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Full text of "Les soldats de la révolution"

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1 



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LES SOLDATS 



DE LA 



RÉVOLUTION 



«05-78. — Corbbil. Jyp. et stér. ds CmârK. 



J. MIGHELET 



LES SOLDATS 



DE LA 



RÉVOLUTION 



PARIS 

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 

BUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 

1878 

Droits de reproduction et de traduction réservés 



AVERTISSEMENT 



AVERTISSEMENT 



C'est au commencement de 1851 que M. Mi- 
chelet conçut l'idée du livre, trop souvent inter- 
rompu, que Ton publie ici, dans sa partie ache- 
vée, sous le titre : Les Soldats de la Révolution. 

M. Michelet venait d'offrir aux nations oppri- 
mées le « puissant cordial » de ses Légendes du 
Nord à cette heure de crise intérieure où la 
France, sous la présidence de Louis Bonaparte, 
descendait la pente fatale qui la menait au 2 dé- 
cembre. Le 12 mars 1851 était jour de cours au 
Collège de France. Ce même jour avait lieu l'en- 
terrement de la pauvre madame Mina Quinet, et 



VIII AVERTISSEMENT. 

M. Michelet devait, avant sa leçon, parler sur la 
tombe. Il allait se rendre au cimetière, quand 
un huissier lui remit le décret qui le suspendait 
de ses fonctions de professeur. Le gouvernement, 
qui prévoyait une manifestation des écoles pour 
ses deux maîtres aimés, avait résolu de l'empê- 
cher; de là cette communication tardive, qui 
laissait croire à la jeunesse que les funérailles 
seules faisaient ajourner la leçon. Quelques mois 
plus tard, M. Michelet était destitué. 

Songea-t-il à s'en plaindre pour lui-même, 
pour ses intérêts privés? Il ne songea qu'à ses 
œuvres. La pensée de ce livre lui apparut pour ia 
première fois. 

Dans son Journal, qui fut toujours le plus in- 
time confident de son esprit, il écrivait à cette 
même date : 

« Ceci me semble providentiel. L'agitation po- 
lémique m'avait tiré hors de moi... Rentre en 
toi, et reprends force ! 

» La Révolution de 1848, si prodigieusement 
variée, avait dispersé ton attention sur le monde. 
Fixe-la d'abord sur l'ardent foyer d'où l'héroïsme 
révolutionnaire a jailli par toute l'Europe. Encore 
la France ; encore la Révolution, les hommes 
de 92... 



AVERTISSEMENT. JX 

» Et d'abord un simple, un saint, idéal dç tant 
de héros inconnus qui ont suivi le devoir, non 
le bruit; la vie et la mort du premier grenadier 
de la République, du Breton Latour d'Auver- 
gne... » 

On eût dit que Micbelet, prévoyant les funestes 
journées de décembre, voulait les conjurer en 
rappelant à l'armée le souvenir de ces temps, 
encore si proches, où la cité fut l'armée, où 
l'armée fut la cité, c'est-à-dire « la patrie elle- 
même, combattant et mourant pour les lois ». 

Le plan conçu par l'auteur était très-vaste ; rien 
moins que la vie, le calendrier de tous les saints, 
de tous les martyrs, de tous les héros de la li- 
berté. Comme on l'a très-bien dit, ce livre « ou- 
vrait une sorte de Panthéon à tout ce qui lutta 
et souffrit pour la patrie et pour le peuple. » 
Cette Légende d'or devait s'étendre à tous, au 
paysan, à l'ouvrier, à l'instituteur, à l'étu- 
diant, etc. Chaque profession aurait ainsi son 
modèle, son patron, à honorer et à imiter ; de 
là le titre primitif : Légendes de la Démocratie. 

Cette grande conception, M. Michelet n'a pas 
eu le temps de la réaliser dans son ensemble. 
Le maître d'école Grainville, le seul héros civil 
qu'il ait raconté, a trouvé sa place dans l'/fc- 



\ 



X AVERTISSEMENT. 

faire du dix-neuvième iièc le. Les légendes de La tour 
d'Auvergne et de Desaix étaient terminées, mais 
celle de Hoche n'a été achevée que depuis. La 
vie de Mameli) écrite plus récemment encore, 
était môme restée jusqu'ici inédite. Tous ces 
héros sont des combattants par les armes et ont 
donné leur sang et leur vie pour la patrie et pour 
la liberté ; il a donc paru nécessaire de modifier 
le titre d'abord indiqué, et d'appeler le livre ; 
Les Soldats de la Révolution. 

C'est en effet des soldats qu'il parle, et c'est 
aux soldats surtout qu'il s'adresse; c'est à ce 
grand peuple muet des armées, qui a trop perdu 
de vue et ses origines et l'auguste mission qu'il 
eut à remplir : « ne faire la guerre que pour 
fonder la paix .» Ici il la retrouvera tout entière, 
cette mission sainte, il se retrouvera lui-môme ; 
il sentira, en lisant ce livre, se réveiller en lui 
l'Âme du passé et s'agrandir le sentiment de la 
patrie. A qui donc la faire connaître et aimer, si ce 
n'est à ceux qui ont à défendre son territoire et 
à garder son honneur? A qui, sinon à ceux-là, 
enseigner comment elle élève les plus humbles 
et parle sacrifice les mène à la gloire? 

Au lieu de tant d'almanachs ridicules ou vides, 
ce sont ces légendes patriotiques qu'il faudrait 



AVERTISSEMENT. XI 

répandre dans nos campagnes. Elles semblent 
écrites pour les naïfs et les illettrés, tant leur 
simplicité. est grande; il n'y a qu'à savoir lire. 
L'hiver, dans la longue veillée qui réunit la fa- 
mille et les amis, le plus ancien du village, qui, 
lui aussi a vu le feu, en ferait la lecture, les enri- 
chirait de ses souvenirs. Dans l'uniformité de la 
vie rustique les mômes pensées toujours revien- 
nent. Plus d'un, parmi les jeunes auditeurs, au 
temps du labour solitaire, en conduisant la char- 
rue, ruminerait tel mot, telle page. Les purs, les 
vrais héros, Hoche, Marceau, Desaix, Latour 
d'Auvergne repasseraient devant les yeux de son 
esprit ; il les verrait bien loin, bien haut, dans 
une auréole, comme les saints qui gardent sa 
maison aux deux coins de la cheminée. Un ma- 
tin, le jour peut-être où il va s'entendre appeler 
à son tour, il se lève tout joyeux; son nouveau 
saint, celui qu'il s'est choisi et qu'en secret il invo- 
que, la nuit lui a parlé. 11 en est sûr, son oreille 
ne l'a pas trompé, il a bien entendu ces encoura- 
geantes paroles : « Tu nous admires, et pourquoi? 
être un héros n'est pas si difficile, il ne tient qu'à 
toi de le devenir; il n'y faut qu'une chose, bien 
aimer la patrie. » 
Tel qu'il est, souvent quitté puis repris, composé 



XII AVERTISSEMENT. 

de morceaux écrits à d'assez longs intervalles, ce 
livre garde néanmoins son unité et son harmonie : 
ceci n'est point dû au simple hasard, mais à la 
forte et constante pensée qui d'un bout à l'autre 
l'anime. Il s'ouvre, sous la première République, 
avec les volontaires et les fédérés, par les guerres 
de délivrance. Puis la Grande-Armée, vaillante 
toujours, moins libre et moins fière, amasse la 
gloire funeste des guerres de conquête. Arrive le 
dernier Bonaparte, et voici les guerres d'oppres- 
sion. Les « soldats de la Révolution » ont changé 
de camp, hélas ! et c'est nous qui les combat-? 
tons... 

Ainsi va, portant avec elle sa sévère moralité, 
cette grande et douloureuse histoire, de 1792 à 
1860, de la veille de Jemmapes à la veille de 
Sedan. 

A. M* 



INTRODUCTION 



LE MONUMENT DE LA RÉVOLUTION 



LE MONUMENT DE LA RÉVOLUTION 



La Révolution, qui fut souvent admirable et 
touchante dans ses fêtes, attend encore ses 
monuments. Ceux qui furent essayés, ou proje- 
tés, semblent peu regrettables. Les David et 
autres artistes du temps, dominés par l'imita- 
tion inintelligente de l'antiquité romaine, ou- 
blièrent trop que les monuments nouveaux ne 
devaient pas avoir un caractère vaguement pa- 
triotique, mais dire avec précision, exprimer 
fortement le dogme de l'époque, à savoir : que 
la Révolution, très-mal nommée ainsi, était 



6 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

moins une destruction qu'une création, la fon- 
dation d'une religion nouvelle, de la religion 
de la justice, opposée à la religion de la grâce 
ou de l'arbitraire, qui fut celle du moyen âge. 

Gela avait été senti, et parfois exprimé, dans 
les grandes fêtes populaires des fédérations 
de 90. 

Nos assemblées, inspirées de ce dogme, 
voulaient qu'il passât dans les monuments. 

La Législative essaya de fonder les premiers 
autels de cette religion de justice. Elle ordonne 
qu'en chaque municipalité, au lieu où l'on en- 
registre les trois grands actes de l'homme, — 
naissance, mariage et mort, — un autel soit 
élevé. 

Malheureusement cette idée ne fut point sui- 
vie. Les circonstances terribles qui vinrent en 
empêchèrent l'exécution, comme celle de tant 
d'autres choses. Un seul homme la réclama, et 
apporta son enfant au nouvel autel. Cet homme, 
qui comprenait si bien la Révolution, était pré- 
cisément celui qui l'avait commencée le 12 juil- 
let 89, c'était le grand écrivain de l'époque, 
Camille Desmoulins. 



LE MONUMENT DE LA RÉVOLUTION. 7 

Le jour où la Révolution, ressuscitée, rendra 
la France à elle-même, elle commencera né- 
cessairement par se poser dans sa vérité, qui 
est, nous le répétons, d'être une religion, et par 
se dresser son autel. 



Le grand monument populaire ne serait pas 
autre chose que le premier de ces autels décré- 
tés par l'Assemblée législative. 

Il serait placé, naturellement, au centre de 
Paris. 

Qu'on le mette à la place de la Concorde, 
entre les Tuileries et TArc-de-Triomphe, au 
lieu des grands souvenirs et des grandes le- 
çons, au Saint des saints de la France. 

Otons d'abord, envoyons au Musée, dans un 
coin de la cour du Louvre ou de la Bibliothè- 
que, cet obélisque égyptien, vieillerie curieuse, 
propre à exercer les savants, mais ridicule et 



8 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

déplacée dans un lieu où la Patrie seule a droit 
de figurer. 

Point de luxe dans le vrai monument du 
peuple, point d'or ni de marbre, encore moins 
d'art voluptueux, de grâces féminines (comme 
celles des molles Renommées qui ornent et dé- 
parent rArc-de-Triomphe) ; — une œuvre de 
force et de grandeur. 

Pour base, j'aime assez le granit, mais point 
du tout ce dé poli, luisant, lustré, qui est sous 
l'obélisque. Combien il fut plus beau, ce roc, 
aux écueils de Bretagne, rude et sauvage, dé- 
fiant les tempêtes ! Combien plus beaux j'ai 
vu encore aux Alpes, aux Pyrénées, les pié- 
destaux sublimes que bâtit la nature, de roches 
entassées ! Je ne voudrais pas autre chose ; l'en- 
tassement, si l'on veut, des débris foudroyés, 
des tours brisées de la Bastille. 

Au plus haut, que l'on fasse asseoir une 
image d'amour et de maternité, une femme ra- 
vissante, serrant ses fils à ses mamelles, la 
France, — et Dieu dans son regard ! 

A ses pieds, et plus bas, l'on assoirait en- 
core les rois de la pensée moderne, Voltaire et 



LE MONUMENT DE LA RÉVOLUTION. 9 

Rousseau, les pères de la France révolution- 
naire. 

Debout, comme sur deux promontoires avan- 
cés de la montagne, dominant la foule du geste 
et lui promulguant à jamais la loi de la Révolu- 
tion, ses deux grands serviteurs, en qui elle eut 
la voix de la foudre, Mirabeau et Danton. 

Puis, tout rapprochés du peuple, les hom- 
mes que le peuple aima, de sorte qu'il puisse 
les toucher presque, leur parler et se plaindre 
à eux, leur porter ses douleivs. Je les voudrais 
mêlés, saints martyrs, ' généraux illustres, 
grands inventeurs, artistes, ouvriers héroï- 
ques, hommes de la paix, de la guerre, dans 
une belle confusion ; Hoche fraternisant avec 
Lavoisier, Desaix avec Géricault, Latour-d' Au- 
vergne avec Jacquart. Tous se donnant la main, 
instruisait d'exemple les hommes à la frater- 
nité, ils formeraient comme une couronne à la 
base du monument. 

Enfin, au niveau des regards, plus bas en- 
core, et par toute la place sacrée, sous les pieds 
même de la foule (comme autrefois dans les 

églises) s'étendraient des plaques de bronze, 

i. 



10 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

chargées d'inscriptions simples et fortes , de 
vives et vraies voix de la France ; sur ces ta- 
bles, par mille et par mille, les noms vénérés 
de ceux qui travaillèrent, souffrirent, mouru- 
rent pour le pays. Là, on apporterait l'enfant à 
sa naissance ; on y ferait les mariages devant 
le grand autel du peuple ; nos morts aimés en 
seraient les témoins ; ils sanctifieraient de leur 
sainteté les actes solennels de notre vie, les 
béniraient de leurs vœux sympathiques et 
communiqueraient à l'existence éphémère quel- 
que chose de leur immortalité et de l'éternité 
de la Patrie. 



En attendant le monument, ce livre est une 
première pierre que j'y voudrais apporter. 



LA LEGENDE D'OR 



LA LÉGENDE D'OR 



Ce livre, c'est la Légende dor, vraie, pure et 
sans alliage, où Ton ne trouvera rien que l'or 
de la vérité. 

La vieille Légende dorée, qui jadis amusa 
nos pères, fut toute autre chose. Aux vertus 
réelles de ces temps elle mêla les faux mira- 
cles de la fausse sainteté. Dorée au dehors, elle 
ne fut souvent que plomb au dedans. Et celle- 
ci, quelque indigne que la forme en puisse pa- 
raître, est d'elle-même le trésor du passé, de 
l'avenir. 



14 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Oui, peu importe l'ouvrier, peu importe la 
toçon ; le fond est si riche que quiconque y 
touchera, nous le disons hardiment, en sera 
nourri, consolé, élevé, augmenté de cœur. Plus 
d'un, faible et triste à la première page, après 
avoir lu, se sentira grand. 

À qui offrirons-nous ce livre ? A ceux d'a- 
bord qui, plus que personne, l'ont inspiré et 
soutenu, qui en ont donné la matière, aux hom- 
mes de toute nation qui, par tant d'actes héroï- 
ques dans les dernières luttes de la liberté, ont 
comme agrandi la nature humaine. 

Nous l'offrons, ce puissant cordial de force 
et de joie virile, à ceux qui pleurent, aux vail- 
lantes, aux infortunées nations qui sont au- 
jourd'hui dans la mort, et seront dans la gloire 
demain. Toutes ont contribué à ce livre, toutes 
y sont représentées dans leurs illustres souve- 
nirs qui sont aussi des espérances. 

Car ceci n'est pas seulement un martyrologe, 
une légende de saints pour apprendre à bien 
mourir. C'est l'histoire aussi des héros, des 
vainqueurs, l'histoire des victoires de la jus- 
tice. 



LA LÉGENDE D'OR. i& 

L'esprit du temps est un héros, et le temps 
vaincra. * 

Les deux caractères du saint, du héros, trop 
séparés aux âges chrétiens, se sont réconciliés 
dans la sainteté héroïque des hommes de la foi 
nouvelle. 



C'était une grande question de savoir si, dans 
cette légende d'or, on n'admettrait que les purs, 
les irréprochables. Qu'était-il pour en décider, 
celui qui tenait la plume ï... Il serait resté en 
suspens, s'il ne lui eût semblé'entendre la voix 
des héros, des martyrs, de ceux qui seuls ont le 
droit d'ouvrir et de fermer la porte, de recevoir 
qui ils veulent dans cette grande compagnie : 

« Pour que ta légende, M disaient-ils, soit 
vraiment la nôtre, il faut qu'elle] soit ce que 
nous fûmes, largement miséricordieuse, grande 
comme étaient nos cœurs. Mets donc sans hé- 



16 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

sitation près de nous, sous notre abri, les fai- 
bles qui, s'élevant au-dessus de leur nature, 
eurent des volontés héroïques ; mets encore, 
nous les acceptons, des cœurs qui flottèrent 
sans doute, mais dont l'éternel orage a servi 
l'humanité, ces victimes des révolutions mo- 
rales, de l'art et de la passion, dont les souf- 
frances profitèrent au monde. Ce qui manque 
à ces caractères, nous le couvrirons du nôtre. » 

Si les héros le veulent ainsi, dans leur 
force et leur clémence, nous n'y contredirons 
pas. Ce livre ne sera pas plus sévère qu'ils ne 
l'eussent été eux-mêmes. Les faibles iront avec 
les forts ; artistes, poètes, femmes, enfants, y 
trouveront petite place derrière les héros, ou 
passeront emportés dans un coin du manteau 
des saints. 

Obéissons à ces voix souveraines. Elles dic- 
tent, nous écrivons. Nous posons l'histoire de 
fer pour écrire la légende d'or-Nous mettons un 
moment de côté le marteau dont nous forgions 
dans cette forge de 93. 

Il est J)ôn de se recueillir, avant les événe- 
ments, dans une œuvre sainte et douce. Il est 



LA LÉGENDE D'OR. 17 

bon, pour le travailleur, à l'approche des ora- 
ges, de voir un moment le ciel. 

Heure chaude, heure d'attente, où plusieurs 
sont tentés de ne plus agir, de croiser les bras, 
d'abandonner tout travail, les yeux fixés sur 
l'horizon. Mais l'ouvrier laborieux, même à 
l'heure lourde de midi, lorsqu'il respire un 
moment assis sur la terre, ne sait point rester 
inactif. Il songe, ramasse quelques fleurs, 
les unes pour les vivants et les autres pour les 
morts. Morts et vivants, il les mêle ensemble 
dans une couronne, pensant qu'en réalité il n'y 
a point de mort, et qu'on ne meurt pas, mais 
qu'une même société humaine vit, identique à 
elle-même, par le cœur et le souvenir. 



PREMIÈRE PARTIE 



SOUS LÀ PREMIÈRE RÉPUBLIQUE 



NOS ARMÉES RÉPUBLICAINES 



NOS ARMÉES RÉPUBLICAINES 



J'étais enfant en 1810, lorsqu'au jour de la 
fête de l'Empereur on laissa tomber les 
toiles qui cachaient le monument de la place 
Vendôme, et la colonne apparut. J'admirais 
avec tout le monde. Seulement, j'aurais voulu 
savoir les noms des hommes d'airain figurés 
aux bas-reliefs : « Et tous ceux-là, disais-je, 
qui montent autour de la colonne, comment les 
appelle- t-on ?» 

Ils montent, aveugles, intrépides, ils mon- 
tent combattant toujours, comme s'ils allaient 



• • 



U LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

pousser la bataille jusque dans le ciel. La spi- 
rale tout à coup s'arrête.... Et tout ce peuple 
sans nom devient le marchepied d'un seul. 

La même pensée m'est revenue souvent dans 
mes promenades rêveuses, aux Invalides et à 
l'Arc-de-Triomphe. Sur ces nobles monuments, 
je vois le roi et l'empereur, je lis les noms des 
généraux; cela m'instruit, cela me touche. Et 
pourtant ce n'est pas assez, j'aurais voulu con- 
naître aussi le grand peuple obscur, oublié, qui 
a donné sa vie dans ces longues guerres. 

Que sais-je des armées de Louis XIV, de ses 
infortunés soldats, qui l'ont si patiemment 
servi pendant cinquante années ? Peu, très- 
peu de chose. Villars dit, dans ses Mémoires, 
que souvent leur misère fut telle « qu'ils ne 
mangeaient que de deux jours l'un ». Il dit 
ailleurs : «Vous verriez, avec édification, nos 
soldats éviter avec le plus grand soin de mar- 
cher dans un champ de blé qui est devant 
notre camp. » 

Ce champ de blé me reste au cœur, autant 
et plus que leurs victoires. Je n'entre jamais 
aux Invalides, que leurs vertus, leur résignation. 



NOS ARMÉES RÉPUBLICAINES. 25 

leurs longues souffrances, ne se représentent à 
mon souvenir, et que je ne me sente pénétré 
d'un sentiment de religion. 

Les armées de la République sont-elles 
beaucoup mieux connues que celles de 
Louis XIV ? On le croit, et Ton se trompe. Ces 
grandes légionâ fraternelles qui sortirent de 
terre en 92, qui, sans pain et sans souliers, 
presque sans habits en décembre, couraient 
vers le Nord, ces héros de la patience, soldats 
du Rhin, de Sambre-et-Meuse, qui ne connu- 
rent que le devoir, non la gloire ou le profit, 
sont-ils suffisamment représentés par quelques 
noms inscrits aux voûtes de l'Arc-de-Triom- 
phe ? Grands noms, je ne le nierai pas, mais 
dont beaucoup nous rappellent des idées toutes 
contraires au dévouement désintéressé qui ca- 
ractérisait les masses. Nombre de ces géné- 
raux ont eu le prix de leurs actes en ce monde, 
le prix qu'ils voulaient, les grades et l'argent. 
Le grand peuple muet des armées attend' en- 
core sa récompense. 

Quand je lis dans les mémoires de Napoléon, 

et d'autres généraux illustres, cette simple et 

2 



26 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

sèche mention : « À telle affaire, j'avais tant 
d'hommes, » je m'étonne et je m'attriste. Qui 
ne sait que le nombre est ici chose secon- 
daire ? 

Il fallait dire : « J'avais tels hommes..., 
et c'est parce que tels ils étaient, que mon 
génie put hasarder tant de choses contre toute 
règle, tout calcul de prudence humaine. Je 
connaissais à merveille l'épée enchantée, in- 
faillible, que la Révolution mourante avait pla- 
cée dans ma main. Ârcole et bien d'autres 
batailles étaient insensées, sans doute, pour 
qui n'aurait pas eu ces hommes ; elles ne Té- 
taient pas pour celui qui, en commandant l'im- 
possible, fut toujours sûr d'être obéi. » 

Un mol, une larme, un souvenir au peuple 
des héros oubliés ! 

Ne croyons pas être quittes envers tant 
d'hommes dévoués, si nous glorifions leurs 
chefs. Nous serions injustes pour eux, injustes 
pour leur pays. Telle province, inférieure peut- 
être dans la masse du peuple, donna nombre 
de généraux; telle autre n'eut pas un général, 
mais le peuple entier y fut un admirable soldat. 



NOS ARMÉES RÉPUBLICAINES. 27 

Nommons entre autres un pays du centre, pays 
de peu d'éclat, contrée pauvre et laborieuse, 
qui nous envoie chaque année une légion d'ou- 
vriers, d'honnêtes maçons, la Creuse. Ces bra- 
ves gens, aussi fermes à la guerre qu'au travail, 
se sont montrés héroïques dans les grandes 
circonstances. On en vit cinq cents, en Egypte, 
arrêter, repousser une armée de Mamelucks, 
de ces brillants cavaliers, montés, armés roya- 
lement, dont chacun, dit Napoléon, valait trois 
cavaliers d'Europe. 

Est-ce à dire que ces hommes obscurs, qui 
firent dans leur simplicité tant de grandes 
choses, en réclament le salaire, qu'ils s'indi- 
gnent du silence de l'histoire dans leur tombe 
inconnue ? Non, ce qu'ils ont voulu, ils l'ont ; 
suivre le devoir, servir la patrie, voilà tout ce 
qu'ils demandaient. Ils ont emporté cela avec 
eux; leur journée est faite, ils reposent, bons 
ouvriers de la guerre, paisibles comme la na- 
ture qui fleurit les champs de bataille où ils se 
sont endormis. Mais s'ils peuvent être satisfaits, 
nous, nous ne devons pas l'être. C'est notre 
œuvre à nous, leurs frères, à nous ouvriers de 



28 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

la pensée, de renouveler leur mémoire, d'exhu- 
mer leur souvenir, trop longtemps absorbé 
dans la gloire de quelques-uns. 

Œuvre de travail immense, de justice et de 
vérité ! Elle seule peut cependant acquitter la 
dette de la patrie. Elle seule rend l'histoire 
morale et féconde. Nous Pavons commencée, 
cette œuvre, dans notre faiblesse. D'autres la 
reprendront dans leur force. Déjà notre His- 
toire de la Révolution a restitué aux masses 
la plupart des grandes choses dont on faisait 
honneur à tel individu ; elle n'a pas nié les hé- 
ros, mais montré qu'ils ne furent grands qu'en 
représentant la pensée de tous. 

La voie est ouverte; l'histoire militaire y 
entrera, nous l'espérons. Plus qu'elle n'a fait 
jusqu'ici, elle descendra dans les profondeurs 
vivantes, elle voudra pénétrer nos armées dans 
leur composition, dans le détail où est la vie. 
Elle fixera le caractère de chacune d'elles, et 
verra qu'elles formèrent leurs généraux autant 
qu'elles furent formées par eux, imprimant 
aux génies les plus indépendants leur puis- 
sante personnalité. Les fermes et vaillantes 



NOS ARMÉES RÉPUBLICAINES. 29 

armées du Rhin, de Sambre-et-Meuse, condui- 
tes par des hommes du Nord, ont fait leurs 
chefs à leur image. La rapide armée d'Italie, 
composée de marcheurs terribles, Basques et 
Gascons, de bouillants Provençaux, voulait un 
général du Midi, comme le Piémontais Masséna, 
le Corse Bonaparte; elle reçut, donna l'étin- 
celle, électrisa ceux qui Télectrisaient ; et du 
contact jaillit la foudre. 



2. 



V 



Rien n'est plus beau à contempler que' les 
primitives origines de ces armées républicaines, 
les belles fédérations civiques qui commencè- 
rent chaque corps et devinrent des légions. Le 
premier signal partit du canon de la Bastille, 
de la grande émotion de 89, quand la Révolu- 
tion naissante, entourée de tant d'ennemis, se 
hâta d'armer ses enfants. Tous jurèrent de dé- 
fendre tous. Une immense croisade de frater- 
nité s'organisa dans toute la France. Partout 
l'on craignait deux choses, l'ennemi et la fa- 
mine. Se défendre les uns les autres, se nour- 
rir les uns les autres, tel fut le premier ser- 
ment. Rassurés, en 90, ils renouvelèrent 



NOS ARMÉES RÉPUBLICAINES. 31 

l'union. Pourquoi ? Ils le disent eux-mêmes : 
pour s'unir et s'aimer dans la commune 
patrie. 

Les fédérations de 90 furent les bataillons 
de 92. Amis et amis, voisins et voisins, ils par- 
tirent, la main dans la main, acquittant la pa- 
role donnée deux ans auparavant sur l'autel de 
la Patrie. Ainsi commencèrent ces corps im- 
mortels, le premier bataillon de Maine-et-Loire, 
la 32 e demi-brigade, sortie de l'Hérault, et 
tant d'autres légions célèbres. 

Il y avait à Valence un jeune homme admi- 
rable d'aspect, de taille et de courage, d'un 
cœur héroïque. Plusieurs, lui reprochant une 
faute qui n'était pas la sienne, avaient baptisé 
ce fils du hasar det de l'amour du nom qui lui 
resta, Champi, Championne!. Ce fut lui qui, de 
ses mains, près de Valence, bâtit l'autel de la 
Patrie où l'une des premières fédérations (la 
première peut-être de toutes) se fit en fé- 
vrier 90. Cette fédération permanente, et for- 
mée en bataillon par les soins de Championnet, 
reste illustre dans l'histoire [Premier bataillon 
de la Drame). Avec elle, marcha, combattit, 



32 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

au Rhin, à Rome et à Naples, son cher intré- 
pide, fondateur des républiques d'Italie. 

Ah ! touchantes origines ! armées admira- 
bles formées par la fraternité elle-même ! 
Guerres sublimes, sorties de l'amour !... Car, 
qu'est-ce que demandait la France ? Délivrée, 
elle voulait délivrer les nations. Elle ne voulait 
rien pour elle, mais sauver le monde. Elle 
mérita, dans ces jours, le nom que le grand 
rêveur anglais avait trouvé, malgré lui, dans 
un moment prophétique : « La France, le 
soldat de Dieu ! » 

Un orateur de ces temps, une victime illus- 
tre de nos orages, civils, a dit cette noble et 
mélancolique parole : « Le monde pleurera un 
jour d'avoir fait la guerre au peuple qui voulait 
le bonheur du genre humain. » 

Nos armées ne furent point des armées dans 
ces commencements, mais des fraternités, des 
amitiés (pour employer des mots de notre an- 
cienne langue), qui ne prenaient les armes que 
pour former, en brisant la barrière des rois, 
Y amitié universelle des peuples. Il n'y avait 
pas de soldats alors, il y avait des citoyens en 



NOS ARMÉES RÉPUBLICAINES. 33 

armes , qui ne faisaient la guerre que pour fon- 
der la paix, commencer la cité du monde. 

C'est la beauté de ces temps (déjà antiques et 
loin de nous I) : la cité fut T armée, î armée fut 
la cité;\[ n'y eut aucune différence. L'armée 
n'était autre chose que la Patrie elle-même, 
combattant, mourant pour les lois. 

Si la France , revenue enfin à elle-même, 
élève à la gloire de ces temps les monuments 
qui leur sont dus, qu'elle se garde bien d'en 
fonder d'exclusivement militaires ; qu'elle y 
réunisse toujours le double caractère, militaire 
et civil. 

Nous pouvons répondre hardiment que, si 
l'on eût consulté là-dessus les grands généraux 
de la République, ils n'eussent accepté cet 
honneur qu'à deux conditions : l'une, qu'avec 
leur souvenir on honorât celui de leurs vail- 
lants soldats, qu'ils regardaient comme leurs 
fils; l'autre, qu'on ne glorifiât pas l'armée 
seule, qu'on ne l'isolât pas du peuple dans les 
monuments, pas plus qu'elle n'en fut isolée 
dans la réalité vivante, a Nous fûmes citoyens, 
auraient-ils dit, et tels nous voulons appa- 



34 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

raftre. Ne nous représentez jamais qu'avec le 
peuple, et mêlés avec lui. Moins de monuments 
individuels, moins d'orgueilleuses statues qu'on 
croirait des idoles, mais des monuments col- 
lectifs, des groupes fraternels. Nos images 
sont tristes, isolées sur ces places. Laissez les 
frères avec les frères. Si nous méritons quelque 
récompense, qu'on nous permette, à nous qui 
vécûmes hors de France, qui mourûmes pres- 
que tous sur la terre étrangère, de rentrer 
dans ce peuple que nous avons aimé, de passer 
avec lui notre immortalité, confondus désor- 
mais au sein de la patrie. » 



Ouvrons notre légende par celui qui fut à la 
fois un soldat et un chef, par Latour d'Auvergne, 
le premier grenadier de la République. 



LATOUR D'AUVERGNE 
LE PREMIER GRENADIER DE LA RÉPUBLIQUE 



LATOUR D'AUVERGNE 



Corret de Latour d'Auvergne naquit noble ; 
ce n'est pas sa faute. Il ne nous appartient pas 
moins, il appartient au peuple, à la Révolution . 
Elle le trouva repoussé de l'ancien régime ; 
elle le créa, elle l'illustra. Il avait près de cin- 
quante ans, et il servait depuis vingt-cinq ans , 
sans avoir jamais pu obtenir de se battre pour 
la France. La Révolution arrive, l'invasion nous 
menace; on le presse d'émigrer. Il répond ces 
simples paroles : « J'appartiens à la patrie. » 

On vit alors un miracle. On vit cet homme 

3 



38 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

qui avait été malade pendant de longues an- 
nées, parvenu [déjà à cet âge dans une vie 
d'études et de livres, partir à la tête de nos 
Basques, devancer ces rudes marcheurs, les 
premiers du monde, dans des marches conti- 
nues de soixante heures, tomber sur les 
Espagnols, par les chemins des chamois, les 
glaciers, les précipices, prendre tel fort à lui 
seul, et, par des exploits romanesques qu'on 
croit lire dans Cervantes, donner à nos soldats 
novices l'audace qu'ils portèrent bientôt dans 
la foudroyante armée d'Italie. 

Qui dira sa patience, sa bonté, son indul- 
gence pour ces jeunes paysans du Midi, qui 
étaient alors si loin d'être des soldats ? Us 
étaient toute sa famille, ses enfants. Il n'en 
eut pas d'autres. Le bon capitaine aimait telle- 
ment ses grenadiers, que plus d*une fois, ayant 
un congé, déjà parti, à vingt lieues, il s'en- 
nuyait d'être loin d'eux, et revenait sur ses 
pas. 

Le soir, après le combat, il s'asseyait au mi- 
lieu d'eux, et, pendant un repas d'une sobriété 
plus qu'espagnole, il les charmait de ses entre- 



LATOUR D'AUVERGNE. 39 

tiens, leur contait les vieilles guerres, leur 
parlait de la France. 

Jamais homme ne fut plus aimé. A sa mort, 
rien ne put décider l'armée à se séparer de 
lui. Elle emporta le cœur de La tour d'Auver- 
gne dans ses marches immenses à travers 
l'Europe et dans toutes les batailles. Jusqu'en 
1814, ce cœur, dans une urne d'argent, fut 
toujours porté, avec le drapeau, à la tête de 
la 46 e demi-brigade. 



II 



Théophile-Malo Corret (nommé plus tard 
Latour d'Auvergne) naquit en 1743, à Carhais, 
petite ville de Basse-Bretagne, au centre même 
de la presqu'île bretonne, loin de toutes les 
grandes routes. Ce pays, rude, sauvage, très- 
romantique, n'a pas peu contribué à lui mettre 
au cœur ce profond amour de la Bretagne, qui, 
transformé, agrandi, devint celui de la France, 
et fut la passion de sa vie, sa seule et unique 
passion, de la naissance à la mort. 

Son père était avocat, quoique noble et sei- 
gneur de l'imperceptible seigneurie de Keç- 
beauffret (petit jardin des environs). C'était un 
de ces nobles nécessiteux à qui la coutume 



LATOUR D'AUVERGNE. il 

indulgente de Bretagne permettait, sans dé- 
roger, de plaider, naviguer, faire le com- 
merce, etc. On nomma l'enfant Théophile, 
c'est-à-dire aimant Dieu, et Malo, en l'honneur 
d'un saint essentiellement Breton, de saint 
Malo, le patron et protecteur de la ville des 
corsaires, qui a donné Duguay-Trouin et tant 
d'autres héros de la marine. 

Lès grandes aventures de ces héros étaient 
dans toutes les bouches. Elles avaient créé, en 
Bretagne, une tradition de patriotisme vraiment 
admirable. -Peu d'années avant la naissance 
de Latour d'Auvergne, un Breton, M. de Plélo, 
avait rempli l'Europe d'admiration par un dé- 
vouement inouï. La France avait promis de 
soutenir le nouveau roi de Pologne. Un vieux 
prêtre qui nous gouvernait, le cardinal Fleury, 
envoya un secours dérisoire de quelques cents 
hommes qui devaient entrer dans Dantzig as- 
siégé d'une grande armée russe. Ils revenaient 
honteusement, n'ayant pu entrer. Plélo, alors 
•ambassadeur en Danemark, vit cette honte, et 
déclara qu'il ne pouvait y survivre. Il écrivit 
au ministre : « Recevez ma démission. Je 



42 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

vous recommande mes enfants. » Puis, avec 
1,500 Français, il marcha tranquillement con- 
tre 40,000 Russes, se fit tuer, et releva l'hon- 
neur de la France. 

Voilà les traditions qui entouraient le ber- 
ceau de La tour d'Auvergne. 

L'esprit breton, héroïque et romanesque, 
parfois peut-être chimérique, nourri au moyen 
âge de légendes et de miracles, plus tard des 
miracles vrais de la guerre et de la marine, 
cherchait au xvin 6 siècle un nouvel aliment 
dans l'érudition. Un avocat, nommé Lebri- 
gant, très-savant, très-ingénieux, fut le maître 
de Latour d'Auvergne et le jeta dans cette 
carrière. 

Lebrigant, esprit systématique, parfois un 
peu visionnaire, n'en était pas moins un grand 
patriote, profondément dévoué à la Bretagne, 
à la France. Éclairé par ce patriotisme, parmi 
beaucoup de choses iididules, il dit et prouva 
une chose très-vraie, c'est que nos Bretons 
d'aujourd'hui, plus qu'aucune autre population, 
sont les Celtes et les Gaulois de l'antiquité, que 
leur langue est la fille légitime et le rejeton 



LATOUR D'AUVERGNE. 43 

vénérable de la grande langue celtique, qui fut 
celle d'une partie considérable dé l'Europe. 

Le tort de Lebrigant, et surtout de ses 
aventureux disciples, fut d'affirmer la priorité 
absolue des Celtes sur tous les peuples, de 
rattacher bon gré mal gré toutes les langues à 
la langue celtique, de subordonner le monde à 
la Gaule. Savants hasardeux, ardents citoyens, 
ils voulaient que leur patrie eût été la mère 
des langues et des nations, la reine de toute 
la terre. Entreprise touchante plus encore que 
ridicule ! Lebrigant et ses élèves, Court de Gé- 
belin, Latour d'Auvergne et autres, faisaient 
dans l'érudition une sorte de croisade scienti- 
fique au profit de la France, soumettant plus 
de nations à sa langue, à son antique influence, 
que la croisade révolutionnaire n'en a soumis 
à son^épée. 

Latour d'Auvergne suivit cette double tradi- 
tion de science et de guerre, avec un cœur 
admirable, une candeur héroïque. Il a aimé la 
Bretagne, la France ;Vest toute sa vie. 11 l'ai- 
mait jusque dans ses pierres; comme son maî- 
tre Lebrigant, il étudiait à la fois les granits de 



44 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

la Bretagne, ses marbres, et sa langue de pierre, 
rude et délicate à la ibis. Il s'essayait lui-même 
dans cette langue antique, grave, d'accent pur 
et fort, et, quand il revenait chez lui, il aimaità 
voir les paysans danser à ses chansons. 

Mais les chants, mais les livres, les recher- 
ches d'antiquité, ne suffisaient pas au jeune 
homme. Cette supériorité de la Bretagne et de 
la France sur tous les peuples du monde, c'é- 
tait peu de l'affirmer, il voulait la prouver 
aussi , à la vieille façon bretonne, par son bras 
et son épée. 

Là, que de difficultés ! Le fils d'un avocat 
de Basse-Bretagne, tant bon gentilhomme fût- 
il, avait bien peu de chances dans l'état mili- 
taire. Tous les grades se donnaient à la no- 
blesse de cour. On voyait des officiers de quinze 
ans, gradés pour leur jolie figure. On voyait 
des colonels de dix ans ; on en voyait au mail- 
lot, teter devant leur régiment, à la barbe des 
vieux grenadiers. 

Corret, après avoir fait d'excellentes études 
à l'école de La Flèche, s'était formé dans l'arme 
qui fait les bons et solides militaires, dans 



LATOUR D'AUVERGNE. 45 

l'infanterie. Il y resta d'abord treize ans, sans 
avoir rien qu'une lieutenance, malade presque 
toujours (par suite d'un accident), traînant 
tantôt aux eaux de Bade, tantôt aux eaux de 
Plombières ; on était même obligé de le mettre 
sur un petit charriot ; personne, en le voyant 
là, n'eût deviné que, plus tard, lancé par la 
Révolution, il étonnerait les Basques eux-mê- 
mes de son agilité dans une guerre de mon- 
tagnes. 

En attendant, de garnison en garnison, il se 
mourait d'ennui. 



3. 



III 



Seul et sans famille, menant une vie très-pure 
(sa correspondance en témoigne), Latour d'Au- 
vergne mettait sa consolation à suivre ses études 
bretonnes et à écrire à ses sœurs : Tune mariée à 
un avocat ; l'autre qui n'était sa sœur que par sa 
mère, et qui ne se maria point. Celle-ci, belle, 
vertueuse et bien plus jeune que lui, lui était très- 
chère. Elle mourut de bonne heure, et il en resta 
toujours mélancolique. Cette perte de la petite 
sœur, du doux idéal de la famille et de la Bre- 
tagne absente, contribua certainement à l'éloi- 
gnement qu'il montra toujours pour le mariage. 
• Il avait aussi un frère, véritable saint breton 
des vieilles légendes, fort bizarre, qui ne vou- 



LATOUR D'AUVERGNE. 47 

lait voir personne, et qui, pour être bien sûr 
de sa solitude, avait placé son ermitage au lieu 
où Ton peut en effet être le plus parfaitement 
inconnu, au centre de Paris. Systématique- 
ment séparé des hommes, il Tétait encore plus 
des femmes. La crainte et l'éloignement qu'elles 
lui inspiraient touchaient à l'horreur. Il voyait 
quatre fois par an sa vieille propriétaire, la 
payait, et se sauvait. 

Latour d'Auvergne, au bout de treize ans, 
bien loin d'arriver à rien, se voyait plus que 
jamais reculé, exclu de tout avancement, par 
un règlement de Louis XVI qui réservait les 
grades aux gens d'ancienne noblesse. La 
sienne, ancienne en effet, n'était pas encore 
prouvée. Il descendait d'un bâtard du père de 
Turenne, et se trouvait, par conséquent, cousin 
des Bouillon. Il prit la résolution hardie d'aller 
se faire reconnaître par son parent, le riche, le 
puissant duc de Bouillon, prince souverain, 
qui, en 1781, si près de la Révolution ! avait 
encore une cour, des tribunaux, des grands 
officiers, disait toujours: « Mes sujets ». C'était 
un vrai roi d'Yvetot. 



48 LES SOLDATS DE LA REVOLUTION. 

Il ne fallut pas moins que le violent désir 
que Latour d'Auvergne avait alors de prendre 
part à la guerre de l'Indépendance américaine, 
pour le décider à comparaître devant cette 
ridicule cour. 

Le duc de Bouillon la tenait, non à Bouillon, 
mais à Navarre, vaste et délicieux domaine de 
Normandie. Le pauvre Corret, mal équipé, sur 
un mauvais cheval, qui même,.dans la route, 
le blessa par un écart, vint trouver là le petit 
potentat. 

La compagnie brillante, les grands seigneurs, 
les belles dames, les beaux yeux spécialement 
d'une ravissante demoiselle qui était à Navarre, 
tout intimidait le Breton. Ce qui n'ajoutait pas 
peu à son embarras, il le dit lui-même, c'est 
que, blessé par son cheval, il ne pouvait s'as- 
seoir sans de mortelles douleurs. Tout cela, 
loin de lui nuire, lui devint favorable. Le duc 
le crut ébloui de sa gloire. Ses titres examinés, 
il le reconnut non-seulement pour son pa- 
rent, mais, ce que Corret ne demandait pas, 
pour son sujet au duché de Bouillon, pour y 
jouir, dit-il, « de tous les avantages dont peu- 



LAT0UR D'AUVERGNE. 49 

vent jouir nos vrais et originaires sujets ». 
Reconnu cousin des Turenne, Latour d'Au- 
vergne ne réussit guère mieux. L'impatience le 
prit. Il demande un congé et part pour le siège 
de Mataon. Les Français, sous le duc de Crillon, 
aidaient alors les Espagnols à reprendre Mahon 
aux Anglais. 

Voilà notre homme enfin en pleine guerre, 
dans son élément naturel, ne se souvenant 
plus qu'il est malade, étudiant, combattant, 
passant trois nuits sur quatre au bivouac, tou- 
jours en avant à toutes les affaires, déployant, 
à sa première campagne, les qualités d'un 
vieux soldat ; c'est le témoignage que lui rend 
le général : « Froid, clairvoyant aux occasions, 
répondant en tous points aux qualités admi- 
rables et infatigables de la nation espagnole. » 
Il avait une valeur calme et sereine, et, si 
l'on peut dire, aimable et douce. Il faisait, 
dans sa simplicité, tout naturellement, des actes 
de la plus grande audace. Crillon, charmé, lui 
donna un jour l'équipement complet d'un ca- 
poral anglais qu'il avait pris de sa main dans 
les rangs ennemis. 



50 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Une autre fois, après une attaque, étant ren- 
tré au camp, on s'aperçoit qu'un pauvre diable 
d'Espagnol est resté blessé sur les glacis de la 
place. « J'y vais », dit Latour d'Auvergne. Il 
fallait passer sous le feu de la ville et des vais- 
seaux. Il s'en va au petit pas, charge l'homme 
sur son dos, au milieu d'une grêle de balles, et 
revient tranquillement. 

Certes, un tel volontaire ne faisait qu'hon- 
neur à la France. Il reçoit du ministre la plus 
sèche désapprobation de sa démarche, un ordre 
de rappel. On n'eut aucun égard aux dépenses 
qu'il avait faites, dépenses bien fortes* pour 
lui. On lui ôta la joie de voir prendre la place. 

Même dureté à l'époque du siège de Gibral- 
tar. On lui défendit de s'y rendre. Son chagrin 
fut extrême. 

Condamné à l'éternel ennui des garnisons, 
tantôt dans les places du Rhin, tantôt aux Py- 
rénées, il apprenait les langues, le basque," 
l'allemand; il les comparait au breton. De la 
Bretagne, centre et point de départ de ses pre- 
mières études, il rayonnait au monde, puis 
ramenait le monde à la France. Il se dédomma- 



LATOUR D'AUVERGNE. 51 

geait de son inaction par ses voyages scienti- 
fiques dans les langues étrangères, insatiable 
de conquêtes nouvelles. Dans ses Origines 
gauloises, qu'il préparait dès lors, il a donné la 
comparaison de quarante langues. Malheureu- 
sement pour la science, trop passionné dans 
ses recherches, il avait beau embrasser tous 
les peuples, il ne voyait que la patrie. 

Ce qui lui fait plus d'honneur que ses livres, 
ce sont ses actes, c'est le grand caractère 
d'humanité qu'il montrait dès lors. Capitaine 
en second (après dix-sept ans de lieutenance I) 
il comprit ses nouvelles fonctions comme une 
véritable paternité. Surveillant des travaux 
près de Saint-Jean de Luz, il prenait des sol- 
dats un soin extraordinaire. Ils n'avaient 
qu'une eau de citerne, crue et malsaine. La- 
tour d'Auvergne leur arrangea une fontaine 
d'eau douce. 

« 11 voulait deux bassins (c'est l'ingénieur 

des travaux qui parle ici), un bassin pour l'eau 

à boire, et l'autre pour laver. Nous réunîmes 

dans un réservoir différents filets d'eau dont 

.plusieurs se perdaient. Il y travaillait souvent 



52 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

de ses mains, pour que la chose allât plus vite. 
11 avait ombragé cette fontaine d'une manière 
agréable, dans le vallon solitaire où elle se 
trouvait, et il allait souvent s'y livrer à l'étude 
et à la méditation. » 

Un jour qu'il se baignait à la mer, il vit deux 
soldats entraînés par la marée. 11 s'élança et 
faillit se noyer. Heureusement on les sauva 
tous. 

C'est là, aux Pyrénées, que le trouva la Ré- 
volution, et que les officiers de son régiment le 
pressaient d'émigrer. Nous avons dit sa belle 
réponse. Si nous en croyons son dernier bio- 
graphe (hostile cependant à la Révolution), il y 
eût ajouté un mot fort sévère pour les émi- 
grés : « Périssent les lâches qui abandonnent 
le pays, au moment du péril ! » 




IV 



Le patriotisme de Latour d'Auvergne eut 
tout d'abord une belle récompense. On l'envoya 
aux Alpes ; et là, au lieu de guerre, il eut le 
plus touchant spectacle qu'ait peut-être offert 
la Révolution, l'élan de la Savoie se jetant aux 
bras de la France. 

Jamais deux frères séparés par le temps et 
l'absence, réunis tout à coup par un miracle 
inattendu, n'eurent un pareil embrassement, 
de telles étreintes. A rencontre de nos canons, 
ils roulaient des voitures de vin, des arbres de 
liberté, chargés de rubans, de guirlandes ; les 
femmes et les enfants désarmaient nos soldats* 
leur arrachaient le drapeau tricolore, et di- 



54 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

saient : « C'est le nôtre ! «"Soixante mille Sa- 
voyards à la fois descendirent des montagnes, 
chantant la Marseillaise. Français et Savoyards 
pleuraient. 

Il n'y avait rien à faire pour un soldat du côté 
de la Savoie. Latour d'Auvergne retourna aux 
Pyrénées. 

Notre situation n'y était pas brillante. C'é- 
tait une armée toute novice, de volontaires, 
de gardes nationaux. Grand exercice de pa- 
tience. Les jeunes paysans qu'on amenait là 
étaient quelque peu étonnés de cette guerre 
de montagnes sauvages dans les sentiers des 
chèvres, et de l'ennemi plus sauvage qu'on y 
rencontrait. Le bon Corret les ménageait beau- 
coup, les habituait peu à peu. Il se faisait pru- 
dent, timide qt^elquefois, pour les faire hardis. 

Sa manière ordinaire de combattre et de les 
aguerrir était tout simplement de marcher .en 
avant, tête nue, le manteau et le chapeau sur 
le bras, à vingt pas plus loin que la troupe, 
disant : « Allons d'abord jusqu'à cet arbre. 
S'ils sont plus forts, nous reviendrons. » 

Il recevait, paisible, une grêle de balles, 



LATOUR D'AUVERGNE. 55 

son manteau étail criblé, lui jamais blessé. 
Il se retournait alors en souriant. Mais déjà 
tous s'étaient élancés et couraient ; c'était à 
qui le rejoindrait plus tôt. « Le capitaine, 
disaient-ils, sait charmer les balles... » 

Il ne portait sur lui d'autre charme que des 
livres, sa grammaire bretonne qu'il ne quittait 
guère. Il l'avait volontiers sur sa poitrine, en- 
tre le linge et la peau. Excellente cuirasse. 
Les balles espagnoles, sur la rude grammaire, 
semblaient rebrousser, s'amortir. 

Pour la singularité, le grand cœur, la bonté, 
l'audace romanesque, notre héros tenait un 
peu, nous l'avons dit, de celui de Cervantes. Il 
est incroyable, mais vrai et certain, qu'il prit 
à lui seul la place.de Saint-Sébastien. 

Il se jette dans une barque avec une pièce 
de huit, monte lui-même à la citadelle, inti- 
mide le commandant, se donnant pour F avant- 
garde de toute l'armée française. « De grâce, 
dit l'Espagnol, pour sauver l'honneur, tirez au 
moins un coup de canon. » Il lui accorda cette 
grâce, tira sa petite pièce, et reçut en échange 
une immense volée de boulets et de mitraille. 



56 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

L'Espagnol fut tout surpris de le voir revenir en 
vie le sommer de tenir sa parole. Il lui remit 
la citadelle. 

Les Basques qu'il avait à conduire étaient, • 
il est vrai, admirables pour cette guerre d'a- 
venture. Dès qu'ils avaient senti la poudre, 
habitué leurs oreilles au bruit, Latour d'Au- 
vergne leur faisait faire des choses fabuleuses. 

— « Vous voyez bien, leur disait-il, ce pic 
inaccessible... Nous y ferons une batterie. » 
Et ils en venaient à bout. Les Espagnols 
voyaient les boulets leur tomber des nuages. 

Une fois, à l'attaque d'une maison crénelée, 
les siens étaient criblés de coups qu'on tirait 
par les meurtrières : « Faisons comme eux, » 
dit-il. Les Basques n'hésitent pas à obéir, ils 
passent de leur côté leurs fusils dans les meur- 
trières ; les deux partis tiraient à bout por- 
tant. 

Un jour que l'armée battait en retraite , 
il prend cent cinquante hommes résolus, et, 
dans un passage étroit, il arrête, en deux heu- 
res, trois mille Espagnols. 

L'acte le plus audacieux de cette guerre fut 



LATOUR D'AUVERGNE. 57 

le passage du val d'Aran. L'entrée en était 
obstruée par les neiges. Elles avaient comblé 
de profonds précipices ; puis la gelée était ve- 
nue dessus, cette croûte de glace faisait voûte. 
Il s'agissait de savoir si l'on se hasarderait sur 
ce pont dangereux. Il pouvait fondre sous le 
poids, ou sous un rayon de soleil ; on descen- 
dait alors dans des gouffres sans fond. Il fit 
* sonder la glace, puis passa gaiement le pre- 
mier. Tout le monde passa. 

Latour d'Auvergne avait une chose heureuse 
pour une guerre d'Espagne, et dans ces temps 
de famine : il ne mangeait pas. A peine prenait- 
il un peu de pain ou de lait. Sa sobriété effrayait 
les Espagnols ; les Français n'osaient avoir 
faim. Leur dénûment était extrême ; mais.com- 
ment se plaindre en voyant toujours marcher 
en avant le bon capitaine, qui allait à pied et 
laissait son cheval aux plus fatigués ? 

Un représentant du peuple, touché de ses 
grands services, lui offrait de parler pour lui. 
« Eh bien I dit Latour d'Auvergne, si vous êtes 
tout-puissant, demandez pour moi... — Quoi ? 
un régiment? — Non, une paire de souliers. » 



58 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Appelé fréquemment au conseil par les géné- 
raux, et leur donnant les plus sages avis sur 
cette guerre d'Espagne qu'il savait à merveille, 
il était naturel que Latour d'ÀuVergne eût un 
grade supérieur. Rien ne put le décider à quit- 
ter sa position de capitaine, modeste, mais 
favorable pour agir immédiatement sur le 
soldat. 

On l'obligea néanmoins à réunir sous lui 
tous les grenadiers de l'armée, au nombre de 
huit ou neuf mille, pour les former et les in- 
struire. Un homme si aimé n'avait aucun besoin 
d'autorité. Il suffisait, pour leur instruction, 
qu'il vécût devant eux. Il ne les quittait jamais, 
mangeait avec eux, vivait avec eux ; le soir, 
il les nourrissait de ses récits. Le matin, avant 
l'aube (car il dormait très-peu), on le voyait 
aller, venir, avec ses livres et son sabre, et vi- 
siter les sentinelles. 



La guerre d'Espagne finie, après tant de fa- 
tigues, Latour d'Auvergne voulut faire un tour 
en Bretagne, et, pour se reposer tout en étu- 
diant, il s'embarqua. Le bâtiment fut pris par 
les Anglais. 

Ceux-ci, fort rudes pour les prisonniers, les 
appelant tous jacobins, leur arrachaient bru- 
talement leur cocarde tricolore. Latour d'Au- 
vergne sortit de sa douceur habituelle. Il prend 
la sienne, l'enfile de son épée jusqu'à la garde : 
« Maintenant, dit-il, venez la prendre ! » 

Il n'y eut pas moyen de la lui faire quitter. 
Il aima mieux être enfermé, dans sa longue 
captivité de dix-huit mois, que d'être, à ce 



60 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

prix, comme d'autres, prisonnier sur parole. 

Et non-seulement il garda, avec une noble 
obstination, les insignes de la liberté, mais, 
en prison, il ne perdit aucune occasion de 
confesser hautement sa foi révolutionnaire. 
Aux nouvelles de nos victoires, il se faisait des 
fêtes à sa manière, et, pour les célébrer, en- 
tonnait fortement les chants de la Révolution. 

Infatigable travailleur, là même, dans cette 
prison mélancolique, aux extrémités du pays de 
Galles, Latour d'Auvergne poursuivait stoïque- 
ment ses études. Ce fut une joie pour lui, dans 
son chagrin, de remarquer l'identité des idiomes 
gallois et bretons ; peuples frères, que l'Océan, 
les guerres ont malheureusement séparés. 

Riche d'étude et très-pauvre d'argent, il 
sort enfin. Mais que de changements ! Yoilà le 
Directoire, l'affaissement de la France; voilà à 
l'horizon un astre inconnu qui paraît, astre 
nouveau, peu rassurant, hélas ! pour l'ami de 
la liberté ! 

Chose triste, et qui peint ces temps : dans 
l'organisation nouvelle, Latour d'Auvergne ne 
trouva plus sa place. 



LATOUR D'AUVERGNE. 61 

Il fut mis à la retraite. 

Pauvre, à Passy, il vécut seul, sans domes- 
tique ; il se servait lui-même. Il publia enfin 
ses fameuses Origines g au lois es y la pensée de 
sa vie. 

Le duc de Bouillon, son protecteur d'autre- 
fois, aujourd'hui protégé par lui, et rayé à sa 
prière de la liste des émigrés, rougissait de le 
voir dans cette grande pauvreté. Il voulait lui 
faire accepter le revenu d'une terre 3e dix 
mille livres de rentes. Qu'en aurait-il fait, lui 
qui vivait avec deux sous de lait par jour? Il 
refusa. 

Ce ne fut même pas sans peine que le mi- 
nistre de la guerre, le sachant dans le be- 
soin, lui fit accepter un secours militaire. Il 
voulait lui donner quatre cents francs. « C'est 
trop, dit Latour d'Auvergne, donnez-moi cent- 
vingt francs ; si j'ai besoin, je reviendrai en 
reprendre un autre jour. » 



YI 



Quelle que fût la pauvreté de Latour d'Au- 
vergne, son amour pour la science et sa pas- 
sion toujours jeune pour nos antiquités natio- 
nales semblaient devoir le rendre heureux» Ce 
fut avec étpnnement qu'on le vit, à cinquante- 
quatre ans, quitter sa studieuse retraite, et, 
sans demander aucun grade, s'engager comme 
soldat. 

Il prit rang, comme grenadier, dans la 46 e 
demi-brigade. 

Le secret de son départ, c'est que le dernier 
fils de son ami, de son mattre dans les études cel- 
tiques, Lebrigant, allait être enlevé par la con- 
scription. Latour d'Auvergne partit à sa place. 



LATOUR D'AUVERGNE. 63 

Lebrigant avait eu vingt-deux enfants, et 
celui-là seul lui restait. Le vénérable savant, 
parvenu à soixante-dix-sept ans, cruellement 
éprouvé dans la Révolution, où il avait montré 
un caractère magnanime, restait isolé sur 
la terre. Il se voyait sans appui, sans se- 
cours, si on lui enlevait ce dernier-né de sa 
vieillesse. Latour d'Auvergne ne le permit 
pas. 

Nul doute que les graves circonstances où la 
France se trouvait alors n'aient aussi contribué 
puissamment à sa détermination. Les dangers 
extérieurs étaient toujours grands ; et celui du 
dedans était plus grand encore. Une atonie 
extraordinaire se faisait sentir depuis la Ter- 
reur. Une réaction déplorable d'égoïsme, de 
corruption, énervait la République et la ren- 
dait incapable de résister à l'insolence de ses 
ennemis rassurés. Aucun temps, plus que 
celui-là, n'eut besoin d'exemples de vertus 
austères. Latour d'Auvergne en jugea ainsi, et 
partit, comme soldat, non dans la brillante 
armée d'Italie, où pourtant se trouvaient alors 
la plupart de ses grenadiers de l'armée d'Es- 



64 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

pagne, mais dans la sage, la sérieuse, la ré- 
publicaine armée du Rhin, celle qui conservait 
le mieux la tradition des premières armées de 
la République. 



VII 



L'armée du Rhin, avec moins d'éclat, aida 
tous les succès de l'autre. Pour ne parler que 
d'un fait, la campagne d'Italie, en 96, aurait- 
elle été possible, si l'héroïque Desaix n'avait 
retenu six mois sur le Rhin l'archiduc Charles 
et la meilleure armée de l'Autriche, devant 
cette bicoque de Eehl, se laissant patiemment 
écraser jusqu'au dernier homme de sa petite 
garnison, pendant que Bonaparte, libre, faisait 
la guerre à coups de foudre, courait l'Italie en 
vainqueur, faisait, défaisait les États, les royau- 
tés, les républiques? 

Latour d'Auvergne fut rendu un moment au 

4. 



06 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

repos, à son cabinet de Passy 9 par la paix de 
Campo-Formio. Mais cet admirable citoyen 
ne put entendre, sans y répondre, l'appel 
du danger de la France, en 1799. 

Le désordre de l'administration, le dénû- 
ment des armées étaient incroyables. Une 
nouvelle coalition plus terrible s'était formée, 
augmentée des Russes. L'ogre Suwarow, le 
célèbre général des massacres de Pologne, 
avançait vers nous. Le sage Directoire avait 
déporté en Egypte la victorieuse armée d'I- 
talie, sans avoir sur mer aucune force sé- 
rieuse pour la soutenir ou la ramener. Une 
grande partie des généraux de la République 
avaient déjà disparu. Latour d'Auvergne, • de- 
venu un vieillard, fort affaibli de la poitrine, 
alla se mettre aux ordres de Masséna, et fit 
sous lui cette rude campagne de Suisse, qui 
sauva la France par la bataille de Zurich. 

Là il eut une bonne fortune. Les Russes, ayant 
repris Zurich, s'y faisaient écraser sans vouloir 
se rendre ; nos soldats, irrités de leurs injures 
et de leurs défis \ allaient les massacrer tous ; 
Latour d'Auvergne les arrêta ; cette générosité 



LATOUR D'AUVERGNE. 67 

inattendue calma la fureur des Russes ; ils se 
résignèrent à accepter la vie. 

Bonaparte revient d'Egypte. La République 
est enterrée au 18 brumaire. Le premier consul, 
qui cherchait à honorer par quelques noms po- 
pulaires le nouvel ordre de choses, imagina de 
faire nommer par son Sénat le vieux grenadier 
membre du Corps, législatif. Quelque simple 
qu'il parût, Latour d'Auvergne n'était pas de 
ceux qu'on pouvait absorber ainsi. Il refusa 
modestement, sans faste et sans phrase : « Je 
ne sais pas faire les lois, dit-il; je ne sais que 
les défendre. » 

Le nouveau gouvernement voulait l'atteindre 
à*tout prix. Le premier consul avait à cœur de 
montrer qu'il n'était nullement antipathique aux 
noms historiques de la vieille France. Le ministre 
de la guerre (c'était encore Carnot), toujours ré- 
publicain de cœur sous la monarchie naissante, 
voulait honorer dans Latour d'Auvergne l'hé- 
roïsme républicain. Il le nomma, sans l'avertir, 
premier grenadier des armées de la République. 

Quand cette pierre lui tomba, Latour d'Au- 
vergne donna les signes d'un chagrin nullement 



68 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

feint, mais vrai et sincère. Il avait réussi jus- 
qu'alors à éluder l'avancement ; il avait esquivé 
tout ce que recherchent les autres, grades, 
honneurs, distinctions. Il avait espéré mourir 
simple soldat de l'armée. 

Dans deux lettres admirables, Tune écrite à 
un camarade, l'autre à son imprimeur breton: 

« Tout me fait un devoir, dit-il, dem'excuser 
d'accepter un titre qui ne me semble applicable 
à aucun soldat français, surtout au soldat d'un 
corps où il n'y eut jamais ni premier ni der- 
nier... Je suis trop jaloux de conserver des 
droits à l'estime de ces braves et à leur amitié, 
pour consentir à aliéner de moi leur cœur, en 
blessant leur délicatesse. Les voies où j'ai mar- 
ché ont toujours été droites et faciles... » 

« Vous me félicitez, dit-il encore ; mais ja- 
mais je n'ai eu plus besoin de consolation... 
Cette palme eût dû toujours rester flottante sur 
tous les guerriers français... J'attendais de mes 
services, si l'on y ajoutait un jour qnelque prix, 
ou l'oubli, ou du moins qu'on ne se les rappelât 
qu'à ma mort. » 

Une grande mélancolie l'avait pris dans les 



LATOUR D'AUVERGNE. 69 

• 

derniers temps. L'âge, la santé, l'isolement y 
étaient pour quelque chose sans doute ; il était 
né pour toutes les affections douces, et il avait 
vécu seul. Sa vive imagination bretonne et sa 
grande tendresse de cœur ne lui laissèrent ja- 
mais de repos, il le dit lui-même. Il arrivait à la 
vieillesse, il allait emporter au tombeau ses pas- 
sions tout entières. On ne lui connut qu'un 
amour, la France. Mais alors, que devenait- 
elle? 

Toute la gloire des batailles pouvait-elle con- 
soler ceux qui, témoins de la grande aurore, 
avaient vu la prise de la Bastille, les fédéra- 
tions de 90, le départ de 92, les peuples venant 
à la rencontre de nos armées fraternelles !... 
Une génération nouvelle arrivait qui se souve- 
nait peu de tout cela ; des hommes d'impatiente 
ambition, qui voulaient la guerre pour la guerre, 
qui, loin de se rappeler les leçons de l'égalité, 
ne rêvaient que distinctions. Déjà on ne parlait 
plus que de titres honorifiques, on en inventait 
de nouveaux, on recherchait les anciens. Les 
pauvretés monarchiques revenaient avant la 
monarchie même. 



70 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

S'il y avait encore souvent des mœurs et des 
idées de la République, c'était à l'armée du Rhin. 

Latour d'Auvergne alla y mourir. 

« Le gouvernement me comble, écrit-il ; il 
croit que je vaux encore un coup de fusil ; il 
m'a jeté le gant ; en bon Breton, je l'ai relevé, 
je pars. A cinquante-sept ans, la mort la plus 
désirable est celle d'un soldat sur le champ de 
bataille, et j'espère l'obtenir... L'armée est .ma 
famille, et c'est au sein de ma famille que je 
vais mourir. Toujours en paix avec ma con- 
science, j'ai joui du seul bonheur que l'on puisse 
goûter en ce monde. Rappelez-vous Latour 
d'Auvergne, cher camarade, rappelez-vous sa 
tendre amitié I » 

Il lègue à l'ami auquel il écrit ainsi la tasse 
dans laquelle il buvait à l'armée des Pyrénées ; 
il donne ses manuscrits à un autre ; et, sûr de 
ne pas revenir, il distribue tout ce qu'il a. 
Son premier soin fut d'assurer une rente de 
600 francs qu'il faisait à une pauvre famille. 



VIII 



L'armée du Rhin, sous Moreau, venait de 
passer le fleuve et d'entrer en Bavière. La tour 
d'Auvergne, à peine arrivé dans sa chère Qua- 
rante-Sixième, en prit avec lui deux cent cin- 
quante grenadiers pour déloger neuf cents 
Russes d'une forte position. Il attaqua à la 
baïonnette, et, après une lutte acharnée, 
emporta le poste et les mit en fuite. 

Le 27 juin (1800), le général poussant vive- 
ment l'ennemi, sans l'avoir reconnu d'abord, 
s'aperçut qu'il était retranché sur les hauteurs 
d'Unterhausen. Un corps français fut repoussé 
avec des pertes cruelles. Un second corps, sous 
Lecourbe,vint le dégager. La Quarante-Sixième 



72 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

en était, et en tête marchait La tour d'Auvergne, 
en silence, et sans tirer, sous le feu extermi- 
nateur de huit pièces de canon. Au moment où 
les hulans viennent au galop fondre sur les 
nôtres, il croise la baïonnette. Une lance lui 
perce le cœur... 

Ce fut un deuil universel. Il n'y eut guère de 
vieux soldats qui ne pleurassent, et les plus 
malades furent ceux qui ne pleurèrent pas. 

On répétait qu'il avait dit : « C'est bien, je 
meurs satisfait... Je voulais périr ainsi. » 

On ramassa tout ce qu'on put trouver de lau- 
riers, et on l'enveloppa de lauriers et de feuilles 
de chêne. Ses grenadiers le déposèrent dans la 
terre d'Allemagne, ayant soin de le poser, 
comme ils Pavaient toujours vu en son vivant, 
faisant face à V ennemi. 



IX 



Ceux qui croient à l'efficacité de l'intervention 
des saints peuvent se recommander aux mérites 
de Corret de Latour d'Auvergne, et dire, l'in- 
voquant comme patron : « Saint Corret, priez 
pour nous ! » 

Y a-t-il, en effet, vie de saint dans la Légende 
dorée, parmi tant de fictions imaginées pour 
obtenir un parfait idéal de sainteté, qui atteigne 
aussi bien ce but que l'incontestable histoire de 
cet homme, notre contemporain, que plusieurs 
vieillards qui vivent encore ont vu et entendu. 

Il a failli rétablir dans l'armée la superstition 
des reliques. Les soldats pe pouvaient se déci- 
der à s'en séparer; ils demandèrent et obtinrent 



74 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

que son nom serait toujours inscrit à la tête du 
contrôle, et que son cœur leur resterait. L'ar- 
mée tout entière donna un jour de sa solde, et, 
de cette contribution spontanée, on acheta 
une boîte d'argent, qui, couverte de velours 
noir, fut toujours portée à la tête dé la première 
compagnie de la Quarante-Sixième demi-bri- 
gade. 

De cette façon, le bon capitaine continua de 
suivre l'armée, au milieu de ses camarades. Il 
restait là sous le drapeau, et ne manquait pas 
à l'appel. Toutes les fois qu'on l'appelait, le 
plus ancien grenadier répondait pour lui : 
« Mort au champ d'honneur. » 

Latour d'Auvergne a été enterré non loin 
de la place où son ancêtre Turenne fut frappé à 
mort, non loin de celle où Marceau, son jeune 
Camarade, a trouvé aussi son tombeau. Hoche 
n'est pas mort bien loin de là ; non plus que 
Meunier, le célèbre général de l'Académie des 
sciences. 

Ainsi la France républicaine semble avoir 
voulu, pour consacrer sa frontière, enterrer 
sur les bords du Rhin tout ce qu'elle eut de 



LÀTOUR D'AUVERGNE. 

meilleur.* Ses plus illustres guerriers, elle les 
a déposés là. Elle les montre à l'Allemagne... 

Leurs restes glorieux sont des reliques com- 
munes. 

Ils appartiennent au monde tout autant qu'à 
la France, ces généreux combattants du droit. 
Si Ton eût ouvert leurs cœurs, on y eût moins 
trouvé la guerre que la justice et l'humanité. 



LES GÉNÉRAUX 



DE LA RÉPUBLIQUE 



LES GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE 



I 



J'ai dit ailleurs la situation pénible, doulou- 
reuse, sublime, où la France se trouva en 92. 
Une richesse immense de forces morales, une 
pauvreté effrayante de moyens matériels. Plus 
d'un an avant la guerre, six cent mille volon- 
taires s'étaient inscrits pour partir, des mil- 
lions d'hommes demandaient des armes. Ni 
armes, ni argent, ni pain, ni souliers. Aux 

r 

premiers mois de 93, il y avait au Trésor 
trente millions, et en papier 1 
Il fallait les héros du devoir pour triompher 



80 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

des difficultés qu'eut à subir la France alors. 
L'élan immense de ce moment sublime fait 
trop souvent perdre de vue les obstacles réels 
que rencontrèrent les chefs du peuple armé. 
Obstacles surhumains ! il ne s'agissait de rien 
moins que de discipliner l'océan même en 
pleine tempête, d'organiser la foudre, de ren- 
dre harmonique et docile la lave échappée de 
l'Etna ! 

Les nations oublient si vite qu'on se figure 
la France, en ces premiers temps, telle qu'elle 
fut au bout de vingt années de guerre. 

On parle des premières campagnes comme 
si les généraux d'alors avaient eu sous la main 
le magnifique et docile instrument des victoires 
de l'empire, comme si tout d'abord était sor- 
tie de terre la parfaite armée d'Àusterlitz. 

Ils firent de grandes choses, souvent avec 
peu de moyens, souvent avec des foules qui 
n'étaient nullement des armées, avec des po- 
pulations toutes neuves à la guerre, frémissant 
d'un souffle de liberté indomptable, ne respi- 
rant qu'égalité. 

Eux-mêmes ils la voulaient, l'égalité, plus 



LES GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE. 81 

que personne. Ils mangeaient le pain du sol- 
dat. Les vins, les choses délicates, tout ce 
qu'on leur offrait, ils l'envoyaient aux hôpi- 
taux. Leur désintéressement va à un point qui 
nous fait sourire aujourd'hui. Hoche, général 
de trois armées, dictateur de la Vendée et 
de la Bretagne, étant malade de ses fatigues, 
se croit tenu d'écrire au Directoire qu'il prend 
quelques livres de sucre aux magasins immen- 
ses délaissés sur la plage par l'expédition des 
Anglais. 

Nous venons de montrer le modèle de la sim- 
plicité républicaine, Latour d'Auvergne, qui 
évita l'avancement, éluda tous les grades et 
réussit à n'être rien. Plus tard, le général 
Desaix ne voulut jamais commander qu'en se- 
cond. Kléber refusa plusieurs fois le rang de 
général en chef ; en Vendée, il le fit donner à 
son ami le jeune Marceau, lui laissant tout 
l'honneur, ne partageant que le péril et la res- 
ponsabilité. 



5. 



4 

I 



II 



Pourquoi ces généraux de la jeune Ré- 
publique recherchaient-ils si peu l'autorité? 
C'est qu'ils l'avaient en eux. Us commandaient 
par un don de nature, et comme ayant pou- 
voir du ciel. L'amour, l'admiration, entraî- 
naient les masses après eux ; le respect de 
leurs vertus, de leur grand cœur, leur figure 
héroïque. Tout homme était saisi, ravi à la 
vue du général Hoche ; les plus braves se 
troublaient au regard de Kléber. 

Mais cette puissance même leur créait un 
péril. Quelle n'était pas la sombre défiance des 
représentants du peuple, des hommes de la 
loi, quand, venant aux armées, ils les voyaient 



LES GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE. «3 

adorant ces héros et ne voulant plus voir la 
patrie qu'en eux seuls ; et eux, commandant 
par l'amour, ayant comme supprimé l'autorité 
par une si grande autorité morale, maîtres 
sans l'avoir cherché, et rois involontaires ! On 
ne comprend que trop les craintes des jaloux 
amants de la liberté. 

De là, trop souvent, incertitude de la direc- 
tion politique. De là, défiance excessive du pou- 
voir civil pour le pouvoir militaire : on lui or- 
donnait d'agir et on le tenait lié ; on le lançait, 
à la chaîne, pour être toujours à même de le 
tirer en arrière. De là enfin, une infinité de fai- 
bles et faux mouvements, de tentatives avor- 
tées. 

Puis, au commencement, n'avait-on pas eu 
raison d'être défiant pour les généraux , lors 
qu'on les avait vus se mettre au-dessus des lois, 
lorsque M. de La Fayette quittait son armée pour 
venir gourmander l'Assemblée nationale ; lors- 
que Custine et Dumouriez, laissant le rôle de 
généraux pour celui de diplomates, négociaient 
avec l'ennemi ; lorsque Dumouriez, enfin, de- 
venu ennemi lui-même, prétendait amener à 



84 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Paris son armée, avec l'armée autrichienne, 
contre la Convention ? Dumouriez , homme 
de tant d'esprit et de si peu de cœur, ne pou- 
vait, en effet , rien comprendre à cette armée 
admirable. Il la savait homme par homme, 
il la menait à merveille, et il ne la connaissait 
pas. Les origines naïves, héroïques et simples 
de cette armée étaient chose inintelligible au 
vieil intrigant, à l'ancien agent de Louis XY. 

Mais les vrais fils de la Révolution ne méri- 
taient pas ces soupçons cruels, que leur vue 
seule devait dissiper. 

Je me rappelle un fait superbe de Kléber, qui 
montre toute la force qu'il puisait dans son 
noble cœur contre ces défiances. 

■ 

C'était en pleine Vendée; dans l'horreur de 
cette guerre affreuse, parmi les trahisons. Les 
représentants du peuple, vrais et purs patrio- 

• 

tes, mais peu au fait des choses de la guerre, 
avaient écouté trop facilement d'infâmes ac- 
cusations et soupçonné Kléber lui-même. Il ne 
s'agissait pas moins que de l'enlever la nuit 
et de l'envoyer au tribunal révolutionnaire. On 
l'avertit. Il haussa les épaules. Sans peur, mais 



■—H 



LES GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE. 85 

plein d'indignation, il s'en va à minuit, entre 
tout droit, sans avertir personne, chez les re- 
présentants. Ils ne se couchaient point. Il les 
trouve tout habillés, étendus sur un canapé, 
dans la plus pénible rêverie. La chambre était 
peu éclairée. Kléber, sans dire un mot, se pro- 
mène de long en large, enveloppé de son 
manteau. Sa noble et fière figure, qui portait 
la tête si haut, les fit rougir d'avoir un moment 
douté d'un tel homme. Au bout de dix minutes, 
ils se lèvent émus, et, lui prenant la main : 
« Allons, Kléber, vive la République ! » 



III 



Ce n'était pas sans cause que Ton craignait 
pour l'a venir le pouvoir militaire . Mais on se trom- 
pait alors en ne voyant dans ces généraux que les 
hommes de la guerre. Leurs écrits, leurs paro- 
les, tout ce qui reste d'eux, montre (nous l'a- 
vons dit) qu'ils furent citoyens avant tout, 
obéissant aux lois jusqu'à la mort. Ils leur au- 
raient sacrifié plus que la vie, l'honneur vulgaire 
du monde. Un fait pour expliquer ceci. 

Un des plus braves généraux de ces temps, 
Leveneur, fort dévoué à La Fayette, avait eu la 
faiblesse de le suivre à son départ. À quelques 
lieues, le bon sens lui revint, il retourna à son 
poste. En punition, on le refit soldat. Sans mur- 



LES GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE. 87 

murer, il quitta l'épée, prit le sabre de simple 
hussard, et, par sa brillante valeur, remonta 
peu à peu, redevint général. - C'est l'ami, le 
maître de Hoche. 

Personne plus que Hoche ne proclama la 
dépendance du pouvoir militaire, la haine de 
ses abus, la souveraineté de la loi. Apprenant 
qu'un de ses officiers vexait l'autorité civile, 
il lui écrivit ces grandes paroles, qui sont un 
de ses titres, et qu'on eût pu écrire sur son 
tombeau : « Fils aînés ,de la Révolution, nous 
abhorrons nous-mêmes le gouvernement mili- 
taire. » Et il destitua l'officier. 

Ce n'étaient pas des protestations Vaines, 
Dans les vastes contrées entre Rhin et Moselle 
qu'il gouverna un moment, il se hâta de limiter 
son autorité, de supprimer le gouvernement 
militaire et d'organiser un pouvoir civil indé- 
pendant du général. 

Forcé de lever des contributions, il les levait 
par les magistrats du pays, les faisait ainsi 
juges eux-mêmes et de la nécessité et de la 
juste mesure où ces contributions de guerre 
remplaçaient les anciens impôts, en laissant 



88 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

un grand bienfait, la justice égale, la suppres- 
sion des privilèges. 

Ainsi firent Kléber, Marceau, Desaix, cette 
grande armée du Rhin, l'honneur éternel de 
la France. Privée de tout en 93, l'hiver, et 
mourant de faim, elle fusilla un soldat qui 
avait pillé. 

Cet esprit d'abstinence et de ménagement 
pour les peuples avait souvent fait adorer les 
nôtres. Exemple : Marceau, Desaix, Champion- 
net, libérateur de Naples. 

Excepté Pichegru en Hollande, tous furent 
fidèles à cet. esprit, surtout par zèle de pro- 
pagande républicaine, considérant la guerre 
comme un apostolat de la liberté. Dugommier, 
dans l'aride dénuement des Pyrénées, Masséna 
et Schérer, dans les Apennins décharnés de 
Gênes, subirent d'affreuses privations pour ne 
pas changer de système, pour ne pas découra- 
ger l'éveil de la pensée républicaine qui se 
faisait en Italie. Ils ne demandaient qu'à la 
France. Schérer, par ses demandes incessan- 
tes, était l'horreur des bureaux. Il donna sa 
démission. 



LES GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE. 89 

La fraternité qu'ils avaient pour l'étranger, 
il va sans dire qu'ils l'avaient entre eux. Le 
respect de Marceau pour Kléber, Kléberle ren- 
dait à Canclaux. La défense morale, la cordia- 
lité mutuelle fut admirable dans l'armée du 
Rhin. Elle vivait d'une même âme. Tous ses 
chefs, Dubayet, Vimeux, Haxo, Beaupuy, Klé- 
ber, furent un faisceau d'amis. Joignons-y leur 
représentant chéri, Merlin de Thion ville, tou- 
jours à l'avant -garde, et qui ne se fût pas con- 
solé de manquer un combat. 



\ 



IV 



Une chose bien remarquable alors, c'est 
que ce sont surtout les très-grands militaires 
qui semblent les plus pacifiques. Hommes ad- 
mirables à qui la guerre apprit surtout la haine 
de la guerre. 

Comment s'en étonner, lorsqu'on voit que 
la vocation de plusieurs de ces grands hommes 
de guerre ne s'annonça nullement par un ju- 
vénile élan militaire, mais par un mouvement 
de justice et d'indignation contre l'iniquité ? 

Celui que les soldais ont appelé le dieu 
Mars, Kléber, malgré sa force et sa taille co- 
lossale, ne se destinait point à la guerre. Il 
entrait dans une carrière civile, étudiait l'ar- 



LES GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE. 0! 

chitecture, lorsqu'un jour, à Paris, il voit dans 
un café deux très-jeunes étrangers, inoffensifs 
et timides, qu'insultait un bretteur, un de ces 
bravaches qui passent toute leur vie dans l'es- 
crime, font un jeu d'insulter, sauf à tuer pour 
réparation. 

Cette lâche brutalité, cette inhospitalité hon- 
teuse pour notre nation, blessa le grand cœur 
de Kléber. Il prit le parti des jeunes étrangers, 
le parti même de la France dont on compro- 
mettait l'honneur. Il déclara que la querelle 
était sienne, et obligea le faux brave qui pro- 
voquait des enfants d'avoir affaire à un homme. 
Les parents des jeunes étrangers, qui appri- 
rent la chose, furent touchés de cette généro- 
sité, et firent entrer Kléber dans une école 
militaire de rAUemagne ; faveur rare et singu- 
lière qu'il n'eût pas obtenue en France, où 
Louis XVI venait d'interdire tout rang d'officier 
à ceux qui ne pouvaient prouver quatre degrés 
de noblesse. 

Hoche eut une affaire analogue. Soldat aux 
gardes françaises, il voyait ses camarades 
vexés par un sous-officier délateur et spadassin. 



92 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Il prit pour lui la querelle commune, et, bra- 
vant ce double péril, il punit le misérable. 

La protection des faibles, l'amour des petits, 
était leur instinct et leur lot à ces chevaliers 
du droit nouveau. Un jour, Kléber et Marceau, 
dans cette affreuse Vendée, traversant un pays 
brûlé, désert, dont la population était en fuite, 
aperçoivent dans un buisson un berceau ren- 
versé. Ils approchent, ils y voient deux toutes 
petites filles. Filles et berceau, ils emportèrent 
le tout, malgré un long trajet, jusqu'à la 
première ville. Les enfants arrivèrent dans 
les bras de ces étranges nourrices. On re- 
trouva par bonheur les parents, riches meu- 
niers de la contrée ; dans une fuite précipitée, 
nocturne, le berceau était apparemment tombé 
d'une voiture; on pleurait les enfants qu'on 
croyait perdus. 

L'aspect terrible de cette Vendée avait frappé 
au cœur ces deux héros. On le voit dans les no- 
tes de Kléber, qu'il écrivait, le soir, après les 
marches et les combats du jour. 

Quand on lit ces notes touchantes, quand on 
lit les lettres humaines, profondément humai- 



LES GÉNÉRAUX DE LÀ RÉPUBLIQUE. 93 

nés, qu'écrivent Hoche, Desaix et Marceau, on 
pense aux notes de Vauban, même à celles que 
Marc-Aurèle écrit dans les forêts de Pannonie, 
dans la guerre des Barbares. 

Marceau écrit à sa sœur : « Ne parle pas de 
« mes lauriers ; ils sont trempés de sang hu- 
« main I » 

Ce mot semble se lire dans la belle gravure 
qui représente Marceau sous Coblentz, sa gloire 
et sa conquête, c'est-à-dire bien près de sa fin. 
Ses rudes soldats apparaissent, à travers le 
brouillard du Rhin, le long des retranchements. 
Le héros, amaigri par l'excès des fatigues, est 
svelte et un peu grêle; dans ses yeux doux, 
tristes et sauvages, on sent un cœur bien 
atteint; il a quelque chose de fantasmagori- 
que ; il fait l'effet d'une ombre, comme celui qui 
a trop vu les morts et qui leur appartiendra 
bientôt. 

En écrivant ces légendes, je les avais ainsi 
toutes autour de moi, ces touchantes images 
des fils légitimes de la République, de ses 
grands défenseurs, qui, nés d'elle, moururent 
avec elle (Marceau, Hoche, Kléber, Desaix). 



94 LES SOLDATS DE LÀ RÉVOLUTION. 

Médiocres portraits, mais ressemblants ; naïves, 
imparfaites images, dessinées à la hâte par des 
amis ardents qui tremblaient de les perdre, et 
d'avance volaient à la mort une ombre de ces 
hommes adorés. 

Le soir, lorsque le jour avait baissé sans dis- 
paraître encore, je posais la plume et marchais 
^n long, en large, au milieu d'eux. Leurs images 
pâlies me disaient bien des choses. Leurs traits 
se marquaient moins ; mais d'autant plus en 
eux, dans ces ombres imposantes, ge sentais le 
vrai fond, l'àme commune des masses qu'ils 
ont représentées. Ils ne furent pas des hom- 
mes seulement, mais en réalité des armées tout 
entières. Ils en eurent la grande âme. Ils en 
furent à la fois et les pères et les fils. 

Et quand parfois, en les regardant, je me 
demandais ce qui faisait la tristesse de ces 
fiers et doux visages : 

« Ce n'est point, me disaient-ils, notre mort 
précoce, notre destin inachevé. Notre vie courte 
n'en fut pas moins entière. Nous fûmes les sol- 
dats de la loi, nous mourûmes avec la Repu- 
blique. De quoi nous plaindrions-nous? Ce qui 



LES GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE. 95 

met sur nos visages le nuage que tu vois, c'est 
que nous ne sommes pas morts tranquilles ; 
nous avons entrevu déjà qu'on ne continuerait 
point. Nous avons vu commencer ce qui nous 
fut odieux, l'adoration du succès et la religion 
de la force. » 



DESAIX 



6 



DESAIX 



I 



Desaix de Voygoux naquit près de Riom , 
en 1768. Le payretla race furent forts en lui, 
et il leur dut beaucoup. Il appartient vraiment 
à ce peuple vigoureux, honnête, laborieux en- 
tre tous, résigné aux rudes travaux. Mais l'Au- 
vergne jamais ne fit un plus grand travailleur. 
Dans sa courte vie, dont chaque jour fut un 
combat, il a eu le temps d'écrire encore beau- 
coup sur toute matière; sur la guerre, sur 
l'histoire, sur les lieux où il combattait. 

Né, élevé au pied du Puy-de-Dôme, il garda 



iOO LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

parmi les batailles un doux et calme sentiment 
de. la nature. Une de ses études favorites était 
la botanique. C'était un goût d'enfance, un sou- 
venir sans doute de ses premières années pas- 
sées près de sa mère, dans cette bonne Lima- 
gne, au petit manoir de Voygoux. 

Cette famille était de petite noblesse de pro- 
vince, plus estimée que riche, et l'enfant fut élevé 
dans une sage médiocrité de goûts et d'habitu- 
des; d'où cette vie sobre et pure. Ses maîtres, 
les oratoriens (au collège d'Effiat), contribuè- 
rent sans doute aussi à continuer en lui ces 
dispositions d'une nature modérée et modeste. 

Il n'aima qu'une fois, et il étouffa son amour, 
pour ne pas déplaire à sa mèt*e. 

Nul doute que, si la Révolution n'était venue, 
Desaix serait resté ce qu'il était, un officier 
obscur. Il était entré sous-lieutenant à quinze 
ans, en 1783, au régiment de Bretagne. L'Au- 
vergnat comme le Breton, Desaix comme La- 
tour d'Auvergne, serait resté là sans rien de- 
mander et n'aspirant qu'à n'être rien. 

Sous cette surface infiniment modeste, il y 
avait pourtant (nul ne l'eût deviné) un homme 



DESAIX. 101 

ferme, d'idées très-arrêtées, et ne cédant ja- 
mais sur ce qu'il croyait juste. 

La Révolution vient. Au grand étonnement 
des siens, qui lui auraient voulu plus d'ambi- 
tion militaire, Desaix demande et obtient une 
place dans l'administration, celte de commis- 
saire des guerres. 

Il avait compris parfaitement que, dans la 
désorganisation universelle, dans les dangers 
qui menaçaient la France, le poste du citoyen 
était là où l'on pouvait aider efficacement à 
rétablir l'ordre et à réformer l'armée. 

Il avait, sans difficulté, prêté serment à la 
Constitution. Il le tint ce serment, et refusa 
obstinément d'imiter ses deux frères, qui 
avaient émigré. Les plus violents reproches de 
sa famille n'ébranlèrent point sa résolution. 
Encore moins les insultes. Il reçut stoïquement 
l'envoi d'une quenouille qui lui vint deCoblentz. 

En mai 92, il demanda à rentrer dans soi 
régiment et passa à l'armée du Rhin. 

La première occasion révéla son grand cœur 
et fit deviner un héros. 

Sorti près de Landau, il distingue de loin, 



102 LES SOLDATS DE LÀ RÉVOLUTION. 

dans la plaine, quelques-uns de nos cavaliers 
aux prises avec l'ennemi. Us étaient sortis en 
reconnaissance et se trouvaient surpris ; les 
Autrichiens avaient bravement lancé sur eux 
cinq escadrons. Desaix est indigné. Il est sans 
armes, qu'importe ! Il part, la cravache à la 
main. Il se jette à l'aveugle dans la mêlée, il 
est renversé, se relève ; les nôtres, enfin, se 
dégagent, et Desaix, rentrant avec eux, ra- 
mène encore un Autrichien» 

Tel fut le commencement de ce grand 
homme, et telle toute sa vie, inspirée constam- 
ment d'un sentiment de justice héroïque. 

En Egypte, les Arabes le nommèrent Sultan 
juste. Ce fut en effet plus qu'un héros, ce fut 
un juste juge. Et pour lui, le premier point 
dans la justice fut d'appuyer les faibles. 

Dans la guerre d'Allemagne, les habitants 
virent bien qu'il faisait la guerre aux soldats, 
jamais au peuple. Ils dormaient sur leur foi 
profonde dans sa justice. Prêts à fuir avec leur 
famille à l'approche de l'armée, les paysans 
rentraient tranquillement : « Pour aujourd'hui 
nous n'avons rien à craindre, disaient-ils; c'est 
le corps de M. Desaix ! » 



II 



Capitaine en 92, général de brigade en 93, 
servant sous Broglie d'abord, puis sous Cus- 
tine, participant à l'impopularité de ses géné- 
raux, et suspecté comme eux, il fut arrêté 
quelque temps ; son bien fut séquestré. Rien ne 
le rebuta. Il n'en voulut jamais à la République 
des défiances qu'inspirait le pouvoir militaire. 

À peine sorti de prison, il courut à l'armée', 
et arriva à temps pour couvrir sa retraite, 
quand il lui fallut abandonner les lignes de 
Weissembourg* 

On le vit à Nothweiller, les deux joues per^ 
cées d'une balle et ne pouvant parler, continuer 
à commander du geste 



10* LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Il s'enferma dans cette position, pendant que 
les autres corps se retiraient, la défendit obs- 
tinément, et ne la quitta que la nuit, quand 
tous furent en sûreté. 

Les représentants du peuple, témoins du 
fait, lui donnèrent dès lors l'avant-garde et le 
firent général de division. 

C'étaient les temps de la famine. Ils révélè- 
rent en lui le héros de la patience et de l'hu- 
manité. Ses soldats, le voyant manger comme 
eux, jeûner comme eux, n'avaient plus le cou- 
rage de se plaindre. Sobre enfant de l'Auver- 
gne, il mangeait son pain noir, quand on 
avait du pain, et il buvait de l'eau. Le jour, la 
nuit, il allait aux bivouacs, causait avec ses 
hommes du mauvais temps et des privations' 
communes. Il leur donnait ce qu'il avait. Bon 
"pour tous, il avait quelque faible pour ses Au- 
vergnats, leur prêtait parfois de l'argent, à ne 
rendre jamais. 

Un jour, des commissaires de guerre s'avi- 
sèrent de lui faire un présent de vins, de 
vivres. Il accepta avec reconnaissance, et donna 
tout aux hôpitaux. 



DESAIX. 105 

L'argent des princes d'Allemagne, leurs 
caisses restées derrière eux dans leur suite, 
furent mis fidèlement par Desaix à la caisse de 
l'armée. Il n'y eut jamais moyen de lui faire 
accepter les présents qu'on donne ordinaire- 
ment aux traités de paix. Donc, il rentra en 
France pauvre, léger et net de toutes choses, 
si bien qu'à Neuf-Brisach, si l'on n'avait payé 
pour lui, il se fût couché sans souper. 

Dans cette glorieuse campagne de Hoche qui 
débloqua Landau et nous rendit le Rhin, notre 
frontière de l'Est, la Lorraine et l'Alsace, une 
grande part revenait à son lieutenant, Desaix. 
Il rentre , et il est dénoncé la seconde fois. 
Son bien est saisi encore, sa mère emprison- 
née. Nul murmure, nul reproche. Dans la cam- 
pagne même, à la première blessure, il avait 
écrit à sa mère ces mots d'héroïque douceur : 
« Grâce à Dieu, mon sang vient de couler ; ma 
mère, vous serez libre. » 

L'injustice est bientôt reconnue. Desaix avec 
simplicité retourne au Rhin. 



III 



Deux années durant (1794-1795), Desaix 
combat sans repos. 

Son général, et celui de l'ennemi (le prince 
Charles), reconnaissent également dans leurs 
rapports la précision de ses manœuvres et son 
étonnante vigueur d'exécution. 

Mais le plus merveilleux, c'est qu'en hasar- 
dant plus qu'aucun général c'était lui qui per- 
dait le moins d'hommes. La confiance qu'il 
donnait aux siens et leur amour pour lui, res- 
serraient, augmentaient leur unité d'action et 
de mouvement, cette force inconnue qui est la 
victoire. 

Sa douceur, son calme ordinaire qui était 



DESAIX. 107 

grand, devenaient admirables sur le champ de 
bataille. 

Yéritable homme de guerre, c'était là qu'il 
avait toute sa sérénité. 

Dans une affaire où tout semblait perdu, 
Desaix ne bougeait pas. Un aide de camp, un 
peu ému, vient au galop lui dire : « Général, 
n'avez- vous pas ordonné la retraite ? — Oui, 
mon ami, dit-il, la retraite de l'ennemi. » 

Pichegru destitué, les représentants vou- 
laient nommer Desaix général en chef. Il refusa 
obstinément, a Jamais vous ne ferez, dit-il, 
cette injure aux vieux militaires ; je suis le plus 
jeune des officiers. » Il fallut qu'on nommât 
Moreau. 

Quand on chercha un homme pour défendre 
Manheim, et pour y périr, le comité de salut 
public nomma Desaix. Quand Moreau, par deux 
fois, fit le grand et périlleux passage du Rhin, 
il l'exécuta par Desaix. Quand on chercha 
enfin, l'ennemi venant à nous, quel serait le 
général qu'on jetterait dans Kehl pour s'y faire 
écraser et arrêter là l'Allemagne, c'est encore 
Desaix qu'on choisit. 



108 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Ce fort de Kehl était un fort en terre, une 
pauvre bicoque sans palissade, avec quelques 
pièces de campagne. Desaix, peu auparavant, 
l'avait pris en deux heures. Il le garda deux 
mois. 

Les Autrichiens, systématiques et savants 
militaires, bâtirent autour du fort des ouvrages 
énormes, une ligne de puissantes redoutes dont 
chacune eût valu le fort. Tout cela supérieure- 
ment armé de canons qu'on amène de Man- 
heim et Mayence. On les amène pour Desaix. 
N'ayant pas de canons, il sort et prend ceux 
de l'ennemi. Il en prend dix, en encloue vingt, 
rentre avec sept cents prisonniers. 

De temps à autre, il faisait, la nuit, le jour, de 
victorieuses sorties. L'ennemi avait perdu douze 
mille hommes quand il parvint enfin à dominer 
le Rhin par ses batteries. Desaix alors traita; 
mais à une condition, c'est qu'il emporterait 
« tout ce qu'il jugerait convenable ». Il emporta' 
le fort. Canons, madriers, palissades, jusqu'aux 
éclats de bombes dont le fort était jonché, les 
soldats enlevèrent^tout exactement et nettoyé* 
rentla place; de sorte que, l'ennemi, ne trou- 



DESAIX. 109 

vant plus que des monceaux de terre, deman- 
dait où était le fort (10 janvier 97). 

Le 17 avril 1797, nouveau passage du Rhin 
sous le feu d'une armée de quatre-vingt mille 
hommes, couverts par des retranchements que 
défendent cent pièces de canon. Desaix passe 
le premier, le sabre à la main, et reçoit d'un 
Hongrois un coup de feu à bout portant. Griè- 
vement blessé à la cuisse, il a encore la force 
de sauver le Hongrois et de l'arracher aux 
mains des Français. 

Le traité de Léoben arrêtant les hostilités, 
le modeste général déclara vouloir étudier les 
dernières campagnes de Bonaparte, et se ren- 
dit en Italie. Celui-ci s'en prévalut avec son 
adresse ordinaire, et mit à l'ordre du jour de 
l'armée une visite si honorable pour elle et son 
général. 



IV 



Depuis la mort de Hoche, l'ascendant de 
Bonaparte avait tout entraîné. L'invasion de 
l'Angleterre, la grande pensée de Hoche, fut 
décidément abandonnée pour celle d'Egypte, 
brillante et poétique, mais sans résultat durable 
pour qui n'est pas maître de la mer. Même 
heureuse, cette expédition n'eût rien décidé, 
rien terminé ; elle n'eût pas empêché les An- 
glais de continuer à solder contre nous la 
guerre éternelle. 

Desaix prit part à l'expédition. D'abord, i 
descend à Malte, s'empare en un instant de 
toutes les batteries, arrive jusqu'à la place, à 
portée de pistolet. On sait la capitulation. 



DESAIX. 141 

Débarqué en Egypte et commandant l'avant- 
garde, ïl marche hardiment sur le Caire. Il fait 
connaissance en route avec les redoutés ma- 
meluks. Ces tempêtes de cavalerie, qui 
étonnent au premier coup d'oeil, Desaix enseigna 
aux nôtres à les regarder froidement et à les 
attendre de pied ferme. L'expérience s'en fit 
surtout aux Pyramides. 

Desaix se chargea de poursuivre la victoire 
dans la Haute-Egypte, et serra de près Mourad- 
Bey. La grande affaire était d'empêcher ce 
général des mameluks de fortifier indéfiniment 
ses troupes par les secours des Bédouins du 
désert. Desaix, sur les uns et les autres, frappa 
un coup si ferme, que ces tribus, effrayées, ne 
mirent plus le pied en Egypte. 

Le voilà donc, vainqueur, qui organise le 
pays, amasse des subsistances pour lui, pour 
l'armée du Caire. Par deux fois, Mourad revient 
avec une infatigable fureur, et jette cinquante 
mille hommes sur le petit camp de Desaix 
Celui-ci le poursuit à mort par les déserts, 
jusqu'à ce qu'il aille se cacher aux affreuses 
contrées des Barabras. 



112 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Il avait vaincu l'homme et le climat, les 
barbares et le soleil. Les tribus vinrent une à 
une lui rendre hommage, se fiant à son équité, 
et l'appelant Sultan juste. Ce dernier point 
était grave. Ce n'eût été rien que de vaincre , si 
l'Orient n'eût reconnu la justice de l'Occident) 
accepté sa juridiction. 

Tout homme de sens avait prévu l'issue de 
la campagne d'Egypte. Une armée non secou- 
rue, qui allait diminuant toujours, même par 
ses victoires, devait ou finir d'elle-même, ou ca- 
pituler. Kléber voulait le sauver à la France, ce 
reste admirable de l'armée d'Egypte, qui avait 
été l'armée d'Italie. Il essaya de traiter. Desaix 
eût mieux aimé périr. Il n'en conclut pas moins, 
par ordre de Kléber, cette transaction, bientôt 
violée par les Anglais, qui le forcèrent encore 
de vaincre à Héliopolis. 

Chargé de porter le traité en Europe, Desaix 
fut arrêté en mer, et prisonnier un mois des 
Anglais. 

Relâché enfin, il aborde, le 49 mai, à Toulon. 



Il y avait des années que Desaix n'avait revu 
sa famille, sa mère, tout ce qu'il aimait. Mais, 
dans la situation critique où il vit la France, il 
n'hésita pas un moment à se sacrifier lui-même 
et tous les intérêts de son cœur. Sans rien at- 
tendre, il passa les Alpes, et s'offrit à Bonaparte. 

Plus d'un pressentiment sinistre assiégeait 
son esprit, « Il m'arrivera quelque chose, 
disait-il aux siens ; il y a longtemps que je ne 
me bats plus en Europe ; les boulets d'ici ne 
me connaissent plus. » 

En route, il fut retarde par une insolente 
attaque de brigands piémontais qui lui tuèrent 
un homme. 



J14 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

On sait la bataille de Marengo et ses éton- 
nantes péripéties. 

Mêlas avait déjà écrit sa victoire à Vienne. 
I^ui-même se l'ôta des mains, en détachant sur 
ses derrières un grand corps de cavalerie. 
Bonaparte, qui de même croyait tenir Mêlas, 
et qui avait détaché Desaix pour l'envelopper, 
était fort en péril, si Desaix n'était revenu. 

Desaix fit exactement le contraire de Grou- 
chy à Waterloo. Grouchy s'en tint à l'ordre 
donné et ne bougea pas. Desaix, jugeant la 
situation changée, entendant le canon lointain, 
ne tint plus compte de l'ordre, revint, et réta- 
blit la bataille. 

Il arrive au premier consul. Les généraux 
l'entourent ; ils lui content la journée, lui mon- 
trent la situation. Tous sont d'avis de faire 
retraite. Bonaparte ne dit rien, et presse vive- 
ment Desaix de parler. 

Desaix regarde le champ de bataille ; puis, 
tirant sa montre : « Oui, dit-il, la bataille est 
perdue ; mais il n'est que trois heures, nous 
avons encore le temps d'en gagner une 
autre. » 



DESAIX. 415 

Simple et noble parole, qui témoigne, pour 
l'avenir, et de son cœur indomptable et du 
jugement qu'il faisait d'une armée qui, brisée, 
décimée, pouvait, sur le même champ de ba- 
taille et le même jour, ressaisir la victoire I 

Les troupes fraîches qu'il ramenait avancent 
pour heurter de front les Autrichiens, les 
arrêter, pendant que l'armée, ralliée, se jettera 
sur leur flanc. Ils la croyaient en retraite. Ils 
sont tout à coup salués par la mitraille de 
douze pièces qu'on démasque devant eux. 

Desaix, à cheval, à la tête de la 9 e légère, 
franchit un pli de terrain et se révèle brusque- 
ment à eux par une charge à bout portant. - 

Ils répondent. Desaix tombe, atteint d'une 
balle dans la poitrine. 

Il était frappé à mort, et ne prononça qu'un 
mot en tombant:. « N'en dites rien. » 

On le comprit, on lui jeta son manteau sur 
la tête. Mais on ne parvint pas à cacher sa 
mort. La 9 e en fut furieuse de douleur et de 
désespoir, et, se précipitant sur la masse des 
Autrichiens, elle gagna dans cette terrible 
lutte le surnom d 1 Incomparable , qui lui a 



416 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

été conservé jusqu'à la fin de nos guerres. 

Desaix ne fut retrouvé qu'avec peine au mi- 
lieu des morts. On le reconnut surtout à son 
abondante chevelure noire. 

La bataille, décidée par lui, donna la paix 
aq monde, l'empire au premier consul. 

Bonaparte était dès lors si sûr de l'empire 
que, sur le champ de bataille même, regrettant 
la mort de Desaix, il dit ce mot impérial : « Je 
l'aurais fait prince. » 

On a prétendu, avec bien peu de vraisem- 
blance, que Desaix, frappé au cœur d'un coup 
mortel, au fort de la mêlée, au bruit de l'artil- 
lçrie, aurait pu dire et faire entendre cette lon- 
gue phrase : « Allez dire au premier consul 
que je meurs avec le regret de n'avoir pas fait 
assez pour vivre dans la postérité. » Desaix 
vivant ne fit jamais de phrase ; en a-»t-il fait 
Uflç à sa* mort ? 

Quoi qu'il eu soit, cette parole sera à jamais 
démentie. \\ a fait assez. H vivra. 

Il vit, non dans les monuments qui lui fu- 
r^t élevés, à PÊtfis, aux Alpes, à Strasbourg, 
non dans les vains récits, dans la chronique 



DESAIX. 117 

oublieuse ou menteuse, mais au fond du cœur 
de la France et dans la reconnaissance muette, 
dans le culte secret des hommes de sacrifice et 
de devoir. 



7. 



VI 



Je possède un assez médiocre portrait de 
Desaix, qu'il a laissé faire en Egypte, vraisem- 
blablement pour sa mère, dont il était séparé 
depuis si longtemps et qu'il ne devait plus re- 
voir. Autrement son excessive modestie n'eût 
pas permis qu'on donnât cette importance à 
son image, ni qu'on transmît ses traits à la 
postérité. 

Rien de moins flatteur à l'œil que cette gra- 
vure. Le fond, triste et uniforme, est une plaine 
de la Haute-Egypte, un désert de la Thébaïde, 
tout d'âpres rochers. Plus près, dans une petite 
oasis de quelques arbres, se voit le camp fran- 
çais, tout le mouvement des travaux militaires, 



i 

J 



DESAIX. 119 

une fourmilière de petites figures noires qui 
travaillent, apportent les choses nécessaires à 
la vie. Les femmes, les enfants indigènes vont 
et viennent parmi les soldats. On sent qu'il y a 
là une sécurité parfaite, que c'est un lieu de 
justice et de paix. 

On est tout à fait rassuré sur le sort de ce 
peuple, quand on voit, au premier plan, l'hon- 
nête et héroïque figure du général Desaix. C'est 
celle d'un grand travailleur, d'un homme jeune 
encore qui a déjà beaucoup fait, beaucoup 
souffert, et qui jamais ne fera souffrir les au- 
tres. 

Avec sa riche chevelure noire, avec sa mous- 
tache touffue et ses grands yeux noirs, il a l'air 
triste, mais ferme et doux. 

Il rêve... A la patrie lointaine? aux affec- 
tions qu'il y laisse? à ceux qu'il aime et ne re- 
verra plus? Non, il pensé à ce peuple qu'on 
voit là-bas, et dont il est le père. Il pense à l'or- 
ganisation de cette contrée infortunée. Il pense 
à cette rude campagne de la Haute-Egypte ; dur 
labeur, obscur et lointain, caché dans les soli- 
tudes, loin de l'attention du monde. Si l'Egypte 



120 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

ét^it uu exil pour nos soldats d'Europe, la Thé- 
baïde est iu& exil par delà l'Egypte elle-même. 

Pauvre moine de la guerre, à travers l'affreux 
désert des moines de la Th<ébaïde, il poursuit 
infatigablement le cavalier mameluck. Sous 
ce soleil terrible, à l'heure où se cache le lion 
y^iuou pajc la chaleur, où le» crocodile haletant 
se tapit d<W3 le Ni), le général Desaix, ne tâche 
gas prise. 1.1 travaille, écrit, ou combat, 

« Sois pur» pour être tort. » Ce mot grave 
(^e la Perse antique &$ réalise à 1)9 lettre <Aaus 
la vie d^ Desaix. Caractère absolument vieçge, 
il dut sa sève, sa verdeur admirable, à so$ 
austérité. Sa vie est d'uue pièce, d'un fil tout 
a,ussi net que (ut celui de sou épée. 

Le devoir, le travail, telle fut sa droite ligote, 
et il a ignoré les courbes de la vie. Ce que peut 
êtçe le plaisir, péme légitime, U ue l'a jamais 
su. Ayant en, lui sa récompense, il n'a demandé 
rien de plus, rieu regretté, rien désiçé.. Se dé- 
vouer, sans éclat et sans bruit, ce fut twte 
son ambition. Indépeudwt à l'intérieur, gar- 
dant toute son âme, il se subordonnait volon- 
tiers m^me à moindre que lui. C'était une de 



DESAIX. 121 

ces rares créatures que la nature a faites tout 
exprès pour le sacrifice, qui d'elles-mêmes 
se sentent nées pour cela, et qui le veulent 
ainsi. 



1 



HOCHE 



I 



COMMENCEMENTS 



Dans une des visites que j'ai eu l'honneur de 
faire à la veuve de celui qui fut depuis le géné- 
ral Hoche l , j'ai vu de lui une miniature douce 
et forte, si bien équilibrée de qualités diverses, 
qu'elle échappe à toute description. 

Hoche était fort grand, il avait cinq pieds 
huit pouces ; il portait la tète très-haute. 11 était 
un peu mince pour sa taille, et peut-être un peu 

1. Restée veuve à dix-neuf ans, elle a été gardée do 
toute affection nouvelle par la religion de ce grand souvenir. 



126 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

serré des épaules. Il avait une activité prodi- 
gieuse, terrible, qu'ont rarement les hommes 
de grande taille. Son geste habituel, un peu bi- 
zarre, mais qu'expliquent assez les difficultés, 
les contradictions qui traversèrent sa carrière, 
était de se mordre souvent la main au pli des 
secondes phalanges. 

La hauteur de son âme était dans tout son 
aspect, dans sa figure. Soldat aux gardes fran- 
çaises et très-jeune encore, il figurait à une re- 
vue; une grande dame de Versailles, avec la 
finesse et le tact de son sexe, le remarqua 
entre tous et dit : « Voyez-vous celui-ci? Ce 
n'est pas un soldat, c'est le général. » 

Du reste, dans sa personne rien de sombre, 
rien de triste ; une grande sérénité. Et sous 
ce calme, une application extrême, continue, 
jamais démentie. Elle seule peut expliquer 
qu'il ait tant fait, tant voulu, tant pensé, tant 
projeté dans sa vie de vingt- neuf ans, parti de 
si bas, ayant à rompre tant et de si cruels 
obstacles par l'effort de la seule vertu. 

Cette action rapide, dévorante, qui le mena 
si vite à la mort, n'embrassait pas seulement 



HOCHE. 127 

les sciences militaires ; on est pénétré d'é- 
tonnement de voir qu'à l'armée de l'Ouest, 
au milieu des tentatives si fréquentes d'assas- 
sinat, des craintes de soulèvement, de l'attente 
de la flotte anglaise, des préparatifs de la des- 
cente en Angleterre, il songeait à commencer 
l'étude de la métaphysique et priait un ami de 
lui envoyer tel livre de Condillac. 

Il répétait à chaque instant, sans s'en aper- 
cevoir, et se parlant à lui-mêjne, un mot du fa- 
meux Jean de Witt : « Fais ce que tu fais, » 
c'est-à-dire : fais bien et agis fort, travaille 
sérieusement. Il disait encore souvent un mot 
héroïque : « Des choses, et non des mots. » En 
lui point de rouerie, de mise en scène, d'appel» 
à l'art; point de faiseur d'arrangement pour les 
bulletins. 

Hoche avait pour les sciences morales la 
préférence que Napoléon eut pour les mathé- 
matiques. Il voulait étudier la philosophie, 
l'économie politique avec O'Connor. Partisan 
d'abord des avantages commerciaux pour l'Ir- 
lande, dès que celui-ci lui eut expliqué la li- 
berté du commerce : « Oh ! la belle science I 



128 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

vous me l'apprendrez I » Il se jeta dans ses 
bras. M. O'Connor, qui m'a raconté le fait, me 
disait encore : « Personne n'écoutait si bien 
que Hoche, n'était si avide de savoir, si dé- 
sintéressé d'amour-propre. » 



H 

Orphelin presque à sa naissance, Hoche 
n'eut d'autre éducation que celle qu'il se donna 
lui-môme. Nous l'avons appelé un enfant de 
Paris, quoiqu'il fût né à Versailles. Mais de 
très-bonne heure, il eut Paris, le grand Paris, 
pour éducateur. 

Paris a ses séductions, comme toutes les 
grandes villes ; mais pour ceux qu'il n'énerve 
pas, il est la plus grande école du monde. 
Là nul objet qui ne puisse instruire. Les murs 
parlent, les pierres racontent, les ^avés sont 
éloquents. 

Hoche a raconté ses origines dans une lettre 
magnifique, en réponse à ses ennemis l . Fils 

1. Nous donnons à la fin du volume quelques-unes du 
cet lettres superbes. 



HOCHE. 129 

d'un soldat devenu palefrenier aux écuries du 
roi, il fut d'abord soutenu par sa tante, une 
fruitière. Mais bientôt il se suffit à lui-même, 
il se fit soldat. 

Hoche, h vingt ans, faisait son éducation 
comme s'il eût prévu sa destinée. Il dévorait 
tout. Faut-il dire que ce grand homme, pour 
acheter quelques livres, tirait de l'eau, la nuit, 
chez les jardiniers. Le jour, il brodait des gi- 
lets d'officiers et les vendait dans un café que 
l'on montre encore au bas du Pont-Neuf. 

Son imagination était alors infiniment active* 
et mobile. Il lisait, dévorait Rousseau, le bré- 
viaire de la Révolution, en attendant qu'elle 
vînt. Il lisait aussi des voyages. Il s'engagea, 
croyant que c'était pour les Indes ; il se trouva 
que, par une supercherie ordinaire aux recru* 
teurs, ils lui avaient fait signer un engagement 
dans les gardes françaises *. 

Ce corps participait beaucoup à l'esprit du 
temps. Les gardes françaises étaient en faction 
aux théâtres, aux lieux publics; ils y reCé- 

1. Presque tous les détails intimes de cette biographie 
m'ont été donnés directement par la veuve de Hoche. 



130 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

vaient d'avance le souffle de la Révolution. 
L'ancien régime était assez fou cependant 
pour se fier aux gardes françaises, mariés pour 
la plupart. Fort impolitiquement on avait sup- 
primé le dépôt où Ton élevait les enfants de 
troupe. 

Le coup d'État du 23 mai 89, qui brisait la 
volonté de cinq millions d'électeurs, et donnait 
au clergé un veto contre la noblesse et le tiers, 
n'épargnait pas l'armée. 

Par l'acte du 23, le roi déclarait de la ma- 
nière la plus forte qu'il ne changerait jamais 
t institution de F armée, c'est-à-dire que la no- 
blesse aurait toujours les grades, que le rotu- 
rier ne pourrait monter, que le soldat mourrait 
soldat. Ainsi, le seul changement qu'on fît aux 
institutions militaires^ on le faisait contre lui. 
Ce fut alors que Jourdan, Joubert, Kléber, 
qui d'abord avaient servi, quittèrent le service 
militaire, comme une impasse, une carrière dé- 
sespérée. Augereau était sous-officier d'infan- 
terie; Hoche, sergent; Marceau, soldat; ces 
jeunes gens de grand cœur et de haute ambition 
étaient cloués là pour toujours ! 



HOCHE. 131 

Le jour même où les électeurs de Paris, an- 
nulés par le veto du roi, faisant à leur tour 
leur coup d'État, se réunirent dans la miséra- 
ble salle d'un traiteur, 25, rue Dauphine, sans 
être convoqués, et contre la volonté du minis- 
tère qui leur en refusait la permission, — 
les soldats des gardes françaises , comme si le 
cri : Aux armes ! eût retenti dans les casernes, 
forcèrent la consigne qui les retenait depuis 
plusieurs jours, se promenèrent dans Paris, 
vinrent fraterniser avec le peuple. Depuis 
quelque temps déjà, des sociétés secrètes s'or- 
ganisaient parmi eux ; ils juraient de n'obéir à 
aucun ordre qui serait contraire aux ordres de 
l'Assemblée. 



III 



Le 14 juillet, Hoche est au nombre des vain- 
queurs de la Bastille. Après le licenciement 
des gardes françaises, il entre (août 89), dans 
la garde parisienne, instituée par Lafayette, et 
il y est nommé adjudant sous-officier. Un jour 
de manœuvres aux Champs-Elysées, le ministre 



132 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

de la guerre Servan remarque la tenue et la 
précision du peloton commandé par Hoche, et 
demande le nom de « ce jeune homme alerte qui 
conduit si bien sa compagnie ». Quatre jours 
après, Hoche reçoit le brevet de lieutenant 
dans le 58 a régiment (Rouergue). En juin 92, 
il rejoint son corps en garnison à Thionville, 
et contribue à la brillante défense de cette 
place assiégée par les Autrichiens. De là, il 
passe à l'armée des Àrdennes, dans la divi- 
sion du général Leveneur. 

Le général Leveneur était ce brave entre 
les braves dont nous avons déjà parlé, qui 
avait eu ce hasard singulier de prendre un fort 
à lui seul (la forteresse de Namur). C'était dd 
reste un soldat très-simple, très-dévoué. Nous 
avons dit qu'il Tétait à Lafayette au point que, 
Lafayette partant, Leveneur, machinalement 
et d'instinct, était parti aussi. Mais nous avons 
vu comment il se repentit heureusement, re- 
vint, et, reçu comme simple soldat, déposa sans 
murmure l'épée, Tépaulette, prit le sabre de 
hussard, jusqu'à Ce que de nouveaux services 
lui eussent fait restituer son grade de général. 



ROCHE. 133 

Noble simplicité de ces temps si loin de nous ! 

Le jeune instructeur des volontaires de 92 
apparaît dans l'histoire en mars 93, le jour 
même où toutes les puissances de l'Europe 
coalisées firent subir au général Leveneur son 
premier échec sous Maëstricht. Hoche, alors 
capitaine, fut chargé, dans cette malheureuse 
journée, de sauver le matériel de l'artillerie. Il 
le fit avec audace, habileté, ne laissant pour 
tout butin à l'Autriche qu'un seul canon. 

Leveneur l'admira, le prit en amitié, en fit 
son aide de camp. Il avait bien vite démêlé le 
héros sous l'effervescence du jeune homme. Il 
voulut compléter son éducation. 

Le brave et bon Leveneur avait lui-même be- 
soin d'une tête pour le diriger. Ce fut le jeune 
Hoche. Dans la* déroute de Neerwinde, dans la 
'retraite qui suivit, ils couvrirent l'armée. Ils li- 
vrèrent prèsdeLouvain, à la Montagne de Fer,un 
combat de dix-sept heures, qui fit réfléchir l'en- 
nemi, et lui fit sentir que, tout vainqueur qu'il 
était, il n'entamerait pas aisément la France. 

Leveneur, resté fidèle, à la suite de Dumou- 
riez, n'en était pas moins suspect.- Hoche le 

8 • 



134 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

défendit. Quand on arrêta Leveneur, il se fit 
aussi arrêter. Tout s'éclaircit cependant. Hoche 
put aller à Paris s'entendre avec les chefs du 
nouveau gouvernement, les meneurs de l'opi- 
nion. Il évita les Jacobins, trop défiants pour 
le militaire, s'adressa aux Cordeliers. Il con- 
naissait déjà Danton. Il alla voir aussi Marat, 
et plaça dans son journal une forte et chaleu- 
reuse lettre contre les intrigants qui perdaient 
l'armée. 



IV 



Hoche, à son retour à l'armée, reçut du gé- 
néral Barthélémy l'ordre d'aller sur-le-champ 
s'enfermer dans Dunkerque, menacé par le 
duc d'York. 

C'était le moment où la coalition, démasquant 
sa hideuse immoralité, avouait que le nom du 
roi n'était qu'un prétexte pour elle. Les Autri- 
chiens dans Condé, les Anglais à Dunkerque, à 
Toulon, ne cachaient point qu'ils venaient en 
conquérants s'approprier la dépouille de 
Louis XVI, et non secourir son fils. 



HOCHE. 435 

L'affaire de Dunkerque, pour quiconque sait 
l'ancienne histoire de France, doit passer pour 
un des plus grands périls que la France nou- 
velle ait courus. Rappelons-nous que l'Anglais, 
occupant Calais deux cents ans, a été pendant 
tout ce temps maître de nos mers, mattre de 
nos côtes, entrant, sortant à volonté de ce ter- 
rible repaire, faisant trembler à chaque instant 
toutes nos provinces du Nord. Telle eût été 
notre situation s'il eût occupé Dunkerque. 

L'indignation donna aux nôtres une force 
surhumaine. Les rois étaient pris ici en fla- 
grant délit, comme voleurs, la main dans le 
sac, venant voler Louis XVII qu'ils avaient dit 
vouloir défendre. Vingt mille Anglais, vingt 
mille Autrichiens tenaient Dunkerque investie. 
Hoche se jette dans la place f et fait des pro- 
diges. Devenu chef de brigade , il donne aux 
travaux une activité extraordinaire ; il exécute 
avec sept mille hommes des réparations qui en 
auraient exigé vingt mille ; il se met à piocher 
lui-même. La garde civique est découragée, il 
relève son énergie ; les matelots se sont in- 
surgés, il les ramène au devoir. Il communique 



136 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

à tous son patriotisme et sa flamme. On a con- 
servé plusieurs des mots d'ordre qu'il donnait 
chaque jour, et où apparaît la grandeur de sa 
pensée : Despotes, Mort. — Pitt, Néant. — 
France, Exemple. — Liberté, Univers. 

Dans une foudroyante sortie, il écrase la 
gauche anglaise, Jourdan écrase la droite. 
L'ennemi n'eût pu échapper si le général Hou- 
chord n'eût, par hésitation ou faiblesse, lui- 
même arrêté la victoire. 

C'est à Dunkerque que se révéla l'étonnante 
lucidité de Hoche sur les choses de la guerre. 
H adressa au Comité de salut public un plan 
simple et hardi, qui, plus tard, adopté, suivi à 
la lettre, décida le succès de la campagne de 
Hollande. 

Ce mémoire contenait des vues de génie. 
L'auteur demandait que l'armée de Nieuport 
suivit une marche plus déterminée : « Nous 
faisons une guerre d'imitation, disait-il, nous 
allons où va l'ennemi» Ne pouvons-nous donc 
agir de nous-mêmes ? Cessons de nous dissé- 
miner, combattons par masses et marchons 
fièrement à la victoire. Marchons ! il ne faut 



ROCHE. 137 



pas que la République attende Tan prochain 
pour être sauvée ! » 



Le 1 er octobre 93, Carnot, se trouvant assis 
au Comité de salut public près de Robespierre, 
lui passa une lettre qu'il venait de recevoir, si- 
gnée HocKè, un nom inconnu. 

Cette lettre, toute pleine d'ardeur patriotique 
et républicaine, faisait la proposition hardie 
d'une descente en Angleterre, indiquait les 
moyens possibles,, supputait les forées néces- 
saires, et se terminait ainsi : « Je ne demande 
ni place, ni grade, mais l'honneur de mettre le 
premier le pied sur l'a terre de ces brigands 
politiques. » 

Robespierre, aptes avoir lu, dit à Carnot : 
« Voilà un homme infiniment dangereux. » 

La défiance die Robespierre n'était pas, il 
faut le dire, trop déraisonnable. Robespierre, 
Saint-Just, en amants jaloux de la République, 
avaient le pressentiment qu'elle périrait par 

8. 



138 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

les généraux. Or, de tous, et sans excepter Bo- 
naparte qui vint plus tard, Hoche semblait le 
plus à craindre. Il Tétait par une chose que 
lui seul eut à ce degré, la chose dangereuse 
dans les cités libres : il était aimé. 

Un vieux et vénérable général, très-savant 
des choses et des hommes de ce temps déjà 
reculé, et qui a gardé son bon sens dans l'infa- 
tuation universelle , le général Koch, médit un 
jour un mot qui me frappa fort : a Mais enfin, 
demandais-je, qui l'eût emporté des deux ri - 
vaux, Hoche et Bonaparte?» Il me répondit ces 
propres paroles : « Contre ce terrible calcula- 
teur, Hoche aurait eu une chance : il était 
aimé 4 . » 

Pourquoi Tétait-il ? Lui-même en dit la prin- 
cipale cause : il aimait. C'était sa maxime, 
qu'il répétait à chaque instant : « Pour, être 
aimé, il faut aimer. » Il n'aimait pas seulement 
ses égaux, mais, ce qui est rare, ses chefs. 

Il fut aimé fanatiquement de tous ceux qui 
l'entourèrent. Les sombres et défiants procon- 

1 . Il ajoutait : « A la longue cependant l'homme de calcul 
l'eût emporté. » 



HOCHE. 139 

suis envoyés aux armées de Rhin-et-Moselle 

* 

purent craindre que ces sages armées, les plus 
sages de la France, ne fussent pourtant cor- 
rompues par leur enthousiasme pour ce sédui- 
sant jeune homme. Les militaires, Ney, Le- 
febvre, l'auraient suivi à l'aveugle ; les héros 
de la République, les Desaix, les Championnet, 
avaient un faible pour lui, ne le distinguant pas 
de la République elle-même. 

Mais si cet attachement des plus grands 
hommes de guerre semblait le rendre dange- 
reux, il pouvait lui prêter aussi une force utile 
à la patrie, si, l'heure venue, épargné par le 
destin, il se fût constitué (comme il est pro- 
bable) le défenseur de la liberté contre l'am- 
bition militaire. Lui seul, appuyé sur la Répu- 
blique et sur ses glorieuses amitiés, il eût op- 
posé une barrière au nouveau César. V homme 
à qui les dieux cédèrent (pour parler comme un 
ancien) eût pourtant trouvé un obstacle : le 
général Hoche et le droit. 



II 



LA.NDAU — LÀ PRISON 



Au moment où U venait de faire merveille à 
Dunkepque, Hoche avait à peine vingt-six ans. 

Jadis, dans un mouvement impétueux, il 
avait écrit une première lettre à Carnot, qui 
fut étonné et dit : « Ce sergent ira loin. » La 
prédiction déjà s'accomplissait. 

Baudot et Lacoste, qui avaient pris la di- 
rection de l'armée de la Moselle, obtinrent que, 
Pichegru ayant l'armée du Rhin, le comman- 
dement de l'armée de la Moselle fût donné à 
Hoche. Par un ferme bon sens qui touche au 
génie, ils comprirent qu'il n'y avait à attendre 



HOCHE. 141 

nulle victoire sans unité, que l'unité militaire, 
c'était celle de l'âme et du corps, du général 
et du soldat ; et pour général ils prirent le plus 
aimé, le plus aimable, le plus riche des dons 
du ciel, un homme en qui était le charme de la 
France, l'image de la victoire. 

L'armée fut enthousiaste de lui avant qu'il 
eût rien fait. Un officier écrivait : « J'ai vu le 
nouveau général. Son regard est celui de l'ai- 
gle, fier et vaste. Il est fort comme le. peuple, 
jeune comme la Révolution. » 

Hoche avait les Prussiens en tête, et Piche- 
gru les Autrichiens. Hoche devait percer les 
lignes des Vosges, débloquer Landau, et opérer 
sa jonction avec Pichegru. 

L'armée de là Moselle, qui avait le plus à 
faire, avait été jusque-là une armée sacrifiée ; 
on l'avait souvent affaiblie au profit de celle du 
Nord, et récemment au profit de celle du Rhin, 
qui en tira six bataillons. Elle était bien plus 
affaiblie encore par sa longue inaction, par 
son mélange avec la levée en masse, par l'in- 
discipline. Hoche comprit les difficultés. Une 
telle armée était susceptible d'un grand élan, 



142 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

mais fort peu de manœuvres savantes. Il était 
difficile avec elle de suivre les idées métho- 
diques du comité. La rapidité était tout. Hoche 
supprima les bagages, les* tentes même, en 
plein décembre. 

Les soldats, déjà fatigués de la campagne, 
murmuraient hautement. Hoche mit à l'ordre 
que le régiment qui avait le premier exprimé 
son mécontentement, n'aurait pas l'honneur de 
prendre part au prochain combat. Les mutins 
vinrent, les larmes aux yeux, supplier le gé- 
néral de lever cette punition infamante, im- 
plorant la bataille, demandant à marcher, au 
contraire, à l'avant-garde. Hoche leur accorda 
cette grâce, et ils firent, pour l'en remercier, 
des prodiges de valeur. 

Malheureux à Kaïserslautern dans ses pre- 
mières attaques, Hoche revint à la charge avec 
un acharnement extraordinaire. Toute l'armée 
criait : « Landau ou la mort ! » 

Bien lui prit en ce moment d'être un sol- 
dat parvenu. Noble, il eût été suspect ; mais il 
reçut une lettre rassurante et généreuse de 
Saint-Just et de Lebas. Lacoste et Baudot le 



HOGHË. 143 

suivaient pas à pas, combattaient avec lui en 
intrépides soldats, durs, sobres, couchant sur 
la neige. 

L'échec de Kaiserslautern faillit se renou- 
veler devant Frœschwiller. Les redoutes de 
l'ennemi, disposées en amphithéâtre, étaient dé- 
fendues par une invincible artillerie. A l'aspect 
des retranchements et du triple rang de batte- 
ries qui les couronnent, les bataillons républi- 
cains hésitent. Mais Hoche connaît ses soldats ; 
ces formidables canons, il les met gaiement 
aux enchères. « Camarades ! s'écrie-t-il en 
parcourant les rangs, à 400 livres pièce les 
canons prussiens ! — à 500 ! — à 600 ! » 
« Adjugé ! » répondent en riant les soldats. Ils 
s'élancent au pas de charge , la baïonnette en 
avant; en moins d'une heure, les trois lignes 
de redoutes sont franchies, emportées; les 
Prussiens abandonnent dix-huit canons, vingt- 
quatre caissons ; et les pièces traînées devant 
le général Hoche sont payées comptant au prix 
de Y adjudication. 

Les Prussiens cédèrent ; l'armée de la Moselle 
déboucha des Vosges, descendit en plaine ; 



444 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Landau fut sauvé, la jonction opérée avec Piche- 
gru. Hoche se jeta dans ses bras : « Qu'est-ce 
que c'est que ce Pichegru ? écrivait-il ; ses 
joues m'ont paru de marbre ! » 

Le premier bulletin, daté de Landau, fut en- 
voyé par Pichegru. Barrère parla de la vic- 
toire, sans dire un seul mot de Hoche. 

Landau, Bitche, ces forteresses étaient le 
dernier, le faible fil auquel était suspendu le 
grand avenir de la France. Le Comité de salut 
public, dans ce péril, avait pris une décision 
forte. Il avait envoyé dans Strasbourg, per- 
due presque pour la République entre les traî- 
tres et les fous, il avait envoyé Saint-Just, 
c'est-à-dire la loi, la mort. 

Qu'allait-on faire maintenant ? Qui devait 
commander les deux armées pour agir d'en- 
semble ? Saint-Just ne daignait pas communi- 
quer à Baudot et à Lacoste ses instructions se- 
crètes. Ils se lassèrent de cette taciturnité et 
de l'inaction de Pichegru. Ils jouèrent leur vie. 
Le 24 décembre, ils ordonnèrent à Pichegru 
d'obéir à Hoche. 

Tout dès lors alla comme la foudre. Hoche 



HOCHE. 445 

lança six mille hommes au delà du Rhin, sur 
les derrières de l'ennemi. Puis, lui-même, en 
cinq jours de combat, terribles, acharnés, il 
poussa l'ennemi à moFt, et se jeta sur le Rhin. 
Voilà l'Alsace sauvée, l'étranger chassé, le 
Rhin repris, conquis, gardé (jusqu'en 1815) ! 
Quels sont les plans admirables qu'on repro- 
che à Hoche, Lacoste et Baudot, d'avoir fait 
manquer par leurs victoires ? On eût, dit-on, 
enveloppé l'armée autrichienne. C'était l'idée 
fixe toujours de prendre et d'envelopper. On 
le voulait à Dunkerque. Il semble qu'on n'ait 
pas su ce qu'étaient les armées de la Républi- 
que. Très-vaillantes, elles étaient très-peu ma- 
nœuvrières encore, très-peu capables de ces 
opérations compliquées, si faciles à combiner 
dans le cabinet, si difficiles à exécuter sur le 
terrain avec des soldats novices, émus, spon- 
tan es, et qui, forts par la passion seule, étaient 
infiniment moins propres à servir d'instruments 
aux calculs des tacticiens. 

L'offensive brillante que prit Hoche en Alle- 
magne, et qu'on arrêta, était chose plus prati- 
que certainement que la tentative de faire sai- 

9 



146 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

sir comme en un filet une armée très-aguer- 
rie par la nôtre formée d'hier, les vieilles 
moustaches hongroises par nos toutes jeunes 
recrues. 

Hoche, arrêté dans ses succès, fut furieux ; 
il écrivit énergiquement qu'il briserait son 
épée, qu'il irait vendre du fromage chez sa 
tante la fruitière (Papiers de Lindet). 

Le Comité, indigné, effrayé de ce langage 
nouveau, l'éloigna ée ses soldats « pour un 
autre commandement ». 

Ce commandement fut à la prison des Carmes. 



ii 



Hoche, aux Carmes, n'eut qu'une cellule de 
six pieds carrés, sans jour et sans air, donnant 
sur une étable, dont les vapeurs ammoniacales 
faillirent l'aveugler 4 . Quelle loge pour ce 
jeune lion, qui avait toujours vécu sous le 
soleil, respiré toujours le grand air libre des 
batailles, déployé en tout temps une si terrible 
activité ! 

i II dut toujours, depuis, porter des conserves. 



HOCHE. 147 

Cette vaste et sinistre maison des Carmes, 
sinistre par ses souvenirs, était ators pleine de 
femmes, la plupart charmantes. On y montre 
une chambre longue et profonde, très-étroite, 
de vingt pieds sur quatre, où se trouvaient 
entassées les trois grandes dames les plus 
gracieuses et les plus jolies de Paris, la Ca- 
barrus, la Beauharnais et une autre. On se 
voyait à travers les grilles de la prison. 

Il ne pouvait exister aucun lieu plus dange- 
reux pour un homme d'action que les pri- 

• 

sons de la Terreur. La mort n'y était pas seule 
à craindre, mais, pour peu qu'on y séjour- 
nât., une autre mort : Ténervation physique 
et morale. Elles étaient excessivement mal- 
saines en tous sens, ces prisons. Hoche de- 
vait y rencontrer les seuls écueils où pût 
heurter sa vertu républicaine, l'amour et la 
molle pitié. Les dames de la cour étaient là 
cent fois plus dangereuses qu'elles ne l'eussent 
été à Versailles. Leur coquetterie, leur esprit 
d'intrigue, leur corruption, n'apparaissaient 
plus; onvoyaitdesfemmessouffrantes, inquiètes, 
qui avaient besoin d'un ami pour se rassurer. 



148 LES SOLDATS DE LÀ RÉVOLUTION. 

On disputait peu son coeur à celle qui, peut- 
être, devait mourir demain. 

Hoche fut transféré bientôt à la Conciergerie. 
Il y resta quatre mois. Il lisait les moralistes, 
Sénèque et Montaigne, les ingénieux panégy- 
ristes de la mort. Lui-même écrivait des por- 
traits de mœurs et des caractères. Aux livres 
de ces beaux esprits, il comparait la réalité 
vivante, tous ces gens qui, riant, pleurant, 
égayant leur dernière heure de plaisirs rapides, 
franchissaient le grand passage. 

L'ancienne société était encore, là, terrible- 
ment corruptrice ; elle Tétait par la pitié ; elle 
Tétait par le plaisir; elle Tétait parle doute. 
Un vertige contagieux venait ; on partageait vo- 
lontiers la dernière heure des victimes, leurs 
pleurs ou leurs légèretés folles. C'était la meil- 
leure école pour perdre la foi, les mœurs r 
pour haïr la République. 

Hoche était heureusement un trop grand 
cœur pour s'abandonner à cette influence. On 
le voit par ces esquisses qu'il écrivait en prison ; 
il essayait par l'ironie de repousser cette mort 



HOCHE. 449 

morale. Il écrivait des choses badines, et n'en 
était que plus triste. 

Un jour qu'il se promenait mélancolique- 
ment dans un long corridor sombre , on ouvre 
à grand bruit le guichet; un homme d'assez 
.haute taille s'incline pour passer la porte 
basse, et se relevant montre à Hoche la noble, 
l'impassible, la redoutée figure de Saint-Just. 
C'était le 9 thermidor. Nous tenons ce détail de 
madame Hoche elle-même. L'un entre, l'autre 
sort. Voilà la prison, et voilà la vie ! 

Celui qui sortait était incapable d'insulter à 
ses ennemis qui venaient prendre sa place. 
Quelle qu'ait été Terreur fatale des chefs de 
la Terreur, Hoche savait leur sincérité, leur 
dévouement à la France. Il n'a jamais dit un 
seul mot contre eux. Un officier lui rappelant 
qu'ils avaient été ensemble à la Conciergerie : 
« Oublions cela, mon ami, lui dit-il, craignons 
que ce souvenir ne nous rende injustes pour 
ceux qui servirent la patrie au péril de la vie et 
qui s'immolèrent pour elle. » 



III 



LA VENDÉE 



Enfoui quatre mois dans un cachot, Hoche 
y laissa sa santé pour toujours. 

Thermidor, la mort de Saint-Just, ne lui 
ramenèrent pas la faveur des bureaux. On 
donna à Pichegru la grosse armée et l'affaire 
éclatante de Hollande. A Hoche, la triste Ven- 
dée, une guerre douloureuse, où il s'usa, et où 
la victoire même était un deuil. 

Qu'allait faire dans cette guerre plus que ci- 
vile, qui était en même temps une guerre d'em- 
bûches, une guerre de buissons, cet homme de 
vingt-cinq ans, si impétueux sur le Rhin, ce 
général rapide, en qui ses officiers (Desaix, 



HOCHE. 154 

Championnet, Lefebvre, Ney) voyaient dis- 
tinctement le génie de la France, l'étoile de la 
victoire ? Hoche étonna dans l'Ouest par une 
longanimité étrange et inouïe. Chez ces paysans 
sauvages, dans cette guerre d'incendies, de 
vols, d'assassinats, il apporta une chose nou- 
velle, le respect de la vie humaine. Les pre- 
miers mots qu'il dit, empreints de son grand 
cœur, étaient le plus touchant appel : « Fran- 
çais, rentrez au sein de la patrie ! Ne croyez 
pas que Ton veuille votre perte ! Je viens vous 
consoler... Et moi aussi J'ai été malheureux... » 
(septembre 94). 

La Vendée s'éteignait, la Bretagne s'allu- 
mait. A Rennes, où il arrive d'abord, il trouve 
la contre-révolution frémissante, déjà inso- 
lente. Qui le croirait? personne à aucun prix 
ne voulut lui donner de logement. Rien ne le 
corrigea de sa générosité. 

Les villes souffraient fort du soldat, qui lui- 
même s'y énervait, devenait indiscipliné. Hoche 
prit la mesure utile, mais sévère, à l'entrée de 
l'hiver, de le tirer des villes, des villages, de le 
faire camper dans une suite de petits camps 



J5* LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

qui surveillaient tout le pays, l'enveloppaient 
copime d'un réseau. 

La loi autorisait Tannée à prendre un cin- 
quième de la moisson. Le paysan fut bien sur- 
pris de voir le général fournir de la semence à 
ceux qui en manquaient, donner des vivres aux 
plus nécessiteux, se faire le père commun du 
peuple et du soldat. 

La campagne eut de lui un autre bien inat- 
tendu. Dans la Vendée, on forçait le paysan à 
couper, à détruire ses haies, qui lui sont né- 
cessaires pour parquer le bétail, lui donner 
du feuillage, et pour les mille usages qu'on tire 
du petit bois. Hoche, avec une magnanime 
confiance, permit les haies, montrant qu'il re- 
doutait peu l'embuscade, craignait peu d'être 
assassiné. On attenta pourtant quatre fois à sa 
vie. A la première, il envoya vingt-cinq louis 
à la veuve de l'assassin ; une autre fois, il se 
chargea de nourrir les enfants de son meurtrier. 

Cela était si imprévu, si surprenant, que 
personne n'y crut. Quand, par sa conduite, il 
se montrait si vraiment bon et humain, on le 
jugea faible et crédule. 11 se refusait les moyens 



HOCHE. 153 

irritants dont on avait tant abusé, les visites 
domiciliaires, par exemple ; la bonne société, 
les belles dames caressantes, feignant d'ad- 
mirer sa grandeur d'âme, l'invoquaient en fa* 
veur de ces « pauvres chouans » . 

Tandis qu'on essaye ainsi de l'aveugler, on 
répand dans l'Ouest la fable que la République 
est partout vaincue, que le Bourbon d'Espagne 
vient de faire son entrée à Paris. Les chouans 
hardiment se montrent au théâtre de Nantes 
dans leur costume ; l'officier est en habit vert ; 
tous ont des colliers verts et noirs, de belles 
écharpes blanches, chargées de brillants pis* 
tolets. 

Pendant qu'ils paradent, un personnage 
fort louche, M. de Puisaye, passe de Bre- 
tagne à Londres, avec les pouvoirs de quel- 
ques chefs douteux. Il va droit à Pitt. Ce 
ministre n'avait jamais vu un si mauvais 
Français, si bien fait pour vendre la France. 
Nos émigrés, absurdes, inconséquents, légers, 
faisaient des réserves, parfois se souvenaient 
de la patrie. Puisaye, du premier coup, dit 
« qu'il était Anglais » (en effet il avait quel- 

9. 



i54 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. , 

ques parents anglais). Il surprit Pitt en affir- 
mant que la Bretagne ne voulait plus des émi- 
grés étourdis et brouillons, quelle voulait des 
Anglais. Des Anglais déguisés? Non pas, des 
Anglais avoués, en uniforme, en habit rouge! 
Elle demandait qu'en toute place conquise avec 
le drapeau blanc, le drapeau anglais fût arboré. 
Pour un moment? Non pas, pour y rester. On 
désire que les Anglais restent et qu'ils ne s'en 
aillent pas. 

Quand Puisaye eut ainsi magnétisé Pitt, il le 
désabusa sur le fanatisme de l'Ouest, il le lui 
montra prêt à recevoir l'assignat de l'étranger, 
contrefait par les plus habiles graveurs de 
Hollande ; indiscernables assignats que Cambon 
eût acceptés. On en ferait d'abord trois milliards 
à la fois; de quoi acheter la Bretagne. Ce 
moyen était sûr. La France était perdue. 

Chose piquante, ce projet, qui allait combler 
les chouans, avait pour base et garantie la 
ruine de l'émigration. Si Ton en venait là, quel 
champ superbe de disputes, que de procès en- 
tre les royalistes mêmes, quel magnifique espoir 
de guerre civile ! Car enfin, tous ces milliards 



HOCHE. 155 

d'assignats seraient finalement payés en biens 
nationaux, biens d'Église, biens d'émigrés. Pitt 
remercia Dieu. 

Puysayc, regorgeant d'assignats, en soûla 
les chouans. Il payait même d'avance. Il donna 
à plusieurs jusqu'à deux ans de solde. Mais la 
merveille, c'est que ces assignats, étant si par- 
faits, ne pouvant être refusés de personne, il 
les changeait en or à volonté. Un fleuve d'or 
coula tout à coup. Chaque prêtre qui partait de 
Londres avait dix mille livres en louis. 

Que pouvait contre tout cela le génie de 
Hoche? Il avait à lutter contre une force im- 
mense, invisible. Il ne pouvait même com- 
battre l'insaisissable ennemi. 

La tactique des honnêtes gens qui obsédaient 
le général et les représentants, était de leur 
persuader que la terrible orgie de sang qui 
avait saisi le pays (le chouan, la poche garnie, 
n'avait plus de travail que de se promener en 
égorgeant, pillant les patriotes), que ces assas- 
sinats n'étaient pas politiques, étaient de sim- 
ples actes de voleurs, de brigands. 

Les chouans avaient, cependant, leurs tigres 



156 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

et leurs renards : le tigre Cadoudal, le renard 
Cormatin. Ce dernier regardait vers Londres, 
rusé et patient, mystifiait les républicains, se 
moquait d'eux. 

Hoche, dans son désir d'arrêter l'effusion du 
sang, ne refusa pas de voir Cormatin, qui 
menait toute l'intrigue. Ce chef se donna pour 
humain et sage, tout à fait ami de la paix. 
Hoche, suivant son grand cœur, lui parla 
comme à un homme sincère, rappela ses pro- 
pres malheurs et s'étendit sur le besoin de 
sauver le pauvre peuple. Il répéta ce qu'il avait 
dit dans une lettre : « Qu'ils viennent, qu'ils 
viennent, je suis prêt à les embrasser. » 

« Je suis Français, dit Cormatin, et comme 
tel je me suis réjoui de vos victoires du Rhin, 
des Pyrénées. Je sais bien, hélas ! que mon parti, 
formé par le désespoir, n'a rien à attendre du 
dehors. » Hoche, charmé de le voir dans de 
bonnes pensées, lui rappela la conduite de 
l'Angleterre dans la Vendée, et crut l'avoir 
convaincu que les Vendéens et les émigrés 
avaient été joués par la coalition. 

Mais Hoche n'était pas de ceux qu'on 



HOCHE. 157 

trompe longtemps. Un jour, il traversait un 
bois avec Gormatin ; celui-ci, averti par un de 
ses hommes, dit d'un air mystérieux : « Il y a 
là des gens... je vais leur parler. » Il voulait 
avoir Pair de protéger le général. — « Je ne 
veux rien de vous, monsieur, dit Hoche ; je 
passerai bien sans vous. Restez et tenez- vous 
derrière. » Gormatin, en grommelant, obéit, se 
mit derrière ; puis il piqua des deux et dispa- 
rat dans le bois. 

Le cruel mois de mai (1795), qui fut l'érup- 
tion des grands massacres du Midi, arracha 
dans l'Ouest le voile de la fausse paix, hypo- 
crite et sanglante, qui fut le résultat de la pa- 
cification de la Jaunais (1S février 1795). Il 
montra les abfmes qui se cachaient dessous. 

Tandis que, de toutes parts, continuaient les 
assassinats des patriotes, les attaques sur les 
routes, l'affamement des villes où les chouans 
empêchaient d'apporter les vivres, les repré- 
sentants s'obstinaient à croire à cette paix, à 
dire et redire à la Convention qu'elle avait tout 
fini. 

A la moindre répression, c'était Hoche que 



158 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Ton accusait. « Il violait la paix. Il se plaisait 
à réveiller la guerre, à refaire une Vendée. » 
Par deux fois, on faillit lui enlever le comman- 
dement. C'était plutôt l'indulgence qu'il eût 
fallu blâmer. La débonnaireté de Carnot (qui 
dirige la guerre jusqu'en mars), la magnani- 
mité, parfois mal placée, de Hoche émoussaient 
l'action. Quelle risée les chouans purent faire 
de sa lettre héroïque, imprudente, au co- 
quin Boishardy ! Il croit à son repentir, il lui 
ouvre les bras, lui écrit comme un frère, tend 
sa glorieuse main à cette main sanglante. 
Nouveaux assassinats. A mort les modérés ! À 
mort le paysan qui porte son grain à la ville ! 
A mort les voyageurs les plus inoffensifs ! Ils 
tuèrent neuf enfants qui s'en allaient à une 
école de marine. 

Les royalistes introduits dans les comités 
gouvernants de la Convention écrivaient : 
« Ce sont les terroristes qu'il faut désarmer » 
(terroristes, lisez : patriotes). Autrement dit : 
désarmez les victimes ! 

Ces comités crédules, ayant de tels guides, 
n'entendaient pas les avis de Hoche ; ilsenten- 



HOCHE. r 159 

dàient les contes, les fables, les mensonges du 
rusé Cormalin. Il écrivait impudemment aux 
comités : « Vous craignez les Anglais. N'ayez 
peur. Un seul mot de moi les renverra. » Cor- 
matin protégeait la France ! 

Tout périssait. Le soldat affamé mangeait 
souvent de l'herbe. Canclaux était malade ; 
Hoche le devenait. Dans une lettre il avoue son 
chagrin, «sa misanthropie ». 

Dès avril, Charette, le grand meneur de 
l'insurrection, avait dit qu'il n'acceptait la paix 
que pour gagner du temps. Cormatin, de son 
côté, écrit à un chef « qu'il faut dissimuler 
encore, endormir les républicains, n'agir que 
de concert avec tous les royalistes de France » . 
Et surtout, ce qu'il n'ose écrire, attendre la 
grande flotte anglaise que Puisaye, l'autre 
fourbe, a obtenue de Pitt, et qui va ramener 
une armée d'émigrés. 

Le 23 mai, un hasard livre à nos représen- 
tants ces lettres secrètes de Cormatin. Il est 
arrêté le 25: La guerre éclate le 26. Tout 
l'intérieur remue et la côte menace. Double 
embarras pour Hoche. Il faut qu'il se divise 



160 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

pour faire face aux chouans, protéger les 
villes, garder les routes. Et, d'autre part, ii 
faudrait au contraire qu'il pût se concentrer 
pour repousser le débarquement imminent. 

Où, et quand, et comment ce débarquement 
doit-il se faire ? On ne peut le prévoir. Hoche 
est en pleine nuit. Tout est si sûr pour l'en- 
nemi, et si discret du côté des chouans que, 
pour enlever de la poudre, ils font une course 
de trente lieues. Cette grande attente dura un 
mois (du 26 mai au 26 juin). 

L'homme de ruse et de calcul, Putsaye, 
avait obtenu de Pitt l'expédition en promet- 
tant qu'il soulèverait la Bretagne, entraînerait 
la Vendée. 

Mais il était difficile d'entraîner le pays 
dans un même élan. La longueur de la guerre 
avait fait de chaque année, de chaque chef, 
comme une puissance féodale. Et toutes ces 
puissances dissonnantes au plus haut degré. 
L'armée d'Anjou, du centre, sous le prêtre 
Bernier, sous Stofflet le garde-châsse, gouver- 
née par les prêtres, était clérico-païenne. A 
gauche, Gharette et ses bandes à cheval, al- 



j 



HOCHE. 16i 

tant, venant, virant par les routes embrouil- 
lées du Marais vendéen, avec ses amazones 
galantes (et très-cruelles), sa dame Montsor- 
bter, était l'ennemi des prêtres, peu aimé de 
rémigré. À droite de la Loire et jusqu'à la 
Vilaine, au château de Bourmont, Scépeaux avait 
dans sa bande force nobles, plusieurs émigrés, 
peu sympathiques aussi aux prêtres. Puisaye, qui 
tout à l'heure quittera l'Angleterre, était fort 
vers Fougères et vers Rennes. En Normandie, 
Frotté. Au Morbihan commençait la féroce dé- 
mocratie du meunier Cadoudal. 



ii 



La côte semblait fort bien gardée au Morbi- 
han par notre flotte, très-forte ; mais l'indisci- 
pline de nos marins novices la fit battre (23 juin) . 
Elle fut bloquée à Lorient. Et l'énorme convoi 
que protégeait la flotte anglaise put mouiller 
à Carnac, à la large presqu'île de Quiberon, 
qui ne tient à la terre que par une langue 
étroite. 



162 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Elle était très-mal défendue par de petits 
forts presque vides, sans vivres, qui se rendi- 
rent bientôt. Derrière, jusqu'à Àuray et Vannes, 
la sombre contrée, fort boisée de petits chênes, 
bouillonnait de chouannerie (26 juin 95). 

Nul obstacle. Quand Hoche arriva, il trouva 
que son ordre pour réunir les troupes n'avait 
pas été obéi. Il n'y avait que quatre cents hom- 
mes. Il était réellement assis sur un volcan. 
Et le pis, un volcan obscur qu'on ne pouvait 
pas calculer ! Même les villes ne tenaient à 
rien. D'Àuray tout s'enfuit vers Lorient. D'autres 
vers Rennes. Vannes est tout royaliste. Ce fut 
comme une traînée de poudre. À Caen, à Rouen, 
on crie : « Vive le roi ! » La Loire éclate. La 
grande Nantes est bloquée ! Saint-Malo, miné 
en dessous, attend une flotte anglaise déjà 
près de Cherbourg. 

Un temps chaud et superbe illuminait Car- 
nac. Ce lieu austère, avec ses vieilles pierres 
druidiques, sa grève presque toujours déserte, 
offre tout à coup un grand peuple. Tout sort 
des bois, des rocs. Trente mille âmes sur la 
grève, hommes, femmes, enfants, vieillards 



HOCHE. ,163 

qui pleurent de joie et remercient Dieu. Ils 
apportent tout ce qu'ils ont de vivres, ne veu- 
lent pas d'argent. Ils sont trop heureux de 
servir. Tous, femmes, même enfants, ils s'at- 
tellent « aux canons du roi », ils les tirent 
dans le sable, et les hommes se mettent à la 
nage pour aider à sortir les caisses des ba- 
teaux (Puisaye, VI, 144). 

Mais que devient cette foule exaltée quand 
elle voit descendre des vaisseaux, en costume 
pontifical (ô bonheur !), un évêque! L'intelli- 
gent Puisaye avait chargé la flotte de prêtres 
(avec dix milliards d'assignats). Les femmes, 
hors d'elles-mêmes, rouvrent les chapelles, s'y 
étouffent, les lavent de larmes. 

Pauvre peuple ! mais très-redoutable, ayant 
bien mieux gardé que tous l'étincelle fanati- 
que. Cette grande scène tourbillonnante était 
pleine d'effroi. 

Hoche fut ici superbe de hauteur intrépide 
et de lucidité. « Du calme ! du secret ! » écrit- 
il aux généraux. Et à Paris, aux comités : 
« Soyez tranquilles. » 

Sa crainte était pour Brest autant que pour 



46* LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

lui. Il dit à l'officier solide qu'il y met : 
« Tiens-y jusqu'à la mort ! » En un moment, 
il ramasse des forces, en emprunte aux géné- 
raux voisins. De Paris, rien, qu'une promesse 
de douze cents hommes, puis de troupes qui 
viendront tôt ou tard, ou du nord ou des Py- 
rénées. 

Le 5 juillet, il eut treize mille hommes. Point 
de canons encore, point de cavalerie, qu'il de- 
mandait depuis trois mois. L'ennemi, au con- 
traire, avait là tout sous la main, tout un peu- 
ple pour lui ; il eut en un moment quinze mille 
chouans, braves et armés, avec lesquels il oc- 
cupa Auray. 

Puisaye, avec beaucoup de sens, avait choisi 
le Morbihan, préféré cette côte. La chouanne- 
rie y était toute neuve, et dans la plus rude 
Bretagne, tenace et violente, à tètes dures, 
étroites, ce qui n'exclut nullement les ruses 
du sauvage. De plus, chose assez rare, il avait 
un homme. Le féroce Georges Cadoudal fut 
l'homme vrai de la contrée. Il était du Morbi- 
han même, aussi identique au pays que les 
cailloux, les chênes trapus, biscornus de la 



HOCHE. 165 

lande, que les grains sinistres des grèves déso- 
lées de Carnac. 

Puisaye, lui, avait deux faces. Né Normand, 
mais Breton de rôle, c'était un vrai Janus. Il 
avait été élevé à Saint-Sulpice, et sa figure 
douceâtre de bon séminariste était d'un homme 
liant, pliant et prêt à tout. 

Son plan, pour Quiberon, était grand et 
hardi. Il eût voulu avoir pour lui, bien à lui, 
quelque peu de troupes anglaises (point d'émi- 
grés qui devaient tout gâter). Les chouans, ap- 
puyés de cette petite base et se lançant à fond 
de train, avec leur furieux Georges, allaient 
emporter Rennes, remettre la Vendée debout 
et l'entraîner. Ce tourbillon rasant la Loire en- 
levait Nantes, enlevait tout 

Puisaye rend une haute justice à l'énergie 
des républicains, à leur activité, et s'accorde 
parfaitement avec le récit de Moreaude Jonnès, 
un grenadier de Hoche. Il y avait là une jeu- 
nesse admirable, celle de Nantes, si éprouvée, 
mais si ardemment patriote. Il y avait Rouget 
de Lisle, l'auteur de la Marseillaise* que Tallien 
avait délivré des prisons de la Terreur. Il y 



166 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

avait ce jeune Moreau de Jonnès, si aimable, 
toujours souriant, qui nous a donné son excel- 
lent récit. Une alacrité héroïque, semblable à 
celle de Hoche, était en tout le monde, malgré 
la pénurie des vivres. Le soldat affamé ne trou- 
vait rien ; le chouan trouvait tout. La chaleur 
était excessive. Ils n'avaient presque que du 
vinaigre et de l'eau-de-vie. 

Contre cet héroïsme, Puisaye croyait à l'hé- 
roïsme. Tirer Georges Cadoudal, ce Georges 
taillé sur le patron des juges d'Israël, d'Aod 
« qui frappait des deux mains », ou du vaillant 
et sanguinaire Jéhu ; le tirer de la presqu'île, 
le relancer au Morbihan, le jeter sur le dos de 
Hoche comme un tigre ou un jaguar, c'était 
une idée simple. Dans la réalité, le général ré- 
publicain, avec ses treize mille hommes, n'avait 
dans la contrée que le petit espace qui couvrait 
son camp. Il tenait au bord du pays comme un 
corps étranger, sans racines. Malgré sa superbe 
attitude, il avait fort à craindre si, attaqué de 
front par les troupes régulières de d'Hervilly, 
le surveillant de Puisaye, il était pris derrière 
par les chouans. Il suffisait que, même sans 



HOCHE. 167 

agir, ils courussent le pays pour que Hoche 
manquât de vivres. 

Le 16, ils devaient tomber d'ensemble sur 
les républicains, qui se trouveraient ainsi entre 
deux feux. 

« Attendez le comte d'Artois. Voilà qu'il est 
en mer. » Et, sur cet avis, le 14, on apprend 
qu'un secours, en effet, arrive d'Angleterre. 
Mais ce n'était pas le comte d'Artois ; il pro- 
mettait toujours et jamais n'était prêt. C'é- 
taient seulement mille hommes menés par un 
jeune homme, le très-jeune colonel Sombreuil, 
cher à l'émigration par sa valeur fougueuse, et 
bien plus encore par le souvenir de sa sœur. 

Cette brillante figure de Sombreuil allait 
éclipser tout. Il ne pouvait arriver que le soir 
du 15, débarquer que le 16. Le 15, dans l'après- 
midi, d'Hervilly, sans l'attendre, donna ses 
ordres pour l'attaque convenue du lendemain. 
En vain Puisaye, qui reçoit à l'heure même de 
Londres son titre de général lui subordonnant 
d'Hervilly, en vain Waren le suppliaient d'at- 
tendre le renfort de Sombreuil ; d'Hervilly n'en- 
tend rien, n'écoute rien. Ce qui est dit est dit. 



I 

168 LES SOLDATS DE LÀ RÉVOLUTION. 

Le plan de d'Hervilly était de partir la nuit, 
de surprendre Hoche à Sainte-Barbe, pendant 
que Yauban surprendrait le poste de Carnaé. 
Ni l'un ni l'autre n'arriva avant le jour. Nulle 
surprise. Point de chouans. Quelques coups de 
feu, tirés au loin. Mais Hoche bien éveillé, en 
force avec beaucoup d'artillerie qui lui était 
enfin venue. 

D'Hervilly, le voyant de front si imposant, 
ordonna un mouvement oblique qui présentait 
son flanc, le faisait défiler tout entier sous le 
feu de Hoche. Contre ce feu, les canons roya 
listes, fort bien placés, tonnaient et déjà dé- 
montaient les pièces. D'Hervilly les déplace, les 
porte en bas dans le sable, où ils s'engagent 
et ne servent plus à rien. Alors il fait retraite 
avec son régiment. Mais, les autres n'étant pas 
averfis, on battait d'un côté la charge, et la re- 
traite de l'antre. Le désordre fut au comble, la 
perte énorme. D'Hervilly blessé mortellement. 
Tout y eût péri, si Waren, de ses chaloupes 
canonnières, n'eût fait un feu très-vif, qui en- 
filait toute la plage et qui arrêta les vainqueurs. 

Les dépêches de Hoche montrent bien que 



HOCHE. 169 

l'histoire ne s'est pas trompée et que c'était un 
vrai héros* Un grand peuple de femmes, de 
vieillards et d'enfants restaient encore dans la 
presqu'île. Hoche seul en a pitié» Il écrit aux 
représentants» et, par voie indirecte, il expose 
au Comité de salut public ce qui peut excuser 
ces malheureux « entraînés par la terreur ou le 
prestige. Il serait cruel, impolitique de les dé- 
truire. Qu'ils désarment, aillent moissonner. » 

Des témoins qui ont vu et conté la catas- 
trophe de Quiberon, le seul qui ail tout vu, du 
commencement à la fin, fut le jeune grenadier 
de Hoche, Moreau de Jonnès, esprit fort mo- 
déré, nullement hostile aux vaincus. Puisaye et 
Vauban, tous deux couchés chez eux, et loin 
du fort, furent éveillés par le canon. 

C'étaient toujours les nobles étourdis de Ros- 
bach, se piquant de n'avoir pas peur, de ne 
prendre nulle précaution. Ils s'étaient disper- 
sés le long de la presqu'île, aux lieux les plus 
commodes comme abris. Leur autre étourderie 
fut la confiance qu'ils eurent en arrivant au ca- 
non anglais sous lequel ils étaient. 

On connaît l'effroyable dureté de oes pontons 

iO 



170 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

anglais, où les prisonniers manquaient de tout, 
même d'air. Eh bien! les ministres anglais, 
faits aux violences de la presse, et d'Hervilly, 
dur et brutal, avaient imaginé de recruter là- 
dedans et d'affubler ces misérables d'habits 
rouges pour les mener contre la France. Le 
plus simple bon sens disait qu'il ne fallait pas 
mettre ces gens, enragés d'être avec les enne- 
mis de leur pays, au poste de confiance, au 
fort Penthièvre. Il est vrai que ce fort, presque 
entouré de la mer et très-escarpé d'un côté, 
permettait peu l'évasion. Mais un certain David, 
l'un d'eux, hasarda tout; il se laissa couler par 
ces pentes rapides, et reconnut fort bien que ce 
n'était pas un abîme, mais des assises en gra- 
dins, chacune de cinq à six pieds de haut, et 
que le petit bord, de gradin en gradin, faisait 
une sorte de sentier, large à peu près d'un pied 
et demi. Son succès enhardit ; et trente-neuf 
autres, la nuit suivante, usèrent du même 
chemin. 

Hoche, à qui on mena David, craignait un 
piège et hésitait à risquer ses meilleurs hommes 
dans un tel casse-cou. On dit que ce fut Tal- 



HOCHE. 171 

lien qui saisit avidement ce moyen d'abréger. 

Comment serait la nuit ? claire ou obscure ? 
C'était la question. La soirée n'était pas trop 
belle. Hoche monta sur un pic assez élevé qu'on 
nomme la Roche-aux-Fées, et observa. Les 
troupes répandues tout autour le virent là, re- 
connurent cette haute figure héroïque, qui se 
détachait fièrement dans un dernier rayon de 
soleil. Un cri immense s'éleva, une chaleu- 
reuse acclamation (20 juillet, 2 thermidor). 

Tout alla bien. La soirée devint sombre ; du 
côté de l'ennemi, tous s'endormirent avec con- 
fiance. 

Hoche ne s'endormait pas. Il forme une co- 
lonne de grenadiers d'élite sous l'adjudant 
Ménage, un homme sûr, qui ira par la droite, 
montera conduit par David, fera l'exécution. 
Une autre colonne de front doit attaquer, tan- 
dis que sur la gauche Humbert tournera le long 
de la mer. 

Ménage et sa colonne devaient marcher une 
lieue et demie dans les ténèbres, ayant sur eux 
l'artillerie des forts. Le temps, qu'on désirait 
mauvais, le fut bien plus qu'on ne voulait. Ce 



172 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

fut un froid orage, qui, venant avec la marée, 
poussait la vague contre le chemin qu'on suivait, 
la lançait au visage. On marchait en pleine eau 
jusqu'à la ceinture. Les fusils se mouillaient et 
Ton ne pouvait plus compter que sur les baïon- 
nettes. Le chemin devint si étroit, qu'on ne 
marchait plus qu'à la file le long de cette mer 
terrible. Une ombre suivait, allait, venait, re- 
connaissait les chefs, les nommait, les encou- 
rageait. Il était là, le bien-aimé et l'intrépide, 
les réchauffant de son grand cœur. 

Mais la montée commence. On n'y voit 
goutte. On suit David. Ces gradins de cinq ou 
six pieds qu'il faut escalader, ce fin petit che- 
min de dix-huit pouces qui en fait le rebord, 
tout cela étonne un peu nos jeunes soldats, 
sans parler de l'abîme noir qu'on a dessous, 
l'aboiement de la folle mer. 

Plusieurs à ce moment (Moreau de Jonnès 
l'avoue) se ressouvinrent >de leur enfance et se 
mirent à dire leurs prières. 

Au haut de la plate-forme, la garde s'abritait 
de la tempête, du vent furieux. Le petit mur 
est sauté au cri de : «Vive la République ! »Tout 



HOCHB. 173 

est tué. On §e précipité en ba6 dans la retran- 
chement où étaient les batteries. Il était temps. 
Elles tonnaient déjà. A la première lueur de 
l'aube, on avait distingué une longue ligne 
noire; la colonne Humbert s'avançait. On tirait, 
quand les canonnière furent pris, assommés 
sur leurs pièces. 

Cependant, avertie par le bruit, une cha- 
loupe canonnière des Anglais fit feu sur cette 
colonne, qui fut un moment ébranlée. Rouget 
de Lisle,qui y était, dit l'effet surprenant qu'eut 
pour la rallier la vue du drapeau tricolore qu'on 
leur montra sur le fort, et vainqueur. Ils re- 
viennent, se précipitent, s'emparent des bat- 
teries, tuent les premiers qui accouraient au 
secours. D'autres se présentent, mais des dé- 
serteurs qui crient : « Vive la République! » 

Tout avait réussi. Hoche, ravi du fait d'ar- 
mes de Ménage et de ces jeunes grenadiers, 
les récompense à l'instant même. Il savait 
comment ces choses veulent être payées pour 
des Français. Il dit simplement : « Mes enfants, 
j'ai été bien inquiet de vous ! » et quelque au- 
tre parole de chaleur paternelle... Du reste, 

10. 



174 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

aucun avancement. Hoche établit par là qu'un 
service si grand ne pouvait se payer. 

Hoche, victorieux, fut, comme toujours, ma- 
gnanime. Il eût voulu sauver Sombreuil, dont 
la jeunesse l'intéressait. Il écrivit fortement 
pour les prisonniers chouans; et les témoi- 
gnages des royalistes eux-mêmes constatent 
d'abord qu'il ne s'était nullement engagé vis- 
à-vis d'eux, puis qu'il fit tout néanmoins pour 
que les vaincus fussent épargnés. 



ni 



Ce coup décisif de Quiberon permit à Hoche, 
investi d'un pouvoir dictatorial et du comman- 
dement des trois armées des côtes, d'appliquer 
enfin sans scrupule et sans danger son système, 
à la fois habile et humain, de clémence, qui 
devrait être la loi de toute guerre civile. 

Il commença par désarmer les villages. Il 
les faisait cerner par ses troupes, on se saisis- 
sait des bestiaux, et on ne les rendait qu'en 
échange des fusils. 



HOCHE. 175 

Mais ce n'était pas aux mains seulement 
qu'il fallait arracher les armes. La Convention 
venait de décréter la loi sur la liberté des cul- 
tes ; Hoche se hâta de la répandre à profusion 
dans les campagnes, et prescrivit aux généraux 
de prêcher et de pratiquer partout la tolérance 
religieuse. Lui-même il écrivait : « Les Ro- 
mains, de qui nous approchons un peu, sou- 
mettaient les peuples par la force des armes 
et les gouvernaient par la politique... Il est de 
la morale et de la politique d'accorder la liberté 
de conscience à tout être pensant. Une religion 
quelconque tient quelquefois lieu à l'homme 
le moins instruit des affections les plus chères ; 
elle peut être pour lui la récompense de ses 
travaux et le frein de ses passions. » Et s'a- 
dressant aux paysans, il leur disait : « Ré ta- 
blissez vos chaumières, labourez vos champs, 
et priez Dieu ! » 

Hoche s'empressa enfin de lever dans toutes 
les communes l'état de siège. Il tardait à ce 
vaillant soldat de se dessaisir de ce moyen 
extrême ; le gouvernement militaire faisait hor- 
reur à ce grand citoyen. « Le gouvernement 



176 LES SOLDATS DE LÀ RÉVOLUTION. 

militaire, écrivait-il, est celui des esclaves, et 
à ce titre il ne peut convenir à des homme» 
qui ont acheté de leur sang la liberté fran- 
çaise... Eh ! grand Dieu ! que serait-ce qu'une 
république dont une portion des habitants se* 
rait soumise à un seul homme? que deviendrait 
la liberté !» 

La générosité de Hoche eut bientôt porté 
ses fruits. Les campagnes peu à peu se repeu- 
plèrent ; les habitants ne regardèrent plus les 
bleus comme des ennemis; C h are t te, Stofflet, 
. réduits à une poignée de partisans, trahis, li- 
vrés, furent pris et passés par les armes ; d'An* 
tichamp, Scépaux, Bourremont, Saint- Laud, se 
rendirent et eurent la vie sauve. 

Les 28 et 29 messidor an IV, le conseil des 
Anciens et le conseil des Cinq-Cents décrété* 
rent que l'armée des côtes de l'Océan avait 
bien mérité de la patrie; et Hoche reçut ce 
nom, plus beau que celui de vainqueur, le nom 
de Pacificateur de la Vendée. 



IV 



EXPÉDITION D'IRLANDE 



La guerre de Vendée éteinte, Hoche ne 
pensa qu'à une chose, prendre sa revanche 
sur l'Angleterre. 

Il voyait, il disait, avec le ferme bon sens, 
la netteté d'esprit qui caractérise les enfants 
de Paris, que les guerres du continent étaient 
secondaires, qu'il fallait chercher la guerre à sa 
source, en Angleterre, au trésor qui soldait 
les armées du continent. 

Le seul moyen d'avertir l'Angleterre, de 
l'arrêter dans cette guerre que, tranquille elle- 
même, elle faisait au monde, ce n'était pas, 
comme le croyait Bonaparte, de la frapper aux 
Alpes ou en Egypte, maïs bien de la secouer 



178 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

fortement et de près en la menaçant pour 
l'Irlande. 

Il ne s'agissait pas même ici de vaincre, mais 
d'alarmer sans cesse et d'effrayer le commerce, 
la banque, la bourse, d'intimider l'ennemi et 
d'enhardir les nôtres. 

Tels étaient les projets de Hoche et de son 
ami l'amiral Truguet. Projets hardis, d'un 
désintéressement héroïque, puisque même ils 
n'avaient pas besoin de la victoire. 

La descente, véritablement impossible en 
1804, quand Napoléon la voulut, était très- 
possible en 93 et dans les années qui sui- 
virent. Pourquoi ? Pour une raison très-simple : 
l'Angleterre n'était pas avertie, elle n'était pas 
préparée, elle n'avait pas encore les moyens 
de défense qu'elle accumula pendant dix ans. En 
décembre 95, Nelson et Collingwood étaient en- 
core simples capitaines, les amiraux semblaient 
paralysés, . les Anglais quittaient la Corse, la 
Méditerranée. Ce n'est qu'en 97 que la victoire 
sur l'Espagne rendra son ascendant à l'Angle- 
terre. 

Mais, par-dessus tout, la raison capitale qui 



HOCHE. 179 

rendait le *projet de Hoche aussi raisonnable 
que celui de Napoléon, en 1804, était hasar- 
deux, c'est qu'alors il existait là-bas un peu- 
ple pour nous recevoir, un peuple qui nous 
tendait les bras, il existait une Irlande; elle 
n'avait pas encore été noyée dans le sang; 
elle n'était pas encore entrée dans cette car- 
rière de misère croissante et de famine qui 
nous a rendus témoins du plus terrible phéno- 
mène, l'anéantissement physique d'une race, 
sans que cette race disparaisse ni même dimi- 
nue de population. 

Hoche, en isolant l'Irlande, allait couper le 
bras droit à l'Angleterre, et tuer à l'avance 
Wellington. 

L'entreprise était sans doute incertaine, 
mais d'un danger superbe, de ceux auxquels 
un héros aimerait à donner sa vie. C'était bien 
plus qu'une affaire de guerre et de destruction. 
C'était surtout l'évocation, la résurrection d'un 
peuple que la France eût tiré du tombeau, d'un 
peuple frère, si bon et si aimable ! 

Quel ferment pour l'enthousiasme de notre 
jeune marine, haletante de savoir qu'il y a sur 



180 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

l'autre rivage une autre France qui l'attend ! 
une France demi-barbare» mais émue, dans 
l'impatience et le transport de cette grande 
joie fraternelle ! Les nôtres, frères de ceux qui 
firent lès fédérations de 90, qui continuèrent 
sur le Rhin les fédérations militaires des ar- 
mées, s'imaginaient commencer par l'Irlande 
les fédérations maritimes , et toutes celles du 
genre humain. 

Pendant que Bonaparte et Masséna fran- 
chissent les neiges, Hoche affronte les tempêtes 
de l'Océan (15 décembre). La flotte de Brest 
n'est pas prête, « il partira seul » (3 novem- 
bre 96). Le Directoire refuse la permission» On 
lui crée obstacles sur obstacles : on n'avait pas 
assez de voiles I « Bientôt, dit Hoche, on nous 
assurera qu'il n'y a pas d'eau dans la mer ! » 

Hoche penj ainsi un mois précieux. Décou- 
ragé, il offre de conduire n'importe où les treize 
mille hommes réservés à l'expédition. C'était une 
manière de se rappeler, de se faire donner, en- 
fin, l'ordre départir; le Directoire, au contraire, 
le prend au mot, le félicite d'avoir renoncé. 

La flotte fit voile enfin pour l'Irlande, 



HOCHE. 181 

mais au moins deux jours trop tard. On ne put 
partir que le 16, par une nuit obscure qui ne 
permettait pas de se voir en mer, de s'éviter; 
quatre navires se heurtèrent ; il fallut attendre 
au lendemain pour se remettre en route. Dans 
la nuit du 17, nouveau sinistre : le Séduisant, 
au passage du raz, s'abîme tout entier dans les 
flots, avec ses soixante-quatorze canons et les 
treize cents hommes qui le montaient. 

La flotte avait pour point de ralliement un 
port d'Irlande, la baie de Bantry. Une épou- 
vantable tempête s'élève dans la nuit du 18, la 
jette aux écueils, Hoche au plus loin. En son 
absence, le contre-amiral Bouvet rallie ce qui 
lui reste, et, la tempête apaisée, il entre dans 
la baie avec dix-sept vaisseaux qui portaient 
7,000 hommes. Mais, le vent ayant repris, il 
coupe les câbles et cingle vers la France. 
Désemparée une seconde fois par la tempête, 
il fallut à la flotte quinze grands jours pour 
regagner le port de Brest. 

Comme elle y entrait, Hoche arrivait à Ban- 
try. Personne ! une mer vide I On lui dit que 
la flotte, sans avoir débarqué, était repartie. 



182 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Il faillit en mourir de douleur. 

Le Directoire n'ajouta pas par des reproches 
à l'amertume que Hoche pouvait ressentir de 
ce grand rêve perdu, ou tout au moins ajourné. 
Il le rappela, l'éloigna du théâtre de ce revers. 
Il l'envoya sur le Rhin avec le commandement 
de l'armée de Sambre-et -Meuse. 

Hoche, dans sa conviction obstinée, écrivait 
cependant au général Hédouville : « Ma for- 
tune me menât-elle avec cette armée aux portes 
de Vienne, ce que j'espère, je la quitterais en- 
core pour aller à Dublin, et de là à Londres. » 



SAMBRE-ET-MELSE 



I 

La joie des royalistes fut à son comble quand 
ils virent leurs alliés, les Anglais, échappés au 
péril dont les menaçait l'expédition d'Irlande. 
Par quatre fois, ils avaient tenté d'assassiner 
Hoche. En vain. Cette fois, ils tâchèrent de le 
tuer dans l'opinion en le déclarant à jamais un 
héros malheureux, haï de la fortune. Lui-même 
pouvait le croire. Il arriva néanmoins sur le 
Rhin, toujours plein d'ardeur pour sa tâche et 
de foi dans la République. 

« Cette armée de Sambre-et-Meuse est dés- 
organisée, écrivait-il àTruguet; mais j'en con- 
nais les éléments divers, j'y saurai rétablir 



184 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

l'harmonie ; je vais réorganiser, créer; je vais 
m'y rendre autant comme administrateur que 
comme chef militaire. » 

A son génie militaire Hoche joignait en effet 
le génie administratif. A peine arrivé au Rhin, 
il s'aperçut que son armée mourait de faim 
dans un pays qui regorgeait de vivres. Il écrit 
au Directoire, lui demande de supprimer les 
administrations françaises qui ne sont au cou- 
rant ni des mœurs ni des ressources, de ren- 
dre aux pays occupés leurs baillis. 

Le Directoire, devenu plus sage, lui donna 
l'autorité suprême. Hoche institua une com- 
mission intermédiaire de cinq membres pour 
gérer les provinces conquises. Bientôt le sol- 
dat est chaussé, habillé, nourri. La discipline 
est rétablie, l'enthousiasme est réveillé. Hoche, 
au bout de deux mois, écrit au Directoire : 
« Il est impossible d'avoir une armée plus belle, 
plus brave et mieux disciplinée. Avec elle un 
général est sûr de vaincre bientôt les ennemis. . . 
Que la campagne s'ouvre, et rien ne pourra 
nous empêcher d'aller jusqu'à Vienne.,. » 

La campagne s'ouvre en effet ; une merveil- 



HOCHE.- 185 

leuse campagne de six jours. Hoche passe hardi- 
ment le Rhin en présence des Autrichiens retran- 
chés sur la rive droite, irremporte alors sur eux 
Téclatante victoire de Neuwied, où l'ennemi, 
contraint de s'enfuir en désordre, laisse au 
pouvoir des Français 7,000 prisonniers, 7 dra- 
peaux, 27 canons et 500 chevaux. En même 
temps les Autrichiens sont battus à Ukerath, 
Altenkirchen et Dierdorf. Hoche se met à leur 
poursuite, fait faire en quatre jours trente-cinq 
lieues à son armée, livre chemin faisant trois 
batailles et cinq combats, et culbute l'ennemi 
en toute rencontre, lui prenant canons, cais- 
sons et provisions. Son avant-garde, aux or- 
dres de Lefebvre, franchit la Nidda défendue 
par l'élite de la cavalerie impériale. Nos chas- 
seurs à cheval vont entrer pêle-mêle à Franc- 
fort. 

Hoche écrit au Directoire : « Mon armée 
est forte de 86,000 hommes; j'en peux porter 
à l'instant 70,000 sur le Danube, et contraindre 
l'ennemi à une paix plus avantageuse à la Ré- 
publique... » 

C'est à ce moment qu'un courrier, arrivé de 



186 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

l'armée d'Italie, apporte les préliminaires de 
paix signés à Léoben. 

Bonaparte venait de renier le principe même 
de la République, en livrant Venise à l'Au- 
triche. Que voulait-il donc par ce traité ? Sans 
nul doute arrêter Hoche dans ses succès. Il en 
était si impatient qu'au lieu d'écrire d'abord au 
Directoire à Paris qu'il venait de signer la paix, 
contre toute convenance il écrivit d'abord à 
Hoche qui entrait à Francfort, afin de l'arrêter 
et de lui fermer la campagne. Pour excuser 
cette précipitation inconcevable, il prétend, 
dans sa lettre aux directeurs, qu'on l'avait 
averti seulement du mouvement de Hoche, et 
non de celui de Moreau : « J'ai cru la campagne 
perdue ; que nous serions battus les uns après 
les autres, et j'ai conclu la paix. » (Corres- 
pondance, 31 avril, t. II, p. 12.) 

Étrange assertion, injurieuse pour Hoche ; 
comme si ce grand nom faisait présager des 
défaites ! 

Il 
Hoche, dans son magnanime patriotisme, 



HOCHE. 487 

fut néanmoins heureux de cette paix qui l'ar- 
rêtait au milieu de ses triomphes. Il écrivit 
au général Berthier : « Je dois me féliciter 
avec tous les Français de la bonne nouvelle 
qup vous me transmettez. » Et au Directoire : 
« L'armée de Sambre-et-Meuse a accueilli la 
nouvelle de la paix avec la plus douce émo- 
tion. » 

Il prêtait à Bonaparte les hautes vertus de 
dévouement et d'abnégation qui étaient en lui. 
Sa grande âme ne donnait accès qu'à deux sen- 
timents : l'amitié, l'admiration. On le vit bien 
lorsque les patriotes reprochèrent au Directoire 
de soutenir en Bonaparte, non pas un géné- 
ral, mais un vrai tyran d'Italie qui, sans comp- 
ter avec la République, agissait de sa tête, 
soutenait les despotes, le Piémont, le pape, etc. 
Ils demandaient qu'il fût rappelé, arrêté. Mais 
par qui arrêté, à la tête des troupes, de l'en- 
thousiaste armée d'Italie? Par qui? Par le gé- 
néral Hoche. 

Hoche fut indigné de ce bruit. Bonaparte 
semblait son ennemi et avait toujours eu de 
mauvais procédés pour lui. Dans le même 



188 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

temps les partisans du fulur empereur fai- 
saient publier la gravure ou on voit Bonaparte 
très-grand (il était petit), qui montre la carte 
d'Italie d'un geste vainqueur ; Hoche, petit 
(nous avons dit qu'il était très-grand), montre 
Quiberon, triste et comme s'excusant. 

Tout cela ne fit que tenter le cœur de Hoche, 
et, par une sublime imprévoyance, il se dé- 
clara le garant, il se fit la caution de celui 
qu'il appelait son frère d'armes. Dans une 
belle lettre, il répond en termes magnifiques 
du patriotisme de Bonaparte : « Ah! brave 
jeune homme, quel est le militaire républicain 
qui ne brûle de f imiter? Conduis à Naples, à 
Vienne, nos armées victorieuses. Réponds à 
tes ennemis personnels en humiliant les rois, 
en donnant à nos armes un lustre nouveau, et 
laisse-nous le soin de ta gloire ! Compte sur 
notre reconnaissance... » 

Hoche ajoute : « Compte aussi que, fidèles à 
la Constitution, nous la défendrons contre les 
attaques des ennemis de l'intérieur. » 



HOCHE. 189 



III 



Dès que les hostilités sont suspendues sur 
le Rhin, la pensée de Hoche se reporte sur 
l'Irlande. « L'armée de Sambre-et-Meuse, écrit- 
il au Directive, renferme beaucoup d'hommes 
qui pensent comme moi sur le compte des An- 
glais. » Le Directoire entra dans ses vues. La 
Hollande, cette fois, prêterait à l'expédition le 
concours de sa flotte. Hoche court aussitôt à 
la Haye pour accélérer les préparatifs, puis 
revient trier dans l'armée de Sambre-et-Meuse 
le corps d'élite qui lui est nécessaire, et le di- 
rige sur Brest, désigné comme port de départ. 
Le tout avec le plus de secret possible, afin de 
surprendre l'Angleterre. 

A ce moment, le parti royaliste, de tous cô- 
tés, relevait la tête. Il appelait à Paris la Ven- 
dée qui s'était refaite ; elle arrivait, sans fusils, 
mais avec de très-bons pistolets de fabrique 
anglaise. Le Directoire n'avait de force à Paris 

qu'une garde de deux cent cinquante cavaliers. 

H. 



190 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Et le Corps législatif, outre sa garde de mille 
hommes, avait ici deux armées à son choix : la 
garde nationale qu'organisait Pichegru, puis 
l'armée* inconnue des bandes de Vendée, des 
verdets du Midi et des gens de l'émigration . 

Le Directoire pensa un moment à confier à 
Hoche le ministère de la guerre ; par malheur 
le jeune général n'avait pas l'âge requis par la 
Constitution. 

Mais au même instant marchait vers Brest, 
devant passer nécessairement par Paris, l'avant- 
garde de l'armée républicaine de Hoche, la ca- 
valerie de Sambre-et-Meuse. Les escadrons 
invincibles de Richepanse suivaient. Ce fut 
pour les royalistes la tête de Méduse. 

Par l'ignorance d'un commissaire de la 
guerre, la division des chasseurs de Riche- 
panse avait dépassé, aux environs de Paris, la 
limite constitutionnelle fixée aux troupes. La 
majorité royaliste du conseil des Cinq-Cents, 
d'abord épouvantée, s'irrite, se plaint au Direc- 
toire, qui dit que la chose n'a eu lieu que par 
erreur. Mais cette armée, où allait-elle? Hoche, 
sur les contributions levées par lui, avait pu épar- 



HOCHE. J91 

gner les sommes nécessaires au mouvement de 
ses troupes. D'où provenait cet argent? Il fallut 
laisser éventer le secret de la marche sur Brest 
et compromettre une seconde fois l'expédition 
d'Irlande ! 

Les contre-révolutionnaires n'en crient que 
plus haut à la trahison. Ils veulent mettre 
Hoche en jugement. Ce jeune homme, si fier, 
blessé du tour qu'on eût voulu donner à une 
affaire qui touchait l'honneur, la caisse de l'ar- 
mée, répondait à tout : « Je veux être jugé. » 

Barras se taisait. Jourdan, indigné des ac- 
cusations que portaient contre cet homme in- 
tègre ceux qu'on savait être ses ennemis per- 
sonnels, entre autres le général Willot, s'écria : 
a Les coupables de son espèce ont droit aux 
remercîments de la patrie reconnaissante. » 

Hoche s'en retourna à Wetzlar, son quartier 
général, le cœur ulcéré. Il sentait la révolution 
en péril. Mais, sans revenir à Paris, il sut 
faire agir contre les royalistes son inflammable 
armée de Sambre-et-Meuse. Dans la sombre 
fête tragique qu'on célébrait chaque année pour 
les morts du 10 août, ses généraux portèrent 



192 LES SOLDATS DE LA REVOLUTION. 

au banquet des toasts significatifs : « A la 
haine des ennemis de la République ! — Aux 
membres du conseil des Cinq-Cents qui veulent 
le maintien de la Constitution ! — Aux mem- 
bres du gouvernement qui étoufferont les fac- 
tions royalistes ! » Hoche lui-même souffla Fo- 
rage, disant : « Ne les quittez pas encore, ces 
armes terribles avec lesquelles vous avez tant 
de fois fixé la victoire ; il faut avant tout assu- 
rer la tranquillité intérieure que des rebelles 
aux lois républicaines essaient de troubler. » 
Plusieurs des officiers de Hoche eurent des 
permissions pour aller à Paris, entre autres 
Chérin, son ami, chef de son état-major, et le 
vaillant Lemoine, l'un des vainqueurs de Qui- 
beron. 

La journée du 18 fructidor fit échouer la 
conspiration royaliste et tira Hoche de ses pa- 
triotiques angoisses. 

Moreau étant destitué par le Directoire, 
Hoche reçut le commandement de l'armée 
d'Allemagne, composée des armées réunies de. 
Sambre-et-Meuse et du Rhin. 



VI 



LA MORT 



« Que la mort est amère ! » me disaient des 
vieillards. « Qui nous consolera de la mort du 
général Hoche? Elle nous parut celle de la 
République elle-même. » 

Il meurt à vingt-neuf ans ; tué par le chagrin? 
empoisonné ? on ne sait. A l'autopsie, son es- 
tomac et ses intestins présentèrent de larges 
taches noires. Depuis son dernier voyage à 
Paris, ce jeune homme si robuste était consumé 
d'un feu qu'il ne pouvait éteindre. « Suis-je 
donc vêtu, disait-il, de la robe de Nessus? » 

Il expira dans les bras de sa jeune femme, 
le 19 septembre 1797. 

Hoche trouva, lui aussi, la mort amère, parce 



194 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

qu'au moment où elle le prenait, il sentait qu'il 
serait peut-être utile contre Bonaparte. Il com- 
mençait à juger cette gloire nouvelle, cet astre 
inquiétant qui se levait vers l'Italie. « S'il veut 
se faire despote, disait-il à M. O'Connor, de qui 
je le tiens, il faudra qu'il me passe sur le 
corps ! » 

Hoche, lui, avait dit ce mot : « Je vaincrai 
la contre-révolution, et alors je briserai mon 
épée. » 

Nous avons montré comment nul homme 
plus que lui n'eût réussi à combattre Bona- 
parte, parce que nul ne fut plus aimé. Nul 
aussi n'eut plus d'ennemis. Les royalistes d'a- 
bord, qui voyaient en lui l'épée de la Répu- 
blique. Les fournisseurs ensuite, agioteurs, 
voleurs, corbeaux suivant l'armée. Faut-il le 
dire enfin ? les « militaires », une classe nou- 
velle, avide, à laquelle il fallait un autre homme, 
un bon maître qui laissât piller. Les bureaux 
de la guerre, on l'a vu, furent toujours contre 
Hoche. 

Il eut, lui aussi, des projets immenses, mais 
non pas de guerre, de paix. Il rêva la résur- 



HOCHE. 195 

rection de deux peuples, les Irlandais et les 
Wallons. 

« ... Si Hoche eût débarqué en Irlande (c'est 
Napoléon qui parle), il aurait sans doute réussi 
dans ses projets ; il possédait toutes les quali- 
tés nécessaires pour en assurer le succès. » 
Aujourd'hui, hélas ! l'Irlande est perdue, comme 
la Pologne. Corrompue, elle se vend pour aller 
combattre et jouir dans l'Inde, ou elle émigré en 
Amérique, sans y devenir Yankee. Elle revient, 
comme un mort non vengé !.. 

Pour les Wallons, ces demi-Français si sym- 
pathiques et si vaillants, Hoche eût fondé la 
République de la Meuse, eût réveillé ce génie 
méconnu, le génie de la Meuse, de la Moselle et 
du Rhin vinicole, si différent de l'Allemagne. 

Napoléon a osé écrire de Hoche : « Il était 
ambitieux ! » Ambitieux, oui, sans doute, il le 
fut, mais, on le voit, de cette humaine et 
généreuse ambition, plus haute que le trône, 
plus haute que la victoire même ! 



LES GUERRES DE DÉLIVRANCE 



ï 



LES GUERRES DE DÉLIVRANCE 



I 



Pour comprendre ce que furent les armées 
de la République et la grande vie morale qui 
les animait, il faut se rappeler leur origine. 
Elles sortaient des fédérations fraternelles. Elles 
étaient parties d'un autel. 

Sur cet autel, en 90, la France armée (trois 
millions d'hommes), avait juré deux choses, 
qui sont le symbolç de la Révolution : l'u- 
nité de la patrie et l'affranchissement du 
monde. A cette première réunion, armée mais 
pacifique encore, la France se donna rendez- 



200 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

vous. Elle tint parole en 92, elle partit tout en- 
tière aux croisades de la liberté. 

Dès ces grandes journées de juillet 90, quand 
on vit tout un canton, parfois tout un départe- 
ment en armes, il ne fut pas difficile de prévoir 
les immortelles demi-brigades de la République. 
Quand on vit ensuite les fédérations immenses 
qui réunirent plusieurs départements ensemble, 
et ces grands corps de fédérés qui, grossissant 
toujours, s'augmentant, se donnant la main, 
formaient à travers la France les chœurs et 
les farandoles de la nouvelle amitié, on pouvait 
voir en esprit que ces hommes, en 92, fidèles 
au serment de 90, constitueraient nos grandes 
fédérations militaires. 

Aussi, lorsque la déclaration de Pilnitz courut 
la campagne, sous la forme insolente et provo- 
cante de la lettre de Bouille, et y tomba comme 
un défi, elle fut, comme telle, saluée d'une 
longue clameur de joie. 

« Eh ! c'est ce que nous demandions ! » Ce fut 
le cri général. Marseille sollicitait, dès mars 91, 
de marcher au Rhin. En juin, tout le Nord, tout 
l'Est, de Givet jusqu'à Grenoble, se montra, 



LES GUERRES "DE DÉLIVRANCE. 201 

et au même moment, hérissé d'acier. Le Centre 
s'ébranle. A Arcis, sur dix mille mâles, trois 
mille partent. Dans tel village, Argenteuil par 
exemple, tous partent, sans exception. L'em- 
barras fut seulement qu'on ne savait où les di- 
riger. Le mouvement n'en gagnait pas moins, 
comme les longues vibrations d'un immense 
tremblement de terre. La Gironde écrit qu'elle 
n'enverra pas, qu'elle ira; elle s'engage à 
marcher tout entière, en corps de peuple, tous 
les mâles, quatre-vingt-dix mille hommes; le 
commerce de Bordeaux que ruinait la Révolu- 
tion, le vigneron qu'elle enrichissait, s'offraient 
unanimement. 

Une chose suffit pour caractériser cette épo- 
que, un mot d'éternelle mémoire. Dans le décret 
du 28 décembre 91, qui organise les gardes 
nationaux volontaires et les engage pour un an, 
la peine dont on menace ceux qui quitteraient 
avant l'année, c'est que, « pendant dix ans, 
ils seront privés de C honneur d'être soldats » . 

Voilà un peuple bien changé ! Rien ne l'ef- 
frayait plus, avant la Révolution, que le service 
militaire. J'ai sous les yeux ce triste aveu de 



202 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Quesnay : « Les fils de fermier ont tellement 
l'horreur de la milice qu'ils aiment mieux quit- 
ter les campagnes et vont se cacher dans 
les villes. » (Encyclopédie, article Fermiers, 
page 537.) 

Qu'est devenue maintenant la race timide et 
servile qui portait la tête si bas, la bête encore 
à quatre pattes ? Je ne peux plus la trouver. 
Aujourd'hui, ce sont des hommes. 

Il n'y eut jamais un labour d'octobre comme 
celui de 91, celui où le laboureur, sérieuse- 
ment averti par Varennes et par Pilnitz, 
songea pour la première fois, roula en esprit 
ses périls et toutes les conquêtes de la Révolu- 
tion qu'on voulait lui arracher. Son travail, 
animé d'une indignation guerrière, était déjà 
pour lui une campagne en esprit. Il labourait en 
soldat, imprimait à la charrue le pas militaire, 
et, touchant ses bêtes d'un plus sévère aiguillon, 
criait à l'une : Hu I la Prusse ! à l'autre : Va 
donc, l'Autriche! Le bœuf marchait comme un 
cheval, le soc allait âpre et rapide, le noir sil- 
lon fumait plein de souffle et de vie. 

A Paris, dans le Jura et ailleurs, les femmes 



• LES GUERRES DE DÉLIVRANCE. 203 

déclaraient que les hommes pouvaient partir, 
qu'elles s'armeraient de piques, qu'elles suffi- 
raient bien au service intérieur. Elles avaient 
si vivement senti, pour leurs familles et leurs 
enfants, le bienfait de la Révolution, qu'au 
prix des plus grands sacrifices elles brûlaient 
de la défendre. 

Il y eut dès ce moment, et dans toute l'an- 
née sacrée 92, des scènes véritablement admi- 
rables et héroïques dans le sein de chaque fa- 
mille. Un frère partant, tous les autres, et les 
plus jeunes, voulaient partir et juraient qu'ils 
étaient hommes. La jeune fille ordonnait à son 
fiancé de s'armer, fixait les noces à la victoire. 
La jeune femme, tout en larmes et les bras char- 
gés de petits enfants, menait son époux elle- 
même et lui disait : « Va, ne regarde pas si je 
pleure, sauve-nous, sauve la République, la 
liberté, l'avenir, et les enfants de tes enfants ! » 

Où donc est l'ancienne armée? Elle a comme 
disparu. La nouvelle, si nombreuse, l'eût 
étouffée sans combattre, seulement en se ser- 
rant. 

La France est un soldat^ on l'a dit; elle l'est 



204 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

depuis ce jour. Ce jour, une race nouvelle sort 
de terre, chez laquelle les enfants naissent avec 
des dents pour déchirer la cartouche, avec de 
grandes jambes infatigables pour aller du Caire 
au Kremlin, avec le don magnifique de pouvoir 
marcher, combattre sans manger, de vivre 
d'esprit. 

D'esprit, de gaieté, d'espérance. Qui donc a 
droit d'espérer si ce n'est celui qui porte en 
lui l'affranchissement du monde? 

La France était-elle avant ce jour? On pour- 
rait le contester. Elle devint, tout à la fois, une 
épée et un principe; elle eut, du même coup, 
la force avec l'idée. 




II 



Ce qui fut aussi le caractère de ces armées 
sorties du grand élan de 90, c'est que jamais, 
dans nulle autre, la fraternité mililaire n'eut 
un caractère plus touchant. Ces volontaires 
partis ensemble, par bandes de voisins et d'a- 
mis, par quartiers et par villages, semblaient 
moins des corps d'armée que des fédérations 
de famille. 

Là fut vraiment la beauté des armées de la 
République. Elles sentaient, aimaient d'autant 
mieux la patrie qu'elles la considéraient comme 
le sublime ensemble de toutes leurs affections. 

Elles méritent, ces armées, qu'on écrive aux 
champs de bataille où elles ont laissé leurs 

42 



206 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

dépouilles la simple et touchante épitaphe 
donnée dans l'antiquité à deux capitaines grecs : 

« Ils moururent irréprochables dans la guerre 
et dans l'amitié. » 

Chacune de ces armées formée ainsi dans la 
même province, et non mêlée, garda ce carac- 
tère de fraternité primitive. Chacune fut une 
personne, eut une personnalité originale et 
distincte : l'armée de Sambre-et-Meuse, telle- 
ment républicaine et soumise à la loi ; la pacifi- 
catrice armée de l'Ouest; la ferme et grave 
armée du Rhin, de glorieuse patience, victo- 
rieuse jusqu'en ses retraites ; la rapide et 
foudroyante armée d'Italie. 

Ces armées, qui étaient des peuples, disons 
mieux, la patrie même en ce qu'elle eut de 
plus ardent, demandaient d'aller ensemble et 
de combattre par masses, les amis avec les 
amis, comme disait le soldat. Amis et amis, 
parents et parents, voisins et voisins, Français 
et Français, partis en se donnant la main, la 
difficulté n'était pas de les retenir ensemble, 
mais bien de les séparer. Les isoler, c'était leur 
ôter la meilleure par lie de leurs forces. 



LES GUERRES DE DÉLIVRANCE. 207 

Ces grandes légions populaires étaient comme 
des corps vivants ; ne pas les faire agir par 
masses, c'eût été les démembrer. Et ces mas- 
ses n'étaient pas des foules confuses; plus on 
les laissait nombreuses, plus elles allaient en 
bon ordre. « Plus on est d'amis, mieux ca mar- 
che ! » c'est encore un mot populaire. 

L'audace vint aux généraux dès qu'ils eurent 
remarqué ceci. Ils virent qu'avec ces popula- 
tions éminemment sociables, où tous s'électri- 
.sent par tous et en proportion du nombre, il 
fallait agir par grands corps. Le monde eut ce 
nouveau spectacle de voir des hommes par cent 
mille qui marchaient mus d'un même souffle, 
d'un même élan, d'un même cœur. 

Voilà l'origine réelle de la guerre moderne. Il 
n'y eut là d'abord ni art ni système. Elle sortit 
du cœur de la France, de sa sociabilité. Les tac- 
ticiens ici n'auraient jamais trouvé la tactique ; 
ce n'était point du calcul. Des chefs inspirés 
le virent et en profitèrent ; leur gloire, c'est de 
l'avoir vu. 

Ils ne l'auraient pas vu sans doute s'ils n'a- 
vaient eu en eux-mêmes l'étincelle de ces 



208 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

grandes foules. Ils l'eurent parce qu'ils en sor- 
taient. 

Dumouriez, lui, ne se douta nullement de 
l'instrument qu'il employait. Il ne connut pas 
la guerre nouvelle, la guerre d'ensemble et par 
masses, qui donna cette terrible unité de mou- 
vements aux armées de la liberté. Les généraux 
monarchistes ne pouvaient pas comprendre ce 
sublime et profond mystère de la solidarité 
moderne, des vastes guerres d'amitié. 

La beauté de ce moment, c'est que l'âme de 
la France y fut tout assise en la foi, qu'elle se 
mit au-dessus des raisonnements, des petits 
calculs, qu'elle laissa La Fayette et autres se 
traîner dans la logique et dans la prose, s'en- 
quérir inquiètement du possible et du raison- 
nable. 

Oui, la guerre était absurde dans les seules 
données qu'on avait quand elle commença. 
Pour la faire, il fallait une foi immense, croire 
à la force contagieuse du principe proclamé 
par la France, à la victoire infaillible de la jus- 
tice ; croire aussi que, dans l'immensité du 
mouvement où la nation tout entière se préci- 



LES GUERRES DE DÉLIVRANCE. 209 

pitait, tous les obstacles intérieurs, les petites 

malveillances, les essais de trahison se trouve- 

« 

raient neutralisés, et qu'il n'y aurait pas de cœur 
d'homme, tant dur et perfide fùt-il, qui ne 
changeât, devant ce spectacle unique de la 
rencontre des peuples courant l'un à l'autre en 
frères et pleurant dans l'émotion du premier 
embrassement. 

Tous ces héros fraternels, avec leur touchant 
esprit de dévouement et de sacrifice, ils se 
perdirent et s'absorbèrent dans les glorieuses 
légions dont chacune fut pour eux une France 
sur la terre étrangère. Ces admirables soldats, 
partis pour tant d'années de guerre, et qui la 
plupart ne devaient pas revenir, avaient em- 
porté la patrie dans ces grandes sociétés héroï- 
ques qui étaient alors les armées. Où qu'ils 
fussent, c'était la France. 

Et c'est la France encore aujourd'hui, et à 
jamais, partout où ces amis fidèles ont ensemble 
laissé leurs os. 

Étrangers qui regardez avec respect et ter- 
reur ces collines d'ossements qu'ont laissées 
chez vous nos grandes légions, sachez qu'elles 

12. 



210 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

ne furent pas seulement terribles, mais vénéra- 
bles. Ce qui leur donna la victoire et cette re- 
doutable unité dans le combat, ce fut l'unité des 
cœurs et la confraternité. Gardez-vous de faire 
seulement honneur de ces choses à tel ou 
tel homme. Des monuments seront élevés 
(quand la France se réveillera) à ces prodigieu- 
ses armées ; à elles, non à leurs généraux. Les 
hommes de guerre habiles ne garderont pas 
pour eux seuls la gloire d'un peuple de héros. 
C'est assez et c'est beaucoup que les noms et 
les images de ces heureux capitaines soient 
inscrits à leur vraie place, au piefi même du 
monument. 



III 



La guerre que firent ces premières armées 
de la Révolution fui une guerre sainte s'il en 
fut jamais, une guerre de foi et d'amour, une 
guerre véritablement pacifique, car elle voulait 
fonder la paix du monde. 

La liberté n'y frappait les peuples esclaves 
qu'en brisant leurs chaînes. Pour leurs balles 
et pour leurs boulets, on leur apportait le bien- 
fait des lois. 

Toutes ces guerres s'inspiraient de cette pen- 
sée si attendrissante, si vraie alors : Que le 
monde en ce moment avait le même cœuç et 
voulait la même chose ; qu'il s'agissait d'écar- 
ter, le fer à la main, les barrières de tyrannie 



212 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

qui nous séparent barbaremenl ; et que, ces 
barrières abaissées, il n'y avait plus d'ennemis ; 
ceux qui se croyaient les nôtres allaient se jeter 
dans nos bras ! 

Ce qui emplissait tous les cœurs, c'était la 
pitié, non la haine. La parole de Voltaire, 
« l'humanité», était le mot d'ordre et la loi. 
Quand les Français, après la bataille de 
Valmy, virent passer par charrettes les Prus- 
siens malades, pâles de faim et de fièvre, bri- 
sés par la dyssenterie, ils s'arrêtèrent court, 
les laissèrent s'en aller. Ceux qu'ils prirent, ce 
fut pour les soigner dans les hôpitaux français. 
A Strasbourg, soldats et bourgeois traitèrent 
les prisonniers comme des frères ; on partagea 
le pain et les provisions avec eux ; on emplit 
leurs poches de journaux et de brochures pa- 
triotiques, et, quand ils partirent, on fit une 
contribution générale pour leur acheter du 
tabac* Les nôtres cependant n'avaient pas 
même de souliers. 

Les cœurs de ces prisonniers furent aussitôt 
conquis. Ils demandèrent du papier, de l'en- 
cre, et écrivirent en Allemagne que le Rhin 



LES GUERRES DE DÉLIVRANCE. 213 

n'existait plus, qu'il n'y avait ni France ni 
Allemagne, mais que tous étaient des frères 
et qu'il ne fallait plus qu'une nation au monde. 

La Révolution avait conscience qu'elle ap- 
portait à l'Europe la délivrance, et l'Europe 
avit conscience qu'elle la recevait. 

La Convention avait dressé, le 21 septembre, 
au pavillon des Tuileries, le drapeau de la Ré- 
publique. Deux mois n'étaient pas écoulés, et 
tous les peuples environnants l'avaient em- 
brassé, ce drapeau, l'avaient planté sur les 
tours de leurs villes. 

Le 25 et le 29 septembre, Chambéry, Nice, 
ouyrent leurs portes, la porte de l'Italie. 
Mayence, le 24 octobre, reçoit nos armées aux 
applaudissements de l'Allemagne. Le 14 no- 
vembre, le drapeau tricolore est arboré sur 
Bruxelles ; l'Angleterre et la Hollande le voient 
avec terreur flotter à la tour d'Anvers. 

En deux mois, la Révolution avait, tout au- 
tour, inondé ses rivages ; elle montait cfcmme le 
Nil, salutaire et féconde, parmi les bénédictions 
des hommes. 

Le plus merveilleux, dans cette conquête 



214 LES SOLDATS DE LA REVOLUTION. 

admirable, c'est que ce n'était pas une con- 
quête. Ce n'était rien autre chose qu'un mu- 
tuel élan de fraternité. Deux frères, longtemps 
séparés, se retrouvent, s'embrassent; voilà 
cette grande et simple histoire. 

Belle victoire ! l'unique ! et qui ne s'est re- 
vue jamais 1 il n'y avait pas de vaincus. 

La France ne donna qu'un coup, et la chaîne 
fut brisée. Elle frappa ce coup à Jemmapes. 
Elle le frappa avec l'autorité de la loi, en 
chantant son hymne sacré. Les soldats bar- 
bares frémirent dans leurs redoutes, sous trois 
étages de feux, lorsqu'ils virent venir un chœur 
de cinquante mille hommes qui marchaient à 
eux en chantant : « Allons, enfants de la pa- 
trie ! » 

Tous les peuples répétèrent: «Allons, en- 
fants de la France ! » et se jetèrent dans nos 
bras. 

C'était un spectacle étrange. Nos chants 
faisaient tomber toutes les murailles des villes. 
Les Français arrivaient aux portes avec le dra- 
peau tricolore. Ils les trouvaient ouvertes. 
Seulement ils ne pouvaient passer. Tout le 



' LES GUERRES DE DÉLIVRANCE. 215 

monde venait à leur rencontre et les reconnais- 
sait sans les avoir jamais vus. Les hommes les 
embrassaient ; les femmes les bénissaient ; les 
enfants les désarmaient. On leur prenait des 
mains leurdrapeau,ettous disaient : « C'est le 
nôtre ! » 

Grande et bonne journée pour nos nouveaux 
amis ! ils gagnaient par nous en un jour toute 
la conquête des siècles. Cet héritage de raison 
et de liberté, pour lequel tant d'hommes sou- 
pirèrent en vain, celte terre promise qu'ils 
auraient voulu entrevoir au prix de leur vie, la 
générosité de la France les donnait pour rien à 
qui en voulait. 

Déjà trois années durant elle avait formulé 
en lois cette sagesse des siècles ; déjà elle avait 
souffert pour ces lois, les avait gagnées de son- 
sang, gagnées de ses larmes. Ces lois, ce sang 
et ces larmes, elle les donnait à tous, leur di-* 
sant : « C'est mon sang, buvez ! » 



IV 



Souvent l'hôte devenait un ami. Beaucoup 
des nôtres s'affligèrent de quitter l'Allemagne. 
Mais combien plus ils souffrirent de quitter, 
le corps, le régiment, lors du barbare démem- 
brement que fit Napoléon, en 1808, de la grande 
armée de 1805! 

Cette cruelle dispersion rompit tout à coup 
les vieilles habitudes, et tant de souvenirs! 
L'ambition occupe l'esprit des généraux ; mais 
le soldat, lui, sans ^utre perspective que la vie 
de chaque jour, n'a nul autre lien qu'avec ses 
camarades. Si ce n'était plus alors la famille 
de citoyens des premiers jours, c'était toujours 
du moins la famille militaire. 



LES GUERRES DE DÉLIVRANCE. 217 

Hoche, Ney, et d'autres encore, tenaient fort 
à ce système 1 ; mais non pas Bonaparte, élevé 
aux écoles aristocratiques, et qui, loin de fa- 
voriser les amitiés militaires, trouvait profit 
politique à attiser les jalousies, les rivalités de 
ses principaux lieutenants 2 . 

Habitué à voir les hommes comme de purs 
instruments, il oublia que les armées d'Italie 
et d'Egypte avaient dû leurs grands succès à 
leur forte cohésion. 

La Grande Armée, moins identique, était 
encore, dans les moments de crise, comme un 
vaste orchestre où, avec des sons différents, 
règne la même harmonie. 

Napoléon dut s'en souvenir amèrement plus 
tard, au milieu de ses revers, quand la Grande 
Armée, toujours vaillante, mais scindée, bri- 



1. Hocho ne mélange pas les corps. Il réunit les hommes 
qui ont mômes affections. « Il ne faut pas séparer, disait- 
il, le' général Richepanse, connu des chasseurs à cheval, du 
général Lefebvre, qui l'estime et l'honore ; ni le général 
Klein, connu des dragons, de Championnet dont il fut l'ami. » 
(Mémoires de Ney, t. I, p. 263.) 

2. On peut voir dans Ségur Napoléon se plaisant à faire 
quereller Murât et Davoust, pendant que* du pied, il joue 
avec un boulet russe (t. I, p. 311. Édition 1825). 

13 



218 LKS SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

séje, se trouva en face de peuples qui, à leur 
tour, apportaient au combat une même âme. 

En repassant le Rhin, se faisait le divorce. 
Ceux qu'on envoyait en Espagne se sentaient 
orphelins lorsqu'on les séparait de ces vieilles 
moustaches qui les avaient conduits et instruits 
jusque-là. 

Et cette armée d'Espagne, dont les chefs 
furent rappelés un moment pour Wagram, puis 
rentrèrent en Espagne pour aller à Moscou, 
était irritée, excédée de ces tiraillements. 

Nos soldats si gais, au temps de la Répu- 
blique, changèrent alors de caractère, restèrent 
obéissants, mais devinrent grognards. 

L'Espagne même y fit beaucoup, les trans- 
forma cruellement. Ce climat africain, froid l'hi- 
ver, brûlant Tété, ces longues plaines d'un sable 
salé, les séchèrent, les aigrirent. La fuite, l'é- 
loignement, Fhorreur visible des populations 
ensauvagèrent les nôtres, et souvent les ren- 
dirent impitoyables. Les résistances atroce- 
ment héroïques de Saragosse et autres villes 
ri'imposèrent point l'admiration; le carnaval 
des moines qui y était mêlé rendait tout cela 



LES GUEKRES DE DÉLIVRANCE. 219 

burlesque pour un Français. Et non sans appa- 
rence. Quoi ! ces efforts désespérés épouvan- 
tables, pour rétablir un Ferdinand et restaurer 
l'Inquisition ! 

La fureur, cette maladie qui si facilement 
fait bouillonner l'Espagne, comme on Ta tou- 
jours vu dans les persécutions des Juifs, des 
Maures, est fort contagieuse et se gagne aisé- 
ment ; on le vit dans les sièges obstinés de 
1808. Des assiégés, des assaillants, quels 
étaient lès plus furieux ? 

Après Wagram, on demandait à Bonaparte 
pourquoi il n'avait pas attendu, comme à Aus- 
terlitz, que l'ennemi commençât à l'envelopper. 
Il dit : « Cette armée de Wagram, ce n'est 
plus l'armée d'Austerlitz ! » 

Disons-le cependant, si l'armée, par son dé- 
membrement, avait beaucoup perdu de ses 
hautes qualités morales, elle avait toujours ses 
grandes qualités militaires, qui se reproduisaient 
en partie, même dans la jeune armée des cons- 
crits de 1808. Seulement, on n'avait plus la foi, 
on exagérait le temps qui serait nécessaire pour 
refaire, rajuster cette énorme machine; on 



220 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

croyait qu'il y faudrait au moins six mois. On 
ne voyait pas que, pour entraîner cette jeu- 
nesse, il suffisait de mettre au milieu d'elle 
un Lannes, par exemple, encore bouillant de 
Saragosse, un de ces grands drapeaux vivants, 
dont la flamme électrique pouvait emporter 
tout. 



V 



Malgré cette justice rendue aux vaillantes 
armées de l'Empire, nous voici bien loin déjà 
du point de départ. 

La France, en 91 , apparaissait jeune et pure, 
comme la vierge de la liberté. Le monde était 
amoureux d'elle. Du Rhin, des Pays-Bas, des 
Alpes, des voix, nous l'avons dit, l'invoquaient, 
suppliantes. Elle n'avait qu'à mettre un pied 
hors des frontières, elle était reçue à genoux. 
Elle ne venait pas comme une nation, elle ve- 
nait comme la justice, comme la raison éter- 
nelle, ne demandant rien aux hommes que de 
réaliser leurs meilleures pensées, que de faire 
triompher leur droit. 



222 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Qui ne vous regrettera, jours sacrés, où la 
France n'était pas encore entrée dans la vio- 
lence, ni l'Europe dans la haine et l'envie ! 
Tout cela allait changer, les peuples allaient 
tourner contre nous avec les rois. Mais alors, 
sous l'apparence d'une guerre imminente, il y 
avait au fond, dans la grande âme européenne, 
une attendrissante concorde. 

Souvenir doux et amer ! Il a laissé une larme 
jusque dans les yeux secs de Goethe, du grand 
douteur, du grand moqueur, qui lui-môme 
s'intitule : « l'ami des tyrans ». Cette larme, 
nous aussi, nous l'aurons toujours au cœur ; 
elle nous revient souvent, éveillé ou endormi, 
avec un mortel regret pour la fortune de la 
France; nous la retrouvons souvent au matin, 
cette larme, sur l'oreiller. 



DEUXIÈME PARTIE 



SOUS LE DERNIER BONAPARTE 



MAMELl 



13. 



MAMELI 



La marseillaise italienne de 1848, Fratelli 
dltalia ! le chant que tous les Italiens ont 
chanté dans ces furieux combats qui ont 
étonné le monde, est un chant de fraternité. 
C'est plutôt une chanson vive, gaie, ardente, 
qui exprime, avec un caractère singulier de 
naïveté et de jeunesse, la joie de combattre en- 
semble, le charme de l'amitié nouvelle entre 
tous les peuples italiens, étonnés du bonheur 
de se trouver réunis. 

Ce chant n'est guère traduisible. Il ne vaut 



228 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

que par le rhythme et le mouvement. Il ne faut 
pas même le lire ; il doit se chanter. S'est-il 
écrit? je ne le sais. Son jeune auteur, Mameli, 
l'aura chanté quelque jour au milieu de l'ac- 
tion, parmi le sifflement des balles, comme une 
vive excitation à serrer les rangs : « Aimons- 
nous! unissons-nous... Serrons-nous en batail- 
lons ! Soyons prêts à la mort ! » etc. 

Cet enfant de dix-huit ans, mort à vingt, au 
siège de Rome, a, pendant deux ans, chanté, 
combattu d'un bout à l'autre de l'Italie, ravi 
d'avoir une patrie, de trouver tant de cama- 
rades, de frères qu'il n'avait pas connus ! 

Il va, et, sur toutes les routes, il embrasse 
l'Italie dans chaque Italien. Je le rencontre 
partout. Il chante pour Milan; il pleure, men- 
die pour- Venise; il combat pour Rome, plein 
de larmes et plein de joie, plein de rêverie, de 
songe, d'amour, parfois de regret de la vie... 
Mais, si l'on se bat, il est gai. J'entends par- 
dessus les batailles sa voix d'alouette matinale 
qui s'envole et qui monte au ciel. 

En tout, il a vécu deux ans, de septembre 
47 à juillet 49. Il a passé, chanteur rapide, 



MAMELI. 2'29 

comme un léger souffle dans l'air, parmi les 
vents de la tempête. Mais la tempête bruyante, 
le tumulte du combat, la foudre du canon 
même, n'ont pas empêché d'entendre la jeune 
et perçante voix de cet héroïque enfant, 
qui, de la joie de son âge, de sa sérénité et de 
son sourire, illumina, aux plus sinistres mo- 
ments, le front sombre de l'Italie. 

Enfant, chantre, héros d'un jour, comment 
définirai-je cette jeune apparition ? 

Si je lui cherchai* un symbole, je le verrais 
volontiers dans une petite flpur sanglante, née 
du sang des Bandiera. 

Lorsque les deux frères martyrs trouvèrent 
la mort à Cozenza, en 1844, Mameli avait 
quinze ans. Il était au moment où les impres- 
sions sont fortes et définitives. Le coup reçu 
dans la Calabre eut un contre-coup à Gênes 
dans l'âme du jeune enfant. Mameli devint 
poète, par la grâce des deux martyrs, et il na- 
quit de leur mort. 

Génération mystérieuse, dont l'Italie, plus 
qu'aucun peuple, nous présente les exemples! 
Une parenté intime, une hérédité sublime, s'é- 



230 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. • 

tablit entre les hommes qui ne se sont jamais 
vus. La mort, ici, est féconde autant que l'a- 
mour. Deux Vénitiens, immolés en Calabre, 
renaissent par toute l'Italie, et se créent, de 
l'Etna aux Alpes, une grande postérité. 

Tout le monde se rappelle le frémissement 
d'horreur et d'admiration qu'éprouva toute 
l'Europe, à la nouvelle de la mort des Ban- 
diera. Ce n'étaient pas les premiers martyrs 
que l'Italie donnait à la liberté. Mais, ici, il y 
avait eu une chose extraordinaire. 

Ceux-ci savaient parfaitement qu'ils ne réus- 
siraient pas. Leur entreprise était connue d'a- 
vance, et, depuis longtemps, leur secret dans 
les mains de tout le monde. L'Autriche même 
les priait de ne pas se perdre en vain. Leur 
mère vint, désespérée, les conjurer de s'abs- 
tenir, et se roula à leurs pieds. La jeune 
épouse de l'un d'eux eut la magnanimité de 
n'essayer rien pour les arrêter ; il n'en était 
pas moins sûr que, lui mort, elle mourrait. 
Quelle fureur de mourir était-ce donc ? Leurs 
amis en étaient étonnés, presque indignés. 
Tout le monde les détournait. 



MAMELI. 231 

Et tout le monde se trompait, et eux seuls 
avaient raison. Leur intime et profonde pensée 
était que la terre d'Italie avait soif, qu'il y avait 
trop de temps qu'elle n'avait bu la sainte 
rosée qui la maintient féconde, et que l'âme 
italienne, abattue, défaillante, avait besoin 
d'être soutenue d'un grand sacrifice. Ils cru- 
rent qu'il fallait des victimes à la liberté, et ils 
se sentirent désignés d'en haut. 

La devise de la jeune Italie est d'une élo- 
quence sombre : « Maintenant et toujours » 
{ora e sempre). La branche de cyprès trans- 
mise aux affiliés leur en traduit le sens. Tou- 
jours ! Pour qu'il soit toujours vert, ce cyprès 
des anciens martyrs, il faut qu'incessamment 
coule au pied le sang de leurs fils. 

L'Italie reçut ainsi un enseignement nou- 
veau, exactement opposé à celui des politi- 
ques: le mépris du succès, l'utilité des revers, 
le profit des tentatives qu'on dit avortées. 
Elle apprit que les hommes dévoués servent 
souvent mieux leur cause par l'effusion de leur 
sang qu'ils n'auraient fait par la victoire. 

Voilà la noble leçon que donnèrent les Ban- 



232 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

(liera, et comment l'Italie, élevée au-dessus 
d'elle-même, entra dans le sentiment d'une 
moralité nouvelle. Ce peuple plein d'âme et de 
génie sentit ce grand mystère, la vertu du 
sang librement versé. 

Profond fut le silence. Mais tous furent trans- 
formés, tous placèrent leur pensée plus haut 
que la victoire même, dans une sphère de sain- 
teté. Et, le lendemain même, ils vainquirent. 
Belle justice de Dieu ! 



II 



Quand l'Italie reçut cette commotion élec- 
trique de la mort des Bandiera, Mameli étu- 
diait à Gênes. La nouvelle le frappa sur son 
banc, au collège, chez les Scolopes, institu- 
teurs ecclésiastiques de la jeunesse italienne. Il 
apprit et leur mort sublime et ce qu'ils dirent 
au prêtre qui voulait les aider à mourir : « Nos 
œuvres, nous l'espérons, nous réconcilient avec 
Dieu plus que vos paroles. Gardez vos paroles 
pour prêcher à nos frères opprimés la religion 
de la liberté et de V égalité, » 

Mameli alors se trouva poète, «et bégaya un 
chant, celui même qu'il a publié deux ans 
après : 



234 LES SOLDATS DE LA nÉVOLUTION. 

« Bien des fois, j'ai tenté pour vous un can- 
tique sacré; mais toujours le courroux me res- 
serrait le cœur, mon chant finissait en san- 
glot... Non, une voix d'esclave ne dira pas 
l'hymne des forts... Libres un jour, nous pour- 
rons vous nommer. » 

Le poëte enfant, dans ce beau chant d'une 
virilité si précoce, accorde un mot à l'amour, 
un mot grave et touchant. Il rappelle le silence 
héroïque de madame Bandiera, qui n'arrêta 
pas son époux et qui mourut de sa mort : 
« Reines des cœurs, apprenez comme on aime ! . . 
Jetez sur sa tombe une fleur. » 

Mameli, comme les Bandiera, était fils d'un 
officier de marine. La famille de sa mère comp- 
tait deux doges de Gênes, et des plus amis de 
la liberté. Il était né très-faible, d'un tempéra- 
ment lymphatique et nerveux. Souvent malade 
dans son enfance, il avait donné h ses parents 
de grandes inquiétudes et n'avait été conservé 
que par les soins infinis de sa mère. Longtemps 
on défendit de le faire étudier. Mis fort tard 
aux écoles, il fit ses études en trois ans; le 
grec, les mathématiques, la philosophie, il prit 



MAMELI. ' 235 

tout à la course, et réussit dans tout. Son'écueil 
fut le droit. Il ne put voir sans un profond dé- 
goût la Babel des lois italiennes : des lois en 
foule, et point de droit ! 

Le Piémont avait compilé un code de vieille- 
ries gothiques. Naples, hypocritement, gardait 
le code français pour le violer dans tous les 
sens. La torture et la bastonnade florissaient en 
Sicile. A Rome, toutes les lois du moyen 
âge ; je me trompe, une seule , la fantaisie 
des prêtres. Le confessionnal était l'auxiliaire 
du bureau de police ; le curé dénonciateur, 
sur l'aveu du matin, vous faisait arrêter le 
soir. 

Il faudrait un gros livre pour dire la moindre 
partie des maux qu'endurait l'Italie. Je tais sa 
misère financière, la succion terrible qu'exer- 
çaient sur elle les vampires implacables qu'on 
appelait gouvernement, clergé. La seule Lom- 
bardie, en peu d'années, paya deux milliards à 
l'Autriche ! Les couvents du Piémont, en quinze 
ans, se firent donner cent millions par l'État!... 
Parlons plutôt de l'appauvrissement des âmes, 
de la ruine des consciences, de l'effort continu, 



< 



S>36 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

persévérant, systématique, pour dégrader les 
hommes. 

Toutes les forces publiques combinées pour 
l'espionnage, pour rendre tous espions, pour 
imposer la lâcheté, pour inculquer la peur : N 
peur d'être lâche et peur de ne pas l'être, peur 
de paraître avoir eu peur. Tous craignant tous 
et s'en défiant ; chacun travaillant à toute heure 
à parler peu, à n'agir point, à s'annuler lui- 
même. 

Comment i'Italie a-t-elle résisté à cette terri- 
ble éducation de la bassesse? Comment a-t-elle 
gardé en dessous des forces cachées, secrètes, 
qui, un matin, jaillirent en prodigieuses étin- 
celles et firent voir aux tyrans consternés, au- 
dessus de leurs têtes, tout un volcan de flammes 
vengeresses? Grand problème! Une telle édu- 
cation brisa le caractère espagnol au seizième 
siècle, transforma en espions tout un peuple ; 
chacun se fit honneur d'être familier de l'Inqui- 
sition. 

Il faut en remercier d'abord le grand passé 
de l'Italie, les grands morts italiens, qui, du 
fond de leurs urnes, ont toujours prêché à voix 



MAMELI. 237 

basse, jamais ne se sont tus. Les sbires et les 
soldats d'Autriche erraient le jour et remplis- 
saient les rues ; mais, la nuit, c'étaient les héros 
de l'ancien temps, les nobles génies du nou- 
veau; leurs ombres hantaient les villes. Ils ne 
permettaient pas que Ton dormît. 

La nature italienne aussi a en soi une chose 
heureuse, indestructible, son élasticité d'ar- 
tiste. Pliez-la, et, de force, abaissez-lui la tète ; 
elle l'abaisse... et les yeux sont au ciel ! Et plus 
la patrie réelle est misérable, plus elle regarde 
en haut la patrie idéale dans l'art et l'éternelle 
beauté. 



III 



On sait la joie de l'Italie, et ld profonde 
respiration qu'elle tira de sa poitrine quand 
Dieu ôta de Rome la lourde pierre qu'elle avait 
sur le cœur, le pesant Grégoire XVI. Un autre 
arrive, doux et bénin, Pie IX, plein de bonnes 
paroles. On dut pourtant s'en défier, quand il 
n'accorda l'amnistie qu'à ceux qui désavouaient 
leurs principes et se déshonoraient. Comment 
s'y trompa-ton? Quel que pût être l'homme, 
n'était-il pas, comme pape, le gardien de l'au- 
torité en ce monde, l'ennemi de la liberté, 
et, comme souverain, l'ennemi de la liberté ita- 
lienne, dans laquelle il eût disparu ? 

V unité! Cette pensée de salut, proclamée 



MAMËLI. 239 

par la voix de l'homme qui a été vingt ans la 
conscience de l'Italie, Y unité qu'en 1830 on 
appelait un rêve, en 1847 apparut comme un 
dogme. L'apôtre de ce dogme, Mazzini, se 
trouva, en puissance, lé chef de la révolution 
qui se faisait. Cette influence balança, domina 
peu à peu l'engouement de surprise qu'avait 
inspiré l'idole papale. 

Le mouvement de Gênes, en septembre 1847, 
fut la première occasion où parut Mameli. II. 
lança son chant d'unité, Fratelli cVltalia, que 
toute l'Italie adopta peu à peu. 

Il fit son chemin, ce petit chant; il pénétra 
partout; il s'en alla comme une voix d'oiseau 
glissant sur le sillon. Le montagnard de Gênes 
le chanta au laboureur lombard, celui-ci au 
pâtre de Rome, d'où il passa à la Calabre ; 
l'écho le redit sous l'Etna. 

Le premier, Mameli chanta. Le premier, il 
déploya la bannière tricolore qui fut celle de 
l'Italie. 

Il se fait tous les ans une procession solen- 
nelle où Gênes célèbre la glorieuse délivrance 
de 1746, l'expulsion des Autrichiens. Mameli y 



240 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

parut à la tète des étudiants, portant le dra- 
peau du réveil, le grand drapeau de la patrie. 
La fête changea de caractère. Ce n'était plus 
l'ancienne délivrance d'une ville qu'on célé- 
brait; c'était la prochaine délivrance de la 
nation tout entière. 

L'élan partit de la Sicile, on s'en souvient. 
Avant Paris et Février, avant Vienne et son 
jour de mars, Palerme, le 12 janvier, eut son 
éruption. 

Il n'y eut jamais une chose plus hardie. Les 
Siciliens, en parfaits chevaliers, deux mois 
d'avance, avaient averti Ferdinand qu'à tel 
jour, s'il ne s'amendait, ils tireraient l'épée. Ils 
tinrent parole. L'explosion eut lieu au théâ- 
tre, parle cri vraiment italien : « Mort à l'Au- 
triche ! » Noble cri fraternel ; la Sicile, au 
premier réveil, demandait la liberté pour tous ; 
avant de parler d'elle-même, elle posa la révo- 
lution comme l'expulsion des barbares, et 
demanda tout d'abord l'affranchissement de la 
Lombardie I 

Grand peuple I belle révolution, qu'il faut 
donner en exemple à toute la terre ! C'était 



MAMELI. 241 

celle de la fraternité. Toutes les anciennes 
haines avaient cessé. Chacun, prenant les 
armes, stipulait pour ses ennemis. Si long- 
temps opprimés par Naples, les Siciliens furent 
pour elle admirables. À Palerme, un blessé dit 
à son camarade : « Prends ce mouchoir san- 
glant, va le porter à Naples, et dis-lui que ce 
isang fut aussi versé pour elle. » 

Mais le triomphe de la fraternité italienne 
fut aux terribles journées de mars, quand 
Milan, étouffée dans le sang, au milieu des hor- 
reurs d'un combat acharné, libre déjà au cœur, 
captive encore en sa ceinture que tenait le 
barbare, poussa le cri de détresse à toute 
l'Italie. 

De tous les points du cercle neigeux qui en- 
toure la plaine lombarde, Milan vit de ses tours 
quelque chose descendre, comme de noirs tor- 
rents. C'étaient des hommes. Tous vinrent au 
pas de course. Les volontaires de la Suisse ita- 
lienne, emmenant tout Como et toute sa mon- 
tagne, arrivèrent dans un tourbillon. Des bandes 
descendaient de la Valteline, d'autres montaient 
du Pô; Les autorités du Piémont eurent beau 

14 



242 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

faire, les volontaires (Mameli en était) ne les 
écoutèrent pas. Sauf quatre-vingts qu'on retint, 
en les arrêtant sur le lac Majeur, tous arrivèrent 
en armes dans la plaine de Milan. 

Mais comment pénétrer? On entendait du 
dehors, tout autour, rouler au fond de la cité 
les bruits de la bataille I On la voyait, la grande 
victime, dans son noir nuage de poudre ! Nul 
moyen d'arriver à elle ! Haletante et sans voix 
pour se faire entendre au dehors, elle lançait, de 
moment en moment, comme un cri : Au se- 
cours ! quelque léger ballon, qui venait par- 
dessus les murs apprendre aux amis désolés 
les variations du combat et l'excès du pé- 
ril. 

Quand le vent chassait la fumée, on voyait 
Une chose cruelle ; sur les toits de marbre de 
la cathédrale, dans ses innombrables aiguilles, 
au milieu des statues des saints, nichaient d'af- 
freux oiseaux de mort, les tireurs infaillibles, 
les carabiniers du Tyrol, qui, de là, à plaisir, 
distribuaient les balles, plongeant à volonté 
derrière les barricades, ou criblant les fenêtres, 
le dernier asile domestique, s'amusant à frap- 



MAMELI. 2i3 

per, aux combles des maisons, les femmes 
tremblantes et les enfants. 

Cette abomination cessa enfin. Les popula- 
tions du dehors s'élancent dans Milan, hommes 
de toutes tribus. Dans les cinq jours que dura 
le combat, on vint de cinquante et de soixante 
lieues. Les Romains, avant la fin de mars, 
étaient partis dix mille au secours de la Lom- 
bardie. Pour Gènes, elle se révoltait, si le roi 
de Piémont ne se fût engagé à défendre la cause 
des Lombards. Il l'avoua aux Autrichiens : 
« Si je ne me bats contre vous, il faut que je me 
batte contre mes sujets. » 

Toute Tltalie s'embrassa dans Milan. Telle 
fut la joie qu'on voulut que l'ennemi en eût sa 
part. Les prisonniers croates, qui venaient de 
donner des preuves inouïes d'inhumanité, reçu- 
rent des vivres, des vêtements, tout ce qu'il 
leur fallait, en abondance. On trouva dans je ne 
sais quels trous les agents de l'Autriche, ses 
espions, tel entre autres exécré depuis trente 
ans. On les renvoya tous, avec de bons traite- 
ments. 



IV 



On se tromperait si Ton considérait la révo- 
lution italienne comme un simple écho, une 
émanation de celle de février. D'abord elle est 
antérieure. Les premiers mouvements de Gênes 
se manifestèrent en septembre 1847. L'explo- 
sion de la Sicile se fit le 12 janvier. Le 3 et le 
4 janvier, eut lieu à Milan l'indigne massacre 
d'une population sans armes ; le prétexte en 
fut, comme on sait, la guerre de mépris, de 
risée que les Italiens faisaient aux ignobles 
fumeurs allemands. 

Les mouvements de Paris, pour l'aspect 
commç pour la cause, différèrent infiniment de 
ceux des villes italiennes. Nos ouvriers raison- 



MAMELI. 245 

neurs, avec la grande tradition militaire qui est 
en France, combattaient aux barricades avec 
moins d'émotion. Que voulaient-ils? Principa- 
lement une organisation meilleure du travail, 
de la société matérielle. Les Italiens, bien plus 
jeunes dans la voie des révolutions, avaient à 
conquérir trois choses : l'indépendance d'abord 
et l'expulsion des barbares, puis l'unité de la 
patrie, enfin les garanties morales de l'existence 
elle-même, la sécurité du foyer et de la famille, . 
la liberté de la pensée, la conscience même et 
l'honneur, la faculté de vivre et de mourir sans 
devenir un espion ! Ils combattaient, il faut le 
dire, pour ce qui est le tout de l'homme. Rien 
d'étonnant s'ils déployèrent une passion, un 
élan qivaucune révolution n'a surpassés peut- 
être, et qui frappèrent l'ennemi d'étonnement 
et de stupeur. 

Un des généraux autrichiens qui ont noyé dans , 
le sang l'infortunée Brescia, le vieux Nugent, 
blessé à mort devant cette ville, l'a constituée 
elle-même héritière de tous ses biens, comme 
la plus vaillante population que, dans sa longue 

carrière militaire, il eût rencontrée jamais. 

14. 



246 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Deux choses portaient au comble l'exaltation 
italienne : l'unité d'une grande pairie sentie 
pour la première fois, et le bonheur imprévu de 
se trouver si vaillants. Ils n'en savaient rien 
eux-mêmes, au bout de cette longue paix. Quoi- 
que les armées de Napoléon eussent mis en 
grande lumière la bravoure de diverses popu- 
lations italiennes, comme les Piémontais et les 
Romagnols, l'Italie ne savait pas que, dans 
toutes ses tribus indistinctement, au jour de la 
grande crise, elle serait héroïque. On parlait 
légèrement de lia mollesse des Toscans, par 
exemple, de la mobilité des Napolitains, qui en 
feraient, disait-on, de mauvais soldats. Et les 
cinq mille volontaires qu'ont fournis ces na 
lions à la guerre lombarde ont tout au moins 
égalé ceux des parties de l'Italie réputées les 
plus militaires. 

Les femmes de Messine, pendant le bombar- 
dement, filaient sur leur porte. Et quand l'é- 
tranger, au bruit, baissait la tète ou pressait le 
pas, elles disaient froidement : « Mais, quoi ! 
ce n'est qu'une bombe ! » 



Un flot immense de poésie va et vient dans 
toute cette guerre, roule de 'l'Etna aux Alpes, 
des Alpes à Venise, à Rome. La grande patrie 
retrouvée, l'antiquité ressuscitée, un ciel d'a- 
venir entr'ouvert ! l'Italie, hier vieille et veuve, 
assise par terre dans la cendre, aujourd'hui 
jeune, debout, plus haute que le mont Blanc, 
et forte comme vingt armées ! 

C'était, pour ceux mêmes qui faisaient cette 
grandeur, un sujet de prodigieux étonnement. 
A travers le sang, les larmes, les bouleverse- 
ments, les batailles, on sent partout, dans ce 
peuple italien de 1848, une forte et violente 
joie. Tout ce monde de ressuscites, à chaque 



US LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

coup, à chaque douleur, a poussé les chants de 
la vie. 

On regrettera à jamais que cette poésie guer- 
rière n'ait point été recueillie. Mais qui avait le 
temps d'écrire? 

Remercions du moins les amis de notre jeune 
Mameli, ses compagnons d'armes, qui recueil- 
lirent à son insu les jeunes voix sorties de son 
sein parmi les combats et qui, envolées à peine, 
étaient oubliées de lui. 

« Ne quittons pas le glaive tant qu'il y a de 
la terre esclave dans notre grande Italie ! tant 
que l'Italie n'est pas une, des Alpes jusqu'à 
la mer ! 

» Tant qu'il reste un cœur, un bras, elle ira 
flottante, altière, pour la rédemption des peu- 
ples, la bannière aux trois couleurs, qui, née 
sur les échafauds, descend terrible aux armées, 
parmi les vaillants qui jurent : 

» Non, ne quittons pas le glaive, etc. » 

Je renonce à traduire. Il faut qu'on sache une 
chose, c'est qu'on ne traduit jamais. Chaque 
langue a sa puissance, qui ne passe nullement 
aux autres. Une langue ne prête pas son âme, 



MAMELI. 249 

pas plus qu'un homme son cœur. Comment sur- 
tout pourrais-je rendre cette éclatante harmonie 
italienne, splendide comme le soleil ? Comment 
ferais-je entendre ce rhythme haletant, ce 
souffle pressé, cette forte intonation, détermi- 
née, héroïque, dans la basse (Non deporrem la 
spada), et, par moment, perçante, comme un 
éclat de trompette, clangor ! comme dit le 
latin ; puis la voix qui redescend, qui ressaisit 
avec force la finale grave et virile qui revient 
de strophe en strophe, comme un guerrier 
acharné : Non deporrem la spada? 



VI 



Je ne fais pas ici l'histoire. C'est trop tôt. Et 
il y a aussi trop de rougeur pour la France. 
Tout homme au monde, excepté nous, peut ra- 
conter ces événements... 
* Ce que je disais tout à l'heure du caractère 
vraiment jeune de cette révolution, ne se con- 
firma que trop quand on la vit poétique, exal- 
tée, se fier à l'égoïste politique des gouver- 
nants. 

Que l'incapacité ait eu aussi une large part 
en tout cela, les vieilles routines militaires, nul 
n'en doute. Les deux éléments associés étaient 
inconciliables ; les masses italiennes soulevées, 
ces admirables volontaires qui, de tous côtés, 



MAMELI. 251 

en chantant, se précipitaient vers le nord, et, 
d'autre part, la sombre, lourde, froide aristo- 
cratie piémontaise, c'était un violent contraste. 
La lave tout ardente plongée dans la neige ! 
un Vésuve dans un glacier I II n'était pas ma- 
laisé de prévoir l'événement, qui fut un grand 
malheur pour le présent, mais sans doute aussi 
un bonheur pour l'avenir. 

La royauté et le peuple firent un contraste 
admirable. L'une abandonna Venise, puis la 
ligne de l'Àdige, puis trahit Milan. Et le peuple 
lombard déclara que Venise était lui-même, 
que Vérone était lui-même, que l'Àdige était 
lui-même, et que, plutôt que de s'en séparer, 
il aimait mieux périr. 

Il ne faut donc point accuser ici les Piémon- 
tais, les Génois. Est-ce qu'on ne vit pas, à ce 
déplorable abandon de Milan, quand toute la 
population, saisie d'horreur à rapproche des 
Autrichiens, sortait de ses murs, hommes, 
femmes, enfants, les Piémonlais désolés aider 
les pauvres émigrants, emporter les petits en- 
fants qui ne pouvaient pas marcher? 

Quels furent aussi l'émotion, l'enthousiasme 



"252 LES SOLDATS DE LA HEVOLUTION. 

de Gênes, quand elle apprit l'héroïque réponse 
de Venise, qui, seule, sans secours au monde, 
délaissée des troupes sardes, délaissée des 
troupes du pape, déclara qu'elle résistait ! 

Ce fut pour notre Mameli l'occasion d'un 
triomphe. Une grande réunion du peuple se fil 
au théâtre de Gênes, et son jeune poète, parais- 
sant sur la scène, mendia pour Venise dans 
un de ses chants les plus sublimes : 

« Aux rives de l'Adriatique, il est une grande 
mendiante, de souvenir, de gloire immortelle... 
Demandez à l'antiquité!... » etc. 

Ce beau chant pour Venise est aussi une 
douloureuse lamentation sur les destinées de 
Milan , sur celles de l'Italie , qui « hélas ! a 
cru aux rois. » Ce dernier mot revient à 
chaque strophe avec l'accent naïf d'une com- 
plainte. 

Depuis les temps de la Grèce, où le poèle- 
soldat Eschyle jouait lui-même sur le théâtre 
les Perses qu'il avait vaincus, jamais peut-être 
l'histoire, . vivante et palpitante, n'avait paru 
ainsi sur la scène. Ce beau jeune homme, hier 
soldat de la liberté italienne, aujourd'hui son 



MAMELI. 253 

chantre, son poëte, et la défendant de ses 
larmes, en arracha à tout le peuple. 

Mais, dans cette douleur même, pour tout 
homme qui embrassait la destinée de l'Italie, 
il y avait aussi de la joie. En songeant que, 
pendant tant de siècles, la vie de Gênes ne fut 
rien que la guerre contre Venise, pouvait-on ne 
pas admirer la différence des temps? N'était-ce 
pas un beau spectacle de voir ce blond fils des 
doges, aimable et délicate fleur de l'antiquité, 
qui venait pleurer sur Venise ; et le peuple en- 
tier de Gênes applaudir la gloire vénitienne, 
s'associer d'un cœur ardent à la grandeur de 
ses anciens ennemis, et les embrasser fraternel- 
lement dans la pensée de la patrie nouvelle ? 

Cette patrie, la vraie, la grande, celle qui dé- 
finitivement doit rallier un jour l'Italie, la pa- 
trie républicaine, elle avait apparu dès le 
3 août, aux portes de Milan. Garibaldi était à 
Bergame, avec 4,000 Lombards républicains ; 
il eut l'idée audacieuse de pousser en avant et 
d'aller vers Milan même. Une bannière nou- 
velle flottait, avec cette devise ; Dio e il po- 
polo. Dans cette marche forcée apparut, la 

45 



m LES SOLDATS DE LÀ RÉVOLUTION. 

carabine sur l'épaule, l'homme qui, de ses 
écrits , de sa parole , fut si longtemps la 
conscience de l'Italie républicaine. On re- 
connut Mazzini. Une acclamation unanime 
salua le grand Italien, et on lui remit le dra- 
peau. 



VII 



L'Italie est véritablement le pays de la 
beauté. Cela apparaît dans toute son histoire; 
nulle part plus que dans l'histoire de ces' deux 
années. La révolution italienne, admirablement 
belle dans ses accidents héroïques, Ta été 
plus encore dans sa forme et dans son progrès 
général. Et comme la beauté, dans les œuvres 
dé Dieu, n'est qu'un signe de l'excellence, la 
révolution la plus belle est aussi la plus ins- 
tructive, la plus salutaire leçon, et pour l'Italie 
et pour le monde. 

Je m'explique. Cette révolution de deux ans 
semble construite habilement comme un ou- 
vrage d'art, un grand drame tragique, ou, si 



256 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Ton veut, une initiation sainte, et bien ménagée 
par Dieu même. 

Elle commence aux deux pôles extérieurs de 
l'Italie, à l'Etna et aux Alpes. La royauté bar- 
bare de l'Autrichien en Lo m bar die, celle du 
Napolitain, gendre et allié de l'Autriche, finis- 
sent tout d'abord dans le sang. 

Mais la royauté italienne pourrait tromper 
encore et laisser des illusions ; le Piémont se 
charge d'éclairer l'Italie ; il enseigne le mépris 
des rois. 

Les faux dieux sont brisés ; un seul reste, 
l'idole des idoles. Restent les derniers idolâtres, 
les partisans du pape.; insensés qui rattachent 
l'espérance de la liberté à son ennemi, au re- 
présentant même de l'autorité sur la terre, au 
concurrent impie de Dieu. La question s'appro- 
fondit, elle entre au sanctuaire; l'Italie touche 
le nœud même de la révolution, la démonstra- 
tion du mensonge des mensonges, la fausse 
incarnation du prêtre-roi. 

Pour ce grand et dernier mystère, la scène 
est le cœur même de l'Italie; c'est Rome. Rome 
proclame la foi nouvelle, élève la bannière ; Dio 



MAMELI. 257 

e il Popolo. Elle la soutient ferme devant le 
poignard fratricide. Tragique issue, douloureuse 
à jamais !... Mais peut-être jamais autrement, 
sans cet événement impie, la suprême impiété, 
le sanguinaire Baal n'aurait disparu de ce 
monde. 

Cela fini, tout est fini. Applaudissez, pleu- 
rez!... 

Non, pas encore ! La sentinelle avancée, 
l'héroïque Venise, tient contre le destin. Rome 
est morte, la Hongrie est morte ; Venise, restée 
seule, proteste ppur le monde ; elle tombe et 
plonge au fond des mers. 

Voilà tout le drame italien. Palerme, Mes- 
sine, Milan en font l'exposition. Le nœud est 
le Piémont. Le cœur du drame est Rome. Le 
sublime épilogue, enfin, estla défense de Venise. 

Revenons au moment, au beau moment, so- 
lennel à jamais, où la révolution, déjà brisée à 
Naples, brisée enLombardie, se relève plus haute 
à Rome, en grandissant par les revers, et y prend 
son vrai nom : République (9 février 1849). 



vin 



Personne ne calcula les chances. Tout s'était 
assombri dans cette année funèbre. La France, 
depuis juin 1848, restait assise à terre, muette 
sous son crêpe noir. Les révolutions discor- 
dantes de l'Europe se combattaient entre elles. 
Le Danube offrait l'affreuse scène d'un grand 
combat de frères, comme celui où les vieilles 
tribus barbares s'exterminèrent entre elles 
sur le corps d'Attila. 

L'Italie elle-même manquait. Alors Rome 
commence. « Nous nous le vons alors ! » comme 
dit le grand Corneille. Ou encore, le mot de sa 
Médée : « Moi, dis-je, et c'est assez. » 

Le nom seul, le grand nom de Rome jeta tous 



MAMELÏ. '259 

les cœurs italiens dans un vertige de joie. Tous 
paraissaient sentir d'instinct que la question 
du monde allait se Vider là, qu'une révélation 
en surgirait, une grande et nouvelle lumière sur 
la situation du genre humain. Les collines 
saintes de Rome sont les seules assez hautes 
pour que le flambeau allumé se voie de toutes 
les nations. 

Telle fut la pensée italienne à ce moment, 
telle l'ardente espérance de ceux qui se jetè- 
rent dans Rome, sûrs de servir le monde, et 
sûrs, pour récompense, d'avoir six pieds de 
terre romaine, et de mêler leurs cendres à la 
cendre des morts que le temps ne peut faire 
mourir. 

Violente fut la joie de Mameli. Il écrivit à 
Mazzini trois mots : « Roma! Republica! 
venue! » 

Tout l'horizon se tendait de ténèbres; la 
lumière se concentrait dans Rome. Charles- 
Albert abdiquait ; Messine et Brescia s'étaient 
affaissées dans le sang ; Palerme succombait ; 
la Toscane hésitait et se tenait à part. A toute 
mauvaise nouvelle, Rome grandissait de cœur; 



260 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

son sourire de défi répondait à l'acharnement 
du sort, aux menaces du destin. 

Un seul coup était imprévu, un seul ne sem- 
blait pas possible : l'invasion française. 



IX 



Le jour commence à se faire sur cette expé- 
dition. On sait comment fut trompée l'Assem- 
blée constituante, qui allait se dissoudre. Le 
président même du conseil le fut d'abord lui- 
même. Le général ne le fut pas. La veille du 
départ, il ne daigna même voir les ministres, 
hors un seul, l'homme de l'Église, l'homme du 
pape, le sinistre personnage dont le frère était 
près de Pie IX, celui qui reste à jamais dans 
nos fastes marqué d'un sceau sanglant, pour la 
proposition fatale (juin 48) qui décida et porta 
à la liberté le coup dont elle est morte. 

La France, elle, ignorait entièrement qu'une 
telle chose, le siège de Rome, fût possible. 

15. 



202 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Elle ne savait pas quels généraux avait formés 
la guerre d'Afrique; encore moins prévoyait- 
elle ce que lui coûterait à elle-même l'élévation 
de celui qui, dans une caverne, avait brûlé 
douze cents victimes humaines ! 

Je n'ai point, grâce à Dieu, à raconter cette 
guerre... L'Achille à qui la chose fut confiée, 
disons mieux, le prudent Ulysse, apportait 
deux papiers, l'un public pour afficher : « Nous 
respectons les vœux de la population ro- 
maine » ; l'autre secret pour garder dans la 
poche : « Vous briserez les résistances. » 

Mais on ne croyait à aucune résistance. On 
disait hautement : « Les Romains ne se bat- 
tent pas ». On envahit leur territoire, on me- 
nace leurs murs, on avance sans précaution, 
comme s'il s'agissait d'une razzia sur un pauvre 
petit camp arabe et de l'enlèvement de quel- 
ques troupeaux. 

La veille cependant, le 29, les cavaliers des 
deux partis s'étaient déjà rencontrés en plaine 
et avaient tiré les uns sur les autres. 

Le 30, on supposait sans doute que les habi- 
tants divisés allaient livrer la ville eux-mêmes. 



j 



MAMELI. 263 

Toute la population en effet vint au-devant, 
mais armée, avec une unanimité terrible. 

Grande surprise ! perte énorme des nôtres ! 
cris à la trahison! On l'écrit vite en France, 
L'honneur est engagé. Il faut une vengeance, 
il faut du sang, il faut punir ce peuple qui a 
osé se défendre ! crime inouï, c'est vrai, de se 
battre en pleine guerre et de repousser qui 
vous assaille ! 

Les pieux personnages de Paris et de Gaëte 
en rendirent grâce à Dieu. Sans cet heureux 
échec, sans le préjugé militaire une fois ré- 
veillé, l'armée française se fût souvenue d'elle- 
même, de la fraternité et de la républi- 
que. 

Ce grand succès de Rome, au 30 avril, ap- 
partient tout entier aux Romains. Dans les 
forces que Garibaldi mena au combat, il n'y 
avait pas cinq cents étrangers ; il n'avait avec 
lui qu'une légion romaine et le bataillon uni- 
versitaire, les jeunes gens des écoles. Les 
étrangers n'affluèrent qu'ensuite ; il vint alors 
des Italiens de toutes parts, jusqu'au nombre 
de quinze cents; un petit corps de deux cents 



264 LES SOLDATS DE LA REVOLUTION. 

Polonais ; une compagnie mixte enfin de Belges 
et de Français. 

Plusieurs de nos compatriotes, Laviron, 
Pilhes, Rodrigue, et d'autres, désespérés de 
cette guerre impie, blessés au cœur du coup 
terrible que recevait la France, vinrent là, de 
leurs personnes, protester qu'elle n'était pour 
rien dans ce crime, et, au prix de leur sang, 
détournèrent l'anathème et la malédiction de 
l'Italie. 



X 



La Rome antique n'a pas vu un triomphe 
comme celui dont la Rome moderne offrit le 
spectacle, le 30 avril au soir. C'était le bap- 
tême de la république, sa vraie fondation. 

Ceux qui revenaient du combat virent, en 
rentrant dans Rome, tout le peuple qui les 
saluait; et le peuple de tous les siècles, les 
ombres des héros, les générations de l'anti- 
quité. Ils rentrèrent sous une pluie de fleurs. 
Des cris de joie et de bénédiction, des vivats 
frénétiques éclataient des fenêtres. Les dames, 
descendues sur les places, recevaient les vain* 
queurs avec les palmes et les lauriers, ravis- 
santes de joie et de larmes. 



266 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Que devenait l'âme du poète, de notre Ma- 
meli, le cœur de celui qui, disent ses amis, 
aimait tant les femmes et lès fleurs, et quelle 
dut être son ivresse, dans ce triomphe du prin- 
temps, dans cette aurore de Rome, dans cette 
fête d'amour et de patrie, dans ce rêve su- 
blime de gloire et d'avenir?... nous l'ignorons ; 
un si beau jour n'a pas laissé trace en ses 
chants. 

Merci, jeune homme ! j'en bénis ta mémoire ! 
Une généreuse pudeur t'a fait taire le malheur 
de la France. 

Ce sentiment fut celui de Rome tout entière. 
L'accueil qu'elle fit à nos soldats prisonniers 
restera à jamais dans la mémoire , parmi les 
choses qui ont fait honneur à la nature et re- 
lèvent l'humanité. Nos infortunés soldats, vic- 
times d'une politique exécrable, eurent le 
cœur brisé du bon accueil de Rome, de sa no- 
ble hospitalité. Soignés aux hôpitaux par les 
dames romaines elles-mêmes, ils pleuraient de 
remords, gémissaient de leur destinée. Nous 
trouvons dans un acte authentique leur parole, 
naïve expression d'un profond regret : « Quel- 



MAMELI. 267 

que chose nous avait bien dit que nous com- 
battions des frères ! » 

Renvoyés honorablement, et fraternellement 
accompagnés de la garde nationale romaine, 
ils n'entendirent qu'une chose sur leur passage, 
notre chant, notre hymne français, la Mar- 
seillaise. Ce grand peuple sentit qu'ils avaient 
besoin d'être consolés; il leur chanta leur* 
chant ! 

Ah ! Romains ! puissions-nous, avec vous,, 
sous de meilleurs auspices, chanter aussi le 
vôtre, et faire entendre aux Autrichiens, aux 
Russes, le Fratelli d'Italia ! 



XI 



On sait comment les Français renvoyés fu- 
rent à l'instant embarqués pour la France. 
On sait la lutte que la France elle-même, 
dans la personne de son ministre, M. de Les- 
seps, soutint au camp contre le général. La 
France ne pouvait être écoutée, lorsque son 
général siégeait entre les hommes du pape et 
du czar. M. de Lesseps vit avec horreur ce gé- 
néral entre nos mortels ennemis. 

Et cette chose criminelle fut faite criminel- 
lement. L'attaque, annoncée pour le lundi 4 
au plus tôt, se fit dans la nuit du samedi au 
dimanche, à une heure du matip. C'est ce 
qui reste acquis à l'histoire, assuré, constaté, 
non-seulement par un acte officiel du gouver- 
nement romain, non-seulement par les plaintes 



MAMELI. 269 

indignées de M. de Lesseps, mais surtout par 
la lettre du général Oudinot lui-même. Un avis 
de M. de Lesseps, trompé lui-même, avait 
trompé les Romains. Le soir, on fond sur eux, 
on enlève le poste de Monte-Mario, on prend 
toute une compagnie plongée dans le sommeil. 

Ville prise ! Les assaillants avancent sans 
obstacle. Il était une heure du matin. Us arri- 
vent aux portes... Là, ils trouvent Garibaldi. 

L'intrépide soldat ne dormait guère. Il était 
là, devant les portes, et sept cents volontaires 
avec lui. Toute la ville s'armait dans la plus 
violente indignation, dans une inexprimable 
fureur. Tous les hommes coururent. Les femmes 
allaient les suivre. Sur 8,000 hommes de garde 
nationale active, 7,356 allèrent au combat. 

Cette a (Taire déplorable, cette attaque en 
pleine trêve, coûta la vie au pauvre Mameli. 

Arrivé des premiers aux côtés de Garibaldi, 
il reçut une balle à la jambe. 

Blessure qu'on crut d'abord légère, et qui 
causa sa mort. 



XII 



On porta Mameli au Qtririnal, dans le palais 
du pape, transformé en hôpital. 

Le difficile était de l'y tenir. Il soutenait aux 
chirurgiens* que son mal ne méritait pas atten- 
tion. 

Triste sort, celui d'un blessé dans de telles 
circonstances ! Les tentatives nouvelles de 
surprise qui furent faites le 5, le 22, le rem- 
plissaient d'indignation, l'arrachaient de son 
lit. 

L'effroyable bombardement qui, pendant tant 
de jours, tint Rome sous un berceau de feu, était 
certes peu propre à le calmer, à lui donner la 
patience. 

La capitale des arts fut traitée comme un 
> illage barbaresque. De précieux tableaux. 



NAMBLI. 271 

d'inestimables statues eurent de cruelles bles- 
sures. Plusieurs femmes furent écrasées. Une 
pauvre fille dormait avec sa sœur ; des deux, 
une seule fut atteinte, choisie par la bizarrerie 
de la mort. 

Mameli, devant de telles choses, ne put tenir. 
Faible, pâle et boitant, il s'échappe de l'hôpital, 
il s'en va au combat. 

Ses camarades ne le souffrirent pas ; ils le 
renvoyèrent se reposer. 

Mais quel repos ! dans un tel état d'esprit ! 

Sa blessure allait de mal en pis. Des signes 
de gangrène, qui avaient paru un moment, puis 
disparu, revinrent, et ils ne firent plus qu'aug- 
menter. 

Fixé au lit, captif, le jeune homme, par un 
noble effort, faisait appel du moins à là liberté 
intérieure. Il évoquait à son lit de malade sa 
douce maîtresse et sa nourrice, la poésie, lui 
demandait secours. 

Traduirai-je ces chants d'une âme défail- 
lante ? Oui, je les traduirai. Leur pâleur même 
est un trait de vérité ; elle commande un tendre 
respect pour le jeune martyr. 



272 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

Asseyons-nous au lit de cet enfant ; si le pré- 
sent, si la vie lui manquent, il a en récompense 
un rayon de l'avenir. 

« Il sourit, le jeune homme, il sourit triste- 
ment ; son regard perce l'azur du ciel de la pa- 
trie. . . À ses yeux pleins d'amour rayonne l'aube 
ravissante de Dieu ! 

4 

« Ah ! que le cœur lui bat ! tous ses traits 
s'illuminent de son noble désir ! — Le passé 
a tari, lui dit la voix divine. Voici le nouvel 
âge ! — Je le bénis ! qu'il soit fécond !... » 

« L'âme du poète erre déjà aux sentiers du 
génie à venir ; ravie hors d'elle-même devant 
la terre promise et la rédemption de l'humanité ! 

« II se prosterne, et se jette aux autels. Hé- 
las ! son âme soucieuse, tout en voyant à l'ho- 
rizon les lointaines splendeurs de l'avenir, s'est 
arrêtée sur un seuil sanglant I... » 

Dans la pièce suivante, d'adieu, d'amour, 
mais d'un amour mélancolique plus qu'ardent 
et passionné, il fait offrande à une femme aimée 
(absente alors) de ses dernières pensées, de ses 
regrets, de ses doutes même. La mélodie, 
malheureusement, est tout le charme de cette 



MAMELI. 2î3 

dernière pièce. Touchante plus qu'on ne peut 
dire, molle et vague, toute en rapport avec une 
pensée qui va tarissant. On y sent le triste sou- 
rire du blessé, dont l'œil, déjà pâli, errant, voit 
son sang s'écouler. A la fin, l'idée n'est plus 
Fi en, la mélodie s'éteint, et l'âme aussi sans 
doute... Un grand silence se- fait. Ami, où êtes- 
vous ? 

Si quelque chose avait pu ramener Mameli à 
la vie, c'était l'héroïsme inoui de Rome à ses 
derniers moments. Toute la terre en est restée 
muette. Dix jours de suite, une misérable mai- 
son. leVascello, un poste de cent hommes, sous 
le jeune Medici, a tenu contre une armée, con- 
tre une artillerie terrible tirant à bout portant. 
Et, la maison démolie, ils ont tenu encore. 
Garibaldi a été forcé d'arracher de ce lieu le 
peu d'hommes qui restaient. 

L'ennemi entra le 4 juillet. Mameli expira 
le 6. 

Il avait attendu, pour mourir, la mort de 
Rome elle-même. 



XIII 



Il avait fait beaucoup, cet enfant de vingt 
ans. Il aurait fait bien davantage. Poëte aima- 
ble, qui eût été grand. 

Mais si le poëte est regrettable, combien 
l'homme le fut plus encore ! 

Écrivons sur sa tombe ces paroles doulou- 
reuses du grave Mazzini : 

« Que regrettai-je ? Sa mort? Non, elle fut 
heureuse. Je regrette le vide qu'il laisse, cette 
lumière de sérénité, ce sourire qu'il eut dans 
les yeux, et qu'il communiquait, calme comme 
la Foi. Je regrette cette affection d'autant plus 
profonde qu'elle éclatait moins en paroles ; ce 
parfum de poésie qui ondoyait autour de lui ; 



MAMELI. 275 

ces chants, errants toujours sur ses lèvres faci- 
les, inspirées, spontanées, comme un chant 
d'alouette au matin. Le peuple les recueillait ; 
lui, il les oubliait. 

« Pour moi, pour nous proscrits de vingt 
années, vieillis et dépouillés de nos illusions, il 
était comme une mélodie de jeunesse, comme 
un pressentiment des temps que nous ne ver- 
rons point ; temps heureux où l'instinct du bien, 
du sacrifice, sera tout naturel, s'ignorera lui- 
même^ ne sera plus, comme sont aujourd'hui 
nos vertus, le fruit de longs et durs combats. 
Sa science eut tout le charme et l'ingénuité de 
l'innocence. 

« Ses yeux néanmoins, par moment, se voi- 
laient de quelque tristesse, comme si l'ombre 
de l'avenir et d'une mort précoce s'était à son 
insu projetée sur son âme. 

« Sa nature de poëtè tendait à je ne sais 
quelle langueur, à une certaine délicatesse fé- 
minine, amie du repos. Et, avec tout cela, l'ex- 
trême mobilité de ses sensations, sa vive exci- 
tation nerveuse le jetaient à chaque instant 
dans une grande inquiétude physique. 



276 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

« Il était d'un caractère, d'un cœur faciles, 
heureux de pouvoir, dès qu'il aimait, s'aban- 
donner à la confiance, comme l'enfant dans les 
bras maternels. Et pourtant, il était très-ferme 
dans tout ce qui touchait à sa foi. 

« Il était sensible aux parfums des fleurs 
comme une femme. Beau, mais très-peu occupé 
de lui. 

« Souvent, pour le faire sourire, je l'appelais 
Sténio, ce poëte né pour vivre des mélodies de 
la lyre et des images de la beauté... Mais un 
moment d'inspiration, un pressentiment d'ave- 
nir, d'unité italienne,une parole de vertu sévère, 
lui faisaient briller dans les yeux la flamme des 
pensées fortes. Et alors, vous auriez dit qu'il 
n'était né que pour tirer l'épée ! » 



1 



LE SOLDAT CITOYEN 



v 
16 



LE SOLDAT CITOYEN 



A la fia du second empire, lors des élections de Pa- 
ris de novembre 1869, deux soldats du 71 me de ligne 
étaient entrés dans une réunion publique d'électeurs. 
Ils furent, pour ce crime, conduits à la prison mili- 
taire du Cherche-Midi, puis déportés en Afrique. 

Le journal le Rappel ouvrit une souscription pour 
l'exonération de ces deux soldats. Michelet adressa au 
Rappel, avec su souscription, la lettre qui suit : 



C'est une œuvre admirable de fraternité, de 
justice, une œuvre sainte, c'est un devoir pour 
tous. Souscrivons pour les deux soldats. 

Qui sont-ils? De quel corps? Et que de- 
viennent-ils? Il faut bien que Ton sache qu'ils 



280 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

sont suivis des yeux, sous la protection de la 
France. On n'étouffera pas dans un coin de 
l'Afrique, cette question: le droit de l'armée. 

François Hugo Ta établi en termes magnifi- 
ques, dans un article que Ton n'oubliera pas. 
Il a justement rappelé que la révolution de Fé- 
vrier, avec une confiance généreuse, fit, la 
première, le soldat citoyen, électeur, éligible, 
et que le 2 décembre, accompli par l'armée, 
le refit hilote et machine, recommença pour 
elle les servitudes militaires. 

Mot cruel dont à peine on peut mesurer la 
portée. Il couvre tout un monde de douleurs 
ignorées, un abîme inconnu. Quand pour rai- je 
trouver un livre qui réalise ce grand titre : Les 
servitudes militaires (ce sujet entrevu, manqué 
par de Vigny) ? Qui me dira bien ce que pense 
l'armée, ce grand muet dont la voix est si 
étouffée ? Les suicides fréquents en font trans- 
pirer quelque chose. On devine l'ennui d'un si 
terrible vide, où l'idée est proscrite, la per- 
sonnalité anéantie. 

La nostalgie profonde, le regret du pays, 
de la famille est le trait ordinaire de ce dur 



LE SOLDAT CITOYEN. HS\ 

hilotisme. Je le lis au visage de ces jeunes sol- 
dats qui traînent aux rues désertes près de mon 
Luxembourg. Le foyer, les parents leur sont 
présents, les suivent de caserne en caserne, de 
garnison en garnison. 

Hélas! et qu'est-ce donc quand la discipline 
commande de tirer sur ce peuple où leur père 
est peut-être ? Horrible effort ! Chassin le notait 
l'autre jour avec beaucoup de cœur. Quel re- 
gret, quel remords après ces actes parricides ! 

Se souvient-on assez que la Révolution com- 
mença, en 89, par un régiment (Châteauvieux), 
qui, pour rien au monde, ne put faire cette 
chose abominable, et resta aux Champs-Elysées 
pendant qu'on prenait la Bastille ? Grand sou- 
venir! En 91, un mouvement immense se fit 
pour les soldats condamnés, enchaînés; un 
triomphe inouï. Ils furent portés sur le cœur 
de la France. 

Qui peut faire la distinction impie de l'armée 
et du peuple ? Déguisé sous un uniforme, 
qu'est-ce que le soldat? Notre enfant. 

L'autre jour, rue de Rivoli, je regardais pas- 
ser un régiment, superbe de tenue et de vive 

16. 



282 LES SOLDATS DE LA RÉVOLUTION. 

allure. Tels de ces jeunes gens me rappelaient, 
par la taille ou les traits, le fils que j'ai perdu. 
Près de moi, quelques bonnes femmes, vieilles 
d'années moins que de misères, les regardaient 
des mêmes yeux. J'aurais bien parié que plu- 
sieurs étaient mères, avaient leurs fils soldats, 
attendaient et comptaient les jours. 

La grande mère, la France les compte aussi, 
attend. 

Par bonheur, le temps marche et la libéra- 
tion avance. 

Ce fils lui reviendra. 

11 sera beau le jour où, réunis en elle, père, 
fils, frère, soldat, peuple, confondus, pourront 
s'embrasser ! 

23 novembre 1869. 



NOTES 



Note 1. 



i 



LATOUR D AUVERGNE. 



La lettre suivante de Latour d'Auvergne, 
écrite quelques semaines avant sa mort, laisse 
paraître de la façon la plus touchante les quali- 
tés du héros, la bonté, la simplicité, la modestie. 

Passy-sur-Seine, 1G mai 1800. 

Le citoyen la Tour d'Auvergne Corret, au chef de bu- 
reau des prisonniers de guerre de la marine. 

Citoyen, je serais extrêmement touché des bontés 
que vous voudriez bien accorder, à mes très-instantes 
prières, au capitaine Rioux, commandant le corsaire 
la Sophie de Bordeaux. Ce brave mais infortuné ma- 
rin, pris parles Anglais et renvoyé en France sur sa pa- 
role depuis quatorze mois, est chargé d'une famille 
nombreuse qui ne subsiste que de son travail. Hors d'é- 
tat d'exercer sa profession, jusqu'à ce que son échange 
ait été consommé, il ne lui reste plus aucun espoir 
que dans vos bontés. Je prends le plus vif intérêt au 
sort de cet honnête homme plongé dans le malheur. 
Je n'ai aucun titre en ce moment pour déterminer 
une intervention en sa faveur, mais je m'efforcerai 



286 NOTES. 

de m'en faire à l'avenir par une reconnaissance qui 
ne s'effacera jamais de mon souvenir. 
Salut et profonde. estime. 

LE CITOYEN, LA TOUR D'AUVERGNE CORRET, 

Ancien commandant des grenadiers. 



Note 2. 

LES GÉNÉRAUX DE LA RÉPUBLIQUE. 

Voici, sur l'origine des généraux de la Révolu- 
tion, quelques notes instructives : 

Hoche était fils d'un employé au chenil du roi ; 
Marceau, fils d'un greffier de Chartres ; Kléber, fils 
d'un terrassier ; Augereau, fils, d'un maçon et 
d'une fruitière. Huttin avait été apprenti hor- 
loger. 

Presque tous les généraux de la Révolution et 
de l'empire partirent de l'ancienne armée. Jour- 
dan, Joubert, Kléber, en étaient sortis comme 
d'une impasse. Masséna était sous-officier dans 
le royal italien ; Soult, sous-officier au régiment 
du roi ; Ney, maréchal-des-logis aux hussards ; 
Murât, sous-officier dans la garde constitution- 
nelle du roi ; Augereau, cavalier aux carabiniers ; 
Oudinot, soldat au régiment du Médoc ; Victor, 
sous-officier d'artillerie ; Lefebvre, sergent aux 
gardes françaises ; Moncey, Davoust, Macdonald, 
Kellermann, Marmont, Clarke, Serrurier, Péri- 
gnon, étaient sous-lieutenants dans l'ancienne 



.NOTES. 287 

armée. La révolution trouva Bernadotte sergent ; 
Hoche, caporal ; Marceau, sergent. 

En 89, Marceau et Joubert avaient vingt ans ; 
Hoche, vingt et un ans ; Jourdan vingt-sept ans ; 
Augereau trente-deux ans ; Kléber trente-sept ans. 

Note 3. 

UOCHE. 

La correspondance de Hoche. 

Hoche, dans son infatigable activité, écrivait 
beaucoup, et pour ses amis et pour lui-même; 
il ne nous reste malheureusement que fort peu 
de ces écrits. Dans une lettre datée de la Ven- 
dée 1795, il manifeste son chagrin d'avoir perdu 
le meilleur de son âme, la plus grande partie de 
ses papiers. Papiers précieux qui nous eussent 
révélé les secrets des partis, ses jugements sur 
les hommes, etc. D'après des renseignements 
fournis par la respectable veuve de Hoche, il 
avait, dans sa première campagne sur le Rhin, 
perdu déjà ses fourgons; son beau-frère Delà- 
belle, en allant en Italie, perdit encore une 
partie de ce que Hoche lui avait confié ; après sa 
mort, Lefebvre porta ce qui restait à Bonaparte, 
qui ne manqua pas de détruire tout ce qui aurait 
pu lui nuire dans l'opinion. 

Il reste du moins de Hoche un assez grand 
nombre de lettres. Nous en donnons ici quel- 



288 NOTES. 

ques fragments. Les lettres de Vendée sont les 
plus intéressantes. Il écrit lui-même, n'ayant 
pas, comme Napoléon, un Ghampagny pour lui 
tenir la plume. Ces lettres originales ont le 
grand mérite de nous donner bien des traits de 
caractère de celui qui croit peindre les autres et 
se peint lui-même dans la forme variée de sa 
correspondance. 

Ce qui domine partout, dans ces lettres 
comme dans sa vie, ce qui gardera à cette mâle 
figure une éternelle auréole, c'est ce profond 
sentiment d'humanité et de justice que nous 
avons déjà signalé. Au milieu de cette affreuse 
guerre civile, on sent qu'un mot de pitié est 
toujours prêt à jaillir de sa plume en faveur des 
royalistes, même coupables. Il veut voir en eux 
des âmes égarées qu'il serait facile de ramener 
par la douceur. 

En toute circonstance, il s'efface, il s'oublie. Il 
n'écrit pas pour parler de lui, se dresser un pié- 
destal. Il aime à parler des autres, à les faire va- 
loir ; il prend plaisir à raconter leurs belles ac- 
tions. En voici un exemple qui mérite d'être cité. 
La lettre est adressée à un ami, au citoyen Augier. 

18 fructidor, an II. 

Lorsque soi-même, on ne peut servir de modèle à 
ses jeunes concitoyens, qu'il est doux d'être à portée 
de leur citer les actions héroïques de notre siècle ! 

J'ai eu le plaisir d'embrasser Cabien et de lui don- 
ner à dîner. Tu connais sans doute l'anecdote et les 



NOTES. 289 

détails. J'ajouterai seulement quelques faits sur 
l'homme, son physique et son moral. Notre héros, 
pécheur de profession, était âgé de trent-deux ans, 
lorsqu'il eut le bonheur de sauver sa paroisse de la 
dévastation que se promettaient d'y faire les Anglais. 
Marié depuis cinq ans, il avait deux enfants ; sa femme, 
brune, était, dit-il, assez jolie. Il a maintenant soixnte- 
trois ans; brun, l'œil noir et vif; sa taille est de 5 pieds 
4 pouces ; il est veuf et a perdu cinq fils qu'il regrette 
de ne pouvoir conduire aux frontières ; il parle assez 
bien , et raconte l'aventure d'une manière à faire 
plaisir. 

Mon ami, je t'assure que ce respectable citoyen 
mérite d'être connu de la nation entière, tant par sa 
bravpure, sa loyauté, que par son amour pour la li- 
berté et son désintéressement. Quel homme à mettre 
en scène ! 

Figure- toi les Anglais débarqués, cherchant à in- 
cendier le village d'Ostreitsam, et Cabien, seul, les 
faisant rembarquer en tirant quelques coups de fu- 
sil, battant la caisse et commandant son bataillon. 
Lorsque la Convention lui eut accordé un secours 
provisoire de 600 livres, Cabien, très -pauvre, afficha à 
la porte de l'église de son village que ses créancier* 
aient aie venir trouver, qu'il avait reçu un bienfait de 
la nation, que son dessein était de les payer tous, 
ce qu'il fit sur- le champ ; après quoi, du reste de la 
somme, il fit couvrir sa chaumière. Sa pension ne 
lui a pas encore été payée. Sur ses vieux jours, il a 
failli mourir de faim après une si belle action. » 
(Rousselin, II, 76). 



17 



2&0 NOTES. 

' Dans les fragments qui suivent se révèle le 
tendre respect de Hoche pour les veuves-mères : 

.... J'intéresserai sans doute votre humanité, écrit-il 
à des représentants du peuple, en vous disant que le 
Citoyen Mermet vient, ainsi que son fils, d'être tué 
dans une des dernières affaires. Ces deux braves mili- 
taires, l'un commandant le premier bataillon du 
trente-neuvième régiment, l'autre porte-drapeau, sont 
expirés sur le champ de bataille. Que ne doit-on pas à 
une femme, veuve et mère infortunée de défenseurs 
de la patrie, surtout si elle n'a d'autre fortune que les 
deux êtres malheureux qui la secouraient dans sa 
vieillesse ! (II, 93.) 

... Dejen était mon ami de cœur. Permetteznnoi, 
représentants, de recommander à la bienveillance na- 
tionale une mère qui n'avait d'autre soutien que son 
digne fils. 11 a bien mérité de la patrie, mon ami; je 
vous supplie, prenez soin de sa mère. Si ma fortune 
était proportionnée' à mon désir d'obliger, je n'aurais 
pas révélé ce secret, mais le -ciel ne m'a pas favorisé 
du côté des richesses. » (II, 196.) . 

Hoche n'est pas moins bon pour le soldat. 

... Mon cher général (le général Kricq), si les sol- 
dats étaient philosophes, ils ne se battraient pas. Tu ne 
veux pas qu'ils soient ivrognes, ni moi non plus ; 
mais examiné quelles peuvent être les jouissances d'un 
homme campé, et qui peut le dédommager des nuits 
blanches qu'il passe? Corrigeons pourtant les ivro- 
gnes, surtout lorsque l'ivresse les fait-manquer à leurs 
devoirs. 11 est un moyen d'y parvenir ; c'est de donner 



NOTES. 291 

• 

à nos enfants une éducation nerveuse, et dont les 
principes feraient détester l'ivrognerie, les jeux de 
hasard, la lâcheté et les autres misères de la vie hu- 
maine. Hélas! s'il est dans la nature de l'homme 
d'être bon et vertueux, il faut avouer que nos institu- 
tions, dites sociales, et que je regarde comme des- 
tructives, l'ont fait bien dégénérer... 

Mais où diable vais-je me fourrer? Je parle presque 
comme un rhéteur. 

Il faut lire la lettre suivante qui, sans que 
Hoche le cherche, met en parallèle le soldat qui 
souffre sans cesser d'être honnête, et les four- 
nisseurs grassement nourris qui dilapident les 
biens de l'État. 

... L'esprit du soldat est généralement bon. Il 
aime à bien servir; mais il veut être commandé et 
encouragé. Loin de nous ces hommes qui le regar- 
dent ou qui le traitent comme un vil mercenaire ! La 
classe des simples fusiliers est la plus pure et la plus 
estimable de l'armée. Nous devons l'aimer, la consi- 
dérer, et proportionner nos attentions à ses besoins. 
Qui ne sait qu'il est tel grenadier doué d'un plus grand 
sens que son général ? Dans les armées indiscipli- 
nées seulement, la multitude peut devenir méprisa- 
ble par la licence à laquelle elle est abandonnée. 
Sous de bons chefs, elle reprend ses vertus, elle sert 
l'État qui naguère en était opprimé. 

.... Les administrateurs des charrois, vivres, etc., 
mènent le plus beau train du monde; (a République 
est là, disent-ils. Q'est dans ce cloaque qu'il faut ra- 
viver l'amour des devoirs, j'oserai dire la probité et 



292 NOTES. 

l'obéissance, ou plutôt l'obéissance aux lois. Voyez 
nos bureaux; ils sont toujours remplis de jeunes 
hommes de réquisition poudrés et parfumés. Deman- 
dez-leur ce qu'ils font là, ils vous riront au nez. Vils 
sybarites, insolents esclaves de vos vices, ne vous for- 
cera-t-on pas un jour à vous charger d'un mousquet, 
et à céder votre place à l'honnête père de famille, à 
l'indigent dont les enfants meurent de faim ? 

Dans la campagne de Vendée, où tout devait 
l'irriter de la part de l'ennemi, Hoche, obligé 
de faire des arrestations, écrit au citoyen Moris- 
set, capitaine commandant le camp de Puilley : 

N'oublie jamais, citoyen, que ce sont des Français 
que tu vas arrêter, et que tu ne dois les traiter en 
ennemis que lorsqu'ils t'y contraignent par leur ré- 
bellion. J'attends que tu mettras dans cette expédition 
toute l'humanité qui caractérise les républicains. 
(T. II, p. 99.) 

... Rappelle- toi sans cesse, citoyen, pendant le 
cours de ton honorable mission, quêta conduite doit 
être celle d'un patriote éclairé, d'un homme vertueux, 
d'un officier républicain et français. Tu restes res- 
ponsable de celle des hommes qui te sont confiés. 
Habitue-les au feu, à la fatigue, à la victoire ; mais, 
surtout à respecter l'innocent habitant des campa- 
gnes opprimé. Habitue les républicains que tu com- 
mandes à respecter les propriétés, à être sobres, Que 
jamais on ne puisse te reprocher un acte arbitraire. 
(T. II, p. 141.) 

... 11 est beau de traiter philosophiquement les ha- 
bitants des campagnes; il est bon de les ramener à la 



NOTES. ,293 

République par la voie seule de la raison ; il ne faut 
pas croire que ce soient ces malheureux qui pillent et 
égorgent. Il est d'autres hommes qui commettent ces 
crimes ; ceux-là ne sont pas des paysans, mais bien 
des brigands. (T. II, p. 109.) 

Hoche avait horreur des sanglantes représailles 
que se permettaient parfois les soldats sur l'en- 
nemi. Après la mort de Boishardy, on lui coupa 
la tête, et on la promena au bout de la baïon- 
nette. Hoche écrit à l'adjudant général Grublier : 

Je suis indigné de la conduite de ceux qui ont 
souffert qu'on promenât la tête d'un ennemi vaincu. 
Pensent-ils, ces êtres féroces, nous rendre témoins 
des horribles scènes de la Vendée ? Il est malheu- 
reux que vous ne vous soyez pas trouvé là pour em- 
pêcher ce que je regarde comme un crime envers 
l'honneur, l'humanité, la générosité française. Sans 
perdre un moment, vous voudrez bien faire arrêter 
les officiers qui commandaient le détachement des 
grenadiers, et ceux d'entre eux qui ont coupé et pro- 
mené la tête du cadavre de Boishardy. (T. II, p. 178.) 

Était-ce le pressentiment de son grand destin 
sitôt brisé? Hoche, cet homme d'action, a une 
certaine tendance à la mélancolie. Pendant que 
« le pauvre garde-côtes » surveille de jour et de 
nuit la mer, et défend l'entrée de nos ports à 
l'ennemi, les mornes brouillards du marais ven- 
déen pèsent sur l'âme de Hoche et la pénètrent 
de tristesse. Il écrit à son ami Laugier : « Je de- 
vrais être content; je pourrais être heureux; il 



294 NOTES. 

n'en est rien. Je ne sais quoi me chagrine pro- 
fondément. » 

Déjà, à l'armée de la Moselle, il semble atteint 
de ce mal inconnu. 11 est sombre, découragé ; 

Ce n'est plus l'homme que tu as connu qui te 
parle, écrit-il à Dulac, c'est un malheureux qui ne 
peut manger, boire, ni reposer nulle part..; Rien ne 
calme la mélancolie qui me consume. Ardent ami de 
la Révolution, j'ai cru qu'elle changerait les mœurs. 
Hélas ! l'intrigue est toujours l'intrigue ! et malheur à 
qui n'a pas de protecteurs ! Tiré des rangs je ne sais 
pourquoi, j'y rentrerai comme j'eri suis sorti, sans 
plaisir ni peine, me contentant de l'aire des vœux 
pour la prospérité des armes de la patrie. 

Voici enfin, pour achever de peindre cette 
grande âme inflexible dans sa droiture, la noble 
et ferme réponse qu'il adresse au général qui lui 
annonce que le gouvernement l'a relevé de son 
commandement à l'armée de Cherbourg : 

Ma compagne, à qui j'ai verbalement fait part de 
l'article de votre lettre, m'a répondu assez vivement 
qu'elle était très-satisfaite que je pusse la reconduire. 
Nous habiterons ensemble une métairie, à peu près 
dans un désert, et là, je ferai delà misanthropie à mon 
aise. Il est juste que les patriciens relèvent les plé- 
béiens qui ne savent point intriguer pour conserver 
les places que leurs services leur ont acquises. Je suis 
las, mon cher ami, d'être sans cesse ballotté ! Né ré- 
publicain, je veux vivre tel, et ne pas être soumis au 
caprice des circonstances. 



NOTES. 29S 

Vous devez me connaître assez pour croire que je 
ne serai jamais courtisan. L'homme du jour sait 
fraternellement dénoncer; l'homme probe ne suit 
que les immuables principes de la justice, il doit se 
sacrifier pour la vérité... Qu'importe, après tout, que 
les hommes me rendent justice, si ma conscience ne 
me reproche rien? Heureux habitant du Morbihan, 
qui ne vis que pour adorer Dieu et travailler, j'envie 
ton sort. Que ne suis-je à ta place ! Bien que des pil- 
lards, bleus, gris ou verts, vinssent m'arracher le 
fruit de mes peines, je vivrais content. L'on me pille 
aussi, et l'on voudrait que je fasse bonne figure ! 

... Quel reproche me fait on ? Est-ce d'avoir dit la 
vérité ? Je la dirai toujours. 11 y a un an, j'étais au 
fond d'un cachot bien humide pour l'avoir dite : cela 
ne m'a pas corrigé. 

Lettre de M. le marquis des Roy s. 

Madame JVfichelet avait communiqué au petit- 
fils de Hoche, M. le marquis des Roys, le manus- 
crit de Michelet sur son illustre aïeul, en lui de- 
mandant s'il n'aurait pas dans ses papiers de 
famille quelque document qui pût compléter la 
biographie du Pacificateur de la Vendée. 

M. des Roys répondit à madame Michelet la 
lettre qui suit : 

Gaillefontaine (Seine-Inférieure). 

Ce 26 novembre 1877. 
Madame, 9 

J'ai été extrêmement touché de la pensée qui vous 
a fait me communiquer le travail de M. Michelet sur 



296 NOTES. 

mon grand-père. Je l'ai lu de suite et avec le plus 
vif intérêt. Quoique le cadre de l'illustre historien 
soit volontairement restreint, et se rapproche plus 
d'une étude que d'une biographie complète, j'y ai 
trouvé une vie, une animation chaleureuses et rares; 
j'y ai appris plusieurs détails qui m'étaient inconnus. 
Je ne puis être que très-reconnaissant de cette nou- 
velle pierre, qui sera notée entre toutes, apportée au 
monument qui assure la mémoire du général Hoche 
contre l'oubli. 

Les papiers que je possède ici, et qui aujourd'hui 
sont mis en ordre, ont été feuilletés tant de fois qu'il 
n'en reste que bien peu d'inédits. Ces derniers sont 
pour la plupart des rapports ou des pièces longues 
et techniques, qui surchargeraient un travail dont 
le mérite est d'être rapide comme la vie. 

Moi-môme je prépare dans ce moment une publi- 
cation de tout ce qui pourra intéresser le public dans 
la vie et les œuvres de ce grand homme. On trouvera 
là, dans l'avenir, tout ce que la famille du général Ho- 
che a pu arracher au temps et à toutes les causes de 
destruction qu'il amène avec lui. 

Permettez -moi, Madame, de vous dire que, tout 
enfant, je me rappelle avoir assisté à la visite que 
M. Michelet vint faire à* ma grand'mère. J'ai toujours 
conservé le souvenir des longs cheveux blancs qui 
encadraient son visage, il y a plus de trente ans... 

Veuillez agréer, madame, l'expression de ma res- 
pectueuse considération. 

Le M' s des Roys. 



NOTES. 29' 



i Mameli. 

Lettre de Mazzini à Mtchelet. 



Au moment de parler de Mameli et du siège 
de Rome, Michelet avait écrit à Mazzini pour 
le prier de l'éclairer sur quelques faits du siège, 
notamment sur l'héroïque défense du Vascello. 
Voici la réponse de Mazzini. 



5 mai. 

2,.Sidney place, Brompton. 

Monsieur, . 

Je suis fier de votre sympathie. J'ai souvent puisé 
dans vos écrits non-seulement le sens du passé, 
mais ce rassérénement de l'âme que le magnétisme 
de la foi peut seul donner. Vous êtes pour moi un 
des précurseurs de l'église de l'avenir. Je ne vous 
estime pas seulement, je vous aime. 

.... N'écrivez pas sur le Vascello autrement qu'en 
y voyant le collectif '. Tout le monde y a été héros. Et 
tout ce que vous pourriez inexactement écrire sur 
des individualités amoindrirait le nous italien qui s'est 
puissamment affirmé sur ces décombres. 

Mais je serais désolé si ce que je vous dis vous fai- 
sait renoncer à l'intention d'écrire quelques pages 
sur Rome. Je l'ai depuis longtemps vivement désiré, 
et je. vous supplie de le faire. Vous nous avez parlé 
de la Rome du passé en maître ; parlez-nous de la, 
Rome de l'avenir, de la Rome du peuple. Je l'ai pres- 
sentie par le cœur il y a vingt ans, quand tout le 
monde hochait la tête en m'appelant rêveur. Et 



298 NOTES. 

• 

maintenant, il n'y a pas un seul Italien digne de ce 
nom qui n'y entrevoie un troisième monde, venant 
se superposer aux deux mondes antérieurs, et plus 
grand qu'eux. Qu'une voix de Français saline ce 
monde au berceau ! et que cette voix soit la vôtre ! 
Gomme de simples pressentiments, des lueurs 
d'avenir, parcourez les actes officiels de la Républi- 
que romaine ; lisez quelques pages qu'Accursi vous 
signalera çà et là dans Yltalia del Popolo ; lisez les 
chants de Mameli ; songez à cette formule « Dieu et 
le Peuple » supprimant tous les intermédiaires entre 
la révélation divine et l'humanité ; rappelez-vous 
qu'elle s'est instinctivement, sans concert, sans con- 
tact, échappée simultanément du. sein de Rome 
et de Venise ; comparez ce qui, sous notre drapeau 
de religion républicaine, a pu se développer en fait 
de courage, de force et de dévouement au cœur du 
peuple, avec les efforts impuissants des bataillons et 
des parcs d'artillerie monarchiques dans la campa- 
gne lombarde; — je suis sûr que l'inspiration ne 
vous manquera pas l Rome et Venise transformant 
les Transteverini et les Arsenalotti en héros sôus le 
môme drapeau, c'est l'unité italienne remplaçant le 
vieux dualisme guelfe et gibelin du Pape et de l'Em- 
pereur. Engagez- vous pour nous. Croyez-moi ; nous 
tiendrons votre engagement. 

Écrivez-moi si, de quelque manière que ce soit, je 
puis vous venir en aide dans votre tâche. 

Votre ami dévoué, 

» Joseph Mazzini. 



TABLE 



TABLE 



Pages. 

Avertissement ..,...• vu 

INTRODUCTION. 

Le monument de la révolution 5 

La légende d'or , 13 

SOUS LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE. 

Nos armées républicaines. : 23 

Latour d'Auvergne* « 37 



302 TABLE 

Les généraux de la république 79 

Desadc 99 

Hoche '. 125 

I. Commencements • 125 

II. Landau. — La prison 140 

m. La Vendée 150 

IV. Expédition dirlande 177 

V. Sambre-et-Meuse . • 183 

VI. La mort 193 

Les guerres de délivrance 199 



SOUS LE DERNIER BONAPARTE. 

Mameli ; i 227 

Le soldat citoyen 279 



NOTES 



Lettre de Latour d'Auvergne. 856 

Origine des généraux de la République. ^ . , 282 



TABLE. 303 

La correspondance de Hoche « 287 

Lettre de. M. des Roys à M. Michelet 295 

Lettre de Mazzini à Michelet 297 



FIN 



• 






4805-78. — Coebeil. Typ. et «ter. de Crétî. 






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