un enseigne- 
ment. 

— Je n'ai rien à vous refuser, messieurs; mais la vie de ce 
maître, bien qu'agitée en effet, ne contient rien de précisément 
romanesque. Vous allez en juger. 

Le 14 novembre 1779^ naquit à Majolati, près de Jesi^ dans 
la Marche d'Ancône, un enfant nommé Gaspard Spontini. Je 
ne dirai pas de lui ce que les biographes répètent sans se las- 
ser en racontant la vie des artistes célèbres : « Il manifesta de 
très-bonne heure des dispositions extraordinaires pour son art. 
11 avait à peine six ans qu'il produisait déjà des œuvres re- 
marquables, etc., etc. )» Non, certes^ mon admiration pour son 
génie est trop sérieuse et trop réfléchie pour employer à son 
égard les banalités' de la louange vulgaire. On n'ignore pas 
d'ailleurs ce que sont en réalité les chefè^^esavre des enfants 
prodiges, et de quel intérêt il eût été pour la gloire de* ceux 
qui sont en suite devenus des hommes^ que l'on detruldt dès 
leur apparition les ébauches ridicules de leur etifance tant 
prônée. Tout ce que je sais sur les premières années de Spon- 
tini, pour l'avoir entendu raconter par lui-même, se borne à 
quelques faits que je vais reproduire sans y attacher plus 
d'importance qu'ils n'en méritent. 

Il avait douze ou treize ans quand il se rendit àNaples pour 
entrer au Conservatoire délia Pietà. Fût-ce diaprés le désir 
de l'enfant que ses parents lui ouvrirent les portes de celte 



TREIZIÈME SOIRÉE. 171 

célèbre école de musique, ou son père, peu fortuné sans 
doute^ crut-il, en Ty introduisant, le mettre sur la voie d'une 
carrière facile autant que modeste, et ne prétendit-il faire de 
lui que le maître de chapelle de quelque couvent ou de quel- 
que église du second ordre? C'est ce que j'ignore. Je penche- 
rais volontiers pour cette dernière hypothèse, eu égard aux 
dispositions pour la vie religieuse manifestées par tous les 
autres membres de la famille de Spontini. L'un de ses frèresfut 
curé d'un village romain, l'autre (Anselme Spontini) mourut 
moine il y a peu d'années dans un couvent de Venise, si je ne 
me trompe, et sa sœur également, a fini ses jours dans un 
monastère où elle avait pris le voile. 

Quoi qu'il en soit, ses études furent assez fructueuses alla 
Pietà pour le mettre bientôt à même d'écrire, à peu près comme 
tout le monde, une de ces niaiseries décorées en Italie, comme 
ailleurs, du nom pompeux d'opéra, qui avait pour titre iPun- 
tigli délie donne. Je ne sais si ce premier essai fut représenté. 
Il inspira toutefois à son auteur assez de confiance en ses pro- 
pres forces et d'ambition, pour le porter à s'enfuir du Con- 
servatoire et à se rendre à Rome, où il espérait pouvoir plus 
aisément qu'à Naples se produire au théâtre. Le fugitif fut 
bientôt rattrapé, et, sous peine d'être reconduit à Naples 
comme un vagabond, mis en demeure de justifier son esca- 
pade et les prétentions qui l'avaient inspirée, en écrivant un 
opéra pour le carnaval. On lui donna un livret intitulé : Gfi 
Amantiin cimento, qu'il mit promptement en musique, et qui 
fut presque aussitôt représenté avec succès. Le public se livra, 
à l'égard du jeune maestro, aux transports ordinaires aux 
Romains en pareille occasion. Son âge, d'ailleurs, et l'épisode 
de sa fuite avaient disposé les dilettanti en sa faveur. Spontini 
fut donc applaudi, acclamé, redemandé, porté en triomphe, 
et... oublié au bout de quinze jours. Ce court succès lui valut 
au moins sa liberté d'abord (on le dispensa de rentrer au 
Conservatoire), et un engagement assez avantageux pour al- 
ler, comme on dit en Italie, écrire à Venise. 

Le voilà donc émancipé, livré à lui-même, après un séjour 
qui ne paraît pas avoir été fort long dans les classes du Con- 



in LES SOIREES DE L'ORCHESTRE. 

servatoire napolitain. C'est ici qu'il conviendrait d'éclaircir la 
question qui se présente tout naturellement : Quel fut son 
maître?... Les uns lui ont donné le père Martini^ qui était 
mort avant rentrée de Spontini au Conservatoire, et je crois 
même avant que celui^i ne fût né ; d'autres, un nommé Ba-* 
roni, qu'il aurait pu connaître à Rome; ceux-ci ont fait hon- 
neur de son éducation musicale à Sala, à Traetta, et même à 
Cimarosa. 

Je n'ai pas eu la curiosité d'interroger Spontini à ce sujet, 
et il n'a jamais jugé à propos de m'en entretenir. Mais j'ai pu 
clairement reconnaître et recueillir comme un aveu dans ses 
conversations, que les vrais maîtres de l'auteur de la Vestale^ de 
Cortez et d'Olympie furent les chefs-d'œuvre de Gluck, qui 
lui apparurent pour la première fois à son arrivée à Paris en 
1803, et qu'il étudia aussitôt avec passion. Quant à l'auteur 
des nombreux opéras italiens dont nous donnerons tout à 
l'heure la nomenclature, je crois qu'il importe assez peu de 
savoir quel professeur lui avait appris la manière de les con- 
fectionner. Les us et coutumes des théâtres lyriques italiens de 
ce temps y sont fidèlement observés, et le premier venu des 
musicastres (|e son pays a pu aisément lui donner une for- 
mule qui^ déjà à celle époque, était le secret de la comédie. 
Pour ne parler que de Spontini le Grand, je crois que non- 
seulement Gluck, niais aussi Méhul, qui déjà avait écrit son 
admirable Euphrosine, et Chérubin! par ses premiers opéras 
français, ont dû développer en lui le germe demeuré latent 
de ses facultés dramatiques, et en hâter le magnifique déve* 
loppement. 

Je ne trouve 4ans ses œuvres, au contraire, aucune trace de 
l'influence qu'auraient pu exercer sur lui, au point de vue pu- 
rement musical, les niaitres allemands, Hayd, Mozart et Bee- 
thoven. Ce dernier même était à peine connu de nom en 
France quand Spontini y arriva, et la Vestale et Cortez bril- 
laient déjà depuis longtemps sur la scène de l'Opéra de Paris, 
quand leur auteur visita l'Allemagne pour la première fois. 
Non, c'est l'instinct seul de Spontini qui le guida et lui fît sou- 
dainement découvrir dans l'emploi des masses vocales et ins- 



treizième: SOIRËE. i73 

trumeniales, et dans renchaînemeut des modulations, tanl de 
richesses inconnues ou du moins inexploitées de ses prédéces- 
seurs pour la composition théâtrale. Nous verrons bientôt ce 
quMl résulta de ses innovations, et la haine qu'elles lui atti- 
rèrent de la part de ses compatriotes, autant que de celle des 
musiciens français. 

En reprenant le fil de mon récit biographique, je dois avouer 
mon ignorance au sujet des faits et gestes du jeune Spontini en 
Italie, après qu'il eut produit à Venise son troisième opéra. Je 
ne sais pas même bien pertinemment sur quels théâtres ildonna 
les ouvrages qui suivirent celui-ci. Ils lui rapportèrent sans 
doute aussi peu d'argent que de gloire, puisqu'il se détermina 
à tenter la fortune en France, sans y être appelé par la voix 
publique ni par un puissant protecteur. 

On connaît le titre des treize ou quatorze partitions italien- 
nes composées par Spontini pendant les sept années qui suivi- 
rent son premier et éphémère succès à Rome. Ce sont: VAmor 
secreto^ C Isola disabitata, VEroismo ridicolo^ Teseo riconosoiutOy 
la Finta fUosofa^ la Fuga in maschera, I Quadri Parlanti, il 
firUo Pittore,gli Elisi delusi, il Geloso e V Audace^ le Metamor- 
fosi di Pûsqwdey Chipiù guarda fionvede, la Ptindpessad'A^ 
malfi, Bérénice. 

Il avait conservé dans sa bibliothèque les^manuscrits et même 
les livrets imprimés de toutes ces pâles compositions, qu'il 
montrait quelquefois à ses amis avec un sourire de dédain, 
comme des jouets de son enfance mucicale. 

A son arrivée à Pari», Spontini^ je crois, eut beaucoup à 
souffiûr. Il y vécut tant bien que mal en donnant des leçons, et 
obtint la représentation au Théâtre-Italien^ de sa Finta filosofa, 
qui fut accueillie favorablement. Quoi qu'en disent la plupart 
de ses biographes, il faut croire que Topera de MUton, de 
M. de Jouy , fut le premier essai de Spontini^ur des paroles fran- 
çaises, et qu'il précéda le petit et insignifiant ouvrage intitulé 
Julie ouïe Pot de Fleurs. 

Sur le titrede ces deux partitions gravées, on lit en efPet que 
Miiton fni représenté à TOpéra-Comique le 27 novembre 1804, 
cl quciti/fey parut seulement le 12 mars 1805. A/tZ/on fut assez 

10. 



i74 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

bien reçu, Julie au contraire, succomba sous le poids de Tin- 
diiTërence publique, comme mille autres productions du même 
genre, que nous voyons journellement naître et mourir sans 
que personne daigne y prendre garde. Un seul morceau en a 
été conservé par les théâtres de vaudeville, c'est l'air : a Jl a 
donc fallu pour la gloire. y> Le célèbre acteur Elleviou avait 
pris Spontini en affection ; voulant lui fournir l'occasion d'une 
revanche, il lui procura un livret d'opéra-comique en trois ac- 
tes : la Petite maison, qui très- probablement ne valaitpas mieux 
que Julie, et que Timprudent musicien eut la faiblesse d'ac- 
cepter. La Petite maison s'écroula avec un tel fracas et si com- 
plètement qu'il n'en est pas resté trace. La représentation n'en 
put même être achevée. Elleviou y jouait un râle important; 
indigné de quelques sifflets isolés, il s'oublia jusqu'à adresser à 
l'auditoire un geste méprisant. Le pkis affreux tumulte s'en- 
suivit, le parten*e en fureur s'élança dans l'orchestre, chassa 
les musiciens, et brisa tout ce qui lui tomba sous la main. 

Après ce double échec du jeune compositeur, toutes les por- 
tes allaient nécessairement se fermer devant lui. Mais une 
haute protection» celle de l'impératrice Joséphine, lui restait ; 
elle ne lui fît pas défaut, et c'est certainement à elle seule 
que le génie de Spontini, qu'on allait éteindre avait son lever, 
dut de pouvoir, deux ans plus tard^ faire au ciel de l'art sa ra- 
dieuse ascension. M. Jouy conservait depuis longtemps en por- 
tefeuille un poème de grand opéra, la Vestale^ refusé par Mé- 
hul et par Gherubini. Spontini le sollicita avec de si vives ins- 
tances que l'auteur se décida enfin à le lui confier. 

Pauvre alors, déjà décrié et haï de la tourbe des musiciens 
de Paris, Spontini oublia tout, en s'élançant comme un aig^e 
sur sa riche proie. 11 s'enferma dans un misérable réduit, né- 
gligea ses élèves, insoucieux des premières nécessités de la 
vie, et travailla à son œuvre avec cette ardeur fiévreuse, celte 
passion frémissante, indices certains de la première éruption 
de son volcan musical. 

La partition achevée, l'impératrice la fît mettre immédiate- 
ment à l'étude à l'Opéra; et ce fut alors que commença pour 
le protégé de Joséphine le supplice des répétitions : supplice 



TREIZIÈME SOIRÉE. i75 

affreux pour-im novateur sans autorité acquise, et auquel le 
personnel tout entier des exécutants était naturellement et sys- 
tématiquement hostile ; lutte de tous les instants contre des 
intentions malveillantes; déchirants efforts pour déplacer des 
bornes, échauffer des glaçons, raisonner avec des fous, parler 
d'amour à des eunuques, d'imagination à des idiots, d'art à 
des manœuvres, de sincérité à des menteurs, d^enthousiasme 
à des envieux, de courage à des lâches. Tout le nionde se 
révoltait contre les prétendues difficultés de Poeuvre nouvelle, 
contre les formes inusitées de ce grand slyle, contre les mou- 
vements impétueux de cette passion incadescente allumée aux 
plus purs rayons du soleil d'Italie. Chacun voulait retrancher, 
couper, émonder, aplatir cette fière musique, aux rudes exi- 
gences, qui fatiguait ses interprètes en leur demandant sans 
cesse de l'attention, de la sensibilité, de la vigueur et une 
fidél ité scrupuleuse. Madame Branchu elle-même, cette femme 
inspirée qui créa d'une si admirable façon le rôle de Julia, m^a 
avoué ensuite, et non sans regretter ce coupable décourage- 
ment, avoir un jour déclaré à Spontini qu'elle n'apprendrait 
jamais ses inchantables récitatifs. Les remaniements dans Tin- 
strumentation, les suppressions, les réinstallation s des phrases, 
les transpositions, avaient déjà causé à l'administration de 
rOpéra des frais énormes de copie. Sans la bonté infatigable 
de Joséphine et la volonté de Napoléon qui exigea que Ton fît 
l'impossible^ il est hors de doute que la partition de la Vestale, 
repoussée comme absurde et inexécutable, n'eût jamais vu le 
jour. Mais pendant que le pauvre grand artiste se tordait au 
milieu des tortures qu'on lui infligeait avec une si cruelle 
persistance à l'Opéra, le Gonservatofre faisait fondre le plomb 
qu'il voulait, Uii, au grand jour de la représentation, verser 
dans ses plaies vives. Toute la marmaille des rapins contre- 
pointisteSy jurant, sur la parole de leurs maîtres, que Spontini 
ne savait pas les premiers éléments de l'harmonie, que son 
chant était posé sur l'accompagnement comme une poignée de 
cheveux sur une soupe (j'ai entendu pendant plus de dix ans 
dans les classes du conservatoire cette noble comparaison 
appliquée aux œuvres de Spontini), tous ces jeunes tisseurs 



170 LES SOJRËES DE L'ORCHESTRE. 

de Dotes, capables de comprendre et de sentir les grandes 
choses de l'art musical, comme MM. les portiers, leurs pères. 
Tétaient déjuger de littérature et de philosophie, se liguaient 
pour faire tomber /a Vestale. Le système des sifflets ne fut pas 
admis. Celui des bâillements et des rires ayant été adopté^ 
chacun de ces mirmidons devait à la fin du second acte, se 
coiffer d'un bonnet de nuit et faire mine de s*endormir. 

Je tiens ce détail du chef même de la bande des dormeurs. 
Il s'était adjoint, pour la direction du sommeil, un jeune 
chanteur de romances^ devenu plus tard l'un de nos plus 
célèbres compositeurs d'opéras-comiques. Toutefois le pre- 
mier acte s'exécuta sans encombre, et les cabaleurs, ne pou- 
vant méconnaître l'effet de cette belle musique^ si mal écrite, 
à les en croire^ se contentaient de dire avec un étonnement 
naïf qui n'avait plus rien d^hostile : « Cela va ! y» Boieldieu, 
assistant vingt-deux ans après à la répétition générale de la 
symphonie en ut mineur de Beethoven, disait aussi avec le 
même sentiment de surprise : « Cela va! v> le Scherzo lui 
avait paru si bizarrement écrit, qu'à son avis cela ne devait pas 
aller! Hélas! il y a bien d'autres choses qui sont allées, qui 
vont et qui iront, malgré les professeurs de ce contre-point 
et les auteurs d'opéras comiques* 

Quand vint le second acte de la Festoie^ l'intérêt toujours 
croissant de la scène du temple ne permit pas aui conspira- 
teurs de songer un instant à l'exécution de la misérable farce 
qu'ils avaient préparée, et le finale leur arracha, tout comme 
au public impartial, de chaleureux applaudissements dont 
ils eurent sans doute à faire amende honorable le lendemain, 
en continuant dans leurs classes, à vilipender cet ignorant 
Italien, qui avait su pourtant les émouvoir si vivement. Le 
temps est un grand maître! Cet adage n'est pas neuf; mais la 
révolution qui s'est faite en douze ou quinze ans dans les idées 
de notre conservatoire est une preuve frappante de sa vérité. 
11 n'y a plus guère aujourd'hui dans cet établissement de pré- 
jugés ni départi pris hostiles aux choses nouvelles; Tesprit de 
récole est excellent. Je crois que la société des concerts, en 
familiarisant les jeunes musiciens avec une foule de chefs- 



TREIZIÈME SOIRÉE. 177 

d'œuvre, écrits par des maîtres dont le génie hardi et indé- 
pendant n'a jamais connu seulement nos rêveries scolastiques, 
est pour beaucoup dans ce résultat. Aussi l'^exécutiou des frag- 
ments de la Festak par la société des concerts et les élèves du 
Conservatoire obtient-elle toujours un succès immense, suc- 
cès d'applaudissements, de cris, de larmes, succès qui trouble 
les exécutants et le public à tel point, qu'on se trouve quelque- 
fols pendant une longue demi-heure dans l'impossibilité de 
continuer le concert. Un jour, en pareille circonstance, Spon- 
tini caché au. fond d'une loge, observait philosophiquement 
cette tempête d'enthousiasme, et se demandait sans doute, on 
voyant les manifestations tumultueuses de l'orchestre et des 
choristes, ce que sont devenus tous les petits drôles, tous les 
petits contre-pointistës, tous les petis-crétins de 1807, quand 
le parterre, l'ayant aperçu, se leva en masse en se tournant 
vers lui, et la salle d'éclater de nouveau en cris de reconnais- 
sance et d'admiration. Clameur sublime dont les âmes émues 
saluent le vrai génie, et sa plus noble récompense ! N'y a-t-il 
pas quelque chose de providentiel dans ce triomphe décerné 
au grand artiste au sein même de TËlcole où, pendant trente 
ans et plus, on enseigna la haine de sa personne et le mépris 
de ses ouvrages. 

Et cependant, combien la musique de la Vestale doit perdre, 
ainsi privée du prestige de la scène, pour ceux des auditeurs 
surtout (et le nombre en est grand) qui ne l'ont jamais enten- 
due à rOpëra ! Comment deviner au concert cette multitude 
d'effets divers où l'inspiration dramatique éclate avec tant 
d'abondance et de profondeur? Ce que ces auditeurs peuvent 
saisir, c'est une vérité d'expression qu'on devine dès les pre- 
mières mesures de chaque rôle, c'est l'intensité de la passion 
qui rçnd cette musique lumineuse par l'ardente flamme qui 
y est concentrée, sunt lactymœ rervm, et la valeur purement 
musicale des mélodies et des groupes d'accords. Mais il y a 
des idées qui ne peuvent s'apercevoir qu'à la représentation ; 
il en est une, entr'autres, d'une beauté rare au second acte. 
La voici : Dans l'air de Julia : Impitoyables Dieux! air dans 
le mode mineur et plein d'une agitation désespérée, se trouve 



178 . LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

une phrase navrante d'abandon et de douloureuse tendresse : 
Que le bienfait de sa présence enchante un seul moment ces 
lieux. Après la fin de Tair et ces mots de récitatif : P^iens, 
mortel adoré^ je te donne ma vie^ pendant que Julia va au fond 
du théâtre pour ouvrir à Licinius, l'orcheslre reprend un 
fragment de Tair précédent où les accents du trouble passionné 
de la Vestale dominent encore ; mais au moment même où la 
porte s'ouvre en donnant passage aux rayons amis de l'astre 
des nuiiSfUn pianissimo subit ramène dans l'orchestre, un peu 
ornée par les instruments à vent, la phrase que le bienfait de 
sa présence; il semble aussitôt qu'une délicieuse atmosphère 
se répande dans le temple, c'est un parfum d'amour qui 
s'exhale, c'est la fleur de la vie qui s'épanouit, c'est le ciel iqui 
s'ouvre, et Ton conçoit que l'amante de Licinius, découragée 
de sa lutte contre son cœur, vienne en chancelant s'affaisser 
au pied de l'autel , prête à donner sa vie pour un instant d'i- 
vresse. Je n'ai jamais pu voir représenter cette scène sans en 
être ému jusqu'au veilige. Apartirde ce morceau, cependant, 
l'intérêt musical et l'intérêt dramatique vont sans cesse gran- 
dissant ; et l'on pourrait presque dire que, dans son ensemble, 
le second acte de la F,estale n'est qu'un crescendo gigantesque, 
dont le forte éclate à la scène finale du voile seulement. Vous 
n'attendez p^, ^esçieurs , que j'analyse ici les beautés de 
l'immortelle partition que vous admirez tous autant que je 
l'admire. Mais çomment.ne pas signaler en passant ^es mer- 
veilles d'expression comme celles qu'on trouve au début du 
duo des amants; 

Liçmius. 
Je-teTois. 

f iVLIl. 

Ed quels lieux ! 

LICINIUS. 

Le dieu qui noua rassemble . 
Veille autour de ces murs et prend soin de tes jours, 

JVUkt 

Je ne crains que pour toi ! 

Quelle différence entre les accents de ces deux personnages! 
les paroles de Licinius se pressent sur ses lèvres brûlantes; 



TKEIZIEME SOIRÉE. 179 

Julia, au coutraire, u'a presque plus d'jutlexionsdausla voix, 
la force lui manque, elle meurt. Le caractère de Licinius se 
développe mieux encore dans sa cavatine, dont on ne saurait 
assez admirer la beauté mélodique ; il est tendre d'abord, il 
console, il adore, mais vers la fin, à ces mots : 

Va, c*est aux dieux à nous porter envie, 

une sorte dé fierté se décèle dans son accent, il contemple sa 
belle conquête, la joie de la possession devient plus grande 
que le bonheur même, et sa passion se colore d'orgueil. Quant 
au duo^ et surtout à la péroraison de Fensemble : 



1 



c'est pour toi seul que je veux vivre ! 
Oui. pour loi seule je veux vivre ! 



ce sont choses indescriptibles ; il y a là des palpitations, des 
cds, des étrantes éperdues qui ne sont point connues de 
vous, pâles amants du Nord : c'est l'amour italien dans sa 
grandeur furieuse et ses volcaniques ardeurs. Au finale^ à 
l'entrée du peuple et des prêtres dans le temple, les formes 
rhythmiques grandissent démesurément ; rorchestre, gros de 
tempêtes, se soulève et ondule avec une majesté terrible : il 
s^agit ici du fanatisme religieux. 

crime ! 6 désespoir ! 6 comble de revers t 
Le feu céleste éteint 1 la prêtresse expirante ! 
Les dieux pour signaler leur colère éclatante, 
Voot-ils dans le chaos replonger l'univers f 

Ce récitatif est effrayant de vérité dans son développement 
mélodique^ dans ses modulations et son instrumentation ; c'est 
d'un grandiose monumental; partout s*y manifeste la force 
menaçante d'un prêtre de Jupiter tonnant. Et parmi les phra- 
ses de Julia, successivement pleines d*accablement, de rési- 
gnation, de révolte et d^audace, il y a de ces accents si natu- 
rels quMl semble qu'on n'eut pu en employer d*autres; et si 
rares pourtant que les plus belles partitions en contiennent à 
peine quelques-uns. Tels sont ceux : 



180 LES SOIRÉES DE L^ORGHESTRE. 

•Eh quoi ! je ^is encore I 

Qa'on me mène à la mort I 

Le trépas m'affranchit de ton autorité ! 

Prêtres de Japiter, je confeiM que j'aime !... 

Est-ce assez d'une loi pourTaincre la nature? • 

Tous ne le saures pas 

A cette dernière réponse de Julia à la question du pontife, 
les foudres de Forchestre éclatent avec fracas^ on sent qu^elle 
est perdue et que la touchante prière que la malheureuse vient 
d'adresser à Latone ne la sauvera pas. Le récitatif mesuré : 
Le temps finit pour moi, est un chef-d'œuvrç de modulation, 
eu égard à ce qui précède et à ce qui suit. Le grand prêtre a 
terminé sa phrase dans le ton de mi-majeur^ qui sera bientôt 
celui du chœur final. Le chant de la Vestale sMloignant peu à 
peu de cette tonalité, va faire un repos sur la dominante âi*ut 
mineur; alors les altos commencent seuls une sorte de tré- 
molo sur le si que l'oreille prend pour la noié'senstl^ du ton 
établi en dernier lieu, et amènerit, par ce même si, qui va 
redevenir tout d'un coup la note dominante , Texplosion 
des iustruments de cuivre et des timbales dans le ton. de 
mi Dàajeur qui vibre de nouveau avec un redoublement de 
sonorité/ comme ces lueurs qui, la nuit, reparaissent plus 
éblouissantes quand un obstacle les a pour un instant déro- 
bées à nos Yeux. Pour Tanathème^ maintenant, sous lequel 
le pontife abîme sa victime, autant que pour la stretta, toute 
description est aussi impuissante qu'inutile pour quiconque 
ne les a pas entendus. C'est là surtout qu'on reconnaît la puis- 
sance de cet orchestre de Sponlini, qui, malgré les développe- 
ments variés de l'instrumentation moderne, est resté debout, 
majestueux , beau de formes, drapé à l'antique et brillant 
comme au jour où il jaillit tout armé du cerveau de son au- 
teur. On palpite avec douleur ^ous les incessantes répercus- 
sions du rhythme impitoyable dû double chœur syllabique 
des prêtres, contrastant avec la gémissante mélodie des ves- 
tales éplorées. Mais la divine angoisse de l'auditeur ne par- 
vient à son comble qu'à l'endroit où, abandonnant l'emploi du 
rhythme précipité, les instruments et les voix, les uns en sons 



THËiziÊMi!; soikëh:. jsi 

soutenus^ les autres ea trémolo, versent à torrents continus 
les stridents accords de la péroraison. C'est là le point culmi- 
nant de ce crescendo qui s'est échauffé en grandissant pen- 
dant toute la seconde moitié du second acte^ et auquel, à mon 
sens, aucun autre n'est comparable pour son immensité et la 
lenteur formidable de son progrès. Pendant les grandes exé- 
cutions de cette scène olympienne au Conservatoire età TOpéra 
de Paris, tout frémit, le public, les exécutants, Tédifice lui- 
même qui^ métallisé de la base au faîte, semble^ comme un 
gong colossal, projeter de sinistres vibrations. Les moyens des 
petits théâtres semblables au vôtre. Messieurs, sont insuffi- 
sants à produbre cet étrange phénomène. 

Remarquez maintenant^ au sujet de la disposition des voix 
d'hommes dans cette stretta sans pareille, que loin d'être une 
maladresse et une pauvreté^ ainsi qu'on Ta prétendu, le mor- 
cellement des forces vocales a été là profondément calculé. 
Les ténors et les basses sont, au début, divisés en six parties, 
dont trois seulement se font entendre à la (ois ; c'est un double 
chœur dialogué. Le premier chœur chante trois notes que le 
second répète immédiatenient, de manière à produire une in- 
cessante répercussion de chaque temps de la mesui*e, et sans 
qu*il y ait jamais^ par conséquent, plus 4'une moitié des voix 
d'hommes employées à la fois. Ce n'est qu'à rapproche du 
fortissimo que toute cette masse se réunit en un seul chœur ) 
c'est au moment où, l'intérêt mélodique et l'expression pas^ 
slonnée ayant atteint leur plus haute puissance, le rhythme' 
haletant a besoin de nouvelles forces pour-lancer les déchi- 
rantes harmonies dont le chant dea femmes est accompagné. 
C'est la conséquence du vaste système^ de crescendo adopte 
par l'auteur et dont le terme extrême se trouve^ je l'ai déjà 
dit, à l'accord dissonnant qui éclate quand le pontife jette sur 
la tète de Julia le fatal voile noir. Cest une admbrable com- 
binaison, au contraire, pour laquelle il n'y a pas assez d'é- 
loges et dont il n'était permis de méconnaître la valeur qu'à 
un demi-quart de musicien comme celui qui la blâmait. Mais 
il est naturel à la critique , ainsi dirigée de bas en haut, de 
faire aux hommes exceptionnels qu'elle se permet de raori- 

11 



182 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

géner^ précisément un reproche de leurs qualités et de voir de 
la faiblesse dans la manifestation la plus évidente de leur sa- 
voir et de leur force. 

Quand donc les Paganini de Fart tl'écrire ne seront-ils plus 
obligés de recevoir des leçons des aveugles du pont Neuf?... 

Le succès de la Vestale fut éclatant et complet. Cent représen- 
tations ne purent suffire à lasser l'enthousiasme des Parisiens; 
on joua la Festoie tant bien* que mal, sur tous les théâtres de 
la province ; on la représenta en Allemagne ; elle occupa même 
toute une saison la scène de Saint-Charles, à Naples^ où ma- 
dame Colbran, devenue depuis madame Rossini, joua le rôle 
de Julia ; succès dont Tauteur ne fût inforibé que longtemps 
après, et qui lui causa une joie profonde. 

Ce chef-d'œuvre tant admiré pendant vingt-cinq ans de 
toute la France, sei*ait presque étranger à la génération mu- 
sicale actuelle, sans les grands concerts qui le remettent de 
temps en temps en lumière. Les théâtres ne Font pas con- 
servé dans leur répertoire, et c^est un avantage dont les ad- 
âiirateurs de Spontinî doivent se féliciter. Son exécution de 
mande en effet des qualités qui deviennent de plus en plus 
rares. Elle exige impérieusement de grandes voix exercées dans 
le grand style, des chanteurset surtout des cantatrices douésde 
quelque chose de -plus que le talent; il faut pour bien rendre 
des œuvres de cette nature, des chœurs qui sachent chanter 
et agir; ii faut un puissant orchestre, un chef d'une grande 
habileté pour le conduire et Tanimer, et par-dessus tout il 
faut que Tensemble des exécutants soit pénétré du sentiment 
de Texpression, sentiment presque éteint aujourd'hui en Eu- 
rope, où les plus énormes absurdités se popularisent à mer- 
veille, où le style le plus trivial et surtout le plus faux est 
celui qui, dans les théâtres, a le plus de chances de succès. 
De là l'extrême difficulté de trouva* pour ces modèles de Tart 
pur des auditews et de dignes interprètes. L'abrutissement 
du gros public^ son inintelligence des choses de Timagination 
et du cœur, son amour pom* les platitudes brillantes, la bas- 
sesse de tous ses instincts mélodiques et rhythmiques^ ont dû 
naturellement pousser les artistes sur la voie qu'ils suivent 



ttlËt^lÊMË SOIRÉE. 183 

maiateDânt. Il semble au bon sens le plus vulgaire que le 
goût du public devrait être formé pareux, mais c'est malheu- 
reusement au contraire celui des artistes, qui est déformé et 
corrompu par le public. 

11 ne faut pas argumenter en sa faveur de ce qu'il adopte et 
fait triompher de temps en temps quelque bel ouvrage. Gela 
prouve seulement, bien que le moindre grain de mil eût fait 
mieux son affaire, qu'il a par mégarde avalé une perle, et 
que son palais est encore moins délicat que celui du coq de 
la fable, qui ne s'y trompait pas. Sans cela, en efiet, si c'est 
parce qu'ils sont beaux que le public a applaudi certains ou- 
vrages, il aurait, par la raison contraire, en d'autres occasions, 
manifesté une indignation courroucée, il aurait demandé 
un compte sévère de leurs œuvres aux hommes qui sont 
venus si souvent devant lui soufQeter l'art et le bon sens. Et 
il est loin de l'avoir fait. Quelque circonstance étrangère au 
mérite de l'ouvrage en aura donc amené le succès ; quelque 
jouet sonore aura amusé ces gi*atids enfants ; ou bien une 
exécution entraînante de verve ou d'un luxe inaccoutumé les 
aura fascinés. Car, à Paris du moins, en prenant le public au 
dépourvu, avant qu'il ait eu le temps de se faire faire son 
opinion, avec une exécution exceptionnelle par Véclat de ses 
qualités extérieures, on lui fait tout admettre. 

On conçoit maintenant qu'il faille se féliciter de l'abandon 
où les théâtres de France laissent les partitions monumen- 
tales, puisque l'oblitération du sens expressif du public étant 
évidente et éprouvée comme elle l'est, il ne reste de chances de 
succès pour des miracles d^expression, comme la Vestale et 
CùTteZj que dans une exécution impossible à obtenir aujour- 
d'hui. 

A l'époque où Spontini vint en France, l'art du chant orné 
chez les femmes, n'était sans doute pas aussi avancé qu'il l'est 
maintenant, mais à coup sûr le chant large, dramatique, pas- 
sionné, existait pur de tout alliage ; il existait du moins à 
l'Opéra. Il y avait alors une Julia, une Arnlide , une Iphigé- 
iiie, une Alceste, une Hypermnestre. 11 avait madame Brachu, 
type de ces voix de soprano, pleines et retentissantes, douces 



184 LES SOIRËËS DE L'OHCUËSTHl!;. 

et fortes, capables de dominer les chœurs de Torchestre, et 
pouvant s'éteindre jusqu'au murmure le plus affaibli de la 
passion timide, de la crainte ou de la rêverie. Cette femme 
n'a jamais été remplacée. On avait oublié depuis longtemps 
Tadmirable manière dont elle disait les récitatifs et chantait les 
mélodies lentes et douloureuses, quand Duprez, lors de ses 
débuts dans Guillaume Tell, vint rappeler la puissance de cet 
artporiéàce degré de perfc^ction. Mais à ces qualités émi- 
nentes, madame Branchu joignait encore celles d'une impé- 
tuosité irrésistible dans les scènes d'élan et une facilité d'émis- 
sion de voix qui ne Tobligeait jamais à ralentir hors de pro- 
pos les mouvements, ou à ajouter des temps à la mesure, 
comme on le fait à tout propos aujourd'hui. En outre, ma- 
dame Branchu était une tragédienne du premier ordre, qua* 
lité indispensable pour remplir les grands rôles de femmes 
écrits par Gluck et Spontini ; elle possédait Tentraîoement, une 
sensibilité réelle, et n'avait jamais dû chercher des procédés 
pour les imiter. Je ne l'ai pas vue dans ce rôle de Julia écrit 
pour elle; à Tépoque où je l'entendis à l'Opéra, elle avait 
déjà renoncé à le jouer. Mais ce qu'elle était dax\s Alceste, dans 
Iphigénie en Aulide, dans les Danàtdes et dans Olympie, me 
fit juger de ce qu'elle avait dû être quinze ans auparavant 
dans la Vestale, En outre, Spontini eut encore le bonheur, en 
montant son ouvrage, de trouver un acteur spécial pour le 
rôle du souverain pontife : ce fut Dérivis père, avec sa voix 
formidable, sa haute stature, sa diction dramatique, son geste 
savant et majestueux. 11 était jeune alors, presque inconnu. 
Le rôle du pontife avait été donné à un autre acteur, qui s'en 
tirait fort mal et, comme déraison, grommelait sans cesse aux 
répétitions contre les prétendues difficultés de cette musique 
qu*il ne pouvait comprendre. Un jour qu'au foyer du chant 
son ineptie et son iinpertinence se manifestaient plus évidem- 
ment que de coutume, Spontini^ indigné, lui arracha le rôle 
des mains et le jetta dans le feu. Dérivis était présent ; il s'é- 
lance vers la cheminée, plonge sa main dans la flamme et en 
retire le rôle en s'écriant : a Je l'ai sauvé, je le garde ! — Il 
est à toi, répondit l'auteur, et je suis sûr que tu seras digne 



TREIZIÈME SOIRÉE. 485 

de lui ! » Le pronostic ne fut pas trompeur ; ce rôle fut en 
effet Tun des meilleurs créés par Dérivis, et même le seul sans 
doute qui pût permettre à Tinflexibilité de sa rude voix de se 
montrer sans désavantage. 

Cette partition est d'un style, selon moi, loiit à fait différent 
de celui qu'avaient adopté en France les compositeurs de cette 
époque. Ni Méhiil, ni Cherubini, niBerton, ni Lesueur, n''écri- 
virent ainsi. On aMit que Spontini procédait de Gluck. Sous 
le rapport de Tinspiration dramatique, de Fart de dessi- 
ner un caractère, de la fidélité et de la véhémence de Tex- 
pression, cela est vrai. Mais quant au style mélodique et 
harmonique, quant à rinstrumentation,.quant au coloris mu- 
sical, il ne procède que de lui-même. Sa musique a une phy- 
sionomie particulière qu'on ne saurait méconnaître ; quelques 
négligences harmoniques (très-rares) ont servi de prétexte à 
raille ridicules reproches d'incorrection, fulminés autrefois 
contre elle par les conservatoriens, reproches attirés bien 
plus encore par des harmonies neuves et belles que le grand 
maître avait trouvées et appliquées avec bonheur, avant que 
les magister du temps eussent songé qu'elles existaient ou 
trouvé la raison de leur existence. C'était là son grand crime. 
Y songeait-il en effet? employer des accords et des modulations 
que l'usage n'avait pas encore vulgarisés, et avant que les doc- 
teurs eussent décidé s'il était permis d'en faire usage !... II y 
avait aussi, il faut bien le dire, un autre motif à cette levée de 
boucliers du Conservatoire. Si l'on en excepte Lesueur, dont 
Topera des Bardes eut un grand nombre de représentations 
brillantes, aucun des compositeurs de l'époque n'avait pu réus- 
sir à l'Opéra. La Jérusalem de Persuis et son Triomphe de 
Tra/an obtinrent de ces succès passagers qui ne comptent point 
dans l'histoire de l'art, et qu'on put, d'ailleurs, attribuer à la 
pompe de la mise en scène et à des allusions que les circon- 
stances politiques permettaient d'établir alors, entre les héros de 
ces drames et le héros du drame immense qui faisait palpiter 
le monde entier. Le grand répertoire de rO[)éra fut donc pen- 
dant une longue suite d'années soutenu presque exclusivement 
par les deux opéras de Spontini {la Vestale et Fernand Cortez) 



i86 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

et par les cinq partitions de Gluck. La vieille gloire du compo- 
siteur allemand n'avait de rivale sur notre première scène lyri- 
que que la jeune gloirç du maître italien.Tel était le motif de 
la haine que lui portait Técole dirigée par des musiciens dont 
les tentativjes pour régner à TOpéra avaient été infructueuses. 
On n^eût jamais pu venir à bout^ disait-on, de représenter la 
Vestale, sans les corrections que des hommes savants voulurent 
bien faire à cette monstrueuse partition pour la rendre exécu- 
table! etc., etc. De là les prétentions risibles d'une foule de 
gens au mérite d'avoir retouché, corrigé, épuré Tœuvre de 
Spontini. Je connais, pour ma part, quatre compositeurs qui 
passent pour y avoir mis la main. Quand ensuite le succès de 
la Vestale fut bien assuré, irrésistible et incontestable, on alla 
plus loin : il ne s'agissait pi u s de corrections seulement, mais bien 
de morceaux entiers que chacun des correcteurs aurait compo- 
sés pour elle ; Tun prétendait avoir fait le duo du second acte, 
l'autre la marche funèbre du troisième, etc. U est singulier 
que, dans le nombre considérable de duos et de marches écrits 
par ces illustres maîtres, on ne puisse trouver de morceaux 
de ce genre ni de cette hauteur d'inspiration !..... Ces mes- 
sieurs auraient-ils poussé le dévouement jusqu'à faire présent 
à Spontini de leurs plus belles idées ? une telle abnégation 
passe les bornes du sublime !.... enfin on en vint à cette ver- 
sion longtemps admise dans les limbes musicales de France et 
d'Italie : Spontini n'était pas du tout l'auteur de la Vestale- 
Cette œuvre, écrite au rebours du bon sens^ corrigée par tout 
le monde, sur laquelle avaient frappé sans relâche pendant 
si longtemps lesanathèmes scolastiques et académiques, cette 
œuvre indigeste et confuse, Spontini n'eût pas même été capa- 
ble de la produire ; il l'avait achetée toute faite chez un épicifir; 
elle était due à la plume d'un compositeur allemand mort de 
misère à Paris, Spontini n'avait eu qu'à arranger les mélo- 
dies de ce malhereux musicien sur les paroles de M. de Jouy, et 
à ajouter quelques mesures pour Fenchainement des scènes. 11 
faut convenir qu'il les a habilement arrangées, on jurerait 
que chaque note a été écrite pour la parole à laquelle elle est 
unie. M. Castil-Blaze lui-même n'est pas encore allé jusque-là. 



TREIZIÈME SOIRÉE. 487 

Vainemen t deiçandait-on quelquefois chez quel épider Spontin 
avait plus tard acheté la partition de Femand Cortez^ qui n'est 
pas, on le sait^ sans mérite ; nul n'a jamais pu le savoir. Que 
de gens pourtant à qui l'adresse de ce précieux négociant 
eût été bonne à connaître, et qui se fussent empressés d'al- 
ler chez lui à la provision : ce doit être la même assurément 
qui vendit à Gluck sa partition d'Orp^ et à J. J. Rousseau 
son Devin du villiige* (Ces deux ouvrages de mérites si dis- 
proportionnés ont été également contestés à leurs auteurs.) 

Mais trêve à ces incroyables folies : personne ne doute que 
la rage envieuse ne puisse produire, chez les malheureux 
qu'elle dévore, un état voisin de Timbécillité. 

Maître d'une position disputée avant tant d^acharnement, et 
connaissant enfin sa force^ Spontini se disposait à entrepren- 
dre une autre composition dans le styte antique. U s'agissait 
d'une ÉlecPre; quand Ferapereur lui fit dire qu'il le verrait 
avec plaisir prendre pour sujet de son nouvel ouvrage la eofi- 
quête du Mexique par Femand Gortez. C'était un ordre auquel 
le compositeur s'empressa d'obéir. Néanmoins, la tragédie 
d'Electre l'avait profondément impressionné : la mettre en 
musique était un de ses plus chers projets, et je l'ai souvent 
entendu exprimer le regret de l'avoir abandonné. 

Je crois pourtant que le choix de Tempereurfut un. bonheur 
pour Tauteur de la Festoie, en ce qu'il le détourna, de faire 
une seconde fois de l'antique et l'obligea, au contraire, à cher- 
cher pour des scènes tout aussi émouvantes, mais plus variées 
et moins solennelles, ce coloris étrange et charmant, cette ex- 
pression si fière et si tendre^ et ces heureuses hardiesses qui 
font de la partition de Cortez la digne émule de sa sœur aînée. 
Le succès du nouvel opéra fut triomphal. Spontini, à partir de 
ce jour, resta le maître de notre première scène lyrique, et 
dut s'écrier comme son héros : 

Cette terre eit à moi, je ne la quitte plus ! 

On m'a souvent demandé lequel des deux premiers grands 
opéras de Spontini je préférais, et j'avoue qu'il m'a toujours 
été impossible de répondre. Cortez ne ressemble à la Festoie 



188 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

que par la fidélité et la beauté constante de l'expression. Quant 
aux autres qualités de son style, elles sont entièrement diffé* 
rentes de celles du style de son aînée. Mais la scène de la ré- 
volte des soldats de Cortez est un de ces miracles à peu près 
introuvables dans les mille opéras écrits jusqu'à ce jour; mi- 
racle auquel le final du sçcond acte de la Vestale peut seul^ je 
le crains, servir de pendant. Dans la partition de Cortez^ tout 
est énergique et fier, brillant^ passionné et gracieux ; Finspi* 
ration y brûle et déborde^ et la raison la dirige cependant. 
Tous les caractères y sont d'une incontestable vérité. Ama- 
zily est tendre et dévoué ; Cortez, emporté, fougueux, quel^ 
quefois tendre aussi ; Telasco, sombre, mais noble dans son 
sauvage patriotisme. Il y a là de ces grands coups d'ailes que 
les aigles donnent seuls, des séries d'éclairs à illuminer tout 
un monde. 

Oh ! qu^on ne vienne pas me parler de travail pénible, de 
prétendues incorrections harmoniques, ni des défauts que l'on 
reproche encore à Spontini : car, quand ils seraient vrais, 
Teifet produit par son œuvre, mon émotion et celle de mille 
autres musiciens quMl n'est pas facile d'éblouir, n'en sont pas 
moins vraies à leur tour. Si l'on ajoute que, dans notre exalta- 
lion, nous avons perdu la faculté de raisonner, c'est le plus 
immense éloge qui puisse être fait de cette musique. Ah ! par- 
bleu ! je voudrais les y voir tous ceux qui nient la supériorité 
d'une pareille puissance. Tenez, leur dirais-je, vous n'exigez 
pas apparemment que la composition musicale et dramatique 
ait pour but unique dé parler au raisonnement des auditeurs 
et de les laisser parfaitement calmes et froids dans leur con- 
templation méthodique? Eh bien! puisque vous accordez que 
l'art peut aussi, sans trop se ravaler, tendre à produire sur 
certaines orgapisations ces émotions qu'elles préfèrent, voici 
des choristes nombreux et bien exercés, un excellent orches- 
tre, des chanteurs choisis entre tous, un poème semé de situa- 
tions saisissantes, des vers bien coupés pour la musique; al- 
lons ! à l'œuvre ! essayez donc de nous émouvoir, de nous 
faire perdre la faculté de raisonner, comme vous dites j ce 
sera chose facile, à votre avis, puisque après un acte de Cor^ 



TREIZIÈME SOTRÉE. 189 

tez^ on nous voit ainsi enfiévrés et palpitants. Ne vous gênez 
pas^ nous nous livrons à vous sans défense : abusez de notre 
impression nabilité; nous apporterons des sels, il y aura 
des médecins dans la salle pour juger le point auquel Pi- 
▼resse musicale peut être poussée sans danger pour la vie hu- 
maine. 

Ah ! pauvres gens, nous vous aurions bientôt prouvé» je le 
crains, que vos efforts sont vains, que la raison nous reste, et 
que notre main ne tremble pas en promenant le scalpel sur 
toutes les parties de votre œuvre pour y constater Fabsence du 

cceur 

Après une des dernières représentations de Cortez à Paris, 
j^écrivis à Spontini la lettre suivante, qui le fit un peu sortir, 
quand il la lut, de son apparente froideur habituelle. 

« CHER MAITRE, 

< Votre œuvre est noble et belle, et c'est peut-être aujour- 
d'hui, pour les artistes capables d'en apprécier les magnifi- 
cences, un devoir de vous le répéter. Quels que puissent être 
à cette heure vos chagrins, la conscience de votre génie et de 
rinappréciable valeur de ses créations vous les fera aisément 
oublier. 

<K Vous avez excité des haines violentes, et, à cause d'elles, 
quelques-uns de vos admirateurs semblent craindre d'avouer 
leur admiration. Ceux-là sont des lâches ! J'aime mieux vos 
ennemis. 

« On a donné hier Cortez à l'Opéra. Tout brisé encore par 
le terrible effet de la scène de la révolte, je viens vous crier : 
Gloire I gloire 1 gloire et respect à Phomme donj la pensoe 
puissante, échauffée par son cœur, a créé cette scène immor- 
telle! Jamais, dans aucune production de l'art, l'indignation 
sut-elle trouver de pareils accents? Jamais enthousiasme 
guerrier fut-il plus bi*ûlant et plus poétique ? A-t-on quelque 
part montré sous un pareil jour, peint avec de telles couleurs, 
rtwdace et la volonté, ces fières filles du génie? — Non ! et 
personne ne le croit. 

11. 



1 90 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

<K (Test beau, c'est vrai, c'est neuf, c'est sublime ! Si la mu- 
sique n'était pas abandonnée à la charité publique, on aurait 
quelque part en Europe un théâtre, un panthéon lyrique, ex- 
clusivement consacré à la représentation des chefs-d'œuvre 
monumentaux, où ils seraient exécutés à longs intervalles, 
avec un soin et une pompe dignes d'eux, par des artistes, et 
écoutés aux fêtes solennelles de l'art par des auditeurs sensi- 
bles et intelligents. 

« Mais, partout à peu près, la musique, déshéritée des pré- 
rogatives de sa noble origine, n'est qu'une enfant trouvée qu'on 
semble vouloir contraindre à devenir une fille perdue. 

c Adieu^ cher maître, il y a la religion du beau, je suis de 
celle-là ; et si c'est un devoir d'admirer les grandes choses et 
d'honorer les grands hommes, je sens, en vous serrant la 
main, que c'est de plus un bonheur, d 

Ce fut un an après l'apparition de Femand Cortez que Spon- 
tini fut nommé directeur du Théâtre-Italien. Il avait réuni une 
troupe excellente, et c'est à lui que Ton dut d'entendre pour la 
première fois^ à Paris, le Don Giovanni de Mozart. Les rôles 
étaient ainsi distribués : don Giovanni, Tacchinardi; Lepo- 
rello, Barilll ; Mazetto, Porto ; Ottavio, Crivelli ; donna Anna, 
madame Festa ; Zerlina, madame Barilll. 

Néanmoins, malgré les services éminents que Spontini ren- 
dait à l'art dans sa direction <lu Théâtre-Italien, une intrigue, 
d'une espèce ^ssez vulgaire, l'obligea bientôt à l'abandonner. 
Paêr, d'ailleurs, dirigeant à la même époque le petit théâtre 
italien de la cour, et peu charmé des succès de son rival sur la 
vaste scène de l'Opéra, affectait de le dénigrer, le traitait de 
renégat, l'appelant pour le franciser M. Spontin^ et le faisait 
en mainte circonstance tomber dans ces pièges que le signor 
Astueio, on le sait, tendait si bien. 

Redevenu libre, Spontini, écrit un opéra de circonstance, 
Félage ou te Roi de la Paix, aujourd'hui oublié ; puis les Dieux 
Rivaux^ opéra-ballet, en société avecPersuis,Bertonet Kreut- 
zer. Lors de la reprise des Danaïdes, Salieri. trop vieux pour 
quitter Vienne, hii confia le soin de diriger les études de soii 
ouvrage, en l'autorisant à y faire les changements et les addi- 



TREIZIÈME SOIRÉE. i91 

tions qu'il jugerait nécessaires. Sponlini se borna à retoucher^ 
dans la partition de son compatriote, la fin de L'air d'Hyper- 
mnestre : « Pur les larmes dont votre fille^ » en y ajoutant une 
coda pleine d'élan dramatique. Mais il composa pour elle plu- 
sieurs airs de danse délicieux et une bacchanale qui restera 
comme un modèle de verve brûlante et le type de l'expres- 
sion de la joie sombre et échevelée. 

A ces divers travaux succéda la composition d'Q/ympjie, 
grand opéra en trois actes. X sa première apparition, ni à la 
reprise qu'on en fit en 1827, celui-ci ne p^ut obtenir le succès 
qui, selon moi, lui était dû. Dive]::ses causes concoururent 
fortuitement à en arrêter l'essor. Les idées politiques elles- 
mêmes lui firent la guerre. L'abbé Grégoire occupait alors 
beaucoup l'opinion. On crut voir une intention préméditée de 
faire allusion à ce célèbre régicide ds^ns la scène à'Olympie où 
Statira s'écrie : 

Je dénonce à la terre 
Et Toue à sa colère 
L'assassin de son roi. 

Dès lors le parti libéral tout entier se montra hostila à 
l'œuvre nouvelle. L'assassinat du duc de Berri, ayant fait fer- 
mer le théâtre de la. rue Richelieu peu de temps après, inter- 
rompit forcément le cours dp ses représentations^ et porta le 
dernier coup à un succès qui s'établissait à peine, en détour- 
nant violemment des questions d'art l'attention publique). 
Quand, huit ans plus tard, Olympie fut remise en scène, Spon- 
tini, nommé dans Fintervalle directeur de la musique du 
roi de Prusse^ trouva à son retour de Berlin un grand chan* 
gement dans les idées et dans le goût des Parisiens. Rossini, 
puissamment appuyé par M. de La Rochefoucauld et par 
toute la direction des Beaux-Arts, venait d'arriver d'Italie. La 
secte des dilettanti purs délirait au seul nom de l'auteur du 
Barbiere^ et déchirait à belles dents tous les autres composi- 
teurs. La musique à' Olympie fut traitée de plain-cbant, 
M. de La Rochefoucauld refusa de prolonger de quelques 
semaines le séjour à l'Opéra de madame Branchu, qui seule 



192 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

pouvait soutenir le rôie de Statira^ qu'elle joua seulement à 
la première représentation pour son bénéfice de retraite; et 
tout fut dit. Spontini, Tâme ulcérée par d'autres actes d'hos- 
tilité qu'il serait trop long de raconter ici^ repartit pour Berlin^ 
où sa position était digne, sous tous les rapports, et de lui- 
même et du souverain qui avait su l'apprécier. 

A son retour en Prusse, il écrivit pour les fêtes delà cour un 
opëra-balletfATttrmûAa/, dont le çujet est emprunté au poème 
de Thomas Moore, Lalla-Rouk. C'est dans cette partition gra- 
cieuse qu'il plaça, en la développant et en 7 ajoutant un chœur, 
sa terrible bacchanale des Danaîdes. Il refit ensuite la fin du 
dernier acte de Cortez. Ce dénoûment nouveau, qu'on n'a 
pas daigné accueillir à l'Opéra de Paris, quand Cortez fut re- 
pris il y a six où sept ans, et que j'ai vu à Berlin, est magni- 
fique et fort supérieur à celui que l'on connaît en France. En 
182S, Spontini donna à Berlin l'opéra-féerie d'J'/ctdor, dont 
les ennemis de l'auteur se moquèrent beaucoup, à cause du 
Aracas instrumental qu'il 7 avait Jntroduit , disaient-ils, et 
d'un orchestre d'enclumes dont il avait accompagné un choeur 
de forgerons. Cet ouvrage m'est entièrement inconnu. Tai 
pu en revanche parcourir la partition à^ Agnès de Hohenstaufen^ 
qui succéda à Aicidar au bout de douze ans. Ce sujet dit ro- 
mantique comportait un style entièrement difierent des divers 
styles employés jusque-là par Spontini. 11 y a introduit pour 
les morceaux d'ensemble des combinaisons fort curieuses et 
très-ardues, telles, entre autres, que celle d'un orage d'or- 
chestre exécutée pendant que cinq personnages chantent sur 
la scène un quintette, et qu'un chœur de nonnes se fait en- 
tendre au loin accompagné des sons d'un orgue factice. Dans 
cette scène, l'orgue est imité jusqu'à produire la plus com - 
plètelllusion, par un petit nombre d'instruments à vent et de 
contre-basses placés dans la coulisse. Aujourd'hui, que Ton 
trouve autant d'orgues dans les théâtres que dans les églises, 
celte imitation , intéressante au point de vuede la difficulté vain - 
eue, peut sembler sans but. Ufaut enfin compter, pour clore 1 1 
liste des productions de Spontini, son Chant du peuple prussien 
et divers morceaux de musique destinés aux bandes militain ?^ 



TREIZIÈME SOIRÉE. 493 

Le nouveau roi, Frédéric-Guillaume lY, a conseryé les 
traditions de bienveillance et de générosité de son prédéces- 
seur pour Spontini ; malgré le fâcheux édat d'une lettre, 
sans doute imprudente, écrite par Tartiste^ et qui attira sur 
lui un jugement et une condamnation. Le roi, non-seule- 
ment lui pardonna, mais consentit à ce que Spontini se fixât 
en France, lorsque sa nomination à l'Institut vint l'obliger 
d^y rester, et lui donna une preuve évidente de son affection, 
en lui conservant le titre et les appointements de maître de 
chapelle de la cour de Prusse, bien qu'il eût renoncé à en 
remplir les fonctions. Spontini avait été amené à désirer le 
repos et les loisirs académiques, d'abord par les persécutions 
et les inimitiés qu'on commençait à lui susciter à Berlin^ 
ensuite par une étrange maladie de Vouie, dont il a ressenti 
longtemps, à diverses reprises, les atteintes cruelles. Pendant 
les périodes de cette perturbation d'un organe qu'il avait tant 
exercé, Spontini entendait à peine, et chaque son isolé qu'il 
percevait lui semblait une accumulation de discordances. 
De là une impossibilité absolue pour lui de supporter la mu- 
sique et l'obligation d'y renoncer jusqu'à ce que la période 
morbide lût pasdée. 

Son entrée à l'institut se fit noblement et d'une façon qui, 
il faut le dire^ honora les musiciens français. Tous ceux qui 
auraient pu se mf^tre sur les rangs sentirent qu'ils devaient 
céder le pas à cette grande gloire et se bornèrent, en se reti- 
rant, à joindre ainsi leurs suffrages à ceux de toute l'Aca- 
démie des beaux-arts. En 1811, Spontini avait épousé la sœur 
de notre célèbre facteur de pianos, Erard. Les soins dont elle 
l'entoura constamment n'ont pas peu contribué à calmer l'ir- 
ritation, à adoucir les chagrins dont sa nature nerveuse et dos 
motifs trop réels l'avaient rendu la proie pendant les dernièi'cs 
années de sa vie. En 1 842, il sLvait fait un pieux pèlerinage 
dans son pays natal^ où il fonda de ses deniers divers établis- 
sements de bienfaisance. 

Dernièrement, pour échapper aux idées tristes qui l'obsé- 
daient, il se décide à entreprendre un second voyage à Majo- 
lati. Il y arrive , il rentre dans cette maison déiserte où il était 



194 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

né soixante-douze ans auparavant; il s'y repose quelques se- 
maines en méditant sur les longues agitations.de sa brillante^ 
mais orageuse carrière, et s'y éteint tout d'un coup, comblé 
de gloire et couvert des bénédictions de ses compatriotes. Le 
cercle était fermé; sa tâche était finie. 

Malgré Thonorable inflexibilité de ses convictions d'artiste 
et la solidité des motifs de ses opinions, Spontini, quoi qu'on 
en ait dit, admettait jusqu'à un certain ^point la discussion; 
il y portait ce feu qu'on retrouve dans tout ce qui est sorti 
de sa plume, et se résignait néanmoins, parfois avec assez de 
philosophie, quand il était à bout d'arguments. Un jour qu'il 
me reprochait mon admiration pour une composition mo- 
derne dont il faisait peu de cas, je parvins à lui donner d'assez 
bonnes raisons en faveur de cette œuvre d'un grand maître 
qu'il n'aimait point. 11 m'écouta d'un air étonné; puis, avec 
un soupir, il répliqua en latin : Hei rnihi, qualis est!!! Sed de 
guètibus et coloribus nm est disputandum. Il parlait et écrivait 
aisément la langue latine, qu'il employait souvept dans sa 
correspondance avee le roi de Prusse. 

On l'a accusé d'égoïsme, de violence, de dureté -, naais en 
considérant les haines incesssantes auxquelles il 8.'est trouvé 
en butte, les obstacles qu'il a dû vaincre, les barrières qu'il a 
dû forcer, et la tension que cet état de guerre continuel devait 
produire dans son esprit, il est peut-être oermis de s'étonne** 
qu'il soit demeuré sociable autant qu'il l'était : surtout si L'on 
tient compte de l'immense valeur de ses créations et de la 
conscience qu'il en avait, mises en regard de l'infirmité delà 
plupart de ses adversaires et du peu d'élévation des motifs 
qui les guidaient. 

Spontini fut avant tout et surtout, un compositeur drama- 
tique, dont l'inspiration grandissait avec l'importance des situa- 
tions, avec la violence des passions qu'il avait à peindre. De là le 
pâle coloris de ses premières partitions, écrites sur de puérils 
et vulgaires livrets italiens; l'insignifiance de la musique qu'il 
appliqua au genre plat, mesquin, froid et faux dont l'opéra- 
comique de Julie est un si parfait modèle ; de là le mouve- 
ment ascendant de sa pensée sur les deux belles scènes de 



TREIZIÈME SOIRÉE. 195 

MiUony celle où le poëte aveugle déplore le malheur qui le 
prWe à jamais de la contemplation des merveilles delà nature, 
et celle où Milton dicte à sa fille ses vers sur la création d'Évc 
et son apparition au milieu des calmes splendeurs de TÉden. 
De là enfin la prodigieuse et soudaine explosion du génie de 
Spontini dans la Vestaie, celte pluie d'ardentes idées, ces lar- 
mes du cœur, ce ruissellement de mélodies nobles, touchan- 
teS; fières, menaçlmtes^ ces harmonies si chaudement colo- 
rées, ces modulations alors inouïes au théâtre, ce jeune or- 
chestre, cette vérité, cette profondeur dans Texpression (j'y 
reviens toujours), et ce luxe de grandes images musicales pré- 
sentées si naturellement, imposées avec une autorité si magis- 
trale, étreignant la pensée du poète avec tant de force, qu'on 
ne conçoit pas que les paroles auxquelles elles s^adaptent 
aient jamais pu en être séparées. 

Il y a, non pas des fautes involontaires, mais quelques du- 
retés d'harmonie faites avec intention dans Cortez; je ne vois 
que de très-magnifiques hardiesses en ce genre dans Olympie. 
Seulement, Torchestre si richement sobre de la Vestale se 
complique dans Cortez, et se surcharge de dessins divers et 
inutiles dans Olympie, au point de rendre parfois Tinstrumen- 
tation lourde et confuse. 

Spontini avait un certain nombre de pensées mélodiques 
pour toutes les expressions nobles : une fois que le cercle d'i- 
dées et de sentiments auxquels ces mélodies étaient prédesti- 
nées fut parcouru, leur source devint moins abondante ; et 
voilà pourquoi on ne trouve pas autant d'originalité dans le 
style méthodique des œuvres à la fois héroïques et passion-r 
nées qui ont succédé à la Vestale et à Cariez, Mais qu'est-ce 
que ces vagues réminiscences, comparées au cynisme avec 
lequel certains maîtres italiens reproduisent les mêmes ca- 
dences, les mêmes phrases et les mêmes morceaux dans leurs 
innombrables partitions? L'orchestration de Spontini, dont on 
trouve déjà Tembryon et les procédés dans Milton et dans Ju- 
lie , fut une invention pure; elle ne procède d'aucune autre. 
Son coloris spécial est dû à un emploi des instruments à 
vent, sinon très-habile au point de vue .technique, au moins 



i96 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

savamment opposé à celui des instruments à cordes. Le rôle, 
nouveau autant qu'important^ confié par le compositeur aux 
altos, tantôt pris en masse, tantôt divisés, comme les violons, 
en premiers et seconds, contribue beaucoup aussi à la carac- 
tériser. L'accentuation fréquente des temps faibles de la me- 
sure, des dissonnances détournées de leur voie de résolution 
dans la partie qui les a fait entendre et se résolvant dans une 
autre partie, dés dessins de basses arpégés largement dans 
toutes sortes de formes^ ondulant majestueusement sous la 
masse instrumentale^ l'emploi modéré mais excessivement in- 
génieux des trombones, trompettes, cors et timbales, l'exclu- 
sion presque absolue des notes extrêmes de Téchelle aiguë des 
petites flûtes, hautbois et clarinettes, donnent à l'orchestre des 
grands ouvrages de Spontini une physionomie grandiose, une 
puissance, une énergie incomparables, et souvent une poé- 
tique mélancolie. 

Quant aux modulations, Spontini fut le premier qui intro- 
duisit hardiment dans la musique dramatique celles dites 
étrangères au ton principal, et les modulations enharmoniques. 
Mais si elles sont assez fréquentes dans ses œuvres, au moins 
sont-elles toujours motivées et présentées avec un art admi- 
rable. Il ne module pas sans motifs plausibles. Il ne fait point 
comme ces musiciens inquiets et à la veine stérile qui, las de 
tourmenter inutilement une tonalité sans y rien trouver, en 
changent pour voir s'ils seront plus heureux dans une autre. 
Quelques-unes des modulations excentriques de Spontini sont, 
au contraire, des éclairs de génie. Je dois mettre en première 
ligne, parmi celles-là, le brusque passage du ton de mi bémol 
à celui de ré bémol, dans le chœur des soldats de Cortez : 
« Quittons ces bords, l'Espagne nous rappelle. » A ce revire- 
ment inattendu de la tonalité, l'auditeur est impressionné 
tout d'un coup de telle sorte, que son imagination franchit 
d'un bond un espace immense, qu'elle vole, pour ainsi dire, 
d'un hémisphère à l'autre, et qu'oubliant le Mexique, elle 
suit en Espagne la pensée des soldats révoltés. Citons encore 
celle qu'on remarque dans le trio des prisonniers du même 
opéra, où à ces mots : 



TREIZIÈME SOIRÉE. 497 

Une mort mos gloire 
Termine dm jours. 

les i^oix passent de sol mineur en la bémol majeur ; et Téton- 
nante exclamation du grand prêtre dans la Vésicule, où la Toix 
tombe brusquement de la tonalité de ré bémol majeur à celle 
dî!ut majeur sur ce vers : 

Yont-ils dans le chaos replonger l'univers? 

C'est encore Spontini qui inventa le crescendo colossal, dont 
ses imitateurs ne nous ont donné ensuite qu'un diminutif mi- 
croscopique. Tel est celui du second acte de la YestaUj quand 
Julia^ délirante et ne résistant plus à sa passion, sent la ter- 
reur s'y joindre et grandir avec Tamour dans son âme boule- 
versée : 

Où vaii-je ?... 6 ciel I et quel délire 

S'est emparé de tous mes sens ? 
Un pouToir lOTÎncible à ma perte eonspire ; 
U m'eotraine...ilme presse... Arrête 1 il en est temps! 

Cette progression d'harmonies gémissantes entrecoupées de 
sourdes pulsations de plus en plus violentes, est une inven- 
tion étonnante, dont on ne sent tout le prix qu'à la repré- 
sentation et non au concert. 11 en est de même du crescendo 
du premierfinal de Cortez, quand les femmes mexicaines éper- 
dues de terreur, accourent se jeter aux pieds de Montezuma : 

Quels cris retentissent ! 
Tous DOS entants périssent t 

J'ai déjà cité celui du anal de la Vestale. Maintenant parlerai- 
je du duo entre Telasco et Amazily, qui débute par le plus 
admirable récitatif peut-être qui existe? de celui entre Ama- 
zily et Cortez où les fanfares guerrières de l'armée espagnole 
s'unissent d*une façon si dramatique aux adieux passionnés des 
deux amants? de l'air grandiose deTelasco : « patrie! ô lieux 
pleins de charmes ! » de celui de Julia dans la Vestale : a Impi- 
tovables dieux ! » de la marche funèbre, de l'air du tombeau 
dans le même opéra, du duo entre Licinius et le grand prêtre, 
duo que Weber a déclaré l'u n des plus étonnants qu'il connût ?.. 



198 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

Faut-il parler de la maicbe triomphale et religieuse d'Olympie, 
du chœur des prêtres de Diane consternés qaaqd la statue se 
voile^ de la scène et de Tair extraordinaires où Statira, san- 
glotante d'indignation^ repvoche à Fhiérophante de lui avoir 
présenté pour gendre l'assassin d'Alexandre ; de la marche en 
chœur du cortège de Telasco, dans Cortez encore : tnQuelssons 
nouveaux, » la première et la seule à trois temps qu'on ait ja- 
mais faite; de la bacchanale ùeNurmahcU ; de ces innombrables 
récitatifs beaux comme les plus beaux airs, et d'une vérité 
d'accent à désespérer les maîtres les plus habiles; de. ces mor- 
ceaux lents pour la danse, qui, par les rêveuses et molles 
inflexions de leur mélodie, évoquent le sentiment de la volupté 
en le poétisant?.. . Je me perds dans les méandres de ce grand 
temple de la musique expressive, dans les mille détails de sa ri- 
che architecture, dans Féblouissant fouillis de ses ornements. 
La foule inintelligente, frivole ou grossière, Fabandonne 
aujourd'hui et refuse ou néglige d'y sacrifier ; mais pour quel- 
ques-uns, artistes et amateurs, plus nombreux encorequ'onne 
paraît le croire, la déesse à laquelle Spontini éleva ce vaste 
monument est toujours si belle, que leur ferveur ne s'attiédit 
point. Et je faiâ comme eux : je me prosterne et je l'adore. 

— Et nous tous iiussi, disent les musiciens en se levant pour 
sortir, nous Tadorons, croyez-le bien. — Je le sais. Messieurs, 
et c'est parce que j'en suis convaincu que je me suis ainsi livré 
devant vous à ma passion admirative. On n'expose des idées 
pareilles et de si vifs sentiments que devant un auditoire qui 
les partage. — Adieu Messieurs ! 



QUATORZIÈME SOIRÉR. 



LES OPERAS SB SUIVENT ET SE RESSEMBLENT. — LA QUESTION DU BEAU. 
— LA MARIE STUART DE SCHILLER. — UNE VISITE A TOM-POUCE, 
NOUVELLE INVRAISEMBLABLE. 



On joue un opéra, etc., etc., etc., intitulé rENCHANTECR 
Merlin. La parole, ce soir-là, est à Gorsino. Écoutons-le : 

coRsmo. 

« On dit souvent : les opéras sont comme les jours^ ils se 
suivent et se ressemblent. Il serait pins exact de dire, tout 
en conservant la même comparaison^ qu^tls se suivent et ne 
se ressemblent pas. Nous avons, en effet/les belles journées 
d'été, radieuses, calmes^ splendides, pleines d^harmonies et 
de' lumières, pendant lesquelles la création semble n'être 
qu^amour et que bonbeur : le rossignol caché dans le bosquet, 
Talouette perdue dans Fazur du ciel, le grillon sous Therbe, 
Tabeille sur la fleur, le laboureur à sa charrue, Tenfant qui 
joue au seuil de la ferme, la beauté aristocratique dont la sil- 



200 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

houette élégante se dessine blanche sur la sombre verdure 
d'un parc plein d'ombre et de mystère. — Ces jours-là^ res- 
pirer, voir et entendre^ c'est être heureux. 

Le lendemain, le soleil se lève morose et voilé ; une brume 
épaisse alourdit l'atmosphère, tout languit sur la montagne et 
dans la plaine; les oiseaux chanteurs se taisent; on n'entend 
que la sotte voix du coucou, Taigre et stupide cri des oies, 
des paons et des pintades ; la grenouille coasse, le chien hurle, 
Tenfant vagit, la girouette grince sur son toit; puis un vent 
énervant se roule sur lui-même et tombe enfin, avec le jour, 
sous une pluie silencieuse, tiède et mal odorante comme 
l'eau des marais. N*avons-nous pas aussi les jours de tem- 
pêtes sublimes, où la foudre et les vents, le bruit des torrents, 
le fracas des forêts criants sous TefTort de Torage, Tinonda- 
tion et Fincendie, remplissent Pâme de grandes et terribles 
émotions... Comment donc les jours se ressemblent-ils? Est- 
ce par leur durée, par leurs dégrés de chaleur ou de froid, 
par la beauté des crépuscules qui précèdent le lever ou sui- 
vent le coucher du grand astre? pas davantage. Nous voyons 
des jours et des opéras mortellement froids succéder à des 
journées et à des œuvres brûlantes; telle production qui a 
brillé d'un vif éclat pendant la vie de son auteur, s'éteint 
brusquement avec lui, comme la lumière au coucher du so- 
leil, dans les contrées équinoxiales ; telle autre, qui n'eut d'a- 
bord que de pÂles reflets, s'illumine, quand l'auteur a vécu, 
de splendeurs durables, et revêt un éclat merveilleux, com- 
parables aux lueurs crépusculaires, aux aurores boréales qui 
rendent certaines nuits polaires plus belles que des jours. 

Je maintiens donc l'exactitude de ma comparaison : les 
opéras, ainsi que les jours, se suivent mais ne se ressemblent 
pas. Les astronomes et les critiques viennent ensuite vous 
donner une foule d'explications plus ou moins bonnes des 
phénomènes. Les unjs disent : Voilà pourquoi il a tombé hier 
de la grêle et pourquoi il fera beau demain. Les autres : Voici 
la raison de la défaveur du dernier opéra et la cause du suc- 
cès qu'obtiendra le prochain. Quelques autres enfin avouent 
qu'ils ne savent rien, et qu'à force d'avoir étudié l'inconstance 



QUATORZIEME SOIREE. 201 

des vents et du public, la 'variété incessante des goûts et de 
la tempéiature, les caprices infinis de la nature et de l'es- 
prit humain^ ils en sont venus à reconnaître Timmeusité de 
leur ignorance , et que les causes, même les plus rappro- 
chées, leur sont inconnues. 

MOI. 

Vous avez raison, mon cher Corsino, et je dois avouer que 
je suis de ces savants-là. J'ai cru quelquefois apercevoir au 
ciel un astre nouveau dont les proportions et l'éclat me pa- 
raissaient considérables, et je me suis vu nier^ non-seulement 
l'importance, mais l'existence même de Neptune. Puis^ quand 
je disais : « La lune est un des moindres corps célestes, c'est 
son extrême rapprochement de la terre qui fait lui attribuer 
un volume qu'elle n'a point. Sirius^ au contraire^ est un astre 
immense. Que parlez- vous de Sirius, me répondait-on^ qui 
ne tient au ciel que la place d'une tête d'épingle ! nous ai- 
mons bien mieux notre lune majestueuse, » 

En suivant à la piste ce raisonnement^ j'en suis venu à 
trouver des gens qui préféraient à la lune un réverbère au 
gaz, et au réverbère la lanterne du chiffonnier. 

Et voilà pourquoi il n'y a pas une seule production de 
l'esprit humain, une seule, entendez-vous, qui réunisse^ je 
ne dirai pas tous les suffrages de Thumanité, mais seulement 
tous ceux de l'imperceptible fraction de l'humanité à laquelle 
elle s'adresse exclusivement. Combien peut contenir la plus 
vaste salle de spectacle aujourd'hui? deux mille per- 
sonnes à peine, et la plupart des théâtres en contiennent 
beaucoup moins. Eh bien ! est-il jamais arrivé, une excellente 
exécution étant donnée, à cinq cents personnes seulement 
réunies dans un théâtre, de s'accorder sur le mérite deShaks- 
peare, de Molière, de Mozart, de Beethoven, de Gluck ou de 
Weber? J'ai vu siffler le Bourgeois gentilhomme par les étu- 
diants à rOdéon. On sait quels combats furent livrés au 
Théâtre-Français au sujet de la traduction de VOihello de 
Shakspeare par A. de Vigny ; quelles hueés accueillirent H 
Barbiere de Rossini à Rome, le Freyschutz à Paris. Je n'ai pas 



202 LES SOIRÉES DE L'ORCHEStRË. 

encore assiste à une première représentation de TOpéra sans 
trouver parmi les juges^du foyer une énorme majorité hostile à 
la partition nouvelle, quelque grande et belle qu'elle fût. Il n'y 
en a pas non plus, si nulle, si vide et si plate qu'on la suppose, 
qui ne recueille en pareil cas quelques suffrages et ne ren- 
contre des prôneurs de bonne foi ; comme pour justifier le 
proverbe : « Il n^est si vilain pot qui ne trouve son cou- 
vercle. » 

Telle opinion^ chaudement soutenue derrière la scène, est 
combattue non nioins vivement à Torchestre. De quatre au- 
diteurs placés dans la même logé à la représentation d'un 
opéra, le premier s'ennuie, le second s^amuse, le troisième 
s'indigne» le quatrième est enthousiasmé. Voltaire avait dé- 
noncé Shakspeare à la France comme un Huron, un Iroquois 
ivre ; la France avait cru Voltaire. Et pourtant le plus ardent 
sectateur du philosophe de Ferney» convaincu de la vérité 
absolue du jugement qui condamnait l'auteur à^Hamlet, n'a- 
vait qu'à passer la Manche pour trouver établie Topinion op- 
posée. En deçà du détroit, Shakspeare était un barbare^ une 
brute; au delà, il était un dieu. Aujourd'hui en France, si 
Voltaire pouvait revenir et émettre de nouveau une opinion 
pareille, tout Voltaire qu'il fût, qu'il est et qu'il sera, on lui 
rirait au nez; je connais même des gens qui feraient pis. La 
question du beau serait donc une question de temps et de lieu; 

c'est triste à penser mais c'est vrai. Quant au beau absolu, 

si ce n'est celui qui, dans tous les temps^ dans tous les lieux 
et par tous les hommes, serait reconnu pour beau, je ne 
sais en quoi il consiste. Or, ce beau-là n'existe pas. Je ci*ois 
seulement qu'il y a des beautés d'art dont le sentiment devenu 
inhérent à certaines civilisations durera, grâce à quelques 
hommes, autant que ces civilisations elles-mêmes. . . . 

— Pourquoi^ reprend Gorsino après un silence et comme 
pour rompre une conversation qui lui est pénible, n*êtes-vous 
pas venu avant-hier à là représentation de la Marie SttMrt 
de Schiller ? Nos premiers acteurs y figuraient et le chef- 
d'œuvre n'a point été mal rendu, je puis vous l'assurer. -^ 



QUATORZIÈME SOIRÉE. 203 

Vous ne m'en compterez pas moins, je Fespère^ parmi les 
plus sincères admirateurs de Schiller; mais il faut vous 
avouer mon insurmontable antipathie pour les drames dans 
lesquels figurent le billot, la hache, le bourreau. Je n'y puis 
tenir. Ce genre de mort et les apprêts qu'il nécessite ont 
quelque chose de si hideux ! Rien ne m'a jamais inspiré une 
plus profonde aversion pour la foule, pour la populace de tout 
rang et de toute classe^ que Thorrible ardeur avec laquelle 
on la voit se ruer à certains jours vers le lieu des exécutions. 
En me représentant cette multitude pressée, la gueule béante 
autour d^m échafaud, je songe toujours au bonheur d'avoir 
sous la main huit ou dix pièces de canon chargées à mitraille , 
pour anéantir d'un seul coup cette affreuse canaille sans avoir 
besoin d'y toucher. Car je conçois qu'on verse le sang de 
cette façon, de loin, avec fracas, avec feux et tonnerres, quand 
on est en colère ; et j'aimerais mieux mitrailler quarante de 
mes ennemis que d'en voir guillotiner un seul. — Corsino, 
approuvant de la tête: Vous avez des goûts d'artiste. — Quant 
à cette pauvre charmante reine Marie, dit V^inter, je conviens 
qu'on pouvaitYort bien la détruire, sans aller ainsi gâter son 
beau col. — Ëh 1 eh ! réplique Dimski, c'était peut-être pré<* 
cisémenl à ce beau col qu'en voulait Elisabeth. Au reste , 
détruire est heureusement trouvé ; j'approuve. le mot. — Oh ? 
Messieui-s ! pouvez-vous rire et plaisanter d'une telle catas- 
trophe, d'un crime si affreux ! — Moran a raison, reprend 
Corsino; puisque ces messieurs sont d'humeur joyeuse ce 
soir, conte-leur quelque bonne bêtise, Schmidt, tune nous a 
rien donné en ce genre depuis longtemps, tu dois être en 
fonds. » 

Schmidt, le troisième cor^ a une figure grotesque qui pro- 
voque le rire. 11 passe pour avoir de l'esprit, et sa taciturnité 
habituelle donne plus de prix qu'elles n'en ont réellement à 
ses saillies^ qu'il niiime d'ailleurs etr bouffon de premier ordre. 

Schmidt donc^ accueillant cette invitation, se mouche, prend 
une énorme pincée de tabac, et^ sans préambule^ élevant sa 
voix grêle, dit : 



204 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 



UNE VISITE A TOM- POUCE. 

La scène représente.... un provincial français extrêmement 
naïf, qui se dit grand amateur de musique, et, à ce titre, se 
désespère de n'avoir pu assister aux soirées données par le 
nain Tom-Pouce. Il sait que ce phénomène lilliputien a fait 
les délices de la capitale française pendant un nombre dé 
mois indéterminé ; il a entrepris le voyage de Paris unique- 
ment pour admirer le petit général qu'on dit si spirituel, si 
gracieux, si galant ; et le malheur veut que les représenta- 
tions de ce prodige soient en ce moment interrompues. Gom- 
ment faire ?... Une lettre de recommandation dont notre pro- 
vincial est pourvu lui ouvre le salon d'un artiste célèbre par 
son talent de mystification. Â l'énoncé de la déconvenue de 
l'admirateur de Tom-Pouce, l'artiste lui répond: En effet, 
Monsieur, je conçois que pour un ami des arts tel que vous, 
ce soit un cruel désappointement.... Vous venez de Quimper, 
je crois? — De Quimper-Corentin, Monsieur. — Faire sans 
fruit un pareil voyage... Àh! attendez! il me vient une idée ; 
Tom-Pouce, à la vérité, ne donne plus de représentations, 
mais il est à Paris ; et parbleu, allez le voir, c'est un gentil- 
homme, il vous^ recevra à merveille. — Oh ! Monsieur, que 
ne vous devrai-je pas, si je puis parvenir jusqu'à lui l j'aime 
tant la musique ! — Oui, il ne chante pas mal. Voici son 
adresse : rue Saint-Lazare, au coin de la rue de La Roche- 
foucauld, une longue avenue ; au fond, la maison où Tom- 
Pouce respire ; c'est un séjour sacré qu'habitèrent successive- 
ment Talma, mademoiselle Mars, mademoiselle Duchesnois, 
Horace Veroel, Thalberg, et que Tom-Pouce partage mainte- 
nant avec le célèbre pianiste. Ne dites rien au concierge, mon- 
tez jusqu'au bout de Tavenue. et, suivant le précepte de TÉ- 
vangile, frappez et Ton vous ouvrira. — Ahî Monsieur, j'y 
cours; je crois le voir, je crois déjà l'entendre. J'en suis tout 
ému... C'est que vous n'avez pas d'idée de ma passion pour 
la musique. » 

Voilà l'amateur pantelant qui court à l'adresse indiquée; il 



QUATORZIEME SOIRÉE. 205 

monte^ il frappe d'une main tremblante; un colosse vient lui 
ouvrir. Le hasard veut que Lablache, qui habite avec son 
gendre Tbalberg, sorte à l'instant même. — Qui demandez- 
vous^ Monsieur, dit à Tétranger Tillustre chanteur? — Je de- 
mande le général Tom-Pouce. — C'est moi. Monsieur, répli- 
que Lablache avec un foudroyant aplomb et de sa voix la plus 
formidable. — Mais... comment... on m'avait dit que le gé- 
néral n'était pas plus haut que mon genou, et que sa voix 
charmante... ressemblait... à celle... des... cigales. Je ne re- 
connais pas... — Vous ne reconnaissez pas Tom-Pouce? c'est 
pourtant moi^ Monsieur^ qui ai l'honneur d'être cet artiste fa- 
meux. Ma taille et ma. voix sont bien ce qu'on vous a dit ; 
elles sont ainsi en public^ mais vous comprenez que quand je 
suis chez moi je me mets à mon aise. » 

Là dessus, Lablache de s'éloigner majestueusement, et l'a- 
mateur de rester ébahi, rouge d'orgueil et de joie d'avoir vu 
le général Tom-Pouce en particulier et dans son entier déve- 
loppement. 

« Ceci, Messieurs, vaut bien 
Notre enchauteur Meriio, 
Et c'est plus vraisemblable. • 

Corsrno se levant : « J'étais sûr qu'il finirait par une pointe I 
Avec un vers de plus, nous recevions un quatrin en plein vi- 
sage. Décidément^ Scbmidt, tu étais né pour faire des vau- 
devilles.... allemands. 



12 



QUINZIÈME SOIRÉE. 



AUTRE VEXATION DE KLEINER L'aINB. 



On joue le FiDElSIo de Beethoten . 

Personne ne parle à Torchestre. Les yeux de tous les artistes 
étincellent, ceux des simples oiusicieus restent ouverts^ ceux 
des imbéciles se ferment de temps en temps. Taniberlick, en- 
gagé pour quelques représentations par le directeur de notre 
théâtre, chante Florestan. Il révolutionne la salle dans son air 
de la prison. Le quatuor du pistolet excite le plus violent en- 
thousiasme. Après le grand finale Rleinerrainé s'écrie: a Cette 
musique me met du feu dans l'estomac I il me semble avoir bu 
quinze verres d'eau-de- vie. le vais au café^ demander une... — 
Il n'y en a plus, lui jette Dimski en l'interrompant, je viens de 
voir porter la dernière à Tamberlick qui Ta bien gagnée. » 

Kleiner s'éloigne en maugréant. 



SEIZIÈME SOIRÉE. 



ETUDES MUSICALES ET PHRÉNOLOGIOUES. — LES CAUCHEMARS. — LES 
PUBITAINS DE LA MUSIQUE RELI6IBUSE. — PAGANINI, ESQUISSE BIO« 
GRAPHIQUE. 



On donne au théâtre un concert mêlé de médiocre et de mau- 
vaise musique ; le programme est bourré de cavathies italien- 
nes, de fantaisies pour piano seul, de fragments de messes, de 
concertos de flûte, de Lieder avec trombone solo obligé, de duos 
de bassons, etc. Les conversations sont, en conséquence, fort 
animées sur tous les points de Forchestre. Quelques musiciens 
dessinent. On a mis au concours la reproduction au crayon de 
la scène de Lablache« disant sur le seuil de la porte au provin- 
cial qui demande Tom -Pouce: « C'est moi, Monsieur! » Klei- 
ner Taîné obtient le prix. Ceci le console un peude sa vexation 
de la veille. En arrivant, je regarde le programme. « Diable! 
nous avons ce soir une formidable quantité de cauchemars! » 
— Ahl cauchemar ! voilà encore un de vos mots parisiens que 
nous ne comprenons pas, me dit Winter. Voulez- vous nous Tex- 



210 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

pliquer ? — Prenez garde, jeune Américain, vous êtes sur le 
point d'en devenir un. — Un quoi? — Un cauchemar ! trois fois 
simple musicastre! réplique Corsino, je vais te le démontrer. 
Voilà ce que nous autres musiciens d'Europe entendons par ce 
mot: 

Il ne s'agit point d'un de ces rêves affreux pendant lesquels 
on se sent la poitrine oppressée, où Ton se croit poursuivi par 
quelque monstre toujours sur le point d'atteindre sa victime, 
où Ton se sent tomber dansun gouffre sans fond, au milieade 
ténèbres épaisses et d'unisilence plus effrayant que les rumeurs 
infernales. Non, ce n'est point cela, et pourtant c'est presque 
cela. Un cauchemar musical est une de ces réalités inqualifia- 
bles qu'on exècre, qu'on méprise, qui vous obsèdent, vous irri- 
tent, vous donnent une douleur d'estomac comparable à celle 
d'une indigestion ; une de ces œuvres chargées d*une sorte de 
contagion cholérique qui se glissent on ne sait comment, malgré 
tous les cordons sanitaires^ au milieu de ce que la musique a 
de plus noble et de plus beau, et qu'on subit cependant en fai- 
sant une horrible grimace, et qu'on ne sifQe pas ; tantôt parce 
qu'elles sont faites avec une sortede talent médiocre et commun, 
tantôt à cause de l'auteur qui est un brave homme à qui l'on ne 
voudrait pas causer de peine, ou bien parce que cela se rattache 
à un ordre d'idées cher à un ami, ou bien encore parce que cela 
intéresse quelque imbécile qui a eu la vanité de se poser votre 
ennemi, et que vous ne voudriez pas, en le traitant selon son 
mérité, avoir l'air de vous occuper de lui. Quand ce damnàble 
morceau commence, vous sortez (si vous le pouvez) de la salle 
où il se pavane; vous allez dans la rue voir les exercices d^uu 
chien savant ou une représentatien de Polichinelle, ou écouter 
le grand air de la Favorite^ miaulé par un orgue de Barbarie et 
terminé sur la note sensible, parce qu'un sou jeté d'une fenê- 
tre a interrompu le virtuose au milieu de sa mélodie. Vous 
lisez toutes les affiches ;puis, en régardant votre montre, vous 
jugez aue le cauchemar du concert ne doit plus être à craindre, 
et vous osez revenir dans la salle; mais c'est justement là le 
moment où il sévit quelquefois d'une manière inattendue sur 
le pauvre musicien qui Tayait fui. Celui-ci rentre, le eau- 



SEIZIÈME SOIRÉE. 21 1 

chemai^a fioi de parler, il est vrai, mais quel est ce bruit? 
quels sont ces applaudissements? à qui s'adressent-ils? ces 
marques de satisfaction sont celles du public ; elles s*adres- 
sent au cauchemar en personne, qui se rengorge, et fait le 
gros dos, et roucoule, et salue modestement. Mon Dieu oui ! 
le public a trouvé le monstre aimable et agréable, et il repaer- 
cie le monstre du plaisir qu'il lui a fait. 

C'est alors qu'on enrage, et qu'on voudrait être aux anti- 
podes parmi les sauvages, au milieu d'une peuplade de singes 
de Bornéo, voir même parmi les féroces chercheurs d'or de 
la Californie ! C'est alors qu'on voit le néant de la gloire, le 
ridicule du succès qu'obtiennent les chefs-d'œuvre auprès 
de ces juges capables d'applaudir ainsi les cauchemars... Et 
l'on trouve fort judicieux cet orateur antique,^ se tournant 
inquiet vers son amiaprès undeses discours bien accueilli de la 
multitude, et disant : « Le peuple m'applaudit, aurais-je dit 
quelque sottise? » Avec les compositions-cauchemars, qui 
pour la plupart sont écrites dans un style qu'il faut bien ap- 
peler par son nom, le style bête, nous avons les hommes- 
cauthemars» 

Le cauchemar-orateur, qui vous arrête au coin des rues, 
ou vous met au carcan devant la cheminée d'un salon pour 
vous saturer de ses doctrines; celui qui prouve atout venant 
la supériorité de la musique des Orientaux sur la nôtre; le 
vieux théoricien, qui trouve partout des fautes d'harmonie; 
le découvreur d'anciens manuscrits, devant lesquels il 
tombe en extase; le défenseur des règles de la fugue ; l'ado- 
rateur exclusif du style lié^ du style plan^ du style mort, l'en- 
nemi de l'expression et de la vie; ladmirateur de l'orgue, de 
la messe du pape Marcel, de la messe de l'Homme armé, des 
chansons de Geste . Tous ces gens-là sont les plus grands caU" 
chemars qw se puissent nommer. Et les mères de famille qui 
vous présentent leurs enfants-prodiges, et les compositeurs 
qui veulent bon gré mal gré vous faire lire leurs partitions; 
et tous les bourgeois qui parlent musique ; et tous les en- 
nuyeux, sans oublier les innocents curîeux. Et voilà com- 
ment, cher Winter, Monsieur a le droit de te dire : Vous en 



212 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

êtes un autre! — Écoutez celui-ci, Messieurs I (On chante VO 
salutaris d'un grand maître]. Admirez comment nous est of- 
fert ici un exemple de style bête ! L'auteur fait prononcer 
les mots Da robur, fer aua;t7ium, sur une phrase énergique, 
symbole delà force (ro6tir). Sur cent compositeurs, qui ont 
traité ce sujet depuis Gossec^ il n'y en a pas deux peut-être 
qui aient évité le contra-sens dont ce vieux maître a donné 
le classique modèle. — Comment cela? dit Bacon. — L'O sa- 
lutaris est une prière, n*est-ce pas? Le chrétien y demande à 
Dieu /a /orce, il implore son «ecotir»; mais s*il les demande^ 
c'est quUl ne les à pas apparemment et qu'il en sent le besoin. 
C'est donc un être faible qui prie, et sa voix, en prononçant 
le Da robur, doit être aussi humble que possible^ au lieu d*é- 
èlater en accents qui tiennent plus de la menace que de la 
supplication. 

On appelle ces choses-là des chefs-d'œuvre du genre reli- 
gieux!!!... 

Chefs-d'œuvre de bêtise. Cauchemars ! 

Et ceux qui les admirent... archicauchemars !! 

Les compositions écrites avec des tendances expressives sur 
les textes sacrés surabondent en niaiseries pareilles. 

Ces niaiseries sans doute ont servi de prétexte à la forma- 
tion d'une secte de la plus singulière espèce, qui, dans ses 
conventicules aujourd'hui, maintient une plaisante question 
à Tordre du jour. Ce schisme innocent, dans le but, dit-il, 
de faire de la vraie musique eatholique, tend, dans le service - 
religieux, à supprimer la musique tout à fait. Ces anabap- 
tistes de l'art ne voulaient pas de violons dans les églises, 
parce que les violons rappellent la musique théâtrale (comme 
si les basses, les altos, tous les instruments et les voix n'é- 
taient pas dans le même cas), les nouvelles orgues ont ensuite, 
à leur sens, été pourvues de jeux trop variés, trop expressifs. 
Puis on en est venu à trouver damnable la mélodie, le rythme, 
et même la tonalité moderne. Les modérés admettent encore 
Palestrina; mais les fervents^ les Balfour de Burley de ers 
nouveaux puritains, ne veulent que le plain-chant tout brut. 

L'un d'eux, le Mac-Briar de la secte, va mêmefbien plus 



seizième: soirée. 213 

loin ; celui-là, d'un bond, a atteint le but vers lequel marchent 
plus lentement tous les autres, et qui, je viens de le dire^ est 
évidemment la destruction de la musique religieuse. Voici com- 
ment j'ai pu connaître le fond de sa pensée à cet égard : peu de 
temps après la mort du duc d'Orléans, j'assistais dans Téglise 
de Notre-Dame aux obsèques de ce noble prince, objet de si 
vifs et de si justes regrets. Le secte des puritains triomphant 
ce jour-là, avait obtenu que la messe entière fût chantée en 
plain-chant et que cette maudite tonalité moderne, dramati- 
que^ passionnée^ expressive^ fût radicalement prohibée. Tou- 
tefois, le maître de chapelle de Notre-Dame avait cm devoir 
transiger jusqu'à un certain point avec la corruption du siè- 
cle, en mettant en harmonie à quatre parties le funèbre plain- 
chant. li ne s'était point senti la force de rompre tout pacte 
avec rimpiété. La grâce suffisante sans doute n'avait pas suffi. 
Quoi qu'il en soit, je me trouvais assis dans la nef, à côté de 
notre fougueux Mac-Briar. Tout en exécrant la musique mo- 
derne qui excite les passions, celui-ci se passionnait d'une 
manière divertissante pour le plain-chant qui, nous en con- 
venons, est fort loin d'avoir un si grave défaut. Il se posséda 
assez bien néanmoins jusqu'au milieu de la cérémonie. Un 
assez long silence s'étant alors établi, et le recueillement de 
l'assistance étant solennel et profond, l'organiste, par mégarde^ 
laissa tomber une clef sur son clavier ; par suite de la pres- 
sion accidentelle de la clef sur une touche, un la du jeu des 
flûtes se fit alors entendre pendant deux secondes. Cette note 
isolée s*éleva au milieu du silence, et roula sous les arceaux 
de la cathédrale comme un doux et mystérieux gémissement. 
Mon homme alors, de se lever transporté, en s'écriant sans 
respect pour le recueillement réel de ses voisins : <c C'est ad- 
mirable! sublime ! voilà la vraie musique religieuse! voilà 
Fart pur dans sa divine simplicité ! Toute autre musique est 
infâme et impie ! i» 

Eh bien ! à la bonne heure, voilà un logicien. 11 ne faut, se- 
lon lui, dans la musique religieuse, ni mélodie, ni harmonie, 
ni rhythme, ni instrumentation, ni expression, ni tonalité mo- 
derne, ni tonalité antique (celle-là rappelle la musique des 



214 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

Grecs, des païens). Il ne lui faut qu'un la, un simple la un 
instant soutenu au milieu du silence d'une foule, il est vrai, 
émue et prosternée. On pourrait pourtant encore troubler son 
extase en lui affirmant que les théâtres font un emploi usuel 
et fréquent de ce céleste la. Mais il faut convenir que son 
système de musique monotone (c'est le cas ou jamais d'em* 
ployer ce mot) est d'une pratique facile et fort peu dispen- 
dieuse. De ce côté l'avantage est réel. 

Il y a une maladie du cerveau que les médecins italiens 
appellent pazzia^ et les anglais madness : c'est évidemment 
celle-là qui règne et sévit parmi les sectateurs de la nouvelle 
Église musicale. J'en pourrais citer plusieurs aussi complète- 
ment fous à cette heure que l'admirateur du la solitaire. Ils 
ont voulu quelquefois m'engager dans une discussion en 
règle sur la doctrine à eux suggérée par leur maladie; mais je 
m'en suis gardé, me bornant à dire aux grégoriens, ambroi- 
siens, palestriniens, presbytériens, puritains^ trembleurs, 
anabaptistes^ unitairiens, plus ou moins gravement atteints 
de madness, de pazzia : Haca ! pour toute réponse^ en ajou- 
tant : Cauchemars! triples cauchemars! La plupart de ces 
gens-là^ je le soupçonne, pensent que la mélodie, l'harmonie, 
le rhythme, l'insirumentation et l'expression étant supprimés 
dans le style sacré^ ils pourront alors faire eux-mêmes de 
fort belle musique religieuse. En effet, dès qu'il ne faudra 
rien de tel dans ce genre de composition, ils ont tout ce qu*il 
faut pour y réussir. 

Ah ! mon Dieu ! s'écrie Corsino^ voilà Racloski qui va at- 
taquer avec accompagnement de piano le rondo en si mi- 
neur de Paganini ! — Le rondo de la clochette? — Rien que 
cela ! 11 est fou; il n'en fera pas deux mesures d'une façon 
supportable. — Joue-t-il juste au moins? — Sous ce rapport, 
il faut lui rendre justice ; dans le cours d'un long morceau 
comme celui-là, il lui arrive souvent de jouer juste. — ^ 
Merci, je m'en vais. — De grâce ne nous abandonnez pas 
ainsi dans le danger. Vous avez été très-lié avec Paganini, 
nous le savons ; dites-nous quelque chose de lui, cela nous 
empêchera d'entendre écorcher son ouvrage par ce râcleur. 



SEIZIÈME SOIHËE. 215 

Vite ! vite ! le voilà qui commence. — Décidément vous faites 
de moi un rapsode. Je vous obéis. Mais n'êtes- vous pas 
d'avis qu'il devrait être défendu , sous (tes peines sévères^ 
à certains exécutants, d'attaquer ainsi, comme vous le dites, 
cerlaines compositions? ne pensez-vous pas que [les chefs- 
d'œuvre devraient être protégés contre des profanations 
pareilles? — Oui^ sans doute, ils devraient Fêtre ; et un temps 
viendra, j'espère, où ils le seront. Des nombreux artistes grecs, 
Alexandre jugea qu'un seul était digne de retracer ses traits et 
défendit à tous les autres de tenter de les reproduire. Les plus 
habiles virtuoses devraient seuls aussi avoir le droit de trans- 
mettre au public la pensée des grands maîtres, ces Alexandre 
de Tart ! — (Bacon.) Tiens, c'est une idée ! ce compositeur grec 
n'était point sot ! Oii diable Gorsino peut-il avoir appris cela ? 
— Silence donc! 

PAGANINI. 

Un homme de beaucoup d'esprit, Choron, disait en parlant 
de Weber: « C'est un météore! » Avec autant de justesse 
pourrait-on dire de Paganini : a C'est une comète Id car jamais 
astre enflammé n''apparutplusà l'improvisteau ciel de Tart, et 
n'excita^ dans le parcours de son ellipse immense, plusd'éton-» 
nement mêlé d*une sorte de terreur, avant de disparaître pour 
jamais. Les comètes du monde physique, s'il faut en croire 
les poètes et les idées populaires, ne se montrent qu'aux temps 
précurseurs des terribles orages qui bouleversent l'océan hu^ 
main. 

Certes, ce n'est pas noh^e époque, ni l'apparition de Paga. 
nini qui donneront à cet égard un démenti à la tradition. Ce 
génie exceptionnel et unique dans son genre se développait en 
Itsdie au début des plus grands événements dont l'histoire fasse 
mention; ilcommençaità se produire à la cour d'une des sœurs 
de Napoléon à l'heure la plus solennelle de l'empire ; il par- 
courait triomphalement l'Allemagne au moment où le géant 
se couchait dans la tombe; il fit son apparition en France au 
bioiit de l'écroulement d'une dynastie, et c'est avec le choléra 
quHl entra dans Paris. 



216 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

La terreur inspirée par le fléau fut impuissante néanmoins à 
contenir rélan de curiosité d'abord, et d'enttiousiasme ensuite, 
qui entraînait la foule sur les pas de Paganini; on a peine à 
croire aune pareille émotion causée par un virtuose en pareille 
circonstance^ mais le fait est réel. Paganini, en frappant Ti- 
maginaticn et le cœur des Parisiens d'une façon si violente et 
si nouvelle^ leur avait fait oublier jusqu'à la mort qui planait 
sur eux . Tout concourait, d'ailleurs, à accroître son prestige : 
son extérieur étrange etfascinateur, le mystère dont s'entourait 
sa vie, les contes répandus à son sujet, les crimes même dont 
ses ennemis avaient eu la stupide audace de Taccuser, et les 
miracles d'un talent qui renversait toutes les idées admises, dé- 
daignait tous les procédés connus, annonçait l'impossible et le 
réalisait. Cette irrésistible influence de Paganini ne s'exerçait 
pas seulement sur le peuple des amateurs et des artistes ; des 
princes de Tart eux-mêmes y ont été soumis. On ditqueRos- 
sini^ ce grand railleur de l'enthousiasme^ avait pour lui une 
sorte de passion mêlée de crainte. Meyerbeer, pendant les pé- 
régrinations de Paganini dans le nord de l'Europe^ le suivit 
pas à pas, toujours plus avide de l'entendre^ et cherchant inu- 
tilement à pénétrer le mystère de son talent phénoménal. 

Je neconnais malheureusement que par les récitsqu'on m'en 
a faits cette puissance musicale démesurée de Paganini; un 
concours fatal de circonstances a voulu qu'il ne se soit jamais 
produit en public en France quand je m'y trouvais, et j'ai le 
chagrin d'avouer que^ malgré les relations fréquentes que j'ai 
eu le bonheur d'entretenir avec lui pendant les dernières an- 
nées de sa vie^ je ne l'ai jamais entendu. Une seule fois, depuis 
mon retour d*'llalie, il joua à l'Opéra, et, retenu au lit par une 
indisposition violente, il me fut impossible d'assister à ce con- 
cert^ le dernier, si je ne me trompe^ de tous ceux qu'il a don* 
nés. Depuis ce jour, rafifection du larynx de laquelle il devait 
mourir, jointe à une maladie nerveuse qui ne lui laissait aucun 
relâche, devenant de plus en plusgr^Tve, il dut renoncer tout à 
fait àTexercicedeson art. Mais comme il aimait passionnément 
la musique, comme elle était pour luiun véiitable besoin, quel- 
quefois, dans les rares instants de répit quelui laissaient sessouf- 



SEIZIÈME SOIREE. 217 

franes, il reprenait son violon pour jouer des trios ou des qua- 
tuors de Beethoven, organisés à Timproviste, en comité se- 
cret, et dont les exécutants étaient les seuls auditeurs. D'au- 
tres fois, quand le violon le fatiguait trop, il tirait de son 
portefeuille un recueil de duos composés par lui pour violon 
et guitare (recueil que personne ne connaît), et prenant pour 
partenaire un digne violoniste allemand, M. Sina, qui pro- 
fesse encore à Paris, il se chargeait de la partie de guitare, et 
tirait des effets inouïs de cet instrument. Et les deux concer- 
tants^ Sina le modeste violoniste, Paganini l'incomparable 
guitariste^ passaient ainsi en tête à tête de longues soirées, 
auxquelles nul^ parmi les plus dignes, ne put jamais être ad- 
mis. Enfin sa phthisie. laryngée fit de tels progrès qu'il perdit 
entièrement, la voix, et dès lors il dut à peu près renoncer à 
toutes relations sociale^. C'était' à peine si, en approchant 
Toreille de sa bouche, on pouvait encore comprendre quel- 
ques-unes de ses paroles. Et quand-il m'est arrivé de me pro- 
mener avec lui dans Paris, aux jours où le soleil lui donnait 
envie de sortir, j'avais un album et un crayon ;. Paganini 
écrivait en quelques mots le sujet sur lequel il voulait mettre 
la conversation ; je le développais de mon mieux, et de temps 
en temps, reprenant le crayon , il m'interrompait par des 
réflexions souvent fort originales dans leur laconisme. Beetho- 
ven, sourd, se servait ainsi d'un album pour recevoir la pen- 
sée de ses amis; Paganini, muet, l'employait pour leur trans- 
mettre la sienne. Un de ces collecteurs à tout prix d'auto- 
graphes, qui hantent les salons d'artistes, m'aura sans doute 
emprunté sans me prévenir celui qui servit à mon illustre in- 
terlocuteur; ce qu'il y a de sûr, c'est que je n'ai pu le retrou- 
ver lorsqu'un jour Spontini voulut le voir, et que depuis lors 
je n'ai pas été plus heureux dans mes recherches. 

Bien souvent on m'a sollicité de raconter dans tous ses dé- 
tails l'épisode de la vie de Paganini dans lequel il joua un 
rôle si cordialement magnifique à mon égard ; les incidents 
variés et si en dehors de toutes les voies ordinaires de la vie 
des artistes qui précédèrent et suivirent le fait principal au- 
jourd'hui connu de tout le monde,' seraient, en effet, je le 

13 



218 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

« 

crois, d^un vif intérêt, mais on conçoit sans peine l'embarras 
que j*éprouverais à faire un tel récita et vous me pardonne- 
rez de m'abstenir. 

Je ne crois pas même nécessaire de relever les sottes insi- 
nualions, les dénégations folles ^ et les assertions erronées 
auxquelles la noble conduite de Paganini donna lieu dans la 
circonstance dont je parlé. Jamais, par compensation, cer- 
tains critiques ne trouvèrent de plus belles formes d'éloges; 
jamais la prose de J. Janin surtout n'eut de plus magniûques 
mouvements qu'à cette occasion. Le pcête italien, Romani, 
écrivit aussi plus tard^ dans la Gazette piémontaiset d'élo- 
quentes pages, dont Paganini, qui les lut à Marseille, fut très- 
toucbé. 



11 avait dû fuir le climat de Paris; bientôt après son arrb 
vée à Marseille^ celui de la Provence lui paraissant trop rude 
encore^ il alla se fixer pour Thiver à Nice^ où il fut accueilli 
comme il devait Fêtre, et entouré des soins les pluv affec- 
tueux par un ricbc amateur de musique, virtuose lui-même, 
M. le comte de Césole. Ses souffrances, néanmoins, ne ûrent 
que s'accroître, bien qu'il ne se crût pas en danger ôe mort, 
et ses lettres respiraient une tristesse profonde. « Si Dieu le 
permet, m'écrivail-il, je vous reverrai au printemps pro- 
chain. J'espère que mon état va s'améliorer ici ; Tespérance 
est la dernière qui reste. Adieu, aimez-moi comme Je vous 
aime, n 

Je ne le revis plus... Quelques années après, obligé moi" 
même d'aller demander aux tièdes baleines de la mer de Sar- 
daigne un peu de reconfort, après les âpres fatigues d'une la- 
borieuse saison musicale à Paris , je revenais un jour en 
barque de Villa-Franca à Nice, quand le jeune pêcheur qui 
me conduisait, laissant tout à coup tomber ses rames, me 
montra sur le rivage une petite villa isolée, d'assez singulière 
apparence : — « Avez- vous entendu parler, me dit-il, d'un 
monsieur qui se nommait Paganini , qui sonnait si bien k 



SEIZIÈMK SOIRÉE. 219 

violon? — Oui, mon garçon, j'en ai entendu parler. — Eh 
bien ! Monsieur, c'est là qu'il a deuieuré pendant trois se- 
maines, après sa mort . » 

Il paraît qu'en effet, son corps fut déposé dans ce pavillon 
pendant le long débat qui s'éleva entre son fils et Tévêque de 
Gênes, débat, qui, pour l'honneur du clergé génois et pîémon- 
lais, n'eût pas dû se prolonger autant, et dont les causes, au 
point de vue même de l'orthodoxie la plus sévère, n'avaient 
point la gravité qu'on a voulu leur donner, car Paganini 
mourut presque subitement. 

La nuit qui suivit cette promenade à Villa-Franca,"ie dor- 
mais dans la tour des Ponchettes, appliquée comme un nid 
d'hirondelle contre un rocher à deux cents pieds au-dessus 
(le la mer, quand les sons d'un violon, jouant les variations 
de Paganini sur le Carnaval de Venise, s'élevèrent jusqu'à 
mon réduit, paraissant sortir des ondes. Je rêvais justement 
<;n ce moment à celui dont le jeune pêcheur m'avait montré, 
dans la journée, la villa mortuaire... je m'éveillai brusque- 
ment... j'écoutai quelque temps avec un sourd battement de 
cœur... Mes idées au lieu de s'éclaircir devenaient de plus en 
plus confuses Le Carnaval de Venise! qui donc, ex- 
cepté lui, pourrait savoir ces variations ? Est-ce encore un 
adieu d'outre-tombe qu'il m'adresse?... 

Supposez Théodore Hoffmann à ma place : quelle touchante 
et fantastique élégie il eût écrite sur ce bizarre incident! 

C'était M. de Césole , qui , seul au pied de la tour, me 
donnait une gracieuse sérénade.. 

Ces fameuses variations sur l'air vénitien font partie des 
œuvres de Paganini que l'éditeur Schônenberger a récem- 
ment publiées à Paris; et je crois devoir affirmer ici en pas- 
sant que celles d'Ernst sur le même thème, qu'on l'a souvent 
accusé d'avoir calquées sur celles de Paganini, ne leur res- 
semblent nullement. 

Parmi les autres œuvres du maître que l'éditeur français 
vient de livrer à l'avide curiosité des artistes, on regrette 
do ne pas voir la fantaisie sur la prière de Moisc^ l'un des 
morceaux, dit-on, dans lesquels Paganini produisait les plus 



220 f.ES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

poignantes impressions. Sans doute, M. Acliiile Paganini se 
réserve de les faire figurer bientôt dans une édition complète 
des œuvres de son père , édition qu'il a eu raison, sous un 
rapport, de ne point laisser paraître prématurément ^ car 
malgré les progrès rapides que fait aujourd'hui, grâce à Pa- 
ganini^ Tart du violon du côté du mécanisme^ de pareilles 
compositions sont encore inabordables pour la plupart des 
violonistes, et c'est à peine même si à leur lecture on com- 
prend comment Fauteur put jamais les exécuter. 11 faudrait 
écrire un volume pour indiquer tout ce que Paganini a trouvé 
dans ses œuvres d'effets nouveaux, de procédés ingénieux, 
de formes nobles et grandioses, de combinaisons d'orchestre 
qu'on ne soupçonnait même pas avant lui. Sa mélodie est la 
grande mélodie italienne , mais frémissante d'une ardeur 
plus passionnée en général que celle qu'on trouve dans 
les plus belles pages des compositeurs dramatiques de son 
pays. Son harmonie est toujours claire» simple et d'une so- 
norité extraordinaire. 

11 a su faire ressortir et rendre dominateur le timbre du 
violon solo en accordant ses quatre cordes lin demi -ton plus 
haut que celles des violons de l'orchestre; ce qui lui permet- 
tait de jouer ainsi dans les tons brillants de ré et de /a, pen- 
dant que l'orchestre l'accompagnait dans les tons moins so- 
nores de mi bémol et de si bémol. Ce qu'il a découvert dans 
remploi des sons harmoniques simples et doubles, des notes 
pincées de la main gauche, dans la forme des arpèges, dans 
les coups d'archet, dans les passages en triple corde, passe 
toute croyance, d'autant plus que ses devanciers ne l'avaient 
pas même mis sur la voie. Paganini est de ces artistes des- 
quels il faut dire : ils sont parce qu'ils sont^ et non parce que 
d'autres furent avant eux. Malheureusement ce qu'il n'a pu 
transmettre à ses successeurs, c'est l'étincelle qui animait et 
rendait sympathiques ces foudroyants prodiges de méca- 
nisme. On écrit l'idée, on dessine la forme, mais le senti- 
ment de l'exécution ne peut se fixer; il est insaisissable : 
c'est le génie, c'est Tâmc, c'est la flamme de vie qui, en s'é- 
teignant, laisse après elle des ténèbres d'autant plus profondes 



SEIZIEME SOIREE. 221 

qu'elle a brillé d'un éclat plus éblouissant. Et voilà pourquoi 
non-seulement les œuvres des grands virtuoses inventeurs 
perdent plus ou moins à n'être pas exécutées par leur auteur, 
mais celles aussi des grands compositeurs originaux et ex- 
pressifs ne conservent qu'une partie de leur puissance quand 
1 auteur ne préside pas à leur exécution. 

L'orchestre de Paganini est brillant et énergique sans être 
bruyant. 11 employait la grosse caisse dans ses tutti, et sou- 
vent avec une intelligence peu commune. Dans la prière de 
Moïse, Rossini Ta écrite, comme il Ta fait partout ailleurs^ 
en lui faisant frapper les temps forfs tout bonnement: Paga- 
nini, en composant sa fantaisie sur le même thème^ s'est bien 
gardé de l'imiter en cela. Au début de la mélodie : 

Del luo sleîlalo soglio^ 

Rossini frappe sur l'avant-dernière syllabe qui se trouve au 
temps fort; mais Paganini^ considérant l'accent mélodique 
placé sur la syllable suivante comme incomparablement plus 
important, fait entrer Tinstiument sur le temps faible où elle 
se trouve ^ et l'effet qui résulte de ce changement est, selon 
moi, bien meilleur et original. 

Un jour qu'après avoir complimenté Paganini sur ce mor- 
ceau, quelqu'un ajoutait : a 11 faut avouer aussi que Rossini 
vous a fourni là un bien beau thème ! — C'est égal, répliqua 
Paganini, il n'a pas trouvé mon coup de grosse caisse. » 

n me s^ait fort difficile d'entrer plus avant dans l'analyse 

des œuvres de cet artiste-phénomène^ œuvres toutes d'inspi- 

. ration, et où il faut voir principalement la manifestation 

écrite de ses merveilleuses facultés de virtuose. D'ailleurs... 

ces souvenirs ce soir... 

— Et vous ne l'avez jamais entendu , me dit Corsino? — 
Jamais Adieu, Messieurs. 



DIX-SEPTIÈME SOIRÉE. 



On joue le Barbier de Séville de Rossini. 

Personne ne parle à rorchcstre. Coi^ino se contente, à la fin 
•de Topera, de faire observer que Facteur chargé du rôle d'Al- 
maviva, dans cet étincelant chef-d'œuvre, était né pour être 
bourgmestre, et que Figaro eût fait un suisse de cathédrale 
accompli. 



DIX-HUITIÈME SOIRÉE. 



ACCUSATION POhTEE CONTRE LA CRITIQUE DE l'aUTEUR. — SA DÉPENSE. 
— RÉPLIQUE DE L'aVOCAT GÉNÉRAL. — PIECES A l'aPPUI. — 
ANALYSE DU PHARE. — LES REPRESENTANTS SOUS- 
MARINS. — ANALYSE DE DILETTA. — IDYLLE. 
— LE PIANO ENRAGÉ. 



On représente pour la première fois un opéra allemand 
très, etc. 

L'orchestre fait son devoir pendant le premier acte; au se- 
cond le découragement semble gagner les musiciens : ils quit- ' 
tent leur instrument les uns après les autres et les conversa- 
tions commencent. 

« Voilà un ouvrage, me dit Corsino, sur lequel vous exer- 
ceriez votre talent de ne rien dire, si vous aviez à en ren- 
dre compte ; et c'est bien là^ il faut en convenir, la pire de 
toutes les critiques. — Comment cela? je tâche, pourtant de 
toujours dire quelque chose dans mes malheureux feuilletons. 
Seulement, je cherche à en varier la forme : ce que vous ap- 
pelez ne rien dire est souvent une façon fort claire de par- 
ler. — Oui, et d'ime méchanceté diabolique que des Fran- 

13. 



226 LKS SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

çais seuls pouvaient inventer. Je veux en faire juges ces mes- 
sieurs. J'ai la collection des bouquets à CMoris que vous avez 
faits jusqu'à ce jour; je vais la chercher, pour qu'ils appré- 
cient le parfum des fleurs qui les composent. » (Il sort.) Der- 
viiick s'adressantà moi: « Je ne sais trop ce qu'il veut dire 
avec vos bouquets à Chloris, Nous autres Allemands, faisons 
aussi de la critique ; mais notre façon de la faire est toute 
simple : un nouvel ouvrage paraît^ nous allons l'entendre, et 
si, après l'avoir attentivement écouté, il nous semble beau, 
grand, original, nous écrivons... — Qu'il est détestable, dit 
Wintcr qui a composé un mauvais ballet. (Corsino rentrant, 
un paquet de journaux à la main^ <( Voici^ Messieurs, ces 
chefs-d'œuvre d'aménité et de bienveillance. Étudions-les. 
Vous remarquerez d'abord que, s'il veut bafouer l'auteur 
d'un livret sans faire la moindre observation sur sa poésie, il 
emploie le moyen atroce de raconter la pièce en vers qui se 
suivent comme de la prose. Voyez le flatteur effet que cela pro- 
duit. Je prends une scène au hasard: voici une troupe d'A- 
rabes, marchant à pas comptes et chantant selon l'usage : 
« Taisons-nous ! cachons-nous ! faisons silence ! » Le critique 
décrit ainsi la scène : 

Ils s'éloigiierU sans bruit y dans r ombre de la nuit ; mais un 
groupe les suit. Le caïd, gros bonhomme, le dos un peu voûté^ 
assez peu fier, en somme^ de son autorité^ craint en faisant sa 
ronde, quelque encontre féconde en mauvais coups, puis, crac ! 
d'être mis en un sac et lancé des murailles par des gens sans 
entrailles, et de trouver la' mort au port. 

Il n*a pas fait vingt pas, que de grands coups de gaules tom- 
bant sur ses épaules vous le jettent à bas, « ^u secours ! on 
m'^assomme ! au meurtre ! » Un galant homme fait fuir les as- 
sassins, appelle les voisins : une jeune voisine, à la mineassas-- 
sine, en jupon court, accourt. Et le battu de geindre, de crier, 
de se plaindre, en contant V accident, a // me manque une dent ! 
j'en mourrai ! misérable ! H m'a rompu le rdble ! il a lapé trop 
dur, c^est sûr. 

En voici une autre dans laquelle les vers de l'auteur du li- 
vret précèdent et suivent la fausse prose du critique, de ma- 



DIX-HUITIÈME SOIRÉE. 227 

nière à produire un grotesque mélange. 11 s'agit d'un jeune 
homme qu'on veut retenir en otage pour dettes. 

ALDERT. 

Grand Dieu ! 

RODOLPHE. 

C'esl juste, cl, gngc» précieux, 
La loi veut qu'il demeure on otage ert ces lieu». 

Zila se désole, Albert la console^ mais le lenps s'envole, ah! 
que devenir! Rodolphe l'invite d prendre pour gite son châ- 
teau Bien vite, Albert, il faut fuir. Allons, vieux juif ^ faoe 
de suif, prête à ce jeune homme une forte somme ; il i/offre en 
garantie sa liberté, sa vie. Il signe, es-tu content ? — Oui, 
voilà de l'argent, — Maintenant je remmène i aubergiste inhu^ 
maine! je ne vous dois plus rien! Viens ^ mon amour, mon 
bien ! — Ah çà ! mais, dit le comte, ce jeune gars m'affronte, 
il faut que je le dûmpte, ou je perdrai mon nom, f^iens çà, fils 
d'haac, et tire de ton sac le billet de ce drôle. Il me le faut ! 
— Cdmment .'^ sans gain ? — Sur ma parole, tu gagnes cent 
pour cent, 

AODOLPRI. 

I 

Ah ! la boDoe affaire 

Que j'ai faite là! [Monlranl Albert.) 

Ce billet, j'espère, 

M'en délivrera. 

Oui, par mon adresse, 

J'aurai racheté 

Sa jeune maîtresse 

Ou. ta liberté. 

MOI. 

« Vous trouvez cela atroce, mon cher Corsino; il n-y a pas 
même une arrière-pensée malicieuse là-dedans. C'est Tcn- 
traînetnent du rhythme qui m'a fait écrire ainsi. A rinvcrsc 
du Bourgeois de Molière^ j'ai fait de la poésie sans le savoir. 
Après avoir entendu un oigue de Barbarie vous jouer le 
même air pendant une heure, ne finissez-vous pas par chan- 
ter cet air malgré vous, si laid qu'il soit? Il est dès lors tout 



228 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

simple qu'en racontant des opéras où de pareils vers se sont 
mis, les vers se mettent dans ma prose^ et que je ne par- 
vienne ensuite qu'avec effort à me désenrimcr. D'ailleurs ^ 
pourquoi me supposer capable d'ironie à Tégard des poètes 
d'opéra : leurs^ fautes, s'ils en commettent, ne sont pas de 
ma compétence. Je ne suis pas un homn>e de lettres. Que les 
hommes de lettres régentent la musique, à la bonne heure! 
c'est leur droit: mais jamais, je vous le jure, il ne me vien- 
dra en tête de risquer une critique littéraire. Vous me ca- 
lomniez. La crainte d'être trop fade, trop terne, trop en- 
nuyeux, me fait seulement, ainsi que je viens de vous le 
dire, chercher à 'varier un peu la tournure de mes pauvres 
phrases. Surtout à certaines époques de l'année pendant les- 
quelles rien de ce qu'on fait ne réussit; où^ artistes et cri- 
tiques, semblent avoir tort de vivre; où aucun de leurs ef- 
forts ne peut attirer l'attention ni exciter les sympathies du 
public; de ce public qui, dans sa somnolence, a l'air de dire : 
« Que me veulent tous ces gens-là? quel démon les possède? 
Un opéra nouveau ! et d'abord est-ce qu'il y a des opéras 
nouveaux? Celte forme n'est-elle pas usée, exténuée, épuisée ? 
Peut-il à cette heure y avoir encore en elle quelques élé- 
ments de nouveauté? Et quand il n'en serait pas ainsi, que 
me font les inventions des poètes et des musiciens? que me 
font les opinions des critiques? Laissez-moi sommeiller, 
braves gens, et allez dormir. Nous nous ennuyons, vous nous 
ennuyez ! » Ces jours-là, quand vous supposez les critiques 
préoccupés de malices ct.d'amères plaisanteries, ils sont dans 
le plus profond accablement, les malheureux; la plume 
vingt fois prise et reprise tombe vingt fois de leur main, et 
ils se disent dans la tristesse de leur cœur: a Ah ! pourquoi 
sommes-nous si loin de Taïti, et que n'est-elle restée, cette 
île charmante , dans sa beauté primitive et demi-nue , au 
lieu de s'affubler de ridicules sacs de toiles et d'apprendre à 
chanter la Bible d'une voix nasillarde, sur de vieux airs an- 
glais ! Nous pourrions au moins y aller chercher un refuge 
contre l'ennui européen, philosopher sous les grands coco- 
tiers avec les jeunes Taïtiennes, pêcher des perles, boire Je 



DIX-HUITIÈME SOIRÉE. 229 

Kava, danser la pyrrhique et séduire la reine Pomarée.'Au 
lieu de ces innocentes distractions trans-océaniques, sous le 
plus beau ciel du monde, il faut que nous nous donnions 
la peine de raconter comment on s'y est pris Tautre jour à 
Paris pour nous faire passer laborieusement cinq mortelles 
beures dans un tbéâtre enfumé! » Car ce n'est pas tout d'en- 
tendre un opéra en trois actes , d'assister même à sa dernière 
répétition ; de dîner à moitié le soir de sa première représen- 
tation pour ne pas perdre une seule note de l'ouverture; de 
se faire dire des cboses désagréables par M. son portier pour 
s'être attardé au théâtre jusqu'à une heure du matin, alors 
qu'on rappelait toits les acteurs, que le dernier bouquet 
tombait aux pieds de la prima donna. Ce n'est pas tout de 
passer au retour une partie de la nuit à se remémorer les di- 
vers incidents de la^ pièce, la forme des morceaux de mu* 
sique, les noms des pei*sonnages ; d'y rêver si l'on s'endort, 
d'y penser encore quand on se réveille. Hélas! non, ce n'est 
pas tout : il faut de plus, pour nous autres critiques, racon- 
ter d'une façon à peu près intelligible ce que souvent nous 
n'avons pas compris ; faire un récit amusant de ce qui nous a 
tant ennuyés; dire le pourquoi et le comment, le trop et le 
* pas assez , le fort et le faible, le mou et le dur d'une œuvre 
croquée au vol, et qui n'a pas posé tranquillement pour ses 
peintres pendant le temps nécessaire à l'action d'un daguer- 
réotype bien conformé. Pour moi, je l'avoue, j'aimerais 
presque autant écrire l'opéra entier que d'en raconter un seul 
acte. Car l'auteur, quel que soit son chagrin d'être obligé de 
faire des chapelets de cavatines, et de se rappeler si souvent 
qu'une fois attelé à une partition d'opéra parisien, il ne doit 
pas s'amuser à enfiler des perles, l'auteur, au moins, tra- 
vaille un peu quand il veut. 

Le narrateur, au contraire, condamné à la critique, à 
temps, narre précisément quand il ne voudrait pas narrer. 
11 a passé une nuit pénible; il se lève sans pouvoir découvrir 
de quelle humeur il est; il se dit en outre : a En ce mo- 
ment, Halévy, Scribe et Saint-Georges dorment du sommeil 
réparateur et profond des femmes en couches ; et me voilà 



230 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

• 

avec leur enfant sur les bras, obligé de cajoler sa nourrice 
pour qu'elle lui donne le sein , de le laver, de le bichonner, 
de dire à tout le monde comme il est joli, comme il ressemble 
à ses pères; de tirer son horoscope et de lui prédire une 
longue vie. » 

Je voudrais bien savoir ce que vous feriez, mon cher Cor- 
sino, si, à ces tourments de la critique théâtrale, venaient se 
joindre encore ceux de la critique des concerts; si vous aviez 
une foule de gens de talent, de virtuoses remarquables, de 
compositeurs admirables, à louer ! si vos amis vous venaient 
dire : « Voici neuf violonistes, onze pianistes, sept violoncel- 
listes, vingt chanteurs, une symphonie, deux symphonies, un 
mystère, une messe, dont vous n'avez encore rien dit; par- 
lez-en donc enfin Allons ! de Tardeur ! de Tenthousiasmc ! 
que tout le monde soit content ! et surtout variez vos expres- 
sions! Ne dites pas deux fois de suite : Sublime! inimitable! 
merveilleux! incomparable! Louez, mais louez délicatement; 
n'allez pas lancer la louange avec une truelle. Donnez à en- 
tendre à tous que tous sont des dieux, mais pas davantage, 
et surtout ne le dites pas d'une façon trop crue. Cela pour- 
rait blesser leur modestie; on ne gratte pas des hommes avec 
une étrille. Vous avez affaire à des gens de cœur qui vous 
sauront un gré infini des vérités que vous voudrez bien leur 
dire. Les auteurs, les artistes, ne ressemblent plus à l'ar- 
chevêque de Grenade. Quelle que soit la dose d'amour- propre 
qu'on leur suppose, pas un ne serait capable de dire aujour- 
d'hui comme le patron de Gil Blas à son critique trop franc : 
a Allez trouver mon trésorier, qu'il vous compte cinq cents 
ducats, etc. i» La plupart de nos illustres se borneraient à 
répéter le mot d'un académicien de l'empire, mot dont on ne 
saurait assez souvent faire admirer la modestie et la profon- 
deuh On avait offert un banquet à cet immortel. Au dessert, 
un jeune enthousiaste dit à son voisin de droite : a Allons, 
portons un toast à M. D. J. qui a surpassé Voltaire! — Ah! 
fi donc, répondit Tautre, c'est exagéré! bornons-nous à la 
vérité et disons : A M. D. J. qui a égalé Voltaire ! » M. D. J. 
avait entendu la proposition , et saisissant vivement, à ces 



DIX HUITIEME SOIREE. 231 

mots^ la main du contradicteur : « Jeune homme, lui dit-il, 
j'aime votre rude franchise!» Voilà comment on reçoit la 
critique aujourd'hui^ et pourquoi il est maintenant aisé 
d'exercer ce sacré ministère. Nous savons bien qu'il y a de 
ces rudes Francs qui Fexerceraient mieux encore, si les cinq 
cents ducats de Tarchevêque étaient unis au magnifique 
éloge de Taçadémicien ; mais ceux-là sont par trop exigeants, 
et la plupart de vos confrères se contentent de la douce 
satisfaction que leur procure la conscience d'un devoir bien 
rempli ; ce qui prouve au moins qu'ils ont une conscience. 
Tandis qu'en voyant votre silence obstiné, on se demande 
si vous en avez une. » Que diriez-vous, Corsino, à des gens 
qui vous gratifieraient d'une telle homélie? Vous leur répon- 
driez sans doute comme je l'ai fait dans l'occasion ; ce Mes 
amis, vous allez trop loin. Je n'ai jamais donné à personne 
le droit de me soupçonner de manquer de conscience. Certes, 
j'en ai une, moi aussi, mais elle est bien faible, bien ché- 
tive, bien souffreteuse, par suite des mauvais traitements 
qu'on lui fait subir journellement. Tantôt on l'enferme, on 
lui interdit l'exercice, le grand air, on la condamne au si- 
lence ; tantôt on la force à paraître demi-nue sur la place 
publique^ quelque froid qu'il fasse, et on l'oblige à déclamer, 
à faire la brave, à affronter les observations malséantes des 
oisifs, les huées des gamins et mille avanies. D'où est résiîlté, 
ce qu'on pouvait aisément prévoir, une constitution niinée, 
une phtbisie déjà parvenue au second degré, avec crachements 
de sang, étourdissements , inégalité d'humeur, accès de 
larmes, éclats de fureur, toux opiniâtre, enfin tous les symp- 
tômes annonçant une fin prochaine. Mais aussi dès qu'elle 
sera morte, on l'embaumera d'après le procédé dont se ser- 
vit Ruisch pour conserver au corps de sa fille les apparences 
de la vie ; je la garderai soigneusement. On pourra la voir 
dans ma bibliothèque, et, ma foi, alors au moins elle ne 
soulTrira plus. » — (Corsino.) Mon cher Monsieur, pardon- 
nez-moi de vous faire remarquer que , depuis un quart 
d'heure, vous divaguez autour de la question. Bien plus, vous 
recourez à l'ironie pour me prouver que cette arme vous est 



232 LKS SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

étrangère. Maïs je tiens mes preuves, et, si après en avoir en- 
tendu Texposé^ mes confrères ne me donnent pas trois fois 
raison, je m^engage à vous faire devant eux de très-humbles 
excuses et à me reconnaître pour un calomniateur. Ecoutez 
tous. 

ANALYSE DU PHARE, 

opéra ca deux actes. 
Jeudi 97 décembre 1849. 

Le théâtre représente une place du village de Pornic. Des pécheurs 
bretons se disposent à prendre la mer avec Yaienlin le Pilote^ 
Ils chantent en chœur: 

Vive ValentÎQ l 

Tin! tin! 
' A lui la richesse, 
Un brillant butin ! 

Tin ! tin \ 
Avec la richesse 
On a la tendresse 
D'un joli lutin I 

Tin ! tio ! 
El l'on peut sans eesse 
^ Vider pièce à pièce 
Beau ne ou chanibertin ! 

T n î tin ! 

Mais voilà le canon ! bom ! bom ! de ta foudre les éclats, cla! 
cla! enflamment tout Thorizon, zon! zon! Yalentin saute 
dans sa barque pour essayer d'aborder un vaisseau en perdi- 
tion, et recommande à son ami Martial de bien veiller sur 
son fanal^ car s'il s'éteint^ le navire et le pjlote sont perdus. 
Grand tumulte, tempête, prière, etc., etc., etc. 

Je craindrais de fatiguer le lecteur en entrant dans de plus 
grands détails sur la musique et les paroles de cet ouvrage^ 
Je n'ajouterai plus qu'un mot sur sa mise en scène. Pendant 
qu'on chantait ainsi sur le devant du théâtre, à la première re- 
présentation, un autre drame s'agitait au post'scenium^ et 
sous les yeux des spectateurs, qui ne s'en doutaient guère. 



DIX-HUITIÉME SOIRÉE. 233 

Le décor du fond devant représenter la mer en tourmente, 
les vagues avaient à bondir et à s'agiter d'une furieuse ma- 
nière. Or, il faut savoir que cet effet de perspective est pro- 
duit par une toile peinte étendue horizontalement, et soiis 
laquelle se haussent et se baissent continuellement une foule 
de petits garçons accroupis, dont la tête, soulevant ainsi Iiî 
décor, représente la crête de la vague. Se figure-t-on le sup- 
plice de ces pauvres petits diables, obligés pendant une heure 
et demie d'agiter cette lourde mer, à grands efforts de co- 
lonne vertébrale, ne devant jamais s'asseoir, ne pouvant se 
lever tout debout, à demi étouffés, et obligés de sauter 
comme des singes sans repos ni cesse jusqu'à la fin d'un 
acte interminable ? La fameuse cage inventée par Louis Xf, 
et dans laquelle les prisonniers ne pouvaient étendre leurs 
membres, n*était rien en comparaison. Seulement, les tritons 
de l'Opéra, étant nombreux sur leur toile azurée, ont l'agré- 
ment de la conversation, et ils en abusent souvent. Témoin 
la première représentation du Phare, pendant laquelle une 
terrible discussion a bouleversé la mer armoricaine jusque 
dans ses dernières profondeurs. Les ondes avaient d'abord 
causé entre elles d'une façon assez raisonnable, et si Neptune 
eût prêté Toreille, il n'eût pas trouvé k lancer son quos ego ! 
n'entendant que d'innocentes exclamations, interrompues en 
forme de hoquets par les haut-le-corps de ces malheureux 
vaguant sous la toile ; exclamations telles que celles-ci : 

ot Eb ! dis donc, Moniquet, tu ne vas pas, et tu me laisses 
porter tout-hou-hou-hou mon coin de mer; veux-tu bien 
te remuer et te lever-hé-hé davantage! — Gré coquin, c'est 
que j'en-han-han peux plus. — Allons, ferme, feignant \ 
Crois-tu pas-ha-ha-ha qu'on te donne quinze sous pour faire 
une mer qui ressemble à la Seine ?. . . — Eh bien-hein-hein, s'il 
a des dispositions pour la scène, ce moutard-ard-ard-ard-ard 
(crie un gros flot qui ne se ménage pas), veux-tu pas contra- 
iler sa-ha-ha-ha vocation, toi? Après tout, ça ne va pas maL 
Tiens, écoute comme on applaudit; nous avons un fier suc- 
cès-hè-hè. Si le public nous redemande à la fin-in-in-in, 
est-ce qne-he-he-he nous reparaîtrons? — Tiens, par-ar ar- 



234 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

ardi! — Âhl ben,.noi^; moi, j'oserai-ai-ai pas. Si tu voyais 
comme je sue-hue-hue, je dois pas être présentable. -^ Al- 
lons donc 9 aristo-ho-ho, le public va ben regarder à ça 
pour des artiss ! Voyons, vous autres^ voulez-vous reparaître 
si on*on-on nous redemande? — - Nou-on-on-on. — Oui^hi->hi 
hi. — Allons aux voix. — Non ! votons par assis et levés. — 
Par assis et lévés-hé-hé-hé; il y a une heure que nous vo- 
tons comme ça-a-a; j'en ai assez. — Pierre (dit tout bas un flot 
qui s'arrête)^ ne bouge pas, je dirai rien. Mais ne dis rien, je 
bougerai pas. — C'est dit^ les autres nous voient pas. J'ai les 
reins qui me craquent. Si nous fumions une pipe pour nous 
rafraîcbir? As-tu d'amadou? — Oh! j'ose pas, rapport au 
feu. — Ah! oui, m'essieu Ruggieri n'en fait ben d'autre, de 
feu, et la barraque ne brûle pourtant pas. Gare, v'ià le ton- 
nerre... bzz... (Une fusée part sans explosion). Tiens le ton- 
nerre qu'a pas éclaté. En v'ià une farce. C'est donc ça que 
M. Ruggieri, qui bisquait contre le directeur, disait l'autre 
jour, je l'ai entendu : Bon ! bon ! que la foule m'écrase si je 
leur donne pas des tonnerres qui rateront à tout coup. Il y a 
pas manqué, nous n'avons que des tonnerres qui ratent. Y 
garde sa poudre. — C'est vrai, mais on applaudit plus du 
tout^depuis que nous travaillons pas. Faut nous y remettre, 
ou nous serons pas rappelés. — Allons ! hardi ! hi-hi-hi-hi • 
hi. » Silence parmi les tritons, ils travaillent en conscience; 
]a tempête est superbe, les ondes bondissent comme des bé- 
liers et les vagues comme des agneaux {sicut agni ovium). 
Tout à coup, un flot courroucé qui n'avait encore rien dit, 
se redressant de toute sa hauteur et restant immobile, s'é- 
crie : a Ah ! qu'il a bien raison, le citoyen Proudhon, et que 
s'il y avait en France une ombre d'égalité, ces gredins de 
bourgeois qui nous regardent du haut de leurs loges où ils 
se carrent^ seraient à gigoter ici à notre place, et c'est nous 
autres qui de là haut les regarderions. — Mais, grand imbé- 
cile, réplique une petite lame, en prenant le gros flot par les 
jambes et le faisant tomber, tu vois bien qu'il n'y aurait pas d'é- 
galité pour ça. On aurait seulement fait basculer l'inégalité! — 
C'est pas vrai. — Ha raison. — C'est un aristo. — C'est un réac. 



DIX-HUITJÈMK SOIRÉE. 235 

-T Flanquons-lui une danse. » Là-dessus la tempête se change 
en ouragan efiroyable, en véritable raz-de-marée; les vagues 
se ruent les unes sur les autres avec un fracas inouï, unerage^ 
incroyable, on dirait d'une trombe, d'un typhon. Et le public 
d'admirer ce beau désordre, effet de la politique, et de se ré- 
crier sur le rare talent des machinistes de l'Opéra. Fort heu- 
reusement, la pièce étant finie^ le rideau de Tayant^^scène est 
tombe , et on est parvenu à grand*peine> en roulant la mer 
sur une longue perche, à mettre fin à cette séance de repré- 
sentants sous-marins. 

— Oh ! oh ! disent les musiciens en éclatant de rire, c'est 
là ce que vous appelez analyser un opéra ? — Patience, Mes- 
sieurs, reprend Corsino, voici qui est plus fort. C'est toujours 
notre bienveillant critique qui parle. 



ANALYSE DE DILETTA, 

Opéra comique en trois actes. 

# 

Lundi îî Juillet 1850. 

11 est fort triste de s'occuper d'opéras-comique^ le lundi, 
par cette raison seule que le lundi est lendemain du diman • 
che. Or, le dimanche, on va au chemin de fer du Nord, on 
monte dans un wagon et on lui dit : « Mène-moi à Enghien.»- 
En descendant de l'obéissant véhicule, vous trouvez de vrais 
amis, des amis solides, de ceux dont on ne sait pas très-bien 
le nom^ mais qui n'accolent pas au vôtre d'épithète trop in- 
jurieuse quand vous avez le dos tourné et qu'on leur de- 
mande qui vous êtes. ' ^ 

Et la conversation s'engage dans la forme traditionnelle : 
a Tiens, c'est vous ! — Pas mal, et vous? — Moi, je vais louer 
un bateau et pêcher dans le lac^ et vous? — Oh ! moi, je suis 
un pauvre pêcheur, et je vais à vêpres. J'étais hier à l'Opéra- 
Gomique ; et vous? — Moi, je suis vertueux, etdans la crainte 
de ne pas ra'éveiller assez tôt pour voir l'aurore se lever au- 
jourd'hui, je me suis privé hier de la représentation en ques- 



236 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

tion. Tai entendu tout à Theure un gros monsieur qui por- 
tait un melon en dire beaucoup de bien, et vous?... — Je n'ai 
garde de dire du mal des melons ni des amateurs d'opéras- 
comiques; et vous? » Pas de réponse ; on a tourné l'an- 
gle d'un champ de groseilliers, vous avez pris d'un côté, Tami 
est resté à l'autre, il mange des groseilles et ne songe plus à 
son ami. Et vous, songez-vous à lui ? pas davantage. 

Véritable amitié, sœur de la fraternité républicaine! Tout 
ravi de la liberté qu'elle vous laisse, vous traversez à pied 
la plaine d'Enghien ; il fait silence. Une brise timide voudrait 
s*élever, mais elle n'ose, et le'soleil dore à loisir les moissons 
immobiles. Deux cloches fêlées envoient du haut de la colline 
voisine leurs notes discordantes : c'est l'annonce des vêpres à 
réglise dé Montmorency. Les cloches se taisent : le silence 
redouble. On s'aiTête... on écoute... on regarde au loin,., à 
l'ouest. . . on pense à TAmériquc, aux mondes nouveaux qui 
y surgissent, aux solitudes vierges, aux civilisations disparues, 
aux grandeurs et à la décadence de la vie sauvage. A Test... 
les souvenirs de l'Asie viennent vous assaillir ; on songe à 
Homère, à ses héros, à Troie, à la Grèce, à l'Egypte, à Mem- 
phis, aux Pyramides, à la cour des Phai'aons, aux grands 
temples d'Isis, à Tlnde mystérieuse, à ses tristes habitants, 
à la Chine caduque, à tous ces vieux peuples fous ou tout au 
moins roonomanes. On s'applaudit de n'adorer ni Brama ni 
Yichenou et d'aller tranquillement, en bon chrétien, à vêpres 
à Montmorency. Une folâtre fauvette s'élance tout à coup 
d'un buisson, monte perpendiculairement en lançant au ciel 
sa chanson joyeuse, trace en Tair vingt zigzags capricieux, 
saisit un moucheron et l'emporte, en rerjerciant Dieu, dont 
la bonté, dit-elle, s'étend sur toute la nature, puisqu'il ne dé- 
daigne pas de donner la pâture aux petits des oiseaux. Re- 
connaissance naïve que le moucheron très-probablement ne 
partage pas. Ceci donne beaucoup à réfléchir ; on réfléchit 
donc ! Passent deux jeunes Parisiennes simplement vêtues de 
blanc, avec cette grâce savante que possèdent les Parisiennes 
seulement. Quatre petits pieds bien chaussés, bien cambrés, 
bien tout quatre grands yeux veloutés, bien sourcilles... 



DIX-HUITIÉME SOIRÉE. 237 

enfin ceci donne encore beaucoup à réfléchir. Elles dis- 
paraissent dans un champ do blé presque aussi haut, aussi 
droit, aussi flexible que leur taille est haute, flexible et droite. 
On réfléchit énormément, on réfléchit avec fureur. Mais les 
deux cloches discordantes envoient un second et dernier ap- 
pel, et Ton se dit : Bah! allons à vêpres. On arrive enfin sur 
une colline en mammelon, au somment de laquelle est fort 
pittoresquement plantée une charmante église gothique, point 
trop neuve, mais point trop dégradée non plus ; un très-beau 
vitrail; tout autour une pelouse assez peu écorchée ; on voit 
que le populaire n'y afflue que rarement. Point dUmmon- 
dices, point de croquis impurs ; trois mots seulement écrits 
d'une façon discrète dans un coin : LtAcien^ Louise, toujours! 

On est tout troublé. Cette égUise de roman son isole- 
ment la paix qui Venvironne le merveilleux paysage 

qui se déroule à ses pieds.... on sent s'agiter le prjemier 
amour depuis longtemps couché au fond du cœur et qui se 
réveille; votre dix-huitième année se relève à Thorizon. On 

cherche dans Pair une forme évanouie L'orgue joue; une 

simple mélodie vous arrive au travers des murs de l'église. 
On essuie son œil droit et on se dit encore : Bah ! allons à 
vêpres ; et on entre. 

Une trentaine de femmes et d'enfants endimanchés. Le 
curé, le vicaire et les chantres dans le chœur. Tous chantent 
faux à faire carier des dents d'hippopotame. L'organiste ne 
sait pas l'harmonie; il entremêle toutes ses phrases de petites 
broderies vermiculairesd'un style affreux. On supporte quel- 
que temps néanmoins l'exécution barbare du psaume Inexitu 
Israël de Egypte, et ià persistance de cette mélancolique 
psalmodie dans le mode mineur, revenant toujours la même 
sur chaque strophe, finit par endormir vos douleurs d*oreille et 
ramener la rêverie. Cette fois, ce sont des rêves d'art qui vous 
absorbent. On se dit qu'il serait beau d'avoir à soi cette char- 
mante église, où la musique s'installerait avec ses prestiges 
les plus doux, où elle pourrait chanter avec tant de bonheur 
ses hymnes, ses idylles, ses poëmes d'amour ; où elle pourrait 
prier, songer, évoquer le passé, pleurer et sourire, et préser- 



238 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

ver sa fierté virginale du contact delà foule, et vivre toujours 
ange et toujours pure, pour elle-même et pour quelques amis. 
Ici, l'organiste joue un petit air de danse appartenant à un 
vieux ballet de TOpéra, et le contraste grotesque qu'il produit 
avec le récit antique du chœur, vous impatiente tellement que 
vous sortez. Vous voilà de nouveau sur la pelouse ; le murmure 
des voix du lieu saint y parvient encore. L'orgue continue ses 
petites drôleries. Vous jurez comme un charretier. Deux bal- 
lons s'élèvent au loin dans les airs, une colonne de fumée part 
du chemin de fer. La prose va vous saisir. Vite, vous tirezun 
livre de votre poche, et, en avisant dans le modeste cimetière 
voisin de Téglise une pierre tumulaire inclinée d'une certaine 
façon, vous trouvez qu'on peut être commodément étendu sur 
cette tombe pour lire le douzième livre de V Enéide une deux- 
cenlièrae fois. Vous allez vous y installer quand des sanglots, 
partis du chemin creux qui longe le cimetière, vous arrêtent. 
Une petite fille, s'appuyant sur des béquilles, gravit la colline 
un panier à la main et pleurant amèrement. On l'inter- 
roge : « Qu'as-tu donc, mon enfant?... (jPas de réponse.) 
Voyons, que t'est-il arrivé? (Les pleurs redoublent.) Veux-tu 
dix sous pour acheter un pain d'épices ? — Ah î oui, je m'en 
fiche bien de votre pain d'épices ! — Mais que t'a-t-on fait? 
dis-le-moi, et surtout ne te fâche pas, ne me dis pas de sot- 
tises, je ne me moque pas de toi, je ne suis pas de Paris, sois 
tranquille. — Et ben, M'sieu, ma grand'mère m'avait dit que 
ça me porterait bonheur, et que ma jambe guérirait le 
même jour que la sienne ; et je la soignais si bien, et je lui 
donnais tant de mouches dans son panier!... -^ Comment» 
ta grand'mère mangeait des mouches? — Mais non, c'est 
mon hirondelle. Je vous ai pas dit..* voilà. i. l'hirondelle 
s^était entortillé la jambe dans du crin et des plumes, j'saîs 
pas comment, si bien qu'elle s'avait cassé la cuisse, et puis 
y restait un gros morceau de terre de son nid qui pendait iiux 
crins de sa patte et qui l'empêchait de voler. Je la pris il y a 
huit jours, et ma grand'mère me dit : « C'est du bonheur ces 
oiseaux-là, vois-tu ; il faut en prendre soin, et si elle guérit, 
tu guériras aussi et tu pourras quitter tes béquilles le même 



DIX-HUITIÉMB SOIRÉE. 230 

jour. » Moi que ça m'embête tant d'être comme ça gênée J'ai 
fait ce que disait ma grand'mère, je Ty ai bien nettoyé sa 
jambe, je Vy ai bien reficelé sa cuisse avec des allumettes. Et 
tout le temps qu'elle s'est sentie pas mieux, elle restait tran- 
quillement dans son panier ; elle me regardait d'un petit air 
de connaissance, avec ses gros yeux. Je lui donnais à tous les 
moments des belles mouches, que je leur-z-arrachais seule- 
ment la tête pour qu'elles s'envolent pas. Et ma grand'mère 
disait toujours : « C'est bien, il faut être bon pour les bêtes 
quand on veut qu'elles guérisent. Encore trois, quatre jours 
et tu seras de même guérie. » Et voilà que tout à l'heure elle 
a entendu c'te troupe des autres hirondelles qui gueulent là- 
haut à Tentour du clocher, et la petite gueuse elle a poussé 
le dessus du panier avec sa tête, et pendant que je m'occupais 
à l)ii arranger encore des mouches, elle a (hi ! hi !) elle a (ha! 
hal) elle... a fichu le camp. — Je conçois ton chagrin, mon 
enfant ; tu l'aimais, ton hirondelle.' — Je l'aimais? ah ! je m'en 
moquais bien ! en v'ià une idée ! mais elle n'était pas encore 
bien guérie, et je ne guérirai plus du tout à présent. Les au- 
tres, qu'elle est allée retrouver, vont lui recasser sa cuisse ; 
je le sais bien, allez. — Pourquoi veux-tu que les autres la 
maltraitent?... — Pardi! parce que c'est mauvais comme 
tous les oiseaux. Je l'ai ben vu c't hiver, qu'il faisait si froid : 
j'avais plumé vivant un pierrot qu'on m'avait donné, en lui 
laissant seulement les plumes des ailes et de la queue, et puis 
je l'avais lâché devant une douzaine d'autres pierrots. Il a 
volé vers ses camarades, qui lui sont tombés dessus, tous, 
roide, et l'ont tué à coups de bec ; à preuve que (pleurant) je 
n'ai jamais tant ri... (hi! hi 1) Vous voyez bien que ma jambe 
ne guérira pas. Me vMà propre. Ah ! si je l'avais su (hu ! hu !), 
je lui aurais finement tordu le cou tout de suite. » 

Vous remettez alors dans votre poche le livre que vous 
aviea à la main. La poésie n'est plus de saison. Vous enra- 
gez. Vous allumez un cigare^ et vous vous en allez fumant 
et consterné. Vous n'avez pas fait trente pas que la petite 
béquillarde vous appelle: Eh! M'sieul et les dix sous que 



240 LES SOIRÉES DE L*ORGHESTRE. 

vous m'aviez promis! — Tu n'aimes pas le pain d'épices. — 
Non, mais donnez toujours. — Ma foi, je n'ai qu'une pièce 
de cinq sous, tiens. Vous lui jetez vos cinq sous , l'enfant les 
ramasse, vous laisse faire encore quelques pas, et vous crie : 
« Ohél vieux gredin! aristo! » On fume précipitamment. On 
retraverse la plaine, tout sot; on remonte en wagon pour re- 
venir à Paris, et on se dit : « Si elle ne m'eût appelé qu'a- 
risto, ou gredin, mais vieux... Bah ! décidément je n'irai plus 
il vêpres à Montmorency. » 

Voilà pourquoi je suis si peu disposé à vous conter, aujour- 
d'hui lundi, le nouvel opéra-comique. L'idylle d'hier m'a 
stupéfié. A demain donc... Vieux gredin !... Elle l'a dit. 

C'est une enfant ! 

Mardi, 2S juillet. 

11 est toujours fort triste de s'occuper d'opéras -comiques le 
mardi, par cette raison seule que le mardi est le lendemain 
du lundi. Les jours se suivant sans se ressembler, il est de 
toute évidence que si Ton a été mélancolique le lundi, on 
doit sentir une gaieté quelconque arriver le mardi. Et il n'y a 
pas de plus terrible rabat-joie qu'une analyse de tels ou- 
vrages à faire, pour celui qui l'écrit; si ce n'est cette même 
analyse faite pour celui qui la lit. Or, je ne cesse de rire de- 
puis ce malin d'un accident arrivé vendredi dernier à M. Erard, 
et dont tout le quartier du Conservatoire de musique s'entre- 
tient encore. 11 faut, vous l'avouerez, qu'il s'agisse d'un évé- 
nement prodigieux pour qu'il préoccupe si longtemps l'at- 
tintion publique. C'est d'un prodige en effet qu'il s'agit ; 
prodige fatal à un homme célèbre, et que pourtant je ne puis 
in'empêcher de trouver fort divertissant. C'est mal, j'en con- 
viens. La fréquentation des enfants de Montmorency m'au- 
lait-elle déjà corrompu ! . . . 

Voici le fait dans toute son inexplicable et effrayante simpli- 
cité. 

Les concours du Conservatoire ont commencé la semaine 
dernière. Le premier jour, M. Auber, décidé, conimeon dit, 
à attaquer le taureau par les cornes, a fait concourir les clas- 



DlX-HUlTlËMli: SOIKËE. 211 

ses de piano. L'intrépide jury chargé d'entendre les candidats^ 
apprend sans émotion apparente qu'ils sont au nombre de 
trente et un, dix-buit femmes et treize bommes. Le morceau 
choisi pour le concoui's est le concerto en sol mineur de Men- 
delssohn. A moins d'une attaque d'apoplexie, foudroyant i'un 
des candidats pendant la séance, le concerto va donc être 
exécuté trente et une fois de suite; on sait cela. Mais ce que 
TOUS ne savez peut-être pas encore, et ce que j'ignorais moi- 
même il y a quelques heures, n'ayant point eu la témérité 
d'assister à cette expérience, c'est ce que m'a raconté ce ma- 
tin un des garçons de classes du Conservatoire, au moment 
où. tout préoccupé de l'épitbète de vieux dont m'avait grati- 
fié l'Amaryllis de Montmorency, je traversais la cour de cet 
établissement. 

. « Ah! ce pauvre M. ErardI disait-il^ quel malheur! — 
Erard^ que lui est-il arrivé? — Gomment^ vous n'étiez donc 
pas au concours de piano? — Non, certes. Eh bien, que' s'y 
est-il passé? — Figurez-vous que M. Erard a eu l'obligeance 
de nous prêter, pour ce jour-là, un piano magnifique qu'il 
venait de terminer et qu'il comptait envoyer à Londres pour 
l'Exposition universelle de 1851. C'est vous dire s'il en étaiC 
content. Un son d'enfer, des basses comme on n'en entendit 
jamais, enfin un instrument extraordinaire. Le clavier était 
seulement un peu dur; mais c'est pour cela qu'il nous l'avait 
envoyé. M. Erard n'est pas maladroit, et il s'était dit : Les 
trente et un élèves, à force de taper leur concerto égayeront 
les touches de mon piano et ça ne peut lui faire que du bien. 
Oui, oui, mais il ne prévoyait pas, le pauvre homme, que 
son clavier serait égayé d'une si terrible manière. Au fait^ un 
concerto exécuté trente et une fois de suite dans la même 
journée I qui pouvait calculer les suites d'une semblable ré- 
pétition? Le premier élève se présente donc, et, trouvant le 
piano un peu dur, n'y va pas de mains mortes pour tirer du 
son. Le second, idem. Au troisième, l'instrument no résiste 
plus autant; il résiste encore moins au cinquième. Je ne sais 
pas comment l'a trouvé le sixième; il m'a fallu, au moment 
où il se présentait, aller chercher un flacon d'éther pour un 

14 



242 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

de nos messieurs du jury, qui se trouvait maL Le septième 
finissait quand je suis revenu, et je Tai entendu dire en ren-> 
trant dans la coulisse : « Ce piano n'est pas si dur qu'on le 
prétend; je le trouve excellent, au contraire. » Les dix ou 
douze autres concurrents ont été du même avis ; les derniers 
assuraient même qu'au lieu de paraître trop dur ^u toucher^ 
il était trop doux. 

(( Vers les trois heures moins un quart, nous étions arrivés 
au n® 26^ on avait commencé à dix heures ; c'était le tour de 
mademoiselle Hermance Lévy, qui déteste les pianos durs. 
Rien ne pouvait lui être plus favorable^ chacun se plaignant 
à cette heure qu'on ne pût toucher le clavier sans le faire 
parler ; aussi elle nous a enlevé le concerto si légèrement 
qu'elle a obtenu net le premier prix. Quand je dis net, ce 
n'est pas tout à fait vrai ; elle l'a partagé avec mademoiselle 
Vidal et mademoiselle Roux. Ces deux demoiselles ont aussi 
profité de l'avantage que leur offrait la douceur du clavier ; 
douceur telle, qu'il commençait à se mouvoir rien qu'en 
soufflant dessus. A-t-on jamais vu un piano de cette espèce ? 
Au moment d'entendre le n® 29, j'ai encore été obligé de sor- 
tir pour chercher un médecin ; un autre de nos messieurs dii 
jury devenait très-rouge^ et il fallait le saigner absolument. 
Ah ! ça ne badine pas, le concours de piano ! et, quand le mé- 
decin est arrivé, il n'était que temps. Comme je rentrais au 
foyer du théâtre, je vois revenir de la scène le n'^ 29, le petit 
Planté, tout pâle ; il tremblait de la tête aux pieds, en disant : 
« Je ne sais pas ce qu'a le piano, mais les touches remuent 
toutes seules. On dirait qu'il y a quelqu'un dedans*qui pousse 
les marteaux. J'ai peur. — Allons donc, gamin, tu as la 
berlue, répond le petit Cohen, de trois ans plus âgé que lui. 
Laissez-moi passer ; je n'ai pas peur, moi. » Cohen (le n<* 30) 
entre; il se met au piano sans regarder le clavier, joue son 
concerto très-bien, et, après le dernier accord, au moment où 
il se levait, ne voilà-t-il pas le piano qui se met à recommen- 
cer tout seul le concerto! Le pauvre jeune homme avait fait 
le brave; mais, après être rcslé comme pétrifié un instant, il 
a fini par se sauver à toutes jambes. A partir de ce moment, 



DlX-HUlTlÉME SOIRÉE. 243 

le piatio dont le son augmente de minute en minute^ va son 
train, fait des gammes, des trilles, des arpèges. Le public, ne 
voyant personne auprès de l'instrument et l'entendant sonner 
dix fois plus' fort qu'auparavant, s'agite dans toutes les par- 
ties de la salle ; les uns rient, les autres commencent à s'ef- 
frayer^ tout le monde est dans un étonnement que vous pou- 
vez comprendre. Un juré seulement^ du fond de la loge ne 
voyant pas la scène, croyait que M. Cohen avait recommencé 
le concerto^ et s'époumonnait à crier : « Assez ! assez ! assez ! 
taisez-vous donc! Faites venir le n^ 31 et dernier. » Nous 
avons été obligés de lui crier du théâtre : <( Monsieur, per- 
sonne ne joue ; c'est le piano qui a pris l'habitude du con- 
certo de Mendelssohn et qui Teiécute tout seul à son idée. 
Voyez plutôt. — Ah çà, mais c'est indécent ; appelez M. Erard. 
Dépêchez-vous ; il viendra peut-être à bout de' dompter cet 
affreux instrument. » Nous cherchons M. Erard. Pendant ce 
temps-là^ le brigand de piano, qui avait fini son concerto^ 
n'a pas manqué de le recommencer encore, et tout de suite, 
sans perdre une minute, et toujours, toujours avec plus de 
tapage; on eût dit de quatre douzaines de pianos à l'unisson. 
Cétaient des fusées^ des trémolo, des traits en sixtes et tierces 
redoublées à Toctave, des accords de dix notes^ de triples 
trilles, une averse de sons, la grande pédale, le diable et son 
train. 

a M. Erard arrive; il a beau faire, le piano, qui ne se con- 
naît plus, ne le reconnaît pas davantage. 11 fait apporter de 
l'eau bénite, il en asperge le clavier, rien n'y fait ; preuve 
qu'il n'y avait point là de sortilège et que c'était un effet 
naturel des trente exécutions du même concerto. On démonte 
l'instrument, on en ôte le clavier qui remue toujours, on le 
jette au milieu de la cour du Garde- Meuble, où M. Erard fu- 
rieux le fait briser à coup de hache. Ah bien oui ! c'était pire 
encore, chaque morceau dansait, sautait, frétillait de son 
côté, sur les pavés^ à travers nos jambes, contre le mur, 
partout, et tant et tant, que le serrurier du Garde-Meuble a ra- 
massé en une brassée toute cette mécanique enragée et l'a 
jetée dans le feu de sa forge pour en finir, Pauvre M. Erard ! 



244 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

un si bel instrument ! Ça nous fendait le cœur à tous. Mais 
qu'y faire? il n'y avait que ce moyen de nous en délivrer. 
Aussi, un concerto exécuté trente fois de suite dans la même 
salle le même jour, le moyen qu'un piano n'en prenne pas 
l'habitude! Parbleu! M. Mendelssohn ne pourra pas se plain- 
dre qu'on ne joue passa musique! mais voilà les suites que 
ça vous a. » 

Je n'ajoute rien au récit que l'on vient de lire, et qui a 
tout à fait l'air d'un conte fantastique. Vous n'en croirez pas 
un mot sans doute, vous irez jusqu'à dire : C'est absurde. Et 
c'est justement parce que c'est absurde que je le crois, car 
jamais un garçon du Conservatoire n'eût inventé une telle 
extravagance. 

Maintenant venons à l'objet principal de cette étude. Ne 
remettons pas à demain l'affaire sérieuse; il est toujoui's fort 
triste d'avoir à s'occuper d'opérascomiques'le mercredi. 

Dilelta 

mais 

très la musique 

toujours 

pâleur platitude. 

Le manuscrit de l'auteur est devenu ici tellement indéchiffrable que de tous 
nos protes, aucun n*a pu en lire davantage. Nous nous voyons donc forcés de 
donner ainsi un peu incomplète sa critique du charmant opéra de Dilelta, 

(Noté de V Éditeur.) 



Tous les musiciens en chœur : « Affreux ! abominable ! Cor- 
sino a raison. 11 n'est pas humain d'user d'aussi cruelles réti- 
cences. Peut-on ! peut-on ! — Mais, Messieurs, écoutez-moi 
donc. Connaissez-vous les opéras dont je me suis ainsi éver- 
tué à ne pas parler? — Non. — Personne ici ne les connaît? 
— Non ! non ! — Eh bien ! si par hasard il vous était prouvé 
qu'ils sont d'une nullité plus absolue^ plus complète que ce- 
lui que vous vous permettez si cavalièrement d'exécuter à 
demi-orchestre ce soir, me trouveriez -vous encore trop sé- 
vère? — Certes, non. — En ce cas, j'ai gagné ma cause. 



DlX-HUlTililMt: SOIKÉË. 245 

Corsino a tort. Car je le déclare formellement : en comparai- 
son de ces deux partitions, votre opéra nouveau est un chef- 
d'œuvre. Que diable ! il faut pouilant, avant de prononcer un 
jugement dans un arbitrage, entendre les deux parties. Si 
malingre que soit ma conscience de critique, je* vous Tai dit, 
j*en ai une, elle vit encore. Elle eût été morte^ si j'eusse émis 
une opinion raisonnée^ sévère, impitoyable même, sur des 
choses pareilles, dont, au point de vue de Part, il n'y a rien 
à dire, absolument rien. Votre empressement à me condam- 
ner m'afflige et me blesse. Je vous croyais de meilleurs sen- 
timents pour moi. Permettez que je me retire. — Voyons, 
voyons, dit Kleiner l'aîné, en essayant de me retenir, il ne faut 
pas se vexer pour si peu. J'ai été bien plus... ~ Non. Adieu, 
Messieurs! > 
Je sors au milieu du troisième acte. 



I '. 



DIX-NKUVIÈME SOIRÉK. 



On joue don Giovanni. 

Je reparais à roichestre après plusieurs jours d'absence. 
Mon intention n'était pas d'y rentrer ce soir-là; mais Coisino 
et quelques-uns de ses confrères sont venus m'exprimer 
leurs regrets de m'avoir blessé en taxant de cruauté ma cri- 
tique ; j'ai ri, j'étais désarmé, je les ai suivis au thé«^tre. Les 
musiciens m'accueillent avec la plus vive cordialité ; ils veu- 
lent me faire oublier mon mécontentement qu'ils ont cru réel; 
mais dès le premier coup d'archet de l'ouverture chacun cesse 
de parler. On écoute religieusement le chef-d'œuvre de 
Mozart, dignement exécuté par le chœur et par l'orchestre. A 
la fin du dernier acte: « Que pensez-vous de notre baryton 
Pon Giovanni? me demande Bacon d'un air de fierté natîo- 



248 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. | 

nale. — Je pense qu'il mérite le prix Monthyon. — Qu'est-ce 
que c'est? dit-il, en se tournant vers Corsino. — [Cordno), 
C'est le prix de \erlu. — {Bamn^ étonné d'abord, très-flatté 
ensuite, reprend avec une satisfaction douce :) Oh ! c'est vrai, j 

M. K**** est un bien brave homme! » 



VINGTIÈME SOIRÉE. 



GLANES HISTORIQUES , SUSCEPTIBILITE SINGULIERE DE NAPOLEON , SA 

SAGACITÉ MUSICALE. — NAPOLÉON ET LBSUEUR. — NAPOLÉON 

ET LA REPUBLIQUE DE SAN-MARINO. 



On joue un opéra, etc.^ etc., etc. 

Tout le monde parle. Corsino raconte des anecdotes. J'ar- 
rive au moment où il commence celle-ci : 

Le 9 février 1807, il y eut grand concert à la cour de Na-' 
poléon. L'assemblée était brillante, Crescentini chantait. A 
l'heure dite, on annonce l'Empereur; il entre, prend place • 
le programme lui est présenté. Le concert commence; après 
l'ouverture, il ouvre le programme, le lit, et pendant que 
le premier morceau de chant s'exécute, il appelle à haute 
voix le maréchal Duroc et lui dit quelques mots à l'oreille. Le 
maréchal traverse la salle, vient à M. Grégoire, que son em- 
ploi de secrétaire de la musique de l'Empereur obligeait à faire 
les programmes des concerts, et l'apostrophant avec sévé- 
rité : tt Monsieur Grégoire, l'Empereur me charge de vous in- 



250 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

viter à ne pas faire à V avenir de V esprit dans vos programmes, )> 
Le pauvre secrétaire reste stupéfait, ne comprenant pas ce 
qu'a voulu dire le maréchal et n'osant plus lever les yeux. 
Dans Tintervalle des morceaux de musique, chacun lui de- 
mande à voix hasse quel est le sujet de cette algarade, et le 
malheureux Grégoire, de plus en plus troublé, de répondre 
toujours: « Je n'en sais pas plus que vous, je n'y comprends 
rien. » 11 s'attend à 4tre destitué le lendemain, et s'arme déjà 
de courage pour supporter une disgrâce qui lui paraît inévi- 
table, J)ien qu'il en ignore le motif. 

Le concert terminé, l'Empereur eu partant laisse le pro- 
gramme sur son fauteuil ; Grégoire accourt, le saisit, le lit, 
le relit cinq ou six fois, sans y rien découvrir de répréhensi. 
hle; il le donne à lire à MM. Lesueur, Rigel, Kreutzer, Bail- 
lot, qui n'y aperçoivent rien non plus que de parfaitement 
convenable et de fort innocent. Les quolibets des musiciens 
commençaient à pleuvoir sur le malencontreux secrétaire 
quand une soudaine inspiration vint lui donner la clef de cette 
énigme et redoubler ses terreurs. Le programme (manuscrit 
selon Tusage) commençait par ces mots : 

Musique de V Empereur, 

et au lieu de tirer au-dessous une simple ligne, comme à i'or- 
diri^ire, je ne sais quelle fantaisie de Grégoire Tavait porté à 
dessiner une suite d'étoiles d'une grandeur croissante jus- 
qu'au milieu de la page et décroissante jusqu'à l'autre bord. 
Pouvait-on penser que Napoléon, alors à l'apogée de sa gloire, 
verrait dans cet inoffensif ornement, une allusion à sa for- 
tune passée, présente et future ! allusion désagréable pour lui 
autant qu'insolente de la part du prophète de malheur qui 
l'eût faite à dessein, puisqu'elle donnait à entendre par les 
deux imperceptibles étoiles placées aux extrémités de la ligne, 
autant que par la largeur démesurée de l'étoile du milieu, 
que l'astre impérial, si brillant alors, devait successivement 
décliner, s'amoindrir et s'éteindre dans la proportion inverse 
de celle qu'il avait suivie jusqu'à ce jour. Le temps a trop 
bien prouvé qu'il eu devait être ainsi; mais le génie du grand 



VINGTIÈMb: SOIHÉE. 251 

homme Jui avait-il déjà dévoilé ce que le sort lui réservait? 
cette bizarre susceptibilité pourrait le faire croire. 

Voici, Messieurs, la copie du programme qui faillit amener 
la ruine du brave secrétaire. Grégoire lui-même, en me ra- 
contant son aventure, me fit présent de l'original . 

Je vous prie de remarquer épisodiquement que le secrétaire 
de la musique de TËmpereur ne savait pas Tortbographe du 
nom de Guglielmi. 



MUSIQUE DE L'EMPEREUR. , 

GRAND CONCERT 

FRANÇAIS ET ITALIEN, 

Du lundi 9 février \901. 



Ouverture des 2 jumeaux. .*...» de Guillelmi. 

No* I. Air de Roméo et Juliette de Zingarelli. 

PAR Madame duret. 

2. Air des Itoraces de Cimarosa. 

PAR M. CRESCENTINI. 

3. Air détaché . de Crescentini. 

PAR MADAME BARILLI. 

4.DuodeCléopâtre de Nazolini. 

PAR MADAME BARILLI ET M. CRESCENTINI; 



252 LES SOIRÉES DE L^ORGHESTRE. 

5. Air détaché, avec chœiirs. ... de Jadin. 

PAR M. LAYS. 

6. Duo délie cantatrice Villane. . . deFioiavanii. 

PAR MADAME ET M. BARILLI. 

■ 7. Grand Final du roi Théodore à 

Venise de Païsiello. 



On imagine bien que Grégoire, peu à peu rassuré sur la 
crainte de perdre sa place , n'eut garde, aux concerts sui- 
vants, de reproduire dans ses programmes le moindre trait, 
la moindre vignette symbolique. C'est à peine s'il osait 
mettre les points sur les t. La leçon avait été trop forte, il 
craignait toujours de faire de Vesprit sams le savoir. 



Dans une autre circonstance. Napoléon fit preuve d'un 
sentiment musical dont, -très-probablement, on ne le croyait 
pas doué. Un concert avait été arrangé pour la soirée aux 
Tuileries; sur les six morceaux du programme, le n** 3 était 
de Païsiello. A la répétition , le chanteur de ce morceau se 
trouve incommodé et hors d'état de prendre part au concert. 
Il faut remplacer l'air par un autre du même auteur, l'Em- 
pereur ayant toujours témoigné pour la musique de Païsiello 
une préférence marquée. La chose se trouvant fort difficile, 
Grégoire imagine de substituer au no 3 manquant, un air de 
Generali qu'il met hardiment sous le nom de Païsiello. Il faut 
avouer, entre nous, monsieur le secrétaire^ que vous preniez 
là une liberté bien grande; c'était une belle et bonne mystifi- 
cation que vous vouliez faire subir à l'Empereur. Mais peut- 
être, cette fois encore, faisiez-votis de Vaudace sans le savoir. 
Quoi qu'il en soit, à la grande surprise des musiciens, l'il- 
lustre dilettante ne fut point dupe de la supercherie. En 
eftet, à peine le n» 3 était -il commencé, que l'Empereur, 
faisant de la main son signe habituel, suspend le concert : 



VINGTIÈME SOIRÉI^. ^53 

« MoDâieur Lesueur, s'écne*t-il, ce morceau n'est pas de 
Païsiello. -— Je demaocie pardon à Votre Majesté ; il est de 
lui, n'est-ce pas» Grégoire? — Oui, Sire, certainement. — 
Messieurs, il y a quelque erreur là-dedans: mais veuillez 
bien recommencer... p — Après vingt mesures , l'Empe- 
reur interrompt le chanteur pour la seconde fois : « Non, 
non, c'est impossible, Païsiello a plus d'esprit que cela. » 
Et Grégoire d'ajouter d'un air humble et confit : « C'est sans 
doute un ouvrage de sa jeunesse^ un coup d'essai. — Mes- 
sieurs^ réplique vivement Napoléon, les coups d'essai d'un 
grand maître comme Païsiello sont toujours empreints de 
génie, et jamais au-dessous de la médiocrité, comme le mor- 
ceau que vous venez de me faire entendre » 

Nous avons eu en France depuis lors bien des directeurs, 
administrateurs et protecteurs des beaux-arts, mais je doute 
qu'ils aient jamais montré cette pureté de goût dans les ques- 
tions musicales auxquelles ils se trouvaient mêlés, pour la 
damnation des virtuoses et des compositeurs. Beaucoup 
d'entre eux, au contraire, ont donné des preuves nombreuses 
de leur aptitude à prendre du Pucita ou du Gavaux pour du 
Mozart et du Beethoven, et vice versa. 

Et pourtant, à coup sûr, Napoléon ne savait pas la mu- 
sique. 

MOI. 

Puisque nous en sommes ce soir à raconter des anecdotes 
sur le grand empereur, en voici une encore qui montre corn» 
meut il savait honorer les artistes dont les œuvres lui étaient 
sympathiques. Lesueur, dont Corsino citait tout à l'heure le 
nom, et qui fut longtemps surintendant de la chapelle impé- 
riale, venait de faire représenter son opéra des Bardes, 
L'étrangeté des mélodies , le coloris antique et l'accent gi-ave 
des harmonies de Lesueur se trouvaient là parfaitement 
motivés. 

On sait quelle était la prédilection de Napoléon pour les 
poèmes de Macpherson, adiibuës à Ossian; le musicien qui 
venait de leur donner une vie nouvelle, no pouvait manquer 

16 



254 LES SOIHëËS De L'ORCHESTRE. 

de s'en ressentir. A Tune des premières représentations des 
Bardes^ l*£mpereur enchanté Tayant Mi venir dans sa loge 
après le troisième acte, lui dit : « Monsieur Lesueur, voilà 
de la musique entièrement nouvelle pour moi, et fort belle ; 
votre second acte surtout est inaccessible, i» Vivement ému 
d'un pareil suffrage^ et des cris et des applaudissements qui 
éclataient de toutes parts, Lesueur voulait se retirer; Napo- 
léon le prenant par la main le fit avancer sur le devant de sa 
loge, et, le plaçant à côté de lui : « Non, non, restez ; jouis- 
sez de votre triomphe; on, n'en obtient pas souvent de pa- 
reil. » Certes, en lui rendant ainsi éclatante justice. Napoléon 
ne fit point un ingrat; jamais Tadmiration et le dévouement 
d'un soldat de la garde ne surpassèrent en ferveur le culte 
que Tarlisle a professé pour lui jusqu'au dernier moment. 
H ne pouvait en parler de sang-froid. Je me souviens qu'un 
jour, en revenant de l'Académie, oii il avait entendu amère- 
ment critiquer la fameuse Orientale de Victor Hugo, intitulée , 
Lui ! il me pria de la lui l'éciler. Son agitation et son étonne- 
ment, en écoutant ces beaux vers, ne peuvent se rendre; à 
cette strophe : 



Qu'il est grand là surtout, quand, puissance brisée, 
Des porteMîlefs anglais misérable risée, 
Au sacre du malheur il retrempe ses droits, 
Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine, 
Et mburant de Texil, gêné dans Sainte-Hélène, 
Manque d'air dans la cage où l'exposent les rois ! 



li'y tenant plus, il m'arrêta ; il sanglotait. 

DmSKYi 

N'est^e pas à l'occasion de cet opéra que Napoléon envoya 
à Lesueur une boite d'or..; avec une inscription?... j'ai en- 
tendu parler de cela. 

MOI. 

Oui, la riche boite, qtie j'ai vue^ porte celle épigraphe t 



VINGTIEME SOIRÉE. 255 

L'EMPEREUR DES FRANÇAIS A V AUTEUR DES 

BARDES. 

CORSINO. 

]1 y avait là de quoi faire perdre Ja tête à un artiste. Quel 
homme!... Ceci est grandiose. Mais qu'il était gracieusement 
fin dans Foccasion, et comme il savait allier une douce rail- 
lerie à de Tobligeance ! Mon fi-ère, qui a servi dans Farmée 
française pendant la première campagne d'^ltalie, m'a ra- 
conté de quelle façon il reconnut^ sans rire, Tindépendance 
de la république de San Marino. En apercevant sur son ro- 
cher la capitale de cet Etat libre : « Quel est ce village? 
dit-il. — Général, c'est la république de San Marino. — Eh 
bien ! qu'on n'inquiète pas ces honnêtes républicains. Allez, 
au contraire^ leur dire de ma part que la France reconnaît 
leur indépendarM^e^ les prie de recevoir en signe d'amitié 
deux pièces de canon^ et que je leur souhaite le bonjour, m 



VINGT ET UNIÈME SOIRÉE. 



ÉTUDES MUSICALES . — LES ENFANTS DE CHARITÉ A L'ÉGUSE DE SAINT- 
PAUL DE LONDRES, CHOEUR DE 6,500 VOIX. — LE PALAIS DE CRISTAL 
A SEPT HEURES DU MATIN. — LA CHAPELLE DE l'eMPEREUR DE 
RUSSIE. — INSTITUTIONS MUSICALES DE l'aNGLETERRE. — LES CHINOIS 
CHANTEURS ET INSTRUMENTISTES A LONDRES ; LES INDIENS* ; L'hIGH- 
LANDER ; LES NOIRS DBS RUES. 



On joue un, etc., etc., etc. 
• En m^apercevant, quatre ou cinq musiciens m'interpellent 
au sujet des observations que j^ai dû faire Tan dernier, en 
Angleterre, sur rassemblée annuelle des enfants de charité, 
sur les Indiens^ les Highlanders^ les hommes noirs chantant 
dans les iiies^ et sur les Chinois d'Albert Gâte et de la Jon- 
que. « Aucun de nous, dit Moran, n'a pu trouver de témoin 
auriculaire de ces excentricités musicales dont nous avons 
tant entendu parler. Nous savons que vous étiez à Londres 
en i85f, que vous y remplissiez, par ordre du gouvernement 
français, les fonctions de juré près Texposition universelle; 
vous avez dû tout voir et tout entendre. Dites-nous le fin 
mot des choses, nous sommes on ne peut plus disposés à 
vous croire. — Vous êtes bien bons! mais, Messieurs, c'est 



258 Ifô SOIREES DE L'ORCHESTRE. 

long à narrer, et, — Nous avons quatre actes ce soîr ! — 
Quatre actes... — Sans compter le ballet ! — Pauvres nous! 
en ce cas je commence. 

rëtais en effet à Londres dans les premiers jours de juin, 
l'an dernier, quand un lambeau du journal, tombé par ha- 
sard entre mes mains, m'apprit que ï^nniversary meeting of 
the Charity children allait avoir lieu dans l'ëglise de Saint- 
Paul. Je me mis aussitôt en quête d'un billet, qu*après bien 
des lettres et des démarches je finis par obtenir de l'obli- 
geance de M. Gosse, le premier organiste de cette cathédrale. 
Dès dix heures du malin, la foule encombrait les avenues de 
réglise ; je parvins, non sans peine, à la traverser. Arrivé 
dans la tribune de l'orgue destinée aux chantres de la cha- 
pelle, hommes et enfants, au nombre de soixante-dix, jereçu» 
une partie de basse qu'on me priait de chanter avec eux, et 
un surplis qu'il me fallut endosser, pour ne pas détruire, par 
mon habit noir, l'harmonie du costume blanc des autres 
choristes: Ainsi déguisé en hommed'église, j'attendis ce qu*on 
allait me faire entendre avec une certaine émotion vague, 
causée par ce que je voyais. Neuf amphithéâtres presque ver- 
ticaux, de seize gradins chacun, s'élevaietit au centre du mo- 
nument , sous la coupole et sous l'arcade de Test devant 
l'orgue pour recevoir les enfants. Les six de la coupole for- 
maient une sorte de cirque hexagone, ouvert seulement à 
l'est et à l'ouest. Dq cette dernière ouverture partait un plan 
incliné, allant aboutir au haut de la porte d'entrée principale, 
et déjà couvert d'un auditoire immense, qui pouvait ainsi, 
des bancs, même les plus éloignés, tout voir et tout entendre 
parfaitement. A gauche de la tribune que nous occupions de- 
vant l'orgue^ une estrade attendait sept ou huit joueurs de 
trompettes et de timbales. Sur cette estrade, un grand mirmr 
était placé de manière à réfléchir, pour les musiciens, les 
mouvements du chef des chœurs, marquant la mesure au 
loin, dans un angle au-dessous de la coupole, et dominant 
toute la masse chorale. Ce miroir devait servir aussi à guider 
l'oi^aniste tournant le dos au choBur. Des bannières plantées 
tout autour du vaste amphithéâtre dont le seizième gradin at- 



VINGT ET UNIÈME SOIRÉE. 259 

teignait presque aur chapiteaux de la colonnade, indiquaient 
la place que devaient occuper les diverses écoles, et por- 
taient le nom des paroisses ou des quartiers de Londres aux- 
quels elles appartiennent. Au moment de rentrée des. groupes 
d'enfants, les compartimeots des amphithéâtres^ se peyplant 
successivement du haut en bas, formaient un coup d'œil sin- 
gulier, rappelant le spectacle qu'offre dans le monde micros- 
copique le phénomène de la cristallisation. Les aiguilles 4le 
ce cristal aux molécules humaines, se dirigeant toujours de 
la circonférence au centre, étaient de deux couleurs, le bleu- 
foncé de rhabit des petits garçons sur les gradins d*en haut^ 
et le blanc de la robe et de la coitïe des petites filles occupant les 
rangs inférieurs. En outre, les garçons portant sur leur veste, 
les uns une plaque de cuivre poli^ les autres une médaille 
d'argent , leurs mouvements faisaient scintiller la lumière 
réfléchie par ces ornements métalliques, de manière à pro- 
duire l'effet de mille étincelles s'éteignant et se rallumant à 
chaque instant sur le fond sombre du tableau. L'aspect des 
échafaudages couverts par les tilles était, plus curieux encore; 
les rubans^ verts et roses qui paraient la tète et le cou de ces 
blanches petites vierges , faisaient ressembler exactement 
cette partie des amphithéâtres à une montagne couverte de 
neige, au travei*s de laquelle se montrent ça et là des brins 
d'herbe et des fleurs. Ajoutez les nuanoes variées qui se fon- 
daient au loin dans le clair-obscur du plan incliné où siégeait 
Tauditoire, la chair;e tendue de rouge de l'archevêque de 
Gantorbéry, les bancs richement ornés du lord*maire et de 
Taristocratie anglaise sur le parvis au-dessous de la coupole, 
puis à l'autre bout et tout en haut les tuyaux dorés du grand 
orgue ; figurez-vous cette magnifique église de Saint-Paul, la 
plus grande du monde après Saint-Pierre, encadrant le tout, 
et vous n'aurez encore qu'une esquisse bien pâle de cet in- 
comparable spectacle. Et partout un ordre, un recueillement, 
une sérénité qui en doublaient la magie. H n'y a pas de mises 
en scène , si admirables qu'on les suppose , qui puissent ja- 
mais approcher de cette réalité que je crois avoir vue en 
songe à l'heure qu'il est. Au fur et à mesure que les enfants. 



260 LES SOIRÉES DE L;0RGHESTRE. 

parés de leurs habits neufs^ venaient occuper leurs places avec 
une joie grave exempte de turbulence, mais où Ton pouvait 
observer un peu de fierté, j'enteiidais mes voisins anglais dire 
entre eux : « Quelle scène ! quelle scène!!... » et mon émo- 
tion était profonde quand, les six mille cinq cents petits chan- 
teurs étant enfin assis^ la cérémonie commença. 

Après un accord de Torgue, s'est alors élevé en un gigan- 
tesque unisson le premier psaume chanté par ce chœur inouï : 

AU peopi4 tkai on earth do dwell 

Sing lo the Lord with chéerful voice. 
{Le peuple entier qui sut la terre habite 
Chante au Seigneur d'une joyeuse voix») 

Inutile de chercher à vous donner une idée d^un pareil 
effet musical. Il est à la puissance et à la beauté des plus ex- 
cellentes masses vocales que vous ayez jamais entendues 
comme Saint-Paul de Londres est à une église de village, et 
cent fois plus encore. J'ajoute que ce choral, aux larges notes 
et d*un grand caractère, est soutenu par de superbes harmo- 
nies dont l'orgue l'inondait sans pouvoir le submerger. J'ai 
été agréablement surpris d'apprendre que la musique -âe ce 
psaume, pendant longtemps attribuée à Luther, est de Claude 
Goudimel, maître de chapelle à Lyon au xvi* siècle. 

Malgré Toppression et le tremblement que j'éprouvais, je 
tins bon^ et sus me maîtriser assez pour pouvoir faire une 
partie dans les psaumes récités sans mesure [reading psùlms) 
que le chœur des chantres musiciens eut à exécuter en se- 
cond lieu. Le Te Deum de Boy ce (écrit en 4760), morceau 
sans caractère, chanté par les mêmes^ acheva de' me calmer. 
A l'antienne du couronnement, les enfants se joignant au 
petit chœur de l'orgue de temps en temps, et seulement pour 
lancer de solennelles exclamations telles que : God save Ihe 
king ! — Long live the king ! — May the king live for ever ! 
-— ^men ! HcMlujah ! Télectrisation recommença. Je me mis 
à compter beaucoup de pauses, malgré les soins de mon 
voisin qui me montrait àr chaque instant sur sa partie la me- 
sure ou on en était , pensant que je m'étais perdu. Mais au 



VINGT ET UNIÈME SOIRÉE. ?6i 

psaume à trois temps de J. Ganthaumy ^ ancien maître an- 
glais (1774)^ chanté par toutes les voix, avec les trompettes, 
les timbales et Forgue, à ce foudroyant retentissement d'une 
hymne yraiment brûlante d'inspiration^ d\me harmonie 
grandiose, d'une expression noble autant que touchante, la 
nature reprit son droit d^être faible^ et je dus me servir de 
mon cahier de musique, comme fit Agamemnon de sa loge, 
pour, me voiler la face. Après ce morceau sublimey et pen- 
dant que le lord^archevêque de Gantorbëry prononçait son 
sermon que Téloignement m^empêchait d'entendre^ un des 
maîtres des cérémonies vint me chercher , et me conduisit , 
ainsi tout lacrymam, dans divers endroits de l'église, pour 
contempler sous tous ses aspects ce tableau dont l'œil ne 
pouvait d'aucun point embrasser entièrement 4a grandeur. Il 
me laissa ensuite en bas^ auprès de la chaire, parmi le beau 
monde, c'est-à-dire au fond du cratère du volcan vocal ; et 
quand, pour lé dernier psaume, il recommença à faire érup- 
tion, je dus reconnaître que, pour les auditeurs ainsi placés, 
sa puissance était plus grande du double que partout ailleurs. 
En sortant, je rencontrai le vieux Gramer, qui, dans son 
transport, oubliant qu'il sait parfaitement le français, se mit 
à me crier en italien : Coia stupenda! sittpenda! la gloria 
deW Jnghilterra ! 

PuisDuprez... Ah! le grand artiste qui, pendant sa bril- 
lante carrière, émut tant de gens, a reçu ce jour-là le paie- 
ment de ses vieilles créances, et ces dettes de la France ce 
sont des enfants anglais qui les lui ont payées. Je n'ai jamais 
vu Duprez dans un pareil état : il balbutiait, il pleurait, il 
battait la campagne; pendant que l'ambassadeur turc et un 
beau jeune Indien passaient près de nous froids et tristes 
comme s'^ils fussent venus d'entendre hurler dans une mos- 
quée leurs derviches tourneurs. fils de l'Orient ! il vous 

manque un sens : Tacquerr^-vous jamais? Maintenant, 

quelques détails techniques. Gette institution des Charity 
Children fut fondée par le roi Georges lll en 1764. Elle se sou- 
tient par les dons volontaires ou souscriptions qui lui vien- 
nent de toutes les classes riches ou seulement aisées de la 

15. 



262 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

capitale. Le bénéfice du meeting annuel de Saint-Paul, dont 
les billets se vendent une demi«coui-onne et une demi-guinée, 
lui. appartient aussi. Quoique toutes les places réservées au 
public soient en pareil cas enlevées longtemps d'avance, rem- 
placement occupé par les enfants et le sacrifice qu'il £aiut 
faire d'une grande partie de réglisé pour y établir les admi- 
rables dispositions dont je Tiens de parler, nuisent nécessai- 
rement beaucoup au résultat pécuniaire de la cérémonie. Les 
dépenses en sont d'ailleurs fort grandes. Ainsi rétablissement 
se^ul 4^s neuf amphithéâtres et du plancher incliné coûte 
450 liv. st. (11,250 fr.]. Les recettes s'élèvent ordinairement 
à 800 liv. st. (20,000 fr.). Il ue reste donc que • 8,750 fr. tout 
au plus, aux: six mille cinq cents pauvres petits- qui donnent 
une par/eille fête à la cité-mère; mais les dons volontaires 
forment toujours une somme considérable. 

Ces enfants ne savent pas la musique, ils n'ont jamais vu 
une note de leur vie. On est obligé tous les ans de 'leur seiiner 
avec un violon^ et pendant trois mois entiers, les hymnes et 
antiennes qu'ils auront à chanter au meeting. Us les appren- 
nent ainsi par cœur, et n'apportent en conséquence à Téglise 
ni livre ni quoi que ce soit pour les guider dans l'exécution : 
yoilà pourquoi ils chantent seulement à Tunisson. Leurs voix 
sont belles, mais peu étendues; on ne leur 'donne à ctiantier, 
en général, que des phrases contenues daÀs TinterraUe d'une 
onzième, du si d'en basautm entre les deux dernières portées 
(def de sol). Toutes ces notes, qui d'ailleurs sont à peu près 
communes au soprano, au mezBO soprano et au contralto, et 
se trouvent en conséquence chez tous les individus, ont une 
merveilleuse sonorité. It est douteux qu'on pût les faire chan- 
ter à plusieurs parties. Malgré Fextrême simplicité et la lar- 
geur des mélodies qu^on leur confie^ il n'y a - même pas pour 
l'oreille des musiciens, une simultanéité irréprochable dans 
les attaques des Voix après les silences. Cela vient de ce que 
ces enfants ne savent pas ce que c'est que les temps d^une 
mesure et ne songent point à lès compter. En outre^ leur di- 
-i*ecteur unique, placé très^haut au-^iessu^ du cbcBur^ ne peut 
être aperçu aisément que des rangs supérieur» des trois am« 



VINGT ET UNIÈME SOIRÉE. 263 

phithéAtres qui lui font tace, et ne sert guère qu'à indiquer le 
commencement des morceaux^ la plupart des chanteurs ne 
pouvant le voir et les autres ne daignant presque jamais le 
regarder. 

Le résultat prodigieux de cet unisson est dû, selon moi, à 
deux causes ; au nombre jénorme et à la qualité de voix d'a- 
bord, ensuite à la disposition des chanteui*s en amphilhéâtres 
très-élevés. Les réflecteurs et les producteurs du son se trou* 
vent dans de bonnes proportions relatives, l'atmosphère de 
réglise, attaquée par tant de points à la fois, en surface et 
en profondeur, entre .alors tout entière en vibrations, et son 
retentissement acquiert une majesté et une force d'action sur 
l'organisation humaine que les plus savants efforts de l'art 
musical^ dans lesi conditions ordinaires, n^ont point encore 
laissé soupçonner. J'ajouterai, mais d'une façon conjecturale 
seulement, que, dans une circonstance exceptionnelle comme 
celle-là, bien des phénomènes insaisissables doivent avoirlieu, 
qui se rattachent ajux mystérieuses lois de l'électricité. > . 

Je me demande maintenant si la. cause de la différence no- 
table qui existe entre la voix des enfants élevés par charité à 
Londres et celle de nos enfants pauvres de Paris, ne serait 
point due à Talimeutation, abondante et bonne chez les pre- 
miers, insuffisante et de mauvaise qualité chez les seconda. 
Gela est très-probable. Ges enfants anglais sont forts, bien 
musclés, et n^offrent rien de l'aspect souffreteux ^t débile que 
présente à Paris la jeune population ouvrière, épuisée par un 
mauvais régime alimentaire, le travail et les privations. 11 
est tout naturel que les organes vocaux participent chez nos 
eafimts de l'affaiblissement du reste de l'organisme, et que 
l'intelligence même puisse s^en ressentir. 

En tout cas, ce ne sont pas les voix seulement qui manque- 
raient aujourd'hui pour révéler à Paris, d'une aussi étonnante 
façon, la sublimité de la musique numumenîale. Ce qui man- 
querait d'abord, c'est la cathédrale aux gigantesques propor- 
tions .(l'église de Notre«Dame elle-même ne conviendrait 
pas); c'est, hélafi! aussi la foi dans l'art; c'est un élan dwect 
et chaleureux vers lui; c'est le calme, la patience, la snl^ordi- 



264 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

nation des élèves et des artistes; c^est une grande volonté, 
sinon du gouvernement, au moins des classes riches, d^at- 
teindre le but après en avoir compris la beauté^ et^ par suite, 
c'est enfin Targent qui manquerait, et Fentreprise croulerait 
par sa base. Nous n'avons qu*à rappeler, pour comparer une 
petite chose à une immense, la triste tin de Choron, qui avec 
de faibles ressources, avait déjà obtenu de si importants ré- 
sultats dans son institution de musique chorale, et qui mou- 
rut de chagrin quand, par éc&nomie^ le gouvernement de Juil- 
let la supprima. 

Et pourtant, au moyen de trois ou quatre établissements 
qu'il serait aisé de fonder chez nous, qui pourrait^ dans un 
certain nombre d'années, nous empêcher de donner à Paris 
un exemple en petit, mais perfectionné, de la fête musicale 
anglaise ? Nous n'avons pas Téglise de Saint-Paul, il est vrai, 
mais nous avons le Panthéon, quiôfiVè^ sinon des dimensions, 
au moins des dispositions intérieures à peu près semblables. 
Le nombre des exécutants et celui des auditeurs serait moins 
colossal ; mais l'édifice étant aussi moins vaste, Tefiet pour- 
rait être encore fort extraordinaire. 

Admettons que le plan incliné, partant du haut de la porte 
centrale du Panthéon^ ne pût contenir que cinq mille audi- 
teurs : une pareille assemblée est encore assez respectable, 
et me paraît représenter largement cette partie de la popula- 
tion de Paris qui possède Tintelligenceet le sentiment de Tart. 
Supposez maintenant que sur les amphithéâtres, au lieu de 
six mille cinq cents enfants ignorants, nous ayons mille 
dnq cents enfants musiciens; cinq cents femmes musiciennes 
et armées de véritables voix ; de plus y deux mille hommes 
suffisamment doués par la nature et l'éducation ; admettez 
aussi qu'au lieu de donner au public le fond centrai de Tbexa- 
gone, sous la coupole, oii y place un petit orchestre de trois 
ou quatre cents instrumentistes, et qu'à cette masse bien 
exercée de quatre mille trois cents musiciens soit confiée 
l'exécution d'une belle œuvre, écrite dans le style convena- 
ble à de pareils moyens, sur un sujet où la grandeur est unie 
à la noblesse, où se retrouve vibrante l'expression de toutes 



VINGT ET UNIÈME SOIRÉE. 265 

)es hautes pensées qui peuvent faire battre le cœur de 
rhoranoe; je crois qu^une telle manifestation du plus puis- 
sant des arts, aidée du prestige de la poésie et de Tarchitec- 
ture, serait réellement digne d'une nation comme la nôtre et 
laisserait bien loin derrière elle les fêtes si vantées de l'anti- 
quité. 

Avec les ressources françaises seules, dans une dizaine d'an- 
nées, cette fête serait possible; Paris n'aurait qu'à vouloir. 
En attendant, et à l'aide des premlei*s rudiments de la musi- 
que, les Anglais veulent et peuvent. Grand peuple, qui a 
l'instinct des grandes choses !!! l'âme de Shakspeare est en 
lui! 



Le jour où j'assistai pour là première fois à cette cérémo- 
nie, en sortant de Saint-Paul dans un état de demi-ivresse 
que vous concevrez maintenant, je me laissai conduire, sans 
trop savoir pourquoi, sur un bateau de la Tamise où je re- 
çus pendant vingt minutes une pluie battante. Revenu en- 
suite à pied et tout mouillé de Chelsea, où je n'avais que 
faire, j'eus la prétention de dormir; mais les nuits qui suc- 
cèdent à de pareils jours ne connaissent pas le sommeil. 
Tentendais sans cesse rouler dans ma tête cette clameur 
harmonieuse : AU people that on earth do dtoellf et je voyais 
tourbillonner l'église de Saint-Paul ; je me retrouvais dans 
son intérieur; il était, par une bizarre transformation, 
changé en pandœmonium : c'était la mise en scène du cé- 
lèbre tableau de Martin; au lieu de l'archevêque dans sa 
chaire, j'avais Satan sur son trône ; au lieu des milliers de 
fidèles et d'enfants groupés autour de lui , des peuples de 
démons et de damnés dardaient du sein des ténèbres vi- 
sibles leurs regards de flamme, et l'amphithéâtre de fer 
-sur lequel ces millions étaient assis vibrait tout entier 
d'une manière terrible , en répandant d'affreuses harmonie?» 

Enfin, las de la continuité de ces hallucinations,^je pris le 
parti, bien qu'il fît à peine jour, de sortir et de m'acheminer 
Ters le palais de l'Exposition où m'appelaient dans quelques 
heures mes fonctions de juré. Londres dormait encore; au- 



266 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

cune des Sara^ des Mary, des Kate, qui lavent chaque matia 
le seuil des maisons , n'appaiaissait son éponge à la main. 
Une vieille Irlandaise aginée fumait sa pipe, accroupie seule 
dans un coin de Manchester square, Les vaches nonchalantes 
ruminaient, couchées sur Tépais gazon de Hyde-Park. Le pe* 
lit trois-mâls, ce jouet du peuple navigateur, se balançait 
sommeillant sur la rivière Serpentine. Déjà quelques gerbes 
lumineuses se détachaient des vitraux élevés du palais ou- 
vert à ail people that on earth do dwelL 

La garde^ qui veille ^ux bai^rières de ce Louvre, accoutu* 
mée de me voir à toutes ^sortes d'heures indues, me laissa 
passer, et j'entrai. C^était encore un spectacle d'une gran- 
deur originale que celui de Tintérieur, désert du palais de 
TExposilion à sept heures du matin : cette vaste solitude, ce 
silence, ces douces lueurs tombant du faite transparent, tous 
ces jets d'eau taris, ces orgues muettes^ ces arbres immo* 
biles, et cet étalage harmonieux des riches produits apportés 
là de tous les coins du monde par cent peuples rivaux. Ces 
ingénieux travaux ûls de la paix, ces instruments de destruc* 
tion qui rappellent la guerre, toutes ces causes de mouve- 
ment et de bruit semblaient alors converser mystërieusemeat 
entre elles, en FàbseQce de l'homme, dans cette langue in- 
connue qu'on entend avec l'oreiUe de l'esprit. Je me disposais 
à écouter leur secret dialogue, me croyant seul dans le spa- 
lais; mais nous étions trois : un Chinois, un moineau et moi. 
Les yeux bridés de l'Asiatique s'étaient ouverts avant Theure, 
à ce qu'il parait, ou peut-être^ comme les miens, ne s'é^ 
taient-ils pas fermes. A l'aide d'un petit balai de plume, il 
époussetait avec soin ses beaux vases de porcelaine, ses hideux 
ms^ots, ses laques, ses soieries. Puis je le vis prendre un 
arrosoir, aller puiser de l'eau dans le bassin de la fontaine 
de verre, et revenir désaltérer avec tendresse une pauvre 
tleur, chinoise sans doute, qui s'étiolait dans un ignoble vase 
européen^ Après quoi il vint s'asseoir à quelques pas de sa 
boutique, regarda les tamfams qui y étaient appendus^.fît un 
mouvement comme pour aller les frappei* ; mais réfléchissant 
qu'il n'avait ni fières ni amis à réveiller, il laissa retomber 



VINGT ET UxNlÊME SOIRÉE. ^67 

sa liiain qui tenait déjà le marteau du gong^ et soupira, 
a Dulces remintscitur Argos, » me dis-je. Prenant alors mon 
air le plus gracieux, ]c m'approche de lui, et supposant qu*il 
entend Fanglais, je lui adresse un good morning, sir, plein 
d*un intérêt bienveillant auquel il n*y avait pas à se mé- 
prendre. Pour toute réponse, mon homme se lève, me tourne 
le dos» va ouvrir une armoire, et en tire des sandwiches qu'il 
se met à manger sans me regarder et d'un air assez méprisant 
pour ce mets des Barbares, Puis il soupire encore....^ Il 
pense évidemment à ces succulentes nageoires de requin 
frites dans de Thuiie de ricin dont il se régalait dans son 
pays, à la soupe aux nids d'hirondelles», et à ces fameuses 
confitures de cloportes qu'on fait si bien à Canton. Poyah ! 
les pensées de ce gastronome impoli me dmin^nt des nausées, 
et je m'éloigne. 

En passant près d'une grossa pièce de canon de 48, fondue 
à Séville et qui avait Pair, en regardant la boutique de Sax 
placée auprès d*elle, de le défier de faire un instmment de 
cuivre de son calibre et de sa voix, j'efiarouçhe un moineau 
caché dans la gueule de la brutale Espagnole, « Pauvre 
échappé du massacre des innocents, ne crains rien, je ne t,e 
dénoncerai pas; au contraire^ tiens I...,)» -^ Et tiraiit de ma 
poche un morceau de biscuit que le maître des cérémonies 
de Saint-Paul m'avait forcé d'accepter la veille , je l'émiette 
sur le plancher. Lorsqu'on consti^pisit le palais de l'Exposi- 
tion^ une tribu de moineaux avait élu domicile dans l'un des 
grands arbres qui ornent à cette heure le transept. Elle 
s'obstina à y rester malgré les progrès menaçants du travail 
des ouvriers.* Il n'était guère possiUe, en effet, à ces bêtes 
d'imaginer qu'elles pussent êlie prises dans une pareille cage 
de verre au treillis de fer. Quand elles eurent }a conviction du 
fait ^ leur étonnement fut grand. Les moineaux cherchaient 
une issue en voletant de droite et 4e gauche. Dans la crainte 
des dégâts que leur présence pouvait causer à certains objets 
délicats exposés dans 1^ bâtiment, on résolut de les. tuer tous, 
et on y parvint, avec des sarbacanes^ vingt sortes de pièges 
et la perfide noix vomique. Mon moineau, dont je découvris 



268 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

ainsi la retraite, et que je me gardai de trahir, était le seul 
qui eût survécu. G*est le Joas de son pei](>le, me dis-je. 

Et je le sauverai des fureurs d'Atbalie. 

Gomme je prononçais ce vers remarquable, à l'instant 
même improvisé, un bruit assez semblable au bruit de la 
pluie se répandit sous les vastes galeries : c'étaient lès jets 
d'eau et les fontaines auxquels leurs gardiens venaient de 
donner la volée. Les châteaux de cristal, les rochers factices^ 
vibraient sous le ruissellement de leurs perles liquides; les 
policemen, ces bons gendarmes sans armes, que chacun res- 
pecte avec tant de raison, se rendaient à leur poste ; le jeune 
apprenti de M. Ducroquet s'approchait de l'orgue de son pa- 
tron, en méditant la nouvelle polka dont il allait nous réga- 
ler; les ingénieux fabricants de Lyon venaient achever leur 
admirable étalage; les diamants, prudemment cacbés pen- 
dant la nuit, reparaissaient scintillants sous leur vitrine ; la 
grosse cloche irlandaise en ré hémol mineuTy qui trônait 
dans' la galerie de l'est, s'obstinait à frapper un, deux, trois, 
quatre» Cinq, six, sept, huit coups, toute fière de ne point 
ressembler à sa sœur de l'église d'Albany street, qui donne 
une résonnance de tierce majeure. Le silence m'avait tenu 
éveillé, ces rumeufs m'assoupirent; le besoin de sommeil 
devenait irréstible ; je vins m'asseoir devant le grand piano 
d'Érard, cette merveille musicale de TExposition; je m'ac- 
coudai sur son riche couvercle, et j'allais m'endormir, 
quand Thalberg me frappant sur Tépaule : « Eh, confrère! le 
jury se rassemble. Allons! de l'ardeur! nous avons aujour- 
d'hui trente-deux tabatières à musique , vingt-quatre accor- 
déons et treize bombardons à examiner, d 

(Les musiciens, que mon récit paraît avoir intéressés, 
gardent le siïeilce et semblent attendre que je continue.) 

Je ne puis comparer à TefTet de Yunisscn gigantesque des 
enfants de Saint-Paul que celui des belles harmonies reli- 
gieuses écrites par Bortniansky pour la chapelle impériale 



VINGT ET UNIÈME SOIRÉE. 26» 

russe, et qu'exécutent à Saint-Pétersbourg les chantres de la 
cour, avec une perfection d*en semble , une finesse de 
nuances, et une beauté de sons dont tous lie pouvez vous 
former aucune idée. Mais ceci, au lieu d'èti'e le l'ésiiltat de la 
puissance d'une masse de voix incultes^ est le produit excep- 
tionnel de Fart ; on le doit à Texcellencè des études constam- 
ment suivies par ime collection de choristes choisis. 

Le chœur de la chapelle de l'empereur de Russie, composé 
de quatre-vingts chanteui*s, hommes et enlànts, exécutant des 
morceaux à quatre , six et huit parties réelles , tantôt d'une 
allure assez vive et compliqués de tous les artifices du style 
fugué, tantôt d'une expression calme et séraphique» d'un 
mouvement extrêmement lent , et exigeant en conséquence 
une pose de voix et un art de la soutenir fort rares, me pa- 
raît au-dessus de tout ce qui existe en ce genre en Europe. 
On y trouve des voix graves, inconnues chez nous, qui des- 
cendent jusqu'au contre-la, au-dessous des portées^ clef de 
fa. Comparer Texécution chorale de la chapelle Sixtiiie de 
Rome avec celle de ces chantres merveilleux, c'est opposer la 
pauvre petite troupe de racleurs d'un théâtre italien du troi- 
sième ordre à l'orchestre du Conservatoire de Paris. 

L'action qu'exerce ce chœur et la musique qu'il exécute, 
sur les personnQ3 nerveuses, est irrésistible. Aces accents 
inouïs, on se sent pris de mouvements spasmodiques pi'esque 
douloin*eux qu'on ne sait comment maîtriser. J'ai essayé plu- 
sieurs fois de rester, par un violent efibrt de volonté, impas- 
sible en pareil cas, sans pouvoir y parvenir. 

Le rituel de la religion chrétienne grecque interdisant l'em- 
ploi des instruments de musique et même celui de l'orgue 
dans les églises, les choristes russes chantent en conséquence 
toujours sans accompagnement. Ceux de Tempereur, ont même 
voulu éviter qu'un chef leur fût nécessaire pour marquer 
la mesure, et ils sont parvenus à s'en passer. S. A. I. madame 
la grande-duchesse de Leuchtenberg m'ayant fait un jour, à 
Saint-Pétersbourg, l'honneur de m'inviter à entendre une 
messe chantée à mon intention dans la chapelle du palais, j'ai 
pu juger de l'étono^ate assurance avec laquelle ces choristes. 



270 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

ainsi livrés à eux-m^es, passent brusquement d'une tona- 
lité à une autre, d'un mouvement lent à un mouvement vif, 
et exécutent jusqu'à des récitatifs et des psalmodies non me- 
surées a^ec un ensemble imperturbable. Les quatre-^Tingls 
chantres^ revêtus de> leur ricbe costume, étaient disposés en 
deux groupes égaux debout de chaque côté de Tautel, en face 
Tun de Fautre. Les basses occupaient les rangs les plus éloi- 
gnés du centre, devant eux étaient les ténors, et devant ceux- 
ci les enfants sopi*ani et contralti. Tons, immobiles^ les yeux 
baissés, attendaient dans le plus profond silence le moment 
de commencer leur chant, et à un signe, fait sans doute par 
Tun des chefs d'attaque, signe imperceptible pour le specta- 
teur, et sans que personne eût donné le ton ni déterminé le 
mouvement^ ils entonnèi'ent un des plus vaMes concerts à 
huit voix de Bortniansky. 11 y avait dans ce tissu d'barmo^ 
nies des enchevêtrements de parties qui semblent impossibles, 
des soupirs, de vagues murmures comme on en entend par- 
fois en rêve, et de temps en temps de ces accents qui^ par 
leur intensité, ressemblent à des cris, saisissent le cœur à 
rimproviste, oppressent la poitrine et suspendent la vespira- 
tion. Puis tout s'éteignait dans un decrescendo inoomn^ensu- 
rable, vaporeux, céleste; on eut dit un chœur d'anges par- 
tant de la terre et se perdant peu à peu dans les hauteurs de 
Tempyrée. Par bonheur, la grande-duchesse ne m'adressa 
pas la parole ce jour-là, car dans l'état où je meirouvais à la 
fin de la cérémonie, il est «probable que j'eusse paru à S. A. 
prodigieusement ridicule. 

Bortniansky ( Dimitri Stepanowich ), né en 1751 àGloukoff, 
avait quarante-cinq ans» lorsque après un asses long séjour en 
Italie, il revint à Saint-Pétersbourg et fut nommé directeur de 
la chapelle ilx^>ériale. Le chœur des chantres, qui existait deptris 
le règne du czar Alexis Michaïiowitch^ laissait encore beaucoup 
à désirer quand Bortniansky en prit la direction. Cet homme 
habile, se consacrant exclusivement à sa nouvelle tâehe^ mit 
tousses soins à perfectionner cette belle institution^ et pour 
atteindre ce but s'occupa principalement de compositions re- 
ligieuses. Il mit en musique quarante» cinq psaumes à quatre 



VINGT ET UiNlÈME SOIRÉE. 27i 

et à huit parties. On lui doit, eu outre, une messe à trois par- 
ties et un grand nombre de pièces détachées. Dans toutes ces 
œuvres^on trouve un véritable sentiment religieux, souvent 
une sorte de mysticisme qui plonge l'auditeur en de profon- 
des extases, une rare expérience du groupement des masses 
vocales, une prodigieuse entente des nuances, une harmonie 
sonore, et, x^hose surprenante, une incroyable liberté dans la 
disposition des parties, un mépris souverain des règles les- 
pectées par ses prédécesseurs comme par ses contemporains, 
et surtout par les Italiens dont il est censé le disciple, il mou- 
rut le 28 septembre 1825, âgé de soixante-quatorze ans. Après 
lui, la direction de la chapelle fut confiée au conseiller privé 
Lvoff, homme d*un goût exquis et possédant une grande con-- 
naissance pratique des œuvres magistrales de toutes les éco- 
les. Ami intime et Tun des plus sincères admirateurs de 
Bortniansky, il se fit un devoir de suivre scrupuleusement la 
marche que celui-ci avait tracée. La chapelle impériale était 
déjà parvenue à un degré desplendeur remarquable, lorsque 
en 1836, après la mort du conseiller Lvoff, son fils, le gêné* 
rai Alexis Lvoff, en fut nommé directeur* 

La plupart des amateurs de quatuors et les grands .violonis- 
tes de toute FEurope connaissent ce musicien éminent, à la 
fois virtuose et compositeur* Son talent sur le violon /est 
remarquable, et son dernier ouvi*age, que j'entendis à Saint- 
Pétersbourg fi y a quatre ans. Topera à'Ondine, dont M. de 
Saint- Georges vient de traduire le livret en' français, contient 
des beautés de Tordre le plus élevé, fraîches, vives, jeunes et 
d'une originalité charmante. Depuis qu'il dirige le chœur des 
chantres de la cour, tout en suivant la même voie que ses 
devanciers, en ce qui concerne le perfectionnement de Texé- 
cutiouy il s'est appliqué h augmenter le répertoire déjà si riche 
de cette chapelle, soit en composant des pièces de musique 
religieuse, soit en se livrant à d'utiles et savantes investiga- 
tions dans les archives musicales de l'Église russe, recherches 
grâce auxquelles il a fait plusieurs découvertes précieuses 
pour Thistoire de Tart. 

La musique chorale nous a entratnésbien loin, Messieurs, 



272 LES SOIRÉES DE L*ORGRESTRE. 

mais je ne pouvais passer sous le silence un fait aussi consi- 
dërable que la perfection d'exécution à laquelle sont parve- 
nus les chantres de Tempereur de Russie. Ce souvenir, 
d'ailleui^s, s'est tout naturellement présenté à mon esprit 
comine Tantithèse de celui des enfants anglais de Saint-Paul. 
Maintenant, pour revenir à Londres, et avant de décrire 
la musique des Chinois^ des Indiens et des Highlanders^ que 
j'ai entendue^ je dois vous dire que l'Angleterre (on l'i- 
gnore trop sur le continent)^ a créé depuis quelques an- 
nées des établissements d'une grande importance, où la 
musique n'est point un objet de spéculation c<mimexlans les 
théâtres, et où on la cultivé en grande avec soin, avec talent 
et un véritable amour. Telles sont tke sacred Harmonie So- 
ciety y the London sacred Harmonie Society^ à Londres^ et les 
Philharmoniques de Manchester et de Liverpool. Les deux 
sociétés Londoniennes, qui font entendre des oratorios dans 
la vaste salle d'Exeter-Hall, comptent près de six cents cho- 
ristes. Les voi^ de ces chanteurs ne sont pas des plus belles, 
il est vrai, bien qu'elles m'aient paru de beaucoup supérieures 
aux voix parisiennes proprement dites; mais de leur ensem- 
ble résulte toutefois un effet imposant, essentiellement musi- 
cal, et, en somme, ces choristes sont capables d'exécuter cor- 
rectement les œuvres si complexes ^ aux intonations si 
dangereuses parfois, deHandel et de Mendelssohn, c'est-à-dire 
tout ce qu'il y a, en fait de chant choral, de plus difficile. 
L'orchestre qui les accompagne est insuffisant par le nombre 
seulement; eu égard au caractère simple de l'instrumentation 
des oratorios en général, il laisse peu à désirer sous les au- 
tres rapports. C'est par cette masse bien organisée d'amateurs^ 
secondés par un petit nombre d'artistes, que j'ai entendu 
exécuter à Exeter-Hall, devant deux mille auditeurs profon- 
dément attentifs, le magnifique poème sacré £*/$>, dernière 
œuvre de Mendelssohn. Entre ces institutions et celles qui 
ont mis nos ouvriers de Paris à même de chanter une fois 
l'an en public des ponts*^neufs plus ou moins misérables, il 
y a un abîme. Je ne connais pas encore la valeur de la Société 
musicale de LiverpooL Celle de Manchester, dirigée en ce 



VINGT ET UNIÈME SOIRÉE. 273 

moment par Charles Halle, le pianiste modèle, le musicien 
sans peur et sans reproche, est peut-être supérieure aux So- 
ciétés de Londres, si Ton en croit les juges impartiaux. La 
beauté des voix y est du moins extrêmement remarquable, 
le sentiment musical très-vif, Torchestre nombreux et bien 
exercé; et quant à Tardeur des dilettanti, eUe est telle, que 
quatre cents auditeurs surnuméraires paient une demi-gui« 
née pour avoir le droit d'acheter des billets de concert^ dans 
le cas très-rare où^ par Fabsence ou la maladie de quel- 
ques-uns des sociétaires auditeurs en titre, il leur dievieodrait 
possible de s'en procurer. Soutenue par un tel zèle, si dispen- 
dieuse qu*eUe soit, une institution musicale doit prospérer. 
La musique se fait belle et charmante pour ceux qui Faiment 
et la respectent; elle n'a que dédains et mépris pour ceux qui 
la vendent. Voilà pourquoi elle est si acariâtre^ si insolente 
et si sotte de notre temps, dans la plupart des grands théà-^ 
très de l'Europe livrés à la spéculation^ où nous la voyons si 
atrocement vilipendée. 

Parmi les institutions musicales de Londres, je vous cite- 
rai encore Fancienne Société philharmonique de Hanovre 
square, depuis trop longtemps célèbre pour que j'aie à vous 
en entretenir. 

Quant à la New philharmonie Society , récemment fondée à 
Exeter-Uall, et qui vient d'y fournir une carrière si brillante, 
vous concevrez que je doive me borner à quelques détails de 
simple statistique; en ma qualité de chef d'orchestre de cette 
Société, j'aurais mauvaise grâce d*en faire l'éloge. Sachez 
seulement que les directeurs de l'entreprise m'ont donné les 
moyens de faire exécuter grandement les chefs-d'œuvre, et 
la possibilité (à peu près sans exemple jusqu'ici en Angle- • 
terre) d'avoir un nombre suffisant de répétitions. L*orcheslre 
et le chœur forment ensemble un personnel de deux cent 
trente exécutants, parmi lesquels on compte tout ce qu'il y a 
de mieux à Londres en artistes anglais et étrangers. Tous , 
à un talent incontestable, joignent l'ardeur, le zèle et l'amour 
de Fart, sans lesquels les talents les plus réels ne produisent 
bien souvent que de médiocres résultats. 



274 LES SOltiËËS Dfe L^ORCBËSThË, 

U y a encore à fcondres plusieurs Sociétés de quatuors et de 
musi<}ue de chambre, dont la plus florissante aujourd'hui 
porte le titre de Musical Union, Elle a été fondée par M. Ella, 
artiste anglais distingué^ qui la dirige avec un soin^ une in- 
telligence et un dévouement au-dessus de tout éloge. Tke 
Musical Union n'a point pour but exclusif la propagation des 
quatuors^ mais celle de toutes les belles compositions instru- 
mentales de salon , auxquelles on adjoint même parfois un 
ou^ deux morceaux de chant, appartenant presque toujours 
aux productions de Técole allemande. M. Ella, bien que tîo- 
loniste de talent lui-même, a là modestie de n'être que le di- 
recteur organisateur de ces concerts^ sans y prendre aucune 
part comme exécutant. H préfèi^e adjoindre aux virtuoses les 
plus habiles de Lt)ndre8 ceux des étrangers de grand renom qui 
s'y trouvent de passage, et c^est ainsi qu'il a pu, cette année^ 
à MM. Oury et Piatty, réunir Léonard, Vieux temps, mademoi- 
selle Glauss, madame Pleyel , Sivory et Béttesini. Le public 
s'accommode fort bien d'un système qui lui procure à la fois 
et Texeellencede Texécution^ et une variété de style qu\)n ne 
pourrait obtenir en conservant toujours les mêmes virtuoses. 
M. Ella ne se borne point à donner ses soins à Texéôution des 
chefs-d'œuvre qui figurent dans ces concerts ; il veut encore 
que le public les goûte et les comprenne. En conséquence^ 
le programme de chaque matinée, envoyé d'avance aux abon- 
nés, contient une analyse synoptique des trios, quatuors et 
quintettes qu'on doit y entendre ; analyse trës-bien faite en 
général, et qui parle à la fois aux yeux et à l'esprit, en joi- 
gnant au texte critique des exemples notés sur une ou plu'^ 
sieurs portées, présentant, soit le thème de chaque morceau, 
• soit la figure qui y joue un rôle important, solfies harmonies 
ou les modulations les plus remarquables qui s'y trouvent. 
On ne saurait pousser plus loin l'attention et le rële. M. Ella 
a adopté pour l'épigraphe de ses programmes ces mots fran- 
çais, dont, par malheur, on n'apprécie guère chez nous le 
bon sens et la vérité, qu^il a recueillis de la bouche du savant 
professeur Baillot : 
(1 U ne suffit pas que Partiste soit bien préparé pour le 



VINGT ET UNIEME SOIRÉE. 275 

« pubUc, il faut aussi que le public le soit à ce qu^on va lui 
« faire entendre, n 

Tristes compositeurs dramatiques, si vous avez du génie et 
du cœur, comptez donc sur les auditeurs qui se préparent à 
entendre vos œuvres en se bourrant de truffes et de vin de 
Cbampague, et qui viennent à TOpéra pour digérer! Le 
pauvre Bailiot rêvait... 

Je dois encore vous faire connaître The Beethoven quarteH 
Society. Celle-ci a pour but unique de faire entendre à inter- 
valles périodiques et assez rapprochés les quatuors de J3eetho- 
ven. Le programme de chaque soirée eu contient trois; rien 
de moins et rien autre. Us appartiennent en général chacun à 
l'une des trois manières différentes de Tauteur ; et c'est tou- 
jours le dernier, celui de la troisième époque (l'époque des 
compositions prétendues incompréhensibles de Beethoven), 
qui excite le plus d'enthousiasme. Vous voyez là des Anglais 
suivre de l'œil, sur de petites partitions-diamant, imprimées 
à Londres pour cet usage, le vol capricieux de la peusée du 
maître; ce qui prouverait que plusieurs d'entre eux savent 
à peu près lire la partition. Mais je me tiens en garde contre 
le savoir de ces dévorants, depuis qu'en lisant par-dessus son 
épaule 9 j'en ai surpris un les yeux attachés sur la page n^ 4, 
pendant que les exécutants en étaient à la page n» 6. L'ama- 
teur appartenait sans doute à l'école de ce roi d'Espagne dont 
la manie était de faire le premier violon dans les quintetti de 
Boccherini^ et qui^ restant toujours en arrière des autres con- 
certants, avait coutume de leur dire, quand le charivari de- 
venait trop sérieux. « Allez toujours, je vous rattraperai 
bien ! » 

Getie intéressante Société, fondée, si je ne me trompe, il y 
a dix ou douxe ans par M. Alsager, amateur anglais dont la 
fin a été tragique, est maintenant dirigée par M. Scipion 
Rousselot, mon compatriote, fixé en Angleterre depuis long- 
temps. Homme du monde, homme d'esprit, violoncelliste 
habile, compositeur savant et ingénieux, ai-tiste dans la plus 
belle acception du mot, M. Rousselot était, mieux que beau- 
coup d'autres> fait pour mener à bien cette entreprise. Il s'est 



276 LES SOiRÊES DE L'ORCHESTRE. 

adjoint trois virtuoses excellents, tous pleins du sèle et de 
l'admiration qui raniment pour ces œuvres extraordinaires. 
Le premier violon est T Allemand Ernst, rien que celai Ernstl 
plus entraînant, plus dramatique qu'il ne le fut jamais. La 
partie de second violon est confiée à M. Ck)oper, violoniste 
anglais, dont le jeu est constamment irréprochable et d*une 
uBtteté parfaite , même dans Texécution des traits les plus 
compliqués. 11 ne c^erclie pas à briller hoi*s de propos, néan- 
moins, comme le font beaucoup de ses émules, et ne donne 
jamais à sa partie que Timportance relative qui lui fut dévo- 
lue par Tauteur. L*alto est joué par M. Hill, Anglais comme 
M. Cooper, Tun des premiers altos de TEurope et qui possède 
en outre un incomparable instrument. Le violoncelle^ enfin, 
est aux mains sûres de M. Rousselot. Ces quatre virtuoses 
ont déjà exécuté une vingtaine de fois Tœuvre entière des 
quatuors de Beethoven ; ils n'en font pas moins ensemble de 
longues et minutieuses répétitions, avant chacune des exécu- 
tions publiques. Vous concevrez alors que ce quatuor soit un 
des plus parfaits que Ton puisse entendre. 

Le lieu des séances de la Beethoven qtiarleU Sodety. porte 
le nom de Beethoven Room. J'ai quelque temps habité un ap- 
partement dans la maison même où il se trouve. Ce salon^ 
capable de contenir deux cent cinquante personnes tout au 
plus, est en conséquence fréquemment loué pour les concerts 
destinés à un auditoire peu nombreux; il y en a beaucoup de 
cette espèce. Qr, la porte de mon appartement donnant sur 
rescalier qui y conduit , il in'était facile en l'ouvrant d'en- 
tendre tout ce qui s'y exécutait. Un soir, j'entends retentir le 
trio en ut mineur de Beethoven... j'ouvre toute grande ma 
porte... Entre, eiitre^ soit la bienvenue, fière mélodie!... 
Dieu ! qu'elle est noble et belle 1... Où donc Beethoven a-t-il 
trouvé ces milliers de phrases , toutes plus poétiquement ca- 
ractérisées les unes que les auti'es, et toutes différentes, et 
toutes originales, et sans avoir même entre elles cet air de 
famille qu'on reconnaît dans celles des grands maîtres re- 
nommés pour leur fécondité? Et quels développements ingé- 
nieux! Quels mouvements imprévus î... Comme il vole à lirth- 



VINGT ET UISIÊMK SOlRÉK. 277 

d'aile, cet aigle infatigable ! comme il plane et se balance 
dans son ciel harmonieux!... Il s'y plonge, il s'y perd, il 
meute, il redescend, il disparaît... puis il revient à son point 
de départ , Toeil plus brillant, Taile plus forte, impatient du 
repos, frémissant, altéré de Tinfini... Très-bien exécuté! Qui 
donc a pu jouer ainsi la partie de piano?... Mon domestique 
m'apprend que c'est une Anglaise. Un vrai talent , ma foi !... 
Âîe! qu'est-ce que c'est! un grand air de prima donna?... 
John! shut the door! fermez la porte, vite^ vite. Ah! la 
malheureuse ! je l'entends encore. Fermez la seconde porte, 
la troisième; y en a-t-il une quatrième?... Enfin... je res- 
pire...... 

La cantatrice d'en bas me rappelait une de mes voisines de 
la rue d'Aumale, à Paris. Celle-là, s'étant mis en tête de de- 
venir tout à fait une diva, travaillait en conséquence tant 
qu'elle avait la force de pousser un son, et elle est très-robuste. 
Un matin, une marchande de lait passant sous ses fenêtres 
pour se rendre au marché, entendit sa voix lancinante^ et dit 
en soupirant : « Ah ! tout n'est pas roses dans le mariage ! » 
Vers le milieu de l'après-midi , repassant au même endroit 
pour s'en retourner, la pitoyable laitière entend encore les 
élans de l'infatigable cantatrice : a Ah! mon Dieu ! s'écrie- 
t-elle en faisant un signe de croix, pauvre femme! il est trois 
heures^ et elle est en mal d'enfant depuis ce matin! » 

La transition ne sera pas trop brusque maintenant, si je 
vous parle des chanteurs chinois, dont vous paraissez curieux 
de connaître l'excentrique spécialité. 

Je voulus entendre d'abord la fameuse Chinoise^ tl^ small 
fooied Lady (la dame au petit pied), comme l'appelaient les 
affiches qt les réclames anglaises. L'intérêt de cette audition 
était pour moi dans la question relative aux divisions de la 
gamme et à la tonalité des Chinois. Je tenais à savoir si^ 
comme tant de gens l'ont dit et écrit, elles sont différentes 
des nôtres. Or, d'après l'expérience concluante que j'ai faite, 
selon moi, il n'en est rien. Voici ce que j'ai entendu. La fa- 
mille chinoise^ composée de deux femmes^ deux hommes et 
deux enfants, était assise sur un petit théâtre dans le salon de 

16 



ris LES SOIRÉES DE L'OHCHESTRE. 

la Chinese hotAsey à Albert gale. La séance s*oiivi*it par une 
chanson en dix ou douze couplets, chantée par le maUre de 
musique^ avec accompagnement d*un petit instrument à qua- 
tre cordes de métal^ du genre de nos guitares, et dont il jouait 
avec un bout de cuir ou de bois^ remplaçant le bec de plume 
dont on se sert en Europe pour attaquer les cordes de la man- 
doline. Le manche de Tinstrument est divisé en comparti- 
ments^ marqués par des sillets de plus en plus resserrés au 
fur et à mesure qu'ils se rapprochent de la caisse sonore^ ab- 
solument comme le manche de nos guitares. L'un des der- 
niers sillets, par rinhabilité du facteur, a été mal posé, et 
donne un son trop hàut^ toujours comme sur nos guitares 
quand elles sont mal faites. Mais cette division n'en produit 
pas moins des résultats entièrement conformes à ceux de 
notre gamme. Quant à Funion du chant et de l'accompagne- 
ment, elle était de telle nature, qu'on en doit conclure que 
ce Chinois-là du moins n'a pas la plus légère idée de Thar- 
mqnie. L'air (grotesque et abominable de tout point) finissait 
sur la ionique, ainsi que la plus vulgaire de nos romances, et 
ne sortait pas de la tonalité ni du mode indiqués dès le com- 
mencement. L'accompagnement consistait en^ un dessein 
rhythmique assez vif et toujours le même, exécuté par la 
mandoline, et qui s'accordait fort peu ou pas du tout avec les 
notes de la voix. Le plus atroce de la chose, c'est que la 
jeune femme pour accroître le charme de cet étrange con- 
cert^ et sans tenir compte le moins du monde de ce que faisait 
entendre son savant maître, s'obstinait à gratter avec ses on- 
gles les cordes à vide d'un autre instrument de la même espèce 
que celui du chanteur pendant toute la durée du morceau. 
Elle imitait ainsi un enfant qui, placé dans un salon où l'on 
fait de la musique, s'amuserait à frapper à tort et à travers sur 
le clavier d'un piano sans en savoir jouer. C'était, en un mot^ 
une chanson accompagnée d'un petit charivari instrument 
tal. Pour la voix du Chinois^ rien d'aussi étrange n'avait en- 
core frappé mon oreille : figurez- vous des notes nasales, gut- 
turales, gémissantes^ hideuses, que je comparerai, sans trop 
d'exagération, aux sons que laissent échapper les chiens 



VINGT ET UMEME SOIRÉE. 279 

quand, après un long sommeil, ils étendent leurs membres 
en bâillant avec effort. Néanmoins, la burlesque mélodie était 
fort perceptible, et Ton eût pu. à la rigueur la noter. Telle 
fut la première partie du conceil. 

A la seconde, les idoles ont été intervertis; la jeune (emme 
a chanté> et ^on nialtre Ta accompagnée sur la flûte^ Cette- 
fois l'accompagnement ne produisait aucune discordance, il 
suivait le cbant à Tunisson tout bonnement. La flûte, à peu 
près semblable à la nôtre, n'en diffère que par sa plus grande 
longueur, et par Tembouchure qui se trouve percée presque 
au milieu du tube, au lieu d'être située, comme chez nous, 
vers le haut de Tinstrument. Du reste, le son en est assez 
doux, passablement juste, c'est-à-dire passablement faux, et 
Texécutant n'a rien fait entendre qui n'appartint entière- 
ment au système tonal et à la gamme que nous employons. 
La jeune femme est douée d'une voix céleste^ si on la com- 
pare à celle de son maître. C'est un mezzo soprano, semblable 
par le timbre au contralto d'un jeune garçon dont l'âge ap- 
proche de l'adolescence et dont la voix va muer. Elle chanté 
assez bien, toujours comparativement. Je croyais entendre 
une.de nos cuisinières de province chantant « Pierre ! mon 
ami Pierre, x» en lavant sa vaisselle. Sa mélodie^ dont la to- 
nalité est bien déterminée, je le répète, et ne contient ni 
quarts ni demi-quarU de ton, mais les plus simples de nos 
successions diatoniques^ me parut un peu moins extrava- 
gante que la romance du chanteur, et tellement tricornue 
néanmoins, d'un rhythme si insaisissable par son étrangeté, 
qu'elle m'eût donné beaucoup de peine à la fixer exactement 
sur le papier, si j'avais eu la fantaisie de le faire. Bien en- 
tendu que je ne prends point celte exhibition pour un exem- 
ple de Fétat réel du chant dans l'Empire Céleste, malgré la 
qualUé de la jeune femme, qualité des plus excellentes, à en 
croire l'orateur directeur de la troupe, parlant passablement 
l'anglais. Les^cantatrices de qualité de Canton ou de Pékin, qui 
se contentent de chanter chez elles et ne viennent point chez 
nous se montrer en public pour un shilling; doivent, je le 
suppose, être supérieures h celle-ci presque autant que ma- 



280 LES SOIRÉES DE L'ORCIHESTRE. 

dame la comtesse Rossi est supérieure à nos Esmeralda de 
carrefours. 

D*autant plus que la jeune lady n'est peut-être point si 
MiaU-footed qu*elle veut bien le faire croire, et que son pied, 
marque distinctive des femmes des hautes classes, pourrait 
bien être un pied naturel, très-plébéien, à en juger par le 
soin qu'elle mettait à n*en laisser voir que la pointe. 

Mais je ne puis m'empêcher de regarder cette épreuve 
comme décisive en ce qui concenie la division de la gamme 
et le sentiment de la tonalité chez les Chinois. Seulement ap- 
peler musique ce qu'ils produisent par cette sorte de bruit 
vocal et instrumental, c'est faire du mot, selon moi, un fort 
étrange abus. Maintenant écoutez, Messieurs, la description 
des soirées musieales et dansantes que donnent les matelots 
chinois, sur la jonque qu'ils ont amenée dans la Tamise ; et 
croyez-moi si vous le pouvez. 

Ici, après le premier mouvement d'horreur dont on ne peut 
se défendre, l'hilarité vous gagne, et il faut rire, mais rire 
à se tordre, à en perdre le sens. J'ai vu des dames anglaises 
finir par tomber pâmées sur le pont du navire céleste ; teUe 
est la force irrésistible de cet art oriental. L'orchestre se 
compose d^un grand tam-tam, d'un petit tam-tam, d^une 
paire de cymbales, d'une espèce de calotte de bois ou de 
grande sébile placée sur un trépied et que l'on frappe avec 
deux baguettes, d'un instrument à vent assez semblable à une 
noix de coco, dans lequel on souffle tout simplement, et qui 
fait : Hou ! hou ! en hurlant ; et enfin d'un violon chinois. 
Mais quel violon ! C'est un tube de gros bambou long de six 
pouces, dans lequel est planté une tige de bois très-mince et 
longue d'un pied et demi à peu près, de manière à figurer 
assez bien un marteau creux dont le manche serait fiché près 
de la tête du maillet an lieu de l'être au milieu de sa masse. 
Deux fines cordes de soie sont tendues, n'importe comment, 
du bout supérieur du manche à la tète du maillet. Entre ces 
deux cordes, légèrement tordues l'une sur l'autre, passent les 
crins d'un fabuleux archet qui est ainsi forcé, quand on le 
pousse ou le tire, de faire vibrer les deux cordes à la fois. Ces 



VINGT ET UNIEME SOtRÉË. 281 

deux cordes sont discordantes entre elles, et le son qui en 
résulte est affreux. Néanmoins, le Paganini chinois, avec un 
sérieux digne du succès qu'il obtient, tenant son instrument 
appuyé sur le genou, emploie les doigts de la main gauche 
sur le haut de la double corde à en varier les intonations^ 
ainsi que cela se pratique pour jouer du violoncelle, mais 
sans^ observer toutefois aucune division relative aux tons, 
demi-Ions, ou à quelque intervalle que ce soit. Il produit ainsi 
une série continue dé grineeraents, de miaulements faibles, 
qui donnent l'idée des vagissements de Tenfant nouveau^né 
d'une gôule et d'un vampire. 

Dans les tutti, le charivari des tam-tams, des cymbales, du 
violon et de la noix de coco est plus ou moins furieux, selon 
que l'homme à la sébile (qui du reste ferait un excelleut 
timbalier), accélère ou ralentit le roulement de ses baguettes 
sur la calotte de bois. Quelquefois même, à un signe de ce 
virtuose remplissant à la fois les fonctions de chef d'orches- 
tre^ de timbalier et de chanteur, l'orchestre s'arrête un in- 
stant, et, après un court silence, frappe bien d'aplomb un 
seul coup. Le violon seul vagit toujours. Le chant passe suc- 
cessivement du chef d'orchestre à l'un de ses musiciens, en 
forme de dialogue; ces deux hommes employant la voix de 
tète, entremêlée de quelques notes de la voix de poitrine ou 
plutôt de la voix d'estomac, semblent réciter quelque légende 
célèbre de leur pays. Peut-être chantent-ils un hymne à leur 
dieu Bouddah, dont la statue aux quatorze bras orne l'inté- 
rieur de la grand'chambre du navire. 

ie n'essaierai pas de vous dépeindre ces cris de chacal, ces 
râles d'agonisant, ces gloussements de dindon^ au milieu des- 
quels, malgré mon extrême attention^ il ne m'a été possible 
de découvrir que quatre notes appréciables (re, mi, si, sol). Je 
dirai seulement qu'il faut reconpaitre la supériorité de la 
small fopted Lady et de son maître de musique. Évidemment 
les chanteurs de la maison chinoise sont des artistes, et ceux 
de la jonque ne sont que des mauvais amateur^. Quant à la 
danse de ces hommes étranges, elle est digne do leur musique. 
Jamais d'aussi hideuses Conlorsious n'avaient fra:ipé mes re- 

, 16. 



282 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

gards. On croit voir une troupe de diables se tordant, grir 
niaçant, bondissant, au sifflement de tous les rutiles, au 
mugissement de tous les monstixîs, au fracas métallique de 
tous les tiidents et de toutes les chaudières de Teofer... On 
me persuadera difficilement qne le peuple chinois ne soit 
pas fou... 

Il n'y a pas de ville au monde^ j'en suis convaincu, où Ton 
consomme siiiant de musique qu*à Londres, Elle vous pour- 
suit jusque dans les rues, et celle-là n'est quelquefois pas la 
pire de toutes; plusieurs artistes de talent ayant découvert 
que rétatde musicien ambulant est incomparablement motfw 
pénible et phtsiueratif (^ cdui de musicien d'orchestre dans 
un théâtre^ quel qu'il «oit» Le service de la rue ne dure que 
deux ou trois heures par jour, oeiui des théâtres en pirend huit 
ou neuf. Dans la rue, on est au grand air, on respire, on 
change de place et Ton ne joue que de temps en temps un 
petit morceati;'au théâtre, il iaut souffrir d'une atmosphère 
étouffante, de la chaleur du gaz^ rester'assis el jouer toujours, 
quelquefois même peifrdant les entr'aetes. Au théâtre, d'ail- 
leurs^ un musicien' de sec<md ordre n'a guère que 6 livres 
(150 fr.) par mois; ce même musicien en se lançant dans la 
carrière des places publiques est à peu près «ôr de recueillir 
en quatre semaines le double de cette somme, et souvent da- 
vantage. C'est ainsi qu'on peut entendre avec un plaisir très- 
réel^ dans les rues de Londres, de petits groupes de bons mu- 
siciens anglais, blancs comme vous et moi, mais qui ont jugé 
à propos, pour attirer l'attention, de se barbouiller dé noir. 
Ces faux Abyssiniens S'accompagnent avec un violon, une 
guitare, un lambourde basque^ une paire de timbales et des 
castagnettes. Ils chantent de petits airs à cinq voix, très-agréa- 
bles d'harnionîe, d'un rhythme parfois original et assez mé- 
lodieux. Us ont de plus une verve, une animation qui montre 
que leur tâche ne leur déplaît pas et qu'ils sont heureux. £1 
les shillings et même les demi-couronnes pleuvent autour 
d'yeux après chacun de ieurs morceaux. A côté de ces troupes 
ambulantes de véritables musiciens^ on entend encore volon- 
tiers un bel Écossais, revêtu du curiebx costume des High- 



VINGT ET UNIÈME SOIRÉE. 283 

lands, et qui, suivi de ses deux enfants portant comme lui le 
plaid et la cotte à carreaux, joue sur la cornemuse Tair favori 
du clan de MacrGregor,. Il s'anime, lui aussi, il s'exalte aux 
sons de son agreste instrument ; et plus la cornemuse gazouille, 
bredouille, piaille et frétille^ plus ses gestes et ceux de ses 
enfants deviennent rapides, fiers et menaçants. On dirait qu'à 
eux trois, ces Gaéliques vont conquérir l'Angleterre* 

Puis vous voyez s'avancer, tristes et somnolents, deux pau- 
vres Indiens de Calcutta, avec leur turban jadis blanc et leur 
robe jadis blanclie. Us n'ont pour tout orchestre que deux pe- 
tits tambours en forme de tonnelets, comme on en voyait par 
douzaines à TExposition. Ils portent l'instrument suspendu 
sur leur ventre par une corde, et le frappent doucement des 
deux côtés avec les doigts étendus de chaque main. Le faible 
bruit qui en résulte est rhythmé d'une façon assez singulière, 
et, par sa continuité, ressemble à celui d'un rapide tic-tac de 
moulin. L'un d'eux chante là-dessus^ dans quelque dialecte 
des Indes, une jolie petite mélodie en mi mineur^ n'embras- 
sant qu^une sixte (du m» à Vut)^ et si triste, malgré son mou- 
vement vif, si souffrante, si exilée^ si esclave, si découragée» 
si privée de soleil, qu'on se sent pris, en l'écoutant, d'un ac- 
cès de nostalgie. Il n'y a encore là ni tiers, ni quarts, ni demi- 
quarts de ton ; et c'est du chant. 

La musique des Indiens de l'Orient doit néanmoins peu 
différer de celle des Chinois si l'on en juge par les instru- 
ments envoyés par l'Inde à l'Exposition universelle. J'ai exa- 
miné parmi ces machines puériles, des mandolines à quatre 
et à trois cordes, et même à une corde, dont le manche est 
divisé par des sillets comme chez les Chinois; les unes sont 
de petite dimension, d'autres ont une longueur démesurée. Il 
y avait de gros et de petits tambours, dont le son diffère peu 
de celui qu'on produit en frappant avec les doigts sur la ca- 
lotte d'un chapeau ; un instrument à vent à anche double, 
de l'espèce de nos hautbois, et dont le tube sans trous ne 
donne qu'une note. Le principal des musiciens qui accom- 
pagnèrent à Paris, il y a quelques années, les Bayadères de 
Calcutta, se servait de ce hautbois primitif. Il faisait ainsi 



984 LES SOIRÉES DE L'OR€HESTRE. 

bourdonner nn la pendant des heures entières, et ceux qui 
aiment cette note en avaient largement pour leur argent. La 
collection des instruments orientaux de l'Exposition contenait 
encore des flûtes traversières exactement pareilles à celle du 
maître de musiiiue de la small footed Lady ; une trompette 
énorme et grossièrement exécutée, sur un patron qui n^offre 
avec celui des trompettes européennes que dMnsignifiantes 
difTérences; plusieurs instruments à archet aussi stupidement 
abominables que celui dont se servait sur la jonque le démon 
Chinois dont je vous ai parlé ; une espèce de tympanon dont 
les cordes tendues sur une longue caisse paraissent devoir 
être frappées par des baguettes } une ridicule petite harpe à 
dix ou douze cordes, attachées au corps de Tinstrument sans 
clefs pour les tendre, et qui doivent en conséquence se trou- 
ver constamment en relations discordantes ; et «nfin une 
grande roue chargée de gongs ou tam-tams de petites dimen- 
sions, dont le bruit, quand elle est mise en mouvement, a le 
même charme que celui des gros grelots attachés sur le cou 
et la tête des chevaux de rouUers. Admirez cet arsenal !! Je 
conclas pour unir, que les Chinois et les Indiens auraient 
une musique semblable à la nôtre, s'ils en avaient une ; mais 
qu*ils sont encore à cet égard plongés dans les ténèbres les 
plus profondes de la barbarie et dans une ignorance enfantine 
où se décèlent à peine quelques vagues et impuissants in- 
istincts; que, de plus, les Orientaux appellent musique ce que 
nous nommons charivari, et que pour eux, comme pour les 
sorcières de Macbeth, rhorrible est le beau. 



VINGT-DEUXIÈME SOIRÉE. 



On jooe l'iprigénib en tacride de gluck. 

Tout Torchestre, pénétré d'un respect religieux pour cette 
œuvre ionmortelle, semble craindre de n'être pas à la hau- 
teur de sa tâche. Je remarque Tattention profonde et conti- 
nue des musiciens à suivre de l'œil les mouvements de leur 
chef, la précision de leurs attaques, leur vif sentiment des ac- 
cents expressifs^ la discrétion de leurs accompagnements, la 
variété qu'ils savent établir dans les nuances. 

Le chœur, lui aussi, se montre irréprochable. La scène 
des Scythes, au premier acte^ excite l'enthousiasme du public 
spécial qui se presse dans la salle. L'acteur chargé du rôle 
d'Oreste est insuffisant et presque ridicule ; Pylade chante 
comme un agneau. LMphigénie seule est digne de son rôle. 
Quand vient son air « malheureuse Ipbigénie ! n dont le 



286 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

coloris anlique, Taccent solennel, la mélodie et Taccompa- 
gnement si dignement désolés, rappellent les sublimités d'Ho- 
mère, la simple grandeur des âges héroïques^ et remplissent 
le cœur de celte insondable tristesse que fait toujours naître 
révocation d'un illustre passé, Corsino pâlissant, cesse de 
jouer. 11 appuie ses coudes sur ses genoux et cache sa figui*e 
entre ses deux mains, comme abîmé dans un sentiment inex- 
primable. Peu à peu je vois sa respiration devenir plus pres- 
sée, le sang affluer à ses tempes qui rougissent , et à l'entrée 
du chœur des femmes avec ces mots : « Méhns nos cris pUnn- 
iifs à ses gémissements! » au moment où cette longue cla- 
meur des prêtresses s'unit à la voix de la royale orpheline et 
.retentit au milieu du conflit des sons déchirants de Tor- 
chestre, deux ruisseaux de larmes jaillissent violemment de 
ses yeux, il éclate en sanglots tels que je me vois forcé de 
l'emmener hoi's de la salle. 

Nous sortons je le reconduis chez lui Assis tous 

les deux dans sa modeste chambre qu'éclaire la lune seule- 
ment, nous restons longtemps immobiles... Corsino lève un 
ihstant les yeux sur le buste de Gluck placé sur son piano... 

Nous nous regardons là lune disparût Il soupire avec 

effort.. ... se jette sur son lit Je pars..... nous n'avons pas 

dit un mot 



VINGT-TROISIÈME SOIRÉE. 



GLUCK ET LES CONSERVA TO RIENS DB NAPLGS, «OT DE DURANTE. 



On ]oue un^ eic., etc., e(c* 

L'orchestre semble encore sous le coup des émotiohs àe la 
veille; personne ne joue et pourtant on parle peu. On se res- 
souvient. On rumine le sublime. Uorsino m'approche et me 
tend la main. « Mon pauvre ami, lui dis-je, j*ai été comme 
vous. Mais Tinseusibilitë brutale du public au milieu duquel 
j'ai vécu si longtemps a écrasé mon cœur; il n*a plus aujour«- 
d'bui cette force d'expansion que le vôtre possède, et quand 
le gfand art exp^e^il vous émeut comme il vous a ému hier 
soir, je n^éprouve plus qu'une angoisse cruelle. Songez, mon 
cher, qu'il m'est arrivé, il y a deux ans à peine, de diriger 
dans un concert Texécution de cette même scène d^Iphigénie^ 
et que saisi, tout en conduisant, d'une extase comparable à 
la vôtre, j'ai vu les auditeurs placés près de Torchestre ma- 



288 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

nifester Tennui le plus profond ; j'ai entendu ensuite la can- 
tatrice désespérée de son insuccès maudire l'œuvre^et Fauteur; 
j'ai subi les reproches d'une foule d'amateurs et d'artistes 
même fort distingués^ pour avoir, disaient-ils, exhumé cette 
rapsodie!!!... Mis sur la voie de la vérité par cette rude et 
dernière épreuve, j'ai acquis bientôt après la certitude d'un 
fait aujourd'hui évident : le public des trois quarts de l'Eu- 
rope est à cette heure aussi inaccessible que les matelots chi- 
nois au sentiment de l'expression musicale. Nous n'avons pas 
de plus sûr moyen pour connaître ce qui lui déplaît et l'ob- 
sède que d'examiner ce qui nous enivre et nous charme, et 
vice versa. Ce que nous adorons il le blasphème^ il savoure 
ce que nous rejetons 

Maintenant admirez le malheur des règles d'harmonie que 
Gluck a si audacieusement violées dans la péroraison de cet 
air dilphigénie. C'est précisément à l'endroit du conflit de 
sons, prohibé sans réserve par les théoriciens, que reflfet ie 
plus grand et le plus dramatique est produit. 

On raconte qu'à ce sujet un jour, à Naples, où l'on repré- 
sentait la Clemenza di Tito d'où ce morceau est tiré^ les ra- 
pins d'un conservatoire, qui, en leur qualité de rapins, de- 
vaient naturellement délester Gluck, ravis de trouver dans 
son air cette succession d'harmonies dites fautives^ s'empres- 
sèrent de porter à leur maîti'e Durante la partition de l'asino 
Tedesco, en la désignant à son indignation sans lui nommer 
l'auteur. Durante examina longtemps le passage et répondit 
simplement : « Aucune règle^ il est vrai, ne justifie cette 
combinaison de sons ; mais si c'est une faute, j'avoue qu^elle 
n'a pu être commise que par un homme d'un rare génie ! i» 
(DiMSKv) : — A la bonne heure! Durante a prouvé parce seul 
mot qa*il était un vrai maître et un honnête homme. — Cest 
d'autant plus remarquable^ que jamais ses compatriotes ne 
comprirent aucun des chefs-d'œuvre de cette école. L'accès^ 
d'ailleurs, leur en est interdit, faute de chanteurs propres à les 
interpréter dans leur vrai style. — Avons-nous bien sujet de 
nous enorgueillir des nôtres? reprend Corsino. Excepté ma- 



VINGT- TROISIEME SOIRÉE. 289 

dame M***, je ne vois pas qui pouvait paraître supportable 
parmi les chanteurs d'hier soir. (Se tournant vers moi.) Y en 
a-t-il jamais eu de réellement dignes de leurs rôles à Paris? — 
Oui, Dérivispère^ qui n'était point chanteur, faisait pourtant 
bien comprendre TOrestc de Gluck; madame Branchu fut une 
incomparable Iphigénie^ et Adolphe Nourrit m'a bien souvent 
électrisé dans le rôle de Pylade. La risible mollesse de votre 
ténor pastoral ne peut vous avoir laissé apercevoir Texalta-' 
tion héroïque de l'air « Divinité des grandes âme^ » dans le- 
quel Nourrit n'a jamais été égalé, — Oh ! certes, nous avons 
dû deviner beaucoup de choses, il est vrai, mais quoi de plus 
difticile à bien rendre que de pareils ouvrages?... On n'attri- 
buera pas pourtant Teffet qu'a produit l'iphigénie chez nous 
aux décors ni à la mise en scène. — Non certes, s'écrient 
plusieurs musiciens, car cette fois la ladrerie de notre théâtre, , 
qui se donne toujours carrière quand il s'agit des anciens 
chefs-d'œuvre, a été poussée jusqu'à l'inconvenance, jusqu'au 
cynisme! — Combien coûtent les décors de la vilenie qu'on 
représente ce soir? — Quatre mille thalers !... — Très-bien. 
Aux laides femmes le luxe des atours. La nudité ne convient 
qu'aux déesses. 



17 



VINGT-QUATRIÈME SOIRÉE. 



On joue les HUdUENOtS. 

Les musiciens n'ont garde de lire ni de parler, a Encow 
une soirée musicale ! dis-je à mes voisins dans un entr'acte, 
ce sera pour moi la dernière; je retourne à Paris. — Déjà? 
— Dans trois jours. — En ce cas, puisqu'après-demain on 
ferme le théâtre pour came de réparations, il faut que nous 
dînions tous ensemble. — Volontiers, mais comme demain, 
en revanche, le théâtre est ouvert et qu'il nous gratifie de ce 
long et filandreux opéra récemment arrivé d'Italie, notre ami 
Corsino voudra bien clore nos soirées littéraires en lisant une 
Nouvelle qu'il vient de terminer, et dont j*ai chez lui par* 
couru indiscrètement quelques pages. — C'est convenu! — 
Silence ! écoutons ce chœur prodigieux, et ce duo qui ne l'est 
pas moins 



! 
• • . . 



VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE. 



EDPHONU, OU LA VILLE MUSICALE. 
Nouvelle de l'avenir. 



On joue, etc., etc., etc., etc. 

A peine les premiers accords de Toilverture sont- ils frap* 
pés^ que Corsino déroule son manuscrit, et lit ce qui suit avec 
accompagnement de trombones et de grosse caisse. Nous Ten- 
tendons néanmoins, grâce à l'énergie et au timbre singulier 
de sa voix. 

— 11 s'agit. Messieurs, dit-il, d'une nouvelle de Vavmir, 
La scène se jiassera en 2344, si vous le voulez bien. 



292 LES SOIRÉES DE L'OHCHESTHIi;. 

EUPHONIA 

ou LA VILLE MUSICALE. 



XiLBF, compositeur, préfet des ?oix et des instruments à 
cordes de la ville d'Eupboaia. 
Di7Dc/>iiT»Ti/^i?o ] Shbtlahd, compositeur, préfet des iastruments à veni. 

Mina, célèbre caotatrice danoise. 
Madame Happir, sa mère. 
Fannt, sa femme de chambre. 



' Première leHre. 

I 

Sicile, 7 juin 2344. 

XILEF A SHETLAND. 

Je viens de me baigner d^ans TËtna ; ô mon cher Shetland I 
quelle heure délicieuse j'ai passée à sillonner à la nage ce 
beau lac frais, calme et pur I son bassin est immense, mais 
sa forme circulaire et Tescarpement de ses bords en rendent 
la surface sonore au point que ma voix, parvenait sans peine 
du centre aux parties du rivage les plus éloignées. Je m'en 
suis aperçu en entendant applaudir des dames siciliennes qui 
se promenaient en ballon à plus d'une demi-lieue de Tendroit 
où je m'ébattais comme un dauphin en gaieté. Je venais de 
chanter en nageant une mélodie que j'ai composée ce matin 
même sur un poème en vieux français de Lamartine, que 
l'aspect des lieux où je suis m'a remis en mémoire. Ces vers 
me ravissent. Tu en jugeras; Enner m'a promis de traduire 
le Lac en allemand. 

Que n'es-tu là! nous courrions ensemble à cheval ; je me 



VlNGT-ClNQUlÉME SOIRÉE. 293 

sens plein de verdoyante jeunesse, de force, d'intelligence et 
de joie. La nature est si belle autour de raoi ! Cette plaine où 
fut Messine est un jardin enchanté ; partout des fleurs; des 
bois d'orangers, des palmiers inclinant leur tête gracieuse. 
C'est l'odorante couronne de cette coupe divine, au fond de la- 
quelle rêve aujourd'hui le lac vainque\ir des feux de l'Etna. 
Étrange et terrible dut être cette lutte! Quel spectacle ! La 
terre frémissanf dans d'horribles convulsions , le grand mont 
s'affaissant sur lui-même^ les neiges, les flammes, les laves 
bouillantes, los explosions^ les cris, les râlements du volcan à 
Tagonie, les sifflements ironiques de Tonde qui accourt par 
mille issues souterraines, poursuit son ennemi, Tétreint^ 
le serre, l'étouffé, le tue, et se calme soudain, prête à sou- 
rire à la moindre brise!... Eh bien ! croirais-tu que ces lieux 
jadis si terribles, aujourd'hui si ravissants, sont presque dé- 
serts ! les Italiens les connaissent à peine ! on n'en parle nulle 
part ; les préoccupations mercantiles sont si fortes parmi les 
habitants de ce beau pays, qu'ils ne s'intéressent aux plus 
magnifiques spectacles de la nature qu'en raison des rapports 
qu'ils peuvent apercevoir entre eux et les questions indus- 
trielles dont ils sont agités jour et nuit. Voilà pourquoi TElna 
n'est pour les Italiens qu'un grand trou rempli d'eau dor- 
mante, et qui ne peut servir à rien. D'un bout à l'autre de 
cette terre si riche naguère en poêles, en peintres, en musi- 
ciens, qui fut après la Grèce le second grand temple de l'art, 
où le peuple lui-même en avait le sentiment, où les artistes 
éminents étaient honorés presque autant qu'ils le sont au- 
jourd'hui dans le nord de l'Europe, dans toute l'Italie en- 
fin, on ne voit qu'usines, ateliers, métiers, marchés, maga- 
sins, ouvriers de tout sexe et de tout âge, brûlés par la soif de 
l'or et par la fièvre d'avarice, flots pressés de marchands de 
spéculateurs ; du haut en bas de l'échelle sociale on n'entend 
retentir que le bruit de l'argent; on ne parle que laines et co- 
tons, machines, denrées coloniales ; sur les places publiques 
sont en permanence des hommes armés de longues-vues^ de 
télescopes, pour guetter l'arrivée des pigeons voyageurs ou des 
navires aériens. 



294 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

La France, ce pays de rindiffërence et de la raillerie, est la 
terre des arts, si on la compare à l'Italie moderne. Et c'est là 
que notre ministre des chœurs a eu l'idée de m'envoyer pour 
trouver des chanteurs! Eternité des préjugés! 11 faut que 
nous soyons, nous aussi, étrangement absorbés dans notre 
personnalité, pour ignorer à ce point les mœurs barbares- 
"centes de cette contrée où Voranger fleurit encore, mais où 
l'art, mort depuis longtemps^ n'a pas même laissé un souvenir. 

J'ai rempli ma mission cependant, j'ai cherché des voix, et 
j'en ai trouvé en grand nombre. Mais quelles organisations! 
quelles idées ! Je ne m'étonnerai plus de rien maintenant. 
Quand^ m'adressant à une jeune femme que je soupçonnais, 
à la sonorité de sa parole, être douée d'un appareil vocal re- 
marquable, je la priais de chanter : a Chanter ! pourquoi ? 
que me donnerez- vous? pour combien de minutes? c'est trdp 
peu, je n'ai pas le temps. » Si j'en déterminais d'autres^ moins 
avides à me faire entendre quelque» notes, c'étaient des voiï 
souvent puissantes et d'un timbre admirable, mais d'une in^ 
culture inouïe ! pas le moindre sentiment du rhythme ni de 
la tonalité. Un jour, accompagnant une femme qiii -avait 
commencé un air en mi bémol, j'ai, au retour du thème, mo^ 
dulé subitement en rë, et, sans s'en étonner le moins du mondé, 
ma jeune barbare a continué dans le ton primitif. Chez les 
hommes c'est bien pis; ils crient de toutes leurs forces à pleine 
voix. Quand ils possèdent une note plus sonore que les antres 
notes, ils cherchent, loi^qu'elle se présente dans ttf mélodie, 
à la prolonger autant que possible; ils s'y arrêtent^ ils s'y 
complaisent, ils la soufflent, la gonflent d'une abominable 
façon; on croit entendre les cris sinistres d'un loup mélanco- 
lique. Et ces horreurs représentent seulement l'exagération 
modérée de la méthode des artistes chanteurs. Ceux-là crient 
un peu moins mal, voilà tout. C'est pourtant dé l'Italie que 
nous vinrent il y a cinq cents ans, les Rubini, Pei*siani, Tac- 
chinardi, Crivelli, Pasta^ Tamburini, ces dieux du chant orné ! 
Ma|s pourquoi et pour qui cbanteraient^ils, s'ils revenaient 
au monde aujourd'hui? 11 faut voir une représentation des 
choses qu'on appelle opéra en Italie, pour croire à la possibi- 



VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE. 295 

Uté d'une insulte pareille faite à Tart et au bon sens. Les 
théâtres sont des marchés, des rendez-vous d'affaires, où Ton 
parle tellement haut qu'il est presque impossible d^entendre 
un son venu de la scène. (Les anciens critiques prétendent 
qu'il en était ainsi au temps des grands compositeurs et des 
grands virtuoses chantants qui firent la gloire de Tltalie, 
mais je n'en crois rien. A coup sûr, des artistes n'eussent pas 
supporté une telle ignominie.) Pour distraire un peu ces mar- 
chands brutaux, après que leurs tripotages de Boui*ses sont 
finis, on a eu l'aimable" idée de prlacer des billards au milieu 
du parterre, et ces messieurs jouent, avec de grands cris à 
chaque coup inattendu, pendant que le ténor et la prima 
donna s'époumonnent sur Tavant-sccne. Avant-hiei*, on don- 
nait à Palerme II re Murate, espèce de pasticcio de vingt au- 
teurs, de vingt époques différentes'; après souper (car chacun 
soupe dans sa loge, toujours pendant la représentation), les 
dames, impatientées de voir ces messieurs se disposer à aller 
fumer et jouer dans le parterre, se levèrent toutes, deman- 
dant instamment qu^on enlevât les billards pour improviser 
un bal ; ce qui fut fait. Quelques jeunes gens saisirent des 
violons et des trompettes, se mirent à sonner des valses 
dans le coin supérieur dé ramphithéâtre,et les groupes de val- 
seurs tourbillonnèrent au parterre sans que la représentation 
fût en rien suspendue. Je crus que je niourrais de rire en 
voyant de mes yeux cet incroyable opéra-ballet. 

En coînséqyence de ce mépris profond des Italiens pour la 
musique, ils n'ont plus de compositeurs, et les noms des 
grands maîtres, de 1800 et de 1820 par exemple, ne sont con- 
nus que d'un très-petit nombre de savants. Ils ont donné la 
dénomination assez plaisante d'operatori (opérateurs, ou- 
vriers, auteurs) aux pauvres diables qui, pour quelques 
pièces d'argent, vont compiler dans les bibliothèques, les 
airs, duos, chœurs et morceaux d'ensemble de tous les maî- 
tres, de tous les temps, analogues ou non aux situations, au 
caractère des personnages et aux paroles, qu'ils assemblent 
au moyen de soudures grossièrement faites, pour former la 
musique des opéras. Ces gens-là sont leurs compositeurs, ils 



296 LES SOIRftES DE L'ORCHESTRE. 

n'en ont plus d'autres. J'ai eu la curiosité de questionner un 
aperatore pour savoir pertinemment et avec détails de quelle 
manière se pratiquent leurs opérations, et voilà, ce qu'il m'a 
répondu : « Quand le directeur veut une partition nouvelle, 
il assemble les chanteurs pour leur soumettre le scénario de 
la pièce et s'entendre avec eux sur les costumes qu'ils auront 
à porter. Les costumes sont, en effet, la chose principale pour 
les chanteurs^ puisque c'est la seule qui attire un instant sur 
eux Tattention du public le jour de la première représenta- 
tion. De là surgissaient autrefois des discussions terribles 
entre les viiluoses chantants et les directeurs. (Les auteurs ne 
sont jamais admis à ces séances, ni consultés au sujet de ceç 
débats. On leur achète un libretto comme on fait d'un pâté 
qu'on est libre de manger ou de jeter aux chiens après l'avoir 
payé.) Mais aujourd'hui les directeurs sont devenus plus rai- 
sonnables^ ils ne tiennent plus à la vérité des costumes, ils 
ont senti qu'il ne fallait pas pour si peu mécontenter les ar- 
tistes, et leur tâche se borne maintenant à les satisfaire tous 
à ce sujet, ce qui n'est pas aisé. On vient donc seulement^ en 
lisant le scénario, savoir quel genre de costume les acteurs 
choisiront, et veiller à ce que deux d'entre eux n'aient pas 
l'intention de revêtir le même, car de cette coïncidence nais- 
sent souvent d'inexprimables fureurs ; et c'est alors que la 
position de l'imprésario devient embarrassante. Ainsi, pour 
l'opéra nouveau // re Murale^ Cretinone, chargé du rôle de 
Napoléon, a voulu copier une statue antique et paraître sous 
la cuirasse de Pompée, un ancien général qui Vécut plus de 
trois cents ans avant Napoléon, et qui fut tué d'un coup de 
canon à la bataille de Pharsale. (Tu vois que mon pauvre ope- 
ratore n'est guère plus fort sur l'histoire ancienne que sur la 
musique.) 

Mais iustement Caponetli, qui joue Murât, avait la même 
idée, et il n'y aurait jamais eu moyen de les mettre d'accord, 
si Luciola, notre prima donna, n'avait proposé le grand bonnet 
à poil d'ours avec un panache blanc pour Napoléon, et le 
turban bleu avec une croix en diamants pour Murât. Ces 
coiffures ont plu à nos virtuoses et leur ont paru établir entre 



VINGT-CINQUIÉME SOIRÉE. 297 

eux une assez notable différence pour leur permettre de por- 
ter tous les deux la cuirasse romaine ; sans cela la pièce n'eût 
pas été représentée. Une fois la grande affaire des costumes 
terminée, on passe à celle des morceaux de chant. Alors com- 
mence pour Toperatore une tâche bien pénible, je vous assure, 
et bien humiliante pour lui, sMl a quelque connaissance de la 
musique et un peu d'amour-propre. Ces messieurs et ces 
dames examinent retendue et le tissu des mélodies, et d'après 
cette rapide inspection, Tun dit : Je ne veux pas chanter en 
fa ma phrase du trio, ce n'est pas assez brillant. Operatore ! 
tu me la transposeras en /a dièze. — Mais, Monsieur, c'est un 
trio, et les deux autres voix devant rester dans le ton primi- 
tif, comment faire? — Fais comme lu voudras, module avant 
et après, ajoute quelques mesures, enfin arrange-toi, jeveux 
chanter ce thème en fa dièze. — Cette mélodie ne me plaît 
pas, dit la prima donna, j'en veux une autre. — Signora, 
c'est le thème du morceau d'ensemble, et toutes les parties 
de chant le reprenant successivement après vous, il faut bien 
que vous daigniez le chanter. — Comment, il /a«/ / imperti- 
nent! II faut que tu m'en donnes un autre, et tout de suite ! 
voilà ce qu'il faut. Fais ton métier et ne raisonne pas. — 
Hum ! hum! tromba ! tromba ! già ribomba la tromba, crie la 
basse sur le ré supérieur. Ah ! ah ! mon ré n'est pas si fort 
qu'à l'ordinaire depuis ma dernière maladie, je dois le laisser 
revenir. Operatore ! tu auras à m'ôter toutes ces notes, je ne 
veux plus der^' dans mes rôles jusqu'au mois de septembre; 
tu mettras des do et des si à la place. — Dis donc, Facchino, 
gronde le baryton, est-ce que tu aurais envie de recevoir une 
application de la pointe de mon pied quelque part ? Je m'a- 
perçois que tu oublies mon mi bémol ! il ne paraît qu'une 
vingtaine de fois dans mon air; fais-moi le plaisir d'ajouter 
au moins deux mi bémols dans toutes les mesures, je n'ai pas 
envie de perdre ma réputation ! etc., etc. — Et pourtant, 
continue le malheureux operatore, il y a de bien jolis passages 
dans ma musique, je puis le dire. Tenez, voyez cette prière 
qu'on m'a toute gâtée, je n'ai jamais rien trouvé de mieux I 
Je regarde!... sa musique.., juge de mon étonnement en 

17. 



298 LES SOIRÉES DE L*ORCHESTRE. 

reconnaissant la belle prière du Moïse de Rossini, que nous 
exécutons quelquefois le soir au jardin d'Ëuphonia, avec un 
si majestueux effet. Le vieux maître de Pcsaro qui faisait si 
bon marché, dit-on, de ses compositions, eût donné la preuve 
d'une rare philosophie ou plutôt d'une bien coupable indif- 
férence en matière d'art, s'il eût pu prévoir sans indignation 
quel monstre grotesque Tune de ses plus belles inspirations 
deviendrait un jour ! D'abord la simple et vibrante modula- 
tion de sol mineur en si bémol majeur, qui donne tant de 
splendeur au déploiement de la seconde phrase^aété changée 
pour celle horriblement dure et sèche de sol mineur eh si na- 
turel majeur; puis au lieu de Taccompagnement de harpe de 
Rossini, ils ont imaginé de placer une 'variation' de flûte 
chargée de traits et de broderies ridicules, et enfin, à la der- 
nière reprise du thème en sol majeur on a jugé à* propos de 
substituer... quoi? Devine si tu peux et dis-le si tu Toses !;.. 
le refrain de Tair national français : « Aux armes, citoyens ! v 
accompagné d*une douzaine de tambours et de quatre grosses 
caisses ! ! ! 

Il est prouvé que ce vieux Ro^fsini, h qui certes les idées ne 
faisaient pas faute, ne négligeait pas, dans Toccasion, de 
s'emparer de celles d'autrui, quand le hasard voulait qii'une 
mélodie heureuse fût tombée en partage h vu malotru ; il l*a- 
vouait même sans façon, et se moquait encore de celuf qu^il 
dépouillait. « E troppo intono per questo doglione ! » disait-il, 
et il faisait ainsi un morceau charmant ou magnifique, selon 
la nature de Tidée du malotru. C'étaient autant de canons 
(sans calembour) pris sur l'ennemi, avec lesquels, comme le 
grand empereur, il érigeait sa colonne. Hélas ! aujourd'hui, 
la colonne est brisée, et de ses fragments dont nous recueil- 
lons quelques-uns avec tant de respect, les Italiens fabriquent 
des ustensiles de cuisine et d'ignobles caricatures. ' ' 

Cest donc ainsi que passent certaines gloires, sur lés peu- 
ples même qu'elles ont réchauffés de leurs rayons les plus 
ardents 1 Nous conservons, il est vrai, nous autres Buphoniens, 
toutes celles que. l'art a sérieuseihent consacrées t mais nous 
ne sommes pas fe peuple; daps la haute acception du niot; 



VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE. . 299 

nous formons même, il faut Tavouer, un très-petit fragment 
du peuple perdu dans la masse des nations civilisées. La gloire 
est un soleil qui illumine successivement certains points de 
notre mesquine sphère, mais qui, en se mouvant à travers 
Tespace, parcourt un cercle d'une telle immensité, que la 
science la plus profonde ne saurait prédire avec certitude l'é- 
poque de son retour aux lieux qu'il abandonne. Ainsi, pour 
emprunter encore à la nature une autre comparaison, ainsi 
en est-il des grandes mers et de leurà niystérîeuses évolutions. 
Si, comme il est prouvé, les continents oii s'agite à celte 
heure la triste humanité furent jadis submèi^és, n'en faut-il 
pas conclure que les monts, les vallées et les plaines, sur les- 
quels roulent depuis tant de siècles lès sombres vagues du 
vieil Océan, furent un jour couverts d'une végétation floris- 
santé, servant de couche et d'abri à des millions d'êtres vi- 
vanls", pieut-être même intelligents?... Quand notre tour re- 
viendra-t-il d'être de nojivèau le fond de l'abîme?... 

Et le jour où cette catastrophe immense s'accomplira, y 
aura-t-il gloire ou puissance, feux de génie ou d*afnour, force 

ou beauté, qui ne soient éteints et anéantis? Qu'importe 

tout 

Pardonne-moi, cher Shetland, cette digression géologique et 
cet ac^ès de philosophie découragée... J6 souffre, j'ai peur, j'at- 
tends) je rougis, mon cœur bat, j'interroge de l'œil tous les 
points de l'espace; le ballon de la poste n'arrive pas, et celui 
d'hier ne m'a rien apporté. Point de nouvelles de Mina ! que 
lui est-il arrivé? Est-elle malade ou morte, ou infidèle !... Je 
l'aime si cruellement î nous souffrons tant , nous autres en- 
fants de l'art aux ailes de flammes, nous, élevés sur son giron 
brûlant; nous, dont les passions poétisées labourent impitoya- 
blement le cœur et le cerveau pour y semer l'inspiration, cette 
Hpre semence qui doit les déchirer encore quand ses germes s^ 
développeront !.. .Nous mourons tant de fois avant la dernière?. . . 
Shetland î Shetland ! je l'aime !... je l'aime, comme tu l'aime- 
rais toi, si tu pôuvafs ressentir un artiour autre que celui dont 
tu m'as faî( la confidence ! Et pourtant, malgré la grandeur et 
l'éclat de son talent, Mjna m'apparaît souvent comme uno oy- 



300 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

ganisalion vulgaire. Te le dirai-je ? elle préfère le chant orné aux 
grands élans de Fâme; elle échappe à la rêverie; elle entendit un 
jour à Paris ta première symphonie d'un bout à l'autre sans ver- 
serune larme; elle trouve lesadagios de Reethoven troplongs!... 
^ Femelle d'homme ! ! ! 

Le jour où elle me l'avoua je sentis un glaçon aigu me tra- 
verser le cœur. Rien plus ! Danoise, née à Elseneur, elle pos- 
sède une villa bâtie sur l'ancien emplacement et avec les saints 
débris du château d'Hamlet.,. et elle ne voit rien là d'extraor- 
dinaire... et elle prononce le nom de Shakspeare sans émo- 
tion; il n'est pour elle qu'un poète, comme tant d'autres,.. 
Elle rit , elle ftt , la malheureuse , des chansons d'Ophelia , 
qu'elle trouve ires-inconvenantes , rien de plus. 

Femelle de singe ! ! ! 

Oh ! pardonne-moi , cher ; oui, c'est infâme ! mais malgré 
tout , je l'aime, je l'aime; et pour dire comme Othello, que 
j'imiterais si elle me trompait : « Her jesses are my dearest 
heart strings. » Meurent la gloire et l'art !... Ellejn'est tout... 
je l'aime 

Je crois la voir avec sa démarche ondoyante, ses grands yeux 
scintillants, son air de déesse; j'entends sa voix d'Ariel, agile, 
argentine, pénétrante... 11 me semble être auprès d'elle; je lui 

parle dans son dialecte Scandinave : « Mina! sare disiul 

dolle menas ? doer si ment doer? vare^ Mina, vare^ vare ! » Puis 
sa tête inclinée sur mon épaule, nous murmurons doucement 
nos intimes confidences, et nous parlons des premiers jours, 
et nous parlons de toi... 

Elle est très-désireuse de te connaître; elle voudrait aller à 
Euphonia, pour cela seulement. On lui a tant parlé de tes éton- 
nantescompositions. Elle se fait de toi un poitrait assez étrange, 
et qui ne te ressemble point, fort heureusement. Je me sou- 
viens de l'intérêt avec lequel elle recueillait, avant mon dép«nt 
de Paris, tous les échos de tes récents triomphes. Je Ten plai- 
santai même un jour; et comme elle faisait à ce sujet une ob- 
servation sur mon humeur jalouse : « Moi jaloux de Shejlànd, 
répondis-je, oh non ! Je ne crains rien ; il ne t'aimera jamais, 
celui-là; il a au cœur un trop puissant amour qu'il faudrait 



VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE. 301 

éteindre d'ahord , et c'est chose impossible. » Mina ferma les 
yeux et se tut..... Hnstant d'après les rouvrant plus beaux : 
« C'est moi qui neTaimerai jamais^ dit-elle en (n'embrassant. 
Quant à lui, si je voulais, Monsieur, je vous prouverais peut- 
être... » Elle était si belle en ce moment, que je me sentis 
heureux, je l'avoue, malgré la constance à toute épreuve de 
mon ami Shetland , de le savoir à trois cents lieues de nous , 
occupé de trombones, d# flûtes et de saxophones. Tu ne m'en 
voudras pas de ma franchise? 

Hélas ! et je suis seul ! et après tant de protestations, tant de 
serments de ne pas laisser s'écouler huit jours sans m'écrire» 
pas une ligne de Mina ne m'est parvenue ! « 
Je vois descendre un autre ballon de poste... je cours... 

Rien!... 

Tu es presque heureux, toi! Tu souffres, il est vrai, mais 
celle que tu aimes n'est plus ! Pas de jalousie, tu ri''espères ni 
ne crains : tu es libre et grand. Ton amour est frère de Tart ; il 
appelle l'inspiration ; ta vie est la vie expansive ; tu rayonnes. 
Je... Oh! mais, ne parlons plus de nous ni d'elles. Malédiction 

sur toutes les femmes belles que nous n'avons pas I!! 

Je vais essayer de reprendre mon esquisse commencée des 
mœurs musicales de l'Italie. Une s'agit ici ni de passion, nid'i- 
magination,ni de cœur, ni d'âme, ni d'esprit : ce sont de plates 
réalités. Or donc, je poursuis. Dans toutes les salles de spectacle, 
il y a devant la scène une noire cavité remplie de malheureux 
soufflant et raclant, aussi indifférents à ce qui se crie sur le théâ- 
tre qu'à ce qui se bourdonne dans les loges et au parterre, et 
n'ayant qu'une idée, celle de gagner leur souper. La collection 
de ces pauvres êtres constitue ce qu'on appelle l'orchestre, et 
voici comment cet orchestre est en général composé : il y a 
deux premiers et deux seconds violons ordinairement, très- 
rarement un alto et un violoncelle, presque toujours deux ou 
trois contre-basses, et les hommes qui en jouent, pour quoi- 
que monnaie qu'on leur donne à la fin de la soirée , sont fort 
embarrassés quand il s'agit d'exécuter un morceau où leurs 
trois cordes à vide ne peuvent être employées; en si naturel 
majeur, par exemple, où les trois notes naturelles^/, ré^ la. 



302 LES SOIRÉES DE l/ORCHESTRE. 

ne flgiirenl point. (Ils ont conservé les contre- basses à trois 
cordes accordées en quintes...) Ce formidable bataillon d'ins- 
truments à cordes a pour adversaires une douzaine de bugles 
à clefs , six trompettes à pistons', six trombones à cylindres, 
deux ténors-tubas , deux basses-tubas, tixjîs opliieléides , un 
cor, trois petites flûtes, trois petites clarinettes en mi bémol, 
deux clarinettes en ut , trois clarinettes basses pour les airs 
gais^ et un buffet d'orgue pour jouei^ies airs de ballets. N'ou- 
blions pas quatre grosses caisses , six tambours et deux- tam- 
tams. Il n'y a plus ni hautbois, ni bassons, ni harpes, ni tim- 
bales , ni cymbales. Ces instruments sont tombés dans l'oubli 
le plus profond. Et cela se conçoit,* Torchestre n'ayant pour 
but que de produire un bruit capable de dominer de temps 
en temps les rumeurs de la salle, les petites clarinettes et les 
petites flûtes ont des sons bien plus perçants que ceux des 
hautbois ; lesophicléides elles tubas sont biBn préférables aux 
bassons, les tambours aux timbales, et les tam-tams aux cym- 
bales. Je ne vois pas mênie pourquoi on a conservé le cor 
unique qu'on se plaît à faire écraser par les autres instruments 
de cuivre; il ne sert vraiment à rien; et les quatre miséra- 
bles violons, et les trois contre-basses, on les distingue à peine 
davantage. Cette singulière agglomération d'instruments né- 
cessite un travail spécial des operatori , pour approprier aux 
exigences de l'orchestre moderne (phrase consacrée) l'instru- 
mentation des maîtres anciens qu'ils opèrent, dépècenl'et ac- 
commodent en olla podrida , selon le procédé que Je t'ai fait 
connaître en commençant. Et ces opérations , bien entendu , 
sont faites d'une façon digne de tout ce qui se manipule ici 
sous le nom de musique. Les parties de hautbois sont confiées 
aux trompettes, celles de basson aux tubas, celles de harpe aux 
petites flûtes, etc. 

Les musiciens (les musiciens!!!) exécutent à peu près ce qui 
est écrit , niais sans nuance aucune ; le mezzo-forte est d'un 
usage variable et permanent. Le forte a lieu quand les gros- 
ses caisses, les tambours et tam-tams sont employés, le piano 
quand ils se taisent : telles sont les nuances connues et obser- 
ve s. I rhi»f d'orchestre a l'air d'nn sourd conduisant des 



VINCT-CINQUIÈME SOIRÉE. 363 

sourds ; il frappe les temps à grands coups de bâton sur le bols 
de son pupitre, sans presser ni ralentir, qu'il s'agisse de re- 
tenir un groupe qui s'enriporte (il .est vrai qu'on ne s'emporte 
jamais) ou d'exciter un groupe qui s'endort ; il ne cède rien à 
personne; il va mécaniquement comme la tige d'un métro- 
nome ;. son bras monte et descend ; on le regarde si ôti veut, 
il n'y lient pas. Cet homme-machine ne fonctionne que dans 
les ouvertures, les airs de danse et les chœurs ; car pour les 
airs et dtK)s, comme il est absolument impossible de prévoir 
les caprices rhythmiques des chanteurs et de s'y conformer, 
les chefs d'orchesti'e ont depuis longtemps renoncé à marquer 
une mesure quelconque ; les musiciens ont alors la bride sur 
le cou ; ils accompagnent d'instinct, comme ils peuvent, jus- 
qu'à ce que le gâchis devienne par trop formidable. Les chan- 
teurs alors leur font signe de s'arrêter, ce qu'ils s'empressent 
de faire, et on n'accompagne plus du tout. Je ne suis cn'ltalrc 
que depuis peu, et j'ai eu souvent déjà l'occasion d'admirer 
ce bel effet d'orchestre. 

Mais adieu pour ce soir, mon afini, je me croyais plus fort; 
la plume s'échappe de ma main. Je brûlé; j'ai la fièvre. Mina! 
Mina ! point de lettres! Que me font le» Italiens et leur bar- 
barie!... Mina! Je vois la lune pure se mirer dans l'Etna!... 
Silence!... Mina!.... loin.... seul.... Mina!.... Mina!.... 
Paris!... ' 

Deuxième lettre. 

Sicile, 8 juin 2344. 

DU MÊME AU MÊME. 

Quel martyre notre ministre m'a infligé ! rester ainsi en 
Italie, retenu par ma parole, trop légèrement donnée, de n'en 
point sortir avant d'avoir engagé le nombre de chanteurs qui 
nous manquent! quand le moindre navire me transporterait 
à travers les airs aux lieux où est ma vie!... Mais pourquoi 
son silence?... Je suis bien malheureux! Et m'occuper do 
musique dans cet état de brûlant vertige, avec ce trouble do 



304 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

tous les sens, au milieu de cet orageux conflit de mille dou- 
leurs!... 11 le faut cependant. mon ami, le culte de l'art 
n'est un bonheur que pour lésâmes sereines; je le sens bien 
à rindifiPérence et au dégoût que j'éprouve à l'égard des cho- 
ses mêmes qui, pour moi, furent en d'autres temps des objets 
d'un si haut intérêt. N'importe ! continuons ma tâche. 

Sachant la mission dont je suis chargé et mes fonctions à 
Euphonia, les membres de l'Académie sicilienne m'ont écrit 
ce matin pour me demander des renseignements sur l'orga- 
nisation de notre ville musicale ; ils ont beaucoup entendu 
parler d'elle, mais aucun d'eux cependant, malgré l'excessive 
facilité des voyages, n'a encore eu la curiosité de la visiter. 
Envoie-moi donc, par le prochain couiTier, un exemplaire de 
notre charte, avec une description succincte de la cité conser- 
vatrice du grand art que nous adorons. J'irai lire l'une et 
Tautre à la docte assemblée ; je veux me donner le plaisir de 
voir de près l'étonnement de ces braves académiciens qui 
sont si loin de savoir ce qu'est la musique. 

Je ne t'ai rien dit des concerts ni des festivales en Italie, 
par la raison que ces solennités y sont tout à fait inusitées ; 
elles n'exciteraient parmi les populations aucune sympathie, 
et leur exécution, en tout cas, ne pourrait différer beaucoup 
de celle que j'ai observée dans les théâtres. Quant à. la musi- 
que religieuse, il n'y en a pas davantage, eu égard aux idées 
que nous avons et que nous réalisons si grandement sur l'ap- 
plication de toutes les ressources de l'art au service divin. 
Les derniers papes ayant prohibé dans les églises toute autre 
musique que celle des anciens maîtres de la chapelle Sixti no, 
tels que Palestrina et Allegri, ont, par cette grave décision, 
fait disparaître à tout jamais le scandale dont se plaignaient 
si amèrement, il y a quelques siècles, les écrivains dont l'opi- 
nion nous parait avoir eu de la valeur. On ne joue plus, il est 
vrai, des concertos de violon pendant la messe, on n'y entend 
plus des cavatines chantées en voix de fausset par un homme 
entier, Torganiste n'exécute plus des fugues grotesques ni des 
ouvertures d'opéras boufîons; mais il n'en faut pas moins re- 
gretter que cette expulsion , trop bien motivée, de tant de 



VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE. 305 

monstruosités choquantes et ridicules, ait entraîné celle des 
productions nobles et élevées de Fart. Ces œuvres de Pales- 
trina ne sauraient être pour nous, ni pour quiconque possède 
la connaissance aujourd'hui vulgaire du vrai style sacré, des 
œuvres complètement musicales, ni absolument religieuses. 
Ce sont des tissus d'accords consonnants dont la trame est 
quelquefois curieuse pour les yeux ou pour Tesprit, en con- 
sidérant les difficultés dont Tauteur s'est amusé à trouver la 
solution, dont Tefifet doux et calme sur Toreille fait naître 
souvent une profonde rêverie; mais ce n'est point là la mu- 
sique complète, puisqu'elle ne demande rien à la mélodie, à 
Texpression, au l'hythme ni à Tinstrumentation. Les savants 
siciliens seront fort surpris, j'imagine, d'apprendre avec quel 
soin il est défendu dans nos écoles de considérer ces puéri- 
lités de contre-point autrement que comme des exercices, de 
voir en elles un but au lieu d'un moyen de l'art, et, en les 
prenant ainsi au sérieux, de transformer les partitions en ta- 
bles de logarithmes ou en échiquiers. En résumé cependant, 
s'il est regrettable qu'on ne puisse entendre dans les églises 
que des harmonies vocales calmes^ au moins faut-il se féliciter 
de la destruction du style efironté, qui a été le résultat de 
cette décision. Entre deux maux estimons-nous heureux de 
n'avoir que le moindre. Les papes, d'ailleurs, ont permis de- 
puis longtemps aux femmes de chanter dans les temples, pen- 
sant que leur présence et leur participation au service reli- 
gieux n'avaient rien que de naturel, et devaient paraître in- 
finiment plus morales que le barbare usage de la castration 
toléré et encouragé même par leurs prédécesseurs. 11 a fallu 
des siècles pour découvrir cela ! Autrefois il était bien4>ermis 
aux femmes de chanter pendant l'office divin, mais à, la con- 
dition pour elles de chanter mal; dès que leurs connaissan- 
ces de l'art leur permettaient de chanter bien et de figurer en 
conséquence dans un chœur artistement organisé, défense 
était faite aux compositeurs de les y employer. 

11 semble, en lisant l'histoire, que dans certains moments 
notre art ait eu à subir l'influence despotique de l'idiotisme 
et de la folie. 



300 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

Les chœurs des églises d'Hatie sont en général peu nom- 
breux; ils se composent de vingt attente voix au plus, aux 
jours des grandes solennités. Les choristes m'ont paru assez 
bien choisis ; ils chantent sans nuances^ il est vrai, mais juste 
et avec ensemble ; et il faut évidemment les placer à part 
fort au-dessus des malheureux braillards, des théâtres, dont 
je m'abstiens de te parler. 

Adieu, je te quitte pour écrire encore à Mina; serai-je plus 
heureux cette fois, et me répondra-t-elle enfin ! 

Ton ami, Xilef. 



(Un 8alon splendidement meublé.) 

MINA (seule). 

Ah çà ! mais, il me semble que je vais m'ennuyer ! Ces 
messieurs se moquent-ils de moi ! Comment! pas un d'eux 
n'a encore songé à me proposer quelque chose d^amusant 
pour aujourd'hui ! Me voilà seule, abandonnée depuis quatre 
longues heures. Le baron lui-même, le plus attentif, le plus 
empressé de tous, n'est pas encore venu !... Peut-être ont-îls 
bien fait, ma foi, de me laisser tranquille, ils sont si cruelle- 
ment sots tous ces beaux qui m'adorent. Ils ne savent jamais 
me parler que de fêtes, de courses, d'intrigues, de scandales, 
de toilette; pas un mot qui décèle rintelligen'ce oii le senti- 
ment "de l'art, rien qui vienne du cœur. Et je suis artiste 
avant tout, moi, et artiste par... l'âme, par le cœur. D'où 
vient que j'hésite à le dire?. .. Suis-je bien sûre, dans le fait, 
d'avoir un cœur et une âme?... Peuh! Voilà déjà que je ne 
me sens plus le moindre amour pour Xilef. Je n'ai pas même 
répondu à ses brûlantes lettres. Il m'accuse, il se désespère, 
et je pense à lui... quelquefois, mais rarement. Allons, ce 
n'est pas ma faute, si, comme le dit mon imbécile de baron, 
les absents ont toujours torf^ et les présents sont toujours ac- 



VINGT-eiNQUIÈME SOIRÉE. 307 

ceptès. Je ne suis pas chargée de refaire le monde. Pourquoi 
est-il parti? Un homme qui aime bien ne doit jamais quitter 
sa maîtresse ; il ne doit voir qu'elle au monde, et compter 
tout le reste pour rien. 

FANNY (entrant). 

Madame , voici vos journaux et deux lettres. ' 

MINA {ouvrant un journal). 

' Voyons!.. Ah ! la fête de Gluck à Euphonia dans huit jours! 
j'y, veux aller, j'y chanterai. (Lisant.) «L'hymne compose 
par Shetland occupe toute la ville, est le sujet de toutes les 
conversations. On n'a jamais encore, pensons-nous, exprimé 
plus magnifiquement un plus noble enthousiasme. Shetland 
est un homme à part, un homme différent des autres hom- 
mes par son génie^ par son caractère, par le mystère de sa 
vie. » Fanny, appelez ma mère. 

FANNY [en soriarU). 

Madame, vous ne lisez pas vos lettres; je crois qu'il y en a 
une de votre fiancé, M. Xiief. . 

MINA (8ett2e). 

Mon ôanieé! le drôle de mot. Ah! que c'est ridicule un fian- 
cé ! Mais il peut aussi m'appeler sa fiancée ! je suis donc ridi- 
cule ! Sotte fille, avec ses termes grotesques ! Tout cela me 

déplait, me crispe, m'exaspère ' . . . 

Elle n'a que trop bien deviné. Oui, cette lettre est de mon fi- 
dèle Xilef. Cest cela... des reproches... ses souffrances... son 

. amour toujours la même chanson... Jeune 

homme! tu m'obsèdes. Décidément, mon pauvre Xilef, te 
voilà flambé ! Eh ! an fait, ils sont insupportables ces êtres 
éternellement passionnés! Qui est-ce qui les prie d'être 
constants?... qui l'a prié de m'adorerî.. qui?., eh! maïs, 
c'est moi, ce me semble; il n'y songeait pas. Et maintenant 
qu*il a perdu pour moi le repos de sa vie (phrase de romans) 
c'est un peu leste de le planter là! Oui, mais... on ne vit 
qu'une fois* ■ > 
Voyons l'autre missive! {Riant.) Ah! ah !■ voilà une épitre 



308 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. . 

laconique! un cheval, très-bien dessiné, pardieu^ et pas un 
mot. C'est à la fois une signature et une phrase hiéroglyphi- 
que! Cela signifie que je suis attendue pour une course au 
bois par mon animal de baron. 11 courra sans moi. {Madame 
Happer s^àvance pesamment,) Mon Dieu, ma mère, que vous 
êtes lente à« venir quand je vous appelle! je suis ici à me 
morfondre depuis plus d'une demi-heure. Je n'ai pas de 
temps à perdre cependant] 

MADAME HAPPER. 

De quoi s'agit-il donc, ma fille? quelle nouvelle folie altez- 
vous entreprendre? vous voilà bien agitée! 

MINA. 



Nous partons! 
Vous pai'tez ! 



MADAME HAPPER. 
MINA. 



Nous partons, ma mère! 

MADAME HAPPER. 

Mais je n'iii pas envie de quitter Paris, je m'y trouve fort 
bien; surtout si, comme je le soupçonne, c^est pour aller 
rejoindre votre pâle amoureux. Je le répète, Mina, votre con- 
duite est impardonnable^ vous manquez à ce que vous me 
devez et à ce que vous devez à vous-même. Ce mariage ne 
nous convient en aucune façon, ce jeune homme n'a pas as- 
sez de fortune ! Et puis il a des idées, des idées si étranges 
sur les femmes ! Tenez, vous êtes folle, trois fois folle, par- . 
donnez-moi de vous le dire, et même niaise, avec tout votre 
esprit et tout votre talent. On n'a jamais vu d'exemple d'un tel 
choix, ni d'une telle manie d'^épousailles. Je pensais poui'tant 
que la société brillante que vous voyez habituellement ici 
vous avait remise sur la voie du bon sens; mais il parait que 
vos caprices sont des fièvres intermittentes et que voilà Tac- 
cès revenu. 

MINA [s'incUtiant avec un respect exagMj. 
Ma respectable mère, vous êtes sublime ! Je ne dirai pas 



VlNGT-GiNQUlÉME SOIRËË. 309 

que vous improvisez à merveille^ car c'est, j^en suis sûre, 
pour préparer ce sermon que vous m'avez tant fait attendre ! 
N'importe, l'éloquence a son prix. Mais vous prêchiez une 
convertie. Or donc^ nous partons; nous allons à Euphonia; 
je chante à la fête de Gluck ; je ne pense plus à Xilef ; nous 
changeons de nom pour nous mettre, dans le premier mo- 
ment, à l'âbri de ses poursuites ; je m'appelle Nadira, vous 
passez pour ma tante ; je suis une débutante autrichienne^ et 
le grand Shetland. me prend sous sa protection ; j*ai un suc- 
cès fou; je tourne toutes les têtes; pour le reste... qui vivra 
verra. 

MADAME HAPPER. 

Ah! mon Dieu, bénissez-la! je retrouve ma fille. Enfin la 
raison... embrasse-moi, ma toute belle. Ah ! j'étoufife de joie! 
plus de ces sottes opinions sur les prétendues promesses ! à 
la bonne heure! Oui, partons. Et ce petit niais de Xilef qui 
se permettait de songer à ma Mina et de vouloir me Tenlever. 
Ah ! que j^aie au moins le plaisir de lui dire son fait, à cet 
épouseur; c^est moi que cela regarde, et je vais... Morveux ! 
une cantatrice de ce talent et si belle! Oui, mon garçon, elle 
est pour toi, va, compte là-dessus. En dix lignes je le congé- 
die; dans deux heures nos malles sont faites, notre navire de 
poste est prêt, et demain à Euphonia, où nous triomphons, 
pendant que le petit monsieur nous poursuivra dans la direc- 
tion contraire. Ah ! je vais lui donner des nœuds à filer. 
(Madame Happer sort en soufflant comme une bcUeine^ et en 
faisant des signes de croix,) 

FANisT {qui est rentrée depuis quelques instants). 

Vous le quittez donc. Madame ? 

MINA. 

Oui, c'est fini. 

FAHNY. 

mon Dieu, il vous aime tant, et il comptait tant sur vous! 
Vous ne Taimez donc plus, plus du tout ? 

MINA. 

Non. 



310 LKS SOIHÉES DE L^OftCHËSrKE. 

FANNY. 

Cela me fait peur. Il arrivera quelque malheur, il se tuera 
Madame. 



Bah! 




• 


MINA. 
PANHY. 


Il se tuera. 


cela est sûr ! 




Assez, 


voyons! 


MINA. 

FANNY. 



Pauvre jeune homme ! 

MINA. 

Ah çà, vous tairez- vous, idiote? Allez rejoindre ma mère 
et Taider à faire nos préparatifs de départ. Et psss de ré- 
flexions, je vous prie, si vous tenez à rester à mon service. 
(Fanny sort,) 

MlNA(*eM;c). 

11 se tuera!... ne dirait-on pas que je suis obligée... D'ail- 
leurs est -ce ma faute... si je ne Taime plus î )> 

Elle se çûçt^u pisino et vocalise pendant quelques minutes; 
puis ses doigts courants sur le clavier, reproduisent le thème 
delà première symphonie de Shetland qu'elle a çntendue six 
mois auparavant. Et elle murmure en jouant. : « Réellement 
c'est beau cela! il y a dans cette mélodie quelque chose de si 
élégamment tendre, de si capricieusement passionné !... » 
Elle s'arrête... Long silence... Elle reprend le thème sym- 
phonique : « Shetland est un homme à part!.. . différent des 
autres hommes... par son génie, son caractère {jouarU tou- 
jours) et le mystère de sa vie... {elle ftrend le mode mimur) il 
ne nC aimera jamais, au diiiB de Xilef ! » Le thème reparaît 
fugué, disloqué, brisé. Crescendo. Explosion dans le mode 
majeur. Mina s'approche d'une glace, arrange ses: cheveux eii 
fredonnant les premières mesures du thème de la sympho- 
nie... Nouveau silence* Elle aperçoit la lettre du baron qui 



ViNGT-CINQÙlÈMb: SOmEE. 31 i 

contient un cheval dessiné au trait ; elle prend une plume, 
trace sur le col de l'animal une bride flottemtef et sonne. Un 
domestique en livrée paraît : «Vous rendrez ceci, au baron, 
lui dit-elle, c'e^ ma réponse. {A part,) Il est assez bête pour 
ne pas la comprendre. 

PANNT (entrant). 

Madame, tout est prêt. 

MINA. 

Ma mère a-^t-elle écrit à...? 

FANNY. 

Oui, Madame, je vîetts de porter sa lettre à la poste. 

; MINA. 

Montez toutes les deux dans le navire, je vous suis. » 
La femme de chambre s'éloigne. Mina va s'asseoir sur un 
canapé, croise ses bras sur sa poitrine et demeure un instant 
absorbée dans ses pensées. Elle baisse la tête, un impercep- 
tible soupir s'échappe de ses lèvres, une légère rougeur vient 
colorer ses joues; enfin saisissant ses gants, elle se lève et 
sort, en disant avec un geste de mauvaise humeur ; « Eh ! 
ma foi, qu'il s'arrange ! » 

Vrolsiéme lettre* 

Euphonia, 9 juiirel 2S44. 

SHETLAND A XILEF. 

I 

Voici^ mon cher et triste ami» la charte nmsicale et ladesi^ 
criplion d'Euphonia. Ces documents sont incomplets sous 
quelques rapports; mais tas loisirs forcés te permettront de 
revoir mon rapide travail, et si tu veux consulter tes souve* 
nirs, tu pourras sans trop de petite Tachever. Je ne pouvais 
t'cnvoyer simplement le texte de nos règlements de police 
ninï;ica!e,il fallait par une description succincte, mais exacte, 
donner à tes académiciens de Sicile une idée approximative 



312 LES SOIRËËS DE L'ORGBESTRË. 

de notre harmonieuse cité. J'ai donc dû prendre la plume et 
portraire Euphonia tant bien que mal ; mais lu excuseras les 
incorrections de mon œuvre et ce qu'elle a de diffus et d'ina- 
chevé, en apprenant les étranges émotions qui depuis quel- 
ques jours m*onl troublé si violemment. Chargé, comme tu 
le sais, de tout ce qui concernait la fête de Gluck, j'ai eu à 
composer Fhymne qu'on devait chanter autour du temple. 11 
m'a fallu surveiller les répétitions d'Alceste qu^on a jouée 
dans le palais Thessalien, présider aux études des chœurs de 
mon hymne et te remplacer^ en outre^ dans l'administration 
des instruments à cordes. Mais c'était peu pour moi; les 
noires préoccupations, les cruels souvenirs, le découragement 
profond où mVnt plongé d'anciens et incurables chagrins, 
ont au moins, en le dégageant de toute influence passionnée, 
donné à mon caractère cette gravité calme qui, loin d'en- 
chaîner l'activité, la seconde au contraire et dont tu es mal- 
heureusement si dépourvu. C'est la souffrance qui paralyse 
nos facultés d'artiste, c'est elle seule qui par sa brûlante 
étreinte arrête les plus nobles élans de notre cœur, c'est elle 
qui nous éteint, nous pétrifie, nous rend fout^ et stupides. 
Et j'étais exempt, moi, tu le sais, de ces douleui^ ardentes; 
mon cœur et mes sens étaient en repos, ils dormaient du 
sommeil de la mort, depuis que... la... blanche étoile a dis- 
paru de mon ciel... et ma pensée et ma fantaisie n'en vivaient 
que mieux. Aussi pouvais-je utiliser à peu près tout mon 
temps et l'employer comme la raison d'art m'indiquait qu'il 
fallait le faire. Et je n'y ai point manqué jusqu'ici, moins par 
amour de la gloire que par amour du beau, vers lequel nous 
tendons instinctivement tous les deux, sans aucune arrière- 
pensée de satisfaction orgueilleuse. 

Ce qui m'a ému, troublé, ravagé ces jours derniers, ce nVst 
pas la composition de mon hymne, ce ne sont pasles acclama, 
tions dont notre population musicale l'a salué, ni les éloges du 
ministre; ce n'est pas la joie de l'Empereur que ma musique, 
à en croire Sa Majesté, a transporté d'enthousiasme; ce n'est 
pas même l'effet très-grand que cette œuvre a produit sur moi, 
ce n'est rien de tout cela. Il s'agit d'un événement bizarre, qui 



VlNGT-ClNQUlÉME SOIRÉK. 313 

m'a frappé plus que je ne croyais pouvoir être frappé d'aucune 
chose, et dont l'impression, par malheur, ne s'efface point. 
Comme je respirerais la fraîcheur du soir, après une longue 
répétition, moUemeqt couché dans mon petit navire, et regar- 
dant, de la hauteur où je m'étais élevé, s'éteindre le jour, 
j'entends sortir d'un nuage, dont je longeais les contours, 
une voix de femme stridente, pure cependant, et dont l'agi- 
lilé extraordinaire, dont les élans capricieux et les char- 
mantes évolutions semblaient^ en retentissant ainsi au milieu 
des airs, être le chant de quelque oiseau merveilleux et invi- 
sible. J'arrêtai soudain ma locomotive... Après quelques 
instants d'attente, au travers des vapeurs empourprées par 
le soleil couchant, je vis s'avancer un élégant ballon dont la 
marche rapide se dirigeait vers Euphonia; une jeune femme 
était debout à l'avant du navire, appuyée^ dans une pose ra- 
vissante, sur une harpe dont, par intervalles, elle effleurait 
les cordes avec sa main droite, étincelante de diamants. Elle 
n'était pas seule, car d'autres, femmes passèrent plusieurs 
fois à l'intérieur devant les croisées du bord. Je crus d'abord 
que c'étaient quelques-unes de nos jeunes coryphées de la 
rue des Soprani, qui venaient, comme moi, de faire une 
promenade aérienne. Elle chantait , en l'ornant de toutes 
sortes de folles vocalises^ le thème de ma première sym- 
phonie, qui n'est guère connue, pensais-je, que des Eupho- 
niens. Mais bientôt, en examinant de plus près la charmante 
créature au brillant ramage, je dus reconnaître qu'elle n'é- 
tait point des nôtres, et que jamais encore elle n'avait paru 
à Euphonia. Son regard, à la fois distrait et inspiré, m'étonna 
par la singularité de son expression, et je pensai tout de 
suite au malheur de l'homme qui aimerait une telle femme 
sans être aimé d'elle. Puis je n'y songeai plus... Les hautes 
cimes du Hartz me dérobaient déjà la vue du soleil à l'hori- 
zon ; je fis monter perpendiculairement mon navire de 
quelques centaines de pieds pour revoir Taslre fugitif, et je 
le contemplai quelques minutes encore, au milieu de cç si- 
lence extatique dont on n'a pas d'idée sur la terre. Enfin, las 
de rêver et d'être seul dans l'air, le vent d'ouest m'appor- 

18 



314 LES SOIRÉES DE L'ORCUËSTtiË:. 

tant les lointains accords de la Tour qui sonnait Thymne de 
la nuit^ je descendis^ ou plutôt je fondis comme un trait sur 
mon pavillon, situé, comme tu le sais, hors des murs de la 
ville. J'y passai la nuit. Je dormis mal; vingt fois, eo 
quelques heures, je revis en songe cette I)elle étrangère ap- 
puyée sur sa harpe, sortant de son nuage rose et or. Je rêvai 
même en dernier lieu que je la maUraitais, que mes mau- 
vais traitements, mes brutalités, l'avaient rendue horrible- 
ment malheureuse; je la voyais à mes pieds^ brisée, en 
larmes, pendant que je m'applaudissais froidement d'avoii* 
su dompter ce gracieux mais dangereux animal. Etrange vi- 
sion de mon âme, si éloignée de pareils sentiments!!! A. peine 
levé, j'allai m'asseoir au fond de mon bosquetde rosiers, et, 
ipachinalement^ sans avoir la conscience de ce que je faisais, 
j'ouvris à deux battants la porte de ma harpe éolieni^e^.Ën ua 
instant, des flots d'harfuonie inondèrent le jardin; le cresc^ndo^ 
le forte^ le decrescendo^ le /7tant£»mo,se succédaient san^ ordi'Q 
au souffle capricieux de la folle brise matinale. Je vibrais dou« 
loureusenient, et n'avais pas la aïoindre tentatiof^ cependant 
de me dérober à celte souffrance en fermant les cloisons de 
l'instrument mélancolique. Loin delà^ j^m^y complaisaiSi et 
j'écoutais immobile. Au moment où uq coup de vent, plus fort 
que les précédents, faisait naître de la harpe,;comme un cri de 
passion, l'accord de septième dominante^ eli'emportsut gémis* 
sant à travers le bosquet, le hasard voulut que du deeres* 
cendo sortît un arpège où se trouvait la succession mélodique 
des premières mesures du thème que j'avais .entendu chan<* 
ter la veille à mon inconnue, celui de ma première sympho- 
nie. Etonné de ce jeu de la nature, j'ouvris les yeux que je 
tenais fermés depuis le commencement du concert éolien... 
Elle était debout devant moi; belle, puissante, souveraine, 
Dea! Je me levai bmsquement. ce Madame! — Je suis heu- 
reuse, Monsieur, de me présenter à vous au moiûent où les 
esprits de l'air vous adressent un si gracieux compliment; 
ils vous disposeront sans doute à l'indulgence que je viens 
réclamer, et dont le grand Shetland, dit-on, n'est pas pro« 
digue. — Qui a bien voulu. Madame, venir si matin animer 



VINGT-ClNQUIÊME SOIRÉE. 315 

ma solitude? — Je me nomme Nadira, je suis cantatrice, 
j'arrive de Vienne, je veux voir la fêle de Gluck, je désire y 
chanter, et je viens vous prier de me donner place dans le 
programme. — Madame... — Oh ! vous m'entendrez aupara- 
vant, c'est trop juste. — C'est inutile, j'ai eu déjà le plaisir 
devons entendre. — Et quand, et où donc? — Hier soir, au 
ciel. — Ah! c'était vous qui voguiez ainsi solitairement, et 
que j*ai rencontré au sortir de mon nuage, justement quand 
je chantais votre admirable mélodie? Cette belle phrase était 
prédestinée sans doute à servir d'introduction musicale à nos 
deux premières entrevues. — C'était moi. — Et vous m'avez 
entendue? — Je vous ai vue et,., admirée. — Oh! mon 
Dieu! c'est un homme d'esprit, il va me persifler, et il 
faudra que j'accepte ses railleries pour des compliments! 

— Dieu me garde de railler. Madame; vous êtes belle. — 
Encore! Oui, je suis belle, et à votre avis je chante? — 
Vous chantez... trop bien. — Comment, trop bien? — Oui, 
Madame ; à la fête de Gluck le chant orné n'est point admis; 
le vôtre brille surtout par la légèreté et la grâce des brode- 
ries, il ne saurait donc figurer dans une cérémonie émi- 
nemment grandiose et épique. — Ainsi, vous me refusez? 

— Hélas! il le faut. — Oh! c'est incroyable, dit-elle en 
rougissant de colère et en arrachant de sa tige une belle 
rose qu'elle froissa entre ses doigts. Je m'adiesserai au 
ministre... (je souris) à l'Empereur. — Madame, lui dis-je 
d'un accent fort calme, mais sérieux, le ministre de la fête 
de Gluck, c'est moi; l'empereur de la fête de Gluck, c'est 
encore moi ; l'ordonnance de cette cérémonie m'a été con- 
fiée, je la règle sans contrôle,* j'en suis le maître absolu; et 
(la regardant avec la moitié de ma colère) vous n'y chanterez 
pas. » Là-dessus la belle Nadira essuie en tressaillant ses yeux, 
oîi le dépit avait amené quelques larmes, et s'éloigne précipi- 
tamment. 

Ma demi-colère dissipée, je ne pus m'empêcher de rire 
de la naïveté de cette jeune folle , accoutumée sans doute à 
Vienne, au milieu de ses adorateurs, à tout voir plier de- 
vant ses caprices, et qui avait pensé venir sans résists^ncç 



316 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

détruire Tharraonie de notre fête et me dicter ses volontés. 
Pendant quelques jours je ne la revis point* La fête eut 
lieu. Âlceste fut dignement exécutée; après la représentation, 
les six mille voix du cirqua chantèrent mon hymne, que je 
n'ai fait accompagner que par cent familles de clarinettes et 
saxophones, cent autres de flûtes, quatre cents violoncelles et 
trois cents harpes. L'ofifet, je te l'ai déjà dit, fut très-grand. 
L'orage des acclamations une fois calmé, l'empereur se leva 
et me complimentant avec sa courtoisie ordinaire, voulut 
hien me céder son droit de désigner la femme qui aurait 
Fhonneur de couronner la statue de Gluck. Nouveaux cris et 
applaudissements du peuple. En ce moment de radieux en- 
thousiasme, mes yeux tombèrent sur la belle Nadira, qui, 
d'une loge éloignée, attachait sur moi un regard humble et 
attristé. Soudain l'attendrissement, la pitié, une sorte de re- 
mords même, me saisirent au cœur, à l'aspect de la beauté 
vaincue, éclipsée par Fart. Il me sembla que, vainqueur gé- 
néreux, l'art devait maintenant rendre à la beauté une part 
de sa gloire, et je désignai Nadira, la frivole cantatrice vien- 
noise, pour couronner le dieu de l'expression. L'étonne- 
ment général ne peut se dépeindre; personne ne la connais- 
sait. Rougissant et pâlissant tour à tour, Nadira se lève, 
reçoit des mains du prêtre de Gluck la couronne de fleurs, 
de feuilles et d'épis, qu'elle doit déposer sur le front divin, 
s'avance lentement dans le cirque, monte les degrés du 
temple, et, parvenue au pied de la statue, se tourne vers le 
peuple en faisant signe qu'elle veut parler. On se tait, on 
l'admire ; les femmes mêmes semblent frappées de son ex- 
trême beauté. « Euphoniens, *dit-elle, je vous suis inconnue. 
Hier encore je n'étais qu'une femme vulgaire, douée d'une 
voix éclatante et agile, rien de plus. Le grand art ne m'avait 
point été révélé. Je viens, pour la première fois de ma vie, 
d'entendre Alceste, je viens d'admirer avec vous la splendide 
majesté de l'hymne de Shetland. Je comprends maintenant, 
j'entends, je vis : je suis artiste. Mais Tinstinct du génie de 
Shetland pouvait seul le deviner. Souffrez donc qu'avant de 
couronner le dieu de l'expression , je prouve à vous, ses fi- 



VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE. 317 

dèles adorateurs, que je suis digne de cet honneur insigne» et 
que le grand Shetland ne s'est pas trompé. » A ces mots, arra- 
chant les perles et les joyaux qui ornaient sa chevelure, elle 
les jette à terre, les foule aux pieds (abjuration symbolique), 
la main sur son cœur, s'incline devant Gluck, et* d'une voix 
sublime d'accent et de timbre, elle commence l'air d'Alceste, 
« Ah ! divinités implacables ! )> 

Impossible, cher Xilcf, de te décrire avec quelque apparence 
de fîdélité l'immense émotion produite par ce chant inouï. En 
l'écoutant tous les fronts s'inclinaient peu à peu, tous les cœurs 
se gonflaient ; on voyait çà et là des auditeurs joindre les 
mains, les élever machinalement sur leurs têtes; nos jeunes 
femmes fondaient en larmes, et à la fin, au retour de Tim- 
morlelle phrase : 

« Ce n'est pas vous faire une offense 
« Que de vous conjurer de hâter mon trépas. » 

Nadira, accoutumée à l'enthousiasme bruyant de ses Vien- 
nois , a dû éprouver un instant d'angoisse horrible r pas un 
applaudissement ne s'est fait entendre. Le cirque entier s'est 
tu , terrassé; mais après une minute, chacun retrouvant la 
respiration et la voix (admire encore une fois le sens musical 
de nos Euphoniens), sans que le préfet des chœurs ni moi nous 
ayons fait le moindre signe pour désigner l'harmonie , un cri 
de dix mille âmes s'est élancé spontanément sur un accord de 
septième diminué, suivi d'une pompeuse cadence en ut ma- 
jeur. Nadira, chancelante d'abord, se redresse à cette harmo- 
nieuse clameur, et élevant ses bras antiques, belle d'admira- 
lion, belle de joie, belle de beauté, belle d'amour, elle dépose 
la couronne sur la tête puissante de Gluck l'olympien. Alors 
inspiré à mon tour par cette scène auguste , et pour adoucir 
un enthousiasme, qui tournait à la passion , déjà jaloux peut- 
être, je fis le signe de la marche d'Alceste, et tous à genoux, 
Euphoniens fervents, nous saluâmes le souverain maître de sa 
religieuse mélopée. 

18. 



318 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

En nous relevant, nous cherchons Nadlra: élte 'avait dis- 
paru. A peine retiré chez moi, je la vois entrer. Elle s'avaîicè, 
s'incline et dit : a Shetland , tu m'as initiée à l'art^ tu m*as 
donné nneexisteneenouvelie; je t'aime... Peux-tu m'aimer? 
Je te fais don de tout mon être ; ma vie, mon âme et ma beauté 
sont à toi. » Je réponds après un instant de douté silencieux, 
et en songeant à mon ancien amour qui s'évanouissait : « Na- 
dira, tu m'as fait voir hors de l'art un idéal sublime... Sincè- 
rement je t'aime. . . je t'accepte. . . Mais si tu nie trompes, 
aujourd'hui ou jamais, tu es perdue.— Aujourd'hui ni jamais 
je ne puis te tromper; mais dussé-je paya* par une mort 
cruelle le bonheur de t'appartenir, je le veux ce bonheur, je 
te le demande... Shetland! — Nadira!...» Nos bras... nos 
cœurs. . . nos âmes . .^ Pinfini ... 

Il n'y a plus de Nadira , Nadira c'est moi. 11 n'y a plus de 
Shetland, Shetland c'est elle! 

J'ai honte, cher Xilcf^ de faire un tel récit à toi dont le cœur 
saigne déchiré par l'absence; mais la passion et le bonheur 
sont d'un 4goïsme absolu. Pourtant mon bonheur a des inter- 
mittences, et sa lumineuse atmosphère est traversée quelque- 
fois par d'affreux rayonjs d'obscurité. Je me souviens qu'au 
moment où j'ai dit à Nadira : « Sipcè^'ement, je t'aime ! » trois 
cordes de ma harpe sp sont rompues avec un bruit lugubre... 
J'attache à cet incident une idée superstitieuse. Serait-ce un 
adieu.de l'art qui me perd?... Il me semble en effet que je ne 
l'aime plus. Mais écoute encore : 

Hier, journée b^ulapte d'un été brûlant, nous planions, elle 
et moi, au plus haut dçs airs. A^on navire, sans direction, er- 
rait au gré d'un faible souffle du vent d'est ; éperdument en- 
lacés, ivres-morts d^arnour, gisants suf la molle ottomane de 
ma nacelle embaumée, nous touchions au seuil de l'autre vie, 
un seul pas^ un seul acte de volonté et nous pouvions le fran- 
chir ! <( Nadira I lui dis-je , en l'étreignant sur mon cœur, — 
Cher! — Vois, il n'y a rien de plus pour nous en ce monde ^ 
nous sommes au faite , redescendrons-nous? mourons ! lo Elle 
me regarda d'un air surpris. « Oui , mourons , ajoutai-je, je- 
tons-nous embrassés hors du navire; nos âmes, confondues 



V/NGT-CINQUIÈME SOIRÉE. 3i9 

dans un dernier baiser, s'exhaleront vers le ciel avant que nos 
corps, tourbillonnant dans l'espace, aient pu toucher de nou- 
veau la prosaïque terre. Veux-tu ? viens ! — Plus tard , me 
répondtt-élle , vivons encore! » Plus tard! niais plus tard, 

pensai-je, retrouverons-nous un semblable moment? Oh! 

Nadira, ne serais lu qu'une femme !... Je reste donc, puis- 
qu'elle veut rester... Adreu, mon ami, depuis les deux heures 
employées à l'écrire, je ne l'ai pas vue, et pendant tout le temps 
que je passe maintenant loin .d'elle , je crois sentir un main 
glacée m'arracher lentement le cœur de la poitrine. 

Shetland. • 



La lettre de madame Happer, dans laquelle cette respectable 
matrone, en déclarant cyniquement à Xilef que sa fille le dé- 
gageait de sa promesse et renonçait à lui, annonçait aussi le 
départ de Mina pour l'Amérique, où rappelaient les oflVes 
avantageuses d'un directeur de théâtre et Vamitié d'un riche 
armateur. On ne peut guère se représenter que vaguement la 
secousse, ïe déchirement, l'indignation, la douleur, la rage 
infinie d'une âme à la fois tendre et terrible comme celle de 
Xilef, à la lecture d'un tel chef-d'œuvre de brutalité, d*inso- 
lence el de mauvaise foi. Il frémit delà tête aux pieds; deux 
larndes et deux flammes jaillirent ensemble de ses yeux } et 
l'idée d'une punition digne du crime s'empara immédiate- 
ment de son esprit. Il résolut donc aussitôt, après avoir pré- 
venu Shetland de ce qui lui arrivait, de partir pour l'Amérique 
où il se flattait de découvrir bientôt sa perfide maîtresse. Il 
brisait ainsi tous les liens qui» l'attachaient à Euphonia, il 
perdait sa place, il anéantissait du même coup son présent et 
soD avenir! mais que lui importait ! restait-il pour Xilef dans 
la vie un autre intérêt que celui de sa vengeance?... La lettre 
de Shetland, et avec elle la description d'Euphonia, lui par- 
vinrent au moment où il allait quitter Palerme : et il n'eut 
(jue le temps d'adresser ce document à l'Académie sicilienne, 
avec quelques lignes dans lesquelles il s'excusait de ne pou- 



320 LES SOIRËËS DE L'ORCHESTRE. 

voir pas venir le présenter et le lire lui-n[iénoie« ainsi qu'il 
l'avait promis. 

Voici le manuscrit de Shetland tel que le président de 
TAcadémie le lut en séance publique ; Xilef n*y avait rien 
changé. 

DESCRIPTION D'EUPHONIA. 

Euphonia est vine petite ville de douze mille âmes, située 
sur le* versant du Harlz en Allemagne. 

On peut la considérer comme un vaste conservatoire de 
musique, puisque la pratique de cet art est Tobjet unique des 
travaux de ses habitants. 

Tous 1rs Euphoniens, hommes, femmes et enfants, s'occu- 
pent exclusivement de chanter, de jouer des instruments, et 
de ce qui se rapporte directement à Tart musical. La plupart 
sont à la fois instrumentistes et chanteurs. Quelques-uns, 
qui n'exécutent point, se livrent à la fabrication des instru- 
ments, à la gravure et à l'impression de la musique. D'au- 
tres consacrent leur temps à des recherches d'acoustique et 
à l'étude de tout ce qui, dans les phénomènes physiques, peut 
se rattacher à la production des sons. 

Les joueurs d'instruments et les chanteurs sont classés par' 
catégories dans les divers quartiers de la ville. 

Chaque voix et chaque instrument a une rue qui porte son 
nom, et qu'habite seule la partie de la population vouée à la 
pratique de cette voix ou de cet instrument. Il y a les rues 
des soprani, des basses, des ténors, des contralti, des violons, 
des cors, des flûtes, des harpes, etc., etc. 

Il est inutile de dire qu'Euphonia est gouvernée militaire- 
ment et soumise à un régime despotique. De ià l'ordre parfait 
qui règne dans les études, et les résultats merveilleux que 
l'art en a obtenus. 

L'empereur d'Allemagne fait tout, d'ailleurs, pour rendre 
aussi heureux que possible le sort des Euphoniens. 11 ne leur 
demande en retour que de lui envoyer deux ou trois fois par 
an quelques milliers de musiciens pour les fêtes qu'il donne 



VINGT-CINQUIEME SOIREE. 321 

sur divers points de l'empire. Rarement la ville se meut tout 
entière. 

Aux fêtes solennelles dont Tart est le seul objets ce sont les 
auditeurs qui se déplacent, au contraire^ et qui viennent en- 
tendre les Euphoniens. 

Un cirque, à peu près semblable aux cirques de Fantiquité 
grecque et romaine, mais construit dans des conditions d^a- 
coustique beaucoup meilleures, est consacré à ces exécutions 
monumentales. 11 peut contenir d^m côté vingt mille audi- 
teurs et de l'autre dix mille exécutants. 

C'est le ministre des beaux-arts qui choisit dans la popu- 
lation des différentes villes d'Allemagne^ les vingt mille au- 
diteurs privilégiés auxquels il est permis d'assister à ces fêtes. 
Ce choix est toujours déterminé par le plus ou moins d'in- 
telligence et de culture musicale des individus. Malgré la cu- 
riosité excessive que ces réunions excitent dans tout Tempire, 
aucune considération n'y ferait admettre un auditeur reconnu^ 
par son inaptitude, indigne d'y assister. 

L'éducation des Euphoniens est ainsi dirigée : les enfants 
sont exercés de très-bonne heure à toutes les combinaisons 
rhythmiques ; ils arrivent en peu d'années à se jouer des dif- 
ficultés de la division fragmentaire des temps de la mesure, 
des formes syncopées, des mélanges de rhythmes inconcilia- 
bles, etc. ; puis vient pour eux l'étude du solfège, parallèle- 
ment à celle des instruments, un peu plus tard celle du chant 
et de Tharmonie. Au moment de la puberté, à cette heure 
d'efflorescence de la vie où les passions commencent à se 
faire sentir, on cherche à développer en eux le sentiment 
juste de l'expression et par suite du beau style. 

Cette faculté si rare d'apprécier, soit dans l'œuvre du compo- 
siteur, soit dans l'exécution de ses interprètes, la vérité d'ex- 
pression, est placée au-dessus de toute autre dans l'opinion 
des Euphoniens. 

Quiconque est convaincu d'en être absolument privé, ou 
de se complaire à l'audition d'ouvrages d'une expression 
fausse, est inexorablement renvoyé de la ville, eût-il d'ailleurs 
un talent éminent ou une voix exceptionnelle ; à moins qu'il 



322 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

ne consente à descendre à quelque emploi inférieur, tel que 
la fabrication des cordes à boyaux ou la préparation des peaux 
de timbales. 

Les professeurs de chant et des divers instruments ont sous 
leurs ordres plusieurs sous-maîfres destinés à enseigner des 
spécialités dans lesquelles ils sont reconnus supérieurs. Ainsi, 
pour les classes de violon, d'alfo, de violoncelle et de contre- 
basse, outre le professeur principal qui dirige les études gé- 
nérales de l'instrument, il y, en^ a un qui enseigne exclusive- 
ment le pizzicato, un autre l'emploi des sons harmoniques^ 
un autre le staccato, ainsi de suite. 11 y a des prix institués ' 
pour Tagilité, pour la justesse, pour la beauté dû son et même 
pour la ténuité du son. De là les nuances de piano si admi- 
rables, que les Ëuphoniens seuls en Europe savent produire. 

Le signal des heures de travail et des repas, des réunionfs 
par quartiers, par rues, des répétitions par petites ou par 
grandes masses, etc., est donné au moyen d'un orgue gigan- 
tesque placé au haut d'une tour qui domine tous les édifices 
de la ville. Cet orgue est animé par la vapeur, et sa sonorité 
est telle qu'on Pentend sans peine à quatre lieuôs dé distance. 
Il y a cinq siècles, quand Tingénieux facteur A. Sax, à qui 
l'on doit la précieuse famille d'instruments de cuivre à anche 
qui porte son nom, émit l'idée d'un orgue pareil destiné à 
remplir d'une façon plus musicale Toffice des cloches, on le 
traita de fou, comme on avait fait auparavant pour le mal- 
heureux qui parlait de la vapeur appliquée à la navigation 
et aux chemins de fer, comme on faisait encore il y a deux 
cents ans pour ceux qui s'obstinaient à chercher les moyens 
de diriger la navigation aérienne, qui a changé la face du 
monde. Le langage de l'orgue de la tour, ce télégraphe de l'o- 
reille, n'est guère compris que des Ëuphoniens; eux seuls 
connaissent bien la téléphonie, précieuse invention dont un 
nommé Sudre entrevit, au xix» siècle, toute la portée, et 
qu'un des préfets de l'harmonie d'Euphonia a développée et 
conduite au point de perfection où elle est aujourd'hui. Ils 
possèdent aussi la télégraphie, et les directeurs des répéti- 
tions n'ont à faire qu'un simple signe avec une ou deux mains 



VINGT^CLNUUIÈMÊ SOlUÊË. 323 

et le bâton conducteur^ pour indiquer aux exécutants qu'il ' 
s'agit de faire entendre, fort ou doux, tel ou tel accord suivi 
de telle ou telle cadence ou modulation, d'exécuter tel ou tel 
morceau classique tous ensemble, ou en petite masse, ou en 
crescendo, les divers groupes enti-ant alors successivement. 

Quand il s'agit d'exécuter quelque grande composition 
nouvelle, cbaque partie est étudiée isolément pendant trois 
ou quatre jours ; puis Torgue annonce les réunions au cirque 
de .toutes les voix d'abord. Là, sous la direction des maîtres 
de chant, elles se font entendre par centuries formant cha« 
cune un choeur complet. Alors les points de respiration sont 
indiqués et placés de façon qu'il n'y ait jamais plus d'un 
quart de la masse chantante qui respire au même endroit, 
et que l'émission de voix du grand ensemble n'éprouve au- 
cune, interruption sensible. 

L'exécution est étudiée, en premier lieu, sous le rapport de 
la, fidélité littérale, puis sous celui des grandes nuances, et 
enfin sous celui du st^le et de 1' expression. 

Tout mouvement du corps indiquant le rbylhme pendant 
le chant est sévèrement interdit aux choristes. On les exerce 
encore au silence, au silence absolu et si profond, que trois 
mille choristes Ëupboniens réunis dans le cirque , ou dans 
tout autre local sonore, laisseraient entendre le bourdonne- 
ment d'un insecte^ et pourraient faire cioire à un aveugle 
placé au milieu d'eux qu'il est entièrement seul. Ils sont par-* 
venus à compter ainsi des centaines de pauses, et ù attaquer 
un accord de toute la masse.après ce long silence, sans qu'un 
seul chanteur manque son entrée* 

Un travail analogue se fait aux répétitions de Torcheslre ; 
aucune partie n'est admise à figurer dans un ensemble avant 
d*avoir été entendue et sévèrement examinée isoléra'éiiC par 
. les préfets. L'orchestre entier travaille ensuite seul ; et efifin 
la réunion des deux masses vocale et instrumentale s'opèt^ 
quand les divers préfets ont déclaré qu^elles étaient sofû^am*- 
ment exercées^ 

Le grand ensemble subit alors la critique de l'auteur, qui 
récoute du haut de l'amphithéâtre que doit occuper le pu-» 



324 LES SOlHli:ES DE L'OhCUESTRE. 

blic^ et quand il se reconnaît maître absolu de cet immense 
instrument intelligent, quand il est sûr qu*il u*y a plus 
qu'à lui communiquer les nuances vitales du mouvement, 
qu'il sent et peut donner mieux que personne, le moment est 
venu pour lui de se faire aussi exécutant, et il monte au pu- 
pitre-chef pour diriger. Un diapason fixé à chaque pupitre 
permet à tous les instrumentistes de s'accorder sans bruit 
avant et pendant Fexécution; les. préludes, les moindres 
bruissements d'orchestre sont rigoureusement prohibés. Un 
ingénieux mécanisme qu'on eût trouvé cinq ou six siècles 
plus tôt, si on s'était donné la peine de le chercher, et qui 
subit l'impulsion deh mouvements du chef sans être visible 
au public^ marque, devant les yeux de chaque exécutant et 
tout près de lui, les temps de la mesure, en indiquant aussi 
d'une façon précise les divers degrés de forte ou de piano. De 
cette façon, les exécutants reçoivent immédiatement et ins- 
tantanément la communication du sentiment de celui qui les 
dirige^ y obéissent aussi rapidement que font les marteaux 
d'un piano sous la main qui presse les touches, et le maître 
peut dire alors qu'il joue de l'orchestre en toute vérité. 

Des chaires de philosophie musicale occupées par les plus 
savants hommes de l'époque, servent à répandre parmi les 
Euphoniens de saines idées sur l'importance et la destination 
de Tart^ la connaissance des lois sur lesquelles est basée son 
existeuce, et des notions historiques exactes sur les révolu- 
tions qu'il a subies. C'est à l'un de ces professeurs qu'est due 
l'institution singulière des concerts de mauvaise musique où 
les Euphoniens vont, à certaines époques de l'année, entendre 
les monstruosités admirées pendant des siècles dans toute 
l'Europe, dont la production même était enseignée dans les 
Conservatoires d'Allemagne^ de France et d'Italie , et qu'ils 
viennent étudier, eux, pour se rendre compte des défauts, 
qu'on doit le plus soigneusement éviter. Telles sont la plu- 
part des cavatines et finales de l'école italienne du commen- 
cement du xix* Siècle, et les fugues vocalisées des compositions 
plus ou moins religieuses des époques antérieures au xx^ 
Les premières expériences faites par ce moyen sur cette 



VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE. 325 

population dont le sens musical est aujourd'hui d'une recti- 
tude et d'une finesse extrêmes, amenèrent d'assoz singuliers* 
résultats. Quelques-uns des chefs-d'œuvre de mauvaise wim- 
sique, faux d'expression et d'un style ridicule, maïs d'un ef- 
fet cependant^ sinon agréahle, au moins supportable pour 
l'oreille, leur firent pitié; il leur sembla entendre des pro- 
ductions d'enfants balhutiant une langue qu'ils ne compren- 
nent pas. Certains morceaux les firent rire aux éclats, et il 
fut impossible d'en continuer Texécution. Mais quand on en 
vint à chanter la fugue sur kirie eleison de l'ouvrage le plus 
célèbre d'un des plus grands maîtres de notre ancienne école 
allemande^ et qu'on leur eut affirmé que ce morceau n'avait 
point été écrit par un fou,* mais par un très-grand musicien, 
qui lie fit en cela qu'imiter d'autres maîtres, et qui fut à son 
tour fort longtemps imité, leur consternation ne peut se dé- 
peindre. Ils s'affligèrent sérieusement de cette humiliante 
maladie dont ils reconnaissaient que le génie humain lui- 
même pouvait subir les atteintes; et le sentiment religieux, 
s*indignant chez eux en même t^mpsque le sentiment musi- 
cal, de ces ignobles et incroyables blasphèmes, ils entonnè- 
rent d'un commun accord la célèbre prière Parce Deus^ dont 
l'expression est si vraie ; comme pour faire amende honora- 
ble à Dieu, au nom de la musique et des musiciens. 

Tout individu possédant toujours une voix quelconque, 
chacun des Euphoniens est tenu d'exercer la sienne et d'avoir 
des notions de l'art du chant. Il en résulte que les joueurs 
d'instruments à cordes de l'orchestre, qui peuvent chanter et 
jouer en même temps, forment un second chœur de réserve 
que le compositeur emploie dans certaines occasions et dont 
l'entrée inattendue produit quelquefois les plus étonnants 
effets. 

Les chanteurs à leur tour sont obligés de connaître le 
mécanisme de certains instruments à cordes et à percussion, 
et d'en jouer au besoin, en chantant. Ils sont ainsi tous har- 
pistes, pianistes, guitaristes. Un grand nombre d'entre eux 
savent jouer du violon, de Talto, de la viole d'amour, du vio- 
loncelle. Les enfants jouent du sistre moderne et des cym- 

19 



320 LES SOIUÉES DE L'ORCHESTRE. 

. baies harmoiiiques, iuslruiuent nouveau, dont chaque coup 
frappe un accord. 

Les rôles des pièces de théâtre^ les solos de chant et d'ins- 
truments ne sont donnés qu'à ceux des Euphoniens dont l'or- 
ganisation et le talent spécial les rendent les plus propres à 
les bien exécuter. C'est un concoui*s fait publiquement et pa- 
tiemment devant le peuple entierqui détermine ce choix. On y 
emploie tout le temps nécessaire. LorsquMl s'est agi de célébrer 
l'anniversaire décennal de la fêle de Gluck, on a cherché pen- 
dant huit mois, parmi les cantatrices, la plus capable de 
chanter et déjouer Alcestc ; près de mille femmes ont été en- 
tendues successivement dans ce but. 

11 n'y a point à Euphonia de privilèges accordés à certains 
artistes au détriment de l'art. On n'y connaît pas ^e premiers 
sujets, de droit en possession des premiers rôles^ lors même 
que ces rôles ne conviennent en aucune façon à leur genre 
de talent ou à leur ph^fsique. Les auteurs, les ministres et les 
préfets, précisent les qualités essentielles qu'il faut réunir 
pour remplir convenablement tel ou tel rôle, représenter tel 
ou tel personnage ; on cherche alors l'individu qui en est le 
mieux pourvu^ et fût-il le plus obscur d'Euphonia, dès qu*on 
Fa découvert il est élu. Quelquefois notre gouvernement mu- 
sical en est pour ses recherches et sa peine. C'est ainsi qu'en 
1320, après avoir pendant quinze mois cherché une Eury- 
dice, on fut obligé de renoncer à mettre en scène V Orphée de 
Gluck^ faute d'une jeune femme assez belle pour représenter 
cette poétique figure et assez intelligente pour en comprendre 
le caractère. 

L'éducation littéraire des Euphoniens est soignée ; ils peu- 
vent jusqu'à un certain point apprécier les beautés des grands 
poètes anciens et modernes. Ceux d'entre eux^ dont l'ignorance 
et l'inculture à cet égard seraient complètes^ ne pourraient 
jamais prétendre à des fonctions musicales un peu élevées. 

C'est ainsi que, grâce à l'intelligente volonté de notre em- 
pereur et à son infatigable sollicitude pour le plus puissant 
des arts, Euphonia est devenue le merveilleux conservatoire 
de la musique monumentale. 



VINGT-CINQUIÈMK SOIRÉE. 327 

Les acadéiiiicicijs de Palerme croyaient rêver en écoutant 
la lecture de ces noies rédigées par Tarai de Xilef, et se de- 
mandaient si le jeune préfet euphonien n'aurait point eu l'in- 
tention de se jouer de leur crédulité. En conséquence, il 
fut décidé, séance tenante, qu'une dépulalion de TAcadé- 
mie irait visiter la ville musicale, afin de juger par elle- 
même de la vérité des faits extraordinaires qui venaient 
d'être exposés. 



Nous avons laissé Xilef ne respirant que la vengeance, et 
prêt à monter en ballon pour aller à la poursuite de son au- 
dacieuse maîtresse, en Amérique, où il croyait naïvement 
qu'elle s'était rendue. Il partit, en effet, silencieux et sombre 
comme ces nuages porteurs de la foudre^ qui se meuvent ra- 
pidement au ciel à Tinstant précurseur des horribles tem- 
pêtes. Il dévorait l'espace ; jamais sa locomotive n'avait fonc- 
tionné avec une si furieuse ardeur. Le navire rencon trait-il 
un courant d'air contraire^ il le fendait intrépidement de sa 
proue, ou, s'élevant à une zone supérieure, allait chercher 
soit un courant moins défavorable, soit même cette région 
du calme éternel où nul être humain, avant Xilef, n'était 
sans doute encore parvenu. Dans ces solitudes presque inac- 
cessibles, limites de la vie, le froid et la sécheresse sont tels^ 
que les objets en bois contenus dans le navire se tordaient et 
craquaient. Quant au pilote sinistre^ quant à Xilef, il demeu- 
rait impassible^ à demi mort par la raréfaction de l'atmo- 
sphère, regardant tranquillement le sang lui sortir par le 
nez et la bouche, jusqu'à ce que Timpossibilité de résister 
plus longtemps à une douleur pareille le forçât de descendre 
chercher l'air rcspirable, et voir si la direction des vents lui 
permettait de ne le plus quitter. L'impétuosité de sa course 
fut telle, que quarante heures après son départ de Palerme, il 
débarquait à New-York. Impossible de dire toutes les recher- 
ches auxquelles il se livra, non-seulement dans les villes, 
mais dans les villages, dans les hameaux même des États- 
Unis, du Canada» du F^abrador, puis dans l'Amérique du 



328 LKS SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

Sud, jusqu'au détroit de Magellan, et dans les îles de PAtlan- 
lique et de l'océan Pacifique. Ce ne fut qu'après un an de ce 
labeur insensé qu'il en reconnut l'inutilité et que l'idée lui 
vint enfin d'aller chercher les deux scélérates en Europe, où 
elles étaient peut-être restées pour le dépister plus aisément. 
11 avait d'ailleurs besoin de revoir son ami Shetland, pour lui 
demander les ressources qui bientôt allaient lui manquer. 
On se doute bien, en effet, que dans celle furibonde explora- 
tion, l'argent n'avait pas été ménagé. 11 se décida, en consé- 
quence» à retourner à Ëuphonia, où il arriva après trois jours 
de navigation, précisément un soir où Nadira et Shetland 
donnaient une fête dans leur villa. Les jardins et les salons 
étaient somptueusement illuminés. Xilef, ne voulant se mon- 
trer qu'à son ami, attendit, caché dans un bosquet, l'occasion 
de le rencontrer seul, et de là, écoutant les bruits de la fête, 
tressaillit aux accents d'une voix qui lui rappelait celle de 
Mina. «Imagination, délire! » se dit-il. Shetland sortit enfin, 
et apercevant l'exilé qui s'offrait subitement à ses yeux : 
« Dieu ! c'est toi ! quel bonheur ! Âh ! rien ne manquera 
donc à notre fête, puisque te voilà. — Silence, je t*en prie. 
Shetland ; je ne puis me montrer. Je ne suis plus Euphonien ; 
j'ai perdu mon emploi*; je viens seulement l'entretenir d'une 
grave affaire. — A demain les affaires sérieuses, répliqua 
Shetland ; ton emploi te sera rendu, j'en réponds ; tu es tou- 
jours des nôtres. Suis-moi, suis-moi; il faut que je te pré- 
sente à Nadira, qui sera ravie de te connaître enfin. » Et avec 
cette cruelle légèreté des gens heureux, incapables de com- 
prendre chez autrui la souffrance, il entraîna bon gré malgré 
Xilcf vers le lieu de la réunion. Le hasard voulut qu'au mo- 
ment où les deux amis entraient dans la salle où se trouvait 
Nadira, celle-ci, occupée sans doute de quelque coquetterie, 
ne les aperçût point. Elle n'eut pas le temps d'être préparée à 
la foudroyante apparition de Xilef. Quant à lui, il avait en 
entrant reconnu sa perfide maîtresse ; mais la haine et la souf- 
france avaient, depuis un an, donné à son caractère une 
telle fermeté, il était devenu tellement maître de ses impres- 
sions, qu'il sut à l'instant niême dominer son trouble et le 



VINGT-GINQUIÉME SOIRÉE. 329 

cacher entièrement. Xilef et Nadira furent donc mis en pré- 
sence brusquement et de la façon la plus propre à déconcer- 
ter deux êtres moins extraordinaires. La belle cantatrice, en 
rencontrant Tamant qu'elle avait si indignement abandonné et 
trompé, et voyant au premier coup d'œil qu'il ne voulait pas 
la reconnaître, pensa qu'elle n'avait rien de mieux à faire que 
de l'imiter, et le salua d'une façon polie, mais froide, sans le 
plus léger symptôme de surprise ni de crainte: telle était la 
prodigieuse habitude de dissimulation de celte femme. Shet- 
land n'eut donc aucun soupçon de la vérité, et s'il remarqua 
une certaine froideur dans la manière dont Xilef et Nadira 
s^abordèrtrnt, il l'attribua d'un côté, à une sorte de jalousie 
instinctive, capable de faire voir de mauvais œil à Nadira 
quiconque pouvait lui enlever la moindre part des affections 
de son amant^ et de l'autre, au douloureux retour que Xilef 
n'avait pu manquer de faire sur son malheur, en contem- 
plant à l'improviste l'ivresse et le bonheur d'autrui. La fêle 
continua sans que le moindre nuage vînt en ternir l'éclat. 
Mais, longtemps avant sa fin, la pénétration de Xilef avait re- 
connu à certains signes imperceptibles pour tout autre obser- 
vateur, à certains gestes, à l'accentuation de certains mots, la 
véiité irrécusable de ce fait : Nadira trompait- déjà Sbetiand. 
Dès ce moment l'idée d'une résignation stoïque à laquelle 
Xilef s'était d'abord arrêté, pour ne pas détruire le bonheur 
de son ami et le laisser dans l'ignorance des antécédents de 
Nadira, cette idée généreuse, dis je, lit place à des pensées si- 
nistres qui illuminèrent tout d'un coup les plus sombres pro- 
fondeurs de son âme, et lui dévoilèrent des horizons d'hor- 
reur encore inconnus. Son parti fut bientôt pris. Déclarant le 
lendemain à Shetland qu'il renonçait à continuer son voyage, 
qu'il était inutile en conséquence de Tentrelenir de l'affaire 
dont il avait d'abord voulu lui parler, il lui annonça son in- 
tention de rester à Euphonia, mais caché, mais obscur, mais 
inactif. Il le pria de ne tenter aucune démarche pour lui faire 
rendre sa préfecture, le calme et le repos étant les^ seuls biens 
nécessaires à sa vie désormais. 
Nadira, malgré sa finesse, se laissa prendre à ce faux sem- 



330 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

blant de duuleui* j'ésignée, et enjoignit à sa mère d*imiter sa 
réserve à Tégard de Xilef^ qui paraissait vouloir oublier un 
secret qu'elles et lui connaissaient seuls à Euphonia. 

Pour rendre cette situation moins dangereuse, Xilef, sor- 
tant rarement, en apparence, de la retraite qu'il avait choisie, 
ne voulut voir son ami qu'à certains intervalles peu rappro- 
chés; s'accusant lui-même d'une sauvagerie que d'incu- 
rables chagrins pouvaient faire excuser. Mais caché sous di- 
vers déguisements, et avec la prudence cauteleuse du chat 
dans ses expéditions nocturnes, il épiait les démarches de 
Nadira, la suivait dans ses plus secrets rendez-vous^ et il par- 
vint ainsi, au bout de quelques mois, à tenir le fil de toutes 
SCS intrigues et à mesurer l'étendue de son infamie. Dès lors,* 
le dénoûment du drame fui arrêté dans son esprit. Shetland 
devait être arraché à tout prix à une existence ainsi souillée 
et déshonorée ; sa mort même dût-elle être la suite de son 
désillusionnement, il fallait que le grand amour, l'amour 
noble et enthousiaste^ le pliis sublime sentiment du cœur hu- 
main, qui avait embrasé deux artistes éminents pour une si 
indigne créature, fût vengé, et vengé d'une manière terrible, 
effroyable, à nulle autre pareille. Et voici comment Xilef sut 
remplir ce devoir. 

Il y avait alors à Euphonia un célèbre mécanicien dont les 
travaux faisaient fétonnement général. Il venait déterminer 
un piano gigantesque dont les sons variés étaient si puissants 
que^ sous les doigts d'un seul virtuose, il luttait sans désa- 
vantage avec un orchestre de cent muciciens. De là le nom 
de piano-orchestre qu'on lui avait donné. Le jour de la fête 
de Nadiia approchait ; Xilef persuada sans peine à son ami 
qu'un présent magniQque à faire à sa belle aimée, serait le 
nouvel instrument dont chacun s'entretenait avec admira- 
tion. « Mais si tu veux compléter sa joie, ajouta-t-il, joins-y 
le délicieux pavillon d'acier que le même artiste vient de 
construire, et dont l'élégance originale ne saurait se compa- 
rer à rien de ce que nous connaissons en ce genre. Ce sera un 
ravissant boudoir d'été, aéré, frais, sans prix dans notre saison 
brûlante; tu pourras même l'inaugurer en y donnant un hal 



VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE. 331 

que Nadira radieuse présidera. » Shetland, plein de joie, ap- 
prouva fort ridée de son ami, et le chargea même de faire 
Tacquisition de ces deux chefs-dœuvre. Celui ci n'eut garde 
de retarder sa visite au mécanicien. Après lui en avoir 
fait connaître Tobjét, il lui demanda s'il serait possible d'a- 
jouter au pavillon un mécanisme énergique et spécial dont il 
lui indiqua la nature et Yeffet, et dont Texistence ne devait 
être connue que d'eux seuls. Le mécanicien, étonné d'une 
telle proposition, mais séduit par sa nouveauté et par la 
somme considérable que Xilef lui offrait pour la réaliser, ré- 
fléchit un instant, et avec l'assurance du génie, répondit : 
a Dans huit jours cela sera. — Il suffit, dit Xilef. » Et le mar- 
ché fut conclu. 

Huit jours après, en effet, l'heureux Shetland put offrir à 
sa maltresse le double présent qu'il lui destinait. 

Nadira le reçut avec des transports de joie. Le pavillon sur- 
tout la ravissait ; elle ne pouvait se lasser d'admirer sa struc- 
ture à la fois élégante et solide, les loriïements curieux, les ara- 
besques dont il était couvert, et son ameublement exquis, et 
sa fraîcheur qui le rendait si précieux pour les ardentes nuits 
caniculaires.» C'est une idée charmante de Xilef, s'écria-l-elle, 
de l'inaugurer par un bal d'amis intimes, bal dont mon cher 
Shetland sera l'âme en improvisant de brillants airs dé danse 
sur le nouveau piano-géant. Mais ce magique instrument est 
d'une trop grande sonorité pour rester ainsi rapproché de 
l'auditoire, Xilef aura donc la bonté de le faire enlever du 
paviUon et porter à Textrémité du jardin, dans le grand sa- 
lon de la villa, d^ù nous l'entendrons encore à merveille. Je 
vais faire mes invitations. » Cet arrangement, qui paraissait 
naturel et entrait d'ailleurs parfaitement dans le pian de Xilef, 
fut bientôt terminé. Le soir même, Nadira parée comme une 
fée, et son énorme mère couverte de riches oripeaux, rece- 
vaient dans le pavillon les jeunes femmes, bien dignes sous 
tous les rapports de l'intimité dont Nadira les honorait, et 
les jeunes hommes qu'elle avait distingués. Le piège était 
tendu; Xilef voyait avec un sang-froid terrible ses victimes 
venir s'y prendre successivement. Shetland, toujours sans 



332 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

méfiance, leur fit le plus cordial accueil ; mais il se sentait 
dominé par un sentiment de tristesse singuliei^en pareille cir- 
cons^nce^ et s'approchant de Nadira : a Que tu es belle! 
chère, lui dit -il avec extase. Pourquoi ce soir suis-je donc 
triste ? Je devrais être si heureux ! Il me semble que je tou- 
che à quelque grand malheur, à quelque affreux événement... 
C'est toi, méchante péri, dont la beauléme trouble et m'agite 
ainsi jusqu'au vertige. — Allons, vous êtes fou, trêve de vi- 
sions! Vous feriez mieux d'aller vous metlre au piano, le bal 
au moins pourrait commencer. — Oui sans doute, ajouta 
Xilef, la belle Nadira a raison comme toujours, au piano ! 
chacun brûle ici d'en venir aux mains. » Bientôt les accents 
d'une valse entraînante retentissent dans le jardin, les groupes 
de danseurs se forment et tourbillonnent. Xilef, debout, la 
main sur un bouton d'acier placé dans la paroi extérieure du 
pavillon, les suit de l'œil. Quelque chose d'étrange semble se 
passer en lui ; ses lèvres sont pâles, ses yeux se voilent ; il porte 
de temps en temps une main sur son cœur, comme pour en 
contenir les rudes battements. 11 hésite encore. Mais il entend 
Nadiray passant près de lui au bras de son valseur, jeter à 
celui-ci ces mots rapides : « Non, ce soir, impossible, ne m'at- 
tends que demain. » La rage de Xilef, à cette nouvelle preuve 
de l'impudeur de Nadira, ne se peut contenir, il appuie de 
tout son poids sur le bouton d'acier en disant : a Demain ! 
misérables, il n'y a plus de demain pour vous! » et court à 
Shetland, qui, tout entier à ses inspirations, inondait la^villa 
et le jardin d'harmonies tantôt douces et tendres, tantôt d'un 
caractère farouche et désespéré. « Allons donc. Shetland, lui 
crie-t-il, tu t'endors, on se plaint de la lenteur de ton mou- 
vement. Plus vite î plus» vite ! les valseurs sont très-animés ! 
à la bonne heure ! Oh ! la belle phrase, l'étonnante harmo- 
nie ! quelle pédale menaçante 1 comme il grince et gémit 
ce thème dans le mode mineur! ou dirait d'un chant de fu- 
ries ! tu es poète, tu es devin. Entends leurs cris de joie ; oh ! 
ta Nadira est bien heureuse! » Des cris affreux partaient en 
effet du pavillon; mais Slietland, toujours plus exalté, tirait 
du piano-orchestre un orage de sons qui couvraient les cla- 



VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE. 333 

meurs et pouvaient seuls lui en dérober le caractère. 
Au moment où Xilef avail pressé le ressort destiné à faire 
mouvoir le mécanisme secret du 'pavillon, les parois d'acier 
de ce petit édifice de forme ronde avaient commencé à se 
rouler sur elles-mêmes lentement et sans bruit; de sorte que 
les danseurs voyant l'espace où ils s'agitaient moins grand 
qu'auparavant, crurent d'abord que leur nombre s'était ac- 
cru. Nadira étonnée s'écria : «Quels sont donc les nouveaux 
venus? évidemment nous sommes plus nombreux, on n'y tient 
plus, on va étouffer, il semble même que les fenêtres plus 
étroites donnent maintenant moins d'air ! y> — Et madame 
Happer, rouge et pâle successivement : «Mon Dieu, Messieurs, 
qu'est-ce que cela ! emportez-moi hors d'ici ! ouvrez, ouvrez î w 
Mais au lieu de s'ouvrir, le pavillon se roulant sur lui-même 
par un mouvement qui s'accélère tout à coup, les portes et 
les fenêtres sont à l'instant masquées par une muraille de 
fer. L'espace intérieur se rétrécit rapidement; les cris redou- 
blent; ceux de Nadira surtout dominent; et la belle cantatrice, 
la poétique fée se sentant pressée de toutes parts, repousse 
ceux qui l'entourent avec'des gestes et des paroles d'aune hor- 
rible brutalité, sa basse nature dévoilée par la peur de la 
mort se montrant alors dans toute sa laideur. Et Xilef qui a 
quitté Shetland pom* voir de près cet infernal spectacle, Xilef 
pantelant comme un tigre qui lèche sa proie abattue, tourne 
autour du pavillon en criant de toute sa force : « Eh bien ! 
Mina, qu'as-tu donc, chère belle, à t'emporler de la sorlc ? 
ton corset d'acier te serrerait-il trop? prie un de ces mes- 
sieurs de le délacer, ils en ont l'habitude! Et ton hippopo- 
tame de mère, comment se trouve- t-elle? je n'entends plus 
sa douce voix ! » En effet, aux cris d'horreur et d'angoisse, 
sous l'étreinte toujours plus vive des cloisons d'acier, vient de 
succéder un bruit hideux de chairs froissées, un craquement 
d'os qui se brisent, de crânes qui éclatent ; les yeux jaillis- 
sent hors des orbites, des jets d'un sang écnmant se font jour 
au-dessous du toit du pavillon ; jusqu'à ce que l'atroce ma- 
chine s'arrête épuisée sur cette boue sanglante qui ne résiste 
plus. 

19. 



33i LES SOIRÉES DK L'ORCHESTRE. 

Sliclland cependant joue toujours, oubliant la fêle ci les 
danses, quand Xilef, l'œil hagard, Tarrache du clavier^ et, 
Tentraînant vers le pavillon qui vient de se rouvrir en lais- 
sant retomber sur les dalles ce charnier fumant où ne se dis- 
tinguent plus de formes humaines -: c( Viens maintenant, 
viens, malheureux, viens voir ce qui reste de ton infâme Na- 
dira qui fut mon infâme Mina, ce qui reste de son exécrable 
mère, ce qui reste de ses dix-huit amants! Dis si justice est 
bien faite, regarde !» A ce coup d'oeil d'une horreur infinie, 
à cet aspect que les vengeances divines épargnèrent aux dam- 
nés du septième cercle. Shetland s'affaisse sur lui-même. En 
se relevant, il rit, il court éperdu au travers du jardin, chan- 
tant, appelant Nadira, cueillant des fleurs pour elle, gamba- 
dant : il est fou. 

Xilef s'était calmé au contraire, il avait repris tout d'un 
coup son sang-froid : ce Pauvi'e Shetland ! il est heureux, dit- 
il. Maintenant je crois que je n'ai plus rien à faire, et qu'il 
m'est permis de me reposer. Othello* s occupation' s gonely^ Et 
respirant un flacon de cyanogène qui ne le quittait jamais, il 
tomba foudroyé. 
• •••••..•••••«•■••.•• 

Six mois après cette catastrophe, Euphonia encore en deuil 
était vouée au silence. L'orgue de la tour élevait seul au ciel 
d'heure en heure une lente harmonie dissonante, comme 
un cri de douleur épouvantée. 

Shetland était mort deux jours après Xilef, sans avoir re- 
trouvé sa raison un seul instant; et aux funérailles des deux 
amis, dont la terrible fin demeura, comme tout le reste de 
ce drame, incompréhensible pour la ville entière, la conster- 
nation publique fut telle, que non-seulement les chants, mais 
même les bruits funèbres furent interdits. 



Corsino roule son manuscrit et sort. 

Après quelques minutes de silence, les musiciens se 

lèvent. Le chef d'orchestre, invité par eux au banquet d'a- 
dieux qu'ils veulent me donner, les salue en passant et leur 



VINGT-ClNQUIÉME SOIRKE. 335 

dit : a A demain ! » — (Bacon) . a Savez-vous que Corsino me 
fait peur? — (Dirnski). Pour écrire des horreurs pareilles^ ii 
faut être aiteint de la rage. — (Winler.) Cest un Italien ! — 
(Derwinck.) C'est un Corse ! — (Turuth.) C'est un bandit ! — 
(Moi.) C'est un musicien ! — (Schmidt.) Oh ! il est clair que 
ce n'est point un homme de lettres. Quand on n'a en tête que 
des contes aussi prétentieusement extravagants on ferait 
mieux d'écrire — (Kleiner l'interrompant.) Une visite à Tom- 
Pouce, n'est-ce pas? Envieux! —(Schmidt) Timbalier! — 
(Kleiner.) Bouffon ! — (Schmidt.) Bavarois ! — (Moi.) Mes- 
sieurs! messieurs! pas de ces vérités-là maintenant. Nous 
avons le temps de nous les dire demain soir, inter pocula. — 
(Bacon, en s'en allant.) Décidément avec son grec^ notre hôte 
me fatigue. Que le diable l'emporte!... 

ÉPILOGUE. 

Le dîner de l'étrier. — Toast de Corsino. — Toast du chef d'orchestre. — Toast 
de Schmidt. — toast de l'auteur. — Fin des vexations des frères Kleiner. 

A sept heures, j'entre dans la salle choisie pour le diner de 
rétrier. J'y trouve réunis tous mes bons amis de l'orchestre 
de X*'^'^, y compris leur digne chef et même le joueur degrosse- 
caisse qui ne m'a jamais regardé de très-bon œil. Mais c'est 
un repas de corps, et le brave homme a cru devoir mettre 
de côté ses antipathies personnelles pour y prendre part. 
D'ailleurs, puisqu'il s'agit d'un tu^t/, a-t-il pensé, «que serait- 
ce sans la grosse caisse ? » L'assemblée est, comme toutes les 
réunions d'artistes, gaie et bruyante. Viennent les toasts. 

Corûno le premier se lève son verre à la main : « A la 
musique^ messieurs! s'écrie-t-il, son règne est arrivé! Elle 
protège le drame^ elle habille la comédie, elle embaume la 
tragédie, elle loge la peinture, elle enivre la danse, elle met 
à la porte ce petit vagabond de vaudeville ; elle mitraille les 
ennemis de ses progrès; elle jette par les croisées les repré- 
sentants de la routine ; elle triomphe en France, en Alle- 
magne, en Angleterre, en Italie, en Russie, en Amérique 



336 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

même; elle lève partout des tributs énormes; elle â des 
flatteurs trop peu intelligents pour la comprendre, des dé* 
tracteurs qui n'apprécient pas mieux la grandeur de ses do«- 
seins, la savante audace de ses combinaisons ; mais les uns 
et les autres la craignent et l'admirent d'instinct. Elle a des 
adorateurs qui lui chantent des odes, des assassins qui la 
manquent toujours, une garde prête à mourir pour elle et 
qui ne se rendra jamais. Plusieurs de ses soldats sont deve- 
nus princes, des princes se sont faits ses soldats. Devant 
d'ignobles caricatures qui passent pour ses portraits, à cause 
du nom qu'elles portent, le peuple se découvre ; il se pros- 
terne, il crie, il bat des mains, quand, aux grands jours, il la 
voit en personne le front resplendissant de gloire et de gé- 
nie. Elle a traversé la TeiTeur, le Directoire et le Consulat ; 
parvenue aujourd'hui à TEmpire, elle a formé sa cour de 
toutes les reines qu'elle a détrônées. Vive V empereur!:! » 

Le chef d'orchestre se levant à son tour : « Très-bien, 
mon brave Corsino ! je dis aussi comme toi : P^ive V empereur! 
car j'aime passionnément notre art, quoiqu'il m'arrive rare- 
ment d'en parler. Pourtant je suis fort loin de le voir, comme 
tu le vois, à l'apogée de sa gloiret. L'état de fermentation de 
l'Europe me fait trembler pour lui. Tout est calme en ce mo- 
ment, il est vrai ; mais le dernier orage ne l'a-t-il pas cruelle- 
ment meurtri et fatigué? Les blessures de la musique sont- 
elles déjà fermées, et ne portera-t-elle pas longtemps d'af- 
freuses cicatrices? 

« Dans la pensée des nations de fourmis en guerre au milieu 
desquelles nous vivons, à quoi servons-nous poêles, artistes, 
musiciens, compositeurs, cigales de toute espèce?... à rien. 
Voyez comme on nous a traités pendant la dernière tour- 
mente européenne. Et quand nous nous sommes plaints : 
« Que faisiez-vous hier? nous ont dit les fourmis guerroyantes. 
— Nous chantions. — Vous chantiez! c'est à merveille! eh 
bien ! dansez maintenant ! » Dans le fait, quel intérêt voulez- 
vous- que les peuples trouvent à cette heure à nos élans, à 
nos efforts, à nos drames les plus passionnés? Qu'est-ce que 
»os Bénédictions des poignards, nos chœurs de la Révolte, 



ÉPILOGUE. 337 

nos Rondes du Sabbat, nos Cfiansons de brigands^ nos Galops 
infernaux t nos Abracadabra de toutes sortes, à côté de cet 
hymne immense chanté à la fois par des millions de voix , à 
la Couleur, à la rage et à la deslructionl... Qu'est-ce que nos 
orchestres en comparaison de ceshandes formidables animées 
par la foudre, qui exécutent Touragan^ et que dirige Tinfati- 
gable maître de chapelle dont Tarchet est une faux et qu'on 
nomme la Mort?.,. 

a Que sont aussi les choses et les hommes que ces boulever- 
sements mettent quelquefois tout à coup en évidence? 

Quelles voix se font entendre au milieu de tant de sinistres 
rumeurs? Le rossignol effarouché, rentré dans son buisson, 
ferme Tœil aux éclairs et ne répond au tonnerre que par le 
silence. Nous' tous qui ne sommes pas des rossignols, nous 
en faisons autant : le pinson se tapit au creux de son chêne, 
Talouette dans son sillon^ le coq rentre au poulailler, le 
pigeon au colombier, le moineau dans sa grange. La pin- 
tade et le paon perchés sur leur fumier^ Torfraie, le hibou 
sur leur ruine, le freux et le corbeau perdus dans la brumc^ 
unissent seuls leurs voix discordantes et saluent la tempête. 

« Non, les difficultés sont grandes, les obstacles nombreux, 
le labeur est âpre et lent pour notre art aujourd'^hui. El 
pourtant j'espère encore, je crois que, par notre constance, 
notre courage et notre dignité, Tart peut être sauvé. Unis- 
sons-nous donc; soyons patients, énergiques et fiers! Prou- 
vons aux peuples distraits par tant dUntérêts graves, que si 
nous sommes les derniers nés de la civilisation, si nous avons 
eu un instant sa tendresse la plus vive, nous en étions dignes. 
lis comprendront peut-être alors combien elle souffrirait si 
nous périssions. 

« Je bois aux artistes que rien ne saurait avilir ni découra- 
ger! aux artistes véritables, aux vaillants, aux forts! » — 
Applaudissements. (Bacon bas à Kleiner) : a II ne parle 
guèie, notre chef, mais quand il prend la parole, il sait s'en 
servir! — Oui, dit Kleiner le jeune, mais tout ceci est bien 
sérieux. (Se levant) : Je bois, moi, à notre camarade Schmidt 



338 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

pour qu'il nous égayé un peu; car nous tournons à la poli- 
tique et je ne connais rien de plus... vexant. » 

Schmidt fait une grimace et monte sur sa chaise son verre 
à la main : a Messieurs, dit-il de sa voix de crécelle, pour 
ne pas sortir trop brusquement du sujet des discours précé- 
dents, je vous dirai que la foi et Tenthousiasme de Corsino, 
et le cramponnement de notre chef à un espoh* que je sup- 
posais éteint en lui, me font le plus grand pIsUsir. Peut-être 
parvicndrai-je à croire et à espérer aussi. Attendez! il me 
semble môme que Tespérance et la foi me reviennent en- 
semble. Je ne me sens pas encore la force de transporter des 
montagnes... mais, Dieu me pardonne ! cela va venir, car, 
ma parole d'honneur, je crois que je crois* 

« A quoi tiennent les révolutions de Tesprit humain ! j'étais 
tout à rheure plus incrédule qu*un professeur d'algèbre. Je 
croyais que deux et deux font quatre; et encore, comme Paul 
Louis Courier, le vigneron français, n'en étais-je pas bien sûr. 

a Et maintenant, par suite des beaux sermons que nous ve- 
nons d'entendre, on me dirait que monsieur *** a fait , 

que mademoiselle *** n'a pas fait.... qne madame *** n'a pas 
dit.... je serais capable de le croire. 

tt Admirez, s'il vous plaît, entre deux parenthèses, la bonté 
qu'a mon tromblon de ne pas partir! Quelle chance, si j'étais 
méchant, qu'une phrase ainsi chargée à mitraille, prête à 
faire feu ! Je pourrais prêter de belles actions à des drôles, 
de beaux ouvrages à des crétins, du bon sens à des sots, du 
talent à Kleiner... » — Ah! ah! bon ! voilà ton afiaire, Klei- 
ner, tu as voulu être égayé (on siffle), tu l'es. — Schmidt re- 
prenant : «Oui, je pourrais prêter un public à notre théâtre, 
de la voix et du style à nos chanteurs^ de la beauté à nos ac- 
trices, le sentiment de l'art à notre directeur; enfin cr'est 
effroyable le ravage que ferait mon tromblon. Pas du tout, sa 
J)()uche ouverte restera muette; je le désarme, et pour plus 
de sûreté (avalant un grand verre de vin) je noie les poudres. 
Car si l'on a vu partir des fusils qui n'étaient pas chargés, à 
plus forte raison pourrait-on voir partir un tromblon chargé 
qui n'est que désarmé. Et je veux être bon aujourd'hui, mais 



EPILOGUE. 330 

bon .comme ces gros car.ons de nos remparts, inoffensivemrnt 
couchés au soleil et dans la gueule desquels les poules font 
leur nid. Je veux porter un toast tout simple, tout cordial, 
que les deux honorables orateurs qui m'ont précédé à la tri- 
bune auraient dû porter avant moi. Ils m'ont laissé cet hon- 
neur, j'en profile, tant pis ! Je bois à Thôtc que nous aimons 
et qui va nous quitter, puisse-t-il revenir bientôt nous assis- 
ter de nouveau pendant nos nocturnes labeurs ! » Longs hour- 
ras, applaudissements, poignées de main, a Eh ! donc, crie 
Schmidt triomphant, vous voyez que ce sont encore les far- 
ceurs qui ont le plus de cœur. » 

Je me lève à mon tour : « Mei-ci! mon cher Schmidt. Mes- 
sieurs, mon opinion sur l'état présent et sur l'avenir de notre 
art tient un peu de l'opinion de Corsino, et beaucoup de 
celle de votre savant chef. Je me surprends quelquefois à 
partager le bouillant enthousiasme du premier, mais les 
craintes du second viennent bien vifte le refroidir, et le sou- 
venir de mainte expérience désolante qu'il m'a été imposé de 
faire, vient ajouter encore à l'amertume de ma tristesse, si- . 
non de mon découragement. Les agitations politiques, sans 
doute, sont un terrible obstacle à la prospérité de la musique 
telle que nous la comprenons. Malheureusement , si elle 
souffre et languit, les causes premières de ses maux les plus 
réels sont fort près d'elle, et je crois que c'est là surtout que 
nous devons les chercher. Notre art, essentiellement com- 
plexe, a besoin pour exercer toute sa puissance d'agents 
nombreux ; il faut pour leur donner l'unité d'action indis- 
pensable, Vautoritéy l'autorité forte et absolue. Corsino a 
parfaitement senti cette nécessité dans l'organisation de son 
Euphonia. Mais à cette autorité artiste que nous devons sup- 
poser intelligente et dévouée, il faut aussi le nerf de la guerre 
et de l'industrie , il faut l'argent. Ces quatre puissances, l'au- 
torité, l'intelligence, le dévouement cl l'argent, où se trou- 
vent-elles réunies d'une manière constante? Je ne le vois 
pas. Leur union n'existe guère que passagèrement et dans 
des circonstances rares tout à fait c xrcplionnellcs. La vie 
agitée et précaire que mène aujourd'hui la musique en En- 



3iO LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

rope, est due principalement aux fâcheuses alliances qu'elle 
s'est laissé imposer, et aux préjugés qui la poussent et la re- 
poussent en sens contraires. C'est la Cassandre de Virgile, 
la vierge inspirée que se disputent Grecs et Troyens^ dont 
les paroles prophétiques ne sont point écoutées et qui lève au 
ciel ses yeux, ses yeux seuls, car ses mains sont retenues par 
des chaînes. Beaucoup de choses tristes et vraies ont été dites 
à ce sujet à nos dernières soirées de l'orchestre^ pendant ce 
que Schmidt appelle vos nocturnes labeurs, Permetlez-moi de 
les résumer ici. 

a De son alliance avec le théâtre, alliance qui a produit et 
pourrait produire encore de si magnifiques résultats, sont nés 
pour la musique l'esclavage et la honte^ et tous les genres 
d'avilissement. Vous le savez, Messieurs, ce n'est plus seule- 
ment avec ses sœurs, la poésie dramatique et la danse, qu'elle 
doit au théâtre s'unir aujourd'hui, mais bien avec une mul- 
titude d'arts inférieurs groupés autour d'elle pour exciter une 
curiosité puérile, et détourner l'attention de la foule de son 
véritable objet. Les directeurs des grands théâtres, dltslyri- 
ques, ayant remarqué que les œuvres énormes avaient seules 
le privilège de faire d'énormes recettes^ n'ont plus attaché de 
prix qu'aux compositions d'une longueur démesurée. Mais^ 
persuadés aussi, et avec raison^ que l'attention du public, si 
robuste qu'on la suppose, ne peut être tenue éveillée pendant 
cinq heures par la musique et le drame seuls, ils ont intro- 
duit dans leurs opéras en cinq et six actes, tout ce que l'ima- 
gination la plus active a pu inventer de fracas et d'éblouis- 
sements pour la surexcitation brutale des sens. 

Le mérite du directeur d'un grand théâtre lyrique consiste 
maintenant dans le plus ou moins d'habileté qu'il met à /aire 
supporter la. musique au public, quand cette musique est 
belle, et à empêcher ce même public de la remarquer, quand 
elle ne vaut rien. 

<c A côté de ce système des spéculateurs, nous devons placer 
les prétentions des artistes chantants qui visent, eux aussi^ à 
l'argent par tous les moyens. Car la maladie étrange qui sem- 
ble s'être emparée du peuple entier des chanteurs de théâtre 



ÉPILOGUE. 34! 

depuis quelques années, maladie dont vous connaissez tous 
les symptômes, n'a pas pour cause, dans la plupart des cas, 
l'amour de la gloire, l'émulation, Torgueil, mais le plat amour 
du lucre, Tavarice, ou la passion du luxe, Tinsatiabilité des 
jouissances matérielles. On recherche des applaudissements 
et des éloges hyperboliques, parce que seuls ils ébranlent en- 
core la foule incertaine et la dirigent de tel ou tel côté. Et Ton 
appelle la foule, parce que seule elle apporte l'argent. Dans 
ce monde-là, on ne veut pas, comme nous le voudrions, l'ar- 
gent pour la musique, mais par la musique et malgré elle. 
De là, le goût du clinquant, du boursouflé, de la sonorité 
avant tout, le mépris des premières qualités du style, les af- 
freux outrages faits à l'expression, au bon sens et à la langue, 
la destruction du rhythme, l'introduction dans le chant de 
toutes les plus révoltantes stupidités, et Terreur du gros pu- 
blic, qui croit naïvement aujourd'hui qu'elles sont des condi- 
tions essentielles de la musique dramatique qu'il confond avec 
la musique théâtrale. L'enseignement lui-même est dirigé en 
ce sens. Vous ne vous doutez pas de ce que certains maîtres 
apprennent à leurs élèves; et, sauf de très-rares exceptions, 
on peut dire maintenant : Un maître de chant est un homme 
un homme un peu plus bête qu'un autre homme, qui enseigne 
l'art de tuer la bonne musique et de donner à la mauvaise 
une apparence de vie. 

Quant aux auteurs, poètes ou musiciens, écrivant pour le 
théâtre, ce n'est pas de notre temps qu'on en trouverait beau- 
coup (on en trouve pourtant, je le reconnais) de pénétrés d'un 
vrai respect pour Tart. Combien d'entre eux sont capables de 
se borner à produire quelques ouvrages excellents, mais peu 
lucratifs, et de préférer cette production modérée et soignée 
à l'exploitation constante de leur esprit, si épuisé qu'il soit? 
Exploitation comparable à celle d'une prairie qu'on fauche et 
refauche jusqu'aux racines, sans laissera sa toison végétale le 
temps de repousser. Qu'on ait des idées, qu'on n'en ait pas, 
il faut écrire, écrire vite et beaucoup ; il faut accumuler 
des actes, pour accumuler des primes, pour accumuler des 
droits d'auteur, pour accumuler des capitaux, pour accumu- 



342 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

1er des intérêts, pour attirer à soi et absorber tout ce qui est 
d'une absorption possible; comme font ces animalcules in- 
fusoires nommés Vorlex, qui établissent un tourbillon au- 
devant de leur bouche toujours béante, de manière à toujours 
engloutir les petits corps qui passent auprès d'eux. Et pour 
se justifier on cite modestement Voltaire et Walter Scott, qui 
pourtant ne plaignaient ni leur temps ni leurs peines à pa- 
rachever leurs ouvrages. 

D'autres, sans prétendre à la fortune, à laquelle tant de 
gens se croient des droits aujourd'hui, se bornant à chercher 
dans l'art des moyens d'existence, n'hésitent point à faire 
commerce du talent réel qu'ils possèdent, et grattent en con- 
séquence jusqu'au tuf un sol capable de porter de beaux fruits 
s'il était sagement cultivé. Ceci est moins blâmable, il est 
vrai ; la nécessité n'est pas mère de l'art. Mais c'est fort dé- 
plorable aussi, et cela amène, non-seulement pour la dignité 
des hommes intelligents, mais pour les jouissances que le pu- 
blic achète, les plus fâcheux résultats , les vendeurs ne livrant 
trop souvent alors sur le marché que de la pacotille. 

Dans l'un et Tautre cas, de cette inexorable et plus ou moins 
rapide production sortent à la fois, en grouillant dans leur 
disgracieux enlacement, les formules^ la manière^ le procédé^ 
le lieu commun, qui font que tous les ouvrages de la plupart 
des maîtres de la même époque, écrits dans les mêmes condi- 
tions, se ressemblent. On trouve trop long d'attendre que les 
pensées naissent, et de chercher pour elles de nouvelles for- 
mes. On sait qu'en assemblant des notes, des mots, de telle 
ou telle façon, on amène des combinaisons acceptées par le 
public de toute l'Europe. A quoi bon alors chercher à les as- 
sembler autrement? Ces combinaisons ne sont que des enve- 
loppes d'idées ; il suffira de varier la couleur des étiquettes, 
et le public ne s'apercevra pas de si tôt que l'enveloppe ne 
contient rien. L'important n'est pas de produire quelques 
ouvrages bons, mais de nombreux ouvrages médiocres, qui 
puissent réussir et rapporter vite. On a observé jusqu'où la 
tolérance du public pouvait s'étendre, et, bien que cette bé- 
nignité, qui ressemble à de l'indifférence, ait de beaucoup 



ÉPILOGUE. 343 

dépassé les bornes posées par le bon sens et le goût^ on se 
dit : a Allons jusque-là, en attendant que nous puissions aller 
au delà. Ne cherchons ni Toriginalité, ni le naturel, ni la 
vraisemblance, ni Télégance, ni la beauté; ne nous inquié- 
tons ni des vulgarités, ni des platitudes, ni des barbarismes, 
ni des pléonasmes, si les uns et les autres sont plus prompte- 
ment écrits que les choses douées des qualités contraires. Le 
public ne nous saurait aucun gré de notre susceptibilité. Ga- 
gnons du temps; car le temps c'est de Targenl, et Targent 
c'est tout. » — El c'est ainsi que, dans des œuvres qui certes 
ne sont pas sans mérite sous d'autres rapports, les rieurs 
peuvent relever des fautes incroyables qui n'eussent pas 
coûté, pour les corriger, vingt minutes d'attention à leur au- 
teur. Mais vingt minutes, cela vaut sans doute 20 francs, et 
pour 20 francs on se résigne volontiers à laisser chanter dans 
le septuor du combat au troisième acte des Huguenots : a Quoi 
qu'il arrive ou qu'il advienne. » Mot célèbre, non unique, qui 
m'a fait perdre dernièrement une gageure assez importante. 
Quelqu'un m'assurant qu'il ne se trouvait point dans l'ou- 
vrage que je viens de citer et qu'on n'oserait chanter à l'O- 
péra une naïveté aussi remarquable, je soutins le contraire; 
un pari s'ensuivit ; on vérifia le fait, et je perdis. On chante : 
a Quoi qu'il advienne ou qu'il arrive. » 

(Éclat de rire des convives. Bacon seul, étonné, demande 
ce qu'il y a de risible dans ce mot. On a déjà prévenu le lec- 
teur qu'il ne descendait point du Bacon qui inventa la pou- 
dre. Je reprends : )a Ces habitudes des théâtres étendent leur 
influence au dehors sur les artistes même dont les tendances 
sont les plus élevées, les convictions les plus sincères. Ainsi, 
nous en voyons qui, pour attirer les applaudissements, non 
pas seulement sur eux, mais sur les choses qu'ils admirent, 
commettent de véritables lâchetés. Croiriez- vous que, pendant 
un grand nombre d'années, dans les concerts du Conserva- 
toire à Paris, l'usage a été d'enchaîner l'ouverture de Coriolan 
de» Beethoven, au chœur jBnal du Christ au mont des Oliviers? 
Et cela pourquoi? parce que l'ouverture unissant smorzando 
par un pizzicato, on craignait pour elle l'affront du silenrc 



344 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

du parterre, et qu'on comptait sur Téclat de la péroraison du 
chœur pour faire applaudir Beethoven. misère! ô respect 

desclaqueurs! Et quand bien même le parterre n'eût pas 

applaudi cette héroïque inspiration ! était-ce qne raison pour 
détruire Fimpression profonde qu'elle venait incontestable- 
ment de produire, pour faire un si choquant pot-pourri, un 
anachronisme aussi boufiTon^ pour accoler Coriolan au Christ, 
et mêler les rumeurs du Forum romain au chœur des anges 
sur la montagne deSion?... Remarquez en outre qu'on se 
trompait en ces misérables calculs. J'ai entendu l'ouverture 
de Coriolan, exécutée ailleurs, bravement toute seule; et vingt 
fois plus applaudie que ne le fut jamais le chœur du Christ 
qu'on lui donnait jadis pour parachute au Conservatoire. Ces 
exemples, Messieurs, et beaucoup d'autres que je m'abstiens 
de citer, m'amènent à une conclusion sévère, mais que je 
crois juste. 

« Le théâtre aujourd'hui y est à la musique.,. Sicutamori 
Lupanar, » 

— ce Qu'est-ce que c'est? disent Bacon et quelques au- 
tres. » Corsino traduit le second terme de ma comparaison 
que je n'ai pas osé dire en français. Aussitôt éclate une trombe 
d'applaudissements, de cris, d'interjections, de : a C'est vrai ! 
c'est vrai ! » les verres violemment frappés sur la table volent 
en éclats. C'est un fracas à ne pas s'entendre. 

— De là , Messieurs, la chaude affection que nous devons 
toujours montrer pour les compositions de théâtre où la 
musique est respectée, où la passion est noblement expri- 
mée, où brillent le bon sens, le naturel, la vérité simple, la 
grandeur sans enflure, la force sans brutalité. Ce sont des 
filles honnêtes qui ont résisté à la contagion de l'exemple. 
Une œuvre de bon goût, vraiment musicale et dictée par le 
cœur, en notre temps d'exagérations, de vociférations, de dis- 
locations, de machinisme et de mannequinisme ! mais il faut 
l'adorer, jeter un voile sur ses défauts, et la placer sur un 
piédestal si élevé, que les éclaboussurcs qui jaillissent autour 
d'elle ne puissent l'atteindre ! 

Vous êtes les Calon de la cause vaincue, nous dira-t-on; 



ÉPILOGUE. 345 

soit! mais cette cause est immortelle, le triomphe de Taiitre 
n'est que d'un instant, et l'appui de ses dieux lui manquera 
tôt ou tard, avec ses dieux mêmes. 

De" là aussi le mépris que nous ne devons jamais dissimu- 
ler et que vous ne dissimulez guère, j'en conviens, pour les 
produits de la basse industrie musicale exposés sur l'étal 
dramatique. 

De là enfin notre devoir de ne jamais montrer que dans 
sa plus majestueuse beauté la musique indépendante des exi- 
gences scéniques, la musique libre^la musique enfin. Si elle 
doit être plus ou moins humiliée au théâtre, qu'elle en soit 
d'autant plus fière partout ailleurs. Oui, Messieurs! Et c'est 
ici que je me rallie tout à fait à l'opinion de votre chef. La 
cause du grand art, de l'art pur et vrai est compromise par 
le théâtre, mais elle triomphera dans le théâtre même, si les 
artistes la défendent et combattent pour elle énergiquement 
et constamment. 

Les opinions de nos juges sont diverses, j'en conviens, les 
intérêts des artistes paraissent opposés, une foule de préjugés 
existent encore dans les écoles, le public pris en masse est peu 
intelligent, frivole, injuste, indifférent, variable. Mais son in- 
telligence, qui s'est éteinte ou affaiblie pour certaines choses 
de notre art, semble se développer pour d'autres ; sa varia- 
bilité, qui le fait revenir si souvent sur ses premiers juge- 
ments^ compense son injustice ; et si l'atrophie du sens de 
l'expression en particulier est évidente en lui, ce sont les mé- 
prisables produits de l'art faux qui l'ont amenée. L'audition 
fréquente d'œuvres douées de qualités poétiques et expres- 
sives parviendra sans doute à ranimer ce sens qui semble 
moi't 

Maintenant, si nous examinons la position des artistes dans 
le milieu social où ils vivent, le malheur a souvent, il est 
vrai, poursuivi et accablé des hommes inspirés, mais ce n'est 
pas aux illustrations de notre art et de notre temps seule « 
ment qu'il s'est attaché. Les grands musiciens partagent le 
sort de presque tous les pionniers de l'humanité. Nous avons 
eu Beethoven isolé, incompris, dédaigné, pauvre ; Mozart, 



346 LtS SOlUÉES DE L^OHCHESTKK. 

toujours courant après le nécessaire^ humilié par d'indignes 
prolecteurs, et ne possédant à sa mort que 6^000 francs de 
dettes ; et tant d*autres. Mais si nous voulons regarder à côté 
du domaine musical, dans celui de la poésie par exemple, 
nous verrons Shakespeare, las de la tiédeur de ses contem- 
porains, se retirant à Straford dans la force de Tâge^ sans 
vouloir plus entendre parler de poëmes, de drames ni de 
théâtre, et écrivant son épitaphe pour léguer sa malédiction 
à quiconque dérangera ses o$; nous trouverons Cervantes 
impotent et misérable ; Tasso mourant pauvre aussi et fou, 
autant d'orgueil blessé que d'amour, dans une prison ! Ga- ' 
moêns plus malheureux encore. Camoëns fut guerrier, voya- 
geur aventureux, amant et poète; il fut intrépide et patient; 
il eut l'inspiration^ il eut le génie, ou plutôt il appartint au 
génie qui en fit sa proie, qui Tentraîna palpitant par le 
monde, qui lui donna la force de lutter contre vents, tem- 
pêtes, obscurité^ ingratitude, proscriptions, et la pâle faim 
aux joues creuses ; flots amers qiiMl fendit bravement de sa 
noble poitrine, en élevant sur eux d'un geste sublime son 
poëme immortel. Puis il mourut après avoir souffert longue- 
ment, et sans qu'un jour il ait pu se dire : «Mon pays me con- 
naît et m'apprécie ; il sait quel homme je suis, il voit Téclat 
de mon nom rejaillir sur le sien, il comprend mon œuvre et 
l'admire ; je suis heureux d'être venu, d'avoir vu et vaincu; 
grâces soient rendues à la suprême puissance qui me donna 
la vie! i> Non, loin de là; il vécut perdu dans la foule des 
souffrants , la génie dolorosa, toujours armé et combattant^ 
versant à flots ses pensées, son sang et ses larmes ; indigne 
de son sort, indigné de voir les hommes si petits, indigné 
contre lui-même d'être si grand, agitant avec fureur la lourde 
chaîne des besoins matériels, servo ognor fremente. Et quand 
la mort vint le prendre, il dut aller au-devant d'elle avec ce 
triste sourire des esclaves résignés qui, sous les yeux de 
César, marchent à leur dernier combat. 
Puis la gloire est venue la gloire !.... ô Falstaff ! 

Les grands musiciens ne sont donc pas les seuls à souffrir. 



ÉPILOGUE. 347 

D'ailleurs, à ces malheurs Irop bien constatés, on peut op- 
poser de nombreux exemples de destinés brillantes et heu- 
reuseSy fournies par des hommes éminents dans Tart. Il y en 
eut^ il y en a, il y en aura. En tous cas^ nous qui n'avons pas 
de prétentions au rôle ni au sort des Titans, reconnaissons 
au moins que notre part est encore assez belle. Si nos jouis- 
sances sont peu fréquentes, elles sont vives et élevées. Leur 
rareté même en double le prix. Tout un monde de sensations 
et d'idées nous est ouvert, qui surajoute une existence de 
luxe et de poésie au nécessaire de la vie prosaïque ; et nous 
en usons avec un bonheur aux autres hommes inconnu. 

Il n*y a point là d'exagération. Ces joies des musiciens, 
plus profondes que toutes les autres, sont réellement inter- 
dites à la majeure partie de la race humaine. Les arts, dont 
les uns ne s'adressent qu'à Tintelligence, et dont les autres 
sont privés du mouvement, ne sauraient rien produire de com- 
parable. La musique (réfléchissez bien à ce que j'entends par 
ce mot, et ne confondez pas ensemble des choses qui n'ont 
de commun que le nom), ta musique, dis- je, parle d'abord 
à un sens qu'elle charme et dont l'excitation se propageant 
à tout l'organisme, produit une volupté tantôt douce et 
calme, tantôt fougueuse et violente, qu'on ne croit pas pos- 
sible avant de l'avoir éprouvée. La musique, en s'associant à 
des idées qu'elle a mille moyens de faire naître, augmente 
l'intensité de son action de toute la puissance de ce qu'on 
appelle vulgairement la poésie ; déjà brûlante elle-même, en 
exprimant les passions, elle s'empare de leur flamme ; étin- 
celante de rayons sonores, elle les décompose au prisme de 
l'imagination; elle embrasse à la fois le réel et l'idéal ; comme 
l'a dit J.-J. Rousseau , elle fait parler le silence même. En 
suspendant l'action du rhythme qui lui donne le mouvement 
et la vie, elle peut prendre l'aspect de la mort. Dans les jeux 
harmoniques auxquels elle se livre, elle pourrait se borner 
(elle ne l'a que trop fait] à être un divertissement de l'esprit, 
dans ses jeux mélodiques, à caresser l'oreille. Mais quand, 
réunissant à la fois toutes ses forces sur l'oreille qu'elle charme 
ou offense habilement, sur le système nerveux qu'elle surex- 



348 LKS SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

cite^ sur la circulation du sang qu'elle accélère, sur le cer- 
veau qu'elle embrase^ sur le cœur qu'elle gonfle et fait 
battre à coups redoublés, sur la pensée qu'elle agrandit dé- 
mesurément et lance dans les régions de Tinfini, elle agit 
dans la sphère qui lui est propre, c'est-à-dire sur des êtres 
chez lesquels le sens musical existe réellement, alors son pou- 
voir est immense et je ne sais trop à quel autre on pourrait 
sérieusement le. comparer. Alors aussi nous sommes des 
dieux , et si les hommes comblés des faveurs de la fortune 
pouvaient connaître nos extases et les achetei', ils jetteraient 
leur or pour les partager un instant. 

Je répète donc le toast de votre maître de chapelle : 

Aux artistes que rien ne saurait avilir ni décourager, aux 
artistes véritables, à ceux qui vous ressemblent, aux persévé- 
rants, aux vaillants, aux forts ! )> 

Les hourras recommencent, mais cette fois en chœur et en 
pompeuse harmonie. 

A la cadence finale de cette clameur musicale, au moment 
où tous les verres vides retombent ensemble et frappent à la 
fois la table, je fais un signe au garçon de café qui attendait 
depuis quelques minutes à la porté du salon. Le' Ganymède 
s'avance, son tablier blanc relevé sous son bras gauche et 
son gilet orné d^un énorme bouquet, portant sur un plateau 
un large et haut touvercle d'argent qui paraît recouvrir quel- 
que friandise. Il se dirige vers les frères Kleiner assis l'un 
près de l'autre, dépose le plateau devant eux, enlève le cou- 
vercle, et l'assemblée reconnaît alors dans ce présent inat- 
tendu, DEUX BAVAROISES AU LAIT !!! 

« Enfin ! enfin ! enfin ! crie-t-on en crescendo de toutes 
parts. Voilà la preuve, la voilà, glapit le petit Schmidt en 
grimpant sur la table, voilà la preuve qu'avec du temps et 
de la patience les artistes courageux finissent par avoir rai- 
son du sort. )) 

Je m'esquive au milieu du tumulte. 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 349 



DEUXIÈME EPILOGUE. 

LETTRE DE CORSINO A l'aUTEUR.— RÉPONSE DE l'aUTEUR A CORSINO. 

Beelbovco et ses trois styles. Inauguration de la statue de Beethoven à Bonn. 
Biographie de Héhul. Encore Londres. Purcell's commémoration. La chapelle 
de St-James. Hm« Sontag. Suicide d*un ennemi des arts. Mot de Henri Heine. 
Une fugue de Rossini. La philosophie de Falstaff. M. (k}ne8tabile^ sa rie de 
Paganini. Yiocent Wallace, ses aventures à la nouvelle Zéelande. Les fatites 
d'impression. Fin. 

Après avoir envoyé ce livre à tous mes amis de l'Orchestre 
deX***, réditiou se trouvait complètement épuisée, et j'esf»c- 
rais, on a pu le voir dans le prologue, qu'on n'en parlerait 
plus. Je me flattais. On en parle. Les auteurs se flattent tou- 
jours. 

Voici une lettre du fantastique Corsino^ lettre toute héris- 
sée de points d'interrogation et pleine d'observations assez dés- 
agréables^ à laquelle je me vois forcé de répondre catégori- 
quement. 

Cette correspondance oblige mon libraire à faire une 
nouvelle édition des soirées de l'orchestre ainsi aggravées. 
Car il y a cinquante musiciens au théâtre de X***, et je ne 
suis pas de force à copier ma lettre cinquante fois. Or, sur 
le point d'entreprendre cette seconde édition, M. Levy me de- 
mande si je n'ai pas aussi des amis à Paris et s'il ne serait pas 
convenable d'augmenter à leur intention le nombre d'exem- 
plaires du prochain tirage. — a Sans doute, lui ai-je répondu^ 
j'ai beaucoup de très-bons amis, même à Paris ; pourtant je 
ne voudrais pas vous engager dans de folies dépenses. Faites 
donc, croyez moi, absolument comme si je n'en avais pas. — 
Et des ennemis? a-t-il répliqué avec un sourire rayonnant 
d'espoir. Ah! ah! voilà des gens utiles! Ils vont jusqu'à 
acheter les ouvrages sur lesquels ils ont des intentions... Ce 
serait drôle, convenez-en, si^ grâce à eux, nous venions à 
vendre quelques centaines de vos Soirées, maintenant qu'en 

20- 



350 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

fait de livres vendus on ne compte plus que par dizaines. — 
Des ennemis! moi! allons donc, flatteur!.. Non je n*ai pas 
d'ennemis ; pas un seul, entendez-vous. Mais puisque vous 
êtes aujourd'hui en proie à c^llc singulière envie de me tirer 
démesurément, faites comme si j'en avais beaucoup, et tirez 
mon livre tant qu'il vous plaira; tirez, tirez, on en meltra 
partout. » 

Ces derniers mots rappellent d'une façon assez malencon- 
treuse un vers célèbre de la scène des petits chiens dans la 
comédie des Plaideurs. C'est une bagatelle. Continuons. C'est- 
à-dire, non, ne continuons pas. Reproduisons sur-le-champ, 
au contraire^ la lettre de mon ami Corsino, tâchons de me bien 
justifier des griefs qui m'y sont reprochés, et aidons, par 
ma réponse, lui et ses confrères, à conjurer le pressant 
danger musical qu'un méchant compositeur va leur faire 
courir. 



A L'AUTEUR DES SOIREES DE L'ORCHESTRE, 

A PARIS. 

Cher Monsieur, 

Les artistes de la ville civilisée ont reçu votre livre. Quel- 
ques-uns même Tont lu. Et voici en résumé ce qu'ils eu 
pensent. 

Ces messieurs trouvent que les musiciens de notre or- 
chestre figurent dans voire ouvrage d'une manière peu hono- 
rable pour eux. Us prétendent que vous avez commis un 
inqualifiable abus de confiance en faisant connaître au public 
leurs faits et gestes, leurs conversations, leurs mauvaises 
plaisanteries, et surtout les libertés qu'ils prennent avec les 
œuvres et les virtuoses médiocres. Franchement, vous les 
traitez un peu sans façons» lis ne croyaient pas être, si fort de 
vos amifT. 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 351 

Quant à moi personnellement^ je ne puis que vous remer- 
cier de m'avoir fait jouer un rôle qui me plaît et que je 
trouve original autant que vrai. Je n'en paraîtrai pas moins 
fort ridicule, cela est certain, aux hommes de lettres et aux 
musiciens de Paris qui vous liront. Mais je m'en moque. Je 
suis ce que je suis; honni soit qui sot me trouve! 

Notie Dreu-ténor est furieux, tellement furieux quMl fein^ 
de trouver charmantes les malices que vous lui adressez. 
Cherchant à prouver son bon vouloir à voti-e égard, il 
tourmentait hier M. le baron F***, notre intendant, pour 
qu'il mît à Tétude un opéra de vous, dans lequel il prétend 
pouvoir remplir le rôle principal à votre entière satisfaction. 
Et à la sienne aussi, je suppose, car, fît-il de son mieux, 
il égorgerait l'opéra sans rémission. Heureusement, je con- ^ 
nais ce genre de Vendetta , et je n'ai pas souffert que 
vous en devinssiez la victime chez nous. J'ai détourné 
Son Excellence d'accueillir le. projet suggéré par le perfide 
chanteur, et j'ai répondu aux reproches de celui-ci par 
un proverbe français, arrangé pour la circonstance, et 
qu'il a compris, j'en suis sûr, car dès ce moment il s'est 
tenu tranquille : 

c Dis-moi ce que tu qb&ntes et je te dirai qui tu hais. « 

Le Baryton est tout aise et tout heureux que vous Payez 
trouvé, dans le rôle de Don Juan, digne du prix Mon- 
Ihyon. Cette appréciation le flatte plus que je ne saurais 
vous dire. 

La prima donna de qui vous avez écrit : nous avons 
cru qu'elle accouchait ! a fort aigrement répliqué : a En 
tout cas, il ne sera jamais le père de mes enfants ! » Ce dont 
je ne puis vous féliciter, car c'est une sotte ravissante. 

Le Figaro et l'Almaviva ignorent encore, fort heureu- 
sement, l'opinion que vous m'avez attribuée sur eux dans 
votre livre. Ils sont peu lettrés. Je crois pourtant qu'ils 
savent lire. 

Le cor Moran est d'avis que le calembour fait sur son nom 
est indigne de vous. Cet avis, je le partage. 



352 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

Le joueur de grosse caisse, le seul de nos confrères qui 
lirait pas reçu votre ouvrage, s'est fait prôter Texemplaire de 
Schmidt qui ne s'en servait pas et Ta lu attentivement. Le 
ton ironique sur lequel vous parlez de lui Ta peiné; il no 
s'est permis, loulcfois, qu'une seule réflexion, a L'auleur, 
a-t-il dit, rend un compte infidèle de mon affaire avec notre 
directeur, à propos des six bouteilles de vin que celui-ci 
m'envoyii l'hiver dernier, à titre d'encouragement. J'ai 
bien , il est vrai , répondu que je n'avais pas besoin d'en- 
couragements, mais je me suis gardé de lenvoyer les bou- 
teilles. » 

Notre chef d'orchestre paraît plus mince depuis que vous 
avez signalé les bonds de son abdomen. Evidemment, il mot 
un corset. Il est assez content de vous. 

Les frères Kleiner viennent de se marier; ils ont épousé 
deux Bavaroises. Us conservent toujours le plus doux sou- 
venir de celles que vous leur avez si galamment offertes, le 
soir de notre dîner d'adieux. Us croyaient être ainsi arrivés 
aux termes de leurs veœationsj mais il leur en restait encore 
une à supporter : leur père est mort. Du reste votre livre les 
a peu divertis, ils n'en ont lu que dix pages. 

Bacon cherche inutilement à comprendre pourquoi vous 
informez par deux fois le lecteur, qu'il ne descend point du 
Bacon inventeur de la poudre. 

Enfin Dimski, Dervinck, Turulh, Siedler et moi, je l'a- 
voue, nous nous donnons au diable pour savoir ce que vous 
avez voulu dire, dans ce passage de votre discours, où il est 
question de Camoëns : « Puis la gloire est venue.,, la gloire.,. 
6 Falsiaffî » 

Qu'est-ce que Falstaff? quel rapport a-t-il avec Camoëns?... 
D'où sort ce nom bizarre?... est-ce celui d'un poëte? d'un 
guerrier? Je me perds, ils se perdent, nous nous perdons en 
conjectures. 

Autres questions plus Importantes et dernières : Nous 
venons de jouer un charmant opéra traduit de l'anglais, 
intitulé Maritana, l'auteur se nomme Wallace, le connaissez- 
vous? 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 333 

Une brochure italienne sur Paganini nous est arrive'e 
dernièrement. Elle complète votre esquisse de la vie de ce 
grand virtuose. Mais vous y êtes fort maltraité. L'avez-vous 
lue? 

Adieu, cher monsieur ; en attendant votre prochaine visite, 
soyez assez bon pour me répondre une longue lettre, une lettre 
de deux heures et demie. Elle nous sera précieuse pour la 
première représentation à' Angélique et Roland, opéra très- 
plat que nous répétons en ce moment, et dont le troisième 
acte surtout est redoutable. 

Votre tout dévoué 

co-fanatique musicien^ 

GORSINO. 

P. S. Vous n'avez donc pas corrigé les épreuves de votre 
volume? Il contient des fautes d'impression qui me désespè- 
rent. Je ne parle pas des fautes de français, tout le monde en 
fait, et vous avez eu raison de ne pas pousser trop loin Tori- 
ginalité. 



RÉPONSE DE L'AUTEUR A M. CORSINO, 

lev violon de l'orchestre de X*'T. 

Mon cher Gorsino , 

Vous m^effrayez! quoi! un opéra intitulé Angélique et 
Roland, en 1852, et en trois actes encore? El le rôle d'Angé- 
lique est joué sans doute par la jolie sotte dont j'ai su m'atti- 
rcr les mauvaises grâces, celui de Roland par le vertueux 
Don Juan, et celui de Médor par mon traître ténor?... Pauvre 
ami! je connais vos douleurs et j'y sais compatir. Oui, je 
vous plains, et malgré mon aversion pour les longues lettres, 

20. 



35 4 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

je vois bien qu'il faut de toute nécessité proportionner les 
dimensions de celle-ci à la longueur de Topera imminent dont 
vous me parlez. Ty introduis d'abord quelque cbose qui ne 
vous était pas destiné. Il faut faire flèche de tout bois. Dieu 
veuille que cela vous plaise. 11 s'agit de Beethoven pourtant, 
et d'une étude sur ses (rois Uyles écrite par un Russe pas- 
sionné pour notre art. A défaut de ce livre, que je regrette 
de ne pouvoir vous envoyer, et que vous, Corsino, devrez 
faire venir tôt ou tard de Saint-Pétersbourg, nos amis vou- 
dront bien se contenter de l'analyse que je viens d'en faire. 
Elle servira contre le premier acte d'Angélique et Roland. J'ai 
là des munitions qu'on pouiTa employer contre le deuxième. 
Grâce aux questions que vous m'adressez et auxquelles je suis 
en mesure de répondre, j'espère pouvoir vous faire vaincre 
aussi le troisième, le plus fort et le plus cruel à ce qu'il pa- 
raît. A sept heures du soir, donc, après l'ouverture ai Angé- 
lique et Roland (car il faut pourtant jouer l'ouverture) vous 
liiez les pages suivantes : 



BEETHOVEN ET SES TROIS STYLES, 

PAR M. W. DE LENZ. 

Voilà un livre plein d'intérêt pour les musiciens. 11 est 
écrit sous l'influence d'une passion admiralive que son sujet 
explique et justifie ; mais l'auteur néanmoins conserve tou- 
jours une liberté d'esprit, fort rare parmi les critiques, qui 
lui permet de raisonner son admiration, de blâmer quelque- 
fois, et de reconnaître des taches dans son soleil. 

M. de Lcnz est Russe, comme M. OulibischefT, l'auteur de 
la biographie de Mozart. Remarquons en passant, que parmi 
les travaux sérieux de critique musicale publiés depuis dix 
ans, deux nous sont venus de Russie. 

J'aurai beaucoup à louer dans le travail de M. de Lenz; 
c'est pourquoi je veux me débarrasser tout d'abord des re- 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 355 

proches qu'il me semble avoir encourus en rédigeant son 
livre. Le premier porte sur les nombreuses citations alle- 
mandes dont le texte est hérissé. Pourquoi ne pas traduire 
en français ces fragments, puisque tout le reste est eu langue 
française? M. de Lenz, en sa qualité de Russe^ parle une 
foule de langues connues et inconnues , il s'est dit probable- 
ment ; Qui est-ce qui ne sait pas Tallemand? comme ce ban- 
quier qui disait : k Qui est-ce qui n'a pas un million? » Hé- 
las! nous, Français, nous ne parlons pas rallemand, nous 
qui avons tant de peine à apprendre notre langue, et qui 
parvenons si rarement à la savoir. 11 nous est, en consé- 
quence, fort désagréable de parcourir avec un fiévreux inté- 
rêt les pages d'un livre, pour y tomber à chaque instant en 
des chausses - trappes comme celles-ci : Beethoven dit à 
M. Rellstab. Opern, wie don Juan und Figaro, konnte ich 
nicht componiren. Dagegen habe ich einen Widerwillen, Bon! 
qu'est-ce qu'il a donc dit Beethoven ? Je voudrais le savoir. 
C'est impatientant. Encore la citation allemande que je fais 
là est-elle mal choisie, puisque l'auteur, par exception, s'est 
donné la peine de la traduire, ce qu'il n'a point fait pour une 
foule d'autres mots, de phrases, de récits et de documents, 
dont il est sans doute important pour le lecteur de connaître 
la signification. J'aime autant le procédé de Shakespeare, 
écrivant dans Henri iK, au lieu de la réponse d'une Galloise 
à son mari Anglais, ces mots entre deux parenthèses : (Elle 
lui parle gallois.) 

Mon second reproche portera sur une opinion émise par 
l'auteur à propos de Mendelssohn, opinion déjà énoncée par 
d'autres critiques, et dont je demanderai à M. de Lonz la 
permission de discuter avec lui les motifs. 

« On ne peut parler de la musique moderne, dit-il, sans 
nommer Mendelssohn Bartholdy... Nous partageons autant 
que personne le respect qu'un esprit de cette valeur com- 
mande , mais nous croyons que l'élément hébraïque, qu'on 
connaît à la pensée de Mendelssohn, empêchera sa musique 
de devenir l'acquisition du monde entier, sans distinction de 
temps ni de lieux. » 



356 LES SOIRÉES DE L'OHCHESTRE. 

N*y a-t-il pas un peu de préjugé dans cette manière d'ap- 
précier ce grand compositeur, et M. de Lenz eût-il écrit ces 
lignes s'il eût ignoré que l'auteur de Paulus et Élie descen- 
dait du célèbre Israélite Moïse Mendelssohn? J'ai peine à le 
croire. « Les psalmodies de la synagogue^ dit-il encore^ sont 
des types qu'on retrouve dans la musique de Mendelssohn. » 
Or, il est difGcile de concevoir comment ces psalmodies de 
la synagogue peuvent avoir agi sur le style musical de Félix 
Mendelssohn, puisqu'il n'a jamais professé la religion juive : 
tout le monde sait qu'il était luthérien, au contraire, et lu- 
thérien fervent et convaincu. 

D'ailleurs, quelle est la musique qui pourra jamais devenir 
Vacquifiition du monde entier, sans distinction de temps ni de 
lieux J Aucune, très-certainement. Les œuvres des grands 
maîtres allemands, tels que Gluck, Hadyn, Mozart et Beetho- 
ven, qui tous appartenaient à la religion catholique, c'est-à- 
dire universelle, n'y parviendront pas plus que les autres, si 
admirablement belles, vivantes, saines et puissantes qu'elles 
soient. 

A part cette question de judaïsme qui me semble soulevée 
hors de propos, la valeur musicale de Félix Mendelssohn, la 
nature de son esprit, son amour filial pour Handel et pour 
Bach^ l'éducation qu'il reçut de Zeiter, ses sympathies un peu 
exclusives pour la vie allemande, pour le foyer allemand, sa 
sentimentalité exquise , sa tendance à se renfermer dans le 
cercle d'idées d''une ville, d'un public donnés, sont appréciées 
par M. de Lenz avec beaucoup de pénétration et de finesse. 
De la comparaison qu'il établit dans le même chapitre entre 
Weber, Mendelssohn et Beethoven, il tire aussi des conclu- 
sions qui me semblent justes de tout point. Il ose même dire 
des choses fort sensées sur la fugue, sur le style fugué, sur ce 
qu'il y a de réel dans leur importance musicale, sur l'usage 
qu'en ont fait le^ vrais maîtres, et sur le ridicule abus qu'en 
font les musiciens dont ce style est la constante préoccupa- 
tion. Il cite à l'appui de cette théorie Tavis d'un contre- poin- 
liste consommé qui a passé sa vie dans la fugue, qui aurait pu 
trouver plus de raison poui* y voir l'unique voie de salut en 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 3o7 

musique, et qui a mieux aimé être vrai. « Cest une trop ho- 
norable exception, dit-il, des idées exclusives du métier pour 
que ne nous ne rendions pas au lecteur (qui sait Tallemand) 
le service de le reproduire. On lit dans un article de M. Fuchs* 
de Saint-Pétersbourg : Die fuge, als einfilir sich abgeschlos^ 
senes Musik-stuck, etc., etc. (Il parle gallois.) 

Eh bien î voyez, je donnerais beaucoup pour savoir à l'ins- 
tant ce qu'a écrit Fuchs là-dessus, et je suis obligé d'y re- 
noncer... 

Après avoir établi des rapprochements fort ingénieux entre 
Beethoven et les grands maîtres allemands qui furent ses pré* 
décesseurs et ses contemporains, M. de Lenz se livre à l'étude 
du caractère de son héros, à l'analyse de ses œuvres et enfin 
à l'appréciation des qualités distinctives des trois styles dans 
lesquels Beethoven écrivit. Cette tâche était difficile, mais 
il n'y a que des éloges à donner à la manière dont Tauteur l'a 
accomplie. Il est impossible de mieux entrer dans l'esprit de 
tous ces merveilleux poërnes musicaux, d'en mieux embrasser 
l'ensemble et les détails, de suivre avec plus de vigueur les 
élans impétueux du vol de l'aigle, de voir plus clairement 
quand il s'élève ou s'abaisse, et de le dire avec plus de fran- 
chise. M. de Lenz a, selon moi, un double avantage sous ce 
rapport sur M. Oulibischeif; il rend pleine justice à Mozart. 
M. Oulibischefî est fort loin d'être juste à l'égard de Beetho- 
ven. M. de Lenz reconnaît sans hésiter que divers morceaux 
de Beethoven , tels que l'ouverture des Ruines d* Athènes et 
certaines parties de ses sonates de piano sont faibles, et peu 
dignes de lui; que d'autres compositions à peine connues, il 
est vrai, manquent absolument d'idées, que deux ou trois 
enfin lui semblent des logogriphes; M. Oulibischeif admire 
tout dans Mozart. Et Dieu sait cependant si la gloire de 
Don Juan eût soufiert de la destruction de tant de composi- 
tions de son enfance qu'on a eu l'impiété de publier. M. Ouli- 
bischeff voudrait faire le vide autour de Mozart ; il semble 
soufifrir impatiemment que l'on parle des autres maîtres. 
M. de Lenz est plein d'enthousiasme réel pour toutes les 
belles manifestations de l'art, et sa passion pour Beethoven, 



358 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

bien qu'elle ne soit point aveugle, est peut-être encore plus 
profonde et plus vive que celle de son émule pour Mozart. 

Les recherches infatigables auxquelles il s'est livré pendant 
vingt ans dans toute l'Europe lui ont fait acquérir bien des 
notions curieuses, et généralement peu répandues, sur Beetho- 
ven et ses œuvres. Quelques-unes des anecdotes qu'il raconte 
ont cela de précieux, qu'elles expliquent des anomalies musi- 
cales clair-semées dans les productions du grand compositeur, 
et dont on cherchait vainement jusqu'ici à se rendre compte. 

Beethoven, on le sait, professait une admiration robuste 
pour ces maîtres aux figures austères, dont parle M. de Lenz, 
qui firent un usage exclusif en musique de cet élément pu- 
rement rationnel de la pensée humaine qui ne saurait remplacer 
la grâce. Son admiration, sait-on bien sur quoi elle se portait, 
et jusqu'où elle s'étendait? J'en doute. Elle rappelle un peu, 
à mon sens, le goût de ces riches gastronomes qui, las de 
leurs festins de Lucullus, se plaisent à déjeuner de temps en 
temps avec un hareng saur et une galette de sarrazin. 

M. de Lenz raconte que Beethoven, en se promenant un 
jour avec son ami Schindler. lui dit : « Je viens de trouver 
deux thèmes d'ouverture. L'un se prête à être traité dans 
mon st^le à moi, l'autre convient à la manière de Handel ; 
lequel me conseillez-vous de choisir? » Schindler (le croira- 
t-on?) conseilla à Beethoven de prendre le second motif. Cet 
avis plut à Beethoven à cause de sa prédilection pour Handel; 
il s'y conforma malheureusement et ne tarda pas à s'en re- 
pentir. On prétend même qu'il en voulut beaucoup à Schindler 
de le lui avoir donné. Les ouvertures de Handel ne sont pas 
en effet ce qu'il y a^e plus saillant dans son œuvre, et leur 
comparer celles de Beelhoven, c'est mettre en parallèle une 
forêt de cèdres et une couche de champignons. 

« Cette ouverture, op. 124, dit M. de Lenz, n'est point une 
double fugue, comme on l'a prétendu. Il faut supposer que le 
motif que Beethoven eût traité dans son style à lui, fût de- 
venu l'occasion d'une œuvre bien plus importante (oh ! oui, 
il faut le supposer ! ) dans un temps où le génie de l'artiste 
était a son apogée, alors que l'homme en lui jouissait des 



DEUXIEME EPILOGUE. 359 

derniers jours exempts de souffrances physiques. Schindler 
aurait dû se dire que le génie de Beethoven régnait sans rivai 
dans le style syraphonique libre; que là il n'avait à imiter 
personne; que le style sévère était au contraire tout au plus 
pour lui une barrière à sauter; qu'il n'y était point chez lui. 
L'ouverture ne produisit aucun effet, on la dit inexécutable, 
ce qu'elle est peut-être, » 

Elle est difficile, répondrai-je à M. de Lenz, mais très-exé- 
cutable par un puissant orchestre. Grâce aux nombreuses 
saillies du style de Beethoven qui se font sentir sous le gros 
tissu de l'imitation Handelienne^ la coda tout entière ^t une 
foule de passages émeuvent et entraînent l'auditeur, quand 
ils sont bien rendus. J'ai dirigé deux exécutions de cette ou- 
verture; la première eut lieu au-Conservatoire avec un or- 
chestre de première force. On y trouva le style des ouvertures 
de Handel si mal reproduit qu'elle fut applaudie avec tran- 
sport. Dix ans après, médiocrement exécutée par un orches- 
tre trop faible, elle fut jugée sévèrement; on avoua que le 
style de Handel y était parfaitement imité. 

M. de Lenz rapporte ici la conversation de Beethoven avec 
Schindler à ce sujet : Wie kommen Sie wieder au/ die aile 
Geschichtet etc. (Il parle gallois.) 

Dans cette revue minutieuse et intelligente des œuvres du 
grand compositeur, l'histoire des attentats commis sur elles 
devait naturellement trouver place; elle y est en effet, mais 
fort incomplète. M. de Lenz, qui traite si rudement les cor- 
recteurs de Beethoven, qui les bafoue, qui les flagelle, n'a 
pas connu le quart de leurs méfaits. 11 faut avoir vécu long- 
temps à Paris et à Londres pour savoir jusqu'où ils ont porté 
leurs ravages. 

Quant à la prétendue faute de gravure que M. de Lenz croit 
exister dans le scherzo de la symphonie en ut mineur, et qui 
consisterait, au dire des critiques qui soutiennent la même 
thèse, dans la répétition inopportune de deux mesures du 
thème lors de sa réapparition dans le milieu du morceau, 
voici ce que je puis dire: D'abord il n'y a pas répélitioii 
exacte des quatre notes ut mî ré fa dont le dessin mélodique 



360 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

se compose ; la première fois elles sont écrites en blanches 
suivies d^une noire, et la seconde fois en noires suivies d'un 
soupir, ce qui en change le caractère* 

Ensuite Taddition des deux mesures contestées n'est point 
du tout i|ne anomalie dans le style de Beethoven. Il y a non 
pas cent, mais mille exemples de caprices semblables dans 
ses compositions. La raison que les deux mesures ajoutées 
détruisent la symétrie de la phrase^ n'était point suffisante 
pour qu'il s'abstînt si l'idée lui en est venue. Personne ne 
s'est moqué plus hardiment que lui de ce qu'on nomme la 
carrure. Il y a même un exemple frappant de ses hardiesses 
en ce genre dans la seconde partie du premier morceau de 
cette même symphonie, page 36 de la petite édition de Breit- 
kopf et Hartel, où une mesure de silence, qui paraît être de 
trop, détruit toute la régularité rhythmique et rend très- 
dangereuse pour l'ensemble la rentrée de l'orchestre qui lui 
succède. Maintenant je n'aurai pas de peine à démontrer que 
la mélodie de Beethoven ainsi allongée, l'a été par lui avec 
une intention formelle. La preuve en est dans cette même 
mélodie reproduite une seconde fois immédiatement après 
le point d'orgue, et qui contient encore detix mesures supplé- 
mentaires {ré, ut dièse, ré, ut, naturel) dont personne ne parle; 
mesures différentes de celles qu'on voudrait supprimer, et 
ajoutées cette fois après la quatrième mesure du thème, tan- 
dis que les deux autres s'introduisent dans la phrase après la 
troisième mesure. L'ensemble de la période se compose ainsi 
de deux phrases de dix mesures chacune; il y a donc inten- 
tion évidente de l'auteur dans cette double addition^ il y a 
donc même symétrie, symétrie qui n'existera plus si on sup- 
prime les deux mesures contestées en conservant les deux 
putres qu'on n'attaque point. L'effet de ce passage du scherzo 
n'a rien de choquant; au contraire, j'avoue qu'il me plaît 
fort. La symphonie est exécutée ainsi dans tous les coins du 
monde oîi les grandes œuvres de Beethoven sont entendues. 
Toutes les éditions de la partition et des parties séparées 
contiennent ces deux mesures; et enfin^ lorsqu'on i850, à 
propos de l'exécution de ce chef-d'œuvre à l'un des concerts 



DblUXfËME ÉPlLOGUli:. 361 

de la société Philharmonique de Paris, un journal m'eut re- 
proché de ne les avoir pas supprimées, regardant cette ei**- 
rcur de gravure comme un fait dcf notoriété publique, je reçus 
peu de jours après une lettre de M. Schindler. Or, M. Schind- 
1er m'écrirait précisément poBr trie remercier de n'avoir 
point fait cette correction*; M. Schindler, qui a passé sa vie 
avec Beethoven, ne croit point à la faute de )a gravure, et il 
m'assurait avoir entendu les deux fameuses mesures dans 
toutes les exécutions de cette symphonie qui avaient eu lieu 
sous la direction de Beethoven. Peot-on admettre que Fauteur^ 
s'il eût reconnu là une faute, ne Teût pas coirigée immédiate^ 
ment? 

S'il a ensuite changé d'avis à ce sujet ^ans les dernières 
années de sa vie, c'est ce que je ne pnisr dire. ' 

M. de Lenz, fort modéré d'ailleura dans la discussion, jierd 
son sang-froid quand il vient à se heurter contte les absurdî* 
tés qu'on écrit encore et qu^on écrira tcMijo^irs^ partout, sdr 
les chefs-d'œuvre de Beethoven. En pareil cas, toute sa phi- 
losophie Tabanidonne, il s'irrite, il est malheureux, if rede- 
vient adolescent. Hélas ! je puis le dire, sous ce rapport, j'é- 
tais encore à peine au sortir de l'enfance il y a quelques 
années ; mais aujourd'hui je ne m'irrite plus. J'ai lu et en- 
tendu tant et tant de choses extraordinaires^ non seulement 
en France, mais même en Allehiagne, sur Beethoven et les 
plus nobles productions de stm génie, que rien en ce genre 
ne peut maintenant m'émouvotr. Je orois même pouvoir me 
rendre un compte assez exact des diverses causes qui -amè- 
nent cette divergence des opinions. 

Les impiressions de la miisique sont fugitives et s'effacent 
promptement. Or, quand une miisique- est vraiment neuve, 
il lui faut plus de temps qu'à toute autfe pour exercer une 
action puissante sur les organes de certains auditeurs, et pour 
laisser dans leur esprit une perception claire de cette action. 
Elle n'y parvieiit qi^à force d'agir sur eux de la même façon, 
a force de frapper et de refrapper au même endroit. Les opéras 
écrits dans un nouveau style sont plus vite appréciés que les 
compositions dé concert, quelles que soient l'originalité, Tex- 

2i 



U2 LES SOIRÉES m L'OHGHËSTRE. 

centricité même du slyle de ces opéras, et malgré les distrac- 
tions que les accessoires dramatiques causent à Tauditeur. La 
raison en est siûiple : un opéra qui ne tombe pas à plat à la 
première représentation est toujours donné plusieurs fois de 
suite dans le théâtre qni Tient de le produire ; il l'est aussi 
bientôt après^aos vingt, trente» quarante autres théâtres^ s'il 
a obtenu du succès. L'auditeur, qui, en l'écoutant une pre-^ 
mière fois, p'y a rien compris^ se familiarise' à^ec lui à: la se- 
conde représentation; il l'aime, davantage à la troisième^ et 
finit souvent par se passionner loui à fait {Kmir l^iBuvt^ qui 
Tavait choqué de prime abord. 

Il n'en peut être ainsi pour des symphom'es qui ne sont 
exécutées qu'à de longs intervalles, et qui, an lieu d'efl^cer 
les mauvaises impressions qu'elles ont pixiduitesà leur appa* 
rition, laissent k ces impressions le tenips de se fîter et de 
devenir des doctrines, des théories écrites, auxquelles le ta* 
lent de Téc^vain qui les professe donné fdus ou moins d'au- 
torité, selon le degré. d'impartialité qu'il semble mettre dans 
sa critiqua et l'apparente sagesse des avis qn'il donne k 
l'auteur. 

La fréquence des exécutions 4st donc une condition essen- 
tielle pour le redressement des ermuradeft'âtpinion, lors- 
qu'il s'agit d'oeuvres conçue», comme celles de Beethoven^ 
en dehors des habitudes musicales de ceux qui les écoutent. 

Mais si fréquentes, si excellentes, st eutrainaotesqu'on les 
suppose, ces exécutions même ne changeront l'opinion ni des 
hommes de mauvaise foi, ni des honnêtes gens à q «i la na- 
ture a formellement refusé le sens nécessaire À la p(3rception 
de certaines s^sations, à l'intelligenèe d'u& ceilain nombre 
d'idées. Vous aur^z beau dire à cmi^4à ; a Admises ce solei* 
levant I *— QueLsoteil! diront^ils tous; ndus ne voyons rien.» 
Et ils n&vm*ront rien en effet;ies unspare&qu ils sont aveu- 
gles, les autres pari» qu'ils regardent à l'oecident. 

Si nousL abordons maintenant la question des qualités 
d'exécution nécessaires aux ouvres ôi-lginales j poétiques, 
hardies, des fondateurs de dynasties en musique, il faudra 
reconnaître que ces qualités devront être d'autant plus ex-^ 



DEUXIEME ÉPILOGUE. 363 

cellentes qtfe le style de TœavFe est plus neuf. On dit sou- 
vent : c( Le public n'aperçoit pas les incorrections légères, 
les nuances omises ou exagérées,' les erreurs de mouvement, 
les défauts d'ensemble^ de justesse, d*expression ou de cha- 
leur. » C'est vrai, iln^est point choqué par ces irti perfections, 
mais alors il demeure froid, il n'est pas ému, et Fidée du 
compositeur si délicate, on gracieuse, ou gi^nde el belle 
qu'on 4a suppose, ainsi voilée, passe devant lui sans qu'il en 
aperçoive les formes, parce que le public ne devine rien. 

îl faut donc, je le répète, aux œuvrer de Beethoven des 
exécutions fréquentes, et d'une puissance et d'unie beauté ir- 
résistibles. Or il n'y a pas, je le crois fermement, six endroits 
dans le monde où l'on puisse entendre seulement six fois par 
an ses symphonies dignement exécutées. Ici l'orchestre est 
tnal- composé, là il e3t trop peu nombreux, ailleurs il est mal 
dirigé, puis les salles de concerts ne valent rien, où les ar- 
tistes n'ont pas le temps de répéter; enfin presque partout on 
rencontre des obstacles qui amènent, en dernière analyse, 
pour ces chefs-d'œuvre, les plus désastreux résultats. 

Quant à ses sonates , malgré le nombre incalculable de 
gens à qui Ton donne le nom de pianistes, je dois convenir 
encore que je ne connais pas six virtuoses capables de les 
exécuter fidèlement, correctement, puissamment, poétique- 
ment, de ne pas paralyser la verve, de ne pas éteindre rai- 
deur, la flamme, la vie, qui bouiUonnentdans ces compositions 
extraordinaires, de^ suivre le vol capricieux de la pensée de 
l'auteur, de rêver, de méditer, ou de se passionner avec lui, 
de VidentiQer enfin avec son inspiration et de la reproduire 
intacte. 

Non, il n'y a pas six pianistes pour les sonates de piano de 
Beethoven» Ses trios sont plus accessibles. Mais ses quatuors ! 
combien il y a-t-il en Europe de ces quadruples virtuoses, 
de ces dieux en quatre personnes, capables d'en dévoiler le 
mystère ? Je n'ose le dire. Il y avait donc de nombreux mo- 
tifs pour que M. de Lenz ne se donnât pas la peine de ré- 
t>ondre aux divagations auxquelles les œuvres de Beethoven 
ont donné lieu. L'espèce d'impopularité de ces mei:veilleuses 



/ 



364 LES SOIREES DE L'ORCHESTRE. 

; inspirations est un malheur inévitable. Encore, est-ce même 
I un malheur?... J'en doute. U faut peut-être que de telles 
; œuvres restent inaccessibles . à la foule. Il y . a ites talents 
1 pleins de charme^ d'éclat, et de puissance, destinés, sinon 
M au bas peuple, au moins au tiers état des intelligences : les 
t génies de luxe^ tels que celui de Beethoven, fureùt créés 
I par Dieu pour les cœurs et les esprits souverains^. 

11 sentait bien lui-même et sa force et la grandeur de sa 
mission ; les boutades qui lui sont échappées en mainte cir- 
constance ne laissent aucun doute à cet égard. Un jour que 
son élève Ries osait lui faire remarquer dans une de ses nou- 
velles œuvres une progression harmonique déclarée fautive 
par les théoriciens^ Beethoven répliqua : «Qui est-ce qui 
défend cela? — Qui? Hé, mais Fuchs, Albresctherger^ tous 
les professeurs. — Eh bien« moi, je le permets. » Une autre 
fois il dit naïvement: aJesyis de nature électrique, c'est 
pourquoi ma musique est si admirable ! y> 

La célèbre Bettina rapporte dans sa correspondance que 

Beethoven lui dit un jour : a Je n'ai pas d'amis ; je suis seul 

avec moi-même; mais je sais que Dieu est plus proche de 

I moi dans mon art que dans les autres. Je ne crains rien pour 

ma musique ; elle ne peut avoir de destinée contraire , celui 

i qui la sentira pleinement sera à tout jamais délivré des 

j misères que les autres hopdmes traînent après eux. » 

M. de Lenz, eu rapportant les singularités de Beethoven 
dans ses relations sociales^ dit qu'il ne fut pas toujours aussi 
sauvage que dans les dernières années de sa vie ; qu'il lui 
arriva même de flgùrer dans des bals, et juï/ n'y dansait pas 
en mesure. Ceci me paraît fort, et je me permettrai de ne 
point le croire. Beethoven posséda au plus haut degré le 
sentiment du rhythme, ses œuvres en font foi; et si on a 
. réellement dit qu'il ne dansait pas en n>esure, c'est qu'on 
aura trouvé jpiquant de faire après coup cette puérile obser- 
vation, et de la cpnsigner comme une anomalie curieuse* On 
a vu des gens prétendre que Newton ne savait pas l'arithmé- 
tique, ^t refuser la bravoure à Napoléon* 
Il parait pourtant^ à en croire un grand iiombre de musi- 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 365 

ciens allemands qui ont joué les symphonies de Beethoven 
sous sa direction, qui! dirigeait médiocrement .i*exécution , 
même de ses œuYres, Ceci n'a rien d'incroyable :{lfî talent du ; 
chef d'orchestre est spécial, comme celui du violoniste; ilî 7^ 
s'acquiert par une longue pratique et si Ton a d'ailleurs pour \ 
lui des dispositions naturelles^ très-proûoncéesl Beethoven fut 
un pianiste habile^ mais un violoniste détestable, bien qu'il 
eût dans son enfance pris des leçons de violon. Il aurait pu 
jouer fort mal de l'un et de l'autre instrument, ou même n'en 
pas jouer du tout, sans être pour cela un moins prodigieux 
compositeur. 

On croit assez généralement qu'il composait avec une ex- 
trême rapidité. 11 lui est même arrivé dMniproviser un de ses 
èhefs-d'œuvre, l'ouverture de Coriolan, en une nuit ; en gé- 
nérai cependant il travaillait, retournait, pétrissait ses idées 
de telle sorte, *que le premier jet ressemblait fort peu à la 
forme qu'il leur imprimait enfin pour l'adopter. 11 faut voir 
ses manuscrits pour s'en faire une idée. Il refît trois fois le 
premier morceau de sa septième symphonie (en la). Il a 
cherché pendant plusieurs jours, en vaguant dans les champs 
autour de Vienne, le thème de VOdeà la joie, qui commence 
le finale de sa symphonie avec chœurs. On possède l'esquisse 
de cette page. 

Après la première phrase qui s'était présentée à l'esprit de 
Beethoven, on y trouve écrit en français le mot mattvais, 
La mélodie modifiée repaïaît quelques lignes plus bas, ac- 
compagnée de cette observation, en français toujours : « Ceci 
est mieux ! » Puis enfin on la trouve revêtue de la forme que 
nous admirons, et décidément élue par les deux syllabes que 
Topiniâtre chercheur dut tracer avec joie : u C'est çaH 

Il a travaillé pendant un temps considérable à sa messe en 
ré. Il refit deux ou trois fois son opéra à^Fidelio, pour le- 
quel il composa, on le sait, quatre ouvertures. Le récit de 
ce qu'il eut à endurer pour faire représenter cet opéra, par 
le fait de la mauvaise volonté et de l'opposition de tous ses 
exécutants, depuis le premier ténor jusqu'aux contre-basses 
de l'orchestre, offrirait un triste intérêt, mais nous entraîne- 



366 LES SOIREES DE L'ORCHESTRE. 

raittrop loin. Quelque variées qu'aient été les vicisûtudes 
de cette œuvre» elle est restée et elle restera au répertoire de 
plus de trente théâtres en Europe, et son succès serait plus 
grande malgré les nombreuses difficultés d'exécution qu'elle 
présente» sans les inconvénients incontestables d'un drame 
triste, dont l'action tout entière se passe dans une prison. 

Beethoven, en se passionnant pour le sujet de Léonare ou 
V Amour conjugal, ne vit que les sentiments qu'il lui donnait 
à exprimer, et ne tint aucun compte de la sombre monotonie 
du spectacle qu'il comporte. Ce livret, d'origine française, 
avait été mis en musique d'abord à Paris par Gavaux. On cq 
fit plus tard un opéra italien pour Paêr, et ce fut après avoir 
entendu, à Vienne la musique de la Leonora de ce dernier, 
que Beethoven eut la cruauté naïve de lui dire : a Le sujet 
de votre opéra me plait, il faut que je le mette en musi- 
que. » 

Il serait curieux maintenant d'entendre successivement les 
trois partitions. 

Je m'arrête; pen ai dit assez^ je l'esp^e, pour donner aux 
admirateurs de Beethoven le désir de connaître le livre de 
M. de Lenz. J'ajouterai seulement qu'en outre des excellentes 
qualités de critique et de biographe qu'il y a déployées,, ils 
trouveront dans le catalogue et la classification des pBuvres 
du maître la preuve du soin religieux avec lequel M. de L^nz 
a étudié tout ce qui s'y rapporte, et du savoir qui l'a guidé 
dans ses investigations.. 



Ces. pages sont insuffisantes malheureusement. Je viens 
d'en faire l'expérience ; leur lecture ne dure que trois quarts 
d'heure. Que pourrais-je donc narrer encore afin de complé- 
ter la durée totale de la première partie de votre opéra? At- 
tendez... j'y suis. Je me souviens d'un voyage que je fis à 
Bonn, à l'époque des fêtes organisées pour l'inauguration de 
la statue de Beethoven. Cela s'enchaîne passablement avec ce 
qui précède, supposons que nous soyons au lendemain du 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. aCT 

14 août 1845 et que je vous écrive des bords du Rhin. 
Lisez : 

SUPPLÉMENT PODIl LE i^ ACTE. 



i 

y' 



FtTES MUSICALES DE BONN. 

Kœoig'â Winter, 15 août. 

La fêle est terminée; Beethoven est debout sur la place de 
Bonn^ et déjà les enfants^ insoucieux de toute grandeur, vien- 
nent jouer aux pieds de sa statue; sa noble tête est battue des 
vents et de la pluie, et sa main ptfissante qui écrivit tant de 
chefs-d'œuvre sert de perchoir à de vulgaires oiseaux. Main- 
tenant les artilleurs essuient la gueule de leurs canons^ après 
tant de hourras lancés au ciel^; les Quasimodo de la cathé- 
drale laissent en repos leurs cloches fatiguéeis de crier : 
Hosanna ! les étudiants, les. carabiniers ont dépouillé leurs 
pittoresques uniformes; la phalange des chanteurs et des 
instrumentistes s'est dispersée ; la foule des admirateurs » 
éblouie de Téclat de cette gloire, s'en va rêveuse, redire à tous 
les échos de TEurope avec quels grands coups d'ailes, avec 
quelle étincelle da.ns les yeux elle est venue s'abattre sur la 
cité de Bonn pour y couronner l'image du plus grand de ses 
fils. 

Hâtons-nous donc, avant ce moment inévitable où tout se 
refroidit ei s'éteint, où l'enthousiasme devient traditionnel , 
où les soleils passent à l'état planétaire, hàtons-^nous de dire 
la piété sincère et pure de cette vaste assemblée, forméeau bord 
du Rhin dans le seul but de rendre hommage au génie. Et 
certes! on avait fait peu d'e£forts pour l'y réunir ; les invita- 
tions adressées aux artistes étrangers par le comité de Bonn 
n'étaient que de superficielles politesses qui n'assuraient pas 
-même aux invités une place quelconque pour assister aux 
cérémonies. D'un autre côté, les principales institutions où 



368 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

s'enseigne en Europe la musique^ celles même qui n'ont 
vécu depuis longtemps et ne vivent encore que par les œuvres 
de Beethoven^ se sont montrées, on va le voir, peu soucieuses 
de s'y faire représenter; et presque tous les artistes, hommes 
de lettres et savants qu'on y voy^iit, n'avaient été mus 
que par l'imiuilsion de leurs sympathies personnelles et de 
leur admiration. Peut-être faut-il s'en féliciter, et recon- 
naître qu'à cette rareté des missionnaires officiels ont été 
dues la chaleur^ la cordialité, la joie religieuse qui unissaient 
tous les membres de ce meeting presque européen des fils et 
des amis de l'art musical. Je dis presque, à cause de l'absence, 
facile à prévoir et à Comprendre, des musiciens de l'Italie. 
Toutes les autres nations vraiment initiées au culte de Fart 
des sons y avaient des mandataires^ artistes, critiques ou 
amateurs,, dans le pêle-mêle le plus original. 

Étaient venus de Berlin : LL. MM. le roi et la reine de 
Prusse, MM. Meyerbeer, le comte Westmoreland (ministre 
d'Angleterre)^ Moëser père, Moëser fils, Rellstab, Ganz, Boet- 
tich^, Mantius, mesdemoiselles Jenny Lind, Tuczeck. 

De Vienne : MM. Fischoff, Joseph Bâcher, députés du Con- 
servatoire, le prince Frédéric d'Autriche, Wesque de Pûttlin- 
gen, Hotlz. 

De Weimar : MM. Chelard et Montag, représentants de la 
chapelle ducale. '^ 

De Salzbourg : M. Aloys Taux, directeur du Mozarteum. 

De Carlsruhe : M. Gassner^ directeur de la chapelle ducale. 

De Darmstadt : M. Mangoidt^ directeur de la chapelle du- 
cale. 

De Francfort : M. Gruhr, directeur et maître de chapelle 
du théâtre ; mesdemoiselles Kratki, Sachs. 

De Cassel : M. Spohr, maître de chapelle, appelé par le 
comité de Bonn. 

De Sluttgard : MM. Lindpaintner, msûtre de chapelle, Pis- 
chek. 

De Hohenzollern-Hechingen : M. Techlisbeck, maître de 
chapelle. 

D'Aix-la-Chapelle : M. Schindler. 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 369 

De Cologne : Tout l'orchestre appelé par le comité de 
Bonn. 

De Leipzig : Mademoiselle Schloss. 

De Paris : MM. Félicien David, Massart^ Léon Kreutzer, 
Vivier, Cuvillon, Hatlé, Seghers, Burgmûller, Ëlwart, Sax; 
mesdames Yiardot-Garcia, Seghers. 

De Lyon : H. Georges Hainl, chef d*orchestre du grand 
théâtre. 

De Bruxelies : MM. Fétis përe, Blaês, Yery, de Glimes, 
représentants du Conservatoire dont M. Fétis est le directeur ; 
madame Pleyel. 

De la Haye : M. Verhulst, maître de chapelle. 

De Liège : M. Daussoigne^ directeur du Conservatoire. 

D'Amsterdam : M. Franco-Mendès. 

De Londres ; S« M. la reine Victoria, le prince Albert, 
M. Moschelès, sir Georges Smart, membres de la société Phil 
harmonique, M. Oury, madame Oury-Belleville. 

De partout : Franz Liszt, Tâme de la fête. 

Parmi les missionnaires de la presse, on remarquait 
MM. J. Janin, Fiorentino, Viardot, venus de Paris; le docteur 
Mattew, venu de Mayence; M. Fétis fils, venu de Bruxelles; 
M>f« Davison , Gruneizen, Chorley, Hogarth, venus de Lon- 
dres, et M. Gretsch, rédacteur en chef du journal russe, VA- 
heille du Nord, venu de Saint-Pétersbourg. Plusieurs littéra- 
teurs des plus distingués de la presse anglaise s*y trouvaient 
encore, dont je^ n'ai pu recueillir les noms. 

Les Conservatoires, les théâtres de Naples, de Milan, de 
Turin, la chapelle du pape ne figuraient d'aucune façon offi- 
cielle dans rassemblée de ces illustres pèlerins. On le com- 
prend : Beethoven est un ennemi pour l'Italie, et partout où 
son génie domine, où son inspiration a prise sur les cœurs, 
la muse ausonienne doit se croire humiliée et s'enfuir. L'Ita- 
lie d'ailleurs a la conscience de son fanatisme national, et 
peut, en conséquence, redouter le fanatisme hostile de l'école 
allemande. Il est triste d'avouer qu'elle n'a pas eu tout a fait 
tort d'en tenir compte, en restant ainsi à l'écart. 

Mais notre Conservatoire à nous, le Conservatoire de Paris, 

21. 



370 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

qui est ou devrait être imbu de tout autres id^, u*âi;oir j^lnt 
envoyé de députation ofbcielle à une fête pareille !... Et la 
Société des Concerts !..« elle qui depuis dii-huit années u'a 
de gloire, de succès» de vie euQn, que la gloire, les succès et 
la vie que lui donnent lea œuvi*es de Beethoven, s'être enfer* 
mée, elle aussi, dans sa. froide réserve, 4;oaune elle 0t na- • 
guère quand Liszt émit le désir qu'elle vint, par.un seul con- 
cert, en aide à Taccomplissement du projet que nous venons, 
gr^ à loi, de voir réalisé ! Cela est énorme j Les principaux 
de ses membres, ccRiduiis par leurs chefs, devaient se trou«* 
ver à Bonn des premiers, comme il était de son devoir, il y 
a quelques années, m lieu de répondre par le silence aux 
sollicitations de Liszt, de les devaneer au.contraîre, et de 
donner, non pas un, ni deux, mais dix concerts, a'il L*eût faUu» 
au profit du monument de Beethoven. Ceci n'a pas besoin de 
démonstralion, ou la reconnaissance et Tadmiratioii ne sont 
que des mots. 

Parmi les compositeurs et les chefs renommés- dont l'ab- 
sence de Bonn a étoimé tout le monde, et que de graves di- 
sons sans doute en ont seules tenus éloignés, sont MM. Spon- 
tini, Onslow, Âuber, Halévy, Â, Thomas^ Habeneck, Benedict, 
Mendelssohn, Marschner, Reissiger, R. Wagner, Pixis, Fei^. 
dinand Hiller, Shuman, Krebbs, Louis Scfalosser, Théodore 
Scblosser, les frères Mûiler, Stephen Seller, Glinka^fienssens 
père, Henssens fils, Snel, Bender, I^icolaï, Erckl, les frères 
Lachner, les frères Bohrer. L'un de ces derniers (Antoine) a 
cté malheureusement retenu à Paris par les inquiétudes que 
lui donne la santé de sa fille ; sans une considéi*ation pareille, 
celui-là aurait fait la route à pied et couché à la belle étoile 
plu lot que de manquer au rendez^vous. 

Malgré toutes cesilacunes, on ne peut se figurer l'impres* 
sion que produisait sur les derniers arrivants leur entrée 
dans la salle du concert, le premier jour. Cette collection 
de noms célèbres, «es grands artistes accourus spontanément 
des différents pointa de TAUemagne, de la France, de llAn» 
gleterre, de l'Ecosse, de la ttollande, de la Belgique et des 
I^ays-Bas; Tatlente des.-sëi^Uons, diverses que chacim. allait 



DEUXIÈME ÉPILOGUE* 371 

éprouver; la passion respectueuse dont la foule entière était 
animée pour le héros de la fête ; son mélancolique portrait 
apparaissant.au haut de Testrade, à travers les feux de mille 
bougies; cette salle immense^ décorée de feuillages et d*^cus* 
sons portant les titres des œuvres nombreuses et variées de 
Beethoven; Pimposante majesté de Tâge et du talent 4e Spohr 
qui allait diriger l'exécution ; l'ardeur juvénile et inspirée de 
Liszt qui parcourait les rangs^ cherchant à échauffer le zèle 
des tièdes» à gounnander les indifférents, à communiquer à 
tous un peu de sa flamme; œtte triple rangée de jeunes 
femmes vêtues de blanc; et plus que tout cela, ces exclama- 
tions se croisant d'un côté de la salle à Fautre entre les amis 
qui se revoyaient après trois ou quatre ans de séparation, et 
se retrouvaient presqu'à l'improviste en pareil lieu, pour la 
réalisation d'un tel rêve! Il y avait bien là de quoi faire 
naître cette belle ivresse que Tari et la poésie, et les nobles 
passions leurs filles, excitent en nous quelquefois. Et quand 
le conceii a commencé, quand ce faisceau de belles voix bien 
exercées et sûres d'elles-mêmes a élevé son harmonieuse cla- 
meur, je vous assure qu'il ialleit une certaine force de volonté 
pour ne pas laissa déborder Témoticm dont chacun se sen- 
tait saisi. 

Le programme de ce jour ne contenait, cela se conçoit, que 
de la musique de Beethoven. 

En général, on avait d'avance, et d'après l'impression 
laissée aux auditeurs par les épreuves préliminaires, inspiré 
au public descraintes exagérées sur les qualitéS'de l'exécution» 
D'après tout ce qu'on m'en avait dit, je m'attendais presque 
aune débâcle musicale, ou tout au moins à une reproduc- 
tion très-incomplète des partitions du maître. Il n'en a pas 
été ainsi; pendant les trois concerts et le jour de l'exécution 
à Tcglise de la messe (en uQ, à une seule exception près, on 
n'a pu signaler que des fautes légères; le chœur s'est presque 
constamment montré admirable de précision et d'ensemble, 
et l'orchestra, faible, il est vrai, sous plusieurs rapports, s'est 
maintenu à cette hauteur moyenne qui l'éloignait autant des 
orch^tres inférieurs que des héroïques phalanges d'instru-^ 



372 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

men listes qu'on peut former à Paris, à Londres, à Vienne, à 
Brunswick ou à Berlin. Il tenait le milieu entre un orchestre 
romain ou florentin et celui de la Société des Concerts de Pa- 
ris. Mais c*est précisément cela qu^on a reproché aux ordon- 
nateui^s de la fête, et chacun trouvait que c*eût été le cas 
ou jamais, d'avoir un orchestre royal , splendide, puissant, 
magnifique, sans pareil, digne enfin du père et du souverain 
maître de la musique instrumentale moderne. La chose 
était non-seulement possible , mais d'une très-grande faci- 
lité ; il ne fallait que s'adresser, six mois d'avance, aux som^ 
mités instrumentales des grandes villes que je viens de 
nommer, obtenir de bonne heure (et je ne doute pas 
qu'on ne Vêtit obtenu) leur assentiment positif, et se bien 
garanth' des idées étroites de nationalisme, qui ne peuvent 
avoir en pareil cas que les plus désastreux résultats et pa- 
raissent à tous les esprits droits d'un ridicule infini. Que 
Spohr et Liszt, Allemands tous les deux, aient ététshargés 
de la direction des trois concerts de cette solennité alle- 
mande, rien de mieux; mais, pour parvenir à former un 
orchestre aussi imposant par sa masse que par Téminencc 
de ses virtuoses, il fallait sans hésiter recourir à toutes les 
nations musicales. Quel grand malheur si, au lieu du- mau- 
vais hautbois, par exemple , qui a si médiocrement joué les 
solos dans ' les symphonies , on avait Mt venir Yeny on 
Verroust de Paris^ ou Barret de Londres, ou Evrat de Lyon 
ou tout autre d'un talent suret d'un style excellent! Loin 
de là, on n'a pas même songé à recourir à ceux des habiles 
instrumentistes qui se trouvaient parmi les auditeurs. 
MM. Massard, CuvilIon,S^hers et Very n'eussent pas, j'ima- 
gine, déparé l'ensemble assez mesquin des violons; on avait 
sous la main M. Blaês, Tune des meilleures clarinettes con- 
nues; Vivier se fût tenu peur très-honoré de faire une par- 
tie de cor; et Georges Hainl qui, pour être devenu un chef 
d'orchestre admirable , n'en est pas moins resté un violon- 
celliste de première force, lui qui était accouru de cent 
quatre-vingt lieues, abandonnant et son théâtre-et ses élèves 
de Lyon , pour venir s'incliner devant Beethoven , n'eût 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 373 

certes pas refusé de s^adjoindre aux huit ou neuf violon- 
celles qui essayaient de lutter avec les douze contre-basses. 
Quant à ces dernières, elles étaient à la vérité entre bonnes 
mains, et j'ai rarement entendu le trait du scherzo de la 
symphonie en ut mineur aussi vigoureusement et aussi 
nettement rendu que par elles. Toutefois Beethoven valait 
bien qu^on lui donnât le luxe de faire venir Dragonetti de 
Londres, Durier de Paris, Mûller de Darmstadt et Schmidt 
de Brunswick. Mais les parties graves montées sur ce pied-là 
eussent fait naître pour tout le reste de l'orchestre de grandes 
exigences. On eût voulu compter alors Dorus parmi les 
flûtes, Beerman parmi les clarinettes, Villent et Beagman 
parmi les bassons, Dieppo à la tête des trombones, Gallay à 
celle des cors, ainsi de suite; plus une vingtaine de nos fou- 
droyants violons, altos et violoncelles du Conservatoire, et 
peut-être même que pour là cantate de Liszt on fût parvenu 
à trouver une harpe (Parish-Alvars, par exemple], et Ton n'eût 
pas été obligé de jouer sur le piano^ à l'instar de ce qui se 
pratique dans les petites villes de province, la partie que 
l'auteur a écrite pour cet instrument. En somme donc, 
l'orchestre sans être mauvais, ne répondait ni par sa gran- 
deur, ni par son excellence à ce que le caractère de la fête, le 
nom de Beethoven et les richesses de TEurope instrumentale 
donnaient à chacun le droit d'espérer. 

Le chœur, en revanche, nous eût paru tout à fait à la 
hauteur de sa tâche, si les voix d^hommes eussent été en 
quantité et de qualité suffisantes pour équilibrer les Yoix de 
femmes. Les ténors ont fait quelques entrées mal assurées ; 
on n'a rien eu à reprocher aux basses; quant aux cent trente 
soprani, il fallait reconnaître qu'on n'a pas d'idée hors de 
l'Allemagne d'un pareil chœur de femtnes, de son en- 
semble, de sa riche sonorité, de son ardeur. 11 se com- 
posait en entier de jeunes dames et de jeunes filles des 
sociélés de Bonn et de Cologne, la plupart excellentes 
musiciennes, douées de voix étendues, pures et vibrantes, 
et toujours attentives, s'abstenant de causer, de minauder, 
de rire, comme font trop souvent nos choristes françaises. 



374 LES SOIRËES DE L'ORCHESTRE. 

et ne détournant jamais les yeux de leur musique que pour 
regarder de temps en temps les mouvements du chef. Aussi 
reflet des parties hautes du chœur a-t-il été de tont& beauté^ 
et la palme de l'exécution musicale des ouvres de Beethoven^ 
à ces trois concerts, revient-elle de droit ^ui soprani. 

La messe solennelle (eu ré) est écrite, ainsi que la neuvième 
symphonie, pour chœur et quatre voix récitantes. Trois des 
solistes se sont bien acquittés de leur tâche, dans ces vastes 
compositions. 

Mademoiselle Tuczek a bravement abordé les notes aiguës, 
si dangereuses et si freql|ente^» dont Beethoveii. a nuilhoi** 
reusemeot semé les parties de soprano dans tous ses^Hivrages, 
Sa voûc est éclatante et fraîcjie, saps avoir beaucoup d'agi- 
lité; elle était^ je crois^ la plus propre qu'on pût prouver à 
remplir convenablement ce difficile et périlleux emploi. Ma- 
demoiselle Schloss n'avait pas à courir des chances aussi 
défavorables, la partie de contralto n'étant pas écrite hors 
des limites de son étendue naturelle. Elle a £ait en outre, de- 
puis répoque où j'eus le plaisir de Tentendre à Leipzig, des 
progrès très-sensibies, et Ton peut la considérer aujourd'hui 
comme Tune des meilleures cantatrices de TEiirope^ tant par 
la beauté, la force et la justesse de sa voix^que par son senti- 
ment musicalet Texcellence de son style de chant. Le ténor, dont 
le nom m'échappe, a paru faible. Laba8se;rStaudigl,miérit€bien 
sa hauteréputation ; il chante en musicien consommé, avec une 
voix superbe et d'une asses grande étendue pour pouvoir pen- 
dre a l'occasion le/b grave et le fa dièze haut, sans hésitation. 

L'impression produite par la symphonie avec chœurs a été 
grande et solennelle; le premier morceau par ses proportions 
gigantesques et l'accent trafique de son style, Vadagia^ ex« 
pression de regrets si poétiques, le scherzo émaillé de si vives 
couleurs et parfumé de si douces senteurs agrestes » ont suc- 
cessivement étonné, ému et ravi l'assemblée. Malgré les dif- 
ficultés que présente la partie des soprani, dans la seconde 
moitié de la symphonie, ces dames l'ont chantée avec une 
verve et une beauté de sons admirables. La stmphe guerrière 
î^vec le Sftlo de ténor : 



lySiyXlËME ÉPILOGUE. 375 

Comme uq héros qui marche à la Tictoire ! 

a manqué de décision et de netteté. Mais le chœur religieux : 
Frostemez-vouSy millions! a éelaté imposant et fort comme 
la voix d'un peuple dans une cathédrale. C'était d'une im- 
mense majesté. 

' Les mouvements' pris par Spôhr en conduisant cette oeu- 
vre colossale sont les mêmes que prend Habeneck au Con- 
servatoire de Paris, à Texception seulement du récitatif des 
contre-basses, que Spohr mène beaucoup plus vile. 

Au deuxième concert, Timmortelle ouverture de Coriolan a 
été vivement applaudie, malgré sa terminaison silencieuse. 

Le canon de Fidelio est charmant, mais il parait un peu 
écourté hors de la scène. 

L'air de l'archange du Christ au mont des Oliviers, bien 
rendu par l'orchestre et le chœur, exige une voix plus agile 
que celle de mademoiselle Tuczek pour en exécuter sans ef- 
forts les vocalises et les broderies. 

Le concerto de piano (en mi bémol) est généralement re- 
connu pour l'une des meilleures productions de Beethoven. 
Le premier morceau et V adagio surtout sont d'une beauté in- 
comparable. Dire que Liszt Ta joué, et qu'il Ta joué d'une 
façon grandiose, flne^ poétique et toujours fidèle cependant, 
c'est commettre un véritable pléonasme : il y a eu là une 
trombe d'applaudissements et des fanfares d'orchestre qui 
ont dû s'entendre jusqu'au dehors de la salle. Liszt ensuite, 
montant au pupitre-chef, a dirigé l'exécution de la sympho- 
nie en ut mineur, dont il nous a fait entendre le scherzo tel 
qjiie Beethoven l'écrivit, sans en retrancher au début les con- 
ti'e^basses, comme on l'a fait si longtemps au Conservatoire 
de Paris, et le finale avec la reprise indiquée par Beethoven, 
reprise qu'on se permet aujourd'hui encore de supprimer 
aux concerts de ce même Corser vatoire. J'ai toujours eu une 
si grande confiance dans le goût des correcteurs des grands 
maîtres, que j'ai été tout surpris de trouver la symphonie 
en ut mineur encore plus, l)elle exécutée intégralement que 



37« LES SOIRÉES DE L'ORGÎfBSTRE. 

corrigée. Il fallait aller à Bonn pour faire cette découverte. 
Le finale de Fidelio terminait la séance ; ce magnifique 
morceau d'ensemble n'a pas eu l'entraînement quMl a tou- 
jours en scène et qui lui yalut sa célébrité. Je crois que la 
fatigue de l'auditoire et des exécutants entrait pour beaucoup 
dans cette différence. 



/ 

Je suis allé me recueillir après les fêles, dans un village 
dont le calme et la paix coutrastent étrangement avec le tu- 
multe qui, hier encore, régnait dans la ville voisine. C'est 
Kœnig's-Winter, situe sur l'autre rive du fleuve, en face de 
Bonn. Ses paysans sont tout fiei's de l'illustration qui rejaillit 
vers eux. Plusieurs vieillards prétendent avoir connu Beetho- 
ven dans sa jeunesse. Traversant le fleuve en barque, il ve- 
nait souvent alors, disaient-ils, rêver et travailler dans leurs 
plaines. Beethoven eut, en effet, un grand amour pour la 
campagne; ce sentiment a beaucoup influé sur son style, et 
il se fait jour quelquefois dans celles même de ses composi- 
tions dont la tendance n'a rien de pastoral. 11 conserva jus- 
qu'à la fin de sa vie cette habitude d'errer seul dans les 
champs, sans tenir compte du gîte dont il aurait besoin pour 
la nuit, oubliant le manger et le dormir, et fort peu attentif, 
en conséquence, aux enclos réservés et aux ordonnances sur 
la chasse. On prétend, à ce sujet; qu'un jour, aux environs de 
Vienne, il fut arrêté par un garde qui s'obstinait à le prendre 
pour un braconnier tendant des pièges aux cailles dans le 
champ de blé en fleur où il était assis. Déjà sourd alors, et ne 
comprenant rien aux récriminations de l'inflexible représen- 
tant de la force publique, le pauvre grand homme, avec cette 
naïveté commune aux poètes et aux artistes célèbres, qui ne 
doutent jamais que leur célébrité ne soit parvenue jusqu'aux 
rangs inférieurs de la société, s'époumonnait à répéter : 
« Mais je suis Beethoven ! vous vous trompez ! laissez-moi 
donc! Je suis Beethoven, vous dis-je! » Et le garde de ré- 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 377 

pondre^ comme celui des côtes de Bretagne, quand Victor 
Hugo, revenant d'une promenade en mer, à quelques lieues 
de Vannes, ne put présenter son passe-port : « Et qu'est-ce 
que cela me fait que vous soyez Victor Hugo, homme de let- 
tres, et que vous ayez fait Mon cousin Raymond ou Téléma- 
que ! Vous n'avez pas de passe-port, il faut me suivre, et ne 
résistons pas ! » 

J'ai failli ne pouvoir entendre la messe exécutée à la ca- 
thédrale le second jour, grâce au sans-façon avec lequel le 
comité traitait tous ses invités, dont il ne s'occupait pas le 
moins du monde. Impossible d'approcher des portes de Tc- 
glise, la foule obstruait toutes les avenues^ on s'écrasait sans ver- 
gogne; et c'est dans cette cohue que les industriels venus de 
Londres et de Paris ont dû faire leui^s plus beaux coups de 
main. Enfin, songeant qu'il devait y avoir quelque part une 
porte dérobée pour les artistes de l'orchestre et du chœur. Je 
m'en suis mis en quête^ et, grâce à un bon Bonnois, membre 
du comité^ qui, en m'cntendant nommer, ne m'a point pris 
pour l'auteur de lélémaque, je suis parvenu à entrer avec 
mon habit entier. A l'autre extrémité de l'église, des cris af- 
freux se faisaient entendre ; on eût dit par moments des 
clameurs d'une ville prise d'assaut. La messe cependant a 
pu commencer, et j'en ai trouvé l'exécution remarquable. 
Cette partition, d'un style moins hardi que la messe en ré et 
conçue dans des proportions moins vastes, contient un grand 
nombre de très-beaux morceaux, et rappelle par son carac- 
tère celui des meilleures messes solennelles de Cherubini. 
C'est franc, vigoureux, brillant; il y a quelquefois même, eu 
égard à la véritable expression exigée par le texte sacrée ex- 
cès de vigueur, de mouvement et d'éclat; mais, d'après une 
opinion fort répandue, la plupart des morceaux de musique 
qu'on trouve dans cette œuvre furent écrits par Beethoven 
pour des motets et des hymnes, et parodiés ensuite, avec une 
grande adresse, il est vrai, sur les paroles du service divin. 
Le chœur des soprani fit encore là des merveilles et me sem- 
bla mieux secondé qu'aux séances précédentes par le chœur 
d'hommes et par l'orchestre. Le clergé de Bonn, fort heureu- 



378 LES SOIRÉES DE UCmCHESTRE. 

scment moins rigide que le clergé français^ avait cru pou- 
voir permeltre aux dames de chanter à cette solennité reli** 
gieusc. Je sais bien que sans cela Fexécution de la messe de 
Beethoven eût été impossible ; mais cette raison pouvait pa- 
raître de fort peu de poids, malgré la circonstance tout ei- 
ceptionnelle où Ton se trouvait; elle n*oût été, en tout cas, 
d'aucune valeur à Paris, où les femmes ne sont admises à so 
faire entendre dans les églises qu*à la condition expresse, pour 
elles» de n'être ni chanteuses ni musiciennes. Pendant long- 
temps on a pu admirer aux cérémonies de l'église Sainte- 
Geneviève, un cantique chanté par les dames du Sacré-Cœur, 
sur Tair : Cest l'amour^ Vamour^ famour^ emprunté au r6; 
pertoiredu théâtre des Variétés; maison n'eût point permis à 
des femmes ailistes d'y exécuter un hymne de Lesueur ou 
de Cherubini. 

On dirait que nous éprouvons en France, quand i]i s'agit de 
nos institutions musicales ou de Tinfluence qu'elles peuvent 
exercer sur nos mœurs, un véritable bonheur à n'avoir pas 
le sens commun. 

Immédiatement après la messe, il fallait assister . à Tinau- 
guration de la statue sur la place voisine. C'est là surtout que 
j'ai dû faire un persévérant usage de la vigueur . de mes 
poings. Grâce à elle et en passant bravement par-dessus une 
barrière, je suis parvenu à conquérir une place 4&ps Ten- 
ccinte réservée. De sorte qu'à tout prendre^ l'invitation que 
jï'avais reçue du comité directeur des fêtes de Bqnn, ne m'a 
réellement pas empêché de les voir. Nous sommes restés là 
,en tassés pendant une heure, attendant l'arrivée du roi et de 
la reine de Prusse, de la reine d'Angleterre et du prince Al- 
bert, qui, du haut d'un balcon préparé pour les recevoir, de* 
valent assister à la cérémonie. LL. MM. ont paru, et les ca- 
nons et les cloches de recommencer leurs fanfares^ pendant 
que, dans un coin de la place^ une musique militaire s'éver- 
tuait à faire entendre quelques lambeaux des ouvertures 
d'^^mont et de Fidelio, Le silence s'étant à peu près rétablii 
M. Breidenstein, président du comité, a prononcé un discours 
dont l'effet sur l'assistance peut être comparé à celui qu'oble- 



DEUXtÈME: ÉPILOGUE. 379 

naît sans doute Sophocle, Usant ses tragédies aux jeux Olympi- 
ques. Je demande pardon à M. Breidenst^n de le comparer 
au poëte grec^ mais le fait est que ses voisins, seuls ont pu 
l'entendra, jat que pour les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf 
millièmes des auditeurs son discours a été perdu. 11 en a été 
à peu près de même pour sa cantate; si l'atmosphère eût été 
calme, je n'eusse pas^ à coup sûi\ saisi grand'chose de cette 
composition : on connaît l'impuissance de la musique vocale 
en plein air; mais le vent soufflait a.vec force sur les choris- 
tes, et ma part de Tiiarmonie de M. Breidenstein a été injus- 
tement portée tout entière aux spectateurs de l'autre bout 
de la place, qui Tout trouvée encore, les gloutons, fort exiguë^ 
Un pareil sort était réservé à la chanson allemande, chanson 
mise au concours et couronnée par un jury qui probablement 
l'avait entendue; 

Gomment les auteurs de ces morceaux ont-ils pu se faire 
un instant illusion sur l'accueil qutles attendait? Une parti- 
tion qu^on n'exécute pas peut encore passer pour admirable; 
il y a des gens dont c'est l'état de faire aux œuvres inconnues 
une réputation ; mais celle qu'on présente au public en plein 
air, ne produisant nécessairement aucun effet, est toujours 
réputée médioore et reste cous le coup de cette prévention 
jusqu'à ce qu'une exécution convenable, à huis dos, permette 
au public d'infirmer, s'il y a lieu, ce premier jugement. Les 
conver^tioBs très^niiaées des auditeurs qui n'entendaient 
pas, cessant subitement, ont annoncé la fin des discours et 
des cantates; alors chacun est devenu attentif pour voir enc- 
laver le voile qui couvrait la statue. Lorsqu'elle a paru, ap- 
plaudissements, vivats, fanfares de trompettes, roulements 
de tambours, feux de pelotons, volées de canons et de cloches, 
tout ce fracas admiratif, qui est la voix de la gloire chez les 
nations civilisées, a éclaté de nouveau et salué l'image du 
grand compositeur. 

C'est aujourd'hui que ces milliers d'hommes et de femmes 
jeunes ou vieux, à qui ses œuvi'es ont fait passer tant de 
douces heures, qu'il a si souvent enlevés sur les aHes de sa 
pensée aux plus hautes régions de la poésie; ces enthousiastes 



380 LES SOIBÉES DE L'ORCHESTRE. 

qu'il a exaltés jusqu'au délire; ces humoristes qu'il a divertis 
partant de caprices spirituels et imprévus; ces penseurs pour 
qui il a ouvert des champs incommensurables à la rêverie ; 
ces amants qu'il a émus en éveillant le souvenir des premiers 
jours de leur tendresse; ces cœurp serrés par la main d'une 
destinée injuste, auxquels ses accents énergiques ont donné 
la force d'une révolte momentanée, et qui\ se soulevant indi- 
gnés, ont trouva une voix pour mêler leurs cris de rage et de 
douleur aux accents furieux de son orchestre; ces esprits re- 
ligieux auxquels il a parlé de Dieu ;* ces admirateurs de la 
nature, pour qui il a peint de couleurs si vraies la vie non- 
chalante et contemplative des champs aux beaux jours de 
l'été, les joies du village, les terreurs causées par l'ouragan, 
et le rayon consolateur revenant au travers des lambeaux dés 
nuées sourire au pâtre inquiet et rendre l'espérance au labou- 
reur épouvanté ; c'est maintenant que toutes ces âmes intelli- 
gentes et sensibles, sur lesquelles rayonna son génie, tendent 
vers lui comme vers un bienfaiteur et un ami. Mais il est bien 
tard; ce Beethoven de bronze est insensible à tant d'homma- 
ges, et il est triste de penser que Beethoven vivant, dont on 
honore ainsi la mémoire, n'eût peut-être pas obtenu de sa 
ville natale> aux jours de souffrance et de dénûment, qui fu- 
rent nombreux durant sa pénible carrière, la dix-millième 
partie des sommes prodiguées pour lui après sa mort. 

Néanmoins il est beau de glorifier ainsi les demi-dieux qui 
ne sont plus, il est beau de ne pas les faire trop attendre, et il 
faut remercier la ville de Bonn, et Liszt surtout, d'avoir com- 
pris que le jugement de la postérité était prononcé sur Beetho- 
ven depuis longtemps. 

Un immense et dernier concert nous était annoncé pour la 
journée suivante, à neuf heures du matin; il fallait donc s'y 
rendre à huit heures et demie. Le départ des rois et des rei- 
nes, qui devaient y assister et retourner au château de Briibl 
dans la journée, avait, dit-on, motivé le choix de cette heure 
indue. La salle était pleine bien avant le moment désigné; 
mais LL. MM. n'arrivaient pas. On les a attendues respec- 
tueusement pendant une heure, après quoi foi^e a bien été 



DEUXIËMË ÉPILOGUE. 381 

de commencer sans elles; et Liszt a dirigé Texécution de sa 
cantate. L'orchestre et les chœurs, à l'exception des soprani, 
ont exécuté cette belle partition avec une mollesse et une 
inexactitude qui ressemblaient à du mauvais vouloir. Les 
violoncelles surtout ont rendu un passage très-impoiiant de 
manière à ce qu'on pût le croire confié aux archets d'élèves 
sans mécanisme et sans expérience ; les ténors et les basses 
ont fait plusieurs entrées fausses, morcelées ou incertaines. 
Et cependant il a été possible tout de suite de voir la grande 
supériorité de cette composition sur toutes les œuvres dites 
de circonstance^ et sur ce qu'on attendait même des hautes 
facultés de son auteur^ Mais à peine le dernier accord étail- 
11 frappé, qu'un mouvement extraoniinaire à l'entrée de la 
salle annonçant l'entrée des familles royales, a fait l'auditoire 
se lever. LL. MM. la reine Victoria, leroi et. la reine de Prusse, 
le prince Albert, le prince de Prusse et leur suite, ayant pris 
place dans la vaste loge qui leur était destinée à droite de 
Torchestre, Liszt a bravement fait recommencer sa cantate. 
Voilà ce qui s'appelle de l'esprit et du sang-froid. 11 avait in- 
stantanément fait ce raisonnement dont l'expérience a prouvé 
la justesse : a Le public va croire que je recommence par or- 
dre du roi, et je serai maintenant mieux exécuté, mieux 
écouté et mieux compris. » Rien, en efifet, de plus dissembla- 
ble que ces deux exécutions du même ouvrage à dix minutes 
de distance l'une de l'autre. Autant la première avait été flas- 
que et incolore, autant la seconde a été précise et animée. La 
première avait servi de répétition ; sans doute aussi la pré- 
sence des familles royales excitait le zèle des musiciens et des 
choristes, et imposait aux malveillances qui, dans les rangs 
mélangés de cette armée musicale, avaient tout à Theure 
essayé de se manifester. On se demandera pourquoi et com- 
ment la malveillance a pu exister contre Liszt, le musicien 
éminent dont la supériorité incontestée est, de plus, alle- 
mande, dont la célébrité est immense, la générosité prover- 
biale, qui passe avec raison pour le véritable instigateur de 
tout ce qui s'est fait de bien daiis ces fêtes de Bonn, qui a 
parcouru l'Europe en tous sens, donnant des concerts dont 



382 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

le produit était destioé à subvenir aux frais de ces fêtes, qui 
a même offert de combler le déficit^ sMl y en a ; quels autres 
sentiments pouvaient exister dans la foule que ceux qu'une 
semblable conduite et des mérites pareils doivent naturelle^ 
ment inspirer?... Eh! mon Dieu! la foule est toujours là 
même, dans les petites villes surtout. Ce^ont précisément ces 
mérites et cette noble conduite qui roffusquaient. Les uns en 
voulaient i Liszt parce qu'il a un talent phénoménal et des 
succès exceptionnels, les autres parce qu*ll est spirituel, ceux- 
là parce qu'il est généreux, parce qu*à a écrit une trop belle 
cantate, parce que les autres- chants composés pour la fêle et 
exécutés la veille n^ont pas réussi, parce qu'il a dès cheveux 
au lieu de porter perruque, parce qu*!! parie trop bien îe 
français, parce qu'il sait trop bien Tallemand, parce qu'if a 
trop d'amis et sans doute parce qu'il n'a pas assez d'enne- 
mis, etc. Les motifs de Toppositioa étaient nombreux et gra- 
ves, on le voit. Quoi qu^il en soit, sa cantate, vraiment bien 
exécutée et chaudement applaudie dés trois quarts et demi 
de la salle, est une grande et belle chose qui;' d'emblée, place 
Liszt très-haut parmi les compositeurs. L'expression en est 
vraie, l'accent juste, le styte élevé et neuf, lé pian bien conçu 
et sagement suivi, et Tinstrumentatioi) remarquable par sa 
puissance et sa variété. Il n'y a jamais dans son orchestre de 
ces séries de sonorités semblables qui rendent certaines œu- 
vres, estimables d'ailleurs, si fleitrgantes pour l'auditeur ; il 
sait user à propos des petits et des grands moyens, il n'exige 
pas trop des instruments ni des voix ; en un mot, il a montre 
tout d'un coup qu'il avait, ce qu'on pouvait craindre de ne 
pas encore trouver en lui, du style dans l'instrumentation 
comme dans les autres partiel de l'art musical. m 

Sa cantate débute par une phrase dont l'accent est interro- 
gatif, ainsi que l'exigeait le sens du premier vers^ et ce thème, 
traité avec une rare habileté dans.le cours de l'introduction, 
revient ensuite à la péroraison d'une façon aussi heureuse 
qu'inattendue. Plusieurs chœurs, du plus bel effet, leie succè- 
dent jusqu'à un decrescendo de l'orchestre, qui semble appeler 
l'attention sur ce qui va suivre. Ce qui suit est en efTcft très^ 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 383 

important, e*est Yadagio varié du trio en si bémol de Beetho- 
ven, que Liszt a eu l'heureuse idée d'introduire h la fin de sa 
propre cantate, pour en faire une sorte d'hymne à la gloire 
du maître. Cet hymne, présenté d'abord avec son caractère 
de grandeur triste, éclate enfin avec la majesté d'une apo- 
théose; pais le thème de la cantate reparaît dialogué entre le 
chœur et l'orchestre, et tout finit par un pompeux ensem- 
ble. Je le répète^ la nouvelle œuvre de Liszt, vaste dans ses 
dimensions» est vraiment belle de tout point ; cette opinion, 
que j*exprime sans partialité aucune pour Tauteur, est aussi 
celle des critiques les plus sévères qui assistaient à son exécu- 
tion ; le succès en a été complet, il grandira encore. 

Le programme de ce concert était d*une richesse, on peut le 
dire', excessive; la durée des morceaux n'avait pas été bien 
calculée^ et Ton a prévu trop tard qu'il ne serait pas possible 
de l'exécuter en entier. Cest ce qui est art ivé. D'abord le roi, 
jugeant aussi au premier coup d'œil qu'il ne pouiTait rester 
jusqu'au bout d'une aussi longue séance, avait désigné les 
pièces qu'il voulait entendre, et après lesquelles il devait par- 
tir. On s'est conformé à la volonté royale, et d'après elle on a 
fait un triage, d'où il est résulté le programme suivant : 

!• Ouverture d'Egmont^ de Beethoven; 2^- Concerto de 
piano, de Weber ; 3" Air de Fidelio, de Beethoven ; 4" Air de 
Mendeissohn ; 5« Adélaïde, cantate de Beethoven. 

Le roi de Pnisse s'entend fort bien à faire des programmes; 
L'ouverture d'^^mon^ a été Supérieurement exécutée ; la coda 
à deux temps, enlevée par l'orchestre avec chaleur^ a produit 
un effet électrique. Madeune Pleyel a dit avec une prestesse et 
une élégance rares le ravissant concerto de Wel)er. Mademoi- 
selle Novello a chanté d'une fière et belle manière le bel air 
de Fidelio avec les trois cors obligés. Mademoiselle Schloss a 
rendu un morceau de Mendeissohn largement^ avec des sons 
magnifiques d'une justesse irréprochable, et une expression 
vraie et bien sentie. Quel dommage pour les auteurs d'opéras 
que cette cantatrice excellente se refuse à la carrière drama- 
tique ! Celle-là du moins sait parfaitement le français, et je 
connais un grand théâtre auquel elle pourrait rendre d'émi- 



384 LES SOIRÉES DE L ORCHESTRE. 

ncnls services. Je n*en puis dire autant de mademoiselle 
Kralky ; elle a chanté cette douce élégie, Adélaïde^ Tune des 
plus touchantes compositions de Beethoyen, d^une manière 
commune, empâtée, et avec des intonations constamment trop 
basses. Et Liszt jouait la partie de piano!... 11 faut avoir en- 
tendu ce morceau .chanté par Rubini, qui en tenait les tradi- 
tions de Beethoven lui-même, pour savoir tout ce qu'il ren- 
ferme de douloureuse tendresse et de langueur passionnée !... 
Après ces morceaux, LL. MM. s'étant retirées, on a voulu 
continuer l'exécution du programme. M. Ganz, premier vio- 
loncelle de rOpéra de Berlin, a joué avec beaucoup de talent 
une fantaisie sur des thèmes de Don Juan, Le jeune Moëser 
ensuite, dont on se rappelle le succès au Ck>n8ervaloire de 
Paris, il y a un an, est veuu dire un concertino de sa corhpo- 
ftilion sur des thèmes de Weber. Quelle que soit Topinion 
qu'on puisse avoir de sa composition, il faut reconmdtre qu'on 
n'a pas plus de sûreté dans Tintonation, plus de pureté de 
style, ni plus d'ardeur concentrée; M. Moëser, en outre, fait 
avec autant de bonheur que d'aplomb la difficulté ; il est in- 
contestablement à cette heure l'un des premiers violonistes 
de l'Europe. Son succès, qu'on ne pouvait prévoir^ car U a 
joué le morceau -iout entier au milieu du plus profond si- 
lence, sans un applaudissement, sans le moindre murmure 
approbateur, a éclaté subitement; les bravos ne finissaient 
pas; et le jeune virtuose en a été lui-même si surpris, que 
dans sa stupéfaction joyeuse il ne savait ni comment sortir 
de la scène, ni quelle contenance faire en y restant. Auguste 
Moëser est élève de Ch. de Bériot^ qui doit être bien fier de lui. 
M. Franco-Mandès avait eu la malheureuse idée de tenir à son 
solo de violoncelle, malgré celui de Ganz qui l'avait précédé, et 
celle plus malencontreuse encore de choisir pour thèmes de 
sa fantaisie des airs de la Dona del Logo de Rossini; il a donc 
été très-mal reçu. Et pourtant l'air mattiUini a/6ofî, est 
une bien fraîche et poétique inspiration, et M. Franco- Mendès 
joue délicieusement du violoncelle; mais il est Hollandais et 
Rossini est Italien, de là double colère des fanatiques de la 
nationalité allemande. Ceci est misérable, il faut l'avouer. 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 38o 

Restaient à exécuter encore: un air du Faust de Spohr par 
mademoiselle Sachs ; un chant de Haydn, par Staudigl, et 
quelques chœurs; mais là séance avait duré près de quatre 
heures^ la foule s'écoulait lentement sans demander son reste, 
et le flot m'a entraîné. Il est vrai que je n'ai pas lutté contre 
lui d'une façon bien désespérée. Un autre concert m'attendait 
encore le soir. Le roi de Prusse avait bien voulu m'inviter à 
celui qu'il donnait à ses hôtes au château de Brûlh, et j'étais, 
pour plus d'un motif, fort désireux de conserver la force de 
m'y rendre et de l'apprécier. 

En arrivant à Rrûhrau milieu de féeriques illuminations 
et d'une pluie battante, j'ai trouvé une autre foule éblouis- 
sante à combattre à armes courtoises. Les éperons bruissaient 
sur les grands escaliers; c'était de toutes parts un scintille- 
ment de diamants, d.e beaux y^ux, d'épaulettes, de blanches 
épaules, de décorations, de chevelures emperlées, de casques 
d'or. Les porteurs de fracs noirs faisaient là, je vous jure, 
une triste figure. Gr^ce à la bonté du roi, qui est venu s'en- 
tretenir avec eux pendant quelques minutes, et qui les a 
reçus comme de vieilles connaissances, on leur a fait place 
cependant, et nous avons pu entendre le concert. Meyerbeer 
tenait le piano. On a d'abord exécuté une cantate qu'il venait 
de composer en l'honneur de la reine Victoria. Ce morceau, 
chanté par le chœur et MM. Mantius, Pischek, Staudigl et 
Bœltichcr, est franc, rapide et nerveux dans son laconisme. 
G est un hourra harmonieux et vivement lancé. Mademoi- 
selle Tuczek a chanté ensuite une délicieuse romance de 
l'opéra II TorneOy du comte Westmoreland. Liszt a joué 
.deux morceaux... à sa manière... et nous avons entendu 
pour la première fois cette tant vantée Jenny Lind, qui fait 
tournertoutes les têtes de Berlin. C'est en effet un talent supé- 
rieur de beaucoup à ce qu'on entend dans les théâtres fran- 
çais et allemands à cette heure. Sa voix, d'un timbre incisif, 
métallique, d'une grande force, d'une souplesse incroyable, 
se prête en même temps aux effets de demi-teinte, à l'expres- 
sion passionnée et aux plus fines broderies. C'est un talent 
complet et magnifique; encore, à en croire lesj uges compé» 

32 



386 LES SOIRÉES DE L'ORCHESf tlË. 

tents qui Tont admiré à Berlin^ nous ne pouvions apprécier 
qu'une face de ce talent, qui a besoin de l'animation de la 
scène pour se développer tout entier. Elle a chanté le duo 
du troisième acte des Huguenots avec Staudigl, le finale d'Eu- 
ryarUhey et un air avec chœurs ravissant d'originalité^ de 
fraîcheur, semé d'effets imprévus, de dialogues piquants entre 
le chœur et le soprano sdlo, d'une harnnonie vibrante et dis- 
tinguée, d'une mélodie coquette et mordante, hititulé-^^rle 
programme : Air de la Niohé de Paccinî;' Jamais mystifica- 
tion ne fut plus heureusement trouvée : c'était uîie cavatine 
du Camp de Sîlésie de Meyerbeer. Pischeck et Staudigl ont 
chanté un duo de Fidelio; la voix de Pischeck est de toute 
beauté et rivalisait admirablement avec celle de Staudigl 
dont j'ai déjà vanté la puissance. Pischeck , ' pour moi, est 
le plus précieux timbre de voix d'homme que je connaisse. 
Ajoutez qu^il est jeune, bel homme, qu'il chante avec une 
verve intarissable, et vous concevrez rempréssement avec le- 
quel le roi de Wurtemberg l'a enlevé au théâtre de Francfort 
et l'a attaché pour la vie à sa chapelle. 

Madame Viardot-Garcfa a dit aussi trois morceaux avec sa 
méthode exquise et sa poétique expression; e^étaiënt : une 
jolie cavatine de Gh. de Bériot^ la scène des enïers^ d^Crpkée, 
et un air de Handel, demandé par la reine d'Angleterre, qui 
savait la supériorité avec laquelle madame Viardot sait inter- 
préter le vieux maître saxon. Minuit sonnait! et les astres 
tombants invitaient au sommeil. J'ai trouvé place fort heu- 
reusement dans une diligence du chemin de fer pour retour^ 
ner à Bonn; je me suis couché à une heure, j'ai dormi jns* 
qu'à midi, ivre-mort d'harmonie, las d'admirer^ succombant 
à un besoin irrésistible de silence et de calme , et convoitant 
déjà la chaumière de Kœnig's-Winter où je suis, et ou je me 
propose de rêver encore pendant quelques jours avant de re- 
tourner en France. . 



N'admirez-vous pas ma mén»)ire, cher Corsino, et la facilite 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 387 

avec laquelle j'ai pu, après sept ans, coordonner mes sou- 
venirs pour c6 récit antidaté?... I/impression que j'ai reçue 

des fêtes de Bonn a été si vive et si profonde! Je me 

sens maintenant noyé dans la tristesse , pour vous Favoir 

retracée Il n'y a plus de Beethoven!... Notre mond^ 

poétique est désert !,.. Nous ne retrouverons plus ces grands 
ébranlements, ces incendies de l'âme que tirent naître en 
nous les premières auditions de ses symphonies!... Les belles 
réalités de notre jeunesse me semblent des rêves pour ja- 
mais évanouis. Le printemps et Tété ont-ils réellement existé 
pour nous?... L'aquilon souffle jour et nuit avec une si 

cruelle persistance Plus de vei'tes prairies, de ruisseaux 

murmurants» de forêts mystérieuses; plus d'azur au ciel 

rherbe est brûlée, l'onde glacée, la forêt nue; les feuilles et 
les fleurs et les fruits sont tombés, la terre froide les a recueil- 
lis... et nous allons... bientôt... les suivre. 

3lais pardon, je m'oublie. J'ai à m'occuper de votre seconde 
heure d'angoisses. La première s'est écoulée tant bien que 
mal, n'est-ce pas? Quand je dis tant bien que mal, j'ai tort. 
Qui d'entre vous oserait se plaindre ! Pendant tout ce pre- 
mier acte d'Angélique et Roland, vous n'avez eu que du 
Beethoven !... 

Voulez-vous du Méhul maintenant?... Voici une notice sur 
ce classique compositeur, que j'ai écrite à l'intention des ar- 
tistes parisiens. Peut-être est-elle un peu aussi à l'adresse de 
vos confrères ; car souvent^ dans mes voyages, j'ai remarqué 
combien peu de connaissances biographiques possèdent les ar- 
tistes étrangers sur nos maîtres français de la grande époque. 

Changez de lecteur, le premier doit être fatigué. 

POUR LE SECOND ACTE. 

MÉHUL. 

11 pourra paraître singulier à beaucoup de gens que l'on s'a- 
vise, en 1852, d'écrire en France une biographie de Méhul. 
Gomment, dira-t-on, les Français sont-ils h ce point oublient 



388 LES SOIRËES DE L'ORCHESTRE. 

de leurs gloires nationales, quUl faille déjà leur rappeler quel 
fut Fauteur d^Euphrosine^ à quelle époque il vécut, le titre de 
ses œuvres et le style de ses compositions ! Heureusement 
non, nous n'oublions pas tout à fait si vite, et il y a certes très- 
peu de personnes, parmi celles qui s^occupaieut de musique il 
y a trente ans^ à qui nous puissions dire là*dessus quelque 
chose de nouveau. Mais la génération actuelle, celle qui depuis 
quinze ou dix-huit ans fréquente assidûment l'Opéra-Comique, 
qui s'est accoutumée aux allures delà muse moderne de Paris, 
muse dont on pourrait dire qu*elle a pour Pinde la butte Ghau- 
mont et pour Permesse la rivière de Bièvre, n'étaient les quel- 
ques œuvres aimables qu'elle a inspirées; cette g:énération, 
ignorante du monde musical comme le souriceau de La Fon- 
taine était ignorant de l'univers, qui prend, elle aussi, des tau- 
pinières pour les Alpes, a peur des coqs et se sent pleine de 
sympathie pour les chats, ne sait en conséquence que fort peu 
de chose sur Méhul. Sans les concerts même, où l'ouverture 
de /a Chasse du jeune Henri et lé premier air de Joseph ont 
été quelquefois entendus, et dont les affiches lui sont tombées 
sous les yeux , c'est à peine si elle connaîtrait de réputation 
ce grand maître. De Gluck et de Mozart, ce peuple-là ne sut 
et ne saura jamais rien ; il attribuera même volontiers Don 
Juan à Musard qui , sur les thèmes de cet opéra , fit en effet 
des quadrilles. Encore peut-on affirmer que les érudits seuls 
sauront qu'il existe un opéra de Don Juan de Musard, Mais il 
faut excuser ces amateurs; ils vont à l'Opéra-Comique se 
délasser de temps en temps. Ils s'y délassent en écoutant des 
pièces plus ou moins amusantes, oii le dialogue, écrit dans 
leur langue à eux, est entremêlé de morceaux de musique 
plus ou moins piquants ou plus ou moins... simples, dont 
ils retiennent aisément la mélodie, parce que c'est de la 
mélodie à eux. Si par hasard la mélodie telle quelle ne 
brille, dans un ouvrage, que par son absence, auquel cas 
il leur est impossible de la retenir, ils ont alors le plaisir 
de croire à une musique savante, et d'appeler ainsi celle de 
cet opéra ; puis ils s'y accoutument ^ telle est leur bonne 
volonté; ils l'adoptent, et en parlant de l'auteur, ils ne di- 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 389 

sent plus : Un tel, tout court, comme pour les compositeurs 
qui leur sont agréables^ mais : Monsieur un tel. Ceux-là sont 
des amis, celui-ci est un supérieur. Non, il ne faut ni atta- 
quer ni railler ce public, la perle des publics^ toujours con- 
tent^ toujours joyeux, incapable de blâmer quoi que ce soit 
à rOpéra-Gomique, redemandant à chaque première repré- 
sentation tous les acteurs^ tous les auteurs, à moins qu'ils ne 
soient morts (et encore...); public inoffensif et inoffensable, 
qui prend son plaisir où il le trouve et même où il ne le 
trouve pas. Ce qui me semble impardonnable, c'est l'igno- 
rance des jeunes musiciens ^ ou tout au moins des jeunes 
gens qui cherchent à se faire admettre pour tels. 11 y a de leur 
part une haute imprudence à ne pas s'informer un peu des 
choses passées de l'art; car ils doivent supposer que^ parmi 
les gens du monde avec lesquels ils ont ou ^auront des rela- 
tions, plusieurs sont assez bien instruits de ce qu'ils ignorent, 
et que ces érudits ne se feront pas faute de les humilier dans 
Toccasion. Il ne leur eh coûterait pas beaucoup plus d'ap- 
prendre le nom des œuvres des grands maîtres (je ne vais 
pas jusqu'à leur demander de connaître les œuvres eUes- 
mêmes) que de se gorger la mémoire de tant de noms 
honteux 9 de l'exercer à retenir ce qui se passe journelle- 
ment dans les tripots dramatiques, et de se la salir par 
tant de vilenies, au milieu desquelles ils vivent et meurent 
parce qu'ils y sont nés. On ne verrait plus alors , comme 
nous le voyons, des professeurs, des lauréats couronnés 
et pensionnés 9 attribuer le Mariage de Figaro à Rossini, 
appeler Gluck l'auteur de Didon^ croire que Piccinl était 
un chef d'orchestre de la Porte-Saint-Hartin^ savoir par 
cœur, chanter ou faire chanter à leurs élèves tous les pro- 
duits de la basse musique contemporaine , et ne pas con- 
naître huit mesures des chefs-d'œuvre qui ûrent dans l'Eu- 
rope entière, qui font et qui feront toujours partout la vraie 
gloire de l'art. 

Je m'abstiens d'entrer ici dans les considérations auxquelles 
un semblable état de choses pourrait donnei* lieu; elles m'en- 
traîneraient trop loin. Je dirai seulement, sans remonter aux 

23. 



390 LES SOIREES DE L'ORCHESTRE. 

causes, qu*en général l'ignorance historique de la jeune gé- 
nération vivant dans la musique, ou autour d'elle, à Paris, 
est déplorable , qu'elle dépasse tout ce qu'on pourrait citer 
d'analogue en littérature ou dans les arts du dessin, et qu'on 
est forcé d'en tenir compte toutes les fois qu'un noxn illustre, 
disparu de rbcM-ison depuis un petit nombre d'années, vient à 
y reparaître. En ce cas, la critique doit jse iiguriîr qi|!elîe 
s'adresse à des lecteurs élevés en Tasmanie, à Borabora^ ou 
dans l'île d'Oinbay, et leur dire que Napoléon Bonaparte est 
né en Corse, île entourée d'eau de toutes parla, qu'il fut un 
grand capitaine, qu'il gagna une foule de batailles, parmi 
lesquelles il ne faut pas compter celle de Fontenoy; qu'il 
fut bien réellement empereur des Français et roi^ d'Italie, 
et non point marquis de Buonaparte, général des armé^ dp 
Sa Majesté Louis XVIII, ainsi que Tont affirmé quelques bis- 
toricns. 

En conséquence, nous allons répéter ici» à prppos de Méhut, 
de vieilles anecdotes que tous les nïusicieDset tous les ama- 
teurs de musique civilisés savent fort bien, mais, qui, po^ 
des milliers de jeunes barbares, sont de véritables nouvelles 
nouvelles. 

C'est donc à eux que je m'adresse en disant : Méhul est un 
coltibie compositeur ft -^nçais. J'ai entendu en province des 
ainateurs forts le compter paimi les .maîtres allemancjs, ett 
prétendre qu'il fallait prononcer Méhoul et non Méhul, mais 
c'iest une erreur. De récentes et consciencieuses recherches 
m'ont donné la ceititude que Méhul est né à Glvet, départe- 
ment des Ardenncs; département français, soy^E-en certains. 
Quant à l'époque de sa naissance, je ne puis la préciser, 
n'ayant point compulsé moi-même les registres de ^'état 
civil de Givet. MM. Fétis et Choron, ses biographes, s'accor- 
dent à le faire naître en 1763, mais M. Fétis dit positivement 
que le jour de sa uaiissance fut le 24 juin , et Choron, dédai- 
gnant ce détail, n'en dit rien du tout. L'ex-secrétaire perpé- 
tuel de l'Académie des beaux-arts de l'institut, M. Quatre- 
mère de Quincy, a écrit une notice sur Méhul dans laquelle 
il lui donne pour père un inspecteur ,des fortificatioDS de 



DEUXIÈME EPILOGUE. 39i 

GharleiBont. Il est avec la vérité des accommodements.; 
cette assertion de M. Q^uitremère en fournit la preuve. 
Le père de Méhul fut un simple cuisinier^ qui , beaucoup 
plus tard, quand son fils eut acquis de la célébrité, dut ji 
son inQuence la place subalterne dont le titre, proclamé en 
séance publique à Tlnstitut, sonnait mieux que Tautre incon- 
testablemetii, et brille d'un léger vernis scientifique assez 
flatteur. 

Un pauvre organiste aveugle donna au jeune Méhul lespre- 
mières leçons de musique, et les progrès de Tenfant furent 
assez rapides pour qu'à Tâge de dix ans on lui. confiât l'orgue 
de r^glfse des Récolets, à Givet. 

Une cii'constance heureuse ayant amenq et fixé dans Tab- 
baye deL^valdieu^ située dans les Ardennes, non loin de 
Givct, un npiuskien allemand de mérite, dit-on^ nonmié Guil- 
laume Hauser^ le petit Méhul parvint à obtepir de lui qu'il 
Tadoptàt pour élève.. 11 fut niême admis tout à fait comme 
commensal de Tabbaye. Ses patients espérèrent dès lors l'y 
voir devenir moine; ce qui fût peut-être arrivé, sans le colo- 
nel d^ui régiment en garnison à Charlemont, qui, pressen- 
tant ce que le jeune organiste devait être un jour, le décida à 
le suivre,à Paris. Je ne sais depuis combien de temps il y 
était, luttant très-probablement contre une gêne voisine de 
la misère, quand un.incident assez singulier vint 1(3 mettire en 
présence d'un maître bien autrement savant et d'un protec- 
teur bien plus puissant que ceux qu'il avait eus jusque-là. Je 
tiens le fait d'un habitué de l'Opéra, ami intime du vieux 
Gardel (fameux maître des ballets de ce théâtre), lequel avait 
beaucoup connu le personnage principal de la scène que je 
vais vous raconter. 

Il y avait dans ce temps-là à Paris un compositeur alle- 
mand: nommé Gluck (prononcez Glouck), dont les œuvres 
préoccupaient l'attention publique à un point que vous ne 
sauriez imaginer. Croyez-moi, si vous voulez, mais le fait est 
qu'il était plus glorieux à lui tout seul, plus admiré et plus 
admirable que ne pourraient l'êti^e aujourd'hui ensemble 
trois compositeurs populaires, voire même trois membres. 



392 LES SOIRÉES DE L*OBCHESTRE. 

de rinstitut. Ce Gluck n'avait pourtant encore écrit pour le 
théâtre de TOpéra qu*un très-petit nombre d^ouvrages ; à cette 
époque, on ne comptait pas les partitions comme des gros 
sous. Il venait d*en terminer une intitulée Iphigénie en Tau- 
ride dont vous n'avez jamais entendu parler très-probable- 
ment, mais qui excita cependant à Paris un enthousiasme 
plus grand que toutes les précédentes productions de ce 
même Gluck^ et pour laquelle, aujourd'hui encore, beaucoup 
de gens éprouvent une de ces passions féroces qui vous épou- 
vanteraient, si vous en étiez témoins. Inutile de vous dire les 
raisons de cette anomalie. Or donc Mébul s^étant glissé, je ne 
sais comment^ à la répétition de cette Iphigénie en TauHde, 
fut si frappé de ce qu'il entendit, si ému, si bouleversé, qu'il 
voulut à toute force l'entendre encore le lendemain à la pre- 
mière représentation. Mais comment faire? tous les billets 
étaient prisl et d'ailleurs Méhul, en sa qualité de jeune com- 
positeur, logeait le diable en sa bourse. Il imagina alors de 
se blottir au fond d'une loge, espérant y rester inaperçu 
jusqu'au lendemain soir et se trouver ainsi tout introduit à 
l'heure solennelle. Malheureusement un inspecteur de la 
salle le découvrit dans sa cachette, l'interpella vivement et 
voulut le mettre à la porte. Gluck se trouvait encore sur l'a- 
vant-scène, occupé à régler quelques détails du ballet des 
Scythes (un morceau extraordinaire que vous ne connaissez 
pas ) , car ce diable d'homme se mêlait de tout ; il voulait que 
non-seulement les paroles, mais la mise en scène, la danse, 
les costumes et le reste s'accordassent complètement avec sa 
musique; il tourmentait tout le monde à ce sujet. On est bien 
revenu de ces idées-là, n'est-ce pas ? Quoi qu'il en soit, l'al- 
tercation qui avait lieu dans la loge ayant attiré son attention, 
Gluck s'informa de ce qui pouvait y donner Heu. Méhul alors 
de s'avancer tout tremblant et d'expliquer l'affaire, en disant 
au grand maître : Monseigneur. Ce Gluck était un bon 
homme au fond, quoiqu'il eût de l'esprit, du génie, une vo- 
lonté de fer, et qu'il eût accompfi une révolution musicale. 
11 fut touché de l'enthousiasme du jeune intrus, lui promit 
un billet pour la première représentation à' Iphigénie, l'enga- 



DEUXIEME ÉPILOGUE. :m 

gea à venir chez lui le chercher, désireux qu'il était, disail- 
il, lui, Gluck, de faire la connaissance de Méhul. Vous devi- 
nez le reste et concevez Tinfluence que les conseils d'un (el 
homme durent exercer sur le talent de son protégé; car ce 
Gluck, je vous le répète, fut réellement un compositeur d'un 
grand mérite, et chevalier qui plus est, et très-riche, ce qui 
doit, pour vous, prouver surabondamment sa valeur. 

On ne passerait guère aujourd'hui plus de deux heures 
dans une loge, sans boire ni manger, pour entendre un chef- 
d'œuvre. C'est, sans doute, qu'autrefois les chefs-d'œuvre 
étaient rares, ou qu'il y a peu de Méhul maintenant. Quant 
au monseigneur y il est tout à fait en désuétude. En parlant à 
un compositeur illustre, on dit plutôt mon vieux. Il est vrai 
que seigneur vient de senior^ compararatif du mot latin senex 
(vieux) ; de là les^ expressions mon aîné, mon ancien^ mon 
senior^ mon vieux. Le respect est tout aussi profond, il est 
seulement exprimé d^autre sorte. 

Ce fut sous la direction de Gluck que Méhul écrivit alors, 
sans avoir l'intention de les faire jamais représenter, et 
comme études seulement, trois opéras : Psyché, Anacréon et 
Lausus et Lydie. Aujourd'hui, quand on a écrit trois ro- 
mances, avec l'intention de les publier, on commence à se 
croire des droits incontestables à l'attention des directeui*s 
des théâtres lyriques. 

Méhul avait vingt ans quand il présenta au comité d'exa- 
men de rOpéra une partition sérieuse : Alonzo et Cora, Les 
Incas de Marmontel avaient sans doute fourni le sujet du 
po|§me. Cora fut reçue, mais non jouée; et quand au bout 
de six ans le jeune compositeur vit qu'il n'était pas plus 
avancé de ce côté que le premier jour, il s'adressa à l'Opéra- 
Comique et lui porta un opéra de genre en trois actes, Eu- 
phrosine et Coradin^ dont, si je ne me trompe, Hoffmann avait 
écrit la pièce, et qui valut à Méhul, pour son début, un écla- 
tant succès. Ce fut un bonheur pour lui de n'avoir pu obtenir 
la mise en scène de son premier opéra; car, Ibrsqu'après 
le triomphe û^Euphrosine, l'Académie royale de Musique se 
décida enfin à représenter Cora qu'elle avait depuis si long- 



«1 



9i LES SOIREES DE L'ORCHESTRE. 

temps dans ses carions, celle œuvre pâle et froide, dit oo, né 

réussit pas. 

Malgré le nombre considérable de beaux et charmants ou- 
vrages qui lui ont succédé, je suis obligé d'avouer qn^Euphro- 
sine et Coradîn est resté pour moi le chef-d'œuvre de son au; 
leur. Il y a là-dedans à la fois de la grâce, de la finesse, de 
Véclat, beaucoup de mouvement dramatique, et des explo- 
sions de passion d'une violence et d'une vérité effrayantes. 
Le caractère d'Euphrosine est délicieux, celui du médecin 
Alibour, d'une bonhomie un peu railleuse; quant au rude 
chevalier Coradin, tout ce qu'il chante est d'un magnifique 
emportement. Dans cette œuvre apparue en 1790, et toute 
radieuse encore de vie et de jeunesse à l'heure qu'il est, jq 
me borne à citer en passant l'air du médecin : « Quand le 
comte se met à table, » celui du même personnage : « Mi- 
nerve l ô divine sagesse! » le quatuor pour trois sopfaui et 
basse, où figure avec tant de bonheur le thème si souvent 
reproduit : « Mes chères sœurs^ laissez-moi faire, » et le pro- 
digieux duo ; vc Gardez-vous de la jalousie, » qui est resté le 
plus terrible exemple de ce que peut l'art musical uni à l'ac- 
tion dramatique, pour exprimer k passion. Ce morceau éton- 
nant est la digne paraphrase .du discours d'Iago : a Gardez- 
vous de la jalousie, ce monstre aux yeux vert§, • dans 
VOtheUo de Shakespeare, grand poëte anglais qui vivait au 
temps de la reijoe Elisabeth. On raconte qu'assistant à la ré- 
pétition générale âiEuphrosiney Grétry (vous savez, Grétry, 
un ancien compositeur né à Liège, en Belgique, et dont 
rOpéra-Comique de Paris vient de remonter j'ouv^'age si spi- 
riluellement mélodieux, le Tableau parlant)'^ on raconte, 
dis-je, que^Grétry, après avoir entendu le duo de la jalousie, 
s'écria : « C'est à ouvrir la voûte du théâtre avec le crâne des 
audileurs! » et le mot ne dit rien de trop. La première fois 
que j'entendis Euphrosine^ il y a vingt-cinq ou vingt-six ans, 
il m'arriva de causer un étrange scandale au théâtre Fey* 
deau, par un cri afireux que je ne pus contenir à la péro- 
raison de ce duo : a Ingrat, j'ai soufflé dans ton âme ! )> 
Comme on ne croit guère dans les théâtres à des émotioDs 



DEUXIEME ÉPILOGUE. 39^ 

aussi naïvement violentes qti^était la mienne, Gavaudan, qui 
jouait encore alors le rôle de Coradin, où il excellait, ne 
douta point qu^on n'e\!it voulu le railler par une farce indé- 
cente, et sortit de la scène courroucé. Il n'avait pourtant 
jamais peut-être produit d'effet plus réel. Les acteurs se 
trompent plus souvent en sens inverse. 

II faut des voix très-puissantes pour exécuter ce duo! Je 
voudrais y voir aux prises mademoiselle Gruvelli et Massol. 
Méhul écrivit un peu plus tard Stratonice^ où il avait à pein- 
dre les douleurs du grand amour concentré qui donne la 
mort. Il faut citer dans cette œuvre ï*ouverture d'abord, une 
charmante invocation à Vénus, Tàir : « Versez tons vos cha- 
grins, p le quatuor de la consultation : « Je tremble I mon 
cœur palpite! » pendant lequel le médecin Erasislrate, à 
Faspect du trouble que cause à Antiochus^ expirant la pré- 
sence de Stratonice, découvre la passion du jeune prince 
pour elle, et reconnaît la cause de sa maladie; et encore un 
bel air d'Ei:asistrate, et la dernière phrase du roi Séleucus, si 
vraie et si touchante : 

Accepte de ma main la chère Stratonice, 

Et par le pHx du socri&ce 
luge de tout Tamour qn^ ton père «.pour toi ! 

Après avoir écrit Horatius CoclèSy le jeune Sage et le vieuoû 
fou, espèce de vaudeville mesquin ; Doria, aujourd'hui in- 
connu ; Adrien, belle partition non publiée (nous en possé- 
dons un exemplaire manuscrit à la bibliothèque du Gonser- 
vatoire), Phrosine et Mélidore, dont la musique, souvent 
pleine d'inspiration , contient des effets dVchestre entière^ 
ment inconnus à cette époque, tels que celui de quatre cors 
.employés dans leurs notes dites bouchées les plus sourdes, 
pour accompagner d'une sorte de râle instrumental la voix 
d*un mourant ; Méhul, dans l'espoir de terrasser Lesueur> 
qu'il détestait, et dont l'opéra de la Caverne venait d'obtenir 
vu succès immense... (J'oubliais de vous dire que Lesueur 
fut un célèbre compositeur français, né à Drucat-Plessielj 
près d'Abbeville, la même année que Méhul ; il fut surinlen- 



3!m LES SOIKÉES DE L'ORCHESTRE. 

dant de la chapelle de Tempereur Napoléon^ de celles de 
Louis XVIII et de Charles X, écHvit une foule de messes^ d'o- 
ratorios, d'opéras, et a laissé en portefeuille un Alexandre à 
Babylone qui n*a jamais été représenté) ; Méhul, irrité du suc- 
cès de la Caverne de Lesueur, mit en musique un opéra sur 
le même sujet et portant le même titre. La Caverne de Mé- 
hul tomba. Je sais que la bibliolhèque~de TOpéra-Comique 
possède ce manuscrit, et je serais^ je Tavoue, fort curieux de 
pouvoir juger par mes yeux de ce qu'il y avait de mérité dans 
cette catastrophe. 

Une autre chute vint mettre le sceau à la renommée et à la 
gloire de Méhul, la chute de la Cha^e du jeune Henriy opéra 
dont Touverture^ redemandée avec transports, produisit une 
telle impression sur raiiditoire qu'on ne voulut pas entendre 
après elle le reste^ assez ordinaire, dit-on, de la partition. 

Parmi les très-beaux ouvrages de Méhul qui réussirent peu, 
il faut mettre en première ligne AriodarU: Le sujet de cet 
opéra est à peu près le même que celui de Montano et Sté- 
phanie de Berton (musicien français, né à Paris, où il* s'est fait 
une belle réputation par ses compositions théâtrales). Ils sont 
l'un et l'autre empruntés à une tragi-comédie de ce poète 
anglais, Shakespeare, dont je vous parlais tout à l'heure, qui 
a pour titre : Much ado about nothing. Dans Ariodant se 
trouve un duo de jalousie presque digne de faire le pendant 
de celui à' Euphrosiney un duo d'amour d'une vérité crue 
jusqu'à l'indécence, un air superbe : « Oh ! des amants le plus 
fidèle !» et la célèbre romance que vous connaissez très- 
certainement : 

Femme senibie, eoteodMu ie ramage 
- Dje ees oiseaux qui eélèbreot leurs fei» ? 

j&«on, OÙ l'ontrouvc un joli rondo, Epicureyle Trésor sup» 
posé y Héléna» Johanna, V Heureux malgré lui^ fiabrielle d'Es-- 
tréeSy le Prince troubadour, les Amazonesy ne réussirent point 
et appartiennent probablement à la catégorie des ouvrages 
justement condamnés à l'oubli. Vlrato^ vne Folie, Uthal, les 
Aveugles de Tolède, la Journée aux Aventurer, Vakntine de 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 397 

Milan et Joseph sont au conlraire de ceux auxquels le succès 
a été dispensé assez exaclement, ce me semble, dans la pno- 
portion de leur mérite. Le moins connu de ces opéras, les 
Aveugles de Tolède^ a pour préface une jolie ouverture dans 
le style des boléros espagnols. VIrato fut écrit pour mysti- 
fier le premier Consul el tout son entourage, qui ne recon- 
naissaient de facultés mélodiques qu'aux seuls Italiens et les 
refusaient surtout à Méhul. L'ouvrage fut donné comme une 
traduction d'un opéra napolitain. Napoléon n'eut garde de 
manquer la première représentation ; il applaudit de toutes 
ses forces, et déclara bien haut que jamais un compositeur 
français ne pourrait écrire d'aussi charmante musique. Puis 
le nom de l'auteur ayant été demandé par le public, le ré- 
gisseur vint jeter à la salle étonnée celui de Méhul. Mystifica- 
tion excellente, qui réussira toujours, en tout temps et eu 
tout lieu, et rendra manifeste l'injustice des préventions, 
sans jamais les détruire. 

Uthal, avec son sujet ossianique, vint se heurter encore 
contre les Bardes de Lesueur, qui poursuivaient à l'opéra une 
brillante carrière , et que Napoléon d'ailleurs avait pris sous 
son patronage. Méhul, pour donner à rinstrumcntation d'(/- 
thal une couleur mélancolique, nuageuse, ossiauique enfin, 
eut l'idée de n'employer que des altos et des basses pour tous 
instruments à cordes, en supprimant ainsi la masse entière 
des violons. Il résultait une monotonie plus fatigante que 
poétique de la continuité de ce timbre clair-oJ)scur, et Grctry, 
interrogé à ce sujet, répondit franchement : « Je donnerais 
un louis pour entendre une chanterelle. » 

Joseph est celui des opéras de Méhul qu'on connaît le mieux 
en Allemagne. La musique en est presque partout simple, 
touchante, riche de modulations heureuses sans être bien 
hardies, d'harmonies larges et vibrantes, de gracieux dessins 
d'accompagnement, et son expression est toujours vraie. La 
seconde partie de l'ouverture ne me paraît pas digne de Tiu- 
troduction si colorée qui la précède. La prière « Dieu d'Js- 
racl ! » où les voix ne sont soutenues que par de rares accords 
d'instruments de cuivre, est complètement belle sous tous les 

23 



398 LES SOlREllilS DE L'ORCHESTRE. 

rapports. Dans le duo entre Jacob et Benjamin : a loi, le 
digne appui d*un père ! » on trouve des réminiscences assez 
fortes d*CEdipe à Colonne ; réminiscences amenées sans doute 
dans l'âsprit de Méhul par la similitude de situation et de 
sentiments qu'offre ce duo avec plusieurs parties de l'opéra 
de Sacchini. (Œdipe à Colonne est de Sacchini.) 

Méhul a écrit encore beaucoup d'autre musique que celle 
des opéras que je viens d'énumérer. Il a fait ou plutôt arrange 
trois partitions de ballets : le Jugement de Pâris^ la Dansoma- 
nie, et Persée et Andromède. Il a composé des chœurs et une 
bonne ouverture pour la tragédie de Joseph Ghénier, Timo- 
léon^ plusieurs symphonies, un grand nombre de morceaux 
pour le solfège du Conservatoire, des cantates, des opéras 
dont je m'abstiens de citer les titres, puisqu'ils ne furent 
point représentés ; des opéras de circonstance, tels que le 
Pont de Lodi, et d'autres pour lesquels il eut des collabora- 
teurs; une scène à deux orchestres, dont le second imite 
canoniquement le premier comme un écho, exécutée au 
Champ de Mars dans une fête publique à l'occasion de la vic- 
toire de Marcngo ; il a fait la musique d'un mélodrame pour 
le théâtre de la Porte Saint-Martin, et des chansons patrioti- 
ques, entre autres le Chant du Départ ( a La victoire en chan- 
tant » ), dont la popularité s'est maintenue à côté de celle de 
la Marseillaise, 

Méhul mourut le 18 octobre 1817, à l'âge de cinquante- 
quatre ans« 11 avait> dit-on, une conversation attachante, de 
l'esprit, de lUnslruclion^ et le goût de Thorticulture et des 
fleurs. Son système en musique, si tant est que l'on puisse 
appeler système une doctrine semblable, était le système du 
gros bon sens, si dédaigné aujourd'hui. II croyait que la mu- 
sique de théâtre ou toute autre destinée à être unie à des pa- 
roles doit offrir une corrélation directe avec les sentiments 
exprimés par ces parolcb; qu'elle doit même quelquefois, 
lorsque cela est amené sans effort et sans nuire à la mélodie, 
chercher à reproduire l'accent de voix, l'accent déclamatoire, 
si Von peut ainsi dire, que certaines phrases, que certains 
mots appellent, et que Ton sent être celui de la nature; il 



bELXIÈMK ÉllLOGUÈ. :m 

croyait qu'une inlerrogatioriy par exemple, ne peut se chanlcr 
sur la même disposition de notes qu'une affirmation ; il 
croyait que pour certains élans du cœur humainil y a des 
accents mélodiques spéciaux qui seuls les expriment dans 
toute leur vérité, et qu'il faut à tout prix trouver, sous peine 
d'être faux, inexpressif, froid, et de ne point atteindre le but 
suprême de Tart. 11 ne doutait point non plus que, pour la 
musique vraiment dramatique, quand Tintcrêt d'une situa- 
tion mérite de tels sacrifices, entre un joli effet musical étran- 
ger à l'accent sccnique ou au caractère des personnages, et 
une série d'accents vrais, mais non provocateurs d'un frivole 
plaisir, il n'y a point à hériter. Il était persuadé que l'expres- 
sion musicale est une fleur suave, délicate et rare, d'un par- 
fum exquis, qui ne fleurit point sans culture et qu'on flétrit 
d'un souffle ; qu'elle ne réside pas dans la mélodie seulement, 
mais que tout concourt à la faire naître ou à la détruire : la 
mélodie, l'harmonie, les modulations, le rhythme, Tinstru- 
mentation, le choix des registres graves ou aigus des voix et 
des instruments, le degré de vitesse ou de lenteur de Texé* 
cution, et les diverses nuances de force dans rémission du 
son. 11 savait qu'on peut se montrer musicien savant ou bril- 
lant et être entièrement dépourvu du sentiment de l'expres- 
sion ; qu^on peut posséder, au contraire, au plus haut degré 
ce sentiment et n'avoir qu'une valeur musicale fort médiocre ; 
que les vrais maîtres de l'art dramatique ont toujours été 
doués plus ou moins de qualités très-musicales unies au sen- 
timent de l'expression. 

Méhul n'était imbu d'aucun des préjugés de quelques-uns 
de ses contemporains, à l'égard de certains moyens de l'art 
qu'A employait habilement lorsqu'il les jugeait convenables, 
et que les routiniers veulent proscrire en tout cas. 11 était 
donc réellement et tout à fait de l'école de Gluck ; mais son 
style, plus châtié, plus poli, plus académique que celui du 
maître allemand, était aussi bien moins grandiose, moins 
saisissant, moins dpr^ au cœur; on y trouve bien moins dé 
ces éclairs immenses qui illuminent les profondeurs de 
l'âme. Puis, si j'ose l'avouer, Méhul me semble un peu sobre 



400 LES SOIRKKS DE L'ORCHESTRE. 

d'idées; il faisait de la muâîque excellente^ vraie, agréable, 
belle, émouvante, mais sage jusqu^au rigorisme. Sa muse 
possède Tintelligence, l'esprit, le cœur cl la beauté; mais 
elle garde des allures de ménagère, sa robe grise manque 
d'ampleur, elle adore la sainte économie. 

Cest ainsi que dans Joseph et dans Valentine de Milan la 
simplicité est poussée jusqu'à des limites qu'il est dangereux 
de tant approcber. Dans Joseph aussi, comme dans la plupart 
de ses autres partitions, Torchestre est traité avec un tact 
parfait, un bon sens extrêmement respectable ; pas un in- 
strument n^y est de trop, aucun ne laisse entendre une note 
déplacée ; mais ce même orchestre, dans sa sobriété savante, 
manque de coloris, d'énergie même, de mouvement, de œ je 
ne sais quoi qui fait la vie. Sans ajouter un seul instrument 
à ceux que Méhul employa, il y avait moyen, je le crois, 
de donner à leur ensemble les qualités qu'on regrette de ne 
pas y trouver. J'ai hâte d'ajouter que ce défaut, s'il est réel, me 
parait mille fois préférable à l'abominable et repoussant tra- 
vers qu'il faut renoncer à corriger chez la plupart des com- 
positeurs dramatiques modernes, et grâce auquel Tart de 
l'instrumentation fait trop souvent place, dans les orchestres 
de théâtre, à des bruits grossiers et ridicules, grossièrement 
et ridiculement placés, ennemis de Texpression et de l'har- 
monie, exterminateurs des voix et de la mélodie, propres 
seulement à marquer davantage des rhythmes d'une vulga- 
rité déplorable, destructeurs même de l'énergie, malgré leur 
violence ; car l'énergie du son n'est que relative, et ne ré- 
sulle que des contrastes habilement ménagés; bruits qui 
n'ont rien de musical, qui sont une critique permanente de 
Tintelligence et du goût du public capable de les supporter, 
et qui ont^nQn rendu nos oichcstrcs do théâtre les émules 
de ceux que font entendre dans les foires de village les sal- 
timbanques ^t les marchands d'orviétan. 



Avouez-îe, nialgré volie haute estime pour Méhul et ses 
œuvres, vous ne saviez pas tout cela. Et c'est à Angélique el 



DEUXIÈME ÉPILOGUF. 401 

Roland que vous devez cette instruction inattendue. A quel- 
que chose le mauvais est bon. 

Votre second acte n'est pas terminé, j'en ai peur. Eh bien 
causons un peu. Je reviens encore de Londres. Cette fois, à 
part Texception que je dois faire en faveur de deux canta- 
trices, je n'y ai rien observé en musique que d'assez laid. J'ai 
vu une représentation au théâtre de la Reine du Figaro de 
Mozart, mais trombonisé, ophicléidé, en un mot doublé e7h 
cuivre comme un vaisseau de haut bord. C'est ainsi que cela 
se pratique en Angleterre. Ni Mozart, ni Rossini, ni Weber, 
ni Beethoven n'ont pu échapper à la réinstrumentation. 
Leur orchestre n'est pas assez épicé ; et Ton se croit obligé de 
pourvoir à ce défaut. D'ailleurs , si les théâtres ont des 
joueurs de trombone , d'ophicléide , de grosse caisse , de 
triangle et de cymbales, ce n'est pas apparemment pour 
qu'ils se croisent les bras ! Cette charge est vieille, il serait 
temps d'y renoncer. 

Mademoiselle Cruvelli jouait le page, et pour la première 
fois de ma vie j'ai entendu ce rôle chanté d'une façon intel- 
ligible. Mademoiselle Cruvelli le dit pourtant avec une pas* 
sion un peu trop accentuée; elle fait de Cherubino un trop 
grand garçon; elle en fait presqu'un jeune homme. Madame 
Sontag était Suzanne. L'existence d'^un pareil talent est à 
peine croyable pour ceux même qui en éprouvent le charme. 
Voilà une cantatrice qui entend l'art des nuances, qui en 
possède un clavier complet, et qui sait les choisir et les ap- 
pliquer ! 

DoDDez des lis pour elle, 

Des lu à picioes mains. ' 

J'ai assisté, dans Westminster-Abbey, à la PurcelVs commé- 
moration. Un petit chœur de voix médiocres chantait avec 
accompagnement d'orgue des hymnes, antiennes et motets 
de ce vieux maître anglais. Un petit auditoire i^cueilli assis- 
tait à la cérémonie. C'était froid, stagnant, somnolent, lent. 
Je m'évertuais à ressentir de l'admiration, et j'éprouvais le 
sentiment contraire. Puis le souvenir du chœur des enfants 



402 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

de l'église de Saiiit-Paul étant verni nrassaillir, j'ai fait 
mentalement une comparaison fâcheuse^ et je suis sortie lais- 
sant Purcell sommeiller avec ses fidèles. 

Sir George Smart a bien voulu , un dimanche, me faire 
les honneurs de la chapelle de Saint -James, dont il est Tor- 
ganiste. Hélas ! la musique a abandonné ce réduit, depuis 
que les rois et les reines ont cessé d'habiter le palais. Quel- 
ques chantres sans voix, huit enfants de chœur qui en ont 
trop, un orgue primitif, c'est tout ce qu'on y entend. Cette 
chapelle fut construite par Henri Vill, et sir George nf a mon- 
tré la petite porte par laquelle ce bon roi venait rendre grâce 
à Dieu et chanter les alléluia composés par lui-même, chaque 
fois qu'il avait inventé une nouvelle religion ou fait couper 
le cou à une de ses femmes... 

J'ai entendu aussi dans un concert le brillant Stahal de 
Rossini... Vous ne connaissez pas l'histoire de la fugue qui 
termine cette partition? la voici. 

Rossini, ce grand musicien de tant d^esprit, a pourtant eu 
la faiblesse de croire qu'un Stahat respectable, un vrai Sta- 
haty un Stahat digne de succéder à ceux de Palestrina et de 
Pergolèse, devait absolument finir par un fugue sur le mot 
Amen* C'est en réalité, vous le savez tous, le plus abominable 
et le plus indécent des contre-sens ; mais Rossini ne se sen- 
tait pas le courage de braver le préjugé établi là-dessus. Or, 
comme la fugue n'est pas son fort, il alla trouver son ami 
Tadolini^ qui passe pour un contrc-poin liste k tous crins, 
et il lui dit de son air le plus câlin : Caro Tadoliniy mi manca 
la forza; fammi questa fuga! Le pauvre.Tadolini se dévoua 
et fit la fugue. Puis quand le Stabat parut^ les professeurs 
de contre-point la trouvèrent détestable^ ces messieurs ayant 
toujours été dans Tusage de n'accorder la science de la fugue 
qu'à eux ou à leurs élèves. De sorte qu'en fin de compte, 
Rossini, à les en croire, eût tout aussi bien fait d'écrire sa 
fugue lui-même. 

Telle est l'anecdote qui circule ; mais la vérité vraie, c'est, 
entre nous soit dit^ que la fugue est de Rossini. 

Un malheur sérieux vient de nous frapper à Paris, et 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 4(ÎH 

vous serez bien heureux de ne pas en ressentir le contre- 
coup. 

Z..., ce grand insulteur de lart et des artistes, désespéré 
d'^avoir, par un coup de bourse, perdu les trois quarts de 
rénorme fortune qu'il avait amassée, vous savez comment, 
n'a pu résister à une tentation de suicide. Il a fait son testa- 
ment, légué, dit-on, ce qui lui restait à la directrice d'une 
maison d'éducation pour les filles jeunes , et, ce pieux devoir 
rempli, s'est acheminé vers la place Vendôme, où il s'est 
fait ouvrir la porte de la colonne. Parvenu sur la galerie qui 
couronne le sommet du monument, il a quitté son chapeau, 
sa cravate, ses gants, je tieps ces affreux détails du gardien 
de la colonne, il a jeté un regard calme sur l'abime ouvert 
autour de lui, puis s'éloignant de quelques pas de la balus- 
Irade, comme pour mieux prendre son élan, il a brusque- 
ment renoncé à son projet. 

Henri Heine, que je viens de voir, m'a récité en prose fran- 
çaise un petit poème élégiagique allemand qu'il a composé 
sur cette catastrophe. C'est à mourir de rire. 

Pauvre Heine ! cloué sur son lit depuis six ans par une in- 
curable paralysie ; presque aveugle ; il garde néanmoins sa 
terrible gaité. H ne consent pas encore à mourir, dit-il. H faut 
que le bon Dieu attende. Il veut voir auparavant comment 
tout ceci finira. Il fait des mots, sur ses ennemis, sur ses 
amis, sur lui-même. Avant-hier, en m'entendant annoncer, 
il s'est écrié de son Ht, avec sa faible voix qui semble sortir 
d'une tombe: « Eh! mon cher! quoi^ c'est vous! entrez. 
Vous ne m'avez donc pas abandonné?... toujours original ! » 



Si votre second acte n'est pas terminé, j'en suis fâché, Cor- 
sino, mais je n'ai plus rien à vous conter pour le moment. 
Ainsi résignez -vous, prenez votre violon et jouez le final 
comme s'il était bon. Vous n'en mourrez pas. D'ailleurs, j'ai 
besoin de relire encore votre lettre ; je veux y répondre de 
façon à ne pas être obligé de vous quitter avant la fin du 



404 LES SOIRËES DE L'ORCHESTRE. 

troisième r.clc, que vous me dénoncez comme ie plus dange- 
reux. 

POUR LE DERNIER ACTE. 



Je n'ai pas voulu, en commençant ma lettre, faire la moin- 
dre observation sur certains passages de la vôtre. J*y arrive 
maintenant. 

Ah ! mes quatre ou cinq lecteurs trouvent que j'ai mal 
agi en racontant les délassements auxquels ils se livrent, eux 
et leurs confrères, quand il s'agit d'exécuter la musique 
qu'ils n'aiment point ! délassements que j^'avoue avoir moi- 
même partagés ! 

Voilà bien les artistes ! s'ils font la moindre chose passable, 
il faut que les cinq cent trente mille voix de la renommée, 
sans compter sa trompette, l'annoncent aux cinq parties du 
monde; et en quels termes! et avec quelles fanfares! je le 
sais trop. Mais, s'il leur arrive de se laisser entraîner à quel- 
que action ou production qui donne tant soU peu de prise à 
la critique, malgré tous les ménagements, tous les sourires 
de cette pauvre critique, en dépit des formes aimables qu'elle 
prend pour se faire bénigne et douce et bonne fille, en par- 
ler seulement est, de sa part, un crime abominable; à les 
en croire, c'est une kifamie, que dis-je, une platitude, un 
abus de confiance; et chacun de ces indignés de s'écrier 
comme Othello : « Il n'y a donc point de carreaux au ciel ! » 
Sur ma foi, très-chers, vous m'inspirez de la pité. 
Je vous supposais moins arriérés, et je me croyais, moi, 
bien plus de vos amis. ^ ' 

Allons! je vais mettre des gants pour vous écrire, je ne me 
montrerai désormais* dans votre orchestre qu'en cravate 
blanche, avec toutes mes décorationsy et ne vous parlerai, 

Messeigneurs, que chapeau bas 

Plaisanterie à part, une telle susceptibilité cfst enfantine, 
(sachez-moi gré de ne pas dire puérile); mais comme je vous 
tiens pour incapables de n'en pas rire à pré.sent, brisons- là, 
et qu'il n'en soit plus question. 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 405 

Pour vous, Corsino, qui pensez paraître ridicule aux yeux 
des hommes de lettres et des musiciens de Paris gui me liront, 
sacheas-le bien, votre crainte est absolument chimérique; par 
cette excellente raison, que les hommes de lettres de Paris 
lisent seulement leurs propres livres et que les musiciens ne 
lisent rien. 

Je vous remercie sincèrement de m'avoir soustrait à la 
vendetta transversale du ténor outragé, et de ne vouloir pas 
qu'on me joue. Je vous en ai même une double obligation, car 
le danger serait double pour moi, si Topera en question était 
donné à X***. Je crois vos^confrères fort capables d'en faire un 
opéra où ton parle, et de commencer la lecture de Clarisse^ 
Harlowe à sa première représentation. 

J*avoue la mesquinerie de mon calembour sur Moran, 
mais votre jeu de mots sur les Bavaroises ne vaut pas 
mieux. 

Il m'est impossible de croire au corset de votre chef d'or- 
chestre. Ce sont plutôt les répétitions d'Angélique et Roland 
qui l'auront fait maigrir. C'est donc bien mauvais? 

Si j'ai dit par deux fois que le bon Bacon (admirez l'eupho- 
nie !) ne descendait pas de l'homme célèbre dont il porte le 
nom, c'est que sa rare intelligence et la piofondeur de son 
esprit pourraient faire croire le contraire, et qu'une telle sup- 
position de descendance serait calomnieuse pour le savant 
Roger Bacon, inventeur delà poudre, puisqu'il fut moine et 
que les moines ne se marient pas. Cette explication, je l'es- 
père, satisfera complètement notre ami. 

Dimski, Dervinck, Turuth, Siedler et vous, Corsino, vous 
ignorez ce qu'est FalstafP. Vous osôz le dire ! Mais vous êtes 
donc tous plus B. B. B. B. Bacon que Bacon lui-même! 
Falstaif un poëte! un guerrier! et- vous avez prétendu sou- 
vent connaître Shakespeare!... Sachez donc^ Messieurs mes 
amis les musiciens, que sir John Falstaff est un personnage 
important de trois pièces du poète anglais, des deux tragédies 
de Henri VI et de la comédie des Joyeuses commères de Wind- 
sor ; qu'il occupe encore l'attention du public dans un qua- 
trième drame du même auteur^ où il ne parait points mais 

23. 



106 LF.S SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

où Ton vient raconter ses derniers moments. Sachez qu'il fut 
le favori de la reine Elisabeth, qu'il est Tidëal du bouffon anr 
glais, du gascon anglais, du matamore anglais; qu'il faut voir 
en lui le vrai polichinelle anglais, le représentant de cinq ou 
six péchés capitaux ; que gourmandise, paillardise, couardise, 
sont ses qualités dominantes; que, malgré son obésité, sa 
rotondité, sa ladrerie et sa poltronnerie, il ensorcelle des 
femmes et leur fait mettre en gage leur argenterie pour sa- 
tisfaire ses appétits gloutons ; que Shakespeare Ta donné au 
prince Henri pour compagnon de ses orgies et de ses escapa- 
des nocturnes dans les rues de Londres; lequel prince permet 
à Falstaffde traiter Son Altesse avec la plus incroyable fami- 
liarité; jusqu'au moment où devenu roi sous le nom de 
Henri V^ et désireux défaire oublier les folies de sa jeunesse, 
le RoycU Hal, comme Falstaff a Tinsolence de l'appeler par 
abréviation, interdit l'accès de sa cour à son gros compagnon 
de débauches et l'envoie en exil. Sachez enfin que cet incom- 
parable cynique^ auquel on s'intéresse malgré soi et dont la 
triste fin vous tire presque des larmes, obligé de prendre part 
à une grande bataille, à la tête d'une bande de vagabonds 
dépenaillés dont il est le capitaine, s'enfuit au moment de 
l'action^ et prononce dans le réduit où il est allé se cacher le 
monologue que voici : 

Honovr pricks me on. Yea, but how, if honour prick me off 
when I corne on ? how then ? can hmiour set io a leg ? No, Or 
an arm? No. Or take away the grief of a wound? No, Honour 
hath no skill in svrgery then ? No, What is honour f A Word. 
Wath is in that word, honour f Wat is that honour? Air, A 
trim reckoning ! — Who hath it ? He that died o'Wednesday. 
Doth he feel it ? No, Doth he hear it f No. Is it insensible then? 
Yea, ta the dead. But mil it not lioe with the living ? No. 
Why? Detraction ivill not svffer it : — Therefore Fil none of 
it : Honour is à mère scutcheon, and so ends my cateehism. 

J'ai transcrit l'original de ce discours célèbre, pour ceux 
d'entre vous. Messieurs, qui ne savent pas l'anglais et qui vou- 
draient se donner l'air de le savoir. Mais en voici la tjaduc- 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 407 

iion, dcbtiuëe à ceux qui bornent leurs prétentions à com- 
prendre la langue française. 

V honneur me pique pour me faire avancer. Oui, mais quoi, 
si rhonneur me pique à terre quand f avance ! Que faire alors ? 
Lhonneur peut-il me raccommoder une jambe? Non. Ou un 
bras ? Non. Ou dissiper la douleur d'une blessure ? Non. L'hon- 
neur ne sait donc rien en chirurgie? Qu^est-ce que Vhonneur? 
Un mot. Qu'est-ce que ce mot, honneur ? Qu'est-ce que cet hon-- 
neur? De Vair. Une facture acquittée. Qui possède cela? Celui 
qui mourut mercredi. Le serU-il? Non. L' entend-il? Non. C'est 
insensible alors? Oui, pour les morts. Mais cela ne vivra-Uil 
pas avec les vivants? Non. Pourquoi ? La médisance ne le souf- 
frira pas. — En ce cas je m'en passerai : L'honneur est un 
simple écvsson, et ainsi finit mon cathéchisme. 

Vous devinez maintenant, n'est-ce pas, comment à propos 
des labeurs de Camoëns et de sa gloire tardive, j'ai pu m'é- 
crier : OFalstaff! et songer à sa philosophie. Vous êtes d'une 
rare pénétration. 

Venons enfin, cher Corsino, à vos dernières questions. 

L'auteur de cette vie de Paganini dont vous me parlez, ' 
écrivait récemment à un de mes amis, en le priant d'obtenir 
de moi une analyse de son ouvrage dans le Journal des Dé^ 
bats ; espérant, disait-il, que je ne me laisserais pas inQuen- 
cer dans cette appréciation par ma haine pour la musique 
italienne et pour les Italiens. J'ai donc lu sa brochure. 11 m'a 
été facile de répondre aux reproches violents qui m'y sont 
adressés. Mais cette réplique faite, on m'a détourné de la pu- 
blier dans un journal, afin de ne pas donner lieu à une po- 
lémique qui, n'intéressant que moi, y serait nécessairement 
déplacée. Ici le cas n'est plus le même, et je ne suis pas fâché^ 
puisque vous avez lu i'acctisation, de vous faire connaître la 
défense. 



408 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

I 

RÉPONSE A M. CARLO CONESTABILE 

auteur du livre intitulé : 
VITA Dl MICCOLO PAGAMINl DA GENOVA. 

M. Coneslabile de Péiouse en appelle à mon impartialité 
en me demandant de faire Tanalyse de ce petit ouvrage, dans 
lequel il me traite de la plus vilaine façon. Je le remercie de 
m'avoir cru, néanmoins, capable de rendre pleine justice à 
son travail. Je le ferais bien volontiers, accoutumé que je 
suis à me trouver dans cette piquante position. Malheureuse- 
ment Tœuvre est de telle nature, qu'il m'est impossible 
d'émettre à son sujet une opinion de quelque valeur. Je ne 
puis juger ni du mérite historique du livre, n'étant point en 
mesure de connaître la vérité des faits qui y sont énoncés; 
ni du style de l'auteur, les finesses de la langue italienne de- 
vant m'échapper nécessairement ; ni de la justesse avec la- 
quelle il apprécie le talent du grand virtuose , car je n'ai ja- 
mais entendu Paganini. J'étais en Italie , à l'époque où cet 
artiste extraordinaire enthousiasmait la France. Quand je 
l'ai connu, plus tard, il avait déjà renoncé à se faire entendre 
en public, l'état de sa santé ne le lui permettant plus; et je 
n'osai point alors, cela se conçoit, lui demander de jouer 
pour moi seul une fois encore. Si je me suis formé de lui une 
opinion si haute, c'est d'après sa conversation d'abord ; c'est 
éclairé par ces irradiations que projettent certains hommt s 
d'élite et qui semblaient entourer Paganini d'une poétique 
auréole; c'est d'après l'admiration ardente autant que raison- 
née qu'il avait inspirée à des artistes dans le jugement desquels 
j'ai une confiance absolue. 

J'aime è penser que M. Conestabile a puisé aux sources les 
plus pures pour écrire la vie de l'illustre virtuose, dont l'ap- 
parition produisit en Europe une émotion si extraordinaire. 
Je reconnais même qu'en ce qui touche mes relations avec 
Paganini , il a recueilli quelques renseignements exacts et 



DRUXIÈME ÉPILOGUE. 401) 

qu'il n'a guère laissé échapper que des eiTeurs de détail 
peu importantes. Peut-être devrais-je borner là mon appré- 
ciation. Mais ce livre contient un passage bien fait pour me 
faire ressentir une violente indignation , si la calomnie qu'il 
contient n'était tempérée par tant d'absurdité ; et je ne puis, 
le lecteur me le pardonne^ m'abstenir d'y répondre briève- 
ment. 

Après avoir raconté ce qui est de notoriété publique d'une 
anecdote qui me concerne, et dans laquelle Paganini joua à 
mon égard un rôle si cordialement magnifique, après avoir 
même accordé bénévolement une valeur trop grande à mes 
compositions, M. Conestabile s'écrie: «Maintenant, qui le 
« croirait!!! ce même homme qui doit à un Italien le triom- 
« phe de son propre génie, VacquisUion (conseguimento) 
« d'une somme considérable* (1), ce Berlioz, qui appartient 
a à une nation si redevable à la trcs-chère patrie des Pales- 
d trina, des Lulli, des Viotti^ des Spontini, ne se souvient 
«c PLUS, Paganini mort, des bienfaits qu'il a reçus; et, après 
a avoir sucé le venin de l'ingratitude, se plaît à vomir dos 
« paroles acerbes contre notre musique, contre nous, qui, 
a par antique bonté, sommes habitués à soufiTiir les injures 
a et les outrages des nations étrangères (je traduis textuello- 
« ment), n'opposant à leurs grossiers sarcasmes qu'un dédai- 
« gneux silence! Mais non, le nom d'Hector Berlioz ne 
« périra pas (vous êtes trop bon!), ni celui de Paganini 
a (à fortiori , c'est un pléonasme) ; et si les contemporains 
tt se taisent (ils ne se taisent pas tous)^ au moins nos suc- 
(c cesseurs, en apprenant l'aventure que je viens de ra- 
« conter^ récompenseront par leurs applaudissements la 
« philanthropie italienne, et consacreront une page à l'ingra- 
Qc tilude française!!! » 

(t) M. Cooestabile fait ici allusion au mouvement d'eothousiatme de PagaDini, 
qui, après avoir entendu (en 1838) au Conservatoire, les deux premières sym- 
phonies de H. Berlioz, lui envoya, en signe d'hommage (telle fut Texpre!' n 
dont il te servit), une somme de 20,000 francs. Ce présent était accompa^oé 
d'une lettre de l'illustre virtuose, lettre qui parut à cette époque dans tous \ei 
journaux de l'Europe et excita partout la plus vive admiration. 

(Noie de V éditeur, w. lévy ) 



ilO LES SOIRÉES DE L'OBCHESTRE. 

ËQ vérité, Monsieur, lui répondrai-je, si vous pouviez savoir 
combien cette tirade est ridicule, vous seriez très-fâchc de 
l'avoir laissé échapper. Vous vivez, je le vois, dans un monde 
exclusif et qui veut rester en dehors du mouvement musical 
de TEurope. Vous vous passionnez pour votre musique, 
comme vous dites, sans pouvoir établir entre son caractère et 
celui de la musique des autres peuples d'utiles comparai- 
sons. De là, votre foi religieuse dans l'art italien et votre irri- 
tation quand on ose mettre ses dogmes en discussion. Vous 
oubliez que la plupart des artistes et critiques de quelque va- 
leur connaissent^ au contraire, plus ou moins, les chefs- 
d'œuvre de tous les pays ; que ces mêmes critiques et artistes 
n'attachent de prix réel qu*à la musique vraie, grande, ori- 
ginale, belle; qu'ils l'aiment pour ses qualités ou la détestent 
pour ses vices, sans s'inquiéter d'où elle vient. Peut-être ne 
l'avez -vous jamais su. Eh bien ! en ce cas, je vous l'apprends. 
Que l'auteur d'une œuvre musicale soit Italien, Français, 
Anglais ou Russe, il leur importe peu. Les questions de natio- 
nalité sont à leurs yeux tout à fait puériles. 

Et la preuve en est dans votre livre même, lorsqu'à propos 
de la mort de Spontini, vous dites que je n'ai pu m'empé- 
cher (il y a vingt-cinq ans que je ne le puis) de payera ses œu- 
vres un large tribut cf admiration. 

Maintenant, permettez-moi de vous montrer l'injustice de 
l'accusation blessante que vous portez contre moi, les consé- 
quences qu'il en faudrait tii'er si elle était méritée, et Ter- 
reur matérielle que vous avez commise sur le fond de la 
question. 

Je vois d'abord, dans cette accusation même, la preuve que. 
vous au moins, vous n'opposerez pas aux sarcasmes un dédai- 
gneux silence, et que vous êtes à peu près exempt de Van- 
tique bonté de vos compatriotes. 

Vous croyez qu'un grand artiste italien ayant fait pour moi 
ce que fît Paganini, je suis tenu par cela seul de trouver ex- 
cellent, parfait, irréprochable, tout ce qui se pratique en Ua- 
lio, de louer les habitudes théâtrales de. ce beau pays, les 
prédilections musicales de ses habitants, les résultats que ces 



DEUXIÈME ÊPH.OGUE. il! 

prédilections et ces habitudes ont amenés dans Texercice du 
plus libre des arts, et la compression qu^elles exercent fatale* 
ment sur lui. 

Quoique Français, Monsieur, je dois beaucoup à la France ; 
d'après vous, il me serait donc imposé de trouver bonne 
toute la musique qu'elle produit. Ce serait fort grave, car on en 
fait, en France, presque autant de mauvaise que chez vous. 
Je dois beaucoup aussi à la Prusse, à TAutriche, à la Bohême, 
à la Russie, à l'Angleterre ; je suis criblé de dettes sembla- 
bles, contractées un peu partout. 11 me faut donc déclarer 
que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes pos- 
sibles, et m'écrier : a Vous êtes tous sublimes, embrassons- 
nous! » sans ajouter : a Et que cela finisse! y» 

Vous prétendez enfin qu'à Tégard de toutes les nations 
dont un seul homme même aurait bien voulu me reconnaître 
quelque mérite, je dois ne plus tenir compte de ma con- 
science d'artiste et jouer, en tout état de cause^ une sotte 
comédie d'admiration. 

Paganini, Monsieur, qui n'était point de votre avis, m'eût 
méprisé, si j'en eusse été capable. Je sais fort bien, en outre, 
ce qu'il pensait des mœurs musicales de son pays, quoiqu'il 
ne se soit jamais trouvé, fort heureusement pour lui et peut- 
être pour vous, dans le cas d'exprimer par écrit son opinion 
à ce sujet. Je tremble de vous laisser soupçonner ce qu'en ^ 
pensaient également Cherubini et Spontini, dont vous reven- 
diquez maintenant comme vôtres la célébrité et les œuvres, 
bien que Tltalie ne se soit guère souciée de l'une ni des au- 
tres. Paganini, Spontini et Cherubini furent donc, eux aussi, 
et plus que moi, des monstres d'ingratitude; car si le reste 
de l'Europe, en leur donnant à pai'courir une carrière plus 
vaste que celle imposée à ses musiciens par Tltalie, a forcé 
leur génie de prendre un vol plus puissant et plus fier, et les 
a comblés ensuite d'or, d'honneurs et de gloire, l'Italie leur 
donna.... naissance, et ce présent, peu coûteux, a bien son 
prix. D'ailleurs, remarquez, je vous prie, que Paganini n'est 
point l'Italie, pas plus que je ne suis la France. Ces deux pays, 
dont vous glorifiez justement l'un, en flagellant l'autre outre 



412 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

1 

inesure,ne sauraient être solidaires dos sentiments privés de 
deux artistes. Admettons même, si vous voulez, que tous les 
Italiens soient des philanthropes, selon votre naïve expres- 
sion, il m'est impossible de vous accorder que tous les Fran- 
çais soient des ingrats. 

De plus, je veux vous faire un important aveu : quelque 
passionné que vous soyez pour votre musique, je suis presque 
sûr de Têtre encore davantage pour la musique. A ce point 
que je me sens très-capable d'éprouver une sympathie dé- 
vouée pour un brigand de génie, eût-il tenté de m'assassiner, 
et assez peu pour un honnête homme auquella nature aurait 
refusé l'intelligence et le sentiment de Fart. 

Sans doute, vos convictions sont sincères et vous êtes un 
parfait honnête homme. Mais, croyez-le bien , les idées de 
Paganini ne différaient guère de ma monstrueuse manière de 
voir à ce sujet. Enfin, pour compléter ma profession de foi, 
sachez que si je suis profondément reconnaissant envers les 
hommes dont les œuvres m'inspirent de Tadmiration^ je 
n'admirerai jamais dcus hommes médiocres, lors même que 
leurs procédés envers moi m'auraient inspiré la plus vive 
reconnaissance. Jugez de la valeur du droit que je m'attribue 
de ne point louer les œuvres et les talents médiocres, ou 
pires, de gens auxquels je ne dois rien. 

Ifaintenant relevons une erreur de date qui a bien aussi 
son importance. Celle de mes critiques que vous citez, et dont 
vous changez d'ailleurs la signification, en mettant sens mé- 
lodique au lieu de sens de ^expression, ce qui est fort diflc- 
rent, je vous Tassure, cette étude sur les tendances musicales 
de l'Italie, qui a motivé le réquisitoire au sujet duquel j'ai le 
plaisir de vous entretenir, a été écrite en 1830, à Rome. Elle 
fut imprimée pour la première fois à Paris, dans le courant 
de la même année, par la Revue européenne, reproduite en- 
suite dans diverses publications, dans Ylfalie pittoresque^ 
entre autres, et dans la Mevue musicale de M. Félis, qui taxa 
d'abord mon opinion d'exagé^ée et en recon.iut liii-niôme, 
plus tard, la justesse et la justice. Vous pouvez vous en con - 
vaincre par le récit que M. Fétis a publié dans la Gazette 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 413 

mttSfco/e de Paris, de son voyage en Italie. Or, j*ai vu Paganini 
pour la premièré fois en 1833. Vous voyez donc bien qu'il ne 
peut y avoir absolument aucune ingratitude dans le fait de 
cet écrit, puisqu'il fut rédigé, imprimé et reproduit long- 
temps avant que j'eusse seulement rencontré l'immortel vir- 
tuose dont vous êtes le biographe^ et qu'il m'eût honoré de 
son amitié. Ceci^ je le suppose, suffira pour ôter un peu de 
sa valeur à votre accusation, mais n'empêche point que j'aie 
encore à cette heure les mêmes idées sur ce que Tltalie peut 
avoir conservé de ses mœurs musicales de 1830, et que je 
prétende être toujours en droit de les exprimer, sans mériter 
le moins du monde le reproche d'ingratitude que vous avez 
eu le patriotisme de m'adresser. 

Voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire sur votre livre, 
qui me semble écrit, du reste, dans un but honorable et avec 
les meilleures intentions. 



Je vais répondre maintenant, caro Corsino, à l'autre ques- 
tion imgoriamXe contenue dans votre lettre. 

Oui, je connais Wallace, et j'apprends avec plaisir que vous 
aimez son opéra de Maritana. Cet ouvrage^ si bien accueilli à 
Vienne et à Londres, m'est pourtant encore inconnu. Quant 
à l'auteur^ voici quelques détails invraisemblables sur lui, 
qui pourront vous intéresser. Admettez-les pour vrais^car je 
les tiens de Wallace lui-même, et il est trop indolent, malgré 
son humeur vagabonde^ pour se donner la peine de mentir. 

V. WALLACE, 

compositeur anglais. 
SES AVENTURES A LA NOUVELLE ZÉLANDE. 

Vincent Wallace naquit en Irlande. 11 fut d'abord un violo- 
niste distingué, et obtint comme tel de beaux succès à Lon- 



414 LES SOiRÉES DE L'ORCHESTRE. 

(1res et dans les colonies des Indes et de TAustralie. Il a en- 
suite renoncé au \io]on pour se livrer à renseignement du 
piano, instrument qu'il possède parfaitement, et à la com- 
position. C'est un excellent Excentric man^ flegmatique en 
apparence comme certains Anglais, téméraire et violent au 
fond comme un Américain. Nous avons passé ensemble^ à 
Londres, bien des demi-nuits autour d'un bol de punch, oc- 
cupés, lui à me raconter ses bizaiTCS aventures, moi à les 
écouter avidement. 11 a enlevé des femmes ^ il a compté 
plusieurs duels malheureux pour ses adversaires, il a été sau- 
vage... Oui, sauvage, ou à peu près, pendant six mois. Et 
voici en quels termes je Tai entendu me narrer, avec son 
flegme habituel, cet étrange épisode de sa vie : 

« J'étais à Sydney (Wallace dit : J'étais à Sydney, — nubien: 
Je vais à Calcutta, — comme nous disons à Paris : Je pars pour 
Versailles^ ou: Je reviens de Rouen), j'étais à Sydney, en 
Australie, quand un commandant de frégate anglais, de ma 
connaissance, m'ayant rencontré sur le port, me proposa, 
entre deux cigares , de l'accompagner à la Nouvelle-Zé- 
lande. — Qu'allez-vous faire là V lui dis-je. — Je vais châtier 
les habitants d'une baie de Tavaï - Pounamou , les plus 
féroces des Néo-Zélandais, qui se sont permis, l'an dernier, 
de piller un de nos baleiniers et de manger son équipage. 
Venez avec moi, la traversée n'est pas longue et l'expédition 
sera amusante. — Je vous suivrai volontiers. Quand partons- 
nous? — Demain. — C'est convenu, je suis des vôtres. — Le 
lendemain nous mimes à la voile, en effet, et le voyage se 
fit rapidement. Arrivés en vue de la Nouvelle-Zélande, notre 
commandant, qui avait cinglé droit sur sa baie, ordonne 
de mettre le navire en désarroi, de déchirer quelques 
voiles, de briser deux ou trois vergues, de fermer les sa- 
bords, de masquer soigneusement nos canons, de cacher 
les soldats et les trois quarts de l'équipage dans l'entre- 
pont, de donner enfin à notre frégate l'air d'un pauvre diable 
de navire à moitié désemparé par la tempête et ne gouver- 
nant plus. 

Dès que les Zélandais nous eurent aperçus, leur méfiance 



DEUXIÈME ÉPH.OGUE. 415 

ordinaire les fit se tenir coi. Mais, en ne comptant qu'une di- 
zaine d'hommes sur le pont de la frégate, et croyant recon- 
naître, à notre apparence misérable et à Tincertitude de nos 
allures, que nous étions des naufragés suppliants plutôt que 
des agresseurs^ ils saisissent leurs armes, sautent dans leurs 
pirogues et se dirigent vers nous de tous les coins du rivage. 
Je n'ai jamais tant vu de pirogues de ma vie. Il en sortait de 
la terre, de l'eau, des buissons, des rochers j de partout. 
Et notez que plusieurs de ces embarcations portaient jusqu'à 
cinquante guerriers. On eût dit d'un banc de poissons énor- 
mes nageant de notre côté, en rapprochant leurs rangs. Nous 
nous sommes ainsi laissé entourer comme des gens incapa- 
bles de se défendre. Mais quand les pirogues, divisées en 
deux masses, se sont trouvées à une demi-portée de pistolet 
et serrées à ne pouvoir virer de bord, un petit coup donné à 
la barre fait notre frégate présenter ses flancs aux deux flot- 
tilles, et le commandant de crier aussitôt : a En bataille sur 
le pont! ouvrez les sabords! et feu partout sur celte ver- 
mine ! » — Les canons de bâbord et de tribord avançant alors 
hors du navire toutes leurs têtes à la fois, .comme des curieux 
qui se mettent aux fenêtres, ont commencé à cracher sur les 
guerriers tatoués une pluie de mitraille, de odulets et d'obus 
des mieux conditionnées. Nos quatre cents soldats accompa- 
gnaient ce concert d'une fusillade nourrie et bien dirigée. 
Tout le monde travaillait ; c'était superbe. Du haut d'une 
vergue du grand mât, où j'étais grimpé avec mes poches 
pleines de cartouches, mon fusil à deux coups et une douzaine 
de grenades, que le maître canonnier m'avait données, j'ai, 
pour ma part, ôté l'appétit à bien des Zélandais, qui avaient 
déjà peut-être creusé le four où ils comptaient me faire cuire. 
J'en ai tué je ne pourrais dire combien. Vous le savez, dans 
ces pays-là, cela ne fait rien de tuer des hommes. On ne se 
figure pas surtout l'effet de mes grenades. Elles éclataient 
entre leurs jambes et les faisaient sauter en l'air et retomber 
à la mer comme des dorades, pendant que les pièces de vingt- 
quatre et de trente-six, avec leurs gros boulets, vous enfilaient 
des séries de pirogues et les coupaient parle milieu avec des 






416 LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

Claquements comparables à ceux du tonnerre quand il tombe 
sur un arbre. Les blessés hurlaient, les fuyards se noyaient, 
et notre commandant trépignait en criant dans son porte- 
voix : « Encore une bordée ! à boulets rames ! feu sur ce chef 
aux plumes rouges ! A la mer la chaloupe maintenant ! le 
canot, la yole! Âchevezles nageurs à coups d'anspect! allons, 
raide ! mes garçons ! God save the queen ! » 

La mer était couverte de cadavres, de membres, de casse- 
tète 9 de pagaies, de débris d'embarcations; et çà et là se 
dessinaient sur Teau verte de larges flaques rouges. Nous 
commencions à être las, quand nos hommes de la chaloupe, 
moins enragés que le commandant, se contentant d'expédier 
à coups de pistolet et d'aviron encore une douzaine de na- 
geurs, ont tiré de Teau deux Zélandais magnifiques, deux 
chefs qui n*en pouvaient plus. On les a hissés à demi 
morts sur Je pont de la frégate. Au bout d'une heure, les 
deux Goliath étaient debout et vigoureux comme des pan- 
thères. L'interprète que nous avions amené de Sydney s'est 
approché d'eux pour leur assurer qu'ils n'avaient plus rien 
à craindre ; les blancs n'étant pas daiis l'usage de tuer leurs 
prisonniers. — « Mais, a dit alors l'un des deux dont la taille 
était énorme et l'aspect effrayant, pourquoi les blancs ont-ils 
tiré sur nous leurs gros et leurs petits fusils? Nous n'étions 
pas encore en guerre. — Vous rappelez-vous, a répondu 
l'interprète, ces pêcheurs de baleine que vous avez tués et 
mangés l'année dernière ? ils étaient de notre nation, nous 
sommes venus les venger. — Ah ! s'écrie le grand chef en 
frappant un violent coup de talon sur le plancher et regar- 
dant son compagnon avec un sauvage enthousiasme, très-bon! 
les blancs sont grands guerriers! » Notre procédé les remplis- 
sait évidemment d'admiration. Ils nous jugeaient au point 
de vue de l'art, en connaisseurs, en nobles rivaux, en grands 
artistes. 

La flotte zélandaise abîmée , la tuerie d'hommes achevée , 
le commandant nous apprend , un peu tard , qu'il doit aller 
maintenant en Tasmanie, au lieu de retourner à la Nouvelle- 
Galles. J'étais fort contrarié de faire forcément ce nouveau 



DEUXIEME EPILOGUE. 417 

voyage, dont la durée devait être assez longue. Mais voilà le 
chirurgien de la frégate qui exprime le désir de rester à 
Tavaï-Pounamou, pour y étudier la flore de la Nouvelle-Zé- 
lande et enrichir ses herbiers , si le commandant peut venir 
le reprendre en revenant à Sydney ; ce à quoi celui-ci s'en- 
gage sans difficulté. Alors Tidée de voir de près ces terribles 
sauvages me séduit^ et j'oiTre au chirurgien de raccompagner. 
On peut rendre la liberté aux deux chefs, à la condition pour 
eux de garantir notre sûreté. Ceux-ci , à qui Tarrangemenl 
convient fort, promettent de nous protéger auprès de leur 
nation, qui, à les en croire, nous recevra bien, afayo ! tayo ! » 
(amis) disent-ils en venant selon Tusage frotter leur nez contre 
le nôtre. « Tayo rangatira! » (amis des chefs). 

Le traité est conclu. On nous conduit à terre^ le chirurgien, 
les deux chefs et moi. 

J'avais bien un certain serrement de cœur en mettant le 
pied sur cette plage maintenant déserte^ mais couverte d'en- 
nemis en armes quelques heures auparavant, et où nous ve- 
nions, nous vainqueurs, sans autre sauvegarde contre la fu- 
reur des vaincus que la parole et l'autorité douteuse de deux 
chefs anthropophages. 

— Sur l'honneur, dis-je à Wallace en l'interrompant, 
vous méritiez d'être cuits vivants à petit feu et mangés l'un 
et l'autre. Conçoit-on une aussi outrecuidante folie! — Eh 
bien, pourtant il ne nous arriva rien. En rencontrant leur 
peuplade, nos chefs expliquèrent que la paix était faite et 
qu'ils nous devaient leur liberté. Après quoi , nous faisant 
mettre à genoux devant eux, ils nous donnèrent à chacun un 
petit coup de casse-tête sur la nuque, en faisant des signes et 
prononçant des paroles qui nous rendaient sacrés. 

Hommes, femmes et enfants, criant : Tayo! à leur tour, 
nous approchèrent aussitôt avec curiosité, mais sans la 
moindre apparence hostile. Notre confiance paraissait les 
flatter, et tous y répondirent. Le chirurgien, d'ailleurs, nous 
fit bien venir d'eux, en pansant le petit nombre de blessés 
qui avaient survécu à la mitraille, et dont plusieurs avaient 
des plaies et des fractures afl'reuses. Au bout de quelques 



418 LKS SOIKKKS DE L'OHCHESTHÊ. 

jours il me laissa pour aller, sous la conduite de Koro le grand 
chef, explorer une forêt de riulérieur. 

Tavais déjà, un an auparavant, appris aux îles Haouaî 
quelques mois de la langue kanacke, en usage, malgré les 
énormes distances qui séparent ces divers archipels, à Haouaî, 
à Taïti et à la Nouvelle-Zélande. Je m'en servis tout d'abord 
pour séduire deux petites Zélandaises charmantes , vives 
comme des grisettes parisiennes, avec de grands yeux noirs 
étincelants et des cils de la longueur de mon doigt. Une fois 
apprivoisées, elles me suivirent comme deux lamas, Méré 
portant ma poudre et mon sac à balles, Moïanga^ le gibier 
que j'abattais dans nos excursions ; et me servant tour à tour 
Tune et l'autre d'oreiller, la nuit^ quand nous dormions à la 
belle étoile. Quelles nuits ! Quelles étoiles! Quel ciel! Cest 
le paradis terrestre que ce pays-là. 

Croiriez-vous que j'y fus atteint néanmoins par le plus 
inattendu et le plus infernal des chagrins! Emaî^ mon chef 
protecteur^ avait une fille de seize ans^ qui ne s'était pas 
montrée d'abord, et dont la beauté piquante, quand je l'a- 
peiçus, me planta au cœur un amour terrible, avec tous les 
frémissements, tous les étouffements et tous les abominables 
maux de nerfs qui s'en suivent. 

Dispensez-moi de vous faire son portrait... Je crus n'avoir 
qu'à me présenter à elle pour trouver deux bras ouverts. 
Méré- et Moïanga m'avaient gâté. Je voulus en conséquence, 
après quelques mots tendres, la conduire dans un champ de 
phormium (le lin du pays) pour y filer des heures d'or et de 
soie. Mais point. Résistance, résistance obstinée. Alors, je me 
résignai à faire une cour en règle et assidue. Le père de Ta- 
téa (c'est son nom) prit mes intérêts avec chaleur; il adressa 
devant moi maintes fois de vifs reproches à la belle rebelle. 
J'ufïris à Tatéa l'un après l'autre et tous ensemble les bou- 
tons de cuivre doré de mon gilet, puis mon couteau, ma 
pipe, mon unique couverture, plus de cent grains de verre 
bleus et roses; je tiiai une douzaine d'albatros, pour lui faire 
un manteau de duvet blanc ; je lui proposai de me couper 
elle-même le petit doigt. Ceci parut l*ébranler un moment^ 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 411) 

mais elle refusa encore. Son père indigné voulait lui casser 
un bras ; je Ten détournai à grand' peine. Mes deux autres 
femmes s'en mêlèrent à leur tour et tentèrent de combattre 
son obstination. 

La jalousie est ridicule dans la Nouvelle-Zélande, et mes 
femmes n'étaient point ridicules. 

Rien n'y fit. 

Alors, ma foi, le spleen s'empara de moi. Je cessai de man- 
ger, de fumer, de dormir. Je ne chassais plus, je ne disais 
plus un mot à Moîanga ni à Méré ; les pauvres filles pleu- 
raient, je n'y prenais pas garde ; et j'allais me tirer un coup 
de fusil dans Toreille, quand j'eus Tidée d'offrir à Tatéa un 
baril de tabac que je portais toujours attaché sur mon dos. 

C'était cela!!! et je ne l'avais pas deviné!!!. 

Le plus consolant des sourires accueillit ma nouvelle of- 
frande; on me tendit la main, et en la touchant, jeci^us sen- 
tir mon cœur fondre, comme fond un morceau de plomb 
dans un feu de forge. Le cadeau de noces était accepté. Méré 
et Moîanga coururent, pleines de joie, annoncer à Emaï la 
bonne nouvelle ; et Tatéa, ravie de posséder le précieux baril 
qu^elle s'était obstinée par coquetteiûe à ne pas demander, 
dénoua enfin sa chevelure et m'entraîna* palpitant vers le 
champ de phormium... 

Ah! mon cher, ne me parlez pas de nos Européennes !.. • 

Au coucher du soleil^ mes deux petites premières, ma 
leine Tatéa et moi, nous fîmes au ccin d'un bois le plus dé- 
lirant souper de famille, avec. des racines de fougère, des ko-> 
panas (pommes de terre), un beau poisson, un guana (grand 
lézard) et trois canards sauvages, cuits les uns et les autres 
au four, entre des pierres rougies, selon la méthode des natu^ 
rels, et arrosés de quelques verres d'eau*de-vie qui me res- 
taient. 

On m'eût proposé, ce soir-là, de me transporter en Chine, 
dans le palais de porcelaine de l'Empereur, et de me donner 
la céleste princesse^ sa fiUe^ pour épouse, avec cent manda- 
rins décorés du bouton de cristal pour me servir, que j'aurais 
refusée 



420 LES SOIHÉËS DE L'ORCHESTRE. 

• 

Le lendemain de ces nocôs intimes, le chirurgien revint de 
son exploration botanique, il était couvert de végétaux plus 
ou moins secs; il avait Tair d^une meule de foin ambulante. 
Son chef et le mien, Koro et Emaï, nos deux cornacs, convin- 
rent de célébrer cette réunion et mon mariage par un festin 
officiel splendide. Ils avaient justement surpris en flagrant 
délit de vol, dans leur Pâ (village) une jeune esclave, et Ton 
convint de la punir de mort pour cette solennité. Ce qui fut 
fait, bien que je protestasse que nous avions déjà un très- 
beau dîner et que je n'en mangerais pas. 

Dans le fait, vous pouvez m'en croire, au risque de déso- 
bliger nos chefs qui s'étaient mis en frais pour nous traiter, 
au risque même d'irriter Taléa qui trouvait absurdes mes ré- 
pugnances, on eut beau m'offrir la meilleure épaule de l'es- 
clave, servie sur une fraîche feuille de fougère et entourée de 
succulentes kopanas, il me fut impossible d'y toucher. Notre 
éducation est vraiment singulière, en Europe ! J'en suis hon- 
teux. Mais ce sentiment d'horreur pour Thomme, inculqué 
dès l'enfance, devient une seconde nature, et c'est en vain 
qu'on chercherait à le contrecarrer. 

Le chirurgien essaya par bravade de goûter à l'épaule que 
j'avais refusée; presqu'aussitôt des nausées violentes le puni- 
rent de sa tentative, à la grande colère de Kaé, le cuisinier de 
Koro, qui se trouvait ainsi blessé dans son amour-propre. 
Mais mes deux petites premières, ma chère Tatéa, Koro et 
mon beau-père, l'eurent bientôt calmé, en rendant à sa 
science culinaire un éclatant hommage. 

Après le dîner, le chirurgieft, possesseur d'une assez res- 
pectable bouteiUe d*eau-de-vie, la présenta d'abord à Émaï 
qui, après avoir lu, lui dit d'un air grave : 

« Ko tinga na, hîa ou owe. » 
(Puisses-tu le bien porlety être contenl.) 

Tant est naturel l'usage des toasts qu'on reproche parfois à 
l'Angleterre. — Koro l'imita, et, s'adressant à moi, répéta le 
souhait bienveillant d'Émaï. Méré et Moïanga me regardaient 
d'un air tendre. Alors, pendant que les chefs fumaient quel- 



DEUXIÈME ÉPILOGUIî:. 42 i 

qucs pincées du tabac du petit baril, dont la nouvelle mariée 
les avait gratifiés généreusement. Tatéa se serra contre moi, 
appuya nonchalamment sa tête contre la mienne et me chanta 
à Toreille, comme une confidence, trois couplets dont voici le 
refrain que je n'oublierai jamais : 

E takowe e o mo tokou mei rangui 
Ka tai Ki reira, akou rangui auraki. 

[Quand lu nrat arrivé au port oà tu veux aller, mêg afections y seront 

Honte sur notre froide musique, sur notre mélodie efi'ron- 
tée, sur notre pesante harmonie^ sur notre chant de Gyclopes! ! ! 
Oïl trouver en Europe cette mystérieuse voix d*oiseau amou- 
reux, dont le secret murmure faisait frissonner tout mon être 
d'une volupté effrayante et nouvelle ! Quels gazouillements 
de harpe sauront l'imiter? Quel fin tissu de sons harmoniques 
en donnera l'idée?... Et ce refrain si triste dans lequel Tatéa, 
associant, par un caprice étrange, Texpression de son amour 
à la pensée de notre séparation, me parlait du port lointain,,» 
où ses affections me suivraient 

Beloved Tatea ! Sweet bird!... Tout en chantant^ comme 
chanteà midi un bengali sous la feuillée, de la main gauche 
elle enlaçait mon coi dans une longue tresse de ses splendides 
cheveux noirs^ et jouait de la droite avec les blancs 08selt*ts 
du pied de Tesclave qu'elle venait de manger... Ravissant 
mélange d'amour, d'enfantillage et de rêverie!... Le vieux 
monde soupçonna-t-il jamais une poésie pareille ?... Shakes- 
peare, Beethoven, Byron, Weber, Moore, Shelley, Tennysson, 
vous n'êtes que de grossiers prosateurs. 

Pendant cette scène, Kaé avait, presque sans interruption, 
chuchoté de son côté avec la bouteille, qui lui avait dit tant 
de choses, que Koro et le chirurgien durent le conduire, en le 
soutenant, jusqu'à sa case, où il tomba ivre mort. 

Plus ivre que le cuisinier, maiç ivre d'amour, j'emportai, 
moi, plutôt que je n'emmenai Tatéa ; et mes deux petiies 
premières, encore cette nuit-*là, dormirent d'un paisible 
sommeil. 

24 



422 LKS SOIREKS DK L'ORCHKSTKb:. 

Tatéa avait remarqué que souvent dans mes moments de 
rêverie, quand nous étions assis ensemble au bord de la mer^ 
je traçais avec la baguette de mon fusil^ sur le sable la lettre T. 

Elle finit par me demander pourquoi je m'obstinais à des- 
siner ce signe, et je parvins, non sans peine^ à lui faire com* 
prendre qu'il me rappelait son nom. Je Tétonnai beaucoup. 
Elle doutait probablement encore que cela fût possible, car, 
ayant elle-même un jour, en mon absence, marqué groi^iè- 
rement ce T sur un rocher, elle me le montra et battit des 
mains en m'entendant dire aussitôt ; Tatéa! 

Vous croyez peut-être que je vais, à propos de ces détails, 
me moquer de moi-même et dire que je tournais au pastoral, 
au Daphnisme. Mais non, j'étais heureux et ne suis pas Fran- 
çais. 

Bien des jourS; et des nuits semblables se succédèrent. Ils 
avaient fait à mon insu des semaines et des mois; j'avais 
oublié le monde et l'Angleterre; quand la frégate reparut dans 
Id baie et vint me rappeler qu'il y avait un port où je devais 
aller» Chose étonnante! après le premier froid que sa vue ré- 
pandit dans mes veines, j*eus presque du courage. Le pavil- 
lon anglais flottant au haut du grand mât produisit sur moi 
reflet du bouclier de diamant sur Henaud^ et lime parut 
aussitôt possible^ sinon facile, de m'arracher aux bras de mes 
Armide. A l'annonce de mon départ^ pourtant^ que de pleurs! 

quel désespoir ! quelles convulsions de cœur! Tatéa se 

montra d'abord la plus résignée. Mais quand le canot de la 
frégate eut abordé, quand elle vit le chirurgien y entrer et 
m'attend re, quand j'eus fait à Eniaï et à Koro mes derniers 
présents, se précipitant éperdue à mes pieds, elle me conjura 
de lui accorder encore une preuve d'amour, la dernière ; 
preuve étrange, dont je ne me fusse jamais avisé. « Oui, oui, 
tout, lui dis-je en la relevant et la serrant frénétiquement 
dans mes bras ;< que veux-tu? mon fusil? ma poudre?, mes 
balles? prends, prends, tout ce qui me reste n'est-il pas à 
toi? » Elle fit un mouvement négatif. Saisissant alors le cou- 
teau de son père, impassible témoin de nos adieux, elle eu 
approcha la pointe de ma poitrine nue et me fit comprendre^ 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 423 

ne pouvant plus parler, qu'elle désirait y tracer un signe. J*y 
consentis. En deux coups Tatéa me balafra d'aune incision 
cruciale, dWi le sang jaillit à tlots. Aussitôt la pauvre enfant 
de se jeter sur ma poitrine ruisselante, d*y appliquer ses 
lèvres, ses joues, son col, son sein, sa chevelure, de boire mon 

sang mêlé à ses larmes, avec des cris et des sanglots 

vieille Angleterre, j'ai prouvé ce jour-là que je t'aimais! 

Méré et Moïanga s'étaient élancées à la mer avant le départ 
du canot; je les retrouvai auprès de Féchellc de la frégate. 
Là, autre scène, autres cris déchirants. J'eus beau tenir mes 
yeux fixés sur le pavillon britannique, un instant la force me 
manqua. J'avais laissé sur le rivage Tatéa évanouie; à mes 
pieds les deux autres chères créatures, nageant d'une main, 
me faisaient de l'autre des signes d'adieux, en répétant, de 
leur voix gémissante : Walla ! Walla ! (C'était leur manière 
de prononcer mon nom. ) Quels efforts je dus faire pour nion- 
ter ! à chacun des derniers échelons que je gravis, il me sembla 
qu'où me cassait un membre. Parvenu sur le pont, je n'y 
tins plus, je me retournai : et j'allais sauter à l'eau, gagner la 
terre à la nage, les embrasser toutes les trois, m'en fuir avec 
elles dans les bois et laisser partir la frégate chargée de mes 
malédictions, quand le commandant, devinant ce coup de tête, 
fit un signe aux musiciens du régiment qui était à bord, le 
Rule Britannia retentit, une déchirante et suprême révolu- 
tion se fit en moi, et, aux trois quarts fou, je me précipitai 
dans la grande chambre, où je restai jusqu'au soir étendu, 
cadavre vivant, sur le plancher. 

Quand je revins à moi, mon premier mouvement fut de re- 
monter à la course sur le pont, comme si j'allais y retrou- 
ver Nous étions déjà loin plus de terre en vue.... 

rien que le ciel et l'eau Alors seulement je poussai un 

long cri de douleur furieuse, qui me soulagea. 

Ma poitrine saignait toujours. Voulant rendre la cicatrice 
ineflaçable, je me procurai de la poudre à canon et du corail, 
que je pilai ensemble et que j'introduisis ensuite dans la. plaie. 
J'avais appris d'Ëmaï ce procédé de tatouage. H réussit par- 
faitement. Voyez ! (dit le narrateur en ouvrant son gilet et sa 



424 LES SOIRËBS DE L'ORCHESTRE. 

chemise^ et me montrant sur sa poitrine une large croix bleuâ- 
tre ) cela veut dire pour moi Tatéa en néo-zélandais. Si vous 
trouvez jamais une Européenne capable d'avoir ^naïvement 
une idée pareille, je vous permets de croire à son affection et 
de lui ivster fidèle !» 

11 eût été difficile à Wallace de pousser plus loin ses confi- 
dences cette nuit-là. 11 ne pleurait pas, mais des filets rouges 
sillonnaient le blanc de ses yeux, ses lèvres écumaient ; il se 
plaça devant un miroir et resta longtemps à contempler d'un 
air sombre la signature de Tatca. 11 était trois heures du ma- 
tin ; je sortis en proie à une oppression pénible. Rentré chez 
moi, je ne m^endormis pas sans faire de longues réflexions 
sur rhospitalité des guerriers zélandais^ sur le préjugé des 
Européens contre les esclaves, sur Tinfluence des petits barils 
de tabac, sur la polygamie^ sur les amours sauvages et le pa- 
triotisme effréné des Anglais. 

Deux ans plus tard^ Wallace vint me voir à Paris. Frede- 
rick Beale^ ce roi des éditeurs anglais, cet intelligent et géné- 
reux ami des artistes, Tavait chargé de composer un opéra 
en deux actes pour Tun des théâtres de Londres. Wallace 
comptait utiliser ses loisirs de Paris en écrivant cette petite 
partition ; mais une ophthalmie aiguë dont il fut atteint pres- 
que à son arrivée et qui faillit lui faire perdre la vue, l'en em- 
pêcha en le contraignant à une longue et triste inaction. 

Enfin l'établi, grâce aux soins du savant docteur Siebel que 
je lui avais amené, il retourna à Londres avec Fintention, 
après avoir terminé son opéra, de faire un nouveau tour du 
monde pour se désennuyer ; un peu aussi pour revoir la Nou- 
velle-Zélande, j'aime à le croire. Il a, en effet, entrepris ce 
voyage ; seulement des motifs que j'ignore Pont fait s'arrêter 
à New-York, oii, sous prétexte qu'il gagne des milliers de 
dollars par ses compositions de salon dont raffolent les Amé- 
ricains, il oublie ses amis et ses amies, et se résigne à vivre 
platement avec des gens plongés dans la plus profonde civi- 
lisation. 

Je donnerais beaucoup pour savoir si le tatouage de sapoi-' 
trineest toujours visible. 



DEUXIÈME ÉPILOGUE. 4'2o 

Pauvi*e Tâtca, je crains bien que tu n'aies pas enfoncé le 
couteau assez avant! 

Ceci n'empêche que je lui dise à travers rAtfantique : Bon- 
jour, mon cher Waliace, pensez-vous aussi que j'aie commis 
un abus de confiance en publiant votre odyssée ? Je parie 
que non. 



P. 5. Vous êtes un lecteur attentif, Corsino. Oui, il n'est 
que trop vrai, beaucoup d'erreurs typographiques ont été 
commises dans la première édition de nos Soirées, et quel- 
ques-unes se sont encQre reproduites dans la seconde. Cela 
me cause un véritable tourment. Deux de ces fautes surtout 
m'exaspèrent. La première a Tair d'une raillerie dirigée con- 
tre moi. Elle consiste dans l'omission de la lettre h dans le 
mot orthographe ; omission qui me fait commettre une faute 
d'orthographe précisément dans le mot orthographe et dans 
une phrase où je reproche à quelqu'un une faute d'orthogra- 
phe. 

La seconde erreur est dans ces trois mots : boire le Kava. 
Elle est grammaticale et géographique. 11 convenait d'abord 
d'écrire « boire du Kava. y* De plus il faut n'avoir pas fait 
seulement un demi-tour du globe pour ignorer que Kava rst 
le nom de la boisson en usage aux îles Garolines et à la 
Nouvelle-Zélande, mais qu'à Taïti, dont il s'agit dans le pas- 
sage inculpé, cette même boisson se nomme Ava. 

Je vais passer pour un canotier d'Asnières (1). 

Mais qu'est-ce que ces fautes insectes en comparaison des 
monstres que nous voyons éclore journellement dans les im- 
primeries. Je ne veux vous en faire connaître qu'un; il vous 
consolera^ je pense, comme il m'a consolé. 

Dans une revue littéraire de Paris, l'un de nos prosateurs 
les plus distingués publiait une Nouvelle. Cette Nouvelle con- 
tenait la phrase suivante, amenée je ne sais comment : 

« L'on vit reparaître sur la planche le bocal de cornichons.» 

(I) Quelle gasconnade ! le plus long voyage que j*aie jamais fait sur mon est 
celui de Marseille à Livourne. {Note de V auteur.) 

24. 



ilù LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE. 

La première épreuve portant : 

« L'on vit reparaître sur la planche ce bocage de corni- 
chons, » le correcteur fit cette observation judicieuse qu'il 
était peu exact de dire sur la planche, et mit : 

L'on vit reparaître sua les planches ce bocage de corni- 
choils. 

Enfin, avant de donner le bon à tirer, il découvrit là encore 
une autre faute et de plus une inversion forcée incompatible 
avec Fesprit de la langue française. En conséquence, il fit ce 
dernier changement, dont les lecteurs de la Revue purent 
jouir le lendemain : 

L'on vit paraître sub les planches ce cornichon de bocage. 

Jugez de Tétonnement de Fauteur en se lisapt travesti de la 
sorte, et de la stupéfaction du célèbre tragédien Bocage ainsi 
traité de cornichon à propos de rien ! 

J'ose me flatter, Messieurs, que votre opéra touche à sa 
fin. En tous cas, si ma lettre ne dure pas deux heures et de- 
mie, j'en suis désolé, mais je ne saurais l'allonger; elle me 
semble, à moi, durer dix longues heures. 

Adieu donc Corsino, adieu Dervinck^ adieu Diniski, adieu 
tous. We may meet again..... Mon Dieu ! que je suis triste ! 

Assez épilogue. 



PIN. 



ŒUVRES COMPLÈTES 



DE 



HECTOR BERLIOZ 



1852 



M., Hector Berlioz, pour pouvoir retoucher à loisir ses 
compositions de les préserver d'exécutions mal comprises 
ou incomplètes, s'est longtemps refusé à les publier. Aujour- 
d'hui le progrès que ses œuvres grandioses et hardies ont 
amené dans l'exécution des masses vocales et instrumentales 
est presque général; Fauteur les a fait entendre sous sa di- 
rection dans la plupart des villes capitales de TEurope, où il 
a laissé ses traditions : les vieilles habitudes sont rompues. 
Il a pu d'ailleurs après ces nombreuses expériences introduire 
dans ses ouvrages divers perfectionnements dont il les a crus 
susceptibles et faire disparaître les défauts quMl y a décou- 
verts. 11 s'est donc décidé, il y a quelques années, à' les pu- 
blier tous. Beaucoup d'artistes et d'amateurs, de l'Etranger' 
surtout, l'ignorent pourtant encore. En conséquence, ses 
Editeurs de Paris croient nécessaire de donner au public la 
liste des grandes œuvres de M. H. Berlioz qu'ils possèdent, 
en y comprenant celles même qui sont encore inédites, mais 
qui paraîtront bientôt successivement, et ses compositions de 



428 (lEUVRKS COMPLÈTES 

salon, d'un slyle si originalemenl poétîqno^ d'un coloris si vif 
et si frais. La voici : 

■ 

OEUVRE 1. 

•IJVERTI7RE »E HTAYESI^EY^ publiée en grande parlition , 
ttec les parlU» séparées, et pour le piano à quatre mains. A Paris^ chei M. Ri- 
cbault, boulevard Poissonnière, 26. 

OEUVRE 2. 

II&LAlf PEy recueil de neuf mélodies, pour une et deux voix, et chœur, 
avec accompagnement de piano ; paroles imitées des Irish melodys de H. Th. 
Moore , par Th. Gounet. Deuxième édition, contenant plusieurs modifications 
importantes. Deux de ces morceaux {Adieu Bessy et V Élégie) sont avec paroles 
françaises et le texte original anglais. L'élégie est précédée d'une notice sur 
l'Irlandais Emet et de la péroraison de son discours à ses juges. Deux autres 
mélodies {la Belle voyageuse et le Chant sacré)^ instrumentées pour l'orchestre 
par l'auteur, sont publiées en partition. Le Chant sacré (chœur) est, dans la 
grande partition, avec texte français et latin. (Chez Richault.) 

OEUVRE 3. 

•VVEmTVmE BES FEAIffCS-JIJCES, publiée en grande par- 
tition, avec les parties séparées et pour le piano à quatre maios. (Chez Ri- 
chault.) Cet arrangement fait par l'auteur, aidé des trois habiles pianistes 
Chopin, Bénédict et Eberwein, est le seul fidèle et conforme à la partition. 

OEUVRE 4. 

•UVERTVmE BIT EBI I<KAM, tragédie de Shakespeare , publiée 
en grande partilionf avec \es parties séparées et pour le piano à quatre mains. 
Chez Richault.) 

OEUVRE 5. 

MESSE ^lE^ nOMT fê [Requiem) t pabWée en grande partition, avec 
es parties séparées de chœur. (Chez Brandus, rue Richelieu, 103, à Paris, et 
chez Ricordi, à Milan.) 

ŒUVRE 6. 

■jE ClK9BI>l.l9 chant sur la mort de l'empereur Napoléon, pour vui\ (1«* 
basse avec chœur, publié en grande partition^ avec les parties séparées d'or- 
cheslre et avec accompagnement de piano. La grande partition contient sons le 
texte français de Béranger une traduction allemande. (Chez Richault.) 



DE HECTOR BERLIOZ. 429 



ŒUVRE 7. 

I4E8 IHIIITS D'tlTÉy six mélodies pour une voix, avec piaoo, paroles de 
Théophile Gautier. Celle intitulée ^ÔMnce, instrumentée pour Torchestre par l'au- 
teur, est publiée en partition, (Chez Richault.) 

OEUVRE 8. 

RÊTRRIE ET CAPRICE^ romance pour le TÎolon, publiée en granrfe 
partition, avec les parties séparées et avec accompagnement de piano. (Choz 
Richault ) 

OEUVRE 9. 

OirVERTVIiE DV CARMATAIi ROMAllV (deuxième ouverture de 
Benvenulo Celliniy d'où elle est tirée), publiée en grande partition, avec les 
parties séparées, pour piano à quatre mains et pour deux pianos à quatre 
mains. (Cbec Brandus.) 

ŒUVRE 10. 

TRAITÉ R'UffftTRIJMEIfTATIOli et d'orchestration modernes,' 
avec des exemples en partition, tirés des œuvres de presque tous les grands 
maîtres et de quelques ouvrages de l'auteur. (Chez Schônenberger, boulevard 
Poissonnière, 28.) 

OEUVRE 11. 

s AUA liA BAIG1IEIJ0E (paroles de Victor Hugo), ballade pour trois 
chœurs et orchestre, publiée en grande partition, avec les parties séparées de 
chœur et pour deux voix avec piano. (Chez Richault.) 

OEUVRE 12. 

I^A CAPTIVE (paroles de Victor Hugo), rêverie, pour contralto ou mezzo 
soprano et orchestre, publiée en grande partition, et avec piano. (Chez Ri- 
chault.) 

OEUVRE 13. 

FLEURS DE0 I<AllRE8y cinq mélodies pour une et deux voix et chœur 
avec piano. Le Jeune Pâtre Breton (paroles de Brizeux), qui fait partie de ce 
recueil, a été in&trumenlé pour l'orchestre par l'auteur, et publié en partition, 
avec lexie français et allemand, (Chez Richault.) 



430 OEUVRES COMPLRTES 



OEUVRE i4. 

ÉPISOIIK BB I<A VIE WM ARTISTE^ lymphooie faotastique 
en cinq parties, publiée en grande partition, aTec les partiez téparéeSf et ca 
partition de piano (par Liszt). (Chez Brandns-) 

OEUVRE 14 (bis). 

I^E RBT9IJK A I^A ¥IEy mélologue (mélange de musique et de dis- 
cours) aTec solos de chant, chœur et orchestre: paroles et musique de M Berlioz. 
Trois morceaux seulement de cet ouvrage, qui fait suite à la Symphonie fantasli* 
que, ont élé publiés par Hichault, Ce sont: fo la ballade du Pécheur (pour té- 
nor avec piano) ;— 2o la chanson de Brigands (pour baryton, avec chœur et piano); 
— So le chant de Bonheur (pour ténor avec piano). La partition complète qui a 
pour finale une grande Fantaisie dramatique pour chœur, orchestre et piano à 
quatre mains, sur La Tempête de Shakespeare, est inédite. 

OEUVRE 15. 

SYMFH«VIE FimilBKE ET TRIOMPHAIS, en trois parties, 
pour grande harmonie militaire, avec an second orchestre d'instruments à cordes 
et un chœur {ad libitum) ; publiée en grande partition et avec les parties sépa" 
^rées d'orchestre et de chœur. (Chez Brandus.) Un chant héroïque, composé par 
l'auteur .sur le thème du finale de cette symphonie (l'Apothéose), a été publié 
avec paroles françaises et anglaises et accompagnement de piano, par Beale, édi- 
teur de musique à Londres. 

OEUVRE 16. 

HAROIiB ES ITALIE) symphonie en quMre parties, avee un alto 
principal , publiée en grande partition et ayéc les parties séparées. (Chez 
Brandus.) 

OEUVRE 17. 

ROMÉO ET JlIl<IETTEy grande symphonie dmniatique avec chœurt, 
solos de chant et prologue eu récitatif choral (paroles de M . Emile Bescbamps) ; 
publiée en grande partition et avec les parties séparées de chœur et d'orches- 
tre. (Chez Brandus.) La partition est précédée de la traduction allemande da 
texte el d'une préface indiquant aux chefs d'orchestre les dispositions à prendre 
pnur organiser l'exécution de cette symphonie. 

OEUVRE 18. 

TRIATIA) trois chœurs avee orchestre, publiés en grande partition , avec 



m HKCTOH BERLIOZ. i31 

\ci parties séparées de chœur et d'orchestre et avec accompaj^ncniunt de piauo, 

^Chex RichauU.) 

1 3féditation religieuse (graad chœur).- 

1 La mort d^Ophélis, ballade (chœur de femmes). 

S Marehe/unèbrey pour la dernière scène d'Hamlet. 

OEUVRE 19. 

PlSOULIiSTS W^AUÊWJMj six mélodies pour une et deux "voix et 
chœur, avec aoeôMipagnement de piano. {Zaïdet lesChampSf le Chant des Chc' 
mins de fer ^ se trouèrent ches RichauU ; la Prière du malin est chez les frères 
Kseudier, la Belle /MAiMt, chef Mayaut, et le Chasseur danois, chez Bernard 
Utte.) 

OEUVRE 20. 



POPVU^ deux grands chœurs avec orchestre. (La Menace des 
Francs, paroles de ***, et V Hymne à la France^ paroles d'A. Barbier); publiés 
en grande partition et avec accompagnement de piano. (Chex RichauU.) 

OEUVRE 21. 

•IJTSATIJRB W CORSAIRE^ publiée en grande partition avec 
es parités séparées, et pour piano à quatre mains. (Chex RichauU.) 

OEUVRE 22. 

Tfi VEOM) à deux chœurs, avec orchestre et orgue obligé. (InédU;) 

OEUVRE 23. 

BEMTEHIJTO CELLINI; opéra en trois atiles, paroles de MM. A. Bar« 
bier et Léon de Yailly. Neuf morceaux de chant détachée de cet ouvrage se trou- 
vent avec accompagnement de ^iano, chez Brandus. L*o«v0r<«re seule a été pu- 
bliée en grande partition et ave<: les parties séparées, par le même éditeur. 

OEUVRÉ 24. 

ËJk. mJkmMAimlÊM BB FAVBV^ légende en quatre actes, publiée avec 
texte francs et allemand en grande partition et avec les parties séparées de 
ëhœur et d'orchestre, et aToe aoeompUgnement de piano, chex RichauU, à Paris: 
En partition de piano ftveè teitè anglais, chez Beale, à Lohdrès. 

OEUVRE 2S. 

tjk FUI'ÉE EB EGYPTE) fragments d'un Mystère en style ancien pour 
ténor solo, chœur et an petit orchestré, attribué à Piei're Ducré, maître de clia- 



432 OKUVKES COMPLÈTES DE HECTOR BERLIOZ. 

pelle imagioaire, et composé (paroles et musique) par M. Berlior; publié en 
grande partition, avec les par lits aéparéu et avec accompagoemeot de piaoo. 
(Chez Richault.) 

1 Ouvtrture. 

2 L'adieu des Bergers (chœur). 

5 Le repos de la sainte famille (solo de téaor). 

OEUVRE 25 {his). 

Ij' ARMirBfi , deuxième partie de to Fuite en Egypte, mystère, paroles 
et musique de U. Berlioz. (Inédit.) 



MORCEAUX DE DIVERS AUTEURS 

INSTRUMENTÉS POUR ORCHESTRE 

Par m. HECTOR BERLIOZ. 



10 li'INVlTATlOM A LA VAL.IIE» de Weber, publiée en 
parties séparées, chez Brandas. 

30 LiA H ARJiEIIiliAMEy de Rouget de l'Isle, publiée en 
grande partition, chezfirandus. 

3» MABCHB MABOCAIIVE» de Lëopold de Mayer, pu- 
bliée en parties séparées, chez Escudier 



Les Récitatifs composés par M. Berlioz pour la représenta^ 
tioQ du FreyschUtz de Weber, à l'Opéra, sont publiés dans la 
partition de piano de cet ouvrage, chez Brandus. 

La grande partition de ces récitatifs ne se trouve qu'au 
bureau de copie de TOpéra. 



TABLE DES MATIÈRES. 



Pagp«. 

Prologue 1 

Première soirée. — Le premier opéra, nouvelle du passé. — 
Vincenza, nouvelle sentimentale. — Vexations de Kleiner 

l'aîné.. 6 

Le premier opéra, nouvelle du passé, 1555. — Alfonso délia 

Viola à Benvenuto Gellini 1 

Vincenza, nouvelle sentimentale 28 

Deuxième soirée. — Le harpiste ambulant, nouvelle du pré- 
sent. — Exécution d'un Oratorio. — Le sommeil des justes. 31 

Le harpiste ambulant, nouvelle du présent 32 

Troisième soirée 55 

Quatrième soirée. ^ Un début dans le Freyschiitz, nouvelle 

nécrologique. — Marescot, étude d'équarisseur 57 

Un début dans le Freyschûlz 58 

Cinquième soirée. — L'5de Robert le Diable, nouvelle gram- 
maticale » 65 

Sixième soirée. — Élude astronomique, révolution du* ténor 

autour du public. — Vexations de Kleiner le jeune 09 

Le ténor au zénith ■ 74 

Le soleil se couché. Ciel orageux 77 

Septième soirée. — Étude historique et philosophique. De 
viris illustribus urbis Romœ. — Une Romaine. Vocabulaire 

de la langue des Romains 8:) 

De viris illustribus urbis Romœ ^ 4 

M"** Rosenheim, autre fragment de l'histoire romaine 9!) 

Huitième soirée. — Romains du nouveau monde. — M. Bar- 

num. — Voyage de Jenny Lind en Amérique i( 9 

Neuvième soirée. — L'Opéra de Paris. — Les théâtres lyriques 
de Londres. Étude morale 117 



V5 



134 TABLE DKS MATIERES. 

Pa^es. 
Dixième soirée. — Quelques mots sur l'état présent de la 
musique, ses défauts, ses malheurs el ses chagrins. — L'insti- 
tution du tack. — Une victime da tack 131 

Quelques mots sur l'état présent de la musique, ses défauts, 

SCS malheurs et ses chagrins i 1 32 

Une victime du tack, nouvelle d'avanl-scène H? 

Onzième soirée 147 

Douzième soirée. — Le suicide par enthousiasme, nouvelle 

vraie .... ; 1 49 

Treizième soirée. >- Spontini, esquisse biographique 1G9 

Quatorzième soirée. — Les opéras se suivent et se ressem- 
blent. — La question du beau. — La Marie Stuart de Schil- 
ler. — i Une visite à Tom-Poace, nouvelle invraisemblable.. 199 

Une visite à Tom-Pouce 2()i 

Quinzième soirée. — Autre vexation de Kleiner l'aîné 207 

Seizième soirée. — Études musicales et -phrénologiques. — 
Les cauchemars. — Les puritains de la musique religieuse. 

— Paganini, esquisse biographique 200 

Paganini 215 

Dix-septième soirée ; . 223 

Dix- huitième soirée. — Accusation portée contre la critique 

de l'auteur. — Sa défense. — Réplique de l'avocat général. 

— Pièces à l'appui.'— Analyse du Phare. — Les représen- 
tants sous-marins. — Analyse de Diletta. Idylle. — Le 
piano enragé 225 

Analyse du Phare.. 2:i2 

Analyse de Diletta 2:J5 

DiX-NEDVIÈME SOIKÉE 217 

YiNûTiÈME SOIRÉE. — GlaDcs bistoriques. — Susceptibilité sin- 
gulière de Napaléon, sa sagacité musicale. — Napoléon et 

Lesueur. — Napoléon et lu république de San .Marino 240 

Musique de l'Empereur 251 

Vingt et unième soirée. — Études musicales. — Les enfants 
de charité à l'église de Saint-Paul de Londres, chœur de 
6,500 voix. — Le palais de cristal à 7 heures du matin. — 
La chapelle de l'empereur de Russie. — Institutions musicales 
de l'Angleterre. — Les Chinois chanteurs et instrumentistes 
à Londres ; les Indiens ; l'Highlander ; les noirs des i nés. 25< 

Vingt-deuxième soirée 285 

Vingt-troisième soirée. — Gluck et les conservatoricns de 



TABLE DES MATIÈRES. 4^5 

Page«. 

Naples, mot de Darante 287 

Vingt-quatrième soirée 290 

YlNOT-CINQOlÈMB SOIREE 291 

EuphoDia ou la ville musicale, nouvelle de l'avenir 292 

Épilogue ^ 335 

Deuxième épilogue. — Lettre de Corsino à l'auteur. — Ré- 
ponse de l'aniteur à Corsino Z\d 

Beethoven et ses trois styles 854 

Fêtes musicales de Bonn 367 

Réponse à M. Coneâtabile 408 

y. Wallace. Les aventures à la Nouvelle-Zélande 413 



PIN DE LA TABLE. 



(o»t«iL typ. et itér. de (uni. 



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