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Full text of "Les vies des hommes illustres;"

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On souscrit, sans rien payer davance: 


ἢ « ; 
A PARIS, ᾿ 


Chez DEescHaAmps, libraire, rue Saint-Jacques, n° 160; 
GRIMPRELLE, libraire, rue Poissonnière, ne 21; 3 


à Versailles, chez LARCHER, libraire, rue des Réser- Ἶ 
voirs, n° 16; 


à Nantes, de SUIREAU - COUFFINHAL, libraire, place 
Royale. 


à Sens, chez Thomas Mazvin, libraire; 

à Vendôme, chez HENRION, libraire, rue du Change; 

à Angoulême, chez PERREZ-LECLERC, libraire, ee 

du Marché, n°1 
ἃ Lille, chez VANACKER, ümp.-lib. de Mgr. le désptiss 

a Reims, chez CORDIER , Libraire ; 
à Clermont-Ferrand, bte PÉLISSON , rue Si. Cet. 
n° 44; L 

à Turin, chez JOSEPH PUMBA, mp1 


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IMPRIMERIE DE ALL 


ΤΟΙ͂Ν. Prereh. Née paralle 
TE LES VIES ds | 


DES 


HOMMES ILLUSTRES 


PLUTARQUE, 


TRADUITES EN FRANCAIS 


D. RICARD. 


NOUVELLE ÉDITION, 


TOME X y. 


Paris. \®° 


AU BUREAU DES ÉDITEURS 
DE LA BIBLIOTHÈQUE DES AMIS DES LETTRES, 
rue Saint-Jacques, n° 156. 


1829. 


τ LES VIES 


HOMMES ILLUSTRES 


DE PLUTARQUE. 


SUITE 


D'ANTOINE. 


LXI. Domitius et quelques autres amis d’An- 
toine lui avaient persuadée de renvoyer Cléo- 
pitre en Egypte, pour y attendre la fin de la 
guerre ; mais cette reine, craignant qu'Octa- 
vie ne le réconciliât une seconde fois avec Ce- 
sar, persuada à Canidius , à force d’argent , de 
parler en sa faveur à Antoine, de lui repré- 
senter qu’il n’était ni juste d’éloigner de cette 
guerre üne princesse qui fournissait, pour la 


1. 


RL. ‘0 


‘6 © ANTOINE. 

faire , des secours si considérables, ni utile à 
ses intérêts de décourager, par la retraite de 
leur reine, les Égyptiens qui faisaient une 
grande partie de ses forces navales. Canidius 
ajouta que Cléopâtre ne lui paraissait inférieure 
en prudence à aucun des rois qui combattaient 
sous ses ordres, elle qui avait long-temps gou- 
verne seule un empire si vaste, et qui depuis 
qu'elle vivait avec lui avait appris à conduire 
les plus grandes affaires. Ces raisons triom- 
phèrent de l’opposition d'Antoine, car il fallait 
que César devint seul maître de tout l'empire 
romain. Lorsqu'il eut rassemblé toutes ses for- 
ces , ils firent voile pour Samos , où ils passè- 
rent tout leur temps en plaisirs et en fêtes. 
Comme les rois, les princes, les tétrarques, 
les nations et les villes, depuis la Syrie jus- 
qu'aux Palus-Méotides, à l'Arménie et à lII- 
lyrie, avaient recu l’ordre d’apporter ou d’en- 
voyer toutes les provisions dont Antoine avait 
besoin pour la guerre, on n'avait pas non plus 
oublié de convoquer à Samos tous les comé- 
diens , tous les farceurs, tous les artisans du 
dieu Bacchus. Ainsi, pendant que la terre en- 
tière poussait des soupirs et des gémissemens, 
une seule île retentit durant plusieurs jours du 
son des flûtes et des autres instrumens de mu- 


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ΠΆΝΤΟΙΝΕ. 7 
᾿ γα 4 ᾽ . 
sique ; tous les théâtres étaient remplis de 


chœurs qui disputaient le prix des divers gen- 


res de poésie. Chaque ville envoyait un bœuf 
pour les sacrifices , et c’était entre les rois une 
rivalité de magnificence et de faste dans les re- 
päs et dans les présens qu’ils se donnaient. 
Aussi lon se demandait partout ce que feraient 
donc tous ces rois pour célébrer leurs victoires 
dans leurs pompes triomphales , puisque dans 
les préparatifs de la guerre ils donnaient des 
fêtes si magnifiques. 

LXIT. Après qu’Antoine eut terminé toutes 
ces fêtés, 11 donna aux comédiens qu'il avait 
employés la ville de Priène (*) pour habitation, 
et s’embarqua pour Athènes, où tous les jours 
se passèrent aussi en jeux et en spectacles. 
Cléopâtre, jalouse des honneurs qu'Octavie 
avait recus dans cette ville, dont les habitans 
lui avaient donné des marques singulières d’af- 
fection, gagna le peuple par les largesses qu’elle 
lui fit. Les Athéniens lui décernèrent donc des 
honneurs particuliers , et lui envoyèrent le dé- 
cret par des députés. Antoine, comme citoyen 
d'Athènes, était à leur.tête , et il porta la pa- 
role au nom de la ville. Ce fut alors qu’il en- 
voya des gens à Rome pour chasser Octavie 


( Ville d'Jonie, dans l'Asie imineure. 


ὃ ANTOINE. 

de sa maison; elle en sortit, emmenant avec 
elle tous les enfans d'Antoine, excepté l’aîné 
de ceux qu’il avait eus de Fulvie, et qui était 
auprès de son père ; elle fondait en larmes, et 
se désolait de pouvoir être regardée par les 
Romains comme une des causes de la guerre 
civile. Le peuple gémissait moins sur le sort 
d'Octavie que sur l’aveuglement d'Antoine, 
principalement ceux qui ayant vu Cléopitre , 
savaient que cette reine ne l’emportait sur Oc- 
tavie ni pour la beauté, ni pour la fleur de 
la jeunesse. 

LXIIL César ayant appris la grandeur et la 
promptitude des préparatifs d'Antoine, eu fut 
troublé, et craignit d’être oblige de commencer 
la guerre cet éte-là mème, lorsqu'il manquait 
encore de beaucoup de provisions, et que le 
peuple était mécontent des impôts dont il ’ac- 
cablait. Tous les citoyens étaient forcesde payer 
le quart de leur revenu, et les fils d’affranchi 
de donner la valeur du huitième de leurs fonds. 
Des contributions si onéreuses excitaient des 
plaintes générales, et causaient des troubles dans 
toute l’Italie. Aussi une des plus grandes fautes 
qu’Antoine pat faire, c'était de différer d’atta- 
quer César, et de lui donner par ce délaile temps 
de faire ses préparatifs et de dissiper les trou- 
bles qui s'étaient élevés : ear le peuple, qui 


ANTOINE. 9 
s ride quand on levait les impôts, redeve- 
nait calme quand il les avait payés. Titius et 
Plancus, deux amis d'Antoine, et tous deux 
hommes consulaires , devenus l’objet des mau® 
vais traitemens de Cléopâtre, parce qu’ils s’é- 
taient le plus opposés à son séjour à l’armée, 
abandonnèrent Antoine, et se retirèrent auprès 
de César, à qui ils firent connaître le testament 
d'Antoine, dont ils savaient toutes les disposi- 
tions. Il était entre les mains des Vestales, qui 
refusèrent de le remettre,à César, et qui lui di- 
rent que s’il voulait l'avoir, il vint le prendre 
lui-même. Il y alla, le prit, et en le lisant seul 
en particulier, il marqua les endroits qui lui 
parurent les plus répréhensibles. 

‘ LXIV. Ayant ensuite assemblé le sénat, il en 
fit la lecture, action dont la plupart des séna- 
teurs furent révoltés : il leur parut étrange et 
odieux qu’on voulüt rendre un homme respon- 
sable durant sa vie de ce qui ne devait être 
exécuté qu'après sa mort. César releva: surtout 
les dispositions relatives à sa sépulture; il vou- 
lait que quand même 1] mourrait à Rome, sou 
corps , après avoir traversé en pompe la place 
publique, fût transporté à Alexandrie, et remis 
à Cléopâtre. Calvisius , ami de César, fit con- 
naître le tort qu'Antoine s'était donne pour 
faire plaisir à à cette reine, en lui donnant la bi- 


10 _ ANTOINE. 
bliothèque de Pergame, composée de deux cent 
mille volumes; il ajouta que dans un festin, en 
présence d’une compagnie nombreuse, il s’était 
lèvé de table et ayait touche le pied de Cléo- 
pâtre, signal de convention pour leur rendez- 
vous. ἢ] avait souffert que les Ephésiens appe- 
lassent devant lui Cléopâtre leur souveraine ; 
et souvent, pendant qu ’assis sur son tribunal 
il donnait ae ns aux rois et anx tétrarques, 
il recevait d’elle, dans des tablettes de cristal et 
de cornaline, des billets tendres qu’il ne rougis- 
sait pas de lire. Furnius, homme d’une très 
grande dignité, et alors le plus éloquent des Ro- 
mains, plaidait un jour devant lui; Cléopâtre 
ayant passé sur la place dans une litière, An- 
toine , qui l’aperçut, quitta l’audience et l'ac- 
compagua en soutenant sa litière. Mais on soup- 
connait Calvisius d’avoir forgé la plupart de 
ces accusations; les amis qu’Antoine avait à 
Rome sollicitérent le peaple en sa faveur, et 
lui envoyèrent Géminius, l’un d’entre eux, pour 
le conjurer de penser à lui, de prendre garde 
qu’on n’en vint à le depouiller detoutesa puis- 
sance, et à le déclarer ennemi du peuple romain. 
LXV. Géminius ne fut pas plus tôt arrivé 
en Grèce, que Cléopâtre, le soupconnant d’être 
venu pour les intérêts d'Octavie, ne cessa de le 
railler à table, où elle lui donnait toujours les 


nes .". 


ΠΑΆΤΟΙΝΕ. 11 
places les moins honorables.3]l souffrit tran- 
quillement ces mortifications, en attendant l’oc- 
casion de parler à Antoine, qui enfin lui ayant 
ordonné dans un repas de dire publiquemeut 
le ἀπήρι qui l'avait amené : « Les choses dont 
« jai à vous parler, lui répondit Géminius, ne 
« pouvaient se traiter qu’à jeun : la seule que 
« je puisse vous dire , après avoir bu, comme 
«en état de sobriété, c’est que tout irait bien 
« siCléopâtres’en retournait en Egypte. » Cette 
réponse mit Antoine en colère, et Cléopâtre 
dit à Géminius qu’il avait bien fait de dire la 
vérité avantque la torturel’y forcât. Géminius, 
peu de jours après, s’étant dérobe de la cour 
d'Antoine, reprit le chemin de Rome. Les flat- 
teurs de Cléopâtre firent prendre le même parti 
à plusieurs autres amis d'Antoine , qui ne pou- 
vaient plus supporter les outrages et les plai- 
santeries grossières qu'ils éprouvaient tous les 
jours. De ce nombre furent Marcus Silanus et 
l'historien Dellius (*) : ce dernier même rap- 
porte qu’il fut averti par le médecin Glaucus 
des embüches que lui dressait Cléopâtre ; il la- 
vait offensée ; en disant un soir à table qu’on 
leur donnait du vinaigre à boire, tandis que 


( C'est celui qui avait décrit l'expé ‘dition d'Antoine 
contre les Parthes, à laquelle il s'était trouvé lui-même. 


12 ANTOINE. 

Sarmentus buvait à Rome le meilleur Falerne. 
Sarmentus était un de ces jeunes gens qui ser- 
vaient aux goûts infâmes de César et que les 
Romains appellent délices. 

LXVI. César eut à peine fini tous ces prépa- 
ratifs, que, par un décret du sénat, il fit décla- 
rer la guerre à Cléopâtre, et ôter à Antoine 
une autorité qu'il avait déjà abandonnée à une 
femme ; 1] dit même hautement qu’ensorcelé 
par les breuvages que Cléopâtre lui avait fait 
prendre, il avait perdu l'usage de sa raison ; 
que ce ne serait pas lui que les Romains au- 
raient à combattre , mais l’eunuque Mardion , 
mais un Pothin, une Iras, coiffeuse de Cléopa- 
tre, une Chris qui seuls décidaient des 
affaires de bee les plus importantes. La 
guerre fut précédée par plusieurs signes mena- 
cans. La ville de Pisaure , colonie qu’Antoine 
avait établie sur la mer Adriatique, fut abimée 
dans le sein de la terre qui s’entr’ouvrit. À Albe, 
unestatue de marbre qu’on avait érigée à l’hon- 
neur d'Antoine fut, durant plusieurs jours, 
inondée d’une sueur qu’on ne put point arrêter 
en l’essuyant. Pendant qu'il était à Patras, la 
foudre consuma le temple d’Hercule. ἃ Athè- 
nes, dans le lieu appele la Gigantomachie (ἢ). 


(*} Le combat des Géans contre les dieux; on croit que 


ANTOINE. 19 
un tourbillon de vent enleva la statue de Bac- 
chus, et la transporta dans le théâtre. Or, An- 
toine rapportait son origine à Hercule, et se 
piquait d’imiter en tout Bacchus; il se faisait 
même appeler, comme on l’a déjà dit, Bacchus 
le jeune. La même tempête fondit à Athènes 
sur les colosses d'Eumène et d’Attalus, inscrits 
du nom d'Antoine; et ils furent les seuls ren- 
versés entre un grand nombre d’autres. Il y eut 
sur la galère amirale de Cléopitre, qu’elle avait 
nommée Antoniade, le signe le plus effrayant ; 
des hirondelles avaient fait leur nid sous la 
poupe; il en survint d’autres qui chassèrent les 
premières et tuèrent les petits. 

LX VII. Lorsqu'on fut près de commencer la 
guerre, Antoine n’avait pas moins de cinq cents 
vaisseaux, parmi lesquels plusieurs étaient à 
huit et à dix rangs de rames, tous aussi magni- 
fiquement armés que 5115. n’eussent dù servir 
qu’à la pompe d’un triomphe. Son armée était 
de deux cent mille hommes de pied et de douze 
mille chevaux. ἢ avait sous ses ordres plüsieurs 
rois, ses alliés : Bocchus qui régnait en Afri- 
que, Tarcondémus dans la Cilicie supérieure, 
Archélaüs dans la Cappadoce, Philadelphe, roi 
de Paphiagonie ; Mithridate de la Comagène, 


ce lieu avait pris son nom d’une peinture de ce combat, 


VIES DES HOMMES ILL,—T, XV. 2 


14 ANTOINE. 

et Adallas de Thrace. Plusieurs autres princes 
qui n'avaient pu s’y trouver en personne lui 
avaient envoyé leurs troupes, tels que Polémon, 
roi de Pont ; Manchus, roi des Arabes; Hérode, 
des Juifs; Amyntas, des Lycaoniens et des Ga- 
lates. Le roi des Mèdes lui-même lui avait en- 
voyé un renfort considérable. César n’avait que 
deux centcinquante vaisseaux de guerre, quatre- 
vingt mille hommes de pied , et presque autant 
de cavalerie que les ennemis. L’empire d’An- 
toine s’étendait depuis l’Euphrate et l'Arménie 
jusqu’à la mer lonienne et l'Illyrie; celui de 
César embrassait tous les pays situés entre l’Il- 
lyrie et l'Océan occidental, et depuis cet Océan 
jusqu'aux mers d’Etrurie et de Sicile ; il ren- 
fermait encore la portion de l’Afrique qui re- 
garde l'Italie, la Gaule et l’Ibérie, jusqu'aux 
colonnes d’Hercule. La partie de PAfrique qui 
s'étend de la Cyrénaïque à l'Ethiopie obéissait 
à Antoine. 

LXVIHL. Mais il s'était rendu si dépendant 
d’une femme, qu'avec une telle supériorité de 
forces de terre il préféra de combattre sur mer , 
par le seul motif de plaire à Cléopâtre ; et cela 
quand il voyait ses triérarques , faute de ra- 
meurs, enlever dans cette Grèce déjà si mal- 
heureuse, les voyageurs, les muletiers, les 
moissonneurs et les jeunes gens, sans pouvoir 


ANTOINE. 19 
completer les équipages de ses vaisseaux, dont 
un grand nombre mauquaient de matelots , et 
ne paviguaient que difficilement. Les vaisseaux 
de César n’avaient ni cette masse ni cette hau- 
teur qui ne sont bonnes que pour lostentation; 
ils étaient agiles , propres à toutes les manœu- 
vres, et fournis de tout abondamment. Il les 
tenait dans les ports de Tarente et de Brunduse, 
d’où il envoya dire à Antoine de ne plus perdre 
un temps précieux , mais de venir avec toutes 
ses forces, en lui offrant des rades et des ports 
où il aborderait sans obstacle, et lui promet- 
tant de se retirer avec son armée de terre loin 
de la côte d'Italie, de tout l’espace que fournit 
un cheval dans une course, jusqu’à ce qu’il eût 
débarqué ses troupes en sûreté , et établi son 
camp. Antoine, pour répondre à cette bravade, 
lui proposa , quoique le plus vieux, un combat 
singulier,et lui fit dire que s’il s’y refusait, il n’a- 
vait qu’à se rendre dans Ja plaine de Pharsale, 
pour y combattre en bataille rangée, comme 
l'avaient dejà fait César et Pompée. Pendant 
qu'Antoine se tenait à l’ancre près du promon- 
toire d’Actium (*), à lendroit où est aujour- 


(*) Ville et promontoire de l’Acarnanie, devenus fameux 
par la bataille navale qui décida de l'empire du monde en- 
tre Auguste et Antoine. Nicopolis, ou ville de la Victoire, 
qui en était voisine , avait été bâlie par Auguste. 


16 ANTOINE. 
d’hui la ville de Nicopolis, César le prévint, et, 
traversant la mer lonienne, alla s’emparer d’une 
petite ville du continent de l’Epire appelée 
Toryne. Antoine paraissant troublé de cette 
nouvelle, parce qu’il n’avait pas encore son ar- 
mée de terre, Cléopâtre lui dit, en jouant sur 
ce mot : « Eh bien, qu'y a-t-il donc de si fà- 
« cheux que César soit assis à Toryne? » 
LXIX. Le lendemain , à la pointe du jour, 
Antoine voyant les ennemis se mettre en mou- 
vement, et craignant qu'ils ne vinssent s’empa- 
rer de ses vaisseaux qu’ils trouveraient sans dé- 
fenseurs, fit armer ses rameurs, qu’il placa sur 
le pont seulement pour la montre; et leur ayant 
ordonné de faire sortir leurs rames des deux 
côtés des vaisseaux, il tint sa flotte au port 
d’Actinm, la proue tournée vers l'ennemi, pour 
lui faire croire que ses vaisseaux étaient garnis 
de tout leur équipage, et disposés à combattre, 
César, dupe de ce stratagème, se retira. An- 
toine sut aussi lui couper adroitement l’eau, 
qui, dans tous les environs, n’était ni abon- 
dante ni bonne, et qu’il environna de tran- 
chées, pour empêcher l’ennemi d’aller en cher- 
cher. Il montra encore, contre l’avis de Cléo- 
pâtre , une grande générosité envers Domitius, 
qui, ayant la fièvre et s'étant mis dans une 
chaloupe , comme pour prendre l'air , passa du 


ANTOINE. 17 
côte de César. Antoine , malgré le chagrin qu'il 
eut de sa désertion , lui renvoya tous ses équi- 
pages , ses amis et ses domestiques. Domitius, 
apparemment par une suite du remords que lui 
causa la publicité donnée à sa perfidie et à sa 
trahison, mourut très peu de temps après. Deux 
des rois ses alliés, Amyntas et Déjotarus , le 
quittèrent aussi, et se rendirent auprès de Cé- 
sar. Antoine , à qui rien ne réussissait , voyant 
que sa flotte n’arrivait pas assez tôt pour pou- 
voir lui être de quelque secours, fut force de 
recourir encore à son armée de terre. Canidius, 
qui la commandait, changeant d’avis à l’ap- 
proche du danger, conseillait à Antoine de 
renvoyer Cléopâtre, et de se retirer dans la 
Thrace ou dans la Macédoine, pour y combat- 
tre par terre : car Dicomes, roi des Gètes, pro- 
mettait de lui amener un renfort considérable. 
« Îne peut y avoir de honte pour vous, ajouta- 
« t-il, d'abandonner la mer à César, qui, dans 
« la guerre de Sicile, s’est dejà exercé aux com- 
« bats maritimes; mais il serait fort étrange 
« qu'ayant l'expérience la plusconsommée dans 
« les combats de terre, vous rendissiez inutile 
« la valeur de vos légions en les dispersant sur 
« des vaisseaux, et y consumant sans fruit toute 
« leurforce. » Mais cesreprésentations échouë- 
rent contre la volonté de Cléopâtre, qui fit de- 

2. 


18 ANTOINE. 
cider qu’on combattrait $ur mer ; car déjà elle 
songeait à la fuite, et avait de son côté tout 
disposé, non pour contribuer à la victoire, 
mais pour s'assurer une retraite facile quand 
elle ne verrait plus de ressource. ΄ 

LXX. Une longue chaussée menait du camp 
d’Antoine à la rade où ses vaisseaux étaient à 
l'ancre ; e’était par là qu’il allait avec la plus 
grande sécurité visiter sa flotte. Un domestique 
de César ayant dit à son maître qu’ilserait fa- 
cile d'enlever Antoine quand il passait sur cette 
chaussée , César y plaça des soldats en embus- 
cade; ils furent si près de le prendre, qu’ils se 
saisirent de la personne qui marchait devant 
lui ; mais ils s'étaient levés trop tôt de leur am- 
buscade, et Antoine se sauva , non sans peine, 
en courant de toute sa force. Dès qu’il fut de- 
cidé qu’on combattrait sur mer, il fit brûler 
tous les vaisseaux égyptiens, à l'exception de 
soixante, et sur ses galères les plus grandes et 
les meilleures , ao celles à trois rangs de 
rames jusqu’à celles de dix, il placa vingi mille 
soldats légionnaires et deux mille hommes de 
trait. Un “chef de bandes d'infanterie qui avait 
combattu plusieurs fois sous les ordres d’An- 
toine, et dont le corps était criblé de blessures, 
le voyant passer, lui dit d’une voix doulou- 
reuse: (Eh! mon général, pourquoi, vous défiant 


ANTOINE. 19 
« de ces blessures et de cette épée, mettez-vous 
« vos espérances dans un bois pourri? Laissez 
« les hommes d'Egypte et de Phénicie combat- 
«tre sur mer, et donnez-nous la terre sur la- 
« quelle , accoutumés à tenir ferme, nous sa- 
« vons ou vaincre ou mourir. » Antoine nelui 
répondit rien ; il se contenta seulement de lui 
faire signe en passant, de la tête et de la main, 
comme pour l’encourager et lui donner une es- 
pérance qu’il n’avait pas lui-même : carses pi- 
lotes ayant voulu laisser les voiles, il les obli- 
gea de les prendre et de les mettre sur les vais- 
seaux, afin, leur dit-il, qu’il ne puisse échapper 
à votre poursuite aucun ennemi. 

LXXT. Ce jour-h et les trois suivans, l’agi- 
tation de la mer empècha de combattre; mais 
le cinquième jour , la chute du vent ayant ré- 
tabli le calme sur les eaux, les deux flottes s’a- 
vancérent l’une contre l’autre. Antoine et Pu- 
blicola étaient à l’aile droite, Célius à la gau- 
che, Marcus Octavius et Marcus Justéius oc- 
cupaient le centre. César avait donné son aile 
gauche à Agrippa , et s’était réserve la droite. 
Canidius commandait l’armée de terre d’An- 
toine; Taurus, celle de César : toutes deux 
rangées en bataille sur le rivage s’y tenaient 
immobiles. Quant aux deux généraux, An- 
toine , sur une chaloupe, parcourait ses lignes, 


“0 ANTOINE, 


exhortant ses soldats à profiter de la pesanteur 
de leurs vaisseaux pour y combattre de pied 
ferme comme sur la terre : il ordonnait aux 
pilotes de soutenir le choc des ennemis avec la 
même immobilité que s’ils étaient à l’ancre, et 
d'éviter les difficultés qu'offrait aux vaisseaux 
l'issue du port. César, en sortant de sa tente 
avant le jour, pour aller visiter la flotte , ren- 
contra, dit-on, un homme qui conduisait un 
âne; il lui demanda son nom. Cet homme, qui 
le reconnut, lui dit qu’il s'appelait Euthycus; 
et son âne Nicon (*). Dans la suite, lorsqu'il fit 
orner ce lieu des becs des galères qu’il avait 
prises , il y plaça deux statues de bronze, dont 
lune représentait l’homme , et l’autre son âne, 

LXXII. César, après avoir examiné l’ordon- 
nance de sa flotte, se transporta sur une cha- 
loupe à l'aile droite, et vit avec surprise les en- 
nemis se tenir dans le détroit, tellement immo- 
biles, qu’on eût dit, à les voir, qu’ils étaient à 
Pancre. César lui-mème en fut si persuadé, 
qu’il tint les siens éloignés de la flotte ennemie 
de la distance de huit stades (**). IL était la 
sixième heure du jour (***), et les soldats d’An- 


(7) Le premier de ces noms signifie Aeureuzx; le second, 
vainqueur. 

(**) Près d'une demi-lieue. 

(**) Midi. 


ANTOINE. 21 
toine, qui souffraient impatiemment ces dé- 
lis, et qui d’ailleurs avaient beaucoup de con- 
fiance dans la grandeur et la hauteur de leurs 
vaisseaux, profitèrent d’un vent léger qui s’é- 
leva de la mer, pour ébranler leur aile gauche. 
César, ravi de ce mouvement, fit reculer sa 
droite, afin d’attirer les ennemis plus loin du 
détroit, et de pouvoir avec ses vaisseaux, qui 
étaient légers et agiles, envelopper et charger fa- 
cilement les galères d'Antoine, que leur grande 
masse et le defaut de rameurs rendaient pe- 
santes et difficiles à mettre en action. Quand 
le combat fut engage, on ne vit pas les vais- 
seaux se choquer et se briser les uns les autres ; 
les navires d'Antoine, appesantis par leur gran- 
deur, ne pouvaient fondre sur ceux des enne- 
mis ayec cette impétuosité qui donne au choc 
tant de roideur et fait entr’ouvrir les vaisseaux ; 
ceux de César évitaient de donner de leur proue 
contre la proue des galèresennemies, qui étaient 
armées d’un fort éperon d’airain ; ilscraignaient 
mème de les charger en flanc , parce que leurs 
éperons se brisaient facilement en quelque en- 
droit qu’ils heurtassent ces gros vaisseaux con- 
struits de fortes poutres carrées, attachées en- 
semble par des liens de fer. Cette bataille na- 
vale ressemblait donc à un combat de terre, ou 


29 ANTOINE. 

plutôt au siége d’une ville. Trois ou quatre 
galères de César se réunissaient pour attaquer 
un seul vaisseau d’Antoine, avec des épieux , 
des piques, des pontons et des traits enflammes, 
et les galères d'Antoine faisaient pleuvoir des 
batteries de leurs tours une grèle de traits. 
Agrippa ayant étendu son aile gauche pour en- 
velopper Antoine, Publicola fut forcé de don- 
ner plus de largeur à sa droite, et par là il se 
trouva séparé du centre, dont les vaisseaux, 
déjà pressés par ceux que commandait Arrun- 
tius , furent encore plus troublés par ce mou- 
vement. 

LXXIIT. Le combat était encore douteux et 
la victoire incertaine, lorsque tout à coup les 
soixante vaisseaux de Cléopâtre, déployant 
les voiles pour faire leur retraite, prirent la 
fuite à travers les galères qui combattaient ; 
comme ils étaient placés derrière les gros vais- 
seaux d'Antoine, en passant au milieu des li- 
gnes ils les mirent en désordre. Les ennemis, 
qui les suivaient des yeux, les virent avec la 
plus grande surprise, poussés par un bon vent, 
cingler vers le Péloponnèse. Ce fut alors qu'An- 
toine, bien loin de montrer la prudence d’un 
général, ou le courage et même le bon sens le 
plus ordinaire , vérifia ce que quelqu'un a dit 


ANTOINE. 23 
en badinant : Que l’äme d’un homme amoureux 
vit dans un corps étranger (*). Entrainé par 
une femme, comme s’il eût été colle, et qu'il 
fût oblige de suivre tous ses mouvemens , il ne 
vit pas plus tôt le vaisseau de Cléopâtre déployer 
ses voiles, qu’oubliant tout, qu’abandonnant , 
que trahissant ceux qui combattaient et mou- 
raient pour lui, il monta sur une galère à cinq 
rangs de rames, et, sans autres compagnons de 
sa fuite qu'Alexandre de Syrie (**) et Scellius, 
se mit à la suite d’une femme qui se perdait et 
qui devait bientôt le perdre lui-même. 

LXXIV. Cléopatre, ayant reconnu son vais- 
seau, éleva un signal sur le sien : Antoine s’en 
étant approché, y fut recu; et sans voir la rei- 
ue, sans être vu d'elle, il alla s’asseoir seul à la 
proue, gardant le plus profond silence, et te- 
nant sa tête entre ses mains. Cependant les 
vaisseaux légers de César, qui s’étaient mis à sa 
poursuite, ayant paru, Antoine commanda à 
son pilote de tourner la proue de sa galère con- 
tre ces bâtimens , qui furent bientôt écartés ; 
un Lacédémonien seul, nommé Enryclès, s’at- 
tacha plus vivement à sa poursuite, et agitant 


(ὦ C'est Caton l’ancien. Voyez sa Vie. 
(**) Cet Alexandre Syrien se-a nommé pes bas Alexas 
de Laodicée, 


24 ANTOINE. 

de dessus le tillac une longue javeline, il cher- 
chait à la lancer contre lui. Antoines’avancant 
sur la proue : « Quelest, dit-il, celui qui s’obsti- 
« ne si fort à poursuivre Antoine ? — C’est moi, 
« repondit le Lacedémonien, c’est Euryclès, 
« fils de Lacharès, qui profite de la fortune de 
« César pour venger, s’il le peut, la mort de 
«son père. » Ce Lacharès, accusé d’un vol, 
avait eu la tête tranchée par ordre d'Antoine. 
Euryclès, n'ayant pu joindre la galère, alla con- 
tre l’autre galère amirale(caril y en avait deux), 
et il la heurta sirudement, qu’il la fit tournoyer, 
et l'ayant jetée sur le côté, 1] la prit avec un 
autre vaisseau sur lequel 1] trouva une magni- 
fique vaisselle de table. Dès qu’Euryclès se fut 
retiré, Antoine retourna s’asseoir dans la même 
posture et le même silence ; il passa trois jours 
seul sur la proue, soit qu'il fût irrité contre 
Cléopâtre, soit qu’il eût honte de la voir, et il 
arriva au cap de Ténare, où les femmes de Cléo- 
pître, leur ayant ménage une entrevue particu- 
lière, finirent par leur persuader de souper et 
de passer la nuit ensemble. ? 

LXXV. Un grand nombre de vaisseaux ronds, 
et plusieurs de leurs amis échappés de la dé- 
faite, s'étant rassemblés auprès d’eux, ils appri- 
rent que la flotte était perdue, mais qu'on 
croyait l’armée de terre encore entière. À cette 


- 


-“ 


ANTOINE. > 
nouvelle, Antoine dépècha sur-le-champ des 
, courriers à Canidius, pour lui porter l’ordre 
de se retirer en diligence dans la Macédoine, et 
de passer de là en Asie; lui-même, résolu de 
partir du cap de Ténare pour l'Afrique, choi- 
sit un vaisseau de charge sur lequel étaient des 
sommes d’argent considérables, une grande 
quantité de vaisselle d’or et d'argent, et d’au- 
tres meubles précieux qui avaient servi aux rois 
ses alliés ; il donna toutes cesrichesses à ses amis, 
en leur disant de les partager entre eux, et de 
songer ensuite à leur retraite. Ils fondaient tous 
en larmes, etne voulaient pas accepter sés pré- 
sens; mais il les consola d’un ton plein de dou- 
ceur et d'amitié, et les renvoya avec des lettres 
bpour Théophile, gouverneur de Corinthe, qu'il 
priait de veiller à leur süreté et de les tenir ca- 
chés jusqu’à ce qu’ils eussent fait leur paix avec 
César. Théophile était père de cet Hipparque 
qui, après avoir eu le plus grand crédit auprès 
d'Antoine, fut le premier de ses affranchis qui 
passa dans le parti de César, et alla s'établir 
ensuite à Corinthe. Voilà ce qui eut lieu du côté 
d'Antoine. : " 
LXXVLI. Sa flotte se défendit long-temps de- 
vant Actium ; mais enfin, violemment agitée 
par les flots qui la battaient en proue, elle fut 


VLES DES HOMMES ILL.—T. XV, J 


0 ANTOINE. 

obligée de céder à la dixième heure (*). Il ne 
périt pas dans l’action plus de cinq mille hom- 
mes; mais il y eut, suivant le rapport de César 
lui-même, trois cents vaisseaux de pris. Le gros 
de la flotte ne s’était pas apercu de la retraite 
d'Antoine, et ceux qui l'apprenaient ne pou- 
vaient la croire, ni se persuader qu’un général 
eût abandonne dix-neuf légions et douze mille 
chevaux qui n’avaient encore reçu aucun échec, 
et qu'il eùt pris lâchement la fuite, comme s’il 
n’eùt pas souvent éprouve la bonne et la mau- 
vaise fortune, et qu'il n’eût pas une longue expé- 
rience de ces vicissitudes si communes dans la 
guerre. Les soldats, qui désiraient fort son re- 
tour, et qui s’attendaient à chaque instant à le 
voir reparaître, montrèrent tant de fidélité et 
de courage, qu'après même qu'ils ne purent 
plus douter de sa fuite, ils restèrent sept jours 
entiers sans se séparer, n'ayant aucun égard 
aux ambassades que César leur envoyait pour 
les attirer à son parti. Enfin Canidius , qui les 
commandait , s'étant dérobé du camp pendant 
la nuit, ces troupes. abandonnées et trahies par 
leurs chefs, se rangèrent du côté du vainqueur. 
César, après sa victoire, fit voile vers Athènes, 


(7) Quatre heures du soir. 


ANTOINE. 27 
et ayant pardonne aux Grecs, il fit distribuer 
le blé qui restait des provisions qu’on avait 
amassées pour la guerre, à ces villes si miséra- 
bles, qui n’avaient plus ni argent, ni esclaves, 
ni bêtes de somme. J’ai entendu raconter à 
mon bisaïeul Néarque que les habitans de Ché- 
ronée avaient été forcés de porter sur leurs 
épaules chacun une certaine mesure de blé 
jusqu’à la mer d’Anticyre (5), pressés à coups 
de fouet par des soldats ; ils avaient déjà fait 
un premier voyage, et on les avait commandes 
pour porter une seconde charge lorsqu'on ap- 
prit la défaite d'Antoine. Cette nouvelle sauva 
notre ville : car à l’instant les commissaires et 
les soldats prirent la fuite, et les habitans par- 
tagèrent entre eux le blé. 

LXXVIL. Antoine ayant pris terre en Afri- 
que , envoya Cléopätre de Parétonium (*) en 
Egypte, et se retira dans une vaste solitude, 
où il fut errant et vagabond, accompagné seu- 
lement de deux amis, l’un Grec, c’était lerhé- 
teur Aristocratès , et l’autre Romain , qui était 
ce Lucius dont nous avons parlé ailleurs (**), 
qui, à la bataille de Philippes , pour donner à 


(*) Ville maritime d'Afrique, à l'entrée de la Cyrénai- 
que, avec un port de près de quarante stades, ou deux 
lieues, 


(7) Dans la Vie de Brutus. 


28 ANTOINE. 
Brutus le temps de s’enfuir, se fit prendre par 
ceux qui poursuivaient ce général, en disant 
qu'il était Brutus, et qui, sauvé par Antoine, 
en fut si reconnaissant; qu'il lui garda la plus 
grande fidélité , et lui resta constamment atta- 
che jusqu’à ses derniers momens. Lorsque An- 
toine appr it la défection du commandant à qui 
il avait confié son armée d’Afrique, il voulut 
se donner la mort ; mais ses amis l’en ayant em- 
pêche, il se fit porter à Alexandrie, où 1} trouva 
Cléopâtre tout occupée d’une entreprise aussi 
grande que hardie. Entre la mer Rouge et la 
mer d'Egypte, est un isthme qui sépare l’Asie 
de l’Afrique, et qui dans sa partie la plus res- 
serrée, entre les deux mers, n’a pas plus de 
trois cents stades (*); elle avait entrepris de 
faire transporter tous ses vaisseaux par cet 
isthme, de les rassembler dans le golfe Arabi- 
que avec toutes ses richesses et des forces con- 
sidérables, pour chercher à s'établir dans une 
terre éloignée, où elle füt à l'abri de la guerre 
et de la servitude. Mais quand les Arabes qui 
habitent les environs de Petra eurent brüle les 
premiers vaisseaux qu'elle avait fait ainsi trai- 
le long de l'isthme, voyant qu'Antoine 
comptait encore sur l’armée qui était près d’Ac- 


Ὁ) Quinze lieues. 


ANTOINE. 29 
tium, elle abandonna son entreprise, et fit seu- 
lement garder les passages qui pouvaient don- 
ner entrée dans ses états, 

LXXVIIL. Antoine ayant quitté Alexandrie 
et renoncé à tout commerce avec ses amis, fit 
construire une jetce dans la mer près du Phare, 
et y bâtit une retraite, dans laquelle il se pro- 
posait de vivre loin de toute société. Il aimait 
et voulait imiter, disait-il, la vie de Timon, 
dont le sort avait été le même que le sien ; lé- 
preuve qu'il avait faite de l’ingratitude et de 
l'injustice de ses amis lui avait donné de la 
défiance et de la haine contre tous les hommes. 
Ce Timon était un Athénien qui vivait au temps 
de la guerre du Péloponnèse, comme on le voit 
par les comédies d’Aristophane et de Platon (*), 
qui le raillent sur sa misantropie. Evitant, re- 
poussant même tout rapport avec les autres 
Athéniens, ilrecherchait Alcibiade, alors jeune 
et audacieux, et lui faisait beaucoup de ca- 
resses. Apémantus, étonné de cette préférence, 
lui en demanda la cause. « J'aime ce jeune 
« homme, lui répondit Timon, parce que je 
« prévois qu’il fera beaucoup de mal aux Atheé- 
« miens. » Âpémantus était le seul avec qui 
Timon fit quelque société, parce qu'il avait à 


(2) C'est le poëte comique de ce nom. 


50 ANTOINE. 

peu près le même caractère et qu’il menait le 
mème genre de vie. Un des jours de la fête des 
Choes (4), comme ilssoupaient ensemble, Apé- 
mantus dit à Timon : « Le bon souper que nous 
« faisons ici, Timon ! — Oui, répondit Timon, 
« si tu n’en étais pas. » Un jour d’assemblee, 
11 monta sur la tribune. La nouveauté du fait 
tenant tous les spectateurs dans l'attente de ce 
qu’il allait dire, lui attira le plus grand silence ; 
alors prenant la parole : « Athéniens, dit-il, 
« j'ai dans ma maison une petite place occupée 
« par un figuier, où plusieurs citoyens se sont 
« déjà pendus ; comme je dois bâtir sur ce ter- 
«rain, j'ai voulu vous en avertir publiquement, 
«afiu que si quelqu'un de vous a envie de s’y 
« pendre, il se hâte de le faire avant que le fi- 
« guier soit abattu. » Après sa mort, il fut en- 
terré près du bourg d’'Hales (*), sur le bord de 
la mer. Le terrain s’étant éboulé en cet endroit, 
les flots environnèrent son tombeau, et empè- 
chèrent qu’on ne püt en approcher. On y avait 
gravé l'inscription suivante : 


Après avoir fini ma course déplorable, 

Je suis en paix ici: ne cherchez point, passans, 
À connaître mon nom: vous êtes tous méchans; 
Puissiez-vous donc périr d’une mort misérable ! 


*) I y avait deux bourgs de ec nom dans l’Auique 


ANTOINE. 51 
On prétend qu’il avait fait lui-même cette épi- 
iaphe de son vivant. Celle qui court dans le 
public est du poète Callimaque : 


Je suis Timon, connu par ma misantropie ; 
J'habite ce tombeau. Passant, retire-toi; 
Maudis-moi, j Ὗ consens ; pourvu que de ta vie 
Tu veuilles me jurer de n’approcher de moi, 


Voilà quelques traits, entre une foule d’autres, 
de la misantropie de Timon. 

LXXIX. Antoine apprit de Canidius lui- 
même la perte entière de son armée d’Actium ᾿ 
et fut informé en même temps qu'Heérode, roi 
des Juifs, qui commandait quelques légions et 
quelques cohortes , avait embrasse le parti de 
César ; que les autres princes l'avaient égale- 
ment abandonné, et qu'aucun de ses alliés du 
dehors ne lui était resté fidèle. Peu troublé de 
ces nouvelles, paraissant même charmé de re- 
noncer à ses espérances pour être délivré de 
toute espèce de soins, il quitte sa retraite ma- 
ritime, qu’il appelait la maison de Timon. Cléo- 
pâtre l’ayant recu dans son palais, il remplit 
bientôt Alexandrie de festins, de débauches, 
et recommenca ses prodigalités. Il inscrivit dans 
le rôle des jeunes gens le fils de Cléopâtre et 
de César, et donna à Antyllus, laine des fils 
qu’il avait eus de Fulvie, la robe virile, qui 


32 ANTOINE. 
était une longue robe sans bordure de pourpre. 
Pendant les jours que dura cette cérémonie, ce 
ne fut dans toute la ville que jeux, que ban- 
quets, que divertissemens. [15 supprimèrent 
leur société des Amimétobies, et en formèrent 
une autre, sous le nom des S$ynapothanumè- 
nes (*), qui ne le cédait à la première ni en 
mollesse, ni en luxe, nien magnificence. Leurs 
amis entrèrent dans cette association, dont la 
première loi était de mourir ensemble, et ils 
passaient toutes les journées à faire bonnechère, 
et à se traiter réciproquement les uns les autres. 
LXXX. Cependant Cléopâtre ramassait toutes 
sortes de poisons mortels, dont elle faisait l'essai 
sur des prisonniers condamnés à mort. Ayant 
reconnu parses expériences que ceux dont l'effet 
était prompt faisaient mourir dans des douleurs 
cruelles, et que les poisons doux ne donnaient 
la mort que très lentement, elle essaya des bêtes 
venimeuses, et en fit appliquer en sa présence 
de plusieurs espèces sur diverses personnes. 
Après avoir fait chaque jour de ces essais, elle 
reconnut que la morsure de l’aspic était la seule 
qui, sans causer ni convulsions ni déchiremens , 


(*) Ceux qui doivent mourir ensemble. On a vu plus 
haut que la première société était de ceux dont on ne pou- 
vait imiter la vie. 


ΑΝΈΟΙΝΕ. 09 
jetait dans une pesanteur et un assoupissement 
accompagnés d’une légère moiteur au visage, 
et, par un affaiblissement successif de tous 
les sens, conduisait à une mort si douce, que 
ceux qui en étaient piques, semblables à des 
personnes profondément endormies, étaient 
fichés qu’on les τόν Πὰς ou qu’on les fît lever. 
Ils envoyèrent néanmoins en Asie des ambassa- 
deurs à César : Cléopâtre, pour lui demander 
d’assurer à ses enfans le royaume d'Egypte; 
Antoive, pour le prier, s’il ne voulait pas le 
laisser en Egypte, de lui permettre de vivre à 
Athènes en simple particulier. La méfiance où 
les avait jetés la désertion de leurs amis les 
obligea de lui députer Euphronius, le précep- 
teur de leurs enfans, car Alexas de Laodicée, 
à qui Timagène avait procure à Rome la faveur 
d'Antoine, et qui avait plus de crédit auprès 
de lui qu'aucun autre Grec, qui était même le 
plus fort instrument dont se servit Cléopâtre 
pour renverser les résolutions qu’Antoine for- 
mait quelquefois de retourner à Octavie, cet 
Alexas avait été envoyé vers Hérode pour le re- 
tenir dans le parti d'Antoine; mais il trahit sa 
confiance, et demeura auprès d'Hérode, dont 
la protection lui inspira l’audace d’aller trouver 
César ; cette protection lui fut inutile : César 
le fit jeter dans une prison, d’où il l’envoya 


54 ANTOINE. 
chargé de fers dans sa patrie, en donnant l’or- 
dre qu’on le fit mourir. Ainsi Antoine, de son 
vivant, vit Alexas puni de sa trahison. 
LXXXTI. César rejeta la demande d’Antoine, 
et répondit à Cléopâtre qu’elle devait attendre 
de lui les conditions les plus favorables, pourvu 
qu'elle fit mourir Antoine ou qu’elle le bannit 
de ses états. En même temps il lui envoya Thy- 
réus, un deses affranchis, qui ne manquait pas 
d’ intelligence, et qui, député par un jeune em- 
pereur à une reine naturellement fière, et qui 
comptait si fort sur sa beauté, était capable de 
l’amener à faire ce que César désirait. Thyréus 
ayanteu avec Cléopâtre desentretiens plus longs 
que les autres personnes qui lapprochaïient, et 
en étant traité avec beaucoup de distinction, de- 
vint suspect à Antoine, qui, après lavoir fait 
battre de verges, le renvoya à César, en lui 
écrivant que Thyréus l'avait irrite par son in- 
solence et sa fierté, dans un temps où ses mal- 
heurs le rendaient facile à s’aigrir. « Vous- 
« mème, ajoutait-il, si vous êtes offensé de ce 
« que j'ai fait, vous avez auprès de vous Hip- 
« parque, un de mes affranchis, que vous pou- 
« vez aussi faire battre de verges, afin que nous 
«wayons rien à nous reprocher. » Depuis ce 
moment, Cléopâtre, pour dissiper les soupcons 
d'Antoine, et faire cesser ses reproches, lui té- 


ANTOINE. 95 
moigna plus d'affection que jamais. Après avoir 
célébré, avec une simplicité convenable à sa 
fortune présente, le jour anniversaire de sa 
naissance, elle surpassa, pour celui d'Antoine, 
l'éclat et la magnificence qu’elle avait mis dans 
toutes les fêtes précédentes, en sorte que des 
convives qui étaient venus pauvres au banquet 
s’en retournérent riches. 

LXXXIL Agrippa écrivit plusieurs fois à Ce- 
sar de revenir à Rome, où l’état des affaires exi- 
geaitsa présence. Ce voyagefitdifférer la guerre; 
mais aussitôt après l’hiver, César marcha contre 
Antoine par la Syrie, et ses lieutenans par l’Af- 
frique. Ceux-ci s'étant empares de Péluse, le 
bruit courut que Séleucus l’avait livrée du con- 
sentement de Cléopâtre, qui, pours’en justifier 
auprès d’Antoine, lui remit la femme et les en- 
fans de Séleucus, afin qu'il les fit périr. Cette 
reine avait fait construire, près du temple d'I- 
sis, des tombeaux d’une élévation et d’une ma- 
gnificence étonnantes, où elle transporta tout 
ce qu’elle avait de plus précieux, l'or, l'argent, 
les pierreries, l’ébène, l’ivoire, le cinnamome ; 
après quoi elle fit remplir ces monumens de 
torches et d’étoupes. César, qui craignait que 
Cléopâtre, dans un moment de désespoir, ne 
mit le feu à tant de richesses, lui envoyait tous 
les jours de nouveaux émissaires pour lui pro- 


ΘΟ ANTOINE. 

mettre de sa part le traitement le plus doux : 
cependant ils’approchait d'Alexandrie, à la tête 
de ses troupes. Quand il y fut arrivé, et qu’il 
eut assisson camp près de l’Hippodrome, Antoine 
fit une sortie sur lui, et combattit avec tant de 
valeur, qu'il mit en fuite la cavalerie de César, 
et la poursuivit jusqu’à ses retranchemens. Tout 
glorieux de cette victoire, il rentra dans le pa- 
lais, embrassa Cléopôtre, tout armé, et lui pré- 
senta celui de ses soldats qui avait donné les 
plus grandes marques de courage. La reine, 
pour le récompenser, lui fit présent d’une cui- 
rasse et d'un casque d’or ; cet homme, après les 
avoir reçus , déserta la nuit suivante et passa 
dans le camp de Cesar. Antoine ayant envoyé 
défier une seconde fois César à un combat sin- 
gulier, César répondit qu’Antoine avait plus 
d’un chemin pour aller à la mort. Cette ré- 
ponse fit faire reflexion à Antoine que la mort 
qu'on trouve en combaitant était la plus hono- 
rable qu’il püt choisir: il résolut donc d'attaquer 
César et par terre et par mer. Le soir à souper 
il commanda, dit-on, à ses gens de lui servir 
un excellent repas, parce qu’il ne savait pas si 
le lendemain ils seraient à temps de le faire, ou 
5115 n'auraient pas passé à de nouveaux maîtres, 
et s’il ne serait pas lui-même réduit à n'être 
qu'un squelette, Voyant ses amis fondre en lar- 


LA 
ANTOINE. 37 


mes à ce discours, il leur dit qu'il ne les mène- 
rait pas à un combat, où il chercherait une 
mort glorieuse plutôt que la victoire et la vie. 
LXXXIIL. On prétend qu’au milieu de cette 
uit, pendant que la ville, saisie de frayeur, dans 
l’attente des événemens, était plongée dans le 
silence et la consternation, tout à coup une har- 
monie d’instrumens de toute espèce, mélée de 
cris bruyans, de danses de satyres et de chants 
de réjouissances, tels que ceux qui accompa- 
gnent les fêtes de Bacchus, se fit entendre au 
loin : il semblait que ce fût une troupe bachi- 
que, qui, après s'être promenée avec grand 
bruit et avoir traversé la ville, s’était avancée 
vers la porte qui regardait le camp de César ; à 
mesure qu'elle marchait le bruit devenait plus 
fort, et elle était enfin sortie hors de la ville 
par cette porte. Ceux qui refléchirent sur ce 
prodige conjecturèrent que c'était le dieu 
qu’Antoine s’était toujours montré le plus ja- 
Joux d’imiter, qui l’abandonnait aussi. Le len- 
demain, à la pointe du jour, il raugea son ar- 
mée de terre en bataille, sur des hauteurs qui 
dominaient la ville, d’où il vit ses vaisseaux s’a- 
vancer en pleine mer contre ceux de César. Il 
attendit, sans faire aucun mouvement, pour 
voir quelle serait l’issue de cette attaque; mais 
lorsque ses galères furent près de celles de Ce- 


΄. 


VIES DES HOMMES ILL,—-T, XV, + 


38 ANTOINE. 

sarellesles saluèrent deleurs rames; les galères de 
César leur ayant rendu le salut, les autres pas- 
sèrent de leur côté; et les deux flottes n’en fai- 
sant plus qu’une, voguèërent ensemble, la proue 
tournée contre la ville. Antoine, en ménre temps 
qu'il vit cette désertion, fut abandonné de sa 
cavalerie; et son infanterie ayant été défaite, il 
rentra dans Ja ville, en s’écriant qu’il était trahi 
et livré par Cléopâtre à ceux qu’il ne combat- 
tait que pour l’amour d'elle. 

LXXXIV. Cette princesse, qui craignit son 
emportement et son désespoir, s'enfuit dans le 
tombeau qu’elleavait construit ; et ayantabattu 
la herse qui le fermait, et qui etait fortifiée par 
de bons leviers et de grosses pièces de bois, elle 
envoya porter à Arabne la nouvelle de sa mort. 
Antoine, qui la crut vraie, se dit à lui-même: 
« Qu’attends-tu de plus, Antoine? la fortune te 
« ravit le seul bien qui te faisait aimer la vie.» 
En disant ces mots, il entre dans sa chambre, 
détache sa cuirasse ; et après l’avoir entr'ou- 
verte: « Cléopâtre, s’écria-t-il, je ne me plains 
« pas d’être privé de toi, puisque je vais te re- 
« joindre dans un instant; ce qui m’afflige, c'est 
« qu’un empereur aussi puissant que moi soit 
« vaincu en courage eten magnanimité par une 
«femme. » Il avait auprès de lui un esclave ἢ- 
dèle, nommé Eros, à qui depuis long temps il 


ἌΝΤΟΙΝΕ. 39 
avait fait promettre qu'il lui donnerait la mort 
au premier ordre qu’il en recevrait. Eros, som- 
mé de sa promesse, tire son épée, et la lève 
comme pour frapper Antoine; mais, détour- 
nant Ja tête, il s’en perce lui-même et tombe 
mort à ses pieds. « Brave Eros, s’écrie Antoine, 
« ce que tu n’as pas eu la force de faire sur moi, 
« tu m’apprends, par ton exemple , à le faire 
« moi-même. » En mème temps ilse plonge l’e- 
pée dans le sein, et se laisse tomber sur un petit 
lit. Mais le coup n’était pas de nature à lui don- 
ner une prompte mort, et lesang s'étant arrêté 
après qu’il fut couche, il reprit ses sens, et pria 
ceux qui étaient auprès de lui de l’achever ; 
mais ils s’enfuirent tous de sa chambre, le lais- 
sant s’écrier et se débattre, jusqu’à ce que Dio- 
mède, le secrétaire de Cléopâtre, vint de la part 
de cette princesse pour le faire porter dans le 
tombeau. 

LXXXV. Antoine, apprenant qu'elle vivait 
encore, demande instamment à ses esclaves de 
le transporter auprès d’elle, et ils le portèrent 
sur leurs bras à l’entrée du tombeau. Cléopätre 
n’ouvrit point la porte ; mais elle parut à une 
fenêtre, d’où elle descendit des chaines et des 
cordes avec lesquelles on l’attacha ; et, à l’aide 
de deux de ses femmes, les seules qu’elle eût me- 
nées avec elle dans le tombeau, elle le tirait à 


ANTOINE. 

elle. Jamais, au rapport de ceux qui en furent 
témoins, on ne vit de spectacle plus digne de 
pitié. Antoine ; souillé de sang et n’ayant plus 
qu'un reste de vie, était tiré vers cette fenêtre; 
et se soulevant lui-même autant qu'il le pou- 
vait, il tendait vers Cléopâtre ses mains défail- 
lantes. Ce n’était pas un ouvrage aise pour des 
femmes que de le monter ainsi : Cléopâtre, les 
bras roidis et le visage tendu, tirait les cordes 
avec effort, tandis que ceux qui étaient en bas 
l’encourageaient de la voix, et l’aidaient au- 
tant qu'il leur était possible. Quand il fut in- 
troduit dans le tombeau, et qu’elle l’eut fait cou- 
cher, elle déchira ses voiles sur lui; et se frap- 
pant le sein, se meurtrissant elle-même de ses 
mains , elle lui essuyait le sang avec son visage 
qu’elle collait sur le sien, l’appelait son maître, 
son mari, son empereur : sa Compassion pour les 
maux d'Antoine lui faisait presque oublier les 
siens. Antoine, après l'avoir calmee, demanda 
du vin , soit qu’il eût réellement soif, ou qu’il 
espérät que le vin le ferait mourir plus promp 

tement. Quand il eut bu, il exhorta Cléopâtre 
à s’occuper des moyens de sûreté qui pouvaient 
se concilier avec son honneur, et à se fier à 
Proculeius plutôt qu’à aucun autre des amis de 
César. Il la pria de ne pas s’affliger pour ce der- 
nierrevers qu'ilavait éprouvé, mais aucontraire 


ANTOINE. άι 
de le féliciter des biens dont il avait joui dans 
sa vie, du bonheur qu’il avait eu d’être le plus 
illustre et le plus puissant des hommes, surtout 
de pouvoir se glorifier à la fin de ses jours, qu’é- 
tant Romain, il avait été vaincu que par un 
Romain. 

LXXXVE. En achevant ces mots, il expira, 
au moment mème que Proculéius arrivait, en- 
voyé par César : car aussitôt qu’Antoine, après 
s’être frappé de son épée, eût été porté chez 
Cléopâtre, Dercétéus, un de ses gardes, prit 
l'épée, et la cachant sous sa robe , sortit secrè- 
tement du palais, et courut chez César, à qui 
il apprit la mort d’Antoine, en lui montrant 
lépée teinte de sang. À cette nouvelle, César 
s'étant retiré au fond de sa tente, donna des 
larmes à la mort d’un homme, son allié, son 
collègue à l’empire, avec lequel il avait par- 
tagé les périls de tant de combats , et le manie- 
ment de tant d’affaires politiques ; appelant en- 
suite ses amis, οὐ leur faisant la lecture des let- 
tres qu’il avait écrites à Antoine, et des répon- 
ses qu’il en avait recues , il leur montra qu’à 
des propositions toujours justes et raisonnables 
Antoine n'avait jamais répondu qu'avec beau- 
coup d’emportement et de fierté. Alors il en- 
voya Proculeius au palais, en lui recomman- 
dant de prendre , s’il lui était possible, Clco- 

4 


45 ANTOINE, 

pâtre vivante : car, outre qu’il craignait la 
perte des trésors de cette reine, rien ne lui pa- 
raissait plus glorieux pour lui que de la faire 
servir d'ornement à son triomphe. Mais elle ne 
voulut pas se remettre entre les mains de Pro- 
culéius ; elle eut seulement avec lui un long en 
tretien à la porte du tombeau , en dehors du- 
quel se tenait Proculéius, et dont l'entrée, for- 
tement barricadée en dedans, pouvait cepen- 
dant donner passage à la voix. Dans cette con- 
versation, Cléopätre demanda le royaume d’E- 
gypte pour ses enfans ; et Proculeius l’exhorta 
à mettre sa confiance en César, et à s’en rap- 
porter à lui de tous ses intérêts. 

LXXXVIT. Proculeéius, qui avait bien ob- 
servé les dispositions du lieu, en fit son rap- 
port à César, qui envoya Gallus à Cléopâtre 
pour lui parler encore. Gallus , qui ne s’en- 
tretint avec elle qu’à travers la porte , ayant, 
à dessein, prolongé la conversation, Proculeius, 
pendant ce temps-là , approcha une échelle de 
la muraille, et entra par la même fenêtre qui 
avait servi aux femmes de Cléopâtre à intro- 
duire Antoine dans le tombeau ; suivi de deux 
officiers qui étaient entrés avec lui , il descen- 
dit au bas de la porte où Cléopitre n’était at- 
tentive qu'à ce que lui disait Gallus. Une des 
femmes qui étaient enfermées avec elle les 


ANTOINE. 43 
ayant vus : « Malheureuse Cléopâtre , s’écria- 
«t-elle, vous voilà prise vivante! » À ces mots 
la reine se retourne, et voyant Proculeius, elle 
veut se frapper d’un poignard qu’elle portait 
toujours à sa ceinture; mais Proculéius cou- 
rant à elle, et la prenant entre ses bras : « Cléo- 
« pâtre, lui dit-il, vous vous faites tort à vous- 
« même , et vous êtes injuste envers César, à 
« qui vous voulez ôter la plus belle occasion de 
« faire éclater sa douceur ; vous donnerez lieu 
« de calomnier le plus clément des empereurs, 
« en le faisant passer pour un homme sans pi- 
« tié et implacable dans ses ressentimens. » En 
même temps il lui ôte le poignard de la main, 
et secoue sa robe pour s’assurer qu’elle n’y avait 
pas caché de poison. César envoya auprès d’elle 
Epaphrodite, un de ses afranchis, qu’il char- 
gea de la garder avec le plus grand soin, de 
veiller à ce qu’elle n’attentät pas à sa vie, et 
de lui accorder d’ailleurs tout ce qu’elle pour- 
rait désirer. 

LXXXVIIL César entra dans Alexandrie, en 
s’entretenant avec le philosophe Areus qu’il te- 
nait par la main, afin que cette distinction sin- 
gulière lui attirât plus d’honneur et de respect 
de la part de ses concitoyens. Il se rendit au 
gymnase, et monta sur un tribunal qu’on avait 
dressé pour lui; tous les Alexandrins, saisis de 


44 ANTOINE. 

frayeur, s'étant jetés à ses pieds, César leur or- 
donna de se relever : « Je pardonne, dit-il, au 
« peuple d'Alexandrie toutes les fautes dont il 
«s’est rendu coupable, premièrement par res- 
« pect pour Alexandre son fondateur ; en second 
« lieu par admiration pour la grandeur et la 
« beauté de la ville ; troisièmement enfin, pour 
« faire plaisir au philosophe Aréus, mon ami. » 
Tel fut le témoignage honorable qu’Aréus re- 
cut de César. Ce philosophe lui demanda grâce 
pour plusieurs habitans, en particulier pour 
Plilostrate, le plus habile des philosophes de 
son temps à parler sans préparation, mais qui 
se donnait faussement pour un disciple de l'A- 
cadeémie, César, qui détestait ses mœurs , re- 
jetait les prières d’Aréus; mais Philostrate, cou- 
vert d’un manteau noir, etavec sa barbe blan- 
che qu’il avait laissé croître à dessein , suivait 
toujours Aréus, en lui répétant ce vers : 


Les vrais sages toujours s'intéressent aux sages, 


César, qui l’entendit, et qui voulut plutôt met- 
tre Aréus à l’abri de la haine que délivrer Phi- 
lostrate de ses craintes, lui accorda sa grâce. 
LXXXIX. Des enfans d'Antoine, Antyllus , 
son fils aîné, qu'il avait eu de Fulvie, fut livré 
par Théodore, son précepteur , et mis à mort; 
Jes soldats lui ayant coupé la tête , Théodore 


ANTOINE. 45 
prit une pierre de très grand prix que ce jeune 
homme portait au cou, et la cousit à sa cein- 
ture. Al niait ce vol; mais on trouva la pierre 
sur lui, et il fut attaché à une croix. César 
ayant fait mettre sous une sûre garde les en- 
fans de Cléopâtre avec leurs gouverneurs, four- 
nit honorablement à leur entretien. Cesarion, 
qu’on disait fils de César, avait été envoyé par 
sa mère en Ethiopie avec de grandes richesses, 
et de là dans l'Inde. Son précepteur, nommé 
Bhodon, digne émule de Théodore, lui per- 
suada de s’en retourner à Alexandrie , ou Ce- 
sar, lui disait-il, le rappelait pour lui donner 
le royaume d'Egypte. Comme César délibérait 
sur ce qu’il devait faire de ce jeune homme, on 
prétend qu’'Aréus lui dit : 


Cette pluralité de César n’est point bonne, 


César le fit mourir peu de temps après la mort 
de Cléopâtre. Plusieurs rois et plusieurs capi- 
taines demandèrent le corps d'Antoine pour lui 
rendre les honneurs funèbres; mais César ne 
voulut pas en priver Cléopatre : il lui permit 
mème de prendre pour ses funérailles tout ce 
qu’elle voudrait ; elle l’enterra de ses propres 
mains avec une magnificence royale. 

ΧΟ. L'excès de son affliction et les douleurs 
qu’elle souffrait depuis que les coups dont elle 


46 ANTOINE. 

s’était meurtrie avaient enflammé sa poitrine, 
lai ayant causé la fièvre , elle saisit volontiers 
ce prétexte pour ne point manger, et pouvoir, 
sans obstacle , se laisser mourir , en ne prenant 
point de nourriture. Elle avait pour médecin 
ordinaire Olympus, à qui elle communiqua son 
dessein , et qui lui donna ses conseils et ses se- 
cours, pour l'aider à sedélivrerde la vie, comme 
il l’a consigné lui-même dans l’histoire qu'ilen 
aécrite. César , qui soupçconna ce qu’elle vou- 
lait faire , employa les menaces pour l’en dé- 
tourner, en lui faisant tout craindre pour ses en- 
fans. Ces menaces et ces craintes furent comme 
des batteries qui forcèrent sa résistance ; et elle 
se laissa traiter comme on vouiut, Peu de jours 
après, César alla la voir pour lui parler et la 
consoler ; il la trouva couchée sur un petit lit, 
dans un extérieur fort négligé. Quand il entra, 
quoiqu’elle n’eût qu'une simple tunique, elle 
sauta promptement à bas de son lit, et courut 
se jeter à ses genoux, le visage horriblement 
défigaré, les cheveux épars, tous les traits al- 
térés, la voix tremblante, les yeux presque 
éteints à force d’avoir verse des larmes, et le 
sein meurtri des coups qu’elle s’était donnés ; 
tout son corps enfin n’était pas en meilleur état 
que son esprit. Cependant sa grâce naturelle, 
et la fierté que sa beauté lui inspirait, étaient 


ἌΝΤΟΙΝΕ. άτ 
pas entierement cteintes ; et du fond même de 
cet abattement où elle était réduite 1] sortait 
des traits pleins de vivacité, qui éclataient dans 
tous les mouvemens de son visage. 

ΧΟΙ. César l'ayant obligée de se remettre au 
lit, et s’étant assis auprès d'elle , elle entreprit 
de se justifier, en rejetant tout ce qui s’était 
fait sur la nécessité des circonstances et sur la 
crainte que lui inspirait Antoine, Mais comme 
elle se vit arrêtée sur chaque article, et convain- 
cue par les faits mêmes, elle ne songea plus 
qu’à exciter sa compassion , et eut recours aux 
prières, pour laisser croire qu’elle avait un 
grand désir de vivre. Elle finit par lui remet- 
tre un état de toutes ses richesses. Séleucus, un 
de ses trésoriers, lui ayant reproché d’en ca- 
cher une partie, elle se leva , le saisit par les 
cheveux, et lui donna plusieurs coups sur le 
visage. César, qui ne put s’empècher de rire de 
son emportement, ayant voulu la calmer 
« N’est-il pas horrible, César, lui dit-elle, que 
« lorsque vous avez daigné venir me voir et 
«me parler, dans l’état déplorable où je me 
« trouve,mes propres domestiques viennent me 
« faire un crime d’avoir mis en réserve quelques 
«bijoux de femme, non pour en parer une 
« malheureuse comme moi, mais pour faire 
« quelques légers présens à votre sœur Octavie 


(ὃ ANTOINE. 
«et à Livie votre épouse, afin de m'assurer 
«par leur protection votre clémence et votre 
« bonté? » Ce discours fit plaisir à César, qui 
ne douta plus qu’elle n’eüt repris l'amour de 
la vie. ἢ] lui donna tout ce qu’elle avait réservé 
de ses bijoux ; et après lui avoir promis que le 
traitement qu’elle recevrait irait au-delà même 
de ses espérances , il la quitta, persuadé qu’il 
avait trompée, mais étant lui-même sa dupe. 
ΧΕΙ]. César avait au nombre de ses amis un 
jeune homme de la plus haute naissance,nomme 
Cornélius Dolabella, qui, sensible aux malheurs 
de Cléopitre, lui avait promis , à sa prière , de 
lui donner avis de tout ce qui se passerait; il 
lui manda donc secrètement que Cesar , qui se 
disposait à s’en retourner par terre à travers la 
Syrie, devait la faire partir dans trois jours 
avec ses enfans. Sur cet avis, elle demanda et 
obtint de César la permission d’aller faire les 
effusions funèbres sur le tombeau d’Antoine. 
Elle s’y fit porter ; et se jetant sur ce tombeau, 
en présence de ses femmes : « Mon cher An- 
« toine , s’écria-t“elle, il y a peu de jours que 
«je t'ai déposé, avec des mains encore libres, 
« dans ce dernier asile; aujourd'hui je viens 
« faire ces libations sur tes tristes restes, cap- 
« tive et gardée à vue, afin que je ne puisse de- 
« figurer par mes coups et par mes gémissemens 


ANTOINE. 49 
« ce corps réduit à l'esclavage, et réservé pour 
« une pompe fatale, où l’on va triompher de 
« toi. N’attends pas de Cléopâtre d’autres hon- 
« neurs que ces libations funèbres : ce sont les 
« dernières qu'elle t’offrira, puisqu'on veut l’ar- 
« racher d’auprès de toi. Tant que nous avons 
« vécu, rien n’a pu nous séparer l’un de l’au- 
«tre; maintenant nous allons être éloignés, 
« par la mort, des lieux de notre naissance. Ro- 
« main, tu resteras sous cette terre d'Egypte; 
«et moi, malheureuse, je serai enterrée en 
« Jtalie, moins malheureuse cependant de 
« l'être dans les lieux où tu es né. Si les dieux 
« de ton pays ont quelque force et quelque 
« pouvoir ( car les nôtres nous ont trahis }, n’a- 
« bandonne pas ta femme vivante; ne souffre 
« pas qu’on triomphe de toi, en la menant en 
«triomphe ; cache-moi dans cette terre avec 
« toi ; laisse moi partager ta tombe : des maux 
«innombrables qui m’accablent. le plus grand, 
« le plus affreux pour moi, a été ce peu de 
« temps que jai vécu sans toi. » 

XCIHIL. Après avoir ainsi exhalé ses plaintes, 
elle couronna le tombeau de fleurs, l’embrassa, 
et commanda qu'on lui préparât un bain. Quand 
elle Peut pris, elle se mit à table, où on lui ser- 
vit ur repas magnifique, pendant lequel il vint 
un homme de la campagne qui portait un pa- 

VIES DES HOMMES I1LL,—T. XV, 5 


50 ANTOIKE. 

nier. Les gardes lui ayant demandé ce qu’il por- 
tait, le paysan ouvrit le panier, écarta les feuil- 
les, et leur fit voir qu'il était plein de figues. 

Les gardes ayant admiré leur grosseur et leur 
beauté , cet homme en souriant les invita d’en 
prendre ; son air de franchise écarta tout soup- 
con, et on le laissa entrer. Cléopâtre, après le 
diver, prit ses tablettes, où elle avait écrit une 
lettre pour César , et après les avoir cachetées 
elle les lui envoya ; ensuite ayant faitsortir tous 
ceux quiétaient dans son appartement , excepté 
ses deux femmes, elle ferma la porte sur elle. 
Lorsque César eut ouvert la lettre, les prières 
vives et touchantes par lesquelles Cléopâtre lui 
demandait d’être enterrée auprès d’Antoiue Jui 
firent connaître ce qu'elle avait fait ; il voulut 
d’abord courir à son secours ; mais il se con- 
tenta d’y envoyer au plus tôt pour voir ce qui 
s'était passé. La mort de Cléopätre fut prompte : 
car les gens de César, malgré leur diligence , 
trouvèrent les gardes à leur poste, ignorant 
encore ce qui venait de se passer. [15 ouvrirent 
les portes et la trouvèrent sans vie, couchée 
sur un lit d’or, et vêtue de ses habits royaux. 
De ses deux femmes, l’une, nommée Iras, était 
morte à ses pieds ; l’autre, qui s’appelait Char- 
mion, déjà appesantie par les approches de la 
mort, et ne pouvant plus se soutenir, lui ar- 


ANTOINE. 51 
rangeait encore le diadème autour de la tête. 
Un des gens de César lui ayant dit en colère : 
« Voilà quiest beau, Charmion —Oui, répon- 
« dit-elle , très beau , et digne d’une reine is- 
« sue de tant de rois. » Après ce peu de mots, 
elle tomba morte au pied du lit. 

XCIV. On prétend qu'on avait apporté à 
Clcopätre un aspic sous ces figues couvertes 
de feuilles; que cette reine lavait ordonné 
aivsi, afin qu’en prenant des figues elle fût pi- 
quée par le serpent , sans qu’elle le vît; mais 
l’ayant apercu en découvrant les figues : « Le 
« voilà donc, s’écria-t-elle; » et en même 
temps elle présenta son bras nu à la piqüre. 
D’autres disent qu’elle gardait cet aspic enfer- 
me dans un vase; et que l’ayant provoqué avec 
un fuseau d’or , l’animal irrité s’élança sur elle, 
et la saisit au bras. Mais on ne sait pas avec 
certitude le genre de sa mort. Le bruit courut 
même qu’elle portait toujours du poison dans 
une aiguille à cheveux qui était creuse, et 
qu'elle avait dans sa coiffure. Cependant il ne 
parut sur son corps aucune marque de piqüre, 
ὯΙ aucun signe de poison; on ne vit pas même 
de serpent dans sa chambre; on disait seule- 
ment en avoir apercu quelques traces près de 
la mer, du côté où donnaient les fenêtres du 
tombeau. Selon d’autres, on vit sur le bras de 


52 ANTOINE. 

Ciéopâtre deux légères marques de piqûre, à 
peine sensibles ; et il paraît que c’est à ce signe 
que César ajouta le plus de foi : ear, à son 
triomphe, il fit porter une statue de Cléopâtre 
dont le bras était entoure d’un aspic. Telles 
sont les diverses traditions des historiens. César, 
tout fâché qu’il était de la mort de cette prin- 
cesse, admira sa magnanimite ; il ordonna qu’on 
l’enterrât auprès d'Antoine, avec toute la ma- 
gnificence convenable à son rang; il fit faire 
aussi à ses deux femmes des obsèques honora- 
bles. Cléopâtre mourut à l’âge de trente-neuf 
ans, après en avoir régué vingt-deux, dont 
plus de quatorze avec Antoine, qui avait à sa 
mort cinquante-trois ans, et, suivant d’autres, 
cinquante-six. Les statues d'Antoine furent 
abattues ; mais celles de Cléopâtre restèrent sur 
pied : un certain Archibius, qui avait été un 
des amis de cette reine, donna mille talens (*) 
à César, afin qu’elles n’eussent pas le même 
sort que celles d'Antoine. 

XCV. Antoine laissa sept enfans de ses trois 
femmes : Antyllus, l’ainé de ceux qu’il avait 
eus de Fulvie , fut le seul que César fit mourir; 
Octavie prit les autres et les fit élever avec les 
siens. Elle maria la jeune Cléopitre, fille de la 


(x) Cinq millions de notre monnaie. 


ἌΝΤΟΙΝΕ. 53 
reine de ce nom, à Juba, le plus aimable de 
tous les princes. Elle procura au jeune Antoine, 
second fils de Fulvie, une si grande fortune, 
qu'après Agrippa , qui tenait le premier rang 
auprès de César, et après les fils de Livie qui 
occupaient le second, il était le troisième en 
puissance et en crédit. Octavie avait eu de Mar- 
cellus , son premier mari , deux filles et un fils 
nommé aussi Marcellus, que Cesar adopta et 
choisit pour son gendre. Il fit épouser à Agrippa 
une des filles d’Octavie. Le jeune Marcellus 
étant mort peu de temps après son mariage 3 
et César ne pouvant pas choisir facilement par- 
mi ses amis un autre gendre qui mérität sa con- 
fiance, Octavie lui proposa de donner pour 
femme à Agrippa, qui répudierait sa fille, la 
veuve de Marcellus. César d’abord, et ensuite 
Agrippa, ayant agréé cette proposition , Octa- 
vie reprit sa fille, qu’elle maria au jeune An- 
toine, et Agrippa épousa la fille de César. Il 
restait deux filles d'Antoine et d’'Octavie, dont 
l’une fut mariée à Domitius Enobarbus, et l’au- 
tre, nommée Antonia, aussi célèbre par sa 
beauté que par sa vertu, épousa Drusus, fils 
de Livie et beau-fils de Cesar. De ce mariage 
naquirent Germanicus , et Claude , qui fut de- 
puis empereur. Des fils de Germanicus , Caïus, 
après un règne fort court, qu’ilsignala par sa 

9. 


δή ANTOINE. 

démence , fut tué avec sa femme et sa fille. 
Agrippine, qui de son mari Domitius Enobar- 
bus avait un fils nommé Lucius Domitius , épou- 
sa en secondes noces l’empereur Claude, qui 
adopta le fils de sa femme et le nomma Néron 
Germanicus. C’est celui qui a régné de nos 
jours , qui a fait périr sa mère, et qui, par ses 
débauches et par ses extravagances , a été sur 
le point de renverser l’empire romain. Il était 
le cinquième descendant d'Antoine. 


PARALLÈLE 


DE 


DÉMÉTRIUS ET D'ANTOINE. 


L. D’après les vicissitudes que Démétrius et 
Antoine ont éprouvées dans leur fortune, con- 
sidérons-les d’abord dans ce haut degré de 
puissance et de gloire auquel ils se sont élevés. 
Démétrius le trouva tout acquis par son père 
Antigonus, le plus puissant des successeurs d’A.- 
lexandre, qui avait parcouru et soumis la plus 
grande partie de l’Asie, lorsque Démétrius était 
à peine sorti de l’enfance. Antoine, né d'un 
père honnête d’ailleurs, mais qui, n'ayant ja- 
mais fait la guerre, ne lui avait laissé aucun 
moyen de s'illustrer, osa cependant aspirer à 
la puissance de César , à laquelle sa naissance 
ne lui donnait aucun droit ; il succéda aux tra- 
vaux et aux exploits du dictateur, et par ses 
seules ressources il parvint à un si haut point 
de grandeur, que empire romain ayant été di- 
visé en deux parties , il prit la plus considéra- 


56 DÉMÉTEIUS : 

ble ; que souvent, quoique absent de l’armée, 
il vainquit les Parthes par ses lieutenans , et 
repoussa jusqu’à la mer Caspienne les nations 
barbares répandues autour du mont Caucase. 
Les reproches même qu’on lui fait sont des 
témoignages de sa grandeur. Antigonus avait 
regardé comme un grand avantage pour De- 
métrius de lui faire épouser, malgré la dis- 
proportion de l’âge, Phila, fille d’Antipater ; 
ce fut une tache pour Antoine que d’épouser 
Cléopâtre, qui, par sa puissance et sa splen- 
deur, surpassait tous les rois de son temps, Ar- 
sace seul excepté ; mais ilétait devenu si grand, 
qu’on le jugeait d’une plus hante fortune que 
celle où il aspirait lui-même. 

IL. Si on les juge sur les motifs qui les éle- 
vèrent tous deux à l'empire , Démétrius sera 
sur ce point à l’abri de tout reproche; 1] régna 
sur des peuples accoutumés à la monarchie , et 
qui demandaient eux-mêmes des rois ; mais on 
ne peut disculper Antoine du reproche de vio- 
lence et de tyrannie, pour avoir réduit en ser- 
vitude le peuple romain qui venait depuis peu 
de s’affranchir du gouvernement monarchique 
de César. Ainsi le plus grand , le plus éclatant 
des exploits d'Antoine, sa guerre contre Bru- 
tus et Cassius, eut pour objet de priver de la 
liberté sa patrie et ses concitoyens. Démetrius, 


ET ANTOINE. 57 
‘avant les revers funestes qu’il éprouva, s'était 
sans cesse eccupé de rendre libres les villes de 
la Grèce et d’en chasser les garnisons étran- 
gères ; bien différent d'Antoine, qui se faisait 
honneur d’avoir tué dans la Macédoine ceux 
qui avaient affranchi Rome de la servitude. Il 

; dans Antoine, une qualité digne d’élo- 
ges : c’est sa libéralite et sa magnificence dans 
les dons qu’il faisait; mais, sous ce rapport 
même, Démétrius est si fort au-dessus de lui, 
qu’il donna plus encore à ses ennemis, que les 
amis d'Antoine ne recurent de lui. La manière 
généreuse dont Brutus fut enterré fit honneur 
à Antoine : mais Démétrius accorda les hon- 
peurs de la sépulture à à tous ceux de ses enne- 
mis qui étaient restés sur le champ de bataille; 
et il renvoya à Ptolémée tous ses prisonniers 
comblés de présens. 

IL. Abusant l’un et l’autre de leur fortune, 
ils se plongèrent dans le luxe et dans les plai- 
sirs ; mais on ne saurait reprocher à Démetrius 
que, dans le sein même des débauches εἰ des 
voluptés , il ait laissé échapper aucune occasion 
de se signaler par de grands exploits ; les plai- 
sirs n'étaient pour lui que les ressources de son 
loisir; et la courtisane Lamia ne servait, comme 
celle de la fable, qu’à l’amuser ou à l’endor- 
mir. Lorsqu'il faisait ses préparatifs pour la 


58 DÉMÉTRIUS 

guerre , sa pique n’était pas entourée de lierre; 
son casque n’exhalait pas l’odeur des parfums ; 
il ne sortait pas de l’appartement des femmes 
pour aller aux combats, respirant la joie ettout 
brillant de volupté; mais, laissant se reposer les 
chœurs de danse, et renoncant à tous les diver- 
tissemens bachiques , il devenait , pour me ser- 
vir de l’expression d'Euripide , 


Le disciple zélé de l’homicide Mars. 


Jamais ni les plaisirs , ni la paresse, n’ont cansé 
ses revers ; Antoine, au contraire , imitant Her- 
cule, tel que les peintres nous le représentent , 
dépouillé par Omphale de sa massue et de sa 
peau de lion, fut souvent aussi dépouille de ses 
armes par Cléopâtre, dont les caresses sédui- 
santes lui firent plusieurs fois abandonner les 
expédition les plus nécessaires, et les plus 
belles occasions d'acquérir de la gloire, pour 
aller s'amuser avec elle et perdre un temps pre- 
cieux sur les rivages de Canope et de Taphosi- 
ris. Enfin, comme un autre Pris, il quittait 
le champ de bataille pour aller se jeter dans 
ses bras : surpassant même en lächete Päris , 
qui ne se réfugia dans l'appartement d'Hélène 
qu'après avoir été vaincu, Antoine , pour sui- 
vre Cléopâtre , prit honteusement la fuite, et 
abandonna une victoire assurée. 


ET ANTOINE. 59 

IV. Démétrius épousa plusieurs femmes par 
un usage que la loi ne défendait pas , et que 
Philippe et Alexandre avaient introduit parmi 
les rois de Macédoine. Lysimachus et Ptolémée 
le suivirent aussi; mais du moins il traita tou- 
jours avec beaucoup d’égards les femmes qu'il 
avait épousées. Antoine eut deux femmes à la 
fois, ce qu'aucun Romain n’avait osé faire 
avant lui; il chassa la femme romaine qu'il 
avait épousée légitimement, pour s’attacher 
uniquement à une étrangère avec laquelle il 
s'était uni au mépris des lois. Aussi n’arriva- 
t-1l aucun malheur à Démétrius de ses divers 
mariages : celui de Cléopâtre fut pour Antoine 
la source des plus grands maux. A la vérité, 
dans toute la vie d'Antoine, on ne voit pas 
d’impiété pareille à celle dont Demétrius se 
rendit coupable dans ses débauches : les histo- 
riens disent qu'on ne laissait entrer aucun chien 
dans la citadelle d’Athènes , parce que cet ani- 
mal s’accouple publiquement ; mais ce fut dans 
le temple même de Minerve que Démétrius s’u- 
nit à des prostituées, et qu'il corrompit des 
femmes d’une condition honnête. D'ailleurs , 
le vice qu’on croirait le moins alliable avec le 
luxe et la volupté, je veux dire la cruauté, 
s’associait aux plaisirs de Démétrius. Il n’em- 
pêcha pas, ou plutôt il causa la perte du plus 


* 
60 DÉMÉTRIUS 

beau et du plus sage des jeunes gens d’Athè- 
nes, qui préféra à l'infamie la mort la plus 
cruelle. En un mot, si Antoine se nuisit à lui- 
même par son intempérance, celle de Démé- 
trius fut funeste à bien d’autres. 

V. Démétrius se montra toujours irrépro- 
chable envers ses parens. Antoine, pour obte- 
nir la mort de Cicéron, sacrifia le frère même 
de sa mère; action si cruelle et si détestable, 
qu’à peine pourrait-on la pardonner à Antoine, 
quand même la mort de Cicéron aurait été le 
prix de la vie de son oncle. Ils violèrent l’un 
et l’autre la foi qu'ils avaient jurée, l’un en ar- 
rêtant Artabaze (*) prisonnier, l’autre-en faisant 
massacrer Alexandre ; mais du moins Antoine 
en avait un prétexte plausible dans la trahison 
d’Artabaze, qui l’avait abandonné dansla Médie; 
au contraire . Démétrius, s’il faut en croire plu- 
sieurs historiens, supposa de fausses accusa- 
tions pour justifier ce meurtre ; il calomnia un 
prince innocent, et se vengea, non des torts 
qu'il avait recus, mais de ceux qu'il avait eus 
lui-même. 

VI. Démétrius ne dut qu’à lui seul ses grands 
exploits; Antoine n'eut des succès que lors- 


(Ὁ C’est le même qu'ila nommé Artavasde dans la Vie 
d'Antoine. 


ET ANTOINE. δι 
qu’il n’était pas à la tête de ses armées ; et ce 
fut par ses lieutenans qu'il remporta ses plus 
illustres victoires. Tous deux détruisirent eux- 
mêmes leur fortune ; mais par des causes diffe- 
rentes : l’un fut abandonné par les Macedo- 
niens, l’autre abandonna son armée, prit la 
fuite, et trahit ceux qui s'exposaient pour lui 
aux plus grands dangers. Ainsi la faute de De- 
métrius est de s’être fait des ennemis de ses pro- 
pres soldats ; celle d'Antoine, d’avoir trahi l’af- 
fection et la fidélité singulière que les siens 

| avaient pour lui. 
_ VIL. On ne peut louer la mort de lun ni de 

 Vautre ; mais celle de Démétrius est la plus blà- 
mable : il souffrit d’être fait prisonnier , et ne 
rougit pas de gagner encore trois ans de vie, 
pour les consumer dans les débauches de la ta- 
ble , et de s’apprivoiser à la servitude , comme 
les animaux qu’on enferme dans des loges. An- 
toine mourut avec lächeté : ses derniers mo- 
mens sont misérables et honteux ; mais du moins 
il sortit de la vie avant que son ennemi devint 
le maître de son corps. 


VIFS DES HOMMES ILL.—T, XV- 6 


NOTES 


SUR ANTOINE. 


(x) La Clepsydre était une fontaine de la citadelle 
d’Athènes; on lui avait donné ce nom parce qu’elle 
se remplissait lorsque les vents étésiens commençaient 
à souffler, et qu’elle était à sec lorsque ces vents 
avaient cessé. 11 y avait une pareille fontaine à Délos. 
On sait que la Glepsydre était un instrument astrono- 
mique qui servait à mesurer les heures. C’était un 
vase plein d’eau, dont le fond était percé d’un très 
petit trou, par où l’eau s’écoulait fort lentement: on 
l’employait dans les jugemens; chaque orateur n’a- 
vait qu’un certain temps pour son plaidoyer, et ce 
temps était déterminé par l’écoulement de l’eau de la 
clepsydre. 

(2) Ily ἃ dans ce mot une double signification que 
notre langue ne peut pas conserver. Taryne était le 
nom d’une ville d’Albanie, sur les confins de l’Epire, 
et signifiait aussi une cuiller à pot; et c’est sur cette 
dernière acception que porte la plaisanterie de Cléopä- 
tre. C’est comme si elle disait: « Qu’y at-il donc de 
« si fâcheux que César soit assis sur une cuiller à 
«a pot?» 

(3) Il y avait deux villes de ce nom, l’une sur le 
golfe de Corinthe, l’autre dans la Phthiotide, sur le 
golfe de Malée. Il y a apparence que c’est de la pre- 


NOTES SUR ANTOINE. 63 


mière que Plutarque parle ici : car pour porter des vi- 
vres à Actium, où était Antoine, ce chemin était le 
plus court ; à moins que la disposition de la flotte de 
César n’en empêchät, et ne miît dans la nécessité de 
faire un grand détour. On sait que les îles d’Anticyre 
étaient renommées pour la quantité de bon ellébore 
qu’elles produisaient ; et que c’était là qu’on envoyait 
les fous pour être guéris. 

(4) La fête des Choes faisait partie de celle que les 
Athéniens célébraient dans le mois Anthestérion ou 
février, en l’honneur de Bacchus, et qu’on appelait 
Anthesteria ; c’était le nom général de la solennité : 
mais elle durait trois jours, dont chacun était destiné 
à une fète particulière. 


——__— 2 EE ————— 


EEE — 


DION. 


SOMMAIRE. 


I. Service rendu par l’Académie aux Grecs, en formant 
Dion, et aux Romains, en formant Brutus, II. Traits gé- 
néraux de conformité entre Dion et Brutus, III. Denys 
s'empare de la tyrannie de Syracuse. Faveur de Dion 
auprès de lui. IV. Caractère de Dion. Avantages qu’il 
retire de la conversation de Platon. V.Denys, mécontent 
des vérités que lui dit Platon, le fait vendre. VI. Fran- 
chise de Dion envers Denys, VII. Mort de Denys. Of 
fres que Dion fait à son fils qui lui succède. VIII. Les 
courtisans cherchent à corrompre Denys et à lui rendre 
Dion suspect, IX. La sévérité du caractère de Dion dé- 
plaît à Denys. X. Dion exhorte Denys à l'étude de la 
philosophie. XI. Nouvelles instances de Dion auprès du 
tyran. XII. 1] le détermine à faire venir Platon en Si- 
cile. XIII. Les ennemis de Dion lui opposent Philistus. 
XIV. Changement que la présence de Platon opère sur 
Denys. XV. Les courtisans parviennent à rendre Dion 
suspect au tyran. XVI. ΤΙ l’exile en Italie. XVII. Pas- 
sion de Denys pour Platon et pour la philosophie. 
XVIII. Platon retour'ie en Grèce, et travaille à adoucir 
l'austérité de Dion, XIX. Honneurs que Dion reçoit en 
Grèce. XX. Denys presse Platon de revenir en Sicile. 
XXI. Platon retourne à Syracuse. XXHI. Plaion, mal- 
traité par Denys, est redemandé par Archytas et ren- 
voyé en Grèce. XXIIT, Denys force la femme de Dion 


d’épouser Timocrate, XXIV. Dion se décide à la guerre 
t 


ῬΊΟΝ. 65 


contre Denys. XX V. 1]rassure ses troupes effrayées d’al- 
leren Sicile. XXVI. Eclipse de lune. Interprétation que 
16 deviñ Miltas donne de ce présage. XXVIL. Horrible 
tempête dont la flotte de Dion est assaillie. XX VIII. Son 
arrivée en Sicile. XXIX. 1! marche vers Syracuse. XXX. 
11 est joint par plusieurs corps de troupes, XXXI. Les 
Syracusains sortent au devant de lui. Timocrate prend 
Ja fuite. XXXIT. Dion entre dans Syracuse, où il est 
élu capitaine général. XXXIII. Négociations feintes 
de Denys avec les Syracusains. XXXIV. Il attaque su- 
bitement la ville, et est repoussé avec une grandé perte. 
XXX V. Lettre de Denys, où iliàche de rendre Dion 
suspect aux Syracusains. XXXVWI. Effet qu’elle produit. 
Le peuple lui donne Héraclide pour collègue. XXX VII. 
Intrigues d’Héraclide pour perdre Dion. XXXVIIL. 
Accusation calomnieuse de Sosis contre Dion. XXXIX,. 
Sosis, convaincu d’imposture, est condamné à mort, 
XL. Philistus battu par les Syracusains, pris et mis à 
mort. XLI. Reproches à Timée sur ses calomnies, et à 
ÆEphore sur son amour pour la tyrannie. XLII. Denys 
s'enfuit, Dion est-destitué du commandement par les Sy- 
‘racusains. XLIII. Dion sort de Syracuse. XLIV. Les 
Syracusains le poursuivent et sont repoussés deux fois. 
XLV. Dion se retire à Léontium. XLVI. Nyplus, ca- 
pitaine de Denys, surprend Syracuse. XL VII. La ville 
envoie prier Dion de venir à son secours. XLVIII. 
Dion se dispose à partir pour Syracuse. XLIX. Les sol- 
dats de Denys commettent d'horribles cruautés dans 
Syracnse. L. Dion arrive devant la ville. LI. Victoire 
de Dion sur les troupes de Denys. LIT. Réponse de Dion 
à ses amis, qui lui conseillent de faire mourir Héraclide 
et Théodote. 1.111. 11 pardonne à Héraclide, qui est 
nommé de nouveau amiral. LIV. Nouvelles intrigues 
d'Héraclide contre Dion. LV. Son entreprise pour chas- 
ser Dion. Le Lacédémonien Gésylus les réconcilie. 
LVI, Le fils de Denys abandonne la citadelle. LVII. 
Dion reprend sa femme Arété, LVIIIL. Générosité et 
modestie de Dion. LIX. Héraclide recommence ses in- 
6, 


66 ΐ DION. 


trigues. Dion consent à sa mort. LX. Trame perfide de 
Callippus contre Dion. LXI. Spectre qui apparaît à 
Dion. Mort de son fiis. LXIL. Callippus rassure , par les 
plus forts sermens, la femme etla sœur de Dion. LXIIT. 
Dion est tué par des soldats, Émprisonnement de sa 
femme et de sa sœur. LXIV. Callippus est bientôt tué. 
ZLXV. Icetès fait mourir la femme et la sœur de Dion. 


I. Simonide, mon cher Sossius Sénécion , 
dit que la ville de Troie n’eut aucun ressenti- 
ment contre les Corinthiens qui s’étaient unis 
aux Grecs pour lui faire la guerre , parce que 
Glaucus, originaire de Corinthe, combattait 
avec zèle pour sa défense. Les Grecs et les Ro- 
mains n’ont pas non plus à se plaindrede l'A- 
cadémie, qui les a également favorisés, comme 
vous le verrez dans ce volume qui contient les 
Vies de Dion et de Brutus. Le premier reçut 
les lecons de Platon lui-même, l’autre fut nourri 
des principes de ce philosophe; et tous deux 
sortirent, comme d’une même salle d’exercices, 
pour aller livrer les plus grands combats. La 
ressemblance, et pour ainsi dire la fraternité 
- de leurs actions , ont rendu ce témoignage au 
philosophe qui fut leur guide dans le che- 
min de la vertu, qu’un homme d'état, pour 
donner à sa conduite politique toute la gran- 
deur et tout l’éclat dont elle est susceptible, 


DION. 67 
doit, avec la fortune et la puissance , unir dans 
sa personne la prudence et la justice; et l’on 
ne doit pas s’en étonnner, car Hippomachus, 
le maître de gymnase , reconnaissait de loin, à 
ce qu'il assurait, ceux qui avaient fait leurs 
exercices dans sa palestre, à la manière seule 
dont ils rapportaient leurs provisions du mar- 
ché. De même les hommes qui ont été bien éle- 
vés ont pour compagne dans toutes leurs ac- 
tions la raison, qui met dans leur conduite un 
accord et une harmonie toujours conformes à 
ce que prescrit la bienséance. 

IL. Les accidens de la fortune qu’ils éprou- 
vèrent l’un et l’autre , et qui furent moins l’ef- 
fet de leur détermination que la suite des eve- 
nemens, mettent dans leur vie une grande con- 
formité. Ils ont péri tous deux avant d’avoir 
atteint le but de leurs entreprises, et sans avoir 
retiré aucun fruit de leurs grands et nombreux 
travaux. Mais des divers traits de ressemblance 
qu’ils ont entre eux, le plus étonnant sans 
doute c’est que les dieux les firent avertir l’un 
et l’autre de leur mort par l'apparition d’un 
horrible fantome. Bien des gens, il est vrai, 
rejettent ces sortes d’apparitions, et préten- 
dent que jamais ni spectre ni esprit n’ont ap- 
paru à un homme sensé , et que les enfans, les 
femmes et les hommes dont la tête est affectée 


68 DION. ν 
par quelque maladie, dont l'esprit est aliéné 
ou le corps altéré , sont les seuls qui admettent 
ces imaginations vaines et absurdes , et se frap- 
pent de l’idée superstitieuse qu’ils ont en eux 
un mauvais genie. Mais si des hommes aussi 
graves, aussi instruits dans la philosophie, que 
Dion et Brutus, incapables de se laisser sur- 
prendre et entraîner par aucune passion , ont 
été si vivement affectés de l’apparition de ce 
fantôme , qu’ils en ont fait part à leurs amis, 
je ne sais si nous ne devons pas admettre cette 
opinion, tout étrange qu’elle est, que l’antiquité 
nous a transmise : qu'il existe des démons en- 
vieux et méchans, qui, jaioux des hommes ver- 
tueux , s'opposent à leurs bonnes actions, et 
portent dans leur esprit des troubles et des 
frayeurs qui agitent et quelquefois même ébran- 
lent leur vertu. Ces mauvais génies craignent 
que si ces hommes demeuraient fermes et iné- 
branlables dans le bien, ils n’eussent en par- 
tage, après leur mort, une meilleure vie que la 
leur. Mais ce serait là le sujet d’un traité parti- 
culier ; dans ce douzième livre de nos paral- 
lèles , nous allons raconter d’abord les actions 
du plus ancien des deux. 

Π|. Denys l’ancien s’étant emparé de la ty- 
rannie de Syracuse, épousa la fille d'Hermo- 
crate, un des habitans de cette ville. Comme ? 


DION. 69 


sa puissance n’était pas encore bien affermie, 
les Syracusains se révoltèrent contre lui, et 
exercèrent sur sa femme tant d’indignités et 
‘tant d’outrages, que, de désespoir, elle se don- 
na la mort. Denys ayant recouvre et mieux éta- 
bli sa domination, épousa en même temps deux 
femmes , l’une du pays des Locriens , nommée 
Doris , l’autre de Syracuse , appelée Aristoma- 
que, fille d'Hipparinus , un des principaux Sy- 
racusains , et qui avait partagé le commande- 
ment la première fois que Denys avait été nom- 
me général des troupes syracusaines. ἢ] épousa 
ces deux femmes le même jour, et jamais on n’a 
su laquelle des deux avait été mariée/la pre- 
mière. Tout le reste de sa vie il témoigna cons- 
tamment à l’une et à l’autre la même affection : 
elles mangeaient toutes deux ensemble à sa ta- 
ble, et passaient la nuit avec lui chacune à 
son tour. Le peuple de Syracuse voulait que 
celle de son pays eût la préférence sur Pétran- 
gère ; mais l’avantage que la Locrienne eut de 
donner la première un fils à son mari la sou- 
tint contre la prévention qu'avait fait naître 
son origine. Aristomaque fut long-temps sans 
devenir mère, quoique Denys désirät si fort 
d’en avoir des enfans, qu’il fit mourir la mère 
de Doris, l’accusant d’empécher, par des sorti- 
léges, Aristomaque de devenir grosse. Dion 


Ό DION. 


Qu 


4 


était frère d’Aristomaque , et cette parenté lui 
attira d’abord de la considération de la part de 
Denys. Dans la suite, le grand sens dont il 
donna des preuves le fit aimer et rechercher 
du tyran pour son propre mérite. Outre les au- 
tres témoignages que Denys lui donna de son 
estime , 1] ordonna à ses trésoriers de remettre 
à Dion tout l’argent qu’il leur demanderait , à 
condition seulement de venir lui dire, le jour 
même, ce qu'ils lui auraient donné. 

IV. Dion était d’un naturel fier, magnanime 
et courageux. Ces qualités s’accrurent encore 
en lui dans un voyage que Platon fit en Sicile, 
par un bonheur vraiment divin, et auquel la 
prudence humaine n’eut aucune part. Il faut 
plutôt croire qu’un dieu, qui jetait de loin le 
fondement de la liberté des Syracusains, et pré- 
parait la ruine de la tyrannie, amena Platon 
d’Italie à Syracuse, et ménagea à Dion le bon- 
heur de l’entendre. Sa grande jeunesse le ren- 
dait plus propre à s’instruire, et plus prompt 
à saisir les préceptes de vertu donnés par Pla- 
ton , qu'aucun des disciples de ce philosophe. 
C’est le témoignage que lui rend Platon lui- 
même , et ses actions en sont encore une meil- 
leure preuve. Elevé dans le palais d’un tyran, 
formé à des mœurs serviles, à une vie lâche et 
timide, toujours entouré d’un faste insolent , 


DION. 71 
nourri dans un luxe effréné, rassassié de ces de- 
lices et de ces voluptés dans lesquelles l’on 
placele souverain bien, iln’eut pas plus tôt goûte 
les discours de Platon et les lecons de sa su- 
blime philosophie , que son âme fut enflammée 
d’amour pour la vertu. La facilité avec laquelle 
Platon lui avait inspiré l'amour du bien lui 
faisant croire, par une suite de cette simplicité 
naturelle à son âge, que les discours de ce phi- 
losophe auraient le mème pouvoir sur le cœur 
du tyran, il pressa si vivement Denys, il lui fit 
tant d’instances , qu'il lui persuada enfin d’en- 
tendre Platon , et d’avoir à loisir des entretiens 
particuliers avec lui. 

V. Dans leur première entrevue, la conver- 
sation eut pour objet la vertu, et l’on disputa 
long-temps sur le courage. Platon prouva qu’il 
n’y avait pas d'hommes moins courageux que 
les tyrans. Ensuite, traitant de la justice , il fit 
voir que la vie de l’homme juste était la seule 
heureuse, et qu'il n’y en avait point de plus 
misérable que ceile de l’homme injuste. Le ty- 
ran, qui se sentait convaincu par les raisonne- 
mens du philosophe, souffrait impatiemment 
cet entretien, et voyait avec chagrin que tous 
ceux qui étaient présens, remplis d’admiration 
pour Platon, étaient entraînés par le charme de 
ses discours. N’étant plus maître enfin de sa 


52 DION. 

colère , il demande à Platon ce qu’il est venu 
faire en Sicile. « Y chercher un homme, lui 
« réponditle philosophe. —Comment! répliqua 
« Denys, tu ne l’as donc pas encore trouvé? » 
Dion crut que la colère de Denys n’irait pas 
plus loin ; et voyant que Platon désirait de s’en 
retourner, il le fit embarquer sur une galère à 
trois rangs de rames qui transportait en Grèce 
le Spartiate Pollis. Mais le tyran pria Pollis en 
secret de faire périr ce philosophe dans le cours 
de la navigation, ou du moins de le vendre : 
« Car , lui dit Denys, il ne perdra rien à ce 
« changement d'état : comme c’est un homme 
« juste, il sera heureux, même dans lescla- 
« vage. » Pollis, dit-on, mena Platon à Égine, 
et y vendit ; les Eginètes, qui étaienten guerre 
avec les Athéniens, avaient ordonné par un de- 
cret que tout citoyen d'Athènes pris dans leur 
116 serait vendu. 

VI. Cependant Dion ne perdit rien de l’es- 
time et de la confiance que Denys avait pour 
Jui ; il fut chargé de plusieurs ambassades im- 
portantes , et en particulier de celle de Car- 
thage. Dion s’y fit singulièrement admirer ; et 
à son retour il fut le seul qui osût dire sans 
crainte ce qu’il pensait, sans que le tyran fût 
blessé de sa franchise. La remontrance qu'il lui 
fit au sujet de Gélon en est une preuve. Denys 

” 


| 


PET 


ΡΙΟΝ. 75 
raillait ce prince sur la manière dont il avait 
uverné ; il disait que Gélon avait été la ri- 
sée de la Sicile (*). Tous les courtisans s’étant 
criés sur la finesse de cette plaisanterie, Dion 
en fut indigné; et adressant la parole à Denys ; 
« « Iguorez-r ous donc, lui dit-il , que si vous ré- 
« gnez, c’est parce que la ΜΝ κ᾿ de Gélon a 
« fait prendre confiance en vous ; et que vous 
« serez cause qu’à l’avenir on ne se fiera plus à 
« personne? » En effet, Gelon avait fait voir 
qu’il n’est pas de plus beau spectacle qu’une 
ville gouvernée par un bon prince ; et Denys 
prouvait qu’il n’en est point de plus odieux que 
le gouvernement d’un tyran. Denys avait trois 
enfans de Doris et quatre d’Aristomaque; en- 
tre ces derniers il yavait deux filles, dont l’une, 
nommée Sophrosyne, fut mariée à Denys, fils 
aîné du tyran; la seconde, qui s’appelait Arété, 
épousa Théoridès, frère du jeune Denys ; Arété 
ayant perdu son mari, devint l'épouse de Dion, 
dont elle était nièce. 

VIL. Denys tomba malade; et sa fin parais- 
sant prochaine, Dion voulut lui parler en fa- 
veur des enfans qu'il avait eus d'Aristomaque; 
mais les médecins, pour faire leur cour au jeune 


(*) C’est une froide plaisanterie sur le nom de Gélor, 
qui en grec signifie rire. 


VIES DES HOMMES ILL.—T. XV. 


Ν) 


74 DION. 
Denys qui devait lui succéder , n’en laissèrent 
pas le temps à Dion. Le Tyran, au rapport de 
Timée, ayant demandé un remède soporatif , 
ils lui en donnèrent un qui engourdit tous ses 
sens, et le fit passer promptement du sommeil 
à la mort. Cependant, la première fois que le 
jeune Denys assembla ses amis , Dion exposait 
si bien ce qu’exigeait la conjoncture présente , 
que tous les autres ne parurent auprès de lui 
en prudence que des enfans, et en franchise 
que des esclaves de la tyrannie, qui, par une 
crainte lâche , n’avaient cherché dans leurs avis 
qu’à complaire à ce jeune prince ; mais ce qui 
les étonna le plus, ce fut de voir que pendant 
qu’ils redoutaient l'orage quise formait du côté 
de Carthage, et menaçait la puissance de De- 
nys , Dion osa promettre que si le prince vou- 
lait la paix, il s’embarquerait sur-le-champ pour 
l'Afrique , et la ferait conclure aux conditions 
les plus avantageuses; que s’il préférait la guerre, 
il lui fournirait cinquante trirèmes qu'il équi- 
perait à ses dépens. Le jeune Denys, plein d’ad- 
miration pour des offres si généreuses, lui témoi- 
gna combien il était sensible à sa bonne volonté. 
VIIL. Mais les courtisans, qui regardèrent la 
générosité de Dion comme la censure de leur 
avarice, et la puissance qu'il allait acquérir 
comme laffaiblissement de leur crédit, saisi- 


| 
| 


DION. LE] 
rent sur-le-champ cette occasion de lui nuire, 
et n’oublièrent rien de ce qui pouvait aigrir 
l'esprit du jeune prince. Ils lui insinuèrent que 

des forces maritimes aussi considérables que 
celles de Dion étaient pour lui un moyen fa- 
cile d’envahir la tyrannie et de transporter aux 
_ fils d’Aristomaque, ses neveux, la puissance 
souveraine. Mais le motif le plus fort et le plus 
sensible de leur envie et de leur haine contre 
lui, c'était la différence qu’il y avait entre leur 
yie et la sienne, et le peu de société qu'il fai- 
sait avec eux. Ils s’étaient emparés de bonne 
heure de l'esprit du jeune prince, qui avait 
été très mal élevé ; et toujours assidus au- 
près de sa personne, ils lui prodiguaient [65 
flatteries , ils l’enivraient de plaisirs , ils lui 
ménageaient chaque jour de nouvelles volup- 
tés, et, le plongeant dans la débauche de la 
table et dans l’amour des femmes, ils lelivraient 
tout entier à la dissolution la plus honteuse. Une 
vie si voluptueuse , en amollissant la tyrannie, 
comme le fer est amolli par le feu, la fit pa- 
raitre plus douce aux sujets de Denys; emous- 
sée, non par la bonté du prince , mais par sa 
paresse, elle perdit à leurs yeux ce qu’elle avait 
de dur et de farouche. Ce relâchement des res- 
sorts de l’autorité s’augmentant de jour en jour, 
et affaiblissant peu à peu sa puissance, délia et 


76 DION. 

fondit, pour ainsi dire, ces chaînes de diamant 
dont l’ancien Denys avait dit qu’il laisserait la 
tyrannie liée. Une fois enfoncé dans ces désor- 
dres, le jeune Denys passa , dit-on , trois mois 
de suite dans une débauche continuelle; et pen- 
dant tout ce temps son palais , fermé aux hom- 
mes vertueux et aux entretiens honnêtes, ne re- 
tentissait que des chants de l'ivresse, que du 
bruit des danses, du son des instrumens, et des 
bouffonneries les plus obscènes. 

IX. On sent combien devait être odieuse aux 
courtisans la présence de Dion, lui qui ne se 
permettait même aucun des plaisirs et des amu- 
semens de son âge. Aussi, donnant à ses vertus 
les noms des vices qui semblaient y avoir quel- 
que rapport, faisant de ces vertus l’objet de leurs 
calomnies, ils appelaient sa gravité arrogance, 
et sa franchise opiniâtreté. Donnait-il un avis 
sage, c'était une censure de la conduite des au- 
tres. Refusait-il de participer à leur débauche, 
c’était mépris de sa part. ILest vrai qu’il avait na- 
turellement une fierté, une austérité de mœurs, 
qui le rendaient d’un accès difficile et presque 
insociable, Ce n’était pas seulement à un jeune 
prince dont les oreilles étaient corrompues par 
la flatterie que son commerce paraissait désa- 
gréable et dur; ceux mèmes qui étaient inti- 
mement liés avec lui, en admirant la noble sim- 


ΡΙΟΝ. 77 
plicité de son caractère, lui reprochaient que 
son ton et ses manières avaient quelque chose 
d’austère et de sauvage qui ne convenait pas 
aux affaires politiques. C’était par rapport à ce 
défaut que, dans la suite, Platon, par une sorte 
de prophétie de ce qui devait lui arriver, lui 
écrivait de se défendre de la fierté, compagne 
ordinaire de la solitude. Cela n’empèchait pas 
qu'il ne fût traité avec la plus grande distinc- 
tion ; et l’état même des affaires en faisait une 
loi au prince, parce qu’il était le seul, ou du 
moins celui qui pouvait defendre le plus sûre- 
rement la tyrannie contre les orages qui la me- 
naçaient. ἢ] reconnut bientôt lui-même qu'il 
devait les honneurs et la puissance dont il jouis- 
sait non à l’affection du prince , mais au besoin 
qu'il avait de lui, besoin qui lui arrachait ces 
hommages forcés. 

X. Persuadé que les vices de Denys ne ve- 
vaient que de son ignorance, Dion fit tous ses 
efforts pour lui donner le goût des occupations 
honnêtes, pour lai inspirer l’amour des sciences 
et des arts propres à former les mœurs, afin que, 
cessant de craindre la vertu, il s’accoutumät à 
trouver du plaisir dans la pratique du bien. Ce 
jeune prince n’était pas, de son naturel, un des 
plus mauvais tyrans; mais son père; craignant 
que si son esprit se développait, et qu'il vint à 

2. 


8 DION. 


8. NI 


goûter les entretiens des personnes sensées , 1] 
ne conspirât contre lui, et ne lui enlevät le pou- 
voir suprême , l'avait tenu renfermé dans son 
palais, où, séparé de tout commerce , absolu- 
ment étranger aux affaires, iln’avait, à ce qu’on 
assure, d'autre occupation quede fairede petits 
chariots, des chandeliers, des siéges et des ta- 
bles de bois. La crainte avait rerdu cet ancien 
Denys si méfiant et si timide, que, suspectant et 
redoutant tout lemonde, il nesouffrait pas qu’on 
lui fit les cheveux avec des ciseaux ; il se servait 
pour cela d’un garçon sculpteur, qui, avec un 
charbon ardent, lui brülait alentour sa cheve- 
lure. Il n’admettait dans son appartement ni 
son frère, ni son fils, avec les habits qu’ils por- 
taient en s’y présentant; il fallait que chacun 
d'eux, avant d'entrer, quittât sa robe, et qu'a- 
près avoir été visité par les gardes, il en prit 
une autre. Un jour sen frère Leptines voulant 
lui faire le tableau d’une terre, prit la pique 
d’un des gardes de Denys, et en traça le plansur 
le sable. Le tyran s’emporta contre lui avec 
beaucoup de violence, et fit mourir le garde 
qui avait donné sa pique. ἢ] suspectait ses amis 
même, par ce qu'il les connaissait, disait-il, 
pour des hommes de sens qui aimeraient mieux 
être tyrans eux-mêmes que d’obéir à un tyran. 
ἢ tua Marsyas, un de ses officiers, qu'il avait 


5 


Ξ DION. 79 
promu lui-même à un commandement dans 
ses armées, parce qu’il avait vu en sunge cet 
officier qui legorgeait : il pretendit qu’il n’a- 
vait eu ce songe dans la nuit que parce que 
Marsyas en avaitfait le complot pendant le jour, 
et l’avait communique à d’autres. Cependant 
cet homme si timide et si liche, dont l’âme était 
remplie de tant d’indignes faiblesses, s’empor- 
tait contre Platon, qui ne voulait pas le décla- 
rer le plus courageux des mortels. 

XI. Dion, comme je viens de le dire, voyant 
le fils de ρὲ tyran mutilé, s’ilest permis de par- 
ler ainsi , par son ignorance, et dépravé dans 
ses mœurs, l'exhortait à se tourner vers l'étude; 
il le pressait d'employer auprès du premier des 
philosophes les instances les plus vives pour 
l’attirer en Sicile, et dès qu’il y serait venu, de 
s’abandonner entièrement à lui, afin que, par 
ses discours, il réformät ses mœurs et les dirigeàt 
vers le bien ; que forme sur le modèle divin, le 
plus parfait de tous, celui qui conduitseulluni- 
vers, et par qui tous les êtres tirés du sein du 
chaos constituent cet ordre de choses qu’on ap- 
pelle le monde, il s’assuràt à lui-même et à ses 
sujets une véritable félicite. Il verrait alors ses 
peuples, qui n’obeissaient qu’à la crainte et à la 
nécessité, s'attacher à un gouvernement pater- 
ternel, fondé sur la tempérance et la justice, 


80 DION. 

et, au | lieu d’avoir à détester un tyran, aimer en 
lui un véritable roi. « Sachez, lui disait-il, que 
«les chaînes de diamant ne sont pas, comme le 
«croyait votre père, la crainte, la force, le graud 
« nombre de vaisseaux, et ces milliers de bar- 
«bares qui composent votre garde, mais l’affec- 
«tion, le zèle et la reconnaissance qu’inspirent 
«aux sujets la justice et la vertu de leurs rois. 
« Ces derniers liens, quoique moins roiïdes et 
«bien plus doux que ces autres chaînes, ont 
« beaucoup plus de force pour maintenir les em- 
«pires ; et sans cela un prince peut-il obtenir 
« l’estime et l'affection des peuples, lorsque, cou- 
«yrant son corps d’habits magnifiques , ornant 
«sa maison avec la somptuosite la plus recher- 
«chée, il n’a, danssa raison et dans ses discours, 
«aucune supériorité sur le dernier de sessujets, 
«et qu’il ne daigne pas orner le palais de son 
« àme avec la décence et la richesse quiconvien- 
«nent à une reine? » 

ΧΗ. Cesreprésentations, souvent répétées et 
appuyées encore de quelques maximes de Pla- 
ton que Dion avait soin d’y semer de temps en 
temps , excitèrent dans l’âme de Denys un de- 
sir violent , une sorte de fureur de voir et d’en- 
tendre ce philosophe. Il partit aussitôt pour 
Athènes plusieurs lettres de Denys, auxquelles 
Dion joignit ses propres sollicitations ; il en 


DION. 81 
vint aussi de l’Italie, de la part des philosophes 
Pythagoriciens, qui pressaient Platon d’aller 
s'emparer de l’âme d’un jeune prince qui, 
aveuglé par sa puissance, se laissait entraîner 
à une vie licencieuse , et de l’en retirer par la 
force de ses raisonnemens. Platon, cédant à 
ce qu'il se devait à lui-même , comme il le té- 
moigne dans ses écrits, et ne voulant pas qu’on 
pût lui reprocher que, philosophe seulement 
de paroles , il ne justifiait pas ce titre par ses 
actions ; espérant d’ailleurs qu'en guérissant 
un seul homme qui était comme la partie do- 
minante du corps politique il procurerait la 
guérison de toute la Sicile, travaillée de ma- 
ladies dangereuses , il se détermina à partir 
pour Syracuse. 

XIII. Les ennemis de Dion , qui redoutaient 
le changement de Denys , lui persuadèrent de 
rappeler de son exil Philistus, homme très in- 
struit dans les lettres, et qui avait une grande 
habitude des mœurs des tyrans ; ils voulaient 
avoir en lui un contre-poids qui püt balancer 
Platon et sa philosophie. Philistus, lors de 
l'établissement de la tyrannie , s’en était mon- 
tré le plus zélé partisan, et avait long-temps 
commande la garnison de la citadelle; on di- 
sait même qu'il avait vécu avec la mère de l’an- 
cien Denys , et que Je tyrau ne l’avait pas igno- 


82 DION. 

ré. Mais après que Leptines, qui avait eu deux 
filles d’une femme déjà mariée à un autre, eut 
donné à Philistus une de ces filles en mariage 
sans en parler à Denys, le tyran, irrité, fitmettre 
en prison et charger de fers cette femme, et 
chassa de la Sicile Philistus, qui se retira chez 
des amis et des hôtes qu’il avait dans la ville 
d’Adria (*). Ce fut là que, jouissant d’un grand 
loisir, il composa la plus grande partie de son 
histoire (Π) : car il ne revint pas en Sicile, tant 
que le vieux Denys vécut ; ce ne fut qu'après 
sa mort, comme je viens de le dire, que l'envie 
des courtisans contre Dion le ramena dans sa 
patrie, parce qu’ils le crurent un instrument 
très propre à leur dessein, et un des plus fermes 
appuis de la tyrannie. En effet, il fut à peine 
arrivé qu’il se déclara pour le parti du tyran, 
et que tous les autres courtisans renouvelèrent 
leurs calomnies contre Dion; ils Jui imputèrent 
d’avoir cherché, de concert avec Théodote et 
Héraclide , les moyens de détruire la tyrannie. 
Il paraît que Dion avait espéré que le sejour de 
Platon à Syracuse ferait perdre à la tyrannie 
ce qu’elle avait de despotique et d’arbitraire, 
et qu'il ferait de Denys un prince modéré, 
dont le gouvernement serait réglé par la jus- 


(*) Ville du Picenum, aujourd'hui la Marche d'Ancône, 


DION. 83 
tice. Si le tyran s’y refusait, et qu’il ne se lais- 
st pas adoucir par les préceptes de la phi- 
losophie , il avait résolu de renverser sa domi- 
nation et de remettre l’autorité entre les mains 
des habitans de Syracuse : non qu’il approuvät 
la démocratie ; mais il la croyait meilleure que 
la tyrannie, quand on ne pouvait pas établir 
une saine aristocratie. 

XIV. Telle était la situation des affaires à 
l’arrivée de Platon en Sicile ; il y reçut l’ac- 
eueil le plus flatteur ; on lui prodigua les hon- 
meurs les plus distingués, les marques d’affec- 
tion les plus singulières. À la descente de sa 
galère , iltrouva un char du prince magnifique- 
ment paré , dans lequel il monta, et Denys of- 
frit un sacrifice aux dieux, comme pour l’évé- 
nement le plus heureux qui püt arriver à son 
empire. La frugalité qui régna depuis dans les 
repas , la modestie qui parut dans la cour, la 
douceur que le tyran lui-mème montra dans 
ses audiences et dans ses jugemens, tout fit con- 
cevoir aux Syracusains les plus grandes espé- 
rances d’un changement heureux. Les courti- 
sans eux-mêmes se portaient tous avec une ar- 
deur incroyable à l’étude des lettres et de la 
philosophie ; le nombre de ceux qui s’appli- 
quaient à la géométrie était si grand, que 
le palais était semé partout de cette poussière 


ὃ4 DION. 

sur laquelle les géomètres tracent leurs figures. 
Peu de jours après, dans un sacrifice solennel 
qui se faisait dans le palais , le héraut ayant, se- 
lon l'usage , prié les dieux de conserver long- 
temps la tyrannie à l’abri de tous les revers, 
Denys qui était présent : « Ne cesseras-tu pas, 
« lui dit-il, de faire des imprécations contre 
« moi ? » Cette parole affligea vivement Philis- 
tus, qui sentit combien le temps et l'habitude 
rendraient invincible le pouvoir de Platon, puis- 
qu’en si peu de jours ses conversations avaient 
produit un tel changement dans l'esprit de ce 
jeune prince. 

XV. Ce ve fut donc plus séparément ni en 
secret, mais tousensembleet ouvertement qu'ils 
se déchaïnèrent contre Dion, « On ne peut plus 
« douter , disaient-ils, qu’il ne se serve des dis- 
« cours de Platon pour charmer, pour ensor- 
« celer lime du prince, pour lui persuader 
« d’abdiquer volontairement l'empire , afin de 
« s’en saisir lui-mème, et de le transporter aux 
« fils d’Arisiomaque, ses neveux. Il est bien 
« douloureux, disaient quelques autres, que les 
« Athéniens, qui, étant venus autrefois en Si- 
« cile avec des forces si considérables de terre 
« et de mer, onttous péri avant d’avoir pu se 
« rendre maitres de Syracuse , parviennent au- 
« jourd’hui , par le moyen d’un seul sophiste , 


= 


DION. ᾿ 85 
Le ᾿ . . ] 

« à détruire la tyrannie, en persuadant ἃ De- 
nys de se débarrasser de ces dix mille gardes 
« dont il est environné , de renvoyer les quatre 
« cents galères qu'il a dans ses ports , ses dix 
« mille chevaux, et la plus grande partie de 


un 
= 


ξ 
« ses troupes de pied , pour aller dans FAcade- 


« mie chercher ce souverain bien dont on faitun 
« mystère, mettre son bonheur dans la géomc- 
« trie, et abandonner à Dion , à ses neveux, la 
« souveraineté bien plus réelle des richesses et 
« des plaisirs. » Tous ces propos jetèrent d’a- 
bord des soupcons dans l'âme du tyran; dessoup- 
cons il passa à la colère . qui aboutit à une rup- 
ture ouverte. 

XVL. Dans ce mème temps, on apporta se- 
crètement à Denys des lettres que Dion avait 
écrites aux magistrats de Carthage, pour leur 
dire de ne pas traiter de la paix avec le tyrau 
sans qu’il fût présent aux conférences , parce 
qu'il servirait à rendre le traite plus solide. De- 
nys communiqua ces lettres à Philistus; et après 
en avoir délibéré avec lui, 1] amusa Dion , sui- 
vant Timée, par une feinte réconciliation. 
L’ayant trompe par de belles paroles , il le mena 
seul un jour au-dessous de Ja citadelle, sur le 
bord de la mer ; là il lui lut ses lettres, et l’ac - 
cusa de s'être ligué contre lui avec les Cartha- 


ginois. Dion voulut se justifier ; mais le tyran, 
VIES DES HOMMES ILL.—T, XV. ὃ 


δ0 À DION. 

ΡΥ é RS 
sans l'écouter le fit monter sur-ie-champ teiqu'il 
était dans un brigantin , et commanda aux ma- 
telots d'aller le débarquer sur les côtes d'Italie. 
Cetie violence ne fut pas plus tôt connue du pu- 
blic, que Denys révolta tout le monde par sa 
cruaute ; les femmes firent retentir le palais de 
leur douleur, et la ville de Syracuse reprit cou- 
rage, dans l'espoir que le tumulte qui suivrait 
l'exil de Dion , et la défiance qu’il jeterait dans 
les esprits, amèneraient bientôt dans les affaires 
des changemens favorables. Denys, qui craignit 
les suites de cette disposition des esprits, con- 
sola ses amis et les femmes du palais; il les as- 
sura que l’absence de Dion n’était pas un exil, 
mais un simple voyage qu'il lui avait ordonné 
dans la crainte que son opiniätreténe le forcât à 
prendre contre lui des mesures plus violentes. 
Il fournit aux parens de Dion deux vaisseaux 
pour y charger ce qu’ils voudraient emmener 
de ses biens et de ses domestiques, et l’aller 
joindre dans le Péloponnèse. Dion avait des pos- 
sessions immenses , et l’état de sa maison diffé- 
rait peu de celui d’un tyran. Ses amis char- 
gèrent ses richesses sur ces deux vaisseaux et 
les lui portèrent en Grèce. Les femmes du pa- 
lais et ses meilleurs amis y avaient ajouté des 
présens considérables , en sorte que Dion, par 
sa fortuue et par l’éclat de sa dépense, tint le 


DION. »" 87 
plus grand état dans la Ge, et que ropu- 
lence d’un bauni fit juger de la puissance du 
tyran. 

XVIL. Après le départ de Dion, Denys logea 
Platon dans la citadelle; c’était sous prétexte 
de le traiter avec honneur en Papprochant plus 
près de sa personne, lui donner une prison hon- 
pête, de peur qu’en allant trouver Dion il ne 
fût auprès des Grecs un temoin de son injus- 
tice envers lui. Le temps et l'habitude lui ins- 
pirèrent un goût si vif pour les entretiens de ce 
philosophe , que, comme une bête féroce qui 
s’apprivoise enfin avec l’homme, son amour 
pour lui devint tyrannique: il voulait être aimé 
seul de Platon , ou du moins avoir plus de part 
que personne à son estime , prêt à le rendre 
maitre de tout ce qu'il possédait , et de lem- 
pire même . s’il voulait ne pas préférer l'amitié 
de Dion à la sienne. Cette passion, ou plutôt 
cétte manie, était pour Platon un véritable 
malheur , comme celle d’un amant jaloux en 
est un pour la personne qu’il aime. C’étaient 
presque en même temps des emportemens su- 
bits et des repentirs accompagnés de prières 
vives pour obtenir sa réconciliation. Ïl brèlait 
d'envie d'entendre Platon , et d’être initié aux 
secrets de la philosophie ; et il eu rougissait 
© devant ceux qui cherchaient à l'en détoar per, 


88 DION. 
comme d’une étude capable de le corrompre. 
XVIIL. La guerre qui survint dans ce temps- 

là détermina Denys à renvoyer Platon en Grèce, 

après lui avoir promis de rappeler Dion au prin- 

temps. Mais il ne lui tint point parole. et fit 

passer seulement à Dion ses revenus, priant 
Platon d’excuser ce délai dont la guerre etait 

la cause, et l’assurant. qu’il le ferait revenir dès 
que la paix serait faite, à condition cependant 
qu’à son retour il vivrait tranquille, sans ex- 
citer aucun mouvement , et qu'il ne le décrie- 
rait pas auprès des Grecs. Platon fit son possi- 
ble pour l'obtenir de Dion; il le dirigea vers 
l'étude de la philosophie, et le retint auprès de 
lui à l’Académie. Dion logeait à Athènes chez 
un de ses amis nomme Callippus. ἢ avaitachete 
une maison de plaisance dont, à son départ pour 
la Sicile, il fit présent à Speusippe, celui de 
ses amisavec quiilavait vécu davantage.Platon, 
en les liant ensemble, avait voulu adoucir les 
mœurs austères de Dion par le commerce d’un 
homme aimable quisavait mêler à propos à des 
conversations sérieuses des plaisanteries hon- 
nètes ; ettelétait Speusippe , de qui, pour cette 
raison, le poète Timon a dit dans sessilles (?) qu'il 
raillait avec finesse. Pendant le séjour de Dion 


à Athènes, Platon fut obligé de donner des, 


jeux et de défrayer le chœur des jeunes gens ; 


DION. Dre) 
Dion en fit seul tous les frais : Platon voulut 
lui fournir ce moyen de montrer devant les 
Athéniens une magnificence qui devait procu- 
curer à Dion plus de bienveillance de la part 
du peuple que d’honneur à Platon mème. 
XIX. Dion parcourut les autres villes de la 
Grèce ; il assista à leurs fètes solennelles, et s’en- 
tretint avec les hommes les plus sages et les plus 
versés dans la politique. Jamais il ne montra ni 
affectation , ni arrogance , ni mollesse , ni rien 
qui sesentitde ses longues habitudes avec un ty- 
ran ; partout il fit paraitre sa tempérance, sa ver- 
tu,sa force d’âme,ses grandes connaissances dans 
la philosophie et dans les lettres. Cette conduite 
lui conciliatellement l’affection et l'estime géné- 
rale,que laplupart des villes lui décernèrent,par 
des décrets publics, des honneurs particuliers,et 
que les Lacedémoniens eux-mêmes, sans s’in- 
quieter du ressentiment que pourrait en avoir 
Denys qui les secondait puissamment dans leur 
guerre contre les Thébains, lui donnèrent le 
titre de citoyen de Sparte. On dit qu’il fut in- 
vité par Ptoïodorus de Mégare à venir dans sa 
maison : c’était un des hommes les plus riches 
et les plus puissans de la ville. Dion , en arrivant 
chez lui , trouva une foule de peuple assemblée 
à sa porte, qui, par la multitude d’affaires dont 


Ptoïodorus était chargé, ne pouvait aborder 
8 


ao DIOY. 
facilement, Dion voyant ses amis en murmurer 
hautement : « Pourquoi nous en plainäre® leur 
« dit-il , ne faisions-nous pas de même à Syra- 
« euse ? » 


XX. Denys, dont la jalousie contre Dion aug- 
mentait de jour en jour, et qui craignait les et- 
fets de la bienveillance que les Grecs lui témoi- 
gnaient, cessa de lui envoyer ses revenus, et 
les fit administrer par ses propres intendans. 
Mais, en même temps, pour détruire la mau- 
vaise opinion que sa conduite envers Platon 
avait donncede lui aux philosophes de la Grèce, 
il assembla plusieurs hommes des plus savans, 
et en voulant se piquer, dans les conférences 
qu'il avait avec eux , de les surpasser par son 
savoir, il lui arrivait nécessairement d’appli- 
quer fort mal à propos ce qu’il avait entendu 
dire à Piaton. Se reprochant alors de n'avoir 
pas su profiter de sa présence , ni suivi assez 
long-temps les lecons admirables qu’il lui don- 
nait. 1] désira de le revoir ; et comme un tyran 
est toujours effréné dans ses désirs, toujours 
porté avec violence vers les extrêmes, dans 
impatience qu'il avait de le faire revenir en 
Sicile, il mit tout en œuvre pour y réussir. Il 
obligea Archy tas , philosophe pythagoricien , 
de Jui écrire pour l'engager à partir, et de se 
rendre caution auprès a philosophe athénien 


DION., at 
qu'il tiendrait toutes les paroles qu'il lui avait 
donpées : c'était Platon qui avait procuré à Ar- 
chytas la connaissance et l'hospitalité de Denys. 
Archytas envoya donc de sa part Archidemus 
à Platon; et Denys fit partir deux trirèmes avec 
plusieurs de ses amis qui devaient prier instam- 
ment Platon de faire ce second voyage. Il lui 
écrivit même de sa main pour lui déclarer savs 
détour que s’il ne se laissait pas persuader de 
revenir auprès de lui, Dion ne devait s'atten- 
dre à aucun traitement favorable; mais que s'il 
revenait à Syracuse, il n’y avait rien qu'il ne 
fit pour Dion. 

XXL. Dion , de sou côté, recut plusieurs let- 
tres de sa femme et de sa sœur, qui le sollici- 
taient vivement de déterminer Platon à se ren- 
dre aux désirs du tyran, et de ne pas donner 
des prétextes à ses mauvais desseins. Ce fut αἰ πὶ 
que Platon, comme il le dit lui-même, aborda 
pour la troisième fois au port de Sicile 


Pour affronter encor cette horrible Gharybde : 


Son arrivée combla de joie Denys , et douna 
5 
de grandes espérances à la Sicile, qui, aux vœux 
Le, 
les plus ardeus, joignait tous ses efforts , afin 
que Platon l’emportit sur Philistus, et que la 
philosophie triomphât de la tyrannie. Les fem- 
mes du palais lui firent un accueil distingué. 


92 DION. 


Denys lui donna une marque singulière de eon- 
fiance que personne n’avait encore reçue de lui: 
ce fut de le laisser approcher de sa personne 
sans le faire visiter. Aristippe de Cyrène (5), 
souvent témoin des présens considérables que 
Denys offrait à Platon , et des refus constans de 
ce philosophe, disait que Denys ne risquait rien 
à se montrer généreux; qu’il donnait peu à ceux 
qui lui demandaient beaucoup , et qu’il donnait 
beaucoup à Platon qui n’acceptait jamais rien. 
Après les premiers témoignages d'amitié, Pla- 
ton ne tarda pas à lui parler de Dion; mais 
Denys renvoya d’abord à un autre moment ce 
sujet d'entretien. Bientôt ce furent des plaintes 
et des querelles qui n’éclataient pas au dehors, 
car Denys les cachait avec soin , et prodiguait 
en public à Platon tous les honneurs, toutes les 
complaisances qu’il pouvait imaginer, afin de 
le détacher de l'amitié qu'il avait pour Dion. 
Dans les premiers jours, Platon ne lui parla 
point de sa perfidie et de ses mensonges ; il sut 
les supporter et les dissimuler. Pendant qu’ils 
étaient dans cette disposition réciproque, qu’ils 
croyaient ignorée de tout le monde, Hélicon 
de Cyzique (*), un des amis de Platon , prédit 


(1) Hélicon de Cyzique, disciple de Platon, était un de 


DION. 9? 
une éclipse de soleil ; elle arriva au jour precis 
qu'il avait marque; et le tyran en fut si ravi, 
qu’il lui donna un talent. Aristippe, badinant 
à cette occasion avec les autres philosophes ; 
dit qu'il avait aussi à prédire quelque chose 
d’extraordinaire. Les philosophes l'ayant pressé 
de dire ce que c’était : « Je vous annonce, leur 
« dit-il, qu'avant peu Denys et Platon seront 
« ennemis, » 

XXIL. Enfin Denys ayant fait vendre tous les 
biens de Dion , en retint l'argent; il fit quitter 
à Platou l'appartement qu’il lui avait donné 
dans ses jardins, et le renyoya au milieu de ses 
satellites, qui, irrités des conseils qu’il donnait 
à Denys , de renoncer à la tyrannie et de casser 
sa garde , le haïssaient depuis long -temps et 
cherchaient à le tuer. Archytas, informé du pé- 
ril où se trouvait Platon, envoya promptement 
à Denys, sur une galère à trente rames, des am- 
bassadeurs chargés de lui redemander Platon, 
et de le faire ressouvenir que ce philosophe n’é- 
tait allé en Sicile que parce qu’Archytas s’é- 
tait rendu caution auprès de lui qu’il y serait 
en sureté, Denys, pour se justifier du reproche 
de haïr Platon , eut soin de le combler avant 


ces phüosophes qu’on appelait mathématiciens, nom sous 
lequel on désignoit ordinairement les astron 


94 DION. 
son départ de témoignages d'estime et d’amitie ; 
et quand il fut sur le point de s’embarquer : 
« Platon , lui dit-il, je crois que, de retour à 
« Athènes, vous direz bien du mal de nous avec 
« vos philosophes. —A dieu ne plaise, lui répon- 
« dit Platon en souriant, que nos sujets de con- 
« versation à l’Académie soient assez stériles 
« pour que nous ayons le temps d’y parler de 
« vous! » C’est ainsi que Platon fut renvoyé; 
cependant ce que ce philosophe lui-même en ἃ 
écrit n’est pas entièrement conforme à ce ré- 
cit. Dion fut indigné de la conduite de Denys; 
et peu de temps après, informé de la violence 
dont il avait usé envers sa femme, il prit contre 
lui les dispositions les plus hostiles. Platon fit 
entendre à Denys ce grief de Dion, mais en 
termes obscurs et presque énigmatiques. ἢ s’a- 
gissait de la femme de ce dernier. Après qu'il 
eut été chassé de Sicile, Denys en renvoyant 
Platon le chargea de demander secrètement à 
Dion s’il consentirait que sa femme fût mariée 
ἃ un autre: car il courait un bruit, soit véritable, 
soit forgé par ses ennemis, que ce mariage n’a- 
vait pas été du goût de Dion, et que la société 
de sa femme ne lui plaisait pas. 

XXHIE. Platon ne fut pas plus tôt de retour à 
Athènes, qu'après avoir instruit Dion de tout ce 
qui s’était passé en Sicile, il écrivit au tyran une 


DIOYX. 95 
lettre intelligible sur le reste à tout le monde, 
mais où l’article seul du mariagene pouvait être 
entendu que de lui. Il mandait à Denys qu’à la 
première ouverture qu'il en avait faite, Dion 
lui avait déclaré qu’il serait très irrité contre 
Denys, s’il se permettait de le faire. Les espé- 
rances de réconciliation qui subsistaient encore 
empèchèrent Denys de rien entreprendre contre 
sa sœnr, et il lui permit de demeurer avec le 
fils qu’elle avait eu de Dion ; mais lorsque tout 
espoir fut évanoui, et que Platon eut été ren- 
voyé d'une manière odieuse, Denys forca sa sœur 
Arété, femme de Dion, d’épouser Timocrate, 
un de ses amis. ἢ] n’imitait point en cela la dou 
ceur de son père envers Polyxenus, mari de 
Thesta, sœur du tyran. Ce beau-frère, devenu 
l'ennemi de Denys, et craignant sa vengeance, 
s’enfuit de Sicile. Denys fit venir sa sœur, etse 
plaignit de ce qu'ayant su la fuite de son mari, 
elle ne l’en avait pas prévenu. Thesta, sans te- 
moigner ni étonnement ni crainte : « Denys, lui 
« dit-elle, me croyez-vous donc use femme si 
« timide et si liche, que, sachant la fuite de mon 
« mari, je n’aie pas eu le courage de m’embar- 
« quer avec lui et de partager sa fortune? Mais 
« je ne l’ai point sue : car j'aurais bien mieux 
« aimé être appelée la femme de Poly xénus 
« banni que la sœur du tyran? » Denys ne put 


06 DION. 

refuser son admiration à la liberté courageuse de 
Thesta : aussi les Syracusains, charmés de sa 
vertu, lui conservèrent , après le renversement 
de la tyrannie, les ornemens et les honneurs de 
la dignité royale; et après sa mort tout le peu- 
ple accompagna son convoi. Je π΄ αἱ pas cru 
cette digression inutile. 

XXIV. Le retour de Platon à Athènes décida 
Dicn à la guerre. Ce philosophe s’y opposait, 
par égard pour l'hospitalité qui lunissait à De- 
nys, et à cause de sa vieillesse ; mais Speusippe 
et les autres amis de Dion partageaient ses 
sentimens, et le pressaient d’aller rendre la 
liberté à la Sicile, qui lui tendait les bras et 
qui le recevrait avec ardeur: car Speusippe , 
pendant le séjonr qu’il avait fait avec Platon à 
Syracuse, avait beaucoup fréquente les habi- 
tans de cette ville, et s’était assuré de leurs dis- 
positions. Îls avaient d’abord craint de lui par- 
ler ouvertement, dans la pensée que le tyran se 
servait de lui pour les sonder ; mais quand ils 
eurent pris confiance en lui, illeur entenditdireà 
tous unanimement qu’ils désiraient fort le retour 
de Dion; qu’il pouvait arriver sans vaisseaux , 
sans infanterie , sans cavalerie, et monter sur 
le premier vaisseau marchand qu’il trouverait, 
pour venir prêter son nom et son bras aux Si- 
ciliens contre Denys. Dion , encouragé par le 


DION. 97 
rapport que Speusippe lui fit de ces disposi- 
tions, leva secrètement des troupes étrangères. 
et par des personnes interposées, afin de cacher 
ses projets. Un grand nombre de philosophes 
et d'hommes d’état secondèrent son entreprise , 
entre autres Eudemus de Cypre , dont la mort 
a été l’occasion du dialogue d’Aristote sur là- 
me (ἢ; et Timonides de Leucade, qui attirérent 
dans son parti le devin Miltas de Thessalie, col- 
lègue de Dion dans l'Académie. De tous les Si- 
ciliens queletyran avait bannis, et qui n’étaient 
pas moins de mille, il n’y en eut que vingt-cinq 
quil’accompagnèrent à cette expédition; tousles 
autres l’abandonnèrent, retenus par la crainte. 

XXV. Ses troupes , rassemblées dans l'ile de 
Zacynthe, ne formaient que près de huit cents 
hommes , mais tous déjà connus par plusieuis 
guerres importantes, tous singulièrement forti- 
fiés par de rudes exerciees, supérieurs à tous les 
autres soldats par leur expérience et leur au- 
dace , très capables enfin d’enflammer le cou- 
rage des troupes plus nombreuses que Dion es- 


(x) Ce dialogue d'Aristote est perdu.Eudemms, quien avait 
été l’occasion, n’est connu que comme ami d’Aristote : car 
il ne faut pas le confondre avec Eudemus de Rhodes, à 
qui le fondateur du Lycée avait adressé son grand Traité 
des morales, et qui lui-même avait composé plusieurs ou- 
vrages philosophiques. 


VIES DES HOMMES ILL.—T. XV, ω 


08 DIOX. 

péraittrouver en Sicile, et de les animer à com- 
battre avec la plus grande valeur. Cependant, 
quand on leur annonça que c’était pour la Si- 
cile et contre Denys que cet armement était 
destiné, ils furent saisis détonnement et perdi- 
rent courage. Cette expéditon leur parut l’effet 
de la démence et de la fureur de Dion, qui, em- 
porté par son ressentimentet faute de meilleures 
espérances, se jetait en aveugle dans une entre- 
prise désespérée. Ils s’'emportèrent contre leurs 
capitaines et contre ceux qui, en les enrôlant, 
ne leur avaient pas déclaré d’abord à quelle 
guerre ils voulaient les mener. Mais Dion, daus 
le discours qu'il fit, leur exposa tout ce que la 
tyrannie avait de faible , leur insinua que ο᾽έ- 
tait moins comme soldats qu'il les conduisait à 
cette expédition, que comme des capitaines des- 
tinés à commander les Syracusains et les autres 
peuples de la Sicile, qui, depuis long-temps, 
étaient disposés à la révolte. Alcimène, le pre- 
mier des Grecs par sa naissance et par sa ré- 
putation, leur ayant parlé après Dion, ils con- 
sentirent à partir. On était alors au milieu de 
l'été ; les vents étésiens (*) régnaient sur la mer, 
et la lune était dans son plein. Dion, ayant fait 


(x) Ces vents soufilaient périodiquement du nord et Gu 
nord-ouest, vers la canicule, 


DION. 99 


préparer un sacrifice magnifique pour Apollon, 
se rendit en pompe au temple de ce dieu, avec 
ses soldats couverts de toutes leurs armes. Après 
le sacrifice 1] leur donna un grand festin dans le 
lieu de l'île où se faisaient les exercices. Ils fu- 
rent très surpris de voir la quantité de vaisselle 
d’or et d'argent, et la magnificence des tables 
sur lesquelles ils étaient servis ; une telle opu- 
lence paraissait au-dessus de la fortune d’un par- 
ticulier. Ils pensèrent alors qu’un homme d’un 
âge mür, qui possédait de si grandes richesses, 
ne se serait pas jeté dans une entreprise si ha- 
sardeuse s’il n’avait des espérances bien fon- 
dées, et si ses amis de Sicile ne lui fournis- 
saient pas tous les secours nécessaires pour en 
assurer le succès. 

XXVL. A la fin du repas, après les libations 
d'usage et les vœux solennels, la lune s’éclipsa. 
Ce phénomène n’étonna point Dion, quiconnais- 
sait les révolutions périodiques du soleil et de la 
lune sur l'écliptique , et qui savait que l'ombre 
qui couvre alors la lune , est l’effet de l’interpo- 
sition de laterre entre cette planète et le soleil ; 
mais les soldats en étaient troublés , et il leur 
fallait quelque éclaircissement qui les rassurât. 
Le devin Miltas se levant done au milieu d’eux, 
leur dit de reprendre courage et de concevoir 
les meilleures espérances. « Par ce signe, ajou- 


100 DION. 

« ta-t-il, la divinité fait connaître que ce qu'il 
« y a aujourd’hui de plus brillant souffrira quel- 
« que éclipse. Or rien en ce moment n’a plus 
« d'éclat que la tyrannie de Denys, etvous allez 
« la faire éclipser dès que vous serez arrives en 
« Sicile. » Telle est l’explication que Miltas 
donna de l’éclipse au milieu de l’armée. Quant 
aux abeilles qu'on vit auprès des vaisseaux ; et 
dontun essaim alla se poser surcelui que montait 
Dion , le devin dit en particulier à lui et à ses 
amis qu’il craignait que ses actions, qui lui at- 
tireraient certainement baucoupdegloire, après 
avoir jeté de l'éclat pendant peu de temps, ne 
finissent bientôt par se flétrir. On dit que les 
dieux envoyèrent aussi au tyran plusieurs signes 
extraordinaires. Un aigle enleva la pique d’un 
de ses gardes, et, après l'avoir portée très haut 
dans les airs, la laissa tomber dans la mer. L'eau 
de la mer qui baigne la citadelle de Syracuse 
fut douce et potable pendant un jour : tous ceux 
qui en burent y trouvèrent cette douceur. Il 
naquit à Denys des cochons qui, bien conformes 
dans tout le reste, n’avaient point d’oreilles. Les 
devins, consultés sur ces divers prodiges, dirent 
que le dernier était un signe de désobeéissance 
et de révolte : qu’il annonçait que les sujets du 
tyran n’écouteraient plus ses ordres. Ils expli- 
quèrent la douceur des eaux de la mer, du chan- 


ΡΙΟΝ. 101 
gement heureux que la situation triste et péni- 
ble des Syracusains allait éprouver. Ils décla- 
rèrent enfin, sur le premier prodige, que l'aigle 
étant le ministre de Jupiter, et la pique le sym- 
bole de la domination et de la puissance , c’e- 
tait un signe que le plus grand des dieux se 
préparait à renverser, à faire disparaître la ty- 
ranuie. Voilà ce que rapporte Théopompe. 
XXVIL. Les soldats de Dion s’embarquèrent 
sur deux vaisseaux de charge, suivis d’un troi- 
sième d’une grandeur médiocre, et de deux ga- 
lères à trente rames. Outre les armes dont ses 
troupes étaient couvertes, Dion avait encore 
sur ces navires deux mille boucliers, une grande 
quantité de traits et de piques, avec des provi- 
sions très abondantes, afin qu’ellesne manquas- 
sent de rien pendant la traversée; car ils de- 
yaient, danstoutle coursde leur navigation, être 
à la merci des vents et des flots, parce qu’aver- 
tis que Philistus était à l’ancre, sur les côtes de 
l’lapygie, pour les attaquer au passage, ils crai- 
gnaient d'approcher de la terre. Après douze 
jours de navigation par un vent doux et frais, 
ils se trouvèrent le treizième au cap de Pachy- 
ne (*), en Sicile. Là , le pilote leur conseilla de 
débarquer promptement, s’ils ne voulaient pas, 


(*) Entre Cyrene et Tripoli, au sud-est de la Sicile. 


9. 


102 DION. 
ens “eloiguant des côtes et abandonnant le cap, 
s "exposer à être violemment agitésen pleine mer, 
durant plusieurs ; jours et plusieurs nuits, qu’il 
leur faudrait attendre le vent da midi, daus la 
saison de l’été où l’on était alors (*). Mais Dion, 
qui craignait de descendre à terre si près des en- 
nemis, et qui préférait d'aborder plus loin, dou- 
bla le cap de Pachyne. A l'instant le vent du 
nord se déchaïînant avec violence sur la mer, 
souleva les flots et éloigna les vaisseaux dela Si- 
cile : c’était le lever de l’Arcture. Les éclairs et 
les tonnerres, accompagnés de torrens de pluie, 
excitèrent une si furieuse tempête, que les ma- 
telotseffrayés nereconnaissaient plus leurroute. 
Bientôt ils s’apercurent que les vaisseaux, pous- 
sés par les vagues, étaient portés vers l'Afrique 
contre l’île de Cercine (**), à l'endroit où la côte, 
hérissée de rochers, les menacait du plus grand 
danger. Déjà ilstouchaientau moment d'être je- 
tés et brisés contre ces rochers, lorsque lesmate- 
lots, faisant, avec leurs perches, les plus grands 
efforts, parvinrent, non sans peine, à s'éloigner 
de la côte. Enfin la tempête s’apaisa , et ils ren- 
contrèrent un petit bâtiment qui leur apprit 


(*) Parce que les vents étésiens soufflaient pendant qua 
rante-cinq Ou cinquante jours. 


(#x) Située à l'entrée de la petite Syrte. 


; DION. 109 
qu'ils étaient aux têtes de la grande Syrte (*). 
Le calme qui survint, et pendant lequel ils vo- 
guaient au hasard, augmentait leur décourage- 
ment, lorsqu'ils sentirent de la côte quelques le- 
gers souffles du vent du midi; changement au- 
quelils s’attendaient si peu, qu'ils avaient peine 

ἃ le croire. Ce vent ayant pris peu à peu de la 
force , ils déployèrent toutes leurs voiles; et 
après avoir adressé leurs prières aux dieux, ils 
gagnèrent la haute mer, et, s'éloignant des côtes 
d'Afrique, cinglérent vers la Sicile. - 

XXVIIL. Une navigation rapide de quatre 
jours les conduisit dans le port de Minoa (**), 
petite ville de Sicile, de la dépendance des 
Carthaginois. Le commaudant de la place, 
nomme Synalus, Carthaginois de nation , hôte 
et ami de Dion, était alors dans la ville: et 
comme il ignorait que ce fût la floite de Dion, 
il voulut s'opposer à la descente des soldats ; 
ils lexécutèrent pourtant les armes à la main, 
mais sans tuer personne : car Dion le leur avait 

défendu , par égard pour ses liaisons avec le 


(1 y en avait deux, la grande et la petite; c’étaient des 
bas-fonds pleins de sable que les flots y déposaient, et 
d’où les vaisseaux, une fois qu’ils étaient engagés, ne pou- 
vaient presque plus se retirer. 

( Ville sur la côte inéridionale de Sicile, entre Agri- 
gente et le promontoire de Lilybée. 


104 DION. 

commandant. Ils mirent aisément en fuite les 
troupes de Syvalus, et entrèrent avec elles 
dans la ville, dont ils se rendirent les maïtres. 
Mais après que les deux commandans se furent 
reconnus et salués , Dion rendit la ville à Sy- 
lanus , sans y avoir causé aucun dommage ; 
Synalus nourrit les soldats de Dion, et lui 
donna tous les secours dont il put avoir besoin. 
Mais rien ne l’encouragea plus, lui et ses trou- 
pes , que l’événement heureux de l’absence de 
Denys :il s'était embarque peu de jours au- 
paravantavec quatre-vingts vaisseaux , etavait 
fait voile pour lltalie. Aussi, quoique Dion 
exhortàt ses soldats à se refaire des maux qu’ils 
avaient soufferts dans une si longue et si pénible 
navigation , ils s’y refusèrent ; et voulant saisir 
une occasion si favorable , ils pressèrent Dion 
de les mener à Syracuse. 

XXIX. Laissant donc à Minoa les armes qu’il 
avait de trop, avec tous ses bagages , qu'il pria 
Synalus de lui renvoyer quand il en serait 
temps, Dion marcha droit à Syracuse. En che- 
min, deux cents chevaux d’Agrigente . du quar- 
tier d'Ecnomus(*), vinrent les premiers le join- 


(7) Ecnomus était, à ce qu'il paraît, un quartier d’Agri- 
gente, ville considérable de Sicile, dont on trouve une des- 
cription détaillée dans Polybe; elle était située sur le bord 


2 τ 


_ DION. 109 
dre, et furent bientôt suivis de ceux de Géla. 
Le bruit de sa marche étant porté rapidement 
à Syracuse , Timocrate , celui qui avait épousé 
la femme de Dion , sœur de Denys, et que le 
tyran avait mis à la tête des partisans qui lui 
restaient dans la ville, envoya en toute dili- 
gence un courrier en Italie , avec des lettres qui 
apprenaient à Denys l’arrivée de Dion. Pour 
lui, il soccupa de prévenir les troubles et les 
mouvemens qui pouvaient naître de la dispo- 
sition à la révolte où étaient tous les esprits ; 
disposition que la crainte seule et la défiance 
les empéchaïent de manifester. Il arriva au 
courrier envoyé à Denys par Timocrate un 
accident bien extraordinaire. Après être abor- 
de en Italie et avoir traversé la ville de Rhége, 
il hâtait sa marche vers Caulonie (*), où était 
le tyran, lorsqu'il rencontra un homme de sa 
connaissance qui portait une victime qu’on ve- 
nait d’immoler; il en reçut de lui une portion, 
et poursuivit sa route, Après ayoir marché une 
partie de la nuit, la fatigue l’obligea de s’ar- 
rêter pour prendre quelque repos ; il se coucha 


du flenve Hypsas , entre le cap de Pachyne et celui de Li- 
lybée. Géla était dans son voisinage. 
(") Caulonie se nommait autrefois Alounie , et tirait son 


mom d’Aulon, vallon de la Calabre, cèlèbre par son vi- 
gnoble, 


106 DION. 


dans un bois qui touchait au chemin ; un loup, 
attiré par l’odeur , vint enlever les chairs de la 
victime que le courrier avait attachée avec la 
valise où étaient les lettres. Cet homme , à son 
réveil , ne trouvant plus sa valise, et l’ayant 
cherchée inutilement dans les environs , n’osa 
pas se présenter devant le tyran sans les lettres; 
il s'enfuit et ne reparut plus; en sorte que 
Denys n’apprit que par d'autres et, beaucoup 
plus tard, la guerre qui se faisait en Sicile. 
XXX. Dion fut joint dans sa marche par les 
habitans de Camarine (*), et par un grand 
nombre de Syracusains répandus dans les cam- 
pagues , et qui s'étaient révoltés contre le tyran. 
Les Léontins et les Campaniensgardaient, avec 
Timocrate, le quartier de Syracuse appelé l'E- 
pipole ; Dion leur ayant fait donner le faux avis 
qu’il allait commencer la guerre par le siège de 
leurs villes , ils abandonnèrent Timocrate pour 
aller défendre leurs concitoyens. Sur la nou- 
velle qu’en eut Dion, qui campait alors auprès 
de Macres (**), il fit partir ses troupes la nuit 
même , et arriva aux bords du fleuve Anapus, 


(*) Ville sur la côte méridionale de Sicile. 

(72) Ce nomest inconnu: c'est Acres qu'il faut lire ; c’é- 
tait une ville, entre le promontoire Pachyne et Syracuse; 
elle avait été bâtie par les Syracusains, soixanterüix ans 
après Syracuse. 


ῬΙΟΝ. 107 
qui n’est qu'à dix stades (*} de la ville. Il s'y 
arrèta, fit un sacrifice sur le rivage, et adressa 
ses prières au soleil levant. Les devins lui pro- 
mirent la victoire de la part des dieux; et 
ceux qui étaient présens , voyant Dion avec la 
couronne de fleurs qu’il avait mise pour le sa- 
crifice. se couronnèrent tous, par un mouve- 
ment unanime et spontané. Îls n'étaient pas 
moins de cinq mille hommes, qu’il avait re- 
cueillis dans sa marche ; ils avaient, à la vé- 
rité, de mauvaises armes, s’en étant fait de 
tout ce qui leur était tombé sous la main; mais 
ils suppleaient par leur courage à ce qui leur 
manquait à cet égard. Aussi Dion n’eut pas plus 
tôt donné l’ordre de partir, qu'ils coururent, 
transportés de joie, en poussant de grands 
cris et s’animant les uns les autres à secouer le 
joug de la tyrannie. 

XXXTI. Les plus honnêtes et les plus consi- 
dérables d’entre les Syracusains qui étaient res- 
tes dans la ville ayant pris des robes blanches, 
allérent au devant d’euxaux portes de Syracuse, 
et le peuple courut se jeter sur les amis du tyran. 
Il enleya d'abord les Prosagogides , gens détes- 
tables, ennemis des dieux et des hommes, qui, 
se répandant chaque jour dans la ville et se 


{9 Une demi-licue. 


108 DION. 


mélant parmi les Syracusains, recherchaient 
tout avec curiosité, et allaient rapporter au 
tyran ce qu’on avait dit et ce qu'on avait pensé; 
il furent les premiers punis par le peuple , qui 
les assomma sur-le-champ. Timocrate n’ayant 
pas eu le temps de s’enfermer dans la citadelle 
avec la garnison , prend un cheval, sort de la 
ville, et, dans sa fuite, sème partout le trouble 
et l’effroi, en exagérant à dessein les forces de 
Dion, pour ne pas paraître avoir abandonné la 
ville sur de légers motifs de crainte. Dans ce 
moment Dion parut à la vue des Syracusains ; 
il marchait à la tête de ses troupes, couvert 
d’armes brillantes, ayant à ses côtés Megaclès 
son frère et l’Athénien Callippus, tous deux 
couronnés de fleurs, et suivis de cent soldats 
étrangers qui lui servaient de gardes; les au- 
tres marchaïient en ordre de bataille sous la 
conduite de leurs capitaines. Les Syracusains , 
ravis de les voir , les recurent comme une pompe 
sacrce, digne du regard des dieux, et qui leur 
ramepait , après quarante-huit ans, la liberté 
et la démocratie, exilées de leur ville. 

XXXIL Quand Dion fut entré dans la ville 
par les portes Ménitides , il fit apaiser le tu- 
multe à son de trompe, et publier par un hc- 
raut que Dion et Mégaciès, qui étaient venus 
pour abolir la tyrannie , affranchissaient les S y- 


DION. 109 
racusains et les autres peuples de Sicile du jong 
du tyran. Comme voulait haranguer la mul- 
titude, il monta e long de l’Achradine, et 
trouva que les Syracusains avaient dressé par- 
tout , des deux côtés de la rue, des tables char- 
gées de coupes , et préparé des victimes. À me- 
sure qu’il passait devant eux, ils jetaient sur 
lui des fleurs et des fruits, et lui adressaient 
leurs prières comme à un dieu. Au-dessous de 
la citadelle et du lieu appelé Pentapyle (*), 
était une horloge solaire fort élevée et très dé- 
couverte que Denys avait fait bâtir; ce fut la 
que Dion se placa pour parler au peuple, et 
l’'exhorter à défendre sa liberté. Les Syracu- 
sains, charmés de l’entendre, et jaloux de lui té- 
moigner leur reconnaissance, le nommèrent lui 
et son frère capitaines généraux, avec un pou- 
voir absolu; mais, de leur consentement, ou 
mème à leur prière, ils leur donnèrent pour 
collègues vingt de leurs concitoyens, dont dix 
étaient du nombre de ceux qui , bannis par le 
tyran , étaient revenus avec Dion. Les devins 
regardèrent comme un présage heureux que 
Dion , en haranguant le peuple, eût sous ses 
pieds le bâtiment que Denys avait élevé avec 
une magnificence affectée; mais comme c'était 


*, Les cinq portes. 


VIES DES HOMMES ILL,—T, XV, 10 


« 


110 DION. 

une horloge solaire, et qu’il y avait été nommé 
général , ils craignirent qu’il n’éprouvât dans 
son entreprise quelque revers de fortune. Dion 
se rendit ensuite maître de l'Epipole, délivra 
tous les prisonniers qui y étaient détenus , et 
l’environna de fortifications. 

XXXIIT. Sept jours après , Denys entra par 
mer dans la citadelle ; et le mème jour on ap- 
porta sur des chariots les armes que Dion avait 
laissées en dépôt à Synalus; il les distribua à 
ceux des Syracusains qui n’en avaient pas ; 
ceux à qui il ne put en donner s’armèrent le 
mieux qu'il leur fut possible, et ils montrèrent 
tous la plus grande ardeur. Denys envoya d’a- 
bord en particulier des ambassadeurs à Dion, 
afin de le sonder; mais Dion lui ayant répon- 
du qu’il devait s'adresser aux Syracusains, de- 
venus un peuple libre, le tyran leur fit por- 
ter, par ces mêmes ambassadeurs , les propo- 
sitions les plus favorables : il leur promettait 
une diminution considérable d'impôts, et une 
exemption de service, excepte dans les guerres 
qu'ils auraient eux-mêmes approuvées. Les Sy- 
racusains recurent avec dérision ces promesses; 
et Dion répondit aux ambassadeurs que Denys 
n’eût plus à traiter avec les Syracasains tant 
qu'il n'aurait pas abdiqué la tyrannie. « Cette 
« démarche faite, ajouta-t-il, je l’aiderai vo- 


DION. 111 
« lontiers , par égard pour notre ancienne liai- 
« son , à lui faire accorder ce qui sera juste , et 
« même à obtenir tous les avantages qui de- 
« pendront de moi. » Denys parut content de 
ces offres, et envoya de nouveaux ambassa- 
deurs pour demander qu’il vint dans la cita- 
delle quelques Syracusains avec qui il traiterait 
des intérêts communs, et des sacrifices respec- 
tifs que chacun pourrait faire. On y envoya 
des députés dont Dion avait approuvé le choix. 
Aussitôt le bruit se répandit de la citadelle dans 
la ville que Denys allait déposer la tyrannie, 
moins par égard pour Dion, que pour l'amour 
de lui-même. Mais ce n’était de la part du tyran 
qu’une ruse et une feinte pour surprendre les 
Syracusains : car il retint prisonniers les dépu- 
tés ; et le lendemain, dès la pointe du jour , 
ayant fait boire avec excès ses soldats étran- 
gers, il les envoya brusquement attaquer la mu- 
raille que les Syracusains avaient élevée autour 
de la citadelle. 

XXXIV. Cette attaque imprévue, et l’audace 
de ces barbares, dont les uns abattaient avec 
un grand bruit la muraille, tandis que les au- 
tres tombaïent rudement sur les Syracusains, 
effraya tellement ceux-ci, qu’il n’y en eut pas 
un qui osût résister, et que les troupes étran- 
gères de Dion soutinrent seules le choc des en- 


112 DION. 

nemis. Elles n’eurent pas plus tôt entendu le tu- 
multe, qu’elles volèrent au secours des Syra- 
cusains, sans trop savoir d’abord ce qu’elles 
devaient faire, parce qu’elles n’entendaient pas 
les ordres qu’on leur donnait , troublées par les 
cris des Syracusains , qui, en fuyant, se je- 
taient au milieu d'elles et y portaient le dé- 
sordre. Dion , enfin, voyant qu'il était impos- 
sible de se faire entendre, leur montre d'ac- 
tion ce qu'il faut faire : il fond le premier sur 
les barbares; et comme il n’était pas moins 
connu des ennemis que de ses amis mêmes, il 
attire autour de lui le combat le plus vif et le 
plus terrible. Les soldats de Denys le chargent 
tous avec des cris effroyables; et quoique ap- 
pesanti par l'âge il fût moins propre à des com- 
bats si vigoureux, il y supplée par sa force et 
son courage , soutient l’assaut de ceux qui fon- 
dent sur lui, et en taille plusieurs en pièces. 
Mais enfin il est blessé à la main d’un coup de 
pique ; sa cuirasse résiste à peine à la multi- 
tude de traits et de coups de pique qu'il recoit 
ἃ travers son bouclier ; frappé sans reliche 
par les javelines qui se brisent contre lui, il 
est renversé par terre. Ses soldats l’enlèvent 
aussitôt, et il leur laisse Timonide pour les 
commander ; mais montant tout de suite à che- 
val, il court par toute la ville, arrête les 


DION. 119 
fuyards ; et prenant avec lui les soldats étran- 
gers qui gardaient l’Achradine, il mène ces 
troupes fraîches et pleines d’ardeur contre les 
barbares , qu’elles trouvent fatigués et rebutés 
de Pessai qu’ils viennent de faire. Ils avaient 
espéré qu’au premier assaut ils emporteraient 
la ville d'emblée ; et voyant, contre leur at- 
tente, qu'ils avaient affaire à des hommes 
aguerris et pleins de vigueur, ils commen- 
cèrent à reculer vers la citadelle. Dès que les 
Grecs les voient plier, ils tombent sur eux 
avec plus de roïdeur, et les ayant bientôt mis 
en fuite , ils les obligent de se renfermer dans 
leurs murailles. Les barbares ne tuèrent à Dion 
que soixante-quatorze hommes , et ils perdirent 
un grand nombre des leurs. 

XXXV. Les Syracusains, pour récompen- 
ser les troupes d’une victoire si brillante , leur 
distribuèrent cent mines (*) par tête ; et les sol- 
dats donnèrent à Dion une couronne d’or. Ce- 
pendant il vint de la part de Denys des hé- 
rauts apporter à Dion des lettres\les femmes du 
palais. Il y en avait une avec cette adresse , A 
mon père; on la crut d'Hipparinus, car c’é- 
tait le nom du fils de Dion , quoique l'historien 
Timée prétende qu’il s'appelait Arétéus, du nom 


(7) 9,000 lis. 


10. 


114 DIOK. 

d’Arété sa mère; mais sur cela il faut, ce me 
semble, en croire plutôt Timonide, ami et le 
compagnon d'armes de Dion. Les autres lettres 
furent lues en présence des Syracusains ; elles 
ue contenaient que des prières et des supphca- 
tions de la part des femmes. Quand on en vint 
à celle qu’on croyait d’Hipparinus, les Syracu- 
sains ne voulaient pas qu’elle fût décachetée ct 
lue publiquement ; mais Dion s’obstina à Pou- 
vrir; elle était de Denys; et quoique adressée 
à Dion, elle était réellement écrite pour les Sy- 
racusains. Sous la forme de prière et d’apolo- 
gie, elle n’était au fond qu’une calomnie adroi- 
tement dirigée contre Dion : il lui rappelaitavec 
quel zèle il avait contribué autrefois ἃ ’établis- 
sement de la tyrannie; il y joignait des mena- 
ces terribles contre les personnes quiluï étaient 
les plus chères : sa sœur, sa femme et son fils, 
et la terminaït par des supphications et des gé- 
missemens sur son sort. Mais rien n’offensa tant 
Dion que la prière qu'il lui faisait de ne pas 
abolir la tyrannie. et de la garder pour lui ; de 
ne pas rendre la liberté à des hommes qui le 
haïssaient et qui conservaient du ressentiment 
des maux qu’il leur avait faits ; de les tenir au 
contraire dans sa dépendance , afin de mena- 
ger à ses amis et à ses proches une entière sû- 
reté. 


DION. 119 

AXXVI. La lecture publique de cettelettre, 
au lieu de faireadmirer aux Syracusains, comme 
ils le devaient, la fermeté et la grandeur d'âme 
de Dion, qui sacrifiait à la justice et à "πομπὸς 
tete les liens les plus forts de la nature et du 
“sang, leur inspira des soupcons et des craintes ; 
ils en prirent occasion de le croire dans la né- 
cessité de ménager le tyran; et ils jetèrent les 
yeux sur d’autres chefs pour les mettre à leur 
tête. La nouvelle du retour d’Héraclideles forti- 
fia dans cette pensée. Héraclide était un des ban- 
nis de Sicile ; il avait du talent pour la guerre, 
et s’était fait connaître dans les armées parles 
emplois qu’il y avait eus sous les tyrans ; mais 
c'était un esprit mobile, léger en tout, etsur la 
+ stabilité duquel on pouvait encore moins comp- 
ter, lorsqu'il s'agissait de prééminence et d’hon- 
veurs. Un différend qu'il avait eu dans le Pélo- 
ponnèse avec Dion lui fit prendre le parti d’ai- 
ler avec une flotte particulière contre le tyran; 
et en arrivant à Syracuse avec sept galères et 
trois autres vaisseaux, il trouva Denys assiégé 
pour la seconde fois dans la citadelle, et les Sy- 
racusains pleins de confiance. Son premier soin 
fut de s’insinuer dans les bonnes grâces du peu- 
ple, et il avait naturellement ce qu’il fallaitpour 
attirer, pour exciter une populacequi veut tou- 
jours être flattée. Il gagna donc facilement à son 


116 DION. 

parti la multitude, à qui la gravité de Dion com - 
mencait à déplaire : elle la regardait comme in- 
conciliable avec lesprit de gouvernement; et, 
dans cette disposition d’audace et de licence où 
la victoire l’avait mise , elle voulait être con- 
duite d’une manière démocratique, avant d’è- 
tre un peuple libre. 

XXXVIL Ayant donc convoqué une assem- 
blée de leur propre autorité, ils nommèrent 
Héraclide amiral. Dion, s'étant rendu à l’assem- 
blée , se plaignit du commandement qu’on ve- 
nait de donner à Héraclide, et déclara qu c’é- 
tait lui ôter le pouvoir qu’ils lui avait confié: 
qu'il wétait plus général en chef si un autre 
que lui commandait sur mer. Ces représenta- 
tions forcèrent les Syracusains, quoique à re- 
gret, de dépouiller Héraclide de la charge dont 
ils venaient de le revêtir. Dion, après avoir recu 
cette satisfaction, mande chez lui Héraclide, 
lui fait quelques légers reproches sur le tort 
qu'il avait eu de vouloir , contre la bienséance 
et l'utilité publique , rivaliser avec lui d’hon- 
neur, dans une conjoncture difficile, où la 
moindre division pouvait tout perdre. Il con- 
voque ensuite lui-même une nouvelle assem- 
blée, nomme Héraclide amiral, et conseille au 
peuple de lui donner des gardes, comme il en 
avait lui-même. Héraclide , dans tout ce qu'il 


DION. 117 
disait, dans tout ce qu’il faisait publiquement, 
s’étudiait à plaire à Dion : il avouait les obliga- 
tions qu'il lui avait, l’accompagnait partout 
avec l'air le plus soumis, et exécutait ponc- 
tnellement ses ordres ; mais en secret il travail- 
lait à corrompre la multitude, à soulever ceux 
qui désiraient des nouveautés; et par ses intri- 
gues il suscita tant de troubles, qu'il mit Dion 
dans le plus grand embarras. Celui-ci propo- 
sait-il de laisser sortir Denys de la citadelle par 
un traite? on l’accusait de vouloir épargner le 
tyran et de chercher à le sauver. Voulait-il, 
pour ne pas indisposer le peuple, continuer le 
siége? on lui imputait de prolonger à dessein 
la guerre, afin de faire durer son commande- 
ment et de tenir ses concitoyens sous sa dépen- 
dance. 

XXXVIIL 1] y avait à Syracuse un homme 
nomme Sosis, fort connu par son audace et par 
sa méchanceté, et qui regardait comme la per- 
fection de la liberté de ne mettre aucune borne 
à sa licence. I ne cessait de tendre des pieges à 
Dion. Un jour, s'étant leve en pleine assem- 
blée, il fit les reproches les plus outrageans aux 
Syracusains, de ce qu'ils ne voyaient pas qu’en 
se delivgant d’une tyrannie manquée par l'i- 
vresse et l’emportement ils s’étaient donné un 
maitre vigilant et sobre. Après cette déclara- 


118 DION. 

tion publique de sa haine contre Dion, il sor- 
tit de l’assemblée ; et le lendemain on ie vit cou- 
rir dans la ville , la tête et le visage pleins de 
sang, et paraissant fuir des gens qui le pour- 
suivaient. ἢ} se précipite dans cet état au milieu 
du peuple assemblé sur la place, dit que les 
soldats étrangers de Dion ont voulu le tuer , et 
montre une blessure qu'il avait à la tète. Il ex- 
cite par ses plaintes l’indignation de bien des 
gens, qui, s’élevant contre Dion, l’accusent de 
tyrannie et de cruauté, et lui reprochent d'6- 
ter aux citoyens la liberte de parler, en leur 
faisant craindre les plus grands dangers et la 
mort même. 

XXXIX. Malgré le tumulte et ies mouvemens 
séditieux qui agitaient cette assemblée, Dion 
s’y rendit pour se justifier ; il fit connaître que 
Sosis était frère d’un des gardes de Denys , et 
que c’était à l’instigation de son frère qu’il avait 
cherché à exciter le trouble et la sédition dans 
Syracuse + parce que le tyran ne voyait de sa- 
lut pour lui que dans les dissensions et les dé- 
fiances réciproques des habitans. D’un autre 
côté, les chirurgiens qui visitèrent la plaie de 
Sosis reconnurent qu’elle n’avait qu’effleuré 
la tête, et ne pouvait être l'effet d’un coup vio- 
lent : car les blessures faites avec l’épée sont 
plus profondes dans le milieu : celle de Sosis, 


DIOX. 119 
légère dans toute sa longueur, avait d’ailleurs 
plusieurs têtes, parce qu’elle avait été faite à 
plusieurs reprises , la douleur l'ayant forcé de 
s'arrêter et de recommencer ensuite. Il vint en 
même temps des personnes connues qui appor- 
tèrent un rasoir à l’assemblée, et déclarèrent 
qu'ils avaient rencontré, dans la rue, Sosis 
tout ensanglanté, et criant qu’il fuyait les sol- 
dais étrangers de Dion qui venaient de le bles- 
ser; qu'ils s'étaient mis aussitôt à la poursuite de 
ces soldats, mais qu'ils n’avaient vu personne; 
et que près de là ils avaient trouvé ce rasoir 
sous une roche creuse d’où ils avaient vu sortir 
Sosis. Son affaire allait dejà fort mal, lorsque 
ses propres domestiques vinrent fournir de nou- 
velles preuves, en déposant que Sosis était sorti 
seul de sa maison, avant le jour, avec ce ra- 
soir dans sa main. Tous les calomniateurs de 
Dion se retirèrent alors de l’assemblee ; et le 
peuple, ayant condamné Sosis à mort, se ré- 
conciliaavec Dion. Cependant les soldats étran- 
gers lui fureut toujours suspects , surtout de- 
puis que la plupart des combats contre le ty- 
ran se donnaient sur mer. 

XL. Mais après que Philistus fut arrivé de 
l'lapygie avec plusieurs galères qu'il amenait 
à Denys, les Syracusains, voyant que ces 
troupes étrangères n'étaient propres qu à des 


120 DION. 

combats de terre, et qu’elles devenaient inu- 
tiles pour cette guerre ἡ crurent qu’elles allaient 
être sous la dépendance de leurs soldats qui 
combattaient sur mer, et que leurs vaisseaux 
rendaient les plus forts. La victoire navale 
qu'ils remportèrent sur Philistus ayant encore 
augmenté leur fierté, ils se montrèrent cruels 
et barbares envers cet ennemi. Ephore, il est 
vrai, dit que Philistus, lorsqu'il vit sa galère 
prise, se donna lui-même la mort ; mais ‘hi- 
monide, qui depuis le commencement de cette 
guerre combattit toujours auprès de Divn, 
raconte, dans une lettre au philosophe Speu- 
sippe , que la galère de Philistus ayant échoué 
contre terre, il fut pris en vie par les Syra- 
cusains. qui d’abord lui ôtèrent sa cuirasse, 
le dépouillèrent de tous ses vêtemens, et, sans 
respect pour sa vieillesse, lui firent mille ou- 
trages. Ils finirent par lui couper la tête et li- 
vrèrent son corps à leurs enfans , qu'ils obli- 
gèrent de le traîner le long de lAchradine, 
et d'aller ensuite le jeter dans les carrières. 
Timée, ajoutant encore à lindignité de ce 
traitement, dit que ces enfans ayant pris le 
cadavre par la jambe boiteuse, le trainèrent 
dans toutes les rues de la ville, pendant que 
les Syracusains en faisaient mille plaisanteries, 
et s’amusaientde voir traîner ainsi par sa jambe 


DION. 121 
celui qui avait dit que Denys aurait tort de 
prendre un cheval léger à la course pour s’en- 
fuir de la tyrannie , et qu’il devait s’en laisser 
tirer par la jambe plutôt que de la quitter vo- 
lontairement. Cependant Philistus rapporte ce 
- mot comme dit à Denys par un autre que lui. 

XLI. Mais Timée, se faisant un prétexte, 
d’ailleurs assez fondé , du zèle et de la fidélité 
de Philistus pour maintenir la tyrannie, a rem- 
pli son histoire d’imputations calomnieuses 
contre lui. Ceux qui eurent à souffrir des in- 
justices du tyran peuvent être excusables 
d’avoir assouvi leur colère sur un cadavre in- 
sensible ; mais que, dans un temps si éloigné, 
des historiens à qui Philistus n’a fait aucun 
tort, et qui au contraire ont profité de ses 
écrits , se permettent de lui reprocher , avec 
une raillerie insultante, des malheurs dans 
lesquels la fortune peut précipiter les hommes 
même les plus vertueux, c’est une injustice 
dont le soin de leur réputation aurait dû seul 
les garantir. Ephore ne montre pas plus de 
sagesse dans les louanges qu’il donne à Philis- 
tus : quelque talent qu’ait cet historien pour 
colorer de prétextes spécieux les actions les 
plus injustes, pour donner à des mœurs de- 
pravées des motifs raisonnables, pour trouver 
des discours capables d’en imposer, ilne pourra 


VIES DES HOMMES ILL.—T, XV. Il 


122 DION. 

jamais détruire l’idée qu’on a que Philistus fut 
le plus grand partisan de la tyrannie, l’admi- 
rateur le plus passionné du faste, de la puis- 
sance, des richesses et des alliances des tyrans. 
Celui donc qui s’abstient et de louer les actions 
pe Philistus, et de lui reprocher ses malheurs, 
est un historien fidèle et impartial. 

XLIL. Après la mort de Philistus, Denys en- 
voya dire à Dion qu’il lui abandonnerait la ci- 
tadelle, et lui livrerait les armes et les troupes 
qu'il avait à sa solde, avec l’argent nécessaire 
pour les entretenir pendant cinq mois, si, par 
un traité, on voulait lui permettre d’aller vivre 
en Italie des revenus d’une contrée du terri- 
toire de Syracuse , appelée Gyate, pays riche 
et fertile qui s’étendait depuis la mer jusqu’au 
milieu des terres. Dion ne recut pas ces pro- 
positions , et le renvoya aux Syracusains, qui, 
espérant prendre Denys en vie, chassèrent ses 
ambassadeurs. Le tyran alors remit la citadelle 
à l’aîné de ses fils, Apollocrate ; et lui-même, 
profitant d’un vent favorable, embarqua sur 
ses vaisseaux les personnes qui lui etaient les 
plus chères, avec ce qu’il avait de plus précieux, 
et mit à la voile sans être apercu par Héra- 
clide. Cet amiral voyant que ses concitoyens 
mécontens l’accablaient de reproches, leur 
détache un démagogue nommé Hippor, qui 


8 ριον. 123 


appelle le peuple au partage des terres , en di- 
sant que légalité des biens est la base de la 
liberté, comme la pauvreté est la source de 
la servitude. Héraclide, en appuyant les dis- 
cours d’Hippon, et excitant contre Dion qui 
les combattait des mouvemens séditieux, 
persuada aux Syracusains de décréter ce par- 
tage , de supprimer la paie des soldats étran- 
gers, et de nommer d’autres généraux , afin de 
se délivrer de l’austérité de Dion. Les Syracu- 
sains, croyant pouvoir se délivrer en un in- 
stant de la tyrannie, cette longue et funeste 
maladie, et se gouverner, avant le temps, 
comme un peuple libre , prirent les plus fausses 
mesures, et conçurent de l’aversion pour Dion, 
qui, comme un habile médecin, voalait les as- 
sujettir encore à un régime exact et sage. 
XLIIL. Lorsqu'ils furent assemblés pour élire 
de nouveaux magistrats ( on était alors au mi- 
lieu de l’été ), il survint tout à coup des ton- 
perres affreux et des signes effrayans qui du- 
rèrent quinze jours sans interruption, et qui , 
frappant le peuple d’une terreur religieuse , 
l'empéchèrent de procéder à ces élections. 
Quand le calme parut rétabli , les orateurs as- 
semblèrent de nouveau le peuple; et pendant 
qu'ils nommaient leurs magistrats, un bœuf 
| qui trainait un chariot, et pour qui le bruit 


| 
| 


124 DIOX. 
de la foule n’était pas nouveau, s'étant ce jour- 
là irrité contre son conducteur, secoua le joug, 
et courut au théâtre, où il écarta le peuple, 
qui prit la fuite dans le plus grand désordre. 
Du théâtre l'animal se jeta dans le quartier de 
la ville qui fut depuis occupé par les ennemis, 
bondissant et renversant tout ce qui se trou- 
vait sur son passage. Les Syracusains, ne tenant 
aucun compte de cet accident, nommerent 
vingt-cinq magistrats, du nombre desquels 
fut Héraclide. Ils firent ensuite proposer se- 
crètement aux soldats étrangers d'abandonner 
Dion et de s'attacher à eux, en leur promettant 
de leur donner tous les droits de citoyen ; mais 
ils rejetèrent leurs offres, et garderent à Dion 
la fidélité et l’affection Ja plus entière. Ils le 
prirent au milieu d'eux , et lui faisant un rem- 
part de leurs corps et de leurs armes, ils le 
conduisirent ainsi hors de la ville, sans faire 
du mal à personne, mais reprochant à tous 
ceux qu’ils rencontraient leur perfidie et leur 
ingratitude. Les Syracusains , méprisant leur 
petit nombre, et prenant pour crainte leur 
réserve à ne pas les attaquer , se fiant d’ailleurs 
sur leur propre multitude, coururent sur eux, 
ne doutant pas qu’il ne leur fût aisé de les de- 
faire dans la ville et de les massacrer tous. 
XLIV. Dion, réduit à la nécessité que lui 


DION. 129 
jimposait la fortune, ou de combattre contre 
ses concitoyens, ou de mourir avec ses soldats, 
tendait les mains aux Syracusains, et les con- 
jurait de la manière la plus pressante de se 
retirer , en leur montrant la citadelle pleine 
d'ennemis qui, placés sur les murailles , con- 
sidéraient avec joie tout ce qui se passait. Mais 
quand il vit que rien ne pouvait arrêter la 
jougue impétueuse du peuple, et que la ville, 
semblable à un vaisseau battu de la tempête, 
était livrée au souffle orageux de ses orateurs , 
il défendit à ses soldats de charger les Syracu- 
sains ; ils se bornèrent donc à jeter de grands 
cris, et à faire retentir leurs armes, comme 
s'ils allaient fondre sur eux. Les Syracusains 
en furent si effrayés qu’il n’y en eut pas un 
seul qui osât tenir ferme, et qu'ils se disper- 
sèrent dans toutes les rues , quoique personne 
ne les poursuivit : car Dion ne les vit pas plus 
tôt prendre la fuite, qu’il fit avancer ses sol- 
dats pour aller au pays des Léontins. Les chefs 
des Syracusains, devenus l’objet des railleries 
de toutes les femmes , et voulant se laver d’une 
fuite si honteuse, armèrent de nouveau leurs 
troupes et se mirent à la poursuite de Dion. 
Is l’atteignirent au passage d’une rivière, et 
commencèrent à le harceler avec leur cavale- 
rie ; mais lorsqu'ils virent qu’au lieu de sup- 


1r. 


126 ΡΙΟΝ. 
porter comme auparavant leurs insultes avec 
une douceur paternelle il n’écoutait plus que 
sa colère, et que, faisant tourner tête à ses sol- 
dats , il les mettait en bataille, ils prirent la 
fuite avec plus de honte encore que la pre- 
mière fois , et regagnèrent promptement Syra- 
cuse,après avoir perdu quelques-uns des leurs. 
XLV. Les Léontins comblèrent Dion d’hon- 
peurs, prirentses troupes à leur solde, et leur 
donnèrent le droit de bourgeoisie. Ils envoyè- 
rent à Syracuse des ambassadeurs chargés de 
demander justice pour ces étrangers, et les Sy- 
racusains députèrent de leur côté vers les Léon- 
tins, pour accuser Dion. Tous les alliés s’as- 
semblèrent dans la ville de Léontium ; et après 
avoir entendu les deux partis , ils donnèrent le 
tort aux Syracusains , qui, devenus fiers et in- 
solens, parce qu’ils n’obéissaient plus à per- 
sonne, et que leurs commardans eux-mêmes 
étaient leurs esclaves, refusèrent de s’en tenir 
au jugement des alliés. Cependant des galères 
envoyées par Denys sous les ordres de N ypsius 
de Naples, pour porter du blé et de l'argent 
aux assiégés, arrivèrent à Syracuse, Dans le 
combat naval qui eut lieu à cette occasion , la 
victoire resta aux Syracusains, qui prirent 
quatre galères ennemies. L’ivresse de ce succès 
ct l'anarchie dans laquelle ils vivaient leur 


DION. 127 
inspirèrent tant de joie, qu’ils se livrèrent aux 
festins les plus licencieux, aux réjouissances 
les plus folles, et que, négligeant toutes les 
précautions de sûreté, au moment où ils se 
croyaient déjà maîtres de la citadelle , ils per- 
dirent la ville. 

XLVI. Nypsius voyant que tous les quartiers 
de Syracuse étaient atteints de la même folie ; 
que le peuple, depuis le matin jusque fort avant 
dans la nuit, n’avait fait que boire et danser au 
son de la flûte; que les magistrats eux-mêmes, 
partageant les plaisirs de ces assemblées tu- 
multueuses, n’osaient donner aucun ordre à des 
hommes plongés dans l'ivresse, et ne pouvaient 
s’en faire obéir; Nypsius, dis-je, saisit habile- 
ment l’occasion , et faisant donner l’assaut à la 
muraille qui enfermait la citadelle, il s’en ren- 
dit maître, en abattit une partie, et lächa les 
barbares dans la ville, avec ordre de traiter à 
leur gré , et comme ils le pourraient, tous ceux 
qui leur tomberaient sous la main. Les Syra- 
cusains ne tardèrent pas à sentir leur danger ; 
mais la frayeur où ils étaient les empècha de 
remédier promptement au mal. La ville était 
véritablement au pillage ; on massacrait les ha- 
bitans, on détruisait les murailles, on emme- 
nait dans la citadelle les femmes et les enfans 


sans être touché deleurs gémissemens et de leurs 


128 . DION. 
cris. Les magistrats ne pouvaient faire agir les 
Syracusains contre les ennemis qui, partout, 
étaient confondus avec eux ; et ils désespéraient 
de rétablir l’ordre dans le ville. Déjà le quar- 
tier de l’Achradine était menacé; et dans une 
situation si critique , tout le monde pensait au 
seul homme en qui la ville pût mettre sa der- 
nière espérance; mais personne n’osait le nom- 
mer : tant on avait honte de l'excès d'ingrati- 
tude et de démence auquel on s’était porté en- 
vers Dion. Enfin l’extrême nécessite où ils se 
trouvaient leur en faisant une loi, il s’éleva 
du côté des alliés et de la cavalerie une voix 
qui demanda le rappel de Dion et des troupes 
du Péloponnèse qui étaient chez les Léontins, 
XLVIE. Dès que cette parole qu’on avait eu 
enfin le courage de prononcer, eut été entendue, 
ce ne fut, de la part des Syracusains, qu’un 
cri unanime accompagné de larmes de joie; ils 
suppliaient les dieux de le leur renvoyer: ils 
témoignaient le plus grand désir de le revoir ; 
ils se rappelaient son courage et son ardeur au 
milieu des périls où son intrépidité les rendait 
eux-mêmes intrépides, et leur faisait affronter 
l'ennemi sansaucune crainte, Ils lui députèrent 
donc sur-le-champ deux alliés, Archonides et 
Télesidès, et cinq cavaliers, au nombre desquels 
était Hellanicus. Ces députés, courant à toute 


DION. 129 
bride , arrivent chez les Léontins avant la nuit; 
ils ont à peine mis pied ἃ terre, que, se jetant 
aux genoux de Dion , et fondant en larmes, ils 
Ini exposent le danger où se trouve Syracuse. 
Déjà quelques Léontins et plusieurs d’entre les 
soldats du Péloponnèse, se doutant, à l’empres- 
sement de ces députés et à leur humble posture, 
qu'il était arrivé quelque chose d’extraordinaire, 
s'étaient rassemblés autour de Dion. Il mène 
aussitôt les députés à l’assemblee, où tout le peu- 
ple se rend avec ardeur; là , Archonides et Hel- 
lanicus exposent rapidement la grandeur de 
leurs maux, et conjurent les soldats etrangers 
de venir au secours de Syracuse, et d'oublier 
les injures dont le peuple de cette ville était plus 
rigoureusement puni que ne l’auraient désiré 
ceux même qu'il avait le plus maltraites. 
XLVIII. Dès qu’ils eurent fini de parler , et 
qu'un silence profond régna dans tout le théà- 
tre, Dion se leva ; mais à peine il eut pris la 
parole , que les larmes qu’il répandit en abon- 
dance lui étouffèrent la voix. Les soldats étran- 
gers , touchés de sa douleur , l'exhortèrent à la 
confiance. Enfin il se remit, et reprenant son 
discours : « Péloponnésiens , leur dit-il, et vous 
« nos alliés, je vous ai rassemblés ici afin que 
« vous délibériez sur ce qui vous concerne per- 
« sonnellement : car il me serait honteux de 


150 DION. 

« penser à moi quand Syracuse est au moment 
« depérir. Sijene puis lasauver, j'irai du moins 
« me jeter au milieu des feux qui la consume- 
« ront, et m’ensevelirsous ses ruines.Pour vous, 
« si vous daignez encore nous secoûrir , nous 
« les plus imprudens et les plus malheureux des 
« hommes, venez relever une ville qui est votre 
« ouvrage. Que si les sujets de plainte que vous 
« ont donnés les Syracusains vous portent à les 
« abandonner, je prie les dieux de vous récom- 
« penser dignementde lavertu et du zèle quevous 
« m'avez précédemment témoignés. Souvenez- 
« vous de Dion, qui ne vous a pas abandonnées 
« quand ses concitoyens ont été injustes envers 
« vous , et qui n’abandonne pas ses concitoyens 
« quand ils sont dans l'infortune, » Il parlait 
encore, lorsque les troupes étrangères s'étant 
levées poussent de grand cris , et le pressent de 
les mener à l’instant même au secours des Sy- 
racusains. Les députés, pleinsdereconnaissance, 
les serrent dans leurs bras, et leur souhaitent; 


ainsi qu'à Dion, tous les biens que les dieux 
peuvent accorder aux hommes. Quand le bruit 
eut cessé, Dion dit à ses soldats d’aller se pré- | 
parer pour le départ, et, après qu’ils auraient 
pris leur repas, de revenir avec leurs armes 
dans ce mème lieu, parce qu'il voulait partir 


Arr. Las ὦ 


DION. 194 
la nuit même pour aller au secours des Syra- 
cusains. 

XLIX. Cependant à Syracuse les généraux de 
Denys, après avoir fait pendant tout le jour le 
plus de malqu’ils avaient pu,se retirèrent dansla 
citadelle à l’entrée de la nuit avec perte dequel- 
ques-uns des leurs. Alorsles orateurs des Syracu- 
sains reprenant confiance, dans l'espoir que les 
ennemis, contens des maux qu'ils leur avaient 
causés, se tiendraient , tranquilles conseillèrent 
aux habitans de ne plus penser à Dion, ou s’il ve- 
nait à leur secours avec ses troupes, de ne pas le 
recevoir,etde ne pas céder en courage à cesétran- 
gers, comme s’ils étaient plus braves que les Sy- 
racusains ; mais de ne devoir qu’à eux-mêmes le 
salut et la liberté deleur patrie.Lesmagistratsde 
Syracuse envoient donc de nouveaux députés à 
Dion , pour le détourner de venir , tandis que 
le corps de la cavalerie et les principaux habi- 
bitans eu font partir d’autres pour presser sa 
marche. Ce fut un motif pour lui de la ralentir. 
La nuit était fort avancée lorsque les ennemis 
de Dion se saisirent des portes pour lui fermer 
l'entrée de la ville; mais Nypsius, faisant sortir 
de la ville les soldats en plus grand nombre et 
plus ardens que la veille , ils achevèrent de de- 
truire la muraille qui les enfermait ; de là se 
répandantde tous côtés dans la ville , ils la met- 


192 DION. 
tent au pillage ; ils égorgent non seulement les 
hommes, mais les femmes et les enfans; peu 
s’arrétent à piller , tous les autres ne s’occupent 
qu’à détruire : Denys, qui désespérait de son 
rétablissement, et qui avait voué aux Syracu- 
sains une haine implacable , voulait en quelque 
sorte ensevelir la tyrannie sous les ruines de Sy- 
racuse. Les soldats, pour prévenir le secours 
de Dion,eurentrecours au moyen de destruction 
le plus rapide, celuidu feu: ils brülaient avec des 
torches et des flambeaux tout ce qui était à leur 
portée, et lançaient des traitsenflammés sur les 
maisons éloignées. Les Syracusains qui fuyaient 
pour éviter les flammes étaient arrêtés et égorgés ᾿ 
dans les rues; ceux qui se réfugiaient dans les 
maisons en étaient chassés par les flammes; plu-. 
sieurs édifices embrasés tombaient sur les pas- 
sans et les écrasaient. 

L. Cet incendie, en ramenant tous les esprits 
à un même sentiment , ouvrit à Dion les portes 
de Syracuse. Dès qu’il avait su que les ennemis 
s'étaient renfermés dans la citadelle, il avait ra- 
lenti sa marche; mais le matin des cavaliers 
allèrent au devant de lui pour l’informer de la 
seconde irruption que les troupes de Denys 
avaient faite dans la ville; et, bientôt après, 
quelques-uns mème de ceux qui lui étaient op- 
posés vinrent le prier de hâter sa marche: 


Re 70 


| DION. 133 
Comme le mal augmentait à chaque instant, 
Héraclide lui dépêcha d’abord son frère, et 
ensuite son oncle Théodote, pour le supplier 
d’accourir à leur secours, parce que personne 
n’était plus en état de tenir contre l’ennemi; 
qu’il était lui-même blesse, et la ville presque rui- 
néeet réduite en cendres. Dion était à soixante 
tades (*) des portes de Syracuse, lorsqu'il re- 
cut ces nouvelles ; il apprit à ses soldats le dan- 
zer extrême où était Syracuse; et après leur 
avoir donné ses ordres , il changea de pas, et 
les mena avec le plus de précipitation qu’il lui 
ut possible, pressé par les courriers qui ve- 
aient coup sur coup le prier d'avancer. Ses 
oldats montrèrent tant d’ardeur et firent une 
elle diligence, qu’il arriva très promptement 
ux portes, dans le quartier appelé Hécatom- 
édon. Là il fit prendre les devants aux troupes 
égères, pour aller sur-le-champ attaquer l’en- 
emi, et rendre, par leur présence , le courage 
ux Syracusains. Il rangea lui-même en bataille 
on infanterie et ceux qui venaient par trou- 
es se joindre à lui ; il les divisa en petits corps 
éparés , auxquels il donna de la profondeur, 
t mit à leur tête différens chefs, afin qu’en 
ttaquant les ennemis de plusieurs côtés à la 


(7) Trois lieues. 


VIES DES HOMMES IEL,—T. XV. 12 


154 DION. 
fois ils leur inspirassent plus de terreur. Après 
avoir fait toutes ses dispositions et adressé sa 
prière aux dieux, il traverse la ville et marche 
à l'ennemi. | 

LI. Les Syracusains, en levoyant, jettent des 
cris de joie, et mêlent à leurs acclamations des 
prières et des encouragemens pour Dion, qu'ils 
appellent leur sauveur et leur dieu, en même 
temps qu'ils donnent aux soldats étrangers les 
noms de citoyens et de frères. [ln’yeut personne 
dans cette occasion qui s’aimât assez soi-même, 
ou qui fût assez attaché à la vie pour n'être pas 
moins inquiet du salut de tous les autres que 
de celui de Dion, qu’on voyait marcher à un si 
grand péril à travers le sang, le feu et les morts 
dont les rues étaient couvertes. Les ennemis de 
leur côté offraient l'aspect le plus redoutable ; 
animés par la rage, ils étaient rangés en bataille 
le long du mur qu'ils avaient abattu, et dont 
les décombres rendaient l’abord pénible et dif- 
ficile à forcer. Mais rien n’embarrassait et ne 
troublait plus la marche des troupes de Dion 
que le danger dont les feux les menacaient : en- 
vironnées de toutes parts des flammes qui de- 
voraient les maisons, obligées de marcher sur 
des ruines brülantes, prêtes à tout moment d’é- 
tre écrasées par la chute de toits ou de pans ἃ 


muraille, ilfallait que, sans rompre leurs rangs. 


DION. 153 
elles s’ouvrissent un chemin au travers d’un 
nuage de fumée et de poières Lorsqu” elles 
eurent joint les ennemis, il n’y en eut qu un 
petit nombre qui put en venir aux mains dans 
un terrain si inégal et si étroit; mais enfin les 
soldats de Dion, animés par les cris et par l’ar- 
deur des Syracusains , forcèrent ceux de Nyp- 
sius , dont le plus grand nombre se sauva dans 
la citadelle, tres voisine du lieu où l’on eom- 
battait; ceux qui restèrent dehors s’etant dis- 
persés , furent poursuivis et taillés en pièces 
par les soldats étrangers. La circonstance ne 
permit pas de goûter sur- le-champ le fruit àe 
la victoire, ni de se livrer à la; joie et aux plai- 
sirs que méritait un si grand exploit ; tous les 
Syracusains ne songèrent qu'à aller au secours 
de leurs maisons; et ils eurent biea de la pei- 
ne , en travaillant toute la nuit, à éteindre l’in- 
cendie. 

LII. Dès que le jour eut paru , aucun des 
orateurs n’osa rester dans la ville ; la conscience 
de leurs crimes leur fit prendre à tous la fuite. 
Héraclide et Théodote seuls vinrent se livrer 
eux-mêmes à Dion , en s’avouant coupables, et 
le priant d’être meilleur pour eux qu’ils ne l’a- 
vaient été pour lui. [15 ajoutèrent qu'il était 
digne de Dion , déjà si supérieur par toutes ses 
autres vertus au reste des hommes , de surpas- 


196 DION. 

ser, par son courage à triompher de son res- 
sentiment, des ingrats forcés aujourd’hui de 
se reconnaître vaincus dans la vertu mème 
qu'ils avaient ose lui disputer. Les amis de Dion, 
témoins de ces prières , conseillaient à Dion de 
ne pas épargner les hommes envienx et me- 
chans, de livrer Héraclide aux soldats, et d’ex- 
tirper du gouvernement cette adulation envers 
le peuple, maladie furieuse et non moins fu- 
neste que la tyrannie. Dion ayant pris la pa- 
role pour les adoucir : « Les autres capitaines, 
« leur dit-il, font leur principal exercice de la 
« guerre et des armes ; pour moi j'ai vécu long- 
« temps dans l’Académie pour apprendre à 
« dompter la colère, l’envie et l’opiniâtrete. 
« La preuve de cette victoire sur ses passions 
«n’est pas la douceur et la modération que 
« l’on montre envers ses amis et les personnes 
« vertueuses, c’est la clémence et l'humanité 
« qu’on exerce envers ceux qui nous ont fait 
« des injustices. Je me propose bien moins de 
« surpasser Héraclide en prudence et en auto- 
«rite qu’en douceur et en justice : c’est dans 
« ces vertus que consiste la véritable supério- 
« rité. Les exploits guerriers, lors même que 
« personne ne prétend nous en disputer la | 
« gloire, sont au moins en partie revendiqués | 
« par la fortune. Si Héraclide est un homme | 


DION. 137 
« méchant, perfide et envieux, faut-il pour 
« cela que Dion altère sa vertu en se livrant à 
« la colère? Les lois , il est vrai, autorisent la 
« vengeance plutôt que l'injustice qui l'a pro- 
« voquée; mais le sentiment naturel nous ap- 
« prend qu’elles viennent l’une et l’autre de 
« la même faiblesse. La méchanceté humaine, 
« difficile sans doute à guérir, n’est pourtant 
« pas si sauvage et si brutale qu'elle ne cède 
« à des bienfaits souvent répétés. » 

LHIL. Dion, réglant sa conduite sur ces sages 
raisonvemens, mit Héraclide en liberté, et s’oc- 
cupa tout de suite de relever la muraille dont 
il avait enfermé la citadelle ; il ordonna à tous 
les Syracusains d’aller couper chacun un pieu, 
et de l’apporter. Dès que la nuit fut venue, 
et pendant que les Syracusains dormaient , il 
y fit travailler les soldats étrangers, et la cita- 
delle se trouva environnée d’une benne palis- 
sade avant que personne s’en fût aperçu. Lors- 
que, le lendemain matin , on vit avec quelle 
promptitude cet ouvrage avait éte fait, les ci- 
toyens et les ennemis en furent également dans 
l’admiration. Le travail fini , il fit enterrer les 
morts d’entre les Syracusains, délivra les pri- 
sonniers qui n'étaient pas moins de deux mille, 
et convoqua l'assemblée du peuple. Héraclide 
s'étant avancé, proposa d’élire Dion généra- 


12. 


138 DION. 

lissime des troupes de terre et de mer. Tout ce 
qu’il y avait de meilleurs citoyens recut avec 
empressement cette proposition, et demanda 
qu’elle fût sanctionnée par les suffrages du peu- 
ple; mais la tourbe des mariniers et des arti- 
sans ne pouvant souffrir de voir Héraclide dé- 
pouillé de la charge d’amiral, et persuadée que 
quelque peu estimable qu’il fût dans tout le 
reste il était au moins plus populaire que Dion 
et plus dépendant de la multitude , s’y opposa 
jusqu’à causer du tumulte. Dion céda sur ce 
point au désir de cette populace, et remit à 
Héraclide ie commandement des forces mari- 
times ; mais il lui déplut singulièrement, en 
empéchant le partage qu’elle voulait faire des 
terres et des maisons, et en anuulant tout ce 
qui avait été décrété sur cet objet. 

LIV. Ce fut pour Héraclide un nouveau pré- 
texte d’intrigues. Il était alors à Messine, où il 
ne cessait de pratiquer les soldats et les mate- 
lots qui s'étaient embarqués avec lui ; il les ai- 
grissait contre Dion, qu'il accusait d’aspirer à 
la tyrannie , et pendant ce temps-là il traitait 
lui-même secrètement avec Denys, par Pen- 
tremise du Spartiate Pharax. Les principaux 
des Syracusains en ayant eu le soupcon, ils’ex- 
cita dans le camp une sédition qui réduisit Sy- 
racuse à une si grande disette , que Dion, em- 


| 


DIOK. 139 
barrassé sur le parti qu'il devait prendre, se 
voyait encore blimé par tous ses amis d’avoir 
fortifié contre lui-mème un homme aussi in- 
traitable , aussi corrompu par l’ambition et par 
envie que l'était Héraclide. Pharax s'étant 
campe sous les murs de Néapolis, dans le ter- 
ritoire d’Agrigente, Dion marcha contre lui 
avec les Syracusains; et comme il attendait, 
pour le combattre, un moment plus favorable, 
Héraclide et ses matelots se récrièrent que Dion 
ne voulait pas terminer la guerre par un seul 
combat, mais la traîner en longueur pour faire 
durer son commandement, Il fut donc forcé de 
livrer la bataille et la perdit ; la défaite, il est 
vrai, fut peu considérable, et vint surtout de 
la muatinerie des soldats. Dion se préparait à un 
second combat, et déjà il rangeait ses troupes 
en bataille, en les encourageant à bien faire, 
lorsqu’à l'entrée de la nuit il recut l’avis qu'Hé- 
raclide faisait voile vers Syracuse avec toute sa 
flotte, pour s'emparer de la ville et en defen- 
dre l’entrée à ses soldats. 

LV. Il choisit à l'instant même les plus bra- 
ves et les plus dispos de ses cavaliers , et après 
avoir marché toute la nuit avec une extrême 
célérité, il arrive aux portes de Syracuse vers 


1/0 DION. 


la troisième heure du jour (*), ayant fait sept 
cents stades (**). Héraclide voyant son entre- 
prise manquée, malgré la diligence qu'il avait 
faite , se remit en mer, errant de côté et d’au- 
tre sans aucun projet arrêté. Dans cette in- 
certitude , il rencontre le Spartiate Gésyle, qui 
lui dit qu'il vient de Lacédémone pour com- 
mander les Siciliens, comme l’avait fait autre- 
fois Gylippe. Héraclide le recoit avec joie, et 
l’attachant à sa personne comme un préservatif 
contre Dion, il le montre avec complaisance 
aux alliés, et envoie un héraut porter l’ordre 
aux Syracusains de recevoir ce Spartiate pour 
leur commandant, Dion répondit que Syracuse 
ne manquait pas de généraux. « Mais, ajouta- 
«t-il, si Fétat des affaires exige absolument 
« un Spartiate pour chef, c’est moi-même qui 
« dois commander, puisque j'ai été reçu ci- 
« toyen de Sparte. » D’après cette réponse , 
Gésyle renonca au commandement, et, s'étant 
rendu auprès de Dion, il ménagea la récon- 
ciliation d'Héraclide, qui garantit sa fidélité 
sous les sermens les plus sacrés et les protes- 


(*) Neuf heures du matin. 

(*") Trente-cinq lieues : ce qui paraît presque impossible 
à faire depuis l'entrée de la nuit jusqu’à neuf heures du 
iuatin, 


DION. 141 
tations les plus fortes. Gésyle étant intervenu 
dans cette promesse, jura qu’il vengerait Dion 
et punirait lui-même Héraclide, si jamais il de- 
venait parjure. 

LVL. Les Syracusains licencièrent aussitôt 
leurs troupes de mer, qui leur devenaient inu- 
tiles , qui d’ailleurs étaient un grand objet de 
dépense pour ceux qui faisaient ce service , et 
un prétexte continue] de séditions pour les com- 
maudans, [15 travaillèrent ensuite à rétablir la 
muraille dont ils avaient enfermé la citadelle , 
et reprirent le siége. Comme les assiègés ne re- 
cevaient aucun secours, que les vivres com- 
mençaient à leur manquer, et les soldats à se- 
couer le joug de la discipline , le fils du tyran, 
désespérant de pouvoir s’y tenir, capitula avec 
Dion , à qui il remit la citadelle , les armes et 
les autres provisions de guerre ; après quoi pre- 
nant sa mère et ses sœurs , il remplit cinq ga- 
lères de ses effets et des personnes qu’il emme- 
nait avec lui; et ayant eu de Dion toute sûreté 
pour son départ, il alla rejoindre son père. Il 
n’y eut personne dans Syracuse qui ne voulüt 
jouir du spectacle de sa retraite; l’on se ré- 
criait contre ceux qui ne venaieut pas être té- 
moins d’un si beau jour, où le soleil éclairait 
de ses rayons naïissans la liberté de Syracuse. 
Si encore aujourd’hui la fuite de Denys est re- 


142 DION. 

gardée comme un des plus éclatans et des plus 
mémorables exemples des viscissitudes de la 
fortune , quelle ne dut pas être alors la joie des 
Syracusains , quelle noble fierté ne durent-ils 
pas concevoir, eux qui, par des moyens si fai- 
bles , venaient de renverser la tyrannie la plus 
puissante qui eût jamais existé ! 

LVIT. Apollocrate ayant mis à la voile, Dien 
marcha vers la citadelle. Les femmes que le ty- 
ran yavait renfermées n’eurent pas la patience 
de l’attendre , et allèrent au devant de lui jus- 
qu'aux portes. Aristomaque conduisait le fils de 
Dion ; Arété marchait derrière elle, fondant en 
larmes et ne sachant comment elle devait sa- 
luer son mari, après en avoir épousé un autre. 
Dion embrassa sa sœur et son fils. Aristomaque 
lui présentant Arété : « Dion, lui dit-elle, vo- 
« tre exil nous a rendues bien malheureuses, 
« votre retour et votre victoire nous delivrent 
« tous du poids de nos misères, excepté cette 
« infortunée, que j’ai eu la douleur de voir for- 
« cée de prendre un autre mari, pendant que 
« vous viviez encore. Puisque la fortune vous 
« rend l'arbitre de notre sort, que prononcez- 
« vous sur cette funeste nécessité qui lui a été 
« imposée ? vous saluera-t-elle comme son on- 
« cle, vous embrassera-t-elle comme son ma- 
« ri? » Ce discours d’Aristomaque toucha vi- 


ΡΙΟΝ.. 143 
vement Dion; le visage baigné de larmes, il 
embrassa tendrement sa femme, lui remit son 
fils entre les mains , et l’envoya dans la maison 
où il habitait, parce qu’il avait rendu la cita- 
delle aux .Syracusains. 

LVIIT. Après un succès si complet, Dion ne 
voulut pas jouir de sa nouvelle fortune qu'il 
n’eût auparavant témoigné sa reconnaissance à 
ses amis , fait des présens à ses alliés, et distri- 
Due surtout aux citoyens avec qui il avait des 
liaisons, et aux soldats étrangers, une partie des 
récompenses et des honneurs qui leur étaient 
dus. Généreux envers les autres au delà de son 
pouvoir , il était pour lui-mème simple et mo- 
deste , et se contentait des choses les plus com- 
munces. ἢ] était l’objet de l'admiration générale, 
lorsque, fixant par ses prospérités les regards, 
non seulement de la Sicile et de Carthage, mais 
de la Grèceentière, etreconnu pour le capitaine 
de son temps dontla valeur et la fortune avaient 
éte les plus éclatantes, il était aussi simple dans 
ses habits, ses équipages et sa table, que s’il eût 
vécu dans l’Académie de Platon, et non avec des 
officiers et des soldats pour qui les débauches et 
les plaisirs sont les adoucissemens ordinaires de 
leursfatigues etdeleurs dangers. Aussi Platon lui 
écrivait-il que la terre entière avait les regards 
tournées vers lui. Mais Dion n’avait lessiens atta- 


+ 


144 DION. 


chés que sur une petite maison d’une seule ville, 
l’Académie; il ne reconnaissait d’autres spec- 
tateurs de sa conduite que les philosophes qui 
la fréquentaient, et qui, au lieu d’admirer ses 
exploits, son courage et ses victoires, exami- 
aient seulement s’il userait avec sagesse et avec 
modération de sa fortune, et s’il se montrerait 
modeste dans de si grands succès. Pour la gra- 
vite qu’il portait dans son commerce, et la se- 
vérité qu’il exerçait envers le peuple, il se fit 
un devoir de n’en rien relâcher, quoique sa si- 
tuation eût demandé de la douceur et de la 
grâce, et quoique Platon même lui en fit des 
reproches, et lui écrivit, comme nous l’avons 
déjà rapporté (*), que l’opiniâtreté était la com- 
pagne de la solitude. Mais son caractère était 
opposé à ces moyens d’insinuation , et il vou- 
lait ramener à des mœurs plus sévères les Sy- 
racusains corrompus par la flatterie. 

LIX. Cependant Héracliderecommençait ses 
intrigues. Appelé au conseil par Dion, il refusa 
de s’y rendre, et dit que, n'étant plus que sim- 
ple particulier , il se trouverait à l’assemblée 
avec tous les'autrescitoyens(**). En second lieu, 


(Δ) Voyez le chap. 1x de cette Vie. 

(**) Le conseil était la marque de l'aristocratie, et l’as- 
semblée celle de la démosratie; ainsi, par ce refus, Héra- 
clide faisait sa cour au peuple, 


DION. 149 
il fit un crime à Dion de n’avoir ni rasé la cita- 
delle, ni permis au peuple d'ouvrir le tombeau 
l’ancien Denys, pour en tirer son cadavre et 
jeter à la voierie; d’avoir, par un dédain in- 
sultant pour ses concitoyens, fait venir des gens 
de Corinthe, pour Vaider de leurs conseils et 
gouverner avec lui. Dion, en effet, avait ap- 
pelé des Corinthiens, dans l'espérance qu’aide 
de leur secours il lui serait plus facile d’éta- 
blir la forme de gouvernement qu’il se propo- 
sait d'introduire : il voulait bannir cette démo- 
cratie pure qu'il regardait moins comme un 
gouvernement que comme un encan public de 
toutes les espèces de gouvernemens, suivant Pla- 
ton , et y substituer une forme de république 
composée de celles de Lacédémone et de Crète, 
qui étaient un mélange de royautéet de Démo- 
cratie, en sorte que l’aristocratie y dominät et 
décidät des plus grandes affaires ; il voyait que 
le gouvernement de Corinthe tenait plus de l’o- 
ligarchie, etquela plupartdesaffaires n’y étaient 
pas soumises à la discussion du peuple. Mais, 
s’attendant bien qu'Héraclide traverserait tous 
ses projets, le connaissant pour un esprit tur- 
bulent, léger et séditieux, il l’abandonna à 
ceux qu’il avait autrefois empêchés de le tuer, 


et qui alors s’étant transportés dans sa maison 
VIES DFS HOMMES ILL.—T, XV, 15 


146 DION. 
l’y mirent à mort. ΠῚ fut fort regretté des Sy- 
racusains ; mais les magnifiques obsèques que 
lui fit Dion, le soin qu’il eut d'accompagner son 
convoi avec toute l’armée, et de haranguer 
ensuite le peuple, lui firent pardonner aisément 
ce meurtre; ils sentaient d’ailleurs que tant 
u’Héraclide et Dion auraient gouverné en- 
semble, la ville aurait été sans cesse agitée de 
séditions et de troubles. 

LX. Dion avait pour ami un Athénien , 
nommé Callippus, qu'il avait connu , suivant 
Platon, non dans le cours de ses études , mais 
dans le commerce du monde et dans les initia- 
tions aux mystères. Îls avaient fait la guerre 
ensemble, et Callipus s’y était distingué : il fut 
même de tous les amis de Dion le premier qui 
entra dans Syracuse une couronne sur la tête, 
et dans tous les combats où il s’était trouvé , il 
avait donné des preuves éclatantes de valeur. 
Mais lorsque la guerre eut privé Dion de ses 
meilleurs amis, et qu'Héraclide eut été mis à 
mort , Callippus , qui vit que le peuple de Sy- 
racuse n’avait plus de chef, et que les soldats 
mêmes de Dion jetaient les yeux sur lui, se 
montra alors le plus scélérat des hommes : ne 
doutant pas que la Sicile ne devint le prix du 
meurtre de son hôte et de son ami, ayant même 
recu , à ce qu’on assure ; des ennemis de Dion, 


DION. 147 
vingt talens (ἢ). pour salaire de ce crime, il 
corrompit quelques soldats étrangers, et les 
aposta pour ourdir la trame la plus perfide et la 
plus criminelle. Il rapportait tous les jours à 
Dion les discours vrais ou faux qu’on tenait con- 
tre lui, et par la il sut si bien s’insinuer dans sa 
confiance et s’assurer une grande liberté, qu’il 
pouvait parler en secret à qui il voulait, et dire 
contre Dion tout ce qu'il jugeait à propos. Dion 
même le lui avait ordonné , afin de connaitre 
tous ceux quinourrissaient des germes de haine 
et de sédition. [ἰ en résulta que Callippus con- 
nut bientôt ceux qui avaient l'esprit corrompu, 
et qu’il lui fut facile de les soulever contre Dion. 
Si quelqu'un dessoldatsrejetaitses propositions, 
et allait dénoncer à Dion ses intrigues, celui-ci 
n’en était ni inquiet ni troublé , puisque Cal- 
lippus , à ce qu'il croyait, n’avait fait qu’exé- 
cuter ses ordres. 

LXI. Le complot était déjà forme , lorsqu'il 
apparut à Dion un fantôme effrayant et mons- 
trueux. Un jour qu'il était assis dans un porti- 
que de sa maison , seul et livré à ses réflexions, 
il entend tout à coup du bruit à l’autre bout du 
portique ; il y porte ses regards, et, à la faveur 
du jour qui restaitencore, il aperçoit une grande 


(5) 100,000 li. 


148 DION. Σ 

femme qui, par les traits de son visage et par 
son habillement, ressemblait à une furie de 
théâtre, et balayait la maison. Surpris et ef- 
frayé de cette apparition , il fait appeler ses 
amis , leur raconte la vision qu'il a eue, et les 
prie de passer la nuit auprès de lui, en leur 
avouant qu'il est hors de lui-même, et qu'il 
craint que ce fantôme ne vienne s’offrir encore 
à lui quand il sera seul ; mais il ne reparut pas. 
Peu de jours après, son fils, qui touchait à l’a- 
dolescence , ayant eu quelque sujet assez léger 
de colère , se précipita du toit de la maison, la 
tête la première, et se tua. Ce malheur fut pour 
Callippus un motif de presser l'exécution de son 
dessein : il fit courir le bruit parmi les Syracu- | 
sains que Dion, n'ayant plus d’enfans, avait ré- 
solu d’appeler Apollocrate, le fils de Denys, 
pour le faire son héritier, comme cousin de sa 
femme et fils de la fille de sa sœur. 

LXIT. Déjà Dion, sa femme et sa sœur soup- 
connaient les intrigues de Callippus, et ils en re- 
cevaient de toutes parts des avis ; mais Dion, que 
le meurtre d'Héraclide affligeaittoujours,et qui, 
laregardant comme unetache sursa vieetsur ses 
actions, en était sans doute toujourstourmente, 
dit qu’il aimait mieux mourir mille fois, et pré- 
senter sa gorge au premier qui voudrait le frap- 
per,quede vivre ainsi daus la defiance et dausles 


ῬΙΟΝ. 149 
précautions, non seulement contre sesennemis , 
mais contre ses amis mêmes. Cependant Caïip- 
pus voyant que la femme et la sœur de Dion fai- 
saient des recherches exactes du complot qu’on 
leur avait dénoncé, et craignant qu’elles ne par- 
vinssent à en acquérir h certitude, alla les trou- 
ver, et là, fondant en larmes, ik traita de ca- 
lomnie tout ce qu’on lui imputait , et leur of- 
frit telle garantie qu’elles voudraient exiger de 
sa fidélité à Dion. Elles lui demandèrent de faire 
le grand serment, dont voici la forme. Celui 
qui doit le prêter descend au temple des Thes- 
mophores (ἢ). et, après les sacrifices d'usage, 
se couvre du manteau de pourpre d’une des 
déesses ; ensuite, une torche allumée à la main, 
il prononce la formule du serment. Callippus, 
après avoir satisfait à toutes ces cérémonies, et 
prète le serment, témoigna tant de mépris pour 
ces déesses , qu’ilrenvoya l’exécution du meur- 
tre de Dion au jour mème où l’on célébrait la 
fète de Proserpine , par laquelle il avait juré; 
insultant ainsi à la déesse, qu'il aurait sans 
doute toujours offensée dans quelque autre 
temps qu'il eût fait périr un homme qu’il avait 


(7) Ces déesses sont Cérès et Proserpine, dont le surnom 
signifie : qui ont établi Les lois; on le leur donna parce 
qu’on les regardait comme les inventrices de Fagricukure, 
source des lois. 


- 


12, 


150 DION. 

initié lui-même aux saints mystères, mais dont 
la majesté était bien plus violée par le choix 
qu’il faisait pour ce meurtre, du jour même de 
sa fête. 

LXIIT. Callippus s'était associé plusieurs 
complices ; et un jour que Dion était avec ses 
amis dans une salle où il y avait plusieurs lits, 
les conjurés entourèrent sa maison ; les uns gar- 
dèrent les portes et les fenêtres ; les autres, qui 
devaient porter les mains sur lui ( c’étaient des 


soldats de Zacynthe) (*), entrèrent dans la salle 


en simple tunique etsans épée. Ceux qui étaiert 
restés en dehors fermèrent la porte sur eux. 
Les meutriers , s’étant jetés sur Dion, s’effor- 
cèrent de l’étouffer ; mais n’ayant pu en venir 
à bout, ils demandèrent une épée. Personne, 
de ceux qui étaient en dedans , n’eut le courage 
d'ouvrir la porte, quoique Dion eût auprès de 
lui plusieurs de ses amis qui, espérant chacun 
qu’en le laissant périr il sauverait sa vie, n’o- 
sèrent pas le secourir. Après quelque délai, un 
Syracusain nommé Lycon tendit par la fenêtre, 
à un des soldats , un poignard , avec lequel ils 
égorgèrent Dion comme une victime qui, trem- 


(*) Aujourd’hui Zante, île et ville de la mer Ionienne, 
à l’ouest de la Morée, vers le midi de l'ile de Céphalonie, 
dort elle n’est séparée que par le bras de mer qu’on appelle 
le Canal de Zante. 


ce, ἃ 


Φν Δ." 


DION. 151 
blante de frayeur , se voyait depuis long-temps 
menacée du coup fatal. Ils enfermèrent aussitôt 
sa sœur et sa femme qui était grosse, et qui ac- 
coucha misérablement d’un fils dans la prison ; 
elles résolurent de le nourrir; et les gardes, qui 
savaient que Callippus se trouvait dans une si- 
tuation assez embarrassante, le leur accordèrent 
facilement. 

LXIV, Après le meurtre de Dion , Callippus 
jouit d’abord d’une fortune brillante, et se vit 
le maître dans Syracuse; il informa même de 
cet événement la ville d'Athènes, celle qu’un 
si grand forfait aurait dù, après les dieux im- 
mortels, lui faire le plus respecter et craindre. 
Mais on a dit avec vérité de cette ville que les 
hommes de bien y étaient parfaitement bons, 
et que les méchans y étaient d’une malice pro- 
fonde : semblable en cela à son propre terroir, 
qui produit le meilleur miel (*) et la ciguë la 
plus mortelle. Au reste, Callippus ne justifia 
pas long-temps le reproche qu’on pouvait faire 
à la fortune et aux dieux de souffrir qu’un homme 
eût acquis par un crime si impie une si grande 
puissance : il ne tarda pas à en recevoir le juste 
châtiment. En voulant s’emparer de Catane, il 
perdit bientôt Syracuse , et dit lui-même, à cette 


(*)Celui du mont Hymète, dans l’Attique. 


152 DION. 
occasion, qu'il avait perdu une grande ville 
pour ne prendre qu’une râpe à fromage. (5) 
Etant allé ensuite attaquer Messine, il y perdit 
un grand nombre des siens, et en particulier les 
soldats de Zacynthe qui avaient tué Dion. Re- 
jeté de toutes les villes de Sicile, qui le chas- 
saient comme un mosstre digne de toute leur 
haine, il se retira à ἢ Πόσο, où, réduit à la plus 
grande détresse, et nourrissant fort mal les sol- 
dats mercenaires qu’il commandait, il fut as- 
sassiné par Leptines et Polyperchon: et, à ce 
qu’on assure , avec le mème poignard dont on 
s'était servi pour tuer Dion : on le reconnut à 
sa forme et à la beauté de l’ouvrage; il était 
court comme ceux de Sparte, et d’un iravail 
parfait. Ce fut ainsi que Callippus porta la pu- 
nition de son crime. 

LXV. Aristomaque et Arété, en sortant de 


prison, furent recues par Icétès de Syracuse 


an ami de Dion. Il en eut d’abord le plus grand 
soin, et leur garda la fidelite qu'il devait à la 
mémoire de son ami; mais enfin, gagné par 
les ennemis de Dion, il fit préparer un vais- 
seau, et y embarqua ces femmes comme pour 
les envoyer dans le Péloponnèse, avec ordre à 
ceux qui les conduisaient de les égorger en che- 
min et de les jeter dans la mer. On prétend 
qu’ils les y jetèrent en vie, et enfant avec elles. 


| 
| 


DION. | 153 
Icétès fut aussi bientôt puni de sa perfidie : il 
tomba dans les mains de Timoléon, qui le mit 
à mort; et, pour achever la vengeance du meur- 
tre de Dion, les Syracusains firent mourir les 
deux filles d'Icétès, comme nous l’avons rap- 
porté dans la Vie de Timoléon. 


NOTES 


SUR DION. 


(*) Philistus de Syracuse n’était pas seulement 
homme de guerre, mais encore historien distingué. 
Son meilleur ouvrage, au rapport de Cicéron, était 
PHistoire du règne de Denys, en quatre livres.'Il avait 
outre cela composé une histoire d'Egypte en douze li- 
vres, celle de Sicile, onze et quelques autres ouvrages. 

(2) Ge Timon, différent du fameux misantrope de 
ce nom, était un poète connu par plusieurs ouvrages 
dramatiques, et par dessilles, espèce de parodies sati- 
riques, qui tiraient leur nom de Silène, le nourricier 
de Bacchus. Timon y attaquait les philosophes, et 
surtout ceux qu’on appelait dogmatiques, parce qu’ils 
donnaient leurs opinions pour des décrets et des 
dogmes. 

(3) Aristippe, philosophe célèbre de Cyrène en 
Afrique, avait commencé par prendre les leçons de 
Socrate ; mais la morale sévère du maître de Platon 
ne fut pas du goût d’Aristippe; il abandonna cette 
école, et fonda une nouvelle secte, qui prit le nom de 
GCyrénaïque, de Gyrène, patrie de son fondateur. La 
morale d’Aristippe était douce et commode, confor- 
me à ses goûts et à ses penchans, qui lui faisaient re- 
chercher les grands et les princes, dont il aimait à 
partager la société et les plaisirs. 


NOTES SUR DION. 155 


(4) C'était un acte de religion, chez les anciens, de 
porter à sa famille une portion des victimes qui 
avaient été immolées; et c’en était aussi un quand on 
rencontrait quelqu'un qui emportait cette partie de 
victime d’en prendre ou d’en recevoir une portion. 

(5) Cette râpe à fromage s’appelait patane; mais les 
gens du peuple prononçaient mal ce mot, et disaient 
catane. C’est cette différence de prononciation qui 
fait l’équivoque sur laquelle joue Callippus. 


«Ὁ 


# 
BRUTUS. 


SOMMAIRE, 


I. Naissance de Brutus. Son éducation. II. Sa famille pa- 
ternelle et maternelle. 111. ΤΊ s’attache à la philosophie 
de Platon. IV. Il accompagne en Cypre Caton, son 
oncle. V. Dans la guerre civile, il prend parti pour 
Pompée. VI. César recommande à ses troupes d’épargner 
Brutus. VII. Il va trouver César, qui le reçoit avec dis- 
tinction, VIII. Il est nommé gouverneur de la Gaule 
Cisalpine , et ensuite préteur de Rome. IX. César conçoit 
des soupçons contre Brutus. X. Ce qui engage Bru- 
tus à conspirer contre César. XI. Il reçoit de toutes 
parts des avis pour l’exhorter à exécuter son dessein, X11. 
Cassius l'y détermine. XIII. Brutus et Cassius gagnent 
Ligarius et d’autres amis, XIV. Labéon et Albinus en- 
trent dans la conjuration. XV. Comment sa femme lui 
_ montre qu’elle est digne &’entrer daus son secret, XVI. 
Le jour de l'exécution fixé aux ides de mars. XVII. Di- 
vers accidens qui troublent les conjurés. XVIII. On 
vient annoncer à Brutus la mort de sa femme. Il reste 
dans le sénat. XIX. Inquiétudes des conjurés sur une 
conversation de Lénas avec César. XX, Meurtre de César. 
XXI. Brutus s’oppose au meurtre d'Antoine. XXII. An- 
toine se rapproche des conjurés. XXIIT. Indignation du 
peuple à la lecture du testament de César par Antoine. 
XXIV. Fureur du peuple contre les meurtriers. XXW. 


É -BRUTUS. "157 


Brutus sort de Rome, et y fait célébrer des jeux en sun 
absence. XXVI. Arrivée d’Octave à Rome. XX VII. 


Brutus se retire dans la Lucanie, Douleurs que son ἀέ- 


part cause à Porcia. XXVIIL. Brutus se rend à Athènes, 
d’où il commence à lever des troupes. XXIX. Elles gros- 
sissent de jour en jour. Accident qui lui est causé par le 
froid. XXX. Caïus, frère d'Antoine, est battu par Brutus, 
et fait prisonnier. XXXI. Octave se réconcilie avec An- 
toine. Triumvirat et proscriptions. XX XII. Brutus fait 
mourir par représailles le frère d'Antoine. XXXIIL, Pa- 
rallèle de Brutus et de Cassius. XXX1 V. Éloge de Brutus. 
Pureté de ses intentions. XXX V. Cassius se rend maitre 
de Rhodes. Brutus assiége la ville de Xanthe, XXXVI. 
Désespoir des Lyciens, qui brülent eux-mêmes Jeur 
ville. XXX VII. La modération de Brutus lui soumet les 
autres villes. XXXVIII. Il fait mourir Théodote, qui 
avait conseillé le meurtre de Pompée. XXXIX. Querelle 
entre Brutus et Cassius, Aventure de Favonius. XL. 
Exactitude de Brutus dans ses jugemens. Elle déplait à 
Cassius. XLI. Apparition d’un fantôme à Brutus. XLII. 
Discours de Cassius à Brutus au sujet de ce fantôme. 
XLIIT. Brutus et Cassius campés devant César et An- 
toine à Philippes. XLIV. Cassius, ébranlé par des pro- 
diges, veut différer le combat; Brutus est d’un avis con- 
traire. XLV. Brutus fait décider la bataille contre l’avis 
de Cassius. XLVI. Entretien de Brutus et de Cassius 
avant la bataille. XLVII. L’aile droite, commandée par 
Brutus, remporte un grand avantage. XLV1II. L’aile de 
Cassius est entièrement défaite. XLIX. Une méprise de 
Brutus et de Cassius cause leur perte. L. Cassius est en- 
veloppé par les ennemis. Ses troupes se débandent, L], 
Cassius se donne la mort. 1.11. Douleur de Brutus; il 
rend la confiance à ses troupes. LIIT. Inquiétude de 
Brutus sur les dispositions de ses troupes. LIV, Brutus 
dément dans une occasion sa justice et sa modération 
ordinaires, LV, César et Antoine risquent une seconde 
bataille, LVI, Nouvelle apparition du fantôme à Brutus. 
VII. 1lest défait. LVIITI. Lucilius se fait mener à An- 


VIFS ὉΠ HOMMES ILT.—T, XIV: 14 


128 BRUTUS. 


toine sous le nom de Brutus. LIX. Brutus envoie visiter 
son camp. LX. 11 se tue. LXI. Honneurs rendus à son 
corps par Antoine, Mort de Porcia. — Parallèle de Dion 
et de Brutus. 


1. Marcus Brutus avait pour ancêtre ce Ju- 
vius Brutus dont les anciens Romains placèrent 
la statue de bronze dans le Capitole, au milieu 
de celles de leurs rois ; elle tenait une épée nue 
à la main, pour marquer qu’il avait chassé les 
Tarquins sans retour. Mais ce premier Brutus 
ayant conservé toute la rudesse de son caractère 
sans l’adoucir par la culture, semblable à ces 
épées qui, trempées brülantes dans l’eau froide, 
contractent plus de dureté, porta sahaine contre 
les tyrans jusqu’à faire mourir ses deux fils. Au 
contraire, Marcus Brutus, dont nous écrivons 
la vie, s'étant applique à former ses mœurs par! 
l'étude de la philosophie et des lettres, ayant 
ajouté à la douceur et à la gravité de son na- 
turel l’énergie nécessaire pour exécuter les plus 
grandes choses , avait, ce me semble, recu del 
la nature les dispositions les plus heureuses pour 
la vertu, Aussi ceux même qui ne lui pardon-| 
nent pas sa conjuration contre César lui attri: 
buent ce qu'il peut y avoir de glorieux dan 
cette entreprise ; δὲ 66 qu’elle a de plus odieux | 
ils le meitent sur le compte de Cassius ; allié e 


BRUTUS. 159 
ami de Brutus, mais qui n'avait ni la simplicité 
ni. la candeur de son caractère. 

IL. Servilie, mère de Brutus, faisait remonter 
son origine à ce Servilius Ahala qui, voyant 
Spurius Mélius aspirer à la tyrannie et exciter 
des séditions parmi le peuple, prit un péiguard 
sous son bras, se rendit sur la place publique, 
s’approcha de Spurius comme pour lui parler 
de quelque affaire, et, lorsque celui-ci baissa 
la tête pour l’écouter , lui enfonca le poignard 
dans le sein et le tua. Cette descendance est ge- 
néralement reconnue. Quant à l’origine pater- 
ternelle de Brutus, ceux qui lui conservent de 
la haine et du ressentiment à cause du meurtre 
de César soutiennent quil ne descend pas de 
cet ancien Brutus qui chassa les Tarquins ; ils 
prétendent que celui-ci, après avoir fait mourir 
ses enfans, ne laissa point de postérité; que d’ail- 
leurs Marcus Brutus était de race plébéienne , 
fils d’un Brutus intendant de maison, et qu'il 
n'était parvenu que depuis peu aux dignités de 
la république. Mais le philosophe Posidonius 
dit qu’outre les deux fils de Brutus qui, dejà 
dans adolescence, furent mis à mort par leur 
père, comme l’histoire le rapporte, il y en avait 
un troisième , encore en bas âge, qui fut latige 
de la famille des Brutus. 11 ajoute qu'il existait 
de son temps des personnages illustres de cette 


100 BRUTUS. 

maison, à qui l’on trouvait beaucoup de res- 
semblance avec la statue de l’ancien Brutus. 
Mais c’en est assez sur cet objet. 

UE. Caton le philosophe était frère de Ser- 
vilie, mère de Brutus; ce fut lui surtout que 
Brutus se montra jaloux d’imiter, comme son 
oncle. Il devint mème son gendre. On peut dire 
qu’il n’y avait point de philosophe grec dont 
Brutus ne connût la doctrine; mais il donna 
une préférence marquée à l’école de Platon. 1l 
eut peu d’estime pour la nouvelle et la moyenne 
Académie, et s’attacha particulièrement à l’an- 
cienne (1). Aussi eut-il toujours la plus grande 
admiration pour Antiochusl’Ascalonite(*), dont 
le frère, nommé Ariston, fut l’ami et le com- 
mensal de Brutus. Il était moins instruit que 
bien d’autres philosophes; mais il ne le cédait 
à aucun d’eux en sagesse et en douceur. Em- 
pylus, dont Brutus et ses amis parlent souvent 
dans leurs lettres, comme d’un de ses commen- 
saux, était un orateur qui a laissé sur le meurtre 
de César un écrit assez court, intitule Drutus, 
et qui n’est pas uu ouvrage méprisable. Brutus 
possédait assez bien sa langue pour haranguer 
les troupes et pour plaider dans le barreau. Il 
savait aussi la langue grecque; et l’on voit par 


(°) Ascalon était dans la Palestine. 


ΕΠ ΠΝ τόι 
ses lettres qu’il savait prendre quelquefois un 
style laconiqueetsentencieux.Lorsque la guerre 
fut commencée, il écrivit en ces termes aux 
habitans de Pergame : « Jentends dire que 
«vous avez donné de l’argent à Dolabella; si 
«c’est volontairement, reconnaissez que vous 
« mavez fait une injustice ; si c’est malgre vous, 
« prouvez-le moi, en m’en donnant de bon gré. 
« Vos délibérations, écrivait-il aux Samiens, 
« sont longues, et les effets en sont lents. Quelle 
« pensez-vous qu’en sera la fin ? » I disait dans 
une autre lettre, au sujet des habitans de Pa- 
tare (*) : « Les Xanthiens, dédaignant ma clé- 
« mence, ont, dans leur désespoir, fait de leur 
_« patrie leur tombeau. Ceux de Patare, en se 
« livrant à ma bonne foi, ont conservé tous les 
« avantages de leur liberté. Choisissez du bon 
« sens des derniers, ou du sort des Xanthiens. » 

IV. Dès sa première jeunesse, ilaccompagna 
Caton, son oncle, à l’expédition de Cypre con- 
tre Ptolémée. Ce prince s’étant donné lui-même 
la mort, Caton, que des affaires importantes 


(Δ) Patare, ville de Lycie, était sur la côte méridionale 
de l'Asie, à l'embouchure du Xanthe, du côté de l’orient. 
La ville de Xanthe, dont il est question tout de suite, était 
dans la Lycie, au-dessus de l’embouchure du Xanthe à 
l'occident. Ce fleuve n’est pas, comme on voit, lemêème que 
le Xanthe de la Troade, si fameux dans Ja fable. 


"- 
ESS 
. 


102 BRUTUS. 

retenaient àRhodes, avait charge Caninius, un 
de ses amis, de veiller à la conservation des ri- 
chesses qu’il avait trouvées en Cypre; mais, 
craignant que Caninius n’en fût pas un gardien 
fidèle , il écrivit à Brutus de quitter la Pamphy- 
lie, oùil se rétablissait d’une maladie qu’ilavait 
eue, et de se rendre prompiemené en Cypre. 
Cette commission déplaisait à à Brutus, soit par 
les égards qu’il croyait devoir à Caninius, à qui 
Caion faisait un affront sensible, soit par la 
nature même de cet emploi, qu'il ne trouvait 
ni honnête en soi, ni convenable à un jeune 
homme qui ne s’était encore appliqué qu’à l’é- 
tude des lettres. Il fit cependant le voyage, et 
mit dans sa commission tant d’exactitude et de 
soin, qu’il mérita les louanges de Caton. Il fit 
vendre tous les effets de Ptolémée, et porta Jui- 
même à Rome l'argent qu’il en avait tiré. 

V. Lorsqu'à Rome la division éclata entre 
César et Pompée , et que dans la guerre qui 
s’alluma tout l'empire se partagea entre ces 
deux rivaux, on ne douta pas que Brutus, dont 
Pompée avait fait mourir le père, ne se dé- 
clarät pour César; mais il sacrifia son ressen- 
timent à l'intérêt public : et, persuadé que les 
motifs de Pompée pour prendre les armes 
étaient plus justes que ceux de César, il em- 
brassa la cause du premier. Jusque-là, quand 


BRUTUS. 163 
il le rencontrait, il ne daignait pas même lui 
parler : il eût cru se rendre coupable d'im- 
piété en adressant la parole au meurtrier de 
son père ; mais alors, ne voyant plus en lui 
que le chef de la république, il crut devoir 
marcher sous ses ordres, et se rendit en Si- 
cile comme lieutenant de Sestius, à qui le sort 
avait donné legouvernement de cette province. 
Il n’y trouva aucune occasion de se distinguer; 
et comme les deux généraux étaient déjà en 
présence, prêts à décider de l’empire par le 
sort des armes, il alla, simple volontaire, en 
Macédoine , afin de partager le péril commun. 
Lorsqu'il arriva au camp de Pompée, ce gé- 
néral , qui était assis dans sa tente, fut si sur- 
pris et si charmé de le voir, qu’il se leva et 
lembrassa devant tout le monde, comme l’of- 
ficier le plus considérable de son armée. Dans 
le camp, tout le temps qu’il ne passait pas 
avec Pompée, il l’employait à l’étude et à la 
lecture , non seulement les jours que les ar- 
mées étaient dans l’inaction, mais la veille 
même de cette grande bataille qui se donna 
dans la plaine de Pharsale, On était au fort 
de l’été; il faisait une chaleur extrème , et l’on 
campait dans un terrain marécageux. Les cs- 
claves qui portaient sa tente n’arrivant pas, 
quoiqu’il fût très fatigué, il ne se décida que 


104 BRUTUS. 

sur Le midi à prendre le bain et à se faire frot- 
ter d’huile ; il fit ensuite un léger repas; et, 
pendant que les autres officiers ou dormaient, 
ou songeaient avec inquiétude à la journée du 
lendemain , il resta jusqu’au soir exposé à l’ar- 
deur du soleil, et s’occupant à faire l’abrégé de 
Phistoire de Polybe. 

VI. On dit que, dans cette journée, César 
témoigna pour lui le plus vif intérêt: il re- 
commanuda à ses officiers de ne pas le tuer dans 
le combat, et, s’il se rendait volontairement, 
de 16 lui amener; s’il se défendait contre ceux 
qui l’arrêteraient , de le laisser aller et denelui 
faire aucune violence. ἢ]! voulait, dit-on, en 
cela , obliger Servilie, mère de Brutus : car, 
dans sa première jeunesse, il avait eu des habi- 
tudes avec cette femme qui l'aimait eperdü- 
ment ; et comme Brutus naquit pendant que 
cette passion était dans toute sa force, César 
se persuada qu’il en était le père. Un jour 
qu’on traitait dans le sénat de cette impor- 
tante conjuration de Catilina, qui fut sur le 
point de renverser la république, Caton et 
César, qui différaient d'opinion, étant pla- 
cés l’un près de l’autre, on apporta du dehors 
un billet à César, qui se mit à le lire à part. 
Caton s’écria qu’il était horrible à César d’en- 
tretenir des relations ayec les ennemis de Ja 


BRUTUS. 165 
patrie et d’en recevoir des lettres. Cette parole 
ayant causé du tumulte parmi les sénateurs, 
César passa le billet à Caton, qui le lut tout 
bas; et voyant que c’était une lettre amou- 
reuse que Serviliie sa sœur écrivait à César , 
il la lui jeta en disant : « Tiens, ivrogne; » et 
il reprit l'opinion qu’ilavait commencée. C'est 
ainsi que la passion de Servilie pour César 
était pubiiquement connue à Rome. 

VII. Après la déroute de Pharsale et la 
fuite de Pompée vers la mer, son camp ayant 
été forcé, Brutus se déroba secrètement par 
une porte qui conduisait à un lieu maréca- 
geux, plein d’eaux stagnantes et de roseaux ; 
il s’y tint caché le reste du jour et se sauva la 
nuità Larisse(*), d’où il écrivit à César, qui, 
charmé de le savoir en vie, lui manda de venir 
le joindre ; et, non content de lui pardonner , 
il le traita avec plus de distinction qu'aucun 
autre de ses amis. Personne ne savait de quel 
côté Pompée avait fui, et ne pouvait en ins- 
truire César, qui, marchant seul avec Brutus 
le long d’un chemin, voulut savoir ce qu’il en 
pensait ; et ses conjectures sur le lieu où Pom- 
pée avait ἀὰ se retirer lui paraissant fondées 


(5) Ville de Tuessalie, 


166 BRUTUS. 

sur de meilleures raisons que celles des autres, 
il suivit son opinion et marcha droit en Egypte ; 
mais Pompée; qui en effet s’y était retiré, 
suivant que Brutus le conjecturait, y avait 
trouvé une mort funeste. Brutus adoucit César 
en faveur de Cassius, et plaida pour le roi d’A- 
frique (*); accablé dans sa défense par le 
nombre et le poids des accusations, il obtint, 
à force d’instances, que ce prince conserve- 
rait la plus grande partie de son royaume, La 
première fois que Brutus parla sur cette af- 
faire, César dit à ses amis : « Je ne sais pas ce 
« que veut ce jeune homme; mais tout ce qu’il 
« veut il le veut fortement. » Il est vrai que 
Brutus, né avec un esprit ferme, ne cédait pas 
facilement aux prières et à la faveur : toujours 
guide par la raison, quelque parti qu’il prit, il 
se portait par un choix libre à ce qu’il connais- 
sait de meilleur; et déployant dans ses actions 
toute son énergie , il parvenait toujours à ses 
fins. La flatterie ne pouvait rien sur lui dans les 
demandes injustes ; et loin dese laisser vaincre 
par une imprudente importunité, faiblesse que 
bien des gens appellent honte de refuser , il la 
regardait comme une défaite humiliante pour 


(ὦ Juba. 


BRUTUS. 167 
un grand homme : il avait coutume de dire que 
ceux qui ne pouvaient rien refuser devaient 
avoir mal usé de la fleur de leur jeunesse. 

VIII. Quand César fut près de passer en 
Afrique pour y faire la guerre contre Caton et 
Scipion , il nomma Brutus gouverneur de la 
Gaule Cisalpine ; et ce choix fit le bonheur de 
cette province. Bien différent des autres gou- 
verneurs, dont l’avarice et l’insolence traitaient 
les provinces qui leur étaient confiées comme 
des pays de conquête, Brutus fut pour la sienne 
la consolation et la fin des calamités précéden- 
tes ; et rapportant à César tout le bien qu'il fai- 
sait, il attirait sur lui seul toute la reconnais- 
sance des peuples. Aussi, quand César, à son 
retour, traversa l'Italie, le bon état de ces villes 
fut pour lui le spectacle le plus doux ; et il ne 
fut pas moins satisfait de Brutus, qui n’avait 
travaillé qu’à augmenter la gloire du dicta- 
teur qu’il se faisait même un honneur d’ac- 
compagner. ἢ] y avait à Rome plusieurs prétu- 
res , dont la première en dignité , qu’on appe- 
lait la préture urbaine, paraissait destinée à 
Brutus ou à Cassius. On prétend que, déjà re- 
froïdis ensemble pour d’autres sujets, ils furent 
amenés plus facilement, par cette rivalité, à une 
rupture ouverte, malgré leur alliance , Cassius 
ayant épousé Junie sœur de Brutus. D’autres 


168 BRUTUS. 

veulent que cette concurrence ait ἐξέ l’ouvrage 
de César , qui les avait flattés secrètement l’un 
et l’autre de l'espoir de cette magistrature. La 
dispute et l’aigreur furent poussées si loin, qu’ils 
plaidèrent publiquement leur cause. La réputa- 
tion et la vertu de Brutus militaient en sa fa- 
veur contre les nombreux et brillans exploits 
que Cassius avait faits chez les Parthes. César, 
après les avoir entendus et en avoir délibéré 
avec ses amis, avoua que les raisons de Cassius 
étaient plus justes, mais qu’il fallait donner la 
première préture à Brutus. Cassius n’eut donc 
que la seconde ; et il fut bien moins reconnais- 
sant pour celle qu’il avait obtenue qu’offensé 
du refus de l’autre. 

IX. Brutus, disposant de mème sur tout le 
reste de la puissance de César, il n’eût tenu 
qu'à lui d’être le premier de ses amiset de jouir 
auprès de lui du crédit le plus absolu; mais la 
faction de Cassius s’appliquait à l’en détourner, 
et l’attirait insensiblement à son parti: non qu’il 
fût réconcilié avec Cassius depuis la rivalite qui 
les avait brouillés ; mais les amis de Brutus ne 
cessaient de lui répéter qu'il ne devait pas se 
laisser adoucir et amollir par César, dont les 
faveurs et les caresses tyranniques avaient bien 
moins pour objet d’honorer sa vertu que d’af- 
faiblir son courage, et de l’enchaïner à sa per- 


db = νὼ 


| BRUTUS. 169 
sonne. César même n’était pas sans quelque . 
| soupcon sur son compte, et souvent on Jui faisait 
_de lui des rapports défavorables; mais 51] crai- 
_gnait l’elévation de son âme, sa disiité person- 
nelle et le crédit de ses amis, il se fiait à la bonté 
de son naturel et de ses mœurs. Cependant quel- 
qu’un étant venu lui dire qu'Antoine et Dola- 
bella tramaient quelques nouveautés : « Ce ne 
«sont pas, repondit-il, ces genssi gras et si bien 
« peignés que je crains, mais ces hommes mai- 
« gres et pâles. » Il désignait par là Brutus et 
Cassius. Quelque temps après, comme on lui 
dénonca Brutus, en lavertissant de se tenir en 
garde contre lui, il porta la main sur son corps 
« Eh quoi ldit-il, croyez-vons que Brutus n’at- 
«tendra pas la fin de ce corps si faible? » Il 
voulait faire entendre qu'après lui Brutus était 
le seul à qui püût appartenir une si grande puis- 
sance. 

X. Il est vraisemblable en effet que si Brutus, 
consentant à être quelque temps le second, eût 
laissé la puissance de César diminuer peu à peu, 
et la gloire de ses grands exploits se flétrir, 1] 
seraitincontestablement devenu le premier dans 
Rome. Mais Cassius, homme emporté, qui haïs- 
sait particulièrement César, bien plus qu’il n’a- 
vait avec le public de haine contre la tyrannie, 
échauffa le courage de Brutus, et lui fit préci- 


VIES DES HOMMES ILL,—T, XV, 15 


170 BRUTUS. 

piter ses desseins. Aussi disait-on que Brutus 
haïssait la tyrannie, et Cassius le tyran. Outre 
quelques autres sujets de plainte qu’il avait 
contre César, il ne lui pardonnait pas de lui avoir 
enlevé des lions qu’il avait fait rassembler et 
conduire à Mégare pour les jeux de son édilité : 
César, qui les trouva dans cette ville quand elle 
fut prise par Calenus, les avait gardés pour lui. 
Ces lions devinrent funestes aux Mégariens : 
lorsqu'ils virent leur ville au pouvoir des en- 
nemis, ils ouvrirent les loges de ces animaux, et 
leur ôtèrent leurs chaines, pour empécher les 
ennemis de se précipiter sur eux ; mais au con- 
traire les lions se jetèrent sur les habitans; et 
comme ils fuyaient de tous côtés sans armes, ils 
furent cruellement déchirés par ces animaux, et 
excitèrent la pitié des ennemis eux-mêmes. On 
veut que cet affront ait été la principale cause 
de la conspiration de Cassius contre César ; 
mais c’est une erreur : Cassius avait toujours eu 
une haine naturelle et une aversion invincible 
contre tous les tyrans : et dès son enfance même 
il fit connaître cette disposition. Il allait à la 
même école que Faustus, fils de Sylla ; cet en- 
fant s'étant mis un jour à exalter, à combler d’é- 
loges au milieu de ses camarades la puissance 
absolue de son père, Cassius se leva de sa place 
et alla lui donner deux soufflets, Les tuteurs et 


LS. 


BRUTUS. 171 
les parens de Faustus voulaient poursuivre Cas- 
sius en justice; mais Pompée les arrêta; etayant 
fait venir les deux enfans devant lui, il leur de- 
manda comment la chose s'était passée. Alors 
Cassius prenant la parole: « Ailons, Faustus, 
« dit-il, répète devant Pompée, si tu l’oses, 
« ce qui m'a si fort irrité contre toi, afin que 
« je t'applique encore un soufflet.» Tel était 
Cassius. 

XI. Cependant Brutus était sans cesse excité 
par les discours de ses amis, par les bruits qui 
“ouraient dans la ville, et par des écrits qui 
l’appelaient, qui le poussaient vivement à exé- 
cuter son dessein. Au pied de la statue de Bru- 
tus, son premier ancètre, celui qui avait aboli 
la royauté, on trouva deux écriteaux, dont l’un 
portait : « Plüt à Dieu, Brutus, que tu fusses en- 
« core en vie! Et l’autre : Pourquoi, Brutus, 
« n’es-tu pas vivant ! » Letribunal mème où Bru- 
tus rendait la justice était tous les matins semé 
de billets sur lesquels on avait écrit : « Tu dors, 
« Brutus. Non, tu n’es pas véritablement Bru- 
« tus. » Toutes ces provocations étaient occa- 
sionées par les flatteurs de César, qui, non con- 
tens de lui prodiguer des honneurs odieux, met- 
taient la nuit des diadèmes sur ses statues, dans 
l'espérance qu’ils engageraient par là le peuple 
à changer son titre de dictateur en celui de 


172 BRUTUS. 
roi ; mais ilarrivatout le contraire, comme nous 
l'avons dit dans sa Vie. Lorsque Cassius sonda 
ses amis sur la conspiration contre Cesar, ils 
lui promirent tous d’y entrer, pourvu que Bru- 
tus en fût le chef. Une pareille entreprise, di- 
saient-ils, denande moins du courage et de 
laudace que la réputation d’un homme tel que 
lui qui commence le sacrifice, et dont la pré- 
sence seule en garantisse la justice. Sans lui les 
conjurés seraient moins fermes dans l’exécution 
de leur projet, et, après l'avoir terminée, plus 
suspects aux Romains, qui ne pourraient croire 
que Brutus eût refusé de prendre part à une ac- 
tion dont le motif aurait été juste et honnète. 
XII. Cassius ayant approuvé leurs raisons, 
alla trouver Brutus : c'était la première fois 
qu’il le voyait depuis leur querelle. Après leur 
réconciliation et les premiers témoignages d’a- 
mitié, Cassius demande à Brutus s’il compte al- 
ler au sénat le jour des ides de mars. « J'ai en- 
« tendu dire, ajouta-t-il, que ce jour-là les 
« amis de César doivent proposer de le faire 
« roi. » Brutus ayant répondu qu'il n'irait pas. 
« Mais si nous y sommes appelés? reprit Cas- 
«sius.—Alors, répliqua Brutus,mon devoirsera 
« de ne pas me taire, mais de m'y opposer et 
« de mourir avant de voir expirer la hberté. » 
Cassius,enhardi par cette réponse : « Quel est 


BRUTUS. 173 
« done le Romain, lui dit-il, qui voudrait con- 
«sentir à votre mort? Ignorez-vous, Brutus, 
« qui vous êtes? Croyez-vous que ce soient de 
τ vils artisans, et non pas les premiers et les 
« plus puissans de la ville qui couvrent vo- 
«tre tribunal des écrits que vous y trouvéz tous 
« les jours ? Ils attendent des autres préteurs les 
« distributions d’argent, les spectacles, les com- 
« batsdegladiateurs ; maisilsréclamentde vous, 
« comme une dette héréditaire (*), le renver- 
« sement de la tyrannie. Ils sont prêts à tout 
«souffrir pour vous, si vous voulez vous mon- 
«trer tel qu’ils pensent que vous devez ètre. » 
En disant ces mots , il serra étroitement Bru- 
tus dans ses bras; et s’étant séparés, ils allèrent 
chacun trouver leurs amis. 

XII. Caïus Ligarius, accusé devant César 
pour avoir suivi le parti de Pompée, dont il 
était l’ami, avait été absous par le dictateur; 
mais, moins reconnaissant du bienfait qu'irrité 
du danger qu’il avait couru, il était toujours 
l'ennemi de César et l’intime ami de Brutus. 
Celui-ci étant allé le voir et l’ayant trouvé ma- 
lade dans son lit : « Ah! Ligarius, lui dit-il, 
« dans quel temps vous êtes malade ! » Ligarius 


(*) 11 fait allusion à sa descendance du premier Brutus, 
celui qui avait chassé les Tarquins. 


154 BRUTUS. 

se soulevantet s’appuyant sur le coude : « Bru- 
« tus, dit-il en lui serrant la main, si vous for- 
« mez quelque entreprise digne de vous, je me 
« porte bien. » Dès-lors ils sondèrent secrète- 
ment leurs amis et les personnes en qui ils 
avaient confiance; ils leur faisaient part de leur 
projet, et choisissaient les conjurés non seule- 
ment entre leurs amis, mais encore parmi ces 
hommes dont l’audace et le mépris de la mort 
leur étaient plus connus. C’est pour cela qu’ils 
cachèrent leur dessein à Cicéren, celui de tous 
leurs amis sur l'affection et la fidélité duquel 
ils pouvaient le plus compter; mais naturelle- 
ment il manquait d’audace; ei l’âge lui ayant 
donne de plus cette timide circonspection des 
vieillards, il voulait par le seul raisonnement 
porter tout ce qu’on proposait au dernier degré 
de sûreté. Ces considérations leur firent crain- 
dre que, dans une entreprise qui demandait de 
Ja célérite, il n’émoussât leur courage et ne ra- 
lentit leur ardeur. Brutus ne s’en ouvrit pas 
non plus à deux autres de ses amis : Statilius, 
le philosophe épicurien , et Favonius , l’emule 
de Caton, parce qu’un jour, dans un entretien 
philosophique qu’il avait avec eux, ayant jeté 
pour les sonder un propos vague qu'il fit venir 
de loin par un long détour, Favonius avait re- 
pondu qu’une guerre civile était bien plus fu 


BRUTUS. 159 
veste que la plus injuste monarchie ; et Stati- 
lius , qu’un homme sage et prudent ne s’expo- 
sait pas au danger pour des insensés et des meé- 
chans. 

XIV. Labéon, présent à cet entretien, réfuta 
vivement ces deux philosophes; mais Brutus 
n’insista pas davantage, comme si cette ques- 
tion lui eût paru difficile à décider. Le lende- 
main il alla chez Labéon, et lui fit part du pro- 
jet, dans lequel Labéon entra avec ardeur. On 
fut d'avis de gagner un autre Brutus, surnommé 
Albinus ; non qu'il fût homme actif et coura- 
geux, mais il entretenait pour les spectacles 
publics un certain nombre de gladiateurs, ce 
qui lui donnait un certain pouvoir; et d’ailleurs 
César avait confiance en lui. Lorsque Labéon 
et Cassius lui en parlèrent, il ne répondit rien ; 
mais il alla trouver Brutus en particulier; et 
ayant su de lui-même qu’il était le chef de la 
Rp, il 5᾽ engagea volontiers à le secon- 
der de tout son pouvoir. La réputation de Bru- 
tus en attira un grand nombre d’autres des 
plus considérables d’entre les Romains ; et tous, 
sans s’être lies par aucun serment, sans s'être 
donné mutuellement 18 foi au milieu des sacri- 
fices, ils gardèrent si bien le secret, et l’ense- 
velirent dans un si profond silence en le ren- 
fermant dans les seuls conjurés , que, malgré 


176 BRUTUS. 

les avertissemens que les dieux en donnèrent par 
des prédictions , des prodiges et des signes des 
victimes, personne ne crut à ce projet. 

XV. Brutus, qui voyait les personnages de 
Rome les plus illustres par leur naissance, leur 
courage et leurs vertus, attacher leur fortune à 
la sienne, et qui considérait toute la grandeur 
du péril auquel ils s’exposaient , s’efforçait en 
public d’être maître de lui-même, et de ne rien 
laisser échapper au dehors qui püt trahir sa 
pensée ; mais, rentré dans sa maison, et surtout 
la nuit, il n’était plus le même : inquiétude 
dont il était agité le réveillait en sursaut; il 
s’enfoncait dans des réflexions qui lui faisaient 
sentir toutes les difficultés de son entreprise. 
Sa femme, qui était auprès de lui, s’aperçut 
bientôt qu'il éprouvait un trouble extraordi- 
paire, et qu’il roulait dans son esprit quelque 
projet difficile dont il avait peine à trouver 115- 
sue. Porcia, comme nous l'avons dit, était fille 
de Caton ; Brutus, dont elle était cousine , l’a- 
vait épousée jeune encore, quoiqu'elle füt déjà 
veuve de Bibulus, qui lui avait laissé un fils du 
même nom que son père, et dont on a encore 
un petit ouvrage intitulé : Mémoires de Bru- 
tus. Porcia, qui avait fait son étude de la phi- 
losophie, et qui aimait tendrement son mari , 
joignait à une grande élévation d’esprit beau- 


BRUTUS. 177 


coup de prudence et de bon sens ; elle ne vou- 
lut demander à Brutus le secret dont il etait si 
occupé qu'après avoir fait l'épreuve de son cou- 
rage. Elle prit un de ces petits couteaux dont 
les barbiers se servent pour faire les ongles, et, 
ayant renvoyé toutes ses femmes , elle se fit à 
la cuisse une incision profonde, d’où il sortit 
une grande quantité de sang, et qui lui causa 
bientôt après des douleurs très vives et une fiè- 
vre violente accompagnée de frissons. Brutus 
était dans la plus vive inquiétude sur un état si 
alarmant , lorsque sa femme , au fort de la dou- 
leur, lui tint ce discours : « Brutus, je suis fille 


« 
« 
« 


de Caton, et je suis entrée dans votre mai- 
son, non pour y être comme une de ces con- 
cubines qui ne partagent que le lit et la ta- 
ble, mais pour être associée à tous vos biens 
et à tous vos maux. Vous ne m'avez donné, 
depuis mon mariage, aucun sujet de plainte; 
mais moi, quelle preuve puis-je vous donner 
de ma reconnaissance et de ma tendresse, si 
vous ne me croyez capable ni de supporter 
avec vous un accident qui demande du se- 
cret, ni de recevoir une confidence qui exige 
de la fidélité? Je sais qu’en général on croit 
les femmes trop faibles pour garder un se- 
cret; mais, Brutus, une bonne éducation et 
le commerce des personnes vertueuses ont 


178 BRUTUS. 

« de l'influence sur les mœurs; et j'ai l'avan- 
« tage d’avoir Caton pour père et Brutus pour 
« mari. Cependant je n’ai pas tellement compté 
« sur ce double appui que je ne me sois assu- 
« rée que je serais invincible à la douleur. » En 
même temps elle lui montre sa plaie et lui ra- 
conte l’épreuve qu’elle a faite. Brutus, frappé 
d’étonnement, lève les mains au ciel, et demande 
aux dieux de lui accorder un tel succès dans 
son entreprise, qu'il soit jugé digne d’être l’é- 
poux de Porcia; et aussitôt il lui fait donner tous 
les secours que son état exigeait. 

XVL. Le jour ayant éte fixé pour une assem- 
blée du sénat, à laquelle il paraissait certain 
que César se rendrait, les conjurés le prirent 
pour l’exécution de leur dessein. Ils devaient 
s’y trouver tous réunis, sans qu’on püt avoir le 
moindre soupcon; autour d'eux devaient être 
les personnages les plus distingués de Rome , 
qui, voyant une si grande entreprise exécutée, 
se déclareraient à l'instant les défenseurs de la 
liberté. Le lieu même semblait leur être indi- 
qué par la providence, comme le plus favorable 
à leur dessein : e’était un des portiques qui en- 
vironnent le théâtre, et dans lequel est une salle 
garnie de siéges, où la ville avait place une sta- 
tue de Pompée, lorsqu'il avait embelli ce quar- 
tier en y faisant construire ce theâtre et ces por- 


BRUTUS. 179 
tiques. Ce fut là qu’on convoqua lesénat pourle15 
de mars , jour que les Romains appellent les ides ; 
et il semblait qu’une divinité amenât César en 
ce lieu, pour venger par sa mort celle de Pom- 
pée. Lorsque le jour fut venu, Brutus, sansavoir 
d’autre confident de son dessein que sa femme, 
sort de chez lui, avec un poignard sous sa robe, 
et se rend au sénat. Les autres conjurés s’é- 
taient assemblés chez Cassius, d’où ils accom- 
pagnèrent à la place publique son fils, qui, ce 
jour-là, prenait la robe virile. Îls entrèrent de 
là dans le portique de Pompée, et attendirent 
César qui devait bientôt arriver. C’est là que 
quelqu'un qui aurait su le projet qu’on allait 
exécuter n’eût pu s’empêcher d'admirer la con- 
stance, je dirais presque l’impassibilite des con- 
jurés à l'approche d’un si grand danger. Plusieurs 
d’entre eux, obligés, comme préteurs, de rendre 
la justice, non seulement écoutaient avec la plus 
grande tranquillité les différens des parties, 
comme s'ils eussent eu l'esprit très libre, mais 
encore, par l'application extrème qu'ils y ap- 
portaient , ils rendaient les sentences les plus 
exactes et les mieux motivées. Un accusé qui 
venait d’être condamné, et qui refusait de payer 
l'amende, en ayant appelé à César en faisant 
beaucoup de cris et de protestations, Brutus, 


180 BRUTUS. 

jetant les yeux sur l'assemblée : « César, dit-il, 
« ne m’empèche pas et ne m’empéchera jamais 
« de juger selon les lois. » 

XVIL. Cependant il survint plusieurs acci- 
dens bien faits pour les troubler : le premier et 
le plus inquiétant, ce fut le retardement de 
César, qui arriva lorsque le jour était déjà fort 
avancé. Commeiln’avait pu obtenir des sacrifi- 
ces favorables, sa femme l'avait retenu, et les de- 
vis lui avaient défendu desortir.Un second sujet 
d'inquiétude, c’est qu’un homme s’étant appro- 
ché de Casca, l’un des conjurés, et l’ayant pris 
par la main : « Casca, lui dit-il, vous m'avez 
« fait mystère de votre secret; mais Brutus m’a 
« tout dit. » Casca fut fort étonné; mais cet 
homme reprenant la parole en riant : « Et com- 
«ment, lui dit-il, seriez-vous devenu en si 
« peu de temps assez riche pour briguer l’édi- 
« lité? » Sans ces dernières paroles, Casca, 
trompé par l’équivoque de son discours, allait 
tout lui révéler. Un sénateur, nommé Popilius 
Lénas, ayant salué Brutus et Cassius d’un air 
plus empressé qu'il ne faisait ordinairement, 
leur dit à l'oreille : « Je prie les dieux qu'ils 
« donnent un heureux succès au dessein que 
« vous méditez; mais je vous conseille de ne 
« pas perdre un moment, car l’affaire n’est plus 


BRUTUS. 181 
« secrète. » Il les quitta aussitôt, leur laissant 
dans l'esprit de grands soupcons que la conju- 
ration était découverte. 

XVIIL. Dans ce moment , un esclave de Bru- 
tus vient, en courant, lui annoncer que sa 
femme se meurt. Porcia, pleine d’inquiétude 
sur l'événement, et ne pouvant supporter le 
poids de son chagrin , avait bien de la peine à 
se tenir dans sa maison ; au moindre cri, au 
plus léger bruit qu'elle entendait, tressaillant 
de tout son corps, comme les femmes qui sont 
saisies de la fureur des bacchantes, elle allait 
‘demander à tous ceux qui revenaient de la place 
ce que faisait Brutus, et à tout moment elle en- 
voyait pour en savoir des nouvelles. Enfin, 
laffaire traïnant en longueur, les forces lui 
manquèrent. L’agitation violente que lui cau- 
sait son inquiétude la jeta dans un tel accable- 
ment, qu'elle n’eut pas le temps de rentrer 
dans sa chambre. Pendant qu'elle etait assise 
dans sa cour, elle tomba dans une défaillance 
qui la priva de tout sentiment; son visage en 
fut défigaré, et elle perdit l’usage de la voix. 
Quand ses femmes la virent dans cet état , elles 
poussèrent des cris affreux qui attirèrent les 
voisins, et le bruit de sa mort se répandit 
promptement dans la ville ; mais, revenue bien- 
tôt de son évanouissement, et ayant repris ses 


VIES DES HOMMES ILL.—T. XV. 19 


182 BRUTUS. 

sens , les soins que ses femmes lui donnèrent la 
remirent dans son état naturel. La nouvelle de 
sa mort jeta Brutus daus le plus grand trouble. 
ÆCependant son malheur personnel ne lui fit pas 
abandonner l'intérêt publie , et il ne sortit pas 
du sénat pour aller chez lui. 

XIX. Déjà l’on annoncait l’arrivée de César 
en litière. Alarme des signes défavorables des 
victimes , il avait resolu de ne terminer ce jour- 
là aucune affaire importante, et de proroger 
l'assemblée du sénat sous prétexte d’une indis- 
position. Il était à peine descendu de litière, 
que Popilius Lénas , celui qui, un peu aupara- 
vant , avait souhaité à Brutus et à Cassius l’heu- 
reux succès de leur entreprise , s'étant emparé 
de César, eut avec lui un long entretien auquel 
César paraissait donner la plus grande atten- 
tion. Les conjures , car je puis leur donner ce 


nom, ne pouvant pas entendre ce qu'il disait , ἡ 


conjecturèrent, d’après lesoupcon qu’ils avaient 
de Lénas, qu’un entretien si long ne pouvait 
être qu’une dénonciation détaillée de la conju- 
ration. Accablés de cette pensée, ils se regar- 
dent les uns les autres, et s’avertissent par l’air 
de leur visage de ne pas attendre qu’on vienne 
les saisir, et de prévenir cet affront par une 
mort volontaire. Déjà Cassius et quelques au- 
tres mettaient la main sous leurs robes pour en 


BRUTUS. 183 
tirer les poignards, lorsque Brutus reconnut 
aux gestes de Lénas qu’il s’agissait entre César 
et lui d’une prière très vive plutôt que d’une 
accusation. Il ne dit rien aux conjurés, parce 
qu’il y avait au milieu d’eux beaucoup de sé- 
nateurs qui n'étaient pas du secret; mais par 
la gaîté qu’il montra sur son visage il rassura 
Cassius ; et bientôt après Lénas, ayant baisé la 
main de César, se retira, ce qui fit voir que 
sa conversation n'avait eu pour objet que ses 
affaires personnelles. 

XX. Quand le sénat fut entré dans la salle, 
les conjurés environnèrent le siége de César, 
feignant d’avoir à lui parler de quelque affaire; 
et Cassius portant, dit-on, ses regards sur la 
statue de Pompée, l’invoqua, comme si elle 
eut été capable de l’entendre. Trébonius tira 
Antoine vers la porte, et en lui parlant il le 
retint hors de la salle. Quand César entra, tous 
les sénateurs se levèrent pour lui faire hon- 
peur ; et dès qu’il fut assis, les conjurés, se 
pressant autour de lui, firent avancer Tullius 
Cimber pour lui demander le rappel de son 
frère. Ils joignirent leurs prières aux siennes ; 
et prenant les mains de Cesar, ils lui baisaient 
la poitrine et la tête. Il rejeta d’abord des priè- 
res si pressantes ; et comme ils insistaient, il se 
leva pour les repousser de force. Alors Tullius, 


183 BRUTUS. 

lui prenant la robe des deux mains, lui décou- 
vre les épaules; et Casca, qui était derrière le 
dictateur, tire son poignard et lui porte le pre- 
mier, le long de l'épaule, un coup dont la bles- 
sure ne fut pas profonde. César, saisissant la 
poignée de l’arme dont il venait d’être frappé, 
s’écrie dans sa langue : « Scélérat de Casca, 
« que fais-tu? » Casca appelle son frère à son 
secours en langue grecque. César, atteint de 
plusieurs coups à la fois , porte ses regards au- 
tour de lui pour repousser les meurtriers; mais 
dès qu’il voit Brutus lever le poignard sur lui, 
il quitte la main de Casca qu'il tenait encore, 
_ef, se couvrant la tête de sa robe, il livre son 
corps au fer des conjurés. Comme ils le frap- 
paient tous à la fois sans aucune précaution, 
et qu'ils étaient serrés autour de lui, ils se 
blessèrent les uns les autres. Brutus , qui vou- 
Jat avoir part au meurtre, recut une blessure 
à la main, et tous les autres furent couverts 
de sang. 

XXI. Quand César eut expire, Brutus, s'a- 
yancant au milieu de la salle, voulut parler 
pour rassurer et retenir le sénat ; mais les sé- 
vateurs , saisis d'effroi, prirent la fuite en dé- 
sordre. [15 se précipitaient tous vers la porte, 
quoïqu’ils ne fussent ni poursuivis ni pressés 
par personne : car les conjurés avaient pris la 


BRUTUS. 18 
ferme résolution de ne tuer que César et d’ap- 
peler tous les citoyens à la liberté. Lorsqu'ils 
formèrent le projet de la conjuration , ils vou- 
laient tous qu'avec César on tuàt aussi An- 
toine, homme fier et insolent, partisan déclaré 
de la SE ΣΝ ἢ à qui sa familiarité habituelle 
avec les soldats donnait un grand crédit sur les 
troupes. Un motif plus fort encore c’est que 
son audace et son ambition naturelles étaient 
encore fortifiées par la dignité du consulat qu’il 
partageait avec César. Brutus combattit cet 
avis, d’abord parce qu'il était contraire à toute 
justice; en second lieu , par l'espoir qu’il leur 
donna du changement d'Antoine. Il ne déses- 
pérait pas qu’un homme d’un caractère élevé, 
ambitieux et avide de gloire, quand il verrait 
César mort , ne s’enflammät , à leur exemple, 
d'une noble émulation pour la vertu, et ne 
voulüt contribuer à la liberté de sa patrie. Ces 
réflexions sauvèrent Antoine, qui, le jour du 
meurtre de César, profitant de la frayeur pu- 
blique, prit la fuite, déguisé en homme du 
peuple. Brutus et les autres conjurés se reti- 
rèrent au Capitole , les mains teintes de sang ; 
et montrant aux Romains leurs poignards nus , 
ils les appelaient à à la liberté. Au premier Désir 
de cet événement, ce ne fut dans toutes les rues 


que courses et cris confus de gens qui augmen- 
6 
19, 


186 BRUTUS. 
taient ainsi le trouble et l’effroi; mais quand 
ils virent qu’il ne se commettait point d’autre 
meurtre et qu’on ne pillait rien de ce qui était 
exposé en public, alors les sénateurs et un 
grand nombre d’autres citoyens reprenant cou- 
rage, se rendirent au Capitole auprès des con- 
jurés. Le peuple s’étant assemblé, Brutus lui 
fit un discours analogue aux circonstances, et 
propre à gagner ses bonnes grâces : aussi fut-il 
approuvé et loué par le peuple même , qui cria 
aux conjurés de descendre du Capitole. Encou- 
ragés par cette invitation , ils se rendirent sur 
la place, où ils furent suivis par la multitude. 
Les plus illustres d’entre les citoyens avaient 
Brutus au milieu d’eux, et lui formant ainsi 
l’escorte la plus honorable, ils le conduisirent 
du Capitole à la tribune. Ils en imposèrent à la 
populace, quoiqu’elle fàt composée de gens ra- 
massés au hasard , et tout prêts à exciter une 
sédition ; leur respect pour Brutus les tint en 
silence , et ils observèrent le plus grand ordre. 
XXIL. Quand il s’avança pour leur parler, 
ils lécoutèrent paisiblement; mais ils firent 
voir combien ce meurtre leur déplaisait , lors- 
que Cinna, dans le discours qu'il leur fit, ayant 
commencé par accuser César, ils entrèrent en 
fureur et vomirent contre lui tant d’injures, 
que les conjurés se retirèrent une seconde fois 


BRUTUS. 1êr 
dans le Capitole. Brutus, qui craignit de s'y 
voir assiégé, renvoya les principaux d’entre 
ceux qui l’y avaient suivi, ne trouvant pas juste 
de faire partager le péril à ceux qui n’avaient 
pas eu de part à l’action. Cependant le lende- 
main le sénat s'assembla dans le temple de la 
Terre, où Antoine , Plancus et Cicéron ayant 
proposé une amnistie , et invité tout le monde 
à la concorde, le sénat arrêta que non seule- 
ment on donnerait une sûreté entière aux Con- 
jurés, mais encore que les consuls feraient un 
rapport sur les honneurs qu'il fallait leur de- 
cerner ; le décret fut porté, et le sénat se sé- 
para, Antoine envoya son fils au Capitole pour 
servir d’otage aux conjurés , qui en descendi- 
rent aussitôt. Quand tout le monde fut réuni, 
on s’embrassa avec beaucoup de cordialité, Cas- 
sius soupa chez Antoine, et Brutus chez Lépi- 
dus; les autres conjurés furent emmenés par 
leurs amis ou par les personnes de leur connais- 
sance. Le lendemain , dès le point du jour, le 
sénat s’assembla de nouveau , et remercia An- 
toine, dans les termes les plus honorables , d’a- 
voir étouffé les premiers germes d’une guerre ei- 
vile. On combla Brutus d’éloges , et l’on distri- 
bua les provinces : l’île de Crète fut décernée à 
Brutus , et l’Afrique à Cassius ; Trébonius eut 
l'Asie, Cimber la Bithynie, et l’on donna à 


188 BRUTUS. 
l’autre Brutus la Gaule qui s'étend aux envi- 
rons du Po. 

XXI. Ces dispositions faites, on parla du 
testament de César et de ses funérailles. An- 
toine demanda qu'on fit une lecture publique 
du testament, et qu'on l’enterrät à la vue de 
tout le peuple, parce que des obsèques faites 
secrètement et sans aucune distinction pour- 
raient l’irriter. Cassius combattit avec force 
cette proposition ; Brutus céda et consentit à 
la demande d'Antoine. Ce fut de sa part une 
seconde faute : il en avait fait une première en 
épargnant Antoine et fortifiant contre les au- 
teurs de la conjuration un ennemi aussi dange- 
reux que puissant ; celle de laisser à Antoine 
la faculté de faire, comme il le voudrait, les 
funérailles de César, ne fut pas moins funeste 
que la première. D'abord le legs de soixante- 
quinze drachmes (*) par tête que César laissait 
aux Romains, et le don qu’il faisait au peuple 
des jardins qu’il avait au delà du Tibre , à l’en- 
droit où est maintenant le temple de la For- 
tune , excitèrent dans tous les citoyens une af- 
fection singulière pour lui, et de vifs regrets 
de sa mort. Son corps ayant été porté sur la 
place, Antoine fit, suivant l'usage, son orai- 


(1) 7 liv. 10,sous, 


BRUTUS. 189 
son funèbre; et voyant le peuple ému par ses 
discours, pour exciter davantage sa compas- 
sion , il prit la robe de César toute sanglante, 
et la déployant à ses yeux, il lui montra les 
coups dont elle était percée , et le grand nom- 
bre de blessures qu’il avait reçues. Dès ce mo- 
ment 1] n’y eut plus aucun ordre parmi toute 
cette populace ; les uns criaient qu’il fallait 
exterminer les meurtriers ; ;: les autres, renou- 
velant ce qu'on avait pe aux funérailles de 
Clodius, cet orateur séditieux, arrachant des 
boutiques les bancs et les tables, et les met- 
tant en un tas, dressent un grand bücher, sur 
lequel ils placent le corps de César et le font 
brüler au milieu des temples et d’autres lienx 
d'asile regardés comme inviolables. Quand le 
bûcher fut embrasc, ces factieux, s’en appro- 
chant chacun de son côté, prennent des tisons 
ardens et courent aux maisons des conjurés 
pour y mettre le feu ; mais comme ils s'étaient 
fortifies d'avance, ils repoussèrent ce danger. 
© XXIV. Un poète nomme Cinna , qui n’avait 
pris aucune part à la conjuration, qui même 
avait été l’ami de César, eut un songe dans le- 
quel il crut voir César qui l'invitait à souper. 
Il avait refusé d’abord son invitation ; mais 
enfin César le pressant et lui faisant même une 
sorte de violence , Pavait pris par Ια mu, οἱ 


100 BRUTUS. 
l'avait mené dans un lieu vaste et obscur, où 
Cinna le suivait en frissonnant d’horreur. Cette 
vision lui fit une impression si forte, qu’il en 
eut la fièvre toute la nuit. Cependant, le ma- 
tin, quand on emporta le corps de César, il 
eut honte de ne pas accompagner le convoi, 
et il se rendit sur la place, où il trouva le 
peuple déjà fort aigri. Quand on le vit, il fut 
pris pour cet autre Cinna qui, dans la der- 
nière assemblée, avait mal parlé de César ; et 
le peuple s’etant jeté sur lui, le mit en pièces. 
Brutus et les autres conjurés craignant le même 
sort, surtout depuis le changement d’Antoine , 
sortirent de la ville et se retirèrent à Antium (*), 
pour y attendre que la fureur du peuple fat 
passée, et dans l’intention de retourner à Rome 
quand les esprits seraient plus calmes; ils l’es- 
péraient bientôt d’une multitude aussi incon- 
stante qu'impétueuse dans ses mouvemens.D’ail- 
leurs ils pouvaient compter sur l'affection du 
sénat, qui, à la vérité, n'avait fait aucune in- 
formation contre ceux qui avaient mis en pièces 
Cinna , mais qui avait poursuivi et fait arrêter 
les séditieux qui, avec des tisons ardens , 
avaieut voulu mettre le feu aux maisons des 
vonjurés. 

ΩΣ 


(> Ville du Latium, près de la mer, aujourd’hui Anzo- 
sowinat0, dans la Campagne de Rome, 


\ 


BRUTUS. 191 
AXV. Dejà même le peuple, mécontent d’An- 
toine , qui semblait vouloir succéder à la tyran- 
nie de César, désirait Brutus, et espérait le voir 
bientôt à Rome , pour y célébrer les jeux qu’il 
devait donner comme préteur. Mais Brutus 
ayant su qu'un grand nombre de soldats véte- 
rans , de ceux qui avaient reçu de César, pour 
récompense de leurs services , des terres et des 
maisons dans des colonies, lui dressaient des 
embüches, et se glissaient par pelotons dans 
la ville, il n’osa pas y retourner. Son absence 
ne priva pas le peuple du spectacle des jeux : 
ils furent célébrés avec une magnificence ex- 
traordinaire. Brutus voulut que rien n’y fût 
épargné. Il avait fait acheter un très grand 
nombre d'animaux féroces ; il défendit qu’on 
en donnât ou qu’on en réservât un seul, et 
commanda qu’ils fussent tous employés dans 
les jeux. Il alla lui-même jusqu’à Naples, pour 
y louer plusieurs comédiens ; et comme il dési- 
rait d’en avoir un nomme Canutius, qui avait 
le plus grand succès sur les théâtres , il en écri- 
vit à ses amis , et les pria de ne rien négliger 
pour l engager à paraître dans ses jeux : car il 
ne croyait pas convenable de forcer aucun 
Grec. I écrivit aussi à Cicéron , pour le prier 
instamment d’y assister. 
XXVI. Telle était la situation des affaires à 


192 BRUTUS. 

Rome, lorsque l’arrivée du jeune Gctave vint 
leur donner une nouvelle face. Il était fils de la 
nièce du dictateur, qui l’avait adopte et insti- 
tué son héritier. ἢ] était à Apollonie lorsque 
César fut tué : il y suivait le cours de ses étu- 
des, en attendant que son oncle Pemmenât à 
expédition qu’il avait projetée contre les Par- 
thes. Mais il n’eut pas plus tôt appris la mort de 
César, qu'ilse rendit à Rome, où d’abord, pour 
s’insinuer dans les bonnes graces du peuple, il 
prit le nom de César ; et ayant distribué aux 
citoyens l’argent que le dictateur leur avait 16- 
δυό, il les excita contre Antoine, et par ses 
largesses aitira dans son parti un grand nom- 
bre de vétérans qui avaient servi sous César. 
Cicéron , n’écoutant que sa haine contre An- 
toine, se déclara pour le jeune César, et en fut 
vivement repris par Brutus, qui lui reprocha 
de ne pas craindre un maître, mais seulement 
un maître qui le haïssait; et qu'en faisant dans 
ses discours et dans ses lettres l’éloge de la dou- 
ceur de César, 1] ne cherchait qu’à se ménager 
une servitude moins dure. « Mais nos ancétres, 
« ajoutait-il, n'ont jamais supporté les maîtres 


« même les plus doux. Pour moi, jusqu’à ce. 


« moment, je ne suis décidé ni pour la guerre 
« ni pour la paix ; la seule chose qui soit bien 
« arrêtée dans mon esprit, c’est de n'être ja- 


D JET PE ΌυΌυνυσ- 


BRUTUS. 105 
« mais esclave de personne ; mais ce qui m'e- 
« tonne, c’est que Cicéron , qui craint les dan- 
τ gers d’une guerre civile, ne redoute pas l’in- 
« famte d’une paix déshonorante, et qu’il ne 
« veuille d'autre récompense d’avoir chassé An- 
« toine de la tyrannie, que de nous donner Cé- 
« sar pour tyran, » Tel se montra Brutus dans 
les premières lettres qu’il écrivit. 
XXVIL. Deja Rome se partageait entre César 
et Antoine; les armées étaient comme à l’en- 
can , et se vendaient à celui qui mettait la plus 
haute enchère. Brutus alors, désespérant de 
rétablir les affaires, prit le parti de quitter 
l'Italie ; et, traversant par terre la Lucanie , il 
se rendit à Elée, sur le bord de la mer. Porcia, 
qui devait de là retourner à Rome, s’efforcait 
de cacher la douleur que lui causait sa sépara- 
tion d’avec son mari ; mais son courage échoua 
à l’aspect d’un tableau dont le sujet était tire 
de l’histoire grecque; il représentait les adieux 
d’Hector et d’Andromaque , qui recevait, des 
mains de son mari, Astyanax, son fils, encore 
enfant , et tenait les yeux fixés sur Hector. La 
ue de ce tableau, en rappelant à Porcia son 
propre malheur, la fit fondre en larmes; elle 
alla le considérer plusieurs fois dans le jour, et 
chaque foisteette image de sa situation renou- 
velait ses pleurs. Acilius , un des amis de Bru- 


VIES DES HOMMES ILL.—2T, XV, 17 
F 


194 BRUTUS. 
tus , témoin de la douleur de Porcia, prononca 
ces paroles d’Andromaque à Hector : 


« Seul vous me tenez lieu d’un père etd'une mère, 
« Vous êtes à la fois mon époux et mon frère. 


__ Pour moi , lui dit Brutus en souriant ,jene 
« puis pas adresser à Porcia les paroles d'Hec- 
« tor à Andromaque : Ζ 


« Allez ; et reprenant vos toiles, vos fuseaux, 
« À vos femmes, chez vous, partagez leurs travaux : 


« Car si la faiblesse de son corps ne lui permet 
« pas les mêmes exploits qu’à nous , elle nous 
« égalera du moins à combattre pour sa patrie, 
« par la fermeté de son âme. » Ce trait nous a 
été conservé par Bibulus , fils de Porcia. 
XXVIIL D'Élée, Brutus se rendit par mer à 
Athènes, où le peuple le reçut avec de vives ac- 
clamations , et fit pour lui des décrets honora- 
bles. Il demeurait chez un de ses anciens hôtes, 
et allait tous les jours entendre Théomneste, 
philosophe académicien, et Cratippe, qui était 
de la secte du Lycée. Là, s’entretenant avec 
eux de matières philosophiques , il paraissait 
vivre dans un grand loisir, et ne s'occuper d’au- 
une affaire ; cependant il se préparait secrète- 
ment à la guerre, sans qu'on en-eût aucun soup- 


ΝΠ ΠΥ ΥΥ κ΄ 


BRUTUS. 1099 
con. I envoya Hérostrate en Macédoine ; pour 
attirer à son parti les commandans des troupes 
de cette province ; il fit venir auprès de lui les 
jeunes Romains qui faisaient leurs études à Athè- 
nes, entre lesquels était le fils de Cicéron, à qui 
Brutus donne les plus grands éloges. Ii dit de 
lui qu'endormi comme éveillé, il conservait 
toujours un grand courage et une haine déci- 
dée contre les tyrans. Lorsqu'il eut commence 
à se mettre ouvertement à la tête des affaires, 
il apprend que des vaisseaux romains , qui ve- 
naient d'Asie, chargés de richesses, étaient 
commandés par un homme honnête, avec le- 
quel il était fort lié; il va au devant de lui, 
et, l’ayant rencontré près de Caryste (*), le dé- 
termine à lui livrer ses vaisseaux. Ce jour même 
il lai donne à souper et le traite avec magni- 
ficence. C’était par hasard le jour anniver- 

‘saire de la naissanee de Brutus. Lorsqu'on eut 
commencé à boire, on fit des libations pour la 
victoire de Brutus et pour la liberté des Ro- 
mains. Brutus, voulant encourager ses con- 
vives , demande un*, plus grande coupe, et, 
la tenant das ‘sa ‘main; prononce ce vers 


(Ὁ Ville de l'Eubée, au pied du mont Ocha, près de 
laquelle il y avait des carrières dans lesquelles on trouvait 
de l’amiante, au rapport de Strabon. 


196 BRUTUS. 
de Patrocle à Hector, que rien n’avait amené, 


Apollon et mon sort ont terminé ma vie. 


On ajoute qu'à Philippe, lorsqu'il sortit de 
sa tente pour aller livrer le dernier combat, il 
donna pour mot à ses soldats, Apollon ; et l’on 
pensa que ce vers qu'il avait prononcé était | 
comme le présage de sa défaite. 

XXIX. Quelques jours après, Antistius lui 
remit cinq cent mille drachmes (*) sur l'argent 
qu’il portait en talie. Tous les soldats de Pom- 
pée qui erraient encore dans la ‘Thessalie vin- 
rent le joindre avec plaisir ; ilenleva cinq cents 
chevaux que Cinna conduisait à Dolebella en 
Asie: et s’étant transporte par mer à Déme- 
triade , où l’on faisait pour Antoine un enlève- 
mevt considérable d'armes que Jules César 
avait préparces pour la guerre contre les Par- 
thes, il s'en rendit maitre. Hortensius lui re- 
mit son gouvernement de Macédoine , et tous 
les rois, tous les princes voisins, s'étant unis 
avec lui, le secondèrent de tout leur pouvoir. 
Il apprit en même temps que Caïus, frère d’An- 
toine, arrivait d'ltalie pour aller à Apollonie 
et à Epidamne (*) prendre le commandement 


(#1 ἄδο,οου liv. 


(xx) Deux villes de l'Épire, sur la côte de la mer, 


BRUTUS. 197 
des troupes que Gabinius avait sous ses ordres. 
Brutus voulant le prévenir, et enlever ses trou- 
pes avant son arrivée, part à l'instant avec ce 
qu’il avait de soldats, les conduit , pendant une 
neige abondante , à travers des chemins rabo- 
teux et difficiles, et devance de beaucoup ceux 
qui portaient ces provisions. Quand il fut près 
d'Epidamne , la difficulté de la marche et la 
rigueur du froid lui causèrent la boulimie (*), 
maladie qu’éprouvent également les hommes 
ct les animaux, quand ils se sont fatigués à 
marcher dans la neige, soit que la chaleur 
uaturelle, concentrée dans l'intérieur par le 
froid et par la densité de l’air, consume promp- 
iément la nourriture qu’ils ont prise ; soit que 
la vapeur subtile et incisive de la neige, péne- 
trant le corps, fasse exhaler et dissiper au de- 
hors la chaleur intérieure, car les sueurs, qui 
sont un des symptômes de cette maladie, sem- 
blent être l'effet de cette dissipation que subit 
la chaleur lorsqu'elle est saisie par le froid à la 
superficie du corps. Mais nous avons traité cette 
matière dans un autre ouvrage. Brutus donc 
étant tombé en défaillance, et personne dans 
son Camp n'ayant rien à lui donner, ses domes- 
tiques furent forcés d’avoir recours aux enne- 


(*) Faim violente. 


198 . FRUTUS. 

mis ; ils s’approchèrent des portes de la ville, 
et demandèrent du pain aux premières gardes. 
Ces soldats n’eurent pas plus tôt appris accident 
de Brutus , qu’ils lui apportèrent eux-mêmes de 
quoi manger et boire. En reconnaissance de ce 
service, Brutus, quand il eut pris la ville, 
traita avec humanité, non seulement ces gar- 
des, mais encore tous les habitans , par rapport 
à eux. 

XXX. Caïus Antonius étant entré dans Apol- 
lonie, fit appeler à lui tous les soldats répan- 
dus dans les environs ; mais quand il les vit aller 
joindre Brutus, et qu’il reconnut dans les Apol- 
loniates une disposition à les imiter ; il aban- 
donna la ville, et s’en alla à Buthrote (Ὁ): il 
perdit en chemin trois cohortes , qui furent tail- 
lées en pièces par Brutus. Ayant ensuite entre- 
pris de forcer les postes que les troupes de Bru- 
tus occupaient autour de Byllis (*), il enga- 
gea contre Cicéron (***) un combat dans lequel 
il fut battu : car Brutus employait déjà ce jeune 
homme, auquel il dut de grands succès. Brutus, 


(Ὁ Buthrote, ville de l’Épire, située dans une presqu'ile, 
et qui avait une colonie romaine. 

(Ὁ Byllis, ville maritime de l’Illyrie, qu'Étienne de By- 
zance dit avoir été fondée par les Myrmidons, sous Ja con- 
duite de Néoptolème. 

(ἢ C'est le fils de l’orateur. 


LL 


BRUTUS. 199 
de son côté, ayant surpris Caïus Antonius dans 
des endroïts marécageux, et loin de son poste, 
empêcha ses soldats de le charger ; il se con- 
tenta de le faire envelopper , et leur ordonna 
d’épargner des troupes qui seraient bientôt à 
eux; 66 qui arriva en eflet : elles se rendirent 
avec leur général, et par là Brutus se vit à la 
tète d’un corps d'armée assez considérable. 
Caïus resta long-temps auprès de lui, traité 
avec honneur et conservant même les marques 
du commandement , quoique plusieurs amis de 
Brutus, et Cicéron même, lui écrivissent de 
Rome pour le presser de s’en défaire; mais s’é- 
tant apercu qu'il travaillait secrètement à lui 
débaucher ses capitaînes et à exciter du mou- 
vement , il envoya sur une galère , où il le fit 
garder avec soin. Les soldats qu’il avait cor- 
rompus s'étant retirés à Apollonie, d’où ils 
écrivirent à Brutus de venir les trouver. il leur 
répondit qu’il n’était pas d'usage chez les Ro- 
mains que des soldats rebelles mandassent leur 
général; que e’était à eux à venir solliciter leur 
pardon ét apaiser sa colère; ils se rendirent 
auprès de lui, et par leurs prières ils obtinrent 
leur grâce. 

XXXE: Brutus se disposait à passer èn ASie, 
lorsqu'il apprit les changemens arrivés daiis 
Rome. Le jeune César, fortifié par lé sénat 


890 Βαυϊῦϑ. 
contre la puissance d'Antoine, ne l'avait pas 
eu plus tôt chassé d'Italie, qu’il se rendit lui- 
même redoutable; il demandait le consulat 
contre les dispositions des lois, et entretenait 
de grandes armées dont la ville n’avait aucun 
besoin. Mais ensuite, voyant le sénat, mécon- 
tent de sa conduite, jeter les yeux sur Brutus, 
lui confirmer ses anciens gouvernemens , et lui 
en décerner de nouveaux, il craignit lui-même, 
et il rechercha l’amitié d'Antoine. En même 
temps il investit Rome de troupes, et se fit 
donner le consulat, ayant à peine atteint l’âge 
de l’adolescence, car il n’était que dans sa 
vingtième année, comme il le dit lui-même 
dans ses Commentaires. Îl appela tout de suite 
en justice Brutus et les autres conjurés, pour 
ayoir fait périr, sans aucune formalité de jus- 
tice, le premier et le plus grand personnage de 
Rome par ses dignités. IlLnomma Lucius Cor- 
nificius et Agrippa pour aceusateurs , le pre- 
mier de Brutus, et le second de Cassius. Les 
accusés n’ayant pas comparu , il força les juges 
de les condamner par contumace. Lorsque le 
héraut appela , suivant l'usage, Brutus du haut 
de la tribune pour comparaître , le peuple en 
gémit, dit-on, hautement ; et les eitoyens les 
plus honnêtes, baissant la tête, gardèrént un 
profond silence ; on vit même Publius Silieius 


BRLTUS. 401 
verser des larmes , et cette marque de sensibi- 
lité le fit mettre dans la suite au nombre des 
proscrits. Enfin César, Antoine et Leépidus, s’é- 
tant réconciliés, partagèrent entre eux les pro- 
vinces, et proscrivirent deux cents citoyens 
qu'ils vouérent à la mort, et Cicéron fut une 
des victimes. 

XXXIL. Brutus, à qui ces nouvelles furent 
portées eu Macédoine, faisant céder sa douceur 
à tant de cruautés, écrivit à Hortensius de faire 
mourir Caïus Antonius, par représailles de la 
mort de Cicéron et de Brutus, dont l’un était 
son ami et l’autre son parent. Dans la suite, An- 
toine ayant fait Hortensius prisonnier à la ba- 
taille de Philippes, l’égorgea sur le tombeau de 
son frère. Brutus, en apprenant la mort de Ci- 
céron, dit qu’il en avait moins de douleur que 
de honte de ce qui l'avait causée ; qu’il blämait 
ses amis de Rome, qui devaient s’imputer à 
eux-mèmes plus qu'à leurs tyrans l’esclavage 
dans lequel ils étaient tombés, puisqu'ils ne crai- 
guaient pas de voir et de souffrir des indignités 
dont ils n’auraient pas dû supporter mème le 
récit. Quand il eut conduit en Asie son armée, 
déjà nombreuse et puissante, il fit équiper une 
flotte dans la Bithynie et à Cyzique(*); et pen- 


(*) La Bithynie est dans l'Asie, au midi du Pont-Euxin τ 


202 BRUTUS. 

dant ce temps-là il parcournt par terre la pro- 
vince, rétablit la tranquillité dans les villes, et 
abs audience aux gouverneurs. ἢ] écrivit 
aussi à Cassius de quitter ΡΒ et de venir 
le joindre en Syrie. « Ce n’est pas, lui disait- 
& il, pour acquérir l'empire, mais pour délivrer 
« notre patrie de la servitude et opprimer les 
& tyrans que nous avons rassemblé des armées : 
« au lieu donc d’errer de côté et d’autre, il faut 
« toujours nous souvenir du but que nous nous 
« sommes proposé ; et pour ne pas nous en écar- 
« ter, ne nous éloignons pas de Fltalie; mais 
« rapprochons-nous-en, le plus tôt que nous 
« pourrons , afin d'aller au secours de nos con- 
« citoyens. » Cassius ayant goûté ses raisons, 
se mit en marche pour aller le trouver. Brutus 
alla au devant de lui, et ils se rencontrèrent 
près de Smyrne ; c’était leur première entre- 
vue, depuis qu’ils s'étaient séparés au port du 
Pirée , pour aller l’un en Macédoine et l’autre 
en Syrie. Ce fut pour eux un grand sujet de 
joie ; et la vue des troupes qu'ils avaient l’un et 
autre sous leurs ordres augmenta beaucoup 
leur confiance. Ils étaient partis d'Italie com- 
me des bannis méprisables, sans argent, sans 


et Cyzique dans la Mysie, en revenant à l'occident sur 
l'Hellespont, 


BRUTUS. 203 
armes, sans un seul vaisseau armé, sans ua sol- 
dat, enfin sans une seule ville qui fût daus leurs 
intérêts ; etaprès unespacede temps asseé court, 
ils se trouvaient réunis , à la tête d’une flotte 
puissante, d’une. infanterie et d’une cavalerie 
nombreuses, avec de l'argent pour les entrete- 
nir, et ils étaient en état de disputer, les armes 
à la main, l'empire à leurs ennemis. 

XXXIIE. Cassius désirait de rendre à Brutus 
autant d'honneur qu'il en recevait de lui; mais 
Brutus, par égard pour son âge et pour la fai- 
blesse de son tempérament qui ne pouvait pas 
soutenir la fatigue , le prévenait presque tou- 
jours, et allait le plus souvent chez lui. Cassius 
avait la réputation d’être un grand homme de 
guerre ; mais il était violent et ne savait gou- 
verner que par la crainte ; avec ses amis il ai- 
mait à railler, et se livrait trop à la plaisante- 
rie. Brutus, aimé du peuple pour sa vertu, 
chéri de ses amis, adiniré de tous les gens hon- 
nêtes , n’était pas même haï de ses ennemis. Il 
devait cette affection générale à son extrême 
douceur, à une élévation d'esprit peucommune, 
à une fermeté d'âme qui le rendait supérieur à 
la colère, à l’avarice et à la volupté. Toujours 
droit ἴω 565 jugemens, inflexible dans son at- 
tachement à tout ce qui était juste et honnête, 
il se concilia surtout la bienveillance et l'estime 


204 BRUTUS. ; 
publique, par la confiance qu’on avait dans la 
pureté de ses vues. On n’espérait pas que le 
grand Pompée lui-mème, s’il eût vaincu César, 
eût soumis sa puissance aux lois ; on croyait au 
contraire qu'il serait toujours resté maître de 
la république, sous le nom de consul, de dicta- 
teur, ou de quelque autre magistrature plus 
douce, pour consoler le peuple de la perte de 
sa liberté. Pour Cassius, dont on connaissait 
l’emportement et la colère, que lintérêt entrai- 
nait souvent hors des voies de la justice, on 
était persuade que s’il faisait la guerre, s’il cou- 
rait de pays en pays, s’il s’exposait à tous les 
dangers, c’était bien moins pour rendre la li- 
berté à ses concitoyens que pour s'assurer à 
lui-même une grande autorité. 
XXXIV.Dansdes temps antérieurs à celui dont 
nous parlons, les Cinna, les Marius, les Carbon, 
quiregardaient leur patrie comme le prix ou plu- 
tôtcomme la proie duvainqueur, avouaient fran- 
chement qu’ils n'avaient combattu que pour 
la réduire en servitude ; mais Brutus n’en- 
tendit jamais ses ennemis même lui reprocher 
ces vues tyranniques; et Antoine dit un jour 
devant plusieurs témoins que Brutus était le 
seul qui en conspirant contre César n’eût été 
conduit que par la grandeur et la beauté de 
l’entreprise; mais que tous les autres y avaient 


ε : “ 
BRUTUS. 209 


été poussés par la haine et l'envie qu'ils por- 
taient à César. Aussi leslettres de Brutus prou- 
vent-elles évidemment qu'il mettait bien moins 
sa confiance dans ses troupes que dans sa ver- 
tu. À la veille même du danger il écrivait à 
Atticus que ses affaires étaient au point de for- 
tune le plus brillant : « Car, ajouta-t-il, ou ma 
« victoire rendra la liberté aux Romains, ou 
« ma mort me délivrera de la servitude. Tout 
« Je reste est pour nous dans un état ferme et 
« assuré ; une seule chose est encore incertaine, 
« c’est si nous vivrons Ou si nous mourrons li- 
« bres. Antoine porte la juste peine de sa folie, 
« lui qui, pouvant se mettre au nombre des 
« Brutus, des Cassius et des Caton, aime mieux 
« n'être que le second d’Octave; et s’il n’est 
« pas vaincu avec lui dans le combat qui va se 
« donner, il sera bientôt en guerre contre lui.» 
Le temps prouva que c'était une prédiction de 
ce qui devait arriver un jour. 

XXXV. Pendant qu’ils étaient à Smyrne, 
Brutus pria Cassius de lui donner une partie 
des grandes sommes qu'il avait amassées; il 
donnait pour motif de cette demande que l’ar- 
gent qu’il avait eu de son côté avait été em- 
ployé à l'équipement de cette flotte nombreuse 
qui les rendait maîtres de toute la mer Médi- 
terranée. Les amis de Cassius l’en détournaient, 


VIES DES HOMMES ILL,—T, XV. 18 


206 BRUTUS. 

« ἢ n’est pas juste, lui disaient-ils, que ce que 
« vous avez conservé de vos épargnes, ce que 
« vous avez levé sur les peuples en vous atti- 
rant leur haine. Brutus emploie à s'attacher 
le peuple et à faire des largesses aux soldats.» 
Cependant il lui donna le tiers de tout ce qu'il 
avait amassé; après quoi ils se séparèrent pour 
aller, chacun de son côté , exécuter les entre- 
prises dont ils s’étaient charges. Cassius prit la 
ville de Rhodes, et n’usa pas avec douceur de 
sa victoire, quoique les habitans lorsqu’ il en- 
tra dans la ville, l’appelassent vs maître et 
leur roi. « Je ne suis, leur dit-il, ni maître ni 
« roi; je suis le meurtrier de celui qui voulait 
« être notre maître et notre roi, et que j'ai 
« puni de son ambition. » Brutus demanda aux 
Lyciens de l’argent et des hommes; mais Nau- 
cratès, un de leurs orateurs, ayant persuadé 
aux villes de se révolter et de s'emparer des 
hauteurs voisines pour fermer le passage aux 


EN = 
= σα 


Romains, Brutus envoya contre eux sa cavale- 
rie, qui les surprit pendant leur diner, et en 
passa six cents au fil de l'épée; il se rendit en- 
suite maitre de plusieurs forts et de plusieurs 
petites villes, et renvoya sans rançon tous les 
. . ’ al 9 5 
prisonniers , bon Craig par là l'affection 
de ce peuple ; mais c’étaient des gens opinià- 
tres, qui, aigris par le dégât qu’on faisait dans 


BRUTUS. 207 
leurs terres, ne tenaient aucun compte de ces 
marques. d'humanité. Brutus alla donc mettre 
le siége devant Xanthe, où les plus braves de 
la nation s'étaient renfermes. 

XXXVI. Quelques-uns des assieégés se jetant 
dans la rivière qui baignait leurs murailles (*), 
se sauvaient en nageant entre deux eaux. Les 
assiégeans s’en étant aperçus, tendirent au tra- 
vers du courant des filets au haut desquels ils 
avaient attaché des sonnettes , qui les avertis- 
saient quand il y en avait quelqu'un de pris. 
Les Xanthiens ayant fait une sortie pendant la 
nuit, et mis le feu à quelques batteries, les Ro- 
mains les aperçurent et les repoussèrent dans 
la ville; mais un vent violent qui s’éleva tout 
à coup porta les flammes jusqu'aux crénaux 
des murailles et menaca les maisons voisines, 
Brutus , qui craignait pour la ville, donna l’or- 
dre d’aller à leur secours et d’éteindre le feu, 
lorsqu'un désespoir affreux , plus fort que tous 
les raisonnemens , et qu’on peut comparer à 
un amour violent de la mort , saisit subitement 
les Lyciens. Les femmes, les enfans, les hom- 
mes de condition libre et les esclaves, sans dis- 
tinction d'âge, accourant sur les murailles , at- 
taquent les ennemis qui travaillaient à arrèter 


(*) Le Xanthe, comme on l’a vu plus haut. 


308 BRUTUS. 
l'incendie, portent eux-mêmes du bois, des 
roseaux et toutes sortes de matières combusti- 
bles ; et en alimentant sans cesse le feu, ils l’eu- 
rent bientôt étendu dans toute la ville. Quand 
la flamme, ainsi répandue, et s’élevant en tour- 
billons dans les airs, eut embrasé l'enceinte des 
murailles, Brutus , touché de compassion, cou- 
rut à cheval le log des murs, cherchant tous 
les moyens de les secourir ; il leur tendait les 
mains , il les conjurait d’épargner, de sauver 
leur ville; mais'il n’était éconté de: personne : 
ils ne voulaient tous que mourir, non seule- 
ent les hommes et les femmes, mais les petits 
eufans même ; dont les uns se: jetaient au mi- 
lieu des flammes en poussant des cris affreux, 
les autres se précipitaient du haut des murail- 
les; quelques-uns présentaient leur gorge toute 
nue aux épées de leurs pères, et les excitaient 
à les frapper. 

XXXVIL. Quand la ville eut été consumeée 
par les flammes, on vit une femme qui, por- 
tant au cou son enfant mort, et suspendue elle- 
même à un cordeau avec une torche allumée, 
mettait le feu à sa maison. Brutus, à qui l'on 
vint le dire, n'eut pas la force d'aller voir un 
spectacle si horrible : il ne put en entendre le 
récit sans verser des larmes, et fit proposer une 
récompense pour tout soldat qui aurait pu sau- 


FRUTUS. “τῷ 
ver un Lycien; il n’y en eut, dit-on. que cent 
cinquante qui ne se refusèrent pas à leur con- 
servation. Ce fut ainsi que les Lyciens , après 
avoir achevé dans un long'espace d’années la 
révolution que le destin avait marquée pour 
leur ruine, renouvelèrent par leur audace la 
catastrophe de leurs ancêtres, qui, dans les 
guerres des Perses, brülèrent eux-mêmes leur 
ville, et s’ensevelirent sous ses ruines. Brutus , 
voyant la ville de Patare (*) se préparer à une 
défense vigoureuse, et craignant un pareil de- 
sespoir , balançait à entreprendre le siège. Il 
avait fait quelques femmes prisonnières, qu’il 
renvoya sans rançon ; et comme leurs maris et 
leurs pères étaient des premiers de la ville, 
elles leur vantèrent tellement la modération et 
la justice de Brutus, qu’elles les décidèrent à 
lui remettre leur viile. Dès lors toutes les autres 
villes se soumirent, et s'étant livrées à sa dis- 
crétion , elles en furent traitées avec plus de 
douceur et de clémence qu’elles ne l'avaient es- 
péré. Tandis que Cassius, qui, dans le même 
temps, s'était emparé de Rhodes , avait oblige 


(7) Patare, ville considérable de Lycie, avec un port et 
ra grand nombre de temples. Ptolémée Philadelphe, qui 
l'avait augmentée, la nomma Arsinoé de Lycie, du nom 
ie sa femme; mais l’ancien nem prévalut. (Sirabon.) 


18 


210 BRUTUS-. 

les habitans de lui porter tout leur or et tout 
leur argent, ce qui produisit une somme de 
huit mille talens (*), outre une amende de cinq 
cents talens (**) qu'il exigea de la ville, Bru- 
tus ne leva sur les Lyciens qu’une contribution 
de cent cinquante talens (***) ; et, sans leur 
imposer aucune autre charge, il partit pour 
J'Ionie. 

XXXVIIL. I y fit plusieurs actions mémora- 
bles , soit dans les récompenses , soit dans les 
châtimens qu’il décerna. Je n’en rapporterai 
qu'un seul exemple , celui dont il fut lui-même 
le plus satisfait, et qni fit le plus de plaisir aux 
honnêtes Romains. Pompée, après avoir dans 
sa défaite à Pharsale perdu ce grand empire 
qu’il disputait à César, se retira en Egypte; et 
lorsqu'il eut aborde à Péluse, les tuteurs du 
jeune prince qui régnait alors tinrent avec ses 
amis un conseil dans lequel les avis furent par- 
tagés. Les uns croyaient qu’il fallait recevoir 
Pompée, d’autres voulaient qu'on le chassät 
d'Egypte; mais un certain Théodote de Chio , 
qui enseignait la rhétorique au prince , et qui,} 
faute de meilleurs ministres, était admis aux! 


| 
(5) Quarante millions. | 
(Ὁ Deux millions et demi. Ϊ 
(%*) 750,000 liv. | 

| 


BRUTUS. 211 
conseils , fit voir aux uns et aux autres qu'ils 50 
trompaient également : que dans les conjectu- 
res présentes il n’y avait qu’un seul parti utile , 
c'était de le recevoir et de le faire mourir; 1] 
termina son opinion en disant qu'un mort ne 
mord point. Tout le conseil adopta son avis, et 
le grand Pompée devint un exemple mémora- 
ble des événemens les plus extraordinaires et 
les moins attendus : sa mort fut l'ouvrage de la 
vaine rhétorique d’un Theodote, comme ce so- 
phiste s’en vantaitlui-même. Peu de temps après 
César étant arrivé en Egypte, punit ces perfi- 
des par une mort digne de leur scélératesse : 
Théodote seul obtint de la fortune un délai 
pur traîner encore quelque temps une vie er- 
rante dans la honte et la misère ; mais il ne put 
se dérober à Brutus qui parcourait lAsie ; 
amené devant lui, il fut puni du dernier sup- 
plice , et devint plus fameux par sa mort qu'il 
ne l'avait été par sa vie. 

XXXIX. Brutus fit prier Cassius de venir à 
Sardes ; et lorsqu'il le sut près d’arriver, il alla 
au devant de lui avec ses amis ; toutes les trou- 
pes sous les armes les saluërent l’un et l’autre 
du titre d’émnperator; mais, comme il n’est que 
trop ordinaire dans des affaires d’une grande 
importance , et entre des hommes environnés 
d’une foule d'amis et de capitaines , ils eurent 


212 BRUTUS. 

réciproquement beaucoup de plaintes et de re- 
proches à se faire. Ils ne furent pas plustôt ar- 
rivés à Sardes, que, se retirant dans unecham- 
bre dont ils fermèrent les portes, et où per- 
sonne ne fut admis, ils exposèrent d’abord leurs 
griefs respectifs, passèrent ensuite aux repro- 
ches , aux accusations et aux larmes même, et 
enfin à des outrages violens. Leurs amis qui 
les entendaient, étonnés de leur emportement 
et du ton de colère avec lequel ils parlaient, 
craignaient qu'ils ne se portassent à des extré- 
mités ficheuses ; mais il leur était défendu d’en- 
trer. Cependant Marcus Favonius, ce partisan 
si zélé de Caton, qui pratiquait la philosophie, 
moins par un πος de sa raison , que par une 
sorte d'impétuosité et de Let se présente à 
Ja porte qui lui est refusée par les domestiques; 
mais il n’était pas aisé de retenir Favonius, 
quelque chose qu'il désirât : violent et préci- 
pité dans toutes ses actions , il ne tenait aucun 
compte de sa dignité sénatoriale; et se faisait 
un plaisir de la rabaisser avec une liberté cy- 
nique. Îl est vrai que le plus souvent on ne fai- 
sait que rire et plaisanter des injures toujours 
déplacées qu'il se permettait. Il forca done ceux 
qui gardaient la porte, et, en entrant dans la 
chambre, il prononça d’un ton de voix affecté 
les vers de Nestor dans Homère : 


BRUTUS. μὴ Ὁ 
Écoutez-moi, je suis plus âgé que vons ; 


et le reste. Cassius ne fit que rire de cette apos- 
trophe ; mais Brutus le mit dehors par les épau- 
les , en le traitant de véritable chien et de faux 
cynique. Cependant cette circonstance mit fin 
à leur contestation, et ils se séparèrent. Cassius 
donna le soir.même un souper où Brutus se 
rendit et amena ses amis. On venait de se met- 
tre à table, lorsque Favonius entra dans la 
salle au sortir du bain. Brutus, en le voyant, 
protesta qu’il ne l'avait pas invité, et ordonna 
qu'on le placât sur le lit d’en haut (5): mais 
Favonius se. mit de force sur le lit du milieu. 
Le repas fut assaisonné de plaisanteries agréa - 
bles , et la philosophie y trouva sa place. 

XL. Le lendemain, Brutus jugea publique- 
ment un ancien préteur, nommé Lucius Pella, 
auquel il avait donne lui-même des emplois de 
confiance, et qui était accusé de concussion 
par les Sardiens. Brutus l'ayant noté d’infamie, 
Cassius en fut très affligé , lui qui, peu de jours 
auparavant, ayant à juger deux de ses amis 
convaincus du même crime, après leur avoir 
fait en particulier quelques réprimandes , les 
avait renvoyés en les laissant dans leurs em- 
plois ; aussi se plaignit-il de ce jugement à Bru- 
tus, qu'il accusa de montrer une exactitude 


214 BRUTUS. 
trop scrupuleuse aux lois et à la justice dans 
un temps où il faNait beancoup donner à la po- 
litique et à l'humanité. Brutus lui répondit qu’il 
devait se souvenir de ces ides de Mars où ils 
avaient, tué César, non qu’il dépouillit et tour- 
mentât lui-même personne, mais parce qu'il 
fermait les yeux sur ceux qui le faisaient sous 
son nom. « S'il est, ajouta-t-il, des prétextes 
« honnêtes de violer la justice , il valait encore 
« mieux souffrir les injustices des amis de Ce- 
« 581 que de conniver à celles des nôtres. L'in- 
« différence sur les premières n’eût passé que 
« pour défaut de courage; mais en tolérant 
« celles de nos amis nous encourons le soupcon 
« de complicité, et nous partageons les périls 
« auxquels ils s’exposent. » Tels étaient les 
principes d’après lesquels Brutus se conduisait. 
ΧΙ. Ils se disposaient à quitter l’Asie, lors- 
que Brutus eut un signe extraordinaire. Il ai- 
mait à veiller, et, autant par une suite de sa 
sobriété que par goût pour le travail ; il ne don- 
nait que très peu de temps au sommeil. Il ne 
dormait jamais le jour, et la nuit même il ne 
prenait quelque repos que lorsque tout le monde 
était couche , et qu’il n'avait plus rien à faire, 
ni personne avec qui il püt s’entretenir. Depuis 
surtout que, la guerre étant commencée , tou- 
tes les affaires roulaient sur lui, et qu'il avait 


BRUTUS. 219 


toujours l’esprit tendu sur ce qui pouvait arri- 
ver, ilse contentait de dormir un peu après son 
souper, et passait le reste de la nuit à expédier 
les affaires les plus pressées. Lorsqu’il les avait 
finies de bonne heure, et qu'il lui restait du 
temps, il l’'employait à lire jusqu’à la troisième 
garde (*), heure à laquelle les centurions et les 
autres officiers avaient coutume d’entrer dans 
sa tente. Lors done qu'il se disposait à partir 
d’Asie avec toute son armée, dans une nuit très 
obscure , où sa tente n’était éclairée que par 
une faible lumière, pendant qu’un silence pro- 
fond régnait davs tout le camp, Brutus , plongé 
dans ses réflexions, crut entendre quelqu'un 
entrer dans sa tente. Îl tourne ses regards vers 
la porte , et voit un spectre horrible , d’une 
figure étrange et effrayante , qui s’approche et 
se tient près de lui en silence. ἢ] eut le courage 
de lui adresser le premier la parole : « Qui es- 
«tu, lui dit-il, un homme ou un dieu ? Que 
« viens-tu faire dans ma tente? Que me veux- 
« tu? — Brutus, lui répondit le fantôme, je 
«suis ton mauvais génie; tu me verras dans 


(") La nuit se partageait chez les Romains en quaire 
veilles, de trois heures chacune; elles commençaient à la fin 
du jour, c’est-à-dire à six heures; ainsi Ja troisième veille, 
ou garde, était à minuit. 


316 BRUTUS. 

« les plaines de Philippes. — Eh bien, repar- 
«tit Brutus sans se troubler, je t’y verrai. » 
Dès que le fantôme eut disparu , Brutus appela 
ses domestiques, qui lui dirent qu’ils n'avaient 
rien vu ni entendu, et il continua à s’occuper 
de ses affaires. 

XLIL. Le jour ayant paru, il se rendit chez 
Cassius et lui raconta sa vision. Cassius, qui 
faisait profession de la doctrine d’Epicure, et 
disputait souvent avec Brutus sur ces sortes de 
matières, lui dit alors : « Brutus , c’est un des 
« principes de notre philosophie que nos sens, 
« faciles à recevoir toutes sortes d’impressions, 
«nous trompent souvent en offrant à notre es- 
« prit des images et des sensations d’objets que 
« nous ne voyons et n’éprouvons pas réelle- 
«ment. Notre pensée, plus mobile encore, 
«excite sans cesse nos sens , et leur imprime 
«une foule d'idées dont les objets n’ont jamais 
«existé. [ls sont comme une cire molle qui se 
« prête à toutes les impressions qu’on lui donne ; 
«et notre âme ayant en elle et ce qui produit 
«et ce qui éprouve l'impression, ἃ aussi par 
elle-même la faculté de varier et de diversifier 
«ses formes. C’est ce que prouvent les dif- 
« férentes images que nos songes nous offrent 
« dans le sommeil ; l'imagination les excite par 
« le plus faible mouvement, et leur fait pren 


= 
= 


BRUTUS. 217 
« dre ensuite toutes sortes d’affections ou de 
« figures fantastiques : car la nature de cette 
« faculté est d’être toujours en mouvemeut , et 
« ce mouvement n’est autre chose que l’imagi- 
« nation même et la pensée. Mais ce qu'il y a 
« de plus en vous, c’est que votre corps, affai- 
« bli par l'excès du travail, rend votre esprit 
« plus mobile et plus prompt à changer. Il n’est 
« pas vraisemblable qu'il existe des génies , ni, 
« s’il en existe, qu’ils prennent la figure et la 
« voix des hommes , ou que leur pouvoir s’e- 
« tende jusqu'à nous. Je voudrais qu’il y en 
« eût, afin que nous pussions mettre notre con- 
« fiauce non seulement dans cette multitude 
« d'armes, de chevaux et de navires, mais en- 
« core dans le secours des dieux , qui se décla- 
« reraient sans doute pour les chefs de l’entre- 
« prise la plus sainte et la plus belle. » Telles 
furent les raisons dont Cassius se servit pour 
calmer Brutus. Quandles soldatscommencèrent 
à se mettre en marche, deux aigles, fondant 
ensemble du haut des airs, allèrent se poser sur 
les premières enseignes, et accompagnèrent 
l’armée, nourris par les soldats, jusqu’à Philip- 
pes, d’où ils s’envolèrent la veille de la ba- 
taille, 
XLIII. Brutus avait déjà soumis la plupart 
des peuples voisins ; et lés villes ou les princes 


VIES DES HOMMES ILL.—-T, XV, 19 


418 RUTUS. 

qui pouvaient rester encore à réduire, il acheva 
avec Cassius de les subjuguer ; ils se rendirent 
maîtres de tout le pays jusqu’à la mer de Tha- 
sos (*). Norbanus y était campé dans un lieu 
appelée les détroits, près du mont Symbo- 
Jum (**). Brutus et Cassius, l'ayant environné, 
le forcèrent d'abandonner ce poste; peu s’en 
fallut même qu’ils ne lui enlevassent toute son 
armée, parce que César n’avait pu le suivre, 
retenu par une maladie; mais Antoine vint à 
son secours après avoir fait une marche si ra- 
pide , que Brutus ne pouvait la croire. César, 
qui arriva dix jours après, campa vis-à-vis de 
Brutus, et Antoine en face de Cassius. L'espace 
qui séparait les deux camps est appelé par les 
Romains la plaine de Philippes; e’étaient les 
armées romaines les plus nombreuses qui se fus- 
sent trouvées en présence l’une de l’autre. Celle 
de Brutus l'était bien moins que celle de César; 
mais elle l’emportait par l'éclat et la magnifi- 
cence des armes, dont la plupart étaient d’or 
ou d’argent. Brutus, qui, dans tout le reste, 
ayait accoutumé ses officiers à la modestie et à 
la simplicité , leur avait prodigué ces métaux, 


(Ὁ Ile de la mer Égée, au-dessous de la Thrace. 


(Ὁ Il se réunit au mont Pangée , dans un lieu qui porte 
le inème nom de Symbolum, entre Philippes et Néapolis. 


BRUTUS. 219 
persuade que la richesse des armes dont les sol 
dats sont couverts ou qu'ils portent dans leurs 
mains, relève le courage de ceux qui aiment la 
gloire , et qu’elle rend les avares plus acharnes 
au combat , parce qu'ils veulent conserver une 
armure qui vaut pour eux un fonds de terre. 
César fit distribuer à ses soldats une petite me- 
sure de blé et cinq drachmes par tête (*) pour 
un sacrifice expiatoire qu'il faisait dans son 
camp. Brutus, pour insulter à cette disette ou 
à cette épargne sordide , purifia son armée en 
pleine campagne , comme c’est l’usage chez les 
Romains ; 1] distribua un grand nombre de vic- 
times, et cinquante drachmes (**) pour chaque 
soldat. Cette largesse redoubla l’affection et 
l'ardeur de ses troupes. 

XLIV. Pendant ce sacrifice d’expiation, Cas- 
sius eut un signe qu’il jugea d’un présage fu- 
neste. Le licteur qui portait devant lui les fais- . 
ceaux lui présenta la couronne à l'envers. On 
ajoute qu'un peu auparavant, dans une céré- 
monie publique, où l’on portait en pompe une 
Victoire d’or de Cassius, celui qui en étaitchargé 
fit un faux pas et laissa tomber la Victoire. Une 
multitude d'oiseaux carnassiers paraissaient tous 


(2) 4 liv.10 sous. 


(2 45 lir. 


250 BRUTUS. 

les jours dans son camp; et plusieurs essaims 
d’abeilles se rassemblèrent dans un endroit des 
retranchemens que les devins firent enfermer 
et mettre hors de l'enceinte pour faire cesser 
par leur expiation la crainte superstitieuse qui 
déjà commencait à ébranler, dans l'esprit de 
Cassius , les principes d’Epicure, et qui avait 
entièrement captive celui des troupes. Aussi 
Cassius n’avait-il plus la même ardeur pour li- 
vrer la bataille: il préférait de trainer la guerre 
en longueur, parce qu'avec plus d’argent que 
l'ennemi ils avaient moins d’armes et de sol- 
dats. Brutus, au contraire, avait toujours pensé 
qu’il fallait en venir promptement à une action 
décisive, afin de rendre au plus tôt là liberté 
à sa patrie, ou du moins pour délivrer de tant 
de maux tous ces peuples qui étaient écrasés 
par les dépenses de la guerre et par tous les 
malheurs qu’elle entraîne après elle. 

XLV. Il voyait d’ailleurs que dans toutes les 
escarmouches, dans toutes les rencontres qui 
avaient lieu , sa cavalerie avait toujours l’a- 
vantage ; et ces premiers succès lui inspiraient 
use grande confiance. 1] passait tous les jours 
dans le camp de César un grand nombre de 
déserteurs, et l’on en dénoncait encore beau- 
coup d’autres comme soupconnés de vouloir 
suivre leur exemple. Ces considérations firent 


BRUTUS. 221 
passer dans le conseil plusieurs dés amis de Cas- 
sius au sentiment de son collègue. Un seul des 
amis de ce dernier, nommé Atellius, fut d’un 
avis contraire, et proposa de différer jusqu'à 
Phiver. « Et que gagnerez-vous, lui dit Brutus 
« d'attendre encore une année? — Le moins 
τ que je puisse en espérer, répondit Âtellius . 
« c’est de vivre un an de plus. » Cette γέρος. 
déplut à Cassius , et indigna tous les autres offi- 
ciers ; la bataïlle fut résolue pour le léndemain. 


Brutus, rempli des meilleures espérances, s’en- 


tretint pendant le souper de matières philoso- 
phiques , et alla ensuite se reposer. Cassius , 
au rapport de Messala, soupa dans sa tente avec 
un petit nombre d’amis; et, contre son carac- 
ière, il fut, pendant tout le repas, pensif et 
taciturne, Après le souper, il prit la main de 
Messala, et la lui serrant avec amitié , comme 
il avait coutume de le faire : « Messala, lui 
« dit-il en grec , je vous prends à témoin que, 
« comme le grand Pompée , je suis forcé, con- 
« tre mon sentiment, de mettre au hasard d’une 
« seule bataille le sort de ma patrie. Nous avons 
« pourtant beaucoup de courage et une grande 
« confiance dans la fortune , dont nous serions 
«injustes de nous défier, quand même nous 
« prendrions un mauvais parti. » Cassins, en 
finissant ces mots, embrassa Messala et Jui dit 


1e. 


229 BRUTUS. 
adieu. Messala le pria à souper pour le lende- 
main, jour de sa naissance. 

XLVI. Dés que le jour parut, on éleva dans 
le camp de Brutus et dans celui de Cassius la 
cotte-d’armes de pourpre qui était le signal de 
la bataille, et les généraux s’abouchèrent au 
milieu de l’espace qui séparait les deux camps. 
atissius prenant le premier la parole : « Bru- 
«tus, dit-il, fassent les dieux que nous rem- 
« portions la victoire et que nous vivions heu- 
«reux ensemble le reste de nos jours! Mais 
« comme les éevénemens qui intéressent le plus 
« les hommes sont aussi les plus incertains , et 
« que si l’issue de la bataille trompe notre at- 
« tente il ne nous sera pas facile de nousrevoir, 
« dites-moi ce que vous choisirez, de la fuite 
« ou de la mort. — Cassius ; lui répondit Bru- 
« tus. ; lorsque j’ étais encore jeune et sans expé- 
« rience, je composai, sans trop savoir pour- 
« quoi, un long discours philosophique dans 
« lequel je blämais Caton de s'être donné la 
« mort : je disais qu’il n'était ni religieux , ni 
« digne d’un homme de cœur, de se soustraire 
« à l’ordre des dieux, et au lieu de recevoir 
«avec courage tous les evénemens de la vie, 
« de s’y dérober par la fuite. Notre situation 
« presente me fait penser autrement. Si Dieu 
«ne nous accorde pas un heureux succès, je 


BHUTUS. 223 
«ne veux plus me livrer à de nouvelles espé- 
« rances , ni faire de nouveaux préparatifs de 
« guerre. Je me délivrerai de toutes mes pei- 
« nes en me louant de la fortune de ce qu'ayant 
«aux ides de Mars donné mes jours à ma pa- 
«trie, [αἱ mené depuis, par une suite de ce 
« sacrifice , une vie aussi libre que glorieuse. » 
À ces mots, Cassius embrassant Brutus en sou- 
riant : « Puisque nous pensons tous deux de 
« même , lui dit-il , allons à l’ennemi : ou nous 
« remporterons la victoire, ou nous ne crain- 
« drons pas les vainqueurs. » [15 parlèrent en- 
suite, en présence de leurs amis, de l’or- 
donnance, qu'ils donneraient à leur bataille. 
Brutus demanda que Cassius lui laissät le com- 
mandement de l’aile droite, qui paraissait dû 
plutôt à l’âge et à l’expérience de Cassius, Ce- 
lui-ci néanmoins le lui accorda ; il voulut même 
que Messala , qui commandait la légion la plus 
aguerrie, combattit à cette aile. Aussitôt Bru- 
tus fit sortir des retranchemens sa cavalerie su- 
perbement parée, et mit son infanterie en ba- 
taille. 

XLVIL. Les troupes d'Antoine étaient occu- 
pées à tirer des fossés depuis les marais près 
desquels elles campaient jusque dans la plaine, 
pour couper à Cassius la retraite vers la mer. 
César, ou du moins son armée , était tranquille 


224 BRUTUS. 

dans le camp, car une maladie avait oblige le 
général d’en sortir. Ses soldats ne s’attendaient 
pas à une bataille ; ils croyaient seulement que 
les ennemis viendraient charger les travail- 
leurs, et tàcher à coups de traits de les mettre 
en désordre. Ne songeant pas aux troupes qu’ils 
avaient devant eux, ils s’étonnaient du bruit 
qu’ils entendaient autour des tranchées , et qui 
venait jusqu’à leur camp. Cependant Brutus, 
après avoir fait passer à ses capitaines des bil- 
lets qui contenaient le mot du guet, parcouraïit 
à cheval tous les rangs , et animait ses troupes 
à bien faire. Le mot du guet ne fut entendu 
que d’un petit nombre de soldats ; la plupart, 
sans même l’attendre, allèrent impétueusement 
à la charge en poussant de grands cris. Le dé- 
sordre avec lequel ils chargèrent mit beaucoup 
d’inégalité et de distance entre les légions. 
Celle de Messala d’abord, ensuite les autres, 
outrepassèrent l’aile gauche de César, dont elles 
ne firent qu’effleurer les derniers rangs, où elles 
massacrèrent quelques soldats. En poussant tou- 
jours en avant , elles arrivèrent au camp de Cé- 
sar, qui, peu de temps auparavant, comme il 
le dit lui-même dans ses Commentaires, venait 
de se faire transporter ailleurs , d’après un songe 
qu'avait eu un de ses amis, nommé Mareus Ar- 
iorius «οὐ dans lequel il lui avait été ordonné 


BRUTUS. “ὦ 
de dire à César qu’il s’éloignât au plus tôt des 
retranchemens. Cette retraite fit répandre le 
bruit de sa mort, parce que sa litière , qui était 
vide, fut criblée de coups de traits et de pi- 
ques. On passa au fil de l’épée tous ceux qui 
furent pris dans le camp, et entre autres deux 
mille Lacédémoniens qui étaient venus tout ré- 
cemment comme auxiliaires de César. Les trou- 
pes de Brutus , qui ne se portèrent pas sur ces 
derrières de l’aile gauche de Cesar, et -qui Vat- 
taquèrent de froisé: la renversèrent facilement 
dans le trouble où l’avait déjà mise la perte de 
son camp; elles 'taillèrent en pièces trois lé- 
gions , et se jetèrent dans le camp péle-mêle 
avec les fuyards. Brutus était à cette partie de 
son aile droite, 

XLVIIL. Mais ce que les vainqueurs ve virent 
pas, l’occasion le fit apercevoir aux vaincus ; 
ils virent l'aile gauche des ennemis nue et se- 
paree de l'aile droite, qui s’était laisse empor- 
ter à la poursuite des fuyards. Ils fondirent sur 
ces troupes , dont le flanc était dégarni ; mais 
ils ne purent enfoncer le centre de la bataille, 
où ils furent recus avec la plus grande vigueur ; 
ils renversèrent seulement l'aile gauche, où le 
désordre s'était mis, et qui d’ailleurs ignorait 
le succès de l’aile droite. Hs la poursuivirent si 
vivement, qu'ils entrèrent dans le camp avec 


“20 BRUTUS. 
les fuyards, sans avoir à leur tête aucun des 
généraux : car Antoine, dit-on, voulant éviter 
limpétuosité du premier choc, s’était, dès le 
commencement de l’action, retire dans un ma- 
rais voisin ; et César, qui s’était fait transporter 
horsdesretranchemens, ne paraissait nulle part. 
Quelques soldats même dirent à Brutus qu’ils 
l'avaient tué, et lui présentèrent leurs épées 
sanglantes, en Jui peignant sa figure et son âge. 
XLIX. Déjà le corps de bataille de Brutus 
ayant.enfoncé ceux qui lui étaient opposés, en 
avait fait un grand carnage , et la victoire de 
Brutus paraissait décidée comme la défaite de 
Cassius. La seule chose qui les perdit, c’est que 
Brutus n’alla pas au secours de Cassius, qu’il 
croyait vainqueur, et que celui ci n’attendit 
pas le retour de son collègue, dont il croyait la 
perte certaine. Messala donne pour preuve de 
leur victoire qu’ils avaient pris trois aigles et 
plusieurs enseignes aux ennemis ; qui, de leur 
côte, n’en prirent pas une seule. Brutus , en 
s’en retournant après le pillage du camp de Ce- 
sar, fut très surpris de ne pas voir le pavillon 
de Cassius dressé comme de coutume : car il 
était fort élevé et s'apercevait de loin. Il ne 
voyait pas non plus les autres tentes, dont la 
plupart avaient été abattues et mises en pièces 
quand les ennemis étaient enirés dans le camp. 


FRUTUS. 297 
Ceux qui croyaient avoir la vue plus percante 
assuraient à Brutus qu’ils voyaient étinceler 
une grande quantité d’armes et de boucliers 
d'argent qui allaient de tous côtés dans le camp 
de Cassius; mais ils n’y reconnaissaient ni le 
nombre ni l’'armure des troupes qu’on y avait 
laissées pour le garder; ils ajoutaient qu’on ne 
voyait pas au delà autant de morts qu'il de- 
vrait naturellement y en avoir, si tant de lé- 
gions eussent été défaites. 

L. Toutes ces circonstances firent soupcon- 
ner à Brutus ledésastre de l’aile gauche ; 1] laissa 
donc un corps suffisant de troupes pour garder 
le camp des ennemis, rappela ceux qui pour- 
suivaient les fuyards, et les rallia pour aller au 

secours de Cassius. Ce général avait vu avec 
| peine les troupes de Brutus fondre impétueu- 
sement sur les ennemis, sans attendre ni le mot 
ni l’ordre de l'attaque : et il ne fut pas moins 
mécontent de voir qu'après s'être emparées du 
camp de César elles n’avaient songé qu’à le 
piller, au lieu d'aller envelopper les ennemis ; 
et par le temps qu’il perdit à considérer leurs 
fautes, plutôt que par l’activité et la capacité 
des généraux , il donna à l’aile droite de César 
la facilité de l’envelopper lui-mème. Aussitôt 
sa cavalerie se débanda et s'enfuit vers la mer. 
Cassius voyant l'infanterie se préparer à la sui- 


398 BRUTUS- 

_vre, s’efforéa de la retenir et de la rallier ; il 
prit l'enseigne d’un des officiers qui fuyaient, 
et la planta à terre à ses pieds, sans pouvoir 
empêcher la fuite de ses propres gardes. Forcé 
donc de s'éloigner , il se retira, suivi de très 
peu de monde, sur une éminence d’où l’on dé- 
couvrait toute la plaine. Mais il ne pouvait rien 
voir lui-même de ce qui se passait; il avait la 
vue si faible, qu'il apercevait à peine le pillage 
de son camp. Ceux qu’il avait avec lui virent 
s’avancer un gros de cavalerie : c’était celle que 
Brutus lui envoyait; et Cassius la prit pour 
celle des ennemis qui venait à sa poursuite. Il 
dépècha cependant un de ses officiers, nommé 
Titinnius, pour s’en assurer. Les cavaliers de 
Brutus l'ayant reconnu pour un des plus fidèles 
amis de Cassius, jettent des cris de joie; ses 
amis, mettant pied à terre, le reçoivent au mi- 
lieu d'eux et le comblent de caresses ; les autres 
l'entourent à cheval avec des cris de victoire, 
et font retentir toute la plaine du bruit de leurs 
armes. 

LI. Ces démonstrations de joie devinrent 
très funestes : Cassius ne douta pas que Titin- 
nius ne fût enveloppé par les ennemis, « Trop 
« d’attachement pour la vie, dit-il à ceux qui 
« l'environnaient, m'a fait attendre de voir un 
« homme que j'aime, enlevé par les troupes en- | 


BRUTUS. 229 

« nemies. » En disant ces mots il se retire dans 

une tente abandonnée, où il entraine un deses 

affranchis, nommé Pindarus, que depuis la dé- 
faite de Crassus chez les Parthes il avait eu 

| toujours à sa suite pour une semblable néces- 

_ sité. Îl avait échappé à la défaite de Crassus ; 
mais alors, se couvrant la tête de sa robe, il 
tendit la gorge à son affranchi, et lui commanda 
de lui trancher la tête: car on la trouva sépa- 
rée de son corps. Pindarus ne reparut plus de- 
puis la mort de Cassius; ce qui fit soupconner 
à quelques persounes qu'il l'avait tué sans en 
avoir recu l’ordre. Peu de temps après on yit 
arriver cette cavalerie, précédée par Titinnius, 
qui, la tête couronnée, avait pris les devants 
pour rejoindre plus tot Cassius ; mais lorsque 
les cris, les gémissemens et le désespoir de ses 
amis lui eurent fait connaître la mort de son 

général et la cause de son erreur, il tira son 

épée, et après s'être fait à lui-même les plus 
vifs reproches de sa lenteur, il se tua. 

LIL. Brutus , informé de la défaite de Cas- 
sius, redoubla sa marche, et apprit sa mort 
quand il fut près du camp. Il pleura sur son 
corps, l'appela le dernier des Romaiws, persua- 
dé que Rome ne pouvait plus produire un hom- 
me d’un si grand courage; il le fit ensevelir et 
l’envoya dans l'ile de Thasos, de peur que la 


VIES DES HOMMES ILL,—T, XV. 20 


230 BRUTUS. 
vue deses funérailles ne causât du trouble dans 
le camp. Ayant ensuite assemble les soldats , il 
les consola ; et pour les dédommager de la perte 
de leurs effets les plus nécessaires qui avaient 
été pillés, il leur promit deux mille drachmes (*) 
par tête. Cette promesse leur rendit le courage; 
ils admirèrent une si grande générosité ; et 
quand il les quitta, ils l’accompagnèrent de 
leurs acclamations, en lui rendant le glorieux 
témoignage qu’il était le seul des quatre géné- 
raux qui n’eût pas été vaincu. 1] avait justifié 
par ses actions la confiance qu'il avait eue de 
vaincre : avec le peu de légions qu’il comman- 
dait il renversa tous ceux qui lui firent tête; 
et si dans la bataille il eût pu faire usage de tou- 
tes ses légions, que la plus grande partie de son 
aile n’eùt pas outre-passé les ennemis pour al- 
ler piller leur bagage, il n'y aurait pas eu un 
seul de leurs différens corps qui n’eût été dé- 
fait. Il resta, du côte de Brutus, huit mille hom- 
mes sur le champ de bataille, en comptant les 
valets des soldats, que Brutus appelait briges ; 
et suivant Messala , il en périt plus du double 
dans l’armée des ennemis. 

LIIL. Une perte si considérable avait jeté ces 
derniers dans le découragement ; mais un es- 


(*) 1800 liv. 


BRUTUS. 251 
clave de Cassius, nommé Démétrius, arriva le 
soir δὰ camp d'Antoine, et lui remit la robe et 
l'épée de son maître. Cette vue enflamma leur 
courage , et le lendemain, dès le point du jour, 
ils préséentèrent la bataille. Mais Brutus voyait 
les deux camps dans une agitation dangereuse ; 
le sien était plein de prisonniers qui deman- 
daient la surveillance la plus exacte; celui de 
Cassius supportait avec peine le changement 
de chef, et la honte de leur défaite leur avait 
inspiré une haine et une envie secrète contre 
les vainqueurs ; il se borna donc à tenir ses 
troupes sous les armes, et refusa le combat. Il 
sépara les prisonniers en deux troupes, fit met- 
tre à mort les esclaves que leurs rapports fré- 
quens avec ses soldats lui rendaient suspects, et 
reavoya la plus grande partie des hommes li- 
bres , en disant que déjà pris par les ennemis 
ils seraient avec eux prisonniers et esclaves, 
au lieu qu’auprès de lui ils auraient éte libres 
et citoyens ; et comme il s’aperçut que ses amis 
etses officiers avaient pour quelques-uns de ces 
prisonniers un ressentiment implacable, il les 
cacha pour les dérober à leur fureur, et les fit 
partir secrètement de l’armée. Il y avait parmi 
eux un mime nommé Volumnius , et un cer- 
tain Saculion, bouffon de son métier, dont Bru- 
tus n'avait tenu aucun compte. Ses amis les lui 


« 


232 BRUTUS. , 
_ amenèrent , en se plaignant que ces hommes , 
- même dans la captivité, se permettaient de les 
railler insolemment. Brutus , occupé de soins 
# bien différens, ne leur τὸ κῆρ rien répondu, Mes- 
sala Corvinus proposa qu'après les avoir fait 
τὰν κα de verges sur le théâtre, on les τεπνογὰξ 
tout nus aux généraux ennemis, pour les faire 
rougir d'avoir besoin , jusque dans les camps, 
d'amis et de convives de cette espèce. Quel- 
ques-uns de ceux qui étaient présens se mi- 
rent à rire de cette proposition; mais Casca, 
celui qui avait porté le premier coup à Cé- 
sar, prenant la parole : « Ce n’est pas, dit- 
«il, par des jeux et des plaisanteries qu’il con- 
« vient de faire les obsèques de Cassius. Brutus, 
« ajouta-t-il, c’est à vous de faire voir quelsou- 
- «venir vous conservez de ce général, en puis- 
«sant ou en laissant vivre ceux qui osent le 
«prendre pour le sujet de leurs railleries. » 
Brutus, vivement piqué de cette remontrance : 
« Pourquoi donc, dit-il à Casca, me deman- 
« dez-vous mon avis ? que ne faites-vous ce que 
« vous jugez convenable ? » Les amis de Brutus 
prenant cette réponse pour un consentement 
à la mort de ces malheureux , les emmenèrent 

-et les firent mourir. 

LIV. Bratus fit distribuer aux soldats l’ar- 
gent qu'il leur avait promis ; et après quelques 


+ BRUTUS. " 
légers reproches sur leur précipitation à de- 
vancer l’ordre et le mot, pour aller téméraire- 
ment et en désordre charger l'ennemi , il leur 
promit que si dans la bataille suivante ils se 
conduisaient en gens de cœur, il leur abandon- 
uerait le pillage de deux villes, Thessalonique 
et Lacédémone (3). C’est, dans toute la vie de 
Brutus , le seul reproche dont on ne puisse le 
justifier. Dans la suite, il est vrai, Antoine et 
César payèrent à leurs soldats des prix bien 
plus criminels de leurs victoires : ils chassèrent 
de presque toute l'Italie ses anciens habitans, 
pour en abandonner à leurs troupes les terres 
et les villes qui ne leur appartenaient à aucun 
titre; mais ces deux généraux n’avaient d’autre 
but dans cette guerre que de vaincre et de do- 
miner. Brutus, au contraire, avait donné uvesi 
haute opinion de sa vertu, que le peuple même 
ne lui permettait de vaincre et de conserver sa 
vie que par des voies justes et honnêtes, et plus 
encore depuis la mort de Cassius, qu’on accu- 
sait de pousser Brutus aux actes de violence qui 
lui échappaient quelquefois. Mais comme sur 
mer, lorsque le gouvernail est brisé par la tem- 
pète, les matelots clouent et ajustent à la place, 
du mieux qu’ils peuvent, d’autres pièces de bois 
qu’ils emploient par nécessité, de même Bru- 
tus, qui, chargé du commandement d’une ar- 


20. 


234 | BRUTUS. 

mée si nombreuse, et placé dans des conjonctu- 
res si difficiles , n’avait aucun général qui pût 
aller de pair avec lui, était obligé de se servir 
de ceux qu’il avait, et d’agir ou de parler sou- 
vent d’après leur opinion. Il croyait donc de- 
voir faire tout ce qui pouvait rendre plus scu- 
mis les soldats de Cassius ; l'anarchie les avait 
rendus audacieux dans le camp, et leur défaite 
lâches contre l'ennemi. 

LV. Antoine et César n'étaient pas dans une 
meilleure situation : réduits à une extrême di- 
sette, et campés dans des lieux enfoncés, ils 
s’attendaient à passer un hiver très pénible. Ils 
étaient environnés de marais ; les pluies d’au- 
tomne, survenues après la bataille, avaient rem- 
pli les tentes de boue, de fange et d’eau, que le 
froid déjà piquant gelait tout de suite. Dans une 
extrémité si facheuse, ils apprirent la perte que 
leurs troupes venaient de faire sur mer : des 
vaisseaux qui conduisaient d'Italie un renfort 
considérable à César, avaient été attaqués par 
la flotte de Brutus, qui les avait si compléte- 
ment battus, qu'il ne s'était sauvé que très peu 
de soldats; et ceux qui avaient échappe à cette 
défaite se trouvèrent réduits à une telle famine, 
qu'ils mangèrent jusqu'aux voiles et aux cor- 
dages de leurs vaisseaux. Cette nouvelle les de- 
termina à presser une bataille décisive, avant 


ὩΣ 

BRUTUS.. 233 
que Brutus füt instruit du bonheur qu’il avait 
eu : car ce combat naval s’était donné le même 
jour que la bataille de terre, et le hasard, plu- 
tôt que la mauvaise volonté des capitaines de 
vaisseau , fit que Brutus ne l’apprit que vingt 
jours après. S'il l’eût su plus tôt, il n'aurait pas 
livré un second combat : il avait pour long- 
temps toutes les provisions nécessaires à son ar- 
mée ; et il était campési avantageusement, qu'il 
n’avait pas à craindre les rigueurs de l'hiver, 
et qu’il ne pouvait être forcé par les ennemis. 
Il était enfin maître de la mer; il avait de son 
côté vaincu sur terre; et ce double avantage 
devait lui donner la plus grande confiance et 
les plus hautes espérances. Mais empire ro- 
main ne pouvait être gouverne par plusieurs 
maîtres : il lui fallait un monarque; et Dieu , 
voulant sans doute délivrer César duseul homme 
qui püt mettre obstacle à sa domination , em- 
pêcha que Brutus ne füt informe de cette vic- 
toire au moment même où ilallait apprendre. 
La veille du jour qu’il devait combattre, un 
déserteur, nommé Clodius, vint le soir dans son 
camp, pour l’avertir que les généraux ennemis 
ne se hâtaient de donner la bataille , que parce 
qu'ils venaient d’apprendre la défaite de leur 
flotte. Mais on ne voulut pas le croire ; il ne fut 
pas même présenté à Brutus; et tous les offi- 


τ΄ὧ 


236 BRUTUS. 

ciers méprisèrent cet avis, qu'ils regarderent 
comme incertain ou comme inventé par cet 
-homme pour faire plaisir à Brutus. 

LVL. On prétend que le fantôme que Brutus 
avait déjà vu lui apparut encore cette nuit sous 
la même figure, et qu'il disparut sans lui avoir 
dit un seul mot; mais Publius Volumnius, 
homme très versé dans la philosophie, et qui 
v’avait pas quitté Brutus depuis ie commence- 
ment de la guerre, ne parle point de cette ap- 
parition : il dit seulement que l'aigle de la pre- 
mière enseigne fut couverte d’abeilles ; que le 
bras d’un de ses officiers distilla si abondam- 
ment de l’huile de rose , qu'on ne pouvait l’ar- 
rêter, avec quelque soin qu’on l'essuyät. Il 
ajoute que, peu de temps avant la bataille, deux 
aigles se battirent entre les deux armées; que 
pendant ce combat, qui attira l'attention de 
tout le monde, il régna dans toute la plaine un 
silence extraordinaire, et qu’enfin l’aigle qui 
était du côté de Brutus céda et pr it la fuite. On 
parle aussi d’uu Éthiopien qui, s'étant présenté 
le premier à l’ouverture des portes du camp, 
fut massacré par les soldats, qui prirent cette 
rencontre pour un mauvais augure. (Juand Bru- 
ts eut fait sortir ses troupes, et qu'il les eut ran- 
gées en bataille, en face de l’armée ennemie, il 
attendit long-temps à donner le signal du com- 


BRUTUS. 235 
bat; en parcourant les rangs, 1] lui était venu 
sur quelques-unes de ses compagnies des soup- 
cons et même des rapports inquiétans; il vit 
que sa cavalerie, peu disposée à commencer 
l'attaque, attendait de voir agir l'infanterie. 
Enfin, un de ses meilleurs officiers, singulière 
ment estimé pour sa valeur , sortit tout à coup 
des rangs, et passant ἃ cheval devant Brutus, 
alla se esse à l'ennemi; i se nommait Ca- 
mulatus. 

LVIL. Brutus fut vivement affecté de cette 
désertion, et soit colère, soit crainte que le 
goût du changement et la trahison ne s’étendis- 
sent plus loin, il fit sur-le-champ marcher ses 
troupes à l’ennemi, comme le soleil inclinait 
déjà vers la neuvième heure du jour (*). Il en- 
fonca tout ce qui luiétait opposé, et, secondé 
par sa cavalerie, qui avait chargé vigoureuse- 
ment avec les gens de pied, dès qu’elle avait vu 
les ennemis s’ébranler , il pressa vivement leur 
aile gauche, qu’il forca de plier. Son autre aile, 
dont les officiers avaient étendu les rangs, parce 
qu’étant moins nombreuse que celle des enne- 
mis ils craignaient qu’elle ne fût enveloppée, 
laissa, par ce mouvement, un grand intervalle 
dans le centre. Devenue alors Éd elle ne fit 


(*) Trois heures de l'après-midi. 


233 BRUTUS. 
pas une longue résistance , et fut la première à 
prendre la fuite. Les ennemis, après l’avoir mise 
en déroute, revinrent sur [4116 victorieuse, 
et enveloppèrent Brutus, qui, dans un dan- 
ger si pressant, fit de la tête et de la main tous 
les devoirs d’un grand général et d’un bravesol- 
dat, et mit tout en œuvre pour s’assurer la vic- 
toire. Mais ce qui la lui avait donnée à la pre- 
mière bataille la lui fit perdre à la seconde. Dans 
l’action précédente, tous les ennemis qui furent 
vaincus restèrent morts sur la place; dans celle- 
ci, où les troupes de Cassius prirent d’abord la 
fuite, il n’en périt qu’un très petit nombre, et 
ceux qui se sauvèrent , effrayés encore de leur 
première défaite, remplirent de trouble et de 
découragement le reste de l’armée (:7). Ce fut 
là que le fils de Caton fut tué, en faisant des 
prodiges de valeur au milieu des plus braves 
de la jeunesse romaine ; accablé de fatigue, il 
ne voulut ni fuir , ni reculer ; combattant tou- 
jours avec le mème courage, disant tout haut 
son nom et celui de son père. 1l tomba sur un 
monceau de morts ennemis. Les plus braves de 
armée se firent tuer en défendant Brutus. 
ΠΥ͂ΠῚ. Ce général avait dans son armée un 
de ses amis, nommé Lucilius , homme plein de 
courage, qui, voyant quelques cavaliers bar- 
bares laisser tous les autres fuyards pour ne 


BRUTUS. 239 
s'attacher qu’à Brutus, résolut de sacrifier sa 
vie, s’il le fallait, pour les arrêter. Il se tint à 
quelque distance d’eux, et cria qu’il était Bru- 
tus. Ce qui fit ajouter foi à sa parole, c’est qu'il 
demanda d’être conduit à Antoine, à qui il se 
fiait, au lieu, disait-il, qu'il craignait César. 
Ces cavaliers se félicitant d’une rencontre si 
heureuse, emmènent leur prisonnier, qu’il fai- 
sait déjà nuit, et détachent quelques-uns d’en- 
tre eux pour en aller porter la nouvelle à An- 
toine, qui, ravi de joie, sortit au devant d'eux. 
Dès que les soldats eurent entendu dire qu’on 
amenait Brutus en vie, ils accoururent en 
foule, les uns en plaignant son infortune ; les 
autres regardant comme indigne de sa gloire 
que, par un amour excessif de la vie, il eût con- 
senti à être la proie des barbares. Quand les 
cavaliers approchèrent d’Antoine, il s’arrêta 
pour penser à l’accueil qu'il devait faire à Bru- 
tus; mais Lucilius s’avancant vers lui avec la 
plus grande confiance : « Antoine , lui dit-il , 
« aucun des ennemis n’a fait et ne fera Brutus 
« prisonnier ; à Dieu ne plaise que la fortune ait 
« tant de pouvoir sur la vertu ! On le trouvera, 
«sans doute, vivant; ou s'il est mort, on le 
« verra toujours digne de lui-même. Pour moi, 
« j'en ai imposé à vos soldats en me disant Bru- 
« tus, et je viens, prèt à souffrir pour ce men- 


240 BRUTUS. 

« songe les plus horribles tourmens. » Ces pa- 
roles frappèrent d’étonnementtous ceux qui les 
entendirent; et Antoine se tournant vers les sol- 
dats qui avaient amené Lucilius : « Mes compa- 
«gnons, leur dit-il, vous êtes sans doute irri- 
« tés d’une tromperie que vous regardezcomme 
« une insulte ; mais sachez que vousavez faitune 
« bien meilleure prise que celle que vous pour- 
«suiviez ; au lieu d’un ennemi que vous cher- 
« chiez, vous m'avez amené un ami. Je ne sais, 
« je vous lejure, comment j'aurais traité Bru- 
«tus si vous me l'aviez amené vivant; mais 
« j'aime mieux acquérir des amis de ce mérite, 
« que d’avoir en ma puissance des ennemis. » 
À ces mots, il embrasse Lucilius, et le remet 
entre les mains d’un de ses amis ; il lemploya 
souvent dans la suite, et éprouva en toute oc- 
casion son attachement et sa fidélité. 

LIX. il était déjà nuit lorsque Brutus, après 
avoir traversé une rivière dont les bords étaient 
escarpéset couverts d’arbres,s’éloignadu champ 
de bataille , et que, s’arrêtant dans un endroit 
creux, il s’assit sur un grand rocher, avec le 
petit nombre d'officiers et d’amis qui l’accom- 
paguaient. Là, élevant d’abord ses regards 
vers le ciel, qui était semé d'étoiles , il pro- 
nonça deux vers grecs , dont Volumnius rap- 
porte celui-ci: 


BRUTUS. 241 


Punis, à Jupiter ! l’auteur de tant de maux! .... 


Il dit avoir oublié l’autre. Il nomma ensuite 
tous ceux de ses amis qui avaient péri sous ses 
yeux, et soupira surtout au souvenir de Flavius 
et de Labéon : celui-ci était son lieutenant, et 
l’autre chef des ouvriers. Dans ce moment quel- 
qu’un de sa suite, se sentant pressé par la soif, 
et voyant aussi Brutus très altéré, prit un cas- 
que et courut à la rivière pour y puiser de l’eau. 
Pendant qu’il y allait, on entendit du bruit à 
l’autre bord, et Volumnius, suivi de Dardanus, 
l’écuyer de Brutus , s’avança pour voir ce que 
c'était. Ils revinrent bientôt, et demandèrent 
- de l’eau : « Elle est toute bue, répondit Brutus 
« à Volumnius avec un sourire plein de dou- 
« ceur ; mais On va vous en apporter d'autre. » 
ἢ] renvoya à la rivière celui qui avait été déjà 
en chercher, et qui manqua d’être pris; il fut 
blessé etnesesauva qu'avec peine. Brutus, con- 
jecturant qu’il devait avoir perdu peu de monde 
à cette bataille, Statilius s’offrit, pour 1’ en as- 
surer , de passer au travers des ennemis, afin 
d'aller voir ce qui se passait dans son camp 
(car c'était le seul moyen de s’en éclaircir), en 
convenant avec Brutus, que s’il y trouvait les 
choses en bon état , il éleverait une torche al- 
lumée,et reviendrait aussitôt le rejoindre. Sta- 


MIi£S DES HOMMES ILL.—-T, XV, 21 


242 BRUTUS. 

tilius parvint jusqu’au camp, et éleva le signal 
convenu; mais après un Jong intervalle , Bru- 
tus nele voyant pas revenir : « Si Statilius, dit- 
«il, était en vie, il serait déjà de retour. » ἢ 
En effet, comme il retournait vers Brutus , il | 
tomba entre les mains des ennemis, qui le mas- 
sacrèrent. 

LX. La nuit était fort avancee, lorsque Bru- 
tus se penchant, assis comme il était, vers Cli- 
tus, un de ses domestiques, Jui dit quelques 
mots à l’oreille. Clitus ne lui répondit rien; 
mais ses yeux se remplirent de larmes. Alors 
Brutus tirant à part Dardanus , son écuyer, lui 
parla tout bas. Il s’adressa enfin à Volumnius , 
et lui parlant grec, il lui rappela les études 
et les exercices qu’ils avaient faits ensemble, 
et le pria de l’aider à tenir son épée et à s’en 
percer le sein. Volumnius s’y refusa , ainsi que 
ses autres amis ; et l’un d’eux ayant dit qu’il ne 
fallait pas rester là plus long-temps, mais 5᾽6- 
loigner par la fuite : « Sans doute il faut fuir, 
« répondit Brutus en se levant, et se servir 
« ponr cela non de ses pieds, mais de ses mains.» 
En même temps il leur serre à tous la main 
l’un après l’autre, et leur dit, avec un air de 
- gaîté : « Je vois avec la sa ECHO la plus vive 
« que je n’ai été abandonné par aucun de mes 
« amis, et ce n’est que par rapport à ma pa= 


BRUTUS. 243 

« trie que je me plains de k fortune. Je me 

« crois bien plus heureux que les vainqueurs, 

« non seulement pour le passé, mais pour le 

« présent : car je laisse une réputation de vertu 

« que ni leurs armes, nileursrichesses, ne pour- 

« ront jamais leur acquérir, ni leur faire trans- 

« mettre à leurs descendans : on dira toujours 

« d’eux qu'injustes et méchans , ils ont vaincu 

« des hommes justes et bons, pour usurper un 

| « empire auquel ils n’avaient aucun droit. » 
À Il finit par les conjurer de pourvoir à leur sù- 
reté , et se retira à quelque distance avec deux 
ou trois d’entre eux, du nombre desquels était 
: Straton, qui, en lui donnant des lecons d’élo- 
-quence, s'était particulièrement lié avec lui. 
I le fit mettre près de lui , et appuyant à deux 
mains la garde de son épée contre terre, il se 
jeta sur la pointe et se donna la mort. Quel- 


Ξ 


ques auteurs disent qu'il ne tint pas lui-même 
: l'épée; mais que Straton, cédant à ses vives 
| imstances , la lui tendit en detournant les yeux; 
et que Brutus, se précipitant avec roideur sur 
la pointe , se perca d’outre en outre et expira 
sur l'heure. Messala, l’ami de Brutus, ayant 
fait depuis sa paix avec César, prit un jour de 
loisir pour lui présenter Straton , en lui disant, 
les larmes aux yeux : « Voilà , César, celui qui 
« a rendu à mon cher Brutus le dernier ser- 


244 BRUTUS. 

« vice. » César le recut avec bonté, et l’eut 
depuis pour compagnon dans toutes ses guer- 
res, en particulier dans celle d’Actium, où 
Straton lui rendit autant de services qu'aucun 
des Grecs qu’il avait à sa suite. César louant 
un jour ce même Messala , de ce qu'ayant été, 
par amitié pour Brutus, son plus grand en- 
nemi à Philippes - il avait montré , à Actium. 
le plus grand zèle pour son service : « César, 
« lui répondit Messala , je me suis toujours at- 


« taché au parti le meilleur et le plus juste. » 


LXI. Antoine ayant trouvé le corps de Bru- 
tus , ordonna qu’on l’ensevelit dans la plus ri- 
che de ses cottes d'armes; et, dans la suite, 
ayant su qu’elle avait été dérobée, il fit mou- 
rir celui qui l’avait soustraite, et envoya les 
cendres de Brutus à sa mère Servilie. Nicolas 
le philosophe et Valère Maxime rapportent que 
sa femme Porcia , résolue de se donner la mort, 
mais en étant empêchée par tous ses amis qui 
la gardaient à vue, prit un jour dans le fea 
des charbons ardens , les avala, et tint sa bou- 
che si exactement fermée , qu’elle fut étouffée 
en un instant. Cependant, il existe une lettre 
de Brutus , dans laquelle il reproche à ses amis 
d’avoir tellement négligé Porcia, qu'elle s’é- 
tait laissé mourir pour se délivrer d’une peéni- 
ble maladie. Il semble done que ce serait de la 


_ is 


: BRUTUS. “ἠδ 
part de ces deux écrivains un anachronisme : 
car cette lettre, si elle est véritablement de 
Brutus, fait assez connaître la maladie de sa 
femme , son amour pour son mari, et le genre 
de sa mort. 


21 


Ὡς ΨΥ 


* PARALLÈLE 


DE 


DION ET DE BRUTUS. 


I. Dion et Brutus eurent l’un et l’autre de 
grandes qualités; et l’on doit compter pour la 
première d’avoir su s’eélever par de faibles com- 
mencemens à un si grand degré de puissance ; 
mais, sous ce rapport, Dion a sur Brutus un 
grand avantage : il n’eut pas un concurrent qui 
excitàt son émulation, comme Brutus l'avait 
dans la personne de Cassius, homme , à la ve- 
rité, inféreeur à Brutus par sa réputation et sa 
vertu, mais qui par son audace, sa valeur et 
sa capacité dans la guerre, eut une grande 
part aux exploits de son collègue. On lui fait 
mème honneur du commencement de leur en- 
treprise , et l’on assure qu’il fut le premier au- 
teur de la conspiration contre César, à laquelle 
Brutus était loin de penser. Dion , non content 
de fournir pour son expédition des armes, des 
vaisseaux et des soldats, sut encore attirer seul 


“ὧδ 


DION ET BRUTUS. 247 
à lui les amis qui les secondèrent dans l’exécu- 
tion de son projet. Brutus trouva dans la situa- 
tion des affaires et dans la guerre même , ses ri- 
chesses et sa puissance. Mais Dion fit seul tous 
les frais de la guerre ; et pour rendre la liberté 
à sa patrie , il sacrifia à ses concitoyens l’argent 
qui devait servir à l’entretenir dans son exil. 
IL. Brutus et Cassius, ne pouvant après leur 
sortie de Rome, trouver leur sûreté dans le re- 
pos , condamnés à mort et poursuivis par leurs 
ennemis, furent forcés de se jeter dans la guerre, 
comme dans le seul asile qui leur restät ; et en 
se faisant un rempart de leurs armes, c’était 
plus pour eux-mêmes que pour leurs conci- 
toyens qu'ils s’exposaient au danger. Dion, au 
contraire, menait dans son exilune vie plussüre 
et plus douce que le tyran qui lPavait banni ; 
et ce fut pour sauver la Sicile, que, s’arrachant 
de cet état paisible, il alla volontairement se 
précipiter dans les plus grands périls. Il y avait 
d’ailleurs bien de la différence à délivrer les 
Syracusains de la domination de Denys, ou les 
Romains de celle de César. Le premier ne cher- 
chait pas à dissimuler sa tyrannie, et il avait 
rempli des plus grands maux toute la Sicile. 
César, il est vrai, en établissant son autorité, 
ne ménagea pas ceux qui voulurent s’y oppo- 
ser; mais après qu’il les eut vaincus et soumis, 


248 DION 

il n’eut guère que le nom et l'apparence du 
pouvoir absolu; et loin qu’on eût à lui repro- 
cher un seul acte de cruauté et de tyrannie, il 
prouva que l’état des affaires demandait abso- 
lamentun monarque, et que Dieu l’avait donné 
aux Romains comme le médecin le plus doux 
et le plus capable de guérir leurs maux. Aussi 
le peuple regretta-t-il César presque aussitôt 
après sa mort, et se montra-t-il implacable 
dans son ressentiment contre les meurtriers ; 
mais les concitoyens de Dion lui firent un crime 
d’avoir laissé Denys s'échapper de Syracuse , et 
de n’avoir pas détruit le tombeau du premier 
tyran. 

HE. Dion , comme general, est, dans la con- 
duite de la guerre, à l'abri de tout reproche ; 
les projets qu’il a concus lui-même il les exé- 
cute avec la plus grande sagesse, et il répare 
toujours heureusement les fautes des autres. 
Brutus paraît avoir manqué de prudence en 
mettant toute sa fortune au hasard d’une se- 
conde bataille; et, après lavoir perdue, au 
lieu de chercher les moyens de rétablir ses af- 
faires , il abandonne toute espérance, et n’a 
pas ; comme Pompée , assez d’audace pour ten- 
ter encore le sort des armes, qui pouvait lui 
devenir favorable, puisque sa flotte était mai- 
tresse de la mer. Le plus grand reproche qu'on 


ns 


ET BRUTUS. 249 
puisse lui faire, c’est qu'ayant dû à la clémence 
de César et sa propre vie et celle de tous les 
compagnons de sa captivité, dont il lui de- 
manda le pardon, en ayant été traité comme 
ami, et plus honoré qu'aucun de ses autres 
courtisaus, il ait attenté de sa propre main 
aux jours de son bienfaiteur. On ne peut rien 
reprocher &e semblable à Dion : tant qu'il fut 
lallié et l'ami de Denys, il l’aida à établir, à 
conserver sa puissance ; et Ce ne fut qu'après 
avoir été banni, après avoir éprouvé dans la 
personne de sa femme la plus grande injustice, 
après avoir été dépouillé de ses biens, qu’il en- 
treprit contre lui une guerre juste et légitime. 

IV. Mais ne peut-on pas considérer sous un 
rapport contraire cette partie de leur parallèle, 
et dire que la haine des tyrans et l’aversion pour 
le mal, qui fait le principal mérite de ces deux 
grands hommes, fut entièrement pure et dé- 
sintéressée dans Brutus , qui , sans avoir aucun 
sujet personnel de plainte contre César, exposa 
généreusement sa vie pour le seul intérêt de sa 
patrie? Dion, sans les outrages qu’il recut de 
Denys , ne lui aurait jamais déclaré la guerre, 
comme on le voit par les lettres de Platon, qui 
prouvent clairement que ce fut pour avoir été 
chassé de la cour dû tyran, et non après lavoir 
abandonnée volontairement, qu’il alla détruire 


230 . DION 

la tyrannie. J'ajoute encore que Brutus, d’a- 
bord ennemi de Pompce, devint son ami, par 
le seul motif du bien public, qui le rendit 
aussi l’ennemi de César, parce qu’il n’avait 
d’autre règle de son amitié et de sa haine que 
la seule justice. Tant que Dion eut la confiance 
du tyran , il lui rendit de grands services; dès 
qu'il l’eut perdue , il lui déclara la guerre : 
aussi tous ses amis ne furent-ils pas persuadés 
qu'après avoir chassé Denys il n’eût pas affer- 
mi la tyrannie sur sa tête , en attirant ses con- 
citoyens par un nom plus doux que celui de 
tyran. Mais les ennemis de Brutus disaient hau- 
tement que de tous ceux qui avaient conspire 
contre le tyran , il était le seul qui, depuis le 
commencement de l’entreprise jusqu'à la fin, 
n’eût eu d’autre but que de rendre aux Romains 
leur ancien gouvernement. 

V. Au reste, le combat que Dion eut à sou- 
tenir contre Denis ne peut entrer en compa- 
raison avec celui de Brutus contre César. De 
tous ceux qui vivaient familièrement avec De- 
nys , il n’y en avait pas un à qui une vie passée 
dans la débauche du vin et des femmes et dans 
les jeux de hasard n’eût inspire pour ce tyran le 
plus profond mépris ; mais la pensée seule de 
faire périr César, sans craindre les talens, la 
puissance et la fortune d’un homme dont le nom 


ET BRUTUS. 251 
seul ôtait le sommeil au roi des Parthes et des 
Indiens ; cette pensée , dis-je, ne pouvait être 
conçue que par une âme forte et élevée , inca- 
pable de faire céder ses résolutions aux plus 
grands motifs de crainte. Aussi Dion n’eut pas 
plus tôt paru en Sicile, qu’il vit s’assembler au- 
tour de lui, pour combattre le tyran, des mil- 
liers de ses concitoyens. Après la mort de Cé- 
sar, le souvenir de sa gloire soutint la fortune 
de ses amis , et son nom seul porta à un tel de- 
gré d’élévation le jeune homme qui le prit, et 
qui n’avait presque aucune ressource , qu’il de- 
vint en peu de temps le premier des Romains, 
et qu’il attacha ce nom sur sa personne, comme 
un talisman contre la haine et la puissance 
d'Antoine. 

VI. Objectera-t-on qu’il en coûta de grands 
combats à Dion pour chasser le tyran, et que 
Brutus tua César tout nu et sans gardes? Mais 
c’est cela même qui prouve l’habilete d’un 
grand capitaine , d'avoir pu surprendre nu et 
sans gardes un homme environne d’une si gran- 
de puissance. Il ne l’attaqua pas brusquement, 
ni seul, ni mème avec peu de personnes ; il 
avait prémédité de loin son dessein , et il l’exé- 
cuta avec un grand nombre de conjurés, dont 
aucun ne trahit sa confiance , soit que , dès l’o- 
rigine , il les eût tous choisis bons, ou que son 


49} DION dé : , , 
choix les eût rendus teis. Dion ntraire, 
ou jugeant mal ceux qu’il s ’associa, Ἔν confia à 
des hommes méchans ; ou s’il les ais choisis 
bons, l usage qu ‘il fit d’eux les rendit mauvais : 
deux méprises qui ne sont pas d’un honte. 
dent et sage ; aussi Platon le blâme-t-il dans 
ses Lettres d’avoir choisi pour amis des gens 
dont il fut la victime. 

VIL. La mort de Dion ne trouva point de 
vengeur ; et Brutus recut de ses ennemis mé- 
mes des témoignages d’estime. Antoine lui fit 
des obsèques honorables , et César lui conserva 
les honneurs qu’on lui avait décernés de son 
vivant. On voyait sa statue de bronze à Mi- 
lan, dans la Gaule Cisalpine. Quelque temps 
après la mort de Brutus, César ayant vu cette 
statue, dont la ressemblance et le travail étaient 
parfaits, passa outre; ensuite, s’étant arrêté 
quelques instans, il appela les magistrats de la 
ville, et leur dit , en présence de plusieurs per- 
sonnes , qu’ils avaient violé le traité qu’il avait 
fait avec eux. puisqu'ils recelaient un de ses 
ennemis dans leurs murailles. Ces officiers s’en 
défendirent ; et ne sachant de qui il voulait 
parler, ils se regardaient les uns les autres avec 
étonnement, César alors se tournant vers la 
statue et fronçant les sourcils : « N'est-ce pas 
« là, leur dit-il, mon ennemi que vous avez 


ΠΡΕΥΎ PE PE ΎΤΟ. ΟΥ̓ ASE, Ge, 2%. 


: BRUTUS. 253 

« placé ᾿ u de votre ville ? » Ces magis- 

trats, int 7 gardèrent le silence ; mais Cé- 

r, s'étant mis à sourire, loua les Milanais de la 

ité qu'ils conservaient à leurs amis, dans 

eurs revers même, et ordonna que la statue 
D ει à sa place. 


de 


D ....ὩῳὩὍοοοΝ 


VIES DK5s HOMMES ILL,—T, XV. 22 


νὰ; 


NOTES ἈΠ 


SUR BRUTUS. 


(1) On distingue trois âges de la secte académique. 
La première Académie, qu’on appelle l’ancienne, eut 
pour vrai fondateur Socrate, dont Platon fut le suc- 
cesseur: Speusippe son neveu devint après lui le chef 
de cette école; Xénocrate et Polémon le furent en- 
suite. La seconde Académie, nommée aussi la moyen- 
ne, eut pour auteur Arcésilas, auquel succédèrent 
Lacydes, Évandre, Hégésinus et Carnéade. Ce der- 
nier fut le chef de la troisième Académie, ou la nou- 
velle, et eut pour successeur Clitomachus, Philon, 
Antiochus l’Ascalonite. Ce dernier, comme on l’a 
vu dans la Vie de Cicéron, G. 1v, s'était un peu éloi- 
gné des sentimens de Carnéade, et avait donné lieu à 
quelques auteurs de compter une quatrième secte 
académique; ileut pour successeur Charmidas. Je 
ne pousserai pas plus loin cette succession des dif- 
férentes écoles de l’Académie, les autres philosophes 
étant moins connus, et la philosophie ayant, après 
cette époque, beaucoup perdu de sa gloire. Ces trois 
Académies vont depuis Socrate jusqu’au temps d’Au- 
guste , et renferment un espace d’environ trois cents 
ans. 

(2) Il y avait trois lits autour de la table; et c’était 

de là que la salle à manger, chez les Romains, était 


Ὕπιιτς -“«-Ὁὁ.- 


NOTES SUR BRUTUS. 255 


appelée triclinium. Le lit dn milieu était le plus bono- 
rable, ensuite celui d’en haut; le lit du bas était le 
moindre. 

(3) Le nom de Lacédémone paraît suspect en cet 
endroit: Théssalonique était dans la Macédoine, et 
par conséquent bien éloignée de Lacédémone. On ne 
voit pas d’ailleurs que les Lacédémoniens aient pris 
part à cette guerre, ni pour ni contre Brutus. On ne 
connaît pas non plus d’autre ville de ce nom dans les 
environs du lieu où se faisait la guerre. Etienne de By- 
zance nomme une autre ville de Lacédémone; mais 
c’est dans l’ile de Cypre, qui ne paraît pas plus conve- 
pir icique le Péloponnèse. 


FIN DU TOME QUINZIÈME. 


LES VIES 


DES 


HOMMES ILLUSTRES 


DE 


PLUTARQUE. 


T. XVI. 


On souscrit, sans rien payer d'avance: 


Chez Descamps, libraire, rue Saint-Jacques, n° 160; 
GRIMPRELLE, libraire, rune Poïssonnière, n° 21 ; 

à Versailles, chez LARCHER, libraire, rue des Réser- 
voirs, n° 16; 

à Nantes, chez SUIREAU-COUFFINHAL, libraire, place 
Royale; 

à Sens, chez Thomas MAZviN, hbraire; 

à Vendôme, chez HENRTON, libraire, rue du Change; 

à Angoulême , chez PERREZ-LECLERC, libraire, place 
du Marché , n° 15; 

à Lille , chez VANACKER, imp-lib. de Mgr. le dauphin; 

à Reims , chez CORDIER, libraires 

à Clermont-Ferrand, chez PÉLISSON, τ. St. Genès, n° 44; 

à Turin, chez ΦΟΒΕΡΗ Pumea, imp.-lib, 


IMPRIMÈRIÉ DE ALLOIS, 
à Versailles, avenue de Saint-Cloud, n° 3, [h, 


LES VIES 


LES 


HOM MES ILLUSTRES 


PLUTARQUE, 


TRADUITES EN FRANCAIS 


PAR 


D. RICARD. 


NOUVELLE ÉDITION. 


TOME XVI. 


Paris. 


AU BUREAU DES ÉDITEURS 
DE LA BIBLIOTHÈQUE DES AMIS DES LETTRES, 
rue Saint-Jacques, n° 156. 


18929. 


LES VIES 


DES 


HOMMES ILLUSTRES 


DE PLUTARQUE. 


ARATUS. 


SOMMAIRE. 


I. Pourquoi Plutarque adresse la vie d’Aratus à Polycrate. 
11. Aratus enfant est sauvé des mains d’Abantidas. III. 
Exercices de sa jeunesse, IV. Nicoclès usurpe la tyrannie 
de Sicyone. Projet d’Aratus d’en délivrersa patrie. V.IL 
essaie d'escalader la ville. VI. Ses préparatifs. Il trompe 
les espions de Nicoclès. VII, 1] 56 meten marche, VIII. 
Il est troublé par les chiens et par les patrouilles de la 
ville. 1X. 1] se rend maître de Sicyone, Fuite de Nicoclès. 
X: Il fait entrer cette ville dans la ligue des Achéens. 
XI. Caracière d’Aratus. XII. Sa modération et sa géné- 
rosité. XIII. Son voyage en Égypte. XIV. Histoire du 
tableau d’Aristrate, XV. Aratus rétablit la concorde 
parmi ses concitoyens. XVI. Antigonus veut le brouiller 
avec 16 τοὶ Piolémée, XVII. Aratus entreprend de se 


1. 


6 ARATUS. 


rendre maître de la citadelle de Corinthe. XVIII. Im- 
portance de cette place. X1X. Comment Antigonus s’en 
était emparé, XX. Erginus promet à Aratus dela luilivrer 
Pour soixante talens. XXI. Aratus engage son argenterie 
pour faire cette somme. XXII. L'entreprise est sur le 
point d’échouer. XXIIL. Aratus entre dans la ville de 
Corinthe. XXIV. IL attaque la citadelle. XXVW. Il s’en 
rend maître. XX VI. 11 détermine les Corinthiens à s’u- 
nir aux Achéens. XXVII. Autres exploits d’Aratus. 
XXVIII. J1 obtient une grande autorité dans la ligue 
achéenue. XXIX. Il entreprend de délivrer Argos du 
tyran Aristomachus. XXX. Aristomachus est tué. Aris- 
üppe prend sa place. XXXI. Vie misérable de ce tyran. 
XXXII. Aratus essaie inutilement de s’emparer d’Argos 
par surprise. XXXIII. 11 reçoit un échec par sa faute. 
XXXIV. 11 bat le tyran, qui est tué. XXXV. Sa répu- 
tation rétablie par ce succès. XXXVI. Lysiade, tyran 
de Mégalopolis, quitte la tyrannie, et réunit cette ville 
à la ligue des Achéens. XXX VII. Victoire d’Aratus sur 
les Etoliens à Pallène. XXX VIII. Aventure singulière 
dans le temple de Diane. XXXIX. Aratus tente de sur- 
prendre je Pirée. XL. Il le fait rendre aux Athéniens. 
XLI. Ii fait entrer Aristomachus second dans la ligue 
des Achéens, XLII. 11 est battu par Cléomène, et sur- 
prend Mantinée. XLIII. Mort de Eysiade. Tort que cet 
événement fait à Aratus. XLIV. Réflexion sur la con- 
᾿ duite d’Aratus. XLV.Il empèche Cléomene de s'associer 
à la ligue des Achéens. Suite de cette affaire. XL VI. 
Les Corinthiens veulent se saisir de Jui. Il leur échappe. 
XLVII. 11 refuse les offres avantageuses de Cléomène. 
XLVIIL. 1] appelle Antigonus au secours des Achéens. 
XLIX. Antigonus le traite honorablement, L. Il reprend 
Argos sur Cléomène. LI. Divers reproches faits à Ara- 
tus. LIT. Sa conduite à l'égard de Mantinée, inexcusable. 
1.111. Ilest battu par les Etoliens près de Caphyas. LIV., 
Crédit d’Aratus auprès de Philippe. LV. Ce prince 
change de conduite, LVI, Aratus l’engage à rendre 


ΡΥ 


ARATUS. 5 


Ithome aux Messéniens, LVII. Il se retire de la cour 
de Philippe. LVIIL. Philippe le fait empoisonner. LIX. 
Honneurs funèbres qu’on lui rend à Sicyone, LX. V eu- 
geance que le ciel tire du crime de Philippe. 


L. Le philosophe Chrysippe, mon cher Po- 
lycrate, en citant un ancien proverbe, dans le- 
quel sans doute il trouvait un mauvais sens, le 
présente non telqu'il est, mais comme il le juge 
meilleur : 


Mieux qu’un enfant heureux, qui peut louer son père ? 


Mais Dionysodore de Treézène blâme ce chan- 


gement, et rapporte le proverbe tel qu'il est 
réellement : 


Mieux qu’un fils malheureux , qui peut louer son père? 


1] ajoute que le but de ce proverbe est de fer- 
mer la bouche à ceux qui, n’ayant par eux- 
mêmes aucun mérite, se couvrent des vertus de 
leurs ancêtres et les louent sans cesse outre me- 
sure. Pour ceux en qui , selon Pindare, 


La vertu des parens éclate tout entière, 
comme on Ja voit briller en vous qui confor- 


mez votre vie à ces modèles si parfaits que vous 
ont laissés vos aïeux , ils trouvent un vrai bon- 


ὃ ARATUS. 

heur à se souvenir des hommes vertueux qui 
ont honoré leur famille , à entendre rapporter, 
ou à raconter eux-mêmes leurs belles actions. 
Ce n’est pas faute de vertus personnelles qu'ils 
attachent leur réputation à des louanges étran- 
gères ; ajoutant leurs propres actions à celles 
de leurs ancêtres , ils les louent à la fois comme 
les auteurs de leur race et comme les modèles 
de leur vie. C’est pour cela que je vous adresse 
la vie d’Aratus, votre concitoyen et l’un de vos 
ancêtres, dont vous contribuez à honorer la 
mémoire, et par votre gloire personnelle et 
par le pouvoir dont vous êtes revêtu ; non que 
je croie que vous n’ayez eu plus de soin que 
personne de vous instruire en detail de toutes 
vos belles actions; mais je veux que vos deux 
fils, Polycrate et Pythoclès, soient eleves au mi- 
lieu de ces exemples domestiques de vertu, et 
qu’ils entendent raconter ou qu’ils lisent eux- 
mêmes ce qu'ils doivent imiter. Il est d’un es- 
prit plus amoureux de soi-même que du beau 
et de l’honnête de se croire le plus parfait des 
homines. 

IL. Lorsque l’aristocratie pure et dorienne (1) 
eut été détruite à Sicyone , comme une harmo- 
nie tombée dans la confusion , et qu'on l’y eut 
remplacée par lesséditions, par lesintrigues am- 
biticuses des démagogues , cette ville , toujours 


ARATUS. 9 
agitée de troubles et de maux politiques, passait 
continuellement d’un tyran à un autre. Quand 
enfin on eut fait mourir Cléon , les Sicyoniens 
elurent pour magistrats Timoclides et Clinias , 
les deux personnages qui avaientle plus de répu- 
tation et d'autorité dans la ville. Le gouverne- 
ment commençait à prendre quelque assiette 
lorsque Timoclides vintà mourir. Abantidas, fils 
de Paséas, s’étant empare de la tyrannie, tua Cli- 
nias, et chassa ou fit mettre à mort tous les pa- 
rens et tous les amis de ce magistrat. Il cher- 
chait son fils Aratus , âgé de sept ans, pour le 
faire périr; mais, dans la confusion dont la 
maison était remplie, cet enfant se sauva avec 
ceux qui prenaient la fuite;et, après avoir erré 
par la ville, saisi de frayeur et sans aucun se- 
cours, il entra par hasard dans la maison d’une 
femme nommée Soso, sœur d’Abantidas, et ma- 
riée à Prophantes,frère de Clinias.Cette femme, 
naturellement généreuse , persuadée d’ailleurs 
que c’était par la volonté de quelque dieu que 
cet enfant s'était réfugie chez elle, le cacha 
dans l’intérieur de sa maison , et le fit partir la 
puit pour Argos. 

IL. Aratus, dérobé à un si grand péril et mis 
en sûreté, sentit dès lors naître en lui une haine 
violente contre les tyrans , qui ne fit que s’ac- 
croître et s’enflammer de plus en plus avec l’âge, 


το ARATUS. 
il reçut une excellente éducation à Argos , chez 
es amis et les hôtes de son père. Devenu grand 
et robuste, il s’appliqua aux exercices du corps 
avec tant de succès , qu’il fut couronné aux cinq 
combats du pentathle (2). On reconnaît dans 
ses statues une figure d’athlète ; et à travers l’air 
de prudence et de majesté qui brille dans ses 
traits on distingue la voracité et le hoyau d’un 
champion. Cette application aux exercices du 
gymnase empècha qu’il ne se formät à l’élo- 
quence autant qu'il convenait à un homme 
d'état. Il est vrai que quelques auteurs préten- 
dent qu’il eut plus de talent pour la parole qu'on 
ne l’a cru communément ; ils en jugent par les 
mémoires qu’il a laissés, et qu’il composait à la 
hâte au milieu des plus grandes occupations, et 
dans les termes quis’offraient les premiers à sa 
plume. 

IV. Abantidas assistait quelquefois et prenait 
mème part aux entretiens philosophiques que 
Dinias et Aristote le dialecticien tenaient tous 
les jours sur la place publique; ils lui en avaient 
inspiré le goût.pourse ménager l’occasion d’exé- 
cuter le projet qu'ils avaient formé contre lui, 
et ils le firent périr. Après sa mort, Paséas, son 
père, ayant pris sa place, futtué en trahison par 
Nicoclès,quis’empara dela tyrannie. Ce dernier 
avait,dit-on,une ressemblance parfaite de visage 


———s 


ARATUS. 11 
avec Périandre , fils de Cypsèle, comme le Perse 
Oronte ressemblait à Aleméon , fils d'Amphia- 
raüs. On attribue aussi une granderessemblance 
avec Hector à ce jeune Lacédémonien qui, sui- 
vant le récit de Myrtile , fut écrasé par la foule 
de ceux qui, sur le bruit de cette conformite , 
accoururent de tous côtés pour le voir. ἢ y avait 
à peine quatre mois que Nicoclès régnait, et 
qu'il faisait souffrir à ceux de Sicyone les maux 
les plus cruels, lorsque les Etoliens lui dressè- 
rent des embuüches, et furent sur le point de 
lui enlever le trône. Aratus, entré dans l’ado- 
lescence , s’attirait déjà, par sa noblesse et par 
son courage , une grande considération. On ne 
voyait en lui rien de commun , rien de lâche; 
il montrait en tout une gravité au-dessus de son 
âge, et une prudence qui donnait du poids à 
ses conseils, et fixait sur lui les espérances des 
bannis de Sicyone. Nicoclès lui-mème veillait 
sur sa conduite, et faisait secrètement obser- 
ver toutes ses démarches : non qu'il craignit de 
sa part une entreprise aussi hardie et aussi pé- 
rilleuse que celle qu’il exéenta ; mais il le soup- 
conmait desolliciter contre luiles rois qui avaient 
été lesamis.et les hôtes de son père, ἢ] est vrai 
qu'Aratus tenta d’abord cette voie; mais voyant 
qu'Antigonus manquait aux promesses qu'il ui 
avait faites, et que ses espérances sur le se- 


12 ARATUS. 

cours de l'Égypte et de Ptolémée étaient fort 
éloignées , il résolut pour renverser le tyran de 
n’employer que ses propres ressources. Il com- 
muniqua d’abord son dessein à Aristomachus et 
à Ecdélus{*); le premier était un des bannis 
de Sicyone , et l’autre un Arcadien de Mégalo- 
polis, homme versé dans la philosophie , mais 
plein d'activité , et qui avait pris à Athènes les 
lecons d’Arcésilas l’académicien. L’ardeur avec 
laquelle ils recurent l’un et l’autre cette pre- 
mière ouverture l’engagea à parler aux au- 
tres bannis , dont un petit nombre , par la honte 
de se refuser à une si belle espérance, s’asso- 
cièrent à son entreprise ; tous les autres vou- 
lurent l’en détourner , et lui représentèrent que 
son peu d’expérience le rendait téméraire. 

V. Pendant qu’il délibérait en lui-même sur 
les moyens de saisir quelque poste voisin de Si- 
cyone , d’où il pût, comme d’ane place d’ar- 
mes , faire la guerre au tyran, il vint à Argos 
un Sicyonien qui s'était sauve de prison: 1] 
était frère de Xénoclès, lun des bannis; et 
amené par son frère à Aratus, il lui dit que 
l'endroit de la muraille par où il s’était sauvé 
était en dedans presque de niveau avec le ter- 
rain de la ville , qui, de ce côté-là , avait beau- 


(7) El le nomme ailleurs Ecdémus. 


ARATUS. 15 
coup d’élévation, et était couvert de rochers 
escarpés, et qu’en dehors le mur pouvait être 
escaladé. Aratus, d’après ce rapport, fait re- 
partir Xénoclès avec deux de ses esclaves, Seu- 
thas et Technon, qu’ilcharge de reconnaître la 
muraille, résolu, si la chose était possible, de 
brusquer secrètement l’entreprise, et de tout 
hasarder plutôt que de se jeter dans une lon- 
gue guerre, et d'engager ouvertement, simple 
particulier , plusieurs combats contre le tyran. 
Xénoclès et les esclaves, après avoir pris la hau- 
teur de la muraille, revinrent lui rapporter 
que le lieu n’était de sa nature ni inaccessible, 
ni même difficile ; mais qu’on ne pourrait guère 
en approcher sans être découvert par de petits 
chiens très ardens qui appartenaient à un jar- 
dinier , et qu’il n’était pas possible d’apprivoi- 
ser. Âratus, malgré cet obstacle, se mit en de- 

_woïir d’exécuter son projet. 

| VI. C'était alors une précaution ordinaire 

* quedefaire des provisions d’armes , parce qu’on 
ne voyait partout que des brigandages, que des 
courses continuelles des uns sur les autres. Eu- 
phranor, un des bannis, fit publiquement des 
échelles, son état de charpentier éloignant de 
lui tout soupçon. Les amis qu’Aratus avait à 

| Argos lui fournirent chacun dix hommes sur 
le peu de domestiques qu’ils avaient à eux. et 


VIES DES HOMMES I1LL.—-T, XVI, 2 


τά ; ARATUS. 

lui-même 2rma trente des siens. ἢ] prit à sa 
solde quelques-uns des bandits dont Xénophile 
était le premier chef, et leur fit entendre qu’il 
les menait à Sicyone enlever les haras du roi ; 
il les envoya presque tous, par différens che- 
mins, à la tour de Polygnote (*), avec ordre 
de l’y attendre. Il fit prendre les devants à Ca- 
phesias et à quatre autres, qui, en habit de 
voyageurs, devaient arriver de nuit chez le jar- 
dinier, comme des étrangers qui faisaient route, 
et, après avoir pris leur logement dans sa mai- 
son , l’enfermer avec ses chiens : car c’était le 
seul endroit par où l’on püt approcher de la 
muraille. Ils cachèrent dans des tonneaux des 
échelles qui se démontaient , et après les avoir 
chargées sur des chariots, ils les firent partir 
devant eux. Dans ce moment, des espions de 
Nicoclès arrivèrent à Argos , et le bruit courut 
qu’ils se promenaient déguisés dans la ville 
pour observer Aratus. Le lendemain, à la pointe 
du jour, Aratus se montra sur la place publi- 
que, et y resta long-temps à s'entretenir avec 
ses amis ; il entra ensuite dans le gymnase, s’y 
fit frotter d’huile, et emmenant de là quelques 
jeunes gens avec lesquels il avait coutume de 
boire et de s'amuser, il s’en retourna dans:sa 


(5) Elle était située entre Argos et Némée, 


ARÂATUS. 15 
maison. Bientôt après , on vit sur la place quel- 
ques-uns de ses domestiques, dont l’un portait 
des couronnes, l’autre achetait des flambeaux, 
un troisième s’entretenait avec ces musiciennes 
qui vont chanter et jouer des instrumens dans 
les repas. Cette conduite trompa les espions de 
Nicoclèes, et ils se disaient en riant l’un à l’au- 
tre : « Qu'il est bien vrai que rien n’est plus 
« timide qu’un tyran. Nicoclès lui-même, mai- 
« tre d’une si grande ville, ayant sous ses or- 
« dres une armée nombreuse, a peur d’un jeune 
« homme qui passe ses jours à dépenser en amu- 
« semens et en festins ce qu’il devrait employer 
« às’entretenir dansson exil.» Trompés ainsi par 
leurs conjectures, ils retournèrent à Sicyone. 

VIL Aratus, à peine sorti de table, part 
d’Argos, et ayant joint les soldats qui l’atten- 
daient à la tour de Polygnote , il les conduit à 


Némée (5); où il s’ouvrit de son projet à la plu- 


part d’entre eux. Il excite leur courage par les 
grandes promesses qu'il leur fait ; et leur don- 


nant pour mot du guet Apollon très favora- 


| ble, il les mène droit à Sicyone, hâtant sa mar- 


che à mesure que la lune baissait, la retardant 
ensuite pour jouir de sa clarté le reste du che- 
min, et w’arriver cependant à la maison du 


(%) Ville sur le chemin d’Argôs à Sicyone. 


16 ARATUS. 
jardinier , voisine de la muraille, que lorsque 
la lune serait couchée. Ce fut là que Caphésias 
vint à sa rencontre. Îl n’avait pu se rendre maî- 
tre des chiens, qui avaient pris la fuite à son 
arrivée ; mais il avait enfermé le jardinier. Cet 
accident découragea la plupart de ses soldats, 
qui lui conseillaient de renoncer à son entre- 
prise , et de se retirer; mais il les rassura , en 
leur promettant de les ramener si les chiens de- 
venaient trop importuns. 

VIIL. I se fit en même temps préceder par 
ceux qui portaient les échelles sous la conduite 
d'Ecdelus et de Mnasithéus , et les suivit à pe- 


tits pas ; les chiens aboyaient avec force et cou- 


raient autour d’Ecdelus et de sa troupe; cepen- 
dant ils approchèrent de la muraille et y plan- 
tèrent sans obstacle leurs échelles. Les premiers 
montaient déjà, lorsque l'officier qui devait être 
relevéle matin passa vis-à-vis d’euxavee nne clo- 
chetteet beaucoup de torches allumees , suivi de 
soldats qui faisaient un grand bruit; eeux d’'Ecde- 
lus se tapirent comme ils étaient sur leurs échel- 
les, etse dérobèrentsans peine aux yeux des en- 
nemis. Mais la garde du matin, qui venait relever 
celle de la nuit , les exposa à un plus grand dan- 
ger ; elle passa cependant sans les apercevoir ; 
et aussitôt Ecdelus et Mnasithéus, ayant les 
premiers escaladé la muraille , se saisirent des 


ARATUS. 17 
deux côtés du chemin , et ensoyèrent Technon 
presser Ja marche d’Aratus. Îl y avait peu de 
distance du jardin à la muraille et à la tour, 
où un grand chien de chasse faisait le guet ; cet 
animal, soit lâcheté naturelle, soit fatigue du 
jour, ne sentit pas l'approche d’Aratus; mais 
les chiens du jardinier l’ayant comme provoqué 
en aboyant d’en bas, il répondit d’abord par 
un aboi sourd et obscur; et quand les gens 
d’Ecdelus passèrent devant la tour, il aboya de 
toute sa force, et fit retentir de ses cris tout le 
voisinage. La sentinelle placée en avant de- 
manda au veneur à haute voix après qui son 
chien aboyait avec tant de fureur, et s’il n’y 
avait pas quelque chose de nouveau. Le veneur 
lui répondit de la tour qu'il n’y avait rien 
d’inquiétant , que c’étaient les torches des gar- 
des et le son de la clochette qui avaient irrite 
son chien. Cette réponse encouragea les soldats 

d’Aratus, ils ne doutèrent pas que le veneur , 
d'intelligence avec leur chef, n’eût voulu les 
cacher, et qu’un grand nombre d’habitans ne 
᾿ favorisât leur entreprise. Mais quand ils com- 
mencérent à monter, ils coururent un nouveau 
danger, et virent que l'affaire allait trainer en 
longueur, parce que les échelles pliaient, à 
moins qu'ils ne montassent doucement et l'un 
après l’autre : cependant l'heure pressait; déjà 

24 


18 ARATUS. 

le chant des coqs se faisait entendre , et l'on 
allait voir arriver les gens de la campagne qui 
portaient les denrées au marché. 

IX. Aratus donc, après s’être fait précéder 
de quarante de ses soldats, se presse de mon- 
ter ; il attend encore quelques-uns de ceux qui 
étaient en bas, et marche avec eux sans délai 
au palais du tyran, dont les gardes passaient 
la nuit sous les armes; 1] les charge brusque- 
ment, les fait tous prisonniers sans en tuer un 
seul, et envoie sur-le-champ presser tous ses 
amis de sortir de leurs maisons et de venir le 
joindre. Ils accoururent de tous côtes comme le 
jour commencait à paraître, et bientôt le théà- 
tre est rempli d’une multitude considérable 
qu'un bruit vague avait attirée, et qui ne sa- 
vait encore rien de certain sur ce qui s'était 
. passé; mais un héraut s’avancant au milieu de 
la foule, crie qu’Aratus, fils de Clinias, ap- 
pelle les citoyens à la liberté. Ne doutant plus 
alors que l'événement qu’ils attendaient depuis 
si long-temps ne fût arrivé , ils courent tous au 
palais du tyran et y mettent le feu. Les tour- 
billons de flamme qui s’élevèrent de cet incen- 
die furent vus de Corinthe, dont les habitaps, 
surpris, se proposaient d'aller au secours des 
Sicyoniens, Nicoclès se sauva par des souter-- 
rains, et sortit de la ville; les soldats, aidés 


ARATUS. 19) 
par les habitans , éteignirent le feu et pillereut 
le palais. Aratus n’empêcha pas le pillage ; il 
fit même apporter et mettre en commun tout ce 
qui restait des richesses du tyran , pour le par- 
tager à ses concitoyens. Îl n’y eut ni parmi ceux 
qui avaient escalade la muraille , ni parmi les 
ennemis eux-mêmes , un seul homme de tué cu 
de blessé : ja fortune eut soin que cette entre- 
prise ne füt souillée par le sang d’aucun ci- 
toyen. à 

X. Aratus rappela tous ceux qui avaient été 
bannis par Nicoclès, au nombre de quatre- 
vingts, ainsi que ceux qui l'avaient été par les 
autres tyrans, et qui n'étaient pas moins de 
cinq cents. Ces derniers avaient erré loin de 
leur patrie pendant près de cinquante ans; ils 
revinrent la plupart dans une extrême misère, 
et se remirent en possession de leurs maisons, 
de leurs terres et de tous les biens qu'ils avaient 
avant leur exil; ils jetèrent par là Aratus dans 
un grand embarras. Il voyait Antigonus porter 
un œil d'envie sur la ville depuis qu’elle était 
libre , et épier l’occasion de s’en emparer : au- 
dedans elle était en proie aux troubles et aux 
séditions. Il prit donc le meilleur parti que püt 
lui suggérer la conjoncture présente; ce fut d’as- 
socier Sieyone à la ligue des Achéens. Comme 
les Sicyoniens étaient d’origine dorienve, ils 


20 ARATUS. - 
adoptèrent sans peine le nom et le gouverne- 
ment des Achéens, qui n’avaient pas encore 
beaucoup de considération et de puissance. Ils 
n’occupaient la plupart que de petites villes ; 
leur territoire n’était ni bon ni fertile, la côte 
qu'ils habitaient n’avait point de ports et etait 
bordée de rochers entre lesquels la mer péné- 
trait dans le continent (*). Mais, malgré cet 
état de faiblesse, ils firent voir mieux qu’au- 
cun autre peuple que les Grecs ont une force 
invincible lorsqu'elle est dirigée par un géné- 
ral habile, qui sait leur faire observer une 
exacte discipline et les maintenir dans la con- 
corde. Les Achéens, qui n'étaient qu’une très 
petite portion de ces anciens Grecs si florissans, 
qui n’avaient pas alors tous ensemble la puis- 
sance d’une ville peu considérable, parvinrent 
cependant , par leur docilité à écouter de bons 
conseils , à conserver l’union entre eux, à obéir, 
à suivre, sans aucun sentiment d'envie, celui 
que ses vertus élevaient au-dessus d'eux; par- 
vinrent, dis-je, non seulement à maintenir leur 
liberté au milieu de tant de villes, de tant de 
souverains redoutables , et d’un si grand nom- 
bre de tyrans, mais encore à affranchir de la 


she 


() L’Achaïe, dont Corinthe était la capitale, s’étendait 
le long de la côte occidentale du Péloponnèse. 


ARATUS. 21 
servitude et à conserver libres la plupart des 
autres Grecs. 

XL. Aratus possédait les qualités d’un homme 
d’état ; généreux et magnanime, plus occupe 
du bien public que du sien propre , ennemi im- 
placable des tyrans , il n’avait d’autre mesure 
de ses amitiés et de ses haines particulières que 
l'utilité générale. Aussi ne paraissait-i] pas ami 
aussi zélé qu'ennemi doux et facile, car il va- 
riait souvent dans ces deux affections, mais tou- 
jours par des motifs d’intérèt politique. Les na- 
tions, les villes, les assemblées , les théâtres, 
s’accordaient tous à dire qu'Aratus n’aimait que 
ce qui était honnête ; qu’à la vérité, timide et 
défiant dans les guerres qu’il fallait faire à dé- 
couvert et dans les batailles rangées, il était, 
pour exécuter des desseins secrets, pour surpren- 
dre des villes et des tyrans, le plus rusé de tous 
les hommes. De là vint qu'après avoir terminé 
avec gloire des entreprises dont on n’osait es- 
pérer le succès , et où il déploya la plus grande 
audace , il en manqua d’autres qui n'étaient 
pas moins importantes sans être plus difficiles , 
et qu'un excès de précaution fit seul échouer. 
D est des animaux qui, clairvoyans dans les 
ténèbres , sont comme aveugles pendant le 
jour , parce que la sécheresse et la ténuité de 
l’humeur aqueuse de leurs yeux ne peut sup- 


22 ARATUS. 


porter une graude lumière. On voit de même 
des hommes pleins de prudence et de courage, 
qui, faciles à troubler dans les périls qu’il faut 
braver ouvertement et en plein jour, montrent 
la plus grande assurance dans ces entreprises 
secrètes qu'ils font, pour ainsi dire, à la déro- 
bée. Cette inégalité, dans des naturels d’ail- 
leurs très bons, vient d’un défaut de philoso- 
phie; la nature seule, sans le secours de la 
science, produit en eux la vertu, comme ces 
fruits sauvages qui croissent spontanément et 
sans culture : c’est ce que nous allons rendre 
sensible par des exemples. 

XIL. Aratus, après s'être réuni, lui et sa ville, 
à la ligue des Achéens , servit dans la cavalerie, 
et mérita par son obéissance l'amitié de ses 
généraux. Quoiqu'il eût contribué de sa propre 
réputation et des forces de sa patrie à affermir 
cette ligue , il se montra toujours aussi soumis 
que le dernier soldat au chef qui commandait 
les Achéens, fût-il de Dyme, de Tritta, ou 
d'une autre ville plus petite encore. Le roi 
d'Egypte lui envoya vingt-cinq talens (*), qu’il 
accepta et qu'il distribua sur-le-champ aux 
citoyens pauvres, pour racheter leurs prison- 


(1) Environ 125,000 liv. Ce roi est Ptolémée Philadel- 
pe, auquel Evergète 1er succéda 247 ans avant J. G. 


ARATUS. 23 

iers et pour subvenir à leurs autres besoins. 
ΧΗ]. Cependant les bannis, rentrés dans Si- 
cyone, ne se prètaient à aucune conciliation, et 
pressaient vivement la restitution de leurs biens ; 
cette division menacçait la ville d’une ruine 
prochaine, et Aratus, qui n’espérait de remède 
que de la libéralité de Ptolémée, résolut d'aller 
trouver ce prince et de lui demander largent 
nécessaire pour terminer ces différens. Il s’em- 
barqua donc à Méthone , au-dessus du promon- 
toire de Malée (3), pour aller de là droit en 
Egypte; mais il s’éleva un vent impétueux qui 
poussait les vagues contre son vaisseau avec 
tant violence , que le pilote, s’abandonnant aux 
flots, fut jeté hors de sa route, et n’aborda 
qu'avec beaucoup de peine à Adria , ville en-. 
nemie occupée par Antigonus, qui y tenait 
une garnison. Âratus , pour éviter cette ville, 
se hâta de débarquer , et laissant là son vais- 
seau , il s’éloigna de la mer, accompagné d’un 
seul de ses amis, nommé Timanthe; ils se je- 
tèrent tous deux dans un bois épais où ils pas- 
sèrent une très mauvaise nuit. Îl était à peive 
sorti du vaisseau , que le commandant de la gar- 
nison arriva pour l'arrêter; mais les domesti- 
ques d’Aratus, à qui leur maître avait fait la 
lecon , le trompèrent, et lui dirent qu’Aratus 
avait pris précipitamment la fuite pour se ren- 


24 ARATUS. 

dre en Eubée. Le commandant saisit le vaisseau 
comme ennemi, et le retint avec les domesti- 
ques et les effets. Au bout de quelques jours, 
ÂAratus se trouva fort embarrassé sur le parti 
qu'il devait prendre; maïs par bonheur un 
vaisseau romain relächa près du lieu où il se 
tenait, tantôt cache, tantôt épiant ce qui se 
passait. Le vaisseau faisait voile pour la Syrie; 
Aratus y monta , après avoir obtenu du patron 
qu'il le menût en Carie. Ce second voyage sur 
mer ne fut pas moins périlleux que le premier. 
De Carie il s’embarqua pour l'Egypte, où il 
n’arriva qu'après une longue traversée. Il eut 
sur-le-champ une audience du roi, 4 trouva 
très bien disposé, et dont il avait dejà gagné 
Paffection par les ouvrages de peinture qu’il 
lui envoyait de Grèce. Aratus, bon connaisseur 
en ce genre, rassemblait les tableaux des meil- 
leurs maîtres, surtout ceux de Pamphile et de 
Mélanthe (4), et les faisait passer à Ptolémée. 
Les arts florissaient alors à Sicyone, et la pein- 
ture passait pour y avoir sa beauté antique sans 
la moindre altération ; au point qu’Apelle , déjà 
si admiré pour ses ouvrages, se transporta dans 
cette ville, et donna un talent (*) à ces deux 
artistes , moins pour se perfectionner auprès 


(*) Environ 5000 lis. 


té. stat 

ARATUS. 29 
d'eux dans son art, que Re partager leur ré- 
putation. 

XIV. Aussi Aratus, qui, après avoir mis Si- 
cyone en liberte, fit enlever tous les portraits 
des tyrans, balanca-t-il long-temps s’il ôterait 
celui d’Aristrate , qui avait régné du temps de 
Philippe. Ce portrait était l'ouvrage de tous 
les élèves de Mélanthe, qui avaient représenté 
le tyran debout sur un char de victoire. Apelle 
lui-même y avait travaillé, au rapport de Po- 
lémon le géographe (5). Ce tableau était admi- 
rable , et Aratus , sensible à la beauté de Part, 
voulut d’abord le conserver; mais bientôt sa 
haine contre les tyrans l’emporta, et il donna 
ordre de l’enlever. Le peintre Néalcès (6), ami 
d’Aratus, demanda grâce pour ce tableau , les 
larmes aux yeux; et comme Aratus le lui refu- 
sait : « Faisons, lui dit ce peintre, la guerre 
« aux tyrans, et non à leurs ouvrages ; épar- 
« gnons au moins le char et la victoire, et je 
« ferai sortir Aristrate du tableau. » Aratus y 
ayant consenti, Néalcès effaca la figure d’Aris- 
trate et mit une palme à la place, sans oser y 
ajouter autre chose ; mais on dit que les pieds 
du tyran restèrent cachés au ford du char. 

XV. L'envoi de ces tableaux avait donc, 
comme je l’ai dit, acquis à Aratus la bienveil- 
lance de Ptolémée. Mais lorsque ce prince eut 


VIES LES HOMMES ILL,—T. XVI. 2 


ΟΣ 


9 ARATUS 
goûté les charmes de sa conversation , il l’aima 
bien davantage, et lui donna pour la ville de 
Sicyone cent cinquante talens (*) : Aratus en 
prit d’abord quarante (**) , avec lesquels il re- 
tourna dans le Péloponnèse, et le roi partagea 
les autres en plusieurs paiemens qu'il lui en- 
voya aux termes fixés. C’était pour Aratus une 
grande gloire d’avoir su ménager à ses conci- 
toyens une somme si considérable, tandis que 
la plupart des capitaines et des chefs du peu- 
ple, pour de bien plus petites sommes qu’ils 
recevaient des rois, violaient toute justice, li- 
vraient leurs villes et les mettaient dans la plus 
honteuse dépendance ; mais ce qui lui fut bien 
plus glorieux , c’est l’emploi qu’il fit de cet ar- 
gent pour apaiser les différens des pauvres et 
Ἰὰς riches, pour rétablir la concorde et rendre 
à tout le peuple le repos et la sûreté. On ne 
peut trop admirer sa modération dans une si 
grande puissance : nomme seul arbitre absolu 
pour apaiser les querelles des bannis , il ne vou- 
lut pas accepter un pouvoir si étendu ; mais 
s'étant associé quinze citoyens , il vint à bout 
avec eux, après beaucoup de peine et de tra- 
vail , de terminer toutes les dissensions, et de 


x) 750,000 liv. 


(72) 200,900 liv.i 


ARATUS. 27 
rétablir la paix et l’union daus la ville. En re- 
connaissance d’un service si important , les ci- 
toyens lui décernèrent en commun les honneurs 
qu'il méritait; et les bannis en particulier lui 
érigèrent une statue de bronze, avec eette in- 
scription en vers élégiaques : 


Les conseils généreux et a haute sagesse, 

La force redoutable et les exploits divers 

A qui nous avons dû le salut de la Grèce, 

Sont connus en tous lieux dans ce vaste univers. 
Mais nous, qui dans le sein d’une chère patrie 
Te devons le retour, grand et juste Aratus, 

Par ce bronze, le fruit d’une heureuse industrie, 
Nous voulons consacrer tes sublimes vertus; 
Parmi les dieux sauveurs nous plaçons ton image : 
Cet honneur t'est bien dû : tu fus notre sauveur; 
Tu rends à ton pays un gouvernementsage, 

Tu lui donnes des lois qui feront son bonheur. 


XVI. Les grands bienfaits dont Aratus avait 
comblé ses concitoyens le firent triompher de 
leur envie; mais le roi Antigonus, jaloux de sa 
gloire, et voulant ou l’attirer tout-à-fait à son 
parti, ou le rendre suspect à Ptolémée, lui 
donna des marques singulières d’affection qu’A- 
ratus n’avait pas recherchées. Une fois entre 
autres qu’il avait fait un sacrifice à Corinthe, 
il lui envoya à Sicyone des portions de la vic- 
time; et pendant le festin, où les convives 
étaient nombreux, il dit tout haut : « J'avais 


28 ARATUS. 
« cru que ce jeune Sicyonien n'avait qu’une 
« franchise généreuse, et n’aimait que la li- 
- .« berté de sa patrie; mais je vois aujourd’hui 
or il juge très bien des caractères et de la 
« conduite des princes. ἢ] avait d’abord fait peu 
« decas de nous, et, portantses espérances hors 
« de la Grèce , il admirait les richesses de l - 
« gypte, dont on lui vantait les eléphans, les 
« flottes et la cour fastueuse. Maintenant qu’il 
« a vu l’intérieur de la scène et qu’il a reconnu 
« que tout cet éclat n’est qu’une vaine décora- 
«tion de théâtre, il s’est tourné vers nous; 
« aussi j’accueille avec plaisir ce jeune homme, 
« résolu de de l’employer en toute occasion, 
« et je vous prie de le regarder comme votre 
« ami, » Ces mots, recueillis avec soin par les 
malins et les envieux , leur fournirent un pré- 
texte d'écrire à Ptolémée , à l’envi les uns des 
autres, afin de lui donner contre Aratus des 
préventions fàcheuses ; le roi d'Egypte lui en- 
voya même quelqu'un pour se plaindre de sa 
conduite. Ainsi, dans les amitiés si ardentes de 
ces rois, qui, tels que des amans jaloux, se dis- 
putaient si vivement Aratus, il entrait beau- 
coup d’envie et de malignité. 
XVIL. Aratus, élu pour la première fois pré- 
teur des Achéens, alla ravager la Calydonie et 
la Locride qui est en face de l’Achaïe, au delà 


ARATUS. 29 
du golfe de Corinthe. Il partit de là avec dix 
mille hommes pour aller au secours des Béo- 
tiens, mais il arriva trop tard : ils avaient été 
déjà battus par les Etoliens auprès de Chéro- 


née, où leur béotarque Abæocritus était resté 


sur le champ de bataille avec mille des siens (*). 
L'année suivante il fut encore nomme préteur ; 
il se proposa de reprendre la citadelle de Co- 
rinthe, entreprise qui n’avait pas seulement 
pour objet d’affrançhir Sicyone et l’Achaïe, 
mais encore de chasser la garnison des Macédo- 
niens, qui tenait la Grèce entière sous un joug 
tyrannique. Charès, général des Athéniens, 
après un grand succès sur les généraux du roi 
de Perse, écrivit au peuple d'Athènes qu’il ve- 
nait de remporter une victoire qu'on pouvait 
appeler la sœur de celle de Marathon (7). On 
peut aussi, sans craindre de se tromper, dire de 
cette entreprise d’Aratus, qu'elle fut la sœur 
de celles du Thébain Peélopidas et de Thrasy- 
bule l’Athénien , lorsqu'ils firent périr les ty- 
rans ; avec cette différence, qui est tout à l’a- 
vantage de celle d’Aratus, qu’elle n’était pas 


(*) Cette bataille ne doit pas être confondiüe avec la cé- 
lèbre bataille de ce nom gagnée par Philippe sur les Athé- 
niens etles Thébains, la troisième année de Ja cent dixiè- 
me olympiade, 66 ans avant la naissance d’Aratus. 


= 


ὃ. 


. 


30 ARATUS. 
dirigée contre des Grecs, mais contre une puis- 
sance étrangère. 

XVIII. En effet, l’isthme de Corinthe, qui 
sépare les deux mers, unit le continent de la 
Grèce à celui du Péloponnèse ; et la citadelle 
de Corinthe, qui, placée sur une haute monta- 
586, s'élève du milieu de la Grèce, dès qu'elle 
est occupée par une garnison, rompt toute conx- 
munication dans l’intérieur de l’isthme, empé- 
che tout passage, même des gens de guerre, tout 
commerce par terre et par mer, etrend maître 
de toute la Grèce celui qui l’est de la place par 
ses troupes. Aussi Philippe le jeune (*), roi de 
Macédoine, appelait-il sérieusement et avec vé- 
rité la ville de Corinthe les fers dela Grèce; sa 
citadelle était l’objet de l'envie commune, sur- 
tout des princes et des rois ; et le désir qu'Anti- 
gonus avait de la posséder était en lui une pas- 
sion violente, une véritable fureur : toutes ses 
pensées, tous ses soins, avaient pour but de s’en 
emparer par surprise CAT il ne pouvait se flat- 
ter de l'emporter de force. 


XIX. Alexandre , qui l’occupait, étant mort, 


(*) ἃ était fils de Démétrius : c’est celui qui fut vaincu 
par Quinctius Fiamininus, et eut pour fils Persée, en qui 
finit le royaume de Macédoine, comme on Va vu dans Ja 
Vie de Paul-Eimile. 


ARATUS. 31 
et, à ce qu’on croit, du poison qu'Antigonus 
lui’avait fait donner, sa femme Nicea prit en 
main le gouvernement des affaires et garda soi- 
gneusement la citadelle. Antigonus lui envoya 
d’abord Démétrius son fils, et lui donna l’espé- 
rance de le lui faire épouser : espérance flatteu- 
se pour une femme de son âge, que de lui pro- 
mettre pour mari un prince jeune et bien fait. 
11 se servit donc de son fils comme d’un appût 
pour l’attirer, et il y réussit quant au mariage; 
pour la citadelle, loin de labandonner, elle la 
garda avec plus de soin que jamais. Antigonus, 
feignant de ne s’en plus soucier, fit célébrer 
à Corinthe les noces de son fils, donna des spec- 
tacles et des festins qu’il continuait tous les 
jours, ne paraissant penser qu'à se divertir et 
à faire bonne chère. Le jour que le musicien 
Amébée devait chanter sur le théâtre, Antigo- 
nus ayant fait orner une litière avec une magni- 
ficence royale, conduisit lui-mème au specta- 
cle Nicéa, qui, ravie d’un tel honneur, ne s’at- 
tendait guère à ce qui allait lui arriver. Quand 
on fut au détour d’une rue qui montait au thei- 
tre, il ordonna à ceux qui la portaient de l’y 
conduire; et laissant là lermusicien Amébée et 
les plaisirs de la noce, il monta sur-le-champ 
à la citadelle, avec une activité au-dessus de 
son ἧσο, en trouva la perte fermée ; mais, 


352 ARATUS. 
heurtant avec son bâton , il commanda qu’on 
la lui ouvrit ; et les soldats, étonnés de le voir, 
la lui ouvrirent. Il fut si charmé de se voir 
maitre de cette place, que, ne pouvant contenir 
sa joie, il se mit à boire au milieu des rues et 
de la place publique, accompagne de musicien- 
nes, et couronné de fleurs. Oubliant son âge et 
les divers changemens de fortune qu'il avait 
cprouvés , il courait en débauché, arrêtait les 
passans et les embrassait : tant la joie qui n’est 
pas modérée par la raison transporte l’homme 
hors de lui-même, et agite plus son âme que la 
tristesse et la crainte! Antigonus s'étant ainsi 
emparé, par adresse, de la citadelle, ÿ mit pour 
garnison les hommes dont 1] était le plus sûr, 
et en donna le commandement au philosophe 
Persée. (®). 

XX. Aratus, qui avait voulu s’en rendre 
maitre du vivant d'Alexandre, abandonna ce 
projet lorsque ce prince fut entré dans la ligue 
achéenne ; mais alors il s’offrit une occasion de 
tenter de nouveau l’entreprise. Il y avait à Co- 
rinthe quatre frères, Syriens de nation , dont 
l’un, nommé Dioclès, servait dans la garnison! 
Les trois autres ayant dérobe de l'argent du roi, 
se retirèrent à Sicyone, auprès d’un banquie: 
nommé Égias, dont Aratus se servait dans le; 
affaires qui concernaient son etat, ls lui remi 


τ υνῪ- bd 


ARATUS. 20 
rent d’abord une partie de cet argent ; et Er- 
ginus, l'un des trois frères , en allant souvent 
chez lui, ne se ἃ peu le reste. Ce tra- 
fic ayant établi de la familiarité entre eux, et 
le banquier ayant mis uu jour la conversation 
sur la citadelle de Corinthe, Erginus lui dit 
qu’en allant y voir son frère il avait remarqué 
à l'endroit le plus escarpé de la montagne un 
sentier taillé obliquement dans le roc, qui con- 
duisait à un endroit du château où la muraille 
était très basse. « Eh quoi! mon ami, lui dit 
« en riant Egias, vous allez, pour si peu d'ar- 
« gent, troubler les affaires du roi, lorsque vous 
« pourriez vendre si cher une heure de votre 
« temps? Si vous veniez à être pris, ne seriez- 
« vous pas puni pour ce larcin, comme si vous 
« aviez livré la citadelle? » Erginus lui répon- 
dit en souriant, qu'il sonderait Dioclès ; car il 
ne se fiait pas trop à ses autres frères. ἢ] revint 
peu de jours après trouver Egias, et s’engagea 
de conduire Aratus à un endroit de la muraille 
qui m'avait pas plus de quinze pieds de hau- 
teur, et de le seconder, avec Dioclès, dans 
lexécution de son entreprise. 

XXL. Aratus promit de leur donner soixante 
talens (*) si l’entreprise réussissait; si au con- 


(*) 300,000 liv. 


54 ARATUS. 
traire elle manquait, et qu'ilsesauvât aveceux, 
il s’engageait à leur donner à chacun une mai- 
son et un talent (*). Comme les soixante ta- 
lens devaient être déposés chez Égias pour la 
sûreté d'Érginus, et qu’Aratus, qui ne les avait 
pas alors, ne voulait pas les emprunter de peur 
de faire soupconner son dessein, il mit en gage, 
chez le banquier, la plus grande partie de sa 
vaisselle et des bijoux de sa femme. Plein de 
grandeur d'âme, épris de l’amour du beau et 
de l’honnète, et sachant qu'Epaminondas et 
Phocion avaient passe pour les plus justes et les 
plus vertueux des Grecs, parce qu’ils avaient 
refusé tous les présens qu'on voulait leur faire, 
et n'avaient pas rendu leur probité vénale, il 
alla plus loin encore, et dépensa secrètement 
son bien à cette entreprise, malgre le danger 
auquel il s’exposait seul pour ses concitoyens, 
qui ne savaient même pas ce qu'il faisait pour 
eux, Qui n’admirera une telle magnanimité? 
Qui encore aujourd’hui ne prendra un vif in- 
térét aux actions d’un homme qui achète si 
chèrement uu si grand péril, qui engage ce 
qu’il a de plus précieux pour se faire mener, 
pendant la nuit, au milieu des ennemis, et y 


(*) 5006 ἔν. 


ARATUS. 35 
combattre pour sa propre vie, sans d'autre gage 
que l'espérance d’une belle action ? 

XXIL. Cette entreprise, déjà si dangereuse 
en elle-même, le devint encore davantage par 
la faute qu’une méprise fit commettre dès le 
premier pas. Aratus avait chargé Technon, son 
esclave, de reconnaître la muraille avec Dioclès, 
que Technon ne connaissait pas de figure, mais 
dont il croyait avoir les traits bien empreints 
dans son esprit, d’après le portrait qu'Erginus 
Ini en avait fait : il lui avait dit que son frère 
était brun, qu'il avait les cheveux frisés et n’a- 
ait point de barbe. Arrivé donc au lieu du 
rendez-vous, où Erginus devait se trouver avec 
Dioclès, il attendit près des portes de la ville, 
à un endroit qu’on appelait Ornis. Dans ce mo- 
ment le frère aîné d’Erginus et de Dioclès, 
nommé Dionysius , qui ne savait rien du com- 
plot et n'avait aucune intelligence avec eux, 
mais qui ressemblait assez à Dioclès, passa par 
hasard auprès de Technon, qui, frappé de lares- ” 
semblance de cet homme avec le portrait qu’on 
lui avait fait de Dioclès, lui demanda s’il n’a- 
vait pas quelque relation avec Erginus. Diony- 
sius lui répond qu’il est son frère. À ce mot, 
Technon ne doute plus qu'il ne parle à Dioclès ; 
et sans lui demander son nom, sans attendre 
d'autre indice, il lui prend la main, lui parle 


56 ARATUS. 


de l’intelligence qu'il avait avec Erginus, etlui 


fait à ce sujet beaucoup de questions. Diony- 
sius reçoit avec adresse sa confidence, luirépond 
dans son sens, et reprenant le chemin de la 
ville , il s’entretient avec Ini de manière à ne 
Jui donner aucun soupçon. Îls approchaient 
déjà des portes, et Dionysius se préparaît à sai- 
sir Technon, lorsque, par un nouveau hasard , 
Ergious arrive, qui, s’apercevant de l'erreur de 
Technon et du danger où il est, lui fait signe 
de s’enfuir; ils prennent tous deux leur course 
et se sauvent auprès d’Aratus. Cet accident ne 
lui fit rien perdre de ses espérances ; il envoie 
sur-le-champ Erginus porter de l’argent à son 
frère pour l’engager à se taire. Erginus va le 
trouver et le ramène avec lui à Aratus. Une fois 
maîtres de sa personne, ils ne lui permirent pas 
de s’en retourner ; ils le lièrent même, et le te- 
nant enfermé dans une petite maison, ils se 
disposèrent à exécuter leur dessein. 

XXII. Quand tout fut prêt, Aratus donna 
l’ordre à ses troupes de passer la nuit sous les 
armes ; et lui-même, prenant quatre cents sol- 
dats d'élite, qui, à l'exception d’un petit nom- 
bre, ignoraient ce qu’ils allaient faire, il les 
conduisit à une des portes de la ville, le long 
du temple de Junon. On était alors au milieu 
de l'été; la lune, dans son plein et sans aucun 


ARATUS. 57 
nuage rendait la nuit si claire, que l’éclat des 
armes qui réfléchissaient sa lumière leur fit 
craindre d’être découverts par les gardes. Les 
premiers de la troupe touchaient presque aux 
murailles, lorsqu'il s’éleva de la mer des nuages 
qui couvrirent la ville et ombragèrent tous les 
environs ; là ils s’assirent pour ôter leurs sou- 
liers, soit pour faire moins de bruit, soit parce 
qu’en montant sur des échelles on glisse moins 
quand on a les pieds nus. Erginus, avec sept 
jeunes gens déguisés en voyageurs, s’étant glissé 
dans la porte saus être aperçu, tue la sentinelle 
et les gardes. En mème temps on dresse les 
échelles ; Aratus y fait monter d’abord cent 
hommes, ordonne aux autres dele suivre le plus 
promptement qu’ils pourront ; et, retirant aus- 
sitôt les échelles, il descend dans la ville, et 
avec ses cent hommes monte à la citadelle, plein 
de joie, et ne doutant plus du succès puisqu'il 
n’a pas été découvert. En avançant, ils voient 
venir une patrouille de quatre hommes qui 
portaient de la lumière; ils n’en furent pas 
apereus, parce qu’ils étaient encore dans l’om- 
bre des nuages qui cachaient la lune, au lieu 
qu'ils les distinguaient très bien à la clarté de 
leur lumière. Ils setinrent serrés lelong de vieux 
inurs et de masures en ruines, comme dans une 
embuscade; et lorsque ces hommes passèrent 


VIES DES HOMMES ILL.—T. XVI. 4 


58 ARATUS. 

devant eux , ils les chargèrent si brusquement, 
qu’ils en tüèrent trois ; le quatrième, blessé à 
la tête d’un coup d'épée, s’enfuit précipitam- 
ment, ea criant que les ennemis sont dans la 
ville. Bientôt les trompettes sonnent l’alarme, 
et dans un instant toute la ville est sur pied ; 
les rues sont pleines de gens qui courent de tous 
côtés; on éclaire dans les quartiers bas et au 
haut de la citadelle ; partout il s’élève un grand 
bruit dont on ne peut déméler la cause. 

XXIV. Malgre ces obstacles, Aratus pour- 
suit sa marche et s’efforce de gravir sur les ro- 
ches escarpées qui mènent à la citadelle; il 
marche d’abord avec beauconp de lenteur et 
de difficulté, parce qu’il avait manqué le sen- 
tier qui, enfonce entre les rochers sous lesquels 
il était cache, aboutissait à la muraille par plu- 
sieurs détours; mais tout à coup, comme par 
miracle, la lune, dit-on, écartaut les nuages, 
fait briller sa lumière et lui découvre les sinuo- 
sités obscures du sentier, jusqu'à ce qu'il soit 
arrivé au pied de la muraille, à endroit qu’on 
lui avait désigné. Alors les nuages, se rassem- 
blant de nouveau, dérobent la clarté de la lune 
et replongent tout dans l'obscurité. Les trois 
cents soldats qu’Aratus avait laissés hors des 
portes, près du temple de Junon, étaient en- 
trés dans la ville; et la trouvant pleine de tu- 


D 

ARATUS. 59 

multe et éclairée de tous côtés, ils ne purent 
découvrir le sentier que les autres avaient pris, 
ni les suivre à la trace ; ils prirent donc le parti 
de se serrer tous dans le flanc d’un rocher dont 
l’ombre les couvrait; et là ils attendirent, dans 
une cruelle inquiétude, des nouvelles d’Ara- 
tus, qui était déjà aux prises avec les ennemis. 
XXV. Ils faisaient pleuvoir sur lui une grêle 
de traits ; on entendait du bas de la citadelle les 
cris des combattans ; mais c’était un bruit con- 
fus que répétaient les échos des montagnes, et 
l’on ne pouvait discerner d’où il partait. Les 
trois cents hommes d’Aratus ne savaient donc 
de quel côté ils devaient tourner , lorsqu'ils vi- 
rent Archilaüs, qui commandait les troupes du 
roi, monter à la tête d’un corps nombreux vers la 
citadelle, avec de grandseris etun grand bruit de 
trompettes pour aller charger Aratus en quene. 
Les trois cents qu’il avait passés sans les aper- 
cevoir, se levant tout à coup comme d’une em- 
buscade , tombent sur lui, tuent les premiers 
qu’ils peuvent atteindre , donnent lépourante 
aux autres et à leur chef, les mettent en fuite 
et les dispersent dans la ville. [15 avaient à peine 
assure leur victoire, qu'Erginus, envoyé par 
ceux qui combattaient au haut de la citadelle, 
vient leur annoncer qu’Aratus est aux mains 
avec les ennemis qui font la plus vigoureuse ré- 


4o ARATUS. 

sistance ; qu’il soutient un grand combat au 
pied dela muraille, et qu’il a besoin d’un prompt 
secours. Ils demandent d’y être conduits sur-le- 
champ; et en gravissant la montagne , ils font 
connaître par des cris leur approche, afin d’en- 
courager leurs compagnons. La clarté dela lune, 
refléchie par leurs armes, les faisait paraître 
plus nombreux lelong du chemin qu’ilstenaient, 
et les échos, plus sensibles dans le silence de la 
nuit, eu renforçant leurs cris, donnaient li- 
dée d’une troupe beaucoup plus considérable 
qu'elle ne l'était réellement. Ils joignirent enfin 
Aratus, et firent tous ensemble de si grands 
eflorts , que, repoussant les ennemis , ils s’éta- 
blirent sur la muraille, furent maîtres de la ci- 
tadelle au point du jour, et virent les premiers 
rayons du soleil éclairer leur victoire, Le reste 
des troupes étant arrivé en même temps de Si- 
cyone, les Corinthiens leur ouvrirent volontiers 
les portes, et les aidèrent à faire la garnison 
prisonnière. 

XXVI. Quand Aratus eut assuré le succès de 
son entreprise , il deseendit de la citadelle au 
théâtre , suivi d’une foule immense de peuple, 
qu’attirait le désir de voir et d'entendre le dis- 
cours qu’il allait faire aux Corinthiens. Après 
avoir placé les Achéens en une double haie, 
sur les avenues du théâtre , il sortit du fond de 


D, vou” 


ARATUS. 41 
la scène tout armé, et s’avança jusqu’au milieu, 
le visage tellement changé par la fatigueet par les 
veilles.que l'abattement de son corps tenait com- 
me affaissées la joie et la fierté de son âme. Dès 
qu’il parut, le peuple se répandit autour de lui, 
et fit éclater les témoignages de la plus vive af- 
fection. Aratus , ayant passé sa pique à la main 
droite, plia le genou, et appuyant tout son corps 
sur sa pique , il resta long-temps dans cette at- 
titude , et reçut en silence les cris et les applau- 
dissemens de la multitude , qui louait sa vertu 
et le félicitait de sa fortune. Quand ils eurent 
cessé, et que le calme fut rétabli, il recueillit 
ses forces, et fitsur la ligue des Achéens un 
discours analogue à l’action qu’il venaitde faire; 
il persuada aux Corinthiens de s’associer à cette 
ligue , et leur rendit les clés de la ville, qui 
depuis le temps de Philippe n'étaient plus en 
leur pouvoir. Entre les officiers d’Antigonus , 
1: mit en liberté Archélaüs, qu’ilavait fait pri- 
sonnier, et fit mourir Théophraste, qui ne vou- 
lait pas sortir de la ville. Persée n’avait pas plus 
tôt vu la citadelle prise, qu’il s'était sauvé à 
Cenchrée (*). Quelque temps après, dans une 
conférence qu’il faisait sur la philosophie, l’un 
de ses auditeurs lui ayant dit que le sage seul 


(57) Un des ports de Corinthe, 


pouvait être un bon général : « 1] est vrai , re- 
« pondit-il, qu’autrefois j'ai fort approuvé cette 
« maxime de Zenon ; mais depuis la leçon que 
« m'a donnée ce jeune homme de Sicyone, j'ai 
« bien changé de sentiment. » Ce mot de Per- 
sée est rapporté par la plupart des historiens. 
XXVIL. Aratus, en sortant de l’assemblée , 
alla se saisir du temple de Junon , et du port de 
Léchée, où il se rendit maître de vingt-cinq 
vaisseaux du roi, prit cinq cents chevaux, et 
quatre cents Syriens qu’il fit vendre à l’encan. 
Les Achéens restèrent en possession de la cita- 
delle, où ils mirentune garnison de quatre cents 
hommes avec cinquante chiens, et autant de 
veneurs entretenus dans la place. Les Romains, 
dont Philopémen avait attire l’admiration, le 
nommèrent le dernier des Grecs, pour marquer 
qu'après lui il n'avait paru en Grèce aucun 
homme d’un aussi grand mérite. Pour moi, je 
dirais volontiers que cet exploit d’Aratus est le 
dernier qu’aient fait les Grecs , et qu’en audace 
et en bonheur il est comparable à ce que ce 
peuple ἃ fait de plus éclatant. Les £vénemens 
qui suivirent en sont la preuve : car les Méga- 
riens, quittant aussitôt le parti d’Antigonus, se 
joignirent à Aratus; et les Trezéniéns, avec 
ceux d'Epidaure, entrèrent daus la ligue des 


r “ CE - 
Achéens. Aratus, à sa première excursion hors 


42 ARATUS. 


ARATUS. 45 
de Sicyone, se jeta dans l’Attique, passa en- 
suite à Salamine qu’il mit au pillage , et se ser- 
vit des Achéens, comme d’un corps de troupes 
qu’il aurait tiré de prison pour l’employer à 
tout ce qu’il voulait entreprendre. ἢ renvoya 
sans rançon les prisonniers Athéniens, afin de 
jeter parmi eux les premières semences de ré- 
volte contre les Macédoniens. 

XXVIIL. Il fit entrer dans la ligue Achéenne 
le roi Ptolémée (*) , à qui il laissa le comman- 
dement des troupes de terre et de mer ; et ce 
trait de politique lui acquit une si grande auto- 
rité parmi les Achéens, que la loi ne permettant 
pas de l’élire préteur tous les ans, on le nom- 
mait à cette charge de deux années l’une; mais 
par l'influence que lui donnaient ses actions et 
ses conseils, il était réellement perpétué dans le 
gouvernement. On voyait que ni les richesses , 
ni la gloire , ni l'amitié des rois , ni l'intérêt de 
sa propre patrie, rien enfin ne lui était plus 
cher que l'accroissement de la ligue achéenne. 
Il pensait avec raison que des villes dont cha- 
cune en particulier est trop faible pour se sou- 
tenir , en seliant ensemble par un intérêt com- 
mun,se conservent par leur union mutuelle.Les 
parties du corps humain tirent leur aliment et 


(5) Evergète. 


44 ARATUS. 
leur vie de la liaison qu’elles ont entre elles : 
sont-elles séparées, elles ne prennent plus de 
nourriture et finissent par se détruire. De même 
tout ce qui rompt la société des villes, les con- 
duit à leur dissolution; elles s’accroissent au 
contraire les unes par les autres, lorsque, de- 
venues parties d’un corps puissant, elles par- 
ticipent aux avantages d’une sagesse commune. 
XXIX. Aratus voyait les principaux des peu- 
ples voisins vivre libres sous leurs propres lois ; 
et indigné que les Argiens languissent dans la 
servitude , il entreprit de les délivrer de leur 
tyran Âristomachus. Jaloux d’ailleurs de ren- 
dre à Argos la liberté, comme le prix de lé- 
ducation qu’il y avait recue , il voulait l’asso- 
cier à la ligue des Achéens. Iltrouva des Argiens 
qui osèrent le seconder dans cette entreprise, 
et qui eurent pour chefs Eschyle et le devin 
Charimènes. Mais ils manquaient d’épées: car 
il était défendu à tous les Argiens d’avoir des 
armes, et le tyran avait etabli les plus fortes 
peives contre ceux à qui lon en aurait trouve. 
Aratus ayant fait forger à Corinthe de petits 
poignards , les cacha dans des ballots de mau- 
vaises hardes dont on chargea des bêtes de 
somme , et les fit partir pour Argos. Mais le de- 
vin Charimènes ayant associé un de ses amis à 
la conjuration , Eschyle et les autres conjurés 


ARATUS. 45 
en furent si irrités, que, 58 séparant de Cha- 
rimènes, ils poursuivirent seuls leur entreprise. 
Charimènes s’en apercut; et n’écoutant que sa 
colère, il alla les dénoncer, comme ils partaient 
déjà pour aller massacrer le tyran. Heureuse- 
ment la plupart des conjurés eurent le temps 
de s’enfuir de la place publique et de se sauver 
à Corinthe. 

XXX. Cependant Aristomachus fut tue, peu 
de temps après, par ses propres domestiques ; 
mais un autre tyran plus cruel encore que ce 
dernier, nommé Âristippe , prévient les mesu- 
res des Argiens, et s’empare de la tyrannie. 
Aratus , se mettant à la tête de tous ceux des 
Achéens qui étaient en âge de porter les armes, 
_ marche promptement au secours d’Argos , per- 
suadé qu’il trouverait les habitans disposés à le 
recevoir ; mais l’habitude avait rendu leur es- 
clavage volontaire; et personne ne s’etant de- 
claré pour lui, il se retira sans autre effet de 
son expédition que d'attirer aux Acheens le re- 
proche d’avoir fait, en pleine paix, un acte 
d’hostilité, et de les voir cités en justice devant 
les Mantinéens. La cause ayant éte plaidée sans 
qu'Aratus comparût, Aristippe la poursuivit 
avec chaleur, et fit condamner les Achéens à 


40 ARATUS. 
une amende de trente mines (*). Depuis ce mo- 
ment ÂAristippe, qui déjà haïssait Aratus au- 
tant qu'il le craignait, chercha les moyens de 
le faire périr, et fut seconde dans sa vengeance 
par Antigonus. Îls avaient partout des gens 
apostés qui épiaient l’occasion d'exécuter leur 
complot ; mais il n’est pas pour un chef de garde 
plus sûre que laffection ferme et sincère de 
ceux qu'il commande. Quand le peuple et les 
grands se sont accoutumés à ne pas craindre 
leur chef, mais à craindre pour lui, toutes les 
oreilles, tous les yeux, sont ouverts pour veiller 
à sa sûreté, et il est bientôt instruit de tout ce 
qui se passe. 

XXXL. Je veux, à cette occasion , interrom- 
pre un moment le fil de ma narration pour faire 


x = Site ir, 
convuaitre le genre de vie auquel Aristippe s'e- 


tait reduit par l’amour de cette tyrannie si en- 
viée, de cette autorité absolue dont on vante 
tant le bonheur. Ce tyran, qui avait Antigo- 
nus pour allié, qui entretenait pour sa sûreté 
un si grand nombre de troupes , et qui n’avait 
pas laissé dans Argos un seul de ses ennemis vi- 
vant, n’admettait pas dans son palais ses pro- 
pres satellites, et les tenait dans les portiques 


(*) Environ 27,000 liv. 


ARATUS, 47 
extérieurs ; il avait à peine soupé , que, chas- 
sant au plus tôt tous ses domestiques, il fermait 
la porte de sa cour, et se retirait ; avec sa Con- 
cubine , dans une chambre haute fermée par 
une trappe sur laquelle il placait son lit pour y 
prendre un sommeil tel qu’on peut lavoir dans 
cet état continue] de trouble et de frayeur. La 
mère de sa maîtresse ôtait l’échelle avec laquelle 
il était monté dans sa chambre, et allait l’en- 
fermer dans une autre pièce ; le matin , elle la 
reportait, et appelait cet heureux tyran, qui 
sortait de sa chambre comme un serpent de son 
repaire. Aratus, au contraire, qui devait, non 
à la violence et aux armes ; mais à l’autorite 
des lois et à ses vertus, une puissance perpé- 
tuelle, toujours vêtu d’une robe et d’un man- 
eau très simple, reconnu pour l'ennemi com- 
un de tous les tyrans, a laissé une postérité 


upent des forteresses , qui entretiennent des 
atellites , qui , pour la sûreté de leur personne, 
’entourent d'armes :- de portes et de trappes , 
l'en est bien peu qui, comme les plus faibles 
nimaux , échappent à une mort violente; et il 
en est pas un qui laisse après lui une race, 
ne maison, un tombeau, pour conserver d'eux 
ἢ souvenir honorable. 


' 
-48 ARATUS. 

XXXIL. Aratus avait tenté plusieurs fois, et 
secrètement , et à force ouverte, de surprendre 
Aristippe et de lui enlever Argos sans avoir ja- 
mais pu y réussir. Une fois même , après avoir 
dressé les échelles , il avait, avec peu de monde 
et beaucoup de danger, gagné le haut de la mu- 
raille et tué les gardes qui étaient venus pour 
le repousser; mais au point du jour le tyran 
l'ayant assailli de tous côtés, les Argiens, comme 
si Aratus n’eût pas combattu pour leur liberté, 
et qu'ils eussent seulement présidé aux jeux 
Néméens, ne firent pas le moindre mouvement, 
et restèrent spectateurs équitables et impartiaux 
du combat. Aratus, en se défendant avec vi- 
gueur, reçut un CUupP de pique qui lui perça la 
cuisse. Cependant ilse maintint jusqu’à la nuit 
dans le poste qu'il occupait sans que les enne- 
mis, qui le pressaient vivement, pussent le 
repousser. S'il eût pu soutenir le combat toute 
la nuit, il n’aurait pas échoué dans son entre- 
prise : car déjà le tyran pensait à s'enfuir, et 
avait envoyé sur ses vaisseaux la plus grande 
partie de ses effets. Mais personne n’en avertit 
Aratus ; et l’eau commençant ἃ lui manquer, 
ne pouvant d’ailleurs agir à cause de sa bles- 
sure , il ramena ses troupes à Sicyone. 

XXXIII. Abandonnant donc les moyens de 


surprise ; il se jeta ouvertement avec toute son 


ARATUS. 49 
armée dans l’Argolide, où il pilla tout le pays. 
ΤΠ livra un grand combat contre Aristippe près 
de la rivière de Charés, et mérita le reproche 
d’avoir quitté la mêlée et laissé échapper la vic- 
toirede ses mains. Une partie des troupes avait 
vaincu et poursuivi fort loin les fuyards ; mais 
Aratus , sans être pressé par les ennemis qu’il 
avait en tête , se défiant tout à coup du succès, 
et comme saisi d’une terreur subite, se retira 
en désordre dans son camp. Le reste de son ar- 
mée, en revenant de la poursuite des ennemis, 
se plaignit qu'après les avoir mis en déroute, 
et leur avoir tué beaucoup plus de monde qu’ils 
n’en avaient perdu eux-mêmes , on eût laisse 
dresser par les vaincus un trophée contre les 
vainqueurs. Honteux de ce reproche, Aratus 
voulut tenter un second combat pour le tro- 
phée seul; et ayant donné à son armée un jour 
de repos, il la mit le lendemain en bataille ; 
mais voyant les troupes ennemies, considéra- 
blement augmentées, se disposer au combat 
avec plus d’assurance, 1] n’osa pas risquer la 
bataille , et se retira après avoir fait une trève 
pour enlever ses morts. Cependant il sut, par 
la douceur et les grâces de sa conversation , par 
son expérience dans l’art de gouverner, effacer 

VIES DES HOMMES ILI,—-T, XVIs 5 


δο ARATUS. 

cette faute. Il attira Cléones (*) dans les allian- 
ces des Achéens , et fit célébrer les jeux Né- 
méens dans cette ville où ils avaient pris leur 
origine, et à qui par conséquent ils apparte- 
naient bien plus qu'à celle d’Argos. Les Ar- 
giens les célébrèrent aussi chez eux; et ce fut 
alors qu’on viola pour la première fois la sû- 
reté et le droit de franchise dont avaient joui 
de tout temps ceux qui venaient combatire à 
ces jeux. Les Achéens firent vendre comme en- 
nemis ceux des athlètes qui, au retour des 
jeux, repassaient sur leurs terres : tant Aratus 
était ardent et implacable dans sa haine contre 
les tyrans! 

XXXIV. Bientôt après, informé qu'Aristippe 
épiait l’occasion de surprendre Cléones, mais 
qu’il était retenu par la peur en le voyant si 
près de lui à Corinthe, Aratus envoya partout 
des ordres pour rassembler les troupes ; et leur 
ayant fait prendre des vivres pour plusieurs 
jours , il descendit à Cenchrée, dans l'espoir 
que cette ruse provoquerait Aristippe à atta- 
quer les Cléoniens en son absence. Il ne fut pas 
trompé dans son attente; le tyran partit sur- 
le-champ d’Argos, et parut devant Cléones 


(*) Ville de l’Argolide, entre Corinthe et Argos. 


ARATUS. 51 
avec son armée ; mais Âratus retournant à Co- 
rinthe , la nuit déjà fermée, et plaçant des gar- 
des sur tous les chemins , se mit en marche à 
la tête de ses Achéens , quilesuivirentavec tant 
d'ordre , tant de bonne volonté et de diligence, 
que non seulement ils ne furent pas découverts 
dans la route, mais qu’ils entrérent cette nuit 
même dans Cléones, et se mirent en bataille 
sans qu'Aristippe en eût eu aucun avis. Le len- 
demain , dès que le jour parut , il fit ouvrir les 
portes ; et les trompettes ayant donné le signal 
de la bataille , il fondit avec tant d’impétuosité 
sur les ennemis en poussant des cris de vic- 
toire , qu’il les mit en fuite au premier choc, 
et les poursuivit par le chemin qu’il imagina 
que le tyran avait dû prendre pour s’enfuir, 
car la plaine était traversée par plusieurs rou- 
tes. Dans la poursuite , ils allèrent jusqu’à My- 
cènes, où le tyran fut atteint par un Cretois 
que Dinras nomme Tragiscus, et qui l’égorgea. 
Il resta plus de quinze cents ennemis sur le 
champ de batailie. 

XXXV. Aratus, malgré cette victoire écla- 
tante, qui ne luiavait pas coûte un seul homme, 
ne put cependant se rendre maître d’Argos, ui 
remettre cette ville en liberté. Agias et le jeune 
Âristomachus y entrèrent avec les troupes du 
roi, et s’emparèrent de l'autorité. Mais du moins 


52 ARATUS. 

un succès si glorieux imposa silence à la calom- 
nie, et arrêta les discours injurieux et les rail- 
leries insultantes de ceux qui, pour flatter les 
tvrans et leur complaire, répétaient partout 
que les entrailles du préteur des Achéens se 
troublaient à l’approche d’une bataille ; que le 
son des trompettes lui causait des étourdisse- 
mens et des vertiges; qu'après avoir mis son 
armée en bataille et donne le mot aux soldats, 
1] demandait à ses lieutenans et à ses officiers 
si, maintenant que le sort en était jeté, sa pre- 
sence était nécessaire, et s’il ne pouvait pas al- 
ler attendre un peu loin l'événement du com- 
bat. Ces bruits s’étaient tellement accrédités, 
que lorsque les philosophes , dans leurs écoles, 
recherchaient si le battement du cœur, si l’al- 
tération des traits du visage dans des circon- 
stances périlleuses, prouvaient de la timidité, 
ou si c’étaient les suites d’un vice de constitu- 
tion, d’une froideur naturelle de tempérament, 
ils citaient toujours Aratus comme un exemple 
d’un bon général à qui ces accidens arrivaient 
au moment du combat. 

XXXVL Aratus , après la défaite et la mort 
d’Aristippe, s’occupa de détruire la tyrannie 
de Lysiade, qui avait asservi Megalopolis , sa 
propre patrie. Ce Lysiade n'avait pas un cœur 
bas et insensible à l'honneur ; il ne s’était pas 


ARATUS. 53 
porté à cette usurpation , comme la plupart des 
autres tyrans, pour assouvir son intempérance 
et son avarice ; sa jeunesse et un vif désir de 
gloire dont il était animé lui ayant fait adopter 
comme vrais ces discours faux et trompeurs qui 
représentent la tyrannie comme l’état le plus 
heureux et le plus digne d’envie, il s’'empara, 
dans son pays, de l’autorité souveraine. Mais, 
dégouté bientôt des embarras qu’entraîne la ty- 
rannie , enviant le bonheur d’Aratus, et crai- 
gnant aussi les embüches qu’il lui dressait , il 
conçut le généreux dessein, d’abord de se dé- 
livrer de ses craintes, de faire cesser la haine 
qu'on lui portait, de renvoyer sa garnison , ses 
satellites, et ensuite de devenir le bienfaiteur 
de sa patrie. Il invita donc Aratus à venir le 
trouver, déposa devant lui le pouvoir dont 1] 
était revêtu, et fit entrer Mégalopolis dans la 
ligue des Achéens, qui, pleins d’admiration 
pour sa grandeur d'âme, le nommèrent pré- 
teur. Dès son entrée dans cette charge , l’am- 
bition qu'il eut de surpasser la gloire d’Aratus 
lui fit faire plusieurs démarches qui ne parais- 
saient pas nécessaires, et en particulier celle de 
déclarer la guerre aux Lacédémoniens. Ara- 
tus , qui ne voulait pas qu’on la fit, parut n’a- 
gir que par envie. Lysiade fut élu général pour 
Ja seconde fois, malgré l’opposition d’Aratus , 


= 


9. 


54 ARATUS. 

qui en proposait un autre; car Aratus , comme 
nous l’avons dit, ne commandait que tous les 
deux ans. La faveur du peuple porta Lysiade à 
une troisième préture, et il l’exerçait alterna- 
tivement avec Aratus ; mais enfin, s'étant de- 
claré l'ennemi personnel d’Aratus, et l’ayant 
accusé plusieurs fois devant les Achéens , il se 
fit renvoyer, parce qu’on reconnut qu’avec une 
vertu feinte et simulée il voulait lutter contre 
une vertu véritable et sincère. Le coucou, dit 
Esope, demandait un jour aux petits oiseaux 
quelle raison ils avaient de le fuir. « C’est, Ini 
« répondirent-ils, parce que nous craignons 
« que tu ne deviennes faucon. » ἢ] paraît aussi 
que la tyrannie de Lysiade avait laissé dans les 
esprits quelque soupçon sur la sincérite de son 
changement. 

XXXVIL. La conduite d’Aratus dans la guerre 
des Etoliens accrut beaucoup sa réputation. Les 
Achéens voulaient leur livrer bataille sur les 
confins de Mégare; et le roi de Lacédemone, 
Agis, qui était venu les joindre avec son ar- 
mée, les y excitait vivement. Aratus s’y opposa ; 
il soutint les injures, les railleries , les imputa- 
tions de mollesse et de lâcheté, sans que la 
crainte de vains reproches püt lui faire aban- 
donner les mesures sages qu’il avait concertées 
pour l'intérêt public ; il se retira devant les en- 


4 


ARATUS. 55 
nemis , qui passèrent le mont Gérania (5), et 
entrèrent dans le Péloponnèse sans éprouver 
la moindre résistance. Mais lorsqu'ils eurent 
pris en passant la ville de Pallène, alors il ne 
se montra plus le mème; et sans differer d’un 
instant , sans attendre que toutes ses forces fus- 
sent réunies , il marcha aux ennemis avec ce 
qu’il avait de troupes, sachant que leur vic- 
toire les avait affaiblis en les rendant indisci- 
plinés et insolens. A peine entrés dans Pallène, 
les soldats s'étaient répandus dans les mai- 
sons, et en se heurtant les uns les autres ils 
avaient fini par se battre pour le partage du 
butin. Les capitaines et les autres officiers en- 
levaient les femmes et les filles, et leur met- 
taient leurs casques sur la tète pour empécher 
que d’autres ne les prissent, et pour faire re- 
connaître à quel maitre elles appartenaient. 
Pendant qu’ils commettaient toutes ces violen- 
ces , ils apprirent tout à coup qu'Aratus venait 
sur eux. Saisis de frayeur à cette nouvelle, 
comme ils devaient l’être dans un pareil de- 
sordre , ils n'étaient pas encore tous avertis du 
danger, queles premiers, ayant donne dans l'ar- 
mée des Achéens , aux portes et dans les fau- 
bourgs, prennent la fuite, dejà vaincus par la 
peur, et jettent l’épouvante parmi ceux qui se 


56 ARATUS. 
ralliaient pour aller à leur secours, et qui ne 
savent plus à quoi se résoudre. 

XXXVIIT. Dans ce tumulte , une des capti- 
ves, fille d’Epigèthes , lun des plus nobles ci- 
toyens de Pallène, femme d’une beauté et d’une 
taille admirables, était assise dansle temple de 
Diane, où elle avait été déposée par le capi- 
taine qui l'avait prise, et qui lui avait mis sur 
la tète son casque ombrage de trois panaches. 
Le bruit du pillage la fit sortir brusquement du 
temple ; quand elle fut sur la porte, et que du 
haut du perron on la vit, avec ce casque à trois 
panaches, regarder les combattans, les Palle- 
niens crurent voir en elle une figure au-dessus 
de la condition humaine; et les ennemis, la: 
prenant pour une divinité, furent tellement 
saisis d’étonnement et de frayeur, qu'aucun 
d’eux ne songea à se défendre. Les Palléniens 
font à ce sujet un autre récit. Leur statue de 
Diane, disent-ils, reste ordinairement enfer- 
mée sans que personne y touche ; quand la pré- 
tresse l’ôte de sa place et qu’on la porte en cé- 
rémonie dans les rues, les assistans n’osent pas 
la regarder en face et détournent les yeux, 
parce que sa vue est terrible et funeste aux 
hommes, que partout où elle passe elle frappe 
les arbres de stérilité et fait tomber les fruits, 


ARATUS. 57 
Ils prétendent que dans cette occasion, la prè- 
tresse ayant tiré cette statue de sa place et lui 
tenant le visage tourné du côte des Etoliens, 
sa vue les mit tout hors d'eux-mêmes et leur 
ôta l’entendement, Mais Aratus, dans ses Me- 
moires , ne rapporte rien de semblable ; il dit 
seulement, qu'après avoir rompu les Etoliens, 
il les poursuivit, entra dans la ville avec les 
fuyards , les en chassa de force et leur tua sept 
cents hommes. Cet exploit fut célébré partout 
comme un des plus glorieux que les Grecs eus- 
sent faits ; et Timanthe l’a peint avec tant de 
vérité, qu’on croit voir le combat même. Ce- 
pendent, plusieurs des peuples et des princes 
voisins s'étant ligués contre les Acheens , Ara- 
tus fit, sans balancer, alliance avec les Éto- 
liens; il se servit pour cela de Pantaléon , qui 
avait le plus d'autorité chez ce peuple, avec le- 
quel il conclut, par son crédit, un traité de 
paix et d’amitie. 

XXXIX. Le désir qu'il avait de remettre 
Athènes en liberté lui fit encourir le blâme des 
Achéens , qui trouvèrent mauvais que pendant 
qu’ils étaient en trève avec les Macédoniens il 
eût tenté de surprendre le port du Pirée. Mais 
Aratus s’en justifie dans ses Mémoires, et en ac- 
cuse cet Erginus qui lui avait fait reprendre la 
citadelle de Corinthe. 11 dit qu'Erginus atta- 


δ8 ARATUS. 
qua seul ce port; que lorsqu'il voulut escala- 
der les murs, l’échelle se rompit; et que se 
voyant poursuivi, il appela plusieurs fois Ara- 
tus, comme 51] eùt éte présent à l'attaque : par 
cette ruse il trompa les ennemis et leur échappa. 
Mais cette apologie manque de vraisemblance : 
quelle apparence en effet qu’un Syrien, qu’un 
simple particulier comme Erginus, eût formé 
un pareil projet s’il n’eût eu Aratus pour chef, 
s’il n’eut reçu de lui des troupes, et pris par son 
ordre le temps de l’exécuter ? Ce qui le prouve, 
c’est qu'Aratus attaqua dans la suite le Pirée, 
non deux et trois fois , mais à plusieurs reprises , 
comme ceux qui désirent passionnément un ob- 
jet qui se refuse à leurs désirs : loin d'être re- 
buté par le mauvais succès, comme il n’avait 
toujours manqué son coup que d’un moment, 
il en tirait de nouveaux motifs de nourrir et de 
ranimer son espérance. Après une de ces atta- 
ques, comme il fuyait à travers la plaine de 
Thriasie (ἢ). il se cassa la jambe; il eut dans 
son traitement plusieurs incisions à souffrir, et 
fut obligé pendant long-temps de se faire por- 
ter en litière dans ses expéditions. 

XL. La mort d’Antigonus et le nouveau rè- 


(#) Plaine de l’Attique, avec une côte et un bourg de ce 
nom, 


ARATUS. 59 
gue de son fils Démétrius ne firent que redou- 
bler l’ardeur d’Aratus pour délivrer Athènes, 
et augmenter son mépris pour les Macédoniens. 
Il fut battu près de Phylacie (*) par Bithys, 
lieutenant de Démétrius; et le bruit ayant 
couru qu’il avait été fait prisonnier, ou même 
qu’il était mort, Diogène , le commandant du 
Pirée, écrivit à Corinthe aux Achéens, qu'ils eus- 
sent à sortir de cette ville, parce qu'Aratus était 
mort. Lorsque cette lettre fut portée à Corin- 
the, Aratus s’y trouva par hasard; et les en- 
voyés de Diogène, après avoir servi de jouet 
aux Corinthiens, s’en retournèrent tout con- 
fus. Le roi de Macédoine même avait déjà fait 
partir de ses ports un vaisseau, avec ordre de 
lui amener Aratus chargé de fers. Les Athé- 
niens , surpassant alors tout ce que la flatterie 
pouvait faire imaginer de plus fort pour com- 
plaire aux Macédoniens, se couronnèrent de 
fleurs à la première nouvelle de la mort d’A- 
ratus , qui, dans le premier feu de son ressen- 
timent, marcha , sans différer , contre eux , et 
s’ayanca jusqu’à l’Académie; mais, fléchi par 
leur soumission , il ne leur fit aucun mal. De- 
puis, les Athéniens, rendant hommage à sa 
vertu, et voulant, après la mort de Démétrius, 


(*) Ville de Tlhessalie. 


Go ARATUS. 

se remettre en liberte, l’appelèrent dans leur 
ville. Aratus, quoique les Achéens eussent cette 
année-là un autre préteur que lui, et qu’une 
longue maladie l’obligeàt à garder le lit , se fit 
porter en litière à Athènes, pour rendre à cette 
ville un service si important. Là, il vint à bout 
de persuader à Diogène , qui commandait la 
garnison , de remettre aux Athéniens, pour la 
somme de cent cinquante talens (*), dont il en 
fournirait vingt (**) du sien, le port du Pirée, 
le fort de Munychium , Salamine et Sunium. 
Dans le même temps, les Eginètes et ceux d’'Her- 
mione entrèrent dans la ligue des Achéens , et 
la plupart des villes d’Arcadie s’y associèrent à 
leur exemple. Les Macédoniens, occupés alors 
à des guerres avec leurs voisins , ne purent s’y 
opposer ; et l’accession des Etoliens à la ligue 
achéenne en augmenta considérablement la 
puissance. 

ΧΙ]. Aratus, qui avait toujours à cœur son 
ancien projet, et qui soufirait impatiemment 
de voir la tyrannie établie si près de lui à Ar- 
gos, fit proposer à Aristomachus de remettre 
cette ville en liberté, de l’associer à la ligue 
achéenne, et, à l'exemple de Lysiade, de pré- 


(*) 750,000 liv. 
(“*) 100,000 liv. 


, ARATUS. 61 
férer la préture d’une nation si puissante, avec 
l'estime et la considération publique , à la ty- 


rannie d’une seule ville, qui le rendait l’objet 


de la haine générale, et lPexposait à un danger 
continuel. Aristomachus prêta l'oreille à ce con- 
seil, δὲ fit dire à Aratus de lui envoyer cin- 
quante talens (*), pour payer et licencier les 
troupes qu’il avait auprès de lui, Aratus lui en- 
Yoya sur-le-champ cette somme; mais Lysiade, 
qui était encore préteur, et qui voulait avoir 
auprès des Achéens l'honneur de cette négocia- 
tion, rendit Aratus suspect à Aristomachus, et 
le lui représenta comme l’ennemi le plus impla- 
cable des tyrans. Aristomachus se laissa persua- 
der de remettre ses intérêts entre les mains de 
Lysiade , qui le conduisit aux Achéens. Ce fut 
surtout dans cetle occasion que ceux qui com- 
posaient le conseil de la ligue firent voir la 
confiance et l'affection qu’ils avaient pour Ara- 
tus : ce genéral, piqué contre Lysiade, s’étant 
opposé à l’admission d’Aristomachus, ils le ren- 
voyèrent sur-le-champ. Depuis, Aratus , qui 
avait changé de disposition , ayant parlé dans 
le conseil en faveur d’Aristomachus , ils firent 
aussitôt et avec plaisir tout ce qu'il voulut. Ils 
portèrent le décret qui associait à leur ligue les 


(*) 250,000 liv. 


VIES DES HOMMES ILL.—T, XVI, Ὁ Ἃ 


δὸς 


se” 
5 


62 ARATUS. 
Argiens et les Phliasiens ; et année suivante 
Aristomachus fut nommé preteur. Ce nouveau 
général, qui se voyait en crédit auprès des 
Achéens, voulant entrer en armes dans la La- 
couie , appela d'Athènes Aratus , afin qu'il vint 
partager cette expédition. Aratus lui écrivit 
pour l’en détourner, parce qu’il ne voulait pas 
que les Achéens se mesurassent avec Cléomène, 
prince fier et audacieux, qui trouvait dans les 
dangers un accroissement de puissance. Mais 
Aristomachus s’y étant obstiné, Aratus obéit et 
le suivit à l’armée. Cléomène ayant paru iout à 
coup près de Pallantium, avec ses troupes en 
bataille, et Aratus s’étant opposé à ce qu’Aris- 
tomachus en vint aux mains avec lui, il fut ac- 
cusé auprès des Achéens par Lysiade, qui, Pan- 
née d’après, demanda la préture en concur- 
rence avec lui, et intrigua fortement pour l’ob- 
tenir. Aratus eut la pluralité des suffrages, et 
fut nommé préteur pour la douzième fois. 
XLIL. Pandant cette préture , il fut battu par 
Cléomène, près du mont Lycée ; ets’étant égaré 
la nuit dans sa fuite, il passa pour mort. C'était 
la seconde fois que ce bruit courait dans la 
Grèce ; mais il se sauva. A la suite de cette 
défaite, et après avoir rassemblé les débris de 
son armée, au lieu de se retirer en sûreté, il 
voulut profiter adroitement de l’occasion; et 


ARATUS. 63 
pendant que personne ne s’y attendait, qu’on 
ne pouvait pas même en avoir la pensée, il 
tomba brusquement sur les Mantinéens , alliés 
de Cléomène, s’empara de leur ville, où il mit 
garnison, donua le droit de citoyen à tous les 
étrangers qui étaient venus s’y établir, et ac- 
quit seul aux Achéens vaincus ce qu’ils au- 
raient eu bien de la peine à obtenir par une 
victoire. Les Lacédémoniens ayant fait une se- 
conde incursion sur le territoire de Megalopo- 
lis, Aratus marcha au secours de cette ville; 
mais il ne voulut pas se mesurer avec Cléo- 
mèue, qui ne cherchait qu’à l’attirer au com- 
bat, et résista aux Mégalopolitains qui vou- 
laient le forcer d’en venir aux mains. Outre 
qu’il avait peu de penchant à risquer des ba- 
tailles ; il était dans cette occasion inférieur en 
nombre : sentant d’ailleurs son courage refroidi 
par la vieillesse, et son ambition comprimée 
par plusieurs revers , il craignait un jeune am- 
bitieux plein d’ardeur et d° rain Il pensait 
enfin que si Cléomène brülait d'acquérir par 
sa témérité une gloire qu’il n’avait pas encore, 
il devait lui-même conserver par beaucoup de 
prudence celle qu’il avait acquise. 

XLIIL. Cependant les troupes légères étant 
allées à la charge, repoussèrent les Spartiates 
jusque dans leur camp , où elles entrèrent pêle- 


64 ARATUS. 

mêle avec les fuyards, et se dispersèrent dans 
les tentes pour le piller. Cet avantage ne put 
déterminer Aratus à faire avancer le reste de 
ses troupes ; il les retint sur le bord d’un ravin 
qui séparait les deux armées, sans leur per- 
mettre de le passer. Lysiade, indigné de son 
inaction et lui reprochant sa lâchete, appela 
sa cavalerie pour soutenir ceux qui poursui- 
vaient les ennemis , et la supplia de ne pas tra- 
hir la victoire , en l’abandonnant quand il com- 
battait pour la défense de son pays. Lorsqu'il 
se vit environneé d’un grand nombre de gens 
d'élite , il chargea si rudement l’aile droite des 
ennemis , qu'il la mit en fuite ; mais en la pour- 
suivant avec trop d’ardeur et un trop grand 
désir de la gloire, il se laissa emporter dans des 
lieux tortueux, couverts d’arbres et coupés de 
larges fossés, où Cléomène , revenant sur lui, 
le chargea si vigoureusement, qu’il le renversa 
mort, pendant qu'il se défendait avec la plus 
grande valeur et qu’il soutenait le combat le 
plus glorieux aux portes de sa patrie. Le reste 
de cette cavalerie ayant pris la fuite , et s’étant 
jeté sur linfanterie , la mit en désordre, ré- 
pandit la terreur dans toute l’armée , et l’en- 
traina dans sa déroute. On rendit Aratus pres- 
que seulresponsable de cette défaite, parce qu’il 
parut avoir abandonné Lysiade. Les Acheens, 


ARATUS. 65 
qui se retiraient très irrités , le forcèrent de les 
suivre à Egium. Là , le conseil s'étant assem- 
blé , décréta qu’on ne fournirait plus d'argent 
à Aratus ; qu’on ne soudoierait plus ses étran- 
gers, et que s'il voulait continuer la guerre, 
il la ferait à ses dépens. Aratus, très affecté d’un 
pareil affront, voulut d’abord leur rendre leur 
sceau et se démettre de la préture ; mais après 
quelques réflexions, il supporta ce chagrin ; et 
ayant ensuite mené les Achéens à Orchomène, 
il combattit contre Mégistonus, beau-père de 
Cléomène, remporta la victoire, lai tua trois 
cents hommes , et le fit lui-même prisonnier. Il 
avait jusque-là commande de deux années l’une; 
mais alors quand son tour vint , et qu'on l’ap- 
pela pour l’investir du commandement , 1] le 
refusa , et Timoxène fut elu préteur à sa place. 
On donne pour raison de ce refus son mécon- 
tentement du peuple; mais ce refus ne paraît 
pas vraisemblable : Ja véritable cause fut le 
mauvais état des affaires des Achéens. Cléo- 
mène n'allait plus à ses fins par des progrès 
lents et presque insensibles , comme 1] avait 
fait auparavant lorsqu'il était contenu par les 
magistrats de Lacédémone ; depuis qu’il avait 
fait mourir les éphores, partagé les terres, et 
admis au rang de citoyens un grand nombre 
d'étrangers , il s’était attribué une autorité ab- 

6. 


06 ARATUS. 

solue et independante ; alors il porta toute son 
attention sur les Achcens et voulut être nom- 
mé chef de leur ligue. 

XLIV. Aussi blime-t-on Aratus d’avoir, dans 
une si violente agitation , dans un oragesi mena- 
cant, abandonné à un autre le gouvernail d’un 
vaisseau dont il était le pilote , et que l’honneur 
lui faisait un devoir de garder , même contre le 
gré du peuple, afin de pourvoir au salut com- 
mun. S'il désespérait des affaires et des forces 
des Achéens , il valait mieux encore céder l’em- 
pire à Cléomène, que de rendre une seconde 
fois le Péloponnèse barbare en y faisant entrer 
des garnisons macédoniennes , de remplir d’ar- 
mes illyriennes et gauloises la citadelle de Co- 
rinthe , d'introduire dans des villes grecques, 
et de traiter d’alliés, pour adoucir la honte de 
sa démarche, des peuples qu'il avait battus 
dans plusieurs combats, dont il avait trompé 
la politique par des traités, et qu’il ne cesse 
d’accabler d’injures dans ses Mémoires. Je veux 
bien lui accorder que Cléomène fut un homme 
violent et injuste ; mais enfin il descendait des 
Héraclides , il avait Sparte pour patrie; et il 
valait mieux prendre pour chef de la ligue le 
dernier citoyen de cette ville que le premier 
des Macédoniens : voilà du moins ce que pen- 
seront ceux qui font quelque estime de la no- 


ARATUS. Gr 
blesse des Grecs. Cléomène, en demandant aux 
Acheens la préture de leur ligue, promettait 
de combler de bienfaits leurs villes , en recon- 
naissance de ce titre honorable. Antigonus (*), 
au contraire, élu généralissime de leurs troupes 
de terre et de mer, avec un pouvoir absolu, ne 
voulut accepter cette charge qu’à la seule con- 
dition qu’on lui donnerait pour salaire la cita- 
delle de Corinthe ; imitant en cela le chasseur 
d’Esope, qui brida le cheval avant de le mon- 
ter; et ne consentant à devenir le chef des 
Achéens, qui l’en sollicitaient par des ambas- 
sades et par des décrets où ils se mettaient à ses 
pieds, qu'après les avoir comme brides par la 
garnison qu'il mit dans la citadelle, et par les 
otages qu’il exigea d’eux. Il est vrai qu’Aratus 
se récrie coutre le reproche qu’on lui fait, et 
se justifie sur la nécessité; mais Polybe rap- 
porte que long-temps avant que cette nécessité 
l’y forcit, inquiet de l’audace de Cléomène, 
il s’aboucha secrètement avec Antigonus, et 
engagea les habitans de Mégalopolis à deman- 
der aux Achéens Antigonus pour chef de la li- 
ue : car c'était le peuple qui souffrait le plus 
e la guerre, par les incursions et les pillages 
ue Cléomène faisait sur leurs terres, Ce fait 


(᾽) Surrommé Doson. 


68 ARATUS. 
se trouve aussi dans historien Phylarque (*), 
auquel d’ailleurs il ne faudrait pas trop s’en 
rapporter, si son récit n’était appuyé du témoi- 
gnage de Polybe. Lorsqu'il parle de Cléomène, 
il est comme saisi d'enthousiasme par l’affec- 
tion qu’il lui porte ; et fait de son histoire un 
véritable plaidoyer , dans lequel il charge tou- 
jours Aratus pour justifier le roi de Sparte. 
XLV. Cléomène enleva donc une seconde fois 
Mantinée aux Achéens, qui, défaits ensuite 
dans un grand combat auprès d’Hécatombéon , 
en furent si consternés qu'ils députèrent sur-le- 
champ vers Cléomène pour le prier de venir 
prendre à Argos le commandement des troupes. 
Dès qu'Aratus fut informé que ce prince arri- 
vait, et qu'il était déjà près de Lerne avec son 
armée, il fut tellement effrayé, qu'il lui envoya 
des ambassadeurs pour l’engager à ne venir 
wavec trois cents hommes comme vers des 
amis et des alliés, ou de prendre des otages s’il 
se défiait des Achéens. Cléomème répondit aux 
| ambassadeurs que la demande d’Aratus était 
une moquerie et une insulte ; et étant retourné 
sur ses pas , il envoya aux Achéens une lettre 
pleine de reproches et d’invectives contre Ara- 
tus. Celui-ci, de son côté, écrivit pour se plain: 
dre de Cléomène : et ils s’oublièrent tellement 
l’un et l’autre dans ces imputations récipre= 


ARATUS. 69 
ques, qu’ils ne rougirent pas de diffamer leurs 
mariages et de déshonorer leurs femmes. Cléo- 
mène envoya un héraut déclarer la guerre aux 
Achéens , et il fut sur le point de leur enlever 
Sicyone par trahison ; mais le projet ayant 
échoué, il alla attaquer Pallène, dont il se 
rendit maître après avoir obligé le comman- 
dant des Achéens d’en sortir. Bientôt après les 
villes de Phénée et de Pentélie étant tombées 
sous sa puissance , les Argiens embrassèrent son 
parti; les Phliasiens reçurent garnison, et déjà 
les Achéens n'avaient plus rien d’assuré de leurs 

.conquêtes. Aratus troublé ne savait quel parti 
prendre en voyant le Péloponnèse si agité, et 
les villes se soulever par les intrigues de ceux 
qui désiraient des nouveautés. Rien n’y était 
tranquille, et personne n’aimait sa situation 
présente ; on découvrit même à Sicyone et à 
Corinthe des intelligences nombreuses avec 
Cléomène. Depuis long-temps des hommes ja- 
loux de gouverner eux-mêmes étaient secrète- 
ment ennemis du bien public. Aratus, investi 
contre ces novateurs d’une autorité absolne, fit 
mourir à Sicyone tous ceux qui furent convain- 
cus des’être laissé corrompre. Il voulnt recher- 
cher ensuite les coupables de Corinthe pour les 
faire punir; mais cette démarche irrita les ha- 
bitans , qui , déjà atteints de la même maladie, 


70 ΑΒΑΤυ 5. 
supportaient avec peine le gouvernement des 
Achéens. 

XLVL. Ils s’assemblèrent dans le temple d’A- 
pollon , et firent prier Aratus de s’y rendre, 
résolus, avant de lever l’étendard de la révolte, 
ou de le tuer, ou de le retenir prisonnier. Ara- 
tus, ne voulant montrer ni défiance ni soup- 
con, s’y rendit en conduisant lui-même son 
cheval par la bride. Dès qu’il parut , la plu- 
part des Corinthiens s’élevant contre lui , l’ac- 
cablèrent d’injures et lui firent les plus san- 
glans reproches. Aratus , d’un air tranquille et 
d’un ton de douceur, leur dit de se rasseoir, 
sans pousser ainsi, en se tenant debout, des 
cris tumultueux ; il fit même evtrer ceux qui 
se tenaient à la porte, et, sans cesser de leur 
parler, il s’éloignait peu à peu de la foule, 
comme pour remettre son cheval à quelqu'un. 
Il se dérobait ainsi , sans qu’en soupconnät son 
dessein , en continuant de parler avec calme à 
tous ceux qu'il rencontrait, et les pressant de 
se rendre au temple d’Apollon. Quand il fut 
près de la citadelle, il sauta sur son cheval, 
après avoir ordonné à Cléopâtre, le comman- 
dant de la garnison, de garder avec soin la 
place, et courut à toute bride vers Sicyone , 
suivi seulement de trente soldats : tous les au- 
tres l’avaient abandonné et s’étaient dispersés 


ARATUS. γι 
de côté et d'autre. Les Corinthiens furent bien- 
tôt informés de sa fuite, et se mirent à sa pour- 
suite; mais n'ayant pu l’atteindre, ils dépu- 
tèrent vers Cléomène, qui se rendit à Corin- 
the , et qu'ils mirent en possession de la ville ; 
mais cetie acquisition ne lui parut pas un de- 
dommagement du tort qu'ils lui avaient fait 
en Mise échapper Aratus. 

XLVIL. Range les habitans de la côte ma- 
ritime, qu on appelait Acte ( ( ὩΝ se furent joints 
à Cléomène, et qu’ils lui eurent livré leurs 
villes , il fit environner la citadelle d’une mu- 
raille et d’une palissade. Aratus ne fut pas plus 
tôt arrivé à Sicyone, que la plupart des Achéens 
se rendirent auprès de lui, et tinrent une as- 
semblée dans laquelle il fut nomme préteur 
avec un pouvoir absolu, et on lui donna une 
garde composée de ses propres concitoyens. Il 
y avait trente-trois ans qu’il gouvernait la li- 
gue achéenne, et il s’était toujours vu le pre- 
mier des Grecs par sa puissance et sa réputa- 
tion ; mais alors, abandonné, pauvre, persé- 
cuté, au sein de la tempête la plus violente, 
exposé aux plus grands dangers, il flottait sur 


(Ὁ C’est le nom qu'on donnait à la côte maritime du Pé- 
loponnèse qui touchait à Corinthe. Ce mot, en grec, signifie 
rivage. 


72 ARATUS. 

les tristes débris du naufrage de sa patrie. Les 
Étoliens lui refusèrent le secours qu’il leur avait 
demandé; et Athènes, qui désirait de lui en 
donner, en fut empèchée par Euclide et par Mi- 
cion. Âratus avait à Corinthe une maison et de 
grandes sommes d’argent. Cléomène n’y tou- 
cha point, et ne permit à personne d’en rien 
prendre ; il fit venir les amis et les gens d’affai- 
res d’Aratus , et les chargea d’avoir soin de son 
bien et de le garder pour lui en rendre compte. 
ΠῚ lui envoya secrètement Tripylus et Megisto- 
nus, son beau-père, qui lui portaient de sa part 
les offres les plus avantageuses, entre autres la 
promesse d’une pension annuelle de douze ta- 
lens (*); c’était le double de celle de Ptolemée, 
qui lui en envoyait six tous les ans; il ne de- 
mandait pour cela que d’être nommé comman- 
dant des Achéens, et de garder en commun avec 
eux la citadelle. Aratus répondit aux envoyés 
qu’il ne gouvernait pas les affaires, mais qu'il 
en était gouverné. Cléomène, qui prit cette 
réponse pour une défaite, se jeta sur le terri- 
toire de Sicyone , qu’il mit à feu et à sang , et 
resta trois mois devant la ville. Aratus le souf- 
frit sans rien entreprendre, délibérant s’il re- 
cevrait Antigonus et lui livrerait la citadelle : 


(*) Environ 60,000 liv. 


, ‘je 4, 07 ire: piles AC  # y 


1 ARATUS. : νῦ 
car ce n’était qu'à cette condition que ce prince 
voulait lui donner du secours. : 

XLVIIL Les Achéens assemblés à Egium (*) 
y appelèrent Aratus ; mais il ne pouvait sans 
danger sortir de Sicyone , que Cléomène tenait 
investie : d’ailleurs ses concitoyens le retenaient, 
et ne voulaient pas qu'il exposât sa personne en 
passant au travers des ennemis. Les femmes mê- 
mes et les enfans l’environnaient comme leur 
père et leur sauveur, et le tenaient étroitement 
embrassé en fondant en larmes. Aratus les ras- 
sura ; et après les avoir consolés, il se rendit à 
cheval sur le bord de la mer, avec dix de ses 
amis et son fils qui entrait alors dans l’adoles- 
cence. Ils trouvèrent à l’ancre des vaisseaux sur 
lesquels ils s’embarquèrent , et arrivèrent à 
Egium , où se tenait l'assemblée. On y résolut 
d'appeler Antigonus et de lui remettre la ci- 
tadelle ; Aratus même lui envoya son fils avec 
les autres otages. Les Corinthiens, irrités de 
ce décret, pillèrent les richesses d’Aratus et 
donnèrent sa maison à Cléomène. Antigonus 
s'avançait avec une armée de vingt mille hom- 
mes de pied et de quatorze cents chevaux, et 
Avatus, suivi des principaux magistrats, alla 


(*) Ville maritime de l'Achaïe, à l'extrémité du golfe de 
Corinthe, 


VIES DES HOMMES ILL.—T, XVI, 7 


r4 ARATUS. 
par mer au devant de lui jusqu’à Péges (*), à 
l’insu des ennemis. Il ne se fiait pas trop à An- 
tigonus ni aux Macédoniens, car il ne pouvait 
se dissimuler que c’était des maux qu'il leur 
avait faits qu'était venu son agrandissement , 
et que sa haine contre l’ancien Antigonus avait 
été le plus solide fondement de sa fortune ; 
mais voyant qu’il fallait en subir la nécessité, 
et que la circonstance, qui force l’obéissance 
de ceux même qui se croient les maîtres, exi- 
geait cette démarche, il en courut le hasard. 
XLIX. Antigonus, averti de l’arrivée d’Ara- 
tus, s’avança vers lui ; et après avoir salué tous 
les autres honnêtement, mais sans aucune dis- 
tinction, 1] fit à Aratus, dès cette première en- 
trevue, l’accueil le plus honorable: et quand, 
dans la suite, il eut reconnu sa probite et son 
grand sens, il lui donna une entière confiance. 
Il est vrai qu'Aratus joignait à une capacité 
consommée pour les affaires un agrément dans 
le commerce de la vie, qui plaisait fort au roi 
dans ses momens de loisir. Aussi Antigonus , 
quoique jeune encore, n’eut pas plus tôt connu 
la bonté de son caractère et toutes les autres 
qualités qui le rendaient si propre à être ami 
d’un roi, qu'il le préféra non seulement à tous 


(*)Ville maritime, au fond du même golfe. 


ARATUS. =D 
les Achéens, mais aux Macédoniens mème qu'il 
avait auprès de lui , et l’employa constamment 
dans toutes ses affaires. Ce fut ainsi que se vé- 
rifia le signe que Dieu avait donné dans les en- 
trailles des victimes : car peu de temps aupa- 
ravant, dans un sacrifice que faisait Aratus, 
on trouva, près du foie de l’animal, deux vé- 
sicules de fiel enveloppées d’une seule couche 
de graisse; et le devin assura que deux enne- 
mis qui semblaient irréconciliables seraient 
bientôt unis de la plus étroite amitié. Aratus 
ne tint pas alors grand compte de cette pré- 
diction : il ajoutait peu de foi aux signes des 
victimes et aux prédictions des devins, et comp- 
tait bien plus sur les lumières de sa raison. Mais 
pendant que la guerre se faisait dejà avec suc- 
cès , Antigonus, dans un festin qu’il donnait à 
Corinthe , et où il y avait un grand nombre de 
convives, plaça Aratus à son côté et au-dessus 
de lui. Quelques momens après, il fit apporter 
une couverture, et demanda à Aratus sil ne 
trouvait pas qu'il fit bien froid. Aratus ayant 
répondu que le froid était extrème , Antigonus 
lui dit de s'approcher plus près de lui, et ses 
officiers ayant apporté un tapis, les envelop- 
pèrent tous les deux. Aratus, se souvenant 
alors du sacrifice, ne put s'empêcher de rire, 
et conta au roi le signe qu’on avait remarqué 


τὸ ARATUS. 

dans la victime, et la prédiction du devin; 
mais ce dernier fait n’eut lieu que long-temps 
après. 

L. Ils étaient alors tous deux à Péges, où, 
après avoir prêté les sermens réciproques , ils 
marchèrent contre les ennemis. ἢ] se livra plu- 
sieurs combats autour de Corinthe, où Cléo- 
mène s'était fortifié ; et les Corinthiens s’y dé- 
fendirent avec beaucoup de valeur. Cependant 
Aristote d'Argos, ami d’Aratus, lui fit dire se- 
crètement qu'il engagerait la ville à se déclarer 
pour lui s’il s'en approchait avec des troupes. 
Aratus communiqua cet avis à Antigonus, qui 
Jui donna sur-le-champ quinze cents hommes , 
avec lesquels Aratus s’embarqua dans un des 
ports de listhme, et arriva promptement à 
Epidaure. Les Argiens n’attendirent pas son ar- 
rivée pour attaquer les troupes de Cléomène; ils 
les forcèrent de s'enfermer dans la citatelle. Au 
premier bruit qu’en eut Cléomène,il craignitque 
les ennemis, en serendant maîtres d’Argos, ne lu: 
coupassent la retraite vers Lacédémone : aban- 
donnant donc la citadelle de Corinthe , 1] mar- 
cha la nuit même au secours des siens , prévint 
VArrivée d’Aratus à Argos, et mit d’abord en 
fuite quelques troupes ennemies ; mais Aratus 
étant arrivé bientôt après, et le roi ayant paru 
presque en même temps avec son armée ;, Cléo- 


ARATUS. dl 
mène se retira à Mantinée. Dès lors toutes les 
villes du Péloponnèse entrèrent dans la ligue 
des Achéens; Antigonus reprit la citadelle de 
Corinthe , et Aratus , élu général des Argiens , 
leur persuada d’abandonner à Antigonus les 
biens des tyrans et ceux des traîtres. Les Ar- 
giens , après avoir mis Aristomachus à la tor- 
ture, dans la ville de Cenchrées, le précipite- 
rent dans la mer. 

LI. Aratus fut blämé de cette mort : on lui 
reprocha d’avoir laissé périr injustement un 
homme qui n’était pas méchant , avec lequel il 
avait eu de frèquens rapports, qui même, à 
sa persuasion, avait abdiqué la tyrannie, et 
uni sa ville à la ligue achéenne. On le char- 
geait encore de bien d’autres imputations. C’é- 
tait, disait-on, à son instigation que les Achéens 
avaient remis à Antigonus la ville de Corinthe, 
comme si ce n’eùt été qu’une simple bourgade; 
ils avaient souffert que ce prince pillât Orcho- 
mène et y mit une garnison de Macédoniens ; 
ils avaientordonne, par un décret public, qu’on 
n’écrirait, qu’on n’enverrait d’ambassade à au- 
cun roi que du consentement d’Antigonus; ils 
s'étaient laissé forcer à nourrir et à payer la 
garnison macédonienne; ils faisaient des sacri- 
fices , des libations et des jeux en l'honneur de 
ce prince, flatteries dont les concitoyens d’Ara- 


j° 


5 "ὦ" 


* 78 ARATUS. 

tus avaient les premiers donné l'exemple , en 
recevant Antigonus dans leur ville par le con- 
seil d’Aratus, qui lui avait donné à manger dans 
dans sa maison. Voilà les reproches qu’on lui 
faisait, sans penser que les rênes du gouver- 
nement une fois remises à ce prince, Aratus Ini- 
même, entrainé par le torrent de la puissance 
royale, n’était plus maître que de sa voix, dont 
il n'aurait pu même sans danger user librement. 
I laissait assez voir combien il était affligé de 
la plupart des choses que faisait Antigonus , et 
en particulier de ce qu’il avait relevé les statues 
des tyrans, et abattu celles des guerriers qui 
avaient surpris la citadelle de Corinthe, sans 
que les prières d’Aratus pussent l'empêcher ; sa 
statue seule avait été exceptée de cette pros- 
cription. 

LIT. La conduite que les Achéens tinrent à 
Mantinée ne se ressentit pas de l'humanité na- 
turelle aux Grecs : devenus maîtres de cette ville 
par le secours d’Antigonus, ils firent mourir 
les premiers et les plus illustres citoyens ; et 
quant aux autres habitans , ils les vendirent ou 
les envoyèrent en Macédoine chargés de fer, 
réduisirent en servitude les femmes et les en- 
fans , les vendirent, partagèrent entre eux le 
tiers de l'argent que produisit cette vente, et 
distribuèrent aux Macédoniens les deux autres 


ARATUS. το 
tiers. Îl est vrai que toutes ces injustices étaient 
dictées par la vengeance ; et quoi qu’il soit af- 
freux d’assouvir ainsi sa colère sur des hommes 
de même nation et de même origine , néan- 
moins , quand on s’y voit forcé, c’est une dou- 
ceur,dit Simonide,et non une dureté,d’accorder 
ce soulagement et cette satisfaction à un cœur 
qui souffre et que le ressentiment enflamme. 
Ce qu’on fit depuis dans la même ville ne sau- 
rait être justifié; on ne pent donner un pré- 
texte honnête à la conduite d’Aratus, ni la de- 

:fendre par aucun motif de nécessité. Antigonus 
avait donné Mantinée aux Argiens, qui, ayant 
résolu de la repeupler, choisirent Aratus pour 
y établir les nouveaux habitans ; pendant sa pré- 
ture, il fit décréter que la ville quitterait le 
nom de Mantinée pour prendre celui d’Antigo- 
née, nom qu'elle porte encore aujourd’hui. 
C’est donc lui, ce semble, qui fut cause que 
l’aimable Mantinée, car c’est la qualité que lui 
donne Homère, ne subsiste plus, et qu’à sa place 
il est resté une autre ville qui porte le nom de 
ceux qui avaient détruit ses habitans. 

LIL. Quelque temps après Cléomène , défait 
par Antigonus dans une grande bataille, près 
de Sellasie , abandonna Spar te et fit voile pour 
V Égypte. D nue ; après avoir rempli à l’é- 
gard d’Aratus tous les devoirs de la justice et 


80 ARATUS. 

de l'honnêteté, repartit pour la Macédoine; il 
y tomba bientôt malade, et envoya dans le Pé- 
loponnèse Philippe, son petit-fils, à peine en- 
core dans ladolescence , et qui devait lui suc- 
céder. Il lui recommanda surtout de s’attacher 
à Aratus, de ne rien faire que par ses conseils, 
lorsqu'il voudrait traiter avec les villes et se 
faire connaître aux Achéens. Aratus fit àcejeune 
prince l’accueil le plus honnête , et le mit dans 
des dispositions si favorables, qu’ilrepartit pour 
la Macédoine plein de bienveillance pour Ara- 
tus, rempli de zèle et d’ardeur pour les intérêts 
de la Grèce. Après la mort d’Antigonus , les 
Etoliens concurent le plus grand mépris pour 
les Achéens en voyant toute leur lâcheté. L’ha- 
bitude que ce peuple avait prise de se défendre 
par des mainsétrangères, et se couvrir des ar- 
mes des Macédoniens , l'avait plonge dans l’oi- 
siveté et dans l’inaction. Les Etoliens songèrent 
donc à se rendre maîtres du Peloponnèse; ils 
y entrèrent en armes, emmenèrent dans leur 
marche quelque butin des terres de Patras et de 
Dyme(’?),se jetèrent ensuite sur le territoire de 
Messène , où ils mirent tout à feu et à sang. Ara- 
tus, indigné de ces violences , et voyant que 
Timoxène , le préteur de cette année, différait 
de jour en jour d’aller à l'ennemi, qu’il ne cher- 
chait qu'à gagner du temps, parce que sa pré 


.-» ᾿Ξ ὲ de 

” ARATUS. 81 
tureallait expirer ; Aratus, dis-je, qui devait le 
remplacer, avança de cinq jours son entrée dans 
cette charge, pour aller au secours des Messe- 
niens. ἢ] assembla sur-le-champles Achéens, qui, 
ayant cessé de s’exercer au métier des armes , 
et étant peu disposés à se battre, furent défaits 
près de Caphyes (*). Comme Aratus parut dans 
cette occasion s’être trop livré à son ardeur, cet 
échec le réfroïditsi fort,et lui fit perdre tellement 
toute espérance, qu’au lieu de profiter des avan- 
tages que les Etoliens lui donnèrent plusieurs 
fois sur eux , il les laissa se livrer impunément 
dans le Péloponnèse aux plus grands désordres, 
et se comporter sous ses yeux avec une extrême 
licence. 

LIV. Les Achéens , forcés une seconde fois 
de tendre les mains vers la Macédoine, appe- 
lèrent Philippe pour lui confier les affaires de 
la Grèce , dans l’espérance que son affection et 
sa confiance pour Aratus leur feraient trouver 
en lui un prince doux et traitabie dont ils dis- 
poseraient à leur gré. Mais il fut à peine ar- 
rivé, qu'écontant les calomnies d’Apelle, de 
Mégaléus et de quelques autres courtisans con- 
tre Aratus , il favorisa dans les élections la fac- 
tion opposée à ce dernier, et persuada aux 


( Ville d’Arcadie. 


8. ARATUS. 

Achéens d’élire pour préteur Epératus. Ce nou- 
veau général étant tombé bientôt dans le plus pro- 
fond mépris, et Aratus n’ayant plus voulu se mé- 
ler des affaires, rien ne réussissait aux Achéens. 
Philippe sentit alors le tort qu’il avait eu ; et 
revenant à Aratus, il s’abandonna tout entier 
à lui. Dès ce moment, il vit prospérer ses af- 
faires ; sa puissance et sa réputation s’accru- 
rent tous les jours ; il ne voulut donc plus rien 
faire que par le conseil d’Aratus , comme etant 
le seul homme à qui il dût sa grandeur et sa 
gloire, Aratus montra dans cette occasion qu'il 
était capable de conduire non seulement un 
gouvernement populaire , mais encore uae mo- 
narchie : car la droiture de ses vues et la sa- 
gesse de ses mœurs brillèrent dans toutes les 
actions de ce jeune prince , comme une cou- 
leur vive qui en relevait l'éclat. En effet, la 
modération de Philippe à l’égard des Spar- 
tiates coupables envers lui, la conduite sage 
qu’il tint avec les Crétois, et qui lui gagna en 
peu de jours toute leur île , son expédition con- 
tre les Etoliens, qui eut un succès admirable, 
lui acquirent la réputation d’un prince docile 
aux bons conseils, et méritèrent à Aratus celle 
d’un magistrat capable de les donner. Aussi les 
courtisans de Philippe, dont la jalousie ne fai- 
sait qu’augmenter chaque jour, voyant qu'ils 


ARATUS. 83 
ne gagnaient rien par leurs calomnies secrètes, 
commencèrent à l’insulter ouvertement, à Jui 
dire à table les paroles les plus piquantes et 
les plus outrageantes. Un jour même , comme 
il se retirait dans sa tente après souper, ils le 
poursuivirent à coups de pierres. Philippe, ir- 
rité de cette insolence , les condamna d’abord 
à une amende de vingt talens ὦ): et comme ils 
continuaient à brouiller et à ruiner ses affaires, 
il les fit punir de mort. 

LV. Mais enfin, enorgueilli par ses prospé- 
rités , il laissa éclater au dehors une foule de 
passions vicieuses , dont il portait le germe dans 
son âme. Sa perversite naturelle ayant fait tom- 
ber le masque dont il l’avait couverte malgre 
lui, découvrit à nu la corruption deses mœurs. 
Il commenca par faire un affront sanglant au 
jeune Âratus, en séduisant sa femme. Ce com- 
merce criminel fut long-temps secret , parce 
qu’Aratus l’avait loge dans sa maison. Il prit, 
à l’égard des villes du Péloponnèse, une conduite 
dure et hautaine , et finit par s’eéloigner ouver- 
tement d’Aratus. Ses premiers soupcons vin- 
rent de ce qui se passa à Messène. La dissension 
s'étant mise parmi ses habitans, Aratus , qui 


(7) Environ 100,000 liv. : 


- 
δά ARATUS. 
était allé à leur secours , fut prévenu d’un jour 
par Philippe, qui, en arrivant , ne fit que les 
irriter davantage les uns contre les autres, en 
demandant d’un côté aux magistrats s'ils n’a- 
vaient pas des lois pour réprimer le peuple ; 
et au peuple, s’il n'avait pas des mains pour 
se venger des tyrans. Ces propos irritèrent éga- 
lement les deux partis : les magistrats firent 
saisir les orateurs du peuple; ceux-ci ; ayant 
soulevé la multitude, massacrèrent les magis- 
trats, et environ deux cents des plus conside- 
rables de la ville. Philippe, par une conduite 
si indigne , ayant augmenté la division des Mes- 
séniens, Aratus, en arrivant à Messène, laissa 
paraître tout son mécontentement , et n’imposa 
pas silence à son fils qui en faisait à ce prince 
les plus sanglans reproches. Ce jeune homme , 
qui, à ce qu'il paraît, aimait Philippe, lui dit 
alors qu’il ne le trouvait plus beau depuis qu'il 
s'était si mal conduit, et qu'il lui paraissait le 
plus laid des hommes. On s'attendait que Phi- 
lippe ; qui ; Er” qu’Aratus lui parlait ainsi, 

s'était récrié plusieurs fois, lui répondrait d’un 
ton irrité ; mais il garda le silence ; et comme 
s’il eût pris modérément les reproches du jeune 
Aratus, et qu’il fût naturellement doux et hon- 
nète, il prit le vieux Aratus par la main, l’em- 


4 
ARATUS. 85 


mena hors du théâtre, vers la citadelle d’I- 
thome (*), pour y sacrifier à Jupiter et visiter 
_ cette place, qui, étant aussi forte que la cita- 

delle de Corinthe, et munie d’une bonne gar- 
nison , aurait été très incommode aux paÿs voi- 
sins, et presque imprenable. 

LVL. Lorsque Philippe y fut monté, et qu’il 
eut fait le sacrifice, le devin lui présenta les 
entrailles du bœuf qu’on venait d’immoler; le 
roi les prit dans ses mains, et les montrant à 
Aratus et à Démétrius de Phare, ense penchant 
tour-à-tour vers l’un et vers l’autre, il leur de- 
manda si, d’après ce qu’ils voyaient dans les 
entrailles de la victime, ils jugeaient qu'il dût 
garder la citadelle ou la rendre aux Messe- 
niens. « Si vous avez l’âme d’un devin, lui dit 
« en riant Démétrius , vous la rendrez ; si vous 
« avez l’âme d’un roi, vous retiendrez le bœuf 
« par les deux cornes. (**) » Il désignait par le 
bœuf le Péloponnèse , et il lui faisait entendre 
que s’il occupait à la fois la citadelle d’Ithome 
et celle de Corinthe , il tiendrait tout le Pélo- 
ponnèse dans sa dépendance. Aratus restait sans 


(*) Ithome, ville et mont de la Messénie. : 

{ΠῚ I veut dire apparemment qu’il n’y avait qu’un devin 
qui dût ajouter foi aux signes des victimes. Il appelait les 
deux cornes du bœuf les citadelles d'Ithome et de Co- 
rinthe. 


VIES DES HOMMES ILL,—T, XVI. 8 


86 ARATUS. 
rien dire; mais enfin, pressé par Philippe de 
dire son sentiment : « Philippe, lui dit-i}, il y 
« a dans la Crète plusieurs montagnes fort éle- 
« vées > la Béotie et la Phocide ont un grand 
« nombre de forteresses bâties sur des rochers 
« escarpés ; il est aussi dans l’Acarnanie , soit 
« au milieu des terres, soit sur les côtes , plu- 
« sieurs châteaux très bien fortifiés : vous n’en 
« avez pris aucun de force, et cependant ils 
« font tous volontairement ce que vous leur 
« commandez. C’est aux brigands à se renfer- 
mer dans des rochers, à s’entourer de préci- 
« pices ; mais un roi n’a pas de forteresse plus 
« sûre et mieux défendue que ja confiance et 
« l’amour de ses sujets. C’est là ce qui vous 
« a ouvert la mer de Crète, c’est ce qui vous a 
introduit dans le Peloponnèse; c’est enfin par 
là que, maigré votre jeunesse, vous êtes le 
chef des uns et le maître des autres. » Il 
parlait encore, lorsque Philippe remit au de- 
vin les entrailles de la victime , et prenant Ara- 
tus par la main : « Reprenons donc, lui dit-il, 
« le chemin par où nous sommes venus. » Il 
faisait entendre que les représentations d’Ara- 
tus lui avaient fait une sorte de violence, et lui 
avaient arraché la citadelle des mains. 

LVIL. Depuis ce moment, Aratus se retira de 
la cour, et se détacha peu à peu de ses habi- 


= 


= 


( 


= 


= 


( 


= 


€ 


= 


€ 


= 


’ ARATUS. 87 
tudes avec Philippe. Quand ce prince passa en 
Epire, il le pressa vivement de l’accompagner 
à cette expédition ; mais Aratus s’y refusa, et 
se tint à Sicyone , par la crainte de partager le 
blime du mal que ce prince ferait. Philippe , 
après avoir honteusement perdu sa flotte dans 
la guerre contre les Romains, après avoir échoué 
dans toutes ses entreprises, revint dans le Pe- 
loponnèse où il chercha encore à tromper les 
Messéniens ; mais voyant ses ruses découvertes, 
il eut recours à la violence , et fit le dégät dans 
tout le pays. Alors Aratus s’éloigna tout-à-fait 
de lui, et se plaignit hautement de la conduite 
de ce prince, dont il avait découvert les liai- 
sons criminelles avec la femme de son fils ; il 
en fut très afflige ; mais il n’en dit rien à son 
fils, que la connaissance d’un tel affront eût ir- 
rite inutilement, puisqu'il était dans l’impuis- 
sance de s’en venger. IL s'était fait dans Phi- 
lippe ie changement le plus étonnant et le plus 
incroyable. C'était au commencement un roi 
plein de douceur, un jeune homme sage et 
tempérant ; et il était devenu l’homme le plus 
débauché et le tyran le plus odieux ; ou plutôt 
ce ne fut pas en lui un véritable changement : 
il ne fit que manifester les vices qu’il avait dis- 
simulés par crainte, et qu’il produisit au de- 
hors quand il fut sûr de Pimpunité. 


88 ARATUS. 

LVIIL. L’affection qu’il montra d’abord pour 
Aratus était mélée de respect et de crainte , 
comme le prouve ce qu’il fit ensuite contre lui: 
car, malgre l’envie qu'il avait de s’en défaire, 
persuadé qu’il ne serait jamais libre , bien loin 
d’être tyran ou roi, tant qu'Aratus vivrait, il 
n’osa pas néanmoins employer la force ou- 
verte ; il chargea un de ses officiers et de ses 
amis, nomme Taurion, de l’en délivrer secrè- 
tement, en employant de préférence le poi- 
son , et de prendre pour cela le temps de son 
absence. Taurion s’étant lié avec Aratus, lui 
donna un de ces poisons quine sont ni prompts 
ni violens , mais qui allument dans le corps un 
feu lent, excitent une toux faible, et finissent 
par conduire insensiblement à nne phthisie mor- 
telle. Aratus s’apercut qu'il était empoisonné ; 
mais comme il n’eût servi de rien de s’en plain- 
dre , il supporta patiemment son mal, comme 
si c’eût été une maladie ordinaire. Uu jour seu- 
lement , ayant craché du sang devant un deses 
amis qui était dans sa chambre, et qui lui en 
iémoigna son étonnement : «Mon cher Cépha- 
« lon, lui dit Aratus, c’est là le fruit de Pa- 
« mitié des rois.» ἢ] mourut ainsi à Egium, 
dans l'exercice de sa dix-septième préture (*). 


(7) Il était âgé de 58 ans, 


ARATUS. 89 


LIX. Les Achéens voulaient l’enterrer dans 
le lieu même, et ambitionnaient l’honneur de 
lui élever un monument digne de sa gloire’; 
mais les Sicyoniens , qui regardaient comme 
un malheur public qu’il fût enterré ailleurs 
que dans leur ville , persuadèrent aux Achéens 
de leur céder cet honneur ; et comme une an- 
cienne loi , fortifiée encore par une crainte su- 
perstitieuse, défendait d’enterrer personne dans 
l’enceintede leurs murailles, ilsenvoyèrentcon- 
sulter la Pythie de Delphes, qui leur fit cette 

: 
reponse : 


Sicyone, tu veux au célèbre Aratus, 
À cet illustre chef fameux par ses vertus, 
Payer le prix flatteur de ta brillante gloire ; 
Tu demandes comment consacrer la mémoire 
De ce héros que vient de te ravir la mort? 
Ecoute avec respect cet oracle du sort : 
« Quiconque insultera ce digne personnage, 
« Quiconque à ses honneurs fera le moindre outrage, 
« Commettant à la fois plus d’un crime odieux, 
« Offensera la terre, et la mer, et les cieux. » 


Cet oracle, porté à Sicyone, ravit de joie tous 
les Achéens, et en particulier ceux de Sicyone, 
qui, changeant leur deuil en un jour de fête, 
couronnes de fleurs et vêtus de robes blanches, 
transportèrent le corps d’Aratus , d'Egium dans 
leur ville, au milieu des danses et des chants 


de triomphe, choisirent un lieu très éminent, 
ὃ. 


90 ARATUS. 

et l'y enterrèrent comme le fondateur et le sau- 
veur de leur ville. Ce lieu se nomme encore au- 
jourd’hui Aratium. On y offre tous les ans deux 
sacrifices solennels : le premier, le jour même 
qu’Aratus délivra Sicyone de la tyrannie; ce 
fut le cinq du mois daësius, que les Athéniens 
appellent anthestérion (*) ; ce sacrifice porte 
le nom de soteria (**). Le second se célèbre le 
jour anniversaire de sa naissance. Le premier 
sacrifice fut offert dans l’origine par le prêtre 
de Jupiter sauveur; et le second par le fils 
d’Aratus, qui était ceint d’un tablier moitié 
blanc et moitié couleur de pourpre. Pendant le 
sacrifice , les musiciens employés au théâtre 
chantèrent sur la lyre des hymnes en son hon- 
neur; et le maître du gymnase, à la tête de 
chœurs d’enfans et de jeunes garçons, fit une 
procession autour du monument, Il était suivi 
des sénateurs en corps, couronnés de fleurs, 
et de tous les autres citoyens qui voulurent ac- 
compagner le convoi. ἢ] subsiste encore au- 
jourd’hui quelques vestiges de cette cérémo- 
nie , qu’un sentiment religieux ἃ fait conser- 
ver, Les autres honneurs qui lui furent décer- 
nés alors ont cessé , soit par le laps du temps , 


(*) Février. 
(*x) La fète du sauveur. 


ARATUS. 91 

soit par les affaires qui sont survenues depuis. 
LX. Voilà, de l’aveu de tous les historiens, 
quels furent le caractère et la vie d’Aratus. 
Pour son fils, le roi Philippe, qui, né avec 
un cœur pervers, aimait à joindre l’outrage à 
la cruauté , lui fit donner aussi de ces poisons 
qui, sans être mortels, font perdre la raison 
et jettent dans la démence. Son esprit en fut 
tellement aliéné, qu’il n’entreprenait que des 
choses horribles, et ne se portait qu'à com- 
mettre des actions infimes, qu’à satisfaire les 
passions les plus honteuses et les plus funestes ; 
aussi , quoiqu'il füt encore à la fleur de l’âge, 
la mort fut moins un malheur pour lui qu’un 
affranchissement de ses maux et une véritable 
liberte. Mais Philippe, pendant tout le reste 
de sa vie, paya à Jupiter , protecteur de Phos- 
pitalité et de l’amitie violées , la juste peine de 
ses actions impies. Vaincu par les Romains, 
obligé de se remettre à leur discrétion, il fut 
privé de toutes ses conquêtes, forcé de livrer 
tous ses vaisseaux à l’exception de cinq, de 
payer une amende de mille talens (*) , de don- 
ner son fils en otage , et il ne dut qu’à la pitié 
des vainqueurs de conserver la Macédoine et 
ses dépendances. Là, continuant d’immoler à 


(7) Environ cinq millions. 


92 ARATUS. 

sa cruauté les hommes les plus vertueux et 
‘ceux même de sa famille, il devint l’objet de 
la haine et de l'horreur de tout son royaume. 
Le seul bonheur qui lui restât dans une situa- 
tion si affreuse était un fils d’une vertu rare, 
jaloux des honneurs que les Romains lui ren- 
daient; il le fit mourir. Il laissa le royaume à 
Persée, qui n’était pas, dit-on, son fils légi- 
time, mais supposé, et né d’une couturière 
nommée Gnathénium. C’est celui dont Paul 
Emile triompha , et en qui finit la race royale 
d’Antigonus ; au contraire, la postérité d’Ara- 
tus subsiste encore de nos jours à Sicyone et à 


Pallène. 


NOTES 


SUR ARATUS. 


(0) C’est-à dire laristocratie la-plus parfaite. C’est 
use expression figurée que Plutarque emprunte des 
inodes de la musique grecque, parmi lesquels le do- 
rien tenait le premier rang. 

(2)Pentathle signifie cinq combats, et l’on donnait ce 
nom aux âthlètes qui se distinguaient à ces divers gen- 
res de combats. Aristote dit que c’étaient les pius par- 
faits des athlètes, parce qu’ils avaient reçu de la na-: 
ture la force et la vitesse ou l’agilité en partage. Les 
anciens ne conviennent pas sur les cinq espèces de 
combats qui composaient le pentathle ; mais, suivant 
Popinion la plus commune, c’étaient la lutte, la 
course, le saut, le disque et le javelot. Les différences 
qu’on trouve à cet égard dans les auteurs, viennent 
de ce que les divers combats gymniques n’ont eu que 
successivement entrée dans les jeux publics de la 
Grèce, et que quelques-uns de ces combats nommés 
par certains auteurs, ne se trouvent pas dans d’autres. 

(3) Méthone était dans la Messénie, province du 
Péloponnèse. 

Malée, promontoire de la Laconie. La mer qui l’en- 
vironnait était d’une navigation difficile, et avait don- 
né lieu à ce proverbe : En doublant le cap de Malée, 
oubliez vos maisons. 


94 NOTES 

(4) Deux des plus grands peintres de lantiquité: 
Pampbile, l'élève d'Eupompus, fut le maître d’Apelle 
et de Mélanthe.Les tableaux de ce dernier étaient sans 
prix ; il fallait, dit Pline, la richesse des villes entières 
pour les payer. Au reste, Plutarque ἃ tort de dire 
qu’Apelle avait été aussi le disciple de Mélanthe. 11 
l'avait été de Pamphile, comme on vient de le voir, 
et le compagnon d’étude de Mélanthe. L'autorité de 
Pline, en pareille matière surtout, est préférable à 
celle de Plutarque. 

(5) Polémon le géographe avait fait une description 
de l’univers et plusieurs autres ouvrages cités par les 
anciens, en particulier un traité sur les tableaux de la 
ville de Sicyone, un livre sur les tableaux en général, 
et un autre sur les peintres, dédié à Antigonus. 

(6) Néalcès fut un peintre d’une grande réputation. 
Il avait peint Vénus et la bataille navale des Egyp- 
tiens contre les Perses. 

(7) Je ne sais de quelle victoire remportée par Cha- 
rès sur les Perses Plutarque parle ici: Charès était 
un fort mauvais général, qne tous les historiens s’ac- 
cordent à peindre comme dépourvu de tout talent et 
de tout mérite ; il est surtout connu par la perte de la 
fameuse bataille de Chéronée, où il commandait les 
Athéniens. C’est vraisemblablement une erreur de 
nom de la part de Plutarque ou de son copiste. 

(8) Persée était un philosophe stoïcien, qui avait 
été d’abord esclave de Zénon le fondateur de la secte 
du Portique, et qui devint ensuite son disciple: il 
avait composé des Propos de table, aurapport d’Athé- 
née, et avait été précepteur du roi Antigonus. Plu- 
tarque dira bientôt qu'après la prise dela citadelle de 
Corinthe par Aratus, ce philosophe se sauva à Chen- 
chrées ; mais Pausanias assure qu’Aratus le fit mourir. 


SUR ARATUS. 99 


(9) IL ne faut pas confondre cet Aristomachus, tué 
par ses domestiques, avec un autre tyran du même 
nom qui, conduit à Cenchrées, fut jeté dans la mer. 
Le premier eut pour successeur Aristippe, et le second 
succéda à cet Aristippe. 

(19) Montagne de l’Attique sur laquelle Pausanias 
dit que Mégarus se sauva du déluge de Deucalion. 
Elle ne portait pas alors ce nom; Mégarus le lui don- 
na lorsque ayant suivi les cris de quelques grues qui 
᾿ volaient au-dessus de sa tente , il eut gagné, en na- 
geant, le sommet de cette montagne. Geranas, en 
grec, signifie grue. 

(11) Phylarque vivait sous Ptolémée Evergète. Il 
avait composé une histoire de la Grèce en 28 livres, 
qui commençait à l’expédition de Pyrrhus dans le Pé- 
loponnèse, et finissait à la mort de Ptolémée Ever- 
gète. 

(12) Patras, ville considérable de l’Achaïe. 

Dyme était la plus occidentale de toute cette con- 
trée , d’où Strabon prétend qu’elle a tiré son nom ; 
ce mot en grec signifie couchant. Pausanias le fait 
venir d’une τΑαθ να nommée Dyma, ou LE un homme 
qui s’appelait Dymas. 


ARTAXERXE. 


—s— 


SOMMAIRE, 


1. Naissance et caractère d’Artaxerxe. IL. ΤΊ est déclaré 
successeur de Darius. 111. Son couronnement.IV. Cyrus, 
sou frère, se prépare à la révolte. V. Libéralité et bonté 
d'Artaxerxe, VI. Cyrus demande du secours aux Lacé- 
démoniens. VIL. Il part pour aller faire la guerre à Ar- 
taxerxe. VIII. Artaxerxe marche à sa rencontre. Éton- 
nement de l’armée de Cyrus à son approche. IX. Cléar- 
que est cause de la défaite de Cyrus, X; Cyrus tue Arta- 
gerses, XI. Mort de Cyrus, suivant le récit de Dinon. 
XII. Suivant le récit de Ctésias. XIIL. Artaxerxe fait 
couper la tête et la main droite de Cyrus. XIV. Contra- 
diction entre le récit de Xénophon et ceux de Dinon et 
de Ctésias. XV. Présens d’Artaxerxe à ceux qui avaient 
tué ou blessé Cyrus. XVI. Folie du Carien qui avait 
blessé Cyrus, et vengeance que Parysatis en tire. XVII. 
Tnprudence de Mithridate, qui se vante d’avoir tué Cy- 
rus. XVIII. 1] est puni du dernier supplice. XIX. Pary- 
satis surprend Artaxerxe, et fait périr Mésabates dans les 
plus cruels tourmens. XX. Mort de Cléarque et de quel- 
ques autres capitaines grecs. XXI. Parysatis fait mourir 
Statira, et est exilée à Babylone, XXII. Agésilas porte 
la guerre en Asie, XXIII. Artaxerxe, à force d’argent, 
soulève la Grèce contre les Lacédémoniens. XXIV, Paix 
d’Antalcidas. XXV. Isménias et Pélopidas à Ia cour 
d’Artaxerxe, Présens magnifiques de ce prince à Tima- 
goras. XXVI. Artaxerxe se réconcilie avec Parysatis. 


ARTAXERXE. 97 


XX VIL. Il épouse Atossa. XX VIII. 1] fait la guerre 
aux Egyptiens et aux Cadusiens. XXIX. 1] fait la paix 
avec eux par l’adresse de Tiribaze. XXX. Artaxerxe, 
qui ne s'était pas laissé amollir par le luxe, devient soup- 
çonneux et cruel. XXXI. Il déclare Darius son succes- 
seur. XXXII. Darius demande la concubine Aspasie à 
son père, qui la fait prêtresse de Diane. XXXIIL, Tiri- 
baze irrite le ressentiment de Darius. Moüf qu’il a de le 
faire. XXXI V. 11 l’engage à oonspirer contre son père. 
XXXV.La conspiration est découverte.Mort de Tiribaze. 

” XXXVI. Darius est décapité. XXX VII. Mort d’Ariaspe 
et d'Arsames. XXX VIII. Mort d’Artaxerxe. 


L. Artaxerxe, premier du nom, qui surpassa 
tous les rois de Perse en douceur et en magna- 
nimité, eut le surnom de Longue-main, parce 
qu'il avait la main droite plus longue que la 
gauche ; 1] était fils de Xerxès. Le second Ar- 
| taxerxe, surnommé Mnémon (*), dont nous écri- 
vons ici la vie, était, par sa mère, petit-fils du 
premier Artaxerxe. Darius, fils de ce dernier 
roi, avait eu de la reine Parysatis quatre fils: 
Artaxerxe l'aîné, Cyrus le second, et deux au- 
tres plus jeunes nommés Ostanes et Oxathres. 
Cyrus porta le nom du premier fondateur de la 
monarchie des Perses, qui lui-même l'avait pris 
du soleil , que les Perses appellent Cyrus. Ar- 


*) Qui ἃ bonne mémoire. 


: VLES DES HOMMES ILL,—T, XVI, 9 


98 ARTAXERXE. 
taxerxe fut d’abord nommé Arsicas. ἢ} est vrai 
que Dinon (*) lui donne le nom d’Oartes ; mais 
il n’est pas vraisemblable que Ctésias, qui d’ail- 
leurs a rempli son histoire de fables aussi ab- 
surdes que ridicules, ait ignoré le nom d’un roi 
à la cour duquelil vivait et dont il était le mede- 
cin(:); il l'était aussi de sa femme, de sa mère et de 
ses enfans. Le jeune Cyrus montra, dès son enfan- 
ce, un caractèreviolentet emporté; Artaxerxe au 
contraire fit paraître dans toute sa conduite et 
dans toutes ses affections un naturel doux et mo- 
déré. Il épousa, par l’ordre du roi et de la reine, 
une femmeaussisage que belle,et la retint ensuite 
contre leur volonté. Darius , après avoir con- 
damné à mort le frère de cette princesse, vou- 
lait la faire mourir elle-même; mais Arsicas, 
s'étant jeté aux pieds de sa mère, obtint avec 
peine, à force de prières et de larmes, que le 
roi n’Otat pas la vie à sa femme, et qu'il ne le 
forcàt pas de s’en séparer. Cependant la reine 
aimait beaucoup plus Cyrus qu’Artaxerxe, et 
cherchait à lui faire passer la couronne après 
la mort de son père. 

1]. Darius étant tombé malade , elle appela 


ΟἿ) Dinon, père de l'historien Clitarque, et qui vivait du 
temps d'Alexandre, avait écrit une Histoire de Perse, sou- 
vent citée par les auteurs grecs et latins. 


ARTAXBRXE. 29 
Cyrus des provinces maritimes d'Asie , dont il 
était gouverneur; et il en revint avec lespé- 
rance que sa mère aurait obtenu du roi qu’il le 
nommät son successeur au trône. Parysatis al- 
léguait un prétexte plausible, dont l’ancien 
Xerxès s’était autrefois prévalu par le conseil 
de Démarate : c’est qu'elle était accouchée d’Ar- 
sicas lorsque Darius n’était encore que simple 
particulier, et qu’elle avait eu Cyrus depuis que 
son mari était devenu roi. Mais cette raison n’eut 
aucun pouvoir sur Darius, qui déclara son fils 


. aîné roi, sous le nom d’Artaxerxe , et laissa à 


Cyrus le gouvernement de la Lydie et des pro- 
vinces maritimes de l’empire, avec les titres de 
satrape et de général. Peu de jours après la 
mort de Darius , Artaxerxe se rendit à Pasar- 
gades(?), pour se faire sacrer roi par les prètres 


de Perse. Il y a dans cette ville un temple de la 


déesse de la guere, qu’on peut croire par con- 
jecture être la même que Minerve : le prince 
qui doit être sacré est obligé d’entrer dans ce 
temple, de quitter sa robe, de prendre celle que 
Vancien Cyrus portait avant d’être roi ; après 
avoir mange des figues sèches , il mâche des 
feuilles de térébinthe, et boit d’un breuvage 
compose de vinaigre et de lait. S'il est d’autres 
pratiques qui lui soient imposées par la loi, 
elles ne sont connues que des prêtres. 


100 ARTAXERXE. 

ΠῚ. Artaxerxe était sur le point de faire cette 
cérémonie, lorsque Tissapherne lui amena un 
des prêtres, qui, ayant présidé à l’éducation de 
Cyrus dans son enfance , et lui ayant enseigné 
la magie, était plus affligé qu'aucun autre Perse 
que ce jeune prince n’eût pas ἐξέ déclaré roi. Ces 
circonstances firent ajouter foi à son témoignage, 
lorsqu'il accusa Cyrus d’avoir conspiré contre 
Ârtaxerxe, et forme le projet, au moment où ce 
prince quitterait sa robe dans le temple, dese je- 
ter sur lui et de le tuer. Quelques auteurs disent 
que sur cette accusation Cyrus fut arrêté; selon 
d’autres, il entra dans letemple, où il se cacha,et. 
fut dénoncé par ce prêtre. On allait le mettre 
à mort; mais sa mère le prenant entre ses bras, 
l’entoura avec les tresses de ses cheveux , et, 
couvrant son cou du sien, obtint pas ses prières 
et par ses larmes qu’on lui fit grâce, et qu’il 
füt renvoyé dans les provinces maritimes. Cyrus 
n’aimait pas son gouvernement; et moins r6- 
connaissant du pardon qu'il avait obtenu, que 
sensible à l’affront qu'il venait de recevoir, il 
n’écouta que son ressentiment et n’en aspira 
qu'avec plus d’ardeur à monter sur le trône. 

IV. On lit dans quelques historiens que, mé- 
content de ce qu'on lui donnait pour l'entretien 
de sa table, il se révolta contre son frère; mais 
c’est une imputation ridicule : s’il eût manqué | 


' ARTAXERXE. 101 
de quelque chose, sa mère lui aurait fourni de 
ses revenus tout ce qu'il aurait voulu. Mais 
quelle plus forte preuve peut-on avoir de ses 
grandes richesses que la multitude de troupes 
étrangères qu’au rapport de Xénophon il sou- 
doyait en plusieurs endroits, par le moyen de 
ses amis et de ses hôtes? Il ne les tenait pas 
toutes rassemblées en un même lieu, afin de ça- 
cher ses préparatifs; mais il avait de différens 
côtés des personnes sûres qui, sous divers pré- 
textes , levaient pour lui des soldats étrangers ; 
et sa mère Parysatis, qui vivait auprès du roi, 
. dissipait tous les soupcons qu’Artaxerxe avait 
pu concevoir contre son frère. Cyrus lui-même 
écrivait toujours à ce prince avec beaucoup de 
soumission , tantôt pour lui demander quelque 
grâce, tantôt pour récriminer contre Tissa- 
pherne, et faire croire que sa colère et sa jalou- 
sie n’avaient pour objet que ce satrape; il y 
avait d’ailleurs dans le caractère du roi une len- 
teur naturelle qu’on prenait assez générale- 
ment pour douceur et pour bonté. 

V. Ilest vrai qu’à son avénement au trône 
il parut jaloux d’imiter la douceur du prince 
dont il portait le nom (*) : facile dans son abord 
avec tout le monde, maguifique dans les ré- 


(7 Artaxerxe Longue-mair, 


ὃ» 


102 ARTAXERXE. 


compenses qu’il accordait au mérite, modéré 
dans les punitions , d’où il retranchait tout ce 
qui eût senti l’outrage, il acceptait les présens 
qu'on lui faisait avec autant de joie que pou- 
vaient en avoir ceux qui les lui offraient, ou que 
ceux même qui en recevaient de lui ; et les ma- 
nières agréables dont il accompagnait ses dons 
attestaient son humanité et son inclination 
bienfaisante. ἢ] recevait avec plaisir le plus pe- 
tit présent ; et un certain Romisès lui ayant of- 
fertune grenade d’une grosseur extraordinaire : 
« Par Mithra ! s’écria le roi, cet homme serait 
« capable d’augmenter considérablement une 
« petite ville dont on lui confierait la conduite.» 
Dans un de ses voyages, où chacun s’empressait 
de lui apporter des présens, un pauvre artisan 
qui n’avait rien à lui offrir courut à un fleuve 
voisin, et puisant de l’eau dans ses deux mains, 
il vint la lui présenter. Artaxerxe, charmé de 
sa bonne volonté, lui envoya dans une coupe 
d’or mille dariques (*). Il sut qu’un Lacédémo- 
nien, nommé Euclidas, s'était permis contre lui 
des discours pleins d’audace; il lui fit dire par 
un de ses officiers : « Tu peux dire contre le roi 


(5) Pièces de monnaie qui valaient chacune plus de 25 
liv., et ainsi nommées de l’empreinte de Darius qu’elles 
portaient. 


ARTAXERKE. 109 
« tout ce qu’il te plait; et le roi peut faire et 
« dire tout ce qu'il veut. » Tiribaze lui ayant 
fait voir dans une chassequesa robe était dechi- 
rée : « Que veux-tu que j'y fasse ? lui dit le roi. 
« — Que vous en preniez une autre, répondit 
« Tiribaze, et que vous me donniez celle que 
« vous portez.— Je te la donne, Tiribaze, reprit 
« le roi; mais je te défends de la mettre. » Ti- 
ribaze ne tint pas compte de cette defense, car 
sans être méchant, il était léger et étourdi; il 
mit sur-le-champ la robe, et y ajouta même 
des ornemens d’or que les reines seules avaient 
droit de porter. Tout le monde fut indigné de 
ce mépris des lois ; mais Artaxerxe ne fit qu’en 
rire. « Je te donne, dit-il à Tiribaze, ces orne- 
« mens d'or à porter comme à une femme, et 
« cette robe comme à un insensé, » C’était la 
coutume en Perse que personne ne mangeût à 
la table du roi, excepté sa mère et sa femme; 
celle-ci était placée au-dessous de lui, etsa mère 
au-dessus ; Ârtaxerxe y appela ses deux jeunes 
frères , Ostanes et Oxathres. Mais rien ne fit 
plus de plaisir aux Perses que de voir la reine 
Statira, femme d’Artaxerxe, portée dans une 
litière découverte et sans rideaux, permettre 
aux femmes de ses sujets de l’approcher et de la 
saluer ; aussi fat-elle singulièrement aimée de 
tout le peuple. 


104 ARTAXERXE. 

VI. Cependant les hommes amoureux de nou- 
veautés, les esprits remuans, pensaient que l’é- 
tat des affaires demandait un roi tel que Cyrus, 
magnifique, libéral, propre à la guerre, géné- 
reux envers ses amis; la grandeur de l’empire 
avait, disaient-ils, besoin d’un prince qui eût 
du courage et de l'ambition. Cyrus done, plein 
de confiance dans les partisans qu’il avait au- 
tour de lui, et dans ceux des provinces supé- 
rieures, résolut de déclarer la guerre à son frère. 
I écrivit aux Lacédémoniens pour leur deman- 
der un secours de troupes, et leur promit de 
donner des chevaux à ceux qui seraient à pied, 
des chars attelés aux cavaliers, des villages à 
ceux qui posséderaient des terres, et des villes 
à ceux qui auraient des villages ; il ajouta que 
les soldats qui serviraient dans son armée re- 
cevraient leur solde non par compte, mais par 
mesure.Ïl parlaitavantageusement delui-même, 
et se vantait d’avoir le cœur plus grand queson 
frère, d’être plus instruit que lui de la philo- 
sophie, plus habile dans la magie, de boire plus 
de vin et de le mieux supporter. « Artaxerxe, 
« disait-il, est si délicat et simou, qu'à la chasse 
« il ne peut se tenir à cheval, ni, à la guerre, 
« sur un cher. » Les Lacédémoniens écrivirent 
à Cléarque d’obéir en tout à Cyrus. 

VII. Ce prince se mit en marche vers les 


ABTAXERXE. τοῦ 
hautes provinces del’empire pour faire la guerre 
à Artaxerxe ; il était à la tête d’une nombreuse 
armée de barbares, et d'environ treize mille 
mercenaires grecs. Îl imaginait chaque jour 
quelque nouveau prétexte pour faire des levées 
de troupes; mais il ne put cacher long-temps 
son véritable dessein. Tissapherne allalui-mêème 
en avertir le roi. Cette nouvelle jeta le trouble 
dans toute la cour; on en rejetait en grarde 
partie la cause sur Parysatis, et ses amis furent 
accusés d'intelligence avec Cyrus. Mais rien 
ne la mortifia tant que les reproches de Statira, 
qui, tourmentée de cette guerre , ne cessait de 
Jui dire : « Où sont ces paroles que vous avez 
« tant de fois données pour votre fils? Qu’ont 
« produit ces prières qui l’ont arrache à la mort 
« lorsqu'il conspirait contre son frère? C’est 
« vous qui avez allume cette guerre, et attire 
« sur nous de si grands maux. » Ces plaintes 
rendirent Statira si odieuse à Parysatis, natu- 
rellement vindicative et implacable dans son 
ressentiment, qu’elle résolut de la perdre. Di- 
non prétend qu'elle exécuta son dessein pen- 
dant la guerre ; mais, suivant Ctésias, ce ne fut 
qu'après; et cet historien n’a pas dû en ignorer 
l'époque, lui qui, témoin de tout ce qui se pas- 
sait, n’avait aucun motif d'intervertir l’ordre 
des temps , et de changer les circonstances des 


106 ARTAXERXE. 

faits, quoique d’ailleurs il s’éloigne souvent de 
la vérité pour se jeter dans des fables et des ré- 
cits tragiques : ainsi nous rapporterons cet évé- 
nement au temps où Ctesias l’a placé. 

VIIL. Cyrus pressait la marche deses troupes, 
lorsqu' il recut plusieurs avis de la resolution 
où etait le roi de ne pas combattre encore, et 
de ne pas se presser d’en venir aux mains avec 
lui, mais d'attendre, dans la Perse, queles troupes 
qu’il rassemblait de tous côtés fussent réunies : 
il avait en conséquence fait tirer à travers la 
plaine, dans l’espace de quatre cents stades (*), 
une tranchée de dix brasses de largeur et d’au- 
tant de profondeur. Artaxerxe ne pensa point 
à en disputer le passage à Cyrus, et le laissa 
même s'approcher de Babylone. Mais Tiribaze 
a yant osé le premier lui représenter qu’il ne de- 
vait pas éviter le combat et abandonner la Mé- 
die, Babylone, Suse mème, pour se cacher au 
fond de la Perse, quand il avait une armée 
beaucoup plus nombreuse que celle de l'ennemi, 
et dix mille satrapes ou généraux tous supé- 
rieurs à Cyrus et pour le conseil et pour l’action, 
Artaxerxe alors résolut de combattre sans dif- 
férer. Il fit une telle diligence, qu’il parut tout 
à coup devant les ennemis avec une armée de 


(Ὁ Vingt lieues. 


ARTAXERXE. 107 
neuf cent mille hommes, tous bien équipés. Sa 
présence jeta l’étonnement et le trouble parmi 
les troupes de Cyrus, qui, pleines de confiance 
en leur courage et méprisant les ennemis, mar- 
chaient en désordre et sans être sous les armes, 
Cyrus eut de la peine à les mettre en bataille, 
et ne put le faire qu'avec beaucoup de confu- 
sion et de tumulte. Les troupes du roi s’étant 
avancées lentement et en silence , ce bel ordre 
étonna les Grecs, qui, dans une si grande mul- 
titude , s’étaient attendus à des cris confus , à 
des mouvemens désordonnés, à un trouble gé- 
néral qui séparerait les rangs et romperait leur 
urdonnance. Artaxerxe avaithabilement opposé 
aux Grecs les meilleurs des ses chars armés de 
faulx, qui couvraient le front de sa phalange. 
et qui par l’impétuosité de leur course, devaient 
rompre les bataillons ennemis avant qu’ils pus- 
sent joindre les siens. 

IX. Cette bataille, racontée par plusieurs his- 
toriens, a été décrite si vivement par Xénophon, 
qu’il la montre à ses lecteurs, non comme un 
événement passé, mais comme une action pré- 
sente ; qu'il les passionne comme s’ils étaient au 
milieu du péril, tant il la peint avec énergie. 
Ce serait donc manquer de sens que de la ra- 
conter après lui; je me bornerai à rappor- 
ter quelques particularités qu'il a négligées, 


Ps 


108 ARTAXERXE. 

et qui méritent d’être transmises à la postérité: 
Le lieu où les armées combaitirent se nomme 
Cunaxa ; il est à vingt-cinq stades (*) de Baby- 
lone. Avant quela bataille commencçät,Cléarque | 
engagea Cyrus à se tenir derrière les Macédo- 
niens et à ne pas exposer sa personne. « Quel 
« conseil me donnes-tu, Cléarque? lui répondit 
« Cyrus; tu veux, lorsque j’aspire au trône, 
« que je me montre indigne de Poccuper ? » 
Cyrus fitsans doute une grande faute, en se je- 
tant avec témérité et sans précaution au milieu 
du péril; mais ce n’en fut pas une moindre à 
Cléarque, si même elle n’était pas plus grave, 
de n’avoir pas voulu opposer ses Grecs à Ar- 
taxerxe, et d’avoir appuyé son aile droite sur 
la rivière, de peur d’être enveloppe par les en- 
nemis. 51] ne s’était proposé d’autre but que 
la sûreté de ses troupes, et qu’il eût voulu bor- 
ner tous ses soins à ne leur laisser éprouver au- 
cun échec, ileût beaucoup mieux fait de rester 
en Grèce. Mais après avoir traversé en armes 
tant de milliers de stades, depuis la mer jus- 


qu’à Babylone, sans y être obligé par per- 


sonne (**), et par le seul motif de mettre Cyrus 


(*) Cinq quarts de lieue, 
(Ὁ Il a dit cependant plus haut que les Lacédémoniens 
lui avaient écrit d’obéir en tout à Cyrus. 


ee ----- 


ARTAXERXE. 109 
sur le trône, choisir, pour se mettre en bataille, 
un poste où il lui était impossible de sauver le 
général qui le soudoyait, chercher à combattre 
lui-même à son aise et en sûreté, €’était sacrifier 
à la crainte du danger présent l'intérêt géné- 
ral, et perdre de vue le but de l’entreprise. Au- 
eun des bataillons qui environnaient le roi n’eût 
soutenu le choc des Grecs ; et ces premiers une 
fois enfoncés, le roi ὑπό ou mis en fuite, Cyrus 
était vainqueur et couronné roi de Perse ; l’é- 
vénement même en est la preuve évidente. 
C’est done à l'extrême précaution de Cléarque, 
bien plus qu'à la témérité de Cyrus, qu’il faut 
attribuer la ruine de ce jeune prince et sa mort 
même : car si le roi eût été maître de placer 
les Grecs dans le poste où ils pouvaient le moins 
Jui nuire, aurait-il pu en choisir un meilleur 
que celui qui était le plus éloigné de sa per- 
sonne et des troupes qu’il commandait, celui 
d’où les Grecs ne s’apercurent ni de la défaite 
d’Artaxerxe, ni de la mort de Cyrus, qui fut 
tué avant de pouvoir tirer aucun parti de la 
victoire de Cléarque? Il avait très bien prévu 
ce qui serait le plus utile, en ordonnant à 
Cléarque de se placer, avec son corps de trou- 
-pes, au centre de la bataille ; et Cléarque, après 
avoir répondu qu'il ferait pour le mieux, finit 
par tout perdre. 


VIES DES HOMMES ILL,—T, XVI, 10 


110 ARTAXERXE. 

X. Les Grecs battirent les barbares autant 
qu'ils voulurent, et les poursuivirent très loin. 
Cyrus était monté sur un cheval ardent, mais 
farouche et qui avait la bouche mauvaise; il 
se nommait Pasacas, au rapport de Ctésias. 
Artagerses , général des Cadusiens (*), l'ayant 
apercu , piqua droit à lui, en criant de toutes 
ses forces : « © le plus injuste et le plus insensé 
« des hommes, qui déshonores le nom de Cy- 
«rus, le plus beau des noms persans, à quel 
« funeste voyage as-tu engagé ces indignes 
« Grecs, par l’espoir de piller les richesses des 
« Perses, et de tuer ton seigneur et ton frère, 
« qui commande à un million de serviteurs plus 
« vaillans que toi, comme tu vas l’éprouver 
« tout à l’heure? car tu perdras la tête avant 
« d’avoir vu le visage du roi. » En disant ces 
mots il lui lance sa javeline, qui, arrêtée par 
la bonté de la cuirasse , ne blessa point Cyrus, 
et le fit seulement chanceler par la violence du 
coup. Ârtagerses ayant aussitôt tourné son che- 
val, Cyrus lui lance son dard ; et Fayant at- 
teint au cou, il le lui perce au-dessus de la cla- 
vicule. Le très grand nombre des historiens 
disent qu'Artagerses périt de la main de Cy- 
rus ; pour la mort de ce prince, comme Xéno- 


( Peuples voisins de Ja mer Caspienne. 


ARTAXERXE. 111 
phon en parle très succinctement , parce qu'il 
n’était pas à l'endroit où il fut tué, rien n’em- 
pêche que nous ne rapportions ici les récits 
qu’en ont faits Dinon et Ctésias. 

XI. Le premier de ces historiens raconte que 
Cyrus ayant vu tomber Artagerses, poussa de 
violence son cheval contre le bataillon qui cou- 
vraitle roi , et blessa son cheval. Artaxerxeétant 
tombé, Tiribaze le fit monter promptement sur 
un autre cheval, en lui disant : « Seigneur, 
« souvenez - vous de cette journée : elle n’est 
« pas faite pour être oubliée. » Cyrus, pous- 
sant une seconde fois au roi , le blessa lui-même; 
etcomme il revenait encore sur lui, Artaxerxe, 
indigne de cette troisième attaque, dit à ceux 
qui l’entouraient : « ἢ vaut mieux mourir. » En 
même temps il pousse son cheval contre Cyrus, 
qui se jetait tête baissée et sans aucune précau- 
tion au devant des traits qui pleuvaient sur lui 
de toutes parts ; le roi l’atteignit de sa javeline; 
et tous ceux qui l’entouraient ayant tiré à la 
fois sur Cyrus, ce prince tomba mort du coup 
que le roi lui avait porté, selon les uns ; et sui- 
vant d’autres il périt de la main d’un soïdat 
de Carie , à qui le roi, pour récompense de cet 
exploit, permitde porter daus toutesles guerres, 
à la tête de l’armée , un coq d’or au bout d’une 


112 ARTAXERXE. 

pique : car les Perses donnent aux Cariens le 
nom de coqs, à cause des aigrettes qui surmon- 
tent leurs casques. 

XII. J’abrégerai la narration de Ctésias, qui 
est fort étendue, Cyrus, dit-il, après avoir tué 
Artagerses, piqua droit au roi, qui,.de son 
côté , s’avança contre lui, et tous deux en si- 
lence. Ariée, l’ami de Cyrus , frappa le pre- 
mier le roi , sans le blesser ; Artaxerxe lança sa 
javeline qui n’atteignit pas Cyrus, mais qui 
alla frapper Tissapherne (*), homme d’un grand 
courage , ani fidèle de Cyrus, et le tua. Cyrus 
ayant percé de sa javeline la cuirasse de son frè- 
re, le trait pénétra de deux doigts dans la poi- 
trive, et le roi tomba de cheval. Les troupes, 
effra yées, prennent la fuite. Artaxerxe, se rele- 
vant aussitôt, quitte le champ de bataille; et, 
suivi d’un petit nombre des siens, parmi lesquels 
était Ctésias, il gagne une éminence où il se 
tient tranquille. Cyrus, environné d’ennémis, 
est emporté fort loin par l’ardeur de son che- 
val; la nuit empècha les ennemis de le recon- 
paître , et ses officiers le cherchaient avec in- 
quiétude. Naturellement impétueux et plein 

(ὦ Ce n'est pas sans doute celui qui l'avait dénoncé à 
Artaxerxe, mais un autre portant le mème nom, à moins 


qu’on ne liseici Satipherne, comme on le trouve dans quel- 
ques manuscrits. 


ARTAXERXE. 113 
d’audace , plus anime encore par sa victoire, 
il courait au milieu des bataillons du roi en 
leur criant : « Écartez-vous, malheureux. » 
À ces mots, qu’il répéta souvent en langue per- 
sane, la plupart s’ouvrirent devant lui avec 
des témoignages de respect; mais la tiare qu'il 
portait sur sa tête étant tombée, un jeune 
Perse, nommé Mithridate, qui passait auprès 
de lui sans le connaître , le frappa à la tempe 
au-dessous de l'œil. Le prince perdit tant de 
sang par cette blessure, que , saisi de vertige, 
il tomba évanoui. Son cheval s’'échappa et erra 
long-temps dans la plaine; la housse qui le 
couvrait tomba pleine de sang, et fut ramassée 
par l’esclave du Perse qui l'avait blessé. Cyrus 
étant revenu avec peine de son évanouisse- 
ment, quelques-uns de ses eunuques, qui 
étaient restés auprès de lui en petit nombre, 
voulurent le mettre sur un autre cheval, afin 
de le sauver ; n'ayant pas la force de s’y te- 
nir, il essaya d'aller à pied, soutenu par ses 
eunuques qui l’aidaient à marcher; mais il 
avait la tête si étourdie du coup, qu'il ne pou- 
vait se soutenir et qu'il bronchait à chaque 
pas. Cependant il croyait avoir remporté la 
victoire, parce qu'il entendait les fuyards ap- 


peler Cyrus leur roi et lui demander grâce. 
10. 


114 ARTAXERXE. 
Dans ce moment , quelques Cauniens (*), gens 
pauvres et misérables qui suivaient l’armée du 
roi pour y rendre les services les plus bas, vont 
se mêler comme amis parmi les eunuques de 
Cyrus ; mais ayant reconnu avec assez de peine 
à leurs cottes d’armes couleur de pourpre que 
c'étaient des ennemis, car les troupes du roi 
en avaient de blanches , un d’eux va par der- 
rière frapper de sa javeline Cyrus, qu'il ne 
connaissait pas, et lui coupe le nerf du jarret. 
Cyrus tombe sur le coup, et dans sa chute il 
donne de la tempe où il était blessé contre une 
pierre, et expire aussitôt. Tel est le récit de 
Ctésias ; on peut le comparer à un poignard 
émoussé dont il a de la peine à tuer Cyrus. 
XIE. Comme Cyrus venait d’expirer, Arta- 
syras, qu’on appelait l’œil du roi (5). passant 
à cheval près du corps de ce prince, reconnut 
ses eunuques qui fondaient en larmes ; et appe- 
lant celui d’entre eux qu’il savait le plus atta- 
ché à son maître : « Pariscas, lui dit-il, quel 
« est cet homme que tu pleures, assis auprès 
« de son corps ? — Artasyras, lui répondit l’eu- 
« nuque, vous ne voyez pas que c’est Cyrus ? » 
Artasyras , surpris, console l’eunuque, et lui 


(2) De la ville de Caune, dans la Carie. 


ARTAXERXE. 115 


recommande de garder avec soin le corps de 
Cyrus. Il court lui-même à toute bride vers Ar- 
taxerxe , qu’il trouve sans espérance , accablé 
de faiblesse , tant par la soif qu’il souffrait que 
par la blessure qu’il avait recue, et il lui an- 
nonce avec joie qu’il vient de voir Cyrus mort. 
Le roi voulut d’abord s’en aller assurer lui- 
méme, et commanda à cet officier de le mener 
sur le lieu; mais le bruit qui s’était répandu 
que les Grecs, partout vainqueurs , poursui- 
vaient les fuyards et en faisaient un grand car- 
nage , avait tellement rempli tous les esprits de 
crainte, qu’il préféra d’y envoyer plusieurs per- 
sonnes pour s’assurer du fait , et fit partir trente 
hommes avec des flambeaux. Cependant leu- 
nuque Satibarzane, le voyant près de mourir 
de soif, va de côté et d’autre pour chercher de 
l’eau , car il n’y en avait point dans le lieu où 
le roi s'était retiré, et le camp était fort éloi- 
δυό. 11 rencontra enfin un de ces misérables 
Cauniens qui portait, dans une méchante ou- 
tre , environ huit cotyles (*) d’une eau mauvaise 
et corrompue, Satibarzane la prend et la porte 
au roi, qui la boit tout entière, Après qu'il 
eut bu , l’eunuque lui demanda s’il n'avait pas 


(7) La cotyle était la moitié du setier, et pesait environ 
quinze onces. 


116 ARTAXERXE. 
trouvé cette eau bien mauvaise. Artaxerxe prit 
les dieux à témoin qu’il n'avait jamais bu avec 
autant de plaisir le plus excellent vin, ni l’eau 
la plus légère et la plus limpide. « Aussi, ajou- 
« ta-t-il, si je ne puis découvrir celui qui te l’a 
« donnée pour le récompenser d’un si grand 
« bienfait, je supplie les dieux de le rendre 
« heureux et riche. » Dans ce moment, les 
trente hommes qu'il avait envoyés revinrent, 
pleins de joie, lui confirmer la nouvelle du bon- 
heur inespéré qu’il venait d’avoir. Déjà ils’était 
rassemblé autour de lui un grand nombre degens 
de guerre; et, rassuré par leur présence , il des- 
cendit de la colline à la clarté des flambeaux. 
Lorsqu'il fut près du corps de Cyrus, et que, 
selon Ja loi des Perses, 1] lui eut fait couper la 
tête et la main droite, il ordonna qu'on lui ap- 
portàt la tête; et la prenant par la chevelure, 
qui était longue et épaisse, il la montra aux 
fuyards, qui doutaient encore de la mort du 
prince. Etonnes à cette vue, ils adorèrent le roi 
et se rallièrent à ses troupes , en sorte qu Ἢ eut 
bientôt auprès desa perde te-dix mille 
hommes, avec lesquels ilrentra dans son camp. 
XIV. Artaxerxe, suivant Ctésias, n’avait à 
cette bataille que quatre cent mille hommes ; 
mais Dinon et Xenophon lui en donnent bien 
davantage. Pour le nombre des morts, les offi- 


ARTAXERXE. 117 
ciers qui en rendirent compte au roi ne le por- 
ièrent, selon Ctésias, qu’à neuf mille hommes; 
mais cet historien, qui les avait vus sur le champ 
de bataille, estime qu’ils n’étaient pas moins 
de vingt mille; ce point est encore douteux. 
Ce que Ctésias ajoute , qu'il fut envoyé par Ar- 
taxerxe vers les Grecs avec Phayllus de Zacyn- 
the (*) et quelques autres , est un insigne men- 
songe. Xénophon n’ignorait pas que Ctésias 
était attaché à la personne du roi, et il parle 
de lui dans son histoire, Est-il donc vraisem- 
blable que si Ctésias eût été envoyé vers les 
Grecs par Artaxerxe pour leur faire des pro- 
positions si importantes, Xénophon n'en eût 
rien dit, et qu’il n’eût parlé que de Phayllus ? 
Mais le bon Ctésias, à en juger par son his- 
toire, ne manquait pas d’ambition; il était 
d’ailleurs très prévenu en faveur des Lacéde- 
moniens et de Cléarque : aussi figure-t-il ho- 
norablement dans tous ses récits, et s’y ména- 
ge-t-il des occasions de parler pa pi 
de Cléarque et des Lacédémoniens. 

XV. Après la bataille, Artaxerxe envoya de 
magnifiques présens au fils d’Artagerses , que 
Cyr us avait tuéde sa main set récompensa avec 


| la même libéralitée Ctésias et ses autres offi- 


(*) Aujourd’hui Zante, dans la mer Adriatique. 


110 ARTAXERXE. 

ciers. Ayant découvert le Caunien qui avait 
donne son outre d’eau, il le tira de l’obscurité 
et de l’indigence où il était, et le rendit riche 
et puissant. ἢ] montra aussi beaucoup de mo- 
dération dans la punition des coupables. Un 
Mède , nomme Arbacès, avait passé, pendant 
le combat, dans l’armée de Cyrus, et lorsqu'il 
avait vu ce prince mort, il était revenu à celle 
du roi. Artaxerxe, attribuant sa désertion à la 
crainte et à la licheté plutôt qu’à la perfidie et 
à la trahison , le condamna à se promener un 
jour entier sur la place publique en portant 
une courtisane toute nue sur ses épaules. Un 
autre qui, ayant aussi déserte , s'était de plus 


vanté d’avoir tué deux ennemis, eut, par ordre. 


du roi, la langue percée de trois alènes. Per- 
suadé qu'il avait tué Cyrus, et voulant que tout 
le monde le crût et le dit , il envoya des presens 
à Mithridate , qui l'avait blessé le premier, et 
commauda à ceux qui les lui portèrent de lui 
dire que le roi l’honorait de ces présens pour 
lui avoir rapporte la housse du cheval de Cyrus 
qu’il avait trouvée. Le Carien qui, en coupant 
le jarret à ce prince, l’avait fait tomber, lui 
ayant demandé un présent, Artaxerxe le lui 
envoya en lui faisant dire : « Le roi te donne 
« ce présent parce que tu lui as apporté le se- 
« cond la bonne nouvelle : car c’est Artasyras 


_ Mb. dat: ii 


ARTAXERXE. 119 
« qui lui a le premier appris la mort de Cyrus, 
« et tu es venu après lui. » 

XVI. Mithridate se retira fort affligé, mais 
sans se plaindre. Pour le malheureux Carien , 
il fut victime de sa sottise, qui excita en lui 
une passion trop ordinaire aux hommes. Cor- 
rompu sans doute par sa nouvelle fortune , et 
se persuadant qu’il pouvait aspirer à de plus 
grandes choses que son état ne le comportait, 
il ne voulut pas recevoir les présens da roi 
comme la simple récompense d’une bonne nou- 
velle qu’il eût apportée ; et dans un mouvement 
de colère il protesta hautement que nu! autre 
que lui n’avait tué Cyrus, et que c’était injus- 
tement qu'on lui en enlevait la gloire. Le roi, 
irrité de ses plaintes , ordonna qu’on lui tran- 
chât la tête. La reine Parysatis était présente 
lorsqu'il donna cet ordre. « Seigneur, lui dit- 
« elle, ne punissez pas d’un si doux supplice 
« ce misérable Carien , et laissez-moi lui don- 
« ner la digne récompense de l’action dont il 
« osese vanter. » Le roi le lui ayant abandonne, 
elle le fit prendre par les bourreaux, et leur 
ordonna de le tenir à la torture pendant dix 
jours . de lui arracher ensuite les yeux, et de 
lui verser de l’airain fondu dans les oreilles jus- 
qu’à ce qu'il eût expiré dans cet horrible sup- 
plice. 


120 ARTAXERXE. 

XVII. Mithridate, peu de temps après , dut 
également sa perte à son imprudence. Invité à 
un repas où se trouvaient les eunuques du roi 
et ceux de la reine sa mère, il s’y rendit paré 
de la robe et des joyaux dont Artaxerxe lui 
avait fait présent. Quand , à la fin du repas, 
on se fut mis à boire, celui des eunuques de 
Parysatis qui avait le plus de crédit auprès 
d’elle adressant la parole à cet officier : « Mi- 
«thridate, lui dit-il, quelle belle robe le roi 
« t'a donnée! quels bracelets! quels colliers! 
« quel riche cimeterre ! Il n’est personne qui 
« ne t’admire et qui ne porte envie à ton bon- 
«Cheur. » Mithridate , déjà échauffé par les fu- 
mées du vin : « Eh! mon cher Sparamixas, lui 
« répondit-il, qu'est-ce que cela au prix des 
« récompenses dont je me montrai digne le jour 
« de la bataille? — Mithridate , reprit l’eunu- 
« que en souriant, je suis loin de te porter en- 
«vie; mais puisque, selon le proverbe des 
« Grecs, la vérité est dans le vin, quel est 
« donc, mon ami, ce grand-exploit d’avoir ra- 
« massé la housse d'un cheval et de lavoir por- 
« tée au roi? » Quand il parlait ainsi , ce n'é- 
tait pas qu'il ne sût la vérité; mais il voulait 
que Mithridates’ouvrit devant des témoins; et il 
provoquait ainsi la légèreté d’un homme qui, 
devenu indiscret pour avoir trop bu, n’était 


ARTAXERXE. 121 
plus maître de sa langue. « Vous autres , reprit 
« Mithridate, vous parlereztant qu’il vous plaira 
« de housses de cheval et d’autres sottises pa- 
« reilles ; pour moi, je vous déclare sans dé- 
« tour que c’est de cette main que Cyrus a péri. 
« Je ne lui portai pas, comme Artagerses , un 
« coup inutile et sans effet ; je le frappai dans 
« la tempe, tout près de l’œil; et lui pergant 
« la tête d’outre en outre, je le renversai par 
« terre , et il mourut de cette blessure. » Tous 
les convives, prévoyant la fin malheureuse de 
Mithridate, baissèrent les yeux à terre; et ce- 
lui qui donnait le repas prenant la parole : 
« Mithridate, lui dit-il, buvons et faisons bonne 
« chère en adorant le génie du roi, et laissons 
« là ces propos qui sont au-dessus de nous. » 

XVIII. L’eunuque , au sortir de table, alla 
rapporter à Parysatis le propos de Mithridate ; 
et la reine en informa le roi, qui ne put voir 
sans indignation que cet officier démentit sa 
prétention, et lui enlevät ce qu’il y avait de 
plus glorieux et de plus flatteur pour lui dans 
la victoire : çar il voulait que les barbares et 
les Grecs crussent tous que, dans les attaques 
qui avaient eu lieu pendant la mêlée, il avait 
recu une blessure de son frère , et lui en avait 
fait une dont il était mort; il condamna done 
Mithridate à mourir du supplice des auges. Voici 

VIES DES HOMMES ILL,—T, XVI, 11 


122 ARTAXERXE. 
en quoi il consiste : on prend deux auges d’é- 

gale grandeur qui s’emboîtent l’une dans l’au- 
tre; on couche l’homme condamné sur ie dos 


dans une de ces auges, et l’on applique la se- 
conde sur celle-ci , ‘de manière que la tête, les 


mains et les pieds débordent les auges , et que 
tout le reste du corps est entièrement couvert. 
On donne à manger à cet homme ainsi placé; 
s’il refuse la nourriture, on le force de ja pren- 
dre en lui piquant les yeux avec des alénes ; on 
lui fait boire du miel détrempé dans du lait, 
qu’on lui verse non seulement dans la bouche, 
mais encore sur le visage ; on lui tient les yeux 
toujours tournés vers le soleil, er sorte que son 
visage est tout couvert de mouches. Obligé de 
satisfaire dans cette auge à tous les besoins qui : 
sont les suites de la nourriture et de la boisson, 
la corruption et la pourriture dans lesquelles il 
est plonge engendrent une quantité prodigieuse 
de vers qui lui rongent tout le corps et penè- 
trent jusque dans les viscères. Quand on est 
bien assuré de sa mort, on ôte l’auge supé- 
rieure , et l'on trouve ses chairs mangees par 
ces insectes, qui sont attachés par essaims à ses 
entrailles, et qui les rongent encore. Mithri- 
date , consumé lentement par ce supplice, mou- 
rut à peine au bout de dix-sept jours. 

XIX. ἢ restait à Parysatis, pour consommer 


ΑΒΤΆΧΕΒΧΕ. 125 
sa vengeance, de faire périr Mésabates, l’eu- 
nuque du roi qui avait coupe la tête et la main 
de Cyrus; mais comme il ne donnait aucune 
prise sur lui, voici la trame qu’elle ourdit pour 
ie perdre. C'était une femme adroite et qui 
jouait très bien aux dés, Avant la guerre , elle 
faisait souvent la partie du roi; et la guerre 
finie, lorsqu'elle fut rentrée en grâce auprès 
de lui, loin de se refuser à ces amusemens, 
elle jouait toujours avec son fils, et le servait 
même dans ses amours, dont il ne lui faisait 
point mystère, Elle ne le quittait presque ja- 
mais , laissant à peine à Statira le temps de le 
voir et de s’entretenir avec lui : car elle avait 
contre cette princesse une haine implacable, 
et voulait d’ailleurs s’assurer le plus grand cré- 
dit auprès d’Artaxerxe. Trouvant un jour le 
roi dans un grand loisir où il ne cherchait qu’à 
s'amuser, elle lui propose de jouer aux dés mille 
dariques. Le roi ayant accepté, elle se laisse 
perdre à dessein et le paie; mais feignant du 
chagrin et du dépit de sa perte, elle demande 
sa revanche , et propose de jouer un eunuque. 
ÂArtaxerxe y consent ; ils conviennent que cha- 
cun d’eux exceptera cinq de ses eunuques les 
plus fidèles , et que sur tous les autres le vain- 
queur en choisira un , que le perdant sera tenu 
de livrer, Ïls jouent ἃ cette condition. La reine 


124 ARTAXERXE. 
met au jeu toute l’application et toute l'adresse 
dont elle est capable. Favorisée d’ailleurs par 
la fortune , elle gagne la partie et choisit Me- 
sabates, qui n’était pas de ceux qu’Artaxerxe 
avait exceptés. Elle ne l’a pas plus tôt en sa 
puissance , qu'avant que le roi püt avoir aucun 
soupcon de son dessein elle le livre aux bour- 
reaux, et leur ordonne de l’écorcher vif, d’e- 
tendre ensuite son corps en travers sur trois 
croix , et sa peau sur trois pieux. Quand le roi 
eut appris cette barbare exécution , il en fut 
très affligé, et lui en témoigna toute son indi- 
gnation; mais Parysatis ne fit qu’en rire, et lui 
dit en plaisantant : « En vérité, vous avez 
« bonne grâce de vous mettre ainsi en colère 
« pour un méchant eunuque décrépit ; et mot, 
« qui ai perdu mille dariques, je prends pa- 
« tience et ne dis mot. » Le roi, chagrin d’a- 
voir été trompé, ne donna cependant aucune 
suite à son ressentiment ; mais la reine Statira, 
irritée des cruautés de Parysatis, à qui d’ail- 
leurs elle était opposée en tout, se plaignit 
que, pour venger la mort de Cyrus, elle fît pé- 
rir avec autant d’injustice que de barbarie les 
plus fidèles sujets du roi. 

XX. Après que Tissapherne, au mépris de 
la foi qu'il avait jurée , eut trompé Cléarque 
et les autres capitaines grecs, et que les ayant 


ARTAXERXE. 125 
fait arrêter 1] les eut envoyés au roi chargés 
de fers, Cléarque pria Ctesias, au rapport 
même de cet historien , de lui procurer un pei- 
gue; il l’obtint, et eut tant de plaisir à se pei- 
gper, qu'en reconnaissance il fit présent à Cté- 
sias de son cachet, afin que s’il allait jamais à 
Lacédémone, ce fût auprès de ses parens et 
de ses amis un gage de l’amitié qui les avait 
unis.Sur cecachet était gravée une danse de Ca- 
ryatides (4). Ctésias rapporte aussi que les sol- 
dats prisonniers avec Cléarque s’emparaient des 
vivres qu'on envoyait à cet officier, et ne lui 
en laissaient qu'une très petite portion; que 
pour remédier à cet abus il obtint qu’on don- 
nât en particulier plus de vivres à Cléarque, et 
qu'on servit séparément les autres Grecs; ce 
qu'il fit, ajoute-t-il encore, du consentement 
et même du gré de Parysatis. Comme il y avait 
tous les jours un jambon dans les provisions 
qu’on portait à Cléarque, ce capitaine insinua 
à Ctésias de cacher dans ce jambon un petit 
poignard , afin que sa vie ne fût pas livrée à la 
cruauté du roi; mais Ctésias le refusa , par la 
crainte du ressentiment d’Artaxerxe. Parysatis 
avait prié son fils de ne pas faire mourir Cléar- 
que, et ce prince le lui avait promis avec ser- 
ment ; mais ensuite, à la persuasion de la reine 
Statira , 1] fit mettre à mort tous les prisonniers, 

11, 


126 ARTAXERXE. 

excepté Ménon. Dès ce moment Parysatis s’oc- 
cupa des moyens de faire périr cette reiñe , en 
lui donnant du poison. Mais ce récit de Ctésias 
n’a aucune vraisemblance, et la raison qu’il 
donne est absurde. Quelle apparence en effet 
que Parysatis, pour l’amour de Cléarque, eût 
osé tenter l’entreprise, aussi périlleuse que 
cruelle, d’empoisonner la femme légitime de 
son roi, qui en avait des enfans destinés au 
trône ? Il est aisé de voir que cet écrivain, pour 
honorer la mémoire de Cléarque , fait de cette 
partie de son histoire une vraie fable de tragé- 
die. Il raconte que les corps des capitaines fu- 
rent , après leur mort, déchirés par les chiens 
et par les oiseaux de proie; mais qu’un tour- 
billon de vent qui s’eleva tout à coup porta 
sur le corps de Cléarque une grande quantité 
desable qui le couvrit en entier, et lui fit comme 
un tombeau autour duquel il crût quelques 
palmiers qui formèrent en peu de temps un 
bois agréable, et ombragèrent tous les envi- 
rons , ce qui donna au roi un vif regret d’avoir 
fait mourir dans Cléarque un homme chéri des. 
dieux. Parysatis n’eut done d’autre motif d’em- 
poisonuer Statira que la haine et la jalousie 
qu’elle avait conçues depuis long-temps contre 
cette reine. Elle s’apercevait que le crédit dont 
elle jouissait elle-même auprès du roi ne venait 


ARTAXERXE. 127 
que du respect filial qu’il conservait encore, et 
que le pouvoir de Statira , fruit de l’amour et 
de la confiance de son mari, avait des fonde- 
mens plus solides et plus inébranlables. Voilà 
ce qui lui fit exécuter un dessein si hasardeux , 
sentant bien qu’il y allait de tout pour elle de 
s’en défaire. 

XXI. Elle avait à son service une femme nom- 
mée Gigis, en qui elle avait une entière con- 
fiance et qui ponvait tout sur elle. Cette femme, 
au rapport de Dinon, fut l’instrument de son 
crime ; suivant Ctésias , elle fut seulement dans 
le secret et contre son gré. Il nomme Bélitaras 
celui qui donna le poison ; Dinon l'appelle Me- 
lantas. Les deux reines s'étaient réconciliées en 
apparence, et semblaient avoir oublié leurs 
querelles et ieurs soupcons; elles se rendaient vi- 
site et mangeaient l’une chez l’autre; mais com- 
me elles étaient mutuellement dans la crainte, 
elles se tenaient sur leurs gardes, et ne man- 
geaient que des mèmes mets et des mèmes mor- 
ceaux. Il y a en Perse un petit oiseau qui n’a 
point d’excrémens, et dont les intestins sont 
remplis de graisse, ce qui fait croire qu'il se 
nourrit de vent et de rosée ; il s'appelle ryn- 
tacès. Ctésias dit que Parysatis ayant pris un 
de ces oiseaux, le coupa par le milieu avec un 
couteau, dont un des côtés était frotte de pai- 


128 ARTAXERXE. 

son ; qu'elle mangea la moitié saine de l'oiseau, 
et donna à la jeune reine l’autre moitié , que le 
contact du couteau avait empoisonnée. Mais. 
suivant Dinon, ce fut Mélantas et non Parysa- 
tis qui coupa les viandes, et mit devant Sta- 
tira celles qui avaient été infectées par le poi- 
son, Les douleurs aiguës et les convulsions vio- 
lentes qui accompagnèrent la mort de la reine 
ne lui laissèrent aucun doute sur la cause de son 
* mal, et donnèrent au roi, des soupçons contre 
sa mère, dont il connaissait le caractère vindi- 
catif et cruel. Pour s’en assurer, il fit arrêter 
et mettre à la torture tous les officiers et tous 
les domestiques de sa mère. Elle retint long- 
temps Gigis renfermée dans son appartement, 
et refusa constamment de la livrer au roi. Enfin 
cette femme ayant prié Parysatis de la laisser 
aller la nuit dans sa maison , Artaxerxe, qui en 
fut averti, plaça des gardes sur son chemin ; 
elle fut enlevée et condamnée au supplice dont 
les lois des Perses punissent les empoisonneurs. 
On leur met la tête sur une pierre fort large, 
et on la leur frappe avec une autre pierre jus- 
qu’à ce qu’elle soit entièrement écrasée et le vi- 
sage tout applati. Gigis subit ce supplice. Pour 
Parysatis , le roi ne lui dit et ne lui fit d'autre 
mal que de la reléguer à Babylone qu’elle avait 
elle-nrême choisi pour le lieu de son exil ; il lui 


ARTAXERXE. 129 
protesta que tant qu’elle y serait il ne verrait 
pas même cette ville. Telle était la situation des 
affaires domestiques d’Artaxerxe. 

XXIL. Le roi n'avait pas moins désiré d’avoir 
en sa puissance les troupes grecques qui avaient 
combattu pour Cyrus que de vaincre ce prince 
et de conserver son royaume; mais il ne put 
y parvenir : ces troupes, après avoir perdu 
Cyrus leur général , et les autres chefs qui les 
commandaient , se sauvèrent pour ainsi dire du 
milieu de son palais, après avoir, par leur 
propre expérience , démontré à toute la Grèce 
que la grandeur des Perses et de leur roi ne 
consistait que dans leur or, dans leur luxe, 
dans leurs femmes, et que tout le reste n’était 
que faste etostentation., Aussi la Grèce en con- 
cut-elle autant de confiance en ses forces que 
de mépris pour les barbares; les Lacédémo- 
niens en particulier sentirent qu'ils ne pour- 
raient sans honte laisser encore les Grecs d’A- 
sie dans la servitude des Perses, et qu’il était 
temps de mettre fin aux outrages dont on les 
accablait. [15 avaient déjà porté la guerre en 
Asie, commandés d’abord par Thimbron , en- 
suite par Dercyllidas ; mais ces deux généraux 
n'ayant rien fait de mémorable, ils confièrent 
à leur roi Agésilas la conduite de cette guerre. 
Il se rendit par mer én Asie , où ses premiers 


130 ABTAXERXE. 

exploits lui acquirent une grande répntation ; 
il vainquit Tissapherne en bataille rangée ; et 
cette victoire entraîna la défection d’un grand 
nombre de villes. 

XXIIL. Artaxerxe, instruit par ces revers , 
imagina un nouveau plan d’attaque contre les 
Spartiates ; il envoya en Grèce Hermocrate de 
Rhodes, avec des sommes considérables pour 
corrompre ceux qui avaient le plus d’autorité 
dans les villes , et soulever tous les autres peu- 
ples contre Lacédémone. Hermocrate remplit 
très bien sa commission : les plus grandes villes 
se liguèrent contre les Spartiates; et les magis- 
trats de Lacédémone voyant tout le Péloponnèse 
dans l’agitation , rappelèrent d’Asie Agésilas, 
qui, en partant, dit à ses amis que le roi le 
chassait d'Asie avec trente mille archers : car 
la monnaie des Perses porte l'empreinte d’un 
archer. Artaxerxe enleva aussi aux Lacédémo- 
niens l'empire de la mer, avec le secours de 
Conon, général des Athéniens , qui joignit sa 
flotte à celle du satrape Pharnabaze , car de- 
puis la défaite d’Ægos-Potamos Conon s'était 
toujours tenu dans l’île de Cypre, moins pour 
y trouver sa sûreté que pour attendre quelque 
changement dans les affaires, comme on at- 
tend la marée pour s’embarquer. Il sentait que 
les projets qu’il avait conçus demandaient une 


ARTAXERXE. 151 
grande puissance , et qu’il manquait à celle du 
roi un homme capable de la diriger. I écrivit 
donc à ce prince pour lui communiquer ses 
vues, et chargea son envoyé de faire donner la 
lettre par Zenon de Crète ou par Polycrite de 
Mendès ( le premier était un danseur , et l’au- 
tre un médecin }); ou s’ils étaient tous deux ab- 
sens, de la remettre au médecin Ctésias. C’est 
à celui-ci que la lettre fut donnée. On pré- 
tend qu’il ajouta à ce qu’elle contenait que 
Conon priait le roi de lui envoyer Ctésias, 
comme celui qu’il pouvait employer le plus 
utilement dans les affaires de la marine. Sui- 
vant Ctésias, ce fut Artaxerxe qui, de son 
propre mouvement , lui confia cette commis- 
sion. 

XXIV. La bataille navale que les flottes com- 
binées de Conon et de Pharnabaze gagnèrent 
auprès de Cnide ayant dépouillé les Lacédé- 
moniens de l'empire de la mer, et attire au 
parti d’Artaxerxe toutes les villes dela Grèce, ce 
prince donna aux Grecs cette paix fameuse 
dont il dicta les conditions, et qui fut appelée 
la paix d’Antalcidas. C'était un Spartiate, fils 
de Léon , si zélé pour les intérêts du roi, qu’il 
lui fit céder par les Lacédemoniens toutes les 
villes grecques d'Asie, avec les îles qui en fai- 
saient partie, et tous les tributs qu’on en reti- 


152 ARTAXERXE. 

rait. Telles furent les conditions de cette paix, 
si toutefois on peut appeler de ce nom un traité 
perfide qui fit l’opprobre de la Grèce, et dont 
l'issue fut plus ignominieuse que n’aurait pu 
l'être la guerre la plus funeste. Aussi Artaxerxe, 
qui jusque-là ava.t eu horreur des Spartiates , 
qu'il regardait, suivant Dinon , comme les plus 
impudens des hom’nes, donna-t-il à Antalci- 
das , lorsqu'il l’eut à sa cour , des témoignages 
d’une amitié singulière. Un jour, à table , il 
prit une couronne de fleurs , qu'il trempa dans 
une essence du plus grand prix, et l’envoya à 
ce Spartiate, faveur qui surprit beaucoup tous 
les convives. ἢ] est vrai qu’Antalcidas était di- 
gne de vivre dans les délices des Perses, et de 
recevoir une pareille couronne , lui qui, dans 
une danse, avait contrefait publiquement Léo- 
nidas et Callicratidas. Quelqu'un, à cette oc- 
casion , ayant dit à Agésilas : « Que la Grèceest 
« malheureuse de voir les Lacédémoniens per- 
« sister ! Dis plutôt, répondit Agesilas , que 
« les Perses /aconisent.» Mais la finesse de 
cette réponse n’effaca point la honte de l'action 
d’Antalcidas ; et peu de temps après la défaite 
de Leuctres leur enleva la prééminence qu’ils 
avaient eue jusqu'alors sur la Grèce, comme 
cette paix avait éclipse toute leur gloire. Quand 
Sparte tenait le premier rang dans la Grèce , 


ARTAXERXE. 139 
Artaxerxe donnait à Antalcidas les noms d'hôte 
et d’ami ; mais après que la déroute de Leuc- 
tres les eut réduits à une extrême faiblesse, et 
que le besoin où ils étaient d’argent les eut obli- 
gés d'envoyer Agésilas en Egypte, Antalcidas, 
de son côté , étant retourné auprès d’Artaxerxe 
pour l’engager à secourir les Lacédémoniens, 
ce prince n’eut point d’égard pour sa demande ; 
il lui témoigna même un tel mépris, que, chassé 
de sa cour , Antalcidas retourna honteusement à 
Sparte, où , devenu le jouet de ses ennemis, et 
craignant d’être puni par les éphores, il se 
laissa mourir de faim. 

XXV. Pélopidas, qui avait déjà remporté la 
victoire de Leuctres {*), et Isménias , tous deux 
de Thèbes, allèrent aussi à la cour d’Artaxerxe. 
Pélopidas n’y fit rien dont il pût avoir à rou- 
gir; mais Ismenias, à qui l’on ordonna d’ado- 
rer le roi, laissa tomber son anneau aux pieds 
de ce prince , et en se baïssant pour le relever, 
il parut lavoir adoré. L’Athénien Timagoras, 
qui était aussi à cette cour, ayant écrit au roi 
par un secrétaire , nommé Belouris, pour lui 
faire passer quelque avis secret, Artaxerxe, 


( Pélopidas eut beaucoup de part à Ja victoire de 
Leuctres; mais la principale gloire en est due à Épami- 
nondas, qui commandait en chef. 

VIES DES HÔMMES ALL, — T, XVI, 12 


134 ARTAXERXE. 

pour lui en témoigner sa satisfaction , lui en- 
voya dix mille dariques ; et comme Timagoras 
était indisposé , il lui donna quatre-vingts va- 
ches qui le suivaient partout , et dont il prenait 
le lait. Il lui fit présent aussi d’un lit, de cou- 
vertures et de valets-de-chambre pour faire son 
lit, parce que les Grecs n’y étaient pas adroits, 
et enfin, d'esclaves pour le porter en litière 
jusqu’à la mer, à cause de son indisposition. 
Tant que cet Athenien fut à la cour, le roi lui 
entretint une table très bien servie; et Osta- 
nes , frère d’Artaxerxe, lui dit un jour : « Ti- 
« magoras, souviens-toi de cette table, ce n’est 
« pas pour rien qu’elle est si magnifiquement 
« servie. » Il voulait moins par là exciter sa 
reconnaissance que lui reprocher sa trahison. 
Les Athéniens le condamnèrent à mort pour 
avoir recu de l’argent du roi. 

XXVI. Artaxerxe compensa, dans l'esprit 
des Grecs, tous les déplaisirs qu’il leur avait 
causés , en faisant mourir Tissapherne , l’enne- 
mi le plus déclaré et le plus implacable qu’ils 
eussent. Parysatis contribua beaucoup à sa 
mort, par le poids qu’elle donna aux imputa- 
tions dont il était chargé, car le roi n’avait pas 
conservé long-temps sa colère contre cette 
reine ; il s'était réconcilié avec elle, et l’avait 
rappelee à la cour, parce qu’il voyait en elle un 


ARTAXERXE. \ +95 
grand sens et un esprit fait pour gouverner ; 
d’ailleurs 1] ne subsistait plus de motif qui les 
empéchät de bien vivre ensemble, et qui püt 
renouveler leurs soupcons et leurs chagrins. 
Dès ce moment, elle n’eut d’autre soin que de 
lui complaire en tout , et de ne rien blimer de 
ce qu'il faisait, Cette conduite lui donna le plus 
grand pouvoir sur l’esprit du roi, et lui fit ob- 
tenir tout ce qu’elle voulut. Elle s’apercut qu’il 
était passionnément amoureux d’une deses pro- 
pres filles , nommée Atossa , mais que la crainte 
de sa mère lui faisait cacher et contenir avec 
soin sa passion, quoique selon quelques au- 
teurs il eüt déjà euavecelle uncommercesecret. 

XXVITI. Dès que Parysatis eut découvert sa 
passion , elle témoigna à cette jeune princesse 
beaucoup plus d'amitié qu'auparavant ; elle ne 
cessait de vanter à Artaxerxe sa beauté et l’é- 
lévation de son caractère, qui la rendaient digne 
du trône ; elle lui persuada enfin d’en faire son 
épouse légitime : « Mettez-vous, lui disait-elle, 
« au-dessus des lois et des opinions des Grecs; 
« c’est vous que Dieu a dunné aux Perses pour 
« loi et pour règle de tout ce qui est vicieux 
« ou honnête. » Quelques historiens, entre au- 
tres Héraclide de Cumes (*), prétendent qu’Ar- 


Il avait écrit l’histoire des Perses en cinq livres. 


τοῦ ARTAXERXE. 

taxerxe, outre cette première fille, en épousa 
une seconde , nommée Amestris, dont nous par- 
lerons bientôt. Il eut tant d’amour pour Atossa 
lorsqu'elle fut devenue sa femme , que l'espèce 
de lèpre qui vint à cette princesse, et qui Jui 
couvrit tout le corps, ne lui donna aucun éloi- 
gnement pour elle. Il était sans cesse en prières 
dans le temple de Junon, l’implorant pour sa 
femme, et se prosternait jusqu’à terre devant 
sa statue. Ses satrapes et ses amis envoyèrent | 
par son ordre à la déesse une si grande quan- 
tité de présens, que tout l'espace compris en- 
tre le palais et le temple, qui était de seize 
stades (*), fut couvert d’or, d'argent , d’étoffes 
de pourpre, et de chevaux. 

XXVIIL. Artaxerxe ayant déclaré la guerre 
aux Égyptiens, nomma pour commander l’ar- 
mée Pharnabaze et Iphicrate (**), dont les di- 
visions rendirent cette expédition inutile. Il 
marcha depuis en personne contre les Cadu- 
siens , à la tête de trois cent mille hommes de 
pied et de dix mille chevaux. Entré dans un 
pays pre et difficile, toujours couvert de nua- 
ges, qui ne produit ni blé ni fruits, et ne nour- 
rit ses fiers et belliqueux habitans que de poires 


(%) Un peu plus de trois quarts de lieue. 


(*x) Général athénien fort connu, 


ARTAXERXE. 157 
et,de pommes sauvages, il fut surpris par la 
disette, et se vit exposé aux plus grands dan- 
gers. On ne trouvait rien à manger, et l’on ne 
pouvait tirer des vivres d'aucun autre endroit ; 
ses troupes ne vivaient que de bêtes de somme, 
qui devinrent même si rares, qu'on ne pouvait 
avoir qu'avec peine une tête d'âne pour soixante 
drachmes (*). La table même du roi vint à man- 
quer , et il restait très peu de chevaux, parce 
que les autres avaient servi à nourrir l’armée. 

XXIX. Dans cette situation ficheuse , Tiri- 
baze , homme que son courage avait souvent 
élevé au plus haut rang , mais que sa légèreté 
en avait autant de fois fait descendre , et qui 
alors n’avait ni crédit ni considération , sauva 
le roi et l’armée. Les Cadusiens avaient deux 
rois qui campaient séparément ; Tiribaze , après 
avoir communiqué son projet à Arte sente va 
trouver l’un de ces princes , et envoie secrète- 
ment sou fils vers l’autre ; chacun d’eux trompa 
le roi auprès duquel il était allé, en lui assu- 
rant que l’autre avait envoyé des ambassadeurs 
à Artaxerxe pour traiter de la paix et faire al- 
liance avec lui. « Si donc, ajouta-il, vous êtes 
« sage, hâtez-vous de prendre les devants et 
« de traiter avec Artaxerxe ; je vous secoude- 


(*)54 liv. de notre monnaie. 


198 ARTAXERXE. 
« rai de tout mon pouvoir. » Les deux rois , 
ajoutant foi à leurs paroles, et persuadés cha- 
cun de son côté que son collègue lui portait 
envie, envoyèrent des ambassadeurs à Arta- 
xerxe, les uns avec Tiribaze et les autres avec 
le fils de cet officier. La durée de cette négocia- 
tion donnait déja des soupçons à Artaxerxe con- 
tre Tiribaze, et l’on commencait à le calom- 
nier ; le roi même en prenait du chagrim, et se 
repentait de la confiance qu’ilavait prise en lui. 
Sesenvieux en profitèrent pour l’accuser ouver- 
tement; mais enfin il arriva de son côté et son 
fils de l’autre, suivis chacun d’ambassadeurs 
cadusiens. Les articles du traité furent conve- 
nus , et la paix conclue avec les deux rois. 
XXX. La fortune de Tiribaze devint plus bril- 
lante que jamais, et le roi le prit avec lui dans 
le retour. Artaxerxe prouva dans cette ocea- 
sion que la mollesse et la licheté ne sont pas, 
comme on le croit ordinairement, l’effet du 
luxe et des délices, et qu’elles naissent plutôt 
d’un naturel bas et vicieux qui se laisse en- 
traîner à des opinions fausses. Ni l'or, ni la 
pourpre, ni les pierreries dont il était couvert, 
et qui montaient à douze mille talens (*), ne 
l’empèchèrent de supporter le travail et la fa- 


(*) Environ 60 millions. 


ARTAXERXE. 139 
tigue comme les derniers des soldats. Chargé 
de son carquois et de son bouclier, il descen- 
dait de cheval et marchait le premier à pied 
dars des chemins montueux et rudes. Les sol- 
dats, témoins de sa force et de son ardeur, en 
devinrent si agiles, qu’ils semblaient moins 
marcher que voler, car on faisait par jour plus 
de deux cents stades (*). Quand 1] fut fut arrivé 
à une de ses maisons royales, dont les jardins, 
admirablement ornés, n’étaient entourés que 
d’une plaine toute nue où l’on ne trouvait pas 
un seul arbre, il permit à sessoldats, pour adou- 
cir la rigueur du froid , d’abattre les arbres de 
son parc, sans épargner ni les cyprès ni les 
pins. Comme il les vit balancer à couper des 
arbres d’une grandeur et d’une beauté merveil- 
leuse , il prit une hache , et commença à cou- 
per l’arbre le plus grand et le plus beau. Alors 
les soldats abattirent tout le bois dont ils eurent 
besoin , et allumèrent de grands feux qui leur 
firent passer une nuit commode, Artaxerxe ren- 
tra dans sa capitale après avoir perdu un grand 
nombre deses meilleurs soldats, et presque tous 
ses chevaux. La pensée qu'il eut que le mauvais 
succès de cette guerre avait ἀὰ lui attirer le mé- 
pris des courtisans lui rendit suspects les pre- 


(5) Dix lieues, 


140 ARTAXERXE. 8 
miers d’entre eux; il en sacrifia plusieurs à la 
colère, et un plus grand nombre à la crainte : 
car cette dernière passion est la plus sangui- 
_Baire dans les tyrans ; le courage au contraire 
rend les hommes doux , humains et inaccessi- 
bles au soupcon. Aussi voyons-nous queles ani- 
maux craintifs et timides sont les plus difficiles 
à adoucir et à apprivoiser, au lieu que les ani- 
aux courageux, à qui leur force donne de la 
confiance , ne se refusent pas aux caresses des 
hommes. 

XXXL. Artaxerxe, parvenu à la vieillesse, 
s’aperçut qu’il y avait de la division entre ses 
deux fils pour la succession à l'empire, et que 
leur rivalité partageait ses amis et ses courti- 
sans. Les plus sensés d’entre eux trouvaient 
juste que comme Artaxerxe avait régné par 
droit d’aïînesse il laissit le trône à Darius son 
fils aîné; mais le plus jeune, nommé Ochus, 
uaturellement vif et emporté, avait dans le pa- 
lais un parti nombreux ; il comptait d’ailleurs , 
pour gagner son père , sur le crédit d’Atossa , à 
qui il faisait assidûment sa cour, et qu'il flattait 


ι΄, 


de Ἰ᾽εβροὶν de l’épouser après la mort de son 


père. On disait même qu’il avait eu avec cette 
reine un commerce très secret qu'Artaxerxe 
avait ignoré, Le roi, pour ôter sur-le-champ 
à Ochus toutes ses espérances, et empêcher 


“ 


᾿ 


ARTAXERXE. 141 
qu'en imitant l’audace de Cyrus il ne livrât 
de nouveau le royaume à des séditions et à des 
troubles , déclara roi Darius, qui était dans sa 
vingt-cinquième année, et lui permit de porter 
la tiare droite. 

XXXII. C’est l’usage en Perse que celui qui 
vient d’être désigné héritier de la couronne 
demande une grâce au roi régnant; et celui-ci 
ne peut lui rien refuser, pourvu que la chose 
soit possible. Darius demanda la courtisane As- 
pasie, que Cyrus (*) avait le plus aimée de 
toutes ses maîtresses , et qui alors était concu- 
bine du roi. Née de parens libres, ἃ Phocée 
en lonie, elle avait reçu une éducation hon- 
nête. Un soir elle fut menée au souper de Cy- 
rus , avec plusieurs autres femmes qui s’assirent 
auprès de ce prince , et se prêtèrent sans peine 
à ses jeux et à ses plaisanteries, Aspasie se te- 
nait debout et en silence auprès de la table; 
et lorsque Cyrus appela, elle refusa de s’ap- 
procher. Ses officiers s'étant mis en devoir de 
ly conduire de force : « Le premier de vous, 
« leur dit-elle, qui mettra la main sur moi s’en 
« repentira. » Les courtisans la traitèrent de 
grossière et de sauvage ; mais Cyrus, charmé 
de sa retenue, ne fit qu’en rire, et dit à celui 


(*) Celui dont on a vu plus haut la fin tragique, 


142 ARTAXERXE. 
qui avait amené ces femmes : « Tu vois que 
« de toutes c’est la seule qui soit vertueuse et 
« véritablement libre. » Depuis ce jour-là, Cy- 
rus s’attacha singulièrement à elle, l’aima plus 
que toutes ses autres maîtresses, et lui donna 
le titre de sage. Après que ce prince eut été tué 
dans la bataille, elle fut prise au pillage du 
camp. La demande qu'en fit Darius affligea son 
père, car telle est la jalousie des barbares pour 
les objets de leur amour que c’est un crime 
capital non seulement de toucher une maï- 
tresse du roi ou de lui parler, mais même de 
passer dans un chemin devant les chars qui por- 
tent ses concubines, Artaxerxe , quoiqu'il eût 
épousé par amour la reine Atossa , contre les 
lois de Perse, avait en outre trois cent soixante 
concubines , toutes parfaitement belles. Cepen- 
dant lorsque Darius lui demanda Aspasie, il 
lui répondit qu'elle était libre , qu’il pouvait la 
prendre si elle y consentait ; mais qu’il ne vou- 
lait pas qu’on usit de violence envers elle. On 
fit donc venir Aspasie, qui , contre l'attente du 
roi, préféra Darius. Artaxerxe, forcé d’obéir 
à la loi, la lui céda; mais il ne tarda pas à la 
lui enlever et à la consacrer prètresse du tem 
ple de Diane Anitis, à Ecbatane, pour y vivre 
dans la chasteté le reste de ses jours. Il crut ne 
tirer par là , de la demande de son fils, qu’une 


ARTAXERXE. 145 

vengeance modérée, qui ne pourrait pas lui 

paraître trop sévère, et qu’il ne prendrait que 

pour une plaisanterie ; mais Darius ne la reçut 

pas avec modération , soit qu’il füt passionné 

pour Aspasie , soit qu'il se crût joué et outragé 
ar son père. 

XXXIIL. Tiribaze, qui s’apercut du ressenti- 
ment de Darius , et qui, dans l’injure faite à ce 
jeune prince reconnut celle qu’il avait éprou- 
vée lui-même, s’appliqua à l'irriter davantage. 
L’affront dont il avait personnellement à se 
plaindre c’est que de plusieurs filles qu'avait 
Artaxerxe il promit de marier Apama à Phar- 
nabaze, Rhodogune à Oronte, et Amestris à 
Tiribaze. Il accomplit sa promesse à l'égard des 
deux premiers , mais il manqua de parole à Ti- 
ribaze , et épousa lui-même Amestris, en pro- 
mettant néanmoins, à 66 Courtisan Atossa, la 
plas jeune de ses filles ; mais il le trompa une 
seconde fois; et devenu amoureux d’Atossa , il 
la prit pour sa femme, comme nous l’avons dit 
plus haut. Tiribaze en conçut une haine vio- 
lente contre le roi, non qu’il füt naturellement 
porté à la révolte , mais il était léger et étourdi ; 
et tantôt traite par le roi à l’égal des premiers 
de sa cour, tautôt précipité du comble des hon- 
neurs, et méprisé de tout le monde, il ne sa- 


144 ARTAXERXE. 

vait supporter avec sagesse ni l’une ni l’autre 
fortune ; dans les honneurs, il se rendait odieux 
par sa fierté; dans la disgrace, incapable de 
plier, il n’en était que plus hautain et plus in- 
traitable. 

XXXIV. Les rapports fréquens que Tiribaze 
avait avec Darius ne firent donc qu’allumer 
de plus en plus le ressentiment de ce jeune 
prince ; il lui répétait sans cesse qu’ilne servait 
de rien de porter la tiare relevée, quand on ne 
cherchait pas aussi à releverson pouvoir. « Vous 
« êtes bien dans l’erreur, lui disait-il, si, pen- 
« dant que votre frère, appuyé du crédit des 
« femmes , travaille chaque jour à fortifier son 
« parti, et que vous avez un père dont l'esprit 
« affaibli varie continuellement dans ses des- 
« seins, vous croyez votre succession au trône 
« bien assurée. Artaxerxe, qui pour une pe- 
« tite courtisane a foule aux pieds une loi jus- 
« qu’à présent inviolable parmi les Perses , 
« sera-t-il fidèle à ses promesses dans les ob- 
« jets même les plus importans ? Ce n’est pas la 
« même chose pour Ochus de ne pas parvenir 
« ἃ la couronne, ou pour vous d’en être dé- 
« pouille, Rien ne l’empéchera de vivre heu= 
« reux dans une condition privee; mais vous, 
« après avoir été déclaré roi, il vous faut 


ARTAXERXE. 145 
« nécessairement ou régner Ou mourir. » On 
vit, en cette occasion , se vérifier ce mot de So- 
phocle : 


Avec facilité le mal se persuade, 


Le chemin qui mène à ce qu'on désire est une 
pente douce et unie; et la plupart des hommes 
désirent le mal, trompés par leur ignorance et 
leur inexpérience du bien. D’ailleurs, étendue 
de l'empire, et la crainte que Darius avait de 
son frère Ochus, fournissaient à Tiribaze des 
raisons puissantes. Enfin la déesse de Cypre in- 
flua aussi sur le ressentiment du prince, par 
l'enlèvement d’Aspasie. 

XXXV. Darius s’abandonna donc entière- 
ment à Tiribaze , et ce courtisan avait déjà ga- 
gné un grand nombre de conjures , lorsqu’un 
eunuque découvrit au roi la conjuration et la 
manière dont elle devait s’exécuter. Il savait 
que les complices avaient arrèté d’entrer la nuit 
dans l’appartement d’Ataxerxe, et de l’égor- 
ger dans son lit. Le roi ne pouvait, sans impru- 
dence, mépriser un tel danger, et négliger cette 
dénonciation; mais il aurait cru agir plus im- 
prudemment encore, en y ajoutant foi sans au- 
cune preuve, Il prit donc le parti d'ordonner 
à l’eunuque de ne pas perdre de vue les conju- 
rés et de s'attacher à tous leurs pas. Il fit per- 

VIES DES HOMMES ILL,—-T, XVI, 19 


146 ARTAXERXE. ᾿ 

cer ensuite le mur de sa chambre, derrière le 
lit, et y mit une porte qu'il couvrit d'une ta- 
pisserie. À l’heure indiquée par l’eunuque, il 
attendit les conjurés sur son lit, et ne se leva 
qu’après avoir eu le temps de les voir et de les 
reconnaître tous. Dès qu'il les vit tirer leurs 
poignards et s'approcher du lit, il leva promp- 
tement la tapisserie et se jeta dans la chambre 
voisine , dont il ferma la porte, en appelant à 
grands cris. Les conjurés, qui virent leur coup 
manqué , et qui ne purent douter que le roi ne 
les eût aperçus, s'enfuirent précipitamment, et 
conseillèrent à Tiribaze d’en faire autant, parce 
qu’il avait été reconnu. Ils se séparèrent tous 
dans leur fuite; mais Tiribaze, environné par 
les gardes du roi, se défendit avec vigueur et 
en tua plusieurs de sa main; ce ne fut qu'après 
une longue résistance qu’un coup de javeline 
lancée de loin le renversa par terre. 

XXXVE. Darius fut arrêté avec ses enfans, 
et son procès instruit par les juges du coâseil 
du ΤΟΙ. qui n’assista pas lui-même au jugement, 
mais qui nomma des accusateurs à son fils, et or- 
donna aux greffiers d'écrire les avis des juges 
et de les lui apporter. Ils furent unanimes; et 
Darius ayant été condamné à mort, les huis- 
siers se saisirent de lui et le menèrent dans une 
chambre voisine. L’exécuteur appelé vint avec 


ARTAXERXE. 147 
le rasoir dont 1] 36 servait pour couper la gorge 
aux criminels; mais à la vue de Darius, saisi 
d'horreur , il recula vers la porte, n’ayant ni 
l'audace ni la force de porter la main sur la per. 
sonne de son roi. Les juges , qui étaient en de- 
hors de la chambre, lui ayant ordonné, sous 
peine d’être mis à mort, d'exécuter la sentence, 
il revint sur ses pas, saisit Darius par les che- 
veux , et lui coupa la gorge avec son rasoir. 
Quelques historiens disent que le jugement se 
fit en présence du roi; et que Darius, se voyant 
convaincu par des preuves évidentes, se jeta le 
visage contre terre, et adressa au roi les priè- 
res les plus vives; que le roi se leva, transporté 
de colere, et qu'ayant tiré son cimeterre , il ne 
cessa de le frapper 486 lorsqu'il le vit mort, 
Alors étant retourné à son palais, il adora le 
soleil, et dit à ses courtisans : « Retournez dans 
« vos maisons, seigneurs perses , et annoncez à 
« tout le monde que le grand Oromaze (ἢ) a 
« puni ceux qui avaient formé contre moi le 
« complot le plus criminel et le plus impie. » 
Telle fut l'issue de cette conspiration. 

XXXVIL. Ochus, soutenu par le crédit d’A- 


twssa, concut alors les plus grandes espérances ; 


(x) Oromaze était chez les Perses le principe du bien et 
«de toutes les créatures, 


145 ARTAXERXE. 

cependant il craignait encore Ariaspe , le seul 
des fils légitimes quirestât à Artaxerxe; etentre 
ses frères bâtards il redoutait Arsame. Les Per- 
ses désiraient Ariaspe pour roi, moins parce 
qu’il était l'aîné d’Ochus, qu’à cause de son ca- 
ractère doux, simple et humain. Arsame pas- 
sait pour avoir un grand sens, et Ochus n’igno- 
rait pas qu'il était tendrement aimé de son 
père. Il tendit donc des piéges à l’un et à l’au- 
tre; et comme il était aussi sanguinaire qu’ar- 
tificieux, il employa la cruauté contre Arsame 
et la ruse contre Ariaspe. [lenvoyait continuel- 
lement à celui-ci des eunuques et des amis du 
roi, pour lui rapporter des menaces terribles 
de la part de son père, qui, disaient-ils, avait 
résolu de lui faire souffrir une mort ignomi- 
nieuse et cruelle. Ces rapports, qu’on lui fai- 
sait tous les jours sous le plus grand secret, en 
Jui annonçant qu’une partie de ces menaces al- 
lait être exécutée sur-le-champ, et que les au- 
tres le seraient bientôt après, frappèrent ce 
jeune prince d’un tel étonnement, que, dans la 
frayeur et le désespoir dont il fut saisi, il pré- 
para lui-même un breuvage mortel qu’il avala, 
et se délivra ainsi de la vie. Ce genre de mort 
affligea vivement le roi, qui pleura tendrement 
son fils; il en soupconna la cause; mais, son 
extrême vieillesse ne lui permettant pas d’en 


ARTAXERXE. 149 
faire la recherche et d’en acquérir la convic- 
tion , il en aima davantage Arsame , et ne dis- 
simula pas l’extrème confiance qu'il avait en 
lui. Ochus donc ne crut pasdevoir différer plus 
long-temps l'exécution de son projet ; il gagna 
Harpate, fils de Tiribaze, et se servit de sa main 
pour faire périr ce jeune prince. 

XXXVIIL. Dans l'extrême vieillesse où était 
Artaxerxe, la plus légère peine pouvait le con- 
duire au tombeau. Il ne soutint pas long-temps 
le chagrin que lui causa la mort d’Arsame; il 
mourut de regret et de douleur à l’âge de qua- 
ire-vingt-quatorze ans, après un règne de 
soixante-deux. Îllaissa la réputation d’un prince 
doux et ami de ses peuples; mais rien ne con- 
tribua tant à la lui assurer que la comparaison 
qu’on fit de lui avec son fils Ochus, qui, par sa 
cruauté et son naturel sanguinaire, surpassa les 
hommes les plus féroces. 


NOTES 


SUR ARTAXERXE. 


(1) Ctésias, né à Cnide, ville de Garie, fnt pendant 
dix sept ans, auprès d’Artaxerxe, en qualité de méde- 
cin, et jouit à sa cour d’une grande considération. Il 
avait composé plusieurs ouvrages, la plupart histori- 
ques. 

(2) Pasargades était une ville de Perse que Cyrus 
fit bâtir, et à laquelle il accorda de grands priviléges, 
parce qu'il avait battu Astyage dans l’endroiït où elle 
fut bâtie, : 

(3) Les rois de Perse avaient des ministres que l’on 
appelait les yeux du roi, et d’autres qu’on appelait les 
oreilles du roi ; c’étaient ceux qui lui rapportaient tout 
ce qu'ils avaient vu et entendu dans le royaume. 

(ὦ) Pausanias rapporte qu’en descendant du lieu 
appelé Hermès, le troisième détour qu’on trouve à 
gauche mène au bourg de Carya et au temple de 
Diane, à qui ce lieu est consacré ; que dans la place 
qui est devant le temple, il y a une statue de Diane 
Caryatide, autour de laquelle les filles lacédémonien- 
nes vont tous les ans faire des danses à la manière 
de leur pays. Lucien, dans son Traité de la danse, 
parle de cette danse, qui était particulière à Garya, 
bourg de la Laconie, et il dit qu’elle avait été établie | 
par Castor et Pollux. " 


GALBA. 


SOMMAIRE. 


I. Danger d’avoir des troupes indisciplinées. 11, Change- 
ment survenu dans l’empire romain après la mort de 
Néron. III. Naissance et commencement de Galba. 
1V. Sa conduite dans le gouvernement d'Espagne. V. Il 
se met à la tête de ceux que Vindex avait fait révolter, 
VI. Comment Néron reçoit cette nouvelle. VII, Galba 
se repent de sou entreprise. VIII. Il apprend que le sé- 
nat la nommé empereur. IX. Crédit énorme de Nym- 
phidius Sabinus à Rome. X, Il aspirait secrètement à 
Vempire. XI. Verginius Rufus reconnaît Galba pour 
empereur. XII. Galba reçoit les ambassadeurs du sénat. 
Portrait de Titus Vinnius. XII. Nymphidius est jaloux 
de son crédit auprès de Galba, XIV. Il entreprend de 
se faire substituer à Galba. XV. Antonius Honoratus 
rend les cohortes prétoriennes fidèles à Galba. XVL 
Nymphidins esttué. XVII. Actes tyranniques de Galba. 
XVIII. Insolence de la cohorte des mariniers. Galba 
les fait tuer. XIX. Il entreprend de retirer aux comé- 
diens et aux gens de cette espèce les dons que Néron 
leur avait faits. XX. Mauvaise conduite que lui inspire 
Titus Yinnius. XXI. Haine générale contre Galba. XXII. 
11 pense à adopter un successeur à l'empire. XXITI. Ce 
que c'était qu'Othon. XXI V. Comment il s’insinue dans 
les bonnes grâces de Galba. XX V. Vinnius conseille à 


152 GALBA. 


Galba d'adopter Othon. XXVI. l’armée de Germanie 
proclame Vitellius empereur. XXVII. Galba va au 
camp déclarer Pison son successeur. XX VIII. Intrigue 
d’Othon pour se faire nommer empereur par l’armée. 
XXIX. L'armée le proclame. XXX. Faux bruit de Ja 
mort d’Othon. XXXI. Galba est tué, XXXII. Othon 
nommé empereur par le sénat, XXXIIL. Jugement sur 
Galba. 


L. Iphicrate, général des Athéniens, voulait 
qu’un soldat mercenaire fût avide d’argent et 
de plaisirs, afin qu’en cherchant à satisfaire ses 
passions il s’exposät avec plus d’audace à tous 
les dangers. Mais la plupart des généraux veu- 
lent qu’un soldat soit comme un corps sain et 
robuste, dont toutes les fonctions sont dirigées 
par un seul principe, et qu’il n’ait d’autres 
mouvemens que ceux que son chef lui inspire. 
Aussi Paul Émile, en arrivant en Macédoine, 
ayant trouvé dans son armée beaucoup de babil 
et de curiosité, et presque autant de généraux 
que de soldats, fit publier dans le camp que 
chacun eût la main prompte et l’epée bien tran- 
chante, et qu’il aurait soin du reste. Le meil- 
leur général, dit Platon, devient inutile s’il 
n’a des troupes soumises et obeissantes. Ce phi- 
losophe croit que la vertu de l’obéissance exige, 
autant que celle du commandement , ce naturel 


généreux, cette éducation philosophique qui , 


GALBA. 153 


par un mélange de douceur et d’humanité, mo- 
dère l’impétuosité trop active de la colère. Une 
foule d’exemples attestent cette vérité ; et les 
malheurs qui suivirent à Rome la mort de Ne- 
ron sont une preuve frappante que rien n’est 
plus terrible dans un empire qu’une armée qui, 
ne connaissant plus de discipline , se livre sans 
mesure à tous ses mouvemens désordonnés. 

IL. L’orateur Démades, en voyant, après la 
mort d'Alexandre , les mouvemens impétueux 
et aveugles qui agitaient l’armée des Macédo- 
viens, la comparait au cyclope Polyphême 
lorsqu'il eut eu l'œil crevé. L’empire romain 
fut en proie aux agitations violentes , aux trou- 
bles furieux des Titans , quand , divise en plu- 
sieurs partis, il tourna ses armes contre lui- 
même , moins encore par l'ambition des chefs 
qui se faisaient nommer empereurs que par l’a- 
varice et la licence des gens de guerre, qui chas- 
saient les empereurs les uns par les autres, 
comme un clou chasse l’autre. Denys de Syra- 
cuse disait du tyran de Phères, qui, après un 
règne de dix mois en Thessalie, avait été mis 
à mort , que c'était un tyran de tragédie, pour 
se moquer de la révolution subite qu'il avait 
éprouvée, Mais le palais des Césars vit en moins 
de temps quatre empereurs que les soldats firent 
entrer et sortir rapidement, comme sur un 


154 GALBA. 

théâtre. Les Romains, qui avaient tant à souf- 
frir de ces changemens , y trouvaient du moins 
cette consolation qu'il ne leur fallait pas d’au- 
tre vengeance contre les auteurs de leurs maux 
que celle qu’ils en faisaient eux-mêmes en se 
tuant les uns les autres. [15 virent périr le pre- 
mier, et avec la plus grande justice; celui (*) 
qui les avait attirés à ces changemens en leur 
faisant espérer de chaque mutation d’empereur 
tout ce qu’il avait voulu leur promettre : il dés- 
honorait ainsi la plus belle entreprise, la ré- 
volte contre Néron, et la faisait dégénérer en 
trahison par le salaire dont 1] la payait. Nym- 
phidius Sabinus, qui, comme nous l’avons 
dit (:), était préfet du prétoire avec Tigellinus, 
quand il vit les affaires de Néron désespérées, 
et ce prince disposé à se retirer en Egypte, 
persuada aux troupes, comme si Néron eût déjà 
pris la fuite, de proclamer Galba empereur ; 
il promit aux soldats des cohortes prétoriennes 
sept mille cinq cents drachmes cs par tête, et 
à chaque soldat des armées qui servaient dans 
les provinces douze cent op lys drach- 
mes (***), sommes énormes qu'on n’eût pu ra- 


€) Nymphidius Sabinus, dont il va parler plus bas. 
(7) 6750 liv. 
(ΝΑ) 1180 liv. 


GALBA. 155 
masser sans causer à tous les habitans de l’em- 
pire dix mille fois plus de maux que Néron ne 
leur en avait fait. Cette promesse causa d’abord 
la mort de Néron, et bientôt après celle de 
Galba. Ils abandonnerent l’un pour avoir l’ar- 
gent qu'on leur avait promis , et ils massacrè- 
rent l’autre parce qu’on leur manquait de pa- 
role. Cherchant ensuite un nouvel empereur 
qui leur donnât la même somme, ils se consu- 
mèérent eux-mêmes en révoltes et en trahisons 
avant de pouvoir obtenir la récompense qu’on 
leur avait fait espérer. 

ΠῚ. Le détail de tout ce qui arriva alors 
n'appartient qu’à une histoire générale; il suffit 
au but que je me propose de ne point passer 
sous silence les malheurs et les événemens les 
plus mémorables de la vie des Césars. Sulpicius 
Galba est, de l’aveu de tous les historiens, le 
plus riche particulier qui soit jamais entré dans 
la maison des Césars. Né du sang le plus illus- 
tre, puisqu'il était de la famille des Serviens, 
il se tenait encore plus honoré d’appartenir à 
Quintus Catulus, le premier homme de son 
temps par sa réputation et sa vertu, quoiqu'il 
cédât volontiers à d’autres la prééminence de 
l'autorité. Galba était parent de Livie , femme 
d’Auguste; et ce fut par son crédit qu’il sortit 


| du palais impérial lorsqu’il alla prendre pos- 


156 GALBA. 

session du consulat. Il commanda ; dit-on, avec 
gloire dans la Germanie ; et nommé proconsul 
d'Afrique , il s’y distingua entre le petit nom- 
bre de ceux qui s’y firent le plus d’honneur. 
Mais sa vie simple et frugale , sa dépense mo- 
dérée, qui n’avait rien de superflu, le firent ac- 
cuser d’avarice lorsqu'il fut parvenu à l’em- 
pire;.la gloire qu'il tirait de son économie 
passa pour surannée et hors de saison. 

IV. Néron , qui n’avait pas encore appris à 
craindre les citoyens les plus estimables, l’en- 
voya commander en Espagne. Galba d’ailleurs 
était d’un naturel doux et humain, et sa vieil- 
lesse faisait croire à sa prudence. Les intendans 
du prince, tous décriés par leur scélératesse » 
pillaient avec autant de cruauté que d'in} ustice 
les malheureuses provinces que Galba ne pou- 
vait garantir de ces vexations ; mais du moins 
il partageait ouvertement leurs peines; il souf- 
frait de leurs maux comme s’il les eût éprouvés 
lui-même; et c’était une sorte de soulagement 
et de consolation pour des hommes que les tri- 
bunaux mêmes condamnaient à être vendus 
comme esclaves. Il courut dans ce temps-là 
des chansons satiriques contre Néron. Galba 
n’empêécha point qu’on les chantät, et ne par- 
tagea pas à cet égard la colère des intendans 


8 
de Néron. Cette conduite modérée augmenta 


GALBA. 157 
singulièrement l’affection des gens du pays, 
avec qui il avait formé une étroite liaison de- 
puis huit ans qu’il gouvernait cette province. 
Α cette époque, Junius Vindex, qui comman- 
dait en Gaule, se révolta contre Néron. Avant 
que la rébellion eût éclaté, Galba recut des 
lettres de Vindex auxquelles il ne voulut pas 
croire; mais il ne le dénonça pas, comme plu- 
sieurs autres commandans qui firent passer à 
Néron les letires que Vindex leur avait écrites, 
et qui par là arrêtèrent, autant qu’il était en 
eux, l’effet de l’entreprise. Reconnus dans la 
suite pour complices de cette révolte , ils con- 
vinrent qu'ils ne s’étaient pas moins trahis eux- 
mêmes qu'ils n’avaient trahi Vindex. 

V. Après que ce chef des révoltés eut ouverte- 
ment déclaré la guerre à Néron, il écrivit à 
Galba une seconde lettre dans laquelle il lex- 
hortait à accepter l'empire , à se donner pour 
chef à un corps puissant, à la province des 
Gaules, qui, ayant déjà cent mille hommes 
sous les armes , pouvait en lever encore un plus 
grand nombre. Galba en délibéra avec ses amis, 
dont quelques-uns lui conseillèrent de ne pas 
se presser, et d’attendre à voir quels mouve- 
mens exciterait dans Rome la nouvelle de ce 
changement. Mais Titus Vinnius, chef d’une 
cohorte prétorienne, prenant la parole : « Galba, 


VIES DES HOMMES ILL,—T, XVI, 14 


158 GALBA. 
« Jui dit-il, pourquoi délibérer? Chercher si 
« nous serons fidèles à Néron, c’est déjà lui 
« être infidèles. Il faut ou accepter l'amitié de 
« Vindex , comme si Néron était déjà notre en- 
« nemi, ou l’accuser sur-le-champ et lui faire 
« la guerre, parce qu’il veut que les Romains 
« vous aient pour empereur plutôt qué Néron 
« pour tyran. » Dès le jour même Galba assi- 
gna , par une affiche publique, un jour où il 
donnerait l’affranchissement à tous les esclaves 
qui viendraïent le lui demander. Dès que cette 
publication fat connue , il se rassembla auprès 
de lui une grande multitude de ces hommes qui 
désiraient des nouveautes ; et à peine le virent- 
ils monter sur son tribunal, que tout d’une voix 
ils le proclamèrent empereur. Il ne voulut pour- 
tant pas d’abord accepter ce titre ; mais, après 
avoir accusé Néron et déploré la mort de tant de 
personnes illustrés que ce tyran avait fait pé- 
rir, il gromit de donner tous ses soins à la pa- 
trie sans prendre les noms de César ni d’empe- 
reur, et avec le seul titre de lieutenant du sénat 
et du peuple romain. ἃ 

VI. Néron lui-même prouva combien était 
sage et raisonnable le choix que Vindex avait 
fait de Galba pour l’élever à empire. Ce prince, 
qui affectait de mépriser Vindex et de compter 
pour rien la révolte des Gaulois, quand il ap- 


GALBA. 159 
prit la proclamation de Galba , au moment où 
il sortait du bain pour aller souper, renversa la 
table de colère. Cependant , après que le sénat 
eut déclare Galba ennemi de la patrie, il eut 
Vair de rire de cette révolte et d’en badiner 
avec ses amis ; il affecta beauconp d’assurance, 
et leur dit qu’il lui était venu fort à propos un 
prétexte d’amasser de l'argent, qu’il en avait 
le plus grand besoin ; qu'après avoir soumis les 
Gaulois, tous leurs biens lui appartiendraient , 
et qu'en attendant ilallait faire vendre les biens 
de Galba et en convertir l’argent à son usage, 
puisqu'il venait d’être déclaré son ennemi. En 
effet, il ordonna que ses biens fussent mis à 
l’encan. Galba, l’ayant appris, fit aussi vendre à 
son de trompe tous les biens que Néron avait 
en Espagne, et il trouva beaucoup plus d’a- 
cheteurs. 

VII. Le nombre des révoltés croissait de jour 
en jour, et l’on accourait de toutes parts se join- 
dre à Galba ; mais Clodius Macer, qui com- 
maudait en Afrique, et Verginius Rufus, qui 
avait sous ses ordres, dans les Gaules, les lé- 
gions de Germanie , agissaient séparément, et 
formaient chacun une faction différente. Clo- 
dius, homme eruel et avare , coupable de con- 
eussions , de rapines et de meurtres , flottait 
dans l'incertitude , également incapable de re- 


160 GALBA. 

tenir et d'abandonner l'empire. Verginius Ru- 
fus , nomme plusieurs fois empereur par les lé- 
gions puissantes qu’il commandait, avait tou- 
jours répondu à la violence qu’elles voulaient 
lui faire pour le forcer d’en prendre le titre 
qu’il n’accepterait jamais l’empire , et qu'il ne 
souffrirait pas qu'il fût donné à quelqu'un que 
le sénat n’aurait pas nomme. Galba fut troublé 
de cette resolution ; mais après que Verginius 
Rufus et Vindex eurent en quelque sorte été 
contraints par leurs légions de donner une 
grande bataille, comme deux écuyers qui ne 
peuvent retenir leurs chevaux s’abandonnent à 
leur fougue; que Vindex se fut tué lui-même 
sur les corps de vingt mille Gaulois dont le 
champ de bataille était jonche, le bruit s’etant 
répandu que les vainqueurs exigeaient, pour 
prix d’une si grande victoire, que Verginius 
acceptât l'empire, sans quoi ils rentreraient 
sous l’obéissance de Néron, Galba, très ef- 
frayé, écrivit à Verginius pour l’inviter à se 
concerter avec lui et à conserver aux Romains 
l'empire et la liberté. Quand il eut fait cette 
démarche , il s’en retourna, avec ses amis, à 
Colonia, ville d'Espagne , où il s’arrèta quel- 
que temps, se repentant déjà de ce qu’il avait 
fait, et regrettant la vie douce et tranquille 
dont il avait contracté l’habitude , au lieu d’a- 


GALBA. 161 
voir à s’oceuper de ce qu’exigeait sa situation 
présente. 

VIIL. On était au commencement de l'été. 
Un soir, vers la fin du jour, un de ses affran- 
chis, nommé Icelus, venu de Rome au camp 
en sept jours, ayant appris en arrivant que 
Galbas’était retiré déjà dans sa tente, ycourut, 
entra malgré ses domestiques , et lui annonça 
que l’armée d’abord, et le sénat ensuite, ne 
voyant pas paraître Néron, quoiqu'il fût en- 
core en vie, l’avaient proclamé empereur, et 
que quelques instans après on avait appris sa 
mort. « Je n’ai pas voulu, ajouta-t-il, m'en 
« rapporter à ceux qui la publiaient; j’ai été 
«sur le lieu même, et je ne suis parti qu'après 
« avoir vu son corps étendu par terre. » Cette 
nouvelle causa une extrême joie à Galba; il 
s’assembla aussitôt à sa porte une foule im- 
mense, qui se rassura beaucoup en le voyant 
lui-même si content, quoique la diligence du 
courrier parût incroyable; mais deux jours 
après on vit arriver du camp Titus Vinvius, 
suivi de plusieurs officiers, qui lui apportait le 
détail de tout ce que le sénat avait fait. Galba 
conféra à ce Titus une charge honorable ; l’af- 
franchi, qui recut pour récompense le droit de 
porter un anneau d’or, changea son nom en 


14. 


ei mn, + 


162 GALBA. 
celui de Marcianus, et eut plus de crédit que 
tous les autres affranchis. 

IX. À Rome , Nymphidius Sabinus tendait , 
non lentement et par des progrès insensibles , 
mais d’une marche rapide , à attirer à lui toutes 
les affaires, sous prétexte que Galba était déjà 
si vieux et si casse ( il avait alors soixante-treize 
ans), qu'il pouvait à peine se faire porter à 
Rome dans une litière. D’ailleurs les cohortes 
prétoriennes lui étaient depuis long-temps fort 
attachées , et dans ce moment surtout elles fon- 
daient sur lui seul toute leur espérance; elles le 
regardaient comme leur bienfaiteur, à raison 
de la somme considérable qu'il leur avait pro- 
mise au nom de Gaiba , en quielles ne voyaient 
que leur débiteur. Il ordonna d’abord à Tigel- 
linus (?), comme lui préfet du prétoire, de 
déposer son épée; il traita ensuite avec beau- 
coup de magnificence tous les personnages con- 
sulaires, tous les anciens généraux, qu’il avait 
fait inviter au nom de Galba; en même temps 
des soldats à qui il avait fait la lecon répan- 
daient dans tout le camp qu'ii fallait députer 
vers l’empereur et lui demander Nymphidius 
pour préfet du prétoire perpétuel , seul et sans 
collègue. Mais ce que le sénat fit pour accroi- 
ire ses honneurs et augmenter sa puissance . 


GALBA. 163 
en lui donnant le titre de bienfaiteur de la pa- 
trie , en allant tous les matins à sa porte pour 
le saluer, en ordonnant que tous les actes pu- 
blics seraient faits en son nom, et qu’il aurait 
seul le droit de les ratifier, lui inspira une telle 
audace , qu’en peu de temps il devint non seu- 
lement odieux , mais encore redoutable à ceux 
même qui lui faisaient la cour. Un jour, les 
consuls avaient chargé les courriers publics de 
leurs dépêches pour V empereur, et leur avaient 
remis les lettres scellées de leur sceau. Les ma- 
gistrats des villes qui recoivent ces sortes de 
lettres, après avoir reconnu le sceau , fournis- 
sent des relais aux courriers, afin qu'ils fassent 
plus de diligence. Nymphidius, irrité de ce 
que les consuls n’avaient pas pris des lettres 
scellées de son sceau et des soldats de sa garde 
pour porter les dépèches , délibera , dit-on , s’il 
ne ferait pas mourir ces magistrats; mais sur 
les excuses qu’ils lui firent il voulut bien leur 
pardonner. υ 

X. Comme il cherchait à flatter le peuple, 
il ne lempècha pas de faire mourir tous les amis 
de Néron qui tombèrent entre ses mains. On 
mit sous les statues de Néron, qu’on trainait 
dans les rues , un gladiateur nommé Spicillus, 
qui fut ainsi écrasé au milieu de la place pu- 
blique ; on étendit par terre le délateur Apo- 


164 GALBA. 

nius , et l’on fit passer sur son corps des voitu- 
res chargées de pierres. Plusieurs furent mis 
en pièces quoique innocens. On commit enfin 
tant d’excès, que Mauriscus , l’un des plus hon- 
nêtes citoyens de Rome, et qui en avait la re- 
putation, dit en plein sénat qu’il craignait que 
dans peu on ne regrettàt Néron. Nymphidius, 
s’avançant ainsi de jour en jour vers le but au- 
quel il aspirait, laissa répandre le bruit dans 
Rome qu’il était fils de Caïus César (*), le suc- 
cesseur de Tibère. Ce prince avait eu dans sa 
jeunesse quelque commerce avec la mère de 
Nymphidius, femme assez belle, que Calistus, 
affranchi de Cesar, avait eue d’une couturière. 
Mais il paraît que les habitudes de Caïus avec 
cette femme étaient postérieures à la naissance 
de Nymphidius ; et il passait pour fils du gla- 
diateur Marcianus, à qui Nymphidia, sa mere, 
s'était attachée à cause de sa célébrité; et sa 
ressemblance avec ce gladiateur rendait cette 
origine plus vraisemblable ; ce qu'il y a de 
certain, c’est qu’il reconnaissait Nymphidia 
pour sa mère. Comme il s’attribuait à lui seul 
la mort de Néron, il ne se croyait pas assez 
payé par les honneurs et par les richesses dont il 
était comble : non content de faire servir à ses 


(*} C’est celui qui porta le surnom de Caligula. 


GALBA. 165 
plaisirs infâmes ce Sporus que Néron avait αἱ- 
mé, et que Nymphidius prit au pied même du 
bücher où le corps de ce prince brülait encore, 
qu'il eut dans sa maison comme sa femme, 
et à qui il fit prendre le nom de Poppea, il 
aspirait encore à l’empire , faisait à Rome des 
intrigues secrètes avec ses amis, seconde par 
des femmes et par des hommes consulaires qui 
s'étaient attachés à lui; il envoya aussi en Es- 
pagne Gellianus , un de ses amis, pour obser- 
ver Galba et examiner tout ce qui s’y passait. 

XI. Mais depuis la mort de Néron tout reus- 
sit à Galba. Verginius , qui flottait encore en- 
tre les deux partis, lui donnait seul de l’in- 
quiétude : chef d’une armée aussi nombreuse 
qu'aguerrie, illustré par sa victoire sur Vin- 
dex, maître d’une grande partie de l’empire 
romain, de la Gaule entière, qui était dans 
l'agitation et disposée à la révolte, il pouvait 
prêter l'oreille à ceux qui l’appelaient à l’em- 
pire. Personne n'avait un plus grand nom ni 
plus de célébrité que Verginius Rufus ; il avait 
eu la plus grande influence sur le sort de 
l'empire , en le délivrant à la fois d’une cruelle 
tyrannie et de la guerre des Gaules ; mais, tou- 
jours fidèle à ses premières résolutions, 1] lais- 
sait au sénat le choix d’un empereur : après 
même qu’on fut assuré de la mort de Nerun, 


166 GALBA. 
les soldats lui ayant fait de nouvelles instances, 
et l’un des tribuns ayant tiré l’épée dans sa 
tente, en lui ordonnant de recevoir l’empire 
ou son épée à travers le corps, rien ne put l’e- 
branler. Mais lorsque Fabius Valens, capitaine 
d’une légion, eut le premier prêté serment de 
fidélité à Galba, et que Verginius eut reçu des 
lettres de Rome qui lui apprirent les décrets du 
sénat, il détermiua 165 légions, non sans peine, 
à reconnaître Galba pour empereur. Ce prince 
lui ayant envoyé pour successeur Flaccus Hor- 
déonius, il ne fit aucune difficulté de le rece- 
voir, lui remit le commandement de l’armée, 
alla au devant de Galba qui marchait vers 
Rome , et qui ne lui donna ni marque de res- 
sentiment, parce qu’il respectait sa vertu, mi 
témoignage de bienveillance, parce qu'il était 
retenu par ses amis, et surtout par Titus Vin- 
nius, qui, jaloux de Verginius, croyait par là 
nuire à son avancement : il ne voyait pas qu’il 
secondait sans le vouloir sa bonne fortune , en 
le retirant de cette foule de maux auxquels les 
guerres assujettissaient les autres généraux, et 
en le placant dans une vie tranquille et sans 
orages au sein d’une vieillesse paisible. 

ΧΙ. Les députés du sénat rencontrèrent 
Galba près de Narbonne, ville des Gaules ; 


après lui avoir rendu leurs devoirs, ils le pres- 


. 

GALBA. 16% 
sèrent de se rendre à Rome, etde s’y montrer au 
peuple, qui souhaitait vivement sa présence. 
Galba les recut très bien; illeur parla avec beau- 
coup de bonté et de familiarité; et, dans les 
repas qu’il leur donna, laissant la vaisselle d’or 
et d'argent, et les autres meubles de Néron que 
Nymphidius lui avait envoyés, il ne se servit 
que de ses meubles et desa vaisselle, montrant 
en cela une grandeur d’âme qui le rendait su- 
périeur à la vanité. Mais enfiv Vinnius lui 
ayant fait entendre que cette magnanimité, 
cette modestie, cette simplicité, n’était qu’une 
manière indirecte de flatter le peuple, que la 
véritable grandeur dédaignait d'employer, 1] 
se laissa persuader de faire usage des richesses 
de Néron, et de ne rien épargner pour étaler à 
sa table une magnificence digne de son rang , 
ce qui fit bientôt juger que le vieillard sérait 
gouverné par Vinnius, l’homme le plus avare 
et le plus voluptueux. Lorsque jeune encore 
celui-ci faisait sa première campagne sous 
Calvisius Sabinus , il fit entrer une nuit dans 
le camp, sous un habit de soldat, la femme de 
son capitame, femme très débauchée, et la 
corrompit dans l’endroit même du camp que 
les Romains appellent Prineipia (3). Caïus 
César, pour punir son audace, le fit jeter dans 
les fers; mais, à la mort de cet empereur, il 


168 GALBA, 
fut assez heureux pour obtenir sa liberté. Une 
autre fois qu’il soupait chez l’empereur Claude, 
il vola une coupe d’argent; ce prince l'ayant 
su , le fit inviter à souper pour le lendemain, 
et commanda à ses officiers de ne lui servir que 
de la vaisselle de terre. Ainsi ce larcin , par la 
modération et la plaisanterie du prince, parut 
plus digne de risée que de punition ; mais les 
vols qu’il commit depuis, lorsqu'il disposait de 
Galbaet de ses finances, amenèrentdes malheurs 
funestes et des événemens tragiques,en donnant 
lieu aux uns et servant de prétexte aux autres. 
XIII. En effet, Nymphidius ayant appris, 
par le retour de Gellianus, qu’il avait envoyé 
auprès de Galba comme espion, que Cornélius 
Lacon était nommé préfet du palais et des gar- 
des prétoriennes, que Vinnius avait tout crédit 
auprès de l’empereur, et que Gellianus n'avait 
pu approcher Galba une seule fois, ni l’entre- 
tenir en particulier, parce qu'il était devenu 
suspect et qu'on observait toutes ses démar- 
ches; Nymphidius, dis-je, troublé de ces nou- 
velles, assembla tous les capitaines des cohortes 
prétoriennes, et leur dit que Galba était, à la 
vérité, un vieillard plein de douceur et de mo- 
dération, mais qu’au lieu de se conduire par 
ses propres conseils il s'était livré à Vinnius 
et Lacon , qui le gouvernaient mal. « Avant de 


GALBA. 169 
« donner à ces deux hommes, ajouta-t-il , le 
« temps d’acquérir insensiblement la même au- 
« torité qu'avait Tigellinus, il faut députer à 
« l’empereur, au nom de toute l’armée , pour 
« lui représenter qu’en éloignant de sa per- 
«sonne ces deux amis seulement il serait 
« mieux vu à Rome et remplirait les vœux de 
« tout le monde. » Les officiers, loin d’ap- 
prouver cette proposition, trouvèrent fort 
étrange qu’il voulût prescrire à un vieux em- 
pereur, comme si c’était un jeune homme qui 
fit l'essai du commandement, quels amis il de- 
vait garder ou rejeter. 

XIV. Il prit donc une autre voie; et cher- 
chant à effrayer Galba, il lui écrivait, tantôt 
que Rome était dans la plus grande agitation 
et renfermait une foule de gens mal intention- 
nés contre lui, tantôt que Clodius Macer rete- 
nait en Afrique les blés destinés pour Rome ; 
enfin, que les légions de la Germanie com- 
mençaient à remuer , etqu'’il recevait les mêmes 
nouvelles de celles de Syrie et de Judée. Mais 
voyant que Galba ne tenait aucun compte de 
tous ces avis et n’y prenait aucune confiance, 
il resolut de le prévenir. Clodius Celsus , d’An- 
tioche , homme plein de sens et le plus fidèle 
de ses amis, fit son possible pour l'en dissua- 
der, en lui disant qu’il ne croyait pas qu’il y 

VIES DES HOMMES ILL,—T, XVI. 15 


150 GALBA. 

eût dans Rome une seule maison qui voulüt 
donner à Nymphidius le titre de César. Mais 
tous ses autres amis se moquaient de Galba , 
et surtout Mithridate de Pont , qui le raillait 
sur sa tête chauve et son visage ride. « Les 
« Romains, disait-il, ont maintenant bonne 
€ opinion de Jui ; mais ils ne l’auront pas plus 
« tôt vu , qu'ils regarderont comme l’opprobre 
« de nos jours qu’il ait été nommé César. » Il 
fut donc résolu qu’à minuit on mènerait Nym- 
phidius au camp, ét qu’on ly proclamerait 
empereur. 

XV. Mais sur le soir, Antonius Honoratus, 
le premier des tribuns, ayant assemblé les sol- 
dats qu’il commandait , se reprocha d’abord à 
lui-même et ensuite à tous les autres, d’avoir 
en si peu de temps changé tant de fois de parti, 
non par des motifs raisonnables ; ou pour faire 
de meilleurs choix, mais poussés de trahison en 
trahison par quelque mauvais génie. « Il est 
« vrai, continua-t-il, que nos premières dé- 
« marches ont eu un prétexte juste dans les 
«& crimes de Néron ; mais aujourd’hui pourquoi 
« trahir Galba Ὁ pouvons-nous l’accuser de l’as- 
« sassinat de sa mère, ou du meurtre de sa 
« femme ? avons-nous eu à rougir de voir 
« notre empereur chanter et jouer des tragé- 
« dies sur nos théâtres? ces infamies mêmes 


GALBA. 171 
« nous ont-elles fait abandonner Néron? ne 
« l’avons-nous pas rejeté à la seule persuasion 
« de Nymphidius , qui nous a fait croire que ce 
« prince nous avait abandonnés le premier , et 
«qu'il s'était retiré en Egypte? Allons-nous 
« donc immoler Galba sur Nérou? et après 
«avoir immolé le parent de Livie, comme 
« nous avons fait perir le fils d’Agrippine , 
« irons-nous prendre pour César le fils deNym- 
« phidia ? ou plutôt , après avoir puni le pre- 
« mier de ses crimes , ne resterons-nous pas les 
« gardes fidèles de Galba , comme nous avons 
« été les vengeurs des forfaits de Néron? » Le 
discours de ce tribun les ramena tous à son 
avis ; ils allèrent trouver les soldats des autres 
cohortes , les exhortèrent à être fidèles à leur 
empereur , et en gagnèrent le plus grand 
nombre. 

XVI. Un cri général qui s’éleva tout à coup 
dans le camp, δὲ croire à à Nymphidius ou {πὸ 
les soldats l’appelaient à l'empire, ou que c’é- 
tait un mouvement séditieux causé par ceux 
qui balancaient encore et qu’il fallait prévenir; 
il s’y rendit, suivi d’un grand nombre de gens 
qui portaient des flambeaux , et tenant dans sa 
main une harangue que Ciconius Varron avait 
composée pour lui, et qu’il avait apprise afin 
de la prononcer devant les troupes. Il trouva 


172 GALBA. 

les portes du camp fermées, et les murailles 
garnies d’une foule de gens armés ; effrayé à 
cette vue, il s’avança vers eux, et leur de- 
manda quel était leur dessein et par quel ordre 
ils avaient pris les armes ; ils répondirent tous 
unanimement qu'ils reconnaissaient Galba pour 
leur empereur. Il feignit de penser comme eux; 
et s’approchant davantage, il loua leur fide- 
lité, etcommanda à ceux qui l’accompagnaient 
de suivre leur exemple. Les sentinelles lui ou- 
vrirent les portes et laissèrent entrer un petit 
nombre des siens ; mais à peine fut-il dans le 
camp, qu’on lui lança une javeline que Septi- 
mius recut dans son bouclier. Nymphidius, 
voyant plusieurs des gardes venir sur lui l’é- 
pée nue à la main, prit la fuite; poursuivi et 
massacré dans la tente d’un soldat , il fut traine 
au milieu du camp , où l’on entoura son corps 
d’une barrière, et il resta exposé le lendemain 
à la vue de toute l’armée. 

XVII. Ainsi périt Nymphidius. Informe de 
sa mort, Galba ordonna qu’on punit du der- 
nier supplice tous ceux des conjurés qui ne se 
seraient pas tués eux-mêmes ; de ce nombre 
furent Ciconius, celui qui avait compose la ha- 
rangue pour Nymphidius, et Mithridate de 
Pont. Leur supplice était mérité; mais il parut 
contraire aux lois et aux coutumes des Ro- 


᾿Ξ." GALSA: 159 
mains, d’avoir fait périr des hommes d’une con- 
dition honnête sans les avoir juges. Tout le 
monde, trompé, comme il est ordinaire, par ce 
qu’on avait d’abord dit de Galba, s’attendait à 
une forme de gouvernement toute différente. 
Mais on fut bien plus afflige de l’ordre qu’il fit 
donner à Pétronius Tertulianus, homme con- 
sulaire; qui était resté fidèle à Néron, de se don- 
ner la mort. Le meurtrier de Macer en Afrique 
par les mains de Trébonianus, et celui de Fon- 
téius en Germanie par celles de Valens, avaient 
du moins des prétextes; ils étaient eu armes, 
dans des camps, et pouvaient être à craindre: 
mais Tertulianus, vieillard nu et sans armes, 
devait être entendu par un prince qui aurait été 
jaloux de garder dans ses actions la modération 
qu'il affectait dans ses paroles. Tels sont les re- 
proches qu’on fait à Galba. 

XVIIL. Il n’était plus qu’à vingt-cinq sta- 
des (*) de Rome, lorsqu'il rencontra un corps 
de matelots qui, attroupés en tumulte, occu- 
paient seuls le chemin et qui environnèrent 
Galba de tous les côtés, C’étaient ceux que Né- 
ron avait enrôlés et dont il avait formé une lé- 
gion. Ils s’étaient rendussur le passage de l’em- 
pereur pour lui demander la confirmation de 


(1) Cinq quarts de θα. 


174.8 F GALBA. 
leur nouvel état; et ils empèchaient tous ceux 4 
qui venaient au-devant de lui, de le voir et de 
s’en faire entendre. [15 poussaient en tumulte 
de grands cris, et voulaient qu’on leur donnât 
des enseignes et qu'on leur assignât une gar- 
nison. L'empereur les remettait à un autre jour 
pour venir lui parler : mais ils prirent ce délai 
pour un refus; et faisant éclater leur mécon- 
tentement, ils le suivirent sans ménager leurs 
plaintes, et quelques-uns même eurent l'audace 
de tirer leurs épées. Galba les mAMRE fait char- 
ger par sa cavalerie, aucun n’osa résister; les 
uns furent écrasés sous les pieds des chevaux ἕ 
et les autres massacrés dans leur fuite. Ce n’é- 
tait pas un présage heureux pour Galba d’en- 
trer dans Rome au milieu d’un tel carnage et à 
. travers tant de morts : si auparavant on l'avait 
méprisé comme un faible vieillard, il parut 
alors à tout le monde un empereur redoutable, 
XIX. ἢ affecta une grande réforme dans les 
largesses et dans les folles dépenses de Neron, 
et manqua même à ce qu'exigeait la décence. 
Un excellent musicien, nommé Canus, ayant 
un soir joué de la flûte à son souper, l’empereur, 
après l'avoir beaucoup loué et lui avoir témoi- 
gné tout le plaisir qu'il avait eu à l’entendre, 
se fit apporter sa bourse et en tira quelques 
pièces d'or qu’il donna au musicien, eu lui di- 


GALBA. ἢ ιτῦ 
| sant que c’était de son argent, et non de celni 
» public, qu’il lui faisait cette gratification. 
Il ordonna qu’on retiràt rigoureusement aux 
musiciens et aux athlètes les dons que Néron 
leur avait faits, et qu’on ne leur en laissât que 
le dixième. Cette recherche produisit peu; car 
la plupart de ceux qui avaient recu ces pré- 
sens, les avaient déjà dépenses, comme font les 
gens de cette espèce, qui, presque tous sans 
conduite, vivent au jour le jour : il fit donc 
rechercher ceux qui avaient acheté ou recu 
quelque chose d'eux, et les obligea de resti- 
tuer. Cette inquisition, qui n’avait pas de bor- 
nes, et qui s’étendait à un grand nombre de 
personnes, fut honteuse pour l’empereur, et 
toute la haine en retomba sur Vionius, qui ne 
rendait ainsi le prince sordidement avare en- 
vers tous les autres, que pour profiter lui-même 


de ses richesses, et satisfaire ses passions en 


prenant et vendant tout. 


XX. En cflet, d’après ce conseil d’Hésiode : 


Quand tes tonneaux sont pleins ou qu'ils sont sur le ba+, 
Bois alors de ton vin et ne l'épargne pas. 


Vinnius voyant Galba vieux et infirme, se gor- 
geait, pour ainsi dire, de la fortune de ce prin- 
ce, qui, commençant à peine , était déjà près 
de finir. Mais la conduite de Vinnius était per- 


176 GALBA. 

nicieuse au vieillard, d’abord parce qu’il ad- 
ministrait mal ses revenus; en second lieu, par- 
ce qu’il blämait ou rendait inutiles ses bonnes 
intentions , entre autres celle de punir les mi- 
nistres de Néron. L'empereur fit mourir quel- 
ques-uns de ces scélérats, tels qu ’Élée , Poly- 
clite, Pétinus et Patrobius; et le βϑαρξέ, en 
les voyant conduire au supplice à travers la 
place publique, battait des mains, et criait 
avec transport que c’était une procession sainte 
etagréable aux dieux mêmes; mais que les dieux 
et les hommes demandaient encore le maïîtreet 
le précepteur de la tyrannie, Tigellinus. Cet 
honnête personnage avait pris les devants, en 
gagnant Vinnius par des arrhes considérables. 
Aïosi Tertulianus, qui n’était devenu odieux 
que parce qu’il n’avait ni haï ni trahi un maî- 
tre méchant, dont il n’avait point partagé les 
crimes , fut condamné à mourir ; et ce Tigelli- 
nus, qui après avoir rendu Néron si digne de 
mort, l’avait abandonné et trahi, échappait au 
supplice, pour être une preuve évidente qu’il 
n’y avait rien dont on dût désesperer et qu'on 
ne püt obtenir de Vinnius pourvu qu’on l’ache- 
tât. Cependant le spectacle que le peuple ro- 
main désirait avec le plus d’ardeur, c’était de 
voir conduire au supplice Tigellinus : il le de- 
mandait dans tous les jeux du théâtre et du 


GALBA. 177 
cirque, jusqu’à ce qu’enfin l’empereur les en 
reprit par une affiche publique, qui portait que 
Tigellinus, attaqué d’une plithisie qui le consu- 
mait, n’avait pas long-temps à vivre, et qu’il 
les priait de ne pas chercher à l’aigrir et à ren- 
dre sa domination tyrannique. Le peuple fut 
très mécontent de cette affiche : mais Tigelli- 
pus et Vinnius se mirent si peu en peine de sa 
colère, que le premier fit un sacrifice aux dieux 
sauveurs et prépara un festin magnifique; le 
second, quittant l’empereur après souper, alla 
passer la soirée chez Tigellinus, où il mena sa 
fille, alors dans le veuvage; et Tigellinus, en 
portant la santé à cette femme, lui fit don de 
. deux cent cinquante mille drachmes (*) : il or- 
donna en même temps à la première de ses con- 
cubines d’ôter le collier qu’elle portait, estimé 
cent cinquante mille drachmes (**), et de le 
donner à la fille de Tigellinus. 

XXI. Depuis ce moment, les actes même de 
modération que fit l’empereur furent calomniés; 
tels que la décharge des impôts et le droit de 
bourgeoisie accordés à ceux d’entre les Gaulois 
qui avaient partagé la révolte de Vindex : on 
crut, non qu’ils les avaient obtenus de l’huma: 


(7) Environ 225,000 liv. 
(7) Environ 135,000 liv. 


178 GALBA. 


nité de Galba, mais qu’ils les avaient achetés 
de Vinnius. Aussi le peuple haïssait-il la domi- 
nation de l’empereur. Les soldats, qui n'avaient 
pas recu Ja gratification qu’on leur ayait pro= 
mise, s'étaient flattés du moins dès le commen 
cement de son règne, qu'ils auraient de lui au= 
tant que Néron leur ayait donné. Galba, informés 
de leurs plaintes, dit. qu’il ayait coutume des 
choisir ses soldats , et non de les acheter : pa= 
role digne d’un grand prince , mais qui alluma 
daus ἜΝ cœur une haine implacable contre 
lui; ils crurent que c'était non seulement les 
priver de ce qu’il leur devait, mais encore don- 
ner l’exemple à ses successeurs, et leur faire 
une loi de l’imiter. 

XXII. Cependant à Rome les mouvemens dé 
révolte fermentaient encore sourdement parmi 
les troupes ; mais le respect pour la présence 
de l’empereur émoussait ce désir des nouveau- 
tés ; et ne voyant aucune occasion plausible de 
changement , elles comprimaient leur haine et 
l’empèchaient d’éclater. Les légions qui, après 
avoir servi sous Verginius , étaient sous les or- 
dres de Flaccus en Germanie , ne recevant au- 
cune des récompenses qu’elles croyaient avoir 
méritées par leur victoire sur Vindex , n’écou- 
taient rien de ce que leurs officiers pouvaient 
leur dire ; elles ne tenaient même aucun compte 


GALBA. 159 
de leur géneral , qu'une goutte habituelle ren- 
dait presque impotent , et qui d’ailleurs n’avait 
aucune expérience des affaires. Un jour qu’on 
donnait des jeux publies , les tribuns et les 
chefs des bandes ayant fait ; suivant l’usage des 
Romains, des vœux pour la prospérité de l’em- 
pereur , la plupart des soldats murmurèrent ; ét 
comme les officiers continuaient leurs vœux . 
les soldats répondirent : « 511 en est digne. » 
Lés troupes commandées par Tigellinus se por- 
taient souvent à de pareilles insolences, et Pem- 
pereur en était informé par ses intendans. 
Galba craignant qu’on ne le méprisât , non 
seulement à cause de sa vieillesse, mais encore 
parce qu'il n’avait point d’enfans, s’occupa d'a- 
dopter quelque jeune Romain d’entre les pre- 
mières maisons , et de le déclarer son succes- 
seur à l’empire. 

XXI. Il y en avait un à Rome, nomme 
Marcus Othon, d’une famïile noble , mais que 
le luxe et les plaisirs avaient tellement cor- 
rompu dès son enfance , qu’il ne le cédait à cet 
égard à aucun des Romains. Homère appelle 
toujours Pârisle mari de la belle Hélène; comme 
il n'avait personnellement rien de recomman- 
dable , il le désigne par le nom de sa femme. 
Othon s’était de même rendu célèbre à Rome 
par son mariage avec Poppeéa. Néron en était 


180 GALBA. 

devenu amoureux pendant qu’elle était mariée 
à Crispinus(*); mais son respect pour sa femme 
et la crainte de sa mère l’empêchant encore de 
déclarer sa passion, il chargea Othon d’aller 
la voir et d'essayer de la séduire. Les débauches 
d’Othon l'avaient intimement lic avec Néron; 
et ce prince s’amusait même des plaisanteries 


qu'Othon lui faisait souvent sur son excessive 


économie. Un jour que Néronse parfumait avec. 


une essence très précieuse , il en arrosa légè- 
rement Othon. Le lendemain celui-ci donna à 
souper au prince; et lorsqu'il entra dans la 
salle , il vit de tous les côtés des tuyaux d’or et 
d'argent qui repandaient des essences du plus 
grand prix avec autant de profusion que si 
c’eût éte de l’eau , en sorte que les convives en 
furent tout trempes. Othon débaucha Poppéa 
pour Néron, en lui faisant espérer d’avoir ce 
prince pour amant, et lui persuada de faire 
divorce avec son mari ; il la prit chez lui comme 
sa femme et eut moins de plaisir de l'avoir que 
de chagrin de la partager avec un autre. Pop- 
péa elle-même n’était pas fâchée de cette ja- 
lousie; on dit même qu'elle refusait de rece- 


() 1] était chevalier romain; Néron, qui l'avait d'abord 
banni de Rome parce qu'il avait été le mari de Poppéa, f- 
nit par le condamner à mort. 


GALBA. 181 
voir l’empereur en l’absence d’Othon, soit, 
comme on le prétend, pour prévenir le dé- 
gout qui suit un plaisir trop facile, soit , se- 
lon d’autres, que son goût pour la débauche 
lui fit désirer d’avoir Néron pour amant plutôt 
que pour mari. Othon eut donc tout à craindre 
pour sa vie; et l’on doit s'étonner que Néron, 
qui, pour épouser Poppéa , fit mourir depuis 
sa femme et sa sœur, eût épargné son rival. 
Mais Othon était l'ami de Sénèque, dont les 
prières et les sollicitations obtinrent de l’em- 
pereur qu'Othon fût envoyé commander en Lu- 
sitanie (4), sur les bords de l'Océan. ÎLs’y con- 
duisit avec modération , et nese rendit ni odieux 
ni même désagréable aux peuples qu’il gouver- 
nait : il n'ignorait pas que ce commandement 
ne lui avait été donné que pour déguiser et 
adoucir son exil. 

XXIV. Après la révolte de Galba, Othon 
fut de tous les capitainesle premier qui se joignit 
au nouvel empereur ; il lui porta toute sa vais- 
selle d’or et d'argent pour la fondre et en faire 
de la monnaie; il lui donra les officiers de sa 
maison les plus propres à servir un prince; 1] 
lui fut fidèle en tout; et dans les affaires que 
l’empereur lui confia il fit preuve d’autant de 
capacité que persoune. Pendant tout le voyage 
il fut avec Jui plusieurs jours de suite dans le 


VIES DES HOMMES ILL. — τ. XVI. 16 


182 GALBA. 

même char , et eut soin de faire sa cour à Vin- 
nius en se rendant assidu auprès de ce favori, 
en lui faisant des présens, surtout en lai cé- 
dant la première place, moyen assuré d’avoir 
le second rang. Mais il avait sur lui l'avantage 
de n’êtreenvié de personne, parce qu’il n’exi- 
geait rien de ceux à qui il rendait service, et 
qu’il etait pour tout le monde d’un accès facile 
et agréable. ΠῚ favorisa particulièrement les 
gens de guerre, et en avanca plusieurs à des 
emplois honorables qu’il demandait pour eux, 
soit à l’empereur lui-même , soit à Vinnius et 
aux affranchis du prince, Icelus et Asiaticus : 
c’étaient ces trois personnes qui avaient tout le 
crédit à la cour. Lorsque Othon recevait Galba 
chez lui, il donnait à chaque soldat de la co- 
horte qui était de garde une pièce d’or. afin 
de se les attacher ; et en paraissant faire hon- 
neur au-prince , il corrompait les cohortes pré- 
toriennes. 

τ ΧΧΥ, Vionius voyant que Galba délibérait 
sar le choix d’un successeur , lui proposa d’a- 
dopter Othon ; ce qu’il ne faisait pas gratuite- 
ent, mais sur la parole qu'Othon lui avait 
donnée d’épouser sa fille si Galba l'adéptait pour 
son fils et le déclarait son successeur. Mais 
Galba avait toujours montré qu'il préférait le 
bien publie à des intérêts particuliers, et qu'il 


GALBA. 183 
voulait adopter , non la personne qui lui plai- 
rait davantage, mais celle qui serait la plus 
utile aux Romains. ΠΕ] n'aurait pas, à ce qu'il 
paraît , institué Othon héritier, même de son 
patrimoine , le sachant débauché , prodigue et 
noyé de dettes : elles se montaient à cinq mil- 
lions de drachmes(*). Aussi, après avoir écouté 
Vinnius avec douceur et sans rien répondre, il 
remit sa résolution à un autre temps, et nom- 
ma Othon consul, avec Vinnius, pour l’année 
suivante; ce qui fit croire qu'il le désignerait 
pour son successeur au commencement de l’an- 
née, ct c'était lui que les gens de guerre desi- 
raient préférablement à tout autre. Mais, au mi- 
lieu des délais que Galba apportait chaque jour 
à sa résolution , il fut surpris par la révolte des 
légions de Germanie : le refus qu’il avait fait 
de donner l'argent qu'on avait promis en son 
nom l’ayait rendu odieux à toutes les armées ; 
et celle de Germanie alléguait de plus, pour 
prétexte de sa haine , l’ignominie avec laquelle 
Verginius avait été renvoye ; les récompenses 
données aux Gaulois qui avaient combattu con- 
tre cette armée ; la punition de tous ceux qui 
ne s'étaient pas déclarés pour Vindex . le seul 
envers qui Galba fût reconnaissant, le seul dont 


(*) 6,550,o0v liv. 


104 GALBA. 

il bonoraät encore la mémoire par des sacrifices 
funèbres, comme si c’était le seul qui l’eût dé- 
claré empereur. 

XXVI. Ces murmures éclataient déjà dans 
tout le camp, lorsqu'on arriva au premier jour 
de l’année, que les Romains appellent les ca- 
lendes de janvier. Flaccus ayant assemblé ses 
troupes pour leur faire prêter le serment ac- 
coutume, au nom de l’empereur, les soldats 
renversèrent les statues de Galba, les mirent 
en pièces ; et après avoir prête le serment au 
sénat et au peuple, ils se retirèrent dans leurs 
tentes. Les capitaines jugeant l’anarchie aussi 
dangereuse au moins que la révolte , l’un deux 
alla trouver les soldats : « Que faisons-nous , 
« leur dit-il, mes compagnons ? nous r’élisons 
« pas un autre empereur, et nous ne restons 
« pas attachés à celui que nous avons. C’est 
« donc moins à l’obéissance de Galba que nous 
« voulons nous soustraire qu’à celle de tout 
«autre chef dont nous rejetons l'autorité. Aban- 
« donnons, j'y consens, ce Flaccus Hordéo- 
« nius, qui n'est qu'un simulacre et une ombre 
« de Galba ; mais nous avons à une journée 
« d'ici Vitellius, commandant de la basse Ger- 
« manie, dont le père a été censeur , trois fois 
« consul et presque collègue de l’empereur 
« Claude, et qui, par la pauvreté qu’on lui re- 


GALBA. 185 
« proche, donne un exemple éclatant de mo- 
« dération et de grandeur d’âme. Allons, mes 
«amis, donnons-lui le titre d'empereur , et 
« montrons à l’univers que nous savons faire 
« un meilleur choix que les Espagnols et les 
« Lusitaniens. » Cet avis ayant été approuvé 
des uns et rejeté des autres , un des porte-en- 
seignes se déroba du camp, et alla dans la nuit 
porter cette nouvelle à Vitellius, qui était en- 
core à table avec plusieurs de ses officiers. Le 
bruit s’en étant répandu dans tout le camp, 
Fabius Valens, chef d’une légion , vint le len- 
demain , à la tête de ses cavaliers , saluer em- 
pereur Vitellius, qui, les jours précédens, sem- 
blait rejeter ce titre et redouter le poids de 
empire ; mais alors, plein de vin et gorgé de 
viande (5) (car il était à table depuis midi), 1] 
parut devant ses troupes; et acceptant le nom 
de Germanicus qu’elles lui donnèrent, ilrefusa 
celui de César. Aussitôt les soldats de Flaccus, 
oubliant ces beaux sermens si populaires qu’ils 
avaient prêtés au sénat, jurèrent obéissance à 
Vitellius. C’est ainsi que ce général fut élevé à 
empire dans la Germanie. 

XXVIL. La nouvelle de cette révolte décida 
l'empereur à ne plus différer l'adoption qu'il 
avait projetée ; et sachant qu'entre ses amis 165 
uus étaient pour Dolabella, les autres pour 

16. 


180 GALBA. 

Othon , mais ne voulant ni de l’un ni de l’au- 
tre , tout à coup , sans faire part à personne de 
sa résolution, il mande Pison, petit-fils de 
Crassus et de Pison, deux hommes que Néron 
avait fait mourir. Ce jeune homme avait été 
formé par la nature pour toutes les vertus ; et il 
joignait à des dispositions si heureuses une mo- 
destie et une austérité de mœurs incomparable. 
Galba partit à l’heure même pour se rendre au 
camp et y déclarer Pison son successeur. Mais 
en sortant du palais il eut dans tout le chemin 
des signes menacans; et lorsque dans le camp il 
voulut réciter ou lire son discours, il fut inter- 
rompu par des coups de tonnerre et des éclairs 
continuels ; il survint une pluie violente, et la 
ville ainsi que le camp furent couverts de ténè- 
bres si épaisses , qu’il était visible que les dieux 
n’approuvaient pas cette adoption, et que l’is- 
sue n’en serait pas heureuse. Les soldats, de leur 
côté, témoignaient par un air sombre et farou- 
che tout leur mécontement de ce qu’on ne leur 
faisait pas, même en cette occasion, la plus 
petite largesse. Pour Pison, tous ceux qui 
étaient présens, et qui jugeaient de ses dispo- 
sitions par l’air de son visage et le ton de sa 
voix, voyaient avec surprise qu’il reçût sans 
émotion une si grande faveur, quoiqu'il y fût 
d’ailleurs très sensible. 


GALBA. 157 


XXVIH. On voyait au contraire sur le vi- 
sage d'Othon des marques de la colère et du 
dépit que lui causait la perte de ses espérances. 
Îl avait ἐξέ jugé le premier digne de l’empire, 
et s'était vu si près de l’obtenir, que Galba, 
en le rejetant, lui donpait une preuve visible 
de sa malveiïllance et de sa haine. Aussi n’é- 
tait-il pas tranquille sur l'avenir ; il craignait 
Pison et haïssait Galba ; irrité contre Vinnius, 
il s’en retourna le cœur agité de passions diffé- 
rentes. Les devins et les Chaldéens qu'il avait 
toujours auprès de lui entretenaient sa con- 
fiance et son espoir ; Ptolémée surtout le ras- 
surait ; et Othon avait confiance en lui, parce 
que ce devin lui avait souvent prédit que Né- 
ron ne le ferait pas périr ; que ce prince mour- 
rait avant lui, et que non seulement il lui sur- 
vivrait, mais qu’il régnerait sur les Romains. 
Comme la première partie de sa prédiction s’é- 
tait vérifiée, Ptolémée soutenait qu'Othon ne 
devait pas desespérer de la seconde. II était en- 
core excité par ses amis, qui partageaient se- 
crètement sa peine , et quis’indignaient de l’in- 
gratitude de Galba. La plupart de ceux que 
Tigellinus avait elevés à des emplois honora - 
bles, rejetés alors et réduits à une condition 
obscure , s'étant rassemblés autour de lui, en- 
trèrent dans sou ressentiment, et l’aigrirent 


188 GALSA. 
encore. De ce nombre étaient Véturius et Bar- 
bius, l’un option et l’autre tesséraire (6) ; c’est 
ainsi que les Romains appellent ceux qui ser- 
vent de sergens et portent le mot aux soldats. 
Onomastus, affranchi d’Othon , s’étant joint à 
eux , ils allèrent tous trois au camp, et soit par 
argent, soit par des espérances pour l'avenir , 
ils corrompirent aisément des hommes déjà mal 
disposés et qui n’attendaient qu’une occasion 
pour éclater. Si cette armée eût étésaine, n’au- 
rait-il fallu que quatre jours pour la corrom- 
pre? Car il n’y eut pas plus d'intervalle du 
jour de l’adoption à celui da meurtre de Galba 
et de Pison; ils furent tués le sixième jour, qui 
était le dix-huit avant les calendes de février. 
Le matin de ce jour-là Galba fit un sacrifice 
dans le palais , en présence de ses amis. Le de- 
vin Umbricius n’ent pas plus tôt dans ses mains 
les entrailles de la victime , que, sans user de 
termes équivoques , 1] lui déclara nettement 
qu'il voyaitdessignes d’un grand trouble;qu'une 
trahison secrète menacçait la tête de l’empereur: 
ainsi Dieu lui-niême semblait lui livrer Othon, 
qui, placé dans ce momert derrière Gaiba , 
écoutait le devin et regardait avec attention ce 
qu’il montrait à l’empereur. 

XXIX. Comme il était tout troublé de ce 
qu’il venait d'entendre, et que la crainte lui fit 


GALBA. 189 
changer plusieurs fois de couleur, son affranchi 
Onomastus s’approcha , et lui dit que ses ar- 
chitectes l’attendaient chez lui. C’était le signal 
convenu pour le moment où Othou devait al- 
ler au devant des soldats. Il sortit donc en di- 
sant qu’il avait acheté une vieille maison, et 
qu’il voulait la faire visiter par ses architectes ; 
il descendit le long du palais de Tibère, et se 
rendit à l'endroit de la place publique où est 
le milliaire d’or (7), auquel aboutissent tous 
les grands chemins d'Italie. Ce fut là que les 
premiers soldats qui venaient au devant de lui 
le rencontrèrent et le proclamèrent empereur. 
Ils n'étaient, dit-on , que vingt-trois. Othon 
n’était pas timide, comme sa vie molle et son 
tempérament délicat auraient pu le faire croire; 
il avait même de l'audace et de Vintrépidite 
dans les périls. Cependant il eut peur en voyant 
ce petit nombre d’hommes ; et il voulut aban- 
donner son entreprise. Les soldats s’y opposè- 
rent; et environnant sa litière avec leurs épées 
nues, ils ordonnèrent aux porteurs de marcher ; 
il les pressait lui-même , et disait à tout mo- 
ment qu'il était perdu. Ces mots furent enten- 
dus de quelques personnes plus surprises que 
troublées du peu de gens qui osaient former une 
entreprise si hardie. Pendant qu'il traversait la 
place, il survint un pareil nombre de soldats ; 


190 GALBA. 

ils arrivèrent ensuite par bandes de trois et de 

quatre, et ils s'en retournèrent tous au camp , 

en l’appelant César et faisant briller leurs épées 

nues. Le tribun Martialis, qui, ce jour-là, avait 

la garde du camp, et qui n’était pas du com- 

plot , étonné d’un mouvement si inattendu, et 

saisi de crainte, laisse entrer Othon , qui n’é- 

prouve aucune résistance : car Ceux qui n’€- 
taient au fait de rien, enveloppés à dessein par 

les complices, et se trouvant dispersés un à un… 
et deux à deux, suivirent le torrent d’abord par! 
crainte et ensuite de bonne volonté. 

XXX. Galba en apprit la nouvelle pendant 
que le devin était encore au palais, et tenait 
dans ses mains les entrailles de la victime ; ceux 
qui n’ajoutaient aucune foi à ces prédictions, 
ou qui même les méprisaient, frappés alors d’é- 
tonnement, rendirent hommage à la divinite. 
Vinnius et Lacon , avec quelques affranchis, 
voyant le peuple se porter en foule au palais , 
mirent l'épée à la main, et se tinrent auprès de 
l'empereur pour le défendre. Pison alla parler 
aux gardes du palais, et Marius Celsus, de la 
probité duquel on était assuré, fut envoyé vers 
la légion d'Ilyrie , qui campait dans le porti- 
que de Vipsanius , pour essayer de la gagner. 
Galba délibérait s’il devait sortir du palais ; 
Vionius s’y opposait; Celsus et Lacon le pres- 


RALBA. 191 
saient de le faire, et s’'emportaient même con- 
tre Vinnius , lorsque le bruit courut qu'Othon 
venait d’être tué dans le camp; et à l’instant 
même, Julius Atticius, un des meilleurs sol- 
dats de la garde prétorienne, parut, l'épée à 
la main, en criant qu’il avait tué l’ennemi de 
César ; il se fit jour à travers la foule; et s’ap- 
prochant de l’empereur, il lui montra son épée 
toute sanglante. Galba lui dit en le fixant : « Qui 
« t'en a donné l’ordre ?—Cest, lui répondit le 
« soldat, la foi que je vous αἱ donnée et le ser- 
« ment que j'ai prête. » La foules’etant écriée, 
en battant des mains, qu’il avait bien fait, Galba 
se mit dans sa litière, et sortit pour aller sacri- 
fier à Jupiter et se montrer au peuple. 

XXXI. Il arrivait à peine sur la place, que, 
comme un vent qui change tout à coup, un 
bruit contraire vint lui apprendre qu'Othon 
était maître de l’armée. ἃ cette nouvelle, les 
avis se partagent ; ce qui arrive toujours dans 
une grande multitude : les uns crient à l’em- 
pereur de retourner sur ses pas , les autres lui 
disent d’avancer ; ceux-ci l’encouragent, ceux- 
là lui inspirent de la méfiance; et sa litière, 
poussée, tantôt d’un côté tantôt de l’autre, 
comme dans une tourmente , ést souvent en 
danger d’être renversée. Tout à coup on voit 
venir la basilique de Paulus, d’abord des ca- 


102 GALBA. 
valiers, ensuite des gens de pied qui crient tous 

ensemble : « Retirez-vous, homme privé. » ἃ 

ces mots tout le peuple se met à courir, non 

pour prendre la fuite et se disperser, mais pour 

occuper, comme dans les jeux publics, les por- 

tiques et les lieux les plus éminens de la place. | 
En même temps Atilius Sercellon , renversant | 
la statue de Galba, donne comme le signal de 
la guerre ; le vieux empereur est assailli dans 
sa litière d’ure grêle de traits; et comme au- 
cun n’avait porté, ils tirent leurs épées et cou- 
rent sur lui, sans qu’il restât personne pour le 
défendre, à l’exception d’un homme, qui fut le 
seul que le soleil vit ce jour-là digne d’habi- 
ter l'empire romain. Le centurion Sempronius 
Indistrus, quin’avait jamais recu aucun bienfait 
de Galba, sans autre motif que d’obéir à l’hon- 
neur et de respecter la loi, se met devant la li- 
tière de l’empereur, et élevant une de ces bran- 
ches de vigne dont les centurions ont coutume 
de se servir pour châtier les soldats, il crie à 
ceux qui venaient sur Galba d’épargner l’em- 
pereur. Attaqué lui-même par les soldats, il 
met l’épée à la main , et se défend long-temps ; 
mais enfin un coup qui lui coupa les jarrets 
l'ayant fait tomber, la litière de Galba est ren- 
versée près du lac Curtius, et il reste lui-même 
étendu à terre, et couvert de sa cuirasse ; voyant 


GALBA. 193 
les soldats courir sur lui, et le frapper de plu- 
sieurs coups, il leur tendit la gorge, en disant : 
« Frappez, si c’est pour le bien des Romains. » 
Après plusieurs blessures qu’ilrecut aux cuisses 
et aux bras, il fut égorgé par un soldat de la 
quinzième légion, que la plupart des historiens 
nomment Camurius ; il est appelé par d’autres 
Terentius, ou Arcadius, ou Fabius Fabulus. On 
ajoute même que le meurtrier, après lui avoir 
coupe la tête, l’enveloppa dans sa robe, parce 
que Galba étant chauve il ne pouvait pas la 
porter autrement; mais ses camarades ne vou- 
lant pas qu'il la cachât, et l’ayant obligé de faire 
parade de ce bel exploit, il la mit au hout d’une 
pique ; et agitant cette tête d’un vieillard, d’un 
prince doux et modéré, d’un souverain pontife, 
d’un consul , il courait comme une bacchante, 
en secouant sa pique degouttante de sang. 

XXXIL Quand on présenta à Othon la tête 
de Galba, il s’écria, dit-on : « Ah! mes amis, 
« vous n'aurez rien fait tant que vous ne m’ap- 
« porterez pas celle de Pison. » Il ne l’attendit 
pas long-temps; cet infortuné jeune homme 
avait été-blessé, et s'était sauvé dans le temple 
de Vesta, où il fut poursuivi et égorgé par un 
soldat nommé Marcus. On massacra aussi Vin- 
dius, quoiqu'il protestät qu'il était complice de 
la conjuratior, et qu’on le faisait mourir contre 


VIES DES HOMMES ILI.—-T, XVI, 17 


194 GALBA. 

l'intention du nouvel empereur. On lui coupa 
la tête, ainsi qu'à Lacon ; on les porta toutes 
deux à Othon , en lui demandant le prix de ce 
service, Mais, comme dit Archiloque, 


Voilà sept guerriers morts que nous avons frappés ; 
Mille se font honneur de les avoir tués. 


De mème, dans cette occasion, bien des gens 
qui n'avaient eu aucune part à ces meurtres , 
montrant leurs mains et leurs épées qu'ils 
avaient ensanglantées exprès, présentèrent des 
requêtes à Othon, pour demander leur salaire. 
Il se trouva dans les archives cent vingt de ces 
requêtes ; Vitellius en rechercha les auteurs, et 
les condamna tous à mort. Marius Celsus étant 
venu au Camp, fut accusé d’avoir exhorté les 


soldats à secourir Galba, et la multitude de- 


mandait à grands cris sa mort. Othon, qui vou- 
lait le sauver, mais qui n’osait s’opposer à la 
volonté des troupes, dit que Celsus ne devait 
pas mourir si vite ; qu'il fallait auparavant ti- 
rer de lui bien des choses qu’il était important 
de savoir: il le fit charger de chaines pour être 
gardé avec soin , et le remit à des personnes en 
qui il avait toute confiance. Les sénateurs fu- 
rent aussitôt convoqués ; et comme s’ils fussent 
devenus tout à coup d’autres hommes, ou qu’ils 
eussent change de dieux . ils s’y rendirent tous, 


GALBA. 199 
et prétèrent à Othon le serment qu’il n’avait 
pas garde lui-même à Galba; ils le proclamè- 
rent César et Auguste, pendant que les corps 
de ceux qui venaient d’être tués, séparés de 
leurs têtes, étaient encore étendus sur la place 
publique avec leurs robes consulaires. Quand 
les soldats ne surent plus que faire de ces té- 
tes, ils vendirent celle de Vinnius à sa fille, 
pour deux mille cinq cents drachmes (*) ; celle 
de Pison fut rendue à sa femme Verania; ils 
donnèrent la tête de Galba aux esclaves de Pa- 
trobius et de Vitellius, qui, après lui avoir fait 
toutes sortes d’outrages et d’infamies , la por- 
tèrent dans le lieu appelé Sestertium (8). où l’on 
jette les corps de ceux que les empereurs con- 
damnent à mort. Othon permit à Helvidius 
Priseus d'enlever le corps de Galba, qui fut 
enterré la nuit par Argius, son affranchi. 

XXXIIL. Telles furent la vie et la mort de 
Galba , qui par sa naissance et ses richesses ne 
le cédait qu’à très peu des anciens Romains, et 
surpassait tous ceux de son temps; ilavait vécu 
sous cinq empereurs avec beaucoup d’honneur 
et de gloire; et ce fut plutôt par sa réputation 
que par sa puissance qu'il renversa Néron du 
trône. De tous ceux qui conspirèrent contre ce 


(*) 1800 liv. 


196 GALBA. 

dernier, les uns ne parurent à personne dignes 
de lui succéder ; les autres furent seuls à s’en 
juger dignes ; Galba s’y vit appelé, et obéit à 
ceux qui le proclamèrent. Dès qu'il eut prêté 
son nom à l’audace de Vindex, ce mouvement, 
qu'on avait d’abord nommé rébellion , fut re- 
gardé comme une guerre civile, parce qu’il eut 
pour chef un homme digne de régner, qui, s’é- 
tant moins propose de prendre le gouverne- 
ment que de se donner lui-même à l'empire, 
voulut commander à des Romains corrompus 
par les flatteries de Tigellinus et de Nymphi- 
dius, comme Scipion, Fabricius et Camille , 
avaient commandé aux Romains de leur temps. 
Malgré sa vieillesse, il parut, en tout ce qui 
concernait les armées et la guerre, un empe- 
reur digne de l’ancienne Rome; mais eu se li- 
vrant à Vinnius , à Lacon , et à ses affranchis, 
qui faisaient trafic de tout, comme Néron s’é- 
tait livré à des hommes d’une insatiable cupi- 
dité , si Galba ne fit regretter à personne son 
gouvernement , bien des gens du moins eurent 


£ 
pitié de sa fin misérable. 


NOTES 


SUR GALBA. 


(0) I n’en parle pas dans ce qu’on vient de lire, ni 
dans aucun des ouvrages qui nous restent de lui; 
mais 1] devait l’avoir fait dans la Vie de Néron, qu’il 
avait écrite, et qui est perdue. 

(2j Tigeïlinus, homme de la plus basse extraction, 
s’était souillé de mille crimes, depuis son enfance jus- 
qu’à sa vieillesse. Après avoir obtenu rapidement, par 
ses vices, les récompenses qui sont ordinairement le 
fruit tardif de la vertu, et passé de la charge de capi- 
taine du guet à celledechefdes cohortes prétoriennes, 
il se signala par des forfaits, et mêla à ses débauches 
l’avarice et la cruauté. Il termina la vie la plus crimi- 
nelle par une mort infame, qu’il fut condamné à se 
donner lui-même. 

(3)! Le lieu appelé par les Romains Principia était 
celui où l’on plaçait les aigles et les autres drapeaux 
militaires ; c’était là qu’on convoquait l’assemblée des 
soldats. Cette enceinte était sacrée. 

(4) La Lusitanie est aujourd’hui le Portugal. 

(5) Vitellius était fameux par son excessive vora- 
cité. Tacite dit qu’elle ne pouvait jamais ètre assou- 
vie, et que les chemins des deux mers étaient conti- 
nuellement battus par ses pourvoyeurs, qui lui appor- 
taient des ragoûts de Rome et de toute lltalie. Les 


77. 


198 Ὁ NOTES SUR GALBA. 


villes et les particuliers étaient ruinés par les superbes 
festins qu’on était obligé de lui faire, 

(6) IL y avait dans la cavalerie et dans l'infanterie 
de ces officiers appelés options et tesséraires. Les pre- 
miers étaient ceux que les tribuns choisissaient pour 
suppléer dans les cohortes les soldats qui venaient à 
manqner, afin que les légions fussent toujours com- 
plètes. Le tesséraire était celui qui recevait du tribun 
le mot écrit sur une tablette, et qui le portait aux cen- 
turions. 

(7) G’était une colonne d’or qu'Auguste avait fait 
placer, lan 754 de Rome, à l’entrée de la place pu- 
blique ou du forum, pendant qu'il était curator via- 
rum, intendant des grands chemins, et sur laquelle 
étaient marqués tous les grands chemins d'Italie, et 
leurs mesures, que l’on distinguait par milles. 

(5) Ce Patrobius, avait été affranchi de Néron, et 
puui par Galba, comme on l’a vu plus haut; ses es- 
claves portèrent la tête de l’empereur devant Le tom- 
beau de leur maître, où ils lui firent miile outrages. 


SOMMAIRE. 


1, Othen prend possession de sa nouvelle dignité, et en 
commence les fonctions, IT. Il fait mourir Tigellinus, 
et consent, pour complaire au peuple, de prendre le nom 
de Néron. 1IT Mouvemens séditieux de la dix-septième 
légion. IV. Othon l’apaise. V. 11] écrit à Vitellius. Ré- 
ponse qu'il en reçoit. VI. Divers présages. VII. Il mar- 
che au devant des capitaines de Vitellius. VIIT. Inso- 
lence des troupes de Vitellius. IX. Avantage remporté 
sur le troupes de Vitellius par celles d’Othon.1X. Nouvel 
avantage d’Othon. XI. Ses officiers, dans un conseil de 
guerre, sont d'avis de ne pas risquer le combat. XII. Il 
se décide pour livrer bataille, XI1]. Escarmouches entre 
les deux partis. XIV. Othon envoie à ses généraux l’or- 
dre de livrer bataille. XV. Causes de la défaite de son 
armée. XVI. Elle est battue. XVII. Elle envoie des dé- 
putés aux vainqueurs et prête serment de fidélité à Vi- 
tellius. XVIII. Horrible’carnage qui eut lieu dans ce 
combat. XIX. Zèle des troupes d’Othon pour lui. XX. 
Discours 486 leur tient Othon. XX1.11 renvoie ses amis 
et les sénateurs qui étaient auprès de lui. XXII. Ilse tue, 
et ses troupes lui rendent les honneurs funèbres.XXI1I1. 
Elles se soumettent à Vitellius. 


200 OTHOK. 

I. Le lendemain, au point du jour (:), le 
nouvel emperear se rendit au Capitole; et après 
y avoir offert un sacrifice, il se fit amener Ma- 
rius Celsus, le recut et lui parla avec bonté, et 
l’exhorta à oublier la cause de sa détention, 
plutôt que de se souvenir de la liberté qu'il lui 
rendait. Celsus, sans montrer ni bassesse ni in- 
gratitude, lui répondit que le crime mème dont 
on l’accusait était un garant de son caractère, 
puisqu'on ne Jui reprochait que sa fidélité à 
Galba , à qui il n’avait eu aucune obligation 
particulière. Toute l’assemblée applaudit aux 
discours de l’un et de l’autre, et les gens de 
guerre même en furentsatisfaits. Dans le sénat, 
Othon tint des discours pleins de douceur et de 
popularité ; il partagea, avec Verginius Rufus, 
le temps qui lui restait de son consulat, et con- 
serva dans cette dignité tous ceux qu’avaient 
désignés Néron et Galba. Il conféra des sacer- 
doces à ceux que leur âge ou leur réputation en 
rendaient dignes. Tous les sénateurs bannis sous 
Néron furent rétablis dans la portion de leurs 
biens qui n’avait pas été vendue, et qu’on pat 
retrouver. Ces commencemens rassurèrent les 
premiers et les principaux citoyens, qui , d’a- 
bord , tremblans de frayeur, avaient regardé 
Othon moins comme un homme que comme 
une furie ou un démon horrible qui venait fon- 


OTHON. 201 
dre sur l’empire, et ils concurent les plus dou- 
ces espérances d’un gouvernement quis’annon- 
çait sous de si rians auspices. 

IL Mais rien ne fut plus agréable aux Ro- 
mains, et plus propre à lui concilier leur aflec- 
tion, que sa conduite envers Tigellinus. Ce sce- 
lérat était déjà puni par la crainte secrète qu’il 
avait d’un châtiment que toute la ville deman- 
dait comme une dette publique, et par les maux 
incurables dont il était tourmenté. Ses débau- 
ches détestables , ses dissolutions impies avec 
d’infames prostituées, dont son incontinence 
Jui faisait toujours un besoin dans les bras 
même de la mort, etaient pour lui, aux yeux 
des gens sages, le dernier supplice; et un tour- 
ment comparable à mille morts. Cependant on 
ne pouvait, sans chagrin, voir jouir de la lu- 
mière du soleil un misérable qui l’avait ravie à 
tant et à de si grands hommes. Othon l’envoya 
prendre dans une maison de plaisance qu'il 
avait auprès de Sinuesse (*), et où il se tenait 
avec des vaisseaux tout prêts pour sa fuite. ἢ] 
offrit d’abord des sommes considérables à ce- 
lui qui était chargé de l’ordre d’Othon , pour 


(Ὁ Ville maritime de Campanie, sur Les bosds du Liris, 
célèbre par ses eaux thermales, 


202 OTHON. 

obtenir la permission de s'échapper ; mais 
n'ayant pu le séduire, il ne laissa pas de lui 
faire des présens, et lui demanda le temps de 
se raser ; il l’obtint, et prit un rasoir avec le- 
quel il se coupa la gorge. Othon , après avoir 
donné au peuple une satisfaction si juste, ou- 
blia tout ressentiment particulier. Pour com- 
plaire à la multitude, il ne refusa pas d’abord 
d’être appelé Néron sur les théâtres ; il n’em- 
pécha pas mème quelques Romains de relever 
publiquement des statues de cet empereur; et 
Claudius Rufus rapporte que les diplômes im- 
périaux envoyés en Espagne, pour les commis- 
sions des courriers , portaient ce beau nom de 
Néron joint à celui d’Othon ; mais voyant le dé- 
plaisir qu'en avaient les principaux et les plus 
honnètes citoyens de Rome, il cessa de le 
prendre. 

ΠῚ. Othon commençait ainsi à établir son 
empire, lorsque les soldats lui donnèrent des 
sujets d'inquiétude , en l’exhortant sans cesse à 
se tenir sur ses gardes , à se défier des citoyens 
les plusdistingues, à les éloigner de sa personne, 
soit que par affection ils eraignissent réellement 
pourses jours, soit qu'ils ne cherchassent qu’un 
prétexte pour causer de la sédition et du trou- 
ble. L'empereur a yant donné ordre à Crispinus 


OTHON. 203 
de lui amener la dix-septième cohorte, qui était 
en garnison à Ostie (ἢ); et cet officier ayant 
commence , avant le jour, à faire charger les 
armes sur des chariots, les plus audacieux 
d’entre les soldats se mirent à crier que Cris- 
pinus n’était venu que pour de mauvais des- 
seins ; que le sénat méditait quelque change- 
ment , et que ces armes étaient non pour César, 
mais contre César. Ces propos animent et irri- 
tent le plus grand nombre ; les uns arrêtent les 
chariots, les autres massacrent deux des centu- 
rions , et Crispinus lui-même , qui s’opposait à 
cette violence ; et tous, prenant leurs armes, 
s’encouragent mutuellement à voler au secours 
de l’empereur, et marchent droit à Rome. Ils 
apprennent, en arrivant, que quatre-vingts se- 
nateurs soupent chez l’empereur, et sur-le- 
champ ils se portent au palais, en disant que 
l’occasion était favorable pour tuer d'un seul 
coup tous les ennemis de César. 

IV. La ville, qui se voyait menacee du pil- 
lage, était dans la plus vive inquiétude; on 
courait çà et là dans le palais, et Othon lui- 
même se trouvait dans une grande perplexite, 
tremblant pour ces sénateurs , qui ne le redou- 
taient pas moins lui-même. Il les voyait sans 


(x) Ville de la Campagne de Rome, située à l’embou- 
chure du Fibre. 


204 OTHON. 

voix , les yeux fixés sur lui, et plusieurs d’en- 
tre eux d'autant plus effrayés, qu’ils étaient ve- 
nus chez Othon avec leurs femmes. Il envoie les 
capitaines des gardes prétoriennes parler aux 
soldats, et les adoucir ; il dit à ses convives de 
se lever de table , et les fait sortir du palais par 
une porte de derrière. Ils étaient à peine de- 
hors , que les soldats, entrant dans la salle, de- 
mandent ce que sont devenus les ennemis de 
César. Alors Othon se lève sur son lit, leur 
parle long-temps pour les apaiser, n’épargne 
ni prières ni larmes, et, après bien des efforts, 
vient enfin à bout de les renvoyer. Le lendemain 
il leur fit distribuer douze cent cinquante drach- 
mes (*) par tête, etse rendit au camp, où, après 
avoir loué en général les soldats de l’affection 
et du zèle qu'ils lui avaient témoignés, il leur 
dit qu’il y en avait parmi eux dont les inten- 
tions n'étaient point pures, qui faisaient calom- 
nier la douceur et la fidélité de leurs compa- 
gnosns ; il les pria de partager son ressentiment, 
et de l’aider à les punir. Ils applaudirent à son 
discours, et pressèrent eux-mêmes le châtiment 
des coupables ; il n’en fit arrêter que deux, dont 
la punition ne devait affliger personne, et il 
s'en retourna au palais. 


*) 1029 liv. 


OTHON. 205 

V. Ceux qui l’aimaient, et qui avaient pris 
confiance en lui, s’étonnaient dece changement; 
les autres pensaient qu'il ne faisait qu’obéir à 
la nécessité des circonstances, et qu'il flattait 
le peuple à cause de la guerre don t il était me- 
nacé. [l'avait appris que Vitellius s'était investi 
du titre et des marques de la dignité impériale, 
et tous les jours il recevait des courriers qui lui 
annonçaient que le nombre des partisans de Vi- 
tellius croissait de plus en plus. D’un autre côté, 
on lui apprevait que les armées de Pannonie, 
de Dalmatie et de Mesie (*), avec leurs géné- 
raux, s'étaient déclarées pour Othon. Il recut 
presque en même temps des lettres très satis- 
faisantes de Mucianus et de Vespasien, qui com- 
mandaient deux puissantes armées, l’un en 
Syrie, et l’autre dans la Judée. Ces nouvelles 
lui ayant rendu toute sa confiance, il écrivit à 
Vitellius pour l’engager à ne pas porter trop 
haut ses vues ambitieuses ; 1] lui offrit des som- 
mes considérables , et la propriété d’une ville, 


(5) La Pannonie, ancienne région de la Germanie, qui 
se divisait en supérieure et en inférieure, ou première et 
seconde, aujourd’hui une partie de la Hongrie et des états 
héréditaires d'Autriche, La Dalmatie faisait antrefois par- 
tie de l’Illvrie ;.elle est située le long du golfe de Venise. 
La Mésie s'éiendait le Jong du Danube, qui la bornait an 
nord jusqu'au Pont-Euxin, Elle avait la Macédoine au mi- 
di, la Panronie au nord 


VIFS DK& HOMMES ILL.—T, XVI. 18 


206 OTHON. 

où il pourrait passer, au sein du repos , une vie 
douce et tranquille. Vitellius , dans sa réponse, 
se moquait de lui en termes couverts ; et bien- 
tot, s'étant aigris l’un l’autre, ils s’écrivirent 
réciproquement des injures, des railleries et 
des paroles outrageantes; ils en vinrent même 
jusqu’à se reprocher, avec une folie ridicule , 
mais avec vérité, les vices qui leur étaient 
communs, tels que la débauche, la mollesse, 
l’inexpérience dans la guerre, leur ancienne 
pauvreté, leurs dettes immenses; et il était 
difficile de décider lequel des deux, sous tous 
ces rapports, l’emportait sur l’autre. 

VE. Cependant, on annonca des signes et des 
prodiges , à la vérité, la plupart incertains , et 
qui n'étaient avoués de personne; mais on vit, 
dans le Capitole, une Victoire montée sur un 
char laisser échapper ses rênes qu’elle ne pou- 
vait plus retenir. Dans l’île du Fibre, une sta- 
tue de César, sans qu’il ÿ eût ni tremblement 
de terre, ni tourbillon de vent, se tourna tout 
à coup de l'occident vers lorient ; ce prodige 
arriva, dit-on, dans le temps que Vespasien 
prit ouvertement le titre d’empereur. Le deé- 
bordement du Fibre, qui survint alors, fut pris 
généralement en mauvaise part, C'était bien la 
saison où les rivières grossissent; mais jamais 
le Tibre n'avait été si enflé et n'avait causé de 


OTHON. 207 
si grands ravages. Il inonda et couvrit de ses 
eaux une grande partie de la ville, et surtout 
le marché au blé, ce qui occasiona, pendant 
plusieurs jours, une grande famine dans Ro:e. 

VIL. On recut en même temps la nouvelle 
que Valens et Cécinna, deux généraux de Vi- 
tellius , s'étaient saisis des sommets des Alpes. 
Dans Rome, Dolabella, né d’une des premières 
familles, fut soupconné par les cohortes pré- 
toriennes de tramer quelque nouveauté. L’em- 
pereur, soit qu’il le craignît , lui ou quelque 
autre, l'envoya à Aquinum (*), en lui donnant 
l'assurance qu'il y serait tranquille. Lorsqu'il 
choisit les personnes d’un rang distingue qui 
devaient l’accompagner à l’expédition contre 
Vitellius, il mit dans le nombre Lucius, frère 
de cet empereur, sans augmenter ni diminuer 
les honneurs dont il jouissait. I] fit donner aussi 
l'assurance la plus formelle à la mère et à la 
femme de Vitellius qu’elles n’avaient rien à 
craindre pour elles. Il rendit le gouvernement 
de Rome à Flavius Sabinus, frère de Vespasien, 
soit pour honorer la mémoire de Néron , de 
qui Sabinus avait recu cette charge dont en- 
suite Galba l'avait dépouille, soit pour mon- 


(7) Ville à gauche du fleuve Liris, du côté de la Cam- 
panie, 


208 OTHON. 

trer à Vespasien, en augmentant l’état de Sa- 
binus, son affection et sa confiance en lui. Il 
s'arrêta à Brexelles (*), ville d'Italie sur le Po, 
et donna la conduite de son armée à Marius 
Celsus, à Suétonius Paulinus, à Gallus et à 
Spurina, tous généraux d’une grande réputa- 
tion ; mais l’insolence et l’insubordination de 
leurs soldats , qui refusèrent de leur obéir, sous 
prétexte que l’empereur seul avait droit de les 
commander, puisque lui-même n'avait recu ce 
droit que d’eux, les empéchèrent de suivre le 
plan de campagne qu’ils s'étaient fait. 

VIIL ILest vrai que les soldats ennemis n’é- 
taient pas dans des dispositions plus saines, ni 
plus soumis à leurs généraux : ils avaient, et 
par les mêmes causes, ni moins d’audace ni 
moins d’insolence que ceux d’Othon ; mais ils 
avaient sur ceux-ci l'avantage de l'expérience 
militaire ; ils ne fuyaient pas la peine et les fa- 
tigues, dont ils avaient l'habitude. Les préto- 
riens, au contraire, amollis par loisiveté , par 
la vie paisible qu'ils menaient à Rome, sur les 
theâtres, aux assemblées et dans les spectacles, 
affectaient avec une sorte de fierté et d’arro- 
gance de dédaigner les fonctions militaires, non 


(*) Aujourd'hui Bersello, sur la rive méridionale 
du Pà. 


OTHON. 209 
par defaut de courage, mais parce qu’ilsles re- 
gardaient comme au-dessous d’eux. Spurina, 
l’un de leurs chefs, ayant voulu les y assujettir, 
fut en danger de périr par leurs mains. Ils ne 
lui épargnèrent ni les injures, ni les outrages ; 
et, l’accusant de trahison, ils lui reprochèrent 
de ruiner les affaires de César, en ne profitant 
pas des occasions favorables qui se présentaient. 
Quelques-uns même, étant pleins de vin, allè- 
rent la nuit dans sa tente , et lui demandèrent 
un congé pour aller l’accuser auprès de César. 
Mais ce qui fut très utile à Spurina et à l'état 
des affaires , c’est l’affront que son armée reçut 
à Plaisance (*). Les légions de Vitellius, étant 
allées attaquer cette place, firent aux soldats 
d’'Othon, qui étaient sur les murailles, les rail- 
leries les plus sanglantes : 115 les traitèrent de 
comédiens, de danseurs, de spectateurs des jeux 
pythiques et olympiques, qui, sans aucune 
expérience des combats et des faits d’armes, re- 
gardaient comme un grand exploit d’avoir cou- 
pé la tête d’un vieillard désarmé (c'était de 
Gälba qu’ils parlaient), mais n'avaient jamais 
osé se présenter en bataille devant des hommes. 
Ces paroles offensantes les piquèrent au vif, et, 
bruülant de s’en venger, ils allèrent se jeter aux 


(Δ) Ville de l’ancienne Ligurie, voisine du Po, 


18 


210 OTHGN. 


pieds de Spurina, le conjurèrent de faire usage 
de leurs bras, de leur commander tout ce qu’il 
voudrait, lui protestant qu’ils supporteraient 
tous les travaux et braveraient tous les périls. 

IX. Les Vitelliens donnèrent un rude assaut 
à la ville, et mirent en usage toutes leurs bat- 
téries ; mais les troupes de Spurinaayant eu l’a- 
vantage sur eux, les repoussant, en firent un 
grand carnage, et conservèrent une des plus 
célèbres et des plus florissantes villes d'Italie, 
Les généraux d’Othon étaient d’un accès plus 
doux et plus facile aux villes et aux particuliers 
que ceux de Vitellius. Cécina, l’un de ces der- 
niers, n’était rien moins que populaire et 
dans son ton et dans ses manières, Îl avait une 
figure etrange et hidevse, avec un corps énor- 
me ; habillé à la gauloise, il portait des braies 
et des saies à longues manches; c’était dans ce 
costumé qu’il parlait aux enseignes et aux of- 
ficiers romains. Îl avait toujours auprès de Jui 
sa femme, à cheval, superbement parée, et es- 
cortée d’une troupe de cavaliers d’élite tirés de 
toutes les compagnies. Fabius Valens, l’autre 
général, était d’une avariee insatiable, que ni 
le pillage des ennemis, ni les concussions , ri 
les vols, ni les exactions sur les alliés, ne pou- 
vaient assouvir ; On croit même que cette ava- 
rice, en retardant sa marche, Pempêcha de se 


ἡ 


Ἵ OTHON. 211 
trouver au premier combat. D’autres, il est 
vrai, accusent Cécina de s’être pressé de donner 

* la bataille, sans attendre Valens, afin d’avoir 
seul honneur de la victoire. Els lui reprochent 
encore, outre quelques autres petites fautes , 
celles d’avoir combattu hors de propos, de s’è- 
tre mal défendu, et d’avoir été, par sa défaite, 
sur le point de ruiner les affaires de Vitellius. 

X. Cécina, repoussé de devant Plaisance, 
marcha contre Crémone (*), autre ville riche 
et puissante, Annius Gallus, qui venait au se- 
cours de Spurina, assiégé dans Plaisance, infor- 
mé dans sa marche que Spurina avait eu l’a- 
vantage, mais que Crémone etait en danger, y 
meua aussitôt ses troupes, et alla camper très 
près des ennemis; tous les autres capitaines 
vinrent aussi au secours de leurs généraux. Cé- 
cina, apres avoir caché dans des lieux couverts 
de bois un corps d'infanterie, fit avancer sa 
cavalerie, pour attacher une escarmouche, avec 
ordre, quand on en serait aux mains. de recu- 
ler au petit pas, et de faire semblant de fuir, 
jusqu’à ce qu’elle eût attiré l’ennemi dans l’em- 
buscade. Marius Celsus, qui en fut averti par 
des déserteurs, alla, avec ses meilleurs cava- 


(#) Ville assez voisine de Plaisance, et peu éloignée 
du Pà. 


212 OTHON. , 
liers, charger cette cavalerie, qui lâcha pied 
sur-le-champ ; mais il la poursuivit avec pré- 
caution; et environnant le lieu qui cachait l'em- 
buscade, il l’obligea de se lever, et fit venir du 
camp ses légions. ΠΠ paraît que si elles fussent, 
arrivées assez tôt pour soutenir la cavalerie , il 
ne serait pas resté un seul ennemi, et qu'on 
aurait taillé en pièces l’armée entière de Cé= 
cina. Mais Paulinus, qui marchait lentement, 
arriva trep tard, et fut accusé d’avoir, par un 
excès de précaution, démenti la réputation de 
grand capitaine (5). Les soldats même l’accu- 
saient de trahison, et voulaient irriter Othon 
contre lui ; ils par laient avantageusement d’eux- 
mêmes, se vantaient d’avoir seuls vaincu l’en- 
nemi, et reprochaient à leurs généraux de leur 
avoir, par lâcheté, arraché des mains une vic- 
toire complète. Mais Othon se fiait moins à eux 
qu’il n’avait soin de cacher sa défiance; il en- 
voya donc au camp Titianus, son frère, et Pro- 
culus, le préfet du prétoire ; celui-ci était in- 
vesti de toute l’antorité, et Titianus n’en avait 
que l’apparence. Celsus et Paulinus, décorés 
du titre de conseillers et d’amis, n’avaient ni 
pouvoir, ni crédit. Les légions ennemies, et 
surtout celles de Valens, n'étaient pas moins, 
agitées : la nouvelle du combat de embuscade, 
les irrita contre lui; elles frémissaient de ne 


2 

À OTHON. 219 
s'être pas trouvées à cette action, et de n’avoir 
pas secouru tant de braves soldats qui avaient 
péri dans cette rencontre; elles voulaient même 
tomber sar leur général ; mais enfin il les dé- 
sarma par sés prières, et ayant levé son camp, 
il alla se réunir à Cécina. 

ΧΙ. Cependant Othon, en arrivant à son 
camp de Bébriac, petite ville voisine de Cre- 
mone , délibéra , avec ses officiers, s’il livrerait 
bataille aux ennemis. Proculus et Titianus en 
furent d’avis; ils voulaient qu'on profitit de la 
confiance qu’inspirait aux soldats leur victoire 
récente , et qu’au lieu de laisser refroidir leur 
courage et leur ardeur on les menât tout de 
suite à l'ennemi , avant que Vitellius füt arrive 
des Gaules. Paulinus, au contraire , représen- 
tait que les ennemis avaient toutes les troupes 
avec lesquelles ils se proposaient de combattre, 
et qu'ils ne manquaient de rien; qu'Othon at- 
tendait de la Mésie et de la Pannonie une ar- 
mée aussi nombreuse que celle qu’il avait déjà ; 
qu’il devait donc choisir son temps au lieu de 
prendre celui des ennemis; que ses troupes , 
qui témoignaient tant de confiance lorsqu'elles 
étaient peu nombreuses, n’auraient pas moins 
d’ardeur quand leur nombre serait augmenté ; 
qu'elles n’en combattraient , au contraire , qu’a- 
vec plus de courage. « Et sans cela, ajouta- 


Ὁ 


214 OTHON. 4 

«t-il, les délais sont à notre avantage, parce 
« que nous avons tout en abondance; au lieu 
« que le retard sera funeste à Cécina, qui, 
« campé dans un pays ennemi, se verfa bien- 
« tôt réduit à manquer des chosés même les 
« plus nécessaires. » L'avis de Paulinus fut ap- 
puyé par Marius Celsus; Annius Gallus était 
absent , il se faisait traiter d’une chute de che- 
val. Othon lui écrivit pour le consulter, et ilf 
lui répondit de ne pas se presser, et d’attendref 
l’armée de Mésie , qui était en chemin. 

ΧΙ. Othon ne se rendit point à ce dernier 
avis ; le sentiment de ceux qui le poussaient à 
combattre l’emporta. On en donne plusieurs 
motifs : le plus vraisemblable, c'est que les sol- 
dats prétoriens qui composent la garde de l’em- 
pereur, assujettis alors à une exacte discipline 
dont ils faisaient en quelque sorte l’essai, re- 
grettant les spectacles, les fêtes de Rome et la 
vie oisive qu’ils y menaient sans avoir à com= 
battre, nesouffraient pas qu’on apportât aucun 
retard à l’impatience qu’ils avaient de livrer 
bataille, se tenant assurés de renverser l’ennemi 
du premier choc. Othon lui-même, à ce qu’il 
paraît, ne pouvait plus supporter l'incertitude 
de l’avenir, ni endurer cette agitation d'esprit, 
que sa mollesse naturelle et linexpérience du 
malheur lui rendaient si pénible, Peu aecou= 


OTHON. 215 

-tumé à envisager le péril, fatigué des soins ac- 
_cablans qui en étaient la suite ,ilne sut que se 
hâter etse jeter, pour ainsi dire , les yeux fer- 
més , dans le précipice, en abandonnant tout 
au hasard. Tel est le récit de l’orateur Secun- 
dus , secrétaire d’Othon. D’autres assurent que 
les deux armées eurent souvent la volonté de se 
réunir, pour élever en commun à l'empire ce- 
lui des généraux présens qu’elles en jugeraient 
le plus digne; et si elles ne pouvaient s’accor- 
der, d’en déférer le choix au sénat. Il n’est pas 
sans invraisemblance qu'aucun des deux em- 
pereurs ne leur paraissant digne de ce rang su- 

| prême, les véritables soldats romains > CEUX qui 
avaient de la sagesse et de l'expérience, n’eus- 
_sent été frappés de ces pensées : que ce serait 
une chose aussi honteuse que déplorable de se 
précipiter eux-mêmes dans les malheurs où 
leurs ancêtres , par un aveuglement digne de 
pitié, s'étaient jetés mutuellement d’abord pour 
les factions de Sylla et de Marius > ensuite pour 
celles de César et de Pompée, et de s’y préci- 
piter pour donner l'empire à Vitellius on à 
Othon ; à l’un Pour assouvir son ivrognerie et 
sa voracité, à l’autre Pour satisfaire son luxe 
et ses débauches. Ces dispositions des troupes 
engageaient Celsus à différer, dans l'espérance 


216 OTHON. 
que, sans combat et sans effort, les affaires se 
décideraient d’elles-mêmes ; mais ce fut la. 
crainte de ce dénoûment qui porta Othon à 
resser la bataille. | : 
XIIL. Π s’en retourna sur-le-champ à Brexel= 
les , et cette retraite fut une grande faute de sa 
part. en ce qu'elle ôta à ses troupes la honte et 
l’émulation que sa présence leur eût inspirées ÿ 
en second lieu, parce qu'emmenant avec Jui : 
pour sa garde, les meilleurs et les plus zelés d 
cavaliers et des gens de pied, il coupa , pour 
ainsi dire. le nerf de son armée. Il y eut ces 
jours-là un combat, aux bords du Pô , pour un 
pont que Cécina voulait jeter sur ce fleuve, et 
dont les troupes othouiennes voulaient empè- 
cher la construction. Comme elles n’y pou- 
vaient réussir, elles mirent dans des bateaux 
des torches enduites de poix et de soufre. et 
après les avoir allumées, elies abandonnèrent 
les bateaux au vent, qui les porta sur les ou- 
vrages des ennemis. Il s'éleva d’abord une fu=\ 
mée épaisse , et bientôt une flamme considéra - 
ble, dont ceux qui conduisaient les barques 
furent tellement effrayés, qu’en se jetant dans 
le fleuve , ils renversèrent les bateaux, et se 
livrèrent aux coups et à la risée des ennemis. | 
Les troupes de Germanie allèrent charger les” 


OTHON. 217 
gladiateurs d’ Othon, pour leur disputer une 
île située au milieu du P6; elles les repoussè- 


rent , et en tuèrent un grand nombre. 


» 


XIV. Les soldats d’Othon, renfermés dans 
Bébriac , irrités de cette défaite, demandant à 
grands cris qu'on les menût à l'ennemi, Procu- 
lus les fit donc sortir, et alla camper à cin- 
quante stades (*) de la ville; mais il se posta si 
mal , et d’une manière si ridicule, qu’au mi- 


lieu mème du printemps, et dans un pays ar- 


rosé de rivières et de sources qui ne tarissent 
jamais , son camp manquait d’eau. Le lende- 
main , quaud il voulut les mener à l’ennemi, 
qui était à cent stades (**) de là, Paulinus le 
retint , et lui représenta qu'il fallait attendre, 
et ne pas aller, fatigués déjà d’une longue mar- 
che, attaquer des troupes bien armées, qui 
auraient tout le temps de se ranger en bataille, 
pendant qu’enx-mêmes auraient fait une grande 
course , embarrasses de bagages et de valets. 

Les généraux etaient en dispute à ce sujet, 

lorsqu'un cayalier numide leur apporta des let- 
tres d’Othon ; qui leur ordonnait de ne plus 
différer, et d’aller sur-le-champ attaquer les en- 
nemis. Aussitôt l'armée se met en marche, et 


(5) Deux lieues et demie. 
(7) Cinq lieues. 


VIES DES HOMMES ILL,—-T. XVI, 19 


210 OTHON: 

Cécina, averti de leur approche, en est telle- 
ment troublé, qu’abandonnant à l’heure même 
et le travail du pont et la rivière, il rentre 
dans son camp, où il trouve la plus grande par- 
tie des soldats qui, déjà armés, avaient reçu 
de Valens le mot de la bataille. Pendant que 
les légions achèvent de se ranger, on détache 
la cavalerie, pour commencer les escarmou- 
ches. 

XV. Tout à coup, je ne sais sur quel fon- 
dement, le bruit courut dans les premiers 
rangs de l’armée d’Othon que les généraux 
de Vitellius passaient dans leur parti. Lors 
done que les deux armées furent proches, ceux 
d’Othon saluèrent les autres avec amitié, en 
les traitant de compagnons; mais les Vitel- 
liens, loin de recevoir ce salut avec douceur, 
y répondirent d’un ton de colère et de fureur 
qui n’annonçait que la volonté de combattre. 
Les autres , déconcertés de leur méprise, per- 
dirent courage, et furent soupconnés de trahi- 
son par les Vitelliens : aussi, troublés dès la 
première charge, ne firent-ils rien avec ordre. 
Les bêtes de somme qui se trouvaient mèlées 
avec les combattans mettaient la confusion 
dans les rangs ; d’ailleurs le champ de bataille 
étant coupé de fossés et de ravins, ils étaient 
obligés de prendre des détours pour les éviter, 


OTHON. 219 
et de combattre par pelotons séparés. Il ny 
eut que deux légions, l’une de Vitellius , ap- 
“pelée la ravissante, l’autre d’Othon , nommée 
la secourable , qui, se dégageant de ces défilés, 
et se déployant dans une plaine nue et décou- 
verte, livrèrent un véritable combat, et se 
battirent fort long-temps. 

XVI. Lessoldats d'Othon étaient pleins de force 
et de courage; mais ils faisaient ce jour-là leur 
essai de guerre : ceux de Vitellius, depuis long- 
temps aguerris, étaient affaiblis par l’âge et par 
les fatigues. Les troupes d’Othon les ayant donc 
chargés avec impétuosité, les enfoncèrent, leur 
enlevèrent l'aigle de la légion, et firent main- 
basse sur les premiers rangs. Les soldats de Vi- 
tellius, outrés de honte et de colère, revien- 
nent sur eux avec fureur, tuent Orphidius, qui 
les commandait, et enlèvent plusieurs ensei- 
gnes. Les gladiateurs d'Othon, qui passaient 

pour avoir, dans ces combats corps à corps, de 
l'expérience et du courage , furent chargés par 
Alphenus Varus , à la tête des Bataves (*), les 
meilleurs cavaliers de la Germanie, qui habi- 
tent une Île située au milieu du Rhin. Très peu 
de ces gladiateurs tinrent ferme : en fuyant 
presque tous vers le P6 ils tombèrent dans des 


() Aujourd'hui les peuples de la Hollande. 


220 ΟΤΗΟΝ. 

cohortes ennemies qui étaient là en bataille; et 
après quelque résistance, ils furent tous taillés 
en pièces. Mais aucun corps ne se conduisit avec 
plus de lâcheté que celui des Prétoriens ; ils 
n’attendirent pas que les ennemis en vinssent 
aux mains avec eux; et, prenant la fuite à 
travers les autres troupes qui étaient en bataille, 
ils y portèrent le désordre et l’effroi. Cepen- 
dant plusieurs compagnies de l’armée d’Othon 
ayant vaincu ceux qu’elles avaïent en tête, 
s’ouvrirent un passage au milieu des ennemis 
vainqueurs, et regagnèrent le camp. Mais de 
leurs généraux, ni Proculus, ni Paulinus, n’o- 
sèrent s’y rendre; ils se sauvèrent chacun de 
son côté, par la crainte des soldats, qui reje- 
taient sur leurs chefs la cause de leur défaite. 
Annius Gallus recut dans Bébriac ceux qui s’é- 
chappèrent de la bataille, et leur dit pour les 
consoler que le succès avait été partage, et 
qu’en plusieurs endroits ils avaient vaincu les 
ennemis. 

XVII. Marius Celsus, ayant assemblé les 
principaux officiers, les exhorta à s’occuper du 
salut commun. «Après une telle défaite, leur 
« dit-il, après un si grand carnage de citoyens, 
« Othon lui-même, s’il est homme de bien, ne 
« voudra pas tenter une seconde fois la fortune 
« des armes; il n’ignore pas que Caton et Sci- 


OTHON. 221 
« pion, qui ne voulurent pas céder à Cesar 
«après sa victoire de Pharsale, sont blâmes 
« encore aujourd’hui, quoiqu'ils combattissent 
« pour la liberté publique, d’avoir, sans néces- 
« 5116, causé en Afrique la perte de tant de bra- 
«ves gens. La fortune, qui se livre indifférem- 
« ment à tous les hommes, ne peut ôter aux 
« hommes de bien ce seul avantage de savoir 
« dans les revers faire usage de leur raison pour 
« réparer leurs malheurs. » Les officiers , per- 
suadés par ce discours , allèrent d’abord sonder 
les soldats, qu’ils trouvèrent disposés à de- 
mander la paix. Titianus lui-même fut d’avis 
de députer vers les ennemis pour ménager un 
accord. Celsus et Gallus, qui furent chargés de 
cette députation, partirent pour aller traiter 
avec Cécina et Valens. Ils rencontrèrent en 
chemin des centurions qui leur apprirent que 
l’armée de Vitellius marchait sur Bébriac, et 
qu’ils allaient, de la part de leurs généraux, 
proposer un accommodement, Celsus et Gallus; 
charmes de cette disposition, engagèrent les 
centurions à retourner sur leurs pas, et à venir 
avec eux parler à Cécina. Lorsqu’ils furent près 
des ennemis, Celsus se trouva dans le plus grand 
danger ; les cavaliers qui avaient eté battus au 
combat de l’embuscade, et qui marchaïent à la 
tète de l’armée, nel’eurent pas plustôt aperçu, 


19. 


223 OTHON. - 

qu’ils coururent sur lui en jetant de grands cris. 
Les centurions qui l’accompagnaient se mirent 
devant lui, et arrêtèrent les cavaliers; les au- 
tres capitaines crièrent aux soldats de l’épar- 
gner; et Cécina , instruit de ce qui se passait, 
accourut lui-même, apaisa ces cavaliers, et, 
saluant Celsus avec amitié, ils se rendirent 
tous ensemble à Bébriac. Cependant Titianus, 
qui s'était repenti d’avoir député aux ennemis, 
avait choisi les soldats les plus audacieux, et les 
avait placés sur les murailles, en exhortant les 
autres à les secourir. Mais quand ils virent Cé- 
cina s’avancer à cheval, et leur tendre la main, 
ils ne firent aucune résistance : les uns saluè- 
rent les soldats du haut des murailles ; les au- 
tres, ouvrant les portes, sortirent de la ville, 
et allèrent se mêler avec les troupes qui arri- 
vaient. Aucun ne se permit la moindre vio- 
lence; ils s’embrassèrent mutuellement , en se 
donnant les plus grands témoignages d’amitié ; 
et ayant tous prêté serment à Vitellius, ils se 
rendirent à lui. 

XVIIL. Tel est le récit que font de cette ba- 
taille la plupart de ceux qui s’y trouvèrent; 
ils avouent cependant que Pinégalité du ter- 
rain , et le désordre avec lequel on combattit. 
ne leur permirent pas d’en connaître tous les 
détails. Mais dans la suite, comme je passais sur 


OTEON. 223 
le champ de bataille avec Mestrius Florus, 
homme consulaire, il me montra un vieillard 
qui, daus sa jeunesse, s'était trouvé à cette 
journée, non volontairement, mais forcé par 
ceux du parti d’Othon. Il nous raconta qu’a- 
près le combat il avait vu un monceau de morts 
si élevé, que les derniers rangs étaient au ni- 
veau des personnes qui en approchaient (9). El 
ajouta qu’il n'avait pu lui-même en trouver la 
raison , ni l’apprendre de personne. Il est vrai- 
semblable que dans les guerres civiles, quand 
une des armées est en déroute, le carnage est 
plus grand que dans les autres guerres, parce 
qu'on n’y fait point de prisonniers, ceux qui 
les auraient pris ne pouvant en faire aucun 
usage; mais par quelle raison ces cadavres 
étaient-ils entassés si haut? c’est cequ’il est dif- 
ficile de dire. 

XIX. La première nouvelle qu’Othon recut 
de sa défaite fut d’abord incertaine, comme 
il est ordinaire dans des événemens de cette 
importance ; mais elle lui fut confirmée par 
les blessés qui arrivaient de la bataille. Il 
n’est pas étonnant que , dans un pareil revers, 
ses amis aient fait leur possible pour prévenir 
son désespoir et soutenir son courage; mais, 66 
qui paraît incroyable, c’est l'affection que ses 
soldats firent éclater pour lui : on n’en vit pas 


224 OTHON. 

un seul le quitter pour passer du côté des vaiu- 
queurs, ou chercher à se sauver lors même qu'il 
voyait son général désespérer de son salut ; as- 
semblés πων sa porte, ils lappelaient tou- 
jours leur empereur; et quand 1] sortait, ils 
tombaient à ses genoux, lui iendaient les mains 
en poussant des cris, et le conjurant avec lar- 
mes de ne pas les abandonner, de ne pas les 
livrer à leurs ennemis , mais de les employer à 
tout ce qu'il voudrait, tant qu'il leur resterait 
un souffle de vie. Ils lui faisaient tous la même 
prière ; et un simple soldat, tirant son épée : 
« César, lui dit-il, sachez que tous mes com- 
« pagnons sont aussi résolus que moi à mourir 
«pour vous. » En disant ces mots, il se tua 
devant lui. 

XX. Mais rien ne put fléchir Othon : après 
avoir jeté ses regards autour de lui, avec un 
air assuré et un visage riant : « Mes compa- 
« gnons , leur dit-il, les dispositions dans les- 
« quelles je vous vois, et les témoignages tou- 
« chans de votre affection , rendent cette jour- 
« née bien plus heureuse pour moi que celle 
« où vous m'élevätes à l’empire; mais ne me 
« refusez pas une marque d'intérêt plus grande 
« encore, celle de me laisser mourir honora- 
« blement pour tant de braves citoyens. Si je 
« fus digne de l'empire romain , je ne dois pas 


OTHON. 220 
« craindre de me sacrifier pour ma patrie. La 
« victoire, je le sais, n’est ni entière , ni assu- 
« rée pour les ennemis : j’apprends que notre 
« armée de Mésie n’est qu’à quelques journées 
« de nous, et qu’elle vient par la mer Adria- 
« tique; l’Asie, la Syrie, Egypte et les lé- 
« gions qui faisaient la guerre en Judée, se 
« sont déclarées pour nous; le sénat est dans 
« notre parti; les femmes et les enfans de nos 
« ennemis sont entre nos mains. Mais ce n’est 
« pas contre Annibal, contre Pyrrhus et les 
« Cimbres, que nous faisons la guerre pour 
« leur disputer la possession de l'Italie; de 
« part et d'autre ce sont des Romains qui com- 
« battent; vainqueurs ou vaincus, nous faisons 
« également le malheur de notre patrie, et la 
« victoire est toujours funeste à Rome. Croyez 
« que je puis mourir avec plus de gloire que 
« je ne sais régner; et je ne vois pas que je 
« puisse être aussi utile aux Romains par ma 
« victoire que je le serai par ma mort, en me 
« sacrifiant pour ramener la paix et union 
« dans l'empire, pour empêcher que l'Italie 
« ne voie une seconde journée aussi funeste 
« que celle-ci. » 
XXI. Malgré ce discours, ses amis renou- 
velèrent leurs efforts pour l’encourager et le 
détourner de sa résolution ; maïs il fut inflexi- 


“90 OTHON. 

ble ; il leur commanda, ainsi qu'aux sénateurs 
qui étaient présens, de songer à leur sûreté. Il 
envoya le même ordre aux absens, et écrivit 
aux villes de les recevoir honorablement et de 
leur donner une escorte pour assurer leur re- 
traite. Il fit approcher ensuite son neveu Coc- 
_ céius , qui était encore fort jeune , l’exhorta à 
prendre courage et à ne pas craindre Vitel- 
lius : « Je lui ai conservé, ajouta-t-il, sa mère, 
« sa femme et ses enfans avec autant de soin 
« que j'en aurais eu de ma propre famille. 
« C’est pour cela que je ne t’ai pas adopté 
« pour mon fils, comme j'avais d’abord desire 
« de le faire: mais j'attendais quel serait l’évé- 
« nement de la guerre. Souviens-toi que je 
« n’ai différé cette adoption que pour te faire 
« régner avec moi si j'étais vainqueur, et afin 
« qu’elle ne fût pas cause de ta mort, si la vic- 
« toire se déclarait contre moi. La dernière re- 
« commandation que je te ferai, mon fils, c’est 
« de ne pas entièrement oublier, mais aussi de 
« ne pas trop te souvenir, que tu as eu pour on- 
« cle un empereur. » Il finissait à peine de par- 
ler, qu'il entendit des cris et du tumulte à sa 
porte ; c’étaient les soldats qui menaçaient de 
tuer les sénateurs s’ils ne restaient pas, et s’ils 
abandonnaient leur empereur. Craignant pour 
leur vie , il parut une seconde fois en public, 


OTHON. 22% 
non avec un air doux et d’un ton de prière, 
mais avec un visage irrité et une voix mena- 
cante ; il lança sur ceux des soldats qui fai- 
saient le plus de bruit un regard si terrible, 
qu'ils se retirèrent pleins d’effroi. Sur le soir 1} 
eut soif et but un verre d’eau; ‘ensuite il se fit 
apporter deux épées , et après en avoir long- 
temps examiné le fil, il rendit lune et mit 
l’autre sous son bras. Ἢ appela ses domestiques, 
leur parla avec bonté, leur distribua ce qu'il 
avait d'argent, à l’un plus, à l’autre moins, 
non pas cependant avec prodigalité, comme 
appartenant déjà à un nouveau maitre, mais 
avec une mesure proportionnée à leur mérite. 
respectif. Après ce partage, 1] les congédia et 
dormit si profondément, que ses valets-de- 
chambre l’entendaient ronfler. 

XXII. Au point du jour, il fit appeler l’af- 
franchi qu’il avait chargé de pourvoir au dé- 
part des sénateurs , et l’envoya s'informer s’ils 
étaient partis. Ayant appris par son rapport 
qu’ils s’en étaient allés, pourvus de tout ce qui 
leur était nécessaire : « Maintenant , lui dit-il, 
« va te montrer aux soldats ; si tu ne veux pas 
« qu'ils te fassent périr misérablement, comme 
« m’ayant aidé à me donner la mort. » Dès que 
l’affranchi fut sorti, il prit son épée; et la te- 
nant droite de ses deux mains, il se laissa tom- 


229 OTHON. 

ber de haut sur la pointe , et ne donna d’autre 
signe de douleur qu’un soupir qui fit connaître 
à ceux du dehors qu’il venait d’expirer. Ses 
domestiques jetèrent un grand cri, qui fut suivi 
des gémissemens du camp et de la ville. Les 
soldats accoururent en tumulte à sa porte ; ils 
firent retentir la maison de leurs lamentations 
et de leurs regrets, en se reprochant leur là- 
cheté de n’avoir pas veille sur leur empereur, 
pour l’empécher de se sacrifier pour eux. Quoi- 
que l’ennemi fût déjà proche d’eux, ils res- 
tèrent auprès du corps; et après l'avoir ense- 
veli honorablement, ils dressèrent un bûcher, 
ils accompagnèrent son convoi en armes, et se 
disputèrent l’honneur de porter son lit funèbre. 
Les uns se jetaient sur lui et baisaient sa plaie ; 
les autres lui prenaient les mains; ceux qui ne 
pouvaient l’approcher se prosternaient à son 
passage et l’adoraient de loin. Il y en eut qui, 
après avoir jeté leurs flambeaux sur le bûcher, 
se tuèrent eux-mêmes. Ce n’était pas qu'ils 
eussent recu de lui aucun bienfait, au moins 
connu, ni qu’ils craignissent 165 maux que les 
vainqueurs pouvaient leur faire ; mais il paraît 
que jamais aucun roi ni aucun tyran n’eurent 
une passion si forte de régner que ces soldats 
d’être commandés par Othon et de Jui obéir. Ce 
désir ne les quitta point, mème après sa mort, 


OTHON. 229 

et il aboutit à une haine implacable contre Vi- 
tellius, comme nous le dirons en son lieu (*). 
XXIIL. Après avoir confie à la terre les cen- 
dres d’Othon , ils lui élevèrent un tombeau qui 
ne pouvait exciter l'envie, ni par la grandeur 
du monument , ni par le faste des inscriptions. 
En passant par Brexelles j'ai vu ce tombeau, 
qui est fort modeste et qui n’a que cette simple 
épitaphe : « ἃ la mémoire de Marcus Othon. » 
Il mourut âgé de trente-sept ans, après un rè- 
gne de trois mois. Les censeurs de sa vie ne 
sont ni en plus grand nombre, ni d’un plus 
grand poids que ceux qui ont loué sa mort. 51 
ne vécut guère mieux que Néron, il mourut 
du moins avec plus de courage. Les soldats se 
mutinèrent contre Pollion, lun de leurs gé- 
néraux, qui voulait leur faire prêter tout de 
suite serment de fidélité à Vitellius. Instruits 
qu'il restait dans la ville quelques sénateurs, ils 
laissèrent tous les autres pour s’adresser à Ver- 
ginius Rufus ; ils allèrent chez lui en armes, et 
voulurent le forcer d’être ou leur général ou 
leur député auprès des vainqueurs ; mais il eût 
cru faire une folie que d’accepter d’une armée 
vaincue l’empire qu’il avait refusé lorsqu’elle 


(7) Apparemment dans la Vie de Vitellius, qu’il avait 
aussi écrite, mais qui n’est pas parvenue jusqu’à nous. 


VIES DES HCHMES ILL,—T, XVI. 20 


550 OTHON. 

était victorieuse. Il craignait aussi d'aller en 
députation vers les Germains, qu’il avait forcés 
de faire bien des choses contre leur volonté. Il 
se déroba donc par une porte de derrière; et 
lorsque les soldats l’eurent appris, ils prétèrent 
le serment à Vitellius, et se joignirent aux 
troupes de Cécina , qui leur accorda le pardon 
de tout ce qui s'était passe. 


NOTES 


SUR OTHON. 


(0) C’était le 15 janvier de l’an de Rome 822: car 
Plutarque a dit que Galba avait été tué le 18 des ca- 
lendes de février, c’est-à-dire le 14 janvier. Dans les 
mois de mars, mai, juin, octobre, les ides tombaient 
le 15 du mois, et l’on commençait le lendemain 16 à 
compter les jours avant les calendes. Dans les autres 
mois les ides étaient le 13, et le 14 était le 18 avant 
les calendes. 

(2) Le texte est tellement altéré en cet endroit, 
qu’il est impossible de se flatter de le restituer par 
conjecture; et l’on ne peut établir, d’une manière 
probable, d’après un passage si corrompu, que Plutar- 
que ne soit pas l’auteur des Vies de Galba et d’Othon, 
comme M. Dacier s’efforce de le prouver. Il les croit 
d’un de ses fils, quoique Lamprias, Pun d’eux, les at- 
tribue à son père, dans le catalogue qu’il nous a laissé 
de ses ouvrages. 


FIN DU TOME SEIZIÈME ET DERNIER. 


TABLE 


DU TOME SEIZIÈME. 


Vie ον. τὸ espere nesecs die eee 
INOFES Ent AT RE. re cross sondes on se 
VIOL PRIX EL... Jde acc see see eee se se 
NOTE ÉRMARIAZPIERE ie de ra es socle 6.8 «6. 5 
Vice Loos ses ace eceus 
NOIRE A. crue ess coospeees 
γι 1 Se SRE OC OC 
INDE ERAOTAONS me see ces ς τοῖς, ἱ οἴοιοιν <= 


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