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University of Ottawa
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LES SUPPLIANTS
DU MÊME AUTEUR
Pleureuses 1 vol.
// a élé lire de ccl ouvrage 40 exemplaires mimcrolés
sur papier de Hollande.
HENRI BARBUSSE
LES SUPPLIANTS
llfiirt'tiA ft'Iui (|Ut' l;i vciilc eiisfit;iip
par elle-mt?nic, et imii piiinl sdus loi»
sciirilt' lies ligures et par des sons (|tii
passent, mais telle qu'elle est essen-
tiellement.
imit m, 1.
PARIS
BlBLIOTHÈOrE-ClIARPEMIKR
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, lu E i)K (;i! KM. 1. Li:, n
1903
Tous droits rt^sorvi'-s.
A EVELINE
J'écris ton nom ici parce que je veux qu'il y
ait quelque chose qui respire, qu'il y ail un cœur
au seuil d'une œuvre qui essaye de parler du
cœur humain, et d'en balbutier h la fois la
misère et l'infini.
Au cours de ces pages, je n'ai pas voulu
montrer autre chose qu'un être qui demande tout
le |)()ssii)lr, qu'une figure alTamée de lumièfe,
([u'un homme près d'une fenOtre, mais je voudrais
qu'on y assistât de plus en plus.
Je voudrais que, guidé par la ferveur de ma
pensée qui, ici, s'avoue, on s'unît avec lui dans
la tragédie de chercher ce que nous sommes, et
ce (|u'il y a de secours, et ce que devient la
prière, .le voudrais que, passionné de toucher
du réel, violemment et religieusement jaloux du
néant et du silence, il apparût ce qu'il est. malgré
YI DEDICACE
ses négations : non un négateur mais un croyant,
et, même à ceux qui ne l'aiment pas, et ne le
reconnaissent pas, un frère.
Et pour me secourir de la foi de vie et de sim-
plicité, j'ai besoin d'écouter ici ton nom, j'ai
besoin de regarder dans ces ombres-ci ton sou-
rire, ce rayon qui m'unit à toi.
H. B,
LES SUPPLIANTS
M. Desanzac, homme de bureau et critique d'art,
avait, à la suite de divers ouvrages de vulgarisation
et d'encouragement artistique, amassé quelques
modestes rentes lui permettant de s'établir. Il se
fixa à Paris, après avoir beaucoup voyagé loin de
son midi, et se maria, à quarante ans, avec Anna
Laner, une douce, timide et blanche Suédoise.
Elle vécut, étroitement aux côtés de son mari, à
son image.
Ils habitèrent Montmartre, au bout de Paris.
Le quartier n'était alors guère bâti. C'était un
peu la campagne; parfois un coq y chantait; l'au-
tomne y trouvait bien des choses à dorer. On y
voyait des bourgeois épris d'air libre, et des artistes
bohèmes qui se ressemblaient comme des frères.
Dans ces derniers Ilots de la vie urbaine, sur un
boulevard planté de maigres platanes, la maison
que les deux époux occupaient seuls s'élevait face
au nord. On eût dit une maison de province, vue à
travers une sorte de soir et de tranquillité.
1
2 LES SUPPLIANTS
Au bout de sept ans, le ménage eut un fils qui
reçut le nom de Maximiliea. La mère l'adora-
éperdument. Elle se faisait avec lui petite et balbu-
tiante ; elle fut, près de son enfant, un enfant mer-
veilleux. Chaque jour, quand le crépuscule emplis-
sait la chambre jusqu'à Ihorizon — par économie,
on tardait à allumer la lampe — elle entrait, elle
le regardait, infiniment, uniquement, comme si
elle était veuve.
Elle mourut trois ans après la naissance de son
fils. L'enfant ne garda d'elle que sa dernière image :
celle de sa figure morte, mêlée profondément au lit
et aux choses. Dans ce souvenir, seul resté d'une
époque effacée, il revoyait aussi son père. L'homme
pleurait, debout auprès de la fenêtre, et sa figure en
larmes brillait comme les étoiles.
Veuf, M. iJesanzac eut une vie extrêmement
retirée. Il travaillait, lisait, puis, levant la tête, re-
gardait lenfant. Celui-ci gi'andit, entouré des soins
d'une vieille bonne, Léonore, très attachée, mais
très humble, comme si elle était l'ombre de la more.
On sortait, l'après midi; on allait au square, à
deux pas. Sur un banc, M. Desanzac s'asseyait, rê-
vait, les yeux errants. La figure de son père!...
L'enfant sentit vite qu'elle était tendre; il lut jk^u à
peu qu'elle était triste, puisqu'elle était tendre et
rcarardait fout
LES SUPPLIANTS .3
Quand le soleil déjA bas emplissait horizontale-
ment le boulevard de son poudroiement vermeil,
-illuminait les visages et les mains, les trois per-
sonnes rentraient pas à pas. Le père avait un man-
teau d'artiste, à pèlerine, bleu, et tout broché de
lumière violette. Quant à l'enfant, les passants sou-
riaient doucement en voyant de loin son teint très
pâle et ses cheveux couleur de vin dans l'automne
du soir.
A la maison, jamais personne. De loin en loin
|)Ourtant, un parent mt'ridional venait y crier avec
sa joie qui résonnait comme si l'appartement était
vide.
Maximilien ne se distinguait pas des enfants de
son âge, sinon qu'il avait en lui quelque chose de
doux et d'isolé. Il levait les yeux bleus, profonds et
spacieux de sa mère. Il ne montrait pas beaucoup
de goût pour les sorties. II aimait mieux rester à la
maison, se fondre dans le jour tombant. Il aimait
mieux la lumière pauvre.
Il se révéla enveloppé d'une si grande sensibilité
([ue ce seul mot le peignait vaguement.
Souvent, des larmes jaillirent de ses yeux, son
Ame défaillit, h mille causes qui ne touchaient point
encore les autres. Plus que n'importe qui, bien que
sa vie manquât dincidents, il avait le cœur à nu.
Mais sa sensibilité était simple et droite. C'était
4 LES SUPPLIANTS
comme s'il était marqué, — dans ce déclin d'une
époque où l'infinité des choses semble encore mul-
tipliée, émiettée — par un attendrissement plus in-
nombrable et plus juste.
Il aimait poser ses regards partout, mais, de plus
en plus, il choisissait et préférait le soir : le jour
captive et éblouit les yeux avec le voile de clarté qui
le revêt ; les ténèbres font que tout vient vers le
cœur ténébreux qu'on cache.
Ce que le crépuscule était parmi la lumière, la
maison l'était parmi les choses : plus vivante, plus
mêlée.
...La construction, petite, manquait totalement de
caractère. La façade tombait de vieillesse, se pré-
sentait tout usée d'avoir été habitée, ce qui la ren-
dait, dans la file des maisons, plus grise, et pourtant
plus lumineuse.
Trois marches de pierre, doucement déformées,
conduisaient au vestibule. Toutes les chambres
avaient beaucoup servi ; les murs, les plafonds, les
marbres des cheminées, se délabraient tendre-
ment. On eût dit, (|uîi hi longue, la pierre s'en était
amollie.
Au rez-de-cliaussée, dans le vestibule, à droite, la
cuisine, dont la porte au vitrage dépoli était, le soir,
tout en or. A cùlé, la salle à manger. Dans cette
pièce, d'une complète banalité, la table, le poêle, et
LES SUPPLIANTS 5
un petit bahut très vieux, aux angles noirs duquel
le passé et l'habitude familiale resplendissaient.
En face de la porte de la cuisine, le salon, qui, peu
fréquenté, sentait labaudon. Les tentures, les por-
tières, les meubles en étaient rouge grenat, d'un ton
qui se fane, s'est donné.
Un petit escalier maigre et tordu, traversant au
milieu de sa montée une zone d'ombre, menait aux
deux chambres : celle de Maximilien, où tout d'a-
bord Léonore coucha aussi, et, à côté de la sienne,
la charùbre de son père et de sa mère morte.
Il n'y entrait jamais ; il n'avait jamais vu ce lit
défait.
IMen que la maison s'ouvrit au ciel, le matin,
quand on faisait le ménage, avec les courants d'air
et la fraîcheur, etaussi le soir, parce que tout est som-
bre et sans borne — ,elle était pénétrée de tous ceux
qui y habitaient et y avaient habité, pleine d'usure
comme d'une aveugle fraternité.
11 s'y attacha peu ii peu, à tâtons. On devient ami
des choses sans le savoir jtlus ({u'elles.
M. Desanzac se trouvait presque dans la gêne ;
Léonore devait, pour administrer la communauté,
recourir à des miracles d'économie et à une patience
que sa religion de Bretonne lui donnait.
Cette médiocrité empêcha M. Desanzac de voya-
ger, comme il l'aurait tant désiré. L'enfant grandit
1.
e LES SUPPr.lANTS
en toute simplicité dans la grande ville où il était
emprisonné, dans la foule, dans les pierres.
Autour delà maison, vivaient quelques boutiques
qu'un seul regard embrassait, depuisla merceriedont
l'étalage avait un sourire féminin, jusqu'au marchand
de vins, dont, vers le soir, tant de gens avaient besoin.
Ce bout de rue était un coin du monde plus beau,
parce qu'il était là, à toucher la maison. Les cou-
leurs des devantures s'harmonisaient curieusement, '
profondément. Plus loin, les maisons inconnues,
bien que plus hautes, étaient plus légères.
Ouant aux êtres humains, Maximilien en eut peu
à peu l'élonnement, l'attention, la timidité. Mais il
s'étonnait moins de leur multitude que de chacun
d'eux. Les figures le saisissaient.
11 regardait les passants passer; il s'arrêtait de-
vant les pauvres, moins par un sentiment de cha-
rité que parce que ce sont des hommes plus dénu-
dés, plus visibles, plus avoués.
(Juelques mendiants hantaient le (juartier. Un
|)elit garçon y rôdait, traînant le pied. On le croi-
sait tantôt ici. tanlùl là. 11 avait une veste si amincie
(ju'on voyait Itallro son cd'ur. Maximilien avail un
peu de vertige lors(|U(' cet enfant sapprocliait dou-
cement pour tout lui dire. Près du square, un vieux
sans cils, elTrayamment courbé, s'accolait au mur;
il se tenait debout, désespérément, comme on s3
jette par terre. Il murmurait sa vie, et la foule em-
portait ces haillons divins de confession aux (luatre
coins dy Tt^spare, comme iingiand vent. l''n fac(ïdu
LKS SUl'PLIANTS 7
collèg-e, une femme se voyait tout le jour, aftalée sur
un banc, les yeux mi-clos, et seulement aux luMires
assombries et douces, elle tendait la main... 1/ange
du soir l'aidait.
Maximilien nosait guère rester près des êtres. Il
tiourrissail au ((md de lui la notion vafj:ue de leur
immensité.
Son père laissa pendant quelques années sa pen-
sée dégagée de toute discipline. Il retarda plus long-
temps qu'il n'est coutume son instruction propre-
ment dite, pour perineltre à sa personnalité de se
développer à sa guise, pour que l'enfant, quel que
filt son destin sur la terre, fleurit selon lui-même.
11 se garda de lui inculquer le moindre élément
(le religion. L'absence de religion mit en Maximi-
lien une sorte de simplicité démesurée.
A grandir sans lien, dans une enfance libre de
saint, son âme s'élargit en se ressemblant. Chacun
(le ses gestes émanait du fond de son être; son sou-
rire le peuplait tout entier.
Vers la neuvième année, M. Desanzac, pensant
([u'il était temps d'enrichir ses yeux et son esprit,
le fit beaucoup sortir, lui montrant tout du doigt,
lui parlant sur tout longuement, mais sans interve-
nir dans ses réflexions.
Maximilien lui, ne parlait guère. Sa mémoire
n'était |)as celle des images ni des paroles. Il se
8 LES SUPPLIANTS
pelait mal les formes, les lignes, les couleurs, les
noms : tout ce qui est sur le monde. Il en avait
comme un pieux oubli. Les successions le fati-
guaient. Son imagination n'était pas descriptive,
multicolore, mais profonde, sombre et troublée.
Après leurs longues courses à travers Paris, quand
ils revenaient dans le reflux de lassitude, Maximi-
lieu rapportait non pas des souvenirs pittoresques,
mais des frissonnements. Il avait avec lui le silence
de tous les bruits de pas, Tarrachement de toutes
les directions diverses, le deuil de tous les passants,
ces amis qui s'efïaccnt.
Un jour, dans une aube, ils montèrent jusqu'au
sommet de la Butte-Montmartre. A peine au loin, le
point du jour s'entr'ouvrait blême, parfumant tout
d'une odeur de ciel.
Plus dune fois, depuis, les gens du quartier, qui
ouvraient en grelottant leur boutique, virent s'éle-
ver sur la colline un enfant, et un homme qui re-
gardait l'enfant avec des yeux paternels et se lais-
sait guider par lui.
En haut, la terre de la Hutte était nue comme aux
premières épo(|ues du monde. I.a nouvelle église en
construction y surgissait, blanche, pauvre aurore
essayée par les hommes, et le monument avait déjà
la forme de ses ruines.
Au pied de l'église, Maxiniilicn, penché près de
LES SUPPLIANTS 9
son père, el comme en dehors de lui, regardait
Paris. II était insensible aux innombrables détails
de cette énorme image, aux perspectives miroitan-
tes de cet océan pétrifié qui finissait là-bas en pous-
sière, en douceur, mais il éprouvait l'angoisse et la
chute de ce qui y naufrageait : la vie.
Puis les yeux mendieurs de l'enfant s'emplis-
saient de questions auxquelles nul n'aurait pu
répondre. Il songeait au nombre infini des maisons,
au nombre plus infini encore des chambres, des
chambrettes, qui s'entassent, pullulent, et dont
chacune pourtant est grande comme la vie !
Et ses regards erraient, repoussés et chassés dans
l'espace, et comme trop grands, s'arrêtaient au ha-
sard, sur quelque maison parmi les autres, et pen-
saient sans bornes à une âme, ou à deux âmes.
La campagne qu'il fré(iuenta et qu'il aima sur-
tout ne fut pas la nature verdoyante et libre dont le
rire fait oublier la ville ; ce fut la banlieue abîmée,
les faubourgs où a soufflé le vent noir de l'huma-
nité, les plaines ensanglantées de boue, tourmen-
tées d'une régularité humaine, et sur les flancs <i vif
desquelles l'hiver est plus vrai et plus déchaîné
qu'ailleurs.
L'enfant illuminait ce pays dune douceur in-
consciente de prédilection. La main dans la main
de son père, il allait, presque heureux, le long
10 LES SUPPLIANTS
(les grandes avenues labourées par les pas, son-
geant, encore balbutiant et déjà indomptable, que
.cette nature mortelle est plus belle que la na-
ture...
Quand on s'aventurait, un autre jour, dans les
fouillis désordonnés et spontanés des bois, il ne
trouvait pas devant lui autant de délice et dinfini.
11 demandait à retourner là-bas. La campagne hu-
maine et pauvre lui avait laissé un souvenir de
grandeur dont il ne pouvait pour ainsi dire se con-
soler. Quelque chose le ramenait des arbres aux
maisons.
Même dans les promenades quon faisait le soir
— dans ce cas les deux ombres qui se donnaient la
main marchaient plus lentement et n'allaient pas
loin, — Maximilien, fidèle à rini|)ulsion monotone
de son être, recueillait l;i pal|)ila(ion lnim;n'ne de la
nuit et cela seulement.
Quelques fenêtres brillaient, éparses, en haut. 11 y
a une douceur blonde, une douceur de miel, sur ceux
qui restent tard à veiller et dont ou ne connaît pas
les noms. En bas, la multitude des réverbères cons-
tellait les rues et les places, étoilement qui donne
une lueur, étoilemenl (jui embrasse les hommes.
Sur le boulevard mal hanté, l'enfant était garanti
parla pénétration même de ses regards. Il ne savait
pas des ombres de femmes qui passaient et repas-
r.l£S SUPPLIANTS 11
saient, en quête, autre chose que le pur sentiment
de leur mendicité.
On entendait la musique d'un concert, d'un bal de
nuit. Il ne connaissait pas la musique; il n'admirait
point le chant de celle-ci, mais il l'écoutait parler,
voix plaintive, malade, langoureuse, (]ui sexhalait
de doigts cachés, de cœurs noyés, et montait dans
lazuret l'immensité comme une sorte d'immensité.
Il rêvait, comme toujours, à la profondeur qu'on
a et qu ou oublie, au sombre cœur humain et, fer-
mant les yeux, il entrevoyait confusément, il res-
sentait (|u'il y a là une autre grandeur, et comme
un autre ciel...
11 se concentra dans cette attention de lini
inense invisible. Il communiqua de moins en
moins ses impressions, que, du reste, il ne se for
Ululait guère à lui-môme. Il s'élaborait dans le si-
lence qui est de la teinte du cœur. Son père com-
luenrail à l'ignorer.
Son peu de goût pour les sorties, les nouveaux
>pectacles, s'accentua vite. A quoi bon? Il n'y a pas
h.^soiu d'aller loin : il suffit de rester là, avec de
-rauds regards. Il y a comme une fausseté et une
iioiuperie dans la variété de l'extérieur. Dehors, on
est en contact, non avecla vie des êtres, mais avec
leur personne, non avec leur grandeur, mais avec
leur i)elitesse.
12 LES SUPPLIANTS
Quand, au sortir de l'oppression du plein air et
du retentissement glacé des inconnus, on se re-
trouve près des siens, on sent la tiédeur des re-
gards ; et si, autre part, la douceur de la vie est tou-
jours à cueillir, dans la maison, elle se cueille elle-
même, comme un baiser.
Bien souvent, en ces temps lointains, l'enfant s'at-
tardait à regarder avec ses yeux d'espace quelque
humble besogne de la vie ménagère, quelque banal
spectacle intime. Par la porte entr'ouverte de la
salle à manger, où la chaleur du poêle rayonnait,
admirable comme du beau soleil sombre, il se glis-
sait dans la cuisine pour voir la vieille Léonore pré-
parer le dîner. Sous le dôme de la cheminée, à la
lueur du fourneau, empourprée utilement, affec-
tueusement, elle régnait, à cause de la splendeur de
ce qui pense et de ce qui veut.
Il avait appris à lire de la bouche de la vieille ser-
vante ignorante.
Puis son père s'approcha beaucoup de lui. Sou-
vent, après dîner, autour de la table de la salle à
manger rocouvcrfe d'une toile cirée, où se noyait
l'image de la lampe, il lui fit des lectures, ou lui
parla sur tous les sujets.
Maxiniilien écoutait mal. Tout ce qu'on apprend
ainsi, les notions qu'on s'ajoute artificiellement, au
hasard du maître, les faits, les chilires, ne lui sera-
LES SUPPLIANTS 13
blaient être que peu vrais et n'atteindre pas le fond
de l'être, ce qu'on embrasse quand on embrasse.
Du sein de cette chambre qui n'avait pas d'orne-
ments, où les quelques meubles ne parvenaient
même pas à être le nécessaire, où la flamme de la
petite lampe éclairait tout juste, sans chaufler,
comme une fleur sans parfum, où toutes les con-
naissances humaines dans leurs formes élémen-
taires, passaient avec le souffle des paroles,
Maximilien ne voyait que la figure de son père.
Et, peu à peu, tout s'eflaçait autour, et elle exis-
tait seule.
Inattentif aux lectures, il s'instruisait d'une fa-
çon sublime, à cause du liseur. S'accoudant sur
la toile cirée profonde, il écoutait le visage que la
faible lampe s'usait à montrer avec soin. Lui qui,
dans les choses, choisissait les figures, il choisissait
cette figure entre toutes, il se préoccupait de ces
cheveux soyeux enroulés autour du pétale de
l'oreille, de celte barbe un peu blanchie par la
vraie lumière ineffaçable qui ne vient que peu à
peu récompenser la vie, et sous les paupières fati-
guées, et roses comme des roses, de ces yeux tout-
puissants, ces yeux à la nuit qui pense et au vaste
silence d'étoiles.
Ainsi l'attention de l'enfant ne s'éveillait que de
douceur. A un bout de la table, toute la personne
enfouie dans l'ombre, comme un cœur, il se tendait
vers la présence réelle de son père, et il l'admirait,
et il épiait sur sa figure l'arc-en-ciel que fait l'ùme,
2
14 LES SUPPLIANTS
depuis ridée llottante, fluide et changeante, jusqu'à
1 émotion, pensée totale qui a toute la hauteur de
l'être.
Un jour qu'il faisait froid et pluvieux, M. Desan-
zac parla d'un voyage qu'il avait jadis accompli dans
un archipel d'éternel printemps; il était pelotonné
dans sa robe de chambre, morne, et il baissait un
peu sa voix et sa figure, qu'un immense'regret de
soleil éclairait ; et tout l'azur poudroyant du ciel, et
tout l'azur ruisselant de la mer s'ouvraient en lui
comme deux ailes.
Ou bien, il lisait des livres de lui ou d'autres, sur
l'idéal, sur l'art et les grandes époques. 11 lisait cela
d'une voix désillusionnée, (jui tremblait aux pas-
sages enthousiastes.
D'autres soirs, il s'exprimait distraileraenl; il
songeait à des choses inconnues, mais toujours
quand ses yeux se levaient et croisaient ceux de l'en-
fant, il souriait, et celui ci pensait qu'un sourire
hrille sur une ligure, autant que des larmes.
Puis, de l'attendrissement tombait sur la veillée ;
il était r.nre que vers la lin de ces leçons, (|uelque
association d'idées ne ramenât pas le souvenir de
Mme Desanzac. M. Desanzac s'interrompait, se pen-
rliail tendrement vers son llls, et murmurait, mêlé
à lui : notre mère...
La soirée s'écoulait; le feu en ruines ne protégeait
plus contre lo froid. On fermait les livres. C'était
l'heure <lu >oinnieil.
Ils se levaient. Debout, ils appai-aissaient nùiices.
LKS SUPPLIANTS IS
fluets ; et c'était un couple beaucoup plus petit
qu'un autre qui se dressait au-dessus de l'abat-jour,
dans le crépuscule de la lampe.
Ils s'embrassaient, les lèvres enfin muettes.
L'étreinte étroite les rapetissait encore, mais
Meximilien avait conscience de s'aj^randir de
l'autre grandeur, la vraie, taudis quil s'adonnait à
l'ombre de son père, la tête dans la nuit de son
épaule.
... Oui, son père lui apprenait la vérité, mais ce
n'était pas celle qu'il croyait lui apprendre avec ses
livres ou ses phrases. Ce n'était pas celle de la mul-
tiplicité indéfinie des choses; c'était celle de l'in-
irni d'une seule personne.
Lui, il était simple d'esprit. S'il avait quelque
chose de surprenant, c'était cette simplicité. Il était
simplement un enfant qui s'arrêtait devant l'im-
mense nudité des figures. Il était cela, aidé d'amour
l't cause de son père, de son créateur, de celui qui
était au-dessus de lui dans les temps, comme un
ciel vivant, et en mènu' temps son sang, le frère de
ses entrailles.
Et si, montant à sa chambre, accompagné par la
petite lampe de cuivre qu'il tenait, Maximilien avait
parlé, il aurait dit : Mon Père, ([ui êtes là...
La figure de Léonore aussi l'attirait. Cette figure
était pour lui plus facile, plus commode. Une plus
16 LES SUPPLIANTS
continuelle familiarité réunissait la vieille bonne et
l'enfant auquel elle avait prêté à jamais son amour
maternel.
Léonore était fort âgée; sa tête ridée, ravagée,
était penchée sur le côté et ne se relèverait plus,
déjà pliée par la destinée. En la regardant, il ne
pouvait s'empêcher parfois de penser qu'elle mour-
rait bientôt, peut-être, et cette vieille tête lui pa-
raissait d'autant plus précieuse qu'elle était plus
fragile.
La servante était extrêmement pauvre ; pas de
famille, pas d'argent, pas de maison ; elle n'avait
rien ; à peine, au loin, les rues d'un village... Son
histoire passée, elle ne la portait plus en elle. Uiïe
croix d'or pendait à son cou : un souvenir, un de
ces objets morts.
Elle ne regardait jamais en arrière ; une vaste
ignorance lui faisait croire à tout ce qui est en
avant. Pour elle, toutes choses étaient possibles, et
tout de suite cette possibilité se changeait, dans son
idée, en universelle espérance, tellement son cœur
était fort. Pas de critique, pas de leçons, pas de
progrès ; rien que des espèces de prières.
Près de la fenêtre de la salle à manger, aux ri-
deaux trop bleuis par le blanchisseur, innocemment
fardés d'azur, était hi place qu'elle occupait une
partie de l'après-midi, à coudre, après le ménage, et
avant la cuisine. Maximilien venait là, aussi, désœu-
vré. Elle lui parlait, ou plutôt, elle parlait toute
seule, par candeur, par faibles.se, parce que les
LES SUPPLIANTS 17
hommes livrés à eux-mêmes ouvrent leur cœur
comme les oiseaux ouvrent leurs ailes.
L'enfant resta longtemps, dans la vie, sur le même
rang qu'elle. Ses petites mains maladroites et gui-
dées valaient ses vieilles mains dépendantes, ma-
niées par d'autres mains. 11 l'appelait Léonorette
quoiqu'elle fût grosse; (juand ils habitaient la même
chambre, leurs petits lits étaient exactement sem-
blables.
11 l'écoutait parler, jamais de faits banaux, usuels,
mais de contes, de légendes, de paradis, de choses
merveilleuses. 11 l'écoutait parler de rois et de
princes comme s'ils allaient frapper à la porte, ha-
billés ainsi que des rois mages, car elle mêlait les
siècles ; et du printemps prochain comme si on
allait rencontrer, en avril, des saints nimbés voleter
parmi les troncs d'arbres, pl de Dieu romnie si on
allait le voir se pencher.
Pendant toute son enfance il l'écouta. Elle sou-
pirait ; elle disait: bientôt; elle disait: peut-être...
Elle avait souvent de ces expressions pauvres, mais
grandes ouvertes. Elle était prête à tous les mira-
cles, aussi grande que toutes les merveilles.
Maximilien ne croyait pas à ce qu'elle disait ; il
n'y faisait même presque pas attention ; il ne croyait
qu'à elle, à son ombre saignante, aux racines de
ses paroles. Réelle ou pas réelle, la signification de
ses mots, qu'importait ! La réalité de sa voix
était.
Cette voix sourde, gauche, était belle à cause de
2.
16 LES SUPPLIANTS
l'amour qui la faisait vibrer, et c'était là comme
une chanteuse qui chantait.
... A la voir de si près, si pure qu'on distinguait
presque en elle le conflit de l'ombre et de la clarté,
il éprouvait qu'il lui ressemblait, et il fraternisait
bientôt totalement avec cette humble créature qui,
enfouie là, désirait obscurément toute la lumière.
Lorsque le crépuscule arrivait, Maxirnilien ap-
puyait, assis par terre, la tête sur les genoux de la
vieille servante qui, n'y voyant plus assez pour
coudre, s'arrêtait, les mains ouvertes, regardait
devant elle, complètement épanouie.
La nuit tombait, les engloutissait. Us demeuraient
immobiles tous deux, groupés sur l'épave du plan-
cher, avec la blancheur de leur figure tournée vers
la blancheur de la fenêtre, les yeux mêlés au ciel.
Ainsi, le fond de la vie a des formes d'appel. Ce
qui fait que Léonore est Léonore, que lui est lui,
c'est cette force de désirer, de vouloir, de prier. . .
Ce qui surgit de lui et d'elle, dans le calme des
choses indilTérentes, mortes, ce qui esl, ce sont
leurs figures, ces choses incurables.
Alors, sou «Mitauce rouimenra à être o|)press('»e ;
une précoc»' in(|iiiéhi(le arcpulua sa sainte diiTé-
rence d'avec les enfants. î>ouvent sa uiéditation le
bouleversait en silence. La vérité de la vie lui pa-
raissait le conliaire de la Iranquillilé. Une parole
LKS SUPPLIANTS 1^
qui ne tremble pas ne vient que des lèvres, les gens
calmes ne savent pas, sont fous.
Cette réalité humaine et sentimentale que son
étrange ferveur lui découvrait partout et toujours,
était indistincte, sans limite, trop vaste. Cela
était trop important, trop absolu... Il ne voyait pas
où reposerait la pensée qui s'attache à cela et
ses rêveries s'assombrissaient tout h coup, comme
l3 ciel, de grandes menaces supérieures. 11 eut sou-
vent la détresse de ne plus savoir vivre, de ne plus
savoir marcher ; souvent, il sentit un souflle de
désert venir contre sa figure. 11 éprouva les défail-
lances des petites tètes couronnées d'innni.
(Vest ainsi qu'il i)oussa, ([u'il atteignit douze ans.
Il n'était pas fait pour accomplir œuvre usuelle
et unie] aux œuvres, mais pour s'occuper de la
vérité même. Il était absorbé comme ceux qui
écoutent des voix et que d'extraordinaires révéla-
tions travaillent. Pourtant son inspiration était
grandement dépourvue de tout surnaturel. Il
n'écoutait que ce qui était là, à respirer. 11 ne voyait
pas « d'apparitions », mais il voyait plus que qui-
conque l'apparition des autres et l'apparition de
lui-même. Pas de fantômes ; mais l'ombre du soir,
rellet de tous les autres cœurs perdus, nudité du
vrai, venait autour de sa tête comme une présence
et une parole.
Im[)uissant et petit parmi les rues, parmi les cham-
bres, du fond de son impuissance, de son hum-
ble emploi, il noyait tout dans son cœur. Mais
20 LES SUPPLIANTS
si incertain, étreint de petitesse, étouffé d'enfance,
il le faisait d'une façon frêle, dune façon pauvre,
qui tombait. Bien des soirs, il s'arrêta de voir et
d'entendre pour penser à la fuite du temps qui
passe, avec ses grands noms émouvants parce qu'ils
saignent sur nous, et que leur mort nous fait mou-
rir : printemps, été, automne, hiver ; et quand il
pensait à cela, tout le reste lui était indiîïérent.
Il
Bien des fois, M. Desanzac regarda son fils avec
inquiétude dans cette saison de sou enfance.
Physiquement, Maxirailien venait bien. Une santé
inébranlable le soutenait dans une apparence déli-
cate. Sa figure s'approfondissait, ses yeux s'emplis-
saient de limpidité, son front de blancheur. 11 était
calme et doux à voir, même pour un étranger...
Mais pourtant, il différait peu à peu des autres
enfants.
Pourquoi ?... 11 y eut, dans la petite maison, des
scènes muettes de contemplation. Parfois, cram-
ponné aux bras de son fauteuil, et se tendant en
avant, anxieux, l'homme épiait l'enfant qui respi-
rait quelque part, dans le bleu du jour, assis, les
mains sur les genoux, et il essayait éperdument de
le voir, de l'entendre doucement changer...
M. Desanzac soupirait et disait: « C'est ma faute. »
11 passait des nuits sans dormir. N'avait-il pas laissé
son lils grandir trop solitaire, enfermé en lui-même,
22 LlïS Sll^PLlANTS
ne lavait-il pa§ ainsi voué à celte pudeur de se mê-
ler à tout qui le défendait comme une vertu ?
Nayant jamais réfléchi à toutes ces choses, effacé
de la vérité comme presque tous les hommes,
l'homme ne savait que faire, hésitait autour de
son Jils. Avant tout, il aurait voulu bien le connaî-
tre, le pénétrer. Il le regardait, à la fois suppliant
et timide ; il regardait autour de lui ; ^1 regardait
l'étendue, le front pâlissant et les mains tremblan-
tes, comme si ses pauvres bras étaient presque des
ailes. 11 cherchait, en lui et ailleurs, la vérité, cette
religion qu'on ne sait pas.
A force d'application, il fut exaucé d'un peu de
clairvoyance. A contempler son fils avec un besoin
violent de le voir, avec uq besoin maternel, il le
vit : l'enfant n'était rien que son cœur.
il n'était que son cœur... De la vérilé, il n'enten-
dail (|ue celte voix basse. Une respirait que l'émo-
lion, le désir et l'amour.
Pourquoi cela le faisait-il différent des autres?
l*our(|uoi cola l'isolait-il i)arnii Ions ?
Laisser rogner son cœur, n'est ce pas, au con-
traire, venir vers les autres?
Non!... L'homme, élevé un instant au-dessus de
ses habitudes do pensée, de ses ignorances, dans
l'acuité (Iv sa vision comprit ceci : co n'est pas par
LKS SUPPLIANTS 23
le cœur que l'être se rapproche des êtres. Au con-
contraire, le cœur fait tomber chacun eu soi uiôuie.
11 y adaiiv* le surnaturel de notre pensée, des pen
séesqui nous rattachent au monde et aux hommes :
la raison, les principes premiers, pareils chez tous,
lot commun à tous, parcelles de làrae spacieuse
et de liuterminable vie de Ihumanilé.
iMais le cœur, c'est chaque homme, c'est la part
individuelle, la personnaltlé, la solitude. Le C(pur,
c'est un élément de ténèbres, de séparation et
(l'abime. Celui qui s'émotionne, pense à soi, celui
(|ui jouit ou qui soullre, pense, ébloui, à soi.
Et le père voyait cela chaque jour, lorsque len-
fanl, près de la fenêtre, embra.ssait du regard la
rue pleine de monde et de soir mêlés. Debout, il
S'élevait hors des calmes ruines sombres de la
pièce. Un uniforme puéril de marin à large col tout
blanc le levêtait. 11 n'était pas encore très différent.
Sa voix disait, lorsqu'elle parlait, les choses que
disent d'ordinaire les voix de douze ans. Il était pâle,
mais comme tous les enfants qui vivent dans les
villes, un peu étiolés, lapidés vaguement par les
rues et les murs. II était encore innocent de vivre
et de souffrir. Rien n'avait encore fait mal à son sou
rire. 11 était encore ensommeillé dans l'exemple
général, encore tout enlacé dans les chambres par
l'ombre familiale.
Mais déjà, pourtant, on voyait qu'il se déshéritait
un peu des hommes qui sont là. Le front posé sur 1 1
24 LES SUPPLIANTS
vitre, le front brillant, céleste, comme la grande
perle du crépuscule, tandis que ses vêtements
s'effaçaient de cendre, on voyait qu'il se déso-
rientait sans bornes entre ces murs, et qu'il ne
voulait pas imiter l'humanité... Il s'isolait, il
s'isolait... Il vibrait, il frissonnait, il s'étendait
en lui-même. L'émotion, c était son émotion ; les
cœurs, c'était son cœur, et tout cela' c'était lui
seul, lui seul, hélas !... Et il s'enchaînait à sa
solitude, et il semblait pencher dans l'attente de
quelque avenir inouï de bonheur, — d'apothéose
personnelle, — son pâle visage qui ressemblait à de
la gloire.
Ainsi, il venait comme la révolte individuelle
en personne. Il venait vivre et souffrir cette
croyance : la vérité est en nous, et non ailleurs.
C'était l'impossible revendication des hommes con-
tre tout ce qui existe plus que les hommes, la
lulte pour la défaite, à laquelle il allait sadon-
ner, sans doute... Et il serait de plus en plus seul,
avec son cœur, assiégé par l'ordre des choses
dont il se détournait et qui, pourtant, était plus
fort que lui. Petit aveugle sans limites, il serait
heurté h tout, perdu et malheureux. Et comme
il souffrirait à sentir l'inévitable abandon se révéler
de soir en soir, à mourir sinci'TenuMit, et il n'au-
rait ri(în pour s'a()|)uyer, cramponné (|n'il était ù sa
propre chute 1
Vli le p(''re se martyrisait les regards ù cons-
tal(!r que son enfant serait exclusivement, jalou-
LES SUPPLIANTS 25
sèment, surhuraainement humain, avec sa face
qui, dans le déclin splendide des jours, voulait pour
elle la lumière.
Que faire? Que faire? Ktoufier avant qu'elles ne
pussent s'épanouir ces idées d'individualisme à ou-
trance, mêler davantage le sentimental rêveur à la
vie pratique et lui montrer en dehors de lui
l'énorme réalité. Comment ? M. Desanzac ne savait
guère.
11 était embarrassé, gauche. A plusieurs reprises,
il entreprit de parler à son fils. 11 lui dit des paroles
faibles, inutiles, sans suite. Il ne savait ni com-
mencer, ni finir.
— 11 faut changer, vois-tu, tenir compte de tout
ce qui t'entoure... Sortir de toi-même... Prends
garde, tu rencontreras la vie positive, le monde...
Il répétait toujours les mêmes mots ; il répétait
toujours « il faut » ; il ne disait pas pourquoi, mais
essayait,avec ses seulsregards, de convaincre sonfils,
avec ses seules mains, de l'empêcher de s'en aller.
Le père n'avait bientôt plus de paroles et ne sa-
vait plus que regarder la tendre créature que la vie
martyriserait. Ainsi, le long des âges, d'indécis pa-
rents ont dû s'effarer à voir grandir l'immense nou-
veauté, l'énorme désobéissance des petits <:>\\\t<
qu'ils ont mis au monde.
26 LES SUPPLIANTS
Alors M. Desanzac s'engagea plus grièvement
dans cette situation pathétique de son fils qui s'em-
murait en lui-même. 11 guetta les moindres mani
festationsde ses émotions pour les arrêter, les frap-
per, les meurtrir, forcer violemment Tenfatit à quit-
ter ses propres ténèbres.
Il le faisait avec de la mélancolie, et pourtant avec
de la joie. Il s'éprenait des réalités positives par
haine du malheur qui résulte de l'excès de la vie
intérieure. 11 retrouvait ses enthousiasmes de jeu-
nesse, hagards d'être ressuscites depuis si long-
temps, pour dire que l'homme par soi-même n'est
ri'.'n, qu'il ne faut se consacrer qu'aux occupations
communes et éternelles — , les émotions et lès sen-
sibilités, étant brisées les unes les autres et émiet-
lées dans le temps et l'espace.
Il exagéra, meutit. Tandis que le recueillement
de l'enfant songeait : comme on est grand ! Le père
n'iiélail brusquement, montrant le spectacle de
riiorizon cl le (It'idoi.Mnout de l'histoire : coniino ou
est petit !
Ils étaient l'un contre l'autre dans leur faron de
penser, <le regarder, de croire : l'un, du fond de
l'être humain, l'autre, du haut des choses. La vérité
est-elle dans l'individu? Lsl-elle dans l'universel?
Problème dcuiesuré (|ni a lourmenlé et divis('i
loii^ les [(('liseurs, dcfiuis (|U(' les penseurs oui ba-
LES SUPPLIANTS 2T
taillé au-dessus des hommes, et qui se retrouvait k
nu dans l'humble maison peu savante.
... Le mois d'août finissait, et le jour aussi. L'air
était plein d'une douceur qu'on caressait. Le père
et le tils se teiiaifut dans le hur«'au du rez de-cliaus
sée, oisifs.
Ce jour là M. Desanzac fil un grand elïort sur
lui-môme. Cette crise d'individualisme trop pur
qui débauchait son fils à l'écart, il voulut en
hâter le dénouement i)ar une tentative suprême.
11 avait résolu de se mettre en scène en face de
l'enfant, de lui oITrir son exemple pour le décider
à ne pas se confiner en soi, pour détruire sa soli-
tude. Il s'était préparé à un colloque d'amour et
d'aveux. Il avait peur ; il tremblait.
Du fond du grand fauteuil où il trùuait de ten-
dresse, il lendit les bras, attira son fils, qui vint, et
débordant de devoir, par phrases hésitantes, ébloui
lui-même de sortir ainsi, sentimental, de l'obscurité
et de l'oubli, il parla de son passé et dit: regarde-
moi.
11 raconta des désirs, des ambitions qu'il avait
eus, des rêves qui ne se réalisèrent pas, d'autres qui
se réalisèrent, hélas; des soulîrances endurées, des-
joies. Et de tout cela, qui fut son cœur tout entier,
il ne restait, disait-il, plus rien.
C'est là où il voulait en venir: « Par nous-mêmes,.
28 LES SUPPLIANTS
vois-tu, nous ne sommes que du provisoire, du pas-
sager... Nos désirs et nos rêves et même nos senti-
ments sont éphémères, ne sont pour ainsi dire pas. »
Il prit la petite main de son enfant, et lui dit de
cette voix changée et lointaine qu'on a lorsqu'on dit
uue prière ou de la poésie :« Ouesuis-je,que suis-je
au milieu de la réalité, moi ? Je ne me maintiens
que par celte puissance impuissante du souvenir...
Et avec une ardeur dévote : « Tandis que le
monde demeure, chargé à jamais de toutes ses
vérités, que le temps et l'espace s'envolent éternel-
lement, que l'infini est toujours vierge, l'homme
tout entier n'est qu'une goutte d'eau, un point de
poussière, Ihomme tout entier n'est rien.
«... Nous deux, qui nous tenons là, regarde
comme nous sommes peu de chose, regarde comme
l'immensité nous chasse loin d'elle !
« Il faut mettre sa foi dans quelque chose d'éter-
nel, pour qu'elle ne vieillisse point et ne meure
point... »
Il se tut ; leurs mains se détachèrent. Ils se sou-
rirent sans se comprendre ; leurs deux sourires
étaient tout seuls comme deux simples offrandes.
(-omment allait finir cette confrontation, entre
les deux personnes crépusculaires, voilées do rap-
prochement, et pourtant par leurs croyances si loin-
taines l'une de l'autre ?
LES SUPPLIANTS 29
Maximilien demeurait immobile. 11 ne savait pas
parler. Parfois, une espèce de joie s'élevait en lui et
le persuadait, mais il ne savait pas parler. 11 essaya
de se chercher, il essaya de se remémorer ce qu'il
avait fait, ce qu'il avait ressenti jusque-là... Il avait
été simple comme tout ; il avait grandi bien sage et
bien droit. Plus tard, aux heures pieuses où le jeune
âge communie avec ce qui est, la figure de son père
lui avait confirmé la place de la vérité même, avec
génie, avec simplicité, avec lumière.
11 la regarda encore dans ce moment profond
pour lui demander secours.
La nuit est presque venue avec ses rayons bleus,
car elle est du jour aussi, du jour sans nuages, sans
formes, du jour sans tache. Le père est muet, plus
incertain que jamais de ce qu'il doit dire et faire.
Ses yeux blêmes regardent à la fenêtre, par-dessus
la ville de pierre, qui est comme l'hiver, le ciel
étoile qui est comme le printemps. Sa figure est
toute perdue au sein de ses évocations de lois uni-
verselles, de choses extra-humaines. Elle contem-
ple la nuit ensoleillée, elle contemple les constella-
tions, vénère leur ordre, murmure leurs noms,
rêve aux vérités extérieures et immuables dont elles
sont les signes et que notre sort est de quêter peti-
tement ; elle s'étend, pleine de la négation d'elle-
même, pleine de la certitude qu'elle est écrasée et
3.
30 LES SUPPLIANTS
doucement et infiniment foudroyée par l'immensité
des choses et des clartés. Et cette figure s'abîme
dans son rêve, se sacrifie, s'efiace, se donne au ciel.
Maintenant le crépuscule est entièrement là avec
sa fertilité. L'ombre chasse les apparences, les cou-
leurs, les détails, l'ombre dénude la beauté. C'est
une pudeur sublime de ne montrer que le cœur.
Elle vient assister l'enfant. Une fois de plus, celui-
ci se sent ramené du murmure des paroles, de la
signification douteuse des pensées, à l'ombre hu-
maine d'où elles éclosent infailliblement.
Tout l'infini se retourne; la simplicité s'accomplit
toute . Le père rêve... Son rêve, c'est le monde ?
Non, son rêve, c'est lui.
Son rêve, c'est lui qui pense et c'est lui qui vou-
drait !
Il regarde l'univers comme Léonore regarde le
paradis. Y a-t il un paradis, jardin d'àmes cueillies ?
Peut-être oui, peut-être non. Mais il y eut parfois
dans l'angle de ces mômes boiseries une femme
candidement ouverte, qui avait la magnificence et
l'envergure de l'Au-delà. Y a-t-il une réalité exté-
rieure qui correspond exactement à celle que cet
ho'rtime implore et veut qu'on implore ? Oui sait?
Mais (fuel (pie soit l'inconnu, cet liomnje qu'on voit
là, presque pareil à ce coin gris, vit les étoiles, res-
])ire l'inlini. Il tient l'univers dans son ombre. U
LES SUIM'IJANTS 31
cache les étendues, les problèmes et les inquié-
tudes, et les désirs démesurés, sous ses haillons
déchirés par le soir. Et chacune de ses paroles de
néant et de mutilation l'atteste et le célèbre, et il
ne peut que rayonner de plus en plus.
Et comme toujours sa figure apparaît comme la
chose pn^mière, la grande chose maternelle : sa
ligure qui pense, astre accueillant, astre des astres.
Malgré son vouloir lui-mérae, bien plus, malgré
sa foi, c'est elle qui existe tout d'abord avec sur elle
toute la distmce qui la rattache au passé, avec sur
elle toute la distance qui la rattache aux étoiles,
avec toute la distance changée en grandeur, ornée
de tout ce qui est et de tout ce qui fut, et plus en-
core, du vaste sacrilice vers l'étendue pâle dont elle
se pâlit comme une hostie.
Mais sa figure n'est, dans la large poussière de la
pénoribre, que l'ostensoir de son cœur, et c'est
son cœur dont on est témoin quand on regarde.
Son cœur est la racine, la raison d'être de sa pensée.
Le cœur est le dieu de la pensée.
Ainsi c'est la personne humaine, dans son indivi-
dualité, sa solitude, qui est au commencement; la
personne humaine est ce qui commence. Les choses
ne sont jamais seules ; toute chose linit par avouer
un cœur ; tout spectacle désigne, à la fin, dans l'om-
bre, quelqu'un.
32 LES SUPPLIANTS
Et l'enfant adora d'uQ humble sourire cet homme
vaguement azuré dans ce soir plus vrai qu'un autre
soir, cet homme dont les dessins des rideaux cares-
saient l'éclairement, cet homme qui était là, avec un
battement, un tremblement de source.
Alors M. Desanzac, à son tour, se sentit saisi,
troublé.
Inquiet, il éprouva le besoin de proférer, en sou-
riant de son sourire abîmé par la vie :
— Nous ne sommes rien, nous ne sommes rien.
Mais il baissait la voix malgré lui, comme s'il
blasphémait, comme si quelque chose de pur et de
terrible se réveillait et surprenait son accent ; et
l'enfant saisit cette nuance, cet étonnement divin
de sa parole.
Le vieillard commençait à sentir, à voir, à tou-
cher le miracle de la pensée — miracle si simple et
si proche qu'on l'ignore — il commençait à se rendre
compte que la pensée signifie l'homme et non les
choses.
Il commençait à se rendra compte que ses souve-
nirs, ses idées, ses croyances, ses affirmations,
tout ce qui sappelle le vrai, tout cela est sorti de
lui. Kt ce soir, c'est lui qui reste au delà de tout
cela. Sa présence est pareille à une suprême victoire
sur le temps et rcsi)ace et ce (jui les peupla, et ce
(jui les peuple. I.a vie el le monde sont, brumeuse-
LES SUPPLIANTS 33
ment, les épaves de lui. Puisqu'il est là à réunir la
lumière, à maintenir les époques, à penser charita-
blement...
11 trembla comme sortant d'un rêve, redressé à
demi dans le silence. 11 promena ses mains chance-
lantes sur son front entouré de l'immense naufrage
obscur et radieux de tout.
Il ne savait pas sa grandeur ; il ne la savait pas.
Toute son éducation, ses idées acquises ne pouvaient
plus le lui permettre. Il lui aurait fallu recommen-
cer à épeler en ce sens, mais il agissait, stupéfié et
pur comme un pauvre prophète d'ignorance, chef-
d'œuvre aveugle de la vérité. Il mit religieusement
ses mains sur ses yeux de révélation, et il pleura,
ayant senti, pour la première fois, toutes les choses
de la destinée et de l'univers retomber sur sa seule
tète. 11 croyait sans doute s'attendrir à ses souvenirs,
mais ses larmes tombaient à cause de la solitude
trop invincible du cœur, à cause de la grande
gloire abandonnée de chacun des hommes.
111
M. Desanzac ne se souvint bientôt plus de cette
soirée. Mais, peu à peu, il cessa de s'occuper tant
de son enfant. Son elTort se ralentit, se découragea.
Il s'en éveilla comme d un songe. Tous deux s'écar-
tèrent l'un de l'autre comme il est naturel à deux
êtres.
Quand Maximilien eut treize ans, son père pril
cependant une résolution. Puisqu'il s'agenouillait
de plus en plus dans la vie intérieure et frissonnait
inutilement, il valait mieux que le monde le tou-
chât le plus tôt possible, et il le mit au collège pour
le rendre semblable aux autres.
Un matin d'octobre, où grelottait du vent mélangé
de pluie, M. Desanzac le conduisit dans la vaste
école et l'y laissa.
Au milieu do la cour d'honneur, enserré, un jar-
dinet était captif. Tous les couloirs étaient revêtus
(le la môme livrée de couleur brune. En suivant le
chemin qu'il fallait suivre, l'enfant se trouva dans
une cour <l(^ récréation, sombre comme une cham-
LES SUPPLIANTS 35
bre. Des centaines denfants y erraient, isolés. Par-
fois ils formaient des groupes, qui marchaient le
long des murs. On se sentait tellement prisonnier
que lorsqu'on levait la ItHe dans le temps pluvieux,
ou était étonné de 1 eau du ciel.
La cloche ordonna l'entrée en classe ; le profes-
seur édicla le programme, l'emploi du temps; prit
d'avance toute l'anuée. Puis ce fut la salle d élude,
le maître à l'affût. Les règlements étaient là, stricts,
déformant tout de leur forme.
La nuageuse présence de Maximilien était refou-
lée par une froide présence nouvelle. Inaccoutumé
à compter avec l'extérieur dans ses grands essors
d'intimité, il se sentit frappé par tout, autant [)ar
ces murs que par ces ordres, que par ces enfants.
Hélas, par les enfants eux-mêmes... Ils lui res-
semblaient, sanfe doute, obscurément. Mais les êtres
qu'on réunit tout d'un coup ne sont pas en con
tact par leur profondeur souriante, mais |)ar leur
surface, leur obstacle, leur choc de dureté. La
foule, ce sont les hommes sans les hommes ; la
foule autour d'un être se change en choses, se
change en pierres, et repousse, et lapide...
11 vit bien que s'amoncelait autour de lui toute
une organisation hostile : celle que son père avait
essayé de voir et de lui faire voir lorsqu'il gémis-
sait tout bas, en l'enveloppant du fantôme de ses
i)ras : ^ Prends garde, tu rencontreras le monde. »
C'était sa première rencontre avec le monde.
A l'autre récréation, il recula doucement, jusqu'au
36 LES SUPPLIANTS
mur de la cour, et s'y adossa, lassé, quoique ce fût
le matin.
Il retourna là de chaque matin à chaque soir.
Les habitudes, les études menaçantes et innom-
brables, le bourdonnement des voix l'enveloppè-
rent, l'assiégèrent, essayèrent de le disperser dans
le monde extérieur, dans le grand espace imper-
sonnel et contraire.
Il s'elïaça à moitié et aurait pu s'efïacer tout en-
tier, tomber, dans cette mêlée de la vie commune
où, le premier jour, il chancela.
Le petit écolier, à la fois plus fraternel et plus
étranger qu'un autre, à la fois plus savant et plus
ignorant — lui qui voyait les figures se transfigurer
et qui balbutiait dans les détails des leçons — avait
tout contre lui.
Il errait, rêvait, en peine et eu péril, avec sa sim-
plicité qu'on n'admirait pas.
Mais il était déjà trop vivant pour succomber, et
il se trouva que cet assaut de la banalité, en le frap-
pant, le confirma. Il résista brusquement,se recueil-
lit avec violence.
Mais il perdit le peu (juil |)Ossédait de qualités
sociales dans sa hâte à se garder. Il ne se liait avec
personne, ne parlait jamais assez haut (|iiaiul on
LKS SUPPLIANTS 37
'iaterrogeait, mettait du temps à comprendre les
Ivoix et même à les entendre.
Il travailla ses devoirs, ses leçons, avec une do-
cilité copiée, sans joie. Il lâchait de retenir, mais
toujours, mais partout, il s'étonnait de la petitesse
de l'enseignement positif, de la faiblesse des faits
et des dates, de la mort des formules; il s'étonnait
de toute la maigre science.
Et à chaque instant du jour, il oubliait impérieu-
sement les préceptes parlés et écrits, pour adorer
ce qui est adorable, et son recueillement s'en allait,
s'envolait, s'enfuyait dans son cœur.
(Jue de fois, à travers l'existence dune mono-
tonie contagieuse, il laissa tout, pour se mêler ainsi
infiniment à l'inlini de son être!
Que de fois, dans quelque coin de la cour de ré-
création fourmillante et bruyante, à genoux sur un
banc, un peu alïaissé, les bras posés sur la barre du
dossier, presque dans une attitude de prière, il re-
fusa toute l'apparence présente, il entra dans ses
émotions, dans les choses sacrées ! Il pensait à n'im-
porte quoi de ces choses : à la maison paternelle,
au silence qu'elle faisait, ou, plus loin, à des jours
d'autrefois. Déjà le délice des inguérissables sou-
venirs. Déjà — oh 1 angoisse — le paradis d'un
passé!... Et les détails des anciennes époques
remontaient à ses yeux comme des larmes.
38 LES SUPPLIANTS
A travers les murs rêches du collège, le sol
boueux, il voyait sa rêverie respirer, sanimer de
deux existences qui étaient divinement la sienne :
sou père, le bienfaiteur, sa mère, la fée...
Dans l'ambiance insignifiante et abstraite, il rê-
vait, exilé dans une immensité qui n'était pas celle
du temps et de l'espace, qui était l'immensité
pure.
H lui fallait longtemps pour se remettre au point
de la réalité, se rapetisser, se cacher dans l'appa-
rence extérieure, et cet effort lui faisait mal.
Ainsi, sa vie intérieure prenait toute la place,
s'exhalait en appel immense. Appel de quoi ? De
tout ce qu'il n'avait pas. Le cœur, c'est appeler
tout, et il n'était que son cœur.
Des privations s'établirent en lui, vite ampli-
fiées. Le long du jour, il allait demandant le soir ; le
long de la semaine, il vivait cherchant le di-
manche.
Il désira la liberté. La liberté est douce et paisi-
ble comme le pain : on n'y fait pas attention aux
jours suffisants ; mais dès qu'on ne l'a plus, on se
rappelle le bon goût qu'elle avait. Il adora sa liberté
perdue, sa liberté future. Souvent, la face aux car-
joaux grillagés, serré au front par la prison, il
fixait les rues, les rues inaccessibles, les rues sur-
nnlurelles. Kt vraiment, A le voir, on eût dit qu'il
rherchait quelqu'un, qu'il im|>lorait une absence,
cet infini criicl de ceux qu'on aime.
Ml il s'immobilisait, attentif dans la cour, iuat-
LES SUPPLIANTS 39
tenlif dans la classe, purifié des détails, songeant
au grand salut de la destinée : le bonheur.
Puis, continuellement désillusionné, pt£ reculé
par l'ennui, il leva sa tête, qui était contre tout.
Il quêta un soulagement, sinon une délivrance.
Il quêta quelque chose remplissant enfin ses yeux,
qui éclairaient ses privations, ses mains, qui fai
saient fuir l'azur devant elles, son front, mur ter-
rible de son ombre.
('e fut une envie dètre complètement lui même,
de faire cesser cette disproportion aiguë entre ce
qu'il était vraiment, sa pensée palpitante, et ce qu'il
était dans le monde extérieur : un peu d'argile
meurtrie de tous côtés, un peu de place disputée.
Être si grand et si petit !
11 se dressa avec un orgueil plus sourd, sagita,
alla plus résolument à rencontre de l'existence
qu'on lui faisait.
Il n'en sentit que plus fortement la loi d'élroitesse
qui le tenait, la grilTe des choses, qui le réduisait à
n'être ici-bas que le fantôme de lui-même.
Il se fit résistance, montra ce mauvais esprit qui
attire la haine des maîtres. Les réprimandes, les
punitions tombèrent sur lui. II les aima. Elles lui
donnèrent un sourire plus vrai. II lui plut de sortir
des rangs, dénoncé, coupable, dans une honte qui
ressemblait à de la gloire parce qu'on le contem-
40 LES SUPPLIANTS
plait. Ses lèvres prirent goût à dire : non. Il lui
semblait faire aux empereurs de son enfance des
refus impériaux.
Quoi de plus, quoi de plus? Régner, régner tout
entier. Réaliser toute sa grandeur cachée. Il avait
besoin de lui-même. Ses rêves d'espoir l'appelaient
réellement comme un sauveur. Quelaire?
S'échapper, s'enfuir, loin, n'importe où, créer de
la distance? 11 pensa à cela, un jour, la main crispée
sur cette extase... 11 vécut pendant quelque temps
dans l'émerveillement de pays autres qu'il décou-
vrirait, de campagnes exquises qu'il cueillerait...
Des chemins où la rosée multiplie et illumine le
soleil levant ; des vieux mails herbeux dont les
murs adoucis et verdis s'efleuillent avec les mar-
ronniers ; des villages qui auraient h ses yeux, de
par la décision auguste qui l'y pousserait, des dé-
lices et des reflets d'œuvres...
Mais non ! fuir, bientôt cela lui sembla vide,
flétri, le contraire dune action... Et puis, on ne
peut pas fuir ; quand on est entouré de ses amours,
cet horizon-là est comme l'autre : l'homme est trop
homme pour s'en enlever...
Il retomba dans son insatisfaction, dans l'ivresse
de se dire : Oh ! tout ce que je serais si j'étais ! Kt il
médita de grandes révoltes, et il pensa que la vio-
lence doit être frappée.
Ainsi, cette réalisation urgente de son importance
lui apparaissait sous une forme de plus en plus di-
recte, concrrte, bru la h'.
LES SUPPLIANTS 41
Son enfance lui avait appris à désapprendre les
choses extérieures, les biens terrestres, et pourtant,
c'est vers cela qu'il tendait à présent ses mains.
C'est de cela qu'il voulait voler pour s'en accom-
plir.
Il se trouva que l'opinion s'entretenait alors de
récents exploits d'anarchistes. Des bombes avaient
éclaté dans la bourgeoisie, qui se soulevait de haine
éblouie.
Les coupables avaient été pris. On lisait, éparses
dans les journaux, leurs tliéories d'enfants, à la por-
tée des grands et des petits enfants. Ils étaient
pleins de beaux rêves d'amour, de justice et de
joie. Et ils voulaient réaliser ce paradis, ils vou-
laient que leur bonté fùl. Ils essayaient qu'elle fût
malgré tout, tant ils avaient besoin du bonheur des
hommes. Ils étaient persuadés qu'il fallait détruire
la société actuelle pour faire [)lace à la meilleure.
Ils n'avaient pas des formes de méchants, ils avaient
des formes.de rêveurs qui veulent toucher leur
idéal; ils avaient des formes de foules qui, inno-
cemment, tout droit, vont peupler leurs rêves.
11 était leur frère ; mais il était arrêté au fond de
son coin et de son enfance. Il avait leur forme, mais
ses rêves à lui n étaient que des rêves.
Cette ressemblance le fit tressaillir. Et il écouta,
en tremblant plus que les autres, le tumulte que
4.
42 LES SUPPLIANTS
ces gens faisaient dans le monde en jetant leurs
aveux de flammes.
Un jour, très tôt, dans Taube bouleversée, assis
sur son lit froid, hésitant au bord du jour comme
au bord dun abîme, il crut qu'il devait faire comme
eux... Oui... Tuer la violence qui, monstrueuse, l'en-
serrait et le cachait, et puisqu'une maison écrasait
sa sombre importance, s'armer du tonnerre qui
casse et qui immensifie les maisons.
Mais, à mesure que l'idée le pénétrait, un effroi
s'éveillait, inconnu, répercuté du fond de lui. Cela
serait mal, cela serait réprouvé et odieux, cela se-
rait une effroyable désobéissance.
Une désobéissance à quoi? 11 avait la notion du
bien et du mal. Parfois, il s'était aperçu que certaines
actions: le mcnsonj^e, par exemple, deviennent à
accomplir, gênantes, angoissantes, impossibles.
C'était un confus instinct venu il ne savait d'où,
comme un cauchemar innomé, fini, mais dont
l'inerte souvenir pèse encore sur le geste délivré du
réveil. Il avait cette lourdeur qui s'opposait <i sa
volonté émotionnée. C'étaient deux forces en lui,
mais l'une était morte, et l'autre était vivante.
En allant au collège, ce jour-là, il considéra, tout
changé par sa résolution, les murs haineusement
debout.
Une bombe... c'était celai Une bombe ferait à tra-
LES SUPPLIANTS 43
vers ces murs, au hasard, une fleur grande comme
son cœur. Une bombe lui ressemblerait. 11 frémit
d'impatience.
Dès lors son existence tomba dans des détails. Il
s'approcha de ses camarades. Du milieu de son
angoisse, qu'il faisait taire, du milieu de son anti-
que pudeur, qui se dissipait, il les appela. 11 lui en
fallait un, il lui fallait un aide, un soldat. A ceux
qui lui parurent attentifs, il parla de rancune, de
rébellion, étonné d'abord du son de sa voix.
Luu des petits collégiens vint à lui avec facilité,
lui confia sa tendresse que la vie abîmait de jour en
jour. Il s'appelait Serge, était blanc et faible. Lui
parlerait-il de la bombe? Il n'osa pas: il était trop
blanc et Irop faible, il ne comprendrait pas; il ne
comprendrait qu'après...
Ce fut un mauvais écolier, borné et brutal, au
front bossue comme des pierres, aux lourdes mains
entraînantes, qui devint son complice. Celui-là ne
vit dans l'entreprise qu'un coup de méchanceté et
de. vengeance, rien de plus.
Cette face sourde participait tout de même un
peu à la fête d'espoir, et parfois au milieu des
études et des classes, à travers les fantômes de ceux
qui ne savaient pas, ils se regardaient tous deux et
se souriaient graduellement dans l'éblouissement
futur.
44 LES SUPPLIANTS
Dans la maison de ce dur et sûr complice, en
haut de Montmartre, se trouvait une cave vide où
un jour ils s'enfermèrent pour faire une bombe à
leur image.
Un rayon pâle filtrait là, martyrisé de poussière,
n'atteignait que leurs ligures et leurs mains. Le
cachot était si profond qu'on voyait le ciel se mêler
aux barreaux du soupirail.
Au milieu de cette ombre, les drfux enfants se
ressemblaient à cause de leur grand désir; Maximi-
lien ne se rendait pas compte que la douceur qu'il
éprouvait provenait aussi de cette présence qui l'as-
sistait ; il ne s'en doutait pas, mais, malgré lui, il
tournait la tête et regardait son complice.
Ils firent, avec des cartouches de chasse, un petit
paquet charbonneux d'où traînait un filament.
Quand leur bombe fut finie, ils se mirent à ge-
noux devant cette petitesse pour la voir de plus
près. Ils la contemplèrent longtemps. Us frisson-
naient d'un immense espoir, d'un espoir d'anges
tombés.
Ainsi Maximilien cherchait à imiteravec sesmains
l'infini de lui-même. Rien que l'abîme informe du
cœur défende; (pion en fasse des images concrètes,
l'enfant, tenté, empoisonné parles choses et les faits
matériels, s'agenouillait devant l'idole de son cœur.
LES SUPPLIANTS 45
Quelques jours après, le soir, il sortit du collège,
seul parmi les autres. Il avait un grand capuciion
d'écolier, sous lequel ses mains tenaient diffu-ile-
ment la bombe tremblante, semblaient contenir les
battements démesurés d'un rêve. Une petite pluie
fine voilait, vidait les rues, faisait luire les pavés.
Nul ne le vit s'arrêter sur le long trottoir droit, près
d'une fenêtre de classe.
Puis après, sur un banc du square, à quelque
distance dans l'ombre, il épia, les yeux déjà resplen
dissants. La foule, au loin, murmurait à peine, pué-
rilement ; des voitures grondaient, s'eiïaçaient
dans le temps morne. Il attendit... 11 attendit que
sa vie étoulïée, méconnue, apparut à tous de loin,
de haut, dans son envergure et son soleil. Il attendit
la péripétie de vérité.
Ainsi, parfois quelque loqueteux criminel, posté
dans la boue à proximité d'une porte cochère, a
attendu impérieusement de voir enfin éclore l'arc-
en-ciel de justice qui se torturait d'ombre au fond
de lui !
Il commençait à être tard, l'assombrissement ve-
nait vite. Le ciel était encore assez terrestre pour
montrer les hommes, assez profond déjà pour mon-
trer une étoile. Il y avait des arbres alentour. A ce
moment de l'année, la nature est charmante. La
saison matinale et enfantine ne s'occupe encore
46 LES SUPPLIANTS
qu'à se parer. Avec ses minces et insuffisantes guir-
landes, le printemps joue au printemps.
Mais les yeux de l'enfant étaient graves ce soir.
D'ailleurs, les vrais yeux sont toujours graves, le
soir. Le soir a une forme pathétique. C'est un grand
désir de ne pas mourir. Il n'y a plus, le soir, qu'une
faible lueur qui voudrait toute un nouveau matin,
qu'une douceur pauvre qui a besoin de la douceur
de lumière, qu'une harmonie qui attend, triste,
comme une demande, un espoir, comme quelque
chose de chrétien.
Une demande, un besoin... Il tourna ses yeux
malheureux vers la fenêtre où respirait la bombe.
11 y eut une brusque lueur, une détonation
sourde ; la fenêtre s'incendia, s'éteignit dans un
fracas de vitres cassées, un nuage blanchâtre fusa,
s'arrêta mollement, en l'air. Quelques cris s'élevè-
rent dans la rue, puis des gens coururent vers la
fumée... Il en venait de partout. 11 se leva, ivre de
gloire, et alla, lui aussi, vers la fenêtre, poussé,
porté triomphalement par la curiosité surnaturelle
de la foule. Il avait dans la tête, dans la gorge, le
cri de la bombe, et il se répétait royalement : « J'ai
été, je suis! On m'a vu, on m'a vu tout entier! »
II s'approclia, se haussa hors du Ilot de curieux,
regarda infiniment, regarda...
Oiryal il? Il y a, autour (rnii Iron noii- formé par
LES SUPPLIANTS 47
deux vitres fracassées dont les morceaux ont glissé
par terre, des traces fumeuses qui rayonnent et
figurent assez la trace d'une main géante ; sa main,
sa vrai main sur les choses...
Avide, il regarda... Puis il s'apen^ut, bien qu'il
ie défendît, qu'il se débattît, qu'un grand calme
glacé tombait sur lui.
Le spectacle de la ville était, de nouveau, toute
tranquillité, toute innombrable tranquillité. Il n'y
a rien de changé dans l'étendue.
Le bruit, le cri de tout à l'heure n'est plus ; le
silence l'a anéanti ; la fleur de flamme est à présent
noyée dans toute l'ombre, et la blessure du mur qui
reste est tellement intime qu'elle est perdue, qu'elle
est oubliée, morte.
11 sentit, avant de le comprendre, (|ue les choses
extérieures sont toujours petites, étant toujours plus
petites que d'autres; que le temps et l'espace étagent
autour de nous un mirage continu, une perpétuelle
illusion, qu'il n'y a rien à faire avec le temps et
l'espace... r/est le mensonge de la grandeur; c'est
(lu néant.
Les choses du monde sont du néant, et l'action
matérielle n'est rien non plus. S'occuper des choses,
c'est jouer avec rien, c'est se changer en chose.
Maintenant, sa fièvre de ces derniers temps s'en
va — triste, comme tout ce qui s'en va — le laissant
48 I-ES SUPPLIANTS
dénudé, frileux. Il voitsarracher de lui toute cette
idolâtrie à laquelle il s'est donné, qui a été la
punition de son ignorance et de sa faiblesse. Il ne
sait plus ; il souffre. C'est un moment grave. Il s'ar-
rête, s'adosse à un réverbère, qu'on vient d'allumer,
qui dore un peu le drap de son capuchon, de son
béret, de son candide et jeune habillement.
... Il se mit en marche, oubliant immensément
la crevasse du mur, les traces rayonnantes de fu-
mée, tout ce dégât noir et lourd, singeant une
étoile. Il redevint lui-même comme on devient nou-
veau. 11 tourna sur le boulevard, alla vers sa mai-
son.
Une ombre se tenait près du seuil de la porte ;
elle vivait, c'était quelqu'un.
Il reconnut cette présence : le petit orphelin boi-
teux, dont on voyait battre le cœur. Maximilicn
vint à lui. Sa sensibilité, si grande et si délicate
qu'elle était remuée par tout souflle humain, se
pencha ce soir-là plus qu'un autre, pour essayer
d'admirer ce visage.
11 s'arrêta en face de l'enfant, il le contempla.
11 n'avait pas changé depuis qu'on le voyait. Dans
le (juarlier vivant, il restait Umjours aussi petit,
comme un bijou. Son cou était mince comme une
tige. Ses mains, trop maigres, se reliraient de la vie.
Son front, ses tempes, ses formes saillissaient,
blanchis.sanles, mettant à peine un p»Mi d'ombre sur
son .squelette; et sur ses petits pieds charmants
— car les enfants ont malgré (oui, parmi les
LES SI PPLIANTS 49
hommes, lindélébile aristocratie de leur petitesse —
il était posé légèrement, hélas I comme une appa-
rition.
Et Maxiniilien sentit combien la mendicité de ce
petit était vaste, combien chaque chose précise
qu'elle mendiait était infime et l'exprimait mal. Sa
pauvreté n'a pas de cesse, et monte toujours comme
le ciel. Et il lut sur cette face Tillusiou des choses
matérielles.
Qu'est-ce qu'une aumône terrestre pour un vrai
pauvre, pour un petit pauvre? Chaque chose d'au-
mône est si vite elTacée par le vide allamé, acharné
du mendiant, tombe si profondément en lui, que
c'est presque du mépris et presque de l'erreur. Ten-
dre une obole à un pauvre, c'est choquer et non
défaire sa solitude affreuse. Tendre une obole à un
pauvre, c'est toucher sa plaie. Lui donner, c'est lui
donner de la pauvreté.
11 faut penser aux sources de misère pour les tarir.
Quand on est pur, on pense aux sources de tout.
11 faudrait à cet orphelin un don suprême, et un
seul : sa mère qui est morte. Tant qu'il sera vivant,
elle sera morte ; voilà sa signification profonde et
douloureusement infinie, voilà l'éternel commence-
ment de sa misère. Elle lui donnait tout ce dont il
avait besoin. Elle est morte... Elle n'est plus quelque
part, elle est partout. Quel malheur pour lui, qui
est si petit! Alors il fait ce qu'il peut, il mendie une
à une les choses qu'elle avait pour lui. Le pain, le
sommeil, la chaleur, ce sont les autres noms de sa
r>0 LES SUPPLIANTS
mère. Il mendie sans arrêt au milieu de la foule
une maternité anonyme et émieltée. Ceux qui pas-
sent doucement parmi tous ceux qui passent, lui
donnent un peu, du bout des doigts, et, à la fin de
la journée, sa mère finit par être venue. 11 mendie
sa mère, et à cause de cela, à cause de la grandeur
extraordinaire, impossible, de cette mendicité, les
gens de ce monde, les choses de ce monde, ne peu-
vent lui donner qu'un peu et quun moment. On ne
le guérira jamais d'aumônes.
Maximilien eut l'intuition de tout cela et, se pen-
chant tout près du petit, il lui dit, à voix basse,
dans l'ombre :
— Tu es bien pauvre, n'est-ce pas?
— Oui, répondit l'enfant.
Il ne dit que cette parole, mais si sincèrement
(|u'on sentait qu'elle s'arrachait de ses entrailles,
qu'elle saignait de lui et que la dire, cela l'affaiblis-
sait. En somme, dire oui, c'est dire tout; c'est dire
l'infini !
Maximilien s'en alla après avoir donné les quel-
ques sous qu'il avait à ce frère d'enfance. Il dépassa
la maison, marcha devant lui.
Kn approchant de ce petit et en le quittant, il
avait vu qu'il était pareil à lui. Il avait éprouvé à le
regarder ce secours aveugle : la ressemblance.
Il allait, obscurément tourmenté, travaillé par le
besoin de penser enfin sur soi des paroles justes, de
.se savoir.
Il Iros.saillit ; il s'arrêta en chemin; il avait trouvé
I,ES SUPPLIANTS 51
un mot auquel il se livra tout entier, le mot de
pauvreté.
Pauvre.!... Lui aussi était pauvre et n'était même
i^ue cela, puisqu'il demandait toujours quelque
chose, toujours autre chose... Il était pauvre comme
ce petit dont le cœur était si proche qu'on le voyait.
Comme pour ce petit, sa pauvreté était plus vaste
que les choses. Les avantages matériels qu'il implo-
rait tout à l'heure encore n'étaient que d illusoires,
que d'évanouissantes aumônes. Les gens du monde,
les gestes du monde ne pouvaient lui donner qu'un
peu, et qu'un moment. La bombe était un geste
terrestre. Son infini ne s'apaiserait pas avec des
gestes terrestres. Il était plus grand que toute la
charité du monde.
II s'était enfin un peu compris. Pour la première
fois, depuis qu'il s'accomplissait, il avait une notion
forte de lui. 11 s'apprenait avec angoisse, avec éton-
neraent. Cet isolement invincible de l'homme au
sein du mirage des choses, cette séparation su-
prême, il en avait parfois surpris l'importance, de
face en face. Ce soir, il sentait cela se déchaîner
dans ses entrailles. 11 avait jadis entrevu la vérité,
maintenant elle était là ; sa sincérité, cette bles-
sure, saignait.
11 était pauvre, il était seul, il était orphelin.;.
Orphelin vague... Et tout d'abord, un moment, il
resta là, implorant, suppliant, comme un petit en-
fant perdu, trop jeune, trop confus pour bien sa-
voir sou non».
52 LES SUPPLIANTS
Puis dans l'averse devenue rare, dans le temps
encore brodé de pluie, il retourna sur ses pas, re-
prit le chemin de la maison. 11 n'en était plus qu'à
quelques pas, déjà il en goûtait l'ombre, lorsqu'il
eut la vision de son avenir.
Il s'aperçut doucement, tout près... Il était arrêté
enfin au bout de la grande voie abandonnée quil
prenait dans la vie. Il s'aperçut, assis, pareil à lui-
môme et pareil à tous les mendiants, car ils sont
pareils d'attitude et de mise, malgré les pays, les
jours, et hélas ! les saisons de froid et de chaud, à
cause delà simplicité suprême des haillons.
11 s'était un peu compris... 11 s'était entrevu. Plus
loin que ce qui serait bon, plus loin que ce qui serait
doux, que ce qu'il fallait, il avait ressenti ce qui est.
Ses yeux s'attiédirent de larmes, cette eau déchirée
et tremblante qui nous ressemble.
Il s'avançait sur le boulevard, les épaules déjà
chargées de pénombre, les vêtements déjà appau-
vris de bruine, tandis qu'au-dessus de sa tête, en
proie au pâle .soleil d'or, l'azur, fécond, verdoyait.
IV
Le crépuscule faisait la maison grise et sage
lorsque les yeux pleins de larmes et de lumières, il
gravit les deux marches de pierre, et ouvrit la porte.
Il voulait se réfugier dans sa chambre. 11 cher-
cha d'abord, par la maison, son père pour l'em-
brasser.
11 entendit un bruit de voix. Le bureau de M. De-
sanzac contenait des visiteurs. Depuis quelque
temps, l'ancien critique s'elTorçait de retrouver, de
réunir des amis d'antan, pour leur parler de Maxi-
milien, leur demander des conseils, leur demander
de l'aider à le sauver.
C'était presque tous des hommes éminents ;
M. Desanzac les avait connus au collège ou à la Fa-
culté de Bordeaux, et lorsqu'ils étaient là, le père
voyaient ses souvenirs de jeunesse revivre autour
de la jeunesse réelle, triomphante, de son fils, et
c'était un mélange délicieux d'enfances.
Ce soir-là, ils étaient trois : un professeur, un
:>i LES SUPPLIANTS
«crivain et une autre personne que Maxirailien
n'était pas bien sûr de connaître.
Ils avaient déjà parlé du caractère anormal de
l'enfant, de sa sensibilité mystérieuse et exclusive,
lorsque celui-ci, timidement, poussa la porte et se
présenta.
Un peu merveilleusement, il sentit une à une les
têtes se tourner vers lui, marquées de surprise,
comme si ces hommes le contemplaient pour la
première fois.
Il fut reconnu confusément, lui si méconnu.
N'avait-il pas l'aspect libéré, détaché, de ceux qui
viennent modifier les choses acquises, retourner les
étendues piétinées, durcies et acharnées? N'avait-il
pas sur sa tête une sorte d'auréole ennemie ?
Un instant de silence eut lieu autour de lui, puis
la conversation reprit, plus sérieuse, plus grave et
comme bénie. Elle s'engagea dans des voies simples.
On l'interrogea sur ses études. II répondit en peu
<le mots, occupé tout entier à penser qu'on est
orphelin...
— Il a l'ûme religieuse dit quelqu'un.
— Oui, dit M. Desanzac. II est plein de grandes
pensées vagues, il a l'âme religieuse...
Le père, très libre-penseur, avait l'air déçu. Le
l)rofesseur considéra alTectueuseraenl l'enfant et dit :
— Au lieu de chercher à jouer, il cherche de la
lumière; il est plus limpide que les autres.
II ajouta :
— U s'approche de Dieu.
LES SUPPLIANTS 55
« Ce n'est pas un mal, au conlraire. C'est magnili-
queraent naturel. C'est beau. Dès qu'on lâche les
petites choses précises, et qu'on va droit, on joint
l'absolu. Dès qu'on se désintéresse des heures, on
se met à jjenser à réternité, vertu de Dieu. Au delà
<le la vie quotidienne, on touche Dieu, puisque
Dieu est au bout des lioiiimes et des choses.
— Et il n'est jamais trop tôt, dit un autre inter-
locuteur, pourvoir la vie de cette grande manière
blanche. Les principes infinis sont tous plus faciles
les uns que les autres ; ils sont paternels, ils sourient.
Dieu est candide, et digue des enfants.
— Crois tu en Dieu, mon petit? deraanda-t-on.
— Non, dit Maximilien.
Cette réponse, et le ton catégorique dont elle fut
prononcée, amenèrent des sourires entendus. Le
l)rofesseur passa sa main sur sa ligure ridée et
compliquée, et dit :
— Tu y crois sans le savoir... Tu es près de lui,
mais lui seul le sait.
« Vois-tu, mon enfant, tu essayes, et tu as raison,
(le te troubler grandement dans la vie : tu te trou-
bles en Dieu; mais tu ne connais pas encore le nom
de la joie. Tu penses à Dieu à tâtons. »
Une nouvelle pause succéda à ces paroles. Quand
on parle de choses religieuses, on a comme la pu-
deur de la vérité vraie, et des silences viennent sou-
vent sur les voix.
~ Ne pas croire en Dieu ! murmura enfin un des
hommes qui étaient là. Pauvre petit, tu verras peu
56 LES SUPPLIANTS
à peu comme toutes les autres croyances, toutes,
sont liées à celle-là, combien toutes les vérités
supposent cette vérité suprême I Si Dieu n'était pas,
ce ne serait pas la peine non seulement de vivre,
mais de penser.
« Tu verras la diflérence universelle qu'il y a
entre croire et ne pas croire ! »
Et l'homme mit sa main sur l'épaule de l'enfant
pour le caresser et le prendre.
... D'autres voix s'élèvent, et parlent avec un
calme qui n'est pas vivant. Elles n'interrogent plus
l'enfant, le laissent à lui-même, mais elles parlent
toujours de Dieu, à cause de lui.
Lui, est accablé d'une indicible fatigue. Ses yeux
se brouillent, il entend mal. Adossé au mur, il se
referme, mais tel qu'il était tout à l'heure dans la
rue, pensant à la solitude qui sillimite. Petit, il est
éclairé jusqu'au front par la fenêtre. Il demeure là,
insensible comme une fleur, dans la gloire de sa
simplicité.
En ce moment, tandis qu'il s'endort ainsi au mi-
lieu de son parfum, il perçoit une parole qui
s'exhale des assistants. Il la pen'oit |)ar('(': qu'elle a
été proférée en frémissant, coninu' nn cri d'hor-
reur à demi étouflé.
— Si Dieu n'est pas, il n'y a que nous qui soyons
vivants, il n'y a (pie nous, et la mort...
Il se dit machinalement, ne retenant que la vérité
pure, comme un écho sublime :
— Il n'y a (|ue nous...
I,ES SUPPLIANTS 67
... Maintenant, tandis qu'ils causent, groupés
dans la brume, et qu'au milieu d'eux, son père est
le plus beau, il rêve au delà d'eux, aidé par la
musique de la fatigue. 11 rêve sans comprendre —
car que comprend il ici-bas?— à tout le bien immé-
diat, intime, dont il jouirait, si la grandeur et la
bonté vivaient, si l'infini était quelqu'un !
Dieu, ne serait-ce pas tout de suite, dans cette
chambre, l'aumône même, la guérison de la pauvreté,
la maternité toujours miraculeusement riche ?...
Alors... Sa ressemblance avec le petit mendiant du
soir se formulait mieux encore. 11 entendait son
propre nom : 11 était orphelin du bon Dieu.
Une mélancolie au-dessus de son âge l'envahit
dans les derniers reflets du jour; il eut l'inexpri-
mable regret, le remords de n'avoir jamais et nulle
part vu Dieu.
Et môme, doucement, avec une sorte d'espoir
égaré, de folie prête à tout oser, le petit garçon leva
les yeux ; il regarda devant lui, là-bas, il regarda
éperdument, avec envie, avec création...
Mais nos yeux n'enfantent rien que notre gran-
deur. Regarder, cest dans nos entrailles; regarder,
c'est la façon humaine et grise de rayonner.
Ses regards s'étendaient, impitoyables, invin-
cibles, seuls, seuls...
On ne voit de Dieu que la place vide, on n'en
voit que le ciel, on en entend que le nom ; on n'en
ressent que le besoin béant.
Ses paupières se ferment de sommeil, ses tem-
53 LES SUPPLIANTS
pes bourdonnent. Il ne sait pas, il ne sait pas, sinon
que la nuit est tout à fait tombée et qu'on est dans
le ciel.
Il reprit son existence de collégien dans un état
•d'orphelinat. Cela lut nouveau d'abord, puis cela
fut triste.
Il continua tant bien que mal ses études. Sa vie
fut toutefois plus sérieuse, dédaigneuse de toute
manifestation extérieure. Ses livres et ses cahiers
furent mieux rangés, ses actes plus mesurés. Mais
tout seul, il s'ennuyait, s'inquiétait, regrettant, es-
pérant, dépassant les jours. C'est terrible d'être un
peu orphelin, toujours, malgré les splendeurs de la
maison dans laquelle on rôntre !
Parmi ses condisciples, il n'avait pas d'amis. Pour-
tant comme il ne faisait de mal <i personne, il n'était
pas détesté; il n'était qu'étranger. Il posait parfois
de grandes questions importantes qu'on a pas cou-
tume de se poser, qui sont en dehors de la conver-
sation :
— Etes-vous heureux? Croyez-vous en Dieu?
Les uns, interloqués, faisaient des gestes de sur-
])rise, d'ignorance, ne savaient que répondre. Ils
avaient plus ou moins parlé de cela avec des grandes
personnes ; mais ils n'y avaient jamais pensé avec
des enfants de leur ;lge.
— Ah ! disaient-ils, on ne peut pas savoir !
LES SUPPLIANTS 5»
D'autres se moquaient de la signification trop dé-
mesurée et trop douce de sa question.
D'autres disaient : « Je" crois, mais cela est mé
langé de beaucoup de doute. » Et ils n'avaient pas de
conviction, quoiqu'ils soupirassent quelquefois.
11 y ei^ avait qui raisonnaient,dissertaient,nffraionl
de petites idées qu'ils croyaient avoir inventées :
— 11 faut bien quelque chose au-dessus de nous,
que ce soit Dieu ou autre chose... 11 a bien fallu un
commencement...
Mais aucun ne sentait 1 importance de Dieu. C'est
pourtant la question humaine. Le Dieu de bonheur
est il? Notre supplication est-elle recueillie là-haul?
Kst-ce qu'elle vit? Oh ! est-ce qu'elle est resiée sur
nous, morte depuis toujours? Vraiment il n'y a rien
de plus pathétique que cette aventure mystérieuse
de la prière.
Maximilien, délaissé, se mettait à éprouver cruel-
lement le néant. Son cœur, où tout s'engloutissait,
allait pourtant en quête de quelque chose. 11 levait
dans la fuite du temps sa tête adorante. 11 appelait
au secours du fond de ses profondeurs.
Une annét3 passa. Un autre printemps vint avec
ses tremblants émois. L'air s'attiédit, les soirées
s'éclaircirenl, puis s'illuminèrent ; il y eut de nou-
veau du soleil et de la chaleur. Sou cœur eut, aux
déclins des jours, d'étranges frissonnements.
Ses fatigues étaient tristes, plus tristes qu'avant.
Cette grande pauvreté, où le mènerait-elle? Car il
irait jusqu'au bout de ses instincts ; il s'acquitterait
parfaitement avec la vérité.
Un soir, il revenait de classe, il lonu:cait le boule-
vard. L'exil qu'il vivait le remua i)lus grandement,
plus mûrement, plus définitivement que jamais.
Cette soirée était la soirée de toutes les autres.
Il avait quinze ans. II était là, orphelin, avec tout
dans les mains, avec rien dans les mains. Ses yeux
étaient comme ceux (1 lin naufragé, usés, lavés par
rétendue fuyante et immense et abstraile... Il con-
templa en j)assanl les bouti(|ues connues ; le bric-à-
brac, le débit de vins, la mercerie. Rien n'avait
LES SUPPLIANTS 61
changé. Dans cette bataille contre le monde, qui était
l'histoire de sa pensée, on eût dit que c'était lui qui
s'ellaçait, lui qui disparaissait.
Une défaillance morale le prit. Jamais un tel acca-
blement ne l'avait courbé, rapetissé. Sa douleur était
si profonde qu'à un moment il s'arrêta. Il s'assit sur
un banc, un peu tremblant, comme s'il avait froid.
Quoi? où en est-il? où est-il? Que demanderait-il
s'il pouvait ?
Un couple passa.
Une femme? Non, ce n'était pas une femme...
Peut-être si pourtant, peut-être était-ce aussi une
femme...
Un oiseau, sur une branche verte, pas bien loin de
lui, dans ce paysage de ville, chanta. Il l'envia
machinalement. Cet oiseau épanoui en chant tenait
plus de place que lui!
Alors se fit jour en lui une aspiration qui était
déjà venue jadis. Se révéler... Parler... S'avouer...
Oh ! n'était-il pas trop muet, trop caché... Ne
mourrait-il pas, en somme?
11 baissa le front, regarda le sol, maintenant sa
serviette sur ses genoux, avec ses deux mains blan-
ches, et il pensa tout bas :
— Oh ! si mes idées, les choses de moi pouvaient
s'exprimer, prendre forme, demeurer ! Si mon rêve
des rêves humains pouvait'enlm éclore !... Le silence
fait mal et fait mourir... Ne pas mourir à mesure
qu'on vit, ne pas mourir, ne pas mourir !...
Une forme humaine, homme ou femme, assise
6
62 LES SUPPLIANTS
presque contre lui, de l'autre côté du banc double,
se leva, partit. Il entrevit ce départ, et mit la main
sur son cœur.
Et il comprit que ce dont il avait besoin, c'était
cette chose profonde : quelqu'un.
Quelqu'un où parler, quelqu'un où s'écouter, se
loucher. Oh! quelqu'un où ne plus mourir!... Un
confident, un ami par qui sa grandeur deviendrait
une parole et serait là.
Quelqu'un, c'est la même chose que parler.
Mais il n'avait personne.
Ses camarades de classe ? Trop de familiarité
obscurcissait à jamais leurs rapports avec lui. Les
siens? Léonore ne le comprendrait pas, parce qu'elle
ne pensait pas. Son père ne le comprendrait pas,
parce qu'il pensait autrement ; et leur parler c'était
ne rien dire.
A ce moment, levant les yeux, il aperçut, arrêté
tout près de lui, un passant qu'il n'avait pas vu s'ap-
procher, et qui lui dit dans la pénombre :
— ('/est toi, Max ?
Maximilien lui tendit la main.
(Vêtait un condisciple ])eu connu de lui : Jacques
Ilcilin. Eu tWnanl après la chisse, il était venu là,
par hasard, par le luiracle du hasanl.
LES SUPPLIANTS 63
Il restait debout, hésitant. Il avait une figure
sérieuse et studieuse, Inclinée légèrement sur
l'épaule.
— A quoi penses-tu ? demanda-t-il doucement
en s'asseyant sur le banc.
— A ce que je ferai dans la vie, dit Maximilieu.
Je viens de comprendre qu'il faut faire (juelque
chose.
— Mais certainement, dit Jacques, ne compre-
nant pas encore.
Il se retourna à demi vers Maximilien et le consi-
déra avec un sourire qui n'était qu'un meilleur
regard.
Alors Maximilien se mit h parler de lui-même, ce
qu'il n'avait jamais su, jamais pu faire jusque-là. Et
sur ce banc où il était venu se réfugier, il murmura
enfin :
— Je ne suis pas comme les autres...
L'enfant se tut et môme se recula un peu en
arrière, ramenant sur lui le voile de la pénombre.
Je ne suis ])as comme les autres. ..
C'étaient là des paroles inattendues. Le nouveau-
venu fut d'abord déconcerté, gêné par la totalité
de cet aveu. Puis il regarda le parleur et de nou-
veau lui sourit. Il s'était assis là pour se reposer,
mais il se mit à écouter. Il avait un grand front in-
telligent, accueillant ; enfant, il paraissait avoir
64 LES SUPPLIANTS
déjà la douceur d'un homme. Et comme Maximilien
ne disait plus rien, il lui demanda :
— Pourquoi n'es-tu pas comme nous?
Et Maximilien sur le boulevard à 1 hospitalité si
pauvre, longuement, sans assurance, avec son voca-
bulaire maladroit de commençant, essaya de se
raconter. Il offrait ses paroles en tremblant, telle-
ment elles étaient précieusement profondes.
Il dit à Jacques, il se dit à lui-môme, qu'il n'y
avait rien dans sa vie d'extraordinaire, rien que les
événements de tout le monde. Mais ses yeux s'étaient
dirigés autre part que vers les choses usuelles, et
sa vie avait pris la forme de chercher au travers,
au-delà des détails dont on se contente d'ordinaire,
quelque chose... Quoi ? l'enfant ne savait pas les
noms, il ne savait pas que c'était simplement la
vérité, etil murmurait d'une voix tendre : « J'ai es-
sayé de choisir quelque chose de grand, quelque
chose de suffisant, quelque chose de bon... »
Alors, de soir en soir, de douceur en douceur, de
figure en figure, il avait choisi son cœur.
Et c'était à cause de cette élection de son cœur,
qu'il avait l'air simple et monotone parmi les autres,
qu'il était embarrassé de vivre.
Il parlait par phrases hésitantes, difficiles. Au
bout de quelques phrases, il demeurait muet, selon
le rythme de la pudeur. Jacques se taisait, cliarilable,
et Maximilien se remettait à penser tout haut, à
voix basse, pleine de l'ombre de son couir. Il s'éton-
nait de parler, c'était comme la première fois qu'il
LES SUPPLIANTS 65
se servait de la parole Et il recommençait à célé-
brer de sa voix balbutiante et nouvelle, l'impor-
tance, la beauté, de la personne humaine.
— Vois-tu, disait-il, il ne faut pas se laisser
prendre aux formes, aux lignes, qui sont sur les
choses, sur les êtres, sur le papier des livres. Tout
cela est un peu faux. Les choses, l'espace, les nom-
bres, les calculs, c'est d'une autre espèce que la
vérité. Vois-tu, nous qui sommes, nous ne sommes
pas précis, quoique nous en ayons l'air, nous
sommes vagues...
Jacques, tout troublé, ne sachant plus ce qu'il
avait pensé jusque-là, dit :
— C'est vrai.
11 avait compris, aussi fortement qu'on comprend
une confidence intime, intimement balbutiée, qu'en
elïet le vague, ce sont les anges de la vérité.
Maximilien ooiiliiiua parce quil était écouté fer-
tilemeut. 11 baissait la tête ; ses mains, restées sur
ses genoux, continuaient à maintenir sa serviette. Il
ne faisait pas de gestes; parfois, pourtant, il balançait
légèrement le buste en parlant, ou il levait ses
yeux bleus, cherchant des expressions, des compa-
raisons pour se raconter, tâtonnant tout entier vers
des paroles.
11 aborda une autre phase de son existence.
Croyant en son cœur, n'étant que cela, il avait voulu
6.
66 LES SUPPLIANTS
que cette ombre régnât, il avait dit : que mon
ombre soit I
Il s'était trompé en essayant de faire de sa vie
profonde une image matérielle, de se copier avec
ses mains. C'était lui qui avait mis la bombe dont
on avait parlé l'année précédente.
Puis il avait erré sans même savoir ce qu'il fallait
vouloir : trop de solitude, trop de grandeur. 11
n'avait pas été heureux, sans raison du reste, pour
rien, pour tout. Il ne savait que faire.
— Tu ne crois donc pas en Dieu ? demanda
Jacques.
— Non.
— C'est triste d'avouer cela, dit l'enfant.
Maximilien lui prit la main avec reconnaissance.
Puis il lui montra très doucement, très simple-
ment, avec sa sublime naïveté, que Dieu n'était
qu'un mol quand on le comparait à la puissance et
à l'intensité de notre cœur. C'est ce qu'il faudrait
et non ce qui est. C'est la formule théorique du bon-
heur et de la paix... Dieu, c'est un mot, un cri; Dieu,
c'est la place de Dieu; Dieu, c'est une négation...
Si on adresse une immense interrogation vivante
h la desliné(î, on ne revoit pas do rinllni d'immense
réponse vivante. On n'est pas embrassé. On est
orphelin. Kt il avoua qu'il s'était senti en elTel
orphelin, m.iis un orphelin <i rebours, qui remon-
terait de plus en plus, de mieux en mieux, vers le
vertige de son deuil et (|ui sentirait l'oubli, au lieu
de l'assister, le (piitter lui aussi !
LES SUPPLIANTS 67
11 y eut un silence.
— Et puis? dit Jacques.
— Et puis... G est maintenant, c'est ce soir.
11 nosait pas ajouter : *
— C'est toi.
Il n'osait pas ajouter, que, depuis une beure, il
était plus heureux qu'auparavant parce qu'un étran-
ger s'était approché de lui pour le recueillir; parce
qu'il sentait bien qu'il cessait de mourir et qu'il
devenait plus vrai à mesure qu'il parlait : parler,
donner son rêve à la réalité, parler, penser mater-
nellement!
11 n'osait pas dire, il n'osait même pas encore tout
à fait comprendre, tant c'est de la grande vérité nue,
que puisque le cœur a besoin, non de réalité fausse,
mais de réalité vraie comme lui, il a besoin d'un
cœur; que le frisson d'un être, c'est celui d'un
autre.
11 n'osait plus rien dire, mais il sentait combien
son enfance avait raison, puisqu'elle l'avait amené
là, combien sa sim|)licité avait été la vertu de la
vérité, puisqu'il s'épanouissait maintenant, en pleine
vie, puisqu'il touchait enlîn, ce soir, quelque chose
de divin et pourtant de réel...
Les deux enfants, assis côte à cùle,t'taieiitsombres,
ils étaient bleus... Ils se sentaient gauches, mal assu-
rés, troublés, de s'entrevoir le cœur, alors qu ils se
68 LES SUPPLIVNTS
connaissaient à peine d'apparence, savaient à peine
leurs figures et leurs noms.
Ils parlèrent encore un peu, et toujours à mi-voix,
de leurs habitudes, de leurs détails, de leurs jours,
ils s'apprirent.
Puis ils se levèrent pour rentrer chez eux. La
rangée de maisons qui leur faisait face s'était assom-
brie, et à la faveur de cet assombrissement, les fe-
nêtres éclosaient en lumière, les maisons brillaient
de tout leur cœur.
Le ciel avait un beau nuage orangé devant lequel
passaient des oiseaux. Le trottoir s'étendait, uni.
Les passants étaient rares et précieux.
Uoe file de petites ouvrières passa, un rayon du
couchant les prit en écharpe, fit leurs figures rose
vif et leurs yeux luisants. Elles se moquèrent, en
passant, des deux adolescents, parce qu'ils avaient
l'air étrangers et absorbés.
Ils se quittèrent après s'être regardés. On était au
premier jour de mai. La pénombre qu'ils respiraient
avait une douceur d'idylle.
VI
Et peu à peu, une grande tendresse les unit à tra-
vers les raille occupations de la vie scolaire. Ils
voyaient raal ce qui n'était pas eux; ils se détour-
naient des figures pour se regarder.
Les circonstances de leurs vies étaient identiques.
A tous deux, l'absence d'un cœur de leur âge avait
gardé le cœur solitaire. Maxirailien s'était isolé de
jour en jour dans la maison des siens; Jacques, —
dont le père, retiré des affaires, habitait la province
— , vivait avec sa sœur et son beau-frère, négociant
dans le quartier; et l'adolescent avait une chambre
à l'écart, donnant sur la cour.
L'existence commune, aux devoirs réguliers, était
comme le cérémonial simpledeleur rapprochement.
Ils éprouvaient des étonnements à se voir, comme si
c'était la première fois, des tristesses à se quitter,
comme si c'était la dernière fois.
Autour d'eux, le spectacle des choses les plus ordi-
naires fleurissait; leur vie était pleine, leur lu-
mière était douce. A la fin des leçons, ils se rejoi-
70 LES SUPPLIANTS
gnaient dans un coin de la classe, ou dans la cour,
près de la porte. Quand la journée de classe était
terminée, ils marchaient côte à côte dans la rue. Us
étaient à peu près de la même taille; à leurs pieds,
leurs deux ombres étaient exactement pareilles.
L'été brillait alors de tout son éclat. La splendeur
et la tiédeur du soleil inondait les abords du collège,
comme l'admirable soir où ils s'étaient rencontrés,
et d'où ces soirs-là éclosaient tout entiers.
La chambre de Jacques devint leur asile.
En sortant de l'école, ils suivaient le boulevard,
dont les aspects et la vie se mêlaient à leur émotion
et qui en devint l'immortel décor.
La physionomie et les couleurs des boutiques, des
maisons, les accompagnaient vaguement; les êtres
habituels de ce coin de ville leur étaient tendre-
ment présents. Les mêmes passants passent, ou
les mêmes gens sont là, aux mêmes endroits, aux
mêmes heures, dans le rayonnement de juillet où
l'on va à pas lents. Près de l'endroit où l'on tra-
verse, une boutique, à la brune, s'éclaire; sur le
seuil, une femme enceinte regarde avec maternité...
Lor.s(juils rentraient plus tard et que le soir était
tombé, ils voyaient surgir au coin du carrefour, où
parfois des ombres attendent, une femme aux che-
veux d'encre, et dont la ligure fardée et artificielle
ressemblait [)Ius à une rose tju'à une ligure... Elle
était là avec ses yeux usés par tous les yeux qui les
ont regardés, avec sa chair crucifiée par chaque
lK)urn;aii (pii passa. .
LES SUPPLIANTS 71
Ce quartier qu'ils parcouraient quolidienuement
en se donnant parfois la main dans l'ombre, c'était
la cité de leur cœur qui s élevait. Une évidence déli-
cieuse s'y établissait. Avec ces humbles éléments, se
préparaient des souvenirs qui régneraient, et, sous
ces cieux-là, l'avenir était déjà raystérieusemeat ea-
•;-agé.
... On quittait le boulevard pour monter une rue.
On arrivait à la grande maison de Jawjues, à 1 heure
où la tombée du soir anime les rues et y fait une
fôte sérieuse. On traversait une vo«ite, puis une
étroite cour. Le rez-de-chausée des bâtiments de la
cour était occupé par les magasins du l>eau frère de
.Jacques. Le pavé était encombré de caisses et de
ballots, parmi lesquels il fallait se frayer un passage.
On atteignait la porte basse d'un escalier; on dis-
tinguait à peine la mince lueur de la rampe, humide
le soir, et les premières marches, noyées de pro-
fondeur.
A mesure qu'on montait le grand escalier pâlis-
sant, les rumeurs de la rue s'unissaient et se fai-
saient plus lointaines; on eût dit que cette maison
était consolée. Au quatrième, au bout d'un làton-
naut couloir, s'ouvrait la chambre de Jacques. (',ette
chambre, exiguë, et que pourtant une étroite fenê-
tre n'éclairait que péniblement, était meublée d'un
lit, d'une chaise, d'une table placée tout contre la
(«mètre pour que la clarté faible la touchât.
U», tous deux s'attardaient longtemps. Parfois la
chambre, puis le ciel, graduellement, s assombris-
72 LES SUPPLIANTS
saient, sans que Jacques allumât la lampe, Leurs
paroles se retrouvaient précieusement dans l'ombre.
Maximilien, debout près de la fenêtre, appuyait
au carreau son pâle visage. Jacques, d'ordinaire,
s'asseyait sur le lit, qui est la plus douce des choses,
et regardait le reste du jour.
Et rien ne semblait à Maximilien aussi important
que le visage de Jacques, attentif à la fenêtre qui
apporte le ciel, à la fenêtre, parole du ciel. La figure
de son père s'efîaçait devant cette figure d'ami ,decon-
fident et de sauveur, cette figure pleine de la sienne.
Les hommes ont bien des espèces d'amours. La
gloire instinctive qui pousse un être vers un autre
peut s'enrichir d'éléments diiïérents : souvenirs,
idées, ou caresses, mais tout cela ne sont que les
détails et les petitesses de l'amour immense. Quel
que soit l'amour, on aime une figure humaine.
Peu à peu, ils se ressemblèrent. Jacques res-
sembla à Maximilien, parce que Maximilien était
plus simple que lui. Avec les notions de religion, de
morale, de principes rationnels qui s'ancraient en
lui, éparses et parfois contradictoires, Jacques était
davantage comme tous, lorsqu'ils s'éloignèrent de
tous l'un vers l'autre. Tout d'abord, ils s'aimèrent
sans être pareils; tout d'abord, ils furent frères, non
de ressemblance, mais seulement de fraternité...
Jacques, dès qu'il |)ouvail s'abstraire du jour le
l
LES SUPPLIANTS 73
Jour, et se recueillir, était ébloui par le Nombre,
rÉtendue et la Durée, tous les vertiges de l'appa-
rence, (^est à cela qu'il croyait, et il pensait à l'his-
toire et aux voyages. Comme Léonore, comme
M. Desanzac, mais plus riche d'idées que l'une, plus
riche d'espoir que l'autre, dans ses moments de rê-
verie et d'élévation, il suppliait le temps et l'espace.
Un soir qu'ils étaient restés fort tard à causer,
enfiévrés de la chaleur et de la petitesse de la
chambre, ils ouvrirent la fenêtre, s'y accoudèrent.
Il faisait si sombre qu'on ne voyait que le ciel.
Et Jacques, en contemplant les étoiles, pensa à
tous ceux qui les ont contemplées, et il le dit avep
une sincérité illuminée : les pâtres chaldéens avides
de l'azur nocturne, debout comme des ombres sur
les piédestaux des collines, les navigateurs phé-
niciens, et les pilotes hellènes, cramponnés d une
main obscure sur les proues des navires, et levant
leurs figures astrales, et les grands marins de la
Renaissance, qui dirigeaient leurs bateaux dans
de nouvelles directions, tout voluptueux de cons-
tellations qui se révélaient et d'immensités sur-
prises... Et les hauts vaisseaux noirs aux flancs
bondés d'inconnu et de distance, se rangeant le
long des quais, près des portiques, cadres d'iulini,
tandis que, dans les grands bassins pleins d'eau et
de soleil couchant, les barques s'avancent en trem-
blant, et que l'azur s'allume, et (|ue se prépare
le soir, nudité des mondes, heure de l'universelle
lumière 1...
74 LES SUPPLIANTS
Et les croyants et les dévots agenouillés dans le
vague décor de partout, épiant cette suprême clarté
qui, de l'infini, tombe, tombe jusqu'aux étoiles...
Jacques se tut, accablé.
— Ah! quel vertige pour nous qui sommes sur
les siècles et au milieu des espaces, murmura-t-il
enfin... Puis, les yeux lumineux :
— J'adore tout cela, et toi ?
Maxirailien un instant se troubla :
— Je n'y ai jamais pensé comme toi.
Il était trop tendre pour être à chaque instant
sûr de soi. Ces évocations, empreintes de lintense
poésie des siècles écoulés le sollicitaient hors de
lui-même, somptueuses tentations du monde ex-
térieur.
Non, en vérité, il n'avait jamais pensé à cela...
11 ne connaissait pas les races, les générations, les
époques, les âges, les immémoriales phases hu-
maines, terrestres, cosmiques ; il ne connaissait pas
les constellations dont le léger réseau fuit sur toute
l'ombre ; ni l'antiquité sans borne, goullre qui
s'engoulïre. H ne connaissait pas l'espace et le
temps...
Kl Ja('(iues, oppressé, pourchassé par la grandeur
de l'appareuce, demandait, pres(iue adorant :
Ou'est-ce donc que l'espace et le temps ?...
Maximilieii, la tête baissée, sentit que Jacques le
regardait. 11 le regarda à son tour, vit son ombre
pleine de pensée éblouissante et éblouie, pleine de
luMiicre, et répondit en souriant avec émotion :
Li:S SL'I'PLIA.MS "fô
— C'est toi...
Toi ! T'ela répoiiiljiiL à luiil. i.cspiici- cl le u-mij.>>
soDt comme les grands cris, les grands apjtels de sa
pensée. Une réalité égale soutient-elle le rêve qu'il
en fait ? C'est une erreur, c est presque un men-
songe de répoudre oui, car on ne sait que ce
rêve... On ne sait qu'une chose, c'est qu il faut un
regard pour déployer l'horizon et pour verser l'es-
pace, qu'il faut un être vivant pour vivre le monde,
et que l'espace le plus grand a pour espace la pen-
sée, et que le temps a la pensée pour éternité.
Toi ! Toi I... Le front de l'adolescent se creu-
sait d'un effort s|)lendide et béant. Il balbutiait,
hasardait, raal armé malgré tout contre la plus for-
midable des illusions :
— Débarrassons-nous de la ci'oyance à la réalité
des choses sensibles — cette réalité (|ui nous chan-
gerait en poussière. Xe croyons qu'à la pensée qui
donne ; restons dans l'absolu de nous-mêmes. Une
irrésistible simplicité nous conduit là en elïaçant
les spectres des sens et des raisonnements arti-
ficiels...
« Bénis ceux (|ui ont l'immense sincérité de ne
pas croire au tem|)s et à l'espace... >
Puis il trouvait des paroles d'une vérité pluscar-
ressante :
— J'adcre en toi ce que tu adores...
.lacques secouait la tête. 11 n'admettait pas ainsi
que le vrai fût à nous. Kt pourtant, à certains mo-
ments, cela lui apparaissait trop pur pour n'être pas.
76 LES SUPPLIANTS
Entre eux naissaient d'abondants silences reli-
gieux.
Ils levaient la tête exactement en même temps,
faisaient ensemble un seul sourire.
— Avons-nous de l'orgueil ? demandait l'un.
— Non, répondait l'autre gravement.
A la suite de scènes semblables, Jacques, poussé
autant par l'évangéliquepersuasion de tendresse que
parla rectitude de son esprit, disait : c'est vrai... Il
n'est pas sûr que la vérité, qui commence en nous,
continue ailleurs. Et il ne croyait plus bien à ce qu'il
croyait jadis. A s'approfondir ainsi, il fut moins
calme, moins appliqué à ses travaux de collège, plus
purement distrait. Souvent, vers le soir, au lieu, de
préparer la classe du lendemain, il s'attardait aux
grandes fenêtres sans rideaux des magasins de son
frère — vitraux sans couleur, vitraux humains,
d'où l'étendue prend sa source — à lever les yeux,
à éprouver que l'absolu n'était pas au ciel.
Il réfléchissait parfois au phénomène de la
perspective : déformation des choses selon nous,
humble et enfantine illustration de la loi de vérité
vraie et de la logique de l'absolu. Cette déforma-
tion serait-elle plus réelle (|ue r;iffirmalion qui
afiirme que l'étendue s'accomplit homogène et mo-
notone, malgré nous ?... D'où vient cette affirma-
tion? De nulle part. Elle viendrait de Dieu. Jacques
pensait à Dieu, il n'y avait jamais cru avec une
conviction arrêtée, et maintenant il ne trouvait
]»lus cette existence dans son âme.
LKS SUI'I'LIANTS 77
Maximilien, lui, se confirmait et croissait dans
sa dévotion de toujours, la main dans la main de
Jacques. 11 pensait avec plus d'ampleur; l'être
apparaissailàsesyeux de plus en plus seul, puisqu'il
lui apparaissait prendre de plus en plus de place
dans la vérité. Kt pourtant il soufirait moins de
penser cela, parce que l'amitié de Jac(|ues donnait
à ses pensées la joie de vivre. Leur jeunesse était
son enfance plus sûre, plus appuyée, plus heu-
reuse. C'était bien cela qu'il avait pressenti sur le
banc du boulevard, le jour où le jeune passant de
hasard s'assit pour l'écouter.
Les vacances allaient s'ouvrir quand Maximilien
et Jacques s'étaient rencontrés. Durant ces jours
oisifs, quotidiennement ils se virent.
Souvent Maximilien allait trouver Jacques le soir.
Dans les hauteurs de l'escalier, pleines de plus de
silence et de clarté (lu'ailleurs, Jacques est là, l'at-
tendant toujours. Ils se serrent la main — long
baiser aveugle des amis.
Quand ils voulaient écrire ou lire et qu'il faisait
sombre dans la chambre, Jacques s'approchait de
la lampe, frottait une allumette. Le soufre, eu
s'allumant, faisait une petite tache bleue au milieu
de l'ombre, et, tendrement, l'ami apparaissait —
avec ce myosotis divin entre les doigts.
Parfois, Maximilien partait après le déjeuner,
7.
78 'ES SUPPLIANTS
daus le lourd soleil, pour retrouver son ami.
11 longeait les rues éblouissantes qui vont vers lui.
La grande maison le louchait de toute l'ombre de
sa voûte; il traversait la cour ardente et blanche,
montait les marches. Quelquefois, la porte à
laquelle il frappait était muette et immobile : par
suite de quelque malentendu, de quelque erreur de
paroles, Jacques n'était pas là. Maximilien redes-
cendait, et tout l'après-midi était inutile; il allait
comme privé de lui-même, tant Jacques l'aidait à
vivre.
Rarement ils dépassaient les limites du coin du
ville où leur vie s'écoulait, où on les voyait ensem-
ble, où, dans un peu de distance et dans un ])eu
d'ombre, on les prenait lun pour l'autre.
Parfois, cependant, les dimanches et les jours de
fête, lorsqu'ils avaient plusieurs heures de liberté,
ils allaient cote à cùte sur le boulevard, jusqu'à cette
banlieue sombre qui vient toujours ai)rès les villes,
qui en est l'inévitable crépuscule.
Ainsi ([M(; Ma\i milieu autrefois, q.uand il commen-
çail à ouvrir les yeux à la vie. les pauvres maisons
Jes attiraient comme les pauvres, parce que, déla-
brées, sales, irrégulières, elles avouent davantage.
Plusde vieetd'humaniléy transparaissent, La misé-
rable pierre de ces maisons a des nudités de statue.
Ainsi que Maximilien autrefois et de plus en plus
LES SUPPLIANTS 73
fervemment, ils découvraient, au fond des foules qui
remuent et qui passent, une splendeur de cœur,
invisible d'ordinaire comme les étoiles dans le
jour.
Que de fois tous les deux sentirent ce frisson se
déchaîner à la fin des journées de fête, lorsque la
■foule, après s'être épanouie eu gaieté, en oisiveté,
s'apprête à rentrer... A six heures, un nuage a passé
sur le soleil; quand l'astre reparaît, il a perdu de
son éclat; un souffle frais a glissé, venant déjà du
soir mystérieux. La journée de fête est linie; il n'y
a plus rien à attendre d'elle. 11 faut songer au retour
et aux jours qui vont venir. 11 faut chercher de nou-
veaux espoirs, et la foule, tout à l'heure brillante et
insouciante comme un jardin, change de rêve, incer-
taine encore et désorientée, entre le soleil et le
soir...
Puis elle se remet en mouvement, et retourne aux
lieux d'où elle est partie.
Va ou sent que chacun, la journée perdue, met
confusément sa foi dans l'avenir. De la table rusti-
que où ils sont installés l'un en face de l'autre, ils do-
minent la vaste plaine, les rideaux d'arbres, la route
qui s'enfonce vei s l'ouest et sur laquelle arrive le
soir, et voient s'accomplir cette mendicité de l'ave-
nir qui est le cœur humain.
Les marchands ambulants plient bagage et sen-
tent la fatigue, le cabaretier compte sa recette, et, se
désintéressant du jour llétri, sa ligure, dans l'enfon-
cement de sa boutique, suppute le gain des prochains
80 LES SUPPLIANTS
jours. Et tous les gens qui passent, dont la retraite
se généralise, s'unit, et sur lesquels le soleil jette
une sombre lumière, rêvent avec consolation que
l'été n'est pas encore fini et — qui sait? — envisa-
gent peut-être même la splendeur de l'été suivant !
Les enfants, poussiéreux, traînés, attendent désor-
mais l'autre dimanche. Les couples, qui pensaient
ce matin à l'ivresse de la liberté ensoleillée, pensent
maintenant à la maison et à la nuit; la femme plus
appuyée; la nuit, amour, sommeil; la nuit, caresse.
Les promeneurs solitaires songent que bientôt peut-
être, bientôt sans doute, ils ne seront plus seuls. Et
les faces, de temps en temps, se lèvent, consultent
le ciel ou le contemplent : le ciel d'où viendra
toute lumière, le ciel d'où tombera demain !...
Les gares de banlieue s'emplissent, les trains sont
bondés de voyageurs, ces mendieurs qui mendient
de toute leur personne. Au fond des tranchées à vif
se déchaîne la révolution des départs. Les rails
font de grands éclairs tranquilles, et les trains, au
milieu de leurs nuages, tombent avec fracas d'un
horizon à l'autre. On dirait que tout le bonheur est
là-bas, au but où l'on se précipite. I^e halètement et
la clameur déchirante des convois aux entrailles
humaines est vraiment comme une parole énorme
<le désir et de besoin; tous les trains se jettent vers
de l'idéal, tous les trains déraillent delà terre.
La foule est (jnehiue chose de bien plus vaste
qu'une foule. Dans la vérité vraie, elle est une
espèce de prière. El faite d'un incessant désir qui
LES SUPPLIANTS 81
s'épanouit vers du vague et du lumineux, la vie est
vraiment le royaume des cieux.
L'automne de cette année fut admirable. Les res-
plendissements del'arrière-saison eurent des prolon-
gements infinis. Dans les crépuscules qui tombaient
de plus en plus tôt, Maxirailien et Jacques s'attar-
daient aux alentours du collège, marchaient ensem-
ble pendant longtemps sans oser se quitter.
En face de la chambre de Jacques, au même étage,
de l'autre côté de la cour, habitait une maîtresse de
piano. Elle laissait sa fenêtre ouverte jusqu'à la nuit
tombée. On l'entendait jouer des gammes, des exer-
cices, puis, après un silence, un fragment, toujours
le même, d'une sonate allemande; les autres mor-
ceaux c'était son travail, ses élèves; celui-là c'était
elle. Par suite de la disposition du piano par rapport
à la fenêtre, on ne la voyait jamais; mais on voyait
ses mains sur le clavier. Ils n'avaient jamais ren
contré cette femme, ignoraient son âge et sa figure,
ne savaient pas si la mélodie splendide à laquelle,
une fois son labeur terminé, elle s'adonnait, était de
l'espoir ou du regret. Mais lorsqu'ils entendaient ces
accords-là s'exhaler de la fenêtre entr'ouverte à la
tiédeur des jours finissants, ils se taisaient, ou par-
laient plus bas, pour que cette musique vécôt dans
leur vie.
Aux premiers froids, la fenêtre se ferma. L'hiver
^2 LES SUPPLIANTS
était venu; presque toutes les soirées glacées et bru-
meuses, ils les passèrent devant la table encombrée
ou bien au coin du feu caressant, à s'éblouir des
papiers, à causer, c'est-à-dire à penser plus chère-
ment les choses qu'ils pensaient chacun, ne désirant
rien d'autre que la monotonie maj^^nifique de leurs
jours, ne demandant riiMi que la lampe si sûre et
que le feu si bon.
A la fin de l'hiver, M. Desanzac conduisit son lils
plus fréquement dans les musées, pour lui montrer
les chefs d'oeuvre de la peinture, ces chefs-d'œuvre
qu'il avait lui-même tant aimés et servis dans ses
livres, qu'il était timide en leur présence.
Le père espérait inlluer heureusement sur son fils
en l'éblouissant des lois éternelles du Beau. La
croyance à un princij)e supérieur et extérieur d'har-
monie pouvait enfin faire douter cet esprit de lui-
même, l'empôcher de s'isoler dans le culte des
choses intimes.
il disait, dès qu'on abordait les galeries où les
pas ont des échos graves qui semblent répondre de
très loin à l'approche des humains :
— (l'est ici un sublime et mystérieux domaine.
Il avait pres(|ue peur en prononçant ces mots ;
et avec une joie triste, faite de ses joies mortes, il
j)arlait d»; l'Idéal, du l'eau, de la peinture et de la
LEH SUIM'LIANTS H'i
sculpture, double fête silencieuse du genre liuuiain,
il disait que celte fête est quelque chose d'extra-
ordinaire et de bien au dessus de nous, ([u'elle
brille en des régions inaccessibles, dont le reflet
seul nous est prêté, comme le Vrai et le Bien. Le
Beau est le firmament du Vrai.
Maximilien, dans les salles de musées, s'arrêtait
(le préférence devant certains tableaux :
Un ancien paysage flamand représentant un
layon oblique du couchant qui dore, par-dessus un
rivage fluvial de hautes maisons sombres, la mitre
dune cathédrale.
Ou bien, de la même époque, de la même école :
la tombée de la brune dans rarrière-boutique dun
menuisier, à la grande baie pâle et nue régulière
ment divisée i)ar les lignes des carreaux qui en
font un jardin d'azur, tandis que l'apprenti, que
l'ombre amoindrit et que la fenêtre d'argent ne fait
pres((ue plus qu'auréoler, travaille, penché sur
l'établi, et écoute le rêve qu'écrivent les copeaux
d'or qu'il évoque...
Et aussi les portraits (|ui sortent de l'ombre et du
passé.
Dans ces tableaux, le peintre montrait son cœur.
1 1 apportait là son cœur, qui fut ébloui au seuil d'une
ville, d'une demeure, d'une chambre où trônait un
visage. 11 avouait son étonnement, son ravissement.
>()n admiration ; il s'avouait. Confidence cherchée
dans l'ombre informe, cherchée contre l'ombre, et
qui trouva sa parole de lumière. Le rêve de forme
84 LES SUPPLIANTS
et de couleur qui fut en lui eut la force du prin-
tpraps qui est dans la terre.
Grande harmonie extérieure, principe suprême
entrevu, étincelle arrachée à un trésor énorme de
perfection et de lumière? Non : émotion, solitude.
C'est de cette solitude que vient le génie, c'est en
elle que tombe tout entière l'admiration, génie
sans génie ; c'est cette solitude qui, au delà de
l'œuvre, nous anime avec sa vie et nous étreint
avec son souffle. Le beau est une forme tendre
du vrai.
Et lorsque son père murmurait : Idéal, Lois Su-
prêmes, Harmonies : Étoiles qui nous dominent,
iMaximilien haïssait ces mots comme des tombeaux.
Il y n'a rien qui nous domine; c'est nous qui don-
nons les étoiles aux étoiles. De môme que toutes
les paroles que disent les hommes retombent sur
eux et les montrent, de même la contemplation des
tableaux ramène à la palpitation d'oii ils sorti-
rent : Jamais l'œuvre, jamais l'idole, toujours le
suppliant, toujours l'ouvrier ; jamais la lumière,
toujours la respiration sombre qui l'a faite.
Ainsi, le spectacle des (puvres d'art fut dans sa
vie orageusemenl cherchante, un bon éclair, un
signa! de secours, d'asile, de ressemblance, de
parenté. Ainsi ce vœu indomptable de s'avouer et de
vivre qui est les entrailles de chacun, a crié en chefs-
d'œuvre, et lt)ut, l'espace et le temps, dont on perçoit
ici la défaite, s'est elïacé devant lui, et tout jusqu'ici
s'est noyé dans le ctrur Imniain.
LES SUPPLIANTS 85
Il retourna seul aux musées, puisqu'il se volait
de plus en plus à son père. 11 y retourna avec
Jacques. Ils faisaient un choix parmi les tableaux
rencontrés. Ils apprenaient à les connaître chacun
plus intimement, à fraterniser mieux avec celui
dont ils sont le sourire, l'extase ou l'émotion, avec
le sublime ami lointain qu'on écoute en les écou-
tant... Ils en abordaient un ou deux nouveaux : un
tableau sacré où avec une ferveur si ardente qu'elle
était presque sacrilège, un moine avait confié à
l'éternité les choses ravissantes que le dialogue de
ses prières lui inspirait... Un portrait de femme
précieusement chargé des regards de l'artiste qui l'a
regardée : un portrait miraculeusement adoré...
Us sortaient des musées avec une foi plus ferme
et plus sauvée, avec des regards plus pénétrants et
plus beaux pour le remuement de la vie, pour les
hommes, les femmes, les enfants, pour la foule qui
rentrait le soir, marchant dans le même sens, comme
une armée vaincue.
Ils levaient les yeux et tous les deux goûtaient
pleinement le calme et l'abondance de l'azur,
comme un aveugle qui verrait, qui donnerait la lu-
mière au monde.
VII
Du fond de cette iiiendicilé (|u il vivait, l'agran-
dissant et le déchirant, Maximilien eut un frisson
nouveau, celui des sens. Sa simplicité délicieuse de
frère proche de son frère se troubla; sa chair res-
sentit la blessure d'être seule.
De nouveau, comme au temps où il était aban-
donné, et n'avait point de frère, il eut besoin d'un
être vivant. Non plus d'un enfant pareil à lui, at-
tentif à sa pensée, mais d'une femme, n'importe
la([uelle, à la figure non de regards, mais de baisers,
sœur aveugle de caresses.
Depuis longtemps, ce désir l'avait averti, puis
ému. Cela avait commencé autrefois par un éton-
neraent un peu divin à voir toutes les femmes. Il
aurait voulu na'ivement, puis tristement, les toucher,
l'^t MKiinleuant, il n;ssentait d'une faroii de plus en
plus aiguë le mal tle voir dans la rue les passants
s'enfuir et s'cîlTacer. Parfois, dans la maison, il
s'ai)prochait d'une fenêtre, soulevait un coin de
rideau en tremblant comme si c'était un coin de
LKS SLI»1»LIANTS 87
robe, el s'éblouissait de chaque passante... Il les
regardait toutes, les regardait, pauvres caresses
veuves et vaines dont elles ne s'apercevaient pas
plus que l'azur ne s'aperçoit des prières. Et il
restait là, enterré dans sou coin, repoussé par
toutes les robes, inuojnbrablement abandonné, et
malgré la main de Jacques qu il sentait encore dans
sa main, haïssant sa solitude, se haïssant. Ses
nuits, alors, s'illuminaient de grands rêves con-
traires, le touchaient d'aumônes de femmes, et il
se réveillait, brisé de séparation, et torturé d'un
grand néant de volupté.
Jacques, aussi, saignait de la même plaie. Ils ne
se parlaient jamais de ces choses. Plus ils en étaient
chacun intensément accaparés dans l'ombre, plus ils
en avaient honte; ces frissons leur paraissaient de
criminelles tentations... Une fois, ils rougirent de
s'être tous deux machinalement retournés dans la
rue pourvoir passer une jeune fille à la ligure d'ange,
et aux larges hanches.
Lue nuit que Maximilien, accoudé à lappui de sa
petite fenêtre ouverte, songeait à cette fatalité par
quoi un homme a besoin d'une femme pour se ré-
jouir et s'a|)aiser, et qu'il rêvait, vaguement et
immensément jaloux, il aperçut sur le haut mur
gris qui lui faisait face, une ombre s'agiter dans un
nimbe de clarté.
< '/était une fenêtre située sur le même plan que la
sienne, dont le reflet lumineux se projetait sur le
mur d'en face, et l'ombre mouvante était celle,
S8 LES SUPPLIANTS
pareillement projetée, d'une femme qui se dévê-
tait.
On la voyait mal, on la voyait par illuminations,
on la voyait tragiquement.
L'adolescent, étreignant la barre d'appui qui le
séparait du vide et l'en repoussait, dévora des yeux
les gestes de ce fantôme réel, de ce spectre profond.
Il vit cette femme lente, voluptueuse, parfois incom-
préhensible et parfois s'agrandissant comme un
rêve, arranger, les deux bras nus en anse, sa
coiffure... Puis il lui sembla voir tomber d'autour
d'elle le léger voile qui l'enveloppait encore. Les
lignes de sa taille apparurent plus cambrées et
plus nettes; elle se tourna, et il vit la forme de son
sein; elle se baissa, sans doute pour dégager ses
pieds de ses voiles tombés, et il vit dislinctement ses
deux jambes séparées, révélation vivante de toute
sa nudité...
L'enfant gémit et, ne s'appuyaut plus que du
corps au barreau, il tendit les bras vers cette ombre
qu'il savait nue et vers laquelle toute son ombre
criait...
L'apparition terrible disparut dans l'obscurité,
brusquement, le laissa béant, ayant dans ses bras
grands ouverts toute la nuit et toute la honte, elle
remords et le regret.
Son cœur battait à coups sourds au cœur de
toute la réalité. Môme vers la chair, c'est le cœur
(jui crie, puisque c'est l'être tout entier. VA il com-
prit (lue cet ap|»rl dépouillé de nos entrailles n'est
LES SUPPLIANTS 89
pas une aspiration honteuse ou étrangère à nous-
mêmes, mais au contraire quelque chose d'immense
et de pur. Ce n'est pas une erreur; c'est une forme
profondément vraie et par conséquent profondé-
ment simple de l'éternel désir d'autre chose. On lève
les yeux infatigablement vers ce qui n'est pas, et voilà
que maintenant se déclare un besoin plus déchaîné
et plus urgent, et (jui s'épanouit infiniment puisqu'il
a comme proie la foule des femmes et que tout notre
sang le saigne à travers nous. On est une surhu-
maine pauvreté d'avenir et d'espace; on est aussi
une moitié pantelante et déchirée de couple.
Dès qu'une femme vint à lui, il se donna à elle.
Ce fut une jeune fille qui, en passant dans la rue,
le regarda et lui sourit. La mise de cette femme
était pauvre, et sa figure et sa coquetterie elle même
étaient pauvres. F^ourtant, parce qu'elle se tourna
vers lui, il fut en fête i'i cause de la blancheur
cachée de sa chair.
El tout son être ne devint qu'un rêve, et au mi-
lieu des passants et des rues, il marcha à sa suite,
appelé vers elle...
Elle était vêtue d'une mince robe grise, d'une
couleur qui s'elTace aux yeux; la ruche qui se ser-
rait sur son cou était à demi-déplumée; des rubans
dépassaient d'elle, toute sa fragile coquetterie fris-
sonnait au vent. Il regardait ces détails sans les voir ;
DO LES SUPPLIANTS
il ne voyait plus quelle, elle seule, ne se rappelant
plus même les traits de sa figure, qui venait de le
regarder, tellement il pensait à elle.
Elle s'arrêta au bord dune rue, lattendant peut-
être... Il était tout près... Il osa lui effleurer le bras,
il écouta sans l'entendre la supplication qu'il lui
balbutia avec n'importe quelles paroles, comme une
vraie prière divine.
Il n'entendit pas non plus tout le bavardage
quelle lui donna ensuite pour cacher le trouble
qu'elle avait : son nom, sa vie, les siens... Ils étaient
en proie à la simplicité de rapprochement, à lau-
guste cérémonie de l'homme et de la femme. Leur
double désir faisait entre eux un silence plus
grand que les paroles, et, de même qu'ils se
voyaient mal, ils ne savaient pas ce qu'ils disaient.
Elle tremblait au contact de la main du jeune
homme, qui avait pris son bras, et lui, ne pensait
même plus à elle : il y croyait.
11 assista comme de loin à tout ce qui les sépara
du moment où les vêtements de l'humble fdle tom-
bèrent comme des haillons par terre, où elle se
révéla ci ses mains et à ses yeux et où elle lui donna
son ventre profond.
Lorsqu'il la quitta, il leiii brassa comme on em-
brasse un frère. C'était une confidente de son sang;
elle avait guéri sa brutale solitude; en elle son
rêve enfoui s'était célébré. Elle lui avait dit, elle
aussi, confusément : (jue la lumière soit!
Et, pour combler l'appel de l'intense misère inlé-
LES SUPPLIANTS 91
rieure, elle n'avait pas de pensée, pas d'histoire,
pas de passé sur la figure. Elle avait une ligure per-
due, sans couleur, oubliée, comme le reflet de la
femme sur le mur, comme uu ange des ténèbres.
r.e fut surtout à cette époque que l'existence du
jeune homme se détacha de celle de son père et de
la vieille Léonore.
Son allectiou pour Jacques lavait un peu séparé
de son père parce qu'on ne peut pas partager son
cti'iir.
M. Uesauzac, dont lu tendresse paternelle se
défendait contre elle-même avec une extraordinaire
pudeur, ne sut et ne voulut rien faire pour atténuer
l'exclusif enthousiasme de cette amitié. Les com-
merçants du quartier le voyaient qui, presque tous
les soirs, rentrait seul, montait la rue... Et sans
qu'en eux-mêmes ils s'attristassent, il semblaitqu'un
peu de tristesse fugitive de destinée se rellétait sur
les figures de ces boutiquiers.
Et Léonore aussi s'elîaçait. Elle reculait dans le
passé, elle se confondait presque aux yeux de Maxi-
milien avec sa mère morte. Elle (jui fut autour de
lui, jadis, si proche, si présente — plus que présente,
penchée — elle était revêtue par làge d'une sorte de
virginité de plus en plus repoussante. Les frissons
de la chair éloignent les enfants de leurs parents
vieillissants. Les petits, encore presque mêlés à la
«12 LES SUPPLIANTS
chair maternelle, n'admirent tout d'abord dans le
monde que les beaux yeux de leurs mères, amou-
reuses de leur petitesse; ils n'aiment à embrasser
que les souriantes bouches de celles qui sont là, à
leur apprendre les secrets de la vie et l'idylle de
regarder la lumière. ^Nlais lorsqu'ils grandissent,
lorsqu'ils palpitent, l'attrait des lèvres inconnues
arrache avec fureur au baiser sa vieille signification
pacifique et souille dinutilité et de stérilité les
étreintes filiales : blasphème de l'être tout entier,
l'amour au moment qu'il crie, dégoûte les fils de
leurs mères.
On cache cela, on le nie; d'ailleurs, on ne le sait
pas bien ; on ne sait rien. On est trop pauvre pour
rien savoir de son cœur, cette plaie qui s'ouvre
toujours.
VIII
La dernière année de collège commença, finit... A
la suite des examens qui la terminèrent, Maximi-
lien éprouva un peu de fatigue et de fniblesse.
Son père lui dit : Il le faudrait voyager.
Il soupirait en disant cela. II pensait toujours
aux grands voyages impossibles, et il se sentait
triste, parce que toute la beauté des autres cieux
était perdue pour eux deux.
11 ajouta, un jour :
— Dans les montagnes de l'Auvergne, à R..., j'ai
un vieil ami qui est professeur. II s'appelle M. Lise,
va chez lui pendant quehjues jours, cela te fera
du bien. 11 te recevra très volontiers ; nous nous
aimons beaucoup.
Une semaine après, M. Desanzac, Jacques et
Léonore l'accompagnèrent à la gare, l'embrassèrent,
le regardèrent... Quand le convoi l'emporta loin de
ses trois êtres, qu'il les perdit de vue pour la pre-
mière fois, il éprouva le remords de son départ.
Puis les campagnes se déroulèrent. Le beau soleil
<H LES SUPPLIANTS
du commeacement de septembre était épandu sur
toutes choses ; la nature brillait. Les champs, les
coteaux, les rideaux d'arbres, les maisons, passaient
subitement près de lui ou s'épanouissaient len-
tement au loin. Vers la fin de l'après-midi, au mo-
ment où les montagnes se dressèrent sur l'horizon,
ses yeux de captif s'éblouirent.
A R..., il fut seul à descendre du train. Seul éga-
lement sous le hangar de la station, un vieillard
attendait, qui vint à lui, lui prit la main, et lui dit
à mi voix :
— Quand j'ai connu votre père, il avait votre
âge. En vous voyant venir à moi, il m'a semblé le
voir.
La gare se trouvait loin de la ville. M. Lise et
Maximilien s'engagèrent sur une route qui longeait
la voie du chemin de fer, n'en était séparée que par
une haie vive. On tournait le dos au soleil décli-
nant. 11 faisait bon : l'air était jjleiu d'une tiédeur
qu'on seulaiL chercher les fruits à mûrir. A un car-
refour, près d'un noyer entouré d'un banc, M. Lise
s'arrêta et, considérant le jeune homme :
— Vous m'avez fait penser à autrefois, à mon tout
jeune temps. Je vous accueille bien plulAt frater-
nellement (|ue |)aternellement.
Cet homme semblait sage et bon. Avec sa ligure
ra.sée et ses cheveux gris très longs, il avait l'air d'un
Li:S SUPPLIANTS <J5
prêtre sans mystère. 11 souriait volontiers et conti-
nuait de sourire en changeant de pensée et de dis-
cours : le sourire s'éteignait lentement sur sa fi-
fj-ure.
Ils arrivèrent à des murailles flanquées de louts,
dont le haut se couronnait d'une lueur rose: les
remparts. Inutiles, débonnaires, ces murs ne re-
gardaient plus les gens qui entraient ; de l'herbe
jouait sur eux.
La ville. Des rues aux noirs pavés, aux étroites
maisons anciennes. Le professeur désignait, en
passant, les plus vieilles, les plus aïeules. Les rues
étaient sombres ; on eût dit de grands couloirs. Ln
calme incroyable y existait. Sur les chaussées et les
trottoirs, personne. Sur la place d'armes, planté»
d'arbres aux feuilles jaunes, et bordée d'un côté
par les hauts bâtiments de la sous-préfecture, per-
sonne non plus.
Si, pourtant. Au bout de la rangée de tilleulsqu'ils
suivaient, sur un banc, dans la pénombre et le
silence, était une femme.
On la devinait jeune et élégante. Appuyée des
deux mains sur le rebord du banc où elle était assise,
le buste penc|iéen avant, la figure levée et rêveuse,
on eût dit qu'elle écoutait le soir.
Ils allaient vers elle. Sous son grand chapeau
noir, sa figure reluisait d'un peu de lumière.
96 l'ES SUPPLIANTS
Maxirailien crut qu'elle souriait, tellement toute
son attitude était belle. Quand ils furent à quelques
pas d'elle, il vit qu'elle ne souriait pas.
Le professeur la salua. Elle fit une inclinaison
de tête. Elle avait de très grands yeux, et sa figure
pâle, blanche, sa figure éclairée, était encadrée par
deux boucles de cheveux noirs tombant en spirale,
ce qui lui donnait lair à la fois très jeune et un peu
étranger ou suranné...
Quand ils furent éloignés :
— C'est Mme de Clarens, dit M. Lise. Une parente
de nos amis les Lhéritier chez qui elle est descendue
quelques jours. Elle habite Bordeaux. Elle passe
presque toute sa vie à attendre son mari, officier de
marine. Elle est née bien loin d'ici...
iMaximilien ne dit rien. Mais malgré lui, brusque-
ment et chaudement, à mesure qu'ils avançaient
dans les petites rues, il sentit éclore en lui le rêve
>le venir habiter là à jamais, oublieux de toutes ses
angoisses; d'avoir \h, près de cette place d'armes et
de ce banc rêveur, une maison, avec un arbre,
dans la douceur.
Après le diner, son vieil hôte le conduisit là où
il allait tous les soirs ; chez les Lhéritier, disait-il,
par une accoutumance dont il n'osait plus se dé-
faire : M. Lhérilier, son compagnon de toute la vie,
était mort depuis deux ans. Ils continuaient à voi-
LES SUPPLIANTS 97
siner régulièrement avec la veuve, par habitude,
par tranquillité.
Prêt le premier,M. Lise descendit et, au milieu de
la rue où ne passaient pas de voitures, se retourna,
attendit son jeune compagnon. Son dos se voûtait,
ses cheveux gris, longs, touchaient timidement le
col de son manteau noir. Sa main tremblait sur la
pomme de sa canne. Sans l'avoir jamais connu au-
paravant, Maximilien, pensant à la camaraderie de
jeunesse qui l'avait uni à son père, le trouvait
vieilli et changé !
Ils suivirent la grande rue, puis la rue des Rem-
parts. Ils s'arrêtèrent devant une des antiques mai-
sons qui étaient là à se ressembler, à se rapprocher,
le soir.
La sonnette retentit beaucoup. Dans le salon
qu'emplissait une lampe à abat-jour rose, Mme Lhé-
ritier s'avança, accueillante, souriante. (Vêtait une
vieille personne au corsage scintillant de jais, aux
mains chargées de bagues remuantes. Derrière elle,
à quelque distance, la femme qu'ils avaient aperçue
assise sur le banc de la promenade, se préseat;i. in-
décise et souveraine comme une apparition.
Maximilien trouva qu'elle était belle. 11 trouva
surtout quelle était diJïérente de toutes les femmes.
La blancheur extraordinaire de son teint se révélait
mieux que tout à l'heure, alors qu'elle était assise
avec le crépuscule autour d'elle. Mais son visage
était pareillement incliné, sérieux, méditatif, ses
yeux pareillement tristes et simples.
9
9S LES SUPPLIANTS
Elle était vêtue d'uue robe de soie jaune garnie
de rubans noirs, une grande robe dorée à la grâce
étrangère. Elle ne faisait pas de gestes, ne portait
point de bijoux.
On prit place. Mme de Clarens s'assit un peu à
l'écart. Un demi-abandon était peint sur elle. Au-
tour de l'immobilité sculpturale de sa figure, ses
boucles en spirales brillaient profondément. Parfois
elle les écartait de ses yeux avec sa très longue
main blanche, qui semblait un lys pensant.
Pendant toute la soirée, elle ne dit presque rien.
De temps à autre, interpellée par Mme Lhéritier,
elle dressait son cou flexible, d'un geste d'adoles-
cente, et, sortant de son grand silence, répondait
oui ou non.
Mais sa réserve n'avait rien de hautain. La preuve
qu'elle n'était point méprisante, c'est qu'elle écou-
tait et regardait. A plusieurs reprises, Maximi-
lien vit que ses regards magnifiques étaient sur
lui.
Les autres parlaient, |)arlaient, couime s'ils
avaient besoin de toutes ces paroles. Mais, pour le
jeune homme, le silence de Mme de Clarens finit par
régner. Peu à peu, à l'entour de lui, la conversation
banale devenait plus banale, plus inulile, et s'envo-
lait. Malgré soi, on loui'nait la tôle vers elle,
(*omine si elle vous appelai l.
LES SUPPLIANTS yj
Ouand Maximilien eut refermé derrière lui la
j)orte de sa chambre, qu'il eut posé la lampe sur la
cheminée de bois peint en marbre, il se senlil dis-
trait, dissemblable à lui-même. Il considéra machi-
nalement cette pièce où il allait vivre quelque
temps : un lit à rideaux, une table de bois blanc re-
couverte d'un tapis de serge verte avec un cahier
de papier à lettres et un encrier, un fauteuil bas. Le
papier des murs figurait un semis de bluets.
il leur sourit faiblement, puis se dirigea vers la
fenêtre, louvrit. La nuit était si douce qu'il ne la
sentit pas entrer dans la chambre. Il s'accouda à la
barre d'appui. La lune brillait, on ne la voyait pas;
on ne voyait que les cieux qu'elle donnait. Tout
était bleu : les toits, les masses de feuillages qui
débordaient des murs, les montagnes, les nuages.
Paris est un souvenir déjà lointain. Paris n'est
presque plus. Cette nuit qui s'étend est si profonde
et si bleue, qu'elle termine tout. II n'y a plus au
monde que l'harmonie sublime qui est là, que le
frissonnement tout-puissant, que le cœur éternel, le
cœur qui demeure, alors que tout passe comme des
fantômes.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, l'aube était encore triste.
Il s'habilla avec douceur, descendit, semblable à
100 LES SUPPLIANTS
une ombre, l'escalier brumeux, ouvrit la porte.
Tout était gris et mêlé dans l'extrême matin. A
peine au loin, entre les deux maisons d'en face,
l'horizon s'éclaircissait pauvrement. Comme il met-
tait le pied sur le seuil, un souffle de fraîcheur
l'atteignit; un coq chanta. Il se sentit confusément
glorieux. 11 suivit la grande rue effacée. Une ou deux
fenêtres s'ouvrirent : des volets battirent comme des
ailes trop courtes dans le brouillard et le commen-
cement.
La rue se raréfiait de maisons, s'épanouissait de
jardins. C'était maintenant une avenue aux arbres
endormis, agités parfois comme d'un rêve, puis
retombant au sommeil. L'avenue se resserra,
monta, tourna, et fut une route dans la campagne.
De chaque côté, des talus s'élevaient; Maxirailien
distingua des châtaigniers, des pins, des sous-bois
encore brouillés du bleu de la nuit, semés de demi-
jours d'émeraude, et débordant d'une immense
fraîcheur.
Tout à coup, un premier rayon de soleil dora la
poussière où il marchait. Il se retourna, vit le soleil
se dégager des brumes et la ville s'éveiller, en bas,
au fond du ciel.
L'angelus sonna, à peine sensible, bleu dans
l'azur. Un troupeau, aussi docile dans la distance
qu'un seul agneau, bêla. Des coqs se répondirent.
Les blancheurs des maisons et des routes devinrent
bhinches ; une douce rumeur s'exhala des enclos,
des fermes, des asiles, des nids, de tout ce qui vi-
I
LKS SUPPLIANTS 101
vait. L'adolescent sourit de tout son cœur. Jamais
il n'avait été si heureux.
Il reprit sa montée. A mesure qu'il s'élevait, la
brise fraîchissait, lecaressaitplus,lecaressaitmieux.
Les cris des oiseaux éparpillés dans l'azur descen-
daient vers lui; et les bruits mariés du ruisseau et
du moulin, les frémissements et les murmures de
toute la vallée venaient à lui, s'approchaient de son
oreille.
Il atteignit le sommet du versant. Un plateau
aride, légèrement incliné, s'étendit à perte de vue
devant lui. L'aurore éclairait de rayons horizontaux
ce plateau. Les broussailles dont était hérissé le sol
sablonneux faisaient d'amples ombres veloutées.
Debout sur ce champ du soleil levant, adossé à
un pan de mur en ruines — un reste d'enclos, où,
jadis, un jardin était mort — il vit la clarté du jour
envahir le vallon, dorer les plaines, sillonner les
gorges, loucher chaque chemin, chaque toit; il la
sentit toucher chaque âme.
Il restait en extase devant le matin, le matin qui
revient toujours sur le passé, et le fait oublier dans
l'éclat de son scintillement suprême, le matin qui
luit toujours, au-dessus de tout, le matin, couronne
de l'éternité !...
Par la déclivité du plateau, il descendit vers la ville.
Tandis qu'il en approchait, les broussailles faisaient
place à des champs dessinés, à des haies obéissantes ;
les taillis, aux bouquets des jardins; des chemins
guidaient exactement les pas, et le vent se calmait.
9.
102 LRS SUPPLIANTS
Maxirailien suivit bientôt des ruelles bordées de
murs d'où dépassaient des branches d'arbres frui-
tiers et des chemins creux avec des buissons.
Tout à coup, il vit, au bout dune avenue ombragée
de platanes aux cimes confondues, Mme de Clarens
venir.
Elle marchait sourie semis de lumière que jetaient
les feuillages. Elle était revêtue dune robe blanche
que la roseur matinale rosait; elle était vêtue de jour.
Elle portait son large chapeau noir avec cette
môme grâce languissante, qui, la veille, la rendait
si importante. Des brides de tulle noir encadraient
sa figure, se nouaientpar un vaste nœud. Ses boucles
en spirale, telles qu'on en voit autour des visages
des portraits anciens, effleuraient ses joues, s'harmo-
nisaient avec les brides de tulle et remuaient soyeu-
sement à la cadence de sa marche. Une de ses mains
gantée de blanc tenait une ombrelle fermée: l'Hutre
allait, à demi close, longue, distraite.
Quand elle fut près du jeune homme demeuré à
la place d'où il l'avait aperçue, elle leva les yeux, et
lui tendit la main.
Elle ne souriait pas, et comme la veille — comme
toujours sans doute — elle n'avait point de bijoux.
Il ne l'avait vue qu'aux rayons d(î la lampe et
qu'aux rayons du soir. Dans le matin, il remarqua
combien son teint, (|uoique merveilleusement pAle,
était cependant rose et tendre, et combien ses yeux
étaient cercles de bisire. Elle était encoïc plus belle
et plus profonde qu'il l'avait cru.
LES SUPPLIANTS 103
Elle relira ses doigts des siens et, d'être regardée,
elle rougit. Les regards semblaient la toucher coin me
des souffles. Hlle baissa un instant son visage et
demeura là, dnbout, devant lui.
Sans savoir rien d'elle, il sentait qu'elle était
grandement simple. Ouelle que fût la raison de
l'admirable silence (\m l'entourait toujours : une
soulTrauce calmée ou une vision aiguë et mélanco-
lique de la vie, à coup sur, elle était simple. Et la
simplicité est un secours entre les êtres : les passants
au cœur simple ne sont plus des inconnus l'un à
l'autre.
Mais il pensa pourtant avec une surprise presque
angoissée qu'il no ^avail inêiiip |»;is <ou potil
nom.
Le soleil déjà ardent perça la voûte de feuillage.
Elle se pencha j)0ur ouvrir son ombrelle. Dans ce
mouvement, ses deux bras s'étendirent un peu, sa
taille se cambra en avant et, du bord de sa robe
blanche, le bout très effilé de sa bottine dépassa. De
sa toilette plus épanouie un parfum lointain, mys-
térieux et sacré, se dégagea, qui faisait rêver à de
Tencens.
Elle le regarda, toujours sans sourire, avec sa
seule beauté.
Elle dit : « A ce soir », lit une inclinaison de tête
et passa.
Il la contempla s en aller. Et le matin lui parut
être un commencement infini, une enfance.
104 I.KS SUPPLIANTS
La seconde partie de la journée fut consacrée à
une promenade dans la montagne. M. Lise voulait
initier le jeune citadin aux formes grandioses que
la nature revêt dans ces régions.
Il le mena à d'immenses spectacles de montagnes.
Ils suivirent la crête de la vallée. Ils découvrirent
tour à tour à leurs pieds des chaos de rochers
amassés dans un étrange équilibre pareil à une
chute incessante ; d'amples pâturages qui s'éten-
daient tranquillement, des océans mouvementés e«t
enchaînés d'arbres, des ravins verdoyants, où quel-
que chaumière rayonnait de fumée, d'où montait un
murmure que sa grandeur même apaisait, et auquel
on prêtait l'oreille en se penchant.
Ils ne rencontrèrent personne. Ils marchèrent
longtemps sans quitter les sommets et à chaque pas,
le spectacle, le vertige changeait. Maximilien,
assailli par l'éternel souffle du vent, en proie à
mille impressions diverses, regardait. Ils n'échan-
gèrent pas une parole, mais plus d'une fois, son vieux
compagnon et lui .se rapprochèrent, sur quelque
crête rocheuse, et se donnèrent la main. i)ar peti-
tesse, par solitude.
Tout laprès-midi, ils errèrent ainsi dans ce séjour
de grandeurs. Lorsque le soleil commença h des-
cendre dans le ciel, ils prirent le chemin du retour...
Oh 1 cette magnilicence des choses, Maximilien
l'éprouvaitaulanl (|ii'()n pouvait l'éprouver. L'odeur
LES SUPPLIANTS 105
des montagnes, des forêts, l'odeur profonde de l'es-
pace, il la subissait aussi fort que le vieil homme
qui se troublait à côté de lui, et tous deux parta-
gèrent le large frisson d'admiration qui marqua la fia
de cette journée, lorsqu'au dernier tournant, subi-
tement, le couclier du soleil régna au travers des
montagnes qui leur faisaient face.
M. Lise fit un geste et sortit de son mutisme.
— Regardez ! regardez : le lac !
Ils suspendirent leur marche. Le vieillard restait
sans bouger au bord du goulTre de b vallée, se fai-
sant atome de la nature, se faisant immobile comme
une chose, se livrant avec tout le calme et la docilité
qu'il pouvait donner, à la splendeur de tout. Maxi-
milien s'avança plus près encore du bord de l'abîme,
se pencha, s'appuyant sur le tronc d'un arbre aux
bras larges et desséchés, d'un arbre plein du ciel.
Un extraordinaire tableau resplendissait. Au fond,
un lac d'une insondable douceur se teignait des
derniers feux du jour. Puis, le mur de la montagne
s'érigeait, noir, à demi-escaladé par une énorme
roche aux formes et aux gestes grandioses, groupe
colossal d'aveugle et stupide sculpture. En haut du
mont, au profil déchiré de sapins, on apercevait les
ruines d'un château fort qui s'éternisait là. Et vers
cette montagne flottaient les bruits épars du vallon :
la vie, le travail semblable aux gestes déchaînés des
rocs, le repos comparable à l'espace ; et il flottait
aussi, sortant à demi du lac, une écharpe argentée
de brume par laquelle commençait déjà le grand
lOG LES SUPPLIANTS
recueillement des nuits. Au-dessus de tout, domi-
nant la vue, une étoile à peine visible, frôle et
bonne, une étoile qui venait.
— Ah ! dit M. Lise à mi-voix, sans faire un mou-
vement, en prière, ah ! il n'y a que la grandeur qui
soit douceur.
« N'est-ce pas, reprit-il, que la nature est ce qu'il y
a de plus vrai ? »
^laximilicn, lui qui avait jusque-là cherché dans
la profondeur même des êtres la lumière, l'enfant
du grand cœur humain, sentit deux larmes lui
monter doucement aux yeux. Était-ce une volupté
nouvelle ?
M. Lise l'observait; il constata son émotion.
— Vous aimez la nature ?
— Oui.
— 11 faut l'adorer, murmura le vieillard.
11 répondit encore: oui. Et les deux larmes qu'il
avait senties monter se formèrent dans ses yeux.
Était-ce une volupté nouvelle?
lu monde de pensées remuait en lui. 11 regardait.
Il regardait tout entier le crépuscule s'accomplir.
Le soir... Le soir. Le soir qui naissait serait sem-
blable sans doute à celui de la veillf, et l'amènerait
vors la vieille maison de la ville basse, vers la dame
à la ligure de lumière.
Oh î c'était à cela qu'il pen.sait tandis qu'il se
sentait élreinl par un sentiment religieux. C'était
pour cela qu'il avait frissonné comme au delà de
lui même en voyant louïber les pourpres du ciel.
LES SUPPLIANTS 107
Le crépuscule élaborait sa vague espérance, eiïec-
luait son rêve. Le couchant faisait sur lu mon-
tagne le grand rite de son cœur. Lafemmeau silence
radieux approchait avec le soir ; l'ombre lavait
donnée, l'ombre la rendrait; elle était l'ange de
l'ombre, et comme l'ombre naissait j)artout, il était
universell'.'ment heureux.
u Blasphème 1 Petitesse ! » aurait dit son compa-
gnon, s'il avait su. Non ! Le pauvre homme en con-
templation devant la grandeur de l'apparence se
serait trompé (l'était au contraire plus de croyance
et plus de sainteté !
Maximilien, qui avait tant compris la grandeur
(lu cœur, n'avait point changé. C'était toujours la
même -espèce de gloire qui le baignait. Il n'était
point tombé dans le piège de quelque spacieuse ido-
lâtrie, et s'il avait pleuré, c'était à cause de sou
cdMir.
Il ne devait pas la voir pourtant ce jour-là. II
^ était trop tard lorsqu'ils parvinrent aux faubourgs
de la ville semée de lumières. La journée était
désormais finie pour lui, et il désira le lendemain.
Sur la route, de loin, il vit s'avancer une foule de
touristes. Il crut un instant qu'elle était parmi ces
personnes : une dame en blanc avec un chapeau
noir... Mais à mesure qu'il se rapprochait, laressem-
lilance se dissipait, impitoyable. Ce n'était pas elle...
H se moqua tristement de lui-même, mais il avait
clé touché par la présence réelle que la passante
inconnue lui avait évoquée, lui avait prêtée...
108 LES SUPPLIANTS
/Tes de rentrée de la ville, des enfants et des
jeunes filles étaient réunis autour d'une fontaine à
colonne. C'était un gazouillement de voix. Il faisait
assez sombre. Les mères étaient obligées de se pen-
cher pour reconnaître leurs enfants, qu'elles ve-
naient chercher.
Maximilien dit à M. Lise:
— Il y a longtemps que vous connaissez Mme de
Clarens ?
— Oui. Elle vient souvent ici. Je l'ai connue toute
jeune fille. Elle a peu changé. Elle s'appelle Évan-
geline.
Maximilien eut hâte d'être seul. Dès qu'il fut seul,
il murmura à haute voix, comme s'il ne pouvait
plus contenir en secret ce nom :
— Madame Évangeline.
Et à la fin de ce deuxième jour, appuyé, comme la
veille, à la barre tranquille de la fenêtre, il pensa à son
passé, aux siens, à son père dans un grand élan recon-
naissant de vivre et de sentir, et, les yeux chargés
d'attendrissement, il adressa comme une prière d'ac-
tions de grâce à celui qui lui avait donné le jour.
Le lendciiiiiiii eu lui une lente et grandissante
joie parce que le soir serait. Le matin, du soleil
clair entra dans sa chambre. II disposa la petite
table de bois blanc j)rès de la fenêtre, s'installa,
écrivit à Jacques, dans la lumière neuve.
LES SUPPLLVNTS lO'J
Il lui parla avec un redoublement de tendresse,
des soins pleins de trouvailles, une richesse de mots
et d'idées. II éprouvait un besoin de raconter les
grandes choses qui l'entouraient. Il essaya de
dépeindre cette nature et ces horizons, bienheureux
effort sacré de donner sa vérité, de sauver son émo-
tion qui s'était toujours manifesté en lui aux mo-
ments les plus doux.
Il décrivit la vallée, les montagnes, les crêtes mons-
trueuses, mit des détails: il dit que la veille, sur un
petit sentier, au bord d'un champ d'avoine, il s'était
baissé pour regarder scrupuleusement une Heur.
Il était plein d'étonnements. De l'enfance reve-
nait sur lui, lui rapprenant joyeusement les trésors
de la vérité, lui enseignant à nouveau l'ombre et la
lumière et lexquise différence des heures.
Il avait, de l'enfance, l'envie de confidence et*
d'appui, et aussi la naïveté, les petitesses... 11 éprou-
vait une espèce de timide plaisir à faire les moindres
choses. Il se regarda dans une glace, furtivement
d'abord, détailla les traits de son visage; il sévit
pâle, méditatif, mal assuré, et le front pourtant
ambitieux. Et il ressentit une joie ingénue et sacri-
lège de ce bel air grave, si péniblement gagné.
La journée passa vaguement. Puis, comme le soir
approchait, il devint plus tranquille. En attendant
le dîner, il s'assit sagement sur une chaise et resta
là longtemps, à penser, à espérer, à se baigner dans
la belle lumière : celle qu'on ne voit pas, celle
qu'on touche.
10
110 LES SUPPLIANTS
A dîner, M. Lise lui annonça qu'il se sentait fati-
gué et qu'il préférait ne pas sortir, ne pas aller,
comme dhabitude, voir sa vieille amie; il lui serra
la main et monta dans sa chambre.
Une détresse sempara de Maxirailien dès quil
fût demeuré seul dans la salle à manger où la bonne
desservait. Puis il se leva; il sortit, troublé comme
un pauvre qui va voler.
Il traversa la petite ville toute grise sur laquelle
la lune neigeait célestement. Il se dirigea vers la
rue des Remparts; il ralentit le pas graduellement,
de sorte qu'il s'arrêta à quelque distance du seuil
qui, malgré lui, l'avait appelé. Une fenêtre était
éclairée, dorée dans la façade un peu bleuissante.
Et cette lueur dorée lui fit une aumône, et suffit à
le reposer.
Puis la lumière s'éteignit et il ne savait que pen-
ser. La porte cochère grinça, s'ouvrit, et il vit appa-
raître les deux dames de la maison.
Il se dissimula dans un coin sans savoir pourquoi,
de toute la force de son rêve.
Mme Évangeline se tint un instant assez près de
lui, enveloppée de noir, droite, immobile, en atten-
dant que la vieille dame eût fermé la porte à clef.
Puis elles se mirent en marche d'un pas très lent.
Mme Lhérilier avait dit à mi-voix : « Il fait bon. »
^)uand elles furent déjà loin, Maxiiuilien s(î
détacha de fouibre, et les suivit. Elles allaient du
côté de la plaine, toujours de leur marche alanguie
de promenade. En quelques instants, hors de la
LES SUIM'LIAMS 111
ville, elles s'engagèrent sur une route bordée de
champs, ombragée de noyers. A leur suite, loin, il
s'y risqua. Pour que ses pas ne fussent pas entendus
sur la grande voie déserte, il marcha à cùlé de la
route sur la lisière terreuse et douce des champs.
Il allait effleurant de loin cette présence, celte sorte
de sourire que cette femme, qui ne souriait pas,
avait pour lui, ne pouvant jias ai)pr()<lit'r [»liis. ;i\ :iiii
le vertige d'elle.
Les promeneuses ralentirent leur marche, lireut
volte-face. 11 s'arrêta, tremblant, quand H la vit, au
loin, se retourner dans l'azur sombre avec tout sou
souHre.
Il se dissimula. A mesure qu'elles approchaient,
on entendait leurs pas, et un chuchotement s'exIia
lait délies. Elles passèrent. Mme Kvangeline, un
peu penchée selon son indéfinissable grâce, avait sur
la figure un reflet suave et bleu. Kt, dans une fraî-
cheur de brise, il avait senti l'haleine de son par-
fum.
Il revint plein de son image, rèvantde tout oublier,
de tout oublier! Elle changeait la vie, elle chan-
geait les choses, elle était la solitaire sublime du
monde.
Les jours passèrent... Bientôt Mme Évangeline
allait partir.
Le temps tourna au gris, à la pluie. Des rafales
112 LES SUPPLIANTS
arrachèrent les feuilles. On dut rester réfugiés dans
les chambres sombres et humides, en s'approchant
des fenêtres poury voir. Les mauvais jours venaient,
avant-coureurs du grand malheur de l'hiver.
Oh! toute cette histoire s'achèverait elle ainsi,
sans rien? Ces jours finiraient-ils tout entiers? Ne
s'approcherait-il pas d'elle, un jour, pour lui parler
enfin, pour lui dire le frisson divin de lui-même,
l'Évangile de son cœur?
Mais, près d'elle, il était silencieux et caché comme
son cœur.
Les derniers jours. A la fin d'un jour où ils
s'étaient fatigués tous à parcourir une des parties
les plus étranges des environs' — des vastes landes
déclinantes, plantées de pierres tristes, qui sem-
blaient avoisiner la mer — , Maximilien se trouva
sur le chemin à côté d'Évangeline et c'était pour
la dernière fois. Il avait ralenti le pas, vaincu par
Mne sorte de douceur; elle l'avait ralenti, aussi et
ils étaient seuls, abandonnés des autres.
I! était déjà quatre heures du soir. Le temps
s'était remis au beau, ce jour-là, c'était sans doute
aussi pour la dernière fois. Les chemins étaient
secs; le ciel très haut. Sous le rayonnement du
soleil, la nature songeait à l'été sans mélancolie, et
voulait bien mourir, et attendait.
Il reganbi l;i jeune femme, (|ui allait près de lui
LES SUPPLIANTS 113
avec son âme de silence. Elle était, en ce jour su-
prême, semblable à ce qu'elle fut le premier jour,
sur le banc, dans l'inoubliable crépuscule qui la
nimbait. Elle était admirablement semblable à elle-
même; elle ne changeait pas. Inclinée un peu en
avant, l'air immensément exilée, avec ses boucles
de ténèbres, ses yeux très meurtris, sa ligure sans
sourire, sans parole, simplement blanche, belle
comme le jour.
Et elle lui apparut si sacn'c et si suave au seuil
de la séparation qu'il sentit s'élever en lui le génie
de s'avouer à elle ; la prière lui vint aux lèvres et aux
doigts...
11 approcha sa main de la sienne, la prit et la
porta à ses lèvres.
Elle ne dit rien ; elle le regarda, puis détourna la
tête.
Et le silence, qui se prolongeait de plus en plus
précieusement, devenait une bénédiction, et apprit
à Maximilien qu'elle était aussi troublée que lui, et
que depuis ces quelques jours, tous deux s'étaient
aimés.
Ils s'arrêtèrent, en proie à cette lumière d'être
tous deux pareils.
Les autres n'étaient plus en vue ; les autres n'exis-
taient plus.
Il balbutia :
10.
114
LES SUPPLIANTS
— Évangeline...
— Comme mon nom est doux, murmura-
t-elle.
Autour d'eux tout était admirable. La brise s'arrê-
tait, et le soleil aussi s'arrêtait. Les rayons ^étaient
posés sur les ctiamps. Toutes les couleurs, vert, rose,
mauve, étaient dorées. Là-bas, une maison palpi-
tait, et au pied de celle maison, un verger illumi-
nait l'ombre qu'elle faisait sur la plaine. Des êtres
vivaient épars dans la campagne splendide. Dans
les champs sillonnés d'ombres, à la fin du travail, on
croit voir s'incliner les paysans qui cherchent. Au
loin, en silhouette sur le ciel, un vieux laboureur
passe, qui traîne ses outils, et dont le rude labeur
est uae caresse pour les siens. Une femme, une fa-
neuse, près de disparaître dans un chemin creux,
avec sa robe couleur de la terre et de toute l'ombre
des vallons, tourne vers le soleil d'or, l'ostensoir
d'or de sa face.
Une ère de paix et de tranquillité naissait à par-
tir d'eux, s'épandait sur les chemins gris où ils
allaient s'avancer. Leur harmonie se saisissait de
toute chose, et loul était encore plus beau que tout.
Et il dit :
— Je vous aime.
Klle était là, immobile, à entendre, à accepter, à
diviniser ce qu'il disait; elle était là !
Lours mains se joignirent, leurs doigts se «errè-
rent, leurs yeux, inutiles, se fermèrent. Et pendant
quehjues secondes, ils se tinrent debout, au milieu
t
LES SUPIM,1\NTS 115
du chemin, iûsensibles à tout le reste, faisant la
nuit, vague couple aveugle, amour!
Puis très vite, les feux du couchant s'éteignirent,
et les ténèbres s'amoncelèrent. D'un même mouve-
ment, tous deux se remirent en marche, comme s"iis
fuyaient. Le vent souflla, déjà glacé. Dans les der-
niers jours de septembre, dès que le soleil est cou-
ché, on voit l'hiver. Ils grelottèrent.
Et s'étant penché, dans la pénombre, vers sa com-
pagne, vers la figure extraordinaire, il vit passer,
dans ses yeux divins, de l'épouvante, du vertige.
L'épouvante de la séparation inévitable et pro-
chaine, le vertige du gouiïre où ils allaient tomber
lentement, l'un hors de l'autre, et qui était l'éter-
nité du temps.
Et comme tout à l'heure au milieu du chemin ils
s'étaient arrêtés d'extase, de nouveau, ils s'arrê-
tèrent la* main dans la main, songeant qu'ils ne se
reverraient jamais plus, que les époques allaient les
ellacer, que leur mort commençait.
Comme tout à l'heure, ils regardèrent devant eux,
et alors cette idée de la mort, ils la lurent partout.
Ils contemplèrent au milieu des champs obscurcis
un rideau d'arbres aux sommets encore empourprés,
ils levèrent leurs yeux de fugitifs vers ces feuillages
que le soleil dorait et que l'automne aussi dorait
comme un soleil plus immense. Et cela leur parut
le geste, la présence même de 1 infini du temps qui
passe et ensevelit tout, et cela lit saigner la plaie
commune de leur cœur.
116.
LES SUPPLIANTS
Oh î en présence de toute cette destinée d'adieu qui
tombait, de tout ce néant qui prenait place, de cette
détresse démesurée qui se préparait et qui était
encore douce et lieureuse, ils tremblèrent comme
deux feuil'es dans l'orage tranquille du soir.
Elle dit tout bas.
— Nous allons être seuls...
Plus frappée, plus flagellée par la vérité, la
femme baissa son visage si important, et elle, qui
était pourtant impériale et royale, elle pleura, à
cause de l'éternelle raison qu'il y a de pleurer.
— Ah ! dit-il, vous comprenez toute la douleur !
Les mêmes pensées les agitaient, les envahissaient
graduellement, et ils s'enveloppaient d'un même
tremblement, dans l'ombre. Ils étaient unis par un
poignant frisson dangoisse comme on est uni par
un poignant frisson de volupté.
Ils continuaient à regarder, à abandonner leurs
regards devant eux, précipitant leur marche, se
sentant petits, arrachés l'un à l'autre, près de s'en
aller dans l'étendue et dans la durée.
Et dans l'assombrissement, on aurait pu voir ce
couple, ces êtres qui tremblaient, (|ni se tenaient
et se débattaient lun vers l'antre, l'un pour l'autre,
comme les deux ailes d'un grand oiseau...
A l'ouest, se ijrolilail sur les nuages, un tertre
rocheux et sur ce soulèvement informe de la mon-
tagne, on distinguait un enlassementmégalithique,
effort millénair ; de la race. La jeune femme étendit
sa main aussi belle, aussi petite, aussi fragile qu'une
LES SUPPLIANTS 117
fleur, vers ces vestiges, et dit, comme racontant un
rôve d'angoisse et de tristesse humaine, de surna-
turelle grandeur, d'exacte réalité :
— ... Autrefois, il y a des siècles, un être perdu
comme une bête au fond de la nature, est sorti en
rampant de cette crevasse de montagne qui a tou-
jours été, s'est avancé sur ce tertre, et s'est arrêté ici
devant des ruines !...
Elle ajouta, levant sa figure pleurante, sa ligure
vraie :
— Comme nous sommes chassés par le temps et
l'espace !
Elle avait de ces paroles profondes, si simples et
si véritables. Elle avait l'esprit étrange et divina
toire et les gestes définitifs de ceux qui ont un
grand cœur ou bien de ceux à qui la vie arrache le
cœur et le montre. Ceux (jui s'en vont, les victimes,
les mourants.
Mais Maximilien se redressa éperdument en face
de celte destinée qui tombait avec le soir, de cette
agonie qui régnait. 11 eut un cri de révolte.
Il dit : non ! Il répéta, seul écho à lui même :
non !
11 sentit contre ces forces de séparation, de sacri-
fice, de mutilation, son être se rebeller. Eh ! quoi 1
le cœur n'est il pas plus grand que tout ? Il voulait
tendre la main vers quelque chose de stable, de
fort, de vrai, pour arrêter le néant. La vérité, la
vérité ! Il voulait la saisir avec ses mains.
Alors, il osa porter la main sur cette femme
118 LES SUPPLIANTS
qui respirait là si saintement, celle qui venait de
s'avouer, celle qui, malgré la force du passé, était
tout pour lui, sa sœur et sa fiancée, sa beauté, sa
tendresse et sa charité... Il osa lui saisir les poignets
et lui dire tout bas :
— Si vous vouliez !...
Elle tressaillit... Ils songèrent aiix mêmes choses,
à ce qu'on nomme l'accomplissement de l'amour, à
ce qui vient toujours après tout... Ces baisers, cette
étreinte ... El il serra les fins poignets, avec ses mains
tentées et afiolées, avec ses mains pensantes et
sublimes.
Ses mains qui pensaient sublimement à arracher
tous les voiles de la terre, et la pudeur, premier et
dernier voile ; à toucher la vérité, la vérité nue, la
lumiôre môme de cette créature, à approfondir ses
secrets, à fouiller sa beauté, à eU'acer tout ce
qu'il est possible d'ellacer d'ombre entre deux
cœurs !
Oh ! que rien ne soit plus caché et dérobé d'elle,
qu'elle soit vraiment toute présente, qu'elle soit !
Héve immense: qu'elle soit la totale compagne.
Une amante est une amie plus ])arfaite, c'est une
sœur plus pure. Oh ! que rien ne soit plus caché
d'elle : ce n'est pas autre chose que cherchent ces
pauvres clTorts (]u'()n nomme les caresses, cette
mendicité tombante (jui s'a|)poll(> l'éiioinlo.co n'est
pas autre chose au inonde !
Il l'attirait cimtre Ini. I! vit tout près de la sienne,
souftloi'i souflle, tandis qm» leur double faiilAme fris-
LES SUPPLIANTS Ijy
sonnait dans le soir et le froid, sa figure blanche,
claire et douce, comme l'astre des nuits, astre d'une
profondeur plus profonde que la nuit. Ht il entre-
voyait l'obstacle qu'il y a entre les êtres, le linceul
d'espace devenir vague, le prodige d'amour et de
communion éclore. H entrevoyait plus encore, le
dernier but, la dernière chose, l'intense et puissante
volupté, le moment où la chair sombre s'éblouit d'un
éclair de sang, où la séparation devient folle et doute
d'elle-même, et chante, et rit...
11 lui dit plus fort, pensant de tout son poids à elle :
— Je vous aime !
Puis il dit.
— Je t'aime 1
Dire vous, c'est parler ; tutoyer brusquement,
c'est toucher.
Elle avait mis sa tête sur son épaule, elle livrait
tout le parfum de ses cheveux... Défaillante, petite
è cOté de lui, femme après tout, faible comme une
biche blessée...
Et pourtant le grand embrassement ne fut pas.
Elle refusa. Elle avait été tout à l'heure tellement
atteinte, tellement troublée par le vertige du temps
(|ui passe et fait tout mourir eu passant; elle était
tellement pleine de l'idée de l'intlnie pauvreté,
qu'elle dit:
— A quoi bon?... A quoi bon tout?... puisque nous
«erons seuls !...
Ce n'était point quelque appréhension morale ou
«ociale qui la faisait ainsi penser. Elle était au-
120 LES SUPPLIANTS
dessus de toute considération artificielle. Mais elle
était grande et lucide et sincère et — il l'avait vu —
elle comprenait toute la douleur.
Il approchait ses lèvres de sa figure ; elle ne
voulut même pas qu'il les posât. Même pas un
baiser. Elle répéta d'une voix très basse, presque
aussi pure qu'un soupir:
— A quoi bon ?... A quoi bon reculer un peu le
commencement de l'éternité ?... Nous ne ferions
qu'attiser nos regrets, que martyriser notre avenir.
Et les grands yeux de velours lui demandaient
à la fois de l'aimer et de la laisser, lui demandaient
infiniment de souffrir. Elle était toute-puissante. Il
obéit, machinal, comme un animal dompté... Il
s'écarta, et il n'y eut jamais entre eux que ce baiser
déchiré...
C'est ainsi que se termina cette idylle qui fut
tout l'amour, avec son matin et son soir. Elle finit
grandement, dans le silence et dans l'immo-
bilité.
Les deux blessés regagnèrent la vie, ils rejoigni-
rent les autres. Ceux ci les attendaient au seuil
d'une auberge, première maison du village où l'on
devait s'arrêter. Ouand ils parurent, ou ne leur dit
rien; ils ne dirent rien.
On rentra dans la salle à manger. Une servante
alluma les lampes.
LES SUPPLIANTS 121
On la regarda faire. Quelqu'un constata:
— Il commence à faire froid.
Et sur la vitre grinçait et battait le souffle désolé
de l'automne, de l'hiver, et des autres étés fu-
turs.
Le lendemain, veille du départde Mme de Clarens,
les deux jeunes gens ne se parlèrent point. Dans
l'après-midi, tandis que tout le monde était réuni
dans le salon de Mme Lhéritier, la sonnette de la
porte cochère retentit.
Un instant après, la bonne monta.
— C'est un monsieur qui a su que la maison était
à vendre et qui vient visiter.
— Faites-lui voir les pièces, dit la maîtresse de
maison.
On entendit monter des escaliers, ouvrir des
portes. Puisle visiteur fut introduit au salon. C'était
un homme d'une quarantaine d'années, bien vêtu,
gros, pâle, aux yeux bleus hésitants et clairs. En
pénétrant dans la pièce, il regarda tout autour. Sa
physionomie était timide, et il semblait gêné, avec
une arrière-pensée.
— J'ai vu que vous vouliez vendre la maison. J'ai
voulu la voir, la revoir plutôt... Figurez-vous que
j'y ai habité, moi, autrefois — il y a dix ans... Bien
des choses sont arrivées depuis. J'ai voulu voir —
mais c'est trop grand, oui, trop grand... Adieu,
11
122 LES SUPPLIANTS
Madame, je vous remercie, je vous remercie beau-
coup.
Avant de se retirer, sur le seui}, il se retourna et
regarda les deux fenêtres et les m^rs. IVlaxinaipen
n'oublia jamais la grandeur de ce regard.
Loisqu'il fut parti, la bonne dit:
— En entrant, il a regardé l'antichambre comme
on regarde une église.
— 11 a voulu revenir-,, (iit Évangeli^e.
Elle ajouta :
— On ne revient jamais... On ne peut pas plus
toucher le passé que l'avenir !
Maximilien ne se coucha point. Il sortit aq copiT
raencement du jour comme le premier ii)atin qu'il
fut à R'**. Ses pas le portèrent sur la route suivie
lors de ce premier nialiu. C'était la môrpe heure, les
mêmes choses. Eu quinze jours, riep n'avait chîipgé.
Au même endroit, le soleil perça les bruines (Je I9
vallée. Il s'éleva sur le plateau que le vent balaygjt,
s'arrêta à l'enclos sauvage, cimetière de jardin . H
revint par les fermes. Rien p'av^it changé... l'our-
lant, (|uelle dilïérence, (luelle diUj^reDce éparsp,
«jiicile dilïérence aux cjeuî^ !
I.o soleil, c'est la dévuslaliou uiêipc, c'est l'abj^tt-
don et la famine ; le soleil, ce n'est rien. Car la na-
ture est vide; les choses ne sont qne (|<es cj^osps, ejt
Ja splendour des choses, c'est nous.
LES SUPPLIANTS 123
Pmt qui s'arrête à la surface de la réalité, les
si3éctacles de retendue seiïiblent revêtus de beaaié,
cohime d'un manteau ; mais pour qui voit mieux et
plus, la beauté n'est que la charité des passants.
Par une brèche de la montagne, il vit dix villages
apparaître, s'épanouir de clarté, et il dit :
— Elle va s'en aller !...
Elle sen alla à quatre heures du soir.
On avait dit : « Il faut se mettre en route pour la
gare ». Le tiède soleil emplissait les doux chemins
qui y conduisaient.
Les quatre personnes allaient côte à côte. Maxi-
milieu regardait Mme de Clarens comme un petit
enfant regarde le monde. 11 suivait ses gestes, les
grâces de sa toilette... 11 la voyait mal. Lu départ a
quelque chose d'éblouissant; on est déjà parti, lors-
qu'on part.
On dépassa les dernières maisons du faubourg.
Pi'ès de la haie d'églantiers, une petite fille leva
les yeux, et tout d'un coup, sans raison apparente,
sanglota.
Mme Évangeline se tourna vers Maximilien :
— Elle pleure comme Ki elle m'aimait beau-
coup.
Le soleil dorait ses lèvres tandis quelle donnait
cette parole.
M. Lise et Mme Lhéritier, soit intentionnellement»
124 LES SUPPLIANTS
soit par instinctive prédilection de vieux amis dont
les jours s'épousaient, se mirent à marcher ensemble.
Elle ne dit pas: « Consolez-vous,vous m'oublierez. »
Elle ne dit pas non plus : « Nous nous reverrons. »
Elle était comme la vérité même, et la vérité, c'était
le silence et le silence.
Les constructions basses de la gare apparurent
devant eux. Maximilien répéta, monotone, enfantin:
<« Nous allons mourir. »
Ils pénétrèrent sur le quai. Elle monta dans un
compartiment, et pencha dans l'encadrement de la
portière sa figure blanche. Un coup de sifflet d'un
employé, un coup plus fort.
Le train s'ébranla, les arrachant doucement les
uns aux autres.
Elle est là, elle est là encore tout près, à la portée
de ses mains, pourtant il ne la louchera jamais. E^lle
sourit, elle aime, elle est belle, ils seraient heureux,
et pourtant elle s'en va, inaccessible, irréelle. C'est
vrdiraentunange.IIéhis, l'être estunangepourTêtre!
Le train tourna. Elle n'était plus.
Ils revinrent lentement. Ils stationnèrent devant
le passage h niveau, encore fermé à cause du train.
Mme Lhéritier, qui avait tout remarqué depuis quel-
ques jours et pourtant n'avait cessé de sourire tant
c'était peu de chose, s'approcha tout près de Maxi-
milien et lui dit d'un Ion maternel :
— Vous oublierez... On ne seniit pas un homme
si on n'oubliait jamais les petites émotions de son
cœur.
LES SUPPLIANTS 125
Sans qu'il songeiit à répondre, elle ajouta, tout à
coup pensive et profonde, atteinte sans doute par
la meurtrissure et le délice de quelque souvenir
ressuscité en elle :
— Ce serait trop beau, si on se rappelait tout ce
qu'on a subi !
Dans les jours qui suivirent, il soulTrit cruel-
lement, plus encore qu'il n'aurait cru. On souUre
toujours plus qu'on ne le croyait : la douleur est
toujours une inconnue.
11 ne trouvait plus de goût à rien. Sou orgueil,
sa force, étaient brisés. Plusieurs fois il voulut re-
tourner dans les lieux où ils étaient allés ensemble.
Mais il ne coutiuua pas sa marche : ou ne revient
jamais.
11 fut assailli de regrets brutaux, de projets insen-
sés: Aller là-bas, dans la ville où elle respirait, la
revoir, lui parler, la voir, voir ses yeux, ses mains, sa
robe!... 11 tremblades commencements d'actions...
Peut-être... A (juoi bon? Cette démarche matérielle
rassasierait- elle leur cœur? Non... le cœur veut
toujours plus, toujours plus. Il y a une damnation
grandissante de désir en lui. Les actions ne servent
à rien à cause de la grandeur qu'on a. Il compre-
nait, maintenant qu'il nétait plus ébloui et alïolé
par sa présence, la signiUcation de ce soir immense
où, sublime, elle s'était avouée, où plus sublime
11.
12(5 LES SUr'Pr.IANTS
encore, elle s'était refusée. Si, bouleversés d'un
mystérieux frisson, ils n'avaient pas fait de gestes
humains, s'ils étaient restés tranquilles, ce n'était
pas par huniililé, par défaite, ce n'était point —
bien qu'ils l'avaient cru peut-être — , parce qu'ils
étaient trop petits, c'est parce qu'ils étaient trop
grands. Leur cœur, leur mendicité dépassait tout
le pouvoir des gestes, des faits, tout le possible,
tout. Rien de ce qu'ils pouvaient faire n'était assez
important pour combler le vidé, la soif de leur cœur.
Et ils étaient restés tranquilles par immensité. Si
l'on souffre, ce n'est pas de faiblesse, c'est d'ouvrir
au-dessus de toute chose réelle un trop fort et trop
infatigable rêve. Le mal, ce n'est pas le destin des
choses, c'est nous-mêmes avec notre déchaînement !
Et c'est pour cela qu'il n'y a pas pour nous d'asile.
Il revint à Paris le soir d'un jour où, errant à tra-
vers la campagne, il avait éprouvé à chaque pas,
dans la montagne, dans les champs, dans le ciel, la
révélation divine de son absence.
IX
A Paris, dans la grande gare sombre, voilée,
Jacques était seul h l'attendre. Maximilien l'em-
brassa étroitement, le regarda, le trouva dlllérent.
Jacques, qui savait tout lui demanda tendrement
s'il soutirait beaucoup.
— Non, répondit il, puisque je te retrouve.
L'approche de l'ami, de celui qui, en écoutant,
console, embellissait déjà son chagrin et sa fatigtre.
Là-bas, cela avait été un peu de bénédiction de lui
écrire, jour par jour, la vérité. Maintenant, il le
revoyait profondément !
Et Maximilien tenait le bras de Jacques, ressen-
tait chaque pas lait ensemble, le regardait, 1 aimait.
Pourtant, cette impression de changement qu'il
avait recueillie sur la figure de Jacques, dans la
clairvoyance, la pureté du retour, s'affirma, fut
128 LES SUPPLIANTS
partout. Une nouvelle lumière semblait être dans
la lumière. Jusqu'au sein de leur asile, dans cette
chambre de Jacques, si douce que son silence était
presque pareil au leur, il trouva quelque chose de
changé ; et partout, il fut averti par un frisson que
leurs deux vies ne seraient plus jamais ce qu'elles
avaient été : mêlées et suffisantes l'une à l'autre !...
Parce que lui môme était changé. Bien que
brève, cette séparation où il avait beaucoup vécu,
beaucoup vieilli, avait ravagé la vérité... Son cœur,
qui avait pleuré hors de leur fraternité, cherchait,
tout troublé, une satisfaction émouvante et vive
dans cette fraternité déjà vieille, et ne la trouvait
plus. Trop douce, parce que trop échangée, hélas !
n'ayant plus les dramatiques péripéties du rappro-
chement, l'amitié n'avait pas la force de l'apaiser,
et de rendre désormais heureux ses jours.
Et une parole obscure et déchirante vint à sa mé-
moire, comme une blessure :
— On ne revient jamais.
Eh quoi ! même lui, lui qui ressentait et compre-
nait tout, lui, si dilïérent des autres, il était acces-
sible comme les autres aux reniements de l'habi-
tude, aux reniements de l'oubli !
El il eut peur comme au seuil du néant.
Comme avant, plus même qu'avant, puisqu'ils
élaieul libres de leur temps, ils se virent à toute
LES SUPPLIANTS
129
heure du jour. Mais leur paix d'être ensemble n'était
plus si parfaite. Souvent l'un près de l'autre, leurs
fronts retombant lassés, leurs yeux se quittaient
pauvrement. Ils ne se suffisaient plus l'un à l'autre,
et cherchaient ; ils étaient en une sorte de solitude
enchaînée...
Ils parlaient de l'avenir.
— Qu'est-ce que nous ferons plus tard?...
Ce souci, qu'ils n'avaient point naguère, les fati-
guait en les inquiétant.
L'un d'eux ajoutait :
— Nous ne nous (juitterons jamais.
Et cette parole dorait un peu la fenêtre, puisque
c'est nous qui donnons la clarté, mais cela ensuite
s'effaçait.
De plus en plus fréquemment, ils causaient du
passé, lentement, ainsi qu'on s'endort.
Pelotonnés, plies, ayant besoin du feu et des
murs, ils sentaient monter en eux et les envahir,
le regret de tous leurs jours, et l'amour de revoir
ces lumières.
Ils se racontaient les premières fois qu'ils s'étaient
connus, les premières choses communes: le collège,
les sorties, l'hiver précédent qui fut si bon, et l'été, et
Évangeline — Maximilien disait qu'il ne l'aimait plus,
mais il était impossible d'effacer ce visage de cet été.
A leurs voix appelantes, à leurs yeux, le présent
s'en allait et le passé venait. Ils essayaient de refaire
autrefois et ne le pouvaient pas.
— Je ne te vois plus bien, disait Maximilien.
130 LES SUPPLIANTS
— Ah ! ajoutait il, je voudrais...
Sa phrasé s'interrompait. Il ne pouvait pas, he
savait pas dire ce qu'il aurait voulu. Est-ce qu'on
peut dire tout d'un coup ce qu'on voudrait quand
on né croit pas en Dieu ! Il aurait voulu modifier la
réalité, changer les jours, eiïacer ce qui avait été,
faire que ce qui n'était pas, fût. 11 aurait voulu
être heureux auprès de son frère. Ah ! vouloir lim-
possible, miriacle du vouloir !
Un jour qui suivit ces jours, un après-midi,
Maximilien était seul dans le salon, noyé dans les
ombres du mauvais temps, découragé, tHste, en
proie à l'ennui, soulTi'ance sans nom, souffrance to-
tale. Depuis le matin, il pleuvait. La feilôtre aux
rideaux tombants, llétris, était brouillée et grise.
Le jeune homme tournait ses yeux vers ce déluge.
tl entendait de la cuisine un bruit de vaisselle
monotone... Kt sou père était aussi dans la maison,
mais il n'aurait pas su quoi lui demander pour se
consoler, et s'il l'avait su, son père n'aurait pas su
que lui répoudre. Il n'avait pas la force d'aller
chez .lacfjues — et ses regards sétourdissaicût h
chercher l'impossible à la fenêtre endeuillée, pres-
que élteinté par l'éternene pluie. Devant lui, sur un
guéridon se Irouvail un albuui el des crayons, Ccir
depuis son relour, il s'était mis à étudier un peu le
dessin.
LES SUPPLIANTS 131
Machinal, il essaya de faire, de mémoire, le por-
trait d'Évangeline... Non, il ne l'aimait plus ; il ne
l'avait pas réellement aimée. 11 avait été blessé par
sa présence de feminp ; mais il sentait trop la dis-
tance, la séparation, l'impossible, tomber à jamais
sur ce rêve... Il ne l'aimait plus... Pour qui s'enivre
de sa pauvreté, n'aimer plus, c'est presque regretter
deux fois !
Les doigts évoquèrent le profil de l'étrangère qui
lut si proche. Plus attentif, il se pencha, et fit la
forme de son t^'on^, la courbe de ses sourcils, l'ovale
(]e son visage, et la nuit ^e ses yeux dans ses pau-
pières de pénombre...
Alors, par un pur l^asijrd, il se trouva (^ue ce por-
tj^ait ébaqché par sa main maladroite fut dune
parfaite, dune tragique ressemblance. Dans la
chambre humide, glacée, et pleine des fumées de
J'iliypr, il vit ces q^elq^^s Iraits s'auréoler divine-
ment de vérité, et, comme un miracle, devenir elle.
Elle était là. C'était bien la paix intense de son
Yjsqge, le secret de ses ycpx, et sur son front si
simple, l'opabre ^e ses cheveux.
La ligue qui attachait son cou à ^un M^ayt- iaisail
penser invinciblement à toute sa grûce ; la timidité
trapquillp de spn regard faisait penser à la présence
de toute sa pudeur; la courbe de sa gorge était telle
qu'on sentait un peu battre son cqeur... Et il assista
si plei^emeut à elle qu'il lui sepiblait pprceyoir
l'odeur 4fi son parfum préféré, du parfum paffufli^^
d'elle.
132 LES SUPPLIANTS
Il avait poussé une exclamation de joie et de piété
et il n'osa plus toucher au petit dessin, si pareil qu'il
n'était plus ni petit, ni inachevé et que parmi les
brumes de Ihiver et de la distance, c'était évidem-
ment la merveille d'elle...
Les mains inoccupées, il la regarda longtemps, et
lui qui ne l'aimait plus, en la regardant l'aimait,
tellement le passé s'arrachait du passé et palpitait.
L'odeur chaude et la fraîche brise des champs et
des montagnes souffla sur lui, et le paysage respi-
rait là, et les buissons fleuris de fleurs et de soleil
l'entouraient si proches qu'il les aurait touchés s'il
avait vculu.
Et dans un frisson, il sentit tout ce que l'art peut
donner au cœur humain, et comme c'est une reli-
gion.
11 savait qu'ignorant et tâtonnant, il n'avait pas
de talent, et que c'était fortuitement que ce portrait
était si doux. Mais ses yeux étaient ouverts.
Ce qu'il avait autrefois ressenti devant les ta-
bleaux, il le comprenait bien — car on ne comprend
bien que lorsque l'on est personnellement impliqué
dans le drame de comprendre.
Faire que ce qui est demeure, s'opposer à l'efTa-
ceraent du passé, éterniser, ô doux prodige, le pré-
sent qu'on admire ou qu'on adore !...
Évangeline était perdue ; il ne la roverrait pas,
et pourtant, en l'évoquant exactement comme elle
fut, il se sentait caressé jjar la caresse qu'il avait
sentie la première fois quil la vil ; et rien contre cela.
LES. SUPPLIANTS 133
Alors, s'il en est ainsi, plus de regrets, plus de
deuil du passé; le passé n'est pas mort : il dort !
Ne pas mourir !
Cri éternel, parole de notre souffle ! C'était de
cette supplication totale qu'il se consumait tout à
l'heure, les yeux sur la fenêtre appauvrie et stérile.
C'était à cette supplication totale qu'il avait toujours
essayé de répondre. Elle avait été au commence-
ment de sa fraternité avec Jacques, comme une
mère, et c'était surtout cette amitié qui y avait ré-
pondu : être entendu, c'est être recueilli ; parler,
c'est ne plus mourir.
Et l'art donne ce que donne la tendresse : il nous
donne à nous-mêmes; il nous empêche de mourir;
il est, lui aussi, la confidence, ce paradis de notre
sincérité ; il est, pareillement à l'amour, un effort
de notre génie et de notre misère vers notre gloire.
12
X
Lhiver sombre s'apaisa. Les jpurs jaunps et tjas
s'en allèrent ; le soleil revint. De nouveau, de
tjpdes brises gonllôrent les soirées. Une autre an-
n(âe coinmençait.
Ui^ jour, acpoudé à une fenêtre, il regarda le prin-
tpraps dans le matin. Spectacle voluptueux et par
cela mépie speptac|e trjste que celui du renpuveaj^.
Le printemps illumine l'abandon immense que fait
la vie : Sans cesse notre cœur nous arrache, triom-
phalement, hélas! à ce que nous fûmes, nous fait
sourire malgré nous hors du passé. Le printemps
décore et ensoleille ce grand déchirement. Le soleil
d'avril ensevelit le monde ; plus encore, le monde
des souvenirs. Son frais parfum d'avenir, on le res-
pire, remué d'un frisson sacrilège. Il éclaire le vide
dans les cieux et le désert dans notre destinée.
Le jeune homme sentait cet engloutissement
d'azur. Les yeux sur le linceul de rayons éployés
sur toute chose, il songeait (|ue le passé était faible,
et que tous, tôt ou tard, l'abnndoFineraienl.
LES SUPPLIANTS 13.>
Son frère l'abaiidoniia.
Un soir quils étaient seuls ensemble, il lui dit :
— Jaiine une femme...
Il ajouta tout bas, mais d'une voix ellaréé, comme
quand on crie pour jeter sa douleur hors de soi:
— Elle ne m aime pas, elle.
Et non sans un trolible (jui le secouait, il lui
raconta toute son histoire d'amour; il évoqua comme
un rêve bizarre : des événements, dés noms, des
êtres tout à fait étrangers. 11 dit h Maximilien que
plusieurs mois auparavant, pendant qu il était à
R***, lui, était allé avec sa sœur et soii beau-frère
chez des amis de celui-ci, el qu'une jeune fille était
là, et qu'il l'aimait, et que depuis des mois, il se
réjouissait et soulïrait de l'aimer, et vivait d'elle...
Maximilien lui avait tendu les mains en palpitant
et l'embrassa ; puis, assis entre lui et la fenêtre,
tourné vers lui, la ligure plongée dans l'ombre et
pleine dun invisible sourire, il écouta, partagea ses
paroles.
La voix du parleur se tut. Penché, presque age-
nouillé, près de Jacques rêveur, Maximilien lui
serra plus tendremeht là main, et Jacques lui sou-
rit dans son rêve.
Maximilien, en contemplant cette figure. U figure
de Jacques, la chose qu'il aimait, comprit qu'elle
n'était plus h lui. Elle était pleine d'une autre
136 LES SUPPLIANTS
pensée, pleine d'une autre présence. Elle se détour-
nait de lui...
Tous les longs mois de l'hiver, elle avait, à côté
de lui, rêvé d'autres rêves que lui; depuis de longs
mois, elle le regardait et elle ne le voyait pas. Ah !
c'était comme un mensonge qu'avait fait sa douceur
fraternelle, sa tendre beauté !
Et triste comme il ne le fut jamais, il ne sut
plus qu'une seule chose au monde : Jacques s'en
allait, Jacques l'abandonnait. Et il était seul ici-bas.
Que de mensonges on tente pour voiler tous les
abandons de la vie, pour nier que toutes nos ten-
dresses, tous nos amours, quels que soient leurs
noms, sont les uns contre les autres. On dit: ce n'est
pas la môme chose, un père, un frère, une femme.
On ment. C'est la môme chose, puisqu'on aban-
donne l'un pour l'autre, et l'abandon, c'est l'aban-
don. C'est la môme chose dans la douleur, dans la
vérité vraie, dans l'abîme qu'on traîne.
On ne peut vivre qu'une grande tendresse à la
fois. Aimer, c'est préférer; choisir, drame d'aimer !
Quels que soient les rites du rapprochement, on
n'aime à la fois qu'un cœur, on n'aime qu'une pré-
sence, ou n'aime qu'une figure nue.
Et cette simplicité d'aimer, Maximilien avait le
rayon de la voir, et la magiiificence d'en souffrir.
Et comme lorsque dans des éblouissements d'ab-
solu et de jalousie, il avait élu, parmi les choses
et les soirs, les figures ; comme lorsqu'il soullrait
d'avoir abandonné les regards de son père pour
LES SUPPLIANTS J^^
ceux d'un frère de hasard; comme lorsqu'il souffrait
d'avoir abandonné la tendresse grave de son frère
pour l'intense attrait des chocs charnels et pour le
mirage d'Évangeline mystérieuse, il avait raison.
Jacques, peu à peu, se redressa, s'enhardit, parla,
se caressa d'aveu.
— Aujourd'hui,... ce matin, je suis allé là bas. Je
t'avais dit de ne pas venir... ('/était pour cela. Et
pourtant, je pensais à toi en l'attendant. Elle est
entrée. E^lle n'a pas fait de bruit en entrant; rien
n'avait révélé ce doux événement, et, tout dun
coup, je l'ai vue, ellaçant tout.
Ses yeux par degrés, s'illuminèrent; une sorte
d'espoir, de joieconfuseuaissait en lui. Il se souriait.
T- Ah ! dit-il, cela m'a fait du bien de t'en parler!
Pourquoi ne t'en ai-je pas parlé plus tôt 1... D'avoir
prononcé son nom devant loi, jamais je ne l'ai sen-
tie si proche, si proche...
Jacques se tut. Et alors, tout d'un coup, il vit
Maximilieu lui-même devant lui, il le regarda
comme s'il l'avait mal aperçu jusque-là et avec un
brusque frisson invincible et désemparé, il lui prit
les mains en tremblant et murmura :
— Pardon 1
... Haine du passé, besoin du nouveau, qui sans
cesse, quels que nous soyons — nous-mêmes, nous-
mêmes! — nous précipite d'être eu être. Impossibilité
pour le cœur de s arrêter d'aimer; fatalité immense
et elTroyable d'aimer; terrible douceur qui dévore
tout et fait de nos cœurs des monstres d infini...
12.
XI
Une fois qu'ils causaient à mi voix, dans l'ombre^
et quïl voyait Jacques se détacher de la conversa-
tion, s'isoler, espérer, aimer, il lui demanda :
— Que vas-tu faire ?
Ce qu'il allait faire ? Mais, aller la voir, essayer
de se faire aimer, entreprendre cette œuvre, si sim-
ple, hélas!...
Ils allèrent tous deux à la maison de Jeanne par
un après-midi d'avril où les bourgeons brillaient
comme des étoiles. Au sortir de la gare, ils suivi-
rent le long du fleuve luisant et gris, qui passait par
nappes hâtées, une avenue, des chemins, un rivage
fleuri, plein d'un vert si pâle qu'il se rellétait sur
les figures.
Maximilien s'étonnait de ces lieux, tant ils étaient
simples et étrangers. C'était tout l'inconnu où il
allait, guidé par son frère, qui, depuis qu'il lui
avait confié son secret d'araour, n'était plus pour
lui qu'un inconnu tri.ste.
Devant la grill»! de la maison du bord de l'eau,
LES SU1MM,I.\NTS 13D^
leur émotion fut si douce, qu'avant d'entrer, ils
s'assirent sur un banc qui était là.
Maximilien vit celle qu'adorait son frère.
Et à la voir, il s'étonna mélancoliquement, car
elle était sans beauté, sans rien qui la désignait
parmi les femmes.
Pourquoi Jacques lavait-il prise plutôt qu'une
autre pour en souffrir et pour la supplier?
r.ertes, la blondeur de ses cheveux et la jeunesse
de sa chair l'éclairaient. D'ailleurs, sa pûle robe de
vierge était d'une couleur de lumière. Elle avait le
rayonnement de son âge et de son sexe, pareil à
l'enfance, mais rien de plus. Non, elle n'était ni
jolie, ni belle et n'avait rien qui la désignait.
Kt pourtant Maximilien vit tant d'éblouissement
dans le [u-emier regard de Jacques sur elle qu'il
comprit à quel point il avait besoin d'elle.
Maximilieu s'approcha de la jeune fille, l'écouta,
chercha ses sentiments, ses pensées. Il la vit fuyante,
frivole, peu pensante, incapable de comprendre et
riant, riant toujours. S'il lui arrivait parfois de sou-
rire, tout de suite son sourire se flétrissait en rire, et
son rire débordait aveugle comme un chant d'oiseau.
Vers la fin de l'après-midi, à l'heure où un silence
déjà sombre s'étendait sur tout, rendant les choses
tremblantes avant de les mêler, elle apparut sur 'le
perron de la maison. Elle était enveloppée d'Une
140 LES SUPPLIANTS
robe bleu ciel qui montait en un seul geste un peu
courbé et un peu flottant hors du perron lourd,
inerte —, comme un lambeau de jour respecté par
l'ombre, comme une vapeur suave, comme un grand
parfum. Ses bras retombaient le long de son corps
en rayons tranquilles, en charité calme. Dans sa
figure très blanche, entourée de la faible clarté
blonde que recueillaient ses cheveux, ses yeux, sa
bouche formaient trois taches sombres, pleines de
l'abîme de sa vie. Le soir écartait l'expression de
son visage. On ne voyait que sa présence. On ne
pouvait dire d'elle qu'une chose : elle est.
Et Maximilienvit Jacques, qui se dirigeait avec lui,
du jardin vers la maison, s'arrêter et s'émerveiller...
Le simple et bref spectacle de Jacques ainsi im-
mobilisé, fut un des plus graves auxquels il eût
jamais assisté... Ni dans ses plus vastes rêves, ni
dans ses moments les plus généreux d'enthousiasme
et de révélation, il n'avait rien vu de i)lus beau que
cet homme adorant, dans ce coin effacé de jardin,
la beauté de cette femme qui, aux yeux des autres,
n'était point belle.
Et debout à côté de cette scène, pareil à ce qu'il
fut toujours, il avait presque les mains jointes de-
vant le cœur des hommes.
... Car l'être aimé n'est rien par lui-même; il
est tout entier dans les regards qui le demandent.
Que de croyance et de réalité dans les yeux que
Jac(iues, debout dans Iherbe noire, levait vers cette
Jeanne qui était là, semblable à tant d'autres,
LES SIPI'LIANTS 141
n'ayant, pour l'orner, que son enfance riche de
vierge et sa robe bleu pâle qui, dans le gris du soir,
semblait du blanc plus intense. Le crépuscule, qui
fondait harmonieusement les choses, n'était pas
plus fort que ces regards d'amour...
L'âme du jeune homme embellissait cette figure
perdue, animait cette petite âme qui ne voyait rien,
n'entendait rien, ne savait pas ce" qu'elle disait,
cette poupée... Une poupée ! 11 l'animait, — comme
une fillette aussi croyante et commençante que lui,
et naïvement amoureuse, — fait vraiment palpiter
la petite chose qu'elle berce et qu'elle aime, et se
crée autour d'elle un paradis maternel.
Oh! tout le proclame en paroles qui nous sacrent:
L'être aimé n'est que la chose d'un amour... Maxi-
milien s'était étonné tout à l'heure que Jacques ad-
mirât Jeanne, pauvre de beauté, d'intelligence et
de cœur. Étonnement sacrilège ! Elle était sou
idole, et l'idole, c'est l'adorateur.
Et en ce moment, pendant le fugitif instant où
tout fut immobile et pareil autour d'eux, il sembla
à Maximilien revoir d'un seul coup tous les regards
qu'il avait surpris dans sa vie s'élever sur les rêves,
les espoirs, les firmaments, les vérités suppliées.
Et il avait presque les mains jointes devant le cœur
des hommes, qui contient toute la divinité des
idoles!
U2 LES SUPPLIANTS
Lorsqu'ils se retirèrent tous deux, de grands
rayons d'or reposaient dans les campagnes.
Ils cheminèrent quelque temps sans se parler sur
le chemin du bord de l'eau, le long des buissons
de lilas qui, non encore en Heurs, n'exhalaient que
de la fraîcheur, ce parfum des feuilles. Jacques, au
premier coude du sentier, se retourna pour voir
disparaître la grille et le toit de la maison.
Ils ralentirent le pas, se regardèrent, se sourirent. . ,
Maxirailien n'eût su que dire. 11 était infiniment
triste ; il était plus vaincu qu'avant d'avoir aperçu
de ses yeux celle vers qui Jacques allait tout entier ;
et puis, il avait vu nettement en le voyant à côté
d'elle, que les êtres n'ont rien qui les unit, et qu'il
faut un hasard terrible pour que deux êttes se
regardent, pour que ce qui est adoré ne se détourne
pas de ce qui adore...
Nous n'avons rien qui nous unit...
Kt il n'eût su que dire, tandis qu'il attendÀil de
Jacques les paroles de dé.^espérànce, d'angoissé,
que cette journée de délaissement avait dû mettre
'en iui.
Jacques parla, l'^t ce fut une parole d espoir et de
joie qui sortit de ses lèvres, tandis qu'ils s'avan-
çaient sur le chemin au bout duquel brillait le globe
rouge du soleil.
Sans doute, il n'avait pas é|)uisé 1 élonnement de
LES SUPPLIANTS 143
la voir. Les mots de beauté, d'aniour lui étaient
encore assez neufs pour avoir à ses lèvres des
contacts de baisers. L'aimer suffisait à récompenser
son cœur, et la clarté desafigure suffisaità lapaiser.
Il parla de toutes choses, des personnes qu il avait
vues autour de Jeanne, d'eux-mêmes, delà vie, avec
de l'émotion, du respect voluptueux. 11 ^'.ivoiutii
en douceur.
Puis, tandis qu'autour d'eux le paysage se noir-
cissait d'azur, et qu'ils s'avançaient face à face avec
le soleil, Jacques lit entendre des paroles de véné-
ration et de culte pour tout ce qui l'entourait : la
nature, l'espace, la terre, le ciel.
Ses lèvres de suppliant s'avouaient confusément,
s'avouaient en jumière, dans léglise de l'ombre.
Maximilien l'entendait totalement : le soir rend
les paroles plus précieuses, plus donnantes, le soir
bénit les lèvres.
Ils retournèrent bien des fois dans la maison du
bord de l'eau ; ^ien des fois, Maximilien s'y laissa
conduire avec l'esppir que Jeanne changerait et ai-
merait Jacques. Mais elle ne changeait pas; elle
mpntrait toujours la même vaste ignorance de toute
chose et de lui.
Rien i^" ayait de prise sur elle ; rien ne touchait à
sop âpïie, i>i ipôme à son rire. Les yojx pe faisaient
autour d'elle qu'un murmure sans paroles. Elle al-
144 LES SUPPLIANTS
lait, parfois indolente et parfois vive, mais sans rai-
son autre qu'elle seule. Elle n'avait pas d'amie, pasde
compagne, sinon Marguerite Ternisier, l'institutrice
de Rueil, qui, tranquille, modeste, triste, comme
en deuil de tout, semblait auprès d'elle une âme.
Une fois, cependant, Jeanne fut immobile et
attentive... Ce soir-là, par un hasard aussi affolant
que son rire, son rire s'était arrêté... Fragilement,
sans doute, mais il s'était arrêté... Et on avait peur
qu'il ne s envolât, et on la voyait grave, tranquille,
avec des yeux présents...
Mais ce ne fut qu'un instant; elle ne parla même
pas, et on ne la revit jamais ainsi.
Elle échappait, déconcertait. On l'entrevoyait, on
ne la voyait pas. On ne pouvait pas l'approcher ;
elle était infiniment vierge.
Un jour magnifiquement plein de soleil, où ils
allèrent là-bas, fut le plus triste de tous.
Ils trouvèrent Jeanne les j'eux alanguis, les pau-
pièreslargementcernées, lesjoues d'un rose brûlant.
Ils la trouvèrent, dans son mystère de jeune fille,
plus étrangement désirable et i)Out-êlre désirante.
Jamais Jacques ne fut si troublé devant elle. Ja-
mais M.'iximilien ne vit les yeu.\ du jeune homme
apporter à la jeune fille une telle imploration... Les
premiers jours, c'était l'image de sa figure qui le
hantait. et mniutenant c'était davantage, c'était elle,
le secret exlraordinnire qu'elle portail.
LES SUPPLIANTS H5
Dans la demi-fraîcheur du salon aux stores ar-
dents, elle renversa la tête sur le dossier du fauteuil
pour s'éventer, et comme elle était très décolletée,
ellelaissaitvoirainsilescommencementsde sa gorge;
et, les paupières mi-closes, elle paraissait confusé-
ment heureusede lacaressedesyeuxqu'elles'attirait.
Elle avait un petit miroir dans les doigts. Elle se
regarda, se trouva trop rouge, sortit, vive, avec un
bruit d'ailes et un épanouissement de parfum.
Elle reparut un instant après, recoillée et avec de
la poudre sur les joues et le cou; elle venait de se
sourire et de se caresser...
Elle voulut cueillir des fleurs. Maximilien et
Jacques se levèrent pour l'accompagner... Mais tous
deux s'arrêtèrent un instant sur le perron, au seuil
du jardin éblouissant de rayons, étourdis et gênés
de tout le soleil.
En avant, dans l'allée, elle courut, insouciante,
enfantine. Une branche tombée barrait 1 allée. Pour
franchir ce léger obstacle, la jeune fille releva ses
jupes, de chaque côté, à pleines mains, et le temps
d'un éclair, on vit jusqu'à la dentelle blanche de
son pantalon, ses jambes admirablement faites et
fortes comme de jeunes arbres, dans un nuage de
broderies et de blancheurs.
Jacques ne put retenir un léger cri et il frissonna
tout entier d'émotion et de douleur... Puissance de
la femme, dont un seul geste au loin peut tant
blesser!...
Pourquoi avait-elle fait ce geste, pourquoi avait-
13
U6 LES SUPPLIANTS
elle révélé anpeu deson corps sacré èl tragique ? Im-
pudeur cruelle?... Indifférence deux lois cruelle? Se
souvenait-elle qu ils étaient là ; ou pourquoi l'avait-
elle oublié ? On ne savait pas... On ne saurait pas.
Jacques était devenu plus pâle, presque livide, et
lerma les yeux, assailli par des rêves.
Maximilien, à côté de Jacques, avait ressenti une
angoisse aiguë, où malgré tout se mêlait une sorte
d obscur et acharné plaisir.
Autrefois, quand il était adolescent, c'était par ins-
tant que des crises de désir charnel le bouleversaient
Maintenant, cétait toujours. Toutes les fois quil se
trouvait devant une femme, il était tourmenté par
1 obscurité divine de sa robe. Et il rie pouvait pas
faire taire en lui la confidence de son désir, et sou-
vent, ses yeux s'emplissaient jusqu'à faire trembler
ses mains, de tout le possible et de tout l'impossible.
Et à ce moment, devant ce jardin ardent comme
un enfer, malgré la sainteté de Jacques à son côté,
malgré sa tendresse et sa pitié, malgré lui, il était
heureux et pantelant de posséder un peu du mys-
tère délie, d'avoir volé ce rayon à la réalité su-
blime. Plus que chez un autre, le désir chez lui,
était condamné à vivre et à crier, puisqu'il n'appor-
tait au monde que son co&ur.
Sur le chemin du retour, le souffle fiais du cré-
puscule où lu nature s'éteiguait, les lit oublier un
peu, les bénit. Ils rapprochùrent leurs pas suri herbe
sombre et sage.
Jacques raconta à Maximilieu, avec une voix sin-
LES SUPPLIANTS 147
gulièrement émue, que, vers le soir, à travers une
fenêtre, il avait vu Jeanne pleurer.
— J'étais assis sur une chaise parmi les feuilles,
non loin de la fenêtre du salon. Elle vint dans le
salon avec son amie Marguerite. J'ai vu leurs ima-
ges trembler,puis apparaître, j'ai perçu !e murmure
de leurs voix. L'amie est partie. Klle est restée
seule, s'est approchée du carreau, a regardé devant
elle, au-dessus des arbres, au loin. Le poli de la vi-
tre moirait, faisait palpiter cette apparition d'elle.
J'ai vu ses yeux dans un immense essor s'emplir de
tout le désert du ciel. Elle était triste; tout d'un
coup, elle baissa la tête, et elle essuya ses yeux...
« Elle ne me voyait pas. Elle pleurait. Pourquoi ?
Elle seule le savait, peut-être, — et même, sait-on
cela! Ses pleurs seuls le savaient! Mais, moi, j'ai
frissonné de la voir si proche. Elle était là, tout en-
tière, se croyait seule ; elle était seule. Et pourtant
je la contemplais. Je n'ai jamais vu quelque chose
de si près. Il me semblait que je touchais du doigt
son âme ouverte. Ah ! quel spectacle presque surhu-
main je ressentais, cramponné sur ma chaise !
« Et je pensais à sa pensée, à son cœur, à son
consentement, tout ce qui était là, à côté de moi.
Consentir, cette divinité absolue des êtres ! »
Il se recueillit, plein d'une impression dévote ;
puis il ajouta :
— Elle me dirait de croire en Dieu que jy croi-
rais, j'y croirais sincèrement, à cause du miracle
d'elle !
XII
Marguerite Ternisier habitait, à Rueil, une mai-
son située sur la grande route pavée qui va à Paris.
De la route, on voyait facilement toute cette maison,
à cause de la petitesse de la grille et du jardin qui
étaient devant elle. Marguerite faisait la classe à
l'asile de Uueil. Elle travaillait beaucoup, et comme
elle était très jeune, se fatiguait la voix et les yeux.
Le jeudi et le dimanche, elle était libre, n'avait pas
à parler et, à la maison, elle chantonnait.
Ce dimanche-là, elle venait de finir de balayer et
de ranger. Elle était dans une courette donnant
derrière la maison, de plain-pied avec la cuisine,
entre (juatre murs tristes. A côté délie, un petit
tertre avec des fleurs rangées semblait un hôpital
de fleurs pauvres.
Elle quitta cette cour, traversa une chambre hu-
mide et carrelée où sa mère était couchée, à demi
paralysée, prés d'une fenêtre aux rideaux d'in-
dienne, d'où, en se soulevant péniblement sur le
coude droit, elle voyait {)asser sur la route, la se-
LES SUPPLIANTS IW
maine, les travailleurs, le dimanche, les prome-
neurs.
Puis Marguerite entra dans sa chambre, s'habilla
pour sortir, très morne, très abandonnée, mais
pourtant avec la vertu d'être coquette. Elle mit sa
robe noire de toujours, condamnée qu'elle était par
l'exiguïté des ressources, au deuil de cette seule
robe, son chapeau de paille noire garni d'une rose.
Elle avait un doux ovale de visage, la nuque jeune,
le teint frais, et ses yeux faibles étaient rougis
d'une inconsolable fatigue.
Puis elle sortit sur la route ensoleillée —il faisait
ce jour-là un temps d'été —, longea le pont brillant
et plein d'une poussière qui bientôt recouvrit ses
souliers h bouts ronds ; regardée et reconnue par
quehiues petits enfants au seuil de boutiques.
Elle fut bientôt devant la porte de la maison de
son amie Jeanne Roger et elle entra.
Elle tressaillit ; ses paupières battirent. Dans le
jardin, quatre personnes, (joelle connaissait, fai-
saient un groupe un peu désuni. Un prêtre, un pa-
rent de Mme Roger, taillait un arbre, — silencieux
comme cet arbre. A quelques pas, Jacques parlait à
Jeanne, qui avait une Heur aux lèvres. Marguerite
vint à eux. A côté de Jeanne, elle s'atténuait, sem-
blait tout de suite à l'écart, dans l'ombre... Elle se
tourna vers un jeune homme qui ne disait rien, un
peu pâle, au nez fin, aux yeux bleus, l'air mélanco-
lique.
— M. Maximilien...
13.
ITjO les suppliants
Elle mit dans sa main sa main gantée de fil noir,
avec un tremblement.
Il avait trouvé deux ou trois fois du plaisir à s'en-
tretenir avec elle : elle semblait désirer infiniment
écouter, entendre et comprendre, et venir pour des
entretiens graves- Elle était pleine d'attention ou
de tristesse.
Ils marchèrent à pas lents, côte à côte, dans le
jardin. Elle baissait la tête et, du bout de son om-
brelle, remuait des fleurs. La ligne de son cou était
gracieuse... Dans ses modestes et mornes atours, elle
avait la lumière d'être une femme.
Et il eut envie, inconsciemment, innocemment,
de donner quelque chose d'un peu caché, un secret
peut être, à cette femme qui respirait i)rès de lui,
et d'en recueillir un. peut-être, de sa bouche virgi-
nale.
Il lui montra Jacques et Jeanne.
— Hegardez-les.
Elle répondit :
— Jeanne m'a dit que M. Jacques l'aimait.
— L'aime-t-ellc?
— Je ne crois pas. Elle m'a annoncé cela comme
une nouvelle insignifiante.
Comme il ne répondait rien, elle dit :
— Il doit bien suulTrir.
— Il espère (lu'elle finira par l'aimer.
Marguerite secoua la tête. Puis elle dit :
— Après tout, on ne sait jamais.
Ils se Inrcnl, cl furent sous l'impression de ces
LES SUIMMJVNTS 151
mots. On ne sait jamais... Quel désorientementl
Autour d'eux le soleil s'étendait, accablant. C'était
un de ces jours où l'on est las, las à mourir, las à
ne plus savoir où l'on est et ce qu'on est.
Ils revinrent sur leurs pas. Elle regardait le jar-
din avec ses yeux mauves ou gris aux tristes pau-
pières.
— C'est bien malheureux, tout cela, fit-elle ; on
n'a jamais ce qu'on désire...
— Parce qu'on désire ce qu'on n'a pas.
— Oui...
Elle soupira.
— Les êtres sont condamnés à ne pas être heu-
reux sur la terre, n'est ce pas, monsieur l'abbé, dit-
elle, interpellant le prêtre auprès de qui leurs pas
les avaient reconduits.
L'abbé Lrsleur leva la tète :
— Nous ne sommes pas par nous mêmes capables
d'être heureux. Oui, l'homme est condamné au
malheur, s'il prétend rester seul avec lui-même.
11 se remit au travail.
Ouelques pas plus loin.
— Croyez vous ce (ju'il dit? demanda-t-elle.
— Non ! répondit Maximilien. Je ne crois pas en
Dieu.
Elle trembla à cette parole comme à l'annonce
d'nn malheur personnel, immédiat.
Mais elle nia de la tête, et, doucement, obstiné-
ment positive, appelant à sa défense les souvenirs
de son instruction et aussi le pauvre bon sens qui
152 LES SUPPLIANTS
était toute la règle de son esprit, elle répondit,
comme si c'était là l'indéniable et suprême argu-
ment :
— Personne n'a jamais dit cela. Aucun penseur
n'a pensé ainsi.
Elle reprenait un peu d'assurance :
— Personne... Dites-moi, demanda-t-elle, les
noms des plus grands philosophes ?
— Aristote, Descartes, Kant...
— Eh bien, ceux-là attaquent l'athéisme, n'est-il
pas vrai ?
— Leurs philosophies y conduisent. Dieu n'est
pas la conséquence de leurs systèmes. Ils imposent
cette conclusion de Dieu à des doctrines^ qui, de
toute la force de leurs préludes, la refusent... Vous
connaissez leurs idées ?
— Un peu, dit-elle, un peu sincère.
— Ils font sortir tous trois la vérité de l'être pen-
sant. Et on ne peut pas édifier Dieu sur ce com-
mencement-là— , qui est le seul commencement.
Mais elle avait déjà assez de cette discussion. Elle
ne voulait pas discuter avec des mots, alors qu'elle
était là, elle.
— A quoi croyez-voùs, alors ?
— Je ne crois qu'au cœur humain, dit-il avec un
accent do fierté.
— Mais le cœur humain, que voulez-vous qu'il
fasse?... Alors, il n'y a rien pour le conduire, rien
pour le calmer, rien pour le sauvei? Au dessus de
nous, il n y ;i rien ?
LES SUPPLIANTS 153
— Non, rien...
- Ah ! dil elle, vous avez peut-être raison... Mais
vous avez peut être seul la force d'avoir raison I
Mais les autres !...
Elle ajouta :
— Mais moi, moi !
Elle élevait la voix. Elle revenait à la pensée
d'elle-même, désespérément. Elle disait : moi !
comme une plainte, un cri, comme un adieu dé-
chirant !
- Que voulez-vous que je fasse, s'il n'y a rien...
De quelle idée, de quel rêve voulez-vous que mou
cœur vive?
Maximilieu la regarda, déconcerté.
(Jue lui répondre? Il ne trouvait rien. Peut-être
ne savait-il pas; peut-être n'y avait-il rien.
Quand un cœur soullre et demande le bonheur,
' c'est-à dire tout l'iniini qu'il peut demander, que
lui dire, que trouver pour lui sur la terre, ces rui-
nes? Quelle parolt;, qui ne soit pas vaine et inutile,
donner à une pauvre lille (jui dit : « Et moi? » et
réclame tout pour elle ? On ne peut rien changer ni
même rien prévoir du cœur humain ; alors, quelle
impuissance de le secourir! Ignorance des êtres les
uns contre les autres, obstacles et néant entre eux,
chocs obscurs, haine, misère !
Pourquoi? Parce qu'on est seul. Parce qu'aux
sources mêmes de la vérité, il y a une contradiction
effroyable entre le profond d'un être et ce que lui
livrent les choses et ce que permet la forme du
loi LES SLITLIANTS
monde, entre ce qu'il pense et ce qu'il a... Parce
que les gestes du temps et de l'espace sont les en-
nemis, avec leurs multiplications et leurs délais, de
l'intérêt de nos cœurs, et que les déploiements du
soleil et que la lumière du jour méritent d'être ha'i's
et maudits !
Et tout cela, qu'il avait tant de fois entrevu, se
révélait à lui en désordre, à cause de la simple
question qui lui était posée et qui ouvrait l'abîme.
Et il ne sut rien répondre à la femme qui pourtant
le regardait.
Elle chemina en silence avec lui ; puis, elle lui dit
à voix basse, avec, dans ses yeux si proches, un
trouble, une hésitation, qui était à la fois plus de
pudeur et plus d'aveu :
— Cette nuit, j'ai rêvé d'un sauveur...
Et au seul contact de ses regards et de sa voix
basse, il sentit qu'elle l'aimait.
- Elle n'avait pas la force do ne pas le montrer,
môme dans la pleine lumière du jour et sans pré-
texte ; elle n'avait pas la force de laisser son cœur
mourir tout seul...
Il ne l'aimait pas. lui. 11 baissa la lélo, honteux
des maux qu'on donne malgré soi, des crimes de la
vérité, de l'infamie du destin des êtres, de tout ce
que décliire ce destin.
Et ils repassèrent devant le prêtre, occupé, dans
son labeur obstiné, à couper de toutes petites brin-
dilles sur un arbre fruitier. Sans qu'ils l'interro-
geassent, il leur dit, s'arrêlant, 1res grave :
LES SLIM'LIANTS 155
— Pour se consoler, il faut croire à <iulrc chose.
El alors, c'est tout de suite le soulagement : ce sont
ces pelouses ci, ce sont ces arbres que voilà, qui
sont le paradis.
Il s'adressa à Maxiinilien. Il le connaissait un
peu, l'avait parfois entendu parler, et il le plai-
gnait :
— l'n jour où vous n'aurez plus besoin que d'en-
tendre ledire ces choses pour les croire, vous vien-
drez me trouver...
L'homme souriait.
Maxirailien, tellement il avait écouté MarguerUe
pleurer, tellement il l'avait entendue soullrir, telle-
ment il croyait à elle, trouva que le calme était ten-
tant qui remplissait les contemplations et la vie de
ce prêtre. Mais comme sa tran(|uillité était inacces-
sible ! Comme sa ligure était pleine de mensonge et
d'aberration ! Et brusquement, à cause de la reli-
gion de la vérité, .Maximilieu osa entraîner Margue-
rite qui palpitait, et se détourner avec elle du sur-
naturel sourire !
11 la détournait de la croyance, et pourtant il ne
>ut quoi lui dire.
Mais il rêvait déjà que la vérité de simplicité, que
la vérité vraie portait dans son sein plus de conso-
lation que l'erreur, et qu'un jour viendrait peut-
être où sa bouche, à lui, saurait répondre à la
ouITrance, à ce grand cri qui s'exhale hors de tou-
tes les bornes, cherchant une réponse.
XIII
M. Desanzac manifestait depuis quelque temps le
désir de faire un voyage en Corse, où il était né. Il
voulait, disait-il, revoir encore ce pays.
Il prit une résolution :
— Je vais retourner là-bas pour la dernière
fois.
Maximilien protesta contre cette expression de
dernière fois.
Il regarda son père et remarqua qu'il avait lair
presque très vieux. lisse ressemblaient: il n'y avait
guère entre leurs traits qu'une différence d'années,
de souflrances. Il réfléchit : depuis longtemps son
père avait dépassé soixante-cinq ans.
— Si, dit M. Desanzac, la dernière fois... Je n'au-
rai pas envie d'y retourner après. Pour ce pays,
pour son soleil où je passerai, je scr.ii comme à la
veille de ma mort. Il y a un inomcnl (l;ms la vie où
chaque pas dit adieu.
Puis il évoqua le lointain souvenir.
— Si tu savais 1.., La baie... la mer immense, hé-
LES SUPPLIANTS 157
misphérique, éclatante comme un astre : le jour,
quand elle scintille et aveugle, on dirait le soleil
même ; la nuit, quand elle est pâle, on dirait la
lune... Et dans cette baie, du vent toujours. Les
yeux s'enflamment, les cheveux s'envolent. Le vent
du large courbe les pins, déploie les crinières des
chevaux qui paissent sur les hauteurs du golfe,
pousse la mer, qui semble parfois se soulever et
s'incliner tout entière dans un sens... San-Donato !
Tout ce monde, toute ma jeunesse, ce n'est pour toi
qu'un mot, mon enfant !...
Il regardait au loin...
— De la maison on voit la mer.
« Mon enfant, une fenêtre mélangée de vigne ;
un balcon de bois. C'est cette chambre-là où je suis
né. Sous la fenêtre, un chemin, des champs. C'est
là que tant de fois je suis rentré en me hâtant, le
soir, vers la façade dominant le carrefour et qui se
teignait d'orabra. Elle était seule sur cette croix des
deux chemins. Depuis, dautres maisons ont dû
venir saccager sa solitude... Les pins, les rochers
ne sont pas loin, ni l'eau qui va à perte de vue, l'eau
de rêve, qui louche tous les autres continents splen-
dides et magiques de distance et qu'on touche j)Our-
tant, en se baissant ! »
Il avait un sourire d'extasié. L ne émotion gran-
diose venait du passé, venait sur lui comme le seul
ange.
Jamais entre eux, depuis les confrontations gau-
ches et inquiètes d'autrefois, il n'y avait eu d'eflu-
u
1,").? LES M l'l'l.l.V>TS
sions. t^e mutuelle réserve, un peu inexplicable,
un peu brutale dans sa douceur, faisait vivre leurs
deux cœurs à l'écart Tun de l'autre. Entre le père
et le fils s'était établie une sjrle d'amitié incom-
plète avec des lacunes, de la négligence : amitié
mal faite.
M. Desanzac reprit, changé à cause d'une suprême
ferveur :
— Quel abandon, que dd vivre ! Tu ne sais pas,
toi, mon petit... Tu verras plus tard. Tu ne sais pas
ce que c'est que la vie d'un homme, comme cela est
plein dangoisses, de recommencements sur des rui-
nes, de remords d'avoir fait et de n'avoir pas fait. ..
« Vois-tu, je suis sûr d'une chose : On ne vieillit
et on ne meurt que de tristesse. Ma vie va bientôt
finir... Ce n'est pas aussi triste que si elle recom-
mençait !..
Maximilien, levant timidement les yeux, lut une
indicible et insurmontable douleur d;nis ■^on pprc.
cet étranger.
M. Desanzac penchait sa tête de coté, rêveur.
— Veux-tu venir avec moi, mon enfant?
. Il refusa doucement.
LéoQore accompagnerait M. Desanzac; elle lui
était nécessaire ; elle le suivait étroitement.
Sou père s'en alla un soir, baigné des vieux rêves
et plein d'une émotion inconnue qui avait pleuré
déj;'» bien avant (piil fût né, lui.
XIV
11 vint eulin, le jour où il ne suffit plus à Jacques
daimer. Et, à mesure que l'été torride remplaçait
les doux mois frissonnants qui, d'ôtre'mêlés d'hiver
comme de souvenirs, semblent des âmes, il voulut
être aimé.
Et maintenant, chaque matin, il espérait plus
fort, et chaque soir, il souffrait davantage.
Quand on lui parlait, il levait ses yeux purs et
sortait du yrand étonnement où il vivait. Ses livres,
ses papiers, restaient des jours entiers à la même
place. Parfois il s'asseyait, penché eu avant, les
coudes sur les genoux. Ses épaules semblaient las-
sées et, dans le demi jour, les ombres de son visage
étaient comme de la douceur et de l'amour...
Un soir, il avait dit :
— Peut-être qu elle monte son calvaire, elle aussi.
Et il avait tressailli lumineusement. La douleur
était un prodige ; peut être qu'un jour la douleur
l'appauvrirait jusqu'à lui...
Ils allaient « là bas «, poussés par une sorte de
nécessité. Parfois c'était l'un, parfois c'était l'autre
160 LES SUPPLIANTS
qui disait : « Viens ». Et s'arrachant du repos, aux
heures chaudes du jour où la rue fait peur, ils y al-
laient, fatigués, blessés d'avance.
Ils parcouraient la rue toute blanche, le grand
désert de petite ville, le pont. Au loin, la pleine
lumière dévorait les champs. Ils longeaient des
jardins frais, feuillus, mais dautant plus cachés au
passant qu'ils sont plus exquis.
Là-bas, on les accueillait maintenant avec de la
contrainte. La naïve volonté de Jacques, dont cha-
que regard sur Jeanne était un aveu, n'échappait
plus à personne. P]t ils étaient comme abandonnés,
dans la maison, dans le jardin.
Un jour, la maison était vide lorsqu'ils se présen-
tèrent. La bonne dit : «Ces dames ne sont pas là,
peut-être ne vont-elles pas tarder. » Tandis que
cette fdle se remettait à son travail, ils s'assirent
dans le salon.
Près du piano, les partitions de Jeanne atten-
daient. Sur une petite table, son buvard reposait,
et le porte-plume, tant manié par elle, était là. Jac-
ques se leva bientôt, erra dans cette chambre, at-
tentif à ces choses, les eflleura de .ses doigts.
Tous deux, dans un recueillement commun, évo-
quèrent, sentirent sa présence, dans cette maison
qu'elle venait de (|uiltcr.
La porte d'une chambre, (ju'ils savaient être celle
de Jeanne, était à côté d'eux, entr'ouverte. Troublé
du silence qui élail plcit» (relie, Jacques poussa cette
j)orlc.
LES SLIM»LlANrS 161
Sa chambre !
Ils demeurèrent sur le seuil; ils la volèrent des
yeux...
Sur la table de toilette, un étoilement de llacons,
des boîtes de cristal, une glace ; tous ces objets
pensaient à elle... Et au fond, dans de la mousse-
line et du demi jour, son lit !
Les yeux de .Jacques se posaient sur ce lit... Dans
cette chambre à coucher, la jeune fille semblait être
profondément, magnifie} uement et infiniment pré-
sente, dans toute sa splendeur et dans toute son
importance, comme Dieu est présent dans les églises
où entrent les croyants.
... Elle ne vint pas, ce jour-là. L'immense espoir
de la voir mourut.
Ils s'en allèrent à la nuit tombante, misérables
sur le chemin.
Jacques dit, ayant l'air de sourire :
— Je suis aussi malheureux que si je l'avais vue.
Quelques jours après ce jour, Jacques dit à Maxi-
milieu :
— Tout est fini, elle est fiancée.
Son visage était d'un calme qui faisait mal à voir,
à ressentir.
— Nous n'y retournerons plus. C'est fini...
11 expliqua qu'il était venu là-bas, un homme, un
bellàtreet que, devant cetôlre,ilavait vu Jeanne toute
14.
162 I.KS SUPPLIANTS
frissonnante et heureuse. Elle aimait sa tête gros-
sière, elle regardait avec plaisir ses grosses mains.
A ses paroles, à ses gestes, elle riait, elle riait d'un
rire alïreux, pantelant, d'un rire de toute sa chair.
— Ah 1 fit Jacques, à ce souvenir.
La respiration lui manqua un moment, puis il
termina :
— Elle est fiancée avec lui !
Ils allèrent à travers les rues, devant eux. Jac-
ques regardait et marchait docilement. Il fut vite
fatigué. Ils s'arrêtèrent surle pont du Louvre, sac-
coudèrent, considérèrent l'eau.
Des bateaux pesants glissaient; dos travailleurs
fourmillaient sur les bords autour des machines à
décharger ; et l'on voyait des ombres bleues, à perte
de vue, fleurir les dalles sablonneuses et ensoleillées
des quais.
Jacques regardait cela. Maximilieu lui parla, il
ne lui répondit pas. En présence de tout le remue-
ment des êtres, de toute Tactivité soutirante et mor-
telle et mourante, sa figure penchée murmura :
— Hélas, tout est vivant 1
11 observa à ses |»ieds quelques-unes de ces for-
mes humaines, puis ses regards, incapables de suivre
imperturbablement la vérité, se perdaient dans leur
njmbre.
— Chacun esl seul... ("-ommeiit cela est-il possi-
ble? On ne comprend pas bien tout le malheur!
Maximilien elîaré de voir que Jacques, abandonné,
l'abandonnait, lui, plus que jamais, iiasarda :
LKS SUPIM.IANT.S Ifi'.i
— Nous vivrons ensemble.
Jacques le regarda longtemps, comme si se&
yeux étaient le repos des siens.
— Ali ! .Max, dit Jacques, sans toi, je n'aurais pas
compris les choses comme je les comprends, comme
je vais les comprendre. Ah ! Je ne l'oublierai jamais !
Et ils se sourirent, et c'étail rtuninc s'ils se di-
saient adieu.
. Le lendemain soir, il alla voir Jacques comme il
faisait chaque jour. Dans l'escalier, levant la tête,
il l'aperçut, appuyé sur la rampe du palier, parmi
le décor triste, l'attendant.
Ils entrèrent en se donnant la main. Ils avaient
pris l'habitude de se tenir par la main depuis qu'ils
s'étaient abandonnés l'un l'autre.
Us s'assirent côte à côte sur le lit.
La ligure de Jacques était vague et se détournait.
Ses yeux qui ne vivaient jadis que pour .Maximilieu
étaient emplis d'une détresse à la fois connue et
inconnue !
Jacques, celui (jui fut sien, vit et respire, etïrayam-
meut autre. 11 regarde ailleurs, et sa splendeur fra-
ternelle est flétrie. 11 regarde ailleurs. Sa face est
pleine d'une autre vie, est pleine, pour son frère,
de mort.
— Parle-moi ! dit tendrement Maximilien rom-
pant le mortel silence.
16i LI£S .SUPPLIANTS
— Tu ne peux past'iraaginer,dit Jacques, comme
je l'aime. C'est un de mes chagrins qu'il me soit
impossible de l'exprimer à toi, toi, qui compren-
drais peut-être ! Hier, revenu ici, jai retrouvé la
chambre froide et éteinte. Jai frissonné, malade.
Et alors, tout d'un coup, mes yeux glacés ont cru la
voir, vaporeuse, vers la fenêtre. Elle émergeait
dune sorte de brouillard, à l'endroit où tu as
Ihabitude de te tenir et de mécouter. Vêtue de
noir, elle était illuminée à peine, un peu penchée,
les mains vert pâle, le cou mystérieux de nacre, et
je ne savais pas si c'était sa figure ou celle de Vénus.
Et j'ai tendu les mains.
Et Maximilien en le voyant si lointain, si étranger
— qui dit étranger dit inconscient et pauvreennemi
— se rappela les temps où, étrangers, ils s'étaient
rapprochés en disant de la vérité, et songea :
— Si c'était un nouvel ami !...
Et il voulut essayer de chercher avec Jacques
dans les idées et daus les choses, quelque chose de
vrai à voir et de doux à dire.
Mais Jacques se révoltait d'une révolte triste, im-
pénétrable et entêtée.
— Je voudrais croire ! croire à autre chose (|u'à
moi-môme. A quoi est-ce que je crois?
Il s était dressé comme un blessé qui lutte contre
la pesanteur de sa blessure.
— Nos idées, hélas, nos idées ! r.ela est vague,
cela est sans fin ; cela n'est rien ! Je voudrais m'ap-
puyer sur (|U('lqi,>e chose. J'en ai besoin. J'en ai
LES SUPPLIANTS 105
besoin. J'ai besoin d'entendre d'autres paroles que
les nôtres.
Et Maxiinilien sans force pour s'iosurger et sans
paroles encore pour répondre, se souvint que l'abbé
l'rsleur lui avait dit : « Vous viendrez me trouver
lorsque vous n'aurez plus besoin que d'entendre
une parole pour croire ». Il répéta cela à Jacques,
et dit :
— Veux-tu que nous allions le voir ?
Et tandis qu'il faisait cette proposition, que
Jacques accepta par un regard de détresse, un es-
poir vibrait en lui, et il ne savait pas, tellement les
douleurs sont des naufrages pour ceux qui les
voient.sicetespoir était celui de Jacquesou le sien...
Et ils se levcren4. .Sur le seuil de la porte, ils se
regardèrent en silence.
— Ah ! mon ami ! fit Jacques.
Ils tombèrent dans les bras 1 un de 1 autre, ils
s'embrassèrent, unis comme deux ombres, ayant
l'air d'être profondément des frères, et pourtant à
jamais déchirés l'un de l'autre...
Car la vérité n'est pas une chose de la terre...
XV
De grandes avenues les conduisirent longuement,
lentement dans la campagne. L'ombre tombait de
partout, comme si la douleur était de l'ombre.'
., Les rues étaient pleines de passants hâtés, c'est-à-
dire pensifs. C'est l'heure où chucun, lassé, délivré
de la journée, est seul, et pense à soi, et souffre son
rêve de bonheur. Ils trouvaient partout leur propre
fantôme A travers les vitres des cabarets, on voyait
des groupes confus, assoiffés d'espérance, d'impos-
sible.'
Il fil plus sombre encore. Ils se rapprochèrent.
Mais la nuit qui tombait les noyait dans leurs deux
solitudes. Les passants se raréfièrent, les abandon-
nèrent, moururent.
Ils se taisaient ; ils n'avaient plus de paroles. Ils
voulaient entendre des paroles.
Dans les terrains vagues, où ils anivèront, per-
sonne, rien. Des enclos entrouverts par pauvreté ;
des maisons pauvrement fermées. La Seine est là.
Ils longent les rives comme deux ombres entre les
LES SUPPLIANTS 167
Ironcs darbres. De l'autre côté du flot glacé qui
coule, une raugée de maisons, face au couchant,
s'étend à l'inûni, paiement éclairée. 11 n'y :a pas de
vent ; il n'y a rien.
Une fatigue de plus en plus lourde ralentit leur
marche. Ils oublient où ils allaient. A quoi bon aller ?
Ils vont s'arrêter de misère.
Mais ils entendent sur la berge des bruits de pas.
et voient remuer en avant d'eux sur la j)énombre
blême du chemin.
C'est quelqu'un qui est là... C'est quelqu'un qui
est là, comme de la nuit dans le soir...
Quelqu'un qui vit, quelqu'un qui pense et qui com-
preufi ! Quelqu'un qui parlera peut-être. Tel est ce
soir leur dénuement qu'ils espèrent de ce passant
tout ce qu'un inconnu peut faire espérer d'aumùne.
Ils entendent chuchoter... Soul-ce deux parleurs?
Non, c'est un seul passant qui chantonne. Cette
chanson qui vient à eux les ranime dabord.
L'homme approche : il surgit hors de U distance et
du noir... Ah 1 il s'agite ridiculement dans la len-
teur du soir, bégayant un refrain insipide. 11 tré-
buche, il rit. 11 est ivre ; il rit,, il est fou ..
Et lorsqu'il est passé, les frôlant sans même les
voir, ils resteDl îmnaobiles, plus perdus qu'avant,
car ils avaient eu un instant le mirage d'un vrai
€0'ur humain.
168 LES SUPPLIANTS
— Nous sommes presque arrivés, dit Maximilien,
regarde.
Sur la lisière d'un champ, une lumière brillait.
C'était la maison qu'ils cherchaient ; c'était peut-
être tout ce qu'ils cherchaient.
L'abbé Ursleur habitait entre deux communes,
une petite maison sur la route, à portée de la
main.
Il n'exerçait pas le sacerdoce. Il passait sa vie à
faire la charité. On ne le voyait que lorsqu'il avait
besoin d'une aumône pour d'autres, ou bien on le
voyait passer. On ne savait rien de lui. Ses traits
étaient déconcertants, vulgaires, grossiers, sa pen-
sée fermée et cachée à ceux qui l'entouraient comme
celle d'un chien.
Ils connaissaient sa petite maison, dressée seule
et nette entre les champs immenses et la route im-
mense comme entre l'espace et le temps, et qui, le
soir, appelait les piuivros par la lumière de sa fenêtre
et par l'ombre de sa porte entrouverte.
C'est à cette porte, que, plus pauvres que les plus
pauvres, ils frappèrent. Elle s'ouvrit grande, rien
que sous leurs doigts.
Le pn'^tre est là, tout seul. Il s'est dressé dans le
couloir, au sonil d'une pièce éclairée. Il les recon-
nnît avec un tressaillement de triomphe, leur tend
les mains, les fait entrer dans la chambre dont la
LES SLITM.IANTS ]69
lumière luit au-dehors, la lumière vers laquelle
tous les mendiants s'arrachent à la nuit.
11 voit leurs fronts mornes, désappointés, fati-
gués. Il croit qu'un deuil vient de les frapper. Il
leur demande :
— Quavez-vous?
Il est debout, appuyé au mur, contemplant ses
hôtes, et tout ensoutané de ténèbres. Sa figure prend
tout l'éclairement. Elle est forte, violente, brutale,
le front dur et droit comme In ]tierre d'un tom-
beau.
Mais il ne faut pas juger d'un liomme sur sa figure.
Une figure est une œuvre parfois mal faite qui est le
signe et non l'image d'une âme. On ne peut rien con-
clure d'un visage, sinon qu'il existe profondément.
— Qu'avez-vous ?
— Nous ne sommes pas heureux, dit Jacques.
Et ils regardèrent les yeux de l'homme avec cette
incertitude dont un chrétien regarde le ciel.
Sa physionomie s'est apitoyée. Il a compris cette
grande absence de joie, il sen émeut, c'est-à-dire
qu'il l'exauce d'abord, pauvrement, humainement.
Puis il répond par tout ce qu'il sait.
— Pour être heureux, il faut croire à quelque
chose de fort et d'éternel, et situé en dehors de
nous. Croyez-vous en cela ?
Maximilien, comme s'il ne savait plus rien, telle-
ment il espérait, chercha naïvement s'il croyait en
quelque chose d'éternel et d'étranger, puis il ré-
pondit :
15
170 LKS S ri» PLIANTS
— Non!...
— Alors, je vous plains, car vous êtes perdus.
— Oui, nous sommes perdus, dit .lacques.
-^ Fixité, immobilité dune croyance, quelle
qu'elle soit, tout est là. Un anneau où nous tenir
dans le naufrage du temps. Un anneau 1 Sinon on
tombe de jour en jour.
. Maximilien soupira.
— Ya-t-ilendehorsde nous quelque chose à croire 1
Le prêtre le regarda, effrayé de ce blasphème, et
comme ébloui divinement de tout ce quil aurait à
répondre. Puis il dit simplement :
— 11 y a le lîien.
(* Je ne vous parle pas religion ; je vous dis seu-
lement : il y aie Bien. »
— Le Bien ne peut pas nous consoler de notre
cœur.
— Il console pourtant, dit le prêtre.
(]omme il y eut un silence, il chercha une parole
à leur donner. Mais on ne convainc pas avec des
paroles. 11 n'y a que la vérité elle-même qui con-
vainque, et pur conséquent la confidence. D'être à
être, la vérité est toujours un commencement de
tendresse.
— 11 m'a consolé, moi.
— V^ous êtes heureux? demanda Jacques.
— Oui, répondil-il magnifiquement, je suis heu-
reux.
Heureux ! Ils le regardèrent, frissonnants et ioiu-
Inins, coMime on regarde un faux dicn.
LES SUPPLIANTS 171
xMais pour ne pas les écarter, il leur dit lu chose
la plus simple qu'il pût dire, la meilleure.
— Moi aussi, j'ai soullert.
" Oui, j'ai été pareil à vous, exactement, tendre-
ment pareil... Vous ne soulïrez pas i»lus que je ne
souffrais un soir qui ressemblait à celui-ci. »
Et alors, sans réticence, sans artifice de langage,
il leur raconta les douleurs sans nombre qu il avait
reçues sur son cœur. Et il parlait avec tant de dou-
ceur qu'il convainquait de son malheur comme
d'une foi nouvelle. Le malheur d'un autre, n'est-ce
pas toujours une foi nouvelle, si diflicile à croire 1
Appuyé au mur nu, |)rès d'un meuble nu, il par-
hiit, dévoilait sa vie, il parlait, révélait les ténè-
bres de son passé et de lui-même, et ainsi il s'assom-
brissait comme un ange qui s'illumine !
Après la dernière confession, celle de la nuit où
la mort lui arracha tout et le jeta dans l'atroce et
invincible regret de tout ce (jui n'était plus, même
la torture, même la honte, où, chassé sans cesse,
malgré lui, de l'immense passé, il s'était enfui au
hasard sous la pauvre malédiction de la morte aimée,
il ajouta :
— Cette nuit-là, je suis venu dans les parages où
nous sommes, au bord de la Seine. 11 était rheui"e
qu'il est maintenant ; c'était maintenant. J'étais sans
but, sans lien. Je me suis approché de l'eau. J'étais
de ceux qui nont plus qu'un faible et doux mouve-
ment à faire pour se tuer. J'étais aussi inallieureux
que vous pouvez 1 être ce soir.
172 LES SUPPLIANTS
« Maintenant je ne souffre plus parce que, m'étant
installé ici, j'ai fait du bien autour de moi.
« Faire la charité, faire la justice... C'est difficile
d'abord... C'est gauche et incertain de sortir de soi,
d'aller vers les autres, mais cest confusément volup-
tueux comme un air de musique qu'on aime et
qu'on ne sait pas bien... Puis c'est de plus en plus
simple, et de plus en plus vrai.
« Pourquoi bonheur, et pourquoi simplicité ?
Parce que cette pratique nous met en contact avec
une grande loi éternelle, nous môle à cette loi su-
prême. Ainsi, eu servant le bien, quoique nous
soyons petits, nous sommes grands. »
Il s'était assis à côté deux. Il causait chèrement,
intimement.
— Moi, je suis revenu à la maison où j'avais
tant pleuré. Elle était vacante entre deux locations.
Et au seuil du petit jardin, debout sur la j)ierre
usée, creusée par les pas, par la légèreté éternelle
des jours,je me suis dit : i« Je n'ai point oublié. Non,
« ce souvenir-là est trop parfaitement la môme
« chose que mon cœur, et l'ûme du revenant est
« aussi riciie (|ue celle du fugitif... Je n'ai donc pas
«' oublié », et pourtant, j'étais tout tranquillisé,
rassuré. C'est qiu; parsuitede l'orieiilalion nouvelle
de ma vie, je coni|)renais mieux les choses. Je les
voyais dans leur ensemble immobile et par consé-
(jucMit reposant, au lieu de les voir dans leurs dé-
LES SUPPLIANTS 173
tails personnels et mortels... Et je me suis surpris,
mes amis, à chercher par terre, fraternellement, la
trace des pas, des miens, et paternellement, de ceux
des autres, de ceux que je n'ai pas vus, (jue je ne verrai
pas. Je me disais : d'autres nous remplaceront aux
rayons de la joie comme nous avons remplacé d'au-
tres, ('ette maison sera un nid pour d autres, et je
pensais à tout l'avenir de caresses que représente
un nid, à toute la chaîne de soins et de tendresses
qui y est attachée !... Cette maison mourra elle aussi :
Après tout, les nids passent, comme si c'étaient des
oiseaux. Mais il y aura d'autres nids. Et j'avais en
moi un bonheur oppressé d'éternel berceau. C'était
un peu comme si j'avais tous les bonheurs de tous
à la fois.
« Mon égo'israe, sans cesse frappé jadis, s'était
changé en un large sejiliment sans cesse récom-
pensé i)ar la vérité. El tout cela était, en définitive,
une grande histoire d'amour: amour des vivants et
aussi des morts : les vivants sont faits avec les
morts, les revivent et les continuent ; les morts sont
les vivants de limmensité.
' Voilà mon anneau dans la tempête de vivre ;
voilà ma croyance cramponnée à quelque chose qui
ne naufrage pas. Voilà ma tranquillité et mon repos
à moi, (jui, comme vous, comme chacun des hom-
mes, ne suis pourtant qu'une feuille, une feuille
chassée par le vrai vent !
« Plein de cette vision des autres qui s'appelle la
charité, avec l'éternité qui se reflète sur ma face en
1.-».
174 LES SUPPLIANTS
sourire, rien ne m'atteint plus. Rassuré, je regarde
passer.
<c Un chemin qui est près d'ici mène droit au
fleuve. J'y descends a toute lieure du jour. Je regarde
couler l'eau et les jours qui accompagnent sans
bornes le courant. Je regarde et je murmure comme
une prière de remerciements; « Les navires, ces
H gouttes deau, les voyages, ces sillons, les villes»
« ces rivages ! >>
« Et bien souvent, dans l'herbe mouillée, je souffre
du froid qui atteint cruellement les autres ; cela
mimmensifie vers les autres. Je frissonne, sem-
blable à l'humanité. C'est comme si je drapais le
grand manteau du froid sur mes épaules. »
11 se tût. Ses paroles n'eurent pas d'écho. Au lieu
de sourire et dètre heureux, Maximilien restait
sombre.
A mesure que la pensée de son interlocuteur s'était
précisée, s'était animée, le magnifique espoir qu'il
avait conçu d'abord au seul mot d'espoir s'était
dissipé.
Que de fois il avait entendu des paroles analogues.
Cet ordre de nous retirer de nous-mêmes, de nous
rapetisser, de nous émietter !... Cet homme était un
iialluciiié, comme tous ceux qui lui avaient parlé
daus la vie: il désignait au delà de lui-même la
chose du salut, alors qu'au delà de nous, il n'y a
lien. Toute sa conduite, toute son attitude était
appuyée sur une présence qu'il se figurait. 11 croyait
tenir, loucher un idéal, alors (|u"il ne louchait que
LKS SUI'HLIANTS 175-
son rêve d'idéal — et, halluciné, il se faisait la cha-
lité à lui-même.
f^t, poussé contre le repos de cet être malgré lui,
à cause de la victoire de la vérité sur l'erreur :
— Vous croyezà une illusion...iitlenteraent Maxi-
inilien.Vousêtesheureux... Mais nous... Maisnous!...
Le prêtre fronça ses sourcils de conquérant,
étonné avant d'être irrité.
— Vous avez trop d'orgueil, dil-il d'une voix rude.
Vous ne savez pas. Enfermés dans les villes, vous
vous débattez dans l'étau des murs, vous n'entendez
que votre cri, vous vous éblouissez de votre ombre.
\'ous ne savez pas !
Il répéta ce mot, l'en llagelianl prL-s(iiif :
— Vous ne savez pas !
Il s'était reculé ; il se leva, croisa les bras :
— Si la vérité n'est pas dans la sainte loi du Bien,
où est-elle? demanda-t-il, encore tout glorieux de
ce qu'il venait de dire.
Maximilien répondit :
— Hélas, elle est en nous !
Et le silence qui suivit semblait répéter : Elle est
en nous.
— En nous ! cria le prêtre. Mais nous n'avons
rien eu nous de plus réel que la révélation du Bien
et du Mal !
u Comme vous, plus que vous, je dis qu'il ne faut
176 LES SUPPLIANTS
pas chercher la vérité dans les apparences des
choses, mais se scruter soi-même. Je rentre en moi-
même, et j'y trouve la conscience.
« La conscience est ce qu'il y a de plus vrai en
nous. C'est la plus forte de nos ombres. C'est la
plus grande voix de notre silence. Elle prouve le
Bien moral : elle le frissonne indéniablement. La
sincérité de chacun est une apothéose du Bien, et,
en vérité, l'homme est pour les hommes. »
Maxim ilien fit signe que non.
— L'homme est 'Contre les hommes.
« Chacun heurte tous. Et la grandeur de chacun
non seulement combat et ébranle, mais eJïace même
la réalité dautrui. L'homme est contre les hommes,
et la conscience humaine n'est pas sincère!
« Et votre bonheur, fondé sur la réalité de ce que
désigne votre conscience, n'est qu'une folie de
bonheur. »
— J'en suis heureux pourtant.
— Oui, dit Maximilien ; mais nous ?
Le front du prêtre se barra d'un pli, et il répéta
dune voix acharnée, sous le choc de cette négation :
— Vous ne savez pas.
Et Jacques regardait avec angoisse Maximilien
repousser la croyance qui aurait été la consohilion;
puis il regarda Ursleur et fut immensément tenté
de penser que son sourire de tout h l'heure souriait
dans la vérité...
Et il se demanda ce qui! allait penser ; car il y a
des moments oij il suffit de vouloir jxmi- croire,
LES SL'I>I>LIANTS 177
bien que la foi d'un ôtre ne puisse guère se compa-
rer qu'à la vie même de cet être.
On frappa à la porte de la maison. On entra. Une
form(3 se dressa au seuil de la chambre.
C'était un mendiant.
Le prêtre ouvrit uu meuble, prit un morceau de
pain qu'il tendit au nouveau venu.
Quand il se retourna vers les jeunes gens, ce
simple geste de donner l'avait remis de son trouble,
tant il était consolateur, et il semblait avoir oublié
les paroles qui venaient délre échangées Sur sa
figure était revenu son sourire inelTaçable, son sou-
rire de tombeau.
Le pauvre saisit le pain et dit :
— 11 fait nuit, est-ce que je peux manger ici pour
ne pas manger de l'ombre?...
— Restez, si vous voulez.
Le prêtre revint s'asseoir près de Maximilien et de
Jacques et leur dit à part, en leur désignant de la
tête le malheureux qui, informe dans uu faible éclai-
rement, à l'écart, mangeait :
— C'est un de mes mendiants quotidiens. Une
pitoyable créature. Un impulsif, un alïolé sans vo-
lonté. De tous ceux que je connais, c'est celui que
je plains le plus.
Quand l'homme eut fini de manger, il s'approcha
obliquement du groupe, et resta là, puis lendit la
main.
11 était en effet lamentable à voir, ce mendiant,
tellement la misère avait abîmé ses traits, effacé ses
178 LES SUPPLIWTvS
gestes, déchire ses haillons. Un de ses yeux s'ouvrait
inutile, et rouge comme une bouche vide. Il se dres-
sait planté un peu de travers sur le sol, ainsi qu'un
épouvantail, et lèvent du dehors semblait encore
faire trembler comme une feuille morte sa main
toute tendue au hasard qui passe.
Il considéra dans sa main ouverte, l'argent qu'on
lui donna. Il sembla ébloui de la brusque aumône^
frémit, hocha la tête, et l'on vit remuer dans sa barbe
vaseuse la limace de sa lèvre. Il parlait :
— Je suis pauvre, râle-t-il.
Il était en effet si pauvre que ce mot le désignait
parmi les hommes comme un nom.
— Je suis pauvre...
11 ne s'en allait pas, tandis que. tournés vers lui,
ils le considéraient. Il semblait chercher la suite,
essayer de se rappeler, de retrouver sa voix désha-
bituée à vivre. 11 avail envie de parler, puisqu'au
lieu de cacher son aumône et de se cacher lui-même
il restait là devant eux, leur jetant un regard à la
fois suppliant et hostile, les épaules agitées par
moment d un rapide frisson, et serrant contre son
corps, ses coudes pointus comme des armes.
Il n'avait pas de bâton, pas de sac à l'épaule; il
n'avait rien. IhMait velu dune pèlerine dont le bord
était usé et déchiqueté comme un rivage. Kt sur sa
figure, il |)ortaif ce jKiuvre masque de noirceur
LES SUPPLIANTS 179
par qui les mendiants se ressemblent comme un
])euple.
11 reprit :
— J'ai toujours été pauvre...
C'était le refrain morne de lui-même. Mais il avait
besoin de dire plus. On voyait son etïort ; il luttait
contre le silence qu'a la pensée.
Avec un gémissement qui souleva ses épaules,
il continua à voix plus haute et plus étendue, tan-
dis que la fenêtre pâlissait d'un rellet d'aube :
— Je suis plus pauvre qu'on ne croit, messieurs
qui passez.
Ou'est-ce qui le j)uiis>aii aiii>i à dire ces choses,
à faire entendre sa parole misérable et saignante?
Désir qu'on le plaigne, besoin d'être écouté, ou de
chasser (juelque remords? On ne savait pas, on
(Hait savoir.
— J'ai toujours été pauvre et j'ai toujours voulu
ivoir... Pauvre de tout, voilà ma maladie. Oh I ce
|ui n'était pas à moi, comme j'en avais besoin 1
Alors, alors... comme je désirais tout ce qui n'était
pas à moi, j'ai été moins fort que mon désir, moins
fort que moi-même. Je n'ai pas su me retenir. J'ai
volé.
Le miséreux leva les bras au ciel, lentement —
la main droite fermée contenant les sous qu'on
lui avait donnés — , puis laissa retomber ses bras
ainsi que des ailes déplumées, et répéta d'une voix
(jui s'agrandissait, comme si elle venait d'entrer
liens son éternelle souffrance :
180 LES SUPPLIANTS
— J'ai volé, j'ai volél...
Jacques, apitoyé, murmura :
— Il dit toute son histoire, tout son secret,
comme cela, aux premiers venus... Les pauvres, qui
prostituent leurs âmes aux passants !
L'abbé Ursleur, interpellant le mendiant, lui
demanda rudement :
— Pourquoi avez-vous volé ?
L'autre dit, effrayé, d'un ton moins assuré, mais
pourtant candide comme s'il avait raison :
— Mais, parce que je voulais tout...
— l'a peut aller loin ! dit Ursleur, avec un gros
rire brutal exprès.
— Oui, loin, fit l'homme.
11 s'arrêta, comme anéanti, incompris. Puis tout
d'un coup un détail surgit à sa mémoire :
— La première fois, ce fut — j'était petit — un
pain à une devanture. Je n'en avais pas besoin;
j'avais du pain à la maison, puisque j'avais des pa-
rents : je me rappelle, le soir, sur un banc, ii la
porte de la cabane, un père en sueur, une mère
chaulante, et la nuit, autour de l'àtre, des présences
qui s'empourpraient... Pourquoi, alors ? Ce n'était
pas à cause du pain, c'était à cause de moi.
Kl en disant cela, il était triste d'une tristesse
si grande qu'on ne la comprenait pas encore
toute.
— Ce n'était pas a cause des choses, c'était à
cause de moi, moi (jui avais besoin de tout. Tout!
\'()us comprenez... Je me disais : tu es fou. Puisque
LES SLPI'MANTS ISl
tu voudras autre chose après, ce n'est pas la
peine Ali ! on n'a pas la force de résister ! Les
choses qui ne sont pas à vous ont une clarté qui
veut. Et mes mains ra'obéissaient comme des bêtes.
Et quand chaque vol m'arrachait un désir du
cœur, un autre désir repoussait. Vous voyez bien
que c'était à cause de la forme de moi-même; à
cause de la machine de moi-môme; destinée, fata-
lité, moi !
Tous lies trois étaient impressionnés par la la-
mentation à la fois rudimentaire et obscure de cet
homme qui n'avait pu sempètlier de faire h' in;il
et ne pouvait s'empêcher de le crier.
Mais Ursleur s'était tourné vers Maximilien.
— Vous l'avez entendu ! Voilà où on en arrive
lorsqu'on n'est pas retenu par le respect sacré d'un
règne. On est seul i},'noblemeut et on fait le mal.
L'être que rien ne réfrène, l'incroyant au Hien, celui
qui est vraiment seul, regardez-le 1 Chose de défaite
et de souffrance...
Et il triomphait, à cause de l'argument vivant
qu'il croyait avoir devant lui :
— Ecoulez. Les récits des marins nous appren-
nent qu'il y a sur la mer des bateaux, qui sont tout
seuls —, mais vraiment seuls, nus. dépouillés de
mats, d'équipages et d'jbuts. Ils roulent désemparés,
brisés, mais non coulés, cramponnés encore à l'azur,
hors des routes, au hasard d'eux mêmes, écueils
pour les écueils et pour les autres bateaux, seuls,
seuls...
16
182 LES SUPPLIANTS
Et sa voix s'élevait, s'assurait, répétait triompha-
lement la même chose :
— Et cet homme fut un de ces récifs vivants. Et
voyez jusqu'où il f ut Jjrisé, et comme il faut obéir
aux grands commandements qui s'occupent de tous
les hommes à la fois, et comme notre cœur est le
commencement du mal.
— Oui, dit Maximilien, c'est vrai... Puisque
l'homme est contre les hommes...
« A chaque geste, il heurte l'humanité, vous dis-
je. Car, pour être heureux, il veut ce qu'il n'a pas
et quand il l'a, il veut autre chose, puisqu'il veut ce
qu'il n'a pas. Autre chose que ce qu'il a : donc,
il veut dans les autres, donc sa joie est dans les
autres. Prendre, c'est la victoire humaine; voler,
la façon voluptueuse d'avoir ! Et tous, nous sommes
ainsi, et vous-mêmes, vous fûtes ainsi... Si vous ré-
fléchissiez bien à ce que vous avez fait et éprouvé, si
vous saviez 1 Avez-vous été jamais heureux, tranquil-
lement, normalement, honnêtement? Non, tragi-
quement. — L'espérance elle-même n'est qu'un vol
d'avenir, et le regret voudrait être un vol du passé...
Partout, tendre la main comme un mendiant,
comme un voleur... Ah! cet homme ressembh'.
au profond de l'homme, et en l'écoutant, on
avoue ! »
Le mendiant avait d'abord eu peur des paroles.
d'Ursleur; méhant et trerableur, il s'était écarté;
LKS SLPIM.IAMS 183
son œil avait pris une expression atone: '-on ;nnp
s'était tapie en lui.
Puis il avait écouté avidement la réponse de Maxi-
milien. Son intelligence semblait s'éclairer d'où ne
savait quelle lumière... Et l'aveu qu'il avait com-
mencé à rejeter hors de lui, éperdument, il le reprit
avec une tristesse tendre dans la sainteté d'un
souvenir.
— Louisal.. dit-il, Louisa, la grande chose de ma
vie, je l'ai volée !
" Tn soir tout muidoïc, pus d un pi'lil mur uu
croissait un laurier-thym, je l'aperçus, accoudée...
Je me suis caché, sans faire de bruit, bien que tout
frissonnant ; et j ai volé la douceur non permise de la
regarder de si près et si lentement. La regarder. Oh!
quelle chose extraordinaire, la regarder : toucher sa
lumière. 11 y avait un carrefour où je la vis presque
tous les soirs passer. Dans ce carrefour se dressaient
une ferme, un noyer et un calvaire. Comme la mai-
son était profonde, comme l'arbre était sensible,
comme la croix était- bien intentionnée .. Oue de
fois elle passa là, elle passa dans le soir, la nuque
dorée comme le pain qu'on voit... Que de fois, me
levant en chancelant, loin derrière elle, j'emportai
dans mon ombre son image, ce bijou extraordinaire,
les deux mains crispées sur ma poitrine !..
« Puis quand elle ma enfin remarqué, quand ça
été non plus ses yeux que je vis, mais ses regards !
Quand ces regards, qui pouvaient tout contempler
sur la terre et dans le ciel, mont regardé, moi !..,
184 LES SUPPLIANTS
Et puis, et puis... quand je me suis approché de son
souffle... et quand ma bouche lui a parlé! Jamais
aucun vol accompli par moi n'a frissonné autant.
Quel risque, quel immense châtiment suspendu 1
Mais elle a voulu de mon cœur... Et parmi tous,
voilà qu'elle souriait pour moi ; elle me souriait
d'un sourire plein de rayons qu'on ne savait pas.
P^lle s'arrêtait ou hâtait le pas pour se trouver avec
moi sur la route du retour, le soir. Elle parlait...
Oh ! ma petite, quand je t'écoutais, quand je pensais
tes paroles 1... Et puis, les grands instants ont été;
les grands rêves à la fois espérés et inespérés sont
venus sur la terre... Ah! lorsque ton consen-
tement, je l'ai touché... Lorsque j'ai vu ta nudité,
cette Ame ! Ah I viol, vol, je t'ai volée à tous. Je t'ai
volée à toi, qui seule te connaissais... Je t'ai volée à
tes parents qui, seuls, par une longue tendresse,
méritaient ton cœur et l'avaient gagné; je t'ai volée
aux autres qui te désiraient autant que moi... Qui,
la volupté inouïe que j'ai prise en toi, je l'ai arrachée
d'un seul coup à tout le genre huihain!... Vous
voyez bien qu'on ne vit que pour voler, et que
l'amour c'est le vol môme ! »
— Oui... dit l'un des trois hommes.
Et chacun deux frémit, tellement cela était vrai
pour soi-même, et chacun, sans admettre encore
cette idylle d'un autre trop subitement confessée,
pensait que tout cela était vrai dans son propre cœur.
LES SI l'PI.I.VNTS 135
— Je n'avais plus, dit le pauvre, envie de voler,
à cause que je l'avais, elle. Je ne pensaisquà chercher
en Louisa celle nouvelle bonlé, de nouvelles joies,
à me Iraîner près d'elle, allolé ou brisé et les en-
trailles renaissantes. Je n'avais plus de vieil amour
à cause du nouveau ; je me détournais de mes parents.
Rien d'autrefois, rien ; la nouveauté tue tout ce
qu'elle louche. Ah ! la nouveauté est empoisonnée.
- '< Même Jacquinot que j'aimais tant, je ne l'aimais
plus. C'était mon frère. Hélait mignon avec ses yeux
bleus qui semblaient des Heurs dans l'eau. Dans les
champs où il travaillait avec moi, je l'appelais sou-
vent pour qu'il me regardât travailler avec ses petits
yeux... Eh bien, mon amour pour lui est mort, et
(juand il était là, je ne savais plus le voir.
« Et alors, et alors... Eh bien ! mon amour pour
Louisa est mort aussi.
« Nous nous sommes moins aimés; vous com-
prenez, c'était bien forcé, puisque nous avions eu
tout le possible ensemble. Et tous deux nous nous
sommes mis à regarder en avant, ailleurs. Mais
ailleurs, il n'y avait rien à prendre, à voler pour
nous deux. Fatalement, nous sentions notre amour
s'efïacer, comme on voit aux heures du soir le jour
baisser à travers ses regards. On avait beau faire,
chaque fois, ce n'était plus la première fois... La
16.
186 LES SI PPI.IANÏS
première fois s'éloignait de nous, nous chassait
lumineusement comme un archange !
a Et le mal s'est accompli et nous ne nous sommes
plus aimés !
« Ah ! Ah ! fit l'homme, et il mit sur sa figure
lugubre, l'araignée de ses deux mains. On vit luire
et se mouiller ses doigts comme si sa figure ou
ses mains saignaient.
— J'étais si triste qu'on croyait dans le pays que
nous avions eu un enfant et que nous lavions tué,
€t qu'un soir .lacquinot m'a demandé ce que j'avais.
Je le lui ai dit ; je lui ai dit qu'elle et moi, nous
aurions voulu nous aimer un peu. Il n'a pas com-
pris, mais il s'est mis à tourner autour de Louisa...
L'étrange espérance, l'envie de voir, de saisir et
de voler montait en lui.
a Et je les ai vus qui se rapprochaient peu à
peu l'un de l'autre, qui s'aimaient. Alors, moi, de
jour en jour, je me suis remis à aimer Louisa. Elle
allait se donner — elle s'était donnée, peut-être —
à un autre, et je la voulais puisqu'elle ne m'appar-
tenait plus, et mon désir a recommencé comme s'il
n'avait jamais été... Mais elle, elle aimait mieux
Jacquinot, qui était un étranger pour elle. Je les ai
menacés. J'ai passé une fois devant eux ; j'ai surpris
leurs figures qui se souriaient de m'avoir vu, ou de
se voir! Je les épiais. J'ai Uni parles surprendre,
et quand je suis entré dans cette chambre, que je
les ai vus l'un sur l'autre, si emportés, si précipités
dans la joie, que, même après m'avoir vu, ils ont.
LES SIPPM.VNTS 187
pendant un instant, continué — .j'ai saisi dans mes
mains quelque cliose qui était là : une chaise, et j'ai
frappé sur eux, sur tous les deux, sur leur amour,
sur leur jouissance volée h moi. Lui s'est sauvé;
elle, elle est restée là comme une masse. Et je frap-
pais sur elle, et je brisais sa joie de fout à l'heure,
et je brisais ma souffrance de tout à Iheure. Je la
prenais enfin définitivement, jusqu'au cœur. Sa vie
■était enfin vraiment passée entre mes mains. J'ac-
complissais ce vol prodigieux : un souffie. Kf, près
du lit quelle empourprait, je frappais, de toute la
force énorme de mon cœur. »
— Misérable ! gronda l'abbé Ursleur.
Tous trois se sont écartés de l'être infâme qui
parle ainsi dans une folie d'aveu. Et pourtant, plus
forte que cet instinct qui les a fait reculer devant
lui, une sorte de notion religieuse qu'ils ont ce jour-
là des choses du bonheur, les empêche de maudire
cet tHre; malgré tout, ils ont vu sur lui, et sur eux,
une profonde et sanglante ressemblance.
C'est là devant eux un spectre de quelque chose
qui est en eux.
.lacques dit terrifié :
— 11 est devenu fou à force de ressembler à son
Cd'ur,
— J ai été puni, dit l'homme, d'une voix basse et
râlante.
« J'ai souiïert, parce que je n'avais plus rien. Tout
ce crime s'est changé en douleur. Après l'avoir
prise tout entière, après l'avoir tuée, je l'aurais
188 LES SUPPLIANTS
voulu vivante tout entière, et ça a été une passion
inouïe. J'ai bu; je m'enivrais pour oublier et alors
je faisais à chaque instant le rêve adoré qu'elle était
là, vivante... Et chaque fois que je redevenais moi-
même, l'idée de son cercueil me glaçait. « Elle est
morte, ah ! elle est morte ! elle n'a plus d'yeux. » Et
je me disais que je m'étais trompé, que j'aurais dû le
tuer, lui, et l'épargner, elle, et je buvais pour me
figurer que c'était comme cela que ça c'était passé,
que c'était lui que j'avais écrasé, et que c'était son
sang à lui que je buvais. On m'a pris, on m'a jugé.
Je sentais en moi une grande justification affreuse,
mais juste; elle vivait en moi, mais ne parlait pas,
et je bégayais les paroles de tous les accusés qu'on
traîne devant les hommes... C'est ainsi que j'ai vécu,
rongé par ce désir immense du passé, roulant de
jour en jour, comme d'abîme en abîme, volaur
éternellement rejeté, voleur d'éternité ! «
11 reprit, tout de suite, violent, menaçant :
— De ma faute ? C'est de ma faute, allez-vous me
crier, n'est ce pas, comme si c'était une réponse.
Non ce n'est pas de ma faute 1
11 cria :
— ('/est un crime do nie dire que c'est de ma
faute. J'ai vonlu faire une grande chose d'amour et
de bonheur, .le n'ai pas réussi, mais c'est h cause de
la forme cruelle du bonheur. Je ne suis qu'un
homme qui a voulu saisir son destin et faire son
bonheur avec ses mains !
Etjil se tut, en grondiiiil coiiiinc un lion.
LES SUPPLIANTS 189
L'abbé Ursleur, devenu paie, murmura avec de
l'elTareraent:
— Le cœur, le cœur humain ! le désir, la passion.
Mes amis, cet homme que vous voyez, c'est le cœur
épouvantable.
Maximilien dit :
— 11 fut la bête de la vérité.
Le prêtre le reprardait comme pour lui demander
compte de la confession immonde qui retentissait
encore à leur oreille; le jeune homme ajouta :
— Tout à l'heure, nous n'avons pas cherché la loi
des conventions sociales. Nous avons cherché au
fond de nous-mêmes, là où est la tristesse, là où
serait le bonheur — la vérité même. Kt la vérité,
c'est l'acharnement de notre cœur, et la vérité, la
voilà ! Tout le châtiment qui s'est abattu sur lui, et
la misère et l'abomination ne font pas bouger la vé-
rité de place, etialaissent immense etintacteetpure.
u Ou ne peut pas vivre en société selon la vérité,
voilà tout. »
— Distinctions, mensonges, mensonges ! dit le
prêtre. La vérité... (Jue m'importe, après tout, la
vérité : c'est un mot. Ce n'est pas la vérité qu'il faut :
c'est le Bien et le Bonheur. La Vérité, je nen veux
pas. Je n'en veux pas, je la nie. Tout le calme de
l'humanité est basé sur la vertu de ceux qui se
donnent aux autres, au lieu de vouloir prendre aux
autres. Il faut que cette vertu règne. 11 le faut.
— 11 le faut ! Quelle valeur pour celui qui pense,
peut avoir ce grand cri sourd et aveugle : il le faut?
190 LES SUPPLIANTS
Celui qui y croit parce qu'on le lui crie se change
en chose.
Le prêtre répéta, totalement immuable :
— Il faut accomplir le Bien ; il faut y croire.
— 11 faut peut-être l'accomplir, dit Maximilien,
mais y croire, non.
« Oui, il faut se conformer à cet ordre, mais cet
ordre n'est pas vrai. 11 faut vivre un mensonge.
Comme on admet l'apparence des choses dans la
vie quotidienne, qu'on adrriette l'apparence du
principe artificiel de l'harmonie sociale. C'est la
conséquence de la contradiction extraordinaire
qu'il y a entre un homme et les hommes.
« Ah ! ne vous figurez pas que je n'aie jamais pensé
à ce qu'il y a de lamentable et d'épouvantable dans
cette destinée de l'être au sein des êtres : il lui faut
se taire, lui qui est une parole ;il lui faut être petit ;
il faut qu'il se retire et se cache. Hélas ! jiéias ! le
grand nombre des vivants établit dans le domaine
des corps une contre-vérité su{)«rfîcielle, et devant
celte contre-vérité sociale, la splendeur de nos
passions et de nos désirs doit se martyriser, se tuer.
L'homme, qui porte le monde dans l'enceinte de sa
pensée et de son cœur, n'est dans l'apparence des
hommes, ((u'une apparence d'oml)re.
" Appauvrissons-nous encore de nos propres
mains et laissons-nous écraser, coiuluin^ et juger,
LES SIPPLIANTS 191
([uoiqu'il n'y ait pas de rois et pas de juges! Et
(|u'aucun cliâtiraent d'aucune espèce ne soit mérité.
Au fond, notre étincelle veille et resplendit, et par-
fois on la ressent : joie triste plus grande que toutes
les douleurs, consolation terrible... Parfois, on la
voit chez d'autres. Bien souvent, il m'a paru que tel
pauvre, le plus maudit de la terre, qui, le soir,
monte péniblement dans l'escalier étroit vers la
ilarté de la lucarne supérieure, doit s'imaginer qu'il
monte au ciel, qu'il monte au milieu de tout, et
hagard, éperdu, se demander s'il est possible que
Ihomme ne soit seulement qu'un homme. Oh ! je
sais, je sais que l'éclair de gloire qui passe parfois
dans les diamants noirs d'une pauvresse accroupie
éblouit même le geste de lumière de la charité '. »
Le mendiant érigeait sa tète, prêtait l'oreille à ces
paroles empreintes d'une grandiose émotion ; elles
réveillaient en lui un rêve, un rêve.
-Ah! oui, gloire!... murmura-t-il. Je me rap-
pelle, je me rappelle... Gloire!
Kt c'était dans sa bouche réprouvée un grand cri
à la fois d'affirmation et de besoin. L'êiri' iiunidit
(lisait : gloire, comme on dit : Dieu .
— Ah ! je ne sais pas, moi qui ne sais rien, s'il y
a, quelque part, une espèce de Justice vraie pour
me haïr; ce que je sais, c'est que j'ai été poussé sur
l le vol de toute la force de la nuit qui est au fond, et
192 ■ I^KS SIPPLIANTS
du rayon que je peuse ; si jai fait ce que jai fait,
c'est à cause de la pauvreté même de l'ombre, à
cause du ciel sur la terre !
« Je ne sais pas, je ne sais pas, mais c'est doux
d'aller toutientier, d'aller sans rien écouter, de
grandir, de monter, d'avoir la lumière, d'être seul
comme le matin ou comme le soir. On a le plus de
joie qu'on puisse avoir, la joie de vivre, et si l'on
souffre, c'est dans cette joie.
« Ah ! c'est doux et c'est beau d'être grand. La
preuve, c'est qu'on m'a vu, moi, un soir, en pleine
grande vérité, et qu'on ma admiré en tremblant.
« Je me rappelle... je me rappelle..
« C'était le soir du jour où jai tué Louisa ; c'était
mon grand soir. J'allais sur la route, car je m'étais
enfin oté au spectacle d'elle, je marchais au hasard,
déguenillé, car depuis longtemps, à cause de toutes
ces choses, je ne travaillais plus ; extasié, rouge
comme sa face tuée, et encore dans la douceur de
l'avoir pour toujours, d'avoir en moi l'éternité
d'elle, amoureux, amoureux...
.( Je suis entré dans Paris... Jour de fête et de
déguisenienls... On* voyait des ligures masquées
parmi les ligures des curieux; et des déguisés filer
daus la foule comme des traits brillants. 11 faisait
tiède; le monde s'animait, chantait, riait, souriait.
Le soir, puis la nuit, éclairèrent davantage les rues.
<^ A la porte d'une grande maison de riches — -
j'avais pris les plus belles rues — nu allroupemenl
s'était formé, ou regardait entrer des invités magni-
Lies SI l'I'l.IAMS 193
fiqueraent velus. Une lile de voitures commençait
là qui ne finissait pas.
« Alors, vous ne savez pas ce que j'ai fait, moi?...
Je suis entré iiaillonneux, noir, et ivre de mon crime,
dans cette maison illuminée, je suis entré pêle-mêle
avec les gens déguisés et l'on m'a pris pour l'un
d'eux.
<» J'ai monté l'escalier rouge... Des tapis doux
comme de la mousse, des glaces claires comme
l'aurore en pleine campagne...
« Poussant devant moi les portes, je suis entré
dans un grand salon rempli de groupes, et je suis
resté planté là avec ma figure triomphante, avec
mes yeux débordants d'amour, avec mes mains
bleuies comme des lleurs, et les gouttes de sang que
j'avais suç moi comme des pétales,
0 Je me suis planté là et autour de moi, tout d'un
coup, ce fut un grand mouvement de silence. Les
faces, stupéfaites, se tendaient pour me voir mieux;
puis j'ai entendu autour de moi des murmures d ap-
probation, des louanges, des applaudissements,
tous les signes d'une surnaturelle admiration. Et
tous se demandaient tout bas qui je pouvais bien
être.
« Ils croyaient admirer mon déguisement; ils
m'admiraient moi même ! Us voyaient sur moi sans
le comprendre ce frisson immense de vérité que
ma profonde action venait d'y mettre; ils voyaient
mon cœur encore tout révélé; ils voyaient mon âme,
directement, comme on voit les distances du ciel.
19i LES SUPPLIANTS
J'étais encore en gloire d'amour et de possession, et
c'est cela qui les éblouissait : c'était la vérité
humaine qui me désignait comme une auréole sans
auréole !
« Ahl jamais un roi n'a eu plus d'hommage vrai,
jamais un saint n'a donné tant d'étonnement aux
voyageurs obscurs qui ont vu, sur l'obscur chemin,
sa tête s'éclairer! Et vraiinent ce fut la fête inouïe
de mon cœur 1
<' El puis... Ils mont regardé de près, ces gens.
Et peu à peu, ils m'ont reconnu. Ils ont compris
que je n'avais rien volé de ce que j'avais... Ils ont
compris que je venais de l'enfer. Si vous les aviez
vus ! Leurs yeux se sont agrandis devant ma grau-
deur. Quelques-uns ont poussé des cris étoullés ;
d'autres ont ri d'un rire pâle et lâche cassé tout
de suite. In d'eux, machinalement, a ouvert la
fenêtre, comme si je n'apportais pas déjà trop d'es-
pace nu et de réalité ! Un homme se leva droit et se
rassit; une femme habillée en reine se cacha, éper-
due, la figure dans ses mains ; une autre, une fée,
essaya de sourire et ne put pas...
« Voilà ce qu'a produit à ces gens la vision de
la grande image pure de leur semblable. Ah ! oui,
ce fut la fôlc suprême de mon cœur que ce frisson
éclos sur mes pauvres pas. Et c'est à partir de ce
jour que je suis tombé... sale, noir, dans les ténè-
bres, dans un deuil de poussière : la (orro. qtii,
(h'jà monte sur moi ! «
Il se tut, n'ayant plus rien à dire, il s'immobilisa.
LES SI Pl'LlAMS 105
les traits du visage pétrifiés, fixes, implacables
comme quelque chose d'écrit !
Puis il disparut.
Alors Maxim iliea éleva la voix, et dit gravement,
et personne n'osa le contredire :
— La conscience n'est rien à cùté de notre ^.xui.
« Notre souflle profond l'anéaulit... El comme le
lîien et le Mal nont pour preuve que la conscience,
je dis qu'il n'y a, dans la vérité, ni Bien, ni Mal,
" Si la conscience, prouvait le Bien, elle le prou-
verait à tous, elle le prouverait à cet homme; elle
me le prouverait à moi. »
— Elle me le prouve, dit le prêtre.
— Non, répondit Maximilien : vous ne croyez au
Bien que parce que vous l'aimez.
" Je ne nie pas votre cœur et les amours dont il
s'épanouit. Je ne nie pas que par une sorte de
débordement, de large marée de son cœur, on puisse
arriver à aimer les autres, à aimer l'humanité, et
l'ordre des générations, et les vivants et les morts.
Je nie que cela soit autre chose qu'un des hasards
sublimes d'aimer. Je nie que ce soit une sainte et
mystéi'ieuse nécessité décrétée au delà de nous-
mêmes. Je nie le pouvoir et l'autorité absolue, de ce
cri d'impuissance et de misère qui est une espèce
d'idole : u 11 le faut! ». Je nie que je puisse être
heureux de votre bonheur!
— Mais, vous observez le devoir, vous n'oseriez
pas désobéir à la justice...
19G LES SUPPLIANTS
— Par un accord paisible à l'ordre social, par un
consentement de mon existence extérieure au calme
extérieur, par crainte de soulever contre moi la
force des autres, mais ce n'est pas, vous dis-je, dans
la vérité que cette obéissance se passe; ce n'est pas
dans cette profondeur où il y a le malheur et le
bonheur... La justice, bonté stricte, la bonté, jus-
tice et grâce — idylle de justice — tout cela n'est
qu'une abstraction d'abstraction, ou bien...
— Ou bien?
— Ou bien un fragment de Dieu.
— Dieu !... fit Jacques.
C'était la première fois que ce mot était prononcé.
Après avoir hésité, comme sil lui en coûtait
d'amener dans la discussion sa réserve de certitude
et de confiance, le prêtre dit :
— .Je ne voulais pas parler de Dieu, sinon j'aurais
commencé par là, puis, je me serais tu. Mais à quoi
bon ? On croit ou on ne croit pas. On est jeté sur
cette croyance, terriblement, au hasard comme un
naufragé sur une épave, au milieu de toute la mer.
— La preuve du Bien s'arrache à vous et s'appuie
sur Dieu. Elle ne peut exister qu'en Dieu ; la charité
comme la résignation n'est que la moitié d'une
croyance. Dieu serait la Charité en personne et l'exis-
tence de la justice. Toute la morale, c'est la divinité
anonyme. Vous voyez que j'avais raison de dire que
la conscience n'est pas sincère, puisqu'elle dit
qu'elle n'a besoin de rien et qu'en réalité elle a
besoin de Dieu.
I.i:S SUPPLIANTS 197
« Si Dieu existe, le Bien existe, et il faiil s'y cram-
ponner de la croyance et de l'ellort, et vous avez
raison...
Il s'arrêta un instant, puis sa bouche de simpli-
cité dit :
— Mais Dieu n'est que le désir et le besoin de
Dieu ! Et dire : Dieu existe, est aussi absurde que
de dire : 11 faut être heureux.
Ils sortent de la maison. La nuit s'est passée. Sur
le morne paysage étendu dans les ténèbres, l'aube
se lève tristement. Le ciel est un peu de luuiit'-re,
et ces trois hommes qui parlaient ensemble (h'|iuis
des heures, commencent à se voir vraiment.
Ils marchèrent à travers des champs d'où l'ombre
se détachait, où chaque fleur commençait, le pas
lourd moins à cause des heures passées, qu'à cause
de toutes les paroles olTertes l'un à l'autre en vain,
et retombées.
A un carrefour, où se dessinaient trois chemins
que la lumière encore brumeuse du jour naissant
parcourait comme des fées, l'abbé Ursleur s'arrêta,
et leur tendit les mains pour leur dire adieu. Sa
figure était dure et tran(|uille, comme lorsqu'ils
l'avaient rencontré.
— Nous nous reverrons, dit-il, encore une fois
dans la vie. (Juelque soir, vous viendrez de nouveau
me trouver. Vous reviendrez à moi peut-être ; vous
17.
198 LES SUPPLIANTS
reviendrez à moi sans doute, car je crois que tous
croiront.
Ils s'en allèrent dans la nuit déjà couverte de
soleil. Et malgré tout, la gloire, la splendeur d'avoir
crié la vérité à l'erreur était sur eux...
Ils se regardèrent, et, bien qu'ils n'eussent
point trouvé la consolation qu'ils étaient venus
chercher, leurs deux regards se soutinrent et s'em-
bellirent.
Jacques dit, avec l'admirable voix tremblante
qu'il avait parfois :
— Au commencement je détestais tes paroles
parce qu'il me semblait qu'elles tuaient l'espoir,
puis, après, je les ai aimées et je les ai crues.
Il paraissait tranquillisé.
— La vérité ! murmura t il, pensif. On dirait que
toute la vérité est plus forte que la douleur !...
XVI
Jacques reçut une lettre qui changeait la face des
choses.
Jeanne lui demandait de revenir...
Ques'élait-il passé? (Ju'y avail-il eu dans le mys-
tère des sentiments ou des événements, dans le ha-
sard des êtres ? Quoi que C3 fût, cette lettre annon-
çait à Jacques que son malheur se changeait en
bonheur.
Après tant de défaites, après cette dernière jour-
née passée là-bas, si triste et définitive que Jacques
ne l'avait jamais racontée toute à Maximilien —
voilà que Jeanne le cherchait des yeux, miraculeu-
sement souriante.
La lettre, quils lurent ensemble, qu'ils CDmpri-
rent peu à peu, comme on déchilïre une écriture
inconnue, leur tomba des doigts, et Jacques se leva,
surnaturel... Et oppressé d'une joie trop vaste, d un
avenir nouveau, il apparut lointain, lointain, im-
pénétrable, comme la statue haineuse du bonheur.
Jamais Maximilien ne fut plus abandonné.
200 LES SIPPIJANTS
Jacques partit seul là-bas. Maximilieu devait l'y
rejoindre l'après-midi.
Dans le jardin, Mme Roger, Jacques et Jeanne
vinrent à sa rencontre, tous trois ensemble, leurs
trois figures unies du même sourire. Ils le reçurent
comme on reçoit un étranger cordial.
Jacques lui dit : nous sommes fiancés.
Jeanne était sérieuse, simple, changée...
Ce jour-lci, Jacques ne parla à Maximilien seul à
seul qu'une fois. En lui parlant, il tournait ses re-
gards autour de lui, regardait Jeanne et voulait aller
près d'elle... 11 ne dit pas à Maximilien les causes
du revirement qui s'était produit. 11 ne le lui dirait
jamais. C'était le premier secret éternel entre eux.
Maximilien s'en alla seul, comme il était venu.
C'étaient ses premiers pas sur la route éternelle de
l'abandon.
11 rencontra Marguerite, qui allait voir Jeanne.
Et elle revint sur ses pas pour marcher avec lui.
Ils étaient heureux d'être l'un auprès de l'autre,
bien que tous deux si seuls l'un de^l'aulre... On a
besoin de s'exprimer, de réaliser sa pensée, de la
faire tendrement vraie Richesse de parler et de
pleurer richesse de se dire pauvre !
Il parla le premier.
— Vous aviez raison de dire : on ne sait jamais.
— Ah ! soupira-t-elle, je ne croyais pourtant pas
LES SUPPLIANTS 20]
à cette parole, et môme maintenant, ajouta t-elle
tout bas, je n'y crois pas.
Que lui importaient les autres !... Elle pensait à
elle. Elle le regarda.
— Vous êtes triste? deraanda-t-elle.
— Mon ami va me quitter; il ne m'aime plus.
— Pourquoi? fit-elle étonnée... Est te la même
chose, aimer sa femme ou aimer son ami ?
Il eut un instant le désir— car elle était proche et
jolie, car elle était vi>ante — de lui expliquer soi-
gneusement sa pensée, de lui dire dans quel sens
important, dans quel sens suprême, il entendait la
ressemblance et l^ntagonisme de toutes les ten-
dresses, et que le cœur c'est le cœur.
Mais il était las, et il se contenta de dire :
— Ce n'est pas la même chose... et pourtant lors-
qu'il sera parti, ce sera tout de même sa présence
qui sera morte.
Elle ne comprenait pas. Elle répéta, candide,
blanche, stupide comme une fleur :
— Ce n'est pas la même chose.
Il se tut, découragé. Si elle n'avait pas été une
femme, si elle n'avait pas eu sur sa bouche un sou-
rire qui palpitait, si sa chair n'avait pas lui dans ses
yeux, il n'aurait pas persisté. . Mais à cause de
cette douceur tendre de sa vie, il voulait continuer
à lui parler, à se montrer à elle, à la sentir cueillir
en lui quelques confidences.
11 ne l'aimait pas. Encore moins, il était capable
d'abuser de la préférence qu'elle lui avait laissé
202 LES SUPPLIANT.S
regarder dans son cœur, mais cétait une femme et
môme sainte et à jamais séparée, une femme près
d'un homme est toujours une caresse.
Et pendant quelques pas, il lui expliqua, lui ra-
conta que les sentiments vrais sont dans un môme
cœur les uns contre les autres, mais qu'on ne veut
pas le voir ni l'avouer, et qu'on met sur ces choses
un grand voile.
— Voyez-vous, il y a comme une idole de brume
qu'on adore.
— Comment cela? fit-elle.
Patiemment, il lui expliqua qu'on n'ose pas scru-
ter ses pensées jusqu'au fond, qu'on n'ose pas re-
garder son cœur, et qu'on se cache à soi-même.
Et alors, à ces paroles, elle frissonna comme si
«lie avait froid tout d'un coup.
— S'il fallait pensera tout, dit-elle, on mourrait
de chagrin.
Elle reprit, grave, le Ironl baissé :
— Et, pourtant, je voudrais un peu soutî'rir de
cette soufïrance-là.
« Je voudrais ôtre intelligente, être capable de
comprendre tout cela. Vous êtes heureux, vous, de
comprendre... Ceux qui comprennent sont plus
que les autres. »
Elle pleurait presque; elle seuiblait pleurer et
sourire l'rôlemcnl, docilement, comme un enfant.
— Il n'y a pas. dit-il, de supériorité vraie d'un
^tre sur un autre, car il n'y a que les cœurs qui
soient vrais, l'être intelligent comme vous dites,
LKS Sl'PPM.WTS 203
c'est savoir raconter son cœur eu paroles; mais cela
n'augmente pas le cœur : ce n'est qu'une sorte de
richesse matérielle, car les paroles ne sont jamais
que les paroles des choses. Peut-être y a-t-il un peu
de joie à être riche de paroles et d'explications;
mais, eu vérité, le souflrant qui parle n'est pas plus
grand que le souffrant qui soufTre. L'intelligence
u'est qu'une pratique...
— (l'est vrai, dit elle. J'avais une amie qui
n'avait pas de pensées compliquées, de philosophie
profonde, et qui pourtant est morte de chagrin à
cause de rien, ii cause de la vie. Comme elle a dû
immensément et admirablement soullrir!...
Sans transition, elle parla d'elle-même :
— Ouaud j'étais petite lille, j'avais des intuitions,
des illuminations... J'ai deviné, découvert, com-
pris, bien des choses que j'ai oubliées depuis...
Après un peu de silence elle avoua, montrant
nu, ù vif, tout l'elïort de son âme.
— Je viens d'essayer de m'adonner à la religion.
J'ai été trouver un prêtre, je me suis confessée. Il a
vu combien j'étais malheureuse, il m'a dit : a Con-
solez-vous, priez et fiez-vous h Dieu. Vous serez
heureuse au ciel. »
« Je ne sais pas si je serai heureuse au ciel; mais
cela m'est indilïérent et ne me console pas. J'ignore
si les autres sont faites comme moi, mais je n'ai pas
besoin, moi, d'être heureuse au ciel. Mon chagrin
de la terre a besoin d'une consolation de la terre, et
il n'y a pas autre chose que c^'la en moi... Après ma
204 LES SUPPLIANTS
vie. comment mon bonheur pourra-t-il être quelque
chose, et comment la consolation du ciel pourra-
t-elle m'atteindre, me comprendre, me reconnaître ?
Après cette grande parole, ses yeux se voilèrent.
Elle murmura, se torturant du même doux et sim-
ple blasphème :
— Dieu, quand on lui demande quelque chose,
répond par autre chose...
Puis, irrésistiblement, revenant à sa vie présente:
— Ma mère est à l'hospice. Que vais-je faire? Je
n'en sais rien... Donner des leçons... car je vais al-
ler à Paris. 11 n'y a pour me retenir ici que le tom-
beau de mon père... Je ne reviendrai plus à ce tom-
beau... 11 va mourir.
Et à ce moment, Maximilien la sentit se rappro-
cher de lui, et il lui entendit dire, aveu de son
insondable tristesse et aussi hommage infini vers
lui, vers la grande mélancolie entrevue de son cœur :
— J'ai ôté la rose qu'il y avait sur mon chapeau.
Ils étaient arrivés au carrefour, près du pont.
— C'est ici que j'habite, dit-elle. Je vais vous
quitter. Adieu...
Ils s'étaient arrêtés devant la grille et le petit
jardin, sur lequel hi roule débordait dépoussière.
Il lui avait pris la main, mais il n'osait pas retirer
cette main, il n'osait pas s'arracher d'elle, puis(iuc
par la tendre folie de son cœur, elle en souJïrait tant.
il n'osait pas non plus lui |)arkïr, ].uiis(|u'elle l'ai-
mait; tout ce qu'il aurait pu lui (lire (u'il élé pire
que le silence...
LES SIPPLIA.NTS 205
Elle sentait bien qu'ils ne se revenaient plus. Et
ne sachant pas s'il savait, et n'ayant pas la force
qu'il ne sût pas, elle allait parler... Mais sa pudeur,
en môme temps que son aveu, lui monta aux lè-
vres et elle dit, n'avouant que sa douleur et sa dou-
ceur :
— J'aimais M. Jacques...
Elle se détachait, frêle et palpitante, sur les feuil-
les et le regardait avec des yeux sancliliés de n'ôtre
pas aidés, de n'être pas encouragés^ de n'être pas
sauvés; elle était seule tout entière.
11 se découvrit pour la saluer.
— Je vous souhaite un céleste bonheur, lui dit-il
tout bas... (Jui sait !... Peut-être, un jour, sur vos
pas aurez-vous le paradis...
Elle avait les mains réunies, les mains jointes, et
ses regards sur lui étaient comme des regards de
voyante.
— Ah ! vous, vous! dit-elle, que ferez-vous dans
la vie 1... Ah ! il me semble que vous consolerez les
malheureux. 11 me semble quevous le pouvez. V^ous
consolerez... Mais je ne sais pas comment vous fe-
rez. Ah ! je ne sais pas comment vous ferez...
Lors(iu"il revit Jacques, celui-ci lui annonça (juil
allait partir : accompagné de sa belle-sœur, il allait
aller avec Jeanne passer un mois dans une ville de
province, chez une parente riche de Mme lîoger.
Après des nouvelles venues coup sur coup, des
démarches, des courses, des dérangements d'habi-
18
206 LKS SUPPLIANTS
tudes, des serrements de mains, des événements
éblouis, ce départ eut lieu, un soir.
Puis Maximilieu et Mme Roger se trouvèrent
.seuls l'un eu face de l'autre dans la gare.
Maximilien voulut l'accompagner jusqu'à la mai-
son, et ils marchèrent dans lavenue.
Elle avait les yeux brillants et était petite, vêtue
en noir, elle semblait en deuil, et les femmes en
deuil sont petites : on trouve qu'elles sont petites
avant de savoir qui elles sont.
— Elle est partie, je suis seule.
— Ils sont heureux, là-bas, dit-il.
11 sourit :
— Nous sommes restés sur la terre, nous.
Elle le regarda, surprise, presque irritée, suppor-
tant mall'idée qu'il comparait sa solitude à la sienne.
— Vous n'étiez que Vami, fêlais la mère.
« Vous ne vous compareriez pas à moi si vous sa-
viez comme les mères aiment leurs enfants fort et
longtemps !
« Si vous saviez qu'il n'y a pas de baiser plus
grand que celui qui jette une mère sur son enfant ;
([u"û n'y a pas moyen de se donner à un être et de
le prendre comme une mère se donne à son enfant
en l'embrassant et le reçoit en elle.
M Le jour de sa naissance, j'ai tellement souffert !
On m'a prescjue tuée tandis qu'étendtie sur mon lit
j'attendais, je criais, j'adorais. ^)uand on me l'a ar-
rachée, c'est vraiment comme si on m'avait arraché
le (MPur des entrailles.
r.ES SUPPLIANTS 207
u Après, il y a des abîmes entre les enfaats et les
parents. Il y a, qui s'élargissent, l'ignoraDce de
l'âme el l'horreur de la chnir... ->
Il tressaillit : Ihorreurde la chair! Il avait pensé
à cela, lui, autrefois ; il en avait soufTerl ;c'était bien
vrai, trop vrai... Une intuition profonde ouvrait les
yeux delà femme vulgaire qui, sans doute, n'avait
jamais réfléchi, et qui s'avauçait là, hâtée, agitée,
avec sa morne coiflure etson châle sombre, si banale,
si elTacée, qu'après l'avoir vue, on ne se rappelait
plus son regard ni la couleur de sa robe I
— Tout s'use, tout s'use... J'ai eu un autre enfant,
moi : un bébé qui est mort au bout de quelques
mois. Au commencement, je criais dans la cham-
bre; et longtemps après, partout où j'étais, j'enten-
dais mon cœur qui criait. Puis tout cola s'est calmé.
Vous voyez aujourd'hui, il y a vingt-cinq ans, j'en
parle sans soullrir. .le l'ai oublié, cet enfant.
Et elle ajouta, à voix plaintive, comme un déchi-
rant et inutile appel vers les temps révolus :
— Je ne l'aime plus !
Et toute sa rancune contre la destinée sortit
d'elle... Elle raconta le malheur qu'elle vivait.
— Elle, Jeanne... Je l'aime encore.
. Et levant ses yeux clairs et vides de bourgeoise,
elle dit :
— Je l'aime trop, puisque je soullre.
« (Quatre fois, elle a été malade; elle a elé bien
près de mourir, et quatre fois moi aussi j'ai été bien
près de mourir de fatigue et d'amour I... Ah ! mon-
203 LES SUPPLIANTS
sieur, les parents font bien des sacrifices pour leurs
enfants.
« Une autre fois, elle m'a attristée, il y a déjà
longtemps, dix ans, le jour de sa première commu-
nion. Cette robe blanche I... J'ai pensé au mariage
qui la prendrait ; c'était un avertissement que me
donnait cette blancheur. .
« Des étrangers viennent tout d'un coup, un beau
jour, et alors, la première amourette repousse tou-
tes les années de soin, de dévouement, d'admira-
tion et d'amour, toutes les années de jours et de
nuits !
« Elle va aller avec cet homme, qui subitement
est venu et la voulue toute, corps et âme. Je ne suis
rien. Ma fille, ma fille, elle va, heureuse et détour-
née, prête à m'en vouloir pour de petites choses,
inconsciente, aveugle à moi seule, dans toute la lu-
mière que je lui ai donnée !
« Elle ne m'aime plus, puisqu'elle aime l'autre 1»
— Ce n'est pas la même chose... hasarda Maxi-
milien honteux de mentir.
Elle sursauta, simple, violente :
— Si, monsieur, c'est la même chose! C'est la
môme chose, entendez-vous!
« Vous ne savez pas, vous, vous êtes un enfant...
Mais moi, je vous dis que c'est la môme chose.
« Ce n'est pas vrai qu'on a phisicurs amours h la
fois. On aime. Aimer, c'est aimer ; aimer, c'est quel
qu'un. Pour aimer deux êtres au monde, il fau-
drait soi-même être deux êtres.
LES SUPPLIANTS 209
« Partager son cœur, partager la vérité eu deux,
ce n'est pas vrai. Ce n'est pas vrai quune femme
aime autant son mari quand elle a un enfant. On le
croit, on le croit un instant, et d'une façon éperdue
et folle. Parbleu, je l'ai bien cru, moi ; mais c'est
parce que je voulais le croire, ce n'est pas parce que
c'était vrai. Ce n'est pas vrai que lorsqu'on a deux
enfants, l'amour, tout d'un coup devient deux fois
plus grand. 11 diminue pour chacuo, voilà tout. Ce
n'est pas vrai qu'une dévote aime autant les siens
que si elle ne pensait qu'à eux. Ce n'est pas vrai, ce
n'est pas vrai, ce n'est pas vrai 1
Le front barré d'une ride, elle marchait à petits
pas rapides, soufflant, soulïrant.
— Ah ! je ne dis pas que ce soit un mal que les
choses du cœur se gênent et s'usent ainsi l'une par
l'autre. Non; tant mieux, au contraire. C'est une
chose heureuse que l'amour s'en aille. Quand on
meurt, à la fin, on ne tenait presque plus !...
KUe se calma, sarréta.
— Je ne sais pas ce que j'ai... Je vous dis cela, à
vous... qu'est-ce que cela vous fait?... Vous devez
me trouver folle avec ces idées ! Peut-être bien.
Mais peut-être au.ssi que c'est les autres jours que
j'ai une sorte de folie de calme et d'oubli de tout, et
que, aujourd'hui, j'ai raison.
Elle s'interrompit. Il y eut un silence. Le jour
baissait.
Elle dit, d'une voix très basse et très fatiguée :
— (Juest-ce que nous allons faire maintenant
210 LES SUPPLIANTS
dans la vie? Ouest-ce que je vais faire tout de
suite, qu est-ce que je vais faire ce soir ?
La berge s endormait dans la grande aile de l'om-
bre. Il n'y avait plus de lumière.
La maison apparut, pâle, enfouie à demi parmi
des flots de brume.
Et tous deux, ils regardèrent cette maison trop
grande, cette maison inutile, cette maison qui avait
fini... Où le mouvement de la terre 1 emportait-il ?
Nulle part. Elle allait, cette maison sans enfants,
sans avenir, sans but, comme un bateau perdu...
XVI 1
, .M. Desaiizac revint de son voyage au milieu d un
après-midi. Maximilien le trouva jauni, tremblant,
les yeux brillants.
11 ne parlait qu'avec peine. Il s'assit tristement
dans le salon.
— II u'est pas bien, dit Léonore.
Elle avait fait avertir le docteur, qui allait venir.
M. Desanzac semblait mal entendre, distrait. 11
eut un frisson, grelotta.
Son fils, inquiet, alla à lui :
— (Ju'est-ce que tu as?
— Rien, dit le vieillard.
\ un moment, il se remit, parla un peu de là-
bas, dit des détails : « Il y avait des volets verts, et
le lierre avait été arraché ...»
II parlait d'une voix changée, blanche, un fan-
tôme de voix. Puis, brusquement, il se tut.
A une nouvelle interrogation éperdue de son lils,
il ne répondit pas. 11 était plongé dans une lourde
rêverie.
212 LKS SUPPLIANTS
Puis il dit :
— Je ne me sens pas bien.
Il s'alita, et s'endormit.
Le médecin vint; examina le vieillard, qui se ré-
veilla à demi à ses mains, à son auscultation, à ses
questions...
La porte fermée, sur le palier, le médecin se
tourna vers Maximilien et chercha sa main. Le
jeune homme fut pris d'un tremblement tel que sa
main s'ôta de celle de l'étranger.
— 11 ne se relèvera pas, dit l'homme à voix basse.
— Pourquoi?... Pourquoi?... bégaya Maximilien,
livide, et qui, sous cette nouvelle, devint comme un
autre être épouvanté et chancelant.
Le médecin, triste et calme, résigné de toutes les
douleurs, expliqua que l'organisme de M. Desanzac
était usé, que ses forces étaient finies. 11 mourait
de vieillesse, bien qu'il ne fût pas très vieux. De
plus, il avait une grande faiblesse du côté du cœur.
Il donna quelques détails, ajouta :
- Il a dû toujours souffrir de cet organe.
— Il ne s'est jamais plaint, n'a jamais rien dit...
Il ne s'est jamais plaint, répéta machinalement le
jeune homme qui ne se retrouvait plus devant toute
cette abominable chose. nouvelle, ces noms mons-
trueux et si monstrueusement réels de maladies.
Puis il murmura : .
— (Ju'est ce (ju'il faut faire ?... Vous ne donnez
pas d'ordonnance?...
— Non, dit doucement le médecin.
LES SI l>i>LIANTS 213
« Je reviendrai demain, ajouta-t-il. Pour le mo-
ment, essayez surtout qu'il dorme. '
Léonore, qui était là, avait entendu tout cela.
Elle ne bougea pas. Elle arrêta dans sa poitrine, dé-
chira dans son cœur un sanglot qui eût été entendu
à travers la porte, qui eût peut être décelé l'angoisse
et augmenté le malheur. Et elle entra dans la cham-
bre, se calmant les traits de toute la force de son
grand cœur, se martyrisant de tranquillité le vi-
sage.
Après qu'il eut reconduit le médecin jusqu'au
seuil de la rue, espérant il ne savait quelle parole
miraculeuse qui aurait elïacé les autres, et que
1 homme fut parti, emportant tout espoir, Maximi-
lien retrouva Léonore dans le vestibule du bas.
— Il dort, dit-elle.
Ils se détournèrent l'un de l'autre, et tous deux
montèrent l'escalier dans un violent ellort de len-
teur, puis s'arrêtèrent devant la porte, ayant l'éner-
gie de se regarder et de ne pas pleurer, mais sen-
tant qu'ils n'auraient pas celle de s'embrasser sans
l)leurer. Et ils faisaient silence de toute leur puis-
sance, de toute leur vie, les bras ballants, l'un devant
l'autre ; ils faisaient silence comme autrefois quand
le père dormait, et qu'on n'osait pas marcher ni par
1er dans la maison, et qu'on retenait son souffle en
se regardant, pour ne pas troubler son grand som-
meil important.
La nuit vint. M. Desanzac dormait toujours. Ter-
rassé de fatigue, Maximilien descendit l'escalier,
214 LES SI PPLIANT5
comme s'il tombait dans Tombre, et se jeta sur uu
fauteuil du salon.
Et il songea combien il avait laissé son père tout
seul dans la vie, précisément au moment où son dos
se courbait, où son isolement était plus désarmé,
plus exposé, où la vengeance contre lui commen-
çait ! Son père qui autrefois fut pour lui si doux —
si doux, si fort ! — dont il sentnit si riche, la pa-
tience autour de lui, dont la bienveillance était tel-
lement présente toujours, que lorsqu'il le grondait,
à la fois il le grondait et le protégeait, et qui si
longuement, si continûment, si petitement, l'avait
tant secouru ! Pourquoi ne s'était-il pas tenu le plus
possible près de lui, à sentir sur lui son ombre et
son souflle?
— Je l'aimais donc moins ! dit il en regardant
tout l'abîme de^ lui-même, stupéfié devant cet
abîme.
Et une tristesse morne, sans fin, le remplissait
de sanglots. Toute la nuit, il la passa dans un nau-
frage de larmes, avec des frissons de cauchemar,
rêves de crimes qu'il aurait commis, et des frissons
plus terribles de réalité, claire vision des abandons,
de l'oubli, de la haine que commet notre cœur.
Un peu avant l'aube, il y eut un moment de froid
auquel il ne put résister, et il s'endormit complète-
ment.
(Juand il se réveilla, le jour était là, avec cruauté;
€l il trouva un silence (jui subitement l'elïara, le se-
coua de l'époiivanle (|ii(î son jtrre y fût mort. Et
LES SUPPLIANTS 215
cette épouvante le cloua dans un coin du salon, dans
un tremblement jj^randissant.
Léonore vint le délivrer. Elle frappa à la porte,
l'entr'ouvrit :
— Il est réveillé, il veut te voir.
11 monta, entra dans la chambre. — une chambre
petite et modeste, avec un lit qui prenait jjresque
toute la place, une fenêtre aux rideaux de toile
blanche, relevés sur un panorama de toits.
Son père était étendu, diminué, petit, les joues
tines et grises, le front maigre. Et il ne reconnut
pas son père tellement ses yeux étaient obscurcis
d'émotion et de tendresse; il ne le voyait pas, telle-
ment il sentait qu'il allait mourir, il ne le voyait
pas, tellement il l'aimait.
Jamais il n'avait vu cet homme couché. Son père
avait toujours été plus levé que lui ; presque tou
■jours, sa veille avait entouré la sienne.
Et pourtant, il eut la force de ne pas se jeter dans
ses bras pour lembrasser et lui confier tousses san-
glots et lui dire toutes les paroles d'amour. Et, chan-
celant, pâli par la blessure de cet effort, il at-
tendit :
Le vieillard aperçut son fils et dit, comme s'il
voulait d'une seule phrase révéler toute sa pensée,
tout son secret :
— J'ai tout revu.
216 1-ES SUPPLIANTS
Il parlait par saccades, par halètements, par fris-
sons.
— Toute ma jeunesse... La gare... La route... L'é-
glise... La maison, plus vraie que l'église!...
« La route blanche... Velours de la poussière.
Des oliviers ; le port. Ah ! le port 1 je me suis sur-
tout attardé sur le port.
« La colline où est bâtie la ville est rouge et
ocreuse — comme toujours pleine de soleil cou-
chant. J'avais un peu oublié la face exacte de cette
colline... La colline descend au port. Sur les quais,
j'ai rôdé, j'ai regardé, comme un voyageur revenu
d'un voyage infiniment long et varié, où il a vu bien
des mirages, bien des tempêtes, et bien des choses
étranges. Le soleil brillait là, sur le petit pont-
écluse, approfondissait le noir des murs de l'entre-
pôt et remplissait d'étoiles aveuglantes les corda-
ges et les mâts des bateaux... »
Il ajouta, regardant fixement, essayant de donner
ce qu'il voyait :
— L'or du soleil, l'or de la poussière... Le scin-
tillement précieux des fenêtres... Tout cela était
comme en fête pour moi... Tout cela était si beau
que si tu avais été là, tu aurais été ému, toi qui
pourtant ne sais pas!
LKS SLI'rMJAMS 2V,
11 parlait de plus en plus librement. Sa voix s'éle-
vait. Peu à peu, la lièvre lui rttait cette contrainte
qui, toute la vie, l'avait séparé de son fils, qui cha-
que jour, à chaque instant, l'avait empêché de lui
parler intimement, de le voir de près.
Et il était proche, confidentiel, ingénu, dans une
simplicité qui remplissait le jeune homme à la fois
de vénération et d'horreur, tellement elle lui appa-
raissait nouvelle, suprême.
— Ah ! j'ai été pris d'un regret infini, indicible,
implacable... J'ai été dévoré d'un immense amour
pour ce passé! Bien plus suppliant encore qu'im-
puissant, j'essayais de revivre, de revenir dans le
temps, d'entrer dans le passé. Mais le passé ne vou-
lait pas de moi. Le passé est immobile, doux, tran-
quille... Quel secours contre le passé qui ne veut
pas de nous ! On n'en peut même pas imaginer. La
fatalité antique plus forte que les dieux, c'est le
passé. Dieu lui môme ne changerait pas la tran
quillité du passé. Ou'on prenne l'être qui peut
tout; il ne pourrait pas faire (|uhier ne s o it p
hier ; il ne pourrait pas séparer le matin et le soir
du jour (jui a lui !
11 se lut, dans un recueillement désordonné, et
un cri sourd monta de sa gorge, furieux comme
une imprécation :
— C'est parce qu'il n'est plus qu'on aime le passé !
19
218 LES SUPPLIANTS
« On le veut parce qu'on ne la pas...
« Autrefois, quand jetais jeune, là-bas, aimais-je
ces lieux? Non. Y souriais-je, y riais-je sans raison
de bonheur, à cause de leur seule présence ? Non,
Mais quand j'y suis revenu, quel amour! dans
quelle adoration lamentale et insensée je me traî-
nais !
« Ah ! mon petit, lorsque j'étais là, il y a trois
jours, assis sur une borne où s'amarrait un cable
de bateau, près des douaniers qui passaient avec
leurs ombres bleues ; quand j'étais là comme un
marin cloué à terre et qui regarde la mer, et que je
regardais tout : les espaces, les flots, les dalles, —
ah ! les pierres elles-mêmes auraient eu pitié de
moi, si ça avait été de leur faute. Mais ce n'était
pas de leur faute, c'était de la mienne !...
« De ma faute ! c'était de la faute de mon
cœur I...
« C'est vrai qu'on se détourne de ce qu'où a au
moment où on l'a... On ne se détourne même pas :
on s'aveugle, on oublie... Pourquoi? Parce qu'on
s'use à chercher du nouveau : de l'avenir; ou bien
on s'use à scruter impérieusement le passé, qui,
lorsfjuil est enfin arraché de nous, revêt une
nouveauté et une attirance anormale, devient une
sorte d'avenir monstrueux pour qu'on l'aime! Ces
choses que je retrouvais, ma mère morte que je re-
trouvais, cela avait été le présent, mou Dieu ! Mais
LES SUPPLIANTS 21!)
comme ou oublie le préseut pour se tourner ail-
leurs, comme ou laisse s'en aller le trésor d'aujour-
d'hui ! Deux êtres à force de se regarder finissent
par ne plus se voir, et l'amour qui périt par l'ab-
sence, périt plus sûrement encore par la présence!
« Hélas! qu'est-ce qu'il y a à faire, sinon à pleurer,
devant tant de simplicité ! »
Il se lut, toute son àme pleurante.
— Ne plus aimer ce qu'on a aimé, pour l'aimer
lorsqu'il est trop tard : sans cesse aimer autre
chose, c'est-ti-dire sans cesse n'aimer plus — voilà
doncce que je fus!.,. En moi, c'est cela qui surgit
et qui parle... Ecoute-moi, regarde-moi : cette mi-
sère d'aimer, c'est moi !
Maxim i lien dit :
— Mon père, c'est nous !
Et il tomba à genoux devant le lit.
Son père ne l'entendit pas, ne le vit pas, et il cria,
désespéré :
— Je n'ai plus aimé ma mère, je n'ai plus aimé
ma femme !
Toute sa réserve avait disparu. Sa pauvre bouche
avouait, avouait immensément, et s'arrachant du
mensonge qu'on vit et de l'ombre où on est, il mon-
trait son cœur.
— Ta mère ! Un soir que lu étais tout petit et que
uous étions tristes tous deux de sentir qu'on ne s'ai-
220 LES SUPPLIANTS
mait plus comme avant, pour nous faire revenir à
la ferveur première, pour nous faire penser à la
richesse gaspillée de notre amour, elle évoqua le
grand malheur d'amour et me dit en pleurant :
« Pense à ma mort! » C'était beau d'avoir dit cela,
et ce fut un rayon, un éclair qui nous arracha l'ou-
bli du cœur ! Quelle tristesse nous a glacés, mais
avec quelle vérité et quelle immensité nous nous
sommes souri !
« Puis, combien de fois avons-nous essayé*de nous
rappeler parfaitement cette soirée, pour rafraîchir,
retremper de réalité notre affection ! Combien de
fois n'avons-nous pas pu ! Si pourtant, un jour, par
hasard. Un matin d'automne, dans une allée de
marronniers dorée et humide, nous avons été illu-
minés encore par l'éclat de notre amour; et nous
nous sommes souri de la môme façon.
« Et puis, et puis... Nous rentrâmes dans cette
agonie lente, insaisissable de notre amour, d'autant
plus effroyable quelle était insaisissable: un drame
de silence sur un drame... Ah ! mon enfant, par-
fois, lorsqu'elle était devant moi, il arrivait ceci : je
fermais les yeux pour me souvenir d'elle ! »
In frisson le secoua, il se redressa. Léonore alla
à lui, le touchant pour qu'il se calmât et se reposât.
Mais aucune force au monde n'aurait pu l'empêcher
de parler et de vivre ses paroles. Il dit :
— Elle est morte. Il est mort, un jour, son immor-
tel sourire !
H Elle est morle, un jou»*, dans ce lit uiôine, vers
LES SUPPLIANTS 221
l'heure où nous sommes, nous qui vivons encore...
Et je suis resté seul près de cette fenêtre.
— Je me rappelle, dit Maximilien.
— Ah ! mon petit, son extraordinaire intuition
s'est réalisée !... Quand je suis resté seul : seul, seul,
avec mes yeux qui étaient autant ses regards que
les miens, avec mes mains, ces plaies des siennes,
quelle explosion, quel délire d'amour ! J'ai eu deux
grands moments de passion vers elle: nos fiançailles
et sa mort !
Et tandis qu'il essayait d'exprimer l'aveu elTrayant
et pur, sur sa figure se peignait une douleur plus
grande encore que celle qu'il faisait comprendre,
une douleur infinie et inavouable.
11 y eut une pause que le moribond repoussa pour
dire d'un cri rauque et invincible qui semblait
prendre possession de tout le silence du monde:
— La niiul u\'<[ pas dans la mort. Elle est dans
la vie !
u La mort, je la connais, je l'ai subie, je l'ai vécue.
« La mort, la voici tout entière : mort des senti-
ments qu'on a, mort des êtres qu'on a. Dégoût de
ce qu'on a aimé, abandons, étoufiements, et la ma-
ladie de l'habitude, et l'oubli, ce deuil que nous
jetons sur nous, nous-mêmes, nous-mêmes I La
grilTe du néant, la voilà I »
11 crispa sa main nue sur sa poitrine nue.
19.
222 LES SUPPLIANTS
Il répéta :
— La mort nest pas dans la mort, elle est dans
la vie.
Ses yeux devinrent plus fixes et plus ardents,
comme s'il essayait de regarder et de voir quelque
chose d'invisible. Lentement, il articula, aux prises
avec les simplicités suprêmes :
— Ma mort, je ne la comprends pas, je ne la vois
pas. Ma mort, ce n'est pas vrai. Pour comprendre
quelque chose, il faut l'entourer de sa pensée, il
faut vivre. Mon néant, ce n'est pas vrai.
« La mort de ta mère ne fut pas en elle, elle fut
en moi. C'est moi qui la traînai, c'est moi qu'elle a
ravagé. Sa disparition, c'est moi. Et si mon malheur
avait voulu que tu mourusses auprès de moi,
c'est dans mon cœur que se serait passée ta mort.
11 n'y a que dans le cœur des vivants que se passe
la mort.
« Oui... Tout ce qui est mort est mort en moi.
C'est de cela que j'ai souffert et plié. C'est de cela
que je suis vaiucu, rejeté. Moi, moi... 11 a bien fallu
que je vivo pour que toutes ces morts fussent ; il
leur a bleu fallu ma pensée, ma veille, pour tom-
beau !
« Ainsi, tous les efforts ((ue nous faisons en vain,
toutes nos défaites, et les ignorances et les choses
y)nidues et les rêves, et les désillusions, et les chi-
mères, et les misères et enfin la mort, tout cela n'a
lieu que dans une fétc Irioinphanteetépouvantable...
« Quelle fêle? La vie.
LES SUPPLIANTS 22S
H La vie toujours, la vie au commencement de
tout, la vie, puissance de la vérité. Qui dit dispari-
tion dit présence qui assiste, et qui dit mort dit
vie! Et tout en délinitive, môme le néant, n'existe
que là ! »
Et l'on voyait frissonner la main qu'il avait posée
sur son cœur, la main dont il se désignait.
|]t Maximilien, palpitant, l'écoutait ramener, par
un enchaînement obscur, mystérieux et irrésistible,
ramener toute vérité à son cœur.
Et dans le petit lit et au sein des choses si paci-
fiques et si muettes, et du ciel posé partout, l'homme
décharné cria en un sublime essor dans l'inconnu :
— Je vois ! je sais ! toute la vérité veut que je la
vois et que je la sache.
« Je ne suis pas illuminé. Mais je sens bien que
je suis la lumière. »
Et après avoir dit cela, il ajouta, plein de certi-
tude, somptueusement calme:
— Autrefois, je croyais qu'il y avait autre chose.
Je croyais qu'il y avait des choses qui existaient
plus (jue nous ; je disais : Chacun de nous n'est rien.
« Mensonges ! Mensonges faits par les autres en
moi et que j'apportais dans mes paroles !
0 On se trompe... On erre, on trébuche à cause
de toutes les apparences qu'on voit, de tous les pré-
jugés qu'on entend.
i' Mais peu à peu — (juaiKl ou a la lurceuu la chance
de se débarrasser du murmure séculaire des erreurs,
les yeux s'habituent à l'àme.
224 LES SUPPLIANTS
« Et l'on sent bien que les choses ne sont que de
sensations, et les doctrines, des pensées ; et les au-
tres êtres, des caresses ou des blessures, et tout
nous conduit cl nous...
« Et alors... »
Et le vieillard, dont la vie avait été si douce, si
loyale et si pure, érigea sa tête suppliciée, sa face
étreinte du masque des damnés, salace de Caïn, et
il gémit, hurla :
— Et alors... toute la vérité, c'est mon martyre et
ma punition... Toute la vérité, c'est l'histoire de ma
misère d'aimer... Et je suis seul, seul, comme un
monde !... Comme un monde qui va avec toutes ses
foules et toutes ses étoiles, et tout son feu profond,
qui va, qui roule, qui tombe de jour en jour, c'est-
à-dire de lumière en lumière, de nuit en nuit I
Ah ! la notion suprême de l'individu ou, comme
il le disait, du cœur humain, où tout revient et
tombe, cette notion que, tant de fois, Maximilien
avait senti s'imposer à lui, en tant de ilgures mi-
penchées, il l'écouta, débarrassée de tout préjugé
sacrilège, dans le silence (pii suivit ces paroles!
El riiomme agitait faiblement devant ses yeux une
main (|ui lui cachait les maisons, l'horizon et le
ciel, et regardait sou fds avec sa figure où la dou-
leur était divinement ('Ci-ile, «loiit l;i pcuscM^ brûlait
LES SUPPLIANTS 225
souverainement les yeux, dont les replis de l'atten-
tion et de la douleur cerclaient le front nu comme
des latitudes, sa figure de solitude terrible et uni-
verselle.
... Puis, subitement, se rappelant des choses,
étonné, stupéfait, désignant Maximilien du doigt:
— Mais toi, tu croyais cela, môme sans avoir
souffert !
<( Je me rappelle, tu croyais cela. Ah ! mon enfant,
mon frère, mon petit, mon cher, mon beau petit, il y
avait de quoi t'admirer en pleurant, quand tu te
dressais avec ta foi divinatrice en la seule misère
d'aimer. . . Dans quelle admirable clarté étais-tu
venu, mon petit, pour avoir si tùt et si purement
raison ! »
Et, laissant tomber sa main à demi, il toucha
doucement la tête du jeune homme, dans la tinndité
de la bénédiction, caresse, tendre, intime, d'une
sainteté à une autre...
Le cou un peu plié, la tête enfoncée dans l'oreiller,
il le considérait avec ses vastes yeux grands ouverts.
— Tu commençais par le commencement, tandis
que j'avais peur, que j'avais pitié de toi... Oui, celait
bien cela... les cœurs épars, le cœur, le nôtre qui
souffre tous les cœurs.
— Oui, dit Maximilien tout bas, je crois à cela.
Et se relevant, il lui entoura le cou de ses bras,
et le vieillard se pressa contre lui.
Ils s'embrassaient, sublimement d'accord comme
jamais ils ne furent. Ils se disaient l'un à l'autre,
^26 LES SUPPLIANTS
comme des caresses : « Tu as raison. » Et ils se di-
saient : M Je t'aime. «
Et dans l'étreinte qui les unissait, éblouis de la
perfection de certitude, à un moment, sans qu'ils
se fussent rien dit, le même tremblement les tra-
versa tous deux.
L'enfant, les yeux infiniment proches, regardait
le vieillard, regardait la figuré qui n'était plus que
vérité et que beauté, comme on regarde celle qu'on
aime et qu'on connaît toute!
M. Desanzac, lassé, détacha ses bras, retomba sur
loreiller.
— Quand je pense à moi, quelle foule se répand !
« Ah! toul cela, tout cela, tout cela, c'est moi ! »
Alors, comme éclairé un instant d'une révélation
vraiment surhumaine, il dit ces paroles si profondes
que Maximilien sentit qu'elles étaient vraies sans
les comprendre, les saisit non eu paroles, mais en
esprit et en vérité :
— Il n'y a dans la vérité qu'un seul être. 11 n'y a
dans la vérité qu'une chose : moi !
« Quels sont CCS fantômes qui réclament? La lo-
l^ique, la raison ? La raison est un mensonge. Il n'y
a dans la vérité qu'nn seul être, soi; et la raison est
un mensonge, cl la religion un blasplièine ! »
II était là, |)Ims transfiguré, plus saint (|u'un chré-
tien (jui va mourir, et, sur sa figure empreinte dune
LES SLPPLIANTS 22/
haute et mystérieuse félicité, quelque chose brillait
de plus beau que le ciel.
Et on voyait la vérité face à face.
11 se tut longtemps, puis il m* parla plus <|ue
difficilement. La mort commençait à lui comitler
les mots.
Et tout d'un coup, avec une voix dont la douceur
causa à Maximilien la douleur la plus aiguë qu'il
eût jamais ressentie, il gémit :
— J'ai mal !...
Et, de nouveau, il tendit vers son fils, comme vers
son protecteur, ses mains déjà petites et fermées
comme des ileurs non encore écloses, ses prunelles
à demi-perdues dans l'inconscience, ne sachant déjà
plus ce qu'un enfant ne sait pas encore.
Et le jeune liomrae, avec toutes les paroles cares-
santes qu'il avait, berça lentement .son père dans
l'éternelle douleur qui n'a pas d'âge.
— J'ai froid... j'ai soif... j'ai peur... j'ai mal...
Ah !...
Ce fut un cri nu. sans paroles, souffrance, huma-
nité.
Le matin, il fut pris de faiblesse graduelle, toute
chose commença à l'abandonner. i
Il ne reconnut personne ; regardait >aii> voir,
s obscurcissait.
Ses paupières s'abaissèrent sur ses yeux. Il ne
228 LES SU1>PLIANT8
les releva plus, comme s'il ne pouvait plus. 11 était
déjà aveugle comme un mort.
Ses lèvres s'entr'ouvraient pour laisser échap-
per, non pas un cri qu'il n'avait plus la force
de jeter, mais un silence effroyable de souffrance.
Sa pauvre figure s'appauvrissait de moment en
moment. Le crucifix d'ivoire de Mme Desanzac
était fixé au mur. L'homme étendu, immobile, sup-
plicié et muet était comme un grand Christ à côté
d'ui^ petit.
Léonore pleurait tout haut. Les mains de l'homme,
ses toutes petites mains, s'agitèrent frêlement, puis
s'arrêtèrent recroquevillées.
Sa pensée achevait de sombrer. Tout à l'heure,
il était comme un enfant, il était maintenant
comme un animal : on meurt comme un chien...
... A trois heures de l'après-midi, sa figure de
nouveau s'éclaira ; de nouveau il tressaillit, déborda
d'une lumière splendide et bienheureuse.
La bouche trouva la force de dire distinctement :
— .Je ne crjis pas en Dieu !
El il mourut avec un sourire de gloire.
jMaximilien sabattit sur le corps, sans même
savoir pleurer.
Une heure immense, impossible, inconnue,
s'écoula.
On frappa à la|)orle.()ii entra, d'instanl en instanl,
devant le jeune homme et la vieille femme terrorisés.
Ils n'entendirent rien, ayant chacun leurs lèvres
glacées , posées sui- une des mains qui se glaçaient.
LES SUrM'LIANTS 229
Le soir, au moment du diner, les visites s'arrê-
tèrent. Tout s'était tu. Ce fut l'instant tranquille,
l'instant étouflé, l'aube du silence. Le calme éternel
s'établissait.
La vieille Léonore était alïalée près du lit, tenant
le montant de bois avec sa main, plongée dans
l'ombre et dans des prières.
Elle s'écria :
— iMon Dieu !... Mon pauvre Dieu 1...
Ils passèrent la nuit sans bouger. Léonore priait.
(^)uand elle avait fait, les yeux fermés, une prière,
elle n'osait plus reg^arder le mort, et on la voyait
un instant hésiter, trembler...
Vers minuit, elle tourna vers Maxirailien sa fi{;ure
déformée à force de pleurer, pour dire quelque
chose à quoi elle pen.sait, quelque chose qui. dans
ce moment solennel, devait être sa vie et ses prières.
Elle s'écria, en proie à une énorme déception, à
une désespérance inouïe :
— Je ne sais pas quoi demander dans mes prières!
Elle sanglota :
— Le paradis? Ou bien nous y serons pareils à
ce que nous sommes, et alors nous désirerons tou-
jours, et nous regretterons toujours, et nous serons
malheureux; ou bien, nous ne serons plus pareils ;
nous ne serons plus nous, et alors, ce bonheur-là, il
ne sera plus pour nous, il sera pour d'autres!
20
230 LES SUPPLIANTS
« Oh ! quel que soit le paradis, Dieu lui-même
doit pleurer lorsqu'il voit mourir ceux quil aime ! »
Ils ne parlèrent plus pendant tout le reste de la
nuit, tellement ces paroles de la vieille femme
étaient tristes et suprêmes, et remplirent toute cette
veille dune présence de vérité. Jamais une bouche
n'avait si parfaitement condamné toutes les conso-
lations des religions et crié l'impuissance de toutes
la perfection possible elle-même contre la grandeur
de la misère humaine : « S'il y a une autre vie, ou
nous y serons malheureux, ou nous n'y serons pas,
nous... Dieu lui-même doit pleurer lorsqu'il voit
mourir ceux qu'il aime! »
Le malin, Léonore eut une heure de sommeil sur
une chaise. Il vit sa figure endormie, ballante
comme une épave, sourire.
Quand elle sortit de l'inconscience, ils échaugè-
rent un regard triste comme la vie.
Klle dit pourtant, d'une voix où surnageait de
l'extase qui se dissipait à regret :
— Dieu m'a envoyé un beau rêve !...
Kt on voyait qu'elle espérait confusément. Espoir
de(|uoi?... De rien : espoir!
In grand colTret d'acajou aux portes verti-
cales, posé sur la table, contre le mur, contenait
des papiers de famille. Maximilien s'était appro-
ché de ce meuble comme d'un autel; il tourna hi
clef, (|u'il n'avait jamais touchée... Le colïret
obéit et s'otTrit là, ses deux petites portes battantes,
inoi'les.
i.i:s SI pi'F.iAMs 231
C'étaienl des papiers jaunis, des lettres, un jour-
nal tenu par son père au jour le jour, il y avait plus
dun demi-siècle.
Dévotement, il eu lut au hasard des passages. 11
évoqua des réllexions de jeunesse, des impressions;
et une ancienne histoire damour qui, dans ces
quelques lignes incomplètes, jaillies au hasard de
l'émotion, ne se comprenait prescjue plus... Au
bas d'une page, il lut : « Ah ! que j'ai, dans la vie,
de choses à faire, mais que j'ai de temps à moi!
Ah ! comme j'aime l'avenir ! »
Il replaça ces papiers, ces mots, ces traits noirs,
ces traces pauvres qui n'étaient qu'un peu de cendre,
un peu de poussière, un peu de boue.
Et il s'arrêta de tout, et les poings aux tempes,
bouleversé et meurtri au point que sa personnalité
était vacillante et presque anéantie, il songea.
La mort... N'est-ce pas un brutal et définitif dé-
menti h cette souveraineté inviolable de létre, à
tout ce qu'il croit, lui, à tout ce que, confusément, il
adore? N'est-ce pas la défaite de l'être humain et
delà pensée, son ellacement?... Tout semblait re-
mis en question ; et le jeune homme se sentait re-
poussé dans tout ce qu'il avait pensé...
11 mit ses mains devant son visage, et ouvrit dans
ce vague, dans cette nuit de la vérité, des yeux ha-
gards de simplicité...
232 LES SUPPLIANTS
Et alors, à ses oreilles vivantes résonnèrent les
paroles si hautes, si pures, si belles du mourant :
« On ne meurt pas, ce sont les autres qui meu-
rent », paroles si simples qu'on peut à peine les
comprendre... Ce sont les autres, c'est-à-dire la
mort n'existe pas par elle même. Elle n'existe que
dans un cœur, et au milieu de la grande fête im-
mortelle de la vie. Avec quelle splendide violence
le moribond avait-il lui-même chassé le néant lors-
qu'il avait refusé de convenir de sa propre mort,
lorsqu'il avait crié : « Ce sont les autres qui meu-
rent, il n'y a dans la vérité qu'un seul être : moi ! »
Oh! par quelle voie sublime et indéniable cette
parole nous pousse à notre grandeur !
11 ôta ses mains de devant ses yeux, et il fut de-
vant la figure de son père, cette figure de qui il
avait tout appris, et de qui il attendait tout encore.
Qu'est-ce que la mort de son père?... La figure
calme et muette maintenant, et tout en sourire,
semblait répoudre : « Un grand amour, un grand
amour en toi ! »
C'est, en lui, une plaie; un appel, une passion in-
sensée et débordante et criante, une jalousie surhu-
maine contre le silence et l'immobilité, un grand
amour tourmenté, infernal, divin ; la mort de son
père, c'est un grand amour... La mort eiïace le
cfj'ur humain ? Non ! Elle l'avoue, dans toute sa soli-
tude embrassante !
. En frémissant, en sanglotant, il cherche celui qui
lui a tant souri. Il est déchiré entièrement de lui;
Lis >L1'I'I.I.\.N(>. 233
il n'y a pas une libredesa eliaii(iui ne saigne de lui.
Jamais il n'a aimé un (Mre au monde avec cette vio-
lence, jamais il n'a tant appelé un regard.
Et tous les détails qui embellissent et enrichissent
cette tôte profonde qu'il mendie, reviennent, vi-
vants, et fous les souvenirs sont là : les souvenirs,
fouie du cœur. — la foule glacée, rigide, endormie
naguère et qui se réveille et se redresse maintenant
sous les voiles déchirés par une tempête de vérité,
et les trompettes du jugement dernier, les voilà !
Ainsi, lui, l'immense survivant, lui, la vie, lui, le
cœur, il a tout pris dans sa misère d'aimer. La
mort, c'est de la vie, et celte mort, c'est lui !
La mort anéantit le régne du cœur humain ?
Non, elle l'avoue.
... Tandis qu'on elTectuail la mise en bière, Maxi-
milien regarda, d'un coin de la chambre, secoué
et maudit. 11 vit le vieillard dans le cercueil, les
mains croisées.
U se détourna : quand il regarda à nouveau, pour
le voir une dernière fois, le couvercle était placé. De
sa bouche sortit un son inarticulé : le commence-
ment de la demande qu'on relevât un instant le
couvercle. Il ne formula pas cette demande... Déjà,
on descendait le cercueil dans l'escalier étroit en le
cognant aux murs. Il n'y eut pas de dernier regard.
Beaucoup de gens vinrent pour l'enterrement.
Tous étaient affligés, et il y avait des larmes ail-
leurs que sur les visages enfantins des enfants et
20.
234 LES SUPPLIANTS
des femmes. M. Desanzac, doux, timide, allectueux
au hasard, était vraiment un peu aimé par tous.
Parmi les personnes qui entrèrent dans la maison
morne et entrouverte, il y eut le plus vieil ami de
son père.
Cet homme était très religieux, très pratiquant,
mais il avait la figure défaite, et il murmura en pre-
nant les deux mains de l'enfant :
— Comme c'est triste !
Car même les croyants ne croient pas. Car il
n'existe pas d'être humain qui croit vraiment, c'est-
à-dire dont la vie ne soit qu'une agonie bienheu-
reuse et grandissante vers un goutTre de lumière, et
qui se réjouisse de la mort des siens. Dans le grand
moment de la mort, on sent bien que le cœur se dé-
voile, on sent bien que le cœur est plus vrai que Dieu.
... Le corbillard alla dans l'attendrissement de
tous. On saluait. Les hommes étaient des âmes. Les
hommages venaient vers celui qui suivait, vers le
survivant, et c'était lui qu'on saluait à cause de la
mort qu'il portait en lui.
Près de la porte du cimetière, le cortège rencon-
tra un fourmillement agité et plein de clameurs :
une manifestation populaire... On voit, confrontés,
le drame d un seul coMir, et les révolutions de ceux
qui se mettent on mouvement pour «les choses de
domiualioM cl d'argent, et (jui n'apportent à le\ir pro-
pre multitude que leurs présences d'argile et leurs
cris de bétes. On voit, confrontées, la grandeur de
l'homme et la petitesse de la foule.
I
XVIII
Le leiideniaiii, il resta à la maison.
Léouore lit le ménage autour de lui. KUe avait
gardé sa jupe de deuil ; elle avait mis un caraco
gris ou jaune, fané. Ils échangeaient, lors(iu'ils se
rencontraient, des regards, du silence. Sa ligure
toute blessée et presque saignante de larmes l'an-
goissa ; la mort de son père était aussi en elle.
La journée s'annonça très chaude, comme ea
plein été. Ln soleil iraphcable emplissait les rues.
Maximilien ne lit rien de la matinée.
Après le déjeuner, il resta la tôte pesante, acca-
blé, sur sa chaise. Le soleil occupait la pièce oii
bourdonnaient les mouches, éblouissait la nappe
qui s'étendait devant lui, éblouissait son v^rre, la
bouteille, la carafe, et faisait de petites ombres aux
miettes de pain. 11 était tout seul, les yeux sur ces
détails. Il était tout seul; les jours allaient se succé-
der ; demain, ce serait le matin, l'après-midi, 1«
soir.
Léonore, dans la cuisine, à cùté, vaguement, fai-
236 LES SUPPLIANTS
sait un bruit de vaisselle. Il s'accouda, un peu en-
sommeillé, sur la table infinie. Etourdi de ce soleil
blanc, il pensa à tous les soleils de jadis, pensa à
des rues de soleil, des places de soleil, des routes
de soleil, qu'il avait parcourues en des jours finis,
lointains, en des jours de légendes, de contes de
fées. 11 pensa à des choses d'enfance pleines de la
merveille de son père...
Vers trois heures, il s'arracha à cette somnolence,
se leva... Tout autour, un calme immense, qui le
laissait passer, le laissait faire. Oh ! cette douceur,
c'est le contact du néant ! Aucune présence où la
sienne pourrait se réfugier avec petitesse, rien qui
l'empèchàt de tomber dans l'immensité. La maison
était vide comme les cieux.
Il monta l'escalier. Chaque détail lui rappelait
quelque chose du passé : ces marches, il avait appris
pas à pas, à les monter, pour se coucher, le soir, en-
core tout précautionneux et précieux du baiser de
son père... Lh haut, les chambres. 11 n'osa pas aller
plus loin, affronter les détails saignants des cham-
bres : les habits de l'absent...
11 s'assit sur un degré. 11 faisail toiijoiiis lourd et
chaud, la maison somnolait, dans la vibration de la
chaleur et du vol des mouches. Par la lucarne du
toit, un rayon cru descendait dans l'escialior, [)la-
quait sur le mur limage éclatante et moirée des
carreaux.
Il revit exactement la figure de celui qui lui avait
donné la hnnière, de celui qui lui avait donné non
LES SUPPLIANTS 237
seulement la vie, mais aussi l'enfance : Ses yeux si
noirs, dont le reflet était mordoré, son teint basané,
sa petite barbe grise ; tout entier doux, elïacé,
tendrement caché, avec ses myins vagues, rêveu-
ses... 11 était si bon qu'on lui aurait demandé
l'impossible, et qu'il l'aurait donné.
A ce moment, le bruit que faisait Léonore dans
la cuisine, et dont il rythmait inslinctivement son
évocation, s'arrêta. Il prêta l'oreille. Plus rien. Il
descendit pour voir pourquoi elle s'était tue, pour
voir ce quelle faisait, 11 n'avait pas la force de sup-
porter son propre silence.
Personne djins la maison. Elle était sortie. Peut-
être pour faire une course, peut-être pour rien. Il
resta planté sur le seuil de la cuisine. Le robinet de
l'évier était mal clos et laissait tomber à intervalles
réguliers une goutte d'eau sur la pierre.
Le passé... Le passé... 11 se souvint combien de
lois dans ce vestibule, au retour de promenades dé-
licieuses et pleines, l'azur du soir et le rayon doré
de la cuisine avaient fait de grandes batailles de
douceur. Il levait ses yeux de détresse, ses grands
regards las qu'aucun regard n'était là pour suppor-
ter. 11 contempla en masse, à la hâte, le plus grand
nombre possible de ces départs, de ces arrivées.
Dans l'ignorance, dans l'hérésie d'autrefois, il
n'avait jamais aimé ces moments avec des trans-
ports de joie, et pourtant, tout cela était le pa-
radis.
Obsédé par le désert de sa présence, il tendit con-
238 LES SUPPLIANTS
fusément les mains vers l'impossible, et dans le si-
lence, il gémit.
... 11 remonta de nouveau l'escalier, il osa cette
fois entrer dans la chambre.
Le lit n'avait plus de draps. Tout le reste était
pareil.
Près du lit était un placard où devaient être ran-
gés les habits de son père.
Il l'enlr'ouvrit, et leva en frémissant les yeux
vers cette ombre où s'étageaient de vagues pré-
sences.
Dans un mouvement qu'il fit pour toucher du
bout des doigts un paquet de drap sombre, et qui
était une veste ou un manteau, il fit tomber une
mince pile de linge qui, léger, se répandit h
terre.
De la toile très fine, très vieille, aux plis forte-
ment marqués avec des nœuds de rubans roses com-
plètement coupés aux plis et qui s'elTeuillèrent... H
se pencha, il distingua dans le frêle monceau une
chemise, un pantalon...
Sa raôre !
Il tomba à genoux, courbant le front devant ces
lambeaux blancs, ces lambeaux purs, mille fois plus
sacrés que toutes les reliques des églises, et qui tou-
chèrent la nudité divine de la femme dont il était
.sorti.
Il se releva, et rangea ces choses, osant à peine y
loucher et y penser. Puis il hésita, tellement rempli
par l'image, j»ar la présence de sou père et de sa
LES SUPPLIANTS 23>
raère, qu'il sortit avec précautions, sans faire d&
bruit, de cette chambre où si lon{<temps ils dormi-
rent ensemble.
Il descendit l'escalier, ouvrit la porte de la rue...
Une fois sur le trottoir, il prit le cheniiu tant de
fois pris de la maison de Jacques. Toute sa jeunesse
y avait passé, avait lentement touch;^ces rues; tout
cela était plein de lui, hélas ! tout cela était dévasté
par lui !
Quoique l'après-midi s'avançât, l'air était encore
très chaud, très pesant ; la journée avait été une de
ces lumineuses journées délé, si fortes quelles
empêchent de croire à l'hiver ; une des dernières
victoires du soleil aux abords de l'automne. La foule
errait, alanguie, dans la poussière. Les femmes
avaient ces toilettes claires avec lesquelles elles
s'offrent aux feux de l'été. Les arbres du boulevard,
avec leurs très hautes feuilles dorées, semblaient
être seuls témoins de l'approche d'octobre.
Il pénétra dans la cour, monta l'escalier toujours
plus sombre que tout. Personne ne fit attention à
lui. Le concierge avait levé la tête, l'avait considéré
à la dérobée, et, aussitôt s'était renfoncé dans son
coin pour n'être pas vu, gêné, honteux, comme si le
jeune homme, d'être orphelin, était devenu autre et
eiïrayant.
Maximilien avait la clef de la chambre qui ne de-
240 LES SUPPLIANTS
vait être déménagée que le mois suivant. Sur le
palier, la porte fermée était comme vide. Il tourna
la clef ; le bruit de la serrure n'était plus une voix.
Il entra. La chambre était remplie de paquets, sans
place pour s'asseoir ; le papier tout nu et étrange.
La nudité, deuil des chambres.
Maximilien resta debout au milieu de la chambre
abîmée par autrefois, il se tourna dun côté, puis
tremblant, comme attendant l'impossible, il se
tourna d'un autre...
Ses regards tombèrent sur un paquet de lettres,
méthodiquement rangées dans un carton : celles
qu'il avait écrites à Jacques. Comme il y en avait
ensevelies là ! Il s'agenouilla à côté, tendit la main
vers elles.
Il retira une lettre du paquet. Elle avait été écrite
lors d'un autre automne. Elle n'était pas datée, mais
il se souvint qu'il y avait déjà deux ans. L'encre un
peu pâlie, déjà décomposée, parlait de projets d'ave-
nir, de travail dans la fécondité de l'hiver, d'am-
bilions. Et elle disait : Nous ne nous quitterons ja-
mais...
Alors Maximilien lut cette lettre tout haut pour
ressu.sciter le bonheur. A mi-voix d'abord, timide,
furtif, il voulut la parler, pour réveiller l'almos-
phf're des époques où celle lettre de tendresse et
d'espoir régna.
Mais il avait beau parler, ses paroles s'écoulaient,
et rien n'était.
11 se lut, aperçut une photographie de Jacques,
LES SLPPLIANTS 241
la prit, mais les portraits sont glacés, ce sont des
morts ressemblants ; les portraits ressemblent à
Toubli ; il la laissa tomber et ne chercha plus. Il
s'assit sur un coin de chaise encombrée.
— Ah! dit-il...
11 tressaillit; il venait de percevoir des fragments
de musique, toujours la môme sonate allemande.
La locataire de la cour était lidèle à ses habitudes.
11 entrouvrit la fenêtre, se pencha, éclairé par le
jour pâlissant. Au loin, dans la trou d'une cham-
bre, il revit près du clavier, les mains éternelles de
cette femme, les mains de mendicité et de magni-
ficence .
— Ah ! lit-il encore...
Et il écouta laumùne immense de cette musique,
tout ce que cette musique évoquait en lui. Qu 6tait-
C8? Le passé. La musique se mêle abondamment
aux heures où on l'entend, elle les appelle par leurs
vrais noms, el, après, elle les rapporte comme des
présences, elle les recrée, ces heures, elle fait recom-
mencer ce qui est accompli, elle nous aide — ù pro-
dige ! — à être un peu ce que nous ne sommes plus.
Elle nous rend à nous-mêmes. Elle est plus forte
que le temps.
11 ferma les yeux, baissa la figure. L ombre com-
mença à envahir celte chambre en ruines et cette
tôle qui avait déjà tant soulï'ert, qui avait déjà
donné tant de travail et tant de sainteté.
11 s'approcha du lit, qui est la plus douce des
choses, et s'y assit comme faisait Jacques, et comme
21
242 LES SUPPLIANTS
faisait Jacques, il croisa ses mains sur ses genoux,
par il ne savait quelle pauvre imitation d'autrefois.
11 pensa au passé, il y pensa puissamment,
comme quand on est agenouillé. Il pensa aux com-
mencements de lui-même, les époques blanches et
éblouies de la nativité ; puis à cette création du
monde qu'il avait peu à peu accomplie, car chacun
recommence tout : l'univers et le savoir ; Ihistoire
de l'humanité n'est qu'un épisode de l'histoire de
notre cœur, emporté dans ce cœur. La création ?
mais nous nous la rappelons !.,.
Ses tâtonnements, ses premières impressions, ses
premiers sentiments, son père et sa mère .. Ils
n'étaient plus, eux, ils n'étaient plus que lui ;
ils n'étaient plus que deux souvenirs chétifs qu'il
tenait dans son sein, dans ses bras... Eux, les infi-
niment faibles, les ombres. A cause de la souverai-
neté de vivre, l'orphelin devient le veilleur, le père
de ses parents. Eh quoi ! est-ce possible, tant de
grandeur et de misère !
Jour par jour, année par année, il avait vu, en-
tendu, soulîert d'autres êtres. Les autres êtres, pré-
textes de notre mendicité.
Les femmes... Les femmes vers qui Ion se déso-
riente de son foyer. Les femmes qu'on voit dans les
théâtres, inaccessibles déesses, les femmes qu'on
voit dans la rue, inaccessibles et divines. Les désirs
et les immensités qu'on a...
Ce soir-lîi, il se rapi)ela une très ancienne, très
ancienne idylle d'enfance, â peu près oubliée parla
LES SUPPLIANTS 2^3
suite, la preiiin-ie, sans doute. Il ne se s(jii\tiiail
plus de la figure de l'enfant, mais quel([ues détails
arrivaient encore à sa mémoire : sa bague algé-
rienne, son long voile, brouillard charmant, et sa
voix qui balbutiait un serment damour. Autour
d'eux, on avait souri de leur attendrissement pareil.
Et celte aventure paraissait à Maximilieu d'autant
plus solennelle qu'elle était morte à l'aube, d'autant
plus tragi(|ue qu'elle était plus avortée... Kt un peu
plus lard, ou un peu plus tôt, la jeune fille rencon-
trée dans la rue et qui avait été le salut de sa chair...
Puis il pensa à Mme Kvaugeline. Sou souvenir
se reportait avec plus de culte sur celle là, parce
qu'elle fut toujours lointaine, ignorée : charitable
d'inlini. Il la revit, la passante de lumière, avec son
admirable visage étranger aux yeux meurtris. 11
prêta l'oreille, et il entendit ses pas.
Il pensa au voyageur sans nom qui était entré un
jour, grandement, placidement, silencieusement,
dans la maison à vendre, qui était venu revoir ces
lieux, y goûter, vieilli, châtié, le remords du passé,
et qui avait erré, timide, tandis qu'on le laissait
faire et passer, comme s'il était surnaturel. Sur le
seuil, il s'était retourné, avait regardé une dernière
fois, et son regard, c'était l'envolée humaine !...
Maximiliense souvint, se souvint encore, de tout
ce qu'il avait recueilli dans l'espace de lui-même,
à mesure qu'il avait grandi, qu'il avait été blessé
par plus de jours : Ces années de collège, où il fut
malheureux, et que pourtant il regrettait, et qu'il
244 LES SUPPLIANTS
suppliait d'être. Et Jacques, son Jacques, celui qui
s'était ajouté à lui si parfaitement, comme un autre
passé. Il n'avait, plus Jacques. Et Marguerite qu'il
aurait aimée peut-être, et ils auraient fait un couple,
bien que les couples soient brisés... Et tous les
autres, plus obscurs, plus reculés et mêlés, et pour-
tant chacun aussi adorable... Autour de lui se dres-
sait la vision de tous les autres, qui furent sa vie,
de tous les anges du paradis perdu.
Puis il resta tranquille, les mains de nouveau
croisées. Des voiles gris emplissaient la chambre.
Il aurait voulu recommencer, recommencer à vivre.
Mais cela n'est pas possible ; le passé, c'est en nous
une inébranlable et parfaite négation de nous-
mêmes, c'est de la mort; on est toujours à moitié
vivant et à moitié mort. Le jour mourait; lui aussi,
mourait en lui. Ses j'eux traînaient sur le papier de
la chambre, fleurs violacées vaguement couronnées,
sur les choses rangées, les lettres empilées, raidies,
prêtes pour toute l'obscurité et la poussière, la
porte ellroyablemenl immobile.
El cela était un drame, un drame à un seul per-
sonnage confronté avec l'infinité de lui-même, le
drame de l'homme cherchant à tâtons les bornes de
son cœur et ne les Irouvaiil pas.
Vivre, c'est chercher sans bornes ; être, c'est
n'avoir pas de bornes, ('c soir-là, il acheva de se
comprendre, aidé par celte évocation de sa vie tout
entière, aidé par les saintes indications de son père
mourant, qu'il écoutait toujours.
LKS SUPPLIANTS 245
Ktre, c'est n'avoir pas de bornes, car c'est non
seulement vouloir ce qu'on n'a pas encore, mais
c'est vouloir ce qu'on n'a plus. Nous voudrions
éperdument ressusciter le passé comme nous vou-
drions arracher l'avenir à l'avenir, et nous men-
dions demain et nous mendions hier — comme un
incurable qui se tourne et se retourne misérable-
ment dans le lit qui aura sa mort.
Jamais il n'avait vu à ce point la puissance et les
distances du cœur. Sa pure et mystérieuse éduca-
tion de vérité était presque parfaite. Et quand il se
leva pour sortir de la chambre, il lui parut qu'il
venait d'assister au geste même de la vie ; c'était
comme s'il avait vu face h face, à d'incalculables
éloignements, la terre tourner doucement...
Dehors, la brume s'établissait, et les gens se croi-
saient dans une espèce de pénombre. Au coin de la
rue et du boulevard, il heurta quelque chose dim
mobile comme une borne. (Vêtait encore un men-
diant, un de ces êtres qui s'étaient parfois dressés
devant lui comme des simplicités vivantes.
Celui-là étnit aveugle. Pourtant il avait l'air triste
comme s'il regardait le ciel. 11 ne disait rien, ne
faisait aucun mouvement, ne tendait même pas la
main. On eût dit qu'il ressentait combien tel geste
précis était inutile; et il vivait, immobilisé, grandi.
Le jeune homme le regarda, puis se pencha vers
lui et lui dit tout bas : « Moi aussi, je suis pauvre ! »,
d'une voix si désespérée que le malheureux poussa
un soupir de pitié.
21.
XIX
Il reçut une lettre de Marguerite, l'institutrice de
Rueil. Elle l'appelait :
« Je suis seule à Paris, venez nie voir, je vous en
supplie. »
Elle ne savait rien de son deuil. Elle indiquait
son adresse. 11 y alla.
Ce fut elle-même qui ouvrit. Elle ne remarqua
pas ses vêtements noirs. Dans le petit salcn lumi-
neux et coquet où elle le lit asseoir et s'assit à côté,
tournée vers lui, elle dit, la voix attendrie :
— Comme vous êtes bon d'être venu !...
Elle n'avait pas changé. Elle parlait lentement,
dans un calme sourire. Elle avait toujours son
maintien sage et modeste d'Ame exilée partout, par-
tout dans l'ombre, partout sous un voile.
Pourtant sa ligure s'éclairait d'un peu de coquet-
terie. Sur sa joue et sur son cou une lueur de pou-
dre d-e rie était posée, dont le parfum l'entmiirait.
Sa roibe ivoire était d'une étoile j)lus douce.
Sur la cheminée, on voyait un portrait d'homme*
LKS SI l'I'I.I A,M> 24?
Au nièniê moment, elle dit :
— Je ne suis plus institutrice...
Ce portrait qu'elle mettait en évidence, qu'elle en-
cadrait de toute la chambre, elle qui n'avait pas de
parents, ce bien-être clair où elle vivait, elle qui
naguère était si pauvre, et végétait .sous des pla-
fonds sombres, cette parole enlin... Il comprit...
Elle avait écouté quelque homme riche, à lallùt
de sa personne. Elle avait dit : <- oui », lassée détre
malheureuse; elle avait rompu n'importe comment,
au hasard, les yeux fermés, sa morne solitude.
Et maiutenant il lui était permis d'être plus oisive
et plus jolie, de se revêtir dun peu de poésie. Sesmains
dans la paix s'adoucissaient, blanchissaient, rayon-
naient plus que jadis. Ses yeux étaient moins
rouges, et n'avaient plus l'air d'être malades, mais
seulement d'avoir naguère pleuré ;ses beaux cheveux
étaient plus beaux et plus épanouis. l*our le reste, sa
ligure était pareille à ce qu'elle fut. Le changement
survenu dans sa vie avait donné seulement un peu
plus de tristesse à l'air virginal quelle avait tou-
jours...
Elle ne parlait plus, elle était là, racontant tout
d'elle, sans avoir rien à dire.
11 l'écoutait, attendait.
Alors, elle murmura dune viiix quelle lit basse
pour qu'il l'entendît plus doucement :
248 LES SUPPLIANTS
— Vous m'avez promis le ciel, un soir, sur le pas
d'une porte.
Ainsi elle voulait se rapprocher de lui, donner
quelque aumône réelle à son rêve, vivre son espé-
rance le plus possible, le plus possible... Elle vou-
lait se rapprocher de lui.
Dans la nouvelle condition où elle se trouvait,
elle aurait pu enfermer en elle, sans jamais le vio-
ler d'action, l'amour qu'elle avait éprouvé pour lui,
mais les choses du cœur ne sont pas subtiles, et il
y avait de sa part à lui dire de venir près d'elle, plus
de beauté et de simple g*énie.
Et, comme lui, comprenant confusément, inca-
pable de résister à une douceur féminine qui venait
et de ne pas oublier tout devant cela, malgré lui,
malgré lui, pauvre, ravi, tremblant, béant, tendait
les mains vers elle, elle y mit ses mains.
Machinalement déjà, dans un violent silence d'en-
vie, il l'attira à lui. Et il sentit la palpitation de sa
vie s'unir à la sienne, la chaleur de son sein de
femme l'accueillir... Il la serra, la saisit davantage
dans son désir et il la regarda avec des yeux ar-
dents, lourds de caresses, elle qui, de lui avoir au-
trefois si gravement parlé dans des rencontres mé-
lancoliques, alors que ses humbles conlidences la
défendaient comme une vertu, elle qui, d'avoir été
l)resqu(! un(^ sœur, était plus cachée, plus vêtue
qu'une autre et serait plus nue !
Mais elle se dégageait.
Elle aurait voulu des confidences, des paroles, des
LES SUPPLIANTS 249
pensées, une cérémonie de pensées... On la voyait
pleine d'une àme, et désirant offrir plutôt son âme...
— Ah ! dit-elle, parlons... Dites-moi...
Leur vœu de rapprochement n'était pas le môme.
Le vœu de Ihorame ploya celui de la femme. 11 avait
posé ses lèvres sur elle et fasciné par son immobi-
lité sous ce baiser, fasciné par tout ce qui était pos-
sible, par tout ce qui allait être, il ne savait plus
parler; il était devenu muet, profond et animal.
Elle était près de lui infiniment... Et au fond des
ténèbres sacrées de ses vêtements, les mains de
l'homme, éperdues, rampèrent, tâtonnant vers la
révélation d'elle, vers sa chair tout entière, vers ses
fêtes profondes de femme.
Elle avait commencé par résister, puis l'enfant au
cœur simple aima ce don de son inconnu. Elle
s'immobilisa dans un long et grave et grandissant
sacrifice de sa pudeur, baissant la tête, suavement
éclairée, confuse, mais souriante et attentive.. Son
visage était pareil à son visage d'autrefois, timide et
réservé, de plus en plus pathétiquement pareil,
tandis que les mains étrangères évoquaient dans
l'ombre et faisaient en quelque sorte éclore la blan-
cheur de sa chair, la clarté de ses jambes, et entre
ses jambes qu'elle serrait le duvet tiède d'un nid vi-
vant.
Alors, dans la simplicité auguste d'oiïrir tout ce
qu'elle avait, tout son être consentit comme ses
lèvres, tout son être, comme ses lèvres, s'abandonna
et s'entr'ouvrit.
2rO LES SUPPLIANTS
Blottie sur lui, elle balbutia, elle sanglota :
— Oh ! j'ai tant rêvé, tant rêvé à vous près de
moi... J'ai tant pleuré, tant crié vers votre venue !
Si vous saviez comme j'avais mal d'être seule !
Maintenaiit, nous sommes ensemble...
Un admirable geste s'empara d'elle comme une
folie dont elle tressaillit toute : Arrachant et en-
tr'ouvrant ses vêtements, faisant de tout ce qui la
cachait un divin désordre ; voulant être nue et
rayonnante, elle dit avec une simplicité d'ange :
— Regardez-moi!... Regardez-moi!
Et son consentement grandissait et s'épanouissait
et après s'être livrée à ses mains, et à ses yeux, elle
voulut se livrer à ses entrailles. Tous deux, debout
et chancelants, ils étaient comme un seul être qui
se cherche kcœur... Ils tombèrent tous deux à
terre, dans l'ombre ; et dans le chaos des habits dé-
faits, ouverts ou déchirés, leurs ventres se joigni-
rent.
Et de leur silence créateur, et des efforts que,
pleins de nuit et de chute, ils tentaient au rythme
d'un galop qui se déchaîne dans un espace plus fort
et plus puissant que l'espace, et de leurs deux bou-
ches entrechoquées, monta eu s'enlaçant un double
cantique d'actions de grâce, cri enfin |)9reil de leurs
deux êtres dissemblables, baiser de leurs deux pro-
fondeurs heureuses, baiser!
Et pendant longtemps dans ce coin de hi chambre
où l'amour les a jetés par terre, ils sont deux mons-
tres (r;ini()iir, ils s'acharnent ;'i tuer leur désir (|ui
LES SlI'l'LIANTS 251
revit, ne se regardant avec leurs prunelles stupéfiées
que leurs chairs soient si proches que pour se reje-
ter l'un dans l'autre, aveuglément. Et ils se con-
naissent tragiquement, mêlent leurs têtes et leurs
flancs, appellent la volupté défendue et extraor-
dinaire avec leurs bouches silencieuses.
Et la volupté vient, faisant douter de tout, fai-
sant chavirer tous les cieux dans .«on ombre.
Puis, il n'y a plus rien d'eux, dans les ténèbres où
les caresses sont mortes, que, de plus en plus faible,
un halètement de bête.
Il se relève, lui, comme un spectre contraire,
comme de la pensée.
La femme est restée étendue à terre. Elle a
ramené son bras sur sa figure, et, au milieu des
vêtements et des choses en désarroi, elle semble
assassinée.
Et lui seul se relève, elTaré d'être immobile, tant
il a de vertige. Il se relève hors d'elle, hors de cette
femme qui a roulé là, et qui poursuit en se cachant
la tête, plus d'enfouissement et d'aveuglement, et
attend qu'il y ait eu un peu d'oubli avant d'oser se
montrer à la lumière, avant de laisser le rayon de sa
figure monter au ciel !
Il sent le remords de ce qui a été, de cette grande
crise inutile de colère, écraser ses épaules humai"
252 LES SUPPLIANTS
nés ; et l'horreur de ce qui vient de l'extasier crispe
sa face...
Il frissonne, épouvanté des ruines de l'amour et
de cette jouissance physique que sa brièveté rend
bestiale.
Il fait quelques pas mal assurés pour s'éloigner
de la chair féminine, de ce coin où ils se sont débat-
tus, où toute lombre s'est emparée deux, s'est faite
océan pour les noyer.
Une glace est là, présentant, au-dessus de la
cheminée, sa feuille de lumière. 11 s'y regarde,
11 s'y regarde, et il voit ses yeux encore rougis et
ses vêtements de deuil qu'il n'a pas eu le temps de
rejeter. Et il se souvient de la mort de son père.
Depuis qu'il est entré dans cette chambre, il l'a ou-
bliée !
Et d'avoir subi cet oubli, et d'avoir à ce point
anéanti dans son cri, cette sainte, cette douce vérité
qui n'a plus que lui, il gémit jusqu'au fond de son
être, et il tombe, tombe dans une impardonnable
et désespérée souffrance, les mains aux tempes, les
yeux effarés...
Il s'entendit appeler faiblement, profondément.
("était elle qui, à son tour, s'était relevée, avait
voilé sa ch:iir meurtrie du monstrueux égorgement,
et était venue |)n"'s de lui, la léle liumble, courbée,
les maiusen croix soutenant ses voiles.
LES SUPPLIANTS 253
Le même frisson la ravageait, elle était dans le
même enfer de regrets. Et le môme souvenir les ob-
sédait, et les mêmes détails punissaient leurs yeux
dans la lucidité infernale de la honte.
Elle cria, désillusion hagarde :
— Ou'avons-nous fait ! Qu'avons-nous fait avec
nous-mêmes !
Repoussée du rêve, elle se plia davantage vers la
terre et gémit :
— Nous ne sommes pas unis, nous ne sommes
pas unis! Et pourtant, je croyais me donner, je
croyais que ce serait fini d'être séparés !
Et, passant une main sur ses yeux et son front,
étonnée et triste de revivre, elle expliqua la
croyance d'autrefois : le rêve de rapprochement si
bon, d'union parfaite, d'infinies fiançailles qu'elle
avait rêvé et qui naguère, à tous les moments de
sa vie, était près d'elle dès qu'elle fermait les yeux.
Et taudis i|uil se taisait, épouvanté de la mort de
son père, de cette nouvelle qu'il venait d'apprendre,
ja pauvre femme, qui n'avait [dus rien à elle,
racontait son cœur.
— Etre à vous, être vraiment àvous!... N'être moi-
même, n'être une femme que juste assez pour vivre,
pour être l'ombre féminine de vous... Etre votre
cœur qui pense un peu à moi! Vous écouter, vous
entendre, vous comprendre, avoir à moi votre voix.
« Vivre tous deux deux destinées ensemble, n'être
qu'un cœur, qu'un seul cœur.
Elle criait presque, elle élevait hors d'elle-même
22
254 I^ES SUPPLIANTS
comme hors dun naufrage, lillusion adorée : Un
seul cœur, un seul cœur !
— Alors, tout mon être est inutile !
A ce cri de dénuement, il tressaillit, la re-
garda.
llvit sa figure fixée sur le passé, sur l'irréparable,
sur la virginité dont elle était à jamais veuve ; sa
figure de pensée, de supplication et de douleur. Il
vit toute sa figure pour la première fois.
— Il n'y a pas d'union parfaite des êtres, mur-
mura-t-il, baissant la voix avec un frissonnement
11 n'y a pas de fusion des cœurs. Il n'y a pas d'har-
monie, ni d'éternel sourire...
Elle l'entendait à peine, inclinée vers lui. Peu à
peu, sa voix se fit plus sure et pourtant, oh ! mys-
tère, plus tendre :
— 11 n'y a pas de repos, et il ny a pas de para-
dis.
Elle leva ses yeux désespérés vers la bouche qui
parlait ainsi.
— Il n'y a rien, dit-elle.
Mais il secoua la tête et dit :
— Il y a l'amour.
— Hélas ! fil elle.
— L'amour, reprit-il les lèvres enfin écloses dans
la vérité, vous le cherchez au ciel... Vous le cher
chez au ciel comme si c'était une étoile, vous le
i.LS >l l'I'LlANTS 2bb
cherchez duiis ic surnaturel comme si c'était quel-
que extase parfaite et perpétuelle de deux êtres
perdus en un seul ; comme si c'était une chose faite
avec deux cœurs morts en uu seul, ^'ous le cher-
chez dans l'impossible et dans le néant.
« Il est dans notre cœur. 11 vit, comme tout ce
qui est vrai. Et, pour vivre, il a besoin de l'ombre,
de l'incertitude, et de la séparation silencieuse.
Pour être, il a besoin de se débattre, de se déchirer
et de haïr. »
Puis Maximilien ajouta, avec une sincérité gé-
niale et un bégaiement dhorreur religieuse :
— L'immensité de nos cœurs a besoin d'être
pauvre.
Mais elle soupira :
— Noire cœur est si pitoyable avec toute la nuit,
méchante ou morne, qui le noie... Comment peut
s'appeler ce ([ui est tellement assiégé d'ombre et a
besoin d'être baigné d'ombre pour vivre !...
Il répondit à voix [)resque baissée :
— De la lumière...
Un sorte de reflet sembla passer sur leurs deux
fronts.
Pourtant, triste, elle hocha la tète, et continua à
regarder autrefois, les jours où une sainteté frater-
nelle les rapprochait d'une douce séparation, elle
continuait à regarder l'irréparable, linaccessible
256 LES SUPPLIANTS
elle s'obstinait à regarder dans le mirage qu'elle
berça pendant si longtemps, comme un enfant re-
garde une étoile qu'il voudrait.
— Màisla désillusion qu'ona,leregret, le remords?
— L'amour en a besoin pour aimer.
« Le remords, c'est aimer ce qui a été, comme le
désir, c'est aimer ce qui sera, Tout cela, c'est notre
cœur qui est toujours là tout entier, plus fort que
l'avenir, plus fort que le passé, plus fort que la vé-
rité ! Le remords et le désir sont les grandes ailes
de sa grandeur On crie l'un vers l'autre à travers
demain et à travers hier î
— Ah! dit-elle, c'est bien vrai, que mon regret
est un grand cri d'amour vers vous.
Elle levait les yeux, ébranlée de son malheur,
essayant d'espérer, de revivre ; mais elle reprit, tout
à coup, lourdement absorbée :
— Aller de désir en regret, c'est peut-être aller
d'amour' en amour, mais n'est-ce pas aller surtout
d'adieu en adieu ? Pourquoi n'y a-t-il point de cesse
à cette poursuite ? Pourquoi jamais notre cœur
n'est-il béni, i)ourquoi jamais l'exaucement suprême
où il s'endormirait enfin ?
— Parce qu'il est immortel ! répondit-il.
Klle cliercha, troublée, chercha uuc réponse mé-
lancolique et n'en trouva point, et elle se répéta à
mi-voix, comme si elle la pénétrait, l'apprenait, celte
phrase si déconcorlanle d'abord :
— Alors noire conir est grand parce qu'il n'a
jamais ce qu il vcnil?
LES MI'i'l.iWl^ 257
— Oui.
Elle ue résista plus à cette pensée. Autour d'elle
ses voiles étaient tombés ; elle était nue ; elle était
dans sa simplicité, sa pauvreté, et sa fragilité. Elle
avait un peu de lumière d'or sur les cheveux, de
lumière d'argent sur son front, son bras et un de
ses seins. Et il la prit dans ses bras avec des pré-
cautions religieuses, heureux qu'elle fût nue, parce
qu'ainsi elle était plus douce.
Elle murmura près de son oreille, poursuivant
son idée élémentaire :
— Et le bonheur?
Très tendre, très lent, très berceur, domptant
mot à mot la révolte de cette Ame étrangère :
— Le bonheur, dit-il, c'est le rêve des malheu-
reux... Et c'est grand et vrai comme les malheu
reux. Il n'existe qu'en tremblement, en vertige, eu
pauvreté dans nos cœurs. En ombre pleine d'étoiles.
Elle mit la main sur son cœur, sur sa vie, sur sa
force, sur sa pen.sée où il y avait tout, et avoua :
— Ah ! comme l'amour est triste, et qu'il est beau !
Ainsi ramené encore une fois à la grande notion
qu'il avait des choses, il y amenait une créature, il
l'absolvait, et il s'absolvait d'elle, et il était près
d'elle comme l'apôtre près de la femme coupable,
mais plus sacré que l'apùtre, parce que lui aussi
avait péché, que lui aussi était prosterné, et qu'il
avait mis son propre cœur dans les cheveux épars de
la pécheresse. 11 la contemplait, tandis qu'émue et
heureuse à cette révélation de vérité, comme Eve
22.
258 LES SUPPLIANTS
dans le premier éclairement de la terre, lorsque la
séparation et la faiblesse eurent fait naître l'amour,
elle apparaissait vaste de tout le pauvre elTort déme-
suré des êtres, belle de toutes les étoiles qui sont
dans ses yeux, sainte de tout le paradis rêvé, plus
sainte encore de tout le paradis perdu.
Ils niirentleursdeuxtôtesencore orageuses dans le
rayon qui tombaitdelafenêtre. Etre, c'est êtregrand ;
être éclairé, c'est la bénédiction, la haute caresse 1
Dans la rue, il fut frappé par la physionomie d'un
pauvre qui le regardait. Il reconnut cet homme :
c'était l'étrange vagabond qui leur avait, toute une
nuit, geint sa confession.
11 y avait peu de monde dans la rue grise, au ciel
blême. Lhomme se mit devant lui et dit :
— C'est moi.
« Je suis venu dans les rues de Paris en suivant
l'avenue. Quel malheur d'être venu ici ! 11 y a trop
de femmes, il y a trop de femmes!. . . Et je suis mal-
heureux, et je ne puis m'en aller, m'enf uir d'ici, tant
il y a de femmes h voir, à voir... ; tellement je suis
occupé malgré moi, à les contempler toutes, à map-
proclier de celles qui passent, à guetter un peu de
leur chair, grand comme un pétale, dans l'entre-
bâillement des chemisettes... Ce n'est presque rien
qu'on voit, et pourtant ce serait la place immense
d'un baiser... "
Il dit, sombre visionnaire :
— Il y a une autre {grandeur.
Puis, il reprit :
— Et, souvent, je suis tellement persécuté d'envie,
qu'il faut que je ferme les yeux et que je reste dans
un coin, haletant et pourchassé.
Il désifçna du doigt le sol :
— Par terre, le pavé ; là où il y a la boue et la pous-
sière, les pieds des femmes, parfois un peu de leurs
jambes, les bords des jupes et des jupons... C'est
par terre, dans la boue, vers l'ombre que j'essaye de
voir un peu d'elles, indilTérent à leurs ligures qui ne
sont pour moi (jue les inutiles bijoux de leurs corps.
« Mais les femmes savent qu'elles sont ainsi con-
tinuellement attaquées par la marée des regards
mâles; et elles veillent continuellement, haineuse-
ment, sur le bas de leurs jupes.
« Ah ! si je pouvais dire ce que je ressens, je
ferais un livre plus maudit et plus béni que tous
ceux qu'on a faits ! -
Ses paupières clignotent ; ses yeux sont rouges,
injectés ; il a réellement des larnu's de sang.
— Ah ! ràla-t-il avec une sincérité alïolaute, il y a
vraiment des moments où on se retient!.,. Oh ! je
n'ai jamais rien fait pour satisfaire mon deuil
terrible des femmes. Je n'en ai pas eu le courage, et
maintenant, sur le tard, je comprends que ce n'est
pas la peine, et que toutes les actions sont mortes
d'avance... A quoi bon'.' Ce serait à recommencer...
11 ajouta avec une profondeur rauque :
260 LES SUPPLIANTS
— L'amour est plus fort que les femmes !...
« Et je suis condamné — par qui et pourquoi ?...
parce qu'il n'y a pas de Dieu —, à m'enfuir comme
une sorte de don Juan plus sale, plus étoufïé, plus
martyrisé, plus grand, avec des ailes plus écar-
telées ! . . . »
11 eut un ricanement douloureux ; son sourire
semblait déchirer sa figure. Et il s'en alla, s'enfuit,
désespérément, lentement.
Et Maximilien, à cause de cet être si totalement
abandonné à son propre cœur qu'il était la a bête de
la vérité » et l'image désemparée de ce qui est
au fond de nous, pensa au martyre charnel. A ce
besoin si facile, si tentant : bouleverser le geste trop
simple — oui, trop simple — et trop frêle, des robes.
Ce martyre qu'on a, quel qu'on soit, et qui s'apaise
d'attentats, d'obscénités, ou s'étoufie d'héroïsme, ou
se cache et cherche, déchiqueté silencieusement à la
multitude des femmes... C'est le martyre humain le
plus rudimenlaire, le plus ancien, le premier: c'est
le martyre humain tout nu.
Lui aussi, bien qu'il fût, plus qu'un autre, honnête
et sage et de mœurs pures, traînait en lui, débor-
dant, l'amour de l'amour. L'amour qui change éter-
nellement de faces, roulant de l'une h l'autre, se
fuyant lui-méuie, clierchant comme on chercherait
l'étreinte de l'horizon, un grand embrassement
pacifKiue !
Dire toujours : une autre; dire toujours: demain;
épeler l'inlini ! Ou sent bien dans ce cas si puissant,
LES SUPPLIANTS 2C1
si élémentaire, du déchaînement de notre désir, ce
déchaînement tout entier, et que l'amour est plus
fort que les femmes de la même façon que le cœur
est plus fort que le bonheur.
XX
Quand il rentra dans sonquartier, le soir tombait.
Un fournisseur se détacha d'un vague seuil. 11 se
pencha dans l'ombre, et Maximilien ne vit que son
magnifique sourire.
Cet homme semblait pénétré de douleur. 11 prit
la main de l'orphelin.
— Oh ! le malheur n'est pas rare, dit-il... Je ne
sais pas ce qu'il y a depuis quelque temps... Partout,
partout, partout... Tenez, chez les Thierry, le cor-
donnier, ils viennent de perdre leur enfant qui
était comme une petite lille et aurait été un homme.
Votre père les aimait beaucoup, vous devriez aller
les voir. (Vest Hi...
Il indlcjua de la main.
Maximilien quitta cet homme, qui (Mil été le plus
doux des amis. Il longea deux maisons, entra dans
une cour étroite et sale.
Au fond de la cour, réchop[)e du cordonnier,
accolée à ui\ logement du rez-de-chaussée, s'avan
çait avec son enseigne, niendiail. Le logement était
LES SLPPLIVNTS 263
composé d'une chambre basse et humide, ouvrant
sur Une cuisine. La chambre était nue, sans voiles ;
par de petits carreaux V3rdàtres, de la lumière y
tombait comme un peu deau. Le père et h\ mère
étaient assis sur des chaises. Ils étaient courbés
dans un silence, et une immobilité complète, qui,
liélas ! était du travail, de la fatigue.
11 s'arrêta au comni'încemeul de la chambre. Ils
levèrent vers lui leurs figures.
— J'ai su que votre petit était mort ; moi, mon
père est mort.
— Un père, un fils, c'est la même chose, dit
Ihomme à voix basse.
Et tous trois furent ijumobiles et semblables.
Les yeux shabiluaieut à la demi-obscurilé. On
voyait la femme à présent, ou la voyait à peine, on
la voyait vivre. Elle était assise toil près de la
fenêtre.
Le rayon bleuâtre et verdàtre l'enveloppait
toute,- de sorte qu'elle avait une robe de ciel.
Malgré elle, ses larmes et ses paroles tombèrent,
régnèrent : elle se mit à raconter comment le petit
Henri était mort.
— Tu vas te faire du mal. dit Ihomme.
Mais, triomphalement, elle parla. Parler, cela con-
sole d'on ne sait quelle triste et amoureuse conso-
lation ; c'est comme si on touchait le passé.
Elle parla d'abord de la naissance de leufant, sa
pauvre naissance qui était morte tout de suite: deux
ans î II n'avait été que de l'espérance et du regret.
264 LES SUPPLIANTS
De l'espérance... Ah!... il était venu à un moment où
il fallait qu'il vienne.
— Après de longues années de mariage et d'habi-
tude, expliquait-elle naïvement, un petit enfant est
un sage qui apporte le bonheur à ses parents.
Ainsi, avec son bégaiement de femme ignorante
et de femme pleurante, elle disait tout le poème de
la naissance d'un être humain.
— D'abord, comme il était fragile, si fragile qu'il
élait tout seul... On faisait ce qu'on pouvait... On ne
faisait plus attention au soleil et à la nuit. Que de
jours sombres, que de nuits blanches, changées en
jours...
« Il grandissait, il riait, il parlait. Il disait peu à
peu des choses vraies. Il était vrai. L'autre matin,
il s'est arrêté de parler. 11 était rouge, égaré, il souf-
frait, il n'était plus lui. Le médecin est venu mer-
credi; il a dit qu'on ne pouvait pas le guérir. Alors,
on s'est rais à côté de son lit, debout, et on l'a re-
gardé mourir, sans bouger plus que lui.
'< .leudi soir, entre cinq heures et six heures, il
est mort. Le médecin la dit ; on ne l'a pas vu. Il
na plus bougé du moment d'avant, et pourtant, tout
d'un coup, il est mort, il a roulé dans tout le noir,
dans tout le noir... A l'aube, il était blanc comme
l'aube ; il était blanc comme tout.
« Ah ! monsieur, tout est inulilo. Toul l'amour
qu'on a — et Dieu sait si on en a, c'est extraordi-
naire— tout ce qu'on fait et qu'on fait faire, tout
ça, c'est inutile. Tout ce qu'on donne, on le donne à
LES SUPPLIANTS 265
la mort. Tout ce qu'on garde, on le donne à la mort. »
Et ses paroles elle-mémes s'arrêtèrent devant
l'inutilité de tout.
L'homme leva sa tête sombre et dit :
— Vivre, ça porte malheur.
Ils étaient vraiment au fond de la douleur. Ils
n'étaient plus que la misère des misères humaines.
Il n'était pas possible de voir quelque chose de plus
profond que leurs visages.
Pitié ! disaient leurs fronts naufragés, l'ilié ! di-
saient leurs yeux, leurs dos plies, leurs mains, ces
choses en lambeaux...
Ils fixaient, hébétés, la même idée, la même image,
ils y pensaient sans cesse, et chaque fois qu'ils y
pensaient plus, ils étaient labourés d'un frisson.
La femme, plus aiguë et plus surhumaine, ras-
semblant toute sa force, tout son être, hasarda :
— Y a-t-il une consolation ?
— Ah! oui, dit l'homme, plus lent à comprendre,
y a-t-il une consolation?
Et ils se tournèrent vers le nouveau-venu, avec
la question la plus simple et la plus sublime, avec
toute leur vie aux lèvres.
Maximilien dit : Oui.
" Oui il y a une consolation. »
23
266 LES SUPPLIANTS
Et cette parole, la première qu'il jetait dans le
monde étranger, trembla comme son cœur.
Ils tendirent leur cou, leur pâle douleur, capti-
vés et frémissants à cet espoir d'espoir, à celte pro-
messe d'autre chose pour eux, d'autre chose tout
de même...
Maximilien sentait ce qu'il fallait dire, mais il ne
savait pas bien choisir ses paroles et, un instant, lui
aussi, attendit et s'écouta...
La femme comprenant qu'il allait s'agir de choses
divines, voulut aller au-devant d'un reproche.
— Je ne suis pas très pratiquante, balbutia-t-elle...
Puis, plus gênée, à voix basse, révélant une tor-
ture secrète :
— Le petit n'était pas baptisé... Et maintenant
le bon Dieu voudra-t-il que nous soyons heureux?...
L'homme écoutait en hochant la tête. Sa femme
disait ce qu'il pensait confusément encore. Les
femmes sont un peu en avant des hommes.
Ce n'était pas tout :
— .Je n'ai pas toujours fait le bien... Des fois, je
n'ai pas pu, ou bien je n'ai pas su...
« Des fois, je n'ai pas voulu...
« Croyez-vous que le bon Dieu voudi-a (lue nous
soyons heureux ?... »
Maximilien répondit :
— 11 n'y a pas de Dieu.
LES SLIM'I.IAN [S 207
Ils le crurent.
Ils le crurent ; leur deuil les avait d«^pouillés si
grandement ! Ils avaient si librement crié! Ils
avaient tellement éprouvé de silence et de froid; ils
avaient tellement regardé sans bornes à travers le
berceau vide !
Ils dirent: « C'est vrai... 11 n'y a pas de Dieu »,
comme s'ils le savaient déjà sans le savoir, comme
s'ils s'en souvenaient.
Puis îls eurent peur; leur plaie leur lit plus
étrangement mal.
— Il n'y a pas de Dieu... Alors quoi? firent-ils,
eu passant leurs mains de nuit sur leurs faces de
soir, hagards comme des gens qui s'éveillent avant
l'heure.
Le visiteur reprit avec une simplicité pourtant un
peu miraculeuse.
— Alors... Il n'y a que nous.
— Mais nous, qu'est-ce que nous sommes donc?
crièrent-ils, ignorant s'ils allaient recueillir, du
grand changement universel où ils étaient poussés
à lAtons, le prodige de plus de douleur encore, ou le
prodige d'un peu de joie...
Le jour s'efîaçait. L'imraeusiU' avouait son ombre
et ses étoiles... « Ou'esl-ce que nous sommes? »
268 LES SUPPLIANTS
demandaient profondément les deux fantômes en-
chaînés de pénombre et de petitesse, derrière la
fenêtre, toute la figure affamée; les deux fantômes
humains devant qui le voile de Dieu était tombé.
Maximilien dit :
— Nous sommes de l'infini.
— Ah! nous sommes de l'infini... reprirent- ils
doucement, sans comprendre et pourtant sans
s'étonner.
Mais l'homme regarda ses mains, la maigreur de
ses genoux, sa fatigue, regarda la faiblesse de la
femme jetée près de lui, et secoua la tète... Puis,
malgré lui, ses yeux allaient à travers la fenêtre,
les toits, les nuages, les étoiles... Il n'y avait vrai-
ment pas dans l'immensité un point où sa douleur
ne fût pas... Et il restait comme fou d'incertitude,
dans une vaste et sombre hésitatiou.
Maximilien reprit tout bas, tellement c'était vrai:
— Nous sommes de l'infini, à cause de notre cœur.
Et il les aida, ayant peur lui-même, à distinguer,
dans l'ombre, la sublime blessure humaine.
— Ecoutez, leur dit-il, il ne faut pas penser à
notre corps, qui est un peu de terre. C'est notre
cœur qui est nous... Notre présence, c'est notre
cœur.
— Ah! oui... dit la femme en mettaul la main
sur sa poitrine, et elle ajouta magnificjuemeut :
— Oui... aux jours de mort, c'est un cœur qui
s'en va, et c'est un cœur qui reste... Nous ne sommes
que notre cœur.
LES SI PPLIANTS 269
Et comme ils le regardaient, il leur expliqua que
le cœur, c'est réclamer toujours autre chose, tou-
jours, toujours, sans arrêt, sans cesse, et que cela,
c'est de la grandeur infinie.
Maximiiien parlait ainsi avec sa vie, toute sa
propre émotion débordait de lui dans cet enseigne-
ment d'infini fait à l'humble couple, et eux étaient
tellement blessés que toute leur âme était là, qu'ils
étaient faciles et prêts à la vérité. Kt ces trois affli-
gés, réunis confidentiellement, communiaient un
peu sous l'ombre de la chambre.
La femme parla et dit avec douceur, les yeux
perdus, plaintive, et prescjue chantante :
— Ah ! c'est vrai... Toujours... Toujours ce qu'on
n'a pas... Jamais ce qu'on a... Toujours... Jamais...
Elle répétait ces mots démesurés : toujours,
jamais, en leur laissant toute leur signification,
précieusement, pieusement. C'étaient les mots
humains.
Jamais elle ne s'était entendue, elle, si profondé-
ment nommée, et lorsqu'elle les prononçait, elle se
confessait au milieu du vrai silice.
Jamais .. Toujours...
Elle était faite de cela au fond... Non, elle n'était
point terrestre ; elle était vague et déchaînée, elle
était un cri au delà de toutes choses. Elle comprit
en un éclair qu'elle avait bien plus la forme des
cieux que la forme d'une femme.
Et elle commença d'être troublée et elle mit de
nouveau la main sur son cœur extraordinaire.
23.
270 I.KS SIE^PI.IANTS
A ce moment, ses yeux rencontrèrent le berceau
qui était dans un coin, derrière une chaise, comme
quelqu'un dans lombre.
Elle eut un frisson terrible et demanda :
— Si mon enfant revenait, je ne serais donc pas
heureuse toute la vie, je ne serais donc point satis-
faite à jamais?
Elle se répondit elle-même dans un sanglot splen-
dide : non !
Car elle avait bien senti que lorsqu'on a ce qu'on
voulait, on veut autre chose, que le cœur immense
refuse tout, puisqu'il se jette sur ce qu'il n'a pas,
qu'il a faim d'avoir faim, qu'il est trop grand... trop
grand !...
Elle passa sur son front ses mains vacillantes,
réfléchit éperdument, implora la vérité. On la vit
dans la demi-obscurité, joindre les mains au hasard
puis les crisper vers la fenêtre, chercher hors d'elle,
au loin, un appui, une présence, un secours qui
calmerait et rapetisserait le besoin de son cœur.
Elle ne vit que les cieux. les cieux de sa solitude.
Malgré quelle sç débattît, elïarée, qu'elle essayât
de se cacher à la réalité, elle sentait qu'elle ne pou-
vait se contenter d<^ rien, quelle s'étendait parmi
ce qui n'est pas, parmi ce qui n'est plus, qu'elle ne
pouvait se débarrasser de son envergure, et ses
yeux brillèrent de larmes, de martyre humain,
d'impossible et dininiensité.
El pourtant à ce moment même, sa ligure damnée,
d'iulini sourit avec un peu de gloire.
LES SUPPLIANTS 271
Sourire triste de toute la tristesse, sourire vrai
de toute la vérité...
Et comme elle était là, profonde et illimitée,
Maxiniilien crut pouvoir laisser tomber ces mots
dans l'ombre fertile :
— C'est pourquoi nous sommes divins.
— Divins !... murmurèrent-ils ensemble. Divins,
nous?
Ce mot, appliqué à eux, les éveilla brusquement
de leur caucheniar commençant de vérité.
— Ah ! dit la femme avec découragement, ce sont
là des paroles.
Une image religieuse était accrochée au mur cou-
leur de terre : une chromo d'après un grand peintre,
La V{ei'(ji' et rEiifiinl. Elle brillait_comme un vitrail
à travers le mur.
— C'est elle qui est divine, lit l'homme en la
désignant du doigt. Elle est parfaite.
La femme, plus subtile et plus pénétrée, dit :
— C'est elle qui serait divine 1
Ils regardèrent, par une dernière tentation terres-
tre, leurs haillons, leurs épaules frappées, écrasées,
leurs mains d'argile et h'iirs fiiiiirt's (|iu' le soii- cni-
plissait de poussière.
Ils avaient commencé de sourire, et maintenant
les voilà qui pleuraient.
Maximilien ne s'étonna pas que ses paroles eussent
272 LES SUPPLIANTS
été jusque-là mal comprises. Patiemment, il voulut
leur faire toucher du doigt la vérité à l'aide de cette
image même. Les petits ont besoin d'images.
Il dit : >^
— Elle est la perfection...
A ce mot plein de lumière, leurs ombres soupi-
rèrent de nouveau.
Il reprit — et ses paroles une à une effacèrent la
sainte des saintes :
— Elle a tout... Elle peut tout... Elle n'a rien à
désirer — sans cela elle ne serait point parfaite —
rien à regarder, rien à faire... Elle n'a rien, elle
n'est rien... Elle est immobile de perfection, murée,
ensevelie dans la clarté, comme d'autres dans la
terre. La perfection, c'est quelque chose d'arrêté
toujours, c'est l'immobilité, c'est le silence; c'est
exactement la mort ; elle est morte ; ce n'est pas
quelqu'un, c'est quel(|ue chose...
Comme ils ouvraient les yeux plus grands, se-
couant le front, il ajoutrv:
— Croyez-moi, le mot « inlini > ne convient
qu'aux pauvres. Ce n'est qu'un vain mot pour les
idoles, et c'est le cœur des humains... Les pauvres
femmes de la terre (jui appellent, qui demandent,
qui mendient, toujours, toujours, sourient l'infini,
le pleurent, s'y mêlent tragiquemenl,vivent l'infini...
La Madone est finie, et la femme ne l'est point.
A mesure que la reine des cieux se fiétrissait
paiement de la vie, se décolorait de la vérité;
comme, à sa i)lac(\ la femme se redressait, remuée,
LES SUPPLIANTS 273
mise en cause, appelée jusqu'aux entrailles. Elle
trouva pourtant un tremblement lugubre pour
dire :
— Elle a son enfant dans ses bras.
L'enfant 1 A ce mot, toute la chambre, dans ses
moindres détails, sembla se souvenir et fris-
sonner.
Maximilien dit :
— Elle n'est pas une vraie mère, puisqu'elle n'a
point de pauvreté. Elle sait tout, elle peut tout, elle
a tout, lorsqu'elle regarde l'enfant qu'elle porte
dans ses mains fines et toujours neuves, comme si
elle ne portait rien. Où trouvera-t elle le saigne-
ment de tendresse et le déchirement d'amour? Où
est-il l'enfer d'angoisse, et d'incertitude et de peur
qui ferait sourire son sourire? Elle sait sa divinité,
elle sait l'avenir, un ange est venu tout lui annon-
cer, et je dis que cet ange lui a épargné l'immen-
sité maternelle, l'a sauvée de la soullrauce extraor-
dinaire, l'a repoussée de l'infini. Car, je le répète,
l'infini est aux pauvres. La maternité surhumaine
est aux pauvres mères défaillantes et solitairement
humiliées des matins et des soirs.
« Ah ! les attributs abstraits de la Madone, les
autres mères obscures en out divinement manqué.
Vous laissez entrer en vous, en pleurant, tout l'im-
possible. Elle, elle est close comme un tombeau.
Vous êtes grandes ouvertes, étant l'absence luéme
de limites, étant le néant des horizons. Seules,
vous vous déployez au-dessus de tout, par la force
274 LKS SUPPLIANTS
de l'espoir, et du désir, et du regret, seules vous
vous étendez, seules vous avez les pieds dans les
ombres de la terre et le front dans les étoiles! »
La mère sans enfant regarda autour d'elle avec
les plaies de ses yeux vides.
Toujours le vertige d'illimité qui revenait sur
elle; toujours la voix du nouveau venu la remet-
tait dans l'infini. Elle balbutiait:
— Mais oui...
Les adorations et les grandeurs éparses dans les
légendes, dans les églises, dans les mystères, ren-
traient en elle, revenaient au sein de son cœur. Et
toute vibrante des battements déréglés de son être,
elle sourit de nouveau, timide, fraîche éclose du
fond de la vérité vraie.
Alors, très candidement, les yeux restés attachés
sur l'image sacrée, elle essaya de faire valoir la
pauvreté de la Madone anéantie d'azur, de lui
donner une aumône de misère, un rayon d'om-
bre...
— N'a-t elle pas souflert? La religion le dit. Elle
a d'abord été une femme ordinaire. Jésus aussi a
soulïert, n'est-ce pas?
Elle ajouta par une sorte d'urgente solidarité en-
vers la mystérieuse étrangère :
— (l'est vrai qu'elle était providentiellement
avertie ; mais vous savez, le cœur est si fou !
— On a dérobé un peu d'humanité, dit Maximi-
lien, pour en orner les dieux. On a tenté d'appau-
vrir magnilifiuement la perfection ; l'erreur s'est
LES SUPPLIANTS 275
cl)louie dua peu de vérité... Mais ou s'est attaché
là à une union impossible, on a proclamé là un
mensonge qui se détruit lui-môme. 11 n'y a d hu-
main que l'homme.
<t Ah! comme la religion et la vérité sont lune
contre l'autre, comme la religion est un blasphème
à la vérité !...
« Si elle est sainte, cette image de sainte supnMue,
-i elle est grande, si elle est belle et rayonnante,
(•est que cette image est aussi, en somme, un por-
trait de femme. Si vous l'épiez à travers la religio-
sité abstraite dont elle est fardée, à travers les pures
ouleurs invraisemblables, le masque du sourire
perpétuel, et toute celte banale propreté de la per-
fection arlilicielle, vous la verrez être pauvre et
luire! Vous découvrirez en elle les grandes marques
de misère : Les lèvres humaines de baisers et de
paroles, qui montrent la désunion des êtres, les
lèvres humaines qui font penser si fort et si cruel-
lement au silence ! Les yeux humains, celte œuvre
tragique et mal connue et inavouée toujours : les
yeux muets !... Les mains humaines, les mains des
femmes, de travail et de caresses, de poussière et
d'ombre, avec toute leur mission ardue et douce
qui arrache aux croyants d'un instant de vrais are
Maria maladroits... Et la robe, voile terrible, mul
heur et rêve impossible de tous les hommes, malé-
diction autour d'eux. Et alors, vous verrez la vague
déesse qui grandit, qui scintille d inachevé, d'in-
connu, qui s'ouvre... Et alors, malgré l'azur imma-
276 LES SUPPLIANTS
culé et le nimbe, cercle exact et doré, et lovale
géométriquement parfait de son visage, elle se
divinise, comme vous. »
Cette fois, ils ne se révoltèrent plus^car ils avaient
senti la damnation de vertige.
Ils s'occupaient à comprendre. Ils s'épanouis-
saient. Ils se prenaient la main, se regardaient vrai-
ment. Ils regardaient les choses...
Cet acte si pur : regarder... Regarder, c'est se
saisir du fantôme des choses, de la fragilité et de
l'apparence de l'apparence; regarder, c'est exprimer
notre présence à l'aide de toute la vérité ; regarder,
c'est se voir universellement.
Ils se caressaient de vérité, tout doucement
d'abord ; se déshabituaient de leur petitesse ; es-
sayaient leurs âmes comme les petits oiseaux es-
sayent l'espace. Et ils contemplaient vaguement les
restes de lumière, et la lumière, devant eux, s'éten-
dait et s'écroulait comme des murs, et les cieux
s'ouvraient, et tous deux allaient en frémissant dans
la grandeur de Dieu, et les deux êtres reprenaient
à Dieu ce qu'ils lui avaient donné, reprenaient Dieu.
Mais cela n'était-il pas une consolation?... Si...
Ils n'auraient pas cru ; ils s'étaient imaginés qu'il
allait les détourner de leur douleur, et il les avait
amenés dans les entrailles mômes de celte douleur.
Us s'étaieni imaginés que ce serait une sorte de dis-
traction, alors (lue c'était, auconh;iin>, plus de sou-
venir et plus d'attention.
Maxiniilieu les considérait.
LES .SLI>PLIANTS 277
— Oui... c'est plutôt une bonne nouvelle que je
vous ai apportée.
Et il leur dit :
— Heureux ceux qui pleurent; car ceux-là voient
l'infini humain en esprit et en vérité. Grands ceux
qui soulïrent, car ils assistent à eux-raOmes, car ils
touchent à la vérité, et la vérité c'est la même chose
que la gloire.
« Soyez simples d'esprit pour accomplir cette
œuvre de gloire, soyez totalement, admirablement
simples, et tout le reste n'est que pratiques.
« Car tout ce qui est en dehors de nous est appa-
rence, petitesse; s'enoccuper,c'est illusion; y croire,
c'est idolâtrie. N'enviez pas les riches, les forts et
les puissants du jour, les conquérants et les génies.
Ils ne valent que par des biens, des actions ou des
œuvres terrestres, et tout cela est noyé dans la
grande demande infinie du cœur.
« Car tout ce qu'il peut tenter et réaliser avec
ses mains, ses lèvres, son esprit, n'agrandit pas le
pauvre qui ouvre les yeux et qui pense. A quoi
bon ces bribes d'a[)i)arcnce sur le cœur (jui se déme-
sure ? A quoi bon des oripeaux superficiels d'œuvre
sur le mendiant qui réclame au fond du goullre de
nous, sur l'ange intérieur?
H Allez, il n'y a rien, il n'y a pt-rsoime qui soit
vraiment [)lus que vous. Soyez infinis en paix.
24
278 LES SUPPLIANTS
« Celui qui s'enrichit dans l'apparence sera dé-
possédé, car l'étendue et la durée reprennent ce
qu'elles donnent. Celui qui ne vit pas à l'écart du
temps sera toujours petit, car il comptera. Celui qui
grandit dans lespace périra par l'espace. Ceux qui
s'élèvent seront abaissés; croyez à cette parole-là,
croyez surtout à celle-ci, qui en est la sœur, comme
la clarté est sœur de la nuit : ceux qui s'abaissent
seront élevés. Mais c'est cela sans intervention sur-
naturelle, c'est cela tout simplement, tout seul... «
Ainsi il les menait dans la grande simplicité,
orageusement, tumultueusement, comme on con-
duit à boire du bétail ébloui.
La femme le regarda.
— Ah 1 Monsieur, murmura-t-elle. il y a un em-
pêchement de distinguer ce qui est, de comprendre
que la vérité est la vérité... C'est, autour d'elle, de
la poussière, du brouillard, du mal. Vous avez dis-
sipé cela, ce soir. Vous faites qu'on ouvre les yeux.
Vous êtes comme le sauveur de tout ce qui est là,
et qu'on ne voit pas.
Au moment où elle prononça ces paroles, elle
était vraiment toute pureté et elle s'éleva aussi haut
qu'une àuie peut s'élever. Mais elle défaillit vite. A
|)eine avait-elle parlé qu'elle succonjba à l'en'eur
roMunune, qui consiste à réaliser les idées, à les per-
sonnitier, à faire des idoles, et, frappée de l'impor-
tance (iu'(''tait venu prendre près d'eux ce jeune
homme au charmant visage, elle ne ])u\ retenir
cette (juestion étrange :
Lb;s SLPi-r.iANTs 27»
— Alors... c'i'sl mus:'
Elle avait compris la première et la première elle
laissait s'en aller la vérité. Elle fut l'oiseau qui pré-
voit la tempête et puis qui s'y perd, selon la nature
des femmes. L'homme avait compris, plus lente-
ment, plus fort, et il haussa les épaules...
Cependant Maximilieu se dirigea vers la porte,
bouleversé d'avoir vu un instant deux cœurs de près.
L'homme le reconduisit, ouvrit la porte. Dehors,
il faisait bien moins sombre que dans la chambre.
L'homme regarda l'espace, le ciel blême, souverai-
nement, comme s'il s'y envolait, et dit :
— C'est beau... On voit qu'il n'y a rien.
Maximilien fit quelques pas sur la grande voie...
Il leur a enseigné le paradis de vérité, et il les y a
fait pénétrer, ne fût-cequ'un moment, intrus magni-
fiques. H a en quelque sorte découvert une seconde
fois la simplicité. D'autres ont apporté une manne
délicieuse ; lui, a retrouvé le pain.
Et sur un banc du boulevard il s'assit, fatigué de
vérité et de gloire.
Fuis il se leva et marcha. La soirée lourde de
pensées, sa grande soirée maternelle n'était pas
terminée.
Dans l'ensevelissement du soir, les arbres étaient
pareils aux arbres de toujours. Les constructions
transparaissaient, basses, sans style, très pauvres, et
280 LES SUPPLIANTS
la ville où il allait ressemblait, dans l'ombre, à toutes
les villes du passé. Il prit une rue qui l'attira par
son silence et sa tranquillité. 11 eût dit qu'il errait
dans quelque Jérusalem crépusculaire, entre un
mur de jardin et des boutiques fermées, à la fin du
travail et du trafic.
Dans la demi-ombre'qui mêle les époques et place
le rêveur au delà des siècles, car le temps n'est rien,
il songea qu'un homme était venu pour simplifier
les hommes, et il réfléchit à cet homme, car il se
sentait proche de lui.
Jésus avait été comme de la transparence sur la
notion de Dieu : « Dieu, avait dit Jésus, n'est pas un
étranger. C'est une personne avec laquelle on est en
contact dès qu'on se recueille, et qu'on sert dès
qu'on fait le bien. »
11 n'a pas dit autre chose que cela, que cette grande
parole simplificatrice.
Maximilien ralentit beaucoup le pas le long du
trottoir de la rue déserte. 11 s'avançait à peine.
Et il songea que cette simplification, que Jésus
était venu aj)porter comme un trésor, il fallait la
faire à présent à la doctrine de Jésus.
Car ce n'est pas assez de dire : adorez non la reli-
gion, mais Dieu, source de la religion. 11 reste à dire:
adorez non pas Dieu, mais le cœur humain, source
de Dieu.
Et Maximilien se sentait parler au Christ, comme
le Christ parlait aux autres. 11 lui disait dans l'ombre
millénaire et éternelle qui les réunissait: « C'est
LES SLI>PLIA\TS 281
plus simple, c'est plus simple encore... C'est la sim-
plicité même. 11 n'y a pas d'étranger... Il n'y a que
le cœur humain ; tout vient du cœur humain, et
ceux qui voient ce suprême commencement sont,
où qu'ils soient et quels qu'ils soient, dans la cité de
lumière, et régnent en môme temps que la vérité. ■>
Poursuivant sa marche grave, pesante, fertile, il
arriva au porche d'une église. Elle était d'aspect
modeste : sa grande façade émergeait du mur,
triangulaire, surmontée d'une croix. Aux abords du
monument ouvert pour quelque cérémonie de nuit,
la rue s'animait. Des gens quittaient ce seuil, ou y
venaient, sortaient de l'ombre ou y entraient, aveu-
gles de débordantes pensées.
Il entra lui aussi. Il entendit ses pas solitaires
sous le grand vaisseau au ciel de ténèbres, il
s'approclia, indistinct, des indistinctes images pla-
cées là.
Le long du mur, les stations du chemin de croix
s'ébauchaient obscurément... Une phrase, toujours
la même, sortit tout bas de sa bouche, simplifiant
la religion ..
— C'est plus simple que cela... C'est tout cela
sans autre miracle que celui de vivre et de penser.
Notre existence est un calvaire sans calvaire,
sans cause... Nous sommes punis, mais nous n'avons
point péché ; la tristesse et la mort, c'est la même
21.
282 LES SUPPLIANTS
chose que la vie, voilà tout : punition primordiale
et non méritée, punition toute nue, douleur 1...
Vivre, penser, c'est tomber vers ce qu'on n'a pas,
et voilà la chute originelle.
Au fond de la nef... Il leva la tête vers un grand
crucifix.
Le torse criait en silence, distendu parla pesan-
teur terrestre, déchiré par lui-même, martyrisé
d'humanité. Nous sommes martyrisés d'humanité.
Chacun de nous ouvre éperdument les bras pour
embrasser toute chose, et ne peut pas, et ne peut
pas refermer les bras. L'homme est un crucifié plus
simple, c'est un crucifié sans clous. La couronne
d'épines qui le fouille, c'est sa pensée pleine de
désirs aigus. 11 se leva de nouveau, désireux de la
gloire de cette couronne. L'orgue commençait.
L'église était remplie de monde. Il s'arrêta près
d'un pilier.
Là-bas, dans le chœur, au delà des lampes, on dis-
tinguait encore la splendeur des vitraux, où les cou-
leurs du spectre se décomposent, celte splendeur
que la lumière crie de toutes ses entrailles, et que
le soir tombant embellit d'un calme océan d'har-
monie.
Lt le soir rendait presque vivante la rose du tran-
sept, la rose toujours ouverte, la rose morte, d'où
émanait l'immense parfum de l'encens.
L'hymne vibra, glissa, et ce fut comme toute
riiymno des religions, ces tombeaux des mondes.
Il admira les religions, il admira le cri humain
M.IANTS 28:J
qui s'évade avec son besoin, sou aciiarnement
d'infini et d'absolu, et le passage immense de ce
cri dans le néant.
Alors il se demanda :
— Est-ce que je suis seul à penser ce que je
pense, est-ce que je suis tout seul ?
Sa tête nue et malheureuse se redressa comme
à une réponse lointaiue au delà des brumes. Ses
yeux virent au loin, ses oreilles entendirent quel-
que chose. Quoi ? La confuse approbation de tout ce
qui, parmi les humains, a célébré la douleur et la
passion comme une chose sainte.
11 s'exhale de tous les souvenirs possibles une
immense vénération pour le cœur humain. Les
poètes, chantres aveugles, les poètes, vagues Ho-
mères, l'ont célébré confusément avec toute leur
voix, et ce fut vers le^-œur un pardon démesuré, et
ce fut un hommage indistinct, resplendissant, un
culte plus haut que la vertu et que la religion.
Et Maximilien assistait seul, à travers les croyants,
à ce culte des cultes enraciné en nous, et il com-
muniait par delà toutes choses avec ceux qui ont
ressenti que la douleur, c'est le cœur de la vérité.
Il était plus loin que les autres, que ces hommes
et ces femmes venus dans cette église pour supplier,
appeler au bord d'eux-mêmes.
284 LES SUl'I'LIANTS
Il traversa le vestibule dans sa largeur. Une vieille
femme traîna une chaise sur les dalles.
Le silence se rétablit; il entendit ses pas impor-
tants.
Comme il se dirigeait vers la porte, qui de temps
en temps s'ouvrait pour livrer passage à une âme,
et se refermait avec un soupir, il se trouva face à
face avec l'abbé Ursleur.
— Vous me cherchiez ? demanda celui-ci.
— Non, je me cherchais moi-même.
Ensemble, à pas lents, ils sortirent de l'église.
XXI
Ils marchèrent longtemps, franchirent les portes
de la ville. Le prêtre semblait inspiré, on le voyait
plein de sincérité, de sécurité et de génie pacifique.
Ce fut lui qui, le premier, parla. Des paroles sor-
tirent de ses lèvres comme s'il avait été vaincu par
la trop grande beauté du soir qui débordait. Il éten-
dit la main vers toute chose :
— Dieu est là, dit-il.
Et détaillant, extasié, son extase :
— Il nous endort, nous touche: fatigue... 11
pleure : poésie. 11 nous écoute : attendrissement de
nos paroles...
11 ajouta, plus frissonnant :
— Il est là : ténèbres...
« Comme nous sommes petits, mais comme nous
sommes aimés! »
Maximilien répondit :
— Vous êtes un païen !
Le prêtre regarda son interlocuteur avec un im-
mense et beau sourire.
2S(> LES SUI>PLIAM"S
— Vous êtes un païen ! répéta le jeune homme,
vous croyez à une idole, l'idole de l'infini. L'infini
n'est pas dans le monde.
— ■ Où est-il ? demanda l'abbé Ursleur.
Comme jadis à une question pareille, comme tou-
jours, il répondit :
— Ilélas. il est en nous !
Le prêtre ne s'était pas départi de son magnifique
calme. 11 n'avait même pas eu de la pitié dans les
yeux. Pour toute réponse, il leva la main et montra
le ciel constellé.
La lune s'épandait dans un vertige d'étoiles. Toute
cette clarté, qu'on voyait demi-nue dans l'ombre,
avait quelque chose de bénissant et d'appelant...
Une invite extraordinaire à s'endormir doucement^
sans force et sans volonté, dans les mouvements du
monde, à être persuadé qu'on est vraiment petit et
qu'on est vraiment aimé.
L'immense révolte contre l'apparence ne fit pa&
peur il Maximilien et il s'écria, à ce moment même
où tout était rempli d'écrasante splendeur, où tout
semblait retirer aux êtres humains la grandeur:
— L'infini du firmament est en nous!
Puis il dit:
— Ah ! regardez toute chose avec toute la simpli-
LES SUPPLIANTS 287
cité. Regardez toute chose avec de la pensée grande
ouverte dans les yeux, et non avec une croyance
devant les yeux.
« Si vous regardez ainsi le monde, vous n'y ver-
rez pas l'inlîni, car on ne peut pas voir l'infini avec
les sens ; on ne peut pas plus le toucher avec les
regards qu'avec les mains. Pour qu'il soit, il faut le
faire avec soi-même.
« Quand on dit : « Le firmament est infini, les
étoiles sont toujours », on crie qu'au delà de celles
qu'on voit, au delà de celles qu'on constate, qu'on
a, qu'on sait — et dont le nombre à un moment
donné s'arrête et meurt — il y en a éternellement
dans tout ce qu'on ne sait pas. Mais crier cela, c'est
abandonnerprodigieusementle monde, c'est s'envo-
ler hors de toute la réalité sensible ; c'est aller cher-
cher toutes les étoiles qu'on annonce dans les
abîmes de soi-même. ..
« Comment trouver de^ muis [hmh- dépeindre
l'immensité et la solitude de ce geste, de cet acte
sublime d'audace et de liberté. Elles sont toujours !
Cri, hypothèse démesurée, rêve en qui naufrage le
monde tout entier, pensée, pensée, être humain !
Dans la confrontation pleine d'infini de nous et du
monde, c'est de nous que jaillit l'infini, lorsque nous
disons : toujours 1 C'est nous qui faisons le miracle
de l'illimité. »
L'abbé Ursleurle regardait comme on regarde un
iou.
— Nous... l'infini... Mais nous ne pouvons rien
288 LES SUPPLIANTS
faire, nous ! Notre pensée calque, lit, se guide sur
ce qui est, obéit; elle est un regard pour ce que n'at-
teint pas le regard, voilà tout ; elle ne crée rien.
Par elle-même, elle ne donne que des fantômes, que
des mirages... Oui, des mirages, voilà le mot, je l'ai
trouvé : des mirages ! Le marin halluciné d'espoir,
le voyageur bouleversé de fatigue ne créent pas le
port ou l'oasis qu'ils croient voir se dresser, qu'ils
pensent ! La pensée par elle-même n'est rien.
— Le mirage, dit Maximilien, nie le monde et
prouve Ihomme. Ce qui avorte, c'est l'oasis et le
port, et non l'espoir doré et la fatigue grise qui les
évoquent et les yeux nus qui y croient. Le mirage
existe, non comme décor érigé ailleurs, palpable,
mais comme ombre qui souffre et qui voudrait.
Ah! le mirage dit tristement que nous sommes et
cela seulement...
« Et ce que je viens vous apprendre, ce n'est pas
autre chose que le mirage. Je dis que l'infini, cons-
truit en dehors, au delà du monde, avec les maté-
riaux de l'impossible, est toujours un mirage. Donc
il est en nous. Donc c'est nous qu'il désigne infini-
ment, nous seuls, nous seuls ! »
Le prêtre avait croisé les bras, s'était arrêté, et il
se tenait immobile comme une borne, sur la lisière
du chemin.
Il dit d'une voix irritée et grondanic :
— L'inlini est eu nous en mir;ii:v; in;ii>i il <'sl
ailleurs eu réalité.
" Notre imagination est universellement secou-
LES SUPPLIANTS -jbfà
rue. A celte grande et frémissante hypothèse cor-
respond ])lcinenient et divinement de la vérité.
— Non, dit Maximilien. Rien ne ledit, rien ne
le montre, rien ne le prouve, rien, rien... Kt, par
conséquent, toute la vérité le nie. La vérité com-
mence par se poser en nous, en nous seuls, et non
ailleurs; l'affirmation de nous-mêmes est la seule
chose qui soit certaine. Mais affirmer ailleurs, sortir
de nous-mêmes, considérer nos pensées comme
autre chose que des pensées, comment cela est-il
possible! La pensée est le fantùme du monde, dites-
vous. Non, c'est le monde qui est le fiinlônn' <!.' la
pensée !
Le front de l'abbé L rsleur se plissa, brutal, pres-
que féroce. La trap:édie de la vérité commençait à
se déchaîner plus grièvement dans le collo((ue de
ces deux êtres, qui luttaient pour le bonheur et le
salut, et se regardaient face à face, dans l'Ame, avec
les grands yeux aveugles des penseurs.
— Tout en nous prouve, au contraire, dit le prêtre,
que nous ne sommes pas seuls. Nous sentons indé
niablemeut, invinciblement en nous le besoin d'un
infini qui n'est pas nous !
— C'est un besoin infini, c'est nous.
— Nous avons une croyance dont nous ne pou-
vons pas nous débarrasser : la croyance à une cause.
— C'est une croyance, ce n'est pas une cause.
C'est une croyance, c'est nous.
Le prêtre se tut en un cou|» d'elïaremeut. Ce
que faisait son interlocuteur, ce vague et vaste arra
25
290 LES SUPPLIANTS
cheraent des preuves de Dieu, — ô folie ! — ne lui
semblait plus si fou.
Maximilien reprit, implacable, décidé à tout
dire :
— Je dis que vous êtes un païen et un idolâtre,
parce que vous faites, d'un mirage enraciné en vous,
une réalité extérieure à vous. Vous séparez la con-
templation du contemplateur, et vous dites : c'est
une chose !
Ursleur haussa violemment les épaules ; ses
poings se crispèrent, sur sa figure se peignit une
expression de rancune et d'hostilité.
— Ah! fit-il d'une voix sourde, à quelle ignorance
vos raisonnements vous mènent ils !
— Quand vous brisez le fétichisme, dit Maximi-
lien, vous dites aux pauvres êtres qui ont besoin de
toucher ce qu'ils adorent, et de manier le Soleil :
i> 11 ne faut pas faire d'une splondeui" éparse un
objet. » Vos livres enseignent aux croyants à ne
pas faire de représentation matérielle de la divinité :
« Tu ne feras pas d'images taillées », — de peur
que par un éblouissement de i)elitesse et de réa-
lisme, on ne liuisse par prendre limage pour le
I)ieu.
" Mais les hommes tombent toujours vers cette
réalisation concrète... L'Ame voit au loin ; mais, peu
h peu, la fatigue de voir plie l'être, et les mains
LES .SllM'IJANTS 2yl
aveugles veulent de la terre, La passion de toucher
envahit le verlij,^e de croire, comme depuis le com-
mencement des siècles humains, l'habitude, cette
chose, envahit la liberté ; la parole, cette chose, en-
vahit la pensée.
« Et l'on incarne, et l'on réalise ses idées, fatale-
ment, comme le temps passe.
« Ah ! j'ai grandi à voir les Ames (|ue j iiimiiiï>
pleurer et saigner de mirages, et les admirer et les
supplier, et les adorer, ces mirages, comme s'ils
n'étaient pas la chair de leur chair. Klrange aberra-
tion, terrible et vague c<jmédie ; idohUrie, vous dis-
je ! Dans la brume de mon passé, je reverrai tou-
jours mon père qui me montrait, comme vous, les
quelques étoiles du monde visible et tous les mon-
des de l'invisible (tous ses mondes, à lui), et m'age-
nouillait devant cette grandeur sans fin, arrachée
pourtant parmi son Ame. Il révérait cela, les mains
tendues ; il s'embrassait divinement : idolâtrie ! il
disait qu'il n'était rien, s'y résignait; et moi, je
voyais de mes yeux sa résignation rester sur lui,
toute grande, et son éloignement être de la gran-
deur, et Ihorizon sans bornes entourer exactement
sa tête — l'horizon, nimbe infini et éternel des
fronts qui pensent! Et c'était devant lui que je me
sentais agenouillé.
« Comme j'avais à délivrer mon idée ! On jetait
contre moi des créations imaginaires, créées pour
m'accabler : l'espace était une chose ; le temps était
une chose ; la matière, connue pourtant par la
292 LES SUPPLIANTS
pensée, la matière, qui est dans la pensée, était une
chose. Le Bien était une chose ; la Beauté et la
Justice aussi. Le réseau des raisonnements était là,
et ces lignes de la géométrie étaient là, implacables.
On entassait tout cela comme des armes, pour
m'emprisonner et métoufïer.
« Pourquoi ma simplicité n'est-elle pas morte,
lapidée par toutes les idoles et les débris d'idoles?
« Parce qu'en moi, j'entendais une parole vibrer
et régner : Tu ne feras pas d'images ! Oh ! tant de
fois, au cours de ma banale existence, obscur dans
un coin obscur, les yeux sur quelque fenêtre, j'ai
éprouvé que j'étais la source de l'illimité dont les
espaces me présentaient la grossière apparence dé-
fendue, et je me suis surpris à sourire ou à pleurer
célestement ! L'infini, mais il était dans mes en-
trailles. Je le sentais respirer ! Je me rappelais que,
tant de fois, p;irce que j'étais triste, j'avais vu s'as-
sombrir les plus jeunes, les plus puissamment
blanches des aurores ; que, heureux par hasard,
comme on l'est quelquefois, j'avais vu ruisseler de
perles et de délices les plus misérables, les plus sa-
crifiés des crépuscules d'arrière-saison ! Rien ne
s'o])posait à moi. Et invinciblement, malgré moi,
malgré tous, malgré tout, dans les soirs des jour-
nées, des aventures ou des époques, je mettais ma
main sur mon cœur, fécondité, maternité d'inlini,
chose d'infini, et au fond, la seule chose (|ui
fût ! n
Le prôtre eut une exclamation sourde et furieuse.
LES SUPPLIANTS 293
comme celle qu'il atait déjà, un soir, jetée contre
Maximilieu.
— Non !
11 tendait les mains, tendait les regards. Mais tous
les suppprts de sa pensée et de ses désirs tombaient.
Et toute son étreinte, c'était lui, et l'abîme, l'abîme,
c'était lui! Tout... Rien... c'est la même chose...
Rien en dehors... tout en nous — Ou bien tout hors
de nous. 11 était là, vacillant, entre la vérité et le
néant.
Un frisson crispait sa figure ; son cou épouvanté
se pliait comme si le ciel était tombé sur sa tête.
Il voulait se chasser de lui-même, et ne pouvait pas.
Et il se redressa et, de nouveau, cria :
— Non !
— J'avais raison, dit Maximilien.
Il ajouta d'une voix basse, et malgré tout, trem
blante :
— C'était le vrai Dieu !...
Et contemplant l'homme qui était là, il lui dit.
violemment, comme une invective :
— Vous ! vous faites la même chose que tous
ceux qui sont venus près de moi pour me changer
au nom de l'apparence et de ses formules. Vous
faites la même chose que les fétichistes. Et c'est cela
que je veux enfin vous crier ce soir !
« La pauvreté humaine vous remplit de tous les
désirs, de toutes les soifs, de tous les mirages. Il y
a toute une infinité de secours et de douceurs dont
vous avez besoiu. Vous avez besoin d'une réponse à
25.
2lH LES SUPPLIANTS
toutes les questions que vous respirez. Vous avez
besoin que l'apparence soit, en réalité, telle qu'elle
est à nos sens, et que la lumière soit de la lumière.
Vous avez besoin de garantir les principes ration-
nels et moraux, qui enchaînés les uns aux autres, ne
sont, en bloc, enchaînés à rien. Vous avez besoin de
secourir les grandes hypothèses qui ne se suffisent
pas à elles-mêmes et qui attendent toujours. Vous
avez besoin de la durée et de la paix d'un bonheur
que vous ne faites guère ici-bas que souffrir, et de
la victoire de la justice, qui est vaincue. Et alors,
vous divinisez tout cela, pour le toucher ! Tout ce
que vous voudriez, vous appelez cela Dieu, pour que
cela soit. Vous faites une idole, non à l'image de
votre argile, mais à l'image de vos prières... Ah ! je
comprends bien vos motifs — et si j'étais fou je
croirais en Dieu ! >
Et tous deux tressaillirent ensemble.
— Quel est donc votre Dieu?... Regardons-le en
face.
— Non ! dit de nouveau le prêtre.
— Pas de preuves, poursuivit Maximilien. Pas de
preuves. Rien... Un .silence énorme, le silence
même ! Comme l'idole est abstraite, incomplète,
contradictoire, et ne s'exprime à nous qiw par l'im-
possilnlilé d'elle-même! Le monde que nous voyons,
ne peut |)as être loi (|u'il apparaît Tous enconvien
;j:s siippr.iANrs 2'.t5
nent: Dieu trompe les yeux de la créature. L'infini
du temps et l'espace, que le monde semble avoir
n'est pas à lui. A vrai dire, cette notion d'inllni dont
vous le revêtez, n'est sur lui que de l'indéfini, ce
n'est pas une idée, c'est la fatigue d'une Idée qui
s'obscurcit, qu'on laisse divaguer et mentir. Dieu
trompe la raison de la créature. Le bonheur? Vous
ne pouvez pas voir en Dieu un bonheur (jui ne soit
pas exactement la même chose que le néant. ..Ouand
vous dites : on ne sait pas quelle sera la consola-
tion, ne sentez vous que c'est comme si vous avouiez
un mensonge? 11 n'y a qu'une façon d'être heureux,
la nôtre ! Et il est impossible, impossible, de séparer
le bonheur que nous voudrions, du malheur que
nous sommes. Dieu trompe le cœur de la créa-
ture.
« Votre Dieu, chaos de réponses impossibles, de
réponses reléguées, exilées au loin, de spectres de
réponses... VA ce ne sont même pas des réponses,
ce sont des questions dont on se débarrasse et que
d'un mot, le nom de Dieu, on prétend animer! Et il
est défendu de le scruter, vous-même avez eu peur
lorsque j'ai dit : regardons-le. Il est tellement con-
tradictoire, tellement absurde, qu'il faut, pour y
croire, se détourner de lui.
« Si votre Dieu était, nous le saurions. Il n'y a
pas contre son existence d accusation plus profonde
que cela. Pourquoi se déroberait-il? Pourquoi cette
pudeur par laquelle il est vraiment complice de ses
négateurs, puisqu'il n'y a aucun moyen de le con-
296 LES SUPPLIANTS
naître, et par laquelle il trompe la religion de la
créature? Pourquoi jetterait-il sur l'humanité, si dé-
sarmée et si nue de preuves, ce silence plein de
blasphèmes ?
— Parce que... commença le prêtre, les yeux
hagards.
Maximilien, le dominant et comme supérieur à
lui, l'interrompit d'un geste, arrêtant dans sa bou-
che ces raisons si complexes, si grossières, si cruel-
les, si infâmes, dont on explique l'abstention de
Dieu, créateur et souverain. Et il dit :
— De quelque côté qu'on se tourne, à travers les
pauvres précautions et les sophismes qui se dé-
noncent réciproquement, on voit d'un côté : eiïort
immense, énorme, qui se déchaîne ; de l'autre :
poussière, entrechoquement et écroulement d'idole.
« Que repte-t-il?
« Celui qui a créé Dieu. Celui dont Dieu est le
verbe : l'homme. Nous sommes avec notre cri, et le
geste éternel de notre réclamation, une sorte d'om-
bre et de grandeur et de splendeur vivante d'un
Dieu qui n'est pas ; il n'y a de Dieu (|ue l'homme ;
Dieu c'est le mot humain ; c'est un adjectif.
« L'absolu existe. Mais comme existe le mirage,
comme existe le bonheur, comme existe l'amour;
en nous, |)alpilalion pauvre et grande ouverte, au
lieu d'être ailleurs, chose.
LES SUPPLIANTS 297
« L'absolu existe, mais il n'est pas représenté
par la figure infirme qu'engendre cette intîrmité
scientifique de l'idée de perfection, par la ligure
abstraite et écœurante d'un cercle parfait. 11 est
représenté par l'espèce de triangle (junn misé-
reux fait avec lui-môme lorsqu'il lève ses deux bras
suppliants, geste dont la divergence saisit vraiment
tout l'infini, et qui fouille et commence (buis nos
entrailles.
« Des théologiens ont essayé de prouver Dieu eu
disant que l'existenccétant un élément nécessaire
de la perfection, Dieu existe puisqu'il est parfait
par définition. Ce qui est un sophisme abstrait sur
utie conception abstraite, s'ancre et prend vie si
Ton pose la question dans l'autre sens et par rap-
port à nous, si on la plonge dans la seule réalité :
Nous avons toute la vérité, donc toute la divinité. »
Le prêtre était tellement déconcerté par ce chan-
gement de place de la vérité, qu'il ne savait pas s'il
fallait parler, se taire, sourire ou pleurer. 11 dit à
voix très basse :
— Je vous plains ! Je vous plains!
« J'ai vu, dans ma vie, le doute se glisser par-
tout (même en moi, dans les moments les plus dé-
cisifs du culte). Mais jamais je n'ai entendu nier
Dieu si totalement ; je n'ai jamais entendu exalter
à ce point les ombres de nos cœurs. 'Vous êtes vrai-
ment l'ange des ténèbres !
— Je ne suis pas un négateur, dit Maximilien.
« J'ai le cœur plein de prières... Je crois que
2'.t,S I.E.S SI PPLIANTS
notre désir ne peut rien créer que sa.propre immen-
sité, mais comme je suis religieux, et comme, pour
moi, le vrai est la môme chose que l'adororation !
Un rossignol qui, depuis qu'ils étaient là, chan-
tait dans les feuillages, se tut, comme si, ù miracle 1
il écoutait. Et le silence de cet oiseau était aussi
beau que son chant.
Maximilien ne parla plus qu'avec une immense
douceur à l'homme qui était devant lui, et qu'il
cherchait amicalement des yeux dans l'ombre, en
se penchant un peu. '
— Allez, je vous sens plus mon frère que vous ne
me sentez le vôtre...
« Charité? non; plus simplement, vérité... »
Et l'immobilité du prêtre, au milieu du chemin,
avait maintenant quelque chose de poignant, tandis
(|u'il entendait ces paroles-là et celles-ci :
— (fest de là vie, c'est de la pureté, c'est de la
foi que j'apporte, puisque c'est le vrai Dieu...
« Ah ! je vous en supplie, continua Maximilien
dans un murmure plus haut et plus tremblant,
ayez pitié de ce (jue je n'ai pas de génie, de patience,
d'habileté, pour vous montrer sur toute chose la
répercussion do mon idée...
(( Ne me rcqn'orhez pas surtout d être aiinruial et
maladif. Cela n'est pas. lUen ne ui'est jauiais ar-
rivé d'extraordinaire, et je me suis elîorcé toute ma
LES SI l'I>Ll.\NTS 2'J'J
vie d'ôtre simple et d'être doux, semblablement à
la vérité, cette douceur. Je suis venu avec un cœur
et un esprit si dépourvus de complexité, que, par-
fois, je m'en étonne en souriant... »
Et éperdument, comme à un ami, olTraut sou
cœur, ollrant toute la caresse jçraude ouverte de sa
sincérité :
— Essayez, essayez de croire...
— Quelle tristesse, balbutia Ursleur, en se dé-
tournant, quel abandon de toute joie, quel crime de
la pensée I... Oh ! l'humble croyant dont Dieu est
aussi le croyant!... L'ascète qui lutte avec le péché
corps ù corps!... La dévote qui passe avec son livre
de messe et son divin trésor !... Le prêtre qui peut
dire au pécheur : 11 vous sera beaucoup pardonné,
parce que vous avez beaucoup péché !>..
Et il semblait qu'il y avait dans sa voix une émo-
tion d'adieu...
Mais non, secoué, redressé, l'œil devenu haineux^
il cria :
— Et la consolation, qu'est ce que vous en faites?
— L'infini de la consolation est en nous.
" L'infini de la consolation est en nous, parce
qu'il n'y a pas d'autre bonheur au monde que celui
de voir, de connaître, d'embrasser la vérité.»
— Des mots ! Qu'est-ce que cette impression de-
vant la réalité d'un vrai chagrin? Rien.
300 LES SUPPLIANTS
11 dit :
— C'est tout, au contraire.
« Jai recueilli cette victoire de joie — victoire dif-
ficile, terrible et dramatique, joie pleine de risque
et de vertige, comme toutes les joies, — sur la figure
d'humbles gens qui venaient d'éprouver un grand
deuil... Et une nuit, vous le rappelez vous, vous
étiez là, sur la face d'un damné... J'ai recueilli aussi
sur la face de mon père, qui en mourant est devenu
athée comme d'autres deviennent chrétiens, cette
sorte de récompense que toute la vérité donne à
toute la solitude.
« Et c'est vrai que je suis enfin glorieux, ce soir,
moi qui n'ai détourné la tête d'aucun malheur,
qui plus sensible et plus exposé qu'un autre, ai été
déchiré de tous les départs et de tous les abandons,
même de ceux que d'autres ne voient pas. Lorsque;
presque enfant encore, je fermais chaque année
mes livres quotidiens d'écolier, je souffrais un peu
de quitter leur morne conversation et les impassi-
bles figures scientifiques qu'ils contenaient. Et je
suis malheureux à cause des enfants, ces petits
fous, des animaux, ces |)auvres fous; et même de
l'oubli qui fait mourir ma suullrance algue. })arce
que c'est de la mort. Et j'ai toujours essayé de
conserver ma souffrance tout entière, tout innom-
brable, toute constellée, toute vierge ; je ne savais
pas pourquoi ; je le sais maintenant : parce que
c'est (Ml moi j>lus de vie, plus d'abîme de vérité.
" Personne n'a vu plus (jue moi de désir; per-
LES SUPPLIANTS 301
sonne n'a plus demandé que moi, personne, plus
que moi, ne fut refusé. J'ai tant et tant de souve-
nirs qui se réunissent contre moi !... »
11 crispa ses mains sur sa poitrine et ajouta, avec
une véhémence pleine d'un sanglot :
— Et j'ai la mort de mon père, l'infini de mon père,
qui me persécute comme au premier moment!
« 'Je prends tout cela sur moi, comme le fardeau
des misères de la destinée, de la vie, du châtiment
de ce grand péché innocent : vivre — péché plus
immense et plus vertigineux que celui que vous met-
tez au commencement de votre dogme. Torturé par
le temps et l'espace, qui, contrairement à ce qu'on
m'a crié toute ma vie, n'empêchent pas ma solitude,
mais qui sont comme les éléments mômes de ma
pensée et de mon cœur ; le temps et l'espace que je
porte en moi, que je porte sur moi indéracinables,
qui se croisent sur moi — croix réelle et infinie !
— Je soulïre d'une blessure qui n'est pas une bles-
sure à ma chair, qui n'est pas une blessure à mon
cœur, qui est mon cœur tout entier, cette plaie d'où
ruisselle tout mon sang.
« Kt de tout cela s'élève une espèce de rayon.
Pourquoi?... Je vous l'ai dit tout à l'heure, pourque
vous le compreniez ; je vous le dis maintenant pour
que vous l'éprouviez : toute la vérité, c'est toute la
gloire et toute la divinité ! »
11 se tut, puis ne dit plus que ceci, lentement, com-
me une bénédiction, avec une douceur qui ressem-
blait à l'infinie douceur :
802 LKS SIPPLIANTS
— Si un passant passait et nous entendait, il se-
rait heureux de ce que je dis.
Des lèvres du prêtre sortirent des paroles vacil-
lantes, pleines d'enfance et de commencement :
— Quelle œuvre que desavoir!... Comment peut-
on savoir? L'absolu est-il dans l'universel, l'absolu
est-il dans l'individu ? Le monde est-il en nous?
Les uns ont dit oui, les autres ont dit non. Dans
cette mêlée pour la vérité et la simplicité, quels
sont les vainqueurs, quels sont les vaincus ?...
Et, se levant, il se prit le front à deux mains ; puis
ses mains s'élevèrent, tremblantes :
— Ali ! quels sont les vivants, et quels sont les
morts?...
Il laissa retomber ses bras, ouvrit ses yeux comme
pour regarder la réponse, et écouta comme pour l'en-
tendre... 11 contempla le monde avec, malgré lui, une
sorte d'orgueil et de souveraineté...
Et la vérité elle-même, à travers lui, répondait avec
tout son silence.
FIN
:il-l-0:i . — Tour». Imp. K. Arrnullcir,
\/
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9PQ Barbusse, Henri
2603 Les suppliants
A32S8
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