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Full text of "Les suppliants"

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in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliiye.org/details/lessuppliantsOObarb 


LES  SUPPLIANTS 


DU  MÊME  AUTEUR 


Pleureuses 1  vol. 


//  a  élé  lire  de  ccl  ouvrage  40  exemplaires  mimcrolés 
sur  papier  de  Hollande. 


HENRI    BARBUSSE 


LES  SUPPLIANTS 


llfiirt'tiA  ft'Iui  (|Ut'  l;i  vciilc  eiisfit;iip 
par  elle-mt?nic,  et  imii  piiinl  sdus  loi» 
sciirilt'  lies  ligures  et  par  des  sons  (|tii 
passent,  mais  telle  qu'elle  est  essen- 
tiellement. 

imit  m,  1. 


PARIS 
BlBLIOTHÈOrE-ClIARPEMIKR 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 
11,    lu  E    i)K    (;i!  KM.  1.  Li:,    n 


1903 

Tous  droits  rt^sorvi'-s. 


A    EVELINE 


J'écris  ton  nom  ici  parce  que  je  veux  qu'il  y 
ait  quelque  chose  qui  respire,  qu'il  y  ail  un  cœur 
au  seuil  d'une  œuvre  qui  essaye  de  parler  du 
cœur  humain,  et  d'en  balbutier  h  la  fois  la 
misère  et  l'infini. 

Au  cours  de  ces  pages,  je  n'ai  pas  voulu 
montrer  autre  chose  qu'un  être  qui  demande  tout 
le  |)()ssii)lr,  qu'une  figure  alTamée  de  lumièfe, 
([u'un  homme  près  d'une  fenOtre,  mais  je  voudrais 
qu'on  y  assistât  de  plus  en  plus. 

Je  voudrais  que,  guidé  par  la  ferveur  de  ma 
pensée  qui,  ici,  s'avoue,  on  s'unît  avec  lui  dans 
la  tragédie  de  chercher  ce  que  nous  sommes,  et 
ce  (|u'il  y  a  de  secours,  et  ce  que  devient  la 
prière,  .le  voudrais  que,  passionné  de  toucher 
du  réel,  violemment  et  religieusement  jaloux  du 
néant  et  du  silence,  il  apparût  ce  qu'il  est.  malgré 


YI  DEDICACE 

ses  négations  :  non  un  négateur  mais  un  croyant, 
et,  même  à  ceux  qui  ne  l'aiment  pas,  et  ne  le 
reconnaissent  pas,  un  frère. 

Et  pour  me  secourir  de  la  foi  de  vie  et  de  sim- 
plicité, j'ai  besoin  d'écouter  ici  ton  nom,  j'ai 
besoin  de  regarder  dans  ces  ombres-ci  ton  sou- 
rire, ce  rayon  qui  m'unit  à  toi. 

H.  B, 


LES  SUPPLIANTS 


M.  Desanzac,  homme  de  bureau  et  critique  d'art, 
avait,  à  la  suite  de  divers  ouvrages  de  vulgarisation 
et  d'encouragement  artistique,  amassé  quelques 
modestes  rentes  lui  permettant  de  s'établir.  Il  se 
fixa  à  Paris,  après  avoir  beaucoup  voyagé  loin  de 
son  midi,  et  se  maria,  à  quarante  ans,  avec  Anna 
Laner,  une  douce,  timide  et  blanche  Suédoise. 

Elle  vécut,  étroitement  aux  côtés  de  son  mari,  à 
son  image. 

Ils  habitèrent  Montmartre,  au  bout  de  Paris. 
Le  quartier  n'était  alors  guère  bâti.  C'était  un 
peu  la  campagne;  parfois  un  coq  y  chantait;  l'au- 
tomne y  trouvait  bien  des  choses  à  dorer.  On  y 
voyait  des  bourgeois  épris  d'air  libre,  et  des  artistes 
bohèmes  qui  se  ressemblaient  comme  des  frères. 

Dans  ces  derniers  Ilots  de  la  vie  urbaine,  sur  un 
boulevard  planté  de  maigres  platanes,  la  maison 
que  les  deux  époux  occupaient  seuls  s'élevait  face 
au  nord.  On  eût  dit  une  maison  de  province,  vue  à 
travers  une  sorte  de  soir  et  de  tranquillité. 

1 


2  LES    SUPPLIANTS 

Au  bout  de  sept  ans,  le  ménage  eut  un  fils  qui 
reçut  le  nom  de  Maximiliea.  La  mère  l'adora- 
éperdument.  Elle  se  faisait  avec  lui  petite  et  balbu- 
tiante ;  elle  fut,  près  de  son  enfant,  un  enfant  mer- 
veilleux. Chaque  jour,  quand  le  crépuscule  emplis- 
sait la  chambre  jusqu'à  Ihorizon  —  par  économie, 
on  tardait  à  allumer  la  lampe  —  elle  entrait,  elle 
le  regardait,  infiniment,  uniquement,  comme  si 
elle  était  veuve. 

Elle  mourut  trois  ans  après  la  naissance  de  son 
fils.  L'enfant  ne  garda  d'elle  que  sa  dernière  image  : 
celle  de  sa  figure  morte,  mêlée  profondément  au  lit 
et  aux  choses.  Dans  ce  souvenir,  seul  resté  d'une 
époque  effacée,  il  revoyait  aussi  son  père.  L'homme 
pleurait,  debout  auprès  de  la  fenêtre,  et  sa  figure  en 
larmes  brillait  comme  les  étoiles. 


Veuf,  M.  iJesanzac  eut  une  vie  extrêmement 
retirée.  Il  travaillait,  lisait,  puis,  levant  la  tête,  re- 
gardait lenfant.  Celui-ci  gi'andit,  entouré  des  soins 
d'une  vieille  bonne,  Léonore,  très  attachée,  mais 
très  humble,  comme  si  elle  était  l'ombre  de  la  more. 

On  sortait,  l'après  midi;  on  allait  au  square,  à 
deux  pas.  Sur  un  banc,  M.  Desanzac  s'asseyait,  rê- 
vait, les  yeux  errants.  La  figure  de  son  père!... 
L'enfant  sentit  vite  qu'elle  était  tendre;  il  lut  jk^u  à 
peu  qu'elle  était  triste,  puisqu'elle  était  tendre  et 
rcarardait  fout 


LES    SUPPLIANTS  .3 

Quand  le  soleil  déjA  bas  emplissait  horizontale- 
ment le  boulevard  de  son  poudroiement  vermeil, 
-illuminait  les  visages  et  les  mains,  les  trois  per- 
sonnes rentraient  pas  à  pas.  Le  père  avait  un  man- 
teau d'artiste,  à  pèlerine,  bleu,  et  tout  broché  de 
lumière  violette.  Quant  à  l'enfant,  les  passants  sou- 
riaient doucement  en  voyant  de  loin  son  teint  très 
pâle  et  ses  cheveux  couleur  de  vin  dans  l'automne 
du  soir. 

A  la  maison,  jamais  personne.  De  loin  en  loin 
|)Ourtant,  un  parent  mt'ridional  venait  y  crier  avec 
sa  joie  qui  résonnait  comme  si  l'appartement  était 
vide. 

Maximilien  ne  se  distinguait  pas  des  enfants  de 
son  âge,  sinon  qu'il  avait  en  lui  quelque  chose  de 
doux  et  d'isolé.  Il  levait  les  yeux  bleus,  profonds  et 
spacieux  de  sa  mère.  Il  ne  montrait  pas  beaucoup 
de  goût  pour  les  sorties.  II  aimait  mieux  rester  à  la 
maison,  se  fondre  dans  le  jour  tombant.  Il  aimait 
mieux  la  lumière  pauvre. 


Il  se  révéla  enveloppé  d'une  si  grande  sensibilité 
([ue  ce  seul  mot  le  peignait  vaguement. 

Souvent,  des  larmes  jaillirent  de  ses  yeux,  son 
Ame  défaillit,  h  mille  causes  qui  ne  touchaient  point 
encore  les  autres.  Plus  que  n'importe  qui,  bien  que 
sa  vie  manquât  dincidents,  il  avait  le  cœur  à  nu. 

Mais  sa  sensibilité  était  simple  et  droite.  C'était 


4  LES   SUPPLIANTS 

comme  s'il  était  marqué,  —  dans  ce  déclin  d'une 
époque  où  l'infinité  des  choses  semble  encore  mul- 
tipliée, émiettée  —  par  un  attendrissement  plus  in- 
nombrable et  plus  juste. 

Il  aimait  poser  ses  regards  partout,  mais,  de  plus 
en  plus,  il  choisissait  et  préférait  le  soir  :  le  jour 
captive  et  éblouit  les  yeux  avec  le  voile  de  clarté  qui 
le  revêt  ;  les  ténèbres  font  que  tout  vient  vers  le 
cœur  ténébreux  qu'on  cache. 


Ce  que  le  crépuscule  était  parmi  la  lumière,  la 
maison  l'était  parmi  les  choses  :  plus  vivante,  plus 
mêlée. 

...La  construction,  petite,  manquait  totalement  de 
caractère.  La  façade  tombait  de  vieillesse,  se  pré- 
sentait tout  usée  d'avoir  été  habitée,  ce  qui  la  ren- 
dait, dans  la  file  des  maisons,  plus  grise,  et  pourtant 
plus  lumineuse. 

Trois  marches  de  pierre,  doucement  déformées, 
conduisaient  au  vestibule.  Toutes  les  chambres 
avaient  beaucoup  servi  ;  les  murs,  les  plafonds,  les 
marbres  des  cheminées,  se  délabraient  tendre- 
ment. On  eût  dit,  (|uîi  hi  longue,  la  pierre  s'en  était 
amollie. 

Au  rez-de-cliaussée,  dans  le  vestibule,  à  droite,  la 
cuisine,  dont  la  porte  au  vitrage  dépoli  était,  le  soir, 
tout  en  or.  A  cùlé,  la  salle  à  manger.  Dans  cette 
pièce,  d'une  complète  banalité,  la  table,  le  poêle,  et 


LES    SUPPLIANTS  5 

un  petit  bahut  très  vieux,  aux  angles  noirs  duquel 
le  passé  et  l'habitude  familiale  resplendissaient. 

En  face  de  la  porte  de  la  cuisine,  le  salon,  qui, peu 
fréquenté,  sentait  labaudon.  Les  tentures,  les  por- 
tières, les  meubles  en  étaient  rouge  grenat,  d'un  ton 
qui  se  fane,  s'est  donné. 

Un  petit  escalier  maigre  et  tordu,  traversant  au 
milieu  de  sa  montée  une  zone  d'ombre,  menait  aux 
deux  chambres  :  celle  de  Maximilien,  où  tout  d'a- 
bord Léonore  coucha  aussi,  et,  à  côté  de  la  sienne, 
la  charùbre  de  son  père  et  de  sa  mère  morte. 
Il  n'y  entrait  jamais  ;  il  n'avait  jamais  vu  ce  lit 
défait. 

IMen  que  la  maison  s'ouvrit  au  ciel,  le  matin, 
quand  on  faisait  le  ménage,  avec  les  courants  d'air 
et  la  fraîcheur,  etaussi  le  soir,  parce  que  tout  est  som- 
bre et  sans  borne  — ,elle  était  pénétrée  de  tous  ceux 
qui  y  habitaient  et  y  avaient  habité,  pleine  d'usure 
comme  d'une  aveugle  fraternité. 

11  s'y  attacha  peu  ii  peu,  à  tâtons.  On  devient  ami 
des  choses  sans  le  savoir  jtlus  ({u'elles. 


M.  Desanzac  se  trouvait  presque  dans  la  gêne  ; 
Léonore  devait,  pour  administrer  la  communauté, 
recourir  à  des  miracles  d'économie  et  à  une  patience 
que  sa  religion  de  Bretonne  lui  donnait. 

Cette  médiocrité  empêcha  M.  Desanzac  de  voya- 
ger, comme  il  l'aurait  tant  désiré.  L'enfant  grandit 

1. 


e  LES    SUPPr.lANTS 

en  toute  simplicité  dans  la  grande  ville  où  il  était 
emprisonné,  dans  la  foule,  dans  les  pierres. 

Autour  delà  maison,  vivaient  quelques  boutiques 
qu'un  seul  regard  embrassait,  depuisla  merceriedont 
l'étalage  avait  un  sourire  féminin,  jusqu'au  marchand 
de  vins,  dont,  vers  le  soir,  tant  de  gens  avaient  besoin. 

Ce  bout  de  rue  était  un  coin  du  monde  plus  beau, 
parce  qu'il  était  là,  à  toucher  la  maison.  Les  cou- 
leurs des  devantures  s'harmonisaient  curieusement,  ' 
profondément.    Plus  loin,  les  maisons  inconnues, 
bien  que  plus  hautes,  étaient  plus  légères. 

Ouant  aux  êtres  humains,  Maximilien  en  eut  peu 
à  peu  l'élonnement,  l'attention,  la  timidité.  Mais  il 
s'étonnait  moins  de  leur  multitude  que  de  chacun 
d'eux.  Les  figures  le  saisissaient. 

11  regardait  les  passants  passer;  il  s'arrêtait  de- 
vant les  pauvres,  moins  par  un  sentiment  de  cha- 
rité que  parce  que  ce  sont  des  hommes  plus  dénu- 
dés, plus  visibles,  plus  avoués. 

(Juelques  mendiants  hantaient  le  (juartier.  Un 
|)elit  garçon  y  rôdait,  traînant  le  pied.  On  le  croi- 
sait tantôt  ici.  tanlùl  là.  11  avait  une  veste  si  amincie 
(ju'on  voyait  Itallro  son  cd'ur.  Maximilien  avail  un 
peu  de  vertige  lors(|U('  cet  enfant  sapprocliait  dou- 
cement pour  tout  lui  dire.  Près  du  square,  un  vieux 
sans  cils,  elTrayamment  courbé,  s'accolait  au  mur; 
il  se  tenait  debout,  désespérément,  comme  on  s3 
jette  par  terre.  Il  murmurait  sa  vie,  et  la  foule  em- 
portait ces  haillons  divins  de  confession  aux  (luatre 
coins  dy  Tt^spare,  comme  iingiand  vent.  l''n  fac(ïdu 


LKS    SUl'PLIANTS  7 

collèg-e,  une  femme  se  voyait  tout  le  jour,  aftalée  sur 
un  banc,  les  yeux  mi-clos,  et  seulement  aux  luMires 
assombries  et  douces,  elle  tendait  la  main...  1/ange 
du  soir  l'aidait. 

Maximilien  nosait  guère  rester  près  des  êtres.  Il 
tiourrissail  au  ((md  de  lui  la  notion  vafj:ue  de  leur 
immensité. 


Son  père  laissa  pendant  quelques  années  sa  pen- 
sée dégagée  de  toute  discipline.  Il  retarda  plus  long- 
temps qu'il  n'est  coutume  son  instruction  propre- 
ment dite,  pour  perineltre  à  sa  personnalité  de  se 
développer  à  sa  guise,  pour  que  l'enfant,  quel  que 
filt  son  destin  sur  la  terre,  fleurit  selon  lui-même. 

11  se  garda  de  lui  inculquer  le  moindre  élément 
(le  religion.  L'absence  de  religion  mit  en  Maximi- 
lien une  sorte  de  simplicité  démesurée. 

A  grandir  sans  lien,  dans  une  enfance  libre  de 
saint,  son  âme  s'élargit  en  se  ressemblant.  Chacun 
(le  ses  gestes  émanait  du  fond  de  son  être;  son  sou- 
rire le  peuplait  tout  entier. 

Vers  la  neuvième  année,  M.  Desanzac,  pensant 
([u'il  était  temps  d'enrichir  ses  yeux  et  son  esprit, 
le  fit  beaucoup  sortir,  lui  montrant  tout  du  doigt, 
lui  parlant  sur  tout  longuement,  mais  sans  interve- 
nir dans  ses  réflexions. 

Maximilien  lui,  ne  parlait  guère.  Sa  mémoire 
n'était  |)as  celle  des  images  ni  des  paroles.  Il  se 


8  LES    SUPPLIANTS 

pelait  mal  les  formes,  les  lignes,  les  couleurs,  les 
noms  :  tout  ce  qui  est  sur  le  monde.  Il  en  avait 
comme  un  pieux  oubli.  Les  successions  le  fati- 
guaient. Son  imagination  n'était  pas  descriptive, 
multicolore,  mais  profonde,  sombre  et  troublée. 

Après  leurs  longues  courses  à  travers  Paris, quand 
ils  revenaient  dans  le  reflux  de  lassitude,  Maximi- 
lieu rapportait  non  pas  des  souvenirs  pittoresques, 
mais  des  frissonnements.  Il  avait  avec  lui  le  silence 
de  tous  les  bruits  de  pas,  Tarrachement  de  toutes 
les  directions  diverses,  le  deuil  de  tous  les  passants, 
ces  amis  qui  s'efïaccnt. 


Un  jour,  dans  une  aube,  ils  montèrent  jusqu'au 
sommet  de  la  Butte-Montmartre.  A  peine  au  loin,  le 
point  du  jour  s'entr'ouvrait  blême,  parfumant  tout 
d'une  odeur  de  ciel. 

Plus  dune  fois,  depuis,  les  gens  du  quartier,  qui 
ouvraient  en  grelottant  leur  boutique,  virent  s'éle- 
ver sur  la  colline  un  enfant,  et  un  homme  qui  re- 
gardait l'enfant  avec  des  yeux  paternels  et  se  lais- 
sait guider  par  lui. 

En  haut,  la  terre  de  la  Hutte  était  nue  comme  aux 
premières  épo(|ues  du  monde.  I.a  nouvelle  église  en 
construction  y  surgissait,  blanche,  pauvre  aurore 
essayée  par  les  hommes,  et  le  monument  avait  déjà 
la  forme  de  ses  ruines. 

Au  pied  de  l'église,  Maxiniilicn,  penché  près  de 


LES   SUPPLIANTS  9 

son  père,  el  comme  en  dehors  de  lui,  regardait 
Paris.  II  était  insensible  aux  innombrables  détails 
de  cette  énorme  image,  aux  perspectives  miroitan- 
tes de  cet  océan  pétrifié  qui  finissait  là-bas  en  pous- 
sière, en  douceur,  mais  il  éprouvait  l'angoisse  et  la 
chute  de  ce  qui  y  naufrageait  :  la  vie. 

Puis  les  yeux  mendieurs  de  l'enfant  s'emplis- 
saient de  questions  auxquelles  nul  n'aurait  pu 
répondre.  Il  songeait  au  nombre  infini  des  maisons, 
au  nombre  plus  infini  encore  des  chambres,  des 
chambrettes,  qui  s'entassent,  pullulent,  et  dont 
chacune  pourtant  est  grande  comme  la  vie  ! 

Et  ses  regards  erraient,  repoussés  et  chassés  dans 
l'espace,  et  comme  trop  grands,  s'arrêtaient  au  ha- 
sard, sur  quelque  maison  parmi  les  autres,  et  pen- 
saient sans  bornes  à  une  âme,  ou  à  deux  âmes. 


La  campagne  qu'il  fré(iuenta  et  qu'il  aima  sur- 
tout ne  fut  pas  la  nature  verdoyante  et  libre  dont  le 
rire  fait  oublier  la  ville  ;  ce  fut  la  banlieue  abîmée, 
les  faubourgs  où  a  soufflé  le  vent  noir  de  l'huma- 
nité, les  plaines  ensanglantées  de  boue,  tourmen- 
tées d'une  régularité  humaine,  et  sur  les  flancs  <i  vif 
desquelles  l'hiver  est  plus  vrai  et  plus  déchaîné 
qu'ailleurs. 

L'enfant  illuminait  ce  pays  dune  douceur  in- 
consciente de  prédilection.  La  main  dans  la  main 
de  son   père,  il  allait,   presque  heureux,  le   long 


10  LES   SUPPLIANTS 

(les  grandes  avenues  labourées  par  les  pas,  son- 
geant, encore  balbutiant  et  déjà  indomptable,  que 
.cette  nature   mortelle  est   plus    belle  que  la  na- 
ture... 

Quand  on  s'aventurait,  un  autre  jour,  dans  les 
fouillis  désordonnés  et  spontanés  des  bois,  il  ne 
trouvait  pas  devant  lui  autant  de  délice  et  dinfini. 

11  demandait  à  retourner  là-bas.  La  campagne  hu- 
maine et  pauvre  lui  avait  laissé  un  souvenir  de 
grandeur  dont  il  ne  pouvait  pour  ainsi  dire  se  con- 
soler. Quelque  chose  le  ramenait  des  arbres  aux 
maisons. 


Même  dans  les  promenades  quon  faisait  le  soir 
—  dans  ce  cas  les  deux  ombres  qui  se  donnaient  la 
main  marchaient  plus  lentement  et  n'allaient  pas 
loin,  —  Maximilien,  fidèle  à  rini|)ulsion  monotone 
de  son  être,  recueillait  l;i  pal|)ila(ion  lnim;n'ne  de  la 
nuit  et  cela  seulement. 

Quelques  fenêtres  brillaient,  éparses,  en  haut.  11  y 
a  une  douceur  blonde,  une  douceur  de  miel,  sur  ceux 
qui  restent  tard  à  veiller  et  dont  ou  ne  connaît  pas 
les  noms.  En  bas,  la  multitude  des  réverbères  cons- 
tellait les  rues  et  les  places,  étoilement  qui  donne 
une  lueur,  étoilemenl  (jui  embrasse  les  hommes. 

Sur  le  boulevard  mal  hanté,  l'enfant  était  garanti 
parla  pénétration  même  de  ses  regards.  Il  ne  savait 
pas  des  ombres  de  femmes  qui  passaient  et  repas- 


r.l£S    SUPPLIANTS  11 

saient,  en  quête,  autre  chose  que  le  pur  sentiment 
de  leur  mendicité. 

On  entendait  la  musique  d'un  concert,  d'un  bal  de 
nuit.  Il  ne  connaissait  pas  la  musique;  il  n'admirait 
point  le  chant  de  celle-ci,  mais  il  l'écoutait  parler, 
voix  plaintive,  malade,  langoureuse,  (]ui  sexhalait 
de  doigts  cachés,  de  cœurs  noyés,  et  montait  dans 
lazuret  l'immensité  comme  une  sorte  d'immensité. 

Il  rêvait,  comme  toujours,  à  la  profondeur  qu'on 
a  et  qu  ou  oublie,  au  sombre  cœur  humain  et,  fer- 
mant les  yeux,  il  entrevoyait  confusément,  il  res- 
sentait (|u'il  y  a  là  une  autre  grandeur,  et  comme 
un  autre  ciel... 


11  se  concentra  dans  cette  attention  de  lini 
inense  invisible.  Il  communiqua  de  moins  en 
moins  ses  impressions,  que,  du  reste,  il  ne  se  for 
Ululait  guère  à  lui-môme.  Il  s'élaborait  dans  le  si- 
lence qui  est  de  la  teinte  du  cœur.  Son  père  com- 
luenrail  à  l'ignorer. 

Son  peu  de  goût  pour  les  sorties,  les  nouveaux 
>pectacles,  s'accentua  vite.  A  quoi  bon?  Il  n'y  a  pas 
h.^soiu  d'aller  loin  :  il  suffit  de  rester  là,  avec  de 
-rauds  regards.  Il  y  a  comme  une  fausseté  et  une 
iioiuperie  dans  la  variété  de  l'extérieur.  Dehors,  on 
est  en  contact,  non  avecla  vie  des  êtres,  mais  avec 
leur  personne,  non  avec  leur  grandeur,  mais  avec 
leur  i)elitesse. 


12  LES    SUPPLIANTS 

Quand,  au  sortir  de  l'oppression  du  plein  air  et 
du  retentissement  glacé  des  inconnus,  on  se  re- 
trouve près  des  siens,  on  sent  la  tiédeur  des  re- 
gards ;  et  si,  autre  part,  la  douceur  de  la  vie  est  tou- 
jours à  cueillir,  dans  la  maison,  elle  se  cueille  elle- 
même,  comme  un  baiser. 

Bien  souvent,  en  ces  temps  lointains,  l'enfant  s'at- 
tardait à  regarder  avec  ses  yeux  d'espace  quelque 
humble  besogne  de  la  vie  ménagère,  quelque  banal 
spectacle  intime.  Par  la  porte  entr'ouverte  de  la 
salle  à  manger,  où  la  chaleur  du  poêle  rayonnait, 
admirable  comme  du  beau  soleil  sombre,  il  se  glis- 
sait dans  la  cuisine  pour  voir  la  vieille  Léonore  pré- 
parer le  dîner.  Sous  le  dôme  de  la  cheminée,  à  la 
lueur  du  fourneau,  empourprée  utilement,  affec- 
tueusement, elle  régnait,  à  cause  de  la  splendeur  de 
ce  qui  pense  et  de  ce  qui  veut. 


Il  avait  appris  à  lire  de  la  bouche  de  la  vieille  ser- 
vante ignorante. 

Puis  son  père  s'approcha  beaucoup  de  lui.  Sou- 
vent, après  dîner,  autour  de  la  table  de  la  salle  à 
manger  rocouvcrfe  d'une  toile  cirée,  où  se  noyait 
l'image  de  la  lampe,  il  lui  fit  des  lectures,  ou  lui 
parla  sur  tous  les  sujets. 

Maxiniilien  écoutait  mal.  Tout  ce  qu'on  apprend 
ainsi,  les  notions  qu'on  s'ajoute  artificiellement,  au 
hasard  du  maître,  les  faits,  les  chilires,  ne  lui  sera- 


LES    SUPPLIANTS  13 

blaient  être  que  peu  vrais  et  n'atteindre  pas  le  fond 
de  l'être,  ce  qu'on  embrasse  quand  on  embrasse. 

Du  sein  de  cette  chambre  qui  n'avait  pas  d'orne- 
ments, où  les  quelques  meubles  ne  parvenaient 
même  pas  à  être  le  nécessaire,  où  la  flamme  de  la 
petite  lampe  éclairait  tout  juste,  sans  chaufler, 
comme  une  fleur  sans  parfum,  où  toutes  les  con- 
naissances humaines  dans  leurs  formes  élémen- 
taires, passaient  avec  le  souffle  des  paroles, 
Maximilien  ne  voyait  que  la  figure  de  son  père. 

Et,  peu  à  peu,  tout  s'eflaçait  autour,  et  elle  exis- 
tait seule. 

Inattentif  aux  lectures,  il  s'instruisait  d'une  fa- 
çon sublime,  à  cause  du  liseur.  S'accoudant  sur 
la  toile  cirée  profonde,  il  écoutait  le  visage  que  la 
faible  lampe  s'usait  à  montrer  avec  soin.  Lui  qui, 
dans  les  choses,  choisissait  les  figures,  il  choisissait 
cette  figure  entre  toutes,  il  se  préoccupait  de  ces 
cheveux  soyeux  enroulés  autour  du  pétale  de 
l'oreille,  de  celte  barbe  un  peu  blanchie  par  la 
vraie  lumière  ineffaçable  qui  ne  vient  que  peu  à 
peu  récompenser  la  vie,  et  sous  les  paupières  fati- 
guées, et  roses  comme  des  roses,  de  ces  yeux  tout- 
puissants,  ces  yeux  à  la  nuit  qui  pense  et  au  vaste 
silence  d'étoiles. 

Ainsi  l'attention  de  l'enfant  ne  s'éveillait  que  de 
douceur.  A  un  bout  de  la  table,  toute  la  personne 
enfouie  dans  l'ombre,  comme  un  cœur,  il  se  tendait 
vers  la  présence  réelle  de  son  père,  et  il  l'admirait, 
et  il  épiait  sur  sa  figure  l'arc-en-ciel  que  fait  l'ùme, 

2 


14  LES    SUPPLIANTS 

depuis  ridée  llottante,  fluide  et  changeante,  jusqu'à 
1  émotion,  pensée  totale  qui  a  toute  la  hauteur  de 
l'être. 

Un  jour  qu'il  faisait  froid  et  pluvieux,  M.  Desan- 
zac  parla  d'un  voyage  qu'il  avait  jadis  accompli  dans 
un  archipel  d'éternel  printemps;  il  était  pelotonné 
dans  sa  robe  de  chambre,  morne,  et  il  baissait  un 
peu  sa  voix  et  sa  figure,  qu'un  immense'regret  de 
soleil  éclairait  ;  et  tout  l'azur  poudroyant  du  ciel,  et 
tout  l'azur  ruisselant  de  la  mer  s'ouvraient  en  lui 
comme  deux  ailes. 

Ou  bien,  il  lisait  des  livres  de  lui  ou  d'autres,  sur 
l'idéal,  sur  l'art  et  les  grandes  époques.  11  lisait  cela 
d'une  voix  désillusionnée,  (jui  tremblait  aux  pas- 
sages enthousiastes. 

D'autres  soirs,  il  s'exprimait  distraileraenl;  il 
songeait  à  des  choses  inconnues,  mais  toujours 
quand  ses  yeux  se  levaient  et  croisaient  ceux  de  l'en- 
fant, il  souriait,  et  celui  ci  pensait  qu'un  sourire 
hrille  sur  une  ligure,  autant  que  des  larmes. 

Puis,  de  l'attendrissement  tombait  sur  la  veillée  ; 
il  était  r.nre  que  vers  la  lin  de  ces  leçons,  (|uelque 
association  d'idées  ne  ramenât  pas  le  souvenir  de 
Mme  Desanzac.  M.  Desanzac  s'interrompait,  se  pen- 
rliail  tendrement  vers  son  llls,  et  murmurait,  mêlé 
à  lui  :  notre  mère... 

La  soirée  s'écoulait;  le  feu  en  ruines  ne  protégeait 
plus  contre  lo  froid.  On  fermait  les  livres.  C'était 
l'heure <lu  >oinnieil. 

Ils  se  levaient.  Debout,  ils  appai-aissaient  nùiices. 


LKS    SUPPLIANTS  IS 

fluets  ;  et  c'était  un  couple  beaucoup  plus  petit 
qu'un  autre  qui  se  dressait  au-dessus  de  l'abat-jour, 
dans  le  crépuscule  de  la  lampe. 

Ils  s'embrassaient,  les  lèvres  enfin  muettes. 
L'étreinte  étroite  les  rapetissait  encore,  mais 
Meximilien  avait  conscience  de  s'aj^randir  de 
l'autre  grandeur,  la  vraie,  taudis  quil  s'adonnait  à 
l'ombre  de  son  père,  la  tête  dans  la  nuit  de  son 
épaule. 

...  Oui,  son  père  lui  apprenait  la  vérité,  mais  ce 
n'était  pas  celle  qu'il  croyait  lui  apprendre  avec  ses 
livres  ou  ses  phrases.  Ce  n'était  pas  celle  de  la  mul- 
tiplicité indéfinie  des  choses;  c'était  celle  de  l'in- 
irni  d'une  seule  personne. 

Lui,  il  était  simple  d'esprit.  S'il  avait  quelque 
chose  de  surprenant,  c'était  cette  simplicité.  Il  était 
simplement  un  enfant  qui  s'arrêtait  devant  l'im- 
mense nudité  des  figures.  Il  était  cela,  aidé  d'amour 
l't  cause  de  son  père,  de  son  créateur,  de  celui  qui 
était  au-dessus  de  lui  dans  les  temps,  comme  un 
ciel  vivant,  et  en  mènu'  temps  son  sang,  le  frère  de 
ses  entrailles. 

Et  si,  montant  à  sa  chambre,  accompagné  par  la 
petite  lampe  de  cuivre  qu'il  tenait,  Maximilien  avait 
parlé,  il  aurait  dit  :  Mon  Père,  ([ui  êtes  là... 


La  figure  de  Léonore  aussi  l'attirait.  Cette  figure 
était  pour  lui  plus  facile,  plus  commode.  Une  plus 


16  LES    SUPPLIANTS 

continuelle  familiarité  réunissait  la  vieille  bonne  et 
l'enfant  auquel  elle  avait  prêté  à  jamais  son  amour 
maternel. 

Léonore  était  fort  âgée;  sa  tête  ridée,  ravagée, 
était  penchée  sur  le  côté  et  ne  se  relèverait  plus, 
déjà  pliée  par  la  destinée.  En  la  regardant,  il  ne 
pouvait  s'empêcher  parfois  de  penser  qu'elle  mour- 
rait bientôt,  peut-être,  et  cette  vieille  tête  lui  pa- 
raissait d'autant  plus  précieuse  qu'elle  était  plus 
fragile. 

La  servante  était  extrêmement  pauvre  ;  pas  de 
famille,  pas  d'argent,  pas  de  maison  ;  elle  n'avait 
rien  ;  à  peine,  au  loin,  les  rues  d'un  village...  Son 
histoire  passée,  elle  ne  la  portait  plus  en  elle.  Uiïe 
croix  d'or  pendait  à  son  cou  :  un  souvenir,  un  de 
ces  objets  morts. 

Elle  ne  regardait  jamais  en  arrière  ;  une  vaste 
ignorance  lui  faisait  croire  à  tout  ce  qui  est  en 
avant.  Pour  elle,  toutes  choses  étaient  possibles,  et 
tout  de  suite  cette  possibilité  se  changeait,  dans  son 
idée,  en  universelle  espérance,  tellement  son  cœur 
était  fort.  Pas  de  critique,  pas  de  leçons,  pas  de 
progrès  ;  rien  que  des  espèces  de  prières. 

Près  de  la  fenêtre  de  la  salle  à  manger,  aux  ri- 
deaux trop  bleuis  par  le  blanchisseur,  innocemment 
fardés  d'azur,  était  hi  place  qu'elle  occupait  une 
partie  de  l'après-midi,  à  coudre,  après  le  ménage,  et 
avant  la  cuisine.  Maximilien  venait  là,  aussi,  désœu- 
vré. Elle  lui  parlait,  ou  plutôt,  elle  parlait  toute 
seule,    par  candeur,   par   faibles.se,  parce  que  les 


LES   SUPPLIANTS  17 

hommes   livrés  à    eux-mêmes  ouvrent  leur  cœur 
comme  les  oiseaux  ouvrent  leurs  ailes. 

L'enfant  resta  longtemps,  dans  la  vie,  sur  le  même 
rang  qu'elle.  Ses  petites  mains  maladroites  et  gui- 
dées valaient  ses  vieilles  mains  dépendantes,  ma- 
niées par  d'autres  mains.  11  l'appelait  Léonorette 
quoiqu'elle  fût  grosse;  (juand  ils  habitaient  la  même 
chambre,  leurs  petits  lits  étaient  exactement  sem- 
blables. 

11  l'écoutait  parler,  jamais  de  faits  banaux,  usuels, 
mais  de  contes,  de  légendes,  de  paradis,  de  choses 
merveilleuses.  11  l'écoutait  parler  de  rois  et  de 
princes  comme  s'ils  allaient  frapper  à  la  porte,  ha- 
billés ainsi  que  des  rois  mages,  car  elle  mêlait  les 
siècles  ;  et  du  printemps  prochain  comme  si  on 
allait  rencontrer,  en  avril,  des  saints  nimbés  voleter 
parmi  les  troncs  d'arbres,  pl  de  Dieu  romnie  si  on 
allait  le  voir  se  pencher. 

Pendant  toute  son  enfance  il  l'écouta.  Elle  sou- 
pirait ;  elle  disait:  bientôt;  elle  disait:  peut-être... 
Elle  avait  souvent  de  ces  expressions  pauvres,  mais 
grandes  ouvertes.  Elle  était  prête  à  tous  les  mira- 
cles, aussi  grande  que  toutes  les  merveilles. 

Maximilien  ne  croyait  pas  à  ce  qu'elle  disait  ;  il 
n'y  faisait  même  presque  pas  attention  ;  il  ne  croyait 
qu'à  elle,  à  son  ombre  saignante,  aux  racines  de 
ses  paroles.  Réelle  ou  pas  réelle,  la  signification  de 
ses  mots,  qu'importait  !  La  réalité  de  sa  voix 
était. 

Cette  voix  sourde,  gauche,  était  belle  à  cause  de 

2. 


16  LES    SUPPLIANTS 

l'amour  qui  la  faisait  vibrer,  et  c'était  là  comme 
une  chanteuse  qui  chantait. 

...  A  la  voir  de  si  près,  si  pure  qu'on  distinguait 
presque  en  elle  le  conflit  de  l'ombre  et  de  la  clarté, 
il  éprouvait  qu'il  lui  ressemblait,  et  il  fraternisait 
bientôt  totalement  avec  cette  humble  créature  qui, 
enfouie  là,  désirait  obscurément  toute  la  lumière. 

Lorsque  le  crépuscule  arrivait,  Maxirnilien  ap- 
puyait, assis  par  terre,  la  tête  sur  les  genoux  de  la 
vieille  servante  qui,  n'y  voyant  plus  assez  pour 
coudre,  s'arrêtait,  les  mains  ouvertes,  regardait 
devant  elle,  complètement  épanouie. 

La  nuit  tombait,  les  engloutissait.  Us  demeuraient 
immobiles  tous  deux,  groupés  sur  l'épave  du  plan- 
cher, avec  la  blancheur  de  leur  figure  tournée  vers 
la  blancheur  de  la  fenêtre,  les  yeux  mêlés  au  ciel. 

Ainsi,  le  fond  de  la  vie  a  des  formes  d'appel.  Ce 
qui  fait  que  Léonore  est  Léonore,  que  lui  est  lui, 
c'est  cette  force  de  désirer,  de  vouloir,  de  prier. . . 
Ce  qui  surgit  de  lui  et  d'elle,  dans  le  calme  des 
choses  indilTérentes,  mortes,  ce  qui  esl,  ce  sont 
leurs  figures,  ces  choses  incurables. 


Alors,  sou  «Mitauce  rouimenra  à  être  o|)press('»e  ; 
une  précoc»'  in(|iiiéhi(le  arcpulua  sa  sainte  diiTé- 
rence  d'avec  les  enfants.  î>ouvent  sa  uiéditation  le 
bouleversait  en  silence.  La  vérité  de  la  vie  lui  pa- 
raissait le  conliaire  de  la  Iranquillilé.  Une  parole 


LKS    SUPPLIANTS  1^ 

qui  ne  tremble  pas  ne  vient  que  des  lèvres,  les  gens 
calmes  ne  savent  pas,  sont  fous. 

Cette  réalité  humaine  et  sentimentale  que  son 
étrange  ferveur  lui  découvrait  partout  et  toujours, 
était  indistincte,  sans  limite,  trop  vaste.  Cela 
était  trop  important,  trop  absolu...  Il  ne  voyait  pas 
où  reposerait  la  pensée  qui  s'attache  à  cela  et 
ses  rêveries  s'assombrissaient  tout  h  coup,  comme 
l3  ciel,  de  grandes  menaces  supérieures.  11  eut  sou- 
vent la  détresse  de  ne  plus  savoir  vivre,  de  ne  plus 
savoir  marcher  ;  souvent,  il  sentit  un  souflle  de 
désert  venir  contre  sa  figure.  11  éprouva  les  défail- 
lances des  petites  tètes  couronnées  d'innni. 

(Vest  ainsi  qu'il  i)oussa,  ([u'il  atteignit  douze  ans. 
Il  n'était  pas  fait  pour  accomplir  œuvre  usuelle 
et  unie]  aux  œuvres,  mais  pour  s'occuper  de  la 
vérité  même.  Il  était  absorbé  comme  ceux  qui 
écoutent  des  voix  et  que  d'extraordinaires  révéla- 
tions travaillent.  Pourtant  son  inspiration  était 
grandement  dépourvue  de  tout  surnaturel.  Il 
n'écoutait  que  ce  qui  était  là,  à  respirer.  11  ne  voyait 
pas  «  d'apparitions  »,  mais  il  voyait  plus  que  qui- 
conque l'apparition  des  autres  et  l'apparition  de 
lui-même.  Pas  de  fantômes  ;  mais  l'ombre  du  soir, 
rellet  de  tous  les  autres  cœurs  perdus,  nudité  du 
vrai,  venait  autour  de  sa  tête  comme  une  présence 
et  une  parole. 

Im[)uissant  et  petit  parmi  les  rues,  parmi  les  cham- 
bres, du  fond  de  son  impuissance,  de  son  hum- 
ble  emploi,    il   noyait   tout  dans  son   cœur.   Mais 


20  LES    SUPPLIANTS 

si  incertain,  étreint  de  petitesse,  étouffé  d'enfance, 
il  le  faisait  d'une  façon  frêle,  dune  façon  pauvre, 
qui  tombait.  Bien  des  soirs,  il  s'arrêta  de  voir  et 
d'entendre  pour  penser  à  la  fuite  du  temps  qui 
passe,  avec  ses  grands  noms  émouvants  parce  qu'ils 
saignent  sur  nous,  et  que  leur  mort  nous  fait  mou- 
rir :  printemps,  été,  automne,  hiver  ;  et  quand  il 
pensait  à  cela,  tout  le  reste  lui  était  indiîïérent. 


Il 


Bien  des  fois,  M.  Desanzac  regarda  son  fils  avec 
inquiétude  dans  cette  saison  de  sou  enfance. 

Physiquement,  Maxirailien  venait  bien.  Une  santé 
inébranlable  le  soutenait  dans  une  apparence  déli- 
cate. Sa  figure  s'approfondissait,  ses  yeux  s'emplis- 
saient de  limpidité,  son  front  de  blancheur.  11  était 
calme  et  doux  à  voir,  même  pour  un  étranger... 

Mais  pourtant,  il  différait  peu  à  peu  des  autres 
enfants. 

Pourquoi  ?...  11  y  eut,  dans  la  petite  maison,  des 
scènes  muettes  de  contemplation.  Parfois,  cram- 
ponné aux  bras  de  son  fauteuil,  et  se  tendant  en 
avant,  anxieux,  l'homme  épiait  l'enfant  qui  respi- 
rait quelque  part,  dans  le  bleu  du  jour,  assis,  les 
mains  sur  les  genoux,  et  il  essayait  éperdument  de 
le  voir,  de  l'entendre  doucement  changer... 

M.  Desanzac  soupirait  et  disait:  «  C'est  ma  faute.  » 
11  passait  des  nuits  sans  dormir.  N'avait-il  pas  laissé 
son  lils  grandir  trop  solitaire,  enfermé  en  lui-même, 


22  LlïS    Sll^PLlANTS 

ne  lavait-il  pa§  ainsi  voué  à  celte  pudeur  de  se  mê- 
ler à  tout  qui  le  défendait  comme  une  vertu  ? 

Nayant  jamais  réfléchi  à  toutes  ces  choses,  effacé 
de  la  vérité  comme  presque  tous  les  hommes, 
l'homme  ne  savait  que  faire,  hésitait  autour  de 
son  Jils.  Avant  tout,  il  aurait  voulu  bien  le  connaî- 
tre, le  pénétrer.  Il  le  regardait,  à  la  fois  suppliant 
et  timide  ;  il  regardait  autour  de  lui  ;  ^1  regardait 
l'étendue,  le  front  pâlissant  et  les  mains  tremblan- 
tes, comme  si  ses  pauvres  bras  étaient  presque  des 
ailes.  11  cherchait,  en  lui  et  ailleurs,  la  vérité,  cette 
religion  qu'on  ne  sait  pas. 

A  force  d'application,  il  fut  exaucé  d'un  peu  de 
clairvoyance.  A  contempler  son  fils  avec  un  besoin 
violent  de  le  voir,  avec  uq  besoin  maternel,  il  le 
vit  :  l'enfant  n'était  rien  que  son  cœur. 


il  n'était  que  son  cœur...  De  la  vérilé,  il  n'enten- 
dail  (|ue  celte  voix  basse.  Une  respirait  que  l'émo- 
lion,  le  désir  et  l'amour. 

Pourquoi  cela  le  faisait-il  différent  des  autres? 
l*our(|uoi  cola  l'isolait-il  i)arnii  Ions  ? 

Laisser  rogner  son  cœur,  n'est  ce  pas,  au  con- 
traire, venir  vers  les  autres? 

Non!...  L'homme,  élevé  un  instant  au-dessus  de 
ses  habitudes  do  pensée,  de  ses  ignorances,  dans 
l'acuité  (Iv  sa  vision  comprit  ceci  :  co  n'est  pas  par 


LKS    SUPPLIANTS  23 

le  cœur  que  l'être  se  rapproche  des  êtres.  Au  con- 
contraire,  le  cœur  fait  tomber  chacun  eu  soi  uiôuie. 

11  y  adaiiv*  le  surnaturel  de  notre  pensée,  des  pen 
séesqui  nous  rattachent  au  monde  et  aux  hommes  : 
la  raison,  les  principes  premiers,  pareils  chez  tous, 
lot  commun  à  tous,    parcelles  de  làrae  spacieuse 
et  de  liuterminable  vie  de  Ihumanilé. 

iMais  le  cœur,  c'est  chaque  homme,  c'est  la  part 
individuelle,  la  personnaltlé,  la  solitude.  Le  C(pur, 
c'est  un  élément  de  ténèbres,  de  séparation  et 
(l'abime.  Celui  qui  s'émotionne,  pense  à  soi,  celui 
(|ui  jouit  ou  qui  soullre,  pense,  ébloui,  à  soi. 

Et  le  père  voyait  cela  chaque  jour,  lorsque  len- 
fanl,  près  de  la  fenêtre,  embra.ssait  du  regard  la 
rue  pleine  de  monde  et  de  soir  mêlés.  Debout,  il 
S'élevait  hors  des  calmes  ruines  sombres  de  la 
pièce.  Un  uniforme  puéril  de  marin  à  large  col  tout 
blanc  le  levêtait.  11  n'était  pas  encore  très  différent. 
Sa  voix  disait,  lorsqu'elle  parlait,  les  choses  que 
disent  d'ordinaire  les  voix  de  douze  ans.  Il  était  pâle, 
mais  comme  tous  les  enfants  qui  vivent  dans  les 
villes,  un  peu  étiolés,  lapidés  vaguement  par  les 
rues  et  les  murs.  II  était  encore  innocent  de  vivre 
et  de  souffrir.  Rien  n'avait  encore  fait  mal  à  son  sou 
rire.  11  était  encore  ensommeillé  dans  l'exemple 
général,  encore  tout  enlacé  dans  les  chambres  par 
l'ombre  familiale. 

Mais  déjà,  pourtant,  on  voyait  qu'il  se  déshéritait 
un  peu  des  hommes  qui  sont  là.  Le  front  posé  sur  1 1 


24  LES    SUPPLIANTS 

vitre,  le  front  brillant,  céleste,  comme  la  grande 
perle  du  crépuscule,  tandis  que  ses  vêtements 
s'effaçaient  de  cendre,  on  voyait  qu'il  se  déso- 
rientait sans  bornes  entre  ces  murs,  et  qu'il  ne 
voulait  pas  imiter  l'humanité...  Il  s'isolait,  il 
s'isolait...  Il  vibrait,  il  frissonnait,  il  s'étendait 
en  lui-même.  L'émotion,  c  était  son  émotion  ;  les 
cœurs,  c'était  son  cœur,  et  tout  cela'  c'était  lui 
seul,  lui  seul,  hélas  !...  Et  il  s'enchaînait  à  sa 
solitude,  et  il  semblait  pencher  dans  l'attente  de 
quelque  avenir  inouï  de  bonheur,  —  d'apothéose 
personnelle,  —  son  pâle  visage  qui  ressemblait  à  de 
la  gloire. 

Ainsi,  il  venait  comme  la  révolte  individuelle 
en  personne.  Il  venait  vivre  et  souffrir  cette 
croyance  :  la  vérité  est  en  nous,  et  non  ailleurs. 
C'était  l'impossible  revendication  des  hommes  con- 
tre tout  ce  qui  existe  plus  que  les  hommes,  la 
lulte  pour  la  défaite,  à  laquelle  il  allait  sadon- 
ner,  sans  doute...  Et  il  serait  de  plus  en  plus  seul, 
avec  son  cœur,  assiégé  par  l'ordre  des  choses 
dont  il  se  détournait  et  qui,  pourtant,  était  plus 
fort  que  lui.  Petit  aveugle  sans  limites,  il  serait 
heurté  h  tout,  perdu  et  malheureux.  Et  comme 
il  souffrirait  à  sentir  l'inévitable  abandon  se  révéler 
de  soir  en  soir,  à  mourir  sinci'TenuMit,  et  il  n'au- 
rait ri(în  pour  s'a()|)uyer,  cramponné  (|n'il  était  ù  sa 
propre  chute  1 

Vli  le  p(''re  se  martyrisait  les  regards  ù  cons- 
tal(!r  que  son   enfant  serait  exclusivement,  jalou- 


LES  SUPPLIANTS  25 

sèment,  surhuraainement  humain,  avec  sa  face 
qui,  dans  le  déclin  splendide  des  jours,  voulait  pour 
elle  la  lumière. 


Que  faire?  Que  faire?  Ktoufier  avant  qu'elles  ne 
pussent  s'épanouir  ces  idées  d'individualisme  à  ou- 
trance, mêler  davantage  le  sentimental  rêveur  à  la 
vie  pratique  et  lui  montrer  en  dehors  de  lui 
l'énorme  réalité.  Comment  ?  M.  Desanzac  ne  savait 
guère. 

11  était  embarrassé,  gauche.  A  plusieurs  reprises, 
il  entreprit  de  parler  à  son  fils.  11  lui  dit  des  paroles 
faibles,  inutiles,  sans  suite.  Il  ne  savait  ni  com- 
mencer, ni  finir. 

—  11  faut  changer,  vois-tu,  tenir  compte  de  tout 
ce  qui  t'entoure...  Sortir  de  toi-même...  Prends 
garde,  tu  rencontreras  la  vie  positive,  le  monde... 

Il  répétait  toujours  les  mêmes  mots  ;  il  répétait 
toujours  «  il  faut  »  ;  il  ne  disait  pas  pourquoi,  mais 
essayait,avec  ses  seulsregards,  de  convaincre  sonfils, 
avec  ses  seules  mains,  de  l'empêcher  de  s'en  aller. 

Le  père  n'avait  bientôt  plus  de  paroles  et  ne  sa- 
vait plus  que  regarder  la  tendre  créature  que  la  vie 
martyriserait.  Ainsi,  le  long  des  âges,  d'indécis  pa- 
rents ont  dû  s'effarer  à  voir  grandir  l'immense  nou- 
veauté, l'énorme  désobéissance  des  petits  <:>\\\t< 
qu'ils  ont  mis  au  monde. 


26  LES    SUPPLIANTS 


Alors  M.  Desanzac  s'engagea  plus  grièvement 
dans  cette  situation  pathétique  de  son  fils  qui  s'em- 
murait en  lui-même.  11  guetta  les  moindres  mani 
festationsde  ses  émotions  pour  les  arrêter,  les  frap- 
per, les  meurtrir,  forcer  violemment  Tenfatit  à  quit- 
ter ses  propres  ténèbres. 

Il  le  faisait  avec  de  la  mélancolie,  et  pourtant  avec 
de  la  joie.  Il  s'éprenait  des  réalités  positives  par 
haine  du  malheur  qui  résulte  de  l'excès  de  la  vie 
intérieure.  11  retrouvait  ses  enthousiasmes  de  jeu- 
nesse, hagards  d'être  ressuscites  depuis  si  long- 
temps, pour  dire  que  l'homme  par  soi-même  n'est 
ri'.'n,  qu'il  ne  faut  se  consacrer  qu'aux  occupations 
communes  et  éternelles  — ,  les  émotions  et  lès  sen- 
sibilités, étant  brisées  les  unes  les  autres  et  émiet- 
lées  dans  le  temps  et  l'espace. 

Il  exagéra,  meutit.  Tandis  que  le  recueillement 
de  l'enfant  songeait  :  comme  on  est  grand  !  Le  père 
n'iiélail  brusquement,  montrant  le  spectacle  de 
riiorizon  cl  le  (It'idoi.Mnout  de  l'histoire  :  coniino  ou 
est  petit  ! 

Ils  étaient  l'un  contre  l'autre  dans  leur  faron  de 
penser,  <le  regarder,  de  croire  :  l'un,  du  fond  de 
l'être  humain,  l'autre,  du  haut  des  choses.  La  vérité 
est-elle  dans  l'individu?  Lsl-elle  dans  l'universel? 

Problème  dcuiesuré  (|ni  a  lourmenlé  et  divis('i 
loii^  les  [(('liseurs,  dcfiuis  (|U('  les  penseurs  oui  ba- 


LES   SUPPLIANTS  2T 

taillé  au-dessus  des  hommes,  et  qui  se  retrouvait  k 
nu  dans  l'humble  maison  peu  savante. 


...  Le  mois  d'août  finissait,  et  le  jour  aussi.  L'air 
était  plein  d'une  douceur  qu'on  caressait.  Le  père 
et  le  tils  se  teiiaifut  dans  le  hur«'au  du  rez  de-cliaus 
sée,  oisifs. 

Ce  jour  là  M.  Desanzac  fil  un  grand  elïort  sur 
lui-môme.  Cette  crise  d'individualisme  trop  pur 
qui  débauchait  son  fils  à  l'écart,  il  voulut  en 
hâter  le  dénouement  i)ar  une  tentative  suprême. 
11  avait  résolu  de  se  mettre  en  scène  en  face  de 
l'enfant,  de  lui  oITrir  son  exemple  pour  le  décider 
à  ne  pas  se  confiner  en  soi,  pour  détruire  sa  soli- 
tude. Il  s'était  préparé  à  un  colloque  d'amour  et 
d'aveux.  Il  avait  peur  ;  il  tremblait. 

Du  fond  du  grand  fauteuil  où  il  trùuait  de  ten- 
dresse, il  lendit  les  bras,  attira  son  fils,  qui  vint,  et 
débordant  de  devoir,  par  phrases  hésitantes,  ébloui 
lui-même  de  sortir  ainsi,  sentimental,  de  l'obscurité 
et  de  l'oubli,  il  parla  de  son  passé  et  dit:  regarde- 
moi. 

11  raconta  des  désirs,  des  ambitions  qu'il  avait 
eus,  des  rêves  qui  ne  se  réalisèrent  pas,  d'autres  qui 
se  réalisèrent,  hélas;  des  soulîrances  endurées,  des- 
joies.  Et  de  tout  cela,  qui  fut  son  cœur  tout  entier, 
il  ne  restait,  disait-il,  plus  rien. 

C'est  là  où  il  voulait  en  venir:  «  Par  nous-mêmes,. 


28  LES    SUPPLIANTS 

vois-tu,  nous  ne  sommes  que  du  provisoire,  du  pas- 
sager... Nos  désirs  et  nos  rêves  et  même  nos  senti- 
ments sont  éphémères,  ne  sont  pour  ainsi  dire  pas.  » 

Il  prit  la  petite  main  de  son  enfant,  et  lui  dit  de 
cette  voix  changée  et  lointaine  qu'on  a  lorsqu'on  dit 
uue  prière  ou  de  la  poésie  :«  Ouesuis-je,que  suis-je 
au  milieu  de  la  réalité,  moi  ?  Je  ne  me  maintiens 
que  par  celte  puissance  impuissante  du  souvenir... 

Et  avec  une  ardeur  dévote  :  «  Tandis  que  le 
monde  demeure,  chargé  à  jamais  de  toutes  ses 
vérités,  que  le  temps  et  l'espace  s'envolent  éternel- 
lement, que  l'infini  est  toujours  vierge,  l'homme 
tout  entier  n'est  qu'une  goutte  d'eau,  un  point  de 
poussière,  Ihomme  tout  entier  n'est  rien. 

«...  Nous  deux,  qui  nous  tenons  là,  regarde 
comme  nous  sommes  peu  de  chose,  regarde  comme 
l'immensité  nous  chasse  loin  d'elle  ! 

«  Il  faut  mettre  sa  foi  dans  quelque  chose  d'éter- 
nel, pour  qu'elle  ne  vieillisse  point  et  ne  meure 
point...  » 


Il  se  tut  ;  leurs  mains  se  détachèrent.  Ils  se  sou- 
rirent sans  se  comprendre  ;  leurs  deux  sourires 
étaient  tout  seuls  comme  deux  simples  offrandes. 

(-omment  allait  finir  cette  confrontation,  entre 
les  deux  personnes  crépusculaires,  voilées  do  rap- 
prochement, et  pourtant  par  leurs  croyances  si  loin- 
taines l'une  de  l'autre  ? 


LES   SUPPLIANTS  29 

Maximilien  demeurait  immobile.  11  ne  savait  pas 
parler.  Parfois,  une  espèce  de  joie  s'élevait  en  lui  et 
le  persuadait,  mais  il  ne  savait  pas  parler.  11  essaya 
de  se  chercher,  il  essaya  de  se  remémorer  ce  qu'il 
avait  fait,  ce  qu'il  avait  ressenti  jusque-là...  Il  avait 
été  simple  comme  tout  ;  il  avait  grandi  bien  sage  et 
bien  droit.  Plus  tard,  aux  heures  pieuses  où  le  jeune 
âge  communie  avec  ce  qui  est,  la  figure  de  son  père 
lui  avait  confirmé  la  place  de  la  vérité  même,  avec 
génie,  avec  simplicité,  avec  lumière. 

11  la  regarda  encore  dans  ce  moment  profond 
pour  lui  demander  secours. 


La  nuit  est  presque  venue  avec  ses  rayons  bleus, 
car  elle  est  du  jour  aussi,  du  jour  sans  nuages,  sans 
formes,  du  jour  sans  tache.  Le  père  est  muet,  plus 
incertain  que  jamais  de  ce  qu'il  doit  dire  et  faire. 
Ses  yeux  blêmes  regardent  à  la  fenêtre,  par-dessus 
la  ville  de  pierre,  qui  est  comme  l'hiver,  le  ciel 
étoile  qui  est  comme  le  printemps.  Sa  figure  est 
toute  perdue  au  sein  de  ses  évocations  de  lois  uni- 
verselles, de  choses  extra-humaines.  Elle  contem- 
ple la  nuit  ensoleillée,  elle  contemple  les  constella- 
tions, vénère  leur  ordre,  murmure  leurs  noms, 
rêve  aux  vérités  extérieures  et  immuables  dont  elles 
sont  les  signes  et  que  notre  sort  est  de  quêter  peti- 
tement ;  elle  s'étend,  pleine  de  la  négation  d'elle- 
même,  pleine  de  la  certitude  qu'elle  est  écrasée  et 

3. 


30  LES    SUPPLIANTS 

doucement  et  infiniment  foudroyée  par  l'immensité 
des  choses  et  des  clartés.  Et  cette  figure  s'abîme 
dans  son  rêve,  se  sacrifie,  s'efiace,  se  donne  au  ciel. 


Maintenant  le  crépuscule  est  entièrement  là  avec 
sa  fertilité.  L'ombre  chasse  les  apparences,  les  cou- 
leurs, les  détails,  l'ombre  dénude  la  beauté.  C'est 
une  pudeur  sublime  de  ne  montrer  que  le  cœur. 

Elle  vient  assister  l'enfant.  Une  fois  de  plus,  celui- 
ci  se  sent  ramené  du  murmure  des  paroles,  de  la 
signification  douteuse  des  pensées,  à  l'ombre  hu- 
maine d'où  elles  éclosent  infailliblement. 

Tout  l'infini  se  retourne;  la  simplicité  s'accomplit 
toute  .  Le  père  rêve...  Son  rêve,  c'est  le  monde  ? 
Non,  son  rêve,  c'est  lui. 

Son  rêve,  c'est  lui  qui  pense  et  c'est  lui  qui  vou- 
drait ! 

Il  regarde  l'univers  comme  Léonore  regarde  le 
paradis.  Y  a-t  il  un  paradis,  jardin  d'àmes  cueillies  ? 
Peut-être  oui,  peut-être  non.  Mais  il  y  eut  parfois 
dans  l'angle  de  ces  mômes  boiseries  une  femme 
candidement  ouverte,  qui  avait  la  magnificence  et 
l'envergure  de  l'Au-delà.  Y  a-t-il  une  réalité  exté- 
rieure qui  correspond  exactement  à  celle  que  cet 
ho'rtime  implore  et  veut  qu'on  implore  ?  Oui  sait? 
Mais  (fuel  (pie  soit  l'inconnu,  cet  liomnje  qu'on  voit 
là,  presque  pareil  à  ce  coin  gris,  vit  les  étoiles,  res- 
])ire  l'inlini.  Il  tient  l'univers  dans  son  ombre.  U 


LES    SUIM'IJANTS  31 

cache  les  étendues,  les  problèmes  et  les  inquié- 
tudes, et  les  désirs  démesurés,  sous  ses  haillons 
déchirés  par  le  soir.  Et  chacune  de  ses  paroles  de 
néant  et  de  mutilation  l'atteste  et  le  célèbre,  et  il 
ne  peut  que  rayonner  de  plus  en  plus. 

Et  comme  toujours  sa  figure  apparaît  comme  la 
chose  pn^mière,  la  grande  chose  maternelle  :  sa 
ligure  qui  pense,  astre  accueillant,  astre  des  astres. 

Malgré  son  vouloir  lui-mérae,  bien  plus,  malgré 
sa  foi,  c'est  elle  qui  existe  tout  d'abord  avec  sur  elle 
toute  la  distmce  qui  la  rattache  au  passé,  avec  sur 
elle  toute  la  distance  qui  la  rattache  aux  étoiles, 
avec  toute  la  distance  changée  en  grandeur,  ornée 
de  tout  ce  qui  est  et  de  tout  ce  qui  fut,  et  plus  en- 
core, du  vaste  sacrilice  vers  l'étendue  pâle  dont  elle 
se  pâlit  comme  une  hostie. 


Mais  sa  figure  n'est,  dans  la  large  poussière  de  la 
pénoribre,  que  l'ostensoir  de  son  cœur,  et  c'est 
son  cœur  dont  on  est  témoin  quand  on  regarde. 
Son  cœur  est  la  racine,  la  raison  d'être  de  sa  pensée. 
Le  cœur  est  le  dieu  de  la  pensée. 

Ainsi  c'est  la  personne  humaine,  dans  son  indivi- 
dualité, sa  solitude,  qui  est  au  commencement;  la 
personne  humaine  est  ce  qui  commence.  Les  choses 
ne  sont  jamais  seules  ;  toute  chose  linit  par  avouer 
un  cœur  ;  tout  spectacle  désigne,  à  la  fin,  dans  l'om- 
bre, quelqu'un. 


32  LES    SUPPLIANTS 

Et  l'enfant  adora  d'uQ  humble  sourire  cet  homme 
vaguement  azuré  dans  ce  soir  plus  vrai  qu'un  autre 
soir,  cet  homme  dont  les  dessins  des  rideaux  cares- 
saient l'éclairement,  cet  homme  qui  était  là,  avec  un 
battement,  un  tremblement  de  source. 


Alors  M.  Desanzac,  à  son  tour,  se  sentit  saisi, 
troublé. 

Inquiet,  il  éprouva  le  besoin  de  proférer,  en  sou- 
riant de  son  sourire  abîmé  par  la  vie  : 

—  Nous  ne  sommes  rien,  nous  ne  sommes  rien. 

Mais  il  baissait  la  voix  malgré  lui,  comme  s'il 
blasphémait,  comme  si  quelque  chose  de  pur  et  de 
terrible  se  réveillait  et  surprenait  son  accent  ;  et 
l'enfant  saisit  cette  nuance,  cet  étonnement  divin 
de  sa  parole. 

Le  vieillard  commençait  à  sentir,  à  voir,  à  tou- 
cher le  miracle  de  la  pensée  —  miracle  si  simple  et 
si  proche  qu'on  l'ignore  —  il  commençait  à  se  rendre 
compte  que  la  pensée  signifie  l'homme  et  non  les 
choses. 

Il  commençait  à  se  rendra  compte  que  ses  souve- 
nirs, ses  idées,  ses  croyances,  ses  affirmations, 
tout  ce  qui  sappelle  le  vrai,  tout  cela  est  sorti  de 
lui.  Kt  ce  soir,  c'est  lui  qui  reste  au  delà  de  tout 
cela.  Sa  présence  est  pareille  à  une  suprême  victoire 
sur  le  temps  et  rcsi)ace  et  ce  (jui  les  peupla,  et  ce 
(jui  les  peuple.  I.a  vie  el  le  monde  sont,  brumeuse- 


LES   SUPPLIANTS  33 

ment,  les  épaves  de  lui.  Puisqu'il  est  là  à  réunir  la 
lumière,  à  maintenir  les  époques,  à  penser  charita- 
blement... 

11  trembla  comme  sortant  d'un  rêve,  redressé  à 
demi  dans  le  silence.  11  promena  ses  mains  chance- 
lantes sur  son  front  entouré  de  l'immense  naufrage 
obscur  et  radieux  de  tout. 

Il  ne  savait  pas  sa  grandeur  ;  il  ne  la  savait  pas. 
Toute  son  éducation,  ses  idées  acquises  ne  pouvaient 
plus  le  lui  permettre.  Il  lui  aurait  fallu  recommen- 
cer à  épeler  en  ce  sens,  mais  il  agissait,  stupéfié  et 
pur  comme  un  pauvre  prophète  d'ignorance,  chef- 
d'œuvre  aveugle  de  la  vérité.  Il  mit  religieusement 
ses  mains  sur  ses  yeux  de  révélation,  et  il  pleura, 
ayant  senti,  pour  la  première  fois,  toutes  les  choses 
de  la  destinée  et  de  l'univers  retomber  sur  sa  seule 
tète.  11  croyait  sans  doute  s'attendrir  à  ses  souvenirs, 
mais  ses  larmes  tombaient  à  cause  de  la  solitude 
trop  invincible  du  cœur,  à  cause  de  la  grande 
gloire  abandonnée  de  chacun  des  hommes. 


111 


M.  Desanzac  ne  se  souvint  bientôt  plus  de  cette 
soirée.  Mais,  peu  à  peu,  il  cessa  de  s'occuper  tant 
de  son  enfant.  Son  elTort  se  ralentit,  se  découragea. 
Il  s'en  éveilla  comme  d  un  songe.  Tous  deux  s'écar- 
tèrent l'un  de  l'autre  comme  il  est  naturel  à  deux 
êtres. 

Quand  Maximilien  eut  treize  ans,  son  père  pril 
cependant  une  résolution.  Puisqu'il  s'agenouillait 
de  plus  en  plus  dans  la  vie  intérieure  et  frissonnait 
inutilement,  il  valait  mieux  que  le  monde  le  tou- 
chât le  plus  tôt  possible,  et  il  le  mit  au  collège  pour 
le  rendre  semblable  aux  autres. 

Un  matin  d'octobre,  où  grelottait  du  vent  mélangé 
de  pluie,  M.  Desanzac  le  conduisit  dans  la  vaste 
école  et  l'y  laissa. 

Au  milieu  do  la  cour  d'honneur,  enserré,  un  jar- 
dinet était  captif.  Tous  les  couloirs  étaient  revêtus 
(le  la  môme  livrée  de  couleur  brune.  En  suivant  le 
chemin  qu'il  fallait  suivre,  l'enfant  se  trouva  dans 
une  cour  <l(^  récréation,  sombre  comme  une  cham- 


LES   SUPPLIANTS  35 

bre.  Des  centaines  denfants  y  erraient,  isolés.  Par- 
fois ils  formaient  des  groupes,  qui  marchaient  le 
long  des  murs.  On  se  sentait  tellement  prisonnier 
que  lorsqu'on  levait  la  ItHe  dans  le  temps  pluvieux, 
ou  était  étonné  de  1  eau  du  ciel. 

La  cloche  ordonna  l'entrée  en  classe  ;  le  profes- 
seur édicla  le  programme,  l'emploi  du  temps;  prit 
d'avance  toute  l'anuée.  Puis  ce  fut  la  salle  d  élude, 
le  maître  à  l'affût.  Les  règlements  étaient  là,  stricts, 
déformant  tout  de  leur  forme. 

La  nuageuse  présence  de  Maximilien  était  refou- 
lée par  une  froide  présence  nouvelle.  Inaccoutumé 
à  compter  avec  l'extérieur  dans  ses  grands  essors 
d'intimité,  il  se  sentit  frappé  par  tout,  autant  [)ar 
ces  murs  que  par  ces  ordres,  que  par  ces  enfants. 

Hélas,  par  les  enfants  eux-mêmes...  Ils  lui  res- 
semblaient, sanfe  doute,  obscurément.  Mais  les  êtres 
qu'on  réunit  tout  d'un  coup  ne  sont  pas  en  con 
tact  par  leur  profondeur  souriante,  mais  |)ar  leur 
surface,  leur  obstacle,  leur  choc  de  dureté.  La 
foule,  ce  sont  les  hommes  sans  les  hommes  ;  la 
foule  autour  d'un  être  se  change  en  choses,  se 
change  en  pierres,  et  repousse,  et  lapide... 

11  vit  bien  que  s'amoncelait  autour  de  lui  toute 
une  organisation  hostile  :  celle  que  son  père  avait 
essayé  de  voir  et  de  lui  faire  voir  lorsqu'il  gémis- 
sait tout  bas,  en  l'enveloppant  du  fantôme  de  ses 
i)ras  :  ^  Prends  garde,  tu  rencontreras  le  monde.  » 

C'était  sa  première  rencontre  avec  le  monde. 

A  l'autre  récréation,  il  recula  doucement,  jusqu'au 


36  LES    SUPPLIANTS 

mur  de  la  cour,  et  s'y  adossa,  lassé,  quoique  ce  fût 
le  matin. 


Il  retourna  là  de  chaque  matin  à  chaque  soir. 
Les  habitudes,  les  études  menaçantes  et  innom- 
brables, le  bourdonnement  des  voix  l'enveloppè- 
rent, l'assiégèrent,  essayèrent  de  le  disperser  dans 
le  monde  extérieur,  dans  le  grand  espace  imper- 
sonnel et  contraire. 

Il  s'elïaça  à  moitié  et  aurait  pu  s'efïacer  tout  en- 
tier, tomber,  dans  cette  mêlée  de  la  vie  commune 
où,  le  premier  jour,  il  chancela. 

Le  petit  écolier,  à  la  fois  plus  fraternel  et  plus 
étranger  qu'un  autre,  à  la  fois  plus  savant  et  plus 
ignorant —  lui  qui  voyait  les  figures  se  transfigurer 
et  qui  balbutiait  dans  les  détails  des  leçons  —  avait 
tout  contre  lui. 

Il  errait,  rêvait,  en  peine  et  eu  péril,  avec  sa  sim- 
plicité qu'on  n'admirait  pas. 


Mais  il  était  déjà  trop  vivant  pour  succomber,  et 
il  se  trouva  que  cet  assaut  de  la  banalité,  en  le  frap- 
pant, le  confirma.  Il  résista  brusquement,se  recueil- 
lit avec  violence. 

Mais  il  perdit  le  peu  (juil  |)Ossédait  de  qualités 
sociales  dans  sa  hâte  à  se  garder.  Il  ne  se  liait  avec 
personne,  ne  parlait  jamais  assez  haut  (|iiaiul  on 


LKS   SUPPLIANTS  37 

'iaterrogeait,  mettait  du  temps  à  comprendre  les 
Ivoix  et  même  à  les  entendre. 


Il  travailla  ses  devoirs,  ses  leçons,  avec  une  do- 
cilité copiée,  sans  joie.  Il  lâchait  de  retenir,  mais 
toujours,  mais  partout,  il  s'étonnait  de  la  petitesse 
de  l'enseignement  positif,  de  la  faiblesse  des  faits 
et  des  dates,  de  la  mort  des  formules;  il  s'étonnait 
de  toute  la  maigre  science. 

Et  à  chaque  instant  du  jour,  il  oubliait  impérieu- 
sement les  préceptes  parlés  et  écrits,  pour  adorer 
ce  qui  est  adorable,  et  son  recueillement  s'en  allait, 
s'envolait,  s'enfuyait  dans  son  cœur. 

(Jue  de  fois,  à  travers  l'existence  dune  mono- 
tonie contagieuse,  il  laissa  tout,  pour  se  mêler  ainsi 
infiniment  à  l'inlini  de  son  être! 

Que  de  fois,  dans  quelque  coin  de  la  cour  de  ré- 
création fourmillante  et  bruyante,  à  genoux  sur  un 
banc,  un  peu  alïaissé,  les  bras  posés  sur  la  barre  du 
dossier,  presque  dans  une  attitude  de  prière,  il  re- 
fusa toute  l'apparence  présente,  il  entra  dans  ses 
émotions,  dans  les  choses  sacrées  !  Il  pensait  à  n'im- 
porte quoi  de  ces  choses  :  à  la  maison  paternelle, 
au  silence  qu'elle  faisait,  ou,  plus  loin,  à  des  jours 
d'autrefois.  Déjà  le  délice  des  inguérissables  sou- 
venirs. Déjà  —  oh  1  angoisse  —  le  paradis  d'un 
passé!...  Et  les  détails  des  anciennes  époques 
remontaient  à  ses  yeux  comme  des  larmes. 


38  LES   SUPPLIANTS 

A  travers  les  murs  rêches  du  collège,  le  sol 
boueux,  il  voyait  sa  rêverie  respirer,  sanimer  de 
deux  existences  qui  étaient  divinement  la  sienne  : 
sou  père,  le  bienfaiteur,  sa  mère,  la  fée... 

Dans  l'ambiance  insignifiante  et  abstraite,  il  rê- 
vait, exilé  dans  une  immensité  qui  n'était  pas  celle 
du  temps  et  de  l'espace,  qui  était  l'immensité 
pure. 

H  lui  fallait  longtemps  pour  se  remettre  au  point 
de  la  réalité,  se  rapetisser,  se  cacher  dans  l'appa- 
rence extérieure,  et  cet  effort  lui  faisait  mal. 

Ainsi,  sa  vie  intérieure  prenait  toute  la  place, 
s'exhalait  en  appel  immense.  Appel  de  quoi  ?  De 
tout  ce  qu'il  n'avait  pas.  Le  cœur,  c'est  appeler 
tout,  et  il  n'était  que  son  cœur. 

Des  privations  s'établirent  en  lui,  vite  ampli- 
fiées. Le  long  du  jour,  il  allait  demandant  le  soir  ;  le 
long  de  la  semaine,  il  vivait  cherchant  le  di- 
manche. 

Il  désira  la  liberté.  La  liberté  est  douce  et  paisi- 
ble comme  le  pain  :  on  n'y  fait  pas  attention  aux 
jours  suffisants  ;  mais  dès  qu'on  ne  l'a  plus,  on  se 
rappelle  le  bon  goût  qu'elle  avait.  Il  adora  sa  liberté 
perdue,  sa  liberté  future.  Souvent,  la  face  aux  car- 
joaux  grillagés,  serré  au  front  par  la  prison,  il 
fixait  les  rues,  les  rues  inaccessibles,  les  rues  sur- 
nnlurelles.  Kt  vraiment,  A  le  voir,  on  eût  dit  qu'il 
rherchait  quelqu'un,  qu'il  im|>lorait  une  absence, 
cet  infini  criicl  de  ceux  qu'on  aime. 

Ml  il  s'immobilisait,  attentif  dans  la  cour,  iuat- 


LES    SUPPLIANTS  39 

tenlif  dans  la  classe,  purifié  des  détails,  songeant 
au  grand  salut  de  la  destinée  :  le  bonheur. 


Puis,  continuellement  désillusionné,    pt£ reculé 
par  l'ennui,  il  leva  sa  tête,  qui  était  contre  tout. 

Il  quêta  un  soulagement,  sinon  une  délivrance. 
Il  quêta  quelque  chose  remplissant  enfin  ses  yeux, 
qui  éclairaient  ses  privations,  ses  mains,  qui  fai 
saient  fuir  l'azur  devant  elles,  son  front,  mur  ter- 
rible de  son  ombre. 

('e  fut  une  envie  dètre  complètement  lui  même, 
de  faire  cesser  cette  disproportion  aiguë  entre  ce 
qu'il  était  vraiment,  sa  pensée  palpitante,  et  ce  qu'il 
était  dans  le  monde  extérieur  :  un  peu  d'argile 
meurtrie  de  tous  côtés,  un  peu  de  place  disputée. 
Être  si  grand  et  si  petit  ! 

11  se  dressa  avec  un  orgueil  plus  sourd,  sagita, 
alla  plus  résolument  à  rencontre  de  l'existence 
qu'on  lui  faisait. 

Il  n'en  sentit  que  plus  fortement  la  loi  d'élroitesse 
qui  le  tenait,  la  grilTe  des  choses,  qui  le  réduisait  à 
n'être  ici-bas  que  le  fantôme  de  lui-même. 

Il  se  fit  résistance,  montra  ce  mauvais  esprit  qui 
attire  la  haine  des  maîtres.  Les  réprimandes,  les 
punitions  tombèrent  sur  lui.  II  les  aima.  Elles  lui 
donnèrent  un  sourire  plus  vrai.  II  lui  plut  de  sortir 
des  rangs,  dénoncé,  coupable,  dans  une  honte  qui 
ressemblait  à  de  la  gloire  parce  qu'on  le  contem- 


40  LES   SUPPLIANTS 

plait.  Ses  lèvres  prirent  goût  à  dire  :  non.  Il  lui 
semblait  faire  aux  empereurs  de  son  enfance  des 
refus  impériaux. 

Quoi  de  plus,  quoi  de  plus?  Régner,  régner  tout 
entier.  Réaliser  toute  sa  grandeur  cachée.  Il  avait 
besoin  de  lui-même.  Ses  rêves  d'espoir  l'appelaient 
réellement  comme  un  sauveur.  Quelaire? 

S'échapper,  s'enfuir,  loin,  n'importe  où,  créer  de 
la  distance?  11  pensa  à  cela,  un  jour,  la  main  crispée 
sur  cette  extase...  11  vécut  pendant  quelque  temps 
dans  l'émerveillement  de  pays  autres  qu'il  décou- 
vrirait, de  campagnes  exquises  qu'il  cueillerait... 
Des  chemins  où  la  rosée  multiplie  et  illumine  le 
soleil  levant  ;  des  vieux  mails  herbeux  dont  les 
murs  adoucis  et  verdis  s'efleuillent  avec  les  mar- 
ronniers ;  des  villages  qui  auraient  h  ses  yeux,  de 
par  la  décision  auguste  qui  l'y  pousserait,  des  dé- 
lices et  des  reflets  d'œuvres... 

Mais  non  !  fuir,  bientôt  cela  lui  sembla  vide, 
flétri,  le  contraire  dune  action...  Et  puis,  on  ne 
peut  pas  fuir  ;  quand  on  est  entouré  de  ses  amours, 
cet  horizon-là  est  comme  l'autre  :  l'homme  est  trop 
homme  pour  s'en  enlever... 

Il  retomba  dans  son  insatisfaction,  dans  l'ivresse 
de  se  dire  :  Oh  !  tout  ce  que  je  serais  si  j'étais  !  Kt  il 
médita  de  grandes  révoltes,  et  il  pensa  que  la  vio- 
lence doit  être  frappée. 

Ainsi,  cette  réalisation  urgente  de  son  importance 
lui  apparaissait  sous  une  forme  de  plus  en  plus  di- 
recte, concrrte,  bru  la  h'. 


LES   SUPPLIANTS  41 

Son  enfance  lui  avait  appris  à  désapprendre  les 
choses  extérieures,  les  biens  terrestres,  et  pourtant, 
c'est  vers  cela  qu'il  tendait  à  présent  ses  mains. 
C'est  de  cela  qu'il  voulait  voler  pour  s'en  accom- 
plir. 


Il  se  trouva  que  l'opinion  s'entretenait  alors  de 
récents  exploits  d'anarchistes.  Des  bombes  avaient 
éclaté  dans  la  bourgeoisie,  qui  se  soulevait  de  haine 
éblouie. 

Les  coupables  avaient  été  pris.  On  lisait,  éparses 
dans  les  journaux,  leurs  tliéories  d'enfants,  à  la  por- 
tée des  grands  et  des  petits  enfants.  Ils  étaient 
pleins  de  beaux  rêves  d'amour,  de  justice  et  de 
joie.  Et  ils  voulaient  réaliser  ce  paradis,  ils  vou- 
laient que  leur  bonté  fùl.  Ils  essayaient  qu'elle  fût 
malgré  tout,  tant  ils  avaient  besoin  du  bonheur  des 
hommes.  Ils  étaient  persuadés  qu'il  fallait  détruire 
la  société  actuelle  pour  faire  [)lace  à  la  meilleure. 
Ils  n'avaient  pas  des  formes  de  méchants,  ils  avaient 
des  formes.de  rêveurs  qui  veulent  toucher  leur 
idéal;  ils  avaient  des  formes  de  foules  qui,  inno- 
cemment, tout  droit,  vont  peupler  leurs  rêves. 

11  était  leur  frère  ;  mais  il  était  arrêté  au  fond  de 
son  coin  et  de  son  enfance.  Il  avait  leur  forme,  mais 
ses  rêves  à  lui  n  étaient  que  des  rêves. 

Cette  ressemblance  le  fit  tressaillir.  Et  il  écouta, 
en  tremblant  plus  que  les  autres,  le  tumulte  que 

4. 


42  LES   SUPPLIANTS 

ces  gens  faisaient  dans  le  monde  en  jetant  leurs 
aveux  de  flammes. 

Un  jour,  très  tôt,  dans  Taube  bouleversée,  assis 
sur  son  lit  froid,  hésitant  au  bord  du  jour  comme 
au  bord  dun  abîme,  il  crut  qu'il  devait  faire  comme 
eux...  Oui...  Tuer  la  violence  qui,  monstrueuse,  l'en- 
serrait et  le  cachait,  et  puisqu'une  maison  écrasait 
sa  sombre  importance,  s'armer  du  tonnerre  qui 
casse  et  qui  immensifie  les  maisons. 

Mais,  à  mesure  que  l'idée  le  pénétrait,  un  effroi 
s'éveillait,  inconnu,  répercuté  du  fond  de  lui.  Cela 
serait  mal,  cela  serait  réprouvé  et  odieux,  cela  se- 
rait une  effroyable  désobéissance. 

Une  désobéissance  à  quoi?  11  avait  la  notion  du 
bien  et  du  mal.  Parfois,  il  s'était  aperçu  que  certaines 
actions:  le  mcnsonj^e,  par  exemple,  deviennent  à 
accomplir,  gênantes,  angoissantes,  impossibles. 
C'était  un  confus  instinct  venu  il  ne  savait  d'où, 
comme  un  cauchemar  innomé,  fini,  mais  dont 
l'inerte  souvenir  pèse  encore  sur  le  geste  délivré  du 
réveil.  Il  avait  cette  lourdeur  qui  s'opposait  <i  sa 
volonté  émotionnée.  C'étaient  deux  forces  en  lui, 
mais  l'une  était  morte,  et  l'autre  était  vivante. 


En  allant  au  collège,  ce  jour-là,  il  considéra,  tout 
changé  par  sa  résolution,  les  murs  haineusement 
debout. 

Une  bombe...  c'était  celai  Une  bombe  ferait  à  tra- 


LES    SUPPLIANTS  43 

vers  ces  murs,  au  hasard,  une  fleur  grande  comme 
son  cœur.  Une  bombe  lui  ressemblerait.  11  frémit 
d'impatience. 

Dès  lors  son  existence  tomba  dans  des  détails.  Il 
s'approcha  de  ses  camarades.  Du  milieu  de  son 
angoisse,  qu'il  faisait  taire,  du  milieu  de  son  anti- 
que pudeur,  qui  se  dissipait,  il  les  appela.  11  lui  en 
fallait  un,  il  lui  fallait  un  aide,  un  soldat.  A  ceux 
qui  lui  parurent  attentifs,  il  parla  de  rancune,  de 
rébellion,  étonné  d'abord  du  son  de  sa  voix. 

Luu  des  petits  collégiens  vint  à  lui  avec  facilité, 
lui  confia  sa  tendresse  que  la  vie  abîmait  de  jour  en 
jour.  Il  s'appelait  Serge,  était  blanc  et  faible.  Lui 
parlerait-il  de  la  bombe?  Il  n'osa  pas:  il  était  trop 
blanc  et  Irop  faible,  il  ne  comprendrait  pas;  il  ne 
comprendrait  qu'après... 

Ce  fut  un  mauvais  écolier,  borné  et  brutal,  au 
front  bossue  comme  des  pierres,  aux  lourdes  mains 
entraînantes,  qui  devint  son  complice.  Celui-là  ne 
vit  dans  l'entreprise  qu'un  coup  de  méchanceté  et 
de.  vengeance,  rien  de  plus. 

Cette  face  sourde  participait  tout  de  même  un 
peu  à  la  fête  d'espoir,  et  parfois  au  milieu  des 
études  et  des  classes,  à  travers  les  fantômes  de  ceux 
qui  ne  savaient  pas,  ils  se  regardaient  tous  deux  et 
se  souriaient  graduellement  dans  l'éblouissement 
futur. 


44  LES    SUPPLIANTS 


Dans  la  maison  de  ce  dur  et  sûr  complice,  en 
haut  de  Montmartre,  se  trouvait  une  cave  vide  où 
un  jour  ils  s'enfermèrent  pour  faire  une  bombe  à 
leur  image. 

Un  rayon  pâle  filtrait  là,  martyrisé  de  poussière, 
n'atteignait  que  leurs  ligures  et  leurs  mains.  Le 
cachot  était  si  profond  qu'on  voyait  le  ciel  se  mêler 
aux  barreaux  du  soupirail. 

Au  milieu  de  cette  ombre,  les  drfux  enfants  se 
ressemblaient  à  cause  de  leur  grand  désir;  Maximi- 
lien  ne  se  rendait  pas  compte  que  la  douceur  qu'il 
éprouvait  provenait  aussi  de  cette  présence  qui  l'as- 
sistait ;  il  ne  s'en  doutait  pas,  mais,  malgré  lui,  il 
tournait  la  tête  et  regardait  son  complice. 

Ils  firent,  avec  des  cartouches  de  chasse,  un  petit 
paquet  charbonneux  d'où  traînait  un  filament. 

Quand  leur  bombe  fut  finie,  ils  se  mirent  à  ge- 
noux devant  cette  petitesse  pour  la  voir  de  plus 
près.  Ils  la  contemplèrent  longtemps.  Us  frisson- 
naient d'un  immense  espoir,  d'un  espoir  d'anges 
tombés. 

Ainsi  Maximilien  cherchait  à  imiteravec  sesmains 
l'infini  de  lui-même.  Rien  que  l'abîme  informe  du 
cœur  défende;  (pion  en  fasse  des  images  concrètes, 
l'enfant,  tenté,  empoisonné  parles  choses  et  les  faits 
matériels,  s'agenouillait  devant  l'idole  de  son  cœur. 


LES   SUPPLIANTS  45 


Quelques  jours  après,  le  soir,  il  sortit  du  collège, 
seul  parmi  les  autres.  Il  avait  un  grand  capuciion 
d'écolier,  sous  lequel  ses  mains  tenaient  diffu-ile- 
ment  la  bombe  tremblante,  semblaient  contenir  les 
battements  démesurés  d'un  rêve.  Une  petite  pluie 
fine  voilait,  vidait  les  rues,  faisait  luire  les  pavés. 
Nul  ne  le  vit  s'arrêter  sur  le  long  trottoir  droit,  près 
d'une  fenêtre  de  classe. 

Puis  après,  sur  un  banc  du  square,  à  quelque 
distance  dans  l'ombre,  il  épia,  les  yeux  déjà  resplen 
dissants.  La  foule,  au  loin,  murmurait  à  peine,  pué- 
rilement ;  des  voitures  grondaient,  s'eiïaçaient 
dans  le  temps  morne.  Il  attendit...  11  attendit  que 
sa  vie  étoulïée,  méconnue,  apparut  à  tous  de  loin, 
de  haut,  dans  son  envergure  et  son  soleil.  Il  attendit 
la  péripétie  de  vérité. 

Ainsi,  parfois  quelque  loqueteux  criminel,  posté 
dans  la  boue  à  proximité  d'une  porte  cochère,  a 
attendu  impérieusement  de  voir  enfin  éclore  l'arc- 
en-ciel  de  justice  qui  se  torturait  d'ombre  au  fond 
de  lui  ! 

Il  commençait  à  être  tard,  l'assombrissement  ve- 
nait vite.  Le  ciel  était  encore  assez  terrestre  pour 
montrer  les  hommes,  assez  profond  déjà  pour  mon- 
trer une  étoile.  Il  y  avait  des  arbres  alentour.  A  ce 
moment  de  l'année,  la  nature  est  charmante.  La 
saison   matinale  et  enfantine  ne  s'occupe  encore 


46  LES    SUPPLIANTS 

qu'à  se  parer.  Avec  ses  minces  et  insuffisantes  guir- 
landes, le  printemps  joue  au  printemps. 

Mais  les  yeux  de  l'enfant  étaient  graves  ce  soir. 
D'ailleurs,  les  vrais  yeux  sont  toujours  graves,  le 
soir.  Le  soir  a  une  forme  pathétique.  C'est  un  grand 
désir  de  ne  pas  mourir.  Il  n'y  a  plus,  le  soir,  qu'une 
faible  lueur  qui  voudrait  toute  un  nouveau  matin, 
qu'une  douceur  pauvre  qui  a  besoin  de  la  douceur 
de  lumière,  qu'une  harmonie  qui  attend,  triste, 
comme  une  demande,  un  espoir,  comme  quelque 
chose  de  chrétien. 

Une  demande,  un  besoin...  Il  tourna  ses  yeux 
malheureux  vers  la  fenêtre  où  respirait  la  bombe. 

11  y  eut  une  brusque  lueur,  une  détonation 
sourde  ;  la  fenêtre  s'incendia,  s'éteignit  dans  un 
fracas  de  vitres  cassées,  un  nuage  blanchâtre  fusa, 
s'arrêta  mollement,  en  l'air.  Quelques  cris  s'élevè- 
rent dans  la  rue,  puis  des  gens  coururent  vers  la 
fumée...  Il  en  venait  de  partout.  11  se  leva,  ivre  de 
gloire,  et  alla,  lui  aussi,  vers  la  fenêtre,  poussé, 
porté  triomphalement  par  la  curiosité  surnaturelle 
de  la  foule.  Il  avait  dans  la  tête,  dans  la  gorge,  le 
cri  de  la  bombe,  et  il  se  répétait  royalement  :  «  J'ai 
été,  je  suis!  On  m'a  vu,  on  m'a  vu  tout  entier!  » 


II  s'approclia,  se  haussa  hors  du  Ilot  de  curieux, 
regarda  infiniment,  regarda... 

Oiryal  il?  Il  y  a,  autour  (rnii  Iron  noii-  formé  par 


LES    SUPPLIANTS  47 

deux  vitres  fracassées  dont  les  morceaux  ont  glissé 
par  terre,  des  traces  fumeuses  qui  rayonnent  et 
figurent  assez  la  trace  d'une  main  géante  ;  sa  main, 
sa  vrai  main  sur  les  choses... 

Avide,  il  regarda...  Puis  il  s'apen^ut,  bien  qu'il 
ie  défendît,  qu'il  se  débattît,  qu'un  grand  calme 
glacé  tombait  sur  lui. 

Le  spectacle  de  la  ville  était,  de  nouveau,  toute 
tranquillité,  toute  innombrable  tranquillité.  Il  n'y 
a  rien  de  changé  dans  l'étendue. 

Le  bruit,  le  cri  de  tout  à  l'heure  n'est  plus  ;  le 
silence  l'a  anéanti  ;  la  fleur  de  flamme  est  à  présent 
noyée  dans  toute  l'ombre,  et  la  blessure  du  mur  qui 
reste  est  tellement  intime  qu'elle  est  perdue,  qu'elle 
est  oubliée,  morte. 

11  sentit,  avant  de  le  comprendre,  (|ue  les  choses 
extérieures  sont  toujours  petites, étant  toujours  plus 
petites  que  d'autres;  que  le  temps  et  l'espace  étagent 
autour  de  nous  un  mirage  continu,  une  perpétuelle 
illusion,  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  avec  le  temps  et 
l'espace...  r/est  le  mensonge  de  la  grandeur;  c'est 
(lu  néant. 

Les  choses  du  monde  sont  du  néant,  et  l'action 
matérielle  n'est  rien  non  plus.  S'occuper  des  choses, 
c'est  jouer  avec  rien,  c'est  se  changer  en  chose. 


Maintenant,  sa  fièvre  de  ces  derniers  temps  s'en 
va  —  triste,  comme  tout  ce  qui  s'en  va  —  le  laissant 


48  I-ES    SUPPLIANTS 

dénudé,  frileux.  Il  voitsarracher  de  lui  toute  cette 
idolâtrie  à  laquelle  il  s'est  donné,  qui  a  été  la 
punition  de  son  ignorance  et  de  sa  faiblesse.  Il  ne 
sait  plus  ;  il  souffre.  C'est  un  moment  grave.  Il  s'ar- 
rête, s'adosse  à  un  réverbère,  qu'on  vient  d'allumer, 
qui  dore  un  peu  le  drap  de  son  capuchon,  de  son 
béret,  de  son  candide  et  jeune  habillement. 

...  Il  se  mit  en  marche,  oubliant  immensément 
la  crevasse  du  mur,  les  traces  rayonnantes  de  fu- 
mée, tout  ce  dégât  noir  et  lourd,  singeant  une 
étoile.  Il  redevint  lui-même  comme  on  devient  nou- 
veau. 11  tourna  sur  le  boulevard,  alla  vers  sa  mai- 
son. 

Une  ombre  se  tenait  près  du  seuil  de  la  porte  ; 
elle  vivait,  c'était  quelqu'un. 

Il  reconnut  cette  présence  :  le  petit  orphelin  boi- 
teux, dont  on  voyait  battre  le  cœur.  Maximilicn 
vint  à  lui.  Sa  sensibilité,  si  grande  et  si  délicate 
qu'elle  était  remuée  par  tout  souflle  humain,  se 
pencha  ce  soir-là  plus  qu'un  autre,  pour  essayer 
d'admirer  ce  visage. 

11  s'arrêta  en  face  de  l'enfant,  il  le  contempla. 

11  n'avait  pas  changé  depuis  qu'on  le  voyait.  Dans 
le  (juarlier  vivant,  il  restait  Umjours  aussi  petit, 
comme  un  bijou.  Son  cou  était  mince  comme  une 
tige.  Ses  mains,  trop  maigres,  se  reliraient  de  la  vie. 
Son  front,  ses  tempes,  ses  formes  saillissaient, 
blanchis.sanles,  mettant  à  peine  un  p»Mi  d'ombre  sur 
son  .squelette;  et  sur  ses  petits  pieds  charmants 
—  car    les    enfants  ont    malgré   (oui,    parmi    les 


LES    SI  PPLIANTS  49 

hommes,  lindélébile  aristocratie  de  leur  petitesse  — 
il  était  posé  légèrement,  hélas  I  comme  une  appa- 
rition. 

Et  Maxiniilien  sentit  combien  la  mendicité  de  ce 
petit  était  vaste,  combien  chaque  chose  précise 
qu'elle  mendiait  était  infime  et  l'exprimait  mal.  Sa 
pauvreté  n'a  pas  de  cesse,  et  monte  toujours  comme 
le  ciel.  Et  il  lut  sur  cette  face  Tillusiou  des  choses 
matérielles. 

Qu'est-ce  qu'une  aumône  terrestre  pour  un  vrai 
pauvre,  pour  un  petit  pauvre?  Chaque  chose  d'au- 
mône est  si  vite  elTacée  par  le  vide  allamé,  acharné 
du  mendiant,  tombe  si  profondément  en  lui,  que 
c'est  presque  du  mépris  et  presque  de  l'erreur.  Ten- 
dre une  obole  à  un  pauvre,  c'est  choquer  et  non 
défaire  sa  solitude  affreuse.  Tendre  une  obole  à  un 
pauvre,  c'est  toucher  sa  plaie.  Lui  donner,  c'est  lui 
donner  de  la  pauvreté. 

11  faut  penser  aux  sources  de  misère  pour  les  tarir. 
Quand  on  est  pur,  on  pense  aux  sources  de  tout. 

11  faudrait  à  cet  orphelin  un  don  suprême,  et  un 
seul  :  sa  mère  qui  est  morte.  Tant  qu'il  sera  vivant, 
elle  sera  morte  ;  voilà  sa  signification  profonde  et 
douloureusement  infinie,  voilà  l'éternel  commence- 
ment de  sa  misère.  Elle  lui  donnait  tout  ce  dont  il 
avait  besoin.  Elle  est  morte...  Elle  n'est  plus  quelque 
part,  elle  est  partout.  Quel  malheur  pour  lui,  qui 
est  si  petit!  Alors  il  fait  ce  qu'il  peut,  il  mendie  une 
à  une  les  choses  qu'elle  avait  pour  lui.  Le  pain,  le 
sommeil,  la  chaleur,  ce  sont  les  autres  noms  de  sa 


r>0  LES    SUPPLIANTS 

mère.  Il  mendie  sans  arrêt  au  milieu  de  la  foule 
une  maternité  anonyme  et  émieltée.  Ceux  qui  pas- 
sent doucement  parmi  tous  ceux  qui  passent,  lui 
donnent  un  peu,  du  bout  des  doigts,  et,  à  la  fin  de 
la  journée,  sa  mère  finit  par  être  venue.  11  mendie 
sa  mère,  et  à  cause  de  cela,  à  cause  de  la  grandeur 
extraordinaire,  impossible,  de  cette  mendicité,  les 
gens  de  ce  monde,  les  choses  de  ce  monde,  ne  peu- 
vent lui  donner  qu'un  peu  et  quun  moment.  On  ne 
le  guérira  jamais  d'aumônes. 

Maximilien  eut  l'intuition  de  tout  cela  et,  se  pen- 
chant tout  près  du  petit,  il  lui  dit,  à  voix  basse, 
dans  l'ombre  : 

—  Tu  es  bien  pauvre,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  répondit  l'enfant. 

Il  ne  dit  que  cette  parole,  mais  si  sincèrement 
(|u'on  sentait  qu'elle  s'arrachait  de  ses  entrailles, 
qu'elle  saignait  de  lui  et  que  la  dire,  cela  l'affaiblis- 
sait. En  somme, dire  oui,  c'est  dire  tout;  c'est  dire 
l'infini  ! 

Maximilien  s'en  alla  après  avoir  donné  les  quel- 
ques sous  qu'il  avait  à  ce  frère  d'enfance.  Il  dépassa 
la  maison,  marcha  devant  lui. 

Kn  approchant  de  ce  petit  et  en  le  quittant,  il 
avait  vu  qu'il  était  pareil  à  lui.  Il  avait  éprouvé  à  le 
regarder  ce  secours  aveugle  :  la  ressemblance. 

Il  allait,  obscurément  tourmenté,  travaillé  par  le 
besoin  de  penser  enfin  sur  soi  des  paroles  justes,  de 
.se  savoir. 

Il  Iros.saillit  ;  il  s'arrêta  en  chemin;  il  avait  trouvé 


I,ES    SUPPLIANTS  51 

un  mot  auquel  il  se  livra  tout  entier,  le  mot  de 
pauvreté. 

Pauvre.!...  Lui  aussi  était  pauvre  et  n'était  même 
i^ue  cela,  puisqu'il  demandait  toujours  quelque 
chose,  toujours  autre  chose...  Il  était  pauvre  comme 
ce  petit  dont  le  cœur  était  si  proche  qu'on  le  voyait. 

Comme  pour  ce  petit,  sa  pauvreté  était  plus  vaste 
que  les  choses.  Les  avantages  matériels  qu'il  implo- 
rait tout  à  l'heure  encore  n'étaient  que  d  illusoires, 
que  d'évanouissantes  aumônes.  Les  gens  du  monde, 
les  gestes  du  monde  ne  pouvaient  lui  donner  qu'un 
peu,  et  qu'un  moment.  La  bombe  était  un  geste 
terrestre.  Son  infini  ne  s'apaiserait  pas  avec  des 
gestes  terrestres.  Il  était  plus  grand  que  toute  la 
charité  du  monde. 

II  s'était  enfin  un  peu  compris.  Pour  la  première 
fois,  depuis  qu'il  s'accomplissait,  il  avait  une  notion 
forte  de  lui.  11  s'apprenait  avec  angoisse,  avec  éton- 
neraent.  Cet  isolement  invincible  de  l'homme  au 
sein  du  mirage  des  choses,  cette  séparation  su- 
prême, il  en  avait  parfois  surpris  l'importance,  de 
face  en  face.  Ce  soir,  il  sentait  cela  se  déchaîner 
dans  ses  entrailles.  11  avait  jadis  entrevu  la  vérité, 
maintenant  elle  était  là  ;  sa  sincérité,  cette  bles- 
sure, saignait. 

11  était  pauvre,  il  était  seul,  il  était  orphelin.;. 
Orphelin  vague...  Et  tout  d'abord,  un  moment,  il 
resta  là,  implorant,  suppliant,  comme  un  petit  en- 
fant perdu,  trop  jeune,  trop  confus  pour  bien  sa- 
voir sou  non». 


52  LES   SUPPLIANTS 

Puis  dans  l'averse  devenue  rare,  dans  le  temps 
encore  brodé  de  pluie,  il  retourna  sur  ses  pas,  re- 
prit le  chemin  de  la  maison.  11  n'en  était  plus  qu'à 
quelques  pas,  déjà  il  en  goûtait  l'ombre,  lorsqu'il 
eut  la  vision  de  son  avenir. 

Il  s'aperçut  doucement,  tout  près...  Il  était  arrêté 
enfin  au  bout  de  la  grande  voie  abandonnée  quil 
prenait  dans  la  vie.  Il  s'aperçut,  assis,  pareil  à  lui- 
môme  et  pareil  à  tous  les  mendiants,  car  ils  sont 
pareils  d'attitude  et  de  mise,  malgré  les  pays,  les 
jours,  et  hélas  !  les  saisons  de  froid  et  de  chaud,  à 
cause  delà  simplicité  suprême  des  haillons. 

11  s'était  un  peu  compris...  11  s'était  entrevu.  Plus 
loin  que  ce  qui  serait  bon,  plus  loin  que  ce  qui  serait 
doux,  que  ce  qu'il  fallait,  il  avait  ressenti  ce  qui  est. 
Ses  yeux  s'attiédirent  de  larmes,  cette  eau  déchirée 
et  tremblante  qui  nous  ressemble. 

Il  s'avançait  sur  le  boulevard,  les  épaules  déjà 
chargées  de  pénombre,  les  vêtements  déjà  appau- 
vris de  bruine,  tandis  qu'au-dessus  de  sa  tête,  en 
proie  au  pâle  .soleil  d'or,  l'azur,  fécond,  verdoyait. 


IV 


Le  crépuscule  faisait  la  maison  grise  et  sage 
lorsque  les  yeux  pleins  de  larmes  et  de  lumières,  il 
gravit  les  deux  marches  de  pierre,  et  ouvrit  la  porte. 
Il  voulait  se  réfugier  dans  sa  chambre.  11  cher- 
cha d'abord,  par  la  maison,  son  père  pour  l'em- 
brasser. 

11  entendit  un  bruit  de  voix.  Le  bureau  de  M.  De- 
sanzac  contenait  des  visiteurs.  Depuis  quelque 
temps,  l'ancien  critique  s'elTorçait  de  retrouver,  de 
réunir  des  amis  d'antan,  pour  leur  parler  de  Maxi- 
milien,  leur  demander  des  conseils,  leur  demander 
de  l'aider  à  le  sauver. 

C'était  presque  tous  des  hommes  éminents  ; 
M.  Desanzac  les  avait  connus  au  collège  ou  à  la  Fa- 
culté de  Bordeaux,  et  lorsqu'ils  étaient  là,  le  père 
voyaient  ses  souvenirs  de  jeunesse  revivre  autour 
de  la  jeunesse  réelle,  triomphante,  de  son  fils,  et 
c'était  un  mélange  délicieux  d'enfances. 

Ce  soir-là,  ils  étaient  trois  :  un  professeur,  un 


:>i  LES    SUPPLIANTS 

«crivain  et  une  autre  personne  que  Maxirailien 
n'était  pas  bien  sûr  de  connaître. 

Ils  avaient  déjà  parlé  du  caractère  anormal  de 
l'enfant,  de  sa  sensibilité  mystérieuse  et  exclusive, 
lorsque  celui-ci,  timidement,  poussa  la  porte  et  se 
présenta. 

Un  peu  merveilleusement,  il  sentit  une  à  une  les 
têtes  se  tourner  vers  lui,  marquées  de  surprise, 
comme  si  ces  hommes  le  contemplaient  pour  la 
première  fois. 

Il  fut  reconnu  confusément,  lui  si  méconnu. 
N'avait-il  pas  l'aspect  libéré,  détaché,  de  ceux  qui 
viennent  modifier  les  choses  acquises,  retourner  les 
étendues  piétinées,  durcies  et  acharnées?  N'avait-il 
pas  sur  sa  tête  une  sorte  d'auréole  ennemie  ? 

Un  instant  de  silence  eut  lieu  autour  de  lui,  puis 
la  conversation  reprit,  plus  sérieuse,  plus  grave  et 
comme  bénie.  Elle  s'engagea  dans  des  voies  simples. 
On  l'interrogea  sur  ses  études.  II  répondit  en  peu 
<le  mots,  occupé  tout  entier  à  penser  qu'on  est 
orphelin... 

—  Il  a  l'ûme  religieuse  dit  quelqu'un. 

—  Oui,  dit  M.  Desanzac.  II  est  plein  de  grandes 
pensées  vagues,  il  a  l'âme  religieuse... 

Le  père,  très  libre-penseur,  avait  l'air  déçu.  Le 
l)rofesseur  considéra  alTectueuseraenl  l'enfant  et  dit  : 

—  Au  lieu  de  chercher  à  jouer,  il  cherche  de  la 
lumière;  il  est  plus  limpide  que  les  autres. 

II  ajouta  : 

—  U  s'approche  de  Dieu. 


LES    SUPPLIANTS  55 

«  Ce  n'est  pas  un  mal,  au  conlraire.  C'est  magnili- 
queraent  naturel.  C'est  beau.  Dès  qu'on  lâche  les 
petites  choses  précises,  et  qu'on  va  droit,  on  joint 
l'absolu.  Dès  qu'on  se  désintéresse  des  heures,  on 
se  met  à  jjenser  à  réternité,  vertu  de  Dieu.  Au  delà 
<le  la  vie  quotidienne,  on  touche  Dieu,  puisque 
Dieu  est  au  bout  des  lioiiimes  et  des  choses. 

—  Et  il  n'est  jamais  trop  tôt,  dit  un  autre  inter- 
locuteur, pourvoir  la  vie  de  cette  grande  manière 
blanche.  Les  principes  infinis  sont  tous  plus  faciles 
les  uns  que  les  autres  ;  ils  sont  paternels,  ils  sourient. 
Dieu  est  candide,  et  digue  des  enfants. 

—  Crois  tu  en  Dieu,  mon  petit?  deraanda-t-on. 

—  Non,  dit  Maximilien. 

Cette  réponse,  et  le  ton  catégorique  dont  elle  fut 
prononcée,  amenèrent  des  sourires  entendus.  Le 
l)rofesseur  passa  sa  main  sur  sa  ligure  ridée  et 
compliquée,  et  dit  : 

—  Tu  y  crois  sans  le  savoir...  Tu  es  près  de  lui, 
mais  lui  seul  le  sait. 

«  Vois-tu,  mon  enfant,  tu  essayes,  et  tu  as  raison, 
(le  te  troubler  grandement  dans  la  vie  :  tu  te  trou- 
bles en  Dieu;  mais  tu  ne  connais  pas  encore  le  nom 
de  la  joie.  Tu  penses  à  Dieu  à  tâtons.  » 

Une  nouvelle  pause  succéda  à  ces  paroles.  Quand 
on  parle  de  choses  religieuses,  on  a  comme  la  pu- 
deur de  la  vérité  vraie,  et  des  silences  viennent  sou- 
vent sur  les  voix. 

~  Ne  pas  croire  en  Dieu  !  murmura  enfin  un  des 
hommes  qui  étaient  là.  Pauvre  petit,  tu  verras  peu 


56  LES    SUPPLIANTS 

à  peu  comme  toutes  les  autres  croyances,  toutes, 
sont  liées  à  celle-là,  combien  toutes  les  vérités 
supposent  cette  vérité  suprême  I  Si  Dieu  n'était  pas, 
ce  ne  serait  pas  la  peine  non  seulement  de  vivre, 
mais  de  penser. 

«  Tu  verras  la  diflérence  universelle  qu'il  y  a 
entre  croire  et  ne  pas  croire  !  » 

Et  l'homme  mit  sa  main  sur  l'épaule  de  l'enfant 
pour  le  caresser  et  le  prendre. 

...  D'autres  voix  s'élèvent,  et  parlent  avec  un 
calme  qui  n'est  pas  vivant.  Elles  n'interrogent  plus 
l'enfant,  le  laissent  à  lui-même,  mais  elles  parlent 
toujours  de  Dieu,  à  cause  de  lui. 

Lui,  est  accablé  d'une  indicible  fatigue.  Ses  yeux 
se  brouillent,  il  entend  mal.  Adossé  au  mur,  il  se 
referme,  mais  tel  qu'il  était  tout  à  l'heure  dans  la 
rue,  pensant  à  la  solitude  qui  sillimite.  Petit,  il  est 
éclairé  jusqu'au  front  par  la  fenêtre.  Il  demeure  là, 
insensible  comme  une  fleur,  dans  la  gloire  de  sa 
simplicité. 

En  ce  moment,  tandis  qu'il  s'endort  ainsi  au  mi- 
lieu de  son  parfum,  il  perçoit  une  parole  qui 
s'exhale  des  assistants.  Il  la  pen'oit  |)ar('(':  qu'elle  a 
été  proférée  en  frémissant,  coninu'  nn  cri  d'hor- 
reur à  demi  étouflé. 

—  Si  Dieu  n'est  pas,  il  n'y  a  que  nous  qui  soyons 
vivants,  il  n'y  a  (pie  nous,  et  la  mort... 

Il  se  dit  machinalement,  ne  retenant  que  la  vérité 
pure,  comme  un  écho  sublime  : 

—  Il  n'y  a  (|ue  nous... 


I,ES    SUPPLIANTS  67 

...  Maintenant,  tandis  qu'ils  causent,  groupés 
dans  la  brume,  et  qu'au  milieu  d'eux,  son  père  est 
le  plus  beau,  il  rêve  au  delà  d'eux,  aidé  par  la 
musique  de  la  fatigue.  11  rêve  sans  comprendre  — 
car  que  comprend  il  ici-bas?—  à  tout  le  bien  immé- 
diat, intime,  dont  il  jouirait,  si  la  grandeur  et  la 
bonté  vivaient,  si  l'infini  était  quelqu'un  ! 

Dieu,  ne  serait-ce  pas  tout  de  suite,  dans  cette 
chambre, l'aumône  même, la  guérison  de  la  pauvreté, 
la  maternité  toujours  miraculeusement  riche  ?... 
Alors...  Sa  ressemblance  avec  le  petit  mendiant  du 
soir  se  formulait  mieux  encore.  11  entendait  son 
propre  nom  :  11  était  orphelin  du  bon  Dieu. 

Une  mélancolie  au-dessus  de  son  âge  l'envahit 
dans  les  derniers  reflets  du  jour;  il  eut  l'inexpri- 
mable regret,  le  remords  de  n'avoir  jamais  et  nulle 
part  vu  Dieu. 

Et  môme,  doucement,  avec  une  sorte  d'espoir 
égaré,  de  folie  prête  à  tout  oser,  le  petit  garçon  leva 
les  yeux  ;  il  regarda  devant  lui,  là-bas,  il  regarda 
éperdument,  avec  envie,  avec  création... 

Mais  nos  yeux  n'enfantent  rien  que  notre  gran- 
deur. Regarder,  cest  dans  nos  entrailles;  regarder, 
c'est  la  façon  humaine  et  grise  de  rayonner. 

Ses  regards  s'étendaient,  impitoyables,  invin- 
cibles, seuls,  seuls... 

On  ne  voit  de  Dieu  que  la  place  vide,  on  n'en 
voit  que  le  ciel,  on  en  entend  que  le  nom  ;  on  n'en 
ressent  que  le  besoin  béant. 

Ses  paupières  se  ferment  de  sommeil,  ses  tem- 


53  LES   SUPPLIANTS 

pes  bourdonnent.  Il  ne  sait  pas,  il  ne  sait  pas,  sinon 
que  la  nuit  est  tout  à  fait  tombée  et  qu'on  est  dans 
le  ciel. 


Il  reprit  son  existence  de  collégien  dans  un  état 
•d'orphelinat.  Cela  lut  nouveau  d'abord,  puis  cela 
fut  triste. 

Il  continua  tant  bien  que  mal  ses  études.  Sa  vie 
fut  toutefois  plus  sérieuse,  dédaigneuse  de  toute 
manifestation  extérieure.  Ses  livres  et  ses  cahiers 
furent  mieux  rangés,  ses  actes  plus  mesurés.  Mais 
tout  seul,  il  s'ennuyait,  s'inquiétait,  regrettant,  es- 
pérant, dépassant  les  jours.  C'est  terrible  d'être  un 
peu  orphelin,  toujours,  malgré  les  splendeurs  de  la 
maison  dans  laquelle  on  rôntre  ! 

Parmi  ses  condisciples,  il  n'avait  pas  d'amis.  Pour- 
tant comme  il  ne  faisait  de  mal  <i  personne, il  n'était 
pas  détesté;  il  n'était  qu'étranger.  Il  posait  parfois 
de  grandes  questions  importantes  qu'on  a  pas  cou- 
tume de  se  poser,  qui  sont  en  dehors  de  la  conver- 
sation : 

—  Etes-vous  heureux?  Croyez-vous  en  Dieu? 
Les  uns,  interloqués,  faisaient  des  gestes  de  sur- 

])rise,  d'ignorance,  ne  savaient  que  répondre.  Ils 
avaient  plus  ou  moins  parlé  de  cela  avec  des  grandes 
personnes  ;  mais  ils  n'y  avaient  jamais  pensé  avec 
des  enfants  de  leur  ;lge. 

—  Ah  !  disaient-ils,  on  ne  peut  pas  savoir  ! 


LES   SUPPLIANTS  5» 

D'autres  se  moquaient  de  la  signification  trop  dé- 
mesurée et  trop  douce  de  sa  question. 

D'autres  disaient  :  «  Je"  crois,  mais  cela  est  mé 
langé  de  beaucoup  de  doute.  »  Et  ils  n'avaient  pas  de 
conviction,  quoiqu'ils  soupirassent  quelquefois. 

11  y  ei^  avait  qui  raisonnaient,dissertaient,nffraionl 
de  petites  idées  qu'ils  croyaient  avoir  inventées  : 

—  11  faut  bien  quelque  chose  au-dessus  de  nous, 
que  ce  soit  Dieu  ou  autre  chose...  11  a  bien  fallu  un 
commencement... 

Mais  aucun  ne  sentait  1  importance  de  Dieu.  C'est 
pourtant  la  question  humaine.  Le  Dieu  de  bonheur 
est  il?  Notre  supplication  est-elle  recueillie  là-haul? 
Kst-ce  qu'elle  vit?  Oh  !  est-ce  qu'elle  est  resiée  sur 
nous,  morte  depuis  toujours?  Vraiment  il  n'y  a  rien 
de  plus  pathétique  que  cette  aventure  mystérieuse 
de  la  prière. 

Maximilien,  délaissé,  se  mettait  à  éprouver  cruel- 
lement le  néant.  Son  cœur,  où  tout  s'engloutissait, 
allait  pourtant  en  quête  de  quelque  chose.  11  levait 
dans  la  fuite  du  temps  sa  tête  adorante.  11  appelait 
au  secours  du  fond  de  ses  profondeurs. 


Une  annét3  passa.  Un  autre  printemps  vint  avec 
ses  tremblants  émois.  L'air  s'attiédit,  les  soirées 
s'éclaircirenl,  puis  s'illuminèrent  ;  il  y  eut  de  nou- 
veau du  soleil  et  de  la  chaleur.  Sou  cœur  eut,  aux 
déclins  des  jours,  d'étranges  frissonnements. 

Ses  fatigues  étaient  tristes,  plus  tristes  qu'avant. 
Cette  grande  pauvreté,  où  le  mènerait-elle?  Car  il 
irait  jusqu'au  bout  de  ses  instincts  ;  il  s'acquitterait 
parfaitement  avec  la  vérité. 

Un  soir,  il  revenait  de  classe,  il  lonu:cait  le  boule- 
vard. L'exil  qu'il  vivait  le  remua  i)lus  grandement, 
plus  mûrement,  plus  définitivement  que  jamais. 
Cette  soirée  était  la  soirée  de  toutes  les  autres. 

Il  avait  quinze  ans.  II  était  là,  orphelin,  avec  tout 
dans  les  mains,  avec  rien  dans  les  mains.  Ses  yeux 
étaient  comme  ceux  (1  lin  naufragé,  usés,  lavés  par 
rétendue  fuyante  et  immense  et  abstraile...  Il  con- 
templa en  j)assanl  les  bouti(|ues  connues  ;  le  bric-à- 
brac,  le  débit  de  vins,  la  mercerie.  Rien   n'avait 


LES   SUPPLIANTS  61 

changé.  Dans  cette  bataille  contre  le  monde,  qui  était 
l'histoire  de  sa  pensée,  on  eût  dit  que  c'était  lui  qui 
s'ellaçait,  lui  qui  disparaissait. 

Une  défaillance  morale  le  prit.  Jamais  un  tel  acca- 
blement ne  l'avait  courbé,  rapetissé.  Sa  douleur  était 
si  profonde  qu'à  un  moment  il  s'arrêta.  Il  s'assit  sur 
un  banc,  un  peu  tremblant,  comme  s'il  avait  froid. 

Quoi?  où  en  est-il?  où  est-il?  Que  demanderait-il 
s'il  pouvait  ? 

Un  couple  passa. 

Une  femme?  Non,  ce  n'était  pas  une  femme... 
Peut-être  si  pourtant,  peut-être  était-ce  aussi  une 
femme... 

Un  oiseau,  sur  une  branche  verte,  pas  bien  loin  de 
lui,  dans  ce  paysage  de  ville,  chanta.  Il  l'envia 
machinalement.  Cet  oiseau  épanoui  en  chant  tenait 
plus  de  place  que  lui! 

Alors  se  fit  jour  en  lui  une  aspiration  qui  était 
déjà  venue  jadis.  Se  révéler...  Parler...  S'avouer... 

Oh  !  n'était-il  pas  trop  muet,  trop  caché...  Ne 
mourrait-il  pas,  en  somme? 

11  baissa  le  front,  regarda  le  sol,  maintenant  sa 
serviette  sur  ses  genoux,  avec  ses  deux  mains  blan- 
ches, et  il  pensa  tout  bas  : 

—  Oh  !  si  mes  idées,  les  choses  de  moi  pouvaient 
s'exprimer,  prendre  forme,  demeurer  !  Si  mon  rêve 
des  rêves  humains  pouvait'enlm  éclore  !...  Le  silence 
fait  mal  et  fait  mourir...  Ne  pas  mourir  à  mesure 
qu'on  vit,  ne  pas  mourir,  ne  pas  mourir  !... 

Une  forme  humaine,  homme   ou  femme,  assise 

6 


62  LES   SUPPLIANTS 

presque  contre  lui,  de  l'autre  côté  du  banc  double, 
se  leva,  partit.  Il  entrevit  ce  départ,  et  mit  la  main 
sur  son  cœur. 

Et  il  comprit  que  ce  dont  il  avait  besoin,  c'était 
cette  chose  profonde  :  quelqu'un. 

Quelqu'un  où  parler,  quelqu'un  où  s'écouter,  se 
loucher.  Oh!  quelqu'un  où  ne  plus  mourir!...  Un 
confident,  un  ami  par  qui  sa  grandeur  deviendrait 
une  parole  et  serait  là. 

Quelqu'un,  c'est  la  même  chose  que  parler. 


Mais  il  n'avait  personne. 

Ses  camarades  de  classe  ?  Trop  de  familiarité 
obscurcissait  à  jamais  leurs  rapports  avec  lui.  Les 
siens?  Léonore  ne  le  comprendrait  pas,  parce  qu'elle 
ne  pensait  pas.  Son  père  ne  le  comprendrait  pas, 
parce  qu'il  pensait  autrement  ;  et  leur  parler  c'était 
ne  rien  dire. 

A  ce  moment,  levant  les  yeux,  il  aperçut,  arrêté 
tout  près  de  lui,  un  passant  qu'il  n'avait  pas  vu  s'ap- 
procher, et  qui  lui  dit  dans  la  pénombre  : 

—  ('/est  toi,  Max  ? 

Maximilien  lui  tendit  la  main. 


(Vêtait  un  condisciple  ])eu  connu  de  lui  :  Jacques 
Ilcilin.  Eu  tWnanl  après  la  chisse,  il  était  venu  là, 
par  hasard,  par  le  luiracle  du  hasanl. 


LES   SUPPLIANTS  63 

Il  restait  debout,  hésitant.  Il  avait  une  figure 
sérieuse  et  studieuse,  Inclinée  légèrement  sur 
l'épaule. 

—  A  quoi  penses-tu  ?  demanda-t-il  doucement 
en  s'asseyant  sur  le  banc. 

—  A  ce  que  je  ferai  dans  la  vie,  dit  Maximilieu. 
Je  viens  de  comprendre  qu'il  faut  faire  (juelque 
chose. 

—  Mais  certainement,  dit  Jacques,  ne  compre- 
nant pas  encore. 

Il  se  retourna  à  demi  vers  Maximilien  et  le  consi- 
déra avec  un  sourire  qui  n'était  qu'un  meilleur 
regard. 

Alors  Maximilien  se  mit  h  parler  de  lui-même,  ce 
qu'il  n'avait  jamais  su,  jamais  pu  faire  jusque-là.  Et 
sur  ce  banc  où  il  était  venu  se  réfugier,  il  murmura 
enfin  : 

—  Je  ne  suis  pas  comme  les  autres... 


L'enfant  se  tut  et  môme  se  recula  un  peu  en 
arrière,  ramenant  sur  lui  le  voile  de  la  pénombre. 

Je  ne  suis  ])as  comme  les  autres.  .. 

C'étaient  là  des  paroles  inattendues.  Le  nouveau- 
venu  fut  d'abord  déconcerté,  gêné  par  la  totalité 
de  cet  aveu.  Puis  il  regarda  le  parleur  et  de  nou- 
veau lui  sourit.  Il  s'était  assis  là  pour  se  reposer, 
mais  il  se  mit  à  écouter.  Il  avait  un  grand  front  in- 
telligent,  accueillant  ;   enfant,   il   paraissait   avoir 


64  LES    SUPPLIANTS 

déjà  la  douceur  d'un  homme.  Et  comme  Maximilien 
ne  disait  plus  rien,  il  lui  demanda  : 

—  Pourquoi  n'es-tu  pas  comme  nous? 

Et  Maximilien  sur  le  boulevard  à  1  hospitalité  si 
pauvre,  longuement,  sans  assurance,  avec  son  voca- 
bulaire maladroit  de  commençant,  essaya  de  se 
raconter.  Il  offrait  ses  paroles  en  tremblant,  telle- 
ment elles  étaient  précieusement  profondes. 

Il  dit  à  Jacques,  il  se  dit  à  lui-môme,  qu'il  n'y 
avait  rien  dans  sa  vie  d'extraordinaire,  rien  que  les 
événements  de  tout  le  monde.  Mais  ses  yeux  s'étaient 
dirigés  autre  part  que  vers  les  choses  usuelles,  et 
sa  vie  avait  pris  la  forme  de  chercher  au  travers, 
au-delà  des  détails  dont  on  se  contente  d'ordinaire, 
quelque  chose...  Quoi  ?  l'enfant  ne  savait  pas  les 
noms,  il  ne  savait  pas  que  c'était  simplement  la 
vérité,  etil  murmurait  d'une  voix  tendre  :  «  J'ai  es- 
sayé de  choisir  quelque  chose  de  grand,  quelque 
chose  de  suffisant,  quelque  chose  de  bon...  » 

Alors,  de  soir  en  soir,  de  douceur  en  douceur,  de 
figure  en  figure,  il  avait  choisi  son  cœur. 

Et  c'était  à  cause  de  cette  élection  de  son  cœur, 
qu'il  avait  l'air  simple  et  monotone  parmi  les  autres, 
qu'il  était  embarrassé  de  vivre. 

Il  parlait  par  phrases  hésitantes,  difficiles.  Au 
bout  de  quelques  phrases,  il  demeurait  muet,  selon 
le  rythme  de  la  pudeur.  Jacques  se  taisait,  cliarilable, 
et  Maximilien  se  remettait  à  penser  tout  haut,  à 
voix  basse,  pleine  de  l'ombre  de  son  couir.  Il  s'éton- 
nait de  parler,  c'était  comme  la  première  fois  qu'il 


LES   SUPPLIANTS  65 

se  servait  de  la  parole  Et  il  recommençait  à  célé- 
brer de  sa  voix  balbutiante  et  nouvelle,  l'impor- 
tance, la  beauté,  de  la  personne  humaine. 

—  Vois-tu,  disait-il,  il  ne  faut  pas  se  laisser 
prendre  aux  formes,  aux  lignes,  qui  sont  sur  les 
choses,  sur  les  êtres,  sur  le  papier  des  livres.  Tout 
cela  est  un  peu  faux.  Les  choses,  l'espace,  les  nom- 
bres, les  calculs,  c'est  d'une  autre  espèce  que  la 
vérité.  Vois-tu,  nous  qui  sommes,  nous  ne  sommes 
pas  précis,  quoique  nous  en  ayons  l'air,  nous 
sommes  vagues... 

Jacques,  tout  troublé,  ne  sachant  plus  ce  qu'il 
avait  pensé  jusque-là,  dit  : 

—  C'est  vrai. 

11  avait  compris,  aussi  fortement  qu'on  comprend 
une  confidence  intime,  intimement  balbutiée,  qu'en 
elïet  le  vague,  ce  sont  les  anges  de  la  vérité. 


Maximilien  ooiiliiiua  parce  quil  était  écouté  fer- 
tilemeut.  11  baissait  la  tête  ;  ses  mains,  restées  sur 
ses  genoux,  continuaient  à  maintenir  sa  serviette.  Il 
ne  faisait  pas  de  gestes;  parfois,  pourtant,  il  balançait 
légèrement  le  buste  en  parlant,  ou  il  levait  ses 
yeux  bleus,  cherchant  des  expressions,  des  compa- 
raisons pour  se  raconter,  tâtonnant  tout  entier  vers 
des  paroles. 

11  aborda  une  autre  phase  de  son  existence. 
Croyant  en  son  cœur,  n'étant  que  cela,  il  avait  voulu 

6. 


66  LES   SUPPLIANTS 

que  cette  ombre  régnât,  il  avait  dit  :  que  mon 
ombre  soit  I 

Il  s'était  trompé  en  essayant  de  faire  de  sa  vie 
profonde  une  image  matérielle,  de  se  copier  avec 
ses  mains.  C'était  lui  qui  avait  mis  la  bombe  dont 
on  avait  parlé  l'année  précédente. 

Puis  il  avait  erré  sans  même  savoir  ce  qu'il  fallait 
vouloir  :  trop  de  solitude,  trop  de  grandeur.  11 
n'avait  pas  été  heureux,  sans  raison  du  reste,  pour 
rien,  pour  tout.  Il  ne  savait  que  faire. 

—  Tu  ne  crois  donc  pas  en  Dieu  ?  demanda 
Jacques. 

—  Non. 

—  C'est  triste  d'avouer  cela,  dit  l'enfant. 

Maximilien  lui  prit  la  main  avec  reconnaissance. 

Puis  il  lui  montra  très  doucement,  très  simple- 
ment, avec  sa  sublime  naïveté,  que  Dieu  n'était 
qu'un  mol  quand  on  le  comparait  à  la  puissance  et 
à  l'intensité  de  notre  cœur.  C'est  ce  qu'il  faudrait 
et  non  ce  qui  est.  C'est  la  formule  théorique  du  bon- 
heur et  de  la  paix...  Dieu,  c'est  un  mot,  un  cri;  Dieu, 
c'est  la  place  de  Dieu;  Dieu,  c'est  une  négation... 

Si  on  adresse  une  immense  interrogation  vivante 
h  la  desliné(î,  on  ne  revoit  pas  do  rinllni  d'immense 
réponse  vivante.  On  n'est  pas  embrassé.  On  est 
orphelin.  Kt  il  avoua  qu'il  s'était  senti  en  elTel 
orphelin,  m.iis  un  orphelin  <i  rebours,  qui  remon- 
terait de  plus  en  plus,  de  mieux  en  mieux,  vers  le 
vertige  de  son  deuil  et  (|ui  sentirait  l'oubli,  au  lieu 
de  l'assister,  le  (piitter  lui  aussi  ! 


LES   SUPPLIANTS  67 

11  y  eut  un  silence. 

—  Et  puis?  dit  Jacques. 

—  Et  puis...  G  est  maintenant,  c'est  ce  soir. 
11  nosait pas  ajouter  :  * 

—  C'est  toi. 


Il  n'osait  pas  ajouter,  que,  depuis  une  beure,  il 
était  plus  heureux  qu'auparavant  parce  qu'un  étran- 
ger s'était  approché  de  lui  pour  le  recueillir;  parce 
qu'il  sentait  bien  qu'il  cessait  de  mourir  et  qu'il 
devenait  plus  vrai  à  mesure  qu'il  parlait  :  parler, 
donner  son  rêve  à  la  réalité,  parler,  penser  mater- 
nellement! 

11  n'osait  pas  dire, il  n'osait  même  pas  encore  tout 
à  fait  comprendre,  tant  c'est  de  la  grande  vérité  nue, 
que  puisque  le  cœur  a  besoin,  non  de  réalité  fausse, 
mais  de  réalité  vraie  comme  lui,  il  a  besoin  d'un 
cœur;  que  le  frisson  d'un  être,  c'est  celui  d'un 
autre. 

11  n'osait  plus  rien  dire,  mais  il  sentait  combien 
son  enfance  avait  raison,  puisqu'elle  l'avait  amené 
là,  combien  sa  sim|)licité  avait  été  la  vertu  de  la 
vérité,  puisqu'il  s'épanouissait  maintenant,  en  pleine 
vie,  puisqu'il  touchait  enlîn,  ce  soir,  quelque  chose 
de  divin  et  pourtant  de  réel... 

Les  deux  enfants,  assis  côte  à  cùle,t'taieiitsombres, 
ils  étaient  bleus...  Ils  se  sentaient  gauches,  mal  assu- 
rés, troublés,  de  s'entrevoir  le  cœur,  alors  qu  ils  se 


68  LES    SUPPLIVNTS 

connaissaient  à  peine  d'apparence,  savaient  à  peine 
leurs  figures  et  leurs  noms. 

Ils  parlèrent  encore  un  peu,  et  toujours  à  mi-voix, 
de  leurs  habitudes,  de  leurs  détails,  de  leurs  jours, 
ils  s'apprirent. 

Puis  ils  se  levèrent  pour  rentrer  chez  eux.  La 
rangée  de  maisons  qui  leur  faisait  face  s'était  assom- 
brie, et  à  la  faveur  de  cet  assombrissement,  les  fe- 
nêtres éclosaient  en  lumière,  les  maisons  brillaient 
de  tout  leur  cœur. 

Le  ciel  avait  un  beau  nuage  orangé  devant  lequel 
passaient  des  oiseaux.  Le  trottoir  s'étendait,  uni. 
Les  passants  étaient  rares  et  précieux. 

Uoe  file  de  petites  ouvrières  passa,  un  rayon  du 
couchant  les  prit  en  écharpe,  fit  leurs  figures  rose 
vif  et  leurs  yeux  luisants.  Elles  se  moquèrent,  en 
passant,  des  deux  adolescents,  parce  qu'ils  avaient 
l'air  étrangers  et  absorbés. 

Ils  se  quittèrent  après  s'être  regardés.  On  était  au 
premier  jour  de  mai.  La  pénombre  qu'ils  respiraient 
avait  une  douceur  d'idylle. 


VI 


Et  peu  à  peu,  une  grande  tendresse  les  unit  à  tra- 
vers les  raille  occupations  de  la  vie  scolaire.  Ils 
voyaient  raal  ce  qui  n'était  pas  eux;  ils  se  détour- 
naient des  figures  pour  se  regarder. 

Les  circonstances  de  leurs  vies  étaient  identiques. 
A  tous  deux,  l'absence  d'un  cœur  de  leur  âge  avait 
gardé  le  cœur  solitaire.  Maxirailien  s'était  isolé  de 
jour  en  jour  dans  la  maison  des  siens;  Jacques,  — 
dont  le  père,  retiré  des  affaires,  habitait  la  province 
— ,  vivait  avec  sa  sœur  et  son  beau-frère,  négociant 
dans  le  quartier;  et  l'adolescent  avait  une  chambre 
à  l'écart,  donnant  sur  la  cour. 

L'existence  commune,  aux  devoirs  réguliers,  était 
comme  le  cérémonial  simpledeleur  rapprochement. 
Ils  éprouvaient  des  étonnements  à  se  voir,  comme  si 
c'était  la  première  fois,  des  tristesses  à  se  quitter, 
comme  si  c'était  la  dernière  fois. 

Autour  d'eux,  le  spectacle  des  choses  les  plus  ordi- 
naires fleurissait;  leur  vie  était  pleine,  leur  lu- 
mière était  douce.  A  la  fin  des  leçons,  ils  se  rejoi- 


70  LES   SUPPLIANTS 

gnaient  dans  un  coin  de  la  classe,  ou  dans  la  cour, 
près  de  la  porte.  Quand  la  journée  de  classe  était 
terminée,  ils  marchaient  côte  à  côte  dans  la  rue.  Us 
étaient  à  peu  près  de  la  même  taille;  à  leurs  pieds, 
leurs  deux  ombres  étaient  exactement  pareilles. 

L'été  brillait  alors  de  tout  son  éclat.  La  splendeur 
et  la  tiédeur  du  soleil  inondait  les  abords  du  collège, 
comme  l'admirable  soir  où  ils  s'étaient  rencontrés, 
et  d'où  ces  soirs-là  éclosaient  tout  entiers. 

La  chambre  de  Jacques  devint  leur  asile. 

En  sortant  de  l'école,  ils  suivaient  le  boulevard, 
dont  les  aspects  et  la  vie  se  mêlaient  à  leur  émotion 
et  qui  en  devint  l'immortel  décor. 

La  physionomie  et  les  couleurs  des  boutiques,  des 
maisons,  les  accompagnaient  vaguement;  les  êtres 
habituels  de  ce  coin  de  ville  leur  étaient  tendre- 
ment présents.  Les  mêmes  passants  passent,  ou 
les  mêmes  gens  sont  là,  aux  mêmes  endroits,  aux 
mêmes  heures,  dans  le  rayonnement  de  juillet  où 
l'on  va  à  pas  lents.  Près  de  l'endroit  où  l'on  tra- 
verse, une  boutique,  à  la  brune,  s'éclaire;  sur  le 
seuil,  une  femme  enceinte  regarde  avec  maternité... 

Lor.s(juils  rentraient  plus  tard  et  que  le  soir  était 
tombé,  ils  voyaient  surgir  au  coin  du  carrefour,  où 
parfois  des  ombres  attendent,  une  femme  aux  che- 
veux d'encre,  et  dont  la  ligure  fardée  et  artificielle 
ressemblait  [)Ius  à  une  rose  tju'à  une  ligure...  Elle 
était  là  avec  ses  yeux  usés  par  tous  les  yeux  qui  les 
ont  regardés,  avec  sa  chair  crucifiée  par  chaque 
lK)urn;aii  (pii  passa.  . 


LES   SUPPLIANTS  71 

Ce  quartier  qu'ils  parcouraient  quolidienuement 
en  se  donnant  parfois  la  main  dans  l'ombre,  c'était 
la  cité  de  leur  cœur  qui  s  élevait.  Une  évidence  déli- 
cieuse s'y  établissait.  Avec  ces  humbles  éléments,  se 
préparaient  des  souvenirs  qui  régneraient,  et,  sous 
ces  cieux-là,  l'avenir  était  déjà  raystérieusemeat  ea- 
•;-agé. 

...  On  quittait  le  boulevard  pour  monter  une  rue. 
On  arrivait  à  la  grande  maison  de  Jawjues,  à  1  heure 
où  la  tombée  du  soir  anime  les  rues  et  y  fait  une 
fôte  sérieuse.  On  traversait  une  vo«ite,  puis  une 
étroite  cour.  Le  rez-de-chausée  des  bâtiments  de  la 
cour  était  occupé  par  les  magasins  du  l>eau  frère  de 
.Jacques.  Le  pavé  était  encombré  de  caisses  et  de 
ballots,  parmi  lesquels  il  fallait  se  frayer  un  passage. 
On  atteignait  la  porte  basse  d'un  escalier;  on  dis- 
tinguait à  peine  la  mince  lueur  de  la  rampe,  humide 
le  soir,  et  les  premières  marches,  noyées  de  pro- 
fondeur. 

A  mesure  qu'on  montait  le  grand  escalier  pâlis- 
sant, les  rumeurs  de  la  rue  s'unissaient  et  se  fai- 
saient plus  lointaines;  on  eût  dit  que  cette  maison 
était  consolée.  Au  quatrième,  au  bout  d'un  làton- 
naut  couloir,  s'ouvrait  la  chambre  de  Jacques.  (',ette 
chambre,  exiguë,  et  que  pourtant  une  étroite  fenê- 
tre n'éclairait  que  péniblement,  était  meublée  d'un 
lit,  d'une  chaise,  d'une  table  placée  tout  contre  la 
(«mètre  pour  que  la  clarté  faible  la  touchât. 

U»,  tous  deux  s'attardaient  longtemps.  Parfois  la 
chambre,  puis  le  ciel,  graduellement,  s  assombris- 


72  LES   SUPPLIANTS 

saient,  sans  que  Jacques  allumât  la  lampe,  Leurs 
paroles  se  retrouvaient  précieusement  dans  l'ombre. 

Maximilien,  debout  près  de  la  fenêtre,  appuyait 
au  carreau  son  pâle  visage.  Jacques,  d'ordinaire, 
s'asseyait  sur  le  lit,  qui  est  la  plus  douce  des  choses, 
et  regardait  le  reste  du  jour. 

Et  rien  ne  semblait  à  Maximilien  aussi  important 
que  le  visage  de  Jacques,  attentif  à  la  fenêtre  qui 
apporte  le  ciel,  à  la  fenêtre,  parole  du  ciel.  La  figure 
de  son  père  s'efîaçait  devant  cette  figure  d'ami  ,decon- 
fident  et  de  sauveur,  cette  figure  pleine  de  la  sienne. 

Les  hommes  ont  bien  des  espèces  d'amours.  La 
gloire  instinctive  qui  pousse  un  être  vers  un  autre 
peut  s'enrichir  d'éléments  diiïérents  :  souvenirs, 
idées,  ou  caresses,  mais  tout  cela  ne  sont  que  les 
détails  et  les  petitesses  de  l'amour  immense.  Quel 
que  soit  l'amour,  on  aime  une  figure  humaine. 


Peu  à  peu,  ils  se  ressemblèrent.  Jacques  res- 
sembla à  Maximilien,  parce  que  Maximilien  était 
plus  simple  que  lui.  Avec  les  notions  de  religion,  de 
morale,  de  principes  rationnels  qui  s'ancraient  en 
lui,  éparses  et  parfois  contradictoires,  Jacques  était 
davantage  comme  tous,  lorsqu'ils  s'éloignèrent  de 
tous  l'un  vers  l'autre.  Tout  d'abord,  ils  s'aimèrent 
sans  être  pareils;  tout  d'abord,  ils  furent  frères,  non 
de  ressemblance,  mais  seulement  de  fraternité... 

Jacques,  dès  qu'il  |)ouvail  s'abstraire  du  jour  le 


l 


LES    SUPPLIANTS  73 

Jour,  et  se  recueillir,  était  ébloui  par  le  Nombre, 
rÉtendue  et  la  Durée,  tous  les  vertiges  de  l'appa- 
rence, (^est  à  cela  qu'il  croyait,  et  il  pensait  à  l'his- 
toire et  aux  voyages.  Comme  Léonore,  comme 
M.  Desanzac,  mais  plus  riche  d'idées  que  l'une,  plus 
riche  d'espoir  que  l'autre,  dans  ses  moments  de  rê- 
verie et  d'élévation,  il  suppliait  le  temps  et  l'espace. 
Un  soir  qu'ils  étaient  restés  fort  tard  à  causer, 
enfiévrés  de  la  chaleur  et  de  la  petitesse  de  la 
chambre,  ils  ouvrirent  la  fenêtre,  s'y  accoudèrent. 
Il  faisait  si  sombre  qu'on  ne  voyait  que  le  ciel. 

Et  Jacques,  en  contemplant  les  étoiles,  pensa  à 
tous  ceux  qui  les  ont  contemplées,  et  il  le  dit  avep 
une  sincérité  illuminée  :  les  pâtres  chaldéens  avides 
de  l'azur  nocturne,  debout  comme  des  ombres  sur 
les  piédestaux  des  collines,  les  navigateurs  phé- 
niciens, et  les  pilotes  hellènes,  cramponnés  d  une 
main  obscure  sur  les  proues  des  navires,  et  levant 
leurs  figures  astrales,  et  les  grands  marins  de  la 
Renaissance,  qui  dirigeaient  leurs  bateaux  dans 
de  nouvelles  directions,  tout  voluptueux  de  cons- 
tellations qui  se  révélaient  et  d'immensités  sur- 
prises... Et  les  hauts  vaisseaux  noirs  aux  flancs 
bondés  d'inconnu  et  de  distance,  se  rangeant  le 
long  des  quais,  près  des  portiques,  cadres  d'iulini, 
tandis  que,  dans  les  grands  bassins  pleins  d'eau  et 
de  soleil  couchant,  les  barques  s'avancent  en  trem- 
blant, et  que  l'azur  s'allume,  et  (|ue  se  prépare 
le  soir,  nudité  des  mondes,  heure  de  l'universelle 
lumière  1... 


74  LES    SUPPLIANTS 

Et  les  croyants  et  les  dévots  agenouillés  dans  le 
vague  décor  de  partout,  épiant  cette  suprême  clarté 
qui,  de  l'infini,  tombe,  tombe  jusqu'aux  étoiles... 

Jacques  se  tut,  accablé. 

—  Ah!  quel  vertige  pour  nous  qui  sommes  sur 
les  siècles  et  au  milieu  des  espaces,  murmura-t-il 
enfin...  Puis,  les  yeux  lumineux  : 

—  J'adore  tout  cela,  et  toi  ? 
Maxirailien  un  instant  se  troubla  : 

—  Je  n'y  ai  jamais  pensé  comme  toi. 

Il  était  trop  tendre  pour  être  à  chaque  instant 
sûr  de  soi.  Ces  évocations,  empreintes  de  lintense 
poésie  des  siècles  écoulés  le  sollicitaient  hors  de 
lui-même,  somptueuses  tentations  du  monde  ex- 
térieur. 

Non,  en  vérité,  il  n'avait  jamais  pensé  à  cela... 
11  ne  connaissait  pas  les  races,  les  générations,  les 
époques,  les  âges,  les  immémoriales  phases  hu- 
maines, terrestres,  cosmiques  ;  il  ne  connaissait  pas 
les  constellations  dont  le  léger  réseau  fuit  sur  toute 
l'ombre  ;  ni  l'antiquité  sans  borne,  goullre  qui 
s'engoulïre.  H  ne  connaissait  pas  l'espace  et  le 
temps... 

Kl  Ja('(iues,  oppressé,  pourchassé  par  la  grandeur 
de  l'appareuce,  demandait,  pres(iue  adorant  : 
Ou'est-ce  donc  que  l'espace  et  le  temps  ?... 

Maximilieii,  la  tête  baissée,  sentit  que  Jacques  le 
regardait.  11  le  regarda  à  son  tour,  vit  son  ombre 
pleine  de  pensée  éblouissante  et  éblouie,  pleine  de 
luMiicre,  et  répondit  en  souriant  avec  émotion  : 


Li:S    SL'I'PLIA.MS  "fô 

—  C'est  toi... 

Toi  !  T'ela  répoiiiljiiL  à  luiil.  i.cspiici-  cl  le  u-mij.>> 
soDt  comme  les  grands  cris,  les  grands  apjtels  de  sa 
pensée.  Une  réalité  égale  soutient-elle  le  rêve  qu'il 
en  fait  ?  C'est  une  erreur,  c  est  presque  un  men- 
songe de  répoudre  oui,  car  on  ne  sait  que  ce 
rêve...  On  ne  sait  qu'une  chose,  c'est  qu  il  faut  un 
regard  pour  déployer  l'horizon  et  pour  verser  l'es- 
pace, qu'il  faut  un  être  vivant  pour  vivre  le  monde, 
et  que  l'espace  le  plus  grand  a  pour  espace  la  pen- 
sée, et  que  le  temps  a  la  pensée  pour  éternité. 

Toi  !  Toi  I...  Le  front  de  l'adolescent  se  creu- 
sait d'un  effort  s|)lendide  et  béant.  Il  balbutiait, 
hasardait,  raal  armé  malgré  tout  contre  la  plus  for- 
midable des  illusions  : 

—  Débarrassons-nous  de  la  ci'oyance  à  la  réalité 
des  choses  sensibles  — cette  réalité  (|ui  nous  chan- 
gerait en  poussière.  Xe  croyons  qu'à  la  pensée  qui 
donne  ;  restons  dans  l'absolu  de  nous-mêmes.  Une 
irrésistible  simplicité  nous  conduit  là  en  elïaçant 
les  spectres  des  sens  et  des  raisonnements  arti- 
ficiels... 

«  Bénis  ceux  (|ui  ont  l'immense  sincérité  de  ne 
pas  croire  au  tem|)s  et  à  l'espace...  > 

Puis  il  trouvait  des  paroles  d'une  vérité  pluscar- 
ressante  : 

—  J'adcre  en  toi  ce  que  tu  adores... 

.lacques  secouait  la  tête.  11  n'admettait  pas  ainsi 
que  le  vrai  fût  à  nous.  Kt  pourtant,  à  certains  mo- 
ments, cela  lui  apparaissait  trop  pur  pour  n'être  pas. 


76  LES   SUPPLIANTS 

Entre  eux  naissaient  d'abondants  silences  reli- 
gieux. 

Ils  levaient  la  tête  exactement  en  même  temps, 
faisaient  ensemble  un  seul  sourire. 

—  Avons-nous  de  l'orgueil  ?  demandait  l'un. 

—  Non,  répondait  l'autre  gravement. 

A  la  suite  de  scènes  semblables,  Jacques,  poussé 
autant  par  l'évangéliquepersuasion  de  tendresse  que 
parla  rectitude  de  son  esprit,  disait  :  c'est  vrai...  Il 
n'est  pas  sûr  que  la  vérité,  qui  commence  en  nous, 
continue  ailleurs.  Et  il  ne  croyait  plus  bien  à  ce  qu'il 
croyait  jadis.  A  s'approfondir  ainsi,  il  fut  moins 
calme,  moins  appliqué  à  ses  travaux  de  collège,  plus 
purement  distrait.  Souvent,  vers  le  soir,  au  lieu, de 
préparer  la  classe  du  lendemain,  il  s'attardait  aux 
grandes  fenêtres  sans  rideaux  des  magasins  de  son 
frère  —  vitraux  sans  couleur,  vitraux  humains, 
d'où  l'étendue  prend  sa  source  —  à  lever  les  yeux, 
à  éprouver  que  l'absolu  n'était  pas  au   ciel. 

Il  réfléchissait  parfois  au  phénomène  de  la 
perspective  :  déformation  des  choses  selon  nous, 
humble  et  enfantine  illustration  de  la  loi  de  vérité 
vraie  et  de  la  logique  de  l'absolu.  Cette  déforma- 
tion serait-elle  plus  réelle  (|ue  r;iffirmalion  qui 
afiirme  que  l'étendue  s'accomplit  homogène  et  mo- 
notone, malgré  nous  ?...  D'où  vient  cette  affirma- 
tion? De  nulle  part.  Elle  viendrait  de  Dieu.  Jacques 
pensait  à  Dieu,  il  n'y  avait  jamais  cru  avec  une 
conviction  arrêtée,  et  maintenant  il  ne  trouvait 
]»lus  cette  existence  dans  son  âme. 


LKS    SUI'I'LIANTS  77 

Maximilien,  lui,  se  confirmait  et  croissait  dans 
sa  dévotion  de  toujours,  la  main  dans  la  main  de 
Jacques.  11  pensait  avec  plus  d'ampleur;  l'être 
apparaissailàsesyeux  de  plus  en  plus  seul,  puisqu'il 
lui  apparaissait  prendre  de  plus  en  plus  de  place 
dans  la  vérité.  Kt  pourtant  il  soufirait  moins  de 
penser  cela,  parce  que  l'amitié  de  Jac(|ues  donnait 
à  ses  pensées  la  joie  de  vivre.  Leur  jeunesse  était 
son  enfance  plus  sûre,  plus  appuyée,  plus  heu- 
reuse. C'était  bien  cela  qu'il  avait  pressenti  sur  le 
banc  du  boulevard,  le  jour  où  le  jeune  passant  de 
hasard  s'assit  pour  l'écouter. 


Les  vacances  allaient  s'ouvrir  quand  Maximilien 
et  Jacques  s'étaient  rencontrés.  Durant  ces  jours 
oisifs,  quotidiennement  ils  se  virent. 

Souvent  Maximilien  allait  trouver  Jacques  le  soir. 
Dans  les  hauteurs  de  l'escalier,  pleines  de  plus  de 
silence  et  de  clarté  (lu'ailleurs,  Jacques  est  là,  l'at- 
tendant toujours.  Ils  se  serrent  la  main  —  long 
baiser  aveugle  des  amis. 

Quand  ils  voulaient  écrire  ou  lire  et  qu'il  faisait 
sombre  dans  la  chambre,  Jacques  s'approchait  de 
la  lampe,  frottait  une  allumette.  Le  soufre,  eu 
s'allumant,  faisait  une  petite  tache  bleue  au  milieu 
de  l'ombre,  et,  tendrement,  l'ami  apparaissait  — 
avec  ce  myosotis  divin  entre  les  doigts. 

Parfois,   Maximilien  partait  après   le  déjeuner, 

7. 


78  'ES    SUPPLIANTS 

daus  le  lourd  soleil,  pour  retrouver  son  ami. 
11  longeait  les  rues  éblouissantes  qui  vont  vers  lui. 
La  grande  maison  le  louchait  de  toute  l'ombre  de 
sa  voûte;  il  traversait  la  cour  ardente  et  blanche, 
montait  les  marches.  Quelquefois,  la  porte  à 
laquelle  il  frappait  était  muette  et  immobile  :  par 
suite  de  quelque  malentendu,  de  quelque  erreur  de 
paroles,  Jacques  n'était  pas  là.  Maximilien  redes- 
cendait, et  tout  l'après-midi  était  inutile;  il  allait 
comme  privé  de  lui-même,  tant  Jacques  l'aidait  à 
vivre. 


Rarement  ils  dépassaient  les  limites  du  coin  du 
ville  où  leur  vie  s'écoulait,  où  on  les  voyait  ensem- 
ble, où,  dans  un  peu  de  distance  et  dans  un  ])eu 
d'ombre,  on  les  prenait  lun  pour  l'autre. 

Parfois,  cependant,  les  dimanches  et  les  jours  de 
fête,  lorsqu'ils  avaient  plusieurs  heures  de  liberté, 
ils  allaient  cote  à  cùte  sur  le  boulevard,  jusqu'à  cette 
banlieue  sombre  qui  vient  toujours  ai)rès  les  villes, 
qui  en  est  l'inévitable  crépuscule. 

Ainsi  ([M(;  Ma\i milieu  autrefois,  q.uand  il  commen- 
çail  à  ouvrir  les  yeux  à  la  vie.  les  pauvres  maisons 
Jes  attiraient  comme  les  pauvres,  parce  que,  déla- 
brées, sales,  irrégulières,  elles  avouent  davantage. 
Plusde  vieetd'humaniléy  transparaissent,  La  misé- 
rable pierre  de  ces  maisons  a  des  nudités  de  statue. 

Ainsi  que  Maximilien  autrefois  et  de  plus  en  plus 


LES    SUPPLIANTS  73 

fervemment,  ils  découvraient,  au  fond  des  foules  qui 
remuent  et  qui  passent,  une  splendeur  de  cœur, 
invisible  d'ordinaire  comme  les  étoiles  dans  le 
jour. 

Que  de  fois  tous  les  deux  sentirent  ce  frisson  se 
déchaîner  à  la  fin  des  journées  de  fête,  lorsque  la 
■foule,  après  s'être  épanouie  eu  gaieté,  en  oisiveté, 
s'apprête  à  rentrer...  A  six  heures,  un  nuage  a  passé 
sur  le  soleil;  quand  l'astre  reparaît,  il  a  perdu  de 
son  éclat;  un  souffle  frais  a  glissé,  venant  déjà  du 
soir  mystérieux.  La  journée  de  fête  est  linie;  il  n'y 
a  plus  rien  à  attendre  d'elle.  11  faut  songer  au  retour 
et  aux  jours  qui  vont  venir.  11  faut  chercher  de  nou- 
veaux espoirs,  et  la  foule,  tout  à  l'heure  brillante  et 
insouciante  comme  un  jardin,  change  de  rêve,  incer- 
taine encore  et  désorientée,  entre  le  soleil  et  le 
soir... 

Puis  elle  se  remet  en  mouvement,  et  retourne  aux 
lieux  d'où  elle  est  partie. 

Va  ou  sent  que  chacun,  la  journée  perdue,  met 
confusément  sa  foi  dans  l'avenir.  De  la  table  rusti- 
que où  ils  sont  installés  l'un  en  face  de  l'autre,  ils  do- 
minent la  vaste  plaine,  les  rideaux  d'arbres,  la  route 
qui  s'enfonce  vei  s  l'ouest  et  sur  laquelle  arrive  le 
soir,  et  voient  s'accomplir  cette  mendicité  de  l'ave- 
nir qui  est  le  cœur  humain. 

Les  marchands  ambulants  plient  bagage  et  sen- 
tent la  fatigue,  le  cabaretier  compte  sa  recette,  et,  se 
désintéressant  du  jour  llétri,  sa  ligure,  dans  l'enfon- 
cement de  sa  boutique,  suppute  le  gain  des  prochains 


80  LES   SUPPLIANTS 

jours.  Et  tous  les  gens  qui  passent,  dont  la  retraite 
se  généralise,  s'unit,  et  sur  lesquels  le  soleil  jette 
une  sombre  lumière,  rêvent  avec  consolation  que 
l'été  n'est  pas  encore  fini  et  —  qui  sait?  —  envisa- 
gent peut-être  même  la  splendeur  de  l'été  suivant  ! 
Les  enfants,  poussiéreux,  traînés,  attendent  désor- 
mais l'autre  dimanche.  Les  couples,  qui  pensaient 
ce  matin  à  l'ivresse  de  la  liberté  ensoleillée,  pensent 
maintenant  à  la  maison  et  à  la  nuit;  la  femme  plus 
appuyée;  la  nuit,  amour,  sommeil;  la  nuit,  caresse. 
Les  promeneurs  solitaires  songent  que  bientôt  peut- 
être,  bientôt  sans  doute,  ils  ne  seront  plus  seuls.  Et 
les  faces,  de  temps  en  temps,  se  lèvent,  consultent 
le  ciel  ou  le  contemplent  :  le  ciel  d'où  viendra 
toute  lumière,  le  ciel  d'où  tombera  demain  !... 

Les  gares  de  banlieue  s'emplissent,  les  trains  sont 
bondés  de  voyageurs,  ces  mendieurs  qui  mendient 
de  toute  leur  personne.  Au  fond  des  tranchées  à  vif 
se  déchaîne  la  révolution  des  départs.  Les  rails 
font  de  grands  éclairs  tranquilles,  et  les  trains,  au 
milieu  de  leurs  nuages,  tombent  avec  fracas  d'un 
horizon  à  l'autre.  On  dirait  que  tout  le  bonheur  est 
là-bas,  au  but  où  l'on  se  précipite.  I^e  halètement  et 
la  clameur  déchirante  des  convois  aux  entrailles 
humaines  est  vraiment  comme  une  parole  énorme 
<le  désir  et  de  besoin;  tous  les  trains  se  jettent  vers 
de  l'idéal,  tous  les  trains  déraillent  delà  terre. 

La  foule  est  (jnehiue  chose  de  bien  plus  vaste 
qu'une  foule.  Dans  la  vérité  vraie,  elle  est  une 
espèce  de  prière.  El  faite  d'un  incessant  désir  qui 


LES    SUPPLIANTS  81 

s'épanouit  vers  du  vague  et  du  lumineux,  la  vie  est 
vraiment  le  royaume  des  cieux. 


L'automne  de  cette  année  fut  admirable.  Les  res- 
plendissements del'arrière-saison  eurent  des  prolon- 
gements infinis.  Dans  les  crépuscules  qui  tombaient 
de  plus  en  plus  tôt,  Maxirailien  et  Jacques  s'attar- 
daient aux  alentours  du  collège,  marchaient  ensem- 
ble pendant  longtemps  sans  oser  se  quitter. 

En  face  de  la  chambre  de  Jacques,  au  même  étage, 
de  l'autre  côté  de  la  cour,  habitait  une  maîtresse  de 
piano.  Elle  laissait  sa  fenêtre  ouverte  jusqu'à  la  nuit 
tombée.  On  l'entendait  jouer  des  gammes,  des  exer- 
cices, puis,  après  un  silence,  un  fragment,  toujours 
le  même,  d'une  sonate  allemande;  les  autres  mor- 
ceaux c'était  son  travail,  ses  élèves;  celui-là  c'était 
elle.  Par  suite  de  la  disposition  du  piano  par  rapport 
à  la  fenêtre,  on  ne  la  voyait  jamais;  mais  on  voyait 
ses  mains  sur  le  clavier.  Ils  n'avaient  jamais  ren 
contré  cette  femme,  ignoraient  son  âge  et  sa  figure, 
ne  savaient  pas  si  la  mélodie  splendide  à  laquelle, 
une  fois  son  labeur  terminé,  elle  s'adonnait,  était  de 
l'espoir  ou  du  regret.  Mais  lorsqu'ils  entendaient  ces 
accords-là  s'exhaler  de  la  fenêtre  entr'ouverte  à  la 
tiédeur  des  jours  finissants,  ils  se  taisaient,  ou  par- 
laient plus  bas,  pour  que  cette  musique  vécôt  dans 
leur  vie. 

Aux  premiers  froids,  la  fenêtre  se  ferma.  L'hiver 


^2  LES    SUPPLIANTS 

était  venu;  presque  toutes  les  soirées  glacées  et  bru- 
meuses, ils  les  passèrent  devant  la  table  encombrée 
ou  bien  au  coin  du  feu  caressant,  à  s'éblouir  des 
papiers,  à  causer,  c'est-à-dire  à  penser  plus  chère- 
ment les  choses  qu'ils  pensaient  chacun,  ne  désirant 
rien  d'autre  que  la  monotonie  maj^^nifique  de  leurs 
jours,  ne  demandant  riiMi  que  la  lampe  si  sûre  et 
que  le  feu  si  bon. 


A  la  fin  de  l'hiver,  M.  Desanzac  conduisit  son  lils 
plus  fréquement  dans  les  musées,  pour  lui  montrer 
les  chefs  d'oeuvre  de  la  peinture,  ces  chefs-d'œuvre 
qu'il  avait  lui-même  tant  aimés  et  servis  dans  ses 
livres,  qu'il  était  timide  en  leur  présence. 

Le  père  espérait  inlluer  heureusement  sur  son  fils 
en  l'éblouissant  des  lois  éternelles  du  Beau.  La 
croyance  à  un  princij)e  supérieur  et  extérieur  d'har- 
monie pouvait  enfin  faire  douter  cet  esprit  de  lui- 
même,  l'empôcher  de  s'isoler  dans  le  culte  des 
choses  intimes. 

il  disait,  dès  qu'on  abordait  les  galeries  où  les 
pas  ont  des  échos  graves  qui  semblent  répondre  de 
très  loin  à  l'approche  des  humains  : 

—  (l'est  ici  un  sublime  et  mystérieux  domaine. 

Il  avait  pres(|ue  peur  en  prononçant  ces  mots  ; 
et  avec  une  joie  triste,  faite  de  ses  joies  mortes,  il 
j)arlait  d»;  l'Idéal,  du  l'eau,  de  la  peinture  et  de  la 


LEH    SUIM'LIANTS  H'i 

sculpture,  double  fête  silencieuse  du  genre  liuuiain, 

il  disait  que  celte  fête  est  quelque  chose  d'extra- 
ordinaire et  de  bien  au  dessus  de  nous,  ([u'elle 
brille  en  des  régions  inaccessibles,  dont  le  reflet 
seul  nous  est  prêté,  comme  le  Vrai  et  le  Bien.  Le 
Beau  est  le  firmament  du  Vrai. 

Maximilien,  dans  les  salles  de  musées,  s'arrêtait 
(le  préférence  devant  certains  tableaux  : 

Un  ancien  paysage  flamand  représentant  un 
layon  oblique  du  couchant  qui  dore,  par-dessus  un 
rivage  fluvial  de  hautes  maisons  sombres,  la  mitre 
dune  cathédrale. 

Ou  bien,  de  la  même  époque,  de  la  même  école  : 
la  tombée  de  la  brune  dans  rarrière-boutique  dun 
menuisier,  à  la  grande  baie  pâle  et  nue  régulière 
ment  divisée  i)ar  les  lignes  des  carreaux  qui  en 
font  un  jardin  d'azur,  tandis  que  l'apprenti,  que 
l'ombre  amoindrit  et  que  la  fenêtre  d'argent  ne  fait 
pres((ue  plus  qu'auréoler,  travaille,  penché  sur 
l'établi,  et  écoute  le  rêve  qu'écrivent  les  copeaux 
d'or  qu'il  évoque... 

Et  aussi  les  portraits  (|ui  sortent  de  l'ombre  et  du 
passé. 

Dans  ces  tableaux,  le  peintre  montrait  son  cœur. 
1 1  apportait  là  son  cœur,  qui  fut  ébloui  au  seuil  d'une 
ville,  d'une  demeure,  d'une  chambre  où  trônait  un 
visage.  11  avouait  son  étonnement,  son  ravissement. 
>()n  admiration  ;  il  s'avouait.  Confidence  cherchée 
dans  l'ombre  informe,  cherchée  contre  l'ombre,  et 
qui  trouva  sa  parole  de  lumière.  Le  rêve  de   forme 


84  LES    SUPPLIANTS 

et  de  couleur  qui  fut  en  lui  eut  la  force  du  prin- 
tpraps  qui  est  dans  la  terre. 

Grande  harmonie  extérieure,  principe  suprême 
entrevu,  étincelle  arrachée  à  un  trésor  énorme  de 
perfection  et  de  lumière?  Non  :  émotion,  solitude. 
C'est  de  cette  solitude  que  vient  le  génie,  c'est  en 
elle  que  tombe  tout  entière  l'admiration,  génie 
sans  génie  ;  c'est  cette  solitude  qui,  au  delà  de 
l'œuvre,  nous  anime  avec  sa  vie  et  nous  étreint 
avec  son  souffle.  Le  beau  est  une  forme  tendre 
du  vrai. 

Et  lorsque  son  père  murmurait  :  Idéal,  Lois  Su- 
prêmes, Harmonies  :  Étoiles  qui  nous  dominent, 
iMaximilien  haïssait  ces  mots  comme  des  tombeaux. 
Il  y  n'a  rien  qui  nous  domine;  c'est  nous  qui  don- 
nons les  étoiles  aux  étoiles.  De  môme  que  toutes 
les  paroles  que  disent  les  hommes  retombent  sur 
eux  et  les  montrent,  de  même  la  contemplation  des 
tableaux  ramène  à  la  palpitation  d'oii  ils  sorti- 
rent :  Jamais  l'œuvre,  jamais  l'idole,  toujours  le 
suppliant,  toujours  l'ouvrier  ;  jamais  la  lumière, 
toujours  la  respiration  sombre  qui  l'a  faite. 

Ainsi,  le  spectacle  des  (puvres  d'art  fut  dans  sa 
vie  orageusemenl  cherchante,  un  bon  éclair,  un 
signa!  de  secours,  d'asile,  de  ressemblance,  de 
parenté.  Ainsi  ce  vœu  indomptable  de  s'avouer  et  de 
vivre  qui  est  les  entrailles  de  chacun,  a  crié  en  chefs- 
d'œuvre,  et  lt)ut,  l'espace  et  le  temps,  dont  on  perçoit 
ici  la  défaite,  s'est  elïacé  devant  lui,  et  tout  jusqu'ici 
s'est  noyé  dans  le  ctrur  Imniain. 


LES   SUPPLIANTS  85 

Il  retourna  seul  aux  musées,  puisqu'il  se  volait 
de  plus  en  plus  à  son  père.  11  y  retourna  avec 
Jacques.  Ils  faisaient  un  choix  parmi  les  tableaux 
rencontrés.  Ils  apprenaient  à  les  connaître  chacun 
plus  intimement,  à  fraterniser  mieux  avec  celui 
dont  ils  sont  le  sourire,  l'extase  ou  l'émotion,  avec 
le  sublime  ami  lointain  qu'on  écoute  en  les  écou- 
tant... Ils  en  abordaient  un  ou  deux  nouveaux  :  un 
tableau  sacré  où  avec  une  ferveur  si  ardente  qu'elle 
était  presque  sacrilège,  un  moine  avait  confié  à 
l'éternité  les  choses  ravissantes  que  le  dialogue  de 
ses  prières  lui  inspirait...  Un  portrait  de  femme 
précieusement  chargé  des  regards  de  l'artiste  qui  l'a 
regardée  :  un  portrait  miraculeusement  adoré... 

Us  sortaient  des  musées  avec  une  foi  plus  ferme 
et  plus  sauvée,  avec  des  regards  plus  pénétrants  et 
plus  beaux  pour  le  remuement  de  la  vie,  pour  les 
hommes,  les  femmes,  les  enfants,  pour  la  foule  qui 
rentrait  le  soir,  marchant  dans  le  même  sens,  comme 
une  armée  vaincue. 

Ils  levaient  les  yeux  et  tous  les  deux  goûtaient 
pleinement  le  calme  et  l'abondance  de  l'azur, 
comme  un  aveugle  qui  verrait,  qui  donnerait  la  lu- 
mière au  monde. 


VII 


Du  fond  de  cette  iiiendicilé  (|u  il  vivait,  l'agran- 
dissant et  le  déchirant,  Maximilien  eut  un  frisson 
nouveau,  celui  des  sens.  Sa  simplicité  délicieuse  de 
frère  proche  de  son  frère  se  troubla;  sa  chair  res- 
sentit la  blessure  d'être  seule. 

De  nouveau,  comme  au  temps  où  il  était  aban- 
donné, et  n'avait  point  de  frère,  il  eut  besoin  d'un 
être  vivant.  Non  plus  d'un  enfant  pareil  à  lui,  at- 
tentif à  sa  pensée,  mais  d'une  femme,  n'importe 
la([uelle,  à  la  figure  non  de  regards,  mais  de  baisers, 
sœur  aveugle  de  caresses. 

Depuis  longtemps,  ce  désir  l'avait  averti,  puis 
ému.  Cela  avait  commencé  autrefois  par  un  éton- 
neraent  un  peu  divin  à  voir  toutes  les  femmes.  Il 
aurait  voulu  na'ivement,  puis  tristement, les  toucher, 
l'^t  MKiinleuant,  il  n;ssentait  d'une  faroii  de  plus  en 
plus  aiguë  le  mal  tle  voir  dans  la  rue  les  passants 
s'enfuir  et  s'cîlTacer.  Parfois,  dans  la  maison,  il 
s'ai)prochait  d'une  fenêtre,  soulevait  un  coin  de 
rideau  en  tremblant  comme  si  c'était  un  coin  de 


LKS    SLI»1»LIANTS  87 

robe,  el  s'éblouissait  de  chaque  passante...  Il  les 
regardait  toutes,  les  regardait,  pauvres  caresses 
veuves  et  vaines  dont  elles  ne  s'apercevaient  pas 
plus  que  l'azur  ne  s'aperçoit  des  prières.  Et  il 
restait  là,  enterré  dans  sou  coin,  repoussé  par 
toutes  les  robes,  inuojnbrablement  abandonné,  et 
malgré  la  main  de  Jacques  qu  il  sentait  encore  dans 
sa  main,  haïssant  sa  solitude,  se  haïssant.  Ses 
nuits,  alors,  s'illuminaient  de  grands  rêves  con- 
traires, le  touchaient  d'aumônes  de  femmes,  et  il 
se  réveillait,  brisé  de  séparation,  et  torturé  d'un 
grand  néant  de  volupté. 

Jacques,  aussi,  saignait  de  la  même  plaie.  Ils  ne 
se  parlaient  jamais  de  ces  choses.  Plus  ils  en  étaient 
chacun  intensément  accaparés  dans  l'ombre,  plus  ils 
en  avaient  honte;  ces  frissons  leur  paraissaient  de 
criminelles  tentations...  Une  fois,  ils  rougirent  de 
s'être  tous  deux  machinalement  retournés  dans  la 
rue  pourvoir  passer  une  jeune  fille  à  la  ligure  d'ange, 
et  aux  larges  hanches. 

Lue  nuit  que  Maximilien,  accoudé  à  lappui  de  sa 
petite  fenêtre  ouverte,  songeait  à  cette  fatalité  par 
quoi  un  homme  a  besoin  d'une  femme  pour  se  ré- 
jouir et  s'a|)aiser,  et  qu'il  rêvait,  vaguement  et 
immensément  jaloux,  il  aperçut  sur  le  haut  mur 
gris  qui  lui  faisait  face,  une  ombre  s'agiter  dans  un 
nimbe  de  clarté. 

< '/était  une  fenêtre  située  sur  le  même  plan  que  la 
sienne,  dont  le  reflet  lumineux  se  projetait  sur  le 
mur   d'en  face,  et  l'ombre   mouvante  était  celle, 


S8  LES   SUPPLIANTS 

pareillement  projetée,  d'une  femme  qui  se  dévê- 
tait. 

On  la  voyait  mal,  on  la  voyait  par  illuminations, 
on  la  voyait  tragiquement. 

L'adolescent,  étreignant  la  barre  d'appui  qui  le 
séparait  du  vide  et  l'en  repoussait,  dévora  des  yeux 
les  gestes  de  ce  fantôme  réel,  de  ce  spectre  profond. 
Il  vit  cette  femme  lente,  voluptueuse,  parfois  incom- 
préhensible et  parfois  s'agrandissant  comme  un 
rêve,  arranger,  les  deux  bras  nus  en  anse,  sa 
coiffure...  Puis  il  lui  sembla  voir  tomber  d'autour 
d'elle  le  léger  voile  qui  l'enveloppait  encore.  Les 
lignes  de  sa  taille  apparurent  plus  cambrées  et 
plus  nettes;  elle  se  tourna,  et  il  vit  la  forme  de  son 
sein;  elle  se  baissa,  sans  doute  pour  dégager  ses 
pieds  de  ses  voiles  tombés,  et  il  vit  dislinctement  ses 
deux  jambes  séparées,  révélation  vivante  de  toute 
sa  nudité... 

L'enfant  gémit  et,  ne  s'appuyaut  plus  que  du 
corps  au  barreau,  il  tendit  les  bras  vers  cette  ombre 
qu'il  savait  nue  et  vers  laquelle  toute  son  ombre 
criait... 

L'apparition  terrible  disparut  dans  l'obscurité, 
brusquement,  le  laissa  béant,  ayant  dans  ses  bras 
grands  ouverts  toute  la  nuit  et  toute  la  honte,  elle 
remords  et  le  regret. 

Son  cœur  battait  à  coups  sourds  au  cœur  de 
toute  la  réalité.  Môme  vers  la  chair,  c'est  le  cœur 
(jui  crie,  puisque  c'est  l'être  tout  entier.  VA  il  com- 
prit (lue  cet  ap|»rl  dépouillé  de  nos  entrailles  n'est 


LES    SUPPLIANTS  89 

pas  une  aspiration  honteuse  ou  étrangère  à  nous- 
mêmes,  mais  au  contraire  quelque  chose  d'immense 
et  de  pur.  Ce  n'est  pas  une  erreur;  c'est  une  forme 
profondément  vraie  et  par  conséquent  profondé- 
ment simple  de  l'éternel  désir  d'autre  chose.  On  lève 
les  yeux  infatigablement  vers  ce  qui  n'est  pas,  et  voilà 
que  maintenant  se  déclare  un  besoin  plus  déchaîné 
et  plus  urgent,  et  (jui  s'épanouit  infiniment  puisqu'il 
a  comme  proie  la  foule  des  femmes  et  que  tout  notre 
sang  le  saigne  à  travers  nous.  On  est  une  surhu- 
maine pauvreté  d'avenir  et  d'espace;  on  est  aussi 
une  moitié  pantelante  et  déchirée  de  couple. 


Dès  qu'une  femme  vint  à  lui,  il  se  donna  à  elle. 
Ce  fut  une  jeune  fille  qui,  en  passant  dans  la  rue, 
le  regarda  et  lui  sourit.  La  mise  de  cette  femme 
était  pauvre,  et  sa  figure  et  sa  coquetterie  elle  même 
étaient  pauvres.  F^ourtant,  parce  qu'elle  se  tourna 
vers  lui,  il  fut  en  fête  i'i  cause  de  la  blancheur 
cachée  de  sa  chair. 

El  tout  son  être  ne  devint  qu'un  rêve,  et  au  mi- 
lieu des  passants  et  des  rues,  il  marcha  à  sa  suite, 
appelé  vers  elle... 

Elle  était  vêtue  d'une  mince  robe  grise,  d'une 
couleur  qui  s'elTace  aux  yeux;  la  ruche  qui  se  ser- 
rait sur  son  cou  était  à  demi-déplumée;  des  rubans 
dépassaient  d'elle,  toute  sa  fragile  coquetterie  fris- 
sonnait au  vent.  Il  regardait  ces  détails  sans  les  voir  ; 


DO  LES    SUPPLIANTS 

il  ne  voyait  plus  quelle,  elle  seule,  ne  se  rappelant 
plus  même  les  traits  de  sa  figure,  qui  venait  de  le 
regarder,  tellement  il  pensait  à  elle. 

Elle  s'arrêta  au  bord  dune  rue,  lattendant  peut- 
être...  Il  était  tout  près...  Il  osa  lui  effleurer  le  bras, 
il  écouta  sans  l'entendre  la  supplication  qu'il  lui 
balbutia  avec  n'importe  quelles  paroles,  comme  une 
vraie  prière  divine. 

Il  n'entendit  pas  non  plus  tout  le  bavardage 
quelle  lui  donna  ensuite  pour  cacher  le  trouble 
qu'elle  avait  :  son  nom,  sa  vie,  les  siens...  Ils  étaient 
en  proie  à  la  simplicité  de  rapprochement,  à  lau- 
guste  cérémonie  de  l'homme  et  de  la  femme.  Leur 
double  désir  faisait  entre  eux  un  silence  plus 
grand  que  les  paroles,  et,  de  même  qu'ils  se 
voyaient  mal,  ils  ne  savaient  pas  ce  qu'ils  disaient. 
Elle  tremblait  au  contact  de  la  main  du  jeune 
homme,  qui  avait  pris  son  bras,  et  lui,  ne  pensait 
même  plus  à  elle  :  il  y  croyait. 

11  assista  comme  de  loin  à  tout  ce  qui  les  sépara 
du  moment  où  les  vêtements  de  l'humble  fdle  tom- 
bèrent comme  des  haillons  par  terre,  où  elle  se 
révéla  ci  ses  mains  et  à  ses  yeux  et  où  elle  lui  donna 
son  ventre  profond. 

Lorsqu'il  la  quitta,  il  leiii brassa  comme  on  em- 
brasse un  frère.  C'était  une  confidente  de  son  sang; 
elle  avait  guéri  sa  brutale  solitude;  en  elle  son 
rêve  enfoui  s'était  célébré.  Elle  lui  avait  dit,  elle 
aussi,  confusément  :  (jue  la  lumière  soit! 

Et,  pour  combler  l'appel  de  l'intense  misère  inlé- 


LES    SUPPLIANTS  91 

rieure,  elle  n'avait  pas  de  pensée,  pas  d'histoire, 
pas  de  passé  sur  la  figure.  Elle  avait  une  ligure  per- 
due, sans  couleur,  oubliée,  comme  le  reflet  de  la 
femme  sur  le  mur,  comme  uu  ange  des  ténèbres. 


r.e  fut  surtout  à  cette  époque  que  l'existence  du 
jeune  homme  se  détacha  de  celle  de  son  père  et  de 
la  vieille  Léonore. 

Son  allectiou  pour  Jacques  lavait  un  peu  séparé 
de  son  père  parce  qu'on  ne  peut  pas  partager  son 
cti'iir. 

M.  Uesauzac,  dont  lu  tendresse  paternelle  se 
défendait  contre  elle-même  avec  une  extraordinaire 
pudeur,  ne  sut  et  ne  voulut  rien  faire  pour  atténuer 
l'exclusif  enthousiasme  de  cette  amitié.  Les  com- 
merçants du  quartier  le  voyaient  qui,  presque  tous 
les  soirs,  rentrait  seul,  montait  la  rue...  Et  sans 
qu'en  eux-mêmes  ils  s'attristassent,  il  semblaitqu'un 
peu  de  tristesse  fugitive  de  destinée  se  rellétait  sur 
les  figures  de  ces  boutiquiers. 

Et  Léonore  aussi  s'elîaçait.  Elle  reculait  dans  le 
passé,  elle  se  confondait  presque  aux  yeux  de  Maxi- 
milien  avec  sa  mère  morte.  Elle  (jui  fut  autour  de 
lui,  jadis,  si  proche,  si  présente  —  plus  que  présente, 
penchée  —  elle  était  revêtue  par  làge  d'une  sorte  de 
virginité  de  plus  en  plus  repoussante.  Les  frissons 
de  la  chair  éloignent  les  enfants  de  leurs  parents 
vieillissants.  Les  petits,  encore  presque  mêlés  à  la 


«12  LES    SUPPLIANTS 

chair  maternelle,  n'admirent  tout  d'abord  dans  le 
monde  que  les  beaux  yeux  de  leurs  mères,  amou- 
reuses de  leur  petitesse;  ils  n'aiment  à  embrasser 
que  les  souriantes  bouches  de  celles  qui  sont  là,  à 
leur  apprendre  les  secrets  de  la  vie  et  l'idylle  de 
regarder  la  lumière.  ^Nlais  lorsqu'ils  grandissent, 
lorsqu'ils  palpitent,  l'attrait  des  lèvres  inconnues 
arrache  avec  fureur  au  baiser  sa  vieille  signification 
pacifique  et  souille  dinutilité  et  de  stérilité  les 
étreintes  filiales  :  blasphème  de  l'être  tout  entier, 
l'amour  au  moment  qu'il  crie,  dégoûte  les  fils  de 
leurs  mères. 

On  cache  cela,  on  le  nie;  d'ailleurs,  on  ne  le  sait 
pas  bien  ;  on  ne  sait  rien.  On  est  trop  pauvre  pour 
rien  savoir  de  son  cœur,  cette  plaie  qui  s'ouvre 
toujours. 


VIII 


La  dernière  année  de  collège  commença,  finit...  A 
la  suite  des  examens  qui  la  terminèrent,  Maximi- 
lien  éprouva  un  peu  de  fatigue  et  de  fniblesse. 

Son  père  lui  dit  :  Il  le  faudrait  voyager. 

Il  soupirait  en  disant  cela.  II  pensait  toujours 
aux  grands  voyages  impossibles,  et  il  se  sentait 
triste,  parce  que  toute  la  beauté  des  autres  cieux 
était  perdue  pour  eux  deux. 

11  ajouta,  un  jour  : 

—  Dans  les  montagnes  de  l'Auvergne,  à  R...,  j'ai 
un  vieil  ami  qui  est  professeur.  II  s'appelle  M.  Lise, 
va  chez  lui  pendant  quehjues  jours,  cela  te  fera 
du  bien.  11  te  recevra  très  volontiers  ;  nous  nous 
aimons  beaucoup. 

Une  semaine  après,  M.  Desanzac,  Jacques  et 
Léonore  l'accompagnèrent  à  la  gare,  l'embrassèrent, 
le  regardèrent...  Quand  le  convoi  l'emporta  loin  de 
ses  trois  êtres,  qu'il  les  perdit  de  vue  pour  la  pre- 
mière fois,  il  éprouva  le  remords  de  son  départ. 

Puis  les  campagnes  se  déroulèrent.  Le  beau  soleil 


<H  LES   SUPPLIANTS 

du  commeacement  de  septembre  était  épandu  sur 
toutes  choses  ;  la  nature  brillait.  Les  champs,  les 
coteaux,  les  rideaux  d'arbres,  les  maisons,  passaient 
subitement  près  de  lui  ou  s'épanouissaient  len- 
tement au  loin.  Vers  la  fin  de  l'après-midi,  au  mo- 
ment où  les  montagnes  se  dressèrent  sur  l'horizon, 
ses  yeux  de  captif  s'éblouirent. 

A  R...,  il  fut  seul  à  descendre  du  train.  Seul  éga- 
lement sous  le  hangar  de  la  station,  un  vieillard 
attendait,  qui  vint  à  lui,  lui  prit  la  main,  et  lui  dit 
à  mi  voix  : 

—  Quand  j'ai  connu  votre  père,  il  avait  votre 
âge.  En  vous  voyant  venir  à  moi,  il  m'a  semblé  le 
voir. 


La  gare  se  trouvait  loin  de  la  ville.  M.  Lise  et 
Maximilien  s'engagèrent  sur  une  route  qui  longeait 
la  voie  du  chemin  de  fer,  n'en  était  séparée  que  par 
une  haie  vive.  On  tournait  le  dos  au  soleil  décli- 
nant. 11  faisait  bon  :  l'air  était  jjleiu  d'une  tiédeur 
qu'on  seulaiL  chercher  les  fruits  à  mûrir.  A  un  car- 
refour, près  d'un  noyer  entouré  d'un  banc,  M.  Lise 
s'arrêta  et,  considérant  le  jeune  homme  : 

—  Vous  m'avez  fait  penser  à  autrefois,  à  mon  tout 
jeune  temps.  Je  vous  accueille  bien  plulAt  frater- 
nellement (|ue  |)aternellement. 

Cet  homme  semblait  sage  et  bon.  Avec  sa  ligure 
ra.sée  et  ses  cheveux  gris  très  longs,  il  avait  l'air  d'un 


Li:S    SUPPLIANTS  <J5 

prêtre  sans  mystère.  11  souriait  volontiers  et  conti- 
nuait de  sourire  en  changeant  de  pensée  et  de  dis- 
cours :  le  sourire  s'éteignait  lentement  sur  sa  fi- 
fj-ure. 

Ils  arrivèrent  à  des  murailles  flanquées  de  louts, 
dont  le  haut  se  couronnait  d'une  lueur  rose:  les 
remparts.  Inutiles,  débonnaires,  ces  murs  ne  re- 
gardaient plus  les  gens  qui  entraient  ;  de  l'herbe 
jouait  sur  eux. 

La  ville.  Des  rues  aux  noirs  pavés,  aux  étroites 
maisons  anciennes.  Le  professeur  désignait,  en 
passant,  les  plus  vieilles,  les  plus  aïeules.  Les  rues 
étaient  sombres  ;  on  eût  dit  de  grands  couloirs.  Ln 
calme  incroyable  y  existait.  Sur  les  chaussées  et  les 
trottoirs,  personne.  Sur  la  place  d'armes,  planté» 
d'arbres  aux  feuilles  jaunes,  et  bordée  d'un  côté 
par  les  hauts  bâtiments  de  la  sous-préfecture,  per- 
sonne non  plus. 

Si,  pourtant.  Au  bout  de  la  rangée  de  tilleulsqu'ils 
suivaient,  sur  un  banc,  dans  la  pénombre  et  le 
silence,  était  une  femme. 


On  la  devinait  jeune  et  élégante.  Appuyée  des 
deux  mains  sur  le  rebord  du  banc  où  elle  était  assise, 
le  buste  penc|iéen  avant,  la  figure  levée  et  rêveuse, 
on  eût  dit  qu'elle  écoutait  le  soir. 

Ils  allaient  vers  elle.  Sous  son  grand  chapeau 
noir,  sa  figure  reluisait  d'un  peu  de  lumière. 


96  l'ES   SUPPLIANTS 

Maxirailien  crut  qu'elle  souriait,  tellement  toute 
son  attitude  était  belle.  Quand  ils  furent  à  quelques 
pas  d'elle,  il  vit  qu'elle  ne  souriait  pas. 

Le  professeur  la  salua.  Elle  fit  une  inclinaison 
de  tête.  Elle  avait  de  très  grands  yeux,  et  sa  figure 
pâle,  blanche,  sa  figure  éclairée,  était  encadrée  par 
deux  boucles  de  cheveux  noirs  tombant  en  spirale, 
ce  qui  lui  donnait  lair  à  la  fois  très  jeune  et  un  peu 
étranger  ou  suranné... 

Quand  ils  furent  éloignés  : 

—  C'est  Mme  de  Clarens,  dit  M.  Lise.  Une  parente 
de  nos  amis  les  Lhéritier  chez  qui  elle  est  descendue 
quelques  jours.  Elle  habite  Bordeaux.  Elle  passe 
presque  toute  sa  vie  à  attendre  son  mari,  officier  de 
marine.  Elle  est  née  bien  loin  d'ici... 

iMaximilien  ne  dit  rien.  Mais  malgré  lui,  brusque- 
ment et  chaudement,  à  mesure  qu'ils  avançaient 
dans  les  petites  rues,  il  sentit  éclore  en  lui  le  rêve 
>le  venir  habiter  là  à  jamais,  oublieux  de  toutes  ses 
angoisses;  d'avoir  \h,  près  de  cette  place  d'armes  et 
de  ce  banc  rêveur,  une  maison,  avec  un  arbre, 
dans  la  douceur. 


Après  le  diner,  son  vieil  hôte  le  conduisit  là  où 
il  allait  tous  les  soirs  ;  chez  les  Lhéritier,  disait-il, 
par  une  accoutumance  dont  il  n'osait  plus  se  dé- 
faire :  M.  Lhérilier,  son  compagnon  de  toute  la  vie, 
était  mort  depuis  deux  ans.  Ils  continuaient  à  voi- 


LES    SUPPLIANTS  97 

siner  régulièrement  avec  la  veuve,  par  habitude, 
par  tranquillité. 

Prêt  le  premier,M.  Lise  descendit  et,  au  milieu  de 
la  rue  où  ne  passaient  pas  de  voitures,  se  retourna, 
attendit  son  jeune  compagnon.  Son  dos  se  voûtait, 
ses  cheveux  gris,  longs,  touchaient  timidement  le 
col  de  son  manteau  noir.  Sa  main  tremblait  sur  la 
pomme  de  sa  canne.  Sans  l'avoir  jamais  connu  au- 
paravant, Maximilien,  pensant  à  la  camaraderie  de 
jeunesse  qui  l'avait  uni  à  son  père,  le  trouvait 
vieilli  et  changé  ! 

Ils  suivirent  la  grande  rue,  puis  la  rue  des  Rem- 
parts. Ils  s'arrêtèrent  devant  une  des  antiques  mai- 
sons qui  étaient  là  à  se  ressembler,  à  se  rapprocher, 
le  soir. 

La  sonnette  retentit  beaucoup.  Dans  le  salon 
qu'emplissait  une  lampe  à  abat-jour  rose,  Mme  Lhé- 
ritier  s'avança,  accueillante,  souriante.  (Vêtait  une 
vieille  personne  au  corsage  scintillant  de  jais,  aux 
mains  chargées  de  bagues  remuantes.  Derrière  elle, 
à  quelque  distance,  la  femme  qu'ils  avaient  aperçue 
assise  sur  le  banc  de  la  promenade,  se  préseat;i.  in- 
décise et  souveraine  comme  une  apparition. 

Maximilien  trouva  qu'elle  était  belle.  11  trouva 
surtout  quelle  était  diJïérente  de  toutes  les  femmes. 
La  blancheur  extraordinaire  de  son  teint  se  révélait 
mieux  que  tout  à  l'heure,  alors  qu'elle  était  assise 
avec  le  crépuscule  autour  d'elle.  Mais  son  visage 
était  pareillement  incliné,  sérieux,  méditatif,  ses 
yeux  pareillement  tristes  et  simples. 

9 


9S  LES    SUPPLIANTS 

Elle  était  vêtue  d'uue  robe  de  soie  jaune  garnie 
de  rubans  noirs,  une  grande  robe  dorée  à  la  grâce 
étrangère.  Elle  ne  faisait  pas  de  gestes,  ne  portait 
point  de  bijoux. 

On  prit  place.  Mme  de  Clarens  s'assit  un  peu  à 
l'écart.  Un  demi-abandon  était  peint  sur  elle.  Au- 
tour de  l'immobilité  sculpturale  de  sa  figure,  ses 
boucles  en  spirales  brillaient  profondément.  Parfois 
elle  les  écartait  de  ses  yeux  avec  sa  très  longue 
main  blanche,  qui  semblait  un  lys  pensant. 

Pendant  toute  la  soirée,  elle  ne  dit  presque  rien. 
De  temps  à  autre,  interpellée  par  Mme  Lhéritier, 
elle  dressait  son  cou  flexible,  d'un  geste  d'adoles- 
cente, et,  sortant  de  son  grand  silence,  répondait 
oui  ou  non. 

Mais  sa  réserve  n'avait  rien  de  hautain.  La  preuve 
qu'elle  n'était  point  méprisante,  c'est  qu'elle  écou- 
tait et  regardait.  A  plusieurs  reprises,  Maximi- 
lien  vit  que  ses  regards  magnifiques  étaient  sur 
lui. 

Les  autres  parlaient,  |)arlaient,  couime  s'ils 
avaient  besoin  de  toutes  ces  paroles.  Mais,  pour  le 
jeune  homme,  le  silence  de  Mme  de  Clarens  finit  par 
régner.  Peu  à  peu,  à  l'entour  de  lui,  la  conversation 
banale  devenait  plus  banale,  plus  inulile,  et  s'envo- 
lait. Malgré  soi,  on  loui'nait  la  tôle  vers  elle, 
(*omine  si  elle  vous  appelai l. 


LES    SUPPLIANTS  yj 


Ouand  Maximilien  eut  refermé  derrière  lui  la 
j)orte  de  sa  chambre,  qu'il  eut  posé  la  lampe  sur  la 
cheminée  de  bois  peint  en  marbre,  il  se  senlil  dis- 
trait, dissemblable  à  lui-même.  Il  considéra  machi- 
nalement cette  pièce  où  il  allait  vivre  quelque 
temps  :  un  lit  à  rideaux,  une  table  de  bois  blanc  re- 
couverte d'un  tapis  de  serge  verte  avec  un  cahier 
de  papier  à  lettres  et  un  encrier,  un  fauteuil  bas.  Le 
papier  des  murs  figurait  un  semis  de  bluets. 

il  leur  sourit  faiblement,  puis  se  dirigea  vers  la 
fenêtre,  louvrit.  La  nuit  était  si  douce  qu'il  ne  la 
sentit  pas  entrer  dans  la  chambre.  Il  s'accouda  à  la 
barre  d'appui.  La  lune  brillait,  on  ne  la  voyait  pas; 
on  ne  voyait  que  les  cieux  qu'elle  donnait.  Tout 
était  bleu  :  les  toits,  les  masses  de  feuillages  qui 
débordaient  des  murs,  les  montagnes,  les  nuages. 

Paris  est  un  souvenir  déjà  lointain.  Paris  n'est 
presque  plus.  Cette  nuit  qui  s'étend  est  si  profonde 
et  si  bleue,  qu'elle  termine  tout.  II  n'y  a  plus  au 
monde  que  l'harmonie  sublime  qui  est  là,  que  le 
frissonnement  tout-puissant,  que  le  cœur  éternel,  le 
cœur  qui  demeure,  alors  que  tout  passe  comme  des 
fantômes. 


Lorsqu'il  ouvrit  les  yeux,  l'aube  était  encore  triste. 
Il  s'habilla  avec  douceur,  descendit,  semblable  à 


100  LES   SUPPLIANTS 

une  ombre,  l'escalier  brumeux,  ouvrit  la  porte. 
Tout  était  gris  et  mêlé  dans  l'extrême  matin.  A 
peine  au  loin,  entre  les  deux  maisons  d'en  face, 
l'horizon  s'éclaircissait  pauvrement.  Comme  il  met- 
tait le  pied  sur  le  seuil,  un  souffle  de  fraîcheur 
l'atteignit;  un  coq  chanta.  Il  se  sentit  confusément 
glorieux.  11  suivit  la  grande  rue  effacée.  Une  ou  deux 
fenêtres  s'ouvrirent  :  des  volets  battirent  comme  des 
ailes  trop  courtes  dans  le  brouillard  et  le  commen- 
cement. 

La  rue  se  raréfiait  de  maisons,  s'épanouissait  de 
jardins.  C'était  maintenant  une  avenue  aux  arbres 
endormis,  agités  parfois  comme  d'un  rêve,  puis 
retombant  au  sommeil.  L'avenue  se  resserra, 
monta,  tourna,  et  fut  une  route  dans  la  campagne. 
De  chaque  côté,  des  talus  s'élevaient;  Maxirailien 
distingua  des  châtaigniers,  des  pins,  des  sous-bois 
encore  brouillés  du  bleu  de  la  nuit,  semés  de  demi- 
jours  d'émeraude,  et  débordant  d'une  immense 
fraîcheur. 

Tout  à  coup,  un  premier  rayon  de  soleil  dora  la 
poussière  où  il  marchait.  Il  se  retourna,  vit  le  soleil 
se  dégager  des  brumes  et  la  ville  s'éveiller,  en  bas, 
au  fond  du  ciel. 

L'angelus  sonna,  à  peine  sensible,  bleu  dans 
l'azur.  Un  troupeau,  aussi  docile  dans  la  distance 
qu'un  seul  agneau,  bêla.  Des  coqs  se  répondirent. 
Les  blancheurs  des  maisons  et  des  routes  devinrent 
bhinches  ;  une  douce  rumeur  s'exhala  des  enclos, 
des  fermes,  des  asiles,  des  nids,  de  tout  ce  qui  vi- 


I 


LKS    SUPPLIANTS  101 

vait.  L'adolescent  sourit  de  tout  son  cœur.  Jamais 
il  n'avait  été  si  heureux. 

Il  reprit  sa  montée.  A  mesure  qu'il  s'élevait,  la 
brise  fraîchissait,  lecaressaitplus,lecaressaitmieux. 
Les  cris  des  oiseaux  éparpillés  dans  l'azur  descen- 
daient vers  lui;  et  les  bruits  mariés  du  ruisseau  et 
du  moulin,  les  frémissements  et  les  murmures  de 
toute  la  vallée  venaient  à  lui,  s'approchaient  de  son 
oreille. 

Il  atteignit  le  sommet  du  versant.  Un  plateau 
aride,  légèrement  incliné,  s'étendit  à  perte  de  vue 
devant  lui.  L'aurore  éclairait  de  rayons  horizontaux 
ce  plateau.  Les  broussailles  dont  était  hérissé  le  sol 
sablonneux  faisaient  d'amples  ombres  veloutées. 

Debout  sur  ce  champ  du  soleil  levant,  adossé  à 
un  pan  de  mur  en  ruines  —  un  reste  d'enclos,  où, 
jadis,  un  jardin  était  mort  —  il  vit  la  clarté  du  jour 
envahir  le  vallon,  dorer  les  plaines,  sillonner  les 
gorges,  loucher  chaque  chemin,  chaque  toit;  il  la 
sentit  toucher  chaque  âme. 

Il  restait  en  extase  devant  le  matin,  le  matin  qui 
revient  toujours  sur  le  passé,  et  le  fait  oublier  dans 
l'éclat  de  son  scintillement  suprême,  le  matin  qui 
luit  toujours,  au-dessus  de  tout,  le  matin,  couronne 
de  l'éternité  !... 

Par  la  déclivité  du  plateau,  il  descendit  vers  la  ville. 
Tandis  qu'il  en  approchait,  les  broussailles  faisaient 
place  à  des  champs  dessinés,  à  des  haies  obéissantes  ; 
les  taillis,  aux  bouquets  des  jardins;  des  chemins 
guidaient  exactement  les  pas,  et  le  vent  se  calmait. 

9. 


102  LRS    SUPPLIANTS 

Maxirailien  suivit  bientôt  des  ruelles  bordées  de 
murs  d'où  dépassaient  des  branches  d'arbres  frui- 
tiers et  des  chemins  creux  avec  des  buissons. 

Tout  à  coup,  il  vit,  au  bout  dune  avenue  ombragée 
de  platanes  aux  cimes  confondues,  Mme  de  Clarens 
venir. 

Elle  marchait  sourie  semis  de  lumière  que  jetaient 
les  feuillages.  Elle  était  revêtue  dune  robe  blanche 
que  la  roseur  matinale  rosait;  elle  était  vêtue  de  jour. 

Elle  portait  son  large  chapeau  noir  avec  cette 
môme  grâce  languissante,  qui,  la  veille,  la  rendait 
si  importante.  Des  brides  de  tulle  noir  encadraient 
sa  figure,  se  nouaientpar  un  vaste  nœud.  Ses  boucles 
en  spirale,  telles  qu'on  en  voit  autour  des  visages 
des  portraits  anciens,  effleuraient  ses  joues,  s'harmo- 
nisaient avec  les  brides  de  tulle  et  remuaient  soyeu- 
sement  à  la  cadence  de  sa  marche.  Une  de  ses  mains 
gantée  de  blanc  tenait  une  ombrelle  fermée:  l'Hutre 
allait,  à  demi  close,  longue,  distraite. 

Quand  elle  fut  près  du  jeune  homme  demeuré  à 
la  place  d'où  il  l'avait  aperçue,  elle  leva  les  yeux,  et 
lui  tendit  la  main. 

Elle  ne  souriait  pas,  et  comme  la  veille  —  comme 
toujours  sans  doute  —  elle  n'avait  point  de  bijoux. 

Il  ne  l'avait  vue  qu'aux  rayons  d(î  la  lampe  et 
qu'aux  rayons  du  soir.  Dans  le  matin,  il  remarqua 
combien  son  teint,  (|uoique  merveilleusement  pAle, 
était  cependant  rose  et  tendre,  et  combien  ses  yeux 
étaient  cercles  de  bisire.  Elle  était  encoïc  plus  belle 
et  plus  profonde  qu'il  l'avait  cru. 


LES    SUPPLIANTS  103 

Elle  relira  ses  doigts  des  siens  et,  d'être  regardée, 
elle  rougit.  Les  regards  semblaient  la  toucher  coin  me 
des  souffles.  Hlle  baissa  un  instant  son  visage  et 
demeura  là,  dnbout,  devant  lui. 

Sans  savoir  rien  d'elle,  il  sentait  qu'elle  était 
grandement  simple.  Ouelle  que  fût  la  raison  de 
l'admirable  silence  (\m  l'entourait  toujours  :  une 
soulTrauce  calmée  ou  une  vision  aiguë  et  mélanco- 
lique de  la  vie,  à  coup  sur,  elle  était  simple.  Et  la 
simplicité  est  un  secours  entre  les  êtres  :  les  passants 
au  cœur  simple  ne  sont  plus  des  inconnus  l'un  à 
l'autre. 

Mais  il  pensa  pourtant  avec  une  surprise  presque 
angoissée  qu'il  no  ^avail  inêiiip  |»;is  <ou  potil 
nom. 

Le  soleil  déjà  ardent  perça  la  voûte  de  feuillage. 
Elle  se  pencha  j)0ur  ouvrir  son  ombrelle.  Dans  ce 
mouvement,  ses  deux  bras  s'étendirent  un  peu,  sa 
taille  se  cambra  en  avant  et,  du  bord  de  sa  robe 
blanche,  le  bout  très  effilé  de  sa  bottine  dépassa.  De 
sa  toilette  plus  épanouie  un  parfum  lointain,  mys- 
térieux et  sacré,  se  dégagea,  qui  faisait  rêver  à  de 
Tencens. 

Elle  le  regarda,  toujours  sans  sourire,  avec  sa 
seule  beauté. 

Elle  dit  :  «  A  ce  soir  »,  lit  une  inclinaison  de  tête 
et  passa. 

Il  la  contempla  s  en  aller.  Et  le  matin  lui  parut 
être  un  commencement  infini,  une  enfance. 


104  I.KS    SUPPLIANTS 


La  seconde  partie  de  la  journée  fut  consacrée  à 
une  promenade  dans  la  montagne.  M.  Lise  voulait 
initier  le  jeune  citadin  aux  formes  grandioses  que 
la  nature  revêt  dans  ces  régions. 

Il  le  mena  à  d'immenses  spectacles  de  montagnes. 
Ils  suivirent  la  crête  de  la  vallée.  Ils  découvrirent 
tour  à  tour  à  leurs  pieds  des  chaos  de  rochers 
amassés  dans  un  étrange  équilibre  pareil  à  une 
chute  incessante  ;  d'amples  pâturages  qui  s'éten- 
daient tranquillement,  des  océans  mouvementés  e«t 
enchaînés  d'arbres,  des  ravins  verdoyants,  où  quel- 
que chaumière  rayonnait  de  fumée,  d'où  montait  un 
murmure  que  sa  grandeur  même  apaisait,  et  auquel 
on  prêtait  l'oreille  en  se  penchant. 

Ils  ne  rencontrèrent  personne.  Ils  marchèrent 
longtemps  sans  quitter  les  sommets  et  à  chaque  pas, 
le  spectacle,  le  vertige  changeait.  Maximilien, 
assailli  par  l'éternel  souffle  du  vent,  en  proie  à 
mille  impressions  diverses,  regardait.  Ils  n'échan- 
gèrent pas  une  parole,  mais  plus  d'une  fois,  son  vieux 
compagnon  et  lui  .se  rapprochèrent,  sur  quelque 
crête  rocheuse,  et  se  donnèrent  la  main.  i)ar  peti- 
tesse, par  solitude. 

Tout  laprès-midi,  ils  errèrent  ainsi  dans  ce  séjour 
de  grandeurs.  Lorsque  le  soleil  commença  h  des- 
cendre dans  le  ciel,  ils  prirent  le  chemin  du  retour... 

Oh  1  cette  magnilicence  des  choses,  Maximilien 
l'éprouvaitaulanl  (|ii'()n  pouvait  l'éprouver.  L'odeur 


LES    SUPPLIANTS  105 

des  montagnes,  des  forêts,  l'odeur  profonde  de  l'es- 
pace, il  la  subissait  aussi  fort  que  le  vieil  homme 
qui  se  troublait  à  côté  de  lui,  et  tous  deux  parta- 
gèrent le  large  frisson  d'admiration  qui  marqua  la  fia 
de  cette  journée,  lorsqu'au  dernier  tournant,  subi- 
tement, le  couclier  du  soleil  régna  au  travers  des 
montagnes  qui  leur  faisaient  face. 

M.  Lise  fit  un  geste  et  sortit  de  son  mutisme. 

—  Regardez  !  regardez  :  le  lac  ! 

Ils  suspendirent  leur  marche.  Le  vieillard  restait 
sans  bouger  au  bord  du  goulTre  de  b  vallée,  se  fai- 
sant atome  de  la  nature,  se  faisant  immobile  comme 
une  chose,  se  livrant  avec  tout  le  calme  et  la  docilité 
qu'il  pouvait  donner,  à  la  splendeur  de  tout.  Maxi- 
milien  s'avança  plus  près  encore  du  bord  de  l'abîme, 
se  pencha,  s'appuyant  sur  le  tronc  d'un  arbre  aux 
bras  larges  et  desséchés,  d'un  arbre  plein  du  ciel. 

Un  extraordinaire  tableau  resplendissait.  Au  fond, 
un  lac  d'une  insondable  douceur  se  teignait  des 
derniers  feux  du  jour.  Puis,  le  mur  de  la  montagne 
s'érigeait,  noir,  à  demi-escaladé  par  une  énorme 
roche  aux  formes  et  aux  gestes  grandioses,  groupe 
colossal  d'aveugle  et  stupide  sculpture.  En  haut  du 
mont,  au  profil  déchiré  de  sapins,  on  apercevait  les 
ruines  d'un  château  fort  qui  s'éternisait  là.  Et  vers 
cette  montagne  flottaient  les  bruits  épars  du  vallon  : 
la  vie,  le  travail  semblable  aux  gestes  déchaînés  des 
rocs,  le  repos  comparable  à  l'espace  ;  et  il  flottait 
aussi,  sortant  à  demi  du  lac,  une  écharpe  argentée 
de  brume  par  laquelle  commençait  déjà  le  grand 


lOG  LES    SUPPLIANTS 

recueillement  des  nuits.  Au-dessus  de  tout,  domi- 
nant la  vue,  une  étoile  à  peine  visible,  frôle  et 
bonne,  une  étoile  qui  venait. 

—  Ah  !  dit  M.  Lise  à  mi-voix,  sans  faire  un  mou- 
vement, en  prière,  ah  !  il  n'y  a  que  la  grandeur  qui 
soit  douceur. 

«  N'est-ce  pas,  reprit-il,  que  la  nature  est  ce  qu'il  y 
a  de  plus  vrai  ?  » 

^laximilicn,  lui  qui  avait  jusque-là  cherché  dans 
la  profondeur  même  des  êtres  la  lumière,  l'enfant 
du  grand  cœur  humain,  sentit  deux  larmes  lui 
monter  doucement  aux  yeux.  Était-ce  une  volupté 
nouvelle  ? 

M.  Lise  l'observait;  il  constata  son  émotion. 

—  Vous  aimez  la  nature  ? 

—  Oui. 

—  11  faut  l'adorer,  murmura  le  vieillard. 

11  répondit  encore:  oui.  Et  les  deux  larmes  qu'il 
avait  senties  monter  se  formèrent  dans  ses  yeux. 
Était-ce  une  volupté  nouvelle? 

lu  monde  de  pensées  remuait  en  lui.  11  regardait. 
Il  regardait  tout  entier  le  crépuscule  s'accomplir. 
Le  soir...  Le  soir.  Le  soir  qui  naissait  serait  sem- 
blable sans  doute  à  celui  de  la  veillf,  et  l'amènerait 
vors  la  vieille  maison  de  la  ville  basse,  vers  la  dame 
à  la  ligure  de  lumière. 

Oh  î  c'était  à  cela  qu'il  pen.sait  tandis  qu'il  se 
sentait  élreinl  par  un  sentiment  religieux.  C'était 
pour  cela  qu'il  avait  frissonné  comme  au  delà  de 
lui  même  en  voyant  louïber  les  pourpres  du   ciel. 


LES    SUPPLIANTS  107 

Le  crépuscule  élaborait  sa  vague  espérance,  eiïec- 
luait  son  rêve.  Le  couchant  faisait  sur  lu  mon- 
tagne le  grand  rite  de  son  cœur.  Lafemmeau  silence 
radieux  approchait  avec  le  soir  ;  l'ombre  lavait 
donnée,  l'ombre  la  rendrait;  elle  était  l'ange  de 
l'ombre,  et  comme  l'ombre  naissait  j)artout,  il  était 
universell'.'ment  heureux. 

u  Blasphème  1  Petitesse  !  »  aurait  dit  son  compa- 
gnon, s'il  avait  su.  Non  !  Le  pauvre  homme  en  con- 
templation devant  la  grandeur  de  l'apparence  se 
serait  trompé  (l'était  au  contraire  plus  de  croyance 
et  plus  de  sainteté  ! 

Maximilien,  qui  avait  tant  compris  la  grandeur 
(lu  cœur,  n'avait  point  changé.  C'était  toujours  la 
même -espèce  de  gloire  qui  le  baignait.  Il  n'était 
point  tombé  dans  le  piège  de  quelque  spacieuse  ido- 
lâtrie, et  s'il  avait  pleuré,  c'était  à  cause  de  sou 
cdMir. 

Il  ne  devait  pas  la  voir  pourtant  ce  jour-là.  II 

^      était  trop  tard  lorsqu'ils  parvinrent  aux  faubourgs 

de  la  ville   semée  de  lumières.   La  journée  était 

désormais  finie  pour  lui,  et  il  désira  le  lendemain. 

Sur  la  route,  de  loin,  il  vit  s'avancer  une  foule  de 
touristes.  Il  crut  un  instant  qu'elle  était  parmi  ces 
personnes  :  une  dame  en  blanc  avec  un  chapeau 
noir...  Mais  à  mesure  qu'il  se  rapprochait,  laressem- 
lilance  se  dissipait,  impitoyable. Ce  n'était  pas  elle... 

H  se  moqua  tristement  de  lui-même,  mais  il  avait 
clé  touché  par  la  présence  réelle  que  la  passante 
inconnue  lui  avait  évoquée,  lui  avait  prêtée... 


108  LES    SUPPLIANTS 

/Tes  de  rentrée  de  la  ville,  des  enfants  et  des 
jeunes  filles  étaient  réunis  autour  d'une  fontaine  à 
colonne.  C'était  un  gazouillement  de  voix.  Il  faisait 
assez  sombre.  Les  mères  étaient  obligées  de  se  pen- 
cher pour  reconnaître  leurs  enfants,  qu'elles  ve- 
naient chercher. 

Maximilien  dit  à  M.  Lise: 

—  Il  y  a  longtemps  que  vous  connaissez  Mme  de 
Clarens  ? 

—  Oui.  Elle  vient  souvent  ici.  Je  l'ai  connue  toute 
jeune  fille.  Elle  a  peu  changé.  Elle  s'appelle  Évan- 
geline. 

Maximilien  eut  hâte  d'être  seul.  Dès  qu'il  fut  seul, 
il  murmura  à  haute  voix,  comme  s'il  ne  pouvait 
plus  contenir  en  secret  ce  nom  : 

—  Madame  Évangeline. 

Et  à  la  fin  de  ce  deuxième  jour,  appuyé,  comme  la 
veille,  à  la  barre  tranquille  de  la  fenêtre,  il  pensa  à  son 
passé,  aux  siens,  à  son  père  dans  un  grand  élan  recon- 
naissant de  vivre  et  de  sentir,  et,  les  yeux  chargés 
d'attendrissement,  il  adressa  comme  une  prière  d'ac- 
tions de  grâce  à  celui  qui  lui  avait  donné  le  jour. 


Le  lendciiiiiiii  eu  lui  une  lente  et  grandissante 
joie  parce  que  le  soir  serait.  Le  matin,  du  soleil 
clair  entra  dans  sa  chambre.  II  disposa  la  petite 
table  de  bois  blanc  j)rès  de  la  fenêtre,  s'installa, 
écrivit  à  Jacques,  dans  la  lumière  neuve. 


LES    SUPPLLVNTS  lO'J 

Il  lui  parla  avec  un  redoublement  de  tendresse, 
des  soins  pleins  de  trouvailles,  une  richesse  de  mots 
et  d'idées.  II  éprouvait  un  besoin  de  raconter  les 
grandes  choses  qui  l'entouraient.  Il  essaya  de 
dépeindre  cette  nature  et  ces  horizons,  bienheureux 
effort  sacré  de  donner  sa  vérité,  de  sauver  son  émo- 
tion qui  s'était  toujours  manifesté  en  lui  aux  mo- 
ments les  plus  doux. 

Il  décrivit  la  vallée,  les  montagnes,  les  crêtes  mons- 
trueuses, mit  des  détails:  il  dit  que  la  veille,  sur  un 
petit  sentier,  au  bord  d'un  champ  d'avoine,  il  s'était 
baissé  pour  regarder  scrupuleusement  une  Heur. 

Il  était  plein  d'étonnements.  De  l'enfance  reve- 
nait sur  lui,  lui  rapprenant  joyeusement  les  trésors 
de  la  vérité,  lui  enseignant  à  nouveau  l'ombre  et  la 
lumière  et  lexquise  différence  des  heures. 

Il  avait,  de  l'enfance,  l'envie  de  confidence  et* 
d'appui,  et  aussi  la  naïveté,  les  petitesses...  11  éprou- 
vait une  espèce  de  timide  plaisir  à  faire  les  moindres 
choses.  Il  se  regarda  dans  une  glace,  furtivement 
d'abord,  détailla  les  traits  de  son  visage;  il  sévit 
pâle,  méditatif,  mal  assuré,  et  le  front  pourtant 
ambitieux.  Et  il  ressentit  une  joie  ingénue  et  sacri- 
lège de  ce  bel  air  grave,  si  péniblement  gagné. 

La  journée  passa  vaguement.  Puis,  comme  le  soir 
approchait,  il  devint  plus  tranquille.  En  attendant 
le  dîner,  il  s'assit  sagement  sur  une  chaise  et  resta 
là  longtemps,  à  penser,  à  espérer,  à  se  baigner  dans 
la  belle  lumière  :  celle  qu'on  ne  voit  pas,  celle 
qu'on  touche. 

10 


110  LES   SUPPLIANTS 

A  dîner,  M.  Lise  lui  annonça  qu'il  se  sentait  fati- 
gué et  qu'il  préférait  ne  pas  sortir,  ne  pas  aller, 
comme  dhabitude,  voir  sa  vieille  amie;  il  lui  serra 
la  main  et  monta  dans  sa  chambre. 

Une  détresse  sempara  de  Maxirailien  dès  quil 
fût  demeuré  seul  dans  la  salle  à  manger  où  la  bonne 
desservait.  Puis  il  se  leva;  il  sortit,  troublé  comme 
un  pauvre  qui  va  voler. 

Il  traversa  la  petite  ville  toute  grise  sur  laquelle 
la  lune  neigeait  célestement.  Il  se  dirigea  vers  la 
rue  des  Remparts;  il  ralentit  le  pas  graduellement, 
de  sorte  qu'il  s'arrêta  à  quelque  distance  du  seuil 
qui,  malgré  lui,  l'avait  appelé.  Une  fenêtre  était 
éclairée,  dorée  dans  la  façade  un  peu  bleuissante. 
Et  cette  lueur  dorée  lui  fit  une  aumône,  et  suffit  à 
le  reposer. 

Puis  la  lumière  s'éteignit  et  il  ne  savait  que  pen- 
ser. La  porte  cochère  grinça,  s'ouvrit,  et  il  vit  appa- 
raître les  deux  dames  de  la  maison. 

Il  se  dissimula  dans  un  coin  sans  savoir  pourquoi, 
de  toute  la  force  de  son  rêve. 

Mme  Évangeline  se  tint  un  instant  assez  près  de 
lui,  enveloppée  de  noir,  droite,  immobile,  en  atten- 
dant que  la  vieille  dame  eût  fermé  la  porte  à  clef. 
Puis  elles  se  mirent  en  marche  d'un  pas  très  lent. 
Mme  Lhérilier  avait  dit  à  mi-voix  :   «  Il  fait  bon.  » 

^)uand  elles  furent  déjà  loin,  Maxiiuilien  s(î 
détacha  de  fouibre,  et  les  suivit.  Elles  allaient  du 
côté  de  la  plaine,  toujours  de  leur  marche  alanguie 
de  promenade.   En  quelques  instants,  hors  de  la 


LES    SUIM'LIAMS  111 

ville,  elles  s'engagèrent  sur  une  route  bordée  de 
champs,  ombragée  de  noyers.  A  leur  suite,  loin,  il 
s'y  risqua.  Pour  que  ses  pas  ne  fussent  pas  entendus 
sur  la  grande  voie  déserte,  il  marcha  à  cùlé  de  la 
route  sur  la  lisière  terreuse  et  douce  des  champs. 

Il  allait  effleurant  de  loin  cette  présence,  celte  sorte 
de  sourire  que  cette  femme,  qui  ne  souriait  pas, 
avait  pour  lui,  ne  pouvant  jias  ai)pr()<lit'r  [»liis.  ;i\  :iiii 
le  vertige  d'elle. 

Les  promeneuses  ralentirent  leur  marche,  lireut 
volte-face.  11  s'arrêta,  tremblant,  quand  H  la  vit,  au 
loin,  se  retourner  dans  l'azur  sombre  avec  tout  sou 
souHre. 

Il  se  dissimula.  A  mesure  qu'elles  approchaient, 
on  entendait  leurs  pas,  et  un  chuchotement  s'exIia 
lait  délies.  Elles  passèrent.  Mme  Kvangeline,  un 
peu  penchée  selon  son  indéfinissable  grâce,  avait  sur 
la  figure  un  reflet  suave  et  bleu.  Kt,  dans  une  fraî- 
cheur de  brise,  il  avait  senti  l'haleine  de  son  par- 
fum. 

Il  revint  plein  de  son  image,  rèvantde  tout  oublier, 
de  tout  oublier!  Elle  changeait  la  vie,  elle  chan- 
geait les  choses,  elle  était  la  solitaire  sublime  du 
monde. 


Les  jours   passèrent...   Bientôt  Mme  Évangeline 
allait  partir. 
Le  temps  tourna  au  gris,  à  la  pluie.  Des  rafales 


112  LES    SUPPLIANTS 

arrachèrent  les  feuilles.  On  dut  rester  réfugiés  dans 
les  chambres  sombres  et  humides,  en  s'approchant 
des  fenêtres  poury  voir.  Les  mauvais  jours  venaient, 
avant-coureurs  du  grand  malheur  de  l'hiver. 

Oh!  toute  cette  histoire  s'achèverait  elle  ainsi, 
sans  rien?  Ces  jours  finiraient-ils  tout  entiers?  Ne 
s'approcherait-il  pas  d'elle,  un  jour,  pour  lui  parler 
enfin,  pour  lui  dire  le  frisson  divin  de  lui-même, 
l'Évangile  de  son  cœur? 

Mais,  près  d'elle,  il  était  silencieux  et  caché  comme 
son  cœur. 


Les  derniers  jours.  A  la  fin  d'un  jour  où  ils 
s'étaient  fatigués  tous  à  parcourir  une  des  parties 
les  plus  étranges  des  environs' —  des  vastes  landes 
déclinantes,  plantées  de  pierres  tristes,  qui  sem- 
blaient avoisiner  la  mer  — ,  Maximilien  se  trouva 
sur  le  chemin  à  côté  d'Évangeline  et  c'était  pour 
la  dernière  fois.  Il  avait  ralenti  le  pas,  vaincu  par 
Mne  sorte  de  douceur;  elle  l'avait  ralenti,  aussi  et 
ils  étaient  seuls,  abandonnés  des  autres. 

I!  était  déjà  quatre  heures  du  soir.  Le  temps 
s'était  remis  au  beau,  ce  jour-là,  c'était  sans  doute 
aussi  pour  la  dernière  fois.  Les  chemins  étaient 
secs;  le  ciel  très  haut.  Sous  le  rayonnement  du 
soleil,  la  nature  songeait  à  l'été  sans  mélancolie,  et 
voulait  bien  mourir,  et  attendait. 

Il  reganbi  l;i  jeune  femme,  (|ui  allait  près  de  lui 


LES   SUPPLIANTS  113 

avec  son  âme  de  silence.  Elle  était,  en  ce  jour  su- 
prême, semblable  à  ce  qu'elle  fut  le  premier  jour, 
sur  le  banc,  dans  l'inoubliable  crépuscule  qui  la 
nimbait.  Elle  était  admirablement  semblable  à  elle- 
même;  elle  ne  changeait  pas.  Inclinée  un  peu  en 
avant,  l'air  immensément  exilée,  avec  ses  boucles 
de  ténèbres,  ses  yeux  très  meurtris,  sa  ligure  sans 
sourire,  sans  parole,  simplement  blanche,  belle 
comme  le  jour. 

Et  elle  lui  apparut  si  sacn'c  et  si  suave  au  seuil 
de  la  séparation  qu'il  sentit  s'élever  en  lui  le  génie 
de  s'avouer  à  elle  ;  la  prière  lui  vint  aux  lèvres  et  aux 
doigts... 

11  approcha  sa  main  de  la  sienne,  la  prit  et  la 
porta  à  ses  lèvres. 


Elle  ne  dit  rien  ;  elle  le  regarda,  puis  détourna  la 
tête. 

Et  le  silence,  qui  se  prolongeait  de  plus  en  plus 
précieusement,  devenait  une  bénédiction,  et  apprit 
à  Maximilien  qu'elle  était  aussi  troublée  que  lui,  et 
que  depuis  ces  quelques  jours,  tous  deux  s'étaient 
aimés. 

Ils  s'arrêtèrent,  en  proie  à  cette  lumière  d'être 
tous  deux  pareils. 

Les  autres  n'étaient  plus  en  vue  ;  les  autres  n'exis- 
taient plus. 

Il  balbutia  : 

10. 


114 


LES    SUPPLIANTS 


—  Évangeline... 

—  Comme  mon  nom  est  doux,  murmura- 
t-elle. 

Autour  d'eux  tout  était  admirable.  La  brise  s'arrê- 
tait, et  le  soleil  aussi  s'arrêtait.  Les  rayons  ^étaient 
posés  sur  les  ctiamps.  Toutes  les  couleurs,  vert,  rose, 
mauve,  étaient  dorées.  Là-bas,  une  maison  palpi- 
tait, et  au  pied  de  celle  maison,  un  verger  illumi- 
nait l'ombre  qu'elle  faisait  sur  la  plaine.  Des  êtres 
vivaient  épars  dans  la  campagne  splendide.  Dans 
les  champs  sillonnés  d'ombres,  à  la  fin  du  travail,  on 
croit  voir  s'incliner  les  paysans  qui  cherchent.  Au 
loin,  en  silhouette  sur  le  ciel,  un  vieux  laboureur 
passe,  qui  traîne  ses  outils,  et  dont  le  rude  labeur 
est  uae  caresse  pour  les  siens.  Une  femme,  une  fa- 
neuse, près  de  disparaître  dans  un  chemin  creux, 
avec  sa  robe  couleur  de  la  terre  et  de  toute  l'ombre 
des  vallons,  tourne  vers  le  soleil  d'or,  l'ostensoir 
d'or  de  sa  face. 

Une  ère  de  paix  et  de  tranquillité  naissait  à  par- 
tir d'eux,  s'épandait  sur  les  chemins  gris  où  ils 
allaient  s'avancer.  Leur  harmonie  se  saisissait  de 
toute  chose,  et  loul  était  encore  plus  beau  que  tout. 

Et  il  dit  : 

—  Je  vous  aime. 

Klle  était  là,  immobile,  à  entendre,  à  accepter,  à 
diviniser  ce  qu'il  disait;  elle  était  là  ! 

Lours  mains  se  joignirent,  leurs  doigts  se  «errè- 
rent, leurs  yeux,  inutiles,  se  fermèrent.  Et  pendant 
quehjues  secondes,  ils  se  tinrent  debout,  au  milieu 

t 


LES    SUPIM,1\NTS  115 

du  chemin,  iûsensibles  à  tout  le  reste,  faisant  la 
nuit,  vague  couple  aveugle,  amour! 

Puis  très  vite,  les  feux  du  couchant  s'éteignirent, 
et  les  ténèbres  s'amoncelèrent.  D'un  même  mouve- 
ment, tous  deux  se  remirent  en  marche,  comme  s"iis 
fuyaient.  Le  vent  souflla,  déjà  glacé.  Dans  les  der- 
niers jours  de  septembre,  dès  que  le  soleil  est  cou- 
ché, on  voit  l'hiver.  Ils  grelottèrent. 

Et  s'étant  penché,  dans  la  pénombre,  vers  sa  com- 
pagne, vers  la  figure  extraordinaire,  il  vit  passer, 
dans  ses  yeux  divins,  de  l'épouvante,  du  vertige. 

L'épouvante  de  la  séparation  inévitable  et  pro- 
chaine, le  vertige  du  gouiïre  où  ils  allaient  tomber 
lentement,  l'un  hors  de  l'autre,  et  qui  était  l'éter- 
nité du  temps. 

Et  comme  tout  à  l'heure  au  milieu  du  chemin  ils 
s'étaient  arrêtés  d'extase,  de  nouveau,  ils  s'arrê- 
tèrent la*  main  dans  la  main,  songeant  qu'ils  ne  se 
reverraient  jamais  plus,  que  les  époques  allaient  les 
ellacer,  que  leur  mort  commençait. 

Comme  tout  à  l'heure,  ils  regardèrent  devant  eux, 
et  alors  cette  idée  de  la  mort,  ils  la  lurent  partout. 
Ils  contemplèrent  au  milieu  des  champs  obscurcis 
un  rideau  d'arbres  aux  sommets  encore  empourprés, 
ils  levèrent  leurs  yeux  de  fugitifs  vers  ces  feuillages 
que  le  soleil  dorait  et  que  l'automne  aussi  dorait 
comme  un  soleil  plus  immense.  Et  cela  leur  parut 
le  geste,  la  présence  même  de  1  infini  du  temps  qui 
passe  et  ensevelit  tout,  et  cela  lit  saigner  la  plaie 
commune  de  leur  cœur. 


116. 


LES    SUPPLIANTS 


Oh  î  en  présence  de  toute  cette  destinée  d'adieu  qui 
tombait,  de  tout  ce  néant  qui  prenait  place,  de  cette 
détresse  démesurée  qui  se  préparait  et  qui  était 
encore  douce  et  lieureuse,  ils  tremblèrent  comme 
deux  feuil'es  dans  l'orage  tranquille  du  soir. 

Elle  dit  tout  bas. 

—  Nous  allons  être  seuls... 

Plus  frappée,  plus  flagellée  par  la  vérité,  la 
femme  baissa  son  visage  si  important,  et  elle,  qui 
était  pourtant  impériale  et  royale,  elle  pleura,  à 
cause  de  l'éternelle  raison  qu'il  y  a  de  pleurer. 

—  Ah  !  dit-il,  vous  comprenez  toute  la  douleur  ! 
Les  mêmes  pensées  les  agitaient,  les  envahissaient 

graduellement,  et  ils  s'enveloppaient  d'un  même 
tremblement,  dans  l'ombre.  Ils  étaient  unis  par  un 
poignant  frisson  dangoisse  comme  on  est  uni  par 
un  poignant  frisson  de  volupté. 

Ils  continuaient  à  regarder,  à  abandonner  leurs 
regards  devant  eux,  précipitant  leur  marche,  se 
sentant  petits,  arrachés  l'un  à  l'autre,  près  de  s'en 
aller  dans  l'étendue  et  dans  la  durée. 

Et  dans  l'assombrissement,  on  aurait  pu  voir  ce 
couple,  ces  êtres  qui  tremblaient,  (|ni  se  tenaient 
et  se  débattaient  lun  vers  l'antre,  l'un  pour  l'autre, 
comme  les  deux  ailes  d'un  grand  oiseau... 

A  l'ouest,  se  ijrolilail  sur  les  nuages,  un  tertre 
rocheux  et  sur  ce  soulèvement  informe  de  la  mon- 
tagne, on  distinguait  un  enlassementmégalithique, 
effort  millénair  ;  de  la  race.  La  jeune  femme  étendit 
sa  main  aussi  belle,  aussi  petite,  aussi  fragile  qu'une 


LES    SUPPLIANTS  117 

fleur,  vers  ces  vestiges,  et  dit,  comme  racontant  un 
rôve  d'angoisse  et  de  tristesse  humaine,  de  surna- 
turelle grandeur,  d'exacte  réalité  : 

— ...  Autrefois,  il  y  a  des  siècles,  un  être  perdu 
comme  une  bête  au  fond  de  la  nature,  est  sorti  en 
rampant  de  cette  crevasse  de  montagne  qui  a  tou- 
jours été,  s'est  avancé  sur  ce  tertre,  et  s'est  arrêté  ici 
devant  des  ruines  !... 

Elle  ajouta,  levant  sa  figure  pleurante,  sa  ligure 
vraie  : 

—  Comme  nous  sommes  chassés  par  le  temps  et 
l'espace  ! 

Elle  avait  de  ces  paroles  profondes,  si  simples  et 
si  véritables.  Elle  avait  l'esprit  étrange  et  divina 
toire  et  les  gestes  définitifs  de  ceux  qui  ont  un 
grand  cœur  ou  bien  de  ceux  à  qui  la  vie  arrache  le 
cœur  et  le  montre.  Ceux  (jui  s'en  vont,  les  victimes, 
les  mourants. 

Mais  Maximilien  se  redressa  éperdument  en  face 
de  celte  destinée  qui  tombait  avec  le  soir,  de  cette 
agonie  qui  régnait.  11  eut  un  cri  de  révolte. 

Il  dit  :  non  !  Il  répéta,  seul  écho  à  lui  même  : 
non  ! 

11  sentit  contre  ces  forces  de  séparation,  de  sacri- 
fice, de  mutilation,  son  être  se  rebeller.  Eh  !  quoi  1 
le  cœur  n'est  il  pas  plus  grand  que  tout  ?  Il  voulait 
tendre  la  main  vers  quelque  chose  de  stable,  de 
fort,  de  vrai,  pour  arrêter  le  néant.  La  vérité,  la 
vérité  !  Il  voulait  la  saisir  avec  ses  mains. 

Alors,  il  osa  porter   la  main    sur  cette   femme 


118  LES    SUPPLIANTS 

qui  respirait  là  si  saintement,  celle  qui  venait  de 
s'avouer,  celle  qui,  malgré  la  force  du  passé,  était 
tout  pour  lui,  sa  sœur  et  sa  fiancée,  sa  beauté,  sa 
tendresse  et  sa  charité...  Il  osa  lui  saisir  les  poignets 
et  lui  dire  tout  bas  : 

—  Si  vous  vouliez  !... 

Elle  tressaillit...  Ils  songèrent  aiix  mêmes  choses, 
à  ce  qu'on  nomme  l'accomplissement  de  l'amour,  à 
ce  qui  vient  toujours  après  tout...  Ces  baisers,  cette 
étreinte  ...  El  il  serra  les  fins  poignets,  avec  ses  mains 
tentées  et  afiolées,  avec  ses  mains  pensantes  et 
sublimes. 

Ses  mains  qui  pensaient  sublimement  à  arracher 
tous  les  voiles  de  la  terre,  et  la  pudeur,  premier  et 
dernier  voile  ;  à  toucher  la  vérité,  la  vérité  nue,  la 
lumiôre  môme  de  cette  créature,  à  approfondir  ses 
secrets,  à  fouiller  sa  beauté,  à  eU'acer  tout  ce 
qu'il  est  possible  d'ellacer  d'ombre  entre  deux 
cœurs  ! 

Oh  !  que  rien  ne  soit  plus  caché  et  dérobé  d'elle, 
qu'elle  soit  vraiment  toute  présente,  qu'elle  soit  ! 
Héve  immense:  qu'elle  soit  la  totale  compagne. 
Une  amante  est  une  amie  plus  ])arfaite,  c'est  une 
sœur  plus  pure.  Oh  !  que  rien  ne  soit  plus  caché 
d'elle  :  ce  n'est  pas  autre  chose  que  cherchent  ces 
pauvres  clTorts  (]u'()n  nomme  les  caresses,  cette 
mendicité  tombante  (jui  s'a|)poll(>  l'éiioinlo.co  n'est 
pas  autre  chose  au  inonde  ! 

Il  l'attirait  cimtre  Ini.  I!  vit  tout  près  de  la  sienne, 
souftloi'i  souflle,  tandis  qm»  leur  double  faiilAme  fris- 


LES    SUPPLIANTS  Ijy 

sonnait  dans  le  soir  et  le  froid,  sa  figure  blanche, 
claire  et  douce,  comme  l'astre  des  nuits,  astre  d'une 
profondeur  plus  profonde  que  la  nuit.  Ht  il  entre- 
voyait l'obstacle  qu'il  y  a  entre  les  êtres,  le  linceul 
d'espace  devenir  vague,  le  prodige  d'amour  et  de 
communion  éclore.  H  entrevoyait  plus  encore,  le 
dernier  but,  la  dernière  chose,  l'intense  et  puissante 
volupté,  le  moment  où  la  chair  sombre  s'éblouit  d'un 
éclair  de  sang,  où  la  séparation  devient  folle  et  doute 
d'elle-même,  et  chante,  et  rit... 
11  lui  dit  plus  fort,  pensant  de  tout  son  poids  à  elle  : 

—  Je  vous  aime  ! 
Puis  il  dit. 

—  Je  t'aime  1 

Dire  vous,  c'est  parler  ;  tutoyer  brusquement, 
c'est  toucher. 

Elle  avait  mis  sa  tête  sur  son  épaule,  elle  livrait 
tout  le  parfum  de  ses  cheveux...  Défaillante,  petite 
è  cOté  de  lui,  femme  après  tout,  faible  comme  une 
biche  blessée... 

Et  pourtant  le  grand  embrassement  ne  fut  pas. 
Elle  refusa.  Elle  avait  été  tout  à  l'heure  tellement 
atteinte,  tellement  troublée  par  le  vertige  du  temps 
(|ui  passe  et  fait  tout  mourir  eu  passant;  elle  était 
tellement  pleine  de  l'idée  de  l'intlnie  pauvreté, 
qu'elle  dit: 

—  A  quoi  bon?...  A  quoi  bon  tout?...  puisque  nous 
«erons  seuls  !... 

Ce  n'était  point  quelque  appréhension  morale  ou 
«ociale  qui   la  faisait  ainsi  penser.   Elle  était  au- 


120  LES    SUPPLIANTS 

dessus  de  toute  considération  artificielle.  Mais  elle 
était  grande  et  lucide  et  sincère  et  —  il  l'avait  vu  — 
elle  comprenait  toute  la  douleur. 

Il  approchait  ses  lèvres  de  sa  figure  ;  elle  ne 
voulut  même  pas  qu'il  les  posât.  Même  pas  un 
baiser.  Elle  répéta  d'une  voix  très  basse,  presque 
aussi  pure  qu'un  soupir: 

—  A  quoi  bon  ?...  A  quoi  bon  reculer  un  peu  le 
commencement  de  l'éternité  ?...  Nous  ne  ferions 
qu'attiser  nos  regrets,  que  martyriser  notre  avenir. 

Et  les  grands  yeux  de  velours  lui  demandaient 
à  la  fois  de  l'aimer  et  de  la  laisser,  lui  demandaient 
infiniment  de  souffrir.  Elle  était  toute-puissante.  Il 
obéit,  machinal,  comme  un  animal  dompté...  Il 
s'écarta,  et  il  n'y  eut  jamais  entre  eux  que  ce  baiser 
déchiré... 

C'est  ainsi  que  se  termina  cette  idylle  qui  fut 
tout  l'amour,  avec  son  matin  et  son  soir.  Elle  finit 
grandement,  dans  le  silence  et  dans  l'immo- 
bilité. 


Les  deux  blessés  regagnèrent  la  vie,  ils  rejoigni- 
rent les  autres.  Ceux  ci  les  attendaient  au  seuil 
d'une  auberge,  première  maison  du  village  où  l'on 
devait  s'arrêter.  Ouand  ils  parurent,  ou  ne  leur  dit 
rien;  ils  ne  dirent  rien. 

On  rentra  dans  la  salle  à  manger.  Une  servante 
alluma  les  lampes. 


LES    SUPPLIANTS  121 

On  la  regarda  faire.  Quelqu'un  constata: 

—  Il  commence  à  faire  froid. 

Et  sur  la  vitre  grinçait  et  battait  le  souffle  désolé 
de  l'automne,  de  l'hiver,  et  des  autres  étés  fu- 
turs. 


Le  lendemain,  veille  du  départde  Mme  de  Clarens, 
les  deux  jeunes  gens  ne  se  parlèrent  point.  Dans 
l'après-midi,  tandis  que  tout  le  monde  était  réuni 
dans  le  salon  de  Mme  Lhéritier,  la  sonnette  de  la 
porte  cochère  retentit. 

Un  instant  après,  la  bonne  monta. 

—  C'est  un  monsieur  qui  a  su  que  la  maison  était 
à  vendre  et  qui  vient  visiter. 

—  Faites-lui  voir  les  pièces,  dit  la  maîtresse  de 
maison. 

On  entendit  monter  des  escaliers,  ouvrir  des 
portes.  Puisle  visiteur  fut  introduit  au  salon.  C'était 
un  homme  d'une  quarantaine  d'années,  bien  vêtu, 
gros,  pâle,  aux  yeux  bleus  hésitants  et  clairs.  En 
pénétrant  dans  la  pièce,  il  regarda  tout  autour.  Sa 
physionomie  était  timide,  et  il  semblait  gêné,  avec 
une  arrière-pensée. 

—  J'ai  vu  que  vous  vouliez  vendre  la  maison.  J'ai 
voulu  la  voir,  la  revoir  plutôt...  Figurez-vous  que 
j'y  ai  habité,  moi,  autrefois  —  il  y  a  dix  ans...  Bien 
des  choses  sont  arrivées  depuis.  J'ai  voulu  voir  — 
mais  c'est   trop    grand,  oui,  trop  grand...  Adieu, 

11 


122  LES   SUPPLIANTS 

Madame,  je  vous  remercie,  je  vous  remercie  beau- 
coup. 

Avant  de  se  retirer,  sur  le  seui},  il  se  retourna  et 
regarda  les  deux  fenêtres  et  les  m^rs.  IVlaxinaipen 
n'oublia  jamais  la  grandeur  de  ce  regard. 

Loisqu'il  fut  parti,  la  bonne  dit: 

—  En  entrant,  il  a  regardé  l'antichambre  comme 
on  regarde  une  église. 

—  11  a  voulu  revenir-,,  (iit  Évangeli^e. 
Elle  ajouta  : 

—  On  ne  revient  jamais...  On  ne  peut  pas  plus 
toucher  le  passé  que  l'avenir  ! 


Maximilien  ne  se  coucha  point.  Il  sortit  aq  copiT 
raencement  du  jour  comme  le  premier  ii)atin  qu'il 
fut  à  R'**.  Ses  pas  le  portèrent  sur  la  route  suivie 
lors  de  ce  premier  nialiu.  C'était  la  môrpe  heure,  les 
mêmes  choses.  Eu  quinze  jours,  riep  n'avait  chîipgé. 
Au  même  endroit,  le  soleil  perça  les  bruines  (Je  I9 
vallée.  Il  s'éleva  sur  le  plateau  que  le  vent  balaygjt, 
s'arrêta  à  l'enclos  sauvage,  cimetière  de  jardin .  H 
revint  par  les  fermes.  Rien  p'av^it  changé...  l'our- 
lant, (|uelle  dilïérence,  (luelle  diUj^reDce  éparsp, 
«jiicile  dilïérence  aux  cjeuî^  ! 

I.o  soleil,  c'est  la  dévuslaliou  uiêipc,  c'est  l'abj^tt- 
don  et  la  famine  ;  le  soleil,  ce  n'est  rien.  Car  la  na- 
ture est  vide;  les  choses  ne  sont  qne  (|<es  cj^osps,  ejt 
Ja  splendour  des  choses,  c'est  nous. 


LES    SUPPLIANTS  123 

Pmt  qui  s'arrête  à  la  surface  de  la  réalité,  les 
si3éctacles  de  retendue  seiïiblent  revêtus  de  beaaié, 
cohime  d'un  manteau  ;  mais  pour  qui  voit  mieux  et 
plus,  la  beauté  n'est  que  la  charité  des  passants. 

Par  une  brèche  de  la  montagne,  il  vit  dix  villages 
apparaître,  s'épanouir  de  clarté,  et  il  dit  : 

—  Elle  va  s'en  aller  !... 


Elle  sen  alla  à  quatre  heures  du  soir. 

On  avait  dit  :  «  Il  faut  se  mettre  en  route  pour  la 
gare  ».  Le  tiède  soleil  emplissait  les  doux  chemins 
qui  y  conduisaient. 

Les  quatre  personnes  allaient  côte  à  côte.  Maxi- 
milieu  regardait  Mme  de  Clarens  comme  un  petit 
enfant  regarde  le  monde.  11  suivait  ses  gestes,  les 
grâces  de  sa  toilette...  11  la  voyait  mal.  Lu  départ  a 
quelque  chose  d'éblouissant;  on  est  déjà  parti,  lors- 
qu'on part. 

On  dépassa  les  dernières  maisons  du  faubourg. 
Pi'ès  de  la  haie  d'églantiers,  une  petite  fille  leva 
les  yeux,  et  tout  d'un  coup,  sans  raison  apparente, 
sanglota. 

Mme  Évangeline  se  tourna  vers  Maximilien  : 

—  Elle  pleure  comme  Ki  elle  m'aimait  beau- 
coup. 

Le  soleil  dorait  ses  lèvres  tandis  quelle  donnait 
cette  parole. 

M.  Lise  et  Mme  Lhéritier,  soit  intentionnellement» 


124  LES   SUPPLIANTS 

soit  par  instinctive  prédilection  de  vieux  amis  dont 
les  jours  s'épousaient, se  mirent  à  marcher  ensemble. 
Elle  ne  dit  pas:  «  Consolez-vous,vous  m'oublierez.  » 
Elle  ne  dit  pas  non  plus  :  «  Nous  nous  reverrons.  » 
Elle  était  comme  la  vérité  même,  et  la  vérité,  c'était 
le  silence  et  le  silence. 

Les  constructions  basses  de  la  gare  apparurent 
devant  eux.  Maximilien  répéta, monotone,  enfantin: 
<«  Nous  allons  mourir.  » 

Ils  pénétrèrent  sur  le  quai.  Elle  monta  dans  un 
compartiment,  et  pencha  dans  l'encadrement  de  la 
portière  sa  figure  blanche.  Un  coup  de  sifflet  d'un 
employé,  un  coup  plus  fort. 

Le  train  s'ébranla,  les  arrachant  doucement  les 
uns  aux  autres. 

Elle  est  là,  elle  est  là  encore  tout  près,  à  la  portée 
de  ses  mains,  pourtant  il  ne  la  louchera  jamais.  E^lle 
sourit,  elle  aime,  elle  est  belle,  ils  seraient  heureux, 
et  pourtant  elle  s'en  va,  inaccessible,  irréelle.  C'est 
vrdiraentunange.IIéhis,  l'être  estunangepourTêtre! 

Le  train  tourna.  Elle  n'était  plus. 

Ils  revinrent  lentement.  Ils  stationnèrent  devant 
le  passage  h  niveau,  encore  fermé  à  cause  du  train. 
Mme  Lhéritier,  qui  avait  tout  remarqué  depuis  quel- 
ques jours  et  pourtant  n'avait  cessé  de  sourire  tant 
c'était  peu  de  chose,  s'approcha  tout  près  de  Maxi- 
milien et  lui  dit  d'un  Ion  maternel  : 

—  Vous  oublierez...  On  ne  seniit  pas  un  homme 
si  on  n'oubliait  jamais  les  petites  émotions  de  son 
cœur. 


LES   SUPPLIANTS  125 

Sans  qu'il  songeiit  à  répondre,  elle  ajouta,  tout  à 
coup  pensive  et  profonde,  atteinte  sans  doute  par 
la  meurtrissure  et  le  délice  de  quelque  souvenir 
ressuscité  en  elle  : 

—  Ce  serait  trop  beau,  si  on  se  rappelait  tout  ce 
qu'on  a  subi  ! 


Dans  les  jours  qui  suivirent,  il  soulTrit  cruel- 
lement, plus  encore  qu'il  n'aurait  cru.  On  souUre 
toujours  plus  qu'on  ne  le  croyait  :  la  douleur  est 
toujours  une  inconnue. 

11  ne  trouvait  plus  de  goût  à  rien.  Sou  orgueil, 
sa  force,  étaient  brisés.  Plusieurs  fois  il  voulut  re- 
tourner dans  les  lieux  où  ils  étaient  allés  ensemble. 
Mais  il  ne  coutiuua  pas  sa  marche  :  ou  ne  revient 
jamais. 

11  fut  assailli  de  regrets  brutaux,  de  projets  insen- 
sés: Aller  là-bas,  dans  la  ville  où  elle  respirait,  la 
revoir,  lui  parler,  la  voir,  voir  ses  yeux,  ses  mains,  sa 
robe!...  11  tremblades  commencements  d'actions... 
Peut-être...  A  (juoi  bon?  Cette  démarche  matérielle 
rassasierait- elle  leur  cœur?  Non...  le  cœur  veut 
toujours  plus,  toujours  plus.  Il  y  a  une  damnation 
grandissante  de  désir  en  lui.  Les  actions  ne  servent 
à  rien  à  cause  de  la  grandeur  qu'on  a.  Il  compre- 
nait, maintenant  qu'il  nétait  plus  ébloui  et  alïolé 
par  sa  présence,  la  signiUcation  de  ce  soir  immense 
où,  sublime,   elle  s'était  avouée,  où  plus  sublime 

11. 


12(5  LES   SUr'Pr.IANTS 

encore,  elle  s'était  refusée.  Si,  bouleversés  d'un 
mystérieux  frisson,  ils  n'avaient  pas  fait  de  gestes 
humains,  s'ils  étaient  restés  tranquilles,  ce  n'était 
pas  par  huniililé,  par  défaite,  ce  n'était  point  — 
bien  qu'ils  l'avaient  cru  peut-être  — ,  parce  qu'ils 
étaient  trop  petits,  c'est  parce  qu'ils  étaient  trop 
grands.  Leur  cœur,  leur  mendicité  dépassait  tout 
le  pouvoir  des  gestes,  des  faits,  tout  le  possible, 
tout.  Rien  de  ce  qu'ils  pouvaient  faire  n'était  assez 
important  pour  combler  le  vidé,  la  soif  de  leur  cœur. 
Et  ils  étaient  restés  tranquilles  par  immensité.  Si 
l'on  souffre,  ce  n'est  pas  de  faiblesse,  c'est  d'ouvrir 
au-dessus  de  toute  chose  réelle  un  trop  fort  et  trop 
infatigable  rêve.  Le  mal,  ce  n'est  pas  le  destin  des 
choses,  c'est  nous-mêmes  avec  notre  déchaînement  ! 
Et  c'est  pour  cela  qu'il  n'y  a  pas  pour  nous  d'asile. 
Il  revint  à  Paris  le  soir  d'un  jour  où,  errant  à  tra- 
vers la  campagne,  il  avait  éprouvé  à  chaque  pas, 
dans  la  montagne,  dans  les  champs,  dans  le  ciel,  la 
révélation  divine  de  son  absence. 


IX 


A  Paris,  dans  la  grande  gare  sombre,  voilée, 
Jacques  était  seul  h  l'attendre.  Maximilien  l'em- 
brassa étroitement,  le  regarda,  le  trouva  dlllérent. 

Jacques,  qui  savait  tout  lui  demanda  tendrement 
s'il  soutirait  beaucoup. 

—  Non,  répondit  il,  puisque  je  te  retrouve. 

L'approche  de  l'ami,  de  celui  qui,  en  écoutant, 
console,  embellissait  déjà  son  chagrin  et  sa  fatigtre. 
Là-bas,  cela  avait  été  un  peu  de  bénédiction  de  lui 
écrire,  jour  par  jour,  la  vérité.  Maintenant,  il  le 
revoyait  profondément  ! 

Et  Maximilien  tenait  le  bras  de  Jacques,  ressen- 
tait chaque  pas  lait  ensemble,  le  regardait,  1  aimait. 


Pourtant,  cette  impression  de  changement  qu'il 
avait  recueillie  sur  la  figure  de  Jacques,  dans  la 
clairvoyance,  la   pureté  du   retour,  s'affirma,    fut 


128  LES    SUPPLIANTS 

partout.  Une  nouvelle  lumière  semblait  être  dans 
la  lumière.  Jusqu'au  sein  de  leur  asile,  dans  cette 
chambre  de  Jacques,  si  douce  que  son  silence  était 
presque  pareil  au  leur,  il  trouva  quelque  chose  de 
changé  ;  et  partout,  il  fut  averti  par  un  frisson  que 
leurs  deux  vies  ne  seraient  plus  jamais  ce  qu'elles 
avaient  été  :  mêlées  et  suffisantes  l'une  à  l'autre  !... 

Parce  que  lui  môme  était  changé.  Bien  que 
brève,  cette  séparation  où  il  avait  beaucoup  vécu, 
beaucoup  vieilli,  avait  ravagé  la  vérité...  Son  cœur, 
qui  avait  pleuré  hors  de  leur  fraternité,  cherchait, 
tout  troublé,  une  satisfaction  émouvante  et  vive 
dans  cette  fraternité  déjà  vieille,  et  ne  la  trouvait 
plus.  Trop  douce,  parce  que  trop  échangée,  hélas  ! 
n'ayant  plus  les  dramatiques  péripéties  du  rappro- 
chement, l'amitié  n'avait  pas  la  force  de  l'apaiser, 
et  de  rendre  désormais  heureux  ses  jours. 

Et  une  parole  obscure  et  déchirante  vint  à  sa  mé- 
moire, comme  une  blessure  : 

—  On  ne  revient  jamais. 

Eh  quoi  !  même  lui,  lui  qui  ressentait  et  compre- 
nait tout,  lui,  si  dilïérent  des  autres,  il  était  acces- 
sible comme  les  autres  aux  reniements  de  l'habi- 
tude, aux  reniements  de  l'oubli  ! 

El  il  eut  peur  comme  au  seuil  du  néant. 


Comme  avant,  plus  même   qu'avant,  puisqu'ils 
élaieul  libres  de  leur  temps,  ils  se  virent  à  toute 


LES   SUPPLIANTS 


129 


heure  du  jour.  Mais  leur  paix  d'être  ensemble  n'était 
plus  si  parfaite.  Souvent  l'un  près  de  l'autre,  leurs 
fronts  retombant  lassés,  leurs  yeux  se  quittaient 
pauvrement.  Ils  ne  se  suffisaient  plus  l'un  à  l'autre, 
et  cherchaient  ;  ils  étaient  en  une  sorte  de  solitude 
enchaînée... 
Ils  parlaient  de  l'avenir. 

—  Qu'est-ce  que  nous  ferons  plus  tard?... 

Ce  souci,  qu'ils  n'avaient  point  naguère,  les  fati- 
guait en  les  inquiétant. 
L'un  d'eux  ajoutait  : 

—  Nous  ne  nous  (juitterons  jamais. 

Et  cette  parole  dorait  un  peu  la  fenêtre,  puisque 
c'est  nous  qui  donnons  la  clarté,  mais  cela  ensuite 
s'effaçait. 

De  plus  en  plus  fréquemment,  ils  causaient  du 
passé,  lentement,  ainsi  qu'on  s'endort. 

Pelotonnés,  plies,  ayant  besoin  du  feu  et  des 
murs,  ils  sentaient  monter  en  eux  et  les  envahir, 
le  regret  de  tous  leurs  jours,  et  l'amour  de  revoir 
ces  lumières. 

Ils  se  racontaient  les  premières  fois  qu'ils  s'étaient 
connus, les  premières  choses  communes:  le  collège, 
les  sorties,  l'hiver  précédent  qui  fut  si  bon,  et  l'été,  et 
Évangeline — Maximilien  disait  qu'il  ne  l'aimait  plus, 
mais  il  était  impossible  d'effacer  ce  visage  de  cet  été. 

A  leurs  voix  appelantes,  à  leurs  yeux,  le  présent 
s'en  allait  et  le  passé  venait.  Ils  essayaient  de  refaire 
autrefois  et  ne  le  pouvaient  pas. 

—  Je  ne  te  vois  plus  bien,  disait  Maximilien. 


130  LES   SUPPLIANTS 

—  Ah  !  ajoutait  il,  je  voudrais... 

Sa  phrasé  s'interrompait.  Il  ne  pouvait  pas,  he 
savait  pas  dire  ce  qu'il  aurait  voulu.  Est-ce  qu'on 
peut  dire  tout  d'un  coup  ce  qu'on  voudrait  quand 
on  né  croit  pas  en  Dieu  !  Il  aurait  voulu  modifier  la 
réalité,  changer  les  jours,  eiïacer  ce  qui  avait  été, 
faire  que  ce  qui  n'était  pas,  fût.  11  aurait  voulu 
être  heureux  auprès  de  son  frère.  Ah  !  vouloir  lim- 
possible,  miriacle  du  vouloir  ! 


Un  jour  qui  suivit  ces  jours,  un  après-midi, 
Maximilien  était  seul  dans  le  salon,  noyé  dans  les 
ombres  du  mauvais  temps,  découragé,  tHste,  en 
proie  à  l'ennui,  soulTi'ance  sans  nom,  souffrance  to- 
tale. Depuis  le  matin,  il  pleuvait.  La  feilôtre  aux 
rideaux  tombants,  llétris,  était  brouillée  et  grise. 
Le  jeune  homme  tournait  ses  yeux  vers  ce  déluge. 

tl  entendait  de  la  cuisine  un  bruit  de  vaisselle 
monotone...  Kt  sou  père  était  aussi  dans  la  maison, 
mais  il  n'aurait  pas  su  quoi  lui  demander  pour  se 
consoler,  et  s'il  l'avait  su,  son  père  n'aurait  pas  su 
que  lui  répoudre.  Il  n'avait  pas  la  force  d'aller 
chez  .lacfjues  —  et  ses  regards  sétourdissaicût  h 
chercher  l'impossible  à  la  fenêtre  endeuillée,  pres- 
que élteinté  par  l'éternene  pluie.  Devant  lui,  sur  un 
guéridon  se  Irouvail  un  albuui  el  des  crayons,  Ccir 
depuis  son  relour,  il  s'était  mis  à  étudier  un  peu  le 
dessin. 


LES    SUPPLIANTS  131 

Machinal,  il  essaya  de  faire,  de  mémoire,  le  por- 
trait d'Évangeline...  Non,  il  ne  l'aimait  plus  ;  il  ne 
l'avait  pas  réellement  aimée.  11  avait  été  blessé  par 
sa  présence  de  feminp  ;  mais  il  sentait  trop  la  dis- 
tance, la  séparation,  l'impossible,  tomber  à  jamais 
sur  ce  rêve...  Il  ne  l'aimait  plus...  Pour  qui  s'enivre 
de  sa  pauvreté,  n'aimer  plus,  c'est  presque  regretter 
deux  fois  ! 

Les  doigts  évoquèrent  le  profil  de  l'étrangère  qui 
lut  si  proche.  Plus  attentif,  il  se  pencha,  et  fit  la 
forme  de  son  t^'on^,  la  courbe  de  ses  sourcils,  l'ovale 
(]e  son  visage,  et  la  nuit  ^e  ses  yeux  dans  ses  pau- 
pières de  pénombre... 

Alors,  par  un  pur  l^asijrd,  il  se  trouva  (^ue  ce  por- 
tj^ait  ébaqché  par  sa  main  maladroite  fut  dune 
parfaite,  dune  tragique  ressemblance.  Dans  la 
chambre  humide,  glacée,  et  pleine  des  fumées  de 
J'iliypr,  il  vit  ces  q^elq^^s  Iraits  s'auréoler  divine- 
ment de  vérité,  et,  comme  un  miracle,  devenir  elle. 

Elle  était  là.  C'était  bien  la  paix  intense  de  son 
Yjsqge,  le  secret  de  ses  ycpx,  et  sur  son  front  si 
simple,  l'opabre  ^e  ses  cheveux. 

La  ligue  qui  attachait  son  cou  à  ^un  M^ayt-  iaisail 
penser  invinciblement  à  toute  sa  grûce  ;  la  timidité 
trapquillp  de  spn  regard  faisait  penser  à  la  présence 
de  toute  sa  pudeur;  la  courbe  de  sa  gorge  était  telle 
qu'on  sentait  un  peu  battre  son  cqeur...  Et  il  assista 
si  plei^emeut  à  elle  qu'il  lui  sepiblait  pprceyoir 
l'odeur  4fi  son  parfum  préféré,  du  parfum  paffufli^^ 
d'elle. 


132  LES   SUPPLIANTS 

Il  avait  poussé  une  exclamation  de  joie  et  de  piété 
et  il  n'osa  plus  toucher  au  petit  dessin,  si  pareil  qu'il 
n'était  plus  ni  petit,  ni  inachevé  et  que  parmi  les 
brumes  de  Ihiver  et  de  la  distance,  c'était  évidem- 
ment la  merveille  d'elle... 

Les  mains  inoccupées,  il  la  regarda  longtemps,  et 
lui  qui  ne  l'aimait  plus,  en  la  regardant  l'aimait, 
tellement  le  passé  s'arrachait  du  passé  et  palpitait. 

L'odeur  chaude  et  la  fraîche  brise  des  champs  et 
des  montagnes  souffla  sur  lui,  et  le  paysage  respi- 
rait là,  et  les  buissons  fleuris  de  fleurs  et  de  soleil 
l'entouraient  si  proches  qu'il  les  aurait  touchés  s'il 
avait  vculu. 

Et  dans  un  frisson,  il  sentit  tout  ce  que  l'art  peut 
donner  au  cœur  humain,  et  comme  c'est  une  reli- 
gion. 

11  savait  qu'ignorant  et  tâtonnant,  il  n'avait  pas 
de  talent,  et  que  c'était  fortuitement  que  ce  portrait 
était  si  doux.  Mais  ses  yeux  étaient  ouverts. 

Ce  qu'il  avait  autrefois  ressenti  devant  les  ta- 
bleaux, il  le  comprenait  bien  —  car  on  ne  comprend 
bien  que  lorsque  l'on  est  personnellement  impliqué 
dans  le  drame  de  comprendre. 

Faire  que  ce  qui  est  demeure,  s'opposer  à  l'efTa- 
ceraent  du  passé,  éterniser,  ô  doux  prodige,  le  pré- 
sent qu'on  admire  ou  qu'on  adore  !... 

Évangeline  était  perdue  ;  il  ne  la  roverrait  pas, 
et  pourtant,  en  l'évoquant  exactement  comme  elle 
fut,  il  se  sentait  caressé  jjar  la  caresse  qu'il  avait 
sentie  la  première  fois  quil  la  vil  ;  et  rien  contre  cela. 


LES.    SUPPLIANTS  133 

Alors,  s'il  en  est  ainsi,  plus  de  regrets,  plus  de 
deuil  du  passé;  le  passé  n'est  pas  mort  :  il  dort  ! 

Ne  pas  mourir  ! 

Cri  éternel,  parole  de  notre  souffle  !  C'était  de 
cette  supplication  totale  qu'il  se  consumait  tout  à 
l'heure,  les  yeux  sur  la  fenêtre  appauvrie  et  stérile. 
C'était  à  cette  supplication  totale  qu'il  avait  toujours 
essayé  de  répondre.  Elle  avait  été  au  commence- 
ment de  sa  fraternité  avec  Jacques,  comme  une 
mère,  et  c'était  surtout  cette  amitié  qui  y  avait  ré- 
pondu :  être  entendu,  c'est  être  recueilli  ;  parler, 
c'est  ne  plus  mourir. 

Et  l'art  donne  ce  que  donne  la  tendresse  :  il  nous 
donne  à  nous-mêmes;  il  nous  empêche  de  mourir; 
il  est,  lui  aussi,  la  confidence,  ce  paradis  de  notre 
sincérité  ;  il  est,  pareillement  à  l'amour,  un  effort 
de  notre  génie  et  de  notre  misère  vers  notre  gloire. 


12 


X 


Lhiver  sombre  s'apaisa.  Les  jpurs  jaunps  et  tjas 
s'en  allèrent  ;  le  soleil  revint.  De  nouveau,  de 
tjpdes  brises  gonllôrent  les  soirées.  Une  autre  an- 
n(âe  coinmençait. 

Ui^  jour,  acpoudé  à  une  fenêtre,  il  regarda  le  prin- 
tpraps  dans  le  matin.  Spectacle  voluptueux  et  par 
cela  mépie  speptac|e  trjste  que  celui  du  renpuveaj^. 
Le  printemps  illumine  l'abandon  immense  que  fait 
la  vie  :  Sans  cesse  notre  cœur  nous  arrache,  triom- 
phalement, hélas!  à  ce  que  nous  fûmes,  nous  fait 
sourire  malgré  nous  hors  du  passé.  Le  printemps 
décore  et  ensoleille  ce  grand  déchirement.  Le  soleil 
d'avril  ensevelit  le  monde  ;  plus  encore,  le  monde 
des  souvenirs.  Son  frais  parfum  d'avenir,  on  le  res- 
pire, remué  d'un  frisson  sacrilège.  Il  éclaire  le  vide 
dans  les  cieux  et  le  désert  dans  notre  destinée. 

Le  jeune  homme  sentait  cet  engloutissement 
d'azur.  Les  yeux  sur  le  linceul  de  rayons  éployés 
sur  toute  chose,  il  songeait  (|ue  le  passé  était  faible, 
et  que  tous,  tôt  ou  tard,  l'abnndoFineraienl. 


LES    SUPPLIANTS  13.> 


Son  frère  l'abaiidoniia. 

Un  soir  quils  étaient  seuls  ensemble,  il  lui  dit  : 

—  Jaiine  une  femme... 

Il  ajouta  tout  bas,  mais  d'une  voix  ellaréé,  comme 
quand  on  crie  pour  jeter  sa  douleur  hors  de  soi: 

—  Elle  ne  m  aime  pas,  elle. 

Et  non  sans  un  trolible  (jui  le  secouait,  il  lui 
raconta  toute  son  histoire  d'amour;  il  évoqua  comme 
un  rêve  bizarre  :  des  événements,  dés  noms,  des 
êtres  tout  à  fait  étrangers.  11  dit  h  Maximilien  que 
plusieurs  mois  auparavant,  pendant  qu  il  était  à 
R***,  lui,  était  allé  avec  sa  sœur  et  soii  beau-frère 
chez  des  amis  de  celui-ci,  el  qu'une  jeune  fille  était 
là,  et  qu'il  l'aimait,  et  que  depuis  des  mois,  il  se 
réjouissait  et  soulïrait  de  l'aimer,  et  vivait  d'elle... 

Maximilien  lui  avait  tendu  les  mains  en  palpitant 
et  l'embrassa  ;  puis,  assis  entre  lui  et  la  fenêtre, 
tourné  vers  lui,  la  ligure  plongée  dans  l'ombre  et 
pleine  dun  invisible  sourire,  il  écouta,  partagea  ses 
paroles. 

La  voix  du  parleur  se  tut.  Penché,  presque  age- 
nouillé, près  de  Jacques  rêveur,  Maximilien  lui 
serra  plus  tendremeht  là  main,  et  Jacques  lui  sou- 
rit dans  son  rêve. 

Maximilien,  en  contemplant  cette  figure.  U  figure 
de  Jacques,  la  chose  qu'il  aimait,  comprit  qu'elle 
n'était  plus  h  lui.   Elle  était   pleine  d'une  autre 


136  LES    SUPPLIANTS 

pensée,  pleine  d'une  autre  présence.  Elle  se  détour- 
nait de  lui... 

Tous  les  longs  mois  de  l'hiver,  elle  avait,  à  côté 
de  lui,  rêvé  d'autres  rêves  que  lui;  depuis  de  longs 
mois,  elle  le  regardait  et  elle  ne  le  voyait  pas.  Ah  ! 
c'était  comme  un  mensonge  qu'avait  fait  sa  douceur 
fraternelle,  sa  tendre  beauté  ! 

Et  triste  comme  il  ne  le  fut  jamais,  il  ne  sut 
plus  qu'une  seule  chose  au  monde  :  Jacques  s'en 
allait,  Jacques  l'abandonnait.  Et  il  était  seul  ici-bas. 

Que  de  mensonges  on  tente  pour  voiler  tous  les 
abandons  de  la  vie,  pour  nier  que  toutes  nos  ten- 
dresses, tous  nos  amours,  quels  que  soient  leurs 
noms,  sont  les  uns  contre  les  autres.  On  dit:  ce  n'est 
pas  la  môme  chose,  un  père,  un  frère,  une  femme. 

On  ment.  C'est  la  môme  chose,  puisqu'on  aban- 
donne l'un  pour  l'autre,  et  l'abandon,  c'est  l'aban- 
don. C'est  la  môme  chose  dans  la  douleur,  dans  la 
vérité  vraie,  dans  l'abîme  qu'on  traîne. 

On  ne  peut  vivre  qu'une  grande  tendresse  à  la 
fois.  Aimer,  c'est  préférer;  choisir,  drame  d'aimer  ! 
Quels  que  soient  les  rites  du  rapprochement,  on 
n'aime  à  la  fois  qu'un  cœur,  on  n'aime  qu'une  pré- 
sence, ou  n'aime  qu'une  figure  nue. 

Et  cette  simplicité  d'aimer,  Maximilien  avait  le 
rayon  de  la  voir,  et  la  magiiificence  d'en  souffrir. 

Et  comme  lorsque  dans  des  éblouissements  d'ab- 
solu et  de  jalousie,  il  avait  élu,  parmi  les  choses 
et  les  soirs,  les  figures  ;  comme  lorsqu'il  soullrait 
d'avoir  abandonné  les  regards  de  son  père  pour 


LES    SUPPLIANTS  J^^ 

ceux  d'un  frère  de  hasard;  comme  lorsqu'il  souffrait 
d'avoir  abandonné  la  tendresse  grave  de  son  frère 
pour  l'intense  attrait  des  chocs  charnels  et  pour  le 
mirage  d'Évangeline  mystérieuse,  il  avait  raison. 

Jacques,  peu  à  peu,  se  redressa,  s'enhardit,  parla, 
se  caressa  d'aveu. 

—  Aujourd'hui,...  ce  matin,  je  suis  allé  là  bas.  Je 
t'avais  dit  de  ne  pas  venir...  ('/était  pour  cela.  Et 
pourtant,  je  pensais  à  toi  en  l'attendant.  Elle  est 
entrée.  E^lle  n'a  pas  fait  de  bruit  en  entrant;  rien 
n'avait  révélé  ce  doux  événement,  et,  tout  dun 
coup,  je  l'ai  vue,  ellaçant  tout. 

Ses  yeux  par  degrés,  s'illuminèrent;  une  sorte 
d'espoir, de  joieconfuseuaissait  en  lui.  Il  se  souriait. 

T-  Ah  !  dit-il,  cela  m'a  fait  du  bien  de  t'en  parler! 
Pourquoi  ne  t'en  ai-je  pas  parlé  plus  tôt  1...  D'avoir 
prononcé  son  nom  devant  loi,  jamais  je  ne  l'ai  sen- 
tie si  proche,  si  proche... 

Jacques  se  tut.  Et  alors,  tout  d'un  coup,  il  vit 
Maximilieu  lui-même  devant  lui,  il  le  regarda 
comme  s'il  l'avait  mal  aperçu  jusque-là  et  avec  un 
brusque  frisson  invincible  et  désemparé,  il  lui  prit 
les  mains  en  tremblant  et  murmura  : 

—  Pardon  1 

...  Haine  du  passé,  besoin  du  nouveau,  qui  sans 
cesse,  quels  que  nous  soyons  —  nous-mêmes,  nous- 
mêmes!  —  nous  précipite  d'être  eu  être.  Impossibilité 
pour  le  cœur  de  s  arrêter  d'aimer;  fatalité  immense 
et  elTroyable  d'aimer;  terrible  douceur  qui  dévore 
tout  et  fait  de  nos  cœurs  des  monstres  d  infini... 

12. 


XI 


Une  fois  qu'ils  causaient  à  mi  voix,  dans  l'ombre^ 
et  quïl  voyait  Jacques  se  détacher  de  la  conversa- 
tion, s'isoler,  espérer,  aimer,  il  lui  demanda  : 

—  Que  vas-tu  faire  ? 

Ce  qu'il  allait  faire  ?  Mais,  aller  la  voir,  essayer 
de  se  faire  aimer,  entreprendre  cette  œuvre,  si  sim- 
ple, hélas!... 

Ils  allèrent  tous  deux  à  la  maison  de  Jeanne  par 
un  après-midi  d'avril  où  les  bourgeons  brillaient 
comme  des  étoiles.  Au  sortir  de  la  gare,  ils  suivi- 
rent le  long  du  fleuve  luisant  et  gris,  qui  passait  par 
nappes  hâtées,  une  avenue,  des  chemins,  un  rivage 
fleuri,  plein  d'un  vert  si  pâle  qu'il  se  rellétait  sur 
les  figures. 

Maximilien  s'étonnait  de  ces  lieux,  tant  ils  étaient 
simples  et  étrangers.  C'était  tout  l'inconnu  où  il 
allait,  guidé  par  son  frère,  qui,  depuis  qu'il  lui 
avait  confié  son  secret  d'araour,  n'était  plus  pour 
lui  qu'un  inconnu  tri.ste. 

Devant  la  grill»!  de  la  maison  du  bord  de   l'eau, 


LES    SU1MM,I.\NTS  13D^ 

leur  émotion  fut  si   douce,   qu'avant  d'entrer,  ils 
s'assirent  sur  un  banc  qui  était  là. 


Maximilien  vit  celle  qu'adorait  son  frère. 

Et  à  la  voir,  il  s'étonna  mélancoliquement,  car 
elle  était  sans  beauté,  sans  rien  qui  la  désignait 
parmi  les  femmes. 

Pourquoi  Jacques  lavait-il  prise  plutôt  qu'une 
autre  pour  en  souffrir  et  pour  la  supplier? 

r.ertes,  la  blondeur  de  ses  cheveux  et  la  jeunesse 
de  sa  chair  l'éclairaient.  D'ailleurs,  sa  pûle  robe  de 
vierge  était  d'une  couleur  de  lumière.  Elle  avait  le 
rayonnement  de  son  âge  et  de  son  sexe,  pareil  à 
l'enfance,  mais  rien  de  plus.  Non,  elle  n'était  ni 
jolie,  ni  belle  et  n'avait  rien  qui  la  désignait. 

Kt  pourtant  Maximilien  vit  tant  d'éblouissement 
dans  le  [u-emier  regard  de  Jacques  sur  elle  qu'il 
comprit  à  quel  point  il  avait  besoin  d'elle. 

Maximilieu  s'approcha  de  la  jeune  fille,  l'écouta, 
chercha  ses  sentiments,  ses  pensées.  Il  la  vit  fuyante, 
frivole,  peu  pensante,  incapable  de  comprendre  et 
riant,  riant  toujours.  S'il  lui  arrivait  parfois  de  sou- 
rire, tout  de  suite  son  sourire  se  flétrissait  en  rire,  et 
son  rire  débordait  aveugle  comme  un  chant  d'oiseau. 

Vers  la  fin  de  l'après-midi,  à  l'heure  où  un  silence 
déjà  sombre  s'étendait  sur  tout,  rendant  les  choses 
tremblantes  avant  de  les  mêler,  elle  apparut  sur 'le 
perron  de  la  maison.  Elle  était  enveloppée  d'Une 


140  LES   SUPPLIANTS 

robe  bleu  ciel  qui  montait  en  un  seul  geste  un  peu 
courbé  et  un  peu  flottant  hors  du  perron  lourd, 
inerte  —,  comme  un  lambeau  de  jour  respecté  par 
l'ombre,  comme  une  vapeur  suave,  comme  un  grand 
parfum.  Ses  bras  retombaient  le  long  de  son  corps 
en  rayons  tranquilles,  en  charité  calme.  Dans  sa 
figure  très  blanche,  entourée  de  la  faible  clarté 
blonde  que  recueillaient  ses  cheveux,  ses  yeux,  sa 
bouche  formaient  trois  taches  sombres,  pleines  de 
l'abîme  de  sa  vie.  Le  soir  écartait  l'expression  de 
son  visage.  On  ne  voyait  que  sa  présence.  On  ne 
pouvait  dire  d'elle  qu'une  chose  :  elle  est. 

Et  Maximilienvit  Jacques,  qui  se  dirigeait  avec  lui, 
du  jardin  vers  la  maison,  s'arrêter  et  s'émerveiller... 

Le  simple  et  bref  spectacle  de  Jacques  ainsi  im- 
mobilisé, fut  un  des  plus  graves  auxquels  il  eût 
jamais  assisté...  Ni  dans  ses  plus  vastes  rêves,  ni 
dans  ses  moments  les  plus  généreux  d'enthousiasme 
et  de  révélation,  il  n'avait  rien  vu  de  i)lus  beau  que 
cet  homme  adorant,  dans  ce  coin  effacé  de  jardin, 
la  beauté  de  cette  femme  qui,  aux  yeux  des  autres, 
n'était  point  belle. 

Et  debout  à  côté  de  cette  scène,  pareil  à  ce  qu'il 
fut  toujours,  il  avait  presque  les  mains  jointes  de- 
vant le  cœur  des  hommes. 

...  Car  l'être  aimé  n'est  rien  par  lui-même;  il 
est  tout  entier  dans  les  regards  qui  le  demandent. 

Que  de  croyance  et  de  réalité  dans  les  yeux  que 
Jac(iues,  debout  dans  Iherbe  noire,  levait  vers  cette 
Jeanne  qui   était  là,    semblable  à    tant  d'autres, 


LES    SIPI'LIANTS  141 

n'ayant,  pour  l'orner,  que  son  enfance  riche  de 
vierge  et  sa  robe  bleu  pâle  qui,  dans  le  gris  du  soir, 
semblait  du  blanc  plus  intense.  Le  crépuscule,  qui 
fondait  harmonieusement  les  choses,  n'était  pas 
plus  fort  que  ces  regards  d'amour... 

L'âme  du  jeune  homme  embellissait  cette  figure 
perdue,  animait  cette  petite  âme  qui  ne  voyait  rien, 
n'entendait  rien,  ne  savait  pas  ce"  qu'elle  disait, 
cette  poupée...  Une  poupée  !  11  l'animait,  —  comme 
une  fillette  aussi  croyante  et  commençante  que  lui, 
et  naïvement  amoureuse,  —  fait  vraiment  palpiter 
la  petite  chose  qu'elle  berce  et  qu'elle  aime,  et  se 
crée  autour  d'elle  un  paradis  maternel. 

Oh!  tout  le  proclame  en  paroles  qui  nous  sacrent: 
L'être  aimé  n'est  que  la  chose  d'un  amour...  Maxi- 
milien  s'était  étonné  tout  à  l'heure  que  Jacques  ad- 
mirât Jeanne,  pauvre  de  beauté,  d'intelligence  et 
de  cœur.  Étonnement  sacrilège  !  Elle  était  sou 
idole, et  l'idole,  c'est  l'adorateur. 

Et  en  ce  moment,  pendant  le  fugitif  instant  où 
tout  fut  immobile  et  pareil  autour  d'eux,  il  sembla 
à  Maximilien  revoir  d'un  seul  coup  tous  les  regards 
qu'il  avait  surpris  dans  sa  vie  s'élever  sur  les  rêves, 
les  espoirs,  les  firmaments,  les  vérités  suppliées. 

Et  il  avait  presque  les  mains  jointes  devant  le  cœur 
des  hommes,  qui  contient  toute  la  divinité  des 
idoles! 


U2  LES   SUPPLIANTS 


Lorsqu'ils  se  retirèrent  tous  deux,  de  grands 
rayons  d'or  reposaient  dans  les  campagnes. 

Ils  cheminèrent  quelque  temps  sans  se  parler  sur 
le  chemin  du  bord  de  l'eau,  le  long  des  buissons 
de  lilas  qui,  non  encore  en  Heurs,  n'exhalaient  que 
de  la  fraîcheur,  ce  parfum  des  feuilles.  Jacques,  au 
premier  coude  du  sentier,  se  retourna  pour  voir 
disparaître  la  grille  et  le  toit  de  la  maison. 

Ils  ralentirent  le  pas,  se  regardèrent,  se  sourirent. . , 

Maxirailien  n'eût  su  que  dire.  11  était  infiniment 
triste  ;  il  était  plus  vaincu  qu'avant  d'avoir  aperçu 
de  ses  yeux  celle  vers  qui  Jacques  allait  tout  entier  ; 
et  puis,  il  avait  vu  nettement  en  le  voyant  à  côté 
d'elle,  que  les  êtres  n'ont  rien  qui  les  unit,  et  qu'il 
faut  un  hasard  terrible  pour  que  deux  êttes  se 
regardent,  pour  que  ce  qui  est  adoré  ne  se  détourne 
pas  de  ce  qui  adore... 

Nous  n'avons  rien  qui  nous  unit... 

Kt  il  n'eût  su  que  dire,  tandis  qu'il  attendÀil  de 
Jacques  les  paroles  de  dé.^espérànce,  d'angoissé, 
que  cette  journée  de  délaissement  avait  dû  mettre 
'en  iui. 

Jacques  parla,  l'^t  ce  fut  une  parole  d  espoir  et  de 
joie  qui  sortit  de  ses  lèvres,  tandis  qu'ils  s'avan- 
çaient sur  le  chemin  au  bout  duquel  brillait  le  globe 
rouge  du  soleil. 

Sans  doute,  il  n'avait  pas  é|)uisé  1  élonnement  de 


LES   SUPPLIANTS  143 


la  voir.  Les  mots  de  beauté,  d'aniour  lui  étaient 
encore  assez  neufs  pour  avoir  à  ses  lèvres  des 
contacts  de  baisers.  L'aimer  suffisait  à  récompenser 
son  cœur,  et  la  clarté  desafigure  suffisaità  lapaiser. 

Il  parla  de  toutes  choses,  des  personnes  qu  il  avait 
vues  autour  de  Jeanne,  d'eux-mêmes,  delà  vie,  avec 
de  l'émotion,  du  respect  voluptueux.  11  ^'.ivoiutii 
en  douceur. 

Puis,  tandis  qu'autour  d'eux  le  paysage  se  noir- 
cissait d'azur,  et  qu'ils  s'avançaient  face  à  face  avec 
le  soleil,  Jacques  lit  entendre  des  paroles  de  véné- 
ration et  de  culte  pour  tout  ce  qui  l'entourait  :  la 
nature,  l'espace,  la  terre,  le  ciel. 

Ses  lèvres  de  suppliant  s'avouaient  confusément, 
s'avouaient  en  jumière,   dans  léglise  de  l'ombre. 

Maximilien  l'entendait  totalement  :  le  soir  rend 
les  paroles  plus  précieuses,  plus  donnantes,  le  soir 
bénit  les  lèvres. 


Ils  retournèrent  bien  des  fois  dans  la  maison  du 
bord  de  l'eau  ;  ^ien  des  fois,  Maximilien  s'y  laissa 
conduire  avec  l'esppir  que  Jeanne  changerait  et  ai- 
merait Jacques.  Mais  elle  ne  changeait  pas;  elle 
mpntrait  toujours  la  même  vaste  ignorance  de  toute 
chose  et  de  lui. 

Rien  i^" ayait  de  prise  sur  elle  ;  rien  ne  touchait  à 
sop  âpïie,  i>i  ipôme  à  son  rire.  Les  yojx  pe  faisaient 
autour  d'elle  qu'un  murmure  sans  paroles.  Elle  al- 


144  LES    SUPPLIANTS 

lait,  parfois  indolente  et  parfois  vive,  mais  sans  rai- 
son autre  qu'elle  seule.  Elle  n'avait  pas  d'amie, pasde 
compagne,  sinon  Marguerite  Ternisier,  l'institutrice 
de  Rueil,  qui,  tranquille,  modeste,  triste,  comme 
en  deuil  de  tout,  semblait  auprès  d'elle  une  âme. 

Une  fois,  cependant,  Jeanne  fut  immobile  et 
attentive...  Ce  soir-là,  par  un  hasard  aussi  affolant 
que  son  rire,  son  rire  s'était  arrêté...  Fragilement, 
sans  doute,  mais  il  s'était  arrêté...  Et  on  avait  peur 
qu'il  ne  s  envolât,  et  on  la  voyait  grave,  tranquille, 
avec  des  yeux  présents... 

Mais  ce  ne  fut  qu'un  instant;  elle  ne  parla  même 
pas,  et  on  ne  la  revit  jamais  ainsi. 

Elle  échappait,  déconcertait.  On  l'entrevoyait,  on 
ne  la  voyait  pas.  On  ne  pouvait  pas  l'approcher  ; 
elle  était  infiniment  vierge. 


Un  jour  magnifiquement  plein  de  soleil,  où  ils 
allèrent  là-bas,  fut  le  plus  triste  de  tous. 

Ils  trouvèrent  Jeanne  les  j'eux  alanguis,  les  pau- 
pièreslargementcernées,  lesjoues  d'un  rose  brûlant. 
Ils  la  trouvèrent,  dans  son  mystère  de  jeune  fille, 
plus  étrangement  désirable  et  i)Out-êlre  désirante. 

Jamais  Jacques  ne  fut  si  troublé  devant  elle.  Ja- 
mais M.'iximilien  ne  vit  les  yeu.\  du  jeune  homme 
apporter  à  la  jeune  fille  une  telle  imploration...  Les 
premiers  jours,  c'était  l'image  de  sa  figure  qui  le 
hantait. et  mniutenant  c'était  davantage, c'était  elle, 
le  secret  exlraordinnire  qu'elle  portail. 


LES    SUPPLIANTS  H5 

Dans  la  demi-fraîcheur  du  salon  aux  stores  ar- 
dents, elle  renversa  la  tête  sur  le  dossier  du  fauteuil 
pour  s'éventer,  et  comme  elle  était  très  décolletée, 
ellelaissaitvoirainsilescommencementsde  sa  gorge; 
et,  les  paupières  mi-closes,  elle  paraissait  confusé- 
ment heureusede  lacaressedesyeuxqu'elles'attirait. 

Elle  avait  un  petit  miroir  dans  les  doigts.  Elle  se 
regarda,  se  trouva  trop  rouge,  sortit,  vive,  avec  un 
bruit  d'ailes  et  un  épanouissement  de  parfum. 

Elle  reparut  un  instant  après,  recoillée  et  avec  de 
la  poudre  sur  les  joues  et  le  cou;  elle  venait  de  se 
sourire  et  de  se  caresser... 

Elle  voulut  cueillir  des  fleurs.  Maximilien  et 
Jacques  se  levèrent  pour  l'accompagner...  Mais  tous 
deux  s'arrêtèrent  un  instant  sur  le  perron,  au  seuil 
du  jardin  éblouissant  de  rayons,  étourdis  et  gênés 
de  tout  le  soleil. 

En  avant,  dans  l'allée,  elle  courut,  insouciante, 
enfantine.  Une  branche  tombée  barrait  1  allée.  Pour 
franchir  ce  léger  obstacle,  la  jeune  fille  releva  ses 
jupes,  de  chaque  côté,  à  pleines  mains,  et  le  temps 
d'un  éclair,  on  vit  jusqu'à  la  dentelle  blanche  de 
son  pantalon,  ses  jambes  admirablement  faites  et 
fortes  comme  de  jeunes  arbres,  dans  un  nuage  de 
broderies  et  de  blancheurs. 

Jacques  ne  put  retenir  un  léger  cri  et  il  frissonna 
tout  entier  d'émotion  et  de  douleur...  Puissance  de 
la  femme,  dont  un  seul  geste  au  loin  peut  tant 
blesser!... 

Pourquoi  avait-elle  fait  ce  geste,  pourquoi  avait- 

13 


U6  LES    SUPPLIANTS 

elle  révélé  anpeu  deson  corps  sacré èl  tragique  ?  Im- 
pudeur cruelle?...  Indifférence  deux  lois  cruelle?  Se 
souvenait-elle  qu  ils  étaient  là  ;  ou  pourquoi  l'avait- 
elle  oublié  ?  On  ne  savait  pas...  On  ne  saurait  pas. 

Jacques  était  devenu  plus  pâle,  presque  livide,  et 
lerma  les  yeux,  assailli  par  des  rêves. 

Maximilien,  à  côté  de  Jacques,  avait  ressenti  une 
angoisse  aiguë,  où  malgré  tout  se  mêlait  une  sorte 
d  obscur  et  acharné  plaisir. 

Autrefois,  quand  il  était  adolescent,  c'était  par  ins- 
tant que  des  crises  de  désir  charnel  le  bouleversaient 
Maintenant,  cétait  toujours.  Toutes  les  fois  quil  se 
trouvait  devant  une  femme,  il  était  tourmenté  par 
1  obscurité  divine  de  sa  robe.  Et  il  rie  pouvait  pas 
faire  taire  en  lui  la  confidence  de  son  désir,  et  sou- 
vent, ses  yeux  s'emplissaient  jusqu'à  faire  trembler 
ses  mains,  de  tout  le  possible  et  de  tout  l'impossible. 

Et  à  ce  moment,  devant  ce  jardin  ardent  comme 
un  enfer,  malgré  la  sainteté  de  Jacques  à  son  côté, 
malgré  sa  tendresse  et  sa  pitié,  malgré  lui,  il  était 
heureux  et  pantelant  de  posséder  un  peu  du  mys- 
tère délie,  d'avoir  volé  ce  rayon  à  la  réalité  su- 
blime. Plus  que  chez  un  autre,  le  désir  chez  lui, 
était  condamné  à  vivre  et  à  crier,  puisqu'il  n'appor- 
tait au  monde  que  son  co&ur. 

Sur  le  chemin  du  retour,  le  souffle  fiais  du  cré- 
puscule où  lu  nature  s'éteiguait,  les  lit  oublier  un 
peu,  les  bénit.  Ils  rapprochùrent  leurs  pas  suri  herbe 
sombre  et  sage. 

Jacques  raconta  à  Maximilieu,  avec  une  voix  sin- 


LES    SUPPLIANTS  147 

gulièrement  émue,  que,  vers  le  soir,  à  travers  une 
fenêtre,  il  avait  vu  Jeanne  pleurer. 

—  J'étais  assis  sur  une  chaise  parmi  les  feuilles, 
non  loin  de  la  fenêtre  du  salon.  Elle  vint  dans  le 
salon  avec  son  amie  Marguerite.  J'ai  vu  leurs  ima- 
ges trembler,puis  apparaître,  j'ai  perçu  !e  murmure 
de  leurs  voix.  L'amie  est  partie.  Klle  est  restée 
seule,  s'est  approchée  du  carreau,  a  regardé  devant 
elle,  au-dessus  des  arbres,  au  loin.  Le  poli  de  la  vi- 
tre moirait,  faisait  palpiter  cette  apparition  d'elle. 
J'ai  vu  ses  yeux  dans  un  immense  essor  s'emplir  de 
tout  le  désert  du  ciel.  Elle  était  triste;  tout  d'un 
coup,  elle  baissa  la  tête,  et  elle  essuya  ses  yeux... 

«  Elle  ne  me  voyait  pas.  Elle  pleurait.  Pourquoi  ? 
Elle  seule  le  savait,  peut-être,  —  et  même,  sait-on 
cela!  Ses  pleurs  seuls  le  savaient!  Mais,  moi,  j'ai 
frissonné  de  la  voir  si  proche.  Elle  était  là,  tout  en- 
tière, se  croyait  seule  ;  elle  était  seule.  Et  pourtant 
je  la  contemplais.  Je  n'ai  jamais  vu  quelque  chose 
de  si  près.  Il  me  semblait  que  je  touchais  du  doigt 
son  âme  ouverte.  Ah  !  quel  spectacle  presque  surhu- 
main je  ressentais,  cramponné  sur  ma  chaise  ! 

«  Et  je  pensais  à  sa  pensée,  à  son  cœur,  à  son 
consentement,  tout  ce  qui  était  là,  à  côté  de  moi. 
Consentir,  cette  divinité  absolue  des  êtres  !  » 

Il  se  recueillit,  plein  d'une  impression  dévote  ; 
puis  il  ajouta  : 

—  Elle  me  dirait  de  croire  en  Dieu  que  jy  croi- 
rais, j'y  croirais  sincèrement,  à  cause  du  miracle 
d'elle  ! 


XII 


Marguerite  Ternisier  habitait,  à  Rueil,  une  mai- 
son située  sur  la  grande  route  pavée  qui  va  à  Paris. 
De  la  route,  on  voyait  facilement  toute  cette  maison, 
à  cause  de  la  petitesse  de  la  grille  et  du  jardin  qui 
étaient  devant  elle.  Marguerite  faisait  la  classe  à 
l'asile  de  Uueil.  Elle  travaillait  beaucoup,  et  comme 
elle  était  très  jeune,  se  fatiguait  la  voix  et  les  yeux. 
Le  jeudi  et  le  dimanche,  elle  était  libre,  n'avait  pas 
à  parler  et,  à  la  maison,  elle  chantonnait. 

Ce  dimanche-là,  elle  venait  de  finir  de  balayer  et 
de  ranger.  Elle  était  dans  une  courette  donnant 
derrière  la  maison,  de  plain-pied  avec  la  cuisine, 
entre  (juatre  murs  tristes.  A  côté  délie,  un  petit 
tertre  avec  des  fleurs  rangées  semblait  un  hôpital 
de  fleurs  pauvres. 

Elle  quitta  cette  cour,  traversa  une  chambre  hu- 
mide et  carrelée  où  sa  mère  était  couchée,  à  demi 
paralysée,  prés  d'une  fenêtre  aux  rideaux  d'in- 
dienne, d'où,  en  se  soulevant  péniblement  sur  le 
coude  droit,  elle  voyait  {)asser  sur  la  route,  la  se- 


LES    SUPPLIANTS  IW 

maine,  les  travailleurs,  le  dimanche,  les  prome- 
neurs. 

Puis  Marguerite  entra  dans  sa  chambre,  s'habilla 
pour  sortir,  très  morne,  très  abandonnée,  mais 
pourtant  avec  la  vertu  d'être  coquette.  Elle  mit  sa 
robe  noire  de  toujours,  condamnée  qu'elle  était  par 
l'exiguïté  des  ressources,  au  deuil  de  cette  seule 
robe,  son  chapeau  de  paille  noire  garni  d'une  rose. 
Elle  avait  un  doux  ovale  de  visage,  la  nuque  jeune, 
le  teint  frais,  et  ses  yeux  faibles  étaient  rougis 
d'une  inconsolable  fatigue. 

Puis  elle  sortit  sur  la  route  ensoleillée  —il  faisait 
ce  jour-là  un  temps  d'été  —,  longea  le  pont  brillant 
et  plein  d'une  poussière  qui  bientôt  recouvrit  ses 
souliers  h  bouts  ronds  ;  regardée  et  reconnue  par 
quehiues  petits  enfants  au  seuil  de  boutiques. 

Elle  fut  bientôt  devant  la  porte  de  la  maison  de 
son  amie  Jeanne  Roger  et  elle  entra. 

Elle  tressaillit  ;  ses  paupières  battirent.  Dans  le 
jardin,  quatre  personnes,  (joelle  connaissait,  fai- 
saient un  groupe  un  peu  désuni.  Un  prêtre,  un  pa- 
rent de  Mme  Roger,  taillait  un  arbre,  —  silencieux 
comme  cet  arbre.  A  quelques  pas,  Jacques  parlait  à 
Jeanne,  qui  avait  une  Heur  aux  lèvres.  Marguerite 
vint  à  eux.  A  côté  de  Jeanne,  elle  s'atténuait,  sem- 
blait tout  de  suite  à  l'écart,  dans  l'ombre...  Elle  se 
tourna  vers  un  jeune  homme  qui  ne  disait  rien,  un 
peu  pâle,  au  nez  fin,  aux  yeux  bleus,  l'air  mélanco- 
lique. 

—  M.  Maximilien... 

13. 


ITjO  les  suppliants 

Elle  mit  dans  sa  main  sa  main  gantée  de  fil  noir, 
avec  un  tremblement. 

Il  avait  trouvé  deux  ou  trois  fois  du  plaisir  à  s'en- 
tretenir avec  elle  :  elle  semblait  désirer  infiniment 
écouter,  entendre  et  comprendre,  et  venir  pour  des 
entretiens  graves-  Elle  était  pleine  d'attention  ou 
de  tristesse. 

Ils  marchèrent  à  pas  lents,  côte  à  côte,  dans  le 
jardin.  Elle  baissait  la  tête  et,  du  bout  de  son  om- 
brelle, remuait  des  fleurs.  La  ligne  de  son  cou  était 
gracieuse...  Dans  ses  modestes  et  mornes  atours,  elle 
avait  la  lumière  d'être  une  femme. 

Et  il  eut  envie,  inconsciemment,  innocemment, 
de  donner  quelque  chose  d'un  peu  caché,  un  secret 
peut  être,  à  cette  femme  qui  respirait  i)rès  de  lui, 
et  d'en  recueillir  un.  peut-être,  de  sa  bouche  virgi- 
nale. 

Il  lui  montra  Jacques  et  Jeanne. 

—  Hegardez-les. 
Elle  répondit  : 

—  Jeanne  m'a  dit  que  M.  Jacques  l'aimait. 

—  L'aime-t-ellc? 

—  Je  ne  crois  pas.  Elle  m'a  annoncé  cela  comme 
une  nouvelle  insignifiante. 

Comme  il  ne  répondait  rien,  elle  dit  : 

—  Il  doit  bien  suulTrir. 

—  Il  espère  (lu'elle  finira  par  l'aimer. 
Marguerite  secoua  la  tête.  Puis  elle  dit  : 

—  Après  tout,  on  ne  sait  jamais. 

Ils  se  Inrcnl,  cl   furent  sous  l'impression  de  ces 


LES    SUIMMJVNTS  151 

mots.  On  ne  sait  jamais...  Quel  désorientementl 
Autour  d'eux  le  soleil  s'étendait,  accablant.  C'était 
un  de  ces  jours  où  l'on  est  las,  las  à  mourir,  las  à 
ne  plus  savoir  où  l'on  est  et  ce  qu'on  est. 

Ils  revinrent  sur  leurs  pas.  Elle  regardait  le  jar- 
din avec  ses  yeux  mauves  ou  gris  aux  tristes  pau- 
pières. 

—  C'est  bien  malheureux,  tout  cela,  fit-elle  ;  on 
n'a  jamais  ce  qu'on  désire... 

—  Parce  qu'on  désire  ce  qu'on  n'a  pas. 

—  Oui... 
Elle  soupira. 

—  Les  êtres  sont  condamnés  à  ne  pas  être  heu- 
reux sur  la  terre,  n'est  ce  pas,  monsieur  l'abbé,  dit- 
elle,  interpellant  le  prêtre  auprès  de  qui  leurs  pas 
les  avaient  reconduits. 

L'abbé  Lrsleur  leva  la  tète  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  par  nous  mêmes  capables 
d'être  heureux.  Oui,  l'homme  est  condamné  au 
malheur,  s'il  prétend  rester  seul  avec  lui-même. 

11  se  remit  au  travail. 
Ouelques  pas  plus  loin. 

—  Croyez  vous  ce  (ju'il  dit?  demanda-t-elle. 

—  Non  !  répondit  Maximilien.  Je  ne  crois  pas  en 
Dieu. 

Elle  trembla  à  cette  parole  comme  à  l'annonce 
d'nn  malheur  personnel,  immédiat. 

Mais  elle  nia  de  la  tête,  et,  doucement,  obstiné- 
ment positive,  appelant  à  sa  défense  les  souvenirs 
de  son  instruction  et  aussi  le  pauvre  bon  sens  qui 


152  LES    SUPPLIANTS 

était  toute  la  règle  de  son  esprit,  elle  répondit, 
comme  si  c'était  là  l'indéniable  et  suprême  argu- 
ment : 

—  Personne  n'a  jamais  dit  cela.  Aucun  penseur 
n'a  pensé  ainsi. 

Elle  reprenait  un  peu  d'assurance  : 

—  Personne...  Dites-moi,  demanda-t-elle,  les 
noms  des  plus  grands  philosophes  ? 

—  Aristote,  Descartes,  Kant... 

—  Eh  bien,  ceux-là  attaquent  l'athéisme,  n'est-il 
pas  vrai  ? 

—  Leurs  philosophies  y  conduisent.  Dieu  n'est 
pas  la  conséquence  de  leurs  systèmes.  Ils  imposent 
cette  conclusion  de  Dieu  à  des  doctrines^  qui,  de 
toute  la  force  de  leurs  préludes,  la  refusent...  Vous 
connaissez  leurs  idées  ? 

—  Un  peu,  dit-elle,  un  peu  sincère. 

—  Ils  font  sortir  tous  trois  la  vérité  de  l'être  pen- 
sant. Et  on  ne  peut  pas  édifier  Dieu  sur  ce  com- 
mencement-là— ,  qui  est  le  seul  commencement. 

Mais  elle  avait  déjà  assez  de  cette  discussion.  Elle 
ne  voulait  pas  discuter  avec  des  mots,  alors  qu'elle 
était  là,  elle. 

—  A  quoi  croyez-voùs,  alors  ? 

—  Je  ne  crois  qu'au  cœur  humain,  dit-il  avec  un 
accent  do  fierté. 

—  Mais  le  cœur  humain,  que  voulez-vous  qu'il 
fasse?...  Alors,  il  n'y  a  rien  pour  le  conduire,  rien 
pour  le  calmer,  rien  pour  le  sauvei?  Au  dessus  de 
nous,  il  n  y  ;i  rien  ? 


LES    SUPPLIANTS  153 

—  Non,  rien... 

-  Ah  !  dil  elle,  vous  avez  peut-être  raison...  Mais 
vous  avez  peut  être  seul  la  force  d'avoir  raison  I 
Mais  les  autres  !... 

Elle  ajouta  : 

—  Mais  moi,  moi  ! 

Elle  élevait  la  voix.  Elle  revenait  à  la  pensée 
d'elle-même,  désespérément.  Elle  disait  :  moi  ! 
comme  une  plainte,  un  cri,  comme  un  adieu  dé- 
chirant ! 

-  Que  voulez-vous  que  je  fasse,  s'il  n'y  a  rien... 
De  quelle  idée,  de  quel  rêve  voulez-vous  que  mou 
cœur  vive? 

Maximilieu  la  regarda,  déconcerté. 

(Jue  lui  répondre?  Il  ne  trouvait  rien.  Peut-être 
ne  savait-il  pas;  peut-être  n'y  avait-il  rien. 

Quand  un  cœur  soullre  et  demande  le  bonheur, 
'  c'est-à  dire  tout  l'iniini  qu'il  peut  demander,  que 
lui  dire,  que  trouver  pour  lui  sur  la  terre,  ces  rui- 
nes? Quelle  parolt;,  qui  ne  soit  pas  vaine  et  inutile, 
donner  à  une  pauvre  lille  (jui  dit  :  «  Et  moi?  »  et 
réclame  tout  pour  elle  ?  On  ne  peut  rien  changer  ni 
même  rien  prévoir  du  cœur  humain  ;  alors,  quelle 
impuissance  de  le  secourir!  Ignorance  des  êtres  les 
uns  contre  les  autres,  obstacles  et  néant  entre  eux, 
chocs  obscurs,  haine,  misère  ! 

Pourquoi?  Parce  qu'on  est  seul.  Parce  qu'aux 
sources  mêmes  de  la  vérité,  il  y  a  une  contradiction 
effroyable  entre  le  profond  d'un  être  et  ce  que  lui 
livrent  les  choses  et  ce  que  permet  la  forme  du 


loi  LES    SLITLIANTS 

monde,  entre  ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  a...  Parce 
que  les  gestes  du  temps  et  de  l'espace  sont  les  en- 
nemis, avec  leurs  multiplications  et  leurs  délais,  de 
l'intérêt  de  nos  cœurs,  et  que  les  déploiements  du 
soleil  et  que  la  lumière  du  jour  méritent  d'être  ha'i's 
et  maudits  ! 

Et  tout  cela,  qu'il  avait  tant  de  fois  entrevu,  se 
révélait  à  lui  en  désordre,  à  cause  de  la  simple 
question  qui  lui  était  posée  et  qui  ouvrait  l'abîme. 
Et  il  ne  sut  rien  répondre  à  la  femme  qui  pourtant 
le  regardait. 

Elle  chemina  en  silence  avec  lui  ;  puis,  elle  lui  dit 
à  voix  basse,  avec,  dans  ses  yeux  si  proches,  un 
trouble,  une  hésitation,  qui  était  à  la  fois  plus  de 
pudeur  et  plus  d'aveu  : 

—  Cette  nuit,  j'ai  rêvé  d'un  sauveur... 

Et  au  seul  contact  de  ses  regards  et  de  sa  voix 
basse,  il  sentit  qu'elle  l'aimait. 
-  Elle  n'avait  pas  la  force  do  ne  pas  le  montrer, 
môme  dans  la  pleine  lumière  du  jour  et  sans  pré- 
texte ;  elle  n'avait  pas  la  force  de  laisser  son  cœur 
mourir  tout  seul... 

Il  ne  l'aimait  pas.  lui.  11  baissa  la  lélo,  honteux 
des  maux  qu'on  donne  malgré  soi,  des  crimes  de  la 
vérité,  de  l'infamie  du  destin  des  êtres,  de  tout  ce 
que  décliire  ce  destin. 

Et  ils  repassèrent  devant  le  prêtre,  occupé,  dans 
son  labeur  obstiné,  à  couper  de  toutes  petites  brin- 
dilles sur  un  arbre  fruitier.  Sans  qu'ils  l'interro- 
geassent, il  leur  dit,  s'arrêlant,  1res  grave  : 


LES    SLIM'LIANTS  155 

—  Pour  se  consoler,  il  faut  croire  à  <iulrc  chose. 
El  alors,  c'est  tout  de  suite  le  soulagement  :  ce  sont 
ces  pelouses  ci,  ce  sont  ces  arbres  que  voilà,  qui 
sont  le  paradis. 

Il  s'adressa  à  Maxiinilien.  Il  le  connaissait  un 
peu,  l'avait  parfois  entendu  parler,  et  il  le  plai- 
gnait : 

—  l'n  jour  où  vous  n'aurez  plus  besoin  que  d'en- 
tendre ledire  ces  choses  pour  les  croire,  vous  vien- 
drez me  trouver... 

L'homme  souriait. 

Maxirailien,  tellement  il  avait  écouté  MarguerUe 
pleurer,  tellement  il  l'avait  entendue  soullrir,  telle- 
ment il  croyait  à  elle,  trouva  que  le  calme  était  ten- 
tant qui  remplissait  les  contemplations  et  la  vie  de 
ce  prêtre.  Mais  comme  sa  tran(|uillité  était  inacces- 
sible !  Comme  sa  ligure  était  pleine  de  mensonge  et 
d'aberration  !  Et  brusquement,  à  cause  de  la  reli- 
gion de  la  vérité,  .Maximilieu  osa  entraîner  Margue- 
rite qui  palpitait,  et  se  détourner  avec  elle  du  sur- 
naturel sourire  ! 

11  la  détournait  de  la  croyance,  et  pourtant  il  ne 
>ut  quoi  lui  dire. 

Mais  il  rêvait  déjà  que  la  vérité  de  simplicité,  que 
la  vérité  vraie  portait  dans  son  sein  plus  de  conso- 
lation que  l'erreur,  et  qu'un  jour  viendrait  peut- 
être  où  sa  bouche,  à  lui,  saurait  répondre  à  la 
ouITrance,  à  ce  grand  cri  qui  s'exhale  hors  de  tou- 
tes les  bornes,  cherchant  une  réponse. 


XIII 


M.  Desanzac  manifestait  depuis  quelque  temps  le 
désir  de  faire  un  voyage  en  Corse,  où  il  était  né.  Il 
voulait,  disait-il,  revoir  encore  ce  pays. 

Il  prit  une  résolution  : 

—  Je  vais  retourner  là-bas  pour  la  dernière 
fois. 

Maximilien  protesta  contre  cette  expression  de 
dernière  fois. 

Il  regarda  son  père  et  remarqua  qu'il  avait  lair 
presque  très  vieux.  lisse  ressemblaient:  il  n'y  avait 
guère  entre  leurs  traits  qu'une  différence  d'années, 
de  souflrances.  Il  réfléchit  :  depuis  longtemps  son 
père  avait  dépassé  soixante-cinq  ans. 

—  Si,  dit  M.  Desanzac,  la  dernière  fois...  Je  n'au- 
rai pas  envie  d'y  retourner  après.  Pour  ce  pays, 
pour  son  soleil  où  je  passerai,  je  scr.ii  comme  à  la 
veille  de  ma  mort.  Il  y  a  un  inomcnl  (l;ms  la  vie  où 
chaque  pas  dit  adieu. 

Puis  il  évoqua  le  lointain  souvenir. 

—  Si  tu  savais  1..,  La  baie...  la  mer  immense,  hé- 


LES    SUPPLIANTS  157 

misphérique,  éclatante  comme  un  astre  :  le  jour, 
quand  elle  scintille  et  aveugle,  on  dirait  le  soleil 
même  ;  la  nuit,  quand  elle  est  pâle,  on  dirait  la 
lune...  Et  dans  cette  baie,  du  vent  toujours.  Les 
yeux  s'enflamment,  les  cheveux  s'envolent.  Le  vent 
du  large  courbe  les  pins,  déploie  les  crinières  des 
chevaux  qui  paissent  sur  les  hauteurs  du  golfe, 
pousse  la  mer,  qui  semble  parfois  se  soulever  et 
s'incliner  tout  entière  dans  un  sens...  San-Donato  ! 
Tout  ce  monde,  toute  ma  jeunesse,  ce  n'est  pour  toi 
qu'un  mot,  mon  enfant  !... 

Il  regardait  au  loin... 

—  De  la  maison  on  voit  la  mer. 

«  Mon  enfant,  une  fenêtre  mélangée  de  vigne  ; 
un  balcon  de  bois.  C'est  cette  chambre-là  où  je  suis 
né.  Sous  la  fenêtre,  un  chemin,  des  champs.  C'est 
là  que  tant  de  fois  je  suis  rentré  en  me  hâtant,  le 
soir,  vers  la  façade  dominant  le  carrefour  et  qui  se 
teignait  d'orabra.  Elle  était  seule  sur  cette  croix  des 
deux  chemins.  Depuis,  dautres  maisons  ont  dû 
venir  saccager  sa  solitude...  Les  pins,  les  rochers 
ne  sont  pas  loin,  ni  l'eau  qui  va  à  perte  de  vue,  l'eau 
de  rêve,  qui  louche  tous  les  autres  continents  splen- 
dides  et  magiques  de  distance  et  qu'on  touche  j)Our- 
tant,  en  se  baissant  !  » 

Il  avait  un  sourire  d'extasié.  L  ne  émotion  gran- 
diose venait  du  passé,  venait  sur  lui  comme  le  seul 
ange. 

Jamais  entre  eux,  depuis  les  confrontations  gau- 
ches et  inquiètes  d'autrefois,  il  n'y  avait  eu  d'eflu- 

u 


1,").?  LES    M  l'l'l.l.V>TS 

sions.  t^e  mutuelle  réserve,  un  peu  inexplicable, 
un  peu  brutale  dans  sa  douceur,  faisait  vivre  leurs 
deux  cœurs  à  l'écart  Tun  de  l'autre.  Entre  le  père 
et  le  fils  s'était  établie  une  sjrle  d'amitié  incom- 
plète avec  des  lacunes,  de  la  négligence  :  amitié 
mal  faite. 

M.  Desanzac  reprit,  changé  à  cause  d'une  suprême 
ferveur  : 

—  Quel  abandon,  que  dd  vivre  !  Tu  ne  sais  pas, 
toi,  mon  petit...  Tu  verras  plus  tard.  Tu  ne  sais  pas 
ce  que  c'est  que  la  vie  d'un  homme,  comme  cela  est 
plein  dangoisses,  de  recommencements  sur  des  rui- 
nes, de  remords  d'avoir  fait  et  de  n'avoir  pas  fait. .. 

«  Vois-tu,  je  suis  sûr  d'une  chose  :  On  ne  vieillit 
et  on  ne  meurt  que  de  tristesse.  Ma  vie  va  bientôt 
finir...  Ce  n'est  pas  aussi  triste  que  si  elle  recom- 
mençait !.. 

Maximilien,  levant  timidement  les  yeux,  lut  une 
indicible  et  insurmontable  douleur  d;nis  ■^on  pprc. 
cet  étranger. 

M.  Desanzac  penchait  sa  tête  de  coté,  rêveur. 

—  Veux-tu  venir  avec  moi,  mon  enfant? 
.    Il  refusa  doucement. 

LéoQore  accompagnerait  M.  Desanzac;  elle  lui 
était  nécessaire  ;  elle  le  suivait  étroitement. 

Sou  père  s'en  alla  un  soir,  baigné  des  vieux  rêves 
et  plein  d'une  émotion  inconnue  qui  avait  pleuré 
déj;'»  bien  avant  (piil  fût  né,  lui. 


XIV 


11  vint  eulin,  le  jour  où  il  ne  suffit  plus  à  Jacques 
daimer.  Et,  à  mesure  que  l'été  torride  remplaçait 
les  doux  mois  frissonnants  qui,  d'ôtre'mêlés  d'hiver 
comme  de  souvenirs,  semblent  des  âmes,  il  voulut 
être  aimé. 

Et  maintenant,  chaque  matin,  il  espérait  plus 
fort,  et  chaque  soir,  il  souffrait  davantage. 

Quand  on  lui  parlait,  il  levait  ses  yeux  purs  et 
sortait  du  yrand  étonnement  où  il  vivait.  Ses  livres, 
ses  papiers,  restaient  des  jours  entiers  à  la  même 
place.  Parfois  il  s'asseyait,  penché  eu  avant,  les 
coudes  sur  les  genoux.  Ses  épaules  semblaient  las- 
sées et,  dans  le  demi  jour,  les  ombres  de  son  visage 
étaient  comme  de  la  douceur  et  de  l'amour... 

Un  soir,  il  avait  dit  : 

—  Peut-être  qu  elle  monte  son  calvaire,  elle  aussi. 

Et  il  avait  tressailli  lumineusement.  La  douleur 
était  un  prodige  ;  peut  être  qu'un  jour  la  douleur 
l'appauvrirait  jusqu'à  lui... 

Ils  allaient  «  là  bas  «,  poussés  par  une  sorte  de 
nécessité.  Parfois  c'était  l'un,  parfois  c'était  l'autre 


160  LES    SUPPLIANTS 

qui  disait  :  «  Viens  ».  Et  s'arrachant  du  repos,  aux 
heures  chaudes  du  jour  où  la  rue  fait  peur,  ils  y  al- 
laient, fatigués,  blessés  d'avance. 

Ils  parcouraient  la  rue  toute  blanche,  le  grand 
désert  de  petite  ville,  le  pont.  Au  loin,  la  pleine 
lumière  dévorait  les  champs.  Ils  longeaient  des 
jardins  frais,  feuillus,  mais  dautant  plus  cachés  au 
passant  qu'ils  sont  plus  exquis. 

Là-bas,  on  les  accueillait  maintenant  avec  de  la 
contrainte.  La  naïve  volonté  de  Jacques,  dont  cha- 
que regard  sur  Jeanne  était  un  aveu,  n'échappait 
plus  à  personne.  P]t  ils  étaient  comme  abandonnés, 
dans  la  maison,  dans  le  jardin. 

Un  jour,  la  maison  était  vide  lorsqu'ils  se  présen- 
tèrent. La  bonne  dit  :  «Ces  dames  ne  sont  pas  là, 
peut-être  ne  vont-elles  pas  tarder.  »  Tandis  que 
cette  fdle  se  remettait  à  son  travail,  ils  s'assirent 
dans  le  salon. 

Près  du  piano,  les  partitions  de  Jeanne  atten- 
daient. Sur  une  petite  table,  son  buvard  reposait, 
et  le  porte-plume,  tant  manié  par  elle,  était  là.  Jac- 
ques se  leva  bientôt,  erra  dans  cette  chambre,  at- 
tentif à  ces  choses,  les  eflleura  de  .ses  doigts. 

Tous  deux,  dans  un  recueillement  commun,  évo- 
quèrent, sentirent  sa  présence,  dans  cette  maison 
qu'elle  venait  de  (|uiltcr. 

La  porte  d'une  chambre,  (ju'ils  savaient  être  celle 
de  Jeanne,  était  à  côté  d'eux,  entr'ouverte.  Troublé 
du  silence  qui  élail  plcit»  (relie,  Jacques  poussa  cette 
j)orlc. 


LES    SLIM»LlANrS  161 

Sa  chambre  ! 

Ils  demeurèrent  sur  le  seuil;  ils  la  volèrent  des 
yeux... 

Sur  la  table  de  toilette,  un  étoilement  de  llacons, 
des  boîtes  de  cristal,  une  glace  ;  tous  ces  objets 
pensaient  à  elle...  Et  au  fond,  dans  de  la  mousse- 
line et  du  demi  jour,  son  lit  ! 

Les  yeux  de  .Jacques  se  posaient  sur  ce  lit...  Dans 
cette  chambre  à  coucher,  la  jeune  fille  semblait  être 
profondément,  magnifie} uement  et  infiniment  pré- 
sente, dans  toute  sa  splendeur  et  dans  toute  son 
importance,  comme  Dieu  est  présent  dans  les  églises 
où  entrent  les  croyants. 

...  Elle  ne  vint  pas,  ce  jour-là.  L'immense  espoir 
de  la  voir  mourut. 

Ils  s'en  allèrent  à  la  nuit  tombante,  misérables 
sur  le  chemin. 

Jacques  dit,  ayant  l'air  de  sourire  : 

—  Je  suis  aussi  malheureux  que  si  je  l'avais  vue. 


Quelques  jours  après  ce  jour,  Jacques  dit  à  Maxi- 
milieu  : 

—  Tout  est  fini,  elle  est  fiancée. 

Son  visage  était  d'un  calme  qui  faisait  mal  à  voir, 
à  ressentir. 

—  Nous  n'y  retournerons  plus.  C'est  fini... 

11  expliqua  qu'il  était  venu  là-bas,  un  homme,  un 
bellàtreet  que,  devant  cetôlre,ilavait  vu  Jeanne  toute 

14. 


162  I.KS    SUPPLIANTS 

frissonnante  et  heureuse.  Elle  aimait  sa  tête  gros- 
sière, elle  regardait  avec  plaisir  ses  grosses  mains. 
A  ses  paroles,  à  ses  gestes,  elle  riait,  elle  riait  d'un 
rire  alïreux,  pantelant,  d'un  rire  de  toute  sa  chair. 

—  Ah  1  fit  Jacques,  à  ce  souvenir. 

La  respiration  lui  manqua  un  moment,  puis  il 
termina  : 

—  Elle  est  fiancée  avec  lui  ! 

Ils  allèrent  à  travers  les  rues,  devant  eux.  Jac- 
ques regardait  et  marchait  docilement.  Il  fut  vite 
fatigué.  Ils  s'arrêtèrent  surle  pont  du  Louvre,  sac- 
coudèrent,  considérèrent  l'eau. 

Des  bateaux  pesants  glissaient;  dos  travailleurs 
fourmillaient  sur  les  bords  autour  des  machines  à 
décharger  ;  et  l'on  voyait  des  ombres  bleues,  à  perte 
de  vue,  fleurir  les  dalles  sablonneuses  et  ensoleillées 
des  quais. 

Jacques  regardait  cela.  Maximilieu  lui  parla,  il 
ne  lui  répondit  pas.  En  présence  de  tout  le  remue- 
ment des  êtres,  de  toute  Tactivité  soutirante  et  mor- 
telle et  mourante,  sa  figure  penchée  murmura  : 

—  Hélas,  tout  est  vivant  1 

11  observa  à  ses  |»ieds  quelques-unes  de  ces  for- 
mes humaines,  puis  ses  regards,  incapables  de  suivre 
imperturbablement  la  vérité,  se  perdaient  dans  leur 
njmbre. 

—  Chacun  esl  seul...  ("-ommeiit  cela  est-il  possi- 
ble? On  ne  comprend  pas  bien  tout  le  malheur! 

Maximilien  elîaré  de  voir  que  Jacques, abandonné, 
l'abandonnait,  lui,  plus  que  jamais,  iiasarda  : 


LKS    SUPIM.IANT.S  Ifi'.i 

—  Nous  vivrons  ensemble. 

Jacques  le  regarda  longtemps,  comme  si  se& 
yeux  étaient  le  repos  des  siens. 

—  Ali  !  .Max,  dit  Jacques,  sans  toi,  je  n'aurais  pas 
compris  les  choses  comme  je  les  comprends,  comme 
je  vais  les  comprendre.  Ah  !  Je  ne  l'oublierai  jamais  ! 

Et  ils  se  sourirent,  et  c'étail  rtuninc  s'ils  se  di- 
saient adieu. 


.  Le  lendemain  soir,  il  alla  voir  Jacques  comme  il 
faisait  chaque  jour.  Dans  l'escalier,  levant  la  tête, 
il  l'aperçut,  appuyé  sur  la  rampe  du  palier,  parmi 
le  décor  triste,  l'attendant. 

Ils  entrèrent  en  se  donnant  la  main.  Ils  avaient 
pris  l'habitude  de  se  tenir  par  la  main  depuis  qu'ils 
s'étaient  abandonnés  l'un  l'autre. 

Us  s'assirent  côte  à  côte  sur  le  lit. 

La  ligure  de  Jacques  était  vague  et  se  détournait. 
Ses  yeux  qui  ne  vivaient  jadis  que  pour  .Maximilieu 
étaient  emplis  d'une  détresse  à  la  fois  connue  et 
inconnue  ! 

Jacques, celui  (jui  fut  sien,  vit  et  respire,  etïrayam- 
meut  autre.  11  regarde  ailleurs,  et  sa  splendeur  fra- 
ternelle est  flétrie.  11  regarde  ailleurs.  Sa  face  est 
pleine  d'une  autre  vie,  est  pleine,  pour  son  frère, 
de  mort. 

—  Parle-moi  !  dit  tendrement  Maximilien  rom- 
pant le  mortel  silence. 


16i  LI£S    .SUPPLIANTS 

—  Tu  ne  peux  past'iraaginer,dit  Jacques,  comme 
je  l'aime.  C'est  un  de  mes  chagrins  qu'il  me  soit 
impossible  de  l'exprimer  à  toi,  toi,  qui  compren- 
drais peut-être  !  Hier,  revenu  ici,  jai  retrouvé  la 
chambre  froide  et  éteinte.  Jai  frissonné,  malade. 
Et  alors,  tout  d'un  coup,  mes  yeux  glacés  ont  cru  la 
voir,  vaporeuse,  vers  la  fenêtre.  Elle  émergeait 
dune  sorte  de  brouillard,  à  l'endroit  où  tu  as 
Ihabitude  de  te  tenir  et  de  mécouter.  Vêtue  de 
noir,  elle  était  illuminée  à  peine,  un  peu  penchée, 
les  mains  vert  pâle,  le  cou  mystérieux  de  nacre,  et 
je  ne  savais  pas  si  c'était  sa  figure  ou  celle  de  Vénus. 
Et  j'ai  tendu  les  mains. 

Et  Maximilien  en  le  voyant  si  lointain,  si  étranger 

—  qui  dit  étranger  dit  inconscient  et  pauvreennemi 

—  se  rappela  les  temps  où,  étrangers,  ils  s'étaient 
rapprochés  en  disant  de  la  vérité,  et  songea  : 

—  Si  c'était  un  nouvel  ami  !... 

Et  il  voulut  essayer  de  chercher  avec  Jacques 
dans  les  idées  et  daus  les  choses,  quelque  chose  de 
vrai  à  voir  et  de  doux  à  dire. 

Mais  Jacques  se  révoltait  d'une  révolte  triste,  im- 
pénétrable et  entêtée. 

—  Je  voudrais  croire  !  croire  à  autre  chose  (|u'à 
moi-môme.  A  quoi  est-ce  que  je  crois? 

Il  s  était  dressé  comme  un  blessé  qui  lutte  contre 
la  pesanteur  de  sa  blessure. 

—  Nos  idées,  hélas,  nos  idées  !  r.ela  est  vague, 
cela  est  sans  fin  ;  cela  n'est  rien  !  Je  voudrais  m'ap- 
puyer  sur  (|U('lqi,>e  chose.  J'en  ai  besoin.  J'en   ai 


LES   SUPPLIANTS  105 

besoin.  J'ai  besoin  d'entendre  d'autres  paroles  que 
les  nôtres. 

Et  Maxiinilien  sans  force  pour  s'iosurger  et  sans 
paroles  encore  pour  répondre,  se  souvint  que  l'abbé 
l'rsleur  lui  avait  dit  :  «  Vous  viendrez  me  trouver 
lorsque  vous  n'aurez  plus  besoin  que  d'entendre 
une  parole  pour  croire  ».  Il  répéta  cela  à  Jacques, 
et  dit  : 

—  Veux-tu  que  nous  allions  le  voir  ? 

Et  tandis  qu'il  faisait  cette  proposition,  que 
Jacques  accepta  par  un  regard  de  détresse,  un  es- 
poir vibrait  en  lui,  et  il  ne  savait  pas,  tellement  les 
douleurs  sont  des  naufrages  pour  ceux  qui  les 
voient.sicetespoir  était  celui  de  Jacquesou  le  sien... 

Et  ils  se  levcren4.  .Sur  le  seuil  de  la  porte,  ils  se 
regardèrent  en  silence. 

—  Ah  !  mon  ami  !  fit  Jacques. 

Ils  tombèrent  dans  les  bras  1  un  de  1  autre,  ils 
s'embrassèrent,  unis  comme  deux  ombres,  ayant 
l'air  d'être  profondément  des  frères,  et  pourtant  à 
jamais  déchirés  l'un  de  l'autre... 

Car  la  vérité  n'est  pas  une  chose  de  la  terre... 


XV 


De  grandes  avenues  les  conduisirent  longuement, 
lentement  dans  la  campagne.  L'ombre  tombait  de 
partout,  comme  si  la  douleur  était  de  l'ombre.' 
.,  Les  rues  étaient  pleines  de  passants  hâtés,  c'est-à- 
dire  pensifs.  C'est  l'heure  où  chucun,  lassé,  délivré 
de  la  journée,  est  seul,  et  pense  à  soi, et  souffre  son 
rêve  de  bonheur.  Ils  trouvaient  partout  leur  propre 
fantôme  A  travers  les  vitres  des  cabarets,  on  voyait 
des  groupes  confus,  assoiffés  d'espérance,  d'impos- 
sible.' 

Il  fil  plus  sombre  encore.  Ils  se  rapprochèrent. 
Mais  la  nuit  qui  tombait  les  noyait  dans  leurs  deux 
solitudes.  Les  passants  se  raréfièrent,  les  abandon- 
nèrent, moururent. 

Ils  se  taisaient  ;  ils  n'avaient  plus  de  paroles.  Ils 
voulaient  entendre  des  paroles. 

Dans  les  terrains  vagues,  où  ils  anivèront,  per- 
sonne, rien.  Des  enclos  entrouverts  par  pauvreté  ; 
des  maisons  pauvrement  fermées.  La  Seine  est  là. 
Ils  longent  les  rives  comme  deux  ombres  entre  les 


LES    SUPPLIANTS  167 

Ironcs  darbres.  De  l'autre  côté  du  flot  glacé  qui 
coule,  une  raugée  de  maisons,  face  au  couchant, 
s'étend  à  l'inûni,  paiement  éclairée.  11  n'y  :a  pas  de 
vent  ;  il  n'y  a  rien. 


Une  fatigue  de  plus  en  plus  lourde  ralentit  leur 
marche.  Ils  oublient  où  ils  allaient.  A  quoi  bon  aller  ? 
Ils  vont  s'arrêter  de  misère. 

Mais  ils  entendent  sur  la  berge  des  bruits  de  pas. 
et  voient  remuer  en  avant  d'eux  sur  la  j)énombre 
blême  du  chemin. 

C'est  quelqu'un  qui  est  là...  C'est  quelqu'un  qui 
est  là,  comme  de  la  nuit  dans  le  soir... 

Quelqu'un  qui  vit, quelqu'un  qui  pense  et  qui  com- 
preufi  !  Quelqu'un  qui  parlera  peut-être.  Tel  est  ce 
soir  leur  dénuement  qu'ils  espèrent  de  ce  passant 
tout  ce  qu'un  inconnu  peut  faire  espérer  d'aumùne. 

Ils  entendent  chuchoter...  Soul-ce  deux  parleurs? 
Non,  c'est  un  seul  passant  qui  chantonne.  Cette 
chanson  qui  vient  à  eux  les  ranime  dabord. 
L'homme  approche  :  il  surgit  hors  de  U  distance  et 
du  noir...  Ah  1  il  s'agite  ridiculement  dans  la  len- 
teur du  soir,  bégayant  un  refrain  insipide.  11  tré- 
buche, il  rit.  11  est  ivre  ;  il  rit,,  il  est  fou  .. 

Et  lorsqu'il  est  passé,  les  frôlant  sans  même  les 
voir,  ils  resteDl  îmnaobiles,  plus  perdus  qu'avant, 
car  ils  avaient  eu  un  instant  le  mirage  d'un  vrai 
€0'ur  humain. 


168  LES    SUPPLIANTS 

—  Nous  sommes  presque  arrivés,  dit  Maximilien, 
regarde. 

Sur  la  lisière  d'un  champ,  une  lumière  brillait. 
C'était  la  maison  qu'ils  cherchaient  ;  c'était  peut- 
être  tout  ce  qu'ils  cherchaient. 


L'abbé  Ursleur  habitait  entre  deux  communes, 
une  petite  maison  sur  la  route,  à  portée  de  la 
main. 

Il  n'exerçait  pas  le  sacerdoce.  Il  passait  sa  vie  à 
faire  la  charité.  On  ne  le  voyait  que  lorsqu'il  avait 
besoin  d'une  aumône  pour  d'autres,  ou  bien  on  le 
voyait  passer.  On  ne  savait  rien  de  lui.  Ses  traits 
étaient  déconcertants,  vulgaires,  grossiers,  sa  pen- 
sée fermée  et  cachée  à  ceux  qui  l'entouraient  comme 
celle  d'un  chien. 

Ils  connaissaient  sa  petite  maison,  dressée  seule 
et  nette  entre  les  champs  immenses  et  la  route  im- 
mense comme  entre  l'espace  et  le  temps,  et  qui,  le 
soir,  appelait  les  piuivros  par  la  lumière  de  sa  fenêtre 
et  par  l'ombre  de  sa  porte  entrouverte. 

C'est  à  cette  porte,  que,  plus  pauvres  que  les  plus 
pauvres,  ils  frappèrent.  Elle  s'ouvrit  grande,  rien 
que  sous  leurs  doigts. 

Le  pn'^tre  est  là,  tout  seul.  Il  s'est  dressé  dans  le 
couloir,  au  sonil  d'une  pièce  éclairée.  Il  les  recon- 
nnît  avec  un  tressaillement  de  triomphe,  leur  tend 
les  mains,  les  fait  entrer  dans  la  chambre  dont  la 


LES   SLITM.IANTS  ]69 

lumière  luit  au-dehors,  la  lumière   vers  laquelle 
tous  les  mendiants  s'arrachent  à  la  nuit. 

11  voit  leurs  fronts  mornes,  désappointés,  fati- 
gués. Il  croit  qu'un  deuil  vient  de  les  frapper.  Il 
leur  demande  : 

—  Quavez-vous? 

Il  est  debout,  appuyé  au  mur,  contemplant  ses 
hôtes,  et  tout  ensoutané  de  ténèbres.  Sa  figure  prend 
tout  l'éclairement.  Elle  est  forte,  violente,  brutale, 
le  front  dur  et  droit  comme  In  ]tierre  d'un  tom- 
beau. 

Mais  il  ne  faut  pas  juger  d'un  liomme  sur  sa  figure. 
Une  figure  est  une  œuvre  parfois  mal  faite  qui  est  le 
signe  et  non  l'image  d'une  âme.  On  ne  peut  rien  con- 
clure d'un  visage,  sinon  qu'il  existe  profondément. 

—  Qu'avez-vous  ? 

—  Nous  ne  sommes  pas  heureux,  dit  Jacques. 

Et  ils  regardèrent  les  yeux  de  l'homme  avec  cette 
incertitude  dont  un  chrétien  regarde  le  ciel. 

Sa  physionomie  s'est  apitoyée.  Il  a  compris  cette 
grande  absence  de  joie,  il  sen  émeut,  c'est-à-dire 
qu'il  l'exauce  d'abord,  pauvrement,  humainement. 
Puis  il  répond  par  tout  ce  qu'il  sait. 

—  Pour  être  heureux,  il  faut  croire  à  quelque 
chose  de  fort  et  d'éternel,  et  situé  en  dehors  de 
nous.  Croyez-vous  en  cela  ? 

Maximilien,  comme  s'il  ne  savait  plus  rien,  telle- 
ment il  espérait,  chercha  naïvement  s'il  croyait  en 
quelque  chose  d'éternel  et  d'étranger,  puis  il  ré- 
pondit : 

15 


170  LKS    S  ri»  PLIANTS 

—  Non!... 

—  Alors,  je  vous  plains,  car  vous  êtes  perdus. 

—  Oui,  nous  sommes  perdus,  dit  .lacques. 

-^  Fixité,    immobilité    dune    croyance,    quelle 
qu'elle  soit,  tout  est  là.  Un  anneau  où  nous  tenir 
dans  le  naufrage  du  temps.  Un  anneau  1  Sinon  on 
tombe  de  jour  en  jour. 
.  Maximilien  soupira. 

—  Ya-t-ilendehorsde  nous  quelque  chose  à  croire  1 
Le  prêtre  le  regarda,  effrayé  de  ce  blasphème,  et 

comme  ébloui  divinement  de  tout  ce  quil  aurait  à 
répondre.  Puis  il  dit  simplement  : 

—  11  y  a  le  lîien. 

(*  Je  ne  vous  parle  pas  religion  ;  je  vous  dis  seu- 
lement :  il  y  aie  Bien.  » 

—  Le  Bien  ne  peut  pas  nous  consoler  de  notre 
cœur. 

—  Il  console  pourtant,  dit  le  prêtre. 

(]omme  il  y  eut  un  silence,  il  chercha  une  parole 
à  leur  donner.  Mais  on  ne  convainc  pas  avec  des 
paroles.  11  n'y  a  que  la  vérité  elle-même  qui  con- 
vainque, et  pur  conséquent  la  confidence.  D'être  à 
être,  la  vérité  est  toujours  un  commencement  de 
tendresse. 

—  11  m'a  consolé,  moi. 

—  V^ous  êtes  heureux?  demanda  Jacques. 

—  Oui,  répondil-il  magnifiquement,  je  suis  heu- 
reux. 

Heureux  !  Ils  le  regardèrent,  frissonnants  et  ioiu- 
Inins,  coMime  on  regarde  un  faux  dicn. 


LES    SUPPLIANTS  171 

xMais  pour  ne  pas  les  écarter,  il  leur  dit  lu  chose 
la  plus  simple  qu'il  pût  dire,  la  meilleure. 

—  Moi  aussi,  j'ai  soullert. 

"  Oui,  j'ai  été  pareil  à  vous,  exactement,  tendre- 
ment pareil...  Vous  ne  soulïrez  pas  i»lus  que  je  ne 
souffrais  un  soir  qui  ressemblait  à  celui-ci.  » 

Et  alors,  sans  réticence,  sans  artifice  de  langage, 
il  leur  raconta  les  douleurs  sans  nombre  qu  il  avait 
reçues  sur  son  cœur.  Et  il  parlait  avec  tant  de  dou- 
ceur qu'il  convainquait  de  son  malheur  comme 
d'une  foi  nouvelle.  Le  malheur  d'un  autre,  n'est-ce 
pas  toujours  une  foi  nouvelle,  si  diflicile  à  croire  1 

Appuyé  au  mur  nu,  |)rès  d'un  meuble  nu,  il  par- 
hiit,  dévoilait  sa  vie,  il  parlait,  révélait  les  ténè- 
bres de  son  passé  et  de  lui-même,  et  ainsi  il  s'assom- 
brissait comme  un  ange  qui  s'illumine  ! 

Après  la  dernière  confession,  celle  de  la  nuit  où 
la  mort  lui  arracha  tout  et  le  jeta  dans  l'atroce  et 
invincible  regret  de  tout  ce  (jui  n'était  plus,  même 
la  torture,  même  la  honte,  où,  chassé  sans  cesse, 
malgré  lui,  de  l'immense  passé,  il  s'était  enfui  au 
hasard  sous  la  pauvre  malédiction  de  la  morte  aimée, 
il  ajouta  : 

—  Cette  nuit-là,  je  suis  venu  dans  les  parages  où 
nous  sommes,  au  bord  de  la  Seine.  11  était  rheui"e 
qu'il  est  maintenant  ;  c'était  maintenant.  J'étais  sans 
but,  sans  lien.  Je  me  suis  approché  de  l'eau.  J'étais 
de  ceux  qui  nont  plus  qu'un  faible  et  doux  mouve- 
ment à  faire  pour  se  tuer.  J'étais  aussi  inallieureux 
que  vous  pouvez  1  être  ce  soir. 


172  LES   SUPPLIANTS 


«  Maintenant  je  ne  souffre  plus  parce  que,  m'étant 
installé  ici,  j'ai  fait  du  bien  autour  de  moi. 

«  Faire  la  charité,  faire  la  justice...  C'est  difficile 
d'abord...  C'est  gauche  et  incertain  de  sortir  de  soi, 
d'aller  vers  les  autres,  mais  cest  confusément  volup- 
tueux comme  un  air  de  musique  qu'on  aime  et 
qu'on  ne  sait  pas  bien...  Puis  c'est  de  plus  en  plus 
simple,  et  de  plus  en  plus  vrai. 

«  Pourquoi  bonheur,  et  pourquoi  simplicité  ? 
Parce  que  cette  pratique  nous  met  en  contact  avec 
une  grande  loi  éternelle,  nous  môle  à  cette  loi  su- 
prême. Ainsi,  eu  servant  le  bien,  quoique  nous 
soyons  petits,  nous  sommes  grands.  » 

Il  s'était  assis  à  côté  deux.  Il  causait  chèrement, 
intimement. 

—  Moi,  je  suis  revenu  à  la  maison  où  j'avais 
tant  pleuré.  Elle  était  vacante  entre  deux  locations. 
Et  au  seuil  du  petit  jardin,  debout  sur  la  j)ierre 
usée,  creusée  par  les  pas,  par  la  légèreté  éternelle 
des  jours,je  me  suis  dit  :  i«  Je  n'ai  point  oublié.  Non, 
«  ce  souvenir-là  est  trop  parfaitement  la  môme 
«  chose  que  mon  cœur,  et  l'ûme  du  revenant  est 
«  aussi  riciie  (|ue  celle  du  fugitif...  Je  n'ai  donc  pas 
«'  oublié  »,  et  pourtant,  j'étais  tout  tranquillisé, 
rassuré.  C'est  qiu;  parsuitede  l'orieiilalion  nouvelle 
de  ma  vie,  je  coni|)renais  mieux  les  choses.  Je  les 
voyais  dans  leur  ensemble  immobile  et  par  consé- 
(jucMit  reposant,  au  lieu  de  les  voir  dans  leurs  dé- 


LES    SUPPLIANTS  173 

tails  personnels  et  mortels...  Et  je  me  suis  surpris, 
mes  amis,  à  chercher  par  terre,  fraternellement,  la 
trace  des  pas,  des  miens,  et  paternellement,  de  ceux 
des  autres,  de  ceux  que  je  n'ai  pas  vus,  (jue  je  ne  verrai 
pas.  Je  me  disais  :  d'autres  nous  remplaceront  aux 
rayons  de  la  joie  comme  nous  avons  remplacé  d'au- 
tres, ('ette  maison  sera  un  nid  pour  d  autres,  et  je 
pensais  à  tout  l'avenir  de  caresses  que  représente 
un  nid,  à  toute  la  chaîne  de  soins  et  de  tendresses 
qui  y  est  attachée  !...  Cette  maison  mourra  elle  aussi  : 
Après  tout,  les  nids  passent,  comme  si  c'étaient  des 
oiseaux.  Mais  il  y  aura  d'autres  nids.  Et  j'avais  en 
moi  un  bonheur  oppressé  d'éternel  berceau.  C'était 
un  peu  comme  si  j'avais  tous  les  bonheurs  de  tous 
à  la  fois. 

«  Mon  égo'israe,  sans  cesse  frappé  jadis,  s'était 
changé  en  un  large  sejiliment  sans  cesse  récom- 
pensé i)ar  la  vérité.  El  tout  cela  était,  en  définitive, 
une  grande  histoire  d'amour:  amour  des  vivants  et 
aussi  des  morts  :  les  vivants  sont  faits  avec  les 
morts,  les  revivent  et  les  continuent  ;  les  morts  sont 
les  vivants  de  limmensité. 

'  Voilà  mon  anneau  dans  la  tempête  de  vivre  ; 
voilà  ma  croyance  cramponnée  à  quelque  chose  qui 
ne  naufrage  pas.  Voilà  ma  tranquillité  et  mon  repos 
à  moi,  (jui,  comme  vous,  comme  chacun  des  hom- 
mes, ne  suis  pourtant  qu'une  feuille,  une  feuille 
chassée  par  le  vrai  vent  ! 

«  Plein  de  cette  vision  des  autres  qui  s'appelle  la 
charité,  avec  l'éternité  qui  se  reflète  sur  ma  face  en 

1.-». 


174  LES    SUPPLIANTS 

sourire,  rien  ne  m'atteint  plus.  Rassuré,  je  regarde 
passer. 

<c  Un  chemin  qui  est  près  d'ici  mène  droit  au 
fleuve.  J'y  descends  a  toute  lieure  du  jour.  Je  regarde 
couler  l'eau  et  les  jours  qui  accompagnent  sans 
bornes  le  courant.  Je  regarde  et  je  murmure  comme 
une  prière  de  remerciements;  «  Les  navires,  ces 
H  gouttes  deau,  les  voyages,  ces  sillons,  les  villes» 
«  ces  rivages  !  >> 

«  Et  bien  souvent,  dans  l'herbe  mouillée,  je  souffre 
du  froid  qui  atteint  cruellement  les  autres  ;  cela 
mimmensifie  vers  les  autres.  Je  frissonne,  sem- 
blable à  l'humanité.  C'est  comme  si  je  drapais  le 
grand  manteau  du  froid  sur  mes  épaules.  » 

11  se  tût.  Ses  paroles  n'eurent  pas  d'écho.  Au  lieu 
de  sourire  et  dètre  heureux,  Maximilien  restait 
sombre. 

A  mesure  que  la  pensée  de  son  interlocuteur  s'était 
précisée,  s'était  animée,  le  magnifique  espoir  qu'il 
avait  conçu  d'abord  au  seul  mot  d'espoir  s'était 
dissipé. 

Que  de  fois  il  avait  entendu  des  paroles  analogues. 
Cet  ordre  de  nous  retirer  de  nous-mêmes,  de  nous 
rapetisser,  de  nous  émietter  !...  Cet  homme  était  un 
iialluciiié,  comme  tous  ceux  qui  lui  avaient  parlé 
daus  la  vie:  il  désignait  au  delà  de  lui-même  la 
chose  du  salut,  alors  qu'au  delà  de  nous,  il  n'y  a 
lien.  Toute  sa  conduite,  toute  son  attitude  était 
appuyée  sur  une  présence  qu'il  se  figurait.  11  croyait 
tenir,  loucher  un  idéal,  alors  (|u"il  ne  louchait  que 


LKS    SUI'HLIANTS  175- 

son  rêve  d'idéal  —  et,  halluciné,  il  se  faisait  la  cha- 
lité  à  lui-même. 

f^t,  poussé  contre  le  repos  de  cet  être  malgré  lui, 
à  cause  de  la  victoire  de  la  vérité  sur  l'erreur  : 

—  Vous  croyezà  une  illusion...iitlenteraent  Maxi- 
inilien.Vousêtesheureux...  Mais  nous...  Maisnous!... 

Le  prêtre  fronça  ses  sourcils  de  conquérant, 
étonné  avant  d'être  irrité. 

—  Vous  avez  trop  d'orgueil,  dil-il  d'une  voix  rude. 
Vous  ne  savez  pas.  Enfermés  dans  les  villes,  vous 
vous  débattez  dans  l'étau  des  murs,  vous  n'entendez 
que  votre  cri,  vous  vous  éblouissez  de  votre  ombre. 
\'ous  ne  savez  pas  ! 

Il  répéta  ce  mot,  l'en  llagelianl  prL-s(iiif  : 

—  Vous  ne  savez  pas  ! 

Il  s'était  reculé  ;  il  se  leva,  croisa  les  bras  : 

—  Si  la  vérité  n'est  pas  dans  la  sainte  loi  du  Bien, 
où  est-elle?  demanda-t-il,  encore  tout  glorieux  de 
ce  qu'il  venait  de  dire. 

Maximilien  répondit  : 

—  Hélas,  elle  est  en  nous  ! 

Et  le  silence  qui  suivit  semblait  répéter  :  Elle  est 
en  nous. 


—  En  nous  !  cria  le  prêtre.  Mais  nous  n'avons 
rien  eu  nous  de  plus  réel  que  la  révélation  du  Bien 
et  du  Mal  ! 

u  Comme  vous,  plus  que  vous,  je  dis  qu'il  ne  faut 


176  LES    SUPPLIANTS 

pas  chercher  la  vérité  dans  les  apparences  des 
choses,  mais  se  scruter  soi-même.  Je  rentre  en  moi- 
même,  et  j'y  trouve  la  conscience. 

«  La  conscience  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai  en 
nous.  C'est  la  plus  forte  de  nos  ombres.  C'est  la 
plus  grande  voix  de  notre  silence.  Elle  prouve  le 
Bien  moral  :  elle  le  frissonne  indéniablement.  La 
sincérité  de  chacun  est  une  apothéose  du  Bien,  et, 
en  vérité,  l'homme  est  pour  les  hommes.  » 

Maxim ilien  fit  signe  que  non. 

—  L'homme  est  'Contre  les  hommes. 

«  Chacun  heurte  tous.  Et  la  grandeur  de  chacun 
non  seulement  combat  et  ébranle,  mais  eJïace  même 
la  réalité  dautrui.  L'homme  est  contre  les  hommes, 
et  la  conscience  humaine  n'est  pas  sincère! 

«  Et  votre  bonheur,  fondé  sur  la  réalité  de  ce  que 
désigne  votre  conscience,  n'est  qu'une  folie  de 
bonheur.  » 

—  J'en  suis  heureux  pourtant. 

—  Oui,  dit  Maximilien  ;  mais  nous  ? 

Le  front  du  prêtre  se  barra  d'un  pli,  et  il  répéta 
dune  voix  acharnée,  sous  le  choc  de  cette  négation  : 

—  Vous  ne  savez  pas. 

Et  Jacques  regardait  avec  angoisse  Maximilien 
repousser  la  croyance  qui  aurait  été  la  consohilion; 
puis  il  regarda  Ursleur  et  fut  immensément  tenté 
de  penser  que  son  sourire  de  tout  h  l'heure  souriait 
dans  la  vérité... 

Et  il  se  demanda  ce  qui!  allait  penser  ;  car  il  y  a 
des  moments  oij  il  suffit   de   vouloir   jxmi-  croire, 


LES    SL'I>I>LIANTS  177 

bien  que  la  foi  d'un  ôtre  ne  puisse  guère  se  compa- 
rer qu'à  la  vie  même  de  cet  être. 

On  frappa  à  la  porte  de  la  maison.  On  entra.  Une 
form(3  se  dressa  au  seuil  de  la  chambre. 

C'était  un  mendiant. 

Le  prêtre  ouvrit  uu  meuble,  prit  un  morceau  de 
pain  qu'il  tendit  au  nouveau  venu. 

Quand  il  se  retourna  vers  les  jeunes  gens,  ce 
simple  geste  de  donner  l'avait  remis  de  son  trouble, 
tant  il  était  consolateur,  et  il  semblait  avoir  oublié 
les  paroles  qui  venaient  délre  échangées  Sur  sa 
figure  était  revenu  son  sourire  inelTaçable,  son  sou- 
rire de  tombeau. 

Le  pauvre  saisit  le  pain  et  dit  : 

—  11  fait  nuit,  est-ce  que  je  peux  manger  ici  pour 
ne  pas  manger  de  l'ombre?... 

—  Restez,  si  vous  voulez. 

Le  prêtre  revint  s'asseoir  près  de  Maximilien  et  de 
Jacques  et  leur  dit  à  part,  en  leur  désignant  de  la 
tête  le  malheureux  qui,  informe  dans  uu  faible  éclai- 
rement,  à  l'écart,  mangeait  : 

—  C'est  un  de  mes  mendiants  quotidiens.  Une 
pitoyable  créature.  Un  impulsif,  un  alïolé  sans  vo- 
lonté. De  tous  ceux  que  je  connais,  c'est  celui  que 
je  plains  le  plus. 

Quand  l'homme  eut  fini  de  manger,  il  s'approcha 
obliquement  du  groupe,  et  resta  là,  puis  lendit  la 
main. 

11  était  en  effet  lamentable  à  voir,  ce  mendiant, 
tellement  la  misère  avait  abîmé  ses  traits,  effacé  ses 


178  LES    SUPPLIWTvS 

gestes,  déchire  ses  haillons.  Un  de  ses  yeux  s'ouvrait 
inutile,  et  rouge  comme  une  bouche  vide.  Il  se  dres- 
sait planté  un  peu  de  travers  sur  le  sol,  ainsi  qu'un 
épouvantail,  et  lèvent  du  dehors  semblait  encore 
faire  trembler  comme  une  feuille  morte  sa  main 
toute  tendue  au  hasard  qui  passe. 

Il  considéra  dans  sa  main  ouverte,  l'argent  qu'on 
lui  donna.  Il  sembla  ébloui  de  la  brusque  aumône^ 
frémit,  hocha  la  tête,  et  l'on  vit  remuer  dans  sa  barbe 
vaseuse  la  limace  de  sa  lèvre.  Il  parlait  : 

—  Je  suis  pauvre,  râle-t-il. 

Il  était  en  effet  si  pauvre  que  ce  mot  le  désignait 
parmi  les  hommes  comme  un  nom. 


—  Je  suis  pauvre... 

11  ne  s'en  allait  pas,  tandis  que.  tournés  vers  lui, 
ils  le  considéraient.  Il  semblait  chercher  la  suite, 
essayer  de  se  rappeler,  de  retrouver  sa  voix  désha- 
bituée à  vivre.  11  avail  envie  de  parler,  puisqu'au 
lieu  de  cacher  son  aumône  et  de  se  cacher  lui-même 
il  restait  là  devant  eux,  leur  jetant  un  regard  à  la 
fois  suppliant  et  hostile,  les  épaules  agitées  par 
moment  d  un  rapide  frisson,  et  serrant  contre  son 
corps,  ses  coudes  pointus  comme  des  armes. 

Il  n'avait  pas  de  bâton,  pas  de  sac  à  l'épaule;  il 
n'avait  rien.  IhMait  velu  dune  pèlerine  dont  le  bord 
était  usé  et  déchiqueté  comme  un  rivage.  Kt  sur  sa 
figure,   il   |)ortaif  ce  jKiuvre  masque  de  noirceur 


LES    SUPPLIANTS  179 

par  qui  les  mendiants  se  ressemblent  comme   un 
])euple. 
11  reprit  : 

—  J'ai  toujours  été  pauvre... 

C'était  le  refrain  morne  de  lui-même.  Mais  il  avait 
besoin  de  dire  plus.  On  voyait  son  etïort  ;  il  luttait 
contre  le  silence  qu'a  la  pensée. 

Avec  un  gémissement  qui  souleva  ses  épaules, 
il  continua  à  voix  plus  haute  et  plus  étendue,  tan- 
dis que  la  fenêtre  pâlissait  d'un  rellet  d'aube  : 

—  Je  suis  plus  pauvre  qu'on  ne  croit,  messieurs 
qui  passez. 

Ou'est-ce  qui  le  j)uiis>aii  aiii>i  à  dire  ces  choses, 
à  faire  entendre  sa  parole  misérable  et  saignante? 
Désir  qu'on  le  plaigne,  besoin  d'être  écouté,  ou  de 
chasser  (juelque  remords?  On  ne  savait  pas,  on 
(Hait  savoir. 

—  J'ai  toujours  été  pauvre  et  j'ai  toujours  voulu 
ivoir...  Pauvre  de  tout,  voilà  ma  maladie.  Oh  I  ce 
|ui  n'était  pas  à  moi,  comme  j'en  avais  besoin  1 

Alors,  alors...  comme  je  désirais  tout  ce  qui  n'était 
pas  à  moi,  j'ai  été  moins  fort  que  mon  désir,  moins 
fort  que  moi-même.  Je  n'ai  pas  su  me  retenir.  J'ai 
volé. 

Le  miséreux  leva  les  bras  au  ciel,  lentement  — 
la  main  droite  fermée  contenant  les  sous  qu'on 
lui  avait  donnés  — ,  puis  laissa  retomber  ses  bras 
ainsi  que  des  ailes  déplumées,  et  répéta  d'une  voix 
(jui  s'agrandissait,  comme  si  elle  venait  d'entrer 
liens  son  éternelle  souffrance  : 


180  LES    SUPPLIANTS 

—  J'ai  volé,  j'ai  volél... 
Jacques,  apitoyé,  murmura  : 

—  Il  dit  toute  son  histoire,  tout  son  secret, 
comme  cela,  aux  premiers  venus...  Les  pauvres,  qui 
prostituent  leurs  âmes  aux  passants  ! 

L'abbé  Ursleur,  interpellant  le  mendiant,  lui 
demanda  rudement  : 

—  Pourquoi  avez-vous  volé  ? 

L'autre  dit,  effrayé,  d'un  ton  moins  assuré,  mais 
pourtant  candide  comme  s'il  avait  raison  : 

—  Mais,  parce  que  je  voulais  tout... 

—  l'a  peut  aller  loin  !  dit  Ursleur,  avec  un  gros 
rire  brutal  exprès. 

—  Oui,  loin,  fit  l'homme. 

11  s'arrêta,  comme  anéanti,  incompris.  Puis  tout 
d'un  coup  un  détail  surgit  à  sa  mémoire  : 

—  La  première  fois,  ce  fut  —  j'était  petit  —  un 
pain  à  une  devanture.  Je  n'en  avais  pas  besoin; 
j'avais  du  pain  à  la  maison,  puisque  j'avais  des  pa- 
rents :  je  me  rappelle,  le  soir,  sur  un  banc,  ii  la 
porte  de  la  cabane,  un  père  en  sueur,  une  mère 
chaulante,  et  la  nuit,  autour  de  l'àtre,  des  présences 
qui  s'empourpraient...  Pourquoi,  alors  ?  Ce  n'était 
pas  à  cause  du  pain,  c'était  à  cause  de  moi. 

Kl  en  disant  cela,  il  était  triste  d'une  tristesse 
si  grande  qu'on  ne  la  comprenait  pas  encore 
toute. 

—  Ce  n'était  pas  a  cause  des  choses,  c'était  à 
cause  de  moi,  moi  (jui  avais  besoin  de  tout.  Tout! 
\'()us  comprenez...  Je  me  disais  :  tu  es  fou.  Puisque 


LES    SLPI'MANTS  ISl 

tu  voudras  autre  chose  après,  ce  n'est  pas  la 
peine  Ali  !  on  n'a  pas  la  force  de  résister  !  Les 
choses  qui  ne  sont  pas  à  vous  ont  une  clarté  qui 
veut.  Et  mes  mains  ra'obéissaient  comme  des  bêtes. 
Et  quand  chaque  vol  m'arrachait  un  désir  du 
cœur,  un  autre  désir  repoussait.  Vous  voyez  bien 
que  c'était  à  cause  de  la  forme  de  moi-même;  à 
cause  de  la  machine  de  moi-môme;  destinée,  fata- 
lité, moi  ! 

Tous  lies  trois  étaient  impressionnés  par  la  la- 
mentation à  la  fois  rudimentaire  et  obscure  de  cet 
homme  qui  n'avait  pu  sempètlier  de  faire  h'  in;il 
et  ne  pouvait  s'empêcher  de  le  crier. 

Mais  Ursleur  s'était  tourné  vers  Maximilien. 

—  Vous  l'avez  entendu  !  Voilà  où  on  en  arrive 
lorsqu'on  n'est  pas  retenu  par  le  respect  sacré  d'un 
règne.  On  est  seul  i},'noblemeut  et  on  fait  le  mal. 
L'être  que  rien  ne  réfrène,  l'incroyant  au  Hien,  celui 
qui  est  vraiment  seul,  regardez-le  1  Chose  de  défaite 
et  de  souffrance... 

Et  il  triomphait,  à  cause  de  l'argument  vivant 
qu'il  croyait  avoir  devant  lui  : 

—  Ecoulez.  Les  récits  des  marins  nous  appren- 
nent qu'il  y  a  sur  la  mer  des  bateaux,  qui  sont  tout 
seuls  —,  mais  vraiment  seuls,  nus.  dépouillés  de 
mats,  d'équipages  et  d'jbuts.  Ils  roulent  désemparés, 
brisés,  mais  non  coulés,  cramponnés  encore  à  l'azur, 
hors  des  routes,  au  hasard  d'eux  mêmes,  écueils 
pour  les  écueils  et  pour  les  autres  bateaux,  seuls, 
seuls... 

16 


182  LES    SUPPLIANTS 

Et  sa  voix  s'élevait,  s'assurait,  répétait  triompha- 
lement la  même  chose  : 

—  Et  cet  homme  fut  un  de  ces  récifs  vivants.  Et 
voyez  jusqu'où  il  f ut  Jjrisé,  et  comme  il  faut  obéir 
aux  grands  commandements  qui  s'occupent  de  tous 
les  hommes  à  la  fois,  et  comme  notre  cœur  est  le 
commencement  du  mal. 

—  Oui,  dit  Maximilien,  c'est  vrai...  Puisque 
l'homme  est  contre  les  hommes... 

«  A  chaque  geste,  il  heurte  l'humanité,  vous  dis- 
je.  Car,  pour  être  heureux,  il  veut  ce  qu'il  n'a  pas 
et  quand  il  l'a,  il  veut  autre  chose,  puisqu'il  veut  ce 
qu'il  n'a  pas.  Autre  chose  que  ce  qu'il  a  :  donc, 
il  veut  dans  les  autres,  donc  sa  joie  est  dans  les 
autres.  Prendre,  c'est  la  victoire  humaine;  voler, 
la  façon  voluptueuse  d'avoir  !  Et  tous,  nous  sommes 
ainsi,  et  vous-mêmes,  vous  fûtes  ainsi...  Si  vous  ré- 
fléchissiez bien  à  ce  que  vous  avez  fait  et  éprouvé,  si 
vous  saviez  1  Avez-vous  été  jamais  heureux,  tranquil- 
lement, normalement,  honnêtement?  Non,  tragi- 
quement. —  L'espérance  elle-même  n'est  qu'un  vol 
d'avenir,  et  le  regret  voudrait  être  un  vol  du  passé... 
Partout,  tendre  la  main  comme  un  mendiant, 
comme  un  voleur...  Ah!  cet  homme  ressembh'. 
au  profond  de  l'homme,  et  en  l'écoutant,  on 
avoue  !  » 


Le  mendiant  avait  d'abord  eu  peur  des  paroles. 
d'Ursleur;  méhant  et  trerableur,  il  s'était  écarté; 


LKS    SLPIM.IAMS  183 

son  œil  avait  pris  une  expression  atone:  '-on  ;nnp 
s'était  tapie  en  lui. 

Puis  il  avait  écouté  avidement  la  réponse  de  Maxi- 
milien.  Son  intelligence  semblait  s'éclairer  d'où  ne 
savait  quelle  lumière...  Et  l'aveu  qu'il  avait  com- 
mencé à  rejeter  hors  de  lui,  éperdument,  il  le  reprit 
avec  une  tristesse  tendre  dans  la  sainteté  d'un 
souvenir. 

—  Louisal..  dit-il,  Louisa,  la  grande  chose  de  ma 
vie,  je  l'ai  volée  ! 

"  Tn  soir  tout  muidoïc,  pus  d  un  pi'lil  mur  uu 
croissait  un  laurier-thym,  je  l'aperçus,  accoudée... 
Je  me  suis  caché,  sans  faire  de  bruit,  bien  que  tout 
frissonnant  ;  et  j  ai  volé  la  douceur  non  permise  de  la 
regarder  de  si  près  et  si  lentement.  La  regarder.  Oh! 
quelle  chose  extraordinaire,  la  regarder  :  toucher  sa 
lumière.  11  y  avait  un  carrefour  où  je  la  vis  presque 
tous  les  soirs  passer.  Dans  ce  carrefour  se  dressaient 
une  ferme,  un  noyer  et  un  calvaire.  Comme  la  mai- 
son était  profonde,  comme  l'arbre  était  sensible, 
comme  la  croix  était-  bien  intentionnée  ..  Oue  de 
fois  elle  passa  là,  elle  passa  dans  le  soir,  la  nuque 
dorée  comme  le  pain  qu'on  voit...  Que  de  fois,  me 
levant  en  chancelant,  loin  derrière  elle,  j'emportai 
dans  mon  ombre  son  image,  ce  bijou  extraordinaire, 
les  deux  mains  crispées  sur  ma  poitrine  !.. 

«  Puis  quand  elle  ma  enfin  remarqué,  quand  ça 
été  non  plus  ses  yeux  que  je  vis,  mais  ses  regards  ! 
Quand  ces  regards,  qui  pouvaient  tout  contempler 
sur  la  terre  et  dans  le  ciel,  mont  regardé,  moi  !.., 


184  LES    SUPPLIANTS 

Et  puis,  et  puis...  quand  je  me  suis  approché  de  son 
souffle...  et  quand  ma  bouche  lui  a  parlé!  Jamais 
aucun  vol  accompli  par  moi  n'a  frissonné  autant. 
Quel  risque,  quel  immense  châtiment  suspendu  1 
Mais  elle  a  voulu  de  mon  cœur...  Et  parmi  tous, 
voilà  qu'elle  souriait  pour  moi  ;  elle  me  souriait 
d'un  sourire  plein  de  rayons  qu'on  ne  savait  pas. 
P^lle  s'arrêtait  ou  hâtait  le  pas  pour  se  trouver  avec 
moi  sur  la  route  du  retour,  le  soir.  Elle  parlait... 
Oh  !  ma  petite,  quand  je  t'écoutais,  quand  je  pensais 
tes  paroles  1...  Et  puis,  les  grands  instants  ont  été; 
les  grands  rêves  à  la  fois  espérés  et  inespérés  sont 
venus  sur  la  terre...  Ah!  lorsque  ton  consen- 
tement, je  l'ai  touché...  Lorsque  j'ai  vu  ta  nudité, 
cette  Ame  !  Ah  I  viol,  vol,  je  t'ai  volée  à  tous.  Je  t'ai 
volée  à  toi,  qui  seule  te  connaissais...  Je  t'ai  volée  à 
tes  parents  qui,  seuls,  par  une  longue  tendresse, 
méritaient  ton  cœur  et  l'avaient  gagné;  je  t'ai  volée 
aux  autres  qui  te  désiraient  autant  que  moi...  Qui, 
la  volupté  inouïe  que  j'ai  prise  en  toi,  je  l'ai  arrachée 
d'un  seul  coup  à  tout  le  genre  huihain!...  Vous 
voyez  bien  qu'on  ne  vit  que  pour  voler,  et  que 
l'amour  c'est  le  vol  môme  !  » 

—  Oui...  dit  l'un  des  trois  hommes. 

Et  chacun  deux  frémit,  tellement  cela  était  vrai 
pour  soi-même,  et  chacun,  sans  admettre  encore 
cette  idylle  d'un  autre  trop  subitement  confessée, 
pensait  que  tout  cela  était  vrai  dans  son  propre  cœur. 


LES    SI  l'PI.I.VNTS  135 


—  Je  n'avais  plus,  dit  le  pauvre,  envie  de  voler, 
à  cause  que  je  l'avais,  elle.  Je  ne  pensaisquà  chercher 
en  Louisa  celle  nouvelle  bonlé,  de  nouvelles  joies, 
à  me  Iraîner  près  d'elle,  allolé  ou  brisé  et  les  en- 
trailles renaissantes.  Je  n'avais  plus  de  vieil  amour 
à  cause  du  nouveau  ;  je  me  détournais  de  mes  parents. 
Rien  d'autrefois,  rien  ;  la  nouveauté  tue  tout  ce 
qu'elle  louche.  Ah  !  la  nouveauté  est  empoisonnée. 
-  '<  Même  Jacquinot  que  j'aimais  tant,  je  ne  l'aimais 
plus.  C'était  mon  frère.  Hélait  mignon  avec  ses  yeux 
bleus  qui  semblaient  des  Heurs  dans  l'eau.  Dans  les 
champs  où  il  travaillait  avec  moi,  je  l'appelais  sou- 
vent pour  qu'il  me  regardât  travailler  avec  ses  petits 
yeux...  Eh  bien,  mon  amour  pour  lui  est  mort,  et 
(juand  il  était  là,  je  ne  savais  plus  le  voir. 

«  Et  alors,  et  alors...  Eh  bien  !  mon  amour  pour 
Louisa  est  mort  aussi. 

«  Nous  nous  sommes  moins  aimés;  vous  com- 
prenez, c'était  bien  forcé,  puisque  nous  avions  eu 
tout  le  possible  ensemble.  Et  tous  deux  nous  nous 
sommes  mis  à  regarder  en  avant,  ailleurs.  Mais 
ailleurs,  il  n'y  avait  rien  à  prendre,  à  voler  pour 
nous  deux.  Fatalement,  nous  sentions  notre  amour 
s'efïacer,  comme  on  voit  aux  heures  du  soir  le  jour 
baisser  à  travers  ses  regards.  On  avait  beau  faire, 
chaque  fois,  ce  n'était   plus  la  première  fois...  La 

16. 


186  LES    SI  PPI.IANÏS 

première  fois  s'éloignait  de  nous,  nous  chassait 
lumineusement  comme  un  archange  ! 

a  Et  le  mal  s'est  accompli  et  nous  ne  nous  sommes 
plus  aimés  ! 

«  Ah  !  Ah  !  fit  l'homme,  et  il  mit  sur  sa  figure 
lugubre,  l'araignée  de  ses  deux  mains.  On  vit  luire 
et  se  mouiller  ses  doigts  comme  si  sa  figure  ou 
ses  mains  saignaient. 

—  J'étais  si  triste  qu'on  croyait  dans  le  pays  que 
nous  avions  eu  un  enfant  et  que  nous  lavions  tué, 
€t  qu'un  soir  .lacquinot  m'a  demandé  ce  que  j'avais. 
Je  le  lui  ai  dit  ;  je  lui  ai  dit  qu'elle  et  moi,  nous 
aurions  voulu  nous  aimer  un  peu.  Il  n'a  pas  com- 
pris, mais  il  s'est  mis  à  tourner  autour  de  Louisa... 
L'étrange  espérance,  l'envie  de  voir,  de  saisir  et 
de  voler  montait  en  lui. 

a  Et  je  les  ai  vus  qui  se  rapprochaient  peu  à 
peu  l'un  de  l'autre,  qui  s'aimaient.  Alors,  moi,  de 
jour  en  jour,  je  me  suis  remis  à  aimer  Louisa.  Elle 
allait  se  donner  —  elle  s'était  donnée,  peut-être  — 
à  un  autre,  et  je  la  voulais  puisqu'elle  ne  m'appar- 
tenait plus,  et  mon  désir  a  recommencé  comme  s'il 
n'avait  jamais  été...  Mais  elle,  elle  aimait  mieux 
Jacquinot,  qui  était  un  étranger  pour  elle.  Je  les  ai 
menacés.  J'ai  passé  une  fois  devant  eux  ;  j'ai  surpris 
leurs  figures  qui  se  souriaient  de  m'avoir  vu,  ou  de 
se  voir!  Je  les  épiais.  J'ai  Uni  parles  surprendre, 
et  quand  je  suis  entré  dans  cette  chambre,  que  je 
les  ai  vus  l'un  sur  l'autre,  si  emportés,  si  précipités 
dans  la  joie,  que,  même  après  m'avoir  vu,  ils  ont. 


LES    SIPPM.VNTS  187 

pendant  un  instant,  continué  — .j'ai  saisi  dans  mes 
mains  quelque  cliose  qui  était  là  :  une  chaise,  et  j'ai 
frappé  sur  eux,  sur  tous  les  deux,  sur  leur  amour, 
sur  leur  jouissance  volée  h  moi.  Lui  s'est  sauvé; 
elle,  elle  est  restée  là  comme  une  masse.  Et  je  frap- 
pais sur  elle,  et  je  brisais  sa  joie  de  fout  à  l'heure, 
et  je  brisais  ma  souffrance  de  tout  à  Iheure.  Je  la 
prenais  enfin  définitivement,  jusqu'au  cœur.  Sa  vie 
■était  enfin  vraiment  passée  entre  mes  mains.  J'ac- 
complissais ce  vol  prodigieux  :  un  souffie.  Kf,  près 
du  lit  quelle  empourprait,  je  frappais,  de  toute  la 
force  énorme  de  mon  cœur.  » 

—  Misérable  !  gronda  l'abbé  Ursleur. 

Tous  trois  se  sont  écartés  de  l'être  infâme  qui 
parle  ainsi  dans  une  folie  d'aveu.  Et  pourtant,  plus 
forte  que  cet  instinct  qui  les  a  fait  reculer  devant 
lui,  une  sorte  de  notion  religieuse  qu'ils  ont  ce  jour- 
là  des  choses  du  bonheur,  les  empêche  de  maudire 
cet  tHre;  malgré  tout,  ils  ont  vu  sur  lui,  et  sur  eux, 
une  profonde  et  sanglante  ressemblance. 

C'est  là  devant  eux  un  spectre  de  quelque  chose 
qui  est  en  eux. 

.lacques  dit  terrifié  : 

—  11  est  devenu  fou  à  force  de  ressembler  à  son 
Cd'ur, 

—  J  ai  été  puni,  dit  l'homme,  d'une  voix  basse  et 
râlante. 

«  J'ai  souiïert,  parce  que  je  n'avais  plus  rien.  Tout 
ce  crime  s'est  changé  en  douleur.  Après  l'avoir 
prise  tout  entière,  après  l'avoir  tuée,  je   l'aurais 


188  LES    SUPPLIANTS 

voulu  vivante  tout  entière,  et  ça  a  été  une  passion 
inouïe.  J'ai  bu;  je  m'enivrais  pour  oublier  et  alors 
je  faisais  à  chaque  instant  le  rêve  adoré  qu'elle  était 
là,  vivante...  Et  chaque  fois  que  je  redevenais  moi- 
même,  l'idée  de  son  cercueil  me  glaçait.  «  Elle  est 
morte,  ah  !  elle  est  morte  !  elle  n'a  plus  d'yeux.  »  Et 
je  me  disais  que  je  m'étais  trompé,  que  j'aurais  dû  le 
tuer,  lui,  et  l'épargner,  elle,  et  je  buvais  pour  me 
figurer  que  c'était  comme  cela  que  ça  c'était  passé, 
que  c'était  lui  que  j'avais  écrasé,  et  que  c'était  son 
sang  à  lui  que  je  buvais.  On  m'a  pris,  on  m'a  jugé. 
Je  sentais  en  moi  une  grande  justification  affreuse, 
mais  juste;  elle  vivait  en  moi,  mais  ne  parlait  pas, 
et  je  bégayais  les  paroles  de  tous  les  accusés  qu'on 
traîne  devant  les  hommes...  C'est  ainsi  que  j'ai  vécu, 
rongé  par  ce  désir  immense  du  passé,  roulant  de 
jour  en   jour,  comme   d'abîme  en  abîme,  volaur 
éternellement  rejeté,  voleur  d'éternité  !  « 
11  reprit,  tout  de  suite,  violent,  menaçant  : 

—  De  ma  faute  ?  C'est  de  ma  faute,  allez-vous  me 
crier,  n'est  ce  pas,  comme  si  c'était  une  réponse. 
Non  ce  n'est  pas  de  ma  faute  1 

11  cria  : 

—  ('/est  un  crime  do  nie  dire  que  c'est  de  ma 
faute.  J'ai  vonlu  faire  une  grande  chose  d'amour  et 
de  bonheur,  .le  n'ai  pas  réussi,  mais  c'est  h  cause  de 
la  forme  cruelle  du  bonheur.  Je  ne  suis  qu'un 
homme  qui  a  voulu  saisir  son  destin  et  faire  son 
bonheur  avec  ses  mains  ! 

Etjil  se  tut,  en  grondiiiil  coiiiinc  un  lion. 


LES    SUPPLIANTS  189 

L'abbé  Ursleur,  devenu  paie,  murmura  avec  de 
l'elTareraent: 

—  Le  cœur,  le  cœur  humain  !  le  désir,  la  passion. 
Mes  amis,  cet  homme  que  vous  voyez,  c'est  le  cœur 
épouvantable. 

Maximilien  dit  : 

—  11  fut  la  bête  de  la  vérité. 

Le  prêtre  le  reprardait  comme  pour  lui  demander 
compte  de  la  confession  immonde  qui  retentissait 
encore  à  leur  oreille;  le  jeune  homme  ajouta  : 

—  Tout  à  l'heure,  nous  n'avons  pas  cherché  la  loi 
des  conventions  sociales.  Nous  avons  cherché  au 
fond  de  nous-mêmes,  là  où  est  la  tristesse,  là  où 
serait  le  bonheur  —  la  vérité  même.  Kt  la  vérité, 
c'est  l'acharnement  de  notre  cœur,  et  la  vérité,  la 
voilà  !  Tout  le  châtiment  qui  s'est  abattu  sur  lui,  et 
la  misère  et  l'abomination  ne  font  pas  bouger  la  vé- 
rité de  place, etialaissent  immense  etintacteetpure. 

u  Ou  ne  peut  pas  vivre  en  société  selon  la  vérité, 
voilà  tout.  » 

—  Distinctions,  mensonges,  mensonges  !  dit  le 
prêtre.  La  vérité...  (Jue  m'importe,  après  tout,  la 
vérité  :  c'est  un  mot.  Ce  n'est  pas  la  vérité  qu'il  faut  : 
c'est  le  Bien  et  le  Bonheur.  La  Vérité,  je  nen  veux 
pas.  Je  n'en  veux  pas,  je  la  nie.  Tout  le  calme  de 
l'humanité  est  basé  sur  la  vertu  de  ceux  qui  se 
donnent  aux  autres,  au  lieu  de  vouloir  prendre  aux 
autres.  Il  faut  que  cette  vertu  règne.  11  le  faut. 

—  11  le  faut  !  Quelle  valeur  pour  celui  qui  pense, 
peut  avoir  ce  grand  cri  sourd  et  aveugle  :  il  le  faut? 


190  LES    SUPPLIANTS 

Celui  qui  y  croit  parce  qu'on  le  lui  crie   se  change 
en  chose. 

Le  prêtre  répéta,  totalement  immuable  : 

—  Il  faut  accomplir  le  Bien  ;  il  faut  y  croire. 

—  11  faut  peut-être  l'accomplir,  dit  Maximilien, 
mais  y  croire,  non. 


«  Oui,  il  faut  se  conformer  à  cet  ordre,  mais  cet 
ordre  n'est  pas  vrai.  11  faut  vivre  un  mensonge. 
Comme  on  admet  l'apparence  des  choses  dans  la 
vie  quotidienne,  qu'on  adrriette  l'apparence  du 
principe  artificiel  de  l'harmonie  sociale.  C'est  la 
conséquence  de  la  contradiction  extraordinaire 
qu'il  y  a  entre  un  homme  et  les  hommes. 

«  Ah  !  ne  vous  figurez  pas  que  je  n'aie  jamais  pensé 
à  ce  qu'il  y  a  de  lamentable  et  d'épouvantable  dans 
cette  destinée  de  l'être  au  sein  des  êtres  :  il  lui  faut 
se  taire,  lui  qui  est  une  parole  ;il  lui  faut  être  petit  ; 
il  faut  qu'il  se  retire  et  se  cache.  Hélas  !  jiéias  !  le 
grand  nombre  des  vivants  établit  dans  le  domaine 
des  corps  une  contre-vérité  su{)«rfîcielle,  et  devant 
celte  contre-vérité  sociale,  la  splendeur  de  nos 
passions  et  de  nos  désirs  doit  se  martyriser,  se  tuer. 
L'homme,  qui  porte  le  monde  dans  l'enceinte  de  sa 
pensée  et  de  son  cœur,  n'est  dans  l'apparence  des 
hommes,  ((u'une  apparence  d'oml)re. 

"  Appauvrissons-nous  encore  de  nos  propres 
mains  et  laissons-nous  écraser,  coiuluin^  et  juger, 


LES    SIPPLIANTS  191 

([uoiqu'il  n'y  ait  pas  de  rois  et  pas  de  juges!  Et 
(|u'aucun  cliâtiraent  d'aucune  espèce  ne  soit  mérité. 
Au  fond,  notre  étincelle  veille  et  resplendit,  et  par- 
fois on  la  ressent  :  joie  triste  plus  grande  que  toutes 
les  douleurs,  consolation  terrible...  Parfois,  on  la 
voit  chez  d'autres.  Bien  souvent,  il  m'a  paru  que  tel 
pauvre,  le  plus  maudit  de  la  terre,  qui,  le  soir, 
monte  péniblement  dans  l'escalier  étroit  vers  la 
ilarté  de  la  lucarne  supérieure,  doit  s'imaginer  qu'il 
monte  au  ciel,  qu'il  monte  au  milieu  de  tout,  et 
hagard,  éperdu,  se  demander  s'il  est  possible  que 
Ihomme  ne  soit  seulement  qu'un  homme.  Oh  !  je 
sais,  je  sais  que  l'éclair  de  gloire  qui  passe  parfois 
dans  les  diamants  noirs  d'une  pauvresse  accroupie 
éblouit  même  le  geste  de  lumière  de  la  charité  '.  » 


Le  mendiant  érigeait  sa  tète,  prêtait  l'oreille  à  ces 
paroles  empreintes  d'une  grandiose  émotion  ;  elles 
réveillaient  en  lui  un  rêve,  un  rêve. 

-Ah!  oui,  gloire!...  murmura-t-il.  Je  me  rap- 
pelle, je  me  rappelle...  Gloire! 

Kt  c'était  dans  sa  bouche  réprouvée  un  grand  cri 
à  la  fois  d'affirmation  et  de  besoin.  L'êiri'  iiunidit 
(lisait  :  gloire,  comme  on  dit  :  Dieu . 

—  Ah  !  je  ne  sais  pas,  moi  qui  ne  sais  rien,  s'il  y 

a,  quelque  part,  une  espèce  de  Justice  vraie  pour 

me  haïr;  ce  que  je  sais,  c'est  que  j'ai  été  poussé  sur 

l     le  vol  de  toute  la  force  de  la  nuit  qui  est  au  fond,  et 


192     ■  I^KS    SIPPLIANTS 

du  rayon  que  je  peuse  ;  si  jai  fait  ce  que  jai  fait, 
c'est  à  cause  de  la  pauvreté  même  de  l'ombre,  à 
cause  du  ciel  sur  la  terre  ! 

«  Je  ne  sais  pas,  je  ne  sais  pas,  mais  c'est  doux 
d'aller  toutientier,  d'aller  sans  rien  écouter,  de 
grandir,  de  monter,  d'avoir  la  lumière,  d'être  seul 
comme  le  matin  ou  comme  le  soir.  On  a  le  plus  de 
joie  qu'on  puisse  avoir,  la  joie  de  vivre,  et  si  l'on 
souffre,  c'est  dans  cette  joie. 

«  Ah  !  c'est  doux  et  c'est  beau  d'être  grand.  La 
preuve,  c'est  qu'on  m'a  vu,  moi,  un  soir,  en  pleine 
grande  vérité,  et  qu'on  ma  admiré  en  tremblant. 

«  Je  me  rappelle...  je  me  rappelle.. 

«  C'était  le  soir  du  jour  où  jai  tué  Louisa  ;  c'était 
mon  grand  soir.  J'allais  sur  la  route,  car  je  m'étais 
enfin  oté  au  spectacle  d'elle,  je  marchais  au  hasard, 
déguenillé,  car  depuis  longtemps,  à  cause  de  toutes 
ces  choses,  je  ne  travaillais  plus  ;  extasié,  rouge 
comme  sa  face  tuée,  et  encore  dans  la  douceur  de 
l'avoir  pour  toujours,  d'avoir  en  moi  l'éternité 
d'elle,  amoureux,  amoureux... 

.(  Je  suis  entré  dans  Paris...  Jour  de  fête  et  de 
déguisenienls...  On*  voyait  des  ligures  masquées 
parmi  les  ligures  des  curieux;  et  des  déguisés  filer 
daus  la  foule  comme  des  traits  brillants.  11  faisait 
tiède;  le  monde  s'animait,  chantait,  riait,  souriait. 
Le  soir,  puis  la  nuit,  éclairèrent  davantage  les  rues. 

<^  A  la  porte  d'une  grande  maison  de  riches  — - 
j'avais  pris  les  plus  belles  rues  —  nu  allroupemenl 
s'était  formé,  ou  regardait  entrer  des  invités  magni- 


Lies    SI  l'I'l.IAMS  193 

fiqueraent  velus.  Une  lile  de  voitures  commençait 
là  qui  ne  finissait  pas. 

«  Alors,  vous  ne  savez  pas  ce  que  j'ai  fait,  moi?... 
Je  suis  entré  iiaillonneux,  noir,  et  ivre  de  mon  crime, 
dans  cette  maison  illuminée,  je  suis  entré  pêle-mêle 
avec  les  gens  déguisés  et  l'on  m'a  pris  pour  l'un 
d'eux. 

<»  J'ai  monté  l'escalier  rouge...  Des  tapis  doux 
comme  de  la  mousse,  des  glaces  claires  comme 
l'aurore  en  pleine  campagne... 

«  Poussant  devant  moi  les  portes,  je  suis  entré 
dans  un  grand  salon  rempli  de  groupes,  et  je  suis 
resté  planté  là  avec  ma  figure  triomphante,  avec 
mes  yeux  débordants  d'amour,  avec  mes  mains 
bleuies  comme  des  lleurs,  et  les  gouttes  de  sang  que 
j'avais  suç  moi  comme  des  pétales, 

0  Je  me  suis  planté  là  et  autour  de  moi,  tout  d'un 
coup,  ce  fut  un  grand  mouvement  de  silence.  Les 
faces,  stupéfaites,  se  tendaient  pour  me  voir  mieux; 
puis  j'ai  entendu  autour  de  moi  des  murmures  d  ap- 
probation, des  louanges,  des  applaudissements, 
tous  les  signes  d'une  surnaturelle  admiration.  Et 
tous  se  demandaient  tout  bas  qui  je  pouvais  bien 
être. 

«  Ils  croyaient  admirer  mon  déguisement;  ils 
m'admiraient  moi  même  !  Us  voyaient  sur  moi  sans 
le  comprendre  ce  frisson  immense  de  vérité  que 
ma  profonde  action  venait  d'y  mettre;  ils  voyaient 
mon  cœur  encore  tout  révélé;  ils  voyaient  mon  âme, 
directement,  comme  on  voit  les  distances  du  ciel. 


19i  LES    SUPPLIANTS 

J'étais  encore  en  gloire  d'amour  et  de  possession,  et 
c'est  cela  qui  les  éblouissait  :  c'était  la  vérité 
humaine  qui  me  désignait  comme  une  auréole  sans 
auréole  ! 

«  Ahl  jamais  un  roi  n'a  eu  plus  d'hommage  vrai, 
jamais  un  saint  n'a  donné  tant  d'étonnement  aux 
voyageurs  obscurs  qui  ont  vu,  sur  l'obscur  chemin, 
sa  tête  s'éclairer!  Et  vraiinent  ce  fut  la  fête  inouïe 
de  mon  cœur  1 

<'  El  puis...  Ils  mont  regardé  de  près,  ces  gens. 
Et  peu  à  peu,  ils  m'ont  reconnu.  Ils  ont  compris 
que  je  n'avais  rien  volé  de  ce  que  j'avais...  Ils  ont 
compris  que  je  venais  de  l'enfer.  Si  vous  les  aviez 
vus  !  Leurs  yeux  se  sont  agrandis  devant  ma  grau- 
deur.  Quelques-uns  ont  poussé  des  cris  étoullés  ; 
d'autres  ont  ri  d'un  rire  pâle  et  lâche  cassé  tout 
de  suite.  In  d'eux,  machinalement,  a  ouvert  la 
fenêtre,  comme  si  je  n'apportais  pas  déjà  trop  d'es- 
pace nu  et  de  réalité  !  Un  homme  se  leva  droit  et  se 
rassit;  une  femme  habillée  en  reine  se  cacha,  éper- 
due, la  figure  dans  ses  mains  ;  une  autre,  une  fée, 
essaya  de  sourire  et  ne  put  pas... 

«  Voilà  ce  qu'a  produit  à  ces  gens  la  vision  de 
la  grande  image  pure  de  leur  semblable.  Ah  !  oui, 
ce  fut  la  fôlc  suprême  de  mon  cœur  que  ce  frisson 
éclos  sur  mes  pauvres  pas.  Et  c'est  à  partir  de  ce 
jour  que  je  suis  tombé...  sale,  noir,  dans  les  ténè- 
bres, dans  un  deuil  de  poussière  :  la  (orro.  qtii, 
(h'jà  monte  sur  moi  !  « 

Il  se  tut,  n'ayant  plus  rien  à  dire,  il  s'immobilisa. 


LES    SI  Pl'LlAMS  105 

les   traits  du  visage    pétrifiés,  fixes,   implacables 
comme  quelque  chose  d'écrit  ! 
Puis  il  disparut. 

Alors  Maxim iliea  éleva  la  voix,  et  dit  gravement, 
et  personne  n'osa  le  contredire  : 

—  La  conscience  n'est  rien  à  cùté  de  notre  ^.xui. 
«  Notre  souflle  profond  l'anéaulit...  El  comme  le 

lîien  et  le  Mal  nont  pour  preuve  que  la  conscience, 
je  dis  qu'il  n'y  a,  dans  la  vérité,  ni  Bien,  ni  Mal, 
"  Si  la  conscience,  prouvait  le  Bien,  elle  le  prou- 
verait à  tous,  elle  le  prouverait  à  cet  homme;  elle 
me  le  prouverait  à  moi.  » 

—  Elle  me  le  prouve,  dit  le  prêtre. 

—  Non,  répondit  Maximilien  :  vous  ne  croyez  au 
Bien  que  parce  que  vous  l'aimez. 

"  Je  ne  nie  pas  votre  cœur  et  les  amours  dont  il 
s'épanouit.  Je  ne  nie  pas  que  par  une  sorte  de 
débordement,  de  large  marée  de  son  cœur,  on  puisse 
arriver  à  aimer  les  autres,  à  aimer  l'humanité,  et 
l'ordre  des  générations,  et  les  vivants  et  les  morts. 
Je  nie  que  cela  soit  autre  chose  qu'un  des  hasards 
sublimes  d'aimer.  Je  nie  que  ce  soit  une  sainte  et 
mystéi'ieuse  nécessité  décrétée  au  delà  de  nous- 
mêmes.  Je  nie  le  pouvoir  et  l'autorité  absolue,  de  ce 
cri  d'impuissance  et  de  misère  qui  est  une  espèce 
d'idole  :  u  11  le  faut!  ».  Je  nie  que  je  puisse  être 
heureux  de  votre  bonheur! 

—  Mais,  vous  observez  le  devoir,  vous  n'oseriez 
pas  désobéir  à  la  justice... 


19G  LES    SUPPLIANTS 

—  Par  un  accord  paisible  à  l'ordre  social,  par  un 
consentement  de  mon  existence  extérieure  au  calme 
extérieur,  par  crainte  de  soulever  contre  moi  la 
force  des  autres,  mais  ce  n'est  pas,  vous  dis-je,  dans 
la  vérité  que  cette  obéissance  se  passe;  ce  n'est  pas 
dans  cette  profondeur  où  il  y  a  le  malheur  et  le 
bonheur...  La  justice,  bonté  stricte,  la  bonté,  jus- 
tice et  grâce  —  idylle  de  justice  —  tout  cela  n'est 
qu'une  abstraction  d'abstraction,  ou  bien... 

—  Ou  bien? 

—  Ou  bien  un  fragment  de  Dieu. 
—  Dieu  !...  fit  Jacques. 

C'était  la  première  fois  que  ce  mot  était  prononcé. 
Après  avoir  hésité,  comme  sil  lui  en  coûtait 
d'amener  dans  la  discussion  sa  réserve  de  certitude 
et  de  confiance,  le  prêtre  dit  : 

—  .Je  ne  voulais  pas  parler  de  Dieu,  sinon  j'aurais 
commencé  par  là,  puis,  je  me  serais  tu.  Mais  à  quoi 
bon  ?  On  croit  ou  on  ne  croit  pas.  On  est  jeté  sur 
cette  croyance,  terriblement,  au  hasard  comme  un 
naufragé  sur  une  épave,  au  milieu  de  toute  la  mer. 

—  La  preuve  du  Bien  s'arrache  à  vous  et  s'appuie 
sur  Dieu.  Elle  ne  peut  exister  qu'en  Dieu  ;  la  charité 
comme  la  résignation  n'est  que  la  moitié  d'une 
croyance.  Dieu  serait  la  Charité  en  personne  et  l'exis- 
tence de  la  justice.  Toute  la  morale,  c'est  la  divinité 
anonyme.  Vous  voyez  que  j'avais  raison  de  dire  que 
la  conscience  n'est  pas  sincère,  puisqu'elle  dit 
qu'elle  n'a  besoin  de  rien  et  qu'en  réalité  elle  a 
besoin  de  Dieu. 


I.i:S    SUPPLIANTS  197 

«  Si  Dieu  existe,  le  Bien  existe,  et  il faiil  s'y  cram- 
ponner de  la  croyance  et  de  l'ellort,  et  vous  avez 
raison... 

Il  s'arrêta  un  instant,  puis  sa  bouche  de  simpli- 
cité dit  : 

—  Mais  Dieu  n'est  que  le  désir  et  le  besoin  de 
Dieu  !  Et  dire  :  Dieu  existe,  est  aussi  absurde  que 
de  dire  :  11  faut  être  heureux. 


Ils  sortent  de  la  maison.  La  nuit  s'est  passée.  Sur 
le  morne  paysage  étendu  dans  les  ténèbres,  l'aube 
se  lève  tristement.  Le  ciel  est  un  peu  de  luuiit'-re, 
et  ces  trois  hommes  qui  parlaient  ensemble  (h'|iuis 
des  heures,  commencent  à  se  voir  vraiment. 

Ils  marchèrent  à  travers  des  champs  d'où  l'ombre 
se  détachait,  où  chaque  fleur  commençait,  le  pas 
lourd  moins  à  cause  des  heures  passées,  qu'à  cause 
de  toutes  les  paroles  olTertes  l'un  à  l'autre  en  vain, 
et  retombées. 

A  un  carrefour,  où  se  dessinaient  trois  chemins 
que  la  lumière  encore  brumeuse  du  jour  naissant 
parcourait  comme  des  fées,  l'abbé  Ursleur  s'arrêta, 
et  leur  tendit  les  mains  pour  leur  dire  adieu.  Sa 
figure  était  dure  et  tran(|uille,  comme  lorsqu'ils 
l'avaient  rencontré. 

—  Nous  nous  reverrons,  dit-il,  encore  une  fois 
dans  la  vie.  (Juelque  soir,  vous  viendrez  de  nouveau 
me  trouver.  Vous  reviendrez  à  moi  peut-être  ;  vous 

17. 


198  LES   SUPPLIANTS 

reviendrez  à  moi  sans  doute,  car  je  crois  que  tous 
croiront. 

Ils  s'en  allèrent  dans  la  nuit  déjà  couverte  de 
soleil.  Et  malgré  tout,  la  gloire,  la  splendeur  d'avoir 
crié  la  vérité  à  l'erreur  était  sur  eux... 

Ils  se  regardèrent,  et,  bien  qu'ils  n'eussent 
point  trouvé  la  consolation  qu'ils  étaient  venus 
chercher,  leurs  deux  regards  se  soutinrent  et  s'em- 
bellirent. 

Jacques  dit,  avec  l'admirable  voix  tremblante 
qu'il  avait  parfois  : 

—  Au  commencement  je  détestais  tes  paroles 
parce  qu'il  me  semblait  qu'elles  tuaient  l'espoir, 
puis,  après,  je  les  ai  aimées  et  je  les  ai  crues. 

Il  paraissait  tranquillisé. 

—  La  vérité  !  murmura  t  il,  pensif.  On  dirait  que 
toute  la  vérité  est  plus  forte  que  la  douleur  !... 


XVI 


Jacques  reçut  une  lettre  qui  changeait  la  face  des 
choses. 

Jeanne  lui  demandait  de  revenir... 

Ques'élait-il  passé?  (Ju'y  avail-il  eu  dans  le  mys- 
tère des  sentiments  ou  des  événements,  dans  le  ha- 
sard des  êtres  ?  Quoi  que  C3  fût,  cette  lettre  annon- 
çait à  Jacques  que  son  malheur  se  changeait  en 
bonheur. 

Après  tant  de  défaites,  après  cette  dernière  jour- 
née passée  là-bas,  si  triste  et  définitive  que  Jacques 
ne  l'avait  jamais  racontée  toute  à  Maximilien  — 
voilà  que  Jeanne  le  cherchait  des  yeux,  miraculeu- 
sement souriante. 

La  lettre,  quils  lurent  ensemble,  qu'ils  CDmpri- 
rent  peu  à  peu,  comme  on  déchilïre  une  écriture 
inconnue,  leur  tomba  des  doigts,  et  Jacques  se  leva, 
surnaturel...  Et  oppressé  d'une  joie  trop  vaste,  d  un 
avenir  nouveau,  il  apparut  lointain,  lointain,  im- 
pénétrable, comme  la  statue  haineuse  du  bonheur. 
Jamais  Maximilien  ne  fut  plus  abandonné. 


200  LES    SIPPIJANTS 

Jacques  partit  seul  là-bas.  Maximilieu  devait  l'y 
rejoindre  l'après-midi. 

Dans  le  jardin,  Mme  Roger,  Jacques  et  Jeanne 
vinrent  à  sa  rencontre,  tous  trois  ensemble,  leurs 
trois  figures  unies  du  même  sourire.  Ils  le  reçurent 
comme  on  reçoit  un  étranger  cordial. 

Jacques  lui  dit  :  nous  sommes  fiancés. 

Jeanne  était  sérieuse,  simple,  changée... 

Ce  jour-lci,  Jacques  ne  parla  à  Maximilien  seul  à 
seul  qu'une  fois.  En  lui  parlant,  il  tournait  ses  re- 
gards autour  de  lui, regardait  Jeanne  et  voulait  aller 
près  d'elle...  11  ne  dit  pas  à  Maximilien  les  causes 
du  revirement  qui  s'était  produit.  11  ne  le  lui  dirait 
jamais.  C'était  le  premier  secret  éternel  entre  eux. 

Maximilien  s'en  alla  seul,  comme  il  était  venu. 
C'étaient  ses  premiers  pas  sur  la  route  éternelle  de 
l'abandon. 


11  rencontra  Marguerite,  qui  allait  voir  Jeanne. 
Et  elle  revint  sur  ses  pas  pour  marcher  avec  lui. 

Ils  étaient  heureux  d'être  l'un  auprès  de  l'autre, 
bien  que  tous  deux  si  seuls  l'un  de^l'aulre...  On  a 
besoin  de  s'exprimer,  de  réaliser  sa  pensée,  de  la 
faire  tendrement  vraie  Richesse  de  parler  et  de 
pleurer  richesse  de  se  dire  pauvre  ! 

Il  parla  le  premier. 
—  Vous  aviez  raison  de  dire  :  on  ne  sait  jamais. 

—  Ah  !  soupira-t-elle,  je  ne  croyais  pourtant  pas 


LES    SUPPLIANTS  20] 

à  cette  parole,  et  môme  maintenant,   ajouta  t-elle 
tout  bas,  je  n'y  crois  pas. 

Que  lui  importaient  les  autres  !...  Elle  pensait  à 
elle.  Elle  le  regarda. 

—  Vous  êtes  triste?  deraanda-t-elle. 

—  Mon  ami  va  me  quitter;  il  ne  m'aime  plus. 

—  Pourquoi?  fit-elle  étonnée...  Est  te  la  même 
chose,  aimer  sa  femme  ou  aimer  son  ami  ? 

Il  eut  un  instant  le  désir—  car  elle  était  proche  et 
jolie,  car  elle  était  vi>ante  —  de  lui  expliquer  soi- 
gneusement sa  pensée,  de  lui  dire  dans  quel  sens 
important,  dans  quel  sens  suprême,  il  entendait  la 
ressemblance  et  l^ntagonisme  de  toutes  les  ten- 
dresses, et  que  le  cœur  c'est  le  cœur. 

Mais  il  était  las,  et  il  se  contenta  de  dire  : 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose...  et  pourtant  lors- 
qu'il sera  parti,  ce  sera  tout  de  même  sa  présence 
qui  sera  morte. 

Elle  ne  comprenait  pas.  Elle  répéta,  candide, 
blanche,  stupide  comme  une  fleur  : 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose. 

Il  se  tut,  découragé.  Si  elle  n'avait  pas  été  une 
femme,  si  elle  n'avait  pas  eu  sur  sa  bouche  un  sou- 
rire qui  palpitait,  si  sa  chair  n'avait  pas  lui  dans  ses 
yeux,  il  n'aurait  pas  persisté.  .  Mais  à  cause  de 
cette  douceur  tendre  de  sa  vie,  il  voulait  continuer 
à  lui  parler,  à  se  montrer  à  elle,  à  la  sentir  cueillir 
en  lui  quelques  confidences. 

11  ne  l'aimait  pas.  Encore  moins,  il  était  capable 
d'abuser  de  la  préférence  qu'elle  lui  avait  laissé 


202  LES    SUPPLIANT.S 

regarder  dans  son  cœur,  mais  cétait  une  femme  et 
môme  sainte  et  à  jamais  séparée,  une  femme  près 
d'un  homme  est  toujours  une  caresse. 

Et  pendant  quelques  pas,  il  lui  expliqua,  lui  ra- 
conta que  les  sentiments  vrais  sont  dans  un  môme 
cœur  les  uns  contre  les  autres,  mais  qu'on  ne  veut 
pas  le  voir  ni  l'avouer,  et  qu'on  met  sur  ces  choses 
un  grand  voile. 

—  Voyez-vous,  il  y  a  comme  une  idole  de  brume 
qu'on  adore. 

—  Comment  cela?  fit-elle. 

Patiemment,  il  lui  expliqua  qu'on  n'ose  pas  scru- 
ter ses  pensées  jusqu'au  fond,  qu'on  n'ose  pas  re- 
garder son  cœur,  et  qu'on  se  cache  à  soi-même. 

Et  alors,  à  ces  paroles,  elle  frissonna  comme  si 
«lie  avait  froid  tout  d'un  coup. 

—  S'il  fallait  pensera  tout,  dit-elle,  on  mourrait 
de  chagrin. 

Elle  reprit,  grave,  le  Ironl  baissé  : 

—  Et,  pourtant,  je  voudrais  un  peu  soutî'rir  de 
cette  soufïrance-là. 

«  Je  voudrais  ôtre  intelligente,  être  capable  de 
comprendre  tout  cela.  Vous  êtes  heureux,  vous,  de 
comprendre...  Ceux  qui  comprennent  sont  plus 
que  les  autres.  » 

Elle  pleurait  presque;  elle  seuiblait  pleurer  et 
sourire  l'rôlemcnl,  docilement,  comme  un  enfant. 

—  Il  n'y  a  pas.  dit-il,  de  supériorité  vraie  d'un 
^tre  sur  un  autre,  car  il  n'y  a  que  les  cœurs  qui 
soient  vrais,   l'être   intelligent  comme   vous  dites, 


LKS    Sl'PPM.WTS  203 

c'est  savoir  raconter  son  cœur  eu  paroles;  mais  cela 
n'augmente  pas  le  cœur  :  ce  n'est  qu'une  sorte  de 
richesse  matérielle,  car  les  paroles  ne  sont  jamais 
que  les  paroles  des  choses.  Peut-être  y  a-t-il  un  peu 
de  joie  à  être  riche  de  paroles  et  d'explications; 
mais,  eu  vérité,  le  souflrant  qui  parle  n'est  pas  plus 
grand  que  le  souffrant  qui  soufTre.  L'intelligence 
u'est  qu'une  pratique... 

—  (l'est  vrai,  dit  elle.  J'avais  une  amie  qui 
n'avait  pas  de  pensées  compliquées,  de  philosophie 
profonde,  et  qui  pourtant  est  morte  de  chagrin  à 
cause  de  rien,  ii  cause  de  la  vie.  Comme  elle  a  dû 
immensément  et  admirablement  soullrir!... 

Sans  transition,  elle  parla  d'elle-même  : 

—  Ouaud  j'étais  petite  lille,  j'avais  des  intuitions, 
des  illuminations...  J'ai  deviné,  découvert,  com- 
pris, bien  des  choses  que  j'ai  oubliées  depuis... 

Après  un  peu  de  silence   elle   avoua,   montrant 
nu,  ù  vif,  tout  l'elïort  de  son  âme. 

—  Je  viens  d'essayer  de  m'adonner  à  la  religion. 
J'ai  été  trouver  un  prêtre,  je  me  suis  confessée.  Il  a 
vu  combien  j'étais  malheureuse,  il  m'a  dit  :  a  Con- 
solez-vous, priez  et  fiez-vous  h  Dieu.  Vous  serez 
heureuse  au  ciel.  » 

«  Je  ne  sais  pas  si  je  serai  heureuse  au  ciel;  mais 
cela  m'est  indilïérent  et  ne  me  console  pas.  J'ignore 
si  les  autres  sont  faites  comme  moi,  mais  je  n'ai  pas 
besoin,  moi,  d'être  heureuse  au  ciel.  Mon  chagrin 
de  la  terre  a  besoin  d'une  consolation  de  la  terre,  et 
il  n'y  a  pas  autre  chose  que  c^'la  en  moi...  Après  ma 


204  LES   SUPPLIANTS 

vie.  comment  mon  bonheur  pourra-t-il  être  quelque 
chose,  et  comment  la  consolation  du  ciel  pourra- 
t-elle  m'atteindre,  me  comprendre,  me  reconnaître  ? 
Après  cette  grande  parole,  ses  yeux  se  voilèrent. 
Elle  murmura,  se  torturant  du  même  doux  et  sim- 
ple blasphème  : 

—  Dieu,  quand  on  lui  demande  quelque  chose, 
répond  par  autre  chose... 

Puis,  irrésistiblement,  revenant  à  sa  vie  présente: 

—  Ma  mère  est  à  l'hospice.  Que  vais-je  faire?  Je 
n'en  sais  rien...  Donner  des  leçons...  car  je  vais  al- 
ler à  Paris.  11  n'y  a  pour  me  retenir  ici  que  le  tom- 
beau de  mon  père...  Je  ne  reviendrai  plus  à  ce  tom- 
beau... 11  va  mourir. 

Et  à  ce  moment,  Maximilien  la  sentit  se  rappro- 
cher de  lui,  et  il  lui  entendit  dire,  aveu  de  son 
insondable  tristesse  et  aussi  hommage  infini  vers 
lui,  vers  la  grande  mélancolie  entrevue  de  son  cœur  : 

—  J'ai  ôté  la  rose  qu'il  y  avait  sur  mon  chapeau. 
Ils  étaient  arrivés  au  carrefour,  près  du  pont. 

—  C'est  ici  que  j'habite,  dit-elle.  Je  vais  vous 
quitter.  Adieu... 

Ils  s'étaient  arrêtés  devant  la  grille  et  le  petit 
jardin,  sur  lequel  hi  roule  débordait  dépoussière. 

Il  lui  avait  pris  la  main,  mais  il  n'osait  pas  retirer 
cette  main,  il  n'osait  pas  s'arracher  d'elle,  puis(iuc 
par  la  tendre  folie  de  son  cœur, elle  en  souJïrait  tant. 

il  n'osait  pas  non  plus  lui  |)arkïr,  ].uiis(|u'elle  l'ai- 
mait; tout  ce  qu'il  aurait  pu  lui  (lire  (u'il  élé  pire 
que  le  silence... 


LES    SIPPLIA.NTS  205 

Elle  sentait  bien  qu'ils  ne  se  revenaient  plus.  Et 
ne  sachant  pas  s'il  savait,  et  n'ayant  pas  la  force 
qu'il  ne  sût  pas,  elle  allait  parler...  Mais  sa  pudeur, 
en  môme  temps  que  son  aveu,  lui  monta  aux  lè- 
vres et  elle  dit,  n'avouant  que  sa  douleur  et  sa  dou- 
ceur : 

—  J'aimais  M.  Jacques... 

Elle  se  détachait,  frêle  et  palpitante,  sur  les  feuil- 
les et  le  regardait  avec  des  yeux  sancliliés  de  n'ôtre 
pas  aidés,  de  n'être  pas  encouragés^  de  n'être  pas 
sauvés;  elle  était  seule  tout  entière. 

11  se  découvrit  pour  la  saluer. 

—  Je  vous  souhaite  un  céleste  bonheur,  lui  dit-il 
tout  bas...  (Jui  sait  !...  Peut-être,  un  jour,  sur  vos 
pas  aurez-vous  le  paradis... 

Elle  avait  les  mains  réunies,  les  mains  jointes,  et 
ses  regards  sur  lui  étaient  comme  des  regards  de 
voyante. 

—  Ah  !  vous,  vous!  dit-elle,  que  ferez-vous  dans 
la  vie  1...  Ah  !  il  me  semble  que  vous  consolerez  les 
malheureux.  11  me  semble  quevous  le  pouvez. V^ous 
consolerez...  Mais  je  ne  sais  pas  comment  vous  fe- 
rez. Ah  !  je  ne  sais  pas  comment  vous  ferez... 

Lors(iu"il  revit  Jacques,  celui-ci  lui  annonça  (juil 
allait  partir  :  accompagné  de  sa  belle-sœur,  il  allait 
aller  avec  Jeanne  passer  un  mois  dans  une  ville  de 
province,  chez  une  parente  riche  de  Mme  lîoger. 

Après  des  nouvelles  venues  coup  sur  coup,  des 
démarches,  des  courses,  des  dérangements  d'habi- 

18 


206  LKS    SUPPLIANTS 

tudes,  des  serrements  de  mains,  des  événements 
éblouis,  ce  départ  eut  lieu,  un  soir. 

Puis  Maximilieu  et  Mme  Roger  se  trouvèrent 
.seuls  l'un  eu  face  de  l'autre  dans  la  gare. 

Maximilien  voulut  l'accompagner  jusqu'à  la  mai- 
son, et  ils  marchèrent  dans  lavenue. 

Elle  avait  les  yeux  brillants  et  était  petite,  vêtue 
en  noir,  elle  semblait  en  deuil,  et  les  femmes  en 
deuil  sont  petites  :  on  trouve  qu'elles  sont  petites 
avant  de  savoir  qui  elles  sont. 

—  Elle  est  partie,  je  suis  seule. 

—  Ils  sont  heureux,  là-bas,  dit-il. 
11  sourit  : 

—  Nous  sommes  restés  sur  la  terre,  nous. 

Elle  le  regarda,  surprise,  presque  irritée,  suppor- 
tant mall'idée  qu'il  comparait  sa  solitude  à  la  sienne. 

—  Vous  n'étiez  que  Vami,  fêlais  la  mère. 

«  Vous  ne  vous  compareriez  pas  à  moi  si  vous  sa- 
viez comme  les  mères  aiment  leurs  enfants  fort  et 
longtemps  ! 

«  Si  vous  saviez  qu'il  n'y  a  pas  de  baiser  plus 
grand  que  celui  qui  jette  une  mère  sur  son  enfant  ; 
([u"û  n'y  a  pas  moyen  de  se  donner  à  un  être  et  de 
le  prendre  comme  une  mère  se  donne  à  son  enfant 
en  l'embrassant  et  le  reçoit  en  elle. 

M  Le  jour  de  sa  naissance,  j'ai  tellement  souffert  ! 
On  m'a  prescjue  tuée  tandis  qu'étendtie  sur  mon  lit 
j'attendais,  je  criais,  j'adorais.  ^)uand  on  me  l'a  ar- 
rachée, c'est  vraiment  comme  si  on  m'avait  arraché 
le  (MPur  des  entrailles. 


r.ES    SUPPLIANTS  207 

u  Après,  il  y  a  des  abîmes  entre  les  enfaats  et  les 
parents.  Il  y  a,  qui  s'élargissent,  l'ignoraDce  de 
l'âme  el  l'horreur  de  la  chnir...  -> 

Il  tressaillit  :  Ihorreurde  la  chair!  Il  avait  pensé 
à  cela,  lui,  autrefois  ;  il  en  avait  soufTerl  ;c'était  bien 
vrai,  trop  vrai...  Une  intuition  profonde  ouvrait  les 
yeux  delà  femme  vulgaire  qui,  sans  doute,  n'avait 
jamais  réfléchi,  et  qui  s'avauçait  là,  hâtée,  agitée, 
avec  sa  morne  coiflure  etson  châle  sombre,  si  banale, 
si  elTacée,  qu'après  l'avoir  vue,  on  ne  se  rappelait 
plus  son  regard  ni  la  couleur  de  sa  robe  I 

—  Tout  s'use,  tout  s'use...  J'ai  eu  un  autre  enfant, 
moi  :  un  bébé  qui  est  mort  au  bout  de  quelques 
mois.  Au  commencement,  je  criais  dans  la  cham- 
bre; et  longtemps  après,  partout  où  j'étais,  j'enten- 
dais mon  cœur  qui  criait.  Puis  tout  cola  s'est  calmé. 
Vous  voyez  aujourd'hui,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  j'en 
parle  sans  soullrir.  .le  l'ai  oublié,  cet  enfant. 

Et  elle  ajouta,  à  voix  plaintive,  comme  un  déchi- 
rant et  inutile  appel  vers  les  temps  révolus  : 

—  Je  ne  l'aime  plus  ! 

Et  toute  sa  rancune  contre  la  destinée  sortit 
d'elle...  Elle  raconta  le  malheur  qu'elle  vivait. 

—  Elle,  Jeanne...  Je  l'aime  encore. 

.  Et  levant  ses  yeux  clairs  et  vides  de  bourgeoise, 
elle  dit  : 

—  Je  l'aime  trop,  puisque  je  soullre. 

«  (Quatre  fois,  elle  a  été  malade;  elle  a  elé  bien 
près  de  mourir,  et  quatre  fois  moi  aussi  j'ai  été  bien 
près  de  mourir  de  fatigue  et  d'amour  I...  Ah  !  mon- 


203  LES    SUPPLIANTS 

sieur,  les  parents  font  bien  des  sacrifices  pour  leurs 
enfants. 

«  Une  autre  fois,  elle  m'a  attristée,  il  y  a  déjà 
longtemps,  dix  ans,  le  jour  de  sa  première  commu- 
nion. Cette  robe  blanche  I...  J'ai  pensé  au  mariage 
qui  la  prendrait  ;  c'était  un  avertissement  que  me 
donnait  cette  blancheur.  . 

«  Des  étrangers  viennent  tout  d'un  coup,  un  beau 
jour,  et  alors,  la  première  amourette  repousse  tou- 
tes les  années  de  soin,  de  dévouement,  d'admira- 
tion et  d'amour,  toutes  les  années  de  jours  et  de 
nuits  ! 

«  Elle  va  aller  avec  cet  homme,  qui  subitement 
est  venu  et  la  voulue  toute,  corps  et  âme.  Je  ne  suis 
rien.  Ma  fille,  ma  fille,  elle  va,  heureuse  et  détour- 
née, prête  à  m'en  vouloir  pour  de  petites  choses, 
inconsciente,  aveugle  à  moi  seule,  dans  toute  la  lu- 
mière que  je  lui  ai  donnée  ! 

«  Elle  ne  m'aime  plus,  puisqu'elle  aime  l'autre  1» 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose...  hasarda  Maxi- 
milien  honteux  de  mentir. 

Elle  sursauta,  simple,  violente  : 

—  Si,  monsieur,  c'est  la  même  chose!  C'est  la 
môme  chose,  entendez-vous! 

«  Vous  ne  savez  pas,  vous,  vous  êtes  un  enfant... 
Mais  moi,  je  vous  dis  que  c'est  la  môme  chose. 

«  Ce  n'est  pas  vrai  qu'on  a  phisicurs  amours  h  la 
fois.  On  aime.  Aimer,  c'est  aimer  ;  aimer,  c'est  quel 
qu'un.  Pour  aimer  deux  êtres  au  monde,  il  fau- 
drait soi-même  être  deux  êtres. 


LES    SUPPLIANTS  209 

«  Partager  son  cœur,  partager  la  vérité  eu  deux, 
ce  n'est  pas  vrai.  Ce  n'est  pas  vrai  quune  femme 
aime  autant  son  mari  quand  elle  a  un  enfant.  On  le 
croit,  on  le  croit  un  instant,  et  d'une  façon  éperdue 
et  folle.  Parbleu,  je  l'ai  bien  cru,  moi  ;  mais  c'est 
parce  que  je  voulais  le  croire,  ce  n'est  pas  parce  que 
c'était  vrai.  Ce  n'est  pas  vrai  que  lorsqu'on  a  deux 
enfants,  l'amour,  tout  d'un  coup  devient  deux  fois 
plus  grand.  11  diminue  pour  chacuo,  voilà  tout.  Ce 
n'est  pas  vrai  qu'une  dévote  aime  autant  les  siens 
que  si  elle  ne  pensait  qu'à  eux.  Ce  n'est  pas  vrai,  ce 
n'est  pas  vrai,  ce  n'est  pas  vrai  1 

Le  front  barré  d'une  ride,  elle  marchait  à  petits 
pas  rapides,  soufflant,  soulïrant. 

—  Ah  !  je  ne  dis  pas  que  ce  soit  un  mal  que  les 
choses  du  cœur  se  gênent  et  s'usent  ainsi  l'une  par 
l'autre.  Non;  tant  mieux,  au  contraire.  C'est  une 
chose  heureuse  que  l'amour  s'en  aille.  Quand  on 
meurt,  à  la  fin,  on  ne  tenait  presque  plus  !... 

KUe  se  calma,  sarréta. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  que  j'ai...  Je  vous  dis  cela,  à 
vous...  qu'est-ce  que  cela  vous  fait?...  Vous  devez 
me  trouver  folle  avec  ces  idées  !  Peut-être  bien. 
Mais  peut-être  au.ssi  que  c'est  les  autres  jours  que 
j'ai  une  sorte  de  folie  de  calme  et  d'oubli  de  tout,  et 
que,  aujourd'hui,  j'ai  raison. 

Elle  s'interrompit.   Il  y  eut  un   silence.  Le  jour 
baissait. 
Elle  dit,  d'une  voix  très  basse  et  très  fatiguée  : 

—  (Juest-ce   que  nous  allons   faire    maintenant 


210  LES    SUPPLIANTS 

dans  la  vie?  Ouest-ce  que  je  vais  faire  tout  de 
suite,  qu  est-ce  que  je  vais  faire  ce  soir  ? 

La  berge  s  endormait  dans  la  grande  aile  de  l'om- 
bre. Il  n'y  avait  plus  de  lumière. 

La  maison  apparut,  pâle,  enfouie  à  demi  parmi 
des  flots  de  brume. 

Et  tous  deux,  ils  regardèrent  cette  maison  trop 
grande,  cette  maison  inutile,  cette  maison  qui  avait 
fini...  Où  le  mouvement  de  la  terre  1  emportait-il  ? 
Nulle  part.  Elle  allait,  cette  maison  sans  enfants, 
sans  avenir,  sans  but,  comme  un  bateau  perdu... 


XVI 1 


,  .M.  Desaiizac  revint  de  son  voyage  au  milieu  d  un 
après-midi.  Maximilien  le  trouva  jauni,  tremblant, 
les  yeux  brillants. 

11  ne  parlait  qu'avec  peine.  Il  s'assit  tristement 
dans  le  salon. 

—  II  u'est  pas  bien,  dit  Léonore. 

Elle  avait  fait  avertir  le  docteur,  qui  allait  venir. 
M.  Desanzac  semblait  mal  entendre,  distrait.  11 
eut  un  frisson,  grelotta. 
Son  fils,  inquiet,  alla  à  lui  : 

—  (Ju'est-ce  que  tu  as? 

—  Rien,  dit  le  vieillard. 

\  un  moment,  il  se  remit,  parla  un  peu  de  là- 
bas,  dit  des  détails  :  «  Il  y  avait  des  volets  verts,  et 
le  lierre  avait  été  arraché  ...» 

II  parlait  d'une  voix  changée,  blanche,  un  fan- 
tôme de  voix.  Puis,  brusquement,  il  se  tut. 

A  une  nouvelle  interrogation  éperdue  de  son  lils, 
il  ne  répondit  pas.  11  était  plongé  dans  une  lourde 
rêverie. 


212  LKS    SUPPLIANTS 

Puis  il  dit  : 

—  Je  ne  me  sens  pas  bien. 
Il  s'alita,  et  s'endormit. 

Le  médecin  vint;  examina  le  vieillard,  qui  se  ré- 
veilla à  demi  à  ses  mains,  à  son  auscultation,  à  ses 
questions... 

La  porte  fermée,  sur  le  palier,  le  médecin  se 
tourna  vers  Maximilien  et  chercha  sa  main.  Le 
jeune  homme  fut  pris  d'un  tremblement  tel  que  sa 
main  s'ôta  de  celle  de  l'étranger. 

—  11  ne  se  relèvera  pas,  dit  l'homme  à  voix  basse. 

—  Pourquoi?...  Pourquoi?...  bégaya  Maximilien, 
livide,  et  qui,  sous  cette  nouvelle,  devint  comme  un 
autre  être  épouvanté  et  chancelant. 

Le  médecin,  triste  et  calme,  résigné  de  toutes  les 
douleurs,  expliqua  que  l'organisme  de  M.  Desanzac 
était  usé,  que  ses  forces  étaient  finies.  11  mourait 
de  vieillesse,  bien  qu'il  ne  fût  pas  très  vieux.  De 
plus,  il  avait  une  grande  faiblesse  du  côté  du  cœur. 
Il  donna  quelques  détails,  ajouta  : 

-   Il  a  dû  toujours  souffrir  de  cet  organe. 

—  Il  ne  s'est  jamais  plaint,  n'a  jamais  rien  dit... 
Il  ne  s'est  jamais  plaint,  répéta  machinalement  le 
jeune  homme  qui  ne  se  retrouvait  plus  devant  toute 
cette  abominable  chose. nouvelle,  ces  noms  mons- 
trueux et  si  monstrueusement  réels  de  maladies. 

Puis  il  murmura  :     . 

—  (Ju'est  ce  (ju'il  faut  faire  ?...  Vous  ne  donnez 
pas  d'ordonnance?... 

—  Non,  dit  doucement  le  médecin. 


LES    SI  l>i>LIANTS  213 

«  Je  reviendrai  demain,  ajouta-t-il.  Pour  le  mo- 
ment, essayez  surtout  qu'il  dorme.    ' 

Léonore,  qui  était  là,  avait  entendu  tout  cela. 
Elle  ne  bougea  pas.  Elle  arrêta  dans  sa  poitrine,  dé- 
chira dans  son  cœur  un  sanglot  qui  eût  été  entendu 
à  travers  la  porte,  qui  eût  peut  être  décelé  l'angoisse 
et  augmenté  le  malheur.  Et  elle  entra  dans  la  cham- 
bre, se  calmant  les  traits  de  toute  la  force  de  son 
grand  cœur,  se  martyrisant  de  tranquillité  le  vi- 
sage. 

Après  qu'il  eut  reconduit  le  médecin  jusqu'au 
seuil  de  la  rue,  espérant  il  ne  savait  quelle  parole 
miraculeuse  qui  aurait  elïacé  les  autres,  et  que 
1  homme  fut  parti,  emportant  tout  espoir,  Maximi- 
lien  retrouva  Léonore  dans  le  vestibule  du  bas. 

—  Il  dort,  dit-elle. 

Ils  se  détournèrent  l'un  de  l'autre,  et  tous  deux 
montèrent  l'escalier  dans  un  violent  ellort  de  len- 
teur, puis  s'arrêtèrent  devant  la  porte,  ayant  l'éner- 
gie de  se  regarder  et  de  ne  pas  pleurer,  mais  sen- 
tant qu'ils  n'auraient  pas  celle  de  s'embrasser  sans 
l)leurer.  Et  ils  faisaient  silence  de  toute  leur  puis- 
sance, de  toute  leur  vie,  les  bras  ballants,  l'un  devant 
l'autre  ;  ils  faisaient  silence  comme  autrefois  quand 
le  père  dormait,  et  qu'on  n'osait  pas  marcher  ni  par 
1er  dans  la  maison,  et  qu'on  retenait  son  souffle  en 
se  regardant,  pour  ne  pas  troubler  son  grand  som- 
meil important. 

La  nuit  vint.  M.  Desanzac  dormait  toujours.  Ter- 
rassé de  fatigue,  Maximilien  descendit  l'escalier, 


214  LES    SI  PPLIANT5 

comme  s'il  tombait  dans  Tombre,  et  se  jeta  sur  uu 
fauteuil  du  salon. 

Et  il  songea  combien  il  avait  laissé  son  père  tout 
seul  dans  la  vie,  précisément  au  moment  où  son  dos 
se  courbait,  où  son  isolement  était  plus  désarmé, 
plus  exposé,  où  la  vengeance  contre  lui  commen- 
çait !  Son  père  qui  autrefois  fut  pour  lui  si  doux  — 
si  doux,  si  fort  !  —  dont  il  sentnit  si  riche,  la  pa- 
tience autour  de  lui,  dont  la  bienveillance  était  tel- 
lement présente  toujours,  que  lorsqu'il  le  grondait, 
à  la  fois  il  le  grondait  et  le  protégeait,  et  qui  si 
longuement,  si  continûment,  si  petitement,  l'avait 
tant  secouru  !  Pourquoi  ne  s'était-il  pas  tenu  le  plus 
possible  près  de  lui,  à  sentir  sur  lui  son  ombre  et 
son  souflle? 

—  Je  l'aimais  donc  moins  !  dit  il  en  regardant 
tout  l'abîme  de^  lui-même,  stupéfié  devant  cet 
abîme. 

Et  une  tristesse  morne,  sans  fin,  le  remplissait 
de  sanglots.  Toute  la  nuit,  il  la  passa  dans  un  nau- 
frage de  larmes,  avec  des  frissons  de  cauchemar, 
rêves  de  crimes  qu'il  aurait  commis,  et  des  frissons 
plus  terribles  de  réalité,  claire  vision  des  abandons, 
de  l'oubli,  de  la  haine  que  commet  notre  cœur. 

Un  peu  avant  l'aube,  il  y  eut  un  moment  de  froid 
auquel  il  ne  put  résister,  et  il  s'endormit  complète- 
ment. 

(Juand  il  se  réveilla,  le  jour  était  là,  avec  cruauté; 
€l  il  trouva  un  silence  (jui  subitement  l'elïara,  le  se- 
coua de  l'époiivanle  (|ii(î  son  jtrre  y  fût    mort.   Et 


LES   SUPPLIANTS  215 

cette  épouvante  le  cloua  dans  un  coin  du  salon, dans 
un  tremblement  jj^randissant. 

Léonore  vint  le  délivrer.  Elle  frappa  à  la  porte, 
l'entr'ouvrit  : 

—  Il  est  réveillé,  il  veut  te  voir. 

11  monta,  entra  dans  la  chambre.  —  une  chambre 
petite  et  modeste,  avec  un  lit  qui  prenait  jjresque 
toute  la  place,  une  fenêtre  aux  rideaux  de  toile 
blanche,  relevés  sur  un  panorama  de  toits. 

Son  père  était  étendu,  diminué,  petit,  les  joues 
tines  et  grises,  le  front  maigre.  Et  il  ne  reconnut 
pas  son  père  tellement  ses  yeux  étaient  obscurcis 
d'émotion  et  de  tendresse;  il  ne  le  voyait  pas,  telle- 
ment il  sentait  qu'il  allait  mourir,  il  ne  le  voyait 
pas,  tellement  il  l'aimait. 

Jamais  il  n'avait  vu  cet  homme  couché.  Son  père 
avait  toujours  été  plus  levé  que  lui  ;  presque   tou 
■jours,  sa  veille  avait  entouré  la  sienne. 

Et  pourtant,  il  eut  la  force  de  ne  pas  se  jeter  dans 
ses  bras  pour  lembrasser  et  lui  confier  tousses  san- 
glots et  lui  dire  toutes  les  paroles  d'amour.  Et,  chan- 
celant, pâli  par  la  blessure  de  cet  effort,  il  at- 
tendit : 

Le  vieillard  aperçut  son  fils  et  dit,  comme  s'il 
voulait  d'une  seule  phrase  révéler  toute  sa  pensée, 
tout  son  secret  : 

—  J'ai  tout  revu. 


216  1-ES   SUPPLIANTS 


Il  parlait  par  saccades,  par  halètements,  par  fris- 
sons. 

—  Toute  ma  jeunesse...  La  gare...  La  route... L'é- 
glise... La  maison,  plus  vraie  que  l'église!... 

«  La  route  blanche...  Velours  de  la  poussière. 
Des  oliviers  ;  le  port.  Ah  !  le  port  1  je  me  suis  sur- 
tout attardé  sur  le  port. 

«  La  colline  où  est  bâtie  la  ville  est  rouge  et 
ocreuse  —  comme  toujours  pleine  de  soleil  cou- 
chant. J'avais  un  peu  oublié  la  face  exacte  de  cette 
colline...  La  colline  descend  au  port.  Sur  les  quais, 
j'ai  rôdé,  j'ai  regardé,  comme  un  voyageur  revenu 
d'un  voyage  infiniment  long  et  varié,  où  il  a  vu  bien 
des  mirages,  bien  des  tempêtes,  et  bien  des  choses 
étranges.  Le  soleil  brillait  là,  sur  le  petit  pont- 
écluse,  approfondissait  le  noir  des  murs  de  l'entre- 
pôt et  remplissait  d'étoiles  aveuglantes  les  corda- 
ges et  les  mâts  des  bateaux...  » 

Il  ajouta,  regardant  fixement,  essayant  de  donner 
ce  qu'il  voyait  : 

—  L'or  du  soleil,  l'or  de  la  poussière...  Le  scin- 
tillement précieux  des  fenêtres...  Tout  cela  était 
comme  en  fête  pour  moi...  Tout  cela  était  si  beau 
que  si  tu  avais  été  là,  tu  aurais  été  ému,  toi  qui 
pourtant  ne  sais  pas! 


LKS    SLI'rMJAMS  2V, 


11  parlait  de  plus  en  plus  librement.  Sa  voix  s'éle- 
vait. Peu  à  peu,  la  lièvre  lui  rttait  cette  contrainte 
qui,  toute  la  vie,  l'avait  séparé  de  son  fils,  qui  cha- 
que jour,  à  chaque  instant,  l'avait  empêché  de  lui 
parler  intimement,  de  le  voir  de  près. 

Et  il  était  proche,  confidentiel,  ingénu,  dans  une 
simplicité  qui  remplissait  le  jeune  homme  à  la  fois 
de  vénération  et  d'horreur,  tellement  elle  lui  appa- 
raissait nouvelle,  suprême. 

—  Ah  !  j'ai  été  pris  d'un  regret  infini,  indicible, 
implacable...  J'ai  été  dévoré  d'un  immense  amour 
pour  ce  passé!  Bien  plus  suppliant  encore  qu'im- 
puissant, j'essayais  de  revivre,  de  revenir  dans  le 
temps,  d'entrer  dans  le  passé.  Mais  le  passé  ne  vou- 
lait pas  de  moi.  Le  passé  est  immobile,  doux,  tran- 
quille... Quel  secours  contre  le  passé  qui  ne  veut 
pas  de  nous  !  On  n'en  peut  même  pas  imaginer.  La 
fatalité  antique  plus  forte  que  les  dieux,  c'est  le 
passé.  Dieu  lui  môme  ne  changerait  pas  la  tran 
quillité  du  passé.  Ou'on  prenne  l'être  qui  peut 
tout;  il  ne  pourrait  pas  faire  (|uhier  ne  s  o  it  p 
hier  ;  il  ne  pourrait  pas  séparer  le  matin  et  le  soir 
du  jour  (jui  a  lui  ! 

11  se  lut,  dans  un  recueillement  désordonné,  et 
un  cri  sourd  monta  de  sa  gorge,  furieux  comme 
une  imprécation  : 

—  C'est  parce  qu'il  n'est  plus  qu'on  aime  le  passé  ! 


19 


218  LES    SUPPLIANTS 


«  On  le  veut  parce  qu'on  ne  la  pas... 

«  Autrefois,  quand  jetais  jeune,  là-bas,  aimais-je 
ces  lieux? Non.  Y  souriais-je,  y  riais-je  sans  raison 
de  bonheur,  à  cause  de  leur  seule  présence  ?  Non, 
Mais  quand  j'y  suis  revenu,  quel  amour!  dans 
quelle  adoration  lamentale  et  insensée  je  me  traî- 
nais ! 

«  Ah  !  mon  petit,  lorsque  j'étais  là,  il  y  a  trois 
jours,  assis  sur  une  borne  où  s'amarrait  un  cable 
de  bateau,  près  des  douaniers  qui  passaient  avec 
leurs  ombres  bleues  ;  quand  j'étais  là  comme  un 
marin  cloué  à  terre  et  qui  regarde  la  mer,  et  que  je 
regardais  tout  :  les  espaces,  les  flots,  les  dalles,  — 
ah  !  les  pierres  elles-mêmes  auraient  eu  pitié  de 
moi,  si  ça  avait  été  de  leur  faute.  Mais  ce  n'était 
pas  de  leur  faute,  c'était  de  la  mienne  !... 

«  De  ma  faute  !  c'était  de  la  faute  de  mon 
cœur  I... 

«  C'est  vrai  qu'on  se  détourne  de  ce  qu'où  a  au 
moment  où  on  l'a...  On  ne  se  détourne  même  pas  : 
on  s'aveugle,  on  oublie...  Pourquoi?  Parce  qu'on 
s'use  à  chercher  du  nouveau  :  de  l'avenir;  ou  bien 
on  s'use  à  scruter  impérieusement  le  passé,  qui, 
lorsfjuil  est  enfin  arraché  de  nous,  revêt  une 
nouveauté  et  une  attirance  anormale,  devient  une 
sorte  d'avenir  monstrueux  pour  qu'on  l'aime!  Ces 
choses  que  je  retrouvais,  ma  mère  morte  que  je  re- 
trouvais, cela  avait  été  le  présent,  mou  Dieu  !  Mais 


LES    SUPPLIANTS  21!) 

comme  ou  oublie  le  préseut  pour  se  tourner  ail- 
leurs, comme  ou  laisse  s'en  aller  le  trésor  d'aujour- 
d'hui !  Deux  êtres  à  force  de  se  regarder  finissent 
par  ne  plus  se  voir,  et  l'amour  qui  périt  par  l'ab- 
sence, périt  plus  sûrement  encore  par  la  présence! 

«  Hélas!  qu'est-ce  qu'il  y  a  à  faire,  sinon  à  pleurer, 
devant  tant  de  simplicité  !  » 

Il  se  lut,  toute  son  àme  pleurante. 

—  Ne  plus  aimer  ce  qu'on  a  aimé,  pour  l'aimer 
lorsqu'il  est  trop  tard  :  sans  cesse  aimer  autre 
chose,  c'est-ti-dire  sans  cesse  n'aimer  plus  —  voilà 
doncce  que  je  fus!.,.  En  moi,  c'est  cela  qui  surgit 
et  qui  parle...  Ecoute-moi,  regarde-moi  :  cette  mi- 
sère d'aimer,  c'est  moi  ! 

Maxim i lien  dit  : 

—  Mon  père,  c'est  nous  ! 

Et  il  tomba  à  genoux  devant  le  lit. 
Son  père  ne  l'entendit  pas,  ne  le  vit  pas,  et  il  cria, 
désespéré  : 

—  Je  n'ai  plus  aimé  ma  mère,  je  n'ai  plus  aimé 
ma  femme  ! 

Toute  sa  réserve  avait  disparu.  Sa  pauvre  bouche 
avouait,  avouait  immensément,  et  s'arrachant  du 
mensonge  qu'on  vit  et  de  l'ombre  où  on  est,  il  mon- 
trait son  cœur. 


—  Ta  mère  !  Un  soir  que  lu  étais  tout  petit  et  que 
uous  étions  tristes  tous  deux  de  sentir  qu'on  ne  s'ai- 


220  LES    SUPPLIANTS 

mait  plus  comme  avant,  pour  nous  faire  revenir  à 
la  ferveur  première,  pour  nous  faire  penser  à  la 
richesse  gaspillée  de  notre  amour,  elle  évoqua  le 
grand  malheur  d'amour  et  me  dit  en  pleurant  : 
«  Pense  à  ma  mort!  »  C'était  beau  d'avoir  dit  cela, 
et  ce  fut  un  rayon,  un  éclair  qui  nous  arracha  l'ou- 
bli du  cœur  !  Quelle  tristesse  nous  a  glacés,  mais 
avec  quelle  vérité  et  quelle  immensité  nous  nous 
sommes  souri  ! 

«  Puis, combien  de  fois  avons-nous  essayé*de  nous 
rappeler  parfaitement  cette  soirée,  pour  rafraîchir, 
retremper  de  réalité  notre  affection  !  Combien  de 
fois  n'avons-nous  pas  pu  !  Si  pourtant,  un  jour,  par 
hasard.  Un  matin  d'automne,  dans  une  allée  de 
marronniers  dorée  et  humide,  nous  avons  été  illu- 
minés encore  par  l'éclat  de  notre  amour;  et  nous 
nous  sommes  souri  de  la  môme  façon. 

«  Et  puis,  et  puis...  Nous  rentrâmes  dans  cette 
agonie  lente,  insaisissable  de  notre  amour,  d'autant 
plus  effroyable  quelle  était  insaisissable:  un  drame 
de  silence  sur  un  drame...  Ah  !  mon  enfant,  par- 
fois, lorsqu'elle  était  devant  moi,  il  arrivait  ceci  :  je 
fermais  les  yeux  pour  me  souvenir  d'elle  !  » 

In  frisson  le  secoua,  il  se  redressa.  Léonore  alla 
à  lui,  le  touchant  pour  qu'il  se  calmât  et  se  reposât. 
Mais  aucune  force  au  monde  n'aurait  pu  l'empêcher 
de  parler  et  de  vivre  ses  paroles.  Il  dit  : 

—  Elle  est  morte.  Il  est  mort,  un  jour,  son  immor- 
tel sourire  ! 

H  Elle  est  morle,  un  jou»*,  dans  ce  lit  uiôine,  vers 


LES    SUPPLIANTS  221 

l'heure  où  nous  sommes,  nous  qui  vivons  encore... 
Et  je  suis  resté  seul  près  de  cette  fenêtre. 

—  Je  me  rappelle,  dit  Maximilien. 

—  Ah  !  mon  petit,  son  extraordinaire  intuition 
s'est  réalisée  !...  Quand  je  suis  resté  seul  :  seul,  seul, 
avec  mes  yeux  qui  étaient  autant  ses  regards  que 
les  miens,  avec  mes  mains,  ces  plaies  des  siennes, 
quelle  explosion,  quel  délire  d'amour  !  J'ai  eu  deux 
grands  moments  de  passion  vers  elle:  nos  fiançailles 
et  sa  mort  ! 

Et  tandis  qu'il  essayait  d'exprimer  l'aveu  elTrayant 
et  pur,  sur  sa  figure  se  peignait  une  douleur  plus 
grande  encore  que  celle  qu'il  faisait  comprendre, 
une  douleur  infinie  et  inavouable. 

11  y  eut  une  pause  que  le  moribond  repoussa  pour 
dire  d'un  cri  rauque  et  invincible  qui  semblait 
prendre  possession  de  tout  le  silence  du  monde: 

—  La  niiul  u\'<[  pas  dans  la  mort.  Elle  est  dans 
la  vie  ! 


u  La  mort,  je  la  connais,  je  l'ai  subie,  je  l'ai  vécue. 

«  La  mort,  la  voici  tout  entière  :  mort  des  senti- 
ments qu'on  a,  mort  des  êtres  qu'on  a.  Dégoût  de 
ce  qu'on  a  aimé,  abandons,  étoufiements,  et  la  ma- 
ladie de  l'habitude,  et  l'oubli,  ce  deuil  que  nous 
jetons  sur  nous,  nous-mêmes,  nous-mêmes  I  La 
grilTe  du  néant,  la  voilà  I  » 

11  crispa  sa  main  nue  sur  sa  poitrine  nue. 

19. 


222  LES    SUPPLIANTS 

Il  répéta  : 

—  La  mort  nest  pas  dans  la  mort,  elle  est  dans 
la  vie. 

Ses  yeux  devinrent  plus  fixes  et  plus  ardents, 
comme  s'il  essayait  de  regarder  et  de  voir  quelque 
chose  d'invisible.  Lentement,  il  articula,  aux  prises 
avec  les  simplicités  suprêmes  : 

—  Ma  mort,  je  ne  la  comprends  pas,  je  ne  la  vois 
pas.  Ma  mort,  ce  n'est  pas  vrai.  Pour  comprendre 
quelque  chose,  il  faut  l'entourer  de  sa  pensée,  il 
faut  vivre.  Mon  néant,  ce  n'est  pas  vrai. 

«  La  mort  de  ta  mère  ne  fut  pas  en  elle,  elle  fut 
en  moi.  C'est  moi  qui  la  traînai,  c'est  moi  qu'elle  a 
ravagé.  Sa  disparition,  c'est  moi.  Et  si  mon  malheur 
avait  voulu  que  tu  mourusses  auprès  de  moi, 
c'est  dans  mon  cœur  que  se  serait  passée  ta  mort. 
11  n'y  a  que  dans  le  cœur  des  vivants  que  se  passe 
la  mort. 

«  Oui...  Tout  ce  qui  est  mort  est  mort  en  moi. 
C'est  de  cela  que  j'ai  souffert  et  plié.  C'est  de  cela 
que  je  suis  vaiucu,  rejeté.  Moi,  moi...  11  a  bien  fallu 
que  je  vivo  pour  que  toutes  ces  morts  fussent  ;  il 
leur  a  bleu  fallu  ma  pensée,  ma  veille,  pour  tom- 
beau ! 

«  Ainsi,  tous  les  efforts  ((ue  nous  faisons  en  vain, 
toutes  nos  défaites,  et  les  ignorances  et  les  choses 
y)nidues  et  les  rêves,  et  les  désillusions,  et  les  chi- 
mères, et  les  misères  et  enfin  la  mort,  tout  cela  n'a 
lieu  que  dans  une  fétc  Irioinphanteetépouvantable... 

«  Quelle  fêle?  La  vie. 


LES    SUPPLIANTS  22S 

H  La  vie  toujours,  la  vie  au  commencement  de 
tout,  la  vie,  puissance  de  la  vérité.  Qui  dit  dispari- 
tion dit  présence  qui  assiste,  et  qui  dit  mort  dit 
vie!  Et  tout  en  délinitive,  môme  le  néant,  n'existe 
que  là  !  » 

Et  l'on  voyait  frissonner  la  main  qu'il  avait  posée 
sur  son  cœur,  la  main  dont  il  se  désignait. 

|]t  Maximilien,  palpitant,  l'écoutait  ramener,  par 
un  enchaînement  obscur,  mystérieux  et  irrésistible, 
ramener  toute  vérité  à  son  cœur. 

Et  dans  le  petit  lit  et  au  sein  des  choses  si  paci- 
fiques et  si  muettes, et  du  ciel  posé  partout,  l'homme 
décharné  cria  en  un  sublime  essor  dans  l'inconnu  : 

—  Je  vois  !  je  sais  !  toute  la  vérité  veut  que  je  la 
vois  et  que  je  la  sache. 

«  Je  ne  suis  pas  illuminé.  Mais  je  sens  bien  que 
je  suis  la  lumière.  » 

Et  après  avoir  dit  cela,  il  ajouta,  plein  de  certi- 
tude, somptueusement  calme: 

—  Autrefois,  je  croyais  qu'il  y  avait  autre  chose. 
Je  croyais  qu'il  y  avait  des  choses  qui  existaient 
plus  (jue  nous  ;  je  disais  :  Chacun  de  nous  n'est  rien. 

«  Mensonges  !  Mensonges  faits  par  les  autres  en 
moi  et  que  j'apportais  dans  mes  paroles  ! 

0  On  se  trompe...  On  erre,  on  trébuche  à  cause 
de  toutes  les  apparences  qu'on  voit,  de  tous  les  pré- 
jugés qu'on  entend. 

i'  Mais  peu  à  peu  —  (juaiKl  ou  a  la  lurceuu  la  chance 
de  se  débarrasser  du  murmure  séculaire  des  erreurs, 
les  yeux  s'habituent  à  l'àme. 


224  LES    SUPPLIANTS 

«  Et  l'on  sent  bien  que  les  choses  ne  sont  que  de 
sensations,  et  les  doctrines,  des  pensées  ;  et  les  au- 
tres êtres,  des  caresses  ou  des  blessures,  et  tout 
nous  conduit  cl  nous... 

«  Et  alors...  » 

Et  le  vieillard,  dont  la  vie  avait  été  si  douce,  si 
loyale  et  si  pure,  érigea  sa  tête  suppliciée,  sa  face 
étreinte  du  masque  des  damnés,  salace  de  Caïn,  et 
il  gémit,  hurla  : 

—  Et  alors...  toute  la  vérité, c'est  mon  martyre  et 
ma  punition...  Toute  la  vérité, c'est  l'histoire  de  ma 
misère  d'aimer...  Et  je  suis  seul,  seul,  comme  un 
monde  !...  Comme  un  monde  qui  va  avec  toutes  ses 
foules  et  toutes  ses  étoiles,  et  tout  son  feu  profond, 
qui  va,  qui  roule,  qui  tombe  de  jour  en  jour,  c'est- 
à-dire  de  lumière  en  lumière,  de  nuit  en  nuit  I 

Ah  !  la  notion  suprême  de  l'individu  ou,  comme 
il  le  disait,  du  cœur  humain,  où  tout  revient  et 
tombe,  cette  notion  que,  tant  de  fois,  Maximilien 
avait  senti  s'imposer  à  lui,  en  tant  de  ilgures  mi- 
penchées,  il  l'écouta,  débarrassée  de  tout  préjugé 
sacrilège,  dans  le  silence  (pii  suivit  ces  paroles! 


El  riiomme  agitait  faiblement  devant  ses  yeux  une 
main  (|ui  lui  cachait  les  maisons,  l'horizon  et  le 
ciel,  et  regardait  sou  fds  avec  sa  figure  où  la  dou- 
leur était  divinement  ('Ci-ile,  «loiit   l;i  pcuscM^  brûlait 


LES    SUPPLIANTS  225 

souverainement  les  yeux,  dont  les  replis  de  l'atten- 
tion et  de  la  douleur  cerclaient  le  front  nu  comme 
des  latitudes,  sa  figure  de  solitude  terrible  et  uni- 
verselle. 

...  Puis,  subitement,  se  rappelant  des  choses, 
étonné,  stupéfait,  désignant  Maximilien  du  doigt: 

—  Mais  toi,  tu  croyais  cela,  môme  sans  avoir 
souffert  ! 

<(  Je  me  rappelle,  tu  croyais  cela.  Ah  !  mon  enfant, 
mon  frère,  mon  petit,  mon  cher,  mon  beau  petit,  il  y 
avait  de  quoi  t'admirer  en  pleurant,  quand  tu  te 
dressais  avec  ta  foi  divinatrice  en  la  seule  misère 
d'aimer. . .  Dans  quelle  admirable  clarté  étais-tu 
venu,  mon  petit,  pour  avoir  si  tùt  et  si  purement 
raison  !  » 

Et,  laissant  tomber  sa  main  à  demi,  il  toucha 
doucement  la  tête  du  jeune  homme,  dans  la  tinndité 
de  la  bénédiction,  caresse,  tendre,  intime,  d'une 
sainteté  à  une  autre... 

Le  cou  un  peu  plié,  la  tête  enfoncée  dans  l'oreiller, 
il  le  considérait  avec  ses  vastes  yeux  grands  ouverts. 

—  Tu  commençais  par  le  commencement,  tandis 
que  j'avais  peur,  que  j'avais  pitié  de  toi...  Oui,  celait 
bien  cela...  les  cœurs  épars,  le  cœur,  le  nôtre  qui 
souffre  tous  les  cœurs. 

—  Oui,  dit  Maximilien  tout  bas,  je  crois  à  cela. 
Et  se  relevant,  il  lui  entoura  le  cou  de  ses  bras, 

et  le  vieillard  se  pressa  contre  lui. 

Ils  s'embrassaient,  sublimement  d'accord  comme 
jamais  ils  ne  furent.  Ils  se  disaient  l'un  à  l'autre, 


^26  LES    SUPPLIANTS 

comme  des  caresses  :  «  Tu  as  raison.  »  Et  ils  se  di- 
saient :  M  Je  t'aime.  « 

Et  dans  l'étreinte  qui  les  unissait,  éblouis  de  la 
perfection  de  certitude,  à  un  moment,  sans  qu'ils 
se  fussent  rien  dit,  le  même  tremblement  les  tra- 
versa tous  deux. 

L'enfant,  les  yeux  infiniment  proches,  regardait 
le  vieillard,  regardait  la  figuré  qui  n'était  plus  que 
vérité  et  que  beauté,  comme  on  regarde  celle  qu'on 
aime  et  qu'on  connaît  toute! 


M.  Desanzac,  lassé,  détacha  ses  bras,  retomba  sur 
loreiller. 

—  Quand  je  pense  à  moi,  quelle  foule  se  répand  ! 
«  Ah!  toul  cela,  tout  cela,  tout  cela,  c'est  moi  !  » 
Alors,  comme  éclairé  un  instant  d'une  révélation 

vraiment  surhumaine,  il  dit  ces  paroles  si  profondes 
que  Maximilien  sentit  qu'elles  étaient  vraies  sans 
les  comprendre,  les  saisit  non  eu  paroles,  mais  en 
esprit  et  en  vérité  : 

—  Il  n'y  a  dans  la  vérité  qu'un  seul  être.  11  n'y  a 
dans  la  vérité  qu'une  chose  :  moi  ! 

«  Quels  sont  CCS  fantômes  qui  réclament?  La  lo- 
l^ique,  la  raison  ?  La  raison  est  un  mensonge.  Il  n'y 
a  dans  la  vérité  qu'nn  seul  être,  soi;  et  la  raison  est 
un  mensonge,  cl  la  religion  un  blasplièine  !  » 

II était  là,  |)Ims  transfiguré,  plus  saint  (|u'un  chré- 
tien (jui  va  mourir,  et,  sur  sa  figure  empreinte  dune 


LES    SLPPLIANTS  22/ 


haute  et  mystérieuse  félicité,  quelque  chose  brillait 
de  plus  beau  que  le  ciel. 
Et  on  voyait  la  vérité  face  à  face. 


11  se  tut  longtemps,  puis  il  m*  parla  plus  <|ue 
difficilement.  La  mort  commençait  à  lui  comitler 
les  mots. 

Et  tout  d'un  coup,  avec  une  voix  dont  la  douceur 
causa  à  Maximilien  la  douleur  la  plus  aiguë  qu'il 
eût  jamais  ressentie,  il  gémit  : 

—  J'ai  mal  !... 

Et,  de  nouveau,  il  tendit  vers  son  fils,  comme  vers 
son  protecteur,  ses  mains  déjà  petites  et  fermées 
comme  des  ileurs  non  encore  écloses,  ses  prunelles 
à  demi-perdues  dans  l'inconscience,  ne  sachant  déjà 
plus  ce  qu'un  enfant  ne  sait  pas  encore. 

Et  le  jeune  liomrae,  avec  toutes  les  paroles  cares- 
santes qu'il  avait,  berça  lentement  .son  père  dans 
l'éternelle  douleur  qui  n'a  pas  d'âge. 

—  J'ai  froid...  j'ai  soif...  j'ai  peur...  j'ai  mal... 
Ah  !... 

Ce  fut  un  cri  nu.  sans  paroles,  souffrance,  huma- 
nité. 

Le  matin,  il  fut  pris  de  faiblesse  graduelle,  toute 
chose  commença  à  l'abandonner.  i 

Il  ne  reconnut  personne  ;  regardait  >aii>  voir, 
s  obscurcissait. 

Ses  paupières  s'abaissèrent  sur  ses  yeux.  Il  ne 


228  LES    SU1>PLIANT8 

les  releva  plus,  comme  s'il  ne  pouvait  plus.  11  était 
déjà  aveugle  comme  un  mort. 

Ses  lèvres  s'entr'ouvraient  pour  laisser  échap- 
per, non  pas  un  cri  qu'il  n'avait  plus  la  force 
de  jeter,  mais  un  silence  effroyable  de  souffrance. 

Sa  pauvre  figure  s'appauvrissait  de  moment  en 
moment.  Le  crucifix  d'ivoire  de  Mme  Desanzac 
était  fixé  au  mur.  L'homme  étendu,  immobile,  sup- 
plicié et  muet  était  comme  un  grand  Christ  à  côté 
d'ui^  petit. 

Léonore  pleurait  tout  haut.  Les  mains  de  l'homme, 
ses  toutes  petites  mains,  s'agitèrent  frêlement,  puis 
s'arrêtèrent  recroquevillées. 

Sa  pensée  achevait  de  sombrer.  Tout  à  l'heure, 
il  était  comme  un  enfant,  il  était  maintenant 
comme  un  animal  :  on  meurt  comme  un  chien... 

...  A  trois  heures  de  l'après-midi,  sa  figure  de 
nouveau  s'éclaira  ;  de  nouveau  il  tressaillit,  déborda 
d'une  lumière  splendide  et  bienheureuse. 

La  bouche  trouva  la  force  de  dire  distinctement  : 

—  .Je  ne  crjis  pas  en  Dieu  ! 

El  il  mourut  avec  un  sourire  de  gloire. 

jMaximilien  sabattit  sur  le  corps,  sans  même 
savoir  pleurer. 

Une  heure  immense,  impossible,  inconnue, 
s'écoula. 

On  frappa  à  la|)orle.()ii  entra,  d'instanl  en  instanl, 
devant  le  jeune  homme  et  la  vieille  femme  terrorisés. 

Ils  n'entendirent  rien,  ayant  chacun  leurs  lèvres 
glacées  , posées  sui-  une  des  mains  qui  se  glaçaient. 


LES    SUrM'LIANTS  229 

Le  soir,  au  moment  du  diner,  les  visites  s'arrê- 
tèrent. Tout  s'était  tu.  Ce  fut  l'instant  tranquille, 
l'instant  étouflé,  l'aube  du  silence.  Le  calme  éternel 
s'établissait. 

La  vieille  Léonore  était  alïalée  près  du  lit,  tenant 
le  montant  de  bois  avec  sa  main,  plongée  dans 
l'ombre  et  dans  des  prières. 

Elle  s'écria  : 

—  iMon  Dieu  !...  Mon  pauvre  Dieu  1... 


Ils  passèrent  la  nuit  sans  bouger.  Léonore  priait. 
(^)uand  elle  avait  fait,  les  yeux  fermés,  une  prière, 
elle  n'osait  plus  reg^arder  le  mort,  et  on  la  voyait 
un  instant  hésiter,  trembler... 

Vers  minuit,  elle  tourna  vers  Maxirailien  sa  fi{;ure 
déformée  à  force  de  pleurer,  pour  dire  quelque 
chose  à  quoi  elle  pen.sait,  quelque  chose  qui.  dans 
ce  moment  solennel,  devait  être  sa  vie  et  ses  prières. 
Elle  s'écria,  en  proie  à  une  énorme  déception,  à 
une  désespérance  inouïe  : 

—  Je  ne  sais  pas  quoi  demander  dans  mes  prières! 
Elle  sanglota  : 

—  Le  paradis?  Ou  bien  nous  y  serons  pareils  à 
ce  que  nous  sommes,  et  alors  nous  désirerons  tou- 
jours, et  nous  regretterons  toujours,  et  nous  serons 
malheureux;  ou  bien,  nous  ne  serons  plus  pareils  ; 
nous  ne  serons  plus  nous,  et  alors,  ce  bonheur-là,  il 
ne  sera  plus  pour  nous,  il  sera  pour  d'autres! 

20 


230  LES    SUPPLIANTS 

«  Oh  !  quel  que  soit  le  paradis,  Dieu  lui-même 
doit  pleurer  lorsqu'il  voit  mourir  ceux  quil  aime  !  » 

Ils  ne  parlèrent  plus  pendant  tout  le  reste  de  la 
nuit,  tellement  ces  paroles  de  la  vieille  femme 
étaient  tristes  et  suprêmes,  et  remplirent  toute  cette 
veille  dune  présence  de  vérité.  Jamais  une  bouche 
n'avait  si  parfaitement  condamné  toutes  les  conso- 
lations des  religions  et  crié  l'impuissance  de  toutes 
la  perfection  possible  elle-même  contre  la  grandeur 
de  la  misère  humaine  :  «  S'il  y  a  une  autre  vie,  ou 
nous  y  serons  malheureux,  ou  nous  n'y  serons  pas, 
nous...  Dieu  lui-même  doit  pleurer  lorsqu'il  voit 
mourir  ceux  qu'il  aime!  » 

Le  malin,  Léonore  eut  une  heure  de  sommeil  sur 
une  chaise.  Il  vit  sa  figure  endormie,  ballante 
comme  une  épave,  sourire. 

Quand  elle  sortit  de  l'inconscience,  ils  échaugè- 
rent  un  regard  triste  comme  la  vie. 

Klle  dit  pourtant,  d'une  voix  où  surnageait  de 
l'extase  qui  se  dissipait  à  regret  : 

—  Dieu  m'a  envoyé  un  beau  rêve  !... 

Kt  on  voyait  qu'elle  espérait  confusément.  Espoir 
de(|uoi?...  De  rien  :  espoir! 

In  grand  colTret  d'acajou  aux  portes  verti- 
cales, posé  sur  la  table,  contre  le  mur,  contenait 
des  papiers  de  famille.  Maximilien  s'était  appro- 
ché de  ce  meuble  comme  d'un  autel;  il  tourna  hi 
clef,  (|u'il  n'avait  jamais  touchée...  Le  colïret 
obéit  et  s'otTrit  là,  ses  deux  petites  portes  battantes, 
inoi'les. 


i.i:s  SI  pi'F.iAMs  231 

C'étaienl  des  papiers  jaunis,  des  lettres,  un  jour- 
nal tenu  par  son  père  au  jour  le  jour,  il  y  avait  plus 
dun  demi-siècle. 

Dévotement,  il  eu  lut  au  hasard  des  passages.  11 
évoqua  des  réllexions  de  jeunesse,  des  impressions; 
et  une  ancienne  histoire  damour  qui,  dans  ces 
quelques  lignes  incomplètes,  jaillies  au  hasard  de 
l'émotion,  ne  se  comprenait  prescjue  plus...  Au 
bas  d'une  page,  il  lut  :  «  Ah  !  que  j'ai,  dans  la  vie, 
de  choses  à  faire,  mais  que  j'ai  de  temps  à  moi! 
Ah  !  comme  j'aime  l'avenir  !  » 

Il  replaça  ces  papiers,  ces  mots,  ces  traits  noirs, 
ces  traces  pauvres  qui  n'étaient  qu'un  peu  de  cendre, 
un  peu  de  poussière,  un  peu  de  boue. 


Et  il  s'arrêta  de  tout,  et  les  poings  aux  tempes, 
bouleversé  et  meurtri  au  point  que  sa  personnalité 
était  vacillante  et  presque  anéantie,  il  songea. 

La  mort...  N'est-ce  pas  un  brutal  et  définitif  dé- 
menti h  cette  souveraineté  inviolable  de  létre,  à 
tout  ce  qu'il  croit,  lui,  à  tout  ce  que,  confusément,  il 
adore?  N'est-ce  pas  la  défaite  de  l'être  humain  et 
delà  pensée,  son  ellacement?...  Tout  semblait  re- 
mis en  question  ;  et  le  jeune  homme  se  sentait  re- 
poussé dans  tout  ce  qu'il  avait  pensé... 

11  mit  ses  mains  devant  son  visage,  et  ouvrit  dans 
ce  vague,  dans  cette  nuit  de  la  vérité,  des  yeux  ha- 
gards de  simplicité... 


232  LES    SUPPLIANTS 

Et  alors,  à  ses  oreilles  vivantes  résonnèrent  les 
paroles  si  hautes,  si  pures,  si  belles  du  mourant  : 
«  On  ne  meurt  pas,  ce  sont  les  autres  qui  meu- 
rent »,  paroles  si  simples  qu'on  peut  à  peine  les 
comprendre...  Ce  sont  les  autres,  c'est-à-dire  la 
mort  n'existe  pas  par  elle  même.  Elle  n'existe  que 
dans  un  cœur,  et  au  milieu  de  la  grande  fête  im- 
mortelle de  la  vie.  Avec  quelle  splendide  violence 
le  moribond  avait-il  lui-même  chassé  le  néant  lors- 
qu'il avait  refusé  de  convenir  de  sa  propre  mort, 
lorsqu'il  avait  crié  :  «  Ce  sont  les  autres  qui  meu- 
rent, il  n'y  a  dans  la  vérité  qu'un  seul  être  :  moi  !  » 

Oh!  par  quelle  voie  sublime  et  indéniable  cette 
parole  nous  pousse  à  notre  grandeur  ! 

11  ôta  ses  mains  de  devant  ses  yeux,  et  il  fut  de- 
vant la  figure  de  son  père,  cette  figure  de  qui  il 
avait  tout  appris,  et  de  qui  il  attendait  tout  encore. 

Qu'est-ce  que  la  mort  de  son  père?...  La  figure 
calme  et  muette  maintenant,  et  tout  en  sourire, 
semblait  répoudre  :  «  Un  grand  amour,  un  grand 
amour  en  toi  !  » 

C'est,  en  lui,  une  plaie;  un  appel,  une  passion  in- 
sensée et  débordante  et  criante,  une  jalousie  surhu- 
maine contre  le  silence  et  l'immobilité,  un  grand 
amour  tourmenté,  infernal,  divin  ;  la  mort  de  son 
père,  c'est  un  grand  amour...  La  mort  eiïace  le 
cfj'ur  humain  ?  Non  !  Elle  l'avoue,  dans  toute  sa  soli- 
tude embrassante  ! 

.    En  frémissant,  en  sanglotant,  il  cherche  celui  qui 
lui  a  tant  souri.  Il  est  déchiré  entièrement  de  lui; 


Lis    >L1'I'I.I.\.N(>.  233 

il  n'y  a  pas  une  libredesa  eliaii(iui  ne  saigne  de  lui. 
Jamais  il  n'a  aimé  un  (Mre  au  monde  avec  cette  vio- 
lence, jamais  il  n'a  tant  appelé  un  regard. 

Et  tous  les  détails  qui  embellissent  et  enrichissent 
cette  tôte  profonde  qu'il  mendie,  reviennent,  vi- 
vants, et  fous  les  souvenirs  sont  là  :  les  souvenirs, 
fouie  du  cœur.  —  la  foule  glacée,  rigide,  endormie 
naguère  et  qui  se  réveille  et  se  redresse  maintenant 
sous  les  voiles  déchirés  par  une  tempête  de  vérité, 
et  les  trompettes  du  jugement  dernier,  les  voilà  ! 

Ainsi,  lui,  l'immense  survivant,  lui,  la  vie,  lui,  le 
cœur,  il  a  tout  pris  dans  sa  misère  d'aimer.  La 
mort,  c'est  de  la  vie,  et  celte  mort,  c'est  lui  ! 

La  mort  anéantit  le  régne  du  cœur  humain  ? 
Non,  elle  l'avoue. 

...  Tandis  qu'on  elTectuail  la  mise  en  bière,  Maxi- 
milien  regarda,  d'un  coin  de  la  chambre,  secoué 
et  maudit.  11  vit  le  vieillard  dans  le  cercueil,  les 
mains  croisées. 

U  se  détourna  :  quand  il  regarda  à  nouveau,  pour 
le  voir  une  dernière  fois,  le  couvercle  était  placé. De 
sa  bouche  sortit  un  son  inarticulé  :  le  commence- 
ment de  la  demande  qu'on  relevât  un  instant  le 
couvercle.  Il  ne  formula  pas  cette  demande...  Déjà, 
on  descendait  le  cercueil  dans  l'escalier  étroit  en  le 
cognant  aux  murs.  Il  n'y  eut  pas  de  dernier  regard. 

Beaucoup  de  gens  vinrent  pour  l'enterrement. 
Tous  étaient  affligés,  et  il  y  avait  des  larmes  ail- 
leurs que  sur  les  visages  enfantins  des  enfants  et 

20. 


234  LES  SUPPLIANTS 

des  femmes.  M.  Desanzac,  doux,  timide,  allectueux 
au  hasard,  était  vraiment  un  peu  aimé  par  tous. 

Parmi  les  personnes  qui  entrèrent  dans  la  maison 
morne  et  entrouverte,  il  y  eut  le  plus  vieil  ami  de 
son  père. 

Cet  homme  était  très  religieux,  très  pratiquant, 
mais  il  avait  la  figure  défaite,  et  il  murmura  en  pre- 
nant les  deux  mains  de  l'enfant  : 

—  Comme  c'est  triste  ! 

Car  même  les  croyants  ne  croient  pas.  Car  il 
n'existe  pas  d'être  humain  qui  croit  vraiment,  c'est- 
à-dire  dont  la  vie  ne  soit  qu'une  agonie  bienheu- 
reuse et  grandissante  vers  un  goutTre  de  lumière,  et 
qui  se  réjouisse  de  la  mort  des  siens.  Dans  le  grand 
moment  de  la  mort,  on  sent  bien  que  le  cœur  se  dé- 
voile, on  sent  bien  que  le  cœur  est  plus  vrai  que  Dieu. 

...  Le  corbillard  alla  dans  l'attendrissement  de 
tous.  On  saluait.  Les  hommes  étaient  des  âmes.  Les 
hommages  venaient  vers  celui  qui  suivait,  vers  le 
survivant,  et  c'était  lui  qu'on  saluait  à  cause  de  la 
mort  qu'il  portait  en  lui. 

Près  de  la  porte  du  cimetière,  le  cortège  rencon- 
tra un  fourmillement  agité  et  plein  de  clameurs  : 
une  manifestation  populaire...  On  voit,  confrontés, 
le  drame  d  un  seul  coMir,  et  les  révolutions  de  ceux 
qui  se  mettent  on  mouvement  pour  «les  choses  de 
domiualioM  cl  d'argent, et  (jui  n'apportent  à  le\ir  pro- 
pre multitude  que  leurs  présences  d'argile  et  leurs 
cris  de  bétes.  On  voit,  confrontées,  la  grandeur  de 
l'homme  et  la  petitesse  de  la  foule. 


I 


XVIII 


Le  leiideniaiii,  il  resta  à  la  maison. 

Léouore  lit  le  ménage  autour  de  lui.  KUe  avait 
gardé  sa  jupe  de  deuil  ;  elle  avait  mis  un  caraco 
gris  ou  jaune,  fané.  Ils  échangeaient,  lors(iu'ils  se 
rencontraient,  des  regards,  du  silence.  Sa  ligure 
toute  blessée  et  presque  saignante  de  larmes  l'an- 
goissa ;  la  mort  de  son  père  était  aussi  en  elle. 

La  journée  s'annonça  très  chaude,  comme  ea 
plein  été.  Ln  soleil  iraphcable  emplissait  les  rues. 
Maximilien  ne  lit  rien  de  la  matinée. 

Après  le  déjeuner,  il  resta  la  tôte  pesante,  acca- 
blé, sur  sa  chaise.  Le  soleil  occupait  la  pièce  oii 
bourdonnaient  les  mouches,  éblouissait  la  nappe 
qui  s'étendait  devant  lui,  éblouissait  son  v^rre,  la 
bouteille,  la  carafe,  et  faisait  de  petites  ombres  aux 
miettes  de  pain.  11  était  tout  seul,  les  yeux  sur  ces 
détails.  Il  était  tout  seul;  les  jours  allaient  se  succé- 
der ;  demain,  ce  serait  le  matin,  l'après-midi,  1« 
soir. 

Léonore,  dans  la  cuisine,  à  cùté,  vaguement,  fai- 


236  LES    SUPPLIANTS 

sait  un  bruit  de  vaisselle.  Il  s'accouda,  un  peu  en- 
sommeillé, sur  la  table  infinie.  Etourdi  de  ce  soleil 
blanc,  il  pensa  à  tous  les  soleils  de  jadis,  pensa  à 
des  rues  de  soleil,  des  places  de  soleil,  des  routes 
de  soleil,  qu'il  avait  parcourues  en  des  jours  finis, 
lointains,  en  des  jours  de  légendes,  de  contes  de 
fées.  11  pensa  à  des  choses  d'enfance  pleines  de  la 
merveille  de  son  père... 

Vers  trois  heures,  il  s'arracha  à  cette  somnolence, 
se  leva...  Tout  autour,  un  calme  immense,  qui  le 
laissait  passer,  le  laissait  faire.  Oh  !  cette  douceur, 
c'est  le  contact  du  néant  !  Aucune  présence  où  la 
sienne  pourrait  se  réfugier  avec  petitesse,  rien  qui 
l'empèchàt  de  tomber  dans  l'immensité.  La  maison 
était  vide  comme  les  cieux. 

Il  monta  l'escalier.  Chaque  détail  lui  rappelait 
quelque  chose  du  passé  :  ces  marches,  il  avait  appris 
pas  à  pas,  à  les  monter,  pour  se  coucher,  le  soir,  en- 
core tout  précautionneux  et  précieux  du  baiser  de 
son  père...  Lh  haut,  les  chambres.  11  n'osa  pas  aller 
plus  loin,  affronter  les  détails  saignants  des  cham- 
bres :  les  habits  de  l'absent... 

11  s'assit  sur  un  degré.  11  faisail  toiijoiiis  lourd  et 
chaud,  la  maison  somnolait,  dans  la  vibration  de  la 
chaleur  et  du  vol  des  mouches.  Par  la  lucarne  du 
toit,  un  rayon  cru  descendait  dans  l'escialior,  [)la- 
quait  sur  le  mur  limage  éclatante  et  moirée  des 
carreaux. 

Il  revit  exactement  la  figure  de  celui  qui  lui  avait 
donné  la  hnnière,  de  celui  qui  lui  avait  donné  non 


LES   SUPPLIANTS  237 

seulement  la  vie,  mais  aussi  l'enfance  :  Ses  yeux  si 
noirs,  dont  le  reflet  était  mordoré,  son  teint  basané, 
sa  petite  barbe  grise  ;  tout  entier  doux,  elïacé, 
tendrement  caché,  avec  ses  myins  vagues,  rêveu- 
ses... 11  était  si  bon  qu'on  lui  aurait  demandé 
l'impossible,  et  qu'il  l'aurait  donné. 

A  ce  moment,  le  bruit  que  faisait  Léonore  dans 
la  cuisine,  et  dont  il  rythmait  inslinctivement  son 
évocation,  s'arrêta.  Il  prêta  l'oreille.  Plus  rien.  Il 
descendit  pour  voir  pourquoi  elle  s'était  tue,  pour 
voir  ce  quelle  faisait,  11  n'avait  pas  la  force  de  sup- 
porter son  propre  silence. 

Personne  djins  la  maison.  Elle  était  sortie.  Peut- 
être  pour  faire  une  course,  peut-être  pour  rien.  Il 
resta  planté  sur  le  seuil  de  la  cuisine.  Le  robinet  de 
l'évier  était  mal  clos  et  laissait  tomber  à  intervalles 
réguliers  une  goutte  d'eau  sur  la  pierre. 

Le  passé...  Le  passé...  11  se  souvint  combien  de 
lois  dans  ce  vestibule,  au  retour  de  promenades  dé- 
licieuses et  pleines,  l'azur  du  soir  et  le  rayon  doré 
de  la  cuisine  avaient  fait  de  grandes  batailles  de 
douceur.  Il  levait  ses  yeux  de  détresse,  ses  grands 
regards  las  qu'aucun  regard  n'était  là  pour  suppor- 
ter. 11  contempla  en  masse,  à  la  hâte,  le  plus  grand 
nombre  possible  de  ces  départs,  de  ces  arrivées. 

Dans  l'ignorance,  dans  l'hérésie  d'autrefois,  il 
n'avait  jamais  aimé  ces  moments  avec  des  trans- 
ports de  joie,  et  pourtant,  tout  cela  était  le  pa- 
radis. 

Obsédé  par  le  désert  de  sa  présence,  il  tendit  con- 


238  LES   SUPPLIANTS 

fusément  les  mains  vers  l'impossible,  et  dans  le  si- 
lence, il  gémit. 

...  11  remonta  de  nouveau  l'escalier,  il  osa  cette 
fois  entrer  dans  la  chambre. 

Le  lit  n'avait  plus  de  draps.  Tout  le  reste  était 
pareil. 

Près  du  lit  était  un  placard  où  devaient  être  ran- 
gés les  habits  de  son  père. 

Il  l'enlr'ouvrit,  et  leva  en  frémissant  les  yeux 
vers  cette  ombre  où  s'étageaient  de  vagues  pré- 
sences. 

Dans  un  mouvement  qu'il  fit  pour  toucher  du 
bout  des  doigts  un  paquet  de  drap  sombre,  et  qui 
était  une  veste  ou  un  manteau,  il  fit  tomber  une 
mince  pile  de  linge  qui,  léger,  se  répandit  h 
terre. 

De  la  toile  très  fine,  très  vieille,  aux  plis  forte- 
ment marqués  avec  des  nœuds  de  rubans  roses  com- 
plètement coupés  aux  plis  et  qui  s'elTeuillèrent...  H 
se  pencha,  il  distingua  dans  le  frêle  monceau  une 
chemise,  un  pantalon... 

Sa  raôre  ! 

Il  tomba  à  genoux,  courbant  le  front  devant  ces 
lambeaux  blancs,  ces  lambeaux  purs,  mille  fois  plus 
sacrés  que  toutes  les  reliques  des  églises,  et  qui  tou- 
chèrent la  nudité  divine  de  la  femme  dont  il  était 
.sorti. 

Il  se  releva,  et  rangea  ces  choses,  osant  à  peine  y 
loucher  et  y  penser.  Puis  il  hésita,  tellement  rempli 
par  l'image,  j»ar  la  présence  de  sou  père  et  de  sa 


LES    SUPPLIANTS  23> 

raère,  qu'il  sortit  avec  précautions,  sans  faire  d& 
bruit,  de  cette  chambre  où  si  lon{<temps  ils  dormi- 
rent ensemble. 
Il  descendit  l'escalier,  ouvrit  la  porte  de  la  rue... 


Une  fois  sur  le  trottoir,  il  prit  le  cheniiu  tant  de 
fois  pris  de  la  maison  de  Jacques.  Toute  sa  jeunesse 
y  avait  passé,  avait  lentement  touch;^ces  rues;  tout 
cela  était  plein  de  lui,  hélas  !  tout  cela  était  dévasté 
par  lui  ! 

Quoique  l'après-midi  s'avançât,  l'air  était  encore 
très  chaud,  très  pesant  ;  la  journée  avait  été  une  de 
ces  lumineuses  journées  délé,  si  fortes  quelles 
empêchent  de  croire  à  l'hiver  ;  une  des  dernières 
victoires  du  soleil  aux  abords  de  l'automne.  La  foule 
errait,  alanguie,  dans  la  poussière.  Les  femmes 
avaient  ces  toilettes  claires  avec  lesquelles  elles 
s'offrent  aux  feux  de  l'été.  Les  arbres  du  boulevard, 
avec  leurs  très  hautes  feuilles  dorées,  semblaient 
être  seuls  témoins  de  l'approche  d'octobre. 

Il  pénétra  dans  la  cour,  monta  l'escalier  toujours 
plus  sombre  que  tout.  Personne  ne  fit  attention  à 
lui.  Le  concierge  avait  levé  la  tête,  l'avait  considéré 
à  la  dérobée,  et,  aussitôt  s'était  renfoncé  dans  son 
coin  pour  n'être  pas  vu,  gêné,  honteux,  comme  si  le 
jeune  homme,  d'être  orphelin,  était  devenu  autre  et 
eiïrayant. 

Maximilien  avait  la  clef  de  la  chambre  qui  ne  de- 


240  LES   SUPPLIANTS 

vait  être  déménagée  que  le  mois  suivant.  Sur  le 
palier,  la  porte  fermée  était  comme  vide.  Il  tourna 
la  clef  ;  le  bruit  de  la  serrure  n'était  plus  une  voix. 
Il  entra.  La  chambre  était  remplie  de  paquets,  sans 
place  pour  s'asseoir  ;  le  papier  tout  nu  et  étrange. 
La  nudité,  deuil  des  chambres. 

Maximilien  resta  debout  au  milieu  de  la  chambre 
abîmée  par  autrefois,  il  se  tourna  dun  côté,  puis 
tremblant,  comme  attendant  l'impossible,  il  se 
tourna  d'un  autre... 

Ses  regards  tombèrent  sur  un  paquet  de  lettres, 
méthodiquement  rangées  dans  un  carton  :  celles 
qu'il  avait  écrites  à  Jacques.  Comme  il  y  en  avait 
ensevelies  là  !  Il  s'agenouilla  à  côté,  tendit  la  main 
vers  elles. 

Il  retira  une  lettre  du  paquet.  Elle  avait  été  écrite 
lors  d'un  autre  automne.  Elle  n'était  pas  datée,  mais 
il  se  souvint  qu'il  y  avait  déjà  deux  ans.  L'encre  un 
peu  pâlie,  déjà  décomposée,  parlait  de  projets  d'ave- 
nir, de  travail  dans  la  fécondité  de  l'hiver,  d'am- 
bilions.  Et  elle  disait  :  Nous  ne  nous  quitterons  ja- 
mais... 

Alors  Maximilien  lut  cette  lettre  tout  haut  pour 
ressu.sciter  le  bonheur.  A  mi-voix  d'abord,  timide, 
furtif,  il  voulut  la  parler,  pour  réveiller  l'almos- 
phf're  des  époques  où  celle  lettre  de  tendresse  et 
d'espoir  régna. 

Mais  il  avait  beau  parler,  ses  paroles  s'écoulaient, 
et  rien  n'était. 

11  se  lut,  aperçut  une  photographie  de  Jacques, 


LES    SLPPLIANTS  241 

la  prit,  mais  les  portraits  sont  glacés,  ce  sont  des 
morts  ressemblants  ;  les  portraits  ressemblent  à 
Toubli  ;  il  la  laissa  tomber  et  ne  chercha  plus.  Il 
s'assit  sur  un  coin  de  chaise  encombrée. 

—  Ah!  dit-il... 

11  tressaillit;  il  venait  de  percevoir  des  fragments 
de  musique,  toujours  la  môme  sonate  allemande. 
La  locataire  de  la  cour  était  lidèle  à  ses  habitudes. 
11  entrouvrit  la  fenêtre,  se  pencha,  éclairé  par  le 
jour  pâlissant.  Au  loin,  dans  la  trou  d'une  cham- 
bre, il  revit  près  du  clavier,  les  mains  éternelles  de 
cette  femme,  les  mains  de  mendicité  et  de  magni- 
ficence . 

—  Ah  !  lit-il  encore... 

Et  il  écouta  laumùne  immense  de  cette  musique, 
tout  ce  que  cette  musique  évoquait  en  lui.  Qu  6tait- 
C8?  Le  passé.  La  musique  se  mêle  abondamment 
aux  heures  où  on  l'entend,  elle  les  appelle  par  leurs 
vrais  noms,  el,  après,  elle  les  rapporte  comme  des 
présences,  elle  les  recrée,  ces  heures,  elle  fait  recom- 
mencer ce  qui  est  accompli,  elle  nous  aide  —  ù  pro- 
dige !  —  à  être  un  peu  ce  que  nous  ne  sommes  plus. 
Elle  nous  rend  à  nous-mêmes.  Elle  est  plus  forte 
que  le  temps. 

11  ferma  les  yeux,  baissa  la  figure.  L  ombre  com- 
mença à  envahir  celte  chambre  en  ruines  et  cette 
tôle  qui  avait  déjà  tant  soulï'ert,  qui  avait  déjà 
donné  tant  de  travail  et  tant  de  sainteté. 

11  s'approcha  du  lit,  qui  est  la  plus  douce  des 
choses,  et  s'y  assit  comme  faisait  Jacques,  et  comme 

21 


242  LES    SUPPLIANTS 

faisait  Jacques,  il  croisa  ses  mains  sur  ses  genoux, 
par  il  ne  savait  quelle  pauvre  imitation  d'autrefois. 

11  pensa  au  passé,  il  y  pensa  puissamment, 
comme  quand  on  est  agenouillé.  Il  pensa  aux  com- 
mencements de  lui-même,  les  époques  blanches  et 
éblouies  de  la  nativité  ;  puis  à  cette  création  du 
monde  qu'il  avait  peu  à  peu  accomplie,  car  chacun 
recommence  tout  :  l'univers  et  le  savoir  ;  Ihistoire 
de  l'humanité  n'est  qu'un  épisode  de  l'histoire  de 
notre  cœur,  emporté  dans  ce  cœur.  La  création  ? 
mais  nous  nous  la  rappelons  !.,. 

Ses  tâtonnements,  ses  premières  impressions,  ses 
premiers  sentiments,  son  père  et  sa  mère  ..  Ils 
n'étaient  plus,  eux,  ils  n'étaient  plus  que  lui  ; 
ils  n'étaient  plus  que  deux  souvenirs  chétifs  qu'il 
tenait  dans  son  sein,  dans  ses  bras...  Eux,  les  infi- 
niment faibles,  les  ombres.  A  cause  de  la  souverai- 
neté de  vivre,  l'orphelin  devient  le  veilleur,  le  père 
de  ses  parents.  Eh  quoi  !  est-ce  possible,  tant  de 
grandeur  et  de  misère  ! 

Jour  par  jour,  année  par  année,  il  avait  vu,  en- 
tendu, soulîert  d'autres  êtres.  Les  autres  êtres, pré- 
textes de  notre  mendicité. 

Les  femmes...  Les  femmes  vers  qui  Ion  se  déso- 
riente de  son  foyer.  Les  femmes  qu'on  voit  dans  les 
théâtres,  inaccessibles  déesses,  les  femmes  qu'on 
voit  dans  la  rue,  inaccessibles  et  divines.  Les  désirs 
et  les  immensités  qu'on  a... 

Ce  soir-lîi,  il  se  rapi)ela  une  très  ancienne,  très 
ancienne  idylle  d'enfance,  â  peu  près  oubliée  parla 


LES   SUPPLIANTS  2^3 

suite,  la  preiiin-ie,  sans  doute.  Il  ne  se  s(jii\tiiail 
plus  de  la  figure  de  l'enfant,  mais  quel([ues  détails 
arrivaient  encore  à  sa  mémoire  :  sa  bague  algé- 
rienne, son  long  voile,  brouillard  charmant,  et  sa 
voix  qui  balbutiait  un  serment  damour.  Autour 
d'eux,  on  avait  souri  de  leur  attendrissement  pareil. 
Et  celte  aventure  paraissait  à  Maximilieu  d'autant 
plus  solennelle  qu'elle  était  morte  à  l'aube,  d'autant 
plus  tragi(|ue  qu'elle  était  plus  avortée...  Kt  un  peu 
plus  lard,  ou  un  peu  plus  tôt,  la  jeune  fille  rencon- 
trée dans  la  rue  et  qui  avait  été  le  salut  de  sa  chair... 

Puis  il  pensa  à  Mme  Kvaugeline.  Sou  souvenir 
se  reportait  avec  plus  de  culte  sur  celle  là,  parce 
qu'elle  fut  toujours  lointaine,  ignorée  :  charitable 
d'inlini.  Il  la  revit,  la  passante  de  lumière,  avec  son 
admirable  visage  étranger  aux  yeux  meurtris.  11 
prêta  l'oreille,  et  il  entendit  ses  pas. 

Il  pensa  au  voyageur  sans  nom  qui  était  entré  un 
jour,  grandement,  placidement,  silencieusement, 
dans  la  maison  à  vendre,  qui  était  venu  revoir  ces 
lieux,  y  goûter,  vieilli,  châtié,  le  remords  du  passé, 
et  qui  avait  erré,  timide,  tandis  qu'on  le  laissait 
faire  et  passer,  comme  s'il  était  surnaturel.  Sur  le 
seuil,  il  s'était  retourné,  avait  regardé  une  dernière 
fois,  et  son  regard,  c'était  l'envolée  humaine  !... 

Maximiliense  souvint,  se  souvint  encore,  de  tout 
ce  qu'il  avait  recueilli  dans  l'espace  de  lui-même, 
à  mesure  qu'il  avait  grandi,  qu'il  avait  été  blessé 
par  plus  de  jours  :  Ces  années  de  collège,  où  il  fut 
malheureux,  et  que  pourtant  il  regrettait,  et   qu'il 


244  LES    SUPPLIANTS 

suppliait  d'être.  Et  Jacques,  son  Jacques,  celui  qui 
s'était  ajouté  à  lui  si  parfaitement,  comme  un  autre 
passé.  Il  n'avait, plus  Jacques.  Et  Marguerite  qu'il 
aurait  aimée  peut-être,  et  ils  auraient  fait  un  couple, 
bien  que  les  couples  soient  brisés...  Et  tous  les 
autres,  plus  obscurs,  plus  reculés  et  mêlés,  et  pour- 
tant chacun  aussi  adorable...  Autour  de  lui  se  dres- 
sait la  vision  de  tous  les  autres,  qui  furent  sa  vie, 
de  tous  les  anges  du  paradis  perdu. 

Puis  il  resta  tranquille,  les  mains  de  nouveau 
croisées.  Des  voiles  gris  emplissaient  la  chambre. 
Il  aurait  voulu  recommencer,  recommencer  à  vivre. 
Mais  cela  n'est  pas  possible  ;  le  passé,  c'est  en  nous 
une  inébranlable  et  parfaite  négation  de  nous- 
mêmes,  c'est  de  la  mort;  on  est  toujours  à  moitié 
vivant  et  à  moitié  mort.  Le  jour  mourait;  lui  aussi, 
mourait  en  lui.  Ses  j'eux  traînaient  sur  le  papier  de 
la  chambre,  fleurs  violacées  vaguement  couronnées, 
sur  les  choses  rangées,  les  lettres  empilées,  raidies, 
prêtes  pour  toute  l'obscurité  et  la  poussière,  la 
porte  ellroyablemenl  immobile. 

El  cela  était  un  drame,  un  drame  à  un  seul  per- 
sonnage confronté  avec  l'infinité  de  lui-même,  le 
drame  de  l'homme  cherchant  à  tâtons  les  bornes  de 
son  cœur  et  ne  les  Irouvaiil  pas. 

Vivre,  c'est  chercher  sans  bornes  ;  être,  c'est 
n'avoir  pas  de  bornes,  ('c  soir-là,  il  acheva  de  se 
comprendre,  aidé  par  celte  évocation  de  sa  vie  tout 
entière,  aidé  par  les  saintes  indications  de  son  père 
mourant,  qu'il  écoutait  toujours. 


LKS    SUPPLIANTS  245 

Ktre,  c'est  n'avoir  pas  de  bornes,  car  c'est  non 
seulement  vouloir  ce  qu'on  n'a  pas  encore,  mais 
c'est  vouloir  ce  qu'on  n'a  plus.  Nous  voudrions 
éperdument  ressusciter  le  passé  comme  nous  vou- 
drions arracher  l'avenir  à  l'avenir,  et  nous  men- 
dions demain  et  nous  mendions  hier  —  comme  un 
incurable  qui  se  tourne  et  se  retourne  misérable- 
ment dans  le  lit  qui  aura  sa  mort. 

Jamais  il  n'avait  vu  à  ce  point  la  puissance  et  les 
distances  du  cœur.  Sa  pure  et  mystérieuse  éduca- 
tion de  vérité  était  presque  parfaite.  Et  quand  il  se 
leva  pour  sortir  de  la  chambre,  il  lui  parut  qu'il 
venait  d'assister  au  geste  même  de  la  vie  ;  c'était 
comme  s'il  avait  vu  face  h  face,  à  d'incalculables 
éloignements,  la  terre  tourner  doucement... 

Dehors,  la  brume  s'établissait,  et  les  gens  se  croi- 
saient dans  une  espèce  de  pénombre.  Au  coin  de  la 
rue  et  du  boulevard,  il  heurta  quelque  chose  dim 
mobile  comme  une  borne.  (Vêtait  encore  un  men- 
diant, un  de  ces  êtres  qui  s'étaient  parfois  dressés 
devant  lui  comme  des  simplicités  vivantes. 

Celui-là  étnit  aveugle.  Pourtant  il  avait  l'air  triste 
comme  s'il  regardait  le  ciel.  11  ne  disait  rien,  ne 
faisait  aucun  mouvement,  ne  tendait  même  pas  la 
main.  On  eût  dit  qu'il  ressentait  combien  tel  geste 
précis  était  inutile;  et  il  vivait,  immobilisé,  grandi. 

Le  jeune  homme  le  regarda,  puis  se  pencha  vers 
lui  et  lui  dit  tout  bas  :  «  Moi  aussi,  je  suis  pauvre  !  », 
d'une  voix  si  désespérée  que  le  malheureux  poussa 
un  soupir  de  pitié. 

21. 


XIX 


Il  reçut  une  lettre  de  Marguerite,  l'institutrice  de 
Rueil.  Elle  l'appelait  : 

«  Je  suis  seule  à  Paris,  venez  nie  voir,  je  vous  en 
supplie.  » 

Elle  ne  savait  rien  de  son  deuil.  Elle  indiquait 
son  adresse.  11  y  alla. 

Ce  fut  elle-même  qui  ouvrit.  Elle  ne  remarqua 
pas  ses  vêtements  noirs.  Dans  le  petit  salcn  lumi- 
neux et  coquet  où  elle  le  lit  asseoir  et  s'assit  à  côté, 
tournée  vers  lui,  elle  dit,  la  voix  attendrie  : 

—  Comme  vous  êtes  bon  d'être  venu  !... 

Elle  n'avait  pas  changé.  Elle  parlait  lentement, 
dans  un  calme  sourire.  Elle  avait  toujours  son 
maintien  sage  et  modeste  d'Ame  exilée  partout,  par- 
tout dans  l'ombre,  partout  sous  un  voile. 

Pourtant  sa  ligure  s'éclairait  d'un  peu  de  coquet- 
terie. Sur  sa  joue  et  sur  son  cou  une  lueur  de  pou- 
dre d-e  rie  était  posée,  dont  le  parfum  l'entmiirait. 
Sa  roibe  ivoire  était  d'une  étoile  j)lus  douce. 

Sur  la  cheminée,  on  voyait  un  portrait  d'homme* 


LKS    SI  l'I'I.I A,M>  24? 

Au  nièniê  moment,  elle  dit  : 

—  Je  ne  suis  plus  institutrice... 

Ce  portrait  qu'elle  mettait  en  évidence,  qu'elle  en- 
cadrait de  toute  la  chambre,  elle  qui  n'avait  pas  de 
parents,  ce  bien-être  clair  où  elle  vivait,  elle  qui 
naguère  était  si  pauvre,  et  végétait  .sous  des  pla- 
fonds sombres,  cette  parole  enlin...  Il  comprit... 

Elle  avait  écouté  quelque  homme  riche,  à  lallùt 
de  sa  personne.  Elle  avait  dit  :  <-  oui  »,  lassée  détre 
malheureuse;  elle  avait  rompu  n'importe  comment, 
au  hasard,  les  yeux  fermés,  sa  morne  solitude. 

Et  maiutenant  il  lui  était  permis  d'être  plus  oisive 
et  plus  jolie,  de  se  revêtir  dun  peu  de  poésie.  Sesmains 
dans  la  paix  s'adoucissaient,  blanchissaient,  rayon- 
naient plus  que  jadis.  Ses  yeux  étaient  moins 
rouges,  et  n'avaient  plus  l'air  d'être  malades,  mais 
seulement  d'avoir  naguère  pleuré  ;ses  beaux  cheveux 
étaient  plus  beaux  et  plus  épanouis.  l*our  le  reste,  sa 
ligure  était  pareille  à  ce  qu'elle  fut.  Le  changement 
survenu  dans  sa  vie  avait  donné  seulement  un  peu 
plus  de  tristesse  à  l'air  virginal  quelle  avait  tou- 
jours... 

Elle  ne  parlait  plus,  elle  était  là,  racontant  tout 
d'elle,  sans  avoir  rien  à  dire. 


11  l'écoutait,  attendait. 

Alors,  elle  murmura  dune  viiix  quelle   lit  basse 
pour  qu'il  l'entendît  plus  doucement  : 


248  LES    SUPPLIANTS 

—  Vous  m'avez  promis  le  ciel,  un  soir,  sur  le  pas 
d'une  porte. 

Ainsi  elle  voulait  se  rapprocher  de  lui,  donner 
quelque  aumône  réelle  à  son  rêve,  vivre  son  espé- 
rance le  plus  possible,  le  plus  possible...  Elle  vou- 
lait se  rapprocher  de  lui. 

Dans  la  nouvelle  condition  où  elle  se  trouvait, 
elle  aurait  pu  enfermer  en  elle,  sans  jamais  le  vio- 
ler d'action,  l'amour  qu'elle  avait  éprouvé  pour  lui, 
mais  les  choses  du  cœur  ne  sont  pas  subtiles,  et  il 
y  avait  de  sa  part  à  lui  dire  de  venir  près  d'elle,  plus 
de  beauté  et  de  simple  g*énie. 

Et,  comme  lui,  comprenant  confusément,  inca- 
pable de  résister  à  une  douceur  féminine  qui  venait 
et  de  ne  pas  oublier  tout  devant  cela,  malgré  lui, 
malgré  lui,  pauvre,  ravi,  tremblant,  béant,  tendait 
les  mains  vers  elle,  elle  y  mit  ses  mains. 

Machinalement  déjà,  dans  un  violent  silence  d'en- 
vie, il  l'attira  à  lui.  Et  il  sentit  la  palpitation  de  sa 
vie  s'unir  à  la  sienne,  la  chaleur  de  son  sein  de 
femme  l'accueillir...  Il  la  serra,  la  saisit  davantage 
dans  son  désir  et  il  la  regarda  avec  des  yeux  ar- 
dents, lourds  de  caresses,  elle  qui,  de  lui  avoir  au- 
trefois si  gravement  parlé  dans  des  rencontres  mé- 
lancoliques, alors  que  ses  humbles  conlidences  la 
défendaient  comme  une  vertu,  elle  qui,  d'avoir  été 
l)resqu(!  un(^  sœur,  était  plus  cachée,  plus  vêtue 
qu'une  autre  et  serait  plus  nue  ! 

Mais  elle  se  dégageait. 

Elle  aurait  voulu  des  confidences,  des  paroles, des 


LES   SUPPLIANTS  249 

pensées,  une  cérémonie  de  pensées...  On  la  voyait 
pleine  d'une  àme,  et  désirant  offrir  plutôt  son  âme... 

—  Ah  !  dit-elle,  parlons...  Dites-moi... 

Leur  vœu  de  rapprochement  n'était  pas  le  môme. 
Le  vœu  de  Ihorame  ploya  celui  de  la  femme.  11  avait 
posé  ses  lèvres  sur  elle  et  fasciné  par  son  immobi- 
lité sous  ce  baiser,  fasciné  par  tout  ce  qui  était  pos- 
sible, par  tout  ce  qui  allait  être,  il  ne  savait  plus 
parler;  il  était  devenu  muet,  profond  et  animal. 

Elle  était  près  de  lui  infiniment...  Et  au  fond  des 
ténèbres  sacrées  de  ses  vêtements,  les  mains  de 
l'homme,  éperdues,  rampèrent,  tâtonnant  vers  la 
révélation  d'elle,  vers  sa  chair  tout  entière,  vers  ses 
fêtes  profondes  de  femme. 

Elle  avait  commencé  par  résister,  puis  l'enfant  au 
cœur  simple  aima  ce  don  de  son  inconnu.  Elle 
s'immobilisa  dans  un  long  et  grave  et  grandissant 
sacrifice  de  sa  pudeur,  baissant  la  tête,  suavement 
éclairée,  confuse,  mais  souriante  et  attentive..  Son 
visage  était  pareil  à  son  visage  d'autrefois,  timide  et 
réservé,  de  plus  en  plus  pathétiquement  pareil, 
tandis  que  les  mains  étrangères  évoquaient  dans 
l'ombre  et  faisaient  en  quelque  sorte  éclore  la  blan- 
cheur de  sa  chair,  la  clarté  de  ses  jambes,  et  entre 
ses  jambes  qu'elle  serrait  le  duvet  tiède  d'un  nid  vi- 
vant. 

Alors,  dans  la  simplicité  auguste  d'oiïrir  tout  ce 
qu'elle  avait,  tout  son  être  consentit  comme  ses 
lèvres,  tout  son  être,  comme  ses  lèvres,  s'abandonna 
et  s'entr'ouvrit. 


2rO  LES   SUPPLIANTS 

Blottie  sur  lui,  elle  balbutia,  elle  sanglota  : 

—  Oh  !  j'ai  tant  rêvé,  tant  rêvé  à  vous  près  de 
moi...  J'ai  tant  pleuré,  tant  crié  vers  votre  venue  ! 
Si  vous  saviez  comme  j'avais  mal  d'être  seule  ! 
Maintenaiit,  nous  sommes  ensemble... 

Un  admirable  geste  s'empara  d'elle  comme  une 
folie  dont  elle  tressaillit  toute  :  Arrachant  et  en- 
tr'ouvrant  ses  vêtements,  faisant  de  tout  ce  qui  la 
cachait  un  divin  désordre  ;  voulant  être  nue  et 
rayonnante,  elle  dit  avec  une  simplicité  d'ange  : 

—  Regardez-moi!...  Regardez-moi! 

Et  son  consentement  grandissait  et  s'épanouissait 
et  après  s'être  livrée  à  ses  mains,  et  à  ses  yeux,  elle 
voulut  se  livrer  à  ses  entrailles.  Tous  deux,  debout 
et  chancelants,  ils  étaient  comme  un  seul  être  qui 
se  cherche  kcœur...  Ils  tombèrent  tous  deux  à 
terre,  dans  l'ombre  ;  et  dans  le  chaos  des  habits  dé- 
faits, ouverts  ou  déchirés,  leurs  ventres  se  joigni- 
rent. 

Et  de  leur  silence  créateur,  et  des  efforts  que, 
pleins  de  nuit  et  de  chute,  ils  tentaient  au  rythme 
d'un  galop  qui  se  déchaîne  dans  un  espace  plus  fort 
et  plus  puissant  que  l'espace,  et  de  leurs  deux  bou- 
ches entrechoquées,  monta  eu  s'enlaçant  un  double 
cantique  d'actions  de  grâce,  cri  enfin  |)9reil  de  leurs 
deux  êtres  dissemblables,  baiser  de  leurs  deux  pro- 
fondeurs heureuses,  baiser! 

Et  pendant  longtemps  dans  ce  coin  de  hi  chambre 
où  l'amour  les  a  jetés  par  terre,  ils  sont  deux  mons- 
tres (r;ini()iir,  ils  s'acharnent  ;'i  tuer  leur  désir  (|ui 


LES    SlI'l'LIANTS  251 

revit,  ne  se  regardant  avec  leurs  prunelles  stupéfiées 
que  leurs  chairs  soient  si  proches  que  pour  se  reje- 
ter l'un  dans  l'autre,  aveuglément.  Et  ils  se  con- 
naissent tragiquement,  mêlent  leurs  têtes  et  leurs 
flancs,  appellent  la  volupté  défendue  et  extraor- 
dinaire avec  leurs  bouches  silencieuses. 

Et  la  volupté  vient,  faisant  douter  de  tout,  fai- 
sant chavirer  tous  les  cieux  dans  .«on  ombre. 

Puis,  il  n'y  a  plus  rien  d'eux,  dans  les  ténèbres  où 
les  caresses  sont  mortes,  que,  de  plus  en  plus  faible, 
un  halètement  de  bête. 


Il  se  relève,  lui,  comme  un  spectre  contraire, 
comme  de  la  pensée. 

La  femme  est  restée  étendue  à  terre.  Elle  a 
ramené  son  bras  sur  sa  figure,  et,  au  milieu  des 
vêtements  et  des  choses  en  désarroi,  elle  semble 
assassinée. 

Et  lui  seul  se  relève,  elTaré  d'être  immobile,  tant 
il  a  de  vertige.  Il  se  relève  hors  d'elle,  hors  de  cette 
femme  qui  a  roulé  là,  et  qui  poursuit  en  se  cachant 
la  tête,  plus  d'enfouissement  et  d'aveuglement,  et 
attend  qu'il  y  ait  eu  un  peu  d'oubli  avant  d'oser  se 
montrer  à  la  lumière,  avant  de  laisser  le  rayon  de  sa 
figure  monter  au  ciel  ! 

Il  sent  le  remords  de  ce  qui  a  été,  de  cette  grande 
crise  inutile  de  colère,  écraser  ses  épaules  humai" 


252  LES   SUPPLIANTS 

nés  ;  et  l'horreur  de  ce  qui  vient  de  l'extasier  crispe 
sa  face... 

Il  frissonne,  épouvanté  des  ruines  de  l'amour  et 
de  cette  jouissance  physique  que  sa  brièveté  rend 
bestiale. 

Il  fait  quelques  pas  mal  assurés  pour  s'éloigner 
de  la  chair  féminine,  de  ce  coin  où  ils  se  sont  débat- 
tus, où  toute  lombre  s'est  emparée  deux,  s'est  faite 
océan  pour  les  noyer. 

Une  glace  est  là,  présentant,  au-dessus  de  la 
cheminée,  sa  feuille  de  lumière.  11  s'y  regarde, 

11  s'y  regarde,  et  il  voit  ses  yeux  encore  rougis  et 
ses  vêtements  de  deuil  qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  de 
rejeter.  Et  il  se  souvient  de  la  mort  de  son  père. 
Depuis  qu'il  est  entré  dans  cette  chambre,  il  l'a  ou- 
bliée ! 

Et  d'avoir  subi  cet  oubli,  et  d'avoir  à  ce  point 
anéanti  dans  son  cri,  cette  sainte,  cette  douce  vérité 
qui  n'a  plus  que  lui,  il  gémit  jusqu'au  fond  de  son 
être,  et  il  tombe,  tombe  dans  une  impardonnable 
et  désespérée  souffrance,  les  mains  aux  tempes,  les 
yeux  effarés... 


Il  s'entendit  appeler  faiblement,  profondément. 

("était  elle  qui,  à  son  tour,  s'était  relevée,  avait 
voilé  sa  ch:iir  meurtrie  du  monstrueux  égorgement, 
et  était  venue  |)n"'s  de  lui,  la  léle  liumble,  courbée, 
les  maiusen  croix  soutenant  ses  voiles. 


LES   SUPPLIANTS  253 

Le  même  frisson  la  ravageait,  elle  était  dans  le 
même  enfer  de  regrets.  Et  le  môme  souvenir  les  ob- 
sédait, et  les  mêmes  détails  punissaient  leurs  yeux 
dans  la  lucidité  infernale  de  la  honte. 

Elle  cria,  désillusion  hagarde  : 

—  Ou'avons-nous  fait  !  Qu'avons-nous  fait  avec 
nous-mêmes  ! 

Repoussée  du  rêve,  elle  se  plia  davantage  vers  la 
terre  et  gémit  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  unis,  nous  ne  sommes 
pas  unis!  Et  pourtant,  je  croyais  me  donner,  je 
croyais  que  ce  serait  fini  d'être  séparés  ! 

Et,  passant  une  main  sur  ses  yeux  et  son  front, 
étonnée  et  triste  de  revivre,  elle  expliqua  la 
croyance  d'autrefois  :  le  rêve  de  rapprochement  si 
bon,  d'union  parfaite,  d'infinies  fiançailles  qu'elle 
avait  rêvé  et  qui  naguère,  à  tous  les  moments  de 
sa  vie,  était  près  d'elle  dès  qu'elle  fermait  les  yeux. 

Et  taudis  i|uil  se  taisait,  épouvanté  de  la  mort  de 
son  père,  de  cette  nouvelle  qu'il  venait  d'apprendre, 
ja  pauvre  femme,  qui  n'avait  [dus  rien  à  elle, 
racontait  son  cœur. 

—  Etre  à  vous, être  vraiment  àvous!...  N'être  moi- 
même,  n'être  une  femme  que  juste  assez  pour  vivre, 
pour  être  l'ombre  féminine  de  vous...  Etre  votre 
cœur  qui  pense  un  peu  à  moi!  Vous  écouter,  vous 
entendre,  vous  comprendre, avoir  à  moi  votre  voix. 

«  Vivre  tous  deux  deux  destinées  ensemble,  n'être 
qu'un  cœur,  qu'un  seul  cœur. 
Elle  criait  presque,  elle  élevait  hors  d'elle-même 

22 


254  I^ES    SUPPLIANTS 

comme  hors  dun  naufrage,  lillusion  adorée  :  Un 
seul  cœur,  un  seul  cœur  ! 
—  Alors,  tout  mon  être  est  inutile  ! 


A  ce  cri  de  dénuement,  il  tressaillit,  la  re- 
garda. 

llvit  sa  figure  fixée  sur  le  passé,  sur  l'irréparable, 
sur  la  virginité  dont  elle  était  à  jamais  veuve  ;  sa 
figure  de  pensée,  de  supplication  et  de  douleur.  Il 
vit  toute  sa  figure  pour  la  première  fois. 

—  Il  n'y  a  pas  d'union  parfaite  des  êtres,  mur- 
mura-t-il,  baissant  la  voix  avec  un  frissonnement 
11  n'y  a  pas  de  fusion  des  cœurs.  Il  n'y  a  pas  d'har- 
monie, ni  d'éternel  sourire... 

Elle  l'entendait  à  peine,  inclinée  vers  lui.  Peu  à 
peu,  sa  voix  se  fit  plus  sure  et  pourtant,  oh  !  mys- 
tère, plus  tendre  : 

—  11  n'y  a  pas  de  repos,  et  il  ny  a  pas  de  para- 
dis. 

Elle  leva  ses  yeux  désespérés  vers  la  bouche  qui 
parlait  ainsi. 

—  Il  n'y  a  rien,  dit-elle. 
Mais  il  secoua  la  tête  et  dit  : 

—  Il  y  a  l'amour. 

—  Hélas  !  fil  elle. 

—  L'amour,  reprit-il  les  lèvres  enfin  écloses  dans 
la  vérité,  vous  le  cherchez  au  ciel...  Vous  le  cher 
chez  au  ciel  comme  si  c'était  une  étoile,  vous  le 


i.LS    >l  l'I'LlANTS  2bb 

cherchez  duiis  ic  surnaturel  comme  si  c'était  quel- 
que extase  parfaite  et  perpétuelle  de  deux  êtres 
perdus  en  un  seul  ;  comme  si  c'était  une  chose  faite 
avec  deux  cœurs  morts  en  uu  seul,  ^'ous  le  cher- 
chez dans  l'impossible  et  dans  le  néant. 

«  Il  est  dans  notre  cœur.  11  vit,  comme  tout  ce 
qui  est  vrai.  Et,  pour  vivre,  il  a  besoin  de  l'ombre, 
de  l'incertitude,  et  de  la  séparation  silencieuse. 
Pour  être,  il  a  besoin  de  se  débattre,  de  se  déchirer 
et  de  haïr.  » 

Puis  Maximilien  ajouta,  avec  une  sincérité  gé- 
niale et  un  bégaiement  dhorreur  religieuse  : 

—  L'immensité  de  nos  cœurs  a  besoin  d'être 
pauvre. 

Mais  elle  soupira  : 

—  Noire  cœur  est  si  pitoyable  avec  toute  la  nuit, 
méchante  ou  morne,  qui  le  noie...  Comment  peut 
s'appeler  ce  ([ui  est  tellement  assiégé  d'ombre  et  a 
besoin  d'être  baigné  d'ombre  pour  vivre  !... 

Il  répondit  à  voix  [)resque  baissée  : 

—  De  la  lumière... 


Un  sorte  de  reflet  sembla  passer  sur  leurs  deux 
fronts. 

Pourtant,  triste,  elle  hocha  la  tète,  et  continua  à 
regarder  autrefois,  les  jours  où  une  sainteté  frater- 
nelle les  rapprochait  d'une  douce  séparation,  elle 
continuait  à   regarder  l'irréparable,  linaccessible 


256  LES    SUPPLIANTS 

elle  s'obstinait  à  regarder  dans  le  mirage  qu'elle 
berça  pendant  si  longtemps,  comme  un  enfant  re- 
garde une  étoile  qu'il  voudrait. 

—  Màisla  désillusion  qu'ona,leregret, le  remords? 

—  L'amour  en  a  besoin  pour  aimer. 

«  Le  remords,  c'est  aimer  ce  qui  a  été,  comme  le 
désir,  c'est  aimer  ce  qui  sera,  Tout  cela,  c'est  notre 
cœur  qui  est  toujours  là  tout  entier,  plus  fort  que 
l'avenir,  plus  fort  que  le  passé,  plus  fort  que  la  vé- 
rité !  Le  remords  et  le  désir  sont  les  grandes  ailes 
de  sa  grandeur  On  crie  l'un  vers  l'autre  à  travers 
demain  et  à  travers  hier  î 

—  Ah!  dit-elle,  c'est  bien  vrai,  que  mon  regret 
est  un  grand  cri  d'amour  vers  vous. 

Elle  levait  les  yeux,  ébranlée  de  son  malheur, 
essayant  d'espérer,  de  revivre  ;  mais  elle  reprit,  tout 
à  coup,  lourdement  absorbée  : 

—  Aller  de  désir  en  regret,  c'est  peut-être  aller 
d'amour'  en  amour,  mais  n'est-ce  pas  aller  surtout 
d'adieu  en  adieu  ?  Pourquoi  n'y  a-t-il  point  de  cesse 
à  cette  poursuite  ?  Pourquoi  jamais  notre  cœur 
n'est-il  béni,  i)ourquoi  jamais  l'exaucement  suprême 
où  il  s'endormirait  enfin  ? 

—  Parce  qu'il  est  immortel  !  répondit-il. 

Klle  cliercha,  troublée,  chercha  uuc  réponse  mé- 
lancolique et  n'en  trouva  point,  et  elle  se  répéta  à 
mi-voix, comme  si  elle  la  pénétrait,  l'apprenait, celte 
phrase  si  déconcorlanle  d'abord  : 

—  Alors  noire  conir  est  grand  parce  qu'il  n'a 
jamais  ce  qu  il  vcnil? 


LES    MI'i'l.iWl^  257 

—  Oui. 

Elle  ue  résista  plus  à  cette  pensée.  Autour  d'elle 
ses  voiles  étaient  tombés  ;  elle  était  nue  ;  elle  était 
dans  sa  simplicité,  sa  pauvreté,  et  sa  fragilité.  Elle 
avait  un  peu  de  lumière  d'or  sur  les  cheveux,  de 
lumière  d'argent  sur  son  front,  son  bras  et  un  de 
ses  seins.  Et  il  la  prit  dans  ses  bras  avec  des  pré- 
cautions religieuses,  heureux  qu'elle  fût  nue,  parce 
qu'ainsi  elle  était  plus  douce. 

Elle  murmura  près  de  son  oreille,  poursuivant 
son  idée  élémentaire  : 

—  Et  le  bonheur? 

Très  tendre,  très  lent,  très  berceur,  domptant 
mot  à  mot  la  révolte  de  cette  Ame  étrangère  : 

—  Le  bonheur,  dit-il,  c'est  le  rêve  des  malheu- 
reux... Et  c'est  grand  et  vrai  comme  les  malheu 
reux.  Il  n'existe  qu'en  tremblement,  en  vertige,  eu 
pauvreté  dans  nos  cœurs.  En  ombre  pleine  d'étoiles. 

Elle  mit  la  main  sur  son  cœur,  sur  sa  vie,  sur  sa 
force,  sur  sa  pen.sée  où  il  y  avait  tout,  et  avoua  : 

—  Ah  !  comme  l'amour  est  triste,  et  qu'il  est  beau  ! 
Ainsi  ramené  encore  une  fois  à  la  grande  notion 

qu'il  avait  des  choses,  il  y  amenait  une  créature,  il 
l'absolvait,  et  il  s'absolvait  d'elle,  et  il  était  près 
d'elle  comme  l'apôtre  près  de  la  femme  coupable, 
mais  plus  sacré  que  l'apùtre,  parce  que  lui  aussi 
avait  péché,  que  lui  aussi  était  prosterné,  et  qu'il 
avait  mis  son  propre  cœur  dans  les  cheveux  épars  de 
la  pécheresse.  11  la  contemplait,  tandis  qu'émue  et 
heureuse  à  cette  révélation  de  vérité,  comme  Eve 

22. 


258  LES    SUPPLIANTS 

dans  le  premier  éclairement  de  la  terre,  lorsque  la 
séparation  et  la  faiblesse  eurent  fait  naître  l'amour, 
elle  apparaissait  vaste  de  tout  le  pauvre  elTort  déme- 
suré des  êtres,  belle  de  toutes  les  étoiles  qui  sont 
dans  ses  yeux,  sainte  de  tout  le  paradis  rêvé,  plus 
sainte  encore  de  tout  le  paradis  perdu. 

Ils  niirentleursdeuxtôtesencore  orageuses  dans  le 
rayon  qui  tombaitdelafenêtre.  Etre,  c'est  êtregrand  ; 
être  éclairé,  c'est  la  bénédiction,  la  haute  caresse  1 


Dans  la  rue,  il  fut  frappé  par  la  physionomie  d'un 
pauvre  qui  le  regardait.  Il  reconnut  cet  homme  : 
c'était  l'étrange  vagabond  qui  leur  avait,  toute  une 
nuit,  geint  sa  confession. 

11  y  avait  peu  de  monde  dans  la  rue  grise,  au  ciel 
blême.  Lhomme  se  mit  devant  lui  et  dit  : 

—  C'est  moi. 

«  Je  suis  venu  dans  les  rues  de  Paris  en  suivant 
l'avenue.  Quel  malheur  d'être  venu  ici  !  11  y  a  trop 
de  femmes,  il  y  a  trop  de  femmes!. . .  Et  je  suis  mal- 
heureux, et  je  ne  puis  m'en  aller,  m'enf uir  d'ici,  tant 
il  y  a  de  femmes  h  voir,  à  voir...  ;  tellement  je  suis 
occupé  malgré  moi,  à  les  contempler  toutes,  à  map- 
proclier  de  celles  qui  passent,  à  guetter  un  peu  de 
leur  chair,  grand  comme  un  pétale,  dans  l'entre- 
bâillement des  chemisettes...  Ce  n'est  presque  rien 
qu'on  voit,  et  pourtant  ce  serait  la  place  immense 
d'un  baiser...   " 


Il  dit,  sombre  visionnaire  : 

—  Il  y  a  une  autre  {grandeur. 
Puis,  il  reprit  : 

—  Et,  souvent,  je  suis  tellement  persécuté  d'envie, 
qu'il  faut  que  je  ferme  les  yeux  et  que  je  reste  dans 
un  coin,  haletant  et  pourchassé. 

Il  désifçna  du  doigt  le  sol  : 

—  Par  terre,  le  pavé  ;  là  où  il  y  a  la  boue  et  la  pous- 
sière, les  pieds  des  femmes,  parfois  un  peu  de  leurs 
jambes,  les  bords  des  jupes  et  des  jupons...  C'est 
par  terre,  dans  la  boue, vers  l'ombre  que  j'essaye  de 
voir  un  peu  d'elles,  indilTérent  à  leurs  ligures  qui  ne 
sont  pour  moi  (jue  les  inutiles  bijoux  de  leurs  corps. 

«  Mais  les  femmes  savent  qu'elles  sont  ainsi  con- 
tinuellement attaquées  par  la  marée  des  regards 
mâles;  et  elles  veillent  continuellement,  haineuse- 
ment, sur  le  bas  de  leurs  jupes. 

«  Ah  !  si  je  pouvais  dire  ce  que  je  ressens,  je 
ferais  un  livre  plus  maudit  et  plus  béni  que  tous 
ceux  qu'on  a  faits  !    - 

Ses  paupières  clignotent  ;  ses  yeux  sont  rouges, 
injectés  ;  il  a  réellement  des  larnu's  de  sang. 

—  Ah  !  ràla-t-il  avec  une  sincérité  alïolaute,  il  y  a 
vraiment  des  moments  où  on  se  retient!.,.  Oh  !  je 
n'ai  jamais  rien  fait  pour  satisfaire  mon  deuil 
terrible  des  femmes.  Je  n'en  ai  pas  eu  le  courage,  et 
maintenant,  sur  le  tard,  je  comprends  que  ce  n'est 
pas  la  peine,  et  que  toutes  les  actions  sont  mortes 
d'avance...  A  quoi  bon'.'  Ce  serait  à  recommencer... 

11  ajouta  avec  une  profondeur  rauque  : 


260  LES   SUPPLIANTS 

—  L'amour  est  plus  fort  que  les  femmes  !... 

«  Et  je  suis  condamné  —  par  qui  et  pourquoi  ?... 
parce  qu'il  n'y  a  pas  de  Dieu  —,  à  m'enfuir  comme 
une  sorte  de  don  Juan  plus  sale,  plus  étoufïé,  plus 
martyrisé,  plus  grand,  avec  des  ailes  plus  écar- 
telées  ! . . .  » 

11  eut  un  ricanement  douloureux  ;  son  sourire 
semblait  déchirer  sa  figure.  Et  il  s'en  alla,  s'enfuit, 
désespérément,  lentement. 

Et  Maximilien,  à  cause  de  cet  être  si  totalement 
abandonné  à  son  propre  cœur  qu'il  était  la  a  bête  de 
la  vérité  »  et  l'image  désemparée  de  ce  qui  est 
au  fond  de  nous,  pensa  au  martyre  charnel.  A  ce 
besoin  si  facile,  si  tentant  :  bouleverser  le  geste  trop 
simple  —  oui,  trop  simple  —  et  trop  frêle,  des  robes. 
Ce  martyre  qu'on  a,  quel  qu'on  soit,  et  qui  s'apaise 
d'attentats,  d'obscénités,  ou  s'étoufie  d'héroïsme,  ou 
se  cache  et  cherche,  déchiqueté  silencieusement  à  la 
multitude  des  femmes...  C'est  le  martyre  humain  le 
plus  rudimenlaire,  le  plus  ancien,  le  premier:  c'est 
le  martyre  humain  tout  nu. 

Lui  aussi,  bien  qu'il  fût,  plus  qu'un  autre,  honnête 
et  sage  et  de  mœurs  pures,  traînait  en  lui,  débor- 
dant, l'amour  de  l'amour.  L'amour  qui  change  éter- 
nellement de  faces,  roulant  de  l'une  h  l'autre,  se 
fuyant  lui-méuie,  clierchant  comme  on  chercherait 
l'étreinte  de  l'horizon,  un  grand  embrassement 
pacifKiue  ! 

Dire  toujours  :  une  autre;  dire  toujours:  demain; 
épeler  l'inlini  !  Ou  sent  bien  dans  ce  cas  si  puissant, 


LES    SUPPLIANTS  2C1 

si  élémentaire,  du  déchaînement  de  notre  désir,  ce 
déchaînement  tout  entier,  et  que  l'amour  est  plus 
fort  que  les  femmes  de  la  même  façon  que  le  cœur 
est  plus  fort  que  le  bonheur. 


XX 


Quand  il  rentra  dans  sonquartier,  le  soir  tombait. 
Un  fournisseur  se  détacha  d'un  vague  seuil.  11  se 
pencha  dans  l'ombre,  et  Maximilien  ne  vit  que  son 
magnifique  sourire. 

Cet  homme  semblait  pénétré  de  douleur.  11  prit 
la  main  de  l'orphelin. 

—  Oh  !  le  malheur  n'est  pas  rare,  dit-il...  Je  ne 
sais  pas  ce  qu'il  y  a  depuis  quelque  temps...  Partout, 
partout,  partout...  Tenez,  chez  les  Thierry,  le  cor- 
donnier, ils  viennent  de  perdre  leur  enfant  qui 
était  comme  une  petite  lille  et  aurait  été  un  homme. 
Votre  père  les  aimait  beaucoup,  vous  devriez  aller 
les  voir.  (Vest  Hi... 

Il  indlcjua  de  la  main. 

Maximilien  quitta  cet  homme,  qui  (Mil  été  le  plus 
doux  des  amis.  Il  longea  deux  maisons,  entra  dans 
une  cour  étroite  et  sale. 

Au  fond   de   la  cour,  réchop[)e   du  cordonnier, 
accolée  à  ui\  logement  du  rez-de-chaussée,  s'avan 
çait  avec  son  enseigne,  niendiail.  Le  logement  était 


LES    SLPPLIVNTS  263 

composé  d'une  chambre  basse  et  humide,  ouvrant 
sur  Une  cuisine.  La  chambre  était  nue,  sans  voiles  ; 
par  de  petits  carreaux  V3rdàtres,  de  la  lumière  y 
tombait  comme  un  peu  deau.  Le  père  et  h\  mère 
étaient  assis  sur  des  chaises.  Ils  étaient  courbés 
dans  un  silence,  et  une  immobilité  complète,  qui, 
liélas  !  était  du  travail,  de  la  fatigue. 

11  s'arrêta  au  comni'încemeul  de  la  chambre.  Ils 
levèrent  vers  lui  leurs  figures. 

—  J'ai  su  que  votre  petit  était  mort  ;  moi,  mon 
père  est  mort. 

—  Un  père,  un  fils,  c'est  la  même  chose,  dit 
Ihomme  à  voix  basse. 

Et  tous  trois  furent  ijumobiles  et  semblables. 

Les  yeux  shabiluaieut  à  la  demi-obscurilé.  On 
voyait  la  femme  à  présent,  ou  la  voyait  à  peine,  on 
la  voyait  vivre.  Elle  était  assise  toil  près  de  la 
fenêtre. 

Le  rayon  bleuâtre  et  verdàtre  l'enveloppait 
toute,-  de  sorte  qu'elle  avait  une  robe  de  ciel. 

Malgré  elle,  ses  larmes  et  ses  paroles  tombèrent, 
régnèrent  :  elle  se  mit  à  raconter  comment  le  petit 
Henri  était  mort. 

—  Tu  vas  te  faire  du  mal.  dit  Ihomme. 

Mais,  triomphalement,  elle  parla.  Parler,  cela  con- 
sole d'on  ne  sait  quelle  triste  et  amoureuse  conso- 
lation ;  c'est  comme  si  on  touchait  le  passé. 

Elle  parla  d'abord  de  la  naissance  de  leufant,  sa 
pauvre  naissance  qui  était  morte  tout  de  suite:  deux 
ans  î  II  n'avait  été  que  de  l'espérance  et  du  regret. 


264  LES    SUPPLIANTS 

De  l'espérance...  Ah!...  il  était  venu  à  un  moment  où 
il  fallait  qu'il  vienne. 

—  Après  de  longues  années  de  mariage  et  d'habi- 
tude, expliquait-elle  naïvement,  un  petit  enfant  est 
un  sage  qui  apporte  le  bonheur  à  ses  parents. 

Ainsi,  avec  son  bégaiement  de  femme  ignorante 
et  de  femme  pleurante,  elle  disait  tout  le  poème  de 
la  naissance  d'un  être  humain. 

—  D'abord,  comme  il  était  fragile,  si  fragile  qu'il 
élait  tout  seul...  On  faisait  ce  qu'on  pouvait...  On  ne 
faisait  plus  attention  au  soleil  et  à  la  nuit.  Que  de 
jours  sombres,  que  de  nuits  blanches,  changées  en 
jours... 

«  Il  grandissait,  il  riait,  il  parlait.  Il  disait  peu  à 
peu  des  choses  vraies.  Il  était  vrai.  L'autre  matin, 
il  s'est  arrêté  de  parler.  11  était  rouge,  égaré,  il  souf- 
frait, il  n'était  plus  lui.  Le  médecin  est  venu  mer- 
credi; il  a  dit  qu'on  ne  pouvait  pas  le  guérir.  Alors, 
on  s'est  rais  à  côté  de  son  lit,  debout,  et  on  l'a  re- 
gardé mourir,  sans  bouger  plus  que  lui. 

'<  .leudi  soir,  entre  cinq  heures  et  six  heures,  il 
est  mort.  Le  médecin  la  dit  ;  on  ne  l'a  pas  vu.  Il 
na  plus  bougé  du  moment  d'avant,  et  pourtant,  tout 
d'un  coup,  il  est  mort,  il  a  roulé  dans  tout  le  noir, 
dans  tout  le  noir...  A  l'aube,  il  était  blanc  comme 
l'aube  ;  il  était  blanc  comme  tout. 

«  Ah  !  monsieur,  tout  est  inulilo.  Toul  l'amour 
qu'on  a  —  et  Dieu  sait  si  on  en  a,  c'est  extraordi- 
naire—  tout  ce  qu'on  fait  et  qu'on  fait  faire,  tout 
ça,  c'est  inutile.  Tout  ce  qu'on  donne,  on  le  donne  à 


LES    SUPPLIANTS  265 

la  mort.  Tout  ce  qu'on  garde,  on  le  donne  à  la  mort.  » 
Et  ses   paroles  elle-mémes  s'arrêtèrent    devant 

l'inutilité  de  tout. 
L'homme  leva  sa  tête  sombre  et  dit  : 
—  Vivre,  ça  porte  malheur. 


Ils  étaient  vraiment  au  fond  de  la  douleur.  Ils 
n'étaient  plus  que  la  misère  des  misères  humaines. 
Il  n'était  pas  possible  de  voir  quelque  chose  de  plus 
profond  que  leurs  visages. 

Pitié  !  disaient  leurs  fronts  naufragés,  l'ilié  !  di- 
saient leurs  yeux,  leurs  dos  plies,  leurs  mains,  ces 
choses  en  lambeaux... 

Ils  fixaient,  hébétés,  la  même  idée,  la  même  image, 
ils  y  pensaient  sans  cesse,  et  chaque  fois  qu'ils  y 
pensaient  plus,  ils  étaient  labourés  d'un  frisson. 

La  femme,  plus  aiguë  et  plus  surhumaine,  ras- 
semblant toute  sa  force,  tout  son  être,  hasarda  : 

—  Y  a-t-il  une  consolation  ? 

—  Ah!  oui,  dit  l'homme,  plus  lent  à  comprendre, 
y  a-t-il  une  consolation? 

Et  ils  se  tournèrent  vers  le  nouveau-venu,  avec 
la  question  la  plus  simple  et  la  plus  sublime,  avec 
toute  leur  vie  aux  lèvres. 


Maximilien  dit  :  Oui. 

"  Oui  il  y  a  une  consolation.  » 

23 


266  LES   SUPPLIANTS 

Et  cette  parole,  la  première  qu'il  jetait  dans  le 
monde  étranger,  trembla  comme  son  cœur. 

Ils  tendirent  leur  cou,  leur  pâle  douleur,  capti- 
vés et  frémissants  à  cet  espoir  d'espoir,  à  celte  pro- 
messe d'autre  chose  pour  eux,  d'autre  chose  tout 
de  même... 

Maximilien  sentait  ce  qu'il  fallait  dire,  mais  il  ne 
savait  pas  bien  choisir  ses  paroles  et,  un  instant,  lui 
aussi,  attendit  et  s'écouta... 

La  femme  comprenant  qu'il  allait  s'agir  de  choses 
divines,  voulut  aller  au-devant  d'un  reproche. 

—  Je  ne  suis  pas  très  pratiquante,  balbutia-t-elle... 
Puis,  plus  gênée,  à  voix  basse,  révélant  une  tor- 
ture secrète  : 

—  Le  petit  n'était  pas  baptisé...  Et  maintenant 
le  bon  Dieu  voudra-t-il  que  nous  soyons  heureux?... 

L'homme  écoutait  en  hochant  la  tête.  Sa  femme 
disait  ce  qu'il  pensait  confusément  encore.  Les 
femmes  sont  un  peu  en  avant  des  hommes. 

Ce  n'était  pas  tout  : 

—  .Je  n'ai  pas  toujours  fait  le  bien...  Des  fois,  je 
n'ai  pas  pu,  ou  bien  je  n'ai  pas  su... 

«  Des  fois,  je  n'ai  pas  voulu... 
«  Croyez-vous  que  le  bon  Dieu  voudi-a  (lue  nous 
soyons  heureux  ?...  » 
Maximilien  répondit  : 

—  11  n'y  a  pas  de  Dieu. 


LES    SLIM'I.IAN  [S  207 


Ils  le  crurent. 

Ils  le  crurent  ;  leur  deuil  les  avait  d«^pouillés  si 
grandement  !  Ils  avaient  si  librement  crié!  Ils 
avaient  tellement  éprouvé  de  silence  et  de  froid;  ils 
avaient  tellement  regardé  sans  bornes  à  travers  le 
berceau  vide  ! 

Ils  dirent:  «  C'est  vrai...  11  n'y  a  pas  de  Dieu  », 
comme  s'ils  le  savaient  déjà  sans  le  savoir,  comme 
s'ils  s'en  souvenaient. 

Puis  îls  eurent  peur;  leur  plaie  leur  lit  plus 
étrangement  mal. 

—  Il  n'y  a  pas  de  Dieu...  Alors  quoi?  firent-ils, 
eu  passant  leurs  mains  de  nuit  sur  leurs  faces  de 
soir,  hagards  comme  des  gens  qui  s'éveillent  avant 
l'heure. 

Le  visiteur  reprit  avec  une  simplicité  pourtant  un 
peu  miraculeuse. 

—  Alors...  Il  n'y  a  que  nous. 

—  Mais  nous,  qu'est-ce  que  nous  sommes  donc? 
crièrent-ils,  ignorant  s'ils  allaient  recueillir,  du 
grand  changement  universel  où  ils  étaient  poussés 
à  lAtons,  le  prodige  de  plus  de  douleur  encore,  ou  le 
prodige  d'un  peu  de  joie... 


Le  jour  s'efîaçait.  L'imraeusiU'  avouait  son  ombre 
et  ses  étoiles...  «  Ou'esl-ce  que  nous  sommes?  » 


268  LES   SUPPLIANTS 

demandaient  profondément  les  deux  fantômes  en- 
chaînés de  pénombre  et  de  petitesse,  derrière  la 
fenêtre,  toute  la  figure  affamée;  les  deux  fantômes 
humains  devant  qui  le  voile  de  Dieu  était  tombé. 
Maximilien  dit  : 

—  Nous  sommes  de  l'infini. 

—  Ah!  nous  sommes  de  l'infini...  reprirent- ils 
doucement,  sans  comprendre  et  pourtant  sans 
s'étonner. 

Mais  l'homme  regarda  ses  mains,  la  maigreur  de 
ses  genoux,  sa  fatigue,  regarda  la  faiblesse  de  la 
femme  jetée  près  de  lui,  et  secoua  la  tète...  Puis, 
malgré  lui,  ses  yeux  allaient  à  travers  la  fenêtre, 
les  toits,  les  nuages,  les  étoiles...  Il  n'y  avait  vrai- 
ment pas  dans  l'immensité  un  point  où  sa  douleur 
ne  fût  pas...  Et  il  restait  comme  fou  d'incertitude, 
dans  une  vaste  et  sombre  hésitatiou. 

Maximilien  reprit  tout  bas,  tellement  c'était  vrai: 

—  Nous  sommes  de  l'infini,  à  cause  de  notre  cœur. 
Et  il  les  aida,  ayant  peur  lui-même,  à  distinguer, 

dans  l'ombre,  la  sublime  blessure  humaine. 

—  Ecoutez,  leur  dit-il,  il  ne  faut  pas  penser  à 
notre  corps,  qui  est  un  peu  de  terre.  C'est  notre 
cœur  qui  est  nous...  Notre  présence,  c'est  notre 
cœur. 

—  Ah!  oui...  dit  la  femme  en  mettaul  la  main 
sur  sa  poitrine,  et  elle  ajouta  magnificjuemeut  : 

—  Oui...  aux  jours  de  mort,  c'est  un  cœur  qui 
s'en  va,  et  c'est  un  cœur  qui  reste...  Nous  ne  sommes 
que  notre  cœur. 


LES    SI  PPLIANTS  269 

Et  comme  ils  le  regardaient,  il  leur  expliqua  que 
le  cœur,  c'est  réclamer  toujours  autre  chose,  tou- 
jours, toujours,  sans  arrêt,  sans  cesse,  et  que  cela, 
c'est  de  la  grandeur  infinie. 

Maximiiien  parlait  ainsi  avec  sa  vie,  toute  sa 
propre  émotion  débordait  de  lui  dans  cet  enseigne- 
ment d'infini  fait  à  l'humble  couple,  et  eux  étaient 
tellement  blessés  que  toute  leur  âme  était  là,  qu'ils 
étaient  faciles  et  prêts  à  la  vérité.  Kt  ces  trois  affli- 
gés, réunis  confidentiellement,  communiaient  un 
peu  sous  l'ombre  de  la  chambre. 

La  femme  parla  et  dit  avec  douceur,  les  yeux 
perdus,  plaintive,  et  prescjue  chantante  : 

—  Ah  !  c'est  vrai...  Toujours...  Toujours  ce  qu'on 
n'a  pas...  Jamais  ce  qu'on  a...  Toujours...  Jamais... 

Elle  répétait  ces  mots  démesurés  :  toujours, 
jamais,  en  leur  laissant  toute  leur  signification, 
précieusement,  pieusement.  C'étaient  les  mots 
humains. 

Jamais  elle  ne  s'était  entendue,  elle,  si  profondé- 
ment nommée,  et  lorsqu'elle  les  prononçait,  elle  se 
confessait  au  milieu  du  vrai  silice. 

Jamais  ..  Toujours... 

Elle  était  faite  de  cela  au  fond...  Non,  elle  n'était 
point  terrestre  ;  elle  était  vague  et  déchaînée,  elle 
était  un  cri  au  delà  de  toutes  choses.  Elle  comprit 
en  un  éclair  qu'elle  avait  bien  plus  la  forme  des 
cieux  que  la  forme  d'une  femme. 

Et  elle  commença  d'être  troublée  et  elle  mit  de 
nouveau  la  main  sur  son  cœur  extraordinaire. 

23. 


270  I.KS    SIE^PI.IANTS 

A  ce  moment,  ses  yeux  rencontrèrent  le  berceau 
qui  était  dans  un  coin,  derrière  une  chaise,  comme 
quelqu'un  dans  lombre. 

Elle  eut  un  frisson  terrible  et  demanda  : 

—  Si  mon  enfant  revenait,  je  ne  serais  donc  pas 
heureuse  toute  la  vie,  je  ne  serais  donc  point  satis- 
faite à  jamais? 

Elle  se  répondit  elle-même  dans  un  sanglot  splen- 
dide  :  non  ! 

Car  elle  avait  bien  senti  que  lorsqu'on  a  ce  qu'on 
voulait,  on  veut  autre  chose,  que  le  cœur  immense 
refuse  tout,  puisqu'il  se  jette  sur  ce  qu'il  n'a  pas, 
qu'il  a  faim  d'avoir  faim,  qu'il  est  trop  grand...  trop 
grand  !... 

Elle  passa  sur  son  front  ses  mains  vacillantes, 
réfléchit  éperdument,  implora  la  vérité.  On  la  vit 
dans  la  demi-obscurité,  joindre  les  mains  au  hasard 
puis  les  crisper  vers  la  fenêtre,  chercher  hors  d'elle, 
au  loin,  un  appui,  une  présence,  un  secours  qui 
calmerait  et  rapetisserait  le  besoin  de  son  cœur. 
Elle  ne  vit  que  les  cieux.  les  cieux  de  sa  solitude. 

Malgré  quelle  sç  débattît,  elïarée,  qu'elle  essayât 
de  se  cacher  à  la  réalité,  elle  sentait  qu'elle  ne  pou- 
vait se  contenter  d<^  rien,  quelle  s'étendait  parmi 
ce  qui  n'est  pas,  parmi  ce  qui  n'est  plus,  qu'elle  ne 
pouvait  se  débarrasser  de  son  envergure,  et  ses 
yeux  brillèrent  de  larmes,  de  martyre  humain, 
d'impossible  et  dininiensité. 

El  pourtant  à  ce  moment  même,  sa  ligure  damnée, 
d'iulini  sourit  avec  un  peu  de  gloire. 


LES    SUPPLIANTS  271 

Sourire  triste  de  toute  la  tristesse,  sourire  vrai 
de  toute  la  vérité... 

Et  comme  elle  était  là,  profonde  et  illimitée, 
Maxiniilien  crut  pouvoir  laisser  tomber  ces  mots 
dans  l'ombre  fertile  : 

—  C'est  pourquoi  nous  sommes  divins. 


—  Divins  !...  murmurèrent-ils  ensemble.  Divins, 
nous? 

Ce  mot,  appliqué  à  eux,  les  éveilla  brusquement 
de  leur  caucheniar  commençant  de  vérité. 

—  Ah  !  dit  la  femme  avec  découragement,  ce  sont 
là  des  paroles. 

Une  image  religieuse  était  accrochée  au  mur  cou- 
leur de  terre  :  une  chromo  d'après  un  grand  peintre, 
La  V{ei'(ji'  et  rEiifiinl.  Elle  brillait_comme  un  vitrail 
à  travers  le  mur. 

—  C'est  elle  qui  est  divine,  lit  l'homme  en  la 
désignant  du  doigt.  Elle  est  parfaite. 

La  femme,  plus  subtile  et  plus  pénétrée,  dit  : 

—  C'est  elle  qui  serait  divine  1 

Ils  regardèrent, par  une  dernière  tentation  terres- 
tre, leurs  haillons,  leurs  épaules  frappées,  écrasées, 
leurs  mains  d'argile  et  h'iirs  fiiiiirt's  (|iu'  le  soii-  cni- 
plissait  de  poussière. 

Ils  avaient  commencé  de  sourire,  et  maintenant 
les  voilà  qui  pleuraient. 

Maximilien  ne  s'étonna  pas  que  ses  paroles  eussent 


272  LES    SUPPLIANTS 

été  jusque-là  mal  comprises.  Patiemment,  il  voulut 
leur  faire  toucher  du  doigt  la  vérité  à  l'aide  de  cette 
image  même.  Les  petits  ont  besoin  d'images. 
Il  dit  :  >^ 

—  Elle  est  la  perfection... 

A  ce  mot  plein  de  lumière,  leurs  ombres  soupi- 
rèrent de  nouveau. 

Il  reprit  —  et  ses  paroles  une  à  une  effacèrent  la 
sainte  des  saintes  : 

—  Elle  a  tout...  Elle  peut  tout...  Elle  n'a  rien  à 
désirer  —  sans  cela  elle  ne  serait  point  parfaite  — 
rien  à  regarder,  rien  à  faire...  Elle  n'a  rien,  elle 
n'est  rien...  Elle  est  immobile  de  perfection,  murée, 
ensevelie  dans  la  clarté,  comme  d'autres  dans  la 
terre.  La  perfection,  c'est  quelque  chose  d'arrêté 
toujours,  c'est  l'immobilité,  c'est  le  silence;  c'est 
exactement  la  mort  ;  elle  est  morte  ;  ce  n'est  pas 
quelqu'un,  c'est  quel(|ue  chose... 

Comme  ils  ouvraient  les  yeux  plus  grands,  se- 
couant le  front,  il  ajoutrv: 

—  Croyez-moi,  le  mot  «  inlini  >  ne  convient 
qu'aux  pauvres.  Ce  n'est  qu'un  vain  mot  pour  les 
idoles,  et  c'est  le  cœur  des  humains...  Les  pauvres 
femmes  de  la  terre  (jui  appellent,  qui  demandent, 
qui  mendient,  toujours,  toujours,  sourient  l'infini, 
le  pleurent, s'y  mêlent  tragiquemenl,vivent  l'infini... 
La  Madone  est  finie,  et  la  femme  ne  l'est  point. 

A  mesure  que  la  reine  des  cieux  se  fiétrissait 
paiement  de  la  vie,  se  décolorait  de  la  vérité; 
comme,  à  sa  i)lac(\  la  femme  se  redressait,  remuée, 


LES   SUPPLIANTS  273 

mise  en  cause,  appelée  jusqu'aux  entrailles.  Elle 
trouva  pourtant  un  tremblement  lugubre  pour 
dire  : 

—  Elle  a  son  enfant  dans  ses  bras. 

L'enfant  1  A  ce  mot,  toute  la  chambre,  dans  ses 
moindres  détails,  sembla  se  souvenir  et  fris- 
sonner. 

Maximilien  dit  : 

—  Elle  n'est  pas  une  vraie  mère,  puisqu'elle  n'a 
point  de  pauvreté.  Elle  sait  tout,  elle  peut  tout,  elle 
a  tout,  lorsqu'elle  regarde  l'enfant  qu'elle  porte 
dans  ses  mains  fines  et  toujours  neuves,  comme  si 
elle  ne  portait  rien.  Où  trouvera-t  elle  le  saigne- 
ment de  tendresse  et  le  déchirement  d'amour?  Où 
est-il  l'enfer  d'angoisse,  et  d'incertitude  et  de  peur 
qui  ferait  sourire  son  sourire?  Elle  sait  sa  divinité, 
elle  sait  l'avenir,  un  ange  est  venu  tout  lui  annon- 
cer, et  je  dis  que  cet  ange  lui  a  épargné  l'immen- 
sité maternelle,  l'a  sauvée  de  la  soullrauce  extraor- 
dinaire, l'a  repoussée  de  l'infini.  Car,  je  le  répète, 
l'infini  est  aux  pauvres.  La  maternité  surhumaine 
est  aux  pauvres  mères  défaillantes  et  solitairement 
humiliées  des  matins  et  des  soirs. 

«  Ah  !  les  attributs  abstraits  de  la  Madone,  les 
autres  mères  obscures  en  out  divinement  manqué. 
Vous  laissez  entrer  en  vous,  en  pleurant,  tout  l'im- 
possible. Elle,  elle  est  close  comme  un  tombeau. 
Vous  êtes  grandes  ouvertes,  étant  l'absence  luéme 
de  limites,  étant  le  néant  des  horizons.  Seules, 
vous  vous  déployez  au-dessus  de  tout,  par  la  force 


274  LKS    SUPPLIANTS 

de  l'espoir,  et  du  désir,  et  du  regret,  seules  vous 
vous  étendez,  seules  vous  avez  les  pieds  dans  les 
ombres  de  la  terre  et  le  front  dans  les  étoiles!  » 

La  mère  sans  enfant  regarda  autour  d'elle  avec 
les  plaies  de  ses  yeux  vides. 

Toujours  le  vertige  d'illimité  qui  revenait  sur 
elle;  toujours  la  voix  du  nouveau  venu  la  remet- 
tait dans  l'infini.  Elle  balbutiait: 

—  Mais  oui... 

Les  adorations  et  les  grandeurs  éparses  dans  les 
légendes,  dans  les  églises,  dans  les  mystères,  ren- 
traient en  elle,  revenaient  au  sein  de  son  cœur.  Et 
toute  vibrante  des  battements  déréglés  de  son  être, 
elle  sourit  de  nouveau,  timide,  fraîche  éclose  du 
fond  de  la  vérité  vraie. 

Alors,  très  candidement,  les  yeux  restés  attachés 
sur  l'image  sacrée,  elle  essaya  de  faire  valoir  la 
pauvreté  de  la  Madone  anéantie  d'azur,  de  lui 
donner  une  aumône  de  misère,  un  rayon  d'om- 
bre... 

—  N'a-t  elle  pas  souflert?  La  religion  le  dit.  Elle 
a  d'abord  été  une  femme  ordinaire.  Jésus  aussi  a 
soulïert,  n'est-ce  pas? 

Elle  ajouta  par  une  sorte  d'urgente  solidarité  en- 
vers la  mystérieuse  étrangère  : 

—  (l'est  vrai  qu'elle  était  providentiellement 
avertie  ;  mais  vous  savez,  le  cœur  est  si  fou  ! 

—  On  a  dérobé  un  peu  d'humanité,  dit  Maximi- 
lien,  pour  en  orner  les  dieux.  On  a  tenté  d'appau- 
vrir magnilifiuement   la  perfection  ;  l'erreur  s'est 


LES   SUPPLIANTS  275 

cl)louie  dua  peu  de  vérité...  Mais  ou  s'est  attaché 
là  à  une  union  impossible,  on  a  proclamé  là  un 
mensonge  qui  se  détruit  lui-môme.  11  n'y  a  d  hu- 
main que  l'homme. 

<t  Ah!  comme  la  religion  et  la  vérité  sont  lune 
contre  l'autre,  comme  la  religion  est  un  blasphème 
à  la  vérité  !... 

«  Si  elle  est  sainte,  cette  image  de  sainte  supnMue, 
-i  elle  est  grande,  si  elle  est  belle  et  rayonnante, 
(•est  que  cette  image  est  aussi,  en  somme,  un  por- 
trait de  femme.  Si  vous  l'épiez  à  travers  la  religio- 
sité abstraite  dont  elle  est  fardée,  à  travers  les  pures 
ouleurs  invraisemblables,  le  masque  du  sourire 
perpétuel,  et  toute  celte  banale  propreté  de  la  per- 
fection arlilicielle,  vous  la  verrez  être  pauvre  et 
luire!  Vous  découvrirez  en  elle  les  grandes  marques 
de  misère  :  Les  lèvres  humaines  de  baisers  et  de 
paroles,  qui  montrent  la  désunion  des  êtres,  les 
lèvres  humaines  qui  font  penser  si  fort  et  si  cruel- 
lement au  silence  !  Les  yeux  humains,  celte  œuvre 
tragique  et  mal  connue  et  inavouée  toujours  :  les 
yeux  muets  !...  Les  mains  humaines,  les  mains  des 
femmes,  de  travail  et  de  caresses,  de  poussière  et 
d'ombre,  avec  toute  leur  mission  ardue  et  douce 
qui  arrache  aux  croyants  d'un  instant  de  vrais  are 
Maria  maladroits...  Et  la  robe,  voile  terrible,  mul 
heur  et  rêve  impossible  de  tous  les  hommes,  malé- 
diction autour  d'eux.  Et  alors,  vous  verrez  la  vague 
déesse  qui  grandit,  qui  scintille  d  inachevé,  d'in- 
connu, qui  s'ouvre...  Et  alors,  malgré  l'azur  imma- 


276  LES    SUPPLIANTS 

culé  et  le  nimbe,  cercle  exact  et  doré,  et  lovale 
géométriquement  parfait  de  son  visage,  elle  se 
divinise,  comme  vous.  » 

Cette  fois,  ils  ne  se  révoltèrent  plus^car  ils  avaient 
senti  la  damnation  de  vertige. 

Ils  s'occupaient  à  comprendre.  Ils  s'épanouis- 
saient. Ils  se  prenaient  la  main,  se  regardaient  vrai- 
ment. Ils  regardaient  les  choses... 

Cet  acte  si  pur  :  regarder...  Regarder,  c'est  se 
saisir  du  fantôme  des  choses,  de  la  fragilité  et  de 
l'apparence  de  l'apparence;  regarder,  c'est  exprimer 
notre  présence  à  l'aide  de  toute  la  vérité  ;  regarder, 
c'est  se  voir  universellement. 

Ils  se  caressaient  de  vérité,  tout  doucement 
d'abord  ;  se  déshabituaient  de  leur  petitesse  ;  es- 
sayaient leurs  âmes  comme  les  petits  oiseaux  es- 
sayent l'espace.  Et  ils  contemplaient  vaguement  les 
restes  de  lumière,  et  la  lumière,  devant  eux,  s'éten- 
dait et  s'écroulait  comme  des  murs,  et  les  cieux 
s'ouvraient,  et  tous  deux  allaient  en  frémissant  dans 
la  grandeur  de  Dieu,  et  les  deux  êtres  reprenaient 
à  Dieu  ce  qu'ils  lui  avaient  donné,  reprenaient  Dieu. 

Mais  cela  n'était-il  pas  une  consolation?...  Si... 
Ils  n'auraient  pas  cru  ;  ils  s'étaient  imaginés  qu'il 
allait  les  détourner  de  leur  douleur,  et  il  les  avait 
amenés  dans  les  entrailles  mômes  de  celte  douleur. 
Us  s'étaieni  imaginés  que  ce  serait  une  sorte  de  dis- 
traction, alors  (lue  c'était,  auconh;iin>,  plus  de  sou- 
venir et  plus  d'attention. 

Maxiniilieu  les  considérait. 


LES    .SLI>PLIANTS  277 

—  Oui...  c'est  plutôt  une  bonne  nouvelle  que  je 
vous  ai  apportée. 


Et  il  leur  dit  : 

—  Heureux  ceux  qui  pleurent;  car  ceux-là  voient 
l'infini  humain  en  esprit  et  en  vérité.  Grands  ceux 
qui  soulïrent,  car  ils  assistent  à  eux-raOmes,  car  ils 
touchent  à  la  vérité,  et  la  vérité  c'est  la  même  chose 
que  la  gloire. 

«  Soyez  simples  d'esprit  pour  accomplir  cette 
œuvre  de  gloire,  soyez  totalement,  admirablement 
simples,  et  tout  le  reste  n'est  que  pratiques. 

«  Car  tout  ce  qui  est  en  dehors  de  nous  est  appa- 
rence, petitesse;  s'enoccuper,c'est  illusion; y  croire, 
c'est  idolâtrie.  N'enviez  pas  les  riches,  les  forts  et 
les  puissants  du  jour,  les  conquérants  et  les  génies. 
Ils  ne  valent  que  par  des  biens,  des  actions  ou  des 
œuvres  terrestres,  et  tout  cela  est  noyé  dans  la 
grande  demande  infinie  du  cœur. 

«  Car  tout  ce  qu'il  peut  tenter  et  réaliser  avec 
ses  mains,  ses  lèvres,  son  esprit,  n'agrandit  pas  le 
pauvre  qui  ouvre  les  yeux  et  qui  pense.  A  quoi 
bon  ces  bribes  d'a[)i)arcnce  sur  le  cœur  (jui  se  déme- 
sure ?  A  quoi  bon  des  oripeaux  superficiels  d'œuvre 
sur  le  mendiant  qui  réclame  au  fond  du  goullre  de 
nous,  sur  l'ange  intérieur? 

H  Allez,  il  n'y  a  rien,  il  n'y  a  pt-rsoime  qui  soit 
vraiment  [)lus  que  vous.  Soyez  infinis  en  paix. 

24 


278  LES    SUPPLIANTS 

«  Celui  qui  s'enrichit  dans  l'apparence  sera  dé- 
possédé, car  l'étendue  et  la  durée  reprennent  ce 
qu'elles  donnent.  Celui  qui  ne  vit  pas  à  l'écart  du 
temps  sera  toujours  petit,  car  il  comptera.  Celui  qui 
grandit  dans  lespace  périra  par  l'espace.  Ceux  qui 
s'élèvent  seront  abaissés;  croyez  à  cette  parole-là, 
croyez  surtout  à  celle-ci,  qui  en  est  la  sœur,  comme 
la  clarté  est  sœur  de  la  nuit  :  ceux  qui  s'abaissent 
seront  élevés.  Mais  c'est  cela  sans  intervention  sur- 
naturelle, c'est  cela  tout  simplement,  tout  seul...  « 

Ainsi  il  les  menait  dans  la  grande  simplicité, 
orageusement,  tumultueusement,  comme  on  con- 
duit à  boire  du  bétail  ébloui. 

La  femme  le  regarda. 

—  Ah  1  Monsieur,  murmura-t-elle.  il  y  a  un  em- 
pêchement de  distinguer  ce  qui  est,  de  comprendre 
que  la  vérité  est  la  vérité...  C'est,  autour  d'elle,  de 
la  poussière,  du  brouillard,  du  mal.  Vous  avez  dis- 
sipé cela,  ce  soir.  Vous  faites  qu'on  ouvre  les  yeux. 
Vous  êtes  comme  le  sauveur  de  tout  ce  qui  est  là, 
et  qu'on  ne  voit  pas. 

Au  moment  où  elle  prononça  ces  paroles,  elle 
était  vraiment  toute  pureté  et  elle  s'éleva  aussi  haut 
qu'une  àuie  peut  s'élever.  Mais  elle  défaillit  vite.  A 
|)eine  avait-elle  parlé  qu'elle  succonjba  à  l'en'eur 
roMunune,  qui  consiste  à  réaliser  les  idées,  à  les  per- 
sonnitier,  à  faire  des  idoles,  et,  frappée  de  l'impor- 
tance (iu'(''tait  venu  prendre  près  d'eux  ce  jeune 
homme  au  charmant  visage,  elle  ne  ])u\  retenir 
cette  (juestion  étrange  : 


Lb;s  SLPi-r.iANTs  27» 

—  Alors...  c'i'sl  mus:' 

Elle  avait  compris  la  première  et  la  première  elle 
laissait  s'en  aller  la  vérité.  Elle  fut  l'oiseau  qui  pré- 
voit la  tempête  et  puis  qui  s'y  perd,  selon  la  nature 
des  femmes.  L'homme  avait  compris,  plus  lente- 
ment, plus  fort,  et  il  haussa  les  épaules... 

Cependant  Maximilieu  se  dirigea  vers  la  porte, 
bouleversé  d'avoir  vu  un  instant  deux  cœurs  de  près. 

L'homme  le  reconduisit,  ouvrit  la  porte.  Dehors, 
il  faisait  bien  moins  sombre  que  dans  la  chambre. 
L'homme  regarda  l'espace,  le  ciel  blême,  souverai- 
nement, comme  s'il  s'y  envolait,  et  dit  : 

—  C'est  beau...  On  voit  qu'il  n'y  a  rien. 
Maximilien  fit  quelques  pas  sur  la  grande  voie... 

Il  leur  a  enseigné  le  paradis  de  vérité,  et  il  les  y  a 
fait  pénétrer,  ne  fût-cequ'un  moment,  intrus  magni- 
fiques. H  a  en  quelque  sorte  découvert  une  seconde 
fois  la  simplicité.  D'autres  ont  apporté  une  manne 
délicieuse  ;  lui,  a  retrouvé  le  pain. 

Et  sur  un  banc  du  boulevard  il  s'assit,  fatigué  de 
vérité  et  de  gloire. 


Fuis  il  se  leva  et  marcha.  La  soirée  lourde  de 
pensées,  sa  grande  soirée  maternelle  n'était  pas 
terminée. 

Dans  l'ensevelissement  du  soir,  les  arbres  étaient 
pareils  aux  arbres  de  toujours.  Les  constructions 
transparaissaient,  basses,  sans  style,  très  pauvres,  et 


280  LES   SUPPLIANTS 

la  ville  où  il  allait  ressemblait,  dans  l'ombre, à  toutes 
les  villes  du  passé.  Il  prit  une  rue  qui  l'attira  par 
son  silence  et  sa  tranquillité.  11  eût  dit  qu'il  errait 
dans  quelque  Jérusalem  crépusculaire,  entre  un 
mur  de  jardin  et  des  boutiques  fermées,  à  la  fin  du 
travail  et  du  trafic. 

Dans  la  demi-ombre'qui  mêle  les  époques  et  place 
le  rêveur  au  delà  des  siècles,  car  le  temps  n'est  rien, 
il  songea  qu'un  homme  était  venu  pour  simplifier 
les  hommes,  et  il  réfléchit  à  cet  homme,  car  il  se 
sentait  proche  de  lui. 

Jésus  avait  été  comme  de  la  transparence  sur  la 
notion  de  Dieu  :  «  Dieu,  avait  dit  Jésus,  n'est  pas  un 
étranger.  C'est  une  personne  avec  laquelle  on  est  en 
contact  dès  qu'on  se  recueille,  et  qu'on  sert  dès 
qu'on  fait  le  bien.  » 

11  n'a  pas  dit  autre  chose  que  cela,  que  cette  grande 
parole  simplificatrice. 

Maximilien  ralentit  beaucoup  le  pas  le  long  du 
trottoir  de  la  rue  déserte.  11  s'avançait  à  peine. 

Et  il  songea  que  cette  simplification,  que  Jésus 
était  venu  aj)porter  comme  un  trésor,  il  fallait  la 
faire  à  présent  à  la  doctrine  de  Jésus. 

Car  ce  n'est  pas  assez  de  dire  :  adorez  non  la  reli- 
gion, mais  Dieu,  source  de  la  religion.  11  reste  à  dire: 
adorez  non  pas  Dieu,  mais  le  cœur  humain,  source 
de  Dieu. 

Et  Maximilien  se  sentait  parler  au  Christ, comme 
le  Christ  parlait  aux  autres.  11  lui  disait  dans  l'ombre 
millénaire  et  éternelle  qui  les  réunissait:  «  C'est 


LES    SLI>PLIA\TS  281 

plus  simple,  c'est  plus  simple  encore...  C'est  la  sim- 
plicité même.  11  n'y  a  pas  d'étranger...  Il  n'y  a  que 
le  cœur  humain  ;  tout  vient  du  cœur  humain,  et 
ceux  qui  voient  ce  suprême  commencement  sont, 
où  qu'ils  soient  et  quels  qu'ils  soient,  dans  la  cité  de 
lumière,  et  régnent  en  môme  temps  que  la  vérité.  ■> 


Poursuivant  sa  marche  grave,  pesante,  fertile,  il 
arriva  au  porche  d'une  église.  Elle  était  d'aspect 
modeste  :  sa  grande  façade  émergeait  du  mur, 
triangulaire,  surmontée  d'une  croix.  Aux  abords  du 
monument  ouvert  pour  quelque  cérémonie  de  nuit, 
la  rue  s'animait.  Des  gens  quittaient  ce  seuil,  ou  y 
venaient,  sortaient  de  l'ombre  ou  y  entraient,  aveu- 
gles de  débordantes  pensées. 

Il  entra  lui  aussi.  Il  entendit  ses  pas  solitaires 
sous  le  grand  vaisseau  au  ciel  de  ténèbres,  il 
s'approclia,  indistinct,  des  indistinctes  images  pla- 
cées là. 

Le  long  du  mur,  les  stations  du  chemin  de  croix 
s'ébauchaient  obscurément...  Une  phrase,  toujours 
la  même,  sortit  tout  bas  de  sa  bouche,  simplifiant 
la  religion  .. 

—  C'est  plus  simple  que  cela...  C'est  tout  cela 
sans  autre  miracle  que  celui  de  vivre  et  de  penser. 
Notre  existence  est  un  calvaire  sans  calvaire, 
sans  cause...  Nous  sommes  punis,  mais  nous  n'avons 
point  péché  ;  la  tristesse  et  la  mort,  c'est  la  même 

21. 


282  LES    SUPPLIANTS 

chose  que  la  vie,  voilà  tout  :  punition  primordiale 
et  non  méritée,  punition  toute  nue,  douleur  1... 
Vivre,  penser,  c'est  tomber  vers  ce  qu'on  n'a  pas, 
et  voilà  la  chute  originelle. 

Au  fond  de  la  nef...  Il  leva  la  tête  vers  un  grand 
crucifix. 

Le  torse  criait  en  silence,  distendu  parla  pesan- 
teur terrestre,  déchiré  par  lui-même,  martyrisé 
d'humanité.  Nous  sommes  martyrisés  d'humanité. 
Chacun  de  nous  ouvre  éperdument  les  bras  pour 
embrasser  toute  chose,  et  ne  peut  pas,  et  ne  peut 
pas  refermer  les  bras.  L'homme  est  un  crucifié  plus 
simple,  c'est  un  crucifié  sans  clous.  La  couronne 
d'épines  qui  le  fouille,  c'est  sa  pensée  pleine  de 
désirs  aigus.  11  se  leva  de  nouveau,  désireux  de  la 
gloire  de  cette  couronne.  L'orgue  commençait. 
L'église  était  remplie  de  monde.  Il  s'arrêta  près 
d'un  pilier. 

Là-bas,  dans  le  chœur,  au  delà  des  lampes,  on  dis- 
tinguait encore  la  splendeur  des  vitraux,  où  les  cou- 
leurs du  spectre  se  décomposent,  celte  splendeur 
que  la  lumière  crie  de  toutes  ses  entrailles,  et  que 
le  soir  tombant  embellit  d'un  calme  océan  d'har- 
monie. 

Lt  le  soir  rendait  presque  vivante  la  rose  du  tran- 
sept, la  rose  toujours  ouverte,  la  rose  morte,  d'où 
émanait  l'immense  parfum  de  l'encens. 

L'hymne  vibra,  glissa,  et  ce  fut  comme  toute 
riiymno  des  religions,  ces  tombeaux  des  mondes. 

Il  admira  les  religions,  il  admira  le  cri  humain 


M.IANTS  28:J 


qui  s'évade  avec  son  besoin,  sou  aciiarnement 
d'infini  et  d'absolu,  et  le  passage  immense  de  ce 
cri  dans  le  néant. 


Alors  il  se  demanda  : 

—  Est-ce  que  je  suis  seul  à  penser  ce  que  je 
pense,  est-ce  que  je  suis  tout  seul  ? 

Sa  tête  nue  et  malheureuse  se  redressa  comme 
à  une  réponse  lointaiue  au  delà  des  brumes.  Ses 
yeux  virent  au  loin,  ses  oreilles  entendirent  quel- 
que chose.  Quoi  ?  La  confuse  approbation  de  tout  ce 
qui,  parmi  les  humains,  a  célébré  la  douleur  et  la 
passion  comme  une  chose  sainte. 

11  s'exhale  de  tous  les  souvenirs  possibles  une 
immense  vénération  pour  le  cœur  humain.  Les 
poètes,  chantres  aveugles,  les  poètes,  vagues  Ho- 
mères,  l'ont  célébré  confusément  avec  toute  leur 
voix,  et  ce  fut  vers  le^-œur  un  pardon  démesuré,  et 
ce  fut  un  hommage  indistinct,  resplendissant,  un 
culte  plus  haut  que  la  vertu  et  que  la  religion. 

Et  Maximilien  assistait  seul, à  travers  les  croyants, 
à  ce  culte  des  cultes  enraciné  en  nous,  et  il  com- 
muniait par  delà  toutes  choses  avec  ceux  qui  ont 
ressenti  que  la  douleur,  c'est  le  cœur  de  la  vérité. 

Il  était  plus  loin  que  les  autres,  que  ces  hommes 
et  ces  femmes  venus  dans  cette  église  pour  supplier, 
appeler  au  bord  d'eux-mêmes. 


284  LES    SUl'I'LIANTS 

Il  traversa  le  vestibule  dans  sa  largeur.  Une  vieille 
femme  traîna  une  chaise  sur  les  dalles. 

Le  silence  se  rétablit;  il  entendit  ses  pas  impor- 
tants. 

Comme  il  se  dirigeait  vers  la  porte,  qui  de  temps 
en  temps  s'ouvrait  pour  livrer  passage  à  une  âme, 
et  se  refermait  avec  un  soupir,  il  se  trouva  face  à 
face  avec  l'abbé  Ursleur. 

—  Vous  me  cherchiez  ?  demanda  celui-ci. 

—  Non,  je  me  cherchais  moi-même. 
Ensemble,  à  pas  lents,  ils  sortirent  de  l'église. 


XXI 


Ils  marchèrent  longtemps,  franchirent  les  portes 
de  la  ville.  Le  prêtre  semblait  inspiré,  on  le  voyait 
plein  de  sincérité,  de  sécurité  et  de  génie  pacifique. 

Ce  fut  lui  qui,  le  premier,  parla.  Des  paroles  sor- 
tirent de  ses  lèvres  comme  s'il  avait  été  vaincu  par 
la  trop  grande  beauté  du  soir  qui  débordait.  Il  éten- 
dit la  main  vers  toute  chose  : 

—  Dieu  est  là,  dit-il. 

Et  détaillant,  extasié,  son  extase  : 

—  Il  nous  endort,  nous  touche:  fatigue...  11 
pleure  :  poésie.  11  nous  écoute  :  attendrissement  de 
nos  paroles... 

11  ajouta,  plus  frissonnant  : 

—  Il  est  là  :  ténèbres... 

«  Comme  nous  sommes  petits,  mais  comme  nous 
sommes  aimés!  » 
Maximilien  répondit  : 

—  Vous  êtes  un  païen  ! 

Le  prêtre  regarda  son  interlocuteur  avec  un  im- 
mense et  beau  sourire. 


2S(>  LES    SUI>PLIAM"S 

—  Vous  êtes  un  païen  !  répéta  le  jeune  homme, 
vous  croyez  à  une  idole,  l'idole  de  l'infini.  L'infini 
n'est  pas  dans  le  monde. 

— ■  Où  est-il  ?  demanda  l'abbé  Ursleur. 
Comme  jadis  à  une  question  pareille,  comme  tou- 
jours, il  répondit  : 

—  Ilélas.  il  est  en  nous  ! 


Le  prêtre  ne  s'était  pas  départi  de  son  magnifique 
calme.  11  n'avait  même  pas  eu  de  la  pitié  dans  les 
yeux.  Pour  toute  réponse,  il  leva  la  main  et  montra 
le  ciel  constellé. 

La  lune  s'épandait  dans  un  vertige  d'étoiles.  Toute 
cette  clarté,  qu'on  voyait  demi-nue  dans  l'ombre, 
avait  quelque  chose  de  bénissant  et  d'appelant... 
Une  invite  extraordinaire  à  s'endormir  doucement^ 
sans  force  et  sans  volonté,  dans  les  mouvements  du 
monde,  à  être  persuadé  qu'on  est  vraiment  petit  et 
qu'on  est  vraiment  aimé. 

L'immense  révolte  contre  l'apparence  ne  fit  pa& 
peur  il  Maximilien  et  il  s'écria,  à  ce  moment  même 
où  tout  était  rempli  d'écrasante  splendeur,  où  tout 
semblait  retirer  aux  êtres  humains  la  grandeur: 

—  L'infini  du  firmament  est  en  nous! 


Puis  il  dit: 

—  Ah  !  regardez  toute  chose  avec  toute  la  simpli- 


LES    SUPPLIANTS  287 

cité.  Regardez  toute  chose  avec  de  la  pensée  grande 
ouverte  dans  les  yeux,  et  non  avec  une  croyance 
devant  les  yeux. 

«  Si  vous  regardez  ainsi  le  monde,  vous  n'y  ver- 
rez pas  l'inlîni,  car  on  ne  peut  pas  voir  l'infini  avec 
les  sens  ;  on  ne  peut  pas  plus  le  toucher  avec  les 
regards  qu'avec  les  mains.  Pour  qu'il  soit,  il  faut  le 
faire  avec  soi-même. 

«  Quand  on  dit  :  «  Le  firmament  est  infini,  les 
étoiles  sont  toujours  »,  on  crie  qu'au  delà  de  celles 
qu'on  voit,  au  delà  de  celles  qu'on  constate,  qu'on 
a,  qu'on  sait  —  et  dont  le  nombre  à  un  moment 
donné  s'arrête  et  meurt  —  il  y  en  a  éternellement 
dans  tout  ce  qu'on  ne  sait  pas.  Mais  crier  cela,  c'est 
abandonnerprodigieusementle  monde,  c'est  s'envo- 
ler hors  de  toute  la  réalité  sensible  ;  c'est  aller  cher- 
cher toutes  les  étoiles  qu'on  annonce  dans  les 
abîmes  de  soi-même. .. 

«  Comment  trouver  de^  muis  [hmh-  dépeindre 
l'immensité  et  la  solitude  de  ce  geste,  de  cet  acte 
sublime  d'audace  et  de  liberté.  Elles  sont  toujours  ! 
Cri,  hypothèse  démesurée,  rêve  en  qui  naufrage  le 
monde  tout  entier,  pensée,  pensée,  être  humain  ! 
Dans  la  confrontation  pleine  d'infini  de  nous  et  du 
monde,  c'est  de  nous  que  jaillit  l'infini, lorsque  nous 
disons  :  toujours  1  C'est  nous  qui  faisons  le  miracle 
de  l'illimité.  » 

L'abbé  Ursleurle  regardait  comme  on  regarde  un 
iou. 

—  Nous...  l'infini...  Mais  nous  ne  pouvons  rien 


288  LES    SUPPLIANTS 

faire,  nous  !  Notre  pensée  calque,  lit,  se  guide  sur 
ce  qui  est,  obéit;  elle  est  un  regard  pour  ce  que  n'at- 
teint pas  le  regard,  voilà  tout  ;  elle  ne  crée  rien. 
Par  elle-même,  elle  ne  donne  que  des  fantômes,  que 
des  mirages...  Oui,  des  mirages,  voilà  le  mot,  je  l'ai 
trouvé  :  des  mirages  !  Le  marin  halluciné  d'espoir, 
le  voyageur  bouleversé  de  fatigue  ne  créent  pas  le 
port  ou  l'oasis  qu'ils  croient  voir  se  dresser,  qu'ils 
pensent  !  La  pensée  par  elle-même  n'est  rien. 

—  Le  mirage,  dit  Maximilien,  nie  le  monde  et 
prouve  Ihomme.  Ce  qui  avorte,  c'est  l'oasis  et  le 
port,  et  non  l'espoir  doré  et  la  fatigue  grise  qui  les 
évoquent  et  les  yeux  nus  qui  y  croient.  Le  mirage 
existe,  non  comme  décor  érigé  ailleurs,  palpable, 
mais  comme  ombre  qui  souffre  et  qui  voudrait. 
Ah!  le  mirage  dit  tristement  que  nous  sommes  et 
cela  seulement... 

«  Et  ce  que  je  viens  vous  apprendre,  ce  n'est  pas 
autre  chose  que  le  mirage.  Je  dis  que  l'infini,  cons- 
truit en  dehors,  au  delà  du  monde,  avec  les  maté- 
riaux de  l'impossible,  est  toujours  un  mirage.  Donc 
il  est  en  nous.  Donc  c'est  nous  qu'il  désigne  infini- 
ment, nous  seuls,  nous  seuls  !  » 

Le  prêtre  avait  croisé  les  bras,  s'était  arrêté,  et  il 
se  tenait  immobile  comme  une  borne,  sur  la  lisière 
du  chemin. 

Il  dit  d'une  voix  irritée  et  grondanic  : 

—  L'inlini  est  eu  nous  en  mir;ii:v;  in;ii>i  il  <'sl 
ailleurs  eu  réalité. 

"  Notre  imagination  est  universellement  secou- 


LES    SUPPLIANTS  -jbfà 

rue.  A  celte  grande  et  frémissante  hypothèse  cor- 
respond ])lcinenient  et  divinement  de  la  vérité. 

—  Non,  dit  Maximilien.  Rien  ne  ledit,  rien  ne 
le  montre,  rien  ne  le  prouve,  rien,  rien...  Kt,  par 
conséquent,  toute  la  vérité  le  nie.  La  vérité  com- 
mence par  se  poser  en  nous,  en  nous  seuls,  et  non 
ailleurs;  l'affirmation  de  nous-mêmes  est  la  seule 
chose  qui  soit  certaine.  Mais  affirmer  ailleurs,  sortir 
de  nous-mêmes,  considérer  nos  pensées  comme 
autre  chose  que  des  pensées,  comment  cela  est-il 
possible!  La  pensée  est  le  fantùme  du  monde,  dites- 
vous.  Non,  c'est  le  monde  qui  est  le  fiinlônn'  <!.'  la 
pensée  ! 

Le  front  de  l'abbé  L  rsleur  se  plissa,  brutal,  pres- 
que féroce.  La  trap:édie  de  la  vérité  commençait  à 
se  déchaîner  plus  grièvement  dans  le  collo((ue  de 
ces  deux  êtres,  qui  luttaient  pour  le  bonheur  et  le 
salut,  et  se  regardaient  face  à  face,  dans  l'Ame,  avec 
les  grands  yeux  aveugles  des  penseurs. 

—  Tout  en  nous  prouve,  au  contraire, dit  le  prêtre, 
que  nous  ne  sommes  pas  seuls.  Nous  sentons  indé 
niablemeut,  invinciblement  en  nous  le  besoin  d'un 
infini  qui  n'est  pas  nous  ! 

—  C'est  un  besoin  infini,  c'est  nous. 

—  Nous  avons  une  croyance  dont  nous  ne  pou- 
vons pas  nous  débarrasser  :  la  croyance  à  une  cause. 

—  C'est  une  croyance,  ce  n'est  pas  une  cause. 
C'est  une  croyance,  c'est  nous. 

Le  prêtre  se  tut  en  un  cou|»  d'elïaremeut.  Ce 
que  faisait  son  interlocuteur,  ce  vague  et  vaste  arra 

25 


290  LES   SUPPLIANTS 

cheraent  des  preuves  de  Dieu,  —  ô  folie  !  —  ne  lui 
semblait  plus  si  fou. 


Maximilien  reprit,  implacable,  décidé  à  tout 
dire  : 

—  Je  dis  que  vous  êtes  un  païen  et  un  idolâtre, 
parce  que  vous  faites, d'un  mirage  enraciné  en  vous, 
une  réalité  extérieure  à  vous.  Vous  séparez  la  con- 
templation du  contemplateur,  et  vous  dites  :  c'est 
une  chose  ! 

Ursleur  haussa  violemment  les  épaules  ;  ses 
poings  se  crispèrent,  sur  sa  figure  se  peignit  une 
expression  de  rancune  et  d'hostilité. 

—  Ah!  fit-il  d'une  voix  sourde, à  quelle  ignorance 
vos  raisonnements  vous  mènent  ils  ! 

—  Quand  vous  brisez  le  fétichisme,  dit  Maximi- 
lien, vous  dites  aux  pauvres  êtres  qui  ont  besoin  de 
toucher  ce  qu'ils  adorent,  et  de  manier  le  Soleil  : 
i>  11  ne  faut  pas  faire  d'une  splondeui"  éparse  un 
objet.  »  Vos  livres  enseignent  aux  croyants  à  ne 
pas  faire  de  représentation  matérielle  de  la  divinité  : 
«  Tu  ne  feras  pas  d'images  taillées  »,  —  de  peur 
que  par  un  éblouissement  de  i)elitesse  et  de  réa- 
lisme, on  ne  liuisse  par  prendre  limage  pour  le 
I)ieu. 

"  Mais  les  hommes  tombent  toujours  vers  cette 
réalisation  concrète...  L'Ame  voit  au  loin  ;  mais,  peu 
h  peu,  la  fatigue  de  voir  plie  l'être,  et  les  mains 


LES    .SllM'IJANTS  2yl 

aveugles  veulent  de  la  terre,  La  passion  de  toucher 
envahit  le  verlij,^e  de  croire,  comme  depuis  le  com- 
mencement des  siècles  humains,  l'habitude,  cette 
chose,  envahit  la  liberté  ;  la  parole,  cette  chose,  en- 
vahit la  pensée. 

«  Et  l'on  incarne,  et  l'on  réalise  ses  idées,  fatale- 
ment, comme  le  temps  passe. 

«  Ah  !  j'ai  grandi  à  voir  les  Ames  (|ue  j  iiimiiiï> 
pleurer  et  saigner  de  mirages,  et  les  admirer  et  les 
supplier,  et  les  adorer,  ces  mirages,  comme  s'ils 
n'étaient  pas  la  chair  de  leur  chair.  Klrange  aberra- 
tion, terrible  et  vague  c<jmédie  ;  idohUrie,  vous  dis- 
je  !  Dans  la  brume  de  mon  passé,  je  reverrai  tou- 
jours mon  père  qui  me  montrait,  comme  vous,  les 
quelques  étoiles  du  monde  visible  et  tous  les  mon- 
des de  l'invisible  (tous  ses  mondes,  à  lui),  et  m'age- 
nouillait  devant  cette  grandeur  sans  fin,  arrachée 
pourtant  parmi  son  Ame.  Il  révérait  cela,  les  mains 
tendues  ;  il  s'embrassait  divinement  :  idolâtrie  !  il 
disait  qu'il  n'était  rien,  s'y  résignait;  et  moi,  je 
voyais  de  mes  yeux  sa  résignation  rester  sur  lui, 
toute  grande,  et  son  éloignement  être  de  la  gran- 
deur, et  Ihorizon  sans  bornes  entourer  exactement 
sa  tête  —  l'horizon,  nimbe  infini  et  éternel  des 
fronts  qui  pensent!  Et  c'était  devant  lui  que  je  me 
sentais  agenouillé. 

«  Comme  j'avais  à  délivrer  mon  idée  !  On  jetait 
contre  moi  des  créations  imaginaires,  créées  pour 
m'accabler  :  l'espace  était  une  chose  ;  le  temps  était 
une   chose  ;   la  matière,  connue   pourtant  par  la 


292  LES   SUPPLIANTS 

pensée,  la  matière,  qui  est  dans  la  pensée,  était  une 
chose.  Le  Bien  était  une  chose  ;  la  Beauté  et  la 
Justice  aussi.  Le  réseau  des  raisonnements  était  là, 
et  ces  lignes  de  la  géométrie  étaient  là,  implacables. 
On  entassait  tout  cela  comme  des  armes,  pour 
m'emprisonner  et  métoufïer. 

«  Pourquoi  ma  simplicité  n'est-elle  pas  morte, 
lapidée  par  toutes  les  idoles  et  les  débris  d'idoles? 

«  Parce  qu'en  moi,  j'entendais  une  parole  vibrer 
et  régner  :  Tu  ne  feras  pas  d'images  !  Oh  !  tant  de 
fois,  au  cours  de  ma  banale  existence,  obscur  dans 
un  coin  obscur,  les  yeux  sur  quelque  fenêtre,  j'ai 
éprouvé  que  j'étais  la  source  de  l'illimité  dont  les 
espaces  me  présentaient  la  grossière  apparence  dé- 
fendue, et  je  me  suis  surpris  à  sourire  ou  à  pleurer 
célestement  !  L'infini,  mais  il  était  dans  mes  en- 
trailles. Je  le  sentais  respirer  !  Je  me  rappelais  que, 
tant  de  fois,  p;irce  que  j'étais  triste,  j'avais  vu  s'as- 
sombrir les  plus  jeunes,  les  plus  puissamment 
blanches  des  aurores  ;  que,  heureux  par  hasard, 
comme  on  l'est  quelquefois,  j'avais  vu  ruisseler  de 
perles  et  de  délices  les  plus  misérables,  les  plus  sa- 
crifiés des  crépuscules  d'arrière-saison  !  Rien  ne 
s'o])posait  à  moi.  Et  invinciblement,  malgré  moi, 
malgré  tous,  malgré  tout,  dans  les  soirs  des  jour- 
nées, des  aventures  ou  des  époques,  je  mettais  ma 
main  sur  mon  cœur,  fécondité,  maternité  d'inlini, 
chose  d'infini,  et  au  fond,  la  seule  chose  (|ui 
fût  !  n 

Le  prôtre  eut  une  exclamation  sourde  et  furieuse. 


LES    SUPPLIANTS  293 

comme  celle  qu'il  atait  déjà,  un  soir,  jetée  contre 
Maximilieu. 

—  Non  ! 

11  tendait  les  mains,  tendait  les  regards.  Mais  tous 
les  suppprts  de  sa  pensée  et  de  ses  désirs  tombaient. 
Et  toute  son  étreinte,  c'était  lui,  et  l'abîme,  l'abîme, 
c'était  lui!  Tout...  Rien...  c'est  la  même  chose... 
Rien  en  dehors...  tout  en  nous  —  Ou  bien  tout  hors 
de  nous.  11  était  là,  vacillant,  entre  la  vérité  et  le 
néant. 

Un  frisson  crispait  sa  figure  ;  son  cou  épouvanté 
se  pliait  comme  si  le  ciel  était  tombé  sur  sa  tête. 
Il  voulait  se  chasser  de  lui-même,  et  ne  pouvait  pas. 
Et  il  se  redressa  et,  de  nouveau,  cria  : 

—  Non  ! 

—  J'avais  raison,  dit  Maximilien. 

Il  ajouta  d'une  voix  basse,  et  malgré  tout,  trem 
blante  : 

—  C'était  le  vrai  Dieu  !... 

Et  contemplant  l'homme  qui  était  là,  il  lui  dit. 
violemment,  comme  une  invective  : 

—  Vous  !  vous  faites  la  même  chose  que  tous 
ceux  qui  sont  venus  près  de  moi  pour  me  changer 
au  nom  de  l'apparence  et  de  ses  formules.  Vous 
faites  la  même  chose  que  les  fétichistes.  Et  c'est  cela 
que  je  veux  enfin  vous  crier  ce  soir  ! 

«  La  pauvreté  humaine  vous  remplit  de  tous  les 
désirs,  de  toutes  les  soifs,  de  tous  les  mirages.  Il  y 
a  toute  une  infinité  de  secours  et  de  douceurs  dont 
vous  avez  besoiu.  Vous  avez  besoin  d'une  réponse  à 

25. 


2lH  LES   SUPPLIANTS 

toutes  les  questions  que  vous  respirez.  Vous  avez 
besoin  que  l'apparence  soit,  en  réalité,  telle  qu'elle 
est  à  nos  sens,  et  que  la  lumière  soit  de  la  lumière. 
Vous  avez  besoin  de  garantir  les  principes  ration- 
nels et  moraux,  qui  enchaînés  les  uns  aux  autres,  ne 
sont,  en  bloc,  enchaînés  à  rien.  Vous  avez  besoin  de 
secourir  les  grandes  hypothèses  qui  ne  se  suffisent 
pas  à  elles-mêmes  et  qui  attendent  toujours.  Vous 
avez  besoin  de  la  durée  et  de  la  paix  d'un  bonheur 
que  vous  ne  faites  guère  ici-bas  que  souffrir,  et  de 
la  victoire  de  la  justice,  qui  est  vaincue.  Et  alors, 
vous  divinisez  tout  cela,  pour  le  toucher  !  Tout  ce 
que  vous  voudriez,  vous  appelez  cela  Dieu,  pour  que 
cela  soit.  Vous  faites  une  idole,  non  à  l'image  de 
votre  argile,  mais  à  l'image  de  vos  prières...  Ah  !  je 
comprends  bien  vos  motifs  —  et  si  j'étais  fou  je 
croirais  en  Dieu  !  > 
Et  tous  deux  tressaillirent  ensemble. 


—  Quel  est  donc  votre  Dieu?...  Regardons-le  en 
face. 

—  Non  !  dit  de  nouveau  le  prêtre. 

—  Pas  de  preuves,  poursuivit  Maximilien.  Pas  de 
preuves.  Rien...  Un  .silence  énorme,  le  silence 
même  !  Comme  l'idole  est  abstraite,  incomplète, 
contradictoire,  et  ne  s'exprime  à  nous  qiw  par  l'im- 
possilnlilé  d'elle-même!  Le  monde  que  nous  voyons, 
ne  peut  |)as  être  loi  (|u'il  apparaît  Tous  enconvien 


;j:s  siippr.iANrs  2'.t5 

nent:  Dieu  trompe  les  yeux  de  la  créature.  L'infini 
du  temps  et  l'espace,  que  le  monde  semble  avoir 
n'est  pas  à  lui.  A  vrai  dire,  cette  notion  d'inllni  dont 
vous  le  revêtez,  n'est  sur  lui  que  de  l'indéfini,  ce 
n'est  pas  une  idée,  c'est  la  fatigue  d'une  Idée  qui 
s'obscurcit,  qu'on  laisse  divaguer  et  mentir.  Dieu 
trompe  la  raison  de  la  créature.  Le  bonheur?  Vous 
ne  pouvez  pas  voir  en  Dieu  un  bonheur  (jui  ne  soit 
pas  exactement  la  même  chose  que  le  néant. ..Ouand 
vous  dites  :  on  ne  sait  pas  quelle  sera  la  consola- 
tion, ne  sentez  vous  que  c'est  comme  si  vous  avouiez 
un  mensonge?  11  n'y  a  qu'une  façon  d'être  heureux, 
la  nôtre  !  Et  il  est  impossible,  impossible,  de  séparer 
le  bonheur  que  nous  voudrions,  du  malheur  que 
nous  sommes.  Dieu  trompe  le  cœur  de  la  créa- 
ture. 

«  Votre  Dieu,  chaos  de  réponses  impossibles,  de 
réponses  reléguées,  exilées  au  loin,  de  spectres  de 
réponses...  VA  ce  ne  sont  même  pas  des  réponses, 
ce  sont  des  questions  dont  on  se  débarrasse  et  que 
d'un  mot,  le  nom  de  Dieu,  on  prétend  animer!  Et  il 
est  défendu  de  le  scruter,  vous-même  avez  eu  peur 
lorsque  j'ai  dit  :  regardons-le.  Il  est  tellement  con- 
tradictoire, tellement  absurde,  qu'il  faut,  pour  y 
croire,  se  détourner  de  lui. 

«  Si  votre  Dieu  était,  nous  le  saurions.  Il  n'y  a 
pas  contre  son  existence  d  accusation  plus  profonde 
que  cela.  Pourquoi  se  déroberait-il?  Pourquoi  cette 
pudeur  par  laquelle  il  est  vraiment  complice  de  ses 
négateurs,  puisqu'il  n'y  a  aucun  moyen  de  le  con- 


296  LES   SUPPLIANTS 

naître,  et  par  laquelle  il  trompe  la  religion  de  la 
créature?  Pourquoi  jetterait-il  sur  l'humanité,  si  dé- 
sarmée et  si  nue  de  preuves,  ce  silence  plein  de 
blasphèmes  ? 

—  Parce  que...  commença  le  prêtre,  les  yeux 
hagards. 

Maximilien,  le  dominant  et  comme  supérieur  à 
lui,  l'interrompit  d'un  geste,  arrêtant  dans  sa  bou- 
che ces  raisons  si  complexes,  si  grossières,  si  cruel- 
les, si  infâmes,  dont  on  explique  l'abstention  de 
Dieu,  créateur  et  souverain.  Et  il  dit  : 

—  De  quelque  côté  qu'on  se  tourne,  à  travers  les 
pauvres  précautions  et  les  sophismes  qui  se  dé- 
noncent réciproquement,  on  voit  d'un  côté  :  eiïort 
immense,  énorme,  qui  se  déchaîne  ;  de  l'autre  : 
poussière,  entrechoquement  et  écroulement  d'idole. 


«  Que  repte-t-il? 

«  Celui  qui  a  créé  Dieu.  Celui  dont  Dieu  est  le 
verbe  :  l'homme.  Nous  sommes  avec  notre  cri,  et  le 
geste  éternel  de  notre  réclamation,  une  sorte  d'om- 
bre et  de  grandeur  et  de  splendeur  vivante  d'un 
Dieu  qui  n'est  pas  ;  il  n'y  a  de  Dieu  (|ue  l'homme  ; 
Dieu  c'est  le  mot  humain  ;  c'est  un  adjectif. 

«  L'absolu  existe.  Mais  comme  existe  le  mirage, 
comme  existe  le  bonheur,  comme  existe  l'amour; 
en  nous,  |)alpilalion  pauvre  et  grande  ouverte,  au 
lieu  d'être  ailleurs,  chose. 


LES    SUPPLIANTS  297 

«  L'absolu  existe,  mais  il  n'est  pas  représenté 
par  la  figure  infirme  qu'engendre  cette  intîrmité 
scientifique  de  l'idée  de  perfection,  par  la  ligure 
abstraite  et  écœurante  d'un  cercle  parfait.  11  est 
représenté  par  l'espèce  de  triangle  (junn  misé- 
reux fait  avec  lui-môme  lorsqu'il  lève  ses  deux  bras 
suppliants,  geste  dont  la  divergence  saisit  vraiment 
tout  l'infini,  et  qui  fouille  et  commence  (buis  nos 
entrailles. 

«  Des  théologiens  ont  essayé  de  prouver  Dieu  eu 
disant  que  l'existenccétant  un  élément  nécessaire 
de  la  perfection,  Dieu  existe  puisqu'il  est  parfait 
par  définition.  Ce  qui  est  un  sophisme  abstrait  sur 
utie  conception  abstraite,  s'ancre  et  prend  vie  si 
Ton  pose  la  question  dans  l'autre  sens  et  par  rap- 
port à  nous,  si  on  la  plonge  dans  la  seule  réalité  : 
Nous  avons  toute  la  vérité,  donc  toute  la  divinité.  » 

Le  prêtre  était  tellement  déconcerté  par  ce  chan- 
gement de  place  de  la  vérité,  qu'il  ne  savait  pas  s'il 
fallait  parler,  se  taire,  sourire  ou  pleurer.  11  dit  à 
voix  très  basse  : 

—  Je  vous  plains  !  Je  vous  plains! 

«  J'ai  vu,  dans  ma  vie,  le  doute  se  glisser  par- 
tout (même  en  moi,  dans  les  moments  les  plus  dé- 
cisifs du  culte).  Mais  jamais  je  n'ai  entendu  nier 
Dieu  si  totalement  ;  je  n'ai  jamais  entendu  exalter 
à  ce  point  les  ombres  de  nos  cœurs.  'Vous  êtes  vrai- 
ment l'ange  des  ténèbres  ! 

—  Je  ne  suis  pas  un  négateur,  dit  Maximilien. 

«  J'ai  le  cœur  plein  de   prières...  Je  crois  que 


2'.t,S  I.E.S    SI  PPLIANTS 

notre  désir  ne  peut  rien  créer  que  sa.propre  immen- 
sité, mais  comme  je  suis  religieux,  et  comme,  pour 
moi,  le  vrai  est  la  môme  chose  que  l'adororation  ! 


Un  rossignol  qui,  depuis  qu'ils  étaient  là,  chan- 
tait dans  les  feuillages,  se  tut,  comme  si,  ù  miracle  1 
il  écoutait.  Et  le  silence  de  cet  oiseau  était  aussi 
beau  que  son  chant. 

Maximilien  ne  parla  plus  qu'avec  une  immense 
douceur  à  l'homme  qui  était  devant  lui,  et  qu'il 
cherchait  amicalement  des  yeux  dans  l'ombre,  en 
se  penchant  un  peu.  ' 

—  Allez,  je  vous  sens  plus  mon  frère  que  vous  ne 
me  sentez  le  vôtre... 

«  Charité?  non;  plus  simplement,  vérité...  » 
Et  l'immobilité  du  prêtre,  au  milieu  du  chemin, 
avait  maintenant  quelque  chose  de  poignant,  tandis 
(|u'il  entendait  ces  paroles-là  et  celles-ci  : 

—  (fest  de  là  vie,  c'est  de  la  pureté,  c'est  de  la 
foi  que  j'apporte,  puisque  c'est  le  vrai  Dieu... 

«  Ah  !  je  vous  en  supplie,  continua  Maximilien 
dans  un  murmure  plus  haut  et  plus  tremblant, 
ayez  pitié  de  ce  (jue  je  n'ai  pas  de  génie,  de  patience, 
d'habileté,  pour  vous  montrer  sur  toute  chose  la 
répercussion  do  mon  idée... 

((  Ne  me  rcqn'orhez  pas  surtout  d  être  aiinruial  et 
maladif.  Cela  n'est  pas.  lUen  ne  ui'est  jauiais  ar- 
rivé d'extraordinaire, et  je  me  suis  elîorcé  toute  ma 


LES    SI  l'I>Ll.\NTS  2'J'J 

vie  d'ôtre  simple  et  d'être  doux,  semblablement  à 
la  vérité,  cette  douceur.  Je  suis  venu  avec  un  cœur 
et  un  esprit  si  dépourvus  de  complexité,  que,  par- 
fois, je  m'en  étonne  en  souriant...   » 

Et  éperdument,  comme  à  un  ami,  olTraut  sou 
cœur,  ollrant  toute  la  caresse  jçraude  ouverte  de  sa 
sincérité  : 

—  Essayez,  essayez  de  croire... 

—  Quelle  tristesse,  balbutia  Ursleur,  en  se  dé- 
tournant, quel  abandon  de  toute  joie,  quel  crime  de 
la  pensée  I...  Oh  !  l'humble  croyant  dont  Dieu  est 
aussi  le  croyant!...  L'ascète  qui  lutte  avec  le  péché 
corps  ù  corps!...  La  dévote  qui  passe  avec  son  livre 
de  messe  et  son  divin  trésor  !...  Le  prêtre  qui  peut 
dire  au  pécheur  :  11  vous  sera  beaucoup  pardonné, 
parce  que  vous  avez  beaucoup  péché  !>.. 

Et  il  semblait  qu'il  y  avait  dans  sa  voix  une  émo- 
tion d'adieu... 

Mais  non,  secoué,  redressé,  l'œil  devenu  haineux^ 
il  cria  : 

—  Et  la  consolation,  qu'est  ce  que  vous  en  faites? 

—  L'infini  de  la  consolation  est  en  nous. 


"  L'infini  de  la  consolation  est  en  nous,  parce 
qu'il  n'y  a  pas  d'autre  bonheur  au  monde  que  celui 
de  voir,  de  connaître,  d'embrasser  la  vérité.» 

—  Des  mots  !  Qu'est-ce  que  cette  impression  de- 
vant la  réalité  d'un  vrai  chagrin?  Rien. 


300  LES   SUPPLIANTS 

11  dit  : 

—  C'est  tout,  au  contraire. 

«  Jai  recueilli  cette  victoire  de  joie  —  victoire  dif- 
ficile, terrible  et  dramatique,  joie  pleine  de  risque 
et  de  vertige,  comme  toutes  les  joies,  —  sur  la  figure 
d'humbles  gens  qui  venaient  d'éprouver  un  grand 
deuil...  Et  une  nuit,  vous  le  rappelez  vous,  vous 
étiez  là,  sur  la  face  d'un  damné...  J'ai  recueilli  aussi 
sur  la  face  de  mon  père,  qui  en  mourant  est  devenu 
athée  comme  d'autres  deviennent  chrétiens,  cette 
sorte  de  récompense  que  toute  la  vérité  donne  à 
toute  la  solitude. 

«  Et  c'est  vrai  que  je  suis  enfin  glorieux,  ce  soir, 
moi  qui  n'ai  détourné  la  tête  d'aucun  malheur, 
qui  plus  sensible  et  plus  exposé  qu'un  autre,  ai  été 
déchiré  de  tous  les  départs  et  de  tous  les  abandons, 
même  de  ceux  que  d'autres  ne  voient  pas.  Lorsque; 
presque  enfant  encore,  je  fermais  chaque  année 
mes  livres  quotidiens  d'écolier,  je  souffrais  un  peu 
de  quitter  leur  morne  conversation  et  les  impassi- 
bles figures  scientifiques  qu'ils  contenaient.  Et  je 
suis  malheureux  à  cause  des  enfants,  ces  petits 
fous,  des  animaux,  ces  |)auvres  fous;  et  même  de 
l'oubli  qui  fait  mourir  ma  suullrance  algue.  })arce 
que  c'est  de  la  mort.  Et  j'ai  toujours  essayé  de 
conserver  ma  souffrance  tout  entière,  tout  innom- 
brable, toute  constellée,  toute  vierge  ;  je  ne  savais 
pas  pourquoi  ;  je  le  sais  maintenant  :  parce  que 
c'est  (Ml  moi  j>lus  de  vie,  plus  d'abîme  de  vérité. 
"   Personne  n'a  vu  plus  (jue  moi   de   désir;  per- 


LES    SUPPLIANTS  301 

sonne  n'a  plus  demandé  que  moi,  personne,  plus 
que  moi,  ne  fut  refusé.  J'ai  tant  et  tant  de  souve- 
nirs qui  se  réunissent  contre  moi  !...  » 

11  crispa  ses  mains  sur  sa  poitrine  et  ajouta,  avec 
une  véhémence  pleine  d'un  sanglot  : 

—  Et  j'ai  la  mort  de  mon  père,  l'infini  de  mon  père, 
qui  me  persécute  comme    au  premier  moment! 

«  'Je  prends  tout  cela  sur  moi,  comme  le  fardeau 
des  misères  de  la  destinée,  de  la  vie,  du  châtiment 
de  ce  grand  péché  innocent  :  vivre  —  péché  plus 
immense  et  plus  vertigineux  que  celui  que  vous  met- 
tez au  commencement  de  votre  dogme.  Torturé  par 
le  temps  et  l'espace,  qui,  contrairement  à  ce  qu'on 
m'a  crié  toute  ma  vie,  n'empêchent  pas  ma  solitude, 
mais  qui  sont  comme  les  éléments  mômes  de  ma 
pensée  et  de  mon  cœur  ;  le  temps  et  l'espace  que  je 
porte  en  moi,  que  je  porte  sur  moi  indéracinables, 
qui  se  croisent  sur  moi  —  croix  réelle  et  infinie  ! 
—  Je  soulïre  d'une  blessure  qui  n'est  pas  une  bles- 
sure à  ma  chair,  qui  n'est  pas  une  blessure  à  mon 
cœur,  qui  est  mon  cœur  tout  entier,  cette  plaie  d'où 
ruisselle  tout  mon  sang. 

«  Kt  de  tout  cela  s'élève  une  espèce  de  rayon. 
Pourquoi?...  Je  vous  l'ai  dit  tout  à  l'heure,  pourque 
vous  le  compreniez  ;  je  vous  le  dis  maintenant  pour 
que  vous  l'éprouviez  :  toute  la  vérité,  c'est  toute  la 
gloire  et  toute  la  divinité  !  » 

11  se  tut,  puis  ne  dit  plus  que  ceci,  lentement,  com- 
me une  bénédiction,  avec  une  douceur  qui  ressem- 
blait à  l'infinie  douceur  : 


802  LKS    SIPPLIANTS 

—  Si  un  passant  passait  et  nous  entendait,  il  se- 
rait heureux  de  ce  que  je  dis. 

Des  lèvres  du  prêtre  sortirent  des  paroles  vacil- 
lantes, pleines  d'enfance  et  de  commencement  : 

—  Quelle  œuvre  que  desavoir!...  Comment  peut- 
on  savoir?  L'absolu  est-il  dans  l'universel,  l'absolu 
est-il  dans  l'individu  ?  Le  monde  est-il  en  nous? 
Les  uns  ont  dit  oui,  les  autres  ont  dit  non.  Dans 
cette  mêlée  pour  la  vérité  et  la  simplicité,  quels 
sont  les  vainqueurs,  quels  sont  les  vaincus  ?... 

Et,  se  levant,  il  se  prit  le  front  à  deux  mains  ;  puis 
ses  mains  s'élevèrent,  tremblantes  : 

—  Ali  !  quels  sont  les  vivants,  et  quels  sont  les 
morts?... 

Il  laissa  retomber  ses  bras,  ouvrit  ses  yeux  comme 
pour  regarder  la  réponse,  et  écouta  comme  pour  l'en- 
tendre... 11  contempla  le  monde  avec,  malgré  lui, une 
sorte  d'orgueil  et  de  souveraineté... 

Et  la  vérité  elle-même,  à  travers  lui, répondait  avec 
tout  son  silence. 


FIN 


:il-l-0:i  .  —  Tour».  Imp.  K.  Arrnullcir, 


\/ 


t 


/ 


9PQ     Barbusse,  Henri 
2603      Les  suppliants 
A32S8 


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